Gustave Aimard LE CHASSEUR DE RATS LES RÉVOLTÉS ou L'ŒIL GRIS (1876) I Qui était le mystérieux personnage auquel on donnait le nom de l'Œil Gris ? Les Français ont été souvent accusés, avec une apparence de raison, de connaître beaucoup moins leur propre histoire que celle des autres peuples anciens ou modernes. On pourrait ajouter, mais cette fois avec raison, que la partie la plus négligée et par conséquent presque entièrement ignorée de cette histoire, est celle qui se rapporte à nos colonies ; que ces colonies soient en Afrique, en Amérique on en Océanie ; c'est-à-dire qu'elles soient situées aux confins du monde, ou seulement à quelques centaines de lieues de nos côtes. Et pourtant que de liens étroits nous rattachent à ces colonies si dédaignées ! Que de souvenirs glorieux elles nous rappellent. Que de preuves de dévouement et de fidélité elles ont données à la France dans les circonstances les plus critiques ! Pour ne parler ici que des Antilles, ces gracieuses corbeilles de fleurs aux parfums si doux et si enivrants, surgies du sein des eaux et disséminées comme de ravissantes oasis sur les flots bleus de l'Atlantique ; terres bénies où tout sourit au cœur et sur lesquelles la vie s'écoule comme un rêve féerique des Mille et une Nuits ; à combien de batailles terribles ont-elles assisté ! Quelles luttes acharnées ont-elles soutenues avec une énergie et une abnégation héroïques pour résister, soit au révoltes des noirs, soit aux attaques plus formidables encore de puissants envahisseurs étrangers afin de rester françaises et se conserver à cette mère patrie qu'elles aiment avec passion, peut-être à cause de sa constante ingratitude envers elles. La Guadeloupe est, sans contredit, la plus complètement belle de ces îles charmantes qui composent l'écrin précieux de l'archipel Colombien ou des Antilles ; perles d'un irréprochable orient, égrenées par la main toute-puissante du Créateur, de son mystérieux chapelet de merveilles, et semées par lui à l'entrée du golfe du Mexique. Rien ne saurait exprimer l'impression d'enivrante langueur qui s'empare des sens lorsque, après une longue et monotone traversée, le cri : terre ! est à l'improviste poussé par la vigie ; que l'eau se fait plus bleue et plus transparente ; que d'acres senteurs, portées sur l'aile humide de la brise, viennent gonfler les poumons d'un air vivifiant et embaumé ; qu'aux premiers rayons du soleil levant, comme l'antique Aphrodite sortent de l'écume de la mer, on voit tout à coup apparaître, se dessiner, vagues, indistinctes encore, et à demi voilées par une gaze brumeuse qui en estompe légèrement les contours, les cotes verdoyantes et pittoresquement découpées de la Guadeloupe, avec ses chaînes de montagnes volcaniques, dont les pilons hauts et chenus semblent s'incliner devant l'imposante Soufrière, constamment couronnée d'un nuage de fumée jaunâtre qui monte en tournoyant vers le ciel et lui fait une éblouissante auréole. L'anse à la Barque est une baie profonde qui doit sans doute son nom singulier à la première barque qui y aborda ; c'est dans cette baie, une des plus belles de la Guadeloupe, que commence notre histoire. Elle est située entre le quartier des Habitants et celui de Bouillante, à peu de distance de la Basse-Terre ; sa plage, formée d'un sable jaune et fin, est terminée par un pourtour de collines élevées, couvertes de cocotiers et de palmistes, étagés en amphithéâtre de la façon la plus pittoresque, et qui lui donnent un aspect ravissant. Cette baie, assez large, et profonde de plus d'un kilomètre, a une entrée fort étroite défendue par deux batteries dont les feux se croisent, construites sur les pointes Coupard et Duché. En temps ordinaire, l'anse à la Barque est presque déserte ; une trentaine de pêcheurs à peine s'y abritent tant bien que mal, dans de misérables espèces de huttes d'une architecture essentiellement primitive, faites avec quelques bambous plantés en terre et surmontés d'une toiture en vacois ; mais les jours de fête, et Dieu sait s'ils sont nombreux aux colonies, l'aspect de l'anse à la Barque change comme par enchantement ; elle s'anime, se peuple en quelques heures, et de calme et silencieuse qu'elle était, elle devient tout à coup bruyante et tumultueuse. C'est dans cette baie que se donnent rendez-vous les noirs, les gens de couleur et les créoles des quartiers limitrophes, pour se divertir, boire et chanter, boire et chanter surtout. Le jour où s'ouvre notre récit, le 4 mai 1802 ou, ainsi qu'on le disait alors, le 14 floréal an X, vers sept heures du soir, l'anse à la Barque présentait l'aspect le plus pittoresque et le plus animé ; une quarantaine d'ajoupas construits à la hâte et illuminés au moyen de lanternes vénitiennes, suspendues en festons après les arbres, regorgeaient de buveurs appartenant à toutes les teintes de la gamme humaine, depuis le noir d'Afrique jusqu'au blanc d'Europe, en passant par le Métis, le Mulâtre, le Quarteron, le Capre, le Mamalucco, et tant d'autres dont la nomenclature est interminable. Les rafraîchissements, si tant est qu'on puisse leur donner ce nom, à profusion débités aux consommateurs, se compo- saient exclusivement de rhum, de tafia, de genièvre et d'eau-devie de France ; accompagnée de quelques vieux sirops aigris par l'âge et le climat, et complètes parfois, mais à de longs intervalles, par d'excellentes limonades ; pour être vrai, nous constaterons que seuls les alcools à fortes doses formaient la base des rafraîchissements dont s'abreuvaient les consommateurs altérés, groupés soit dans les ajoupas, soit sous les nombreux bosquets improvisés pour la circonstance ; bosquets mystérieusement éclairés par quelques rares lanternes en papier de couleur. Ce soir-là, il y avait à l'anse de la Barque un bamboula, en réjouissance des assurances de paix données par le conseil de l'île et affichées à profusion dans toute la colonie ; aussi, malgré l'état d'inquiétude que faisait naître, parmi la population blanche, le provisoire dans lequel le pays était plongé depuis que, par un décret de la Convention, en date du 16 pluviôse an II, les noirs avaient été déclarés libres ; inquiétude qui prenait chaque jours des proportions plus grandes à cause des vexations de toutes sortes dont étaient accablés les habitants paisibles ; ceux-ci, confiants dans les promesses du général Magloire Pélage, homme de couleur et patriote sincère, qui n'avait pas hésité à assumer sur lui seul la lourde responsabilité de mettre un terme à cet état de choses, avaient-ils oublié leurs préoccupations ; et, avec cette insouciante imprévoyance créole dont aucun péril, si grand qu'il fûts, ne saurait triompher, ils étaient accourus de toutes parts pour assister au bamboula. Une foule bigarrée se promenait sur la plage, riant et causant, sans jamais se mêler, chaque caste évitant soigneusement tout contact avec une autre ; seuls les Banians ou petits blancs, ces singuliers colporteurs des colonies, circulaient à travers la foule sans le moindre embarras ; accostant les groupes divers avec un éternel et banal sourire stéréotypé sur les lèvres ; et offrant avec le même entrain et la même politesse leurs marchandises aux Blancs et aux Noirs, aux Capres et aux Mulâtres ; les canonniers et les soldats des deux batteries étaient aussi venus prendre part à la fête ; ils n'étaient pas les moins turbulents. Devant un ajoupa où trônait majestueusement une magnifique mulâtresse de trente ans au plus, connue sous le nom de maman Mélie, et qui jouissait de la réputation de débiter, sans augmentation de prix, les meilleurs rafraîchissements de l'anse à la Barque, quatre ou cinq bosquets avaient été établis ; deux de ces bosquets étaient occupés ; le premier, par deux noirs de pure race Mozambique, taillés en hercules, au regard louche et à la mine sournoise ; ces noirs, tout en buvant du tafia à pleins verres, causaient entre eux d'une voix basse et contenue, en lançant par intervalles des regards menaçants et chargés de haine vers le second bosquet, sous lequel trois personnes de race blanche étaient assises. Ces trois personnes devaient appartenir à la plus haute société de la colonie, car un nègre d'un certain âge, porteur d'une bonne figure et vêtu d'une riche livrée, se tenait debout à l'entrée du bosquet, assez loin pour ne pas entendre la conversation de ses maîtres, et assez près pour exécuter à l'instant les ordres qu'il leur plairait de lui donner. En effet, ce digne nègre qui répondait au nom tant soit peu bucolique de Myrthil appartenait à M. le marquis de la Brunerie, l'un des planteurs les plus riches et les plus influents de l'île ; c'était le marquis lui-même qui, en ce moment, se trouvait assis sous le bosquet, en compagnie de sa fille, mademoiselle Renne de la Brunerie et du capitaine Paul de Chatenoy, son parent éloigné, aide de camp du général Sériziat, à la suite duquel il était arrivé quelques semaines auparavant à Marie Galante, où le général avait provisoirement établi sa résidence. La famille de la Brunerie, alliée aux Houël, aux Boulogne, aux Raby, aux Boisseret, les plus anciennes maisons de la colonie, celles qu'on nommait les coseigneurs, a toujours tenu un rang élevé et joué un rôle important dans les affaires de la Gua- deloupe, depuis l'époque où elle s'y est fixée en 1635, lorsque les Français s'établirent dans l'île après en avoir chassé les Caraïbes. Dans les premières années du dix-huitième siècle, le marquis de la Brunerie, alors soupçonné d'avoir donné asile sur ses domaines à plusieurs protestants proscrits, accusé en outre, de faire une vive opposition au gouvernement colonial, fut décrété de prise de corps ; mais, prévenu secrètement il eut le temps de mettre ordre à ses affaires et d'éviter en quittent l'île, l'arrestation dont il était menacé ; avant son départ, il avait eu, dit-on, – car toute cette affaire fut toujours enveloppée d'un mystère impénétrable, – la précaution, pour éviter la confiscation, de faire un transport fictif de tous ses biens à son frère cadet. Que devint le marquis après cette fuite ? On l'ignora toujours. Quelques personnes qui l'avaient beaucoup connu affirmèrent, au commencement de la régence, que, par une nuit sombre et orageuse, une goélette avait jeté l'ancre à l'anse aux Marigots, qu'une embarcation s'était détachée de ce navire et avait mis à terre un passager, qui n'était autre que le marquis de la Brunerie ; que celui-ci s'était enfoncé dans l'intérieur de l'île, se dirigeant vers l'habitation d'Anglemont, alors habitée par son frère, où on l'avait vu entrer, mais dont personne ne l'avait vu sortir ; le lendemain, au lever du soleil, l'anse aux Marigots était déserte, la goélette avait disparu. Ces bruits, rapidement propagés, causèrent une vive émotion à la Guadeloupe ; une enquête fut faite, sans résultat ; puis les années s'accumulèrent, de graves événements surgirent, cette affaire ténébreuse fut oubliée ; la vie et la mort du marquis restèrent à l'état d'indéchiffrable énigme ; personne ne revendiqua ses biens en son nom ; son frère eu jouit sans être inquiété et les légua en mourant à son fils qui, ainsi que son père l'avait fait, prit le nom et le titre de marquis de la Brunerie, sans que jamais on essayait de les lui contester. Le marquis de la Brunerie dont nous nous occupons, était le fils de ce la Brunerie ; à l'époque où nous le rencontrons, c'était un homme de soixante ans, encore vert, d'une taille élevée, de manières élégantes et d'une physionomie douce, sympathique et empreinte d'une constante mélancolie ; doué de qualités sérieuses, d'une intelligence développée par l'étude, il faisait partie de cette noblesse éclairée, dans les rangs de laquelle les grands penseurs du dix-huitième siècle avaient recruté de si nombreux et de si ardents adeptes. En apprenant l'établissement de la République en France, M. de la Brunerie avait, sans regret, fait l'abandon de ses titres pour devenir simple citoyen ; depuis lors, il avait suivi, sans se démentir, la ligne de conduite qu'il s'était tracé ; aussi, loin de déchoir, son influence s'était accrue, et il était considéré comme un des hommes les plus honorables de la Guadeloupe. Son cousin, le capitaine Paul de Chatenoy, avait vingt-cinq ans ; c'était un beau et fier jeune homme, à l'âme ardente et enthousiaste, passionné pour la carrière qu'il avait embrassée et qui semblait lui promettre un brillant avenir. Il aspirait en secret à la main de sa cousine, union que M. de la Brunerie aurait vue peut-être avec plaisir, mais dont la jeune fille paraissait ne se soucier que médiocrement. Renée de la Brunerie, âgée de dix-sept ans, était belle de cette excentrique beauté créole à laquelle aucune autre ne saurait être comparée. Nonchalamment assise comme elle l'était en ce moment, sous ce bosquet verdoyant que tachetaient çà et là des jasmins d'Espagne, au milieu de ce cadre vert et embaumé, irisé par la lumière des lanternes de lueurs changeantes et fugitives, le buste légèrement penché en arrière, ses grands yeux bleus aux regards rêveurs, errants à l'aventure et sans but, avec des flots de cheveux noirs tombant sur ses blanches épaules, son front pure transparent comme de la nacre, elle ressemblait, dans la demi-obscurité du feuillage, à l'une de ces pâles apparitions créées par le génie poétique d'Ossian. La jeune fille ne prenait aucune part à la conversation, elle ne l'entendait même pas, elle rêvait. Cependant cette conversation était très-animée et surtout fort intéressante : M. de la Brunerie et de Chatenoy causaient politique. Le planteur s'étonnait à bon droit que le général Sériziat, au lieu de se rendre directement à la Guadeloupe, ainsi qu'il en avait reçu l'ordre du premier consul à son départ de France, eût prêté l'oreille aux calomnies de l'ex-capitaine général Lacrosse, cet homme que sa tyrannie et ses concussions avaient rendu odieux aux habitants, et que le général Pélage, pour lui sauver la vie, s'était vu contraint d'arrêter et de chasser de la colonie ; que, cédant aux insinuations de cet homme méprisé de tous, et qui s'était réfugié à la Dominique sous la protection anglaise, le général Sériziat eût noué des relations avec lui, au point de l'aller visiter au milieu du camp volant que, depuis quelques semaines, cet homme avait eu l'audace d'établir aux Saintes, sans doute dans le but de tenter un débarquement à la Guadeloupe, et de replonger le pays dans l'anarchie, en excitant la guerre civile. Le capitaine, fort peu diplomate de sa nature et trèsembarrassé pour répondre, essayait d'éluder, autant que possible, les questions pressantes que lui adressait le planteur ; n'ayant à donner que des raisons spécieuses, il se bornait à dire que le général Sériziat, ignorant complètement les faits qui, depuis dix ans, s'étaient passés dans la colonie, craignait de se compromettre avec les partis ; qu'il temporisait en attendant l'arrivée prochaine de l'expédition partie de France sous les or- dres du général Richepance, qu'il considérait comme son chef immédiat et dont, par une initiative maladroite, il ne voulait pas faire manquer les plans. Pendant que M. de la Brunerie et le capitaine causaient ainsi, dans le bosquet voisin, les deux nègres dont nous avons parlé plus haut, avaient entre eux une conversation sur un sujet complètement différent, mais qui ne laissait pas que de les intéresser vivement. Ces nègres étaient sans nul doute des Marrons ; tout en eux, leurs vêtements, leurs manières, l'inquiétude qui, parfois, éclatait dans leurs regards fureteurs, le décelait clairement ; il fallait que ces hommes fussent doués d'une extrême audace, ou que des motifs d'une haute gravité réclamassent leur présence en ce lieu, pour qu'ils eussent osé se risquer, un soir de bamboula, à l'anse à la Barque, au milieu de tant de gens dont la plupart les connaissaient et pouvaient, même sans mauvaise intention, les perdre en trahissant leur incognito. Le lecteur sera sans doute surpris de nous voir mettre en scène des nègres marron, c'est-à-dire des esclaves en état de rébellion, dans un pays où, avons-nous dit, la liberté des hommes de couleur avait été proclamée. Cette surprise cessera sans doute lorsque nous aurons dit que le décret de la Convention, bien que promulgué à la Guadeloupe par le représentant Hugues, resta presque à l'état de lettre morte dans la colonie ; trop d'intérêts étaient en jeu pour qu'il fut exécuté. Après le départ du représentant de la Convention nationale, les colons, guidés par une cupidité odieuse et aidés par des gouverneurs qui se firent leurs complices, rétablirent, sinon de droit, du moins de fait, l'esclavage des nègres. La plus grande partie des noirs et des mulâtres ne voulurent pas se soumettre aux exigences illégales du gouvernement colonial ; ils se jetèrent dans les mornes et furent malgré le décret d'émancipation considérés comme marrons ou révoltés. Des troubles naquirent de cet état de choses ; ils s'augmentèrent des menées des anglais et prirent une forme très-menaçante après le décret déplorable du premier consul ; décret rétablissant légalement l'esclavage. Les expéditions de Saint-Domingue et de la Guadeloupe n'eurent en réalité d'autre but que l'exécution de ce décret, à la fois inique et impolitique et qui fit tant de mal à la France. – Allons, Saturne, mon ami, dit l'un des noirs à l'autre, en lui versant du tafia, bois un coup, cela te remettra ; jamais je ne t'ai vu aussi triste. – Ah ! massa Pierrot ; répondit mélancoliquement Saturne en vidant son verre d'un trait ; j'ai le cœur malade. – Tu n'es qu'un poltron ; de quoi as-tu peur ? – Je n'ai pas peur pour moi, massa Pierrot. – Pour qui donc alors ? – Pour massa Télémaque ; je crains qu'il ne lui soit arrivé malheur. – Saturne, mon ami, tu es un niais ; massa Télémaque est le bras droit du capitaine Ignace, il ne peut rien lui arriver. – C'est possible ; pourtant… – Tais-toi ! interrompit brusquement son camarade ; c'est moi qui t'ai recommandé à massa Télémaque ; je lui ai répondu de toi ; tu sais pourquoi nous sommes ici ; fais attention à ne pas faiblir quand le moment d'agir sera venu, sinon je te promets que je saurai te punir. moi. – Je ferai mon devoir, massa Pierrot ; ne craignez rien de – C'est bon, tu es averti ; nous verrons cela. À ta santé ! Et ils burent. Au moment où Pierrot se versait une nouvelle rasade, une ombre se dessina à rentrée du bosquet, ombre massive et gigantesque, et un homme pénétra sous le feuillage, après avoir écrasé d'un vigoureux coup de poing les deux lanternes en papier qui éclairaient tant bien que mal l'intérieur du bosquet. – Sacrebleu ! êtes-vous fous ? grommela-t-il d'un ton de mauvaise humeur, en se laissant tomber plutôt qu'il ne s'assit sur un siège. – Massa Télémaque ! s'écrièrent les deux noirs. – Silence ! brutes que vous êtes, reprit-il ; ce lieu est-il propice pour crier ainsi mon nom ! Pourquoi avez-vous laissé ces deux lanternes allumées ? – Mais, massa… murmura Pierrot. Télémaque ne lui donna pas le temps d'achever la phrase, sans doute assez embrouillée qu'il commençait. – Afin qu'on vous reconnaisse plus facilement, n'est-ce pas, idiots que vous êtes ? interrompit-il en haussant les épaules avec mépris. Les nègres baissèrent humblement la tête sans répondre. Ce Télémaque était un mulâtre gigantesque, taillé en athlète, aux traits repoussants et aux regards fauves ; il portait clairement le mot : Potence, écrit sur son front déprimé comme celui d'un félin. Après avoir bu une large rasade de tafia, il reprit : – Est-elle là ? – Oui, massa, répondit vivement Pierrot. – Seule ! – Non ; vous pouvez l'apercevoir d'ici ; elle est accompagnée de son père et de son cousin de France, l'aide de camp du général Sériziat. – Tant mieux ; murmura Télémaque d'une voix sourde. Il y eut un instant de silence pendant lequel les trois hommes remplirent et vidèrent d'autres verres à plusieurs reprises ; Télémaque jetait autour de lui des regards inquiets et fureteurs. Après une légère hésitation, le mulâtre se pencha en avant, et poussa un cri doux et modulé, ressemblant à s'y méprendre à celui du courlis, cri que deux fois il répéta à un court intervalle. Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, lorsque maman Mélie se glissa silencieusement sous le bosquet ; la mulâtresse tremblait, son visage avait cette teinte d'un gris terreux qui est la pâleur des nègres ; elle tenait par contenance une bouteille de tafia de chaque main. Après les avoir posées sur la table, elle se tint immobile devant Télémaque, qui fixait sur elle son regard lançant des lueurs fauves. Il fallait que le mulâtre possédât sur cette femme une puissance occulte bien grande, pour la contraindre ainsi à tout abandonner pour accourir à son premier signal et se mettre à ses ordres, elle si dédaigneuse et si hautaine d'ordinaire, même envers les personnes qu'elle avait intérêt à ménager. – Eh ! eh ! te voilà, dit enfin Télémaque en ricanant. Bonsoir, maman Mélie. – Bonsoir, répondit-elle brusquement ; que me voulezvous, missa Télémaque ? Parlez vite, je suis pressée. – Nous le sommes tous ; reprit-il sur le même ton. Je suis ici de la part du capitaine Ignace. – Je le sais, il m'a prévenue hier. – C'est bien. Es-tu décidée à lui obéir ? La mulâtresse frissonna et baissa la tête sans répondre. – Es-tu décidée à obéir aux ordres que tu as reçus ? reprit durement le mulâtre. – Pourquoi le capitaine Ignace veut-il tuer mamzelle ? murmura Mélie avec hésitation. – Que t'importe ! Ce ne sont pas tes affaires. – Mamzelle Renée est bonne pour les pauvres gens de couleur, insista la mulâtresse d'une voix insinuante ; elle leur fait beaucoup de bien ; le capitaine Ignace ne la connaît pas ; il ne peut vouloir sa mort. – Tu as tort et raison à la fois, maman Mélie, répondit le mulâtre avec un rire féroce ; il ne connaît pas mamzelle Renée, cependant il veut qu'elle meure. – Pourquoi la tuer ? – Je pourrais ne pas répondre à cette question, mais ce soir je me sens de bonne humeur et je consens à te satisfaire ; écoute-moi et fais ton profit de mes paroles : L'Œil Gris, le vieux Chasseur de rats… tu le connais, celui-là, n'est-ce pas ? – L'Œil Gris est un méchant obi il est l'ennemi des noirs, répondit la mulâtresse en frissonnant ; il tue sans pitié les pauvres marrons qu'il poursuit dans les mornes comme des bêtes sauvages ; le Chasseur de rats possède un grigri qui le rend invulnérable ; les balles s'aplatissent sur son corps ; les sabres et les poignards se brisent en le touchant ; tous les hommes de couleur le détestent. – C'est cela même, dit le mulâtre d'une voix sourde ; vingt fois le capitaine Ignace a tenté de le tuer, vingt fois il a échoué ; le grigri du Chasseur de rats a été plus puissant que celui du capitaine ; voyant cela, Ignare se fit faire un Quienbois, par la sorcière de la Pointe-noire ; alors il apprit que la vie du vieux Chasseur était attachée à celle de mamzelle Renée, parce qu'il l'aime comme si elle était sa fille, et qu'en tuant l'enfant du planteur, l'Œil Gris mourrait aussitôt. Me comprends-tu ? – Oui, je vous comprends, répondit-elle en hochant tristement la tête ; mais c'est bien cruel de tuer une si bonne et si belle mamzelle. – Il le faut ; d'ailleurs, c'est une blanche. – C'est vrai, pauvre enfant, sa peau est blanche, mais son cœur est semblable aux nôtres. – Qu'importe cela ! Obéiras-tu ? Songe que le capitaine Ignare peut t'y contraindre. – Il est inutile de menacer, répondit maman Mélie avec un frisson d'épouvante. J'obéirai. – Quand cela ? – Avant une heure, elle sera morte. – Prends garde de te jouer de moi ! – J'obéirai reprit-elle d'une voix nerveuse. – Va ! J'attendrai ici l'accomplissement de ta promesse. La mulâtresse fit un geste de désespoir et elle disparut. – À boire ! dit le mulâtre en tendant son verre à Saturne qui le remplit ; bientôt nous saurons si ce démon de Chasseur est véritablement invulnérable. – Nous n'avons qu'une heure à attendre, dit Pierrot d'un air câlin, ce n'est rien. – J'espère que cette fois nous réussirons, reprit le mulâtre ; j'ai bon espoir ; cet homme, qui toujours, jusqu'à présent, était, on ne sait comment, averti des embuscades que nous lui tendions, on ne l'a pas aperçu depuis hier ; personne ne l'a vu ; donc, il ne sait rien, sans cela il serait ici. – C'est positif ; ponctua Pierrot. – Silence ! s'écria tout à coup Saturne. – Pourquoi silence ? – Regardez ! le voilà ! reprit le noir en étendant le bras dans la direction de la plage. – L'œil Gris… ! murmurèrent les deux hommes avec une indicible épouvante. Par un mouvement instinctif, dominés par la terreur superstitieuse que leur inspirait cet homme étrange, ils se blottirent en tremblant au fond du bosquet et demeurèrent immobiles dans la ténèbres, effarés et respirant à peine. L'Œil Gris étant, sinon le principal, mais tout au moins un des plus importants personnages de cette histoire, il est indispensable de le bien faire connaître au lecteur. Dix ans environ avant l'époque où commence notre récit, le trois-mâts de Nantes, l'Aimable-Sophie, arriva à la Basse-terre, venant de Québec. Au nombre de ses passagers, il se trouvait un homme qui, pendant toute la traversée, avait été un problème insoluble pour l'équipage et pour le capitaine lui même. Cet homme connu seulement sous le nom de L'Œil Gris, avait soldé d'avance son passage en onces mexicaines ; de plus, il avait été chaudement recommandé au capitaine par un des principaux négociants de Québec ; il était donc parfaitement en règle de toutes les façons ; il n'y avait pas la moindre observation à lui adresser. Quant aux curieux qui avait tenté de l'interroger, il les avait si vertement reçus au premier mot qu'ils avaient hasardé, que tout de suite l'envie leur était passée de continuer ou même de lier connaissance avec lui. C'était d'ailleurs un homme sociable, ne se plaignant jamais de rien ; passant des journées entières à se promener de long en large sur le pont, sans parler à personne, et dont la seule distraction consistait à tirer au vol, sans jamais les manquer, les frégates, les damiers ou les alcyons assez imprudents pour se risquer trop près du navire. L'inconnu avait, ou du moins paraissait avoir soixante ans ; peut-être était-il plus âgé ; peut-être l'était-il moins ; nul n'aurait pu dire au juste son âge. C'était un grand vieillard de près de six pieds, d'une verdeur, d'une agilité et d'une vigueur extraordinaires ; sa maigreur brune et osseuse laissait presque à nu le jeu actif et passionné de ses muscles. Ce qui frappait dans son étrange physionomie, c'était un type fort prononcé dont le galbe mince, effilé, saillant, tenait quelque chose de l'Arabe, bien que sa peau, tannée par le froid, le chaud, le vent, la pluie et le soleil, eut la couleur de la brique ; la rudesse pénétrante de ses yeux presque ronds, ardents et mobiles, dont le disque était un charbon et le regard une effluve magnétique ; sa barbe d'un blond fauve, semée de quelques fils d'argent, tombait en éventail sur sa poitrine. Il avait le front large, pur et échancré ; à la moindre émotion, au plus léger pli qui se formait sur ce front si lisse d'ordinaire, ses longs cheveux fauves avaient la singulière propriété de se hérisser, et alors cette figure extraordinaire prenait une ressemblance frappante avec celle de l'aigle. Le costume de cet homme était aussi bizarre que l'était sa personne. Il se composait d'un, vêtement entier, veste, culotte et guêtres montant sur le genou, le tout en peau de daim à demi tannée ; il couvrait sa tête avec bonnet en peau de renard dont la queue lui pendait par derrière jusqu'au milieu du dos ; une large ceinture, en cuir comme le reste de son costume, lui serrait étroitement la hanches et soutenait, à droite, un sac à balles et une poire à poudre faite d'une corne de buffle, à gauche, un couteau de chasse à lame large et effilée, et une hache. Ainsi vêtu, chaussé d'épais souliers en cuir fauve, et tenant à la main un long fusil de boucanier, cet homme avait un aspect imposant qui attirait la sympathie ; on sentait qu'il y avait dans cette nature rebelle quelque chose de fort et de puissant qui devait être respecté. À peine le trois-mâts l'Aimable Sophie eut-il laissé tomber son ancre dans la rade de la Basse-terre, que le passager se fit mettre à terre, traversa la ville sans s'y arrêter et s'enfonça le fusil sur l'épaule dans les mornes. Plusieurs mois s'écoulèrent sans qu'on entendit parler de lui ; il chassait, non pas la grosse bête ni le fauve, la Guadeloupe ne possède et n'a jamais possédé aucun animal nuisible ; or, cet homme, véritable chasseur et Chasseur canadien qui plus est, c'est-à-dire accoutumé à lutter corps à corps avec les ours, et à combattre les animaux les plus redoutables, devait mener une existence assez insipide dans cette île, où, pour lui, la chasse était réduite à sa plus simple expression. Il paraît qu'il comprit bientôt ce que cette position avait de précaire ; avec cette rapidité de conception qui était un des côtés saillants de son caractère, il résolut de modifier complètement sa manière de vivre et de tirer parti au point de vue de l'intérêt général de ses qualités de chasseur ; cette résolution prise, il l'exécuta immédiatement de la façon suivante. Nous avons dit que la Guadeloupe ne possède pas d'animaux nuisibles ; nous nous sommes trompés : elle possède des rats énormes apportés par les navires ; ces rongeurs sont de véritable plaie pour le pays ; ils dévorent tout ; un champ de cannes à sucre ou de café dans lequel ils se mettent est perdu pour son propriétaire ; en moins de quelques jours tout est ra- vagé ; leur dommages sont immenses ; aussi les planteurs se sont ils entendus pour payer une prime considérable aux gens assez avisés pour les délivrer de ces hôtes incommodes. Notre personnage fit venir, on ne sut jamais d'où, deux couples de ces chiens que l'on nomme aujourd'hui ratiers ; il les dressa en conséquence et se fit chasseur de rats ; il parcourut alors les plantations, suivi, sur les talons, par une demidouzaine de chiens microscopiques aux oreilles droites, au flair infaillible, à l'œil de feu, aux jarrets de fer et aux muscles d'acier, avec lesquels il fit aux rats une guerre implacable, d'où vint le nom de Chasseur de rats qui fut immédiatement ajouté à celui d'Œil Gris, sous lequel il était déjà connu. Mais cette occupation, si lucrative, qu'elle fut, ne suffisait pas pour satisfaire l'ardente activité de ce singulier personnage ; il lui fallait employer son fusil, devenu pour lui un meuble presque inutile. À cette époque, la Guadeloupe, en proie à la guerre civile, suite au soulèvement des noirs, pullulait de nègres marrons, d'autant plus redoutables qu'ils s'étaient réfugiés dans des mornes inaccessibles, du haut desquels, comme un vol de vautours, ils s'abattaient sur les habitations et les livraient au pillage. Les fauves que depuis si longtemps l'Œil Gris cherchait vainement, il les avait enfin trouvés ; il dressa ses ratiers à dépister les nègres rebelles, et il se fit résolument chasseur, non plus seulement de rats cette fois, mais de marrons. Cette chasse incessante à l'homme qu'il avait ajouté à son commerce eut pour résulta de lui faire connaître l'île et les mornes comme s'il y fût né. Les esclaves fugitifs ne trouvaient plus de retraites assez sûres pour se soustraire aux poursuites de leur implacable en- nemi ; celui-ci les relançait jusque dans les mornes ignorés où pendant si longtemps ils avaient joui de la plus complète impunité. Les fugitifs, ainsi harcelés, jurèrent une haine noire à l'homme qui s'était donné la tâche de les détruire. Le Chasseur eut alors une lutte terrible à soutenir ; s'il échappa à la mort, ce ne fut que par des miracles d'adresse, d'astuce et de courage ; maintes fois il faillit succomber sous les coups de ces malheureux, réduits au désespoir, car toujours il chassait seul, sans autres auxiliaires que ses ratiers qui ne pouvaient le défendre sérieusement. Un jour, cependant, sa fortune habituelle sembla l'abandonner. Attaqué à l'improviste par une dizaine de nègres marrons, malgré des prodiges de valeur et après une lutte qui avait pris des proportions épiques, accablé sous le nombre, il tomba ; ses ennemis, acharnés après lui, se préparaient à lui couper la tête, pour être bien certains de l'avoir tué, lorsqu'un bruit soudain les obligea, à leur grand regret, à gagner au pied et à prendre la fuite. À peine eurent-ils disparu dans les méandres de la route qu'une jeune fille ou plutôt une enfant de neufs dix ans, montée sur un charmant poney et accompagnée de plusieurs serviteurs noirs, se montra à l'angle du chemin. Cette jeune enfant était Renée de la Brunerie. En apercevant ce corps étendu à travers du sentier qu'elle suivait, et perdant son sang par vingt blessures, la jeune fille se sentit prise d'une immense pitié ; d'ailleurs, elle connaissait le Chasseur pour l'avoir vu venir plusieurs fois à l'habitation, où il ne faisait, du reste, que de rares apparitions et seulement lorsqu'il y était mandé ; il paraissait éprouver, on ne savait pour- quoi, une répulsion invincible pour la famille de la Brunerie. Renée ne songea à rien de tout cela ; elle vit un homme en danger de mort, et, sans hésiter, elle résolut de le sauver. Le Chasseur fut transporté à l'habitation ; là, les soins les plus attentifs lui furent prodigués. Renée, malgré sa jeunesse, ne se fia à personne du soin de veiller sur le blessé ; elle le soigna avec une abnégation et un dévouement extraordinaires, ne le quittant ni jour, ni nuit ; constamment attentive à ce qu'il ne manquât de rien. Le marquis de la Brunerie voyait avec joie la conduite de sa fille, le soin avec lequel elle surveillait son blessé, ainsi qu'elle le nommait ; il était fier de lui reconnaître, dans un âge aussi tendre, des sentiments aussi nobles et aussi élevés ; il la laissa donc libre d'agir à sa guise. Le blessé guérit, grâce aux soins de sa jeune garde-malade. Alors commença entre le vieillard et l'enfant une de ces intimités dont rien ne saurait exprimer la douceur ; toute de tendresse de la part de l'enfant, toute de dévouement de celle du vieillard, naïve et profonde des deux côtés. Le Chasseur, tout en continuant à rester, pour les autres membres de la famille de la Brunerie, brusque, brutal et presque hostile à l'occasion, devint pour Renée presque un père ; s'ingéniant sans cesse à lui apporter les plumes les plus rares, les fleurs les plus belles ; tous ces riens, enfin, qui plaisent tant aux enfants. Deux ans plus tard, la jeune fille tomba gravement malade, un instant on désespéra de sa vie ; cette fois le Chasseur paya amplement la dette qu'il avait contractée, en devenant à son tour, le sauveur de celle qui l'avait sauvé. La douleur du vieillard fut immense lorsque l'époque arriva où, selon la coutume contractée aux colonies, Renée dut se rendre en France pour y terminer son éducation, et qu'il fut contraint de se séparer d'elle. Pendant tout le temps que dura l'absence de la jeune fille, le Chasseur ne parut pas une seule fois à la plantation ; il ne faisait plus rien qui vaille ; son existence s'écoulait triste et décolorée ; il vivait à l'aventure, pour ne pas mourir ; il voulait la revoir ! Lorsque le retour prochain de Renée de la Brunerie fut annoncé, il surveilla attentivement les navires qui apparaissaient dans les atterrissages de la Guadeloupe. Lorsqu'elle débarqua à la Basse-terre, la première personne sur laquelle se reposa son regard fut le Chasseur qui, retiré un peu à l'écart, appuyé sur son long fusil, la contemplait d'un air attendri, s'émerveillant de la revoir si belle. Il recommença alors à fréquenter l'habitation de la Brunerie ; Renée était revenue. C'était bien le Chasseur que les trois nègres marrons avaient aperçu ; il n'y avait pas le moindre doute à avoir sur son identité. Le Chasseur, suivi pas à pas par ses ratiers, marchait doucement, le fusil sous le bras, le front pensif, et ne semblant accorder, tant il se concentrait en lui-même, qu'une très-médiocre attention à ce qui se passait autour de lui. Il traversait insoucieusement les groupes qui s'ouvraient, soit par crainte, soit par respect, pour lui livrer passage. Il arriva ainsi devant le bosquet au fond duquel les marrons étaient réfugiés, presque évanouis de terreur. Les ratiers, moins préoccupés que leur maître, tombèrent aussitôt en arrêt en grondant sourdement. Les nègres se crurent perdus. Mais, en ce moment, soit hasard, soit tout autre mot, le Chasseur releva la tête et, à quelques pas de lui seulement, il aperçut Renée de la Brunerie. Son front soucieux s'éclaircit subitement, un doux sourire entrouvrit ses lèvres ; il pressa le pas et se dirigea droit au bosquet où se trouvait la jeune fille. Les chiens, voyant leur maître s'éloigner, se résignèrent à le suivre ; mais ce ne fut qu'après avoir longtemps hésité qu'ils levèrent enfin leur arrêt. Cette fois les nègres étaient sauvés, ou, du moins, ils le supposaient. II Comment fut interrompu le bamboula de l'Anse à la Barque et ce qui en advint. Le Chasseur de rats, après avoir passé devant les trois redoutables conspirateurs, sans même soupçonner leur présence, continua paisiblement sa route, et s'arrêta à rentrée du bosquet sous lequel étaient assis les membres de la famille de la Brunerie. Comme si un secret pressentiment eût averti la jeune fille de la présence de son ami, soudain elle tressaillit et tourna la tête de son côté. – Bonsoir, père, lui dit-elle d'une voix caressante, je vous attendais. – Et moi je vous cherchais, répondit-il avec intention. Bonsoir, mademoiselle Renée. Et il pénétra sous le bosquet. Un trait de flamme jaillit à travers les longues prunelles de la jeune fille, elle reprit avec émotion en lui désignant un siège : – Asseyez-vous là, près de moi, vous avez bien tardé ? – Vous voilà, Chasseur, lui dit amicalement M. de la Brunerie en lui tendant la main. Soyez le bienvenu. – Avez-vous appris quelque chose ? ajouta le capitaine de Chatenoy en imitant le mouvement du planteur. – Je le crois, répondit le vieillard avec un sourire énigmatique. Votre serviteur, messieurs. Il porta la main à son bonnet d'un air cérémonieux, sans paraître remarquer le geste affectueux des deux hommes, et il s'assit sur le siège que la jeune fille lui avait indiqué à son côté. – Vous vous faites toujours pour nous un messager de bonnes nouvelles, lui dit Renée, qui prenait plaisir à l'entendre causer. – Dieu veuille que jamais je ne vous en apporte de mauvaises, chère demoiselle ! – Vous avez donc appris quelque chose ? – Je ne sais pourquoi, mais j'ai presque la certitude que vous me remercierez de ce que, ce soir, je vous annoncerai. – Moi ?… père… fit Renée toute surprise. – Peut-être, mon enfant. N'êtes-vous pas un peu curieuse de savoir pour quelle raison, depuis deux jours, je ne vous ai pas fait ma visite habituelle à la plantation ? – Oui, père, très-curieuse et surtout très-colère contre vous ; parlez tout de suite. – Patience, chère petite, bientôt vous serez satisfaite. Dans la famille de la Brunerie, tout le monde était accoutumé depuis longtemps, et M. de la Brunerie lui-même, à entendre le vieux Chasseur et la jeune fille se parler sur ce ton ; personne ne songeait à se formaliser d'une familiarité que, de la part de tout autre que le vieux Chasseur, le planteur aurait sévèrement réprimée ; d'ailleurs, la volonté de mademoiselle Renée de la Brunerie était une loi suprême devant laquelle grands et petits s'inclinaient avec respect, sans même la discuter ; et puis, tout le monde, dans la famille, aimait cet homme si simple et si réellement bon sous sa rude écorce. – De quoi s'agit-il donc ! Vous me semblez ce soir tout confit en mystères, mon vieil ami ? demanda M. de la Brunerie avec un certain intérêt. Le Chasseur promena un regard interrogateur autour de lui, comme pour s'assurer qu'aucun espion n'était embusqué sous le feuillage, et baissant la voix, en se penchant vers ses interlocuteurs : – N'attendez-vous pas des nouvelles de France ? dit-il. – Oh ! oui ! s'écria involontairement la jeune fille ; et, presque aussitôt, elle baissa la tête en rougissant, honteuse sans doute de s'être laissée emporter, malgré elle, à prononcer une imprudente parole. Mais l'attention des deux hommes était trop éveillée pour qu'ils remarquassent cette exclamation partie du cœur ; elle passa inaperçue. – Eh bien, reprit mystérieusement le Chasseur, je vous en apporte, et des plus fraîches encore. – De France ? demanda l'officier en souriant. – Pas tout à fait capitaine ; de la Pointe-à-pitre, seulement. – Ah ! ah ! fit le planteur dont les sourcils se froncèrent imperceptiblement. Que se passe-t-il donc là ? – À la Pointe-à-Pitre, rien d'extraordinaire, monsieur ; mais en mer beaucoup de choses pour ceux qui ont de bons yeux ; et grâce à Dieu, malgré mon âge, les miens ne sont pas encore trop mauvais. – Il y a des bâtiments en vue ? s'écrièrent les trois personnes avec une surprise mêlée de joie. – Silence ! dit le Chasseur en jetant un regard anxieux autour de lui, songez où nous sommes. – C'est juste, répondit le planteur ; ces bâtiments sont nombreux ? – Oui, j'en ai compté dix. – Dix ! – Tout autant ; deux vaisseaux, quatre frégates, une flûte et trois transports. – Alors, s'il en est ainsi, s'écria vivement le planteur, il ne saurait y avoir le moindre doute ; c'est l'expédition que nous a annoncée le général Sériziat et que nous attendons depuis si longtemps. – Plus bas, monsieur, je vous le répète, il y a des oreilles ouvertes sous ces charmilles ; nous ne savons qui peut nous entendre, dit le Chasseur en posant un doigt sur ses lèvres. – Vous avez raison, reprit M. de la Brunerie ; mais cette nouvelle m'a tellement troublé, que je ne sais plus ce que je fais ni ce que je dis. – Il faudrait s'assurer si ces navires font réellement partie de l'expédition, observa le capitaine. – C'est ce que j'ai fait, capitaine, répondit son interlocuteur ; je suis monté dans une pirogue, et je me suis rendu à bord du vaisseau le Redoutable ; un bâtiment magnifique portant le guidon de vice-amiral à son mât de misaine ; là j'ai appris tout ce que je désirais savoir. La jeune fille ne dit rien ; elle regarda le Chasseur. Celui-ci souriait ; elle sentit un rayon de joie inonder son cœur, et ses yeux se levèrent vers le ciel, comme pour de muettes actions de grâces. teur. – Attendez, fit le capitaine. – Que voulez-vous donc, mon cousin ? – Pardieu ! fit gaiement l'officier, trinquer avec le messager de la bonne nouvelle. Il fit un signe au valet toujours immobile à rentrée du bosquet ; le noir s'éloigna aussitôt. Vous ne serez donc jamais sérieux ? dit le planteur en haussant les épaules. – Ainsi vous vous êtes rendu à bord du vaisseau le Redoutable ? ajoute-t-il. – Oui, monsieur ; je me suis ainsi assuré que ces navires composent en effet l'escadre sur laquelle est embarquée – Parlez, vieux Chasseur, s'écria impétueusement le plan- l'expédition attendue depuis si longtemps ; cette escadre est commandée par le vice-amiral Bouvet ; elle porte trois mille quatre cent soixante-dix hommes de troupes de débarquement. – Savez-vous par quels officiers supérieurs sont commandées ces troupes ? – Je m'en suis informé, mais je ne sais si je me souviendrai bien exactement des noms de ces officiers, répondit le Chasseur de rats, en jetant à la dérobée un regard sur la jeune fille. Celle-ci fixait sur lui ses grands yeux bleus avec une expression poignante. – Le commandant en chef de l'expédition est le général Antoine Richepance, un excellent militaire, à ce que tout le monde s'accorde à dire, reprit-il. – Ah ! murmura faiblement Renée en portant la main à son cœur et semblant sur le point de défaillir. Mais personne ne remarqua ni ce cri, ni ce mouvement, excepté peut-être le Chasseur. Il continua. – Ce général, bien que très-jeune, à peine a-t-il trente-deux ans, a déjà de remarquables états de service ; sous les ordres de Hoche et Moreau, il a fait plusieurs actions d'éclat. – J'en ai souvent entendu parler avec de grands éloges, dit le capitaine. Qui vient ensuite ? – Un de vos parents, je crois, monsieur, le général de brigade Gobert. – En effet, s'écria le planteur, et un digne fils de notre pays ; je l'ai connu tout jeune avant la Révolution ; je serais heureux de le revoir. – Oh ! oui ! murmura la jeune fille comme pour dire quelque chose. Mais ses pensées volaient éperdues car les ailes séduisantes de ses rêves de dix-sept ans. – Les autres officiers supérieurs, reprit le Chasseur de rats, sont : le général de brigade Du Moutier et l'adjudant commandant, chef d'état-major Ménard. Vous seuls à la Guadeloupe, messieurs, connaissez cette importante nouvelle ; l'escadre louvoie bord sur bord en vue de l'île, elle ne mouillera pas avant deux jours à la Pointe-à-Pitre, c'est-à-dire avant le 16 floréal. – Quels motifs donne-t-on à ce retard ? Demanda le capitaine. – Je n'ai rien pu découvrir à ce sujet. – Il faut, sans perdre un instant, courir à la Basse-terre, s'écria vivement le capitaine. – Oui, c'est ce que nous devrons faire, malheureusement nous ne le pouvons pas, répondit le planteur avec dépit ; nous sommes obligés de retourner d'abord à l'habitation. – Pourquoi donc cela, monsieur ? demanda le Chasseur. – Par une raison fort simple : nos chevaux ne nous seront pas envoyés avant minuit. – J'ai supposé cela, monsieur ; aussi en me rendant ici, comme c'était à peu près mon chemin, je suis passé par la Bru- nerie et j'ai, de votre part, donné l'ordre à M. David, votre commandeur de vous expédier immédiatement dix chevaux. Avant une demi-heure, une heure au plus, ils seront ici. – Pardieu ! s'écria le planteur avec joie, vous êtes un homme précieux, vous songez à tout. – J'y tâche, monsieur, surtout lorsque j'espère pouvoir vous être utile, ajouta le Chasseur en regardant la jeune fille qui lui souriait doucement. En ce moment éclata à l'improviste un épouvantable charivari mêlé de chants, de cris, de rires et d'appels joyeux, la conversation fut forcément interrompue. C'était le bamboula qui commençait. – Allons faire un tour sur la plage en attendant les chevaux, dit le capitaine. – Soit, allons, répondit M. de la Brunerie. Les deux hommes se levèrent. La jeune fille fit un mouvement pour les imiter, mais, sur un signe du Chasseur, elle se laissa retomber sur sa chaise. – Tu ne viens pas te promener avec nous, mignonne ? lui demanda son père. – Non ; si vous me le permettez, cher père, je préfère rester ici ; la chaleur est accablante. Je me sens un peu fatiguée, ajouta-t-elle en rougissant légèrement. – Demeure donc, puisque tu le désires ; cependant… Je tiendrai compagnie à mademoiselle Renée, dit le Chasseur. – Bon, alors je suis tranquille ; d'ailleurs dans un instant nous reviendrons ; je ne veux que jeter un coup d'œil sur la fête. Et M. de la Brunerie s'éloigna en compagnie de son neveu. À peine quelques minutes s'étaient-elles écoulées depuis leur départ, lorsque maman Mélie, la mulâtresse que le valet du planteur avait cependant prévenue depuis longtemps déjà, pénétra sous le bosquet, portant sur un plateau les rafraîchissements qui lui avaient été commandés. La plage offrait en ce moment un aspect singulier et réellement féerique. Tous les promeneurs, disséminés çà et là, s'étaient, au premier appel de la musique, groupés autour des danseurs qui venaient enfin de faire leur apparition en grand costume. Des hommes, nous ne dirons rien ; ils portaient le vêtement classique si commode aux colonies, si simple et de si bon goût, à cause de cette simplicité même ; quelques-uns seulement, récemment arrivés de France, en voulant imiter ou plutôt outrer les modes européennes, avaient réussi à se rendre ridicules. Quant aux femmes, blanches ou de couleur, toutes étaient ravissantes ; leur costume, coquet et gracieux, ajoutait encore à leur langoureuse beauté ; la plupart d'entre elles, vêtues de robes de mousseline blanche ou d'amples peignoirs garnis de riches dentelles, étroitement serrés à la taille par un large ruban bleu, les épaules couvertes d'un crêpe de Chine, se promenaient lentement, nonchalantes, pâles et penchées, au bras de leur père, de leur frère ou de leur mari, pareilles à de belles fleurs accablées par la chaleur du jour et que la fraîcheur de la brise nocturne fait revivre. Les danseurs de bamboula, tous nègres jeunes, robustes et bien découplés, s'étaient divisés en plusieurs groupes, dont chacun avait son orchestre particulier ; ce qui produisait la plus effrayante cacophonie qui se puisse imaginer. Ces orchestres se composaient de nègres, vieux pour la plupart, accroupis près de leurs tam-tam, espèces de petits barils recouverts d'une peau très-forte ; quelques-uns de ces étranges musiciens avaient même trouvé plus commode de se mettre à califourchon sur leur harmonieux instrument qu'ils frappaient à coups redoublés de leur main ouverte. Près d'eux se tenaient des négresses dont les unes agitaient rapidement des castagnettes, tandis que les autres remuaient avec énergie des espèces de hochets, ressemblant aux chichikoués des Peaux-rouges de l'Amérique septentrionale, et remplis de morceaux de verre, de cuivre on de fer blanc. Auprès de chaque groupe de danseurs, on voyait debout, immobiles et sérieux comme des spectres, des nègres armés de torches, en bois d'aloès, dont les flammes rougeâtres, agitées dans tous les sens par le vent, nuançaient les assistants de teintes fantastiques, et imprimaient ainsi à cette scène un cachet diabolique qui lui donnait une ressemblance frappante avec cette nuit de Valpurgis, si bien décrite dans le Faust de Gœthe. Les danseurs, sans doute par suite de quelque tradition caraïbe dont l'origine est aujourd'hui complètement ignorée, étaient coiffés de toques en carton doré ou argenté, affectant la forme de mitres et garnies de plumes de paon ; une espèce de saye en blouse, sans col et sans manches, serrée aux hanches et faite d'une étoffe quelconque, grossièrement brochée en argent, complétait leur costume. Quant aux danseuses, leur toilette d'extraordinaire ni même de particulier. n'avait rien D'ailleurs, dans le bamboula, le beau rôle appartient exclusivement aux danseurs ; les danseuses sont sacrifiées, elles ne remplissent pour ainsi dire qu'un rôle de comparses. À un signal donné, tous les groupes s'élancèrent à la fois, tous les orchestres éclatèrent comme un coup de foudre ; ce fut un vacarme à ne plus s'entendre ; chaque danseur chantait ou plutôt beuglait à tue-tête des couplets baroques qu'il improvisait, en se frappant continuellement les coudes sur les hanches et sur la poitrine, et avec les mains le ventre et les cuisses ; puis, tout à coup, faisait des bonds terribles et retombait courbé, semblait fuir tremblant et effrayé, pour revenir subitement en affectant la joie la plus folle, cabriolant, tournant sur lui-même comme un tonton, se frappant les épaules avec la tête et soudain faisant la roue et marchant sur les mains. Pendant ce temps, chaque danseuse agitait un voile qu'elle élevait au fur et à mesure que son cavalier s'approchait ; elle réglait ses pas sur les siens, avançant et reculant comme lui, et, à un moment donné, lui essuyant avec son mouchoir la sueur qui coulait à flots sur son visage. Cependant, peu à peu la bamboula s'anima, les chants devinrent plus vifs, les mouvements plus saccadés, la musique précipita sa mesure ; puis, comme s'ils eussent été soudain pris de frénésie, danseurs, promeneurs, spectateurs eux-mêmes, tous les gens de couleur enfin, et tous les noirs, entrèrent en danse, hurlant et gambadant, improvisant des cantates étranges ; les enfants, les porte-torches, tous se mirent à sauter et à cabrioler plus ou moins en cadence, sans partenaires, et pour leur satisfaction personnelle. Ce fut bientôt une rage, un délire, une frénésie indescriptibles, un sabbat tenu non par des démons, mais par des fous et des possédés. La joie et l'enthousiasme avaient atteint les extrêmes limites du possible, lorsque tout à coup des cris de colère et d'effroi se firent entendre du côté des ajoupas, en ce moment presque abandonnés par les buveurs ; aussitôt il y eut un remous épouvantable dans cette foule affolée qui presque subitement, se dispersa dans toutes les directions. Les uns, sans avoir conscience de ce qu'ils faisaient, s'enfuyaient vers la mer ; d'autres couraient, sans s'en douter, du côté où régnait le tumulte ; quelques-uns se blottissaient derrière les arbres ou dans le creux des rochers. Or, comme chacun ignorait ce qui se passait réellement, les versions les plus effrayantes couraient dans les groupes effarés de terreur ; on ne savait à qui entendre ; le bamboula fut subitement interrompu. Les soldats des deux batteries qui prenaient part à la fête et étaient disséminés dans la foule, se frayèrent passage et se réunirent ; les blancs se massèrent les uns près des autres, et tous comme d'un commun accord, ils marchèrent résolument aux ajoupas, confiant les femmes et les enfants à quelques hommes déterminés qu'ils chargèrent de les défendre au cas probable d'une attaque. Le capitaine Paul de Chatenoy et M. de la Brunerie, les deux premiers, réussirent à se faire jour à travers les rangs pressés de la foule ; ils s'élancèrent en courant vers le bosquet où, quelques minutes auparavant, ils avaient laissé mademoiselle de la Brunerie assise en compagnie du vieillard. Lorsqu'ils atteignirent enfin le bosquet, un spectacle étrange frappa leurs regards. Le vieux Chasseur, debout, l'œil étincelant, fier, menaçant, terrible, appuyait lourdement le pied droit sur la poitrine haletante du nègre Pierrot, renversé sur le sol et se débattait avec des hurlements de terreur près du cadavre de Saturne, gisant le crâne fracassé à l'entrée même du bosquet ; le Chasseur tenait maman Mélie à la gorge et la secouait avec fureur ; le sang coulait à flots de son bras droit et, à chaque mouvement, il arrosait la mulâtresse d'une horrible pluie. Mademoiselle de la Brunerie, pâle, tremblante, les mains jointes, s'était craintivement réfugiée derrière son compagnon. – Confesse ton crime, misérable, ou tu vas mourir ! criait le Chasseur d'une voix tonnante au moment où le planteur, le capitaine et les soldats parvenaient à pénétrer dans le bosquet. – Pardon ! pardon, massa hurlait la malheureuse en essayant vainement d'échapper à l'étreinte de fer qui la maintenait malgré ses efforts désespérés. – Ah ! Tu ne veux pas avouer ? Eh bien, attends ! reprit le Chasseur avec un accent terrible. Capitaine, prenez un verre rempli de limonade, là sur la table, et contraignez cette horrible mégère à le boire. Un gémissement d'épouvante et de colère parcourut les rangs de la foule, maintenant silencieuse et pétrifiée ; elle avait compris. Le capitaine saisit vivement le verre, puis il s'approcha de la mulâtresse, résolu à faire ce que disait le Chasseur. À cette vue, un tremblement convulsif agita les membres de la misérable créature ; une expression d'indicible terreur se répandit sur ses traits convulsés. – Non, non, massa ! s'écria-t-elle en renversant violemment la tête en arrière et redoublant d'efforts pour s'échapper, non, non, je ne veux pas boire, je ne veux pas boire ! Laissezmoi, massa, laissez-moi ! – Avoue ! – Eh bien, oui !… j'avoue !… mon Dieu !… Non !… laissezmoi par pitié ! – Pas de pitié !… parle ! parle toute de suite, ou sinon !… La mulâtresse sembla hésiter ; ses yeux pleins de larmes et agrandis par la peur erraient désespérément sur la foule. Que cherchait-elle ? Implorait-elle ainsi le secours d'un inconnu ? Le Chasseur le supposa ; ses sourcils se froncèrent, il donna une violente secousse à la malheureuse ; celle-ci parut enfin se résigner à faire les aveux qu'on exigeait d'elle. – Cette limonade… est empoisonnée… murmura-t-elle en hachant ses paroles comme pour gagner du temps, on m'a forcée… à la présenter… à mamzelle Renée. – Qui ? – Saturne !… murmura-t-elle en désignant le cadavre du nègre. – Tu mens, infâme ! – Non, je ne mens pas !… c'est lui !… dit-elle d'une voix étranglée. – Que t'a fait cette jeune fille ? – Rien. – Pourquoi voulais-tu l'empoisonner ? – Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ce n'est pas moi, massa… c'est lui !… – Qui, lui ? Répondras-tu enfin ? – Eh bien… c'est… Elle allait parler ; une dernière fois elle jeta un regard effaré sur la foule ; tout à coup ses traits se décomposèrent horriblement, un frisson général secoua son corps. – Parleras-tu, misérable ? s'écria le Chasseur d'une voix furieuse en la secouant avec violence. – Je ne sais pas… murmura-t-elle faiblement ; ma tête se perd ! Oh ! mon Dieu ! oh !… Elle se laissa aller en arrière, poussa un profond soupir et ferma les feux ; elle était évanouie. La Chasseur de rats la lâcha avec un geste de dégoût et de colère ; elle roula sur le sol, où elle demeura inerte, comme morte. Sur un ordre muet du capitaine de Chatenoy, les soldats s'emparèrent de la mulâtresse, du nègre Pierrot et relevèrent le cadavre du nègre Saturne. Mademoiselle de la Brunerie se jeta dans les bras de son père, mais, revenant presque aussitôt au vieillard : – Sans vous, père ! s'écria-t-elle avec effusion, sans vous j'étais morte, empoisonnée par cette horrible femme ! Elle enleva sa magnifique écharpe et la déchira pour panser la blessure de son sauveur. Le chasseur la laissait machinalement faire ; il n'entendait pas ; une préoccupation étrange s'était emparée de lui ; son regard fouillait la foule avec une obstination singulière ; il semblait y chercher un ennemi invisible. Soudain, le Chasseur poussa un cri de joie ; il fit un bond et, saisissant un nègre à la fois au cou et à la ceinture, malgré la résistance désespérée qu'opposait celui-ci, il le contraignit à le suivre. – Le voilà ! dit-il en le jetant à demi étranglé aux mains des soldats stupéfaits, voilà l'assassin, le lâche empoisonneur ! C'est lui qui a lancé ces deux misérables contre moi pour délivrer la mulâtresse ! C'est lui qui m'a plongé son couteau dans le bras ! Prenez garde de laisser échapper cet homme ; tenez-le bien, c'est Télémaque, le plus féroce et le plus redoutable des lieutenants d'Ignace, le chef des nègres marrons de la Pointe-Noire. Le Chasseur ne s'était pas trompé : c'était bien, en effet, le terrible nègre dont il avait réussi à s'emparer. Du reste, il n'eut pas besoin d'insister pour que le prisonnier fût surveillé de près ; déjà le misérable était garrotté de façon à ne pouvoir faire un mouvement. Alors seulement le Chasseur consentit à céder aux prières de la jeune fille et de ses amis, et il laissa panser sa blessure dont le sang coulait toujours en abondance. Cependant la foule s'était peu à peu dispersée, une grande partie des noirs avaient, soit par curiosité, soit pour tout autre motif moins avouable peut-être, suivi les soldats qui emmenaient les prisonniers. L'anse à la Barque, si peuplée, si animée quelques instants auparavant, était déjà à peu près déserte ; la fête si brusquement interrompue, et d'une manière si terrible n'avait pas recommencé ; le mot sinistre de poison avait suffi pour glacer la joie dans les cœurs, mettre l'épouvante sur tous les visages. – Maintenant, messieurs, dit le Chasseur de rats aussi froidement que si rien d'extraordinaire ne s'était passé depuis ce moment où il avait interrompu sa conversation avec eux, voici vos chevaux, il est temps de partir pour la Basse-terre. – Nous ne pouvons aller à la Basse-Terre, dit le planteur avec inquiétude, ma fille est à peine remise de l'émotion terrible qu'elle a éprouvé ; elle est incapable de nous accompagner dans l'état nerveux où elle se trouve. – Oui, rentrons d'abord à la Brunerie, ajouta le capitaine. Le Chasseur sourit avec une majesté suprême. – Avez-vous toujours confiance en moi, monsieur ? demanda-t-il au planteur. – Oh ! mon ami ! pouvez-vous en douter ? s'écria M. de la Brunerie avec effusion, vous, deux fois le sauveur de ma fille. – Eh bien, s'il en est ainsi monsieur, partez sans crainte pour la Basse-terre où il est urgent que vous vous rendiez ; vous n'avez malheureusement perdu que trop de temps déjà. Confiez-moi mademoiselle Renée, je me charge de la conduire en sûreté à la Brunerie, sous l'escorte de quelques-uns de vos noirs. – Oui, faites cela, mon père, s'écria vivement la jeune fille, laissez-moi sous la garde de mon vieil ami ; il est si brave et si dévoué qu'auprès de lui je ne crains rien. Le planteur hésitait. La scène audacieuse qui s'était passée quelques instants auparavant, cet attentat si monstrueux, si froidement exécuté devant tant de témoins et que, seul, le hasard, ou plutôt un miracle avait empêché de s'accomplir, rendait M. de la Brunerie très-perplexe ; il lui répugnait d'abandonner ainsi son enfant, au milieu de la nuit, loin de son habitation, sous la garde si faible de quelques hommes seulement, si un danger nouveau se présentait à l'improviste ; certes il avait toute confiance dans le courage et dans le dévouement de l'homme qui s'offrait d'accompagner Renée, mais, en réalité, de toute l'escorte chargée de protéger celle-ci, le Chasseur était le seul homme sur lequel il pouvait réellement compter. – Je vous en prie mon père, dit la jeune fille ! avec insistance. – Tu le veux, mon enfant ? – Oui, mon père, murmura Renée. Elle-même ne se rendait pas compte de son obstination, secrètement elle avait peur ; cependant, pour rien au monde, elle n'aurait consenti à se séparer du Chasseur. – Que ta volonté soit donc faite comme toujours ! ma chère Renée ; mais, hélas ! mon inquiétude sera extrême pendant les longues heures que je serai séparé de toi. – Ne conservez aucune appréhension, je vous le répète, Monsieur, reprit le Chasseur ; vous connaissez ma profonde tendresse pour notre fille ; elle est sous ma sauvegarde, je saurai la défendre contre tout danger. Avant une heure, mademoiselle de la Brunerie sera rendue saine et sauve, à votre habitation. – Je vous laisse quatre noirs bien armés, je les crois fidèles et dévoués ; choisissez un cheval et partez puisqu'il le faut, répliqua le planteur. Plus la nuit s'avance, et plus mon inquiétude augmente. Souvenez-vous que je vous confie ce que j'ai de plus cher au monde : mon enfant. Allez, je désire vous voir vous éloigner devant moi. – Vous savez, monsieur, que je ne monte jamais à cheval, si ce n'est quand j'y suis contraint ; en cette circonstance surtout, je préfère marcher ; je veillerai mieux ainsi sur le dépôt sacré que vous me confiez. – Faites comme il vous plaira, mon ami, je m'en rapporte entièrement à vous du soin de prendre toutes les précautions exigées par la prudence. Le planteur désigna les quatre noirs qui devaient accompagner sa fille ; Puis il enleva Renée dans ses bras, l'embrassa tendrement à plusieurs reprises, la porta jusqu'au cheval qui lui était destiné et la posa doucement sur la selle. – Allons ! dit-il avec un soupir en lui donnant un dernier baiser, à demain, chère enfant ; que Dieu te garde de toute fâcheuse rencontre pendant ton court voyage. – Bon voyage, chère cousine, ajouta le capitaine ; je forme des vœux pour que nul danger ne vous menace. – À demain, mon père, et bonne nuit. Au revoir, mon cousin, répondit-elle, presque gaiement. Le Chasseur de rats se plaça en tête de la petite troupe, avec ses ratiers sur les talons, et, après un dernier adieu et une dernière recommandation de M. de la Brunerie, il fit un signe aux nègres et se mit enfin en marche. fée. – Ma cousine est brave, son conducteur est fidèle, dit le capitaine ; d'ailleurs le chemin est bon, assez fréquenté, et, de plus, l'habitation est peu éloignée ; c'est un trajet d'une heure tout au plus. Je crois, mon cousin, que nous ne devons conserver aucune appréhension. – Je sais tout cela comme vous, mon cher Paul, reprit tristement le planteur, mais je suis père !… Le jeune officier s'inclina sans répondre, son silence était plus éloquent que n'auraient pu l'être quelques phrases banales. – Partons, Paul, ajouta le planteur au bout d'un instant, le temps nous presse. Il se mit en selle, jeta un dernier regard en arrière, et s'éloigna à toute bride, en compagnie du capitaine et suivi de près par ses noirs. – J'ai le cœur brisé, murmura le planteur d'une voix étouf- En ce moment, la jeune fille disparaissait avec son escorte, derrière un rideau d'arbres séculaires, et s'engageait dans un sentier tortueux qui serpentait en capricieux détours sur les flancs d'une colline assez escarpée. La nuit était claire ; le ciel, d'un bleu profond, était semé à profusion d'étoiles brillantes ; la lune répandait sur le paysage accidenté une lumière pâle et mélancolique qui donnait aux objets une apparence fantastique. Le Chasseur marchait, calme, silencieux, mais attentif, à quelques pas en avant de la petite troupe, Précédé de ses ratiers fouillant chaque buisson et s'enfonçant hardiment dans tous les halliers, dont ils exploraient les profondeurs, furetant et cherchant avec cet instinct infaillible de leur race et qui ne peut être mis en défaut. La jeune fille, toute à ses pensées, se laissait doucement bercer par son cheval ; oublieuse comme une créole, sa première inquiétude avait fait place à une sécurité profonde ; elle voyageait en ce moment bien plus au riant pays des songes que sur la terre ; elle ne dormait pas, elle rêvait. Depuis longtemps déjà la petite troupe marchait ainsi, assez lentement, à cause des difficultés croissantes de la route, qui, bien que s'élargissant, s'escarpait de plus en plus ; on approchait de l'habitation, à laquelle le Chasseur espérait arriver bientôt ; déjà, à travers les éclaircies des arbres, on voyait luire, comme des lucioles se jouant dans la nuit, les lumières du camp des noirs, espèce de village dont toute plantation est précédée. L'Œil Gris était inquiet ; il redoublait de vigilance et ne s'avançait qu'avec une attention et une prudence extrêmes, d'autant plus que ses chiens qui, jusque-là, s'étaient montrés assez insouciants, donnaient depuis quelques instants des marques non équivoques d'inquiétude ; ils aspiraient l'air avec force, couraient çà et là, en faisant des zigzags répétés comme s'ils avaient senti des fumées ou découvert des passées et des pistes suspectes. Le manège obstiné de ses ratiers, dont le Chasseur connaissait de longue date l'intelligence, ne lui échappait pas ; il était, pour lui, prouvé jusqu'à l'évidence que quelque chose d'extraordinaire pouvait seul leur causer un tel émoi ; peut-être avaient-ils éventé une embuscade de nègres ; il était possible que cette embuscade fût ancienne et abandonnée, car rien ne bougeait aux environs et le plus complet silence continuait à régner sur la route ; mais le contraire pouvait aussi être vrai. Le chasseur jugea prudent de prendre ses précautions pour, en cas d'attaque, ne pas être pris à l'improviste ; il ralentit insensiblement son pas, afin de donner le change à ceux qui, peut-être, le guettaient dans l'ombre ; se laissa rejoindre par les chevaux, et dit quelques mots rapides aux nègres ; ceux-ci se rapprochèrent aussitôt de leur maîtresse et armèrent silencieusement leurs fusils. Alors l'Œil Gris se pencha vers la jeune fille et, posant négligemment la main sur le cou de son cheval : – Ma chère Renée, lui dit-il d'une voix contenue tout en feignant une assurance qu'il n'avait pas, je vous prie de tenir d'une main plus ferme la bride que vous laissez flotter un peu trop ; cette route est assez mauvaise, si votre cheval buttait ou faisait un écart, vous seriez renversée. Mademoiselle de la Brunerie, rappelée subitement à la réalité par cet avertissement dont, malgré le ton avec lequel il lui était donné, elle comprit l'intention, se redressa sur sa selle, rassembla la bride et se penchant vers son compagnon : – Je ne dors pas, mon ami, lui dit-elle avec un charmant sourire. – Peut-être, chère enfant, mais tout au moins vous rêvez ; il est important que vous soyez bien éveillée, ajouta-t-il avec intention. Et s'adressant aux noirs : – Pressons-nous ! dit-il d'un ton péremptoire n'admettant pas de réplique. Les chevaux prirent un trot allongé. En cet endroit, la route suivie par les voyageurs faisait une légère courbe ; le point saillant de cette courbe était formé par une masse granitique dont la base, minée par le temps, se creusait, sur une largeur de cinq à six mètres et une profondeur de trois ou quatre, du côté du chemin conduisant à une véritable montagne de roches qui s'étageaient en trois pics immenses. C'était cet abri inabordable que le Chasseur voulait atteindre. Tout à coup, les ratiers aboyèrent avec fureur, et tombèrent en arrêt des deux côtés opposés de la route à la fois, devant d'épais buissons formant une espèce de haie, vive, à droite et à gauche du chemin. Au même instant, un coup de sifflet strident traversa l'espace, et une vingtaine d'individus semblèrent surgir subitement de terre et bondirent au milieu du sentier dont ils occupèrent aussitôt toute la largeur. – Halte-là ! ou vous êtes morts ! cria une voix menaçante. Le Chasseur haussa dédaigneusement les épaules et répondit à cette sommation par un éclat de rire railleur. III Quel fût le résultat de la seconde tentative du capitaine Ignace contre mademoiselle de la Brunerie Le Chasseur avait réussi à atteindre le rocher. En moins d'une seconde, il enleva la jeune fille dans ses bras, la porta dans la grotte factice au fond de laquelle il lui recommanda de se tenir immobile, puis il rejoignit les noirs ; ceux-ci avaient mis pied à terre tous les cinq, alors ils se groupèrent devant l'entrée de l'excavation et, s'abritant derrière leurs chevaux, dont ils se firent un rempart improvisé, ils couchèrent résolument en joue les inconnus, toujours arrêtés à une vingtaine de pas plus loin, et ils attendirent. Les ratiers avaient subitement cessé leurs aboiements, deux d'entre eux avaient disparu, les quatre autres étaient venus se ranger derrière leur maître. Le Chasseur remarqua immédiatement l'absence de deux de ses inséparables compagnons ; mais, au lieu de s'en inquiéter, ses traits s'éclaircirent, et il sourit avec une satisfaction évidente ; pour des raisons connues de lui seul, il avait sans doute prévu qu'il en serait ainsi ; les braves bêtes n'étaient donc ni mortes ni fugitives, leur maître savait où les retrouver. Cependant la situation des voyageurs était excessivement critique ; le Chasseur ne se dissimulait pas le danger dont il était menacé, et le dénouement probablement terrible de cette atta- que imprévue s'il ne lui arrivait pas bientôt un secours sur lequel il n'osait compter. Un miracle seul pouvait le sauver, il le savait ; mais, bien loin de se laisser abattre, il semblait avoir repris toute son insouciance habituelle, et il calculait froidement, à part lui, les quelques chances qui lui restaient d'échapper à la mort. Ces chances pourtant étaient bien faibles. Que pouvaient tenter, si résolus qu'ils fussent, le Chasseur et ses quatre compagnons contre vingt bandits bien armés barrant le passage, et dont quelques pas à peine les séparaient ? Malgré cela, le Chasseur ne désespéra pas ; c'était une de ces natures stoïques qui jamais ne s'abandonnent au découragement, que le danger grandit, et qui ne tombent qu'en exhalant leur dernier souffle : morts, mais invaincus. – Rendez-vous ! reprit l'homme qui déjà une première fois avait lancé cette sinistre sommation. – Après le poison, le guet-apens et le meurtre, c'est dans l'ordre, répondit en ricanant le Chasseur, l'un ne réussira pas mieux que l'autre, capitaine Ignace ? – Ah ! tu m'as reconnu, démon, s'écria le mulâtre avec rage. – Oui, je vous ai reconnu, et je vous tiens au bout de mon fusil ; au moindre mouvement je vous tue comme un chien, vous voilà averti. Maintenant causons, si cela vous plait, je ne demande pas mieux, je ne suis pas pressé. – Tu es fou vieux Chasseur de rats, je me ris de tes menaces ; cette fois, tu ne m'échapperas pas, tu es bien pris, va ! – Bon, essaye de me mettre la main sur l'épaule. Ignace, – car le Chasseur l'avait reconnu en effet, et c'était bien le redoutable chef des noirs marrons du camp de SainteRose qui commandait en personne cette horde de bandits, se ramassa sur lui-même comme un tigre qui prend sort élan, fit un bond de côté, et, poussant un cri d'une modulation étrange, il s'élança en avant en même temps que ses farouches acolytes. Dix coups de pistolets éclatèrent à la fois, tirés au milieu de cette foule pressée, et presque à bout portant ; les fusils demeuraient toujours en joue, muets mais menaçants. Les nègres ne s'attendaient pas à une si rude réception ; ils se croyaient certains d'un succès facile ; ils reculèrent avec un frémissement de rage, laissant derrière eux quelques blessés étendus sur le sable du chemin, et poussant des hurlements de douleur. Les marrons avaient déchargé leurs fusils en s'élançant en avant, mais leurs balles, mal dirigées s'étalent perdues dans le vide. Ignace poussait de véritables hurlements de fureur ; ses complices étaient complètement démoralisés. – Le grigri du Chasseur de rats est plus puissant que les nôtres ! se disaient-ils entre eux avec effroi ; il nous tuera tous ! Le féroce mulâtre entendait ces paroles auxquelles luimême était sur le point d'ajouter foi ; il commençait intérieurement à regretter d'avoir tenté cette entreprise ; il désespérait presque de sa réussite. Soudain, le commandement de : Feu ! se fit entendre, un vent de mort passa sur les bandits avec des sifflements sinistres. Les voyageurs ne se défendaient plus ; ils attaquaient. Les rôles étaient changés. Les nègres marrons, atterrés, prenaient leurs grigris contre leur poitrine et les imploraient avec épouvante. Le Chasseur, toujours calme et froid, surveillait attentivement ses ennemis et faisait recharger les armes à ses noirs ; il riait sournoisement dans sa moustache fauve, le vieux coureur des bois des grands déserts américains ; il devinait ce qui se passait dans l'esprit superstitieux des nègres marrons, et, maintenant, il ne désespérait plus de la victoire. Il fallait en finir ; ces cinq hommes, qui en tenaient si audacieusement vingt en échec, sentaient leurs forces défaillir, quoiqu'ils fissent bonne contenance. Le capitaine Ignace le comprenait ; aussi, la voix étranglée par la honte, il priait et menaçait à la fois ses soldats ; les engageant à tenter un effort décisif. Ceux-ci hésitaient ; ils avaient peur et ne s'en cachaient pas ; cette défense héroïque leur semblait impossible sans l'intervention d'une puissance supérieure ; depuis longtemps leur conviction était faite sur le compte de Œil Gris ; ils le croyaient sorcier ; ce qui se passait en ce moment affermissait encore cette persuasion dans leur esprit frappé ; ils ne fuyaient pas, mais ils n'osaient plus avancer ; leurs regards erraient craintivement autour d'eux. Cependant les paroles de leur chef pour lequel ils éprouvaient un dévouement à toute épreuve, réussirent enfin à les émouvoir, et leur rendirent, sinon leur impétuosité première, mais, pour un instant, une résolution désespérée. Le capitaine Ignace se hâta de profiler de cet éclair de vaillance ; il se mit bravement à leur tête, et, tous à la fois, ils se ruèrent à corps perdu sur les voyageurs, en poussant des clameurs horribles. Ceux-ci reçurent les assaillants en gens de cœur qui ont fait résolument le sacrifice de leur vie. Cette fois l'élan des nègres marrons était irrésistible, il fallut en venir à l'arme blanche ; la mêlée devint affreuse. Bientôt un nègre de l'habitation fut tué, deux grièvement blessés ; Œil Gris et le dernier noir faisaient des prodiges de valeur ; ils semblaient se multiplier ; sans reculer d'un pouce, chacun d'eux luttait contre cinq ou six ennemis. Les chevaux, épouvantés par les cris et les coups de feu, s'étaient emportés dans toutes les directions ; les deux hommes combattaient à découvert, épaule contre épaule, faisant face de tous les côtés à la fois et masquant de leur corps l'entrée de l'excavation, refuge suprême de jeune femme. Les forces humaines ont des limites quelles ne sauraient impunément dépasser ; malgré la surexcitation nerveuse qui triplait sa vigueur d'athlète, le Chasseur sentait déjà dans tous ses membres les indices précurseurs d'un affaiblissement général ; ses tempes battaient à se rompre ; il avait des bourdonnements dans les oreilles ; un voile de sang s'étendait devant ses yeux. Il comprenait qu'une plus longue résistance deviendrait bientôt impossible ; qu'il succomberait à la tâche gigantesque qu'il s'était imposée, et qu'il laisserait ainsi sans défense celle qu'il avait juré de sauver. Alors une immense douleur envahit son âme ; des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux ; pendant quelques minutes, il fit des efforts si prodigieux qu'il contraignit ses ennemis à reculer devant la crosse redoutable de son fusil, dont il se servait en guise de massue pour fracasser les crânes et défoncer les poitrines de ceux qui, pour leur malheur, venaient à portée de ses coups. Le succès éphémère qu'il avait si providentiellement obtenu ne trompa pas le vaillant défenseur de mademoiselle de la Brunerie, il comprit que ces quelques minutes de répit ne lui étaient accordées par ses ennemis, dont neuf étaient encore debout, que parce que, eux aussi, éprouvaient l'impérieux besoin de reprendre des forces, avant de recommencer la lutte suprême, qui, cette fois se terminerait fatalement par sa défaite et sa mort. Malgré cette affreuse certitude, son visage ne refléta aucune des émotions poignantes qui lui serraient le cœur comme dans un étau ; il demeura ferme, calme, résolu, et attendit fièrement le dernier assaut, sans songer même à recharger son fusil, dont il serrait le canon entre ses doigts crispés ; d'ailleurs les nègres marrons avaient jeté leurs armes à feu ; dans les combats à outrance, leur instinct de bêtes fauves leur faisait préférer les couteaux et les poignards ; ils éprouvaient une volupté étrange dans ce déchirement des chairs palpitantes, et une joie de cannibales à sentir l'humidité chaude et gluante du sang couler sur leurs mains et pleuvoir sur leurs visages. Quoi qu'en disent les négrophiles européens, qui ne connaissent les noirs que par ouï-dire, il y a plus du tigre et du chacal que de l'homme dans le nègre de pure race africaine. – Un dernier effort, enfants ! s'écria le capitaine Ignace avec un accent de triomphe, nos grigris ont vaincu ! Le vieux démon est aux abois ! En avant ! La fille du planteur est à nous ! Mort aux blancs ! – Mort aux blancs ! rugirent les nègres. Ils s'élancèrent. Mais alors il se passa un fait inouï, incompréhensible, qui glaça les nègres marrons de terreur, et les arrêta comme si leurs pieds se fussent subitement fixés au sol. Le cri strident et saccadé de l'oiseau-diable traversa l'espace à deux reprises différentes, et tout à coup un homme apparut, sombre, menaçant sur le sommet de la masse granitique. Cet homme étendit le bras et, d'une voix vibrante qui fut entendue de tous, Il prononça ce seul mot : – Arrêtez ! Au même instant, sur toutes les pentes des montagnes voisines bondirent, comme une légion de fantômes, une foule de noirs ; en quelques secondes, ils eurent envahi le chemin et intercepté tous les passages. – Delgrès ! s'écria le capitaine Ignace avec rage. – Delgrès ! répétèrent les nègres marrons avec stupeur. Le Chasseur posa tranquillement à terre la crosse de son fusil, épongea la sueur ruisselant sur son visage et appuyant l'épaule contre le rocher : – Vive Dieu ! murmura-t-il à part lui, il était temps ; l'autre serait arrive trop tard, il n'aurait plus trouvé que nos cadavres. Delgrès était un homme d'une taille haute, élancée, bien prise ; ses manières étaient nobles, presque gracieuses ; ses traits, beaux, accentués, énergiques, éclairés par des yeux noirs au regard droit et perçant, avaient une rare expression de volonté mêlée de franchise, de rudesse et de douceur ; son teint d'un brun cuivré, ses pommettes saillantes, ses cheveux crépus le faisaient reconnaître pour un mulâtre ; il avait trente ans à peine, et portait, avec une aisance élégante, l'uniforme de chef de bataillon des armées républicaines. Il laissa pendant quelques instants errer un regard d'une expression indéfinissable sur la foule qu'il dominait, et qui se pressait anxieuse, inquiète et attentive au pied du rocher sur lequel il se tenait, le buste fièrement cambré en arrière, le front haut et les bras croisés sur la poitrine. Plusieurs torches avaient été allumées par les noirs ; leurs flammes, agitées en tous les sens par le vent, jetaient des reflets rouges sur les accidents, à demi noyés dans l'ombre, du paysage grandiose de cette luxuriante nature, et imprimaient un cachet d'étrangeté inexprimable à cette scène singulière. – Que signifient les coups de feu que j'ai entendus ? dit-il enfin d'une voix rude, pourquoi ces cadavres ? Ces paroles ne s'adressaient à personne en particulier ; nul ne se hasarda à y répondre. Le capitaine Ignace demeurait immobile, sombre et silencieux à l'écart. Delgrès se tourna vers lui. – Que faites-vous ici ? lui demanda-t-il sèchement ; saviezvous donc que j'y dusse passer cette nuit ? Répondez. – Je ne savais rien, dit le capitaine d'une voix sourde. – Alors pourquoi avez-vous abandonné votre poste sans ordre ? Cette désobéissance pourrait nous coûter cher à tous, reprit-il avec une rudesse plus grande encore ; les circonstances sont excessivement graves ; tous nos droits sont en ce moment remis en question… – Commandant ?… – Votre conduite est sans excuses, Capitaine, interrompitil ; ma présence ici lorsque je devrais être à la Basse-Terre ne vous dit-elle donc rien ? Eh quoi ! vous quittez votre poste, vous poursuivez je ne sais quelle vengeance particulière quand… Mais à quoi bon vous parler de cela en ce lieu ? fit-il en se reprenant ; assez tôt vous apprendrez ce qui se passe. – Ordonnez, commandant, que faut-il faire ? répondit respectueusement le capitaine ignace. – Prenez le commandement de mon bataillon et rendezvous à l'instant à la Pointe-Noire ; avant deux heures, je vous aurai rejoint. – Si vous me le permettez, je vous ferai observer… – Pas un mot de plus, capitaine, partez, vous n'avez déjà que trop perdu de temps. Delgrès descendit alors dut rocher, et il s'approcha du capitaine Ignace qui s'était activement mis en devoir d'obéir à l'ordre qui lui avait été si péremptoirement donné ; le mulâtre lui fit signe de le suivre, se retira un peu à l'écart avec lui, et pendant quelques minutes il lui parla à voix basse avec une certaine animation. – Comprenez-vous, maintenant, ajouta-t-il assez haut au bout d'un instant, combien il est important pour nous de ne pas perdre une seconde ? – Commandant, répondit le capitaine dont la prunelle métallique lança une lueur sinistre, je suis coupable, pardonnezmoi ; je saurai réparer ma faute. Le chef des nègres marrons réunit alors les soldats du commandant Delgrès, et, après avoir fait un salut à son officier supérieur, il s'éloigna d'un pas rapide, suivi de toute cette troupe. Une quinzaine de noirs seulement, attachés plus particulièrement à la personne du mulâtre, étaient demeurés ; tous les autres avaient disparu, sans même prendre la peine d'enlever les cadavres, les laissant étendus là où ils étaient tombés. Delgrès écouta un instant d'un air pensif le bruit de plus en plus faible des pas ; un douloureux soupir s'échappa de sa poitrine oppressée. – Ils me sont dévoués aujourd'hui, murmura-t-il en hochant tristement la tête, demain le seront-ils encore ? Cette race infortunée peut-elle être régénérée ? Est-elle mûre pour la liberté ? Que sais-je ! ajouta-t-il avec découragement, sans se douter qu'il parodiait le mot si douloureux de l'un de nos plus célèbres écrivains du dix-septième siècle, mot qui résume si tristement l'histoire de l'humanité, l'expression la plus complète du doute et de l'impuissance. Enfin, reprit-il, Dieu nous voit, il sera juge entre nous et nos oppresseurs. Tandis que ces choses se passaient le Chasseur de rats, certain que tout danger avait disparu, s'était hâté de pénétrer dans l'excavation, très-inquiet, et craignant surtout de trouver la jeune fille évanouie, ou en proie à une crise nerveuse, causée par la terreur qu'elle avait du éprouver pendant le combat. Il la vit, au contraire, calme et souriante. vée ! – Dieu soit loué, chère enfant ! s'écria-t-il, vous êtes sau– Je le sais, dit-elle ; Delgrès a réussi à museler ces tigres. – Sa présence seule a suffi ; c'est un rude homme, quoiqu'il soit mulâtre, je dois en convenir. – C'est surtout un noble cœur, murmura mademoiselle de la Brunerie. – Vous le connaissez ? – Beaucoup. – Et lui, vous connaît-il ? Son regard se fixa un instant sur le Chasseur avec une expression singulière, dans ses grands yeux bleus. – Serait-il venu si vite, s'il en était autrement ? dit-elle d'une voix basse et étouffée. – Que voulez-vous dire ? s'écria-t il avec surprise. – Rien ! Il y eut un court silence. – Vous avez du avoir bien peur ? demanda le vieillard, pour donner un autre tour à la conversation. – Oh ! oui. – Hélas ! il s'en est fallu de bien peu que, malgré tous mes efforts, vous ne soyez tombée aux mains de ces misérables. – Je connais toutes les péripéties de la lutte héroïque que vous avez soutenue pour moi, père. – Je n'ai fait que mon devoir, mais si Delgrès n'était si heureusement survenu… – J'aurais été faite prisonnière, voulez-vous dire ? – Hélas ! La jeune fille eut un sourire d'une expression étrange. – Non, mon ami, reprit-elle avec hauteur, rassurez vous ; quoi qu'il fût arrivé, je ne serais jamais tombée, vivante du moins, entre les mains de ce tigre à face humaine, que l'on nomme Ignace. Regardez ce bijou. Renée de la Brunerie retira alors de son corsage un mignon poignard, au manche constellé de diamants et dont le fourreau était en chagrin ; elle le présenta au Chasseur. Celui-ci en examina curieusement la lame, longue à peine de trois pouces, fine et affilée comme une aiguille. – Vous voyez cette tache bleuâtre à la pointe ? Reprit-elle de sa voix douce et caressante. – Oui, je la vois ; qu'est-ce que c'est ? – Du curare. – Oh ! s'écria-t-il avec épouvante, et… – Je me serais plongé sans hésiter cette arme dans la poitrine, si j'avais perdu toute espérance lors de cette lutte suprême, dit-elle avec une simplicité qui fit courir un frisson de terreur dans les veines du Chasseur. Vous voyez donc, mon ami, Ajouta-t-elle en reprenant le poignard et la replaçant dans son corsage, que je n'avais rien à redouter de ce bandit. Oh ! je suis une vraie créole, allez ! mon honneur m'est plus cher que la vie. Mais je crois que le commandant Delgrès vient de ce côté, allons le remercier du généreux secours qu'il nous a donné si providentiellement. La fière jeune fille quitta alors l'excavation, en s'appuyant avec une gracieuse nonchalance, sur le bras que lui offrait le Chasseur. Delgrès, en apercevant mademoiselle de la Brunerie, tressaillit imperceptiblement ; il s'arrêta devant elle, se découvrit et la salua avec la plus exquise politesse, mais sans prononcer une parole ; il semblait attendre. – Mon cher commandant, lui dit alors mademoiselle de la Brunerie, je ne sais s'il sera jamais en mon pouvoir de reconnaître, comme je le dois, le service immense que vous venez de me rendre. – Vous l'avoir rendu, mademoiselle, porte avec soi sa récompense ; qui ne serait heureux de risquer sa vie pour vous ? répondit Delgrès d'une voix émue, en fixant sur elle son regard d'où jaillissaient des lueurs étranges. La jeune fille détourna les yeux sans affectation. – je prierai mon père, monsieur, répondit-elle en rougissant légèrement, d'être mon interprète auprès de vous. – Oh ! mademoiselle, personne mieux que vous ne saurait me donner le prix de ce faible service. – Nommez-vous donc un faible service de m'avoir sauvé la vie, monsieur ? Dit-elle avec une moue charmante et pleine de fine raillerie. – Excusez moi, mademoiselle, reprit Delgrès avec embarras, je ne suis qu'un soldat grossier, auquel les mots manquent pour exprimer clairement ce que son cœur éprouve. – Peut-être, commandant, fit-elle, peut-être en est-il ainsi, en effet ; mais tout au moins je dois reconnaître que chez vous les actions remplacent, en certains cas, merveilleusement les paroles. – Oh ! de grâce, mademoiselle, n'insistez pas, je vous en conjure ; tant d'indulgence me rend confus, répondit-il en s'inclinant. La jeune fille ne voulut pas laisser plus longtemps la conversation s'égarer sur le terrain où l'officier essayait de la maintenir ; les femmes possèdent au plus haut degré le talent des transitions, tout moyen leur est bon pour cela, convaincues qu'elles sont qu'il appartient à elles seules de diriger l'entretien comme il leur plait ; nous devons avouer que non seulement elles ne se trompent pas, mais encore qu'elles ont complètement raison. elle. – C'est un miracle bien simple à expliquer mademoiselle. – Votre arrivée ici est pour moi un véritable miracle, dit- – Comment donc cela, mon cher commandant ? Vous ignoriez certainement que je dusse, à cette heure avancée de la nuit, traverser cette route et que vous m'y rencontreriez. – Je n'en étais effectivement pas certain, mademoiselle, mais je l'espérais. – Bon ! voilà que maintenant je ne vous comprends plus du tout, s'écria gaiement Renée. – Me permettez-vous, mademoiselle, de vous expliquer en deux mots ce qui, dans mes paroles, vous semble si extraordinaire ! – Je vous en prie, monsieur. – Une prière de vous est un ordre ; j'obéis, mademoiselle de la Brunerie ; votre père, et M. le capitaine Paul de Chatenoy, qui a, je crois, l'honneur d'être un peu votre parent… – Il est mon cousin issu de germain, monsieur, interrompit la jeune fille en souriant. Le mulâtre se mordit les lèvres. – Ces deux messieurs, reprit-il, se rendaient à franc étrier à la Basse-terre, lorsque je les ai rencontrés, il y a une heure à peine, à moins de trois lieues d'ici ; j'ai l'honneur, vous ne l'ignorez pas, mademoiselle, de connaître assez intimement M. de la Brunerie… – Il vous a en grande estime, monsieur. – Mon plus vif désir, mademoiselle, est de ne jamais démériter à ses yeux. – Vous prenez un chemin excellent pour qu'il en soit ainsi, monsieur ; mais, pardon, je jase à tort et à travers et je vous interromps sans cesse ; veuillez continuer, je vous prie. – M de la Brunerie s'arrêta en m'apercevant ; il m'apprit l'odieux guet-apens dont vous avez failli être victime ce soir à l'anse à la Barque pendant le bamboula, et comment, appelé à l'improviste pour des motifs fort graves à la Basse-terre, il avait été, à son grand regret, contraint de vous laisser retourner presque seule à votre habitation. – C'est vrai, commandant, mais sous l'escorte de l'Œil Gris, un ami dévoué de ma famille. – Et qui certes l'a prouvé, mademoiselle, répondit franchement Delgrès, par la façon héroïque dont il vous a défendue. – Tout autre à ma place eut fait de même, répondit tranquillement le Chasseur. – Oh ! oui, s'écria l'officier avec feu. – Pardon, mon cher commandant, vous disiez donc ? – J'avais l'honneur de vous dire, mademoiselle, que cette confidence de M. de la Brunerie me causa une vive inquiétude ; je pris congé de lui et, toute affaire cessante, je me mis aussitôt à votre recherche. Je connais depuis longtemps le capitaine, c'est une nature inculte, violente, entêtée ; ce qu'il a résolu une fois, il faut qu'il l'exécute, quoiqu'il doive lui en coûter. Cette haine implacable qu'il a pour vous et dont j'ignore la cause… – Et moi de même, monsieur, interrompit vivement mademoiselle de la Brunerie, car je ne connais pas cet homme, jamais avant ce soir je ne l'avais vu. – Cette cause, je la découvrirai, moi, je vous le jure, mademoiselle ; mais rassurez-vous, à l'avenir vous n'aurez plus rien à redouter de lui ; je saurai le contraindre à renoncer à cette vengeance, honteuse surtout lorsqu'elle s'adresse à une femme aussi digne de respect que vous l'êtes. – Je vous remercie sincèrement de cette promesse, monsieur. – Je soupçonnai donc le capitaine Ignace de vouloir prendre sa revanche de son échec de la soirée, et d'avoir l'intention de vous attaquer et de s'emparer de votre personne pendant le long trajet de l'anse à la Barque à votre habitation. – Vos prévisions n'étaient, malheureusement, que trop justes, monsieur. – Je me félicite de ne m'être pas trompé, mademoiselle, puisque cela m'a procuré le double bonheur de vous rendre un service et de vous voir. Mais il se fait tard, la nuit est sombre et froide, vous êtes encore éloignée de plus d'une demi-lieue de votre habitation ; daignerez-vous mademoiselle, me permettre de vous accompagner jusque là ? – Monsieur… répondit-elle avec embarras. – Je me suis encore servi, malgré moi, d'une mauvaise locution ; pardonnez-moi, mademoiselle, mon intention était de vous offrir tout simplement mon escorte. – Je crois, commandant ; que, tout en vous rendant grâces de votre offre généreuse, mademoiselle de la Brunerie ne l'acceptera pas, dit le Chasseur, en se mêlant sans façon à la conversation. – Pourquoi donc cela, s'il vous plaît ? demanda le mulâtre avec hauteur. Cette offre n'a, que je sache, rien qui puisse déplaire à mademoiselle de la Brunerie. – Oh ! vous ne le croyez pas, monsieur le commandant ! s'écria vivement la jeune fille. – Je ne dis pas cela, bien loin de là, reprit imperturbablement le Chasseur ; mais, si je ne me trompe, il nous arrive tout juste à point une escorte plus que suffisante pour nous rendre en complète sécurité à la Brunerie. – Je ne sais ; ce que vous voulez dire, ni à quelle escorte vous faites allusion, monsieur. – Ce n'est pas possible, commandant ! Prêtez l'oreille… N'entendez-vous rien ? – Rien, sur l'honneur ! si ce n'est un bruit sourd et confus que je ne sais à quelle cause attribuer ? – Ce bruit, monsieur, ne me trompe pas, moi ; il est produit par une troupe de chevaux arrivant à toute bride ; avant dix minutes ils seront ici. – Des chevaux ! – Oui, commandant, je vous l'affirme. – Mais d'où viennent-il, ces chevaux ? – De pas bien loin, de l'habitation de la Brunerie, tout simplement. – De la Brunerie ?… c'est impossible ! – Pourquoi donc cela, commandant ? – Parce que l'on ignore à la Brunerie la situation dans laquelle vous vous trouvez. – Erreur, commandant. Lorsque j'ai été arrêté à l'improviste par le capitaine Ignace, comprenant que j'aurais non-seulement fort à taire pour me tirer seul de ses mains, mais que peut-être cela me serait impossible, j'ai envoyé chercher du secours à la Brunerie ; ce secours, le voici qui arrive, un peu tard, peut-être mais enfin il arrive, et, en ce moment, c'est l'essentiel. – Par qui donc avez-vous pu envoyer demander du secours, vieux Chasseur ? – Par qui ? fit celui-ci avec ironie, mais par deux de mes ratiers. Vous voyez que je n'en ai que quatre autour de moi. Oh ! que cela ne vous surprenne pas, mes chiens sont des bêtes trèsintelligentes, et elles ont sur l'homme l'avantage énorme de ne pas savoir parler, ce qui les empêche souvent de dire des sottises. La jeune fille ne put s'empêcher de sourire. – Vous vous moquez de moi, monsieur, s'écria le mulâtre avec colère. – Nullement, commandant, dans un instant vous en aurez la preuve, répondit le vieillard avec froideur. Le chasseur avait dit vrai. Le bruit du galop des chevaux se rapprochait rapidement, bientôt une nombreuse troupe de cavaliers arriva au tournant de la route ; un homme d'une cinquantaine d'années, grand, maigre, vigoureusement charpenté, aux traits intelligents et énergiques, le teint très-brun et les che- veux crépus, tenait la tête de la troupe et la précédait d'une quinzaine de pas. Cet homme était M. David, le commandeur de l'habitation de la Brunerie. Il était mulâtre, avait été élevé sur la Plantation, où toute sa famille habitait depuis nombre d'années ; Il était dévoué à M. de la Brunerie dont, à juste titre, il possédait toute la confiance. Aussitôt qu'il aperçut la jeune fille, il sauta à bas de son cheval et courut vers elle avec la joie la plus vive. Voici ce qui s'était passé à la Brunerie : L'arrivée des deux ratiers, haletants et la langue pendante, avait fort inquiété le commandeur, car le chasseur, lorsqu'il était passé le soir, à l'habitation, lui avait fait à peu près confidence des événements qui se préparaient, et des raisons qui exigeaient impérieusement sa présence à l'anse à la Barque. Cependant, M. David avait, par prudence, hésité à dégarnir la plantation ; mais, presque aussitôt la rentrée des cinq chevaux, les harnais en désordre, brisés et couverts de sang, – deux chevaux étaient blessés, – lui fit comprendre qu'il n'avait pas un instant à perdre s'il voulait sauver sa jeune maîtresse. Le commandeur, sans plus hésiter, avait réuni une cinquantaine de cavaliers, et il s'était élancé à la recherche de mademoiselle de la Brunerie, précédé, comme batteurs d'estrade et d'éclaireurs les deux ratiers du Chasseur qui l'avaient conduit tout droit au champ de bataille. L'arrivée du commandeur et de son escorte enlevait au commandant Delgrès tout prétexte pour insister davantage auprès de mademoiselle de la Brunerie ; il se résigna, bien que contre son gré, à prendre congé d'elle. – Je pars, mademoiselle, lui dit-il ; puisque ma présence ici est, grâce à Dieu, maintenant inutile. Adieu, soyez heureuse. Les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons sont trèsgraves ajouta-t-il avec une dignité triste ; peut-être n'aurai-je plus le bonheur de vous voir ; mais quoi qu'il arrive et quels que soient les récits que l'on vous fasse de la conduite que je serai peut-être malheureusement contraint de suivre, je vous en supplie, mademoiselle, ne me méprisez point ; plaignez-moi, croyez que jamais je n'oublierai ce que je me dois à moi-même, et que je resterai toujours digne de votre… de l'estime des honnêtes gens, ajouta-t-il en se reprenant. Il salua, alors respectueusement la jeune fille ; d'un signe il ordonna à ses noirs d'éteindre les torches et de le suivre, puis il s'éloigna rapidement, sans retourner une seule fois la tête en arrière. – Que signifient cas paroles ? murmura mademoiselle de la Brunerie, en fixant d'un air pensif ses regards sur l'endroit où avait disparu le mulâtre. – Hum fit le commandeur avec un hochement de tête énigmatique, voilà un gaillard, qui, je le crains, manigance quelque détestable affaire. Qu'en pensez-vous, vieux Chasseur. – Eh ! fit-il en ricanant, je pense que vous pourriez bien avoir raison, mon maître ; les temps sont mauvais, cet homme est intelligent et ambitieux ; il mûrit quelque sombre projet ; mais lequel ? voilà ce que ni vous ni moi ne pouvons deviner, quant à présent, du moins. Et, au bout d'un instant il ajouta à part lui : – Je le surveillerai. – Cinq minutes plus tard, mademoiselle de la Brunerie reprenait le chemin de l'habitation. – Mais, cette fois, la troupe nombreuse dont elle était escortée la mettait à l'abri de toute attaque ; aussi atteignit-elle sa demeure sans être inquiétée. IV Ce que l'on est convenu, aux colonies, de nommer une habitation Le quartier de Bouillante se nommait autrefois l'Îlet à Goyave ; selon toutes probabilités, il doit son nom actuel à la chaleur de ses fontaines. Ce quartier, hâtons-nous de le dire, un des plus pittoresques de la Guadeloupe, commence à la pointe nord-ouest de l'anse à la Barque. En quittant le fond de cette anse, on gravit une morne assez élevé, mais surtout d'accès difficile, par un chemin étroit, pierreux, coupé de ruisseaux et de ravins profonds ; ce chemin se rapproche insensiblement du bord de la mer, serpente presque toujours sur une falaise escarpée et conduit à Bouillante. Plus que dans toute autre partie de la colonie, le sol de ce quartier paraît avoir été récemment bouleversé et travaillé par l'action puissante des feux souterrains ; il est excessivement accidenté, et offre presque à chaque pas des particularités bizarres, fort intéressantes au point de vue scientifique, mais en général assez désagréables pour ses habitants ; il s'y trouve plusieurs sources d'eau bouillante, dont une jaillissant à une dizaine de mètres dans la mer ; par un seul jet d'environ quinze centimètres de tour, s'élance à une grande hauteur en bouillonnant, et écume l'eau de la mer dans un rayon de plus de vingtcinq mètres sur deux de profondeur, à une température assez élevée pour qu'il soit possible d'y faire cuire des œufs ; expérience plusieurs fois tentée avec succès. Nous ajouterons que Bouillante est à la fois un des quartiers les plus fertiles, les plus pittoresques et les mieux cultivés de la Guadeloupe. C'était dans le quartier de Bouillante que s'élevait la Brunerie, la plus vaste et la plus importante des deux plantations possédées par le marquis de la Brunerie ; la seconde plantation, nommée d'Anglemont, était située dans la Matouba ; nous aurons occasion d'en parler plus loin. Dans les Antilles françaises, toutes les habitations sont construites à très-peu de différence près, sur le même modèle ; ainsi, en décrivant celle de la Brunerie, nous allons essayer de donner au lecteur une idée de ce que sont ces charmants et populeux villages auxquels, dans les colonies, on est convenu de donner le nom d'habitations, et dont aucune exploitation agricole de nos pays, si importante qu'elle soit, ne saurait donner l'idée. Les chemins qui, de la Basse-terre ou de la Pointe-à-Pitre, les deux capitales de l'île, conduisent à la Brunerie, ne ressemblent en rien à sens que nous sommes accoutumés à parcourir en France ; là, tout est primitif, les ingénieurs n'y ont jamais passé, la nature seule en a fait tous les frais. La plupart de ces chemins ont commencé tout simplement par être des sentiers, tracés et foulés d'abord par les piétons, élargis par les cavaliers et nivelés ensuite par les cabrouets employés pour le transport des denrées, des cannes à sucre, du café, du manioc, etc., etc. De chaque côté de ces routes improvisées, s'élèvent des haies de cierges épineux très-serrés les uns contre les antres, et dont on ne se défend qu'à grand peine à cause de leur tendance obstinée à envahir la route et intercepter le passage. Après avoir suivi ces chemins ou ces sentiers, comme il plaira au lecteur de les nommer, chemins qui serpentant sur les flancs des mornes, sont coupés de ravines profondes et dont le sol laisse voir à chaque pas les traces récentes de soulèvement volcanique, la végétation prend tout à coup, au bout de deux heures de marche, et sans transition aucune, toute sa luxuriante beauté ; l'on traverse alors un pêle-mêle radieux de sandal, de bois chandelle odorants, d'élégants lataniers dont la tige est droite comme une flèche et dont les feuilles se déploient comme les lames d'un éventail ; de gaines à fleurs blanches ou bleues, de bois de fer, d'acacias bois dur, nommés dans le pays : tendre à caillou ; des acajous, et tant d'autres dont la nomenclature est impossible. En sortant de ce délicieux fouillis de fleurs et de verdure, on arrive aux pieds des grands mornes ; c'est à la base de cette chaîne imposante que l'habitation de la Brunerie est adossée, au milieu du paysage le plus pittoresque et le plus accidenté qui se puisse imaginer, et planant au loin sur la mer jusqu'aux extrêmes limites de l'horizon. Deux sources assez importantes jaillissaient du sommet des montagnes tombaient en cascades échevelées, de rochers en rochers, et formaient deux ruisseaux, qui, après avoir enlacé l'habitation dans leurs nombreux et capricieux méandres, confondaient leurs eaux, se changeant ainsi en une charmante rivière-torrent, appelée poétiquement : rivière aux Cabris, à cause de ses nombreuses chutes, et qui va enfin se perdre dans la mer, non loin de l'anse à la Barque. Après avoir suivi une longue et large allée de palmistes aux troncs cannelés, ressemblant à autant de colonnes trajanes, ayant pour chapiteau un merveilleux éventail de feuilles de cin- quante pieds, on débouchait près des bâtiments d'exploitation, la sucrerie et les ateliers ; à droite, parfaitement alignées et formant des rues, se trouvaient les cases des nègres. Ces cases, presque toujours construites en bois et recouvertes en vacois, sont généralement composées de deux pièces assez spacieuses, dont l'une sert de cuisine et l'autre de chambre à coucher. Toutes ces cases ont un petit jardin par-derrière. Ces bâtiments, coquettement installés, étaient entourés d'un pêle-mêle de grands et beaux arbres au milieu desquels ils semblaient se cacher ; des fromagers gigantesques, des sabliers dont le fruit en forme de boite à compartiments détone comme une décharge d'artillerie des cassiers dont les gousses immenses pendent et babillent sous l'effort du vent, des manguiers superbe, puis un véritable fouillis de citronniers ; grenadier orangers, goyavier limoniers et lauriers-roses, sans parler des bananiers touffus chargés d'énormes régimes de leurs fruits savoureux, et des cocotiers balançant dans les airs leurs magnifiques parasols ; sous les plus grands de ces arbres, on attache, le soir, les bœufs de l'habitation à des piquets ; c'est là qu'ils passent habituellement la nuit. À quatre cent mètres environs à l'arrière des cases à nègres, des ateliers et des bâtiments d'exploitation, s'élevait la Brunerie. Cette maison était un véritable château de haut et grand style ; il suffit d'un seul regard pour s'assurer qu'il remontait à la grande époque coloniale, alors que le faste des créoles ne reculait devant aune prodigalité, si ruineuse qu'elle fût. Cette habitation était construite en bois. Ici nous ouvrirons une parenthèse. À la Guadeloupe, surtout, bien que l'on ren- contre de très-belles maisons en maçonnerie, presque généralement on construit en bois. Les forêts de l'île renferment six ou huit essences incorruptibles avec lesquelles on fait des charpentes dont la durée n'a pas de limites ; la moitié au moins des maisons construites en bois à la Guadeloupe datent de l'établissement de la colonie ; elles ont donc plus de deux siècles d'existence ; cependant elles sont dans un état tel de conservation qu'on les croirait bâties depuis à peine dix ans. Nous disons donc que cette maison était construite en bois ; mais l'architecte en avait tiré un tel parti, le ciseau d'un habile sculpteur avait si richement fouillé et si admirablement creusé et découpé ce bois, que la pierre n'aurait, certes, pu produire un plus grand effet et offrir un plus bel aspect. Un double perron de dix marches en marbre, à doubles rampes forgées et curieusement ornées, donnait accès à une large terrasse d'où l'œil embrassait d'un seul regard le panorama immense de la grande et de la Basse-Terre, la rivière salée qui les sépare l'une de l'autre, et les petites îles qui semblent se presser, comme en se jetant, autour de la Guadeloupe. En avant du château, ainsi que nous l'avons dit plus haut, se trouvaient les dépendances, formant une espèce de camp circulaire s'arrêtant aux boulingrins et aux parterres d'un parc immense enveloppant l'empiétement le château. Toutes les maisons des colonies sont établies de façon à donner de l'air, le premier besoin étant de respirer, leur distribution intérieure est donc invariablement la même ; la Brunerie ne se distinguait pas des autres. Le château avait quinze larges fenêtres de façade, mais fenêtres sans vitres et sans rideaux. ; vitriers et tapissiers sont inconnus dans ces contrées, on l'on veut avant tout la libre circulation de l'air. On pénétrait dans le château de plain-pied, et sans transition, l'on entrait dans une vaste pièce oblongue, qu'on appelait la galerie ; de là on passait dans le salon par de grandes arcades à plein cintre et sans portes. La galerie et le salon formaient tout le rez-de-chaussée ; les fenêtres étaient garnies de stores Vénitiens, qui, malgré le soleil, entretenaient une délicieuse fraîcheur. Les appartements de maîtres occupaient le premier étage ; ils étaient distribués dans les mêmes conditions d'air et de confort ; un immense balcon circulaire, très-large et à rampe de bois ouvragée, faisait tout le tour du château, auquel il donnait un aspect des plus pittoresques. Dans la galerie du rez-de-chaussée, sur un immense guéridon, à dessus de marbre vert, étaient constamment disposées à profusion toutes les boissons rafraîchissantes, limonades ou autres, connues dans les colonies. Riches ou pauvre, créole ou Européen, à la seule condition d'être blanc, connu ou inconnu, chacun pouvait se présenter avec confiance, entrer dans la galerie, dire ou ne pas dire son nom, et être certain d'être cordialement reçu, considéré comme un ami, avoir sa place à table, sa chambre dans l'habitation ; être libre d'y demeurer aussi longtemps qu'il lui plairait de prolonger sa visite, sans que jamais sa présence paraisse à charge aux maîtres de l'habitation. Au reste, il en est de même partout dans les Antilles françaises ; l'hospitalité la plus large, la plus sincèrement amicale est la loi suprême. Cette description, bien que très-longue déjà, ne serait cependant pas complète si nous n'entrions point dans quelques détails des mœurs et de la vie intérieure des créoles. En général, dans toutes les maisons, chacun a son domestique particulier, puis viennent : un cuisinier, deux blanchisseuses, trois ou quatre couturières, autant de femmes pour les commissions ; une demi-douzaine de négrillons et de négrillonnes, trop gâtés, qui ont leurs maîtres pour esclaves ; et bien d'autres domestiques encore, formant une véritable tribu d'irréguliers, dont l'emploi n'a jamais pu être défini et ne s'en souciant guère ; toutes les servantes font ce qui leur plaît ; de plus elles sont paresseuses, gourmandes, coquettes, et se couvrent de batiste brodée, de point de Paris et de bijoux. Après chaque repas, la maîtresse de la maison va faire manger les domestiques, distribuant elle-même à chacun la part qui lui revient ; sans cette précaution les plats seraient mis au pillage ; et ce serait une véritable curée. Règle générale : tout créole a au moins un nègre de confiance qui dort dans sa chambre à coucher ; les domestiques se couchent sur des matelas jetés sur le parquet, en travers de la porte ou de la fenêtre. Les créoles vivent, ou plutôt vivaient ainsi, aujourd'hui, grâce à l'émancipation des nègres, les choses doivent avoir changé, perpétuellement au milieu des noirs ; la nuit ceux-ci étaient là, étendus près des armes, des bijoux, de l'or et de l'argenterie dont ils savaient très-bien les places ; il n'y avait pas une seule porte ni une fenêtre qui fermât, et à quelques pas à peine de l'habitation, retirés dans leurs cases, se trouvaient au moins trois ou quatre cents nègres armés de haches et de coutelas. Voilà comme vivaient les créoles avec leurs esclaves, à l'époque où se passe notre histoire ; telle était l'existence de ces hommes que des négrophiles s'efforçaient de représenter comme des maîtres barbares, cruels, oppresseurs de la race noire. Du reste, il semble que ce soit un parti pris, car de tout temps on a écrit l'histoire de cette façon, plus ou moins véridique. Aujourd'hui nous ignorons comment les choses se passent, mais nous sommes convaincu que tout va beaucoup plus mal. Maintenant, nous reprendrons notre récit, trop longtemps interrompu par cette indispensable description, au point où nous l'avons laissé. Mademoiselle de la Brunerie fit une véritable entrée triomphale dans l'habitation ; tous les noirs étaient éveillés, ils se tenaient, hommes, femmes et enfants, devant leurs cases, des torches à la main, et ils saluèrent au passage leur jeune maîtresse de leurs bruyantes et chaleureuses acclamations. Il était un peu plus de onze heures du soir ; la nuit était douce, tiède, transparente. Au lieu de se livrer au sommeil, qui, dans l'état de surexcitation nerveuse où elle se trouvait à la suite de tous ces événements, n'aurait probablement pu clore ses paupières, après avoir mis un large peignoir de mousseline blanche sans ceinture, elle embrassa sa ménine, jeune négresse de son âge, que, suivant la coutume créole, son père lui avait donnée le jour de sa naissance et qui jamais ne l'avait quittée, lui dit de la suivre et descendit dans le salon, où elle avait prié l'Œil Gris de l'attendre. La jeune fille s'assit dans un grand fauteuil, dont les pieds posaient sur deux traverses arrondies en croissant, et fit signe à la gentille Flora, sa menine, qu'elle aimait beaucoup, de s'accroupir près d'elle sur un coussin. Elle était ravissante ainsi, Renée de la Brunerie, coiffée d'un madras, enfouie comme un bengali frileux dans des flots de dentelles, se balançant nonchalamment dans son fauteuil, tandis que les rayons argentés de la lune se jouaient sur son charmant visage et dans le clair-obscur de cette vaste pièce que nulle lumière n'éclairait, autre que celle qui tombait des étoiles, et la faisait ressembler plutôt à une vaporeuse création ossianesque qu'à une créature mortelle. Le Chasseur, toujours entouré de ses six ratiers, couchés en rond à ses pieds, s'était modestement assis sur un tabouret de bambou, et tenait son inséparable fusil appuyé contre sa cuisse. Après quelques secondes d'un silence qui commençait fort à peser à la jeune fille, elle se pencha légèrement vers son compagnon. – Vous avez à me parler, n'est-ce pas, père ? lui dit-elle d'une voix câline. – Qui vous fait supposer cela ? demanda-t-il en souriant. – Votre conduite de ce soir. N'essayez donc pas de me donner le change, je vous ai deviné. – Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je ne veux pas lutter de finesse avec vous, je m'avoue vaincu à l'avance ; oui, chère enfant, j'ai en effet à vous parler ; de plus, je me suis chargé de vous remettre… – Quoi ? interrompit-elle vivement. – Vous le saurez plus tard, gentille curieuse ; soyez patiente, j'ai d'abord, si vous me le permettez toutefois, quelques questions à vous adresser. – Parlez, père. – Me promettez-vous, ma chère Renée, de répondre franchement à ces questions ? – Ai-je jamais eu des secrets pour vous, père ? fit-elle avec une moue charmante. – Jamais, c'est vrai, chère enfant ; mais aujourd'hui ce que j'ai à vous demander est fort grave, et j'hésite, malgré moi, à le faire, je vous l'avoue. – Pourquoi cela, père ? ne puis-je tout entendre de vous ? – Oui, certes, chère enfant, mais il s'agit d'un de ces secrets que les jeunes filles enfouissent précieusement au plus profond de leur cœur, et que souvent elles osent à peine s'avouer à ellesmêmes. – De quoi s'agit-il donc, mon ami ? demanda mademoiselle de la Brunerie pendant qu'une légère rougeur colorait son visage. – De votre bonheur, Renée. – De mon bonheur ? murmura-t-elle. – Oui. Serez-vous franche avec moi ? – Oh ! ce soir vous êtes cruel pour moi, Hector s'écria-t-elle les yeux pleins de larmes. – Silence, Renée ! Comment osez-vous, après votre promesse, prononcer ce nom maudit, en ce lieu surtout ? dit le Chasseur d'une voix sourde avec l'expression d'un ressentiment amer. – Pardonnez-moi, je vous en prie, cette faute involontaire, mon… ami ; ce nom m'est échappé malgré moi. Jamais, tant que vous n'en aurez pas ordonné autrement, il ne reviendra sur mes lèvres, je vous le jure… Me pardonnez-vous ? ajouta-t-elle après un instant de sa voix la plus câline en se penchant coquettement vers lui. Le Chasseur lui mit un baiser sur le front. – Comment est-il possible de vous garder rancune ? dit-il en souriant, le moyen existe, probablement, mais j'avoue que je ne l'ai pas encore trouvé. – Et j'espère que vous ne le trouverez jamais, mon bon, mon excellent ami. Eh bien, maintenant que la paix est faite, pour ma punition, je vous promets la plus entière franchise ; interrogez-moi ; demandez-moi ce qu'il vous plaira, je vous répondrai. Le Chasseur désigna d'un geste muet la jeune négresse accroupie aux pieds de mademoiselle de la Brunerie. – Ne craignez rien de Flora, dit vivement Renée ; elle, c'est moi ; nous sommes sœurs de lait et d'âme ; elle connaît mieux mon cœur que je ne le connais moi-même, n'est-ce pas, mignonne ? – Vous êtes si bonne et si belle ! Qui ne vous aimerait, maîtresse ? répondit la fillette avec une émotion qui remplit ses yeux de larmes. – Parlez donc sans réticences, je vous en prie, père. Il y eut un instant de silence. – Renée, reprit enfin le Chasseur, savez-vous pourquoi M. Gaston de Foissac a quitté la Guadeloupe ? – J'étais bien jeune lorsqu'il est parti. – C'est juste, et s'il revenait ? – Je le reverrais avec plaisir ; nous avons été, tout enfants, compagnons de jeux et de plaisirs : nous nous aimions beaucoup. – Vous connaissez les projets ou plutôt les intentions de votre père à l'égard de ce jeune homme ? – Très vaguement ; d'ailleurs Gaston est parti, qui sait s'il reviendra jamais ? – Il est revenu. – Ah ! fit-elle avec indifférence. – D'un moment à l'autre vous devez vous attendre à recevoir sa visite ; peut-être espère-t-il que vous ne vous opposerez pas aux projets de votre père et que vous consentirez… – À être son amie, interrompit-elle vivement ; jamais M. Gaston de Foissac ne sera autre chose pour moi, ajouta-t-elle avec un accent de fermeté qui surprit son interlocuteur. Il baissa la tête, mais, la relevant presque aussitôt, il regarda la jeune fille bien en face. – Renée, lui dit-il nettement, aimez-vous le général ? Il se fit un changement subit dans la jeune fille ; elle sembla se transfigurer ; elle se redressa vivement, un éclair jaillit de ses yeux bleus, sa physionomie prit soudain une expression sérieuse, presque sévère. – Je l'aime ! répondit-elle d'une voix aussi ferme qu'elle avait un instant auparavant prononcé une condamnation qui, dans son esprit, était sans doute irrévocable. – Et lui, vous aime-t-il ? – Je le crois. – Il ne vous a jamais déclaré son amour ? – Jamais. – Et pourtant vous y croyez ! – Le mot n'est pas juste, père ; j'ai la conviction, la certitude morale de cet amour ; le général ne m'a pas dit : Je vous aime, c'est vrai, mais j'ai deviné son amour, à l'émotion que j'ai éprouvée en apprenant, ce soir, son arrivée sur nos côtes ; j'ai compris que c'était pour moi seule qu'il était venu, et je l'ai remercié au fond de mon âme, avec un attendrissement radieux. Le Chasseur détourna la tête pour cacher son émotion, puis il reprit après quelques secondes : – Votre père connaît-t il cette inclination, ma chère Renée ? – Il l'ignore, père à quoi bon lui raconter les rêves insensés d'une jeune fille ? L'Océan me séparait du général ; connaissant les projets depuis longtemps arrêtés de mon père à propos de M. de Foissac, je devais me taire ; l'heure des confidences n'avait pas sonné encore. – Et maintenant ? – Maintenant, la situation n'est plus la même ; M. de Foissac est, dites-vous, de retour à la Guadeloupe ; le général est arrivé, lui aussi ; il me faut donc prendre une détermination, je n'hésiterai pas. Lorsque j'aurai vu une fois, une seule, le général, qu'il m'aura écrit ou que je me serai expliquée avec lui, je dirai tout à mon père aussi franchement que je vous le dis à vous, mon… ami. – Bien, très-bien, ma chère Renée ! s'écria le vieillard avec émotion ; vous êtes une enfant pure et chaste qui se souvient encore de ses ailes d'ange ; vous serez heureuse, quoi qu'il arrive, je vous le promets, je vous le jure. – Oh ! que vous êtes bien mon seul et mon véritable ami ! s'écria Renée. Et, se levant d'un bond, elle se jeta éperdument dans les bras du Chasseur et elle cacha sur sa poitrine son charmant visage inondé de larmes. – Chère enfant ! murmura le vieillard d'une voix tremblante. Soudain elle se releva, et se rejetant dans son fauteuil en essuyant ses yeux : – Je veux vous dire comment je l'ai connu, reprit-elle avec émotion ; c'est bien simple, bien naïf, bien ridicule, peut-être, mais c'est à dater de ce jour que j'ai senti battre mon cœur, et que j'ai commencé à vivre ; jamais je ne l'oublierai. Écoutezmoi, vous, mon ami, mon confident. – Parlez, Renée, je vous écoute avec la plus affectueuse attention. – Lorsque le moment arriva où je devais compléter mon éducation, mon père voulut, ainsi que c'est la coutume aux colonies, que cette éducation se terminât en France. Les mauvais jours étaient passés, la prescription et l'échafaud avaient disparu. Mon père me confia au capitaine Laplace, un de nos proches parents, commandant la corvette de l'État la Capricieuse ; il avait reçu l'ordre de retourner en France ; je partis avec lui. Le capitaine Laplace était un homme de cinquante ans à peu près, d'une excellente famille ; il eut pour moi les plus charmantes attentions, et me traita pendant toute la traversée comme si j'eusse été sa fille ; il voulut me conduire lui-même à Paris chez madame de Brévannes, ma tante, qui avait consenti à veiller sur moi, et à me servir de mère pendant mon séjour en France ; madame de Brévannes me reçut à bras ouverts : après m'avoir, pendant quelques jours, conservée près d'elle, pour me faire voir Paris et me laisser me reposer de mon long voyage, elle me mit au couvent du Sacré-cœur, où déjà se trouvaient ses deux filles, Adèle et Laure de Brévannes, couvent qui depuis deux ans s'était établi rue de Vaugirard, sous un nom laïque, car les maisons religieuses n'étaient pas encore autorisées. De mon séjour dans cette maison, je ne vous dirai rien mon ami ; Adèle et Laure de Brévannes sont deux charmantes jeunes filles de mon âge à peu près, dont je raffolai tout de suite et qui se lièrent avec moi par la plus tendre amitié ; nos chères institutrices étaient remplies d'attention ; j'aurais été parfaitement heureuse si je n'avais regretté si vivement mon doux et riant pays de la Guadeloupe, où la nature est si belle, le ciel si bleu, l'air si pur. Hélas ! j'étais une sauvage à laquelle tout frein, si léger qu'il fût, semblait insupportable. – Pauvre chère enfant ! murmura le Chasseur. – Tous les huit jours, madame de Brévannes venait voir ses filles et moi au parloir ; deux dimanches sur quatre, nous allions passer la journée chez elle, dans son hôtel de la rue de Seine. Madame de Brévannes recevait la meilleure compagnie, surtout beaucoup d'officiers supérieurs des armées d'Italie et du Rhin ; parmi ces officiers, qui souvent ne passaient que quelques jours seulement à Paris, il y en avait un pour lequel madame de Brévannes professait une amitié qui allait presque jusqu'à l'admiration ; sans cesse elle nous en parlait dans les termes les plus élogieux ; cet officier était proche parent de madame Dumontheils, amie intime de madame de Brévannes ; c'était un ancien aide de camp de Hoche, fort jeune encore, nommé Antoine Richepance ; il servait alors à l'armée d'Allemagne sous les ordres de Moreau. Madame Dumontheils ne tarissait pas sur le compte de son parent ; elle nous faisait de lui des récits qui exaltaient notre imagination de jeunes filles, et cela de telle sorte que nous en étions arrivées, Adèle, Laure et moi, à ne plus avoir au couvent d'autre entretien entre nous. Madame Dumontheils riait beaucoup de notre enthousiasme juvénile pour son parent, dont nous faisions un héros ; elle nous menaçait, d'un air railleur, de lui écrire toutes les belles choses que nous pensions de lui. Un dimanche, cette dame entra chez madame de Brévannes, en compagnie d'un jeune officier d'une taille haute, élégante, bien prise, à la tournure martiale, à la physionomie à la fois douce, intelligente, loyale et énergique. Avant qu'il eût prononcé un mot, je l'avais reconnu. – C'était le général Richepance ? interrompit en souriant le Chasseur. – Oui, père. Il était arrivé la veille à Paris, chargé par le général Moreau de présenter aux consuls les drapeaux pris sur les Autrichiens à la bataille de Hohenlinden, au succès de laquelle le général Richepance avait, disait-on, puissamment contribué. Je me tenais, émue et tremblante, à demi cachée dans l'embrasure d'une fenêtre, lorsque, conduit par madame Dumontheils, le général s'avança vers moi ; je ne le voyais pas, je ne pouvais le voir, et pourtant je savais qu'il venait ; le général s'arrêta devant moi ; il me salua respectueusement et d'une voix qui résonna délicieusement à mon oreille. – Chère cousine, dit-il à madame Dumontheils, vous m'avez gracieusement présenté à toutes les personnes qui sont dans ce salon ; quant à mademoiselle, permettez-moi de me présenter moi-même à elle. Je relevai curieusement la tête. – Comment ferez-vous, général ? lui demanda un riant madame Dumontheils. Mademoiselle vous est inconnue et je doute… – Pardon, ma cousine, interrompit vivement le général, mademoiselle est, au contraire, une de mes plus chères connaissances, je n'ose pas dire amies ; le portrait que, dans vos lettres, vous m'avez fait de mademoiselle Renée de la Brunerie est tellement ressemblant, le souvenir en est demeuré si profondément gravé dans mon cœur, que je n'hésite pas à prier mademoiselle d'agréer mes remerciements les plus respectueux et les plus sincères, pour le bien qu'elle daigne penser de moi, et dont je suis touché plus que je n'ose le dire. – Mais c'est une déclaration dans toutes les règles que vous faites à mademoiselle de la Brunerie, prenez-y garde, général ! s'écria madame Dumontheils. – Je l'ignore, reprit sérieusement le général ; je sais seulement que c'est, je le jure, l'expression sincère de ma pensée. Je levai les yeux sur lui ; nos regards se rencontrèrent. Nous nous étions compris. Quatre jours plus tard, le général repartit pour l'Allemagne. – Vous n'avez plus revu depuis le général, ma chère Renée ? – Pardonnez-moi, mon ami, ma confession doit être complète. Je l'ai revu deux fois : la première, un an plus tard ; la seconde, deux jours avant mon départ de Paris pour retourner en Amérique. Averti par madame Dumontheils que je devais quitter prochainement la France, le général avait fait trois cents lieues à franc étrier pour venir me dire adieu. Notre entretien fut court. – Vous partez, mademoiselle, me dit-il ; le cœur ne connaît pas les distances, le souvenir les annihile ; si loin que vous alliez, je saurai vous y rejoindre ; avant peu vous me reverrez près de vous. – J'attendrai votre venue, dussé-je attendre vingt ans, répondis-je. Il s'inclina pour porter ma main à ses lèvres, et il sortit. J'ai attendu, il est venu, j'espère… Voilà toute mon histoire, mon ami. – Elle est simple et touchante, mon enfant, répondit le vieillard avec émotion. Vous m'avez ouvert votre cœur, je vous en remercie sincèrement. Il y eut cette fois, un silence assez long entre les deux interlocuteurs ; la jeune fille, encore sous le coup des souvenirs qu'elle avait ravivés, se laissait doucement aller à ses pensées ; le Chasseur réfléchissait à ce qu'il venait d'entendre. Enfin, au bout d'une dizaine de minutes environ, le vieillard releva la tête ; il passa la main sur son large front comme pour en effacer toute pensée importune et, se penchant vers la jeune fille : – Ma chère Renée, lui dit-t-il avec un accent de tendresse paternelle auquel il était impossible de se tromper, j'ai à m'acquitter envers vous d'une mission dont on m'a chargé aujourd'hui même. fille. – À la Pointe-à-pitre ? demande curieusement la jeune – Non, pas positivement, mais près de la Pointe-à-pitre. – Ah ! c'est vrai ; je me le rappelle à présent, vous avez, m'avez-vous dit, quelque chose à me remettre. – C'est cela même, chère enfant. – Qu'est-ce donc ? Donnez vite, père ; je brûle de savoir…. Le Chasseur sourit doucement ; il sortit un pli cacheté de sa poitrine. – Prenez, dit-il en le lui présentant. – Une lettre ! fit-elle en pâlissant, une lettre ! Qui peut m'écrire, à moi ? – La signature de cette lettre vous l'apprendra, sans doute. – Oh ! murmurait-elle, si c'était ?… – Vous ne vous trompez pas, Renée, elle est de lui, répondit doucement le Chasseur. – De la lumière ! mignonne, de la lumière, vite !… s'écria mademoiselle de la Brunerie d'une voix vibrante à sa ménine. Celle-ci bondit sur ses pieds et sortit en courant. La jeune fille était pâle, chancelante ; une émotion terrible lui serrait le cœur à l'étouffer. Soudain elle se renversa sur son fauteuil, cambra comme un arc sa taille flexible, rejeta fièrement sa tête charmante en arrière, deux jets de flamme jaillirent de ses yeux ; elle tendit, par un mouvement automatique la lettre au Chasseur, et d'une voix étouffée, presque indistincte : – Hector ! lui dit-elle, en l'absence de mon père, vous seul avez le droit de décacheter cette lettre ; moi, je ne le dois, ni ne le veux ; Renée de la Brunerie ne reçoit et ne lit aucun message secret. Un sourire de triomphe éclaira une seconde le pâle visage du Chasseur ; il prit la lettre sans prononcer une parole et il la décacheta. En ce moment, Flora rentra dans le salon, tenant à la main un candélabre allumé. Le Chasseur se leva ; il s'approcha du guéridon sur lequel la fillette avait posé le candélabre, et parcourut la lettre des yeux, puis il fit un geste de satisfaction et s'écria avec une sincérité de langage auquel il était impossible de se méprendre : – Je ne m'étais pas trompé : cet homme est un grand cœur et une intelligence d'élite. – Père ! s'écria la jeune fille avec anxiété. – Écoutez, mon enfant, écoutez ! ce qui est écrit là dépasse tout ce qu'il est possible d'imaginer de noble et de beau. – Oh ! fit Renée en joignant les mains et levant, vers le ciel ses yeux pleins de larmes, je le savais mon cœur me l'avait dit ! – Écoutez. Et il lut ce qui suit : « Monsieur… » – Monsieur ! s'écria la jeune fille au comble de la surprise. Le Chasseur la regarda un instant avec un doux et tendre sourire, puis il reprit : « Monsieur, » « Bien que cette lettre soit en apparence adressée à mademoiselle Renée de la Brunerie, je sais, tant je connais sa pureté d'ange et sa candeur, qu'elle ne sera décachetée que par son père ou son plus proche parent. J'aime mademoiselle de la Brunerie ; je ne l'ai vue que trois fois, chez madame de Brévannes, à Paris, en présence de plusieurs personnes. Lors de ma dernière visite, la veille de son départ, je lui jurai de l'aller rejoindre en Amérique ; elle daigna me promettre de m'attendre. Ce que je vous ai dit à vous, monsieur, jamais je n'ai osé le lui avouer à elle ; cependant je suis sûr de son amour comme elle est j'en suis convaincu, sûr du mien. Si vous êtes le père de mademoiselle Renée, je vous demande loyalement l'autorisation de lui faire ma cour ; si vous n'êtes pas son parent je vous prie d'intercéder auprès de M. de la Brunerie, que je n'ai pas encore l'honneur de connaître, pour que cette faveur, à laquelle je tiens plus qu'à ma vie, me soit accordée ; attendrai avec anxiété, monsieur, la réponse que vous daignerez me faire. » Agréez monsieur, l'assurance du profond respect de votre serviteur, » Général ANTOINE RICHEPANCE » En mer, à bord du vaisseau amiral le Redoutable. » Ce 14 Floréal, an X de la République française, une et indivisible. » – Oh ! cher, bien cher Antoine ! s'écria la jeune fille avec une expression de bonheur impossible à rendre. En ce moment, le galop précipité de plusieurs chevaux se fit entendre au dehors. Le Chasseur s'approcha de la jeune fille, lui mit un baiser au front et la poussant du côté de la porte : – Retirez-vous, ma chère Renée, lui dit-il, voici votre père qui revient de la Basse-terre, il est inutile qu'il vous voit ; d'ailleurs, j'ai à causer avec lui. – Et cette lettre ? demanda-t-elle avec anxiété. – Je la garde, répondit le Chasseur en souriant. La jeune fille lui jeta un dernier regard de prière, et elle sortit la main appuyée sur l'épaule de sa ménine. Un instant plus tard, M. de la Brunerie et le capitaine Paul de Chatenoy pénétraient dans le salon. La demie après onze heures sonnait à une pendule en rocaille placée sur un piédouche dans la galerie. V L'arrivée du général Richepance à la Guadeloupe et la réception qui lui fut faite Ainsi que nous l'avons rapporté dans un précédent chapitre, M. de la Brunerie et son cousin le capitaine Paul De Chatenoy, après avoir, à l'anse à la Barque, confié mademoiselle Renée de la Brunerie au vieux Chasseur pour qu'il la reconduisit à l'habitation, s'étaient, eux, rendus à franc étrier à la Basse-terre, où ils savaient que, depuis dix jours, se trouvait le chef de brigade Magloire Pélage, ainsi que les membres du conseil provisoire de la colonie. Certaines révélations, assez ambiguës cependant, mais qui depuis quelques jours s'étaient multipliées, avaient fait concevoir au conseil provisoire des soupçons contre la loyauté du chef de bataillon Delgrès, commandant l'arrondissement de la Basse-terre ; ces soupçons étaient d'autant plus forts, que les révélations des espions ne tendaient à rien moins qu'à représenter le commandant Delgrès comme le principal chef d'un complot contre le gouvernement établi, complot dont l'exécution était imminente. Le conseil provisoire, devant des dénonciations qu'il était en droit de supposer sincères, s'était établi en permanence à la Basse-terre, afin d'être prêt à tout événement et de pouvoir prendre des mesures immédiates et efficaces au plus léger symptôme de révolte. Cependant, le chef de brigade Pélage, malgré les certitudes qui lui avaient été données, et les recherches minutieuses auxquelles lui même s'était livré, n'avait réussi à rien découvrir de positif. Persuadé que ses espions étaient mal renseignés, il avait renoncé à essayer plus longtemps à éclaircir cette affaire ténébreuse et il se préparait à retourner le lendemain à Port-deLiberté. – La Pointe-à-pitre avait été ainsi nommée au commencement de la Révolution par le délégué de la Convention nationale, le représentant Victor Hugues. Il était environ dix heures du soir lorsque le planteur et le capitaine arrivèrent à la Basse-terre ; informés que le conseil provisoire de la colonie se trouvait encore en séance, ils s'y rendirent immédiatement et se firent annoncer comme porteurs de nouvelles de la plus haute gravité ; ils furent aussitôt introduits et reçus de la façon la plus cordiale, par le général Pélage et les autres membre du conseil. Le général Magloire Pélage était âgé à cette époque de trente à trente-deux ans ; c'était un homme de couleur ; il avait la taille haute, il était bien fait de sa personne, ses manières étaient distinguées ; ses traits fins, accentués, avaient une rare expression d'énergie et de franchise. – Quel bon vent vous amène à cette heure avancée de la nuit, citoyen ? demanda-t-il en souriant à M. de la Brunerie. Les deux hommes se serrèrent cordialement la main. – Une grande nouvelle, général, répondit le planteur. – Et bonne sans doute ; vous ne vous en seriez pas chargé si elle eût été mauvaise. – Excellente, général. – Parlez, parlez, citoyen de la Brunerie ! s'écrièrent à la fois tous les membres du conseil. – En un mot, citoyens, dit alors le planteur, l'expédition française que nous attendons depuis si longtemps est enfin en vue de la Guadeloupe, elle louvoie en ce moment devant la Pointe-à-Pitre. – Vive la République ! s'écrièrent tous les membres du conseil en se levant avec enthousiasme. – Cette nouvelle est en effet excellente, reprit le général Pélage, si cette expédition doit ramener la paix dans ce pays et faire respecter la loi. Garantissez-vous son exactitude, citoyen de la Brunerie ? – Sur mon honneur, général. L'homme de qui je la tiens, et dans lequel j'ai une confiance entière s'est rendu à bord du vaisseau le Redoutable et a parlé au général Richepance. – Puisqu'il en est ainsi, nous n'avons pas à conserver le moindre doute, citoyens, dit le général Pélage, il nous faut presser notre départ. – Qui nous empêche, général, de quitter tout de suite la Basse-terre ? dit un des membres du conseil. – Plusieurs raisons, et principalement l'absence du commandant Delgrès, sorti de la ville, il y a une heure à peine, avec une partie de son bataillon, pour aller dissiper les rassemblements de l'anse aux Marigots, dit un autre membre ; nous ne pouvons abandonner la ville sans autorités et livrée aux machinations de gens mal intentionnés. – Le commandant Delgrès ne doit pas encore être trèséloigné, dit le général Pélage, rien de plus facile que de lui expédier contrordre. – Nous ayons croisé le commandant Delgrès assez près d'ici, général, dit le capitaine Paul de Chatenoy ; si vous le désirez, je me charge de lui porter cet ordre. – J'accepte, mon cher capitaine, répondit le général qui se rassit et se mit en devoir d'écrire la dépêche. – L'expédition est-elle considérable ? demanda un des membres du conseil à M. de la Brunerie. – Mais oui, assez ; elle se compose de dix bâtiments portant quatre mille hommes de troupes de débarquement, sous les ordres des généraux Richepance, Dumoutier et Gobert. – Gobert ! s'écria le général Pélage en cachetant la dépêche qu'il achevait d'écrire ; attendez donc, je connais ce nom-là, moi, Gobert, n'est-il pas né à la Guadeloupe ? – J'ai l'honneur d'être son proche parent, général, répondit le planteur. – Je vous en félicite sincèrement, citoyen, répondit le général, car c'est un homme de cœur et un officier d'un grand mérite ; citoyens, ajouta-t-il en s'adressant aux membres du conseil, le choix fait par le premier consul du général Gobert est pour nous, une preuve irrécusable des intentions bienveillantes du gouvernement à notre égard. – Certes, général, répondit le conseiller qui déjà avait plusieurs fois pris la parole, nous devons tout faire pour nous rendre dignes de cette bienveillance. – Il ne tiendra pas à nous qu'il n'en soit ainsi, répondit le général Pélage en souriant. Chargez-vous de celle dépêche, capitaine, ajouta-t-il en s'adressant à M. Paul de Chatenoy ; je vous prends pour aide de camp, je m'entendrai à ce sujet avec le général Sériziat ; demain, au lever du soleil, je vous attends à la Pointe-à-pitre. – Je vous remercie, mon général, demain à l'heure dite j'aurai l'honneur d'être à vos ordres, dit le capitaine en s'inclinant. – Citoyen de la Brunerie, par ma voix, le conseil provisoire vous adresse les remerciements les plus sincères pour la nouvelle importante que vous lui avez apportée. – Demain, moi aussi général, je serai à la Pointe-à-pitre. – Vous y serez le bienvenu, ainsi que tous les concitoyens qui suivront votre exemple. Citoyens, j'ai l'honneur de vous saluer. Les deux créoles prirent alors congé et ils sortirent, accompagnés par le général Pélage jusqu'à la porte extérieure de la salle du conseil. Un instant plus tard le général rentra. – Citoyens, dit-il, je viens de donner les ordres nécessaires pour que tous les préparatifs de notre départ soient faits sans bruit, de façon à ce que nous puissions nous mettre en route aussitôt après l'arrivée du commandant Delgrès ; en faisant diligence nous arriverons à la Pointe-à-pitre vers cinq heures du matin ; je vous propose de nommer une députation de quatre citoyens notables de la Guadeloupe, chargée d'aller offrir au général Richepance, commandant en chef de l'expédition, les assurances de la joie que nous fait éprouver son arrivée dans la colonie et de la chaleureuse réception que les habitants préparent au représentant du nouveau gouvernement de la France. Cette motion du général fut vivement appuyée, on nomma la députation séance tenante. Les citoyens choisis furent : MM Frasans, membre du conseil provisoire de la colonie ; Darbousier, négociant ; Savin, capitaine dans les troupes de ligne ; et Mouroux, chef des mouvements du port à la Pointe-à-pitre ; ce dernier devait conduire sur l'escadre douze pilotes jurés, que le général Pélage avait depuis un mois déjà donné l'ordre de réunir afin qu'ils fussent tout près à être mis à la disposition de l'expédition pour la faire entrer dans les ports de l'île où il plairait à l'amiral de mouiller. On rédigea ensuite une proclamation adressée à tous les habitants de la colonie, pour leur annoncer l'arrivée à la Guadeloupe du général Richepance ; proclamation écrite dans les termes les plus chaleureux et les plus patriotiques. À peine le général Pélage achevait-il de dicter cette proclamation, que tous les membres du conseil signeraient après lui, que la porte s'ouvrit, et le commandant Delgrès pénétra dans la salle. Delgrès semblait sombre, mécontent. – Me voici à vos ordres, général, dit-il, en saluant les membres du conseil. – Mon cher commandant, répondit le général, des nouvelles importantes reçues à l'improviste m'ont contraint à vous envoyer contre-ordre. – Je suis immédiatement retourné sur mes pas. – Je le vois, et je vous en remercie, commandant. Obligé de quitter sur le champ la Basse-terre, je n'ai pas voulu partir avant votre retour. Le commandant Delgrès salua sans répondre. – Onze bâtiments aperçus aujourd'hui devant la Désirade et Marie-Galante font présumer, continua le général Pélage, qu'ils composent la division que nous attendons depuis si longtemps déjà. – Ah ! fit le mulâtre entre ses dents. – Vous voudrez bien, mon cher commandant, prendre les dispositions nécessaires pour recevoir avec solennité les bâtiments qui se rendraient à la Basse-terre, et vous entendre avec le citoyen Boucher, chef du génie, pour que des casernes soient immédiatement mises en état de recevoir six mille hommes. – Six mille hommes ! dit le mulâtre en tressaillant. – Peut-être même un peu plus, je ne suis pas sûr du chiffre exact. Oui, mon cher commandant ; oh ! cette fois nous serons grandement en mesure d'en finir avec les fauteurs et agents de désordre, qui depuis si longtemps troublent notre malheureuse colonie. – En effet, dit le commandant Delgrès, devenant de plus en plus sombre. – Je n'ai pas besoin d'ajouter, n'est-ce pas ? reprit le général Pélage, que je compte entièrement sur votre dévouement et celui des troupes placées sous vos ordres ? – Je ferai mon devoir, général, répondit sèchement le commandant Delgrès. Le général Pélage ne remarqua pas, ou peut-être il feignit de ne pas remarquer, l'attitude froide et sévère du commandant, et le peu de joie qu'il paraissait éprouver à la nouvelle de l'arrivée de cette expédition depuis si longtemps promise, et qui, toujours annoncée, ne venait jamais. Il frappa sur un gong, un huissier parut. – Mon aide de camp, dit le général. L'huissier se retira. Bientôt un capitaine entra ; ce capitaine nommé Prud'homme était, comme le général Pélage, auquel il était dévoué, un homme de couleur de la Martinique. – Tout est-il prêt ? lui demanda le général. – Oui répondit le capitaine, vos ordres sont exécutés, général ; l'escorte est en selle ; les chevaux des citoyens membres du conseil attendent, tenus en main par des domestiques. – Mon cher commandant, je vous fais mes adieux, reprit le général Pélage en s'adressant à Delgrès, je compte sur votre dévouement à la République, à laquelle nous devons tout, ajoutat-il avec intention. Le commandant Delgrès sourit avec amertume en entendant cette dernière recommandation, mais il continua à garder le silence et il se contenta de s'incliner devant son chef. – Partons, citoyens, dit le général. Les membres du conseil, après avoir pris congé du commandant, et avoir échangé avec lui de muets saluts, quittèrent la salle du conseil à la suite du général. Dix minutes plus tard, ils s'éloignaient au galop, entourés par une escorte de cent cinquante cavaliers. Demeuré seul, le commandant Delgrès suivit du regard les cavaliers jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la nuit, puis il rentra à pas lents et le front pensif dans la maison de ville où, en sa qualité de gouverneur de la Basse-terre, il avait son appartement. – Tout serait-il donc perdu ? murmura-t-il à demi-voix en jetant des regards sombres autour de lui. Non, ce n'est pas possible… nos frères de saint-Dominique ont presque conquis leur liberté déjà, pourquoi ne réussirions-nous pas comme eux ? La République française avait fait de nous des hommes libres et des citoyens ; le premier consul veut nous replonger dans l'esclavage… Mieux vaut la lutte, la mort même ! Ah ! pauvre race déchue ! seras-tu à la hauteur de ce grand rôle !… Au lieu de se livrer au repos, malgré l'heure avancée de la nuit, après avoir semblé hésiter pendant longtemps à prendre une résolution, sans doute d'une haute importance, tout à coup Delgrès frappa du pied avec colère, s'écria à deux reprises d'une voix sourde : – Il le faut ! Il prit son manteau qu'il avait jeté sur un meuble, s'enveloppa soigneusement dans ses plis et il sortit à grands pas de la maison de ville. Où allait-il ? Que voulait-il faire ? Nous le saurons bientôt. Cependant les membres du conseil provisoire s'éloignaient rapidement de la Basse-terre ; ils galopaient silencieusement, pressés les uns contre les autres, sans que la pensée ne leur vint d'échanger une parole. Le voyage s'accomplit sans accident d'aucune sorte ; vers cinq heures du matin, ils atteignirent la Pointe-à-pitre, dont la population était encore plongée dans le sommeil. Quelques paroles seulement avaient été prononcées en quittant la Basse-terre, paroles montrant que le général Pélage s'était aperçut plus peut-être que ne le supposaient ses compagnons, de l'attitude sombre du commandant Delgrès, et que la prudence seule l'avait retenu et empêché de lui manifester clairement son mécontentement. – Le commandant Delgrès ne m'a pas paru extraordinairement joyeux en apprenant l'arrivée de l'expédition ? avait dit avec intention M. Frasans au général. – Vous croyez, avait répondu celui-ci avec un fin sourire ; c'est possible, je ne l'ai pas remarqué ; c'est vrai que j'étais trèspréoccupé en ce moment ; je songeais que nous nous trouvions à douze longues lieues de la Pointe-à-pitre, où il nous fallait arriver à tous risques ; que notre escorte est faible ; que nous avons à franchir des chemins défoncés, où quelques hommes résolus suffiraient pour nous barrer le passage et s'emparer de nous ; je vous avoue qu'au lieu d'essayer de découvrir les pensées secrètes du commandant Delgrès, je cherchais dans ma tête les moyens d'arriver à tout prix, sain et sauf, avec les membres du conseil provisoire, de l'autre côté de la rivière Salée. M. Frasans baissa la tête et il se dispensa de répondre ; il avait compris. Le matin, vers dix heures, un bâtiment léger, sur lequel s'étaient embarqués les députés auxquels, sur l'ordre du général Pélage, s'étaient joints les capitaines Prud'homme et de Chatenoy, ainsi que les douze pilotes jurés, appareilla de la Pointe-àpitre et mit le cap au large. Ce navire allait à la recherche de l'escadre française. Le capitaine Prud'homme était porteur d'une lettre du général Pélage pour le commandant en chef de l'expédition ; le capitaine de Chatenoy devait en remettre une de M. de la Brunerie à son parent le général Gobert. Après avoir battu la mer et couru des bordées pendant toute la journée, le léger bâtiment n'ayant découvert aucune voile, regagna le port à la nuit close et mouilla en dehors de la passe. Le lendemain au point da jour, il remit sous voiles. Cette fois, il fut plus heureux ; de bonne heure, il atteignit la flotte française. Cette flotte marchait en ligne de bataille ; elle était composée de deux vaisseaux : le Redoutable et le Fougueux, de soixante-quatorze canons ; de quatre frégates : la Volontaire, la Romaine, la Consolante et la Didon, de cinquante-trois canons ; de la Salamandre, de vingt-six canons ; puis trois transports de charge. Ainsi que l'Œil-Gris l'avait annoncé à M. de la Brunerie, elle portait environ quatre mille hommes de troupes de débarquement. La frégate la Pensée avait été expédiée de la Dominique, au devant de la division française et comme cette frégate battait pavillon amiral à son mât d'artimon, ce fut sur elle que l'aviso guadeloupéen mit le cap. La frégate mit en panne pour l'attendre, manœuvre imitée aussitôt par toute l'escadre. L'aviso atteignit la frégate vers midi. Le général Richepance se trouvait à bord de la Pensée : à cette époque, il avait trente-deux ans à peine ; le portrait que mademoiselle de la Brunerie avait tracé de lui au Chasseur était d'une exactitude rigoureuse ; nous le compléterons d'un seul mot : il y avait entre lui et le général Kléber son émule et son ami, une grande ressemblance physique et morale. Au moment où les députés montèrent à bord, le général Richepance se promenait à l'arrière de la frégate, en compagnie du vice-amiral Bouvet et du général Gobert. En apercevant la députation qui se dirigeait vers lui, le général s'arrêta, fronça les sourcils et attendit son approche, les deux mains appuyées sur la poignée de son sabre, dont l'extrémité du fourreau reposait sur le pont. Un coup d'œil avait suffi aux députés pour reconnaître parmi les officiers se pressant derrière le général en chef, plusieurs émissaires de l'ex-gouverneur Lacrosse, envoyés par lui de la Dominique, sans doute dans le but de le porter à des mesures de rigueur contre les Guadeloupéens, malgré toutes les preuves d'obéissance qu'il recevrait de leur part. Cependant cette découverte ne découragea pas les députés ; ils s'approchèrent du général Richepance, le saluèrent respectueusement et attendirent, chapeau bas, qu'il lui plût de leur adresser la parole. Il y eut un instant de silence pénible. – Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? demanda, enfin le général d`une voix rude. – Citoyen général, répondit le député du conseil Frasans, chargé par ses collègues de parler en leur nom, nous sommes les délégués des habitants notables de l'île de la Guadeloupe ; nous venons, vers vous, en leur nom, pour vous assurer du dévouement de la population entière de la colonie, et de la joie sincère que lui fait éprouver la nouvelle de votre arrivée. – Puis-je avoir confiance en des traîtres, en des rebelles qui ont renversé le capitaine général nommé par le gouvernement ? reprit le général avec encore plus de rudesse. – Ceux qui nous ont représentés à vos yeux sous ce jour odieux, général, répondit fièrement le chef de la députation, sont eux-mêmes des traîtres et des rebelles qui prétendaient livrer notre belle et fidèle colonie aux émissaires du gouvernement britannique. Ces hommes, indignes du nom de Français, méritaient la mort, général, nous les avons exilé ; aujourd'hui ils essayent de nous calomnier auprès de vous. – Les traîtres et les calomniateurs n'ont pas accès auprès de moi ; de telles accusations sont graves, prenez-y garde, citoyens. – Nous sommes prêts à subir les conséquences de nos paroles, général, au besoin, nos actions répondront pour nous ; nous avons foi entière en votre justice et surtout en votre impartialité, répondit sans s'émouvoir le chef de la députation. – Ni l'une ni l'autre ne vous failliront, dès que j'aurai des preuves non équivoques de votre loyauté. – Lisez ces proclamations annonçant votre avivée, général, elles vous feront, mieux que nous ne saurions le faire, connaître l'esprit qui anime la population. Et le citoyen Frasans présenta au général un paquet de la proclamation adressée, deux jours auparavant, par le conseil provisoire, aux habitants de la colonie. Le général accepta la proclamation et la lut attentivement. Tous les regards étaient fixés avec anxiété sur le visage sévère du général ; un silence du mort régnait sur la frégate ; on n'entendait d'autre bruit que celui de la mer, dont les lames se brisaient contre les flancs du navire, et le sifflement continu du vent à travers les cordages. Les émissaires secrets de Lacrosse commençaient intérieurement à se sentir mal à l'aise ; la contenance à la fois ferme et modeste des membres de la députation les effrayait. Ils craignaient que le général ne découvrit leurs honteuses manœuvres ; et ne reconnut la vérité, que, par tous les moyens, ils essayaient de lui cacher. Enfin, le général Richepance releva la tête. – Cette proclamation m'engagerait peut-être, dit-il, à montrer de l'indulgence, car les termes dans lesquels elle est conçue sont, je dois en convenir, dignes, généreux et témoignent d'un ardent patriotisme ; je sentirais ma colère s'éteindre, si je ne lisais parmi les signatures apposées au bas de cette feuille, le nom d'un homme à la fidélité duquel il m'est impossible d'avoir confiance. – M'est-il permis, citoyen général, de vous demander le nom de l'homme dont vous suspectez ainsi la loyauté ? – Ce nom, citoyen Frasans, reprit la général Richepance avec une colère contenue, est celui du chef de brigade Magloire Pélage. – Général, l'homme dont vous venez de prononcer le nom, répondit fièrement le chef de la députation, est le serviteur le plus dévoué de la République, le caractère le plus beau, le cœur le plus grand qui soit dans toutes les Antilles françaises ; c'est à son énergie seule, à son courage, à son patriotisme éclairé que nous devons d'avoir sauvé la colonie et de l'avoir conservée à la France. – Brisons là, citoyen, reprit brusquement le général, le chef de brigade Pélage est, quant à présent, hors de cause. Et, jetant dédaigneusement la proclamation sur un banc de quart : – Ce gage que vous venez de me donner de la soumission des habitants de la Guadeloupe ne me suffit pas, ajouta-t-il. – Général, répondit le député avec un accent de tristesse digne et sévère, je vous jure sur mon honneur, sur ma foi, sur mon ardent amour pour la patrie, je vous jure, dis-je, que vous vous trompez sur nos intentions ; les habitants, la force armée, tous les citoyens forment le même vœu ; les uns et les autres attendent avec une égale Impatience le délégué du gouvernement pour lui obéir sans réserve et avec tout l'empressement d'un peuple qui se fait un point d'honneur, une sorte de religion de prouver sa fidélité. – Ces protestations peuvent être vraies, citoyens, reprit le général avec hauteur ; mais, dans les circonstances où nous nous trouvons placés, vous et moi, en ce moment, elles ne sauraient me satisfaire ; il me faut une garantie de la fidélité des Guadeloupéens. M. Frasans sourit avec amertume, en échangeant un regard de douleur avec ses collègues. – Ce gage de notre loyauté que vous exigez, répondit-il, nous sommes prêts à vous l'offrir, général. – Quel est-il ? – Nous nous proposons de demeurer en otages à votre bord. – Vous feriez cela ? s'écria le général avec surprise, presque avec intérêt. – Nous sommes prêts ! répondirent les membres de la députation d'une seule voix. – Songez que vos têtes me répondront du premier coup de fusil qui sera tiré 1, reprit le général Richepance avec un accent terrible de menace. – Que nos têtes tombent, mais que notre pays soit sauvé, répondit gravement le chef de la députation, nous aurons payé notre dette à notre patrie. – Je demande, en ma qualité d'aide de camp du général Pélage, si malheureusement méconnu, dit fièrement le capitaine Prud'homme, à rester, moi aussi en otage, pour répondre des intentions pures et patriotiques de mon chef. Et il vint se placer derrière les membres de la députation. Nous avons déjà dit les noms de ces généreux citoyens, nous les répéterons ici ; de tels noms ne doivent pas être laissés dans l'oubli. C'étaient les citoyens : Frasans, Darbousier, Sevin, Mouroux et Prud'homme. 1 Historique. Ils donnèrent, ce jour-là, un grand exemple de dévouement, non seulement à la France, mais au monde entier. Le général Richepance s'était tourné vers le capitaine Prud'homme. – Vous êtes aide de camp du général Pélage, capitaine ! lui demanda-t-il. – Oui, mon général j'ai cet honneur, répondit nettement le capitaine. – Ah ! Et comment se fait-il que vous ayez accompagné cette députation ? – Parce que, mon général, je suis porteur d'une lettre à votre adresse. – De quelle part ? – De la part du général. Pélage, mon général. – Donnez. Le capitaine présenta un pli cacheté au général. Cette lettre, beaucoup trop longue pour être reproduite en entier, se terminait par ces mots : « …Je le charge, – le capitaine Prud'homme, – de vous présenter particulièrement mes devoirs et de vous demander vos ordres ; j'irai les prendre moi-même à l'endroit qu'il vous plaira de m'indiquer, pour connaître aussi vos intentions sur l'heure à laquelle vous voudrez être reçu. » Vous nous apportez la paix, général, suite des triomphes des braves armées de la République. Honneur au peuple français ! Honneur et gloire au gouvernement de la République ! » Salut et respect, » Magloire PÉLAGE, » – Des mots ! des mots ! des mots ! dit le général Richepance en froissant le papier avec colère, en parodiant, sans y songer, Hamlet, prince de Danemark. – Mon général, les faits ont appuyé et ils appuieront encore les mots, lorsque besoin sera, répondit le capitaine Prud'homme. Le général Richepance haussa dédaigneusement les épaules ; pendant deux ou trois minutes ; il marcha avec agitation sur le pont ; soudain il s'arrêta devant les députés qui se tenaient calmes, froids, respectueux, en face de lui ; il les regarda un instant avec une fixité étrange, et d'une voix dans laquelle on sentait gronder la tempête : – Songez-y, dit il, c'est peut-être à la mort que vous marchez ! – Nous sommes prêts à la recevoir, général, répondit froidement le chef de la députation. – Eh bien donc, que votre volonté soit faite. Citoyens, vous serez mes otages ! – Je vous remercie en mon nom et en celui de mes collègues, général, répondit simplement M. Frasans. – C'est bien, dit le général. Et, s'adressant à un officier placé près de lui : – Conduisez ces cinq personnes dans la grande chambre de la frégate, ajouta-t-il ; je veux qu'elles soient traitées avec les plus grands égards. Les députés, saluèrent et suivirent l'officier en traversant la foule qui s'écarta et se découvrit avec respect sur leur passage. Ils disparurent dans l'intérieur du bâtiment 2. En ce moment, le général Richepance aperçut le capitaine de Chatenoy. – Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il ; comment se fait-il que je ne vous aie pas vu encore ? – Général, répondit le capitaine, je suis aide de camp du général Pélage et cousin du citoyen de la Brunerie, parent du général Gobert ; je suis venu apporter à notre parent, le général Gobert une lettre du citoyen de la Brunerie. – Ah ! fit le général en pâlissant légèrement. Le capitaine s'inclina. – Mon cousin, le citoyen capitaine de Chatenoy, que j'ai l'honneur de vous présenter, général, vous a dit l'exacte vérité, dit le général Gobert en s'approchant. Toute cette scène de l'entrevue des députés avec le général Richepance est rigoureusement historique. Voir Mémoires pour le chef de brigade Magloire Pelage, Paris, thermidor an XI, et dépêches de Richepance, même ouvrage. 2 – Je n'ai pas douté de la parole du capitaine, reprit Richepance avec effort. Et il ajouta, sans songer à ce qu'il disait : – Vous êtes donc parent du citoyen de la Brunerie, mon cher général ! pris. – J'ai cet honneur, général, répondit Gobert un peu sur– Et vous aussi, à ce qu'il paraît, capitaine ? – Oui, général. – Eh ! très-bien. Le citoyen de la Brunerie est, m'a-t-on assuré, un des plus riches planteurs de la Guadeloupe ; il jouit d'une grande influence dans l'île. – En effet, mon général, et cette influence, il en a toujours usé pour servir sa patrie. – Je le sais, capitaine. Le citoyen de la Brunerie est un patriote pur et dévoué. Vous êtes libre de retourner à terre quand il vous plaira, capitaine. Rapportez au général Pélage ce que vous avez vu ici, et n'oubliez pas de dire au citoyen de la Brunerie, et aux autres créoles notables de l'île, que le générai Richepance est animé des meilleures intentions à leur égard ; que son plus vif désir est de rétablir l'ordre dans la colonie, sans effusion de sang. Les assistants se regardaient avec étonnement ; ils ne comprenaient rien à ce revirement subit, surtout à la façon presque amicale dont le général causait avec l'aide de camp de l'homme envers lequel il s'était montré si sévère un moment auparavant. – J'ai l'honneur de prendre congé de vous mon général. – Allez, capitaine, reprit Richepance ; n'oubliez pas une seule de mes paroles ; ajoutez de ma part au général Pélage que je serai heureux de reconnaître a que l'on m'a trompé sur son compte. En prononçant ces mots, le général promena autour de lui un regard qui fit pâlir et se baisser les fronts les plus hautains. Le capitaine quitta la frégate. Deux heures plus lard, il débarquait à la Pointe-à-pitre, et, sans y rien changer, il rendait compte au général Pélage de ce qui s'était passé à bord de la frégate la Pensée. – Il n'a rien dit de plus ; demanda celui-ci lorsque le capitaine eut terminé son long récit. – Non, mon général, rien d'autre. Le général Pélage sourit doucement. – Je m'attendais à tout cela, reprit-il. Eh bien, puisque le général Richepance ne veut pas croire à nos protestations, mon cher capitaine, nous lui donnerons les preuves qu'il demande, voilà tout. Les députés du conseil provisoire avaient abordé la frégate la Pensée et étaient montés à son bord au moment où l'escadre avait le cap sur la terre et se préparait à donner dans les passes. La brise était faible, bien que favorable, aussi, sur les instances du général en chef ; qui avait hâte de descendre à terre, le vice-amiral Bouvet se résolut à exécuter le plan conçu entre eux, aussitôt que les députés eurent été retenus en otages, et réunis dans la grande chambre de la frégate. Voici quel était ce plan : Le général Richepance, convaincu, malgré les protestations qui lui avaient été faites, que les habitants opposeraient une vive résistance au débarquement des troupes, avaient résolu de forcer à tout prix l'entrée de la Pointe-à-pitre avec les frégates, sous les feux croisés de l'Îlet-à-Cochon et des forts Fleur-d'Épée et Union. Les deux vaisseaux ne pouvant, à cause de leur tirant d'eau, entrer dans le port, reçurent l'ordre de mouiller dans le Gosier, de mettre à terre leurs troupes qui, aussitôt débarquées, marcheraient au pas de course sur le fort Mascotte, l'enlèveraient, prendraient ainsi le fort Fleur-d'Épée à revers et couperaient toute communications avec les redoutes Baimbridge et Stewinson. Pendant ce temps, les autre troupes débarquées à la Pointe-à-Pitre même, après avoir forcé la passe, marcheraient, sans perdre un instant à la gabare de la rivière Salée et s'empareraient des deux forts de la Victoire et Union. Ce plan, très-simple, était d'une exécution sinon facile, mais tout au moins presque certaine avec de bonnes troupes, et celles que Richepance amenait de France avec lui étaient excellentes. Seulement, il arriva une chose à laquelle le général en chef était fort loin de s'attendre, malgré les assurances réitérées des membres de la députation coloniale et celles du général Magloire Pélage ; cette chose donna à réfléchir au commandant en chef et opéra dans les résolutions qu'il avait prises d'abord un changement complet. Toutes les dispositions d'attaque furent inutiles. Les frégates franchirent la passe à ranger les batteries, sans que celles-ci les saluassent d'un seul coup de canon ; lorsqu'elles approchèrent des quais et que les troupes effectuèrent leur débarquement, elles virent toute la population pressée sur les quais, les troupes coloniales rangées en bel ordre, et tous accueillirent les soldats, un peu honteux d'une telle réception, après ce qu'on leur avait annoncé, en agitant leurs chapeaux et leurs mouchoirs avec les marques du plus vif enthousiasme, et en criant à tue-tête et à qui mieux mieux : – Vive la République ! vivent nos frères d'Europe ! En même temps que, sur un geste de Pélage, la musique militaire attaquait vigoureusement la Marseillaise dont la foule chantait les paroles héroïques avec des trépignements frénétiques et de véritables hurlements de joie. Il était impossible de résister à une aussi cordiale réception ; aussi tout fut-il mis sur le compte d'un malentendu, et l'on fraternisa. Cela ne valait-il pas mieux que d'échanger des boulets et des balles ? Malheureusement tout n'était pas fini ! L'avenir était gros d'orages ! VI Dans lequel les événements se compliquent Cependant le débarquement continuait ; mais cette fois la confiance la plus entière avait remplacé la première méfiance ; ce n'étaient plus des ennemis, des étrangers qui arrivaient ; Français d'Europe et Français d'Amérique s'étaient reconnus fières ; ils s'accostaient comme tels sans arrière-pensée mauvaise, toute crainte avait été bannie. Plus de mille hommes déjà étaient descendus à terre. Toutes les frégates étaient venues mouiller à portée de voix de la ville. La général de brigade Magloire Pélage, le consul provisoire de la colonie, l'état major de la garnison de la Pointe-à-pitre, le chef d'administration suppléant le préfet colonial, le juge de paix, la municipalité ; enfin tous les fonctionnaires publics, cette fourmilière d'employés, qui, surtout aux colonies, est innombrable, pour le plus grand chagrin de la population, se tenaient groupés en arrière, à droite et à gauche de l'homme qui avait rendu tant de services éminents à la Guadeloupe. Quarante hommes, choisis dans toutes les compagnies de la garnison, et commandés par le capitaine Paul de Chatenoy, attendaient le général en chef pour lui servir de garde d'honneur. Le général Richepance avait quitté la frégate la Pensée et il était descendu dans un canot qui faisait force de rames vers la terre ; soudain, à la surprise générale, au moment où tout le monde s'attendait au débarquement du chef de l'expédition et se pressait pour le saluer et l'acclamer, le canot vira de bord et regagna avec une vitesse extrême la frégate, à bord de laquelle le général remonta immédiatement. Une vive inquiétude glaça la joie dans le cœur de tous les habitants ; ils ne comprenaient rien à cette manœuvre extraordinaire, qu'aucun incident ne semblait justifier ; ils se demandaient avec anxiété ce qui allait arriver. Cependant le débarquement des troupes Continuait sans interruption ; au fur et à mesure que les officiers supérieurs et autres mettaient le pied sur le quai, le général Pélage, toujours calme et froid en apparente, leur faisait le salut d'usage, sans paraître remarquer que c'était à peine si ces officiers daignaient le lui rendre. Ils affectaient, avec une hauteur et une morgue insultantes, de se détourner de lui et de le laisser à l'écart ; quelques-uns même de ces officiers allèrent jusqu'à imposer silence à la musique militaire, et à contraindre le faible détachement de quarante hommes dont nous avions parlé plus haut à reculer audelà du dernier rang des soldats européens, qui, dès qu'ils étaient à terre, se massaient et se rangeaient en bataille sur la place, qu'ils faisaient évacuer afin de pouvoir librement manœuvrer. Certes, les innombrables services que le général Pélage avait rendus à la colonie ne méritaient pas que, sur de vagues soupçons, auxquels d'ailleurs sa conduite présente donnait un si éclatant démenti, on le traitât avec un mépris aussi offensant. Le brave officier sourit avec amertume ; deux larmes brillantes jaillirent de ses yeux, mais il ne se démentit pas une seconde ; il resta calme, froid, impassible, bien qu'il eût le cœur navré de douleur ; il supporta ces affronts immérités sans se plaindre, les dévora en silence et demeura ferme et immobile à son poste sur le quai, attendant, sans courber la tête, l'arrivée du général en chef : Lorsque toutes les troupes furent enfin débarquées, un canot portant le pavillon français à l'avant et à l'arrière, la corne traînant dans la mer, se détacha des flancs de la frégate la Pensée ; le général en chef était dans ce canot, en compagnie de plusieurs autres personnes que l'on ne pouvait reconnaître à cause de la distance. Le général accosta enfin, il mit le pied sur le quai aux acclamations universelles ; Richepance salua à plusieurs reprises, puis, lorsque les personnes qui l'accompagnaient, et qui n'étaient autres que les membres de la députation guadeloupéenne, furent débarquées à leur tour, il se plaça au milieu d'elles et, sans autre escorte, à la surprise générale, il marcha droit à Pélage, qui, de son côté, s'avançait au-devant de lui. Au même instant, il se fit dans cette foule immense un silence imposant ; chacun attendait avec anxiété ou avec espoir, mais tous avec une inquiétude secrète, ce qui allait résulter de la rencontre de ces deux hommes, sur le compte de l'un desquels tant de cruelles calomnies avaient été répandues, et dont le sort allait dans quelques secondes, être décidé. Sans laisser au général Pélage le temps de lui adresser la parole, te général Richepance le Salua et il lui tendit la main avec une charmante cordialité, en même temps qu'il lui disait avec l'accent le plus amical : Mon cher général, j'ai pensé que je ne pouvais mieux faire connaissance avec vous qu'en me présentant sous les auspices des braves citoyens que vous m'avez envoyés ; je me suis peutêtre montré un peu rude envers eux et envers vous, mais oublions le passé pour ne songer qu'à l'avenir ; voyez ma main, ne craignez pas de la serrer dans la votre, nous sommes tous deux de braves et loyaux soldats ; d'un mot nous devons nous comprendre. – Ô général ! s'écria Pélage en proie à une émotion que, malgré tous ses efforts sur lui-même, il ne parvint pas à maîtriser, ce moment fortuné me paye de bien des chagrins, efface bien des souffrances ! Que puis-je faire, moi chétif, pour VOUS prouver combien je suis fier et heureux de ce que vous daignez ainsi publiquement faire pour un pauvre soldat comme moi ? – Une chose qui vous sera bien facile, mon cher général ; continuez à être ce que vous avez toujours été répondit Richepance en souriant, c'est-à-dire oui vaillant soldat et un patriote sincère. – Mon général… – Pas un mot de plus, général ; je vous connais maintenant, et je vous apprécie comme vous méritez de l'être ; et, ajouta-t-il en jetant un regard sardonique sur un groupe d'officiers qui se pressaient curieusement autour de lui ; écoutez-moi bien, général Pélage « Je vous laisse libre », dit-il en soulignant ces mots avec intention, et la grande confiance que vous avez su m'inspirer, m'engage en outre à vous prier de me continuer les bons offices que jusqu'à présent vous sues rendue à notre pays ; aidé par vous, je ne doute pas que bientôt je parvienne à rétablir complètement l'ordre dans la colonie. – Je suis à vous corps et âme, mon général, s'écria Pélage avec effusion. – Je le sais et je vous en remercie, général Citoyens, ajouta Richepance, en élevant la voix, l'offense avait été publique, publique devait dire la réparation. J'espère, continua-t-il avec sévérité, que personne à l'avenir n'osera suspecter l'honneur de l'homme que je reconnais, moi, devant tous, pour un loyal serviteur et un bon patriote. Un tonnerre d'applaudissements accueillit ces belles et généreuses paroles si noblement prononcées. – Pour commencer, mon cher général, veuillez, je vous en prie, faire relever tous les postes des forts Fleur-d'Épée, de l'Union, ainsi que des redoutes Baimbridge et Stewinson. – À l'instant, mon général, les ordres vont être immédiatement donnés, répondit Pélage avec empressement. Que ferons-nous des troupes coloniales ? – Vous les ferez sortir de la ville et masser, sous la redoute de Stewinson ; je me propose de les passer ce soir en revue. – Ce qui ne peut que produire un excellent effet sur le moral des soldats, mon général. – Allons, allons, dit Richepance en souriant, je crois que tout cela finira bien. – Ne vous fiez pas trop aux apparences, mon général, lui dit le observer Pélage en baissant la voix ; je connais le terrain, il est brûlant ; je crois au contraire, que nous aurons fort à taire. – Ah ! ah ! fit Richepance sur le même ton. – Les nègres sont contra nous. – Hum ! cela ne m'étonne pas ; ils se croyaient libres, les pauvres diables, et je suis malheureusement chargé de leur prouver le contraire et de les obliger à rentrer dans les ateliers de leurs martres ; mais ils ne savent rien encore, je suppose ? – Détrompez-vous, général, ils savent tout au contraire. – Qui peut les avoir instruits ? fit Richepance en fronçant le sourcil. – Il ne m'appartient pas de dénoncer sans certitude les hommes que je soupçonne, répondit Pélage avec une froideur subite ; mais soyez tranquille, mon général, leurs actions vous le démontreront bientôt. – Qu'ils y prennent garde, murmura Richepance d'un air de menace ; s'ils me contraignent à tirer le sabre da fourreau, je serai implacable. – Et vous aurez raison, mon général, car ces hommes ont, depuis dix ans, tout bouleversé dans la colonie et l'ont conduite à deux pas de sa ruine. En effet, mieux que tout autre, mon cher général, vous devez savoir à quoi vous en tenir à ce sujet. – Oui mon général, répondit Pélage avec ressentiment ; j'ai fait la triste expérience par moi-même de ce dont la haine fait rendre capables les natures perverses. – Savez-vous quelque chose ? – Rien absolument de positif, mon général, mais j'ai des soupçons graves, et s'il m'était permis… – Allons ! mon cher général, pas de réticence avec moi ; je sous le répète, je veux que nous marchions de concert ; j'ajouterai même que, jusqu'à un certain point, je me laisserai diriger par les conseils de votre expérience. – Je vous remercie sincèrement mon général, je sous prouverai avant peu, croyez-le, que vous n'avez pas mal placé votre confiance. – Je le sais bien, je n'ai eu besoin que de vous voir pour savoir tout de suite à quoi m'en tenir sur votre compte ; des physionomies comme la votre, mon cher général, ne sauraient mentir. ! Vous disiez donc ! – Je disais, mon général, que je crois qu'il serait important que vous vous rendiez le plus tôt possible à la Basse-terre, ou si je le ne disais pas, je le pensais, ce qui revient au même. – C'est mon intention. – Entendons-nous bien, mon général, je dis, moi, tout de suite, sans perdre un instant. – Ah ! ah ! C'est donc là où est le danger ? – Le plus grand, le plus terrible danger, mon général. – C'est bien. Merci de votre conseil, général ; aussitôt que nous aurons remis un peu d'ordre ici, je partirai pour la Basseterre. Brisons là quant à présent, trop d'oreilles sont ouvertes autour de nous ; bientôt nous reprendrons cet entretien dans un lieu plus convenable. – C'est juste, mon général ; une collation vous est offerte par les principaux planteurs et créoles de la ville, à la préfecture coloniale, daignerez-vous l'accepter ? – Avec le plus grand plaisir, mon cher général ; d'ailleurs je vous avoue que je ne serais pas fâché de voir les principaux planteurs de l'île et de m'entretenir un peu avec eux. – Ils vous attendent tous avec une vive impatience, mon général. – S'il en est ainsi, ne nous faisons pas désirer plus longtemps, et ne les laissons pas se morfondre davantage. Et se tournant vers les quarante hommes de troupes coloniales que le général Pélage avait réunis et qui se tenaient tristes et humiliés derrière les soldats : – Venez près de moi, citoyens, leur dit Richepance avec bonté, je ne veux pas aujourd'hui d'autre escorte que la vôtre. – Oh ! général, murmura Pélage attendri par ce dernier trait, vous avez toutes les délicatesses. Les soldats coloniaux commandés par le capitaine de Chatenoy, vinrent alors se former fièrement auprès du général en chef, aux joyeuses acclamations de la foule. – Maintenant, général, dit Richepance, nous nous mettrons en route quand vous voudrez. Le général Pélage, fier cette fois de l'éclatante justice qui lui était rendue si noblement, leva son sabre : la musique recommença à jouer, et le cortège se mit en marche vers la préfecture coloniale, au milieu des cris de joie des habitants, aux sons de la musique, et passa devant le front de bannière des troupes européennes qui présentaient les armes. Les principaux planteurs de la Grande-terre et quelquesuns de ceux de l'autre côté de la rivière salée, accourus en hâte à la Pointe-à-pitre, dès qu'ils avaient appris l'arrivée de l'escadre, se tenaient sur les marches du large perron donnant accès a la préfecture ; en apercevant le général, l'un d'eux, choisi sans doute par les autres notables, fit quelques pas à sa rencontre, et le salua en lui disant : – Soyez le bienvenu général, vous qui venez au nom de notre mère commune, la France, pour ramener la paix et le calme dans notre colonie. – Citoyens, répondit Richepance avec cette cordialité sympathique qui était le côté saillant de son caractère loyal, le premier consul, en m'envoyant vers vous, m'a surtout recommandé de vous assurer du vif intérêt qu'il éprouve pour tout ce qui vous touche, et de son désir de voir la prospérité renaître au plus vite dans votre beau pays ; je suis fier d'avoir été choisi pour accomplir cette glorieuse mission, avec votre concours et celui de tous les bons citoyens, j'ai la conviction que ma tâche sera facile. Le général et son cortège pénétrèrent alors dans l'intérieur de la préfecture ; les présentations officielles commencèrent aussitôt. Là étaient réunis les plus glorieux et les plus nobles noms de France ; toutes nos grandes et vieilles familles ont des représentants en Amérique. Richepance trouvait un mot gracieux, un sourire aimable pour chacun ; cependant, parfois, il semblait préoccupé, presque inquiet ; son regard inquisiteur fouillait la foule de dames, de jeunes filles et d'hommes pressés autour de lui, comme s'il eût cherché quelqu'un qu'il ne parvenait pas à découvrir. Les présentations étaient presque terminées, les portes de la salle à manger, où la collation était préparée, venaient de s'ouvrir à deux battants, et le général se préparait, à regret peutêtre, à aller prendre à la table éblouissante de la plus splendide argenterie, et qui offrait un coup d'œil réellement féerique, la place d'honneur qui lui était réservée, lorsque le général Gobert, arrivé depuis un moment à la préfecture, lui toucha légèrement le bras. Le général Richepance se retourna vivement. – Ah ! c'est vous, mon cher Gobert, lui dit-il avec indifférence. Quelles nouvelles ? – Excellentes, général ; mais, avant tout, permettez-moi de vous présenter mon parent, le citoyen… – De la Brunerie ! s'écria le général avec, empressement. – Moi-même, général, répondit M. de la Brunerie en saluant. – Citoyen, reprit Richepance en lui tendant la main, je remercie mon collègue et ami Gobert de nous avoir présentés l'un à l'autre, j'éprouvais un grand désir de vous connaître. – vous me rendez confus, général ; je ne sais à quoi attribuer tant de bienveillance, dit le planteur. Et, s'écartant un peu, il démasqua sa fille, dont il prit la main : – La citoyenne Renée de la Brunerie, ma fille, dit-il. La jeune fille s'inclina, confuse et rougissante devant le général qui, mis ainsi à l'improviste en présence de celle qu'il ai- mait ne savait plus lui-même quelle contenance tenir, et craignait, par son embarras, de trahir son secret aux yeux de tous. Mais Richepance était une de ces natures exceptionnelles que les événements extraordinaires les plus imprévus ne parviennent pas longtemps à abattre ; son parti fut pris en une seconde, franchement, loyalement, selon sa coutume. – Mademoiselle, dit-il en lui faisant un respectueux salut, je me félicite de cette heureuse rencontre, sur laquelle j'étais loin de compter. – Rencontre ! s'écrièrent à la fois au comble de la surprise M. de la Brunerie et le général Gobert. – Lorsqu'on a eu le bonheur de voir une seule fois mademoiselle de la Brunerie, dit Richepance avec une exquise bonhomie, on conserve d'elle un impérissable souvenir. J'ai eu l'honneur de me trouver trois fois en visite chez madame de Brévannes, parente de mademoiselle de la Brunerie, lorsque mademoiselle s'y trouvait elle-même. – Oui, en effet… je crois, général, répondit faiblement la jeune fille, de plus en plus émue. – Allons ! général, dit M. de la Brunerie, puisque ma fille et vous, vous vous êtes déjà rencontrés en France dans une maison amie, nous ne sommes plus étrangers l'un pour l'autre, foin de l'étiquette entre vieilles connaissances, je dirai bientôt, je l'espère, entre deux amis. Voici ma main, général. – Et voici la mienne, citoyen, répondit Richepance avec entraînement. Sur mon âme, cher monsieur, vous me rendez bien heureux en me parlant ainsi. – Voyez, dit en riant le planteur, voyez la petite dissimulée ! elle vous connaissait depuis longtemps, général, et elle ne m'en avait rien dit. Fi ! que c'est laid, mademoiselle, d'avoir des secrets pour son père ! – Mais je vous jure, mon père… répondis Renée, qui ne savait plus quelle contenance tenir. Richepance, plus maître de son émotion, qu'il était parvenu à maîtriser, vint aussitôt au secours de la jeune fille. – Peut-être, interrompit-il en souriant, mais avec une intention marquée, ces souvenirs, si précieusement conservés dans ma mémoire, sont-ils, à cause de leur peu d'important, sortis depuis longtemps de celle de mademoiselle. – Oh ! vous ne le croyez pas, général, répondit Renée d'un ton de doux reproche. – Me permettez-vous, mademoiselle, de vous offrir la main pour passer dans la salle où la collation nous attend ? La jeune fille sourit d'un air mutin, car l'enfant rieuse et naïve avait subitement reparu. – Je vous le permets, oui, général, dit-elle avec un accent légèrement railleur et en lui tendant sa main mignonne coquettement gantée. Ce manège de jeune fille décontenança complètement le fier soldat ; il comprit alors combien ses dernières paroles avaient été maladroitement placées après la réponse que mademoiselle de la Brunerie lui avait faite ; il se mordit les lèvres, mais il accepta la leçon, sans laisser échapper d'autre signe de révolte contre la séduisante sirène dont il se reconnaissait l'humble esclave. On passa, dans la salle à manger. Le général Richepance avait à sa droite mademoiselle de la Brunerie, à sa gauche le préfet colonial par intérim, la général Pélage en face de lui, un des bouts de la table était occupé par le général Gobert, l'autre par M. de la Brunerie ; les autres convives, au nombre de quatre-vingts, avaient aussi leurs places désignées. Tandis que le général Richepance était occupé aux présentations dans le salon de la préfecture, le général Pélage avait donné à ses deux aides de camp, les capitaines Prud'homme et de Chatenoy, des instructions détaillées pour que tous les postes occupés par les troupes coloniales fussent relevés immédiatement par des détachements européens, et les troupes coloniales dirigées sur la redoute de Stewinson, où elles demeureraient massées en attendant les ordres ultérieurs du commandant en chef. Les deux capitaines étaient immédiatement sortis pour s'acquitter de la mission quels avaient reçue et surveiller l'exécution des ordres qu'ils étaient chargés de transmettre aux chefs de corps. La collation se prolongea assez tard ; il était environ cinq heures du soir lorsque les convives se levèrent de table et passèrent au salon de réception. Richepance était le plus heureux des hommes ; pendant plusieurs heures il s'était trouvé assis auprès de celle qu'il aimait ; il avait put échanger quelques mots furtifs avec elle, entendre la douce mélodie de sa voix, il aurait voulut que cette bienheureuse collation ne se terminât jamais ; il maudit sincèrement au fond de l'âme le fâcheux qui proposa la première santé : on ne disait pas encore toast à cette époque, on préférait simplement parler notre belle et riche langue française, à aller chercher des mots barbares chez les anglais, pour exprimer des idées beaucoup plus clairement rendues dans notre langue. Les santés furent nombreuses, elles se succédèrent rapidement lez unes aux autres ; les créoles sont loin d'être ivrognes comme les anglais ou les américains du nord, leurs voisins, ils sont généralement sobres. On bu d'abord à la république française une et indivisible, ce qui était tout naturel, puis au premier consul Bonaparte ; on bu ensuite au général Richepance, à l'armée, à la marine ; et vingt autres santés pareilles dont l'animation et l'enthousiasme des convives justifiait seul l'opportunité, mais qui toutes furent accueillies avec des applaudissements frénétiques. Le général fut contraint, en sa qualité de président de la table, de répondre à toutes par quelques paroles dont les plus simples excitaient un véritable ouragan de bravos et de vivats. Bien que fort contrarié de voir le temps s'écouler aussi rapidement, ce fut cependant avec un soulagement véritable que, lorsque le moment fut enfin venu de se lever de table, le général offrit sa main à mademoiselle de la Brunerie pour passer au salon. Plusieurs groupes se formèrent ; les plus jeunes des convives entourèrent les dames, tandis que les hommes sérieux se pressèrent autour du général en chef et entamèrent avec lui les hautes questions de la politique qu'il convenait de suivre pendant la crise que traversait la colonie en ce moment. Richepance jeta un regard désespéré du coté où se tenait Renée de la Brunerie ; la malicieuse jeune fille qui avait commencé par rire derrière son éventail de la mésaventure de son admirateur, se sentie émue malgré et elle résolue avec la crâne- rie mutine de son caractère, de venir en aide au malheureux général déconfit et aux abois. En quelques minutes, une conspiration fut ourdie par la partie féminine de l'assemblée ; il y eut une protestation générale des dames ; et bien à contre-cœur, pour les hommes sérieux, cette peste de toutes les réunions, où l'on veut s'amuser, la politique fut proscrite à l'unanimité ; quelques jeunes gens firent entrer la musique militaire, qui, pendant tout le temps que la collation avait duré, n'avait cessé de jouer des airs variés, et bon gré, mal gré, les danses s'organisèrent, timidement d'abord mais l'élan était donné et bientôt tous les convies se laissèrent entraîner à prendre part à ce divertissement si cher aux créoles. Sans que l'on sût comment cela s'était fait, en moins d'un quart d'heure, l'immense galerie et l'interminable salon furent encombrés de femmes, de soie, de dentelles et de fleurs. La danse est une véritable maladie pour les créoles, et cela à ce point qu'il y a aux colonies un proverbe qui prétend qu'on soulèverait les blancs avec un violon, et les noirs avec un tambour. Lorsqu'une dame créole a passé une nuit au bal elle n'a pas sur elle, en tous ses vêtements, un fil de soie ou de lin qui ne soit froissé, tordu brisé, et qui puisse servir à quelque chose ; dix sur douze n'ont plus de souliers et sortent pieds nus de la salle ; en un mot c'est une passion qui va jusqu'au délire, à la frénésie, à la folie. Mais, qu'on ne s'y trompe pas, cette passion pour la danse n'influe en rien sur les mœurs ; ces nobles et belles femmes savent toujours rester dignes d'elles-mêmes ; ce sont des enfants joyeuses, insouciantes, dansant pour se divertir, sans arrière pensée, et ne voyant rien en dehors du tourbillon de la danse de contraire à l'admiration et au respect que toujours elles inspirent, même à leurs plus fervents adorateurs. Le lendemain du bal, nulle ne s'en souvient, ni la regrette ; autant on les a vues gaies, rieuses, autant elles se montrent douces, modestes, vouées au ménage, donnant leur cœur à l'honnêteté, leurs mains au travail, leur affection au père et au mari, leur affabilité aux serviteurs, leurs grâces et leur angélique sourire à tous. Mais cette fois, ce n'était pas d'un bal qu'il s'agissait ; on avait improvisé la danse pour une ou deux heures, afin de chasser de cette joyeuse réunion l'odieuse politique qui menaçait de l'assombrir en l'envahissant. Richepance était jeune, il aimait et il était aimé ; un avenir rayonnant de gloire et de bonheur s'ouvrait devant lui, la vie, surtout en ce moment, lui apparaissait sous les plus riantes couleurs ; il abandonna joyeusement une question de politique transcendante très-ardue, à peine entamée, et il se jeta à corps perdu au milieu des danseurs, en laissant ses sérieux interlocuteurs tout ébouriffés. Si ce mouvement irréfléchi lui fit perdre quelque chose dans l'esprit des vieux planteurs et des hommes sérieux de la réunion, en revanche il lui conquit à l'instant le cœur de toutes les dames et de toutes les jeunes filles et il devint leur ami et leur allié ; ce qui fut peut-être la seule mesure d'une politique réellement heureuse qui fut prise pendant le cours de cette journée mémorable, et cela sans que le général y songe le moins du monde. Dans les colonies, les femmes exercent un irrésistible empire non seulement sur leurs maris, mais encore sur tout ce qui les entoure ; les mettre de son côté, c'était donc presque avoir gagné la partie. Après avoir dansé deux fois avec Renée de la Brunerie, le général reconduisit la jeune fille auprès de son père ; alors une conversation toute amirale, presque intime, s'engagea entre ces trois personnes. On parla de la France, de Paris, de madame de Brévannes et de mille autres choses encore. M. de la Brunerie remarqua avec étonnement que sa fille, invitée à plusieurs reprises à danser, refusa constamment de quitter sa place, prétextant soit une grande fatigue, soit un violent mal de tête, pour ne pas abandonner une conversation qui semblait l'intéresser vivement. Le marquis, loin de témoigner sa surprise, sourit au contraire d'un air de bonhomie à chaque prétexte plus ou moins plausible, donné par sa fille aux danseurs désappointés. Disons-le tout de suite, M. de la Brunerie s'était subitement senti entraîné vers le général Richepance, dont la franchise, l'air martial et surtout la rondeur loyale lui avaient plu au premier abord ; il ne voyait pas avec déplaisir l'intérêt que sa fille paraissait éprouver pour le général, pour lequel, il avait, lui, une sympathie réelle. Le planteur fit promettes à Richepance de venir passer quelques jours à la Brunerie, aussitôt que ses graves occupations lui laisseraient un instant de loisir, et de ne pas avoir à la Basse-terre d'autre maison que la sienne. Le général accepta avec empressement ces offres hospitalières, et la conversation continua ainsi, sur le ton de la plus parfaite cordialité. Elle se serait prolongée très-longtemps encore, si un des aides de camp du général n'était venu l'interrompre en annonçant à son chef que le général Pélage désirait lui faire une communication importante. Richepance prit congé, avec un soupir de regret, de la jeune fille et de son père, puis il suivit l'aide de camp. Le général Pélage attendait à cheval, avec une nombreuse escorte et un brillant état-major, le général en chef, sur la place devant la préfecture. Le général se souvint seulement alors qu'il avait décidé qu'il passerait, à sept heures du soir, les troupes coloniales en revue ; il était sept heures moins le quart, il n'y avait pas un instant à perdre ; il se mit en selle et on partit. – Qu'y a-t-il de nouveau, général ? demanda Richepance au chef de brigade. – Peu de choses, mon général ; tout s'est à peu près bien passé, et les changements de corps opérés sans résistance excepté toutefois au fort de la Victoire. – Ah ! ah ! Est-ce qu'il y aurait eu là une tentative de révolte ? – Mieux que cela, général, une révolte véritable. – Voyons ! que m'apprenez-vous là, mon cher général ? – La vérité, général ; mais comme je connaissais de longue date l'homme qui commandait le fort de la Victoire, mes précautions étaient prises en conséquence. – Très-bien. Quel est cet individu ? – Un mulâtre nommé Ignace, chef des nègres marrons de la Pointe-noire, auquel j'ai donné le grade de capitaine. – Comment, général, vous avez commis l'imprudence ?… – Permettez-moi, général, interrompit Pélage avec un sourire d'une expression singulière, Ignace n'est pas le seul, il y en a d'autres encore auxquels j'ai été contraint de jeter aussi un os à ronger ; j'étais loin d'être le plus fort, il me fallait être le plus rusé ; depuis six ans, je n'ai réussi à maintenir à peu près l'ordre dans la colonie qu'en employant les plus redoutables agents de désordre. – Savez-vous que c'est tout simplement très-fort ce que vous me dites là, mon cher général ? s'écria Richepance avec surprise. – Je l'ignore ; je sais seulement que c'est l'exacte vérité, mon général. Donc, Ignace refusa péremptoirement de rendre le fort de la Victoire ; mais mon aide de camp, le capitaine de Chatenoy, commandait le détachement européen ; il fit battre la charge, croiser la baïonnette et marcher en avant ; Ignace comprit que toute résistance était inutile, et, tandis que nos troupes entraient dans le fort par une porte, il sortait avec sa garnison par une autre et s'enfonçait dans les mornes. Voilà tout ; le tout est assez grave. – De combien était cette garnison ? – Une centaine d'hommes. – De couleur ? – Tous nègres. On atteignit en ce moment la plaine de Stewinson ; les bataillons noirs étaient massés en bon ordre ; ils avaient la tournure militaire et se tenaient bien sous les armes. Le général commença aussitôt la revue. Après avoir chaleureusement félicité les soldats sur leur bonne tenue, leur patriotisme et leur avoir dit qu'il voulait les voir auprès de lui, le général en chef leur annonça que le lendemain il comptait partir pour la Basse-terre ; qu'il les avait choisis pour l'accompagner et qu'ils allaient s'embarquer à l'instant dans les canots qui les attendaient au rivage pour les conduire à bord de l'escadre, où ils pourraient se reposer en attendant l'heure du départ. Cette nouvelle ne parut pas être fort agréable aux soldats, cependant ils ne manifestèrent pas autrement leur mauvaise humeur que par un silence obstiné. L'embarquement commença aussitôt ; malheureusement, la nuit était venue ; la moitié au moins des noirs en profita pour prendre la fuite et déserter avec armes et bagages, ce dont Richepance se montra très-mortifié. – Tant mieux ! lui dit Pélage à voix basse ; plutôt nos ennemis se démasqueront, plutôt nous en aurons fini avec eux. – Vous avez pardieu raison, mon cher général ! répondit Richepance ; mais je vous jure que le châtiment sera sévère. En ce moment, un aide de camp du général en chef lui annonça qu'un homme, disant arriver à l'instant de la Basse-terre, demandait à lui faire des révélations importantes. Le général ordonna qu'il fût immédiatement amené en sa présence. Cet homme était l'Œil Gris. VII De quelle façon le commandant Delgrès entendait le devoir Nous retournerons maintenant au commandant Delgrès que, dans un précédent chapitre, nous avons laissé, après le départ des membres du conseil provisoire de la colonie, fort mécontent en apparence des nouvelles qui lui avaient été données par le général Pélage. Après être rentré dans l'appartement qu'il occultait dans la maison de ville, trop agité sans doute pour se livrer au repas, le commandant Delgrès avait jeté un manteau sur ses épaules, et, malgré l'heure avancée de la nuit, il était sorti seul à travers les rues de la Basse-terre, qu'il parcourait d'un pas nerveux et en apparence sans but déterminé. Mais il n'en était pas ainsi ; l'officier mulâtre savait trèsbien, au contraire, où il allait. Après avoir traversé le cours Nolivos, planté de hauts tamarins dont l'épais feuillage répandait une obscurité telle qu'à deux pas il était matériellement impossible de distinguer le moindre objet, le commandant, soigneusement enveloppé dans les plis de son manteau et son chapeau enfoncé sur les yeux, double précaution prise dans le but évident de ne pas être reconnu par les quelques rôdeurs de nuit que le hasard lui ferait rencontrer, tourna l'angle d'une rue étroite et sombre dans laquelle il s'engagea résolument, marchant d'un pas rapide, en homme pressé ou qui, peut-être secrètement contrarié de la ré- solution qu'il a prise, se hâte afin d'en avoir au plus tôt fini avec une chose qui lui déplait, d'autant plus, qu'il en a calculé et en connaît tous les ennuis. Soudain il s'arrêta, pencha le corps en avant, prêta attentivement l'oreille et essaya de sonder les ténèbres de son regard perçant. Quels que soient l'éducation qu'ils aient reçue, le degré de civilisation qu'ils aient atteint, il reste toujours du sauvage dans le sang des hommes de couleur, l'instinct du fauve persiste chez eux quand même ; leurs sens sont continuellement tenus en éveil par une inquiétude farouche, dont il leur est impossible le se défaire. Le commandant Delgrès avait cru entendre derrière lui un bruit de pas se réglant sur le sien. Mais ce fût en vain qu'il écouta, qu'il regarda dans toutes les directions ; il ne vit, il n'entendit rien. Il crut s'être trompé et reprit sa marche, aussitôt une ombre sembla se détacher de la muraille et se glissa silencieuse derrière lui. Delgrès ne s'était pas trompé, il était suivi. À peu près vers le milieu de la rue, le commandant s'arrêta devant une maison en bois de misérable apparence ; mais, au lieu de frapper à la porte, il s'approcha d'un volet a travers les fentes duquel filtrait, comme une barre d'or, une ligne lumineuse, et après une courte hésitation, il frappa doucement contre ce volet, trois coups distants à la manière maçonnique. Presque aussitôt un léger bruit se fit entendre dans l'intérieur de la maison, deux grincements semblables à celui d'une scie en travail résonnèrent sur le volet même. Le commandant frappa de nouveau, mais cinq coups cette fois, trois précipités et deux espacés ; puis il alla se placer tout contre la porte presqu'à la toucher. Au même instant, la porte tourna silencieusement sur ellemême et s'entrouvrit tout juste assez pour livrer passage à un homme ; le commandant entra et la porte se referma aussitôt sur lui, sans produire le moindre bruit. À peine Delgrès eut-il disparu dans la maison, que l'ombre qui l'avait si obstinément suivi jusque là, s'approcha, non de la maison, mais du mur attenant à elle, mur élevé de huit pieds à peu près, s'accrocha d'un bond au faite, s'enleva à la force des poignets, franchit la muraille, se trouva dans une cour étroite, suivit à tâtons le mur de la maison, se glissa par le trou d'une baie, avec l'élasticité d'un serpent, et avec la légèreté et l'adresse d'un singe, grimpa après le tronc d'un énorme tulipier poussant en liberté à deux pas à peine de la maison et se blottit si bien dans le feuillage qu'il aurait été impossible de l'apercevoir, même s'il eût fait jour. Dès qu'il fut commodément installé dans sa cachette, cet homme, l'ombre en réalité n'était pas autre chose, se frotta joyeusement les mains l'une contre l'autre et murmura à part lui d'un ton railleur : – Je suis merveilleusement placé, pour voir et pour entendre, pas un mot de leur conversation ne m'échappera. Il faut avouer que j'ai eu là une bien triomphante idée. Ce que c'est pourtant que d'aimer la promenade la nuit ! On apprend toujours quelque chose. En effet, de la manière dont notre homme était placé, il se trouvait complètement en face d'une large fenêtre dont, en étendant un peu le bras, il lui aurait été facile de toucher le store transparent. Tout à coup, il vit une lueur assez forte filtrer à travers les ais mal joints de la porte de la chambre à laquelle cette fenêtre appartenait. – Il était temps, murmura-t-il ; écoutons. Ce que ces deux hommes ont à se dire ainsi en secret doit être très-intéressant à entendre, et surtout profitable, ajouta avec ironie l'inconnu qui paraissait grandement affectionner le monologue. Dès que la porte avait été refermée sur lui, le commandant Delgrès s'était trouvé dans un étroit corridor, en face d'un individu immobile comme une statue et tenant une lanterne de la main gauche et un pistolet de la main droite. Cet homme, haut de plus de six pieds, était d'une maigreur excessive ; il avait un front étroit et fuyant, couvert d'une forêt de cheveux blonds et frisés, des yeux d'oiseau de proie, ronds et clignotants, dont les paupières sans cils étaient bordés de rouge, un nez long, recourbé en bec de perroquet, tombant sur une bouche aux lèvres minces et rentrées, largement fendues et garnies de dents blanches, le tout terminé par un menton carré, séparé en deux par une profonde fossette, cette tête hétéroclite était emmanchée, tant bien que mal, sur un cou d'une longueur extraordinaire et d'une maigreur phénoménale. Cet être singulier avait une physionomie railleuse et narquoise à laquelle son teint blafard, ressemblant à une carafe de limonade et sa barbe rasée de très-près, imprimaient un cachet de cruauté ironiquement implacable qui faisait peine à voir, s'il est permis d'employer cette expression. D'ailleurs, cet étrange personnage était vêtu comme tout le monde et même avec une correction cérémonieuse, singulière à une heure aussi avancée de la nuit. – Tous, dit cet homme d'une voix sourde en dirigeant froidement son pistolet sur la poitrine de son visiteur. – Saint, répondit aussitôt Delgrès. – L'ou, reprit le premier interlocuteur. – Ver, fit le commandant. – Tu, dit l'autre. – Re, acheva Delgrès. Il y eut une pose pendant laquelle les deux hommes échangèrent de loin, – ils se tenaient à trois pas l'un de l'autre, – des gestes maçonniques, puis le maître de la maison reprit, toujours de la même voix sourde et comme s'il récitait une leçon apprise à l'avance : – Li. – Ber, dit aussitôt Delgrès. – Té, fit l'autre. – Ou, reprit le mulâtre. – la, continua le géant. – Mort, répondit le commandant en portant l'index et le médium de sa main droite à sa tempe gauche. Ces doubles mots de passe, qui signifiaient tout simplement : « Toussaint Louverture, liberté ou la mort », échangés entre les deux hommes, l'interrogatoire était probablement terminé, car l'inconnu désarma son pistolet et le remit, sans plus de façons, dans sa poche. – Je vous attendais, monsieur, dit-il en s'inclinant devant son visiteur avec une courtoisie hautaine. – Je le sais, monsieur, répondit la commandant Delgrès, en saluant à son tour d'une façon non moins hautaine. – Vous vous êtes fait bien désirer. – C'est vrai, monsieur, mais il m'était impossible de venir plus tôt. – Veuillez me suivre, je vous en prie, monsieur. – Après avoir fait quelques pas, ils se trouvèrent dans la pièce au volet de laquelle le commandant avait frappé. L'inconnu pénétra dans la pièce, éteignit sa lanterne et ressortit un candélabre à la main. – Allons, reprit l'étranger. – Allons, répéta philosophiquement le commandant. Ils firent encore sept à huit pas, et un escalier d'une douzaine de marches s'offrit à leurs regards ; ils montèrent jusqu'à un étroit palier sur lequel ouvrait une porte dont l'inconnu tourna le bouton. – Entrez, monsieur, dit-il, nous sommes ici sur le derrière de la maison, nous pourrons causer à notre aise de nos affaires dans cette chambre, sans redouter que nos paroles soient entendues du dehors Veuillez vous asseoir, ajouta-t-il en approchant un fauteuil à disque d'un guéridon placé devant la fenêtre et sur lequel il posa le candélabre ; voici des cigares, du rhum, du tafia et même de l'eau-de-vie de France, rien ne nous manquera. Delgrès jeta son manteau sur un meuble et s'étendit dans le fauteuil. L'inconnu alla soigneusement fermer la porte devant laquelle il fit tomber une épaisse portière ; puis il revint lentement s'asseoir en face de son visiteur. – Maintenant, causons, dit-il. – À vos ordres, monsieur, répondit le commandant Delgrès en allumant un cigare, je suis venu pour causer avec vous. – Il paraît qu'il y a du nouveau depuis quelques heures ? reprit l'inconnu. – Comment le pouvez-vous savoir, monsieur s'écria Delgrès avec surprise. – Oh ! bien facilement. D'abord, j'ai conféré avec certain nègre de ma connaissance ; puis j'ai reçu ce matin des dépêches de sir Andrew Cochrane Johnston. – Allons donc ! vous plaisantez, sir William's Crockhill ! Depuis plus de quinze jours pas un navire, pas même une chaloupe n'est venue de la Dominique à la Basse-terre. – Bah ! qu'est-il besoin de bâtiments lorsque nous avons les îles des Saintes si près de nous ! répondit en ricanant sir William's Crockhill. – Je ne vous comprends pas, monsieur. – C'est cependant limpide, mon cher commandant. L'Angleterre s'est emparée des îles des Saintes, dont elle est maîtresse depuis 1794, n'est-ce pas ? – C'est vrai, monsieur, mais je vous avoue que je ne vois pas… – Pardon, mon cher commandant, c'est que vous ne vous donnez pas la peine de réfléchir. – Il me semble cependant… – Il y a trois jours, notez bien la date, je vous prie, mon cher commandant, interrompit sir William's avec un nouveau ricanement, je suis allé me promener après mon dîner à la pointe du vieux fort ; j'adore la promenade, c'est un plaisir salutaire et peu coûteux. J'admirait le groupe charmant des Saintes qui commençait à se noyer dans les premières ombres de la nuit, lorsque, jugez de ma surprise, j'aperçus tout à coup briller dans l'obscurité la lueur éclatante d'un immense foyer, sur la pointe extrême de l'îlot nommé la Terre d'en Haut. Je crus d'abord m'être trompé ; je regardai plus attentivement, j'avais bien vu ; c'était en effet un brasier. Cette lueur signifiait pour moi : plusieurs navires en vue, on suppose que c'est l'escadre française. À mon départ de la Dominique, j'étais convenu de cette façon de communiquer avec sir Andrew ; c'est fort ingénieux, qu'en pensez-vous ? – Comment, depuis trois jours vous connaissiez cette nouvelle et vous ne m'avez pas averti ? – Permettez, mon cher commandant, ce n'est que ce matin que j'ai acquis une certitude ; et puis, entre nous, soyons francs, êtes-vous venu ? Était-ce à moi à me déranger pour aller vous trouver ? – C'est vrai, je conviens que j'ai eu tort, monsieur, murmura Delgrès ; mais tout peut encore se réparer, je l'espère ? Et il fixa un regard ardent sur l'Anglais, toujours froid et railleur. – Peut-être, mon cher commandant ; il s'agit d'abord de savoir ce que vous avez l'intention de faire ? – Avant de vous répondre, j'ai besoin de connaître les intentions du général en chef. – Ses intentions ?… Eh ! mais, il n'en fait pas mystère, il me semble reprit l'agent anglais. – Quelles sont-elles donc, monsieur, je vous prie ? car je les ignore, moi, je vous l'affirme. – Soit, mon cher commandant. Eh bien, les voici : Le commandant Lacrosse a quitté la Dominique sur la frégate la Pensée, il a rejoint l'escadre française ; le général en chef s'est immédiatement rendu à bord de la frégate ; l'ex-capitaine général et le chef de l'expédition se sont entendus en deux mots ; ont pris leurs mesures en commun ; et, pour tout vous dire, demain ils débarqueront ensemble à la Pointe-à-pitre, à moins que déjà ce ne soit fait. – Non, ce n'est pas fait encore. – Alors, mon cher commandant, ce sera pour demain ou pour après-demain, au plus tard. By God ! un jour de plus ou de moins ne fait rien à l'affaire ; le général en chef rétablira le capitaine général Lacrosse dans ses fonctions, et tout sera dit ; vous savez probablement, sans qu'il me soit nécessaire de vous l'apprendre, quelles seront les suites de cette ingénieuse combinaison, pour certaines personnes de votre connaissance ? – Mais qui m'assure, sir Williams Crockhill que tout ce vous que me dites est vrai ? – Rien que ma parole de gentleman, mon cher commandant, j'en conviens, quant à présent du moins ; mais attendez le débarquement des troupes françaises ; la première proclamation que lancera le général, et le titre qu'il prendra vous instruiront suffisamment. – Si ce misérable Lacrosse revient au pouvoir, je suis perdu, murmura Delgrès, comme s'il se parlait à lui-même. – Je crains en effet qu'il n'en soit ainsi, répondit froidement sir William's. – C'est une horrible trahison ! – Toutes les trahisons sont horribles, pour ceux qui n'en profitent pas, reprit l'Anglais d'un ton de sarcasme ; pour ceux qui en profitent, c'est tout le contraire, elles changent alors de nom et s'appellent des traits d'héroïsme patriotique. Chaque chose dans cette vie a son endroit et son envers ; la grande chance, mon cher commandant, consiste à savoir toujours prendre l'endroit ; la plupart de nos plus profonds diplomates, s'ils n'étaient que de simples particuliers, iraient pourrir dans nos bagnes comme d'affreux malfaiteurs, et cela pour des actions qu'on admire à casse de la haute position qu'ils occupent. Toutes ces choses sont simplement une question de perspective morale et rien de plus. – Venons au fait, monsieur, dit Delgrès avec impatience. – Je ne demande pas mieux, monsieur. – Quelles conditions votre gouvernement vous a-t-il chargé de faire aux hommes de couleur et aux noirs de la Guadeloupe ? – Des conditions très-avantageuses, mon cher commandant. – C'est possible, mais voyons, s'il vous plait, ces conditions, répondit Delgrès assez sèchement. – Veuillez donc m'écouter mon cher commandant. – Parlez, monsieur. – L'Angleterre, dit sir William's Crockhill, reconnaît, par acte authentique, l'indépendance de l'île de la Guadeloupe ; elle s'engage à fournir au chef choisi par les hommes de couleur de l'île, les troupes nécessaires pour l'aider à chasser les Français de tous les points qu'ils occupent ; à transporter ces Français dans les colonies anglaises, où ils seront internés aux frais du gouvernement britannique, jusqu'à la paix définitive et générale ; de plus, elle s'engage à payer à ce chef une somme de trois cent mille livres sterling, – environ sept millions cinquante mille francs, – à la seule condition que pendant un laps de temps qui ne saurait être moindre de cinquante années, et enfin de l'indemniser des frais et dépenses qu'elle aura été obligée de faire pour assurer l'indépendance de la Guadeloupe, cette île reconnaîtra le protectorat de l'Angleterre. Voilà, monsieur quelles sont les conditions généreuses que vous offre le gouvernement britannique ; je ne crois pas trop m'avancer en affirmant que ces conditions sont très-avantageuses pour votre pays et pour vous. Le commandant Delgrès avait écouté, les sourcils froncés et l'air soucieux, cette longue tirade que l'agent anglais débitait avec une complaisance et un aplomb extrêmes. – C'est tout, monsieur ! demanda-t-il froidement lorsque son interlocuteur se tut enfin. – Comment ?… Que voulez-vous dire, monsieur ?… s'écria sir William's. – Je veux dire, monsieur, que ces conditions généreuses, reprit Delgrès, en appuyant sur le mot avec intention, ne me conviennent pas, et que je ne puis les accepter. – Vous êtes difficile. – Peut-être, monsieur. Il me semble que vous vous êtes singulièrement mépris à mon égard ; je ne suis pas un traître, moi, Sir Villiam's Crockhill, comme vous paraissez le supposer : – Oh ! fit celui-ci avec une incrédulité ironique. – Vous raillez et vous avez tort, monsieur. Je vous répète que je ne suis pas un traître et que je ne veux pas livrer mon pays à l'Angleterre ; esclavage pour esclavage, je préférerai toujours, quoi qu'il arrive, rester sous la domination du gouvernement Français, que sous le joug du gouvernement britannique dont j'ai été à même d'éprouver la philanthropique douceur et la loyauté punique. – Monsieur, permettez-moi de vous faire observer que vous vous méprenez singulièrement sur les nobles intentions de l'Angleterre. – Je me méprends si peu sur ses nobles intentions, que je les ai percées à jour ; en voulez-vous la preuve ? Eh bien, à votre tour, écoutez-moi : ce prétendu secours donné par les Anglais aux hommes de couleur de la Guadeloupe, n'est, bel et bien, qu'une prise de possession ; lorsque vous serez maîtres de nos villes et de nos positions fortifiées, consentirez-vous à vous retirer ? Non, cela est clair, il faudrait être un enfant pour supposer le contraire une seconde. Donc, votre protectorat n'est qu'un leurre auquel je ne me laisserai pas tromper. – Que voulez-vous donc, monsieur ? – Ce que je veux ? Je vous le dirai franchement. – Je vous écoute. – Vous m'avez fait connaître vos conditions, voici les miennes : L'Angleterre évacuera le groupe des îles des Saintes, dont elle s'est emparée, contre le droit commun, dans un délai de quatre jours après la signature du traité ; remise sera faite de ces îles au chef des hommes de couleur et des noirs, dans l'état où elles se trouvent actuellement, c'est-à-dire avec leurs fortifications en bon état, les canons, les fusils, toutes les armes généralement quelconques, munition de guerre et de bouche qu'elles renferment. La Guadeloupe, Marie-Galante, la Désirade et les Saintes seront déclarées et reconnues indépendantes ; de plus, l'Angleterre fournira les armes et les munitions nécessaires pour l'armement et l'équipement de cent mille hommes. – Cent mille hommes ! s'écria l'agent anglais ; mais où les trouverez-vous, mon cher commandant ? – Cela me regarde, monsieur. – C'est juste. Continuez. – Une escadre anglaise établira, pendant la guerre des hommes de couleur et des noirs contre les blancs, un blocus rigoureux autour des îles, et s'engagera à ne pas laisser débarquer les secours français, soit à la Guadeloupe, soit à Marie-Galante, soit à la Désirade, soit même aux Saintes ; aucunes troupes anglaises ne seront mises à terre sur les îles, sous quelque prétexte que ce soit ; les hommes de couleur, se jugeant assez forts pour conquérir seuls leur liberté, refusent tout secours de la part des troupes anglaises ; considérant ce secours non-seulement comme inutile, mais encore comme dangereux et nuisible à leurs intérêts ; de plus, quatre cent mille livres sterling, – environ dix millions de francs, – seront comptées par l'Angleterre au chef des hommes de couleur et des noirs ; à ces conditions, mais à ces conditions seules, la Guadeloupe et les îles dépendantes consentiront à accepter le protectorat du gouvernement britannique pour un laps de soixante ans ; une garde de trente hommes de troupes anglaises sera seule autorisée à débarquer à la Basse-terre, pour servir de garde d'honneur au représentant de l'Angleterre dans cette île. – Est-ce tout, monsieur ? demanda l'agent anglais avec une impatience contenue. – C'est tout, oui, monsieur, répondit froidement le commandant Delgrès. – Ce que vous demandez, mon cher commandant, permettez-moi de vous le faire observer, est complètement inadmissible et par conséquent ne saurait être accepté par mon gouvernement. – Je le regrette pour votre gouvernement. S'il en est ainsi, rien de fait. Supposiez-vous donc, monsieur, que j'aurais la lâcheté de vendre froidement mon pays à l'étranger ? Si telle était votre pensée, détrompez-vous ; je préfère cent fois mourir à commettre une telle infamie ; non, je veux mon pays libre, puissant, riche ; je ne consentirai jamais à le faire esclave, esclave de l'Angleterre surtout ! Nous serons Français ou libres ; entre ces deux conditions, il ne saurait y avoir à hésiter pour moi ; mon devoir est, avant tout, de protéger mes frères ; d'empêcher, par tous les moyens, qu'on leur impose de nouveau l'esclavage auquel on prétend les soumettre ; de leur conserver cette liberté qu'ils ont conquise, ou que du moins la République Française leur avait généreusement octroyée et d'en faire un peuple libre. Cette tâche est ardue, je ne m'en cache pas les difficultés, mais la saurai l'accomplir quoi qu'il puisse m'en coûter, à mes risques et périls ; je tomberai plutôt bravement sur la brèche que de consentir à livrer mon pays aux étrangers. – Ainsi, commandant ces conditions sont un ultimatum ? demanda l'agent anglais. – Je ne sais, monsieur, ce que vous entendez par ce mot barbare que je ne comprend pas ; mais s'il veut dire, comme je le suppose, que les conditions que j'ai eu l'honneur de vous soumettre sont les seules que j'accepterai, c'est en effet, un ultimatum, oui, monsieur, je regrette vivement, qu'il nous soit impossible de nous entendre. – Pardon, commandant, discutons un peu, s'il vous plaît, vous reconnaîtrez bientôt, je n'en doute pas… – Rien, monsieur, interrompit l'officier, je n'ai pas à discuter sur ce sujet avec vous qui n'êtes qu'un subalterne. – Chargé par son gouvernement de pouvoirs très-étendus, mon cher commandant. – C'est possible, mais peu m'importe, monsieur. Vous connaissez maintenant mes conditions, elles sont immuables. Il n'y a donc pas à discuter, mais seulement à accepter ou à refuser, rien de plus. Réfléchissez et voyez ce qu'il vous convient de faire. – Je ne puis prendre sur moi de vous répondre, commandant. Le cas est excessivement grave ; il n'est point prévu par les instructions que j'ai reçues de mon gouvernement. – Je comprends parfaitement cela, monsieur ; l'Angleterre, ainsi que la France, nous considère comme des êtres sans intelligence, des bêtes de somme incapables de raisonnement, et par conséquent faciles à tromper et bons à exploiter ; toutes deux sont dans l'erreur, vous le voyez, monsieur ; nous raisonnons, nous aussi, et, qui plus est, nous raisonnons juste ; nous avons été trop longtemps assimilés aux brutes et aux animaux, il ne nous convient plus qu'il en soit ainsi ; nous sommes fatigués du joug qui, depuis tant de siècles, pèse si lourdement sur nos épaules ; nous voulons être enfin libres, et nous le serons. Maintenant, monsieur, comme je suppose que nous n'avons plus rien à nous dire, permettez-moi de prendre congé de vous. Delgrès se leva alors pour se retirer et se dirigea vers le meuble sur lequel il avait, en arrivant, jeté son manteau. – Pardon, mon cher commandant, dit vivement l'agent anglais, un moment encore, je vous prie. – Il est très-tard, monsieur ; j'ai, cette nuit, beaucoup de choses à faire encore. – Je ne vous demande que quelques minutes. – Soit, monsieur. Que me voulez-vous ? – Asseyez-vous, je vous prie. Delgrès se rassit. – Maintenant je vous écoute, dit-il. – Les conditions que vous me posez sont excessivement graves. – Je le sais, monsieur. – Mon gouvernement ne les avait pas prévues. – Vous me l'ayez déjà dit. – Vous ne consentirez pas à les modifier ? – Sous aucun prétexte. – Mon cher commandant, il est de mon devoir de les communiquer, si extraordinaires qu'elles soient, à sir Andrew Cockrane, gouverneur de la Dominique et chargé des pleins pouvoirs de Sa gracieuse majesté le roi d'Angleterre. – Cela vous regarde, monsieur. – Au lever du soleil, je quitterai la Basse-terre. – Vous êtes parfaitement libre. – Et je me rendrai aux Saintes. – Après, monsieur ? L'Anglais regarda fixement le mulâtre et lui dit : – Vous avez une façon de converser toute particulière, mon cher commandant. – Chacun a la sienne, monsieur ; si la mienne ne vous convient pas, serviteur ! – Je ne dis pas cela. – Non, mais vous le pensez. – Oh ! commandant ! – Alors, monsieur, à quoi bon cette observation, si elle ne signifie rien ? – C'est juste, je me trompe. – Allons au fait, monsieur. – Consentez-vous, mon cher commandant, à attendre la réponse de sir Andrew Cockrane ? – Combien de temps ? – Un mois, afin de laisser le temps… – Aux Français de nous battre, de nous disperser et de nous désarmer, n'est-ce pas ? interrompit le commandant Delgrès avec violence. Vous êtes fou, ou vous vous jouez de moi, monsieur. – Mais enfin, commandant, s'écria l'agent anglais au comble de l'exaspération, il faut bien laisser à ces conditions le temps d'être débattues, acceptées ou refusées par le Parlement. Delgrès se mit à rire sans façon au nez crochu de l'agent stupéfait. – Où se trouve sir Andrew Cockrane Johnston, en ce moment ? dit-il. – À la Dominique. – Très-bien. Il a reçu, m'avez-vous dit, les pleins pouvoirs de son gouvernement pour traiter… – Ai-je dit cela, mon cher commandant ? interrompit sir Williams Crockhill en se mordant les lèvres. – vous l'avez dit, monsieur. – Soit, admettons ! – Non pas, constatons. – Constatons si cela vous plait, j'y consent, dit-il d'un ton de mauvaise humeur. Où voulez-vous, en venir, commandant ? – À ceci, tout simplement : que le gouverneur de la Dominique ayant les pleins pouvoirs du gouvernement britannique, et par conséquent étant son représentant, est libre de prendre l'initiative de telle ou telle décision qu'il lui plaira ; le reconnaissez-vous, monsieur ? – Permettez, permettez, commandant ; ceci est très-subtil, ces conditions n'étaient pas prévues… – Peut-être, mais sir Andrew a pleins pouvoirs… – Il les a. – Donc, la réponse ou, si vous le préférez, la détermination à prendre, dépend de lui seul. – Hum ! – Vous toussez, monsieur ? – Je suis fort enrhumé, mais ne faites pas attention, cela se passera. – Admettez-vous la justesse de mon raisonnement ? – Je l'admets. – Allons, allons, nous y viendrons, cher monsieur, dit Delgrès avec ironie. – Ce sera difficile. – Il faut à peine deux jours, pour avoir une réponse de la Dominique. – Ce délai est bien court. – Les événements nous pressent, monsieur ; les Français débarqueront demain, peut-être. – C'est possible. – Il faut que nous soyons en mesure de résister. – Je comprends parfaitement cela, mais deux jours… – Je vous en accorde quatre. – Cependant… – C'est beaucoup plus de temps qu'il ne vous en faut. – La question est d'une si haute gravité. – Les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons sont plus graves encore ; il s'agit de vie ou de mort pour nous, ne le comprenez-vous donc pas, monsieur ? – Je vous demande pardon, mon cher commandant, je saisis fort bien, au contraire, tout ce que votre situation a de précaire, je dirai presque de critique… – Eh bien ? – Je verrai… j'essayerai… je tâcherai, mon cher commandant, dit-il avec hésitation. – Pas d'ambages ni de moyens dilatoires, monsieur, reprit nettement Delgrès ; c'est une réponse claire, positive, que je veux. Vous engagez-vous, oui on non, à me donner cette réponse d'ici, à quatre jours au plus tard ? – Mais, quatre jours… – Pas une seconde de plus. – Quel homme singulier vous faites, mon cher commandant. Il est impossible de discuter avec vous. – Mais il me semble, à moi, que nous discutons beaucoup, au contraire, monsieur. – C'est-à-dire que vous m'imposez des conditions le couteau sur la gorge, et que vous n'en démordez plus ; si vous appelez cela discuter, par exemple ! – Je suis forcé d'agir ainsi. Me donnerez-vous cette réponse dans les délais que je vous pose ? – Si cela m'était impossible, que feriez-vous ? – Ce que je ferais ? – Oui. – Je me confierais, sans hésiter, à la loyauté du gouvernement français. – La loyauté ? fit l'agent anglais avec une expression de dédain mal contenue. – Oui, monsieur, reprit le commandant Delgrès avec une hauteur suprême ; la loyauté du gouvernement français n'a jamais été suspectée, je suppose ? et peut-être qu'en faveur de ma soumission, j'obtiendrais pour mes malheureux frères cette liberté à laquelle ils ont droit, et que je revendique pour eux. – Peut-être, mais alors vous resteriez pour toujours soumis à la France. – Nous serions les sujets dévoués d'un peuple grand et généreux entre tous, monsieur. Cela était net et clair. L'agent anglais vit qu'il fallait céder. – Puisque vous l'exigez, commandant, vous aurez dans quatre jours la réponse que vous demandez. – Vous vous y engagez ! – Sur l'honneur. – C'est bien, j'attendrai donc quatre jours. Maintenant monsieur, il ne me reste plus qu'à me retirer. Les deux hommes se levèrent, et ils quittèrent la chambre, sans échanger une parole de plus. On entendit leurs pas se perdre dans l'escalier. – Voilà, sur ma foi ! un rude coquin et un grand niais ! dit l'inconnu qui de son singulier observatoire n'avait pas perdu un seul mot de cette longue et intéressante conversation. Mais ce misérable Anglais est un scélérat, à lui d'abord ; quant à Delgrès, je sais où le retrouver, il ne perdra rien pour attendre. Tout en se parlant ainsi à demi-voix, l'inconnu se laissa glisser le long d'une branche, atteignit la fenêtre, souleva le store et sauta légèrement dans la chambre. La lumière frappa alors en plein sur son visage. C'était l'Œil Gris. Il se plaça immobile et droit derrière la porte. tra. Mais aussitôt, et sans lui laisser le temps de se reconnaître, le Chasseur se jeta sur lui à l'improviste, le renversa sur le parquet, et en moins de deux minutes l'agent britannique fut solidement garrotté et réduit à la plus complète impuissance. Le Chasseur l'enleva alors dans ses bras, le plaça sur un fauteuil, s'assit en face de lui et après avoir regardé un instant d'un air narquois, tout en allumant un cigare : – Causons, cher sir William's Crockhill, lui dit-il d'une voie railleuse. Un instant après, cette porte s'ouvrit et sir William's ren- VIII Où l'Œil gris se dessine carrément L'agent anglais était un homme dans la force de l'âge, doué, nous l'avons dit, d'une vigueur exceptionnelle ; de plus, il avait un courage de lion ; cependant, lorsque le chasseur s'était jeté à l'improviste sur lui et l'avait renversé sur le plancher, il s'était laissé faire sans essayer la moindre résistance, sans même qu'il lui eût échappé un cri ; non pas qu'il fut épouvanté de cette attaque imprévue, sa présence d'esprit ne lui avait pas fait défaut une seconde ; mais, accoutumé, par le dangereux métier qu'il faisait, à jouer un jeu terrible, il n'y avait jamais pour lui de situation désespérée ; il préférait lutter de ruse avec ses adversaires au lieu d'opposer la force à la force ; convaincu que, s'il n'était pas tué sur le coup, dans n'importe quelle circonstance, non seulement il parviendrait à se tirer d'affaire à force d'astuce, mais encore à obtenir des avantages qu'un combat brutal lui aurait enlevés. Il s'était si souvent trouvé à même d'expérimenter l'habileté de cette tactique, qu'elle était chez lui érigée depuis longtemps en système ; pour rien au monde il n'aurait consenti à s'en départir. Il est vrai que sir William's Crockhill était devenu, s'il est possible, plus pâle qu'il ne l'était ordinairement ; mais, à part ce fait tout physique et complètement indépendant de sa volonté, il n'avait rien perdu de sa morgue et de son sang-froid. – Aôh ! répondit-il à la question de son vainqueur, causons, je le veux bien, mon estimable monsieur ; mais je vous ferai observer que je me trouve dans une position excessivement désagréable pour prendre part à un entretien qui sans doute sera fort long. – Vous êtes assez gêné, n'est-ce pas ? demanda le Chasseur. – Je suis extrêmement gêné, je ne vous le cache pas, cher monsieur. – J'aurai peut-être un peu trop serré les cordes. – Beaucoup trop, cher monsieur, elles m'entrent dans la peau. – Oui, c'est bien cela ; dame, vous comprenez, sir William's ?… – Vous savez mon nom ? – J'ai cet honneur. – Et vous, comment vous nommez-vous, cher monsieur ? – Moi, je ne me nomme pas. – Aôh ! très-bien. Vous ne pourriez pas desserrer un peu les cordes ? – Impossible, mais croyez moi, n'y faites pas attention, dans dix minutes vous n'y penserez plus ; c'est une habitude à prendre, voilà tout, dit le Chasseur de l'air le plus sérieux. – Une mauvaise habitude, monsieur !… Ces cordes me font beaucoup souffrir. Vous êtes donc douillet ? – Je l'avoue. – Soyez tranquille, cher sir Williams Crockhill, vous avouerez bien d'autres choses tout à l'heure. – Bah ! – Oui, vous allez voir. – Voyons ! je ne demande pas mieux ; je suis très-curieux. – Aussi ? – Je suis rempli de défauts ; j'ai été très-mal élevé. – Êtes-vous entêté aussi. – Considérablement. – Comme cela se trouve, je suis entêté comme un mulet, et quand je veux une chose !… – Il faut que cela soit ? – Juste. – C'est comme moi. – Bon ; alors nous allons avoir de l'agrément. – Oui, je le crois, beaucoup d'agrément ; si seulement vous relâchiez un peu les cordes ?… – Je vous ai dit que c'était impossible. – C'est vrai ; mais j'espérais… – Que je changerais d'avis ? – Oui. – Je n'en change jamais. – C'est encore comme moi. – Tiens ! tiens ! tiens ! Voyez-vous cela ! Tout en parlant ainsi, le Chasseur était monté debout sur une chaise, et il s'occupait à décrocher le lustre pendu au plafond. Que diable faites-vous donc là, cher monsieur ? demanda l'Anglais toujours imperturbable ; prenez garde, ce lustre est très-lourd, vous risquez de le briser ; j'en serais fâché, car il m'a coûté fort cher. – Il n'y a pas de danger, sir William's, voyez. Et il descendit de la chaise le lustre à la main. – Pourquoi avez-vous décroché ce lustre ? – Apparemment parce qu'il me gênait. – Je ne comprends pas du tout. – Dans un instant vous comprendrez, cher sir Williams, soyez tranquille, répondit le Chasseur de cet accent railleur qui lui était particulier. Il posa doucement le lustre sur des coussins, puis déroula une corde assez longue qui faisait plusieurs fois le tour de sa ceinture, remonta sur la chaise, passa un bout de la corde par l'œillet du piton vissé dans le plafond, tira à lui la corde, lui donna deux ou trois vigoureuses secousses pour s'assurer qu'elle était solide, et s'occupa sérieusement à faire un nœud coulant à une des extrémités. – Ah çà ! que diable faites-vous donc là, cher monsieur ? demanda l'Anglais que ces préparatifs lugubres commençaient à inquiéter. – Vous le voyez bien, sir William's, je fais un nœud coulant. – Mais pourquoi faire, ce nœud coulant ? – Pour vous pendre, cher sir William's ; répondit le Chasseur de son air le plus agréable. – Me pendre, moi ! aôh ! quelle mauvaise pensée avez-vous donc là ? – Ce n'est pas une pensée, c'est une résolution prise. – Mais pourquoi me pendre ? – Je pourrais vous répondre qu'il y a longtemps déjà que je ne me suis procuré cette satisfaction de pendre un Anglais, et que puisque vous me tombez sous la main, je profite de l'occasion que m'offre le hasard ; mais peut-être ne trouveriezvous pas cette raison bonne ? – Je la trouverais exécrable ! – Aussi je ne vous la donne pas. – Et laquelle me donnez-vous ! – Celle-ci, répondit-il d'une voix sourde et farouche : Vous êtes un espion anglais, surpris par moi, la main dans le sac, c'est-à-dire essayant de déterminer un officier supérieur français à trahir son pays. Vous savez ce que l'on fait aux espions ? – Mais, cher monsieur, vous n'avez pas qualité pour agir ainsi ; ce que vous voulez faire n'est pas légal. – Bah ! qui est-ce qui s'occupe en ce moment de légalité à la Guadeloupe ? répondit le Chasseur en haussant les épaules ; nous sommes sous le régime militaire, et vous le savez, cher monsieur, sous ce régime la force prime le droit. – Vous n'êtes pas militaire, vous. – C'est vrai, je ne suis pas militaire, mais je suis chasseur. – Distinguons, ce n'est pas du tout la même chose. – Vous croyez ?… Savez-vous ce que je fais, sir William's, lorsque je rencontre une bête féroce sur mon chemin ? – Vous la tuez, by God ! et vous avez raison ; mais il n'y a pas de bêtes féroces à la Guadeloupe. – Vous êtes très-spirituel, sir William's, je me plais à le reconnaître ; malheureusement vous vous trompez, il y a en ce moment en ce pays une grande quantité de bêtes féroces à deux pieds, vous, entre autres, qui par vos mensonges et vos agissements, poussez des malheureux à la trahison, à la révolte et au meurtre, et tout cela au nom de votre gouvernement. Donc, je vais vous pendre. Et il fit quelques pas vers son prisonnier, après s'être assuré de la solidité de la corde. – Cela tiendra, dit-il. – Vous croyez ? – J'en suis sûr. – Aôh ! et vous allez me pendre ainsi, tout grouillant, sans me crier : gare ? – Mon Dieu oui, cher monsieur ; permettez, ajouta-t-il. Et il passa délicatement le nœud coulant autour du cou de l'Anglais. – Ah çà ? C'est donc sérieux ? s'écria l'agent avec un soubresaut de terreur. – Très sérieux. – C'est un assassinat ! – Une exécution sommaire, tout au plus. – Mais je ne veux pas mourir, moi ! – C'est probable ; malheureusement pour vous, votre volonté ne peut rien y faire. Êtes-vous prêt ? – Je ne suis pas prêt du tout, au contraire. – Tant pis pour vous, je suis pressé. Et il imprima une assez forte secousse à la corde. – Aôh ! attendez ! attendez ! – Quoi ? – Desserrez un peu la corde. – Est-ce bien nécessaire ? – Elle m'étrangle. – Si peu ; mais enfin, puisque vous le désirez absolument, voilà. Et maintenant qu'y a-t-il ? – Je vous propose un marché. – À moi ? – Dame ! il me semble ? – C'est vrai ; pourquoi ce marché ? – Pour ne pas être pendu. – Bah ! c'est déjà à peu près fait. – C'est égal, j'en reviendrai. – Vous croyez ! – By God ! certainement. – Voyons le marché, alors, Je ne vous cache pas, cher sir William's, qu'il faudra que ce marché soit bien avantageux pour moi pour que je l'accepte. – Aôh ! cela ne fait rien, je suis très-riche. – Qu'est-ce que cela me fait, à moi ? – Pardon, comme il s'agit d'un marché… – Eh bien ? – Je parle d'argent. – Vous avez tort. – Comment j'ai tort ? – Certes ! je suis plus riche que vous. – Vous ? – Parfaitement ; je n'ai besoin de rien, ce qui fait que je déteste l'argent. Si vous n'avez pas autre chose à m'offrir, cher sir William's, je crois que vous ferez bien de recommander votre âme au diable. – Je n'ai rien autre chose, dit sèchement l'Anglais. – Alors, bonsoir ! fois. – Attendez ! attendez ! cria l'Anglais d'une voix étouffée. – Encore ? fit Œil Gris d'un ton de mauvaise humeur. Cependant il s'arrêta. Et le Chasseur se remit à tirer la corde, franchement cette – Aôh ! toujours ! fit l'Anglais qui était violet et respirait comme un soufflet de forge. – Vous faites bien des manières pour vous laisser pendre ! – Je voudrais bien vous y voir, vous ! – Je comprends cela, mais vous n'aurez pas ce plaisir, cher monsieur. Voyons, finissons-en. – Je ne demande pas mieux. – Je vous avertis que c'est la dernière fois. – Très-bien, allez. – Et que si vous ne vous exécutez pas… – C'est compris. – Bon où sont les papiers ? – Ah ! by God ! voilà ce que je craignais, grommela l'Anglais avec un désespoir comique. – Comme c'était difficile à deviner ! fit le Chasseur en haussant les épaules. J'attends, dit-il. – Je suis contraint. – Voulez-vous que je vous le prouve ? – C'est inutile. – Alors ? – Prenez la clef qui est suspendue à mon cou, la voilà. – Reculez mon fauteuil. – C'est fait. – Baissez-vous ; bien ; voyez-vous là, près de votre pied droit, cette tête de clou rouillée, dans le parquet ? – Parfaitement. – Poussez-la. Le Chasseur exécutait au fur et à mesure chaque mouvement indiqué. Il aperçut une espèce de cachette au fond de laquelle se trouvait une boite en fer ; il l'ouvrit, vit un rouleau de papiers dont il s'empara, puis il referma la cachette. – Est-ce tout ? demanda-t-il ? – Tout, répondit laconiquement l'Anglais. – Bien sûr ? – Très sûr. – Bon ? Alors, faites votre prière. – Pourquoi cela ? – Parce que vous avez menti et que je vais vous pendre. L'œil de sir Williams lança un éclair fauve. – Brigand ! murmura-t-il. Le Chasseur saisit la corde. – Dans une ceinture de cuir autour de mon corps, il y a mon portefeuille, dit l'Anglais avec rage, prenez-le, et soyez maudit ! En moins de temps qu'il n'en avait fallu à l'Anglais pour s'expliquer, la ceinture et le portefeuille étaient enlevés. – Maintenant, ajouta l'agent anglais d'une voix sourde, pendez-moi si vous voulez ; je n'ai plus rien. – Je le sais, cher monsieur, aussi je vais vous faire mes adieux. – Détachez-moi, au moins. – Vous êtes très-bien comme cela. – Vous savez que si j'en réchappe, je vous tuerai ! s'écria l'insulaire en grinçant des dents avec rage. – Je sais que vous l'essayerez, du moins. – Vous êtes un misérable ! – Et vous un imbécile. – Moi, un imbécile ! s'écria l'Anglais à qui cette insulte sembla donner à réfléchir, pourquoi cela ? – Parce que je ne vous aurais pas pendu. Me prenez-vous, par hasard, pour un drôle de votre espèce ! – Oh ! good God ! ce démon s'est moqué de moi ! dit l'Anglais en laissant tomber avec désespoir sa tête sur sa poitrine. – Parfaitement. Au revoir, cher William's Crockhill. Il enjamba la fenêtre en riant et sauta dans le jardin. Mais l'Anglais ne l'entendit pas, la rage et la colère d'avoir été ainsi pris pour dupe, lui qui se prétendait si rusé, l'avaient fait évanouir. Le chasseur, tout satisfait du résultat de son expédition et de la manière dont il avait réussi à s'emparer des preuves de la trahison que méditait sir William's Crockhill et surtout de sa correspondance avec le gouverneur de la Dominique, franchit gaiement le mur de clôture et s'éloigna à grands pas dans la direction de la place, tout en laissant errer son regard autour de lui et sondant soigneusement les ténèbres afin de s'assurer qu'il n'était ni surveillé, ni suivi par quelque témoin indiscret blotti dans l'enfoncement d'une porte. Il ne s'arrêta que dans la ravine à Billan, près de la rivière aux Herbes, qui sépare les deux paroisses de la Basse-terre. L'Œil Gris fit alors un léger crochet et, après avoir marché pendant quelques minutes encore, il s'arrêta à la porte d'une maison de belle apparence ; il poussa la porte sans même se donner la peine de frapper, en homme qui se sent chez lui, et il pénétra dans l'intérieur de la maison, non sans avoir eu d'abord la précaution d'assurer solidement la porte à l'intérieur au moyen d'une barre de bois qu'il plaça en travers. Ce devoir accompli, le Chasseur reprit son fusil qu'il avait appuyé au mur, le mit sous son bras et traversa une cour assez grande, couverte d'un sable très-fin et très-jaune, et plantée de quelques tamarins qui poussaient çà et là, sans ordre et un peu à l'aventure ; la porte d'une chambre bien éclairée ouvrait de plein pied sur la cour ; il ouvrit cette porte, mais, au moment de la franchir, il s'arrêta sur le seuil et salua d'un air assez embarrassé. Il était évident que le Chasseur croyait ne rencontrer personne sur son chemin ; de là son embarras et peut-être sa contrariété secrète. Deux personnes, deux femmes de couleur, se trouvaient dans cette pièce ; la première était une jeune fille toute jeune encore, presque une enfant, elle avait à peine quinze ans, mais paraissait plus âgée qu'elle ne l'était en réalité ; elle était trèsjolie, avec une physionomie rieuse et mutine qui faisait plaisir à voir. La seconde, presque noire, vêtue d'étoffes éclatantes et de couleurs disparates, avait déjà, depuis quelques années, au dire des mauvaises langues, franchi le mauvais côté de la cinquantaine ; de plus jamais elle n'avait été jolie. Au bruit fait par le Chasseur en ouvrant la porte les deux femmes relevèrent vivement la tête et le regardèrent encore plus effrayées que surprises. Mais presque aussitôt elles se rassurèrent ; elles avaient reconnu le visiteur qui arrivait si brusquement au milieu de la nuit. – Eh ? missié, dit la jeune fille en riant, vous m'avez fait peur. – Pardonnez-moi, mamzelle Zénobie, répondit le Chasseur, ce n'était pas mon intention ; d'ailleurs je vous croyais couchée déjà depuis longtemps. – Oh ! non, missié ; voici maman Suméra qui est venue me voir et passer la journée avec moi, alors nous avons causé au lieu de dormir. – Oui, oui, fit le Chasseur en pénétrant tout à fait dans la chambre, et vous avez si bien causé que vous avez oublié l'heure. – Est-il donc si tard ? demanda la vieille négresse avec intérêt. – Cela dépend de la façon de l'entendre ; il est très-tard ou de très-bonne heure, à votre choix madame Suméra. – Pourquoi donc cela, missié ? – Parce qu'il est à peu près une heure du matin. – Oh ! mon Dieu l ! comment faire ? reprit la négresse. – Eh bien, vous coucherez ici, maman, dit la jeune fille, et au jour vous partirez. – Ce n'est pas possible, reprit la vieille négresse d'un air contrarié, je suis obligée d'être chez moi de très-bonne heure. – Voilà qui est fâcheux, dit le Chasseur. Mademoiselle Zénobie, voulez-vous avoir l'obligeance de me donner une lumière, s'il vous plait ? – Vous allez vous coucher ? – Non pas, mademoiselle, vous savez bien que je ne dors jamais, moi ; je veux seulement renouveler ma provision de poudre au baril renfermé dans ma chambre et détacher mes chiens : les pauvres bêtes doivent s'ennuyer après leur maître ; vous savez, les chiens ne sont pas des hommes, ils n'ont pas érigé l'ingratitude en principe. – Comment, est-ce que vous allez partir tout de suite ? – Oui, mademoiselle Zénobie, à l'instant, je suis pressé. – Et vous n'avez pas peur, missié, ainsi la nuit tout seul s'écria la vieille négresse avec admiration. – Peur de quoi ? dit-il. – Marcher comme ça la nuit à travers la campagne, je n'oserais pas, moi, reprit la moricaude en minaudant. Le Chasseur haussa les épaules ; il prit la lanterne que la jeune mulâtresse lui tendait, après l'avoir allumée, et il sortit. Mais, au lien de s'éloigner, le Chasseur cacha sa lanterne derrière une porte afin que la lumière ne fût pas aperçue, il s'effaça contre le mur. Presque au même instant, la porte de la chambre s'ouvrit ; mamzelle Zénobie parut sur la seuil, sembla regarder de tous les côtés, puis, rassurée sans doute par le silence qui régnait dans la cour, elle rentra en repoussant, mais sans la fermer complètement, la porte derrière elle. Le Chasseur laissa s'écouler deux ou trois minutes, puis il revint à pas de loup vers la pièce ; il appuya son œil au trou de la serrure et il regarda tout en prêtant l'oreille. Les deux femmes étaient assises auprès l'une de l'autre. Elles causaient à voix basse. Mais, comme elles ne se soupçonnaient pas écoutées, elles ne parlaient pas assez doucement pour que le Chasseur ne pût entendre ce qu'elles disaient. – Vous êtes sûr qu'elle viendra ? demandait mamzelle Zénobie. – Très sûr, répondait la négresse. – Et vous voulez que je fasse remettre cette, plume de paon à missié Delgrès ? – Non pas, chè cocotte ; c'est vous-même, au contraire, qui devez la lui remettre. – Mais ? une mamzelle ! s'écria la jeune fille avec un accent de dignité offensée ; oh ! maman Suméra, pour qui donc me prenez-vous, s'il vous plait ? – Vous êtes une petite sotte, répondit sèchement la négresse. Il ne s'agit nullement d'amour dans cette affaire, pour vous du moins ; ainsi vous n'avez rien à craindre, vous ne serez pas compromise. la ? – Télémaque ne dira rien ; d'ailleurs il ne le saura pas ; vous ai-je dit ce qui lui est arrivé ce soir ? – Oh ! mon Dieu ! quoi donc ? s'écria mamzelle Zénobie avec inquiétude. – Donc, vous ne le savez pas, je vais vous le dire : Télémaque a été arrêté ce soir à huit heures à l'anse à la Barque, pendant le bamboula. – C'est possible, mais que dira Télémaque s'il apprend ce- – Missié Télémaque ? – Lui-même ; son affaire est très-grave, à ce qu'il paraît ; mais rassurez vous, mamzelle Zénobie, vous savez que je possède un Quienbois très-fort ; eh bien, si vous consentez à ce que je vous demande, je m'engage, moi, à faire évader missié Télémaque avant le lever du soleil. – Vous feriez cela, bien vrai ? – Je vous le promets, oui. – Alors, c'est convenu, s'écria-t-elle avec vivacité. Je remettrai la plume à missié Delgrès. – Eh vous lui direz bien tout, ainsi que je vous l'ai recommandé. – Oui, oui, soyez tranquille, maman Suméra. – Et bien, chè cocotte, je vous donnerai un Gris-gris qui obligera missié Télémaque à vous aimer toujours. – Oh ! quel bonheur ! s'écria la mulâtresse d'un air radieux en frappant joyeusement ses mains mignonnes l'une contre l'autre. – Silence ! dit la négresse en posant un doigt sur sa bouche ; le Chasseur peut revenir, il ne faut pas qu'il sache. – Oh ! je ne lui dis jamais rien ! – Vous avez grandement raison, chè petite ; s'il en était autrement, malgré mon amitié pour vous, je vous en avertis, vous seriez perdu. – Oh ! non, non, je n'ai rien à craindre ; vous savez bien, maman Suméra, que je vous obéis toujours. – Est-ce que cet homme va partir ainsi qu'il l'a dit ? – Certainement ; il ne couche jamais dans sa chambre ; elle ne lui sert que pour renfermer le peu qu'il possède, ce qui est moins que rien ; il est toujours à courir les mornes. – Il faut qu'il m'emmène avec lui, reprit la négresse d'une voix sourde. – Ce ne sera pas facile de l'y faire consentir. – Il le faut ; j'ai mon projet. – Prenez garde, maman Suméra, vous ne connaissez pas ce vieux Chasseur : il est bien fin. – C'est possible ; mais, si fin qu'il soit, je lui prouverai, moi, que je suis plus fine que lui. – Je vous le répète, prenez garde ; du reste, il ne peut tarder à rentrer maintenant ; dès qu'il arrivera, parlez-lui. – C'est ce que je ferai. Probablement le Chasseur jugea qu'il en avait assez entendu, car abandonnant son observatoire, en deux enjambées il fut dans sa chambre. Après avoir rempli sa poire à poudre, il se rendit au chenil où il avait renfermé ses chiens en arrivant à la Basse-terre après avoir quitté la plantation de la Brunerie vers onze heures et demie ; il lâcha ses ratiers qui bondirent joyeusement autour de lui, tout heureux de le revoir ; il se dirigea en- suite vers la pièce où se tenaient les deux femmes, en ayant soin de faire assez de bruit pour annoncer sa présence. Les deux femmes riaient à gorge déployée. Mamzelle Zénobie récitait en riant comme une folle, une fable de La Fontaine en patois créole. Cette fable était la Cigale et la Fourmi. Le chasseur arriva juste à ce moment palpitant d'intérêt où la fourmi, avare et grondeuse, répond ceci à la pauvre cigale : Anh ! anh ! ou ka chanté, chè. Ca fé ou pas tini d'autt Métié eh ben chè cocott Pon fé passé faim ou la Allé dansé calinda ! Et les rires recommencèrent de plus belle. – Morale ! dit le Chasseur en poussant la porte et entrant dans la chambre. Il se planta alors devant les deux femmes, son fusil d'une main, sa lanterne de l'autre, et avec un sang-froid imperturbable, il récita ce qui suit d'une haleine : C'es por ça yo ka di zott' Que quand yon monnn'ka compté La son canari yon l'autt Li ka couri riss jeinné – Voilà, ajouta-t-il en saluant gravement les deux femmes qui riaient à se tordre et battaient des mains. À voir la physionomie franche et ouverte du Chasseur, son air bonhomme, presque niais, certes personne ne se serait douté des pensées qu'en ce moment même, il roulait dans son cerveau. – Vous voyez, mademoiselle Zénobie, dit-il gaiement, que moi aussi, je sais les fables de La Fontaine. – Oh ! vous savez toute chose, vous, missié, répondit la jeune fille sur le même ton. – Non, oh ! non, mademoiselle Zénobie, toutes choses, ce serait trop dire, mais la vérité est que j'en sais beaucoup. Maintenant, je vais avoir l'honneur de vous souhaiter le bonsoir, ainsi qu'à madame, et vous tirer ma révérence. – Ainsi, vous partez tout de suite, comme cela, missié ? – Mon Dieu, oui, mademoiselle Zénobie, il le faut ; vous savez, les affaires commandent ; je suis attendu au lever du soleil à l'habitation Tillemont ; il paraît que les plants de cannes à sucre sont complètement dévorés par les rats, il faut que je mette un peu ces gaillards-là à la raison. – Oui, en effet, il y a beaucoup de rats à l'habitation Tillemont, dit la vieille négresse avec conviction. – Ah ! vous savez cela ? – J'habite tout auprès. – Bah ! où donc ? – Au Morne-aux-Cabris. – C'est ma foi vrai ; c'est à une lieue à peine de l'habitation. – Tout au plus. – Oui, je vois cela d'ici ; je passerai presque devant. – Si vous vouliez, missié, dit la jeune fille d'une voix câline, vous pourriez, sans qu'il vous en coûtât rien, rendre un grand service à maman Suméra. – Moi ? mademoiselle Zénobie ! fit-il avec une surprise parfaitement jouée. – Oui, et cela très-facilement, ajouta la vieille. – De quoi s'agit-il donc ? – De presque rien. – Alors ce n'est pas grand chose, fit-il en riant. – Vous savez où est le Morne-aux-Cabris ? – Pardieu ! puisque je suis obligé de passer tout à coté pour me rendre à l'habitation Tillemont ; la route est même assez mauvaise dans ces parages là. – Oui, et bien difficile, la nuit surtout. – Bah ! maintenant la lune est levée, elle éclaire comme en plein jour. – C'est égal, pour une femme seule, c'est très-dangereux, sans compter les mauvaises rencontres. – Que diable me rabâchez-vous là fit-il en riant. Est-ce que je suis une femme seule, moi ? Est-ce que je crains les mauvaises rencontres ? – Je ne parle pas de vous. – De qui donc, alors ? – De mon amie, de maman Suméra. – Ah c'est différent ; mais ne lui avez-vous pas offert de coucher ici ? – Oui, et j'en remercie mamzelle Zénobie, répondit la vieille négresse, mais j'ai refusé, parce qu'il faut que je sois rendue chez moi avant le lever du soleil. – Oui, je me le rappelle ; mais que puis-je faire à cela, moi ? dit-il d'un air ingénu. – Tout, missié Chasseur. – Oui, tout ponctua la vieille. – Tant que cela ? fit-il en ricanant. Vous savez que je ne vous comprends pas du tout ? – Eh bien, il s'agirait, en passant, de conduire maman Suméra jusque chez elle. – Ah ! diable ! – Qu'est-ce qu'il y a ? – Rien. – Vous avez dit : ah ! diable ! missié. – C'est vrai, mademoiselle Zénobie ; je comprends maintenant, cela ne m'arrange plus du tout. – Pourquoi ça ? – Parce que je suis pressé et que j'ai l'habitude de marcher très-vite. – Je marcherai aussi vite que vous voudrez, dit la vieille. – Et puis je vous avoue que je n'aime pas la compagnie, la nuit surtout. On ne sait pas ce qui peut arriver. – Je marcherai comme cela vous plaira, devant ou derrière vous, à votre choix, cela m'est égal. Le Chasseur sembla réfléchir. Les deux femmes regardaient Œil Gris en dessous. – Non, tout bien considéré, reprit-il au bout d'un instant en hochant la tête, ce n'est pas possible. – Oh ! vous n'êtes pas galant pour les dames, missié, dit mamzelle Zénobie. – Je suis comme cela. – Refuser un service à une femme ! s'écria l'horrible vieille en minaudant. – Que voulez-vous ! on ne se refait pas. Je ne peux pas souffrir les femmes ; je suis convaincu qu'il n'y a rien de bon à en sortir, et que la meilleure d'entre elles ne vaut rien. – Eh bien, en voilà des idées, par exemple ! – Voyons, ne soyez pas méchant pour moi, missié, dit la vieille d'un ton pleurard, consentez à m'emmener. – Vous allez me faire faire une sottise, reprit-il en paraissant faiblir. – Il n'y a qu'une demi-heure de chemin, tout au plus, en marchant bien. – C'est vrai. – Voyons, soyez aimable une fois par hasard. bie ? – Beaucoup ! beaucoup ! s'écria-t-elle. – C'est bien pour vous que je le fais, allez ! s'écria-t-il d'un air maussade ; enfin ! voyons, venez la mère, et que le diable me torde le cou comme à un dindon, si cette promenade me fait plaisir. – Je passe sur l'injure en faveur du service, dit la vieille négresse avec ressentiment. – Parbleu ! cela m'est bien égal, si vous croyez que cela m'amuse ! Nous avons l'air d'aller au sabbat. – Merci, missié, vous êtes bien aimable, dit la jeune fille avec un sourire. – Vous trouvez, mademoiselle Zénobie ? Vous n'êtes pas difficile. – Cela vous fera-t-il beaucoup plaisir, mademoiselle Zéno- Il salua et sortit en grommelant, suivi de la vieille. Il était deux heures et demie fin matin ; il faisait une brise piquante qui soufflait de la mer et fouettait rudement le visage. Le Chasseur et la vieille sorcière – car en réalité maman Suméra n'était pas autre chose, – s'éloignèrent à grand pas. Nous ferons observer ici au lecteur qui pourrait être étonné de la rapidité avec laquelle les événement se succèdent, que la Guadeloupe n'a qu'une médiocre étendue ; que, par conséquent les distances y sont courtes, et que c'était à peine si, pendant ses nombreuses pérégrinations, le Chasseur avait fait cinq lieues. IX Ce qui se passait sur le sommet de la Soufrière pendant la nuit du 14 au 15 floréal an X Nous avons dit que le centre de l'île de la Guadeloupe est occupé, du nord au sud par fine chaîne de montagnes boisées et volcaniques dont la hauteur moyenne est de mille mètres, soit trois mille pieds ; dont les sommets sont taillés en cône, et de la base desquelles s'échappent soixante-dix rivières ou ruisseaux qui, tous, vont se perdre dans la mer après des cours plus ou moins longs, plus ou moins sinueux, plus ou moins accidentés. Du milieu même de ce groupe de montagnes, en tirant un peu vers le nord, s'élève, comme un lugubre phare dans la moyenne région de l'air, à quinze cent Soixante-sept mètres audessus du niveau de la mer, c'est-à-dire, quatre mille sept cent quatre-vingt-treize pieds, la redoutable et terrible montagne de la Soufrière ou Solfatare, dont les deux sommets ou pitons se détachent en pointes et sont formés de rochers pelés et calcinés. Pour arriver à la soufrière, en venant, par exemple, des Bains Jaunes, car la Soufrière est accessible de presque tous les côtés, on gravit d'abord le morne Goyavier, qui mène à la savane Cockrane, vaste bruyère située nu pied même de la Soufrière, et couverte d'arbres malingres et rabougris, dont les branches presque dénuées de feuilles sont à demi brûlées par les cendres du volcan. À l'époque où les Anglais s'emparèrent de la Guadeloupe, dont ils demeurèrent possesseurs pendant quelques mois, l'amiral Cockrane alla en grand appareil visiter la Soufrière ; et comme dans ce temps-là les Bains Jaunes n'existaient pas encore, l'amiral fit dresser ses tentes et passa la nuit dans cette bruyère qui, depuis lors, a conservé son nom. Cette bruyère est traversée par une ravine assez encaissée, qu'alimentent les brouillards, et dans laquelle on trouve de l'eau glacée et très-bonne à boire. Au fur et à mesure que l'on s'approche du redoutable volcan, l'atmosphère se charge d'émanations sulfureuses qui, à part leur odeur âcre et insipide, n'ont, au reste rien de nuisible, ni de bien désagréable pour la respiration. La Soufrière proprement dite, c'est-à-dire le piton où se trouve le principal cratère, a une forme à peu près conique ; ses flancs dépouillés d'arbustes sont couverts d'une végétation assez pauvre, parmi laquelle se distingue principalement une sorte d'Ananas sauvage et parasite dans le genre de celle qui poussent sur le tronc et sur les branches des fromagers. On gravit la montagne, par le côte qui regarde le sud, en suivant un sentier fort raide et surtout si étroit, qu'une seule personne peut y passer à la fois, ce qui exige de fréquentes stations. Après avoir monté pendant une demi-heure environ, on arrive au sommet du volcan. Il est impossible de s'imaginer rien de plus labouré, de plus bouleversé, de plus effroyablement désordonnés que le sommet de la Soufrière. C'est un plateau assez vaste, formé entièrement de roches volcaniques, sans apparence de terre végétale, un immense rictus, qui va de l'est à l'ouest et formé de deux parois en roches perpendiculaires de plusieurs centaines de pieds de profondeur, dégage perpétuellement une épaisse vapeur imprégnée de soufre. La roche, aussi loin que le regard ose descendre, est tapissée d'une magnifique couche jaune scintillante de cristaux ; les pierres qui sont lancées dans le gouffre roulent pendant deux ou trois minutes, d'abîmes en abîmes, avec des grondements sourds, assez semblables à ceux d'un tonnerre lointain. Cette fente redoutable, large de cinquante pieds et longue de deux cents au plus, peut être facilement franchie sur un pont suspendu formé par d'énormes blocs de pierre qui, lors de la dernière éruption, ont été, par un incompréhensible hasard, amoncelés et soudés les uns aux autres par-dessus le gouffre. Ce plateau est réellement l'image exacte de la destruction dans ce qu'elle a de plus colossal et de plus lugubre. Des roches qui effrayent le regard par leurs proportions extraordinaires, ont été culbutées, dispersées, comme des grains de poussière ; le sol tremble sous les pas ; la chaleur est si forte, qu'en beaucoup d'endroits il est impossible de demeurer plus de cinq minutes immobile. De petits cratères fort nombreux bruissent avec fracas sous les décombres ; le sol craque sous l'effort continu du feu, des mugissements sourds s'échappent de gouffres insondables ; des jets de vapeur s'élancent à vingt pieds de haut ; partout, enfin, c'est une lutte souterraine, un tohu-bohu, un chaos indescriptible, puissant, indomptable, effrayant, épouvantable à voir ; en présence duquel l'homme le plus brave se sent petit, faible et s'incline avec une religieuse terreur. Çà et là se rencontrent des excavations, on plutôt des grottes abritées par des roches monstrueuses, dont l'aspect est af- freux et inspire une horreur inexprimable, au milieu des ruines entassées pèle mêle et dont la masse tout entière s'ébranle et oscille au plus léger attouchement. Puis, un peu plus bas, sur la pente ouest, presque à micôte, se trouve un cratère des plus singuliers ; c'est un trou rond, fait dans la roche dure et perpendiculaire, comme par le passage d'un énorme boulet. Par ce trou s'échappe, avec un sifflement effroyable et continu, un immense jet de vapeur ; lorsque ce trou se forma, il en sortit, comme par un siphon, une quantité d'eau si considérable quelle inonda pendant un jour tout entier d'énormes ravins de plus de cent pieds de profondeur ; maintenant la vapeur qui s'en dégage, condensée par le froid de l'air environnant, forme un nuage d'un gris jaunâtre qui se voit de la Basse -Terre et qu'on aperçoit même de cinq ou six lieues en mer. En somme, et pour en finir avec cette description, nous ajouterons, sans crainte d'être démenti par ceux des voyageurs qui l'ont vu, que le spectacle de la Soufrière est à la fois le plus affreux, le plus sublime, le plus désolant, le plus grandiose, le plus horrible et en même temps le plus majestueux que puisse rêver l'imagination surexcitée d'un poète. Le Dante n'a rien trouvé qui fût plus palpitant et plus effroyable dans les cercles terribles de son enfer, dont ce cratère, si épouvantablement convulsionné pourrait être le sinistre vestibule ; et la désolante inscription : Lasciate ogni speranza voi che intrate, serait très-bien placée au sommet du rocher gigantesque dressé, comme un clocher roman, auprès de la principale ouverture du gouffre, et sur les murailles duquel, les belles et délicates créoles ont gravé, avec les plus mignonnes mains du monde, leurs noms charmants. Contraste étrange, antithèse radieuse, que l'œil parcourt en une seconde dans ces parages désolés, mais que le cœur médite toujours ! Or, la nuit dont nous voulons parler, vers deux heures du matin, un homme, complètement enveloppé dans les plis d'un épais manteau, après avoir traversé d'un pas si rapide qu'il semblait presque courir, la bruyère qui depuis, prit le nom de savane à Cockrane, s'engagea d'un pas ferme et résolu dans l'étroit sentier que nous avons décrit plus haut ; certain alors d'être éloigné de tout regard humain et de ne pas risquer d'être reconnu, cet homme rejeta son manteau en arrière. Ce personnage était le commandant Delgrès ; après sa visite à sir Williams Crockhill, il était immédiatement sorti de la ville et s'était en toute hâte dirigé vers la Soufrière. Après avoir franchi à peu près les deux tiers de la montagne, sans ralentir un instant son allure précipitée, qu'un cheval au trot eût eu peine à suivre, le commandant atteignit un plateau assez large ; espèce d'aire d'aigle accrochée aux flancs abrupts du volcan ; et qui, par un miracle d'équilibre inconcevable, surplombait un précipice d'une profondeur insondable. Ce plateau, ou plutôt ce voladro, ainsi que les Mexicains l'auraient nommé, était couvert dans toute son étendue d'arbres rabougris, aux troncs contournés en fantastiques spirales, formant des taillis épais, hauts de six pieds au plus et ressemblant à s'y méprendre aux maquis de la Corse. Arrivé là, le commandant Delgrès ramena en avant les plis de son manteau ; fouilla attentivement les ténèbres du regard, s'enfonça en se courbant sous un taillis, au milieu duquel il disparut ; s'assit sur le sol ; et, après s'être assuré que ses pistolets étaient à sa ceinture et que son sabre jouait facilement dans le fourreau, il appuya le coude droit sur le genou, sa tête dans sa main, et, laissant errer autour de lui un regard vague, il se plongea dans de profondes réflexions. Près de trois quarts d'heure s'écoulèrent sans qu'il fît le plus léger mouvement, sans qu'il parût prêter attention ou du moins attacher d'importance à certains bruits très-faibles qui s'étaient fait entendre non loin de lui à plusieurs reprises. Enfin, il releva la tête, fouilla dans son gousset, en retira sa montre et essaya d'y voir l'heure ; mais l'obscurité était trop intense sous le couvert où il se tenait pour que cela lui fût possible ; il la fit sonner ; il était trois heures un quart du matin. Delgrès porta alors ses doigts à ses lèvres et imita, à trois reprises, le cri de l'oiseau-diable. Le même cri fut presque immédiatement répété dans plusieurs directions, avec une perfection telle que le plus avisé chasseur s'y fut trompé lui-même. Des silhouettes indécises s'esquissèrent presque aussitôt sur le ciel sombre au-dessus des taillis, devinrent peu à peu distinctes en convergeant vers un centre commun, espèce de clairière entièrement dénuée d'arbres, et il fut bientôt facile de reconnaître une quinzaine de noirs ou d'hommes de couleur, revêtus presque tous de l'uniforme d'officiers français. Le commandant Delgrès qui, jusque-là, était demeuré immobile à la place qu'il avait primitivement choisie, se leva alors et se dirigea à son tour vers la clairière, dans laquelle il pénétra, salué à son passage avec des marques du plus profond respect, mais silencieusement, par toutes les personnes présentes. Parmi les membres de ce nocturne conciliabule, se trouvaient le capitaine Ignace et trois de ses officiers les plus dévoués, nommés : Palème, Cadou et Massoteau ; trois officiers du bataillon commandé par Delgrès : Kirwan, Dauphin, Jacquiet ; venait ensuite Noël Corbet, homme de couleur et un des plus riches négociants de la Pointe-à-pitre : les sept autres conjurés, puisqu'il nous faut les appeler par leur nom, étaient des gens braves, dévoués, prêts à tout, mais placés par le hasard ou par le sort sur des échelons beaucoup plus élevés de l'échelle sociale que ceux que nous avons cités. – Qu'y a-t-il de nouveau au fort de la Victoire, capitaine Ignace ? demanda Delgrès. – Rien, mon commandant, excepté que les cent vingt hommes dont la garnison se compose sont à vous. – Avez-vous vu la Pointe-noire, ainsi que je vous l'ai recommandé ce soir même ? – Tous les hommes de couleur réunis en cet endroit attendent impatiemment le signal de la lutte. – Très-bien, répondit le commandant Delgrès ; selon toutes probabilités, ils n'auront pas longtemps à attendre. Que le lecteur ne soit pas étonnes de cette dénomination : d'hommes de couleur, dont nous nous servons si souvent ; les nègres entre eux ne se désignent jamais autrement ; tout ce qui n'est pas blanc, c'est-à-dire de race européenne, pour eux, est homme de couleur ; les blancs sont aussi exclusifs à leur manière ; d'après leur opinion, dont rien ne saurait les faire revenir. Tout individu ayant du sang africain, à quelque degré que ce soit, dans les veines, est nègre ; nous avons vu beaucoup de ces prétendus nègres, vendus devant nous en plein marché à la Nouvelle-Orléans, et dont la peau était beaucoup plus blanche et plus rosée que celle d'une foule de blancs de notre connaissance. – Et Sainte-Rose ? continua Delgrès. – Mêmes dispositions, mon commandant ; les deux camps se réuniront au premier ordre émanant directement de vous ; je me suis entendu avec les principaux chefs. – Très-bien, capitaine. Je ne veux pas, en considération du zèle que vous avez déployé et dont je saurai vous tenir compte, vous adresser certains reproches que je serais en droit de vous faire ; vous me comprenez sans qu'il me soit nécessaire d'insister davantage ; d'ailleurs nous avons à nous occuper d'affaires bien autrement sérieuses ; les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons sont trop graves pour que nous perdions notre temps en vaines récriminations ; je me borne, quant à présent, à vous recommander de redoubler de prudence ; l'heure approche où nous n'aurons pas trop de toute notre énergie et de tout notre dévouement pour accomplir dignement la glorieuse tâche que nous nous sommes donnée. Et vous, capitaine Kirwan, qu'avez-vous fait au fort Saint-Charles ? – Mon commandent, J'ai suivi de point en point les ordres que vous m'avez fait l'honneur de me donner. – Avez-vous obtenu un résultat ? – Complet, mon commandant ; je suis sûr de mes hommes comme de moi-même. – Bon ; maintenez-les dans ces excellentes dispositions. – Ce sera facile. – Et vous capitaine Dauphin ? – Mon commandant, la batterie Irois fera son devoir ; je réponds, sur ma tête, des hommes qui la composent. – Allons, messieurs, si notre ami Jacquiet nous donne d'aussi bons renseignements, tout ira bien. – Je crois pouvoir répondre de ses hommes, mon commandant, répondit aussitôt Jacquiet, leurs dispositions sont bonnes ; ils sont animés du meilleur esprit, et dévoués à notre cause qui est la leur. – Citoyens, puisqu'il en est ainsi, tout n'est pas perdu encore, reprit le commandant Delgrès. Je crois que nos ennemis, si nombreux qu'ils soient, auront une forte besogne pour nous vaincre. Maintenant, prêtez-moi, je vous en prie la plus sérieuse attention ; les communications que j'ai à vous faire sont de la plus haute importance. Tous les assistants, comme d'un commun accord, se rapprochèrent, et se pressèrent autour de celui qu'ils reconnaissaient pour leur chef, et que depuis longtemps ils savaient dévoué à leur cause. – Citoyens, reprit Delgrès au bout d'un instant, je n'ai pas besoin de vous rappeler comment a avorté, il y a quelques mois, le projet que nous avions formé, d'opérer une descente à la Dominique ; de nous emparer de ce misérable Lacrosse, de lui faire expier tous ses crimes par un châtiment terrible, mais mérité ; puis, de renverser le conseil provisoire pour le remplacer par un gouvernement fort, animé de sentiments patriotiques et entièrement composé d'hommes de couleur, qui tous, connaissant les besoins de notre race malheureuse, l'auraient vengée des humiliations subies, en lui donnant des droits égaux à ceux de tous les autres habitants de l'île, sans vaine distinction de nuances. Un frissonnement d'intérêt et de colère courut comme un souffle électrique dans les rangs pressés des auditeurs, à cet exorde si rempli de promesses. Nous ferons observer, entre parenthèses, que le commandant Delgrès altérait légèrement la vérité ; ceci est une tactique naturelle à tous les révoltés, mais les assistants savaient ce que leur chef voulait dire, cela leur suffisait ; le conseil d'hommes de couleur que lui et ses complices voulaient installer, en remplacement des membres du conseil provisoire de la colonie, devait être composé entièrement de nègres purs et de mulâtres ; mais ceux-ci en très-petit nombre. Le commandant Delgrès reprit après une pause assez courte : – Le traître Magloire Pélage, dont la diabolique vigilance ne peut être mise en défaut, réussit à découvrir une partie du complot et fit avorter ce projet patriotique ; mais, comme il comprenait sa faiblesse, il n'osa pas approfondir cette affaire ; il crut neutraliser la haine dont nous sommes animés contre nos persécuteurs et la mettre en opposition avec notre ambition de rester ce que nous a faits la République : des hommes libres ; en nous isolant les uns des autres, au moyen de commandements éloignés qui rendaient toutes communications entre nous, sinon impossibles, du moins fort difficiles ; certes, cette combinaison était bonne, adroite surtout, et avec d'autres hommes moins dévoués que nous le sommes à la sainte cause pour laquelle nous avons fait serment de donner notre vie, elle aurait rempli le but que se proposait le traître Magloire Pélage. C'est moimême, vous vous en souvenez, n'est-ce pas, citoyens ? qui vous ai conseillé d'accepter les propositions du conseil provisoire de la colonie. – Oui, c'est vous, commandant Delgrès, répondirent les conjurés d'une seule voix. – J'avais un but, moi aussi, reprit-il, en vous donnant ce conseil ; ce but, aujourd'hui, nous sommes près de l'atteindre ; grâce à notre apparente soumission, nous sommes maîtres des points fortifiés les plus importants de l'île ; nous avons entre nos mains la plus grande partie des armes et des munitions ; notre organisation est plus complète et par conséquent plus redoutable qu'elle ne l'a jamais été ; sur un signe, sur un mot, nous nous lèverons tous à la fois dans l'île entière ; en quelques heures à peine nous serons les maîtres, au cri de liberté poussé par nous, cri dont le retentissement est si grand dans des cœurs comme les nôtres. – Oui, liberté ! liberté ! s'écrièrent les assistants avec enthousiasme. Le commandant Delgrès laissa à ces cris le temps de s'éteindre, puis il continua : – La Convention nationale, au nom de la République française, une et indivisible, par son décret du 16 pluviôse an II, avait donné la liberté aux esclaves des colonies, reconnu l'indépendance de la race noire et son droit imprescriptible, puisqu'il émane de Dieu même, à être traitée comme la race blanche, avec complète abolition des privilèges et suppression totale du code noir. La déloyauté du gouvernement colonial, l'âpreté du planteur blanc, qui considère l'homme de couleur comme sa chose, son bien, son serviteur, son esclave, ont paralysé les effets de ce décret libérateur ; depuis des années nous luttons vainement pour obtenir l'exécution et ce respect de la loi ; une nouvelle révolution s'est opérée en France, nous devions espérer du jeune chef que la mère patrie s'est donné, – le général Bonaparte, – une nouvelle sanction du décret de l'an II ; notre conduite loyale, notre dévouement sans bornes à la République, tout nous laissait espérer qu'il en serait ainsi ; eh bien, il paraît que nous nous trompions, ou, pour mieux dire, que jusqu'ici on nous a trompés et que nous nous bercions d'un faux espoir. De sourds grondements, présages d'une tempête prochaine, se firent entendre dans les rangs des conjurés attentifs et anxieux de connaître leur sort, car tous ils appartenaient à la race persécutée. – Je n'affirme rien encore, citoyens, reprit froidement Delgrès, bien que j'ai toute espèce de raisons pour ajouter une confiance entière à la source d'où proviennent ces renseignements. Voici, en deux mots, ce que j'ai appris : L'expédition partie de France, sous les ordres du général Richepance est forte de six mille hommes de troupes de débarquement ; elle a, en vue de la Guadeloupe, rencontré la frégate la Pensée, à bord de laquelle se trouvait l'ex-capitaine général Lacrosse, cet ennemi acharné de la race noire ; sans doute trompé par lui, Richepance le veut ramener en triomphe dans la colonie, le réinstaller dans son commandement et, obéissant aux ordres exprès du premier consul qui vient de renverser traîtreusement l'autorité du Directoire, abroger de son pouvoir dictatorial le décret sauveur du 16 pluviôse an II, et nous refaire esclaves, lorsque la France et la République nous veulent libres. – Le général Richepance, pas plus que le premier consul Bonaparte, n'a le droit de nous imposer l'esclavage ! s'écria le capitaine Ignace avec violence. Est-ce donc en s'alliant au traître Lacrosse que le général Richepance prétend nous rendre la justice que depuis si longtemps nous attendons ! – Jamais nous ne consentirons à subir un tel affront ! s'écria à son tour le capitaine Dauphin ; la loi est précise, nous demandons sa loyale exécution. – Vive la République et meurent les traîtres et les usurpateurs ! répétèrent tous les conjurés d'une seule voix ; plutôt mourir bravement les armes à la main que de subir le joug honteux que des traîtres prétendent nous imposer ! – Telle est aussi ma résolution, dit nettement le commandant Delgrès ; mais ne nous laissons pas emporter par notre juste indignation ; soyons calmes, prudents et surtout patients jusqu'au bout ; gardons-nous d'éveiller les soupçons ; notre silence, si nos ennemis méditent en effet cette épouvantable trahison, les endormira dans une trompeuse sécurité, dont le réveil, si vous me secondez, sera terrible, je vous le jure ! – La liberté ou la mort ! Vive la Convention et à bas Lacrosse ! hurlèrent les conjurés avec un accent de colère indicible. – Je saurai faire mon devoir jusqu'au bout, citoyens, et accomplir la mission grande et sainte que je me suis imposée ; mais je vous le répète, soyons prudents. Oh ! ne craignez rien, votre patience ne sera pas mise à une trop longue épreuve ; l'expédition française paraîtra avant deux jours peut-être dans les eaux de l'île de la Guadeloupe, la première proclamation du général en chef nous apprendra, je n'en doute pas, ce que nous aurons à redouter ou à espérer de lui ; déjà quelques rumeurs de cette arrivée prochaine étaient indirectement parvenues jusqu'à moi ; aujourd'hui, ce soir même, elle m'a été confirmée en présence du conseil provisoire par le traître Magloire Pélage ; nous ne devons plus conserver le moindre doute sur la réalité de cette nouvelle. Citoyen Noël Corbet ? – Mon commandant ? – Votre principal comptoir est à la Pointe-à-pitre, n'est-ce pas ? – Oui, mon commandant. – Je compte sur vous pour me faire parvenir les renseignements les plus circonstanciés sur l'arrivée et le débarque- ment des troupes françaises, ainsi que sur les intentions que manifestera le générai en chef au sujet de la race noire. – Si dévoué que soit un émissaire, il peut cependant, pour une cause ou pour une autre, être infidèle ; la mission que vous me faites l'honneur de me confier, mon commandant, est beaucoup trop grave pour que je me repose sur qui que ce soit du soin de son exécution ; moi-même je viendrai vous rendre compte de ce qui se sera passé et de ce que j'aurai vu personnellement. – Votre pensée est excellente, citoyen Corbet, je vous en remercie en notre nom à tous ; faites donc ainsi que vous me le dites ; je n'ajouterai foi qu'aux renseignements que je tiendrai directement de vous. – C'est entendu, commandant, j'espère bientôt vous prouver ce dont je suis capable pour le succès de notre sainte cause. – Je vous le répète, citoyens, continua le commandant Delgrès, l'heure est solennelle ; il nous faut redoubler de vigilance, de prudence surtout ; ni murmures, ni hésitations ; quelque singuliers que vous paraissent les ordres que vous recevez, obéissez aussitôt, avec la soumission la plus entière et la plus dévouée ; me jurez-vous d'agir ainsi, répondez, citoyens ? – Nous le jurons ! s'écrièrent-ils avec élan. – Quand l'heure sera venue, je vous donnerai le signal de la lutte ; alors, puisqu'il le faut, puisqu'on nous l'impose par la plus criante injustice, par la violation de la loi : guerre d'extermination ! d'une extrémité de l'île à l'autre, guerre sans merci, impitoyable plus les blancs seront nombreux, plus nous en égorgerons ; ainsi plus grande et plus complète sera notre vengeance ! – Vengeance ! Mort aux blancs ! – J'ai maintenant, reprit Delgrès, toujours sombre, froid et impassible, à vous annoncer une autre nouvelle, plus importante encore, s'il est possible, que celle que déjà je vous ai donnée ; cette nouvelle fera bondir de joie vos cœurs généreux, car si, ce que j'espère, elle se réalise et devient un fait, elle sera pour nous non pas l'assurance, mais la certitude de la liberté, pleine, entière, sans limite ; les hommes de couleur de la Guadeloupe ne seront plus des esclaves affranchis, mais ils formeront un peuple indépendant comme leurs frères de I'île de SaintDomingue. L'attention redoubla encore parmi ces hommes rassemblés pour reconquérir le plus précieux de tous les biens : la liberté ! sur les flancs abruptes de ce gouffre horrible, et dont toutes les passions, maintenant en éveil, étaient surexcitées presque jusqu'au délire. – Prêtez donc une sérieuse attention à ce que vous allez entendre, reprit le commandant Delgrès qui semblait grandir et se transfigurer au fur et à mesure qu'il dévoilait aux conjurés les combinaisons secrètes de la vaste conspiration ourdie par son génie et sa grande ambition. L'Angleterre, cette ennemie séculaire et acharnée de la France, nous offre, pour nous aider dans la sainte mission que nous avons entreprise, de l'argent, des armes et des munitions ; une flotte anglaise croisera, sans cependant débarquer un seul homme sur le sol de la Guadeloupe, autour du groupe de nos îles, pour éloigner et détruire au besoin les soldats de l'usurpateur Bonaparte qui tenteraient de jeter des secours dans l'île ; les Saintes nous seront restituées armées et en état de défense comme elles le sont en ce moment ; notre indépendance sera reconnue par le gouvernement britannique, et cela à une seule condition qui, pour nous, sera une source inépuisable de richesse et de bien-être, le droit pendant soixante ans de traiter, seule de toutes les puissances européennes, avec notre gouvernement, de l'achat et de maniement de nos produits à des prix librement discutés avec nous. Cette fois encore, il faut bien le dire, Delgrès altérait légèrement la vérité ; il donnait pour un fait accompli des prétentions qui n'étaient qu'à l'état de projet et que l'Angleterre était loin d'avoir acceptées ; mais il avait, pour agir ainsi, des raisons péremptoires sur lesquelles il est inutile d'insister, le lecteur les comprend facilement ; et puis d'ailleurs, si Delgrès avait parlé franchement à ses complices, il se serait nui à lui-même : ceuxci n'auraient pas saisi les combinaisons abstraites de sa politique ; il préféra, et il fit bien, les tromper, dans leur intérêt même. – Vous comprenez, citoyens, continua-il, combien cette alliance avec l'Angleterre augmentera nos forces et nous facilitera la victoire. J'attends sous huit jours, au plus tard, la réponse du gouvernent anglais, réponse définitive, bien entendu ; nous n'avons donc plus que quelques jours à patienter, ce qui n'est rien ; d'ailleurs, les résolutions ultérieures que nous devons prendre seront forcément subordonnées, ne l'oubliez pas, aux instructions données au général en chef de l'expédition par le gouvernement français et aux mesures que ce général jugera à propos de prendre lorsqu'il posera le pied sur le rivage de la Pointe-à-pitre. Attendez donc mon signal pour agir ; mais, aussitôt que vous l'aurez reçu, réunissez-vous, marchez résolument en avant, et, quoi qu'il arrive, renversez, sans hésiter, tous les obstacles qu'on prétendra vous opposer. – Les blancs doivent être massacrés jusqu'au dernier, dit le capitaine Ignace avec une énergie féroce. – Ils périront tous ! répondit un des assistants avec un sourire d'une expression sinistre. – Quel sera le signal ? demanda à Delgrès le farouche capitaine. – Un ordre écrit et signé de ma main qui, en même temps, vous donnera les instructions nécessaires sur les mouvements que vous devrez opérer. – Par qui cet ordre nous sera-t-il remis ? – Par trois de nos partisans les plus dévoués les citoyens Noël Corbet, Télémaque et Pierrot. – Bien ; mais il y a une difficulté, commandant, reprit le capitaine Ignace. – Laquelle ? – Les citoyens Télémaque et Pierrot ont été aujourd'hui à sept heures et demie du soir, arrêtés à l'anse à la Barque. – Pour motifs sérieux ? – je ne le crois pas, commandant ; on parle d'une rixe avec cet endiablé Chasseur de rats. – Cet homme est un de nos ennemis les plus redoutables. – Il s'est fait librement, et sans qu'on puisse en soupçonner les motifs, l'espion des blancs contre nous. – Il est important de nous en défaire à tout prix. – Voici, sur ma foi ! dit le capitaine Ignace, un ordre beaucoup plus facile à donner qu'à mettre à exécution, j'en sais quelque chose. – Que voulez-vous dire ? – Pardieu ! une chose connue de tout le monde à la Guadeloupe : cet homme est invulnérable. Delgrès haussa dédaigneusement les épaules. – La crainte qu'il a su vous inspirer fait la seule force de votre ennemi ; il est brave, adroit, rusé, et pas autre chose ; cessez de le craindre, vous en aurez bientôt raison. – Commandant, dix fois j'ai tiré sur lui sans parvenir à le toucher ; dix fois je lui ai tendu des embuscades, toujours il a réussi à s'échapper de mes mains. – Tout simplement parce que vos mesures étaient mal prises, capitaine ; essayez une fois encore, et cette fois, si vous êtes aussi brave, aussi adroit, aussi rusé que lui, il ne vous échappera pas, soyez-en certain. – J'essayerai puisque vous me l'ordonnez, commandant ; mais je vous avoue que je ne compte pas sur le succès ; je sais qu'il possède un puissant talisman. – Eh bien, prenez-le-lui ou faites-le-lui prendre pendant son sommeil, dit Delgrès avec ironie. – Bon, je n'avais pas songé à cela ; je sais maintenant comment j'agirai. – Seulement, faites bien attention que vous ne devez, sous aucun prétexte, paraître dans cette affaire. – Oh ! commandant, j'ai des hommes exprès pour cela. – Très-bien, pressez-vous. – Avant deux jours ce sera fait. – Le plus tôt sera le mieux. – À propos des deux hommes, que décidez-vous, commandant ? – Quels deux hommes ? – Télémaque et Pierrot. – Ah ! c'est vrai ; où les a-t-on conduit ? – À la batterie de la pointe Duché. – Alors, rien de plus facile ; je suis sûr du commandant de cette batterie, vous lui donnerez l'ordre de ma part, de vous les remettre pour être transférés à la Basse-terre. – Très-bien, commandant, et… – Vous me les enverrez ; mais libres, bien entendu. – Merci, commandant, ces deux hommes sont braves, dévoués, Télémaque surtout ; j'aurais été fâché qu'il leur arrivât malheur. Quant devrai-je aller les réclamer ? – Immédiatement après m'avoir quitté ; il ne faut jamais remettre à plus tard ce que l'on peut faire tout de suite ; vous m'avez compris, capitaine ? – Oui, mon commandant, et je vous obéirai sans perdre une seconde, je vous le promets. – Citoyens, reprit le commandant Delgrès en s'adressant à tous les conjurés, il est tout près de cinq heures du matin, le jour ne tardera pas à paraître, nous nous sommes bien compris, bien entendus, nos mesures sont toutes prises pour parer aux événements qui pourraient surgir d'un moment à l'autre ; une plus longue séance est donc inutile ; séparons-nous et soyons sur nos gardes ; vous savez, citoyen Noël Corbet que je compte entièrement sur vous ? – C'est convenu, commandant. – Citoyens, je vous dis au revoir et je me retire. – Nous vous accompagnons, commandant, lui dirent les trois officiers de son bataillon. – Soit, partons citoyens. Les conjurés étaient occupés à échanger les dernières politesses ; quelques uns même s'étaient déjà éloignés, lorsque tout à coup, de grands cris s'élevèrent à une distance assez rapprochée, deux coups de feu éclatèrent confondant leurs détonation, suivi presque immédiatement d'un troisième puis il y eut un profond silence. – Qu'est-ce que cela signifie ? s'écria le commandant Delgrès avec inquiétude. – J'ai reconnu le bruit du fusil du Chasseur de rats, répondit le capitaine Ignace dont les sourcils se froncèrent. – Vous voyez cet homme partout, capitaine ! repris Delgrès d'un ton de mauvaise humeur. – C'est que ce démon est toujours là où on l'attend le moins, commandant. Les cris partaient du sentier qui est sur la droite ; il nous faut suivre ce chemin pour redescendre dans la savane. Nous saurons bientôt à nous en tenir sur cette affaire. – Me permettez-vous de vous accompagner, commandant ? – Je vous remercie capitaine, c'est inutile ; les « doyens Jacquiet, Kirwan, Dauphin et moi, nous sommes en nombre suffisant pour faire face à un ennemi quel qu'il soit. – Vous aurez dans un instant la preuve que je ne me suis pas trompé, commandant, et vous reconnaîtrez que c'est encore quelque diablerie de ce damné Chasseur. – Allons, allons, au revoir. Il quitta aussitôt le plateau ; suivi des trois officiers. La descente fut beaucoup plus rapide que n'avait été la montée ; à un tournant du sentier, les quatre hommes remarquèrent une large tache noirâtre sur le sol ; cette tache, humide encore, pouvait être du sang ; ils examinèrent avec soin les environs, mais ils ne découvrirent rien de plus, ils continuèrent à descendre. En posant le pied sur la savane, Delgrès trébucha contre une masse flasque et inerte, étendue à l'entrée même du sentier dont elle barrait presque l'accès. Delgrès se baissa vivement. Il reconnut avec effroi le corps brisé et horriblement mutilé de sir William's Crockhill ; une balle lui avait fait une blessure ronde et large comme le petit, doigt, juste entre les deux sourcils et était sortie par le sommet du crâne. L'Anglais était mort ; selon toute apparence, il avait été tué raide, foudroyé littéralement ; il tenait encore entre ses mais crispées ses pistolets déchargés. Il y avait eu combat ; ce n'était donc pas un assassinat, mais une rencontre, peut-être un duel. Le commandant Delgrès se releva tout pensif : – Ignace aurait-il raison ? murmura-t-il à part lui ; cet homme serait-il donc notre mauvais génie ? Et s'adressant à ses compagnons : – Partons, citoyens, ajouta-t-il. Les quatre hommes s'éloignèrent à grands pas, sombres, silencieux et en proie à une inquiétude extrême. La mort de sir Williams Crockhill était un malheur réel pour Delgrès et un échec irréparable pour le succès des plans qu'il avait formé. X Où l'on voit l'Œil gris continuer ses opérations ténébreuses Notre ami le Chasseur et la charmante compagne dont il avait jugé à propos de s'affubler, cette horrible et vieille sorcière nommée maman Suméra, avaient enfin laissé la Basse-terre bien loin derrière eux ; pendant un laps de temps assez prolongé, ils continuèrent à marcher côte à côte sans échanger une seule parole. Dès qu'il se vit complètement en rase campagne, le Chasseur, soit calcul de sa part, soit qu'il eût oublié qu'il n'était pas seul, avait adopté une allure si rapide, que la vieille négresse était presque constamment contrainte de se mettre au trot pour le suivre, et que parfois elle demeurait en arrière malgré elle. Mais, comme, ainsi que nous l'avons constaté, la digne sorcière était très-peureuse, que l'ombre projetée des arbres affectait les formes les plus fantastiques, que les bruis mystérieux de la nuit lui donnaient des frissons intérieurs, que de plus, sa conscience, bourrelée sans doute de sinistres souvenirs ; peuplait les ténèbres de fantômes, elle faisait d'incroyables efforts pour ne pas abandonner son singulier guide, qui de son côté, continuait impassiblement à marcher de son pas gymnastique, gourmandant ses chiens et sondant, à droite et à gauche, les buissons, avec cet imperturbable sang-froid qui jamais ne l'abandonnait. La misérable femme était réellement digne de pitié ; elle suait à grosses gouttes, haletait et soufflait comme un phoque, n'avançait plus qu'avec des difficultés extrêmes, et calculait mentalement avec effroi combien de minutes s'écouleraient encore avant le moment où ses forces l'abandonnant complètement, elle se verrait contrainte, malgré elle et à sa grande terreur, à demeurer seule et abandonnée dans le désert. Elle maudissait, au fond de son cœur, sa fatale pensée de partir en compagnie de ce Chasseur grossier et malhonnête qui n'avait aucune considération pour les femmes et les traitait avec un si dédaigneux mépris ; elle lui adressait mentalement, tout en trottinant à sa suite, la kyrielle interminable des plus terribles malédictions que sa mémoire pouvait lui fournir ; il est évident que si elle eût été seulement la moitié aussi sorcières qu'elle s'en flattait auprès de ses crédules partisans, le Chasseur aurait passé un très-mauvais quart d'heure, et aurait payé fort cher le sans-façon cruel avec lequel il la traitait. Mais rien n'y faisait ; bon gré, mal gré, il lui fallait prendre son parti du mauvais pas dans lequel elle s'était fourvoyée, et attendre le moment de la vengeance, qui, selon elle, ne tarderait pas à arriver d'un instant à l'autre ; cette seule pensée lui rendait un peu de force et de courage pour supporter le pesant fardeau de la fatigue, dont elle était de plus en plus accablée. Depuis longtemps déjà les dernières maisons d'un petit bourg situé à une lieue et demie environ de la Basse-terre, avaient disparu derrière les deux voyageurs, bien loin dans les ténèbres ; ils se trouvaient maintenant au milieu des mornes, éloignés de toute habitation humaine, et suivant un sentier étroit tracé sur les flancs d'une montagne ; déjà le haut piton du Morne-au-Cabris détachait vigoureusement en relief sa sombre silhouette sur le fond obscur de l'horizon et le ciel pailleté de scintillantes étoiles, à trois ou quatre portées de fusil devant eux ; les rayons gris de perle de la lune leur permettaient de dis- tinguer les différents accidents du paysage abrupt mais grandiose qui les entourait ; maman Suméra caressait intérieurement le doux espoir de voir bientôt se terminer son atroce supplice, et d'atteindre enfin sa cabane enfouie discrètement sous un fouillis odorant de liquidambars, de grenadiers, d'orangers et de goyaviers, dominés par de hauts tamarins et de majestueux fromagers ; déjà même elle se figurait distinguer à travers le prisme trompeur de l'atmosphère, les bosquets ombreux de sa chère demeure ; un soupir de joie et de soulagement s'échappait de sa poitrine, lorsque tout à coup le Chasseur s'arrêta, fit volte-face, laissa reposer avec bruit la crosse de son fusil sur le sol rocailleux du sentier, et, la regardant d'un air railleur, qui, aux rayons blafards de la lune, sembla réellement diabolique à la vieille négresse, il lui dit à brûle-pourpoint : – À propos, chère maman Suméra apprenez-moi donc, s'il vous plait, quels sont les ingrédients dont vous vous êtes servie pour composer le fameux Ouenga qui devait donner à ce gredin d'Ignace la facilité de me tuer comme un pécari ! Je serais bien curieux de le savoir, ce doit être quelque chose de trèsextraordinaire. À cette question singulière, faite ainsi à l'improviste et d'une si bizarre façon, la vieille négresse sentit ses jambes tremblantes se dérober sous elle ; elle s'arrêta effarée et resta la bouche béante, sans pouvoir prononcer un seul mot. – Vrai ! reprit le Chasseur, vous me rendrez service en me donnant ces renseignements. – Je ne vous comprend pas, missié, balbutia la vieille. – Laissez donc, vous comprenez fort bien au contraire ; voyons, qu'est-ce que cela vous fait de me l'apprendre ? Il faut convenir que vous n'êtes pas complaisante. Vous êtes-vous servie de têtes de crapauds, de langues de scorpions, de graisse de couleuvre battue avec du sang d'iguane, chacun de ces animaux ayant été tué un vendredi à minuit, précisément à l'instant ou la lune se lève ? C'est de cette façon que se préparent d'ordinaire ces fameux talismans. – Mais je vous assure, missié Chasseur, reprit la vieille négresse qui suait et soufflait comme si elle sortait de l'eau, je vous assure que je ne comprends rien à ce que vous me dites ; aussi vrai que je suis une honnête femme ! – Bon ! vous ne voulez pas en convenir ? répondit le Chasseur, toujours froid et railleur ; c'est mal, c'est très-mal ; c'est ainsi que vous m'êtes reconnaissante ? moi, qui ai été si gentil pour vous, qui ai consenti à vous conduire jusqu'ici. Rendez donc service aux femmes ! C'est à faire regretter d'être aimable ! ajouta il en haussant les épaules. L'horrible vieille n'essaya point de protester contre cette prétention d'amabilité, prétention dont elle comprenait, dans son for intérieur, toute la sanglante ironie. – Je vous proteste, missié, s'écria-t-elle vivement, que je n'ai jamais su composer d'Ouengas, ainsi que vous nommez cette affreuse chose. – Allons, voilà que vous me prenez pour un imbécile à présent ; comme c'est agréable pour moi ! Avec cela que je ne sais pas pertinemment que vous êtes sorcière. – Pertinemment ! s'écria la vieille tout effarée, en entendant ce mot qu'elle ne comprit pas. – Oui, pertinemment, maman Suméra ! reprit le Chasseur en fronçant les sourcils et en frappant avec force la crosse de son fusil contre terre. – Oh ! ne me faites pas de mal, missié ! dit en joignant humblement les mains la négresse, qui commençait réellement à avoir une peur effroyable ; au nom du bon Dieu, ne me jetez pas un charme. – Vous avez tort de craindre qu'on vous jette des charmes, la mère ; vrai, cela ne pourrait pas vous nuire, fit-il en ricanant. – Mon bon missié, est-ce que nous ne continuons pas notre chemin ? – Un instant, que diable ! vous êtes bien pressée, la mère… Ainsi, c'est bien résolu, vous vous obstinez à ne pas vouloir m'apprendre comment vous avez composé cet Ouenga ? – Mais je vous jure, missié Chasseur. – C'est bien, interrompit celui-ci, n'en parlons plus ; je vais vous demander autre chose, mais, cette fois, j'espère que je serai plus heureux et que vous me répondrez. – Si je le puis, oh ! bien sûr, Missié ! mais je voudrais bien être chez moi. – Bah ! pourquoi faire ? Je trouve que nous sommes trèsbien ici ; voyez, nous avons sous nos pieds un précipice de mille mètres ; personne ne peut entendre notre conversation ; que désirez-vous de plus, chère maman Suméra ? – Rien, bien certainement, missié, mais… – Mais vous aimeriez mieux vous en aller, hein, la mère ? interrompit-il en ricanant ; malheureusement cela ne se peut pas, et même il est fort possible que vous demeuriez longtemps ici, si vous ne répondez pas catégoriquement aux questions que je me propose de vous adresser ; ainsi prenez garde, je vous donne cet avis en passant, dans votre intérêt. « Catégoriquement » se joignant à « pertinemment, » acheva de bouleverser la négresse ; elle prit pour formules infernales les grands mots du Chasseur, grands mots que, du reste, celui-ci employait avec intention, et elle se mit à trembler de tous ses membres. – Que désirez-vous savoir, missié Chasseur ? lui demandat-elle d'une voie haletante. – À quelle heure le commandant Delgrès doit-il venir chez vous aujourd'hui ? Demanda-t-il brusquement. – Hein ? s'écria maman Suméra, en faisant un ou deux pas en arrière avec une véritable épouvante. – Prenez garde de tomber, la mère ; une chute de mille mètres, c'est très-dangereux. Voyons, faut-il que je vous répète ma question ? Ajouta-il en fixant sur elle un regard étincelant, en même temps qu'il jouait avec une négligence affectée avec la batterie de son fusil. – Mais, missié… – Je vous ai avertie de prendre garde ; vous êtes presque sur le bord du précipice, maman Suméra, il suffirait d'un mouvement mal calculé de votre part pour y tomber ; croyez-moi, vous ferez mieux de me répondre tout de suite, car il faudra toujours que vous en arriviez là. Voyons, à quelle heure attendezvous la visite du commandant Delgrès ? – À trois heures. – Bien vrai ? – J'en fais serment sur le petit Jésus. – Bien, bien. Et la demoiselle ? – Quelle demoiselle ? – Je ne vous demande pas cela ; je vous dis : la demoiselle, c'est clair, que diable ! À quelle heure sera-t-elle chez vous ? – À deux heures. – Que viendra-t-elle faire dans votre taudis ? – Mon taudis ?… fit la vielle avec une velléité de révolte. – Votre carbet, si vous le préférez, cela m'est égal, à moi. Voyons, répondez, ou sinon… L'horrible mégère était domptée ; elle n'essaya pas plus longtemps de soutenir une lutte aussi peu égale contre cet homme qui semblait tout deviner. – La damizelle désire que je lui fasse un Mangé-Ramassa on un Caprelatas, pour apprendre certaines choses importantes qu'elle a intérêt à connaître. – Bon vous voyez bien que j'avais raison de dire que vous êtes sorcière, hein, la mère ! Vous savez composer les MangéRamassa et les Caprelatas, quoique vous souteniez que vous ignorez ce que c'est qu'un Ouenga ; n'essayez pas de vous disculper, ce serait inutile. Maintenant, écoutez bien ceci ; vous commencez à me connaître, je suppose ! – Oh ! oui ! et pour mon malheur ! murmura la négresse d'une voix larmoyante. – Ne faites pas de grimaces, chère maman Suméra, je vous prie ; rien ne m'agace les nerfs comme d'entendre pleurer les crocodiles, c'est plus fort que moi, cela me rend furieux ; ainsi supprimez vos larmes il dépend de vous, de vous seule en ce moment, de ne pas être pendue comme sorcière. – Pendue comme sorcière s'écria la vieille avec épouvante. – Parfaitement, je n'ai que quelques mots à dire à quelqu'un que je connais, et votre compte sera réglé sous quarantehuit heures ; une potence toute neuve et une corde de latanier feront l'affaire. – Oh ! vous ne voudriez pas faire de mal à une pauvre femme, missié. – Cela dépend de vous, la mère, je vous le répète, c'est un marché que je vous propose. – Un marché ? – Mon Dieu, oui, pas autre chose ; écoutez-moi bien. Je consens à vous laisser libre de continuer votre lucratif métier, de composer autant que cela vous conviendra des don Pèdre, des Macondats, des Vaudoux, des Quienbois, des MangéRamassa, des Caprelatas, et même des Ouengas, quoique vous prétendiez ne pas les connaître ; je suis un Papa très-puissant, instruit de la science des blancs ; mes Grisgris sont supérieurs aux vôtres. – C'est vrai ! murmura la négresse avec une conviction douloureuse. – Je vous laisse donc maîtresse de composer vos sortilèges, qui, pour moi, sont sans effet ; je vous promets même que vous ne serez jamais inquiétée ni tourmentée pour vos jongleries ; mais tout cela, bien entendu, à une condition. – À une condition ? – Dame ! vous figurez-vous que je vous donnerai ma protection pour rien, par hasard ? – C'est juste, missié Chasseur, dit humblement la vieille négresse, qui, cependant, commençait à se rassurer un peu. – Cette condition, la voici : vous me servirez au lieu de servir mes ennemis, et vous obéirez sans hésiter à tous les ordres que je vous donnerai, quels que soient ces ordres, sinon… Il n'acheva pas, mais il tourna la tête d'un air significatif vers le précipice. – J'obéirai, missié. – C'est bien, j'y compte. Souvenez-vous que je suis un Papa ; que je puis, si je le veux, vous changer à mon gré en pécari ou en lamantin ; enfin vous faire souffrir d'horribles tortures, sans compter la potence, et vous me serez fidèle ; d'ailleurs, je connaîtrai votre conduite, car je ne vous perdrai pas de vue. – Oh ! je vois bien que vous savez tout, missié, et que vous êtes un Papa puissant. – Conservez cette croyance salutaire, maman Suméra, vous vous en trouverez bien. Maintenant que nous nous entendons, et que, par conséquent, je n'ai plus rien à vous dire, suivez-moi, je vais vous accompagner jusqu'à la porte de votre carbet. – Est-ce que vous ne me ferez pas L'honneur d'y entrer, missié ? – Pourquoi faire ? Ce n'est pas encore l'heure. Delgrès, Ignace et leurs complices sont encore réunis sur le sommet de la Soufrière ; ils n'arriveront pas chez vous avant une heure, ils ne pourraient vous aider à m'assassiner. – Oh ! missié ! s'écria l'affreuse vieille avec un accent auquel il était impossible de se tromper, je ne vous résisterai pas davantage ; je n'essayerai pas plus longtemps à lutter contre vous ; je reconnais que vous êtes un homme puissant auquel rien ne saurait faire obstacle ; agissez avec moi comme il vous plaira, je vous obéirai, désormais je suis votre esclave. – C'est bien, femme, je voulais vous entendre parler ainsi ; si je suis satisfait de vos services, je vous récompenserai de façon à vous combler de joie ; je sais aussi faire de l'or. Venez, il est temps de nous remettre en route. L'abominable mégère s'inclina respectueusement devant celui que, maintenant, elle reconnaissait pour son maître, et elle le suivit. C'en était fait : le Chasseur était, dès ce moment, toutpuissant sur l'esprit terrifié de cette créature ; cette femme, qui faisait métier de tromper tous venants par ses pratiques prétendues magiques, dont elle connaissait parfaitement l'inefficacité totale, en était cependant arrivée, ainsi que cela se rencontre souvent dans ces natures grossières, à se tromper elle-même et à croire à ces absurdités ; superstitieuse, ignorante, d'une intelligence plus que faible, elle était la première victime de ses mensonges, auxquels elle avait fini par ajouter une foi entière ; aussi, encore plus que les menaces que lui avait adressées le Chasseur, ses prétentions d'être un grand sorcier, la connaissance complète qu'il possédait de certains faits, qu'elle croyait ignorés de tous, et de plus la réputation de sorcellerie si solidement établie du Chasseur, l'avaient complètement convaincue de son pouvoir ; il lui aurait donné l'ordre le plus étrange, qu'elle lui eût obéi sans hésiter, avec joie même ; il pouvait donc avoir toute confiance en elle. Après avoir marché pendant environ trois quarts d'heure encore, les deux voyageurs atteignirent enfin les premiers contre-forts du Morne-au-Cabris, et ils se trouvèrent au milieu d'une végétation luxuriante dans laquelle ils disparurent presque entièrement. L'ajoupa de maman Suméra, ou plutôt son carbet, était assez solidement bâti, vaste, bien aéré, d'une apparence extérieure tout à fait réjouissante. Ce carbet, ombragé par des flots de verdure, était adossé à un énorme rocher, sur les lianes duquel des marches avaient été creusées jusqu'a une petite plate-forme élevée d'une quinzaine de mètres au-dessus de l'habitation ; cette plate-forme, enveloppée d'un fouillis de plantes grimpantes, formait un bosquet touffu de l'aspect le plus pittoresque et servait de lieu de repos, ou plutôt d'observatoire à la sorcière. L'ajoupa était entouré d'une ceinture de cactus vierges, formant une haie vive impénétrable, que nul n'aurait tenté de franchir impunément ; deux enclos, de peu d'étendue, servaient, le premier de jardin potager à la vieille négresse, dans lequel elle cultivait les quelques légumes nécessaires à sa consommation ; le second, était une espèce de corral dans lequel, pendant la nuit, elle renfermait quelques chèvres laitières. En somme, cette petite habitation, proprette et coquette, avait l'aspect le plus calme, et ne ressemblait en rien à ce qu'on est accoutumé à se figurer l'antre d'une sorcière. Arrivé à une cinquantaine de pas à peu près de l'ajoupa, le Chasseur posa la crosse de son fusil à terre et s'arrêta. – Vous voici arrivée chez vous, dit-il brusquement à la vieille négresse, au revoir. – Ne voulez-vous pas vous reposer un instant missié ? répondit-elle ; mais cette fois sans arrière-pensée. – C'est inutile, la mère, j'ai des affaires qui réclament impérieusement ma présence autre part ; mais, soyez tranquille, vous me reverrez bientôt. – Quand cela, missié ? – Vous êtes bien curieuse, maman Suméra ! retenez votre langue, s'il vous plait ; ne savez-vous pas que trop parler nuit ? J'arriverai au moment où vous vous y attendrez le moins. Surtout, n'oubliez pas nos conventions. – Je me garderai bien de les oublier. – Cette hideuse chenille d'Ignace et ses dignes acolytes resteront sans doute quelque temps ici, peut-être une heure, peutêtre moins ; recevez-les bien, ne leur laissez rien soupçonner ; surtout ayez soin de conserver précieusement dans votre mémoire tout ce qu'ils diront ; vous me comprenez, n'est-ce pas ? – N'ayez aucune crainte, missié, ma mémoire est bonne, je n'oublierai rien. – Allons, adieu, la mère ; si je suis content de vous, vous serez contente de moi. À bientôt ! – À bientôt, missié ! Le Chasseur jeta son fusil sous son bras, s'éloigna à grands pas, et ne tarda pas à disparaître au milieu des hautes herbes. La vieille le suivit des yeux avec intérêt aussi longtemps qu'il lui fut possible de l'apercevoir ; puis elle se dirigea lentement et d'un air pensif vers son ajoupa, dans lequel elle entra en murmurant à demi-voix : – C'est un grand sorcier, un Papa très-puissant ; je me garderai bien de lui désobéir ; il pourrait exécuter les menaces terribles qu'il m'a faites. Bientôt on vit briller une lumière dans l'ajoupa ; la nuit était presque écoulée ; au lieu de se coucher, la vieille vaquait aux soins de son ménage, elle attentait des visites de très-bonne heure. Cependant, ainsi que nous l'avons dit, le Chasseur s'était éloigné de ce pas rapide qui semblait lui être particulier, et avait quelque chose d'automatique tant il était régulier après avoir repris le sentier, il traversa plusieurs chemins en diagonale et se dirigera vers le morne de la Soufrière, dont il se trouvait éloigné de quelques portées de fusil tout au plus. La nuit s'achevait ; la brise était piquante, le froid glacial dans ces régions élevées ; tout dormait ou paraissait dormir ; un calme profond, un silence de mort planait sur le désert Les grondements sourds de la Soufrière semblaient être la respiration haletante de la nature en travail ; seuls ils troublaient de leurs roulements continus l'imposant repos de ce chaos de mornes et de savanes. Les étoiles s'éteignaient les unes après les autres dans les profondeurs insondables du ciel ; un immense brouillard s'élevait de la terre, montait dans les régions supérieures et confondait en masses grisâtres et indécises les accidents du paysage ; à l'extrême limite des flots, de larges bandes nacrées commençaient à nuancer l'horizon de teintes d'opale et faisaient ainsi pressentir le lever prochain du soleil. Le Chasseur, après avoir gravi, jusqu'à une certaine hauteur, le sentier conduisant au cratère, se décida à faire halte, non pour se reposer, cet homme était de fer, la fatigue n'avait pas prise sur lui, mais pour prendre certaines dispositions dont le but était connu de lui seul ; après s'être assuré par un regard furtif que personne n'était aux aguets, il avisa un énorme bloc de rocher derrière lequel il se blottit et qui le déroba complètement à la vue, puis il siffla doucement ses chiens, les fit coucher à ses pieds, et il attendit, immobile comme une statue de bronze posée sur son socle de granit. Le Chasseur savait – comment l'avait-il appris ? sans doute par un de ses nombreux espions, – que cette nuit-là un certain nombre de noirs conjurés s'étaient donné rendez-vous sur le sommet de la Soufrière ; et que d'importantes résolutions devaient être prises dans ce sombre conciliabule ; il s'était embusqué afin de reconnaître au passage les chefs des conjurés. Depuis un temps assez long, le Chasseur se tenait immobile et l'oreille au guet derrière son rocher, lorsque, à un certain moment, ses chiens se mirent à gronder sourdement ; d'un geste il leur imposa silence, puis il se pencha au dehors et redoubla d'attention. Au bout de quelques instants à peine, il lui sembla entendre un bruit léger, presque indistinct pour toute autre oreille moins fine que la sienne, mais qui, bientôt, se rapprocha, devint de plus en plus fort et prit toutes les allures d'une marche précipitée ; parfois des cailloux se détachaient et roulaient ou bondissaient le long du sentier ; il y avait un froissement continu de branches comme si un marcheur inexpérimenté se faisait un appui des arbrisseaux et des broussailles du chemin pour assurer ses pas. – C'est singulier, murmura le Chasseur à part lui, le bruit vient d'en bas ; qui peut gravir le morne à cette heure avancés ? le conciliabule doit toucher à sa fin maintenant ; quel peut être ce retardataire ? un espion ? un traître ou un porteur de nouvelles graves ! Voilà ce qu'il faut savoir, et, vive Dieu ! je le saurai, m'importe par quel moyen, attendons. Cependant le bruit se rapprochait de plus en plus ; Bientôt le Chasseur entendit distinctement la respiration haletante d'un homme et certaines exclamations entrecoupées qui lui causèrent une vive surprise et lui donnèrent fort à réfléchir. Presque aussitôt l'inconnu dépassa le rocher derrière lequel était embusqué le chasseur ; mais, tout à coup, celui-ci se jeta au milieu du sentier et barra résolument le passage à l'arrivant en portant son fusil à l'épaule. – Que diable faites-vous donc par ici à cette heure, sir Williams Crockhill ? demanda-t-il à l'arrivant d'une voix railleuse. – Aôh ! fit l'Anglais en s'arrêtant d'un air désappointé, c'est vous encore ! – Toujours, cher monsieur. Vous avez donc réussi à vous débarrasser de vos ficelles ? – Oui, mais très-difficilement. Et à ce propos, monsieur, ajouta-il d'un ton roque, je vous ferai observer que vos procédés envers moi n'ont pas été du tout ceux d'un gentleman. – Vous trouvez, cher sir Williams ? – Aôh ! je trouve, oui, monsieur. – Vous m'en voyez désespéré ; mais vous ne m'avez pas appris encore par quel hasard j'ai l'avantage de vous rencontrer ainsi au milieu des mornes. – Cela n'est pas votre affaire et ne vous regarde pas, monsieur, fit l'agent anglais avec hauteur. – Je vous demande pardon, sir Williams Crockhill, cela me regarde beaucoup, au contraire ; je vous serai donc très-obligé de vouloir bien m'apprendre ce que vous venez faire ainsi à cette heure au milieu des montagnes. – Et s'il ne me plait pas de vous le dire, monsieur, Je n'ai pas, que je sache, de comptes à vous rendre. – Vous vous trompez, vous en avez de très-sérieux ; si vous vous obstinez à ne pas me répondre, vous me contraindrez, à mon grand regret, à avoir recours à des moyens que je ne voudrais pas employer. – Je connais les moyens auxquels vous faites allusion, mais je ne vous crains pas ; je vous avertis que je suis armé et que, si vous m'attaquez, je saurai me défendre. – Vous êtes armé ? – Regardez, dit flegmatiquement l'Anglais en retirant une paire de pistolets de ses poches. – Bravo ! sir William's Crockhill, voilà qui lève tous mes scrupules, dit gaiement le Chasseur ; alors, ce sera un duel. – Ce sera ce que vous voudrez, monsieur, mais je vous avertis que si vous ne me livrez point passage, je vous tuerai. – Si vous le pouvez. Croyez-moi, sir Williiam's Crockhill, retournez, paisiblement chez vous, ne m'obligez pas à vous y contraindre. – Aôh ! non, jamais je ne retournerai sur mes pas, monsieur ; je ne reculerai point d'une semelle ; je passerai sur votre corps, s'il le faut, by God ! – Quelle férocité ! s'écria le Français avec un accent railleur. Dites-moi au moins sir William's, pourquoi vous voulez si obstinément pousser en avant ? – Je ne ferai aucune difficulté pour vous en instruire, monsieur, d'autant plus que ma résolution est irrévocablement prise : je veux aller rendre compte à M. le commandant Delgrès du vol dont vous vous êtes si scandaleusement rendu coupable à mon préjudice. – Le mot est dur, sir Williams Crockhill ! – J'ai dit vol ! et je répète le mot, parce qu'il est exact, monsieur. Maintenant, voulez-vous, oui ou non, me livrer passage ? – Vous comprenez, n'est-ce pas, sir William's que je serais un sot, après ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire, si je vous laissais ainsi bénévolement aller me dénoncer au commandant Delgrès, d'autant plus que cela pourrait amener des complications de la plus haute gravité, qu'il faut éviter à tout prix. Écoutez-moi donc, monsieur, je vais vous livrer passage, je compterai jusqu'à soixante, afin de vous laisser une dernière chance de sauver votre vie en changeant de résolution ; si vous persistez dans votre intention première, ce sera tant pis pour vous, cher sir William's Crockhill, je vous tuerai. – Aôh ! je ne crois pas, je me défendrai. – Cela me fera le plus vif plaisir ; mais, croyez-en ma parole, avant une minute, vous serez mort d'une balle, là, tenez, entre les deux yeux, si vous ne retournez point sur vos pas. – Vous êtes un vantard, monsieur, je parierais presque que ce ne sera point. – Malheureusement, monsieur vous ne pourrez vous en assurer que par le témoignage d'un tiers ; mais, brisons-là ; passez, sir William's. Dieu veuille que, pendant le temps bien court qui vous reste, vous réfléchissiez ; vous n'aurez qu'à jeter vos pistolets. – Je vous enverrai les balles à la tête, monsieur. – À votre aise ; vous êtes un tigre d'Hyrcanie. Adieu, sir William's, je compte. Le Chasseur s'écarta alors pour laisser le passage libre à l'Anglais ; celui-ci recommença a gravir rapidement le sentier, espérant peut-être réussir à se mettre hors de portée avant la fin de la minute fatale. – Eh ! sir William's ? cria le Chasseur, soixante ! Et il le mit en joue. – Misérable assassin ! hurla l'agent en faisant des enjambées énormes ; au secours !… à l'assassin !… à moi !… au meurtre !… – Ne criez pas tant, sir William's, et défendez vous comme un homme, si vous ne voulez pas être tué comme un chien. L'Anglais comprit la justesse du raisonnement du Chasseur ; il fit brusquement volte-face et déchargea à la fois ses deux pistolets sur son ennemi, dont le bonnet, traversé d'une balle, fut emporté dans le précipice. – Bien tiré ! mal visé ! s'écria le Chasseur avec son éternel ricanement. À moi. Il ajusta une seconde et lâcha la détente. L'Anglais poussa un horrible cri d'agonie, étendit les bras, pirouetta sur lui-même, tomba comme une masse sur le visage, et roula le long des pentes abruptes du sentier en rebondissant de roche en roche jusqu'à ce qui il atteignît finalement la savane. L'Œil Gris s'était précipitamment rejeté de côté, afin d'éviter un choc qui eût été mortel. – Pauvre diable ! murmura-t-il avec tristesse, tout en reprenant son éternel monologue, encore un qui n'espionnera plus ; c'est lui qui l'a voulu, que Dieu ait son âme ! Je crois que maintenant je ne ferai pas mal de détaler au plus vite ; avant cinq minutes, tous les vagabonds de là-haut seront à mes trousses ; ce n'est pas le moment de se faire tuer sottement dans une embuscade comme un lièvre au gîte. Tout en parlant ainsi avec lui-même, le Chasseur avait rechargé son fusil ; cette précaution prise, il jeta un regard investigateur autour de lui, écouta un instant, et se redressant tout à coup. – Les voilà ! murmura-t-il. Ils n'ont point perdu de temps. En avant ! Il siffla ses chiens, puis il commença à descendre le sentier avec une adresse, une légèreté et surtout une rapidité inimaginables de la part d'un homme de cet âge. En atteignant la savane, il aperçut le cadavre de l'anglais ; il se baissa sur lui et l'examina curieusement. – Juste entre les deux sourcils, murmura-t-il ; quel malheur que ce pauvre sir William's ne puisse pas s'assurer par luimême que j'ai gagné mon pari, cela me mettrait bien dans son esprit. Bah ! je le lui avais promis ; après tout ce n'est qu'un Anglais de moins, et celui-là, j'en suis sûr, n'a pas volé ce qui lui est arrivé ; c'était un fier drôle ! Après cette singulière oraison funèbre prononcée de cet air moitié figue, moitié raisin, particulier au Chasseur, il laissa retomber le cadavre inerte du malheureux Anglais. Des pas assez rapprochés se faisaient entendre. Suivi de ses chiens, qui marchaient sur ses talons, il se glissa comme un serpent, au milieu d'un épais buisson. Deux ou trois minutes plus tard arrivèrent le commandant Delgrès et ses officiers. Le Chasseur assista, invisible, à ce qui se passa devant le cadavre. Puis vinrent, après le départ de leurs chefs, quatre ou cinq autres conjurés qui s'arrêtèrent, eux aussi, pendant quelques minutes devant le corps de l'espion anglais. – Vous verrez, grommela entre ses dents le Chasseur, que, de tous ces drôles, pas un seul n'aura la pensée charitable d'enterrer ce pauvre diable. Pardieu ! ce ne sera pas moi non plus, j'en ai assez de mes relations avec ce gaillard-là ! Sa prédiction se réalisa ; tous les noirs et les mulâtres, après avoir curieusement examiné le corps, s'éloignèrent avec indifférence sans y songer davantage. Lorsqu'il se fut assuré qu'il se trouvait de nouveau seul dans la savane, le Chasseur sortit de sa cachette. Il sembla réfléchir un instant, puis haussant les épaules : – Bah ! grommela-t-il, soyons bon. Il se pencha sur le corps qu'il fouilla, ce que personne n'avait songé à faire. Il trouva sur sa poitrine dans une poche secrète de son vêtement, un assez volumineux portefeuille dont il s'empara avec un vif mouvement de joie. – Définitivement, dit-il, Dieu est pour nous ! C'est égal, ce drôle m'a trompé ; en résumé, c'était un vilain personnage. Si je n'étais pas chrétien, je le laisserais là, pour que sa carcasse soit dévorée par les oiseaux de proie ; mais ce ne serait pas convenable, mieux vaut lui donner une sépulture. Il prit alors le cadavre par les pieds, et le traîna jusqu'à un trou profond dans lequel il le jeta. – Voilà qui est fait ; ouf ! il était lourd ! Couvrons-le ; pauvre diable, je ne veux pas le laisser devenir, après sa mort, la pâture des animaux carnassiers. Il entassa alors sur le cadavre du malheureux Anglais des pierres, et les débris qu'il trouva à sa portée, jusqu'à ce que le trou fut comblé presque jusqu'au tiers. – Et maintenant, reprit-il avec un soupir de satisfaction, bonsoir ! je vais essayer de dormir deux ou trois heures, je l'ai bien gagné. Il jeta un dernier regard sur le trou, puis il s'enfonça dans un épais taillis ou il ne tarda pas à disparaître. Il se cherchait probablement une chambre à coucher. XI Comment Renée de la Brunerie entra dans l'ajoupa de maman Suméra et ce qui en advint Le matin lui suivit cette nuit si remplie d'événements, vers onze heures, l'habitation de la Brunerie était en pleine activité. Les nègres sous la toute puissante direction de M. David, le majordome, se livraient, avec cette nonchalance étudiée qui les distingue, à leurs travaux ordinaires ; les uns guidaient les cabrouets chargés de cannes fraîchement coupées qu'ils conduisaient à la sucrerie ; les autres, allant et venant d'un air affairé, de côté et d'autre, sans pour cela travailler davantage, semblaient très-occupés ; à quoi ? nul n'aurait su le dire, eux moins que personne ; ce qui était certain, c'est qu'ils se donnaient beaucoup de mouvement ; pouvait-on exiger davantage ? D'autres enfin, au nombre d'une cinquantaine, mais ceux-là les plus vigoureux et les plus actifs de l'habitation, armés de pelles et de pioches et placés sous la direction spéciale de M. de la Brunerie, ouvraient des tranchées et creusaient la terre avec ardeur. Le marquis de la Brunerie, de gros souliers aux pieds, un large chapeau en paille de Panama sur la tête et en veste de toile blanche, tenant à la main une grande feuille de papier à dessin, sur laquelle un plan était tracé à la sépia, faisait creuser sous ses yeux, par ses plus fidèles esclaves, une enceinte bastionnée autour de son habitation, afin de la mettre le plus promptement possible à l'abri d'un coup de main, au cas probable d'une ré- volte des noirs marrons, plus sérieuse et plus générale que celles qui, jusqu'alors, avaient menacé la colonie. M. David parut en ce moment, accompagnant une quinzaine de nègres conduisant les nombreux bestiaux de l'habitation dans un vaste enclos provisoire élevé à la hâte non loin du principal corps de logis. – Ah ! ah ! vous voilà, commandeur, dit amicalement le planteur en répondant au salut du majordome. – Oui, monsieur, répondit celui-ci ; selon vos ordres je me suis empressé de faire réunir toutes nos bêtes à cornes. – Ne serait-ce pas dommage ? reprit en riant le planteur, que nos magnifiques bœufs à bosses, si élégants et si haut montés sur jambes, que j'ai eu tant de peines à faire venir du Sénégal, soient volés et mangés par des scélérats de marrons ? – Et nos bœufs de Porto-Rico, monsieur, si forts, si trapus, si superbes, vous n'en dites rien ? – Si, commandeur, car j'aime toutes ces nobles bêtes ; aussi je ne veux sous aucun prétexte les abandonner ; je crois qu'elles seront à leur aise dans le nouvel enclos et qu'elles n'auront rien à redouter des maraudeurs. – Ces braves animaux seront parfaitement, monsieur ; bien qu'ils soient au nombre de plus de deux cents, ce qui est considérable, ils auront un espace suffisant, de l'herbe en abondance, de l'ombre plus qu'il ne leur en faudra, et ils ne courront aucun risque, ce qui est le plus important. Marchez donc, vous autres, ajouta-t-il en s'adressant aux nègres bouviers qui s'étaient arrêtés et écoutaient curieusement cette conversation. – Venez un peu par ici, monsieur David, dit le planteur ; et le prenant par le bras et le conduisant à l'écart ; vous êtes un homme sûr pour lequel je ne veux pas avoir de secrets… – Je vous dois tout, monsieur, répondit le majordome avec émotion. – Ce n'est pas toujours une raison, mais vous, c'est différent, vous êtes presque de la famille et je sais que vous nous êtes dévoué. Le pays est fort travaillé en ce moment par des drôles de la pire espèce, qui ne se gênent nullement pour nous menacer tout haut, nous autres blancs, d'un massacre général, ainsi que cela a eu lieu à l'île Saint-Domingue ; une collision est imminente ; la révolte éclatera au moment où l'on y pensera le moins ; peut-être l'arrivée de l'expédition française, qui aujourd'hui ou demain, au plus tard, mouillera en rade de la Pointe-à-Pitre, servira-t-elle de prétexte pour un soulèvement général des noirs… – Croyez-vous donc, monsieur, que les choses en soient à ce point ? – Nous sommes sur un volcan, et je ne parle pas, croyez-le bien, de la Soufrière, ajouta-t-il avec un sourire, en jetant un regard sur le haut piton du sommet duquel s'élevait, en tourbillonnant vers le ciel, un épais panache de fumée jaunâtre ; le conseil provisoire m'a fait avertir du danger qui nous menace, moi et les autres planteurs, en nous recommandant de prendre au plus vite nos précautions. Ce matin, avant de se rendre à la Pointe-à-pitre, mon parent, le capitaine de Chatenoy, m'a dessiné ce plan à la hâte ; vous êtes à peu près ingénieur, vous, monsieur David ? – Un commandeur doit être bon à tout, monsieur, répondit en riant le majordome. – C'est vrai, reprit le planteur sur le même ton. J'ai fait tracer la ligne par ces noirs, ainsi que vous le voyez, il ne s'agit plus que de creuser ; chargez-vous, je vous prie, de faire achever ce travail ; joignez une centaine d'hommes à ceux qui piochent déjà, de façon à ce que l'enceinte soit complètement terminée d'ici au coucher du soleil. – Ce sera fait, oui, monsieur. – Bien ; vous connaissez nos noirs mieux que personne, vous choisirez ceux qui vous paraîtront les plus fidèles. – Le choix sera facile, monsieur, je le dis avec joie, tous vous sont dévoués ; je sais de bonne source qu'ils ont, à plusieurs reprises, repoussé les tentatives d'embauchage faites près deux, et cela de manière à décourager ceux qui essayaient de les entraîner à la révolte. – Ainsi, vous êtes sûr de nos noirs ? – Je vous réponds de tous, monsieur. – Alors tout va bien ; vous leur distribuerez des armes, cette nuit même nous commencerons à nous garder militairement ; vous n'accorderez de congé à aucun noir, afin que les mesures que nous prenons ne soient point ébruitées. – Oui, monsieur, je songeais en effet à prendre cette précaution. – Très-bien. Aussitôt que l'enceinte sera terminée, vous ferez construire sur la terrasse, devant la maison, des ajoupas dans lesquels les noirs porteront leurs petits ménages et où ils habiteront pendant tout le temps des troubles. – Cette mesure leur sera très-agréable, monsieur ; vous savez combien ces pauvres gens tiennent au peu qu'ils possèdent. – Et ils ont raison, commandeur ; en somme, ce sont mes enfants, je dois veiller sur leur bien-être ; n'est-ce pas à leur travail que je dois ma richesse ? – Croyez, monsieur, que tous vous seront reconnaissants de ce que vous faites pour eux. – Je désire qu'ils m'en sachent gré ; au résumé, ma cause est intimement liée à la leur ; en me défendant, ils se défendent. Je vous laisse libre de prendre telles dispositions que vous jugerez nécessaire ; je vous donne, en un mot, carte blanche, et vous nomme commandant de l'habitation, m'en rapportant entièrement à vous pour tout ce qu'il faudra faire. – Je me montrerai digne de votre confiance, monsieur. – Je le sais bien, mon ami ; ne vous ai-je pas vu naître ? Maintenant que tout cela est entendu entre nous, ajouta-t il en riant, je me lave les mains de ce qui arrivera, je ne m'en occupe plus ; cela vous regarde, c'est votre affaire. – Allez, allez, monsieur de la Brunerie, répondit sur le même ton le majordome, vous pouvez être tranquille ; j'accepte avec joie la responsabilité que vous me confiez. M. de la Brunerie serra chaleureusement la main de son commandeur, lui remit le papier sur lequel le plan était tracé et s'éloigna dans la direction de la terrasse, heureux comme un écolier en vacances. Au moment où il gravissait d'un pas un peu pesant, les degrés du perron, il aperçut sa fille qui sortait de la maison et s'avançait, belle et nonchalante, à sa rencontre. – Bonjour, mon enfant, lui dit-il en lui mettant deux baisers retentissants, deux vrais baisers de père, sur ses joues de pêche ; avez-vous bien dormi, chère petite ? Ne vous sentezvous pas fatiguée ce matin ? – Nullement cher père, répondit-elle en souriant, j'ai trèsbien dormi, je me sens parfaitement reposée ! – Tant mieux, Renée, tant mieux. – Mon père, reprit la jeune tille, vous plairait-il de presser un peu le déjeuner ? – je ne demande pas mieux, mon enfant, d'autant plus que je suis debout depuis le point du jour. Avez-vous donc quelque projet pour aujourd'hui, ma mignonne ? – Mon Dieu ! cher père, voici très-longtemps que je dois une visite aux dames de Tillemont ; je remets de jour en jour à m'acquitter de ce devoir de convenance ; je crains, si je tardais plus longtemps à le faire, de paraître oublieuse ; vous savez combien ces dames sont susceptibles, et comme, en réalité, je suis dans mon tort vis-à-vis d'elles, qui toujours ont été parfaites pour moi, j'ai formé le projet de me rendre aujourd'hui, toute affaire cessante, à leur habitation. Cela vous contrarieraitil, mon père ? – Moi, mon enfant, pourquoi donc cela ? N'es-tu pas libre d'aller et devenir à ton gré ? Fais ta visite, chère fillette. M. de la Brunerie avait l'habitude assez singulière de commencer toujours n'importe quelle conversation avec sa fille sans la tutoyer, puis, peu à peu, son amour paternel l'emportait sur cette étiquette malencontreuse qu'il s'imposait, et il ne tardait à pas lui dire : tu, à pleine bouche, ce qui, parfois, faisait beaucoup rire la folle jeune fille. – Je vous remercie, mon père, répondit-elle ; je profiterai de votre permission. – Que parles-tu de permission, ma mignonne ? Tu es parfaitement ta maîtresse, reprit-il vivement. À quelle heure comptes-tu sortir ? – Vers une heure de l'après-midi, mon père, afin d'être de retour de bonne heure. – Je ne te cache pas, chère enfant, que dans l'état de bouleversement où se trouve la colonie, je ne voudrais pas te voir prolonger trop tard ta visite aux dames de Tillemont ; tu te souviens de ce qui est arrivé hier ? – Oh ! ne me parlez pas de cela, mon père, j'en suis encore toute tremblante. À quatre heures, au plus tard, je serai rentrée à l'habitation, je vous la promets. – Bien ! Mais qui donc nous arrive là-bas ? Dit-il en s'interrompant et regardant dans la direction de l'avenue des Palmiers. – C'est le Chasseur de rats, mon père. – Comment, tu l'as reconnu à cette distance ? Ô mes yeux de vingt ans, où êtes-vous ? – Le Chasseur est très-facile à reconnaître pour les personnes accoutumées à le voir souvent ; regardez avec plus d'attention, mon père ? – En effet, dit le planteur au bout d'un instant. Ce brave ami ne pouvait mieux choisir son temps pour nous faire une visite. – N'est-il donc pas toujours certain d'être bien reçu à l'habitation, mon père ? – Si, ma mignonne, toujours ; d'ailleurs il est ton protégé, et puis nous l'aimons tous. – Avons-nous tort ? – Je ne dis pas cela, au contraire ; nous lui avons même de grandes obligations ; mais cependant, il y a des jours où je suis surtout content de le voir. – Aujourd'hui est un de ces jours là, n'est-ce pas, mon père ? – Ma foi, oui, ma chérie ; j'étais fort embarrassé, je te l'avoue, pour te donner un gardien fidèle pendant ta promenade ; le commandant ne peut s'absenter de l'habitation où il a de la besogne par-dessus la tête ; voilà mon homme trouvé, il prendra une dizaine de noirs bien armés avec lui et je serai tranquille. – Pourquoi donc une si nombreuse escorte, mon père ? – Parce que, ma chère enfant, je sais qu'en ce moment les routes sont infestées de vagabonds de la pire espèce ; or, comme je ne veux pas t'exposer à une répétition de l'attaque d'hier au soir, je préfère prendre mes précautions. – Je ferai ce qu'il vous plaira, mon père. – Tu es charmante, ma mignonne. Tandis que le père et la fille causaient ainsi, le Chasseur s'approchait rapidement ; il marchait le dos un peu voûté, le fusil sur l'épaule et ses six ratiers sur les talons. Après avoir monté les degrés du perron de la terrasse, il s'avança vers le planteur, qui, de son côté, alla à sa rencontre en compagnie de sa fille. Le vieillard salua en ôtant son bonnet, puis il dit de sa voix sonore : – Je vous souhaite le bonjour et une heureuse journée, monsieur de la Brunerie, ainsi qu'à vous, ma chère demoiselle Renée. – Soyez le bienvenu à la Brunerie, répondit cordialement le planteur ; je suis charmé de vous voir. Vous déjeunez avec nous ; c'est convenu. – Mais, monsieur… – Je vous en prie, père, dit la jeune fine de sa voix la plus câline et avec son plus gracient sourire. – J'accepte, monsieur, répondit aussitôt le Chasseur en s'inclinant. – Allons nous mettre à table, je tombe d'inanition. Que savez-vous de nouveau, ce matin ? – Pas grande chose, monsieur ; un bâtiment léger doit avoir, au jour, appareillé de la Pointe-à-pitre pour aller à la recherche de l'escadre française. – J'ai longtemps examiné la mer et je n'ai rien découvert, répondit le planteur. – Les bâtiments français doivent louvoyer au vent de Marie-Galante, il est donc impossible de les apercevoir, monsieur. – Oui, vous avez raison, il en doit être ainsi. À propos, vous savez que ma fille a besoin de vous ? – Je l'ignorais, monsieur ; mais, aujourd'hui, comme toujours, je suis aux ordres de mademoiselle de la Brunerie. – Oh ! cela n'est pas autrement grave ; il s'agit font simplement de l'accompagner à la promenade. – Je serai heureux de faire ce que désirera mademoiselle ; répondit le vieillard en s'inclinant devant la jeune fille. – Regardez un peu autour de vous, Chasseur ; est-ce que vous ne remarquez pas certains changements ? – Pardonnez-moi, monsieur, j'en vois de très-importants, au contraire ; il paraît que vous vous mettez en état de défense ? – Ah ! ah ! vous avez reconnu cela tout de suite ; au fait, vous êtes peut-être un vieux soldat ? – Ma vie a été bien longue déjà, monsieur, et les circonstances dans lesquelles je me suis trouvé m'ont obligé à faire de nombreux métiers, répondit le Chasseur évasivement. – Que pensez-vous de ces prétentions, vous qui êtes un homme d'expérience ? – Je les trouve excellentes, monsieur ; aujourd'hui surtout, dans l'état de trouble où se trouve la colonie, on ne saurait trop se mettre sur ses gardes. Tout en causant ainsi, ils s'étaient dirigés vers la maison ; ils pénétrèrent dans la galerie où la table était mise. Chacun prit place. Le repas fut très-gai et très-cordial ; il dura près d'une heure. Puis, mademoiselle de la Brunerie se leva et se retira dans son appartement, laissant son père et son compagnon de table sortir sur la terrasse pour fumer un cigare. Faire une visite à la Guadeloupe, ainsi d'ailleurs que dans les autres Antilles françaises, ce n'est pas une mince affaire. Les dames créoles jouissant, nous ne dirons pas d'une certaine position, – tous les blancs sont dans les colonies placés sur le même échelon de l'échelle sociale, qu'ils soient riches ou pauvres, – mais possédant une certaine fortune, ne sortent jamais seules de chez elles. Lorsqu'elle va en visite, une dame créole est à la tête d'un véritable convoi, avec son escadron de servantes sans lequel elle ne sort jamais et qui ne la quitte ni jour, ni nuit. Ces coutumes étranges, rappelant les grands jours de la féodalité où les domestiques faisaient partie de la famille, ont quelque chose de touchant qui va droit au cœur. Lorsque Renée de la Brunerie quitta l'habitation, vers une heure et demie, douze ou quinze servantes l'accompagnaient ; une dizaine de noirs bien armés étaient étagés sur les flancs de la cavalcade, dont l'œil Gris, seul à pied, suivant son habitude, tenait la tête, marchant entre la jeune fille et Flora, sa gentille ménine. Bientôt la nombreuse troupe eût disparu dans les méandres de la route et se trouva en pleine savane. Sans rien dire à Renée, qui paraissait assez préoccupée ou pour mieux dire embarrassée, le Chasseur, sous le prétexte plus ou moins plausible de raccourcir le chemin, fit tourner la cavalcade dans un sentier assez étroit et peu fréquenté coupant la savane en ligne courbe. – Prenez garde de nous égarer, vieux Chasseur ! dit Flora, en riant comme une folle. – Moi, mamzelle Flora, vous égarer ! Dieu m'en garde ! répondit le vieillard sur le même ton ; vous voulez plaisanter ; ce chemin que nous avons pris nous fait au moins gagner une vingtaine de minutes, si ce n'est plus. – De quel côté allons-nous donc par là ? demanda Renée en relevant la tête et jetant un regard autour d'elle. – Chère enfant, répondit aussitôt son guide avec une feinte indifférence, j'ai voulu vous faire couper au court pour atteindre l'habitation de Tillemont ; après le léger détour que nous accomplissons, nous verrons l'habitation ou, pour mieux dire, le carbet de maman Suméra, devant lequel nous passerons, et un quart d'heure ou vingt minutes plus tard nous serons rendus à Tillemont. – Est-ce que la maman Suméra demeure près d'ici ? demanda vivement la jeune file. – Très-près, mon enfant. – Ah ! fit-elle en baissant la tête. – Je la connais, moi, maman Suméra, dit Flora d'un petit air mutin. – Moi aussi, répondit laconiquement le Chasseur. – Elle est sorcière, dit bravement la ménine. – Elle passe pour l'être du moins. – Elle l'est, reprit nettement la fillette. – Taisez vous, folle ; dit sèchement Renée. – Elle est sorcière, murmura la jeune négresse avec cet entêtement des enfants gâtés auxquels on passe tout. Renée haussa les épaules d'un air de mauvaise humeur. – Il y a un moyen de s'en assurer, dit en riant le Chasseur. – Lequel ? demanda Flora. – Pardieu ! c'est de le lui demander à elle-même. – Oh ! je n'oserai jamais, dit Renée en lançant au Chasseur un regard d'une expression singulière. – Pourquoi donc cela ? demanda le vieillard d'un ton indifférent ; rien de plus facile, mon enfant ; maman Suméra vend du lait de chèvre. – Je l'adore, moi, le lait de chèvre ! s'écria virement la ménine. – Vous êtes insupportable aujourd'hui, dit Renée avec impatience. – Parce que j'aime le lait de chèvre, maîtresse ? – Non, mais parce que vous parlez à tort et à travers comme une tête éventée. Vous disiez donc, père ? – Arrêtez-vous devant la porte de l'ajoupa, entrez, demandez du lait à maman Suméra et, tout en buvant, si vous tenez à être édifiée sur son compte, eh bien, vous l'interrogerez ; c'est bien simple. – En effet mais… – Tenez, on dirait, Dieu me pardonne, que la vieille a flairé notre piste et qu'elle nous a aperçus ; elle est sur le pas de sa porte, qui nous regarde venir. – Oui, je la reconnais, c'est bien la sorcière ! s'écria Flora en riant. La cavalcade ne se trouvait plus qu'à quelques pas de l'ajoupa de la vieille négresse ; celle-ci, ainsi que l'avait annoncé le Chasseur, se tenait debout sur le seuil de sa porte et regardait curieusement arriver les voyageurs. – Bonjour, mamzelle Flora et votre société, répondit poliment le vieille négresse en faisant quelques pas au-devant de la brillante cavalcade ; voulez-vous boire une tasse de bon lait de chèvre ? – Je le veux bien, maman Suméra, reprit aussitôt l'espiègle fillette. – Eh bien ! que faites-vous donc, Flora ? dit Renée qui ne semblait pas cependant bien courroucée. – Décidez-vous, ma chère enfant, reprit le Chasseur ; il est trop tard maintenant pour hésiter ; buvez une tasse de lait, cette femme est vieille et pauvre, l'aumône que vous lui ferez lui profitera. – Croyez-vous que ce ne sera pas inconvenant de nous arrêter ainsi dans ce carbet, père ? demanda-t-elle avec embarras. – Inconvenant ? pourquoi donc cela, ma chère Renée ? Toutes les dames de l'île viennent boire du lait chez maman Suméra ; c'est un but de promenade. – Puisqu'il en est ainsi, je m'arrêterai le temps seulement de boire une tasse de lait, mais pas plus longtemps. – Comme il vous plaira, mon enfant. Le Chasseur aida Renée à mettre pied à terre, et elle entra dans l'ajoupa d'un air assez peu résolu. La pauvre enfant était intérieurement toute joyeuse ; elle se figurait naïvement qu'elle avait réussi à dérouter les soupçons, tandis que, sans le savoir, elle n'avait fait qu'obéir à la volonté arrêtée d'avance de son guide. Le Chasseur ne faisait jamais rien sans y avoir longtemps réfléchi ; il avait son projet ; un soupçon avait germé dans son cœur, ce soupçon, il le voulait éclaircir. À peine Renée de la Brunerie eut-elle, accompagnée de sa ménine et précédée par maman Suméra marchant respectueusement devant elle, pénétré dans l'ajoupa, que le Chasseur dit quelques mots à voix basse à un des noirs de l'escorte, qui lui répondit par un geste affirmatif ; il ordonna à ses chiens de se coucher et de l'attendre, puis il s'éloigna à grands pas et s'enfonça dans les broussailles, au milieu desquelles il fut bientôt caché à tous les yeux. Après cinq minutes de marche, le Chasseur atteignit la base du rocher contre lequel l'ajoupa était appuyé ; il grimpa en s'aidant des pieds et des mains, jusqu'à une vingtaine de mètres le long des parois, s'enfonça dans un épais taillis de goyaviers sauvages poussant à l'aventure sur une étroite plate-forme, tourna une pointe de rocher et se trouva enfin devant une ouverture que d'en bas il était impossible d'apercevoir. Après avoir écarté avec précaution les broussailles dont était encombrée l'entrée assez large de cette ouverture, le Chasseur se glissa en se courbant dans l'intérieur ; mais bientôt la voûte s'éleva, il put redresser sa haute taille et il s'enfonça résolument dans cette espèce de galerie qui s'allongeait devant lui et descendait en pente douce. Bientôt il se trouva dans une espèce de cave ou plutôt de cellier, encombré de bocaux à sucre vides et de couffes en latanier, jetées pêle-mêle les unes sur les autres ; il traversa cette cave sans s'arrêter, ouvrit une porte fermée seulement au loquet, puis une seconde, et il se trouva dans une pièce assez sombre dont la porte donnait dans les chambres même de l'ajoupa. Maman Suméra, lorsqu'elle avait bâti son carbet, avait, en femme avisée, creusé ou fait creuser le rocher afin d'agrandir son domaine ; mais elle ignorait l'existence du passage souterrain par lequel le Chasseur venait de s'introduire secrètement et à son insu chez elle ; sans cela, il est probable qu'elle se serait depuis longtemps empressée de le boucher. Il avait fallu près d'une demi-heure au Chasseur pour pénétrer jusqu'à l'endroit où il était arrivé et, d'où il pouvait entendre tout ce qui se disait dans la chambre à coté, et même voir ce qui s'y passait en appuyant l'œil contre une des fentes nombreuses et assez larges de la porte. Au moment où le Chasseur se plaçait à son observatoire, Renée se levait. – Je ne puis demeurer plus longtemps, dit-elle à maman Suméra debout devant elle, il faut que je continue ma promenade ; je vous remercie du charme que vous m'avez donné ; prenez ces dix douros, si vous m'avez réellement dit la vérité, je n'en resterai pas là ; surtout pas un mot à qui que ce soit de ce qui s'est passé entre nous. – Comptez sur ma discrétion, mamzelle Renée, répondit la vieille négresse en empochant joyeusement l'or qu'elle avait reçu ; votre charme est bon, il réussira. Vous ne voulez pas prendre une seconde tasse de lait ? – Non, je vous remercie, je suis déjà restée trop longtemps ici, adieu. En parlant ainsi, Renée ordonna d'un geste à Flora d'ouvrir la porte. La jeune fille obéit ; mais au moment où elle posait la main sur la clavette, la porte fut poussée du dehors et s'ouvrit toute grande ; la jeune négresse poussa un cri de surprise, presque de frayeur, et recula toute tremblante jusqu'au milieu de la chambre. Un homme parut : Cet homme était le commandant Delgrès. Il fit quelques pas en avant, et, après avoir salué mademoiselle de la Brunerie : – Enfant, dit-il avec douceur à la jeune négresse, pourquoi cette épouvante en me voyant ? Craignez-vous donc que je veuille vous faire du mal ? La fillette regarda l'officier avec ses grands yeux de gazelle effarouchée et, sans lui répondre elle alla en tremblant se réfugier derrière sa maîtresse. Celle-ci, à cette entrée imprévue de l'officier était demeurée immobile, froide et hautaine. – Je bénis le hasard, reprit Delgrès en s'inclinant de nouveau devant mademoiselle de la Brunerie, qui me procure l'honneur de vous voir, mademoiselle ; cette heureuse rencontre me prouve, à ma grande joie, que vous ne vous ressentez pas de vos terribles émotions de la nuit passée. – Je suis encore un peu souffrante, monsieur, répondit Renée, voici pourquoi… – Mille pardons, mademoiselle, interrompit Delgrès avec respect, je n'ai droit à aucune de vos confidences, même la plus légère ou la plus insignifiante. Tout en parlant, il avait fait à la vieille négresse un signe imperceptible pour tout autre que pour elle. Maman Suméra ramassa la tasse et ouvrit la porte derrière Laquelle le chasseur était embusqué ; celui-ci avait prévu ce mouvement, il s'était vivement retiré de côté ; lorsque la négresse fut entrée en laissant retomber la porte derrière elle, il la saisit à l'improviste en lui posant la main sur la bouche pour l'empêcher de crier, et se penchant à son oreille : – C'est moi, Œil Gris ! lui dit-il rapidement ; pas un mot ! Il était inutile d'en dire davantage ; la vieille négresse était tellement épouvantée de l'apparition de cet homme, sans qu'il lui fut possible de comprendre comment il s'était introduit là, qu'elle avait presque perdu connaissance ; ce fut seulement par signes qu'elle parvint à l'assurer de son silence, et surtout de son entière obéissance. Tandis que ceci se passait dans la pièce obscure de l'ajoupa, la conversation continuait dans l'autre chambre. – Je suis heureuse, moi aussi, monsieur, répondit avec politesse, mais avec froideur, mademoiselle de la Brunerie, je suis heureuse du hasard qui nous met en présence si fortuitement ; j'en profiterai pour vous remercier une fois encore de votre conduite loyale et de la manière généreuse dont vous êtes venu à mon secours, à un moment où je n'allais plus avoir d'autre refuge que la mort pour échapper aux mains du scélérat qui était sur le point de s'emparer de moi, après avoir tué ou blessé tous mes défenseurs… – Il vous restait encore, mademoiselle, le plus brave, le plus dévoué de tous. – Oui, monsieur, et je vous suis reconnaissante du fond du cœur de me l'avoir conservé, car c'est un homme bon et de grand cœur pour lequel j'éprouve la plus sincère et la plus vive affection. – Mademoiselle… – Maintenant, monsieur, que je vous ai renouvelé mes remerciements, permettez-moi de prendre congé de vous et de rejoindre mes gens qui m'attendent à quelques pas au dehors. – Mademoiselle, fit Delgrès, ne daignerez-vous pas m'accorder quelques minutes !… – Il y a déjà fort longtemps que je suis ici, monsieur ; je regrette, croyez-le bien, de ne pouvoir demeurer davantage, mais il faut absolument que je me retire. – Permettez-moi, mademoiselle, de vous dire quelques mots seulement. – Je vous ferai observer, monsieur, fit-elle avec hauteur, que je n'ai l'honneur de vous connaître que très-peu ; que nos relations jusqu'à ce jour, excepté le service que cette nuit vous m'avez rendu, ont été presque nulles. – C'est vrai, mademoiselle, je le reconnais, et pourtant au risque de vous déplaire, j'insisterai, pour que vous m'accordiez quelques minutes d'entretien. – Je ne comprends pas, monsieur, ce qu'il peut y avoir de commun entre vous et moi, qui sommes à peu près étrangers l'un à l'autre, et ce que vous pouvez avoir à me dire. – Mademoiselle, je vous demande humblement ce court entretien, parce que j'ai à vous parler de choses qui, pour moi du moins, sinon pour vous, sont de la plus haute importance. La jeune patricienne lança au mulâtre, incliné devant elle, un regard devant lequel il baissa le sien avec une certaine confusion ; puis elle s'assit, fit signe à sa ménine de s'accroupir à ses pieds, et redressant fièrement la tête : – Finissons-en, dit-elle avec une hauteur suprême. Que voulez-vous me dire ? Me voici prête à vous entendre. XII De quelle manière Renée de la Brunerie contraignit Delgrès à lui avouer son amour Afin de bien faire comprendre au lecteur la scène qui va suivre, il est indispensable que nous entrions dans certains détails sur la ligne de démarcation infranchissable qui, aux colonies, à l'époque où se passe notre histoire, – peut-être en est-il encore ainsi aujourd'hui, il faut des siècles pour déraciner un préjugé ; plus il est absurde, plus il a des chances de durée, – la ligne infranchissable de démarcation, disons-nous, qui séparait fatalement entre elles les différentes races et les empêchait, non seulement de se confondre, mais même de se mêler. Notre ouvrage ayant surtout pour but de faire connaître les mœurs des Antilles françaises au commencement du dixneuvième siècle, il serait incomplet si nous passions légèrement sur les motifs qui ont amené cette funeste et si regrettable séparation. Dans les colonies françaises de l'Atlantique telles que la Martinique et la Guadeloupe, par exemple, la population se résume à trois espèces bien distinctes d'individus : les blancs, les noirs et les mulâtres. Ces trois espèces sont caractérisées en ces termes par les nègres, grands amateurs d'apophtegmes : Le blanc, c'est l'enfant de Dieu ; le nègre, c'est l'enfant du diable ; le mulâtre n'a pas de père. Paroles qui se réduisent à cette vérité : Les blancs forment une race d'élite, les noirs une race inférieure ; mais les mulâtres, sont un produit bâtard des deux premières, Ils n'ont pas d'aïeux de leur espèce, et ne peuvent point se reproduire sans s'effacer. En effet, les mulâtres sont toujours fils d'un blanc et d'une négresse, et non pas fils d'un nègre et d'une blanche. Ceci est un trait caractéristique de la femme française des colonies, trait qui mérite d'être noté ; jamais on n'a cité et jamais, nous en avons la conviction, on ne citera une blanche créole qui se soit alliée à un nègre. Et cela pour cent raisons, dont chacune est péremptoire ; nous en noterons ici quelques-unes, uniquement pour les Européens, car si notre livre parvient aux colonies, les dames créoles trouveront monstrueux la nécessité même d'une explication sur un tel sujet, et nous sommes complètement de leur avis, aux Antilles. Jamais un nègre n'a été pour une blanche des colonies qu'un Africain fort laid, assez grossier, médiocrement propre et d'une odeur passablement suffocante. La race juive, qui s'est toujours conservée pure, est physiquement douée, comme on sait, d'un montant assez prononcé ; mais ce montant se trouve porté chez le nègre à un degré de développement tel, qu'il constitue pour les blancs une infirmité naturelle. Il est impossible de passer près d'un nègre, même à dix pas, sans être saisi par son odeur ; une odeur chaude, musquée, nauséabonde, odeur congéniale et permanente, à laquelle tous les bains du monde ne font rien. Et puis, quoi qu'il fasse, le nègre est toujours fort mal dégrossi ; ses pieds sont monstrueux et ridicules, le sauvage d'Afrique vit toujours en lui ; il n'a ni père connu, ni famille, ni ami ; sa religion est pleine d'enfantillages : enfin le nègre ne possède pas les proportions qui constituent la beauté physique, ou, le charme moral, aux yeux des blancs ; il est ridicule ou effrayant ; il fait rire, ou il fait trembler ; l'alliance d'une blanche et d'un nègre n'est donc pas une chose qui se puisse supposer ; peut-être cela changera-t-il, plus tard, nous en doutons. À l'époque où se passa notre histoire, les choses étaient ainsi ; les nègres n'étaient nullement blessés de cette exclusion que les femmes blanches leur faisaient subir ; ils l'acceptaient et la trouvaient juste ; l'alliance d'une blanche avec un nègre était considérée par eux comme une dégradation monstrueuse de la part de la femme. Nous ferons observer que nous ne parlons ici que des colonies françaises ; dans les colonies anglaises, il existe certaines différences dans les mœurs, différences peu sensibles, il est vrai, mais, dont nous n'avons pas à nous occuper. L'esclavage est un fait nuisible en même temps qu'il est inique ; nous sommes avec l'économie politique, avec la philosophie, avec la morale pour le répudier et le proscrire ; nous reconnaissons même que l'esclave a le droit de reconquérir la liberté par tous les moyens en son pouvoir, mais nous n'admettons pas, – parce que cela est contraire à la vérité, – qu'on fasse des négresses, des jeunes filles gémissant d'avoir été ravies aux tendres serments de leurs bien-aimés du désert, pour être livrées aux mains détestées d'un maître barbare ; cela est complètement faux ; ceux qui le disent sont de mauvaise foi ; ils ne savent rien des colonies françaises. Ainsi, affirmer, par exemple, que les planteurs ont tout pouvoir sur les femmes esclaves est un mensonge. Les négresses ne comprennent pas la différence qui existe entre les titres d'épouse et de maîtresse ; on leur proposerait de choisir entre eux qu'elles ne le sauraient pas ; sans dire dévergondées, elles se considèrent comme revenant de droit aux hommes blancs, ou noirs, sous le toit desquels elles vivent. Une négresse africaine est à qui veut la prendre, une négresse créole à qui elle veut bien se donner, ou, pour être plus vrai, se vendre. Ce n'est ni le fouet, ni l'esprit, ni la beauté qui domptent les belles esclaves, c'est l'or ; toute aventure discrète, mystérieuse est impossible avec les négresses ; si elles consentent à être aimées argent comptant, elles veulent avant tout qu'on le sache. Tous les croisements de race proviennent donc d'unions clandestines, d'amours plus ou moins cachés entre blancs et noires, mais, nous le répétons, jamais entre blanches et noirs ; de plus les blancs n'épousent jamais les négresses, ce qui se comprend facilement, aux colonies surtout, où toutes les femmes de couleur, ou du moins la plus grande partie aujourd'hui, ont jadis été esclaves. La race des mulâtres est donc originairement formée d'enfants naturels et considérée comme extra-morale et extralégale. Si grande que soit leur intelligence, ils ne peuvent, aux colonies, effacer cette tache, stigmate indélébile qui les rejette au dehors de la société organisée dans laquelle on leur a refusé une place assignée, se fondant sur ce que leurs enfants euxmêmes ne leur ressemblent pas et ne sont point de leur couleur ; produits par un caprice de la nature, ils sont seuls et demeurent seuls. Heureusement, ceci n'est qu'un préjugé destiné à s'effacer. Dans les colonies françaises, où toutes les familles blanches sont considérables, très-distinguées généralement par leur éducation, mais imbues de préjugés étroits à l'endroit des hommes de couleur, les mulâtres sont impitoyablement repoussés ; en un mot, ces malheureux, si vastes que soient leurs capacités personnelles, si grandes que soient leurs qualités, sont, par une fatalité contre laquelle ils essayeraient vainement de se débattre, en butte au mépris des blancs et à la haine des noirs ; ces pauvres parias de la société coloniale ont tellement conscience de leur infériorité, qu'ils se courbent humblement ; et, à quelque degré d'honneur, de considération ou de fortune qu'ils appartiennent, ils demeurent toujours en dehors des autres classes privilégiées, blanches ou noires, sans tenter jamais de franchir la ligne de démarcation qui les en sépare. Et maintenant nous fermerons cette longue parenthèse, et nous reprendrons notre récit où nous l'avons laissé, en revenant à l'ajoupa de maman Suméra, où le commandant Delgrès et mademoiselle Renée de la Brunerie se trouvaient en présence. Il y eut un silence assez long. Le mulâtre, que, malgré son grade supérieur, la hautaine jeune fille n'avait pas autorisé à prendre un siège, se tenait debout devant elle, le chapeau à la main. Bien qu'il conservât les apparences les plus respectueuses et presque les plus humbles en face Renée de la Brunerie, cependant un observateur aurait compris, en voyant ses sourcils froncés, les tressaillements nerveux des muscles de sa face, qu'une tempête terrible grondait sourdement dans le cœur de cet homme, et qu'il lui fallait une puissance de volonté immense, pour refouler ainsi le sentiment de sa dignité outragée. – J'attends, monsieur, dit enfin la jeune fille d'une voix brève en lui jetant un regard presque dédaigneux. Au son de cette voix, le mulâtre tressaillit. Il redressa sa haute taille, rejeta sa tête en arrière par un mouvement plein de noblesse, une expression de volonté énergique et de résolution implacable éclata sur son visage subitement transfiguré ; mais ce ne fut qu'un éclair ; presque aussitôt un sourire douloureux plissa les commissures de ses lèvres, un soupir ressemblant à un sanglot s'échappa de sa poitrine haletante, et se courbant respectueusement devant la jeune fille : – Vous êtes bien cruelle, mademoiselle, dit-il d'une voix douce, presque plaintive, pour un homme qui jamais ne vous a offensée, ni par ses paroles, ni par ses actions, ni même par ses regards. – Moi ! monsieur, fit-elle avec surprise, j'ai été cruelle envers vous ? Veuillez, je vous prie, m'expliquer ce que vous entendez par vos paroles que je ne puis et ne veux comprendre. – Mademoiselle… – Monsieur, interrompit-elle avec impatience, vous avez exigé cet entretien auquel, moi, je ne voulais pas consentir ; vaincue par vos obsessions ai cédé, de guerre lasse, à votre volonté. Et bien, maintenant, c'est moi qui exige, c'est moi qui ordonne ; parlez ! je le veux. – Madame, vous êtes reine et… – Pas de grands mots, de la franchise ; dites-moi, une fois pour toutes, ce que vous prétendez avoir à m'apprendre. – Oui, répondit Delgrès avec amertume ; finissons-en, n'est-ce pas, madame ? – Oui, certes, monsieur, finissons-en, car tout ceci me fatigue. Que peut-il y avoir de commun, s'il vous plait, entre le commandant Delgrès et mademoiselle Renée de la Brunerie ? Est-ce le service que par hasard vous m'avez rendu, qui suffit pour établir cette communauté à laquelle vous prétendez ? Je vous ai remercié, plus peut-être que je ne devais le faire ; cela ne suffit-il pas ? Parlez, monsieur, je suis riche ; combien vous dois-je encore ? Ces paroles de mademoiselle de la Brunerie étaient cruelles : rien dans l'attitude de la jeune fille n'en diminuait le côté pénible. – Oh ! Mademoiselle ! un tel outrage à moi !… s'écria Delgrès les dents serrées par les efforts qu'il faisait pour se contenir. – De quel outrage parlez-vous, monsieur ? reprit-elle ironiquement ; toute peine mérite salaire, toute bonne action, récompense ; on paye comme on peut ; mais cette récompense, ajouta-t-elle en scandant ses mots, ne doit, dans aucun cas, dépasser la valeur du service rendu. Faites vite, monsieur, parlez ; qu'avez-vous à me demander ? – Rien, mademoiselle, répondit sèchement Delgrès ; vous êtes libre de vous retirer. La jeune fille fit un mouvement pour se lever, mais, après une courte hésitation, elle reprit son siège et, regardant fixement le mulâtre avec une expression de dédain, de hauteur et de pitié impossible à rendre : – Écoutez-moi monsieur, lui dit-elle, car si vous renoncez à parler, j'ai, moi, maintenant à vous entretenir ; puisque nous voici face à face et que vous l'avez voulu, vous connaîtrez ma pensée tout entière. – Je vous écoute avec le plus profond respect, mademoiselle, répondit l'officier en s'inclinant. – Il serait à souhaiter, monsieur, que vos paroles fussent moins alambiquées, vos manières moins respectueuses en apparence et que vos actes le fussent davantage en réalité. – Je ne vous comprends pas, mademoiselle. – Vous allez me comprendre, monsieur, je m'expliquerai franchement, loyalement ; je tiens à ce que vous saisissiez bien le sens de mes paroles, car cette fois est la dernière sans doute que nous nous rencontrerons face a face. – Peut-être, mademoiselle, répondit Delgrès d'une voix sourde. – Il en sera ce qu'il plaira à Dieu monsieur ; mais jamais, par le fait de ma volonté, vous ne vous retrouverez comme aujourd'hui devant moi. Renée de la Brunerie s'accouda négligemment sur l'angle de la table près de laquelle elle était assise, se pencha légèrement de coté, tourna, en la relevant, la tête de trois quarts, et, les yeux demi-clos, la bouche dédaigneuse. – Monsieur le commandant Delgrès, il ne convient pas, je le sais, aux femmes de s'occuper de politique ; vous me permettrez cependant, dit-elle avec une certaine amertume, de vous en dire un mot, mais un seul. Il a plu, un jour, à la Convention nationale, emportée par la fièvre de liberté qui l'enivrait, de décré- ter l'émancipation des noirs, mesure dont il ne me saurait convenir de discuter avec vous l'opportunité ; mais en décrétant la liberté des esclaves, la Convention nationale n'a pas, que je sache, ordonné en même temps l'esclavage des blancs, et livré ceux-ci en pâture aux caprices ou aux folles prétentions qui pourraient incontinent germer dans le cerveau exalté de certains des nouveaux affranchis… – Madame !… – Laissez-moi parler, monsieur, vous me répondrez après si bon vous semble. Les esclaves une fois libres, justice entière plus qu'entière, leur a été faite ; par suite d'un engouement qui n'a point produit les résultats qu'on en attendait, on a rendu accessibles aux nouveaux affranchis les plus hauts emplois civils, les grades militaires les plus élevés, dans les colonies et en Europe ; en Europe, qu'est-il advenu de cela ? je l'ignore mais dans les colonies le coup a été terrible. Après s'être emparés de presque toutes les positions administratives ou militaires, les noirs, loin de reconnaître les bienfaits dont on les comblait, ont prétendu être, à leur tour, les seuls maîtres, et prouver leur reconnaissance à ceux qui les avaient faits hommes et libres en organisant contre eux la révolte, le pillage et le massacre ; en un mot, leur cerveau trop faible pour ce nouveau breuvage, s'est grisé ; quelques-uns, plus audacieux que les autres, enorgueillis outre mesure par les changements presque subits opérés comme par miracle dans leur position, ont oublié leur origine… – Madame ! s'écria le commandant d'une voix tremblante. – Je ne cite aucun nom, monsieur, reprit-elle avec dédain, je parle en général ; je reprends : peu s'en est fallu même qu'ils ne se figurassent qu'ils avaient changé de couleur en devenant libres, et qu'ils étaient tout à coup devenus aussi blancs que leurs anciens maîtres ; ils ont poussé si loin cette illusion qu'ils ont osé lever les yeux sur les filles de ceux dont ils avaient été les esclaves, qu'ils les ont convoitées et qu'ils n'ont pas craint de prétendre s'allier avec elles. Ces prétentions sont aussi criminelles que ridicules, monsieur ; les noirs seront toujours noirs, quelle que soit la teinte plus ou moins foncée de leur visage ; cette dernière ligne de démarcation qui les sépare des blancs, jamais ils ne réussiront à la franchir ; les dames créoles ont trop le respect d'elles-mêmes, elles savent trop ce qu'elles doivent à elles et à leurs familles, pour céder aux protestations ou aux menaces de vengeance, que ces étranges séducteurs emploient tour à tour pour les convaincre. – Madame, en quoi ces paroles cruelles peuvent-elle s'adresser à moi ? – Ah ! fit mademoiselle de la Brunerie avec un rire nerveux ; vous avez donc compris enfin que ces derniers mots étaient à votre adresse, monsieur ? Eh bien, soit ; c'est de vous que je parle ; me croyez-vous donc aveugle ? Supposez-vous que je n'ai pas remarqué vos tortueuses manœuvres ; l'acharnement que vous mettez à me suivre en tous lieux et à vous trouver sur mon passage ? Vous m'aimez, monsieur, je le sais depuis longtemps. Osez me démentir ? – Eh bien ! non, madame, je ne vous démentirai pas ; oui, je vous aime. – Enfin, vous vous démasquez ? Vous l'avouez donc ? – Pourquoi le nierais-je puisque cela est vrai, et que vous me contraignez à vous le dire ? répondit Delgrès en se redressant et, pour la première fois, fixant sur la jeune fille un regard dont elle fut contrainte de détourner le sien. – Monsieur, vous m'insultez ! s'écria-t-elle frémissante d'orgueil et de honte. – Non, madame, je vous réponds ; vous-même m'y avez invité. Exigez-vous que je me taise ? soit, je ne prononcerai plus un mot ; mais vous, qui m'avez abreuvé de tant d'outrages immérités, vous qui vous êtes montrée impitoyable pour la race malheureuse à laquelle j'appartiens, me retirerez-vous le droit de la défendre ! – Non, monsieur, parlez : je suis vraiment curieuse d'entendre cette justification. – Je n'ai pas à me justifier, madame, puisque je ne suis pas coupable. Nous sommes des affranchis, esclaves et fils d'esclaves, c'est vrai ; mais qu'est-ce que cela prouve ? Que nous appartenons, non pas à une race inférieure, ainsi que vous le prétendez, mais à une race malheureuse, opprimée, déshéritée entre toutes. Quel crime avons-nous commis qui nous rende passibles d'un châtiment si terrible ? Nous sommes noirs et vous êtes blancs ; vous êtes forts et nous sommes faibles ; vous êtes civilisés et nous sommes sauvages. Cela constitue-t-il un droit ? Mais l'histoire de l'esclavage traverse toutes les périodes de l'histoire du genre humain depuis son commencement jusqu'à ce jour. Chez les anciens comme au moyen âge, il y a eu des esclaves et ces esclaves étaient des blancs ; les blancs se sont relevés de cette dure condition, pourquoi n'aurions-nous pas le droit de suivre leur exemple et de les imiter ? La parole du Christ, cette parole sublime prononcée il y a dix-huit siècles déjà : « Il n'y aura plus ni premier, ni dernier ; Désormais vous serez tous égaux, » demeurera-t-elle donc éternellement une lettre morte ? En réclamant la liberté universelle, le Christ n'a-til donc point parlé pour nous comme pour vous. Ne sommesnous donc pas, comme vous, issus de la souche commune ? Adam n'est-il pas notre aïeul comme il est le vôtre ? Oh ! madame, ne creusons pas cette ornière où il y a du sang et de la boue ! Le hasard vous a fait naître blancs, le temps vous a fait libres ; jetés par les caprices de ce même hasard dans des pays où les conditions d'existence se trouvaient tellement précaires que la vie y devenait impossible, à moins d'une lutte de toutes les heures, de toutes les secondes, qui tenait votre esprit sans cesse en éveil, faisait fermenter votre cerveau et vous inoculait, pour ainsi dire, par la nécessité de vivre, l'obligation de la civilisation et du progrès, vous êtes devenus puissants ; et alors, nous, placés dans des condition plus douces, sous un ciel plus clément qui nous laissait paisiblement vivre tels que Dieu nous avaient créés, vous êtes venus, vous nous avez séduits, trompés, vaincus ; vous nous avez achetés comme des bêtes de somme, et, nous considérant comme des animaux à peine plus intelligents que ceux de vos forêts, vous nous avez refusé une âme et vous nous avez assimilés aux brutes ! – Monsieur, ces déclamations théâtrales, qui sans doute produiraient beaucoup d'effet dans un club égalitaire, sont, il me semble, hors de saison, et n'ont rien à voir ici. – Il vous semble mal, madame ; ce ne sont pas des déclamations, mais des faits irrécusables : le serpent sur la queue duquel on marche se redresse et se venge ; l'homme que l'on outrage a le droit de se défendre ; car, bien que vous en disiez, madame, nous sommes des hommes, braves, forts, intelligents, autant et peut-être plus que la majorité de vous autres blancs, troupeau servile qui obéit sans murmures aux caprices les plus exagérés d'une espèce de fétiche inviolable qui transmet à ses descendants sa puissance ; nous, au contraire, malgré l'abrutissement dans lequel on a voulu nous plonger, nous avons grandi, nous avons senti, dans l'esclavage, au contact de votre civilisation, notre intelligence se développer ; quand a sonné enfin l'heure de la liberté, elle nous a trouvés prêts ; nous avons amplement prouvé depuis dix ans ce dont nous sommes capables ; et cela est si vrai, madame, que vous vous êtes épouvantés du réveil terrible de ce bétail humain que vous supposiez complètement idiotisé ; et aujourd'hui vous tremblez, vous avez peur de nous, vous voulez nous replonger dans cet esclavage dont l'initiative d'une assemblée généreuse nous a fait sortir. – Oh ! monsieur pouvez-vous ajouter foi à de tels mensonges ! La haine vous aveugle-t-elle à ce point ? – Je suis certain de ce que j'avance, madame ; mais nous mourrons tous avant de consentir à nous courber de nouveau sous le joug infamant qu'on prétend nous imposer ! Mais, pardon, madame, je me perds dans des considérations qui n'ont rien à faire ici ; je reviens à ce qui me regarde, ou plutôt regarde la malheureuse race à laquelle j'appartiens ; abolition de l'esclavage signifie liberté pleine, entière, sans limites autres que celles posées par les lois ; droits et devoirs égaux devant Dieu et devant les hommes. Si vous nous avez reconnus aptes à remplir des emplois honorables, à occuper des grades militaires importants, si devant les tribunaux une justice égale nous est accordée, pourquoi commettrions-nous un crime en voulant nous assimiler complètement à vous ? en essayant de fondre notre race dans la vôtre ? en un mot, en prenant pour épouses les femmes dont les pères s'allient depuis des siècles à nous ? Pourquoi, enfin, n'aurions-nous pas droit au mariage légal, lorsque depuis si longtemps on nous a imposé la honte cachée. – Monsieur !… – Oh ! ne vous récriez point, madame, je ne vous insulte pas, Dieu m'en garde, je constate un fait ; j'ai élevé dans mon cœur un autel dont vous êtes la divinité respectueusement adorée ; je reconnais le premier l'impossibilité de ce rêve que, malgré moi, hélas ! mon cœur caresse follement. Le préjugé, a défaut de la justice, élève entre nous une infranchissable barrière ; nous ne sommes à vos yeux que de misérables esclaves à peine affranchis, et vous ne songez pas, dans votre implacable orgueil, que ces esclaves, c'est vous qui les avez faits contre toutes lois divines et humaines ; vous nous haïssez, nous que vous avez civilisés, et si nous nous redressons, si nous osons protester, vous nous jetez comme un outrage notre couleur à la face. Oh ! madame ! ajouta Delgrès d'une voix qui d'abord fière et presque menaçante, s'attendrissait de plus en plus, vous êtes jeune, vous êtes bonne, vous êtes belle, oh ! radieusement belle ! je vous en supplie, vous la fille de mon bourreau, soyez clémente, plaigneznous, ne nous méprisez pas ! Et, au fur et à mesure qu'il parlait, il s'inclinait devant cette jeune fille, fière et imposante comme une reine, et, lorsqu'il se tut, il se trouva un genou en terre devant elle. Il se passa alors une chose étrange ; les traits si rigidement contractés de mademoiselle de la Brunerie se détendirent peu à peu, son visage, dont l'expression était si fière et si hautaine, s'adoucit graduellement, prit presque à son insu une expression de douceur et de bonté touchante, et deux perles se posèrent, tremblotantes, à l'extrémité de ses longs cils ; elle se pencha vers cet homme si humblement agenouillé devant elle, elle tendit la main. – Relevez-vous, monsieur, lui dit-elle d'une voix suave et pure comme un soupir de harpe éolienne. – Madame, répondit avec émotion le mulâtre en touchant presque craintivement cette main, vous avez eu pitié de moi, soyez bénie ! Ces deux larmes que vous avez laissé couler sont tombées sur mon cœur comme un baume divin, je suis heureux ; vous avez compris tout ce qu'il y a de respect, d'admiration et de dévouement pour vous dans l'âme de ce pauvre mulâtre, qui, croyez-le bien, saura, quoi qu'il arrive, demeurer digne de vous et de lui. Vous êtes un ange, et les anges, on les prie, on les invoque à l'égal du Dieu qui les a donnés aux hommes pour apprendre à souffrir et à se vaincre. Oubliez, je vous en conjure, tout ce que j'ai osé vous dire, quand, dans un moment de folie, mon cœur débordait malgré moi, et ne voyez plus en moi, à l'avenir, que le plus humble, le plus dévoué et le plus respectueux de vos esclaves. – Monsieur, je me suis montrée bien injuste, bien cruelle peut-être envers vous qui m'avez rendu de si éminents services, répondit Renée avec un sourire ; mais j'en suis heureuse, maintenant que cette cruauté m'a permis de vous juger tel que vous devez l'être, et de reconnaître tout ce qu'il y a de véritable grandeur dans votre âme généreuse et réellement noble. Tout nous sépare, rien ne pourra jamais nous réunir ; mais soyez-en convaincu, à défaut d'autre sentiment, vous avez mon estime tout entière. – Je vous remercie mille fois, madame, pour ces touchantes paroles. Votre estime, c'est plus que dans mes rêves j'aurais jamais osé espérer. Oh ! je le savais bien, moi, que vous êtes aussi bonne et aussi pitoyable que vous êtes belle. En ce moment la porte du fond s'ouvrit brusquement, et l'Œil Gris entra résolument dans la chambre. Les deux acteurs de cette scène, surpris de cette apparition imprévue, tressaillirent imperceptiblement ; mais tous deux ils bénirent, dans leur for intérieur, cette interruption providentielle ; leur position en face l'un de l'autre commençait, ils ne pouvaient se le dissimuler, à devenir très-difficile. – Commandant Delgrès, dit le nouvel arrivant, je vous présente mes hommages ; mademoiselle de la Brunerie, il se fait tard, il est temps de partir. – Déjà ! s'écria vivement la jeune fille sans songer probablement à ce qu'elle disait. – Déjà est charmant ! reprit en riant le Chasseur. Voilà, sans reproche, mademoiselle, plus de deux heures que vous êtes ici ; vous avez eu le temps, Dieu me pardonne, de boire le lait de toutes les chèvres de maman Suméra. – Oh ! mon Dieu, il est si tard ! Viens, petite, répondit mademoiselle de la Brunerie, en s'adressant à sa menine toujours accroupie à ses pieds ; lève-toi, fillette, et partons. Le chasseur se tourna alors vers le commandant Delgrès, immobile au milieu da la pièce. – Commandant, lui dit-il, jusqu'à présent nous n'avons eu qu'une très-faible sympathie l'un pour l'autre. – C'est vrai, répondit en souriant légèrement le mulâtre. – Voulez-vous me permettre de serrer votre main. – Avec plaisir, monsieur, quoique je ne comprenne pas d'où vous vient cet intérêt que vous me témoignez subitement. – Que voulez-vous commandant, dit le Chasseur avec une charmante bonhomie, je suis un homme singulier, moi ; j'éprouve ainsi de temps en temps le besoin de serrer la main d'un homme de cœur, cela me change un peu des affreux gredins auxquels je suis souvent forcé de faire bonne mine. Voilà pourquoi, bien que nous ne soyons pas complètement de la même opinion sur certaines choses, je demande à serrer votre main loyale. – La voilà, monsieur, dit le commandant : soyez certain que c'est avec plaisir que je vous la donne. – Eh bien, ma foi, commandant, vous me croirez si vous voulez, c'est réellement avec joie que je vous présente la mienne. – Père, je vous attends, dit alors la jeune fille. – Je suis à vos ordres, chère enfant. Renée de la Brunerie s'adressa alors au mulâtre : – Commandant, lui dit-elle avec un bon sourire, je me retire ; peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Cependant croyez que je conserverai toujours un excellent souvenir de cette entrevue. Adieu. – Adieu, madame, soyez heureuse, c'est le plus ardent de mes vœux, répondit Delgrès en saluant la jeune fille. Soyez convaincue que, de près ou de loin, sur un signe de vous, je donnerai avec joie ma vie pour vous éviter non pas un chagrin, mais seulement un ennui. Après s'être une seconde fois incliné, le commandant Delgrès sortit précipitamment de l'ajoupa. – Cet homme se fera tuer peut-être avant huit jours, murmura le Chasseur avec un accent de tristesse ; son cœur est trop grand, et son intelligence trop vaste, pour les misérables qui l'entourent et ne sauraient le comprendre. Dix minutes plus tard, la cavalcade se remettait en marche. – Nous retournons à l'habitation, n'est-ce pas, chère enfant ? dit le chasseur à la jeune fille. – Pourquoi cela ? demanda Renée. – Dame ! parce qu'il est trois heures et demie et que nous n'avons plus rien à faire, il me semble, ajouta-t-il avec intention. La jeune fille sourit et le menaça du doigt. – Rentrons, puisque vous le voulez, répondit-elle. – Ô femmes ! murmura le vieux philosophe à part lui, dans le cœur de la plus sage et de la plus pure il y a toujours place pour le mensonge ! Et, se remettant à la tête de la cavalcade, il reprit tout pensif le chemin de l'habitation de la Brunerie. Quant à Renée, elle rêvait. À quoi ? Qui saurait deviner ce qui se passe dans le cœur d'une femme ou plutôt d'une jeune fille, surtout quand cette jeune fille a dix sept ans et que pour la première fois elle sent les palpitations mystérieuses de son cœur. XIII Où le commandant Delgrès se proclame chef suprême des nègres de la Guadeloupe Le général Magloire Pélage avait été mal informé par l'aide de camp qui lui avait donné les détails de la prise du fort de la Victoire par le capitaine Paul de Chatenoy. Il avait donc, malgré lui, commis une erreur lorsque, en rendant au général Richepance compte de l'occupation de cette forteresse, il lui avait dit que le capitaine Ignace, commandant la garnison, s'était échappé par une poterne dérobée avec tout son monde, tandis que le capitaine de Chatenoy entrait dans la place à la tête de ses soldats. Voici comment les choses s'étaient passées : il est important de bien faire connaître les détails de cette action pour l'intelligence des faits qui vont suivre. La capitaine Paul de Chatenoy, d'après l'ordre qu'il avait reçu du général Magloire Pélage, avait pris le commandement de deux compagnies de grenadiers et s'était rendu immédiatement au fort de la Victoire. À peine était-il arrivé sur les glacis du fort que plusieurs personnes étaient accourues pour lui annoncer que les postes étaient tous relevés déjà ; que les soldats qui précédemment les occupaient, après avoir été désarmés et déshabillés, c'est-à-dire contraints à quitter leur uniforme, étaient sortis du fort et avaient été aussitôt conduits au rivage et embarqués à bord des frégates. Tout d'abord, ces rapports semblèrent au capitaine exagérés et contradictoires ; de plus, une certaine agitation tumultueuse, qu'il crut apercevoir dans le fort et dont il lui fut impossible de déterminer la cause, commença à éveiller ses soupçons. Il allait ordonner à ses soldats de s'avancer contre le fort à la baïonnette, lorsque le capitaine Ignare parut à l'improviste et accourut vers lui. Le capitaine Ignace avait les traits bouleversés ; il affectait un profond désespoir. Nous constaterons tout d'abord que l'officier noir, au lieu d'obéir aux ordres du commandant Delgrès et de se retirer sans coup férir, inquiet de la modération de son chef et voulant le contraindre à entamer le plus tôt possible les hostilités, afin de le compromettre sans retour aux yeux du général commandant en chef de l'expédition, s'était tracé un plan dont la démarche qu'il tentait en ce moment était le prologue. – Capitaine ! demanda-t-il brusquement au capitaine de Chatenoy, où en sommes-nous ? – Nous en sommes au comble de nos vœux, répondit franchement le capitaine ; tout s'est passé à notre entière satisfaction ; blancs et hommes de couleur, nous sommes tous maintenant militaires et Français, nous ne devons plus connaître que l'obéissance envers nos supérieurs. – L'obéissance ? murmura Ignace avec doute. – Soyez certain, capitaine, qu'on vous rendra justice, se hâta d'ajouter le jeune officier français. – Oui, répliqua le capitaine Ignace avec une feinte indignation, mais, en attendant, les troupes coloniales sont mécontentes ; pendant le débarquement d'aujourd'hui leurs officiers ont été en bute au mépris général des officiers et des soldats européens ; on a affecté de les laisser à l'écart. – C'est vrai, mais une éclatante réparation leur a été faite par le général en chef, en la personne du général Magloire Pélage. – Pélage est un traître et un lâche ! s'écria le capitaine Ignace avec violence. – Que signifient ces paroles, capitaine ? demanda M. de Chatenoy avec une certaine vivacité. – On chasse les troupes coloniales des forts et des casernes sans motifs plausibles et de la manière la plus honteuse, reprit le capitaine Ignace sans répondre à la question qui lui était adressée ; les compagnies prétendent qu'elles n'évacueront point leur poste. – Qu'osez-vous me dire ? s'écria le capitaine ; les compagnies ne sont donc pas sorties du fort ? – Non, elles ne sont pas sorties ; elles sont résolues à ne point sortir. – On m'a donc trompé en m'assurant qu'elles avaient été relevées ! – J'ignore ce qu'on vous a annoncé, monsieur ; quant à moi, je vous dis ce qui est. – Prenez M. de Chatenoy. garde, monsieur ! répondit sèchement – Que puis-je faire dans cette circonstance difficile, capitaine ? Je suis seul contre tous. – Vous mentez, monsieur ! – Capitaine ! – Je l'ai dit et je le répète. – Monsieur, je ne souffrirai pas une telle injure ! s'écria le mulâtre avec fureur. – Vous la souffrirez, monsieur, répondit l'officier français ; car c'est vous, vous seul et non vos soldats, qui en ce moment méditez une trahison. – Moi ? – Oui, vous ! Je vous croyais de l'honneur, vous militaire et Français ; je vous croyais attaché à votre femme et à vos enfants, vous, père de famille. – Monsieur ! s'écria le mulâtre avec un trouble intérieur. – Songez à vos serments ! songez à votre patrie continua énergiquement le capitaine ; songez à ce que vous avez de plus cher au monde. – Serais-je donc venu vous parler ainsi que je l'ai fait, capitaine ? répondit le mulâtre ; si je n'étais pas un soldat brave et honnête ? – Pas d'ambages, monsieur, reprit sévèrement le capitaine ; faites votre devoir sans plus hésiter. Mais brisons-là ; retirez-vous, monsieur, bientôt je serai sur vos pas. – Soit ! répondit le capitaine Ignace avec ressentiment, je me retire, mais je décline la responsabilité de ce qui va se passer. – Je l'accepte, moi, monsieur, répondit le capitaine de Chatenoy avec un méprisant dédain. Le capitaine Ignace fit un léger salut que M. de Chatenoy ne lui rendit pas, et il rentra à pas précipités dans la place. Le jeune officier comprit que le commandant du fort de la Victoire n'avait voulu que l'amuser par de fausses protestations de dévouement, tandis que ses complices se préparaient à la résistance ; il ne voulut pas laisser à la révolte le temps de s'organiser, et il se résolut à agir immédiatement avec une grande vigueur ; en conséquence, il appela autour de lui tous ses officiers, les mit en quelques mots au courant de ce qui s'était passé entre le capitaine Ignace et lui, se mit à leur tête, fit battre la charge, croiser la baïonnette, pénétra brusquement et à l'improviste dans la forteresse et surprit la garnison, qui, sans essayer une défense désormais impossible, chercha son salut dans la fuite et évacua le fort dans le plus grand désordre, suivie de ses officiers. Le capitaine de Chatenoy ne jugea pas prudent, à cause de l'heure avancée, de poursuivre les fuyards ; il se contenta de faire occuper tous les postes et d'assurer ainsi la prise de possession de la forteresse. Cependant, ces faits si simples, commentés par la malveillance, dénaturés par l'envie et la haine implacable des officiers venus de l'île de la Dominique sur la frégate la Pensée, et qui entouraient constamment le général en chef, lui furent présentés sous un jour si odieux ; la culpabilité apparente, la trahison soi-disant évidente du général Magloire Pélage, furent si bien établies, que Richepance, malgré ce qui s'était passé entre lui et cet officier, ignorant encore sur quel terrain brûlant il posait le pied, redoutant surtout pour ses troupes cette trahison dont on faisait sans cesse miroiter à ses yeux le fantôme menaçant, se résolut à prendre une mesure que, du reste, il ne tarda pas à regretter amèrement, et qui produisit le plus mauvais effet sur les habitants de la Pointe-à-pitre, tous honnêtes et franchement dévoués au gouvernement français. Par l'ordre du général en chef, deux officiers et vingt-cinq soldats se rendirent à la maison habitée par le général Magloire Pélage. Ils lui annoncèrent qu'il devait, jusqu'à nouvel ordre, demeurer prisonnier chez lui, où ils étaient chargés de le garder à vue. Le général Magloire Pélage ne manifesta ni surprise, ni indignation, à cette étrange nouvelle ; un sourire triste erra sur ses lèvres, et de cette voix calme qui lui était habituelle : – J'obéis, citoyens, fit-il ; le général en chef croit avoir des motifs pour prendre cette mesure sévère envers moi, que sa volonté soit faite ; je vous prends à témoin de mon entière et parfaite soumission à ses ordres. Les deux officiers allaient se retirer et laisser le général seul, lorsqu'on amena devant eux une mulâtresse disant se nommer maman Mélie et demandant avec insistance à être introduite auprès du général Pélage. – Quel motif vous amène ? lui demanda le général après l'avoir examinée pendant une seconde avec une sérieuse attention. Cette femme voulait sans doute, par une preuve non équivoque de dévouement, réparer la faute que quelques jours auparavant elle avait commise à l'anse à la Barque, faute dont, on s'en souvient, l'Œil Gris l'avait si rudement châtiée ; elle ne se laissa pas intimider par les regards qui pesaient sur elle ; après un salut fait à la ronde, elle se hâta de répondre : – Missié général, dit-elle avec un nouveau salut, cette nuit, obligée à faire un petit voyage pour les affaires de mon commerce, je me trouvais près de la Rivière Salée et je me préparais à la traverser, lorsque tout à coup, je me suis trouvée presque en présence, au moment où j'y pensais le moins, ce qui m'a fait une grands peur, de missiés Ignace, Palème, Massoteau, Cadou, et encore plusieurs autres officiers des troupes coloniales. – Vous êtes certaine de ce que vous me dites ? s'écria vivement le général Pélage ; vous connaissez donc les personnes dont vous parlez ! – Je les connais beaucoup, oui, missié général ; je suis bien sûre de ce que je vous annonce. – Très-bien ! Continuez. – Ces officiers n'étaient pas seuls, ils avaient avec eux plus de deux cents soldats des troupes coloniales ; tous étaient armés de sabres, fusils et baïonnettes ; ils paraissaient très-pressés ; ils ont gagné presque en courant le canton du Petit-canal ; heureusement pour moi, j'étais cachée, ils ne m'ont pas vue, mais je les voyais bien, moi. – Ah ! fit le général sans écouter les dernières observations de la mulâtresse. Et après ? ajouta-t-il en fronçant les sourcils. – En arrivant au canton du Petit-canal, ils se sont embarqués dans des pirogues qui se trouvaient là. – Dans quel but ? Le savez-vous ? – Dame ! missié général, ce ne peut être que dans celui de se rendre à la Basse-terre ; je crois même le leur avoir entendu dire, mais je n'en suis pas certaine et je n'oserais point l'affirmer. – C'est vrai, murmura le général d'un air rêveur, hélas ! Qu'arrivera-t-il de tout cela ? Dieu veuille que mes tristes prévisions ne se réalisent pas ! Citoyens, ajouta-t-il en s'adressant aux officiers, vous avez entendu les paroles de cette femme, vous comprenez combien l'avis qu'elle me donne est important ! Me permettez-vous de me rendre avec elle auprès du général en chef ? Les deux officiers se consultèrent du regard, puis l'un d'eux répondit : – Mon général, vous connaissez la consigne sévère qui nous a été donnée, nous permettez-vous de vous accompagner ? – Soit ! dit-il doucement. Allons citoyens. Ils sortirent. Depuis près de trois heures le général en chef était enfermé avec un chasseur, porteur, disait-on, de nouvelles de la plus haute importance ; sa porte était défendue, nul ne pouvait pénétrer jusqu'à lui. Le général Pélage reprit tristement le chemin de sa demeure ; il allait y rentrer lorsqu'il rencontra le capitaine de Chatenoy, son aide de camp, qui en sortait et venait au-devant de lui ; le général fut heureux de le voir ; il le chargea de reconduire maman Mélie auprès du général en chef, et il ajouta certaines observations sur la gravité des nouvelles données par la mulâtresse ; en appuyant sur la nécessité de l'interroger sans retard. Le capitaine promit au général de s'acquitter de la mission qu'il lui confiait et il s'éloigna en emmenant la mulâtresse. Au reste, deux heures plus tard, le général Richepance vint en personne lever, à la tête de tout son état-major, les arrêts du brave officier, en lui exprimant tous ses regrets de s'être laissé aller à prendre une mesure qu'il regrettait sincèrement. Cette fois, la réconciliation fut définitive entre les deux généraux ; les ennemis de Pélage ne réussirent plus, malgré tout ce qu'ils tentèrent dans l'ombre, à altérer la confiance de Richepance dans la loyauté de Pélage, et sa réputation ne souffrit plus aucune atteinte. Malheureusement, cette faiblesse passagère du générai Richepance, et plusieurs autres imprudences que, sur les insinuations des officiers venus de la Dominique, il fut amené à commettre, et qui ne purent être réparées à temps, produisirent, il faut en convenir, les fruits les plus amers. La plus sérieuse et en même temps la plus grave de ces imprudences, fut l'occupation brutale des forts par les troupes françaises, au détriment des troupes coloniales, dont on était très-satisfait, et les rigueurs dont on usa maladroitement envers les officiers de ces troupes, qui tous, pour la plupart, avaient donné des preuves réelles de dévouement pendant les troubles. Un certain officier, dont nous ne voulons pas mettre le nom dans un ouvrage comme celui-ci, officier un peu trop dévoué peut-être à l'ex-capitaine général Lacrosse, prit ou feignit de prendre pour une armée commandée par le mulâtre Ignace le faible détachement laissé par le capitaine de Chatenoy pour la sécurité du fort, après le départ des noirs. Sur cette vision fantastique, cet officier, trompant la religion du général en chef, obtint d'abord l'arrestation provisoire du général Pélage, puis l'ordre de pénétrer la baïonnette en avant dans la forteresse et de renverser tout ce qui s'opposerait à son passage. Les hommes de garde, ainsi attaqués à l'improviste, n'eurent que le temps de fuir et de se précipiter du fort dans la campagne voisine, sur les traces des soldats du capitaine Ignace, qu'ils allèrent rejoindre. Ils répandirent l'alarme partout et firent croire à leurs camarades qu'on voulait les traiter en ennemis. C'était de cette inqualifiable échauffourée que le capitaine de Chatenoy venait se plaindre amèrement au générai en chef, lorsqu'il rencontra le général Pélage, qu'il avait tenu, comme c'était son devoir, à avertir d'abord. Grâce au récit impartial du capitaine, les choses s'éclaircirent ; une justice éclatante fut rendue au général Pélage ; le malencontreux officier fut honteusement cassé, mais le mal était irréparable. Il devait avoir des conséquences désastreuses. Avec le caractère emporté, versatile des créoles et des mulâtres, il ne pouvait en être autrement. La désertion que causa cette affaire parmi les troupes coloniales engendra bientôt la révolte, qui amena la guerre civile avec toutes les horreurs qu'elle entraîne avec elle : les massacres, les incendies et la ruine des plus riches plantations. On aurait facilement prévenu tant de désastres, si certains officiers nouvellement débarqués s'étaient abstenus de traiter aussi outrageusement qu'ils le firent les soldats noirs ; peut-être serait-on parvenu à les prévenir encore, malgré ces insultes fai- tes si cruellement à dessein, si en même temps qu'une partie des troupes de l'expédition française débarquait à la Pointe-à-pitre, une autre partie elle mis pied à terre à la Basse-terre. Les mécontents, tenus ainsi en respect, n'auraient pas eu le temps de se rallier dans cette dernière ville ; de s'y mettre en défense, et d'y causer tout le mal qu'ils y firent. Nous n'émettons pas ici une opinion qui nous soit complètement personnelle, mais elle fut alors hautement affirmée par les hommes les plus compétents qui furent témoins ou acteurs dans cette déplorable insurrection, et particulièrement par le général Gobert dans son rapport officiel au ministre de la marine. Si nous ne l'avons déjà dit, nous l'affirmons en toute sincérité, le fond historique des faits que nous rapportons est absolument exact. Aussitôt après avoir levé les arrêts du général Pélage, Richepance convoqua un conseil de guerre afin d'arrêter le plan des opérations de la campagne qui allait s'ouvrir d'un instant à l'autre contre les rebelles qu'on ne voyait pas encore, mais dont l'influence se faisait déjà sourdement sentir, et dont il était surtout urgent de prévenir, autant que cela serait possible, les mouvements, et essayer de neutraliser les efforts en manœuvrant contre eux avec rapidité et vigueur. Il fut convenu dans ce conseil que les généraux Sériziat et Dumoutier resteraient à la Pointe-à-pitre avec les troupes indispensables pour garder les passages de la rivière Salée et maintenir le bon ordre dans la Grande-terre. Le général Richepance avait donné au général Sériziat l'ordre de quitter l'île de Marie Galante et de le rejoindre à la Pointe-à-pitre, ordre auquel le général Sériziat s'était hâté d'obéir. Six cents hommes de la quinzième demi brigade, guidés par Œil Gris, partirent par la voie de terre avec mission d'occuper fortement les Trois-Rivières petit bourg situé à trois lieues de la Basse-terre et qui est, pour ainsi dire, un poste avancé de cette ville ; les deux bataillons de la soixante-sixième demi brigade, présentant un effectif de quinze cents hommes, furent embarqués sur les frégates, afin d'être dirigés par mer sur la Basse-terre. Malheureusement, l'entrée du port de la Pointe est tellement étroite, le chenal si mauvais, que les bâtiments sont contraints d'attendre le calme pour se faire tirer au dehors par deux canots, manœuvre fort longue et passablement difficile. On fut contraint de transférer les deux bataillons des frégates sur les vaisseaux mouillés en face du Gosier, manœuvre qui causa une perte de temps considérable. Pour comble de malheurs, les vents contraires obligèrent les vaisseaux à louvoyer ; de sorte que l'expédition mit trois longs jours pour se rendre de la Pointe-à-pitre à la Basse-terre ; trajet qui, en temps ordinaire, s'exécute en quelques heures seulement. Nous laisserons, quant à présent, les vaisseaux bouliner et louvoyer bord sur bord, et, usant de notre privilège de romancier, nous nous rendrons à la Basse-terre et nous assisterons aux faits qui se passaient dans cette ville, tandis que l'expédition dirigée contre elle était empêchée et retenue au large, au grand déplaisir du général Richepance et de ses soldats. Pendant que le général en chef se préparait à prendre une vigoureuse offensive, l'aspect de la Basse-terre avait complètement changé. Cette ville, essentiellement commerçante, si calme, si tranquille d'ordinaire, était en proie à une agitation et à une inquiétude sourde qui croissaient d'heure en heure, sans que rien de positif fût cependant venu justifier encore l'appréhension générale ; des rumeurs de mauvais augure circulaient dans la population ; on ne savait rien, et pourtant on s'attendait à un conflit prochain, à une catastrophe terrible. On se préparait à quoi ? Nul n'aurait su le dire. Mais la terreur planait sur la ville ; les habitants étaient tristes et sombres comme s'ils eussent pressenti qu'ils étaient à la veille de grands et sérieux événements. On s'abordait avec crainte dans les rues ; on se réunissait sur les places ; tous les regards se fixaient avec anxiété sur la mer ; chacun communiquait ses appréhensions d'une voix basse et étranglée, la pâleur au front, le doute et le désespoir au cœur. Les habitants avaient tout à redouter des hommes de couleur ; la conduite de ceux-ci commençait à devenir peu rassurante, s'accentuait de plus en plus contre les blancs, dont le nombre était considérable dans la ville, et menaçait dans un avenir prochain de tourner complètement à la révolte déclarée. Les yeux se tournaient surtout avec crainte, vers deux hommes : Delgrès, commandant de l'arrondissement et Gédéon, commandant de la place, qui tenaient en ce moment entre leurs mains le sort de la population toute entière. Que feraient ces deux hommes ? Resteraient-ils fidèles à leur devoir militaire, ou bien résisteraient-ils aux ordres du général en chef, et mèneraient-ils l'insurrection ? Telles étaient les questions que chacun s'adressait et auxquelles personnes n'aurait répondu affirmativement ou négativement. Les commandants Delgrès et Gédéon ne laissaient échapper aucun mot qui pu les compromettre, ne prenaient, ostensiblement du moins, aucune mesure inquiétante. La situation se compliquait de plus en plus et prenait les proportions menaçantes d'un problème insoluble. Le 17 floréal, un noir fugitif du fort de la Victoire arriva, vers trois heures de l'après-dînée, d'un air effaré, dans la ville. Cet homme paraissait en proie à une terreur folle ; il répandait sur son passage les bruits les plus sinistres : à l'entendre, la Grande-terre tout entière était à feu et à sang ; elle brûlait comme une ardente fournaise ; les Français débarqués à la Pointe-à-Pitre, massacraient la race noire et tous les gens de couleur, avec des raffinements de barbarie épouvantables. Le commandant Delgrès ordonna d'arrêter cet homme ; il le fit immédiatement mettre au cachot comme colporteur de fausses nouvelles et débitant des impostures qui pouvaient causer la plus terrible explosion parmi le peuple : Cette mesure du commandant fut bien accueillie de la population qu'elle rassura sur ses intentions. Mais celui-ci attendait comme un tigre qui guette l'homme qui s'était chargé d'être son émissaire, et dans lequel seul, il avait promis d'avoir confiance. Son attente ne fut pas longue. Le lendemain, vers huit heures du matin, au moment où il achevait de déjeuner avec le commandant Gédéon, un homme fut introduit dans la salle où les deux officiers causaient tout en fumant leur cigare. Cet homme était Noël Corbet. – Enfin, c'est vous ! S'écria Delgrès en se levant et s'élançant à sa rencontre. – C'est moi, oui, commandant, répondit Noël Corbet d'une voix sourde. – M'apportez-vous des nouvelles ? – Oui, et de terribles ! Les deux officiers remarquèrent alors que Noël Corbet se soutenait à peine et qu'il semblait accablé de fatigue et de besoin ; ils le firent asseoir à table entre eux et ils le contraignirent à prendre quelques aliments pour réparer ses forces. – Maintenant dit le créole au bout de quelques minutes, me voici prêt à vous répondre ; interrogez-moi, que voulez-vous savoir ? – Tout ! s'écrièrent à la fois les deux officiers. – Ne nous cachez rien, mon cher Corbet, ajouta le commandant Delgrès, il est important que vous nous mettiez complètement au courant de ce qui se passe, afin que nous puissions prendre, sans perdre une seconde, les précautions urgentes que nécessitent ou plutôt que nécessiteront les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons placés. – Puisqu'il en est ainsi, écoutez-moi, citoyens, vous allez tout savoir, dit Noël Corbet avec amertume ; puis vous agirez selon que votre loyauté et votre conscience vous l'ordonneront. Alors cet homme rapporta à peu près dans les mêmes termes mais avec plus de mesure, les mensonges racontés la veille par le pauvre diable que le commandant Delgrès avait fait arrêter. Noël Corbet, tout à la haine qui lui mordait le cœur, suivait avec anxiété sur les traits de ses auditeurs les diverses émotions qui s'y reflétaient tour à tour comme sur un miroir, au fur et à mesure qu'il avançait dans son récit. Le commandant Degrés était ébranlé, mais il hésitait encore ; tant d'atrocités lui semblaient impossibles. Noël Corbet lui présenta alors, comme dernier et irréfutable argument, un exemplaire de la proclamation du général Richepance, proclamation dans laquelle celui-ci prenait seulement le titre de général en chef et non celui de capitaine-général. La vue de ce document acheva de persuader le commandant Delgrès ; convaincu que son implacable ennemi Lacrosse avait repris le gouvernement de la Guadeloupe, sachant qu'il avait tout à redouter de lui, il n'hésita plus. Chaudement appuyé par Gédéon et Noël Corbet, ses deux séides, poussé au désespoir par la haine qu'il nourrissait contre Lacrosse, le commandant Delgrès expédia, séance tenante, des émissaires dans tous les cantons environnants, avec ordre de faire rentrer à la Basse-terre tous les détachements en garnison et de soulever les nègres cultivateurs. Un très-grand nombre de ces derniers accoururent aussitôt, ils n'attendaient qu'un signal. Ceux, en très-petit nombre qui essayèrent de résister ou montrèrent de l'hésitation furent par la force contraints de marcher. La ville se remplit de cette multitude. Le même jour, vers dix heures du soir, arrivèrent Ignace, Palème, Cadou et les autres officiers coloniaux ; Massoteau seul manquait, il avait péri pendant le trajet du Petit-canal au Lamentin, sans qu'on ait jamais su de quelle façon. Ces officiers étaient suivis de cent cinquante à deux cents soldats qu'ils avaient entraînés dans leur fuite, de plus, ils poussaient devant eux, la baïonnette dans les reins, tous les nègres que, pendant leur route, ils avaient réussi à arracher à leurs ateliers. L'apparition subite de ces hordes sauvages, leurs vociférations, leurs hurlements, plongèrent la ville dans la plus grande épouvante et le plus effroyable désordre. Tout le monde fuyait. Les femmes, échevelées, éperdues, tenant leurs enfants dans les bras nu les traînant à leur suite, couraient çà et là à moitié folles de terreur, et sans savoir où se réfugier. Heureusement, plusieurs bâtiments de commerce se trouvaient en rade ; ils recueillirent à leurs bords un grand nombre de fugitifs ; d'autres s'embarquèrent dans de frêles pirogues, avec leurs effets les plus précieux, et se sauvèrent dans les îles voisines. C'était un deuil général ; la Basse-terre ressemblait à une ville prise d'assaut et mise à sac ; on n'entendait de toutes parts que des prières, des sanglots et des lamentations ; les blancs croyaient toucher à leur dernière heure. Le commandant Delgrès, à la vue de ce tumulte immense, de ce trouble général, de cette fuite désespérée et de l'horrible effroi que causait aux habitants cette multitude hurlante de nègres, se laissa emporter plus loin, peut-être, qu'il n'aurait voulu ; il se fit une idée erronée de sa puissance et des forces dont il disposait ; il se persuada que l'heure de la délivrance qu'il rêvait depuis si longtemps allait enfin sonner pour la race noire. Alors, se croyant en état de ne plus rien ménager, il leva résolument le masque, proclama hautement l'insurrection et s'en déclara le chef suprême. Par son ordre, les troupes de ligne et les gardes nationaux sédentaires se réunirent au Champ de Mars ; il les passa en revue, et pour tout discours il ne leur dit que ces quelques mots qui, du reste, avaient une signification terrible et renfermaient sa pensée tout entière : – Mes amis, on en veut à notre liberté ; sachons la défendre en gens de cœur ; préférons la mort à l'esclavage. Des applaudissements frénétiques lui répondirent. Le commandant Delgrès, adressant ensuite la parole au petit nombre d'Européens mêlés à ces troupes en qualité de soldats ou de gardes nationaux, leur dit avec toutes les apparences de la franchise et de la loyauté : – Quant à vous, citoyens, je n'exige pas que vous combattiez avec nous contre vos frères qui peut-être se trouvent dans les rangs de la division française, ce serait vous imposer un devoir trop cruel, déposez vos armes, je vous permets de vous retirer ensuite où bon vous semblera, sans crainte d'être inquiétés. Son discours aux autres gardes nationaux fut à peu près le même ; il affecta surtout de leur témoigner une grande considération, mais, dans son for intérieur, il n'avait pas la moindre confiance en eux. En effet pour la plupart bien qu'ils fussent hommes de couleur, c'étaient des pères de famille et des négociants se souciant peu d'abandonner leur foyers pour combattre les troupes françaises à propos d'une liberté et d'une indépendance qui leur étaient déjà acquises, et risquer ainsi non seulement de perdre ce qu'ils possédaient, mais encore d'être tués pour défendre une cause à laquelle il n'avaient plus aucun intérêt. Puis, le défilé commença, aux acclamations des nègres dont le tafia augmentait l'enthousiasme dans des proportions réellement effrayantes pour la sûreté générale. Trompés par l'air de franchise et la bonhomie du commandant Delgrès quelques soldats européens et gardes nationaux eurent la simplicité d'ajouter foi à ses paroles ; ils se rendirent au fort Saint-Charles, où étaient leurs casernes, pour y déposer leurs armes, prendre leurs sacs et se retirer chez eux, mais ils furent aussitôt arrêtés et mis au cachot sans autre forme de procès. Les autres soldats européens, mieux avisés ou moins confiants gagnèrent en bon ordre les hauteurs de la ville en compagnie d'un grand nombre de gardes nationaux créoles ; ils se jetèrent dans les mornes, et plus tard ils réussirent à rejoindre l'armée française. Quant aux gardes nationaux que des motifs importants contraignaient à ne pas s'éloigner de la ville, ils furent désarmés brutalement, maltraités de la façon la plus odieuse ; la garde nationale se trouva ainsi définitivement licenciée. Après avoir opéré ce désarmement, les révoltés, car on peut désormais leur donner ce nom, suivirent le commandant Delgrès, et se renfermèrent avec lui dans le fort Saint-Charles où il se préparèrent à la plus vigoureuse résistance. La ville demeura alors à peu près déserte ; il n'y resta que les hommes résolus à se défendre avec courage en attendant des secours. Le commissaire du gouvernement et les membres de l'agence municipale se mirent à leur tête. Ils furent alors constamment occupés à résister aux nègres qui sortaient par bandes nombreuses du fort Saint-Charles pour piller, voler, assassiner et même brûler les maisons, dont certaines, par leur position, pouvaient être plus tard un embarras pour la forteresse. Puis ils expédièrent députés sur députés au général en chef pour le prier de hâter sa marche, en même temps qu'ils suppliaient Delgrès d'épargner une ville dont il avait eu le commandement, et l'engageaient à faire sa soumission au gouvernement français. Mais ces sollicitations furent vaines ; les révoltés étaient résolus à vaincre ou, à mourir. Telles étaient les dispositions des nègres rebelles et tel était l'état fort triste auquel la ville de la Basse-terre était réduite, lorsque le 20 floréal, au lever du soleil, les vigies signalèrent enfin plusieurs vaisseaux français louvoyant péniblement pour se rapprocher de la côte. Un immense cri de joie s'éleva aussitôt de la ville, cri auquel répondirent immédiatement les vociférations des noirs renfermés dans le fort Saint-Charles et embusqués dans toutes les batteries de la côte. La lutte allait commencer. Les noirs se préparèrent bravement à jouer la partie suprême qui devait décider de leur sort ! XIV Dans lequel les noirs prouvent au général Richepance que toutes les réceptions ne se ressemblent pas Pendant toute la matinée, les vaisseaux français continuèrent à louvoyer bord sur bord, sans parvenir à s'élever beaucoup au vent. Pourtant vers midi la brise fraîchit et en même temps elle devint largue ; les navires qui avaient un peu dépassé la Basseterre laissèrent arriver, mirent le cap sur la côte, et bientôt toute la petite escadre française se trouva à longue portée de canon de la ville. Le général Richepance était en mer depuis le 17 Floréal ; il ignorait complètement les événements terribles accomplis à la Basse-terre pendant ces trois jours ; aucun des députés que l'agence municipale lui avait adressés n'avait pu naturellement parvenir jusqu'à lui, de sorte qu'il croyait que tout était dans l'état habituel et que le calme n'avait pas été troublé dans la ville. Dans cette conviction, le général allait donner l'ordre du débarquement, lorsque tout à coup, sans provocation aucune, l'escadre reçut une décharge de toutes les batteries de la côte depuis la pointe du Vieux-Fort jusqu'à la batterie des Capucins. À cette rude réception, à laquelle il était si loin de s'attendre, le général Richepance comprit, mais trop tard, à quels hommes il avait affaire, et tous les malheurs qui allaient fondre sur la colonie, comme une suite infaillible de ce qui s'était passé à la Pointe-à-pitre. Il regretta vivement les préventions qui d'abord avaient dirigé sa conduite, et combien était injuste la méfiance que les perfides envoyés de la Dominique lui avaient inspirée contre certains hommes qui, eux, l'avaient au contraire loyalement averti de l'état dans lequel se trouvaient les choses à la Guadeloupe. Les premiers coups de canons avaient été tirés par les noirs ; ils commençaient résolument la guerre civile. Le général Richepance ne pouvait se décider à en venir, lui, à la guerre ouverte contre des hommes qu'il considérait comme égarés, et pour lesquels il éprouvait une immense pitié dans son cœur. Avant de se résoudre à repousser la force par la force, il voulut tenter encore la conciliation et épuiser touts les moyens pour empêcher l'effusion du sang. Il fit donc écrire par le général Magloire Pélage, embarqué sur le vaisseau le Fougueux, au chef des révoltés, une lettre dans laquelle il faisait un dernier appel à l'honneur de Delgrès, lui promettant un pardon entier et un oubli sincère pour ce qui venait de se passer, s'il mettait immédiatement bas les armes, tout en l'avertissant que, s'il s'obstinait dans sa rébellion, le général en chef serait implacable et lui infligerait un châtiment terrible. Cette lettre fut portée à terre par deux officiers le capitaine de Chatenoy, aide de camp du général Pélage, et un aspirant de marine nommé Losach, attaché particulièrement à la personne du général en chef. Les deux officiers se dirigèrent résolument vers la fort Saint-Charles, et, arrivés à portée de voix, ils demandèrent à parler au commandant Delgrès. La réponse à cette demande se fit attendre assez longtemps ; enfin un officier et quelques soldats sortirent par une poterne et s'avancèrent vers les parlementaires. Le capitaine de Chatenoy se borna à réitérer sa demande, sans entrer dans aucun détail sur la mission dont il s'était chargé ; alors on les introduisit dans la forteresse avec toutes les précautions usitées en temps de guerre, et on les conduisit dans une salle assez vaste, où ils trouvèrent Delgrès au milieu de plusieurs de ses principaux officiers. – Que venez-vous chercher ici ? demanda-t-il d'une voix brusque aux parlementaires. Et sans attendre leur réponse, il s'avança vers eux et, croisant les bras sur sa poitrine, il ajouta, en les examinant pendant quelques secondes d'un air sombre : – M'avez-vous entendu ? Faudra-t-il que je vous répète ma question ? Parlez ! mais parlez donc ! Les deux officiers comprirent que cet homme jouait un rôle, sans pouvoir cependant soupçonner quel était le but qu'il se proposait en agissant ainsi ; mais comme ils étaient résolus à accomplir leur mission jusqu'au bout, quelles qu'en dussent être pour eux les conséquences, ils ne furent nullement intimidés par ces façons presque brutales. – Commandant, répondit froidement le capitaine de Chatenoy, cet officier et moi, nous sommes chargés de vous remettre la lettre que voici, et qui vous est écrite par le général Magloire Pélage ; elle vous instruira des dispositions conciliantes et pacifiques du commandant en chef à votre égard, et des principes de modération de l'armée 3. Delgrès aveuglé par la colère, ou peut-être voulant fermer à ses officiers toute voie de salut autre que celle dans laquelle ils s'étaient engagés avec lui, n'avait pas daigné écouter ce que lui avait dit le capitaine. Il lui arracha la lettre des mains, la déchira sans même l'ouvrir et lui en jeta les morceaux au visage. – Ton maître trahit notre cause ! s'écria-t-il avec fureur. Si nous le tenions entre nos mains, nous le traiterions comme il le mérite, mais toi et ton compagnon, vous payerez pour lui. – Prenez garde à ce que vous allez faire ? nous sommes des parlementaires, répondit le capitaine avec calme. Le mulâtre sourit avec dédain ; il haussa les épaules et s'adressant à quelques-uns de ses officiers : – Désarmez ces traîtres et assurez-vous de leurs personnes, dit-il d'une voix rude. Cet ordre fut immédiatement exécuté. Les deux officiers victimes de ce guet-apens et de ce mépris insolent des lois de la guerre, dédaignèrent d'essayer la plus légère résistance. Tous les faits rapportés dans le chapitre précédent et dans celui-ci sont rigoureusement historiques. Nous citons textuellement les paroles des divers interlocuteurs. Voir mémoires du général Pelage tome 1, page 274 et suivantes et les rapports du général aux ministres de la guerre et de la marine, 309 et 310, tome II, pièces justificatives. 3 Il y eut alors quelques minutes d'anxiété terrible. Delgrès marchait avec agitation de long en large, sombre, muet, mais profondément préoccupé ; on voyait se refléter tour à tour sur ses traits contractés les mauvaises passions qui agitaient son âme. Que ferait-il de ces deux hommes qu'il retenait prisonniers au mépris du droit des gens ? Les mettrait-il à mort ? Les rendrait-il à la Liberté. Il hésitait. Les noirs tremblaient. Seuls, de tous les hommes réunis dans cette vaste salle, les deux officiers français, dont cependant la situation était si critique, demeuraient calmes, le sourire sur les lèvres. Tout à coup, Delgrès arrêta sa promenade et s'approchant du capitaine de Chatenoy : – Où est Pélage ? lui demanda-t-il d'une voix étouffée. – Si vous vous étiez donné la peine de lire la lettre que je vous ai remise, lui répondit froidement et nettement le capitaine, vous auriez vu qu'il est à bord de l'un des vaisseaux de l'escadre, très-considéré du général en chef et de tous les officiers de l'armée. – Tu m'en imposes ! s'écria brutalement Delgrès ; je suis instruit qu'on l'a arrêté à la Pointe-à-Pitre, et qu'il est maintenant aux fers. – Vous vous trompez, citoyen, reprit le capitaine, le général Pélage est, je vous le répète, à bord du vaisseau le Fougueux c'est lui qui nous envoie vers vous, avec le consentement du général en chef. – Cela serait-il vrai ? fit Delgrès, en le regardant fixement comme pour lire sa pensée au fond de son cœur. – Je vous répète, citoyen, qu'on vous a trompé ; que le général Pélage est libre ; que non seulement sa liberté n'a jamais été menacée, mais encore qu'il a conservé son commandement, et qu'il se trouve au milieu de nous ; je vous donne ma parole d'honneur que tout ce que je vous annonce est de la plus rigoureuse exactitude. – Je joins ma parole à celle du capitaine de Chatenoy, ajouta l'aspirant de marine, le citoyen Losach. – Soit, dit alors Delgrès, dont, à cette déclaration si nette et si franche, la mauvaise humeur n'avait fait qu'augmenter, si Pélage est libre, ainsi que vous le prétendez, c'est évidemment à cause de sa trahison envers nous ; voilà pourquoi il n'a point essuyé les traitements odieux qu'on a fait subir à nos frères d'armes de la Pointe-à-pitre ; on les a désarmé, déshabillés, battus et mis aux fers à bord des frégates, où ils se trouvent encore prisonniers ; devaient-ils s'attendre à ces outrages, reprit-il avec animation, après avoir accueilli le Français avec tant de cris d'allégresse ? Il faut que Pélage soit bien lâche pour s'être prêté à toutes ces scènes d'horreur ! – Les faits que vous nous citez sont faux, citoyen, répondit le capitaine ; rien de tel ne s'est passé ; aucun officier, aucun soldat n'ont été traités de la façon odieuse que vous avez dite. À ces paroles, Ignace, Palème, Cadou et les autres chefs de la révolte l'interrompirent brusquement en lui soutenant qu'il mentait ; qu'ils étaient d'autant plus certains de ce qui s'était passé à la Pointe-à-pitre, qu'ils avaient été contrains eux-mêmes de fuir pour éviter le sort de leurs malheureux compagnons d'armes. – D'ailleurs ! ajouta Ignace avec colère, rien de tout cela ne saurait nous surprendre ; nous devions nous attendre à être traités plus cruellement encore ; la présence à la tête de l'expédition de l'ennemi le plus acharné des hommes de couleur, suffit pour nous expliquer clairement la conduite injuste du général en chef. – De qui voulez-vous parler, citoyen ? Je ne vous comprends pas, répondit le capitaine. – Je veux parler de Lacrosse, ce brigand pillard, l'assassin de nos frères ! s'écria Ignace. – Oui ! oui ! Lacrosse est un monstre, un assassin ! répétèrent tous les officiers. – Vous vous trompez encore cette fois, Lacrosse n'est pas à la tête de l'expédition, nous n'avons eu aucun rapport avec lui, répondit le capitaine, dont le calme ne se démentit pas un seul instant pendant cette entrevue orageuse, l'ex capitaine général ne se trouve pas sur l'escadre, en un mot, il n'a pas quitté la Dominique. – C'est faux… c'est faux… s'écrièrent les révoltés avec des cris de rage, nous savons le contraire. Ce fut en vain que les deux officiers essayèrent de les détromper, ils n'y purent réussir ; ces hommes résolus non seulement à ne pas se laisser convaincre mais encore à persévérer dans la ligne de conduite dans laquelle ils s'étaient engagés, ne voulurent rien entendre. Delgrès mit brusquement fin à l'entrevue. – Vous êtes des traîtres et des imposteurs ; vous serez traités comme tels, aux deux officiers. – Vous avez la force en main, répondit froidement le capitaine ; vous violez en nos personnes les lois sacrées de la guerre, faites ce qui vous plaira, notre sang, si vous osez le verser, retombera sur vos têtes coupables. – Emparez-vous de ces traîtres s'écria Delgrès avec colère, qu'on les jette au cachot et qu'ils soient enfermés séparément. Une dizaine d'hommes se ruèrent sur les parlementaires et les entraînèrent hors de la salle. – Je vous plains dit le Capitaine avec un accent de pitié qui, malgré lui, fit tressaillir Delgrès et amena un nuage sur son front. Le chef des révoltés était intérieurement honteux de s'être laissé emporter à donner cet ordre que maintenant il n'osait plus rétracter. Les deux officiers se laissèrent emmener sans essayer une résistance inutile. Quatre des matelots de la chaloupe qui les avait amenés subirent le sort des parlementaires, les autres, plus heureux, réussirent à s'échapper et regagnèrent leur bord. Cependant le général Richepance, après avoir attendu deux longues heures, ne voyant pas revenir les deux, officiers, comprit qu'ils avaient été retenus prisonniers par les noirs du fort Saint-Charles ; alors, sans plus tarder, il donna l'ordre du débarquement des troupes. Le point choisi fut la rivière Duplessis. Cette rivière prend sa source au-delà de la montagne BelAir, s'augmente pendant son cours de plusieurs ruisseaux, et par une pente rapide, se rend à la mer. Elle coule entre deux hautes falaises, à travers beaucoup de pierres et de rochers qui en rendent le gué assez difficile, quoiqu'elle n'ait pas plus de douze mètres dans sa plus grande largeur. La plage, depuis la rivière des pères jusqu'à la rivière Duplessis, est très-unie, situés sous le vent de la ville, la mer y est presque toujours calme ; aussi, dans toutes les attaques tentées contre la Basse-terre, l'ennemi a-t-il constamment choisi ce point pour opérer un débarquement. Le général en chef ne pouvait pas hésiter à le prendre. Le capitaine de frégate Lacaille s'avança, assez près de la terre pour s'embosser et battre avantageusement la batterie des noirs, tandis que la chaloupe canonnière le Marengo, sous les ordres du commandant Mathé, était chargée de protéger le débarquement en venant s'embosser à l'embouchure de la rivière Duplessis. Alors, les troupes, commandées par les généraux Gobert et Magloire Pélage, descendirent dans les embarcations ; les bâtiments commencèrent le bombardement, et les troupes s'avancèrent sous une grêle de balles et de boulets. Littéralement couverts de feu par les batteries et la mousqueterie des noirs, accourus des forts et de la ville, les soldats parvinrent, en subissant des pertes cruelles, à atteindre le rivage et à prendre pied sur la rivière Duplessis. Aussitôt à terre, après avoir pris à peine le temps de former leurs rangs, les troupes républicaines s'élancèrent au pas de course et se ruèrent sur les noirs ; ceux-ci, non moins déterminés, leur disputèrent bravement le terrain. Le combat fut acharné, mais l'élan était donné ; les troupes, avec une vigueur irrésistible, traversèrent à gué, et tout en combattant, la rivière Duplessis, se prirent corps à corps avec les noirs, et presque pas à pas, tant la résistance était terrible, ils réussirent à se rendre maîtres du rivage, à s'y établir solidement et à refouler les rebelles jusque derrière la rivière des Pères. La rage avec laquelle les noirs luttaient contre les troupes françaises était incroyable ; ils combattaient avec un acharnement sans égal, se faisaient tuer avec une audace réellement terrifiante, et ne cédaient le terrain que pied à pied, lorsqu'ils perdaient l'espoir de s'y maintenir plus longtemps. Ce combat, glorieux pour les deux partis et qui apprit aux Français quels rudes ennemis ils avaient devant eux, coûta beaucoup de sang ; les pertes furent graves des deux côtés. Le succès fut en grande partie du à la résolution et au courage héroïque du général Pélage ; il électrisait les soldats et les entraînait à sa suite à travers tous les obstacles. Les troupes campèrent sur le champ de bataille si chèrement conquis. Les noirs battus étonnés de l'ardeur avec laquelle les troupes avaient gravi les mornes, s'étaient retirés dans une position formidable, défendue par des lignes flanquées de redoutes, garnies d'artillerie et farcies de combattants ; devant ces lignes s'étendait la rivière des Pères, sur l'autre rive de laquelle les Français s'étaient établis. La rivière des Pères est formée par la réunion de la rivière Saint-Claude et de la rivière Noire, son lit est assez large et tout rempli de grosses roches ; cependant elle est guéable en plusieurs endroits ; presque au confluent des deux rivières, elle est traversée par un pont de pierres construit en 1788. Les lignes des révoltés s'étendaient à droite et à gauche devant ce pont. Au point du jour, le général Richepance prit le commandement en personne, et, à la tête des grenadiers de l'armée, il traversa résolument le pont et marcha au pas de charge contre les retranchements ; l'assaut fut donné. Malgré une résistance désespérée, les noirs furent contraints d'éteindre leur feu et d'abandonner leurs lignes ; elles furent forcées de front, tandis que le général Gobert, à la tête de deux bataillons de la 66e demi-brigade, passa à gué la rivière deux cents pas plus bas, presque à son embouchure, tourna les lignes, emporta d'assaut, après un combat acharné, la batterie des Irois et entra rapidement dans la ville de la Basse-terre, qu'il occupa jusqu'à la rivière aux Herbes. La position si formidable défendue par les noirs avait été occupée en dix minutes par le général Richepance. Une partie des fuyards se jeta pêle-mêle dans le fort SaintCharles ; les autres gagnèrent les mornes sur la gauche de l'armée. Le général Richepance les poursuivit l'épée dans les reins, sur le fort, vers le Gaillon et le pont de Nosières, pont en bois que l'on est parvenu à jeter entre deux montagnes trèsrapprochées, sur la rivière Noire. Du milieu de ce pont, on domine un gouffre d'une profondeur effrayante ; le torrent de la rivière Noire a rongé les deux montagnes taillées à pic et roule avec un fracas horrible ses eaux à travers un chaos de roches monstrueuses. Cette position, d'une importance énorme pour la sûreté de la Basse-Terre, et qui la fait communiquer avec le quartier du Parc et le Matouba ; était pour le général Richepance un point stratégique de la plus grande valeur ; il fit établir une tête de pont et laissa un nombreux détachement pour défendre le passage. L'arrivée si prompte du général Gobert dans la ville fut un véritable bonheur pour les habitants ; il était grand temps que les troupes françaises entrassent dans la Basse-Terre ; les habitants étaient littéralement aux abois ; les blancs et les propriétaires de couleur restés fidèles aux Français étaient menacés de pillage et de massacre par ses noirs rebelles. Pendant que les Français livraient aux révoltés les divers combats rapportés plus haut, les habitants avaient du se barricader dans leurs maisons pour s'y défendre du mieux qu'ils le pourraient en attendant leurs libérateurs. Les services rendus pendant ces malheureux événements par M. Bernier, commissaire du gouvernement, et les membres de la municipalité sont au-dessus de tout éloge ; cent fois ils risquèrent courageusement d'être mis en pièces par les nègres ivres et rendus furieux, pour empêcher des malheureux surpris par ces misérables d'être massacrés. Lorsque le général Richepance entra à la Basse-terre, il se rendit directement au siège des séances de la commission municipale, afin de témoigner à chacun de ses membres la satisfaction que lui faisait éprouver la courageuse initiative qu'ils avaient prise à l'heure du danger, et la conduite généreuse qu'ils n'avaient cessé de tenir. En effet, c'était à leur énergie seule que la ville devait d'avoir échappé au pillage dont les noirs la menaçaient. Le général exigea que ces braves citoyens continuassent à veiller sur les intérêts de leur cité, et séance tenante, il les confirma dans leur fonction. Il ne pouvait faire un plus bel éloge de leur patriotisme. Dès que le calme ou du moins la sécurité eu été, tant bien que mal, rétablie, à la Basse-terre. Richepance, ne voulant pas laisser aux noirs le temps de se relever, de leur rude défaite qu'il leur avait infligé, pris immédiatement toutes les mesures nécessaires afin de resserrer les révoltés dans le fort Saint-Charles. Il ne fallait pas songer à entamer des négociations avec les rebelles ; ils avaient péremptoirement déclaré que tous les parlementaires qu'on leur adresserait seraient considérés comme espions et pendus, sans autre forme de procès. On tenta d'enlever la forteresse par un coup de main ; les insurgés étaient sur leurs gardes, toute surprise fut reconnue impossible. Les noirs firent plusieurs sorties vigoureuses, repoussées à la vérité, mais, naturellement, elles amenèrent une suite de combats acharnés et d'escarmouches qui causèrent des pertes sérieuses ; le général en Chef, dans une de ces escarmouches, eut même un cheval tué sous lui, à la tête des colonnes qu'il conduisait bravement à l'assaut. La situation se compliquait ; on était contraint à faire en règle le siège de la place. Disons en deux mots ce que c'était que le fort SaintCharles, fort qui, aujourd'hui, entre parenthèse, se nomme le fort Richepance et dans l'intérieur duquel ce brave général est inhumé. En 1647, le gouverneur propriétaire Houël, pour se garantir des surprises des sauvages, construisit une maison carrée appelée Donjon, dont il fit en 1649, une étoile à huit pointes, en élevant devant chaque face des angles saillants qui furent les commencements du fort Saint-Charles ; en 1674, ce donjon fut enveloppé d'un fossé et d'un parapet avec des angles saillants et rentrants, qu'on prolongea jusqu'à une hauteur éloignée de deux cents pas, où l'on établit un cavalier avec huit embrasures. La face regardant la ville avait trente-trois mètres, et celle du côté du donjon seulement dix-huit. En 1702, le Père Labat y ajouta une demi-lune et quelques petits ouvrages. En 1703, au moment où on se vit forcé d'abandonner le fort aux Anglais, on fit sauter le donjon. Au lieu d'abattre ce fort pour en construire un nouveau, sur un meilleur plan et sur un emplacement plus convenable, on préféra, en 1766, ajouter aux anciennes fortifications deux bastions du côté de la mer, avec un chemin couvert tout autour du glacis ; des traverses contre les enfilades de la marine ; deux places d'armes rentrantes, avec un réduit à chacune, et derrière, des tenailles, des caponnières et des poternes de communication avec le corps de la place, deux redoutes, l'une sur la prolongation de la capitale de rune des deux places d'armes, et l'autre à l'extrémité du retranchement que l'on construisit et le long de la rivière des Galions, défendue par un second retranchement établi sur le bord opposé de la rivière ; des fossés larges et profonds, une citerne, un magasin à poudre, des casernes et des casemates susceptibles de mettre à couvert un tiers de la garnison. Telle est, ou du moins telle était à cette époque, cette forteresse qui s'élève sur la partie gauche de la ville qu'elle est chargée de défendre, et dont le général en chef devait, avant tout, s'emparer. L'entreprise, sans être d'une impossibilité notoire, était cependant ardue et hérissée de difficultés surtout pour une armée manquant de pièces de siège. Le seul avantage réel que possédaient les assiégeants était dans la situation du fort ; bien que muni de défenses redoutables, il avait la tête très-faible, puisque tous les environs le dominent et peuvent être solidement occupés. D'ailleurs, le général Richepance n'était pas homme à reculer devant des difficultés plus grandes encore que celles que présentait cette opération, surtout en face de noirs révoltés qu'il s'agissait de réduire à l'obéissance. Il résolut donc de commencer sérieusement le siège du fort Saint-Charles ; mais, avant que d'entamer les opérations il voulut prendre toutes les précautions qui dépendaient de lui, afin d'éviter, non pas un insuccès, Richepance n'avait pas le moindre doute à cet égard, mais une attente trop longue qui, par une apparente immobilité, amoindrirait le prestige de l'armée française et augmenterait ainsi l'audace des noirs répandus dans l'intérieur de l'île. Le général en chef envoya l'ordre au général Sériziat, resté, ainsi que nous l'ayons dit, à la Grande. Terre, de rassembler ce qu'il pourrait de troupes dans cette partie de l'île, où il ne laisserait que ce qui serait strictement nécessaire pour maintenir la tranquillité dans le pays, de traverser la rivière Salée et de venir en toute hâte, avec les soldats dont il disposerait, se joindre au bataillon de la 15e demi-brigade, qui précédemment était venue par terre du Petit-Bourg aux Trois-rivières, puis de faire sa jonction avec l'armée, par le Palmiste et le Val-Canard. Jusqu'à ce que ces ordres fussent exécutés, on ne pouvait rien entreprendre de sérieux contre le fort Saint-Charles. Le général Sériziat, dont le nom s'est déjà présenté plusieurs fois sous notre plume, avait été nommé par le gouvernement français pour remplacer le général Béthencourt ; embarqué sur la corvette la Diligente, ce bâtiment, sur le point d'atterrir à la Basse-terre, avait été rejoint par des croiseurs anglais ; ceux-ci trompèrent le général sur les évènements politiques accomplis dans l'île et l'engagèrent à se détourner de sa route et à se rendre à la Dominique. Là, tout fut mis en œuvre, toutes les insinuations mensongères furent employées par l'ex capitaine général Lacrosse, pour surprendre la religion du général Sériziat et l'attirer à son parti. Ces manœuvres échouèrent devant la résolution arrêtée par le général de ne plus demeurer sur une terre naguère encore notre ennemie, et d'un moment à l'autre pouvant le redevenir ; de plus, désireux de se mettre bien au fait des événements et surtout ne voulant pas tromper la confiance que le gouvernement français avait mise en lui, le général se sépara assez froidement de Lacrosse, et se retira à Marie Galante pour y attendre une occasion propice de passer à la Guadeloupe. Cette occasion, l'arrivée de l'expédition française commandée par le général Richepance la lui offrit enfin ; le 17 floréal, il débarqua à la Pointe-à-pitre et se présenta au général en chef ; celui-ci, le connaissant de longue date, savait ce dont il était capable, et lui confia aussitôt un commandement important. Le général Sériziat était un officier d'une grande énergie, d'une audace remarquable ; il devait être pour Richepance, et il fut en effet un auxiliaire précieux pendant le siège du fort SaintCharles. Aussitôt que l'ordre du commandant en chef lui avait été remis par le Chasseur de rats, qui servait d'éclaireur à l'armée et avait précédemment guidé les six cents hommes de la 15e demibrigade, il s'était mis en marche après avoir, autant que possible, placé la Grande-terre à l'abri d'un coup de main de la part des révoltés. Le général Pélage fut averti par le général Gobert de la marche de cette division, afin qu'il lui portât secours au besoin, s'il le pouvait, sans compromettre les troupes dont il disposait. Le général Sériziat, parfaitement éclairé par son guide, qu'il avait pris pour batteur d'estrade, s'avançait rapidement. Il rencontra aux Trois-rivières le troisième bataillon de la demi-brigade ; avec ce renfort, il culbuta au pas de course tous les partis insurgés qui gardaient les défilés et essayèrent vainement de lui barrer le passage ; le 25 Floréal à midi, il couronna les hauteurs du Palmiste, d'où il marcha presque aussitôt sur la maison Houël où les noirs s'étaient solidement retranchés avec deux pièces de dix-huit ; il se précipita dessus à la baïonnette et les fit résolument attaquer au corps à corps. 15e La mêlée fut terrible ; mais les noirs, surpris par la charge audacieuse des Français, et dont le plus grand nombre avait succombé, s'enfuirent avec épouvante en jetant leurs armes, abandonnant leurs canons, et coururent se réfugier à l'habitation Legraël. Le général, sans les laisser respirer, les délogea de cette position, en fit un carnage horrible et vint s'établir un peu audessus de la Basse-Terre, où il occupa les habitations ; Legraël, Desillet, Duchateau et Ducharmoy. Ce fut ainsi que s'opéra la jonction du général Sériziat avec la division Gobert. Par l'arrivée du général Sériziat, qui, avec le bataillon expéditionnaire et celui de la 15e demi-brigade, gardait toute la ligne entre la rivière des Pères et celle des Galions, Richepance se trouva en mesure de commencer les opérations contre le fort Saint-Charles ; opérations qu'il voulait mener avec la plus grande rapidité possible. Pendant que le général Gobert, avec les deux bataillons de la 66e demi-brigade, se chargeait de repousser les sorties qui devenaient de plus en plus rares, le commandant en chef donna l'ordre à l'amiral de faire mettre à terre la grosse artillerie des vaisseaux. Cette opération très-difficile, s'exécuta assez promptement et dans de bonnes conditions ; de sorte que bientôt tout cet équipage de siège improvisé se trouva à terre. Mais alors surgirent d'innombrables difficultés pour mettre en mouvement ces énormes engins ; on n'avait ni chevaux ni bœufs ; enfin les moyens de transports manquaient complètement ; il fallut donc traîner à force de bras dans des montagnes très-escarpées, et passer de l'autre côté de mornes presque infranchissables, des pièces d'un poids immense avec des fatigues inconcevables. Les soldats ne se rebutèrent pas, ils accomplirent des miracles, et à force de travail, de patience et surtout de courage, ils réussirent à amener devant la place trente pièces d'artillerie de très-fort calibre et tout le parc nécessaire. Pour suppléer aux bras qui manquaient, on fit aider dans toutes les corvées les soldats par les matelots des vaisseaux et frégates, organisés en compagnies d'ouvriers. Débarquer les munitions et les canons ; transporter les unes, porter et placer les autres ; creuser la tranchée et la défendre en même temps, car il avait été impossible de se procurer des pionniers, tels furent les travaux de tous les jours st de toutes les nuits des soldats et des matelots. Jamais, jusqu'alors, armée détachée pour une expédition lointaine n'avait essuyé autant de fatigues. Plus tard, nos soldats, pendant les grandes guerres du premier Empire et les quatre expéditions de Crimée, du Mexique, de Chine et du Japon, faites pendant le second Empire, devaient en voir bien d'autres ; mais peut-être aucune armée n'a supporté les fatigues et les souffrances à aucune époque avec autant de courage, d'abnégation et de dévouement que les troupes républicaines du général Richepance. Malheureusement, bientôt l'excès de ces fatigues, joint aux excessives chaleurs, engendra des maladies qui causèrent de grands ravages. Ce fut alors que, sur les instances réitérées du général Pélage, qui, en cette circonstance, rendit un immense service à l'armée, le commandant en chef se décida à lui laisser choisir, parmi les noirs prisonniers sur la flotte, six cents hommes sur lesquels il pouvait hardiment compter ; ces six cents hommes furent incorporés dans les bataillons français et fiers de la confiance que leur témoignait le général, ils rivalisèrent avec leurs nouveaux camarades de courage et de fidélité. Cette mesure fut très-utile et épargna beaucoup de sang aux soldats. Ce fait pourra paraître extraordinaire et dit assez ce qu'étaient les hommes que Delgrès avait rêvé de rendre à la liberté, mais il est parfaitement exact. La liberté, hélas ! ne suffit pas, il faut encore donner à la créature humaine le sentiment de sa dignité et de ses devoirs. Malheureusement, à cette époque l'immense majorité des hommes de couleur ne possédait ni l'une ni l'autre de ces deux qualités. Enfin, pendant la nuit du 24 au 25 floréal, le général Richepance ouvrit la tranchée devant le fort Saint-Charles et le siège commença sérieusement. Il ne devait pas durer longtemps. XV Où l'Œil gris arrive comme toujours au bon moment à l'habitation de la Brunerie Nous avons expliqué, pour la parfaite intelligence des faits qui vont suivre, les mouvements opérés par les troupes de l'expédition française, depuis leur débarquement à la Pointe-àPitre ; nous devions d'autant plus appuyer sur ces détails que cette expédition, dont l'importance était réelle, eut à cette époque un immense retentissement non seulement en Europe, mais encore en Amérique, à cause des échecs sérieux subis par nos troupes à l'île de Saint-Domingue, échecs qui avaient, cela est facile à comprendre, gravement compromis le prestige de nos armes dans le nouveau monde, où sur tout le littoral de l'atlantique les regards étaient anxieusement fixés sur nous. En France, les détails de cette magnifique expédition sont aujourd'hui presque complètement ignorés ; elle fut, à l'époque où elle eut lieu, considérée à peu près comme une promenade militaire. Et cela devait être ainsi ; il n'y avait là aucun parent du premier Consul, mais simplement un de ces généraux fils de leurs œuvres, et qui, par son génie et ses talents, était de la grande famille des Hoche, des Moreau, des Marceau, des Kléber, des Pichegru, des Joubert et de tant d'autres héroïques figures de nos magnifiques épopées républicaines ! Comme eux, il était condamné à disparaître pour faire place à l'homme dont l'action absorbante commençait déjà à se faire sentir, et bientôt devait tout résumer en lui, ce qui arriva. Richepance disparut ; on étouffa par un silence calculé le bruit de cette glorieuse campagne, en réalité la plus amère critique de celle du général Leclerc, et tout fut dit ; elle fut comme si elle n'avait pas été. Cela fut poussé si loin, les précautions furent si bien prises, que c'est à peine si les historiens en font mention, pour en dire quelques mots, comme à regret et avec une honte pudique. Cependant, si la lutte fut courte, elle fut acharnée, implacable ; l'héroïsme fut grand des deux parts ; les noirs surent toujours se tenir à la hauteur des blancs ; s'ils succombèrent, ce fut de la façon la plus glorieuse, en arrachant un cri d'admiration à leurs ennemis eux-mêmes, émerveillés de tant de courage, d'audace et de dévouement à une cause qu'ils avaient embrassée avec enthousiasme en se croyant trompés et trahis : la défense du droit et de la liberté. Le lecteur décidera si nous avons eu tort ou raison de sortir de son injuste obscurité cette magnifique page de notre histoire. Nous abandonnerons, quant à présent, l'armée française rassemblée devant le fort Saint-Charles, dont elle fait le siège, et nous retournerons à l'habitation de la Brunerie, auprès de deux de nos principaux personnages que nous avons été contraint de négliger trop longtemps, nous voulons parler de mademoiselle de la Brunerie et de son père. Cette habitation grandiose qui, lorsque pour la première fois nous y avons introduit le lecteur, respirait un calme si parfait, une tranquillité si complète, avait, en quelques jours à peine, subi une métamorphose telle qu'elle était maintenant complètement méconnaissable. Ce n'était plus une habitation, c'était un camp retranché ou plutôt une place forte. Tous les travaux de la plantation avaient cessé ; le village des nègres était abandonné, les cases détruites ; les arbres immenses qui enveloppaient l'habitation d'un splendide rideau de verdure et dont les chaudes teintes et la vigoureuse végétation reposaient si doucement l'œil, mais qui auraient pu offrir un abri à l'ennemi en cas d'attaque, avaient été impitoyablement sciés à deux pieds du sol ; leurs troncs monstrueux avaient servi à construire des barricades énormes en avant de la majestueuse allée de palmiers, qui seule, à l'instante prière de mademoiselle de la Brunerie, avait été conservée ; ces barricades, ingénieusement disposées en gradins, qui se commandaient toutes et qu'il aurait fallu enlever les unes après les autres, se reliaient entre elles par des chemins couverts, et communiquaient avec le corps de la place, par le feu de laquelle elles étaient abritées. La sucrerie et tous les autres ateliers avaient, eux aussi, été démolis ; les matériaux enlevés avaient servi à renforcer les retranchements établis tout autour de la maison principale, qu'un fossé profond de six mètres et large de dix entourait de tous les côtés. Les chemins conduisant à la plantation avaient été coupés de telle sorte qu'ils étaient devenus de véritables casse-cou, dans lesquels un homme seul ne parvenait à passer qu'avec des difficultés extrêmes. Sur le toit à l'italienne du principal corps de logis, large terrasse du haut de laquelle on dominait un panorama immense et d'où la vue s'étendait maintenant sans obstacle jusqu'à la Basseterre, une vigie avait été installée à demeure, vigie chargée de signaler les mouvements les plus légers et en apparence les plus inoffensifs qui s'opéraient dans la campagne environnante. L'armement de l'habitation avait été complété par le commandant en chef de l'expédition française, qui avait généreusement prêté un certain nombre de pierriers et d'espingoles à M. de la Brunerie ; le général Richepance ne s'en était pas tenu là ; il avait, de plus, envoyé à l'habitation, attention qui avait fait beaucoup de jaloux, un détachement de vingt-cinq grenadiers de la 15° demi-brigade, commandés par un jeune souslieutenant nommé Alexandre Dubourg, dont la famille était originaire de la Guadeloupe, bien que depuis une soixantaine d'années, à la suite d'événements que nous ignorons, elle se fut retirée en Normandie, aux environs d'Évreux. Ce jeune homme, âgé de vingt-deux ans au plus, d'une taille svelte et, bien prise, aux traits intelligents, au regard franc et droit, aux formes aimables et polies, était très-aimé du général Richepance qui l'avait vu, en plusieurs circonstances, combattre comme un lion et s'élancer avec un courage héroïque au plus épais de la mêlée ; ce courage indomptable avec des traits doux et des manières timides et un peu gênées, des yeux bruns, voilés de longs cils qu'il baissait pudiquement à la moindre plaisanterie un peu crue, avaient fait surnommer le lieutenant Dubourg la Demoiselle, par ses rudes compagnons qui l'aimaient beaucoup et prenaient un malin plaisir à le taquiner et à le faire rougir comme une jeune fille. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que ce jeune officier avait été reçu de la façon la plus charmante par le planteur, qui tout de suite l'avait pris en amitié. Plusieurs planteurs, voisins de M. de la Brunerie, et dont les habitations étaient ou dans des positions difficiles à défendre ou presque abandonnées par leurs noirs fuyant les ateliers pour se joindre aux insurgés, étaient venus, avec quelques serviteurs restés fidèles, et emportant avec eux ce qu'ils possédaient de plus précieux, demander à M. de la Brunerie cette hospitalité qui ne se refuse jamais dans les colonies, et se réfugier sous son toit. Le planteur avait accueilli les bras ouverts et le sourire sur les lèvres tous ceux, quels qu'ils fussent, amis, indifférents ou même ennemis déclarés ou cachés, tous ceux, disons-nous, qui étaient venus se réfugier sous la garde de sa demeure si bien fortifiée. De sorte que l'habitation regorgeait de monde, et que la garnison, placée sous le commandement suprême du brave majordome David, ayant sous ses ordres immédiats le jeune lieutenant, se montait à près de cinq cents noirs dévoués, prêts à se faire tuer sans reculer d'un pouce pour défendre leurs maîtres et eux-mêmes ; ils savaient qu'après leur refus péremptoire de se joindre à l'insurrection, si les révoltés l'emportaient, leur procès était fait à l'avance et qu'ils seraient immédiatement massacrés ; aussi faisaient-ils bonne garde aux retranchements et ne laissaient-ils pénétrer qu'à bon escient dans l'habitation les personnes qui se présentaient. Il était dix heures du matin, la cloche du déjeuner achevait de sonner, vingt ou trente personnes, toutes de pure race blanche, entrèrent dans la galerie par plusieurs portes différentes et prirent place autour d'une table somptueusement servie. Tandis qu'un nombre à peu près égal, ou du moins de trèspeu inférieur, d'hommes et de femmes d'un teint presque aussi blanc pour la plupart, mais qui, de même que quelques-uns de leurs compagnons d'une nuance beaucoup plus foncée, portaient le stigmate de la race noire, s'asseyaient autour d'une table non moins somptueusement servie. Nous devons prévenir le lecteur que cette séparation si nettement établie entre les deux races, n'avait et ne pouvait rien avoir de choquant, ni pour les uns ni pour les autres des convives. M. de la Brunerie n'avait même pas eu un seul instant la pensée d'établir entre ses hôtes une différence quelconque ; nous croyons même que si M. de la Brunerie avait essayé de les réunir à la même table, peut-être les blancs y auraient-ils consenti sans trop de difficultés, mais certainement les noirs ou soi-disant tels, quelle que fut du reste leur position de fortune, s'y seraient formellement opposés par respect, nous soulignons le mot avec intention, pour les blancs. Et qu'on ne crie pas au mensonge et à l'invraisemblance ; cela était réel, admis, accepté et, de plus, passé dans les mœurs ; peut-être en est-il encore de même aujourd'hui. Il nous serait facile de citer cent preuves à l'appui de ce que nous avançons ; nous nous contenterons d'une seule. Cet ouvrage étant surtout une étude vraie et consciencieuse des mœurs créoles, il doit nous être permis, lorsque nous présentons un fait qui, par son étrangeté, peut-être révoqué en doute, de joindre des preuves irrécusables à l'appui de notre dire. Le fait est postérieur de près de quarante ans à l'histoire qui forme le fond de notre roman ; c'est exprès que nous le choisissons entre tant d'autres pour notre citation ; or, les mœurs avaient bien changé de 1802 à 1838. Eh bien, écoutez. Tout le monde a connu à la Guadeloupe l'homme dont nous allons parler ; tout le monde l'aimait et le considérait comme il méritait de l'être à cause de ses vertus. Il y a à la Guadeloupe des hommes de couleur en possession non-seulement d'une grande aisance, mais même d'une immense fortune ; cela se comprend d'autant mieux qu'en général le commerce est presque entièrement passé entre les mains de la race mixte, depuis déjà fort longtemps. Parmi ces hommes de couleur se trouve, ou plutôt se trouvait, car nous ignorons s'il existe encore, ce qui serait, du reste, assez extraordinaire, un certain Amé Noël ; cet homme avait été esclave ; dès qu'il fut affranchi, doué d'une large intelligence, d'une faculté énorme de travail, honnête, probe, et surtout très-entreprenant en affaires, il parvint en quelques années à devenir un des plus riches propriétaires de la Guadeloupe. Amé Noël devint amoureux d'une esclave Capresse nommée Delphine ; il l'acheta, lui donna la liberté et l'épousa. Peut-être on supposera que cet homme, arrivé à une haute position de fortune, était jaloux des autres propriétaires de race blanche dont il était certain, quoi qu'il fît, d'être toujours séparé à cause de la couleur de sa peau. Nullement ; Amé Noël était un homme très-sensé ; il avait montré, par une conduite sage et laborieuse, ce que les affranchis peuvent devenir avec du travail ; il vivait loin de la société des autres mulâtres restés paresseux, vaniteux et pauvres ; et il avait toujours cherché à s'élever par ses sentiments et ses relations. Le jour de son mariage, notez bien ceci, plus de quarante propriétaires notables, tous de race blanche, assistaient à son repas de noce ; quelques-uns étaient ses obligés, plusieurs ses amis, tous ses bons voisins ; et lui, le marié, lui, le maître de la maison, le possesseur d'une fortune immense, honnêtement acquise par son travail et son intelligence, crut devoir donner à ses convives cette marque solennelle de déférence qu'aucun d'eux n'aurait, certes, demandée, et qu'aucun ne put l'empêcher d'exécuter, de ne point se mettre à table avec eux. Amé Noël, ce mulâtre opulent, aimé et respecté de tous, déclara à haute voix aux convives réunis et invités par lui à sa noce, qu'il aurait cru manquer au respect qu'il leur devait s'il s'était assis avec eux ; et, en effet, il passa les trois ou quatre heures que dure un grand repas créole, à surveiller le service ; service fabuleux, pantagruélique, où les moutons entiers furent servis comme des alouettes ; service sans rival dans le présent et qui ne se compare dans le passé qu'au festin de Trimalcion, ce splendide affranchi de Pétrone ; et il ne consentit à dîner luimême que lorsque ses convives blancs se furent enfin levés de table. Était-ce de l'humilité ? Était-ce de l'orgueil ? Nous nous abstenons de tout commentaire, et nous reprendrons maintenant, notre histoire que nous n'interromprons plus. Ainsi que nous l'avons dit, les convives s'étaient assis à deux tables différentes ; la première était présidée par le maître de la maison, la seconde par M. David, son commandeur ou majordome, les deux titres lui étaient indifféremment donnés. Le service, le même pour les deux tables, bien entendu, commença aussitôt, avec cette étiquette rigoureuse et de ce confortable bon goût qui ne se rencontrent réellement que dans nos colonies françaises. Malgré les circonstances lâcheuses dans lesquelles se trouvait le pays, le repas fut loin d'être triste ; il y avait là de charmantes femmes, et, partout où il se rencontre des femmes, elles ont le talent, ou pour mieux dire le privilège d'égayer tout ce qui les entoure. On parla beaucoup politique, sujet très-intéressant pour toutes les personnes présentes ; on célébra surtout et on porta aux nues les exploits de l'armée française qui, en quelques jours à peine, avait réussi à enfermer les plus dangereux insurgés dans le fort Saint-Charles où ils se trouvaient maintenant assiégés. – Delgrès est un misérable indigne de pardon, dit avec amertume un planteur nommé Rigaudin, qui avait appris que, deux jours auparavant, les révoltés avaient brûlé une de ses habitations, située dans le quartier du Parc. À propos, citoyen de la Brunerie, n'avez-vous pas une plantation de ces côtés-là ? – Oui, certes, répondit le planteur ; l'habitation d'Anglemont, que j'ai achetée, il y a une douzaine d'années, à la mort du dernier descendant de cette noble famille ; elle se trouve dans le Matouba. – C'est cela même, reprit le citoyen Rigaudin ; ne craignezvous pas que les brigands ne s'en emparent, la brûlent, ou, tout au moins, la mettent au pillage ? – Non, mon cher voisin, je ne crains pas cela, je crains quelque chose de bien plus terrible. – Quoi donc ? demandèrent plusieurs personnes avec curiosité. – Mon Dieu, je ne sais si je dois vous dire cela, citoyens ; c'est une pensée qui m'est venue, pensée ridicule à la vérité, mais elle me tourmente et m'obsède, quels que soient mes efforts pour la chasser. – Parlez ! parlez ! s'écria-t-on de toutes parts. – Je consens à parler, répondit M. de la Brunerie, puisque vous le désirez, mes chers voisins et amis, quoique je sois certain que vous rirez de mes appréhensions, car elles ne s'appuient sur aucune raison plausible ; vous savez tous, comme moi, que le Matouba, situé dans une position ravissante, sur la déclivité de hautes montagnes, communiquant facilement de tous les côtés avec les mornes les plus infranchissables qui, de tout temps, ont servi de refuges aux Marrons, le Matouba, disje, à cause même de cette position exceptionnelle, a, chaque fois que notre île s'est vue attaquée par un ennemi quelconque, été choisi comme lieu de refuge pour ceux d'entre nous qui voulaient échapper au pillage ou à la mort. – Certes, assez de retranchements y ont été élevés dont les ruines jonchent aujourd'hui le sol et sont encore visibles ; c'est en effet, de temps immémorial, le refuge de prédilection de tous ceux qui, à tort ou à raison, croient avoir quelque chose à redouter, répondit le citoyen Rigaudin ; mais je ne vois pas encore où vous voulez en venir, cher citoyen de la Brunerie. – Attendez, attendez, j'y arrive. Bien que le quartier du Matouba soit le plus petit de tous ceux de l'île et qu'il ne renferme que quelques habitations, il en compte cependant deux trèsimportantes. – Pardieu ! l'habitation Vermond et la vôtre. – C'est cela même. Vous savez aussi, sans doute, que la construction de ces deux habitations remonte aux premiers temps de l'occupation de l'île, alors que les colons étaient exposés aux attaques incessantes des Caraïbes ; qu'elles sont situées dans des positions de défense admirables et que plusieurs fois même elles ont résisté avec avantage à des coups de main dirigés contre elles ; l'habitation d'Anglemont, surtout, est une véritable forteresse. – C'est vrai, dirent plusieurs convives. – Eh bien, reprit M. de la Brunerie, supposez, ce qui attirera infailliblement et avant peu, je l'espère, que le général Richepance s'empare du fort Saint-Charles. – Avant huit jours il y entrera, dit le lieutenant Dubourg avec une conviction polie. – Vous avez parfaitement raison, monsieur Dubourg, répondit le planteur ; alors les noirs échappés du fort… – Le général en chef ne les laissera pas échapper, monsieur, interrompit l'officier. – J'admets qu'il y en ait qui s'échappent. – Admettons-le, monsieur, répondit poliment l'officier en s'inclinant, admettons-le, soit, pour vous être agréable, bien que je sois convaincu du contraire. – Je ne demande pas mieux pour ma part, reprit en souriant le planteur ; mais permettez-moi de suivre ma supposition, je vous prie. Des noirs échappés n'ont qu'une pensée, se réfugier dans les mornes ; ils se jettent dans le Matouba où ils s'emparent de l'habitation Vermont et surtout de la mienne plus vaste, mieux située et beaucoup plus complètement fortifiée que l'autre ; ils s'y établissent solidement, massacrent mes malheureux noirs et y contiennent, s'il le faut, un nouveau siège. – Cela pourrait très-bien arriver ainsi que vous dites, mon cher voisin, dit M. Rigaudin, ce serait une grande perte pour vous ; toutes vos caféières et vos sucrières seraient ravagées et perdues, la maison elle-même serait peut-être incendiée, elle aussi. – Cette perte d'argent me touche peu, si considérable qu'elle soit, croyez-le, mon cher voisin. – Eh ! eh ! je sais que vous êtes riche, mais… – Non, vous dis-je, cela m'est presque indifférent reprit le planteur avec une légère impatience. – Mais alors, qu'est-ce qui vous inquiète ? – Mes pauvres noirs dont j'ai laissé là-bas une centaine et qui, au cas où ce que je redoute arriverait, seraient impitoyablement massacrés par les révoltés. – Mon cher voisin dit un autre planteur, croyez-vous donc que ces drôles n'ont pas, depuis longtemps déjà, fait cause commune avec les rebelles ? – Non, monsieur des Dorides, répondit M. de la Brunerie avec une certaine animation, je connais mes noirs, je suis sûr d'eux, ils me sont dévoués. – Je le veux bien, reprit M. des Dorides d'un air de doute ; mais, à votre place, mon cher voisin, je n'aurais pas grande confiance, la race noire est foncièrement ingrate. – Pardonnez-moi de ne pas partager votre opinion, monsieur ; j'ai toujours, au contraire, trouvé les noirs dévoués et reconnaissants ; mais, ajouta-t-il en jetant un regard sur la table voisine, Je crois que le moment est assez mal choisi pour traiter un pareil sujet. – C'est juste, vous avez raison, monsieur. – Pardon, monsieur de la Brunerie, dit alors le jeune lieutenant en passant les doigts dans sa fine moustache brune pour cacher la rougeur qui, malgré lui, envahissait son visage, me permettez vous de vous adresser une simple question ? – Comment donc, lieutenant, mais avec le plus grand plaisir, répondit en souriant le planteur. – Cette habitation d'Anglemont, reprit le jeune homme de plus en plus décontenancé parce que tous les regards se fixaient sur lui avec curiosité, cette plantation dont vous parlez, monsieur, est-elle éloignée d'ici ? – Oh ! mon Dieu, non, mon cher lieutenant deux lieues tout au plus. – C'est une promenade alors. Voulez-vous me permettre, monsieur, continua-t-il de sa voix douce, de prendre avec moi une dizaine de mes grenadiers ? Je vous promets qu'avant la nuit close tous vos pauvres noirs seront ici ; je ne vous demande qu'un guide sûr. – Vous feriez cela, monsieur ? s'écria Renée de le Brunerie avec admiration. – Pourquoi non, mademoiselle ? répondit simplement le jeune officier, puisque je trouverais ainsi le moyen d'être agréable à monsieur votre père et à vous, en même temps que je sauverais la vie, peut-être à une centaine de mes semblables. – Vos semblables ! s'écria M. des Dorides avec dédain. – Ne sont-ils pas des hommes, monsieur ? répondit froidement l'officier. Que signifie la couleur, je vous prie ? – C'est une question de nuance, dit en M. Rigaudin. – Une plaisanterie n'est pas une réponse, monsieur, dit sèchement et nettement le jeune homme Tous les hommes sont frères. – En France, peut-être, monsieur, et encore comme Caïn est celui d'Abel ; mais dans les colonies ce n'est plus cela, reprit M. des Dorides d'une voix railleuse. – Messieurs, dit vivement mademoiselle de la Brunerie, vous oubliez… des. – En effet pardonnez-moi, mademoiselle, dit M. des Dori- – Lieutenant, reprit M. Rigaudin en s'adressant au jeune officier, notre honorable hôte et ami nous a dit, il y a un instant, que deux lieues seulement séparent la Brunerie d'Anglemont, mais il a oublié d'ajouter que ces deux lieues, on doit les faire par des chemins infranchissables pour tout autre que pour un pied créole. – J'ignore, monsieur, comment les créoles ont le pied fait, repartit le jeune homme avec une légère teinte d'ironie, mais je puis vous affirmer que partout où les Français posent le leur, ils passent ; avec votre permission, je renouvelle, plus sérieusement encore que le ne l'ai fait la première fois, mon offre à M. de la Brunerie. – Bien dit, monsieur ! s'écria Renée avec un charmant sourire, mon père acceptera, j'en suis sûre, avec reconnaissance, le service que vous offrez si gracieusement de lui rendre. – Je ne dis encore ni oui ni non, répondit le planteur, mais quelle que soit la résolution que je prenne, je vous remercie sincèrement de votre offre, mon cher lieutenant. En ce moment un son de trompe se fit entendre. Aussitôt toutes les conversations cessèrent et une expression d'effroi se peignit sur la plupart des visages. – Rassurez-vous, messieurs et chers voisins, dit gaiement M. de la Brunerie, la sentinelle ne nous annonce sans doute, par ce signal, que l'arrivée d'une visite, probablement un ami, ou tout au moins une connaissance ; d'ailleurs avant cinq minutes nous saurons à quoi nous en tenir à ce sujet ; restez donc à table, je vous prie. En parlant ainsi, le planteur se leva, mouvement qui fut bientôt imité par l'officier français et M. David, le commandeur, puis tous trois quittèrent la galerie ; seulement le planteur et l'officier demeurèrent sur la terrasse, tandis que le commandeur, lui, montait sur le toit de la maison. M. de la Brunerie avait fait donner à la vigie, placée sur le haut de la maison, une trompe dont elle avait ordre de sonner chaque fois qu'elle apercevait un mouvement insolite dans la campagne, ou quand un étranger se dirigeait vers l'habitation. Cette façon d'avertir était à la fois simple et commode. Le planteur, muni d'une excellente longue-vue marine, commença à explorer minutieusement et avec la plus sérieuse attention la campagne dans toutes les directions. Eh bien ! monsieur, lui demanda l'officier après avoir attendu quelques instants, avez-vous découvert quelque chose ? – Rien du tout, répondit M. de la Brunerie d'un ton de mauvaise humeur ; l'imbécile perché là-haut nous a donné une fausse alerte, il aura eu la berlue ; j'ai beau regarder avec le plus grand soin, je n'aperçois rien absolument. – Parce que vous ne regardez pas où il faut, monsieur, dit avec déférence le commandeur en paraissant un peu à l'improviste entre les deux hommes. – Que voulez-vous dire, mon cher David ? – Ne seriez-vous pas d'avis, monsieur, d'aller en nous promenant jusqu'aux barricades répondit le commandeur avec un geste significatif. – Soit, reprit aussitôt le planteur ; d'ailleurs nous y serons beaucoup plus à notre aise pour causer. – C'est cela même, monsieur. – Oui, allons jusqu'aux barricades, ajouta l'officier avec un sourire, cette petite promenade après déjeuner ne peut que nous faire du bien. – Elle facilitera notre digestion, ajouta le planteur sur le même ton. Les trois hommes descendirent les degrés de la terrasse, sortirent des retranchements, non sans que le commandeur eût dit d'abord quelques mots à voix basse à un nègre de confiance qui s'était approché de lui ; puis, après avoir traversé l'emplacement maintenant désert du village des noirs, ils s'engagèrent à grands pas dans l'allée des palmiers. – Qu'avez-vous donc, mon cher David ? demanda alors le planteur ; depuis un instant, mon ami, je vous trouve tout confit en mystères. – Hâtons-nous, s'il vous plaît, monsieur, répondit laconiquement le commandeur en prenant un pas si relevé que ses compagnons avaient grand'peine à le suivre. – Ah çà ! il y a donc quelque chose ? s'écria M. de la Brunerie qui, connaissant l'homme auquel il avait affaire, commençait à s'inquiéter sérieusement. – Oui, monsieur, répondit cette fois nettement le commandeur, et une chose très-grave : avant vingt minutes nous serons attaqués. – Attaqués ! s'écrièrent les deux hommes avec surprise. – Mais je n'ai rien aperçu, ajouta le planteur. – La chose en est simple, monsieur ; vous savez combien les nègres sont rusés ? – Le fait est que ce sont des diables incarnés, doués d'une finesse réellement infernale. – Eh bien, monsieur, les hommes qui nous veulent surprendre s'approchent de nous en rampant sur le sol comme des serpents ; glissant au milieu des hautes herbes et des broussailles avec une adresse de sauvages ; il a fallu toute la sagacité de l'homme placé en vigie pour les apercevoir ; je ne les voyais pas moi-même, c'est là qu'il me les a montrés ; ils sortent des taillis des Agoutis, où, probablement, ils ont réussi à s'introduire pendant la nuit, et dans lequel ils se sont tenus blottis comme des lièvres au gîte, jusqu'à présent ; la distance entre le taillis et nos retranchements, c'est-à-dire nos barricades, est assez grande ; à la vérité, mais cependant, si nous n'avions pas été si promptement avertis, nous risquions fort d'être surpris par leur attaque au moment où notre sécurité devait être la plus complète. – Diable ! c'est sérieux alors, dit le planteur en fronçant les sourcils. Ces taillis forment, sur la déclivité des mornes, à notre droite et notre gauche, un rideau de feuillage et de broussailles terrible pour notre sécurité ; malheureusement ils sont placés dans une zone trop éloignée pour que nous ayons pu les détruire sans danger pour nos hommes. – Ce qui, du reste, aurait été presque impossible, monsieur. La vigie a cru aussi remarquer une certaine agitation dans le morne au sable du coté de Matouba, mais notre brave veilleur n'ose rien affirmer encore. – Ce qu'il a vu est déjà assez joli ; il ne nous manquerait plus que cela d'être attaqués des deux côtés à la fois ; nous nous trouverions, sur ma parole, dans une agréable situation ! Au diable la révolte et les révoltés ! Ces drôles ne pouvaient donc pas se tenir tranquilles ! Le jeune officier ne put s'empêcher de sourire en entendant cette singulière boutade. – C'est que c'est vrai, cela ! reprit le planteur avec une colère en partie affectée ; moi qui ne demande qu'à vivre en paix avec tout le monde, me voici obligé d'être soldat sur mes vieux jours et de faire aussi gaillardement le coup de fusil que si j'étais payé pour cela ! il y a de quoi devenir enragé, n'est ce pas, mon cher David ? – Hum ? fit celui-ci en hochant la tête, façon de répondre qui lui était habituelle quand il ne voulait rien dire, et qui, en effet, n'était pas compromettante. – Rassurez-vous, monsieur, dit le jeune officier, notre position est excellente, nous sommes avertis, nous avons le temps de prendre les mesures nécessaires ; de plus, arrivés à porter de fusil, les noirs, s'ils ne veulent pas être tirés comme à la cible, seront contraints de se lever ; toutes les chances sont donc en notre faveur et nous devons bannir toute inquiétude. – Mon cher lieutenant, je vous remercie de ces encouragements que vous croyez devoir me donner ; mais vous ne connaissez pas les nègres lorsqu'ils ont senti la poudre, que la vue du sang les a enivrés, ce sont de véritables brutes féroces ; ils ne songent qu'au meurtre, au pillage et à l'incendie. – Nous recevrons, je l'espère, ces misérables de façon à leur faire passer pour toujours l'envie de revenir s'attaquer à nous, dit l'officier avec une énergie bien éloignée de sa timidité ordinaire. Au moment où le sous-lieutenant achevait de prononcer ces paroles, les trois hommes atteignirent les barricades. L'alerte était déjà donnée par les sentinelles, chacun était à son poste et prêt à se défendre. Cette vue rendit un peu de courage au planteur. L'officier appela aussitôt le sergent-major qui commandait le détachement sous ses ordres. Ce sergent était un Breton à mine sournoise, trapu et large d'épaules, âgé d'une quarantaine d'années et ressemblant à un chouan comme une goutte de vin ressemble à une autre ; il se nommait Ivon Kerbrock, dit l'aimable, sans doute par antiphrase, car c'était l'être le plus bourru et le plus désagréable qu'on puisse imaginer ; toujours grondant et grognant, il était fort redouté des soldats qui le craignaient comme le feu ; pour une seule personne il se déridait et devenait d'une douceur qui formait un contraste singulier avec son humeur ordinaire, cette personne était son lieutenant, pour lequel il avait un dévouement sans bornes et qui, d'un mot, lui aurait fait accomplir des miracles. Il accourut à l'appel de l'officier, et, bien qu'il l'écoutât avec respect, cependant il se frottait joyeusement les mains en recevant ses ordres très-minutieusement donnés. – À la bonne heure mon lieutenant, dit-il lorsque l'officier cessa de parler, au moins comme cela nous allons un peu rire ! Tous deux, sans ajouter un mot de plus, s'éloignèrent alors de compagnie. Tout-à-coup, à un signal donné, les noirs, que maintenant on apercevait très-distinctement, se levèrent tous à la fois, et ils s'élancèrent en courant sur les barricades en brandissant leurs armes et poussant des hurlements féroces. Ils furent accueillis par une fusillade bien nourrie à laquelle ils dédaignèrent de répondre ; les assaillants étaient au moins deux cents ; ils continuèrent leur course ; leur élan était si terrible que presque aussitôt on les aperçut au sommet des barricades, qu'ils couronnèrent sur un front de plus de soixante pieds. Il y eut alors une lutte acharnée, corps à corps, entre les assaillants et les assaillis ; les noirs se maintenaient sur les barricades qu'ils ne parvenaient pas encore à franchir, à la vérité, mais dans lesquelles ils ne tarderaient pas sans doute à sauter, car ils combattaient avec une frénésie aveugle qui semblait devoir être irrésistible. La position devenait critique ; soudain on entendit battre la charge, et les vingt-cinq grenadiers français qui s'étaient glissés inaperçus hors des barricades, s'élancèrent bravement à la baïonnette, leur officier en tête, sur les assaillants qu'ils prirent à revers au cri de « Vive la République ! » C'était là, pendant la bataille, que le jeune lieutenant était réellement beau ; les lèvres serrées, le front pâle, l'œil étince- lant, ses longs cheveux bruns flottant en désordre sur ses épaules, il brandissait son sabre au-dessus de sa tête et entraînait à sa suite ses soldats électrisés par tant de valeur, au plus épais des rangs ennemis. Les révoltés, surpris par cette attaque imprévue, hésitèrent, les défenseurs de la plantation redoublèrent d'efforts ; M. de la Brunerie et le commandeur se multipliaient, des secours leur arrivaient au pas de course de l'habitation. On n'entendait que le crépitement sec et continu de la fusillade, mêlé aux hurlements de colère et de douleur des combattants, à la charge battue sans relâche par les tambours, et aux cris répétés de : Vive la République ! Les révoltés faiblissaient. Tout à coup, une centaine de noirs bondirent comme des tigres hors des taillis du morne au sable et s'élancèrent en avant avec d'effroyables clameurs. Les révoltés crurent qu'un secours leur arrivait ; ils répondirent aussitôt par des cris de joie et voulurent se joindre à cette troupe ; mai, soudain, les nouveaux venus s'arrêtèrent, abaissèrent leurs armes, et une épouvantable décharge passa comme un cent de mort sur les révoltés auxquels elle causa des pertes horribles, puis les arrivants s'élancèrent à la baïonnette. – L'Œil Gris ! s'écrièrent les créoles avec enthousiasme. C'était, en effet, le Chasseur. Les révoltés, pris entre deux feux, déjà entamés, et presque démoralisés par la vigoureuse attaque des Français, renoncèrent à une lutte désormais impossible. Fous de rage et d'épouvante, désespérés de rencontrer parmi leurs congénères des ennemis implacables, la plupart jetèrent leurs armes et s'enfuirent dans toutes les directions, poursuivis l'épée dans les reins par les soldats du lieutenant et les noirs du Chasseur. La surprise était manquée, pour cette fois du moins. XVI Peu intéressant en apparence mais qui laisse pressentir de graves évènements Cependant, tout n'était pas fini encore. Les créoles demeurés derrière les barricades, que le commandeur n'avait pas voulu leur laisser franchir au cas où l'ennemi aurait tenté un retour offensif, ce qui, à la vérité, n'était pas probable, assistèrent alors à un effroyable spectacle ; à une horrible chasse à l'homme. Nous l'avons dit plusieurs fois déjà, la guerre noire ne ressemblait à aucune autre ; elle se faisait avec d'épouvantables raffinements de barbarie, autant de la part des noirs que de celle des blancs ; seulement pour être juste, nous constaterons que les noirs avait donné l'exemple de cette férocité ; les blancs ne les imitaient que poussés à bout par tant de cruautés et par représailles, ce qui, cependant, à aucun point de vue humanitaire, ne saurait être et n'était pas une cause suffisante. Ce qui se passa après l'attaque infructueuse des nègres révoltés, contre les barricades de la Brunerie, est une preuve de plus de la vérité de notre dire. Les grenadiers français, commandés par le sous-lieutenant Alexandre Dubourg, et les nègres créoles amenés par le Chasseur de rats et l'ayant à leur tête, bondissaient à travers les broussailles, débusquant les révoltés et les massacrant impitoyablement. Du reste, ceux-ci, tout en fuyant, continuaient à combattre et ne demandaient pas plus quartier qu'ils ne l'accordaient à ceux de leurs ennemis qui tombait entre leurs mains. Par un mouvement tournant. Habilement exécuté, le chasseur et l'officier avaient réussi à envelopper complètement les révoltés et à former un demi-cercle autour d'eux, tout en les refoulant par une pression lente mais irrésistible, vers un immense rocher placés, monolithe gigantesque et grandiose, sur l'extrême bord d'un précipice, ou bien plutôt d'un gouffre d'une profondeur insondable. Les rebelles, pris comme dans un énorme réseau de fer dont il leur était impossible de rompre les mailles, s'étaient de nouveau réunis en un seul groupe ; et tandis que quelques-uns d'entre eux se faisaient bravement tuer pour arrêter l'ennemi pendant quelques minutes ; les autres avaient couronné la plate-forme du rocher où ils essayaient de se retrancher afin de vendre chèrement leur vie. Toute retraite leur était coupée, ils le savaient ; leur existence n'était donc plus pour eux qu'une question de minutes ; mais, plutôt que de tomber vivants aux mains de leurs ennemis, ils voulaient, pendant ces dix ou quinze minutes, accomplir des prodiges d'audace et de bravoure, et combattre jusqu'au dernier souffle sans demander grâce ; d'ailleurs, ils étaient encore à peu près cent cinquante, les munitions ne leur manquaient pas ; ne combattant plus pour vaincre mais pour se venger, se souciant peu de mourir pourvu que leurs funérailles fussent belles, ils étaient certains, avec leur bravoure de fauves aux abois que leur mort coûterait cher à leurs ennemis ; cette satisfaction leur suffisait ; au moins ils ne succomberaient pas sans vengeance. – Nous ne pouvons cependant pas massacrer ainsi froidement ces pauvres gens égarés ! dit le lieutenant dont le sabre avait sa lame rougie jusqu'à la poignée ; ce serait folie à eux d'essayer de lutter davantage. – Ils y sont cependant bien résolus, monsieur, répondit froidement L'œil Gris. – C'est possible, mais je suis officier français, je sais à quoi ce titre m'oblige ; il est de mon devoir de leur offrir quartier. – Et vous allez le faire ? – Pardieu ! en doutez-vous, monsieur ? – Non pas, lieutenant, seulement, croyez-moi, prenez vos précautions ; ils pourraient fort bien vous tuer ; vous savez qu'ils n'ont aucun respect pour les parlementaires ? – Je le sais, monsieur ; mais s'ils me tuent, eh bien, je serai mort en faisant mon devoir, répondit doucement le jeune homme. Le rude Chasseur fut, malgré lui, saisi d'admiration à cette noble réponse si simplement faite. – Vous avez raison, monsieur, reprit-il en s'inclinant avec déférence ; agissez donc comme votre honneur de soldat vous l'ordonne ; je vous jure que si ces misérables vous tuent, vous serez vengé. – J'y compte et je vous remercie. Votre main, monsieur, répondit en souriant le jeune homme. Après avoir vigoureusement serré la main calleuse et loyale du Chasseur, le lieutenant attacha son mouchoir à la pointe de son sabre, fit battre au rappel de tambour, puis il s'avança froidement, jusqu'à portée de pistolet du rocher, en élevant au- dessus de sa tête le drapeau parlementaire qu'il avait improvisé avec son mouchoir de fine batiste. De part et d'autre la fusillade avait cessé. Les révoltés profitaient activement, bien qu'ils n'en comprissent pas les motifs, de cette trêve qui leur était accordée, pour se barricader le mieux possible et augmenter ainsi leurs moyens de défense. – Que demandez-vous ? cria une voix menaçante du haut des rochers lorsque le lieutenant s'arrêta. Braves gens, dit-il d'une voie claire et fermement accentuée, je viens vous offrir la vie sauve ; vous vous êtes battus en gens de cœur, mais toute résistance est maintenant impossible ; rendez-vous ; vous feriez inutilement couler un sang précieux. Je vous jure sur mes épaulettes et mon honneur de soldat, que si vous jetez vos armes, aucune violence ne sera commise contre vous, et que vous serez considérés comme prisonniers de guerre. – Nous savons quelle confiance nous devons avoir dans la parole des Français, répondit avec amertume le noir qui déjà avait parlé. – On vous a indignement trompés, répondit avec énergie le fier jeune homme. – C'est possible. Si nous consentons à mettre bas le armes, serons-nous libres de nous retirer où cela nous plaira ? – Je ne puis vous faire cette promesse. Je vous ai dit que vous seriez retenus prisonniers de guerre et traités avec humanité ; je ne puis m'engager à autre chose. – Nous connaissons l'humanité française ; retirez-vous ou sinon !… ajouta le noir d'une voix menaçante. – Je ne me retirerai pas avant d'avoir une réponse positive. – Vous voulez une réponse ? – Oui. – Eh bien, la voilà !… Feu, vous autres ! Au même instant une décharge épouvantable éclata ; le jeune homme disparut complètement au milieu de la fumée produite par l'explosion. Mais lorsque cette fumée eut été presque aussitôt dissipée dans l'espace par le vent, on revit le jeune officier, froid, calme, brandissant fièrement son épée au-dessus de sa tête ; il n'avait pas reculé d'un pouce. – En avant ! vive la République ! cria-t-il à ses soldats d'une voix stridente. – Vive la République ! répétèrent les grenadiers et les noirs créoles. Et ils s'élancèrent en courant sur les pentes abruptes du rocher. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, ils avaient renversé tous les obstacles accumulés par les insurgés, et s'étaient pris corps à Corps avec eux. Ce qui se passa alors fut affreux, inouï, horrible, échappe à toute description. Les combattants se mêlèrent, s'enchevêtrèrent, pour ainsi dire, les uns dans les autres, et formèrent un pêle-mêle effroyable sur cette plate-forme étroite, à peine assez grande pour les contenir tous. Bientôt ils disparurent complètement dans d'épais nuages de fumée ; et de ce tohu-bohu, de ce chaos épouvantable, s'élevaient par intervalles des clameurs étranges, des hurlements de bêtes féroces, des cris stridents de rage et de douleur, des rugissements de tigres aux abois, mêlés au crépitement sinistre des balles. Les crosses de fusil se levaient et s'abaissaient comme des massues ; les sabres et les baïonnettes lançaient des lueurs sombres, des étincelles rougeâtres, et les spectateurs des barricades voyaient avec épouvante la plate-forme se vider peu à peu ; la masse des combattants diminuait dans des proportions effrayantes. Tout à coup on entendit un cri horrible formé de cent autres cris ; une masse sombre tomba en se tordant dans le gouffre béant. Puis, plus rien : un silence de mort ! Après un instant, le nuage de vapeurs qui voilait la plateforme se dissipa enfin, fouetté par le vent ; alors on aperçut les Français et les nègres créoles réunis en un seul groupe. Tous les révoltés avaient disparu, impitoyablement précipités dans le gouffre. De plus de deux cents nègres qui avaient assailli les barricades, pas un seul n'avait survécu ! – Vive la République ! crièrent les vainqueurs réunis sur la plate-forme en brandissant avec enthousiasme leurs armes audessus de leurs têtes. Nous nous hâtons de constater que la République n'avait rien à faire dans cette horrible bataille, pas plus que dans les atrocités qui, plus tard, furent commises pendant cette guerre si courte mais si sanglante ; le premier Consul, Bonaparte, en abrogeant, contre tous droits, le décret si humain de la Convention nationale et en condamnant de nouveau à l'esclavage des hommes faits libres depuis dix ans, est seul responsable devant l'histoire des conséquences fatales de cette décision cynique. Aux cris de victoire poussés par les soldats, de chaleureuses acclamations répondirent des barricades où, hommes, femmes et enfants, tous les commensaux de l'habitation étaient accourus. – Quels hommes ! quelle guerre ! murmura douloureusement le planteur en poussant un profond soupir. Hélas ! comment tout cela finira-t-il ? Les grenadiers français et les nègres du Chasseur de rats descendirent alors de la plate-forme et se dirigèrent vers la plantation. Les vainqueurs avaient fait des pertes cruelles ; de cent vingt-cinq hommes qu'ils étaient avant le combat, il n'en restait debout que quatre-vingt, tout au plus, dont beaucoup étaient blessés et ne se soutenaient qu'avec peine. Les Français seuls avaient perdu, tués et blessés, quatorze hommes, plus de la moitié de leur effectif. Par un miracle incompréhensible, le jeune sous-lieutenant, bien qu'il fût couvert de sang depuis les pieds jusqu'à la tête, n'avait pas reçu la plus légère égratignure ; le Chasseur, lui aussi, avait échappé sain et sauf, et pourtant l'un et l'autre ne s'étaient pas épargnés. Les vainqueurs furent reçus avec une joie délirante par les habitants de la plantation qui les acclamaient et les appelaient leurs sauveurs. Par les soins de M. de la Brunerie, auquel aucun détail n'échappait, des brancards avaient été disposés pour les blessés ; ils furent aussitôt transportés dans une grande pièce que l'on avait préparée pour servir d'ambulance ; les soins les plus affectueux et les plus délicats leur furent prodigués par les dames ; toutes, sans exception, voulurent, en cette circonstance, se changer en gardes-malade. M. Rigaudin s'approcha du sergent Kerbrock dont la tête était enveloppée d'un linge sanglant, ce qui n'ajoutait que peu d'agrément à sa physionomie déjà médiocrement aimable, malgré le surnom qu'on lui avait donné. – Un mot, s'il vous plait, sergent ? lui dit-il. – À votre service, mon petit vieux. Qu'est-ce que vous voulez ? demanda le sergent d'une voir hargneuse. Bien que légèrement froissé de l'épithète malsonnante dont le soldat s'était servi à son égard, le planteur se contint et même il feignit de sourire : – Comment appelez-vous cet officier ? reprit-il en désignant le jeune homme qui essayait vainement de faire rentrer dans le fourreau son sabre dont la lame était complètement faussée. – Notre lieutenant ? – Oui, mon brave. – Nous l'appelons la Demoiselle. – La demoiselle ? – Un peu, mon vieux. – Quelle virago ! s'écriai Rigaudin avec admiration. – Oui, il ne va pas mal quand il est en train, reprit le sergent avec complaisance ; aujourd'hui, ce n'était rien. – Rien ! s'écria le planteur stupéfait. – Rien, absolument, non, mon vieux petit père, répondit le sergent avec conviction. – Mais alors c'est un démon quand il est en train, ainsi que vous le dites ! – Un démon ? peuh ! fit le sergent en allongeant les lèvres avec mépris ; c'est un lion, mon bonhomme, ce qu'on appelle un rude lapin, quoi ? Vous comprenez, n'est-ce pas, mon petit père ! Serviteur de tout mon cœur. Et laissant là, sans plus de cérémonie, M. Rigaudin tout abasourdi, le brave soldat continua sa route. – C'est égal, murmura le planteur en suivant le sergent des yeux, ils ne sont pas d'une politesse bien raffinée, oh ! non, mais ce sont de rudes mâtins : quels gaillards ! Cependant M. de la Brunerie et sa fille, après avoir fait au Chasseur l'accueil le plus chaleureux, l'avaient entraîné dans un appartement écarté afin de causer avec lui plus à leur aise et lui demander des nouvelles de la Basse-terre. – Pardieu ! s'écria le planteur en lui serrant cordialement la main, il faut avouer que vous êtes réellement extraordinaire, notre ami ! – Moi ? demanda en souriant le Chasseur. À quel sujet me dites-vous donc cela, monsieur ? – Ma foi, je ne m'en dédis pas, vous arrivez toujours si à propos que l'on dirait qu'un bon génie vous souffle à l'oreille le moment précis où vous devez paraître : – Oui, père, ajouta la jeune fille d'une voix câline, vous réalisez pour nous tous les miracles des contes de fées. – Alors, vous êtes comme les nègres, disposée à me croire sorcier, chère demoiselle ! – Ma foi, oui, je vous l'avoue. – Ma chère enfant, je suis dans tous les cas une fée assez singulière. – C'est possible, mais vous êtes véritablement mon bon génie, de cela nous ne pouvons conserver aucun doute. – C'est à tel point que maintenant que vous voilà avec nous, nous n'avons plus la moindre inquiétude, quelques dangers qui nous menacent. – Mais quand je ne suis pas là, dit le vieillard en riant, comme ce matin par exemple ? – Eh bien nous, nous disons : Bah ! quand il en sera temps, notre ami l'Œil Gris arrivera, et il nous délivrera du péril où nous sommes. – Et vous êtes arrivé, père, ajouta la jeune fille avec un charmant sourire. – Qu'avez-vous à répondre à cela ? Vous voilà pris sur le fait, dit le planteur. – Vous me voyez réellement confus ; je crois, à la vérité, être arrivé assez à propos aujourd'hui, mais je vous assure que le hasard a tout fait. – Le hasard aide toujours les bons cœurs. – Merci, ma chère Renée, mais vous attachez à cette affaire une importance qu'elle ne saurait avoir ; voici tout le mystère en deux mots. Vous savez que je suis d'un naturel curieux et surtout flâneur ; j'éprouve un plaisir singulier à toujours être par voies et par chemins, allant de-ci, delà, sans autre but, la plupart du temps que cette rage de locomotion qui me possède et me crie incessamment comme au Juif errant de la légende : Marche ! sans me permettre de m'arrêter nulle part. En un mot, je ne suis jamais bien que là où je ne suis pas. Le général en chef m'avait proposé de servir de batteur d'estrade à son armée, j'acceptai avec plaisir et je m'acquittai de mon mieux de ces fonctions, lorsque tout à coup elle sont devenues pour moi une sinécure, à cause du siège du fort Saint-Charles, qui immobilise toutes les troupes autour de la Basse-terre ; alors je pensai à vous. – Vous y pensez toujours, dit vivement la jeune fille. – Le plus que je peux, du moins. Je réfléchis que votre habitation du Matouba d'Anglemont, je crois que vous la nommez ainsi, n'est-ce pas ? – Oui. – Eh bien, je réfléchis qu'elle serait très-menacée et que tous les noirs que vous y avez laissés courraient le risque d'être massacrés par les révoltés, au cas où ceux-ci, chassés du fort Saint-Charles, tenteraient de se jeter dans les mornes ; alors, je me dis : Je n'ai rien à faire ; pourquoi n'irais-je pas à d'Anglemont, j'emmènerai avec moi ces pauvres diables de nègres qui sont dévoués à leur maître, et je les conduirai à la Brunerie, où l'on pourra utiliser leurs services ! Je partis et je fis ainsi que je me l'étais proposé. Je me rendais paisiblement ici, lorsque, au moment où je m'y attendais le moins, j'ai donné au beau milieu d'un parti de rebelles ; vous savez le reste. – Oui, vieux Chasseur, et nous savons surtout que nous vous avons de très-grandes obligations pour les services que vous ne cessez de nous rendre et dont, pour ma part, je désespère presque de m'acquitter jamais envers vous. – Peut-être, monsieur, cela vous sera-t-il plus facile que vous ne le supposez, et en aurez-vous bientôt l'occasion. – Mon ami, fournissez-moi cette occasion et je vous donne ma parole d'honneur que je ne la laisserai pas échapper, quelle que soit la chose que vous exigiez de moi. – Je retiens votre parole, monsieur ; dès que le moment sera venu de vous la rappeler, je n'hésiterai pas à le faire. – Vous me rendez heureux en parlant ainsi ; dès aujourd'hui vous pouvez compter sur moi. – C'est entendu, monsieur, il est inutile d'insister davantage sur ce sujet. – Comme il vous plaira ; parlons donc d'autre chose. – Vous savez ce qui est arrivé à M de Chatenoy ? – Mon cousin ? – Lui-même. – Serait-il blessé s'écria Renée avec inquiétude. – Non pas, grâce à Dieu ! Mais, envoyé par le général en chef en parlementaire près des rebelles, ceux-ci l'ont gardé prisonnier dans le fort Saint-Charles. – Voilà qui est fâcheux pour Paul. Ce Delgrès est un misérable, je le crois capable de tout ; je suis désespérée de savoir mon cousin dans une aussi mauvaise position. Pourvu qu'il ne soit pas assassiné par ces scélérats. – Oh ! mon père, le commandant Delgrès est un homme d'honneur ; c'est un militaire ; il ne permettra pas que l'on se porte à des violences indignes sur un prisonnier. – Delgrès est avant tout un homme de couleur ; il hait les blancs, il ne reculera devant aucune atrocité pour assouvir sa rage féroce contre ceux qu'il considère comme étant ses ennemis implacables, et les bourreaux de la race noire à laquelle il appartient, quoi qu'il en dise, puisqu'il est mulâtre. – Pardonnez-moi, mon père, de ne pas partager vos préventions contre cet homme ; il peut être égaré, mais, j'en ai la conviction, il saura toujours conserver la mesure que dans les circonstances les plus critiques ne dépasse jamais un homme d'honneur. – Je partage entièrement l'opinion de mademoiselle votre fille, monsieur ; comme elle, je considère le commandant Delgrès comme un honnête et surtout comme un brave et loyal soldat, incapable d'une lâcheté ou d'une action honteuse. – Je ne discuterai pas avec vous, reprit doucement le planteur, ma conviction est faite. Le mépris que, dans la circonstance dont vous parlez, il a montré pour le droit des gens, indique assez, à mon avis, la conduite qu'il se propose de tenir, lorsque, à bout d'expédients et ne sachant plus que devenir, il sera contraint à avoir recours à toutes espèces de moyens pour éviter le châtiment sévère que mérite sa rébellion ; bientôt, peut-être, vous aurez la preuve que je ne me suis pas trompé sur le compte de cette homme. La conversation s'égara ainsi pendant quelques instants encore sur divers sujets, puis le planteur dont plusieurs affaires importantes réclamaient impérieusement la présence dans d'autres parties de l'habitation, se leva et laissa le Chasseur avec sa fille. L'Œil Gris se disposait à se lever lui aussi, et à quitter l'appartement lorsque la jeune fille, qui avait encore bien des choses à lui dire, sans doute, le retint sous le prétexte de connaître les détails de tout ce qui s'était passé à la Basse-terre depuis le jour où l'expédition française y avait si vaillamment débarqué. Le Chasseur laissa parler la jeune fille plutôt qu'il ne causa avec elle ; il comprenait que la jeune enfant, dont le cœur était si justement inquiet, devait éprouver le besoin impérieux d'apprendre les plus légères et en apparence les plus futiles particularités de la vie de tous les jours, de toutes les heures, de celui qui occupait son âme tout entière ; peu lui importait même que le Chasseur l'écoutât ou non ; elle savait que, devant lui, elle pouvait, sans craindre d'être interrompue, laisser déborder le monde de pensées qui bouillonnait en elle ; aussi, tout en s'adressent en apparence à son singulier et muet interlocuteur, sa conversation n'était, pour ainsi dire, qu'un monologue ; elle causait avec son cœur. D'ailleurs, l'Œil Gris n'était-il pas le confident dévoué et discret de tous ses rêves et de tous ses espoirs de jeune fille ? Cette conversation étrange se prolongea pendant assez longtemps ; le Chasseur, la tête abandonnée dans la paume de sa main, suivait d'un regard voilé, mais clairvoyant, les diverses émotions qui, tour à tour, se reflétaient sur le visage si mobile et si passionné de la jeune fille. – Renée, lui dit-il tout à coup, je comprends tout ce que vous me dites ; je fais plus encore, je comprends autre chose que vous vous gardez bien de me confier. – Quoi, père ? répondit-elle en le regardant avec une feinte surprise tandis qu'elle se sentait intérieurement rougir jusqu'à la racine des cheveux. moi. – Oh ! que me dites-vous donc là, père ? – C'est vrai ; pardonnez-moi, ma chère Renée, je ne suis qu'un vieux fou, et de plus un méchant homme ; mais lorsque je vous vois, je me figure si bien que vous êtes un ange, que parfois je me laisse aller à chercher vos ailes ; et j'oublie toujours, chaste, pure et naïve créature que vous êtes, que l'ange auquel j'ai voué ma vie a, malgré lui, en germe dans son cœur tous les – Oui, chère enfant, vous manquez de franchise envers instincts de la femme et que ce germe, développé par la passion, a envahi tout son être, et qu'alors ce n'est plus Renée qui me parle, mais la jeune filles amoureuse dont la passion domine la raison et la fait par conséquent inconsciente. – Tenez, père, je ne sais ce que vous avez aujourd'hui ; vous prenez plaisir à me tourmenter et à me faire du chagrin. – Loin de moi cette pensée, chère mignonne ; seulement voulez-vous savoir ce qui ressort clairement pour moi de tout ce que vous m'avez dit ? – Oui, je serais curieuse de l'apprendre. – C'est justement ce dont vous n'avez pas soufflé mot, mademoiselle ; c'est-à-dire que vous êtes isolée au milieu de ce désert, entourée d'ennemis redoutables qui vous font grande peur ; que vous tremblez encore plus pour votre père que pour vous-même ; que si cela ne dépendait que de vous seule, vous, laisseriez le commandement de la plantation à ce digne M. David, si brave et si dévoué, et qui est plus que suffisant pour la préserver des attaques des rebelles, et vous iriez, sans regarder derrière vous vous réfugier à la Basse-terre, dans votre charmante maison du cours Nolivos, planté de si magnifiques tamarins, et que là, au milieu de l'armée française, vous seriez en sûreté sous la protection des redoutables baïonnettes ; et remarquez, chère Renée, Ajouta-il avec un sourire doucement ironique, que je m'abstiens de tout autre commentaire. La jeune fille rougit plus encore de se voir si bien devinée, mais elle prit bravement son parti. – Ô mon bon, mon bien cher ami ! Je ne sais pas, je ne cherche pas à savoir par quel miracle incompréhensible vous parvenez à lire ainsi dans mon cœur comme dans un livre ouvert. – Vous en convenez donc enfin ? petite dissimulée. – Pourquoi essayerais-je de vous cacher quelque chose, mon ami ? Vous savez tout. – Parce que, Je vous le répète, Renée, j'ai été jeune et j'ai aimé, et que maintenant ma profonde amitié pour vous m'a rendu clairvoyant, en rappelant à ma mémoire mes émotions des anciens jours, émotions depuis bien longtemps mortes pour jamais ajouta-t-il comme s'il se parlait à lui-même, qui m'ont fait cruellement souffrir et dont aujourd'hui le souvenir est pourtant rempli pour moi de tant de charmes mélancoliques. – Ô mon bon et cher Hector, je vous en supplie, ne vous laissez pas envahir par ces tristesses qui vous rendent si malheureux ! lui dit-elle d'une voix douce et tendrement voilée par une émotion profondément sincère. – Je ne suis pas triste, ma chère enfant, je me souviens, et ma mémoire évoque, comme à travers un nuage lumineux, le spectre presque indistinct de mes jeunes années qui, hélas ! ne renaîtront plus. – Chère enfant : ajouta le Chasseur d'une voix émue en posant légèrement ses lèvres sur le front pur de la jeune fille, votre affection me paye de bien des souffrances. Ils se séparèrent. La jeune fille rentra dans ses appartements ; le Chasseur sortit, il éprouvait le besoin d'être seul. Le vieillard n'avait pas fait connaître le fond de sa pensée à la jeune fille, pas plus qu'à son père. Il était inquiet. L'attaque des noirs contre l'habitation de la Brunerie lui paraissait un événement très-grave dont il ne comprenait pas le but. Ces deux cents noir, en se présentant ainsi sur le front des ouvrages de défense qu'il devaient supposer solidement occupés, ne pouvaient avoir un instant la folle pensée d'enlever une position aussi forte ; ils savaient de plus que les noirs de l'habitation étaient au nombre de plus de cinq cents, bien armés, et que tous étaient sincèrement dévoués à leur maître. Ce hardi coup de main devait cacher un mystère. C'était ce mystère que le Chasseur voulait à tout prix découvrir ; ses espions l'avaient averti, au Galion où il se trouvait avec la division du général Sériziat, que les insurgés avaient l'intention de tenter d'enlever l'habitation de la Brunerie par surprise ; le nom du capitaine Ignace, revenant avec insistance dans plusieurs des rapports qui lui avaient été faits, avait donné fort à réfléchir au Chasseur. L'Œil Gris se rappela les deux tentatives odieuses faites, coup sur coup, par le redoutable capitaine ; la première pour empoisonner, la seconde pour enlever mademoiselle de la Brunerie, tentatives auxquelles la malheureuse jeune fille n'avait échappé que grâce à la vigilante sollicitude du Chasseur, ou plutôt par une manifestation presque miraculeuse de la protection de la Providence, qui, quoi qu'on en dise, se mêle plus souvent qu'on ne le suppose aux choses de ce bas monde. Ce souvenir l'inquiéta sérieusement. Le Chasseur connaissait de longue date le capitaine Ignace ; il savait que cet homme était une espèce de bête féroce, possédant au plus haut degré l'entêtement de la brute, haïssant le parti pris, à cause de sa nature basse et envieuse, tout ce qui est grand, beau ou bon ; il savait que le capitaine ne renonçait jamais à l'exécution d'un projet, quel qu'il fût, dès que cette exécution était résolue dans sa pensée ; que les obstacles, au lieu de le décourager, ne faisaient au contraire que l'exciter à redoubler d'efforts et à mieux prendre ses mesures une autre fois. Le digne Chasseur n'était donc pas, ainsi qu'il l'avait prétendu, arrivé presque par hasard à l'habitation dans le seul but de ramener au planteur les noirs que celui-ci avait laissés à l'habitation d'Anglemont ; il avait, au contraire, de parti pris, été chercher les nègres, puis, se dirigeant à la façon des peauxrouges de l'Amérique septentrionale, sur les traces laissées par les révoltés qui ne se savaient pas poursuivis il les avait, pour ainsi dire, suivis à la piste, tout en se tenant assez en arrière pour ne pas être découvert par eux ; et il était ainsi arrivé juste à temps pour déjouer leur projet de surprise. Après s'être, ainsi que nous l'avons dit, séparé de Renée de la Brunerie, le Chasseur, laissant ses ratiers couchés dans la galerie où il leur avait ordonné de l'attendre, s'enfonça, de ce pas vague et indolent d'un flâneur essayant de tuer le temps qui lui pèse, dans le jardin ou plutôt dans le parc magnifique qui s'étendait derrière la maison. L'habitation, ainsi que plus haut nous l'avons constaté, était bâtie presque au pied d'un morne d'une élévation considérable et, en apparence du moins, inaccessible. Un parc immense dessiné jadis, lors de la construction de l'habitation, par un élève de le Nôtre égaré aux colonies, avait ces sévères contours de l'époque du grand siècle. À quelques mètres plus haut commençaient les pentes abruptes et dénudées du morne, pentes qui, à cause de leur es- carpement, avaient été reconnues infranchissables, et sur le flanc desquelles, et servant de clôture du parc, serpentait une haie épaisse de majestueux cactus cierges. Le Chasseur employa plus de trois heures à fouiller le parc et à fureter dans toutes ses parties, visitant avec soin les grottes et les fourrés, pénétrant dans les taillis, se glissant sous les charmilles, montant au labyrinthe, ne laissant, en un mot pas une touffe d'herbe sans l'avoir attentivement explorée. Toutes ces recherches minutieuses furent inutiles, il ne découvrit rien de suspect. – C'est singulier ! murmura-t-il en jetant un dernier regard investigateur autour de lui ; je n'ai rien vu et pourtant je ne sais pourquoi, il me semble que je sens le nègre marron ? il doit y avoir quelque chose ; j'ai eu tort de ne pas m'être fait accompagner par mes ratiers ; je reviendrai. Et il reprit, tout pensif, le chemin de l'habitation. Si le Chasseur avait aperçu l'homme à la tête crépue, coiffé d'un képi galonné, au masque diabolique, crispée par un hideux sourire, qui quelques secondes plus tard, apparut silencieusement au milieu de la haie de cactus, et dont le regard fauve le suivit, avec une expression ironique, aussi longtemps qu'il put l'apercevoir, le Chasseur n'eût conservé aucun doute sur les intentions terribles que les nègres révoltés méditaient contre l'habitation et ceux qui s'y trouvaient. Il était alors près de six heures du soir ; le soleil se couchait dans des flots de pourpre et d'or ; la cloche appelait les habitants de la plantation au repas qui termine là journée. FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE Gustave Aimard LE COMMANDANT DELGRÈS LE RAPT (1876) I1 L'Œil Gris et le sergent Kerbrock voyagent de compagnie dans des chemins très peu frayés. Les hautes montagnes qui occupent le centre de l'île de la Guadeloupe et vers lesquelles, depuis le bord de la mer, le terrain s'élève peu à peu par marches immenses et magnifiques comme un escalier de géant, ont toutes été, à une époque reculée, des volcans redoutables. En effet, leurs laves sont encore amoncelées par blocs noirâtres et monstrueux, depuis leurs cimes chenues jusqu'aux sables du rivage. Et ce qui prouve clairement la vérité de cette assertion, c'est que, ainsi que nous l'avons rapporté plus haut, le sommet le plus élevé de ces montagnes, la reine de toutes les autres, la Soufrière enfin, bouillonne encore aujourd'hui avec un bruit formidable et lance incessamment d'épaisses vapeurs par les soupiraux de ses ténébreux abîmes. Ces hautes montagnes de la Guadeloupe sont toutes couvertes de forêts ; forêts séculaires, primitives, où n'a jamais retenti le bruit de la cognée des bûcherons ; que seuls connaissent les nègres marrons qui s'y réfugient, et quelques rares chasseurs de grives et d'agoutis. 1 L'épisode qui précède a pour titre : Le Chasseur de rats. Ces forêts vierges servent de barrières et à la fois de ceinture aux mornes ; elles sont presque impénétrables ; des arbres gigantesques de tous les âges, couchés les uns sur les autres dans un pêle-mêle effroyable, pourrissent au milieu des arums qui les enveloppent et des lianes qui le couronnent. D'autres arbres se dressent majestueusement du milieu de ces fourrés, avec des épanouissements de branches dévorant un immense espace autour d'eux, sans que l'ombre épaisse qu'ils projettent au loin empêche la végétation échevelée et furieuse de se presser autour de leurs trônes. Lorsqu'on foule ces débris entassés, craquant et s'effondrant à chaque pas, on sent, en pressant ce terrain, des vapeurs étouffantes que le sol envoie au visage ; toutes les plantes surgissant de cet engrais éternel ont un aspect pléthorique et vénéneux qui atterre. On est fasciné à l'aspect de cette nature cyclopéenne exagérant toutes les proportions et changeant en arbres jusqu'aux bruyères. Parfois, le soleil descend au milieu des ténèbres crépusculaires de ces océans de verdure, par quelque déchirure que la chute d'un fromager ou d'un palmier séculaire a faite à la voûte feuillue ; alors les plantes que ces rayons ont visitées se parent de fleurs ravissantes, perdues dans ces gouffres où nul regard ne les cherche, où nulle main ne les cueille jamais. Rien n'est mélancolique et silencieux comme ces grands bois, où nul oiseau ne vole et ne chante, où l'on ne voit que par hasard un agouti craintif, se glissant dans des fourrés inextricables ; dont le seul bruit appréciable est le bourdonnement monotone et continu des insectes qu'entretient et qu'échauffe le détritus des forêts. L'homme perdu dans ces solitudes, peut être considéré comme mort ; jamais il ne parviendra à en sortir ; les murailles mouvantes dont il est entouré lui forment un vert linceul qui l'enveloppe de toutes parts et dont il lui est impossible de soulever le poids, pourtant si léger en apparence, mais si lourd en réalité ; tous ses efforts pour sortir des réseaux immenses qui l'enlacent ne font qu'en resserrer davantage les flexibles anneaux ; ses forces s'épuisent dans une lutte insensée, il chancelle, veut résister encore, tombe et ne se relève plus ; c'en est fait ; la mort implacable étend vers lui sa main de squelette, et lui, ce vivant, si plein de jeunesse, de sève, de courage, de volonté, il est vaincu ; il se couche haletant et succombe dans d'horribles souffrances, au milieu de cette luxuriante et puissante végétation qui semble lui sourire railleusement, à quelques pas à peine du but qu'il voulait atteindre, sans se douter que, pendant de longues heures, il a vainement consumé toute son énergie à tourner toujours dans le même cercle, sans avancer d'un pas vers la délivrance. C'était dans une de ces clairières, qui, ainsi que nous l'avons dit, se trouvent parfois dans les forêts vierges, quatre hommes, assis sur des troncs d'arbres renversés, causaient entre eux à voix basse, tout en mangeant de bon appétit un agouti à demi grillé sur les charbons, et buvant à longs traits du tafia renfermé dans une gourde, qu'ils se passaient de main en main. Ces quatre hommes étaient des noirs, un cinquième, assis un peu à l'écart, le coude sur le genou et la tête dans la main, dormait ou réfléchissait ; l'immobilité de statue dans laquelle depuis longtemps il demeurait et ses yeux fermés, prêtaient également à ces deux suppositions. Les noirs, n'étaient autres que des nègres marrons ; ils avaient chacun un fusil appuyé contre la cuisse et une hache passée dans la ceinture ; hache dont ils se servaient pour se tracer une route à travers ce fouillis de lianes si étroitement enche- vêtrées les unes dans les autres ; près d'eux, sur le sol, se trouvaient des régimes de bananes, des sapotilles, plusieurs noix de coco et une quantité d'autres fruits de toutes sortes, dont ils paraissaient apprécier beaucoup la saveur. À quelques pas de là, dans un hamac en fils d'aloès de plusieurs couleurs, suspendu entre deux énormes fromagers, une jeune femme était couchée et dormait. Cette jeune femme, dont la respiration douce et régulière et le sommeil calme et paisible ressemblait à celui d'un enfant, était Mlle Renée de la Brunerie, enlevée la nuit précédente avec une si audacieuse témérité, dans l'habitation de son père, au milieu de ses amis et de ses défenseurs. Il était un peu plus de cinq heures du soir, le soleil baissait rapidement à l'horizon ; l'ombre des arbres grandissait en s'allongeant d'une façon démesurée, le ciel commençait à prendre une teinte plus sombre ; à l'approche de la nuit les grondements rauques de la Soufrière, sur les pentes de laquelle courait cette forêt vierge, devenaient plus distincts et plus menaçants. Soudain, par un mouvement brusque, mais parfaitement calculé, les nègres se couchèrent le fusil en avant, derrière les énormes troncs d'arbres qui, un instant auparavant, leur servaient de sièges. Leurs oreilles félines avaient perçu un bruit faible, à peine appréciable, mais se rapprochant rapidement de l'endroit où ils étaient campés, et sur la cause duquel il fut bientôt impossible de se tromper. Seul, l'homme dont nous avons parlé, un mulâtre, n'avait pas fait un geste, ni semblé attacher la plus minime attention à ce qui inquiétait si fort les nègres marrons. Bientôt on aperçut un noir se glissant avec précaution entre les arbres ; ce noir portait un bandeau sanglant autour de la tête, il en avait un second sur la poitrine, et enfin un troisième enveloppait son bras au-dessus du coude. Malgré ces trois blessures, ce nègre paraissait frais et dispos ; son visage était souriant ; il marchait avec légèreté au milieu des débris de toutes sortes qui, à chaque pas, entravaient sa marche ; son fusil était rejeté en bandoulière et il tenait à la main une hache avec laquelle, probablement, il avait taillé un chemin pour parvenir, jusqu'à l'endroit qu'il venait d'atteindre. Ce nègre était Pierrot, que nous avons vu si chaudement poursuivi pendant le change audacieux qu'il avait donné ; il avait réussi à s'échapper par miracle, mais non sans emporter avec lui le plomb des chasseurs. En le reconnaissant, les nègres avaient repris leurs places, et s'étaient tranquillement remis à manger. – Bonjour, dit le noir en s'approchant. – Bonjour, répondirent laconiquement les autres. – Où est massa Télémaque ? – Là. Est-ce qu'il y a du nouveau ? demanda curieusement un des marrons en étendant le bras dans la direction où se trouvait le mulâtre. – Cela ne te regarde pas, fît Pierrot. ger. L'autre haussa les épaules avec dédain et se remit à man- Pierrot s'avança alors vers Télémaque ; mais celui-ci sembla alors se réveiller tout à coup, il se leva et lui fit signe de le suivre dans une direction opposée. – Eh bien ? lui demanda-t-il lorsqu'ils se trouvèrent placés à égale distance des noirs et du hamac ; as-tu des nouvelles ? – Oui, massa. – Tu as fait tes courses ? – Toutes. – Parle, je t'écoute. – Par quoi faut-il commencer ? – Par ce que tu voudras. – Par l'habitation alors ? – Par l'habitation, soit. – Tout est en rumeur là-bas ; ils font des battues de tous les côtés ; le marquis a expédié plusieurs courriers à la BasseTerre ; puis il s'est résolu à s'y rendre lui-même. – Il est parti ? – Et arrivé. – Bien, continue. – Le commandeur, M. David, est maintenant le chef de l'habitation ; des postes nombreux ont été établis du côté de la haie ; toute surprise serait désormais impossible. – À présent, cela m'est égal. – C'est juste, fit le nègre en jetant un regard du côté du hamac, mais cela nous a coûté cher. – Possible, mais aussi nous avons réussi. – On ne peut pas dire le contraire. – Et le Chasseur de rats ? – Il a disparu depuis cette nuit. – Seul ? – Non, en compagnie d'un sergent français. – Cela ne vaut rien. Personne ne sait où il est allé ? – Personne. – Ce vieux diable doit être sur nos traces ; il connaît nos repaires aussi bien que nous. – C'est probable ; cet homme est notre mauvais génie ; nous ferons bien de nous tenir sur nos gardes. – Ah ! ici je ne le crains pas. – C'est égal, massa, on ne se repent jamais d'avoir été prudent ; cet homme est bien fin. – Tu as toujours peur, toi ! – Ce n'est pas ce que vous disiez ce matin, massa. – J'ai tort, excuse-moi, Pierrot ; c'est grâce à toi seul que nous avons réussi ; mais, sois tranquille, mes précautions sont prises, si rusé que soit le Chasseur, cette fois son flair de limier sera mis en défaut. – Je le désire vivement, massa ; cependant, je vous avoue que je n'ose l'espérer. – Continue. – De l'habitation je me suis rendu, selon vos ordres, au fort Saint-Charles. – Ah ! ah ! As-tu réussi à y pénétrer ? – Certes, et cette blessure au bras en est une preuve. – Qu'est-ce que c'est que cela ? – Une balle qu'un grenadier français m'a envoyée, et qui m'a traversé le bras au moment où, après avoir trompé les sentinelles, je frappais à la poterne de l'Est ; pas autre chose. – Enfin, tu es entré, c'est le principal. – Je suis entré, oui, massa. – As-tu vu le capitaine Ignace ? – Oui ; il m'a interrogé ; je lui ai raconté tout ce que mous avons fait. – Que t'a-t-il répondu ? – Il a froncé le sourcil et il a grommelé je ne sais quoi entre ses dents ; j'ai cru entendre : « C'est trop cher ; cette péronnelle ne vaut pas le quart du sang généreux qu'elle a fait verser. » – Est-ce tout ? fit Télémaque avec un mouvement d'épaules. – Non, massa. Massa Ignace s'est enfermé seul avec moi dans une chambre, il m'a fait boire un verre de bon tafia et il m'a donné quatre gourdes, des belles gourdes toutes neuves. – Passe ces détails. – Puis il m'a dit, continua imperturbablement Pierrot : « Je suis content de toi, tu es un brave. » – C'est convenu ! mais au fait ! au fait ? dit Télémaque en frappant du pied avec impatience. – J'y arrive, massa. Alors massa capitaine Ignace a ajouté : « Tu vas retourner tout de suite auprès de Télémaque, tu lui diras que je suis très satisfait de lui, qu'il faut qu'il se hâte ; que ce soir à dix heures je ferai une sortie sur les lignes du côté du Galion ; afin de faciliter son entrée dans le fort ; Télémaque se tiendra prêt ; il passera à travers les lignes et filera rapidement sur nos derrières pendant que nous protégerons son entrée dans Saint-Charles. » – Hum ! ce ne sera pas facile, cela. – C'est ce que j'ai fait observer à massa Ignace. – Ah ! et il ne t'a pas rompu les os ? – Non, mais il a ajouté : « Tu diras à Télémaque que je le veux. » – Il le veut ! il le veut ! tout cela est bel et bien, mais la besogne est rude. – Beaucoup ; les Français enveloppent complètement le fort ; ils ne laissent pénétrer personne dans leurs retranchements. – Cependant tu les as traversés deux fois, toi ? – Oui, mais j'étais seul et malgré cela j'ai attrapé une balle. – Enfin, nous essayerons : à l'impossible, nul n'est tenu. – Un homme n'est pas de fer. – De quel côté se fera la sortie ? – Par la courtine de l'ouest, du côté du Galion. – C'est, en effet, l'endroit le plus propice. – Oui. – Et tu m'as dit à dix heures ? – À dix heures, oui, massa. – À la grâce de Dieu ! nous tenterons l'affaire ; ce qui m'inquiète surtout, c'est ce vieux démon de Chasseur. – L'Œil Gris ? – Oui ; s'il a suivi notre piste, comme j'ai tout lieu de le supposer, puisqu'il a quitté cette nuit l'habitation, il pourra nous causer bien de l'embarras. – Ah ! cela est malheureusement possible. – Bah ! ne nous décourageons pas ainsi à l'avance. Tu dois être fatigué et avoir faim, repose-toi et mange ; chaque heure amène avec soi ses ennuis ; profitons des quelques moments de tranquillité qui nous restent encore ; après, eh bien ! nous verrons ! – Tout cela n'est pas rassurant, grommela à part lui Pierrot en se dirigeant vers ses compagnons. C'est égal, je regrette beaucoup de m'être jeté si sottement dans cette bagarre, et surtout d'avoir quitté l'atelier où j'étais si heureux, ajouta-t-il en poussant un énorme soupir. Et le pauvre diable alla s'asseoir tout pensif. Télémaque était assez contrarié de l'ordre que lui faisait donner le capitaine Ignace ; il comprenait fort bien toutes les difficultés presque insurmontables de cette expédition ; il en calculait toutes les chances dont bien peu, évidemment, étaient en sa faveur ; seul, cette affaire, tout en lui présentant d'énormes difficultés, ne lui paraissait cependant pas impossible ; mais, en compagnie d'une femme à laquelle il lui était enjoint péremptoirement de témoigner les plus grands égards et le plus profond respect, les conditions changeaient complètement ; l'affaire se présentait sous un jour tout différent et qui était loin de diminuer les difficultés, si nombreuses déjà, de cette audacieuse entreprise. Le mulâtre en était là de ses réflexions qui n'avaient rien de positivement gai, lorsque Mlle de la Brunerie ouvrit les yeux, se redressa sur son hamac, et, après avoir jeté un regard triste, presque désespéré, autour d'elle, lui adressa doucement la parole. – Monsieur, lui demanda-t-elle, prétendez-vous donc me faire errer ainsi longtemps, en votre compagnie, à travers ces inextricables forêts ? – Mademoiselle, lui répondit-il respectueusement, ce soir même nous arriverons. – Dans quel endroit, s'il vous plaît ? – Dans celui où j'ai reçu l'ordre de vous conduire. – Toujours les mêmes réponses, toujours le même système de mystères et de réticences. Prenez-y garde, monsieur, tout cela finira peut-être plus tôt que vous ne le supposez, et vous payerez cher le crime que vous avez commis en m'enlevant violemment et d'une façon si odieuse à ma famille. – Mademoiselle, j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, je ne suis qu'un instrument entre les mains bien plus puissantes des hommes que je sers ; une machine qui ne raisonne, ni ne discute ; je reçois des ordres, j'obéis ; mon rôle se borne là ; il serait souverainement injuste à vous, mademoiselle, de vous en prendre à moi de ce qui vous arrive, lorsque, au contraire, la responsabilité en doit remonter tout entière à ceux qui m'emploient. – Est-ce aussi à ces personnes, dont vous vous obstinez à taire le nom, dit-elle avec ressentiment que je dois attribuer les procédés humiliants et surtout arbitraires dont vous usez envers moi ? – Je ne crois pas, sur l'honneur, mademoiselle m'être un seul instant écarté du respect que je vous dois. – En effet, monsieur, je le constate ; vous êtes très respectueux en paroles, mais malheureusement vos actes forment un complet contraste avec, ces paroles mielleuses ; je vous le répète une fois encore, je ne suis pas aussi abandonnée que vous feignez de le supposer ; j'ai des amis nombreux, dévoués, ils me cherchent, ils approchent ; peut-être même en ce moment sontils beaucoup plus près de nous que vous ne le croyez. Au même instant, comme pour affirmer la réalité des paroles ou plutôt des menaces de la jeune fille, un bruit assez fort se fit entendre dans les halliers ; mais ce bruit, qui frappa distinctement l'oreille exercée des nègres marrons, ne parvint pas à celle de Mlle de la Brunerie. Le mulâtre essaya de sonder les masses de verdure qui l'entouraient, mais l'obscurité déjà assez épaisse sous le couvert de la forêt ne lui permit de rien distinguer. – Mademoiselle, reprit-il avec vivacité, l'heure est venue de nous remettre en route. – Encore ? dit-elle avec découragement. – Un peu de courage, mademoiselle ; cette fois est la dernière, mais la marche que nous avons à faire est longue, hérissée de dangers ; il nous faut partir à l'instant. – Et si je refusais de vous suivre ? reprit-elle avec hauteur. – Je serais, à mon grand regret, forcé de vous y contraindre, mademoiselle, répondit Télémaque d'une voix à l'accent de laquelle il n'y avait pas à se méprendre. – Oui, voilà les procédés généreux dont vous faites un si bel étalage, et le respect dont vous prétendez ne jamais vous écarter envers moi, monsieur. Télémaque et les nègres étaient de plus en plus inquiets ; ils sentaient qu'un danger s'approchait ; ils jetaient autour d'eux des regards anxieux ; le bruit que déjà ils avaient entendu se renouvelait plus intense et semblait être beaucoup plus rapproché de leur campement. Le mulâtre fronça le sourcil. – Mademoiselle, dit-il froidement mais nettement, voulezvous, oui ou non, consentir à nous suivre ? – Non, dit-elle avec force. – Vous y êtes bien résolue ? – Oui ! – Alors, excusez-moi, mademoiselle, et n'imputez qu'à vous-même ce qui arrive. Je suis obligé d'exécuter les ordres que j'ai reçus. Faites, vous autres ! En moins d'une minute, la jeune fille fut enveloppée dans son hamac, solidement garrottée, sans cependant qu'on lui fit le moindre mal et deux nègres s'emparèrent d'elle après que Télémaque lui eût enveloppé la tête d'un voile de gaze qui, sans gêner la respiration, l'empêchait cependant de voir. – Il était temps, murmura le mulâtre en passant la main sur son front inondé d'une sueur froide. Allons, en route, vivement ! Ne voyez-vous donc pas que nous sommes suivis ? ajouta-t-il avec colère. Les nègres ne se firent pas répéter deux fois cet avertissement ; ils disparurent sous les taillis. Presque aussitôt les branches s'écartèrent, et deux hommes, précédés d'une meute de chiens ratiers, firent irruption dans la clairière. Ces deux hommes étaient le Chasseur et le sergent Ivon Kerbrock, dit l'Aimable. Les chiens allaient et venaient le nez à terre, sentant et furetant dans toutes les directions. – Ils ont campé ici, dit le Chasseur ; à peine sont-ils partis depuis cinq minutes. – Nonobstant, comment pouvez-vous savoir cela, vieux Chasseur ? répondit le sergent. L'Œil Gris haussa les épaules. – Regardez le feu, dit-il. – Je le vois, vieux Chasseur, même qu'il me semble ardent ; mais, peu n'importe. – Eh bien ? vous ne comprenez pas ? – Parbleure ! je comprends que c'est un feu, et que probablement, il ne s'est pas allumé tout seul ; peu n'importe d'ailleurs par qui il a été allumé. – Au contraire, cela importe beaucoup ; les hommes qui l'on allumé se sentaient suivis de si près qu'ils sont partis sans prendre la peine de l'éteindre. – Au fait, que je considère que vous avez subrepticement raison ; les moricauds ont filé en nous entendant venir. – Grâce à vous, qui faites en marchant un bruit d'enfer ; sans cela nous les surprenions. – Ah dame ! camarade, que j'entrevois du vrai dans ce que vous dites ; les routes sont si mal entretenues dans ces parages déserts et sauvages, qu'il est très difficile, foncièrement parlant, pour un homme civilisé, de les parcourir sans se casser les reins. Le Chasseur se mit à rire. – Êtes-vous fatigué ? lui demanda-t-il. – Moi, un ancien de la Moselle, fatigué ? Jamais ! vieux Chasseur ! – Alors reprenons la chasse ; voyez, les chiens sont inquiets. – Pauvres petites bêtes, elles ont, sans vous commander, beaucoup plus d'intelligence que bien des gens que je connais ; que peu n'importe de qui je parle. – En effet, cela ne fait rien. Partons-nous sergent ? – Un modeste instant ; simplement pour allumer Juliette. – Qu'est-ce que c'est que cela, Juliette ? – C'est ma pipe, vieux Chasseur. – Êtes-vous fou ? Allumer votre pipe ? Il ne manque plus que cela pour nous faire découvrir. – De vrai ? – Pardieu ! vous devez le comprendre. – Sacrebleure ! En voilà, par exemple, un chien de métier, qu'on ne peut pas tant seulement griller une bouffarde à sa convenance ; peu n'importe, il me payera ce désagrément fastidieux plus cher qu'à la cantine, le premier qui me tombera dessous la patte. Et le sergent serra sa pipe d'un air tragique. – Tombons dessus en double et pinçons-les le plus tôt possible ! ajouta-t-il ; je fumerai ensuite ; peu n'importe ce qui surviendra. – Allons ; mes bellots ! allons, en chasse ! dit le Chasseur à ses chiens. Ceux-ci partirent aussitôt sous bois ; les deux hommes les suivirent. – Surtout, je vous en supplie, sergent, pas un mot, même à voix basse. – Sans vous commander, vieux Chasseur, je serai muet comme un phoque ; as pas peur ! je connais la consigne aussi bien que quiconque ; voilà qui est dit. La nuit était complètement tombée, les ténèbres si épaisses dans ces inextricables fourrés de verdure, qu'à moins de quatre pas de distance, il était impossible de distinguer le moindre objet. Mais à part le danger de se casser le cou à chaque minute ou de tomber brusquement à la renverse en buttant contre une racine, ou de se jeter sur un arbre placé par hasard en travers du passage, il était impossible de s'égarer ; les nègres ne pouvaient dissimuler leurs traces, car ils étaient eux-mêmes contraints de tracer leur chemin au milieu de cet impénétrable fouillis, la hache à la main ; ceux qui venaient ensuite n'avaient plus qu'à suivre cette voie. Cependant plus les deux hommes avançaient, plus la forêt s'éclaircissait ; les buissons et les halliers se faisait moins serrés, les arbres s'écartaient à droite et à gauche : selon toutes les probabilités, ils n'allaient pas tarder à déboucher dans la savane à la grande satisfaction du sergent Kerbrock dont la marche n'était qu'une suite de culbutes, plus ou moins risquées ; ce qui, malgré les observations réitérées du Chasseur, lui faisait pousser des exclamations retentissantes qui s'entendaient au moins à cent pas à la ronde. Tout à coup ils se trouvèrent sur une déclivité assez rapide : la forêt ne présentait plus alors qu'un bois assez facile à traverser ; au bout d'un instant, ils émergèrent sur une savane immense couverte de bruyères assez hautes au milieu de laquelle, à une portée de fusil à peu près devant eux, ils virent bondir, comme une bande de daims effarouchés, les ombres noires des marrons que depuis si longtemps, ils suivaient à la piste. Ils avaient descendu ainsi, sans s'en douter, jusqu'à deux cents mètres au plus du rivage de la mer, et ils se trouvaient à une assez courte distance des retranchements du Galion. Le Chasseur comprit aussitôt la tactique des noirs ; avant un quart d'heure, abrités par les fortifications du fort SaintCharles, où maintenant il était évident pour lui qu'ils se rendaient, ils lui échappaient sans retour. Il redoubla d'efforts et courut avec une rapidité extrême, suivi pas à pas par le sergent qui se piquait d'honneur et préférait de beaucoup cette course plate à travers la savane, à celle si désagréablement accidentée que, pendant de longues heures, il avait faite dans la forêt. Les nègres, embarrassés par la jeune fille qu'ils étaient contraints de porter sur leurs épaules, perdaient peu à peu du terrain, malgré l'agilité avec laquelle ils dévoraient l'espace ; ils sentaient l'ennemi sur leurs pas. – Y sommes-nous ? Demanda tout à coup l'Œil Gris sans ralentir sa course. – Parbleure ! répondit le sergent, toujours courant. – Alors, en joue, et visons bien : Feu ! Les deux coups éclatèrent à la fois. Sans s'être communiqué leurs intentions, les deux hommes avaient visé les noirs porteurs du hamac. Les pauvres diables roulèrent foudroyés sur le sol. Deux autres remplacèrent aussitôt les morts ; et la fuite recommença, plus rapide et plus échevelée que jamais. Cependant, ces deux coups de feu avaient donné l'éveil tout le long de la ligne ; maintenant c'était à travers une fusillade soutenue que les fugitifs étaient obligés de passer. Bientôt, des cinq hommes, deux seulement restèrent debout. Ils continuèrent à pousser hardiment en avant. À ce moment, une violente canonnade éclata sur les parapets du fort, et de nombreuses troupes de révoltés sortis par deux poternes secrètes se ruèrent, la baïonnette en avant, sur les glacis. Il y eut alors une mêlée sanglante et acharnée entre les assiégeants et les assiégés ; mêlée d'autant plus terrible qu'elle avait lieu dans les ténèbres et à l'arme blanche. Le Chasseur et le sergent n'avaient point abandonné la poursuite des noirs de Télémaque. Tout en courant, ils avaient rechargé leurs armes, et malgré les péripéties du combat dont les glacis étaient en ce moment le théâtre, ils n'avaient pas perdu de vue une seconde ceux que depuis si longtemps ils chassaient ; deux nouveaux coups de feu éclatèrent ; l'un des deux derniers nègres tomba comme une masse, le second chancela, mais, par un effort suprême de volonté, se raidissant contre là douleur et réunissant toutes ses forces, il enleva le hamac, le jeta résolument sur son épaule et recommença à fuir. Soudain, sans qu'il pût se rendre compte de la façon dont cela était arrivé, il reconnut avec effroi que ses deux ennemis étaient près de lui, qu'ils se tenaient à ses côtés. Il y eu, de part et d'autre, une seconde d'hésitation, puis comme d'un commun accord, les deux hommes fondirent, la baïonnette en avant, sur le nègre. Il leur fit bravement tête. Les deux baïonnettes s'étaient enfoncées à la fois dans son dos et dans sa poitrine. Cependant par un effort surhumain, il posa son lourd fardeau à terre, et saisissant, malgré sa double blessure, son fusil par le canon, il le brandit au-dessus de sa tête en criant d'une voix vibrante : – À moi, Ignace ! à Télémaque ! – Ah ! chien marron ! s'écria le Chasseur en redoublant ses coups. – À moi, Ignace ! à moi ! cria de nouveau le mulâtre en portant au sergent Kerbrock un coup d'assommoir terrible que celui-ci évita à moitié, mais qui cependant le fit rouler sûr le sol. En ce moment, une foule de révoltés se rua de ce côté, ayant le capitaine Ignace à leur tête. – Ah ! tu ne m'échapperas pas, cette fois ! je te tuerai, chien ! s'écria le Chasseur exaspéré par la chute de son compagnon. Et d'un dernier coup de baïonnette, il cloua le mulâtre sur le sol. Mais le fruit de sa victoire lui échappa. Seul, et n'ayant en main que son fusil déchargé, au moment où il se baissait pour s'emparer du hamac, il fut brusquement repoussé par le capitaine Ignace qui enleva le précieux fardeau sur ses puissantes épaules. Le Chasseur fut, malgré lui, contraint de reculer devant la masse des révoltés qui se précipitaient sur lui. Mais il ne voulut pas abandonner son pauvre compagnon à la barbarie des noirs ; il le chargea sur ses épaules, et alors seulement il consentit à rétrograder, mais pas à pas, comme un lion vaincu, et sans cesser de faire face à ses ennemis. Il est vrai que ceux-ci ayant atteint le but qu'ils se proposaient, c'est-à-dire s'emparer de la jeune fille, ne poussèrent pas la sortie plus loin au contraire, ils regagnèrent en toute hâte le fort, sous la protection de leurs canons, tirant à pleine cible. II Ce que l'Œil Gris appelle trancher une question Le premier soin du Chasseur, après s'être ouvert passage à travers les rangs des révoltés et avoir, à grand'peine, regagné les lignes de l'armée française, avait été de porter le sergent Ivon Kerbrock à l'ambulance. Le sergent avait bientôt repris connaissance ; les parbleure et les sacrebleure s'échappaient de ses lèvres avec une volubilité et un retentissement de bon augure pour sa prochaine guérison. Cependant la crosse du fusil de Télémaque, en retombant sur sa tête, la lui avait horriblement fendue. Mais une tête cassée, ce n'est rien pour un Breton, et le sergent Ivon Kerbrock soutenait avec cet entêtement et cet aplomb particuliers aux fils de la vieille Armorique, que le mulâtre n'était qu'un maladroit, que son coup de massue n'était qu'une égratignure et que les pen-bas des gars de Landivisiau, pays qui lui avait donné le jour, faisaient de bien autres blessures, lorsqu'ils se chamaillaient après boire et se rossaient de bonne amitié ; que cela n'était rien du tout, et que dès qu'il aurait bu un verre d'eau-de-vie, il serait parfaitement en état de suivre son compagnon, dont il ne voulait pas se séparer et à qui il devait la vie. Le Chasseur eut une peine énorme à l'empêcher de mettre cette folle résolution à exécution ; il ne fallut rien moins que la toute-puissante intervention du chirurgien-major de l'armée, pour que l'entêté Breton consentît à se laisser panser, et que le Chasseur réussit à se débarrasser de lui ; mais ce ne fut que lorsqu'il eut solennellement promis qu'il reviendrait près de lui le lendemain matin, dès le point du jour, pour lui faire quitter l'ambulance et l'emmener. Enfin, après avoir amicalement pressé la main du sergent qui lui dit avec émotion : – Sacrebleure ! vieux Chasseur, que peu n'importe, que vous êtes un vrai homme ! L'Œil Gris s'était éloigné en toute hâte. Il voulait se rendre à la Basse-Terre, où il avait appris par hasard d'un officier, que M. de la Brunerie, après avoir confié la défense de sa plantation à M. David, son commandeur, s'était retiré aussitôt après l'enlèvement de sa fille, afin de se concerter avec le général Richepance sur les moyens à employer pour retrouver les traces de son enfant et la reprendre à ses ravisseurs. C'était le planteur que le chasseur voulait voir. Celui-ci était bien connu de tous les soldats de l'armée française dont il lui fallait traverser les lignes ; il leur avait servi de guide pendant leur trajet de la Pointe-à-Pître aux TroisRivières, aussi lui fournit-on avec empressement tous les renseignements qu'il demanda sur l'arrivée de La Brunerie ; personne ne s'opposa à son passage, et il arriva à la Basse-Terre sans avoir été inquiété. Il était environ neuf heures et demie du soir, lorsque il Chasseur pénétra dans la ville. La poursuite obstinée à laquelle il s'était livré contre les ravisseurs de Renée de la Brunerie, en contraignant ceux-ci à chercher le plus promptement possible un refuge dans la forteresse, avait donné l'éveil au camp, et obligé le capitaine Ignace, qui s'était tout de suite douté de ce qui se passait au dehors, à brusquer la sorties sans cet incident imprévu, elle n'aurait pas eu lieu avant dix heures, ainsi que, dans la forêt, Pierrot en avait prévenu Télémaque. Où étaient maintenant Pierrot et Télémaque, ces séides si fidèlement dévoués au capitaine Ignace ? Étendus morts sur les glacis du fort Saint-Charles ; tués par l'implacable Chasseur, comme l'avaient été avant eux leurs autres compagnons. Mais cela importait peu au capitaine, puisque son expédition avait réussi et qu'il tenait enfin la Jeune fille en son pouvoir. Le général Richepance, d'après l'invitation faite par M. de la Brunerie lui-même, lorsqu'ils avaient été présentés l'un à l'autre à la Pointe-à-Pître, s'était installé sur la place Nolivos, dans la magnifique maison appartenant au planteur. Peut-être, sans oser se l'avouer à lui-même, le général Richepance espérait-il que M. de la Brunerie, pendant le temps que dureraient les troubles se retirerait à la Basse-Terre en compagnie de sa fille, et qu'il aurait alors l'occasion de voir, plus sauvent qu'il ne l'avait pu jusque-là, celle qu'il aimait si ardemment et de lui faire sa cour. Le général avait même écrit au planteur, en lui envoyant un détachement de soldats, une lettre dans laquelle il l'engageait fortement, par prudence, à ne pas persévérer dans son intention de défendre en personne la Brunerie, contre les attaques probables des insurgés. Mais M. de la Brunerie, après avoir pris connaissance de la lettre du général qui lui avait été remise par le lieutenant Dubourg, y avait répondu immédiatement par une lettre dans laquelle il disait en substance que, tout en remerciant chaleureusement le général du bon conseil qu'il lui donnait et du secours qu'il lui envoyait, malheureusement il ne pouvait le suivre ; plusieurs planteurs de ses voisins étant venus chercher un refuge à la Brunerie, il devait, par convenance, demeurer au milieu d'eux ; non seulement pour, leur rendre le courage qu'ils avaient perdu, mais encore, ce qui était beaucoup plus grave, pour s'acquitter envers ses amis et voisins malheureux de ces devoirs d'hospitalité considérés dans toutes les colonies, comme tellement sacrés que nul, sous peine d'infamie, n'oserait se hasarder à s'y soustraire. Le général Richepance ne voulut point insister ; mieux que personne il comprenait la valeur de telles raisons, mais son espoir si tristement déçu, le rendit d'autant plus malheureux que sa position exigeait qu'il cachât son chagrin au fond de son cœur, et qu'il montrât un visage froid et impassible aux regards curieux et surtout scrutateurs des envieux et des ennemis dont il était entouré. Aussi fut-ce avec une surprise extrême que, le jour dont nous parlons, vers onze heures du matin, le général vit arriver à l'improviste M. de la Brunerie, seul, à la Basse-Terre. Le général, fort inquiet de ne pas voir Mlle de la Brunerie, s'informa aussitôt de la jeune fille auprès du planteur. Alors M. de la Brunerie, avec des larmes de désespoir, lui rapporta dans leurs plus grands détails les événements affreux dont, le jour précédent et la nuit suivante, son habitation avait été le théâtre et l'enlèvement audacieux de sa fille. En apprenant ainsi, d'une façon si subite, cette nouvelle terrible à laquelle il était si loin de s'attendre, le général fut atterré ; sa douleur fut d'autant plus grande qu'il était contraint d'avouer son impuissance à tirer une vengeance immédiate de ce rapt odieux, et à venir en aide à ce père accourant vers lui, plein d'espoir, pour lui demander secours et protection contre les lâches ravisseurs de sa fille. Mais ces ravisseurs, quels étaient-ils ? Dans quel but avaient-ils enlevé Renée de la Brunerie ? Où l'avaient-ils conduite ? À ces questions terribles, ni le père, ni le général ne savaient que répondre ; ils ne pouvaient que confondre leurs larmes et attendre. Attendre en pareille circonstance est un supplice cent fois plus affreux que la mort ! Ce supplice, ils le subissaient, et ils courbaient la tête avec désespoir, sans qu'il leur fût possible de prendre une détermination quelconque, puisqu'ils ne possédaient aucun renseignement pour guider leurs recherches. Une seule lueur apparaissait pour eux dans ces ténèbres épaisses ; lueur bien faible à la vérité, mais suffisante cependant pour leur rendre un peu d'espoir. Car l'homme est ainsi fait, et Dieu l'a voulu pour que sa créature supportât, sinon avec courage, du moins avec résignation, la vie, ce pesant fardeau, qui, sans cela, accablerait ses faibles épaules, que dans ses plus cuisantes douleurs, l'espoir restât comme un phare au fond de son cœur, pour lui donner la force nécessaire de suivre cette route ardue, accomplir ce travail de Sisyphe qu'on nomme la bataille de la vie ; combat terrible et sans merci où le vae victis est appliqué avec une si implacable dureté. Cet espoir qui soutenait en ce moment le général et le planteur, reposait entièrement sur le dévouement sans bornes et tant de fois éprouvé de l'Œil Gris ; cet homme mystérieux qui s'était, pour ainsi dire, constitué de sa propre autorité le gardien de la jeune fille. Immédiatement après l'enlèvement, le Chasseur s'était mis à la poursuite des ravisseurs ; il avait juré qu'il les retrouverait, et jamais il n'avait failli à sa parole. Tout, pour les deux hommes, se résumait donc, ainsi que nous l'avons dit plus haut, dans ce seul mot, d'une si désolante logique ; attendre ! Le général, rentré tard dans la soirée d'une visite assez longue faite aux travaux de siège, par lui poussé avec cette ardeur qu'il mettait à toutes choses, achevait à peine de dîner ; il avait congédié les officiers de son état-major et ses aides de camp et venait, en compagnie de M. de la Brunerie, de quitter la salle à manger et de passer au salon, lorsqu'un domestique lui annonça qu'un homme assez pauvrement vêtu, mais se disant batteur d'estrade de l'armée républicaine, insistait pour être introduit auprès du général Richepance, auquel, disait-il, avait d'importantes communications à faire. Richepance, occupé à s'entretenir avec M. de la Brunerie sur les mesures qu'il avait jugé nécessaire de prendre pour la découverte des ravisseurs de la jeune fille, et fort contrarié d'être ainsi dérangé, en ce moment surtout, car il était près de dix heures, demanda d'un air de mauvaise humeur certains renseignements sur cet individu. – Mon général, répondit le domestique, c'est un grand vieillard, tout vêtu de cuir fauve ; il porte un long fusil, et a sur ses talons toute une meute de petits chiens. – C'est notre ami ! s'écria le planteur avec émotion. – Faites entrer cette personne, ordonna aussitôt le général. – Ici, mon général ? s'écria le domestique au comble de la surprise, en jetant un regard de regret sur les meubles et les tapis. – Oui, ici, répondit en souriant le général, avec ses chiens et son fusil ; allez. Le domestique sortit, stupéfait d'un pareil ordre. rut. Il salua et demeura immobile au milieu du salon, appuyé sur son fusil ; ses chiens à ses pieds, selon leur habitude. – Eh bien ? demandèrent à la fois les deux hommes. – J'ai retrouvé Mlle Renée de la Brunerie, ainsi que je m'y étais engagé, messieurs, répondit le Chasseur d'une voix sombre et presque basse, avec une émotion contenue. – Enfin ! s'écria avec un mouvement de joie le général dont le visage s'épanouit. – Où est-elle ? ajouta le planteur en joignant les mains avec prière. Parlez, Chasseur, parlez, au nom du ciel ! Un instant plus tard, la porte se rouvrit et le Chasseur pa- – Ne vous réjouissez pas à l'avance, messieurs ; votre douleur en deviendrait bientôt plus amère. – Que voulez-vous dire ? s'écrièrent à la fois les deux hommes. – Ce que je dis, messieurs : j'ai retrouvé Mlle de la Brunerie, cela est vrai ; je sais où elle est. Mais, hélas ! malgré mes efforts désespérés, et Dieu m'est témoin que j'ai tenté l'impossible pour la délivrer, je n'ai pu y réussir ; la fatalité était sur moi. – Mon Dieu ! s'écria douloureusement le planteur. – Expliquez-vous, au nom du ciel, mon vieux camarade ? En quel lieu se trouve actuellement cette malheureuse jeune fille ? ajouta le général. – Elle est entrée, il y a une demi-heure, dans le fort SaintCharles, messieurs. – Au fort Saint-Charles ? – Au pouvoir de Delgrès ! – Alors elle est perdue ! – Oh ! le monstre ! Mais comment ce malheur est-il arrivé, mon ami ? – Depuis hier minuit, en compagnie d'un sergent français nommé Ivon Kerbrock, j'ai suivi pas à pas les ravisseurs sans prendre une heure de sommeil, un instant de repos ; marchant à travers les sentes inextricables d'une forêt vierge, au milieu de laquelle ces misérables s'étaient réfugiés, au coucher du soleil, j'ai failli surprendre leur campement ; j'arrivai cinq minutes à peine après leur départ ; je continuai sans me décourager cette chasse à l'homme ; la forêt traversée, ils entrèrent dans la savane. Le sergent Kerbrock et moi, nous les voyions détaler devant nous avec la rapidité de daims effarés, emportant sur leurs épaules la jeune fille garrottée dans un hamac. – Ma pauvre enfant ! s'écria le planteur en cachant dans ses mains son visage inondé de larmes. – Continuez, continuez, mon brave ? dit le général d'une voix nerveuse. – Ils étaient six hommes résolus répondit le Chasseur, nous n'étions que deux, et pourtant la chasse continua, implacable, acharnée ; les ravisseurs couraient vers le Galion ; de deux coups de fusil, deux rebelles tombèrent, tués raides ; les autres redoublèrent de vitesse ; leurs efforts étaient prodigieux, désespérés ; ils se sentaient perdus et pourtant ils ne s'arrêtaient pas ; cependant nous gagnions du terrain, l'alarme avait été donnée par les coups de feu ; toute la ligne des retranchements était illuminés par une fusillade incessante, trois autres nègres furent tués ; un seul restait debout, il se chargea résolument du fardeau que ses compagnons avaient été contraints d'abandonner ; celui-là était un mulâtre nommé Télémaque, le plus déterminé de tous ; le chef, probablement, de cette sinistre expédition ; il avait, sans doute, des intelligences dans la place ; il était attendu, car il courut droit au fort en appelant à l'aide ; ses cris furent entendus des rebelles, ils se ruèrent à son secours ; il y eut alors une mêlée terrible sur les glacis même du fort ; le sergent et moi nous poussions toujours en avant sans rien voir, sans rien entendre ; Télémaque fut éventré de deux coups de baïonnette par le sergent et par moi ; mais je vous le répète, l'appel de cet homme avait été entendu ; en tombant sous nos coups, le mulâtre avait, par un effort suprême, renversé le sergent, le crâne fendu ; j'eus un instant l'espoir de sauver la jeune fille ; hélas ! cet espoir n'eut que la durée d'un éclair ; un gros de rebelles fondit sur moi comme une bande de loups furieux ; la jeune fille, enlevée dans les bras du capitaine Ignace, fut emportée dans le fort sans que je réussisse à m'y opposer. Je voulais vivre pour me venger ; je chargeai le pauvre sergent sur mes épaules, et, la rage dans le cœur, je me résignai à reculer devant ces misérables, mais sans cesser de combattre ; je pris à peine le temps de déposer mon brave camarade à l'ambulance, et je suis accouru ici. Voilà tout ce qui s'est passé mon général. Voilà ce que j'ai fait, monsieur de la Brunerie ; un homme ne pouvait, je crois, faire davantage. – Non ! Oh ! non ! s'écria le général avec élan. – Je vous remercie du fond du cœur, dit tristement le planteur. Hélas ! si vous, si brave, si dévoué, vous n'avez pas réussi à sauver ma pauvre enfant, c'est qu'elle ne devait pas l'être ! Mon Dieu ! mon Dieu ! Il y eut un assez long silence, pendant lequel on n'entendait que les sanglots étouffés de M. de la Brunerie. Le Chasseur se tenait toujours, froid et impassible en apparence, debout et immobile au milieu de la pièce. Le général réfléchissait. – Que faire ? murmura-t-il avec découragement au bout d'un instant ; tout nous échappe. – Il nous reste un espoir, dit le Chasseur. – Un espoir ? s'écria vivement le général. – Oui, mon général ; je veux tenter un moyen suprême ; je réponds presque du succès. – Parlez vite, mon ami, de quoi s'agit-il ? Puis-je vous êtes bon à quelque chose ? – Certes, mon général, car l'exécution du projet que j'ai formé dépend de vous seul. – Oh ! alors, s'il en est ainsi, soyez tranquille, mon brave, vous pouvez compter sur moi ; et, maintenant, dites-moi franchement ce que vous comptez faire. – Une chose bien simple, mon général ; je veux, demain, me présenter en parlementaire aux rebelles, et cela de votre part. – Vous feriez cela ? – Je le ferai, je l'ai résolu. – Folie !… murmura le planteur qui avait relevé la tête et écoutait anxieusement. – Peut-être ! répondit le Chasseur. Me permettez-vous de faire cette dernière tentative, mon général ? – Vous avez ma parole, mon Brave ; seulement il est de mon devoir de vous faire observer que les rebelles ont déclaré que tout parlementaire serait considéré comme espion et immédiatement fusillé par eux. – J'ai fait toutes ces réflexions, mon général. – Et malgré ce danger terrible, imminent, suspendu sur votre tête, vous persistez ? – Je persiste, oui, mon général ; il serait oiseux d'insister davantage sur ce sujet ; de plus, je vous le répète, je réponds presque du succès de cette tentative. Le général Richepance se leva sans répondre ; il fit quelques tours de long en large dans le salon, marchant avec agitation et en proie à une émotion d'autant plus violente qu'il essayait de la renfermer en lui. Au bout de quelques instants il s'arrêta enfin devant le Chasseur, dont le regard interrogateur suivait ses mouvements avec inquiétude. – Mon ami, lui dit-il d'une voix profonde, vous n'êtes pas un homme ordinaire ; il y a en vous quelque chose de grand et de simple à la fois que je ne puis définir ; je ne vous connais que depuis bien peu de temps, mais cela m'a suffi cependant pour vous apprécier à votre juste valeur ; renoncez, je vous prie, à cette folle entreprise, qui ne peut avoir pour vous qu'un dénouement terrible ; si grand que soit l'intérêt que je porte à Mlle de la Brunerie, et Dieu, qui lit dans mon cœur, sait quel ardent désir j'ai de la sauver ! eh bien ! Je ne puis prendre sur moi la responsabilité d'un pareil acte ; vous laisser ainsi vous livrer à vos implacables ennemis et vous vouer à une mort inévitable et horrible. Le Chasseur hocha tristement la tête. – Mon général, répondit-il avec une émotion contenus, je vous rends grâce pour le grand intérêt que vous daignez témoigner à un pauvre diable tel que moi ; mais à quoi suis-je bon sur cette terre, où je pèse depuis si longtemps sans profit pour personne ? À rien. Une occasion se présente de me dévouer pour une enfant à laquelle j'ai dû la vie dans une circonstance terrible ; laissez-moi, je vous en supplie du fond de mon cœur, payer à elle, et à son père la dette de la reconnaissance ; peut-être ne retrouverai-je jamais une aussi belle occasion que celle-ci pour m'acquitter. – Mais, malheureux entêté que vous êtes ! s'écria le général, qui, sous une feinte colère, essayait de cacher l'émotion réelle qui le gagnait, c'est à la mort que vous marchez ! – Eh ! qu'importe, mon général ? qu'importe que je vive ou que je sois massacré par ces bêtes féroces, si en mourant j'ai la joie immense de sauver cette belle et chaste jeune fille et de la rendre à son père, que le désespoir de sa perte accable d'une douleur que seul son retour pourra consoler ? – Je vous en supplie, mon ami, n'insistez pas davantage pour obtenir ce consentement que je ne veux et que je ne dois pas vous donner. – J'insiste et j'insisterai, au contraire, de toutes mes forces, mon général, car il faut que vous m'accordiez ce que je vous demande. – Jamais ! s'écria le général Richepance d'une voix ferme. Il y eut un nouveau silence. Le général avait repris sa promenade saccadée à travers le salon ; M. de la Brunerie pleurait ; Le Chasseur semblait préoccupé. Le général Richepance l'examinait à la dérobée. – Voyons, dit-il au bout d'un instant, en revenant à lui, toute question a deux faces, n'est-ce pas ? – On le dit, mon général, répondit distraitement le Chasseur. – Essayons de tourner la difficulté. – Je le veux bien, mon général. À mon humble avis, il n'y a que deux moyens de sauver Mlle Renée de la Brunerie. – Ah ! vous le voyez, mon ami, vous reconnaissez vousmême qu'il existe un autre moyen de sauver cette malheureuse jeune fille que celui que vous me proposez. – Je vous demande pardon, mon général ; mais je n'ai jamais prétendu le contraire. – Voyons donc ce moyen, mon brave ; je suis convaincu à l'avance qu'il est excellent. – Il est excellent, en effet, mon général, répondit le Chasseur avec une pointe imperceptible d'ironie ; mais je vous confesse que je le crois d'une exécution très difficile. – La difficulté n'est rien, mon ami, c'est la réussite qui importe. Voyons, de quoi s'agit-il ? – Tout simplement d'enlever cette nuit même le fort SaintCharles par un coup de main, et cela si brusquement, que les rebelles, poussés l'épée dans les reins et contraints de fuir en toute hâte, n'aient point le temps, avant d'évacuer le fort, d'assassiner la malheureuse jeune fille, que j'ai juré, moi, de sauver à tout prix. – Assassiner Mlle de la Brunerie !… s'écria le général avec une douloureuse stupéfaction ; mais ce serait un acte odieux, horrible ! – Croyez-vous donc, mon général, que des nègres révoltés soient bien délicats sur leurs moyens de vengeance, surtout lorsqu'ils se sentent à peu près vaincus ? Que veulent-ils, en somme, aujourd'hui que leur cause est perdue, que leur espoir est déçu ? Rendre le mal pour le mal, voilà tout ; et plus, la douleur qu'ils causent à leurs ennemis est grande, plus ils sont satisfaits ; je les connais, moi, je ne me trompe pas sur leur compte ; croyez-moi, mon général, ils possèdent des raffinements de cruauté dont vous êtes loin de vous douter. – Mais alors ce sont des barbares, des sauvages ! – Eh ! mon général, ce sont des gens réduits au désespoir. – Oh ! quelle guerre ! s'écria celui-ci avec horreur. – J'en reviens, mon général, à ce que j'avais l'honneur de vous dire : Pouvez-vous espérer enlever le fort Saint-Charles de la façon que je vous ai indiquée cette nuit même ? – Vous savez bien, mon ami, que cela est complètement impossible ; c'est mal à vous de m'obliger à convenir de mon impuissance. – Mon général, j'ai l'honneur de vous faire observer que vous vous méprenez complètement sur mes intentions ; telle n'a jamais été ma pensée ; je voulais seulement vous amener à convenir de ceci : à savoir que vous ne pouvez rien. ami. – Alors, puisqu'il en est ainsi, vous voyez donc bien, mon général, qu'il faut absolument nous en tenir à mon projet. – Ne revenons plus là-dessus, je vous prie, mon ami. – Hélas ! ce n'est malheureusement que trop vrai, mon – Vous êtes donc résolu, mon général, à me refuser cette permission ? – Résolu, oui. – Vous ne changerez point, quoi que je vous dise, ou quoi que je fasse pour vous fléchir ? – Mon parti est pris d'une manière irrévocable ; ainsi, je vous le répète, n'insistez pas davantage sur ce sujet, tout serait inutile. – C'est bien, mon général, je n'insisterai pas, puisque vous me l'ordonnez, mais je dois vous avertir que, moi aussi, j'ai pris une résolution irrévocable, et pas plus que vous, lorsque je me suis engagé à faire une chose, je ne change, pour rien au monde je ne consentirais à manquer à une parole donnée, cette parole ne l'eusse-je donnée qu'à moi-même. – Que voulez-vous dire, mon ami ? – Je veux dire ceci, mon général : je me suis engagé envers M. de la Brunerie à lui rendre sa fille ; je la lui rendrai ou je perdrai la vie. – Mais, mon ami, réfléchissez donc ! – Toutes mes réflexions sont faites, mon général ; je n'insisterai pas davantage sur ce sujet, on ne discute pas les partis pris ; vous et moi nous avons pris le nôtre, que prétendezvous faire ? – Ce que je vous ai dit, mon général. Vous ne voulez pas ; je veux ; voilà toute la question ; il nous faut donc sortir au plus vite d'une situation qui, en se prolongeant, ne peut que devenir plus embarrassante ; pour cela il n'y a qu'un moyen. – Lequel ? au nom du ciel. Mieux que personne, mon ami, vous savez l'intérêt immense que j'attache à cette affaire ! Et si… – Je le sais, oui, mon général, dit le Chasseur en interrompant Richepance ; aussi pour cela même n'hésiterai-je pas à trancher la question. – Tranchez-la donc, je ne demande pas mieux, moi ! Mais comment ? – Oh ! bien facilement, allez, mon général ; vous allez voir. Le Chasseur se dirigea vers un piédouche, sur lequel était placée une grande pendule en rocaille, pur Pompadour ; devant cette pendule, le général Richepance, à son retour de la tranchée, avait déposé une magnifique paire de pistolets d'arçons. Le Chasseur appuya tranquillement son fusil contre le piédouche, prit les pistolets et en fit jouer les batteries. – Prenez garde ! dit le général, qui suivait tous tes mouvements du Chasseur avec une extrême surprise et cherchait à deviner ses intentions ; prenez garde, mon ami, ces pistolets sont chargés ! – Ah ! fît le Chasseur en souriant avec une expression singulière ; vous en êtes sûr ? – Pardieu ! L'Œil Gris passa la baguette dans les canons et visita scrupuleusement les amorces. – En effet, répondit-il, ils sont chargés ; vous ne vous étiez pas trompé, mon général. – Je vous l'avais dit. Le Chasseur arma froidement les deux pistolets et montrant le cadran de la pendule au général Richepance : – Veuillez, je vous prie, mon général, dit-il, regarder l'heure à cette pendule. – Il est onze heures moins le quart ; pourquoi me demandez-vous cela, mon ami ? – Vous allez le savoir, mon général ; et vous me connaissez assez, je l'espère, pour comprendre que tout ceci est sérieux et que ce que je vais vous dire je le ferai sans hésiter. – Mais enfin, expliquez-vous ; vos étranges manières, depuis un instant, me remplissent d'inquiétude. Que voulez-vous faire, au nom du diable ! et pourquoi jouez-vous ainsi avec ces armes ? – Mon général, si vous ne m'accordez pas le consentement que je vous ai demandé… – Encore ! – Toujours. Si vous ne m'accordez pas cette permission, lorsque la grande aiguille de la pendule sera sur le chiffre douze, au premier coup de onze heures je me brûlerai la cervelle. – C'est de la folie, cela ! – C'est tout ce que vous voudrez, mon général, mais je vous donne ma parole d'honneur que cela sera ; maintenant, vous ayez treize minutes devant vous. – C'est cela que vous appelez trancher une question, vous ? – Oui, mon général. Nous sommes, vous et moi doués d'une formidable dose d'entêtement ; eh bien, d'ici à quelques minutes, on verra quel est celui de nous deux qui en possède davantage ; ainsi, d'une façon ou d'une autre, la question sera tranchée. – Ah ! mon ami ! s'écria le planteur en se levant vivement et en accourant à lui ; songez que vous êtes le seul ami resté fidèle à ma pauvre enfant ! Seul, peut-être, vous pouvez la sauver ! Je vous en supplie, renoncez à ce fatal projet ! – Adressez-vous au général en chef, monsieur, répondit froidement le Chasseur ; lui seul est cause de tout ceci ; c'est lui qui s'oppose à la délivrance de votre fille. – Moi ? s'écria le général avec force, moi ? – Vous seul, oui, mon général, car, pour la dernière fois, je vous le répète, je l'aurais sauvée. Et il leva lentement les pistolets en jetant un regard ferme sur la pendule. Le général Richepance était en proie à une émotion étrange ; un combat terrible se livrait dans son cœur entre son amour et son devoir. Sa position de commandant en chef lui défendait de laisser aller ainsi un homme à une mort certaine, sans aucune de ces raisons péremptoires où le salut d'une armée est en jeu et qui justifient le sacrifice en l'ennoblissant. Mais une telle résolution brillait dans le regard calme et fier du Chasseur ; le général était si bien convaincu qu'il met- trait, sans hésiter, sa menace à exécution, qu'il se sentit vaincu, un refus de sa part devant immédiatement amener le résultat qu'il redoutait, c'est-à-dire la mort de l'homme qu'il voulait sauver. – Désarmez et posez ces armes, monsieur, dit-il d'une voix sombre ; puisqu'il n'est pas d'autre moyen de vous empêcher de commettre le crime que vous méditez, eh bien, soit ! je vous accorde ce que vous désirez si ardemment. Que votre sang retombe sur votre tête ! J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour vous empêcher d'accomplir ce projet insensé, équivalant, pour vous, à une condamnation à mort. – Peut-être, mon général ! Je ne partage nullement votre opinion à ce sujet ; je suis même tellement convaincu du succès que je crois pouvoir vous affirmer que je sortirai sain et sauf de l'antre de ces tigres. – Dieu le veuille ! fit le général Richepance en secouant la tête d'un air de doute. – Quoi qu'il arrive, mon général, acceptez mes remerciements les plus sincères ; demain, à six heures du matin, je me présenterai aux avant-postes. Croyez-moi général, ajouta le Chasseur avec mélancolie, je ne suis pas aussi près de la mort que vous le supposez ; peut-être se passera-t-il malheureusement bien des années avant qu'elle daigne, en me fermant enfin les yeux, terminer mes longues souffrances ! Votre main, général. Merci encore et à demain ! – À demain, mon ami, répondit le général avec émotion, en lui donnant une chaleureuse étreinte. Le Chasseur prit son fusil, salua une dernière fois les deux hommes, appela ses chiens et sortit du salon d'un pas ferme. III Dans lequel le commandant Delgrès et le capitaine Ignace causent de leurs affaires Il nous faut maintenant retourner sur les glacis du fort Saint-Charles, au moment où Télémaque, percé à la fois par les deux baïonnettes des ennemis auxquels, pendant si longtemps, il avait réussi à échapper, s'affaissa sur lui-même en appelant une dernière fois le capitaine Ignace à son secours. Mlle de la Brunerie, étroitement garrottée dans son hamac et qui, par un hasard providentiel, n'avait reçu aucune blessure au milieu de l'effroyable fusillade pétillant autour d'elle, avait roulé à terre auprès du cadavre du dernier de ses ravisseurs. La jeune fille, à demi évanouie, à cause des poignantes émotions dont elle avait été assaillie depuis plusieurs heures, n'avait pas conscience des événements qui s'accomplissaient si près d'elle et dont, pour ainsi dire, elle était le centre ; elle se croyait en proie à un horrible cauchemar, et, mentalement, elle adressait à Dieu de ferventes prières. Le capitaine Ignace était accouru en toute hâte, avec le gros des troupes composant la sortie, du côté où les appels répétés s'étaient fait entendre. Il avait aperçu le hamac gisant sur le sol, s'en était emparé, puis il l'avait fait enlever par deux de ses soldats, et, tout en protégeant vigoureusement la retraite, il avait réussi à rentrer le dernier de tous dans le fort, maître de la précieuse proie qu'il payait si cher et que le Chasseur avait, un instant, espéré lui ravir. La jeune fille avait été aussitôt transportée dans un appartement habité par le capitaine Ignace, sa femme et ses enfants. Le mulâtre, après avoir instamment recommandé à sa femme de prendre les plus grands soins de la jeune prisonnière, s'était retiré afin d'aller rendre compte au commandant Delgrès des événements qui achevaient de s'accomplir. Le visage du féroce rebelle était radieux ; cet homme éprouvait pour Delgrès, dont la puissante, intelligence l'avait subjugué, une admiration allant presque jusqu'au fanatisme. Delgrès était tout pour lui. Bien que l'intelligence étroite et même obtuse, sous certains rapports, du capitaine Ignace, ne lui permit pas toujours d'apprécier, à leur juste valeur, la profondeur des pensées et la grandeur de vues de cet homme réellement extraordinaire, dont le génie planait au-dessus de tous ceux dont il était entouré, et qui méritait mieux que d'être le chef des nègres souvent inconscients du bien comme du mal, Ignace, dompté et séduit par cette organisation d'élite si supérieure en tout à la sienne, en subissait le joug avec une docilité d'enfant, et, qu'on nous passe cette comparaison, peut-être triviale, mais qui rend parfaitement notre pensée, avec une fidélité de chien de Terre-Neuve, qui lèche la main qui le châtie et se sent tout heureux d'un regard ou d'une caresse. Cet homme indomptable faisant tout trembler autour de lui, cette nature abrupte, ayant plutôt des instincts que des sentiments, se courbait, craintive et obéissante, à la moindre manifestation de la volonté, mot ou geste, de celui qui avait su s'en rendre le maître tout-puissant. Le capitaine Ignace avait deviné, depuis la fameuse soirée où Delgrès était arrivé si à propos au secours de Renée et du Chasseur de rats, bien que jamais le commandant n'en eût dit un mot ni à lui, ni à d'autres, l'amour profond de son chef pour Mlle de la Brunerie ; le voyant triste, sombre, malheureux, une pensée avait germé dans l'esprit inculte du séide du chef des noirs de la Guadeloupe : s'emparer de la jeune fille, quoi qu'il dût en coûter, et la livrer à Delgrès. De la pensée à l'exécution, il n'y avait qu'un pas dans l'esprit du mulâtre. Précédemment, on s'en souvient, il avait par deux fois tenté d'assassiner la pauvre enfant croyant que sa mort ne pouvait qu'être agréable à Delgrès, et aussi, disons-le, en haine, du Chasseur de rats ; – sachant le commandant amoureux de Mlle de la Brunerie, il ne trouva rien de plus simple, rien de plus naturel, que d'enlever la jeun fille, la faire conduire au fort Saint-Charles, et la remettre à son chef, de l'assentiment duquel il se croyait assuré à l'avance, et auquel il s'imaginait faire une très agréable surprise. Ce projet une fois entré dans sa tête, il organisa avec cette astuce féline et cette patience cauteleuse innée chez la race noire, l'expédition chargée de mettre dans ses mains Renée de la Brunerie ; – jamais, en effet, l'homme de couleur ne recule devant rien pour l'accomplissement d'un désir, si extravagant qu'il soit ; – puis, toutes choses réglées, l'expédition lancée, il attendit, calme et froid, le résultat de ses machinations. Voilà pour quelles raisons le capitaine Ignace se frottait joyeusement les mains et avait le visage radieux en se rendant auprès de son chef bien-aimé, auquel, au prix d'immenses sacrifices d'hommes et de sang, il avait, pensait-il, préparé une surprise devant le combler de joie. Delgrès, retiré dans une salle de dimensions assez étroites, meublée parcimonieusement d'une table, de quelques chaises et de rayons cloués au mur, et sur lesquels étaient rangés une centaine de volumes traitant de stratégie militaire, était assis et écrivait à la lueur d'une lampe placée devant lui et recouverte d'un abat-jour qui, en concentrant toute la lumière sur la table, laissait le reste de la pièce dans une obscurité relative. Cette chambre servait de cabinet à Delgrès ; c'était là que, loin des regards importuns, il se réfugiait pour se livrer au travail, combiner ses plans de défense et organiser la résistance. Le mulâtre était bien changé, au physique et au moral, depuis le débarquement de l'armée française à la Basse-Terre. À l'enthousiasme des premiers jours avait succédé ; un abattement profond ; les premiers combats livrés par ses partisans aux Français, combats si acharnés et si sanglants, lui avaient prouvé, par leurs résultats, l'impuissance des noirs, si grand que fût leur courage, à lutter contre les soldats aguerris de la République ; la défection presque générale des nègres des grandes habitations, qui avaient préféré se soumettre, à courir les risques d'une guerre impitoyable avait ébranlé sa confiance dans la constance de ces hommes, incapables, il ne le savait que trop, de comprendre la grandeur du sacrifice qu'il leur avait fait. Les nouvelles les plus tristes lui parvenaient incessamment de tous les points de l'île. Les Français étaient partout reçus aux acclamations générales et accueillis par les noirs eux-mêmes, non pas seulement comme des amis, mais encore comme des libérateurs. Ses lieutenants ne pouvaient, en aucun endroit, parvenir à organiser une défense solide ou seulement réunir des forces ca- pables, par leur nombre, de résister ou, tout au moins, de faire tête pendant quelques jours aux Français. Delgrès, en moins de dix ou douze jours, en était arrivé a ce point terrible où un homme calcule froidement, quand il a un grand cœur, les quelques chances qui lui restent ; non pas de sortir vainqueur de la lutte qu'il a entreprise, mais de traîner la guerre en longueur, afin d'obtenir de bonnes conditions ; non pas pour lui, mais du moins pour les siens ; ces dernières chances, il sentait qu'elles lui échappaient les unes après les autres ; que bientôt il resterait, sinon complètement seul, mais entouré seulement de quelques hommes fidèles, ou trop compromis pour l'abandonner, et dont la résistance ne saurait être longtemps sérieuse. En effet, il était trop habile pour se faire la moindre illusion sur les résultats du siège. Le fort Saint-Charles, spécialement construit pour protéger la Basse-Terre contre l'ennemi du dehors, dominé de toutes parts, établi dans des conditions d'infériorité flagrantes, ne pouvait opposer une longue résistance à une armée brave, disciplinée, commandée par un général intrépide, célèbre, et qui, surtout, n'avait à redouter aucune attaque sur ses derrières, et avait ainsi toute facilité pour conduire les travaux avec sécurité. La prise du fort Saint-Charles n'était donc qu'une question de temps ou, pour mieux dire, de jours. Chassé de Saint-Charles, quelle ressource restait-il à Delgrès ? La guerre des mornes. Mais cette guerre, très avantageuse aux noirs dans une île comme Saint-Domingue, dont l'étendue, d'au moins trois cents lieues de tour, sur plus de soixante de large, est couverte d'épaisses forêts impénétrables, de mornes inaccessibles, où les noirs poursuivis trouvent un refuge assuré contre les ennemis, les harcèlent et les détruisent en détail, était impossible dans une île comme la Guadeloupe ; cette île n'ayant tout au plus que quatre-vingts lieues de tour, dont la moitié au moins, la GrandeTerre, n'est composée que de plaines basses, où, en quelques jours, les insurgés, retranchés dans les mornes et les bois, seraient cernés par l'armée française et contraints à se rendre ou à mourir de faim. Le mulâtre ne se faisait donc aucune illusion sur les résultats d'une guerre, entreprise dans une pensée noble et généreuse, il est vrai, mais où manquaient soldats et officiers habiles, et surtout cette foi qui souvent fait accomplir des prodiges contre un ennemi puissant, disposant de ressources immenses en armes et en soldats ; tandis que lui, au contraire, ne pouvant plus compter sur aucun secours de l'intérieur, se trouvait réduit à ses propres forces qui, par surcroît de malheur, diminuaient dans des proportions énormes et semblaient fondre dans ses mains. Le chef des révoltés sentait donc la terre trembler sous ses pas et prête à lui manquer totalement ; il envisageait bravement sa position en face et calculait combien de jours, combien d'heures peut-être, lui resteraient encore pour soutenir cette lutte désespérée, avant de succomber, sans espoir de se relever jamais de sa chute. Telles étaient les dispositions d'esprit dans lesquelles se trouvait Delgrès au moment où le capitaine Ignace ouvrit la porte du cabinet et se présenta devant lui, le sourire sur les lèvres. Delgrès fut intérieurement charmé de cette interruption ; elle l'enlevait pour un moment à ses tristes préoccupations ; par un effort de volonté, il rendit à son visage l'impassibilité froide qui lui était ordinaire, et après avoir indiqué un siège à son fidèle : – Soyez le bienvenu, capitaine Ignace, lui dit-il, quoi de nouveau ? – Pas grand'chose, mon commandant, répondit respectueusement Ignace. – Est-ce que le fort n'a pas tiré, il y a un moment ? – Pardonnez-moi, commandant, nous avons eu une escarmouche du côté du Galion. – Des détachements sont sortis ? – Une centaine d'hommes, au plus. – Vous savez, capitaine, que je vous ai prié de ne plus risquer de sorties ; elles ont le triple désavantage de fatiguer les hommes, de nous faire perdre du monde et d'être inutiles, maintenant surtout que l'ennemi a poussé ses tranchées presque sous le feu de la place. – C'est vrai, commandant, mais cette fois il y avait urgence absolue. – Comment cela ? – L'ennemi avait occupé, au commencement de la soirée, une position assez forte, d'où il incommodait beaucoup la garnison ; il était donc important de le déloger avant qu'il se fût solidement établi sur ce point. – Et alors ? – Alors, nous l'avons culbuté à la baïonnette et nous l'avons rejeté en désordre dans ses lignes, en bouleversant ses tranchées et en enclouant plusieurs pièces. Ce récit, fait avec un si merveilleux aplomb par le capitaine, n'avait qu'un défaut, c'était d'être à peu près complètement faux ; mais le capitaine Ignace avait, on le sait, à justifier sa conduite. – Très bien, dit Delgrès en souriant ; mais, mon cher camarade, il m'est permis de vous le dire, à vous, sur qui je puis compter, nous serons avant peu contraints, sinon de nous rendre, du moins d'évacuer le fort. – Le croyez-vous réellement, commandant ? – Je ne conserve, malheureusement, pas le moindre doute à cet égard. – Diable ! la situation se complique, alors ? – C'est selon le point de vue où l'on se place pour la juger, mon camarade, répondit Delgrès en souriant avec amertume ; d'autres diraient qu'elle se simplifie. – Dans un cas comme dans l'autre, elle devient critique, n'est-ce pas, commandant ? – Oui, très critique, capitaine ; aussi, en y réfléchissant, m'est-il venu une idée que je crois bonne. – Venant de vous, commandant, cette idée ne saurait être qu'excellente. – Merci, dit froidement Delgrès. J'ai compté sur vous pour son exécution. – Vous savez, commandant que je vous appartiens corps et âme. – Voilà pourquoi Je vous ai choisi, mon ami. En deux mots, voici ce dont il s'agit ; écoutez-moi bien. – Je suis tout oreilles. – Vous comprenez, n'est-ce pas, que je ne consentirai jamais à une capitulation, si avantageuse qu'elle soit. – D'ailleurs les conditions n'en seraient pas tenues par les Français. – Peut-être ; mais là n'est pas la question. Je ne veux pas non plus risquer un assaut, qui nous causerait inutilement des pertes énormes, ni enfin, en dernier lieu, abandonner le fort aux ennemis. – Cependant, il me semble qu'il est bien difficile de ne pas employer un de ces trois moyens, commandant ? – Il vous semble mal, capitaine ; voici mon projet. Demain ou cette nuit même, ce qui peut-être vaudra mieux, vous profiterez de l'obscurité pour sortir du fort. – Moi ! – Vous-même. Vous emmènerez avec vous quatre ou cinq cents hommes ; vous aurez soin de les choisir parmi les plus résolus de la garnison. Vous m'écoutez avec attention, n'est-ce pas ? – Oui, mon commandant. – Très bien. À la tête de ces cinq cents hommes vous tournerez, si cela vous est possible, les lignes françaises ; mieux vaudrait éviter le combat et opérer silencieusement et sans être aperçu, votre retraite. – J'essayerai, commandant ; bien que ce soit difficile de mettre en défaut la vigilance des Français, qui ne dorment jamais que d'une oreille et les yeux ouverts. Mais si je ne réussis pas ? – Alors, capitaine, à la grâce de Dieu ! Vous sortirez la baïonnette et vous vous ouvrirez passage ; il faut que vous passiez n'importe comment. – Soyez tranquille, commandant, je passerai. – J'ai l'intention de me retirer à la Soufrière avec tout notre monde ; la position est formidable, nous pourrions y traîner la guerre en longueur et surtout attendre en toute sûreté les secours qui ne sauraient manquer de nous arriver bientôt. – Ah ! ah ! nous attendons donc des secours, commandant ? demanda le capitaine avec surprise. – Des secours nombreux, oui. Mais, chut ! pas un mot à ce sujet ; j'en ai peut-être trop dit déjà, mais je suis certain de votre silence, n'est-ce pas, capitaine ? – Je vous le promets, commandant. Delgrès n'attendait aucun secours, par la raison toute simple qu'il était impossible qu'il en reçût du dehors ou du dedans ; seulement il connaissait la crédulité des noirs et il savait que le péché mignon du capitaine était une notable intempérance de langue ; il comptait sur cette intempérance même pour que la nouvelle qu'il lui confiait à l'oreille se répandît rapidement parmi ses adhérents, sur l'esprit desquels elle ne pouvait manquer de produire un excellent effet. – Mais, continua-t-il d'un ton confidentiel, pour que notre position soit solidement établie à la Soufrière, il faut nous assurer de ses abords, afin surtout de tenir nos communications ouvertes avec la mer. Me comprenez-vous ? – Parfaitement, oui, commandant, répondit Ignace, qui se gardait bien d'y voir malice et d'y comprendre un seul mot. Delgrès comptait aussi sur le manque d'intelligence de son lieutenant. Il continua : – Il faut donc nous retrancher au Matouba. – En effet, dit Ignace. – Il y a là deux habitations situées dans des positions excellentes, fortifiées admirablement par la nature, et d'où il nous sera facile de commander le pays à plusieurs lieues à la ronde. – Oui, commandant. Je connais parfaitement ces deux habitations, ce sont de véritables forteresses ; elles se nomment, attendez donc, oui, j'y suis : l'habitation de Vermont et l'habitation d'Anglemont. – C'est cela même ; vous vous en emparerez ; de plus, il se trouve, à une courte distance de là, des fortifications à demi ruinées ; vous les relèverez et vous les remettrez, autant que possible, en état de défense. – Soyez sans crainte, commandant, je ne perdrai pas une seconde ; vos ordres seront exécutés ponctuellement et à la lettre. – J'en ai la conviction, mon cher capitaine. Il est inutile, n'est-ce pas, de vous recommander de rallier autour de vous tous ceux de nos adhérents en ce moment disséminés dans les mornes et les grands bois, et de faire rassembler aux deux habitations le plus de vivres et de munitions de guerre qu'il vous sera possible de réunir ? – Rapportez-vous-en à moi pour cela, commandant. Mais, vous, que ferez-vous ici pendant ce temps-là ? – Oh ! moi, je ne demeurerai pas inactif, soyez tranquille ; je préparerai tout pour faire sauter le fort, puis je l'évacuerai ; et je vous promets que, si vigilants que soient les Républicains, je réussirai à les tromper. Des hauteurs du Matouba, où vous vous trouverez, vous serez avertis de ma retraite par l'explosion du fort, à laquelle vous assisterez en spectateurs désintéressés. – C'est vrai, dit en souriant le capitaine. – Ainsi, mon cher camarade, voilà qui est bien convenu : VOUS garderez toutes les avenues de la Soufrière et vous vous emparerez des deux habitations Vermont et d'Anglemont. – À quelle heure quitterai-je le fort, commandant ? – Voyons, il est dix heures et demie ; il vous faut partir entre minuit et demi et une heure du matin ; c'est le moment où la rosée commence à tomber ; les sentinelles sont engourdies par le froid et le sommeil ; vous ne sauriez choisir un moment plus favorable pour le succès de votre expédition. Et maintenant, capitaine, voulez-vous souper avec moi, sans façon ? – Vous me comblez, mon commandant. – Allons, nous trinquerons une fois encore ensemble avant notre séparation qui malheureusement, je le crains, sera de courte durée. – Vous redoutez donc sérieusement, commandant, de ne pouvoir vous maintenir longtemps encore dans la place ? – Avant trois jours, les batteries françaises auront éteint tous nos feux ; ils nous serreront de si près que l'assaut deviendra inévitable. Ah ! Si nous n'avions affaire qu'aux troupes de la colonie, nous en aurions eu bon marché ! mais il se trouve en face de nous un général habitué aux grandes guerres européennes ; des soldats qui ont vaincu les meilleures troupes du vieux monde ; que pouvons-nous faire, nous, chétifs, contre de pareils géants ? Mourir bravement, voilà tout, et, le cas échéant, nous saurons accomplir se devoir suprême. – C'est triste ! murmura le capitaine en hochant la tête. – Pourquoi cela ? s'écria vivement Delgrès, dont un éclair illumina subitement le regard ; nous aurons la gloire de leur avoir résisté ! N'est-ce donc rien, cela ? Nous succomberons, il est vrai, mais vaillamment, les armes à la main, la poitrine tournée vers nos ennemis ; notre défaite même nous fera illustres, nous ne mourrons pas tout entiers ; nos noms survivront sur l'océan des âges ; nous légueront notre exemple à suivre à ceux qui viendront après nous et qui, plus heureux que nous ne l'aurons été, conquerront, eux, cette liberté dont nous aurons été les précurseurs et que nous n'aurons fait qu'entrevoir ! Le siècle qui commence, mon ami, est une de ces époques fatidiques dans l'histoire du monde, plus grandes encore par les idées généreuses qu'elles enfantent que par la gloire dont elles rayonnent ! et qui sont une date grandiose dans le martyrologe de l'humanité ; les semences d'une régénération universelle, épar- pillées depuis deux siècles déjà sur tous les points du globe, commencent leur germination ; la faible plante grandira vite et se fera arbre pour abriter, sous son ombre majestueuse, et cela avant soixante ans, la rénovation générale conquise, non par l'épée, mais par la pensée. Nous ne verrons pas, cela, nous autres, mais du moins nous aurons la gloire de l'avoir pressenti ! « Oui, Ignace, mon fidèle ! continua-t-il avec une animation croissante, je vous le prédis, avant soixante ans, l'esclavage, ce stigmate honteux, cette lèpre hideuse appliquée, verrue immonde, sur l'humanité, sera aboli à jamais et la liberté de la race noire proclamée hautement par ceux-là mêmes qui, aujourd'hui, sont les plus acharnés à maintenir son honteux asservissement ! « Traçons donc courageusement notre sillon fécond ; accomplissons jusqu'au bout, et quoi qu'il advienne de nous, notre tâche pénible, et à nous reviendra l'honneur d'avoir les premiers affirmé glorieusement le droit de nos frères, de prendre la place qui leur est due au milieu de la grande famille humaine ! « Mais pardonnez-moi, Ignace, de vous parler ainsi, ajoutat-il en changeant de ton. Je me laisse, malgré moi, entraîner au torrent d'idées qui m'emporte ! Ce qui doit être sera. Laissons cela. Soupons, mon ami, et choquons nos verres à l'espérance et surtout à de meilleurs jours ! Delgrès frappa alors sur un gong, point d'orgue terrible qui, accentuant les chaleureuses paroles du mulâtre, fit malgré lui, tressaillir Ignace. Un moment après, une porte s'ouvrit et quatre noirs parurent, portant une table toute servie. Les deux hommes prirent place et le repas commença. Delgrès savait parfaitement, lorsque cela lui plaisait, faire les honneurs de chez lui ; cette fois ; il se surpassa et se montra charmant amphitryon et excellent convive. Pendant le repas, la conversation entre les deux hommes fut vive, enjouée, pétillante même ; nul n'aurait deviné, à les voir et surtout à les entendre, les dangers terribles qui planaient sur leurs têtes. Lorsque le dessert eût été placé sur la table, Delgrès fit un signe, les domestiques se retirèrent. – À votre réussite ! dit le chef des révoltés à son convive, en choquant son verre contre le sien. – À votre succès au fort Saint-Charles, mon commandant ! répondit Ignace. Les cigares furent allumés. – Voyons, dit tout à coup Delgrès en regardant fixement le capitaine, expliquez-vous une fois pour toutes, mon ami, cela vaudra mieux. – Moi, mon commandant, que je m'explique ! fit le capitaine, pris à l'improviste, avec l'expression d'une surprise feinte ou réelle, mais certainement parfaitement jouée. – Oui, mon cher Ignace, depuis votre entrée dans mon cabinet, je vous examine à la dérobée et je lis sur votre visage un je ne sais quoi de singulier, d'étrange même, s'il faut le dire, qui m'intrigue, et, pourquoi ne l'avouerais-je pas, qui m'inquiète ; et tenez, en ce moment, vous détournez la tête ; vous semblez embarrassé. Pardieu ! mon camarade, si vous avez commis quelques-unes de ces excentricités parfois un peu fortes dont vous êtes coutumier, confessez-vous bravement, je vous donnerai l'absolution ; je ne suis pas pour vous un juge bien sévère, que diable ! plusieurs fois déjà vous avez été à même de vous en apercevoir. – Ma foi, mon commandant, je ne sais pas comment vous vous y prenez, mais cette fois, comme toujours, vous avez deviné. J'ai quelque chose là ! ajouta-t-il en se donnant une vigoureuse tape sur le front ; quelque chose enfin qui me taquine. Je crains, depuis quelques instants, d'avoir commis une sottise, et cela avec les meilleures intentions du monde. – C'est toujours ainsi que cela arrive, mon cher capitaine ; mais si la sottise dont vous parlez est réparable, en somme, le mal ne sera pas grand. – Peut-être… Plus j'y réfléchis, mon commandant, et plus je suis forcé de reconnaître, à ma honte, que j'ai eu tort de faire ce que j'ai fait. – Expliquez-vous franchement, sans arrière-pensée. Allez, capitaine, je vous écoute. – Eh bien ; commandant, puisque vous l'exigez, je vous avouerai tout, et cela maintenant avec d'autant plus d'empressement que, devant abandonner le fort dans une heure, j'aurais toujours été obligé de tout vous dire avant mon départ. – Ceci est une raison, fit Delgrès en souriant. Le capitaine Ignace détourna la tête, saisit une bouteille de rhum, vida plus de la moitié de la liqueur qu'elle contenait dans un grand verre, qu'il avala d'un trait, aspira deux ou trois énormes bouffées de tabac, posa son cigare sur le bord de son assiette, et prenant enfin son parti : – Commandant, s'écria-t-il d'une voix sourde, je suis un misérable ! – Vous en avez menti, capitaine ! S'écria vivement Delgrès, qui connaissait son homme mieux que celui-ci ne se connaissait lui-même. Le capitaine remua deux ou trois fois la tête d'un air de doute et de honte à la fois. – Si, commandant, reprit-il, je suis un misérable, mais je le répète, mon intention était bonne, ma faute provient de mon dévouement. – Vous savez, capitaine, que vous procédez par énigmes et que je ne vous comprends pas du tout. – Cela ne m'étonne pas, commandant, c'est à peine si je me comprends moi-même ! – Voyons, capitaine, finissons-en, expliquez-vous. – M'y voici, puisqu'il le faut. Depuis quelques jours, commandant, je m'étais aperçu que vous étiez en proie à une tristesse sombre, que rien ne pouvait vaincre ; cela me tourmentait, m'inquiétait même, de vous voir ainsi ; cependant je n'osais vous interroger ; d'ailleurs, vous ne m'auriez pas répondu. – C'est probable, murmura Delgrès. – Alors, comme je vous aime et que je souffrais de vous voir malheureux, je cherchai quelle pourrait bien être la cause de cette tristesse. – L'avez-vous trouvée ? – Je le crus, du moins. – Quelle était cette cause ? – Pardonnez-moi, commandant, mais puisque vous l'exigez, je vous avouerai tout ; je sais très bien que jamais vous ne m'en avez rien dit ; cependant j'ai deviné l'amour profond que vous avez au cœur pour la fille d'un des plus riches planteurs blancs ; cette jeune fille… – Ne prononcez pas son nom ici, capitaine ! interrompit vivement le mulâtre. – Soit, mon commandant, je me tairai même si vous le désirez, répondit humblement Ignace. – Nullement, nullement, continuez, capitaine, continuez, au contraire. Quel parti prîtes-vous après cette découverte ? – Eh bien, commandant, je me dis alors que ce qui vous faisait ainsi souffrir, c'était d'être séparé, de celle que vous aimez. – Alors ? – Alors, commandant, je résolus de vous réunir à elle ; comme il vous était impossible d'aller la rejoindre, il fallait que ce fût elle qui vînt vers vous. Vous savez, commandant, lorsque malheureusement une idée se glisse dans ma cervelle, à tort ou à raison, il faut que je l'exécute. – Malheureux ! s'écria le commandant avec agitation, qu'avez-vous osé faire ? – Oui, je le reconnais maintenant, j'ai eu tort ; murmura Ignace avec accablement. – Parlez ? mais parlez donc ? – J'ai… mais ne me regardez pas ainsi, je vous en prie, commandant, puisque je reconnais mes torts. – Ah ! je comprends tout, maintenant ! s'écria Delgrès avec indignation. Vous avez enlevé cette jeune fille ? – C'est vrai, commandant ; seulement, je ne l'ai point enlevée, je l'ai fait enlever par des hommes sûrs ; ils se sont introduits secrètement dans l'habitation de son père, sont parvenus à s'emparer d'elle et à la conduire ici. – Ici ! elle est ici ! – Oui, commandant. – Oh ! malheureux, qu'avez-vous fait ? S'écria-t-il avec douleur. Vous m'avez déshonoré aux yeux de cette jeune fille ! – Moi, commandant ? – Elle est convaincue que c'est moi qui l'ai fait enlever ; son estime, que j'avais eu tant de peine à conquérir, vous me l'avez fait perdre sans retour ; jamais elle ne supposera que la pensée de ce crime odieux soit venue à un autre qu'à moi ! – Commandant, je me suis conduit comme un scélérat, comme un misérable ! mais la faute que j'ai commise doit retomber sur moi seul ; jamais je ne consentirai qu'il en soit autrement. Cette jeune fille, je ne l'ai pas vue encore, je ne lui ai même pas adressé la parole, je l'ai confiée à Claicine, ma femme. Je vous jure que, avant de quitter le fort, je réparerai, autant que cela dépendra de moi, le mal que j'ai fait, sans le vouloir. Mais, je vous en supplie, commandant, nous allons dans un ins- tant nous séparer, peut-être pour toujours, ne me laissez pas vous quitter ainsi, sous le poids de votre colère ; ne me pardonnez pas, ma faute est trop grande, ce serait trop exiger de vous, mais dites-moi un mot, un seul, qui me fasse espérer que vous me pardonnerez un jour ? Delgrès, par un effort de suprême volonté, avait reconquis toute sa puissance sur lui-même ; son visage était redevenu de marbre ; il sourit tristement, et tendant la main au capitaine : – Puis-je vous en vouloir, mon ami ? lui dit-il d'une voix douce ; vous croyiez bien faire ! Allez, je parlerai à cette jeune fille, et peut-être ajoutera-t-elle foi à mes protestations lorsqu'elle verra ma douleur. Ignace serra avec force la main de Delgrès ; il fit un mouvement comme s'il voulait parler, mais il se ravisa, se leva de table, et sortit d'un pas rapide, sans répondre un mot. – Mon Dieu ! murmura le mulâtre lorsqu'il fut seul, cette douleur m'était donc réservée ! Et il laissa tomber tristement sa tête sur sa poitrine. IV Où le capitaine Ignace apparaît sous un nouveau jour Mlle Renée de la Brunerie était évanouie. Mais cet évanouissement n'avait rien de dangereux ; il était causé, et cela se comprend facilement chez une jeune fille frêle et délicate, accoutumée à toutes les recherches d'une existence luxueuse, bien plus par l'émotion qu'elle avait dû éprouver, la gêne affreuse à laquelle, pendant plus de deux heures, elle avait été soumise, torture physique à laquelle était venue se joindre une torture morale, l'ignorance du sort qu'on lui réservait, que par des souffrances maladives quelconques. La femme du capitaine Ignace, jeune et charmante créature, aux traits doux et intelligents, au regard mélancolique, dont le teint pâle et mat aurait, en tout autre pays qu'en Amérique, passé pour être de la blancheur la plus pure, se hâta de prodiguer à la jeune fille que son mari lui avait confiée si à l'improviste, ses soins empressés et de lui témoigner cette touchante sollicitude dont les femmes ont seules le secret et que réclamait impérieusement l'état de la belle prisonnière. Claircine, nous lui avons entendu donner ce nom harmonieux par son mari lui-même, avait fait transporter, par deux domestiques, la jeune fille dans une chambre assez petite, mais élégamment meublée, servant de chambre à coucher ; et là on l'avait étendue sur un lit fort propre. Au bout de quelques minutes, Mlle de la Brunerie ouvrit les yeux et reprit connaissance. Ses regards se fixèrent d'abord sur ceux de Mme Ignace qui penchée sur elle, la contemplait avec une expression d'intérêt et de bonté touchante à laquelle il était impossible de se tromper. – Vous êtes bonne et je vous remercie, madame, dit Renée d'une voix faible. – Comment vous sentez-vous, madame ? demanda la créole avec une douceur dans la voix et l'accent, dont la malade se sentit émue au fond de l'âme. – Mieux, bien mieux, madame ; dans un instant, je serai, je le crois, en état de me lever ; l'émotion, la frayeur, que sais-je ? m'ont fait perdre connaissance, mais à présent je suis bien. – Ne vous levez pas encore, madame ; attendez pour le faire que vos forces soient complètement revenues. – Je vous obéirai, répondit la jeune fille ; vous avez une si douce façon d'ordonner que je ne me sens pas le courage de vous résister. – Allons, je vois avec plaisir que cette syncope qui m'inquiétait si fort n'aura pas de suites dangereuses. – Je vous assure que je me sens tout à fait guérie ; si vous le permettez, je quitterai ce lit ? – J'y consens ; mais à une condition : c'est que vous vous placerez, ne serait-ce que pour quelques instants, dans ce fauteuil, là près de cette table. – Combien je regrette de ne pas être plus sérieusement indisposée ? dit la jeune fille en s'asseyant sur le fauteuil ; c'est réellement un plaisir d'être soignée par une si charmante gardemalade. – Vous êtes une flatteuse, madame. – Nullement ; je dis, je vous jure, ce que je pense. En ce moment, une servante vint annoncer à sa maîtresse que le souper était servi et que le capitaine, retenu par le commandant, n'assisterait point au repas. – Avez-vous besoin de prendre quelque chose, madame ? demanda à Renée sa gentille hôtesse. – Me permettez-vous d'être franche, madame ? répondit en souriant la jeune fille. – J'exige la plus grande franchise. – Eh bien, je vous avoue, puisqu'il en est ainsi, que n'ayant rien pris ou du moins fort peu de chose depuis hier au soir, j'ai grand appétit. – Tant mieux, alors ! dit gaiement la jeune femme ; mon mari est retenu par son service, nous souperons toutes deux, tête à tête ; mes enfants sont couchés et dorment, nous pourrons causer tout à notre aise. – Voilà qui est charmant, dit Renée en riant. – Donnez-moi votre bras, ma belle malade, et passons, s'il vous plaît, dans la salle à manger. Ce qui avait été dit fut aussitôt exécuté ; les deux jeunes femmes prirent place à table en face l'une et l'autre, et commencèrent leur repas. Cependant Renée de la Brunerie avait sur les lèvres une question que, depuis quelques instants, elle brûlait de faire sans oser s'y décider ; de son côté, la belle créole était curieuse aussi de connaître la personne que son mari lui avait amenée si inopinément. À un certain moment du repas, les deux jeunes femmes se surprirent à se regarder à la dérobée ; la maîtresse donna un ordre muet auquel les domestiques obéirent en se retirant aussitôt. – Maintenant, nous voici seules, rien ne vous gêne plus ; vous désirez m'adresser une question, n'est-ce pas, madame ? dit Claircine avec un sourire engageant. – C'est vrai répondit Mlle de la Brunerie ; mais votre accueil si affectueux m'a jusqu'à présent empêché de le faire. – Parlez donc, je vous prie, madame ; si cela dépend de moi, je répondrai franchement à ce que vous me demanderez et je vous apprendrai ce que vous désirez savoir. – Je vous rends mille grâces, madame ; sans plus tarder, je mets votre complaisance à contribution ; je voudrais savoir en quel lieu je me trouve ; quelle est la personne que je ne connais pas, pour laquelle cependant j'éprouve déjà une sympathie si vive, et dont je reçois une si affectueuse hospitalité ? – Hélas ! madame, vous êtes ici au fort Saint-Charles. – Au fort Saint-Charles ? – Oui ; vous avez été amenée dans cet appartement, qui est le mien, par le capitaine Ignace. – Oh ! cet homme ! s'écria la jeune Mlle en cachant sa tête dans ses mains avec épouvante. – N'en dites pas de mal, je vous en supplie, madame ! murmura Claircine d'une voix douce et câline, je suis sa femme ! – Vous ! madame ? s'écria Mlle de la Brunerie en la regardant avec surprise ; oh ! non, c'est impossible ! – Pourquoi donc ? – Vous, si belle, si bonne, la femme de… – Je me nomme Claircine Muguet, interrompit doucement la créole ; depuis cinq ans j'ai épousé le capitaine Ignace. – Pauvre femme ! moi. – Pardonnez-moi, je vous prie, madame, je ne sais ce que je dis, mais votre mari m'a fait beaucoup de mal ; en ce moment encore, vous le voyez ; je suis sa prisonnière ! ajouta-t-elle avec amertume. – Oh ! madame, s'écria Claircine en lui pressant affectueusement les mains, l'amour et le respect que je dois à mon mari ne me rendent pas injuste, croyez-le bien ; je compatis très sincèrement à vos souffrances et, si cela ne dépendait que de moi, je vous le jure, bientôt vous seriez rendue à ceux qui vous aiment. – Je ne me plains pas, mon mari m'aime, il est bon pour – Vous êtes bonne, bien bonne, madame. Quels que soient mes griefs contre votre mari, je le sens, ajouta-t-elle en souriant à travers ses larmes, je ne pourrai plus maintenant m'empêcher d'être votre amie. – Mais comment se fait-il que vous ayez été ainsi faite prisonnière ce soir ? C'est à peine si mon mari s'est absenté pendant une heure du fort pour faire une sortie. – Ce n'est pas ce soir que j'ai été faite prisonnière, ma chère Claircine, répondit tristement Renée ; la nuit passée j'ai été enlevée pendant mon sommeil dans l'habitation de mon père, au milieu de mes amis. – Mon Dieu ! que me dites-vous donc là ? – Je ne sais pas moi-même comment cela s'est passé, reprit la jeune fille ; les rebelles, pardon, les hommes de couleur, avaient le matin attaqué la Brunerie. – La Brunerie ? – Hélas ! chère madame, je suis Mlle Renée de la Brunerie. – Ah ! vous m'êtes doublement sacrée, alors madame. – Je ne vous comprends pas, madame. – Je suis la fille de la sœur de M. David, le commandeur de votre habitation. – Vous êtes la nièce de ce bon et cher David ? s'écria Renée en embrassant Mme Ignace avec effusion. Ah ! la sympathie qui m'entraînait vers vous ne me trompait pas ; même avant de vous connaître, je devinais que vous étiez mon amie. Les deux charmantes jeunes femmes confondirent un instant leurs caresses. – Continuez, je vous prie, madame. – Appelez-moi Renée, chère Claircine. – Eh bien, Renée ma mignonne, fît la jeune femme en l'embrassant, continuez. Vous disiez que les rebelles… – Oui, reprit Mlle de la Brunerie, pendant la matinée, ils avaient attaqué l'habitation ; après un combat très vif, les nôtres les avaient repoussés. Le soir, rentrée chez moi après avoir passé la journée à soigner et à panser les blessés, me sentant un peu fatiguée, je m'étais étendue sur un hamac afin de prendre quelques instants de repos ; peu à peu le sommeil ferma mes yeux, je m'endormis. Je ne saurais dire depuis combien de temps je dormais ainsi, lorsque tout à coup je fus éveillée en sursaut ; je voulus crier, appeler à mon secours, cela me fut impossible : j'avais été garrottée et bâillonnée dans mon hamac pendant mon sommeil. Je sentis que plusieurs hommes m'enlevaient dans leurs bras et m'emportaient rapidement ; puis je n'entendis et ne sentis plus rien, la terreur m'avait fait perdre connaissance. – Pauvre chère enfant ! – Lorsque je revins à moi, je m'aperçus que j'étais libre, libre seulement de mes mouvements, bien entendu ; mon hamac était accroché à deux énormes fromagers dont la majestueuse ramure s'étendait au-dessus de moi ; j'étais au plus profond des mornes, dans une forêt vierge ; plusieurs hommes, mes ravisseurs probablement, buvaient et mangeaient à quelques pas de moi ; je ne reconnus aucun de ces hommes ; lorsqu'ils s'aperçurent que j'avais ouvert les yeux, celui qui semblait être leur chef s'approcha respectueusement de moi et me demanda si j'avais besoin de quelque chose ; j'acceptai deux ou trois oranges. Mes ravisseurs eurent entre eux une discussion assez longue, à voix basse, dont je ne pus rien entendre, puis l'un d'eux s'éloigna et disparut au milieu des fourrés ; vingt minutes après le départ de cet homme, le chef s'approcha de nouveau de moi ; j'avais la gorge en feu, je suçais le jus des oranges pour essayer de tromper la soif qui me dévorait ; le chef m'annonça que nous allions nous mettre en route de nouveau ; j'essayai de l'interroger, ce fut en vain ; quoiqu'il fût poli, respectueux même, il éluda mes questions et se borna à me protester que je n'avais rien à redouter ni de lui, ni de ses compagnons, et que notre voyage serait de courte durée ; on repartit ; cette fois je voulus marcher, j'étais brisée d'être demeurée si longtemps couchée dans un hamac. – Pauvre demoiselle ! quelles angoisses vous avez du éprouver, hélas ! murmura : Claircine en essuyant ses yeux remplis de larmes. – Plusieurs heures s'écoulèrent ainsi ; ces hommes se traçaient, la hache à la main, un sentier à travers la forêt ; nous marchions presque dans les ténèbres ; le chef me soutenait dans les passages difficiles. Vers trois heures de l'après-dîner, on fît une seconde halte ; mon hamac fut accroché, je m'étendis dessus et je ne tardai pas à m'endormir ; lorsque je rouvris les yeux, le soir parti le matin était de retour, mes ravisseurs semblaient inquiets, agités ; leur chef, en m'annonçant que nous allions repartir, jetait autour de lui des regards anxieux, je voulus résister, il donna un ordre, je fus à l'instant enveloppée dans le hamac, mise dans l'impossibilité de faire un mouvement et de rien voir autour de moi ; la marche recommença, mais rapide, cette fois, et précipitée ; j'entendis des coups de feu, mes ravisseurs étaient poursuivis, serrés de près, sans doute ; j'eus un moment d'espoir ; puis la marche redoubla de rapidité ; je sentis mes porteurs s'affaisser ; d'autres prirent leurs places ; on repartit ; tout a coup la fusillade éclata de tous les côtés à la fois ; j'entendis les grondements terribles du canon, des clameurs horribles se mêlant au crépitement sinistre des coups de feu, puis je m'évanouis. Lorsque je repris connaissance, vous étiez là, près de moi, douce, souriante ; mes funèbres apparitions avaient disparu ; un ange les avait remplacées et veillait avec la sollicitude d'une sœur à mon chevet. – Mais vous ne m'avez pas parlé de mon mari ? – Je ne l'ai pas vu. Probablement les hommes qui m'ont enlevée ont agi par son ordre ; ou peut-être ajouta Renée avec ressentiment, est-ce par l'ordre d'un autre plus puissant et plus haut placé encore que votre mari, ma chère Claircine ? – Je ne vous comprends pas, Renée. – Hélas ! répondit la jeune fille avec un profond soupir, c'est à peine si j'ose m'interroger et me comprendre moi-même ; cette action est à la fois si honteuse et si horrible que je tremble à la pensée de désigner un coupable. – Espérez, chère belle ; dit la jeune femme d'une voix calme ; peut-être bientôt serez-vous libre et heureuse ; mais vous n'êtes plus seule maintenant ; vous avez près de vous une amie dévouée pour vous consoler et vous aider à souffrir en partageant vos peines. – Et cela m'est une grande joie, je vous l'assure, ma chère Claircine ; répondit Mlle de la Brunerie avec effusion. – Maintenant que notre souper est terminé, chère Renée, nous repasserons dans votre chambre à coucher ; l'amie est remplacée par la garde-malade ; venez, ma mignonne, il est temps que vous preniez un peu de repos. – J'obéis de grand cœur ; malgré mon courage de parade, je me sens brisée. Elles se levèrent alors de table et se disposèrent à quitter la salle à manger. En ce moment, là porte s'ouvrit, et le capitaine Ignace parut. Renée de la Brunerie tressaillit à la vue du capitaine ; Claircine la fit asseoir. – Veuillez m'excuser, mademoiselle, dit le capitaine, si j'ose me présenter ainsi devant vous. – Vous êtes chez vous, monsieur, répondit Mlle de la Brunerie avec une politesse glaciale ; libre d'entrer et de sortir à votre guise. D'ailleurs, ajouta-t-elle avec amertume, ne suis-je pas la prisonnière du capitaine Ignace ? – Voilà précisément pourquoi je viens, mademoiselle, répondit celui-ci avec embarras ; je suis charmé, soyez-en convaincue, de vous voir aussi bien portante. – Je vous remercie de l'intérêt que vous daignez me témoigner, monsieur ; je sais, depuis longtemps, combien votre sollicitude pour moi est grande. – Accablez-moi, mademoiselle, adressez-moi les reproches les plus sanglants, je sais que je les mérite ; je vous jure, vous ne m'en adresserez jamais autant que je m'en adresse à moi-même. Renée de la Brunerie le regarda avec surprise. – Cela vous étonne de m'entendre parler ainsi, n'est-ce pas mademoiselle ? fit Ignace ; je conçois cela. Que voulez-vous, mademoiselle, c'est ainsi. Je ne suis qu'un mulâtre grossier, brutal, féroce, sans éducation, je le sais ; j'ai de plus cette fatalité que, chaque fois que je veux bien faire, il paraît que mes bonnes intentions n'aboutissent qu'à des sottises ; il est vrai que, presque toujours, je m'en aperçois aussitôt après ; mais c'est égale la sottise est faite. Ces paroles furent prononcées par le capitaine avec un singulier accent de conviction et de franchise, que la jeune fille en fut toute décontenancée ; elle ne sut plus à quoi s'en tenir sur le compte de cet homme qui faisait si bon marché de lui-même ; elle se demandait si elle devait prendre ce qu'il lui disait au pied de la lettre. – Je vous avoue, monsieur, répondit-elle avec hésitation, que… – Vous ne me comprenez pas, mademoiselle ; interrompitil vivement ; rien n'est plus simple pourtant. J'ai deviné, maladroitement, une chose dont je n'aurais même pas dû m'apercevoir ; alors, voyant constamment (triste et désespéré un homme pour lequel j'éprouve un respect et un dévouement sans bornes, je me suis sottement fourré dans mon étroite cervelle, que la présence près de lui d'une certaine personne lui rendrait sinon le calme et la tranquillité, du moins amènerait peut-être un sourire sur ses lèvres. La jeune fille lui lança un regard d'une fixité étrange. – Je vous dis la vérité, mademoiselle, répondit-il nettement à cette interrogation muette ; ce que j'ai fait a failli me coûter assez cher, pour que je n'essaye pas de vous tromper. – Continuez, monsieur, répondit froidement Mlle de la Brunerie. – Que vous dirais-je de plus que vous m'ayez déjà compris, mademoiselle ? Dès que cette pensée, si malheureuse pour moi, se fut ancrée dans ma cervelle, elle ne me laissa plus in instant de répit : je résolus de vous faire enlever, vous savez de quelle façon j'ai exécuté mon projet et comment il a réussi ; tous les hommes employés par moi dans cette expédition sont morts jusqu'au dernier ; moi qui l'ai ordonnée, j'en ai le pressentiment, je payerai de ma vie d'avoir été l'instigateur de cette mauvaise action, que je me reproche maintenant comme un crime. – Ignace ! s'écria sa femme avec douleur, que dites-vous, mon ami ? – La vérité, chère Claircine ; tout se paye en ce monde, le bien comme le mal ; le mal surtout, ajouta-t-il en baissant tristement la tête. – Dois-je ajouter foi à vos paroles, monsieur ? demanda Renée d'un air pensif. – Vous le devez d'autant plus, mademoiselle, que mon repentir est plus sincère ; lorsque j'ai, il y a, une heure, croyant causer une joie immense à mon ami, raconté ce que j'ai fait pour vous amener ici, sa douleur a été si grande, si navrante, que moi, l'homme à l'âme de bronze, je me suis senti blessé au cœur ; j'ai eu honte de mon action, j'ai demandé grâce à mon ami ; lui, il ne m'a adressé ni un reproche ni une plainte, il a courbé tristement la tête et ne m'a dit qu'un mot, un seul, qui m'a navré. – Un mot, lequel, monsieur ? Vous vous devez à vousmême de tout me dire ! s'écria-t-elle avec une vivacité fébrile. – Aussi vous dirai-je tout, mademoiselle, répondit le capitaine avec tristesse : « Ignace, m'a-t-il dit, je n'avais qu'un bonheur, tu me l'as ravi : j'étais parvenu à conquérir à force d'abnégation, non pas l'amitié, mais l'estime de cette personne ; par ta faute, je l'ai à jamais perdue ; quoi qu'il arrive, rien ne parviendra jamais à la convaincre que je ne suis pas ton complice. » – Il a dit cela ? – Textuellement, mademoiselle. Alors, moi, je l'ai quitté et je suis venu vous trouver pour vous dire : Mademoiselle, le seul coupable, c'est moi ; lui, il ignorait tout, il est innocent ! – C'est bien, monsieur, répondit lentement Mlle de la Brunerie ; ce que vous faîtes en ce moment rachète jusqu'à un certain point, si elle ne peut la réparer tout à fait, l'action que vous avez commise ; je vous sais gré de m'avoir parlé ainsi que vous l'avez fait ; quand j'aurai, moi, obtenu la preuve certaine de ce que vous avancez, peut-être pardonnerai-je l'indigne trahison dont j'ai été la victime. N'avez-vous rien à ajouter, monsieur ? – Rien, mademoiselle ; je tenais à vous faire une confession complète avant mon départ, afin de soulager ma conscience du poids qui l'oppressait et implorer mon pardon. Maintenant que j'ai accompli ce devoir, il ne me reste plus rien à ajouter. – Vous partez, Ignace ? demanda vivement sa femme. – Je pars, ou plutôt nous partons, oui, Claircine ; j'en ai reçu l'ordre à l'instant ; je n'ai plus que quelques minutes à rester dans le fort. – Mlle de la Brunerie restera-t-elle donc seule ici ? demanda la jeune femme avec inquiétude. Ignace se frappa le front d'un air embarrassé. – Je n'avais pas songé à cela, murmura-t-il. En effet, mademoiselle ne doit pas rester ici seule dans cet appartement isolé. Que faire ? J'irais bien le trouver, lui, mais reparaître en sa présence après ce qui s'est passé entre nous il n'y a qu'un instant, je n'oserai pas !… non, je n'oserai pas ! ajouta-t-il avec une énergie farouche. Claircine se pencha doucement vers son mari. – Vous partez cette nuit ? lui dit-elle. – À l'instant. – Où allez-vous ? – Je ne puis le dire ; c'est une mission secrète. – Voulez-vous donc, cher Ignace, exposer vos enfants aux hasards et aux périls d'une longue marche de nuit ? Après Delgrès, et quelquefois même avant, ce que le mulâtre aimait par-dessus tout au monde, c'était sans contredit sa femme et ses enfants. – C'est vrai, murmura-t-il, les pauvres innocents que deviendront-ils dans cette débâcle ? Renée se leva et marcha droit au mulâtre. – Capitaine, lui dit-elle, me donnez-vous votre parole que vous ne m'avez pas menti ? – Oh ! s'écria-t-il avec un accent de vérité auquel il était impossible de se tromper, je vous le jure, mademoiselle ! – Eh bien ! écoutez-moi. Selon toutes probabilités, je ne resterai pas longtemps prisonnière dans cette forteresse. – Cela est certain, mademoiselle. – Laissez près de moi votre femme et vos enfants ; Claircine est la nièce de M. David, le commandeur de la Brunerie. – En effet, madame ; il est le frère de sa mère. – J'aime Claircine, elle est aussi bonne que belle. – Oh ! cela est bien vrai. Pauvre chère créature, si douce, si dévouée ! s'écria le mulâtre avec émotion. – Ne la contraignez pas à vous suivre pendant les péripéties sanglantes et terribles de la lutte acharnée que vous avez entreprise ; sa place n'est pas là ; elle est mère, elle se doit à ses enfants. Confiez-moi votre famille ; elle habitera avec moi, près de son oncle, à la Brunerie. Lorsque cette guerre fratricide sera terminée, eh bien, vous viendrez la reprendre ; mais jusque-là elle vivra tranquille et loin du danger. – Vous feriez cela, mademoiselle ? s'écria le mulâtre en proie à une émotion singulière. – Pourquoi ne le ferais-je pas, monsieur, puisque je vous le propose ? répondit simplement Renée. – C'est vrai, mademoiselle. Oh ! je reconnais à présent que vous êtes un ange, et moi un misérable indigne de pardon. – Vous vous trompez, monsieur ! le repentir rachète toutes les fautes ; vous vous repentez, je vous pardonne. D'ailleurs, il y a beaucoup d'égoïsme de ma part dans la proposition que je vous fais, ajouta-t-elle avec un sourire ; j'aime beaucoup votre charmante femme ; cela me chagrinerait fort d'être séparée d'elle ; de plus, j'aurais une peur affreuse de demeurer seule ici, exposée aux insultes de tous ces hommes pour lesquels je dois naturellement être une ennemie. – Madame, Chaque mot que vous prononcez ajoute à mes remords ; votre bonté me navre. Chère Claircine c'est pour elle surtout et pour mes enfants que je redoute les conséquences terribles de cette guerre. Qui sait, hélas ! ce qui adviendra de nous tous ? Oh ! cette pensée m'enlève tout courage ! – Cher Ignace, dit tendrement sa femme, me supposes-tu donc une créature sans cœur ? Dieu sait si j'aime nos chers enfants ! mais je t'aime toi surtout, constamment si bon pour moi ; mon devoir est de te suivre, je n'y faillirai pas ; ma place est près de toi, je la réclame. – Merci, chère femme, tu es dévouée comme toujours, mais cette fois tu ne peux me suivre, toi-même l'as reconnu ; tes enfants, ces douces créatures, réclament impérieusement tes soins ; ils leur sont indispensables ; il te faut, chère femme, faire deux parts de ton cœur, la plus grande pour eux, l'autre pour moi ; le mari ne passe qu'après les enfants. – Mais toi ? toi, cher Ignace ? – Moi, Claircine, j'accomplirai ma tache comme tu accompliras la tienne ; à chacun son lot en ce monde chère femme ; le plus dur et le plus pénible appartient de droit à l'homme. Voici l'heure où je dois quitter le fort. – Ignace ! – Embrasse-moi, chère femme, prends courage, douce et tendre créature, dit-il avec un sourire qui voulait être gai, mais était d'une tristesse navrante. Bah ! après l'orage le beau temps ! Bientôt nous verrons des jours meilleurs ! – Je t'en supplie, reprit la mulâtresse avec insistance, laisse-moi te suivre ; je mourrais loin de toi. – Non, Claircine, tu vivras pour tes enfants. D'ailleurs, cette séparation ne sera pas de longue durée ; mon premier soin, aussitôt que j'en aurai la possibilité, sera de te rappeler près de moi. – Tu me le jures ? – En doutes-tu, chère femme ? Ne sais-tu pas que tu es l'ange de mon foyer ? le rayon de soleil de mes heures sombres. !… Va, crois-moi, mon plus grand bonheur sera de t'avoir près de moi, à mes côtés, ainsi que nos enfants. – Bien vrai, cela ? bien vrai, Ignace ? – Enfant ! murmura-t-il en l'embrassant et le pressant avec émotion sur son cœur. – Oh ! c'est que j'ai peur ! – Tu es folle, chère femme. Avant deux jours nous serons réunis, je te le promets. – Merci, Ignace, merci. Le mulâtre se rapprocha alors de Renée de la Brunerie, spectatrice pensive et rêveuse de cette scène, dont elle était doucement émue. – Mademoiselle, dit-il, j'ai voulu faire et je vous ai fait bien du mal, vous pourtant, vous vous vengez de moi en me faisant tant de bien ; soyez ; oh ! soyez bénie ! Si tous les blancs vous ressemblaient, mademoiselle, nous n'en serions pas aujourd'hui où nous en sommes. Mais à quoi bon songer à cela ? Le mal est fait maintenant, il est irréparable ! Dieu ne consent que difficilement à laisser ses anges descendre sur la terre ; c'est lui qui m'a jeté sur votre passage pour me faire rentrer en moi-même et me contraindre à reconnaître sa justice et sa bonté. Je vous confie ma famille, mademoiselle, et je pars sans inquiétude ; je sais que sous votre toute-puissante protection, désormais le malheur ne saurait l'atteindre ; vous vous êtes noblement vengée ; ma femme et mes enfants, les pauvres chères créatures, vous feront oublier les fautes commises par le mari et par le père. – Partez, monsieur, partez sans crainte, je tiendrai loyalement la promesse que je vous ai spontanément faite ; votre femme et vos enfants ne me quitteront pas, je les garderai près de moi jusqu'au jour prochain que je désire pour nous tous, où vous pourrez, sans danger, les rappeler près de vous. – C'est mon plus vif et mon plus sincère désir, mademoiselle. À présent, daignez recevoir une dernière fois mes remerciements et permettez-moi de prendre congé, de vous ; mon devoir m'oblige à quitter immédiatement le fort. – Allez, monsieur, allez, et que Dieu vous garde ! Le capitaine Ignace salua Mlle de la Brunerie, puis il passa avec sa femme, dont les pleurs inondaient le visage, dans la chambre où ses enfants étaient couchés et dormaient, sous le regard de Dieu, d'un calme et paisible sommeil. Ce triste et dernier devoir accompli, le capitaine Ignace rentra dans la salle à manger. Son visage était sombre ; ses traits, crispés par la douleur, avaient pris une expression effrayante à cause des efforts qu'il faisait pour paraître impassible. Après avoir embrassé sa femme à plusieurs reprises en la réprimandant doucement de pleurer ainsi qu'elle le faisait et la raillant avec une feinte gaieté, sur cette douleur, si peu raisonnable, disait-il, puisqu'ils devaient se rejoindre dans quelques jours au plus tard ; il voulut s'éloigner. – Je désire rester près de vous jusqu'au dernier moment, lui dit Claircine avec prière ; ne m'en empêchez pas, Ignace, je vous en supplie. – Viens donc, puisque tu le veux, chère belle. Le capitaine Ignace sortit de la salle à manger suivi de la pauvre Claircine, sanglotant tout bas malgré ses efforts pour retenir ses larmes, afin de ne pas attrister davantage son mari, dont elle comprenait la muette douleur. Ils atteignirent bientôt une place d'armes où, depuis quelques temps, les troupes désignées pour l'expédition, étaient réunies avec armes et bagages, prêtes à partir, et n'attendaient plus que l'arrivée de leur chef. Devant ses soldats, le père et le mari disparurent pour faire place au chef militaire. Le capitaine embrassa tendrement sa femme une dernière fois ; une larme aussitôt séchée tomba sur sa joue brunie. Il se plaça résolument à la tête de ses troupes et donna d'une voix ferme l'ordre du départ. La petite troupe s'ébranla aussitôt ; elle disparut bientôt dans les ténèbres. Claircine demeura penchée, comme un blanc fantôme, sur le rempart, les regards anxieusement fixés sur la savane sombre et muette. Aucun bruit ne troublait le calme silence de la nuit. Soudain, le cri éloigné de l'oiseau-diable traversa l'espace. La jeune femme tressaillit et elle se redressa vivement. – Il est sauvé !… s'écria-t-elle avec joie. Elle regagna lentement son appartement. En pénétrant dans la chambre à coucher, elle vit Renée berçant le plus jeune de ses enfants. Alors son cœur déborda, elle tomba sur les genoux, joignit les mains et éclata en sanglots. – Mon Dieu ! s'écria-t-elle avec une navrante douleur. – Courage ! lui dit doucement Renée en lui montrant le ciel avec un calme et beau sourire. V Où L'Œil-Gris tient sa promesse qu'il avait faite de pénétrer dans le fort Saint-Charles Le reste de la nuit fut tranquille… Parfois, et à d'assez longs intervalles, le fort lançait des pots à feu dans les travaux de tranchées, afin d'inquiéter les pionniers occupés à remuer activement la terre. Mais, à part quelques fusillades insignifiantes contre les lignes et quelques boulets tirés sur les épaulements, les révoltés, satisfaits probablement des résultats inespérés qu'ils avaient obtenus en réussissant à faire sortir du fort, sans être aperçu, un nombreux détachement de troupes, jugèrent inutile de harceler davantage les assiégeants ; et ne tentèrent rien de sérieux contre eux. De leur côté, les troupes de siège avancèrent leurs travaux. Elles travaillèrent même avec une telle ardeur cette nuit-là, qu'elles commencèrent à mettre plusieurs pièces de fort calibre en position dans les tranchées ; soldats et officiers ne se ménageaient pas ; tous avaient hâte d'en finir. Les deux jeunes femmes, retirées dans l'appartement de Claircine, ne songèrent pas un instant à se livrer au repos ; leur tristesse et leur inquiétudes étaient trop grandes pour que le sommeil fermât leurs paupières. Les quelques heures qui s'écoulèrent depuis le départ du capitaine Ignace jusqu'au lever du soleil furent entièrement employées en douces causeries, cœur à cœur, entre deux charmantes femmes, si bien faites pour s'aimer. Ces heures passèrent donc rapidement. Sur la prière de Renée, dont tous les soins tendaient à la distraire de sa douleur, Claircine lui raconta, tout en veillant avec sollicitude sur le sommeil de ses deux enfants, l'histoire à la fois simple et touchante de son mariage ; et comment le capitaine Ignace, cet homme terrible, si redouté et même parfois si cruel, s'était toujours montré pour elle, tendre, doux, affectueux ; quel amour profond cet homme énergique éprouvait pour sa femme et ses enfants, les seules créatures qu'il aimât réellement. Mlle de la Brunerie rappela à la jeune femme les promesses qu'elle lui avait faites ; elle l'assura, une fois encore, de sa constante et amicale protection ; elle l'engagea fortement à se tenir prête à quitter Saint-Charles d'un moment à l'autre avec elle, car elle avait l'intime conviction que Delgrès n'oserait la retenir prisonnière. Mais, dans son for intérieur, la jeune fille trouvait très embarrassée ; elle ne savait quel moyen employer pour parvenir jusqu'à Delgrès, qui, lui seul, tenait son sort entre ses mains. Claircine lui offrit aussitôt de lui servir d'intermédiaire auprès du commandant ; proposition accueillie avec une vive reconnaissance par Mlle de la Brunerie. La jeune mulâtresse allait, en effet, quitter la chambre à coucher et sortir pour accomplir cette mission généreuse, car le soleil était depuis quelque temps déjà au-dessus de l'horizon, et il faisait grand jour, lorsque deux coups légers furent frappés à la porte de l'appartement. Presque aussitôt une servante vint annoncer à sa maîtresse que le citoyen Noël Corbet, aide de camp du commandant Delgrès, demandait à être introduit, afin d'avoir l'honneur de communiquer à Mlle Renée de la Brunerie les instructions qu'il avait reçues de son chef à son sujet. La jeune fille, après avoir rapidement échangé, de bouche à oreille, quelques mots avec la femme du capitaine Ignace, passa dans le salon où l'attendait l'envoyé en commandant. Noël Corbet était, nous l'avons dit, un homme de couleur, il était âgé d'environ trente-cinq ans ; les traits étaient beaux, ses manières distinguées ; il passait pour être très riche, avait visité l'Europe où il était demeuré assez longtemps, et n'était que depuis deux ou trois ans de retour à la Guadeloupe. Il salua respectueusement Mlle de la Brunerie ; la jeune fille inclina légèrement la tête et attendit qu'il lui adressât la parole. – Je suis confus, mademoiselle, dit Noël Corbet, de me présenter si à l'improviste et surtout à une heure si matinale devant vous ; mais j'ai supposé qu'un messager de bonnes nouvelles ne saurait témoigner trop d'empressement et ne devait pas hésiter à enfreindre certaines convenances sociales, lorsqu'il s'agissait de s'acquitter d'un devoir aussi agréable. Veuillez donc me pardonner, je vous prie, mademoiselle. – Non seulement je vous pardonne, monsieur, répondit la jeune fille ; mais encore je vous remercie de l'empressement que vous avez mis à vous rendre auprès de moi ; j'attends avec impatience qu'il vous plaise de vous expliquer. – Cette explication sera courte, mademoiselle, quelques mots suffiront pour la rendre claire. Le commandant Delgrès, dont j'ai l'honneur d'être l'ami, et sous les ordres duquel je sers, en ce moment, a été fort affligé, de la violence exercée contre vous et la façon brutale dont vous avez, à son insu, été enlevée de votre habitation. Le commandant Delgrès vous supplie humblement, mademoiselle, – ce sont ses propres paroles, – de lui pardonner une injure qu'il ignorait ; il m'a donné l'ordre de vous annoncer que vous êtes libre et maîtresse de sortir de Saint-Charles, il m'a, de plus, chargé de vous accompagner jusqu'aux avant-postes de l'armée française ; honneur dont, je suis fière, mademoiselle. – Monsieur, répondit Renée de la Brunerie avec une certaine ; émotion, je n'ai pas douté un seul instant de la prud'homie du commandant Delgrès ; je le sais trop homme d'honneur pour avoir douté un instant de son innocence. – Le commandant Delgrès, j'en ai la conviction, sera heureux, mademoiselle, lorsqu'il saura l'éclatante justice que vous rendez à son honneur. – Ainsi donc, monsieur, je suis libre de sortir de cette forteresse dès que j'en témoignerai le désir ?… – Oui, mademoiselle… Parlez, dites un mot, Je suis à vos ordres ; à l'instant même j'aurai l'honneur de faire ouvrir toutes les portes devant vous, et de vous accompagner jusqu'aux avant-postes. Renée de la Brunerie eut une hésitation de quelques secondes, puis elle dit avec une légère émotion dans la voix : – Ne pourrai-je, monsieur, remercier votre chef de ses attentions pour moi, avant mon départ ? – Le commandant Delgrès n'aurait jamais osé ambitionner une pareille faveur, mademoiselle, répondit Noël Corbet en s'inclinant ; mais il serait très honoré si vous daigniez le recevoir. – Il est de mon devoir, monsieur, de ne pas me montrer ingrate envers lui ; je désire lui exprimer ma reconnaissance ; mais je ne souffrirai pas qu'il vienne jusqu'ici, c'est à moi de me rendre auprès de lui ; veuillez donc, je vous prie, me montrer le chemin, monsieur. – Venez, mademoiselle, puisque vous en témoignez le désir. Mlle de la Brunerie entrebâilla légèrement la porte de la chambre à coucher, échangea quelques mots avec Claircine, puis elle referma cette porte et se tournant vers Noël Corbet : – Me voici prête à vous suivre, monsieur, lui dit-elle. Le mulâtre s'empressa de lui indiquer le chemin. Ils sortirent de l'appartement et s'engagèrent dans les corridors de la forteresse. Cependant, au lever du soleil, ainsi que, la veille, il s'y était engagé envers le général Richepance, l'Œil-Gris avait quitté la Basse-Terre et s'était dirigé vers le fort Saint-Charles. Lorsqu'il fut arrivé aux avant-postes, il prit une trompette avec lui, déploya un drapeau parlementaire et s'avança résolument en avant des batteries. Au pied des glacis, le Chasseur s'arrêta, et, après avoir planté en terre la hampe de son drapeau, il ordonna au trompette de sonner un appel. Quelques minutes s'écoulèrent. Un appel de trompette répondit enfin sur le sommet des remparts ; une poterne s'ouvrit et un officier parut, suivi de deux soldats dont l'un portait un drapeau blanc et l'autre tenait en main la trompette dont il s'était servi, un instant auparavant pour répondre à l'appel du Chasseur. L'officier fît quelques pas en avant. Le parlementaire s'avança aussitôt à sa rencontre. Les deux hommes se saluèrent. Les remparts et les tranchées étaient garnis de spectateurs attirés par la curiosité. L'officier noir était un homme de couleur nommé Palème, grand gaillard à la mine patibulaire, aux regards un peu louches et à l'air narquois, mais dévoué à Delgrès, dont il s'était fait l'aide de camp. – Quel mauvais vent vous amène et que diable venez-vous faire ici ? demanda-t-il au Chasseur lorsqu'il ne fut plus qu'à deux pas de celui-ci. – Je viens en parlementaire, monsieur, répondit : sèchement le Chasseur. – En parlementaire ? reprit l'autre avec un singulier ricanement. Sur ma foi ! vous avez eu là une triomphante idée ! Estce que, par hasard, vous seriez, à ce point las de vivre, que vous ne craigniez pas de vous risquer parmi nous ? – Pourquoi donc cela ? fit le Chasseur sur le même ton. – Ignorez-vous donc vraiment la résolution que nous avons prise ? – Peut-être, monsieur ; mais, dans tous les cas, je vous serai obligé de me la faire connaître. – Bien volontiers. Apprenez : donc que nous avons arrêté que tout parlementaire qui se présentera à nous sera considéré comme espion et pendu haut et court. Que dites-vous de cela ? – Je dis que c'est très ingénieux. – Vous n'avez pas peur pour votre vieille peau ? – Pas le moins du monde ! J'admire même cette résolution que je trouve bien digne de scélérats de votre espèce. – Ah ça ! dites-donc, est-ce que vous voulez m'insulter par hasard ? – Nullement, vous me parlez, je vous, réponds, voilà tout. – C'est bon, grommela le mulâtre. Que voulez-vous, enfin ? – Parler à votre chef. – Quel chef ? – Le commandant Delgrès. – De quelle part ? – De la mienne. – Hein ? – Faut-il répéter ? – Non, c'est inutile, j'ai entendu. – Eh bien, alors ? – Mais je n'ai pas compris. – Comment vous n'avez pas compris ? – Dam ! que pouvez-vous avoir à dire de si important au commandant Delgrès ? – Quant à ceci, monsieur, vous me permettez de vous faire observer que ce n'est pas votre affaire. – Vous avez raison, cette fois ; mais croyez-moi, vieil homme, retournez plutôt sur vos pas, si vous tenez à votre carcasse, que de vous obstiner à entrer dans la forteresse. – Si, ce dont je doute, ce que vous me dites vient d'une bonne intention, je vous remercie ; mais je suis résolu, quoi qu'il arrive, à parler à votre chef. – Puisque vous le voulez, cela vous regarde ; car vous le voulez, n'est-ce pas ? – Je le veux, oui, répondit nettement le Chasseur. – C'est bien. Mais, comme je ne suis pas autorisé à vous conduire auprès du commandant, il me faut d'abord prendre ses ordres ; attendez-moi ici. – Faites vite ; je vous attends. – Vous êtes bien pressé d'être pendu fit Palème en ricanant. Le Chasseur haussa dédaigneusement les épaules sans répondre. Palème fit signe de le suivre aux deux hommes dont il était accompagné et il retourna au fort. Mais, sur le seuil de la poterne, il trouva, l'attendant, Codou, un autre des aides de camp de Delgrès. – Qu'y a-t-il ? demanda Codou. – Un parlementaire, répondit Palème avec son rire sournois. – Tu ne l'amènes pas ? – Je vais prendre les ordres du commandant. – Je suis ici de sa part. – Ah ! tant mieux, cela m'évitera une course. – Oui : ordre d'introduire le parlementaire avec tous les égards dus à sa position, et selon les règlements militaires. – Pourquoi faire, puisqu'il va être pendu ? – Erreur, ami Palème, erreur. Il ne sera pas pendu. – Il ne sera pas pendu ? s'écria l'autre avec surprise. – Non, dit froidement Codou. – Ah ! diable ! Sais-tu qui est cet homme ? – Serait-ce le démon en personne, tel est l'ordre. – Ce n'est pas le démon, mais, ce qui est peut-être pire, c'est le vieux Chasseur blanc, celui qu'on nomme le Chasseur de rats. – Voilà qui est malheureux, mais, que veux-tu ? nous n'y pouvons rien faire, c'est l'ordre. – Enfin, puisqu'il le faut ! – Va, je t'attends ici. Palème retourna lentement sur ses pas ; le digne mulâtre était d'exécrable humeur ; il avait sournoisement espéré une si jolie pendaison ! Le Chasseur n'avait pas bougé de place. – Vous n'avez pas été longtemps, monsieur, dit-il d'un ton de bonne humeur à l'aide de camp, en le voyant si promptement revenir vers lui. – Voulez-vous toujours entrer ? se contentât de demander l'officier. – Plus que jamais. – Alors, je vais vous bander les yeux. – Rien de plus juste. – Avez-vous bien réfléchi ? – Allons-nous recommencer ? – Que le diable vous emporte ! Au fait, cela vous regarde ; je vous ai averti ; je me lave les mains de ce qui arrivera. – Comme Ponce Pilate, dit le Chasseur. Je vous remercie de votre sollicitude, ajouta-t-il d'un air narquois qui fit faire la grimace au mulâtre. – Vieux diable ! murmura-t-il. Et il lui banda les yeux. Deux soldats accompagnaient l'officier, ils prirent le Chasseur par-dessous les bras, et ils le conduisirent à la poterne où Codou attendait ; puis ils retournèrent prendre leur poste en face du trompette français occupé à fumer tranquillement sa pipe, auprès de la hampe de son drapeau parlementaire, au pied de laquelle étaient couchés les six chiens ratiers du Chasseur. Codou et Palème avaient remplacé les soldats ; le Chasseur marcha pendant près de dix minutes entre eux deux ; il entendit le bruit de plusieurs portes qu'on ouvrait et qu'on fermait sur son passage ; puis ses guides s'arrêtèrent tout à coup, et le bandeau lui fut enlevé. Il était en présence de Delgrès. Le commandant fit un geste ; les aides de camp sortirent en refermant la porte derrière eux. La chambre dans laquelle on avait conduit l'Œil-Gris était celle dans laquelle nous avons précédemment introduit le lecteur. Delgrès, revêtu de son uniforme, mais sans armes, se promenait de long en large, les bras derrière le dos et la tête penchée sur la poitrine. En reconnaissant le parlementaire, il s'avança vivement vers lui, et lui tendant la main : – Soyez le bienvenu, Chasseur ; lui dit-il amicalement. – Je vous remercie de cet accueil, répondit le vieillard en lui serrant la main ; vos aides de camp ne m'avaient pas fait espérer, commandant, une aussi cordiale réception. – Oui, je sais, fît en souriant le mulâtre ; ils n'auraient pas été fâchés de vous voir pendre un peu. tout. – Je dois avouer qu'ils semblaient le désirer fort, un sur– Bah ! laissons cela. Asseyez-vous et causons. Le Chasseur prit un siège et s'assit en face du commandant. – Vous êtes sans doute porteur, reprit celui-ci, de certaines propositions de la part du général Richepance ? – Non pas, commandant. – De celle de Pelage, alors ? – Pas davantage. – Qui vous envoie donc vers moi ? – Personne, je viens de ma part. – De la vôtre ? – Mon Dieu, oui. Est-ce que je m'occupe de politique, moi, commandant ? Je suis un chasseur, pas autre chose. – C'est vrai. Ainsi vous avez tenu à avoir un entretien avec moi ? – Précisément. – Puisqu'il en est ainsi, parlez, je vous écoute. – Je serai bref, commandant, je sais que vous n'avez pas de temps à perdre, et moi, je suis pressé. – Alors, venons au fait. – M'y voici, commandant. Mlle Renée de la Brunerie a été enlevée, d'une façon que je ne veux pas qualifier, de son habitation, arrachée à sa famille et conduite ici, à Saint-Charles. – Ah ! vous savez cela ? dit le mulâtre d'une voix sourde et en fronçant le sourcil. – Je le sais mieux que personne, reprit le Chasseur sans autrement s'émouvoir, puisque c'est moi qui ai poursuivi les ravisseurs depuis l'habitation jusqu'au pied de vos murailles ; ce n'est que par miracle que je n'ai pas réussi à sauver la malheureuse enfant. – Quel effet a produit cet événement au quartier général ? répondit froidement Delgrès. – Au quartier général, répondit le Chasseur avec vivacité, personne n'a compris les motifs de cet attentat. – Vous les avez compris, vous ? demanda Delgrès avec amertume. – Certes, je les ai compris, commandant ; je n'ai même pas eu besoin de beaucoup réfléchir pour cela. – Sans doute, on vous aura demandé votre opinion ? – C'est ce qui est effectivement arrivé, commandant. voir. – Ah ! et qu'avez-vous répondu ? Je serais curieux de le sa- – À votre aise, commandant : j'ai dit au général Richepance et à M. de la Brunerie qui, je dois l'avouer, vous accusaient presque, M. de la Brunerie, surtout, que son désespoir égarait, j'ai dit que non seulement vous n'aviez pas donné l'ordre d'enlever Mlle de la Brunerie, que par conséquent vous n'aviez pas autorisé cet odieux attentat, mais encore que vous l'ignoriez ; j'ai ajouté que, dès que vous en auriez connaissance, vous en seriez désespéré. – Vous avez dit cela, vous ? s'écria le mulâtre avec une émotion qu'il essayait vainement de dissimuler. – Certes, je l'ai dit. – Merci ! reprit Delgrès, en lui serrant la main avec force ; merci de m'avoir si loyalement défendu. – Je ne vous ai pas défendu, mon Commandant, répondit le Chasseur de rats avec bonhomie, j'ai dit seulement, ce qui est vrai : que vous êtes un homme de cœur et, par conséquent, incapable de commettre, non pas une action honteuse, mais seulement un acte qui ne soit pas essentiellement honorable, et je crois ne pas m'être trompé. – Non, vous ne vous êtes pas trompé. En effet, j'ignorais cette malheureuse affaire. – Commandant Delgrès, je suis un vieillard, j'ai une longue connaissance du cœur humain, je n'ai pas besoin de regarder deux fois un homme en face pour le juger et savoir ce dont il est capable. Que vous ayez tort ou raison dans la cause que vous soutenez ; que vos intentions soient bonnes ou mauvaises au point de vue du gouvernement français ; en un mot, que vous soyez ou non rebelle, cela ne me regarde pas ; vous avez mis bravement pour enjeu votre tête dans la terrible partie que vous jouez, nul ne saurait exiger davantage ; mais ce qui me regarde, moi, ce que je sais, ce que je soutiendrai devant tous enfin, c'est que vous êtes un homme d'honneur. – Oui, je suis un homme d'honneur et bientôt vous en aurez la preuve ; vous êtes venu franchement me trouver pour vous expliquer avec moi ; je vous en remercie sincèrement, Chasseur ; un autre que vous eût peut-être hésité avant de tenter une pareille démarche. – Je dois avouer que lorsque j'ai manifesté au général en chef l'intention de me rendre auprès de vous, il s'y est formellement opposé ; votre déclaration péremptoire de considérer les parlementaires comme espions et de les pendre sans autre forme de procès, l'inquiétait vivement pour moi à qui, je ne sais trop pourquoi, il porte un grand intérêt. – C'est juste, murmura le mulâtre d'un air pensif ; vous saviez cela, et pourtant vous avez insisté ?… – Oui, j'ai insisté ; de telle sorte même qu'il a fini par me permettre de venir et que me voilà. – Bien. Maintenant, que désirez-vous de moi ? – La liberté de Mlle de la Brunerie. – Vous êtes venu expressément pour cela ? – Expressément, oui, commandant. – Et sans doute, avec l'intention de la ramener vous-même à son père ? – Telle est, en effet, mon intention, oui, commandant, si vous ne me refusez pas, ainsi que je l'espère, la liberté de Mlle de la Brunerie. – Mlle de la Brunerie n'est pas ma prisonnière ; répondit froidement Delgrès. – Comment cela, commandant ? Je l'ai vue moi-même, transporter dans le fort. – Je ne vous dis pas non, Chasseur ; mais il ne s'ensuit pas de là, je suppose, que cette dame soit ma prisonnière. – C'est vrai, commandant, j'avais tort. – Écoutez-moi, Chasseur. – Je ne demande pas mieux, commandant. – Je n'attendais pas votre visite ce matin, n'est-ce pas ? – En effet. – Je ne pouvais aucunement supposer que vous vous présenteriez, en parlementaire à mes avant-postes ? – Non certes : à moins d'être sorcier, et rien ne m'autorise à supposer que vous le soyez, commandant ; répondit le vieillard avec un sourire de bonne humeur. – Rassurez-vous, je ne le suis pas, loin de là malheureusement ; fit-il sur le même ton. – Ce qui veut dire ? – Vous allez voir. Delgrès frappa sur un gong. La porte de la chambre s'ouvrit. Codou parut. – Vous avez appelé, commandant ? demanda-t-il. – Oui, monsieur. Si le capitaine Noël Corbet n'a pas encore quitté la forteresse, comme je lui en avais donné l'ordre, priez-le de se rendre immédiatement ici. – Où rencontrerai-je le capitaine, mon commandant ? – Du côté de l'appartement du capitaine Ignace, allez, monsieur, je suis pressé. Codou salua et sortit. – Un peu de patience, Chasseur, dit Delgrès. – Je ne comprends pas du tout. – Bientôt vous saurez tout. En ce moment un coup léger fut frappé à la porte. – Entrez, dit Delgrès. La porte s'ouvrit, le capitaine Noël Corbet paru ! – Écoutez bien ; dit le commandant au Chasseur ; ceci est à votre adresse. Et se tournant vers le capitaine : – Vous arrivez bien promptement ? lui dit-il. – Mon commandant, répondit le capitaine, j'ai rencontré le capitaine Codou à quelques pas d'ici seulement ; je me rendais auprès de vous. – Auriez-vous déjà exécuté mes ordres ? – Pas encore, commandant. – Pourquoi ce retard, capitaine ? reprit Delgrès d'une voix sévère. – Excusez-moi, mon commandant ; je n'ai commis aucune faute. Avant de sortir de la forteresse, Mlle Renée de la Brunerie désire vous adresser elle-même ses remerciements. Delgrès échangea à la dérobée un regard avec le Chasseur. Celui-ci commençait à comprendre. – Vous voyez, lui dit le commandant. – Je vois que vous êtes un homme, commandant, répondit le Chasseur avec une brutale franchise qui était le plus bel éloge qu'il pouvait lui faire ; et un homme des pieds à la tête. Vive Dieu ! je le signerais de mon sang. Le commandant sourit. – Avez-vous fait observer à Mlle de la Brunerie, reprit-il en s'adressant au capitaine, qu'elle ne me doit aucun remerciement ; que c'est moi, au contraire, qui aurais des excuses à lui faire pour ce qui s'est passé ? Mlle – J'ai exécuté textuellement vos ordres, commandant ; de la Brunerie insiste pour vous faire ses adieux. – Vous ne pouvez refuser sans manquer aux convenances, commandant, dit vivement le vieux Chasseur. – Peut-être vaudrait-il mieux, murmura Delgrès, que cette entrevue n'eût pas lieu ? Mlle – Vous vous trompez, commandant ; pour vous et pour de la Brunerie vous devez consentir à la recevoir. – Qu'il soit donc fait selon votre volonté, Chasseur. Capitaine, veuillez, je vous prie, informer Mlle de la Brunerie, que je vais avoir l'honneur de me rendre auprès d'elle. – Pardon, commandant ; Mlle de la Brunerie désire se rendre auprès de vous ; elle attend votre réponse dans la salle du conseil où, sur ma prière ? elle a consenti à s'arrêter un instant. – Retournez donc auprès de cette jeune dame, mon cher capitaine, et, après m'avoir de nouveau excusé auprès d'elle, veuillez lui dire, je vous prie, que je suis à ses ordres et la conduire ici le plus tôt possible. – Oui, mon commandant. – À propos, mon cher capitaine, lorsque Mlle de la Brunerie sera entrée dans cette pièce, vous pourrez vous retirer, je n'aurai plus besoin de vous ; ce brave Chasseur, qui est un ami dévoué de la famille de cette jeune dame, se chargera de la reconduire à son père. – Très bien, commandant, répondit le capitaine. Sur ce, il salua et sortit. Il y eut un moment de silence entre les deux hommes. Delgrès s'était levé ; il marchait à grands pas de long en large, dans la pièce. Soudain, il s'arrêta devant le chasseur, et lui posant la main sur l'épaule : – Me croyez-vous, maintenant ? fit-il. lant. – Je vous demande si vous me croyez ? – Commandant, la question que vous m'adressez a lieu de me surprendre ; elle me peine plus que je ne saurais le dire, en me laissant supposer que vous pensez que j'ai douté de vous, et pourtant ma présence ici devrait vous prouver le contraire. – C'est vrai, murmura Delgrès, comme s'il se fût parlé à luimême ; et pourtant les hommes sont ainsi faits que souvent même l'évidence ne réussit pas à les convaincre ; hélas ! personne mieux que moi ne le peut savoir ; n'ai-je pas tout sacrifié, honneurs, considération, honneur, fortune, sans calcul ni arrière-pensée, au succès de la cause que je défends ? Et, pour– Que voulez-vous dire ? répondit le vieillard en tressail- tant, à combien de calomnies suis-je exposé de la part de mes partisans eux-mêmes ! Combien de haines injustes n'ai-je pas soulevées autour de moi ! Mes ennemis me représentent comme un scélérat, un monstre qui à peine à figure humaine ; les crimes les plus odieux, les fourberies les plus indignes, on me les impute ; les lâchetés, les cruautés les plus effroyables, on m'en suppose capable ! – Oh ! commandant ! vous allez trop loin ! il est, croyezmoi, des hommes en plus grand nombre que vous le supposez, parmi vos ennemis eux-mêmes, qui vous apprécient et vous rendent justice. Ne vous ai-je pas défendu, moi qui vous parle ? – Vous dites vrai, mon ami, et pourtant, ajouta Delgrès avec amertume, on m'a accusé d'avoir enlevé cette malheureuse jeune fille, pour le bonheur de laquelle je verserais mon sang, jusqu'à la dernière goutte. Cette supposition était de toutes les choses qu'on lui imputait celle qui l'affectait le plus. Le Chasseur de rats comprit que la colère que Delgrès laissait ainsi déborder provenait de là ; il ne voulut pas l'irriter davantage en entamant une discussion sans but ; il ne répondit donc que par un léger haussement d'épaules. – Oui, reprit le commandant avec force, on n'a pas craint de m'accuser de cette infamie. Ignace a tout fait, de propos délibéré sans m'en rien dire. Pourquoi ? Je l'ignore, ou plutôt je veux, je dois l'ignorer. Mlle de la Brunerie est entrée cette nuit à dix heures dans le fort ; je ne l'ai pas vue encore, je n'ai pas voulu la voir ; et si maintenant presque malgré moi, je consens à l'entrevue qu'elle me demande, vous serez là, vous son meilleur ami, témoin de ce qui se passera entre elle et moi. Si vous n'étiez pas venu, rien n'aurait pu me faire consentir à recevoir cette jeune fille ; elle serait sortie du fort sans que mon regard eût, même à la dérobée, effleuré sa personne. Voilà la vérité tout entière, je vous le jure sur mon honneur de soldat et d'honnête homme. – Calmez-vous, je vous en supplie, commandant. Je suis heureux, moi, de cette entrevue que vous semblez, je ne sais pourquoi, si fort redouter. Mlle de la Brunerie vous rendra, je l'espère, un peu de courage qui semble en ce moment complètement vous abandonner. – Oui, oui, je le sais depuis longtemps déjà, cette jeune fille est un ange, son regard seul, en tombant sur moi, me rend meilleur. Hélas ! pourquoi faut-il… Il n'acheva pas, se frappa le front avec désespoir, et reprit sa promenade saccadée à travers la pièce. VI Quel fut le résultat de l'entrevue de Delgrès avec Mademoiselle de la Brunerie. Soudain, la porte s'ouvrit et Mlle de la Brunerie entra, calme, souriante, heureuse. Lorsque Mlle de la Brunerie pénétra à l'improviste dans cette pièce si obscure et si étroite, son clair regard sembla l'illuminer tout entière. La jeune fille s'avança de quelques pas en avant, du côté du commandant Delgrès, qui se tenait immobile, respectueux et courbé, devant elle. Elle le salua en baissant doucement sa charmante tête souriante, et prenant aussitôt la parole : – Monsieur… dit-elle. Mais tout à coup elle s'interrompit. Elle venait d'apercevoir, assis à quelques pas de Delgrès, le Chasseur de rats qui fixait sur elle des yeux pleins de larmes. Alors une joie ineffable emplit le cœur de la jeune fille ; elle oublia tout pour ne plus songer qu'à cet ami dévoué qui jamais ne lui avait manqué dans la douleur comme dans la joie, et, s'élançant vers lui, elle alla tomber, à demi évanouie dans les bras que lui tendait le vieillard, et s'écriant d'une voix étranglée par l'émotion : – Ô père, père ! vous, toujours ! vous, partout ! Béni soit le ciel qui me procure un si grand bonheur après tant de si cruelles angoisses, de vous voir le premier de tous ceux que j'aime ! – Chère, bien chère enfant ! répondit le Chasseur de rats presque aussi ému que la jeune fille en la pressant tendrement sur son cœur, revenez à vous, ne pleurez pas ainsi. – Oh ! oui ! je pleure, mais c'est de joie, père ? Cet instant me paye de tout ce que j'ai souffert ; je savais bien, moi, que vous ne m'abandonneriez jamais. – Vous abandonner ! moi, Renée ? Oh ! non ! mais cette fois, chère enfant, je n'ai pu que faire preuve de zèle pour votre défense. Grâce à Dieu, ma protection vous était inutile, et avant même que j'eusse réussi à pénétrer dans cette forteresse, la liberté qu'un lâche ravisseur vous avait enlevée, un homme de cœur vous l'avait déjà rendue. Mlle de la Brunerie, à ces mots, dont le but évident était de la rappeler à elle-même, se redressa comme si elle avait été frappée d'un choc électrique ; elle essuya les larmes qui coulaient encore de ses yeux, et promenant un regard inquiet autour d'elle : – C'est vrai, dit-elle. Mon Dieu ! pardonnez-moi, je crois que l'excès même de ma joie me rend ingrate ; j'oublie tout pour ne songer qu'au bonheur, que j'éprouve. Elle s'approcha alors du commandant Delgrès, qui, toujours immobile à la même place, la considérait avec une expression de joie et de douleur, impossible à rendre. – Me pardonnerez-vous d'être ingrate et oublieuse pour ne songer qu'à mon vieil ami, monsieur ? lui dit doucement la jeune fille de sa voix la plus harmonieuse ; ce bonheur que j'éprouve en ce moment est votre ouvrage ; aussi je suis convaincue que vous ne m'en voudrez pas d'avoir ainsi devant vous laissé déborder mon cœur ? – Mademoiselle, répondit Delgrès, en essayant de sourire, si j'ai été assez heureux pour vous soustraire aux outrages dont vous menaçaient des hommes égarés par leur dévouement à ma personne, la scène dont j'ai été témoin, il n'y a qu'un instant, me paye au centuple du peu de bien que j'ai pu faire. – Ne rabaissez pas ainsi, je vous prie, le service que vous m'avez rendu, monsieur. Ce service est immense, répondit la jeune fille avec chaleur ; j'en conserverai dans mon cœur un éternel souvenir. Vos procédés envers moi, je le dis hautement, ont été d'une incomparable délicatesse. Hélas ! pourquoi faut-il que je sois contrainte de vous compter au nombre de mes ennemis ? Pourquoi vous obstiner ainsi à défendre une lutte insensée qui doit inévitablement se terminer par une sanglante catastrophe, et causer votre mort et celle de tous vos compagnons ? – Hélas ! mademoiselle, répondit Delgrès avec une douloureuse amertume, nous, hommes de couleur, les descendants d'une race maudite, nous devons subir dans toute leur rigueur les conséquences de notre couleur si méprisée. – Mais, reprit la jeune fille d'une voix insinuante, si, dans les colonies, un préjugé que je reconnais aujourd'hui injuste, vous repousse, en Europe il n'en est plus de même ; en France, par exemple, un homme de cœur, quelle que soit d'ailleurs la couleur de son teint, est certain de se faire une place honorable, de voir ses talents récompensés et de conquérir l'estime de tous. Voyez le général Alexandre Dumas, – je vous cite cet exemple entre autres, parce que cet officier est presque notre compa- triote, – n'a-t-il pas été commandant en chef de l'armée des Pyrénées ? N'est-il pas hautement apprécié du gouvernement de notre mère-patrie ? Tant d'autres encore que je pourrais nommer, car le nombre en est grand. Oh ! monsieur, la reconnaissance que j'éprouve pour vous est bien vive et bien réelle, je vous le jure ; c'est elle qui me pousse à vous parler ainsi que je le fais, et si je l'osais, ajouta-t-elle timidement, bien que je ne sois qu'une jeune fille ignorante des choses du monde, je vous dirais… – Vous me diriez, mademoiselle ? fit vivement Delgrès en voyant qu'elle s'arrêtait ; continuez, je vous en conjure ; toutes paroles tombant de vos lèvres sont, croyez-le bien, précieusement recueillies par moi et pieusement conservées dans mon cœur. – Me permettez-vous, monsieur, de vous dire ma pensée toute entière ? – Oh ! parlez, parlez, mademoiselle. – Si j'ai insisté avec autant de persévérance, lisons franchement le mot : d'entêtement, pour ne pas sortir de cette forteresse avant de vous avoir vu, c'est que je voulais obtenir de vous une grâce. – Une grâce de moi, mademoiselle ? Oh ! soyez convaincue… – Ne vous engagez pas à l'avance, monsieur peut-être ne consentiriez-vous pas à m'accorder ma demande lorsque vous la connaîtrez. – Pour vous prouver mon dévouement, mademoiselle, il n'est rien que je ne me sente capable d'accomplir ; je tenterais même l'impossible ; ne craignez donc pas de vous expliquer clairement. – Vous l'exigez ? – Je vous en prie, mademoiselle. – Mon Dieu ! monsieur, c'est bien hardi à moi je le sais, d'oser m'occuper de telles questions ; mais, je vous le répète, vous m'avez rendu de si grands et si importants services que je me considère comme presque autorisée à le faire, à cause de l'intérêt que je vous porte, et de la dette de reconnaissance que j'ai contractée envers vous ; d'ailleurs, vous n'ignorez pas, monsieur, qu'un service engage tout autant celui qui le rend que celui qui le reçoit. – Cela est vrai, mademoiselle. – Il me semble, pardonnez-moi de m'exprimer ainsi, monsieur, que cette malheureuse révolte à la tête de laquelle vous vous êtes si imprudemment placé, et dont vous êtes le seul chef réellement capable et influent, a été causée, en grande partie, par les insinuations malveillantes d'hommes, dont l'intérêt était non seulement de vous tromper, vous, mais aussi de tromper le général en chef du corps expéditionnaire ; que tout repose surtout sur des malentendus que, je n'en doute pas, des explications franches et loyales de part et d'autre suffiraient à éclaircir. Pourquoi ne consentiriez-vous pas à une entrevue avec le général en chef ? – Commandant, ce que dit mademoiselle est très juste et très sensé, fît le Chasseur. Cette démarche, si, ce qui est possible, elle obtenait un bon résultat, préviendrait peut-être d'irréparables malheurs. – Oui, reprit chaleureusement la jeune fille, et arrêterait l'effusion du sang français qui n'a que trop coulé déjà, hélas ! d'un côté comme de l'autre. Delgrès demeurait muet, sombre, les sourcils froncés et les regards baissés vers la terre. – Vous ne me répondez pas, monsieur ? lui demanda doucement la jeune fille. – Hélas ! mademoiselle, que voulez-vous exiger de moi ? dit enfin le commandant avec un geste de douleur. J'avais fait un beau rêve : donner aux hommes de ma race les droits, de citoyens et d'hommes libres que Dieu a mis dans le cœur de toute créature humaine. Ce rêve, je le reconnais maintenant, ne s'accomplira pas par moi, mais j'aurai été le précurseur d'une idée juste, d'une pensée vraie, grande et généreuse… Je me contente de cette gloire modeste. Dois-je vous l'avouer ? Je me suis trompé. Le temps n'est pas encore venu de l'émancipation de la race noire, mais ce temps est proche… Le jour où les hommes de couleur auront, avec la conscience de leurs droits, le sentiment de leurs devoirs, ils seront dignes de la liberté. Aujourd'hui, ils sont encore ignorants de ces devoirs ; ils n'ont ni la foi qui fait accomplir des prodiges, ni cette bravoure froide et raisonnée de l'homme qui combat pour son drapeau et pour sa patrie ; ce sont des enfants méfiants, soupçonneux, crédules, qui considéreraient toute démarche de ma part vers le général Richepance comme un acte de couardise ou de trahison. – Raison de plus, dit le Chasseur avec force, non pas pour les abandonner, mais pour les contraindre, par votre exemple, commandant, à rentrer dans leur devoir ; le général Richepance ne vous refusera pas des conditions honorables. – Le devoir !… répliqua Delgrès avec un accent plein d'amertume, nous ne l'entendons pas de la même façon, vieil- lard… Et puis, reprit-il après un instant de silence, il est trop tard… Je commande ici, mais je ne suis pas le maître… Ce qui vous est arrivé à vous-même, mademoiselle, le guet-apens dont vous avez failli être la victime, en est une preuve irrécusable. Le général Richepance m'a adressé des parlementaires ; ces parlementaires sont ici, prisonniers, enfermés dans des cachots, contre les droits de la guerre et le droit des gens ; vingt fois j'ai voulu les renvoyer libres, vingt fois ma volonté s'est brisée contre la pression générale que je suis contraint de subir ; ce n'est qu'à force d'audace, de courage même, que je suis parvenu jusqu'à présent à les préserver de la mort que l'on prétendait leur faire subir ; par cet exemple, jugez du reste ; je ne puis rien. – Ce que vous dites n'est malheureusement que trop vrai, reprit le Chasseur ; cependant, vous vous l'avouez à vous-même, la cause que vous vous obstinez à défendre est perdue ; aucun effort, si héroïque qu'il fût, ne la saurait relever. Il vous reste un dernier, un suprême devoir à accomplir : sauver à tout prix les malheureux qui vous entourent ; les sauver malgré eux, car ils sont inconscients de la situation affreuse dans laquelle ils se trouvent : Hâtez-vous ! chaque jour, chaque heure de retard, augmentent les difficultés de votre position déjà si précaire. – Je vous en conjure, si ce n'est pour vous-même, que ce soit au moins pour ceux qui vous portent intérêt, qui vous estiment et vous… aiment ! dit la jeune fille avec une craintive et timide insistance. – Ceux qui m'aiment ! s'écria Delgrès avec une expression de poignante douleur. Oh ! mademoiselle, vous rouvrez, sans le savoir, une plaie terrible, toujours saignante au fond de mon cœur ! Personne ne m'aime, moi ! Je suis un de ces hommes, parias de l'humanité, marqués en naissant d'un stigmate fatal, dont la vie ne doit être qu'une longue souffrance ; qui tracent, seuls et haïs de tous, leur pénible sillon sur cette terre, et sont destinés, après avoir vécus détestés et méconnus, à mourir flé- tris et méprisés ! Jamais les ardents baisers d'une mère n'ont réchauffé ma faible enfance ; j'ai grandi seul, sans un ami dont la main se fût tendue vers moi, dont la voix m'ait crié : courage ! aux heures sombres des désillusions ; les femmes elles-mêmes, ces anges qui ont une larme pour toutes les douleurs, un sourire pour toutes les joies, ces anges consolateurs que Dieu a donnés aux hommes dans sa toute-puissante bonté pour les soutenir pendant la longue lutte de la vie, m'ont fui avec épouvante, sans qu'aucune d'elles ait jeté sur moi un regard de pitié ou m'ait crié : Espère ! – Vous souffrez, oui, vous souffrez horriblement ; je le vois, je le comprends, mais la douleur vous rend injuste ; je ne discuterai pas avec vous, ce serait inutile ; croyez-moi, vous avez plus d'amis que vous ne voulez le supposer ; ces amis, ce sont ceux qui, par ma voix vous prient de ne pas refuser cette entrevue qui, peut-être, vous sauvera, vous et les vôtres, et fera enfin cesser pour toujours ces discordes civiles qui, depuis trop longtemps, ensanglantent notre malheureux pays. – Commandant, ajouta le Chasseur de rats, vous ne connaissez pas le général Richepance ; les récits qu'on vous a faits de lui sont mensongers, je vous le jure ; le général est non seulement un vaillant soldat, mais encore c'est un homme d'élite, une puissante organisation, une vaste intelligence, un grand cœur, en un mot. Contraint malgré lui à la guerre, il l'a faite en déplorant, lui tout le premier, ses conséquences douloureuses et fatales ; essayant sans cesse, par tous les moyens en son pouvoir, de les amoindrir et qui, j'en ai l'intime conviction, n'attend qu'un mot, une concession de votre part, pour se laisser toucher et pardonner aux révoltés. – Pardonner ! s'écria vivement Delgrès en redressant fièrement la tête. Pardonner quoi ? D'avoir voulu êtes libres !… – Non, commandant, répondit paisiblement le Chasseur, mais de vous êtes révoltés contre la France, notre mère commune, notre patrie à tous, à quoi bon ergoter et discuter sur des mots ? Nous ne sommes pas des avocats bavards, mais des hommes au cœur fort et à l'âme fière ; ne songeons qu'aux faits eux-mêmes ; voyons, de bonne foi entre nous, supposez-vous que le général Richepance, s'il n'avait voulu user envers vous de ménagements jusqu'au dernier moment, ne vous aurait pas contraints depuis longtemps déjà à vous rendre ? – Erreur ! Des hommes comme moi ne se rendent pas, Chasseur ; il leur reste toujours une ressource suprême. – Laquelle ? – Celle de mourir bravement les armes à la main et d'illustrer leur défaite. – En effet, il vous reste cette dernière ressource qui prouvera votre impuissance. – Non, mais qui enseignera à ceux qui nous survivront à suivre un jour notre exemple. Le Chasseur secoua la tête. – Commandant, répondit-il avec émotion, l'héroïque sacrifice que peut-être vous méditez déjà et que vous êtes, je le reconnais, homme à accomplir sans hésitation et sans faiblesse, ce sacrifice sera inutile ; mieux que personne vous le savez. Les hommes que vous commandez ne sont ni des soldats, ni des citoyens, ce sont, pardonnez-moi de vous le dire si brutalement : des exaltés ou des bêtes fauves qui, vous mort, et mort pour eux, seront les premiers à insulter à votre mémoire. Delgrès baissa la tête sans répondre ; il avait la foi qui fait les martyrs, mais, – car les passions, hélas ! sont le guide de toutes les actions de l'homme, – il n'était pas complètement convaincu que son amour pour Mlle de la Brunerie fût sans espoir. – Aurai-je donc le chagrin de me séparer de vous, pour toujours peut-être, monsieur, dit la jeune fille, sans obtenir de vous ce que je désire ardemment ? Le commandant fut subitement agité d'un frisson nerveux qui parcourut tout son corps ; ses sourcils se froncèrent à se joindre, ses traits prirent une expression de poignante douleur ; il essuya d'un geste fébrile la sueur qui inondait son front et poussant un profond soupir : – Vous l'exigez, mademoiselle ; répondit-il enfin d'une voix sourde et hachée par une émotion intérieure qui la rendait presque indistincte ; je dois vous obéir ; soit, je ferai ce que vous me demandez ; cette fois encore vous avez dompté ma volonté, mademoiselle. – Oh ! merci ! merci, monsieur ! s'écria Mlle de la Brunerie en joignant les mains avec joie. – Je le ferai, mais à une condition ? reprît-il avec prière. – Une condition ? laquelle ? Parlez, monsieur. – C'est que vous daignerez consentir à assister à cette entrevue que, lorsque le moment sera venu de le faire, je demanderai au général Richepance. – Moi, monsieur ? fit-elle avec surprise. – Vous, oui, mademoiselle. Me refusez-vous cette grâce ? reprit-il avec instance. – Mais, monsieur… – Mon Dieu, mademoiselle, que ce soit superstition ou faiblesse d'esprit, je m'imagine, je ne saurais dire pourquoi, que votre présence à cette entrevue me portera bonheur ; il y a des gens dont le regard, dit-on, donne la mort ou exerce une fascination fatale sur les personnes sur lesquelles il tombe ; pourquoi n'existerait-il pas d'autres personnes qui, à leur insu peutêtre, exercent une influence contraire ? Et pourquoi, ainsi que j'en ai la profonde et intime conviction, ne seriez-vous pas au nombre de ces personnes chéries de Dieu ? – Monsieur, je dois tout d'abord vous avertir, que je ne suis nullement superstitieuse, et que, par conséquent, je ne crois aucunement à ces influences ; cependant, ajouta-t-elle avec un doux sourire, je ferai ce que vous me demandez. – Vous me le promettez, mademoiselle ? – Oui, monsieur, je m'y engage. – Soyez bénie pour cette promesse, mademoiselle. Et maintenant, ajouta-t-il en prenant sur la table un papier plié en quatre et le lui présentant, veuillez accepter ceci, mademoiselle ; c'est un sauf-conduit qui vous permettra de parcourir l'île, dans tous les sens et même de vous retirer à la Brunerie, si tel est votre désir, seule et sans défenseurs ; sans avoir rien à redouter de ceux de mes partisans qui sont, en ce moment, en armes dans les Mornes, et dont les nombreux détachements sillonnent toutes les routes. – J'accepte ce sauf-conduit avec reconnaissance, monsieur, et puisque je vous trouve si bienveillant pour moi, je me hasarderai à vous adresser encore une demande. – Après le succès obtenu par la première, mademoiselle, vous ne devez rien redouter pour la seconde. De quoi s'agit-il, s'il vous plaît ? – Monsieur, j'ai été, comme vous le savez sans doute, à mon entrée dans le fort, cette nuit, vers dix heures, transportée à l'appartement du capitaine Ignace. – Le capitaine Ignace a pris soin de m'en informer luimême, mademoiselle. – J'étais très souffrante, très fatiguée, très effrayée surtout ; je trouvai là une jeune femme, belle, douce, affectueuse, qui, sans savoir qui j'étais, me prodigua les soins les plus délicats. – Claircine Ignace. Cette jeune femme est en effet telle que vous la dépeignez, mademoiselle ; elle est, sous tous les rapports, digne du respect que chacun a pour elle. – Cette personne est la nièce de M. David. – Le commandeur de la Brunerie ; en effet, mademoiselle ; la fille de sa sœur, je crois. – Bien qu'elle soit de quelques années plus âgée que moi, cependant, nous nous sommes connues enfants ; j'ai toujours éprouvé un vif intérêt pour elle ; cet intérêt s'est aujourd'hui augmenté d'une dette de reconnaissance que j'ai contractée envers elle pour la façon charmante dont elle m'a reçue et les soins dont elle m'a entourée ; lorsque son mari, après vous avoir quitté, monsieur, m'a avoué que seul et sans que vous le sachiez, il m'avait fait enlever et a imploré mon pardon avec les marques du plus vif repentir, il a ajouté qu'il était bien sévèrement puni de la faute qu'il avait commise, puisque vous lui aviez intimé l'ordre de quitter immédiatement le fort, sans lui permettre d'emmener avec lui, ni sa femme ni ses enfants. De parti pris, sans doute, à l'exemple des grands diplomates, Mlle de la Brunerie fardait légèrement la vérité ; peut-être avait-elle des raisons pour le faire ; mais ce qu'il y a de bizarre en cette affaire, c'est que, bien que le capitaine Ignace ne lui eût pas dit un mot de tout cela, et que, par conséquent, elle crût mentir, il se trouva qu'elle avait sans s'en douter, percé à jour les intentions du commandant ; que, dans la pensée de Delgrès, le départ du capitaine Ignace équivalait à une véritable disgrâce et que, ainsi que cela arrive souvent, elle avait dit vrai sans le savoir ; du reste, la réponse du commandant le lui prouva de la manière la plus convaincante. – Tout cela est strictement vrai, mademoiselle, lui dit-il. Encouragée par cet assentiment donné à ses paroles et auquel elle était loin de s'attendre, la jeune fille continua bravement : La douleur si vraie, si poignante de cet homme en se séparant de tout ce qu'il aime le plus au monde m'a brisé le cœur ; j'ai oublié tout le mal que ce farouche capitaine avait tenté de me faire, tout celui qu'il m'avait fait, je ne me suis plus souvenue que du malheur qui le frappait, lui et sa famille ; en une seconde, tous mes griefs contre lui s'effacèrent de ma pensée ; malgré moi, je me sentis attendrie, et comme avant de s'éloigner, il insistait pour obtenir mon pardon, non seulement je le lui accordai, mais encore je m'engageai envers lui à me charger de sa femme et de ses enfants ; à les prendre sous ma protection et à les garder près de moi jusqu'à la fin de la guerre ; le capitaine Ignace me remercia avec effusion, embrassa ces chères créatures qu'il adore, et sortit de la forteresse, non pas heureux, mais tout au moins rassuré sur leur sort. – Oh ! mademoiselle, s'écria Delgrès avec admiration, comment faites-vous donc, lorsque vous-même êtes si malheureuse et je dirai presque abandonnée, pour réussir ainsi à oublier votre propre douleur, pour répandre autour de vous tant de bienfaits ? – Je vous demande donc, monsieur, reprit Renée en souriant, l'autorisation de tenir envers cette malheureuse famille, la promesse que j'ai faite. – Vous désirez emmener avec vous la pauvre Claircine et ses enfants. – Oui, monsieur, si vous me le permettez. – En avez-vous douté, mademoiselle ? – J'étais, au contraire, tellement certaine de cette autorisation, monsieur, que j'ai à l'avance, averti Claircine de se tenir prête à me suivre. – Dans un instant, mademoiselle, votre heureuse protégée sera ici. Delgrès appela Codou. – Capitaine, dit le commandant, priez Mme Claircine Ignace de se rendre auprès de moi, je vous prie ; vous ajouterez que c'est à propos de ce que Mlle de la Brunerie a daigné lui promettre, qu'elle veuille bien agir en conséquence. Le capitaine Codou salua et sortit. – Ma dette envers vous s'augmente encore, monsieur, dit la jeune fille ; si je ne m'arrêtais, elle prendrait bientôt des proportions formidables. – Non, mademoiselle, vous vous trompez, répondit Delgrès ; au contraire, demandez-moi ce qu'il vous plaira, c'est moi que vous faites votre débiteur, à chaque demande que vous daignez m'adresser. – Si je l'osais, moi aussi, fit le Chasseur avec une légère teinte d'embarras, je vous adresserais une demande, commandant ? – Malheureusement cette demande, que je devine, je ne puis, à mon grand regret, y accéder. – Pourquoi donc cela ? – Je vais vous le dire. Il s'agit, n'est-ce pas des deux officiers parlementaires retenus dans le fort ? – En effet, c'est d'eux-mêmes. – Eh bien, répondit le commandant avec mélancolie, ma réponse sera simple et péremptoire. Je puis vous autoriser à sortir, vous, parce que vous êtes entré dans le fort, non pas en qualité de parlementaire envoyé par l'ennemi, mais sur votre propre déclaration, comme venant causer avec moi d'affaires particulières n'ayant aucunement trait à la guerre, d'affaires qui, en un mot, me regardent seul ; Mlle de la Brunerie se trouve dans la même situation, elle est victime d'une trahison odieuse que je suis le maître de réparer en lui rendant la liberté qu'elle n'aurait pas dû perdre, puisque nous ne faisons la guerre, ajouta noblement Delgrès, ni aux femmes, ni aux enfants. Me comprenez-vous ? – Parfaitement, commandant. – Quant à Mme Ignace, femme de l'un de nos premiers officiers, elle est maîtresse de ses actions et libre de demeurer ou de sortir du fort ; du reste, maintenant que son mari ne doit plus y rentrer, mieux vaut, sous tous les rapports, qu'elle ; quitte Saint-Charles le plus tôt possible. Qui sait si, dans quelques jours, je pourrai lui offrir une protection efficace ? Quant aux officiers parlementaires et autres prisonniers français détenus actuellement à Saint-Charles, sans discuter avec vous le plus ou moins de légalité de leur arrestation, vous admettez cependant, n'est-ce pas, que leur position n'est pas la même ? – Oh ! cela parfaitement, commandant. Cependant, je croyais, j'espérais… – Vous aviez tort, mon ami ; malheureusement leur liberté ne dépend pas seulement de ma volonté ; sans cela, je vous le jure, il y a longtemps que je la leur aurais rendue. – Mais ils sont traités, dit-on, avec une barbarie… – C'est une calomnie, et lorsque je vous l'affirme, vous pouvez me croire ; je ne suis pas homme à faire de la cruauté à froid, surtout envers de braves officiers qui, en me venant trouver, ont obéi à un ordre et accompli un devoir. – Je vous crois, commandant. – Ils sont traités avec les plus grands égards, sans distinction de grades. La seule chose que je puisse faire pour vous, parce que cette chose dépend essentiellement de moi, c'est de vous promettre que si le hasard voulait, ajouta-t-il avec un sourire amer, que nous fussions contraints d'abandonner le fort ou de l'évacuer enfin, n'importe de quelle façon, tous ces officiers y demeureront après notre départ et que leur vie sera efficacement protégée par moi. Voilà tout ce que je puis faire. – C'est beaucoup, commandant ; je vous remercie avec effusion de cette promesse ; je sais que vous la tiendrez. À présent que j'ai votre parole, je suis complètement rassuré sur le sort de ces malheureux. – Je vous autorise même, si vous jugez que cela soit nécessaire, à rapporter au général en chef des forces françaises la conversation que nous avons eue à ce sujet ; et l'engagement que j'ai pris vis-à-vis de vous de protéger les prisonniers français qui sont en mon pouvoir, contre toute insulte de la part de mes soldats. – C'est ce que je ne manquerai pas de faire, commandant. – Et moi, monsieur, ajouta la jeune fille, je proclamerai hautement de quelle manière noble et généreuse vous avez agi envers moi. – Vous me comblez réellement, mademoiselle ; je ne mérite pas de si grands éloges, pour avoir simplement accompli un devoir d'honnête homme. En ce moment, on frappa légèrement à la porte. – Entrez, dit Delgrès. La porte s'ouvrit, Claircine parut. Le commandant se leva avec empressement et présenta un siège à la jeune femme. – Madame, lui dit-il lorsqu'elle se fut assise, Mlle de la Brunerie m'a fait part de votre intention de quitter le fort SaintCharles ; vos préparatifs sont-ils faits ? – Oui, monsieur ; répondit la jeune femme. Mlle Renée la Brunerie a daigné m'offrir de me prendre auprès d'elle ; j'ai cru devoir accepter cette gracieuse invitation, surtout dans l'isolement où me laisse le départ de mon mari. – Mlle de la Brunerie est un ange ; heureuses les personnes qu'elle daigne prendre sous sa bienveillante protection ! Vous avez parfaitement fait d'accepter cette proposition, et cela d'autant plus que votre mari, comme je crois le savoir, a consenti à cet arrangement qui vous est si avantageux. – Oui, monsieur. – Vous serez sans doute contrainte à laisser ici presque tout ce que vous possédez. – Malheureusement, oui, monsieur. Je n'emporte avec moi que les vêtements et le linge strictement nécessaire pour mes enfants et pour moi, ainsi que l'argent que mon mari m'a laissé. – Fort bien. N'ayez aucune inquiétude, madame, pour ce qui vous appartient. Avez-vous fermé votre appartement ? – Oui, monsieur : en voici la clef. – Veuillez, je vous prie, madame, me remette cette clef. Quoi qu'il arrive et n'importe en quelle compagnie vous reveniez plus tard au fort Saint-Charles, lorsque vous rentrerez dans votre appartement, vous retrouverez tout, je vous le jure : dans l'état où vous le laissez aujourd'hui ; pas une chaise n'aura été dérangée, pas un tiroir ouvert. Seulement, ajouta-t-il en souriant, peut-être serez-vous obligée de faire enfoncer la porte, car cette clef ne me quittera plus, et je veillerai moi-même, en gardien fidèle, à ce qui vous appartient. – Vous pouvez faire de cette clef ce qu'il vous plaira, monsieur, j'en ai une seconde que je conserverai si vous m'y autorisez ? – Parfaitement, chère madame. Voilà qui est donc entendu entre nous ; il ne me reste plus à présent qu'à prendre congé de vous et vous souhaiter autant de bonheur que vous en méritez. Veuillez, je vous prie, avertir vos servantes de votre départ et vous rendre avec elles auprès de la poterne des Galions ; c'est de ce côté que vous devez quitter le fort. Adieu, madame, soyez heureuse. – Au revoir, monsieur, répondit Claircine en accentuant cette parole d'un sourire. Que Dieu vous paye du bien que vous me faites ! – Vous êtes mille fois bonne, madame ; mais, croyez-moi, ajouta-t-il avec tristesse, mieux vaut, quand on se sépare, dans certaines circonstances, dire adieu qu'au revoir, c'est plus sûr. Adieu donc, madame. – Non, monsieur, je ne veux pas vous dire adieu, répondit Claircine avec des larmes dans la voix, mon cœur s'y refuse : au revoir, monsieur, au revoir ! Et après avoir fait une révérence, la jeune femme se retira en essuyant son visage inondé de larmes. Delgrès la suivit un instant du regard ; il étouffa un soupir, mais, se remettant presque aussitôt il appela ses aides de camp. La porte s'ouvrit. Les capitaines Codou et Palème entrèrent, suivis de plusieurs autres officiers. – Citoyens, dit le commandant en avançant à leur rencontre, Mlle de la Brunerie quitte immédiatement le fort SaintCharles en compagnie de ce chasseur qui, sur mon ordre, est expressément venu ici pour me réclamer sa liberté qui lui avait été injustement ravie ; nous sommes des hommes trop braves pour faire la guerre aux femmes. Avez-vous quelques observations à m'adresser à ce sujet ? – Aucune, commandant, répondit le capitaine Palème au nom de ses compagnons et au sien ; nous reconnaissons, au contraire, que vous agissez avec justice. – C'est bien, je vous remercie, citoyens. Mademoiselle et vous, vieux Chasseur, me donnez-vous votre parole d'honneur de ne fournir aucun renseignement à l'ennemi sur ce que vous verrez en traversant la forteresse ? Sinon, je serai forcé de vous faire bander les yeux. – Cette précaution est inutile, monsieur, répondit en souriant la jeune fille ; je suis trop ignorante des choses de la guerre pour comprendre quoi que ce soit à ce qui pourra frapper mes regards. D'ailleurs, en serait-il autrement, que vos généreux procédés suffiraient pour me rendre, sourde, aveugle et muette ; je vous donne ma parole. – Quant à moi, vous le savez, commandant, je ne suis pas soldat, et je ne m'occupe pas de politique ; je n'hésite donc pas à faire le serment que vous exigez de moi. Je vous jure sur l'honneur de ne rien voir. – Je n'insiste pas. Veuillez me permettre de vous précéder. Il sortit. Renée de la Brunerie, le Chasseurs de rats et les officiers le suivirent. Arrivés à la poterne, où Mme Ignace attendait avec ses deux enfants et ses domestiques, les derniers saluts furent échangés, puis, sur l'ordre de Delgrès, la poterne fut ouverte et les sept personnes, les servantes y compris, sortirent. Dix minutes plus tard, le feu recommençait entre les Français et les noirs enfermés dans le fort Saint-Charles. VII Où paraît enfin un personnage depuis longtemps attendu Lorsque les troupes françaises avaient débarqué à la Pointe-à-Pître, leur arrivée, annoncée cependant depuis si longtemps, avait causé dans toute l'île de la Guadeloupe une émotion extrême, dont il aurait été assez difficile dans le premier moment, de définir bien exactement la véritable expression. Cette émotion ressemblait bien plutôt à de la peur qu'à de la joie ; elle ne tarda pas à prendre les immenses proportions d'une véritable terreur panique, lorsque l'escadre française apparut deux ou trois jours plus tard dans les eaux de la BasseTerre. Les riches planteurs, les grands commerçants surtout se sentaient en proie à une épouvante que rien ne réussissait à calmer ; les excès commis par les noirs à l'île de SaintDomingue étaient sans cesse présents à leur imagination troublée, sous les plus sombres couleurs ; ainsi que cela arrive toujours, ils avaient transformé en événements terribles ce qui, en réalité, n'était que des faits isolés, sans importance et n'ayant rien de grave en eux-mêmes. Si bien, que les clameurs discordantes poussées dans les rues et sur les places par les nègres avinés appelés par Delgrès à la révolte ; leurs menaces furibondes, cependant non encore suivies d'effet, avaient suffi, ainsi que déjà nous l'avons rappor- té, pour opérer une déroute générale ; même parmi les plus braves représentants de la race blanche à la Guadeloupe. Il y avait eu un sauve-qui-peut, qui, en quelques heures, avait acquis des proportions incalculables. Les planteurs les plus courageux s'étaient, comme M. de la Brunerie, mis en état de défense dans leurs propres habitations où quelques-uns de leurs voisins, aussi déterminés mais moins favorisés qu'eux par la fortune, étaient venus en foule chercher un abri, assez précaire, contre les attaques des révoltés. Le plus grand nombre enfin, apprenant que l'armée française avait débarquée à la Basse-Terre, dont elle s'était emparée, était venu se réfugier sous la protection du drapeau français ? prêts cependant à abandonner l'île, si la situation ne prenait pas une tournure meilleure, et si l'armée ne leur offrait pas toutes les conditions de sécurité qu'ils désiraient. Dans les premiers jours qui suivirent le débarquement des troupes françaises à la Pointe-à-Pître, et le soulèvement déclaré des nègres presque immédiatement après ce débarquement, la Basse-Terre avait été abandonnée par ses notables habitants ; changée en désert et livrée sans défense aux insultes des nègres dont le quartier général était au fort Saint-Charles. Mais, grâce aux mesures énergiques prises par le général en chef, la panique fut de courte durée et la ville voyait maintenant sa population presque triplée, à cause de l'affluence de tous les habitants de l'île qui étaient venus pour s'y réfugier, afin d'échapper aux bandes de l'intérieur, qui pillaient et incendiaient les villages et les habitations isolées. Au nombre de ces riches familles de planteurs établies en ce moment à la BasseTerre, et dont l'affluence donnait une apparence d'animation extraordinaire à la ville, se trouvait la famille de Foissac. La famille de Foissac était une des plus importantes, des plus anciennes et surtout des plus considérées de la Guadeloupe. Les biens de cette famille, tant en France qu'en Amérique, étaient immenses, sa fortune véritablement princière. À la Guadeloupe seule, elle possédait six habitations sucrières, dans lesquelles étaient employés plus de quatre mille noirs. Quoique ces nègres fussent très bien traités, car M. de Foissac était un homme humain et bon pour ses esclaves, lorsque la révolte avait éclaté, la plupart des noirs, depuis longtemps excités en secret par les émissaires des chefs révoltés, s'étaient laissés entraîner à les suivre ; ils avaient abandonné les ateliers, et, après avoir commis quelques excès, s'étaient réfugiés dans les mornes qu'ils ne quittaient plus que pour faire la guerre à leurs anciens maîtres. Au commencement de l'insurrection, vingt-trois personnes, appartenant toutes par des liens plus ou moins étroits à la famille de Foissac, réfugiées sur une de ses plantations, avaient été surprises à l'improviste pendant leur sommeil par une bande de noirs révoltés, et impitoyablement mises à mort sans que l'age ni le sexe eussent trouvé grâce devant ces féroces bourreaux. M. de Foissac, son fils, Gaston de Foissac, jeune homme de vingt-huit ans, et sa fille aînée, Mlle Hélène de Foissac, jeune fille de dix-sept ans à peine, ainsi que deux autres jeunes enfants, avaient seuls par miracle échappé à cette horrible tuerie. Réfugiés avec quelques noirs restés fidèles dans un pavillon isolé de l'habitation, ils avaient bravement fait le coup de feu, et résisté avec toute l'énergie du désespoir, assez longtemps pour permettre à M. David, commandeur de la Brunerie, d'accourir à leur secours ; de chasser les révoltés et de reconquérir l'habitation à laquelle ils allaient sans doute mettre le feu. En cette circonstance, le commandeur de la Brunerie fut assez heureux, pour sauver la vie à plus de quatre-vingts personnes de race blanche, parents ou amis de la famille de Foissac, et à les amener avec lui à la Brunerie, où l'hospitalité la plus large leur fut aussitôt donnée. M. de Foissac, ne jugeant pas d'après les faits dont il avait été témoin et avait même failli être victime, qu'il y eût de sécurité pour lui dans aucune de ses plantations, avait refusé de se rendre à la Brunerie ; suivi de ses enfants et de quelques serviteurs sur lesquels il croyait pouvoir compter ; il s'était rendu en toute hâte à la Basse-Terre, où il s'était établi dans la magnifique maison que, de même que la plupart des autres riches planteurs de la Guadeloupe, il possédait sur le champ d'Arbaud. La famille de la Brunerie et celle de Foissac avaient entre elles quelques liens éloignés de parentés ; ces liens, depuis un siècle et demi environ, avaient tendu à se resserrer plus étroitement, à la suite de plusieurs alliances contractées entre elles et des intérêts de fortune leur étaient devenus communs, et avaient encore augmenté, en les rapprochant, les relations intimes qui les unissaient. Lors de la naissance de Mlle de la Brunerie, une parole avait été échangée entre MM. de Foissac et de la Brunerie sur le mariage du fils aîné de M. de Foissac, enfant alors âgé d'une dizaine d'années au plus, et la fillette qui ne faisait que de naître. Cette union avait été convenue d'un commun accord entre les deux pères, afin de terminer à l'amiable une discussion qui s'était élevée sur la propriété d'une importante plantation sucrière que chacune des deux familles, avec des raisons semblant également plausibles, revendiquait comme lui appartenant ; cette contestation avait failli amener une brouille entre les deux riches planteurs, à cause de l'acharnement avec lequel leurs hommes d'affaires, en défendant leurs intérêts, avaient réussi à envenimer la question. Heureusement les deux planteurs étaient des hommes d'un grand sens, doués surtout d'une honnêteté proverbiale ; ils aperçurent à temps l'abîme vers lequel le zèle maladroit de leurs agents les entraînait. Alors ils coupèrent le mal dans sa racine en déclarant que cette propriété, à laquelle chacun d'eux renonçait pour sa part, ne resterait ni à l'un ni à l'autre ; que l'abandon en serait fait conjointement, à M. Gaston de Foissac et à Mlle Renée de la Brunerie, et ajouté à leur dot lors de leur mariage ; que cette propriété serait, jusqu'à cette époque, administrée en leur nom commun, et les revenus placés pour ne leur être remis que le jour même où leur union serait conclue. Les choses ainsi convenues avec une loyauté si caractéristique entre les deux planteurs, l'incident fut vidé ; ainsi que l'on dit dans l'affreux langage de dame Justice ; l'amitié un instant obscurcie entre les deux familles, reprit, grâce à cet accord, tout son primitif éclat. Les enfants furent élevés dans les prévisions de l'union convenue ; dès leurs premières années, on s'appliqua à les persuader que ce mariage était une chose irrévocable. Gaston de Foissac, âgé de près de onze ans de plus que sa jeune fiancée, était déjà presque un homme, lorsque la jeune fille n'était encore qu'une enfant, jouant à la poupée et se barbouillant le visage de confitures. Il comprit naturellement plus vite que Renée l'importance de l'engagement pris en son nom ; il en calcula les avantages dans son esprit, et comme en sus la petite personne, qui déjà était une ravissante enfant, promettait de devenir plus tard une délicieuse jeune fille, il ne trouva rien de sérieux à objecter contre cette union, qui lui parut, au contraire, devoir être un jour fort agréable pour lui. Peu à peu et au fur et à mesure que les années s'écoulaient, l'intérêt tout fraternel que d'abord il portait à l'enfant se changea en un véritable amour, et il appela de tous ses vœux, l'époque marquée pour la réalisation du projet formé entre les deux familles. C'est que la jeune fille avait surpassé toutes les promesses de l'enfant, et était devenue une ravissante créature, dont la beauté était déjà citée avec admiration. Du côté du jeune homme, il ne s'éleva donc aucun obstacle. Mais il n'en fut pas ainsi de la jeune fille. Nous avons eu occasion, dans un précédent chapitre de faire connaître cet éloignement de la jeune fille pour celui qu'elle devait épouser ; éloignement qui datait de fort loin, ainsi qu'on va le voir. Renée de la Brunerie, élevée avec son cousin et sa cousine, les aimait beaucoup et paraissait même ne pouvoir se passer d'eux ; elle éprouvait surtout une vive amitié pour Hélène, la sœur de Gaston, charmante enfant, son aînée de deux ans à peine, qu'elle prenait plaisir à nommer en riant, sa grande sœur. Cette amitié des trois enfants, persévéra sans aucun nuage pendant plusieurs années, en s'accroissant tous les jours dans des proportions qui remplissaient leurs parents de joie ; mais, un an environ avant le départ de Renée pour la France, où, selon l'habitude des riches créoles, elle devait aller terminer son éducation, son père la jugeant sans doute assez raisonnable pour lui faire enfin la confidence de son union convenue avec son cousin, – confidence que M. de la Brunerie avait jugé prudent de reculer jusqu'à ce jour, – la jeune fille, au profond étonnement de son père, l'écouta toute pâlissante, les lèvres frémissantes, les yeux pleins de larmes, mais sans interrompre une seule fois son père ; dès qu'elle fut libre, elle se retira dans sa chambre à coucher où elle s'enferma, et passa toute la journée à pleurer et à sangloter. Renée avait alors quatorze ans ; chaste et pure créature, elle n'aimait et ne pouvait aimer personne ; elle ignorait jusqu'à la signification du mot amour ; mais, doué d'un caractère hautain ; élevée dans une liberté complète, accoutumée à faire tout ce qui lui plaisait et à voir ses plus légers caprices obéis avec empressement, elle ne pouvait supporter la pensée de se voir, sans que son consentement lui eût été même demandé, destinée contre sa volonté, à devenir l'épouse d'un homme qui, certain d'être un jour son mari, la traiterait sans doute bientôt comme une chose lui appartenant ; sans se soucier de lui plaire ou de savoir si, lui, il lui plaisait à elle ; une telle union parut monstrueuse à la jeune fille ; elle jura au fond de son cœur, avec la ténacité d'enfant gâté qui était le côté saillant de son caractère, que jamais cette union détestée ne s'accomplirait ; qu'elle mourrait vieille fille, plutôt que d'épouser l'homme qu'on prétendait lui imposer de force pour mari. À compter de ce jour, les manières de Renée envers son cousin subirent un changement complet, elle devint subitement pour lui d'une froideur tellement glaciale, que le jeune homme, effrayé à bon droit d'un changement aussi radical, et dont il cherchait vainement la cause, lui demanda à plusieurs reprises une explication, que la capricieuse jeune elle s'obstina constamment à lui refuser, avec une rudesse qui le désespéra. Ce qu'il y eut de plus singulier dans cette affaire, c'est qu'Hélène de Foissac, la confidente de toutes les pensées de Renée, et à laquelle celle-ci jugea inutile de rien cacher, se mit aussitôt de son côté ; et au lieu de l'engager à se soumettre à la volonté de leurs parents respectifs, la soutint au contraire dans ses projets de révolte et la poussa, de tout son pouvoir, à résister énergiquement à la violence que l'on prétendait exercer sur elle. Mais la jeune fille n'avait pas besoin de ces encouragements ; son parti était pris sans retour ; rien au monde n'aurait pu la faire revenir sur sa résolution. Cependant, elle sut beaucoup de gré à Hélène de Foissac de l'appui moral qu'elle lui donnait dans cette circonstance si critique ; de sorte que son amitié en redoubla, et les deux jeunes filles devinrent plus intimes que jamais. À plusieurs reprises, M. de la Brunerie avait voulu reprendre avec sa fille, l'entretien qu'une fois déjà il avait eu avec elle, au sujet de ce mariage ; mais Renée témoigna tant de tristesse ; son chagrin fut si grand, son air si désolé, chaque fois que son père se hasarda à essayer d'entamer de nouveau cette question délicate, que le planteur, qui adorait sa fille, très peiné de l'effet que ses insinuations produisaient sur l'esprit de celle-ci, jugea enfin prudent de s'abstenir, et, supposant avec assez de raison qu'avec l'âge les idées de le jeune fille se modifieraient, que d'elle-même elle reviendrait sur sa résolution et consentirait à se soumettre à ses volontés, il ne lui dit plus un mot de l'engagement pris et s'abstint même d'y faire la plus légère allusion. Cependant, Gaston de Foissac, ne comprenant plus rien à ce qui se passait dans l'esprit de Mlle de la Brunerie, et désespéré de l'éloignement que, tout à coup, sans que rien le justifiât à ses yeux, sa fiancée lui avait témoigné, – éloignement qui augmentait tous les jours et se changeait presque en haine, – renonçant à obtenir de Renée l'explication de son étrange conduite, réso- lut, la mort dans le cœur, car il éprouvait pour elle un violent amour, de s'éloigner au moins pour quelque temps de la Guadeloupe ; après avoir obtenu l'assentiment de son père, il vint prendre congé de Mlle de la Brunerie en lui annonçant son prochain départ pour l'Europe, où il se proposait, disait-il avec intention, de faire un séjour qui probablement se prolongerait plusieurs années. Pendant qu'il parlait, le malheureux jeune homme épiait avec anxiété, sur le visage froid et dédaigneusement hautain de sa cousine, l'effet que produisait sur elle l'annonce de cet exil ; il n'attendait qu'un mot, qu'un geste, pour renoncer à son voyage. Le geste ne fut pas fait, le mot ne fut pas prononcé ; Renée demeura impassible, glaciale ; elle l'écouta sans témoigner la plus légère émotion, et, lorsqu'il eût cessé de parler, elle lui souhaita un bon voyage sans même le regarder, lui fît une grande révérence, lui tourna le dos et sortit de l'appartement. Le jeune homme quitta l'habitation en proie à une agitation extrême, et à un désespoir profond. Deux jours plus tard, il avait quitté la Guadeloupe sur un bâtiment qui se rendait à New-York. Une dizaine de mois après, Renée abandonnait l'île à son tour, et se dirigeait vers la France. Mais avant son départ, la jeune fille avait tout avoué au Chasseur de rats, son confident en titre, la seule personne pour laquelle elle n'avait réellement pas de secrets. Le vieux Chasseur avait écouté cette confidence en souriant, bien qu'elle arrachât à la jeune fille des larmes de honte et de colère, et il lui avait répondu avec un accent qui lui avait ren- du tout son courage et l'avait plus que jamais affermie dans ses projets de résistance : – Nous n'avons pas, quant à présent, ma chère enfant, à nous préoccuper de cette affaire ; plusieurs années s'écouleront encore avant que ce projet de vos deux familles soit de nouveau remis en question ; d'ici là, ne vous inquiétez de rien ; lorsque le moment viendra, où il vous faudra définitivement répondre par un non ou par un oui, soyez tranquille, je ne vous faillirai pas ; quoi qu'il arrive, soyez certaine, ma chère enfant, que jamais vous ne serez sacrifiée et que votre père ne vous imposera contre votre gré ni cette union, ni une autre, quelle qu'elle soit, je vous le jure. – Mais enfin, mon ami, comment ferez-vous pour vous opposer à la volonté de mon père ? – Ceci me regarde, chère enfant. – Jamais M. de la Brunerie n'est revenu sur une résolution prise, dit-elle avec anxiété. – Eh bien, alors, il fera une exception en ma faveur, répondit le Chasseur avec ce sourire narquois qui lui était particulier. Je vous ai donné ma parole, rassurez-vous donc ; vous devez savoir que moi aussi je n'y ai jamais manqué. Ces derniers mots avaient terminé l'entretien ; quelques jours plus tard, la jeune fille s'était embarquée calme et souriante, pour la France. Gaston de Foissac n'était revenu à la Guadeloupe qu'un mois à peine avant l'arrivée de l'expédition française ; c'était alors un beau jeune homme de vingt-neuf ans, ainsi que plus haut nous l'avons dit ; les voyages lui avaient donné cette grâce et cette élégance de manières qui complètent l'homme du monde ; ses traits avaient pris des lignes plus accentuées, sa physionomie une expression plus ferme et en même temps plus calme ; son front pur, ses grands yeux pensifs, son teint d'une blancheur mate, le fin et charmant sourire que trop rarement il laissait errer sur ses lèvres, en faisant un cavalier accompli que toutes les jeunes filles regardaient en souriant à la dérobée, et dont le cœur en le voyant battait avec de doux frissons d'amour. Lui, sérieux, presque sombre, il ne semblait point s'apercevoir de l'effet qu'il produisait et de l'émoi qu'il causait à ses ravissantes compatriotes. Galant, sans être empressé auprès d'elles, causant avec infiniment d'esprit et de retenue, il savait, tout en captivant l'attention et éveillant la sympathie, demeurer pour ainsi dire en dehors de ce qui se passait autour de lui et vivre isolé au milieu de ce monde que sa présence galvanisait. Sa sœur, Mlle Hélène de Foissac, avait été, pendant l'absence de son frère, fiancée au capitaine Paul de Chatenoy. Les deux jeunes gens éprouvaient l'un pour l'autre un amour profond et sincère. Gaston de Foissac, à peu près du même âge que Paul, voyait cette union avec plaisir, il en désirait la prompte conclusion, malheureusement indéfiniment ajournée à cause des troubles qui bouleversaient la colonie, et avaient depuis quelque temps, pris de si inquiétantes proportions. La première entrevue de Gaston de Foissac avec Renée de la Brunerie, après une longue séparation, n'avait eu lieu que deux jours avant l'enlèvement de la jeune fille par le capitaine Ignace ; Gaston s'était expressément rendu à la plantation pour saluer sa fiancée. Renée de la Brunerie avait tenu la promesse qu'elle avait faite à son ami le Chasseur quelques jours auparavant, en recevant le jeune homme, non pas comme un ami, mais comme un indifférent, que l'on éprouve quelque plaisir à revoir après une longue, absence, mais pas davantage. C'est que la situation de la jeune fille était complètement changée, elle avait une ardente passion au cœur, elle aimait un homme auquel elle aurait tout sacrifié avec joie ; ce qui jadis n'était qu'un entêtement d'enfant gâté sans aucun motif sérieux, avait à présent une raison d'être impossible ; aussi cette entrevue avait-elle été qui rendait toute concession et tout rapprochement telle qu'on devait l'attendre de ces deux fières natures : froide sans raideur, hautaine sans morgue, elle se termina par une escarmouche de réparties vives, spirituelles, mais sans aigreur, échangées avec une rapidité, qui donnait du premier coup, la mesure de la force acquise par ces deux adversaires pendant les années qui s'étaient écoulées depuis leur séparation ; et montrait de plus l'entière liberté d'esprit de la jeune fille ; c'est-à-dire sa complète indifférence pour celui qui se flattait peut-être encore en secret, de lui faire partager son amour. Gaston de Foissac, après une visite assez courte, se retira et ne revint plus. La jeune fille fut piquée de cet abandon sans doute calculé. Les femmes veulent bien imposer tyranniquement leurs volontés ; écraser de leurs dédains et de leurs sarcasmes, les hommes qui ne sont pas assez heureux pour leur plaire ; mais elles n'acceptent sous aucun prétexte, que ceux qu'elles prennent ainsi plaisir à torturer, demeurent froids et impassibles sous leurs morsures. Les femmes, ces charmantes panthères, aux griffes rosées, sont essentiellement cruelles ; elles tiennent de bien plus près qu'on ne se l'imagine à la race féline ; la victime qui semble se rire de leur colère, devient aussitôt, pour elles un ennemi qu'elles craignent d'autant plus qu'il s'est soustrait à leur pou- voir et auquel, par conséquent, elles s'intéressent malgré elles, tout en le détestant de toutes les forces centuplées de leur organisation essentiellement nerveuse. Lors de son arrivée à la Basse-Terre, M. de la Brunerie se retrouva naturellement avec M. de Foissac ; les relations qui avaient toujours existé entre eux se renouèrent plus étroitement que jamais ; d'abord à cause du voisinage de leurs maisons qui se trouvaient à quelques pas l'une de l'autre, et par suite de ce besoin d'épanchement que l'on éprouve dans les situations critiques de la vie. L'enlèvement de Mlle Renée de la Brunerie, fut un texte tout trouvé, sur lequel on broda de cent façons diverses, pour imposer au malheureux père des consolations qu'il ne demandait pas et qui ne produisaient d'autre effet sur lui, que de lui faire sentir plus vivement encore touts la grandeur du malheur qui avait fondu à l'improviste sur sa personne ; mais, comme les compliments de condoléances qui lui arrivaient à la fois de tous les côtés, provenaient évidemment de l'immense pitié qu'il inspirait et de l'intérêt que l'on éprouvait pour sa douleur, il se voyait contraint de subir sans sourciller toutes ces consolations qui lui rendaient plus cuisante, s'il est possible, la blessure qu'il avait reçue. Une seule personne se montra très sobre de ces consolations de commande, ce fut Gaston de Foissac. Le jeune homme se borna à dire au planteur en lui serrant affectueusement la main : – On ne console pas un père de la perte de sa fille, on pleure avec lui ; donnez-moi le moyen de vous venger et de sauver celle qui, pour vous, est tout, et je me ferai tuer pour vous la rendre. Les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre et confondirent leurs larmes. – Oh ! murmura le planteur, pourquoi ne puis-je pas vous appeler mon fils ? – Ne préjugeons rien encore, répondit doucement le jeune homme ; ne suis-je pas votre fils par l'affection ? Dieu fera le reste. M. de la Brunerie avait rapporté à MM. de Foissac la scène qui s'était passée chez le général Richepance, et comment le Chasseur de rats avait pris la résolution de pénétrer en parlementaire dans le fort Saint-Charles. – Il se fera assassiner par ces misérables rebelles, dit M. de Foissac. – Peut-être ! ajouta Gaston. Mais, certainement cette audacieuse démarche n'aboutira à rien. – Je ne partage pas votre opinion, reprit M. de la Brunerie ; cet homme est un être réellement incompréhensible ; je lui ai vu accomplir des choses extraordinaires ; j'ai la conviction que s'il n'est pas poignardé au premier mot qu'il prononcera, il parviendra, je ne sais comment, à dominer ces brutes, à les convaincre et à obtenir la liberté de ma fille. – Allons donc ! fit M. de Foissac, en haussant les épaules, ce que vous dites est impossible, mon cher cousin ; Delgrès est un homme trop rusé pour se laisser jouer ainsi ; d'ailleurs, il se gardera bien de laisser échapper un si précieux otage. Cette conversation avait lieu dans l'appartement particulier de M. de la Brunerie ; le planteur avait séparé sa maison en deux parties, dont l'une était occupée par le général en chef de l'armée française et son état-major ; il avait réservé la seconde pour lui et sa famille. En ce moment, la porte s'ouvrit et un domestique annonça le général en chef. Le général Richepance entra ; son front était soucieux. – J'ai l'honneur de vous saluer, messieurs, dit-il du ton le plus amical ; pardonnez-moi de me venir ainsi jeter à la traverse de votre conversation ; mais, d'honneur, je ne pouvais y tenir davantage ; mon inquiétude est extrême, je viens à l'instant même de la tranchée. – Eh bien ! général ? s'écrièrent les trois hommes d'une seule voix. – Eh bien ! messieurs, jusqu'à présent du moins, les rebelles semblent respecter le drapeau parlementaire ; c'est à n'y pas croire ! Ce vieux Chasseur est l'homme le plus étrange que j'ai jamais vu. – Je disais précisément cela, il n'y a qu'un instant, à ces messieurs, général, répondît M. de la Brunerie. Ainsi le Chasseur a mis son projet à exécution ? – Certainement ! l'avez-vous jamais vu hésiter, monsieur ? Au lever du soleil, ainsi qu'il nous l'avait dit hier au soir, il s'est présenté hardiment au pied des glacis, un drapeau blanc à la main, et suivi pour toute escorte de six chiens ratiers et d'un trompette ; ce serait à pouffer de rire si l'affaire n'était pas si grave ! – Et les rebelles l'ont reçu ? – Parfaitement, selon les règles de la guerre que, contrairement à leurs habitude, en cette circonstance, ils ont strictement observées ; depuis, plus rien ; le vieux Chasseur est toujours dans le fort. Je vous avoue, messieurs, que je ne comprends plus un mot à ce qui se passe. – Les rebelles auront sans doute retenu ce pauvre homme prisonnier, général, dit M. de Foissac. – Non pas, monsieur ; le drapeau parlementaire est arboré sur le fort, les sentinelles noires causent amicalement avec les nôtres. Que diable notre ami peut-il faire dans ce traquenard ? – Il est plus de neuf heures, dit Gaston de Foissac en consultant sa montre. – Ce qui signifie que depuis plus de trois heures notre homme est là ; je n'y comprends plus rien du tout. – Ni moi non plus dit M. de la Brunerie ; mais je suis convaincu qu'il me ramènera ma fille. – Dieu le veuille ! s'écria le général avec un soupir étouffé. Je ne sais plus que penser. En effet, l'inquiétude du général était si grande, qu'il lui était impossible de demeurer une seconde en place ; il allait et venait à travers le salon, avec une agitation qui avait quelque chose de fébrile. – Êtes-vous bien assuré de la fidélité de cet homme, mon général ? demanda Gaston. – Lui ! s'écrièrent à la fois le général et le planteur avec stupéfaction. – Je vous demande pardon de vous adresser cette question, qui semble si fort vous surprendre, général, reprit le jeune homme, mais, pour ma part, je confesse que j'ignore complètement qui est ce singulier personnage dont le nom, ou plutôt la profession, se trouve dans toutes les bouches, et dont chacun parle avec enthousiasme à la Basse-Terre. – Vous pouvez ajouter dans toute l'île, mon cher Gaston, répondit le planteur, et vous ne vous tromperez pas. – Vous savez, messieurs, reprit le jeune homme, que depuis quelques jours seulement je suis de retour à la Guadeloupe, et que, par conséquent, il n'y a rien d'étonnant à ce que je ne connaisse pas le Chasseur de rats. – Cet homme, dit le général, est la personnification la plus complète que j'aie rencontrée jusqu'à ce jour, du désintéressement, de la bravoure et du dévouement. – Voilà, général, un éloge qui, dans votre bouche surtout, est bien beau, répondit Gaston. – Il n'est que juste, monsieur ; jamais on n'appréciera comme il mérite de l'être, ce noble et grand caractère. – Allons, tranchons le mot : c'est un héros ! fît le jeune homme avec une légère teinte d'ironie. – Non, monsieur, répondit un peu sèchement le général ; c'est un homme, un homme dans toute l'acception la plus étendue du mot, avec toutes les vertus et peut-être tous les vices de l'espèce. ral. – Oh ! oh ! reprit en souriant Gaston, nous tombons, géné- – Ne vous y trompez pas, monsieur, répondît le général, nous nous relevons au contraire. – Je ne comprends plus, général. – Ce que je vous ai dit est pourtant bien simple, monsieur. Que sont en général les hommes auxquels on donne le nom de héros ? Des hommes qui poussent à un degré extraordinaire une vertu ou un talent quelconque, et qui cependant pour le reste se trouvent souvent placés au-dessous du vulgaire ; le génie n'implique pas le bon sens ; on peut être un conquérant fameux et un très mauvais législateur, ou un grand poète et un exécrable politique ; de même on peut faire les inventions les plus sublimes et dans la vie privée de tous les jours n'être qu'un niais, presque un imbécile ; je n'en finirais pas, je préfère m'arrêter. Un héros ne l'est le plus souvent que par un point unique, sublime à la vérité ; mais seul et sans contrepoids pour toutes les autres fonctions de l'intelligence humaine ; au lieu que les organisations puissantes, qui ressemblent à celle de cet humble chasseur dont nous parlons, sont complètes ; elles résument en elles l'humanité tout entière dans ses défaillances. Que répondrez-vous à cela, monsieur ? Les trois hommes échangèrent un regard, et ils s'inclinèrent sans répondre, l'argument leur semblait irréfutable. – Mais, reprit le général, nous nous éloignons, il me semble, de notre sujet, qui est la délivrance de Mlle de la Brunerie. Pardonnez-moi, messieurs de m'être laissé emporter ainsi ; oh ! je vous en donne ma parole, si notre brave Chasseur a échoué dans sa généreuse et téméraire entreprise, dussé-je ne pas laisser pierre sur pierre du fort Saint-Charles, il sera cruellement vengé, ainsi que la malheureuse et innocente jeune fille à laquelle nous nous intéressons tous si vivement. En ce moment, un grand bruit, mêlé de cris de joie et d'acclamations répétées, se fit entendre sur le cours Nolivos. La porte s'ouvrit et un aide de camp du général Richepance parut. – Que se passe-t-il donc, capitaine ? demanda vivement le général. – Mon général, voici le Chasseur de rats ; il est de retour, il me suit, dans une seconde il sera ici. – Il est seul ? s'écria le général avec anxiété. – Non, mon général ; Mlle de la Brunerie l'accompagne. – Ah ! je le savais !… fit Richepance avec émotion. Oh ! oui, c'est un homme ! Au même instant le Chasseur parut. Renée de la Brunerie se tenait près de lui, calme et souriante ; un peu en arrière, modeste et timide, on apercevait la charmante Claircine. Les assistants poussèrent un cri de joie et s'élancèrent audevant de la jeune fille, que déjà son père pressait sur son cœur. – Général, dit le vieux Chasseur de cet air tranquille qu'il savait si bien affecter dans certaines circonstances, me voici de retour. Voulez-vous me permettre de vous faire mon rapport ? – Je veux, avant tout, répondit le général avec un sourire épanoui, que vous me fassiez l'honneur, de me donner votre main, mon vieil ami. – Oh ! avec bien de la joie, mon général, répondit le vieillard avec émotion, et vrai ! je crois avoir mérité que vous me traitiez avec cette bienveillance. Et il pressa chaleureusement dans la sienne la main que lui tendait le général. VIII Comment Renée de la Brunerie se trouve à l'improviste dans une situation embarrassante Il est impossible de s'imaginer l'émotion et la joie causées à la Basse-Terre par l'arrivée imprévue et si ardemment désirée de Mlle Renée de la Brunerie. À la nouvelle de ce retour qui se répandit dans toute la ville avec la rapidité d'une traînée de poudre, l'enthousiasme de la population fut si vif qu'il atteignit presque jusqu'au délire. Plus on avait craint pour la jeune fille, plus on fut heureux de la revoir. Les planteurs chez lesquels, à cause des terribles représailles dont ils avaient été les victimes au commencement de l'insurrection, la haine instinctive qu'ils portaient à la race noire étouffait toute impartialité et tous sentiments généreux, ne comprenaient rien à la conduite noble et désintéressée du commandant Delgrès, qu'ils affectaient de confondre avec les monstres, et auquel ils refusaient presque l'apparence humaine pour en faire une bête fauve ; ne pouvant nier un fait dont l'évidence les aurait écrasés, ils lui cherchaient des motifs intéressés ; s'ils l'avaient osé, ils auraient été jusqu'à attribuer cette clémence, incompréhensible pour eux, à une faiblesse de Mlle de la Brunerie. Heureusement pour celle-ci, sa réputation de pureté était si bien établie que le serpent qui aurait essayé d'y mordre s'y serait brisé les dents ; les envieux et les calomniateurs y auraient perdu leur venin ; les ennemis de Delgrès furent contraints, bien à contrecœur, d'avouer leur impuissance et de reconnaître tacitement sa générosité. Entre toutes les personnes charmées du retour de Mlle de la Brunerie, nous citerons, en première ligne le général Richepance. En effet, depuis le jour où le corps expéditionnaire français avait débarqué à la Pointe-à-Pitre, le général en chef n'avait eu qu'une seule fois l'occasion de voir et d'entretenir la jeune fille, et encore n'avait-il pu en profiter que par hasard, devant cinq cents personnes, au milieu d'un banquet, sous le feu des regards curieux de la foule incessamment fixés sur lui ; il brûlait du désir de causer sans témoins incommodes avec la jeune fille ; de lui dire combien il l'aimait, et pour se concerter avec elle sur la marche qu'il devait suivre pour demander sa main à son père, et prendre hautement devant tous, le titre de son fiancé. En la voyant revenir, après avoir si miraculeusement échappé aux serres de Delgrès, un rayon de bonheur inonda le cœur du général ; il espéra que, vivant sous le même toit, côte à côte avec elle dont un étage seul le séparerait, cette occasion que depuis si longtemps il attendait, se présenterait enfin. Grande fut sa désillusion, profonde sa douleur, lorsque, après les premiers épanchements et les premiers moments donnés tout au bonheur d'être enfin réunie à son père, il entendit Mlle de la Brunerie, après avoir rapporté dans les plus minutieux détails et avec une impartialité complète, tout ce qui lui était arrivé depuis son enlèvement, témoigner le désir de retourner le plus promptement possible à la Brunerie ; et comme son père lui objectait doucement les dangers qui la menaceraient encore dans cette habitation qui, une fois déjà l'avait si mal protégée, il la vit retirer de sa poitrine le sauf-conduit que le chef des révoltés lui avait donné, en ajoutant d'une voix ferme que ce papier suffisait pour lui assurer une sécurité entière que nul ne s'aviserait de troubler. Cependant le hasard ménagea au général plus qu'il n'osait espérer. Deux heures plus tard, Richepance, ayant quelques renseignements peu importants à demander à M. de la Brunerie, monta à l'appartement du planteur, le valet, accoutumé à voir toutes les heures le général, et professant pour lui un profond respect, l'introduisit sans l'annoncer dans le salon. Renée de la Brunerie, à demi étendue sur un fauteuil à disque, un livre ouvert à la main, lisait, ou, pour mieux dire, se laissait doucement bercer par ses rêves, car le livre était tombé sur ses genoux, et elle ne songeait pas à le relever. Claircine, assise près de la jeune fille, sur un coussin, était occupée à bercer le plus jeune de ses enfants, en lui chantant d'un timbre à la fois doux, harmonieux et mélancolique, une de ces chansons créoles que les nourrices improvisent presque toujours en les chantant. Renée de la Brunerie écoutait rêveuse ces paroles mélodieuses qu'elle semblait elle-même répéter au fur et à mesure que la jeune créole les prononçait. Souvenir d'enfance à peine effacé encore ; car c'était avec cette chanson que bien souvent sa nourrice l'avait bercée et endormie. En apercevant le général, la jeune mulâtresse se tut subitement et se leva honteuse et rougissante, en regardant la jeune fille à la dérobée. Mais celle-ci, d'un geste imperceptible, l'engagea à reprendra sa place, et elle se rassit sur le coussin. Richepance salua les deux dames. – Je suis aux regrets, mademoiselle, dit-il, en s'adressant à la jeune fille avec embarras, de me présenter ainsi à l'improviste devant vous, sans avoir été annoncé par le domestique placé dans l'antichambre. – Pourquoi donc vous feriez-vous annoncer, général ? répondit Renée avec un sourire. N'êtes-vous pas notre hôte, celui de mon père surtout, et en cette qualité, libre de vous présenter lorsque cela vous plaît dans notre appartement. Je suis heureuse, croyez-le bien, de vous recevoir. – Vous me comblez, mademoiselle ; je n'aurais jamais osé, soyez-en convaincue, paraître ainsi devant vous sans votre formelle autorisation. – C'est sans doute à mon père que vous désirer parler, général ? – Oui, mademoiselle ; quelques renseignements seulement à lui demander, pas autre chose. – Mon père est sorti depuis une heure environ, général ; j'espère que son absence ne se prolongera plus longtemps à présent ; si rien ne vous presse en ce moment, et que cela ne vous ennuie pas trop de nous tenir compagnie, à madame et à moi, veuillez, je vous prie, vous asseoir sur ce fauteuil qui est là près de vous ; je vous le répète, votre supplice ne sera pas de longue durée, car mon père ne tardera pas sans doute à rentrer, je suis même surprise qu'il ne soit pas encore ici. Le général s'empressa de prendre le siège qui lui était si gracieusement offert. – Je vous obéis avec plaisir, mademoiselle, répondit-il en s'asseyant ; mais je serais désespéré de vous troubler ; soyez donc assez bonne pour reprendre votre lecture, et ne pas plus vous occuper de moi que si je n'étais pas là. – Oh ! non, général ! la punition serait trop forte et pour vous et pour moi ; je préfère fermer mon livre et causer avec vous, répondit-elle en riant. – Je ne sais comment vous remercier de cette faveur, mademoiselle. Depuis mon arrivée à la Guadeloupe, le hasard semble s'obstiner à nous séparer, quoi que je fasse pour me rapprocher de vous. – C'est vrai, murmura-t-elle d'un air pensif. – Depuis si longtemps je désire trouver l'occasion d'avoir avec vous, mademoiselle, un entretien qui décidera du bonheur de ma vie entière. – Eh bien, général, reprit Renée, redevenue subitement sérieuse, nous voici enfin en présence ; le hasard, qui, si longtemps, s'est plu à nous séparer, cette fois, nous réunit. Parlez, parlez sans crainte, cette jeune femme est mon amie dévouée, elle m'aime et je l'aime ; que sa présence ne vous empêche pas de vous expliquer. – Puisque vous m'y autorisez d'une façon si charmante, mademoiselle, je saisis avec empressement cette bien heureuse occasion, qui peut-être ne se présentera plus, pour vous dire seulement trois mots qui depuis bien longtemps brûlent mes lèvres, sur lesquelles je suis forcé de les retenir : Je vous aime. – Moi aussi, je vous aime, général, je vous l'ai avoué et je vous le répète dans toute la sincérité de mon cœur ; je suis fière et heureuse de votre amour. – Oh ! je sais que vous êtes un noble et vaillant cœur, que vous ne comprenez rien à cette pruderie coquette et de mauvais aloi qui fait que souvent on s'obstine à faire mystère de ses sentiments. – Je méprise par dessus tout les calculs froids et égoïstes de la coquetterie, général. Mais, ajouta-t-elle avec un sourire enchanteur, ne nous engageons pas dans des discussions métaphysiques sans fin ; profitons des quelques minutes qui nous sont si bénignement offertes par le hasard pour causer sérieusement ; peut-être ne se représenteront-elles plus d'ici à longtemps, profitons-en donc pour nous expliquer. – Vous êtes le plus délicieux Mentor qui se puisse voir, mademoiselle, dit Richepance en souriant. – Ne faut-il pas que l'un de nous soit plus raisonnable que l'autre ? reprit Renée sur le même ton. Je suis femme, c'est donc à moi à vous donner l'exemple, c'est mon rôle, il me semble ? – Parfaitement, mademoiselle ; aussi je vous obéis sans murmurer et je viens au fait franchement. – C'est cela, général. – M'autorisez-vous, mademoiselle, à faire officiellement demander votre main à monsieur votre père, par mon collègue le général Gobert, mon ami et votre parent ? Vous voyez que je vous parle net et que je vais droit au but. – En vrai général républicain, s'écria Mlle de la Brunerie. Mais redevenant subitement sérieuse : elle. – Je ne crois pas que le moment soit bien choisi, ajouta-t– Que me dites-vous là, mademoiselle ? – La vérité, général. Écoutez-moi à votre tour. Je veux et je dois, moi aussi, être franche avec vous. Connaissez-vous ce jeune homme qui se trouvait ici ce matin, lors de mon arrivée, et qui se nomme Gaston de Foissac ? – Certes, mademoiselle, c'est un charmant cavalier, un jeune homme très instruit, très intelligent et qui, ce qui ne gâte rien, paraît plein de cœur. – Allons, général, vous êtes généreux pour votre rival, c'est très bien. – Mon rival, M. Gaston de Foissac, mademoiselle ! s'écria Richepance avec étonnement. – Lui-même. – Fou que je suis de m'étonner ainsi ! Tous ceux qui vous voient doivent vous aimer, mademoiselle ; un homme aussi distingué que l'est M. Gaston de Foissac ne pouvait éviter ce malheur. C'est fatal, cela ! – Comment ! vous trouvez que c'est un malheur de m'aimer, général ? dit-elle avec une fine ironie. – Mais oui, certainement, mademoiselle ; je plains les malheureux qui se sont laissés séduire par votre incomparable beauté ; ils aiment sans espoir ; douleur la plus cruelle que puisse éprouver un homme, et que le Dante n'a eu garde d'oublier dans son enfer. Comment ne les plaindrais-je pas, ces infortunés, puisque seul je possède votre cœur ! – C'est vrai, général, et mon cœur n'est pas de ceux qui se donnent deux fois. Cependant, bien que mon amour soit à vous tout entier, à vous seul, M. Gaston de Foissac a, ou du moins croit avoir, des droits à ma main. – Expliquez-vous, au nom du ciel, mademoiselle ! – En deux mots, général, voici l'histoire. J'ignore pour quels motifs mon père m'a, dès ma naissance, fiancée à Gaston, le fils de M. de Foissac, notre parent. – Je connais M. de Foissac, le père, mademoiselle ; mais permettez-moi de vous faire observer que cette manière de disposer de l'avenir, ou, pour mieux dire, du bonheur de la vie entière de deux enfants, est… inqualifiable. Pardonnez-moi ce que ce mot a de rude, mais je n'en trouve pas d'autre pour exprimer ma pensée. – N'en cherchez pas, c'est inutile, général ; je partage complètement votre opinion. Gaston de Foissac, sa sœur Hélène et moi, nous avons été élevés ensemble. sac. – Une bien charmante jeune fille que Mlle Hélène de Fois- – Le mot est trop faible, général ; Hélène est belle et bonne dans toute l'acception que comporte ce mot. J'aimais beaucoup, mais beaucoup mon cousin. – Ah ! fit le général en se mordant les lèvres. – Mon Dieu, oui. Mais un jour, mon père eut la pensée de me révéler le projet d'union convenu entre lui et le père de Gaston. Alors, il arriva tout le contraire de ce que, sans doute, mon père attendait de cette révélation : il faut que vous sachiez, général, que j'ai un affreux caractère. – Oh ! mademoiselle ! – Hélas ! oui, général, continua Renée toujours souriante ; je suis fille d'Ève ; vous savez la vieille histoire du fruit défendu ; dès qu'on m'ordonna d'aimer mon cousin, moi qui était parfaitement disposé à cela sans qu'il fût besoin de m'en rien dire, je le pris tout de suite en grippe ; bientôt je ne pus plus le souffrir, j'en arrivai même à le haïr bel et bien et cela d'une telle force, que le pauvre garçon, qui naturellement n'y comprenait rien, en devint comme fou, et ne pouvant obtenir, malgré ses prières, aucun renseignement à ce sujet, en désespoir de cause, il se résolut à quitter la Guadeloupe. – Oui, mais il est revenu. – Il a eu tort ; que me fait cela ? Lorsque j'ai refusé de subir cette union… – Le mot est cruel, mademoiselle. – Il est juste, puisque je ne l'aime pas. Le général s'inclina sans répondre. Ce n'était pas à lui de défendre son rival ; il le comprit et se tint coi. Renée continua avec une certaine animation : – Lorsque je refusai de contracter cette union, reprit-elle en appuyant avec intention sur le mot, qui m'était imposée par mon père et qui devait avoir lieu lorsque j'aurais accompli ma dix-huitième année, je n'étais encore qu'une enfant ; j'ignorais mon cœur, je ne savais pas ce que l'on entendait par ce mot : aimer, que je trouve aujourd'hui si doux à prononcer ; aujourd'hui, je suis femme et j'aime ; supposez-vous un seul instant que je consentirais à épouser ce jeune homme que j'estime, à la vérité, à cause de ses grandes et belles qualités mais qui, pour moi, ne sera jamais qu'un ami ? – Depuis votre retour d'Europe, mademoiselle, jamais M. de la Brunerie n'est revenu avec vous sur ce sujet ? – Jamais, général ; mais je prévois avec douleur, car j'ai une profonde affection pour mon père, et la pensée de lui causer un chagrin me remplit de tristesse, je prévois dis-je, que bientôt une nouvelle explication entre nous aura lieu… – Et alors ? – Je refuserai ! dit-elle nettement. – Non, mademoiselle, dit une voix affectueuse avec un accent de mélancolie inexplicable, vous ne causerez pas cette immense douleur à votre père ; ce sera moi qui refuserai. La jeune fille et le général se retournèrent avec surprise, presque avec épouvante. Ils aperçurent Gaston de Foissac, immobile et respectueusement incliné à deux pas d'eux. Le Chasseur de rats, ses ratiers aux talons comme toujours, se tenait, sombre et pensif, appuyé sur son fusil, derrière le jeune homme. – Vous, ici, mon cousin ? s'écria la jeune fille avec embarras. – Pardonnez-moi ma cousine, répondit le jeune homme avec tristesse, une surprise involontaire ; ne l'attribuez ni à un manque de convenance, ni surtout à une curiosité coupable. – Je me porte votre garant, monsieur, dit vivement le général en se levant et lui tendant la main. – Je vous remercie, général ; et puisque j'ai été assez disgracié du sort pour que ma cousine ne pût m'aimer, ajouta-t-il avec un pâle sourire, je suis heureux, croyez-le bien, que son choix soit tombé sur vous ; vous êtes digne de posséder un cœur comme le sien. – Mais, comment se fait-il, mon cousin ?… reprit Renée de la Brunerie. – Que je suis ici, ma cousine ? interrompit doucement le jeune homme. ! – Oui, murmura-t-elle en rougissant. – L'explication sera courte, ma cousine. Votre père et le mien sont réunis en ce moment, causant, selon toutes probabilités, de cette union qu'ils ont si malencontreusement rêvée pour nous, fit-il avec une feinte gaieté ; c'est, du moins, ce que mon père m'a laissé vaguement supposer. Alors, pardonnez-moi, ma cousine, j'ai voulu, moi aussi, obtenir enfin de vous une explication franche et qui me traçât définitivement la ligne de conduite qu'il me conviendrait de tenir à l'avenir. – Mon cousin ! – Oui, je le sais, c'était bien présomptueux de ma part, mais je vous aime, ma cousine, pardonnez-moi cet aveu qui, pour la première et la dernière fois, sortira de mes lèvres, je vous aime de toutes les forces de mon âme de toute la puissance de mon être ; j'ai fait les efforts les plus grands pour combattre et pour vaincre mon amour, je n'ai pas pu y réussir ; mais cet amour n'est pas égoïste : je vous aime pour vous et non pas pour moi ; ce que je veux, avant tout, dussé-je en mourir, c'est que vous soyez heureuse, et, je le sais maintenant, vous ne pouvez l'être avec moi ; je me courbe sans murmurer sous le coup de cette implacable fatalité. Hélas ! nul ne peut commander à son cœur ; l'amour naît d'un mot, d'un regard, d'une sympathie inexplicable ; c'est une force mystérieuse dont Dieu dispose d'après ses desseins. Mais je suis et je veux demeurer votre ami. – Mon ami… – L'amitié n'est plus l'amour, ma cousine ; l'amitié c'est le dévouement du cœur ; l'amour, au contraire, n'en est que l'égoïsme. Ma part est belle encore, puisque le dévouement me reste. Eh bien, je ne faillirai pas au devoir qui m'est imposé ; j'aurai le courage de refuser votre main. – Monsieur ! s'écria le général avec élan, vous êtes, un noble cœur ! – Ne faut-il pas que je sois quelque chose ? répondit M. de Foissac avec amertume. Mais je reprends mon explication : J'allais entrer dans cette maison, lorsque je rencontrai ce brave Chasseur ; je sais combien il vous est attaché… – Permettez-moi de terminer pour vous, M. de Foissac, interrompit alors le Chasseur de rats, en faisant un pas en avant. Je savais tout, moi, pour qui les murailles n'ont plus de secrets, j'avais aussi bien deviné ce qui se passait chez M. de Foissac, votre père, que je pressentais ce qui devait se passer chez M. de la Brunerie. Que voulez-vous ? je suis un vieux chasseur, moi, ainsi que vous l'avez dit ; j'aime me mettre à l'affût, ajoutat-il avec bonhomie ; en vous apercevant, je compris sur votre visage à peu près ce que vous veniez faire ici ; le cas me sembla grave ; je vous accompagnai, un peu malgré vous, convenez-en ? – Je l'avoue, murmura le jeune homme. – Arrivés dans l'antichambre, non seulement j'empêchai le domestique de vous annoncer, mais encore je le renvoyai sans cérémonie ; j'avais mon plan. Cette explication fort difficile entre Mlle de la Brunerie et vous, fort délicate même, je vous jugeai assez noble de cœur pour tenter sur vous une de ces épreuves terribles qui décident à jamais du sort d'un homme ; je voulus éviter cette explication, impossible entre votre cousine et vous, en vous la faisant écouter sans l'interrompre, et vous la faire entendre plus franche et plus explicite que vous n'auriez pu l'obtenir directement d'elle ; je vous retins presque de force et je vous fis ainsi assister, presque malgré vous, à la conversation si intime du général et de Mlle de la Brunerie. Il y a peu de personnes au monde avec lesquelles j'aurais risqué employer un semblable moyen, mais avec des âmes loyales, je savais ce que je faisais, j'étais d'avance certain de la réussite. Maintenant, m'en voulez-vous, monsieur, de m'être conduit ainsi envers vous ? – Non, quoique j'ai bien souffert, répondît le jeune homme avec cœur. Vous êtes un terrible chirurgien, monsieur, votre scalpel impitoyable s'enfonce sans pitié dans la chair vive et fouille les plaies les plus douloureuses sans que la main vous tremble jamais. – Certaines douleurs, et la vôtre est du nombre, monsieur, doivent être traitées ainsi ; c'est en tranchant dans le vif, sans fausse pitié, que plus tard la cure peut avoir quelques chances de succès. – Je ne me plains pas, Monsieur, au contraire, je vous remercie encore, bien que je croie peu à la cure que vous tentez aujourd'hui sur moi. Mais brisons là. Pardonnez-moi, ma cousine, et permettez-moi de prendre, congé de vous. – Pourquoi nous quitter ainsi, Gaston ? Demeurez, je vous prie, quelques instants encore. – Non, ma cousine, excusez-moi ; d'un instant à l'autre, votre père peut rentrer, mieux vaut qu'il ne me rencontre pas ici. – Monsieur de Foissac a raison, dit froidement le Chasseur de rats. D'ailleurs, à quoi bon lui infliger, comme à plaisir, une torture cruelle ? Un honnête homme peut avoir l'héroïsme de renoncer à la femme qu'il aime mais il ne saurait sans souffrir horriblement, la voir heureuse auprès de son rival. Le général et Renée de la Brunerie échangèrent un long regard. Tous deux avaient compris la dure leçon que leur avait donnée le Chasseur avec sa rude franchise ordinaire, et que rien n'était assez puissant pour lui faire, non pas modifier, mais simplement adoucir. Le général se leva et s'approchant vivement du jeune homme toujours immobile au milieu du salon : – Monsieur de Foissac, lui dit-il, moi aussi je me préparais à prendre congé de Mlle de la Brunerie ; me permettez-vous de vous accompagner ? – Je suis à vos ordres, général, répondit le jeune homme qui se méprit sans doute aux paroles de son heureux rival, et dont un trait de flamme traversa le regard. Renée de la Brunerie se leva alors ; elle fit quelques pas audevant de son cousin, et lui tendant la main : – Gaston, lui dit-elle avec son plus séduisant sourire, prenez ma main, soyons amis. Un frisson parcourut tout le corps du jeune homme ; son visage devint pâle comme un suaire, mais se remettant aussitôt : – Oui, Renée ; oui, répondit-il avec effort, je suis votre ami, je le serai… jusqu'à la mort. Il serra la main que lui tendait la jeune fille. Une sueur froide coulait en nombreuses gouttelettes à ses tempes, mais il avait la force de dissimuler toute émotion, et il demeurait, en apparence, calme et souriant. – Adieu, ma cousine dit-il. – Au revoir, mon bon, mon cher Gaston, répondit Renée émue malgré elle de tant de stoïcisme. – Général, je vous suis, reprit M. de Foissac. – Je suis à vos ordres, monsieur. Le général Richepance salua la jeune fille, puis il quitta le salon accompagné par M. de Foissac. Le Chasseur regarda, d'un air pensif, s'éloigner les deux hommes. – Voilà deux belles et puissantes natures, murmura-t-il ; ces deux hommes me réconcilieraient presque avec l'humanité… si cela était possible… – Bah ! ajouta-t-il après un instant avec un dédaigneux haussement d'épaules, à quoi bon songer à cela ?… Ils sont comme tous les autres, moins mauvais, peut-être !… mais ils ont, eux aussi, un serpent imperceptible qui leur ronge le cœur ! Renée de la Brunerie, brisée par tant d'émotions, s'était laissé retomber avec accablement sur son fauteuil en cachant son visage dans ses mains. Elle sanglotait tout bas. Son vieil ami s'approcha lentement d'elle ; il la considéra un instant avec une fixité étrange. – Vous pleurez, Renée, lui dit-il enfin. Pourquoi pleurezvous, enfant ? La jeune fille tressaillit au son de cette voix, elle essuya vivement ses larmes, et se tournant vers le Chasseur de rats : – Vous vous trompez, mon ami, lui répondit-elle d'une voix éteinte. – Non, je ne me trompe pas, chère enfant ; j'ai vu des perles humides trembloter à l'extrémité, de vos cils, et tenez, en voici encore une que vous n'avez pu retenir et qui trace son sillon sur vos joues. – Eh bien ! oui, mon ami, je pleure, répondit-elle d'un air de pitié, mais je ne sais pourquoi, sans raison. – Comme pleurent les jeunes filles, enfin, reprit le vieillard de son air railleur. – Oui, je me sens nerveuse, je ne sais ce que j'éprouve. – Je le sais, moi, mon enfant ; essuyez vos larmes, il ne faut pas que votre père les voie ; composez votre visage ; riez, ou, du moins, feignez de rire. – Vous êtes cruel, mon ami. – Non, je suis vrai. Ah ! ajouta à part lui le vieux philosophe, qui jamais connaîtra le cœur des femmes et qui pourrait en ce moment dire avec certitude pour lequel des deux hommes qui sortent d'ici coulent ces larmes brûlantes ? Celle-ci est bonne entre toutes, et pourtant elle n'oserait sonder à présent les replis secrets de son cœur ; elle craindrait trop d'y découvrir ce qu'elle redoute de s'avouer à elle-même. – Que murmurez-vous là entre vos dents ? demanda subitement Mlle de la Brunerie en lançant au vieux Chasseur un regard chargé de méfiance. – Moi ? répondit-il avec une feinte bonhomie, n'y faites pas attention, chère enfant ; c'est une mauvaise habitude de solitaire et de vieillard ; je me parle à moi-même. – Mais enfin, que dites-vous ? – Rien qui vous puisse intéresser, je vous jure ; mais permettez-moi de vous donner un conseil. – Parlez, mon ami. – Lorsque, dans un instant, votre père rentrera, feignez d'ignorer pour quel motif il est sorti ; gardez-vous surtout de lui parler de la visite du général, ni de celle de votre cousin. – Mais, cependant, mon ami, si le valet de l'antichambre lui apprend que le général est venu ? – Votre père n'a pas l'habitude d'interroger ses domestiques, cependant comme, à là rigueur, il pourrait demander s'il est venu des visites en son absence et savoir que le général est entré ici, vous lui répondrez que c'est à lui que le général voulait parler et qu'il s'est retiré dès que vous lui avez eu dit que votre père était absent. – Je le ferai, oui, mon ami. – Si, ce qui est presque certain, votre père entame avec vous l'explication que, jusqu'à présent, il a reculée, mais qui est imminente, ne paraissez pas fuir cette explication : soyez franche, loyale, comme toujours ; ne craignez pas de lui faire connaître l'état de votre cœur ; n'hésitez pas à lui révéler le nom de celui que vous aimez, mais sur toutes choses, évitez d'irriter votre père par un refus positif de lui obéir. – Comment, mon ami, vous vouliez ? – Je veux seulement, comprenez-moi bien, chère enfant, que vous demandiez quelques jours pour réfléchir ; ce répit, si court qu'il soit, permettra à votre cousin de tenir la promesse qu'il vous a si généreusement faite. – Mais, si, cependant, mon ami, malgré le refus de mon cousin, mon père s'obstine dans sa résolution ? Vous connaissez son opiniâtreté. – Alors, mais seulement alors, mon enfant, j'interviendrai, moi, reprit-il, d'une voix dont le timbre clair et sec la fît tressaillir, et, je vous le jure, votre père m'accordera ce que je lui demanderai ; jusque-là promettez-moi de m'obéir ; je ne vous ai jamais trompée, n'est-ce pas, ma chère Renée ? – Oh ! non, mon ami ! Aussi, je vous le promets, je ferai tout ce que vous m'ordonnerez de faire. – Bien, enfant, vous serez heureuse !… À bientôt. La jeune fille lui présenta son front, sur lequel il mit un baiser paternel, et il sortit de ce pas tranquille et cadencé qui lui était habituel. – Il y a des instants où il m'épouvante, et pourtant il m'aime, je le sais, je le sens ; murmura Renée en suivant machinalement le Chasseur du regard. IX Ce qui se passe entre le général Richepance et Gaston de Foissac Les nouvelles que l'on recevait de l'insurrection devenaient chaque jour de plus en plus graves. Le général en chef avait appris que le capitaine Ignace, échappé, on ne savait comment, du fort Saint-Charles à la tête d'une nombreuse colonne, s'était jeté dans le Matouba, où il s'était solidement établi, et, de la, dominait tout l'intérieur de l'île et envoyait des détachements jusqu'à la Grande-Terre. Tous les ateliers avaient été successivement abandonnés par les noirs, qui s'étaient, pour la plupart, réunis aux révoltés et avaient été grossir leurs rangs ; plusieurs petits détachements français surpris à l'improviste par les rebelles avaient été enlevés ou taillés en pièces. L'intérieur de l'île était en feu, les plantations brûlaient toutes. C'était la guerre – une guerre de races – avec toutes ses horreurs. La terreur était partout. L'île de la Guadeloupe n'était plus qu'un immense brasier ; seules, les villes offraient encore un refuge précaire aux colons épouvantés. Il fallait frapper un grand coup et, n'importe à quel prix, abattre la rébellion. Le siège du fort Saint-Charles était poussé avec une extrême vigueur. Le général en chef voulait absolument déloger les révoltés de la redoutable position qu'ils occupaient ; les contraindre à se réfugier dans les mornes et délivrer ainsi la ville de la BasseTerre du voisinage redoutable des noirs et de l'appréhension continuelle dans laquelle vivaient les habitants, qui, tant que la forteresse demeurait aux mains des insurgés, craignaient que Delgrès ne mit à exécution la menace qu'il leur avait faite de bombarder la ville. Enlever le fort Saint-Charles, c'était priver les révoltés d'une base d'opérations solide et les contraindre à une guerre de partisans dans laquelle ils ne pouvaient tarder à succomber, aussi tous les efforts de l'armée française tendaient-ils à obtenir le plus promptement possible ce résultat si important pour le succès des opérations militaires qui devaient terminer brillamment la guerre civile. Ainsi que nous l'avons dit, on se battit sans discontinuer. Depuis le 24 jusqu'au 30 floréal, le corps d'observation avait constamment été aux prises avec les révoltés qui tenaient la campagne et ceux-ci avaient constamment été repoussés. Les sorties du fort pour combler les tranchées n'avaient pas été moins fréquentes ni moins meurtrières pour la garnison. Enfin, le 1er prairial, quatre batteries furent établies avec des difficultés extrêmes et mises en état de battre en brèche. On les fit jouer toutes à la fois ; l'effet qu'elles produisirent fut terrible. Plusieurs mortiers qui lançaient des bombes achevèrent d'écraser le fort. Malgré tous leurs efforts, les noirs furent d'abord contraints à diminuer leur feu et bientôt de l'éteindre tout à fait, à l'exception de deux pièces que les artilleurs français ne parvinrent pas à démonter et qui tiraient continuellement sur la ville, dans laquelle elles répandaient une indicible épouvante. Le général Sériziat, dans le but de resserrer encore le fort de plus près et de balayer en même temps toutes les bandes insurgées qui se montraient de plus en plus nombreuses sur les routes, avait ordonné au général Pelage de se transporter en personne sur l'habitation Armand ; de prendre avec lui toutes les troupes réunies aux Palmistes, composées de la 15e demibrigade tout entière et des grenadiers et des chasseurs de la Réunion ; puis de descendre sur deux colonnes et de se transporter en masse sur l'habitation de l'Hôpital qui devait être occupée de force. Le général Pelage exécuta ce mouvement avec beaucoup de vigueur ; il prit position ainsi qu'il en avait reçu l'ordre ; puis, afin d'établir solidement ses communications, il fit longer la rive gauche du Galion par deux compagnies de la 60e demi-brigade, qui descendirent ce torrent jusqu'à la hauteur du passage JésusMaria où elles s'établirent militairement sous une grêle de balles, et se maintinrent malgré les efforts désespérés des insurgés pour les déloger. Ce premier et double succès obtenu, les deux compagnies opérèrent leur jonction au passage Jésus-Maria, balayèrent par une charge vigoureuse les tirailleurs qui incommodaient les batteries de l'Isle et les rejetèrent au loin ; puis, sans prendre à peine le temps de respirer, guidés par leur valeureux chef, les Français s'élancèrent à la baïonnette sur le poste de Bisdary, occupé par les noirs. Deux fois repoussés, deux fois ils revinrent avec une nouvelle ardeur, franchirent les retranchements sur des monceaux de cadavres et, finalement, réussirent à rester maîtres de cette forte position dont ils chassèrent les défenseurs l'épée dans les reins. Le succès de cette opération difficile, permit au général Pelage d'étendre sa gauche et de demeurer définitivement en possession des passages principaux qui conduisaient au fort et par lesquels les révoltés communiquaient avec l'intérieur de l'île, et recevaient des renforts que leur envoyaient incessamment leurs adhérents des mornes. C'était de ce côté que le capitaine Ignace, trois jours auparavant, avait opéré sa retraite sans avoir même été aperçu et s'était retiré au Matouba. En quelques jours, les révoltés furent enfin rejetés définitivement loin de la Basse-Terre, et le fort Saint-Charles demeura seul en leur pouvoir. Nous ferons, remarquer un fait qui eut plus tard de très graves conséquences et contribua beaucoup à éteindre la révolte. Dans les derniers combats qui furent livrés par le corps d'observation, les nègres insurgés furent extrêmement étonnés de voir leurs anciens camarades, des noirs comme eux, incorporés aux bataillons français, les attaquer et les combattre comme si de tous temps ils avaient été leurs plus cruels ennemis. Les révoltés se crurent trahis ; la démoralisation commença à se mettre dans leurs rangs et amena une hésitation, dans leurs mouvements, dont les Français surent habilement profiter en toutes circonstances. Cette vue de leurs compagnons combattant contre eux et devenus leurs ennemis, fit complètement perdre aux insurgés l'espoir de réussir à chasser les Français de l'île et à se rendre indépendants, espérance que, ainsi que nous l'avons expliqué plus haut, ils avaient conçue et qui avait été, en réalité, la seule cause de leur formidable levée de boucliers ; cette idée, toute absurde qu'elle parût en principe aux blancs, ne manquait pas cependant d'une certaine vraisemblance de logique lorsque ces malheureux n'avaient à combattre que les Français qui, décimés par le climat et les maladies terribles qu'il engendre parmi les Européens, voyaient leur nombre diminuer tous les jours, et ne pouvaient, ainsi que le supposaient les noirs, vu leur faiblesse numérique, conserver l'espoir de les réduire. Les insurgés découragés commencèrent à se réfugier dans les bois et les mornes. Ils sentaient que tout croulait sous leurs pieds, que leur entreprise avorterait misérablement et qu'ils ne tarderaient pas à être réduits au rôle précaire de nègres marrons, c'est-à-dire de simples brigands. Exaspérés par l'insuccès, ils ne gardaient plus aucune mesure ; des faits de violence atroces signalaient leur retraite ; la route qu'ils suivaient était littéralement semée de cadavres de blancs et de plantations ravagées, brûlant comme de sinistres phares pour éclairer la fuite précipitée de ces hommes qui, ne pouvant plus conquérir la liberté, se livraient à la vengeance. 1er Tels étaient les résultats obtenus par l'armée française au prairial an X. Ce fut deux jours plus tard que Mlle Renée de la Brunerie, rendue à la liberté par le commandant Delgrès, avait été ramenée à la Basse-Terre par le Chasseur de rats, acclamée sur sa route par la foule qui saluait son retour avec enthousiasme. Le général Richepance et M. Gaston de Foissac avaient quitté de compagnie le salon de Mlle de la Brunerie, arrivé sur le palier de l'appartement qu'il occupait au premier étage dans la maison du planteur, le général se préparait à prendre poliment congé de son compagnon, lorsque celui-ci l'arrêta en lui disant avec la plus extrême courtoisie : – Serai-je assez heureux, général, pour que vous daigniez m'accorder quelques minutes ? – Vous désirez me parler, monsieur ? répondit le général en réprimant un mouvement de surprise. – Si vous me le permettez, oui, général. Mais, rassurezvous, ajouta-t-il avec son sourire triste et sympathique, je n'abuserai, ni de vos précieux instants, ni de votre patience. – Je suis à vos ordres, monsieur. Une conversation avec un homme de votre valeur ne saurait être que fort intéressante ; je vous remercie de me procurer cette satisfaction, répondit le général d'un ton de bonne humeur. Veuillez me suivre. Le jeune homme passa devant son hôte et pénétra avec lui dans son appartement. Le général traversa, sans s'y arrêter deux ou trois pièces où se trouvaient des officiers de tous grades et dans lesquelles des secrétaires, assis à des tables couvertes de papiers écrivaient ou compulsaient des registres. Il ouvrit une dernière porte, et se tournant vers M. de Foissac, qui marchait sur ses pas : – Entrez, monsieur, lui dit-il. Et s'adressant à un de ses aides de camp : – Capitaine Pâris, ajouta-t-il, veillez, je vous prie, à ce que, à moins de motifs très sérieux, je ne sois pas dérangé. – Vous serez obéi, général, répondit le capitaine. La pièce dans laquelle le général Richepance avait introduit M. de Foissac était son cabinet particulier, l'arrangement en était significatif. Cette pièce, très vaste et éclairée par trois larges et hautes fenêtres, n'était meublée que d'un grand bureau en bois de citronnier, couvert de papiers de toutes sortes, d'un piédouche en palissandre placé en face du bureau entre deux fenêtres et supportant une magnifique pendule en rocaille du rococo le plus authentique. Un fauteuil sur lequel s'asseyait le général lorsqu'il voulait écrire, un second fauteuil et quatre chaises complétaient l'ameublement plus que simple de ce cabinet ; mais ce qui lui imprimait un caractère particulier, était une immense carte de l'île de la Guadeloupe et de ses dépendances, longue de huit mètres sur autant de large, étendue à plat sur le parquet. Cette carte, dressée avec un soin minutieux, indiquait jusqu'aux moindres sentiers, les ajoupas et les fourrés avec leur position exacte ; une foule de grosses épingles à tête rouge plantées çà et là dans la carte indiquaient les différents points occupés par les troupes françaises ; d'autres épingles à tête noire, en nombre beaucoup plus considérable encore, servaient à désigner les positions défendues par les insurgés et jusqu'aux plans des fortifications élevées dans les places principales ; cette carte était d'une exactitude rigoureuse, rien n'avait été négligé ni ou- blié ; jusqu'aux plus minces ruisseaux s'y trouvaient, ainsi que la largeur et la profondeur des gués et les sentes presque impraticables qui serpentaient capricieusement sur le flanc des mornes. Le général passait souvent des heures entières couché sur cette carte et dictant à ses secrétaires des ordres que ses aides de camp transmettaient aussitôt aux chefs de corps de l'armée républicaine. Après avoir refermé la porte du cabinet, le général indiqua de la main un siège à son visiteur, en prit un pour lui-même et s'inclinant avec un bon sourire : – Me voici prêt à vous entendre, dit-il ; parlez monsieur, je vous écoute. Gaston de Foissac semblait en proie à une vive émotion intérieure ; cependant, à l'invitation du général, il fit un violent effort sur lui-même, épongea à deux ou trois reprises, avec son mouchoir, son front moite de sueur, et s'inclinant à son tour : – Pardonnez-moi, général, dit-il d'une voix dans laquelle tremblait encore une légère émotion, l'étrangeté de la démarche que je tente en ce moment et plus encore, la singularité des questions que je désire vous adresser, en vous priant de daigner y répondre. En parlant ainsi, il avait un accent bref, saccadé, qui, sans doute, provenait des efforts immenses qu'il était contraint de faire, pour renfermer en lui les sentiments qui grondaient sourdement dans son cœur. – Monsieur, répondit le général toujours calme et souriant, votre démarche n'a rien que de très ordinaire ; je serai toujours fort honoré de recevoir la visite d'une personne de votre intelligence et de votre nom. Quant aux questions que vous me dési- rez adresser, bien que je soupçonne un peu ce dont vous voulez me parler et ce que vous comptez me demander, je suis prêt à vous répondre, n'ayant jamais eu, que je sache, rien dans ma vie que je ne puisse hautement avouer. Maintenant, parlez sans hésitation et avec une entière franchise ; croyez que je vous répondrai de même. – Je vous remercie de m'encourager ainsi, général ; je me hâte de profiter de votre bienveillance. – À la bonne heure, monsieur ; je vois que nous comprenons. Je prête la plus sérieuse attention à vos paroles. – Général, je ne chercherai pas à ruser avec Vous ; je vois que vous avez compris dès le premier moment, que je désirais vous entretenir de Mlle Renée de la Brunerie. – Cela n'était pas difficile à comprendre, monsieur. D'ailleurs, permettez-moi de vous répondre avec autant de franchise, je ne vois pas quel autre sujet plus intéressant pourrait être traité entre vous et moi, dont les positions respectives sont en ce moment si différentes. – En effet, général ; c'est donc de ce sujet seul que nous allons nous entretenir. Je ne vous dirai rien de ma première jeunesse ni du projet formé, peut-être un peu à la légère, entre le père de Mlle Renée et le mien, de nous marier, alors que ni elle, ni moi, nous n'étions en état de protester contre une semblable prétention ; Mlle Renée de la Brunerie vous a complètement édifié à cet égard ; je ne prétends faire valoir à vos yeux, aucun des prétendus droits que me donne l'engagement que vous savez, et dont, moi, tout le premier, je n'admets et ne puis reconnaître la valeur. Je me présente donc à vous, général, sans aucun titre réel à vos yeux qu'une connaissance antérieure et je vous demande franchement ceci, à vous mon rival, vous, homme loyal, sincère, habitué, par les exigences de ce dur métier de soldat que vous faites presque depuis votre enfance, à mûrement réfléchir, à peser sérieusement vos actions, même les plus indifférentes, et à juger plus sainement les choses ; croyez-vous que cet amour de Mlle de la Brunerie pour vous soit sincère ? – Monsieur !… – Pardon, général, je n'ai pas terminé encore ; laissez-moi achever, je vous prie. – Soit ! continuez donc, monsieur. – Croyez-vous, dis-je, reprit le jeune homme d'une voix ferme et accentuée, que dans cette passion d'un jour, née d'un regard, d'un mot peut-être, depuis que vous êtes arrivé à la Guadeloupe, c'est à dire dix jours au plus, croyez-vous qu'il n'y ait pas une surprise, une espèce de fascination incompréhensible ? Supposez-vous que cette passion, autant de votre part que de celle de Mlle de la Brunerie, elle-même, soit assez réelle, assez profonde, en un mot, pour fonder sur elle un avenir de bonheur, et que tous deux vous ne cédez pas à un entraînement qui peut amener de douloureuses conséquences, lorsque, plus tard, la désillusion sera venue ; que vous reconnaîtrez avec épouvante, que tous deux vous vous êtes trompés ; que ce que vous avez de bonne foi pris pour de l'amour, n'était qu'un de ces fugitifs mirages moraux qui exercent pour un temps une puissance irrésistible sur notre être, pour ne nous laisser, après quelques jours, que le regret tardif de nous être trompés ; et là où nous pensions trouver le bonheur, n'avoir résolument accompli qu'une double infortune ? – Monsieur, répondit le général avec une expression de tristesse sympathique, ce que vous me dites me touche profondément ; j'apprécie, comme je le dois, le sentiment généreux qui vous anime en me parlant ainsi que vous le faites ; malheureusement, après ce que vous achevez de me dire, je me trouve pla- cé par vous-même dans l'obligation terrible de vous causer une grande douleur. – Parler général. Quoi que vous me disiez, je suis préparé à l'entendre ; vous êtes homme d'honneur, vous ne voudriez pas me tromper, j'ai foi en vous. – Merci, monsieur ; je saurai me montrer digne de l'opinion que vous avez de moi ; tout ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire serait de la logique la plus rigoureuse, si d'un seul mot je ne réduisais pas à néant votre raisonnement, d'ailleurs si sensé, si vrai et si profondément honnête et humain : Depuis près de trois ans, j'aime Mlle de la Brunerie et j'ai le bonheur d'en être aimé. – Depuis trois ans ! s'écria le jeune homme avec une surprise inexprimable, c'est impossible général. – Je ne relèverai pas, monsieur, répondit Richepance avec calme, ce que votre incrédulité et la façon dont vous l'exprimez ont de blessant pour moi… – Oh ! pardonnez-moi, général, je voulais… – Vous êtes tout excusé, monsieur, interrompit doucement le général Richepance ; ma position vis-à-vis de vous est extrêmement difficile ; nous aimons la même femme, elle me préfère, vous avez le désespoir au cœur… – Hélas ! murmura le jeune homme. – Je sympathise de toutes les forces de mon âme à votre douleur ; Dieu m'est témoin que je ne voudrais pas l'augmenter ; malheureusement cet entretien que je ne désirais pas, que j'aurais, je vous l'avoue, évité de tout mon pouvoir, si cela m'eût été permis, c'est vous-même qui l'avez exigé. L'explication que vous me demandez doit donc être nette, claire et surtout franche entre nous. – C'est ce que je désire, général. – Ainsi ferai-je, monsieur. Je dois, et j'y suis obligé, essayer d'arracher de votre cœur le dernier rayon d'espoir qui, malgré vous, à votre insu, y est resté. Cette obligation pénible, je saurai la remplir ; j'aurai le triste courage de vous rendre ce service terrible ; l'amour ne se nourrit que d'espoir, on ne peut aimer seul ; l'espoir tué, l'amour meurt, c'est une des lois fatales de la nature. Je vous ai dit que, depuis trois ans à peu près, j'aime Mlle de la Brunerie. J'ajouterai que c'est tout exprès pour me rapprocher d'elle et pouvoir demander sa main à son père que j'ai accepté, ou, pour mieux dire, sollicité du premier consul le commandement du corps expéditionnaire destiné à opérer contre les révoltés de l'île de la Guadeloupe. Mlle de la Brunerie, pendant les trois années qu'elle passa dans le couvent du SacréCœur à Paris, sortait chaque semaine ; elle allait passer la journée du dimanche chez Mme la comtesse de Brévannes, sa parente, à laquelle son père l'avait recommandée ; j'avais l'honneur d'être reçu chez Mme de Brévannes ; ce fut là que, pendant les trop courts loisirs que me laissait la guerre, j'eus l'honneur de voir Mlle de la Brunerie. Sans qu'un seul mot eût été prononcé à ce sujet entre Mlle de la Brunerie et moi, je vous le jure sur l'honneur, monsieur, je compris que j'étais aimé. – Oh ! je vous crois, général, cela devait être ainsi ! – La veille du jour où Mlle de la Brunerie quitta Paris, j'osai, non pas lui déclarer mon amour, mais seulement le lui laisser entrevoir ; elle lut dans mon cœur tout ce qu'il renfermait de passion vraie, de dévouement ; elle ne me repoussa pas, sans pourtant m'encourager à l'aimer ; elle partit. Vous savez le reste, monsieur ; c'est à vous maintenant à juger si vous devez conserver l'espoir d'être aimé un jour. – Je vous remercie de cette explication si loyale que je n'avais pas le droit de vous demander, général, et que vous m'avez si franchement donnée. Je connais le caractère de ma cousine ; son cœur, elle l'a dit elle-même, et je sais que cela est vrai, ne se donne pas deux fois, je ne conserve aucun espoir, je tuerai cet amour en l'arrachant violemment de mon cœur, où il me tuera ; mais, quoi qu'il arrive, général, soyez convaincu que je saurai rester digne d'elle, de vous et de moi. Voici ma main, général, serrez-la moi aussi franchement que je vous la tends ; c'est celle d'un ami. – Bien, monsieur, voilà qui me charme, s'écria le général en lui pressant chaleureusement la main ; c'est parler et agir en homme. Maintenant, voulez-vous me permettre de vous adresser une question à mon tour ? – Parlez, général. – Est-il une chose, quelle qu'elle soit, qui dépende de moi seul et que je puisse faire pour vous ? – Il en est une, oui, général. – J'y souscris devance. – Vous me le promettez ? – Sur l'honneur. – Eh bien, général, je désirerais… – En ce moment on frappa à la porte ; le jeune homme fut contraint de s'arrêter. – Entrez, dit le général. La porte s'ouvrit, le capitaine Pâris, le premier aide de camp du général en chef, parut. – Que désirez-vous, mon cher Pâris ? lui demanda Richepance. – Excusez-moi, mon général, répondit le capitaine, le général Gobert vient d'arriver au quartier général en toute hâte ; il a, dit-il, à vous communiquer d'importantes nouvelles qui ne souffrent point de retard. Que faut-il faire, général ? – Le faire entrer, capitaine. Vous permettez, n'est-ce pas, cher monsieur ? ajouta-t-il en se tournant vers M. de Foissac avec un sourire amical. – Faites, général, et même, si vous désirez être seul ? ajouta-t-il en se levant. – Non pas, monsieur, c'est inutile ; restez, je vous en prie. En ce moment le général Gobert pénétra dans le cabinet. Le général Gobert, né à la Guadeloupe en 1769, avait à cette époque 33 ans. C'était un des plus beaux et des plus complets types créoles qui existassent alors ; grand, bien fait, l'œil noir et perçant, le front large, les traits énergiques, son visage respirait la franchise, la loyauté et la bonne humeur ; il était adoré par les soldats et le méritait par sa bonté d'abord, et ensuite par sa valeur à toute épreuve et ses talents hors ligne. – Tu te fais donc invisible ? dit-il en riant, en tendant la main au général. – Pas pour toi, toujours, répondit Richepance sur le même ton, puisque te voilà. – C'est juste. Ah ! bonjour, mon cousin, ajouta-t-il en apercevant le jeune homme et s'avançant vivement vers lui ; je suis charmé de vous voir. Comment vous portez-vous. C'est donc vous qui accaparez le général ? – Ma foi, oui, mon cousin, je l'avoue, répondit Gaston en lui rendant son salut. – Ah ça ! vous êtes donc parents, messieurs ? reprit Richepance. – Je le crois bien ! s'écria le général Gobert, nous sommes tous parents à la Guadeloupe. C'est comme cela. – Blancs et noirs ? – Mauvais plaisant !… Mais je te pardonne, tu es Européen, toi ! fit-il avec un léger mouvement d'épaules. – Mais, voyons, qu'est-ce que tu as de si pressé à m'annoncer ? – Une nouvelle excessivement grave. – Diable ! Assieds-toi d'abord. Le général Gobert se laissa tomber sur un fauteuil. – Parle maintenant, reprit Richepance. Est-ce sérieux ? – Très sérieux ; d'ailleurs, tu vas en juger. Je viens d'être averti par mes espions que ce drôle d'Ignace s'est, il y a deux nuits, échappé je ne sais comment du fort Saint-Charles. – Seul ? – Non pas ; à la tête de huit cents noirs. – Allons donc ! tu rêves, mon ami, c'est matériellement impossible. – Malheureusement, je ne rêve pas ; ma nouvelle est rigoureusement exacte ; toute la campagne est en feu ; Ignace brûle, pille et massacre tout sur son passage. – Oh ! voilà une rude nouvelle, mon ami. Par quel côté s'est-il échappé ? – Par la poterne du Galion ; il s'est rué comme un démon à l'arme blanche, sur les grand'gardes de Sériziat, leur a passé sur le corps, a comblé les tranchées et a disparu avec les diables incarnés qui le suivaient. – Tu es certain que ce n'est pas une sortie, et que ce drôle, après son coup de main, n'est pas rentré dans le fort ? – Je te répète que j'en ai la preuve. – Voilà qui est malheureux. Connaît-on exactement la direction qu'il a prise ? – Non, car jusqu'à présent, il semble n'en suivre aucune ; il dévaste, voilà tout. – C'est bien assez ; il faut en finir avec cet homme. – Je viens tout exprès pour m'entendre avec toi à ce sujet. – Où se trouve-t-il en ce moment ? – Aux environs des Trois-Rivières, à un endroit nommé, m'a-t-on dit, le Pacage. – Bon ; attends un peu. Le général se leva et alla s'étendre tout de son long sur l'immense carte dont nous avons, parlé. Il examina, pendant quelques instants, la carte avec la plus sérieuse attention, puis se tournant vers le général Gobert qui s'était agenouillé près de lui : – Tiens, regarde ; il est là ! lui dit-il. – C'est cela même. – La position est excellente, elle est surtout très intelligemment choisie… – Pardieu ! Ignace est un affreux gredin, mais ce n'est pas un imbécile ; il sait la guerre. – Cela se voit ; il est à cheval sur deux routes : celle qui mène à la Pointe-à-Pitre et celle qui conduit au Matouba. Maintenant, laquelle prendra-t-il ? voilà ce qu'il est important pour nous de découvrir au plus vite. – Je pense, dit alors le général Gobert, que le plan de ce drôle doit être celui-ci… – Voyons. – Marcher sur la Pointe-à-Pitre qu'il sait à peu près dégarnie de soldats, en faisant une fausse démonstration sur le Matouba pour nous donner le change, rallier sur son chemin toutes les bandes insurgées éparses dans les mornes ; s'emparer du passage de la Rivière-Salée, des forts Fleur-d'Epée, Brimbridge, Union, etc. ; se rendre, en un mot, maître de la Grande-Terre, y concentrer les forces des rebelles et reprendre vigoureusement l'offensive en nous contraignant, par des marches et des contremarches habiles dans un pays qu'il connaît parfaitement, à fatiguer nos troupes et à les disséminer dans toutes les direction ? – Tandis que Delgrès, ajouta Richepance, se renfermera, lui, dans les mornes et fera un appel énergique aux nègres révoltés. Oui, tu as raison, ce plan doit être celui adopté par Ignace et Delgrès, car il est logique et ils sont habiles, nous devons en convenir ; ils jouent en ce moment leur fortune sur un coup de dès ; s'ils réussissent, ils nous placent dans une situation, sinon dangereuse, du moins très difficile. Il faut les contrecarrer à tout prix. Veux-tu te charger de cette affaire ? ami. – Tu as bien fait, dit le général en se relevant ; je préfère que ce soit toi ; au moins, je suis sûr que l'expédition sera menée rondement ; le général Pelage t'accompagnera. – J'allais te le demander, c'est un brave officier que j'aime. – Et moi aussi. – Quels sont les ordres ? – Je te donne carte blanche ; dans une expédition comme celle qu'il s'agit de faire, mon ami, tu dois prendre la responsabilité, ainsi que disent les médecins, et rester seul maître de tes actions, que des ordres supérieure, donnés de loin, pourraient contrarier et nuire ainsi au succès de ton entreprise ; tu connais l'homme auquel tu vas avoir affaire ; c'est à toi à agir en consé– C'est exprès pour cela que je suis venu te trouver, cher quence, et surtout ; suivre sans hésiter tes inspirations, qui sont toujours bonnes. – Merci. De combien d'hommes pourrai-je disposer ? – Douze cents. Est-ce assez ? – Cela suffira. Quand dois-je partir ? – Quand tu voudras ; le plus tôt sera le mieux, oui de suite même, si tu veux : le temps presse. – Tu as raison, avant une demi-heure je serai en route. Au revoir, ajouta-t-il en lui serrant la main. – Au revoir, répondit Richepance ; bonne réussite ; frottemoi rudement ces gens-là. – Je tâcherai. – Pardon, messieurs, dit alors M. de Foissac qui, pendant toute cette conversation, avait cru devoir garder un silence modeste, un mot, s'il vous plaît ? – Parlez, monsieur, lui répondit gracieusement Richepance. – Lorsque mon cousin est entré, je vous priais de me rendre un service, général. – En effet, monsieur, et moi je vous répondais que, quel que fût ce service, j'étais prêt à vous le rendre. – Êtes-vous toujours dans les mêmes intentions, général ? – Toujours, monsieur. Que désirez-vous ? – Je désire, général, être attaché jusqu'à la fin de la guerre à mon cousin, en qualité d'officier d'ordonnance, volontaire, bien entendu ; je n'ai d'autre prétention que celle de me rendre utile. Richepance lui lança un regard clair et perçant qui semblait vouloir découvrir sa pensée secrète jusqu'au fond de son cœur. – Ne craignez rien, général, répondit M. de Foissac, avec un sourire mélancolique, mon intention n'est aucunement celle que vous me supposez. – Je le désire, monsieur. Je suis tenu par ma parole ; si mon collègue y consent, c'est chose faite, et vous êtes dès ce moment attaché à son état-major. – Certes, j'y consens. Ce cher cousin ! s'écria le général Gobert en lui serrant gaiement la main, Je suis heureux de la préférence qu'il me donne ; c'est une affaire convenue. – Merci, messieurs, dit Gaston de Foissac en s'inclinant devant les deux généraux. X Où Gaston de Foissac refuse la main de Renée de la Brunerie Le général Gobert sortit avec son jeune cousin, et tous deux s'éloignèrent en causant. Le digne officier était assez intrigué ; il ne comprenait rien à la singulière détermination de son parent ; la façon surtout dont cette détermination avait été prise, lui donnait fort à penser : il se creusait la tête pour essayer de découvrir quelles raisons cachées avaient pu la lui faire prendre si à l'improviste. En effet, quels motifs sérieux pouvaient engager un jeune homme bien posé dans le monde, riche, indépendant, que l'expérience acquise pendant plusieurs années de voyages sur l'ancien continent devait avoir depuis longtemps guéri des premières illusions de la jeunesse et surtout de l'ambition, la plus creuse de toutes les passions parce qu'elle trompe toujours les désirs qu'elle excite ; quelles raisons assez puissantes, disonsnous, pouvaient engager un jeune homme dans cette position exceptionnelle à renoncer à son indépendance, à abandonner ainsi, par un caprice inconcevable, la place enviée de tous qu'il occupait dans la haute société de la colonie, où chacun l'aimait et le considérait, pour aller se mêler à une guerre sans merci et risquer sa vie sans espoir d'un dédommagement quelconque, soit du côté de l'orgueil, soit de celui de la fortune ? Telles étaient les questions que le général Gobert s'adressait à part lui et auxquelles, bien entendu, il ne trouvait aucune réponse satisfaisante, pas même celle d'un dépit amoureux ; le brave général, de même que les militaires de cette époque, avait certaines théories de caserne qui n'admettaient aucun grand chagrin d'amour ; il posait en principe que, lorsqu'on était jeune, beau et riche, comme son cousin on ne pouvait jamais en rencontrer de cruelles. Avait-il tort ? Avait-il raison ? C'est ce que nous ne nous permettrons pas de décider de notre autorité privée. Quoi qu'il en fût, malgré sa curiosité, le général Gobert était, avant tout, un homme du meilleur monde ; de plus, il aimait beaucoup son jeune parent, il ne voulut lui adresser aucune question indiscrète et essayer de pénétrer ainsi dans des secrets qui n'étaient point les siens, préférant attendre que son cousin se décidât à lui faire de lui-même une confidence qu'il brûlait d'entendre, ce à quoi, dans sa pensée, Gaston de Foissac ne devait pas manquer un jour ou l'autre. Après avoir pris rendez-vous pour une heure plus tard au Galion, les deux hommes se séparèrent, le général Gobert pour aller au campement du général Sériziat, et Gaston de Foissac pour rentrer chez lui. Le jeune homme ne voulait pas s'éloigner sans faire ses adieux à son père ; et à sa sœur, de plus, il lui fallait, changer de vêtements ; et se mettre eu tenue de campagne pour l'expédition à laquelle il allait assister. Au moment où il rentrait chez lui, Gaston rencontra sur le seuil ; même M. de la Brunerie prenant congé de M. de Foissac qui le reconduisait tout, en causant. – Eh ! mais, s'écria M. de Foissac, voici justement mon fils, il ne pouvait arriver plus à propos ; rentrez, mon cousin, nous allons ; tout terminer, séance tenante. – Oui, cela vaudra mieux, répondit gaiement M. de la Brunerie. Et il rentra. Gaston pénétra à sa suite dans le salon. Le jeune homme avait le pressentiment de ce qui allait se passer ; cependant il ne laissa rien paraître ; sa résolution, était irrévocablement prise ; intérieurement il préférait en finir tout de suite ; il était donc préparé aux questions qui, sans doute, lui seraient adressées et il se proposait d'y répondre de manière à ne plus laisser aux vieillards la moindre illusion sur le projet dont ils caressaient depuis si longtemps l'exécution. Les trois hommes prirent des sièges. Ce fut M. de Foissac qui, en sa qualité de maître de la maison, entama l'entretien. – Je ne t'attendais ; pas aussi promptement, dit-il à son fils, avec un sourire significatif. – Pourquoi donc cela, mon père répondit doucement le jeune homme. – Parce que, si je ne me trompe tu étais allé faire une visite à ta cousine Renée. – En effet, mon père, j'ai eu l'honneur de voir pendant quelques instants ma cousine. – Votre conversation n'a pas été longue, d'après ce que tu me laisses supposer. – Pardonnez-moi, mon père ; nous avons, au contraire, beaucoup causé ; j'ai même rencontré, dans le salon de ma cousine, le général Richepance, qui désirait, je crois, demander certains renseignements à M. de la Brunerie, et avec lequel je me suis entretenu assez longtemps. – Savez-vous ce que désirait me demander le général Richepance, mon cher Gaston ? demanda le planteur. – Je l'ignore, mon cousin ; ne vous voyant pas revenir, le général s'est retiré et je n'ai pas tardé à suivre son exemple ; mais je vous demande la permission de vous laisser, mon père, j'ai quelques préparatifs à faire… – Des préparatifs ! et lesquels ? Vas-tu donc quitter la Basse-Terre ? demanda M. de Foissac avec surprise. – C'est, en effet, ce que je me propose de faire ? mon père ; j'ai même pris rendez-vous à ce sujet avec le général Gobert. – Veux-tu me faire le plaisir de m'expliquer ce que tout cela signifie ? – Parfaitement, mon père. La plupart des jeunes gens de l'île, ainsi que vous le savez, se sont joints à l'expédition française ; parmi eux on compte des membres des familles les plus riches et les plus influentes ; certains reproches indirects m'ont été, à plusieurs reprises, adressés sur mon indifférence et mon inaction ; alors… – Alors ? demandèrent les deux planteurs avec un vif mouvement de curiosité ou plutôt d'intérêt. – L'occasion s'est aujourd'hui présentée à moi de sortir de cette inaction qui me pèse, je l'avoue, et de donner un éclatant démenti à ceux qui m'adressaient des reproches, et je me suis empressé de la saisir. – De sorte que ?… dit M. de Foissac avec une colère contenue en regardant fixement son fils. – De sorte que j'ai prié le général Richepance de vouloir bien m'employer. Le général, qui daigne me porter un certain intérêt, a favorablement accueilli ma demande, et, sur ma prière, il m'a séance tenante, attaché en qualité d'officier d'ordonnance à l'état-major de notre cousin le général Gobert, que je dois, dans une demi-heure, rejoindre au Galion, où j'ai l'ordre de me rendre ; la division dont j'ai l'honneur de faire partie devant immédiatement marcher sur les Trois-Rivières et aller de là à la Grande-Terre. – Ah ! ainsi, tu pars tout de suite ? – Dans un instant, oui, mon père ; voilà pourquoi je… M. de Foissac ne le laissa pas achever. – Dis-moi, Gaston, fit-il en le regardant bien en face, est-ce que tu es fou ? – Je ne crois pas, mon père, répondit le jeune homme en souriant. – Je t'assure que tu te trompes, mon ami ; demande à ton cousin. N'est-ce pas, la Brunerie ? – Le fait est que je ne comprends rien à cette étrange résolution, dit le planteur avec bonhomie. – Bah ! quelque querelle d'amoureux ! fit M. de Foissac en haussant les épaules. – À mon tour, je ne vous comprends pas, mon père dit Gaston un peu sèchement. – Allons donc ! ne fais pas l'ignorant. Sans doute ta fiancée ne t'aura, pas reçu, aussi bien que tu l'espérais, indeliræ ! tu es sorti de son salon et tu as fait un coup de tête. – Ce doit être cela, appuya en souriant M. de la Brunerie. – Excusez-moi, mon père, si j'insiste et si je vous répète que je ne comprends pas ; je n'ai vu aujourd'hui que ma cousine. – Eh bien ! ta cousine Renée n'est-elle pas ta fiancée ? s'écria son père. – Et depuis, assez longtemps, Dieu merci ! Cela date de dix-sept ans, et cela est si vrai, mon cher Gaston, que ma visite d'aujourd'hui à votre père n'a pas d'autre but que celui de fixer définitivement l'époque de votre mariage. – Oui, et puisque te voilà, mon ami, nous allons en finir tout de suite avec cette affaire, qui dure depuis si longtemps. – Permettez, mon père, vous me prenez à l'improviste ; je vous avoue que je n'y suis plus du tout. – Voyez un peu le beau malheur ! ce garçon auquel on a tout simplement réservé la plus charmante jeune fille de toute la colonie ! Et monsieur s'avise, Dieu me pardonne, de faire le difficile. – Ma cousine est un ange, mon père, heureux l'homme qui aura le bonheur de l'épouser. – Ce bonheur, il ne tient qu'à toi de l'avoir quand il te plaira, mon ami. – Il me semble que depuis longtemps vous devez le savoir, mon cher Gaston ? dit M. de la Brunerie d'une voix railleuse. – Je vous demande humblement pardon mon cousin, mais je dois vous avouer que je n'ai jamais pris au sérieux ces projets, que je croyait oublié depuis des années déjà. – Comment oubliés ? s'écria M. de la Brunerie. – Nous y tenons plus que jamais, ajouta M. de Foissac. – Nous avons échangé nos paroles. – Messieurs, dit froidement Gaston, moi qui suis, je le suppose, assez intéressé dans la question, et Mlle de la Brunerie qu'elle touche d'assez près, elle aussi, je crois, nous n'avons été consultés ni l'un, ni l'autre, et nous n'avons pas, que je sache, donné notre parole, qui doit cependant avoir une certaine valeur dans cette affaire. – Qu'est-ce à dire ? s'écria M. de Foissac avec colère. – Permettez-moi, je vous prie, mon père, de poser nettement et clairement la situation… – Comment vous osez !… – Laissez parler votre fils, mon ami, dit M. de la Brunerie, dont les sourcils s'étaient froncés ; il doit y avoir au fond de tout cela certaines choses que nous ignorons et qu'il nous importe de connaître. – Il n'y a, qu'une seule chose mon cousin, reprit le jeune homme avec un accent glacial, vous et mon père vous avez formé le projet de me marier avec ma cousine il y a quinze ou seize ans, je crois, ce projet m'a été communiqué par mon père avant que j'atteignisse ma majorité ; depuis, je n'en ais plus entendu parler une seule fois ; les années se sont écoulées, l'enfant est devenu homme ; j'ai quitté la colonie pendant assez longtemps ; de son côté, ma cousine est allée en France terminer son éducation ; depuis que je suis de retour à la Guadeloupe, il y a à peine quinze jours de cela, je n'ai eu l'honneur de voir ma cousine que trois ou quatre fois, toujours dans les conditions de froideur et d'étiquette qui existent entre parents éloignés, et non avec ce laisser-aller et cette aisance affectueuse de deux fiancés qui s'aiment et désirent s'unir l'un à l'autre ; jamais une allusion n'a été faite entre nous à un mariage, je ne dirai pas prochain, mais seulement possible. – Que signifie tout ce verbiage ! s'écria M. de Foissac avec impatience. – Beaucoup plus que vous ne le supposez, mon père. J'ignore si Mlle de la Brunerie daigne m'honorer d'une attention particulière, puisque jamais je ne me suis hasardé à lui faire la cour ; de mon côté, je l'avoue à ma honte, tout en m'inclinant avec une admiration profonde devant la suprême beauté de ma cousine, tout en reconnaissant l'excellence de son cœur et la supériorité de son intelligence et éprouvant pour elle une sincère affection et un dévouement à toute épreuve, ces innombrables qualités réunies en elle m'effrayent ; j'ai peur, malgré moi, de cette incontestable supériorité qu'elle a sur toutes ses compagnes ; je me reconnais trop au-dessous à elle sous tous les rapports pour oser lever les yeux et prétendre à sa main. – Au diable ! tu divagues ! s'écria l'irascible M. de Foissac. – Non pas, mon père, je suis vrai. Une union entre ma cousine et moi, qui comblerait tous mes vœux si je me sentais digne d'aspirer à tant de perfections, au lieu de me rendre heureux, ferait le malheur de deux êtres qui ne sont pas nés l'un pour l'autre, et entre lesquels il existe une trop grande incompatibilité, je ne dirai pas d'humeur, mais de caractère, presque d'intelligence. Dans toute alliance il doit y avoir égalité de force ; dans la question du mariage, cette force, pour que l'union soit heureuse, doit être du côté de l'homme, sinon la vie en commun n'est plus qu'une torture morale de chaque jour, de chaque heure, de chaque seconde ; en un mot, et pour me résumer, je ne veux pas infliger à ma cousine le supplice de m'avoir pour époux ; je suis fermement résolu, si jamais je me marie, ce qui n'est pas probable, à n'épouser qu'une femme que je pourrai aimer sans craindre d'être écrasé par sa supériorité. Pardonnezmoi donc, mon père ; appelez cette résolution une folie, dites qu'elle ne provient que de mon orgueil, de ma vanité, c'est possible ; mais mon parti est pris, et je n'en changerai point ; j'ai près de trente ans, et dans une question où il s'agit du bonheur de toute une vie, je crois être le seul juge, parce que je suis le seul intéressé. – Ainsi, tu es bien décidé à résister à ton père et à ne pas épouser ta cousine ? Tu refuses de remplir l'engagement que ton cousin et moi nous avons pris en ton nom et en celui de Renée ? dit M. de Foissac d'une voix que la colère faisait trembler et rendait presque indistincte. – À mon grand regret, oui, mon père, répondit froidement et nettement Gaston, parce que, non seulement je me reconnais indigne d'être le mari de la femme charmante que, par un sentiment de bonté que j'apprécie comme je le dois, vous et mon cousin, vous m'avez depuis si longtemps destiné, mais encore, parce que en faisant mon malheur, ce qui serait peu important, je craindrais de causer celui de la douce et ravissante créature à laquelle vous prétendez m'unir à jamais. – Voilà certes, des sentiments qui sont fort et beaux, dit M. de la Brunerie d'une voix incisive ; un tel dévouement est véritablement admirable ; il dénote chez vous mon cher cousin, une grande élévation de cœur et une générosité incomparable ; malheureusement, permettez moi de vous le dire, je suis un peu sceptique en faite de beaux, sentiments ; comme tous les vieillards que l'expérience a rendus soupçonneux, je crains que tout ce bel étalage de générosité et de dévouement ne cache des motifs que vous ne voulez pas nous faire connaître et ne soit, en réalité, qu'une comédie ; froidement préparée, étudiée à l'avance, et dont, je dois vous rendre cette justice, vous vous acquittez à merveille ; il est un peu tard, vous en conviendrez, mon cher cousin, pour répondre par un refus péremptoire à des engagements dont la date ; remonte à près de vingt ans, et, dont vous avez sanctionné la validité, sinon par vos paroles, du moins par un silence qu'il vous était cependant si vous l'aviez voulu, bien facile de rompre. – Je l'aurais fait, mon cousin, si j'avais pu supposer une seconde que cet engagement, dont on m'avait à peine dit quelques mots alors que j'avais tout au plus dix-huit ans, que par conséquent j'étais un enfant, eût été sérieux ; aujourd'hui, pour la première fois depuis cette époque, on me parle de ce mariage ; je réponds ce que j'aurais répondu plus tôt si vous aviez jugé convenable de m'interroger ; ce n'était pas à moi, mais à vous, il me semble, de me rappeler cette affaire. – Ah ! certes, vous êtes un excellent avocat, mon cher Gaston ; vous avez plaidé une mauvaise cause avec un admirable talent ; malheureusement, malgré vos habiles réticences, j'ai parfaitement compris d'où vient le coup que vous voulez me porter, répondit M. de la Brunerie, toujours railleur. Pourquoi ne pas être franc avec votre père et avec moi, et vous obstiner ainsi à vouloir nous cacher la vérité ? – Je vous répète, monsieur, que je ne comprends rien absolument à vos allusions ; libre à vous, du reste, puisque vous refusez de croire à ma sincérité, libre à vous d'interpréter mes paroles comme cela vous plaira ; la vérité est une et vous me connaissez assez, je l'espère, mon cousin, pour savoir que jamais le mensonge n'a souillé mes lèvres. – Aussi n'est-ce pas de mensonge que je vous accuse, mon cher Gaston. – De quoi, donc, alors, mon cousin ? – Mon Dieu ! reprit M. de la Brunerie avec amertume, tout simplement des restrictions mentales ; cela était, si je ne me trompe, fort bien porté au dernier siècle, ajouta-t-il avec une mordante ironie. – Mon cousin, il me semble… murmura Gaston en rougissant jusqu'aux yeux. – Eh quoi ! s'écria M. de Foissac d'un ton raillerie, allezvous vous fâcher maintenant ? Que signifie ce visage irrité, lorsque c'est vous qui avez tous les torts. – Moi ! mon père… – Oui, certes, vous, monsieur. Comment, pendant une heure, vous insultez froidement, vous traitez avec le plus profond mépris une jeune fille, votre parente, digne de tous les hommages, avec laquelle vous avez été élevé, qui aux yeux de toute la colonie doit être votre épouse, vous refusez sa main de propos délibéré, sans motifs, je ne dirai pas graves, mais seulement spécieux, et vous prenez le rôle de l'offensé ! Cela, convenez-en, est de la dernière bouffonnerie. Ah ! nous n'agissions pas ainsi, nous autres gentilshommes de l'ancienne Cour ou de l'ancien régime, ainsi que l'on dit aujourd'hui ; si dissolus qu'on se plût à nous supposer, monsieur, nous professions l'adoration la plus respectueuse pour toute femme quelle qu'elle fût ; nous savions que la réputation d'une jeune fille ne doit, ni par un mot, ni par une allusion, si voilée qu'elle soit, être seulement effleurée ; que ce manteau d'hermine qui l'enveloppe tout entière ne supporte aucune souillure ; nous ne connaissions pas ces grandes phrases, si à la mode aujourd'hui, de convenances mutuelles, d'incompatibilité d'humeur et autres niaiseries aussi creuses et aussi vides de sens ; nous ne nous considérions jamais comme affranchis de la tutelle paternelle ; nous obéissions sans un murmure, sans une timide observation, aux ordres qui nous étaient donnés par nos grands parents, quelque fût notre âge, et le monde n'en allait pas plus mal pour cela, au contraire ; nos prétendus mariages de convenance, contractés sans que souvent les époux se fussent vus plus de deux ou trois fois à la grille du parloir d'un couvent, devenaient pour la plupart des mariages d'amour, lorsque, livrés à eux-mêmes, les nouveaux mariés avaient pris le temps de se connaître ; la morale ne souffrait aucune atteinte de cette manière de procéder, qui était sage, puisque les fils, à leur tour, suivaient avec leurs enfants l'exemple qui, précédemment, leur avait été donné par leurs pères. À la sortie, peut-être fort discutable, que M. de Foissac, en proie à une violente colère, avait prononcée tout d'une haleine, Gaston sentit un frisson de douleur parcourir tout son corps ; ces injustes accusations, ces récriminations mordantes lui causaient une indignation qu'à force de puissance sur lui-même il parvenait à peine à ne pas laisser éclater. Bien qu'il reconnût la fausseté de ces attaques, il en souffrait horriblement et craignait, si cette scène douloureuse se prolongeait plus longtemps, de ne pas réussir à se contenir. Lorsque son père se tut enfin, le jeune homme se leva, s'inclina sans répondre et se dirigea vers la porte du salon. – Où allez-vous, monsieur ? demanda M. de Foissac avec violence. – Je me retire, monsieur, répondit le jeune homme d'une vois que l'émotion faisait trembler ; j'ai eu l'honneur de vous dire, sans doute vous l'avez oublié, que je suis attaché à l'étatmajor du général Gobert ; je me rends où mon devoir m'appelle. – Ainsi vous partez, monsieur ? – Il le faut, mon père. – Rien ne saurait vous obliger à demeurer à la Basse-Terre. – Que me dites-vous donc là, monsieur ? – Un chose fort simple, il me semble. Ainsi, vous avez bien réfléchi ? – Oui, mon père. – vous vous obstinez, sans raison, à vous mêler sottement à cette guerre ? – Je vous l'ai dit, mon père, ma parole est donnée ; mieux que personne vous savez que, dans notre famille, l'honneur, quoi qu'il arrive, doit rester pur de toute souillure, et qu'un Foissac n'a jamais failli à sa parole. – C'est bien ! je ne vous retiens plus, monsieur. Allez donc là où votre prétendu devoir plutôt votre caprice vous entraîne ; mais vous venez de me le dire vous-même : un Foissac ne manque jamais à sa parole. – Je l'ai dit, oui mon père. – Souvenez vous alors monsieur que moi aussi, j'ai donné ma parole, et que, en l'engageant, j'ai engagé la votre. – Je vous ferai respectueusement observer, monsieur, que ne saurais admettre cette prétention, répondit Gaston d'une voix ferme ; moi seul ai le droit de donner ma parole ; vous n'avez pu vous engager que personnellement. – Trêve de subtilité monsieur, je ne veux pas discuter davantage avec vous ; souvenez-vous seulement que je ne faillirai pas à la parole que j'ai donnée ; je vous laisse un mois pour réfléchir. – Ce délai est inutile, mon père, ma résolution est inébranlable, quoi qu'il arrive. – Ne m'interrompez pas, monsieur, je vous prie, s'écria M. de Foissac avec hauteur ; si dans un mois vous n'êtes pas, venu à résipiscence, si vous n'avez pas consenti à m'obéir… – Je ne suis plus un enfant, mon père, je regrette que vous m'obligiez à vous le rappeler ; me parler ainsi est m'affermir dans ma résolution. – Monsieur s'écria violemment Monsieur de Foissac, au comble de la fureur, prenez garde ! Gaston pâlit comme un suaire et fit un pas en avant, les sourcils froncés, le regard plein d'éclairs. M. de la Brunerie contint le jeune homme d'un geste suppliant, et s'adressant à M. de Foissac : – Arrêtez mon ami s'écria-t-il vivement ; ne poussez pas les choses à l'extrême en prononçant des paroles que plus tard vous regretteriez de vous être laissé emporter à dire, je connais vote fils, je l'ai presque, élevé ; c'est un grand et noble, cœur, un homme qu'on n'effraye ni ne dompte avec des menaces ; il réfléchira. Vous lui accordez un mois, soit ; d'ici là, sans doute, il aura compris bien des choses que, sous la pression de votre volonté il ne saurait admettre : aujourd'hui. M. de Foissac sembla réfléchir pendant quelques secondes, puis, s'adressant à son fils : – Allez donc, monsieur, lui dit-il, vous êtes libre d'agir à votre guise ; dans un mois nous reprendrons cet entretien ; j'espère alors vous trouver plus docile. – Mon père, répondit le jeune homme avec émotion, je vous aime par-dessus tout. Dieu m'est témoin que je mettrais mon bonheur suprême à aller au devant de vos moindres désirs ; votre irritation contre moi, votre colère, me brisent le cœur. Me laisserez-vous donc m'éloigner de vous, marcher à la mort peut-être sans un mot affectueux, sans une de ces caresses dont, en un autre temps, vous étiez si prodigue envers moi ? Me faudra-t-il donc vous quitter sous le poids de votre irritation ? – Marcher à la mort ! s'écria le vieillard avec une subite émotion qui, tout à coup, remplaça la colère évanouie ; que distu donc là, Gaston ? – Pardon, mon père, j'ai tort encore cette fois ; votre mécontentement me cause un trouble si grand que je ne sais même plus comment vous parler ; excusez-moi donc, je vous prie, je voulais vous dire seulement que l'expédition qui se prépare sera, dit-on, très sérieuse ; nous allons avoir à forcer, dans son dernier repaire, un des plus redoutables officiers de Delgrès, un bandit sans foi ni loi, dont la résistance sera, selon toutes probabilités, désespérée, et que, pendant un combat, les balles sont aveugles… voilà tout, mon père. M. de Foissac se leva. – Il y a dans tout ceci, dit-il d'une voix sombre, en secouant tristement sa tête blanchie, quelque chose d'incompréhensible que je cherche vainement à m'expliquer. Écoute-moi, Gaston, nous ne t'avons rien dit, mon cousin de la Brunerie et moi ; tu ne nous as rien répondu ; considère de même que de notre côté nous considérons cette malheureuse conversation comme si elle n'avait pas eu lieu ; dans un mois nous la reprendrons sous de meilleurs auspices, je l'espère. Est-ce bien entendu entre nous ? – Oui, mon père. – Quant à présent, cher enfant, ne songeons plus qu'à une chose, une seule, notre séparation. – Provisoire, mon père, et qui ne doit, en aucune façon, vous inquiéter. J'espère, avant quatre ou cinq jours, peut-être même plus tôt, être de retour parmi vous, répondit-il avec un sourire. – Dieu le veuille ! mon fils, reprit le vieillard toujours sombre. Tu m'as fait bien du mal tout à l'heure, Gaston ; cette parole que tu as laissé tomber à l'improviste, de tes lèvres, sans intention, je veux le croire, m'a glacé le cœur ; prends garde, enfant les douleurs les plus terribles s'émoussent au frottement continuel du temps, une seule reste toujours poignante, celle d'un père dont le fils… – Oh ! n'achevez pas, mon excellent et vénéré père ! s'écria le jeune homme avec un élan passionné. Cette parole imprudente que j'ai, sans y songer, je vous le jure, laissé échapper, je ne sais comment, de mes lèvres, je suis au désespoir de l'avoir prononcée. Est-ce donc à mon âge, mon père, ajouta-t-il avec une feinte gaieté, lorsque la vie commence à peine, que l'avenir apparaît radieux, que tout sourit, que l'on songe à la mort ? – Peut-être, Gaston, reprit M. de Foissac que ces protestations ne parvenaient pas à convaincre ; tu es un esprit trop solide, un caractère trop réfléchi, pour te laisser ainsi emporter à prononcer certaines paroles. Depuis longtemps déjà, mon fils, je t'observe silencieusement, et sans que tu t'en sois aperçu, toi si gai, si insouciant jadis, je te vois souvent triste, sombre pâle ; malgré tes efforts pour me donner le change, mon fils, tu souffres. Gaston, n'essaye pas de me tromper, ce serait inutile ; tu portes en toi une douleur que tu t'obstines à cacher à tous, mais, que tu n'as pu dissimuler aux yeux clairvoyants de ton père. Prends garde, enfant, la douleur dont seul on porte le poids est double ; elle est mauvaise conseillère ; malheur à celui qui n'a pas la fore et le courage de lutter bravement contre, elle incessamment, et de la dompter : Cette douleur que je ne connais pas, dont, je ne veux pas même te demander la confidence, elle m'effraye. – Allons donc, mon bon père, s'écria le jeune homme avec un rire forcé, à vous entendre on supposerait, Dieu me pardonne, que je suis ; attaqué du spleen, comme ; nos voisins les Anglais, que je vois tout en noir et que je rêve le suicide ! Pourquoi, je vous le demande, mon père, serais-je aussi malheureux que vous vous le figurez ? je n'ai rien dans ma vie passée ; qui me puisse attrister ; tout m'a constamment souri allons, rassurez-vous mon père, ajouta-t-il sérieusement, de quelque façon et n'importe à quelle époque la mort me donne son sinistre embrassement, ce ne sera jamais par le fait de ma volonté ; j'ai trop et de trop bonnes raisons pour tenir à l'existence ; jamais, je vous le jure, je n'attenterai à ma vie… – Tu me donnes ta parole ? – Certes, mon père, je vous la donne, loyale et sincère, je vous le répète. Mais, au nom du ciel, je vous en supplie, ne prenez pas ainsi au sérieux quelques mots en l'air ; jamais ; je n'ai autant tenu à la vie qu'en ce moment. – Soit, je veux te croire, je te crois. Embrasse-moi, Gaston, embrasse ton cousin, et va, enfant ; que ma bénédiction te suive. Fais ton devoir, agis en véritable Foissac. Je ne désapprouve pas ta résolution ; il est bon de prouver que notre vieux sang de gentilhomme n'a pas dégénéré et que nous sommes les dignes fils des héros de Taillebourg et de Bouvines ! Il ouvrit alors ses bras au jeune homme, qui s'y précipita. Le père et le fils demeurèrent un instant étroitement embrassés. – Pars, maintenant, reprit M. de Foissac, et souviens-toi que rien n'a été dit ; tout est remis en question dans un mois, pas auparavant, nous causerons. – Je vous remercie, mon père ; au revoir, et vous aussi, mon cousin. D'ailleurs, je vous répète qu'avant quatre jours probablement, j'espère être de retour près de vous. – Je l'espère, moi aussi, et je prie Dieu que cela soit, répondit M. de Foissac. Le jeune homme prit alors congé et se retira. Les deux vieillards le suivirent tristement des yeux jusqu'à ce que la porte se fût refermée sur lui. – Il y a quelque chose de fatal dans toute cette affaire, murmura M. de Foissac, en laissant douloureusement pencher sa tête sur la poitrine. – Je le ferai surveiller de près, mon ami, répondit M. de la Brunerie, non moins ému que son parent ; soyez certain que bientôt nous saurons à quoi nous en tenir. Et après avoir affectueusement serré la main de M. de Foissac, le planteur regagna tristement sa maison, où il arriva quelques instants plus tard. XI Comment fut évacué le fort Saint-Charles et ce qui s'ensuivit On était au 2 prairial an X. Au prix de difficultés presque insurmontables et de fatigues inouïes, supportées avec ce courage et cette bonne humeur intarissable qui sont le côté saillant des soldats français dans les circonstances critiques, le général commandant en chef avait enfin réussi à faire mettre en batterie toutes les pièces que les moyens très restreints dont il pouvait disposer lui avaient permis d'utiliser. Le matin du 1er prairial l'investissement du fort SaintCharles avait été complété. Le commandant en chef, après avoir connu, par le général Gobert, la fuite audacieuse exécutée par le capitaine Ignace, avait donné l'ordre au général Sériziat d'envoyer un renfort de 400 hommes pour empêcher que pareil fait pût se renouveler. Enfin, le 1er prairial, tout étant prêt, au lever du soleil, sur l'ordre du général Richepance, les batteries avaient été brusquement démasquées, et le bombardement avait commencé sur toute la ligne avec une extrême violence. Les noirs répondirent bravement. Cette effroyable canonnade continua sans interruption pendant toute la journée du 1er. Le 2 prairial au matin, le feu des insurgés commença à se ralentir, tandis qu'au contraire celui de l'armée républicaine semblait encore redoubler d'intensité et prenait des proportions réellement effrayantes. Le général Richepance, malgré la ferme contenance et le courage des révoltés, comprit que l'heure suprême ne tarderait pas à sonner pour eux. Il donna alors au général Sériziat l'ordre de faire franchir le Galion à une partie de sa division et de lui faire descendre cette rivière jusqu'à la mer, pour achever complètement la circonvallation du fort Saint-Charles, que la grande difficulté des communications et, plus que tout, le petit nombre de soldats composant l'armée de siège avaient empêché de terminer plus tôt entièrement. Ce mouvement fut exécuté par la division Sériziat avec une grande vigueur et une précision réellement mathématique. Mais, depuis le commencement du bombardement, c'est-àdire près de trente heures, l'artillerie avait fait une consommation énorme de munitions ; la poudre allait manquer ; les chemins étaient si mauvais et les moyens de transport tellement insuffisants, que les munitions n'arrivaient qu'en très petite quantité de la Basse-Terre ; force fut alors au général Richepance de faire ralentir le tir pendant quelques heures en ne tirant que huit coups par pièce, par heure ; mais il ordonna, en même temps de rectifier le tir, afin que chaque coup portât juste. Vers six heures du soir toutes les pièces du fort étaient démontées ou enterrées sous les débris des murailles ; les bombes et les boulets de l'armée française fouillaient l'intérieur de la place comme à la cible et allaient chercher les malheureux noirs dans tous les coins, sans qui leur fût possible de se mettre à l'abri des projectiles. Le bombardement définitif devait recommencer à neuf heures du soir et être immédiatement suivi de l'assaut. Les troupes étaient pleines d'enthousiasme et demandaient à grands cris à s'élancer à la baïonnette sur la brèche, dont la largeur était effrayante pour les noirs chargés de la défendre. Or, ainsi que nous l'avons dit au commencement de ce chapitre, c'était le 2 prairial, le soir ; sept heures sonnaient lentement au beffroi du fort Saint-Charles. Chaque vibration du timbre semblait avoir un écho douloureux dans le cœur d'un homme qui se promenait d'un pas saccadé dans un étroit cabinet où déjà deux fois nous avons introduit le lecteur. Cet homme, dont les traits énergiques se contractaient malgré lui sous l'effort irrésistible d'une poignante douleur, dont le visage avait pris une teinte cendrée et dont les sourcils se fronçaient sous la pression incessante de la pensée, était le commandant Delgrès. Le chef des noirs ne se faisait aucune illusion sur le sort de la forteresse qu'il avait opiniâtrement défendue contre toute l'armée française ; il comprenait qu'une plus longue résistance, était impossible ; la brèche était énorme, les fossés comblés, toutes les pièces hors de service, les munitions presque épuisées. La garnison réduite de moitié, avait perdu toute énergie ; elle était prête à se mutiner, et, comme il arrive souvent en pareil cas, imputait à son chef tous les maux dont elle était accablée ; il était matériellement impossible de compter plus longtemps sur des hommes que l'épouvante affolait presque, et qui ne se sentaient plus la force ni le courage de retourner au combat. rivé. Le moment fatal, depuis si longtemps prévu, était enfin arIl fallait prendre un parti décisif. Se rendre ? Le chef des révoltés n'y songeait pas ; il n'y aurait jamais consenti. Plutôt que de subir un tel affront, Delgrès, se serait fait sauter la cervelle devant toutes ses troupes rassemblées. Le capitaine Palème entr'ouvrit doucement la porte. – Eh bien ? demanda le commandant Delgrès, en s'arrêtant, ne viennent-ils pas ? – Ils sont là et attendent votre bon plaisir, répondit le capitaine. – Qu'ils entrent. L'officier se retira. Quelques instants plus tard, deux hommes pénétrèrent dans le cabinet. Sur un signe de Delgrès, la porta se referma, il demeura seul avec eux. Ces deux hommes étaient pâles, défaits ; leurs traits, émaciés par la souffrance, portaient la marque de grandes privations subies pendant de longs jours. Leurs uniformes, presque en lambeaux, souillés et tachés en maints endroits, les faisaient cependant reconnaître pour officiers français. C'étaient le capitaine Paul de Chatenoy et l'aspirant de marine Losach, les deux parlementaires envoyés, on se le rappelle, par le général Richepance aux révoltés avant son débarquement à la Basse-Terre, et que Delgrès avait, malgré lui, on le sait, retenus prisonniers. Le commandant les examina un instant avec la plus sérieuse attention, puis il se décida enfin à prendre la parole avec un accent d'intérêt. – Je vois avec regret, messieurs, dit-il, que mes ordres n'ont point été exécutés. – Les aviez-vous donc donnés plus sévères encore, monsieur, répondit le capitaine avec ironie. – J'avais recommandé, monsieur, reprit Delgrès sans paraître comprendre ce sarcasme, que, tout en vous retenant prisonniers, on vous traitât cependant avec tous les égards dus à votre grade et à votre position de parlementaires. – Jamais, si ce n'est par des sauvages, parlementaires n'ont été traités comme nous l'avons été ici, reprit le capitaine en haussant dédaigneusement les épaules ; mais laissons cela, ajouta-t-il froidement, qu'avez-vous à nous demander ? – Qui vous fait supposer, monsieur, que j'ai quelque chose à vous demander ? répondit Delgrès avec hauteur. – La démarche que vous faites aujourd'hui, monsieur. Si vous n'aviez pas besoin de nous, vous nous auriez laissés, sans songer à nous, pourrir au fond des cachots infects, où nous avons si traîtreusement été jetés. – Quel que soit le motif qui occasionne votre présence ici, capitaine de Chatenoy, souvenez-vous que je suis votre supérieur ; qu'en cette qualité j'ai droit à votre respect ; veuillez donc, je vous prie, changer de ton et songer devant qui vous vous trouvez appelé. – Je nie la vérité et l'exactitude de ce que vous me dites, monsieur ; non seulement vous n'êtes et ne pouvez être mon supérieur, mais encore votre conduite, en vous mettant au ban de l'armée et de la société tout entière, vous rend, par ce seul fait, incapable de porter l'uniforme dont vous vous obstinez à vous parer. Delgrès fixa un regard étincelant sur le jeune officier qui se tenait, froid, impassible devant lui. Il eut, une seconde, la pensée de le faire fusiller, mais, se remettant presque aussitôt : – Prenez garde, capitaine, lui dit-il d'un ton de sourde menace, ne jouez pas avec ma colère ; il pourrait vous en coûter plus cher que vous ne le supposez. – Monsieur, répondit dédaigneusement le capitaine, veuillez, je vous prie donner l'ordre qu'on me reconduise dans mon cachot ; je préfère supporter les mauvais traitements de vos geôliers que de subir vos menaces. – Monsieur ! s'écria Delgrès avec colère. Mais il fit un violent effort sur lui-même, et reprenant son sang-froid, il continua d'une voix dont l'accent pouvait sembler tout amical : – Vous avez raison, monsieur, pardonnez-moi ; j'ai eu tort de vous parler ainsi que je l'ai fait ; vous êtes prisonnier, je dois user envers vous de certains ménagements. Le capitaine ne répondît pas. Le commandant Delgrès continua en fixant sur lui son regard, afin d'épier sur son visage l'effet que produiraient ses paroles : – Venons donc au fait, monsieur. Je suis contraint d'évacuer le fort Saint-Charles ; avant une heure je l'aurai quitté à la tête de ma garnison et j'aurai traversé les lignes françaises. Delgrès fit une pause. Le capitaine demeura impassible, ne témoignant ni surprise, ni assentiment. Il attendait. – Vos compatriotes s'imaginent m'avoir vaincu, reprit le chef des noirs après un instant, Ils se trompent ; je n'ai défendu contre eux si longtemps le fort Saint-Charles que dans le seul but d'augmenter mes ressources, de doubler mes moyens d'action et de me préparer des retraites impénétrables, du fond desquelles je braverai comme en me jouant, tous les efforts des troupes françaises, pour me débusquer ou me soumettre ; je parviendrai ainsi, dans un avenir prochain, à rendre aux hommes de couleur, dont j'ai pris la cause en main, la liberté qu'on prétend leur ravir. Le capitaine de Chatenoy haussa les épaules sans répondre. – Vous ne me croyez pas, monsieur ? fit Delgrès avec une colère contenue. – Vous croyez-vous vous-même, ou me prenez-vous pour un niais, monsieur ? répondit le capitaine avec un sourire dédaigneux. Il faut, monsieur, que vous vous fassiez de moi une bien triste opinion pour supposer un instant que je puisse ajouter foi aux forfanteries qu'il vous plaît de me débiter. Vous êtes vaincu, contraint de fuir ; dans quelques jours, si aujourd'hui même ; vous n'êtes pas arrêté au passage, vous serez traqué dans les mornes et les bois comme une bête fauve et réduits aux abois. Voilà la vérité ; le reste n'est que mensonge ; veuillez donc ne pas insister sur ce point. Venez au plus vite au but réel que vous vous êtes proposé de l'entretien que vous avez voulu avoir avec mon collègue et avec moi, et qui, je crois, est la seule chose qui importe à vous comme à nous. – Eh bien, soit, messieurs, ce but, je vais vous l'apprendre. – Nous vous écoutons. – Je vais donc quitter le fort Saint-Charles… – Alors, bon voyage…, murmura M. Losach. – Avant d'abandonner le fort, j'hésite entre trois moyens que je me propose d'employer avec vous. – N'hésitez pas, faites-nous fusiller, dit M, de Chatenoy, c'est le moyen le plus simple de tous, et le seul parti que je vous conseille de prendre. – Non, messieurs, il est trop simple, en effet ; j'en ai choisi un autre. – Il doit être charmant. – Vous allez en juger. – Voyons ce moyen. Je vous donnerai franchement mon opinion sur sa valeur ? dit le jeune marin. – J'ai, prisonniers dans ce fort, en sus de vous, deux cent cinquante à trois cents soldats français et coloniaux ; remarquez que je ne vous compte pas dans ce nombre. – Gracieuseté dont je vous remercie ; mais vous l'avez dit d'abord. – Parlez, monsieur, ajouta le capitaine. – Ah ! cela vous intéresse ? dit Delgrès avec ironie. – Peut-être. – Je consens, écoutez bien ceci, je consens à renvoyer ces prisonniers sains et saufs à votre général, à une condition : vous suivrez ma retraite et consentirez à servir sous mes ordres pendant tout le temps de la guerre. L'aspirant de marine éclata de rire. – Voilà donc pourquoi, dit-il, vous ne nous aviez pas compris au nombre de vos prisonniers ? – Oui, monsieur, répondit froidement Delgrès. – Parfait ! Et vous, Chatenoy, que pensez-vous de cela ? – Ce que dit monsieur est absurde et ridicule, mon cher ; il se moque de nous. – Je plaisante si peu, messieurs, et je suis si loin d'avoir la pensée de me moquer de vous, que j'ajoute ceci, si vous refusez, vos compagnons et vous, vous serez fusillés avant une heure. Maintenant, messieurs, j'attends votre réponse. Les deux officiers se regardèrent en souriant et haussèrent les épaules avec mépris. – Je vous répète, messieurs, que j'attends votre réponse. – Eh bien, la voici, monsieur, dit froidement le capitaine : Faites-nous fusiller ! – C'est votre dernier mot, messieurs ? – Parfaitement. – C'est bien, reprit Delgrès d'une voix sourde que la colère faisait trembler ; c'est bien, vous mourrez. Les deux jeunes officiers demeurèrent silencieux. Delgrès frappa sur un gong. – Reconduisez ces messieurs à leur cachot ; dit Delgrès en s'adressant au capitaine Palème qui s'était présenté à son appel. Les deux officiers sortirent la tête haute, sans même regarder le chef des insurgés. Delgrès était en proie à une violente colère. Cette résistance obstinée, cette raillerie continuelle l'avaient mis hors de lui ; aussi s'était-il laissé emporter plus loin qu'il ne l'aurait voulu. Mais, réagissant contre sa colère, et comprenant que la mort des prisonniers ne pourrait être d'aucune utilité à la cause qu'il défendait, qu'au contraire elle lui serait imputée comme un acte de barbarie, il se résolut à la générosité. Le temps pressait ; il fallait, sans tarder davantage, tout préparer pour l'évacuation du fort ; le commandant fit appeler près de lui ses principaux officiers, leur donna ses ordres, et tout fut bientôt en mouvement pour un départ précipité de cette place défendue avec tant d'acharnement, mais qui ne pouvait plus tenir davantage. – Quant aux prisonniers, avait-il dit au capitaine Palème, vous ferez ouvrir les portes de leurs cachots ; il ne leur sera fait aucun mal. Les noirs, en apprenant que leur chef consentait enfin à l'abandon de la forteresse, étaient au comble de la joie ; ils étouffaient entre ces épaisses murailles ; ces hommes, accoutumés à l'air vif et pénétrant des mornes, dépérissaient d'ennui et de nostalgie ; ils regrettaient les bois et les montagnes. Cette détermination leur rendait l'espoir et le courage ; ils se croyaient assurés de pouvoir tenir tête à toutes les forces françaises réunies, dès qu'ils se retrouveraient enfin libres dans leurs chères montagnes ; aussi exécutèrent-ils avec une ardeur fébrile les ordres que leurs chefs leur donnèrent ; en très peu de temps tout fut prêt pour l'évacuation de la forteresse. Pendant que ceci se passait parmi les insurgés ; les deux officiers avaient été reconduits chacun dans un cachot séparé, par le capitaine Palème et, remis aux mains de leur geôlier. Ce geôlier était un vieux nègre, fort ignorant en matière politique et ne s'en souciant guère ; depuis plus de vingt ans, il occupait cet emploi de confiance au fort Saint-Charles ; lors de l'occupation de la place par les révoltés, ceux-ci l'avaient trouvé là et l'y avaient laissé, sans même songer à lui demander s'il partageait ou non leurs opinions ; il remplissait très exactement son office ; ils n'avaient rien de plus à exiger de lui. D'ailleurs, il était assez difficile de connaître l'opinion de ce bonhomme ; il était sombre, taciturne, ne parlant que très rarement par mots entrecoupés et par phrases hachées, à peu près incompréhensibles pour ceux qui causaient avec lui, de sorte que les habitants du fort avaient fini par renoncer tout à fait à sa conversation ; mais il était actif, paraissait fidèle, obéissait sans se permettre la plus légère observation ; de bon compte, il aurait fallu posséder un bien mauvais caractère pour ne pas être satisfait de la manière dont ce singulier personnage remplissait ses pénibles fonctions. Lorsque les deux prisonniers eurent été remis par le capitaine aux mains du geôlier, Palème, au lieu de rejoindre immédiatement Delgrès, se dirigea vers la poudrière qui touchait aux cachots. Le geôlier parut inquiet de cette manœuvre ; au lieu d'enfermer tout de suite ses prisonniers, d'affecter avec eux les manières bourrues qu'il leur avait constamment montrées jusque-là, il les mit tous deus dans la même casemate ; ce qui était une grave infraction à ses devoirs, puis, fait bien plus étrange encore, il se contenta de repousser la porte sans la refermer ; mais, au lieu de s'éloigner ainsi qu'il en avait l'habitude, il commença à se promener de long en large dans le corridor sur lequel ouvraient les prisons. La promenade ou plutôt la marche du geôlier était inquiète, saccadée ; il jetait autour de lui des regards égarés ; parfois il s'arrêtait, penchait le corps en avant et semblait prêter l'oreille, à des bruits perceptibles pour lui seul. Soudain, il se colla contre la muraille, se glissa lentement le long du corridor et disparut. Le capitaine Paul de Chatenoy et son compagnon, le jeune aspirant de marine, étonnés avec raison des façons singulières de leur gardien, suivaient tous ses mouvements avec une curiosité anxieuse, ne sachant à quoi attribuer un changement aussi complet dans son humeur. À peine le vieux nègre eut-il disparu, que le capitaine, inquiet des menaces du commandant Delgrès et sachant qu'il avait tout à redouter des excitations de sa colère, fit signe à son compagnon de l'imiter, s'arma d'une énorme barre de fer jetée, avec bon nombre d'autres, dans un coin du corridor, puis tous les deux se blottirent dans l'ombre et attendirent silencieusement le retour du geôlier. M. Losach ignorait quelles étaient les intentions du capitaine de Chatenoy ; pas un mot n'avait été échangé entre eux, mais il comprenait que le moment était décisif, que son chef avait arrêté un projet dans son esprit et que, dans leur intérêt commun, il devait exécuter, sans même essayer de les comprendre, les ordres qu'il recevrait de lui. L'attente des deux hommes ne fut pas longue, elle dura quelques minutes à peine. Bientôt le bruit d'un pas lourd se fit entendre et le geôlier parut. Les deux guetteurs aperçurent le pauvre diable d'assez loin ; ils échangèrent entre eux un regard significatif et se tinrent prêts à agir. Le geôlier revenait presque en courant ; il était pâle, de cette pâleur cendrée des nègres et des mulâtres ; ses traits semblaient bouleversés par l'épouvante, ses yeux étaient hagards, un tremblement convulsif agitait tout son corps, il grommelait à demi-voix des mots sans suite et entrecoupés. Au moment où les deux hommes se préparaient à s'élancer sur lui, pensant qu'il ne les avait pas aperçus, il s'arrêta, fit un geste désespéré de la main pour les contenir, en même temps qu'il s'écriait d'une voix hachée par la terreur : – Ne me faites pas de mal, massa ! ne me faites pas de mal ! Je viens pour vous prévenir… – Que veux-tu dire ? s'écria le capitaine en s'approchant vivement de lui, tout en conservant à la main la barre de fer dont il s'était armé. – Vous êtes perdus ! s'écria le geôlier. – Perdus ?… Explique-toi… Que se passe-t-il ? Parle donc, au nom du diable ! – Tous partis, massa ! tous ! – Qui, partis ? – Les nègres marrons. – Où est Delgrès ? – Parti aussi. – Avec eux ? – Oui, massa. – Alors le fort est abandonné ? – Oui, massa, abandonné ; plus personne que moi, vous et les autres prisonniers. – Alors, nous sommes sauvés… – Non, massa. – Comment, non ? – Perdus ! tous mourir ! Grand tonnerre préparé par Palème. – Ah ! s'écria le capitaine avec épouvante, je comprends ! Les poudres, n'est-ce pas ? – Oui ! oui ! dit le nègre dont les dents claquaient de terreur, allez, massa ! allez vite ! vite !… perdus ! tous sauter !… – Losach, s'écria le capitaine, obligez cet homme à délivrer les autres prisonniers, armez-vous tous, si cela vous est possible, puis réunissez-vous dans la première cour du fort. Hâtezvous, chaque minute qui s'écoule est un siècle ! Moi, je vais essayer de nous sauver tous ! – Mon Dieu ! s'écria le jeune homme qui comprit alors quel horrible danger était suspendu sur sa tête et sur celle de ses malheureux compagnons de captivité, nous sommes perdus ! – J'espère que non ! s'écria le capitaine. Et il s'élança en courant au dehors. Le capitaine de Chatenoy connaissait parfaitement le fort Saint-Charles, dans lequel il avait pendant plusieurs mois tenu garnison. Il se dirigea, aussi rapidement que cela lui fut possible. La terreur lui donnait des ailes vers l'endroit où se trouvait la poudrière. Sur son chemin, il rencontra plusieurs noirs qui ne voulant pas persévérer plus longtemps dans leur révolte, s'étaient cachés au moment du départ de leurs compagnons ils étaient environ une centaine ; la nouvelle du danger terrible qui les menaçait s'était déjà répandue parmi eux ; ils couraient, affolés, dans les cours et les corridors, poussant des cris lamentables et implorant des secours que personne n'aurait pu leur donner. Le capitaine, sans s'occuper de ces malheureux, s'élança dans la poudrière, dont la porte avait été laissée entre baillée, afin d'accélérer la combustion de la mèche par un courant d air. Palème s'était dit que rendre la liberté aux prisonniers était à la fois une faiblesse et une folie, puisque ces prisonniers devaient immédiatement augmenter le nombre des ennemis des noirs ; cédant à son instinct sauvage, ne voulant pas cependant désobéir à Delgrès, il s'était arrêté à l'idée de faire sauter le fort et d'anéantir ainsi les Français qui s'y trouvaient détenus. Si, plus tard, on lui faisait des reproches de cette action, il mettrait sur le compte d'un accident fortuit l'éclat de la poudrière. Au surplus, Palème, fort intelligent, savait que dans une guerre comme celle que soutenaient les noirs, on ne leur saurait jamais gré d'un acte de générosité. Les déserteurs de la garnison avaient, cent fois peut-être, passé devant cette porte depuis le départ de leurs camarades ; mais, dominés et domptés par l'épouvante, aucun d'eux n'avait osé en franchir le seuil. Le capitaine avait résolument, en homme qui fait le sacrifice de sa vie pour le salut de tous, pénétré dans la poudrière ; il frémit en apercevant une chandelle fichée dans un baril de poudre ; cette chandelle presque consumée brûlait rapidement ; elle ne pouvait plus durer que quelques minutes ; une fumerolle, une étincelle tombant sur la poudre, suffisait pour produire une effroyable détonation, faire sauter le fort, et avec lui ensevelir sous ses décombres, non seulement les malheureux prisonniers renfermés dans les cachots et casemates, mais encore détruire l'armée assiégeante, et renverser, de fond en comble, la ville de la Basse-Terre, qui est si rapprochée de la forteresse. Le capitaine de Chatenoy, sans songer une seconde au danger terrible auquel il s'exposait, s'élança bravement en avant ; d'un bond, il enleva la chandelle et l'écrasa sous ses pieds. Tout danger avait disparu. Le fort était sauvé, et avec lui un nombre considérable de malheureux que cet effroyable sinistre aurait pulvérisés. Mais l'émotion éprouvée par le capitaine de Chatenoy avait été si forte, sa terreur si grande, que cet homme, brave jusqu'à la plus extrême témérité, dont le dévouement et l'abnégation avaient méprisé tout calcul, et qui, par ce trait inouï d'audace, avait sauvé une population tout entière, succombant un instant sous le poids d'une épouvante pour ainsi dire rétrospective, fut contraint de s'appuyer contre la muraille, pour ne pas s'affaisser et rouler sur lui-même. Mais cette prostration n'eut que la durée d'un éclair ; presque aussitôt le sentiment du devoir rendit au capitaine son énergie première, il se redressa fièrement et sortit dans la cour en criant d'une voix retentissante : – Courage, enfants ! vous êtes sauvés ! Des cris joyeux lui répondirent. M. Losach, le jeune aspirant de marine, avait ponctuellement exécuté les ordres que lui avait donnés le capitaine ; tous les prisonniers étaient libres, bien armés, et rangés en bataille dans la principale cour de la forteresse. Le capitaine, après avoir, par quelques mots chaleureux, encouragé les prisonniers à bien faire leur devoir, et avoir complimenté les noirs qui n'avaient pas voulu demeurer plus longtemps sous le drapeau de l'insurrection, s'occupa, sans perdre un instant, de la sûreté de la place. Au cas où la pensée serait venue aux révoltés de rentrer dans la forteresse s'ils ne parvenaient pas, ainsi qu'ils se le promettaient, à franchir les lignes françaises, le capitaine de Chatenoy fit lever le pont-levis du passage par lequel ils avaient opéré leur évasion et plaça des sentinelles à toutes les issues qui auraient pu donner accès dans la place. Ce devoir accompli, le capitaine confia provisoirement le commandement du fort Saint-Charles à M. Losach, auquel il recommanda la plus minutieuse vigilance, et il sortit du fort pour se rendre dans les lignes de l'armée française afin d'avertir le général en chef de ce qui venait de se passer. Le général Richepance était dans l'ignorance la plus complète des événements qui, en si peu de temps, s'étaient accomplis dans l'intérieur de la forteresse ; ainsi qu'il l'avait arrêté, il se préparait à donner l'ordre de recommencer le bombardement, les colonnes d'attaque étaient formées et prêtes à s'élancer sur la brèche, lorsque le capitaine de Chatenoy fut amené en sa présence. D'abord, le général trouva ce que lui racontait le capitaine si incroyable et si impossible, qu'il ne voulut pas y ajouter foi ; il lui semblait, avec raison, matériellement impossible que, d'après les ordres qu'il avait donnés quelques heures seulement auparavant, les noirs eussent réussi, en si grand nombre, à se glisser inaperçus à travers les lignes françaises, qui de tous côtés devaient cerner le fort. Mais Richepance fut bientôt contraint, malgré lui, de se rendre à l'évidence. Ses ordres, mal compris, avaient été mal exécutés. Delgrès, bien servi par ses espions et parfaitement informé, avait habilement profité de cette faute, pour lui providentielle, pour opérer sûrement, et sans être inquiété, son incroyable et audacieuse retraite. Le général en chef embrassa cordialement le capitaine de Chatenoy. Pour le récompenser de sa belle conduite, il le nomma, séance tenante, chef de bataillon, et, sans perdre un instant, il fit occuper le fort Saint-Charles. Au point du jour, les troupes françaises se mettaient à la poursuite de Delgrès et des noirs qu'il commandait. XII Pourquoi Delgrès envoya le capitaine Ignace en parlementaire. Le lendemain, le général en chef fut informé d'une manière certaine, par ses espions, que Delgrès, à la tête d'une partie des révoltés qui avaient avec lui abandonné le fort Saint-Charles, après avoir habilement dérobé sa marche et laissé en arrière quelques détachements afin de masquer son mouvement, avait pris une route détournée pour gagner les hauteurs du Matouba. Le général se mit aussitôt en devoir de l'y poursuivre avec des forces considérables. Quelques jours s'écoulèrent après lesquels Richepance reçut, par un aide de camp du général Gobert, le rapport détaillé de l'expédition dont ce général avait été chargé par lui et qu'il avait heureusement terminée. Le capitaine Ignace, ainsi que Richepance l'avait prévu, s'était mis en marche sur la Pointe-à-Pitre dans le dessein de surprendre cette ville et de la détruire. L'exécution de ce projet paraissait au capitaine Ignace le seul moyen de rétablir les affaires de l'insurrection, et de relever les espérances de ses adhérents, que tant de défaites successives commençaient à sérieusement inquiéter sur l'issue de la guerre. Le général Gobert n'avait pas tardé à atteindre l'arrièregarde du capitaine Ignace au poste du Dolé, que le mulâtre avait fortifié pour arrêter les troupes dont il se savait poursuivi de près. Ce poste fut emporté à la baïonnette ; on y prit deux pièces de canon. Puis, le général Gobert continua de suivre la piste du lieutenant de Delgrès, qui brûlait et pillait tout ce qu'il rencontrait ; il avait déjà réduit en cendres les bourgs des Trois-Rivières, celui de Saint-Sauveur, et tout le quartier de la Capesterre, un des plus riches de la colonie. Ces incendies ; ces massacres, ne laissaient pas un instant de repos à l'armée ; elle était continuellement contrainte à des marches et à des contremarches, pour se porter partout où les révoltés, qui ne semblaient plus suivre aucun plan arrêté dans leurs mouvements, brûlaient et massacraient, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre ; puis, ramenés par le désespoir dans les mêmes lieux où ils avaient déjà signalé leur fureur, ils y venaient pour brûler et massacrer ce qui leur avait échappé la première fois. On comprend combien, sous ce ciel de feu, l'armée devait être excédée de fatigues, mille fois plus pénibles à supporter que celles dont en Europe elle aurait eu à souffrir. Mais l'espoir de mettre bientôt un terme à tant de désastres horribles, soutenait l'ardeur des chefs et des soldats et redoublait leur dévouement. Après avoir campé à la Capesterre, au Petit-Bourg, et dispersé sur sa route divers détachements de révoltés, le général Gobert s'était rendu par mer à la Pointe-à-Pitre, afin de s'assurer par lui-même de la situation dans laquelle se trouvait cette ville, où il n'y avait qu'une assez faible garnison. Il recommanda la plus grande vigilance jusqu'à ce qu'il pût y faire entrer des secours, puis il retourna à son camp du PetitBourg. À peine y fut-il arrivé, qu'il eut à combattre un parti nombreux d'insurgés qui, pour arrêter la marche de ses troupes, s'étaient établis sur l'habitation Paul ; ils en furent délogés. Le général Pélage fut chargé de les poursuivre, l'épée dans les reins, jusqu'aux Palétuviers qui bordent la rivière Salée, mission que cet officier accomplit avec sa vigueur ordinaire. Sur la fin de cette action, un courrier expédié par le commandant de la Pointe-à-Pitre, avait annoncé au général Gobert que cette ville était menacée, que le capitaine Ignace avait paru dans les environs à la tête de quatre cents hommes bien disciplinés et d'une multitude de nègres armés de piques ; qu'il insurgeait les ateliers et qu'il brûlait en même temps toutes les habitations qui se trouvaient sur son passage. Le commandant ajoutait dans sa lettre qu'il s'attendait à être attaqué la nuit suivante et que la Pointe-à-Pitre courait le plus sérieux danger ; cette ville, ouverte de toutes parts, n'avait, ainsi que nous l'avons dit, qu'une très faible garnison. Le général Gobert aurait voulu voler sur-le-champ au secours de la place, mais ses troupes étaient épuisées de fatigue, harassées ; il expédia en toute hâte le général Pélage, dont la conduite ne se démentit pas une seule fois pendant cette guerre fratricide ; sa présence seule suffit pour contenir les noirs. Pélage composa ses forces, des garnisons, partie du fort Fleur-d'Épée, partie du fort Union, où il ne laissa qu'un petit nombre d'hommes, partie des gardes nationaux sédentaires, et surtout des dragons et des jeunes conscrits. Avec les moyens qu'il venait pour ainsi dire d'improviser, le général Pélage tint toute la nuit les révoltés en échec ; pour empêcher le capitaine Ignace d'attaquer la ville, il lui fit craindre d'être attaqué lui-même, en l'inquiétant par des vedettes et des patrouilles continuelles. Le lendemain, 5 prairial, dès que le jour parut, les noirs virent toutes les hauteurs qui les environnaient occupées par des détachements que le général Pélage y avait placés ; ils le crurent alors à la tête de forces considérables ; ils abandonnèrent aussitôt la plaine de Stiwenson, pour se renfermer dans le fort Brimbridge, avantageusement situé au sommet d'un morne, à mille toises, c'est-à-dire environ deux mille mètres, de la Pointe-àPitre ; mais ils ne trouvèrent dans ce fort que deux pièces de canon sans affûts ; bien faibles moyens de défense dans la situation critique où ils étaient réduits. Le général Pélage profita habilement de cette faute commise par le capitaine Ignace ; après avoir cerné complètement le fort, le général fit venir plusieurs pièces de campagne et un obusier qu'il plaça sur un morne voisin ; un feu terrible commença aussitôt contre les révoltés ; ceux-ci ne répondaient que faiblement avec leurs deux canons sans affût qu'ils avaient montés, tant bien que mal, sur des chariots. Le capitaine Ignace ne tarda pas à s'apercevoir du danger de sa position ; il tenta d'évacuer le fort pour se répandre dans la campagne, mais toutes les issues lui étaient fermées ; plusieurs fois il fut repoussé avec des pertes sérieuses. Dans ces différents chocs, Gaston de Foissac, qui faisait son apprentissage du métier de soldat à la tête des jeunes conscrits et des créoles volontaires, fit des prodiges de valeur ; il perdit même plusieurs des siens qui se firent bravement tuer plutôt que de reculer ; quant à lui, il ne reçut pas une égratignure. Cependant Pélage était assez inquiet ; il avait expédié courriers sur courriers au général Gobert pour l'instruire de l'état des choses et lui demander des secours. Le général était parti de bonne heure du Petit-Bourg avec sa colonne ; lorsqu'il rejoignit Pélage, après l'avoir félicité sur ses heureuses dispositions, il se mit en mesure de pousser vigoureusement l'attaque de Brimbridge ; tous les postes furent doublés ; le général fit jouer de nouvelles pièces qui causèrent un ravage affreux parmi les noirs, rassemblés comme des moutons sur la plate-forme du fort, et ne trouvant plus le moindre abri contre les boulets et la mitraille. À six heures du soir, l'ordre de l'assaut général fut donné par Gobert ; les troupes s'élancèrent aussitôt au pas de course ; après avoir abattu les portes à coups de hache, malgré la mousqueterie des insurgés, les soldats, se ruèrent sur les noirs qui les attendaient bravement de pied ferme ; les noirs furent culbutés par un élan irrésistible ; on en fit un carnage horrible. Ceux qui voulaient tenter de s'échapper en se précipitant du haut des murailles, étaient reçus sur la pointe des baïonnettes. Enfin, après une résistance désespérée, qui ne dura pas moins d'une heure, le fort Brimbridge demeura définitivement au pouvoir des Français ; les révoltés perdirent à cette sanglante affaire, deux cent cinquante prisonniers et huit cents hommes tués. Les restes désormais impuissants des révoltés, parmi lesquels se trouvait le capitaine Ignace, que d'abord on avait cru reconnaître parmi les morts, se dispersèrent dans la campagne à la faveur des ténèbres( 2) ; mais de promptes mesures furent prises pour les empêcher de se rallier et de commettre de nouvelles dévastations sur la Grande-Terre ; d'ailleurs, Ignace n'y songeait pas ; atterré par sa défaite, il parvint cependant à réunir autour de lui deux ou trois cents hommes démoralisés, réussit à dérober ses traces et à traverser la rivière Salée. Ignace n'avait plus qu'un seul but, un désir, rejoindre Delgrès et mourir avec lui. Ce fut ainsi que d'un seul coup la Pointe-à-Pitre fut sauvée, en même temps que toute la Grande-Terre, la partie la plus considérable de la colonie. Trois cantons les plus voisins de la ville : les Abymes, le Gozier et le Morne-à-l'Eau, eurent seuls à souffrir des premiers effets de la terrible invasion du capitaine Ignace. Le général Gobert, assuré par les rapports de ses espions que le lieutenant de Delgrès se retirait définitivement sur le Matouba où il espérait rejoindre son chef, et fort satisfait des résultats glorieux qu'il avait obtenus en si peu de temps, se rembarqua avec ses troupes pour la Basse-Terre, où il arriva au moment où le général en chef prenait toutes les mesures nécessaires que lui suggérait son talent militaire allié à la plus haute prudence, pour en finir par une allure décisive avec Delgrès, le premier et le plus redoutable de tous ses adversaires. Dès son débarquement à la Basse-Terre, le général Gobert expédia à Richepance, par un courrier, le récit exact de ses opérations et des résultats qu'il avait obtenus ; puis il se mit en de- Nous commettons ici, de parti pris, un anachronisme de quelques jours; nous savons très bien que le capitaine Ignace fut tué au fort Brimbridge. 2 voir de le rejoindre au plus vite avec toutes ses troupes ; au cas où il y aurait bientôt bataille, le brave général voulait y assister. Le lecteur se rappellera qu'après l'évacuation du fort SaintCharles, Delgrès, comptant sur une sérieuse diversion de la part du capitaine Ignace, s'était retiré au Matouba. Là, il attendait que les succès de son lieutenant lui permissent de prendre l'offensive. Ainsi que le Chasseur de rats l'avait prévu longtemps auparavant, le mulâtre s'était retranché sur l'habitation d'Anglemont, appartenant à la famille de la Brunerie, particularité complètement ignorée de Delgrès ; le mulâtre avait ajouté aux superbes défenses dont la nature avait entouré cette magnifique habitation toutes celles que son expérience de l'art militaire pouvait lui fournir. Il avait sous ses ordres de nombreux adhérents fanatiquement dévoués à sa personne et commandés par Kirwand, Dauphin, Jacquet, Codou, Palème et Noël Corbet ; c'est-à-dire les officiers les plus braves, les plus résolus et les plus intelligents. Cette position avait de très grands avantages pour les insurgés. Ils s'y trouvaient, par la disposition même des lieux, maîtres d'accepter le combat ou de le refuser contre des troupes supérieures ; de plus, ils pouvaient se répandre à volonté, par des expéditions soudaines, dans toutes les parties de la BasseTerre ; en même temps qu'ils établissaient, par les bois, avec le capitaine Ignace, une correspondance prompte et facile ; surtout pour des noirs accoutumés à courir sur le sommet des montagnes et à franchir tous les obstacles comme en se jouant. Voilà quelle était la situation de Delgrès. Cette situation était loin d'être désespérée ; un coup de main hardi, une rencontre heureuse, suffisaient non pas à faire réussir la révolte, mais à lui rendre toute sa force première ; de plus, si le succès couronnait la tentative du capitaine Ignace sur la Grande-Terre, la guerre pouvait, longtemps encore, être traînée en longueur et permettre aux noirs, s'ils étaient contraints de se soumettre, de ne le faire qu'à des conditions avantageuses. Nous avons rendu compte des résultats de la tentative faite par Ignace. Les choses étaient en cet état ; Delgrès, prenant ses rêves pour des réalités, se berçait des plus riantes chimères, lorsqu'il fut tout à coup réveillé de son extase par un coup de foudre. Un matin, un peu avant le lever du soleil, le chef des révoltés vit soudain arriver à son quartier général d'Anglemont une troupe peu nombreuse, mais hurlante, effarée, les vêtements en lambeaux et couverts de sang, au milieu de laquelle se trouvait Ignace, honteux, désespéré, presque fou de douleur. L'arrivée si peu prévue de cette troupe à d'Anglemont, produisit l'effet le plus déplorable sur les défenseurs de l'habitation. Les nouvelles qu'elle apportait étaient terribles. L'expédition de la Grande-Terre avait complètement échoué ; les troupes du capitaine Ignace étaient détruites ; luimême n'avait réussi que par miracle à s'échapper avec les quelques hommes démoralisés qu'il avait à grand'peine maintenus sous son drapeau ; de plus, tout espoir de tenter une seconde expédition contre la Pointe-à-Pitre était perdu sans retour. Delgrès écouta froidement, sans témoigner la moindre émotion, le rapport de son lieutenant ; cependant il avait la mort dans le cœur ; mais il comprenait de quelle importance il était pour lui de ne pas laisser voir à ceux qui l'entouraient les divers sentiments dont il était agité. Le mulâtre, brutalement renversé du haut de ses rêves, envisagea sa situation telle qu'elle était en réalité ; elle était des plus critiques, presque sans remède. À part quelques bandes peu nombreuses et mal organisées qui guerroyaient encore dans les mornes, et se livraient plutôt au meurtre et au pillage, qu'elles ne faisaient une guerre en règle contre les Français ; toutes les forces vives des noirs se trouvaient maintenant concentrées sur le même point, l'habitation d'Anglemont. Si redoutable que fût la position qu'ils occupaient, les révoltés connaissaient trop bien les Français, ils les avaient vus de trop près à l'œuvre pour conserver la moindre illusion sur le sort qui les attendait. Ils savaient que le général en chef Richepance était un de ces inflexibles soldats que les difficultés loin de les décourager, excitent au contraire à vaincre ; qu'il franchirait, n'importe à quel prix, tous les obstacles, mais qu'il viendrait sans hésiter les attaquer dans leur dernier refuge ; ce qu'ils lui avaient vu accomplir de miracles d'audace et de patience, lors du siège du fort Saint-Charles, leur avait donné la mesure de ce dont il était capable, et, malgré les minutieuses précautions qu'ils avaient prises, à chaque instant ils redoutaient, tant leur terreur était grande, de le voir arriver à la tête de ces invincibles soldats qui, débarqués depuis moins d'un mois dans la colonie, escaladaient déjà les mornes les plus inaccessibles d'un pas aussi assuré que le plus intrépide et le plus adroit nègre marron. Sur la prière de ses officiers qui voyaient avec crainte l'effet produit sur les troupes de l'habitation par l'arrivée des hommes du capitaine Ignace, Delgrès se résolut à réunir un conseil de guerre. Ce fut alors, que le chef des révoltés se trouva à même de se rendre exactement compte du découragement de ses adhérents et de la démoralisation qui commençait à se glisser sourdement dans leurs rangs. La réunion fut tumultueuse, désordonnée. Pendant longtemps, Delgrès fit de vains efforts pour ramener un peu d'ordre, rétablir le silence nécessaire pour que la délibération fût calme, raisonnée ; pendant, longtemps il ne réussit qu'à grand'peine à se faire entendre et écouter. Les avis du conseil étaient fort partagés ; les uns voulaient mettre bas les armes sans plus attendre et implorer la clémence du général en chef ; d'autres parlaient de se réfugier à la Dominique ou même aux Saintes ; sans réfléchir que le chemin de la mer leur était coupé et que, de plus, ils n'avaient pas à leur disposition une seule pirogue. Quelques-uns, plus résolus, voulaient fondre à l'improviste sur les Français, les attaquer à la baïonnette et se faire tuer bravement, les armes à la main ; s'ils ne réussissaient pas à les vaincre par cette attaque désespérée ; d'autres enfin en plus grand nombre, plus sages et surtout plus logiques, proposaient de demander une entrevue au général en chef de l'armée française, de lui faire des propositions qui sauvegarderaient surtout leur honneur et leur liberté, ajoutant, avec infiniment de raison, que si ces propositions très peu exagérées, étaient repoussées, il serait toujours temps d'en venir à des moyens extrêmes et de se faire bravement tuer les armes à la main. Delgrès, dès qu'il avait vu la discussion entrer dans une voie anormale, s'était tenu à l'écart et n'y avait plus pris aucune part ; silencieux, pensif, il écoutait, sans s'émouvoir, les diverses opinions qui, tour à tour, étaient émises ; enfin, lorsque les membres du conseil se furent à peu prés mis d'accord entre eux et qu'ils se tournèrent vers lui pour lui demander de sanctionner ce qu'ils avaient arrêté, un sourire amer plissa ses lèvres, il se leva et prit la parole : – Citoyens, dit-il, j'ai suivi avec la plus sérieuse attention la marche de la longue discussion qui vient, d'avoir lieu devant moi ; vous me demandez mon opinion, il est de mon devoir de vous la donner avec franchise et surtout avec loyauté, c'est ce que je vais faire. À mon avis, l'intention que vous émettez de demander une entrevue au général Richepance, afin de lui faire des propositions, me semble de tous points une folie. Nous avons nous-mêmes refusé, il y a quelques jours à peine, de recevoir des parlementaires en les menaçant de les pendre comme espions ; les deux seuls qui sont parvenus jusqu'à nous au fort Saint-Charles, vous m'avez contraint, malgré ma volonté expresse, à les retenir prisonniers et à manquer ainsi, moi soldat, aux lois de la guerre. Pourquoi le général Richepance n'agirait-il pas envers nos parlementaires de la même façon que nous avons agi envers les siens ? Nous l'y avons autorisé par notre exemple, et il ne ferait ainsi que nous imposer la loi du talion. Plusieurs dénégations interrompirent le commandant ; celui-ci sourit avec dédain, et aussitôt que le bruit se fut un peu calmé, il reprit : – J'admets comme vous, pour un instant, que le général en chef, militaire honorable s'il en fut, dédaigne d'employer de tels moyens et consente à recevoir notre parlementaire. Qu'arriverat-il ? Supposez-vous que le général Richepance ne connaisse pas aussi bien que nous la situation critique dans laquelle nous nous trouvons ? Si vous pensiez ainsi, vous commettriez une grave erreur ; le général en chef nous considère comme perdus ; notre soumission n'est plus pour lui qu'une question de temps ; on ne traite pas avec des ennemis vaincus ; on ne perd pas son temps à discuter les propositions qu'ils sont assez niais pour faire ; on leur impose les siennes. Voilà de quelle façon agira le général Richepance avec votre parlementaire, et il aura raison, parce que la démarche que vous voulez tenter lui enlèvera les derniers doutes que peut-être, il conserve encore sur la situation précaire dans laquelle nous nous trouvons réduits ; réfléchissez donc mûrement, dans votre intérêt même, je vous en prie, avant de mettre votre projet à exécution, et de tenter auprès de notre ennemi la démarche hasardeuse et imprudente que vous voulez faire. Il y eut un court silence, mais bientôt l'effet produit par ces sages paroles s'évanouit ; la discussion recommença plus vive et plus acerbe que jamais. – C'est notre dernière ressource, dit Codou. – Le général Richepance n'est pas cruel, il aura pitié de nous, ajouta Palème. – D'autant plus, dit Noël Corbet, que ses instructions lui recommandent surtout la clémence. – D'ailleurs, interrompit le capitaine Ignace, nous serons toujours à même de nous faire tuer en braves gens les armes à la main, si nos propositions sont repoussées. – Cela ne fait pas le moindre doute ; mais il serait préférable qu'elles ne le fussent pas ; dit Dauphin d'un air assez piteux. Malgré la gravité des circonstances, la naïveté de Dauphin souleva une hilarité générale. – Ainsi, vous êtes bien résolus à faire cette démarche auprès du général en chef ? demanda Delgrès. – Oui ! répondirent-ils tous à la fois. – C'est bien, reprit le commandant d'une voix brève ; puisque vous l'exigez il en sera ainsi. – Nous n'exigeons rien, commandant, s'écria vivement Noël Corbet, nous vous prions. – Oui, dit Delgrès avec un sourire amer ; mais vos prières, citoyens, ressemblent assez à des menaces ; la pression morale que vous exercez sur moi, me contraint à céder à votre volonté. – Commandant ! s'écrièrent plusieurs officiers avec prière. – Soit, vous dis-je, je consens ; ne discutons donc pas sur les mots, cela est inutile et nous fait perdre un temps précieux ; je demanderai une entrevue au général Richepance. Qui de vous, citoyens, osera se présenter aux avant-postes français ? – J'irai, moi, commandant ! si vous n'y voyez pas d'inconvénient, répondit aussitôt le capitaine Ignace. – Ce sera donc vous, capitaine ; préparez-vous à partir dans une heure ; je vous chargerai d'une lettre pour le général en chef. Maintenant, citoyens, vous êtes satisfaits, vous avez obtenu ce que vous désiriez ; bientôt nous saurons qui, de vous ou de moi, avait raison ; si la démarche à laquelle vous me contraignez obtiendra les résultats que vous vous en promettez. Le conseil est levé ; veuillez faire réunir les troupes et leur annoncer la résolution importante qui a été prise ; profitez de cette circonstance pour rétablir la discipline parmi les soldats et surtout les rappeler à leur devoir. Les officiers saluèrent leur chef et se retirèrent. Demeuré seul, Delgrès se laissa tomber avec accablement sur un siège. Tous ses projets avaient avorté ; il se sentait perdu, les pensées les plus sinistres traversaient son cerveau bourrelé par la douleur. Cependant cet état de prostration ne persévéra point ; le militaire dompta l'émotion qui lui étreignait le cœur, il se leva, alla se placer devant un bureau et d'une main fébrile il écrivit la lettre dont le capitaine Ignace devait être le porteur. En pliant ce papier fatal qui semblait lui brûler les doigts, un sourire vague et triste éclaira, comme un rayon de lune dans une nuit sombre, le visage de Delgrès ; une douce et chère apparition passa peut-être devant ses yeux ; il soupira, mais se redressant tout à coup : – Soyons homme, murmura-t-il ; j'ai joué une partie terrible, j'ai perdu ; je saurai payer ma dette. Il jeta négligemment la lettre sur la table, se leva, alluma un cigare et commença à se promener de long en large dans le salon dans lequel il se tenait et dont il avait fait son cabinet de travail. Une demi-heure plus tard, lorsque le capitaine Ignace se présenta, en proie, il faut l'avouer ; à une certaine appréhension secrète, il trouva son chef calme, souriant, comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé. Le capitaine Ignace avait fait toilette. Les vêtements déchirés et souillés de boue et de sang avaient disparu pour faire place à d'autres, taillés à la dernière mode, qui lui donnaient une tournure singulière, mais qui, cependant, n'avaient rien de prétentieux ni de ridicule. Le mulâtre avait eu le bon goût, sans que personne le lui eut conseillé, d'adopter pour son ambassade l'habit bourgeois au lieu de l'uniforme militaire français que depuis sa révolte il n'avait naturellement plus le droit de porter, et sur lequel se trouvaient des insignes militaires dont, selon toutes probabilités, le général Richepance n'aurait pas souffert qu'il fit parade devant lui. Par une coïncidence singulière, les troupes françaises étaient, depuis ce jour-là même, campées dans une immense savane, presque aux pieds des premiers plateaux du Matouba ; leurs grand'gardes atteignaient, pour ainsi dire, les contreforts des mornes. Delgrès donna à son lieutenant les instructions les plus détaillées sur la façon dont il devait agir en présence du général en chef, lui remit la lettre qui devait lui servir d'introduction ; puis il lui souhaita bonne chance avec un sourire railleur, le congédia en deux mots et lui tourna le dos sans cérémonie, le laissant tout penaud d'une telle façon de le recevoir. Le capitaine quitta aussitôt l'habitation. Le mulâtre, rendons-lui cette justice, ne se faisait aucune illusion sur le respect que devait inspirer aux Français sa personnalité, qu'il savait, de longue date, leur être des moins sympathiques ; ils avaient, du reste, de fortes raisons pour qu'il en fût ainsi ; les excès dont il s'était rendu depuis si longtemps coupable l'avaient fait exécrer de la population entière de la Guadeloupe ; il n'espérait rien de bon du résultat de la mission dont il s'était chargé ; il croyait marcher à la mort ; jugeant les officiers français d'après lui-même, il était convaincu qu'ils saisiraient avec empressement l'occasion qu'il leur offrait de tirer une éclatante vengeance du mal qu'il leur avait fait, et qu'il serait immédiatement fusillé ; mais cette sombre perspective ne l'effrayait nullement ; son parti était pris ; après la défaite qu'il avait subie, défaite qui entraînait la perte de son chef et devait inévitablement amener l'extinction de la révolte, il n'aspirait plus qu'à mourir bravement, comme il avait vécu, en regardant la mort en face. Un trompette et un soldat portant un drapeau blanc, soigneusement roulé, accompagnaient le capitaine et marchaient à quelques pas derrière lui. Après une course de près de trois quarts d'heure, les trois hommes atteignirent enfin un plateau élevé d'où on apercevait distinctement les bivouacs de l'armée française établie à environ une lieue et demie de l'endroit où ils se trouvaient ; les grand'gardes et les avant-postes étaient de beaucoup plus rapprochés. Le capitaine Ignace fit alors sonner un appel de trompette, tandis que, par ses ordres, le drapeau parlementaire était déployé. La réponse ne se fit pas longtemps attendre. Le capitaine descendit alors, suivi de ses deux compagnons, et il se présenta aux avant-postes. Là, après lui avoir bandé les yeux avec soin, on le hissa sur un cheval, et tandis que le trompette et le porte-drapeau attendaient le retour de leur chef en dehors de la ligne des grand'gardes, une patrouille de grenadiers conduisit le capitaine au quartier général. Le trajet fut assez long, il dura une demi-heure ; enfin on s'arrêta ; le capitaine fut descendu de cheval, conduit sous une tente et le bandeau qui lui couvrait les yeux tomba. Le premier soin du mulâtre en recouvrant la vue fut de regarder curieusement autour de lui. Il se trouvait en présence des généraux français. Une carte de la Guadeloupe était dépliée sur des tambours posés les uns sur les autres et recouverts d'une large planche formant table. Le commandant en chef de l'armée, Richepance, facile à reconnaître à cause de sa haute et noble stature, causait dans un groupe d'officiers supérieurs parmi lesquels se trouvaient les généraux Gobert et Pélage, qui quelques jours auparavant avaient infligé une si rude défaite au capitaine. Cependant celui-ci ne perdit pas contenance ; il se tint immobile et respectueux, prêt à répondre aux questions qui lui seraient adressées, sans que rien dans son maintien prêtât à la raillerie ou excitât le mépris. Le général Richepance se tourna brusquement vers le mulâtre, et après l'avoir un instant examiné : – Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il d'une voix brève. – Général, répondit le mulâtre en s'inclinant, je suis le capitaine Ignace. – Ah ! ah ! murmura le général en le regardant curieusement. C'est vous qui commandiez à Brimbridge ? – Et que le général Gobert a si rudement frotté, oui, mon général. bert. – Allons, le drôle n'est pas sot ! dit en riant le général Go- Richepance sourit. – Que demandez-vous ? reprit-il. – Mon général, je viens en parlementaire. – En parlementaire ? Vous reconnaissez donc les lois de la guerre, maintenant ? – Vous nous avez donné de trop bonnes leçons pour que nous ne les connaissions pas, général. – Oui, lorsque vous avez intérêt à le faire, n'est-ce pas ? – L'intérêt n'est-il pas la loi suprême ? mon général. – Je ne m'en dédis pas, reprit le général Gobert ; le drôle est loin d'être sot. – Ainsi vous avez renoncé à pendre comme espions ou à retenir prisonniers les parlementaires ? continua Richepance. cun. – C'est vrai ; mais vous en avez fait deux prisonniers. – En effet, mon général ; mais c'est grâce à cette mesure… équivoque que le fort Saint-Charles n'a pas sauté. – Le drôle a vraiment réponse à tout, fit le général Gobert en s'approchant, il a une façon charmante de toujours se donner raison. – Qui vous envoie ? demanda le général en chef. – Oui, mon général ; d'ailleurs, nous n'en avons pendu au- – Le commandant Delgrès. ral. – Delgrès n'est plus commandant, dit sèchement le géné- – Pour vous, général, en effet, pas plus que je ne suis capitaine, mais pour nous il a toujours conservé son grade, puisqu'il est notre chef. – Que vous a chargé de me dire M. Delgrès ? reprit le général en se mordant les lèvres. – Rien, mon général, mais il m'a remis une lettre. – Où est cette lettre ? – La voici, mon général, répondit Ignace en présentant la missive de Delgrès : Le général prit la lettre, l'ouvrit et, après l'avoir rapidement parcourue des yeux, il reprit en s'adressant à Ignace qui attendait, immobile : – Votre chef, lui dit-il, me demande pour demain une entrevue à l'habitation Carol ; il met à cette entrevue certaines conditions de peu d'importance que j'accepte ; voici ma réponse, vous la lui répéterez textuellement. – Textuellement, oui, mon général. – Demain à dix heures du matin, je me rendrai avec une escorte de vingt dragons à l'habitation Carol, lieu choisi pour l'entrevue ; Delgrès et moi, nous pénétrerons seuls dans l'intérieur de l'habitation ; son escorte et la mienne, toutes deux en nombre égal, demeureront en dehors ; elles devront se tenir hors de la portée de la voix. Vous m'avez compris ? – Parfaitement, oui, mon général. – Dieu veuille que cette entrevue, quoique tardive, réussisse à arrêter l'effusion du sang ! Allez. Lieutenant, reconduisez cet homme aux avant-postes. Le capitaine Ignace salua le général Richepance, qui lui tourna le dos sans même lui rendre son salut. On banda de nouveau les veux au mulâtre et on le fit sortir de la tente. Trois heures plus tard, le capitaine Ignace était de retour à d'habitation d'Anglemont où il rendait compte de sa mission au commandant Delgrès, sans omettre un seul mot. En somme, les nouvelles que le capitaine apportait étaient plutôt bonnes que mauvaises ; les révoltés, avec cette facilité qui caractérise la race nègre, se crurent sauvés ; ils sentirent l'espoir rentrer dans leurs cœurs. Seul, Delgrès n'espérait pas. C'est que, seul, il savait que toute capitulation était impossible. XIII Où Renée de la Brunerie voit monter un nuage à l'horizon de son bonheur Il était environ huit heures du soir. Le dîner s'achevait à l'habitation de la Brunerie où, depuis trois jours déjà, le planteur et sa fille étaient de retour. Renée de la Brunerie, à laquelle le séjour de la Basse-Terre déplaisait, surtout depuis que le général en chef avait quitté la ville pour se mettre, en personne, à la poursuite des noirs, avait obtenu de son père de revenir à la plantation ; prière que M. de la Brunerie avait immédiatement exaucée. Sans être avare, le planteur savait par expérience qu'il n'y a rien de tel que l'œil du maître, et dans les circonstances difficiles où la colonie était plongée, il n'était pas fâché de veiller par luimême sur ses biens. Donc, le dîner s'achevait ; les convives beaucoup plus nombreux encore qu'ils ne l'étaient huit ou dix jours auparavant, car les déprédations commises par les troupes noires qui tenaient la campagne, avaient obligé tous les blancs disséminés çà et là dans leurs exploitations à chercher provisoirement un refuge chez les riches propriétaires, plus en état de se défendre contre les attaques des révoltés ; les convives, disons-nous, fumaient et causaient tout en savourant leur café. La conversation était très animée. Elle roulait exclusivement sur la guerre, sujet palpitant et qui, naturellement, intéressait au plus haut point la plupart des personnes présentes. MM. Rigaudin et des Dorides soutenaient une polémique assez vive contre le lieutenant Alexandre Dubourg, émettant chacun leur tour et souvent tous les deux à la fois, les opinions les plus erronées sur les mouvements stratégiques de l'armée française, avec un aplomb qui ne pouvait être égalé que par leur complète ignorance du sujet qu'ils traitaient avec une si grande désinvolture ; ces hérésies, auxquelles, à cause de leur ineptie même, il lui était souvent impossible de répondre, faisaient bondir l'officier sur son siège, ce que les deux planteurs ne manquaient point de prendre pour une victoire ; alors ils accablaient le malheureux lieutenant de plaisanteries à double sens et de sourires ironiques, en se frottant les mains et en promenant avec fatuité des regards triomphants autour d'eux. Cependant les nouvelles de la guerre étaient meilleures ; on avait appris par le sergent Kerbrock, sorti de l'ambulance et de retour depuis l'après-dîner à l'habitation, que le capitaine Ignace avait été mis en déroute et son détachement complètement détruit à Brimbridge ; que lui-même avait été contraint de fuir presque seul et de se réfugier en toute hâte dans les mornes, d'où on espérait qu'il ne sortirait plus. Les hôtes de M. de la Brunerie savaient de plus – comment le savaient-ils ? nul n'aurait pu le dire, puisque le sergent Kerbrock, le seul étranger qui eut paru ce jour-là à la Brunerie, l'ignorait lui-même, – que, le matin, les noirs retranchés à l'habitation d'Anglemont avaient envoyé un parlementaire au général en chef, à son quartier général ; que ce parlementaire avait été reçu par Richepance et traité avec les plus grands égards. Là s'arrêtaient les renseignements. Mais les dignes planteurs en savaient assez pour étayer sur ces renseignements les théories les plus saugrenues. Avec l'insouciance native qui distingue les créoles, les braves planteurs, à peu près ruinés pour la plupart, avaient déjà oublié leurs malheurs particuliers pour ne plus songer qu'aux événements dont leur île était le théâtre ; les commenter et les discuter avec ce feu et cette animation, qu'ils mettent même dans les discussions les plus futiles, et qui font souvent supposer qu'ils se querellent, aux étrangers peu au fait de leur caractère, lorsqu'ils ne font, au contraire, que causer de la manière la plus amicale, mais avec force cris et gestes. M. de la Brunerie, comme de coutume, présidait une des tables, et M. David, le majordome, présidait la seconde. Renée de la Brunerie, un peu souffrante, n'assistait pas au dîner ; elle s'était fait servir chez elle. Retirée dans son appartement, assise à une table où se trouvaient deux couverts, Renée dînait en tête à tête avec une belle jeune fille ; à peu près de son âge, douce ; gracieuse, et dont les grands yeux noirs pétillaient de malice et de gaieté. Cette jeune fille était Melle Hélène de Foissac, la sœur de Gaston, la compagne d'enfance de Renée et surtout son amie de cœur. Les deux jeunes filles dînaient, avons-nous dit ; nous nous sommes trompé, nous avons voulu dire picoraient comme des bengalis capricieux, et surtout rassasiés ; en effet, c'est à peine si elles touchaient ou mordillaient du bout de leurs lèvres roses, les mets appétissants et variés que tour à tour leur présentaient d'un air câlin leurs ménines, admises seules à les servir à table. Une indéfinissable appréhension se laissait voir sur leurs charmants visages. Renée était préoccupée, triste, pensive ; Hélène, ellemême, peut-être par sympathie, semblait avoir perdu une partie de sa gaieté ordinaire. Leur conversation, à bâtons rompus, ne procédait que par bonds et par saccades, tantôt vive, fébrile même, tantôt froide, languissante ; elle effleurait tous les sujets et souvent elle était interrompue par de longs silences. Le matin de ce jour, M. de la Brunerie avait eu avec sa fille une longue et sérieuse conversation qui avait causé à la jeune fille une impression tout à la fois si vive et si forte, que, bien que plusieurs heures se fussent écoulées depuis cet entretien, cette impression durait encore. Le planteur, à la vérité en termes très vagues et sans vouloir rien préciser positivement, avait fait sentir à sa fille, qu'il était résolu à mettre un terme à ses hésitations continuelles sur son mariage. Que le bruit fâcheux d'une rupture entre elle et son fiancé Gaston de Foissac s'était répandu dans la colonie et surtout à la Basse-Terre ; que les commentaires allaient grand train comme toujours en pareil cas ; que ces commentaires étaient loin d'être obligeants pour elle, qu'il était temps de les faire cesser et de les arrêter complètement, en fermant la bouche aux bavards par son mariage avec son cousin Gaston de Foissac ; mariage convenu depuis tant d'années et qu'il voulait absolument conclure aussitôt après la défaite des rebelles, ce qui, ajoutait-il, ne pouvait pas manquer d'avoir lieu bientôt. M. de la Brunerie, qui, en commençant cette conversation avec sa fille, s'était intérieurement promis de rester dans les généralités et de ne rien dire de trop positif ou de trop direct, n'avait pas manqué cette fois de faire comme il faisait toujours, c'est-à-dire qu'il s'était laissé aller trop loin, et avait ainsi obtenu un résultat diamétralement opposé à celui qu'il se proposait d'obtenir. La même chose arriva à Renée, mais de la part de la jeune fille, ce fut avec intention, de parti pris. Au lieu de suivre, ainsi qu'elle devait le faire, l'excellent conseil que son ami le Chasseur de rats lui avait donné, de ne répondre ni oui ni non à son père, et d'essayer ainsi de gagner du temps, la fière jeune fille, dont le noble caractère répugnait surtout au mensonge et que son organisation essentiellement loyale rendait très peu apte à ces discussions dont la ruse et la finesse doivent faire tous les frais, avait répondu de telle sorte à M. de la Brunerie, sans cependant pour cela, sortir des bornes du respect qu'elle professait pour lui, que le planteur en était d'abord demeuré abasourdi ; puis au bout de quelques instants, aussitôt que son sang-froid était revenu ou à peu près, il était sorti en déclarant à sa fille qu'avant quinze jours, elle épouserait son cousin Gaston de Foissac. Jamais son père, dont elle se savait tendrement aimée, ne lui avait parlé avec cette rudesse ; aussi Renée avait-elle été douloureusement frappée ; non pas peut-être autant de la décision de M. de la Brunerie que du ton blessant dont ces paroles avaient été prononcées par lui. Lorsque la hautaine jeune fille avait entendu son père s'exprimer ainsi qu'il l'avait fait, il lui avait semblé qu'une fibre secrète de son cœur s'était tout à coup rompue ; elle qui aimait si pieusement son père, qui se croyait aimée de lui au-dessus de tout ; elle s'était sentie douloureusement affectée en reconnais- sant que l'orgueilleux vieillard avait placé l'amour-propre et l'entêtement au-dessus de la tendresse filiale si pure et si entière de sa fille ; elle en concluait que tous les torts se trouvaient du côté de son père, puisque l'obéissance qu'il exigeait d'elle devait faire le malheur de sa vie, en la contraignant, malgré ses prières, à épouser un homme qu'elle n'aimait pas ; qu'elle n'aimerait jamais. Il est vrai que la réponse faite par la jeune fille avait été si nette, si claire, si précise que, jusqu'à un certain point elle justifiait la grande colère du vieillard. – Mon père, avait-elle dit, tout en rendant la plus entière justice aux belles et nobles qualités de mon cousin Gaston de Foissac, jamais je ne l'aimerai ; j'en aime un autre auquel j'ai, depuis longtemps déjà, engagé ma foi ; je serai sa femme ou je mourrai vieille fille. – Ah ! avait répondu le planteur, vous refusez d'épouser votre cousin envers lequel, moi, je me suis engagé ? – Je regrette, mon père, que vous, qui m'aimez tant, ayez pris cet engagement funeste, sans daigner consulter mon cœur. – Ta ! ta ! ta ! avait-il fait en riant, tout cela n'a pas le sens commun ; ce sont des raisonnements de petite fille ; vous l'épouserez. – J'ai le chagrin de vous répéter pour la seconde fois, mon père, que je n'épouserai pas mon cousin parce que mon cœur est à un autre ; que cet autre m'aime et que nous nous sommes juré de nous unir ensemble ou de ne jamais nous marier. – Fadaises que tout cela, mademoiselle ; j'ai entendu parler de cet amour romanesque ; j'ai refusé d'y ajouter foi, sans même me soucier de prendre la peine de demander le nom de ce beau ténébreux. – Vous avec eu grand tort, mon père, de ne pas ajouter foi à cet amour ; il est sincère et profond. Quant au nom de ce beau ténébreux que vous avez refusé de connaître, je n'ai aucun motif de le cacher ; je vais vous le dire, mon père : c'est le général Antoine Richepance, commandant en chef le corps expéditionnaire français. – Ah ! ah ! c'est donc lui ! s'écria M. de la Brunerie, je m'en doutais. – Vous deviez vous en douter, en effet. – Que voulez-vous dire ? – Rien de plus que ce que je vous dis, mon père. – Eh bien ! puisqu'il en est ainsi, j'en suis fâché pour le général Richepance, mais vous ne l'épouserez pas, mademoiselle. – Soit, mon père ; à mon tour je vous déclare aussi que je n'épouserai personne, dussé-je en mourir ! avait-elle répondu avec une fermeté qui avait causé au vieillard l'émotion dont nous avons parlé. C'est alors que M. de la Brunerie avait dit à sa fille les paroles que nous avons rapportées plus haut, et avait quitté sa chambre à coucher, où cette scène se passait, en proie à une si grande animation. Renée avait passé la journée tout entière à pleurer, sans que son amie, Mlle Hélène de Foissac, avec ses douces caresses, réussit à tarir ses larmes. D'ailleurs, Hélène aussi avait ses peines, mélangées de joie, il est vrai, mais cuisantes cependant. La conduite héroïque du capitaine Paul de Chatenoy lors de l'évacuation du fort Saint-Charles par les noirs et la distinction éclatante qui en avait été la récompense l'avaient, à la vérité, comblée de joie ; car, on le sait, Hélène aimait le jeune officier, dont elle était adorée ; leur mariage était convenu et devait être célébré très prochainement ; mais, d'un autre côté, Hélène avait été excessivement peinée par la résolution prise si à l'improviste par son frère Gaston, résolution dont elle avait aussitôt deviné les motifs secrets ; elle ne pouvait en vouloir à son amie de ne pas aimer Gaston, quelles que fussent d'ailleurs ses qualités personnelles ; mais si elle plaignait Renée, son amie, elle plaignait bien plus encore Gaston, son frère, si digne d'être aimé et si malheureux de ne l'être pas. Les jeunes filles avaient terminé leur repas ; depuis quelques minutes elles s'étaient levées de table et étaient passées dans un boudoir, lorsque M. de la Brunerie, après s'être fait annoncer, entra une lettre à la main, en compagnie du Chasseur de rats que suivait à ses talons, comme de coutume, son inséparable meute de chiens ratiers. En apercevant son père, la jeune fille se sentit pâlir malgré elle ; cependant, se remettant aussitôt, elle se leva, fit une profonde révérence, baissa les yeux et attendit. – Ma chère enfant, dit le planteur d'un ton qu'il essayait de rendre enjoué, sans doute afin de donner le change au Chasseur, dont la perspicacité l'inquiétait toujours, je reçois à l'instant une lettre du général Richepance. – Ah ! fit-elle, avec un tressaillement nerveux, en levant sur son père ses grands yeux pleins de larmes. M. de la Brunerie détourna la tête pour ne pas voir l'émotion de sa fille et il continua en feignant de plus en plus la bonne humeur. – Oui, cette lettre m'a été remise à l'instant par notre ami le Chasseur, qui me l'a apportée en personne. Le général, paraît-il, a véritablement accordé une entrevue à ce misérable Delgrès ; cette entrevue, dont, entre nous, je n'augure rien de bon au reste, doit, paraît-il avoir lieu demain, à dix heures du matin, à l'habitation Carol, sur la première pente du Matouba. – Que me fait cela, mon père ? demanda Renée avec un accent glacial. – Attends donc, chère enfant, continua imperturbablement le planteur. Il paraît que ce Delgrès exige que tu tiennes la promesse que tu lui as faite, prétend-il, et que tu assistes à cette entrevue. – Le commandant Delgrès ne prétend rien qui ne soit exact, mon père ; je lui ai, en effet, promis d'assister à l'entrevue qu'il demanderait au général Richepance ; cette promesse a été faite devant témoin. – Je l'affirme, dit le Chasseur de rats ; cela a eu lieu en ma présence au fort Saint-Charles. – Soit ; c'est possible, se hâta de dire le planteur, bien, que je ne me doute nullement pourquoi ; mais ces hommes de couleur sont tellement maniaques que, quoi qu'on fasse, on ne sait jamais à quoi s'en tenir avec eux. – Mon père, répondit la jeune fille, je ne puis ni ne veux essayer de pénétrer les motifs secrets que pouvait avoir le commandant Delgrès, lorsqu'il me pria de lui faire cette promesse ; je me bornerai à vous dire qu'il venait de me rendre un service immense, vous le savez déjà depuis mon retour à la BasseTerre ; je n'insisterai donc pas sur ce sujet ; je ne devais pas refuser à cet homme une aussi légère satisfaction. Cette promesse, je la lui fis volontairement, il me la rappelle aujourd'hui, c'est son droit ; je la tiendrai de même que j'ai toujours tenu et que toujours je tiendrai les promesses que j'ai faites ou que je ferai, ajouta-t-elle d'une voix ferme avec un accent incisif. – Hum ! fit le planteur avec embarras en entendant articuler si nettement par sa fille cette menace voilée. Mais se remettant presque aussitôt, il reprit en souriant : – Voilà qui est bien ; quand partons-nous pour le camp, ma mignonne ? – Cela m'est complètement indifférent, mon père, répondit-elle nonchalamment ; cela dépend de vous, nous partirons quand il vous plaira. – Merci, chère enfant. Vous nous accompagnerez, n'est-ce pas, Chasseur ? – Oui, répondit laconiquement le vieillard, dont le regard scrutateur ; était depuis quelques instants opiniâtrement fixé sur le pâle visage de la jeune fille. – À quelle heure pensez-vous que nous devions partir ? – À huit heures du matin, au plus tard. Bien que la route ne soit pas longue, cependant il faut tenir compte de l'état des chemins ; ils sont mauvais, difficiles, obstrués et même coupés en plusieurs endroits. – C'est parfaitement exact. Nous partirons donc à huit heures du matin, c'est convenu ; je donnerai les ordres nécessaires pour que l'escorte soit prête. – Quelle escorte ? demanda le Chasseur. – Pardieu ! celle que nous emmènerons avec nous pour nous défendre en cas de besoin. – C'est inutile, monsieur ; il y a une suspension d'armes entre les Français et les rebelles ; d'ailleurs, Mlle de la Brunerie ne possède-t-elle pas la meilleure escorte possible, un sauf-conduit signé par Delgrès lui-même ? – Je possède en effet ce sauf-conduit, dit la jeune fille. – C'est possible ; mais, franchement, croyez-vous bien sérieusement que ce misérable Delgrès… – Le commandant Delgrès n'est pas un misérable, monsieur, interrompit durement le Chasseur ; c'est un homme d'honneur comme vous, qui combat pour une cause qu'il croit juste et qui l'est effectivement à ses yeux et à ceux de bien d'autres encore ; son seul tort vis-à-vis de vous, est d'être votre adversaire. – Permettez, vieux Chasseur ; mon opinion sur cet homme est faite depuis longtemps, je n'en changerai pas ; il est donc inutile de discuter à ce sujet ; puisque vous êtes convaincu que ce sauf-conduit sera respecté et qu'il suffira pour protéger ma fille, nous ne prendrons pas d'escorte. Ainsi n'oublions pas, mon enfant, demain, à huit heures précises du matin. – Je serai prête, mon père, dit Renée. – Et moi aussi ! s'écria vivement Hélène. – Comment, vous aussi, petite cousine ? – Certes, cher monsieur de la Brunerie, je désire beaucoup, depuis longtemps, visiter le camp français ; l'occasion s'en présente, j'en profite ; quoi de plus simple ? À moins pourtant, mon cousin, que ma compagnie ne vous paraisse ennuyeuse et désagréable, auquel cas je m'abstiendrai. – Vous ne pouvez le supposer, chère cousine ; je serai, au contraire, très heureux que cette promenade – car ce n'est pas autre chose, – soit honorée de votre charmante présence. – On n'est pas plus aimable ; puisque vous êtes si gracieux, mon cousin, c'est entendu, je pars avec vous. – Vous me comblez, Hélène, répondit le planteur, qui faisait une moue affreuse. Maintenant je prends congé de vous, en vous souhaitant une bonne nuit. – Bonsoir donc, mon cousin, et à demain. fant. – Bonsoir, mon père, répondit froidement la jeune fille en tendant, d'un air distrait, son front au planteur qui y mit un baiser. M. de la Brunerie se retira alors, suivi du Chasseur qui, avant de sortir, échangea un regard triste avec Renée. Les jeunes filles se trouvèrent seules dans le boudoir. – Courage, chère Renée ! s'écria joyeusement Hélène, qui sait si demain ne sera pas pour toi un jour de bonheur ! – C'est entendu ; bonsoir Renée, dors bien, ma chère en- – Charmante folle que tu es, répondit tristement son amie, pourquoi veux-tu qu'il en soit ainsi ? – Que sais-je ? J'ignore pourquoi, un pressentiment peutêtre ! On en a parfois comme cela, c'est indépendant de la volonté. Il me semble que demain il nous arrivera quelque chose d'heureux. Sèche tes beaux yeux et sois gaie, ma mignonne, et surtout espère. L'espérance est le diamant le plus pur que Dieu ait déposé dans le cœur de ses créatures pour leur donner le courage et la force de vivre ; sans l'espérance, ma chérie, la vie deviendrait impossible. Malgré sa tristesse, Renée ne put s'empêcher de sourire. – À la bonne heure, reprit Mlle de Foissac ; voilà comme je t'aime, cher ange ne pleure pas, si tu veux toujours être belle ; cela rend très laide les larmes, je t'en avertis. Bah ! attendons demain… Veux-tu m'embrasser ? – Oh ! de grand cœur, ma chère Hélène. Les deux jeunes filles tombèrent en souriant dans les bras l'une de l'autre. Le lendemain à huit heures du matin, ainsi que cela avait été convenu la veille, tout était prêt pour le départ. Une dizaine de chevaux fringants et richement harnachés piaffaient, en blanchissant leur mors d'écume, au bas du perron de l'esplanade. Car, bien que M. de la Brunerie eût, d'après l'avis du Chasseur, complètement renoncé à son projet d'escorte, il ne pouvait cependant marcher sans cette suite de serviteurs, cortège obligé, qui sans cesse accompagne les planteurs lorsqu'ils sortent de leur habitation pour faire une excursion, si courte qu'elle soit. Les commentaires ne tarissaient pas parmi les hôtes de M. de la Brunerie sur l'imprudence que commettait le planteur en se hasardant ainsi en rase campagne, sans emmener seulement un homme armé avec lui. Mais M. de la Brunerie ne répondait que par des sourires de bonne humeur aux observations qui lui étaient faites par ces officieux importuns, bien qu'animés des meilleures intentions ; le Chasseur de rats, immobile auprès des chevaux, les deux mains croisées appuyées sur l'extrémité du canon de son fusil et ses chiens couchés à ses pieds, haussait dédaigneusement les épaules en les regardant d'un air goguenard, tout en murmurant à demi voix ce mot si désagréable et si malsonnant pour les oreilles auxquelles il serait parvenu : – Imbéciles ! Les deux dames parurent enfin, suivies de leurs ménines et de deux ou trois servantes chacune, pas davantage ; c'était modeste pour des créoles ; il n'y avait, certes, pas à se plaindre. Elles montèrent à cheval. Puis M. de la Brunerie, après avoir, à voix basse, adressé quelques recommandations à M. David, se mit en selle à son tour, et, le Chasseur ayant pris la tête de la petite troupe, on partit. Le Chasseur de rats n'avait rien exagéré lorsqu'il avait dit la veille que les chemins étaient mauvais : ils étaient exécrables ; tous autres chevaux que les excellentes petites bêtes montées par les voyageurs, accoutumées à grimper comme des chèvres à travers les sentiers les plus abrupts sans jamais y trébucher, ne seraient point parvenus à en sortir. Les noirs avaient tout détruit et bouleversé avec acharnement, dans le but sans doute de fortifier les positions qu'ils occupaient dans les mornes ; non-seulement ces chemins, assez difficiles déjà en temps ordinaire, étaient défoncés de distance en distance et coupés par de larges tranchées très profondes ; mais, comme si ce n'eût pas été assez de cet obstacle, des arbres énormes, coupés au pied, étaient jetés en travers de la route, entassés pêle-mêle les uns sur les autres, et formaient ainsi de véritables barricades qui obstruaient complètement le passage. Il fallait des prodiges d'adresse, une sûreté de pied inimaginable chez les chevaux, pour qu'ils réussissent à se frayer un chemin à travers ces inextricables fouillis, sans renverser leurs cavaliers, ou rouler eux-mêmes au fond des précipices, béants sous leurs pas. Le spectacle qui s'offrait aux regards des voyageurs le long de leur route, et aussi loin que leur vue pouvait s'étendre dans toutes les directions, était des plus tristes et des plus désolés. Partout c'étaient des décombres, des ruines, dont quelques-unes fumaient encore ; des débris tachés de sang, des cadavres enfouis pêle-mêle sous des monceaux de poutres à demi brûlées, et au-dessus desquels planaient en larges cercles avec des cris rauques et stridents les immondes gypaètes. Partout c'était l'aspect le plus hideux des désastres de la guerre, avec toutes les horreurs qu'elle entraîne à sa suite. Un tremblement de terre, eût-il duré une journée entière, n'eût certes pas causé d'aussi effroyables ravages, et produit de tels malheurs. Les jeunes filles se sentaient frémir malgré elles à la vue de cette campagne si belle, si riante, dont la végétation était, quelques semaines auparavant, si puissante et si plantureusement exubérante ; et maintenant, semblait avoir été bouleversée de fond en comble par un cataclysme horrible, et ne présentait plus aux regards affligés, qu'un chaos confus, immonde, repoussant, d'objets sans nom, sans couleur, foulés aux pieds, brisés comme par la rage insensée des bêtes sauvages, et dont la vue seule faisait horreur. Vers neuf heures et demie, c'est-à-dire une heure et demie après son départ de la plantation, la petite troupe, qui avait été contrainte de marcher très lentement au milieu de cet effrayant dédale où elle ne parvenait que fort difficilement à s'ouvrir un passage, aperçut enfin, à environ deux portées de fusil devant elle, les grand'gardes de l'armée française ; et, plus loin en arrière, les feux de bivouac du camp, dont la fumée montait vers le ciel en longues spirales bleuâtres. Le commandant Paul de Chatenoy, car déjà le jeune officier portait les insignes de son nouveau grade, attendait aux avantpostes l'arrivée des voyageurs, avec une escorte de dix dragons, que le général en chef avait envoyés pour leur faire les honneurs à leur entrée dans le camp. La vue du commandant de Chatenoy causa une joyeuse surprise à Mlle Hélène de Foissac ; la jeune fille était loin de s'attendre à rencontrer si promptement, et surtout si à l'improviste, celui qu'elle aimait. La réception faite par M. de la Brunerie et sa fille au nouveau chef de bataillon, fut des plus affectueuses. Paul de Chatenoy leur souhaita la bienvenue de la part du général en chef, et rangeant son cheval auprès des leurs, après avoir donné à ses dragons l'ordre de prendre la tête de la troupe, il guida les nouveaux venus à travers les rues du camp, jusqu'au quartier général, au milieu duquel s'élevait la tente du commandant en chef, surmontée d'un large drapeau tricolore. Le général Richepance était à cheval ; il attendait au milieu d'un nombreux et brillant état-major. En apercevant M. de la Brunerie, le général poussa vivement son cheval à sa rencontre, mit le chapeau à la main pour le saluer, et s'inclinant devant les dames avec cette exquise courtoisie dont il possédait si bien le secret, après les premiers compliments, il dit, en s'adressant à Renée de la Brunerie, qui n'avait pas encore prononcé une seule parole, mais qui fixait sur lui un regard d'une expression singulière : – Mademoiselle, avant tout, permettez-moi de vous adresser mes excuses les plus humbles et les plus profondes ; je suis aux regrets, croyez-le bien, de vous avoir occasionné un aussi désagréable dérangement, surtout à une heure si matinale, et de vous avoir ainsi contrainte à vous rendre dans mon camp ; soyez bien convaincue, je vous en conjure, qu'il n'a pas dépendu de moi qu'il en fût autrement. – Général, répondit doucement la jeune fille avec un pâle sourire, il n'est besoin de m'adresser aucune excuse ; je viens accomplir un devoir en m'acquittant de la promesse que j'avais faite au commandant Delgrès ; il est donc, je vous le répète, inutile de vous excuser près de moi d'une chose, qui n'est en réalité que le fait de ma propre volonté. Me voici à vos ordres et prête à vous accompagner où vous jugerez convenable de me conduire. – Je suis réellement confus, mademoiselle ; heureusement que le but de notre excursion est assez rapproché. teur. – Oui, monsieur, à deux pas d'ici ; c'est le lieu choisi par le chef des rebelles lui-même, pour notre entrevue. – À l'habitation Carol, je crois, général ? dit alors le plan- – Allez donc, général ; je vous confie Mlle de la Brunerie. – Honneur dont je saurai être digne, monsieur, répondit Richepance. – Général, demanda Renée, est-ce que Mlle de Foissac ne peut pas m'accompagner ? – Si cela lui plaît, mademoiselle, rien ne s'y oppose. – Oh ! quel bonheur ! s'écria la jeune fille en battant des mains ; c'est charmant ! Je vais enfin voir ce féroce rebelle. Estce qu'il est bien laid, général ? – Mais pas trop, mademoiselle ; répondit Richepance, je le crois, du moins, car je ne le connais pas. Excusez-moi de donner l'ordre du départ, mademoiselle, le temps nous presse. M. de la Brunerie, à bientôt et mille remerciements. – Vous ne me devez rien, général, je n'ai fait qu'accomplir un devoir, répondit courtoisement le planteur. – Commandant, demanda Richepance à Paul de Chatenoy, l'escorte est-elle prête ? – Oui, mon général. – Alors, en marche… Messieurs, ajouta Richepance en saluant à la ronde, au revoir ! – À bientôt, général ! répondirent respectueusement les assistants. Le commandant en chef sortit alors du camp, en compagnie des deux jeunes filles et sous l'escorte du commandant de Chatenoy et de vingt dragons. Il était dix heures moins un quart du matin. XIV Deux lions face à face. L'habitation Carol, plusieurs fois pillée depuis l'insurrection des nègres et le commencement des hostilités entre les blancs et les noirs, et définitivement incendiée, quelques jours avant les faits dont nous nous occupons maintenant, par une des nombreuses troupes de révoltés échappés du fort SaintCharles qui battaient sans cesse la campagne dans tous les sens, était avant les événements malheureux qui bouleversaient si cruellement la colonie, une très agréable habitation, non pas très grande, mais, grâce à sa position, une des plus productives de toute l'île. Cette plantation était située sur un des premiers mamelons du Matouba, dans une position extrêmement pittoresque. La maison de maître, ou corps de logis principal, construite en bois curieusement fouillé et découpé, était coquettement perchée sur le sommet formant plate-forme d'une large éminence, du haut de laquelle la vue s'étendait sans obstacles dans toutes les directions jusqu'à des distances considérables ; de riches champs de cannes à sucre et des caféières en plein rapport l'enserraient de toutes parts et lui formaient ainsi une verdoyante ceinture sur une assez grande étendue. M. Carol, propriétaire de cette habitation, était un vieux planteur sagace et rusé, doué d'une extrême prudence ; il connaissait à fond le caractère des nègres et le degré de confiance qu'on devait leur accorder ; aussi, dès le premier jour du débarquement du corps expéditionnaire français à la Pointeà-Pitre, prévoyant déjà sans doute ce qui, en effet, ne tarda pas à arriver, c'est-à-dire la levée générale des noirs contre leurs anciens maîtres et surtout contre l'armée française ; reconnaissant, à certains indices qui ne le pouvaient tromper, que ses nègres n'éprouvaient qu'une médiocre sympathie pour lui et qu'il régnait une sourde agitation dans ses ateliers, il commença aussitôt à opérer à petit bruit son déménagement. La façon dont il procéda fut à la fois très simple et très expéditive ; il fit d'abord, et avant tout, partir sa famille pour la Basse-Terre, où elle s'installa dans une maison à lui, située sur la place Nolivos ; cette première et importante précaution prise, M. Carol dirigea par petits détachements séparés, tous les nègres dont il croyait devoir surtout se méfier, sur une plantation qu'il possédait à la Grande-Terre, aux environs de la Pointe-àPitre, où ils arrivèrent tous, et furent si rigoureusement surveillés, qu'aucun d'eux ne se mêla à la révolte. Demeuré au Matouba avec une trentaine de noirs seulement, après avoir fait ainsi évacuer ses ateliers, le planteur sans perdre un instant, fit enlever tout ce qui pouvait se transporter, c'est-à-dire qu'il ne laissa à l'habitation que les quatre murs nus et dégarnis ; les meubles, le linge, etc., étaient en sûreté à la Basse-Terre. Ce déménagement effectué, M. Carol avait soigneusement fermé les portes, et il était parti à son tour avec ses derniers noirs ; si bien que lorsque les bandes de pillards arrivèrent quelques jours plus tard, ils ne trouvèrent rien à prendre et furent très penauds de cette déconvenue ; mais à défaut des richesses sur lesquelles ils comptaient, et que le planteur n'avait eu garde de leur laisser, restaient les champs qui n'avaient pu être enlevés. Les bandes, furieuses d'avoir été prises pour dupes, se rejetèrent sur les plantations et y causèrent par dépit des dégâts matériels considérables ; puis, non contentes de cela et afin de laisser des traces indélébiles de leur passage, elles revinrent quelques jours après ; tout ce qui avait échappé lors de la première visite, fut cette fois impitoyablement sacrifié, et le feu mis à l'habitation. Delgrès avait choisi cette plantation pour être le lieu de son entrevue avec le commandant en chef ; d'abord à cause de la situation, presque à égale distance de son campement et de celui des Français, bien qu'elle fût un peu plus rapprochée de ces derniers ; ensuite parce que de cet endroit, la vue planait sur une immense étendue de terrain dépouillée d'arbres et même de la moindre végétation depuis les ravages qui précédemment y avaient été exercés ; de sorte qu'une surprise ou une trahison étaient également impossibles. La veille, quelques instants après le départ du capitaine Ignace pour le camp français, par les ordres de Delgrès, des chaises, trois ou quatre fauteuils, une ou deux tables et quelques autres menus objets avaient été transportés en ce lieu ; disposés sous une vaste tente dressée à quelques centaines de mètres des ruines de l'habitation et sous laquelle, à cause de la chaleur des ardents rayons du soleil, l'entrevue devait avoir lieu. La marche des parlementaires avait été si adroitement combinée, que les deux troupes parurent à la fois sur le mamelon, chacune d'un côté différent, et à une distance égale des ruines de l'habitation. Le drapeau blanc fut arboré de chaque côté, et un double appel de trompette se fit entendre. Les deux troupes étaient à cheval ; il fallait des chevaux créoles de la Guadeloupe, pour qu'un pareil tour de force fût possible. Delgrès galopait à une quinzaine de pas en avant de son escorte, composée, ainsi que celle du commandant en chef, de vingt cavaliers sous la direction d'un officier supérieur ; cet officier était le capitaine Ignace, en grand uniforme, cette fois. Les deux détachements firent halte en même temps ; le commandant de Chatenoy se détacha alors de l'escorte du général et s'avança entre les deux troupes, à la rencontre du capitaine Ignace qui, de son côté, venait au devant de lui : – Que demandez-vous ? s'écria brusquement Ignace. – Je ne demande rien, répondit l'officier français ; je suis seulement chargé de vous dire que Mlle Renée de la Brunerie a daigné condescendre à se rendre au désir de votre chef et à assister à l'entrevue qu'il a demandée au général en chef, mais je dois ajouter que Mlle de la Brunerie a exigé que son amie, de Foissac, l'accompagnât dans cette démarche assez extraordinaire de la part d'une jeune fille, et que Mlle de Foissac ne se séparera point d'elle pendant l'entrevue ; double condition imposée par Mlle de la Brunerie et à laquelle le général a cru devoir se soumettre. Avertissez donc sans retard votre chef du désir de Mlle de la Brunerie. – Vous n'avez rien autre chose à ajouter ? – Rien. – Alors, attendez-moi là où vous êtes. Dans un instant je vous ferai connaître la réponse du commandant Delgrès. Le capitaine Ignace, sans même attendre la réplique du commandant de Chatenoy, tourna bride et partit au galop. L'officier français haussa les épaules et demeura immobile. Le capitaine rejoignit Delgrès, avec lequel il échangea quelques mots ; presque aussitôt il revint auprès de M. de Chatenoy, qui le regardait venir d'un air railleur. – Eh bien ? demanda le jeune officier. – Le commandant Delgrès consent à ce que Mlle de Foissac accompagne son amie et assiste à l'entrevue, répondit Ignace avec emphase. – Naturellement, l'un est la conséquence de l'autre, fit l'officier français d'un air goguenard. Passons maintenant aux conditions de l'entrevue. – Soit. – Les deux escortes demeureront à la place qu'elles occupent en ce moment, en arrière du drapeau parlementaire ; les cavaliers mettront pied à terre et se tiendront, la bride passée dans le bras, auprès du drapeau qui sera planté en terre. Consentez-vous à cela ? – Oui, répondit le mulâtre : – Les deux chefs descendront de cheval à la place même où ils sont maintenant ; ils se rendront à pied jusqu'à la tente désignée pour l'entrevue ; les dames seules s'y rendront à cheval, par politesse d'abord et ensuite à cause des difficultés du terrain. Cela vous convient-il ainsi ? – Parfaitement, commandant. – Alors voilà qui est entendu, n'est-ce pas ? Oui. – Au revoir. – Au revoir. Ils se saluèrent légèrement, puis ils tournèrent bride, et chacun des deux officiers rejoignit sa troupe respective. Chacun rendit compte de sa mission à son chef. Quelques instants plus tard, les conditions stipulées étaient rigoureusement exécutées ; le général et le commandant mettaient pied à terre, abandonnaient la bride à un soldat et se dirigeaient lentement vers la tente. À une quinzaine de pas de cette tente, les deux jeunes filles firent halte près d'un bouquet de trois ou quatre troncs d'arbres noircis par le feu, sombres squelettes qui avaient été, quelques jours à peine auparavant, de majestueux tamariniers, et qui, maintenant brûlés et tristes, demeuraient seuls debout après l'incendie de la plantation. Le général Richepance aida les deux dames à mettre pied à terre, puis il leur offrit son bras qu'elles refusèrent d'accepter, et, suivi de ses deux compagnes qui, marchaient un peu en arrière, il s'avança vers la tente où Delgrès, arrivé avant lui, l'attendait. Le mulâtre était en grand uniforme de chef de bataillon ; il fit quelques pas au devant du général et des deux dames, se découvrit et les salua respectueusement. Le commandant en chef et ses compagnes lui rendirent son salut, et tous les quatre de compagnie, ils pénétrèrent sous la tente. C'était, on le sait, la première fois que le général Richepance voyait le redoutable chef des insurgés de la Guadeloupe ; de son côté, le commandant Delgrès, ne connaissait pas le commandant en chef de l'armée française. Les deux hommes s'examinèrent ou plutôt, s'étudièrent un instant en silence avec la plus sérieuse attention ; chacun d'eux essayait sans doute de deviner à quel homme il allait avoir affaire ; mais tous deux, après ce rapide examen, convaincus probablement qu'ils se trouvaient en face d'une puissante organisation et d'une intelligente nature, s'inclinèrent comme d'un commun accord l'un devant l'autre, avec un sourire d'une expression indéfinissable. Les dames avaient été conduites par le général à des fauteuils à disques, les seuls à peu près employés par les indolents créoles et dans lesquels elles s'étaient assises ; depuis leur entrée, elles n'avaient point prononcé un mot. Les deux hommes avaient pris des chaises et s'étaient placés, face à face, chacun d'un côté d'une table. Le silence commençait à devenir embarrassant ; ce fut le général Richepance qui se décida enfin à le rompre. – Monsieur, dit-il, vous êtes bien, n'est-ce pas, l'ex-chef de bataillon Delgrès, actuellement chef avoué des révoltés de l'île de la Guadeloupe ? – Oui, général, répondit le mulâtre en s'inclinant avec un sourire amer ; car le ex placé par Richepance devant son titre de commandant avait intérieurement blessé son orgueil ; je suis le chef de bataillon Delgrès. Je me permettrai de vous faire observer que le mot de révolté employé par vous n'est pas juste ; mais, avant tout, j'ai l'honneur de parler au commandant en chef au corps expéditionnaire français, le général Antoine Richepance ? – Oui, monsieur : je suis le général de division Richepance, chargé, par le premier consul de la République française, du commandement en chef du corps expéditionnaire de la Guadeloupe. Delgrès s'inclina sans répondre. – Maintenant, monsieur, continua le général avec une certaine hauteur, je vous prie de vous expliquer au sujet du mot révolté qui vous paraît à ce qu'il semble malsonnant et que je trouve, moi, être le mot propre. – Pardonnez-moi, général, si je ne partage pas votre opinion. À mon avis, l'épithète de révolté implique forcément une condition d'infériorité que nous ne saurions admettre ; un esclave se révolte contre un maître, un enfant contre son pédagogue ; mais un homme libre et qui prétend, quoi qu'il arrive, rester tel, tout en demandant certaines modifications aux lois édictées par le gouvernement qui est censé le régir, se met en état de rébellion contre ce gouvernement : ce n'est pas un révolté, c'est un rebelle ; la différence, à mon point de vue, est sensible. – La distinction que vous établissez, monsieur, est subtile et sujette à controverse ; révolté et révolution étant synonymes et représentant un fait accompli ; un tout complet, un changement radical, en un mot, dans les institutions d'un pays, comme par exemple, la Révolution française ; au lieu que le fait de la rébellion n'est qu'une partie de ce tout, un acheminement vers lui ; mais je comprends les motifs qui vous font établir cette distinction plus spécieuse en réalité que logique, et l'acception dans laquelle vous prétendez prendre ce mot ; comme nous ne sommes pas venus ici, vous et moi, pour faire un cours de grammaire, mais bien pour traiter d'intérêts de la plus haute importance, j'admettrai simplement, et par pure condescendance pour vous, monsieur, le mot que vous préférez, la chose pour moi demeurant au fond toujours la même. Delgrès s'inclina. – Pour quel motif, monsieur, m'avez-vous fait demander cette entrevue ? continua le général Richepance. Le mulâtre jeta à la dérobée un regard sur Renée de la Brunerie, qui semblait prêter une attention soutenue à cet entretien. – Général, répondit-il, cette entrevue je vous l'ai fait demander, afin de tenir une promesse sacrée faite par moi à Mlle de la Brunerie. – Je ne comprends pas, monsieur, permettez-moi de vous le faire observer, ce que Mlle de la Brunerie, qui est, je le reconnais hautement, une jeune personne digne à tous les titres du respect de tous ceux qui ont le bonheur de la connaître, mais qui jamais ne s'est occupée, j'en suis convaincu, des questions ardues et ennuyeuses de la politique, peut avoir à faire dans tout cela ? – Nous différons complètement d'opinion, général ; je trouve, au contraire, que Mlle de la Brunerie a beaucoup à voir dans cette affaire, puisque c'est à sa seule considération que je me suis résolu, après bien des hésitations, à vous demander cette entrevue. – Dans le but, monsieur, de faire cesser la guerre, dit doucement la jeune fille. – Certes, mademoiselle, répondit Delgrès avec effort, en détournant la tête. – Monsieur, je n'ai consenti à cette entrevue avec le chef des rebelles, dit le général Richepance avec hauteur en appuyant sur le mot, que parce que j'ai un ferme désir d'arrêter le plus tôt possible l'effusion du sang français et de faire cesser une guerre fratricide dans laquelle le sang coule à flots des deux côtés ; si vous avez comme moi, ce que je suppose d'après la démarche faite par vous, l'intention de mettre un terme à cet état de choses déplorable, soyez franc avec moi comme je le serai avec vous et nous nous entendrons bientôt, j'en ai la conviction, pour ramener enfin la paix dans cette colonie. – C'est mon ferme désir, général, répondit Delgrès d'une voix sourde. – Voyons alors ; jouons cartes sur table comme de braves soldats que nous sommes. Que demandez-vous ? – Général, vous ne l'avez pas oublié sans doute, au mois de pluviôse an II de la République française, la Convention nationale a décrété l'abolition de l'esclavage dans toute l'étendue du territoire français ; nous demandons simplement le maintien de cette loi. – Continuez, dit le général d'un air pensif. – Nous demandons, en outre, que le capitaine de vaisseau Lacrosse, ancien capitaine général et gouverneur de l'île de la Guadeloupe, ne puisse jamais, pour quelque raison que ce soit, remettre le pied dans la colonie, où il a, pendant tout le temps que sa gestion a duré, accompli des dilapidations affreuses et des exactions que rien ne saurait justifier. – Est-ce tout, monsieur ? – Encore quelques mots seulement si vous me le voulez permettre, général ? – Je vous écoute, monsieur. – Nous désirons, général, qu'une amnistie complète, sans limites, soit octroyée par vous à toutes les personnes, quelles qu'elles soient, qui, n'importe sous quel prétexte et à quelque titre que ce soit, ont été mêlées aux événements qui ont eu lieu dans ces derniers temps ; que nul ne puisse être inquiété, soit pour le rôle qu'il aura joué pendant la guerre, soit pour ses opinions politiques. Voici quelles sont nos conditions, général ; je les crois, permettez-moi de vous le dire, non seulement d'une justice indiscutable, mais encore d'une excessive modération. Il y eut un assez long silence ; le général Richepance semblait réfléchir profondément. – Monsieur, répondit-il enfin, je serai franc avec vous : vos conditions sont beaucoup plus modérées que je ne le supposais ; de plus je les crois, jusqu'à un certain point, assez justes ; malheureusement je ne suis qu'un chef militaire chargé de trancher par l'épée des questions qui, peut-être, le seraient beaucoup plus avantageusement d'une autre façon ; mes instructions ne vont pas au delà des choses de la guerre qui sont essentiellement de ma compétence ; quant aux autres, elles appartiennent aux diplomates et doivent être traitées diplomatiquement par eux. Je suis donc dans l'impossibilité complète de vous adresser aucune réponse claire et catégorique sur les demandes que vous me faites ; les promesses que je vous ferais en dehors de mes attributions militaires, je ne pourrais les tenir ; par conséquent je vous tromperais, ce que je ne veux pas. – Cette réponse, général, est celle d'un homme loyal ; je l'attendais ainsi de vous ; je vous remercie sincèrement de me l'avoir faite avec cette franchise. – Elle m'était impérieusement commandée par ma conscience, répondit le général. – Mais, reprit le chef des rebelles, puisque ces questions, ainsi que vous le reconnaissez vous-même, ne peuvent être résolues par vous, général, il est inutile, je le crois, de prolonger plus longtemps un entretien qui ne saurait avoir de but sérieux ni pour vous, ni pour moi. – Je vous demande pardon, monsieur ; je ne partage pas votre sentiment à cet égard. – Je vous écoute, général. – Il m'est impossible, et je vous en ai donné la raison, de résoudre les questions que vous me posez, ni faire droit à vos demandes ; je ne puis que vous promettre de les appuyer de toute mon influence auprès du premier consul. Le nouveau chef du gouvernement français est un homme qui veut sincèrement le bien et cherche à le faire autant que cela lui est possible ; je suis convaincu qu'il m'écoutera favorablement, qu'il prendra mes observations en considération, et qu'il fera droit sinon à toutes, du moins à la plus grande partie de vos demandes et de vos réclamations qui, je vous le répète, me semblent justes. – Permettez-moi de vous le dire, général, cette promesse est bien précaire, pour des hommes placés dans notre situation, répondit Delgrès avec tristesse. La France est bien loin et le danger est bien proche. – C'est vrai, monsieur, je le reconnais avec vous ; mais il y a cependant certaines questions, je vous l'ai dit, que je reste le maître de traiter à ma guise. – Et ces questions sont, général ? – Naturellement, monsieur, toutes celles qui se rapportent essentiellement à la guerre. – C'est juste, je l'avais oublié, général, excusez-moi, répondit Delgrès avec amertume. Vous avez donc des conditions à nous offrir ? – Oui, monsieur. – Je vous écoute, général. – Laissez-moi d'abord, monsieur, vous faire envisager, ce que peut-être vous n'avez pas songé à faire encore, votre position sous son véritable jour. – Pardon, général ; cette position nous la connaissons au contraire parfaitement, je vous l'assure. – Peut-être pas aussi bien que vous le supposez. – Alors, parlez, général. – Lorsque, à la Basse-Terre, vous vous êtes mis en rébellion ouverte contre le gouvernement de la République française, dit le général, vous disposiez de forces considérables, montant à plus de 25,000 hommes ; vous étiez maîtres de la Basse-Terre ; vous occupiez des positions formidables que vous avez été contraints d'abandonner les unes après les autres, non sans avoir, je dois en convenir, opposé aux troupes dirigées contre vous, la résistance la plus acharnée. Je rends, vous le voyez, pleine justice à un courage que, cependant, vous auriez pu mieux employer. – Notre cause est juste, général. – Vous la croyez telle, mais ici je ne discute pas, je constate ; votre dernière position, la plus solide de toutes, le fort Saint-Charles, vous avez été contraints de l'évacuer au bout de quelques jours, en reconnaissant qu'il vous était impossible de vous y maintenir plus longtemps ; vous vous êtes jetés dans les mornes où vous occupez, paraît-il, une position très redoutable. – Inexpugnable, général. – Je ne le crois pas, mon cher monsieur, répondit Richepance en souriant avec bonhomie ; le premier consul qui est passé maître en ces matières, a dit un jour, que les forteresses n'étaient faites que pour être prises ; je partage, je vous l'avoue, entièrement cette opinion ; j'ajouterai de plus ceci : non seulement les forteresses sont faites pour être prises, mais leur seule utilité consiste à arrêter et retarder les opérations de l'ennemi assez longtemps pour permettre d'organiser de puissants moyens de résistance et parfois une offensive redoutable ; mais ici, malheureusement pour vous, cher monsieur, ce n'est point le cas. – Comment cela, général ? – Par une raison toute simple et que vous connaissez aussi bien que moi ; c'est qu'il vous est aujourd'hui, je ne dirai pas non seulement impossible de reprendre l'offensive, mais seulement possible d'opposer une résistance sérieuse aux troupes que j'ai l'honneur de commander. – Général ! – Ce que je dis je le prouve, monsieur, reprit Richepance avec une certaine animation. Votre plan était habilement Conçu en quittant le fort Saint-Charles ; malheureusement pour vous, il a complètement échoué ; la diversion tentée sur la GrandeTerre par votre plus habile lieutenant n'a pas réussi ; cet officier s'est laissé battre de la façon la plus honteuse, par les généraux Gobert et Pélage ; ses troupes ont été tuées ou dispersées sans espoir de se réunir jamais, et lui-même n'a réussi que par miracle à s'échapper. – Il me reste d'autres ressources encore. – J'en doute, monsieur ; les hommes, les vivres et les munitions vous manquent. De vingt-cinq mille hommes dont vous disposiez, vous êtes, en moins de trois semaines, tombé à quatre ou cinq mille tout au plus, en y comprenant, bien entendu, les bandes fort peu nombreuses qui, ne pouvant ou ne voulant pas vous rejoindre, battent encore la campagne, mais qui, isolées comme elles le sont, ne tarderont pas être détruites ; quant à vous, réfugié au Matouba, votre retraite est coupée, le chemin de la mer vous est intercepté ; en somme, votre soumission, je vous le dis en toute franchise, n'est plus pour moi qu'une question de temps ; il ne vous reste pas le plus léger espoir de vaincre ou seulement de traîner la guerre pendant huit jours encore. – Si nous ne pouvons pas vaincre ; général, nous pouvons toujours mourir. – Triste, bien triste ressource, monsieur, répondit le général avec émotion, et qui, convenez-en, n'avancera en aucune façon vos affaires. – Oui, mais nous mourrons libres, général. – En laissant derrière vous vos malheureux adhérents esclaves, et en butte à la vengeance générale à cause de l'appui qu'ils vous auront donné ; la réaction sera terrible contre eux ; vous seul, par un point d'honneur mal entendu, vous les aurez entraînés à leur perte. Il y eut un silence de quelques secondes. Delgrès réfléchissait ; enfin il reprit : – Quelles conditions mettez-vous à notre soumission, général ? demanda-t-il d'une voix étranglée. – Celles-ci : vous déposerez immédiatement les armes ; vos soldats seront libres de se retirer où bon leur semblera, sans craindre d'être poursuivis ou recherchés pour faits de guerre quelconques ; les noirs appartenant aux habitations rentreront immédiatement dans leurs ateliers, où aucuns mauvais traitements ne seront exercés contre eux. Quant aux chefs de la rébellion, ils devront quitter à l'instant la Guadeloupe et seront embarqués sur des bâtiments qui les conduiront en tel lieu qu'ils le désireront, mais avec défense expresse de mettre le pied dans aucune partie du territoire français en Amérique, en Afrique, ou dans l'Inde, et de rentrer jamais dans la colonie de la Guadeloupe. Les biens des chefs de la rébellion ne seront pas confisqués, ils seront libres de les vendre et d'en toucher l'argent pour en faire l'usage qui leur plaira, De plus, je m'engage a appuyer personnellement vos demandes auprès du premier consul, et à les lui faire agréer, si cela m'est possible. – Voilà tout ce que vous nous offrez, général ? – Tout ce que je puis vous offrir, monsieur. – Il m'est impossible, général, de vous donner une réponse définitive avant d'avoir consulté mes officiers et mes soldats, tous aussi intéressés que moi dans cette affaire. Quel délai m'accordez-vous ? – Votre observation est juste, monsieur ; je vous accorde jusqu'à demain au lever du soleil pour me donner votre réponse ; mais je dois vous avertir que passé ce délai, qui vous est plus que suffisant, je marcherai en avant, et je ne consentirai plus qu'à une seule condition, si vous me renvoyez un nouveau parlementaire. – Laquelle, général ? – Mettre bas les armes et vous rendre à discrétion. – Cette dernière condition, général, jamais, quoi qu'il advienne de nous, nous ne consentirons à l'accepter. – Ceci vous regarde, monsieur. Maintenant, je crois qu'il est inutile d'insister davantage. – En effet, général, nous n'avons plus rien à nous dire. Les deux hommes se levèrent. L'entretien était terminé. Les dames quittèrent leurs sièges. Renée de la Brunerie s'approcha doucement de Delgrès, qui était demeuré sombre, immobile, la tête penchée sur la poitrine, près de la table sur laquelle sa main droite était encore machinalement appuyée. – Monsieur, murmura-t-elle avec un accent de doux et timide reproche, est-ce donc là ce que vous m'aviez promis au fort Saint-Charles ? – J'ai tenu plus que je ne vous ai promis, madame, répondit-il avec amertume, puisque j'ai consenti à écouter froidement, et sans laisser éclater ma colère, des conditions honteuses auxquelles je ne consentirai jamais à souscrire. – Mais il me semble à moi, monsieur, pardonnez-moi de ne point partager votre opinion, que ces conditions sont douces, humaines et surtout fort acceptables, elles sauvegardent votre honneur militaire et les intérêts de vos adhérents. Que pouviezvous exiger davantage ? Je vous en supplie, monsieur, réfléchissez-y sérieusement, songez que vous jouez en ce moment la vie de milliers d'individus, qu'il dépend de vous seul de sauver, et dont votre détermination cruelle sera l'arrêt de mort. – Ni eux, ni moi, nous ne tenons plus à la vie, mademoiselle ; une seule personne aurait pu peut-être me sauver et sauver ainsi mes compagnons, en laissant tomber un mot de ses lèvres ; elle ne l'a pas voulu, elle n'a pas daigné me comprendre ; mon sort est fixé désormais d'une façon irrévocable ; il ne me reste plus qu'à mourir, et à tomber bravement à mon poste, les armes à la main. – Vos paroles me font peur, monsieur, répondit Renée en rougissant jusqu'aux yeux ; je ne vous comprends pas ; au nom du ciel, expliquez-vous ! – À quoi bon, mademoiselle ? vous ne me comprendriez pas davantage ; reprit-il avec un sourire navré. – Parlez, je vous en prie ! Que voulez-vous dire ? – Rien, mademoiselle, répondit-il d'une voix ferme, mais avec un accent d'amertume inexprimable ; j'ai fait un rêve insensé, mais le réveil a été terrible. Soyez bénie, mademoiselle, pour avoir daigné si loyalement tenir la promesse que vous m'aviez faite, et m'avoir ainsi causé cette joie suprême de vous voir une fois encore. – Monsieur ! s'écria-t-elle. – Mademoiselle, celui qui va mourir vous salue, dit-il, avec un sourire triste et résigné. Et après avoir porté à ses lèvres la main que la jeune fille lui abandonna, plutôt qu'elle ne la lui tendit, il se redressa et, se tournant fièrement vers le général Richepance qui causait à demi-voix avec Mlle de Foissac : – Général, lui dit-il d'une voix sourde et menaçante, vous trouverez demain la réponse à vos conditions derrière mes retranchements ; venez l'y chercher. – Non, monsieur, répondit le général Richepance d'une voix ironique, j'irai l'y prendre. – Il lui tourna le dos et continua sa conversation avec Mlle de Foissac. Delgrès fit un profond salut aux dames, s'inclina légèrement devant le général, puis il sortit d'un pas rapide et saccadé, en étouffant un sanglot qui ressemblait à un rugissement de fauve. L'escorte s'approcha alors, on monta à cheval. Une heure plus tard, le général Richepance avait regagné son camp en compagnie des deux jeunes filles. Il était plus de midi ; l'entrevue avait duré une heure sans qu'il en fût résulté aucun avantage pour les Français ou les rebelles. XV Comment le chasseur de rats apparut tout à coup, entre le général Richepance et M. de la Brunerie. Le retour de l'habitation Carol au camp, bien qu'en réalité il dura assez longtemps, sembla au général Richepance s'être écoulé avec la rapidité d'un rêve ; pourtant, pendant toute la route, ce fut lui qui fit à peu près seul les frais de la conversation. Hélène de Foissac lui tenait vaillamment tête et lui répondait par des réparties d'une gaieté entraînante. Renée demeura constamment triste, préoccupée ; elle ne se mêla que rarement à la conversation et simplement par des monosyllabes, que la politesse lui arrachait, quand Hélène ou le général lui adressaient une question directe, à laquelle elle était contrainte de répondre. Le temps était magnifique, mais la chaleur étouffante. Par les soins du général Richepance, deux tentes avaient été disposées près de la sienne, au quartier général, et garnies de tous les meubles nécessaires. Ces tentes, devant lesquelles des sentinelles avaient été placées, étaient destinées, la première à M. de la Brunerie, la seconde à Mlles Renée de la Brunerie et Hélène de Foissac. Les deux jeunes filles, un peu fatiguées de leur double course matinale, malgré le repos qui leur avait été accordé à l'habitation Carol, avaient été charmées de cette délicate galanterie du général en chef, galanterie qui leur permettait non seulement de prendre quelques instants de repos nécessaire, mais encore de réparer les désordres causés dans leurs fraîches toilettes par les difficultés de la route ; légers désagréments auxquels les femmes, même les moins coquettes, sont cependant toujours très sensibles. Elles profitèrent donc avec empressement du répit qui leur fut laissé avant le déjeuner auquel les avait conviées le général en chef, non pas pour se faire belles, il leur aurait été complètement impossible d'ajouter quelque chose à leurs séduisants attraits, mais pour rétablir l'harmonie de leur coiffure et changer leurs robes, un peu fripées, contre d'autres qu'elles avaient eu grand soin de faire emporter par leurs servantes, pour le temps que durerait leur excursion. On ne sait jamais ce qui peut arriver en voyage ; il est bon de tout prévoir ; les coquettes jeunes filles avaient tout prévu ; cela ne pouvait être autrement. Sous la tente même du général en chef, une longue table avait été dressée. Cette table, chargée à profusion des mets les plus recherchés, des fruits les plus savoureux, des vins les plus exquis et des liqueurs les plus rares, avait un aspect réellement féerique, très réjouissant surtout pour des appétits mis en éveil par une longue promenade faite à cheval, à travers des chemins exécrables. Le général reçut ses convives sur le seuil même de sa tente et il les conduisit avec un engageant sourire aux places qu'il leur avait réservées. Outre le planteur, sa fille et Mlle Hélène de Foissac, le général en chef avait invité à sa table les principaux officiers de son armée. Le général Richepance avait placé Mlle Renée de la Brunerie à sa droite, Mlle Hélène de Foissac à sa gauche, et M. de la Brunerie en face de lui. MM. les généraux Gobert, Sériziat, Dumoutier, Pélage ; le commandant Paul de Chatenoy, les capitaines Prud'homme, Gaston de Foissac et plusieurs autres encore qu'il est inutile de nommer, puisqu'ils ne figurent pas dans cette histoire ; s'étaient placés par rang d'ancienneté de grade, selon l'étiquette militaire. À une petite table, dressée exprès pour lui dans un enfoncement de la tente, était assis le Chasseur de rats. Le vieux Chasseur, malgré l'estime et la considération dont tout le monde l'entourait, n'avait pas voulu céder aux prières du général en chef ; il avait exigé qu'on le servît à part, il avait fallu céder à ce caprice. Il est vrai que cet acte d'humilité, si c'en était réellement un, car personne ne pouvait préjuger les raisons secrètes d'un tel homme, n'avait porté au Chasseur aucun préjudice au point de vue gastronomique ; chaque plat servi sur la grande table passait ensuite sur la sienne, où il trônait majestueusement, ses chiens ratiers couchés à ses pieds et auxquels de temps en en temps il donnait de bons morceaux. Tous les convives mangeaient de bon appétit ; la faim avait été aiguisée par une longue abstinence ; les premiers moments du repas furent donc silencieux ou à peu près, ainsi que cela arrive toujours en semblable circonstance ; mais, lorsque la faim fut un peu calmée, les conversations particulières commencèrent à s'engager entre voisins de table ; peu à peu on éleva la voix, et bientôt la conversation devint générale. La première chose dont il fut d'abord question, ce fut tout naturellement l'entrevue de la matinée à l'habitation Carol avec Delgrès. Chacun émettait son avis ; les opinions étaient partagées sur le résultat probable de l'entrevue ; quelques-uns des convives supposaient que les rebelles n'attendraient point qu'on les vint forcer dans leur dernier refuge, qu'ils profiteraient avec empressement des bonnes intentions que leur avait manifestées le général pour se rendre, et user ainsi de l'amnistie qui leur était offerte ; les autres soutenaient au contraire que, rassurés par la force de leurs retranchements qu'ils croyaient inexpugnables, les rebelles se défendraient avec acharnement, et que l'on serait contraint de les exterminer jusqu'au dernier pour en avoir raison. – Ce Delgrès est, certes, un homme remarquable, dit Richepance ; il a produit sur moi, qui ne m'étonne cependant pas facilement, une forte impression ; il est malheureux que cet homme soit ainsi jeté hors de sa voie ; il m'a paru doué d'une vaste intelligence et d'une habileté extraordinaire ; il est fin, délié, prompt à la réplique ; il a la répartie vive, le coup d'œil juste ; il était évidemment né pour accomplir de grandes choses. Je regrette de l'avoir pour adversaire et d'être contraint de le combattre. – Oui, dit le général Gobert, placé sur un autre théâtre et dans des conditions plus favorables, peut-être serait-il devenu un grand homme. – Au lieu que ce n'est qu'un grand scélérat, ponctua M. de la Brunerie. – On ne fait pas sa vie, dit le général Sériziat. L'homme s'agite et Dieu le mène, cette vérité, vieille comme le monde, sera toujours de circonstance ; j'ai vu cet homme dans certains moments se conduire très bien ; son ambition l'a perdu. – Ou son orgueil, fit le planteur. – Tous les deux probablement, dit Gobert. – Que pensez-vous de cet homme, vous général, qui le connaissez de longue date ? demanda Richepance au général Pélage, qui jusque-là avait gardé modestement le silence, tout en ne perdant pas un mot de ce qui se disait autour de lui, et souriant parfois à la dérobée. – Général, répondit Pélage, je connais beaucoup et depuis longtemps Delgrès ; j'ai été souvent à même de l'étudier sérieusement ; vous et ces messieurs vous l'avez parfaitement jugé, mais vous n'avez vu que les résultats sans en connaître la cause ; nous autres créoles pouvons seuls émettre, sans crainte de nous tromper, une opinion sur un tel caractère. – Parlez, parlez, général, dirent plusieurs convives. – Messieurs, reprit Pélage, Delgrès résume complètement en lui, je ne dirai pas la race, le terme serait impropre, mais la couleur ou, si vous le préférez, la nuance à laquelle lui et moi nous appartenons ; en un mot, il en est le type ; l'homme de couleur, le mulâtre surtout, est doué d'une nature ou, pour mieux dire, d'une organisation singulière. Chez lui se trouvent réunis, mêlés et confondus dans un inextricable pêle-mêle, tous les instincts des races blanche et noire dont il sort ; il est un composé de contrastes les plus choquants et les plus saillants ; il est à la fois doux et cruel, fier et humble, enthousiaste à l'excès et positif, sceptique et crédule, enfant surtout auquel il faut un jouet à briser, n'importe lequel, incapable de suivre une idée, égoïste foncièrement, avec les apparences de la bonté et de la générosité, employant des ruses de sauvage pour aboutir à une niaiserie qui flatte son caprice, et, de plus, doué d'une vanité tellement grande, tellement puissante, qu'elle ne saurait inspirer que du dédain dans une organisation aussi belle ; pourtant Delgrès a de plus, à un suprême degré, cette nervosité féline, ces ondulations serpentines et ces colères féroces qui caractérisent l'espèce à laquelle nous appartenons et qui chez lui dépasse toutes les bornes ; placé sur un autre théâtre, Delgrès serait devenu non pas un grand homme, il lui manque pour cela ce qui nous manque souvent, malheureusement, à nous autres, le sens moral et le bon sens, mais un homme remarquable, brillant, séduisant, entraînant, un général habile sous une direction supérieure, un chevalier de Saint-Georges ou un écrivain à la plume facile, fourmillant des traits les plus singuliers, plus amusant que profond, et, pour me résumer, rattachant à sa personnalité glorieuse, par orgueil ou plutôt par vanité, les choses les plus sérieuses comme les plus niaises, et n'importe dans quelle situation, se croyant au-dessus de l'humanité qu'il prétendra dominer et à laquelle il se figurera faire subir son influence ; soit par la parole, soit par l'épée, soit par le talent littéraire, sans s'apercevoir jamais que les montagnes qu'il remue ne sont en réalité que des grains de sable. Voilà, général, quel est le caractère de Delgrès, ou plutôt des mulâtres, cette variété malheureuse de l'homme qui ne saurait posséder en propre aucun des nobles sentiments ni des grandes qualités qui distinguent les deux races blanche et noire dont il est issu ; et moi-même ne vous ai-je pas donné une preuve de l'inconséquence qui nous caractérise en vous parlant ainsi que je l'ai fait ? – Ce portrait, s'il est exact, général, est affreux, répondit le général Richepance. – Il y a beaucoup de vrai, dit Gobert, quoiqu'il soit un peu chargé en couleur. – Le sujet y prêtait, fit malicieusement observer M. de la Brunerie. – Je m'étonne, mon cher général, que vous vous soyez montré si sévère, reprit Richepance en s'adressant à Pélage. – J'ai voulu avant tout être vrai, mon général, et ainsi peut être ai-je, malgré moi, un peu exagéré. – D'autant plus, reprit le général Gobert d'un ton de bonne humeur, que malgré la teinte légèrement bistrée de votre teint, mon cher Pélage, je vous dirai franchement, sans compliment aucun, qu'il faut être né dans les colonies pour reconnaître que vous êtes réellement un homme de couleur ; partout ailleurs qu'en Amérique vous passeriez avec raison pour un enfant du Midi, un Espagnol, un Portugais ou un Italien ; le titre de mulâtre dont vous vous êtes si bénévolement affublé pour dire son fait à Delgrès, me semble tout simplement un passeport dont vous vous êtes précautionné pour émettre en toute franchise votre opinion sur votre adversaire politique. Le général Pélage sourit avec finesse, tout en s'inclinant pour cacher son embarras de se voir si bien deviné, mais il ne répondit pas. – Avec tout cela, messieurs, s'écria Richepance en riant, nous en sommes demeurés absolument au même point ; nous sommes toujours aussi divisés sur la question de savoir quelle résolution prendra Delgrès. – C'est vrai ! s'écrièrent les convives. – Je ne vois qu'un moyen de sortir de l'impasse dans laquelle nous sommes. Et se penchant vers Renée de la Brunerie : il. – Quelle est votre opinion, mademoiselle ? lui demanda-t– Moi, monsieur ? fit-elle en rougissant. – Oui, mademoiselle, vous seule pouvez nous venir en aide dans cette grave circonstance. En votre qualité de femme, vous avez une sûreté de regard que nous autres hommes nous sommes malheureusement bien loin de posséder ; lorsque vous ne vous laissez pas dominer par un sentiment quelconque, vous voyez juste, ou du moins vous ne vous trompez que rarement dans les jugements que vous portez sur les hommes ou sur les choses. – Vous faites beaucoup trop d'honneur à notre esprit et à notre pénétration, général ; nous n'avons nullement, croyez-le bien, la prétention d'être infaillibles. – Je vois avec peine, mademoiselle, que vous me refusez le léger service que je vous demande. – En aucune façon, général, et la preuve c'est que, dussé-je être accusée de présomption, je n'hésiterai pas davantage à vous donner cette réponse que vous semblez désirer. – Parlez, mademoiselle, nous vous écoutons, dit Richepance. – Eh bien, général, le commandant Delgrès s'est, à mon avis, condamné lui-même à mort ; quoi qu'il arrive, vous ne le prendrez pas vivant. – Oh ! oh ! vous croyez ? – J'en suis convaincue. – Ainsi sa réponse sera négative ? – Il ne daignera même pas répondre, général ; le commandant Delgrès a pu, contraint de céder à la volonté des siens ou poussé par un mouvement de vanité, vous demander une entrevue ; mais soyez bien persuadé que sa résolution de ne pas se rendre était depuis longtemps déjà arrêtée irrévocablement dans son esprit. – Eh bien, s'écria le général Richepance, je me sens, je l'avoue, assez disposé à me ranger à l'opinion de Mlle de la Brunerie ; pendant tout le temps qu'a duré notre entrevue, j'ai examiné cet homme étrange avec la plus sérieuse attention ; j'ai étudié, pour ainsi dire, son caractère ; maintenant plus j'y réfléchis et plus je suis convaincu que, pour des motifs que nous ignorons et que, selon toutes probabilités nous ignorerons toujours, mais qui ne doivent avoir aucun rapport avec la politique, cet homme a joué une partie suprême, insensée, irréalisable, dans laquelle sa tête servait d'enjeu. Il a perdu, il payera bravement. – Je me range complétement à l'opinion de Mlle de la Brunerie, dit le général Gobert ; Delgrès ne se rendra pas, il faudra le forcer comme un sanglier dans sa bauge ou un tigre dans sa tanière ; mais je pense que tu vas trop loin, mon cher Richepance, en attribuant à Delgrès des sentiments qu'il est incapable d'éprouver. – Les sentiments dont parle le général en chef, dit alors le général Pélage, ne sont autre chose et tout simplement qu'un manque complet de sens moral, joint à une vanité poussée à l'excès ; Delgrès ne rêvait pas moins que l'empire, il prétendait jouer à la Guadeloupe le rôle que remplit en ce moment avec tant d'éclat Toussaint Louverture à Saint-Domingue. – Ce doit être cela, dit Gobert. – Je crois, mon cher général, reprit Richepance en s'adressant à Pélage, que cette fois vous avez mis le doigt sur la plaie, et avez trouvé juste le point réel de la question. Oui, en effet, à mon avis, Delgrès ne pouvait rêver autre chose ; il voulait d'abord se faire proclamer chef des noirs et hommes de couleur de la Guadeloupe, quitte plus tard, lorsqu'il aurait réussi à nous chasser de l'île, à prendre un autre titre. – Comme Roi ou Empereur ? fit en riant le général Gobert. – Ou Protecteur, c'est très bien porté, ajouta le commandant de Chatenoy sur le même ton. – Oui, messieurs, dit le général Sériziat, tel est évidemment le but de cet homme ; la ruine de ses projets doit l'avoir rendu fou de rage ; je crains qu'il ne nous donne fort à faire encore, avant que nous réussissions à le réduire. – Mon cousin le général Gobert l'a dit avec infiniment de raison, fit le planteur, c'est un sanglier qu'il faut forcer dans sa bauge ; il essaye vainement de faire tête aux chasseurs, il sera vaincu, les chiens l'ont coiffé déjà. – Bien parlé, et en véritable chasseur ! s'écria en riant le général Gobert ; quoi qu'il fasse, il sera bientôt aux abois, je vous en réponds, mon cousin. – Cela ne fait certainement aucun doute, messieurs, mais que de sang précieux pour obtenir ce résultat ! dit Richepance en hochant tristement la tête. Bah ! laissons ce pénible sujet, quant à présent, et parlons de choses plus gaies ; il ne manque pas de joyeux propos. Cette ouverture fut accueillie favorablement par tous les convives et la conversation, sans cesser d'être animée, prit aussitôt un autre tour. Le déjeuner continua dans les plus agréables conditions. Le général Richepance possédait au plus haut degré cette qualité des véritables amphitryons, qui consiste à mettre tous les convives à l'aise et à les faire briller en choisissant à propos et selon les circonstances l'occasion de mettre leur esprit en relief. Un seul visage faisait tache dans cette joyeuse réunion ; ce visage était celui de Gaston de Foissac ; malgré tous ses efforts, le malheureux jeune homme ne parvenait que difficilement ou plutôt ne réussissait pas à cacher complètement la noire mélancolie qui le dominait ; sa tristesse était écrite dans ses yeux brûlés de fièvre et sur la pâleur mate de son front ; ce n'était qu'au prix d'efforts presque surhumains qu'il parvenait parfois à se mêler à la conversation par quelques mots jetés ça et là et comme à l'aventure. Peu de personnes, à la vérité, excepté celles qui s'y trouvaient directement intéressées, remarquèrent son silence et sa contenance embarrassée. Le général Richepance eut pitié du supplice que le malheureux jeune homme endurait depuis si longtemps ; vers la fin du repas, il l'appela par un signe presque imperceptible. Gaston se leva aussitôt et se rendit auprès du général. – Monsieur de Foissac, lui dit Richepance, n'êtes-vous pas de grand'garde ? – En effet, général, répondit-il. – Veuillez donc, je vous prie, prendre une centaine de grenadiers avec vous et pousser une reconnaissance du côté du Matouba ; il est de la plus haute importance que les rebelles ne puissent pas communiquer avec leurs adhérents des mornes ; vous aurez soin surtout de surveiller attentivement leurs mouvements ; peut-être essayeront-ils d'ici à demain de tromper notre vigilance et de nous échapper encore, il ne faut pas que cela arrive ; je compte sur vous. – Je pars à l'instant, général. – Je regrette de ne pas vous conserver plus longtemps, monsieur, mais le service commande, ajouta-t-il avec intention. – Je vous remercie sincèrement au contraire, mon général, répondit M. de Foissac, avec un sourire, de me procurer ainsi l'occasion d'être utile à l'armée. – Allez donc, monsieur, je ne vous retiens plus, dit Richepance, que le temps strictement nécessaire pour prendre congé de Mlle votre sœur ainsi que de vos parents. – Je vous obéis ! mon général. Le jeune homme embrassa affectueusement sa sœur ; il salua Renée, avec laquelle il n'échangea que quelques mots indifférents et de simple politesse, puis il serra la main de M. de la Brunerie, et il quitta aussitôt la tente. – Charmant garçon ! dit M. de la Brunerie en le suivant des yeux. – Rempli de bravoure, dit le général Cohen ; il a le cœur d'un lion. Pendant notre dernière expédition à la Grande-Terre, et particulièrement à la prise du fort Brimbridge, je lui ai vu accomplir des traits d'une témérité inouïe. – La charge qu'il a exécutée à la tête des conscrits créoles à l'assaut du fort Brimbridge, dit vivement le général Pélage, est ce que j'ai vu de plus audacieux ; il marchait littéralement au milieu d'une fournaise. Il faut, ajouta-t-il en riant, que ce jeune homme possède un charme qui le protège contre la mort ; ses soldats tombaient autour de lui comme les blés mûrs sous la faucille, il n'a pas même reçu une égratignure. – C'est prodigieux ! s'écria le planteur. – Ajoutez, dit Richepance, que M. de Foissac est doué de talents militaires réels ; s'il veut suivre la carrière des armes, un avenir magnifique s'ouvre devant lui. Les deux jeunes filles échangèrent un regard à la dérobée ; Renée soupira. Le Chasseur de rats n'avait jusqu'à ce moment pris aucune part à la conversation. Depuis quelque temps, le vieux philosophe devenait plus sombre et plus morose ; son mutisme habituel avait pris des proportions véritablement exagérées ; ce n'était qu'à la dernière extrémité, poussé jusqu'au pied du mur qu'il se résignait enfin à prononcer quelques mots ; mais ces mots étaient toujours amers et railleurs. Depuis le commencement de la révolte, l'Œil Gris, à cause de sa connaissance approfondie de tous les lieux de refuge des noirs dans les mornes et surtout par sa finesse et son adresse à déjouer les pièges diaboliques que les insurgés tendaient avec une incroyable astuce aux soldats, avait rendu d'immenses services à l'armée ; aussi était-il fort aimé et apprécié de tous les officiers ; le général Richepance particulièrement éprouvait pour lui une amitié singulière ; en toutes circonstances, il semblait avoir une grande déférence pour ses conseils et lui témoignait une considération qui souvent étonnait les autres généraux, pour lesquels il n'était qu'un batteur d'estrade, peut-être plus intelligent et plus dévoué à la cause de la France que les autres, mais en somme rien de plus. Le Chasseur ne semblait faire que très peu de cas de la déférence qu'on lui marquait ; il n'en tenait aucun compte et n'agissait jamais qu'à sa guise. Sans se préoccuper de l'effet que produirait sur les convives cette grave infraction à l'étiquette, peut-être même sans y songer, l'Œil Gris avait allumé sa courte pipe ; les épaules appuyées sur le dossier de sa chaise, le coude du bras qui tenait sa pipe posé sur la table, une jambe passée sur l'autre, il regardait d'un air narquois ce brillant état-major, tout en battant nonchalamment une marche sur son genou, avec les doigts de la main gauche. Ses yeux pétillaient de malice, presque de méchanceté, lorsque parfois ils se fixaient à la dérobée sur M. de la Brunerie ; celui-ci tout à la conversation, était loin de se douter qu'un regard aussi puissant et surtout aussi sournoisement interrogateur pesait sur lui. On se leva enfin de table ; le général Cohen et le général Richepance offrirent le bras aux dames et les convives quittèrent la tente. Le général en chef fit galamment les honneurs du camp aux dames, puis après une assez longue promenade pendant laquelle elles parurent prendre un vif intérêt à ce qu'elles voyaient, il les reconduisit jusqu'au seuil de la tente préparée pour elles. Pendant ce temps, M. de la Brunerie était en grande discussion avec les généraux et les Officiers supérieurs de l'étatmajor. Tout en admirant le magnifique paysage qui se déroulait devant lui, il examinait avec attention les hauteurs pittoresques du Matouba, s'entêtant de plus en plus dans la persuasion que la position choisie par Delgrès était inexpugnable, que ce serait commettre une insigne folie que d'essayer de faire gravir aux soldats les pentes abruptes des mornes dont les noirs avaient dû, selon toute probabilité, augmenter par des travaux de terrassement les fortifications naturelles. Les généraux riaient de bon cœur des observations de M. de la Brunerie qui, de même que toutes les personnes étrangères aux choses de la guerre et prétendant discuter sur des sujets qu'elles ignorent, émettait avec le plus remarquable sangfroid les théories les plus renversantes. Le général Richepance, après avoir pris congé des deux dames, rejoignait en ce moment le groupe de causeurs ; il s'informa du sujet de la discussion. – Cher monsieur de la Brunerie, dit-il après avoir été en deux mots mis au courant de la conversation, il y a un moyen bien simple de vous convaincre de la vérité de ce que ces messieurs avancent. – Je ne demande pas mieux que d'être convaincu, je vous l'assure, mon cher général, répondit le planteur ; mais je vous avoue que cela me semble malheureusement bien difficile. – Parce que vous ne vous rendez pas bien exactement compte de la situation, cher monsieur de la Brunerie. Faites une chose ? – Laquelle, général ? – Vous n'êtes point autrement pressé de retourner à votre habitation, n'est-ce pas ? – Rien ne me presse, en effet, général. – Eh bien, puisqu'il en est ainsi, demeurez avec nous jusqu'à demain ; je vous donne ma parole de soldat de vous faire assister au spectacle à la fois le plus curieux, le plus intéressant et le plus grandiose que, jamais dans votre vie entière, il vous sera donné d'admirer. – Quel spectacle ? – Celui de la prise d'Anglemont. – Oh ! oh ! – Ma foi, cela est bien tentant et j'avoue que si j'étais seul… – Que cela ne vous arrête pas ; ces dames et vous, vous ne courrez aucun danger ; le général Sériziat demeurera au camp avec toute sa division ; ainsi vous serez bien gardé. – S'il en est ainsi ? – Vous acceptez ? – Il le faut bien, mon cher général, vous êtes irrésistible, fit-il en riant. – Dieu veuille que vous disiez vrai. – Pourquoi donc ? – Parce que j'ai une autre demande à vous adresser. – Parlez, général. – Pas ici, si vous me le permettez, sous ma tente ; la demande que j'ai à vous faire est trop grave. – Je suis à vos ordres. Ainsi vous croyez que d'ici ? – Vous verrez ou plutôt vous assisterez à la prise d'Anglemont ; oui, monsieur, parfaitement. Prenez cette longue-vue, je vous prie ; bien ; maintenant voyez-vous ce large point blanc qui semble être d'ici suspendu entre le ciel et la terre ? – Parfaitement, général. – Eh bien, ce point blanc, c'est d'Anglemont. – Comment c'est là mon habitation, fit-il avec surprise ; je ne m'en serais jamais douté ; enfin, puisque vous me l'assurez, général, je dois vous croire : nous serons en effet très bien placés ici pour tout voir. C'est convenu, général, j'accepte votre proposition. – Vous me comblez, monsieur. – Maintenant je suis à vos ordres. – Alors veuillez me suivre, s'il vous plait ? – Comment donc, général, avec plaisir. Ils pénétrèrent dans la tente. La table avait été enlevée déjà et tout remis en ordre. Seul, le vieux Chasseur fumait toujours, assis dans un coin ; il ne semblait attacher aucune importance à ce qui se passait autour de lui. Mais aussitôt que le général et le planteur eurent pénétré dans un compartiment intérieur de la tente, le Chasseur se leva vivement, prit la chaise et alla s'asseoir tout auprès de la portière qui servait de porte de communication et il prêta attentivement l'oreille à la conversation des deux hommes. Le général Richepance offrit un siège au planteur, et se tenant debout devant lui : – Monsieur, lui dit-il je vous ai annoncé que j'ai une demande à vous adresser ; de cette demande dépend le bonheur de ma vie entière, mais les convenances exigent que je la fasse précéder d'un aveu. – Parlez, général, mais veuillez avant tout vous asseoir, je vous prie. – Je préfère demeurer debout si vous me le permettez, monsieur. – Soit ; expliquez-vous, général. – Monsieur, je serai bref et franc. J'ai eu l'honneur de rencontrer à plusieurs reprises Mlle Renée de la Brunerie, votre fille, à Paris, chez une de ses proches parentes, de Brévannes. Je n'ai pu voir Mlle de la Brunerie sans l'aimer… – Général… – Je ne me suis jamais écarté du respect que je dois à votre fille, monsieur ; elle m'aime et je l'aime. – Général, ce que vous me dites… – Est l'exacte vérité. Je vous demande encore une fois pardon de vous parler avec autant de franchise et même brusquerie ; mais je suis soldat et accoutumé à aller droit au but. – Vous dites que ma fille vous aime, général ? – J'en ai la certitude, monsieur. C'est l'amour profond, et sincère que j'éprouve pour Mlle de la Brunerie qui m'a engagé à demander au premier consul le commandement de l'expédition française à la Guadeloupe ; je voulais me rapprocher de votre fille, entrer en relations avec vous, monsieur, et vous mettre ainsi à même de me juger. – Général… – Maintenant je viens à la demande que je désire vous adresser : Monsieur, j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle de la Brunerie, votre fille. Le planteur se leva ; il était très pâle et semblait en proie à une vive émotion intérieure. – Général, répondit-il, la demande que vous m'adressez, bien que faite un peu à l'improviste et pour ainsi dire presque à brûle-pourpoint, m'honore plus que je ne saurais vous l'exprimer, mais je dois à mon grand regret vous avertir que… En ce moment la portière fut soulevée et l'Œil Gris parut. – Pardon, messieurs, si je vous interromps, dit-il froidement, veuillez m'excuser, j'ai à m'entretenir avec M. de la Brunerie de certaines choses qui n'admettent pas de retard. – Cependant ? objecta le général. – Il le faut, reprit nettement le Chasseur, en lui lançant un regard d'une expression singulière. – Je ne comprends rien à cette interruption, vieux Chasseur, dit le planteur avec une certaine vivacité. – Vous la comprendrez bientôt, monsieur. Quant à vous, général, je vous prie de me laisser quelques instants seul avec M. de la Brunerie ; j'ai, sans le vouloir, entendu votre conversation ; c'est à propos même de cette demande que vous avez adressée à M. de la Brunerie, que je désire l'entretenir. – Je n'ai rien, que je sache, à traiter avec vous à ce sujet, répondit le planteur, et je ne vous reconnais aucunement le droit de vous immiscer… – Pardon, monsieur, nous discuterons ce point dans un instant, interrompit le Chasseur. Général, voulez-vous m'accorder la grâce que j'attends de vous ? – Je me retire, puisqu'il le faut, mais je ne m'éloigne pas. L'Œil Gris semblait transfiguré ; la métamorphose était complète ; ce n'était plus le même homme ; le ton, les manières, la voix, l'expression du visage, tout était changé en lui. – Soit, général, ne vous éloignez pas, et rassurez-vous, je ne mettrai pas votre patience à une longue épreuve. Le général sortit fort intrigué par cette étrange interruption et surtout très curieux de connaître le résultat de l'entretien que les deux hommes allaient avoir ensemble. Quant à écouter cet entretien, la pensée ne lui en vint même pas. XVI Comment l'Œil gris causa une désagréable surprise à M. de la Brunerie. Lorsque le général en chef se fut retiré, les deux hommes demeurèrent un instant immobiles et silencieux l'un devant l'autre. Leur contenance était significative. Une lutte sérieuse allait avoir lieu entre eux. Chacun d'eux le savait. Le Chasseur de rats se préparait à l'attaque, M. de la Brunerie à la défense. Le planteur avait enfin compris que cet homme qui toujours lui avait témoigné, malgré toutes les avances qu'il lui avait faites ; une si grande froideur, était un ennemi, et que l'heure était venue où cet ennemi se décidait à laisser tomber définitivement son masque. Mais quel était cet ennemi ? pourquoi avait-il tardé si longtemps à se déclarer ? Voilà ce que le planteur essayait vainement de comprendre. M. de la Brunerie, gentilhomme de race, malgré ou peutêtre à cause des maximes philosophiques qu'il professait, était profondément imbu des préjugés de sa caste ; hautain et or- gueilleux, il se sentait blessé dans son amour-propre et froissé au plus haut degré de l'inqualifiable outrecuidance de ce misérable Chasseur sans nom, sans feu ni lieu, qui de propos délibéré osait ainsi intervenir dans ses affaires intimes, s'immiscer dans des intérêts qui ne le regardaient en aucune façon et auxquels il n'avait, sous aucun prétexte, le droit de se mêler. De son côté le Chasseur, les deux mains croisées sur le canon de son long fusil de boucanier, les jambes écartées, le corps un peu penché en avant, ses chiens Couchés à ses pieds, fixait sur le planteur ses yeux perçants qui avaient une expression étrange, et semblaient lire ses pensées les plus secrètes au fond de son cœur. La physionomie ordinairement calme, froide et légèrement ironique du Chasseur avait complètement changé ; maintenant elle respirait une résolution implacable mêlée à une certaine et fugitive expression de pitié douce et presque bienveillante. Pendant quelques secondes, les deux hommes s'examinèrent ainsi sans prononcer une parole ; on eût dit que chacun d'eux craignait instinctivement d'engager cet entretien dont la portée leur était à tous deux également inconnue, mais qu'ils savaient cependant devoir amener de graves conséquences. Enfin, M. de la Brunerie, voyant que le Chasseur s'obstinait dans son mutisme et furieux d'être ainsi tenu en échec par un pareil personnage ; fatigué en sus de ce silence qui commençait à lui paraître pesant et à le gêner, se décida tout à coup à le rompre. – Eh bien ! vieux Chasseur, lui dit-il avec un accent de condescendance, vous avez désiré être seul avec moi ; le général Richepance a daigné, je ne sais par quelle considération, céder à ce désir ; nous voici face à face, vous êtes seul avec moi comme vous le vouliez ; je suppose qu'un intérêt très important vous a engagé à tenter une démarche aussi singulière et aussi en dehors de toutes les convenances. Que puis-je pour vous ? Parlez sans crainte ; mais faites vite, mon ami, je suis très pressé. – Je vous demande pardon, monsieur, répondit placidement le Chasseur, mais je ne vous comprends pas. – Je veux dire, mon ami, que je suis très bien disposé en votre faveur, à cause de quelques services que vous avez rendus à ma famille. – Quelques services, monsieur ? fit le chasseur en fronçant légèrement les sourcils. – De grands services, si vous le préférez ; mon Dieu, je ne discuterai pas pour si peu ; mon intention n'est nullement de nier ou même de rabaisser les obligations que je puis vous avoir ; et la preuve, c'est que si, ainsi que je le suppose, vous avez besoin de moi, je suis prêt à vous venir en aide. – Je vous remercie humblement, monsieur. – Seulement, je vous prie, à l'avenir, de prendre mieux votre temps pour m'adresser vos demandes. – Soyez persuadé, monsieur, que ce n'est pas ma faute si je suis intervenu si brusquement dans votre conversation avec M. le général Richepance ; ce n'était aucunement mon intention ; des circonstances impérieuses et indépendantes de ma volonté ont seules pu m'y contraindre. – J'admets parfaitement cette excuse, mon ami, à la condition bien entendu que pareille chose ne se représentera plus à l'avenir. – Je l'espère, monsieur. – Eh bien, voyons, parlez sans crainte ; vous savez que je m'intéresse à vous. – Je vous remercie de tant de bienveillance, monsieur, et puisque vous êtes assez bon pour m'y autoriser, j'userai de cet intérêt que vous daignez me témoigner. – Usez, mon ami, usez ; abusez même si cela peut vous être agréable ; je suis réellement charmé que vous me procuriez enfin l'occasion que je cherche depuis si longtemps de vous être utile. Ma bourse vous est ouverte, vous pouvez y puiser tout à votre aise. – Ah ! monsieur, que de bonté ! – De quelle somme avez-vous, besoin ? Dites un chiffre rond. – Vous m'y autorisez bien positivement, monsieur ? – Certes, puisque je vous l'ai dit. M. de la Brunerie était intérieurement charmé du tour que la conversation avait pris ; de reconnaître qu'il s'était trompé, et que tout allait finir par une demande d'argent. D'après la façon dont le Chasseur lui avait demandé un entretien, il était à cent lieues d'espérer un pareil résultat. – Vous ne dites rien ? reprit-il en souriant. – C'est que… – Parlez donc, un peu de courage, que diable ! – Eh bien ! M. de la Brunerie, j'ai besoin… Il sembla hésiter un instant. – Allez donc ! Ne vous arrêtez pas en si beau chemin. De combien avez-vous besoin ? – De quatorze millions, répondit froidement l'Œil Gris avec un grand salut. M. de la Brunerie recula comme s'il avait été subitement mordu par un serpent. Cette colossale plaisanterie dépassait tout ce qu'il aurait pu imaginer. Il regarda autour de lui comme s'il cherchait une issue. Il croyait avoir affaire in un insensé. – Quatorze millions ! murmura-t-il. – Oui, monsieur, répondit le Chasseur avec son plus fin sourire ; j'ai provisoirement laissé les fractions de côté ; d'après votre conseil, je vous ai dit un chiffre rond… Mais, vous n'êtes pas bien, il me semble ; donnez-vous donc, je vous prie, la peine de vous asseoir. Et il lui approcha complaisamment un fauteuil dans lequel le planteur se laissa tomber machinalement. – Ne m'avez-vous pas recommandé, monsieur, de ne pas me gêner avec vous ? reprit-il d'une voix doucereuse ; eh bien, vous le voyez, je vous obéis ; j'ai besoin de quatorze millions, je vous les demande. – Vous êtes fou ! s'écria le planteur en haussant les épaules avec mépris. Il commençait à reprendre son sang-froid ; la secousse avait été rude ; il s'en ressentait encore. – Fou ! moi ? reprit le Chasseur. Pas le moins du monde, monsieur, et je ne me suis, au contraire, jamais mieux senti dans mon bon sens. Vous ne sauriez vous imaginer combien cette misérable somme me fait faute. rie. – Soyez sérieux, monsieur ; cessez cette ridicule plaisante- – M. de la Brunerie, reprit froidement le Chasseur, je ne plaisante pas plus en ce moment que j'étais fou tout à l'heure. – Ainsi, c'est véritablement que vous osez me demander cette somme ? – Parfaitement, monsieur. – Et vous supposez que je serai assez niais pour vous la donner ? – Je ne le suppose en aucune façon, monsieur ; j'en suis certain. – C'est absurde ! – Peut-être. – Ignorez-vous donc que ma fortune se monte à… – Quatorze millions sept cent soixante-dix-huit mille, six cent quatre-vingt-trois francs et quelques fractions infimes, je le sais très bien, ainsi que vous le voyez, monsieur, interrompit l'Œil Gris avec une froideur glaciale. – Et sachant cela, vous me demandez… – Quatorze millions, sept cent soixante-dix… – Allons donc ! interrompit à son tour le planteur avec un rire nerveux ; vous ne plaisantez que très rarement ; cela est véritablement malheureux, car vous êtes, sur ma parole, réellement impayable ! – Est-ce à propos des quatorze millions que vous me dites cela, monsieur ? – Peut-être ! vous dirai-je à mon tour. – Parce que ? – Parce que je les garde. – Vous vous trompez, monsieur. – Hein ? – Vous me les payerez. – Quand cela, s'il vous plaît ? fit le planteur en ricanant. teur. – Je ne m'en dédis pas : vous êtes impayable ! – C'est ce que nous allons voir. – Avant dix minutes, répondit froidement son interlocu- – Permettez, monsieur, toute plaisanterie, si bonne qu'elle soit, doit avoir un terme ; la vôtre est ravissante, sans doute, j'en conviens ; mais vous m'excuserez de ne pas vous donner plus longtemps la réplique ; j'ai fort à faire en ce moment, vous le savez, et puisque vous vous obstinez à demeurer ici, je prendrai la liberté de vous céder la place. La vérité était que M. de la Brunerie avait intérieurement une peur effroyable ; il était, de bonne foi, persuadé qu'il se trouvait en présence d'un fou ; il ne voulait pas demeurer plus longtemps seul avec lui, de crainte de l'exaspérer, et que, dans un moment de crise, il ne se portât à quelque violence sur sa personne. Au fond du cœur, rendons-lui cette justice, M. de la Brunerie était désespéré de voir l'homme auquel sa famille avait de si grandes et de si nombreuses obligations, réduit à cet état malheureux ; il se promettait de ne pas l'abandonner, mais provisoirement il éprouvait un vif désir de s'éloigner au plus vite. Le chasseur de rats l'examinait d'un regard narquois ; il semblait lire sur son visage les diverses pensées qui agitaient le planteur, et venaient tour à tour se refléter sur ses traits comme sur un miroir. – Pardon, monsieur, lui dit-il en l'arrêtant d'un geste, vous avez fort à faire, je le sais et je le comprends ; mais moi aussi je suis très pressé, je vous l'avoue, et comme peut-être une occasion aussi favorable que celle-ci ne se représentera pas avant longtemps pour moi, veuillez m'excuser si j'en profite pour terminer cette affaire qui, vous en conviendrez, ne manque pas d'une certaine importance. – Mais, monsieur, cette demande n'a pas le sens commun. – Je vous arrête là, monsieur. Cette demande est fort autorisée, au contraire ; je n'ai point l'air d'un mendiant, que je sache, et je n'ai pas pour habitude de demander l'aumône, ajoutat-il en redressant sa haute taille. – Peste ! je le crois bien, fit le planteur avec ironie ; une aumône de quatorze millions ! – Et des fractions. Aussi, je vous le répète, n'en est-ce pas une. – Qu'est-ce donc, alors ? – Une restitution. – De moi à vous ? – Non, monsieur ; de votre père au mien. Cette froide parole résonna comme un glas funèbre aux oreilles du planteur. Il pâlit et fit un pas en arrière. M. de la Brunerie commençait à comprendre que peut-être cet homme n'était pas aussi insensé qu'il l'avait supposé d'abord ; que derrière ces tergiversations apparentes ; ces mots à double entente, il y avait, en effet, quelque chose de sérieux, une terrible menace, peut-être ! Il y avait une sombre et ténébreuse histoire dans la famille de la Brunerie. Quatre-vingts ans avaient, à la vérité, passé sur cette histoire ; le silence s'était fait sur elle à cause de la haute position occupée par la famille de la Brunerie et de ses immenses riches- ses ; mais le souvenir des faits étranges qui s'étaient accomplis, la disparition inexpliquée du chef de cette famille, l'entrée de la branche cadette en jouissance de tous ses biens, branche qui, disait-on tout bas, avait odieusement dépouillé son chef après l'avoir réduit au désespoir et contraint à fuir ; tous ces faits étaient encore présents dans le souvenir des habitants de l'île. Les hommes puissants qui avaient joué un rôle honteux dans cette sinistre tragédie, et dont la vénalité cynique avait autorisé et justifié les actes odieux qui s'étaient commis, ces hommes étaient morts ; leurs familles renversées de la haute position qu'elles occupaient alors ; la Révolution avait passé, son terrible niveau sur tous les abris ; la justice était égale pour tous maintenant. Et qui sait ? M. de la Brunerie, bien qu'il fût innocent des crimes de ses ascendants, en avait profité, il en profitait encore ; les biens immenses qu'il possédait et dont le vieux Chasseur connaissait si bien le chiffre, il savait à quel prix terrible ils avaient été acquis. Sans se rendre parfaitement compte encore du danger qui le menaçait, sans même en calculer la portée, M. de la Brunerie avait peur ; non pour lui, mais pour son enfant, sa fille qu'il chérissait et pour le bonheur de laquelle il était prêt à accomplir tous les sacrifices. M. de la Brunerie était honnête homme dans toute la belle et grande acception du mot ; s'il avait joui sans remords des immenses richesses qui lui avaient été léguées par son père, c'est qu'il était convaincu que leur propriétaire légitime, celui à qui on les avait si lâchement volées, disons le mot, avait disparu sans laisser de traces, que tout portait à supposer qu'après un temps si long, ni lui, ni aucun de ses descendants, ne reviendrait jamais revendiquer cet héritage. Mais si, contre toutes les prévisions, cet héritier, quel qu'il fut, se présentait un jour, le parti de M. de la Brunerie était pris à l'avance, sa résolution irrévocable : il lui rendrait tous ses biens à la première sommation, et réhabiliterait ainsi la réputation flétrie de son père, dût-il, après avoir accompli cet acte de loyauté et de haute justice, demeurer non seulement pauvre, mais encore complètement ruiné. Ce que nous avons employé tant de temps à rapporter et à écrire, avait traversé l'esprit du planteur avec la rapidité fulgurante d'un éclair. Un changement complet s'était aussitôt opéré dans toute sa personne ; il était subitement devenu un autre homme ; son droit ou pour mieux dire sa loyauté, le rendait fort. – Pardon, monsieur, dit-il au Chasseur qui se tenait sombre et pensif en face de lui ; je crois que vous et moi nous nous sommes trompés jusqu'à présent sur le compte l'un de l'autre. – C'est probable, monsieur, répondit le Chasseur avec une ironie froide. – Je le regrette bien vivement pour ma part, monsieur ; bientôt, je l'espère, vous en aurez une preuve irrécusable. – Ah ! fit le Chasseur en souriant, avec un ton de raillerie. – Ne raillez pas, monsieur ; cette fois je suis aussi sérieux et peut-être plus que vous ne l'êtes vous-même ; cette conversation que nous avons aujourd'hui seulement, comment se fait-il que depuis de si longues années que vous avez vécu près de moi ; presque dans ma maison et faisant pour ainsi dire partie de ma famille, la pensée ne vous soit jamais venue de me demander à l'avoir, afin de terminer avec moi cette affaire ? – Souvent cette pensée m'est venue au contraire, monsieur. Après avoir rendu à mon père, expirant désespéré dans mes bras, les derniers devoirs, je suis arrivé à la Guadeloupe dans le but, non de vous redemander mes biens, ma fortune, que votre père avait si indignement volés au mien. Mais afin de me venger de vous d'une manière éclatante… – Ainsi vous êtes réellement le fils de M. de… – Silence, monsieur ; ne prononcez pas le nom de l'homme que les vôtres ont si odieusement déshonoré et dépouillé. Lisez ceci. Le vieillard retira alors de sa poitrine un sachet en peau de daim pendu à une chaîne d'acier ; il l'ouvrit et en sortit plusieurs papiers jaunis par le temps qu'il présenta au planteur. Celui-ci s'en saisit d'une main fébrile, les parcourut rapidement des yeux, puis il les rendit au Chasseur sans que la plus fugitive émotion se reflétât sur son visage qui semblait être de marbre. – Ces papiers sont parfaitement en règle, dit-il ; l'acte qui les accompagne, et dont on avait nié l'existence, prouve vos droits incontestables et imprescriptibles à la, fortune que vous me réclamez. – Ainsi vous le reconnaissez, monsieur ? dit l'Œil Cris. – Je le reconnais, oui, mon cousin, répondit le planteur avec noblesse ; je le reconnais non seulement devant vous, mais si vous l'exigez, je ferai publiquement cette déclaration. Le Chasseur regarda un instant M. de la Brunerie avec une surprise extrême. – Cela vous étonne, n'est-ce pas, monsieur, de m'entendre parler ainsi ? reprit le planteur avec mélancolie. – Je vous l'avoue, monsieur. – Ah ! c'est que, ainsi que déjà je vous l'ai dit, tous deux nous nous sommes trompés sur le compte l'un de l'autre. – Je commence à le croire, en effet, répondit le Chasseur d'une voix profonde. Il y eut une courte pause. Les deux hommes qui déjà n'étaient plus ennemis, réfléchissaient profondément. – Pourquoi donc, reprit le planteur au bout d'un instant, puisque vous professiez contre moi et les miens une haine si implacable ; car souvent je me suis aperçu, sans parvenir à en comprendre les motifs cachés, de la répulsion que vous éprouviez pour moi ; j'ai même remarqué que jamais, depuis que nous nous connaissions, et voilà longtemps ! jamais vous n'avez accepté de serrer dans la vôtre la main que si souvent je vous ai tendue ? – C'est vrai, murmura le Chasseur. – Pourquoi, dis-je, continua M. de la Brunerie, n'avez-vous pas mis à exécution vos projets de vengeance contre moi ? Ce ne sont cependant pas, il me semble, les occasions qui vous ont manqué pour cela ? – Pourquoi ? – Oui, je vous le demande. – Parce que vous avez près de vous un ange, et que cet ange vous a sauvegardé. – Ma fille ? – Oui, votre fille Renée ; Renée qui a fait pénétrer dans mon âme un sentiment dont j'ignorais l'existence, dont je niais la possibilité ; Renée que j'aime plus que si elle était ma fille ! cette douce et belle créature qui m'a révélé le bonheur suprême que l'on éprouve à faire le bien. – Ah ! je le vois, vous l'aimez ! fit le planteur avec entraînement. – Si je l'aime ! s'écria le vieillard avec une émotion qui faisait trembler sa voix ; pauvre chère enfant, si je l'aime ! Elle qui m'a presque amené à vous aimer, vous le fils du bourreau de mon père ! Il cacha sa tête dans ses mains ; un sanglot déchirant souleva sa puissante poitrine et pour la première fois dans sa vie entière, cette âme de bronze, cédant à l'entraînement de la passion, se fit presque humaine et se fondit en larmes généreuses. Le planteur considérait cet homme si fort toujours et maintenant si faible, avec une admiration respectueuse. Il comprenait la lutte terrible que ce cœur de lion devait avoir soutenue contre lui-même avant de se laisser ainsi dompter par une enfant ; lui aussi il se sentait ému, des larmes roulaient dans ses yeux et coulaient lentement sur ses joues brunies sans qu'il songeât à les retenir. – Je vous remercie d'aimer ainsi ma fille, mon cousin lui dit-il doucement ; elle a trouvé en vous un second père. – Un père ! répondit le vieillard en relevant brusquement la tête, car elle possédait mon secret ; elle savait quelle haine terrible grondait contre vous dans mon cœur, et cependant elle m'aimait, elle aussi ! elle me consolait dans ma douleur ; elle m'a presque fait consentir à vivre, lorsqu'à sa prière j'ai renoncé à mes projets de vengeance contre vous. Oh ! bénissez votre enfant, bénissez-la, monsieur, chérissez-la comme on chérit son ange gardien, car elle a été le bouclier qui toujours s'est placé, barrière infranchissable, entre vous et ma haine ! – Mon cousin, répondit le planteur avec noblesse, les crimes comme les fautes sont personnels ; aucune haine ne doit désormais exister entre vous et moi ; un lien trop fort nous unit maintenant, l'amour de ma fille ou plutôt de la nôtre. – Mon cousin, s'écria le Chasseur avec élan en donnant pour la première fois ce titre à M. de la Brunerie, vous dites vrai ; votre fille doit être un trait, d'union entre nous ! elle nous force à nous estimer, ne la vouons pas à un malheur éternel. – Que voulez-vous dire ? – Elle aime le général Richepance, ne la contraignez pas à en épouser un autre. – Hélas ! maintenant, murmura le planteur avec une tristesse navrante, je n'ai plus le droit de lui imposer ma volonté ; qui sait même si… – Arrêtez, monsieur ! s'écria le Chasseur avec, une généreuse émotion ; votre fille doit être heureuse, mais par le fait seul de votre volonté ; reprenez tous vos droits sur elle ; ces papiers ; les seules armes que je possède contre vous, les voilà ; je vous les donne, Renée de la Brunerie est toujours la plus riche héritière de l'île de la Guadeloupe. Il tendit alors au planteur les papiers que jusqu'à ce moment il avait machinalement conservés à la main. M. de la Brunerie repoussa doucement les papiers. – Non, mon cousin, dit-il, avec un accent qui venait réellement du cœur ; conservez ces papiers, ces titres qui, sont vôtres ; je ne vous dépouillerai pas une seconde fois de ce qui vous appartient si légitimement ; j'ai été par orgueil, par entêtement, sur le point de faire le malheur de ma fille ; vous m'avez sauvé de moi-même en me montrant le gouffre dans lequel j'étais sur le point de tomber, je vous en remercie ; c'est une dette de plus à ajouter à toutes les autres que j'ai contractées envers vous. Nous voulons que Renée soit heureuse, elle le sera, si cela dépend de moi. Gardez votre fortune, je n'en veux pas ; elle me brûlerait les doigts maintenant, mon cousin. Le général Richepance aime ma fille, dites-vous ; si cela est vrai, il l'acceptera sans dot, j'en suis convaincu, c'est un noble cœur. – Ah ! vous refusez d'accepter cette fortune que je vous donne, monsieur ? s'écria le Chasseur. – Je la refuse parce qu'elle est à vous et non à moi, mon cousin : – Je saurai vous contraindre à l'accepter malgré vous, cette fortune… – Au nom du ciel, que voulez-vous faire ? – Je la donne en dot à notre fille. Saisissant alors les papiers, il les déchira, et, en quelques minutes, les réduisit en parcelles imperceptibles. – Et maintenant, mon cousin, ajouta-t-il avec un sourire en tendant la main au planteur, muet de surprise et d'émotion, prenez ma main, c'est franchement que je vous la donne cette fois ! Les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre, et, pendant quelques instants, ils confondirent leurs larmes, pressés dans une chaleureuse étreinte. Le Chasseur fut le premier à reprendre son sang-froid. – Tout est fini, dit-il d'une voix dans laquelle tremblait encore une dernière émotion ; remettons nos masques et soyons chacun à notre rôle véritable ; aux yeux des indifférents, je continuerai d'être le pauvre vieux Chasseur de rats ; pour vous, dans l'intimité, si vous y consentez, eh bien, je serai… – Mon frère, mon ami… Ô mon cher Hector, pourquoi ne nous sommes-nous pas connus plus tôt ! – Chut, ami, répondit le vieillard tout souriant, Dieu ne l'a pas voulu ainsi ; inclinons-nous devant sa volonté. Mais, silence, j'entends des pas qui se rapprochent. N'oubliez pas nos conventions. – Vous l'exigez, mon ami ? – Je vous en prie. – Je serais si heureux cependant… – Non, il faut qu'il en soit ainsi ; pour l'enfant, pour vous et pour moi évitons les commentaires. Que nous importe d'ailleurs, puisque nous pourrons nous aimer. – C'est vrai, vous avez raison comme toujours, et pourtant… – Voici le général, fit le vieillard à voix basse. – Ah ! ah ! dit Richepance, en passant sa tête souriante par l'entrebâillement de la portière, il paraît que le vieux Chasseur a raison ? – Ma foi, oui, général, répondit gaîment le planteur. – Suis-je de trop ? – Non pas, général, vous arrivez, au contraire, au bon moment. – Alors, puisqu'il en est ainsi, me voilà. Maintenant, veuillez me dire pourquoi mon vieux camarade l'Œil Gris, a raison, comme toujours ; je vous avoue que je suis très curieux de l'apprendre ? – Je le sais, général, répondit en riant le planteur ; aussi je m'empresse de vous satisfaire. – Ah ! ah ! voyons cela ? – Oh ! c'est bien simple, général. – J'en suis convaincu ; donc… – Donc, je disais à mon… à notre ami le Chasseur, veux-je dire, qu'il valait beaucoup mieux attendre que la guerre fût ter- minée, avant que d'annoncer publiquement votre mariage avec ma fille. – Vous m'accordez donc la main de Mlle de la Brunerie, monsieur ? s'écria le général avec une émotion remplie de joie et de surprise. – Il le faut bien, général, répondit le planteur, puisque, paraît-il, ma fille vous aime et que vous l'aimez. – Oh ! oui je l'aime, monsieur, de toutes les forces de mon âme ! s'écria le général avec ravissement. – Eh bien, voilà précisément ce que m'a répondu notre ami : ils s'aiment, mieux vaut ne pas différer leur bonheur et annoncer leur mariage aujourd'hui même en célébrant leurs fiançailles. C'est peut-être aller un peu vite en besogne, aussi je résistais ; mais vous autres militaires, ajouta-t-il avec un fin sourire, vous êtes accoutumés à mener tout tambour battant, et je cède. – Ah ! pardieu oui, il a toujours raison le vieux Chasseur, et aujourd'hui plus que jamais ! s'écria joyeusement Richepance, qui était ivre de bonheur. – Alors, fit le Chasseur en souriant, puisqu'il en est ainsi, voilà qui va bien, comme dit parfois M. de la Brunerie. Et, sur cette boutade du vieillard, les trois hommes éclatèrent d'un franc et joyeux rire. XVII. L'assaut d'Anglemont. Les choses se passèrent ainsi qu'elles avaient été réglées et convenues à l'avance. Le général Richepance, sans leur en faire connaître le motif, réunit le soir même ses principaux officiers à sa table ; vers la fin du dîner, lorsque le dessert eut fait son apparition, le général Gobert se leva, un verre de champagne à la main, et déclara qu'en sa qualité de cousin de M. de la Brunerie et chargé par lui de le faire, il annonçait officiellement le mariage de Mlle de la Brunerie, sa cousine, avec le général de division Antoine Richepance, commandant en chef de l'armée française à la Guadeloupe, et qu'il buvait à la santé des fiancés et à leur prochain bonheur ! Puis, après avoir salué les deux fiancés, le général Gobert vida son verre, rubis sur l'ongle. C'est ainsi que fut solennellement annoncée à l'armée française, l'union de la jeune fille avec celui qu'elle aimait. Cette nouvelle fut accueillie avec les marques de la joie la plus vive, par tous les officiers français, qui s'associèrent de grand cœur au bonheur de leur général, pour lequel ils professaient une affection profonde. Les santés se succédèrent alors avec une rapidité extrême, et les souhaits les plus chaleureux furent faits pour le bonheur des futurs époux. Les soldats eurent aussi, comme de raison, leur part de la joie de leurs chefs, par une distribution qui leur fut faite de vin et de liqueurs. Certes, nul n'aurait supposé, en entendant les vivats et les chants joyeux qui s'élevaient sans interruption du camp français, que le lendemain, au lever du soleil, ces braves gens livreraient une bataille terrible, acharnée, décisive, contre l'ennemi, dont ils n'étaient séparés que par deux lieues à peine. Un feu d'artifice improvisé, suivi d'un bal, qui dura pendant la nuit tout entière, portèrent au comble la joie des soldats. Le général Richepance, oubliant pour un moment les lourds soucis du commandement, dansa avec sa fiancée ; le commandant de Chatenoy lui fit vis-à-vis avec la sienne ; les autres officiers ou soldats s'arrangèrent comme ils purent, car les danseuses manquaient, mais aucune ombre ne vint obscurcir les plaisirs de cette joyeuse nuit trop rapidement écoulée pour beaucoup des assistants, dont, hélas ! le lendemain devait être le dernier jour. Ainsi que nous l'avons dit, le général Richepance avait, le matin, pendant le déjeuner, confié une mission assez importante à M. Gaston de Foissac, mission dont le jeune homme s'était acquitté avec une adresse et une intelligence remarquables ; le général en chef, dont la délicatesse naturelle l'engageait à ne pas faire parade de son bonheur, aux yeux du malheureux jeune homme qui avait fait si noblement le sacrifice de son amour ; s'était lui-même transporté aux avant-postes, en compagnie du Chasseur de rats. Le vieux batteur d'estrade, auquel le succès de son intervention auprès de M. de la Brunerie semblait avoir rendu toute l'ardeur de la jeunesse, avait eu une longue conversation avec le général en chef ; conversation dans laquelle il lui avait offert de diriger pendant la nuit une colonne à travers les mornes, de tourner l'habitation d'Anglemont, la principale forteresse et le quartier général des rebelles, d'occuper les hauteurs qui dominent cette habitation, et de couper ainsi aux noirs toute retraite à travers les bois. L'expédition était périlleuse, la tentative presque désespérée ; les noirs s'étaient retranchés d'une manière formidable dans l'aire d'aigle qu'ils avaient choisie ; ils avaient surtout établi dans les mornes des détachements communiquant et se soutenant tous les uns les autres, et dont la mission principale consistait surtout à maintenir à tout prix les communications ouvertes avec les bois. C'était dans le maintien de ces communications, que reposait le dernier espoir des révoltés. Il était donc de la plus haute importance d'anéantir au plus vite cet espoir des rebelles, et de leur enlever ainsi tous moyens possibles de prolonger plus longtemps une guerre sans issue, en les écrasant tous à la fois et d'un seul coup, dans l'habitation d'Anglemont. Le général en chef avait reconnu du premier coup d'œil toute l'importance du plan que lui soumettait son compagnon ; il en avait calculé toutes les chances bonnes ou mauvaises, mais il ne se dissimulait pas, combien son exécution présentait de difficultés presque insurmontables. Les troupes choisies pour tenter cet audacieux coup de main devaient tout d'abord être considérées comme à peu près sacrifiées ; cependant, si, contre toutes apparences, elles réus- sissaient à opérer leur mouvement tournant et à s'établir solidement sur les hauteurs dominant l'habitation d'Anglemont, la victoire était assurée ; les rebelles contraints à mettre bas les armes. Après avoir longtemps pesé dans son esprit les avantages pour ou contre de cette entreprise, le général en chef se résolut enfin à l'exécuter. En conséquence, ainsi que nous l'avons dit, il se rendit aux avant-postes, où M. Gaston de Foissac se tenait ainsi qu'il en avait reçu l'ordre de le faire aussitôt que la mission qu'il avait reçue serait exécutée. Le général salua cordialement le jeune homme, et après l'avoir conduit un peu à l'écart, certain de ne pas être entendu, il lui expliqua le plan qu'il avait conçu et lui offrit franchement de prendre le commandement de la colonne destinée à l'exécuter. Le jeune homme tressaillit à cette proposition ; un pâle sourire éclaira son mâle et beau visage. – Je vous remercie sincèrement, mon général, dit-il avec émotion ; j'accepte de grand cœur la mission importante que vous daignez me confier ; je comprends tout ce qu'elle a de sérieux. Comme vous, mon général, j'ai calculé toutes les chances de succès ; je vous donne ma parole d'honneur que je réussirai ou que je mourrai ! – Ne parlons pas de mort, mon cher monsieur de Foissac, lui répondit affectueusement le général ; à notre âge l'avenir se présente sous de trop riantes couleurs, pour que nous nous laissions envahir par ces tristes pensées ; parlons de gloire et de bonheur. – Le bonheur ! la gloire ! doux rêves, qui font accomplir de grandes choses, général, dit Gaston avec mélancolie ; mais, hélas ! ce ne sont que des plumes au vent ! Mieux que moi, général, vous avez été à même d'apprécier le néant de toutes les joies humaines ; prisme trompeur qui ne luit un instant à nos yeux, que pour s'évanouir pour toujours. Mais laissons cela ; à quoi bon nous attrister ? J'ai compris, général, tout ce qu'il y a de délicat et de réellement affectueux dans la démarche que vous faites en ce moment. Encore une fois, je vous remercie. – Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas, mon cher monsieur de Foissac. – Peut-être, mon général ; mais vous le savez, le cœur a des pressentiments qui ne le trompent pas ; je ne sais rien, mais je devine ; je sens, j'apprécie, et voilà pourquoi du fond de l'âme je vous répète : Merci, général. – Gaston, mon ami, ne me parlez pas ainsi, vous m'inquiétez véritablement, lui dit Richepance avec tristesse. – Pourquoi donc cela, général ? Parce que, comprenant tout ce qu'il y a de noble et de généreux en vous, je laisse franchement déborder mon cœur. Oh ! vous ne me rendriez pas justice, général ; que suis-je en ce moment, sinon le gladiateur saluant l'empereur dans le cirque ? Et lui prenant chaleureusement la main : – Oui, général, ajouta-t-il avec une émotion contenue, c'est avec joie que je vous dis : Salut, César ! celui qui va mourir te salue ! che. – Encore ce mot, mon ami ? lui dit le général avec repro- – Vous avez raison, pardonnez-moi, mon général, je me tais, brisons là. Revenons à notre expédition, reprit-il avec une certaine animation fébrile ; je vous prie de me donner vos ordres bien exactement ; il est important que je comprenne parfaitement votre pensée, afin que je puisse l'exécuter comme vous le désirez. – Le plan général, vous le connaissez, mon ami ; je suis convaincu que déjà, avec votre haute intelligence, vous avez compris toute la portée de ce coup de main ; je n'ai plus, ce qui sera bientôt fait, qu'à entrer avec vous dans quelques questions de détail dont l'intérêt ne saurait être naturellement que très secondaire ; mais qui, froidement exécutées, assureront la réussite de votre téméraire entreprise. – Je vous écoute, mon général. – La pensée première de cette expédition ne m'appartient pas ; elle revient tout entière au vieux Chasseur de rats, je dois lui rendre cette justice aussi a-t-il le droit, et il le réclame, de concourir à son exécution ; c'est pour cela que je vous le laisse pour vous servir de guide au milieu des chemins infranchissables à travers lesquels vous serez obligé de passer ; je vous donnerai cinq cents de mes grenadiers, ce sont tous des hommes d'élite ; anciens soldats de Masséna pour la plupart, ils sont de longue main habitués à la guerre de montagnes et ils courraient sans trébucher sur la lèvre étroite des plus profonds précipices ; ils assistaient tous à cette mémorable bataille de Zurich où l'on combattit au-dessus des nuages ; vous pouvez donc avoir confiance en eux, pas un ne restera en route, ils vous suivront en riant dans les sentiers les plus impraticables ; avec de tels hommes le succès est certain. – Aussi je n'en doute pas, mon général. – Je le sais, mon cher Foissac. Vous quitterez le camp aussitôt après le coucher du soleil, votre détachement sera ici dans deux heures ; vous marcherez toute la nuit sans vous arrêter, afin d'atteindre le poste que vous devez occuper une heure environ avant le lever du soleil, de manière à ce que vous puissiez solidement vous établir dans votre position ; une fusée partie du camp vous instruira des mouvements de l'armée, afin que vous puissiez combiner vos manœuvres de sorte qu'elles coïncident avec les nôtres. Je calcule qu'en partant à cinq heures du matin, comme je n'ai à exécuter qu'une marche en avant de front, malgré les difficultés que je pourrai rencontrer sur ma route, je serai en mesure d'attaquer vers dix heures les positions des rebelles ; c'est donc à dix heures précises que vous vous démasquerez, que vous engagerez le feu avec l'ennemi et que vous le rejetterez sur mes baïonnettes ; jusque-là tenez-vous coi ; il faut que les noirs ignorent votre présence, que vous tombiez tout à coup sur eux comme la foudre, sans leur laisser le temps de se reconnaître ; là est le succès de la bataille. Pendant votre marche de nuit, je n'ai pas besoin d'ajouter que vous devez surtout éviter tout engagement avec les postes ennemis, les tourner sans vous occuper de les laisser derrière vous ; je me charge de les empêcher de se disséminer dans les mornes. Est-ce bien entendu comme cela ? Est-il besoin d'ajouter quelque chose encore ? – Non, mon général ; je vous ai parfaitement compris ; vos ordres seront exécutés à la lettre. – Je compte sur vous et je suis tranquille, mon ami ; de plus, je vous laisse le vieux Chasseur ; nul mieux que lui ne connaît les montagnes de ce pays ; laissez-vous conduire par lui ; il vous fera passer à travers les ennemis sans qu'ils vous aperçoivent ou soupçonnent seulement votre présence, je vous le certifie. – Ce ne sera pas difficile, dit le Chasseur en souriant. Je réponds que, si fins que soient ces démons de nègres, ils ne nous verront pas ; nous franchirons leurs lignes sans que seulement ils s'en doutent. – D'ailleurs, reprit le général, l'emplacement même qu'ils ont choisi pour s'y retrancher éloigne toute supposition pour eux d'une attaque sur leurs derrières ; ils ne peuvent admettre que les Français les assaillent du haut des mornes et se cachent dans les nuages pour les surprendre ; c'est donc surtout une affaire de ruse et de sang-froid. – Ainsi, général, dans deux heures, vous m'expédierez mon détachement ? – Oui, mon ami. – Me permettez – vous une observation, mon général ? – Sans doute. – Il me semble que, peut-être, il serait préférable que ces troupes ne se missent en marche pour me rejoindre ici qu'après le coucher du soleil ; l'ennemi domine le camp rien de ce qui s'y passe n'échappe à ses regards ; la vue d'une troupe aussi nombreuse se dirigeant vers les avant-postes sur la fin de la journée, peut éveiller ses soupçons et lui faire craindre un mouvement offensif, chose que nous devons éviter par dessus tout. – Vous avez, pardieu ! raison, mon ami, et sans vous nous allions commettre une grave maladresse. – Je puis, si vous le permettez, général, aller tout de suite me mettre à la tête des troupes. – Non, c'est inutile, s'écria vivement Richepance, je préfère que vous les attendiez ici ; il n'y a aucune nécessité à ce que vous rentriez au camp que vous devrez quitter immédiatement. – Soit, général, j'attendrai donc ici, dit M. de Foissac avec un sourire mélancolique. Le général toussa deux ou trois fois avec embarras, et se levant du tertre de gazon sur lequel il s'était assis : – Maintenant je vous quitte, mon cher Gaston ; nous nous reverrons après la bataille, dit-il gaiement. À demain, et bonne chance ! – Votre main, général. – Non, mon ami, embrassons-nous, je préfère cela. – Oh ! de grand cœur, général. Après s'être tenus un moment pressés sur la poitrine l'un de l'autre, ils se serrèrent chaleureusement la main, puis le général fit un signe ; une ordonnance lui amena son cheval, il se mit en selle. – Allons, au revoir, Gaston, dit-il à M. de Foissac en lui tendant une dernière fois la main. tion. Puis il recula de deux ou trois pas et il salua le général en chef. Richepance fit un geste de douleur, et enfonçant les éperons dans les flancs de son cheval, il partit au galop dans la direction du camp, en murmurant avec tristesse : – Adieu, mon général, répondit le jeune homme avec inten- – Il a tout compris, tout deviné ; pauvre garçon ! Il veut mourir ; oh ! je l'espère, Dieu ne le permettra pas, ce serait trop affreux ! Le 8 prairial, à cinq heures du matin, les troupes françaises levèrent leur camp à petit bruit, sans tambours ni trompettes, afin de ne pas donner l'éveil à l'ennemi qui probablement était aux aguets. Le plan du général en chef était simple et mûrement réfléchi, quoique d'une témérité extrême. Il faisait nuit encore, l'obscurité était profonde, les soldats marchaient dans le plus complet silence. Le deuxième bataillon du 66e, commandé par le chef de demi-brigade Cambriel et le capitaine Laporte, aide de camp du général en chef, partit de Legret et, par des chemins qu'il se traça avec d'énormes difficultés au milieu d'horribles précipices, il franchit les mornes Houel et Colin et atteignit enfin l'habitation Lasalle. Là eut lieu un combat acharné ; l'ennemi surpris à l'improviste, se rallia bravement sous le feu même des troupes françaises, et opposa une résistance vigoureuse ; mais enfin il fut contraint de reculer ; puis mis en déroute, chassé de la position qu'il occupait ; le commandant Cambriel arriva en poursuivant les noirs, la baïonnette dans les reins, jusqu'au Presbytère, où il s'établit solidement. En même temps que ce mouvement s'exécutait, le troisième bataillon du 66e s'élançait sur les pentes abruptes du morne Louis, qu'il gravissait au pas de course. Bientôt ce bataillon rencontra les avant-postes ennemis, contre lesquels il se rua à la baïonnette, et qu'il mit presque aussitôt en déroute. Ce premier succès obtenu, sans même reprendre haleine, les soldats s'élancèrent avec une ardeur indicible à l'assaut du morne Fifi-Macieux, défendu par une forte redoute garnie d'artillerie. Le choc fut terrible ; les noirs combattaient avec l'intrépidité de gens résolus à mourir ; les boulets labouraient sans interruption les rangs des soldats et causaient des pertes énormes parmi eux ; les grenadiers, s'encourageant les uns les autres, s'élancèrent contre ces retranchements qu'ils couronnèrent. Il y eut alors une mêlée affreuse, corps à corps ; nul ne demandait merci, nul ne l'accordait ; les artilleurs étaient poignardés sur leurs pièces ; enfin, après une lutte effroyable, qui ne dura pas moins de trois quarts d'heure, le retranchement resta au pouvoir des Français ; les noirs, ou du moins quelquesuns de ceux qui avaient échappé à la mort, s'enfuirent dans toutes les directions, en poussant des cris de terreur. Ils croyaient avoir affaire à des démons. Ce fut à cette brillante action que le commandant Lacroix fut atteint d'un biscaïen ; le général en chef envoya aussitôt le commandant de Chatenoy pour le remplacer ; mais ce brave officier ne voulut pas, malgré sa blessure, quitter son bataillon que sa présence électrisait ; il lança ses troupes en avant, traversa la rivière des Pères, sous le feu de l'ennemi, et, au milieu de difficultés sans nombre, il réussit à faire sa jonction au Presbytère avec le deuxième bataillon, toujours poursuivant les rebelles, les refoulant devant lui et les rejetant vers leur centre, à d'Anglemont. De son côté, Gaston de Foissac, obéissant aux ordres qu'il avait reçus du général en chef, avait pris une vigoureuse offensive. L'apparition subite des grenadiers français en haut des mornes causa un instant de stupeur parmi les noirs ; ils comprirent instinctivement que, cette fois encore, la victoire leur échapperait. Gaston de Foissac se mit bravement à la tête de ses troupes, et se lança à la baïonnette contre un retranchement formidable défendu par plus de six cents noirs. Ignace était accouru en toute hâte prendre le commandement de ce poste. Le mulâtre avait une revanche à prendre de ses terribles défaites de la Grande-Terre ; il était résolu à ne pas reculer d'un pas ; à se faire tuer sur le retranchement même, plutôt que de subir un nouvel échec. Bientôt les ennemis se joignirent. Gaston de Foissac se tenait à la tête des siens, suivi par le vieux Chasseur qui ne le quittait point. Le brave Chasseur de rats faisait une rude besogne, avec son long fusil de boucanier, dont chaque coup abattait un homme. Deux fois les grenadiers français couronnèrent le retranchement, deux fois ils furent rejetés en arrière. Leur rage était extrême d'être si longtemps tenus en échec ; une troisième fois ils s'élancèrent dans le retranchement, où ils réussirent enfin à prendre pied. Ignace semblait se multiplier ; il était partout à la fois, gourmandant les uns, excitant les autres, faisant passer dans l'âme de ses compagnons l'ardeur qui l'animait. Le mulâtre accomplissait des prodiges de valeur ; il était dans son véritable élément, se jetant au plus épais de la mêlée, se délectant de carnage avec des rires de tigre à la curée ! Seul il soutenait la défense, en excitant jusqu'à la frénésie le courage de ses compagnons. Bien que les Français eussent pris pied dans le retranchement, grâce à l'énergique initiative du capitaine Ignace, le combat se maintenait cependant avec des chances presque égales ; les grenadiers, contraints à l'immobilité, se débattaient au milieu d'une horrible mêlée corps à corps. Il fallait à tout prix en finir ; les noirs recevaient incessamment des renforts, tandis que les Français, au contraire, malgré leurs efforts surhumains, sentaient leurs forces s'épuiser. Tout à coup, Gaston de Foissac se lança comme un lion sur Ignace, et le souffleta du plat de son épée. Le mulâtre poussa un rugissement de rage et se jeta à corps perdu sur le jeune homme. Celui-ci l'attendait de pied ferme ; il y eut alors entre les deux ennemis un combat terrible de quelques minutes, pendant lequel les deux adversaires accomplirent des prodiges d'adresse et de courage. Soudain le mulâtre jeta un cri de joie et se fendit à fond sur Gaston ; mais celui-ci, froid et calme comme dans une salle d'armes, le reçut bravement la pointe au corps. Au même instant, Ignace roula sur le sol. Le Chasseur de rats lui avait fracassé le crâne. – Oh ! pourquoi avez-vous fait cela ? lui dit le jeune homme avec reproche. – Parce que cet enragé vous aurait tué ! Et, ajouta-t-il avec intention, vous l'auriez laissé faire, et c'eut été un suicide ! Le jeune homme rougit ; il ne répondit pas et se lança au plus épais de la mêlée. – Ah ! murmura-t-il à part lui, il ne sera pas toujours là pour m'empêcher de mourir !… la bataille n'est pas finie encore ! Cependant la mort d'Ignace avait jeté une panique générale parmi les défenseurs des retranchements ; sans chefs désormais, ils n'essayèrent pas de prolonger plus longtemps une défense inutile ; ils abandonnèrent les retranchements en toute hâte, les laissèrent au pouvoir des Français, et ils se mirent en retraite sur l'habitation d'Anglemont, poursuivis de près par les grenadiers, lancés contre eux au pas de course par Gaston de Foissac qui s'était, avec une ardeur fébrile, remis à leur tête. Sur les autres points, le combat se maintenait encore avec des avantages marqués, il est vrai, pour les Français, mais qui étaient loin d'être décisifs pour le résultat final de la bataille. Les troupes rencontraient des difficultés bien plus grandes encore qu'elles ne l'avaient supposé ; cependant l'élan était donné, rien n'arrêtait les soldats. La réserve des grenadiers, commandée par le capitaine Crabé, avait tenté une diversion très utile, en essayant d'arriver au poste de Guichard, encore au pouvoir des rebelles, par le morne Constantin ; cette tentative ne réussit pas ; le but que se proposait le capitaine Crabé était impossible à atteindre ; cet officier eut un cheval tué sous lui ; tous les soldats qui se présentèrent de ce côté furent tués sans même avoir pu tirer un seul coup de fusil. Par ordre supérieur, les grenadiers reculèrent ; ils renoncèrent à une attaque dont le succès même, n'eût point compensé les pertes énormes qu'il aurait causées. Seulement, le général en chef acquit la certitude, que l'ennemi ne tenterait pas d'effectuer sa retraite de ce côté, parce que les grenadiers étaient en mesure d'empêcher le passage aussi vigoureusement que les rebelles l'avaient défendu du bord opposé, et avec les mêmes avantages. De plus le général en chef, assuré que le poste de Guichard ne pourrait pas manquer d'être écrasé par les forces imposantes des deux bataillons du 66° réunis au Presbytère, dont les hauteurs atteignaient presque le niveau de l'habitation d'Anglemont, résolut de se mettre à leur tête et de brusquer l'attaque du quartier général des rebelles. Il était onze heures du matin. Le général Richepance accorda aux troupes un repos d'une demi-heure, pour manger un morceau à la hâte, et boire un coup d'eau-de-vie. À onze heures et demie, le rappel fut battu sur toute la ligne, les troupes se massèrent et, au cri de : En avant ! elles marchèrent en colonnes sur d'Anglemont. La véritable bataille allait enfin commencer. Il fallait, pour atteindre le dernier refuge des noirs, refuge considéré comme inexpugnable, passer deux ravins dont les bords s'élevaient à pic à plus de cinquante pieds, gravir des pentes abruptes, escalader des parapets garnis d'artillerie, en combattant à chaque pas des hommes qui, n'ayant plus d'autre alternative que la victoire ou la mort, déployaient pour se défendre une intrépidité qu'on ne pouvait s'empêcher d'admirer. Depuis cinq heures du matin, les troupes françaises ne s'avançaient le long de ces mornes menaçants qu'en livrant un combat à chaque pas et franchissant des obstacles impraticables pour toutes autres que ces troupes d'élite, et pourtant, après plus de six heures de luttes désespérées, soutenues avec une fermeté et un entrain irrésistibles, tout restait à faire encore, puisque d'Anglemont n'était pas pris. C'est que là, dans cette habitation, véritable forteresse, s'étaient concentrées toutes les forces vives de l'insurrection ; là battait réellement le cœur de la révolte. Delgrès, fier, calme, intrépide, les regards pleins d'éclairs, la bouche railleuse, se tenait debout, immobile, menaçant, l'épée à la main, sur le faîte des retranchements, écoutant les bruits qui montaient du fond des savanes, couraient le long des pentes et, répercutés par les échos, arrivaient enfin jusqu'à lui, comme les roulements sinistres d'un tonnerre lointain. Pendant que le général en chef attaquait de front l'habitation d'Anglemont, Gaston de Foissac s'élançait de son côté à la tête de ses grenadiers. Les noirs étaient enveloppés de tous les côtés à la fois. Il leur fallait vaincre ou mourir. Ils attendaient, froids, résolus, impatients de commencer cette lutte suprême. Les colonnes d'attaque s'avançaient fièrement, l'arme au bras, au pas ordinaire, contre les retranchements. Pendant plus d'un quart d'heure, un siècle dans un pareil moment, elles bravèrent une pluie de balles et de mitraille, sans pouvoir ou plutôt, sans daigner y répondre. Rien ne les arrêtait ; elles serraient les rangs, c'était tout. Elles atteignirent ainsi le pied des retranchements. Sur un mot du général Richepance, souriant au milieu de la mitraille qui semblait lui former une auréole, les soldats électrisés s'élancèrent au pas de course aux cris mille fois répétés de : Vive la République !… En avant ! En avant ! » En quelques secondes les retranchements furent envahis et les soldats bondirent comme des tigres au milieu des noirs. Mais ceux-ci se ruèrent sur eux, les rejetèrent en dehors et les poignardèrent à coups de baïonnette. Les Français, refoulés, revinrent à l'assaut avec des rugissements de rage. ble. Aucun des noirs ne reculait ; tous voulaient mourir ! Il y eut alors une mêlée affreuse, une boucherie épouvanta- Ils se prenaient corps à corps avec les soldats, les étreignaient comme des serpents, les déchirant avec les ongles et les dents en poussant des cris d'hyène. La masse des combattants vacillait sur elle-même, comme fouettée par un vent de mort, sans reculer, sans se disjoindre. Ceux qui tombaient, étaient aussitôt remplacés par d'autres plus furieux, plus acharnés encore ! Les blessés eux-mêmes, foulés aux pieds et à demi étouffés sous les pas des combattants, essayaient de se soulever pour continuer encore cette lutte désespérée ! Le carnage était horrible, sans nom ! Tout à coup, les rebelles, décimés, à bout de forces, accablés par le nombre, firent un pas en arrière ; la victoire leur échappait. Les retranchements étaient pris ! Les noirs firent retraite sur l'habitation. Les Français se mirent à leur poursuite. L'habitation d'Anglemont rayonnait, elle était ceinte d'une triple couronne d'éclairs. que. On se battait à chaque porte, à chaque fenêtre, avec une rage indicible ; enfin l'habitation fut envahie de tous les côtés à la fois ; les noirs reculèrent sans cesser le combattre ; les FranLes rebelles combattaient toujours avec un courage héroï- çais se précipitèrent dans l'habitation avec des hurlements de joie. – Vive la liberté ! s'écria Delgrès d'une voix stridente qui domina le fracas du combat. – Vive la liberté ! répétèrent les noirs en bondissant une dernière fois sur leurs ennemis. Tout à coup une épouvantable détonation se fit entendre. La terre trembla sous les pieds des combattants ; une immense gerbe de feu s'élança dans les airs ; un nuage horrible formé d'une poussière sanglante, de corps humains affreusement mutilés et de débris de toutes sortes, informes et sans nom, voila pendant quelques minutes l'éclat du jour ! D'Anglemont venait de sauter !… Delgrès avait tenu son serment. Plutôt que de se rendre, il s'était enseveli sous les ruines de son dernier refuge ! Plus de trois cents des siens avaient sauté avec lui, mais ils n'étaient pas morts sans vengeance : près de quatre cents Français, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre d'officiers et notamment Gaston de Foissac, avaient été tués par l'explosion ! Cette effroyable catastrophe frappa les assistants de stupéfaction et de terreur. Un horrible gouffre, fumant encore, s'était ouvert là où était quelques instants auparavant l'habitation d'Anglemont. Amis et ennemis cessèrent le combat, comme d'un commun accord. D'ailleurs la bataille était terminée ; la rébellion, décapitée de ses chefs, était à jamais anéantie. Les quelques bandes peu nombreuses, éparpillées dans les mornes, sous les ordres de Codou, de Palème et de Noël Corbet, les seuls chefs survivants, n'étaient plus considérées comme des rebelles, ni même des révoltés ; c'étaient des brigands, des nègres marrons. Il ne fallait plus d'armée pour marcher contre eux et les vaincre, quelques soldats coloniaux suffirent à cette triste besogne : Le 20 prairial an X, c'est-à-dire douze jours après l'effroyable coup de tonnerre d'Anglemont, par lequel avait été si tragiquement terminée l'insurrection des noirs de la Guadeloupe, le général Richepance épousa à la Basse-Terre Mlle de la Brunerie. Le général se hâtait d'être heureux ; peut-être avait-il le pressentiment que son bonheur n'aurait que la durée d'un météore et que la mort horrible, qui, trois mois plus tard, devait l'enlever si brusquement à ses rêves de gloire et d'avenir, étendait déjà sa main glacée sur lui. Les deux époux rayonnaient de joie et d'espoir. Au milieu de la foule qui se pressait curieusement sur leur passage, se trouvaient deux de nos anciennes connaissances : mamzelle Zénobie, la jolie mulâtresse, et maman Suméra. – Ah ! qu'elle est belle ! qu'elle est heureuse ! s'écriait avec admiration mamzelle Zénobie en regardant la jeune mariée. – Eh ! eh ! ma mignonne, fit en ricanant maman Suméra, les apparences sont souvent trompeuses ! Regarde, ajouta-t-elle en désignant la jeune femme de son doigt décharné, cette belle mamzelle-là était aimée par trois jeunes hommes beaux et riches, deux sont morts là-bas à d'Anglemont, je vois le linceul de celui-ci sur sa poitrine, il mourra bientôt, elle le tuera aussi ; pauvre monde ! La vieille poussa tout à coup un cri de douleur et de colère ; la crosse d'un fusil venait de tomber lourdement sur ses gros pieds. – Hors d'ici, sorcière maudite ! s'écria le Chasseur de rats, avec un regard étincelant ; va croasser plus loin, vilain corbeau ! Maman Suméra s'enfuit en hurlant et en boitant. Cet incident passa inaperçu ; cependant cette prédiction devait s'accomplir. Le Chasseur s'éloigna d'un air pensif en hochant tristement la tête. Renée ignorait la mort de Gaston, elle ne la connut jamais. Richepance avait exigé que le général Pélage fût son premier témoin ; le Chasseur de rats fut le second. Une autre union fut célébrée en même temps que celle du général en chef de l'armée française ; le comandant de Chatenoy épousait Hélène de Foissac. Comme tout le monde à la Guadeloupe, la jeune fille ignorait la mort de son frère ; elle le croyait parti pour l'Europe, avec une mission du général Richepance. Arrêtons-nous à ce tableau d'un bonheur si chèrement acheté. Laissons l'avenir, trop prochain, hélas ! l'envelopper de ses sombres voiles. Devant tant de joie et d'espérance, ce serait presque un crime de les soulever ! Gustave Aimard – Jules Berlioz d'Auriac LES PIEDS FOURCHUS (1866) CHAPITRE PREMIER UN MYSTÈRE Les nombreuses superstitions qui régnaient dans la Nouvelle-Angleterre, avant la guerre de l'indépendance, ont survécu dans beaucoup de contrées. Malgré le progrès de la civilisation, elles maintiennent leur empire sur l'inculte population des frontières. Si l'on eut consulté l'almanach, le printemps était arrivé ; mais on pouvait se croire en plein hiver dans le District du Maine, si l'on regardait les neiges entassées sur les montagnes, les glaces flottant sur les cours des rivières, sur les ondes paisibles des lacs ; l'horreur sombre des brouillards serpentait jour et nuit sur les montagnes, l'âpre concert des tempêtes rugissait dans les grands bois, le désert était sillonné par les tourmentes. Au lieu de l'aubépine joyeuse, des fleurs de mai, des jeunes pousse de l'Érable à sucre, on voyait partout un blanc manteau de neige : c'était la joie des enfants, qui, peu soucieux de la saison, bâtissaient des maisons fondantes, se lançaient des boules faciles à briser, glissaient, tombaient et se poursuivaient joyeusement, se lançant en l'air leurs chaudes haleines qui formaient de petits nuages éphémères. Cependant, à l'hôtellerie de l'Oncle Jerry, nonobstant nuages et tempêtes, se faisaient de merveilleux préparatifs de noces. Tous les voisins du New-Hampshire et du Vermont, à quarante milles à la ronde, étaient prévenus qu'on ne pouvait manquer un tel rendez-vous, les sentiers fussent-ils rompus, les passages des montagnes interceptés, les ruisseaux débordés : jamais pareille assemblées n'aurait été vue, depuis l'inauguration de la nouvelle église. Confortablement installée à la cime d'un « bon et honnête coteau », la vieille maison était vaste mais laide : on y trouvait toutes les dépendances qu'exige la paisible installation du voyageur : écurie, remises, étables, bassins, et jusqu'au grand banc de pierre où l'on se repose au soleil tout y était au grand complet. Et elle n'était pas trop grande lorsqu'on y célébrait une noce, une fête militaire, une réunion de trappeurs, ou lorsque quelques amis éprouvaient le besoin d'être en compagnie de l'Oncle Jerry. On l'appelait souvent le « Brigadier » ; d'autres le surnommaient le « Quadrumane ». Ce dernier sobriquet faisait allusion à sa stature gigantesque et à sa force prodigieuse ; c'était une flatteuse assimilation avec l'orang-outang, ce terrible hôte de l'Afrique centrale. Il faut convenir qu'avec ses deux mains il faisait l'ouvrage de quatre, malgré son grand âge, qu'il s'agît de labourer, charpenter, bûcheronner ou boire. Tout voyageur passant dans un rayon de cinquante milles venait rendre visite à l'Oncle Jerry ; on installait chez lui mulets, chevaux, voitures, femmes, filles ou sœurs ; et cela sans gêne ; il suffisait de lui dire « s'il vous plaît ! ». Le Brigadier objectait-il que son auberge était remplie, on restait quand même ; on campait dans les cours, dans les greniers à foin, dans les magasins de paille ; les couvertures de chevaux servaient de tente ; il y en avait qui couchaient sous le manteau de la vaste cheminée. Souvent des personnages qu'il n'avait jamais vus, qu'il ne devait jamais revoir, venaient gravement s'attabler chez lui, comme usant d'un droit indiscutable, et disparaissaient sans dire merci. Le vieux bonhomme, quoique né quaker, était connu pour le méthodiste le plus hospitalier de la contrée ; de plus, il était un peu magistrat, ses portes étaient toujours ouvertes même pour le vagabond le plus délabré. Tout ce monde là allait et venait, non-seulement sans lâcher un mot de ses affaires, mais encore sans se laisser voir pour ainsi dire, et ordinairement sans faire connaître son nom. On pouvait reconnaître des « friends », se rendant au « meeting » le plus proche, ou à quelque marché : des « méthodistes », prêcheurs en plein air ; des étrangers qui avaient entendu parler du sire Jérémiah, et qui venaient vérifier de leurs propre yeux, le point intéressant de savoir si tout était gigantesque comme on le disait, l'hôte et l'hôtellerie. L'Oncle Jérémiah était né quaker, ainsi que nous l'avons dit, dans les environs de « Porchmouth » (Portsmouth). Nous avertissons le lecteur que cet homme considérable avait un faible, consistant à prononcer l'anglais comme un flamand ou un allemand : il aimait à « germaniser » dans le langage. Sa patrie, néanmoins, était le New-Hampshire : ayant épousé, en premières noces, une jeune et jolie méthodiste, pour lui plaire il se lança dans les affaires de milice qui l'entraînèrent si loin qu'il fallut quitter le pays. Sans proférer une plainte, sans dire mot, le Brigadier prit délicatement sa chère petite femme sous un bras, sa petite malle sous l'autre, et disparut aussi soudainement et aussi mystérieusement que si la terre l'eut englouti comme les fils d'Éliab : son départ devint une légende chez les méthodistes. Toute une génération grandit et vieillit sans avoir reçu de ses nouvelles ; à la longue, on finit par ne plus s'en occuper ; le bruit courait qu'il avait émigré du côté de l'Est est que là, il dirigeait une grande et belle ferme du District du Maine ; on disait encore qu'il s'était établi près de la baie des Français, où il avait épousé une seconde, peut-être une troisième femme beaucoup plus jeune que lui. On faisait encore, sur son compte, les commentaires les plus étranges et les hypothèses les plus mystérieuses ; et plus d'un esprit faible se sentait effrayé en l'approchant : sans doute, ses larges épaules et sa nature colossale étaient de nature a inspirer des sentiments sérieux et circonspects. Cela n'empêchait point les curieux de chuchoter sur lui de le comparer au JuifErrant, et même, « en vérité » de se demander s'il ne serait point le Juif-Errant en personne. Car avait-il ou non cent trente ans… ? C'est ce qu'on ne pouvait décider… Mais on pouvais croire, d'après ses discours, qu'il avait servi dans la guerre de l'Indépendance ; il pouvait bien avoir vu le siège de Louisbourg, la mort de Montgomery ou celle de Wolfe ; peut-être avait-il connu le père d'Aaron-Burr, et avait-il piloté le fils dans le désert du Nord, sur la route de Kennebec lorsqu'il courait au secours de Montgomery ; il n'était pas impossible qu'il eût été à l'école de Bénédict Arnold ; et sûrement il devait connaître le secret du fameux trésor du Capitaine Kidd. Ce qu'il y avait d'affligeant, c'est que le bonhomme, avec son allure pesante et tranquille, ne disait que ce qu'il voulait, et parfois, après quelques mots bref, regardait ses interlocuteurs dans le blanc des yeux, de façon à les déconcerter. Une fois le ministre tressaillit de joie : il put croire que le Brigadier allait trahir son secret. On parlait d'Ethan Allen et de la prise de Ticonderoga. Les yeux du vieillard étincelèrent, il lâcha quelques phrases indiquant qu'il aurait combattu parmi les « Gars de la Montagne-Verte », aux côtés du terrible Ver- monter lorsque celui-ci foudroya le commandant par la réponse commençant ainsi : « Au nom du Dieu tout-puissant et du Congrès Continental… ». Alors, raconta le Ministre, alors, le vieillard emporté par le feu de ses souvenirs s'oublia un instant… mais pas assez pour satisfaire notre curiosité, et depuis, cela ne lui est plus arrivé. Une chose certaine, c'était qu'il possédait une belle ferme, obtenue à des conditions parfaitement ignorées : de plus, il avait quelque juridiction seigneuriale et judiciaire on ne savait pourquoi : cela faisait également chuchoter, et même hausser les épaules. Néanmoins on ne savait rien de clair sur toutes ces matières, malgré la persévérance canine que la meute des curieux mettaient dans ses recherches. En définition, l'Oncle Jerry était plutôt craint qu'aimé : cependant comme habituellement il disait ce qu'il pensait, il faisait ce qu'il disait, on ajoutait foi à ses paroles. D'autres part il n'inquiétait personne pour opinion politiques ou religieuses, laissant chacun libre comme il voulait l'être lui même : il resta donc en bon termes avec les « Amis » qui lui pardonnèrent ses deux ou trois mariages, et le traitant toujours comme l'un des leurs, continuèrent de l'appeler « Jérémiah ». De tout cela il résulta que l'Oncle Jerry était en butte à tous les désagréments qu'éprouve un chef de taverne, sans y joindre les bénéfices d'un seigneur. Mais, tout plein de courtoisie chrétienne, et conciliant par nature, il faisait tout à tous, pourvu qu'on ne l'ennuyât pas trop : gardant son chapeau sur sa tête, dans sa maison ; disant tu et toi avec les quakers, quelque fois même avec sa femme. D'ordinaire il affectait de parler le langage du peuple, et quelque fois il en faisait usage avec une verve et une saveur toute martiale. Et maintenant supposons le rideau levé. La famille est à table se disposant au repas ; l'Oncle Jerry est plongé dans un vaste fauteuil en cuir ; un bol plein de lait et de rôties de pain noir grillé est devant lui ; et devant lui sur un réchaud bouillonne une grande mesure de cidre ; un plat de pommes cuites complète la symétrie du service. À côté du Brigadier est immense échiquier garni de ses pions, comme si un partenaire était attendu. Et en effet, il ne craignait personne au « noble jeu », dans tout le voisinage on savait bien que l'honorable « squire » n'avait pas encore trouvé son homme. Autour de la cheminée qu'illumine un feu pétillant, sont rangés des bancs en bois, des blocs en troncs d'arbres servant de tabourets aux enfants, et une armée d'ustensiles de ménage. Au coin du foyer est assis un grand jeune homme, au visage pâle et sérieux, aux long cheveux, boutonné jusqu'au cou comme un prédicateur méthodiste ; il est tellement absorbé dans la contemplation d'une ardoise toute griffonnée et d'un gros livre, qu'il reste complètement étranger à la conversation. Un peu plus loin de l'âtre est une jeune femme aux longs et abondants cheveux noirs, aux yeux brillants, mais au sévère visage ; autour de sa bouche se joue une espèce de sourire sarcastique, déplaisant, et triste. Son pied tient en respect un rouet à filer, pendant qu'elle dispose une botte de lin autour de sa quenouille. À côté d'elle est assise la Tante Sarah Hooper, ou la grand'mère comme on l'appelle ; devant la vénérable matrone est un baquet plein de pommes qu'elles pèle et coupe en morceaux pour faire une marmelade. Le plancher, soigneusement sablé, frotté, balayé, balayé artistement avec un balai de ciguë combiné à cette intention, offre à l'œil les dessins onduleux d'une petite mer agitée, tant le sable a été semé avec symétrie. Cette mosaïque du balai est du der- nier genre et du suprême bon goût ; la gentilhommerie du voisinage a adopté cette mode. Deux ou trois brassés de sapins résineux, mélangés à d'autres broussailles toutes incrustées de neige et de glace, sont empilées dans un coin. Au dehors, gronde la tempête qui ébranle le vieil édifice jusque dans ses fondations ; une neige fine et serrée crépite sur les vitres, on dirait la grêle ou des coups de becs d'oiseaux. Il fait bon de se pelotonner au coin de ce bon feu brillant et chaud dans cette cuisine bien close, sous ce toit hospitalier. Toute la famille était depuis quelques moments dans un profond silence, lorsque, dans le vestibule, s'élevèrent soudain des clameurs confuses suivies d'un tumulte extraordinaire. Le Brigadier sauta sur son siège, et poussa une formidable interjection ; son petit banc roula au loin sur le plancher. – Ho ! là ! Ho ! qu'est-ce qu'il y a encore par là ?… grommela-t-il ; je croyais les enfants couchés depuis au moins une demi-heure. – Voyez ça vous même, mon mari ! ils ne m'écoutent pas, moi, répliqua la Tante Sarah, en activant son fuseau d'une main, pendant que de l'autre elle rajustait ses lunettes ; oh ! les méchantes petites pestes ! ! – Boule de neige, grand'Man, crièrent plusieurs petites voix fraîches et animées ; en même temps, avec de bruyants éclats de rire, une demi douzaine de diablotins des deux sexes firent irruption dans la salle. – Merci de nous ! s'écria la jeune femme aux cheveux noirs, que faites vous donc ? Par la porte grande ouverte, la troupe turbulente poussait avec grands efforts une masse énorme, statue de neige glissant sur ses pieds comme sur des traîneaux. Le colosse effleura en passant les lunettes de la grand'mère ; donna un soufflet sur la joue de la jeune femme occupée à garnir de pommes une large étagère, et vint s'abattre tête première sur le jeune homme qui, depuis une heure, s'exténuait à dessiner aux méchantes clartés d'une branche fumeuse de pin. La maison trembla sous cette chute, de la cave au grenier ; l'ardoise, chargée de scientifique hiéroglyphes, tomba par terre et se brisa malgré son cadre aux coins argentés ; le livre vola dans les cendres ; un nuage de vapeur et de neige obscurcit l'air : le fragile chef-d'œuvre venait de se briser en mille morceaux. La jeune femme recula en poussant un faible cri ; le jeune homme ne dit rien, ne fit même pas un geste d'impatience ; il se contenta de regarder avec un triste sourire les débris lamentables de sa pauvre vieille ardoise ; il se hâta de ramasser trois ou quatre feuillets, qui échappés de son livre, volaient vers le feu. Néanmoins un éclair fugitif s'était allumé dans ses yeux, mais il avait aussitôt disparu, plus éphémère qu'une étincelle. – Qu'est-ce donc encore ? s'écria la Tante Sarah, voyez ce que vous avez fait, petits fléaux ! Voyez ! affreux polissons ! Voyez ! race endiablée ! les figures de Master Burleigh sont toutes éclaboussées, et son ardoise et perdue ! Le jeune homme releva la tête, sans faire attention aux ruines éparses du « bonhomme de neige » ; ses grands yeux expressifs se fixèrent sur la jeune femme avec inquiétude : celle-ci répondit par un sourire, et regarda la porte entr'ouverte comme si elle se fût attendue à voir entrer quelqu'un. – N'y pensons plus, Tante Sarah, dit-il d'une voix basse et douce, en rejetant en arrière sa belle chevelure noire, d'un mou- vement de tête ; la pauvre ardoise avait vu de meilleurs jours avant d'arriver en ma possession. – Ton père s'en était servi longtemps, hein ? demanda l'Oncle Jérémiah. – Oui ; et… et… il se servait du vieux Pike, murmura le jeune homme d'une voix émue en détournant son visage de la lumière. Le « Spire » hocha la tête en signe d'assentiment ; la Tante Sarah poursuivit : – Mais, le vieux Pike est hors de service, Master Burleigh… Et ôtant ses lunettes elle les essuya avec componction. – C'est vrai ; soupira le maître d'école partageant l'émotion de la bonne Tante Sarah… J'aimais cette ardoise parce qu'elle avait servi à mon père. Ces derniers mots furent dits d'une voix tremblante. La jeune femme quitta son rouet, et s'approchant de lui, posa sa main sur son épaule : un douloureux sourire lui répondit. – Et tu as raison, Iry Burleigh, répliqua le Brigadier, car ton père était fameux aux échecs, au trictrac, à tous les jeux ; je n'ai jamais vu son pareil. – Et son écriture ressemblais à l'imprimé, continua la Tante Sarah ; Iry est la vivante image de son père… je m'en souviens… il me semble le voir au lutrin, avec sa superbe, longue et soyeuse chevelure, avec ses grands yeux solennels, et son allure sérieuse. Le maître d'école avait recueilli les débris de l'ardoise, il s'exerçait patiemment à les rajuster l'un à l'autre ; quand il eut fini, il les contempla en silence. Tout-à-coup, un tumulte extraordinaire s'éleva dans l'escalier, des cris et des trépignements troublèrent la conversation ; un bruit semblable se fit entendre dans les chambres de l'étage supérieur ; enfin le même tapage se reproduisit dans le cellier, puis dans le grenier à fourrages. Le Brigadier échangea un regard avec sa femme ; le maître d'école avec la jeune femme, mais personne ne bougea. – Femme, va donc voir ce qu'il font encore, dit le Brigadier. – Que n'y vas-tu toi même ? Après tout, ce ne sont pas mes enfants ; ils me rendent la vie malheureuse ! je le déclare, quelques fois je ne sais si je marche sur mes pieds ou sur ma tête. – On s'y fait avec le temps, femme. – Oh ! jamais, jamais ! Je pense qu'ils sont écervelés ! – Pooh ! Pooh ! fit le Brigadier en se renversant sur son fauteuil avec un rire caverneux plus semblable au glouglou d'une énorme bouteille qu'à la voix humaine. Quand il eut donné cours à son hilarité, il trouva bon de commencer ses préparatifs pour se mettre au lit, et déboutonnant son pantalon étala autour de sa vaste personne, sa longue et ample chemise : puis, il déboucla ses jarretières. Alors, douillettement étendu sur son siège, il promena lentement autour de lui ses yeux bleus-clairs, enfin il les fixa sur la jeune femme d'une façon significative, comme s'il y avait eu un moyen mystérieux de correspondance entre eux. Elle rougit faiblement et regarda Burleigh par dessus son rouet ; mais en rencontrant ses yeux, elle détourna ses regards avec une sorte de tressaillement, comme si elle eut été mécontente d'elle-même. – Encore ! Les voilà encore ! s'écria la Tante Sarah, personne n'ira donc pas voir ce qu'ils font ? Lucy, mon enfant, voulez-vous ?… avant qu'ils mettent la maison sans dessus dessous. Lucy se leva en sursaut, et renversant une lourde chaise, courut à la porte d'entrée, suivie du Brigadier qui marchait les mains sur les hanches, par rapport à ses rhumatismes, disait-il, et qui la poursuivait de son œil malin. Il était facile de deviner à ses lèvres plissés, à l'allure tourmentée de son chapeau écrasé d'un coup de poing sur l'oreille, que l'Oncle Jerry ne détestait pas le bruit, et ne partait en guerre que pour la forme, c'est-à-dire pour apaiser la grand-mère : au fond, les instincts égrillards de sa progéniture lui agréaient fort. S'il eut été maître de la situation, il en aurait fait tout juste pour satisfaire sa femme, et enhardir les gamins sans quitter son fauteuil où il aurait piétiné un instant, il aurait mis son chapeau de travers, roulé de gros yeux ; puis il aurait ri, à laisser rouler ses béquilles sur le plancher : tout cela au grand scandale de Watch le vieux chien de garde blotti dans les cendres. Mais Lucy et le Brigadier arrivèrent trop tard : à leur approche les enfants avaient dégringolé l'escalier, criant, riant, se culbutant, les mains pleines de neige. Dans le corridor, il y avait deux ou trois sentiers neigeux attestant que cette petite racaille y avait passé, les uns pieds nus, d'autres en sabots, les poches pleines de provisions fondantes qui s'étaient semées en route, mais que faire ? le mal était accompli ; dans leur fuite, les petits scélérats avaient emporté jusqu'à leur lit. – En vérité ! dit la Tante Sarah, à la vue de tout ce criminel dégât, je ne supporterai pas cela plus longtemps. Je vais mettre demain toute cette vermine à la porte. – Oh ! tu ne voudrais pas, mère ! – Je ne voudrais pas ! oui-dà ! vous le verrez ! vous le verrez ! Brigadier Hooper. Le vieux Squire savait bien à quoi s'en tenir sur ce point ; il connaissait l'excellent cœur de sa bonne femme : bien crier, bien oublier, c'était ça, et tout était pour le mieux. – Oh ! Seigneur ! encore ! cria-t-elle une dernière fois, peu d'instant après que tout le monde fut rentré dans la cuisine, Lucy, courez là-haut, chère, parlez-leur, couchez-les, dites-leur d'être de gentils enfants, et de ne pas faire mourir leur pauvre grand-mère de chagrin. Lucy partit de nouveau, tirant derrière elle un peloton de laine bleue : le petit chat trouva bon de quitter la place où il se rôtissait à loisir, pour faire des farces avec ce jouet imprévu : Watch ne vit point cela de bon œil ; quoique ayant beaucoup vécu, il n'aurait jamais eu la faiblesse de commettre une telle inconvenance ; se bien chauffer, le nez entre ses deux grosses pattes de devant, telle était sa préoccupation sincère. Lucy en arrivant au grenier trouva les enfants dans un étrange pêle-mêle, l'un avait les pieds sur l'oreiller ; deux autres étaient en croix sur le bord du lit ; tous affectaient d'êtres plongés dans un profond sommeil, ronflant, soufflant à qui mieux mieux. Ils s'étaient fourrés dans le premier lit venu, dans leurs plus bizarres accoutrements : le plus jeune, vêtu d'une chemise en flanelle jaune avait étalé sur le traversin ses petits talons rouges et humides ; tout en suçant avec ardeur son pouce mouillé, il pétrissait une boule de neige pour en faire un bonhomme ; mais il ne pouvait réussir. Les filles avaient jeté leur dévolu sur les deux meilleurs lits des plus belles chambres, et s'étaient disposées pour la nuit, en apparence du moins : jupons, casaques, tout était éparpillé sur une commode ; mais, sur les couvertures, on avait façonné sournoisement des tartes, des pâtés, des gâteaux de neige, et on attendait qu'ils fussent cuits pour les manger. Tout ce joyeux petit peuple ne s'inquiétait guère du vent furieux qui faisait frissonner la maison, gémir les volets, grincer la girouette ; pendant que les grand sapins balançaient leur longues tiges sifflantes, que la neige brillante argentait montagnes et vallées, chaque enfant était si absorbé dans ses graves manipulations de neige, qu'il ne prenait garde qu'au bruit sourd de la porte, la porte de Tante Sarah, et aux bonds triomphants du voisin dans son lit. Il suffisait à ces jolies petites créatures d'être couvées par l'œil paternel, dans une bonne chambre close ; avec une fête, une noce ! en perspective, pendant laquelle tout serait en l'air dans la maison. Bien sûr ! ils allaient s'en donner à cœur joie ! on taquinerait le cousin Luther, Hooper, la Tante Loo-Loo, le vieux Watch, ce cher vieux Watch, et le reste de la famille. Et puis, quel bon temps on allait avoir avec les jeunes veaux, les petits agneaux ! avec les pommes d'hiver, les noix, les gâteaux, les flans, les fritures, et mille autres bonne choses ! – « Oh my » – sans compter les culbutes dans la neige, les rondes autour du poulailler et de ses œufs, les glorieuses dégringolades sur les meules de foin, depuis le toit jusqu'à terre. Après l'orage, il y aurait de la glace, et on irait en traîneau, du sommet de la colline jusqu'à la rivière, franchissant comme une flèche, troncs d'arbres, clôtures, broussailles, sans respirer, sans prendre haleine. Oui, elles étaient trop occupées ces petites têtes pour penser à autre chose. – Gamins ! polissons ! – Grand-mère ! ce n'est pas moi ! criaille la troupe remuante, en se fourrant au hasard dans les lits, comme une nichée de poulets effrayés. – Au lit ! méchante race ! au lit, de suite ! dit sévèrement Lucy en tirant les couvertures et jetant par terre leur chefd'œuvre de neige. – Ah ! très-bien ! voyez ce que vous faites, dit l'aînée en se couvrant la tête avec les draps : je vous déclare que vous devriez rougir de vous-même, cousine Loo ! voilà sur le plancher nos gâteaux, nos tourtes glacées, nos brioches ! c'est joli ce que vous avez fait là ! – Pas un mot de plus, Jerutha Jane Pope, répondit la cousine Loo, ayant peine à garder son sérieux lorsqu'elle entendait cette grande fille prendre ainsi la chose sur un ton grave ; si je vous entends encore j'amènerai grand'mère. Ah ! voilà grandpère lui-même ! il écoute en bas. Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de vous tenir tranquilles. Un coup de sifflet aigu arrivé de l'escalier, suivit des pas pesants de grand'père, produisit un effet magique. Les chuchotements s'éteignirent, tout rentra dans le silence et l'immobilité. La cousine Loo descendit triomphante pour raconter son succès et s'asseoir auprès d'une corbeille de pommes qu'elle préparait pour le marché. CHAPITRE II QU'EST-CE QUE C'ÉTAIT ? L'Oncle Jerry se renversa confortablement dans son fauteuil, plaça ses béquilles à ces côtés, quitta son large chapeau de quaker, et se mit à dénouer le ruban blanc qui réunissait par derrière ses longs cheveux argentés, une réminiscence de la vieille passion militaire. Tout-à-coup dans la pièce voisine, s'éleva le tintement d'une vieille horloge, silencieuse depuis plus de douze mois… un, deux, trois… puis un long silence… un, deux, trois… encore une pause… un… et ce fut fini. Ce carillon inattendu était si grinçant, si bruyant et tellement sinistre, que chacun leva la tête, et regarda avec étonnement du coté où pareil bruit venait de surgir. – Sept seulement ! fit l'Oncle Jérémiah en sortant de sa poche un oignon de type antédiluvien : pourquoi le vieil horloge parle-t-il ainsi, après avoir était muet si longtemps ? Je pense qu'il a perdu l'esprit. – Moi aussi, dit la Tante Sarah ; je ne l'avais point entendu bavarder ainsi depuis le jour où nous avons enterré la femme du ministre qui logeait précisément dans cette chambre ; et vous, Lucy, l'avez-vous entendu… ? – Non, Tante Sarah ; et je suis sûre que, depuis lors, il n'avait pas sonné. – Ouais ! continua l'Oncle Jérémiah ; moi je dis que c'est un peu étrange ! mistress Moody ne mourut-elle pas juste au bout de sept jours, femme ? – Certainement ! au moment même où l'horloge tintait. – Et que dites vous de cela, Master Burleigh ? – Je trouve que c'est une singulière coïncidence. – Mais comment se fait-il que l'horloge sonne après un si long silence ; hein ? – Oh ! les enfants y ont fourré la main, j'ose le dire. – Et moi, je jurerais que Jeruthy Jane Pope a planté son doigt dans le pâté ; elle se trouve toujours mêlée à quelque sottise, dit la Tante Sarah. – Oui ; mais comment arrive-t-il qu'il a sonné juste sept heures ? demanda Lucy. – L'explication est facile, répartit le maître d'école ; l'enfant à lancer la machine dont les aiguilles se trouvaient sur cette heure-là. – Pauvre moi ! pauvre moi ! dit l'Oncle Jérémiah, je suis si éveillé en ce moment, que si je me mets au lit je ne pourrai fermer l'œil. – C'est un fait, père, répliqua sa femme que toute la nuit vous avez été agité ; l'orage a bien su nous tenir éveillés. – Mais, que vais-je faire ? Si le voisin Smith, ou le voisin Hanson étaient plus proches, nous ferions une partie d'échecs : Ha-ho ! ajouta-t-il en bâillant, et jetant une de ses béquilles à terre. À ce bruit inusité le chien leva la tête en grognant ; ensuite il agita la queue mais discrètement, car il ne lui fit frapper que trois coups sur le plancher, trois coups solennels, comme s'il eut répété une leçon donnée par l'horloge. – C'est pitié, Iry, continua le Brigadier, que tu ne saches pas jouer ; toi dont le père était de première force. Le maître d'école sourit. – Peut-être pourrais-tu faire une petite partie, si je te rendais un pion ou deux : hein ? – Non, merci. Je ne reçois jamais de tel avantages : si je joue c'est au pair. – Oh ! oh ! répliqua le vieillard ; je t'entends, tu aimes l'égalité, hein ? Et il tira l'échiquier à lui pour y placer les pions, tout en souriant malicieusement. Master Burleigh se plaça vis-à-vis de lui avec un sérieux imperturbable ; la partie commença. Mais après quelques coups, le Brigadier qui, d'abord, avait jouer négligemment, se mit tout-à-coup à hésiter ; au contraire, son adversaire, après avoir méticuleusement serré son jeu, était arrivé à s'emparer du milieu de l'échiquier ; dès lors il marcha rapidement, serrant de près le Brigadier, sans lui laisser le temps de respirer. De leur côté, la Tante Sarah et Lucy avaient entamé à voix basse une conversation qui s'animait au fur et à mesure que le jeu captivait les deux partenaires. La tempête redoublait de rugissements. Bientôt le Brigadier commença à donner des signes de malaise, il s'agitait sur sa chaise, se pinçait le menton, respirait bruyamment, écartait les jambes, et ne dissimulait point qu'il était mécontent de lui-même. Au moment de jouer, et pendant que son imperturbable antagoniste l'attendait patiemment, il resta en méditation, l'index posé sur un pion, ne sachant qu'en faire, et craignant de l'avancer après avoir changé deux ou trois fois d'avis, il retira vivement la main, renversa d'un coup de pied son petit banc ; après cela il parut respirer plus à l'aise. – C'est à vous de jouer, sir ; dit paisiblement le maître d'école. – Jouer ! où donc ? Ah ! je vois ; mais, suis-je forcé de jouer ? – Certainement ; vous savez qu'on ne souffle pas à ce jeulà. Le Brigadier joua, affectant un air mystérieux et satisfait, en homme content de dresser un piège. Cette mimique aurait presque trompé sa femme, belle joueuse avant son mariage, si en regardant son mari, elle n'avait pas surpris comme un nuage errant sur ses traits inquiets ; elle en conclut qu'il avait de graves appréhensions sur l'issue du combat. En effet, la partie se termina en quelques coups : l'Oncle Jerry n'eut que le temps de se débattre tant bien que mal ; son flegmatique adversaire perdit volontairement deux pions, mais avec les trois qui lui restaient, en rafla cinq au Brigadier vaincu. La Tante Sarah, stupéfaite regarda son mari. – Où diable as-tu pris ce coup-là, Iry ? demanda le Brigadier en tourmentant la grosse chaîne de sa lourde montre, et en se détournant pour éviter le regard de sa femme. C'est le plus beau que j'aie vu de ma vie. – C'est mon père qui me l'a appris, sir. – Je le crois ! oui, je le crois ! ou bien que je sois pendu ! Mais puisque tu joues si bien, comment la passion du jeu ne te tient-elle pas ! – Cela m'épouvante de jouer, sir, j'ai peur de moi. D'ailleurs cela me prendrait beaucoup de temps et interromprait mes études. – Très-bien ! Iry : mais je voudrais avoir le secret de ce coup-là : veux-tu me donner revanche ? – Avec plaisir. Une nouvelle partie recommença : pas un mot ne fut échangé, jusqu'au moment où le Brigadier relevant soudainement le tête, demanda : – Femme, où est donc cette peste de Luther ? je ne l'ai pas vu aujourd'hui. La Tante Sarah reconnut à l'intonation que le jeu n'allait pas au gré du Brigadier ; elle répondit doucement : – Il est allé chercher les bestiaux, père. – Les bestiaux dehors ! par ce temps sombre ! et cette tempête effrayante ? C'est là votre jeu, Iry ? – Non, sir, voilà ; répondit le jeune homme en désignant le pion qu'il venait de mouvoir. – Et quand est-il sorti, mère ? – Au point du jour, murmura Lucy appuyée sur la table, faisant signe à l'Oncle Jérémiah, et fixant les yeux sur Burleigh, qui, la tête dans les mains, attendait qu'il plût au vieillard de jouer. – Oui père, il est sorti avant le jour et depuis lors n'est pas rentré, ajouta la Tante Sarah. – Voilà un coup chanceux, mère ! Le Brigadier regarda sa femme avec une expression comique de perplexité, hésitant à jouer, et roulant un pion entre le pouce et l'index. – Je n'ai point lâché la pièce, Iry, vous le voyez, dit-il. Le maître d'école fit un signe d'assentiment. La Tante Sarah opéra une diversion en faveur de son mari : – Quoiqu'il en soit, les vaches sont dehors par la nuit noire, poursuivit-elle. – Dehors ! la nuit ! Est-ce possible, femme ? qui les a détachées ? Où est Paletiah ? Nulle réponse ne fut faite. – Il n'est jamais là quand on le cherche : jouez-vous Iry, voulez-vous ? – Elles ont passés par la cour des vaches, suivies de toutes les génisses, ajouta Lucy ; après avoir défoncé la clôture, elles se sont dispersées dans les bois. – Elles ont eu une frayeur, peut-être. – Le cousin Luther l'a dit, ajouta Lucy. – Par les ours, peut-être ; dit la Tante Sarah. – Quelle bêtise ! mère ; est-ce que les ours bougent en hiver ? Ce seraient plutôt des loups ; voici le moment où l'on voit par ici le grand loup blanc du Canada. – Le cousin Luther a entendu crier les petits porcs et grogner la vieille truie ; en même temps il s'est fait un tumulte dans la laiterie. Aussitôt il a sauté hors de son lit pour voir ce que c'était ; mais, quand il est arrivé, les vaches, les veaux avaient disparu, il n'était resté que les petits porcs, la vieille truie, les bœufs, Black-Prince et la jument grise. – Et qu'a-t-il fait pour savoir la cause de toute cette frayeur, a-t-il découvert des traces. – Impossible de rien voir, une neige fine et serrée couvrait tout en tombant, d'ailleurs les bestiaux en se débattant avaient piétiné partout : il n'y a eu moyen de rien découvrir. L'Oncle Jerry devint soucieux et pensif : d'un mouvement brusque et qui semblait involontaire, il renversa l'échiquier en bouleversant les pions avec une brusquerie qu'il n'avait jamais manifestée vis-à-vis d'un hôte étranger. Tout le monde le regarda avec surprise ; il resta un instant immobile et rêveur : ensuite, il tirailla sa chaîne de montre, reboucha ses jarretières et se coiffa du surprenant bonnet de ve- lours, qui d'habitude couvrait sa longue et soyeuse chevelure blanche. Au bout d'un instant il redressa sa haute taille et jeta les yeux sur un lourd fusil de la fabrique de Louisbourg, qui suspendu à un gigantesque bois de rennes, décorait le manteau de la cheminée. Cette arme, toujours chargée à balle ou à chevrotines, était constamment en état de faire feu. Ensuite il alla à la fenêtre, sans se soucier de ses béquilles, et regarda d'un air de défi les tourbillons blancs que chassait l'orage. À ce moment, Lucy terminant sa causerie avec Tante Sarah, sortait pâle et inquiète se dirigeant vers l'office. La vieille Sarah fit un signe au maître d'école ; ce dernier se leva aussitôt. Alors, tous deux entamèrent une conversation à voix basse, les yeux tournés vers l'Oncle Jérémiah ; après quelques mots échangés, le maître d'école parut terrifié et devint sombre et triste. Enfin il poussa un long soupir, prit respectueusement la main de Tante Sarah et lui dit d'une voix tremblante : – Je voudrais savoir si c'est bien la vraie pensée de Lucy. – Oui, Master Burleigh ; la pauvre enfant a lutté pendant trois jours pour se donner le courage de vous parler elle-même ; elle n'a pu s'y décider, en présence de ce mariage projeté, après vous avoir vu si tourmenté, et arrivant de si loin ; Elle aimerait mieux mourir, m'a-t-elle dit, que de vous parler de cela ellemême, car elle sait qu'elle vous briserait le cœur. – C'est un grand chagrin pour moi, je vous assure, dit le jeune homme avec amertume, mais il faut que je la voie, Tante Sarah ! il le faut : si son langage confirme vos paroles, je la laisserai en paix pour toujours. Il y a là-dessous un effrayant mystère ; nous ne pourrons l'éclaircir qu'en nous rencontrant face à face. Si Lucy Day était une coquette évaporée, je lui dirai adieu immédiatement ; mais je connais sa fierté, son généreux carac- tère, je serai prudent et patient avec elle. Tout cela vient de son éducation de couvent : plût à Dieu qu'elle n'eût jamais vu Québec ! J'avais de tristes pressentiments aujourd'hui ; sa conduite envers moi depuis une semaine a été bien étrange. – Étrange ! comment ? – Je ne pourrais vous exprimer cela convenablement par la parole, Tante Sarah ; mais je suis sûr de ce que je dis ; j'en ai perdu le sommeil, je ne dormirai plus. – Vous avez, je pense, aussi perdu l'appétit, car ce que vous mangez l'un et l'autre ne soutiendrait pas un moineau ; vous avez aussi tout deux des absences d'esprit : je vous vois souvent les yeux pleins de larmes ; et si je vous regarde à la dérobée, je vous vois toujours vous dévorant des yeux comme un chat fait d'une souris. À ce moment l'Oncle Jerry revint de la fenêtre. La conversation cessa, et comme si elle eut exécuté un plan concerté d'avance, Lucy reparut : elle était plus pâle encore, s'il eut été possible, mais calme et maîtresse d'elle même quoique ses yeux clairs eussent une expression de profonde tristesse alliée à une sorte de tendresse fière. Personne ne parla : Burleigh ne leva pas même les yeux et resta le visage enfoncé dans les mains, insensible à tout ce qui se passait autour de lui, incapable de dire un mot. Le Brigadier, en passant, accrocha avec sa manche l'échiquier et renversa quelques pions remis debout. Il serait difficile de dire si ce fut fait exprès ou non. Après un long silence, le Brigadier se pencha par-dessus la table, saisi une étagère portant la poire à poudre ainsi que le sac à plomb, et d'un mouvement de sa large main arracha les sup- ports en faisant craquer la planche. Sa femme et Lucy reculèrent effrayées ; le maître d'école ne vit et n'entendit rien. – Oui, chère, dit la Tante Sarah, vous savez ce tapis que nous avons trouvé en lambeaux, comme si les chiens l'avaient écartelé, et auquel j'ai travaillé tant l'été dernier. – Oui, et bien ? demanda Lucy en se rapprochant d'elle, et grimpant sur un bloc pour mieux entendre la révélation que la vieille femme allait lui faire. – Ah ! si j'étais son grand'père, mais grâce à Dieu je ne le suis point, les choses iraient autrement… je la fustigerais d'importance toutes les fois que je la trouverais en faute,… sur le foin, par exemple, avec les garçons, pour chercher les œufs ; préparant des mensonges : prenant de la pâte pour se fabriquer des gâteaux, cette petite peste, fainéante propre à rien ! Lucy hasarda quelques mots en faveur de la pauvre Jerutha Jane contre laquelle était dirigée cette sortie, mais la grand'mère ne voulut rien entendre. – En vérité, continua celle-ci, je vous le dis Lucy Day, il est sûr qu'elle est toujours au fond de toute sottise ; aussi elle a des yeux égarés qu'elle roule comme si elle s'étranglait en avalant une pelote de beurre. À ce moment Burleigh retira ses mains de devant son visage, et les deux femmes purent voir de grosses gouttes de sueur rouler sur ses tempes et sur son front. Il semblait prêter l'oreille. – Je ne vous comprend pas, Tante Sarah, reprit Lucy. – Pourquoi ne m'appelez-vous pas grand'mère, Loo ? – Parce que tout le monde vous appelle Tante Sarah ; cela vous rajeunit. – Bien ! voici ce que je voulais dire, repartit la vieille femme en souriant ; c'est Jerutha Jane Pope qui a troublé les vaches et les a fait fuir dans le bois. Et la Tante Sarah appuya cette opinion d'un pincement de lèvres, et d'un hochement de tête fort significatifs. – Oh ! vous ne voulez pas dire… Bonté divine ! Et pourquoi aurait elle fait cela ? – Ce n'est pas par malice, je suppose ! dit ironiquement la vieille femme en lançant un coup d'œil à Burleigh. – Qu'est-ce que tout ça, mère ? demanda l'Oncle Jerry ; qu'est-ce que tu marmottes là ? – Oh ! nous ne pouvons nous entendre… merci de moi ! Qu'est-ce que tout ça ? les enfants ! les enfants ! répliqua aigrement sa femme en prenant sur ses bras un énorme baquet en bois : tiens, voilà la batterie de cuisine en train ! – Ou bien le nouveau miroir que vous m'avez donné, murmura Lucy. – Ou la vaisselle qui est sur la table dans le vestibule, reprit Tante Sarah. – Enfants ! hurla le Brigadier, cesserez-vous ce bruit d'enfer ! – Ah ! mes amis ! ah ! mes amis ! s'écria la Tante Sarah, écoutez ! Un tumulte extraordinaire se faisait, de nouveau, entendre dans les escaliers, tantôt en bas, tantôt en haut, sans qu'on pût rien distinguer. La vieille femme voulut courir au travers des trognons de pommes, des tranches de citrouilles, des paniers, des chiffons amoncelés, et des pelotons de laine, elle ne put y réussir : – Allons donc, père ! cria-t-elle d'une larmoyante, tu vois bien que je ne peux me dégager de tout ce qui est enchevêtré autour de mes jambes. – Ne te fâche pas, mère ! répondit le Brigadier en se hâtant lourdement de porter aide à sa femme ; ne te fâche pas ! Mais il eut la main malheureuse ; plus il tirait de ci de là, plus la Tante Sarah était empêtrée. – Holà ! holà ! encore quelque chose ! glapit-elle exaspérée. La grande porte venait de s'ouvrir avec fracas. Des voix se faisaient entendre dans la cour, accompagnés de piétinements extraordinaires ; le tapage fut tel que Burleigh lui-même prêta l'oreille. – Tiens ! c'est notre garçon ! s'écria l'Oncle Jerry ; par ici Luther ! par ici ! c'est la bonne route, le chemin de la cuisine. Des pas d'éléphant retentirent dans le vestibule, et un gros garçon enveloppé d'une grossière couverture de laine fit irruption dans la salle, après avoir à demi enfoncé la porte d'un coup de crosse de fusil. En se secouant comme un ours, il fit voler autour de lui la neige dont il était couvert. – As-tu trouvé les vaches, Luther ? – Oui, père, elles sont toutes ici saines et sauves : mais je jure que j'ai eu une fameuse corvée à les ramener, au milieu d'une tourmente pareille, sans personne pour m'aider. – Personne ! Pourquoi ? Où est donc Paletiah ? – À l'école, avec Liddy, je pense. – Quelle frayeur ont-elles donc eue, et qui peut les avoir détachés ? – Je n'en ai aucune idée, père. – Les loups ou les ours ? insinua Lucy. – Je ne puis dire. Je n'ai pu reconnaître aucune trace ; la neige couvre tout, il y en a bien deux ou trois pieds de haut dans les bois. – Bien ! bien ! mon garçon ; je suis content de te voir : ça tire à marcher par ce temps-là, hein ? – Je le pense ! Voudriez vous me donner les haricots d'hier soir, mère ? Lucy courut à l'office. – C'est juste, enfant ; on va te donner un bon souper ; du pudding et du lait, ou une bonne soupe blanche, ou du bon riz gras à l'indienne ; tu trouveras tout excellent, j'ose le dire. – Débarrasse toi de tes affaires, Luther, continua le père ; prend une chaise et assieds-toi, mets-toi à ton aise, que diable ! ensuite tu nous raconteras ton expédition. – Oui, père ; mais je voudrais savoir pourquoi j'ai entendu tant de bruit dans la maison, et ce que signifient les lumières que j'ai vues à toutes les fenêtres ? – Des lumières… ! aux fenêtres… ? quelles fenêtres, Luther ? – Celles des escaliers, du grenier, de la façade de derrière, partout enfin. Le Brigadier tourna vers sa femme des regards effarés. – Ce sont ces petites canailles d'enfants, encore ! s'écria la vieille femme ; jamais on a vu de tels fléaux, Luther, jamais ; j'en suis abrutie : dégringoler les escaliers ; laisser toutes les portes ouvertes ; jeter au père des boules de neige ; faire des tours diaboliques pour nous effrayer ; voilà leur vie ! Et la bonne femme lança un regard sur Burleigh et sur Lucy : cette dernière, après avoir mis la table, se tenait à quelque distance dans l'ombre, les yeux fermés, mais écoutant avec attention tout ce qui se passait autour d'elle. Le maître d'école paraissait endormi, ou absorbé dans les calculs métaphysiques ; son vieux livre, le vieux Pike, tout effeuillé, était restait ouvert devant lui sans qu'une page eût été tournée depuis la partie d'échecs. – Oh ! ne demande rien à celui-là, dit l'Oncle Jerry répondant pour Burleigh à sa femme ; il ne sait pas ce que l'on dit autour de lui, on croirait que le tonnerre est tombé sur sa tête. Le jeune homme sourit d'un air distrait ; mais il était facile de voir qu'il n'avait nullement compris les paroles du Brigadier. Pendant ce temps, Luther s'était débarrassé de sa défroque neigeuse, et s'était installé près d'un feu rôtissant, devant une collection de plats qui auraient pu suffire à un festin de famille. Le même tapage se fit encore entendre dans la maison d'une façon si bizarre qu'on put le croire « partout et nulle part ». – Voilà encore ! voilà encore ! Luther ! Lucy ! courez ! courez ! s'écria la Tante Sarah cramoisie de fureur ; je crois, sur mon âme, que la maison est hantée par les sorciers. Aux exclamations de sa femme, le Brigadier fit crier sa chaise à grand bruit, se pencha en avant comme pour se lever, et, satisfait de ce commencement de démonstration, resta les deux coudes appuyés sur la table, étudiant avec inquiétude le visage de sa femme, pour savoir si elle était contente de lui : puis, s'apercevant que personne ne faisait attention à sa pantomime, il se rassit tout doucement dans sa chaise et laissa les choses suivre leur cours. Cependant, il lui fallut s'ébranler enfin : suivant les ordres de sa mère, et sur un signe de Lucy, Luther avait couru jusque dans la partie la plus obscure du vestibule, où le bruit paraissait le plus fort. Le Brigadier ne put résister au désir de suivre son « mignon », et marcha vers lui, chevelure au vent, habits déboutonnés, tenant en l'air une torche de pin résineux qui illuminait les moindres recoins. Chose étrange ! On ne vit rien, on n'entendit rien ; et pendant longtemps régna le plus profond silence. – Voilà qui me passe, je le déclare ! s'écria Luther en se retournant vers son père, comme pour lui demander une explication. Mais ce dernier, d'un air à moitié effrayé, moitié embarrassé, détourna les yeux, de manière à éviter les regards de son fils. Enfin, prenant son courage à deux mains, l'Oncle Jerry se mit à crier : « enfants ! enfants ! » d'une voix formidable qui dut être entendue à un demi-mille malgré le grondement de l'orage. Aucune réponse ne fut faite. Alors les deux hommes montèrent jusqu'à la porte de la chambre à coucher, l'ouvrirent doucement et écoutèrent… Au milieu du plus profond silence ils n'entendirent que la respiration égale des petits dormeurs, rien ne bougea autour d'eux. – Particulièrement étrange ! Luther, hein ? dit le vieillard ; d'où penses-tu que vienne ce bruit. – Il partait bien d'ici, père ; juste de l'endroit où nous sommes, repartit le gros garçon en se serrant contre son père, et en parlant d'une voix chevrotante. – Ils ne dorment pas, bien sûr, ces coquins d'enfants ; mais comment ont-ils pu se sauver dans leurs lits, si vite, et sans le moindre bruit… ? voilà qui me paraît fort ! – Eh ! bien ! père ! demanda la Tante Sarah en passant la tête par la porte entre-baillée, et avançant une torche allumée : que regardez-vous là ? qu'attendez-vous ? je voudrais savoir ce que signifient tous ces chuchotements ? – Quels chuchotements, femme ? – Quels chuchotements… ! Vous êtes peut-être muet ? – Oh ! oui, j'entends, mais laisse-nous, nous sommes sur la bonne voie : quand la chose sera éclaircie, nous saurons quel est ce mystère. Tante Sarah ferma la porte et retourna à ses pommes. – Luther ! – Oui, père. – Je commence à croire que le vieux Scratch (le Diable) s'en mêle, avec ces chuchotements dont parle ta mère. – Je ne sais pas, père… je… ne… sais… bégaya Luther sentant ses jambes fléchir et ses genoux trembler. – Que voulait donc dire ta mère, en affirmant tout à l'heure que la maison est hantée… ? – Je ne peux pas dire, père… mais quand on entend des bruits… incompréhensibles… c'est un fait, père ; depuis les vieilles guerres indiennes, on dit que la maison est… Ah ! qu'est-ce que cela ? – Quoi ? Luther ! je ne vois rien. – Non, père ! murmura Luther en se pressant contre le vieillard ; mais je viens d'entendre… quelque chose comme des… murmures… des soupirs… ah ! seigneur ! encore ! ! Le Brigadier bouleversé, serra le bras de Luther en lui montrant la porte ouverte de nouveau, et au travers de laquelle paraissaient les figures pâles, terrifiées, de Tante Sarah, et de Lucy qui se tenaient par la main. Paletiah, le pâtre, regardant par dessus leurs épaules, faisaient flamboyer sur le fond noir sa chevelure rouge et ébouriffée ; le maître d'école, se haussant sur la pointe des pieds pour voir par-dessus toutes les têtes, gardait un sérieux inexprimable, sans pouvoir, toutefois, dissimuler son étonnement. En effet, les murmures que l'on entendait un peu partout, semblaient à la fois loin et près ; on eût dit que l'air s'animait et se mettait à babiller mystérieusement. – Mais enfin ! qu'y a-t-il, père qu'y a-t-il donc ? demanda la Tante Sarah en s'approchant d'un pas ou deux, pendant que Lucy, tremblante, se cramponnait à elle comme pour l'empêcher d'avancer. – Rien, femme ! ce n'est rien, à la fin ! répondit son mari ; ce ne sont pas les enfants, tu vois comme ils sont tranquilles. – Mais, ces chuchotements de voix ?… d'où viennent-ils ? – Ah ! par ma foi ! je ne sais… on les entend à droite, à gauche, en haut, en bas, près et loin tout à la fois, et on ne trouve rien. – Ce sont ces poisons, d'enfants, j'ose le dire ; hasarda Paletiah avec de larges yeux effarés et un sourire nerveux. – Oui ! de vrais petits bourreaux ! ajouta Tante Sarah en retournant à ses affaires, mais je dis que Jerutha Jane Pope est au fond de tout ça : Vous allez vous en convaincre, père, si vous pouvez la surprendre ; montons à son perchoir. – Repose-t-en sur moi, femme ; je vais m'assurer de la chose ; vous autres, retournez à la cuisine, fermez la porte et tenez-vous tranquilles jusqu'à ce j'appelle. Mais laissez-nous une chandelle… Prends la Luther, veux-tu ? Et maintenant, continua-t-il à voix basse, lorsqu'ils furent seuls, montons l'escalier, ayons l'œil et l'oreille au guet ; sur ta vie ne dis pas un mot à ta mère de ce que nous allons voir… hein ? que dis-tu ? – Je n'ai point parlé, père. – Je croyais… on entend rien… on ne voit rien… le mal n'est pas si grand que je pensais, continua le vieillard de plus en plus troublé, entraînant avec lui le pauvre Luther consterné. Ne bouge pas, Luther ! ne souffle pas ! murmura-t-il soudain. Le vacarme invisible et mystérieux parcourait de nouveau la maison, de la cave au grenier. – C'est incroyable ! dit le vieillard ; puis, prenant avec vivacité la chandelle des mains de son fils, il courut jusqu'au sommet de l'escalier, ouvrit brusquement la porte de la chambre et regarda, le flambeau en l'air. Tout-à-coup, il se retourna comme si quelqu'un l'avait poussé par derrière ; deux ou trois voix paraissaient faire conversation dans l'escalier. Le Brigadier confondu et Luther se regardèrent sans rien dire. Après un moment d'hésitation, les deux hommes coururent dans toute la maison avec une sorte d'égarement, poursuivis partout par ce fugitif et insaisissable tumulte. Las de cette recherche aussi fantastique qu'infructueuse, ils revinrent à la cuisine : – Eh ! bien ! quoi de nouveau ? demanda Tante Sarah, en leur ouvrant la porte ; l'avez-vous bien corrigée. – Qui ? – Jerutha Jane ! – Oh ! ce n'est pas elle. – Êtes-vous allés voir dans la chambre des autres enfants ? – Non ! répliqua le vieillard en adressant un regard à Luther : mais j'aimerais mieux que tu y aillasses, mère ; mes rhumatismes… – Bien ! bien ! je sais : alors, repose-toi ; mais vous auriez dû vérifier de ce côté-là. J'y vais, moi ! je verrais bien ce qu'ils font. Elle se mit en route, faisant craquer chaque marche sous le poids de sa lourde personne : car c'était une puissante femme, moins ingambe que son mari, quoique beaucoup plus jeune que lui. Elle trouva ses enfants profondément endormis, soigneusement enveloppés dans leurs draps, quelques-uns, même, ayant la tête sous l'oreiller : évidemment il n'étaient pour rien dans tout ce bruit. La prudente matrone, ne se fiant pas aux apparences, les éveilla d'autorité, et les confessa sévèrement : aucun d'eux n'avait bougé depuis la visite de la cousine Loo-Loo ; mais tous se plaignirent d'avoir était effrayés par des bruits extraordinaires autour de la chambre, dans le grenier et la cheminée. Jerutha Jane, les lèvres pâles et montrant le blanc des yeux, déclara que son lit avait été houspillé, et qu'elle avait vu quelque chose passer par la fenêtre. – Oh ! effrontée ! répondit la Tante Sarah ; va te coucher et laisse nous tranquilles avec tes sottises. L'orage vous a tourné la cervelle à tous. En redescendant, elle fit part à son mari de ce qu'elle avait constaté ; après quoi elle s'assit, toute essoufflée, dans le grand fauteuil en cuir, envoya Luther balayer la neige amoncelée devant la porte d'entrée, et toute la famille resta pendant quelques minutes plongés dans le silence complet. Tout à coup l'Oncle Jerry releva sa tête qu'il avait plongée dans ses deux mains, et demanda quel quantième de mois on était. – Le vingt-six : fut-il répondu. – Le vingt-six février !… le jour même où miss Moody est morte ! c'est ça ! j'aurais dû m'en douter. Alors joignant les mains pour prier, mais sans se découvrir ni se mettre à genoux : « Que le Seigneur soit miséricordieux pour nous, et nous délivre des embûches de l'ennemi ! » dit-il avec solennité. Un silence funèbre régna de nouveau : il ne fut troublé que par la vieille horloge ressuscitée qui sonna neuf heures, en trois fois, avec des pauses, comme il avait sonné sept heures. Chacun tressaillit. – Peut-être Master Burleigh sera disposé quelques mots de prière ? demanda Lucy d'une voix timide et hésitante. Burleigh regarda Tante Sarah ; mais ne trouvant dans ses yeux aucun encouragement, il se tourna vers le mari. – S'il te plaît Iry ; dit le vieux brave en chevrotant ; nous n'avons jamais eu autant besoin de prières, je peux le dire. À ces mots, il quitta son chapeau, au grand étonnement de la famille. Le maître d'école tomba à genoux, inclina sa belle tête pensive, et d'une voix très-basse, fit une prière simple et courte, mais si touchante que des larmes coulèrent de tous les yeux. CHAPITRE III LE PIED FOURCHU Le lendemain deux étrangers firent apparition au moment du déjeuner, sans dire mot. C'étaient de grands gaillards aux larges épaules, aux regards rudes, munis de longs fusils, de couteaux de chasse et d'un sac plein de munitions : on aurait dit des trappeurs. Où avaient-ils passé la nuit ? Comment arrivaient-ils par la porte de derrière ? S'étaient-ils égarés, ou bien n'avaient-ils pas voulu suivre la rivière ? C'est ce qu'on ne put deviner, car on ne leur adressa aucune question. Ils s'assirent sans saluer. Quoique le maître de la maison leur eût adressé à chacun une inclination de tête, et se mirent à manger comme des affamés. Leur présence embarrassa bientôt toute la famille ; on causa d'abord à mi-voix, ensuite tout bas, avec de longues pauses, puis enfin régna un silence de mort. Les étrangers ne s'inquiétèrent nullement de ce qui se passait autour d'eux ; ils étaient trop occupés à dévorer, et ne levèrent pas les yeux jusqu'à ce qu'ils eussent expédié la dernière miette. Quand ont leur demanda si leur intention était de rester et de coucher dans l'hôtellerie, ils ne répondirent qu'en faisant euxmêmes l'addition de leur repas sans oublier un poisson ni une pomme de terre. Depuis minuit le vent avait sauté au nord, et l'atmosphère éclaircie était devenu glaciale : de telle façon qu'à leur entrée dans l'auberge leurs grands manteaux étaient raides comme du carton, et leurs barbes hérissées de givre. Le Brigadier faisait bonne contenance de son mieux, mais on le voyait tantôt pâle, tantôt rouge, souvent absorbé dans des rêveries sans suite, et dissimulant mal une secrète inquiétude. Sa femme n'eut pas de peine à s'en apercevoir ; mais, gênée, par la présence des deux inconnus, elle n'osa demander aucune explication. Ils venaient d'achever leur déjeuner et le patriarche débattait dans son esprit le point de savoir s'il leur lirait un chapitre de la Bible ou leur proposerait de faire la prière, lorsque la porte s'ouvrit doucement derrière lui, et l'on vit apparaître la face rougeaude et velue du berger. Il était pâle, hors d'haleine, et se mit à faire des signes à Luther qui, seul, regardait de son côté. Ce dernier repoussa sa chaise et se leva pour sortir. – Où vas-tu ? qu'est-ce qu'il y a encore ? demanda sa mère. – Rien, mère, je veux donner quelques explications à Paletiah concernant le sentier à faire dans la cour des vaches avant que Liddy s'en aille. – Liddy ! où va-t-elle donc ? dit grand-père. – Chez ses parents, pour un jour ou deux, répondit sa femme. – Chez ses parents ! et pourquoi ? – Oh ! dit Jerutha, elle a eu si peur la nuit dernière, lorsqu'elle allait traire, qu'elle a déclaré qu'elle ne passerait pas une soirée de plus sous ce toit ; quand bien même vous lui donneriez la ferme, Grand-Père. – Quelle frayeur a-t-elle eue ? – Que dois-je faire, Grand-Mère ? voilà que Grand-Père me demande de lui raconter ça ; et vous et Tante Lucy me faites signe de ne rien dire. – Je voudrais que vous apprissiez à modérer votre langue, Jeruthy Jane, et à ne parler que lorsqu'on vous interroge ; interrompit aigrement la Grand-Mère. – Ne t'inquiète pas, femme : explique-moi cette affaire, je te prie, Jeruthy. – Voilà Grand-Père. Avant de se mettre au lit elle s'est approchée du mien toute tremblante, pouvant à peine parler, et claquants des dents ; puis, elle m'a raconté qu'au moment où elle finissait de traire les vaches, elle les a entendues se débattre, alors elle a levé la tête pour voir ce que c'était, et elle a aperçu une paire d'yeux monstrueux qui l'a regardaient par-dessus la palissade : elle croit avoir vu aussi de grandes cornes et une tête de cheval, la plus grosse qu'elle ait rencontrée en sa vie. Épouvantée, elle a laissé là son baquet pour se sauver à la maison ; mais avant d'arriver à la petite porte elle est tombée, et si Grand-Mère ne s'était trouvée là pour lui porter secours, on l'aurait trouvée étouffée sous la neige. – Vous êtes folle et stupide, petite fille ! – Folle ou non, Grand-mère, je sais qu'elle n'a pas dormi de la nuit, et que, lorsqu'elle a entendu crier la vieille truie et les petits porcs, quand elle a entendu les vaches briser les clôtures avec grand fracas et s'enfuir dans les bois, elle s'est levée toute égarée, jurant que jamais plus elle ne dormirait sous notre toit. – Femme, entends-tu tout ça ? – Oh ! assurément ! mais faut-il faire attention à ces balivernes de gamine ? Chacun sait que Liddy est une idiote, et Jeruthy Jane dit plus de mensonges que de paroles. Mais Luther attend vos ordres. Le père fit un signe de tête en regardant la porte : Luther comprit et se précipita hors de la chambre. Les deux étrangers ne dissimulaient pas leur étonnement et jetaient autour d'eux des regards inquiets. Avant qu'ils se fussent remis à déjeuner, et au moment où le vieillard préparait révérencieusement sa Bible, après avoir quitté son chapeau, la porte s'ouvrit avec violence, Luther fit irruption dans l'appartement, les yeux hagards, les cheveux hérissés, la tête nue. – Père ! dit-il d'une voix rauque, père ! on a besoin de vous. – Pourquoi ? Où ? – Hors de la cour des vaches, tout près des clôtures. – On croirait qu'il a rencontré un esprit, murmura Lucy en s'adressant à l'étranger le plus proche d'elle. Mais au lieu de lui répondre par un sourire comme elle s'y attendait, ce dernier regarda Luther et devint sérieux : ensuite se penchant vers son compagnon, il lui parla bas et tout deux lancèrent au vieillard un regard dont l'expression fit frémir Lucy. – Allons, père allons ! reprit impatiemment Luther ; nous n'avons pas de temps à perdre pour voir ce que je veux vous montrer ; cela aura disparu avant notre arrivée, si nous ne nous pressons pas. Le vieillard s'élança avec la promptitude d'un jeune homme ; Luther le mena à la cour des vaches, derrière la palissade, à l'endroit où Liddy avait vu l'apparition : là Luther s'arrêta, tremblant, les yeux dilatés, et, ne pouvant parler, montrant du doigt sur la neige, la profonde empreinte d'un large PIED FOURCHU. – Vous voyez, père ! dit-il en lui serrant le bras convulsivement ; vous voyez que la pauvre Liddy a dit vrai. C'est ici, juste ici, qu'elle a vu les grands yeux qui la regardaient, et les longues cornes qui dépassaient les clôtures, et la grosse, énorme tête. – Ouais ! s'écria le père en se mettant à genoux pour mieux examiner l'empreinte… C'est bien ça ! tout-à-fait ça ! ajouta-t-il en se relevant, après une minutieuse inspection. Et il se frotta les mains avec un air de jubilation. – Comment ! père ! vous n'êtes pas ému ? – Pas trop, garçon, pas trop ! où est Paletiah ? – Chez le ministre. – Tête de bois ! qu'a-t-il besoin du ministre ? je voudrais le savoir. – Mais, père ! est-ce un PIED FOURCHU, oui ou non ? – Certainement ! – Est-ce une piste d'animaux du voisinage, de nos bestiaux ? – Non, mon garçon, assurément. – Eh bien ! alors ? – Mes raquettes pour marcher sur la neige sont-elles en état ? – Oui, père, mais… ? – Et mon brave vieux fusil, est-il prêt à faire feu ? – Tout prêt : bien sûr. Mais, mon bon, mon gracieux père, à quoi pensez-vous ? Le vieux bonhomme sifflota, se baissa de nouveau, écarta la neige, donna un dernier coup d'œil à l'empreinte, et se remit à se frotter allégrement les mains. – Père ! je dis… père ! Penseriez-vous à marcher, raquettes aux pieds et fusil en main contre… le vieux Scratch en personne ? – Ah ! j'y songe… Luther ! il nous faudra quelques braves petits chiens, bons quêteurs, ardents sur la piste, légers à ne pas briser la croûte de la neige, et capable de souffler sur les talons de n'importe qui, le vieux Scratch ou un cariboo. – Nous n'en manquerons pas : il y en a pour le lapin, le renard, le loup même ; et ardents, je vous en réponds : mais, que ne prenez-vous le vieux Watch ? Il a la mâchoire solide, et ce qu'il tient, il ne le lâche plus : nous pourrions lui adjoindre une demi-douzaine de gros dogues de sa force. – Pas de grosses bêtes, Luther, mon garçon ! Ce serait les mener à la boucherie : j'en ai vu qui étaient lancés à vingt pieds en l'air et qui, en retombant, cassait la croûte de la neige et y disparaissaient pour toujours. – La mort… ! vingt pieds en l'air… ! Mais à quoi pensezvous, père, à quoi… ? – Luther ! – Sir. – Vous faites-vous une idée de ce que signifie ce pied fourchu ? à genoux, à genoux, garçon ! étudiez-moi ça ! – Oui, père ! – Bien ! et… qu'en pensez-vous ? – Ouf ! certainement, c'est le pied du vieux Gentilhomme (du diable), je le reconnais bien. – Vous n'êtes pas sot, Luther ! Le jeune homme commença à perdre contenance et se mit à regarder autour de lui : l'attitude de son père l'étonnait ; il ne l'avait jamais vu de si belle humeur. Le vieillard semblait rajeuni ; sa parole et son geste avaient une ardeur juvénile, railleuse, un entrain incompréhensible. – Luther ! – Quoi, Père ? – Que direz-vous si je vous apprends que ceci est une trace de Renne. Luther leva les mains avec un cri. – Un pied de Moose, père ! qui a entendu parler de Moose dans cette contrée ? Êtes-vous sûr ? – Si je suis sûr ! n'ai-je pas chassé le Moose du Canada au Labrador, et tout le long du Saint Laurent, pendant cinquante années ? Est-ce que je ne dois pas les connaître, hein ? – Hurrah ! pour vous, Père ! – À vrai dire, je n'en avais jamais vu par ici. Ces animaux n'aiment pas l'odeur de la mer, je n'en ai aperçu aucune trace jusqu'à ce jour : mais nous l'aurons bien sûr ; aussi vrai que je m'appelle Jérémiah Hooper. Allons, allons ! en avant les raquettes, les fusils, les cartouchières, les sacs à balle, les chiens et deux ou trois bons voisins ! Dis à Paletiah de préparer deux ou trois couverture de laine, des peaux de mouton ; nous allons rentrer et faire nos préparatifs de voyage. – Mais vos rhumatismes, Père ? Ne prendrez-vous pas vos béquilles ? – Mes béquilles ! mes crochets ! et quant à mes rhumatismes, mon garçon, pare-moi cette botte. En disant ces mots, l'allègre vieillard enleva d'un coup de pied le chapeau de Luther, sur sa tête, et le fit voler dans les branches d'un arbre. Le Brigadier avait été fameux lutteur dans son temps ; le tour qu'il venait de faire était une passe à laquelle il n'avait jamais rencontré de parade. Ces démonstrations joviales rendirent Luther plus heureux, il respira librement et se trouva merveilleusement disposé à répondre à sa mère qui l'appelait du seuil de la porte. – Eh ! Oui, mère ! nous sommes à vous dans un moment, s'écria le vieillard qui pensa seulement à son déjeuner inter- rompu et au chapitre de la Bible. Au même instant il prit le galop avec la légèreté d'un Rhinocéros, et arriva dans la cuisine suivi de Luther qui pouvait à peine lui tenir pied. Sur leur passage ils rencontrèrent Burleigh debout à l'entrée du vestibule : l'Oncle Jerry remarqua qu'il tenait à la main un chiffon de papier froissé. Le maître d'école, d'un air consterné, tournait et retournait cela en tous sens comme s'il eut cherché jusque dans la contexture du papier un nom, une date, une adresse. – Holà ! dit le facétieux patriarche, s'arrêtant une seconde au milieu de la neige : quoi de nouveau, ami Burleigh ? Tes yeux sont troublés ? – Oncle Jérémiah connaissez vous cette écriture ? Ne lisez pas ! dites-moi seulement si vous la connaissez. Le vieillard prit le chiffon, le regarda et secoua la tête : – Jamais vu, jusqu'à ce jour. Qu'est-ce que c'est ? – Excusez moi ; c'est un secret qui est tombé en ma possession par hasard ; je n'oserais en faire part à personne avant de l'avoir approfondi. – Allons ! allons donc ! père ! Et vous aussi Master Burleigh ! criait la Tante Sarah, finissons de déjeuner pour être libres de vaquer à nos affaires. La Bible est ouverte, elle vous attend. Tous deux entrèrent, se mirent à table, et après la lecture d'un chapitre, les étrangers furent invités à dire la prière. Chacun d'eux refusa d'un air embarrassé ; alors on eut recours au maître d'école qui récita les grâces d'une voix tremblante. À peine eut-il fini que, repoussant sa chaise en arrière il courut dehors. Mais son absence ne fut pas longue : quand il revint, chacun remarqua qu'il était pâle comme un mort et que ses yeux portaient des traces de larmes. Au bout d'un instant il se rapprocha de Lucy et lui demanda si elle voudrait lui accorder cinq minutes d'entretien dans la chambre voisine. – Certainement, répondit-elle d'une façon hésitante et chagrine, et elle le suivit aussitôt. Il commença par fermer la porte, assura le loquet, ouvrit les volets ; ensuite, lui montrant le chiffon de papier, lui demanda : – Vous en souvenez-vous ? Surprise et émue, elle ouvrit la bouche pour répliquer, et chercha à s'emparer du papier : n'ayant pu y réussir, elle resta muette, se laissa tomber sur une chaise et se couvrit le visage de ces deux mains en sanglotant à se briser le cœur. – Rendez-moi ce papier, sir ! dit-elle en reprenant sa présence d'esprit : en même temps elle se leva et s'approcha trèsprès de Burleigh, le visage irrité, les yeux ardents. – Excusez-moi pour un moment, Lucy. Je vous le remettrai lorsque j'aurai encore échangé quelques paroles avec vous : mais, encore une fois, pardon. – L'avez-vous lu, sir ? – Oui. – De quel droit, je vous prie ? – Je vais vous le dire : pour chercher la signature, mes yeux ont couru rapidement jusqu'à la fin ; n'y trouvant ni adresse ni signature j'ai été obligé de le lire. – Obligé… ! ah ! et pourquoi ? – Pour savoir à qui il appartenait. – Me permettrez-vous de demander, Sir, comment vous avez trouvé cela ? – Sur les marches de l'escalier, il y a un quart d'heure, comme j'allais à la vacherie… vous le lirai-je ? – De tout mon cœur, Sir ! Et à haute voix, s'il vous plaît. – Vous ne voulez pas vous asseoir pendant cette lecture, Miss Day ? – Non M. Burleigh, je préfère rester debout. Le maître d'école se mit à lire lentement et avec une apparence de grand calme ; mais le papier tremblait dans ses mains, et tressaillait aux palpitations tumultueuses de son cœur. L'expression de sa voix vibrante parut troubler la jeune femme, car elle se détourna vers une fenêtre pour cacher son visage au lecteur. L'écriture était griffonnée, le style décousu, le début abrupte ; tout dénotait une précipitation extrême chez l'auteur de ce billet, ainsi conçu : « TRÈS CHÉRIE. – Un mot seulement : je remets en vos mains la conduite de toute l'affaire. Si vous n'êtes point encore mariée avec ce Burleigh, au reçu de la présente, je vous prie de me faire savoir votre résolution suprême. Le reste me regarde. Le vieux chasseur de rennes sera pour moi, car il était l'ami de mon père et de mon grand-père : quand il m'aura vu, (ce qui aura lieu bientôt), son assistance ne me fera pas défaut. Je vous répète, très chérie, ce que je vous ai dit déjà ; il m'est impossible de vivre sans vous, cela ne sera pas. J'ai trop souffert, trop attendu : malheur à l'homme qui s'interpose entre nous, ma patience est à bout. Aimez moi bien, ma chérie, et espérez. À vous pour la vie. – Ce 26 Févr. – E. O. F » Cette lecture finie, le jeune homme tendit le papier à Lucy en lui disant : – Avez-vous quelque explication à me fournir ? – Aucune. – Quelque question à m'adresser ? – Une seule. Si j'ai bien compris, vous m'avez dit avoir été obligé de lire cette lettre parce qu'elle était sans signature, et que vous vouliez en connaître l'auteur ou le possesseur. – Vous avez parfaitement compris. Je n'ai pas dit qu'il n'y eût point d'initiales ; mais je ne sais pas ce que signifient les lettres E. O. F ; cela ne m'a rien appris de les voir. – Encore une question, s'il vous plaît, je présume, sir, que, lorsque vous avez lu ce passage : « … Si vous n'êtes point encore mariée avec ce Burleigh » il ne vous a pas été difficile de deviner la personne à laquelle s'adressait la lettre. Le maître d'école inclina la tête en rougissant fortement. – Et alors, continua impérieusement la jeune femme, se redressant avec un air de princesse offensée… et alors, sir, vous avez néanmoins achevé la lecture, sachant bien ce qui n'était pas. Bonjour, sir. – Un moment, Lucy ! Elle sourit dédaigneusement, et lui fit signe de la tête qu'il pouvait parler. – J'ai une question à vous adresser. – Dites. – Connaissez-vous la conversation que j'ai eue avec votre tante, hier soir, concernant notre mariage ? – Notre mariage ! – Notre projet de mariage, veux-je dire. – Eh bien ! oui. – L'avez-vous chargée de me dire ce que vous ne vous sentiez pas le courage de me dire vous-même ? – Oui, sir. – Et pourquoi n'êtes-vous pas venue à moi, avec votre loyale franchise, cette franchise sans peur et sans reproche que j'aime tant en vous ;… pourquoi, Lucy, n'ai-je pas entendu vos lèvres elles-mêmes m'apporter ce triste message ? Je l'aurai mieux supporté ! – Je ne le pouvais, sir, vous le savez bien ; je vous connais trop bien ; je vous respecte trop ; j'ai trop pitié de vous. – Pitié ! Lucy ? Aucun sentiment plus tendre que la pitié ne vous a retenue… ? sir. – Je n'ai plus rien à vous dire, monsieur Burleigh. Bonjour, – Dieu ait pitié de moi, Lucy ! Je ne puis vous quitter ainsi : je tremble pour l'avenir… et plutôt sur vous que sur moi. – Vous êtes trop bon, sir. – Et vous n'avez pas d'autre explication à me donner ? – Non, sir. – Et nous voilà séparés,… nous nous quittons…, nous qui avons vécu ensemble, nous aimant si tendrement ;… nous sommes perdus l'un pour l'autre,… (sais-je pourquoi… ?) et vous ne me dites rien pour alléger cette montagne de tristesse qui va m'écraser… ? Sa voix s'altéra. Lucy détourna la tête ; des larmes roulaient sur ses paupières. – Votre main, je vous prie, pour un moment. Elle laissa retomber sa main sur le côté. Burleigh la saisit entre les deux siennes, et se disposait à les presser contre ses lèvres lorsque la jeune femme s'arracha à son étreinte et s'enfuit. Le maître d'école ne la vit plus, jusqu'au moment où il vint rejoindre le groupe de chasseurs réunis pour chasser l'énorme caribou qui, depuis plusieurs jours mettait en émoi tout le voisinage. Lorsque le Brigadier eut finit la lecture, et que Burleigh eut dit deux mots de prière, la Tante Sarah voulut qu'on lui expliquât les mystères de la vacherie : ce fut chose facile. – Une piste de moose, si près de la mer ! dit un des étrangers, que pensez-vous de ça, Bob ? Ajouta-t-il en frappant dans le dos de son compagnon un coup de poing de force à faire rouler dans le feu tout autre individu moins massif et moins robuste que lui. – C'est vrai, Joë, je ne l'aurai pas cru. Si vous n'avez pas vos raquettes, je retournerai volontiers jusqu'au campement pour les chercher, afin qu'on puisse se lancer à la poursuite du renne. J'ose dire, mon vieux gentleman, s'il vous plaît. Le Brigadier le regarda fixement sans rien dire jusqu'à ce que l'autre eût baissé les yeux en murmurant : –… Brigadier, s'il vous plaît. Alors le vieillard se dérida, fit un signe, et la conversation s'engagea activement. Les deux étrangers connaissaient parfaitement de réputation le vieux chasseur de rennes, ils se montrèrent très-empressés de l'aider autant qu'ils pourraient. – Nous avons suivi sa piste pendant trente milles, et nous l'avons perdue au milieu des bois, là-haut ; dit le plus âgés des voyageurs en montrant du doigt la cime du coteau le plus éloigné. – Il doit avoir plus d'un yard de taille, observa le vieillard ; si nous commençons vivement la chasse, nous l'aurons, aussi sûr que voilà un fusil ; avant quatre jours nous dépisterons sa femelle et peut-être un ou deux jeunes qui doivent marcher avec lui. Mais ce sera une rude besogne. Avez-vous remarqué s'il a brouté quelque part ? – Pas beaucoup : si vous voulez, nous vous conduirons à l'endroit où nous sommes tombés sur sa piste ; vous verrez ses glissades sur la neige, ses percées dans les broussailles, et les traces de sang laissées par les écorchures que la glace rompue faisait à ses jarrets. – Oh ! oh ! beuglait-il fort ? demanda le Brigadier trépignant d'ardeur, et incapable de se contenir pendant que Luther préparaient les vivres, les couvertures, les raquettes, les peaux de mouton. – Certes oui ! On aurait cru entendre une horde de buffles dans une gorge de montagne, plutôt qu'un moose solitaire ; n'est-ce pas Joë ? Joë fit un signe d'assentiment et visita amoureusement l'amorce de son fusil qu'il avait dressé contre l'appui de la cheminée. Luther et Paletiah reparurent ployant sous les munitions. – Il nous faudra des traîneaux, garçon ! cria le Brigadier en tambourinant des deux mains sur la table. – Ils sont prêts, Père ! plutôt deux fois qu'une. – Bien ! N'oublions pas de prendre aussi de l'avoine, quelques bottes de paille, des haches, deux ou trois bouts de planches, une scie ; tout ce que qu'il faudra pour établir un campement. – Pensez-vous suivre le sentier dont nous vous avons parlé, général ? demandèrent les étrangers. Le vieux brave tressaillit ; ce titre ne lui avait pas été donné depuis qu'il avait quitté le service. – Non, répondit-il, car il traverse des bois trop fourrés ; ne trouvez-vous pas ? – C'est juste. – Où avez-vous trouvé les premières empreintes ? – Près du Lac Moose-Head. (Tête de moose). – Ah ! Et il y avait des pas de vache ou de veaux ? ou bien une piste ? – Celle du mâle, sir, et rien de plus. Nous l'avons entendu bondir dans le fourré par-dessus les arbres, il y a même un endroit où nous avons vu des écorces rongées. – C'était large ? – Comme votre jambe, sir. Luther ouvrit de grands yeux. – Comment font-ils pour brouter de si grands morceaux d'écorce ? – Ils se levèrent sur les pieds de derrière, tant haut qu'ils peuvent, avec leur premier andouiller ils font une profonde incision dans le tronc, ensuite leurs dents incisives achèvent l'opération ; ils arrachent ainsi des lambeaux de sept ou huit pieds quelquefois. – Est ce possible ! – Ah ! mais oui ! et souvent ils broient des arbustes qui ont plus d'un pouce de diamètre. Mais nous perdons là un temps précieux à bavarder. Allons ! Luther ! En avant les paquets ! Paletiah ! Harnache les chevaux ! Femme donne-nous de ton double-saur ! Les étrangers se regardèrent en entendant ce mot bizarre. – Vous ne connaissez pas ça ! Nous appelons ainsi un friand hachis de poisson salé et de pommes de terre : c'est la nourriture de voyage. Mère ! Tu sais ce qu'il nous faut ? du porc fumé, du riz grillé à l'indienne, des pommes, du gâteau de noix, du café, de la mélasse, un baril de Santa-Cruz ou de la Jamaïque, un flacon de thé. – Ah çà ! vous allez donc camper ? – Tout juste. – Pardon, mister, continua le Brigadier en se tournant vers celui des voyageurs qui paraissait s'intéresser le plus à ces préparatifs : permettez-moi deux ou trois questions avant cette explication qui fera de nous des compagnons fidèles dans le désert. – Questionnez, sir. – À quelle distance sont les premiers arbres écorcés ? – Environ trois milles à vol d'oiseau. – Quelle espèce d'arbres a été attaquée ? – Les érables, en général c'est du gros bois. – Oh ! oh ! ah ! s'écria le vieux chasseur en faisant un entrechat ; vous êtes sans doutes de vieux chasseurs, et vous connaissez ces créatures ? – Non ! nous sommes des novices, général ; mais le bruit de votre réputation nous a attirés ; nous sommes venus pour prendre vos leçons. – Vraiment ! votre nom s'il vous plaît ? – Frazier. Sans doute vous n'avez pas oublié votre vieux major, Bob Frazier ? – Non pas ! – Eh bien ! sir, nous sommes deux de ses fils : au premier appel, huit autres garçon plus grands que nous sont prêts à partir. – Et comment va le vieux gentleman ? – Il est mort il y a cinq ans. Mais nos aînés nous ont parlé de vous. – Oh ! oh ! encore une question, s'il vous plaît ? – Dites, sir. – Avez-vous remarqué si les arbres avaient été broutés avant ou après la chute de la neige ? – Non : mais qu'est-ce que cela signifierait ? – Cela veut dire que si c'est avant, notre moose est loin maintenant, il faudra joliment courir pour le rattraper. La piste sur la neige est-elle large ? – Oh oui… vous avez dans l'idée qu'il y en a un troupeau ? – Seigneur ! La mère et ses petits veaux : il y en a presque toujours deux. Le mâle chemine en tête, après lui les jeunes, la mère les suit. Luther vint interrompre la conversation, en criant : – Tout est prêt, Père. Alors ce fut un concert bizarre ; des clochettes, des traîneaux, les jappements des roquets, les sourds aboiements du vieux Watch, se mêlaient à l'envie, de façon à se faire entendre à un mille à la ronde. Chacun s'enveloppa de peaux de moutons, prit ses mitaines et se présenta en complet attirail de voyage. Le thermomètre marquait vingt degrés au dessous de zéro, il fallut prendre des voiles pour garantir le nez, les yeux et les lèvres. – Tu viens avec nous Iry, hein ? demanda l'Oncle Jerry au maître d'école qu'il trouva debout sous le portail, une carabine sous le bras, encapuchonné d'une vaste peau de loup. – Comme tu es pâle ! Qu'est-ce qu'il y a donc ? – Ce n'est pas la peine d'en parler, sir. – Nous n'avons jamais chassé le moose, hein ? – Quelquefois. – Hurrah ! pour toujours ! cria Jerutha ; c'est moi qui partirais bien aussi ! – Bonté du ciel ! répliqua Tante Sarah ; avez-vous jamais vu ? Ça chasserait le moose, en quittant le berceau ! L'Oncle Jerry se mit à rire et à danser avec une agilité qui étonna tout le monde ; en même temps il frappait sur l'épaule de Burleigh : – Mais as-tu rapporté de la chasse, hein ? Le maître d'école secoua la tête avec un sourire, sans répondre, et se retourna tout à coup. Une porte venait de s'ouvrir derrière eux, dans le corridor, et l'on entendait le chuchotement des enfants qui paraissaient s'exciter entre eux à faire quelque chose de hardi. – Oh ! quelle bêtise ! na ! dit tout à coup Jerutha ; pourquoi ne pas lui souhaiter un bon voyage ? n'est-il pas de la famille ? si tu avais vu seulement comme il est pâle ! Lucy était dans l'ombre derrière les enfants, se dissimulant de toutes ses forces. – Et maintenant, dit la Tante Sarah, je suppose que nous avons l'explication de tout le tumulte qui nous a tenus éveillés la nuit dernière ? – Certainement, répondit son mari ; c'est le moose qui est venu regarder par-dessus les palissades et qui a tant effrayé les bestiaux. – Voilà qui explique les frayeurs de Liddy. – Bien sûr ! ajouta le vieux chasseur en s'éloignant sans autre explication, car les deux étrangers paraissaient s'impatienter de l'attendre. – Mais les chuchotements et les bruits qui couraient de la cave au grenier, dis donc, mon homme, est-ce que le moose y est pour quelque chose ? – Ma foi non !… peut-être nos jeunes amis pourraient nous donner quelque explication à ce sujet, continua le vieillard en lançant un coup d'œil aux deux voyageurs. Ils secouèrent négativement la tête. – Voyez-vous quelque inconvénient à nous faire connaître le lieu où vous avez passé la nuit ? – Pas le moins du monde ! Nous nous sommes égarés et nous avons passés tout notre temps à batailler contre la neige. – Mais, quand vous avez eu notre maison en vue, quelle heure était-il ? – Le jour commençait. – Et vous n'étiez ici ni dans la soirée ni dans la nuit ? – Ici ! non vraiment ! vous savez bien quand nous sommes arrivés. – Oui ! et vous ne vous êtes arrêtés nulle part en route ? – Mais non ! pourquoi ces questions ?… Nous avons pataugé dans cette infernale neige, sans raquettes, depuis avant hier jusqu'à ce matin, au moment où en arrivant chez vous, nous vous avons trouvés déjeunant tous. – Bon ! observa Tante Sarah, voici encore que les étrangers ne sont pour rien dans cette affaire. – Bon ! Bah ! Hop ! ! dit en écho l'Oncle Jerry ; laisse donc cette question, Iry, ajouta-t-il en saisissant par le bras le maître d'école qui s'apprêtait à faire une réponse ; il sera toujours temps de l'éclaircir quand nous aurons tué le moose. Et il le poussa dehors vivement : le jeune homme se laissa faire avec son sérieux accoutumé. – J'ai à te parler, Iry, murmura l'Oncle Jerry, de manière à n'être pas entendu de sa femme. Mais rien ne pouvait échapper à la fine oreille de la matrone, car lorsque la lourde porte fut retombée avec bruit, et que la bande joyeuse fut à quelques pas, la vieille femme joignit ses mains en secouant la tête et s'écria : – Voilà, voilà encore un mystère ! Cet Iry Burleigh sait tout ! Il est au fond de tout ça… Elle s'arrêta court en apercevant près d'elle Lucy qui suivait de l'œil le départ des chasseurs. – Pourquoi avez vous jeté un cri tout à l'heure, Lucy Day… ? Pourquoi cette pâleur ? il n'y a aucun danger à la chasse du moose, pour un homme qui s'y entend. Allons ! allons ! enfant, du courage. Lucy essaya vainement de sourire ; ses yeux humides, sa main crispée froissa le papier caché dans sa poitrine, elle ne répondit rien. – Allons ! Au rouet, mignonne ! continua la vieille femme ; voilà le moment d'entamer quelque vieille complainte comme vous savez si bien en chanter, travaillons. – Oui, Tante ! Une minute plus tard elle était assise devant son petit rouet, et filait avec une fiévreuse activité, comme si c'eut été là son unique souci. Après un court silence qu'interrompait seulement le bruit du rouet et la respiration de Lucy, un grand tapage s'éleva encore, près de la maison : on eut dit une bande de gamins sortant de l'école. – Oh ! La là ! cria la Tante Sarah, voilà Jeruthy Jane avec toute la marmaille qui se culbutent en traîneaux ; ils vont se rompre le cou ! ah ! coquins et coquines ! dit-elle aigrement en ouvrant la fenêtre, attendez-moi ! attendez… ! La bande folle prit le galop et disparut dans un tourbillon de neige. CHAPITRE IV LE CAMPEMENT L'Oncle Jérémiah était un magistrat, nommé à la majorité dans le Town-Meeting ; il aurait donc eu le droit de requérir, par corvée, des travailleurs pour frayer les routes ; mais la croûte glacée de la neige est assez forte pour porter le plus lourd traîneaux avec son double attelage, alors même que les chevaux eussent marché au galop. – En avant les enfants ! ça va ! cria le Brigadier lorsque la marche fut commencée. – Ça va ! Père, répondit Luther ; rien ne nous empêche de trotter rudement jusqu'à ce que nous ayons atteint les bois. – Bien sûr ! et pourquoi ne ferions-nous pas une vingtaine de milles avant d'y arriver ? Quand nous serons dans les fourrés nous ne pourrons franchir que douze milles par jour, au plus. En tous cas, il faut nous attendre au dégel, sans quoi nous aurons à camper une semaine ou deux ; n'est-ce pas, Iry ? Le maître d'école fit un signe d'assentiment ; tout à coup son compagnon, le plus âgé des Frazier, tressaillit, et le regarda avec curiosité. – Iry ! Ira ! murmura-t-il ; votre nom n'est-il point Burleigh. – C'est mon nom, sir ; Ira Burleigh. – Mais ! Seriez vous ce garçon qui devait se marier prochainement ? Le visage du maître d'école passa par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, et il se disposait à répondre, lorsque l'autre partit d'un grossier éclat de rire, puis se rapprochant de son frère qui occupait le second traîneau : – Par ici, Joë, par ici ! lui cria-t-il, range-toi contre mon Sleigh (traîneau). Pardon, général ; j'ai deux mots à dire à Joë, ajouta-t-il en posant lourdement sa main sur les rênes, au grand étonnement de l'Oncle Jerry. Joë fit ce que demandait son frère : – Quoi de nouveau Bob ? Dit-il en se penchant vers lui. – Que penses-tu de ce mariage, Joë, hein ? – Oh ! Malheur ! Ne me parle pas de noces ici ! Je n'en veux pas entendre un seul mot. Si je n'avais pas promis à Ned de tirer au clair cette maudite affaire, je veux être pendu si je m'en occuperais. Que Diable ! As-tu à me tracasser pour ça, Bob ? – Si tu savais retenir ta langue devant les étrangers, nous verrions une bonne farce, Joë. – Voilà, général, voilà ! Encore une minute, nous allons marcher comme l'éclair. – Tu sais ce que frère Ned nous a dit en nous racontant ce qu'il y avait dans l'air… et ce que nous lui avons promis ? – Eh bien ! qu'as-tu à me regarder comme si tu te cassais les dents sur une boulette de beurre ? N'avons-nous pas été muets ? N'avons-nous pas tenu notre promesse ? – Tiens-toi bien ! Regarde ce garçon, là, à côté de moi. – Je le vois, après ? – L'as-tu déjà vu quelque part ? – Jamais. – Le reconnaîtrais-tu s'il lui prenait envie de marcher sur nos talons ? – Certainement. – Joë !… c'est M. Ira Burleigh. – Tonnerre ! Que me dis-tu ? Comment as-tu cela ? – Il n'y a pas plus de cinq minutes. – C'est par le grand chasseur de moose, hein ? L'Oncle Jérémiah dressa l'oreille et regarda Frazier. – Oui, Joë, j'ai fait un pari avec le Brigadier lui-même, si la vérité est connue. – Ah ! C'est comme ça, frère ? répondit Joë à voix basse, cherchant à distinguer les traits de Burleigh sous son capuchon, et sifflant d'une façon si comique que le Brigadier ne put s'empêcher de rire. – En avant ! en avant ! garçons ! cria-t-il tout à coup, en craignant les rênes et mettant les chevaux au triple galop ; Hurrah ! Pour le futur ! Trois bans pour le fiancé ! Le maître d'école se tourna brusquement vers lui, la main sur la crosse de son fusil, prêt à faire une réponse violente ; mais après un court combat intérieur, il releva vivement son capuchon et donna une claque sur la cuisse du mauvais plaisant, si fort qu'il en ressauta. Le Brigadier prit un air embarrassé, personne ne dit mot et un silence de mort régna pendant que les chevaux, blancs d'écume et de givre, soufflaient au sommet d'une rude côte. Burleigh et l'Oncle Jerry se regardèrent à la dérobée cherchant à comprendre ce que tout cela voulait dire, et ne sachant comment concilier le mutisme préalable et la grossière loquacité actuelle des deux voyageurs. Néanmoins, ce petit incident n'eut pas de suites, et jamais partie de chasse ne fut plus joyeuse, plus bruyante, plus animée ; il y avait quatre traîneaux attelés chacun de trois chevaux, et de nouvelles recrues vinrent s'y joindre avant qu'on eût quitté les bords de la rivière. Les petits chiens étaient exaspérés d'ardeur ; ils sentaient la poudre et comprenaient très-bien qu'il s'agissait de quelque gibier solennel, plus important que l'ours, le loup, ou le renard, voire même le cariboo. Aussi quels bonds ! quelles culbutes ! Parfois la meute entière disparaissait sous la neige trépignée trop étourdiment, et ne reparaissait à la surface qu'après s'être ouverte une voie souterraine. Le vieux Watch ne partageait point ces idées folâtres, et gardant son sérieux d'une façon imperturbable se réservait pour les grandes occasions. On courut vaillamment pendant près d'une heure sur la lisière des grands bois, mais bientôt il fallut traverser des fourrés presque impraticables. La neige amoncelée et moutonnante comme les vagues de la mer opposait aux chevaux de continuels obstacles qui les faisaient souvent culbuter entraînant avec eux les traîneaux. Mais tout l'équipage était bientôt remis sur pied et la course continuait avec une nouvelle ardeur. Il ne faisait presque pas de vent ; mais le froid était rude ; il gelait à pierre fendre. Tous les érables à sucre avaient leurs écorces largement crevassées ; c'était un temps favorable pour la récolte du sucre. Seulement les gelées extraordinaires qui venaient de se déclarer avaient arrêté tous les travaux ; les chasseurs aperçurent, sur leur route, de nombreux établissements forestiers abandonnés, demi-ensevelis sous la neige ; les nombreux fourneaux, marmites, chaudrons et cuves étaient gelés et disloqués par la rigueur excessive de la température. Toute une armée de travailleurs venus des quatre coins de l'horizon avaient disparu comme une volée d'oiseaux de passage. Le Brigadier profita d'un campement encore assez bien frayé pour y faire halte, donner à boire et à manger aux chevaux. Son premier soin fut de rompre le silence qui lui pesait, et de rétablir la bonne harmonie dans la petite troupe. – Y a-t-il des érables à sucre dans votre pays ? demanda-til à Frazier aîné. – Oh ! oui ! ils forment bien le quart de nos forêts. – Diable ! Faites-vous du sucre ? – Pas beaucoup. Nous ne sommes pas assez patients. Mais les Français en fabriquent passablement. – Quelle récolte produit un arbre chez vous ? Frazier hocha la tête et regarda le maître d'école comme pour l'appeler à son secours. Ce dernier qui lui gardait encore un peut rancune, ne se pressa pas de répondre à ce muet appel ; néanmoins, voyant dans les yeux du jeune homme une intention conciliatrice, il se prêta de bonne grâce à faire la paix. – Je crois, sir, dit-il, que sous la latitude dont il s'agit, le rendement d'un arbre ne doit pas excéder deux pounds (livres). – Pas plus que ça ! interrompit le Brigadier ; comment, farceur ! ici on tire jusqu'à six pounds par pied de bonne venue comme ceux que nous voyons. Tu le sais bien, Iry. Le maître d'école fit un signe affirmatif. – Et cette année je gage qu'on passera six. Qu'en penses-tu, Iry ? – Je le crois, jamais saison ne fut plus favorable ; je n'avais, aussi, jamais vu tant de cabanes et de fourneaux. – Oui vraiment ! J'en suis épaté. Frazier, à ce mot, partit d'un gros éclat de rire, et la cordialité régna sans le moindre nuage. Midi était arrivé ;… l'heure du dîner lorsqu'on était au logis : le Brigadier n'eut garde de l'oublier. Après avoir réuni tous les joyeux convives, y compris les chiens, il plongea les mains sous les couvertures, dans les mystérieuses profondeurs de son traîneau, et retira toute une cargaison de vivres solides et friands, de liquides aussi agréables à voir et à sentir qu'à boire. Puis, se sentant en gaîté, il bondit à pieds joints hors du sleigh et retomba sur ses pointes aussi légèrement qu'eût pu le faire Fanni Essler ou toute autre demi-déesse aérienne. Le repas commença et fut signalé par la prodigieuse prouesse de mâchoires. Dès ce moment les chasseurs avaient cessé d'être solitaires ; de grands corbeaux grisonnants, commencèrent à tournoyer autour d'eux attendant les restes du festin ; plus d'un écureuil voltigea de branche en branche dans leur voisinage ; pendant que gagnant silencieusement le dessous du vent, un grand loup maigre ou un renard explorait les broussailles, en flairant avec inquiétude et convoitise ces odeurs inusitées d'hommes et de pâtés, de chevaux et de grillades, de chiens et de poissons frits. Le bruit de la cavalcade avait aussi excité l'attention des habitations disséminées çà et là sur la litière des bois : des forestiers, des trappeurs, des settlers, étaient accourus pour voir passer cette chasse bruyante ; les uns, arrivés trop tard, n'apercevant rien, avaient frissonné en pensant que ce pouvait bien être la chevauché fantastique des huit joueurs de quilles, ou une vision de l'autre monde ; les autres, après avoir observé les empreintes des traîneaux, et celles des chevaux, avaient regardé d'un air de méfiance dans la direction de la vieille hôtellerie, bien connue pour être hantée, et avaient grommelé quelques mots impolis à l'adresse du Vieux Chasse-Diable, autrement dit l'Oncle Jerry. Mais, en vérité, le digne homme s'inquiétait bien peu de ce qui était autour de lui ou derrière : avant et après le dîner, siffler une copieuse goutte de Brandy ; bien manger, bien rire, parler joyeusement, ce fut, pendant une heure, son unique affaire ; après quoi la galopade recommença avec accompagnement obligé de grelots d'aboiements, et de cris joyeux. Watch luimême, le vieux Watch se répandit en gambades, en mugissants aboiements, comme s'il eut rajeuni ainsi que son maître. Vers la tombée de la nuit tout ce fracas fut apaisé, il fallut songer au repos. Les roquets furent rappelés et attachés, avec permission de se coucher dans les traîneaux. L'Oncle Jérémiah remarqua dans le temps des signes précurseurs du dégel ; il en fit l'observation à Burleigh : – Si l'atmosphère est assez radoucie, après demain soir, dit le jeune homme, nous pourrons marcher avec nos raquettes, nous laisserons les chevaux au campement. – Oui, Iry, il y a chance pour cela, je vois que vous connaissez l'affaire, quoique, à mon avis, vous n'ayez jamais dû voir de moose dans ces montagnes. Si nous manœuvrons bien, nous serons bientôt sur les talons de ce gaillard-là ; dans tous les cas, nous sommes sûrs de la vache et des veaux, si le mâle est obligé de faire la trace. – Ne nous pressons pas, sir ; voici le moment de camper ; il nous faut encore un jour pour atteindre la piste. À ce moment un chien aboya ; un autre lui répondit ; il n'en fallut pas d'avantage pour mettre sur pied toute la meute qui se mit à crier du haut du gosier. – Paix là ! paix canaillée ! hurla le Brigadier en joignant aux paroles l'éloquence du fouet. Il ne faut pas leur laisser faire tout ce vacarme qu'on pourrait entendre à cent milles à la ronde ; le moose en prendra l'alarme. Bon ! voilà encore ! On va vous museler, mauvaise race ! Sans quoi vous ne ferez que des sottises. – Comme vos yeux brillent, master Burleigh dit tout à coup Luther après un long silence. – Là ! là ! doucement dit le Brigadier ; la jeunesse doit apprendre à tenir sa langue muette… elle fera bien de commencer ce soir. – D'autant mieux, répliqua Burleigh, que le simple bruit d'une branche rompue fait souvent fuir le moose à vingt ou trente milles tout d'une traite : ça a l'oreille si fine ! Les Indiens, qui l'appellent « Aptaptou », prétendent qu'il entend l'herbe croître et les étoiles marcher. – Voici une expédition magnifique, et un beau temps, Ira, hein ? – Mieux que ça, incomparable si nous pouvons marcher en raquettes comme je l'espère… Oui, le vent a changé, l'air se radoucit. – C'est bien ce qu'il nous fallait, reprit joyeusement le Brigadier en se frottant les mains. Où sommes nous, à peu près ? demanda-t-il à Bob Frazier. Celui ci roula des yeux inquiets autour de lui, regarda tour à tour les collines et les vallées, puis il chercha à sonder l'épaisseur des bois ; enfin il leva les yeux en l'air murmurant quelques mots sur « l'Étoile polaire » et ne sut que dire ; il avait l'air tout ahuri et déconcerté. Le Brigadier le contemplait avec inquiétude ; Burleigh, toujours imperturbable, gardait une tranquillité parfaite, mais de singulière apparence. – Je vous déclare, Général, dit enfin Frazier, que je suis tout dérouté. Nous avons traversé et retraversé les bois en changeant si souvent de direction que… sur la piste… dont nous avons parlé… : mais voyons ce que dira mon frère. Hé ! Joë ! – Qu'est-ce qu'il y a, Bob ? – Venez par ici, voulez-vous ? Joë, d'un saut fut près des causeurs. – Êtes-vous un peu en pays de connaissance, Joë ? – Quelle connaissance ? – Allons, bon ! où sommes-nous, je dis ? – Ma foi, non ! depuis les vingt derniers milles, je n'y connais rien. – Malédiction ! et pourquoi n'as-tu rien dit ? – Que voulais-tu que je dise ? Je pensais que tu savais ton affaire : tu marchais en avant, je n'avais qu'à te suivre. – Vous êtes parfaitement sérieux, Joë ? – Parfaitement ! – Vous savez ce que vous dites ? – Très bien, Bob ! – Je vous en fais mon compliment ! consultons le maître d'école. – Vous feriez bien : les effets de la neige m'éblouissent, la poussière glacée m'entre dans les yeux, je suis gelé… vous pouvez voir toute ma respiration sur ma peau de buffle. – Oh ! étourdi ! soyez donc sérieux une fois en votre vie ! – Parlez au Brigadier. Ce dernier hocha la tête : – Je ne suis pas familier avec ce pays ; il y a une douzaine de milles, j'ai vu un sentier qui mène à un campement fait de- puis cinq ou six ans. Mais ici je suis tout à fait hors de ma latitude. – Qu'allons-nous faire, maintenant ? dit Joë. – Ce que nous allons faire… ! répliqua Bob ;… piquer droit, et faire encore une bonne traite d'ici à la nuit ; ensuite nous tiendrons consultation. Car nous ne pouvons songer à battre en retraite ; n'est-ce pas l'ancien… ? pardon, sir : que dites-vous de cela ? – Jamais ! répondit le vieillard avec énergie ! allons ! garçon, tenons un conseil de guerre : Chacun se réunit autour de lui, et il ouvrit ainsi la conférence : – Mes amis ! la première question à l'ordre du jour est celle-ci : où sommes nous… ? où diable sommes-nous ? Personne ne répondit ; la question fut réitérée avec un grand sérieux, sans résultat : alors l'Oncle Jérémiah commença à jeter autour de lui des regards mécontents. – Demandez à M. Burleigh, fit Joë en l'indiquant de la tête. – Voyons, Iry, dit le Brigadier en se tournant vers lui ; que dis-tu… ? as-tu quelque idée du lieu où nous sommes ? – Parfaitement ; je connais très-bien tout le voisinage : nous sommes à vingt milles, nord-est, du lac Moose-Head. – Pas possible ! – Et si nous sommes sages, nous camperons dans le bois le plus proche, pendant qu'il fait encore assez jour pour trouver une source ; et nous ne devrons pas perdre une minute. – Vite ! campons, mes garçons ! Où trouves-tu le bois le plus proche ? – Par ici, répliqua Burleigh ; et je serai bien étonné, si après demain à l'aurore, je ne vous mène pas droit au bouquet d'érables, près duquel les deux étrangers ont remarqué les arbres écorcés et la neige piétinée. – Tu parles d'or, Iry ; touche-moi la main ! – Hurrah, pour nous ! cria Luther. – Hurrah ! hurrah ! répétèrent en écho Paletiah et le cocher, s'escrimant à qui montrerait les meilleurs poumons. L'itinéraire ainsi tracé devenait facile et immanquable. Les deux voyageurs ne purent contenir leur allégresse : un roquet hurla d'une façon lamentable, Watch répondit par un sourd grondement ; Joë venait de leur pincer la queue en signe de réjouissance. – Paix là ! sir, dit impérativement le Brigadier ; nous voici dans le bois. L'entrée de la cavalcade sous les voûtes sombres des feuillages eut quelque chose de fantastique ; les échos des clairières renvoyaient au loin le tintement des grelots, le bruit sur la glace des pas précipités des chevaux, les cris brefs de leurs conducteurs : les longs arbres recourbés en berceaux étaient empourprés des derniers rayons du soleil couchant, qui leur envoyait sa gloire lumineuse à travers les brumes du soir ; on aurait dit une gigantesque illumination allumée par quelque esprit de la forêt en l'honneur des nouveaux arrivants. Une heure fut employée à fouiller les broussailles, à se frayer passage au travers des fondrières où les chevaux disparaissaient sous la neige, à batailler contre les avalanches qui roulaient des hauteurs : enfin on atteignit un plateau bien abrité que le maître d'école déclara parfait pour le campement. – Encore une poignée de main, Iry ! s'écria le Brigadier au comble de la joie ; tu es un homme, toi ! Les chevaux furent aussitôt débarrassés de leurs harnais, couverts de peaux de moutons, et solidement attachés : ensuite, jouant activement de la hache, chaque chasseur s'occupa de faire place nette, et en quelques instants le sol fut aplani. La neige, rejetée tout autour en forme de rempart circulaire, formait un abri haut de cinq ou six pieds ; un grand cèdre aux larges branches formait le toit ; sous cet abri furent amoncelées des broussailles sèches qui devaient former des lits. Paletiah, sous la direction de Burleigh, ouvrit un sentier conduisant à la source, qui bientôt jaillit librement, débarrassée de la neige. Avant la nuit, un vaste amas de fougères, de ciguës, de jeunes pousses de cèdre, avait été disposé en forme d'abri de manière à fournir en même temps des sièges moelleux qui tous faisaient face au feu. Les branches les plus longues, appuyées contre celle du grand cèdre, continuaient le toit jusqu'à terre et complétaient le confortable du campement, la cheminée n'avait pas été oubliée, un trou au centre de l'édifice en remplissait les fonctions. L'établissement fait, et le feu brillamment allumé, on donna à manger et à boire aux chevaux, et on leur mit jusqu'aux jarrets une litière abondante. Les chiens aussi firent un bon repas ; leurs lits, naturellement, furent ceux des chevaux ; ils s'installèrent avec joie dans cette broussaille parfumée, et s'endormirent après avoir donné à leurs maîtres un coup d'œil de reconnaissance. – Il faut être bon pour les bêtes, disait le Brigadier, elles sont bonnes pour nous. Les animaux ainsi pourvus, les chasseurs songèrent à euxmêmes : le feu clair et chaud brûlait déjà dans un foyer improvisé de pierres amoncelées ; une vaste théière commença ses joyeux murmures qui s'exhalèrent bientôt en odorants tourbillons ; la table, un énorme tronc d'arbre équarri, fut, en un clin d'œil, chargée de provisions ; des bougies extraites des baies de l'arbre à cire fournissaient l'éclairage le plus satisfaisant. Chaque membre de la petite troupe avait industrieusement mis la main à l'œuvre : il n'y en avait pas un qui ne fut familier avec la vie au désert. Le souper fini, chacun s'installa à son gré autour du feu, et après quelques mots de conversation interrompue, on garda le silence. Le Brigadier s'était adossé contre un sac d'avoine, avait joint ses mains sur ses genoux relevés, et tenant ainsi les pieds en l'air, contre le feu, il restait immobile, les yeux béatement fermés. – Comment vous trouvez-vous, Père, demanda Luther : un peu raide, hein ? – Pas le moins du monde, Luther. – Et vos rhumatismes ?… et vos béquilles ?… – Laissons tout ça à la maison, Luther. La conversation en resta là ; Luther, alors, se tourna vers le maître d'école qui était fort occupé à observer Frazier aîné en homme qui cherche un souvenir demi-effacé, ou qui sonde un mystère. Le plus jeune des deux étrangers étendu sur une pile de couvertures, les jambes à l'air, fraternisait avec le vieux Watch en lui grattant les oreilles et lui faisant donner la patte. – Enfants ! il nous faudra être sur pied demain matin, longtemps avant les lueurs de l'aurore, dit le Brigadier. – Et être prêt à une rude besogne, ajouta Burleigh ; ce n'est pas un jeu d'enfant que d'affronter un moose, en cette saison de l'année, par une neige épaisse, alors que ses andouillers sont grands, et qu'il a avec lui sa femelle et ses petits. – Bah ! vous ne prétendez pas dire qu'il y ait du danger, master Burleigh, demanda Luther avec le plus vif intérêt. – Demandez à votre père ? – Serait-ce vrai, Père ? – Certes, oui ! J'aimerais mieux escarmoucher avec un chat sauvage, avec un ours même, n'ayant d'autre arme que mes mains, qu'avec un moose mâle, lorsque son bois est jeune et qu'il a sa femelle et ses petits à défendre. – Que dites-vous là, général ? demanda brusquement Frazier aîné, est-ce qu'on va à la chasse sans armes ? – J'entends, armé d'un couteau de chasse seulement : car pour une lutte corps à corps un fusil ne sert de rien. – Étant avec mon père, n'avez vous pas eu une fameuse prise, en chasse, il y a quelques années ? – Oui, il y a un demi-siècle au moins ; c'était un fameux chasseur ! et qui ne craignait aucun être vivant sur terre. Ah ! ah ! nous avons fait plus d'une partie ensemble, de Québec au Labrador. – Quelle est la meilleur saison de chasse ? demanda Joë. – Je le sais parfaitement. Quelquefois c'est mars, d'autre fois septembre. En septembre elle est plus dangereuse, car c'est la saison du rut ; ils courent çà et là au travers des bois avec une telle violence qu'on les entend des trois milles sur les eaux du lac Moose-Head. Alors, si deux mâles se rencontrent, ils se battent avec une fureur inimaginable, se frappant de leurs longs andouillers, des pieds de devant, se renversant par terre, jusqu'à ce que l'un deux soit mort ou hors de combat ; le sol est déchiré tout autour des combattants, des poignées de poils sanglants jonchent la terre ; c'est à faire trembler. En mars, il fait meilleur pour cette chasse : qu'en dis-tu, Iry ? Le maître d'école fit un signe d'assentiment. – Et pourquoi ? demanda Frazier ; excusez mes questions, je cherche à m'instruire avant d'être à la besogne. – Parce que en mars, le soleil fond la neige, répondit le maître d'école ; la nuit, une croûte de glace se forme, et le moose ne peut pas voyager bien loin. – En vérité ! et pourquoi ? – Parce que cet animal meut ses pieds perpendiculairement et que le tranchant de la glace lui blesse les jambes. – Oh ! quelle affaire ! s'écria Luther. – Bonté divine ! je n'avais jamais entendu pareille histoire ! ajouta Paletiah. – Quand la neige est tendre, ils sont hors d'affaire, continua le maître d'école, car ils peuvent faire la trace. – Faire la trace ? Qu'est-ce que ça veut dire ? – Cela veut dire qu'ils plongent dans la neige, y ouvrent un chemin avec leurs épaules, et tracent ainsi un chemin. Alors, c'est le moment de chausser les raquettes, hein ? – Oui ; mais croyez-moi, ce n'est pas une agréable besogne de suivre avec des raquettes un grand moose : avec son trot allongé, il prend toujours l'avance ; si on n'a pas de petits chiens légers pour le harceler, on est exposé à courir après lui plusieurs jours, plusieurs longs jours, sans l'atteindre. – De petits chiens ? Pourquoi pas des gros ? – Parce que les roquets l'inquiète en lui mordant les jambes ; ils tournent autour de lui sans casser la croûte de glace, car leur poids n'est pas assez fort pour cela : le moose est ainsi retardé dans sa fuite, le chasseur a le temps d'arriver. Au contraire, les gros chiens ont la mauvaise habitude de lui sauter à la gorge ou au mufle ; l'animal les éventre d'un coup de pied de devant, et passe son chemin. – C'est bien ça ! bien ça ! très-exact ! s'écria le Brigadier : le mufle… –… Est le manger le plus délicat du monde, interrompit Burleigh, apprêté comme la tête de veau. – C'est presque aussi bon que la moelle tirée toute chaude de l'os de la jambe, mangée en tartine comme du beurre, poursuivit l'Oncle Jerry. – Ou bien le filet tout cru, dit Joë ; c'est la part du chasseur ! Ou bien encore la langue. –… Tout cru : il y en a qui mangent du moose cru ! demanda Luther regardant Burleigh d'un air ébahi. Le Brigadier éclata de rire en voyant l'attitude ahurie du pauvre Luther. – Oh ! oh ! mon garçon ! tu en apprendras encore bien d'autres, avant d'être capable d'attaquer tout seul un moose. – Comment est-ce gros, un moose ? vous en avez vu, Père ? poursuivit Luther ; quelle est la dimension de ses cornes, ou andouillers, comme les appelait tout à l'heure Master Burleigh ? vous n'avez pas encore répondu à cette question, Père ? – Tu ne m'en laisses pas le temps… tu fais trois questions à la fois. – Est-ce lourd, un moose ? – Il y en a qui dépassent douze cents livres ; mais huit ou neuf cents forment déjà un joli appoint. – Est… est-ce bien haut, Père ? à quoi ça ressemble-t-il ? je voudrais bien le savoir avant de m'endormir. – Vous dormirez tous déjà, si vous aviez songé qu'il faudra être sur pied demain matin deux heures avant le jour. Cependant je veux bien répondre à ta question, seulement je prie Iry de parler pour moi ; écoute-le. – Je veux bien, sir, dit aussitôt Burleigh ; c'est une grande, farouche, énorme créature de l'espèce-daim, avec une tête colossale. – Ressemblant à une tête d'âne, hein ? observa le Brigadier : n'est-ce pas, Iry ? – Oui, un peu ; mais plutôt à celle d'un cheval de rivière, le behemot, ou autrement dit l'hippopotame du Nil. Tous les auditeurs ouvrir de grands yeux et prêtèrent avidement l'oreille. Le Brigadier, qui avait commencé son installation de nuit sur un volumineux amas de fourrures, se releva sur un coude et écouta comme si ces détails eussent été entièrement nouveaux pour lui. Le maître d'école continua. –… Avec de longues oreilles, une queue et un cou trèscourts ; la crinière rude, épaisse, hérissée ; le bois, palmé, long de cinq pieds, occupant parfois jusqu'à quatre pieds en largeur ; la corne du pied est fourchue ; le poil long est abondant sur le cou et le dos, est court et soyeux sous le ventre. – Quelle est sa couleur ? – Rouge-brun, dans l'hiver, et chez les jeunes ; cette teinte tourne au brun noir chez les adultes : c'est pourquoi quelques naturalistes l'appellent « Cerf noir d'Amérique ». – Que dites-vous là ! – J'ai mesuré un moose : du nez à la queue, il avait sept pieds deux pouces ; de l'épaule aux sabot, il avait cinq pieds. – La taille d'un cheval de seize palmes ! mon pauvre Luther ! ajouta le Brigadier. – Tous les mâles ont des cornes ou bois, qui tombent chaque année ; chez les jeunes, elles sont à l'état de bouton ; à quatre ans les palmes se montrent ; à cinq ans le bois est complet. – Vous n'avez plus rien à dire ? soupira Joë. – Non, plus rien que je sache… ah ! il faut mentionner une espèce de glaude hérissée de poils rudes comme ceux d'un sanglier, longue de dix ou douze pouces, pendant sous son cou. – Une… quoi… ? Master Burleigh, demanda Luther. – Une glaude ou poche poilue, sir. – Est-ce possible ! s'écria Luther parfaitement satisfait de cette explication. –… Pendant sous la gorge, mon garçon, ajouta le Brigadier ; juste où vous devrez viser, si le hasard place un moose devant la mire de votre fusil, la tête en avant. – Autrement, il faudrait viser au défaut de l'épaule, s'il ne présente pas le poitrail, ajouta Burleigh,… ce qui arrivera pourtant toujours si vous êtes froid et patient. Et, reprit le Brigadier, si vous n'avez pas un sang-froid de concombre, et une présence d'esprit parfaite, laissez-moi vous dire, mon cher garçon, qu'à la première rencontre d'un moose passant à travers branches et arbres avec un bruit de tonnerre ; rasant, comme avec la cognée, des arbres gros comme le bras ; soufflant, bondissant, lançant des éclairs par les yeux ; vous formerez des vœux sincères pour être bien loin, dans un bon lit, par exemple ! – C'est déjà mon opinion, Père, je me garde bien de vous contredire : si vous voulez je garderai le camp demain, je laisserai partir les vieux chasseurs plus aguerris. – Adopté : mais il te faut un compagnon ; Paletiah restera, il bâtira une cheminée en écorce de pin, cela conduira haut la fumée et nous servira de point de ralliement. Le voisin Smith vous fera société. – Père ! – Quoi, encore ? – Tout bien réfléchi, Père… je resterai ici. – Oui, tu cacheras la tête sous les branches au premier bruit, comme Saul, fils de Kish, répliqua le Brigadier en riant à gorge déployée. Tout le monde l'imita : mais bientôt, à un signal donné, chacun se coucha et s'endormit d'un profond sommeil. CHAPITRE V LA CHASSE Deux heures avant le jour, tous nos chasseurs étaient debout et prêts à partir. Le déjeuner ne fut pas négligé ; ensuite, le Brigadier réunit un nouveau conseil de guerre, parla des diverses opérations de la journée, des dispositions à prendre, puis, se tournant vers le maître d'école : – À vous, Iry ; tracez-nous les lois de la chasse. – Je vous demande pardon, sir ; vous seul devez parler sur ce point, comme notre ancien et notre maître. – Le plus ancien, pas le meilleur, Iry. – Bravo ! s'écria Joë, c'est original ; on dirait un échange de litanies entre un Quaker et un Méthodiste. Chacun sourit, mais le vieillard insista pour faire parler Burleigh : – Allons ! allons ! Iry, nous n'avons pas une minute à perdre ; dis-nous ce qu'il y aura à faire, n'oublie rien. – J'obéis volontiers, sir. Quelqu'un a-t-il une carabine parmi nous ? Après un instant de réflexion plusieurs répondirent : – Non, sir, nos fusils sont à canons lisses. – À deux coups ? – Non, à un coup. – Chargés à balle et à chevrotines ? – Oui. – Bien : éclaircissons entièrement cette question avant de passer à une autre. Que les bons tireurs, sûrs de leur coup à balle franche, se rangent près de moi. Le Brigadier et Joë, leur arme à la main, se placèrent à ses côtés. – Pourquoi parlez-vous de balle franche, Iry ? demanda le Brigadier. – Je ne me sers jamais de chevrotines. – Diable ! – Maintenant, comprenez bien ; nous sommes la réserve : gardons-nous bien d'avoir des chevrotines dans nos fusils, car nous pouvons être obligés de tirer lestement à grande distance ; dans ce cas la chevrotine écarte, une balle, seule, va droit au but. – C'est vrai, Iry ; et la chose en vaut la peine quand il s'agit de vie ou de mort, ajouta le Brigadier. – Vous avez raison, sir. Le reste de la troupe chargera ses armes avec une balle et des chevrotines. – Ceci vous regarde, frère Bob, et vous aussi Paletiah, ainsi que ce jeune brave qui demande de rester à la garde du camp : hein ? dit Joë. – Tenez-vous tranquille, je vous prie, répartit Bob. Allez toujours, master Burleigh, n'avez-vous plus rien à expliquer ? – Si : convenons bien que, lorsque nous serons séparés, nul d'entre nous ne tirera un coup de fusil, pour quelque prétexte et sur quel gibier que ce soit, si ce n'est sur un moose. Quelque grande que soit la tentation ! répondez à cela, messieurs. – Convenu ! admis ! adopté ! – Enfin, une dernière recommandation : lorsque nous serons sur la piste, il faudra marcher sans bruit, sans dire un seul mot ; lorsque nous serons proches du gîte, pas un souffle ! pas un murmure ! sur votre vie ! si vous apercevez l'animal ; pas un signe de main ! un silence d'ombre ! car le mâle broute la tête haute, l'oreille tendue, lorsque sa femelle et ses petits sont avec lui ; il est toujours sur le qui vive, écoutant, broutant, écoutant encore, et saisissant avec une prodigieuse finesse le moindre son qui surgit au loin. J'en ai vu que le craquement de la raquette faisait fuir comme le vent, à plusieurs milles de distance. – J'en ai perdu un, une fois…, un énorme ! dit le Brigadier, au bruit qu'a fait un glaçon en tombant ; il est parti comme une sauvage créature au moment où, le doigt sur la détente, j'allais lâcher mon coup. – Notez bien, continua Burleigh, que le moose se gîte toujours sur le versant méridional des montagnes ; par ce moyen vous saurez prendre le dessous du vent en marchant sur lui. ther. – Le dessous du vent… que diable est-ce ça ? demanda Lu- – C'est marcher ayant le vent en face, mon garçon, expliqua le Brigadier. – Autrement, poursuivit le maître d'école, vous ne réussirez jamais à le joindre, il vous éventerait bien longtemps avant que vous pussiez l'apercevoir. – Encore quelque chose à dire ? – Plus qu'un mot quand nous serons séparés, vous serez exposés à vous perdre dans les bois ; pour vous guider, prenez d'avance vos points de repère, consultez la mousse sur les arbres, les pentes de la chaîne montagneuse, l'étoile polaire lorsque vous pouvez la voir, comme maintenant ; vous pourrez ainsi rabattre droit sur le campement. Le premier qui trouve une trace, ou qui remarque des arbres écorcés, doit en donner avis aux compagnons le plus diligemment possible. – Comment ? en tirant un coup de fusil ? demanda Bob Frazier. – Mais non ! mais non ! sur votre vie, sir ! une fois sur la piste du moose il ne faut plus s'occuper que de la suivre, sans se détourner d'un pas, sans jeter un cri, sans souffler, pour ainsi dire ; il faudrait marcher en l'air sans rien toucher : autrement il disparaîtrait lui et sa famille. – Quelle famille ? Sa femme, ses petits ; quelquefois, avant la saison du rut, on trouve deux ou trois familles réunies. – Est-ce tout ? demanda Job. – Oui. Ah ! pardon ; un instant encore ! j'oubliais quelque chose. Quelques uns d'entre vous ne sont, je crois, pas trèsexpérimentés ; qu'ils retiennent bien ce que je vais dire ! Si, dans l'ombre du bois, vous entendez la course impétueuse et bruyante de la bête fauve qui passe comme un ouragan, broyant tout sur son passage ; si vous êtes convaincu que c'est le moose ; si vous croyez pouvoir tirer au jugé, sans l'apercevoir ; tirez, mais souvenez-vous que si, par malheur, ce n'est point un compagnon de chasse que vous ayez tué, si vous avez blessé le moose, instantanément il sera sur vous, vous n'aurez d'autre ressource que de lui vendre chèrement votre vie. – Hé ! hé ! voilà un jeu qui peut devenir sérieux ! observa Frazier jeune ; les relations avec ce gibier là ne sont pas sans danger. – Très-dangereuses ! si on ne prend pas bien ses précautions. Les jeunes chasseurs sont souvent des causes de tribulations, ils tuent ou estropient leurs camarades, ils font manquer des occasions superbes ; c'est leur impatiente exaltation qui les pousse à mal. – Prrrrou ! fit Joë, voyez le général ! comme il est loin en avant ! – Ah ! il nous fait des signaux, reprit Burleigh ; rejoignonsle vivement, il paraît avoir besoin de nous. – Mais vous venez de nous dire qu'il ne fallait même pas faire des signes, master Burleigh. – Sans doute, lorsqu'on est sur la piste, et qu'on croit l'animal proche ; mais en pleine clairière, comme ici, cela n'a aucun inconvénient. Hallo ! quoi de nouveau dans le vent ! Voilà Oncle Jerry sur la lisière du bois, sans nous avoir attendus : il faut qu'il ait trouvé quelque chose, il va dans la bonne direction, courons vite ! Ah ! sur ma vie ! voilà Luther, eh ! Luther ! – Eh bien ! quoi ? – Regagnez le campement, je vous prie ; emmenez Watch avec vous. Nous n'avons besoin ni de l'un ni de l'autre, pour le moment. – Il ne voudra pas me suivre, il voit le père et tire de son côté ; il m'entraîne sur la glace. – Liez-le avec une bonne corde et ne le laissez pas échapper ou il arriverait malheur à lui et à nous ; d'ailleurs vous en avez besoin pour la garde du camp. Luther et Watch se retirèrent l'un traînant l'autre, ou étant traînés en quelques places glissantes. – En avant, les amis ! cria Joë s'élançant vers le bois. – Hoo ! hoo ! en avant ! répéta une voix étrangère ; et que le diable emporte le dernier ! Chacun se retourna étonné ; tout à-coup les deux Frazier poussèrent une exclamation : – Tiens ! c'est Ned ! Comment va, Ned ? – Comment va, Rob ? et toi, Joë ? cria le nouvel arrivant, beau garçon vêtu d'un étrange costume, demi chasseur, demi militaire. – D'où arrives-tu, Ned ? – N'en parlons pas pour le moment ; marchons vite, si nous ne voulons pas que ce vieux Nemrod là-haut triomphe sur toute la ligne. Sur ce propos, il partit en avant, faisant le plus étrange moulinet avec ses deux bras et marchant avec une surprenante rapidité sur ses raquettes longues de trois pieds et demi. Il eut promptement gagné l'avance sur le Brigadier, qui, de son côté, s'était arrêté au bruit pour attendre l'arrivée du nouveau venu. – Hallo ! Édouard, c'est vous ! s'écria-t-il en le reconnaissant, d'où venez-vous donc ? – De l'Est, là-bas, répondit le jeune homme en indiquant les plateaux inférieurs où était située la Grand-Maison. – Est-il possible ! vous avez vu la vieille femme et les enfants ? – Oui. – Et comment les avez-vous laissés ? – À ravir, tous ; excepté Lucy. – Qu'a-t-elle donc ? – On ne peut pas savoir… les nerfs peut-être. – Bon ! bon ! ça ne me surprend pas ; elle devait se marier ces jours-ci, précisément ces jours… Ned. – Ah ! fort bien ! alors n'en parlons plus. Le temps me durait de vous voir, et je suis venu vous dire un petit bonjour. – Venez ici, mon garçon, je vous montrerai dans cinq minutes quelque chose qui vous fera dresser les cheveux sur la tête : voyez-vous, du côté du bois… non, non, pas là, plus loin où on aperçoit une sorte de clairière ? – Oui, je vois maintenant : qu'est-ce que c'est ? – Un pas accéléré jusque-là ! voulez-vous ? – Vous ressemblez à ces héros de la Bible, qui à l'âge de soixante-dix ans avaient conservé leur vigueur de jeunesse, dit le jeune homme en s'évertuant à suivre le Brigadier qui marchait à pas de géant. Je ne connais pas un coureur qui voulût se charger de vous tenir pied. – En vérité, Ned ? non ! mes jambes sont rouillées… – Il n'y paraît guère… vous êtes un homme d'or… ça ne rouille pas. – Allons, Ned, marchons ! ce n'est pas là notre affaire pour le moment. – En avant ! mais je tiens à dire que vous me faites croire au Juif-Errant. Arrivé à la clairière, le vieillard ôta son chapeau, et appela vivement, par signes, les retardataires. – Regardez, mes enfants, leur dit-il à voix basse lorsqu'ils furent tous réunis ; voyez-vous ça, là-bas devant ? À ces mots, il leur montra des ondulations inégales qui se dessinaient sur la neige. – Ah ! dit Burleigh, vous avez raison, sir, voilà une trace sous la neige ; je la distingue aussi clairement que si elle n'avait pas été recouverte. – Serviteur, sir ! murmura le Brigadier en levant les épaules ; est-ce qu'il est tombé beaucoup de neige là-dessus ? Vous voyez bien que non… D'ailleurs sur ce plateau découvert, le vent la balaye toujours ; on dirait qu'il a plu en cet endroit : – Je devine ! riposta Burleigh, il y a une source chaude par ici, qui ne gèle pas, elle a ramolli la neige. Je vais voir ça ! – Ah ! il est malin ! dit le Brigadier en se frottant joyeusement les mains, pendant que Burleigh s'élançait dans le fourré. – Quel est ce beau garçon, demanda l'étranger après avoir regardé tous les chasseurs debout, appuyés sur leurs fusils, tenant chacun un chien en laisse. – Qui, Ned ? – Ce hardi gaillard, aux longs cheveux, qui bondit sur la neige comme une panthère, et dont l'œil transperce les bois. – Çà ! Tu ne le connais donc pas, frère ? – Non vraiment. – Eh ! c'est le maître d'école. – Serait-ce monsieur Burleigh, Bob ? – Oui, Ned ! Ira Burleigh, le maître d'école ! – Tonnerre et éclair ! tu ne sais ce que tu dis. À ce moment Burleigh reparut dans une éclaircie, la main étendue, désignant du doigt l'abri formé par un sapin gigantesque. D'un saut, tous furent auprès de lui et regardèrent avidement ; des empreintes parfaitement visibles, quoique saupoudrées d'un peu de neige fraîche, formaient un étroit sentier qui passait au pied d'un jeune arbre penché. Le Brigadier tressaillit : les chiens se mirent à renifler avec ardeur, tirant sur leur laisse à la rompre. – Nous ne sommes pas loin de la bonne voie, dit Burleigh sur un ton très-bas ; le bouquet d'érables à sucre que nous cherchons n'est pas à cinq milles d'ici. Voyez d'ailleurs, il y a là-haut un piège à moose, et rien n'a passé sur ce sentier depuis le grand orage. – Un piège ? sir, qu'appelez-vous ainsi ? demanda Ned. Burleigh lui montra le jeune arbre penché, qu'une corde mince tirait de force jusqu'au dessus du sentier ; l'autre bout était attaché a un arbre, et dans le milieu était un nœud coulant maintenu par une détente. Les chasseurs visitèrent ce piège dans le plus profond silence. – Quel est le but de cette machine, sir ? demanda Édouard en regardant Burleigh avec une attention et une expression singulières, qui furent remarquées par tous les assistants. – Je vous l'expliquerai volontiers. Le moose, en passant par là pour aller boire, engage son bois dans la corde que vous voyez, ses pieds font partir la détente ; l'arbre se redresse et enlève l'animal qui reste suspendu sur les jambes de derrière. – Et le pauvre diable meurt par voie de strangulation ! observa Bob Frazier. – Cruel ! honteux ! dirent à la fois Joë, Ned et le Brigadier, qui ajouta en clignotant les yeux d'une façon comique : je ne me consolerais pas si j'apercevais là une de ces braves brutes, morte suffoquée. – Coupons tout ça ! s'écria Joë ; l'arbre se redressera. – Gardez-vous-en sur votre vie ! répliqua vivement Burleigh ; c'est une loi de la chasse de ne jamais toucher à l'œuvre d'autrui. Cette trappe a été tendue probablement par quelque indien Penobscot… ; malheur à qui détruira ce piège, ou touchera seulement à la corde. – Pshaw ! que les Penobscots soient pendus ! reprit Ned. Et tirant son large couteau de chasse, il trancha la corde d'un seul coup, avant que personne eût pu l'arrêter ; l'arbre se releva avec une violente élasticité. Le Brigadier le saisit par le bras d'un air sérieux. – Jeune homme ! dit-il, vous avez fait une folie, une sottise grave ; et le meilleur conseil que je puisse vous donner, c'est de remettre les choses en l'état où elles étaient ; ployez l'arbre, rétablissez le piège, sans perdre un moment. Faudra-t-il que je le fasse pour vous ? – Flamme et furie ! non ! Quelle peur vous avez. – Peur ?… oh ! oh !… Master Burleigh, voudriez-vous avoir l'obligeance de replacer la corde. Burleigh regarda le jeune téméraire, qui devint pâle, et après avoir murmuré entre ses dents quelques paroles inintelligibles, dit à haute voix : – Laissez-moi faire, sir, continuez tous votre marche ; je réparerai ma faute, et j'en prends les conséquences à ma charge. Ces mots furent prononcés avec une sombre irritation, et accompagnés d'un regard hautain qui contrarièrent le Brigadier. Mais bientôt, sûr d'être fidèlement accompagné par tous les autres chasseurs, il poussa en avant, laissant Ned libre de faire ce qu'il voudrait. Sur leur route, ils rencontrèrent une cabane où étaient rangées des pièces de venaison demi-salées, demi-gelées ; il y avait des coqs de bruyère, des perdrix, des lièvres ; la moitié d'un cariboo était suspendue aux branches d'un arbre. – Nous pourrons très-bien nous consoler si nous manquons le moose, dit Joë en se disposant à décrocher une paire de perdrix placées plus bas que les autres. – Non ! non ! par l'honneur, s'écria le Brigadier ; gardezvous-en ! ce gibier est sacré. Les chasseurs en font souvent des réserves semblables pendant tout l'hiver, et j'ai quelquefois acheté chez moi, pour la mettre dans le sel, de la venaison qui était gelée depuis des semaines, peut-être des mois. – Ma foi ! laissez-moi vous dire que vos chasseurs de mooses sont d'étranges farceurs, observa Bob Frazier ; je vous aime mieux qu'eux. En tout cas je déteste cette trappe à moose. – Je ne dis pas non. Ce piège que nous venons de voir est l'ouvrage des Passamaquoldies, j'ai reconnu leur manière de faire à cette façon d'employer pour ressort une branche horizontale, comme dirait le maître d'école, qui tire la corde et serre le nœud coulant ; alors la pauvre bête meurt plus vite, mais toujours en se débattant et poussant des beuglements pitoyables. Mais, nous ne sommes pas loin du gîte, peut-être ; il doit être sur le flanc sud ou sud-est de ces collines ; qu'en pensez-vous, Iry ? Le maître d'école fit un signe d'assentiment, et ajouta quelques mots sur la probabilité de rencontrer bientôt le bouquet d'érables. – Quoiqu'il en soit, reprit le Brigadier, comme nous ne pouvons savoir où nous en sommes, le meilleur sera de ne plus rien dire maintenant. – Oui, marchons dans le plus complet silence, suivant notre général jusqu'à ce que ses signaux nous avertissent de ce qu'il faudra faire, dit Burleigh ; alors chacun pour soi, seulement, il serait bon de nous tenir autant que possible à portée les uns des autres, afin de nous prêter mutuellement secours dans les moments critiques. J'ai vu les meilleurs chasseurs manquer leur premier coup de fusil. Il faut bien se méfier, si la créature n'est que blessée, elle vous charge avec fureur, ou vous lance d'affreux coups de corne au moment où vous la croyez expirante ; il ne faut s'en approcher qu'avec les plus grandes précautions. À ces mots il poussa en avant, avec vivacité, comme s'il eut aperçu quelque chose : Dans un moment de halte, Burleigh indiqua de loin à ses compagnons le bois le plus proche, en leur faisant signe d'y marcher à couvert. Midi était proche ; le Brigadier et les deux Frazier avaient une faim de tigres, ils firent un bref et sobre repas : du porc grillé, du biscuit de Medford, une goutte de rhum dans de la glace fondue ; tout fut expédié en quelques minutes. Ils se dirigèrent ensuite silencieusement vers l'endroit où ils avaient aperçu Burleigh en dernier lieu, mais il avait disparu comme une ombre. Les jeunes gens se disposaient à l'appeler pour l'inviter à déjeuner. Le Brigadier les arrêta vivement, et pas un mot ne fut prononcé. Tout à coup un souffle de vent leur apporta un bruit lointain ressemblant à celui que produit la cognée du bûcheron froissant l'écorce d'un arbre. Après avoir prêté une oreille attentive, le Brigadier quitta ses raquettes et s'élança dans la direction du bruit, glissant silencieusement au travers des branches, rampant parfois, avançant avec une vitesse prodigieuse. Les deux Frazier le suivirent de leur mieux, avec beaucoup de peine. Le bruit se rapprochait et devenait plus fort à chaque bouffée de vent ; bientôt on ne put douter que ce fût un moose qui broutait l'écorce des arbres ; seulement, la direction n'était pas facile à déterminer. Le Brigadier suivit la piste de Burleigh, quoiqu'elle parût s'éloigner du bruit ; les autres passèrent chacun de leur côté ; bientôt ils furent dispersés, cherchant au hasard, déroutés par mille échos confus qui répercutaient les sons dans toutes les directions. Soudain un coup de feu retentit, des cris se firent entendre : « hé ! hé ! garçons, lâchez les chiens ! » Presque en même temps les broussailles frissonnèrent au passage d'une grande bête. Une minute après, la voix de Burleigh retentit : – Le voilà ! le voilà ! garde à vous ! il vient. Chaque homme regarda son amorce et se tint prêt, l'œil sur le fourré. Les chiens furent lâchés et partirent en aboyant comme des furieux, toute la troupe s'élança après eux : on eut dit la chasse infernale de Freischütz. Encore un coup de feu ! et du fracas dans le fourré : puis on entendit une lourde bête tomber dans les arbres en se débattant avec violence. – Tête à lui ! faites-lui tête ! hurla le Brigadier ; ou bien il va gagner le bois ! – Il va là ! tayaut ! tayaut ! hurrah ! crièrent les voix éparses çà et là. Et chacun courut au bruit. Presque au même instant apparut comme un éclair, le moose fendant les taillis, la tête haute, le bois en arrière, se frayant un chemin large d'au moins six pieds ; il traversa une clairière, et en un clin d'œil disparut derrière un coteau : quelques secondes après, sa femelle et deux jeunes bondirent à sa suite. Tout cela passa hors de portée ; pas un chasseur ne put tirer ni leur couper les devants ; mais dans la même minute les chiens passèrent, hurlant et courant comme des enragés. Deux nouveaux coups de feu se succédèrent rapidement et furent suivis de triomphants hurrah poussés par trois voix différentes : on put reconnaître celle de Ned Frazier ; (le dernier venu, qui était resté en arrière pour rajuster le piège). – Un coup de main, là ! les enfants ! un coup de main ! cria le Brigadier d'un ton à se faire entendre à un mille à la ronde ; un coup de jarret ! en avant les raquettes ! Ned apparut sur la lisière du bois, rechargeant son arme. Plus loin se montrait le maître d'école caché derrière un gros arbre, le fusil en avant, prêt à faire feu. – Par où a-t-il pris, Oncle Jérémiah ! s'écria ce dernier. – Par ici ! répondit le vieillard ; suivons-le, ou bien nous le perdrons. – Mais la vache et les petits ! observa Ned. – Ne vous inquiétez donc pas de ces créatures, il y en a déjà deux de mortes, aussi certainement que voilà un fusil. – Ne pourrions-nous pas au moins donner le coup de grâce à la mère ? – Rien n'empêche, si toutefois la pauvre sotte nous attend jusque là pour mourir, dit le Brigadier ; allons ! voici les chiens, s'ils la trouvent ils vont lui faire un joli parti ! Halloo ! halloo ! Quelques pas plus loin on rencontra la femelle, blessée à mort, cherchant à se précipiter dans un ravin profond où elle aurait échappé à toutes les recherches ; le maître d'école l'acheva d'un coup de fusil au défaut de l'épaule. Néanmoins, le mâle avait disparu ; il s'écoula bien une heure et demi avant que tous les chasseurs eussent chaussé leurs raquettes, et fussent prêts à suivre le Brigadier : les gros vêtements furent mis de côté ainsi que les fourrures, chacun se rendit le plus léger possible, pour être plus apte à faire une chasse à courre acharnée. Ils eurent la chance de le rejoindre, grâce aux bons petits chiens, qui, ardents et légers, s'étaient ameutés autour de lui, et le harcelaient sans jamais s'exposer à son bois redoutable. L'animal tenait tête, soufflait, faisait voler des tourbillons de neige en chargeant ses insaisissables ennemis. Chose étrange ! quoiqu'on fût au mois de mars, le magnifique animal n'avait pas perdu ses andouillers. Au lieu d'avoir affaire à une ramure naissante, on se trouvait en présence d'un bois prodigieux dont les pointes s'élevaient à plus de onze pieds du sol. – Je comprends les frayeurs de la pauvre Liddy, et je crois à son récit, dit Burleigh au Brigadier lorsqu'ils se furent rapprochés ; quelles cornes ! entendez dans la feuillée ! il fait autant de bruit qu'une bande de chevaux sauvages, ou une horde de buffles ! – C'est vrai, Iry, répliqua le Brigadier en essuyant avec sa manche la sueur qui ruisselait de son front ; je n'ai jamais vu de pareil ! tu as raison, mille tonnerres ! c'est le géant de son espèce. – Et, comprenez-vous que les deux Frazier, qui ont marché sur sa piste, vous aient affirmé ne pas l'avoir aperçu ! – Je saurai ce qu'il en est, répliqua le Brigadier en hochant la tête. En effet, à la première occasion, il questionna les deux jeunes gens ; leur réponse fut vague : ils avaient bien aperçu une ombre sillonner le bois ; mais c'était la nuit, par le clair de lune, ils n'avaient pu bien juger l'animal, qui d'ailleurs avait passé hors de portée. On entrait dans la plus chaude période de la chasse : tous les chasseurs étaient dispersés, sans avoir ensemble aucun moyen de communication. La plupart d'entre eux s'efforçaient de marcher avec le Brigadier ou le maître d'école, et, lorsqu'ils les perdaient de vue, ils suivaient leurs pistes autant que possible. À force d'avancer, les hardis aventuriers avaient laissé derrière eux les basses collines ; ils parcouraient maintenant la région des grands bois où l'Arbor vitæ atteint des dimensions gigantesques, et s'élève à la hauteur de soixante pieds. Le Brigadier était toujours le premier ; Burleigh et Ned Frazier le suivaient d'assez près ; le reste de la troupe venait ensuite comme il pouvait. Parfois, dans quelque clairière lointaine illuminée par le soleil couchant, on apercevait la gigantesque stature de l'Oncle Jerry se détachant brillante sur le fond sombre des bois ; le canon poli de son fusil reluisait dans ses mains comme une arme enflammée et magique ; au même instant il disparaissait comme un brouillard fantôme emporté par le vent. Après une rude ascension, Burleigh et Frazier se trouvèrent assez proches du Brigadier : ils le virent s'arrêter subitement comme quelqu'un qui écoute ; en même temps ils entendirent, sur leur droite, les graves aboiements d'un dogue : « Par Jupiter ! » cria une voix qui sortait du fourré, « c'est le vieux Watch. » Je parierais que Luther est pour quelque chose là-dedans, grommela Burleigh ; je vous le dis, M. Frazier, il est heureux pour lui que son père soit trop loin pour s'en apercevoir. – N'entendez-vous pas des hurlements ? N'entendez-vous pas, Burleigh ? répondit Ned. – Ce sont les loups, répliqua le maître d'école après avoir prêté l'oreille un instant ; ils se dirigent du côté de notre campement, tout en chassant un moose pour leur souper. – Réussiront-ils ? – Avec cette croûte glacée qui couvre la neige, ils ont beaucoup de chances pour eux, car elle les porte sans se briser, tandis que le moose y plonge jusqu'au cou ; c'est là sa perte. – Pauvre garçon ! – Ah ! un coup de fusil !… un autre encore… et un autre ! j'ai vu la flamme ; ils sont proches. Les glapissements des roquets, la voix grondante du dogue, les hurlements des loups se confondirent dans une diabolique harmonie qui s'éteignit peu à peu dans le lointain. – Oui ! continua Burleigh, ils l'auront, le noble animal, plus d'espoir pour lui… Mais voyez donc, qu'y a-t-il de nouveau dans l'air ? On apercevait le vieux chasseur épaulant son fusil, comme s'il allait faire feu ; un instant après il l'abaissa, traversa la colline en courant aussi vite qu'un moose, et disparut. Les deux jeunes gens s'élancèrent sans pouvoir le rejoindre ; ils ne purent même l'apercevoir. – Ça ne s'est jamais vu, murmura Burleigh essoufflé ; cet homme là est prodigieux, rien ne le fatigue ; il arrivera à faire chasse tout seul, nous n'arrivons pas à la hauteur de sa cheville. Essayons de lui gagner les devants. – Les devants ! je voudrais vous y voir ! j'aimerais autant tenir tête à un moose, et dans la saison du rut. Ce vieux coureur est d'une race d'acier ; tenez ! le voyez-vous ! voyez-vous làhaut ! au diable ! dans les nuages ! – Ma foi, courons du mieux possible, nous l'atteindrons quand nous pourrons ; c'est là le sort de la chasse. Malgré tous leurs efforts, plusieurs heures s'écoulèrent avant qu'ils pussent atteindre « le vieux Nemrod », comme l'appelait Ned. Enfin ils l'aperçurent, quittant sa grande capote au pied d'un arbre. – Ah ! nous le joindrons cette fois, s'écria Burleigh, je crois qu'il joue le bon jeu, il va droit au gîte ; peut-être y trouveronsnous deux ou trois familles réunies. Ce fut pendant quelques minutes une vraie course au clocher entre les deux jeunes gens ; l'un cherchant à devancer l'autre. Tout à coup, au détour d'un bois, ils tombèrent à l'improviste sur le Brigadier : il respirait bruyamment, appuyé contre un arbre, tous ses vêtements ouverts, en manches de chemise, s'éventant avec son large chapeau de feutre. Le digne homme ne pouvait plus parler tant il était essoufflé ; il paraissait, du reste, parfaitement joyeux, et content de lui. – Eh ! bien mon bon sir, demanda Ned, qu'est-ce qu'il y a de nouveau ? – Fusils chargés… ? – Oui. – Je vois la fumée sortant de vos canons, master Burleigh. Ce dernier fit un effort pour ébaucher un lamentable sourire ; il secoua la tête. Le Brigadier lui montra du doigt, à la distance d'un demi-mille, un objet noirâtre qui se dessinait sur la neige au pied de la colline la plus proche. Le maître d'école bondit sur lui-même, ses yeux lancèrent des éclairs. – Vois-tu ça, mon garçon ! dit le Brigadier en lui frappant sur l'épaule. – Quoi ? demanda Frazier, je ne vois rien. – Comment ! ce point noir, là-bas, au bord d'un ravin… ? – Non, je ne distingue rien. – Eh bien ! enfant ! c'est un moose. – Un moose ! – Parbleu oui ! qu'en dis-tu. Iry ? – Certainement ! mais voici la nuit, il s'agit de camper. – Ici ! à présent ! tonnerre ! s'écria Frazier ; en vue du gibier… ? que nous n'avons rien à nous mettre sous la dent pour souper… ? sans abri contre le froid… ? Malepeste ! nous aurons fait une belle fin de journée ! Nous serions de fameux niais si nous ne prenions pas garde que le thermomètre est à un demimètre en dessous de zéro. – Il en sera pourtant ainsi, répliqua froidement Burleigh ; il n'y a plus rien à faire ce soir : demain, par exemple, je vous promets de tuer un moose. Pour aujourd'hui nous ferons comme nous pourrons : nous nous coucherons serrés les uns contre les autres ; des fougères, des broussailles de sapin nous serviront de matelas et de couvertures ; une tranche de salaison, un œuf dur feront notre souper. – Vous vous croyez bien sûr de votre affaire pour demain, observa Frazier d'un air mécontent ; je ne parierais pas pour vous, moi, car j'ai mes pressentiments ; ils ne sont pas favorables. – Enfant ! vous ne voyez pas que le gaillard fait ses préparatifs pour la nuit. – Quels préparatifs ? – Eh bien ! il va se coucher sachant bien, qu'il dormira tranquille : faisons-en autant que lui. – Vous avez de fameux yeux, général ! Je n'aperçois rien, si ce n'est un vieux tronc d'arbre ; et encore je ne suis pas sûr. Le jeune homme avait une bonne raison pour ne pas voir, il regardait dans une direction tout à fait opposée ; il fallut que le Brigadier le prit par les épaules et pointa avec la mire du fusil, pour amener ses yeux dans la bonne ligne. Alors il fut convaincu, et remarqua même les mouvements de l'animal. Chacun se mit à l'œuvre pour préparer le coucher : on creusa un trou dans la neige, on y empila des fougères, des ramilles de cèdre, de la mousse prise aux branches des sapins. Ensuite, les trois chasseurs s'y blottirent étroitement serrés l'un contre l'autre. – Général ! dit Frazier, prenez mon manteau, voulez-vous ? Le Brigadier refusa et dit avec un orgueilleux mouvement de tête : – Je ne suis plus un jeune homme, il est vrai ; mais je ne crains pas plus le froid que la fatigue. – Prenez, prenez, Oncle Jérémiah, dit Burleigh ; ce serait une honte pour nous si nous ne partagions pas nos vêtements avec vous. Le patriarche se rendit avec un sourire, et bientôt les trois amis dormirent d'un bon sommeil dans leur lit de neige. CHAPITRE VI BATAILLE À MORT Le lendemain matin, quoique raides de froid et meurtris par la dureté de leur lit, nos hardis chasseurs furent debout longtemps avant l'aurore, et prêts à reprendre la chasse. Sans chiens, guidés par la seule lueur des étoiles, ils se lancèrent avec une souplesse et une ardeur félines vers le gîte qu'ils avaient remarqué la veille. Le Brigadier se détourna un peu, avec Burleigh, pour prendre le dessous du vent, et arriver sur la bête sans qu'elle sentît son approche. En même temps, il posta ses compagnons sur une éminence d'où on pouvait voir le pays à plusieurs milles à la ronde. Ensuite toute la bande s'arrêta, attendant le jour, et écoutant, dans l'espoir que les chiens, toujours en chasse, leur ramèneraient peut-être le gibier. – Général, dit le maître d'école à l'Oncle Jérémiah, lorsqu'ils se trouvèrent seuls ; comment vous trouvez-vous ce matin ? vous semblez pâle. – Tu crois, Iry ? j'ai plutôt les jointures raides, autant que j'en puis juger. Je ne suis plus ce que j'étais il y a vingt-cinq ans ; j'espère néanmoins être digne de moi jusqu'à la fin. – Comment avez-vous dormi ? – Pas trop bien ; je n'avais jamais tant souffert du froid. La fougère et la feuillée de sapin sont de malheureux manteaux. – Vous ne semblez pas dans votre assiette ordinaire, général. Nous ferions bien de laisser la chasse et de retourner au campement. – Nous ! reculer ! abandonner la partie si belle ! tourner les talons après une misérable campagne de trois jours ! Et pourquoi ? s'il vous plaît ; pour qui me prenez-vous ? – Pour qui vous êtes, sir ; un homme qui en vaut dix mille, même à votre âge. – Bien ! bien ! Iry ; je ne vaux pas plus que mon pareil ; et s'il faut dire vrai, je ne suis pas d'aplomb aujourd'hui. J'ai fait un vilain rêve cette nuit ; croyez-vous aux rêves, vous ? – Je ne saurais trop vous dire, sir ; et pourtant il m'est arrivé de bien étranges choses à la suite de certains rêves. Mon père a eu ainsi des révélations effrayantes, il me l'a dit. – Oui ! cela me remet en mémoire quelque chose dont je voulais vous parler, il y a trois nuits, vous savez, alors que nous fûmes si effrayés. – Effrayés, sir ! – Bien certainement ! vous n'étiez pas effrayé, Iry ? voyons ! sur l'honneur, vous n'aviez pas peur ? – Je ne sais comment vous répondre, sir ; je conviens que j'étais en état de trouble et de perplexité ; mais… – Regardez-moi, Iry, là bien dans les yeux ; et répondez sans détours. Je vous ai observé pendant tout ce tapage mystérieux ; j'ai eu l'œil sur vous sans que vous vous en doutassiez. – Vous vous êtes un peu trompé, général ; je me suis parfaitement aperçu que vous me guettiez comme un chat fait pour une souris, et je me suis comporté en conséquence. – Vraiment ! vous êtes profond, Iry Burleigh ; votre père l'était aussi…, mais revenons à la question. – Comme vous voudrez. – Pensez-vous, oui ou non, Iry, que notre vielle maison soit hantée ? – Avant de vous répondre, permettez-moi de vous demander ce que vous entendez par ces mots : « une maison hantée. » – Plus bas, Iry ! Je vois Ned Frazier qui regarde par ici. Je vous demandais si, dans votre opinion, les bruits que nous avions entendus l'autre soir sont l'œuvre des esprits. – Quels esprits, général ? – Les esprits qui, au témoignage du père Cumming et de tous les voisins, fréquentaient la ferme de Blaisdell avant que je l'eusse achetée ! – Non, sir ! je ne puis dire que je croie cela. – Alors pensez-vous que ces tapages nocturnes aient été produits par Jeruthy Jane et les autres enfants ? – Oui, quelquefois, mais pas toujours. – Qui était-ce donc alors, hein ? – Que sais-je ?… les volets,… les croisées,… les portes,… l'ouragan. – Iry Burleigh ! regardez-moi ; je vous pose cette question en homme qui va mourir ! – Mourir ! vous ! à quoi pensez-vous ? – Je pense juste, mon enfant ; j'approche du terme de mon voyage ; j'ai reçu un avertissement, Iry. Et maintenant répondez-moi avec franchise, je vous en prie : n'avez-vous pas entendu des chuchotements dans la maison ! – Eh bien ! sir, puisque vous prenez la chose si fort au sérieux, je vous dirai que je n'ai pas pris garde à la différence qu'il peut y avoir entre des chuchotements et des voix. – Enfin ! avez-vous entendu des voix ? – Pour cela, oui ! du cellier, du bûcher, du garde-manger, sont parties des voix bien distinctes, des voix humaines. – Bien ! continuez. – Avez-vous lu les affidavits (déclarations sans serment) du père Cumming et des autres ? – Oui, mais seulement il y a un mois environ. J'en avais bien entendu parler vaguement avant d'acheter Blaisdell's house, avant même d'y songer : on disait que cette vieille baraque était hantée, et que s'il le fallait, plus de cinquante témoins attesteraient avoir vu, de leurs propres yeux, (les uns le jour, les autres la nuit), l'esprit de M. Butler y faisant apparition. – C'est bien cela, sir ; telles ont été les déclarations. – Moi j'ai regardé tout ça comme des contes, et je n'en ai pas cru un mot : on m'offrait la ferme pour le quart de sa va- leur ; j'étais décidé à l'acheter, et je l'ai acquise, hantée ou non hantée, sans m'inquiéter davantage. Je ne pouvais penser, sans rire, à habiter la maison des esprits, et je n'avais pas donné une seule pensée à toutes ces histoires jusqu'au mois dernier, époque où un étrange tumulte s'est fait entendre dans la maison. J'étais resté seul, à cause de mes rhumatismes, pendant que toute la famille était allée au meeting… Mais vous avez frissonné, il me semble, Iry ? – Je ne pense pas, sir : continuez. – J'étais dans mon lit, fort bien éveillé, tout-à-coup j'entendis comme une conversation près de moi… Vous comprenez, j'ai tiré avantage de ces mystères-là pour acheter le domaine à vil prix ; j'ai acheté au préjudice de la veuve et des orphelins… et maintenant je vais être jugé ! – Je ne vois pas cela, sir. – Mais c'est mon opinion. Et maintenant dites-moi sincèrement si vous pensez que ces affidavits émanent de gens honnêtes ? – Je le pense. – Et que tout s'est passé loyalement ! – Oui, autant que j'en puis juger ; je les connais presque tous, ces déclarants ; hommes ou femmes, ils sont tous d'un caractère sage, prudent et pieux. Quant à Parson Cumming, c'était un gradué de l'université d'Harvard, un homme d'une importance scolastique indiscutable. Je possède la brochure qu'il a publiée en 1800, je crois ; il est y question de spectre féminin qui fit apparition dans le mois d'août de cette année-là. Ce livre est à votre service quand vous voudrez ;… mais vous paraissez troublé, sir ? – Je le suis en effet, Iry, j'ai fait le mal, et mon repentir ne peut dissiper le sombre nuage que m'a laissé ce rêve. – Quel était donc votre rêve, sir ? – Je n'aime pas à y songer, Iry. En deux mots… le sang criait vengeance contre moi, les deux spectres de Georges Butler et de sa femme me poursuivaient en criant d'une voix sourde et enrouée : « Il y a un signe sur toi ! il y aura du sang dans ta route ! » – Ah ! j'entends les chiens !… Tous les chasseurs se redressèrent en sursaut, écoutant, les mains contre leurs oreilles. – Encore un mot, Iry, dit le Brigadier avec des yeux égarés comme s'il apercevait un objet invisible pour Burleigh, que penses-vous de toute cette affaire, en l'envisageant raisonnablement. – Je dis que tout cela est incompréhensible si on n'admet pas que les déclarations sont vraies. – Dans ce cas je suis un homme mort ; et si je survis à ce jour, c'est bien la dernière fois que je vais à la chasse du moose. En ce moment on entendit les aboiements éloignés des chiens, mais dans une direction toute autre que celle que les chasseurs allaient prendre. Peu après les frères Frazier firent des signaux auxquels tout le monde accourut. À l'aspect de ce tohu-bohu, le Brigadier proposa à ses compagnons de se diviser en deux bandes. – Je resterai avec Burleigh, nous suivrons cette direction, dit-il en montrant un point noir qui paraissait mouvant sur la pente glacée d'une colline assez proche ; vous… – Il vient ! il vient ! hurlèrent les Frazier au grand déplaisir du Brigadier et de Burleigh. – Allez-y ! courez, mes garçons chacun sa route ; je suis sûr qu'il nous a vus ou entendus, tout à l'heure les premiers seront les derniers. Vous pouvez crier maintenant tant que vous voudrez ; ça n'arrivera qu'à l'étourdir ; ah ! si seulement j'avais les chiens ! À ces mots, suivi de Burleigh, il se mit en chasse. Les autres chasseurs continuèrent à se développer sur la lisière du bois, rétrécissant graduellement leur enceinte autour de l'animal qui paraissait démoralisé par le nombre et la position de ses ennemis. Un instant il sembla décidé à traverser, au grand trot, la clairière, mais tout-à-coup il bondit vers le fourré. Ses mouvements agiles indiquaient qu'il n'était pas sérieusement blessé. – Hallo ! cria le Brigadier lorsque la bête fut en vue ; halloo ! c'est bien le gaillard avec lequel nous avons eu affaire ! voyez ses cornes ! Et il se lança vers lui à travers bois et broussailles qui craquaient devant lui comme devant un hippopotame. En effet la ramure de l'animal était magnifique, jamais chasseur n'en vit une plus gigantesque. – Hurrah ! voici les roquets ! Au même instant, les échos répétèrent mille aboiements très-proches. L'Oncle Jerry couru dans leur direction ; Burleigh fit un détour, espérant couper les devants à la bête, avant qu'elle gagne le fort du bois. Les cris de la meute se rapprochaient ; la voix sourde d'un gros dogue s'y mêlait par intervalles ; parfois retentissait la plainte d'un chien blessé ; çà et là des coups de feu : tous ces bruits réunis formaient un vacarme infernal. Soudain, au moment où le Brigadier se précipitait vers une éclaircie, toute blanche de neige, un horrible craquement fit frissonner le bois devant lui, en trois ou quatre places différentes : un moment ému, il reprit bientôt son sang-froid, mit son fusil en joue et marcha droit au bruit. Soudain une clameur aigüe frappa ses oreilles, c'était Burleigh qui criait de façon à glacer d'effroi le plus intrépide veneur : – Garde à vous, sir ! garde à vous ! courez, sur votre vie ! faites feu et courez ! ou vous êtes perdu ! Mais avant que le vieillard eût fait face, le terrible ennemi sortait du fourré et courait droit sur lui. Le danger était pressant ; il n'y avait de salut à espérer que dans une lutte corps à corps, si le coup de fusil ne le foudroyait pas. Le Brigadier aurait voulu viser au défaut de l'épaule, mais l'animal se présentant de front, il tira donc en plein poitrail. Le moose tomba à genoux, sur le coup : mais, presque aussitôt, après deux ou trois plongeons dans la neige, il se releva et se lança sur le Brigadier au triple galop. – Derrière un arbre ! hurla Burleigh ; prenez abri derrière un arbre, pour Dieu, courez ! cela me donnera le temps d'arriver à portée de fusil. Le vieillard bondit comme un chat sauvage, et comme le moose enfonçait dans la neige, pendant quelques secondes il y eut espoir de salut. Mais à chaque saut il prenait de l'avance, bientôt le Brigadier sentit sa respiration brûlante sur son épaule ; pour gagner du temps il lui jeta son long manteau à la tête : le moose furieux se secoua, trépigna, et le manteau disparut en morceaux. La poursuite recommença : le vieillard essaya de lui lancer son chapeau ; le vent l'emporta loin du but. Les chiens soufflaient le poil à la bête, et se ruaient sur elle comme un ouragan, sans même attirer son attention. Le moose ne voyait que l'homme qui l'avait blessé. Enfin, le Brigadier fit un faux pas, et tomba abouché dans la neige, sans pouvoir se relever, embarrassé qu'il était par ses raquettes. Cependant le vieux brave ne perdit pas la tête, il savait que Burleigh était proche ; il venait d'entendre les aboiements du vieux Watch ; des secours ne devaient pas tarder à arriver. Au moment où l'énorme quadrupède se cabrait pour le fouler aux pieds, il se jeta vivement de côté et esquiva ainsi le choc mortel de ses sabots fourchus. En retombant, l'animal, par son poids, s'enfonça lourdement dans la neige jusqu'aux oreilles, si profondément que l'un de ses andouillers vint se coucher sur la glace tout près du vieillard : ce dernier saisit la corne à deux mains et y resta suspendu. À ce moment Watch arrivait ; d'un bond furieux il s'élança à la gorge du moose : Burleigh apparut à son tour, le fusil en joue, mais n'osant faire feu, de crainte de blesser son vieil ami. – Feu ! Burleigh ! n'aie pas peur pour moi ! cria le Brigadier, ne le manque pas ! Le moose se cabra et rua frénétiquement ; tout à coup son énorme andouiller, ébranlé sans doute par cette lutte et par les chocs qu'il avait reçus dans les bois, tomba arraché de sa tête comme une branche frappée par le tonnerre. Cette nouvelle blessure exaspéra l'animal ; il chercha à frapper de l'autre andouiller le vieux chasseur qui avait roulé par terre. Mais, par un effort désespéré, ce dernier saisit encore le bois du moose et fut jeté en l'air par un haut le corps que fit l'animal. Le malheureux chasseur était, on peut le dire, suspendu entre la vie et la mort. Burleigh fit feu. La détonation fit résonner les bois, et alla se répercuter dans mille échos, comme une décharge d'artillerie. Le monstre furieux tomba lourdement, tête première dans la neige, précisément dans le creux où cherchant à écraser l'Oncle Jerry sous ses pieds, il avait failli terminer d'un seul coup toutes ses affaires en ce bas monde. Watch le saisit dans sa chute, toujours cramponné à sa gorge par des mâchoires d'acier. Toujours indomptable, quoique cruellement meurtri, le Brigadier se rua sur le moose, et avant que Burleigh fût à portée de l'aider, acheva l'animal en lui plongeant jusqu'au manche son long couteau dans la poitrine. L'air et les bois tremblèrent au bruit des sauvages hurrah que poussa la bande triomphante des chasseurs, en même temps que le fidèle Watch aboyait et que la meute des roquets s'égosillait en affreux glapissements. – Hurrah ! pour le vieux chasseur ! – Hurrah ! pour l'Oncle Jerry ! – Hurrah ! pour le Squire ! – Hurrah ! pour mon père ! On continua ainsi plusieurs minutes, jusqu'à perte d'haleine, en y mêlant des salves de mousqueterie. – Assez ! enfants ! assez ! vous me comblez ! criait le bonhomme attendri ; ah ! voilà les vrais chasseurs de moose ! voilà une chasse, mes amis ! allons, chargez vos armes ! Après avoir soigneusement chargé et amorcé, ils tinrent brièvement conseil : il fut résolu définitivement que la moitié de la bande se mettrait à battre les bois avec les chiens, pendant que l'autre moitié s'occuperait des préparatifs du souper, soit sur place dans un camp volant, soit au grand campement précédemment établi. Il fut recommandé par le maître d'école de rester avant la chute du jour et de ne pas s'oublier trop tard dans les forêts, quelque tentation que put offrir la chasse. Lorsque le vieux chasseur eut coupé le mufle le foie et le cœur, il demanda l'aide de ses compagnons pour extraire les os à moelle, et découper en tranches la chair bonne à manger. Burleigh fut le premier à l'œuvre ; agrandissant le trou formé dans la neige sanglante par les convulsions du terrible animal, il ouvrit le corps très adroitement, et découpa des morceaux, de nature à dédommager amplement toute la bande d'un jeûne forcé de quarante-huit heures. – Et maintenant qu'allons-nous faire ? demanda-t-il au Brigadier. – Poussez en avant ! j'ai bonne idée ! nous trouverons peutêtre deux ou trois familles par là… halloo ! – Où donc est Ned Frazier ? – Il est parti, général, ainsi que vous le lui avez enjoint, répondit le plus jeune des deux frères restants ; vous lui avez dit de « marcher comme il l'entendrait. » Burleigh se retourna soudain avec un mouvement fébrile, et dit d'un ton sérieux : – Vous auriez mieux fait de suivre votre frère, sir, et de ne pas vous éloigner de lui : de plus à mon avis, un chien ou deux ne vous auraient point été inutiles. – Vous avez raison, Iry, ajouta le Brigadier, et figuronsnous bien qu'il serait fort dangereux de nous disperser hors de portée de la voix. Et au moment où la petite troupe se remit en marche, il se rapprocha de Burleigh pour lui dire à voix basse : C'est fini avec mon rêve, Iry. – Oh ! oui, je le pense ainsi. – Un vilain rêve, Iry Burleigh ; mais, ajouta-t-il en levant les deux mains au ciel, j'ai reçu une leçon que je n'oublierai jamais. Je vois maintenant pourquoi la femme Butler m'est apparue en songe. – Que voulez-vous dire, sir ? – Pour me mettre face à face avec la mort, et m'obliger à payer plus cher la ferme de Blaisdell. Burleigh secoua la tête : – Jamais, mon bon sir, jamais jamais ! pourquoi la paieriez-vous plus cher ? vous en offririez dans ce cas, plus que personne. – C'est parfaitement vrai, Iry ; mais je n'ajoute pas foi à ces histoires ; d'autres y croient, et s'ils n'y eussent pas cru, ils auraient donné un meilleur prix de cette propriété. – Mais vous pensez aujourd'hui que ces histoires sont vraies, n'est-ce pas ? si je vous comprends bien, à présent vous êtes inquiet à cause des idées nouvelles qui vous remplissent l'imagination. – Vous n'avez pas tort, Iry : depuis quelque temps je me sens sombre et mal à l'aise ; tout à l'heure, quand je pouvais voir dans les yeux du moose l'image de la mort prête à me fouler aux pieds, il m'a passé dans la tête une foule d'idées. Lorsque nous serons de retour dans la maison, nous parlerons affaire, et je vous confierai un tas de papiers à débrouiller. – Très-bien, je vous entends : mais il faudra voir plus tard ; n'agissez pas avec précipitation et sous l'impression d'une pensée inquiète. – Plus tard !… plus tard !… qu'entendez-vous par là, Iry ? ce matin vous m'avez dit la même chose. – C'est entendu ; mais nous ne pouvons rien avant d'être à la maison. Et maintenant, que faisons-nous ? – Revenons au campement, Iry. – Peut-être ; mais que décidons-nous pour la chasse ; restons-nous sur notre triomphe ! – Oh ! non ; si tu veux rester ici et tout préparer pour le souper, je pousserai une pointe en avant avec quelques compagnons. – Excusez-moi, sir, je n'aimerais point vous laisser aller seul en expédition. Ici, par exemple, je n'aurai pas d'inquiétude ; nos compagnons feront ce qu'ils voudront et battront en retraite même sans souper, s'il leur plaît. Sauf votre avis, j'irai seul en avant flairer l'air de ce bois. – Adopté ! je suis joliment rompu, et il me semble que je reçois la visite de mes vieux rhumatismes. Burleigh sourit : – Ce n'est pas étonnant après l'assaut que vous avez eu avec ce monstre. – Mais, continua le Brigadier, nous avons entendu par là la voix de Luther, ce devait être lui, car Watch est ici ; tâchez donc de l'apercevoir pour que je sache comment il se fait qu'il ait rompu la consigne et laissé le camp pour venir nous trouver. Ah ! il est proche, le vieux Watch flaire son arrivée. rant. – Bonjour, Père, comment allez-vous aujourd'hui ?… et vos rhumatismes ? – Assez joliment. Mais me direz-vous, Luther, pourquoi vous avez laissé le campement ? – Ce n'est point ma faute, Père, Watch a voulu s'échapper et m'a traîné sur la neige au moins pendant cinq minutes, avant que j'aie pu le retenir. Il m'a bien fallu le suivre, à moins de lui tirer un coup de fusil, ce qui aurait été malheureux ; enfin il m'a été impossible de le ramener. – Pourquoi ne le laissiez-vous pas aller ? Comme le Brigadier parlait encore, Luther apparut en cou- – Ah ! Père ! vous l'aviez défendu ! – Bien ! garçon, bien ! Et, quelles nouvelles du camp… du troupeau ? – Excellentes. Smith, Jones, et le voisin Libby sont venus nous joindre ; mais ne connaissant pas votre route, ils ont pris le parti d'attendre là vos nouvelles. Mais dites donc, Père ; qui est-ce qui a coupé la corde du piège à moose sur la route ? – Tu as donc passé par là, Luther ! – Oui ; je suivais Watch, qui suivait votre piste. Burleigh avait fait un mouvement pour parler, mais s'était retenu, attendant la réponse. – La trappe n'était donc pas tendue ? – Non ; la corde était coupée, le sapin redressé. Burleigh échangea un coup d'œil avec le vieux chasseur, et s'écria : – Voilà justement ce que je craignais. – Le méchant gamin ! fit le Brigadier songeant à Ned ; astu vu les trois Frazier, Ned, surtout ? – Je les ai vus tous trois ; mais je ne sais qui a coupé la corde. – Ne t'en inquiète pas. Iry, sur votre vie courez, et lorsque vous verrez ces Frazier, dites-leur de se tenir loin de cette route : il arriverait un malheur ! Burleigh s'élança avec une promptitude furieuse qui stupéfia Luther ; mais avant qu'il fût hors de portée de la voix, le Brigadier lui cria : – Ne les laissez pas retourner au camp, Iry, ou bien ce sont des hommes morts ; tâchez de les ramener ici ; leur souper sera prêt. – Souper… ! observa Luther en regardant le soleil. –… Goûter, dîner, souper, comme tu voudras. Ils auront un appétit qui leur fera trouver tout bon, je te le garantis, quelque nom qu'on adopte. – Très-bien, Père. – Ça va nous ragaillardir, un bon repas ! Ils pourraient être ici dans une heure : néanmoins je ne les attends qu'après le coucher du soleil. – Vous devez avoir besoin de prendre un air de feu, Père. – Oui, ma foi ! prends ma hachette et coupe de la broussaille, tant que tu pourras pendant que je vais préparer les grillades. Ah ! ah ! c'est ça une bonne affaire ! allons Luther, presse ! Le gros garçon partit au galop : le père se mit à dépecer le moose en belles tranches fumantes, sans oublier le mufle, le foie et les os à moelle ; bientôt Luther reparut courbé sous un énorme faix de broussailles. Le feu ne tarda pas à s'allumer, brillant, pétillant, réjouissant ; le foyer avait été artistement bâti avec des pierres longues et étroites. Le Brigadier, les cheveux au vent, les manches retroussées, s'en donnait à cœur joie à sa besogne ; tout à coup il s'arrêta pour écouter, puis, regardant le fusil de Luther appuyé contre un arbre, il lui demanda d'un ton inquiet s'il était chargé. – Oui, Père. – Et amorcé ? – Vous pouvez voir, Père. – Vous pouvez voir, Père ! ! tête de bois ! ! ! il y va de votre vie, et vous ne pouvez voir ça vous-même ! ! ! venez ici, et couchez-vous à plat ventre sur la neige. Parlant ainsi, le Brigadier prit le fusil, ouvrit le bassinet, secoua l'amorce et la remplaça avec le plus grand soin, boucla à sa ceinture sa poudrière et son sac à balles ; puis s'agenouilla derrière un tas de neige, guettant l'approche de quelqu'un ou de quelque chose. Mais rien n'apparut. Après une attente de quelques minutes, le Brigadier déposa le fusil, en murmurant que peut-être il s'était trompé ; et il reprit ses préparatifs culinaires. Le pauvre Luther fort mal à son aise, et le vieux Watch inquiet, demeurèrent immobiles. Le chien s'assit, les yeux fixés vers un amas de troncs d'arbres assez éloignés au fond de la clairière ; par intervalle il agitait ses oreilles comme pour percevoir quelque son furtif et lointain ; ensuite il regardait Luther, et le caressait en remuant sa queue qui balayait la neige. – Qu'est-ce donc, Père ? demanda enfin le jeune homme en se soulevant sur ses deux coudes. – Prenez votre fusil et je vous le dirai. Au moment où Luther prenait l'arme, son père la saisit, sonda le canon avec la baguette pour assurer la charge, épingla soigneusement la lumière, remit dans le bassinet une amorce fraîche : cette opération faite minutieusement, il remit le fusil à son fils en lui disant : – Gardez ce fidèle compagnon à votre portée, si vous tenez à vivre. Nous ne pouvons savoir ce qui va arriver. – Oui, Père, mais vous ne m'avez pas répondu ; vous ne répondez jamais à mes questions. Je voudrais bien savoir ce que vous avez vu. – Fort bien ! j'ai aperçu l'ombre d'un indien, juste dans cette direction : là derrière un gros sapin, il a disparu comme un éclair. – Avez-vous entendu quelque chose ? – Non j'ai eu beau écouter, écouter… rien ! comment voulez-vous qu'on entende à cette distance ? petit sot ! est-ce qu'un mocassin fait du bruit ? – Mais, Père, peut-être il a des raquettes. – Non ! par le Diable ! autrement il serait à la poursuite du moose ou du cariboo. Ah ! une idée me revient : qui est-ce qui a tiré des coups de feu juste au moment où vous nous avez rejoints ? – Je ne suis pas sûr, Père : les Frazier ont tiré chacun deux ou trois coups de fusil, mais pourquoi ? je l'ignore : ils étaient loin, je n'ai rien vu. – Ils se fusillaient avec les indiens, probablement. As-tu rencontré des chiens errants ? – Non, Père ; mais j'ai entendu des aboiements qui ne ressemblent pas à ceux de nos chiens : ils me rappellent ce que nous avons entendu chez les Penobscots ;… une espèce de grondement suivi d'un ou deux cris. – Assez, mon garçon, assez ! les Penobscots sont sur nos traces, nous n'avons qu'à faire bon guet jour et nuit, et à ne dormir que d'un œil. – Oui, Père ; mais qu'y a-t-il donc entre nous et ces indiens ? En deux mots le vieillard lui raconta comment Ned Frazier avait coupé la corde du piège à moose. Luther frissonna et se sentit inquiet. Le repas était prêt. Ils attendirent d'heure en heure l'arrivée de quelqu'un de leurs compagnons, sans voir personne. À la fin, voyant le soleil couché, ils ne purent résister à la tentation de mordre à belles dents dans ces succulentes et juteuses grillades. Le père avait mis à part le fameux filet cru, délices des vieux chasseurs, il l'expédia en se léchant les lèvres ; vainement il essaya d'en faire manger à Luther, le jeune novice n'était pas encore à la hauteur de son père : il préféra les viandes rôties, et joua vaillamment des mâchoires. Le vieillard s'efforça encore de décider Luther à manger des tartines de moelle, le beurre de moose, délicatement étendue sur du pain de riz grillé. Le gros garçon avait le cœur délicat, et trouva cette gourmandise trop grasse et huileuse pour son goût. Au moment le plus chaud du festin, Watch fit un bond soudain, grogna et aboya formidablement. Une seconde après, des voix retentirent dans le fourré, et toute la bande des chasseurs apparut successivement ; le plus jeune Frazier seul manquait. – Vous ne l'avez pas vu, Iry ? demanda le Brigadier. – Non ; vainement nous avons battu les bois, tirant des coups de fusil pour l'appeler ; ce jeune fou n'a pas répondu. – Il n'en fait pas d'autre, ce Ned ! s'écria Frazier aîné ; toujours il a le diable au corps : je ne serais pas étonné qu'il fût retourné à la maison. – Ou bien, ajouta l'autre frère, il aura préféré aller courtiser quelque jolie fille, comme il y en a tant dans les régions de l'est. Le Brigadier devint pensif ; Burleigh paraissait fort inquiet. – Allons ! allons ! enfants ! s'écria tout à coup le Brigadier ; voyons si vous saurez attaquer convenablement la cuisine de moose ? Courage ! jeunes gens ! à l'œuvre ! et toi, vieux camarade Watch, c'est ton tour maintenant : tu as bien gagné ton souper, aujourd'hui et en mille autres circonstances. Parlant ainsi, le bon vieux chasseur faisait à chacun de copieuses distributions de vivres, de grillades, d'os à moelle, de riz grillé à l'indienne ; et riait de tout son cœur en voyant fonctionner ses affamés convives. Le repas fini, on donna un coup d'œil aux fusils, on posa une sentinelle en compagnie de Watch, et on s'endormit paisiblement. CHAPITRE VII COMPLICATIONS Le jour suivant nos chasseurs, complètement rompus de fatigue, au lieu de se mettre en campagne avant le point du jour, prirent l'agréable résolution de rester couchés jusqu'à l'heure du déjeuner : en conséquence, moelleusement étendus dans leurs matelas de fougère, les pieds tournés contre le feu, ils devisèrent à l'aise et décidèrent de continuer leur expédition jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé le fameux gîte des mooses, dussent-ils pour cela courir jusqu'à la fin du mois. Le Brigadier faisait des réflexions attestant que les tranches de venaison l'intéressaient davantage que le Sport, et paraissait opiner pour une marche rétrograde ; Burleigh l'encourageait dans cette idée et n'eut pas de peine à le convaincre. Luther était retourné au camp avec ordre d'attacher le vieux Watch à un arbre avec une corde capable d'étrangler un chat sauvage. Les voisins et amis, survenus les uns après les autres, furent invités à rester au camp pour contribuer à sa garde et se régaler du moose. – Mon avis, dit Burleigh, serait que les restants prissent avec eux la carcasse du moose, en nous laissant quelques bonnes tranches, et après l'avoir soigneusement écorché. – Vous parlez comme un sage, Iry, répliqua le Brigadier ; les compagnons vont se rendre au camp chargés, chacun, de leur part ; ils pourront envoyer un traîneau pour emporter le corps et la peau du moose. Et toi, Luther, je te le répète, veille bien à ce que les fusils soient toujours chargés et à portée de la main, si tu ne veux pas descendre dans le royaume des taupes. Dis au voisin Smith, et au voisin Libby que s'ils savaient comme on est bien là-bas dans le campement, en société avec les grillades de moose, ils y voudraient passer leur vie. Quant à moi, réflexion faite, il faut que je marche en avant ; nous serons de retour dans deux ou trois jours au plus tard, et nous rapporterons de quoi faire bombance. – Oui, Père, répondit Luther ; je vais les endoctriner de votre part, et ils seraient bien ingrats de ne pas me croire, car je prêcherai d'exemple. – Ah ! mais ! ne riez pas ! ajouta le jeune homme avec un sérieux comique. – Bien ! bien ! Luther, répliqua le père en souriant, vous aurez en partage la meilleure part, comme l'ordonne la Bible, pendant que le reste de la tribu s'en ira en guerre. – Oh ! sauvons-nous ! dit facétieusement Luther en prenant son élan, suivi de Watch. Ces arrangements pris, chacun partit de son côté ; ceux qui continuaient la chasse se dispersèrent dans le bois, mais sans se perdre de vue, toujours recherchant le bouquet d'érables signalé par le maître d'école. Quoique la distance ne fût pas considérable, les chasseurs furent obligés d'avancer avec beaucoup de précaution et de lenteur, de telle sorte qu'ils n'arrivèrent en vue du gîte qu'à la tombée de la nuit. Après une courte délibération entre Burleigh et le Brigadier, les autres chasseurs furent placés à divers postes cachés, avec ordre de ne se montrer que lorsqu'ils seraient appelés : Burleigh, ensuite, poussa courageusement en avant, suivi tout doucement par le Brigadier. Après une rude et pénible ascension ils parvinrent à un fourré épais : Burleigh, pour faire moins de bruit, quitta ses raquettes et ne garda que des mocassins ; le Brigadier, chaussé de gros brodequins de vache, marcha sur ses traces. Tous deux firent un long circuit pour prendre le dessous du vent, et arrivèrent au cœur de la place en rampant comme des chats. L'examen des lieux, quoiqu'il fît obscur au point de ne pas distinguer une main de l'autre, leur causa une grande satisfaction : la neige était foulée sur un large espace, comme l'aire d'une grange ; l'écorce des arbres n'était rongée qu'en partie, et seulement jusqu'à la surface de la glace ; les menues branches et les broussailles étaient encore abondantes ; tout annonçait le refuge de plusieurs familles de mooses, et on pouvait espérer qu'elles y reviendraient se gîter pendant la nuit. – Iry ! mon garçon ! que dis-tu de ça ? murmura le Brigadier en redressant sa grande taille et en se frottant joyeusement les mains ; ils reviendront ce soir peut-être, et nous en ferons une belle affaire, hein ? – Ah ! oui : nous voilà bien récompensés de nos fatigues. – Si ce n'était pas trop tard, nous commencerions bien la battue avant l'arrivée des autres chasseurs. – Ce serait une bonne idée, si nous n'avions pas à craindre d'être dérangés par tous ces ahuris au premier mouvement du gibier ; d'ailleurs nous n'avons pas de chiens avec nous. – Qu'importe, nous n'avons pas à suivre des pistes dans la neige ; dans mon opinion il nous suffira de les guetter et de les fusiller au gîte. – C'est possible ; mais évitons ces jeunes chasseurs étourdis et enragés qui veulent toujours tirer les premiers. J'opine pour rester ici à l'affût jusqu'à ce que les animaux paraissent. – Adopté. Nos deux héros se postèrent en silence et attendirent patiemment : le Brigadier était assis dans la neige, adossé contre un arbre, son fusil couché en travers sur ses genoux ; Burleigh, debout, montait la garde sur une éminence d'où son regard perçant commandait tous les environs. De longues heures s'écoulèrent ainsi dans une muette immobilité, le sommeil commença à appesantir les paupières du jeune homme : cependant il n'osait faire aucun mouvement pour secouer sa torpeur, craignant de quitter son poste au moment critique. Bientôt, pour comble de disgrâce, ayant quitté son manteau pour en couvrir les épaules de l'Oncle Jerry, il sentit un froid insupportable glacer tout son corps. Le moindre geste leur était interdit, sous peine d'effaroucher les furtifs hôtes des bois, dont ils attendaient l'arrivée. Jamais nuit n'avait paru plus longue et plus pénible au Brigadier, pendant le cours de son aventureuse carrière ; jamais son attente et son courage n'avaient été moins récompensés : aucun être vivant n'apparut dans le silence de la nuit ; et quand vint le jour, rien n'apparut encore. – Oh ! là ! là ! dit tout à coup le Brigadier parlant à voix basse en homme de précaution que rien ne peut prendre au dépourvu ; mon pauvre Iry ! voilà une affaire bâclée ! tous ces im- béciles de mooses ont détalé, sans esprit de retour, et si nous voulons du butin, il faudra leur courir après. Que dis-tu de ça ? – Je suis de votre avis : toutefois il sera bon de réunir les compagnons, et de déjeuner avant tout ; nous ferons bien de mettre dans nos poches quelques œufs durs, quelques gâteaux de riz, et une pincée de sel. Le Brigadier hocha la tête. – Hé ! hé ! mon ami, il y a eu des moments, (avant-hier soir, par exemple), où nous n'aurions nullement fait fi d'un œuf dur et d'une pincée de sel. Et si, en quittant la maison, je n'avais pas eu la précaution de bien bourrer vos poches, en dépit de toutes vos belles espérances, nous n'aurions eu chacun, pour souper, qu'une colique, et rien de plus. Tout bien réfléchi, il fut décidé que le Brigadier resterait encore en embuscade au même endroit, pendant que Burleigh irait rassembler les autres chasseurs, et les inviterait à faire tous leurs préparatifs pour poursuivre la chasse pendant plusieurs jours encore s'il le fallait. – Cependant, voyez donc ! grommela le Brigadier, l'écorce est fraîchement rongée ; voilà des bourgeons, des rameaux encore verts, là sur la neige. – J'ai examiné avec soin les empreintes, répondit Burleigh ; elles forment deux sentiers ; je jurerais qu'il a passé par là au moins une demi-douzaine de mooses, depuis vingt-quatre heures. Ils doivent avoir été effrayés par quelqu'un de notre troupe. – Je ne pense pas ; aucun d'eux ne s'est avancé à plus d'un mille d'ici ; à moins que ce ne soit cet imbécile de Ned Frazier, que la peste confonde ! – Édouard Frazier ! vous croyez ! – Oui, cette tête d'âne ! Je ne serais pas surpris que ce butor fût venu par ici, courant après les femmes, comme l'a dit Bob son frère. Burleigh devint sombre et ne répondit rien : toujours pensif, il secoua la main au Brigadier, et partit pour son expédition rétrograde. Dans l'ardeur de la chasse il avait parcouru un chemin trèslong sans s'en apercevoir : il lui fallut plus de trois heures pour regagner la clairière qu'ils avaient quittée la veille. Tout y était silencieux et solitaire, au point qu'il crut un instant s'être égaré. Pendant qu'il se demandait si ses compagnons avaient déserté leurs postes, une perdrix se leva bruyamment dans le fourré, à une portée de pistolet. Au même instant Bob Frazier apparut, sortant d'un gros arbre creux : – Eh bien ! fit-il, quoi de nouveau ? Burleigh attendit que tous l'eussent rejoint, dans le plus grand silence. – Et vous autres ? demanda-t-il à son tour, qu'avez-vous à dire ? – Nous ! répliqua l'autre Frazier, nous pouvons dire que ces bois sont vivants ! ça vous étonne ? – Que voulez-vous dire, je vous prie ? je ? – Il y a par ici du moose, du cariboo, de l'indien… que sais– Avez-vous vu quelque chose ? – Je ne sais que dire… L'ombre d'un chasseur a fait apparition, là-bas, derrière ces trois arbres : dans mon opinion c'est un indien. – Vraiment ! Que pouvait-il chercher par là ? – Des mooses probablement, comme nous. – Il est surprenant qu'il soit resté ici aussi longtemps. – Qu'entendez-vous par là ? – Si c'est le même qu'a vu le Brigadier, il ne doit pas être en ce lieu avec de bonnes intentions. Si on marchait un peu sur lui ?… qu'en dites-vous ? – Courons ! s'écrièrent les deux frères en se lançant à la poursuite de l'inconnu, sans prendre aucune précaution, malgré tout ce que put leur dire Burleigh. Au moment où, après avoir visité l'amorce de son fusil, il se préparait à les suivre par un sentier couvert, son regard vigilant aperçut un mouvement dans le fourré. Mais l'arrivée d'un nouveau venu détourna son attention. C'était le plus jeune fils du voisin Smith, qui accourait à perte d'haleine, élevant au-dessus de sa tête un billet tout froissé qu'il venait de tirer de sa veste soigneusement boutonnée. Le maître d'école sentit tout son sang refluer au cœur, lorsque l'enfant lui cria en s'éventant avec son petit chapeau ravagé par les branches : – Je savais bien que je vous trouverais, moi ! Je connais votre route quand on me dit que vous êtes à la chasse du moose ! Burleigh se détourna sans répondre, et déployant à la hâte le billet qu'on venait de lui remettre, lut ce qui suit : « Vous me pardonnerez, j'espère, master B. – Mais si vous voulez approfondir un triste mystère, plus tôt vous reviendrez à la maison, mieux cela vaudra. Voilà tout ce que je peux vous dire ; seulement vous n'avez pas une minute à perdre. Je vous envoie la jument grise pour le cas où vous aimeriez mieux revenir à cheval qu'en traîneau. » J. J. P. – Petit, qui t'a remis cela ? demanda Burleigh. – Jerutha Jane Pope. – Comment sont les chemins ? – Impraticables, à moins d'être à cheval. – Où est le traîneau à une place ? – Au camp. – Et la jument grise ? – Ici près, sur la lisière du bois ; de plus, vous trouverez dans le porte-manteau de la selle la grande redingote du père. – Bien ! ton nom, enfant ? – Noah, sir ; Noah Smith, pour vous servir. – Bien ! Noah Smith, je me souviendrai de toi. Sais-tu pourquoi on m'appelle ? – Non, en vérité ! je n'ai guère eu le temps de causer, je vous en réponds : Jerutha Jane, elle est venue chez mon père au milieu de la nuit ; elle a parlé un instant avec ma mère ; puis, on m'a appelé, et je suis parti au grand galop, aussi vite que la jument pouvait courir. – Mais, si je prends la jument, Noah, que deviendras-tu ? – Ce que je deviendrai ? Je resterai ici pour voir le fun (réjouissances) ! Ah ! c'est que j'aime les campements, moi ! je suis bon dans les campements, moi ! j'y suis bon à tout ! Et puis, je serai si content de voir un moose !… si vous n'y trouvez pas d'inconvénient. – Pas le moins du monde, Noah. Adieu ; mais ne t'avise pas l'aller à la chasse du moose sans être avec un bon protecteur ; prends bien garde ! tu pourrais te trouver dans un cruel embarras. Adieu. – Adieu ! bonne route ! répondit l'enfant. Burleigh avait piqué des deux et était déjà loin. À ce moment on entendit dans le bois un coup de fusil, mais si éloigné qu'aucun chasseur, après avoir prêté un instant l'oreille, ne crut devoir s'en préoccuper : Iry n'y fit pas même attention ; tourmenté d'inquiétude il dévorait l'espace, emporté par la bonne jument grise, qui était la première trotteuse de tout le pays. Il ne s'arrêta qu'en vue de la grande maison : il rajusta ses vêtements, visita son fusil qu'il avait rejeté en bandoulière sur son épaule, et se demanda ce qu'il fallait faire. Il faisait noir, si noir qu'il ne pouvait distinguer sa montre dans sa main : néanmoins, convaincu que, depuis longtemps, tout le monde était couché, il hésitait à pénétrer dans le logis, au risque de déranger toute la famille, et se disposait à conduire la jument près de quelque meule de foin et à s'y installer jusqu'au jour, comme le faisait souvent plus d'un voyageur. Pendant qu'il délibérait avec lui-même, un filet de lumière passa au travers du volet de la cuisine ; un instant après un murmure se fit entendre à côté de lui et une main se posa sur son bras. Il recula vivement et ses cheveux se dressèrent sur sa tête. – Hush ! Hush ! souffla une voix très-basse. – Qui est là ? qui êtes-vous ? Demanda-t il brusquement. – Comment ! vous ne me reconnaissez pas, master Burleigh ? – Jerutha Jane ! c'est vous, je le devine sans vous voir. – Êtes-vous prêt, sir ? tout. – Laissez-moi faire, je m'en charge. – Non, non, ma chère enfant, il faut que je vous dise deux mots : ah ! que faites-vous ? – Je déboucle les sangles, j'enlève la selle. En même temps la jeune fille joignait l'action à la parole. – Un moment ; il faut que je mette la grise à l'écurie avant – Diable ! vous êtes adroite. – Laissez-moi donc faire sans inquiétude : j'y vois la nuit, et vous n'y voyez rien. – Vous voyez dans l'obscurité ? – Aussi bien que les autres pendant le jour. – Êtes-vous dans votre bon sens, Jerutha ? – Mais ! je le pense ! Demandez à grand'mère, elle vous certifiera que non-seulement j'y vois dans l'obscurité, mais encore au travers d'un bandeau ; seulement j'ai perdu cette dernière faculté l'an passé. – Oh ! oh ! – Aussi vrai que vous êtes vivant, master Burleigh : on prétendait que j'étais ensorcelée… mais je ne le suis pas plus que vous. C'est un effet de ma santé, de ma bonne et forte santé. N'en parlons plus ; voilà la besogne faite ! vous reconnaîtrez que j'y vois la nuit, j'espère ! – Mais ! mais ! la bride est ôtée, la gourmette décrochée, les rênes débouclées ! murmura Burleigh en promenant ses mains sur la tête de la jument. –… Et la selle enlevée, et une bonne couverture sur son dos ! Et maintenant, si vous voulez me donner le temps de jeter une botte de foin dans le râtelier, une poignée d'avoine dans la crèche, je serai ensuite à votre service. Cinq minutes après elle était au côté de Burleigh, demi riant, demi soupirant : – Que me commandez-vous, master Burleigh ? – Vous commander, mon enfant ! Dieu m'en garde ! Seulement je voudrais savoir pourquoi vous m'avez envoyé un message, pourquoi vous m'avez fait revenir, et ce que vous appelez un triste mystère ? – Master Burleigh, répondit la jeune fille d'une voix émue, je désire que vous voyiez par vous-même, de vos propres yeux, que vous entendiez de vos oreilles ; et le triste mystère sera éclairci. Vous êtes trompé ! Nous sommes tous trompés ! Il y a ici une malheureuse créature ensorcelée. Si vous ne voyez point cette pauvre Lucy Day… si vous n'avez pas bientôt une explication avec elle, je… ajouta l'enfant en pleurant, je… suis sûre qu'avant trois mois elle sera sous terre. – Que voulez-vous dire, Jerutha ? – Je dis ce que je dis. Elle s'est mise au lit le lendemain de votre départ, et ne l'a plus quitté qu'un jour, pour aller avec la Tante Sarah voir une de ses plus chères bonnes amies, qu'elle avait connue à sa pension de Québec. Burleigh resta comme foudroyé. Tout son sang s'arrêta dans ses veines comme s'il allait mourir. – Et… l'a-t-elle vue, Jerutha ?… demanda-t-il enfin d'une voix étranglée. – Oui, mais bien contre son gré, je le sais ; et en revenant elle s'est remise au lit. – Où est-elle maintenant ? – Dans la maison, elle occupe votre chambre. Que dirai-je encore ? – Voulez-vous voir Lucy ou grand'mère ? – Non, non, pas encore ; il faut que j'aie le temps de mettre mes affaires en ordre, et de faire mes réflexions. – Très-bien ! quand vous serez disposé, entrez par la porte de derrière et montez à la chambre du nord, j'y ai tout préparé pour vous. Bonne nuit, cher monsieur, bonne nuit ! Elle s'éloigna laissant Burleigh plongé dans ses réflexions ; il écouta pendant quelques minutes le bruit décroissant de ses pas légers : –… Cher monsieur, m'a-t-elle dit, murmura-t-il ;… cette enfant !… Pas tant enfant, après tout ;… c'est plutôt une petite femme :… la voilà qui va avoir seize ans… ça a déjà une petite tête ! Devisant ainsi, et suivant les indications qu'elle lui avait données, il s'introduisit dans la maison et se disposait, à tâtons, à gagner sa chambre, lorsque dans l'ombre une main toucha son coude et la même voix murmura. – Pas un mot ! sur votre vie ! Ils sont ensemble, il faut que vous les voyiez avant de vous montrer. Courez à votre chambre, vous y trouverez toutes vos affaires : lorsque vous entendrez un coup frappé contre le volet, descendez doucement, vous les trouverez face à face : alors vous saurez tout. – Un mot avant de me quitter. – Où est Black-Prince ? – Dans la stalle la plus proche de la porte. – Pourquoi ne me l'avez-vous pas envoyé, au lieu de la Grise ? – Parce que je n'étais pas sûre qu'on vous trouverait ; et que si vous veniez par ici, vous pouviez avoir besoin du cheval. – Ma valise ? le grand manteau ? la petite lanterne de corne ? la boite à allumettes ? – Sur le guéridon ou sur une chaise, à côté de votre lit. – Merci, chère enfant ; que vous êtes bonne et attentive pour moi ! – Ah ! voyez ! la lune éclaire ; vous n'aurez pas besoin de votre lanterne. – Je ne marche jamais sans ma lanterne, Jerutha, lorsque je suis seul ; je ne vois pas, comme vous, dans l'obscurité, et lorsqu'en arrivant dans une auberge étrangère, je veux installer mon bon cheval Black-Prince, il me faut de la lumière, sous peine de troubler toute l'écurie. À ces mots, ils se séparèrent, et Burleigh entra dans la chambre, agité de sombres pressentiments. Il alluma une chandelle, ouvrit sa valise, la mit en ordre, et il prenait sa grande redingote lorsqu'un coup retentit sur le volet ; jetant un rapide coup d'œil sur la fenêtre, il aperçut la petite main qui renouvelait le signal. Tout troublé, il marcha vers la croisée et vit sur le seuil de la porte l'ombre d'un homme… le mystère s'éclaircissait. Prenant sa valise d'une main, son fusil de l'autre, il descendit l'escalier à pas de chat, déposa son fusil dans l'encoignure de la porte, et écouta ; des chuchotements entremêlés de pleurs se faisaient entendre dans le corridor de la cuisine. Il entrouvrit la porte, prêt à appeler ; mais il resta muet en reconnaissant Ned Frazier qui, les yeux flamboyants, cherchait à saisir dans ses bras une femme agenouillée devant lui, sanglotant, le suppliant, et qu'à ses longs cheveux noirs Burleigh reconnut être Lucy Day. – Oh ! pitié ! pitié ! Édouard ! disait-elle d'une voix basse et mourante ; pour l'amour de Dieu ! laissez-moi ! vous savez que je ne pourrai jamais être votre femme ; j'aimerais mieux mourir ! – Meurs donc ! répondit le jeune homme avec une expression farouche, en la secouant violemment et la jetant à ses pieds, comme s'il eut voulu meurtrir sur la terre le visage pâle et presque inanimé de la pauvre fille. – Ah ! maudit ! s'écria Burleigh, bondissant comme une panthère et prenant Frazier à la gorge ; ah ! maudit ! c'est toi qui mourras ! Mais son adversaire, fort et musculeux, accoutumé aux luttes, le reçut rudement ; d'un coup de tête Burleigh fit rejeté à quelques pas sur le sol. Réunissant toutes ses forces, il renouvela aussitôt l'attaque : se cramponnant de la main droite au cou de Frazier, parant les coups de la main gauche, il lui donna un croc en jambes, et l'envoya rouler, tête première, jusqu'au bas de l'escalier. Lucy se précipita entre eux, et poussa des cris perçants auxquels répondirent toutes les voix de la maison. Ned Frazier, en se relevant avait tiré son couteau ; Burleigh dégaina le sien, et demeura immobile, l'œil en feu, attendant l'attaque. Au même instant se précipitèrent dans la salle, Jerutha Jane et la Tante Sarah, échevelées, éperdues. – Oh ! malheur ! vous, un ministre de l'évangile ! cria Jerutha. – Vous ! meurtrier ! touchez le donc ! sur votre vie ! hurlait Lucy en couvrant Ned Frazier de son corps. – Laissez-nous ! oh ! laissez-nous ! je vous en prie, Master Burleigh, reprit Jerutha. Et le voyant hésiter, elle ajouta : – Grand'mère ! donnez vos soins à cette pauvre Lucy. Cette dernière se laissa tomber sur une chaise, et se mit à sangloter, la tête dans ses mains, comme si son cœur allait se briser. Burleigh s'élança dehors, suivi par Frazier : et lorsque la malheureuse Lucy revint à elle, au milieu d'un silence de mort, elle ne vit que Jerutha à genoux, et la Tante Sarah immobile, comme pétrifiée par l'étonnement et la frayeur. CHAPITRE VIII CATASTROPHE Au lever du jour, le cheval noir de Burleigh traversa rapidement la vallée de Blaisdell, emportant vers les bois son cavalier muni d'armes et de provisions comme pour une longue route. Les jours suivants on n'eut aucune nouvelle de Frazier ni du maître d'école ; tous deux avaient disparu dans la direction du grand désert. Si le lecteur y consent, nous reviendrons à l'Oncle Jerry. Avec ses hardis compagnons, il avait continué la chasse jusqu'aux frontières du Labrador sur le territoire du Canada. Mais, après avoir exploré pendant quelques jours le théâtre de ses anciens exploits, le vieux chasseur campa sur la rive du Madawaska et ordonna les préparatifs du retour. Dans la soirée, un bruit de voix s'éleva au milieu du silence ; la petite troupe crut entendre des cris, une dispute ; puis, deux coups de feu retentirent presque en même temps ; quelques secondes après, la détonation plus retentissante d'une carabine cingla l'air, et la solitude redevint silencieuse. – C'est quelque bande de chasseurs, observa le Brigadier ; je suis bien aise de ne pas me trouver sur leur route, sans savoir à qui nous aurions à faire. Quel malheur que Burleigh ne soit plus avec nous ! je ne comprends rien à sa brusque disparition. – N'a-t-il pas un cheval noir maintenant ? demanda le voisin Smith récemment arrivé du camp. – Il n'en prend jamais d'autre, répondit Luther. – Eh bien ! je crois l'avoir vu passer comme une flèche, avant hier, monté sur une superbe bête ; il suivait les fourrés comme s'il eut voulu éviter d'être vu. Je l'ai reconnu lorsque, au sortir de la grande clairière, il a lancé son cheval à la nage pour traverser la rivière : il avait l'air d'un homme qui chasse un tout autre gibier que le moose. – Ce ne doit pas être Iry, répondit le Brigadier, il nous aurait déjà rejoint. D'ailleurs Black-Prince était resté à la ferme ; Burleigh l'avait laissé en réserve pour accomplir le grand voyage qu'il doit faire avant la conclusion de son mariage. – Black-Prince est un rude cheval, observa Luther ; le soir du grand tapage à la maison, il défonça sa stalle, sauta par dessus les barrières, et aurait disparu pour toujours, si Jerutha Jane n'avait pas eu des yeux perçants. – Diable !… mais qu'allons-nous faire maintenant ; ironsnous en avant ou en arrière ? demanda le Brigadier. – Si notre frère Ned était ici, répliqua Bob Frazier, il nous donnerait un bon conseil. Il connaît tous les indiens du Canada ; les Ottawas avaient fait de lui une sorte de chef. – Eh bien ! tant pis ! retournons au camp, continua le Brigadier ; que la peste m'enlève si je sais où sont allés ces deux gaillards. Sur ce propos, la petite troupe fit volte face et reprit sa route sur la lisière du grand bois où avaient retenti trois coups de feu quelques instants auparavant. La nuit était venue, assombrissant les forêts solitaires ; tout à coup, nos chasseurs se trouvèrent sans avoir rien entendu, à quelques pas d'une longue file d'indiens. Ces guerriers sauvages, marchant dans un parfait silence, suivaient une piste unique, chacun mettant le pied dans la même empreinte ; on aurait dit des ombres noires glissant sur la neige. Le Brigadier s'arrêta brusquement ; la vision indienne disparut promptement sans paraître accorder la moindre attention aux Faces-pâles. Au même instant le Brigadier prêta l'oreille à un cri sourd et lointain. – Qu'est-ce que cela ? murmura-t-il, n'entendez-vous rien ? – Oui, fit Luther, mais je ne distingue pas bien ; et il se redressa, plaçant sa main ouverte contre l'oreille, pour mieux écouter. – C'est le hurlement d'un chien, dit le père, il est trèséloigné. – Le voilà qui recommence ! s'écria Bob Frazier. – Ce doit être un loup, objecta Joë. Le Brigadier secoua mélancoliquement la tête. – Non, mes enfants, ce n'est pas un loup ; ce n'est pas l'aboiement bref et rauque du loup. C'est une sorte de plainte, un appel. – Peut-être est-ce un avertissement, Père ? – Peut-être… Luther… ; si c'en est un, il faut qu'il nous trouve préparés ; nous ne savons pas ce qui peut arriver. Écoute-moi, enfant ; je suis le plus âgé, sans doute je suis le plus proche de la fin des jours. Promets-moi une chose, pour quand je ne serai plus de ce monde. – Parlez, Père, parlez ! répondit Luther pâlissant, je vous jure d'obéir. – Promets-moi, mon fils, (et rapporte à ta mère cette promesse solennelle), promets-moi de faire offrir aux héritiers Blaisdell, ou la restitution de leur ferme, ou un supplément de prix tel que l'estimeront trois honnêtes experts. – Oui, Père ; je le jure ! – Vous m'entendez tous, compagnons ! vous êtes témoins ? – Nous le sommes, répondirent les chasseurs étonnés. – Très-bien ! c'est assez. Mes comptes sont réglés maintenant ; je suis prêt. Partons ! Ils marchèrent en silence jusqu'au plus prochain campement, allumèrent leur feu, et firent un glorieux souper de moose, puis, ils se couchèrent. Seul le Brigadier ne put s'endormir : après s'être agité vainement dans son lit jusqu'après minuit, il se leva, ranima le feu et s'assit à côté du foyer sur une grosse pierre. Sa rêverie fut bientôt troublée par les mêmes sons plaintifs et lointains que le vent de la nuit apportait par intervalles. Poussé par une invincible curiosité, le vieillard prit son fusil et s'avança dans la direction de la voix mystérieuse. La clarté des étoiles scintillant dans un ciel glacé suffisait pour guider sa marche aventureuse. Au bout de quelques minutes il distingua le hurlement d'un chien ; peu à peu les sons se rapprochèrent ; il n'était plus qu'à un mille à peine de l'objet de ses recherches. Cependant Luther, ne voyant pas revenir son père, s'était levé pour monter sur une éminence d'où il pouvait voir assez loin dans les environs ; aux mouvements de son jeune maître, le vieux Watch, déjà inquiet, se débattit pour rompre sa corde ; puis s'apercevant que Luther s'éloignait à la recherche de son père, le chien fidèle prit un tel élan que son lien fût brisé, et il s'élança en aboyant sur la voie du Brigadier. Ce bruit subit éveilla les dormeurs : – Tonnerre ! grommela Joë en se frottant les yeux, et en regardant autour de lui d'un air égaré ; voilà-t-il pas ce damné chien et ses enragés de maîtres qui sont partis pour la chasse. Qu'est-ce qu'il y a encore ? le vieux Mathusalem est toujours sur pied. Bob ! eh ! Bob ! – Bien ! murmura la voix somnolente de Bob ; qu'y a-t-il dans l'air, Joë ? – Je n'en sais rien ; mais nous ferons bien d'aller voir. Dès qu'ils eurent fait quelques pas, ils entendirent de nouveau le long et triste hurlement qui leur sembla beaucoup plus proche. Peu après les aboiements de Watch y répondirent ; enfin la voix de Luther s'éleva dans le bois. – Par ici, messieurs, par ici ! nous voilà, Père ! Les deux Frazier s'élancèrent avec ardeur et arrivèrent presque en même temps que Luther. Au premier coup d'œil ils aperçurent le Brigadier agenouillé près d'un cadavre étendu sur la neige ; à ses côtés Luther debout semblait pétrifié d'horreur ; à quelques pas un chien inconnu demi-couché sur la glace, le museau en l'air, hurlait d'une voix désolée. Le cadavre était tourné sa face contre terre, mais un seul regard apprit aux deux frères quel était ce mort. Sans prononcer une parole, ils tombèrent à genoux près du Brigadier… ils avaient reconnu leur frère Ned. – Oh ! frère ! frère ! sanglota Joë d'une voix terrible. Bob prit dans ses bras le corps déjà raide et glacé, et chercha les blessures en silence. Un mince filet de sang l'aida dans sa recherche ; Édouard avait reçu une balle dans le cœur. Pendant que toute la troupe réunie tenait conseil au milieu d'une consternation générale, le Brigadier fouillait le terrain pour en tirer des renseignements. Tout autour du mort apparaissaient les traces d'une lutte violente les souliers de Ned avaient laissé des empreintes bien marquées sur la neige ; la glace rompue en plusieurs endroits, des branches brisées éparses çà et là, tout annonçait les mouvements désespérés, les trépignements convulsifs d'une vraie bataille. Watch courait partout flairant et cherchant à démêler les pistes ; l'autre chien, fidèle compagnon du mort, ne voulut point quitter son maître et resta couché près de lui, refusant caresses et nourriture, et poussant par intervalles le long et sinistre hurlement déjà si souvent entendu. – Ah ! s'écria enfin le Brigadier, en voilà un ! voyons donc ce que c'est. Et il montra l'empreinte bien nette d'un pied : la seule peut-être qui fut aisée à étudier, toutes les autres étant confondues et entremêlées dans un inextricable désordre. Chacun regarda avidement : c'était une empreinte de mocassin. – Bien ! murmura le Brigadier ; juste ce que je craignais ! les indiens ont passé par là, voilà une affaire entendue ; nous n'avons plus qu'à partir au plus vite. Ce fut aussi l'avis des frères Frazier. Ils prirent leurs dispositions pour emporter le cadavre ; ensuite la petite troupe se mit en route pour ses foyers, renonçant tristement à la chasse. Les frères Frazier jurèrent de découvrir le meurtrier et de le livrer à la justice, dussent-ils le poursuivre jusqu'au bout du monde. – Vous avez raison, mes enfants, leur dit le Brigadier ; le Dieu vengeur du sang innocent sera avec vous ; il vous livrera l'assassin… mais comment allez-vous faire avec ce corps ? – Nous l'emporterons à la maison, si vous voulez nous prêter votre traîneau à deux places, et une paire de chevaux. – Très-volontiers : Luther va passer devant pour tout préparer ; nous le suivrons de près, et chacun rentrera chez soi. Quelques heures après la bande, naguère si joyeuse, suivait silencieusement la route qui ramenait au logis ; le Brigadier, préoccupé de sombres pensées, les frères Frazier, roulant des projets de vengeance. Jusqu'à son arrivée chez lui, le Brigadier n'avait pas hésité à penser que Ned Frazier avait péri dans une querelle avec quelque indien du Canada. Cette hypothèse réalisait les pressentiments de mauvais augure que le vieillard avait exprimés, lorsque le jeune téméraire eut détruit le piège à moose qu'il avait précédemment rencontré. Mais, en apprenant qu'après la scène violente dont Lucy avait été la cause involontaire, Burleigh et Édouard avaient disparu, sans que depuis lors on eût reçu de leurs nouvelles, le bon Brigadier fut agité de soupçons pénibles contre son jeune ami, le maître d'école. Ce fut bien pis encore lorsque des rameurs dignes de foi vinrent apprendre que Burleigh avait été vu courant en toute hâte vers le désert sur son cheval noir, et que sur un rayon de plus de cent milles on ne l'avait plus revu. Plus tard il fut rapporté que le jeune homme avait laissé chez un voisin son fusil à deux coups, et l'avait échangé contre une carabine. Enfin il fut constaté que le maître d'école, mettant de côté toutes ses chaussures civilisées, était parti chaussé de mocassins indiens, Luther lui-même l'avait remarqué pendant la chasse. Le pauvre Oncle Jerry fut atterré : les soupçons semblaient se changer en horribles certitudes. Comme magistrat il devait ouvrir une information juridique, et provoquer des poursuites contre le meurtrier, alors même qu'il serait hors de sa juridiction. Une pensée le consolait un peu : Burleigh ne pouvait être un assassin ! il avait probablement agi en cas de légitime défense, et n'avait tué son adversaire qu'en se voyant attaqué, pour protéger sa propre vie. N'avait-on pu entendu d'abord deux fusils ?… c'était la provocation de Ned !… puis, un coup de carabine ?… c'était la riposte de Burleigh défendant son existence !… Des semaines, des mois se passèrent : Burleigh ne reparut pas. En attendant, la médisance et la calomnie allaient leur train : la mort de Ned, le crime de Burleigh étaient racontée par toutes les bouches avec des variantes et des exagérations effroyables. La famille Frazier s'en mêla, demanda justice, cria vengeance contre Burleigh. À la fin, l'autorité supérieure s'en émut, et un beau jour, ou plutôt un triste jour, un mandat de justice fut lancé, ordonnant « l'arrestation d'Ira Burleigh prévenu de meurtre sur la personne d'Édouard Frazier. » Le même mandat, contenant son signalement et celui de son cheval, fut envoyé jusque dans le comté de Vermont où Burleigh avait été aperçu en dernier lieu. Le désolé Brigadier, ses devoirs accomplis, se tenait mélancoliquement renfermé chez lui ; et depuis cette ténébreuse affaire la ferme de Blaisdell était devenue triste et silencieuse. Le vieillard, la Tante Sarah, Lucy Day elle-même ne causaient que de l'absent. Chose étrange ! « ce Burleigh » que, présent, elle avait repoussé, Lucy Day, la bizarre jeune fille, Lucy le pleurait jour et nuit, depuis sa disparition. Expliquera qui pourra ces oscillations de certains esprits féminins !… toujours est-il que la mort, en rayant Frazier du nombre des vivants, avait également effacé son souvenir de l'esprit de Lucy. Quant à la Tante Sarah, elle avait toujours adoré Burleigh ; il était resté, envers et contre tous, son favori. Les deux femmes, chaudement appuyées par Jerutha Jane Pope proclamaient donc sans cesse l'innocence de master Burleigh. Leur affectueuse obstination à cet égard réconfortait puissamment le Brigadier, qui au fond pensait comme elles. – Oh ! oui, disait Lucy, remuant à peine ses lèvres pâles, et serrant l'une contre l'autre ses mains froides et tremblantes ; si son bras a tué, c'était pour se défendre : l'autre était dur et hautain… il a été l'agresseur ; je connais master Burleigh, et je sais mieux que vous, Grand-Père, mieux que personne, combien il est incapable d'une mauvaise action ! Je donnerais ma vie pour gage de son innocence. – Patience ! patience ! répétait le Brigadier ; s'il est innocent Dieu le défendra. Et chacun, se recueillant dans la même pensée, poussait un profond soupir, puis gardait longuement le silence. CHAPITRE IX UN REVENANT Six mois s'étaient écoulés depuis les événements qui viennent d'être rapportés. Histoires funèbres et mystérieuses, mandats de justice, inculpation de Burleigh, tout était oublié. Si, parfois, quelque membre de la famille Frazier soulevait de nouveau cette question mystérieuse ; plus d'un auditeur secouait la tête en observant que les indiens du Canada se servaient tous de carabines, et que rien n'était prouvé contre Burleigh. L'époque des moissons était arrivée, amenant avec elle des fêtes champêtres analogues aux réjouissances indiennes à l'occasion du Grain nouveau. Par une belle journée d'août, l'Oncle Jerry, entouré de toute sa famille, présidait un gigantesque festin servi rustiquement, en plein air, sur le bord de la rivière. Déjà les plats circulaient, escortée de brocs pleins de cidre ou de bière ; les clameurs animées des convives commençaient leurs bruyants concerts. Tout à coup, le silence régna un instant et des cris retentirent : – C'est lui ! c'est lui ! le voilà qui vient ! Et chacun regarda vers la lisière du bois. Le Brigadier se leva pour voir celui qu'on annonçait ainsi ; un nuage passa devant ses yeux, et il frissonna des pieds à la tête en apercevant debout à l'entrée d'une clairière, un jeune homme pâle, aux longs cheveux noirs, appuyé contre un arbre et portant sur son épaule une longue carabine. – Fondez sur lui ! courez, mes enfants ! saisissez-le, mort ou vif ! s'écria le Brigadier. Personne ne bougea. Quelques cris surgirent : – Allez donc ! courage ! avez-vous peur ? Le Brigadier se leva et marcha droit à lui. Au lieu de fuir, le nouveau venu fit la moitié du chemin et en s'approchant étendit la main ; puis, il la laissa retomber en murmurant d'une voix brisée : – Non ! Sir, Non ! ma main ne touchera pas la vôtre avant que vous ayez reconnu mon innocence ; je viens ici pour la démontrer. Le jeune homme était pâle et défait ; sa maigreur effrayante se trahissait sous ses vêtements noirs. – Iry Burleigh ! dit le vieillard, je suis affligé de vous voir. Que venez-vous faire ici ? – Vous ! affligé de me voir ? vous… ! après avoir mis ma tête à prix, comme celle d'un assassin. Et pourtant vous me connaissiez bien ! Oncle Jérémiah. – Que pouvais-je faire ? reprit le patriarche d'un ton triste et solennel ; les apparences étaient contre vous…, et je suis magistrat. – C'est vrai ! aussi suis-je venu me livrer à vous, vieil ami, parce que j'ai vu votre signature au bas de ce papier menaçant, parce que je sais que vous êtes un magistrat intègre ; je suis parti à l'instant où j'ai su que la justice me cherchait, et j'ai fait trois cents milles pour lui apporter ma tête… Je suis venu à vous parce que vous fûtes l'ami de mon père. – Ici sa voix fut altérée par un léger tremblement ; mais bientôt il poursuivit d'un ton haut et ferme, en s'adressant à la foule : – Soyez témoins, amis et frères ! que je me présente librement, volontairement, respectueux pour la loi, et que je m'abandonne à elle tout entier. À ces mots il déposa sa carabine, son couteau de chasse, ses munitions aux pieds du Brigadier ; puis il tendit ses mains pour qu'on les liât de cordes si l'on voulait : – Je ne vous demande à tous qu'une chose, ajouta-t-il, c'est de vous souvenir de la manière dont je viens d'agir… – Et maintenant je me demande si j'entendrai ici une voix amie… Une jeune femme se leva éperdue et fendit la foule avec égarement. – Oh ! sir ! oh ! sir !… oh ! Master Burleigh ! s'écria-t-elle en se jetant à genoux près de lui ; nous avons toujours eu foi en vous ! il n'y a jamais eu un soupçon dans notre âme ! Burleigh laissa tomber un douloureux regard, et leva les mains au ciel ; ensuite il appuya ses lèvres pâles sur le front de la jeune femme en murmurant. Lucy ! Lucy ! Dieu nous aide ! – Et, elle ! continua Lucy, en tournant ses yeux brillant d'une généreuse ardeur vers une autre jeune fille qui la suivait pleurant à chaudes larmes ; elle n'a jamais douté de vous, jamais un seul instant. – Vous aussi, Jerutha ? chère enfant ! vous n'avez donc pas oublié votre vieux maître. – Oh ! jamais ! jamais ! quand le monde entier vous renierait, je ne vous abandonnerais pas ! – Vous promettez beaucoup, Jerutha ; souvenez-vous de saint Pierre… Mais ayons confiance ! Je me sens fort maintenant ; le jour est proche où mon innocence sera reconnue. Et je le dis bien haut, je le dis à tous ! Aussi vrai que j'aspire au salut éternel, je suis étranger à la mort d'Édouard Frazier. En même temps il promena autour de lui ses regards étincelants et inspirés. La foule se répandit en cris divers, par dessus lesquels dominaient des acclamations sympathiques. Bientôt l'assemblée se dispersa sans terminer la fête ; chacun se hâtait de rapporter chez lui l'étrange incident qui avait marqué ce jour mémorable. Burleigh fut retenu prisonnier ainsi qu'il l'avait demandé ; l'information judiciaire commença sous la direction du Brigadier. Les premiers interrogatoires roulèrent sur les faits accusateurs précédemment connus : la querelle à Blaisdell ; l'altercation dans les bois ; les trois coups de feu, dont un dénonçait une carabine ; l'empreinte des mocassins ; la longue et inexpliquée disparition de Burleigh ; etc.… L'accusé ne fit aucun effort pour se défendre, et se contenta d'ajourner ses réponses au moment où il serait traduit devant les assises du Comté. On lui conseilla de prendre un avocat ; plusieurs officieux se présentèrent ; il refusa doucement mais avec une fermeté inébranlable. – J'ai mis en Dieu toute ma confiance, dit-il ; il connaît mon innocence et la fera triompher. L'instruction préliminaire ne fut pas longue, au bout de quelques jours, Burleigh fut conduit à la prison centrale pour comparaître aux prochaines assises du grand jury. Son départ fut un deuil pour les habitants de la petite vallée ; quand on le vit, résigné et souriant, tendre ses mains aux chaînes, tous les yeux se mouillèrent de larmes ; lorsqu'il monta dans la lugubre charrette des prisonniers, escorté de deux shériffs, un cri déchirant s'éleva dans la foule, et le dernier regard de Burleigh aperçut Lucy qu'on emportait mourante. Longtemps après que le triste convoi se fut perdu dans la poussière lointaine, les passants saluèrent affectueusement le Brigadier debout, tête nue, immobile et consterné, ne voyant autre chose que l'horizon sombre au fond duquel avait disparu le fils de son vieil ami. Jerutha pâle et froide à côté du patriarche pleurait silencieusement, le front dans la main de son père. Un incident remarquable fit ressortir la loyauté de Burleigh. Lorsqu'il eut passé une nuit dans sa prison nouvelle, le geôlier vint le visiter : – Mon ami, lui dit le jeune prisonnier, si j'avais voulu m'échapper, la chose eut été facile : venez voir. Alors il le conduisit sous la cheminée, et lui montra le bleu du ciel qui se voyait parfaitement au travers d'un conduit spacieux et commode à escalader. Les grilles jadis établies pour prévenir des évasions, s'étaient descellées et pendaient le long de la muraille, offrant plutôt un point d'appui qu'un obstacle. Le geôlier étonné s'empressa de le transférer dans une autre pièce : mais il se souvint longtemps de cet étrange captif qui repoussait même l'ombre de la liberté. Le jour du jugement arriva enfin après une longue attente ; Burleigh comparut devant le jury. On lui demanda s'il avait un conseil. – Non ! répondit-il, Dieu me défendra. On lui demanda s'il voulait décliner la compétence du jury. – À quoi bon ? répliqua-t-il avec un calme sourire, ne seraije pas toujours jugé par des hommes ? On s'informa de ses moyens de défense. – Je suis innocent, dit-il, je le jure. – Mais cette réponse ne suffit pas, observa l'Attorney ; il faut des preuves. – Quelles preuves ? – Un alibi, par exemple. – Ah ! c'est vrai, je n'y songeais pas. Je puis l'établir. Mais le jury voudra-t-il m'accorder un délai ? Autant qu'il sera nécessaire. Et des témoins à décharge… ? pouvez-vous en fournir ? – Des témoins… ? oui ! mais ils sont à Québec. ici. – C'est bien loin ; nous ne pourrons les contraindre à venir – Ils se rendront à ma demande. Que l'on veuille bien me donner de quoi écrire ; je vais leur adresser une lettre. – Le jury renvoie les débats de cette affaire à quinzaine, dit le président ; il engage l'accusé à faire toutes les démarches utiles pour la manifestation de la vérité : Le jour venu, Burleigh comparut de nouveau. Lecture fut donnée du bill d'accusation établissant les circonstances présumées du meurtre. Burleigh affirma qu'il se présentait pour plaider « non coupable. » On lui communiqua la liste des jurés pour qu'il pût exercer son droit de récusation. Burleigh, sans même y jeter les yeux, la rendit au shériff. Les juges se regardèrent avec étonnement ; on put lire dans leurs yeux qu'ils regardaient le prévenu comme privé de sa raison. – Vos témoins ? lui demanda-t-on. – Ils ne sont pas encore arrivés. Plaise à la cour m'accorder encore une semaine. À ce moment, si Dieu ne m'a pas suscité un défenseur, je serai prêt à mourir. Les magistrats accordèrent le sursis demandé et Burleigh fut ramené à sa prison. Six jours s'écoulèrent sans que personne vînt le visiter dans la solitude de son cachot. Le septième et dernier jour, on vint le chercher pour le conduire aux assises. En traversant la place publique, Burleigh vit une foule immense qui encombrait les abords du palais de justice. Du milieu de cette marée humaine dont les vagues s'agitaient sans cesse, il crut distinguer les visages amis du Brigadier et des membres de sa famille ; il crut un instant apercevoir quelque chose comme un signal partir d'un groupe plus rapproché : mais ces visions s'évanouirent et le prisonnier se retrouva seul, à la barre, en présence du glaive de la justice. ry. La séance fut ouverte, et le public admis dans la salle du ju- Au lieu d'adresser à Burleigh les questions sacramentelles d'usage, le chef du jury donna la parole à l'Attorney général. – Nous avons, dit-il, des renseignements de haute importance ; plaira-t-il à la cour d'en prendre connaissance ? – La cour consent, répondit le président après avoir consulté le jury. À ce moment, la chambre des témoins fut ouverte ; un long murmure parcourut l'assemblée. Burleigh ouvrit les yeux qu'il tenait fermés, et regarda. Aussitôt une flamme de triomphe parut illuminer son pâle visage ; le sang afflua à ses joues ; il se leva d'un mouvement exalté et leva les mains au ciel en murmurant : – Dieu tout-puissant ! merci ! Trois personnes s'avançaient lentement dans l'enceinte de la cour : un missionnaire catholique, un indien, et l'aîné des frères Frazier. – Le jury est prié d'entendre le témoignage du R. P. Francis, missionnaire catholique Irlandais, dit l'Attorney général. – Parlez, répondit le président en s'adressant au vénérable prêtre. – Depuis plusieurs années, dit ce dernier, j'exerce mon ministère dans Québec et toute sa province. J'ai été longtemps attaché, comme professeur, au collège que les R. P. Jésuites tiennent dans cette ville. Burleigh, mon cher Ira que voici, a été instruit dans cet établissement dont il fut le meilleur élève. D'affectueuses relations ont continué jusqu'à ce jour entre lui et ses anciens maîtres qu'il visitait souvent lorsque le temps où les distances le permettaient. J'affirme devant Dieu et devant la justice que Burleigh a passé auprès de nous, à Québec, tous les mois écoulés depuis le printemps dernier ; il n'a donc pu être le meurtrier de sir Édouard Frazier, puisqu'il ne se trouvait pas sur les lieux où est survenue la mort de ce dernier. Le missionnaire, en finissant de parler, se pencha vers Burleigh et le serra dans ses bras. L'assemblée toute entière fut agitée d'un long frémissement ; quelques hurrahs éclatèrent. Le président, quoique visiblement ému, imposa silence, et donna de nouveau la parole à l'Attorney général. Celui-ci demanda qu'on entendît la déclaration de l'indien. C'était un guerrier Ottawas, aux traits durs mais francs et ouverts, à l'œil intelligent. Il s'avança, suivi de Frazier, et prit la parole en anglais intelligible, malgré l'accent guttural avec lequel il le prononçait. « – Les Ottawas marchaient sur le sentier de guerre, dit-il, dans le mois où les journées étaient courtes et les nuits longues. Un soir, notre jeune frère blanc, Œil de Panthère (Édouard Frazier), revenait d'une expédition avec les chasseurs de moose. Il remontait la rive du Madawaska lorsqu'un Penobscot se plaça devant lui. « – Chien des Faces-Pâles ! lui dit-il, tu as rongé la corde qui tendait mon piège ! Quel droit avais-tu ? « – Le droit de mon couteau de chasse, mendiant coureur de bois ! éloigne-toi de mon chemin, je déteste les bêtes puantes. « Le Penobscot recula de quelques pas en caressant le canon de sa carabine, dont il armait la batterie. « Œil de Panthère était brave et ardent, il mit en joue et fit feu de ses deux coups. « Le Penobscot tomba à la renverse ; Œil de Panthère continua sa route : mais quand il eut fait quelques pas, l'indien se releva comme un jeune pin qui se redresse, sa carabine partit, le jeune chef blanc s'affaissa sur lui-même, il avait reçu la balle dans le cœur. « J'avais entendu les voix, les coups de feu, je bondis aussitôt vers les combattants ; mais j'arrivais trop tard. La carabine du Penobscot fumait encore à côté de son maître retombé mort. « – Le jeune savant aux longs cheveux noirs (Burleigh) n'était point là ; ce n'est pas lui qui a tué Œil de Panthère. » Bob Frazier prit à son tour la parole : « – Je viens, dit-il, confirmer la déclaration que le jury a entendue. Le Père Francis m'a appris, il y a deux jours, la vérité que j'ignorais, sur la mort de mon frère ; d'après les indications du Révérend Père, je suis allé dans la tribu des Ottawas qui portait à Ned une grande amitié ; là, j'ai su que le meurtrier était un Penobscot, et aussitôt, pour obéir à la voix de ma conscience, je suis venu faire connaître devant la justice l'innocence de Burleigh, auquel je demande pardon pour toutes les peines que lui a causées cette triste affaire. » – Comment se fait-il, demanda le président au missionnaire, que vos révélations soient si tardives ; tellement que quelques jours plus tard elles eussent pu devenir inutiles ? – Depuis quelques semaines j'étais absent pour une mission éloignée, répondit le bon Père ; à mon retour seulement j'ai trouvé les lettres de Burleigh. Alors, plein de douleur, je me suis hâté de rechercher l'indien que la cour vient d'écouter ; un de nos missionnaires en visitant la tribu des Ottawas avait entendu le récit de cette funeste histoire, et grâce à Dieu m'en avait parlé à son retour. Jusqu'à ce moment, j'avais ignoré que des soupçons fussent dirigés sur Burleigh. Après cette dernière explication, les débats furent clos. La sentence du jury ne pouvait être douteuse ; Burleigh fut déclaré « non coupable ». Une formidable acclamation de joie reçut Burleigh, lorsque libre, il s'avança vers ses amis. Ses yeux ne l'avaient pas trompé, au sortir de la prison ; l'Oncle Jerry, la Tante Sarah, Lucy, Jerutha même et Luther, étaient venus, fidèles à leur ancienne amitié. Il courut à eux, chancelant de joie et d'émotion ; le Brigadier le reçut dans ses bras, puis plaçant les deux mains de Lucy dans celles du jeune homme : Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, mes enfants ! ditil, votre bonheur sera la joie de ma vieillesse ! FIN Jean Boccace LE DECAMERON (1349-1353) Traduction de Sabatier de Castres VIE DE BOCCACE Jean Boccaccio ou Boccace, issu de parents peu riches, quoique ses aïeux eussent longtemps occupé à Florence les premières places de la magistrature, naquit en 1313, à Certaldo, petite ville de Toscane, peu éloignée de la capitale. Il fit ses premières études sous Jean de Strada, fameux grammairien de son temps, qui tenait son école à Florence. Ses progrès rapides, et le goût qu'il montrait pour la littérature, n'empêchèrent point Boccacio di Chellino, son père, de le destiner au commerce. Il l'obligea de renoncer au latin pour se livrer à l'arithmétique ; et dès qu'il fut en état de tenir les livres de compte, il le plaça chez un négociant qui l'amena à Paris. Plus fidèle à ses inclinations qu'à ses devoirs de commis, Boccace, dégoûté du commerce, négligea les affaires du négociant, et le força, par ce moyen, d'engager ses parents à le rappeler. De retour dans sa patrie, après six ans d'absence, on lui fit étudier le droit canonique, dont la science conduisait alors aux honneurs et à la fortune ; mais l'étude des lois était trop aride pour flatter le goût d'un jeune homme épris des charmes de la littérature, et doué d'une imagination aussi vive que féconde ; aussi donna-t-il plus de temps à la lecture des poëtes, des orateurs et des historiens du siècle d'Auguste, qu'aux leçons du fameux Cino de Pistoie, qui expliquait alors le Code ; et quand il fut devenu son maître, par la mort de son père, il ne cultiva plus que les muses. Le premier usage de sa liberté fut d'aller voir Pétrarque à Venise, qui, charmé de son esprit et surtout de son caractère, par l'analogie qu'il avait avec le sien, se lia avec lui de l'amitié la plus étroite et la plus digne d'être proposée pour modèle aux gens de lettres. Quoiqu'ils courussent tous deux la même carrière, on n'aperçoit pas que la plus légère aigreur ait jamais altéré leurs sentiments. Personne n'a plus loué Pétrarque et ses ouvrages que Boccace ; et personne n'a montré plus d'estime pour Boccace que ce poëte célèbre. Pendant son séjour à Venise, Boccace eut occasion de connaître un savant de Thessalonique, fort versé dans la littérature grecque, nommé Léonce Pilate. Comme il était jaloux d'apprendre la langue d'Homère et de Thucydide, pour lire dans l'original ces auteurs qu'il ne connaissait que par des traductions latines, il persuada à ce savant d'aller s'établir à Florence, et le prit chez lui jusqu'à ce qu'il lui eût procuré une chaire de professeur pour expliquer les auteurs grecs. C'est ce qu'il nous apprend lui-même dans son livre de la Généalogie des Dieux, écrit en latin, et où il le cite souvent ; non que ce professeur eût composé des ouvrages, mais parce que Boccace avait eu soin d'écrire, dans ses recueils, plusieurs des choses qu'il avait apprises de lui dans la conversation. La famille de Pétrarque avait été chassée de Florence avec les Gibelins, dès le commencement du quatorzième siècle. La célébrité que ce poëte, alors retiré à Padoue, s'était acquise par ses ouvrages et par les honneurs distingués qu'ils lui avaient mérités, détermina les Florentins à lui députer un ambassadeur chargé de négocier son retour, en offrant de lui rendre, des deniers publics, tous les biens que son père Petraccolo avait possédés. Boccace fut choisi d'une voix unanime pour cette commission. Il eut ensuite l'honneur d'être employé à des négociations plus importantes. Ses concitoyens lui confièrent plusieurs fois les intérêts de la république auprès des princes qui pouvaient lui nuire ou la protéger ; et, dans toutes ces circonstances, il justifia l'opinion qu'on avait eue de son zèle et de son habileté. Les biographes italiens et français qui parlent de Boccace s'étendent beaucoup sur ses ouvrages, et ne disent presque rien des événements de sa vie. Aucun n'en fixe les époques ; on ne connaît de bien positives que celles de sa naissance et de sa mort. On sait qu'il voyagea longtemps, qu'il parcourut les principales villes d'Italie ; mais on ignore en quel temps de son âge. Voici ce que nous avons recueilli de plus intéressant dans les différents auteurs qui ont écrit sa vie ou commenté ses écrits. Après qu'il eut quitté la France, il se rendit à Naples, où il passa quelques jours. Là, se trouvant par hasard sur le tombeau de Virgile, il se sentit saisi d'un si profond respect pour ce grand poëte, qu'il baisa la terre qui avait reçu ses cendres. Le souvenir du plaisir qu'il avait éprouvé à la lecture de ses ouvrages réveillant son premier goût pour les lettres, il jura dès ce moment de renoncer entièrement à l'état qu'il avait d'abord embrassé par condescendance pour ses parents. Il fit un second voyage à Naples ; et comme il était déjà connu par plusieurs ouvrages, il fut bien accueilli à la cour. Robert était alors sur le trône de Sicile ; et s'il faut en croire le Tassoni, Sansovino et quelques autres auteurs, Boccace devint amoureux et obtint les faveurs de la fille naturelle de ce prince. Un grave historien 1 assure qu'il brûla aussi du plus tendre amour pour Jeanne, reine de Naples et de Jérusalem, et que c'est d'elle-même qu'il a voulu parler dans son Décaméron sous le nom de Fiammetta ou Flamette. Ce qui est certain, c'est qu'il était né avec un penchant extrême pour les femmes ; qu'il les a aimées passionnément, et que l'habit ecclésiastique qu'il prit, avec la tonsure, vers l'âge de vingt-quatre ans, ne l'empêcha pas de leur faire publiquement la cour. C'est pour elles, pour les amuser, pour se les rendre favorables, qu'il composa ses Contes, ainsi qu'il en convient lui-même dans l'espèce de préface qu'il a mise à la tête de la quatrième Journée. Il eut plusieurs enfants 1 Antoine Ciccatelli, dans son Histoire des Papes, vie d'Urbain VI. de ses maîtresses ; une fille entre autres nommée Violante, qui lui fut chère, et qui mourut fort jeune. Son goût pour la galanterie ne s'éteignit qu'à l'âge de cinquante ans. Il vécut depuis dans la plus exacte régularité, se repentant sincèrement de tous les égarements qu'il avait à se reprocher, et qu'il n'eût sans doute pas portés si loin, si les mœurs de son temps avaient été moins libres. Comme il n'eut jamais d'ambition, il passa la plus grande partie de ses jours dans la pauvreté ; car il avait vendu, pour acheter des livres, le peu de biens dont il hérita de ses parents. Il passa les dernières années de sa vie à Certaldo, où il mourut en 1375, regretté de tous ceux qui l'avaient connu. Boccace était d'une figure agréable, quoique peu régulière. Il avait le visage rond, le nez un peu écrasé, les lèvres grosses, mais vermeilles, une petite cavité au menton, qui lui donnait un sourire agréable. Ses yeux étaient vifs et pleins de feu. Il avait la physionomie ouverte et gracieuse. Sa taille était haute, mais un peu épaisse. Tel est à peu près le portrait que Philippe Villani, son contemporain, nous fait de sa personne. Quant à son caractère, il était doux, affable et fort gai, ou plutôt fort joyeux ; car Boccace faisait plus rire qu'il ne riait luimême. Tels ont été parmi nous Rabelais et La Fontaine, ses imitateurs. Ami tendre, il eut toujours cette indulgence pour les défauts d'autrui sans laquelle il n'est point d'amitié durable et solide. Il fut lié avec tous les gens de lettres de son temps. Son savoir était immense pour son siècle, où l'on ne jouissait pas encore des richesses littéraires que l'imprimerie a si promptement répandues. C'est à lui qu'on doit la conservation d'un grand nombre d'auteurs grecs anciens. Outre le Décaméron, il a laissé plusieurs autres ouvrages qui, pour être moins connus, n'en sont pas moins estimables. La plupart sont écrits en latin et d'un style digne du siècle d'Auguste. Tel est celui qui a pour titre De la Généalogie des Dieux, suivi d'un traité des montagnes, des mers, des fleuves, etc., ouvrage infiniment utile pour l'intelligence des poëtes grecs et latins. Il fut imprimé à Bâle en 1532, avec des notes de Jacques Micyllus. Il composa plusieurs poëmes dans la langue toscane, qui annoncent une imagination aussi féconde que brillante. Les plus répandus sont le Ninfane Fiesolano, où il chante les amours et les aventures d'Affrico et de Mensola, personnages de son invention ; et la Théséide, ou les actions de Thésée, en stances de huit vers ; manière de versifier qu'il a le premier employée dans la poésie héroïque, et qui a eu beaucoup d'imitateurs parmi les poëtes italiens. Le plus connu de ses ouvrages en prose, après le Décaméron, est celui qui a pour litre : il Labyrinto d'Amore ou l'Amorosa Visione. PROLOGUE Il faut plaindre les affligés : c'est une loi de l'humanité ; la compassion sied à tous, mais à personne plus qu'à ceux qui en ont eu besoin et en ont éprouvé les salutaires effets. Si jamais homme en ressentit les bienfaits, c'est moi. Dès ma plus tendre jeunesse, je devins éperdument amoureux d'une dame d'un mérite éclatant, d'une naissance illustre, trop illustre peut-être pour un homme de basse condition comme moi ; quoi qu'il en soit, les discrets confidents de ma passion, loin de blâmer mes sentiments, les louèrent fort et ne m'en considérèrent que mieux ; cependant j'éprouvais un violent tourment, non pas que j'eusse à me plaindre des cruautés de ma dame, mais parce que le feu qui me dévorait excitait en moi des ardeurs inextinguibles : dans l'impossibilité de les satisfaire, à cause de leur excès, mes tortures étaient affreuses. J'en serais mort sans aucun doute, si ne m'étaient venues en aide les consolations d'un ami, qui entreprit de faire diversion à mes chagrins en m'entretenant de choses intéressantes et agréables. Mais grâce à celui dont la puissance est sans bornes et qui veut que, par une loi immuable, toutes choses en ce monde aient une fin, mon amour, dont l'effervescence était telle qu'aucune considération de prudence, de déshonneur évident ou de péril n'en pouvait triompher ni apaiser la violence, s'amoindrit lui-même avec le temps, de manière à ne plus me laisser dans l'esprit qu'un doux sentiment. J'aime à présent comme il faut aimer pour être heureux ; je ressemble à celui qui sur mer se contente d'une navigation unie et ne se lance pas à travers les aventures. Toute fatigue a sa peine : je sens tout ce qu'il y a de délicieux dans le repos. Bien que mes tourments aient cessé, je n'ai cependant pas perdu la mémoire du bienfait que j'ai reçu de ceux qui, par l'affection qu'ils me portaient, souffraient de mes douleurs. Non, jamais ce souvenir ne s'effacera : la tombe seule l'éteindra. Et comme la reconnaissance est, à mon sens, la plus louable de toutes les vertus, et l'ingratitude le plus odieux de tous les vices, pour ne pas paraître ingrat, j'ai résolu, à présent que j'ai recouvré ma liberté, de donner quelques consolations, sinon à ceux qui m'en ont donné et qui n'en ont peut-être pas besoin, du moins à ceux à qui elles peuvent être nécessaires. Plus on est malheureux, plus on souffre, mieux les consolations sont reçues : aussi dois-je adresser les miennes, encore bien qu'elles soient fort peu de chose, aux dames plutôt qu'aux hommes. La délicatesse, la pudeur, leur font souvent cacher la flamme amoureuse qui les brûle ; c'est un feu d'autant plus violent qu'il est enseveli : ceux-là seuls le savent qui l'ont éprouvé. D'ailleurs, sans cesse contraintes de renfermer en elles-mêmes leurs volontés et leurs désirs, esclaves des pères, des mères, des frères, des maris, qui la plupart du temps les retiennent prisonnières dans l'étroite enceinte de leur chambre, où elles demeurent oisives, elles sont livrées aux caprices de leur imagination, qui travaille ; mille pensées diverses les assiégent à la même heure, et il n'est pas possible que ces pensées soient toujours gaies. Vienne à s'allumer dans leur cœur l'amoureuse ardeur, arrive aussitôt la mélancolie, qui s'empare d'elles et que chasse seul un joyeux entretien. On doit en outre demeurer d'accord qu'elles ont beaucoup moins de force que les hommes pour supporter les chagrins de l'amour. La condition des amants est d'ailleurs beaucoup moins misérable : c'est chose facile à voir. Ont-ils quelque grave sujet de tristesse, ils peuvent se plaindre, et c'est déjà un grand soulagement ; ils peuvent, si bon leur semble, se promener, courir les spectacles, prendre cent exercices divers ; aller à la chasse, à la pêche, courir à pied, à cheval, faire le commerce. Ce sont autant de moyens de distraction qui peuvent guérir en tout ou en partie du moins, pour un temps plus ou moins long, le mal que l'on souffre ; puis, de manière ou d'autre, les consolations arrivent et la douleur s'en va. Pour réparer autant qu'il est en moi les torts de la fortune, qui a donné le moins de sujets de distraction au sexe le plus faible, je me propose, pour venir en aide à celles qui aiment (car pour les autres il ne leur faut que l'aiguille et le fuseau), de raconter cent nouvelles, ou fables, ou paraboles, ou histoires, à notre choix. Ces contes sont divisés en dix journées et racontés par une honnête société composée de sept dames et de trois cavaliers, durant la peste qui a tout dernièrement causé une si effrayante mortalité : de temps en temps les aimables dames chantent les chansons qu'elles préfèrent. On trouvera dans ces nouvelles plusieurs aventures galantes tant anciennes que modernes : les dames qui les liront y trouveront du plaisir et des conseils utiles ; elles verront par ces exemples ce qu'il faut éviter et ce qu'il faut imiter. Si cela arrive (et Dieu veuille qu'il en soit ainsi), j'en rendrai grâce à l'amour, qui, en me délivrant de ses chaînes, m'a mis en état de pouvoir tenter quelque chose qui puisse plaire aux dames. PREMIÈRE JOURNÉE INTRODUCTION Quand je songe, sexe aimable, que vous avez naturellement le cœur sensible et compatissant, je ne doute point que cette introduction ne vous cause de l'ennui et du dégoût, par le souvenir affreux qu'elle va vous retracer de cette terrible peste qui fit de si cruels ravages dans les lieux où elle pénétra. Mon dessein n'est cependant pas de vous détourner, par ce tableau, de la lecture de cet ouvrage, mais de vous rendre plus agréables les choses qui suivront ce triste préliminaire. Un voyageur, qui gravit avec peine au haut d'une montagne escarpée, goûte un plus doux plaisir lorsque, parvenu au sommet, il découvre devant lui une plaine vaste et délicieuse. De même, sexe charmant, j'ose vous promettre que la suite vous dédommagera amplement de l'ennui que pourra vous causer ce commencement. Ce n'est pas que je n'eusse désiré de vous conduire, par un sentier moins pénible, dans les lieux agréables que je vous annonce, et que je n'eusse volontiers commencé par les histoires divertissantes que je publie ; mais le récit que je vais faire doit nécessairement les précéder. On y apprendra ce qui les a fait naître, et quels sont les personnages qui vont les raconter. L'an 1348, la peste se répandit dans Florence, la plus belle de toutes les villes d'Italie. Quelques années auparavant, ce fléau s'était fait ressentir dans diverses contrées d'Orient, où il enleva une quantité prodigieuse de monde. Ses ravages s'étendirent jusque dans une partie de l'Occident, d'où nos iniquités, sans doute, l'attirèrent dans notre ville. Il y fit, en trèspeu de jours, des progrès rapides, malgré la vigilance des magistrats, qui n'oublièrent rien pour mettre les habitants à l'abri de la contagion. Mais ni le soin qu'on eut de nettoyer la ville de plusieurs immondices, ni la précaution de n'y laisser entrer au- cun malade, ni les prières et les processions publiques, ni d'autres règlements très-sages, ne purent les en garantir. Pendant le temps de cette calamité, un mardi matin, sept jeunes dames, en habit de deuil, comme la circonstance présente semblait l'exiger, se rencontrèrent dans l'église de SainteMarie-la-Nouvelle. La plus âgée avait à peine accompli vingthuit ans, et la plus jeune n'en avait pas moins de dix-huit. Elles étaient toutes unies par les liens du sang, ou par ceux de l'amitié ; toutes de bonne maison, belles, sages, honnêtes et remplies d'esprit. Je ne les nommerai pas par leur propre nom, parce que les contes que je publie étant leur ouvrage, et les lois du plaisir et de l'amusement étant plus sévères aujourd'hui qu'elles ne l'étaient alors, je craindrais, par cette indiscrétion, de blesser la mémoire des unes et l'honneur de celles qui vivent encore. Je ne veux pas d'ailleurs fournir aux esprits envieux et malins des armes pour s'égayer sur leur compte ; mais, afin de pouvoir faire connaître ici ce que disait chacune de ces dames, je leur donnerai un nom conforme, en tout ou en partie, à leur caractère et à leurs qualités. Je nommerai la première, qui était la plus âgée, Pampinée ; la seconde, Flamette ; la troisième, Philomène ; la quatrième, Émilie ; la cinquième, Laurette ; la sixième, Néiphile ; et je donnerai, non sans sujet, à la dernière, le nom d'Élise. Ces dames, s'étant donc rencontrées, par hasard, dans un coin de l'église, s'approchèrent l'une de l'autre, après que l'office fut fini, et formèrent un cercle. Elles poussèrent d'abord de grands soupirs, en se regardant mutuellement, et commencèrent à s'entretenir sur le fléau qui désolait leur patrie. Madame Pampinée prit aussitôt la parole : « Mes chères dames, dit-elle, vous avez sans doute, ainsi que moi, ouï dire que celui qui use honnêtement de son droit, ne fait injure à personne. Rien n'est plus naturel à tout ce qui respire que de chercher à défendre et à conserver sa vie autant qu'il le peut. Ce sentiment est si légitime, qu'il est souvent arrivé que, par ce motif, on a tué des hommes, sans avoir été jugés criminels, ou du moins dignes de châtiment. S'il est des cas où une telle conduite est autorisée par les lois, qui n'ont pour objet que l'ordre et le bonheur de la société, à plus forte raison pouvons-nous, sans offenser personne, chercher et prendre tous les moyens possibles pour la conservation du notre vie. Quand je réfléchis sur ce que nous venons de faire ce matin, sur ce que nous avons fait les autres jours, et sur les propos que nous tenons en ce moment, je juge, et vous le jugez tout comme moi, que chacune de nous craint pour ellemême ; et il n'y a là rien d'étonnant. Mais, ce qui me surprend fort, c'est que douées, comme nous le sommes, d'un jugement de femme, nous n'usions pas de quelque remède contre ce qui fait l'objet de nos justes craintes. Il semble que nous demeurons ici pour tenir registre de tous les morts qu'on apporte en terre, ou pour écouter si ces religieux, dont le nombre est presque réduit à rien, chantent leur office à l'heure précise, ou pour montrer, par nos habits, à quiconque vient ici, les marques de notre infortune et de l'affliction publique. Si nous sortons de cette église, nous ne voyons que morts ou que mourants qu'on transporte çà et là ; nous rencontrons des scélérats autrefois bannis de la ville pour leurs crimes, et qui aujourd'hui profitent du sommeil des lois pour les enfreindre de nouveau. Nous voyons les plus mauvais sujets de Florence (qui, engraissés de notre sang, se font nommer fossoyeurs) courir à cheval dans tous les quartiers, et nous reprocher, dans leurs chansons déshonnêtes, nos pertes et nos malheurs ; enfin, nous n'entendons partout que ces paroles : « Tels sont morts, tels vont mourir ; » et, s'il y avait encore des citoyens sensibles, nos oreilles seraient sans cesse frappées de plaintes et de gémissements. Je ne sais si vous l'éprouvez comme moi ; mais, quand je rentre au logis, et que je n'y trouve que ma servante, j'ai une si grande peur, que tous mes cheveux se dressent sur la tête. En quelque endroit que j'aille, il me semble que je vois l'ombre des trépassés, non pas avec le même visage qu'ils avaient pendant leur vie, mais avec un regard horrible et des traits hideux, qui leur sont venus je ne sais d'où. Je ne puis goûter nulle part un moment de tranquillité… » Ses compagnes l'ayant interrompue pour lui dire que leur sort était tout aussi désagréable que le sien, elle reprit aussitôt la parole pour leur faire remarquer que de toutes les personnes qui avaient un endroit à pouvoir se retirer hors de la ville, elles étaient peut-être les seules qui n'en eussent pas profité ; qu'il y avait une sorte d'indécence attachée au séjour de Florence, depuis que la corruption, fruit du désordre général, s'y était introduite ; qu'elle était si grande, que les religieuses, sans respect pour leurs vœux, sortaient de leur couvent, et se livraient sans mesure aux plaisirs les plus charnels, sous prétexte que ce qui convenait aux autres femmes devait leur être permis. « D'après cela, mesdames, que faisons-nous ici ? ajouta-t-elle avec vivacité. Qu'y attendons-nous ? À quoi pensons-nous ? Pourquoi sommes-nous plus indolentes sur le soin de notre conservation et de notre honneur, que tout le reste des citoyens ? Nous jugeons-nous moins précieuses que les autres ; ou nous croyonsnous d'une nature différente, capable de résister à la contagion ? Quelle erreur serait la nôtre ! Pour nous détromper, rappelonsnous ce que nous avons vu, et ce qui se passe même encore sous nos yeux. Que de femmes jeunes comme nous, que de jeunes gens aimables, frais et bien constitués, ont été les tristes victimes de l'épidémie ! Ainsi, pour ne pas éprouver un pareil sort, qu'il ne sera peut-être pas dans deux jours en notre pouvoir d'éviter, mon avis serait, si vous le trouvez bon, que nous imitassions ceux qui sont sortis ou qui sortent de la ville ; et que, fuyant la mort et les mauvais exemples qu'on donne ici, nous nous retirassions honnêtement dans quelqu'une de nos maisons de campagne pour nous y livrer à la joie et aux plaisirs, sans toutefois passer en aucune manière les bornes de la raison et de l'honneur. Là, nous entendrons le doux chant des petits oiseaux ; nous contemplerons l'agréable verdure des plaines et des coteaux, nous jouirons de la beauté de mille espèces d'arbres chargés de fleurs et de fruits ; les épis ondoyants nous offriront l'image d'une mer doucement agitée. Là, nous verrons plus à découvert le ciel, qui, quoique courroucé, n'étale pas moins ses beautés, mille fois plus agréables que les murailles de notre cité déserte. À la campagne, l'air est beaucoup plus pur, plus frais ; nous y trouverons en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Nos yeux n'y seront pas du moins fatigués de voir sans cesse des morts ou des malades ; car, quoique les villageois ne soient pas à l'abri de la peste, le nombre des pestiférés y est beaucoup plus petit, proportions gardées. D'ailleurs, faisons attention que nous n'abandonnons ici personne ; nous pouvons dire, au contraire, que nous y sommes abandonnées. Nos époux, nos parents, nos amis, fuyant le danger, nous ont laissées seules, comme si nous ne leur étions attachées par aucun lien. Nous ne serons donc blâmées de personne en prenant le parti que je vous propose. Songez que, si nous refusons de l'embrasser, il ne peut que nous arriver quelque chose de triste et de fâcheux. Ainsi, si vous voulez me croire, prenant avec nous nos servantes et tout ce qui nous est nécessaire, nous irons, dès aujourd'hui, parcourir les lieux les plus agréables de la campagne, pour y prendre tous les divertissements de la saison, jusqu'à ce que nous voyions quel train prendront les calamités publiques. Faites attention surtout, mesdames, que l'honneur même nous invite à sortir d'une ville où règne un désordre général, et où l'on ne peut demeurer plus longtemps sans exposer sa vie ou sa réputation. » Ce discours de madame Pampinée reçut une approbation générale. Ses compagnes furent si enchantées de son projet, qu'elles avaient déjà cherché en elles-mêmes des moyens pour l'exécution, comme si elles eussent dû partir sur l'heure. Cependant madame Philomène, femme très-sensée, crut devoir leur communiquer ses observations : « Quoique ce que vient de proposer madame Pampinée soit très-raisonnable et très-bien vu, dit-elle, il ne serait pourtant pas sage de l'exécuter sur-lechamp, comme il semble que nous voulons le faire. Nous sommes femmes, et il n'en est aucune, parmi nous, qui ignore que, sans la conduite de quelque homme, nous ne savons pas nous gouverner. Nous sommes faibles, inquiètes, soupçonneuses, craintives et naturellement peureuses : ainsi, il est à craindre que notre société ne soit pas de longue durée, si nous n'avons un guide et un soutien. Il faut donc nous occuper d'abord de cet objet, si nous voulons soutenir avec honneur la démarche que nous allons faire. – Et véritablement, répondit Élise, les hommes sont les chefs des femmes. Il ne nous sera guère possible de faire rien de bon ni de solide, si nous sommes privés de leur secours. Mais comment pourrons-nous avoir des hommes ? Les maris de la plupart de nous sont morts ; et ceux qui ne le sont pas courent le monde, sans que nous sachions où ils peuvent être actuellement. Prendre des inconnus ne serait pas décent. Il faut pourtant que nous songions à conserver notre santé et à nous garantir de l'ennui du mieux qu'il nous sera possible ! » Pendant qu'elles s'entretiennent ainsi, elles voient entrer dans l'église trois jeunes gens, dont le moins âgé n'avait pourtant pas moins de vingt-cinq ans. Les malheurs du temps, la perte de leurs amis, celle de leurs parents, les dangers dont ils étaient eux-mêmes menacés, ne les affectaient pas assez pour leur faire oublier les intérêts de l'amour. L'un deux s'appelait Pamphile ; l'autre, Philostrate ; et le dernier, Dionéo : tous trois polis, affables et bien faits. Ils étaient venus en ce lieu dans l'espérance d'y rencontrer leurs maîtresses, qui effectivement se trouvèrent parmi ces dames, dont quelques-unes étaient leurs parentes. Madame Pampinée ne les eut pas plutôt aperçus : « Voyez, dit-elle en souriant, comme la fortune seconde nos projets, et nous présente à point nommé trois aimables chevaliers, qui se feront un vrai plaisir de nous accompagner, si nous le leur proposons. – Ô ciel ! vous n'y pensez pas, s'écrie alors Néiphile ; faites-bien attention, madame, à ce que vous dites. J'avoue qu'on ne peut parler que très-avantageusement de ces messieurs ; je n'ignore pas combien ils sont honnêtes ; je conviens encore qu'ils sont très-propres à répondre à nos vœux, au delà même de tout ce que nous pouvons désirer ; mais, comme personne n'ignore qu'ils rendent des soins à quelques-unes d'entre nous, n'est-il pas à craindre, si nous les engageons à nous suivre, qu'on n'en glose, et que notre réputation n'en souffre ? – N'importe, dit madame Philomène en l'interrompant, je me moque de tout ce qu'on pourra dire, pourvu que je me conduise honnêtement, et que ma conscience ne me reproche rien. Le ciel et la vérité prendront ma défense, en cas de besoin. Je ne craindrai donc pas de convenir hautement, avec madame Pampinée, que, si ces aimables messieurs acceptent la partie, nous n'avons qu'à nous féliciter du sort qui nous les envoie. » Les autres dames se rangèrent de son avis ; et toutes, d'un commun accord, dirent qu'il fallait les appeler, pour leur faire la proposition. Madame Pampinée, qui était alliée à l'un d'eux, se leva, et alla gaiement leur communiquer leur dessein, et les pria, de la part de toute la compagnie, de vouloir bien être de leur voyage. Ils crurent d'abord qu'elle plaisantait ; mais, voyant ensuite qu'elle parlait sérieusement, ils répondirent qu'ils se feraient un vrai plaisir de les accompagner partout où bon leur semblerait. Ils s'avancèrent vers les autres dames ; et, leur cœur plein de joie, ils prirent avec elles tous les arrangements nécessaires pour le départ, fixé au lendemain. Tout le monde fut prêt à la pointe du jour. Chacun arrivé au rendez-vous, on partit gaiement, les dames accompagnées de leurs servantes, et les messieurs de leurs domestiques. L'endroit qu'ils avaient d'abord indiqué n'était qu'à une lieue de la ville : c'était une petite colline, un peu éloignée, de tous côtés, des grands chemins, couverte de mille tendres arbrisseaux. Sur son sommet était situé un château magnifique. On y entrait par une vaste cour bordée de galeries. Les appartements en étaient commodes, riants et ornés des plus riches peintures. Autour du château régnait une superbe terrasse, d'où la vue s'étendait au loin dans la campagne. Les jardins, arrosés de belles eaux, offraient le spectacle varié de toutes sortes de fleurs. Les caves étaient pleines de vins excellents, objet plus précieux pour des buveurs que pour des femmes sobres et bien élevées. La compagnie fut à peine arrivée et réunie dans un salon garni de fleurs et d'herbes odoriférantes, que Dionéo, le plus jeune et le plus enjoué de tous, commença la conversation par dire : – « Votre instinct, mesdames, en nous conduisant ici, nous a mieux servis que n'aurait fait toute notre prudence. Je ne sais ce que vous avez résolu de faire de vos soucis : pour moi, j'ai laissé les miens à la porte de la ville. Ainsi préparez-vous à rire, à chanter, à vous divertir avec moi ; sinon permettez que je retourne promptement à Florence, reprendre ma mauvaise humeur. – Tu parles comme un ange, répondit madame Pampinée. Oui, il faut se réjouir et avoir de la gaieté, puisque ce n'est que pour bannir le deuil et la tristesse que nous avons quitté la ville. Mais comme il n'y a point de société qui puisse subsister sans règlements, et que c'est moi qui ai formé le projet de celleci, je crois devoir proposer un moyen propre à l'affermir et à prolonger nos plaisirs : c'est de donner à l'un de nous l'intendance de nos amusements, de lui accorder à cet égard une autorité sans bornes, et de le regarder, après l'avoir élu, comme s'il était effectivement notre supérieur et notre maître ; et afin que chacun de nous supporte à son tour le poids de la sollicitude, et goûte pareillement le plaisir de gouverner, je serais d'avis que le règne de cette espèce de souverain ne s'étendît pas au delà d'un jour ; qu'on l'élût à présent, et qu'il eût seul le droit de désigner son successeur, lequel nommerait pareillement celui ou celle qui devrait le remplacer. » Cet avis fut généralement applaudi, et tous, d'une voix, élurent madame Pampinée pour être Reine, cette première journée. Aussitôt madame Philomène alla couper une branche de laurier dont elle fit une couronne, qu'elle lui plaça sur la tête comme une marque de la dignité royale. Après avoir été proclamée et reconnue souveraine, madame Pampinée ordonna un profond silence, fit appeler les domestiques des trois messieurs, et les servantes qui n'étaient qu'au nombre de quatre ; puis elle parla ainsi : « Pour commencer à faire régner l'ordre et le plaisir dans notre société, et pour vous engager, Messieurs et Dames, à m'imiter à votre tour, à me surpasser même dans le choix des moyens, je fais Parmeno, domestique de Dionéo, notre maître d'hôtel, et le charge en conséquence de veiller à tout ce qui concernera le service de la table. Sirisco, domestique de Pamphile, sera notre trésorier et exécutera de point en point les ordres de Parmeno. Pour Tindaro, domestique de Philostrate, il servira non-seulement son maître, mais encore les deux autres messieurs, quand leurs propres domestiques n'y pourront pas vaquer. Ma femme de chambre et celle de madame Philomène travailleront à la cuisine et prépareront avec soin les viandes qui leur seront fournies par le maître d'hôtel. La domestique de madame Laurette et celle de madame Flamette feront l'appartement de chaque dame, et auront soin d'entretenir dans la propreté la salle à manger, le salon de compagnie, et généralement tous les lieux fréquentés du château. Faisons savoir en outre, à tous en général, et à chacun en particulier, que quiconque désire de conserver nos bonnes grâces, se garde bien, en quelque lieu qu'il aille, de quelque part qu'il vienne, quelque chose qu'il voie ou qu'il entende, de nous apporter ici des nouvelles tant soit peu tristes ou désagréables. » Après avoir ainsi donné ses ordres en gros, la Reine permit aux dames et aux messieurs d'aller se promener dans les jardins jusqu'à neuf heures, qui était le temps où l'on devait dîner. La compagnie se sépare : les uns vont sous des berceaux charmants, où ils s'entretiennent de mille choses agréables ; les autres vont cueillir des fleurs, et forment de jolis bouquets qu'ils distribuent à ceux qui les aiment. On court, on folâtre, on chante des airs tendres et amoureux. À l'heure marquée, les uns et les autres rentrèrent dans le château, où ils trouvèrent que Parmeno n'avait pas mal commencé à remplir sa charge. Ils furent introduits dans une salle embaumée par le parfum des fleurs, et où la table était dressée. On servit bientôt des mets délicatement préparés : des vins exquis furent apportés dans des vases plus clairs que le cristal, et la joie éclata pendant tout le repas. Après le dîner, Dionéo, pour obéir aux ordres de Pampinée, prit un luth, et Flamette une viole. La Reine et toute la compagnie dansèrent au son de ces instruments. Le chant suivit la danse, jusqu'à ce que Pampinée jugea à propos de se reposer. Chacun se retira dans sa chambre et se jeta sur un lit parsemé de roses. Vers une heure après midi, la Reine s'étant levée, fit éveiller les hommes et les femmes, donnant pour raison que trop dormir nuisait à la santé. On alla dans un endroit du jardin que le feuillage des arbres rendait impénétrable aux rayons du soleil, où la terre était couverte d'un gazon de verdure, et où l'on respirait un air frais et délicieux. Tous s'étant assis en cercle, selon l'ordre de la Reine : – « Le soleil, leur dit-elle, n'est qu'au milieu de sa course, et la chaleur est encore moins vive ; nous ne pourrions en aucun autre lieu être mieux qu'en cet endroit, où le doux zéphyr semble avoir établi son séjour. Voilà des tables et des échecs pour ceux qui voudront jouer ; mais si mon avis est suivi, on ne jouera point. Dans le jeu, l'amusement n'est pas réciproque : presque toujours l'un des joueurs s'impatiente et se fâche, ce qui diminue beaucoup le plaisir de son adversaire, ainsi que celui des spectateurs. Ne vaudrait-il pas mieux raconter quelques histoires, dire quelques jolis contes, en fabriquer même, si l'on n'en sait pas ? Dans ces sortes d'amusements, celui qui parle et celui qui écoute sont également satisfaits. Si ce parti vous convient, il est possible que chacun de nous ait raconté sa petite nouvelle avant que la chaleur du jour soit tom- bée ; après quoi, nous irons où bon nous semblera. Je dois pourtant vous prévenir que je suis très-disposée à ne faire en ceci que ce qui vous plaira davantage. Si vous êtes à cet égard d'un sentiment contraire, je vous laisse même la liberté de choisir le divertissement que vous jugerez le meilleur. » Les dames et les messieurs répondirent unanimement qu'ils n'en connaissaient point de plus agréable que celui qu'elle proposait. « J'aime les Contes à la fureur, dit l'enjoué Dionéo. Oui, madame, il faut dire des Contes : rien n'est plus divertissant. – Puisque vous pensez tous comme moi, répliqua madame Pampinée, je vous permets de parler sur la matière qui vous paraîtra la plus gaie et la plus amusante. » Alors, se tournant vers Pamphile, qui était assis à sa droite, elle le pria gracieusement de commencer ; et Pamphile obéit en racontant l'histoire que vous allez lire. NOUVELLE PREMIÈRE LE PERVERS INVOQUÉ COMME UN SAINT Il y avait autrefois en France un nommé François Musciat, qui, de riche marchand, était devenu un grand seigneur de la cour. Il eut ordre d'accompagner en Toscane Charles-sansTerre, frère du roi de France, que le pape Boniface y avait appelé. Les dépenses qu'il avait faites avaient mis ses affaires en désordre, comme le sont le plus souvent celles des marchands ; et prévoyant qu'il lui serait impossible de les arranger avant son départ, il se détermina à les mettre entre les mains de plusieurs personnes. Une seule chose l'embarrassait : il était en peine de trouver un homme assez intelligent pour recouvrer les sommes qui lui étaient dues par plusieurs Bourguignons. Il savait que les Bourguignons étaient gens de mauvaise composition, chicaneurs, brouillons, calomniateurs, sans honneur et sans foi, tels enfin qu'il n'avait encore pu rencontrer un homme assez méchant pour leur tenir tête. Après avoir longtemps réfléchi sur cet objet, il se souvint d'un certain Chappellet Duprat, qu'il avait vu venir souvent dans sa maison à Paris. Le véritable nom de cet homme était Chappel ; mais, parce qu'il était de petite stature, les Français lui donnèrent celui de Chappellet, ignorant peutêtre la signification que ce mot avait ailleurs. Quoi qu'il en soit, il était connu presque partout sous ce dernier nom. Ce Chappellet était un si galant homme, qu'étant notaire de sa profession, et notaire peu employé, il aurait été très-fâché qu'aucun acte eût passé par ses mains, sans être jugé faux. Il en eût fait plus volontiers de pareils pour rien, que de valides pour un gros salaire. Avait-on besoin d'un faux témoin, il était tou- jours prêt ; souvent même n'attendait-il pas qu'on l'en priât. Comme on était alors en France fort religieux pour les serments et que cet homme ne se faisait aucun scrupule de se parjurer, il gagnait toujours son procès, quand le juge était obligé de s'en rapporter à sa bonne foi. Son grand amusement était de jeter le trouble et la division dans les familles ; et il n'avait pas de plus grand plaisir que de voir souffrir son prochain et d'en être cause. Jetait-on les yeux sur lui pour commettre une mauvaise action, il n'avait rien à refuser. Comme il était emporté et violent à l'excès, la moindre contradiction lui faisait blasphémer le nom de Dieu et celui des saints. Il se jouait des oracles divins, méprisait les sacrements, n'allait jamais à l'église, et ne fréquentait que les lieux de débauche. Il aurait volé en secret et en public avec la même confiance et la même tranquillité qu'un saint homme aurait fait l'aumône. Aux vices de la gourmandise et de l'ivrognerie, il joignait ceux de joueur passionné et de filou ; car ses poches étaient toujours pleines de dés pipés ; en un mot, c'était le plus méchant homme qui fût jamais né. Les petits et les grands avaient également à s'en plaindre ; et si l'on souffrit si longtemps ses atrocités, c'est parce qu'il était protégé par Musciat, qui jouissait d'une grande faveur à la cour, et dont on redoutait le crédit. Ce courtisan, s'étant donc souvenu de maître Chappellet qu'il connaissait à fond, le jugea capable de remplir ses vœux, et le fit appeler : « Tu sais, lui dit-il, que je suis sur le point de quitter tout à fait ce pays-ci. J'ai des créances sur des Bourguignons, hommes trompeurs et de mauvaise foi, et je ne connais personne de plus propre que toi pour me faire payer. Comme tu n'es pas fort occupé à présent, si tu veux te charger de cette commission, j'obtiendrai de la cour des lettres de recommandation, et, pour tes soins, je te céderai une bonne partie des sommes que tu recouvreras. » Maître Chappellet, que ses friponneries n'avaient point enrichi, et qui se trouvait alors désœuvré, considérant d'ailleurs que Musciat, son seul appui, était à la veille de quitter la France, se détermina à accepter l'offre, et répondit qu'il se chargeait volontiers de l'affaire. On convint des conditions. Musciat lui remit ensuite sa procuration et les lettres du roi qu'il lui avait promises. Ce seigneur fut à peine parti pour l'Italie, que notre fripon arriva à Dijon, où il n'était presque connu de personne. Il débuta, contre son ordinaire, par exposer avec beaucoup de douceur et d'honnêteté, aux débiteurs de Musciat, le sujet qui l'amenait auprès d'eux, comme s'il n'eût voulu se faire connaître qu'à la fin. Il était logé chez deux Florentins, frères, qui prêtaient à usure, lesquels, à la considération de Musciat qui le leur avait recommandé, lui faisaient beaucoup d'honnêtetés. Peu de temps après son arrivée, maître Chappellet tomba malade. Les deux frères firent aussitôt venir des médecins, et lui donnèrent des gens pour le servir. Ils n'épargnèrent rien pour le rétablissement de sa santé, mais tout cela fut inutile. Cet homme était déjà vieux ; et comme il avait passé sa vie dans toute espèce de débauches, son mal alla tous les jours en empirant. Bientôt les médecins désespérèrent de sa guérison, et n'en parlaient plus que comme d'un malade sans ressource. Les Florentins, sachant son état, témoignèrent de l'inquiétude. « Que ferons-nous de cet homme ? se disaient-ils l'un à l'autre dans une chambre assez voisine de celle de Chappellet. Que penserait-on de nous, si on nous voyait mettre si cruellement à la porte un moribond que nous avons si bien accueilli, que nous avons fait servir et médicamenter avec tant de soin, et qui, dans l'état où il est, ne peut nous avoir donné aucun sujet légitime de le congédier ? D'un autre côté, il nous faut considérer qu'il a été si méchant, qu'il ne voudra jamais se confesser, ni recevoir les sacrements, et que, mourant dans cet état, il sera jeté, comme un chien, en terre profane. Mais quand il se confesserait, ses péchés sont en si grand nombre et si horribles, que, nul prêtre ne voulant l'absoudre, il serait également privé de la sépulture ecclésiastique. Si cela arrive, comme nous avons tout lieu de le craindre, alors le peuple de cette ville, déjà prévenu contre nous, à cause du commerce que nous faisons, et contre lequel il ne cesse de clabauder, ne manquera pas de nous reprocher la mort de cet homme, de se soulever, et de saccager notre maison. Ces maudits Lombards, dira-t-on, qu'on ne veut pas recevoir à l'église, ne doivent plus être ici supportés : ils n'y sont venus que pour nous ruiner ; qu'on les bannisse de la ville, et, peu content d'avoir mis tous nos effets au pillage, le peuple est capable de tomber sur nos personnes, et de nous chasser luimême sans autre forme de procès. Enfin, si cet homme meurt, sa mort ne peut avoir que des suites très-funestes pour nous. » Maître Chappellet, qui, comme on le voit dans la plupart des malades, avait l'ouïe fine et subtile, ne perdit pas un mot de cette conversation. Il fit appeler les deux frères. « J'ai entendu, leur dit-il, tout ce que vous venez de dire. Soyez tranquilles, il ne vous surviendra aucun dommage à mon sujet. Il n'est pas douteux que, si je me laissais mourir de la façon dont vous l'entendez, il ne vous arrivât tout ce que vous craignez ; mais rassurez-vous, j'y mettrai bon ordre. J'ai tant fait d'outrages à Dieu, durant ma vie, que je puis bien lui en faire un autre à l'heure de ma mort, sans qu'il en soit ni plus ni moins. Ayez soin seulement de faire venir ici un saint religieux, si tant est qu'il y en ait quelqu'un : et puis laissez-moi faire. Je vous réponds que tout ira au mieux et pour vous et pour moi. » Ces paroles rassurèrent peu les Florentins : ils n'osaient plus compter sur la promesse d'un tel homme. Ils allèrent cependant dans un couvent de cordeliers, et demandèrent un religieux aussi saint qu'éclairé, pour venir confesser un Lombard qui était tombé malade chez eux. On leur en donna un trèsversé dans la connaissance de l'Écriture sainte, et si rempli de piété et de zèle, que tous ses confrères et les citoyens avaient pour lui la plus grande vénération. Il se rendit avec eux auprès du malade ; et s'étant assis au chevet du lit, il lui parla avec beaucoup d'onction, et tâcha de lui inspirer du courage. Il lui demanda ensuite s'il y avait longtemps qu'il ne s'était confessé. Maître Chappellet, à qui peut-être cela n'était jamais arrivé, lui répondit : « Mon père, j'ai toujours été dans l'habitude de me confesser pour le moins une fois toutes les semaines, et dans certaines occasions je l'ai fait plus souvent ; mais depuis huit jours que je suis tombé malade, la violence du mal m'a empêché de suivre ma méthode. – Elle est très-bonne, mon enfant, et je vous exhorte à vous y tenir, si Dieu vous fait la grâce de prolonger votre vie. J'imagine que, si vous vous êtes confessé si fréquemment, vous aurez peu de chose à me dire, et moi peu à vous demander. – Ah ! ne parlez pas ainsi, mon révérend père ; je ne me confesse jamais sans ramener tous les péchés que je me rappelle avoir commis, depuis ma naissance jusqu'au moment de la confession ; ainsi je vous supplie, mon bon père, de m'interroger en détail sur chaque péché, comme si je ne m'étais jamais confessé. N'ayez aucun égard pour l'état languissant où je me trouve : j'aime mieux mortifier mon corps que de courir risque de perdre une âme qu'un Dieu n'a pas dédaigné de racheter de son sang précieux. » Ces paroles plurent extrêmement au saint religieux, et lui firent bien augurer de la conscience de son pénitent. Après l'avoir loué sur sa pieuse pratique, il commença par lui demander s'il n'avait jamais offensé Dieu avec quelque femme. « Mon père, répondit Chappellet, en poussant un profond soupir, j'ai honte de vous dire ce qu'il en est. – Dites hardiment, mon fils : soit en confession, soit autrement, on ne pèche point en disant la vérité. – Sur cette assurance, répliqua Chappellet, je vous dirai donc que je suis encore, à cet égard, tel que je sortis du sein de ma mère. – Ah ! soyez béni de Dieu, s'écria le confesseur. Que vous avez été sage ! Votre conduite est d'autant plus méritoire, que vous aviez plus de liberté que nous, pour faire le contraire, si vous l'eussiez voulu. Mais n'êtes-vous jamais tombé dans le péché de gourmandise ? – Pardonnez-moi, mon père ! j'y suis tombé plusieurs fois, et en différentes manières : outre les jeûnes ordinaires pratiqués par les personnes pieuses, j'étais dans l'usage de jeûner trois jours de la semaine au pain et à l'eau, et je me souviens d'avoir bu cette eau avec la même volupté que les plus fiers ivrognes boivent le meilleur vin ; et surtout dans une occasion où, accablé de fatigue, j'allais dévotement en pèlerinage. » Il ajouta qu'il avait quelquefois désiré avec ardeur de manger d'une salade que les femmes cueillent dans les champs ; et qu'il avait trouvé quelquefois son pain meilleur qu'il ne devait le paraître à quiconque jeûnait, comme lui, par dévotion. « Tous ces péchés, mon fils, sont assez naturels et assez légers ; ainsi il ne faut pas que votre conscience en soit alarmée. Il arrive à tout homme, quelque saint qu'il puisse être, de prendre du plaisir à manger, après avoir longtemps jeûné, et à boire, après s'être fatigué par le travail. – Il m'est aisé de voir, répondit maître Chappellet, que vous me dites cela pour me consoler ; mais, mon père, je n'ignore pas que les choses que l'on fait pour Dieu doivent être pures et sans tache, et qu'on pèche quand on agit autrement. » Le père, ravi de l'entendre parler ainsi : « Je suis enchanté, lui dit-il, de votre façon de penser et de la délicatesse de votre conscience. Mais, dites-moi, ne vous êtes-vous jamais rendu coupable du péché d'avarice, en désirant des richesses plus qu'il n'était raisonnable, ou en retenant ce qui ne vous appartenait pas ? – Je ne voudrais pas même que vous le pensassiez, répondit le pénitent. Quoique vous me voyiez logé chez des usuriers, je n'ai, grâce à Dieu, rien à démêler avec eux. Si je suis venu dans leur maison, ce n'est que pour leur faire honte et tâcher de les retirer de l'abominable commerce qu'ils font ; je suis même persuadé que j'y aurais réussi, si Dieu ne m'avait envoyé cette fâcheuse maladie. Apprenez donc, mon père, que celui à qui je dois cette vie misérable que je suis sur le point de terminer, me laissa un riche héritage ; qu'aussitôt après sa mort, je consacrai à Dieu la plus grande partie du bien qu'il m'avait laissé, et que je ne gardai le reste que pour vivre et secourir les pauvres de Jésus-Christ. Je dois vous dire encore qu'afin de pouvoir leur être d'un plus grand secours, je me mis à faire un petit commerce. J'avoue qu'il m'était lucratif ; mais j'ai toujours donné aux pauvres la moitié de mes bénéfices, réservant l'autre moitié pour mes besoins, en quoi Dieu m'a si fort béni, que mes affaires ont toujours été de mieux en mieux. – C'est fort bien fait, reprit le religieux ; mais combien de fois vous êtes-vous mis en colère ? – Oh ! cela m'est souvent arrivé, répondit maître Chappellet, et je mérite vos reproches à cet égard ; mais le moyen de se modérer à la vue de la corruption des hommes qui violent les commandements de Dieu et ne craignent point ses jugements ! Oui, je le déclare à ma honte, il m'est arrivé de dire plusieurs fois le jour, au dedans de moimême : Ne vaudrait-il pas mieux être mort, que d'avoir la douleur de voir les jeunes gens courir les vanités du siècle, fréquenter les lieux de débauche, s'éloigner des églises, jurer, se parjurer, marcher, en un mot, dans les voies de perdition, plutôt que dans celles de Dieu ! – C'est là une sainte colère, dit alors le confesseur ; mais n'en avez-vous jamais éprouvé qui vous ait porté à commettre quelque homicide, ou du moins à dire des injures à quelqu'un, ou à lui faire d'autres injustices ? – Comment, mon père, vous qui me paraissez un homme de Dieu, comment pouvez-vous parler ainsi ? Si j'avais eu seulement la pensée de faire l'une de ces choses, croyez-vous qu'il m'eût si longtemps laissé sur la terre ? C'est à des voleurs et à des scélérats qu'il appartient de faire de telles actions, et je n'ai jamais rencontré aucun de ces malheureux, que je n'aie prié Dieu pour sa conversion. – Que ce Dieu vous bénisse ! reprit alors le confesseur. Mais, dites-moi, mon cher fils, ne vous serait-il pas arrivé de porter faux témoignage contre quelqu'un ? N'avez-vous pas mé- dit de votre prochain ? – Oui certes, mon révérend père, j'ai dit du mal d'autrui. J'avais jadis un voisin, qui, toutes les fois qu'il avait trop bu, ne faisait que maltraiter sa femme sans sujet. Touché de pitié pour cette pauvre créature, je crus devoir instruire ses parents de la brutalité de son mari. – Au reste, continua le confesseur, vous m'avez dit que vous aviez été marchand. N'avez-vous jamais trompé quelqu'un, comme le pratiquent assez souvent les gens de cet état ? – J'en ai trompé un seul, mon père ; car je me souviens qu'un homme m'apporta, un jour, l'argent d'un drap que je lui avais vendu à crédit, et qu'ayant mis cet argent, sans le compter, dans une bourse, je m'aperçus, un mois après, qu'il m'avait donné quatre deniers de plus qu'il ne fallait. N'ayant pu revoir cet homme, j'en fis l'aumône à son intention, après les avoir toutefois gardés plus d'un an. – C'est une misère, mon cher enfant, et vous fîtes très-bien d'en disposer de cette façon. » Le père cordelier fit plusieurs autres questions à son pénitent. Celui-ci répondit à toutes à peu près sur le même ton qu'il avait répondu aux précédentes. Le confesseur se disposait à lui donner l'absolution, lorsque maître Chappellet lui dit qu'il avait encore un péché à lui déclarer. « Quel est ce péché, mon cher fils ? – Il me souvient, répond le pénitent, d'avoir fait nettoyer la maison par mon domestique, un saint jour de dimanche ou de fête. – Que cela ne vous inquiète pas, répliqua le ministre du Seigneur : c'est peu de chose. – Peu de chose, mon père ! ne parlez pas de la sorte : le dimanche mérite plus de respect, puisque c'est le jour de la résurrection du Sauveur du monde. – N'avez-vous plus rien à me dire, mon enfant ? – Un jour, par distraction, je crachai dans la maison du Seigneur. » À cette réponse, le bon religieux se mit à sourire, et lui fit entendre que ce n'était point là un péché. « Nous qui sommes ecclésiastiques, ajouta-t-il, nous y crachons tous les jours. – Tant pis, mon révérend père ; il ne convient pas de souiller par de pareilles vilenies le temple où l'on offre à Dieu des sacrifices. » Après lui avoir débité encore quelque temps de semblables sornettes, notre hypocrite se mit à soupirer, à répandre des pleurs ; car ce scélérat pleurait quand il voulait. « Qu'avez-vous donc, mon cher enfant ? lui dit le père, qui s'en aperçut. – Hélas ! répondit-il, j'ai sur ma conscience un péché dont je ne me suis jamais confessé, et je n'ose vous le déclarer : toutes les fois qu'il se présente à ma mémoire, je ne puis m'empêcher de verser des pleurs, désespérant d'en obtenir jamais le pardon devant Dieu. – À quoi songez-vous donc, mon fils, de parler de la sorte ? Un homme, fût-il coupable de tous les crimes qui se sont commis depuis que le monde existe, et de tous ceux qui se commettront jusqu'à la fin des siècles, s'il en était repentant et qu'il eût la contrition que vous paraissez avoir, serait sûr d'obtenir son pardon en les confessant, tant la miséricorde et la bonté de Dieu sont grandes ! Déclarez donc hardiment celui que vous avez sur le cœur. – Hélas ! mon père, dit maître Chappellet, fondant toujours en larmes, ce péché est trop grand. J'ai même peine à croire que Dieu veuille me le pardonner, à moins que, par vos prières, vous ne m'aidiez à le fléchir. – Déclarez-le, vous dis-je, sans rien craindre ; je vous promets de prier le Seigneur pour vous. » Le malade pleurait toujours et gardait le silence. Il paraît peu rassuré par ce discours ; il pleure encore et s'obstine dans son silence. Le père le presse, lui parle avec douceur, et fait de son mieux pour lui inspirer de la confiance ; mais il n'en obtient que des gémissements et des sanglots qui le pénètrent de compassion pour le pénitent. Celui-ci, craignant d'abuser enfin de sa patience : « Puisque vous me promettez, lui dit-il en soupirant, de prier Dieu pour moi, vous saurez donc, mon père, vous saurez qu'étant encore petit garçon, je maudis… ciel ! qu'il m'en coûte d'achever ! je maudis ma mère. » Ce mot échappé, pleurs aussitôt de recommencer. Alors le confesseur, pour le calmer : « Croyez-vous donc, mon enfant, lui dit-il, que ce péché soit si grand ? Les hommes blasphèment Dieu tous les jours ; et cependant, quand ils se repentent sincèrement de l'avoir blasphémé, il leur fait grâce. Pouvez-vous douter, après cela, de sa miséricorde ? Ayez donc confiance en lui, et cessez vos pleurs. Quand même vous auriez été du nombre de ceux qui le crucifièrent, vous pourriez, avec la contrition que vous avez, espérer d'obtenir votre pardon. – Que dites-vous ? reprit avec vivacité maître Chappellet. Avoir maudit ma mère ! ma pauvre mère qui m'a porté neuf mois dans son sein, le jour comme la nuit ; qui m'a porté plus de cent fois à son cou ! C'est un trop grand péché ; et il ne me sera jamais pardonné, si vous ne priez Dieu pour moi avec toute la ferveur dont vous êtes capable. » Le confesseur, voyant que le malade n'avait plus rien à dire, le bénit et lui donna l'absolution, le regardant comme le plus sage et le plus saint de tous les hommes ; parce qu'il croyait comme mot d'Évangile tout ce qu'il avait entendu. Eh ! qui ne l'aurait pas cru ? Qui aurait pu imaginer qu'un homme fût capable de trahir à ce point la vérité, dans le dernier moment de sa vie ? « Mon fils, lui dit-il ensuite, j'espère que vous serez bientôt guéri, avec l'aide de Dieu ; mais s'il arrivait qu'il voulût appeler à lui votre âme pure et sainte, seriez-vous bien aise que votre corps fût inhumé dans notre couvent ? – Oui, mon révérend père, et je serais fâché qu'il le fût ailleurs, puisque vous m'avez promis de prier Dieu pour moi, et que j'ai toujours eu pour votre ordre une vénération particulière. Mais j'attends de vous une autre grâce : je vous prie, aussitôt après que vous serez arrivé dans votre couvent, de me faire apporter, si vous me le permettez toutefois, le vrai corps de notre Sauveur, que vous avez consacré ce matin sur l'autel. Je désire de le recevoir, tout indigne que j'en suis, de même que l'extrême-onction, afin que si j'ai vécu en pécheur, je meure du moins en bon chrétien. » Le saint homme lui répondit qu'il y consentait volontiers ; il loua beaucoup son zèle, lui promit de faire ce qu'il désirait, et lui tint parole. Les deux Florentins, qui craignaient fort que maître Chappellet ne les trompât, s'étaient postés derrière une cloison qui séparait sa chambre de la leur, et, prêtant une oreille attentive, ils avaient entendu toutes les choses que le malade disait au cordelier, dont quelques-unes faillirent à les faire éclater de rire. « Quel homme est celui-ci ! disaient-ils de temps en temps. Quoi ! ni la vieillesse, ni la maladie, ni les approches d'une mort certaine, ni même la crainte de Dieu, au tribunal duquel il va comparaître dans quelques moments, n'ont pu le détourner de la voie de l'iniquité, ni l'empêcher de mourir comme il a vécu ! » Mais voyant qu'il aurait les honneurs de la sépulture, le seul objet qui les intéressât, ils s'inquiétèrent fort peu du sort de son âme. Peu de temps après, on porta effectivement le bon Dieu à Chappellet. Son mal augmenta, et cet honnête homme mourut sur la fin du même jour, après avoir reçu la dernière onction. Les deux frères se hâtèrent d'en avertir les cordeliers, afin qu'ils fissent les préparatifs de ses obsèques, et qu'ils vinssent, selon la coutume, faire des prières auprès du mort. À cette nouvelle, le bon père qui l'avait confessé alla trouver le prieur du couvent, et fit assembler la communauté. Quand tous ses confrères furent réunis, il leur fit entendre que maître Chappellet avait toujours vécu saintement, autant qu'il avait pu en juger par sa confession, et qu'il ne doutait pas que Dieu n'opérât par lui plusieurs miracles ; il leur persuada en conséquence qu'il convenait de recevoir le corps de ce saint homme avec dévotion et révérence. Le prieur et les autres religieux, également crédules, y consentirent, et allèrent tous solennellement passer la nuit en prières autour du mort. Le lendemain, vêtus de leurs aubes et de leurs grandes chapes, le livre à la main, précédés de la croix, ils vont chercher ce corps saint, et le portent en pompe dans leur église, suivis d'un grand concours de peuple. Le père qui l'avait confessé monta aussitôt en chaire, et dit des merveilles du mort, de sa vie, de ses jeûnes, de sa chasteté, de sa candeur, de son innocence et de sa sainteté. Il n'oublia pas de raconter, entre autres choses, ce que le bien- heureux Chappellet lui avait déclaré comme son plus grand péché, et la peine qu'il avait eue à lui faire entendre que Dieu pût le lui pardonner. Prenant de là occasion de censurer ses auditeurs, il se tourne vers eux, et s'écrie : « Et vous, enfants du démon, qui pour le moindre sujet blasphémez le Seigneur, la Vierge, sa mère et tous les saints du Paradis, pensez-vous que Dieu puisse vous pardonner ? » Il s'étendit beaucoup sur sa charité, sur sa droiture, et sur l'excessive délicatesse de sa conscience. En un mot, il parla avec tant de force et d'éloquence de toutes ses vertus, et fit une telle impression sur l'esprit de ses auditeurs, qu'aussitôt après que le service fut fini, on vit le peuple fondre en larmes sur le corps de Chappellet. Les uns baisaient dévotement ses mains, les autres déchiraient ses vêtements ; et ceux qui pouvaient en arracher un petit morceau s'estimaient fort heureux. Pour que tout le monde pût le voir, on le laissa exposé tout ce jour-là, et quand la nuit fut venue, on l'enterra avec distinction dans une chapelle. Dès le lendemain, il y eut une grande affluence de peuple sur son tombeau, les uns pour l'honorer, les autres pour lui adresser des vœux : ceux-ci pour faire brûler des cierges, ceux-là pour appendre aux murs des images en cire conformes au vœu qu'ils avaient fait. Enfin, sa réputation de sainteté s'établit si bien dans tous les esprits, que quelque genre d'adversité qu'on éprouvât, on ne s'adressait presque plus à d'autre protecteur qu'à lui. On le nomma saint Chappellet, et l'on poussa l'enthousiasme jusqu'à soutenir que Dieu avait opéré par lui, et opérait tous les jours des miracles. Ainsi vécut et mourut Chappellet Duprat, mis au nombre des saints, comme vous venez de l'entendre. NOUVELLE II MOTIFS SINGULIERS DE LA CONVERSION D'UN JUIF À LA RELIGION CHRÉTIENNE J'ai entendu dire qu'il y avait autrefois à Paris un fameux marchand d'étoffes de soie, nommé Jeannot de Chevigny, aussi estimable par la franchise et la droiture de son caractère que par sa probité. Il était l'intime ami d'un très-riche juif, marchand comme lui, et non moins honnête homme. Comme il connaissait mieux que personne ses bonnes qualités : « Quel dommage, disait-il en lui-même, que ce brave homme fût damné ! » Il crut donc devoir charitablement l'exhorter à ouvrir les yeux sur la fausseté de sa religion, qui tendait continuellement à sa ruine, et sur la vérité de la nôtre, qui prospérait tous les jours. Abraham lui répondit qu'il ne connaissait de loi si sainte ni meilleure que la judaïque ; qu'étant né dans cette loi, il voulait y vivre et mourir, et que rien ne serait jamais capable de le faire changer de résolution. Cette réponse ne refroidit point le zèle de Jeannot. Quelques jours après, il recommença ses remontrances. Il essaya même de lui prouver, par des raisons telles qu'on pouvait les attendre d'un homme de sa profession, la supériorité de la religion chrétienne sur la judaïque ; et quoiqu'il eût affaire à un homme très-éclairé sur les objets de sa croyance, il ne tarda pas à se faire écouter avec plaisir. Dès lors il réitéra ses instances ; mais Abraham se montrait toujours inébranlable. Les sollicitations d'une part et les résistances de l'autre allaient toujours leur train, lorsque enfin le juif, vaincu par la constance de son ami, lui tint un jour le discours que voici : « Tu veux donc absolument, mon cher Jeannot, que j'embrasse ta religion ? Eh bien, je consens de me rendre à tes désirs ; mais à une condition, c'est que j'irai à Rome pour voir celui que tu appelles le vicaire général de Dieu sur la terre, et étudier sa conduite et ses mœurs, de même que celles des cardinaux. Si, par leur manière de vivre, je puis comprendre que ta religion soit meilleure que la mienne (comme tu es presque venu à bout de me le persuader), je te jure que je ne balancerai plus à me faire chrétien ; mais si je remarque le contraire de ce que j'attends, ne sois plus étonné si je persiste dans la religion judaïque, et si je m'y attache davantage. » Le bon Jeannot fut singulièrement affligé de ce discours. « Ô ciel ! disait-il, je croyais avoir converti cet honnête homme, et voilà toutes mes peines perdues ! S'il va à Rome, il ne peut manquer d'y voir la vie scandaleuse qu'y mènent la plupart des ecclésiastiques, et alors, bien loin d'embrasser le christianisme, il deviendra sans doute plus juif que jamais. » Puis, se tournant vers Abraham : « Eh ! mon ami, lui dit-il, pourquoi prendre la peine d'aller à Rome, et faire la dépense d'un si long voyage ? Outre qu'il y tout à craindre sur mer et sur terre pour un homme aussi riche que toi, crois-tu qu'il manque ici de gens pour te baptiser ? Si, par hasard, il te reste encore des doutes sur la religion chrétienne, où trouveras-tu des docteurs plus savants et plus éclairés qu'à Paris ? En est-il ailleurs qui soient plus en état de répondre à tes questions, et de résoudre toutes les difficultés que tu peux proposer ? Ainsi ce voyage est trèsinutile. Imagine-toi, mon cher Abraham, que les prélats de Rome sont semblables à ceux que tu vois ici, et peut-être meilleurs, étant plus près du souverain pontife, et vivant, pour ainsi dire, sous ses yeux. Si tu veux donc suivre mon conseil, mon cher ami, tu remettras ce voyage à une autre fois, pour un temps de jubilé, par exemple, et alors je pourrai peut-être t'accompagner. – Je veux croire, mon cher Jeannot, répondit le juif, que les choses sont telles que tu le dis ; mais, pour te déclarer nettement ma pensée et ne pas t'abuser par de vains détours, je ne changerai jamais de religion, à moins que je ne fasse ce voyage. » Le convertisseur, voyant que ces remontrances seraient vaines, ne s'obstina pas davantage à combattre le dessein de son ami. D'ailleurs, comme il n'y mettait rien du sien, il ne s'en inquiéta pas plus qu'il ne fallait ; mais il n'en demeura pas moins convaincu que son prosélyte lui échapperait, s'il voyait une fois la cour de Rome. Le juif ne perdit point de temps pour se mettre en route ; et, s'arrêtant peu dans les villes qu'il traversait, il arriva bientôt à Rome, où il fut reçu avec distinction par les juifs de cette capitale du monde chrétien. Pendant le séjour qu'il y fit, sans communiquer à personne le motif de son voyage, il prit de sages mesures pour connaître à fond la conduite du pape, des cardinaux, des prélats et de tous les courtisans. Comme il ne manquait ni d'activité ni d'adresse, il vit bientôt, par lui-même et par le secours d'autrui, que, du plus grand jusqu'au plus petit, tous étaient corrompus, adonnés à toutes sortes de plaisirs naturels et contre nature, n'ayant ni frein, ni remords, ni pudeur ; que la dépravation des mœurs était portée à un tel point parmi eux, que les emplois, même les plus importants, ne s'obtenaient que par le crédit des courtisanes et des gitons. Il remarqua encore que, semblables à de vils animaux, ils n'avaient pas de honte de dégrader leur raison par des excès de table ; que, dominés par l'intérêt et par le démon de l'avarice, ils employaient les moyens les plus bas et les plus odieux pour se procurer de l'argent ; qu'ils trafiquaient du sang humain, sans respecter celui des chrétiens ; qu'on faisait des choses saintes et divines, des prières, des indulgences, des bénéfices, autant d'objets de commerce, et qu'il y avait plus de courtiers en ce genre qu'à Paris en fait de draps ou d'autres marchandises. Ce qui ne l'étonna pas moins, ce fut de voir donner des noms honnêtes à toutes ces infamies, pour jeter une espèce de voile sur leurs crimes. Ils appelaient soin de leur fortune, la simonie ouverte ; réparation des forces, les excès de table dans lesquels ils se plongeaient, comme si Dieu, qui lit jusque dans les intentions des cœurs corrompus, ne connaissait pas la valeur des termes, et qu'on pût le tromper en donnant aux choses des noms différents de leur véritable signification. Ces mœurs déréglées des prêtres de Rome étaient bien capables de révolter le juif, dont les principes et la conduite avaient pour base la décence, la modération et la vertu. Instruit de ce qu'il voulait savoir, il se hâta de retourner à Paris. Dès que Jeannot est informé de son retour, il va le voir ; et, après les premiers compliments, il lui demanda, presque en tremblant, ce qu'il pensait du saint-père, des cardinaux et généralement de tous les autres ecclésiastiques qui composaient la cour de Rome. « Que Dieu les traite comme ils le méritent, répondit le juif avec vivacité ; car tu sauras, mon cher Jeannot, que si, comme je puis m'en flatter, j'ai bien jugé de ce que j'ai vu et entendu, il n'y a pas un seul prêtre à Rome qui ait de la piété ni une bonne conduite, même à l'extérieur. Il m'a semblé, au contraire, que le luxe, l'avarice, l'intempérance, et d'autres vices plus criants encore, s'il est possible d'en imaginer, sont en si grand honneur auprès du clergé, que la cour de Rome est bien plutôt, selon moi, le foyer de l'enfer que le centre de la religion. On dirait que le souverain pontife et les autres prêtres, à son exemple, ne cherchent qu'à la détruire, au lieu d'en être les soutiens et les défenseurs ; mais, comme je vois qu'en dépit de leurs coupables efforts pour la décrier et l'éteindre, elle ne fait que s'étendre de plus en plus, et devenir tous les jours plus florissante, j'en conclus qu'elle est la plus vraie, la plus divine de toutes, et que l'Esprit-Saint la protége visiblement. Ainsi, je t'avoue franchement, mon cher Jeannot, que ce qui me faisait résister à tes exhortations est précisément ce qui me détermine aujourd'hui à me faire chrétien. Allons donc de ce pas à l'église afin que j'y reçoive le baptême, selon les rites prescrits par ta sainte religion. » Le bon Jeannot, qui s'attendait à une conclusion bien différente, fit éclater la plus vive joie, quand il l'eut entendu parler de la sorte. Il le conduisit à l'église de Notre-Dame, fut son parrain, le fit baptiser et nommer Jean. Il l'adressa ensuite à des hommes très-éclairés qui achevèrent son instruction. Le nouveau converti fut cité, depuis ce jour, comme un modèle de toutes les vertus. NOUVELLE III LES TROIS ANNEAUX, OU LES TROIS RELIGIONS Saladin fut un si grand et si vaillant homme, que son mérite l'éleva non-seulement à la dignité de soudan 2 de Babylone, mais lui fit remporter plusieurs victoires éclatantes sur les chrétiens et sur les Sarrasins. Comme ce prince eut diverses guerres à soutenir, et que d'ailleurs il était naturellement magnifique et libéral, il épuisa ses trésors. De nouvelles affaires lui étant survenues, il se trouva avoir besoin d'une grosse somme d'argent ; et ne sachant où la prendre, parce qu'il la lui fallait promptement, il se souvint qu'il y avait dans la ville d'Alexandrie un riche juif, nommé Melchisédec, qui prêtait à usure. Il jeta ses vues sur lui pour sortir d'embarras. Il ne s'agissait que de le déterminer à lui rendre ce service ; mais c'était là en quoi consistait la difficulté, car ce juif était l'homme le plus intéressé et le plus avare de son temps, et Saladin ne voulait point employer la force ouverte. Contraint cependant par la nécessité, et prévoyant bien que Melchisédec ne donnerait jamais de son bon gré l'argent dont il avait besoin, il s'avisa, pour l'y contraindre, d'un moyen raisonnable en apparence. Pour cet effet, il le mande auprès de sa personne, le reçoit familièrement dans son palais, le fait asseoir auprès de lui et lui tient ce discours : « Melchisédec, plusieurs personnes m'ont dit que tu as de la sagesse, de la science, et que tu es surtout très-versé dans les choses divines : je voudrais donc savoir de toi laquelle de ces 2 Sultan. (Note du correcteur). trois religions, la juive, la mahométane ou la chrétienne, te paraît la meilleure et la véritable. » Le juif, qui avait autant de prudence que de sagacité, comprit que le soudan lui tendait un piége, et qu'il serait infailliblement pris pour dupe, s'il donnait la préférence à l'une de ces trois religions. Heureusement il ne perdit point la tête, et avec une présence d'esprit singulière : « Seigneur, lui dit-il, la question que vous daignez me faire est belle et de la plus grande importance ; mais pour que j'y réponde d'une manière satisfaisante, permettez-moi de commencer par un petit conte. « Je me souviens d'avoir plusieurs fois ouï dire que, dans je ne sais quel pays, un homme riche et puissant avait, parmi d'autres bijoux précieux, un anneau d'une beauté et d'un prix inestimables. Cet homme, voulant se faire honneur de ce bijou si rare, forma le dessein de le faire passer à ses successeurs comme un monument de son opulence, et ordonna par son testament que celui de ses enfants mâles qui se trouverait muni de cet anneau après sa mort fût tenu pour son héritier, et respecté comme tel du reste de sa famille. Celui qui reçut de lui cet anneau fit, pour ses successeurs, ce que son père avait fait à son égard. En peu de temps, ce bijou passa par plusieurs mains, lorsque enfin il tomba dans celles d'un homme qui avait trois enfants, tous trois bien faits, aimables, vertueux, soumis à ses volontés, et qu'il aimait également. Instruits des prérogatives accordées au possesseur de l'anneau, chacun de ces jeunes gens, jaloux de la préférence, faisait sa cour au père, déjà vieux, pour tâcher de l'obtenir. Le bonhomme, qui les chérissait et les estimait autant l'un que l'autre, et qui l'avait successivement promis à chacun d'eux, était fort embarrassé pour savoir auquel il devait le donner. Il aurait voulu les contenter tous trois, et son amour lui en suggéra le moyen. Il s'adressa secrètement à un orfèvre très-habile, et lui fit faire deux autres anneaux qui furent si parfaitement semblables au modèle, que lui-même ne pouvait distinguer les faux du véritable. Chaque enfant eut le sien. Après la mort du père, il s'éleva, comme on le pense bien, de grandes contestations entre les trois frères. Chacun, en particulier, se croit des droits légitimes à la succession ; chacun se met en devoir de se faire reconnaître pour héritier et en exige les honneurs. Refus de part et d'autre. Alors chacun de son côté produit son titre ; mais les anneaux se trouvent si ressemblants, qu'il n'y a pas moyen de distinguer quel est le véritable. Procès pour la succession ; mais ce procès, si difficile à juger, demeura pendant et pend encore. « Il en est de même, seigneur, des lois que Dieu a données aux trois peuples sur lesquels vous m'avez fait l'honneur de m'interroger : chacun croit être l'héritier de Dieu, chacun croit posséder sa véritable loi et observer ses vrais commandements. Savoir lequel des trois est le mieux fondé dans ses prétentions, c'est ce qui est encore indécis ; et ce qui, selon toute apparence, le sera longtemps. » Saladin vit, par cette réponse, que le juif s'était habilement tiré du piége qu'il lui avait tendu. Il comprit qu'il essayerait vainement de lui en tendre de nouveaux. Il n'eut donc d'autre ressource que de s'ouvrir à lui ; ce qu'il fit sans détour. Il lui exposa le besoin d'argent où il se trouvait, et lui demanda s'il voulait lui en prêter. Il lui apprit en même temps ce qu'il avait résolu de faire dans le cas que sa réponse eût été moins sage. Le juif, piqué de générosité, lui prêta tout ce qu'il voulut ; et le soudan, sensible à ce procédé, se montra très-reconnaissant. Il ne se contenta pas de rembourser le juif, il le combla encore de présents, le retint auprès de sa personne, le traita avec beaucoup de distinction et l'honora toujours de son amitié. NOUVELLE IV LA PUNITION ESQUIVÉE Dans le pays de Lunigiane, qui n'est pas fort éloigné du nôtre, se trouve un monastère dont les religieux étaient autrefois un exemple de dévotion et de sainteté. Vers le temps qu'ils commençaient à dégénérer, il y avait parmi eux un jeune moine, entre autres, dans qui les veilles et les austérités ne pouvaient réprimer l'aiguillon de la chair. Étant un jour sorti sur l'heure de midi, c'est-à-dire pendant que les autres moines faisaient leur méridienne, et se promenant seul autour de l'église, située dans un lieu solitaire, le hasard lui fit apercevoir la fille de quelque laboureur du canton, occupée à cueillir des herbes dans les champs. La rencontre de cette fille assez jolie et d'une taille charmante fit sur lui la plus vive impression. Il l'aborde, lie conversation avec elle, lui conte des douceurs, et s'y prend tellement bien, qu'ils sont bientôt d'accord. Il la mène dans le couvent et l'introduit dans sa cellule sans être aperçu de personne. Je vous laisse à penser les plaisirs qu'ils durent goûter l'un et l'autre. Tout ce que je me permettrai de vous dire à ce sujet, c'est que leurs transports étaient si ardents et si peu mesurés, que l'abbé, qui avait fini son somme et qui se promenait tranquillement dans le dortoir, fut frappé, en passant devant la cellule du moine, du bruit qu'ils faisaient. Il s'approcha tout doucement de la porte, prêta une oreille curieuse, et distingua clairement la voix d'une femme. Son premier mouvement fut de se faire ouvrir ; mais il se ravisa, et comprit qu'il valait beaucoup mieux, de toute façon, qu'il se retirât dans sa chambre, sans mot dire, en attendant que le jeune moine sortît. Quoique celui-ci fût fort occupé, et que le plaisir l'eût presque mis hors de lui-même, il crut, dans un intervalle de repos, entendre dans le dortoir quelques mouvements de pieds. Dans cette idée, il court vite, sur la pointe des siens, à un petit trou, et il voit que l'abbé écoutait. Il ne douta point qu'il n'eût tout entendu, et il se crut perdu. La seule idée des reproches et de la punition qu'il allait subir le faisait trembler. Cependant, sans laisser apercevoir son trouble et son chagrin à sa maîtresse, il cherche dans sa tête un expédient pour se tirer, aux moindres frais, de cette cruelle aventure. Après avoir un peu réfléchi, il en trouva un assez adroit, mais plein de malice, qui lui réussit à merveille. Feignant de ne pouvoir garder plus longtemps la jeune paysanne : « Je m'en vais, lui dit-il, m'occuper des moyens de te faire sortir d'ici sans être vue d'âme qui vive ; ne fais point de bruit et n'aie aucune crainte ; je serai bientôt de retour. » Le moine sort, ferme la porte à double tour, va droit à la chambre de l'abbé, lui remet la clef de sa cellule, ainsi que chaque religieux le pratique quand il sort du couvent, et lui dit d'un air très-tranquille : « Comme il ne m'a pas été possible, ce matin, de faire transporter tout le bois qu'on a coupé dans la forêt, je vais de ce pas, mon révérend père, faire apporter le reste, si vous me le permettez. » Cette démarche prouva à l'abbé que le jeune moine était bien loin de soupçonner d'avoir été découvert. Charmé de son erreur, qui le mettait à portée de se convaincre plus évidemment de la vérité, il fit semblant de tout ignorer, prit la clef et lui donna permission d'aller au bois. Dès qu'il l'eut perdu de vue, il rêva au parti qu'il devait prendre. La première idée qui lui vint dans l'esprit fut d'ouvrir la chambre du coupable en présence de tous les moines, pour qu'ils ne fussent pas ensuite étonnés de la dure punition qu'il lui ferait subir ; mais réfléchissant que la fille pouvait appartenir à d'honnêtes gens, et que même ce pouvait être une femme mariée, dont le mari méritait des égards, il crut devoir, avant toutes choses, aller lui seul l'interroger, pour aviser ensuite au meilleur parti qu'il y aurait à prendre. Il va donc trouver la belle prisonnière ; et ayant ouvert la cellule avec précaution, il entre et ferme la porte sur lui. Quand la fille, qui gardait un profond silence, le vit entrer, elle fut tout interdite, et, toute honteuse, redoutant quelque terrible affront, elle se mit à pleurer. L'abbé, qui la regardait du coin de l'œil, étonné de la trouver si jolie, fut touché de ses larmes ; et, l'indignation faisant place à la pitié, il n'eut pas la force de lui adresser le moindre reproche. Le démon est toujours aux trousses des moines : il profite de ce moment de faiblesse pour tenter celui-ci, et tâche de réveiller en lui les aiguillons de la chair. Il lui présente l'image des plaisirs qu'a goûtés son jeune confrère ; et bientôt, malgré les rides de l'âge, l'abbé, éprouvant le désir d'en goûter de pareils, se dit à lui-même : « Pourquoi me priverais-je d'un bien qui s'offre à moi ? Je souffre assez de privations, sans y ajouter encore celle-là ! Ma foi, cette fille est tout à fait charmante ! Pourquoi n'essayerais-je point de la conduire à mes fins ? Qui le saura ? Qui pourra jamais en être instruit ? Péché secret est à demi pardonné. Profitons donc d'une fortune qui ne se représentera peut-être jamais, et ne dédaignons point un plaisir que le ciel nous envoie, » Dans cet esprit, il s'approche de la belle affligée ; et, prenant un tout autre air que celui qu'il avait en entrant, il cherche à la tranquilliser, en la priant avec douceur de ne point se chagriner. « Cessez vos pleurs, mon enfant ; je comprends que vous avez été séduite : ainsi ne craignez point que je vous fasse aucun tort ; j'aimerais mieux m'en faire à moi-même. » Il la complimenta ensuite sur sa taille, sur sa figure, sur ses beaux yeux ; et il s'exprima de manière et d'un ton à lui laisser entrevoir sa passion. On juge bien que la fille, qui n'était ni de fer ni de diamant, ne fit pas une longue résistance. L'abbé profite de sa facilité pour lui faire mille caresses et mille baisers plus passionnés les uns que les autres. Il l'attire ensuite près du lit, et dans l'espoir de lui inspirer de la hardiesse, il y monte le premier. Il la prie, la sollicite de suivre son exemple, ce qu'elle fit après quelques petites simagrées. Mais croirait-on que le vieux penard, sous prétexte de ne point la fatiguer par le poids de sa révérence, qui à la vérité n'était pas maigre, lui fit prendre une posture qu'il aurait dû prendre lui-même, et que d'autres que lui n'auraient certainement pas dédaignée ? Cependant le jeune moine n'était point allé au bois, il n'en avait fait que le semblant, et s'était caché dans un endroit peu fréquenté du dortoir. Il n'eut pas plutôt vu le révérend père abbé entrer dans sa cellule qu'il fut délivré de toutes ses craintes. Il comprit, dès ce moment, que le tour plein de malice qu'il avait imaginé aurait son entier effet. Pour en être convaincu, il s'approcha tout doucement de la porte et vit par un petit trou, qui n'était connu que de lui seul, tout ce qui se passa entre la fille et le très-révérend père. Lorsque l'abbé en eut pris à son aise avec la jeune paysanne, et qu'il fut convenu avec elle de ce qu'il se proposait de faire, il la quitta, referma la porte à clef et se retira dans sa chambre. Peu de temps après, sachant que le moine était dans le couvent, et croyant tout bonnement qu'il revenait du bois, il l'envoya promptement chercher, dans l'intention de le réprimander vivement et de le faire mettre en prison, pour se délivrer d'un rival et jouir seul de sa conquête. Dès qu'il le vit entrer, il prit un visage sévère. Quand il lui eut lavé la tête d'importance, et qu'il lui eut dit la punition qu'il lui réservait, le jeune moine, qui ne s'était point déconcerté, lui répondit aussitôt : « Mon très-révérend père, je ne suis pas assez ancien dans l'ordre de Saint-Benoît pour en connaître encore toutes les règles. Vous m'avez bien appris les jeûnes et les vigiles ; mais vous ne m'aviez point encore dit que les enfants de Saint-Benoît dussent donner aux femmes la prééminence et s'humilier sous elles ; à présent que Votre Révérence m'en a donné l'exemple, je vous promets de n'y manquer jamais, si vous me pardonnez mon erreur. » Le père abbé, qui n'était pas sot, comprit tout de suite que le moine en savait plus long que lui, et qu'il devait avoir vu tout ce qu'il avait fait avec la fille. C'est pourquoi, tout honteux de sa propre faute, il n'osa lui faire subir une punition qu'il méritait aussi bien que lui. Il lui pardonna donc de bon cœur, et lui imposa silence sur tout ce qui s'était passé. Ils prirent ensemble des mesures pour faire sortir la fille secrètement du monastère, et vraisemblablement pour l'y faire rentrer plusieurs autres fois. NOUVELLE V LE REPAS DES GELINOTTES OU ANECDOTES SUR UN ROI DE FRANCE Le marquis de Montferrat fut un des plus grands et des plus valeureux capitaines de son temps. Son mérite l'ayant élevé à la dignité de gonfalonier de l'Église, il fut obligé, en cette qualité, de faire le voyage d'outre-mer avec une grosse armée de chrétiens qui allaient conquérir la terre sainte. Un jour qu'on parlait de ses hauts faits à la cour de Philippe le Borgne, roi de France, qui se disposait à faire le même voyage, un courtisan s'avisa de dire qu'il n'y avait pas sous le ciel un plus beau couple que celui du marquis et de la marquise sa femme ; et qu'autant le mari l'emportait, par ses grandes qualités, sur les autres guerriers, autant l'épouse était supérieure aux autres femmes par sa beauté et sa vertu. Ces paroles firent une telle impression sur l'esprit du roi, que, sans avoir jamais vu la marquise, il conçut dès ce moment de l'amour pour elle. Comme il était alors sur le point de partir pour la Palestine, il résolut de ne s'embarquer qu'à Gênes, afin qu'allant par terre jusqu'à cette ville, il eût occasion de passer par Montferrat et d'y voir cette belle personne. Il se flattait qu'à la faveur de l'absence du mari, il pourrait obtenir d'elle ce qu'il désirait. Philippe ne tarda pas d'exécuter son projet. Après avoir fait prendre les devants à ses équipages, il se mit en route avec une petite suite de gentilshommes. À une journée du lieu qu'habitait la marquise, il lui envoya dire qu'il irait dîner le lendemain chez elle. La dame, prudente et sage, répondit qu'elle était trèssensible à cet honneur, et qu'elle ferait de son mieux pour le bien recevoir. Cette visite de la part d'un si grand monarque, qui ne pouvait ignorer que son mari était absent, parut d'abord l'inquiéter. Elle n'en devinait pas le motif : mais, après y avoir un peu rêvé, elle ne douta point que la réputation de sa beauté ne lui attirât cette distinction. Cependant, pour soutenir la dignité de son rang, elle résolut de lui rendre tous les honneurs possibles. Elle fit assembler les gentilshommes du canton, pour régler, par leur conseil, ce qu'il convenait de faire en pareil cas ; mais elle ne voulut confier à personne le soin du festin, ni le choix des mets qui devaient être servis. Elle donna ordre qu'on prît toutes les gelinottes qu'on pût trouver, et commanda à ses cuisiniers de les déguiser du mieux qu'ils pourraient, et d'en faire plusieurs services sans y ajouter aucune autre viande. Le roi ne manqua pas d'arriver le lendemain comme il l'avait fait dire, et fut honorablement reçu de la marquise. Il fut enchanté de l'accueil qu'elle lui fit ; et voyant que sa beauté surpassait encore ce que la renommée lui en avait appris, son amour augmenta à proportion des charmes qu'il lui trouvait. Il la loua beaucoup, et ses compliments n'étaient qu'une faible expression des feux qu'il éprouvait. Pour se délasser, il se retira ensuite dans l'appartement qu'on lui avait préparé ; et l'heure du dîner étant venue, Sa Majesté et la marquise se mirent seuls à une même table. La bonne chère, les vins choisis et excellents, le plaisir d'être auprès d'une belle femme qu'il ne se lassait point de regarder, transportaient le roi. S'étant toutefois aperçu, à chaque service, qu'on ne lui servait que des poules, préparées, à la vérité, de diverses manières, il parut un peu surpris de cette affectation. Il avait remarqué que le pays produisait d'autres espèces de volailles et même du gibier, et il ne pouvait douter qu'il n'eût dépendu de la dame de lui en faire servir. L'esprit de galanterie, qui le conduisait, l'empêcha cependant de témoigner aucun mé- contentement. Il se félicita même de trouver, dans cette multiplicité de mets composés d'une seule et même viande, l'occasion de lâcher quelques gentillesses à la marquise. « Madame, lui dit-il avec un air riant, est-ce que dans ce pays seulement les poules naissent sans coq ? » faisant sans doute allusion à ce que, dans cette quantité de poules, il n'avait trouvé ni poulet, ni chapon. Madame de Montferrat comprit très-bien le sens de cette demande : et voyant que c'était là le moment de lui faire connaître ses dispositions, elle lui répondit avec courage sur-lechamp : « Non, sire ; mais les femmes y sont faites comme partout ailleurs, malgré la différence que mettent entre elles les habits et les dignités. » Le roi, sentant toute la force de cette réponse, comprit alors le dessein que s'était proposé la marquise en lui faisant servir tant de gelinottes. Il vit, dans ce moment, qu'il était inutile d'aller plus avant, que ses soins seraient perdus avec une dame de cette trempe, et que ce n'était pas là le cas d'employer la violence. Il se reprocha à lui-même de s'être enflammé trop légèrement, et jugea que le meilleur parti, pour son honneur, était de tâcher d'éteindre son feu, en renonçant aux espérances flatteuses qu'il avait conçues. C'est pourquoi il renonça au désir de l'agacer davantage, de peur de s'exposer à de nouvelles reparties. Il ne fut pas plutôt sorti de table qu'afin de mieux cacher le motif de sa criminelle visite il reprit tout de suite le chemin de Gênes, et remercia la marquise des honneurs qu'il en avait reçus. NOUVELLE VI CENT POUR UN Il n'y a pas longtemps que dans notre ville vivait un cordelier qui avait la charge d'inquisiteur de la foi. Quoiqu'il s'efforçât de passer pour un homme plein de sainteté et de zèle pour la religion chrétienne, comme c'est assez l'usage parmi ces messieurs, il était néanmoins beaucoup plus ardent à rechercher ceux qui avaient la bourse pleine que ceux qui sentaient le poison de l'hérésie. Le hasard lui fit rencontrer un homme plus riche d'écus que de science, qui, se trouvant un jour dans une société, la tête échauffée par le jus de la treille ou par un excès de satisfaction, s'avisa de dire, par simplicité, plutôt que par manque de foi, qu'il avait de si bon vin dans sa cave que Dieu même en boirait s'il était au monde. Ce propos fut bientôt rapporté à l'inquisiteur, qui, connaissant les riches facultés de celui qui l'avait tenu, fondit impétueusement sur lui, cum gladiis et fustibus, et lui fit son procès, persuadé qu'il en viendrait plus de florins dans sa poche que de lumière et de secours à la foi du bonhomme. L'accusé, cité et interrogé si ce qu'on avait rapporté à l'inquisiteur était vrai, répondit qu'oui, et raconta de quelle manière et en quel sens il l'avait dit. Le Père inquisiteur, qui n'en voulait qu'à son argent, lui repartit aussitôt : « Est-ce que tu t'imagines que Dieu soit un buveur et un gourmet de vins excellents, comme un Chincillon, ou tel autre d'entre vous tous, qui ne bougez presque pas du cabaret ? Tu voudrais sans doute nous persuader à présent, par une humilité affectée, que ton cas n'est pas grave : mais c'est vainement ; et si nous faisons notre devoir, tu seras condamné à être brûlé. » Ces menaces et plusieurs autres, prononcées d'un ton aussi véhément et aussi dur que s'il eût été question de quelque épicurien qui eût nié l'immortalité de l'âme ou douté de l'existence de la Divinité, jetèrent la terreur dans l'esprit du prisonnier. Après avoir quelque temps rêvé sur sa situation, et avoir cherché quelque expédient pour adoucir la rigueur de sa sentence, il imagina de recourir à l'onguent de Plutus, et d'en frotter les mains du Père inquisiteur, ne connaissant pas de meilleur remède contre le poison de l'avarice qui ronge presque tous les ecclésiastiques, et les cordeliers surtout, sans doute parce qu'ils n'osent toucher d'argent. Quoique Galien n'ait point indiqué cette recette, elle ne laisse pas d'être excellente. Le bonhomme y eut recours, et fut dans le cas de s'en applaudir. L'onction produisit des effets si merveilleux, que le feu dont il avait été menacé se convertit en une croix. Il en fut revêtu ; et comme s'il eût dû faire le voyage de la terre sainte, et qu'on eût eu dessein d'en décorer sa bannière, on lui donna une croix jaune sur un fond noir. Après quelques pénitences peu rigoureuses, l'inquisiteur lui accorda sa liberté, à condition que, pour sa dernière pénitence, il entendrait tous les matins la messe à Sainte-Croix, et qu'à l'heure du dîner il viendrait se présenter devant lui jusqu'à nouvel ordre, et lui permit de disposer du reste du jour comme il voudrait. Pendant que le pénitent remplissait exactement ce qui lui avait été prescrit, il entendit un jour chanter à la messe ces paroles de l'Évangile : Vous recevrez cent pour un, et posséderez la vie éternelle. Frappé de ce passage, il lui resta gravé dans la mémoire. Il vint à l'heure accoutumée se présenter au Père inquisiteur, et le trouva ce jour là à table. Il s'approche, et interrogé s'il avait entendu la messe, il répondit qu'oui, sans hésiter. « N'as-tu rien entendu, reprit le cordelier, qui te cause quelque doute, et dont tu veuilles t'éclaircir ? – Non, mon révérend père ; je crois tout fermement, et n'ai de doutes sur rien ; mais puisque vous me permettez de parler, je vous dirai que j'ai entendu une chose qui me fait de la peine, et pour vous et pour vos confrères, quand je songe au sort que vous éprouverez dans l'autre vie. – Quelle est donc cette chose ? dit le Père inquisiteur. – C'est ce mot de l'Évangile, répond le pénitent, où il est dit : Vous recevrez cent pour un. – Il n'est rien de si vrai, reprit le père ; mais je ne vois point là ce qui peut t'affecter si fort pour nous. – Vous allez le connaître, répliqua celui-ci : depuis que je fréquente votre couvent, j'ai vu donner aux pauvres, qui sont à la porte, tantôt une, tantôt deux chaudières de soupe, qui sont, à la vérité, que les restes de celle qu'on sert à chacun de vous. Or, si pour chaque chaudière il vous en est à chacun rendu cent dans l'autre monde, vous en aurez tant qu'il n'est pas possible que vous n'y soyez tous noyés dedans. » Cette naïveté fît rire ceux qui étaient à table avec l'inquisiteur : mais lui, qui sentit que c'était un trait contre l'avarice et l'hypocrisie des moines, et un reproche indirect de sa conduite, en fut piqué au vif, et aurait volontiers intenté un second procès au bonhomme, s'il n'eût craint de révolter le public, qui l'avait déjà blâmé au sujet du premier. Il lui commanda, dans son dépit, de s'éloigner, de ne plus se représenter devant lui, et lui permit de vivre désormais tout comme il l'entendrait. NOUVELLE VII LE REPROCHE INGÉNIEUX Peu de gens ignorent que messire Can de la Scale fut un des plus magnifiques seigneurs qu'on ait vus naître en Italie depuis l'empereur Frédéric II. Il est peu d'hommes que la fortune ait autant favorisés, et qui aient pu se faire plus d'honneur que lui de leurs richesses. Un jour qu'il s'était proposé de donner une fête superbe dans la ville de Vérone, et qu'il avait fait, en conséquence, de grands préparatifs, on le vit changer tout à coup de résolution, pour des motifs qu'on a toujours ignorés, et combler de présents les étrangers que la nouvelle de cette fête avait attirés de toutes parts à sa cour, afin de les dédommager, par cette politesse, du spectacle et des divertissements qu'il comptait leur donner. Il oublia, dans ses générosités, un nommé Bergamin, homme agréable, beau parleur, et qui avait des saillies si heureuses, qu'il fallait l'avoir entendu pour s'en former une juste idée. On prétend que cet oubli fut volontaire de la part du prince, qui s'était figuré que cet homme ne valait pas la peine qu'on s'occupât de lui. D'après cette idée, il ne crut point lui devoir aucun dédommagement, ni lui faire dire de s'en retourner. Cependant Bergamin, qui n'avait entrepris le voyage de Vérone que dans l'espérance d'en retirer quelque profit, voyant qu'on ne songeait point à lui, et qu'il dépensait beaucoup à l'auberge, soit pour lui et ses domestiques, soit pour ses chevaux, commença à s'impatienter et à être de fort mauvaise humeur. Persuadé néanmoins qu'il ferait mal de partir sans prendre congé, il attendit encore, quoiqu'il eût déjà dépensé tout son argent ; car l'aubergiste n'était pas homme à se payer de saillies. Le pauvre Bergamin avait apporté avec lui trois habits fort beaux et fort riches, dont quelques seigneurs lui avaient fait présent, pour qu'il pût paraître avec honneur à la fête. Il en donna un à son hôte, pour le payer de ce qu'il lui devait. Comme il s'obstinait toujours à ne point s'en retourner, il fallut encore donner le second habit. Enfin, résolu d'attendre le dénoûment de cette aventure il était sur le point de livrer le troisième et de partir, lorsqu'un jour, se trouvant au dîner de messire Can, il se présenta devant lui avec un visage triste et un air rêveur. « Qu'as-tu, Bergamin ? lui dit ce seigneur, plutôt pour l'insulter que pour s'amuser de ce qu'il pouvait lui répondre ; qu'as-tu donc ? tu parais avoir du chagrin. Ne peut-on en savoir le sujet ? » Bergamin répondit sur-le-champ, comme s'il s'y fût préparé d'avance, par le conte que voici : « Vous saurez, monseigneur, qu'un nommé Primasse, célèbre grammairien, était l'homme de son temps qui faisait le plus facilement des vers. Jamais poëte n'excella comme lui dans les impromptus sur toutes sortes de sujets. Ce talent, joint à ses grandes connaissances, le rendit si fameux, que dans les pays mêmes où il n'avait jamais paru, il n'était question que de Primasse : la renommée ne parlait que de lui. Le désir d'acquérir de nouvelles connaissances l'amena un jour à Paris. Il y parut dans un triste équipage ; car son savoir n'avait pu le garantir de l'indigence, par la raison que les grands récompensent rarement le mérite. Il entendit beaucoup parler, dans cette ville, de l'abbé de Clugny, qui, après le pape, passe pour le plus riche prélat de l'Église. On disait des merveilles de sa magnificence, de la cour brillante qu'il avait, de la manière dont il régalait tous ceux qui l'allaient voir à l'heure du dîner. Frappé de ce récit, Primasse, qui était curieux de voir les hommes magnifiques et généreux, résolut d'aller visiter M. l'abbé. Il s'informe s'il demeurait loin de Paris. Il apprend qu'il habitait une de ses maisons de campagne, qui n'en était éloignée que de trois lieues. Primasse calcula qu'en partant de grand matin il pourrait être arrivé à l'heure du dîner. Il se fait enseigner le chemin ; mais dans la crainte de ne rencontrer personne qui, allant du même côté, pût l'empêcher de s'égarer et d'aboutir quelque part où il n'aurait eu rien à manger, il eut la précaution d'emporter avec lui trois pains, comptant qu'il trouverait partout de l'eau, pour laquelle d'ailleurs il avait peu de goût. Muni de cette provision, il se met en route, et va si droit et si bien, qu'il arrive à la maison de plaisance de M. l'abbé avant l'heure du dîner. Il entre, il examine tout, et à la vue d'une quantité de tables dressées, de plusieurs buffets bien garnis et de tous les autres préparatifs, il conclut en lui-même qu'on n'a rien dit de trop de la magnificence du prélat. « Tandis qu'il était occupé à ces réflexions, et que, n'osant lier conversation avec personne, il portait partout un œil étonné et curieux, l'heure du dîner arrive. Le maître d'hôtel commande qu'on donne à laver, et que chacun se mette à table. Le hasard voulut que Primasse se trouvât placé justement vis-à-vis la porte de la pièce d'où M. l'abbé devait sortir pour entrer dans la salle à manger. Vous noterez, monseigneur, que c'était la coutume chez lui de ne rien servir, pas même du pain, qu'il ne fût lui-même à table. Tout le monde était donc placé, le maître d'hôtel fait dire à M. l'abbé qu'on n'attend que lui pour servir. L'abbé sort de son appartement. À peine a-t-il mis un pied dans la salle, que, frappé de la figure et du mauvais accoutrement de Primasse, qu'il voyait pour la première fois, et qui fut précisément le premier objet de ses regards, il fit une réflexion qui ne lui était encore jamais venue dans l'esprit. « Mais voyez donc, dit-il en luimême, à qui je fais manger mon bien. » Puis, reculant d'un pas, il fait refermer sa porte, et demande à ceux de sa suite s'ils connaissent l'homme qui est assis à table au-devant de la porte de son appartement. Chacun répondit qu'il ne le connaissait pas. « Cependant Primasse, affamé comme un homme qui a longtemps marché, et qui n'était pas accoutumé à dîner si tard, voyant que l'abbé se faisait trop attendre, tire un pain de sa poche et le mange sans façon. Quelque temps après, le prélat ordonne à un de ses gens de voir si cet inconnu était toujours là. « Il y est encore, monseigneur, répond le domestique, et même il mange un morceau de pain, qu'il semble avoir apporté. – Qu'il mange du sien s'il en a, car pour du mien il n'en tâtera pas aujourd'hui, » repartit l'abbé avec un mouvement de dépit. Il ne voulait pas toutefois lui faire dire de se retirer, croyant que ce serait une impolitesse trop marquée : il espérait que l'inconnu prendrait ce parti de lui-même. Primasse, qui ne se doutait pas de ce qui se passait, ayant mangé un de ses pains, et voyant que l'abbé ne se pressait pas de venir, tire le second, et le mange avec le même appétit que le premier. On en instruit le prélat, qui avait fait regarder de nouveau si l'étranger était encore là. Enfin Primasse, désespérant de le voir arriver, et n'ayant pu apaiser sa faim par les deux premiers pains, tire le troisième, sans s'inquiéter de l'étonnement qu'il causait à ceux qui étaient auprès de lui. L'abbé en est encore informé, et, surpris de la constance de cet homme, fait des retours sur lui-même, et se dit : « Quelle étrange idée m'est aujourd'hui venue dans l'esprit ? D'où vient cette avarice, ce mépris ? Qui sait encore pour qui ? Ne m'est-il pas arrivé cent fois d'admettre à ma table le premier venu, sans examiner s'il était noble ou roturier, pauvre ou riche, marchand ou filou ? À combien de mauvais sujets n'ai-je pas fait politesse, qui peut-être étaient pires que celui-ci ? D'ailleurs, il n'est pas possible que ce mouvement d'avarice ait pour objet un homme de rien. Il faut nécessairement que ce soit un personnage d'importance, puisque je me suis ravisé de lui faire honneur. » Sur cela, il voulut savoir qui il était. Ayant appris que c'était Primasse, et qu'il venait pour être témoin de sa magnificence, dont il avait beaucoup ouï parler, l'abbé, qui le connaissait de réputation, rougit de son procédé, et n'épargna rien pour réparer sa faute. Il lui témoigna la plus grande estime, et lui fit tous les honneurs possibles. Après le dîner, il commanda qu'on lui donnât des habits convenables à un homme de son mérite, lui fit présent d'une bourse pleine d'or, et d'un très-beau cheval, lui laissant la liberté de passer chez lui tout autant de jours qu'il voudrait. Primasse, le cœur plein de joie et de reconnaissance, rendit un million de grâces à M. l'abbé, et reprit à cheval la route de Paris, d'où il était parti à pied. » Messire Can de la Scale, qui ne manquait pas de pénétration, comprit aussitôt ce que voulait Bergamin ; et sans attendre d'autre explication de sa part, lui dit en souriant : « Bergamin, tu m'as fait connaître très-honnêtement tes besoins, ton mérite, mon avarice, et ce que tu désires de moi. J'avoue que je ne me suis jamais montré avare qu'à ton égard ; mais je te promets de me corriger par les mêmes moyens que tu m'as si adroitement indiqués. » Cela dit, il fit payer les dettes de Bergamin, lui donna un de ses plus riches habits, une bourse bien garnie, un des plus beaux chevaux de son écurie ; et lui laissa le choix de s'en retourner ou de demeurer encore quelque temps à Vérone. NOUVELLE VIII L'AVARE CORRIGÉ Il y eut autrefois à Gênes un gentilhomme commerçant, connu sous le nom de messire Ermin de Grimaldi, qui passait pour le plus riche particulier qu'il y eût alors en Italie. Mais autant il était opulent, autant était-il avare. Il n'ouvrait jamais sa bourse pour obliger qui que ce fût, et se refusait à lui-même les choses les plus nécessaires à la vie, tant il craignait de faire la moindre dépense ; bien différent en cela des autres Génois, qui aimaient le faste et la bonne chère. Il poussa cette ladrerie si loin, que ses concitoyens lui ôtèrent le surnom de Grimaldi, pour lui donner celui d'Ermin l'Avare. Pendant que, par son économie sordide, il augmentait tous les jours ses richesses, arriva à Gênes un courtisan français, nommé Guillaume Boursier ; c'était un gentilhomme plein de droiture et d'honnêteté, parlant avec autant d'esprit que d'aisance, généreux et affable envers tout le monde. Sa conduite était fort opposée à celle des courtisans d'aujourd'hui, qui, malgré la vie dépravée qu'ils mènent et l'ignorance dans laquelle ils croupissent, ne rougissent pas de se qualifier de gentilshommes et de grands seigneurs, et qui auraient plus de raison de se faire appeler du nom de ces animaux à longues oreilles, dont ils ont, pour la plupart, les mœurs et la stupidité, plutôt que la politesse de la cour. Les gentilshommes du temps passé étaient sans cesse occupés à mettre la paix dans les familles divisées, à favoriser les alliances convenables, à resserrer les nœuds de l'amitié ; ils se faisaient un devoir et un plaisir d'égayer les esprits mélancoliques et chagrins par des propos aussi joyeux qu'innocents, de secourir les malheureux, et de rendre service aux hommes de tous les états : ils cultivaient leur esprit pour se rendre utiles et intéressants dans la cour où ils vivaient, et étaient surtout attentifs à réprimer, par une juste censure et avec la douceur d'un père à l'égard d'un enfant, les vices et les travers de leurs inférieurs. Les courtisans de nos jours font presque tout le contraire : ils ne s'occupent qu'à se nuire réciproquement, à se susciter des querelles et des haines, par des propos ou des rapports malins ; à se reprocher, les uns aux autres, leurs excès et leurs turpitudes. Tour à tour altiers et bas, flatteurs, caressants, tyranniques, injustes, méchants, cruels, on les voit sans cesse dégrader leur noblesse et avilir leur rang. Le plus recherché, le plus chéri, le mieux récompensé de ceux qui occupent les premiers postes est, à la honte du siècle, presque toujours celui à qui on a à reprocher le plus de défauts, de vices et quelquefois de crimes. N'est-ce pas là une preuve évidente que la vertu n'habite plus aujourd'hui parmi les hommes, puisque ceux qui sont surtout destinés à lui rendre hommage et à la faire régner croupissent sans honte dans la fange du vice ? Mais pour reprendre le sujet de mon récit, dont une juste indignation des mœurs actuelles m'a peut-être un peu trop écarté, je vous dirai que Guillaume Boursier fut visité et honoré de toute la noblesse de Gênes. Il eut bientôt occasion d'entendre parler de l'avarice de messire Ermin et de la vie malheureuse qu'il menait, et il lui prit fantaisie de le voir. Ermin, qui, tout avare qu'il était, avait conservé un reste de politesse, et qui, de son côté, avait entendu dire que messire Boursier était un fort galant homme, le reçut de bonne grâce, et soutint à merveille la conversation, qui roula sur différents sujets. Il fut si enchanté de l'esprit et des manières polies de ce courtisan, qu'il le mena, avec les Génois qui l'avaient conduit chez lui, à une belle maison qu'il avait fait bâtir depuis peu, et qu'il voulait lui faire voir. Quand il lui en eut montré les divers appartements : « Monsieur, lui dit-il en se tournant vers lui, vous, qui me paraissez si instruit et qui avez vu tant de choses, ne pourriez-vous pas m'en indiquer une qui n'eût jamais été vue, et que je voudrais faire peindre dans la salle de compagnie ? » Boursier, sentant le ridicule de cette demande : « Faites-y peindre des éternuments, lui répondit-il ; c'est une chose que personne n'a jamais vue et qu'on ne verra jamais. Mais si vous voulez, ajouta-t-il, que je vous en indique une qu'on peut peindre, mais que certainement vous ne connaissez pas, je vous la dirai. – Vous m'obligerez, monsieur, lui répondit messire Ermin, qui ne s'attendait sans doute pas à une telle réponse. – Eh bien ! reprit Boursier, faitesy peindre la LIBÉRALITÉ. Ce mot, ce seul mot fit une telle impression sur messire Ermin, et le rendit si honteux, qu'il prit soudain la résolution de changer de système, et de tenir une conduite différente de celle qu'il avait eue jusqu'alors. « Oui, monsieur, répondit-il un peu déconcerté, oui, je ferai peindre la Libéralité, et si bien, que ni vous, ni aucune autre personne, de quelque qualité qu'elle puisse être, ne pourra désormais me reprocher que je ne l'ai ni vue ni connue. En effet, messire Ermin changea tellement de conduite et de sentiments, qu'il fut depuis ce jour-là le plus libéral et le plus honnête Génois de son temps, et celui qui recevait le mieux les étrangers et ses propres compatriotes. NOUVELLE IX LA JUSTICE EST LA VERTU DES ROIS Du temps du premier roi de Chypre, qu'on avait établi dans cette île, après que Godefroi de Bouillon eut fait la conquête de la terre sainte, une dame de Gascogne alla par dévotion à Jérusalem visiter le saint sépulcre. À son retour, elle passa par Chypre où elle fut insultée et indignement outragée par de mauvais garnements. Elle s'en plaignit au magistrat, et n'en ayant obtenu aucune sorte de satisfaction, elle résolut de s'en plaindre au roi lui-même. Quelqu'un lui dit qu'elle perdrait son temps et ses pas, parce que ce prince était si indolent et si peu craint, que non-seulement il ne réprimait point les insultes qu'on faisait à autrui, mais qu'il souffrait encore tranquillement celles qui lui étaient faites à lui-même ; au point que, lorsqu'on avait quelque mécontentement de sa part, on pouvait impunément décharger son cœur devant lui, de la manière la moins respectueuse et la moins mesurée. Sur cet avis, la dame, désespérant de pouvoir tirer vengeance ni la moindre satisfaction de l'outrage qu'elle avait essuyé, se proposa de dauber du moins l'indolence et la lâcheté de ce roi. Elle se présenta devant lui, fondant en larmes : « Je ne viens pas, sire, lui dit-elle, dans l'espérance d'être vengée des insultes que j'ai reçues de quelques-uns de vos sujets ; je viens seulement supplier Votre Majesté de m'apprendre comment elle fait pour pouvoir supporter les affronts et les injures qu'elle essuie tous les jours, à ce qu'on m'a assuré. Peut-être qu'à votre exemple, sire, je pourrai souffrir patiemment l'outrage qui m'a été fait, et duquel je vous ferais bien volontiers le cadeau, s'il m'était possible, puisque vous avez une si belle patience. » Le roi, qui jusqu'alors s'était montré insensible à tout, ne le fut point à ce discours ; et, comme s'il fût sorti d'un profond sommeil, il s'arma de vigueur, commença par punir sévèrement ceux qui avaient offensé cette dame, et fut, depuis, très-exact à réprimer les attentats commis contre l'honneur de sa couronne. NOUVELLE X LES RAILLEURS RAILLÉS, OU LE VIEILLARD AMOUREUX Il n'y a pas longtemps qu'il y avait à Bologne un très-habile médecin, nommé maître Albert. À l'âge de soixante ans son esprit était encore vert et plein d'agrément. Quoique son corps eût perdu, comme il est aisé de le penser, sa chaleur naturelle, il ne laissait pas d'être encore sensible aux tendres mouvements de l'amour. Il aperçut un jour, à une fenêtre, une très-jolie veuve, nommée, à ce que plusieurs personnes m'ont dit, Marguerite Chisolieri. Cette dame fit une telle impression sur lui, qu'il l'avait continuellement dans l'esprit ; et comme s'il eût été encore dans la vigueur de l'âge, il ne pouvait fermer l'œil la nuit, quand il avait passé le jour sans la voir ; de là vint qu'il allait et venait sans cesse, tantôt à pied et tantôt à cheval, sous ses fenêtres. La belle veuve ne tarda pas, ainsi que plusieurs autres dames, ses voisines, de s'apercevoir de cette affectation. En ayant deviné le motif, elles rirent souvent ensemble de voir un homme de cet âge et de cette gravité si passionnément amoureux, comme si l'amour ne pouvait ou ne devait se faire sentir qu'aux jeunes gens sans expérience. Pendant que le docteur continuait ses promenades devant le logis de madame Chisolieri, il la trouva, un jour de fête, assise sur le seuil de sa porte, avec plusieurs autres dames. La jeune veuve, l'ayant aperçu de fort loin, complota aussitôt avec ses compagnes de le bien accueillir, afin d'avoir occasion de le railler sur son amour. Elles se lèvent pour le saluer ; et l'ayant ensuite engagé d'entrer dans une cour pour respirer le frais, elles le régalèrent de confitures, de fruits et de vins excellents. Sur la fin de la collation, elles lui demandèrent, en termes honnêtes et ménagés, comment il était possible qu'il se fût épris d'une dame qui avait plusieurs amants, jeunes, aimables, pleins de grâces et de gentillesse. Le médecin, qui vit bien qu'on le badinait, et qui en fut piqué, s'adressant à la veuve, répondit d'un ton également honnête, mais accompagné d'un sourire malin : « Madame, aucune personne sage ne sera étonnée de me voir amoureux, et encore moins de vous qui en valez si fort la peine. Quoique les années ôtent les forces nécessaires pour bien remplir les exercices de l'amour, elles n'ôtent cependant pas les désirs ni le discernement qu'il faut pour voir ce qui est vraiment aimable ; au contraire, comme les hommes âgés ont plus d'expérience, aussi distinguent-ils mieux ce qui mérite de l'attachement et de l'amour. Voulez-vous que je vous dise ce qui m'a déterminé à vous aimer et à suivre ma pointe, quoique vous ayez plusieurs jeunes soupirants ? c'est, madame, que je me suis plusieurs fois trouvé en divers lieux où j'ai vu des dames collationner avec des lupins et des porreaux. 3Quoique le porreau n'ait rien de bon par lui-même, il est certain que la tête est ce qu'il a de moins mauvais et de moins désagréable au goût. Cependant, par un caprice trop ordinaire à votre sexe, j'ai vu plusieurs de ces mêmes dames empoigner les porreaux par la tête et en savourer la queue qui a pourtant un fort vilain goût. Que savais-je, madame, si en fait d'amants vous n'auriez pas un semblable caprice ? et, dans ce cas, je devais naturellement m'attendre à être préféré à tous les autres. » Ce discours, auquel on ne s'attendait guère, couvrit la veuve et les autres dames d'un peu de confusion. « Notre témérité, monsieur, dit madame Chisolieri s'adressant au médecin, a reçu le juste châtiment qu'elle méritait ; je vous prie, monsieur, 3 Poireaux. (Note du correcteur). d'être bien persuadé que, loin de vous en vouloir, je suis trèsflattée des sentiments que je vous ai inspirés. Je fais cas de votre amitié, comme de celle d'un homme aimable ; ainsi comptez sur ma reconnaissance et sur tout ce qui dépendra de moi pour vous obliger, persuadée que vous n'exigerez rien que d'honnête. » Maître Albert remercia la veuve de ses offres obligeantes. Puis il se leva, prit congé de la compagnie, et se retira en éclatant de rire. La dame se trouva fort sotte, et se reprocha plus d'une fois d'avoir voulu badiner un homme qu'elle ne connaissait presque point, et qui en savait beaucoup plus qu'elle sur l'article de la raillerie. Si vous êtes sages, mes chères amies, vous profiterez de son imprudence. DEUXIÈME JOURNÉE NOUVELLE PREMIÈRE LE TROMPEUR TROMPÉ OU LE FAUX PERCLUS PUNI Il n'y a pas longtemps qu'il y avait à Trévise un Allemand nommé Arrigne. La misère l'avait réduit à l'état de portefaix ; mais, dans sa pauvreté, il était généralement estimé, à cause de ses bonnes mœurs et de la sainteté de sa vie. Qu'il ait réellement vécu en saint ou non, les Trévisans assurent qu'à l'heure de sa mort, les cloches de la grande église de Trévise sonnèrent d'elles-mêmes. On cria au miracle, et tout le monde disait que c'était là une preuve incontestable que cet Arrigne avait vécu en saint, et qu'il était au nombre des bienheureux. Le peuple court en foule à la maison où il était décédé, et on le porte en la grande église avec la même pompe que si c'eût été le corps d'un saint canonisé. Les boiteux, les aveugles, les impotents, et généralement toutes les personnes affectées de quelque maladie ou incommodité y furent amenées, dans la persuasion qu'il suffisait de toucher le corps de ce nouveau saint pour être guéri de toute espèce de mal. Pendant que de tous les lieux circonvoisins on arrivait à Trévise au bruit de ses miracles, on vit arriver trois de nos Florentins. L'un se nommait Stechi, l'autre Martelin et le troisième Marquis. Ils étaient attachés à de grands seigneurs, qu'ils amusaient par leurs singeries et par leur habileté à contrefaire toute sorte de personnages. Les trois nouveaux débarqués, qui entraient pour la première fois dans Trévise, furent très-surpris de voir le peuple courir en foule dans les rues. Lorsqu'ils eurent appris le sujet de tous ces mouvements, ils eurent envie d'aller voir cet objet de la curiosité publique. Ils n'eurent pas plutôt posé leur bagage dans une auberge, que Marquis dit à ses deux camarades : « Nous voulons aller voir ce corps saint, c'est fort bien ; mais je ne vois pas trop comment nous pourrons y réussir. J'ai ouï dire que la place était couverte de suisses et d'autres gens armés, que le gouverneur de la ville a fait poster dans tous les environs pour prévenir le désordre. D'ailleurs, l'église est, dit-on, si pleine, qu'il n'est presque pas possible d'y aborder. – Laissez-moi faire, répondit Martelin, qui avait plus d'envie que les autres de voir le nouveau saint ; je trouverai le moyen de percer la foule et d'arriver jusqu'à l'endroit où est le corps. – Et comment t'y prendras-tu ? répliqua Marquis. – Tu vas le savoir. Je contreferai l'homme impotent et perclus : tu me soutiendras d'un côté, et Stechi de l'autre, comme si je ne pouvais marcher seul, et vous ferez semblant de vouloir me mener auprès du saint pour être guéri. Quel homme, en nous voyant, ne se rangera pas pour nous laisser approcher ? » Cette invention plut extrêmement à ses deux compagnons ; et, sans délibérer davantage, ils se mirent en chemin. Arrivé au coin d'une rue peu fréquentée, il se tordit tellement les mains, les bras, les jambes, la bouche, les yeux et toute la figure, qu'il parut, dans le moment, hideux, épouvantable. À le voir, on aurait réellement assuré qu'il était perclus de tous ses membres. Cela fait, les deux autres le saisissent, chacun d'un côté, et s'acheminent vers l'église. Contrefaisant les affligés, ils prient, au nom de Dieu, toutes les personnes qu'ils rencontrent sur leur passage, de les laisser avancer, ce que tout le monde fait volontiers. Ils eurent bientôt attiré les regards des spectateurs, si bien qu'on criait partout : Place, place au malade ! Ils arrivèrent en peu de temps auprès du corps de saint Arrigne. Un profond silence règne alors dans toute l'église. Tous les spectateurs, immobiles et dans l'attente de l'événement, ont les yeux attachés sur Martelin. Celui-ci, très-habile à bien jouer son rôle, se fait placer sur le corps saint. Après avoir demeuré quelques moments dans cette position, il commence à étendre peu à peu un de ses doigts, puis l'autre, puis la main, puis les bras, et insensiblement tous les autres membres. À cette vue, l'église retentit des cris de joie que poussent les assistants ; mille voix s'élèvent à la fois à la louange de saint Arrigne. Le bruit des acclamations fut si grand et si réitéré, qu'on n'aurait pu entendre le coup de tonnerre le plus éclatant. Cependant, non loin du corps, il se trouva par malheur un Florentin qui connaissait depuis longtemps Martelin, mais qui n'avait pu d'abord le remettre sous la forme qu'il avait en entrant. Dès qu'il le vit dans son état naturel : « Que Dieu le punisse ! s'écria-t-il aussitôt. Qui n'aurait pris ce coquin pour un homme réellement perclus ? – Quoi ! dirent quelques Trévisans qui entendirent ces paroles, cet homme n'était pas paralytique ? – Non, certes, répondit le Florentin ; il a été toute sa vie aussi bien tourné et aussi droit qu'aucun de nous ; mais c'est de tous les baladins celui qui sait le mieux se défigurer et prendre la forme qu'il lui plaît. » À peine a-t-il achevé ces mots, que plusieurs Trévisans, sans vouloir en savoir davantage, poussent avec force pour se faire un passage à travers la foule ; et, parvenus à l'endroit où était Martelin : « Qu'on saisisse, s'écriaient-ils, cet impie, qui vient ici se jouer de Dieu et de ses saints ! Il n'était point perclus ; il s'est contrefait pour tourner en dérision notre saint et nous-mêmes. » Aussitôt ils s'élancent sur lui, le renversent, lui arrachent les cheveux, déchirent ses habits et font pleuvoir sur sa tête une grêle de coups. Tout le monde était si indigné, que les personnes les moins fanatiques et les plus sages lui lâchaient, les unes un coup de pied, les autres un coup de poing ; bref, pas un des assistants n'eût cru être homme de bien s'il ne lui eût appliqué quelque soufflet. Martelin avait beau demander grâce et crier miséricorde, on ne se lassait point de le frapper. Stechi et Marquis, voyant un denoûment si peu attendu, comprirent que leurs affaires allaient fort mal ; et, craignant pour eux-mêmes un pareil traitement, ils n'osèrent secourir leur pauvre camarade. Au contraire, ils prirent le parti de crier comme les autres : Qu'on assomme ce scélérat ! Cependant ils songeaient à le retirer des mains de la populace qui l'aurait infailliblement tué, si Marquis ne se fût avisé d'un expédient qui lui réussit. Comme il savait que tous les sergents de la justice étaient à la porte de l'église, il courut, le plus promptement qu'il lui fut possible, chez le lieutenant du podestat. « Justice, monsieur, s'écria-t-il en se présentant à lui, justice ! il y a ici un filou qui vient de m'enlever ma bourse où j'avais cent ducats. Je vous supplie de le faire arrêter, afin que je retrouve mon argent. » Douze sergents courent aussitôt vers l'endroit où le malheureux Martelin était immolé ; ils fendent la presse avec beaucoup de peine, l'arrachent tout meurtri et tout moulu des mains de ces furieux et le mènent au palais. Un grand nombre de gens, qui s'imaginaient que Martelin avait voulu se moquer d'eux, s'empressèrent de le suivre ; et, ayant entendu dire qu'il était arrêté comme coupeur de bourses, ils crurent avoir trouvé une occasion favorable pour se venger de lui. Chacun donc dit hautement qu'il lui avait volé la sienne. Sur ces plaintes, le lieutenant du podestat, homme intègre et sévère, le fit entrer dans un lieu retiré, et procéda à son interrogatoire. Mais Martelin, sans être du tout alarmé de sa détention, ne lui répondait que par des plaisanteries. Le juge en fut si irrité, qu'il le fit attacher à l'estrapade, où il le fit traiter de la bonne manière, dans le dessein de lui faire avouer ses vols, pour avoir lieu de le condamner ensuite à être pendu. Après la question, le juge réitéra ses interrogatoires, lui demandant toujours s'il n'était pas vrai qu'il fût coupable de ce dont on l'accusait. Ce malheureux, voyant qu'il ne lui servait de rien de le nier : « Monseigneur, dit-il au juge, je suis prêt à confesser la vérité, pourvu que tous ceux qui m'accusent désignent le temps et le lieu où j'ai coupé leur bourse, puis je vous déclarerai ingénument tout ce que j'ai fait. » Le juge y consentit volontiers ; et ayant fait venir quelquesuns des accusateurs, il les interrogea séparément. L'un disait qu'il y avait huit jours passés, l'autre six, l'autre quatre, et quelques-uns soutenaient que l'affaire était du jour même. Martelin ayant entendu leurs réponses : « Ils ont tous menti, dit-il au juge. Je puis, monseigneur, vous en donner une bonne preuve ; car il n'y a que quelques heures que je suis arrivé dans cette ville, où je n'étais point encore venu ; et plût au ciel que je n'y eusse jamais mis le pied ! À mon arrivée, mon mauvais sort m'a conduit à l'église où est exposé le corps du nouveau saint, et où j'ai été maltraité de la façon dont vous pouvez juger par les marques que je porte. Si vous doutez de ce que j'ai l'honneur de vous dire, les officiers du gouverneur, devant lesquels les nouveaux venus sont obligés de se présenter, son livre et mon hôte même vous en rendront témoignage. Si, après ces informations, vous trouvez que j'ai dit vrai, vous êtes trop équitable pour me faire subir, à l'instance de ces garnements, un supplice que je ne mérite pas. » Pendant que ceci se passait, Marquis et Stechi, alarmés de la sévérité du juge, et sachant qu'il avait fait donner l'estrapade à Martelin, étaient dans la plus grande inquiétude sur le sort de leur camarade, et ne savaient quel parti prendre pour le tirer de là. « Nous avons fait une bien mauvaise manœuvre, disaientils ; nous l'avons tiré de la poêle pour le jeter dans le feu. » Sur cela, ils vont trouver leur hôte, et lui racontent le fait, qui le fit beaucoup rire. Il les mena à un certain messire Alexandre, habitant de Trévise, qui avait beaucoup de crédit sur l'esprit du gouverneur. Après qu'on lui eut également détaillé la mésaventure de Martelin, sans lui en cacher la moindre circonstance, ils le prièrent de prendre pitié de son état, et de vouloir bien s'intéresser pour lui. Messire Alexandre, après avoir ri son soûl de ce récit, alla trouver le gouverneur, et obtint qu'on enverrait chercher Martelin. Ceux qui furent chargés de cette commission le trouvèrent encore devant le juge, à genoux, en chemise, et dans la plus grande consternation, parce que le juge se trouvait sourd et insensible à toutes ses raisons. Ce magistrat, qui haïssait singulièrement les Florentins, voulait absolument le faire pendre. Il fit même des difficultés pour le céder au gouverneur, et il ne s'y décida qu'après y avoir été contraint par des ordres réitérés et formels. Aussitôt que Martelin eut paru devant son libérateur, il lui raconta, sans nul déguisement, tout ce qu'il avait fait, et lui demanda, pour grâce spéciale, de le laisser partir, disant que jusqu'à ce qu'il se fût rendu à Florence, il croirait toujours avoir la corde au col. Ce seigneur rit longtemps de cette aventure. Il fit présent d'un habit à chacun des trois compagnons, qui partirent sur-le-champ, bien satisfaits d'avoir échappé à un tel danger. NOUVELLE II L'ORAISON DE SAINT JULIEN Du temps qu'Azzo, marquis de Ferrare, vivait, un marchand nommé Renaud d'Ast, venant de Bologne, où quelques affaires l'avaient appelé, s'en retournait chez lui, lorsqu'au sortir de Ferrare, et tirant du côté de Vérone, il rencontra des gens à cheval, qu'il prit pour des marchands, et qui étaient des brigands et des voleurs de grand chemin. Il s'en laissa accoster sans aucune défiance, et consentit volontiers de faire route avec eux. Ces coquins, voyant qu'il était commerçant, jugèrent qu'il devait porter de l'argent, et formèrent en eux-mêmes le projet de le détrousser aussitôt que le moment serait favorable. Pour éloigner toute crainte de son esprit, ils parlent d'honneur et de probité, affectent de grands sentiments d'honnêteté, et s'empressent de lui montrer de l'estime et de l'attachement en saisissant toutes les occasions de lui faire politesse. Renaud, charmé de leurs bons procédés, se félicitait de cette bonne rencontre, d'autant plus qu'il n'avait avec lui qu'un seul domestique, aussi bien monté que lui, mais qui ne lui était d'aucune ressource contre l'ennemi. Tout en causant de choses et d'autres avec ces brigands, la conversation tomba sur les prières qu'on fait à Dieu. Alors un de ces malheureux, lesquels étaient au nombre de trois, dit à Renaud : « Et vous, mon gentilhomme, quelle prière êtes-vous dans l'usage de faire quand vous êtes en voyage ? – À vous dire le vrai, répondit-il, je ne me pique point de savoir beaucoup d'oraisons ; je vis à l'antique et tout simplement. Cependant je vous avouerai qu'en campagne je suis dans l'usage de dire tous les matins, avant de sortir de l'auberge, un Pater noster et un Ave Maria pour l'âme du père et de la mère de saint Julien, afin d'avoir bon gîte la nuit suivante. Je vous assure que je me suis bien trouvé de cette prière. Il m'est arrivé plusieurs fois de tomber dans de grands dangers ; mais je m'en suis toujours tiré, et j'ai toujours rencontré, le soir, une sûre et excellente auberge. C'est ce qui m'a donné une grande confiance en saint Julien, en l'honneur duquel je récite ces deux courtes prières. C'est à lui seul que je suis redevable de cette grâce que Dieu m'a toujours accordée. Je vous assure que si j'omettais de dire ces oraisons, je ne croirais pas être en sûreté pendant le jour, ni trouver une retraite sûre pour passer la nuit. – Et ce matin, monsieur, avez-vous récité ce Pater et cet Ave ? lui dit celui qui l'avait interrogé. – Sans doute, répondit Renaud. – Tant mieux pour toi, dit alors en lui-même ce scélérat, qui pensait à exécuter son projet ; car, si tu y as manqué, il ne tiendra pas à moi que tu ne sois très-mal logé ce soir. » Puis élevant la voix : « J'ai voyagé, lui dit-il, pour le moins autant que vous ; et quoique je n'aie jamais dit votre oraison, dont on m'a plusieurs fois vanté l'efficacité, il ne m'est cependant jamais arrivé d'être mal logé. Je gagerais même que ce soir je trouverai un meilleur gîte que vous, nonobstant votre oraison. Il est vrai que je suis dans l'usage de réciter, au lieu de cela, le verset Diripuisti, ou l'Intemerata, ou le De profundis, qui, selon ce que me disait ma grand'mère, sont d'une très-grande vertu. Tout en causant de la sorte, ils continuaient leur route, et les trois coquins ne perdaient point de vue leur projet ; ils n'attendaient que le lieu et le moment favorables pour l'exécuter. Après avoir passé à côté d'une forteresse appelée ChâteauGuillaume, ils s'arrêtèrent dans un lieu solitaire et couvert, sous prétexte de faire boire leurs chevaux au gué d'une petite rivière, et puis se jettent sur Renaud, lui enlèvent son cheval et ses habits, et le laissent là à pied et en chemise. « Tu verras, lui direntils en s'éloignant, si ton saint Julien te donnera un bon logis cette nuit ; pour le nôtre, il sera bon selon toutes les apparen- ces. » Après ces douces paroles, ils passent la rivière et continuent leur route. Le domestique de Renaud, qui était resté derrière, le voyant aux prises avec ces brigands, au lieu de voler à son secours, fut assez poltron ou plutôt assez méchant pour tourner bride sur-le-champ, et galopa jusqu'à ce qu'il fut au ChâteauGuillaume, où il arriva de nuit. Il alla loger dans une des meilleures auberges, sans se mettre aucunement en peine de son maître. Cependant Renaud, presque tout nu, exposé au froid et à la neige qui tombait à gros flocons (car c'était dans le cœur de l'hiver), maudissait sa destinée, et, voyant qu'il faisait obscur, ne savait quel parti prendre. Transi de froid et claquant des dents, il se tourne de tous côtés pour voir s'il n'y aurait pas dans les environs quelque asile où il pût passer la nuit. Ce pays portait encore l'empreinte des ravages que la guerre y avait causés ; tout était devenu la proie des flammes ; si bien que Renaud, n'apercevant ni maison ni chaumière, prit le parti, plutôt que de se laisser mourir de froid, de gagner le chemin de ChâteauGuillaume, ignorant parfaitement que son domestique se fût retiré dans cette forteresse. Il imaginait que, s'il avait le bonheur d'y entrer, le ciel lui enverrait quelque secours. Mais, hélas ! comme il était déjà fort nuit lorsqu'il y arriva, il trouva les portes fermées et les ponts levés. Le voilà désolé, et j'avoue qu'on le serait à moins. Cependant, comme le désespoir ne remédie à rien, il court çà et là pour découvrir un endroit où il puisse au moins se garantir de la neige qui tombait en abondance. Heureusement il aperçut une maison située sur le rempart, laquelle, avançant un peu en dehors, formait au bas un petit couvert. Renaud s'y arrêta sans balancer, dans la résolution d'y attendre le jour. Sous cet avancement était une petite porte autour de laquelle il y avait un peu de paille. Il la ramassa avec soin, et s'en forma un lit du mieux qu'il put. Là, accroupi et soufflant dans ses mains engourdies par le froid, il gémit sur son état et mur- mure contre saint Julien de ce qu'il récompense si mal la dévote confiance qu'il avait en lui. Ce bon saint, qui ne l'avait point perdu de vue, touché de compassion, ne tarda pas à lui procurer un asile beaucoup meilleur. Vous saurez que dans cette maison, dont la saillie servait de couvert au pauvre Renaud, logeait une jeune veuve, jolie et charmante autant qu'il soit possible de l'être. C'était la maîtresse du marquis d'Azzo, gouverneur de la forteresse. Il l'aimait à la folie, et l'entretenait dans cette maison, afin d'être à portée de la voir plus à son aise et sans témoins. Le marquis devait précisément aller passer la nuit avec elle. La dame, en conséquence, lui avait fait préparer un bain et un souper magnifique. Tout était disposé pour le recevoir, lorsqu'un de ses gens vint annoncer qu'il ne pouvait s'y rendre : des lettres, qu'un exprès avait apportées, obligeaient le gouverneur de partir sur-le-champ pour Ferrare. La dame, fâchée d'avoir fait inutilement tant de préparatifs, voulut du moins profiter du bain destiné au marquis. Ce bain était tout près de la porte où gisait le pauvre morfondu. Elle en sortait dans le moment que Renaud s'était placé dans cet endroit ; et, ayant entendu ses doléances et le cliquetis de ses dents : « Va voir, dit-elle à sa servante, ce que c'est. » La fille monte, regarde par la fenêtre, et aperçoit, à la faveur d'une faible clarté, un homme en chemise, assis sur le seuil de la porte. Elle lui demande ce qu'il fait là. Renaud veut lui répondre ; mais le claquement de ses dents ne lui permet pas de bien articuler ses paroles. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'il parvint à lui faire entendre distinctement ce qu'il était, et à lui conter, en peu de mots, son désastre. Cette fille, naturellement sensible, courut vite en informer sa maîtresse, et la pria d'avoir compassion de ce malheureux. La dame, qui n'était pas moins humaine, se souvenant qu'elle avait la clef de cette porte, par où passait le marquis quand il ne voulait pas être vu : « Va lui ouvrir, lui dit-elle, nous avons de quoi le loger et de quoi lui faire un bon souper. » La fille, louant la bonté d'âme de sa maîtresse, se hâta d'aller lui ouvrir ; et, le voyant presque mort de froid, elle le fait entrer dans le bain encore chaud. Vous jugez bien qu'il ne se le fit pas dire deux fois. Le pauvre diable crut ressusciter en sentant cette douce chaleur. Pendant qu'il reprenait ses esprits et ses forces, la charitable dame lui fit chercher un habit parmi ceux de son mari, mort depuis peu de temps. Cet habit lui allait si bien, qu'on eût dit qu'il avait été fait pour lui. Se voyant ainsi vêtu d'une manière décente, et attendant les ordres de sa bienfaitrice, il commença à bénir Dieu et saint Julien de lui avoir envoyé un secours si inattendu, et de l'avoir conduit dans un si bon logis. La dame, s'étant un peu reposée, se rendit dans une salle, au rez-de-chaussée, où elle avait fait allumer un grand feu, et demanda des nouvelles du marchand. La domestique répond qu'il est habillé, qu'il est bien fait de sa personne, et qu'il a l'air d'un très-galant homme. « Dis-lui d'entrer, reprit la dame, il se chauffera, et je le ferai souper avec moi, car il y a toute apparence qu'il a besoin de manger. » Renaud paraît, et fait son compliment en homme qui a reçu une certaine éducation ; il tâche d'exprimer sa reconnaissance du mieux qui lui est possible. La beauté de son hôtesse, dont il est frappé, lui rend encore ses bienfaits plus précieux. Il ne se lasse point de la regarder et de l'admirer. La dame, de son côté, trouvant à sa mine et à ses discours qu'il était tel que la servante l'avait dépeint, le combla d'honnêtetés, le fit asseoir devant le feu à côté d'elle, et le pria de lui raconter le malheur qui lui était arrivé. Renaud lui en fit le récit dans le plus grand détail. Elle ne douta point de la vérité de son aventure ; car son valet, en arrivant au ChâteauGuillaume, avait répandu le bruit que son maître avait été volé et peut-être assassiné par une bande de brigands. Cette nouvelle était parvenue jusqu'à la dame, ce qui fit qu'elle lui donna des nouvelles de son domestique, ajoutant qu'il lui serait facile de le trouver le lendemain matin. Pendant leur conversation, la fille avait sera le souper. Renaud eut ordre de se mettre à table ; il obéit sans peine et mangea, comme on peut penser, de fort bon appétit. La dame avait les yeux toujours fixés sur lui. Plus elle le regardait et plus elle le trouvait aimable. Soit que l'attente du marquis eût déjà mis ses esprits en mouvement, soit qu'elle fût charmée de la bonne mine, de la jeunesse et des manières agréables de Renaud, elle conçut de la passion pour lui. « Quand je profiterais de l'occasion, disait-elle intérieurement, je ne ferais que me venger du marquis qui s'est moqué de moi. » À peine fut-on sorti de table, qu'elle prit la servante en particulier pour la pressentir sur ce qu'elle était tentée de faire. Celle-ci, qui connaissait les besoins de sa maîtresse, et qui lisait parfaitement dans son intention, lui conseilla de se satisfaire, et fit de son mieux pour lever tous ses scrupules. La dame alla donc se remettre auprès du feu où elle avait laissé Renaud, qui, comprenant très-bien ce dont il était question, se félicitait intérieurement de n'avoir pas manqué de dire ce jour-là son oraison. Elle se plaça presque vis-à-vis de lui, et après lui avoir lancé plusieurs regards amoureux : « D'où vient donc que vous êtes si pensif ? Est-ce que la perte de votre cheval et de vos habits vous afflige ? Consolez-vous, vous êtes en bonne maison, et regardez-moi comme votre amie. Au reste, ajouta-telle, savez-vous que sous cet habillement, qui vous va à ravir, il me semble voir feu mon mari, à qui il a appartenu ? Savez-vous encore que, d'après cette idée, j'ai été vingt fois tentée de vous embrasser et de vous faire mille baisers ? Je vous avoue même que je me serais satisfaite, si je n'avais été retenue par la crainte de vous déplaire. » À ce discours, accompagné d'un ton qui décelait la passion la plus vive, Renaud, qui n'était rien moins que novice, s'approche de la belle et lui dit en levant les bras au ciel : « Que je serais ingrat, madame, moi qui vous dois la vie, si j'étais capable de trouver mauvais quelque chose qui vous fît plaisir ! Satisfaites donc votre envie, embrassez-moi, faites-moi des baisers tant que vous voudrez ; je vous assure que je m'estimerai trèsheureux de vos caresses, et que j'y répondrai de toute mon âme. » Il n'eut pas besoin d'en dire davantage. Entraînée par la passion qui la dominait, la dame se jette aussitôt à son col, et lui donne mille tendres baisers que Renaud lui rend avec usure. Après avoir ainsi demeuré quelque temps attachés l'un à l'autre, ils passent dans la chambre à coucher et se mettent dans le lit. Je vous laisse à penser les plaisirs qu'ils goûtèrent : je vous dirai seulement que l'oraison en l'honneur de saint Julien produisit des merveilles. Le jour commençait à poindre, lorsque la dame se mit en devoir de congédier le marchand ; et pour que personne ne se doutât de l'aventure, elle se contenta de lui donner des habits vieux et déchirés, qu'elle accompagna, en dédommagement, d'une bourse bien garnie. Après lui avoir recommandé le secret sur ce qui s'était passé, et lui avoir indiqué le chemin qu'il devait prendre pour rentrer dans la forteresse, où il ne manquerait pas de trouver son domestique, elle le fit sortir par la petite porte qui donnait en dehors de la forteresse. Quand il fut plein jour et que les portes furent ouvertes, Renaud, feignant de venir de plus loin, entra dans ChâteauGuillaume, et ayant trouvé l'auberge où était logé son domestique, il prit d'autres habits qu'il avait dans sa malle. Il était sur le point de partir, monté sur le cheval de son valet, lorsqu'il apprit que les trois brigands qui l'avaient volé la veille avaient été arrêtés pour quelque autre crime, et qu'on les conduisait dans les prisons de la forteresse. Il alla trouver le juge. Les voleurs ayant tout avoué, on lui rendit son cheval, ses habits et son argent ; de sorte qu'il ne perdit, à ce que dit l'histoire, qu'une paire de jarretières, que les voleurs avaient égarée. Après cela, Renaud, rendant grâces à Dieu et à saint Julien de cet heureux dénoûment, monta à cheval, et s'en retourna sain et sauf dans sa patrie. Quant aux voleurs, ils furent tous trois pendus le jour suivant. NOUVELLE III LES TROIS FRÈRES ET LE NEVEU, OU LE MARIAGE INATTENDU Il y eut autrefois, dans notre ville de Florence, un chevalier nommé messire Thébalde, qui, selon quelques-uns, était de l'illustre maison des Lamberti, et, selon d'autres, de celle des Agolanti. Ces derniers n'appuient leur sentiment que sur le train qu'ont mené les enfants de Thébalde, et qui était exactement le même qu'ont toujours tenu et que tiennent encore les Agolanti. N'importe de laquelle de ces deux maisons il sortait, je vous dirai seulement qu'il fut un des plus riches gentilshommes de son temps, et qu'il eut trois fils. Le premier s'appelait Lambert, le second Thébalde, comme lui, et le dernier Agolant ; tous trois bien faits et de bonne mine. L'aîné n'avait pas encore accompli sa dix-huitième année, lorsque le père mourut, les laissant héritiers de ses grands biens. Ces jeunes gens, se voyant très-riches en fonds de terres et en argent comptant, ne se gouvernèrent que par eux-mêmes, et commencèrent par prodiguer leurs richesses en dépenses purement superflues. Grand nombre de domestiques, force chevaux de prix, belle meute, volières bien garnies, table ouverte et somptueuse, enfin non-seulement ils avaient en abondance ce qui convient à l'éclat d'une grande naissance, mais ils se procuraient à grands frais tout ce qui peut venir en fantaisie à des jeunes gens ; c'étaient chaque jour nouveaux présents, nouvelles fêtes, sans parler des tournois qu'ils donnaient de temps en temps. Un train de vie si fastueux devait diminuer bientôt les biens dont ils avaient hérité. Leurs revenus ne pouvant y suffire, il fallut engager les terres, puis les vendre insensiblement l'une après l'autre pour satisfaire les créanciers. Enfin, ils ne s'aperçurent de leur ruine que lorsqu'il ne leur restait presque plus rien. Alors la pauvreté leur ouvrit les yeux que la richesse leur avait fermés. Rentrés en eux-mêmes, ils reconnurent leur folie ; mais il n'était plus temps. Dans cette fâcheuse circonstance, Lambert prit ses deux frères en particulier ; il leur représenta la figure honorable que leur père avait faite dans le monde, la fortune immense qu'il leur avait laissée, et la misère où ils allaient se trouver réduits, à cause de leurs folles dépenses et du peu d'ordre qu'ils avaient mis dans leur conduite. Il leur conseilla ensuite, du mieux qu'il lui fut possible, de vendre le peu qui restait des débris de leurs richesses, et de se retirer dans quelque pays étranger pour cacher aux yeux de leurs compatriotes leur misérable situation. Ses frères s'étant rendus à ses représentations, ils sortirent tous trois de Florence à petit bruit et sans prendre congé de personne. Ils allèrent droit en Angleterre, sans s'arrêter nulle part. Arrivés à Londres, ils louent une petite maison, font peu de dépense, et s'avisent de prêter de l'argent à gros intérêts. La fortune leur fut si favorable, qu'en peu d'années ils eurent amassé de grandes sommes, ce qui les mit à portée de faire alternativement les uns et les autres plusieurs voyages à Florence, où, avec cet argent, ils achetèrent une grande partie de leurs anciens domaines et plusieurs autres terres. Étant enfin venus y fixer tout à fait leur séjour, ils s'y marièrent, après avoir toutefois laissé en Angleterre un de leurs neveux, nommé Alexandre, pour y continuer le même commerce à leur profit. Établis à Florence, ils ne se souvinrent bientôt plus de la pauvreté où leur faste les avait réduits. La fureur de briller s'empara de chacun d'eux, comme auparavant ; et, quoiqu'ils eussent femme et enfants, ils reprirent leur ancien train de vie, sans s'inquiéter de rien. C'étaient tous les jours de nouvelles dettes. Les fonds qu'Alexandre leur envoyait ne servaient qu'à apaiser les créanciers. Par ce moyen, ils se soutenaient encore ; mais cette ressource devait bientôt leur manquer. Il est bon de vous dire qu'Alexandre prêtait son argent aux gentilshommes et aux barons d'Angleterre, sur le revenu de leurs gouvernements militaires ou de leurs autres charges, ce qui lui produisait un grand profit. Or, pendant que nos trois étourdis, se reposant sur son commerce, s'endettaient de plus en plus pour mener leur genre de vie ordinaire, la guerre survint, contre toute apparence, entre le roi d'Angleterre et l'un de ses fils. Cette guerre inattendue mit le désordre dans ce royaume, les uns prenant parti pour le père, les autres pour le fils. Voilà le malheureux Alexandre privé des revenus qu'il percevait sur les places fortes et sur les châteaux où commandaient auparavant ses débiteurs ; le voilà forcé de discontinuer son commerce faute de fonds. Néanmoins l'espérance de voir bientôt terminer cette guerre, et de pouvoir toucher ensuite ce qui lui était dû, le retenait encore dans ce pays. Cependant les trois Florentins ne diminuaient rien de leurs dépenses ordinaires, et contractaient tous les jours de nouvelles dettes. Mais plusieurs années s'étant passées sans qu'on vît l'effet des espérances qu'ils donnaient aux marchands, ils perdirent non-seulement tout crédit, mais ils se virent poursuivis et arrêtés par leurs créanciers. On vendit tout ce qu'ils possédaient ; et comme le produit ne put suffire à payer toutes leurs dettes, on les tint en prison pour le surplus. Leurs femmes et leurs enfants, réduits à la plus affreuse indigence, se retirèrent les uns d'un côté, les autres de l'autre. Alexandre, qui s'impatientait depuis longtemps en Angleterre, dans l'espérance de récupérer ses fonds, voyant que la paix était non-seulement encore éloignée, mais qu'il courait risque de la vie, se détermina à revenir en Italie, et en prit le chemin. Il passa par les Pays-Bas. Comme il sortait de Bruges, il rencontra, presque aux portes de cette ville, un jeune abbé en habit blanc, accompagné de plusieurs moines, avec un gros train et un gros bagage. À la suite étaient deux vieux chevaliers qu'Alexandre avait connus à la cour de Londres, et qu'il savait être parents du roi. Il les aborde et en est favorablement accueilli. Il leur demande, chemin faisant et avec beaucoup de politesse, qui étaient ces moines qui marchaient devant avec un si gros train, et où ils allaient. « Le jeune homme qui est à la tête de la cavalcade, répondit un des milords, est un de nos parents, qui vient d'être pourvu d'une des meilleures abbayes d'Angleterre. Comme il est trop jeune, suivant les canons de l'Église, pour remplir une telle dignité, nous le menons à Rome pour obtenir du pape une dispense d'âge et la confirmation de son élection ; c'est de quoi nous vous prions de ne parler à personne. » Alexandre continua sa route avec eux. L'abbé, qui marchait tantôt devant, tantôt derrière, selon la coutume des grands seigneurs qui voyagent avec une suite, se trouva par hasard à côté du Florentin. Il l'examine, et voit un jeune homme bien tourné, de bonne mine, honnête, poli, agréable et charmant. Il fut si enchanté de son air et de sa figure, qu'il l'engagea poliment à s'approcher davantage et à se tenir à côté de lui. Il l'entretient de diverses choses, lui parle bientôt avec une certaine familiarité, et tout en causant, il lui demande qui il est, le pays d'où il vient et l'endroit où il va. Alexandre satisfit à toutes ses questions ; il ne lui laissa pas même ignorer l'état actuel de ses affaires, qu'il lui exposa avec une noble ingénuité. Il termina son récit par lui offrir ses petits services en tout ce qui pourrait lui être agréable. M. l'abbé fut ravi de sa manière de parler, facile et gracieuse. Il trouva dans le son de sa voix je ne sais quoi de doux qui allait au cœur. Sentant croître l'intérêt qu'il lui avait d'abord inspiré, il se mit à l'étudier de plus près, et conclut, d'après ses observations, qu'il devait être véritablement gentilhomme, mal- gré la profession servile qu'il avait exercée à Londres. Il fut touché de son infortune, et lui dit, pour le consoler, qu'il ne fallait désespérer de rien. « Qui sait, ajouta-t-il, d'un ton qui annonçait le vif intérêt qu'il prenait à son sort, qui sait si le ciel, qui n'abandonne jamais les hommes de bien, ne vous réserve point une fortune égale à celle dont vous avez joui, et peut-être plus considérable ? » Il finit par lui dire que puisqu'il allait en Toscane, où il devait passer lui-même, il lui ferait plaisir de demeurer en sa compagnie. Alexandre le remercia de l'intérêt qu'il prenait à son infortune, et l'assura qu'il était disposé à se conformer à ses moindres désirs. Pendant qu'ils voyagent ainsi de compagnie, le jeune seigneur anglais paraissait quelquefois rêveur et pensif. Le Florentin, qui lui devenait chaque jour plus cher, donnait lieu à ses rêveries : il avait des vues sur lui pour certain projet. Il en était tout occupé, lorsque, après plusieurs journées de marche, ils arrivèrent à une petite ville, qui n'était rien moins que bien pourvue d'auberges. On s'y arrêta cependant, par la raison que M. l'abbé était fatigué. Alexandre, qu'il avait chargé, dès le premier jour, du soin des logements, parce qu'il connaissait mieux le pays que pas un de sa suite, le fit descendre à une auberge dont l'hôte avait autrefois été son domestique ; il lui fit préparer la meilleure chambre, et comme l'auberge était fort petite, il logea le reste de l'équipage dans différentes hôtelleries, du mieux qu'il lui fut possible. Après que l'abbé eut soupé et que tout le monde se fut retiré, la nuit étant déjà fort avancée, Alexandre demanda à l'hôte où il le coucherait. « En vérité, je n'en sais rien, lui répondit-il : vous voyez, monsieur, que tout est si plein, que ma famille et moi sommes contraints de coucher sur le plancher. Il y a cependant, dans la chambre de M. l'abbé, un petit grenier où je puis vous mener ; nous tâcherons d'y placer un lit, et pour cette nuit vous y coucherez comme vous pourrez. – Comment veux-tu que j'aille dans la chambre de M. l'abbé, puisqu'elle est si petite, qu'on n'a pu y placer aucun de ses moines ? – Il y a, vous dis-je, un réduit où il nous sera facile de placer un matelas. – Point d'humeur ; si je m'en fusse aperçu quand on a préparé la chambre, j'y aurais fait coucher quelque moine, et j'aurais réservé pour moi la chambre qu'il occupe. – Il n'est plus temps, reprit le maître du logis ; mais j'ose vous promettre que vous serez là le mieux du monde. M. l'abbé dort, les rideaux de son lit sont fermés ; j'y placerai tout doucement un matelas et un lit de plume, sur lequel vous dormirez à merveille. » Le Florentin, voyant que la chose pouvait s'exécuter sans bruit et sans incommoder M. l'abbé, y consentit, et s'y arrangea le plus doucement qu'il lui fut possible. L'abbé, qui ne dormait point, mais qui était tout occupé des tendres impressions qu'Alexandre avait faites sur son esprit et sur son cœur, non-seulement l'entendait se coucher, mais n'avait pas perdu un seul mot de sa conversation avec l'hôte. « Voici l'occasion, disait-il en lui-même, de satisfaire mes désirs, si je la manque, il n'est pas sûr qu'elle se représente. » Résolu donc d'en profiter, et persuadé que tout le monde dormait, il appelle tout bas Alexandre, et l'invite à venir se coucher auprès de lui. Celui-ci s'en défend par politesse. L'abbé insiste, et, après quelques façons, Alexandre cède enfin à ses instances. À peine est-il dans le lit de monseigneur, que monseigneur lui porte la main sur l'estomac et commence à le manier, à le caresser de la même manière que les jeunes filles en usent quelquefois à l'égard de leurs amants. Alexandre en fut tout surpris. Il ne douta point que l'abbé ne méditât, par ses divers attouchements, le plus infâme de tous les crimes. L'abbé, qui s'en aperçut, soit par conjecture, soit par quelque mouvement particulier d'Alexandre, se mit à sourire ; pour le détromper, il défait incontinent la camisole avec laquelle il couchait, ouvre sa chemise, et prenant la main d'Alexandre, la porte sur sa poitrine en lui disant : « Bannis de ton esprit, mon cher ami, toute idée déshonnête, et vois à qui tu as affaire. » Qui fut surpris ? ce fut Alexandre, qui trouva sous sa main deux petits tetons arrondis, durs et polis comme deux boules d'ivoire. Revenu de son erreur, et voyant que le prétendu abbé était une femme, il lui rend aussitôt caresse pour caresse ; et, sans autre cérémonie, se met en devoir de lui prouver qu'il était, lui, véritablement homme. « N'allez pas si vite en besogne, lui dit le faux abbé en l'arrêtant ; avant de pousser les choses plus loin, écoutez ce que j'ai à vous dire. À présent que vous connaissez mon sexe, je ne dois pas vous laisser ignorer que je suis fille, et que j'allais trouver le pape pour le prier de me donner un époux ; mais je ne vous eus pas plutôt vu l'autre jour, que, par un effet de mon malheur ou de votre bonne fortune, je me sentis aussitôt éprise de vous. Mon amour s'est tellement fortifié, qu'il n'est pas possible d'aimer plus que je vous aime. C'est pourquoi j'ai formé le dessein de vous épouser de préférence à tout autre. Voyez si vous me voulez pour votre femme ; sinon, sortez de mon lit et retournez dans le vôtre. » Quoique Alexandre ne connût pas assez bien la dame pour se déterminer si promptement, néanmoins comme il jugeait, par son grand train et par la qualité des gens qui l'accompagnaient, qu'elle devait être riche et de bonne maison, et d'ailleurs la trouvant fort aimable et fort jolie, il lui répondit, presque sans balancer, qu'il était disposé à faire tout ce qui pourrait lui être agréable. Alors la belle s'assoit sur le lit ; et, dans cette attitude, devant une image de Notre-Seigneur, elle met un anneau au doigt d'Alexandre, en signe de leur foi et de leur mutuelle fidélité. Puis ils s'embrassèrent, se caressèrent, et passèrent le reste de la nuit à se donner des marques de leur commune satisfaction. Ils prirent des mesures pour tâcher de jouir des mêmes plaisirs le reste du voyage ; et quand le jour fut venu, Alexandre se retira dans le petit réduit, et personne ne sut où il avait couché. Ils continuèrent ainsi leur route, fort contents l'un de l'autre, et arrivèrent à Rome, après plusieurs jours de marche, non sans avoir pris de nouveaux à-compte sur les plaisirs du mariage. Quelques jours après, l'abbé, accompagné d'Alexandre et des deux milords, alla à l'audience du pape ; et après lui avoir présenté les saluts accoutumés, il lui parla ainsi : « Très-Saint Père, vous savez mieux que personne que, pour vivre honnêtement, il faut éviter avec soin les occasions qui peuvent nous conduire à faire précisément le contraire. Or, c'est ce qui m'a engagé à m'enfuir de chez mon père, le roi d'Angleterre, avec une partie de ses trésors, et à venir déguisée sous l'habit que je porte, dans l'intention de recevoir un époux de la main de Votre Sainteté. J'aurai l'honneur de vous dire que mon père voulait me forcer d'épouser, jeune comme je suis, le roi d'Écosse, prince courbé sous le poids des années. Toutefois ce n'est pas tant à cause de son grand âge que je me suis déterminée à prendre la fuite, que dans la crainte qu'après l'avoir épousé, la fragilité de ma jeunesse ne me fît tomber dans quelque égarement indigne de ma naissance et contraire aux lois de la religion. Je n'avais pas encore fait la moitié du chemin pour me rendre auprès de Votre Sainteté, lorsque la Providence, qui seule connaît parfaitement les besoins de chacun de nous, m'a fait rencontrer celui qu'elle me destinait pour mari. C'est ce gentilhomme que vous voyez, ajouta-t-elle en montrant Alexandre ; il n'est pas de naissance royale comme moi ; mais son honnêteté et son mérite le rendent digne des plus grandes princesses. Je l'ai donc pris pour mon époux ; et, n'en déplaise au roi mon père, et à tous ceux qui pourraient m'en blâmer, je n'en aurai jamais d'autre. J'aurais pu, sans doute, depuis que j'ai fait ce choix, me dispenser de venir jusqu'ici ; mais, Très-Saint Père, j'ai cru devoir achever mon voyage, tant pour visiter les lieux saints de la capitale du monde chrétien que pour vous rendre mes hommages, et vous supplier de vouloir bien faire passer, devant notaire, un contrat de mariage que ce gentilhomme et moi avons déjà passé devant Dieu. Je me flatte donc que Votre Sainteté approuvera une union qui était écrite dans le ciel, et de laquelle j'attends mon bonheur. Nous vous demandons votre sainte bénédiction, que nous regarderons comme un gage assuré de celle de Dieu, dont vous êtes le digne vicaire. » Je vous laisse à penser quels durent être l'étonnement et la joie d'Alexandre, quand il apprit que sa femme était fille du roi d'Angleterre. Sa surprise fut cependant moins grande que celle des deux milords. Ils eurent de la peine à retenir leur dépit, et auraient peut-être maltraité l'Italien et outragé la princesse, s'ils se fussent trouvés ailleurs qu'en la présence du souverain pontife. Le pape, de son côté, parut fort étonné de ce qu'il venait d'entendre, et trouva le choix de la dame non moins singulier que son déguisement ; mais, ne pouvant empêcher ce qui était résolu et déjà fait, il consentit à ce qu'elle désirait ; puis il consola les milords, leur fit faire la paix avec la dame et avec Alexandre, fixa le jour des noces, et donna ses ordres pour les préparatifs. La cérémonie fut magnifique. Elle se fit en présence de tous les cardinaux et de plusieurs autres personnes de distinction. Le pape avait fait préparer un superbe festin. La dame y parut en habits royaux. Tout le monde la trouva charmante et la combla de compliments et d'éloges. Alexandre en reçut aussi. Il était richement vêtu, et avait un maintien si noble, qu'on l'aurait plutôt pris pour un prince que pour un homme qui avait prêté sur gages. Quelque temps après, les nouveaux mariés partirent de Rome pour venir à Florence, où la renommée avait déjà porté la nouvelle de ce mariage. On les y reçut avec tous les honneurs imaginables. La dame paya les dettes des trois frères, qui sortirent de prison et rentrèrent dans la possession de tous leurs biens qu'elle leur racheta. Elle alla ensuite en France avec son mari, emportant l'un et l'autre l'estime et les regrets de toute la ville de Florence. Ils amenèrent arec eux Agolant, un des oncles d'Alexandre. Arrivés à Paris, le roi de France les accueillit avec beaucoup de distinction. Les deux milords, qui ne les avaient point quittés jusqu'alors, partirent de là pour retourner en An- gleterre. Ils firent si bien auprès du roi, qu'ils remirent sa fille dans ses bonnes grâces, et lui inspirèrent de l'estime et de l'amitié pour son gendre. Ce monarque les reçut depuis avec toutes les démonstrations de la joie la plus vive. Peu de temps après leur arrivée à la cour, il éleva son gendre aux plus hautes dignités, et lui donna le comté de Cornouailles. Alexandre devint si habile politique, qu'il parvint à raccommoder le fils avec le père, qui étaient encore en guerre. Il rendit par ce moyen un service important au royaume et s'acquit l'amour et l'estime de la nation. Son oncle Agolant recouvra tout ce qui était dû à ses frères et à lui ; et après que son neveu l'eut fait décorer de plusieurs dignités, il revint à Florence chargé de richesses. Le comte de Cornouailles vécut toujours depuis en bonne intelligence avec la princesse sa femme. On assure même qu'après avoir beaucoup contribué, par sa prudence et sa valeur, à la conquête de l'Écosse, il en fut couronné roi. NOUVELLE IV LANDOLFE OU LA FORTUNE IMPRÉVUE C'est une opinion généralement adoptée, que le voisinage de la mer, depuis Reggio jusqu'à Gaëte, est la partie la plus gracieuse de l'Italie. C'est là qu'assez près de Salerne est une côte, que les habitants appellent la côte de Malfi, couverte de petites villes, de jardins et de commerçants. La ville de Ravello en est aujourd'hui la plus florissante. Il n'y a pas longtemps qu'il y avait dans celle-ci un nommé Landolfe Ruffolo, qui possédait des richesses immenses ; mais la cupidité peut-elle être jamais satisfaite ? Cet homme voulut augmenter encore sa fortune, et son ambition démesurée pensa lui coûter la perte de tous ses biens et celle de sa propre vie. Après avoir donc mûrement réfléchi sur ses spéculations, selon la coutume des commerçants, Landolfe acheta un gros navire ; et l'ayant chargé pour son compte de diverses marchandises, il fit voile pour l'île de Chypre. Il y trouva tant de vaisseaux chargés des mêmes marchandises, qu'il se vit obligé, nonseulement de vendre les siennes à bas prix, mais de les donner presque pour rien, afin de pouvoir s'en défaire. Vivement consterné d'une perte si considérable, qui l'avait ruiné en si peu de temps, il prit la résolution de mourir ou de se dédommager sur autrui de ce qu'il avait perdu, pour ne pas retourner en cet état dans sa patrie, d'où il était sorti si riche. Dans cette intention, il vendit son navire ; et de cet argent, joint à celui qu'il avait retiré de ses marchandises, il acheta un vaisseau léger pour faire le métier de corsaire. Après l'avoir armé et très-bien équipé, il s'adonna tout entier à la piraterie, courut les mers, pilla de tou- tes mains, et s'attacha principalement à donner la chasse aux Turcs. La fortune lui fut plus favorable dans ce nouvel état qu'elle ne lui avait été dans le commerce. Il fit un si grand nombre de captures sur les Turcs, que, dans l'espace d'un an, il recouvra non-seulement ce qu'il avait perdu en marchandises, mais il se trouva deux fois plus riche qu'auparavant. Jugeant donc qu'il avait assez de biens pour vivre agréablement, sans s'exposer à un nouveau revers de fortune, il borna là son ambition, et résolut de s'en retourner dans sa patrie avec le butin qu'il avait fait. Le souvenir de son peu de succès dans le commerce lui donnant lieu de craindre de nouveaux revers, il ne se soucia guère de faire de nouvelles tentatives de ce côté-là. Il partit donc, et fit voile vers Ravello avec ce même vaisseau léger qui lui avait servi à acquérir tant de richesses ; mais à peine fut-il en pleine mer, qu'il s'éleva, pendant la nuit, un vent des plus violents. Il agita et souleva les flots avec tant de fureur, que Landolfe, voyant que sa petite frégate ne pourrait longtemps résister à l'impétuosité des vagues, prit le parti de se réfugier promptement dans un petit port formé par une île qui le défendait de ce vent. Bientôt après, deux grandes caraques génoises, venant de Constantinople, entrèrent dans ce même port pour se mettre à l'abri de l'ouragan. Les Génois, ayant appris que le petit vaisseau appartenait à Landolfe, qu'ils savaient, par la voix publique, être très-riche, et étant naturellement passionnés pour l'argent et avides du bien d'autrui, conçurent le dessein de s'en rendre les maîtres. Ils lui fermèrent d'abord le passage ; puis, ils mirent à terre une partie de leurs gens, munis d'arbalètes et bien armés, qui se postèrent en un lieu d'où ils pouvaient aisément accabler de traits quiconque aurait osé sortir du vaisseau. Après cela, le reste de l'équipage, étant entré dans les chaloupes, s'approcha à force de rames et à la faveur du vent, et l'on s'empara du petit vaisseau de Landolfe, sans coup férir et sans perdre un seul homme. Les honnêtes Génois firent monter le Ravellin sur une de leurs caraques ; et, après avoir pris tout ce qui était dans son vaisseau, ils le coulèrent à fond. Le malheureux Landolfe fut mis à fond de cale, et on ne lui laissa pour tout vêtement qu'un fort mauvais haillon. Le lendemain le vent changea : les Génois firent voile vers le ponant, et voguèrent heureusement pendant tout le jour ; mais, à l'entrée de la nuit, il s'éleva un vent impétueux, qui, faisant enfler la mer, sépara bientôt les deux caraques. Celle qui portait l'infortuné citoyen de Ravello fut jetée avec violence au-dessus de l'île de Céphalonie, sur des rochers, où elle s'ouvrit et se brisa comme un verre. La mer fut en un instant couverte de marchandises, de caisses et des débris du navire. Tous les gens de l'équipage, qui savaient nager, luttant au milieu des ténèbres contre les vagues agitées, s'attachaient à tout ce que le hasard leur présentait pour tâcher de se sauver. Le malheureux Landolfe, à qui la perte de tout ce qu'il possédait avait fait souhaiter la mort le jour précédent, en eut une peur effroyable quand il la vit si proche. Par bonheur, il rencontra un ais et s'en saisit, espérant que Dieu voudrait bien lui envoyer quelque secours pour le retirer du danger. Il s'y plaça le mieux qu'il lui fut possible, et ne laissa pas d'être le jouet des vents et des flots, tantôt poussé d'un côté, tantôt d'un autre. Il s'y soutint cependant jusqu'à ce que le jour parût. À la faveur de la clarté naissante, il veut regarder autour de lui, et ne voit que mer, que nuages et une petite caisse, laquelle, flottant au gré des eaux, s'approchait quelquefois de si près, qu'il craignait qu'elle ne le blessât ; c'est pourquoi, quand elle s'approchait de trop près, il se servait du peu de forces qui lui restaient pour la repousser. Pendant qu'il luttait ainsi contre la caisse qui le suivait, il s'éleva dans les airs un tourbillon furieux, qui, en redoublant l'agitation des vagues, poussa la caisse contre la planche. Landolfe, renversé et forcé de lâcher prise, fut précipité sous les flots. Revenu sur l'eau et nageant plus de peur que de force, il vit l'ais fort loin de lui. Désespérant de pouvoir l'atteindre, il nagea vers la caisse qui était beaucoup plus proche, et s'y cramponna du mieux qu'il put. Il s'étendit sur le couvercle, et se servit de ses bras pour la conduire. Toujours en butte au choc des vagues, qui le jetaient de côté et d'autre, ne prenant, comme on peut se l'imaginer, aucune nourriture, et buvant de temps en temps plus qu'il n'eût voulu, il passa le jour et la nuit suivante dans cet état, sans savoir s'il était près de la terre, et ne voyant que le ciel et l'eau. Le lendemain, poussé par la violence des vents, ou plutôt conduit par la volonté suprême de Dieu, Landolfe, dont le corps était devenu comme une éponge, accroché par ses mains à la caisse de la même manière que ceux qui sont sur le point de se noyer, aborda à l'île de Gulfe. Une pauvre femme écurait alors sur le rivage sa vaisselle avec du sable. À peine eut-elle aperçu le naufragé, que, ne reconnaissant en lui aucune forme d'homme, elle fut saisie de frayeur et recula en poussant de grands cris. Landolfe était si épuisé, qu'il n'eut pas la force de lui dire un mot ; à peine la voyait-il. Cependant les flots le poussant de plus en plus vers la rive, la femme distingua la forme de la caisse. Elle regarda alors plus attentivement, et, s'approchant davantage, elle aperçoit des bras étendus sur la caisse ; elle distingue un visage, et voit enfin que c'est un homme. Touchée de compassion, elle entre au bord de la mer, qui était tranquille, prend Landolfe par les cheveux, et vient à bout de l'entraîner, avec la caisse, sur le rivage. Elle lui détache les mains fortement accrochées à la caisse, qu'elle met sur la tête d'une fille qui était avec elle ; et prenant ensuite Landolfe sur son dos, comme s'il eût été un enfant, elle le porte à la ville, elle le met dans une étuve, et à force de le frotter, de le laver avec de l'eau chaude, elle fit revenir la chaleur et parvint à lui rendre ses forces. Lorsque la bonne femme comprit qu'il était temps de le sortir de l'étuve, elle l'en retira et acheva de le réconforter avec du bon vin et quelques confitures. En un mot, elle le traita si bien, qu'il revint à son état naturel, et connut enfin où il était. Elle crut alors devoir lui remettre sa caisse, et l'exhorta du mieux qu'elle put à oublier son infortune ; ce qu'il fit. Quoique Landolfe ne songeât plus à la caisse, il la prit toutefois, jugeant que, pour peu qu'elle valût, il en retirerait de quoi se nourrir pendant quelques jours ; mais la trouvant fort légère, il eut peu d'espérance. Cependant, impatient de savoir ce qu'elle renfermait, il l'ouvrit de force, pendant que la femme était hors du logis, et y trouva quantité de pierres précieuses, dont une partie, mise en œuvre, était richement travaillée. Comme il se connaissait en pierreries, il vit qu'elles étaient d'un très-grand prix, loua Dieu de ne l'avoir point abandonné, et reprit entièrement courage. Mais pour éviter un troisième revers de fortune, il pensa qu'il fallait user de finesse pour conduire heureusement ces bijoux jusqu'à sa maison. C'est pourquoi il les enveloppa, le mieux qu'il put, dans de vieux linges, et dit à la bonne femme que, n'ayant pas besoin de la caisse, elle pouvait la garder, pourvu qu'elle lui donnât un sac en échange ; ce qu'elle fit trèsobligeamment. Après l'avoir remerciée du service signalé qu'il en avait reçu, il mit son sac sur son col et partit. Il monta dans une barque, qui le passa à Brindes. De là il se rendit à Trany, où il rencontra plusieurs de ses compatriotes. C'étaient des marchands de soie, qui, après avoir entendu le récit de ses aventures, à l'article de la cassette près, que Landolfe crut devoir passer sous silence, le firent habiller par charité. Ils lui prêtèrent même un cheval, et lui procurèrent compagnie pour aller à Ravello, où il leur avait dit qu'il voulait retourner. De retour dans sa patrie, et se trouvant, grâce au ciel, en lieu de sûreté, il n'eut rien de plus pressé que de visiter son sac. Il examina à loisir les pierreries, parmi lesquelles il vit beaucoup de diamants ; de sorte qu'en vendant tous ces bijoux à un prix raisonnable, il allait être du double plus riche que lorsqu'il sortit de sa patrie. Quand il s'en fut défait, il envoya une bonne somme d'argent à la femme de Gulfe qui l'avait retiré de l'eau. Il récompensa également les marchands qui l'avaient secouru à Trany, et il passa le reste de ses jours dans une honnête aisance dont il sut se faire honneur. NOUVELLE V LE RUBIS Il y eut autrefois à Pérouse un nommé André de la Pierre, qui faisait commerce de chevaux. Ayant appris qu'ils étaient à bon marché dans la ville de Naples, il mit cinq cents écus d'or dans sa bourse, dans l'intention de s'y rendre pour en acheter plusieurs. Comme il n'avait jamais perdu de vue le clocher de sa paroisse, il partit avec d'autres marchands, et arriva à Naples un dimanche au soir. Après avoir pris des instructions de son hôte, il alla le lendemain matin au marché aux chevaux, où il en trouva plusieurs à son gré, qu'il n'acheta pourtant point, pour n'avoir pu convenir du prix. De peur qu'on imaginât qu'il n'avait pas de quoi les payer, il tirait de temps en temps sa bourse de dessous son manteau, et étalait ainsi son argent, comme un sot, aux yeux des passants. Dans un moment où il la tenait dans ses mains pour en faire parade, passe à côté de lui, sans qu'il s'en aperçût, une Sicilienne d'une beauté ravissante, mais d'un naturel si compatissant, qu'elle accordait ses faveurs à qui en voulait et pour très-peu de chose. Dès qu'elle vit cette bourse : « Que je serais heureuse, dit-elle au fond de son cœur, si tout cet or m'appartenait ! » Et elle continua son chemin. Or, il y avait avec cette courtisane une vieille femme, de Sicile comme elle, qui la quitta aussitôt qu'elle eut aperçu André. Elle courut vers le jeune homme, qu'elle connaissait, et l'embrassa avec affection. La courtisane la suivit des yeux ; et voyant qu'elle parlait à l'homme aux écus, elle s'arrêta pour l'attendre. André, tout surpris de se voir ainsi embrassé dans une ville où il ne connaissait personne, se retourna ; il regarda atten- tivement cette vieille, et, l'ayant enfin reconnue, il répond de son mieux aux marques d'amitié qu'elle lui donnait. Celle-ci fut si enchantée de l'avoir rencontré, qu'elle lui promit d'aller le voir dans son auberge ; puis, sans s'arrêter plus longtemps à discourir, elle prit congé de lui et alla rejoindre sa compagne. Le maquignon continua de marchander des chevaux, mais il n'en acheta point de cette matinée. La jeune fille, à qui la bourse du maquignon tenait fort au cœur, et cherchant dans sa tête un moyen pour la lui escroquer tout entière ou en partie, demanda finement à la vieille qui était cet homme, d'où il était, ce qu'il faisait là et d'où elle le connaissait. La bonne femme, qui ne se défiait de rien, l'instruisit de tout, aussi bien que l'aurait pu faire André lui-même. Elle lui dit qu'elle avait demeuré avec son père, d'abord en Sicile, ensuite à Pérouse, et ne manqua pas de lui apprendre quel sujet avait conduit le jeune homme à Naples. La rusée demoiselle, instruite à fond de la famille d'André et du nom de tous ses parents, résolut de se servir de ces renseignements pour venir à bout de son dessein. Arrivée à sa maison, elle donna de l'occupation à la vieille pour tout le jour, afin de lui ôter le temps d'aller voir le Pérousin ; puis, s'adressant à une jeune fille de son espèce, qui lui tenait lieu de servante, et qu'elle avait très-bien instruite dans l'art de faire de pareils messages, elle l'envoya sur le soir chez André, qu'elle rencontra, par un heureux hasard, sur la porte de l'auberge. Elle l'aborde, et lui demande s'il ne savait point où était un honnête homme de Pérouse, nommé André de la Pierre, qui logeait là-dedans. Après qu'il lui eut répondu que c'était lui-même, elle le tire un peu à l'écart et lui dit : « Monsieur, une aimable dame de cette ville serait très-charmée d'avoir, s'il vous plaisait, un entretien avec vous. » Ces paroles flattèrent tellement l'amour-propre d'André, qui s'imaginait être un beau garçon, qu'il ne douta point que cette dame ne fût éprise d'amour pour lui. Il répondit donc sans balancer qu'il irait la trouver, et il demanda l'heure et le lieu où cette dame jugerait à propos de le recevoir. « Quand il vous plaira, dit la commissionnaire ; elle vous attend chez elle. – Puisque cela est ainsi, répliqua André, va-t'en devant, et je te suis. » Il la suivit, en effet, sans en avertir personne du logis. Cette petite friponne le conduisit à la maison de la belle, qui demeurait rue Maupertuis, nom qui désigne assez combien la rue était honnête ; mais le jeune Pérousin, qui l'ignorait parfaitement, croyant aller dans un lieu décent parler à une honnête femme, entra avec sécurité dans ce mauvais lieu, précédé de la commissionnaire. Il monte après elle. Celle-ci n'a pas plus tôt appelé sa maîtresse et crié qu'André était là, que la courtisane parut au haut de l'escalier pour le recevoir. Figurez-vous une femme qui, au mérite de la jeunesse et à celui de la beauté, joignait une taille aussi riche qu'élégante, et une parure qui annonçait autant de goût que de propreté. Le jeune homme avait encore deux ou trois marches à monter, lorsqu'elle courut à lui les bras ouverts ; elle les étendit autour de son col, et demeura quelques moments sans lui rien dire, comme si l'excès de sa tendresse l'eût empêchée de proférer une parole ; puis, fondant en larmes, elle couvrit son front de baisers, et d'une voix entrecoupée : « Ô mon ami, lui dit-elle, ô mon cher André, sois le bienvenu ! – Et vous, madame, lui répondit André, tout ébahi de recevoir tant de caresses, et vous, soyez la bien trouvée. » Elle le prit par la main, et le fit entrer dans un salon, d'où, sans lui parler, elle le fit passer dans sa chambre, qui était parfumée de roses, de fleurs d'orange et d'autres parfums. Il y vit un lit superbe, de très-beaux meubles et des habits magnifiques étalés sur des perches, selon l'usage de ce pays-là. Comme il était encore tout neuf, il fut étonné de cet éclat, et ne douta point qu'il n'eût affaire à une dame de conséquence. Quand ils furent assis l'un et l'autre sur un sofa, situé près du lit, la donzelle lui tint ce discours : « Je ne doute nullement, mon cher André, que tu ne sois surpris de mes caresses et de mes larmes. J'avoue que tu dois l'être, puisque tu ne me connais pas et que tu n'as peut-être jamais entendu parler de moi. Mais ta surprise sera bien plus grande, quand je t'aurai dit que je suis ta sœur. J'ai toujours désiré de voir tous mes frères avant de mourir ; mais, puisque le bon Dieu me fait la grâce d'en voir un, je t'assure qu'à présent je mourrai contente, en quelque temps qu'il lui plaise de m'appeler à lui. Tu n'as sans doute aucune connaissance de ceci ; je vais te découvrir ce mystère en peu de mots. « Tu as pu entendre dire que la Pierre, mon père et le tien, fit autrefois un long séjour à Palerme. Son caractère, naturellement bon et obligeant, lui acquit dans cette ville un grand nombre d'amis, dont plusieurs vivent encore. De toutes les personnes qu'il sut s'affectionner, ma mère, née de parents nobles, et alors veuve d'un très-bon gentilhomme, fut sans doute celle qui eut pour lui le plus grand attachement ; puisque sans être arrêtée par la crainte de son père et de ses frères, et oubliant, qui plus est, son propre honneur, elle vécut avec lui dans une si étroite liaison, qu'elle devint grosse et accoucha de moi. « Quelque temps après, notre père, forcé de quitter Palerme et de retourner à Pérouse pour ses affaires, nous laissa en Sicile ma mère et moi (je n'étais encore qu'une enfant), sans qu'il nous ait donné depuis, à l'une ni à l'autre, la moindre marque de son souvenir. Je t'avoue que si le respect qu'on doit à un père ne me retenait, je le blâmerais vivement de son ingratitude envers ma mère, et de son peu de tendresse pour sa fille qu'il a eue, non d'une servante ou d'une personne méprisable, mais d'une femme honnête, qui, sans le connaître de longue main, avait eu la faiblesse de le rendre maître de ses biens et de sa personne. Mais brisons là-dessus ; car il est bien plus aisé de censurer un mal passé que de le réparer. « Malgré l'abandon de celui qui m'avait donné le jour, ma mère, à qui son mari avait laissé beaucoup de bien, prit un soin particulier de mon enfance ; et, quand je fus devenue grande, elle me maria à un très-honnête gentilhomme de la maison de Gergentes, qui, pour lui complaire, ainsi qu'à moi, vint se fixer à Palerme. Comme il était un zélé partisan des Guelfes, il conduisit quelque entreprise secrète avec le roi Charles. Frédéric, roi d'Aragon, en fut averti avant qu'il eût pu la mettre à exécution ; ce qui nous obligea à nous enfuir de Sicile, à la veille d'être la plus grande dame de cette île. Nous emportâmes de nos biens le peu que nous en pûmes recueillir ; je dis peu, eu égard à tout ce que nous possédions. Forcés d'abandonner ainsi nos hôtels et nos palais, nous vînmes nous réfugier en cette ville, où le roi Charles nous a un peu dédommagés des pertes que nous avions faites pour son service. Il nous a donné maison en ville et maison à la campagne, et il fait une bonne pension à mon mari, comme tu pourras t'en convaincre par toi-même. Voilà, mon cher frère, par quel accident je suis ici ; voilà, mon bon ami, ce qui, grâce à Dieu et non à ton amitié, me procure aujourd'hui le plaisir de te voir. » Après ces derniers mots, elle l'embrassa de nouveau et couvrit son front de baisers. André, entendant une fable si bien tissue, débitée avec tant d'ordre par une personne qui, loin de paraître embarrassée dans la moindre circonstance, s'exprimait avec autant de facilité que de grâce et de naturel, se souvenant que son père avait effectivement demeuré autrefois à Palerme, jugeant d'ailleurs par luimême de la faiblesse des jeunes gens, qui contractent aisément des liaisons avec les objets qui leur plaisent ; touché peut-être aussi des larmes, des démonstrations d'amitié et des honnêtes caresses de la dame ; André, dis-je, crut sans peine tout ce qu'elle lui avait raconté. « Vous ne devez pas trouver étrange, madame, lui répondit-il, que je sois étonné de tout ce que vous venez de m'apprendre. Je ne vous connais pas plus que si vous n'aviez jamais existé. Mon père, vous pouvez m'en croire, n'a jamais parlé de vous, ni de madame votre mère, ou, s'il l'a fait, cela n'est jamais parvenu jusqu'à moi. Je n'en suis pas moins charmé de trouver ici une sœur si aimable. Vous ne sauriez croire le plaisir que j'ai de cette rencontre ; il est d'autant plus grand, que je ne m'y attendais nullement. Tout homme, quelque élevé que fût son rang, ne pourrait qu'être flatté d'une semblable découverte ; combien ne dois-je pas m'en glorifier, moi qui ne suis encore qu'un petit marchand, et qui ne connais ici personne ! Mais, de grâce, éclaircissez-moi d'un fait : par quel moyen avez-vous su que j'étais en cette ville ? – Je l'ai appris ce matin d'une bonne femme, qui vient me voir souvent et qui a demeuré quelque temps avec votre père à Palerme et à Pérouse. Il m'a paru plus décent de vous envoyer chercher que d'aller moi-même chez vous. Soyez sûr que, sans cette considération, j'aurais été vous trouver. » Après lui avoir ainsi répondu, elle se mit à lui demander des nouvelles de tous ses parents, qu'elle désigna par leur nom les uns après les autres. André satisfit à toutes ses questions ; et il demeura persuadé, beaucoup plus qu'il n'aurait dû l'être sans doute, de la vérité de l'histoire qu'elle venait de lui conter. Comme la conversation avait été longue, et qu'il faisait fort chaud, elle fit apporter du vin de Grèce, avec quelques confitures, et en régala notre jeune homme. Peu de temps après, voyant que l'heure de souper approchait, André se mit en devoir de s'en retourner à son auberge. La dame l'en empêcha, et feignant même d'en être choquée : « Eh ! mon Dieu, lui dit-elle, je vois bien que tu fais peu de cas de moi, puisque, étant avec une sœur que tu n'avais jamais vue, et chez qui tu aurais dû venir descendre à ton arrivée en cette ville, il te tarde si fort de la quitter pour aller souper à l'auberge. Il n'en sera rien, je te le jure ; et, bon gré, mal gré, tu souperas avec moi. Quoique mon mari ne soit point ici, à mon grand regret, sois sûr que la bonne chère ne te manquera pas. – Vous ne me rendez pas justice, répondit André, je vous aime comme on doit aimer une sœur ; mais si je ne prends congé de vous, on m'attendra tout le soir pour souper, et il n'est pas honnête de se faire attendre. – Que le bon Dieu te bénisse ! s'écria la donzelle. N'ai-je pas ici quelqu'un pour envoyer dire qu'on ne t'attende point ? Je pense même que tu ferais bien de prier tes compagnons de voyage de venir souper ici ; tu leur ferais une politesse à laquelle ils seraient sensibles, et tu ne te retirerais pas seul, dans le cas que tu ne veuilles point coucher ici. » André répondit que, puisqu'il fallait absolument qu'il soupât avec elle, il ferait tout ce qu'elle jugerait à propos ; et que, quant à ses compagnons, il n'en voulait aucun ce soir. Elle lui en témoigna sa satisfaction, et feignit d'envoyer dire à l'auberge qu'on ne l'attendît point. Après divers propos, on se mit à table ; les viandes furent délicates et la chère abondante. La belle fit de son mieux pour faire durer le souper jusqu'à ce qu'il fît bien obscur. Lorsqu'on eut desservi et qu'André voulut s'en aller : « Je ne le souffrirai point pour tout au monde, dit la charitable sœur ; Naples n'est pas une ville où personne, et encore moins un étranger, puisse aller la nuit dans les rues. » Elle ajouta qu'elle avait fait dire qu'on ne l'attendît, ni pour souper, ni pour coucher. Le bon André, croyant sans peine tout ce qu'elle disait, et prenant plaisir d'être avec elle, donna dans le panneau et ne parla plus de se retirer. Les voilà à s'entretenir de nouveau de différentes choses. Après avoir longtemps causé, la sœur prétendue, voyant qu'il était près de douze heures, laissa André dans sa chambre avec un petit garçon pour le servir, et elle se retira, avec ses femmes, dans une autre. On était dans la canicule, et la chaleur se faisait sentir ; c'est pourquoi André, se voyant seul, crut devoir se mettre à son aise, et quitta jusqu'à ses hauts-de-chausses, qu'il posa sur le chevet de son lit, ne gardant pour tout habillement que son pourpoint. Pressé par un besoin naturel, il demanda au petit domestique où étaient les commodités. « Entrez là, » lui répondit-il en lui montrant une porte qui était dans le coin de la chambre. À peine fut-il entré, qu'ayant mis malheureusement le pied sur une planche, dont l'un des bouts était décloué du soliveau sur lequel elle portait, il tombe dans les commodités, suivi de la planche ; mais, grâce à Dieu, quoique la chute fût assez élevée, il ne se fit aucun mal. Il en fut quitte pour se voir dans un instant tout barbouillé de la puante ordure dont ce lieu était plein. Pour vous faire mieux comprendre ceci et ce qui en fut la suite, je vais vous dire de quelle façon étaient construites ces commodités. Il y avait un petit cul-de-sac fort étroit, comme nous en voyons à Florence dans plusieurs maisons, qui, au moyen de quelques planches soutenues par deux soliveaux, formait une communication avec la maison voisine. Or, le siége des commodités était au haut de ce cul-de-sac ou d'une petite allée, dans laquelle le pauvre diable se vit précipité. Vous imaginez bien qu'il n'était rien moins qu'à son aise, au fond de ce cloaque infect. Il appelle le garçon, qui, immédiatement après qu'il eut fait la culbute, avait été en avertir sa maîtresse. Celle-ci de courir aussitôt à la chambre, et d'y chercher les habits d'André ; elle les trouve avec l'argent que le jeune homme défiant avait jusque-là porté toujours sur soi, et pour lequel cette coquine avait tendu ses piéges, en feignant d'être de Palerme et fille d'un Pérousin. Dès lors, ne se souciant plus de ce prétendu frère si chéri et si bien reçu, elle se hâta d'aller fermer la porte des commodités. André, voyant que le garçon ne lui répondait point, cria plus fort, mais tout aussi inutilement. Il commença à soupçonner, mais un peu trop tard, qu'il était pris pour dupe. Comment sortir d'un si vilain lieu ? Il cherche, il tâtonne, pour trouver une issue ; il s'aperçoit que les latrines ne sont séparées de la rue que par une cloison. Il monte, non sans peine, sur ce petit mur ; et lorsqu'il est descendu dans la rue, il va droit à la porte de la maison qu'il reconnut très-bien. Heurter, appeler, frapper de toutes ses forces, fut l'affaire d'un instant ; mais tout fut inutile. Ne doutant plus alors qu'il n'eût été joué : « Hélas ! dit-il les larmes aux yeux, comment est-il possible qu'en si peu de temps j'aie perdu cinq cents écus et une sœur ! » Après plusieurs autres doléances, il frappe encore et se met à crier à pleine tête. Le bruit fut si grand, qu'il réveilla les voisins, et que plusieurs se levèrent, pour savoir ce qui l'occasionnait. Une des femmes de la courtisane se mit à la fenêtre ; et feignant de sortir du lit et de sommeiller encore, elle crie, d'un ton rauque et de mauvaise humeur : « Qui heurte en bas ? – C'est moi ; ne me connais-tu point ? Je suis André, frère de madame Fleur-de-Lis. – Bonhomme, réplique la servante, si tu as trop bu, va-t'en dormir : tu reviendras demain ; je ne connais point André, et je ne comprends rien aux extravagances que tu dis. Retire-toi, et laissenous dormir, s'il te plaît. – Quoi ! s'écrie André, tu ne sais pas ce que je dis ? certes, je suis bien sûr du contraire ; mais puisque les parentés de Sicile s'oublient en si peu de temps, rends-moi au moins mon argent et mes habits que j'ai laissés là-haut, puis je m'en irai volontiers. – Tu rêves, sans doute, bonhomme, » répondit la fille en souriant malicieusement ; et elle referma aussitôt la fenêtre. André, déjà trop certain de son malheur, pensa se désespérer, et résolut d'obtenir à force d'injures ce qu'il n'avait pu gagner à force de prières. Il jure, il peste, il crie de toutes ses forces ; et, armé d'une grosse pierre, il frappe contre la porte à coups redoublés, et menace de l'enfoncer. Plusieurs des voisins qu'il avait éveillés, croyant qu'on voulait faire pièce 4 à cette bonne dame, lassés d'entendre tout ce bruit, se mirent aux fenêtres, et, semblables à une troupe de chiens qui aboient dans la rue après un chien étranger, s'écrient tout d'une voix : « C'est bien infâme de venir, à l'heure qu'il est, dire et faire de pareilles impertinences à la porte d'une femme d'honneur ! Au nom de Dieu, bonhomme, retire-toi, et laisse-nous en repos. Si tu as quelque chose à démêler avec cette dame, reviens demain, et ne nous romps plus la tête de tout ce vilain tintamarre. » 4 Jouer un mauvais tour. (Note du correcteur). Un galant de la dame qui était dans la maison, et qu'André n'avait ni vu ni entendu, encouragé par les paroles des voisins, courut aussitôt à la fenêtre, et d'une voix fière et terrible : « Qui est là-bas ? » s'écrie-t-il. André lève la tête et voit un homme, qui, autant qu'il en put juger, lui parut un vrai coupe-jarret. Il avait une barbe noire et épaisse ; et, comme s'il sortait d'un profond sommeil, il baissait et se frottait les yeux. « Je suis frère de la dame du logis, » répondit-il tout effrayé de cette voix. Mais celui-ci, sans attendre qu'il eût achevé de répondre, et prenant un ton plus rude et plus menaçant que la première fois : « Scélérat, ivrogne, dit-il, je ne sais ce qui me tient que je n'aille t'assommer et te donner autant de coups de bâton que tu en pourras porter, pour t'apprendre à troubler ainsi le repos d'autrui ; » et, après ces mots, il ferma aussitôt la fenêtre. Quelques-uns des voisins, qui connaissaient sans doute la trempe de cet homme, dirent à André avec douceur : « Au nom de Dieu, mon ami, retirez-vous, et ne vous faites pas tuer. Allezvous-en, vous dit-on, c'est le plus sûr parti que vous puissiez prendre. » Le Pérousin, aussi épouvanté du son de voix et des regards de celui qui l'avait menacé, que persuadé de la sagesse de l'avertissement et des conseils des charitables voisins, triste et désespéré d'avoir perdu son argent, reprit, pour s'en retourner à son auberge, le même chemin qu'il avait suivi avec la petite chambrière ; et, comme il pouvait à peine résister à la puanteur qu'il exhalait, il crut devoir aller du côté du port pour se laver. Il se détourna à main gauche, et entra dans la rue Catellane. Comme il gagnait le haut de la ville, il aperçut de loin deux hommes qui venaient vers lui, munis d'une lanterne sourde. Craignant que ce ne fût la patrouille ou des malfaiteurs, il voulut les éviter, et se cacha dans une masure qu'il découvrit à ses côtés. Les deux hommes y entrèrent un moment après, comme s'ils se fussent donné le mot pour le suivre. Ils s'arrêtent tout proche de lui, posent à terre plusieurs instruments de fer, et les examinent au clair de leur lanterne. Pendant qu'ils causaient sur ces divers instruments : « Que veut dire ceci ? dit l'un d'eux à son compagnon, je sens une puanteur si forte, que de ma vie je ne crois en avoir senti une pareille. Il tourne aussitôt la lanterne de côté et d'autre, et voit le malheureux André. « Qui est là ? » Point de réponse. Ils s'approchent avec la lanterne et, le voyant tout barbouillé, lui demandent qui l'avait mis dans cet état. Le pauvre hère, un peu rassuré, leur conta sa triste aventure. Les deux inconnus, cherchant dans leur esprit où l'on pouvait lui avoir joué ce tour, imaginèrent que ce devait être dans la maison de Scarabon Boute-Feu. « Bonhomme, lui dit alors l'un d'eux, tu dois, malgré la perte de ton argent, remercier le ciel de ce que tu es tombé dans les commodités, et que tu n'aies pu rentrer dans la maison : tu n'en aurais pas été quitte pour la perte de ton argent ; car on t'aurait infailliblement égorgé pendant ton sommeil. Mais à quoi bon les pleurs ? Il faut te consoler et prendre ton parti. Tu arracherais plutôt les étoiles du ciel qu'un seul des écus qu'on t'a pris. Tu cours même risque d'être assassiné, si l'amoureux de la donzelle apprend que tu aies ébruité ton aventure. » Puis, après s'être parlé à l'oreille : « Écoute, lui dirent-ils, comme nous avons compassion de toi, si tu veux nous aider dans l'exécution d'une entreprise que nous avons projetée, nous te promettons un butin qui te dédommagera de reste de ce que tu as perdu. » André, au désespoir et ne sachant où donner de la tête, répondit sans balancer qu'il ferait tout ce qu'ils voudraient. On avait enterré à Naples, le jour précédent, l'archevêque de cette ville, nommé Philippe Minutolo, avec de très-riches vêtements et un rubis à son doigt, qui valait plus de cinq cents ducats d'or. Leur dessein était de voler ce tombeau. Ils le déclarèrent à André, qui, plus intéressé qu'avisé, prit avec eux le chemin de la cathédrale. Comme l'odeur qu'il exhalait était toujours très-incommode : « Ne saurions-nous, dit, chemin faisant, un des compagnons, trouver un moyen pour le laver, afin qu'il ne nous infecte plus ? – Rien de plus aisé, répondit l'autre ; nous voici tout proche d'un puits auquel on laisse ordinairement une corde et un grand seau. Allons-y de ce pas, et nous le laverons. » Arrivés à ce puits, ils trouvèrent bien la corde, mais point de seau. Quel parti prendre ? Il fut résolu d'attacher le maquignon au bout de la corde, et de le descendre lui-même dans le puits, où il pourrait se baigner de pied en cap. On convint qu'il secouerait la corde, quand, après s'être lavé, il voudrait qu'on le remontât. À peine l'y avaient-ils descendu, qu'un détachement de la patrouille, excédé de fatigue et brûlant de soif, marche vers ce puits dans l'intention de s'y désaltérer. Les compagnons d'André les ayant entendus venir, et craignant d'être arrêtés, prirent aussitôt la fuite, et n'en furent point aperçus. Quand les autres arrivèrent, André était parfaitement débarbouillé. Ayant mis bas leurs armes, leurs pavois et leurs casaques, les voilà à tirer la corde, jugeant par sa résistance, que le seau était tout plein. Arrivé au haut du puits, André lâche la corde et s'élance avec vivacité sur le bord. Les soldats, saisis de frayeur, et croyant avoir puisé le diable, s'enfuirent à toutes jambes, ce qui jeta le Pérousin dans un étonnement d'autant plus grand, que s'il ne s'était bien tenu, il serait tombé au fond du puits, non sans risque de se tuer ou de se blesser dangereusement. Sa surprise augmenta lorsque, descendu à terre, il vit des armes qu'il savait bien que ses compagnons n'avaient point apportées. Frappé de crainte, et ne sachant ce que cela signifiait, il prit le parti de s'en aller, mais sans savoir où. À quelques pas de là, il rencontra les deux inconnus qui revenaient pour le retirer du puits. Étonnés de le voir, ils lui demandent qui l'en avait retiré ; il répond qu'il n'en sait rien et leur raconte comment la chose s'était passée. Ils lui dirent alors par quel motif ils avaient pris la fuite, et lui apprirent par qui il devait avoir été retiré du puits. Comme il était déjà minuit, sans s'amuser davantage à discourir, nos trois associés marchent en diligence vers l'église. Ils s'y introduisent et vont droit au tombeau de l'archevêque. Il était couvert d'une grande pierre de marbre, qu'ils vinrent à bout de soulever par le moyen de leurs instruments, et qu'ils étayèrent ensuite de manière qu'un homme pouvait y passer. Quand cela fut fait : « Qui y entrera ? dit l'un d'eux. – Ce ne sera pas moi, répondit l'autre. – Ni moi non plus, répliqua le premier ; mais qu'André y entre. – Je n'en ferai rien assurément, dit André. – Tu dis que tu n'y entreras point ? répliquèrent alors ses deux compagnons en se tournant vers lui ; palsambleu ! il faut bien que tu y entres, sans quoi nous allons t'assommer. » Le maquignon, les jugeant très-capables d'effectuer leurs menaces, ne se le fit pas dire davantage, et il entra. Comme il descendait : « Ces coquins-là, dit-il en lui-même, m'ont bien la mine de vouloir me filouter. Si je suis assez fou pour leur donner tout, je suis presque sûr que, dans le temps que je serai occupé à sortir du caveau, ils décamperont et ne me laisseront rien ; c'est pourquoi je ne ferai point de mal de me payer par mes mains. » Il se souvint de l'anneau précieux dont il leur avait entendu parler ; et la première chose qu'il fit, quand il fut descendu, fut de le tirer du doigt de M. l'archevêque et de le mettre en lieu de sûreté. Il prit ensuite la crosse, la mitre, les gants, les habits pontificaux ; en un mot, il dépouilla le prélat jusqu'à la chemise, et donna tout cela à ses camarades, disant qu'il n'y avait plus rien de bon à prendre. Ceux-ci se tuaient de dire que l'anneau devait y être et qu'il n'avait qu'à bien chercher. André, le bon André leur protestait qu'il ne le trouvait point. Eux, aussi rusés que lui, insistèrent de nouveau ; et pendant qu'il faisait semblant de chercher, ils ôtèrent l'appui qui soutenait la pierre, et, prenant la fuite, ils le laissèrent ainsi enfermé dans le tombeau. Vous devez penser dans quelle situation se trouva le malheureux André ; il essaya plusieurs fois de soulever le marbre avec la tête et avec les épaules, mais ses efforts furent inutiles. Accablé de douleur et de fatigue, il tomba évanoui sur le corps de l'archevêque. Qui les eût vus dans cette position, aurait eu de la peine à distinguer lequel des deux était le mort. Ayant repris ses sens, il pleure, il gémit, il se désespère, se voyant dans la cruelle alternative, ou de périr de faim et de misère dans ce tombeau, ou d'être pendu comme un voleur, si l'on venait à le découvrir dans ce lieu. Tandis qu'il était en proie à ces tristes réflexions, il entendit marcher dans l'église. Il se figura, avec raison, que c'étaient des voleurs qui y étaient conduits par le même appât qu'il l'avait été lui-même avec ses compagnons ; ce qui ne fit que redoubler ses craintes. Ceux-ci, après avoir ouvert le tombeau et appuyé la pierre qui le couvrait, firent les mêmes difficultés pour y entrer. Personne n'osait y descendre ; enfin un prêtre de la bande termina la contestation en disant : « Il faut convenir que vous êtes bien poltrons ! Pour moi, qui n'ai point peur des morts, j'y entrerai avec plaisir. » Le voilà dans l'instant ventre à terre sur le bord du caveau, et tournant le dos à l'ouverture, il y introduit d'abord ses jambes l'une après l'autre pour passer ensuite plus sûrement le reste du corps. André, qui s'était un peu rassuré et qui avait entendu tout ce qu'on avait dit, n'en fait pas à deux : il se lève, et, saisissant le prêtre par une jambe, il le tire à lui de toute sa force. Celui-ci de crier aussitôt et de faire des efforts pour s'échapper. Il faillit s'évanouir de peur ; mais, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, il sortit du trou ; et, sans songer à refermer le tombeau, il suivit de près ses camarades qui s'étaient enfuis aussi vite que s'ils eussent eu cent diables à leurs trousses. André, tout joyeux de cet événement inattendu, ne perd pas un instant pour sortir du tombeau, et, muni du rubis, se sauve promptement de l'église. Il courut longtemps les rues sans savoir où il allait. À la pointe du jour, se trouvant sur le port, il se reconnut et gagna le chemin de l'auberge. L'hôte et ses compagnons de voyage lui ayant témoigné combien ils avaient été toute la nuit en peine de lui, il leur raconta sans déguisement tout ce qui lui était arrivé. L'aubergiste lui conseilla trèsfort de sortir promptement de Naples. Il ne tarda pas à suivre ce conseil, et s'en retourna à Pérouse avec son beau rubis, qui le dédommagea de la perte de ses écus. NOUVELLE VI LES ENFANTS RETROUVÉS Vous n'ignorez pas, mes chères dames, qu'après la mort de Frédéric II, empereur, Mainfroi fut couronné roi de Sicile. Ce prince avait auprès de lui un gentilhomme napolitain, nommé Henri Capèce, qui jouissait d'une grande fortune et d'un trèsgrand crédit. Il avait le gouvernement du royaume de Sicile, et était marié à Britolle Caracciola, dame de qualité, et Napolitaine comme lui. Dans le temps qu'il était encore gouverneur de Sicile, Charles Ier ayant gagné la bataille de Bénévent, où Mainfroi perdit la vie, il eut la douleur de voir les Siciliens se déclarer pour le vainqueur. Ne pouvant plus dès lors compter sur leur attachement et leur fidélité, et ne voulant point devenir sujet de l'ennemi de son souverain, il se disposa à prendre la fuite ; mais les Siciliens, ayant eu vent de son projet, le livrèrent au roi Charles avec plusieurs autres zélés serviteurs de Mainfroi. Quand Charles eut pris possession du royaume de Sicile, Britolle, à la vue d'un changement si subit et si étonnant, ne sachant quel sort on avait fait subir à son mari, et craignant d'en éprouver un pareil, dans le cas qu'on l'eût fait mourir, crut devoir sacrifier ses biens à sa propre sûreté ; et quoique enceinte, elle s'embarqua dans un vaisseau qui allait à Lipari, accompagnée seulement de son fils, âgé tout au plus de huit ans, et qui portait le nom de Geoffroi. Elle arriva heureusement dans cette ville, où elle accoucha d'un autre fils qu'elle nomma le Fugitif. Elle y prit une nourrice, et s'embarqua, ainsi que cette nourrice et ses deux enfants, pour se rendre à Naples chez ses parents ; mais le ciel traversa son projet. Une violente tempête jeta la ga- lère qui la portait sur la côte de l'île de Pouza, où l'on relâcha dans un petit port pour attendre les vents favorables. Étant descendue à terre, à l'exemple du reste de l'équipage, et ayant trouvé dans l'île une petite solitude, elle commenta à gémir sur le sort de son mari. Elle se dérobait tous les jours aux yeux des matelots et des passagers pour aller dans ce lieu solitaire donner un libre cours à sa douleur. Un jour, pendant qu'elle y faisait ses doléances ordinaires, arrive tout à coup un corsaire, qui s'empare, sans coup férir, de sa galère, et l'emmène avec tous ceux qui la montaient. Madame Britolle, ayant donné à ses plaintes et à ses gémissements le temps qu'elle leur consacrait journellement, reprit le chemin du rivage pour revoir ses enfants. Quelle fut sa surprise de n'y trouver personne ! Soupçonnant aussitôt ce qui était arrivé, elle porte ses regards de tous côtés sur la mer, et voit, à une distance peu éloignée, le vaisseau du corsaire, suivi de la petite galère qu'il venait d'enlever. Britolle ne douta plus qu'elle n'eût perdu pour jamais ses chers enfants, comme elle avait perdu son mari. Quelle douleur ! Seule, abandonnée, ne sachant que devenir, appelant d'une voix presque éteinte, tantôt ses fils, tantôt leur père, elle tomba évanouie sur le rivage, et comme il n'y avait là personne pour la secourir, elle demeura longtemps sans connaissance et sans sentiment : revenue à elle-même, des larmes abondantes coulèrent de ses yeux. Elle se lève, et, dans le trouble que lui cause sa douleur, elle court de caverne en caverne, et, par des cris entremêlés de sanglots, appelle ses chers enfants, comme si elle eût eu quelque espérance de les retrouver. S'apercevant de l'inutilité de ses plaintes, et l'horreur de l'obscurité qui commençait à se répandre sur l'horizon la forçant de songer à elle-même, elle prit le parti de se retirer dans la petite caverne où elle avait accoutumé d'aller gémir sur son infortune. Elle y passa la nuit dans des agitations d'autant plus douloureuses, qu'une frayeur continuelle s'était jointe à son affliction. Le jour venu, n'ayant pris aucune nourriture depuis plus de vingt-quatre heures, elle se sentit si fort pressée de la faim, qu'elle se détermina à manger de l'herbe, plutôt que de se laisser mourir. Après s'être sustentée comme elle put, elle se mit à pleurer de nouveau, songeant au cruel avenir qui la menaçait. Tandis qu'elle était livrée à ces tristes réflexions, elle voit une chèvre entrer dans une caverne voisine de la sienne, et en sortir quelques instants après pour retourner dans le bois. La vue de cette bête attire sa curiosité. Elle se lève et va dans l'endroit d'où la chèvre venait de sortir ; elle y trouva deux petits chevreaux, nés le jour même. Comme elle n'avait pas perdu son lait depuis qu'elle était relevée de couches, et qu'elle en était même incommodée, elle ne fit aucune difficulté de les prendre l'un après l'autre dans ses bras et de leur présenter sa mamelle. Ces animaux, loin de se refuser à ses caresses, la tettèrent comme si c'eût été leur propre mère, et dès ce moment ne mirent aucune différence entre l'une et l'autre. Ces deux petits nourrissons furent pour cette dame infortunée une espèce de compagnie et un soulagement à ses malheurs. Elle ne les quittait que pour aller paître l'herbe, comme leur mère, et se désaltérer au bord d'un ruisseau. Privée de tout secours humain et de l'espoir de sortir d'un lieu si désert, elle se résolut d'y vivre et d'y mourir, pleurant néanmoins à chaudes larmes toutes les fois que le souvenir de son mari, de ses enfants et de son ancien état se retraçait à son esprit. Sa manière de vivre et le séjour qu'elle fît dans un lieu si sauvage la rendirent sauvage elle-même. Le moyen de ne pas le devenir, quand on n'a de société qu'avec des animaux farouches ! Madame Britolle avait déjà passé plusieurs mois dans cette île, lorsque le hasard attira dans le petit port où elle avait débarqué un vaisseau de Pise, qui y jeta l'ancre et y demeura plusieurs jours. Sur ce navire était un gentilhomme nommé Conrad, marquis de Malespini, qui avait avec lui son épouse, femme d'une vertu et d'une dévotion exemplaires : ces époux venaient de visiter tous les lieux saints du royaume de la Pouille, et s'en retournaient chez eux. Un jour, pour se dissiper, accom- pagnés de quelques domestiques, et suivis de leurs chiens, ils allèrent se promener dans l'île, non loin de la grotte que madame Britolle avait choisie pour sa demeure ordinaire. Les chiens ayant aperçu les deux chevreaux, devenus assez forts pour aller paître seuls dans le bois, coururent aussitôt après eux. Ceux-ci prirent la fuite, et se réfugièrent incontinent dans la caverne de l'infortunée Britolle, où ils furent poursuivis par les chiens. À cette vue, madame Britolle prend un bâton et se lève pour les chasser. Pendant qu'elle est occupée à les mettre en fuite, messire Conrad et sa femme, qui suivaient leurs chiens, arrivèrent près de la grotte. Je vous laisse à penser quel fut leur étonnement, quand ils virent cette femme, qui était devenue noire, maigre et velue. Britolle, de son côté, éprouva une surprise pour le moins aussi grande. Le gentilhomme fait taire et retirer ses chiens ; il s'approche de cette femme et la prie instamment de lui dire qui elle est, et ce qu'elle fait dans un lieu si désert. Elle ne se fit pas longtemps prier pour satisfaire sa curiosité et celle de son épouse, qui venait de lui faire les mêmes questions. Elle leur déclara ingénument son nom, sa qualité, et leur raconta toutes ses infortunes. Le marquis, qui avait connu particulièrement son mari, fut vivement touché de ce récit ; il n'oublia rien pour lui faire abandonner la résolution qu'elle avait prise de finir ses jours dans ce désert. Il s'offrit de la ramener chez ses parents, ou de la garder chez lui jusqu'à ce que le sort lui fût plus favorable, en lui promettant de la traiter comme sa propre sœur. Mais, voyant qu'elle ne se rendait point à ses instances, il la laissa avec sa femme, persuadé qu'elle pourrait la déterminer plus facilement à accepter ses offres ; en attendant, il donna des ordres pour qu'on lui apportât des habits et de quoi manger. La femme du marquis, restée seule avec elle, se conduisit au mieux. Elle commença d'abord à partager sa douleur ; bientôt après elle se mit à pleurer avec elle sur ses malheurs ; puis elle l'engagea, mais ce ne fut pas sans peine, à manger et à s'habiller. Enfin, quoique cette infortunée protestât qu'elle n'irait jamais en lieu où elle fût connue, la marquise fit si bien par ses tendres sollicitations et ses vives instances, qu'elle la détermina à partir avec elle pour Lunigiane, en lui promettant d'emmener, si elle voulait, les deux chevreaux et leur mère. Cet animal était revenu au gîte, et, au grand étonnement de la marquise, avait fait mille caresses à madame Britolle. Les vents étant devenus favorables, cette infortunée s'embarqua avec messire Conrad et sa femme. Leur navigation fut des plus heureuses. Il leur fallut peu de temps pour arriver à l'embouchure de la rivière de la Maigre, où ils débarquèrent. De là ils se rendirent au château du marquis, qui en était peu éloigné. On convint que, pour mieux déguiser madame Britolle, elle prendrait un habit de deuil, et qu'elle passerait pour être attachée à la marquise en qualité de demoiselle de compagnie. Elle joua au mieux ce nouveau personnage, conservant toutefois pour ses chevreaux la même affection, et prenant grand soin de les bien nourrir. Cependant les corsaires qui s'étaient emparé, à Pouza, du vaisseau qui avait conduit madame Britolle à cette île, étaient déjà arrivés à Gênes avec tout ce qu'ils avaient pris. La nourrice et les deux enfants échurent en partage à un nommé Gasparin d'Oria, qui les envoya à sa maison pour s'en servir comme d'esclaves. La nourrice, affligée plus qu'on ne saurait le dire de la perte de sa maîtresse et de l'état misérable où elle se voyait réduite avec les deux enfants, ne cessait de gémir et de verser des pleurs sur sa déplorable destinée. Mais voyant que les larmes ne remédiaient à rien, et que ses gémissements ne la tiraient point d'esclavage, elle prit enfin son parti et se consola du mieux qu'elle put. Quoique née et élevée dans l'obscure pauvreté, elle ne manquait pas d'esprit, et était douée d'un excellent jugement : elle comprit d'abord que si les enfants étaient connus, on pourrait leur faire un mauvais parti. Espérant donc que le temps ferait changer les choses, et que ces malheureux orphelins pour- raient rentrer dans leur premier état, elle résolut de ne déclarer à personne qui ils étaient, à moins qu'elle n'y vît un grand avantage pour eux. Ainsi, quand on l'interrogeait sur leur compte, elle répondait qu'ils étaient ses enfants. Elle n'appelait plus l'aîné par le nom de Geoffroi, mais par celui de Jeannot de Procida. Quant à son petit frère, elle se mit fort peu en peine de lui en donner un autre que celui qu'il portait. Elle eut la précaution de communiquer à Geoffroi les raisons qui l'avaient engagée à le faire changer de nom. Elle lui représenta, non une seule fois, mais presque à tous les instants, le danger auquel il serait exposé, si malheureusement on parvenait à découvrir qui il était. L'enfant, qui n'était pas mal avisé pour son âge, approuva la conduite de la sage nourrice, et s'y conforma parfaitement. Les deux jeunes esclaves demeurèrent longtemps dans la maison de Gasparin d'Oria, très-mal vêtus, occupés aux plus vils emplois, aussi bien que la nourrice, qui leur donnait en tout l'exemple de la patience. Après avoir atteint sa seizième année, Jeannot, qui, malgré l'esclavage, avait conservé un cœur digne de sa naissance, ne pouvant plus soutenir une condition si dure et si vile, s'évada de chez Gasparin, monta sur des galères qui partaient pour Alexandrie, et parcourut plusieurs pays, sans cependant trouver aucun moyen de s'avancer. Au bout de trois ou quatre ans de courses et de travaux, qui n'avaient pas peu contribué à former son corps et à mûrir sa raison, il apprit que son père vivait encore, mais que le roi Charles le retenait en prison. Désespérant de faire changer la fortune, il erra encore çà et là, jusqu'à ce que, le hasard l'ayant amené dans le territoire de Lunigiane, il alla offrir ses services au marquis de Malespini, qui gardait sa mère chez lui. Comme Jeannot était devenu bel homme et qu'il avait fort bonne mine, ce seigneur l'accepta pour domestique, et fut on ne peut plus satisfait de sa manière de servir. L'âge et les chagrins avaient fait un si grand changement sur la mère et le fils, qu'encore qu'ils se vissent quelquefois, ils ne se reconnurent ni l'un ni l'autre. Le marquis avait une fille bien faite et jolie, nommée de l'Épine. À sa dix-septième année, il l'avait donnée en mariage à messire Nicolas de Grignan, et comme elle se trouva veuve presque aussitôt que mariée, elle était retournée chez son père, peu de jours avant que Jeannot entrât à son service. La figure et les manières de ce jeune homme lui plurent si fort, qu'elle ne put se défendre de l'aimer. Sa beauté avait fait les mêmes impressions sur le cœur de Jeannot, ils ne tardèrent pas à s'avouer l'un à l'autre leur passion et à s'en donner des preuves réciproques. Ce commerce de galanterie dura plusieurs mois sans que personne en eût le moindre soupçon. Voyant qu'on était loin de soupçonner leur intrigue, ils commencèrent à mettre moins de prudence et de réserve dans leurs plaisirs. Un jour étant sortis, avec le reste de la famille, pour se promener dans les bosquets voisins du château, ils trouvèrent le moyen de se détacher de la compagnie, et d'entrer les premiers dans le bois. Croyant avoir laissé bien loin leurs compagnons de promenade, ils s'arrêtèrent dans un lieu des plus agréables, et là, sur un tapis de verdure entouré d'arbres et parsemé de fleurs, ils s'abandonnèrent à leur passion et s'enivrèrent des plus doux plaisirs. Mais qu'ils les payèrent cher ces plaisirs délicieux, dont ils ne pouvaient se lasser ! Bref, ils furent surpris, d'abord par la marquise, à qui l'indignation arracha un cri qui interrompit des extases qu'elle eût peut-être voulu partager ; puis par le marquis, qui, outré de la lâcheté de sa fille et de la perfidie de son domestique, les fit lier tous deux par ses gens et conduire sur-le-champ aux prisons du château. N'écoutant que la colère et la fureur dont il était agité, il était déterminé à les faire mourir ignominieusement, et aurait peut-être exécuté sa résolution, si sa femme, qui avait pénétré son dessein, ne l'en eût détourné. Quoiqu'elle jugeât sa fille digne de la punition la plus rigoureuse, l'idée de cette mort la faisait frémir. Elle mit tout en œuvre pour fléchir son mari ; elle le conjure de ne pas se livrer en furieux aux premiers mouvements de son cœur irrité, et lui représenta combien il serait odieux de devenir, dans sa vieillesse, le bourreau de sa fille, et de tremper ses mains dans le sang d'un de ses esclaves. Qu'est-il besoin, ajouta-t-elle, de vous rendre homicide pour satisfaire votre juste ressentiment ? N'avez-vous pas d'autres moyens pour punir les coupables ? Enfin, elle lui parla d'une manière si persuasive, qu'elle lui fit abandonner le projet de les punir de mort. Il se contenta de les condamner à une prison perpétuelle où ils furent gardés séparément, et où ils n'avaient de nourriture qu'autant qu'il leur en fallait pour les empêcher de mourir, et leur donner le temps de pleurer leur faute. On imagine aisément les tourments qu'ils éprouvèrent en se voyant ainsi séparés l'un de l'autre, sans avoir seulement la triste consolation de pouvoir s'écrire. Que de soupirs, que de larmes dut leur causer la seule privation des plaisirs qu'ils avaient goûtés, et dont l'horreur de leur situation ne pouvait leur faire perdre le souvenir ! Ces amants infortunés avaient passé plus d'un an dans leur prison, et le marquis ne songeait plus à eux, lorsque Pierre d'Aragon parvint, par les menées de Jean de Procida, à soulever la Sicile et à l'enlever au roi Charles. À la nouvelle de cet événement, le marquis de Malespini, attaché au parti gibelin, témoigna la plus grande joie ; et voulant que toute sa maison y participât, il donna une grande fête à cette occasion, et il y eut des réjouissances magnifiques dans le château. Jeannot, instruit de la cause de ces divertissements par un de ses gardiens : « Que je suis malheureux ! s'écria-t-il aussitôt en poussant un profond soupir. J'ai couru le monde pendant plus de quatorze ans, presque toujours en mendiant mon pain pour attendre une pareille révolution ; et aujourd'hui qu'elle est arrivée, je me trouve en prison, sans espérance d'en pouvoir jamais sortir ! – Quel intérêt, lui dit le garde, peux-tu prendre aux démêlés des rois ? Aurais-tu des prétentions sur la Sicile ? ajouta-t-il pour le plaisanter. – Mon cœur se fend, reprit Jeannot, au seul souvenir du poste que mon père y occupait. Quoique je fusse fort jeune quand je fus contraint d'en sortir, je me souviens, on ne peut pas mieux, que je l'en ai vu gouverneur, du vivant du roi Mainfroi. – Et qui était ton père ? – Puisqu'à présent je puis le déclarer sans avoir rien à craindre, dit le prisonnier, tu sauras que mon père se nommait et se nomme encore, s'il est vivant, Henri Capèce, et que mon véritable nom, à moi, n'est pas Jeannot, mais Geoffroi Capèce. Que n'ai-je ma liberté ! Je suis sûr que, si je retournais en Sicile, j'y jouirais d'un grand crédit. » Le garde ne poussa pas plus loin ses questions ; mais il n'eut rien de plus pressé que d'aller rendre cette conversation au seigneur du château. Celui-ci parut faire peu de cas de ce qu'il venait d'entendre : il crut cependant devoir s'en éclaircir avec madame Britolle ; il lui demanda si un de ses enfants s'appelait Geoffroi. « C'est le nom, répondit-elle, que portait mon fils aîné ; et il aurait à présent vingt-deux ans, s'il vivait encore, ajouta-t-elle en pleurant. » Le marquis, à demi persuadé que son prisonnier était cet enfant qu'on croyait mort ou perdu pour toujours, fut ravi au fond de l'âme de n'avoir fait mourir personne, et se flattait déjà de pouvoir réparer son honneur et celui de sa fille. Pour faire les choses plus sûrement, il ne précipita rien ; et, gardant le silence sur sa découverte, il fait venir le prisonnier, lui parle en secret, et l'interroge à fond sur toute sa vie passée. Les réponses du jeune homme achèvent de le convaincre qu'il est véritablement le fils de Britolle. « Jeannot, lui dit-il alors, tu dois sentir combien est grand l'outrage que tu m'as fait dans la personne de l'Épine, ma fille. Je te traitais avec douceur, avec amitié ; et loin d'être un serviteur soumis et fidèle, tu m'as payé de la plus noire ingratitude. Avoue que si tu eusses commis à l'égard de tout autre un pareil attentat, la mort aurait été inévitablement ton partage. Pour moi, je n'ai pu me résoudre à te punir si sévèrement, et je m'en applaudis, il ne tiendra même qu'à toi de voir finir tes peines et de sortir de captivité, puisque tu dis être fils d'un gentilhomme et d'une femme de qualité : il ne s'agit que de réparer la faute en réparant l'honneur de ma fille. Tu as eu de l'amour pour elle, elle en a eu pour toi ; tu sais qu'elle devint veuve peu de jours après avoir fait un bon et grand mariage ; tu n'ignores pas quel est son caractère, sa fortune, quels sont ses parents : à l'égard des tiens, je n'en dis rien pour le moment. Eh bien ! tu peux, si tu veux, rendre légitime l'amour peu honnête que vous avez éprouvé l'un pour l'autre. Oui, je consens que tu l'épouses ; il vous sera même libre à tous deux de demeurer dans ma maison autant de temps qu'il vous plaira, et je m'engage à vous y traiter comme mes enfants. » Le chagrin et la prison avaient défiguré Jeannot, au point qu'il était méconnaissable ; mais ils n'avaient pu altérer ses sentiments nobles et fiers, dignes de sa naissance, ni rien diminuer de l'amour qu'il avait pour sa maîtresse. Il désirait avec ardeur le mariage que le seigneur Conrad lui offrait ; cependant, pour ne pas lui laisser croire qu'il l'acceptait par crainte, il n'oublia rien de ce que son grand cœur était capable de lui suggérer en cette occasion. « Si je vous ai offensé, monsieur, lui répondit-il entre autres choses, ce n'a été par aucune lâcheté. Oui, j'ai aimé, j'aime encore, et j'aimerai toujours madame votre fille, parce que je l'ai jugée digne de mon amour ; et si, selon le langage des âmes froides et insensibles, je ne me suis conduit avec elle rien moins qu'honnêtement, je puis dire que c'est une faute inséparablement attachée à la jeunesse, et dont il n'est pas possible de se garantir, tant que cet âge dure. Si les vieillards voulaient se souvenir qu'ils ont été jeunes, et mesurer les fautes d'autrui sur les leurs, et les leurs sur les fautes d'autrui, la mienne certainement ne leur paraîtrait pas si grande. Ils conviendraient alors qu'elle prend sa source plutôt dans un grand fond d'estime et d'affection que dans un fond de mépris et de noirceur. Depuis le premier jour que j'ai vu madame l'Épine, l'union que vous m'offrez aujourd'hui n'a pas cessé de faire l'objet de mon ambition, et il y a longtemps que je vous en aurais fait moi-même la proposition, si je n'avais craint de vous déplaire et d'être refusé. Mais si, par hasard, vos discours n'étaient qu'une raillerie, si votre cœur dément ce que m'annonce votre bouche, finissez, de grâce, ce cruel badinage, et cessez de me flatter d'une vaine espérance. Je suis prêt à rentrer dans ma prison et à souffrir patiemment les maux qui me sont réservés ; mais, quelque tourment que vous me fassiez essuyer, je vous déclare que je ne cesserai point d'aimer madame votre fille, ni d'avoir pour vous, à sa considération, tout le respect, toute la soumission que vous pouvez désirer. » Ces paroles, prononcées d'un ton noble et décidé, frappèrent d'aise et d'étonnement le seigneur Conrad. Il vit alors par lui-même que ce jeune homme avait de l'âme et des sentiments, et que son amour pour sa fille était vraiment sincère. Il se leva aussitôt pour l'embrasser ; et après lui avoir donné plusieurs marques de satisfaction, il commanda qu'on lui amenât secrètement sa fille. Elle était devenue maigre, pâle, et tout aussi méconnaissable que le compagnon de son infortune. Là, en la seule présence du marquis, les deux amants, touchés jusqu'aux larmes du plaisir de se revoir, s'embrassèrent tendrement et se promirent une foi inviolable. Le contrat de mariage fut fait et signé le même jour avec beaucoup de secret. Conrad mit tous ses soins pour faire oublier aux nouveaux époux les mauvais traitements qu'il leur avait fait essuyer. Il leur procura tout ce qui pouvait leur être nécessaire et leur faire plaisir, sans s'en ouvrir à sa femme. Quelques jours après, jugeant qu'il était temps d'apprendre cette agréable nouvelle à madame Britolle, il profita d'une occasion où elle était rêveuse, pour la tirer de sa rêverie par ce discours : « Que diriez-vous, madame, si je vous faisais voir votre fils aîné marié à l'une de mes filles ? – Je ne vous dirais autre chose, sinon que mon attachement et ma reconnaissance pour vous redoubleraient, s'il était possible, d'autant plus que vous me rendriez un bien qui m'est plus cher que ma propre vie ; et, me le rendant de la manière que vous le dites, vous ressusciteriez en quelque façon mes espérances. » Les larmes, qui vinrent en abondance, ne lui permirent pas d'en dire davantage. « Et toi, ma bonne amie, dit-il à sa femme, que dirais-tu si je te donnais un tel gendre ? – Non-seulement un des enfants de madame, qui sont gentilshommes, mais même tout autre me serait fort agréable, répondit la mère. – Eh bien ! reprit Conrad, je me flatte de vous rendre bientôt satisfaites l'une et l'autre. » Il alla ensuite trouver les jeunes époux, qui n'étaient plus en prison, mais qui se tenaient cachés, depuis leur mariage, dans un appartement séparé ; ils avaient déjà repris leur fraîcheur et leur embonpoint, et étaient l'un et l'autre superbement habillés. « Quel plaisir serait comparable au tien, qui est déjà si grand, dit-il à son gendre, si tu voyais ici ta mère ! – Je ne puis croire, répondit Geoffroi, qu'elle ait pu survivre à ses malheurs : si toutefois elle est encore en vie, le plaisir que j'aurais de la revoir ne pourrait s'exprimer. Je ne doute pas que, par ses indices et ses conseils, il ne me fût possible de recouvrer une partie de mes biens en Sicile. » Le marquis fit alors venir les deux mères. Je vous laisse à penser quelle dut être leur surprise. Elles firent compliment à la nouvelle mariée de ce que Conrad avait enfin pris pitié de son sort, et avait porté la bonté jusqu'à la marier à Jeannot. Madame Britolle, toute préoccupée de l'espérance que le marquis lui avait donnée, fixa attentivement ses regards sur le jeune époux, et démêlant sur son visage les mêmes traits qu'avait son fils dans son enfance, elle lui sauta au cou sans autre explication. L'excès de son amour ne lui permit pas de proférer une parole : ses forces même l'abandonnèrent, et elle tomba évanouie dans les bras de son fils. Geoffroi, averti par je ne sais quel mouvement secret, la reconnut aussitôt pour sa mère ; et transporté de joie et de tendresse, il répondit à ses caresses par d'autres non moins touchantes. Il ne se lassait point de la couvrir de baisers, et on eut de la peine à l'arracher de ses bras pour la faire revenir de son évanouissement. À peine cette tendre mère eut-elle repris ses sens, par le secours de la marquise et de sa fille, qu'elle se jeta de nouveau au cou de son fils. Elle lui dit les choses du monde les plus affectueuses, et tous ses discours étaient entremêlés de baisers et de larmes. Son fils, au comble de la joie et de l'attendrissement, lui témoignait de son côté le respect le plus tendre et la reconnaissance la plus vive. Enfin, après s'être donné l'un à l'autre mille marques réciproques de leur amour, à la grande satisfaction des spectateurs, chacun conta son aventure ; après quoi, le marquis fit savoir à ses parents et à ses amis le mariage de sa fille. Tout le monde le félicita de la nouvelle alliance qu'il venait de contracter, et il donna, pour la célébrer, une fête des plus brillantes. Geoffroi choisit ce moment pour prier son beau-père de deux choses : « Vous m'avez comblé de bienfaits, lui dit-il ; ma mère ne vous a pas moins d'obligations, puisque vous l'avez recueillie dans votre maison, où vous n'avez cessé de la traiter avec toute sorte d'égards. Maintenant, pour qu'il ne vous reste rien à faire de ce qui peut mettre le comble à sa satisfaction et à la mienne, je vous prie d'abord de faire venir mon frère, qui, comme je vous l'ai dit, est au service de Gasparin d'Oria ; puis d'envoyer quelqu'un en Sicile pour s'informer de l'état actuel du pays, et savoir ce que mon père est devenu, s'il est mort ou vivant ; et s'il vit, dans quelle situation il se trouve. » Conrad se rendit aux désirs de son gendre. Il fit partir, sans différer, deux hommes sur le zèle et la fidélité desquels il pouvait compter. Celui qui alla à Gênes, ayant trouvé Gasparin, lui conta par ordre tout ce que son maître avait fait pour Geoffroi et pour sa mère ; il finit par le prier, de la part de ce seigneur, de lui envoyer le fugitif et la nourrice. Gasparin, moins étonné de la proposition que de tout ce qu'il venait d'entendre, répondit : « Il n'est rien que je ne fasse, mon ami, pour obliger M. le marquis de Malespini, que je connais de réputation et que je considère beaucoup ; mais ce que vous demandez n'est pas en mon pouvoir. J'ai véritablement chez moi, depuis quatorze ans, un enfant avec une femme ; mais cette femme est sa mère ; et si le marquis s'en contente, je suis prêt à les lui envoyer ; dites-lui de ma part, je vous prie, de ne pas se fier à Jeannot ; c'est sûrement un fourbe et un mauvais sujet, qui ne prend le nom de Geoffroi Capèce que pour mieux le tromper. Après cette réponse, le Génois crut devoir faire politesse à l'envoyé, et ordonna qu'on lui servît à manger. Pendant qu'on le régalait, Gasparin prit la nourrice en particulier, et la questionna adroitement sur ce qu'on venait de lui conter. Celle-ci, qui avait entendu parler de la révolution arrivée en Sicile, et qui pensait que Henri Capèce pouvait vivre encore, jugeant qu'elle n'avait plus rien à craindre, prit le parti de lui avouer sans détour tout ce qui était arrivé, et lui exposa ingénument les motifs qu'elle avait eus pour se conduire comme elle l'avait fait. Gasparin, voyant que les discours de cette femme s'accordaient parfaitement avec ceux de l'envoyé, commença de croire que ce qu'on lui disait était vrai. Cet homme fin et rusé ne s'en tint pas là : il fit de nouvelles questions à l'envoyé de Conrad et à la nourrice ; et comme il apprenait à tout moment des choses qui confirmaient la vérité de ce qu'on lui avait dit, il se reprocha alors la manière peu généreuse dont il avait agi avec ce petit enfant. Pour l'en dédommager, et convaincu qu'il était réellement de la famille de Capèce, il le maria promptement à une de ses filles, aussi jeune que jolie, à laquelle il constitua une riche dot. Après la fête du mariage, Gasparin s'embarqua avec son gendre, sa fille, l'envoyé et la nourrice. Ils arrivèrent en très-peu de temps à l'Ereci, où ils furent on ne peut pas mieux accueillis du seigneur Conrad et de toute la famille. On imagine aisément le plaisir que dut avoir la mère de revoir ce jeune enfant qu'elle croyait perdu ; la commune satisfaction des deux frères de se trouver réunis après une si longue séparation ; la joie de la nourrice à la vue d'un dénoûment si peu attendu : celle du marquis, de sa femme, de sa fille et de Gasparin n'éclata pas moins dans cette touchante conjoncture. Celui qui se joue des fortunes et des desseins des hommes, le souverain dispensateur des grâces, inépuisable dans ses bienfaits quand il daigne nous en favoriser, voulut rendre cette joie parfaite, par la nouvelle qu'apporta l'homme qu'on avait envoyé en Sicile. On s'était déjà mis à table, et l'on était au premier service, lorsque ce fidèle commissionnaire vint annoncer que Henri Capèce jouissait d'une bonne santé et d'un aussi grand crédit que jamais. Il raconta, entre autres choses, qu'au commencement de la révolte contre le roi Charles, le peuple furieux était accouru en foule à sa prison, et qu'après avoir tué les gardes, il l'avait mis en liberté, et l'avait fait capitaine général pour chasser les Français ; qu'il était en grande faveur auprès du roi Pierre, et que ce prince l'avait rétabli dans tous ses biens et honneurs. Cet homme ajouta que cet illustre commandant l'avait très-bien accueilli ; qu'il avait témoigné une joie inexprimable d'apprendre des nouvelles de sa femme et de ses enfants, dont il n'avait plus entendu parler depuis le jour de sa disgrâce, et qu'il les enverrait prendre par plusieurs gentilshommes qu'on verrait bientôt paraître, et qui avaient débarqué avec lui. Dieu sait le plaisir que ces nouvelles firent à toute la compagnie. Le marquis, accompagné de quelques-uns des convives, courut au-devant de ces gentilshommes. Jamais ambassadeurs ne furent reçus avec plus de joie. On les invita à se mettre à table. Avant de s'asseoir, ces dignes députés saluèrent la compagnie, et remercièrent de la part de leur maître le marquis de Malespini et sa femme des bons offices qu'ils avaient rendus à madame Britolle et à son fils Geoffroi, les assurant l'un et l'autre qu'ils pouvaient disposer de tout ce qui était au pouvoir de Capèce. Puis, se tournant vers Gasparin : « Vous pouvez être assuré, lui dirent-ils, de toute la reconnaissance de celui qui nous envoie, lorsqu'il apprendra le service que vous lui avez rendu en lui conservant un fils qui ne lui est pas moins cher que son aîné. » Après quoi, ils prirent part au festin, où chacun s'empressa de leur faire politesse. Les fêtes durèrent quelques jours, après lesquelles madame Britolle, impatiente de revoir son mari, s'embarqua avec ses deux fils, leurs femmes et la nourrice, sur la frégate qui lui avait été envoyée. Le marquis, la marquise et Gasparin les accompagnèrent jusqu'au port, où ils leur firent leurs adieux, non sans répandre des larmes en abondance. Le vent leur fut si favorable, qu'ils arrivèrent dans peu de jours à Palerme, où ils furent reçus de Henri Capèce avec des transports de joie inexprimables. Ils vécurent longtemps dans la prospérité ; et, pleins de reconnaissance pour les bontés de l'Être suprême, ils l'aimèrent et le servirent fidèlement. NOUVELLE VII ALACIEL OU LA FIANCÉE DU ROI DE GARBE Jadis régnait, en Babylonie, un soudan qui portait le nom de Beminedab. Presque toutes les entreprises qu'il forma pendant sa vie réussirent au gré de ses désirs. Il eut plusieurs enfants, une fille, entre autres, nommée Alaciel, dont la beauté ravissante surpassait celle des plus belles femmes de son temps. Le roi de Garbe en devint amoureux sur les éloges qu'il en avait entendu faire, et la demanda en mariage. Le soudan, qui avait été secouru par ce prince dans une irruption qu'une multitude d'Arabes avaient faite dans ses États, la lui accorda d'autant plus volontiers, qu'il était charmé de trouver une occasion de lui marquer sa reconnaissance. Après avoir fait équiper un vaisseau de guerre, et avoir fait présent à sa fille d'une riche et magnifique garde-robe, il la lui envoya, accompagnée d'une nombreuse suite d'hommes et de femmes, et la recommanda au maître des destinées. Le temps étant beau et le vent favorable, la princesse partit du port d'Alexandrie, et fit, durant plusieurs jours, une navigation très-heureuse ; mais à peine eut-on doublé les côtes de Sardaigne, qu'il s'éleva une violente tempête. Le vaisseau fut tellement agité, qu'Alaciel et les gens de sa suite se crurent perdus. Cependant, par la bonne manœuvre des matelots, on soutint pendant deux jours l'effort de la tourmente ; mais elle augmenta si fort, et devint enfin si furieuse, qu'à la nuit du troisième jour les pilotes ne savaient plus où l'on était, tant le ciel était chargé de nuages et la nuit obscure. Le vaisseau, n'allant plus qu'au gré des vents, était poussé vers l'île de Majorque, lorsqu'on s'aperçut qu'il s'ouvrait. À la vue de ce péril inévitable, chacun n'est occupé que de sa propre vie : on met la chaloupe en mer ; les officiers, les pilotes, les matelots, croyant y être moins exposés à périr, se hâtent d'y descendre. Le reste des hommes de l'équipage s'y jette en foule sans craindre la pointe des épées que leur présentaient ceux qui étaient entrés les premiers ; mais ces malheureux, croyant échapper ainsi à la mort, la trouvèrent dans la chaloupe même, qui, affaissée par un poids si lourd, coula à fond et entraîna dans les flots tous ceux qui la montaient. Il n'était resté dans le vaisseau qu'Alaciel et ses femmes, que personne ne s'empressa de secourir. Saisies d'effroi et presque sans connaissance, elles n'attendaient que le moment d'être englouties par les flots, lorsque le vaisseau, quoique entr'ouvert et faisant eau de toutes parts, fut emporté par le vent sur un sable peu éloigné du rivage de l'île de Majorque. Il y fut jeté avec tant de violence, qu'il s'y enfonça comme une flèche qu'on aurait lancée avec force. Il fut toute la nuit battu des vents et des flots sans en être ébranlé. Aux premières lueurs de l'aurore, les vents cessèrent et la mer devint calme. Le soleil était déjà sur l'horizon, lorsque la princesse revint de l'évanouissement où l'effroi de sa situation l'avait plongée. Ne sachant où elle est, le corps brisé de douleur, connaissant à peine si elle existe, elle ouvre les yeux, soulève la tête, et, malgré son extrême faiblesse, elle appelle, tantôt l'un de ses gens, tantôt l'autre ; mais c'est en vain ; ceux qu'elle appelait n'étaient déjà plus. Étonnée de n'entendre et de ne voir paraître personne, elle se sentit saisie d'une nouvelle frayeur ; puis, rappelant dans son esprit ce qui était arrivé, et s'apercevant qu'elle était encore dans le vaisseau, elle réunit les forces qui lui restent, et se lève. Quel spectacle ! elle voit ses femmes étendues çà et là sur le plancher. Après les avoir longtemps appelées, et toujours inutilement, elle les secoua l'une après l'autre ; mais elle en trouva peu à qui la frayeur ou le mal de mer n'eût ôté tout sentiment. Il est plus aisé d'imaginer que de dire quelle fut alors sa consternation. Cependant, prenant conseil de la nécessité, elle secoua si fortement celles qui lui paraissaient vivre encore, qu'elle les fit lever. Ces malheureuses, voyant le vaisseau enfoncé dans le sable et plein d'eau, se mirent à pleurer et à gémir avec leur maîtresse, de se trouver seules, sans hommes, et éloignées de tout secours. Il était déjà midi, qu'elles n'avaient vu paraître personne sur le rivage ni sur la mer. Par bonheur pour elles, il passa vers cette même heure un gentilhomme nommé Péricon de Visalgo, qui revenait d'une de ses maisons de campagne, suivi de plusieurs domestiques à cheval. Il n'eut pas plutôt aperçu le vaisseau fracassé, qu'il comprit que c'était là un effet de l'orage de la nuit précédente. Il commanda à un de ses gens d'y monter, et de venir lui dire ce qui était dedans. Cet homme y parvient avec peine et trouve la jeune et belle dame et ses compagnes couchées sous le bec de la proue. À la vue de l'inconnu, ces infortunées fondirent en larmes ; elles ne cessaient de crier miséricorde ; mais, voyant qu'elles n'étaient point entendues et qu'elles n'entendaient pas non plus ce que cet homme leur disait, elles firent ce qu'elles purent pour expliquer par signes leur triste aventure. Le domestique, après avoir tout examiné, alla faire son rapport. Péricon fit incontinent débarquer les femmes et tout ce qui leur restait de plus précieux, et les mena à une de ses maisons de campagne. À force de soins et de bons traitements, il tâcha de les consoler de leur mauvaise fortune. Il reconnut bientôt, aux riches habits d'Alaciel et aux égards que les autres femmes avaient pour elle, que c'était une femme de distinction. Quoiqu'elle fût pâle, triste, abattue, que la frayeur et la fatigue eussent altéré sa beauté, Péricon ne laissa pas d'admirer les traits de son visage, qui lui parurent fort beaux et fort réguliers. Il en fut si épris, qu'il résolut de l'épouser, si elle n'était pas mariée, et s'il ne pouvait s'en faire aimer autrement. Ce gentilhomme était lui-même d'une figure agréable ; il avait le regard noble et fier, et le caractère un peu brusque ; mais comme il n'est rien qui adoucisse les âmes plus que l'amour, il eut des manières si honnêtes pour Alaciel, il la fit servir avec tant de soin, qu'au bout de quelques jours elle reprit sa fraîcheur et tous ses attraits. Péricon n'en devint que plus passionné et plus désespéré de ne pouvoir ni s'en faire entendre ni l'entendre ellemême. Il eût voulu lui déclarer l'excès de son amour : il essaya de le lui faire connaître par ses regards, ses gestes, ses empressement, et n'oublia rien pour l'engager à satisfaire ses désirs : tout fut inutile. Alaciel se refusait constamment à ses sollicitations ; mais ses refus, qu'elle adoucissait par beaucoup d'honnêteté, ne faisaient qu'irriter la patience de l'insulaire. Elle en était elle-même désespérée, dans la crainte qu'il ne se portât à quelque extrémité. Jugeant aux mœurs et usages du pays qu'elle était parmi des chrétiens, et qu'il lui serait peu avantageux de se faire connaître, elle s'arma de courage, résolut de combattre sa mauvaise fortune, et défendit à ses femmes, qui n'étaient qu'au nombre de trois, de déclarer qu'elle était fille du soudan d'Alexandrie, à moins qu'elles fussent bien certaines que cet aveu leur procurerait la liberté. Elle les exhorta de plus à conserver soigneusement leur honneur, leur protestant qu'elle était dans la ferme résolution de garder la fidélité la plus inviolable au roi de Garbe, son époux. Ses femmes la louèrent beaucoup sur sa vertu, et lui promirent de se conformer à ses intentions autant que la chose serait en leur pouvoir. Consumé d'amour, Péricon était rongé par un chagrin d'autant plus cuisant, que ce qu'il désirait était plus près de lui. Les soins et les prières ne servant de rien, il résolut, avant d'en venir à la violence, de mettre en œuvre l'artifice. Alaciel, qui n'avait jamais bu de vin, parce que sa religion le lui défendait, trouvait dans cette liqueur un goût délicieux. Péricon s'en était aperçu toutes les fois qu'il lui en avait fait servir. Il se rappela que le vin était le ministre ordinaire des plaisirs de Vénus ; c'est ce qui lui fit naître l'idée de l'employer pour surprendre Alaciel. D'abord, il eut soin de cacher sa passion sous le voile de l'indifférence. Quelques jours après, sous le prétexte d'une grande fête, il commanda un souper des plus splendides, auquel il invita ses amis. On conçoit aisément que la belle fut de la partie. Il avait donné ordre à celui qui devait lui verser à boire de mêler ensemble plusieurs vins, et de ne lui servir que de cette liqueur ainsi composée. Le sommelier s'acquitta à merveille de la commission. Alaciel, qui ne se doutait de rien, trouva ce breuvage si doux et si flatteur, qu'elle en but plus qu'à son ordinaire. Elle en oublia ses chagrins et devint si gaie, que, voyant danser à la mode de Majorque, elle s'empressa de danser à la mode d'Alexandrie. Péricon ne douta point qu'il ne fût bien près du terme de ses désirs. Il fait servir de nouveaux mets, de nouvelles liqueurs, et prolonge la fête jusque vers le milieu de la nuit. Enfin, les convives s'étant retirés, il conduisit seul Alaciel dans sa chambre. Elle ne fut pas plutôt entrée, que les vapeurs du vin lui faisaient oublier toute modestie : elle se déshabilla et se mit au lit en présence de son hôte, tout aussi librement qu'elle eût pu le faire devant une de ses femmes. L'amoureux, déjà triomphant, ne tarde pas à suivre son exemple. À peine est-il déshabillé, qu'il éteint les flambeaux, gagne la ruelle du lit, et se couche auprès de la belle. Il la prend aussitôt dans ses bras, la couvre de baisers ; et, voyant qu'elle n'opposait aucune résistance à ses caresses, il satisfait à l'aise tous ses désirs. Aux premières impressions du plaisir, la jeune Alaciel, qui avait ignoré jusque-là de quel instrument se servaient les hommes pour blesser si agréablement les dames, trouva le jeu si fort de son goût, qu'elle se repentit de n'avoir pas plus tôt cédé aux sollicitations de son généreux bienfaiteur. Aussi, depuis cette heureuse expérience, n'eut-il plus besoin de lui faire des instances pour obtenir ses faveurs. Elle savait même le prévenir et l'y inviter, non par des paroles, puisqu'elle ignorait encore la langue du pays, mais par des signes qui valaient bien des paroles. Pendant que ces amants jouissaient si agréablement de la vie, la Fortune, jalouse de leurs plaisirs, vint les traverser d'une manière cruelle. Peu satisfaite d'avoir donné à Alaciel un roi pour époux et un châtelain pour amant, elle lui suscita un nou- vel amoureux. Péricon avait un frère âgé de vingt-cinq ans, bien fait de sa personne et frais comme une rose : il se nommait Marate, et faisait sa résidence dans un port de mer peu éloigné de la maison de campagne de son frère. Il eut occasion de voir la charmante Alaciel ; il fut si frappé de sa beauté, qu'aussitôt il en devint amoureux fou. Il crut lire aussi dans ses regards qu'il ne lui déplaisait point, et qu'il lui serait facile d'avoir ses bonnes grâces. Il jugea donc que le seul obstacle qui s'opposait à son bonheur était la vigilance de son frère, qui, jaloux de sa conquête, ne la perdait presque point de vue. Pour triompher de cet obstacle, il forme le plus noir dessein et se dispose à le mettre à exécution. Il va d'abord trouver deux jeunes marchands génois, maîtres d'un navire prêt à faire voile au premier bon vent pour Clarence, en Roumanie. Il traite avec eux pour partir la nuit suivante, avec une dame qu'il devait leur amener. Toutes ses mesures prises et la nuit arrivée, il se rend à la maison de son frère, qui ne se méfiait de rien, et poste dans les environs plusieurs de ses amis, qu'il avait choisis pour exécuter son projet. Après s'être introduit furtivement dans le logis, il se cacha dans l'appartement même d'Alaciel, qui ne tarda pas à venir se coucher avec son amant. Quand il les crut plongés l'un et l'autre dans le sommeil, il courut ouvrir à ses compagnons, ainsi qu'il en était convenu avec eux, et les introduisit dans la chambre où étaient couchés les deux amants. Ces scélérats, sans perdre de temps, poignardent Péricon endormi et enlèvent sa maîtresse tout éplorée, menaçant de la tuer si elle fait le moindre bruit ou la moindre résistance. Ils enlèvent ce qu'il y a de plus précieux dans l'appartement, et, sans éveiller personne, emmènent Alaciel. Ils arrivent au port ; Marate les remercie, monte sur le vaisseau avec sa captive, et, secondé d'un vent favorable, il fit mettre à la voile. On se figure aisément la triste situation de la Sarrasine. Elle était d'autant plus affligée, que cette cruelle aventure ne fit que lui rendre plus amer le souvenir de son premier malheur ; mais son ravisseur avait de quoi l'humaniser. Il lui fit voir le saint croissant, l'en toucha, et l'en toucha si bien, qu'elle ne tarda pas d'être consolée. En un mot, ce talisman produisit sur elle un tel effet, qu'elle oublia son premier amant. Elle se croyait parfaitement heureuse, lorsque la Fortune, qui l'avait choisie pour le jouet de ses caprices, lui préparait de nouveaux chagrins. Alaciel, ainsi que je l'ai déjà dit, était non-seulement d'une beauté éblouissante, mais elle avait dans ses yeux et dans son air je ne sais quoi de doux et de gracieux qui lui soumettait le cœur de quiconque la voyait. Faut-il s'étonner, après cela, si les deux jeunes commerçants qui commandaient l'équipage en devinrent amoureux ? Ils l'étaient si éperdument l'un et l'autre, qu'ils oubliaient tout pour lui faire leur cour, prenant néanmoins toujours garde que Marate ne s'en aperçût. Ils ne tardèrent pas à connaître qu'ils avaient tous deux le même but. Ils s'en entretinrent ensemble et convinrent d'en faire la conquête à frais communs, comme si la société et le partage fussent aussi praticables en amour qu'en fait de commerce et de marchandises. Mais, comme Marate ne désemparait pas d'auprès de la belle, ils résolurent de se défaire du jaloux à la première occasion. Un jour que le navire allait à pleines voiles, et que Marate prenait l'air sur la poupe, sans se défier de rien, ils s'approchent de lui, et, saisissant le moment qu'il regardait tranquillement la mer, ils le prennent par derrière et le jettent dans l'eau. Le navire avait fait plus d'une demi-lieue, avant que personne s'aperçût qu'il fût tombé. Les deux Génois furent les premiers à se plaindre de sa disparition, et par ce moyen, ils la firent connaître. À cette fâcheuse nouvelle, Alaciel pleura de nouveau ses malheurs. Les deux patrons vinrent la consoler, et lui dirent, pour cet effet, quoiqu'elle les entendît peu, tout ce qu'ils purent s'imaginer de tendre et d'obligeant. Ce n'était pas tant de la perte de Marate qu'elle était touchée que de sa propre infortune. Jugeant donc qu'ils l'avaient à peu près consolée par leurs offres de services et leurs soins empressés, ils se retirèrent pour déci- der à qui l'aurait le premier. Chacun prétendant avoir la préférence, on en vint aux gros mots, des gros mots aux menaces, et des menaces aux couteaux. Ils se donnèrent plusieurs coups avant qu'on pût parvenir à les séparer : L'un tomba mort sur la place, et l'autre fut couvert de blessures, mais il n'en mourut pas. Alaciel, sans appui, sans conseil, sans connaissances, craignant d'être la victime du ressentiment des parents et des amis des deux patrons, fut fort affligée de ce double accident ; mais les prières du blessé et la diligence avec laquelle le vaisseau arriva à Clarence la délivrèrent du danger qu'elle redoutait. Quoique le blessé fût hors d'état d'en jouir, il ne cessa point d'en prendre soin, et il lui fit donner un appartement dans l'auberge où il alla loger. Bientôt le bruit de la beauté ravissante d'Alaciel se répandit dans toute la ville. On allait la voir par curiosité. Le prince de la Morée, qui se trouvait pour lors à Clarence, d'après les éloges merveilleux qu'il en avait entendu faire, eut aussi envie de la voir, et elle lui parut encore plus belle qu'on ne le lui avait dit. Il en devint si passionnément amoureux, qu'il ne pouvait penser à autre chose. Informé de sa dernière aventure, il ne se fit aucun scrupule de chercher les moyens de l'enlever au Génois. Les parents du malade, sachant que le prince en était épris et qu'il était résolu de se l'attacher à quelque prix que ce fût, aimèrent mieux la lui céder de bonne grâce que de l'exposer et de s'exposer eux-mêmes à quelque violence ; ils la lui firent offrir. L'offre fut acceptée avec une joie qu'Alaciel partagea, parce qu'elle se voyait par là à couvert du péril qu'elle craignait encore. Quoique le prince ne sût point qui elle était, les manières nobles et faciles qu'elle joignait à la physionomie la plus distinguée lui firent juger qu'elle était d'une naissance illustre. Cette idée ne faisait qu'augmenter ses feux, et le portait à la traiter non-seulement comme son amie, mais avec les mêmes égards que si elle eût été sa propre femme. Ces bons procédés firent oublier à la dame ses malheurs passés ; elle reprit sa gaieté naturelle, les charmes revinrent en foule ; sa beauté même acquit un nouvel éclat, et, dans toute la Morée, il n'était question que de la belle maîtresse du prince. Le duc d'Athènes eut envie de la voir, sur le portrait qu'on lui en faisait. Ce duc, encore à la fleur de son âge, bien fait de sa personne, était parent et ami du prince more. Il prit prétexte d'aller lui faire une visite, et se rendit à Clarence, accompagné d'une suite aussi brillante que nombreuse. Il fut reçu avec tous les honneurs dus à son rang. Quelques jours après son arrivée, ayant fait tomber la conversation sur la beauté des femmes, il mit le prince dans le cas de lui parler d'Alaciel. « Est-elle en effet aussi belle qu'on le publie ? lui dit alors le duc. – Beaucoup davantage, répondit le prince, et vous en demeurerez convaincu quand je vous l'aurai fait voir. – Ce sera quand vous voudrez, reprit l'Athénien. – Vous aurez cette satisfaction dans le moment ; » et sur cela il le conduisit à l'appartement de la dame. Alaciel, avertie de l'illustre visite qu'elle allait recevoir, lui fit un noble accueil, et mit tous ses attraits et toute sa gaieté en étalage. Ils la firent placer au milieu d'eux ; mais ils ne purent goûter le plaisir de causer avec elle, parce qu'ils parlaient une langue qu'elle entendait peu ou, pour mieux dire, pas du tout. On se borna à faire l'éloge de ses charmes. Le duc pouvait à peine croire que ce fût une mortelle ; il ne se lassait point de la regarder avec admiration, ne sentant pas le poison qui se glissait dans son âme. Croyant satisfaire pleinement son plaisir par la seule vue de ce bel objet, il ne pensait pas qu'il allait se donner des fers. Son cœur palpitant lui annonça qu'il était blessé, et bientôt il brûla de l'amour le plus violent. Ils ne l'eurent pas plutôt quittée, que le duc d'Athènes, repassant dans son esprit tous les attraits qui l'avaient charmé, conclut que son parent était l'homme du monde le plus heureux. Plein de cette idée, écoutant plus la voix de cette malheureuse passion que celle du sang, il résolut d'enlever un trésor si précieux, aux risques de tout ce qui pourrait en arriver. Il suit son projet ; et, foulant aux pieds tout sentiment de raison et d'équité, il cherche dans sa tête des moyens pour la réussite. Il ne trouve pas de meilleur expédient que de corrompre le valet de chambre du prince. Après avoir gagné cet homme, qui se nommait Churiacy, il fit secrètement préparer ses équipages, pour partir vers le milieu de la nuit. Ce misérable valet l'introduisit, armé et accompagné d'un homme de sa suite, dans la chambre du prince more, qui, pendant que sa maîtresse dormait, respirait le frais, en chemise, à une fenêtre pratiquée du côté de la mer. Le duc, après avoir fait la leçon à son compagnon, s'avance tout doucement auprès de la croisée, perce le jeune prince de part en part avec son épée, et jette le corps par la fenêtre. Le palais était fort élevé et situé sur le bord de la mer. L'appartement du prince donnait sur des maisons que les flots avaient renversées. Personne ne passait dans cet endroit, à cause des décombres : c'est pourquoi le bruit que le corps du prince fit en tombant sur ces masures ne fut ni ne pouvait être entendu, ainsi que le duc assassin l'avait prévu. Cette exécution faite, le compagnon du duc sort de sa poche une corde, dont il s'était muni non sans dessein ; et, tout en causant avec le valet de chambre, qu'il cajolait de son mieux, la lui jette si adroitement à son cou, qu'il l'entraîna facilement jusqu'à la fenêtre, sans lui donner le temps de proférer un seul mot. Là, il fut achevé d'étrangler par les deux assassins, qui le jetèrent ensuite en bas. Le duc ayant consommé ces deux crimes, sans que personne l'eût entendu, prit un flambeau, et s'approcha du lit de la dame, qui dormait d'un profond sommeil. Il la découvre avec beaucoup de précaution, de peur de l'éveiller, et la considère tout à son aise. S'il l'avait trouvée belle étant habillée, elle le lui parut mille fois davantage, à la vue de ses attraits cachés. Embrasé de la plus ardente passion, et nullement effrayé du crime qu'il venait de commettre, il se couche tranquillement auprès d'elle, les mains encore teintes du sang de son rival. Alaciel, éveillée par ses caresses, croyant tenir le prince more entre ses bras, lui prodigua les siennes et l'enivra de plaisir. Après avoir passé près d'une heure avec elle, il se leva, appela quelques-uns de ses gens, que son complice avait déjà introduits dans le palais, et la fit enlever de manière à l'empêcher de crier. Quand il fut sorti par la même porte où il était entré, il monta à cheval, et gagna, avec tous ses gens, le chemin d'Athènes. Il se garda bien de mener Alaciel dans cette ville, parce qu'il était marié : il la conduisit dans une maison de plaisance qu'il avait dans les environs. La malheureuse princesse y fut secrètement enfermée, avec ordre à tout le monde de l'honorer, de lui obéir et de lui donner tout ce qu'elle pourrait désirer. Le lendemain, les gentilshommes du prince more ayant vainement attendu jusqu'à midi son lever, et ne l'ayant point entendu sonner de toute la matinée, prirent le parti d'entrer dans son appartement. Ne l'y trouvant pas, non plus que sa maîtresse, ils imaginèrent que l'un et l'autre étaient allés incognito passer quelques jours à la campagne, et cette idée les tranquillisa. Le jour suivant, un fou, connu pour tel de toute la ville, rôdant parmi les décombres où étaient le cadavre du prince et celui du traître Churiacy, s'amusa à tirer ce dernier par la corde attachée à son col, et allait le traînant par la ville. Plusieurs personnes ayant reconnu le mort, elles se firent conduire au lieu d'où le fou l'avait tiré, et y trouvèrent le corps du prince, qu'on ensevelit avec les honneurs ordinaires. On chercha les auteurs de ce double assassinat. L'absence et la fuite secrète du duc d'Athènes firent présumer, avec raison, qu'il avait commis le crime et enlevé la dame. Le peuple élut aussitôt pour son souverain le frère du prince more, et lui demanda vengeance d'un tel attentat, lui promettant tous les secours possibles. Le prince nouvellement élu, assuré par plusieurs témoignages incontesta- bles de la vérité du fait, assemble promptement, par le secours de ses parents et de ses alliés, une armée nombreuse et puissante, et se dispose à marcher vers Athènes. À la première nouvelle de ces mouvements, le duc songe à se mettre en état de défense, et demande des secours à plusieurs princes. L'empereur d'Orient, qui lui avait donné une de ses sœurs en mariage, lui envoya son fils Constantin et son neveu Emmanuel, avec un corps considérable de troupes. Si le duc fut bien aise d'un pareil secours, la duchesse sa femme le fut encore plus, puisqu'elle allait avoir l'occasion de revoir son frère qu'elle aimait tendrement. Pendant qu'on s'occupait des préparatifs de la guerre, et qu'on disposait les troupes pour l'ouverture de la campagne, la duchesse profita d'un moment favorable pour entretenir son frère et son neveu sans témoins. Elle les fit venir dans son appartement, et, les larmes aux yeux, elle leur raconta la vraie cause de cette guerre, et leur fit sentir l'outrage que son mari lui faisait, par son commerce criminel avec une étrangère qu'il croyait posséder sans qu'elle en sût rien. Elle se plaignit amèrement de cette conduite si mortifiante pour son amour-propre, et les pria d'y remédier, autant pour l'honneur du duc que pour sa propre consolation. Les deux jeunes seigneurs, depuis longtemps au fait de toute l'histoire, consolèrent la duchesse de leur mieux, et lui firent espérer une prompte satisfaction. Ils lui demandèrent le logement de l'étrangère, et se retirèrent dès qu'ils en furent instruits. Ils avaient souvent entendu parler de la beauté de cette Hélène. Ayant une envie démesurée de la voir, ils prièrent en grâce le duc de leur procurer cette satisfaction. Le duc, sans songer ce qu'il en avait coûté au prince de la Morée de la lui avoir montrée, promit de la leur faire voir. Il fit en conséquence préparer un superbe dîner, dans un très-beau jardin du château qui recélait la belle, et les y mena le lendemain avec une petite suite. Il arriva à Constantin ce qui était arrivé au duc lui-même. À peine fut-il assis et eut-il jeté les regards sur Alaciel, qu'il fut émerveillé de sa beauté. Il ne se lassait point de l'admirer, et disait en lui-même qu'une créature si charmante, si parfaite, portait avec elle de quoi faire excuser les trahisons qu'on s'était permises et qu'on pouvait se permettre pour la posséder. En un mot, il la regarda, l'examina et l'admira tant, qu'il n'eut besoin que de cette première entrevue pour se sentir dévoré des feux de l'amour. Ils prirent si fort racine dans son cœur, que, bannissant de son esprit les affaires de la guerre, il rêvait continuellement aux moyens d'enlever Alaciel, sans cependant donner à connaître à personne qu'il en fût amoureux. Tandis qu'il cherche et qu'il arrange dans sa tête la manière dont il s'y prendra pour réussir dans son projet, vint le temps de marcher contre l'ennemi, qui s'approchait à grandes journées de l'Attique. Le duc Constantin et les autres généraux partirent donc, à la tête de leurs troupes, et se rendirent sur les frontières, pour en défendre l'entrée au prince more. Le jeune Constantin, tout occupé de l'objet de sa passion, s'imagina que pendant que son beau-frère serait éloigné de sa maîtresse il pourrait facilement venir à bout de son dessein. Pour avoir un prétexte de retourner à Athènes, il feignit d'être malade. Il céda sa place à Emmanuel, son cousin ; et après avoir obtenu un congé du duc, il quitta l'armée. De retour auprès de sa sœur, il ne tarda pas de l'entretenir de l'infidélité de son mari, afin de rallumer sa jalousie et son ressentiment. Il s'offrit de la venger de l'affront qu'on lui faisait, en enlevant sa rivale, pour la conduire hors de l'Attique, et l'en délivrer ainsi pour jamais. La duchesse, bien éloignée de soupçonner les vrais motifs d'un zèle dont elle se croyait l'unique objet, dit qu'elle serait trèscharmée de cet enlèvement, si elle était assurée que son mari ne saurait jamais qu'elle y eût eu la moindre part. Constantin ne manqua pas de la rassurer ; il lui promit qu'elle ne serait compromise en rien ; et après l'avoir parfaitement tranquillisée, il fit armer secrètement un vaisseau, y mit des gens affidés, et donna des ordres pour qu'on le conduisit vis-à-vis du château qu'habitait Alaciel. Il se rendit dans le même temps au château, avec peu de suite. Il fut très-bien accueilli de la dame et de ceux qui étaient auprès d'elle pour la servir. Il lui proposa, sur le soir, une promenade au jardin. Elle y consentit volontiers, se faisant accompagner de deux domestiques. Constantin, suivi de deux des siens, la prit à l'écart, comme s'il avait eu quelque chose de particulier à lui dire de la part du duc. Ils arrivèrent, tout en causant, à une porte qui donnait du côté de la mer. Un de ses complices l'avait déjà ouverte, et, au signal donné, avait conduit le vaisseau tout auprès. Alors Constantin, saisissant la dame par le bras, la livre à ses domestiques, qui la conduisent dans le vaisseau ; puis, se retournant vers les gens qui l'avaient accompagnée : « Que personne ne bouge et ne fasse le moindre bruit, leur dit-il, s'il ne veut perdre la vie ; mon dessein n'est pas d'enlever au duc sa maîtresse, mais de venger l'outrage fait à ma sœur ; » à quoi ils n'osèrent rien répliquer. Il n'eut pas plus tôt regagné le vaisseau et rejoint Alaciel, qui se lamentait et fondait en larmes, qu'il commanda de se mettre à la rame. On obéit, et, à la pointe du jour, on aborda à Égine. Ils descendirent à terre, où Constantin fit quelque séjour pour tâcher de consoler la dame, qui se plaignait amèrement des disgrâces auxquelles sa beauté l'exposait si souvent. Après l'avoir consolée de la bonne manière, il se rembarqua avec elle, et ils arrivèrent en peu de jours à l'île de Scio. La crainte de perdre sa maîtresse, et de s'exposer au ressentiment de l'empereur son père, lui fit prendre le parti de s'y fixer, regardant cette île comme un lieu où il était à l'abri de tout danger. La belle dame y déplora plusieurs fois sa malheureuse destinée, mais enfin les consolations énergiques de Constantin lui firent oublier ses malheurs, et lui rendirent agréable ce nouveau séjour. Pendant que nos deux amants coulaient des jours délicieux, Osbech, pour lors sur le trône des Ottomans, et continuellement en guerre avec l'empereur, fit, par hasard, un voyage à Smyrne. Il y apprit que Constantin était à Scio, et qu'il y menait une vie molle et voluptueuse dans les bras d'une femme qu'il avait enlevée. Sachant qu'il n'était rien moins que sur ses gardes et qu'il avait peu de forces, il forma le dessein de l'y surprendre. Pour cet effet, il fait armer quelques vaisseaux légers, s'embarque, arrive la nuit avec ses troupes au port de Scio, et entre dans la ville, sans trouver la moindre résistance. Comme tout dormait, la plupart des habitants furent pris avant d'être informés que l'ennemi était chez eux. On tua tous ceux qui firent mine de se défendre ; les autres furent faits prisonniers et conduits sur les vaisseaux avec le butin, qui fut considérable. Osbech fit mettre ensuite le feu à la ville, et s'en retourna à Smyrne. À peine fut-il de retour, qu'il passa les prisonniers eu revue. Il trouva parmi eux la belle Alaciel, et jugea facilement, à sa beauté, que c'était la maîtresse de Constantin. Ravi d'avoir une femme si belle à sa disposition, il crut devoir user des droits de la victoire. Il était jeune et vigoureux, il en fit sa femme, sans autre cérémonie que de coucher avec elle ; ce qu'il répéta pendant plusieurs mois. Avant cet événement, l'empereur s'était ligué avec Bassen, roi de Cappadoce, contre le prince ottoman. Ils avaient concerté de fondre sur lui chacun de son côté ; mais ce projet n'avait pu avoir lieu, parce que l'empereur n'avait pas cru devoir accepter les dures conditions que Bassen mettait à cette levée de boucliers. Cependant, lorsqu'il apprit que son fils avait été inhumainement massacré, il ne balança plus d'accorder tout ce qu'il lui demandait. Il sollicita le roi de Cappadoce d'aller, avec toutes ses forces, attaquer Osbech, se préparant d'en faire autant de son côté. Osbech, informé de ces préparatifs, assembla promptement son armée, et, pour éviter d'avoir à se défendre à la fois contre deux princes si puissants, il se hâta de marcher vers le roi de Cappadoce, ayant laissé sa maîtresse à Smyrne, sous la garde d'un ami fidèle. Il l'atteignit quelques jours après, et lui livra bataille ; mais son armée fut taillée en pièces, et il périt luimême dans le combat. Le roi de Cappadoce, pour jouir pleinement du fruit de sa victoire, s'avança vers Smyrne. Les habitants, hors d'état de résister à ses troupes, s'empressèrent d'aller au-devant de lui, offrant de se soumettre aux lois que leur imposerait le vainqueur. L'ami à qui Osbech avait confié sa maîtresse se nommait Antioche ; c'était un homme avancé en âge, et sur la fidélité duquel le prince croyait pouvoir compter. Mais quel âge, quelle vertu peut résister à deux beaux yeux ! Antioche ne put voir Alaciel sans en devenir amoureux. Il chercha même à s'en faire aimer, au mépris de la foi qu'il devait à son maître. Il savait parler la langue de la dame ; car, depuis trois ou quatre ans Alaciel n'ayant encore pu trouver personne à qui se faire bien entendre, prenait plaisir à s'entretenir avec lui. Ils devinrent bientôt familiers ; et de familiarité en familiarité, oubliant ce qu'ils devaient à Osbech, qui était à l'armée, ils en vinrent à coucher dans les mêmes draps, où ils goûtaient des plaisirs bien doux à des cœurs bien épris. Ces plaisirs furent troublés par la nouvelle de la mort du prince ottoman et de la défaite de son armée. Quand ils surent que le vainqueur venait droit à Smyrne pour tout piller, ne jugeant pas à propos de l'attendre, ils prirent ce qu'Osbech avait laissé de plus précieux, et s'enfuirent secrètement à Rhodes. Peu de temps après leur arrivée dans cette ville, Antioche tomba dangereusement malade. Il avait fait le voyage de Smyrne à Rhodes avec un marchand de Chypre, que des affaires de commerce avaient attiré dans cette ville. Ce marchand était depuis longtemps son ami intime. Lorsqu'il se sentit bien malade, et jugeant qu'il ne pouvait guère en revenir, il résolut de lui laisser son bien, en le chargeant de veiller aux besoins de sa chère maîtresse. Il les fit appeler l'un et l'autre : « Je touche à ma dernière heure, leur dit-il ; quoique je doive regretter la vie, je meurs en quelque sorte satisfait, puisque j'ai la consolation de mourir entre les bras de deux personnes que j'aime le plus ; mon cher ami, je te recommande cette infortunée ; je te conjure de ne jamais l'abandonner, et d'avoir pour elle l'amitié que tu as eue pour moi. Je me flatte que tu la respecteras, et que tu te conformeras à mes intentions ; je te laisse tous mes biens. Oui, mon ami, je me flatte que tu ne délaisseras point cette aimable personne : c'est la plus grande marque de reconnaissance que tu puisses donner à ton ami, pour les tendres sentiments qu'il n'a cessé de te témoigner durant sa vie, et qu'il emporte dans le tombeau. Et toi, ma chère et tendre amie, ne m'oublie point après ma mort. Sois sage, je t'en conjure. Fais que je puisse me vanter, dans l'autre monde, d'avoir été aimé, dans celui-ci, de la plus belle femme qui soit sortie des mains de la nature. Mes chers amis, si vous me promettez l'un et l'autre de m'accorder ce que je vous demande par ce qu'il y a de plus saint, je meurs tout consolé. » Pendant ce discours, que les soupirs et la voix faible du mourant rendaient plus pathétique, le marchand cyprien et la belle Alaciel fondaient en larmes. Ils le consolèrent, en le flattant de sa guérison, et en lui promettant, s'ils avaient le malheur de le perdre, de faire ce qu'il désirait de leur amitié. Le mal étant sans remède, Antioche mourut bientôt après, et on lui fit de pompeuses funérailles. Le marchand ayant terminé les affaires qui l'appelaient à Rhodes, et désirant revoir sa patrie, dont il était absent depuis longtemps, se disposa à retourner en Chypre. Il demanda à la Sarrasine si elle était dans l'intention de l'y suivre. « Trèsvolontiers, lui répondit-elle, pourvu que vous me promettiez de me traiter comme votre sœur ; vous le devez à la mémoire de votre ami. » Le Cyprien lui promit de faire tout ce qu'elle voudrait. « Afin même de vous mieux garantir de toute insulte, ajouta-t-il, je vous ferai passer pour ma femme. » S'étant embarqués sur une caraque de Catalans, on leur donna une petite chambre sur la proue. Ils avaient demandé d'être logés dans la même pièce, afin de ne pas démentir, par leur manière de vivre, ce qu'ils avaient avancé. Pour mieux éloigner les soupçons, ils couchèrent dans le même lit, tout petit qu'il était. Le diable les attendait là, pour les amener à ce qu'ils n'avaient point prévu lors de leur départ. Encouragés par l'obscurité, par l'occasion qui ne pouvait être plus commode, et excités par la chaleur du voisinage, qui, comme on sait, communique des forces plus que suffisantes pour exciter les désirs, ils oublièrent insensiblement les promesses qu'ils avaient faites l'un et l'autre au jaloux Antioche. Ce ne furent d'abord que de légères agaceries. On en vint aux caresses, et des caresses à ce que vous devinez aisément. Arrivés à Baffa, qui était la patrie du marchand, ils se démarièrent, pour la forme seulement ; car ils ne passaient pas de jour sans user des privilèges attachés au mariage. Nouvelle aventure. Pendant l'absence du marchand, qui était allé, pour des affaires, en Arménie, arrive à Baffa un vieux gentilhomme, peu favorisé de la fortune, ayant dépensé presque tout son bien au service du roi de Chypre ; mais homme plein de sagesse et de jugement. Un jour, passant devant la maison où logeait Alaciel, il l'aperçut à la fenêtre. Frappé de l'éclat de sa beauté, il s'arrêta un moment pour la considérer. Il se ressouvint de l'avoir vue quelque part, sans savoir précisément l'endroit. Alaciel, qui, dans ce moment même, faisait des réflexions sur les bizarreries de sa destinée, ignorant qu'elle touchait au terme de ses malheurs, revint de sa rêverie en voyant cet homme s'arrêter ; et fixant à son tour ses regards sur lui, elle se rappela aussitôt de l'avoir vu autrefois à la cour de son père, dans un état fort brillant. L'espérance de revoir ses parents ou son fiancé se fait aussitôt sentir à son cœur. Elle appelle le gentilhomme avec d'autant plus de liberté que l'hôte était absent. Antigone, c'était le nom de l'étranger, monte au premier signe, et quand il fut entré : « N'êtes-vous pas, lui dit-elle la honte peinte sur son front, n'êtes-vous pas Antigone de Famagoste ? – Oui, madame, c'est lui-même que vous voyez. Il me semble, continua-t-il, que je vous connais aussi ; mais je ne puis me rappeler précisément l'endroit où je vous ai vue. Y aurait-il de l'indiscrétion à moi de vous demander qui vous êtes ? » Se jeter à son cou et verser un torrent de larmes fut la réponse de la dame. Elle demanda ensuite à Antigone, un peu surpris de cette façon d'agir, s'il ne l'avait jamais vue à Alexandrie. Il la regarde attentivement, et la reconnaît alors pour Alaciel, fille du soudan, qu'on croyait ensevelie depuis longtemps au fond de la mer. Il voulut se mettre en devoir de lui rendre les honneurs dus à son rang ; mais la princesse ne le souffrit point, et le fit asseoir auprès d'elle. Antigone lui obéit, et lui demanda respectueusement par quelle aventure elle se trouvait là, puisqu'il passait pour certain, dans toute l'Égypte, qu'elle avait péri depuis plusieurs années dans les flots. « Il serait à souhaiter pour moi, s'écria-t-elle, que cela fût arrivé ! je n'aurais pas été si bizarrement et si constamment ballottée par la fortune. Ah ! si mon père est jamais instruit de la vie que j'ai menée, je suis persuadée qu'il regrettera lui-même, si l'honneur de sa fille lui est cher, que je n'aie point péri dans ce funeste naufrage. » Après ces mots, grands soupirs et larmes de recommencer. « Ne vous affligez point, madame, lui dit Antigone, ne vous affligez point avant le temps. Racontez-moi, s'il vous plaît, les événements qui vous sont arrivés, et peut-être qu'avec l'aide de Dieu nous trouverons un remède à tout. – Je vous regarde comme mon père, mon cher Antigone ; d'après cette idée, j'aurai pour vous les mêmes sentiments d'amour, de confiance et de respect que j'aurais pour lui s'il était ici, et je ne vous cacherai rien. J'ai toujours eu pour vous beaucoup d'estime, et je vous avoue que je ne saurais vous exprimer la joie de vous avoir reconnu la première. Vous allez lire dans mon cœur, et connaître ce que, dans mes plus grands malheurs, j'ai pris soin de cacher à tout le monde. Si, après avoir entendu le récit fidèle de tout ce qui m'est arrivé, vous jugez à propos de me rendre à mon premier état, je vous prie de le faire ; mais si vous jugez que la chose ne soit pas faisable, je vous conjure de ne dire à qui que ce soit au monde que vous m'ayez vue, ou que vous ayez entendu parler de moi. » Après ce préambule, elle lui fit le détail de toutes ses aventures, depuis son naufrage sur les côtes de Majorque jusqu'au moment où elle lui parlait, et son récit fut plusieurs fois interrompu par ses soupirs et par ses larmes. Antigone, touché de pitié, mêla ses pleurs aux siens ; et après quelques moments de réflexion, il lui dit : « Puisqu'on n'a jamais su, dans vos malheurs, qui vous étiez, et qu'on ignore encore si vous vivez, je vous promets, madame, de vous rendre au roi votre père, plus aimée que jamais : je ne doute nullement qu'il n'ait beaucoup de plaisir de vous revoir, et qu'il ne vous envoie ensuite au roi de Garbe, votre fiancé, à qui vous n'en serez que plus chère. » Alaciel demanda comment cela se pourrait. Antigone lui expliqua, par ordre, ce qu'ils avaient à faire. Aussitôt, sans perdre un seul moment, il retourne à Famagoste, et va trouver le roi. « Sire, lui dit-il, vous pouvez, si tel est votre plaisir, faire, sans qu'il vous en coûte presque rien, une chose glorieuse pour vous, et qui deviendra très-avantageuse pour moi qui ai perdu ma fortune à votre service. – Par quel moyen ? dit le roi. – La fille du soudan d'Alexandrie, répondit Antigone, cette fille si célèbre par sa beauté, et qui passait pour avoir péri dans un naufrage, est arrivée au port de Baffa. Pour conserver sa vertu, elle a longtemps souffert la misère, et se trouve encore aujourd'hui dans la plus grande indigence : elle désire de retourner chez son père ; et s'il vous plaisait de la lui envoyer, je suis persuadé que le soudan n'oublierait jamais un tel service. » Le roi de Chypre, naturellement bon et généreux, lui répondit favorablement. Il donna des ordres pour qu'on la fît venir à la cour, où elle reçut du roi et de la reine tous les honneurs qu'elle pouvait désirer. Elle satisfit à toutes les questions qui lui furent faites sur ses aventures, selon les instructions qu'Antigone lui avait données. Quelques jours après elle fut envoyée au soudan, avec une suite nombreuse d'hommes et de femmes, sous le commandement d'Antigone. Il serait difficile de peindre le plaisir et la joie que le soudan éprouva à la vue d'une fille qu'il croyait pour jamais perdue. Il fit l'accueil le plus gracieux à Antigone et aux gens de sa suite. Après que la princesse eut pris quelques jours de repos, le soudan voulut savoir d'elle-même par quels moyens elle avait échappé du naufrage, et pour quelles raisons elle avait passé tant de temps sans lui donner de ses nouvelles. Alaciel, qui savait parfaitement par cœur la leçon que lui avait faite le sage Antigone, parla en ces termes : « Vous saurez, mon cher père, que vingt jours, ou environ, après mon départ d'Alexandrie, le vaisseau, agité et entr'ouvert par la plus horrible tempête, fut jeté pendant la nuit sur certaines côtes du Ponant, voisines d'un lieu nommé Aigues-Mortes. Je n'ai jamais su ce que devinrent les gens de ma suite : je me souviens seulement que, lorsque le jour eut paru et que je fus revenue de l'évanouissement que m'avait causé l'approche de la mort, le vaisseau était partagé en deux et attaché à un banc de sable. Des paysans qui le virent accoururent, sur l'heure de midi, pour en piller les débris. Ils furent suivis de tous les gens de la contrée ; ils me trouvèrent dans un coin sur des planches avec deux femmes exténuées, comme moi, de frayeur et de faiblesse. On me fit descendre avec elles au rivage. Des jeunes gens s'emparèrent de ces pauvres filles, et les emmenèrent, celle-ci d'un côté, celle-là de l'autre. Je n'ai jamais su non plus ce qu'elles sont devenues. Deux de ces jeunes gens, qui étaient du nombre de ceux qui m'avaient conduite sur le rivage, voulurent aussi m'emmener avec eux, malgré la défense que je faisais et les larmes que je répandais. Ils me tiraient tantôt par le bras et tantôt par les cheveux, selon mon plus ou moins de résistance, et me conduisaient ainsi vers une forêt. Comme nous étions sur le point d'y arriver, je vis venir quatre cavaliers. Mes ravisseurs ne les eurent pas plus tôt aperçus, qu'ils me lâchèrent et s'enfuirent à toutes jambes. Les cavaliers, qui me parurent des personnes de considération et d'autorité, accoururent vers moi. Ils m'interrogèrent ; je répondis ; mais ils ne purent m'entendre, et je ne les entendais pas. Après avoir parlé quelque temps entre eux, et m'avoir fait plusieurs signes auxquels je répondis du mieux que je pus, ils me firent monter sur leurs chevaux, et me menèrent dans un monastère de femmes, qu'on appelle religieuses, dont toute l'occupation est de prier Dieu, selon la loi du pays. Je fus très-bien reçue de toutes ces dames, avec lesquelles j'ai dévotement servi une de leurs idoles favorites. On l'appelle saint Croissant, pour lequel saint, les femmes de ce pays-là ont une très-grande dévotion. Quelque temps après, lorsque j'eus appris leur langue, elles me demandèrent qui j'étais et quelle était ma patrie. Dans la crainte d'être chassée de leur maison, où les hommes n'entraient jamais, je n'eus garde de leur dire que j'avais une religion ennemie de la leur ; c'est pourquoi je leur répondis que j'étais fille d'un gentilhomme de Chypre, qui m'avait envoyée à mon futur époux en Candie, où j'avais fait naufrage sur le point d'arriver. Quand la maîtresse de toutes ces femmes, qu'on appelait madame l'abbesse, m'eut demandé si je serais bien aise de retourner en Chypre, je répondis que je ne désirais autre chose. Elle me promit de m'y envoyer ; mais comme elle ne voulait point exposer mon honneur, dont elle paraissait très-jalouse, elle n'osa jamais me confier à aucune personne de Chypre, de peur que je ne tombasse en mauvaises mains. Je serais encore dans le monastère, si deux gentilshommes de France, qui devaient accompagner leurs femmes à Jérusalem, où elles allaient visiter le sépulcre où l'on croit que leur Dieu fut enseveli après que les Juifs l'eurent mis à mort, ne se fussent offerts de me conduire. L'un d'eux était parent de l'abbesse. Elle me recommanda à ces Français et à leurs femmes, et les pria de me rendre à mon père, en Chypre. Je ne saurais vous exprimer les égards que ces gentilshommes et ces dames eurent pour moi durant le voyage. Il n'est point de politesse que je n'en aie reçue. Nous abordâmes à Baffa après une navigation des plus heureuses. J'étais fort embarrassée, ne connaissant personne dans cet endroit, que j'avais indiqué comme le lieu de ma naissance. Je ne savais que dire à mes conducteurs, qui voulaient me présenter eux-mêmes à mon père, ainsi qu'ils l'avaient promis à l'abbesse du monastère. Par bonheur que, dans le moment que nous descendions à terre, Dieu, qui eut sans doute pitié de mon embarras, conduisit Antigone au rivage. Je le reconnus et l'appelai aussitôt en notre langue pour n'être point entendue des gentilshommes, et le priai de me faire passer pour sa fille. Il me comprit à merveille ; et, après m'avoir bien embrassée, il fit mille remercîments à mes généreux conducteurs, qu'il traita ensuite selon ses petites facultés. Trois ou quatre jours après, Antigone me mena de Baffa à la cour du roi de Chypre, qui, comme vous l'avez vu, m'a envoyé vers vous, avec des honneurs qui méritent votre reconnaissance et toute la mienne. Si j'ai omis quelque circonstance dans ce récit, Antigone, qui m'a entendue raconter plusieurs fois l'histoire de mes malheurs, se fera un plaisir d'y suppléer. » Le sage et prudent Antigone, se tournant alors vers le soudan : « Monseigneur, lui dit-il, ce que la princesse vient de vous dire s'accorde parfaitement avec ce qu'elle m'a plusieurs fois raconté, et avec ce que m'ont dit également les gentilshommes et les dames qui l'ont amenée en Chypre ; mais elle a oublié une circonstance, ou plutôt sa modestie la lui fait passer sous silence : c'est l'éloge que ces chrétiens m'ont fait de la conduite irréprochable qu'elle a menée dans le monastère, de ses sentiments nobles et dignes du sang illustre qui lui a donné le jour, et surtout de ses bonnes mœurs. Elle n'a pas jugé non plus à propos de vous dire les vifs regrets qu'ils ont témoignés et les larmes qu'ils ont répandues en lui faisant leurs adieux. S'il fallait, en un mot, vous répéter tous les éloges qu'ils ont donnés à ses vertus, un jour entier ne suffirait pas. Aussi pouvez-vous vous vanter, monseigneur, d'après ce qu'ils m'ont dit, et d'après ce que j'ai vu par moi-même, d'avoir la fille la plus belle, la plus honnête, la plus sage que puisse avoir un monarque. » Le soudan entendit tout ce récit avec la plus grande satisfaction, et demanda plusieurs fois à Dieu la grâce de pouvoir un jour reconnaître les divers services qu'on avait rendus à sa fille. Quelques jours après, il combla Antigone de présents, et lui permit de retourner en Chypre. Il le chargea de témoigner sa reconnaissance au roi, et lui remit plusieurs lettres, où il le remerciait lui-même, en attendant de pouvoir lui envoyer des ambassadeurs, et des présents dignes de la marque d'amitié qu'il en avait reçue. Désirant ensuite d'achever ce qui était commencé, c'est-àdire le mariage de sa fille avec le roi de Garbe, il fit savoir à ce prince tout ce qui s'était passé, lui marquant que, s'il persistait dans ses sentiments, il envoyât prendre sa fiancée. Ce monarque fut enchanté d'apprendre qu'Alaciel vivait encore. Il l'envoya quérir, et la reçut avec une joie inexprimable. Cette princesse, qui avait eu successivement huit amants, et qui avait couché plus de mille fois avec eux, entra dans le lit du monarque comme pucelle, fit accroire à son époux qu'elle l'était véritablement et vécut avec lui dans une longue et parfaite union. Aussi dit-on communément que bouche baisée ne perd ni son coloris ni sa fraîcheur, et qu'elle se renouvelle comme la lune. NOUVELLE VIII L'INNOCENCE RECONNUE L'empire romain étant passé des Français aux Allemands, ces deux nations se déclarèrent une haine implacable, et par conséquent une guerre continuelle. Le roi de France ne se borna point à défendre ses États, il voulut encore tenter d'en reculer les bornes. Il rassembla pour cet effet toutes les forces de son royaume, et, suivi de son fils, il marcha à la tête d'une armée formidable contre l'ennemi. Avant d'aller à cette expédition, il crut qu'il convenait de pourvoir au gouvernement de son royaume pendant son absence, afin d'éviter le trouble et les séditions. Il jeta les yeux sur Gautier, comte d'Angers, son vassal, homme d'un jugement profond et d'une sagesse consommée. Ce seigneur avait de plus grands talents pour la guerre ; mais soit que le roi comptât plus sur sa fidélité que sur celle d'un autre, soit qu'il le crût plus disposé à goûter les douceurs de la paix qu'à supporter les fatigues de la guerre, il lui confia l'administration des affaires, et le laissa à Paris avec le titre de lieutenant général du royaume. Le comte commença à remplir avec beaucoup de prudence les pénibles fonctions dont il s'était chargé. Quoiqu'il eût plein pouvoir, et qu'il ne fût nullement obligé de consulter personne, il ne laissait pas, dans les affaires tant soit peu importantes, de prendre l'avis de la reine et de sa belle-fille. Ces deux princesses avaient été confiées à sa garde et à ses soins. Il se faisait néanmoins un devoir de les traiter comme ses supérieures, sans jamais se prévaloir de l'espèce d'autorité qu'il avait sur elles. Il était âgé de quarante ans, bien fait de sa personne, et avait la plus heureuse et la plus agréable physionomie du monde. Sa taille était haute, régulière ; sa marche noble et aisée ; de plus, il était l'homme de son siècle le plus plein de grâces, et celui qui mettait le plus de goût et d'élégance dans sa parure. Peu de temps après avoir été élevé à la dignité de gouverneur du royaume, il eut le malheur de perdre sa femme, qui lui laissa un fils et une fille, tous deux en bas âge. Les affaires du gouvernement le mettaient dans le cas de voir fréquemment la reine et sa belle-fille. Celle-ci prenait plaisir à s'entretenir avec lui, et le recevait toujours avec beaucoup d'égards. À force de le pratiquer, elle se sentit une tendre inclination pour lui. Plus elle était à portée d'admirer ses agréments et ses vertus, et plus son inclination se fortifiait. Enfin elle en devint tout à fait amoureuse, sans pouvoir résister à son penchant. Sa jeunesse, sa fraîcheur, son rang, et d'autres considérations jointes au veuvage du comte, lui persuadaient qu'elle pourrait parvenir aisément à s'en faire aimer. La honte de se déclarer était le seul obstacle qui l'arrêtait ; mais elle se fit bientôt une loi de la surmonter, et n'écouta plus la voix de la pudeur. Un jour, se trouvant seule, elle l'envoya chercher, comme si elle eût eu des affaires à lui communiquer. Le comte, bien éloigné de soupçonner les intentions de la princesse, quitte tout et se rend à ses ordres. La princesse le fait asseoir sur son lit de repos et se met à côté de lui. Le comte lui demande pourquoi elle le fait appeler. La princesse ne répond rien. Il répète la même question : la dame, rouge d'amour et de honte, les yeux mouillés de larmes, tremblante, ne lui répond que par des soupirs et des mots entrecoupés, auxquels le comte ne comprend rien. Enfin, enhardie par sa passion : « Mon doux et tendre ami, lui dit-elle, vous avez trop de lumières et trop d'expérience pour ne pas connaître jusqu'où va la fragilité des hommes et des femmes, et pour ignorer que l'un de ces deux sexes est beaucoup plus faible que l'autre. Dans l'esprit d'un juge équitable, un pé- ché est plus ou moins grand, selon la qualité des personnes qui le commettent. Qui oserait nier, par exemple, qu'une femme qui, pour gagner sa vie, n'aurait d'autre ressource que son travail, ne fût plus coupable de s'amuser à faire l'amour qu'une dame riche, opulente, qui aurait tout à souhait ? Personne assurément. C'est pourquoi je pense que les commodités de la vie doivent, en grande partie, servir d'excuse à la femme qui en jouit, lorsqu'elle se livre aux penchants de l'amour ; elle est surtout excusable, et même justifiée, si l'objet qu'elle aime est un homme sage et vertueux. Ces raisons et plusieurs autres, entre lesquelles je compte ma grande jeunesse et l'éloignement de mon mari, m'ont rendue amoureuse de vous, et portent avec elle ma justification. Il me sied mal, sans doute, de vous faire un semblable aveu ; mais un amour aussi violent que le mien se met au-dessus des bienséances ; les personnes de mon rang seraient martyres toute leur vie, si elles suivaient l'usage ordinaire. Je ne crains pas de vous l'avouer, mon cher ami, dans les ennuis que me cause l'absence de mon mari, ce petit dieu qui a soumis et soumet encore tous les jours, non-seulement les femmes faibles, mais les hommes les plus forts et les plus courageux, ce dieu, dis-je, a blessé mon cœur d'un trait enflammé, et y a allumé la passion la plus tendre et la plus vive pour vous. Je sais que, si elle paraissait à découvert, elle serait condamnable ; mais cachée sous les voiles du mystère, elle ne peut avoir rien de criminel. Votre figure, vos agréments, votre mérite, sont plus que suffisants pour l'excuser. Non, quelque passionnée que je sois, je ne me suis pas aveuglée sur le choix que j'ai fait. Vous êtes, aux yeux de tous ceux qui vous connaissent, le plus aimable, le mieux fait et le plus sage de tous les hommes de France. Songez donc que je suis depuis quelque temps sans mari ; songez que vous n'avez plus de femme ; songez à ce que l'amour que vous m'avez inspiré me porte à faire dans ce moment, et vous ne me refuserez pas le vôtre. Prenez pitié d'une jeune femme qui sèche de langueur, et qu'il ne tient qu'à vous de rendre heureuse… » Les larmes qu'elle répandit à ces mots l'empêchèrent de continuer. Elle voulut vainement reprendre la parole, l'excès de sa passion avait étouffé sa voix tremblante ; et, tout à fait décontenancée, elle n'eut que la force de pencher la tête sur le sein du comte. Ce brave chevalier, surpris et humilié de l'étrange discours qu'il venait d'entendre, s'écria alors en la repoussant : « À quoi pensez-vous donc, madame, et pour qui me prenez-vous ? Mon honneur m'est trop précieux, et je sais trop ce qu'il me dicte, pour ne pas blâmer un amour si extravagant. Je souffrirais mille morts plutôt que de faire un pareil outrage à mon maître. » À cette réponse inattendue, la princesse, passant subitement de l'amour à la fureur : « Ingrat ! lui dit-elle, n'est-ce pas assez d'avoir le chagrin de faire les avances, sans avoir la honte de me voir refusée ? Tu veux donc ma mort, barbare ? Eh bien, puisque tu ne crains pas de m'exposer à mourir de rage et de désespoir, tu en seras la victime : car, ou j'attirerai la mort sur ta tête, ou tu périras dans un exil ignominieux. » À ces mots elle s'arrache les cheveux, déchire ses habits, et crie de toutes ses forces : « Au secours ! au secours ! le comte d'Angers en veut à mon honneur ! » Le comte, considérant que l'élévation de sa fortune lui avait fait plusieurs envieux qui seraient ravis de profiter de cette calomnie pour le perdre, et craignant, malgré le bon témoignage de sa conscience, de ne pouvoir confondre l'imposture de la princesse, sort promptement du palais, arrive à son hôtel, et, sans faire d'autres réflexions, prend ses deux enfants et s'enfuit à Calais. Aux cris de la princesse étaient accourues plusieurs personnes, qui, la voyant éplorée et fondant en larmes, ne doutèrent point de la vérité du récit qu'elle leur fit. Il leur vint alors dans l'esprit que le comte n'avait mis en usage tout ce que la parure a de plus attrayant et la gaieté de plus aimable qu'afin de séduire la princesse et de parvenir à ses fins. Il ne fut pas plus tôt parti, qu'on alla chez lui pour l'arrêter ; mais, ne le trouvant pas, la populace s'assembla, entra dans l'hôtel, le pilla, saccagea tout et le démolit jusqu'aux fondements. Le roi et son fils reçurent bientôt au camp cette nouvelle, accompagnée de toutes les circonstances qui pouvaient rendre le comte odieux. Ils furent tellement outragés de cet attentat, qu'ils étendirent la punition du prétendu coupable sur ses enfants, en les condamnant, eux et leur postérité, à un bannissement perpétuel ; et l'on promit une grande récompense à ceux qui leur livreraient le père, mort ou vif. Le vertueux Gautier, qui, tout innocent qu'il était, semblait, par sa fuite, s'être déclaré criminel, arriva à Calais, avec ses deux enfants, sans se faire connaître. Il passa tout de suite en Angleterre, et marcha droit à Londres, sous l'habit de mendiant. La première leçon qu'il fit à ses enfants fut de leur recommander de souffrir patiemment la pauvreté où la fortune les avait réduits, et de ne déclarer jamais à qui que ce fût, s'ils ne voulaient s'exposer à perdre la vie, ni d'où ils étaient, ni qui était leur père. Le garçon, appelé Louis, avait environ neuf ans, et la fille, qui s'appelait Violente, pouvait en avoir sept. L'un et l'autre saisirent, autant que leur âge pouvait le permettre, les instructions de leur père, et en profitèrent très-bien, comme on le verra dans la suite. Il les fit changer de nom, pour les mieux déguiser ; donna celui de Perrot au garçon, et celui de Jeannette à la fille. Entrés dans la ville de Londres sous de mauvais haillons, ils vécurent fort petitement ; et après avoir épuisé le peu d'argent qu'ils avaient, ils se virent contraints de demander l'aumône. S'étant trouvés un matin à la porte d'une église, à l'heure qu'on en sortait, la femme d'un secrétaire d'État, voyant le comte et ses enfants qui mendiaient, lui demanda d'où il était, et si ces enfants lui appartenaient. Gautier répondit qu'il était de Picardie, et qu'une fâcheuse affaire, arrivée à son fils aîné, l'avait obligé de s'expatrier avec ses deux autres enfants. La dame, naturellement sensible et compatissante, regardant la petite fille, et la trouvant tout à fait gentille et fort à son gré : « Bon homme, ditelle au comte, si tu veux me laisser prendre cette petite enfant, dont la physionomie me plaît beaucoup, je m'en chargerai volontiers ; et si elle veut être sage, je pourrai la bien établir dans la suite. » Le père, charmé de la proposition, répondit conformément aux désirs de la dame ; et après avoir dit un tendre adieu à sa fille, il la remit entre ses mains, en la lui recommandant très-fort. Le comte, ayant trouvé un bon asile à sa fille, voulut aller chercher fortune ailleurs. Il traversa l'île avec Perrot, en mendiant son pain, et arriva dans la principauté de Galles, non sans beaucoup de temps et de fatigue, n'étant pas accoutumé de voyager à pied. Il y avait dans cette province un maréchal du roi d'Angleterre, qui en était gouverneur, et qui faisait une grosse dépense. Le comte et son fils, se trouvant dans la ville où ce seigneur faisait sa résidence, allaient souvent devant son hôtel, et entraient quelquefois dans la cour, pour demander l'aumône. Le fils du gouverneur s'y amusait souvent, avec d'autres enfants de qualité, à jouer et à polissonner. Perrot se mêla un jour avec eux, et se tira avec beaucoup plus d'adresse et de grâce que les autres de ces petits exercices ; il fut remarqué du maréchal, qui, charmé des manières de cet enfant, demanda à qui il appartenait. On lui dit que c'était le fils d'un pauvre homme, qui venait souvent demander son pain à la porte. Il fait appeler le père, et lui propose de lui céder cet enfant, en lui promettant d'en prendre soin. Le comte, qui ne désirait pas mieux, le lui accorda bien volontiers, quoique cette séparation coûtât beaucoup à son cœur. Après avoir ainsi placé son fils et sa fille, il résolut de quitter l'Angleterre, et passa du mieux qu'il put en Irlande. Arrivé à Stanfordvint, il se mit au service d'un gentilhomme du pays. Quoiqu'il n'y fût pas trop bien, il y demeura longtemps en qualité de page ou de valet. Cependant Violente, qui n'était plus connue que sous le nom de Jeannette, étant devenue grande et belle, avait su gagner l'affection et les bonnes grâces de sa bienfaitrice. Sa bonne conduite lui avait également mérité l'estime et l'amitié du mari. Toutes les personnes de sa maison, et généralement tous ceux qui la connaissaient, en faisaient cas. On ne pouvait la regarder sans admiration, et on jugeait à ses manières et à son maintien qu'elle était digne d'une grande fortune et d'un rang élevé. La dame, qui n'avait pu découvrir sa véritable origine, mais qui la soupçonnait honnête à un certain point, pensait à la marier à quelque artisan aisé et de bonnes mœurs ; mais Dieu, qui laisse rarement la vertu sans récompense, et qui ne voulait point lui faire supporter le crime d'un autre, avait arrangé les choses tout autrement, et ne permit point qu'elle fût mariée à des personnes d'un rang médiocre et indigne de la noblesse de sa naissance. Le secrétaire d'État et sa femme n'avaient qu'un fils unique, qu'ils aimaient fort tendrement, et qui, à la vérité, méritait leur tendresse par les heureuses qualités dont il était doué. Une figure aimable, une taille bien prise et dégagée, un caractère plein de douceur, de la politesse et du courage, voilà ce qui le distinguait avantageusement des jeunes gens de son âge. Ce jeune homme, qui avait six ans de plus que Jeannette, la trouvait si honnête, si gracieuse et si jolie, qu'il ne se lassait point d'avoir des attentions pour elle. Il se plaisait à sa société, et en devint insensiblement si amoureux, qu'il ne voulait penser à d'autre objet ; mais la croyant d'une naissance obscure, nonseulement il n'osait la demander pour femme à son père, mais il n'osait même pas s'ouvrir sur les sentiments qu'elle lui avait inspirés, craignant qu'on ne lui reprochât cet amour comme indigne de lui. Il cachait donc sa passion avec soin, et cette contrainte la rendait beaucoup plus vive. Consumé de tristesse et de langueur, il tomba dangereusement malade. Les médecins ne pouvant connaître les symptômes ni la cause de son mal, désespérèrent de sa guérison. Le père et la mère étaient inconsolables du triste état de leur fils. Ils le conjuraient sans cesse, les larmes aux yeux, de leur déclarer ce qui causait sa maladie. Le fils ne leur répondait autre chose sinon qu'il se sentait accablé, et accompagnait cette réponse de profonds soupirs. Jeannette, qui, pour faire sa cour au père et à la mère, en prenait un soin particulier, entra un jour dans sa chambre, dans le moment qu'un jeune mais très-habile médecin lui tâtait le pouls. Le malade ne l'eut pas plus tôt aperçue, que son cœur, vivement ému par sa présence, éprouva une agitation qui rendit les pulsations du pouls beaucoup plus fortes. Quoiqu'il n'eût proféré aucun mot, ni laissé paraître aucune émotion sur son visage, le médecin, sentant aussitôt son pouls qui redoublait, et se doutant de quelque chose, ne bougea point, pour voir combien durerait ce battement précipité. Le pouls reprit son mouvement ordinaire dès que Jeannette fut sortie. L'habile médecin crut alors avoir découvert en partie la cause du mal. Pour mieux s'assurer du fait, sous prétexte de demander quelque chose, il fit rappeler Jeannette, tenant toujours le bras de son malade. Jeannette reparaît, et le pouls de reprendre aussitôt le galop, qu'il ne quitta que lorsqu'elle fut éloignée. Le médecin, ne doutant plus qu'il n'eût découvert la véritable cause du mal, va trouver le père et la mère, et les ayant pris en particulier : « La guérison de monsieur votre fils, leur dit-il, ne dépend point de mon art, elle est entre les mains de Jeannette ; je l'ai reconnu à des signes certains, quoique la demoiselle n'en sache rien elle-même, autant du moins que j'en puisse juger par les apparences. Voyez maintenant ce que vous avez à faire. Je dois seulement vous avertir que si la vie de votre fils vous est chère, il faut au plus tôt apporter remède à son mal ou je ne réponds pas de sa guérison ; car, pour peu que sa langueur continue, toute la médecine sera hors d'état de le sauver. » Le père et la mère demeurèrent interdits à cette nouvelle. Ils furent cependant charmés d'apprendre que le mal de leur fils n'était pas sans remède, espérant qu'il ne serait peut-être pas nécessaire de lui donner Jeannette pour épouse. Ils allèrent le voir dès que le médecin fut sorti, « Mon fils, lui dit sa mère en l'abordant, je n'aurais jamais cru que tu m'eusses caché le secret de tes désirs, surtout quand ta vie en dépend. Tu devais et tu dois être assuré qu'il n'est rien au monde de faisable, fût-ce quelque chose de peu décent, que je ne fisse pour toi. Tu ne m'as pourtant pas ouvert ton cœur ; mais le Seigneur, touché de ton état, ne voulant pas ta mort, m'a fait connaître la cause de ton mal, qui n'est autre chose qu'un mal d'amour. Pourquoi as-tu craint de m'en faire l'aveu ? Ne sais-je pas que c'est une faiblesse commune et pardonnable aux jeunes gens de ton âge ? Pouvais-tu croire que je t'en estimerais moins ? Au contraire, je t'en aime davantage ; car ce besoin de la nature me prouve que tu n'en as pas été disgracié. Ne te cache donc plus, mon cher fils. Déclare-moi tous tes sentiments, et compte sur l'indulgence d'une mère qui t'aime de tout son cœur. Bannis cette mélancolie qui te consume, et ne songe plus qu'à ta guérison. Tu me verras disposée à faire tout ce qui pourra t'être agréable, sois-en persuadé. Éloigne de ton esprit toute crainte et toute timidité ; parle hardiment : puis-je quelque chose auprès de celle que tu aimes ? Je te permets de me regarder comme la plus cruelle des mères, si tu ne me vois employer mes soins pour te servir. » À ce discours, le fils éprouva d'abord quelque honte ; mais, encouragé par les invitations, les prévenances de sa mère, et réfléchissant que personne ne pouvait mieux lui faire obtenir ce qu'il désirait, il secoua bientôt sa timidité, et lui parla en ces termes : « Ce qui m'a porté, madame, à cacher mon amour, c'est de voir que la plupart des hommes ne veulent jamais, quand ils ont atteint l'âge mûr, se rappeler qu'ils ont été jeunes. Mais puisque je vous trouve raisonnable et de bonne composition sur ce point, non-seulement je conviendrai de la vérité de votre observation, mais je vous ferai connaître l'objet dont je suis épris, si vous me promettez de me la faire obtenir. Ce n'est que par ce moyen que vous me rendrez la vie ; je vous devrai de plus mon bonheur. » La mère, qui comptait un peu trop sur la complaisance de Jeannette, et qui ne pensait pas que la vertu de cette fille serait un obstacle à son projet, lui répondit qu'il n'avait qu'à lui nommer en assurance l'objet de son amour. « Vous saurez donc, madame, que c'est de votre Jeannette que je suis épris : je n'ai pu me défendre de l'aimer en considérant sa beauté et les rares qualités dont elle est pourvue. Comme j'ai désespéré de la rendre sensible, et que j'ai imaginé que vous ne consentiriez pas à me la donner pour femme, je n'ai jamais osé confier mon amour à qui que ce soit, pas même à Jeannette ; et c'est là ce qui me réduit dans l'état où vous me voyez. Mais, je vous en avertis, si ce que vous me promettez venait à ne pas réussir, de manière ou d'autre, vous pouvez compter que je ne vivrai pas longtemps. » La mère, voyant que le jeune homme avait besoin de consolation, et que ce n'était pas le moment de lui faire des représentations : « Mon fils, lui dit-elle en souriant, si c'est là l'unique cause de ton mal, tu peux être tranquille ; ne songe qu'à te rétablir, et laisse-moi faire ; tu auras lieu d'être content. » Le jeune homme, plein d'espérance, ne tarda pas à donner des marques sensibles de rétablissement. La mère, enchantée de lui voir reprendre son embonpoint, se disposa à exécuter ce qu'elle lui avait promis. Elle ne savait trop comment s'y prendre, tant elle avait bonne opinion de la vertu de Jeannette ; mais enfin elle se détermina à la sonder, et lui demanda, par manière de plaisanterie, si elle n'avait point d'amoureux. Jeannette répondit en rougissant qu'elle ne voyait pas que cela fût nécessaire, ajoutant qu'il siérait mal à une pauvre demoiselle, chassée de sa patrie, et ne subsistant que par le secours d'autrui, de son- ger à l'amour. « Cependant, répliqua la dame, je ne veux point qu'une fille aussi aimable et aussi jolie soit sans amant, et je me flatte que vous serez satisfaite de celui que je vous destine. – Je sens, madame, répliqua Jeannette, qu'après avoir été tirée par vous de l'état de mendicité où mon père est peut-être encore réduit, et avoir été élevée chez vous comme votre propre fille, je sens, dis-je, que je devrais me soumettre aveuglément à tout ce qui peut vous être agréable ; mais vous me dispenserez de vous obéir en ceci, à moins que vous n'entendiez me faire épouser celui que vous me destinez pour amoureux ; dans ce cas, il pourra compter sur toute ma tendresse. L'honneur, vous le savez, est le seul bien que j'aie reçu en héritage de mes parents ; je dois et je veux le conserver précieusement et sans tache jusqu'à mon dernier soupir. » Cette réponse n'était point conforme aux désirs de la dame, qui ne se proposait rien moins que de faire de cette fille la conquête de son fils. Elle ne laissa pas de l'approuver dans le fond de son âme. L'intérêt qui l'animait était pourtant trop fort pour qu'elle lâchât prise. Elle insista donc, en lui disant, d'un ton de surprise : « Comment, Jeannette ! si le roi, qui est jeune et bien fait, était épris de votre beauté, et qu'il vous demandât quelque faveur, vous auriez le courage de la lui refuser ? – Le roi, répliqua Jeannette sans hésiter, pourrait user de violence ; mais j'ose vous assurer que je ne consentirais jamais à rien qui ne fût d'accord avec l'honnêteté. » La dame, admirant la vertu et la fermeté de cette aimable enfant, ne poussa pas plus loin ses tentatives ; mais, voulant la mettre à l'épreuve, elle dit à son fils que, lorsqu'il serait guéri, elle lui donnerait des facilités pour l'entretenir seule dans une chambre, et que, dans ce tête-à-tête, il essayerait de la rendre sensible, lui faisant sentir qu'il ne lui convenait pas de l'en prier elle-même, puisque ce serait jouer évidemment le rôle d'entremetteuse. Le jeune homme, peu satisfait de cette proposition, et voyant qu'on ne lui tenait point parole, retomba dans son premier état. Sa mère, le voyant empirer tous les jours, et craignant plus que jamais pour sa vie, passa enfin sur toutes les bienséances, et s'ouvrit nettement à Jeannette ; mais l'ayant trouvée inébranlable, et ayant fait part à son mari de l'inutilité de toutes ses tentatives, ils se déterminèrent à la fin, l'un et l'autre, à la donner pour femme à leur fils. Ce ne fut pas sans regret qu'ils prirent ce parti ; mais ils aimèrent mieux voir leur enfant marié à une personne qui ne leur paraissait pas faite pour lui, que de le voir mourir de douleur. Jeannette bénit Dieu de ne l'avoir point oubliée. Quelque brillant que fût pour elle un tel mariage, elle ne voulut cependant pas dévoiler sa véritable origine, et se contenta toujours de prendre le nom de fille d'un Picard. Le malade recouvra dans peu de temps toutes ses forces, ainsi que sa gaieté ; et quand le mariage fut fait, il s'estima l'homme du monde le plus heureux, et se donna du plaisir en toute liberté. Perrot, domestique dans la maison du gouverneur de la principauté de Galles, était devenu grand, et avait su, comme sa sœur, gagner les bonnes grâces de son maître ; son esprit, sa sagesse et sa bonne mine le faisaient rechercher. Personne ne maniait mieux que lui une lance, et n'était plus habile dans tous les exercices militaires de ce temps-là ; il faisait, en un mot, l'admiration de tout le monde. Les gentilshommes l'appelaient Perrot le Picard, et sous ce nom il était connu et renommé dans toute l'île. Dieu, qui n'avait point oublié la sœur, n'abandonna pas le frère. Il le préserva d'une maladie contagieuse qui se fit sentir dans cette contrée et qui enleva la moitié des habitants. Les trois quarts de ceux qu'elle avait épargnés s'étaient retirés dans les pays voisins, en sorte que la principauté de Galles semblait abandonnée et se trouvait presque déserte. Le gouverneur, sa femme, son fils, ses neveux, ses parents, avaient été les victimes de la contagion. Une fille du gouverneur fut tout ce qui resta de cette illustre famille. Cette demoiselle, devenue héritière des biens de toute sa parenté, était en âge d'être mariée, lorsque la peste eut cessé ses ravages. Perrot ne l'avait point quittée et en avait eu grand soin. La reconnaissance qu'elle en eut, jointe au mérite qu'elle lui connaissait, lui inspira du goût pour ce jeune homme, et elle crut ne pouvoir rien faire de mieux que de l'épouser, suivant en cela le conseil des personnes de confiance qui lui restaient. Elle lui apporta ainsi le riche héritage de ses parents, et l'en fit seigneur. Peu de temps après, le roi d'Angleterre ayant appris la mort du maréchal, et étant informé du rare mérite et de la valeur du fortuné Picard, lui donna toutes les places que son beau-père avait occupées. Tel fut l'heureux sort des deux enfants du comte d'Angers, qui, loin de soupçonner leur grande fortune, les regardait alors comme des enfants perdus. Dix-huit ans s'étaient écoulés depuis que ce père infortuné s'était enfui de Paris. Il avait éprouvé bien des adversités, lorsque, se voyant déjà vieux et las de souffrir, il eut le désir de savoir quel avait été le sort de ses enfants. Le travail et l'âge avaient totalement changé les traits de son visage ; cependant, comme l'exercice qu'il avait fait depuis l'avait rendu plus agile et plus robuste qu'il ne l'était dans sa jeunesse, passée dans le repos, il quitta l'Irlandais chez lequel il avait toujours demeuré, et partit pour le pays de Galles, fort pauvre et mal vêtu. Il arriva dans la ville où il avait laissé Perrot. Il le trouva gouverneur du pays, bien fait de sa personne et en bonne santé. Il en eut, comme on l'imagine aisément, beaucoup de joie ; mais il jugea à propos de ne se faire connaître qu'il n'eût su auparavant ce que Jeannette était devenue. Il continua donc sa route, et ne s'arrêta point qu'il ne fût arrivé à Londres. Il s'informe secrètement de la dame à laquelle il l'avait laissée, et apprend que Jeannette était mariée avec le fils de cette dame, ce qui lui fit un plaisir qu'on ne saurait exprimer. Ce fut alors que la prospérité de ses enfants le consola de toutes ses souffrances. Le désir de voir sa fille le faisait rôder tous les jours autour de son hôtel. Un jour Jacquet Lamyens, mari de Jeannette, voyant ce bon vieillard, et touché de compassion pour son triste état, donna ordre a un de ses gens de le faire entrer et de lui donner à manger. Jeannette avait déjà plusieurs enfants, dont le plus âgé touchait à sa huitième année. Ces petits enfants, voyant manger le comte, se mirent autour de lui, et lui firent mille caresses, comme si la nature leur eût fait sentir que ce bonhomme était leur grand-père. Le comte, les reconnaissant pour ses neveux, leur fit beaucoup d'amitié et loua leur gentillesse, ce qui fit que ces enfants ne voulaient point le quitter, quoique le gouverneur les appelât. La mère vint elle-même, et les menaça de les battre, s'ils n'obéissaient à leur maître. Les enfants commencèrent à pleurer, en disant qu'ils demeureraient auprès de ce bon vieillard, qui leur plaisait plus que leur gouverneur. Ces paroles firent éclater de rire la dame. L'infortuné comte ne put s'empêcher d'en rire aussi. Il s'était levé pour saluer Jeannette, non comme sa fille, mais comme la dame et la maîtresse du logis. Il la regardait avec un plaisir extrême ; mais il n'en fut point reconnu, parce qu'il était tout à fait changé, étant devenu vieux, maigre, noir et barbu. La mère, voyant l'empressement de ses enfants pour cet homme, dit à leur gouverneur de les laisser encore quelque temps avec lui, puisqu'ils pleuraient de ce qu'on voulait les en éloigner. À peine fut-elle sortie, que son mari entra. Ayant appris du gouverneur ce qui venait de se passer, et faisant peu de cas de la naissance de sa femme : « Laissez-les, lui dit-il d'un ton plein d'orgueil et de dépit, laissez-les dans les sentiments que Dieu leur a donnés ; ils tiennent du lieu d'où ils sortent : ils sont nés d'une mère de basse extraction, et ils aiment la bassesse. » Le comte entendit ces paroles et en fut outré ; mais comme il s'était accoutumé aux humiliations, il ne répondit rien, et se contenta de hausser les épaules. Jacquet n'était rien moins que charmé des caresses que ses enfants faisaient à ce pauvre étranger ; néanmoins, il les aimait tant, qu'il poussa la complaisance jusqu'à offrir à son beau-père de lui donner quelque emploi dans sa maison, s'il voulait y rester. Le beau-père répondit qu'il en serait très-aise, ajoutant qu'il ne savait que panser les chevaux, n'ayant jamais fait autre chose depuis une longue suite d'années. Il fut retenu à cette condition, qu'il remplit au mieux. Son grand plaisir, quand il avait fini sa besogne, était d'amuser et de divertir ses petits-fils, qui se faisaient une fête de rire et de jouer avec lui. Pendant que la fortune traitait ainsi le comte d'Angers, le roi de France, après plusieurs trêves faites avec les Allemands, termina sa carrière. Son fils, le même dont la femme avait causé l'exil du comte, succéda à sa couronne. La dernière trêve expirée, la guerre recommença avec plus de fureur que jamais. Le nouveau roi demanda du secours au roi d'Angleterre, son parent, qui lui envoya un corps considérable de troupes, sous le commandement de Perrot et de Jacquet Lamyens. Le comte d'Angers, qui n'avait jamais osé se faire connaître depuis sa proscription, ne craignit pas de suivre son gendre en qualité de palefrenier. Il demeura quelque temps au camp, sans être reconnu de personne. Malgré la bassesse de son emploi, comme il était fort expérimenté dans l'art de la guerre, il trouva moyen de se rendre utile, par les vues qu'il fit parvenir ou qu'il donna luimême à ceux qui avaient le commandement de l'armée. La nouvelle reine ne jouit pas longtemps des honneurs du diadème. Elle tomba dangereusement malade durant cette guerre, et mourut peu de jours après. Lorsqu'elle se sentit près de sa fin, touchée de repentir, elle fit appeler l'archevêque de Rouen, qui passait pour un saint homme, et se confessa à lui dévotement. Elle lui déclara que le comte d'Angers était innocent du crime dont elle l'avait accusé et le pria de la faire savoir au roi. Elle n'omit aucune circonstance ; et pour rendre l'aveu de son péché plus authentique, elle le fit en présence de plusieurs personnes de la première qualité, et finit par les solliciter de se réunir au prélat, pour prier le roi de rappeler le comte et ses enfants, s'ils vivaient encore, et de les faire rentrer dans tous leurs biens. Le roi ne fut pas plutôt informé de la mort de la reine et du détail de sa confession, que, vivement touché de l'injuste disgrâce du comte d'Angers, il se hâta de faire publier à son de trompe, dans le camp et dans tout son royaume, qu'il récompenserait richement quiconque pourrait lui donner des nouvelles de cet infortuné ou de quelqu'un de ses enfants ; qu'il reconnaissait, par la confession publique de la reine, que ce seigneur était parfaitement innocent du crime pour lequel il avait été proscrit, et qu'il entendait le remettre dans son premier état, et même l'élever plus haut, pour le dédommager, lui et les siens, de leur injuste flétrissure. À cette nouvelle, qui fit le plus grand bruit, le comte d'Angers alla trouver Jacquet, son maître, et le pria de se réunir avec Perrot, en leur disant qu'il voulait leur montrer celui que le roi de France cherchait. À peine furent-ils tous trois réunis dans le même lieu, que le comte d'Angers, dans son accoutrement de palefrenier, dit à Perrot, qui pensait déjà lui-même à se faire connaître et à se présenter au roi : « Perrot, sais-tu bien que Jacquet que voilà est le mari de ta sœur, et qu'il l'a épousée sans aucune dot ? Or, comme il convient qu'il en reçoive une, j'entends et prétends que lui seul ait la récompense promise à la personne qui te fera connaître ; je veux aussi qu'il obtienne celle qu'on destine à celui qui donnera des nouvelles de Violente, ta sœur et femme ; de même que celle qu'on se propose de donner à celui qui me présentera, moi, qui suis le comte d'Angers, ton père. » Perrot, hors de lui-même, en écoutant ces paroles, regarde fixement celui qui les profère, et le reconnaissant à travers le changement que ses traits avaient éprouvé, il se jette à ses genoux, les embrasse et s'écrie avec des larmes d'attendrissement : « Ah ! mon père ! mon cher père ! que j'ai de joie de vous revoir ! » Jacquet fut si surpris d'un tel événement, qu'il ne savait que penser ni que dire. Le tableau des mauvais traitements qu'il avait fait éprouver au vieillard pendant le temps qu'il avait été à son service, s'offrant aussitôt à sa mémoire, l'engage à se jeter à ses pieds et à lui demander mille pardons. Le comte le relève avec douceur et l'embrasse cordialement. Après s'être mutuellement conté leurs aventures, le fils et le gendre voulurent faire habiller le comte ; mais il s'y refusa constamment, désirant d'être présenté au monarque sous l'habit qu'il portait. Jacquet alla trouver le roi, et lui dit qu'il était en état de lui présenter le comte d'Angers, son fils et sa fille, dans le cas qu'il voulût lui accorder les récompenses promises. Le roi fit sur-le-champ apporter trois présents magnifiques, et lui dit qu'ils seraient à lui aussitôt qu'il aurait tenu sa promesse. Jacquet fait avancer son beau-père, avec son habit de palefrenier : « Sire, voilà le comte, lui dit-il, et voilà son fils, en montrant Perrot ; sa fille, qui est ma femme, n'est point ici, mais vous la verrez dans peu de jours. » À force de regarder le comte d'Angers, le roi le reconnut, malgré le changement que l'âge, les fatigues et les chagrins avaient opéré dans toute sa personne. Il l'accueillit avec mille démonstrations de joie et d'amitié, et commanda qu'on lui donnât promptement des habits et un équipage dignes de sa naissance et de son rang. Il fit mille caresses à Perrot, et témoigna à Jacquet toute sa sensibilité pour le plaisir qu'il venait de lui faire. Il lui demanda par quel hasard son beau-père était son palefrenier et par quelle aventure il se trouvait le mari de sa fille. Après que Jacquet eut satisfait la curiosité du monarque, on lui remit la récompense promise. « Prenez ces beaux et riches présents de mon souverain, dit alors le comte à son gendre, et ne manquez pas, je vous prie, d'apprendre à votre père que vos enfants, mes neveux, ne sont pas nés dans la bassesse, du côté de leur mère. » Jacquet se hâta d'écrire en Angleterre. Il attira sa femme à Paris. Perrot y appela la sienne. Après un long séjour dans cette ville, ils s'en retournèrent avec l'agrément du roi. Ce ne fut pas sans regret et sans répandre des pleurs qu'ils se séparèrent du comte d'Angers, qui demeura en France, où, après être rentré dans tous ses biens et avoir été élevé aux plus hautes dignités, il vécut encore plusieurs années, estimé, chéri et honoré plus que jamais de tout le monde. NOUVELLE IX L'IMPOSTEUR CONFONDU OU LA FEMME JUSTIFIÉE Des affaires de commerce avaient appelé à Paris des négociants d'Italie. Ils étaient logés dans la même auberge, et se faisaient un plaisir de manger ensemble. Un soir, sur la fin du souper, étant plus gais qu'à l'ordinaire, ils se mirent à raconter des histoires de galanterie. La conversation tomba insensiblement sur leurs propres femmes, car ils étaient tous mariés. « Je ne sais ce que fait la mienne, dit l'un ; mais je sais bien que, lorsque je trouve l'occasion de goûter d'un mets étranger, j'en profite avec plaisir. – J'en fais tout autant, répondit un autre ; et il y a grande apparence que ma femme suit le même système : en tout cas, que je le croie ou non, il n'en sera ni plus ni moins. » Un troisième tint à peu près le même langage, et chacun parut persuadé que sa femme mettait le temps et l'absence du mari à profit. Un seul, nommé Bernard Lomelin, de Gênes, fut d'un sentiment contraire, du moins pour ce qui le regardait ; assurant que, par la grâce de Dieu, il avait la femme la plus honnête et la plus accomplie de toute l'Italie. Il fait ensuite l'énumération de ses belles qualités, l'éloge de sa beauté, de sa jeunesse, de sa vivacité, de la finesse de sa taille, de son amour pour le travail et de son adresse pour tout ouvrage de femme, ajoutant que le plus habile écuyer tranchant ne pouvait se flatter de servir à table avec plus d'aisance, de grâce et d'honnêteté. Il loua encore son habileté à manier un cheval, à élever un oiseau ; son talent pour la lecture, l'écriture, la tenue des livres de compte, et pour toutes les affaires de commerce. Après avoir ainsi loué ses différentes qualités, il en vint à l'objet en question, et soutint qu'il n'existait pas de femme plus chaste et plus vertueuse. Au moyen de quoi il était très-persuadé que, quand il serait absent dix ans de suite, toute la vie même, elle ne songerait jamais à lui faire d'infidélité. Ces dernières paroles firent éclater de rire un jeune homme de la compagnie, nommé Ambroise de Plaisance. Pour se moquer de Bernard, il lui demanda si l'Empereur lui avait donné un privilège si singulier. Le Génois, un peu piqué, lui répondit que ce n'était point de l'Empereur qu'il tenait cette grâce, mais de Dieu même, qui avait un peu plus de puissance que l'Empereur. « Je ne doute point, réplique aussitôt Ambroise, que vous ne soyez de très-bonne foi, mais vous me permettrez de vous dire que ce n'est pas connaître la nature de la chose dont il s'agit que d'en parler comme vous faites. Si vous l'aviez examinée sans prévention, vous penseriez tout autrement. Ne vous figurez pas au reste, malgré ce que nous avons pu dire de nos femmes, que nous ayons plus sujet de nous en plaindre que vous de la vôtre ; mais nous n'en avons parlé de la sorte que d'après la connaissance que nous avons des personnes du sexe en général. Mais raisonnons un peu sur cette matière. N'est-il pas vrai, et tout le monde ne connaît-il pas que l'homme est l'animal le plus parfait qui soit sorti des mains du Créateur ? La femme ne tient donc que le second rang : aussi tout le monde s'accorde-t-il à dire que l'homme a plus de courage, de force et de constance, et que la femme est timide et changeante. Je pourrais vous développer ici les raisons et les causes de cette différence ; mais il est inutile d'entrer à présent dans cette discussion, qui nous mènerait trop loin. Concluons seulement que si l'homme, étant plus ferme, plus fort et plus constant, ne peut résister, je ne dis pas à une femme qui le prévient et le provoque, mais même au seul désir qui le porte vers celle qui lui plaît ; s'il ne peut s'empêcher de tenter tous les moyens possibles d'en jouir ; s'il succombe enfin toutes les fois que l'occasion se présente, comment une femme, naturellement faible et fragile, pourra-t-elle se défendre des sollicitations, des flatteries, des présents, de tous les ressorts, en un mot, que fera jouer un amoureux passionné ? Pouvez-vous penser qu'elle résiste longtemps ? Vous avez beau en paraître persuadé, j'ai peine à croire que vous soyez assez simple pour être de bonne foi sur cet article. Quelque estimable que soit votre femme, elle est de chair et d'os comme les autres ; sujette aux mêmes passions, aux mêmes désirs, aux mêmes poursuites. Or, comme l'expérience prouve tous les jours que les autres succombent, il est très-possible et même très-vraisemblable qu'elle succombe aussi, toute vertueuse que je la suppose ; mais, quand cela ne serait que possible, vous ne devriez pas le nier aussi opiniâtrement que vous le faites. – Je suis négociant et non philosophe, répondit Bernard ; comme négociant, je réponds que ce que vous dites peut arriver aux femmes qui n'ont point d'honneur ; mais je soutiens que celles qui en ont sont plus fermes, plus constantes, plus inébranlables que les hommes, qui, comme vous savez, sont continuellement occupés à tendre des piéges à leur vertu, et je suis intimement persuadé que ma femme est du nombre de ces dernières. – Si toutes les fois que les femmes ont des complaisances pour d'autres que pour leurs maris, reprit Ambroise, il leur venait une corne au front, je ne doute point que le nombre des infidèles ne fût très-petit ; mais comme il n'y a point de signe qui distingue les sages de celles qui ne le sont pas, leur honneur ne court aucun danger ; il n'y a que la publicité du fait qui puisse le leur faire perdre. Par conséquent, il n'est pas douteux que celles qui sont assurées du secret ne se livrent à leur penchant ; ce serait sottise de leur part si elles résistaient. D'où je conclus qu'il n'y a de prudes et de fidèles que celles qui n'ont pas été sollicitées, ou qui ont été refusées si elles ont fait ellesmêmes les avances. Quoique ce soit là le sentiment de tout le monde, je ne parlerais pas si positivement si moi-même je n'en avais fait mille fois l'expérience. J'ajoute hardiment que si je me trouvais auprès de votre femme, de cette femme si honnête, si vertueuse, il ne me faudrait pas beaucoup de temps pour la dé- terminer à faire avec moi ce que j'ai fait avec tant d'autres qui se piquaient comme elle d'une grande honnêteté. – Cette contestation, répliqua Bernard tout en colère, nous mènerait trop loin ; ce ne seraient de part et d'autre qu'objections, que contradictions, et nous n'aurions jamais fini. Mais puisque vous êtes si prévenu contre la vertu des femmes, et que vous pensez qu'aucune ne pourrait vous résister, je gage ma tête à couper que tout votre talent échoue contre la mienne ; et si vous perdez, vous en serez quitte pour mille ducats. – Que ferais-je de votre tête, répondit Ambroise, qui commençait à s'échauffer, si je gagnais la gageure ? Mais si vous voulez être bien convaincu que je n'avance rien que je ne puisse exécuter, gagez cinq mille ducats, qui doivent vous être moins précieux que votre tête, contre mille des miens, et je suis votre homme. Quoique vous ne prescriviez point de temps, je ne demande que trois mois à dater de ce jour pour rendre votre femme docile à mes désirs. Si vous consentez à ma proposition, j'offre de vous apporter de si bonnes preuves du succès de mon voyage que vous en serez pleinement convaincu. Mais j'exige aussi de vous que vous ne viendrez pas à Gênes, et que vous n'écrirez point à votre Lucrèce pour l'informer du pari. » Bernard répondit qu'il ne demandait pas mieux, et il accepta les conditions. Les autres négociants, craignant que cette gageure n'eût des suites fâcheuses, firent de vains efforts pour la rompre. Ils étaient l'un et l'autre si échauffés qu'ils ne voulurent rien entendre, et qu'ils s'engagèrent par un écrit en forme. Ambroise part le lendemain de Paris pour se rendre à Gênes. À peine est-il arrivé qu'il s'informe de la demeure et de la conduite de la dame. Apprenant par la voix du public qu'elle était encore plus prude, plus farouche que son mari n'avait dit, il crut avoir tenté une entreprise folle, dont il ne lui serait pas possible de venir à bout. Toutefois, ayant lié connaissance avec une vieille femme qui allait voir souvent la dame, et que celle-ci aimait beaucoup, il résolut de pousser plus loin l'aventure. Cette femme ne fut pas si facile qu'il l'avait imaginé. Il eut recours à l'argent et parvint à la séduire. Tout ce qu'elle put faire pour le service du galant fut de l'introduire par un stratagème dans la chambre de la vierge. Il fut conclu qu'Ambroise ferait faire un coffre à sa fantaisie, qu'il s'enfermerait dedans, et que la bonne femme, sous prétexte de voyage, prierait la femme de Bernard de le lui garder pour quelques jours, et de le placer, pour plus grande sûreté, dans un coin de la chambre où elle couchait. Ce qui fut dit fut fait. Vers le milieu de la nuit, lorsque Ambroise crut que la dame dormait d'un profond sommeil, il sortit du coffre, dont la serrure était de celles qui s'ouvrent par dedans et par dehors. Il trouve la chandelle allumée, car on n'était pas dans l'usage de l'éteindre ; elle lui sert à examiner la forme de l'appartement, les tapisseries, les tableaux, les autres ornements, et il grave l'idée de tous ces objets dans sa mémoire. Il s'approche ensuite du lit : la dame était couchée avec une petite fille. Les voyant toutes deux dormir profondément, il découvre la mère avec une grande précaution, et trouve que ses charmes les plus cachés répondaient parfaitement à ceux de son visage. Comme elle était nue ainsi qu'un ver, rien ne l'empêcha de la considérer à son aise, pour voir si elle n'avait rien de particulier sur son corps. À force d'en parcourir des yeux les diverses parties, il remarqua sous sa mamelle gauche une petite excroissance ou poireau, entouré de quelques poils blonds comme de l'or. Après l'avoir bien examinée, il la recouvrit tout doucement, non sans éprouver de vives émotions. Il fut même tenté, au péril de sa vie, de se coucher auprès d'elle ; mais comme il savait qu'elle n'était pas de facile composition, il n'osa rien risquer. Il visite de nouveau tous les coins de la chambre ; et voyant une armoire ouverte, il en tire une bourse, une ceinture, un anneau et une méchante robe, qu'il met dans son coffre, où il se renferme sans faire le moindre bruit. Il y passa encore deux nuits, comme il s'y était attendu. Le troisième jour étant venu, la bonne vieille se représenta pour demander son coffre, ainsi qu'on en était convenu, et le fit porter au lieu où elle l'avait pris. Ambroise, sorti de cette étroite prison, récompensa la vieille et reprit le chemin de Paris, avec les nippes qu'il avait dérobées à la femme de Bernard, connue sous le nom de madame Genèvre. Il fut de retour bien avant l'expiration des trois mois, et trouva à l'auberge les mêmes négociants qui avaient été témoins de sa gageure. Il les assembla, et leur dit en présence de Bernard qu'il avait gagné le pari, puisqu'il avait accompli ce à quoi il s'était engagé. Pour prouver qu'il n'en imposait point, il se mit à faire la description de la chambre à coucher de la dame, fit le détail des peintures dont elle était ornée, et montra les nippes et les bijoux qu'il avait enlevés, disant que la dame lui en avait fait présent. Bernard, un peu décontenancé, avoua que la chambre était faite comme il le disait. Il convint aussi que les bijoux avaient effectivement appartenu à sa femme ; mais il voulait d'autres preuves, disant, pour ses raisons, qu'Ambroise avait pu acheter ces bijoux de quelque domestique, qui lui aurait également donné les renseignements sur la forme de la chambre, du lit et des autres meubles de sa femme. « Cela devrait suffire, répondit Ambroise ; mais, puisque vous voulez de plus fortes particularités, je vous satisferai : madame Genèvre, votre digne moitié, a, sous le teton gauche, un poireau assez gros, autour duquel il y a cinq ou six poils parfaitement ressemblants par leur couleur à de petits fils d'or. » Ces mots percèrent le cœur de Bernard. Il partit aussitôt de France pour venir à Gênes, et s'arrêta dans une de ses maisons de campagne, qui n'en était qu'à dix lieues. Il écrivit de là à sa femme, pour l'engager à venir le trouver, et lui envoya un domestique de confiance avec deux chevaux. Il commanda à ce valet de l'assassiner sans pitié dès qu'il se trouverait avec elle dans certain lieu peu fréquenté, et de revenir au plus vite après l'avoir tuée. L'émissaire, arrivé à Gênes, remit la lettre à madame Genèvre, qui apprenant le retour de son mari, la reçut avec de grandes démonstrations de joie. Elle partit dès le lendemain pour aller le rejoindre, accompagnée du seul domestique qui venait la chercher. Ils arrivent, tout en causant, dans une vallée profonde et solitaire, bordée de hautes collines et couverte de bois. Ce lieu lui parut propre à l'exécution des ordres de son maître. Il tire son épée, et saisissant la dame par le bras : « Madame, lui dit-il, recommandez votre âme à Dieu ; il vous faut mourir sans aller plus loin. – Bon Dieu ! s'écria-t-elle tout épouvantée, que t'ai-je fait pour vouloir m'assassiner ? Suspends ta cruauté pour un moment. Dis-moi, de grâce, avant de me tuer, en quoi je t'ai offensé, et ce qui te porte à vouloir m'arracher la vie ? – Madame, vous ne m'avez point offensé, j'ignore même si vous avez offensé votre mari ; mais il m'a commandé de vous tuer sans miséricorde, et m'a même menacé de me faire pendre si je n'exécutais ses ordres. Vous savez combien je dépends de lui, et l'impossibilité où je me trouve de pouvoir lui désobéir. Dieu m'est témoin que j'agis à contre-cœur, que je plains votre destinée ; mais, enfin, il faut que je suive ses ordres. – Ah ! bon Dieu, mon ami, dit madame Genèvre en pleurant, je prends mon bon ange et tous les saints à témoin que je n'ai jamais rien fait à mon mari qui mérite un traitement si barbare. Je te demande la vie. Ne te rends pas coupable d'un homicide pour plaire à ton maître. Je voudrais pouvoir te faire lire dans le fond de mon cœur : tu en aurais pitié, le voyant innocent ; mais, sans chercher à me justifier, daigne écouter ce que je vais te dire. Tu peux me sauver et contenter ton maître : prends mes habits et donne-moi seulement une partie des tiens. Mon mari croira sans peine que tu m'as tuée. Je te jure, par cette vie que je te devrai, que je m'en irai si loin, que ni toi, ni lui, ni personne de ce pays, n'entendra jamais parler de moi. » Le valet avait trop de répugnance à l'assassiner pour ne pas se laisser fléchir. Il prit ses habits, lui donna une mauvaise veste et un chapeau, lui abandonna le peu d'argent qu'elle avait sur elle, et la laissa dans cette vallée, en lui recommandant de s'éloigner le plus qu'elle pourrait. De retour chez son maître, il lui dit qu'il avait exécuté ses ordres, et qu'il avait vu des loups qui commençaient déjà à prendre soin de la sépulture de sa femme. Quelques jours après, Bernard se rendit à Gênes. La disparition de sa femme le fit soupçonner de s'en être défait, et ce soupçon lui rendit l'horreur des honnêtes gens. L'infortunée madame Genèvre, ayant un peu calmé sa douleur par l'idée d'avoir échappé à la mort, se cacha le mieux qu'elle put jusqu'aux approches de la nuit ; puis, quand le jour eut achevé de disparaître, elle gagna un petit village peu éloigné de cette même vallée qui avait failli lui être si funeste. Une bonne femme chez qui elle entra, touchée de son triste état, s'empressa de la secourir. Elle lui donna une aiguille, du fil et des ciseaux, pour rajuster les guenilles qui la couvraient. Elle raccourcit la veste, l'accommoda à sa taille, fit de sa chemise des hauts-de-chausses à la matelote, et se coupa les cheveux, qu'elle avait très-longs et très-beaux. Le lendemain, ainsi déguisée en marin, elle prit son chemin du côté de la mer. Elle fit la rencontre d'un gentilhomme catalan, nommé seigneur Encarach, maître d'un vaisseau qui était à la rade, proche de la ville d'Albe. Il avait quitté son bord pour aller se rafraîchir à une fontaine peu éloignée du port. La dame ne l'eut pas plutôt aperçu qu'elle courut à lui. Elle causa quelque temps avec ce seigneur, et le pria de la prendre à son service, ce qu'il fit d'autant plus volontiers qu'il fut charmé de son esprit et de sa figure. Il la mena dans son vaisseau et lui fit donner de meilleurs habits. On devine aisément qu'elle eut grand soin de lui cacher son sexe et son nom. Elle se fit appeler Sicuran de Final. Le capitaine fut si content de son service et de son intelligence, qu'il se félicitait de ce que le hasard lui eût fait rencontrer un si bon domestique. Le vaisseau était chargé pour la ville d'Alexandrie, où il arriva à bon port en très-peu de temps. Encarach, qui avait fait les frais de la cargaison, avait apporté plusieurs faucons passagers, dans l'intention d'en faire présent au soudan. Ce monarque l'accueillit avec bonté, et l'invita plusieurs fois à dîner à sa table. L'air de Sicuran, et la manière avec laquelle il servait son maître pendant le repas, plurent si fort au soudan, qu'il le demanda au gentilhomme catalan. Celui-ci n'osa le lui refuser, quelque attaché qu'il fût à ce bon serviteur. En peu de temps, Sicuran fut aimé du soudan autant qu'il l'avait été du capitaine ; il ne se passait presque pas de jour qu'il n'en reçût quelque bienfait. Il y avait tous les ans dans la ville d'Acre, qui était dépendante de ce souverain, une espèce de foire, où un grand nombre de négociants, chrétiens et sarrasins, se rendaient de tous les pays. Outre la garnison et les officiers de justice qu'il y avait dans cette ville pour y maintenir l'ordre, le prince avait coutume d'y envoyer, durant la foire, un corps de troupes choisies, commandées par un homme de confiance et destinées à la garde des marchands et des marchandises. Le temps de cette foire étant arrivé, Sicuran, qui savait déjà la langue du pays, eut ordre d'y aller en qualité de commandant. Il s'acquitta on ne peut mieux de la commission. Son emploi le mit à portée de conférer souvent avec les marchands, parmi lesquels il rencontra des Siciliens, des Pisans, des Génois, des Vénitiens. Comme son pays lui était toujours cher, il se plaisait surtout à s'entretenir avec des Italiens. Se trouvant un jour dans une boutique de marchands vénitiens, il vit, parmi d'autres bijoux, une bourse et une ceinture qu'il reconnut pour lui avoir appartenu. Il en fut fort surpris ; mais, dissimulant sa surprise, il demanda à qui appartenaient ces bijoux et si on voulait les vendre. Ambroise de Plaisance, qui était venu à cette foire, avec beaucoup de Marchandises, sur un vaisseau vénitien, entendant le commandant de la garde, s'avança, et dit en riant : « Ils sont à moi, et je ne veux point les vendre ; mais, s'ils vous font plaisir, je vous prie de les accepter en présent. » Sicuran, ayant remarqué qu'Ambroise souriait en lui parlant, craignit d'avoir fait quelque geste trop expressif. Il prit cependant un air assuré, pour lui dire en italien : « N'est-il pas vrai que vous riez de ce que, tout homme de guerre que je suis, je m'attache à ces colifichets de femme ? – Non, monsieur, répondit Ambroise, je ris de la manière dont j'en ai fait l'acquisition. – Serait-ce une indiscrétion de vous demander comment vous les avez acquis ? reprit le capitaine. – Monsieur, répondit Ambroise, ces bijoux et plusieurs autres m'ont été donnés par une jolie femme de Gênes, connue sous le nom de madame Genèvre, une nuit que je couchai avec elle ; comme elle m'a prié de les garder pour l'amour d'elle, je ne crois pas devoir m'en défaire ; mais vous m'obligerez de les recevoir en don, pour peu qu'ils vous plaisent. Je ne saurais les regarder sans rire, parce qu'ils me rappellent la sottise de son mari, qui fut assez fou pour parier cinq mille ducats contre mille que je n'obtiendrais pas les faveurs de sa femme, qu'elle ne donnait, dit-il, qu'à lui seul. J'en vins pourtant à bout, comme vous pouvez le croire, et je gagnai le pari. Ce bonhomme, qui aurait dû se punir lui-même de sa sotte crédulité, plutôt que de blâmer sa femme d'avoir fait ce que font toutes les autres, la fit assassiner, m'a-t-on dit, dès qu'il fut à portée de se venger de son infidélité. » Sicuran n'eut point de peine à comprendre quel avait été le sujet de la colère de son mari, et connut clairement qu'Ambroise était la seule cause de son malheur. Résolu de ne pas laisser ce crime impuni, il feignit de s'amuser beaucoup de cette aventure, se lia dès ce moment avec le marchand, et sut si bien l'amadouer, qu'il lui persuada, quand la foire fut finie, de faire transporter tout ce qui lui restait de marchandises à Alexandrie, lui promettant de lui en faire tirer grand parti. Pour mieux assurer son coup et avoir le temps de bien prendre ses précautions, il l'engagea à se fixer pour quelques années dans cette ville, et lui procura des fonds et d'autres secours pour l'y déterminer. Ambroise y consentit d'autant plus volontiers, qu'il y faisait des profits considérables. Sicuran, jaloux de se justifier dans l'esprit de son mari, chercha tous les moyens de l'attirer aussi à Alexandrie. Il y réussit par l'entremise de plusieurs négociants génois, nouvellement établis dans cette ville. Bernard, qui ne se doutait pas du sujet pour lequel il était mandé, arriva en mauvais équipage. Il fut reçu secrètement par un ami de Sicuran, qui, sous de vains prétextes, le retint chez lui jusqu'à ce qu'on eut trouvé le moment favorable pour l'exécution du projet. Afin de disposer les choses, Sicuran avait fait raconter l'aventure d'Ambroise, par Ambroise lui-même, en présence du soudan, qui s'en amusa beaucoup. Quand son mari fut arrivé, il pria le monarque, qui ne lui refusait rien, de se la faire conter une seconde fois en présence de Bernard, qui était en ville, et qu'il avait déterré. « Je crains fort, ajouta-t-il, qu'Ambroise n'ait déguisé la vérité dans son récit, et que le Génois ne se soit trop pressé de condamner sa femme. Mais si Votre Hautesse daigne lui ordonner de dire au vrai comment la chose s'est passée, je ne doute pas qu'il n'obéisse ; et, s'il s'y refuse, je sais un moyen sûr pour le contraindre à dire la vérité. » Ambroise et Bernard ayant paru devant le soudan, ce prince prit un ton sévère, et paraissant instruit de toutes les circonstances de l'aventure, commanda au premier d'en faire le récit, et de dire, sans aucun déguisement, de quelle manière il avait gagné les cinq mille ducats, le menaçant des plus cruels supplices s'il déguisait en rien la vérité. Ambroise, effrayé de cette menace, et croyant le monarque plus instruit qu'il ne l'était, se détermina, malgré la présence de Bernard et de toute la cour, à raconter au vrai comment la chose s'était passée, persuadé qu'il en serait quitte pour rendre les cinq mille ducats et les bijoux qu'il avait pris. Après qu'il eut tout dit, Sicuran, en qualité de ministre de Sa Hautesse, prit la parole, et s'adressant à Bernard : « Et toi, dit-il, que fis-tu de ta femme après une telle imposture ? – Emporté par la colère et la jalousie, répondit-il, désespéré d'avoir perdu mon argent et mon honneur, je jurai sa mort, et la fis tuer par mon valet. – Et que fîtes-vous de son corps ? – Suivant le rapport de l'esclave, son corps devint aussitôt la proie des loups. » Le ministre du soudan, qui avait caché à son maître la véritable raison pour laquelle il l'avait supplié de faire comparaître les deux marchands, se tourne alors vers lui, et dit : « Vous voyez, seigneur, bien clairement, comme cette pauvre dame a été malheureuse en mari et en amant. Ce dernier lui enlève l'honneur par l'imposture la plus atroce, et ruine son mari. L'autre, trop crédule, la fait tuer, et la laisse manger aux loups. Voilà ce qui s'appelle un amant et un mari bien tendres ! Je parie que, s'ils étaient dans le cas de revoir cette femme infortunée, aucun d'eux ne la reconnaîtrait, tant leur amour a été grand ! Mais vous êtes équitable, seigneur, et vous voyez vous-même ce qu'ils ont mérité l'un et l'autre. Je n'ai pas besoin de vous supplier de punir le trompeur, son crime est trop grand pour obtenir grâce ; mais, pour le tromper, tout indigne qu'il est de pardon, j'ose vous la demander pour lui, et, si vous daignez la lui accorder, je m'engage à faire paraître ici sa femme. » Le soudan, qui aimait beaucoup son ministre, promit de se conformer à ses désirs, et lui dit de faire venir la femme. On imagine aisément quel dut être l'étonnement de Bernard, qui croyait que sa femme n'existait plus, et celui d'Ambroise, qui craignait bien de n'en être pas quitte pour la restitution des ducats. Sicuran se jette aussitôt aux pieds du monarque, et perdant pour ainsi dire la voix d'homme avec la volonté de le paraître : « C'est moi, seigneur, dit-il en pleurant, c'est moi-même qui suis la femme de Bernard, la malheureuse Genèvre, qui ai couru pendant six ans le monde, travestie en homme, calomniée si odieusement par le perfide Ambroise, et livrée par mon cruel époux au glaive assassin d'un valet et à la dent des bêtes carnassières. » Après ces mots, elle déchire ses habits, découvre son sein, et fait voir une femme aux yeux du soudan et de toute l'assemblée. Puis, se tournant vers Ambroise, elle lui reproche éloquemment sa fourberie. Celui-ci, la reconnaissant, ne sut que répondre : la honte et les remords lui fermaient la bouche. Le prince, qui ne s'était jamais douté que Sicuran de Final fût une femme, était si fort étonné de tout ce qu'il voyait et entendait, qu'il croyait que c'était un rêve. Revenu des premiers mouvements de sa surprise, et reconnaissant la vérité, il loua hautement les mœurs, le courage, la conduite et la vertu de madame Genèvre ; il lui fit donner des habits magnifiques et des femmes pour la servir. Par pure considération pour la prière qu'elle lui avait faite, il pardonna à Bernard l'excès de sa barbarie, fruit de sa crédulité. Cet homme, sensible à la grâce qu'on lui accordait par égard pour celle dont il avait ordonné la mort, verse des larmes de joie et de repentir, se jette aux genoux de sa femme et lui demande pardon. La vertueuse Genèvre lui représente ses torts avec douceur, lui dit qu'elle les oublie, puis elle le relève et l'embrasse tendrement comme son époux. Ambroise de Plaisance subit la juste punition de son crime. Le soudan ordonna qu'il fût attaché tout nu à un pal, dans un lieu élevé de la ville, après qu'on aurait frotté son corps de miel, depuis les pieds jusqu'à la tête, avec défense de l'en détacher qu'il ne fût entièrement pourri ou dévoré par les insectes. Il voulut que tout son bien, qui valait près de vingt mille ducats, fût confisqué au profit de la dame dont il avait causé le malheur. Il fit ensuite préparer un beau festin, où il invita Bernard comme mari de madame Genèvre, et madame Genèvre comme une des femmes les plus estimables qu'il eût jamais connues. Il la combla d'éloges ; et ce qu'il lui donna en bijoux, vaisselle et autres présents fut estimé plus de dix mille doubles ducats. Il leur permit ensuite de retourner à Gênes. Il fit équiper, dans cette intention, un très-beau vaisseau, qui les y mena dans très-peu de temps. Ils y arrivèrent chargés de richesses, et furent reçus de leurs compatriotes avec des transports de joie. Madame Ge- nèvre surtout, qu'on avait cru morte, fut généralement fêtée de toute la ville, et regardée comme une femme d'une vertu exemplaire. Au reste, le même jour qu'Ambroise fut supplicié, son corps fut dévoré jusqu'aux os par les guêpes et les taons, dont ce pays abonde. Son squelette, qui demeura longtemps attaché au pal, instruisit les passants de son crime et de sa méchanceté. Son aventure nous prouve que les fourbes et les méchants sont tôt ou tard confondus et punis en présence de la victime de leur imposture. NOUVELLE X LE CALENDRIER DES VIEILLARDS Il y avait à Pise un juge plein d'intelligence et de capacité, mais d'une complexion tout à fait faible et délicate. Il était extrêmement riche, et se nommait Richard de Quinzica. Malgré sa vieillesse et ses infirmités, il lui prit envie de se marier, croyant qu'il serait en état de remplir les devoirs du mariage avec le même honneur qu'il remplissait ceux de la magistrature. Il s'empressa de chercher une femme qui réunît en elle les avantages de la jeunesse et de la beauté. Il eût dû, au contraire, redouter ce double mérite, s'il eût été sage, et qu'il eût pris pour lui d'aussi bons conseils qu'il en donnait aux autres. Il trouva la personne qu'il désirait dans une des filles de messire Lotto Galandi, nommée Bartholomée. C'était effectivement une des plus belles et des plus aimables demoiselles qui fussent dans Pise. Elle avait le plus beau teint du monde, quoique, à dire le vrai, il y en ait peu dans cette ville qui ne pèchent par la couleur, comme si elles avaient la jaunisse. Les noces furent célébrées avec beaucoup de gaieté et de magnificence. La consommation du mariage ne se ressentit point de la splendeur de la fête : le bonhomme ne caressa la jeune mariée qu'une seule et unique fois ; il ne s'en fallut même de rien qu'il ne pût consommer l'œuvre. Cette triste unité ne laissa pas de le fatiguer beaucoup : aussi le lendemain, pour réparer ses forces épuisées, eut-il recours au vin de Malvoisie, aux consommés et à d'autres semblables restauratifs. Voyant, par cet essai, qu'il avait trop compté sur sa vigueur et voulant se conserver, il commença, dès le premier jour, à soupirer après le repos. Mais pour déguiser sa faiblesse et son impuissance à sa jeune moitié, il s'avisa de lui re- montrer qu'il y avait des jours dans l'année où l'on ne pouvait pas légitimement goûter les plaisirs du mariage. Il lui remit, pour cet effet, un de ces calendriers qu'on imprimait autrefois à Ravenne, à l'usage des enfants qui apprennent à lire. Ce petit livre lui fournissait presque chaque jour un nouveau saint, en révérence duquel il s'efforçait de lui prouver que le mari et la femme devaient s'abstenir de coucher ensemble. À ces jours de fête, il ajoutait les solennités, les jours de jeûne, les quatretemps, les vigiles, le vendredi, le samedi, le dimanche et tout le carême. En un mot, il grossissait le plus qu'il pouvait le catalogue de ces jours où les joies du mariage devaient être interdites aux bons chrétiens. Peut-être imaginait-il que le lit conjugal devait avoir ses vacances ainsi que le palais. Quoi qu'il en soit, toutes ces raisons n'étaient rien moins que du goût de la dame, car à peine ce bonhomme trouvait-il un jour dans le mois où il pût sans scrupule s'acquitter du devoir marital : encore quand cela lui arrivait, n'en pouvait-il plus de fatigue et d'épuisement. Ce qu'il y avait de plus fâcheux pour la belle, c'est qu'elle était tenue de court, de peur que quelque dégourdi ne lui fît connaître les jours ouvrables, comme son vieux mari lui avait appris les jours de fête. Cependant Quinzica, pour la dédommager des abstinences qu'il lui faisait faire, lui procurait de temps en temps quelques divertissements. Il la menait souvent à une belle maison de campagne, qu'il avait près de la montagne Noire, à peu de distance de la mer. Un jour qu'il y était allé pour changer d'air et dans l'intention d'y passer plus de temps qu'à l'ordinaire, il voulut, pour varier ses plaisirs, lui donner le divertissement de la pêche. Il invite à cette partie plusieurs personnes de connaissance. Il se mit dans la barque des pêcheurs, et pour que sa femme pût jouir à son aise de ce spectacle, il l'engagea à se mettre sur une autre barque, avec plusieurs dames de ses amies. Le plaisir de la conversation, joint à celui de la pêche, fut si grand, qu'ils avaient insensiblement fait plusieurs lieues en mer avant de s'en être aperçus. Mais un fameux corsaire de ce temps-là, nommé Pagamin de Monègue, vint interrompre leur divertissement, dans le temps qu'ils en étaient le plus occupés. Il n'eut pas plutôt aperçu les barques qu'il tourna de leur côté pour s'en emparer. On se mit promptement à la rame pour l'éviter ; mais il n'était plus temps. Le corsaire eut bientôt atteint la barque des dames, qui était la plus avancée. À peine eut-il jeté les yeux sur ce groupe de femmes, qu'il fut frappé de la beauté de Bartholomée. Il trouva les autres femmes si désagréables, qu'il ne voulut qu'elle pour tout butin, et il la fit passer sur son vaisseau, à la vue du mari qui avait presque gagné le rivage. Le corsaire dédaigna de le poursuivre, de peur de trop s'approcher des terres, et s'enfuit avec sa capture. Il ne faut pas demander si M. le juge, qui poussait la jalousie jusqu'à l'excès, fut chagrin de cette aventure. Il était furieux et jetait les hauts cris, ne sachant de qui sa femme était devenue la proie, ni en quel endroit du monde son ravisseur l'avait menée. Il se plaignit amèrement à Pise et ailleurs du brigandage des corsaires, et les aurait volontiers tous exterminés, s'il eût été en son pouvoir. Cependant Pagamin, charmé de la beauté et de la jeunesse de sa captive, se félicitait de s'en être rendu maître. Comme il n'était pas marié, il résolut, dès le premier moment, de la garder toujours, pour lui tenir lieu de femme. Il employa les soins, les égards, les attentions et tout ce qu'il avait d'éloquence pour la consoler ; car elle se désolait et fondait en larmes. Quand la nuit fut venue, il eut recours à des consolations plus énergiques que les discours les plus flatteurs. Elles furent si efficaces, que la belle oublia bien vite son calendrier. Il n'y eut plus de fête, plus de vigile ; tous les jours étaient bons. Ce changement plut si fort à la dame, qu'avant d'être arrivée à Monègue, le juge, les lois et la légende de ses saints furent entièrement effacés de son souvenir. Elle était au comble de la joie, tant ce nouveau genre de vie lui plaisait. Quand le corsaire l'eut conduite à Monègue, il lui fit présent d'une riche garde-robe, lui donna tout ce qu'il jugea pouvoir lui faire plaisir, et continua de lui prouver qu'il n'y avait dans son calendrier ni saint ni fête portant abstinence. Mais s'il la traitait la nuit comme sa maîtresse, le jour il avait pour elle les mêmes égards qu'il aurait eus pour sa femme. À force de recherches, Richard de Quinzica, étant parvenu à découvrir le lieu qu'habitait sa chère Bartholomée, résolut d'aller la chercher lui-même, ne croyant pas qu'aucun autre fût digne ou capable d'une négociation aussi importante. Quelque forte que fût la rançon qu'on lui demanderait, il était déterminé à la payer généreusement, sans marchander. Il s'embarqua donc, après avoir pris ses sûretés ; et arrivé à Monègue sans avoir couru le moindre danger, il aperçut sa femme qui, l'ayant elle-même aperçu, en avertit le soir Pagamin, en lui disant ce qu'elle se proposait de faire lorsqu'il viendrait la demander. Le lendemain matin, Richard alla voir le corsaire ; il l'aborde civilement, et en est accueilli avec la même civilité. Pagamin feignit d'ignorer qui il était, afin de le faire expliquer sur les motifs de sa visite. Notre juge trouva enfin le moment de lui découvrir ce qui l'amenait, et il le fit dans les termes les plus honnêtes et les plus affectueux, en le suppliant de lui rendre sa femme, pour la rançon de laquelle il lui payerait sur-le-champ tout ce qu'il demanderait. « Soyez le bienvenu, monsieur, lui répondit Pagamin avec un front riant et serein : il est bien vrai que j'ai chez moi une jeune femme ; mais j'ignore si elle est à vous ou à quelque autre ; car je n'ai pas l'honneur de vous connaître, et ne la connais elle-même qu'autant qu'elle a demeuré quelque temps avec moi. Comme vous me paraissez un très-honnête gentilhomme, tout ce que je puis faire pour vous obliger, c'est de vous la faire voir. Si vous êtes son mari ; elle vous reconnaîtra sur-lechamp, et si elle convient qu'elle est votre femme et qu'elle veuille retourner avec vous, je vous permets de grand cœur de l'emmener ; je vous laisserai même le maître du prix de sa rançon ; je dois ce retour à votre honnêteté. Mais si elle ne convient pas que vous soyez son mari, ou qu'elle refuse de vous suivre, vous auriez grand tort de vouloir m'en priver, parce que, jeune et vigoureux tel que je suis, je puis tout aussi bien qu'un autre entretenir une femme, surtout celle dont il s'agit : car je n'en connais ni de plus jolie ni de plus aimable. – Oh ! je vous jure, s'écria Richard, qu'elle est ma femme ; et si vous voulez bien me conduire vers elle, vous en serez aussitôt convaincu ; vous verrez comme elle se jettera à mon cou ; ainsi j'accepte volontiers les conditions que vous me proposez. – Eh bien, suivez-moi, reprit le corsaire, vous allez la voir. » Il le conduit dans un salon, et fait avertir la dame. Celle-ci, s'étant vêtue et ajustée promptement, sortit d'une chambre voisine, et parut dans le salon brillante comme un astre. Elle salue et regarde son mari d'un air aussi indifférent que si c'eût été un étranger qu'elle n'eût jamais vu, et ne daigne seulement pas lui dire un mot. M. le juge, qui s'attendait à être reçu avec les plus vives caresses, fut on ne peut pas plus surpris de cette froideur. Peut-être, disait-il en luimême pour se consoler, peut-être que la douleur et les chagrins qui ne m'ont pas quitté depuis que j'ai eu le malheur de la perdre, m'ont si fort changé, qu'elle ne me reconnaît plus. D'après cette idée : « Ah ! ma chère amie, lui dit-il, qu'il m'en coûte cher de t'avoir menée à la pêche ! Jamais douleur n'a été aussi sensible que celle que j'ai soufferte depuis l'instant fatal que je t'ai perdue ; et tu es assez barbare pour garder le silence, comme si tu ne me connaissais point ! Ne vois-tu pas que je suis ton mari Richard, qui suis venu pour te reprendre et te ramener à Pise, en payant ta rançon à cet honnête homme qui veut bien avoir la bonté de te rendre pour la somme que je voudrai lui donner ? » Bartholomée, se tournant vers lui en souriant un peu : « Est-ce bien à moi, monsieur, lui dit-elle, que vous en voulez ? Regardez-moi bien, vous me prenez sans doute pour une autre. Pour moi, je ne me souviens seulement pas de vous avoir vu. – Pense bien, ma chère, à ce que tu dis ; regarde-moi bien toi-même, et si tu veux t'en souvenir, tu ne douteras plus que je ne sois ton Richard de Quinzica. – Vous me pardonnerez, monsieur, mais il n'est pas décent que je vous regarde beaucoup. Je vous ai cependant assez envisagé pour être certaine que c'est pour la première fois que je vous vois. » Le pauvre juge était décontenancé : il s'imagina ensuite qu'elle ne parlait ainsi en la présence de Pagamin que parce qu'elle craignait le corsaire ; c'est pourquoi il pria celui-ci de vouloir bien lui permettre d'avoir avec elle un entretien particulier dans sa chambre, pour entendre ce qu'il avait à lui dire, et pour répondre ce qu'elle jugerait à propos. Dès qu'ils y furent entrés, ils s'assirent, et le bonhomme, se voyant vis-à-vis de sa femme, qui tenait toujours ses yeux baissés, lui parla en ces termes : « Eh ! mon cher cœur, ma chère, ma bonne amie, ma plus douce espérance, ne connais-tu plus ton Richard, qui t'aime plus que sa vie ? Comment peut-il se faire que tu l'aies sitôt oublié ? Suis-je donc si défiguré ? Pour Dieu, ma mignonne, regarde-moi ; je suis sûr qu'avec un peu d'attention tu me reconnaîtras aussitôt. » La dame, à ces mots, part d'un éclat de rire ; et sans lui donner le temps de continuer ses douceurs : « Il faut, lui ditelle, que vous soyez bien simple pour penser que j'aie assez peu de mémoire pour ne pas voir du premier coup d'œil que vous êtes Richard de Quinzica, mon mari. Mais si j'ai fait semblant de ne pas vous connaître, pouvez-vous vous en plaindre ? N'est-ce pas vous qui, pendant tout le temps que nous avons demeuré ensemble, avez fait voir que vous ne me connaissiez pas ? Si vous m'aimiez, comme vous voulez me le faire entendre, si je vous avais été chère, vous m'auriez traitée de la même manière qu'une jeune femme, fraîche et qui aime le plaisir, veut qu'on la traite. Avez-vous pu ignorer qu'elle a besoin de quelque chose que la pudeur naturelle à mon sexe m'empêchait de vous demander ? Avez-vous oublié la manière ridicule dont vous vous y preniez pour vous dispenser de contenter mes besoins à cet égard ? Si l'étude des lois vous était plus agréable qu'une femme, il ne fallait pas vous marier. Mais que dis-je ? je ne vous ai jamais regardé comme un juge ; vous me paraissiez plutôt un crieur de fêtes et de confréries, tant vous connaissiez bien les jeûnes et les vigiles. Convenez, monsieur, que si vos fermiers et vos laboureurs avaient chômé autant de fêtes qu'en a chômé celui qui avait mon petit jardin à cultiver, vous n'auriez jamais recueilli un grain de blé. Or, comme le bon Dieu ne veut pas que les bonnes terres restent en friche, il a jeté un regard de pitié sur moi ; et, par un coup de sa providence, il m'a fait tomber entre les mains du seigneur Pagamin, avec qui il n'est jamais question de fêtes ; j'entends de ces fêtes que vous chômiez si religieusement, ayant plus de vocation et plus de zèle sans doute pour le service des saints que pour celui des dames. On ne connaît dans cet asile ni vendredi, ni samedi, ni vigiles, ni quatre-temps, ni le carême qui est si long ; mais jour et nuit on y laboure, on y est infatigable à l'ouvrage ; cette nuit même, depuis qu'on a sonné matines, j'en ai fait la douce expérience. Ainsi ne trouvez pas mauvais, monsieur, que je veuille toujours demeurer avec un si bon ouvrier. J'ai du goût pour le travail, et je suis déterminée à travailler avec lui tant que je serai jeune : pour les fêtes, les jeûnes et les abstinences, je me réserve de les observer quand je serai vieille. Ce que vous pouvez donc faire de mieux, monsieur, c'est de vous en retourner bien vite. Partez sans délai, et que Dieu vous conduise. Vous n'avez aucunement besoin de moi pour célébrer vos fêtes tant qu'il vous plaira d'en imaginer, ni moi de vous pour connaître les jours ouvrables. » Ce discours perçait le cœur au pauvre Richard, qui en était tout interdit. Il fut cent fois tenté de l'interrompre ; mais comme il se trouvait chez un étranger, et chez un corsaire, il crut devoir patienter. Mais quand elle eut cessé de parler : « Quoi ! ma chère amie, lui dit-il d'un ton affectueux, peux-tu bien me tenir de pareils propos ? Fais-tu donc si peu de cas de ton honneur et de celui de ta famille ? Est-il possible que tu aimes mieux demeurer avec cet homme, pour être sa catin et vivre toujours en état de péché mortel, que de retourner à Pise, pour y vivre avec ton mari, comme une honnête femme ? Songe que si tu viens à déplaire à Pagamin, il ne fera pas la moindre difficulté de te mettre à la porte, tandis que si tu veux venir avec moi, je ne cesserai de t'aimer ; et si je viens à mourir, tu seras toujours dame et maîtresse de ma maison. Faut-il qu'un appétit désordonné, une passion honteuse et criminelle, te fasse renoncer à ton honneur et à ton époux qui t'aime si tendrement ? De grâce, mon cher cœur, ne me tiens plus ces propos offensants et n'hésite point à t'en revenir avec moi. Je te promets, puisque je connais à présent ton humeur, de faire désormais des efforts pour contenter ton appétit. Je ne consulterai plus si souvent le calendrier, puisque cela te déplaît. Ainsi, ma mignonne, je t'en prie, change de résolution et consens à partir avec ton mari, qui, depuis l'instant que tu lui as été enlevée, n'a pas cessé d'être en proie à l'ennui, à la tristesse et à la douleur. – Vous me parlez de mon honneur, répondit la dame, quand il n'est plus temps. Mes parents devaient y prendre garde, lorsque, sans me consulter, ils me donnèrent à vous. S'ils parurent alors s'en soucier fort peu, je me soucie aujourd'hui fort peu de ménager le leur. Pour vous, ne vous inquiétez ni du mien ni du leur ; et, puisqu'il faut tout dire, sachez que je me regarde ici comme étant véritablement la femme de Pagamin, au lieu qu'à Pise il me semblait n'être effectivement que votre catin, qu'une femme de parade que vous méprisiez, que vous faisiez souffrir sans pitié. Pagamin est bien un autre homme ! c'est pour moi un véritable mari ; il me tient toute la nuit entre ses bras, il me serre, il me mord, il me caresse de cent manières différentes : jugez si je dois vous regretter. « Vous dites encore que vous ferez vos efforts pour me satisfaire un peu mieux que par le passé ; mais je voudrais bien savoir comment vous vous y prendriez. Seriez-vous devenu par hasard un vaillant champion, depuis que je vous ai perdu de vue ? Allez-vous-en, vous dis-je, et ne songez qu'à vivre ; car on dirait, à voir votre faiblesse, votre pâleur, votre maigreur, qu'on a oublié de vous enterrer. Au reste, je suis bien aise de vous dire que si Pagamin me chasse, ce ne sera jamais chez vous que je retournerai. On aurait beau vous pressurer, on ne tirerait pas de tout votre individu une goutte de suc, comme je ne l'ai que trop éprouvé pour mon malheur. Soyez donc persuadé que je chercherais fortune partout ailleurs que chez vous. Mais je n'ai pas peur que Pagamin me congédie jamais ; je connais ses sentiments et le cas qu'il fait de moi. Je vous le dis encore une fois, mon parti est pris, je veux et je dois demeurer ici, où l'on ne connaît ni fêtes, ni vigiles, ni carême. Partez donc sans plus tarder, sinon je crierai que vous voulez me faire violence. » Messire Richard, se voyant si maltraité de Bartholomée, reconnut alors la faute qu'il avait faite d'épouser une jeune femme dont l'âge était si fort disproportionné au sien. Il sortit de la chambre confus, humilié, le désespoir dans le cœur. Il trouva Pagamin sur ses pas, et lui marmotta quelques paroles auxquelles ce bon redresseur des torts des maris ne daigna pas faire la moindre attention. C'est ainsi que le bonhomme Richard, voyant son projet échoué et n'ayant pu rien gagner sur l'esprit de sa femme, sortit de cette maison où il aurait voulu n'avoir jamais mis les pieds. Il s'en retourna à Pise sans délai, désespéré du mauvais succès de son voyage, et dévoré du chagrin que lui causait l'infidélité de sa femme. Ses concitoyens, bien loin de le plaindre, se faisaient un plaisir de se moquer de lui. S'il allait quelque part, ou qu'on allât chez lui pour des affaires, on débutait toujours par lui dire : Le méchant trou, monsieur le juge, ne veut point de fête. Ces railleries augmentèrent si fort son chagrin, qu'il mourut quelque temps après. Le bon Pagamin ne fut pas plutôt instruit de sa mort que, connaissant toute la tendresse que la dame avait pour lui, il se détermina à l'épouser. Le sacrement n'apporta aucun changement à leur manière de vivre. Ils travaillèrent et bêchèrent le petit jardin tant qu'ils eurent de forces, et menèrent joyeuse vie, sans jamais observer ni fête, ni vigile, ni carême. TROISIÈME JOURNÉE NOUVELLE PREMIÈRE MAZET DE LAMPORECHIO OU LE PAYSAN PARVENU Il y a dans notre pays un monastère de filles qui fut autrefois célèbre par sa sainteté. Il n'y a pas encore longtemps qu'il n'était composé que de huit religieuses, sans y comprendre madame l'abbesse. Elles avaient alors un très-beau jardin et un très-bon jardinier. Il prit fantaisie un beau matin à ce jardinier de les quitter, sous prétexte que les gages qu'on lui donnait n'étaient pas assez forts. Il va donc trouver leur intendant, lui demande son compte et s'en retourne au village de Lamporechio, sa patrie. À son arrivée, tous les paysans ses voisins allèrent le voir et entre autres un jeune drôle nommé Mazet, fort, robuste, et assez bien fait de sa personne pour un homme de village, qui lui demanda où il avait demeuré pendant la longue absence qu'il avait faite. Nuto, c'était le nom du vieux jardinier, lui répondit qu'il avait passé tout ce temps chez des nonnes. « Et à quoi vous occupaient-elles ? reprit Mazet. – À cultiver un beau et grand jardin qu'elles ont ; à leur porter du bois, que j'étais obligé d'aller couper dans la forêt ; à puiser de l'eau, et à mille autres travaux de cette nature. Mais ces dames me donnaient de si petits gages, que je pouvais à peine payer les souliers que j'usais. Le pis, c'est qu'elles sont toutes jeunes et turbulentes en diable : il n'est pas possible de jamais rien faire à leur gré ; elles ont pensé vingt fois me faire perdre la tête : c'était à qui me commanderait. Mets ceci en cet endroit, me disait l'une lorsque je paraissais au jardin. – Non, mets-le là, me disait l'autre ; une troisième m'ôtait la houe des mains en disant : Ceci ne va pas bien. Bref, elles me faisaient si fort enrager, que d'impatience je quittais quelquefois la besogne et sortais du jardin. Las de toutes ces tracasseries, et d'ailleurs mal payé de mes travaux, je n'ai plus voulu les servir. Leur homme d'affaires m'a fait promettre de leur envoyer quelqu'un pour me remplacer ; mais la place est trop mauvaise pour que je m'avise de la proposer à qui que ce soit. » Ces dernières paroles du bonhomme Nuto firent naître à Mazet le désir d'aller offrir ses services à ces nonnains. L'argent n'était pas ce qui le touchait ; il avait d'autres vues, et il ne doutait pas qu'il ne vînt à bout de les remplir. Quoiqu'il brûlât d'envie d'y être déjà, il crut devoir cacher son dessein à Nuto ; c'est pourquoi il lui répondit qu'il avait bien fait de quitter ce monastère. « On n'a jamais fini avec des femmes, ajouta-t-il, quel homme pourrait y tenir ? Autant vaudrait demeurer avec des diables qu'avec des nonnes : c'est beaucoup si de sept fois une elles savent ce qu'elles veulent. » À peine est-il sorti de chez le voisin, qu'il commence à s'occuper des moyens de mettre son projet à exécution. Les travaux n'étaient pas ce qui l'inquiétait, il se sentait très en état de s'en acquitter ; pour les gages, il s'embarrassait peu de leur modicité, son unique crainte était donc de n'être pas accepté à cause de sa grande jeunesse. Cette idée le tourmentait ; mais, à force de réfléchir, il s'avisa d'un expédient qui lui réussit. Le monastère, dit-il en lui-même, est éloigné d'ici, personne ne me connaît ; tâchons de contrefaire le muet ; à coup sûr j'y serai reçu si je sais bien jouer mon rôle. Le voilà qui met aussitôt une pioche et une cognée sur ses épaules, et qui prend le chemin du monastère. Il entre dans la cour, où il rencontre heureusement l'homme d'affaires. Il l'aborde et le prie, par des signes de muet, de lui donner à manger pour l'amour de Dieu, lui faisant entendre que, s'il avait à lui faire fendre du bois ou à l'employer à quelque autre ouvrage, il ne demandait qu'à travailler. L'intendant lui donna volontiers à manger ; puis, pour essayer son savoir-faire, il lui montra de grosses souches que Nuto n'avait pu fendre. Mazet en vint à bout dans un moment. L'intendant, charmé de sa force et de son adresse, le conduisit ensuite à la forêt pour couper du bois. Il lui fit entendre par des signes d'en charger l'âne qu'il avait amené et de le conduire au logis. Mazet exécuta ses ordres à la lettre. L'homme d'affaires, satisfait de son intelligence, et ayant de l'ouvrage à lui donner, le garda plusieurs jours, durant lesquels l'abbesse, l'ayant aperçu, demanda qui il était. « C'est un pauvre homme, dit l'intendant, muet et sourd, qui vint l'autre jour me demander l'aumône et du travail, et que j'ai employé à plusieurs choses nécessaires à la maison, desquelles il s'est assez bien acquitté. Je pense que, s'il sait labourer et cultiver la terre et qu'il veuille rester, vous feriez très-bien de le garder pour être votre jardinier. On pourrait en tirer toute sorte de services : il est robuste, vigoureux et de bonne volonté. Nous en ferions tout ce que nous voudrions, sans compter que vous n'auriez pas à craindre qu'il causât avec les religieuses. – Votre réflexion est très-sage, répondit la mère abbesse ; voyez s'il sait travailler la terre, et tâchez de le retenir. Commencez par lui donner une paire de vieux souliers, quelque vieux manteau ; faites-le manger son soûl, et amadouez-le du mieux que vous pourrez. – Vous serez satisfaite, madame ; comptez sur mon zèle à remplir vos intentions. » Mazet, qui, non loin d'eux, faisait semblant de nettoyer la cour, entendit distinctement cette conversation, et, plein de joie, il disait en lui-même : Si vous me retenez ici, mesdames, je labourerai si bien votre jardin qu'il n'aura jamais été labouré de la sorte. L'intendant le conduisit dans le jardin. Il fut aussi content de son labourage qu'il l'avait été du reste, et lui demanda s'il voulait demeurer et s'attacher au couvent. Il lui répondit par signes qu'il ferait tout ce qu'on voudrait. Dès ce moment il fut arrêté pour le service des nonnes. L'intendant lui prescrivit ce qu'il avait à faire et le laissa dans le jardin. La nouvelle du nouveau jardinier fut bientôt sue de toutes les religieuses. Elles allaient souvent le voir travailler, et prenaient plaisir à lui tenir mille propos extravagants, comme il arrive qu'on fait aux muets. Elles se gênaient d'autant moins qu'elles étaient éloignées de soupçonner qu'il pût les entendre. L'abbesse, s'imaginant qu'il n'était pas plus à craindre du nerf viril que de la langue, ne s'en mettait guère en peine : Mazet avait trop bien joué son personnage pour ne pas paraître un sot accompli aux yeux de toutes les religieuses, espérant d'en dissuader quelques-unes lorsqu'il en trouverait l'occasion. Elle se présenta d'elle-même. Un jour qu'il avait beaucoup travaillé et qu'il s'était couché sur un gazon pour se reposer, deux jeunes nonnains, qui se promenaient et passaient devant lui, s'arrêtèrent pour le regarder. Il les aperçut, mais il fit semblant de dormir. Les deux poulettes le couvaient des yeux. « Si je croyais, dit la plus hardie, que tu fusses discrète, je te ferai part d'une idée qui m'est venue plusieurs fois dans l'esprit, et dont assurément tu pourrais, aussi bien que moi, faire ton profit. – Parle en toute sûreté, je te promets un secret inviolable. – Je ne sais, reprit alors la petite effrontée, si tu as jamais réfléchi sur la contrainte où nous vivons dans cette maison : aucun homme ne peut y entrer, à l'exception de notre vieil intendant et de ce muet. J'ai entendu dire à plusieurs femmes du monde qui sont venues nous voir que tous les plaisirs de la terre doivent être comptés pour rien lorsqu'on les compare à celui que la femme goûte avec l'homme. Il m'est plusieurs fois entré dans l'esprit d'en faire l'épreuve avec cet imbécile, au défaut d'un autre. Ce bon muet est précisément l'homme qu'il faut pour cette expérience ; quand même il s'y refuserait et qu'il voudrait nous trahir, il sera secret malgré lui. Il est jeune, bien fait, et paraît assez vigoureux pour être en état de nous satisfaire l'une et l'autre. Vois si tu veux que nous fassions cet essai. – Grand Dieu ! que dites-vous là, ma sœur ? s'écria l'autre nonnain. Oubliez-vous que nous avons fait vœu de chasteté ? – Non ; mais combien d'autres vœux ne fait-on pas tous les jours sans qu'on en exécute un seul ? – Vous avez raison, ma sœur ; mais si nous devenions grosses ! – C'est s'alarmer avant le temps et prévoir les malheurs de trop loin. Si celui-là arrivait, nous prendrions alors des mesures pour nous en tirer, et nous trouverions des moyens pour le tenir caché. » Après cette réponse, sa compagne, qui malgré ses craintes brûlait déjà d'envie d'éprouver quel animal c'était que l'homme, se contenta de lui demander comment elles s'y prendraient pour n'être pas aperçues. « Que cela ne t'inquiète pas, répondit la première : comme c'est l'heure de midi, je suis presque certaine que toutes nos sœurs reposent actuellement ; mais, pour mieux nous en assurer, parcourons le jardin pour voir s'il n'y a personne ; rien ne nous empêchera ensuite de prendre cet homme par la main, et de le conduire dans ce cabinet qui lui sert à se mettre à couvert de la pluie. Tandis que l'une sera dedans avec lui, l'autre fera sentinelle sur la porte. Il est si sot, qu'il se tiendra volontiers dans la posture que nous voudrons. Je me charge de le mettre au fait s'il n'y est déjà. » Mazet entendait cette édifiante conversation, et sentait l'eau lui venir déjà à la bouche. Il les aurait volontiers prévenues ; mais, pour ne pas manquer sa proie, il crut devoir les laisser faire et attendre qu'elles le prissent par la main. Les deux religieuses, s'étant assurées qu'il n'y avait personne qu'elles dans le jardin et qu'on ne pouvait les voir, allèrent rejoindre le jardinier. Celle qui avait commencé le propos s'approche de lui et l'éveille. Mazet se lève. La nonnette le prend par la main, et, tout en le caressant, le mène droit à la petite cabane, où il la suit en riant et faisant le niais. Là, le drôle, sans se faire prier, satisfit les désirs de la pucelle avec assez d'adresse pour prévenir son embarras, sans pourtant se déceler. Celle-ci, satisfaite, fit place à sa compagne. Mazet joua également bien son rôle avec le nouveau personnage : et comme on n'est ni honteux ni timide avec ceux qu'on croit imbéciles, elles voulurent l'une et l'autre, avant de quitter le muet, éprouver par plusieurs reprises s'il était bon cavalier, et elles en demeurèrent toutes deux convaincues. Depuis cet heureux moment, leur conversation ne roulait que sur le plaisir qu'on goûte entre les bras d'un homme, et elles s'accordaient à soutenir que ce plaisir était cent fois au-dessus de l'idée qu'elles s'en étaient faite. Je vous laisse à penser, d'après cela, si elles retournèrent souvent dans le petit cabinet, et si elles surent prendre le temps et l'heure convenables pour aller s'amuser avec le bon muet. Cependant il arriva qu'un jour une de leurs compagnes les aperçut de sa fenêtre folâtrer avec lui et le suivre dans la petite cabane. Elle le fit même remarquer à deux autres religieuses qui étaient dans sa chambre. Ce trio jaloux résolut d'abord d'avertir l'abbesse, mais ensuite elles changèrent d'avis. Elles en parlèrent aux deux coupables, et s'étant accordées ensemble, elles partagèrent le péché et jouirent, comme les deux autres, des faveurs de Mazet. Il ne restait plus que trois religieuses qui n'eussent point de part au gâteau ; mais, avec le temps, elles grossirent le petit troupeau du muet. Quel débrideur de nonnes ! dira-t-on sans doute. Patience, on n'est pas encore au bout de ses exploits. Madame l'abbesse ne se doutait nullement de ce qui se passait. Les jeunes poulettes qui étaient sous sa direction avaient d'autant moins de peine à lui cacher leurs intrigues avec le coqjardinier, qu'elles étaient d'intelligence et toutes également coupables. Un jour qu'elle se promenait seule dans le jardin par un grand chaud, elle trouva Mazet qui dormait, couché à l'ombre d'un amandier. Il avait assez travaillé la nuit pour avoir peu de chose à faire pendant le jour. Quelques-unes des sultanes de son sérail se trouvaient dans leur temps critique, et il y avait peu de temps qu'il avait donné aux autres leur ration. Il était en chemise à cause de la grande chaleur, et le vent la lui avait levée au point qu'il était presque tout découvert depuis les cuisses jusqu'à l'estomac. À cette vue, la mère abbesse sent l'aiguillon de la chair se réveiller, et elle succombe à la tentation comme l'avaient fait ses nonnains. Elle tourne la tête de tous côtés, et n'apercevant ni n'entendant personne, elle éveille Mazet et le mène dans son appartement. Dieu sait comme elle en fut contente ! Elle l'y garda plusieurs jours, quoique les religieuses se plaignissent grandement de ce que le rustre ne venait plus labourer leur jardin. Après l'avoir fait bien manger, bien boire, bien travailler, elle le relâcha, mais dans l'intention de le rappeler dans peu de temps. Comme la commère aimait le jeu qu'elle lui faisait jouer, elle rognait par là la portion des autres, car ce bon jardinier, tout vigoureux qu'il était, ne pouvait plus les satisfaire toutes ; il comprit même que s'il continuait encore le train qu'il menait, il s'en trouverait très-mal. Une nuit, étant donc couché avec l'abbesse, qui lui demandait plus qu'il ne pouvait donner : « Madame, lui dit-il en rompant tout à coup le silence, je sais qu'un coq peut suffire à dix poules, mais difficilement dix hommes peuvent-ils suffire à une femme : comment voulez-vous donc que je fasse, moi qui en ai neuf à contenter ? Je n'y saurais plus tenir, madame ; mettez-y ordre, je vous prie, ou donnez-moi mon congé. » L'abbesse faillit à se trouver mal d'étonnement. « Que veut dire tout ceci ? lui dit-elle, je te croyais muet ! – Je l'étais en effet, répondit Mazet, non pas de naissance, à la vérité, mais par la suite d'une maladie qui me fit perdre la parole. Je viens de la recouvrer tout à l'heure, et j'en rends grâces au Seigneur. » L'abbesse crut qu'il disait vrai ou feignit d'en être persuadée : elle lui demanda ce qu'il voulait dire avec ses neuf femmes à contenter. Mazet lui raconta tout ce qui s'était passé. La dame, voyant que ses religieuses n'étaient pas plus sages qu'elle, et se doutant bien qu'elles n'ignoraient pas non plus son intrigue avec Mazet, ou qu'elles la sauraient tôt ou tard, prit le parti de se concerter avec elles pour pourvoir garder ce bon jardinier sans causer de scandale. Elle les fit appeler. Toutes lui avouèrent de bonne foi ce qu'elles ne pouvaient plus lui cacher. L'abbesse fut la première à rire de l'aventure. Elles délibérèrent unanimement qu'on ferait accroire aux voisins et aux autres personnes qui fréquentaient leur église que, par le secours de leurs prières et les mérites du saint sous les auspices duquel était fondé leur monastère, Mazet avait recouvré la parole. L'homme d'affaires était mort depuis quelques jours. Elles donnèrent sa place à Mazet, et prirent des arrangements pour coucher avec lui chacune à son tour, avec promesse toutefois de le ménager, dans la vue de le conserver plus longtemps. Mazet s'acquitta au mieux de sa tâche. Il en naquit plusieurs moinillons ; mais la chose fut tenue si secrète, qu'on ne le sut dans le monde que longtemps après la mort de l'abbesse, et après que Mazet, déjà vieux, eut pris le parti de s'en retourner chez lui chargé de biens. Cette histoire fit alors beaucoup de bruit. On ne parlait que du jardinier parvenu, qui, après avoir passé sa jeunesse de la manière la plus agréable, sortit très-riche d'une maison où il était entré presque tout nu. C'est ainsi que le ciel récompense ceux qui bêchent et arrosent infatigablement le jardin altéré des pauvres nonnains. NOUVELLE II LE TONDU OU LE MULETIER HARDI ET RUSÉ À l'exemple de ses prédécesseurs, Agiluf, roi des Lombards, fit de la ville de Pavie la capitale de son royaume et le lieu de sa résidence. Il avait épousé Teudelingues, veuve de Vetari, son prédécesseur, femme éclairée, sage, affable, d'une rare beauté, mais malheureuse en amants. Après que son second mari eut, par sa bonne conduite et la sagesse de son administration, rétabli les affaires de Lombardie et rendu son royaume parfaitement tranquille et florissant, un palefrenier de son écurie en devint éperdument amoureux. C'était un homme de bonne mine, bien fait de sa personne et taillé à peu près comme le roi. Sa naissance était obscure, mais assez bonne pour la place qu'il occupait dans les écuries de la reine. La bassesse de son état ne l'empêchait pas d'avoir du bon sens et de raisonner. Il sentait la distance immense qu'il y avait du trône à l'écurie et le danger qu'il courait si l'on venait à découvrir sa passion. Aussi se donna-t-il bien de garde d'en parler à personne : à peine osait-il fixer ses regards sur la princesse, de peur qu'ils ne trahissent ses sentiments. Quelque peu d'espoir qu'il eût de jamais satisfaire ses désirs, il ne laissait pas de s'applaudir d'avoir si bien placé son amour. Il rendait à la reine tous les petits soins qui dépendaient de sa profession ; il était beaucoup plus attentif que ses camarades à faire tout ce qu'il jugeait lui être agréable. Aussi avait-il la satisfaction de voir que, lorsqu'elle voulait aller à cheval, elle montait de préférence celui qu'il avait pansé. Le palefrenier était extrêmement flatté de cette espèce de faveur, et abandonnait l'étrier le plus tard qu'il pouvait, afin de se ména- ger le plaisir de toucher le pied ou les jupes de la reine ; ce qui lui causait une grande joie. Cependant, comme il voyait peu d'apparence de pouvoir jamais contenter sa passion, il fit tout ce qu'il put pour s'en guérir. Mais le plus souvent, moins un amant a sujet d'espérer, plus son amour s'irrite et s'enflamme : c'est précisément ce qu'éprouva le malheureux palefrenier. C'est pour lui le plus cruel des tourments de renfermer ses feux au dedans de lui-même. Ne pouvant venir à bout de les étouffer, il résolut de se donner la mort, pour mettre fin à ses peines, mais de telle sorte qu'on imaginât que l'amour qu'il avait pour la reine l'avait porté à cette dure extrémité. Avant de mettre son noir projet à exécution, il crut devoir chercher tous les moyens possibles pour contenter ses désirs en tout ou en partie. Comment s'y prendre ? La chose n'était pas aisée. Déclarer son amour à la reine, c'eût été une extravagance qui n'aurait abouti qu'à le perdre, sans aucune espèce de consolation. Lui écrire n'aurait pas été plus sage. L'amour est inventif : il lui suggéra un stratagème pour coucher avec elle, au risque d'être surpris et de perdre une vie dont il avait fait d'avance le sacrifice. Sachant que le roi ne couchait pas toutes les nuits avec la reine, il forma le projet hardi d'aller une fois prendre sa place. Afin de mieux réussir, il voulut voir, avant tout, par lui-même dans quel accoutrement et de quelle manière il allait la trouver. Pour cet effet, il se cacha plusieurs fois, la nuit, dans une grande salle du palais qui séparait l'appartement du roi de celui de la reine. Il vit ce prince sortir de son appartement, affublé d'un grand manteau, tenant une bougie d'une main et de l'autre une baguette, aller droit à la chambre à coucher de sa femme ; il le vit ensuite frapper, sans mot dire, un ou deux coups à la porte avec la petite baguette ; après quoi, la porte s'ouvrait aussitôt. Il remarqua qu'une des femmes de la reine lui avait ouvert et pris la bougie de la main. Il attendit qu'il fût sorti pour savoir l'heure à laquelle il retournait dans son appartement. Quand il s'est bien mis au fait du rôle nocturne du monarque, il ne songe plus qu'à le jouer à son tour. Il trouve moyen de se procurer un manteau à peu près semblable à celui du roi ; il se munit d'une bougie et d'une petite baguette ; et après avoir pris la précaution de se bien laver, bien parfumer, pour ne pas sentir le palefrenier et ne pas faire apercevoir la reine de la tromperie, il se cacha un soir dans la grande salle. Lorsqu'il comprit que tout le monde dormait, il crut qu'il était temps de satisfaire ses désirs, ou de courir à une mort certaine, qu'il désirait subir avec éclat. Il fait du feu avec un fusil qu'il portait sur soi, allume sa bougie, s'enveloppe du manteau, et va frapper deux petits coups à la porte de la chambre de sa souveraine. Une femme lui ouvre, prend sa bougie, les yeux à demi fermés par le sommeil, et lui de gagner le lit de la reine, qui dormait déjà. Il se couche sans cérémonie à côté d'elle, et la prend entre ses bras, sans lui dire un seul mot, mais non sans lui faire du plaisir. La reine, ne se doutant de rien, crut que son mari avait de l'humeur ; car, dans les moments de chagrin, il ne parlait point et souffrait avec peine qu'on lui parlât. À la faveur de ce silence, le palefrenier jouit à plusieurs reprises de la dame, étonnée de ce que la mauvaise humeur du roi devenait si bonne pour elle. Cela fait, quoiqu'il eût bien de la peine à s'arracher de ce bon lit, mais craignant que, s'il demeurait davantage, le plaisir ne se changeât en douleur, cet amant téméraire se leva, reprit son manteau, sa bougie, et alla promptement et sans bruit se coucher dans le sien. « Quel bonheur, disait-il en lui-même, de n'avoir été aperçu de qui que ce soit, de n'avoir point été reconnu de la femme de chambre, ni de la reine elle-même ! quels plaisirs ! quelle belle femme ! quelle peau ! que ce lit-ci est dur, désagréable en comparaison ! » À peine fut-il sorti de chez la reine, que le roi, qui s'était éveillé pendant la nuit, sans pouvoir se rendormir, et voulant mettre à profit son insomnie, alla trouver sa femme, fort surprise de cette nouvelle visite. S'étant mis au lit, et l'ayant saluée de la bonne façon : « Quelle nouveauté, sire ! lui dit-elle dans son étonnement ; il n'y a qu'un moment que vous sortez d'ici. Vous vous en êtes donné même plus que de coutume, et vous revenez encore à la charge ! Ménagez un peu votre santé, qui m'est plus chère que le nouveau plaisir que vous pourriez me donner. » Ces paroles furent un coup de foudre pour le monarque. Il comprit dans l'instant que sa femme avait été trompée, et qu'un audacieux avait pris sa place auprès d'elle. Mais puisqu'elle ne s'en était point aperçue, non plus que la femme de chambre, qui avait témoigné quelque étonnement en ouvrant la porte pour la seconde fois, il crut, en homme prudent, devoir feindre d'être déjà venu. Un étourdi l'aurait sans doute détrompée : il jugea qu'il était plus sage de la laisser dans sa bonne foi, pour ne pas la chagriner et l'exposer peut-être à regretter un commerce qui ne lui avait pas déplu. Agiluf, plus troublé qu'il ne paraissait l'être contenta donc de lui demander adroitement : « Est-ce que vous me jugez incapable, madame, de vous faire deux visites dans une nuit ? – Non, assurément, lui répondit-elle ; mais je m'intéresse trop à votre santé pour ne pas vous prier de la ménager. – Eh bien ! répliqua-t-il, je suivrai votre conseil, et m'en retournerai, pour cette fois, sans rien exiger. » Irrité de l'injure qu'on venait de lui faire, il se lève, reprend son manteau, et sort de la chambre, dans l'intention de chercher le coupable. Ne doutant point que ce ne fût quelqu'un du palais, il crut qu'il n'avait, pour le découvrir, qu'à faire la revue des gens attachés à son service. « Il est impossible, disait-il en lui-même, que celui qui a fait un coup si hardi n'en soit encore tout ému ; le cœur doit lui battre d'une force extraordinaire au seul souvenir du danger qu'il a couru. » Il prend donc sa lanterne, va au grand corps de logis, et visite toutes les chambres, où il trouva tout le monde dormant fort tranquillement. Il était sur le point de s'en retourner, quand il se souvint qu'il n'avait pas été dans la salle des palefreniers : il s'y rend. L'audacieux qui avait eu l'insolence de partager sa couche ne le vit pas plutôt entrer qu'il se crut perdu. La crainte redoubla les mouvements de son cœur déjà agité. Il ne doutait point que, si le roi s'en apercevait, il ne fût immolé sur-le-champ même à sa juste colère. Cependant, voyant que le roi était sans armes, il résolut d'attendre le dénoûment de sa destinée, et fit semblant de dormir. Le roi, ayant commencé par un bout sa visite, trouva les premiers fort tranquilles et sans émotion. Il arrive au lit du coupable, et trouvant son cœur extrêmement agité : « Le voici, ce scélérat ! » dit-il en lui-même. Mais comme il voulait exécuter sans éclat la vengeance qu'il avait méditée, il se contenta de lui couper avec des ciseaux une face de ses cheveux, qu'on portait fort longs en ce temps-là, afin de pouvoir le reconnaître le lendemain matin. Cette opération faite, il se retira dans son appartement. Le palefrenier, qui ne croyait pas en être quitte à si bon marché, comprit aisément que ce n'était pas sans dessein que le roi l'avait ainsi marqué. Comme il avait l'esprit aussi rusé qu'entreprenant, il se lève un moment après, va prendre dans l'écurie une paire de ciseaux dont on se servait pour faire le crin aux chevaux ; puis, parcourant à son tour les lits de tous ses camarades, il leur coupe tout doucement le même côté de cheveux que le roi lui avait coupé, et s'en retourne dans son lit sans avoir éveillé personne. Agiluf, s'étant levé de bon matin, ordonna, avant qu'on ouvrît les portes du palais, que tous ses domestiques parussent devant lui. Dieu sait s'il fut surpris quand il vit que tous les palefreniers avaient les cheveux coupés du même côté. « Je ne me serais jamais attendu à une pareille ruse de la part du coupable, se dit-il à lui-même. Le drôle, quoique de basse condition, montre bien qu'il ne manque pas d'esprit ; le fripon est rusé, et je ne me dissimule pas que j'ai été pris pour dupe. » Considérant qu'il ne pourrait le découvrir sans faire de l'éclat, et voulant d'ailleurs éviter une vengeance qui eût compromis son honneur, il se contenta de le réprimander et de lui faire entendre, sans être entendu des autres, qu'il s'était aperçu de la ruse dont il s'était servi pour coucher avec la reine. « Que celui, dit-il, qui vous a tondus garde le secret et qu'il n'y revienne plus, s'il ne veut per- dre la vie dans les supplices. » Après ces mots, il ordonna à tout le monde de se retirer. Un autre que lui eût peut-être mis tous les palefreniers dans les fers et les tortures pour découvrir le coupable ; mais il n'eût fait par là que découvrir ce que tout homme, et surtout un roi, a intérêt de tenir secret. Il se serait vengé sans doute ; mais il eût à coup sûr humilié sa femme et augmenté son propre déshonneur. Tout le monde fut surpris des paroles du roi et chercha à en démêler le sens. Il n'y eut que le rusé palefrenier qui comprit l'énigme. Il eut la prudence de ne l'expliquer à personne tant qu'Agiluf vécut, et il profita de l'avis qu'il avait reçu en ne s'exposant plus au danger qu'il avait couru. NOUVELLE III LE CONFESSEUR COMPLAISANT SANS LE SAVOIR Dans notre bonne ville de Florence, où, comme vous savez, la galanterie règne encore plus que l'amour et la fidélité, vivait, il y a quelques années, une dame que la nature avait enrichie de ses dons les plus précieux. Esprit, grâce, beauté, jeunesse, elle avait tout ce qui peut faire adorer une femme. Je ne vous dirai pas son nom ni celui des personnes qui figurent dans cette anecdote. Ses parents, qui vivent encore et qui occupent un haut rang à Florence, le trouveraient sans doute mauvais. Je me contenterai de vous dire que cette dame appartenait à des gens de qualité, mais si peu favorisés de la fortune, qu'ils furent obligés de la marier à un riche fabricant de draps. Elle était si entêtée de sa naissance, qu'elle regarda ce mariage comme humiliant pour elle, aussi ne put-elle jamais se résoudre à aimer son mari. Cet homme d'ailleurs n'avait rien d'aimable ; tout son mérite se réduisait à être fort riche et à bien entendre son commerce. Le mépris ou l'indifférence de sa femme pour lui alla si loin, qu'elle résolut de ne lui accorder ses faveurs que lorsqu'elle ne pourrait s'en dispenser sans en venir à une rupture ouverte, se proposant, pour se dédommager, de chercher quelqu'un qui fût plus digne de son attachement. Elle ne tarda pas à trouver la personne qu'elle cherchait. Un jour, en allant à l'église elle vit un jeune gentilhomme de la ville, dont la physionomie la charma si fort, qu'elle en devint aussitôt amoureuse. Sa passion fit de tels progrès, qu'elle ne pouvait reposer la nuit, quand elle avait passé le jour sans le voir. Pour lui, il était parfaitement tranquille, parce qu'il ignorait les sentiments qu'il avait fait naître dans le cœur de la belle ; et la belle était trop prudente pour oser les lui découvrir par lettres ou par l'entremise d'aucune femme, craignant avec raison les suites d'une pareille démarche. Comme elle était naturellement rusée, elle trouva moyen de l'en instruire sans se compromettre. Elle avait remarqué qu'il voyait fréquemment un moine qui, quoique gras et bien dodu, menait une vie fort régulière et jouissait de la réputation d'un saint homme. Elle pensa que ce moine pourrait servir son amour, et lui fournir le moyen de parler un jour au jeune homme. Après avoir donc réfléchi sur la manière dont elle s'y prendrait, elle alla au couvent, et, ayant fait appeler le religieux, elle lui témoigna un grand désir de se confesser à lui. Le bon père, qui du premier coup d'œil la jugea femme de condition, l'entendit volontiers. Après lui avoir déclaré ses péchés, la dame lui dit qu'elle avait une confidence à lui faire et une grâce à lui demander. « J'ai besoin, mon révérend père, de vos conseils et de votre secours pour ce que j'ai à vous communiquer. Vous savez à présent quels sont mes parents : je vous ai également fait connaître mon mari ; mais je ne vous ai pas dit, et je dois vous l'apprendre, qu'il m'aime plus qu'il ne s'aime lui-même. Je ne puis rien désirer qu'il ne me le donne aussitôt. Il est extrêmement riche, et il ne se sert de sa fortune que pour prévenir mes goûts et me rendre heureuse. Je vous prie d'être bien persuadé que je réponds à sa tendresse comme je le dois. Mon amour égale pour le moins le sien. Je me regarderais comme la plus ingrate et la plus méprisable des femmes, si je songeais seulement à la moindre chose qui pût donner atteinte à son honneur, ou blesser tant soit peu sa délicatesse. Vous saurez donc, mon révérend père, qu'un jeune homme dont j'ignore l'état et le nom, et qui me prend sans doute pour tout autre que je ne suis, m'assiége tellement, que je le trouve partout. Je ne puis paraître sur la porte, à la fenêtre, dans la rue, qu'il ne s'offre aussitôt à mes yeux. Je suis même étonnée qu'il ne m'ait pas suivie ici, tant il est sur mes pas. Il est grand, bien fait, d'assez jolie figure, et ordinairement vêtu de noir. Il a l'air d'un homme de bien et de distinction, et, si je ne me trompe, je crois l'avoir vu souvent avec vous. Comme ces sortes de démarches exposent ordinairement une honnête femme à des bruits fâcheux, quoiqu'elle n'y ait aucune part, j'avais eu d'abord envie de prier mes frères de lui parler, mais j'ai pensé que des jeunes gens ne peuvent guère s'acquitter de ces sortes de commissions de sang-froid : ils parlent ordinairement avec aigreur ; on leur répond de même ; on en vient aux injures, et des injures aux voies de fait. J'ai donc mieux aimé, pour éviter le scandale et prévenir tout fâcheux événement, m'adresser à vous, tant parce qu'il paraît être lié avec vous, que parce que vous êtes en droit, par votre caractère, de faire des leçons non-seulement à vos amis, mais à toute sorte de gens. Je vous prie donc de vouloir bien lui faire les reproches qu'il mérite, et de l'engager à me laisser en repos. Qu'il s'adresse à d'autres femmes, s'il est d'humeur galante ; il y en a assez, Dieu merci, et il n'aura pas de peine à en trouver qui seront flattées de recevoir ses soins. Pour moi, j'en serais sincèrement fâchée ; et, grâce à Dieu, je n'ai jamais porté mes vues de ce côté-là. Je sais trop ce que je dois à mon mari et ce que je me dois à moi-même. » Après ces mots, elle baissa la tête, comme si elle eût eu envie de pleurer. Le religieux comprit d'abord, par le portrait qu'elle lui fit du personnage, que c'était de son ami qu'il s'agissait. Il loua beaucoup les sentiments vertueux de sa pénitente, qu'il croyait sincère, et il lui promit de faire ce qu'elle souhaitait. Puis, comme il savait qu'elle était riche, il eut soin de la régaler d'un petit sermon sur l'aumône, qu'il termina, selon l'usage, par l'exposition de ses besoins et de ceux du couvent. « Au nom de Dieu, reprit la dame, n'oubliez pas ce que je viens de vous dire ; s'il nie la chose, dites-lui, s'il vous plaît, que c'est de moi que vous la tenez, et que je vous en fais mes plaintes, pour lui faire savoir combien je suis offensée de sa conduite. » La confession achevée et l'absolution reçue, la pénitente mit à profit l'exhortation du confesseur sur l'aumône. Elle tira de sa bourse une bonne somme d'argent, qu'elle lui remit, le priant, pour donner un motif à sa libéralité, de dire des messes pour le repos de l'âme de ses parents ; après quoi, elle sortit du confessionnal et s'en retourna chez elle. Quelques jours après, le jeune homme dont la dame était devenue amoureuse alla voir, à son ordinaire, le bon religieux, qui après lui avoir parlé de choses indifférentes, le prit à part pour lui reprocher avec douceur ses poursuites et ses assiduités prétendues auprès de la belle dévote. Le gentilhomme, qui ne la connaissait point, qui ne se rappelait même pas l'avoir jamais vue, et qui passait rarement devant sa maison, répondit tout naturellement au moine qu'il ignorait ce qu'il voulait dire. Mais le crédule confesseur, sans lui donner le temps de s'excuser davantage : « Il ne vous sert de rien, lui dit-il, de faire ici l'homme surpris et l'ignorant ; je sais ce qui en est, et vous auriez beau le nier. Ce n'est point par des inconnus ni par les voisins que j'en ai été instruit ; c'est par la dame elle-même, qui en est désolée. Outre que toutes ces folies ne vous conviennent pas du tout, je vous avertis que vous n'en retirerez aucun fruit ; cette femme est la vertu et la sagesse même ; ainsi, je vous prie de la laisser en paix, pour votre honneur et pour le sien. » Le jeune homme voulut se défendre encore, en disant qu'elle l'avait sans doute pris pour un autre. « Tout ce que vous pouvez alléguer est inutile, vous dis-je ; elle vous a trop bien dépeint pour que ce ne soit pas de vous qu'elle ait parlé. » Le jeune gentilhomme, plus déniaisé que le bon père, comprit qu'il y avait du mystère dans ces reproches qu'il ne méritait pas. Il fit alors semblant d'avoir une espèce de honte, et promit de ne donner, à l'avenir, aucun sujet de plainte. À peine eut-il quitté le religieux, qu'il alla passer devant la maison de la femme du fabricant ; elle était à la fenêtre pour voir s'il passerait. Aussitôt qu'elle le vit venir, elle ne douta point qu'il n'eût compris le sens de ce qu'elle avait dit au moine, et la joie la plus vive éclata sur son visage. Le gentilhomme, qui fixa, en passant, ses regards sur elle, voyant que l'amour et le plaisir étaient peints dans les siens, demeura convaincu de la vérité de sa conjecture. Depuis ce jour, il passait et repassait dans cette rue, à la grande satisfaction de la dame, qui, par ses regards et par ses gestes, le confirma de plus en plus dans sa première opinion. La belle, non moins pénétrante, ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle lui avait donné de l'amour ; mais, pour l'enflammer davantage et le mieux assurer de la tendresse qu'elle avait pour lui, elle retourne à confesse au même religieux, et commence sa confession par les larmes. Le bon père, attendri, lui demande s'il lui est survenu quelque nouveau chagrin. « Hélas ! mon révérend, j'ai de nouvelles plaintes à faire de votre ami, de cet homme maudit de Dieu, dont je vous parlai l'autre jour. Je crois, en vérité, qu'il est né pour mon tourment : il ne cesse de me poursuivre, et voudrait me porter à des choses qui m'ôteraient à jamais la paix du cœur et la confiance de revenir me jeter à vos pieds. – Quoi ! il continue de rôder devant votre maison ? – Plus fort qu'auparavant, reprit la bonne dévote ; on dirait qu'il veut se venger des reproches que je lui ai attirés de votre part, puisqu'il passe jusqu'à sept fois le jour, tandis qu'il ne passait guère plus d'une auparavant. Plût au ciel encore qu'il se fût contenté de passer et de me lorgner ! mais il a eu l'effronterie de m'envoyer, par une femme, une bourse et une ceinture, comme si je manquais de ces choses-là. J'étais si outrée de son impudence, que si la crainte de Dieu et les égards que je vous dois ne m'eussent retenue, je ne sais pas ce que j'aurais fait. Je me suis modérée uniquement par rapport à vous qui êtes son ami, je n'ai pas même voulu en parler à qui que ce soit, avant de vous le faire savoir. J'avais d'abord laissé la bourse et la ceinture à la commissionnaire, avec prière de les lui rendre exactement ; mais, songeant que ces femmes complaisantes prennent de toute main, et que celle-ci aurait fort bien pu retenir le présent en faisant entendre à votre ami que je l'aurais accepté, j'ai cru devoir reprendre ces bijoux pour vous les apporter. Les voilà. Je vous prie de les lui rendre, et de lui dire en même temps que je n'ai que faire de ses présents ni de sa personne ; et que, s'il ne cesse de me persécuter comme il le fait, j'en avertirai mon mari et mes frères, quoi qu'il puisse en arriver ; j'aime mieux qu'il reçoive quelque bonne injure, et peutêtre quelque chose de pis, que de m'attirer le moindre blâme à son sujet. Ne ferais-je pas bien, mon révérend père, de prendre ce parti, si cela continue ? N'ai-je pas raison d'être offensée ? – Votre colère ne me surprend point, madame, lui répondit le religieux en prenant la bourse et la ceinture, qui étaient d'une richesse extraordinaire : elle est sans doute juste et bien digne d'une femme honnête et vertueuse. Je lui fis des reproches l'autre jour, et il me promit d'abandonner ses poursuites ; mais puisque, malgré ma réprimande, il ne cesse de rôder continuellement autour de votre maison, et qu'il a l'audace de vous envoyer des cadeaux, je vous promets de le tancer d'une si bonne façon, que vous n'aurez vraisemblablement plus de plaintes à me faire sur son compte. Si vous m'en croyez, vous n'en direz rien à vos parents : ils pourraient se porter à quelque extrémité, et vous auriez cela à vous reprocher. Ne craignez rien pour votre honneur ; de quelque manière que la chose tourne, je rendrai témoignage de votre vertu devant Dieu et devant les hommes. » La dame parut consolée par ce discours, et elle changea de propos. Comme elle connaissait l'avarice du moine et celle de ses confrères, pour avoir prétexte de lui donner de l'argent : « Ces nuits dernières, lui dit-elle, plusieurs de mes parents m'ont apparu en songe, ma bonne mère entre autres. J'ai jugé, à l'air de tristesse et d'affliction qui régnait sur leur visage, qu'ils souffraient et ne jouissaient pas encore de la présence de Dieu. C'est pourquoi je voudrais faire prier pour le repos de leur âme. Je vous serai donc bien obligée de dire les quarante messes de saint Grégoire à leur intention, afin que le Seigneur les délivre des flammes du purgatoire. » Tout en disant ces mots, elle lui donna une poignée d'argent, qu'il reçut sans se faire prier. Pour l'affermir dans ses bons sentiments, le bon père lui fit une petite exhortation et la congédia après lui avoir donné sa bénédiction. Elle ne fut pas plutôt partie, que le religieux, trop peu fin pour s'apercevoir qu'il était pris pour dupe, envoya chercher son ami. Le jeune homme comprit, à l'air courroucé du moine, qu'il allait apprendre des nouvelles de sa maîtresse. Il l'écouta sans l'interrompre, jusqu'à ce qu'il eut assez parlé pour le mettre bien au fait des intentions de la dame. Il n'y eut point de reproches que le sot personnage ne lui fît ; il en vint même, dans son appartement, jusqu'aux injures. « Vous m'aviez solennellement promis de ne plus persécuter cette femme, et vous avez l'effronterie de lui envoyer des présents ! Elle les a rejetés avec indignation. – Moi, je lui ai envoyé des présents ? répondit alors le gentilhomme, qui voulait tirer du religieux de plus grands éclaircissements. – Oui, et vous le nieriez inutilement, car elle me les a remis pour vous les rendre, monstre que vous êtes. Tenez, les voilà ; les reconnaissez-vous ? – Je n'ai plus rien à dire, répondit-il en feignant d'être confus et humilié ; je reconnais mes torts ; et puisque cette dame est si sauvage, si inflexible, je vous donne, pour cette fois, ma parole d'honneur de la laisser tranquille. » Alors le moine lui rendit bêtement la bourse et la ceinture, en l'exhortant à tenir sa promesse plus religieusement qu'il n'avait fait. Le jeune homme lui promit de se mieux conduire, et se retira fort content d'avoir reçu des assurances de l'amour de sa maîtresse. Ce présent lui fit d'autant plus plaisir qu'il y avait pour devise sur la ceinture : « Aimez-moi comme je vous aime. » Il alla incontinent se poster dans un lieu d'où il pût faire voir à la dame qu'il avait reçu son beau présent. La belle fut enchantée d'apprendre qu'elle avait affaire à un amoureux intelligent. Elle eut une joie infinie de ce que son intrigue était en bon train, et ne soupirait plus qu'après une absence de son mari pour se trouver au comble de ses désirs. Elle n'attendit pas longtemps cette absence tant désirée. Peu de jours après, le fabricant de draps fut obligé d'aller à Gênes pour les affaires de son commerce. Il ne fut pas plutôt parti, que sa femme alla trouver son confesseur, et lui dit, après plusieurs doléances : « Je reviens, mon révérend père, pour vous dire que je n'y puis plus tenir. Il faudra que j'éclate, quoi qu'il en arrive, malgré tout ce que je vous ai promis. Sachez que votre ami est un vrai démon incarné. Vous n'imagineriez jamais ce qu'il m'a fait ce matin même, avant que le jour parût. Il a su, je ne sais comment, que mon mari était parti hier pour Gênes. N'a-t-il pas eu l'insolence d'entrer hier dans notre jardin, de monter sur un arbre qui donne vis-à-vis de ma chambre et d'ouvrir ma fenêtre ? Il était sur le point d'entrer, lorsque, éveillée par le bruit, je me suis levée pour voir ce que c'était. J'allais crier au voleur, quand ce malheureux m'a dit son nom et m'a conjurée, pour l'amour de Dieu et par considération pour vous, de ne faire aucun éclat et de lui donner le temps de se retirer. Je me suis donc contentée, purement par égard pour vous, de refermer la fenêtre, et il s'est sans doute enfui, puisque, depuis ce moment, je n'ai plus rien entendu. Je vous demande à présent, mon père, si je dois souffrir des outrages de cette nature. Je n'en ferai rien, je vous assure, et il n'en sera pas quitte à si bon marché que les autres fois. J'ai été trop patiente jusqu'à présent par condescendance pour vous, qui êtes son ami, et c'est sans doute ce qui l'a si fort enhardi à m'outrager à ce point. Si vous m'aviez laissée suivre mon premier dessein, cela ne serait point arrivé. – Mais, madame, répondit le bon père tout confus, êtes-vous bien assurée que ce soit lui ? Ne l'auriez-vous pas pris pour un autre ? – Dieu vous bénisse, mon père, je sais trop le distinguer pour être méprise, quand il ne se serait pas nommé lui-même. – Je ne puis disconvenir que ce ne soit là une hardiesse des plus criminelles. Vous avez très-bien fait de lui fermer la fenêtre au nez et de n'avoir pas voulu seconder son damnable projet. Je ne saurais donner trop de louanges à votre vertu ; mais puisque Dieu a sauvé votre honneur du naufrage, et que vous avez par deux fois déféré à mes conseils, je me flatte que vous voudrez bien mettre le comble à votre soumission en suivant encore celui que je vais vous donner. Permettez que je lui parle encore avant d'informer vos parents de son impudence. Peut-être serais-je assez heureux pour l'engager à vaincre sa brutale passion. Si je ne réussis pas à le rendre sage, à la bonne heure ; vous ferez alors tout ce qu'il vous plaira. – J'y consens encore, mon père, puisque vous le désirez ; mais je vous proteste que c'est pour la dernière fois que je vous porterai des plaintes à ce sujet. » Et, en disant ces mots, elle se retira brusquement en faisant la fâchée. À peine fut-elle sortie, que l'amant arriva pour savoir s'il n'y aurait rien de nouveau sur le tapis. Le moine le prit en particulier pour lui dire mille injures plus fortes les unes que les autres sur son manque d'honneur et de foi. Le jeune homme, accoutumé aux reproches du zélé confesseur, s'en inquiétait fort peu ; il le laissait dire, et attendait avec grande impatience une explication plus claire. Il tâchait, par sa surprise et son maintien curieux, de le mettre dans le cas de parler le premier. Voyant qu'il n'en pouvait venir à bout : « Qu'ai-je donc fait, lui dit-il, mon père, pour exciter si fort votre courroux ? Ne dirait-on pas, à vous entendre, que c'est moi qui ai crucifié Jésus-Christ ? – Oui, malheureux, vous l'avez crucifié par vos désirs impudiques… Mais, voyez le sang-froid de ce scélérat ! on dirait, à le voir, qu'il est blanc comme neige, ou qu'il a perdu le souvenir de ses crimes, comme s'il y avait plusieurs années qu'il les eût commis. Avez-vous oublié, monstre infernal, l'injure atroce que vous avez faite à la femme du monde la plus honnête ? Où étiezvous ce matin avant le jour ? Parlez. – J'étais chez moi, dans mon lit. – Dans votre lit ! Il n'a pas tenu à vous, impudique, que vous ne soyez entré dans celui d'une autre. – Je vois, dit alors le jeune homme, qu'on a pris soin de vous instruire de bonne heure. – Cela est vrai ; mais vous étiez-vous bonnement imaginé, parce que le mari est absent, que cette femme allait vous recevoir à bras ouverts ? Grand Dieu ! est-il possible que mon ami, auparavant si honnête, soit devenu en si peu de temps un coureur de nuit ; qu'il entre dans les jardins, qu'il monte sur les arbres pour chercher à s'introduire dans la chambre des femmes les plus vertueuses ! Êtes-vous donc devenu fou, pour croire que cette sainte personne se laisse vaincre par vos importunités ? Sachez que vous êtes pour elle un objet d'aversion et de mépris. Oui, vous êtes, j'en suis sûr, ce qu'elle abhorre le plus, et vous voulez l'engager à vous aimer ! Mais quand elle ne vous aurait pas fait connaître sa répugnance pour vous, mes exhortations et la parole que vous m'aviez donnée n'auraient-elles pas dû vous retenir ? Je l'ai empêchée jusqu'à présent d'en parler à ses parents, qui vous auraient certainement fait un mauvais parti ; mais si vous continuez à la harceler, je lui ai permis et même conseillé de ne plus garder aucun ménagement. Arrangez-vous là-dessus. Je suis las de vous défendre, et je serai le premier à la louer de porter plainte contre vous à ses frères, si vous êtes assez aveugle pour faire de nouvelles tentatives auprès d'elle. » L'amoureux gentilhomme comprit parfaitement les intentions de la belle. Il calma le religieux du mieux qu'il lui fut possible. « J'avoue, lui dit-il, que j'ai fait une folie ; mais je vous jure que ce sera la dernière, et que vous n'entendrez plus parler de moi par cette dame. Je rends hommage dès ce moment à sa vertu, et je vous remercie des soins que vous avez pris pour l'empêcher de parler de mes poursuites à ses parents. Je profiterai de vos avis, vous pouvez y compter. » Il en profita en effet ; car, voyant clairement que sa maîtresse n'avait eu d'autre intention que de lui fournir les moyens de la voir, il ne manqua pas, dès la nuit suivante, d'entrer dans le jardin et de monter à la fenêtre par l'arbre qu'on lui avait indiqué. La belle, qui ne dormait pas, comme il est aisé de le comprendre, mais qui brûlait d'impatience de le voir arriver, le reçut à bras ouverts. Après s'être témoigné et prouvé mutuellement leur tendresse, ils rirent et s'amusèrent beaucoup de la simplicité du religieux, qui, sans s'en douter, avait si bien servi leur amour. Ils firent également plusieurs plaisanteries au sujet du mari, et prirent, avant de se séparer, des mesures pour se revoir sans avoir plus besoin de l'entremise du confesseur. Ils mirent tant de prudence dans leur intrigue, qu'ils eurent le secret de se voir fréquemment, et même de coucher plusieurs fois ensemble, sans être découverts. NOUVELLE IV LE MARI EN PÉNITENCE OU LE CHEMIN DU PARADIS J'ai ouï dire qu'il demeurait autrefois, près du couvent de Saint-Brancasse, un bon et riche particulier nommé Pucio de Rinieri. Cet homme, ayant donné dans la dévotion la plus outrée, se fit affilier à l'ordre de Saint-François, sous le nom de frère Pucio. Comme il n'avait pour toute charge qu'une femme et un domestique à nourrir, et qu'il était d'ailleurs fort à son aise, il avait tout son temps à lui pour se livrer aux exercices spirituels. Aussi ne bougeait-il point de l'église ; et parce qu'il était simple et peu instruit, toute sa dévotion consistait à réciter ses patenôtres, à aller aux sermons et à entendre plusieurs messes. Il jeûnait presque tous les jours, et se donnait si souvent la discipline qu'on le croyait de la confrérie des bâilleurs : c'était le bruit public dans son quartier. Sa femme, nommée Isabelle, était jolie, fraîche comme une rose, bien potelée, et n'avait guère plus de vingt-huit ans. Elle ne se trouvait pas bien de la dévotion de frère Pucio, car il lui faisait souvent faire des abstinences un peu longues et peu supportables à une femme de son âge. Quand elle avait envie de dormir, ou plutôt de passer un moment agréable avec lui, le bonhomme ne l'entretenait que des sermons du frère Nartaise, ou des lamentations de la Madeleine, ou d'autres choses semblables, ce qui ne faisait pas le compte de la dame. Un moine nommé dom Félix, conventuel de SaintBrancasse, arriva alors de Paris, où il s'était rendu pour assister à un chapitre général de son ordre. Ce moine était jeune, bien fait, plein d'esprit et de savoir. Frère Pucio fit connaissance avec lui. Ils furent bientôt liés de la plus étroite amitié, parce que le moine le satisfaisait sur tous les doutes qu'il lui proposait, et qu'il lui paraissait aussi pieux qu'éclairé. Notre bon dévot ne fit pas difficulté de le mener chez lui, où il le régalait de temps en temps de quelque bouteille de bon vin. Isabelle le recevait le mieux du monde, par égard pour son mari. Le religieux ne put se défendre d'admirer la fraîcheur et l'embonpoint de cette femme, et ne tarda pas à s'apercevoir de ce qui lui manquait, et, en homme charitable, il aurait bien voulu le lui procurer. La chose était difficile, mais elle ne lui parut pas impossible. Il fit longtemps parler les yeux, et s'y prit si bien qu'il vint à bout d'inspirer à la dame le même désir dont il brûlait. Lorsqu'il s'en fut bien assuré, il trouva l'occasion de l'entretenir sans témoin, et la pria de répondre à son amour. Il la vit assez disposée à lui accorder ce qu'il demandait, mais en même temps très-résolue à n'accepter d'autre rendez-vous que chez elle, ne paraître autre part avec lui que dans sa maison : mais il n'était guère possible d'y consommer l'affaire, parce que Pucio n'en sortait presque pas. Charmé d'un côté d'avoir trouvé la belle sensible à son amour, et désespéré de l'autre de ne pouvoir la caresser, il ne savait comment se tirer de cette situation. Les moines sont ingénieux pour leurs intérêts, surtout pour ceux de la paillardise. Celui-ci s'avisa d'un expédient bien singulier et bien digne de l'honnêteté d'un homme d'Église. Voici la tournure diabolique qu'il prit pour jouir de sa maîtresse dans sa propre maison et presque sous les yeux de son mari, sans que le bonhomme pût en avoir le moindre soupçon. Un jour qu'il se promenait avec ce benêt dévot : « Je vois bien, mon cher Pucio, lui dit-il, que vous n'êtes occupé que de votre salut ; je vous en loue très-fort, mais vous prenez un chemin bien pénible et bien long. Le pape, les cardinaux et les autres prélats en ont un bien plus court et plus facile ; mais ils ne veulent pas qu'on l'enseigne aux fidèles, parce que cela ferait tort aux gens d'Église, qui, comme vous savez, ne vivent que d'aumône. Si les particuliers le connaissaient, le métier de prêtre ne vaudrait plus rien ; on donnerait peu à l'Église, et nous autres moines mourrions bientôt de faim. Mais comme vous êtes mon ami, et que je voudrais vous marquer par quelque chose la sensibilité que je dois aux politesses que je reçois chez vous, je vous l'enseignerai bien volontiers, si j'étais sûr que vous n'en parlassiez à personne. » Frère Pucio, dans une extrême impatience de savoir ce beau secret, conjure son ami de le lui apprendre et lui proteste, par tout ce qu'il y a de plus sacré, de n'en jamais parler. « Je n'ai rien à vous refuser sous ces conditions, répondit dom Félix : vous saurez donc, mon bon ami, que la voie la plus courte et la plus infaillible pour arriver au séjour des bienheureux est, selon les saints docteurs de l'Église, de faire la pénitence que je vais vous dire. N'allez pourtant pas vous imaginer que, la pénitence faite, vous cessiez d'être pécheur : on pèche tant qu'on est dans ce bas monde ; mais vous devez être assuré que tous les péchés que vous aurez commis jusqu'au moment de la pénitence vous seront remis et pardonnés, et que ceux que vous pourriez commettre à l'avenir ne seront regardés que comme des péchés véniels, par conséquent incapables de vous damner, et qu'un peu d'eau bénite pourra effacer. Il faut donc, pour accomplir cette pénitence salutaire, commencer par se confesser très-scrupuleusement, puis jeûner et faire une abstinence de quarante jours, pendant lesquels il faut non-seulement ne pas toucher à la femme d'autrui, mais à la sienne propre. De plus, il faut avoir une chambre dans la maison, d'où vous puissiez voir le ciel pendant la nuit. Vous vous y rendrez à l'heure des Complies, et vous aurez soin d'y placer une table large et élevée, de manière que vous puissiez y placer vos reins, ayant vos pieds à terre. Quand vous aurez couché votre dos sur cette table, vous étendrez ensuite vos bras en forme de croix, et, les yeux attachés au ciel, vous demeurerez dans cette posture jusqu'à la pointe du jour, sans bouger de place. Si vous étiez un homme lettré, vous seriez obligé de dire pendant ce temps certaines oraisons que je vous donnerais pour les ap- prendre par cœur ; mais, ne l'étant pas, il suffira que vous disiez trois cents Pater et trois cents Ave Maria, en l'honneur de la très-sainte Trinité. En regardant les étoiles, vous aurez toujours présent à votre mémoire que Dieu a créé le ciel et la terre ; et, en tenant vos bras étendus en croix, vous aurez soin de méditer sur la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Au premier coup de cloche de Matines, vous pourrez sortir de ce lieu de méditation et vous jeter sur votre lit pour vous délasser. Puis, dans la matinée, vous tâcherez de dire cinquante Pater et autant d'Ave Maria. Si vous avez du temps de reste, vous pourrez vaquer à vos affaires. Après dîner, vous ne manquerez pas d'aller à Vêpres dans notre église, où vous direz plusieurs prières, sans lesquelles tout le reste serait inutile. De là vous retournerez chez vous, et à l'heure de Complies, vous recommencerez ladite pénitence, le tout pendant quarante jours. J'ai fait tout cela autrefois, et si vous vous sentez en état de le faire aussi, je puis vous assurer qu'avant la fin des quarante jours, vous sentirez des avant-goûts de la béatitude éternelle, ainsi que je l'ai moi-même éprouvé. – Que je vous sais gré, mon révérend père, de tout ce que vous venez de m'apprendre ! lui répondit Pucio. Je ne vois là rien de bien difficile ni de trop long. Pas plus tard que dimanche prochain, j'espère, avec la grâce de Dieu, commencer cette pénitence salutaire. » Il ne quitta pas le moine sans lui renouveler ses remercîments au sujet du service qu'il venait de lui rendre. Pucio ne fut pas plutôt de retour au logis qu'il raconta tout à sa femme, qui, moins simple que lui, comprit d'abord que c'était une ruse du moine pour se ménager la liberté de pouvoir passer d'heureux moments auprès d'elle. L'invention lui parut ingénieuse et assez conforme à l'esprit d'un dévot imbécile. Elle dit à son mari qu'elle était charmée des progrès qu'il allait faire pour mériter le ciel, et que, pour avoir part à sa pénitence, elle voulait jeûner avec lui, en attendant de pouvoir pratiquer ellemême les autres mortifications. Le dimanche suivant, frère Pucio ne manqua pas de commencer sa pénitence, et dom Félix, d'accord avec la femme, ne manqua pas non plus de se rendre auprès d'elle, et de se divertir pendant que le mari était en contemplation. Ce bon moine arrivait, chaque nuit, un moment après que notre dévot s'était mis en oraison. Il soupait le plus souvent avec sa maîtresse avant de se mettre au lit, d'où il ne sortait qu'un quart d'heure avant les Matines. Comme le lieu que Pucio avait choisi pour faire sa pénitence n'était séparé que par une petite cloison de la chambre où couchait sa femme, il arriva qu'une nuit le fripon de moine, plus passionné que de coutume et ne pouvant modérer ses transports, se trémoussait tellement dans les bras de sa donzelle qu'il faisait crier le lit et trembler le plancher. Frère Pucio, qui récitait dévotement ses Pater, étonné de ces mouvements qui lui causaient des distractions, interrompit ses prières et, sans bouger de place, demanda à sa femme pourquoi elle se démenait ainsi. La bonne dame, qui était d'un naturel rieur et qui, dans ce moment, chevauchait sans selle ni bride, lui répondit qu'elle s'agitait tant qu'elle pouvait. « Et pourquoi te démènestu de la sorte ? ajouta le mari. Que signifient tous ces trémoussements ? – Comment pouvez-vous me faire cette question ? répliqua-t-elle en riant de tout son cœur, et ayant en effet grand sujet de rire. Ne vous ai-je pas entendu soutenir mille fois que, lorsqu'on ne soupe pas, on se trémousse toute la nuit ? » Le bonhomme, croyant de bonne foi que l'abstinence prétendue de sa chère moitié la contraignait de s'agiter pour chercher le sommeil : « Je t'avais bien dit, ma bonne amie, de ne pas jeûner, reprit-il aussitôt ; mais enfin, puisque tu l'as voulu, tâche de dormir et de ne plus te trémousser, car tu fais tellement remuer le lit que les mouvements se communiquent jusqu'ici et que le plancher en tremble. – Ne vous mettez point en peine de cela, mon cher mari, je sais bien ce que je fais ; mêlez-vous de vos affaires, et laissez-moi faire les miennes. » Frère Pucio ne répliqua plus rien et reprit ses patenôtres. Cependant, nos amoureux ne voulant plus être si près du pénitent, de peur de lui donner à la longue des soupçons, cherchèrent un gîte éloigné de son oratoire. La dame y fit placer un lit, sur lequel, comme on peut le penser, ils passèrent d'heureux moments. Le moine n'était pas plutôt sorti qu'Isabelle regagnait promptement son lit d'habitude, où le pauvre frère Pucio venait se reposer après son pénible exercice. On mena le même train de vie pendant tout le temps que dura la pénitence. Isabelle disait souvent à l'égrillard dom Félix : « N'est-il pas plaisant que vous fassiez faire la pénitence à mon mari, et que ce soit nous qui goûtions les délices du paradis ? » Elle prit un si grand goût à l'ambroisie que lui servait son amoureux tondu que, plutôt que de s'en priver, elle consentit, quand les quarante jours furent passés, à le voir ailleurs que chez elle. Le compère lui en servit à discrétion : il en était d'autant plus libéral qu il n'avait pas moins de plaisir à lui en donner qu'elle à en recevoir : ce qui prouve la vérité de ce que j'ai avancé en commençant mon histoire, car, tandis que le pauvre frère Pucio croyait, par sa dure pénitence, entrer en paradis, il ne fit qu'y pousser sa femme et le moine qui lui en avait montré le court chemin. NOUVELLE V LE MAGNIFIQUE Dans la ville de Pistoye, peu éloignée de Florence, il y eut autrefois un chevalier, d'une famille ancienne et illustre, nommé François Vergelesi. Il était extrêmement riche, mais fort avare, d'ailleurs homme de bien, rempli d'esprit et de connaissances. Ayant été nommé podestat de Milan, il monta sa maison sur un grand ton, et se fit un équipage magnifique pour figurer honorablement dans cette ville, où il était sur le point de se rendre. Il ne lui manquait plus qu'un cheval de main, et comme il voulait qu'il fût beau, il n'en pouvait trouver aucun à son gré. Or, il y avait alors dans la même ville de Pistoye un jeune homme nommé Richard, d'une naissance obscure, mais immensément riche. Il s'habillait avec tant de propreté, de goût et d'élégance, qu'il fut surnommé le Magnifique, et on ne le désignait plus que sous ce beau nom. Il était éperdument amoureux de la femme de François Vergelesi. Il l'avait vue une seule fois ; mais sa beauté, ses charmes, l'avaient tellement frappé, qu'il aurait sacrifié sa fortune au seul plaisir d'en être aimé. Il avait mis tout en usage pour se rendre agréable à cette belle, mais inutilement : le mari la tenait si fort de court, qu'il ne put seulement pas parvenir à lui parler. François n'ignorait point l'amour de Richard, et le plaisantait à ce sujet toutes les fois qu'il le rencontrait. Celui-ci le badinait à son tour sur son extrême jalousie ; et ces railleries réciproques n'empêchaient pas qu'ils ne fussent bons amis. Comme le Magnifique avait le plus beau cheval de toute la Toscane, on conseilla au mari de le lui demander, en lui faisant entendre que le galant était homme à lui en faire présent par estime pour sa femme. François, gourmandé par son avarice, se laissa persuader, et envoya prier le Magnifique de vouloir bien passer chez lui. Il lui demande s'il veut lui vendre son cheval, moins par envie de le lui acheter que pour l'engager à lui en faire un don. Le Magnifique, charmé de la proposition, lui répond qu'il ne le vendrait pas pour tout l'or du monde : « Mais, quelque attaché que j'y sois, ajouta-t-il, je vous en ferai présent, si vous voulez me permettre d'avoir un entretien avec madame votre épouse, en votre présence, pourvu que vous soyez assez éloigné pour ne pas entendre ce que je lui dirai. » Cet homme fut assez vil pour se laisser dominer par l'intérêt. Il répondit qu'il y consentait volontiers, étant assuré de la vertu de sa femme, et comptant se moquer ensuite du Magnifique. Il le laisse dans le salon, et va trouver incontinent sa chère moitié. Il lui conte ce qui venait de se passer, et la prie de vouloir bien lui gagner le beau cheval de Richard. « Cette complaisance, lui ditil, ne doit pas vous faire de la peine ; je serai présent ; je vous défends, sur toutes choses, de lui rien répondre ; venez entendre ce qu'il a à vous dire. » Madame Vergelesi était trop honnête pour ne pas blâmer le procédé de son mari. Elle refusa de se prêter à son désir ; mais il insista tellement, qu'elle se vit forcée de lui obéir. Elle le suivit donc dans le salon, en murmurant contre sa sordide avarice. Le Magnifique ne l'eut pas plutôt saluée qu'il renouvela sa promesse ; et après avoir fait retirer le mari à l'autre extrémité du salon, il s'assit auprès de la dame, et voici le discours qu'il lui tint : « Vous avez trop d'esprit, madame, pour ne vous être pas aperçue, depuis longtemps, que je brûle d'amour pour vous : je vous en demande pardon ; mais je n'ai pu me défendre des charmes de votre beauté ; elle l'emporte sur celle de toutes les femmes que je connais. Je ne vous parlerai point des autres qualités dont vous êtes ornée et qui vous soumettent tous les cœurs : vous me rendez assez de justice pour croire que personne au monde n'en sent le prix autant que moi. Je ne chercherai pas non plus à vous peindre la violence du feu que vous avez allumé dans mon cœur : je me contenterai de vous assurer qu'il ne s'éteindra qu'avec ma vie, et qu'il durera même éternellement, s'il est encore permis d'aimer après le trépas. Vous pouvez croire, d'après cela, madame, que je n'ai rien au monde dont vous ne puissiez disposer librement : mes biens, ma personne, ma vie, tout ce que je possède est à votre disposition, et je me regarderais comme le mortel le plus heureux si je pouvais faire pour vous quelque chose qui vous fût agréable. Je me flatte que, d'après ces dispositions, vous voudrez bien, madame, vous montrer un peu plus sensible que vous ne l'avez fait jusqu'à présent à l'amour que vous m'avez inspiré dès le premier jour que j'eus le bonheur de vous voir. De vous dépend ma tranquillité, ma conservation, mon bonheur. Oui, je ne vis que pour vous, et mon âme s'éteindrait tout à l'heure, si elle n'avait l'espoir de vous rendre sensible à ma tendresse. Laissez-vous fléchir par le plus amoureux des hommes ; ayez pitié d'un cœur que vous remplissez tout entier ; payez l'amour par l'amour ; que je puisse dire que si vos charmes m'ont rendu le plus passionné et le plus à plaindre des amants, ils m'ont aussi conservé la vie et rendu le plus heureux des mortels ! Que ne pouvez-vous lire dans mon âme ! vous seriez touchée des tourments qu'elle souffre. Apprenez que je ne puis plus les supporter, et que vous aurez à vous reprocher ma mort, si vous persistez dans votre insensibilité. Outre que la perte d'un homme qui vous aime, qui vous adore, qui sèche d'amour pour vous, ne vous fera point d'honneur dans le monde, soyez sûre que vous ne pourrez vous en rappeler le souvenir, sans vous dire à vous-même : Hélas ! que je suis barbare d'avoir fait mourir sans pitié ce pauvre jeune homme qui m'aimait tant ! Mais, madame, ce repentir, alors inutile, ne fera qu'accroître votre peine et votre douleur. Pour ne pas vous exposer à un pareil remords, laissez-vous attendrir sur les maux que votre indifférence me fait souffrir ; que ce soit par pitié, si ce n'est par amour. Oui, vous êtes trop humaine pour vouloir la mort d'un jeune homme qui brûle depuis si longtemps d'amour pour vous, qui n'aime que vous, qui n'en aimera jamais d'autre que vous, qui ne vit et veut ne vivre que pour vous. Oui, vous vous laisserez toucher par la constance de sa tendresse ; oui, vous aurez compassion de son sort, et vous le rendrez aussi heureux qu'il est à plaindre, en lui faisant connaître, par votre réponse, que vous le payez d'un tendre retour. » Après ces mots, prononcés du ton le plus pathétique et le plus touchant, le Magnifique se tut, pour attendre la réponse de la dame, et pour essuyer quelques larmes qu'il ne put retenir. La dame, qui jusqu'alors s'était montrée insensible à tout ce que cet amant passionné avait fait pour elle, qui avait dédaigné les hommages qu'il lui avait rendus dans des tournois, des joutes et d'autres fêtes qu'il avait données en son honneur ; qui n'avait même jamais voulu consentir à lui accorder un quart d'heure d'entretien, ne put entendre ce discours sans émotion ; elle en fut vivement affectée, et elle sentit son cœur s'ouvrir insensiblement aux douces impressions de la tendresse. Sa sensibilité s'accrut à tel point, qu'elle ne fut bientôt plus maîtresse de la cacher ; et quoique, pour obéir aux ordres formels de son mari elle gardât le silence, les soupirs qu'elle laissait échapper exprimaient bien éloquemment ce qu'elle eût déclaré peut-être ouvertement au Magnifique, si elle eût eu la liberté de parler. Celui-ci, surpris de son silence, en connut bientôt la cause, en voyant le mari qui riait sous cape. Je comprends qu'il vous a défendu de parler : le barbare !… N'imitez pas son exemple, madame ; un mot suffit pour me rendre heureux. Elle ne lui dit point ce mot qu'il demandait ; mais ses yeux, les mouvements de son visage, les soupirs qui s'échappaient à tout instant de son cœur, faisaient à merveille l'office de sa bouche. Le Magnifique s'en aperçut aisément ; il conçut dès lors quelque espérance et prit courage. « Eh bien ! dit-il, puisque votre mari vous a défendu de me répondre, je répondrai pour vous, je serai l'interprète de vos sentiments. » Et aussitôt de tenir le langage qu'il désirait qu'elle lui tînt. « Mon cher Richard, dit-il, en prenant un ton plein de douceur, il y a longtemps que je me suis aperçue de ton amour pour moi ; ce que tu viens de me dire me prouve combien il est tendre et sincère. Je t'avoue que j'en suis flattée, que j'en ai un vrai plaisir. Je t'ai paru insensible, cruelle ; je ne veux plus que tu croies que cette insensibilité soit dans mon cœur : oui, je t'aimais ; mais la prudence m'empêchait d'en rien témoigner : je suis trop jalouse de ma réputation et de l'estime du public pour avoir agi autrement ; mais comme je te connais prudent et discret, sois tranquille, je suis toute disposée à te donner des preuves de mon tendre attachement. Encore quelques jours de patience, et sois sûr que je tiendrai la promesse que je te fais. Je sens que ce n'est que pour l'amour de moi que tu fais présent de ton beau cheval à mon mari ; il est juste que tu sois dédommagé de ce sacrifice. Tu sais qu'il est à la veille de partir pour Milan : je te jure qu'aussitôt après son départ tu pourras me voir à ton aise ; et pour que je ne sois pas dans le cas de te parler encore pour t'apprendre le temps auquel nous pourrons nous réunir, je te préviens que le jour que je serai libre et que j'aurai tout disposé pour te recevoir, je suspendrai deux bonnets à la fenêtre de ma chambre qui donne sur le jardin. Tu viendras m'y trouver, en prenant bien garde que personne ne te voie ; je t'y attendrai, et nous passerons le reste de la nuit ensemble. » Après avoir ainsi parlé pour la belle muette, il parla ensuite pour lui-même en ces termes. « Ma belle, ma chère, mon adorable dame, je suis si pénétré de vos bontés, elles me causent une si vive joie, que je n'ai pas d'expressions pour vous peindre ma reconnaissance ; et quand les expressions ne me manqueraient pas, le temps le plus long ne suffirait pas pour vous témoigner toute ma sensibilité. Je vous prie donc de vouloir bien suppléer vous-même à tout ce que je pourrais vous dire pour vous remercier dignement. Je vous assurerai seulement que j'aimerais mieux mourir mille fois que de vous compromettre en aucune manière, et que je me conduirai toujours de façon à me rendre digne de votre amour. Je n'ai maintenant plus rien à vous dire, si ce n'est que Dieu vous rende aussi constante et aussi heureuse que je le désire et que vous le méritez. » La dame n'ouvrit point la bouche, mais laissa connaître au Magnifique qu'elle n'était pas aussi insensible qu'elle l'avait paru d'abord. L'amoureux passionné, voyant qu'il n'en pouvait tirer aucun mot, se leva et courut vers le mari, qui lui dit en souriant : « Eh bien, monsieur le galant, ne vous ai-je pas bien tenu ma promesse ? – Mais non, lui répondit-il froidement ; vous m'aviez promis un entretien avec madame votre épouse, et vous ne m'avez présenté qu'une belle statue. » Cette réponse du Magnifique plut extrêmement à messire François, parce qu'elle ne fit que lui donner une plus grande opinion de la vertu de sa femme. « Le cheval qui vous appartenait n'en est pas moins à moi, répliqua-t-il. – J'en conviens ; mais si j'eusse pourtant imaginé ne retirer qu'un pareil avantage de la grâce que vous m'avez faite, je vous avoue que j'aurais beaucoup mieux aimé vous en faire cadeau, sans y mettre de condition : j'aurais eu du moins la satisfaction de vous en avoir fait la galanterie en entier, au lieu que je n'ai fait en quelque sorte que vous le vendre. » Le mari souriait malignement en l'écoutant, et se moquait de lui tant qu'il pouvait. Parvenu ainsi au comble de ses désirs, il partit deux jours après pour se rendre à Milan. Quand la dame se vit en liberté dans sa maison, le discours que le Magnifique lui avait tenu, l'amour dont il brûlait pour elle, la générosité avec laquelle il avait fait le sacrifice d'un cheval auquel il était attaché, toutes ces choses s'offraient continuellement à son esprit ; son amour-propre prenait même plaisir à s'en occuper. Ce qui contribuait surtout à l'entretenir de ces idées, c'était de voir le passionné Richard passer et repasser plusieurs fois le jour devant sa fenêtre. Elle disait en elle-même lorsqu'elle l'apercevait : « Le pauvre jeune homme, comme il m'aime ! ne dois-je pas avoir compassion de lui, puisque c'est pour moi qu'il souffre ? Que ferai-je ici toute seule pendant six mois de veuvage ? C'est bien du temps pour une femme de mon âge. Comment mon mari pourra-t-il me payer ces arrérages ? Qui sait s'il ne fera pas une maîtresse à Milan ? D'ailleurs, quand trouverai-je un amant aussi tendre, aussi aimable que le Magnifique ? » Ces réflexions, qui revenaient sans cesse à son esprit, la déterminèrent enfin à pendre les deux bonnets à la fenêtre de sa chambre. Richard ne les eut pas plutôt aperçus que, transporté de la plus vive joie, il se crut le plus heureux des hommes. Il attendit la nuit avec beaucoup d'impatience, et quand elle fut venue, il se rendit à la porte du jardin, qui n'était que poussée, et courut, après l'avoir fermée, à la porte du corps de logis où la dame l'attendait. Il la suivit dans sa chambre, et n'y fut pas plutôt entré qu'il s'empressa de l'embrasser et de la couvrir de mille baisers. Ils se mirent au lit, où ils goûtèrent des plaisirs d'autant plus délicieux qu'ils étaient le fruit de l'amour le plus tendre. On imagine bien que ce ne fut pas la seule nuit qu'ils passèrent ensemble : leur commerce dura tout le temps de l'absence du mari. La chronique prétend même qu'ils trouvèrent le moyen de se réunir plusieurs fois depuis le retour du cocu. NOUVELLE VI LA FEINTE PAR AMOUR Naples est une ville très-ancienne, et à coup sûr une des plus agréables de l'Italie. On y vit autrefois un jeune homme de qualité, fort riche, qu'on appelait Richard Minutolo. Quoiqu'il fût marié et qu'il eût une femme fort aimable et fort jolie, il ne laissa pas de devenir amoureux d'une autre dame, qui surpassait, à la vérité, toutes les Napolitaines par sa vertu, sa beauté et ses agréments. C'était madame Catella, femme d'un gentilhomme nommé Philippe Figinolpho, qu'elle aimait de tout son cœur et par-dessus toutes choses. L'amoureux Richard fit auprès d'elle tout ce qu'un homme passionné peut tenter pour se rendre agréable à une femme et s'en faire aimer ; mais tous ses soins furent inutiles : la dame était insensible pour tout autre que pour son mari. Désespéré du peu de succès de ses poursuites, il essaya de vaincre sa passion, et n'en put malheureusement venir à bout : la belle avait fait de trop profondes impressions sur son cœur. Ce pauvre homme dépérissait tous les jours à vue d'œil : la vie lui devint si insupportable, qu'il se serait donné la mort pour mettre fin à ses maux, si la crainte de l'enfer ne l'eût retenu. Un de ses parents, touché de son triste état, le prit un jour en particulier, et lui dit tout ce que la raison était capable de lui suggérer pour le détacher de cette femme. Il lui fit entendre qu'un amour sans espérance était une vraie folie, et qu'il ne devait pas se flatter que le sien fût jamais récompensé. Songez, mon cher, que cette femme raffole de son mari, qu'elle ne voit que lui dans le monde, qu'elle en est jalouse, au point de se trouver mal lorsqu'elle lui entend faire l'éloge d'une autre femme. Il voyait cela tout aussi bien que son parent ; mais il ne lui était pas aisé de renoncer à une passion enracinée. Il lui restait une lueur d'espérance, et c'était autant qu'il en fallait pour entretenir ses feux. Il comprit toutefois qu'il ne parviendrait que difficilement, très-tard, et peut-être jamais à se faire écouter de celle dont il était si fort épris. Il crut donc devoir recourir à la ruse, pour tâcher d'obtenir par supercherie ce qu'il n'eût voulu devoir qu'à la tendresse. La jalousie de la dame lui parut propre à servir son projet. Pour réussir plus sûrement, il feignit d'être parfaitement guéri de la passion que madame Catella lui avait inspirée, et d'être amoureux d'une autre dame. Pour le faire mieux accroire, il donna, en l'honneur du nouvel objet de son attachement prétendu, des fêtes, des tournois et d'autres divertissements, comme il en avait donné à celle qui n'avait pas voulu le payer de retour. Il sut si bien se contraindre et cacher ses vrais sentiments, que tout le monde, et madame Catella ellemême, crut qu'il avait sincèrement changé d'objet. Dès ce moment elle fut beaucoup plus libre avec lui, et ne faisait aucune difficulté de le regarder, de le saluer et de lui parler quand elle le rencontrait dans la rue ou autre part ; ce qui arrivait assez fréquemment, parce qu'ils logeaient dans le même quartier. Les choses étaient dans cet état, lorsqu'un jour de la belle saison, madame Catella fit la partie, avec plusieurs autres dames, d'aller dîner et souper à la campagne. Richard en fut instruit assez à temps pour engager plusieurs personnes de sa coterie d'en faire autant, et d'aller dans le même endroit. Les deux sociétés se rencontrèrent, comme il le désirait. Il fut décidé qu'on ne se séparerait point. Richard feignit d'y consentir difficilement, pour mieux éloigner les soupçons sur son projet. On ne manqua pas de le railler sur ses nouvelles amours ; madame Catella se mit de la partie, et poussa ses plaisanteries plus loin que les autres. Richard n'avait garde de se défendre ; il faisait, au contraire, l'homme passionné, ce qui donnait matière à le plaisanter davantage. Il recevait le tout au mieux, et ne perdait point son projet de vue. Quelques dames s'étant écartées pour se promener, il se trouva auprès de madame Catella avec peu de monde. Il saisit cette circonstance pour lâcher quelques généralités sur l'infidélité des hommes les plus aimés de leurs femmes ; il fit même entendre assez clairement à la belle qu'il idolâtrait et pour qui il se montrait si indifférent, que Philippe, son mari, ne lui était pas aussi fidèle qu'elle se l'imaginait. Il n'en fallut pas davantage pour réveiller toute la jalousie de madame Catella. Elle questionne Richard, qui feint de ne pas l'entendre, et qui finit par lui dite que ce n'était qu'une plaisanterie de sa part. Elle n'en veut rien croire, et lui témoigne la plus grande envie de savoir ce qui en est. Elle le prend en particulier, et le supplie de lui dire si son mari a quelque intrigue. « Pourquoi voulez-vous que je vous afflige ? Non, madame, je n'en ferai rien. – Je vous le demande en grâce, lui répliqua-t-elle ; je vous aurai la plus grande des obligations de m'instruire de ce qui se passe à mon insu. – Eh bien, madame, vous serez satisfaite ; vous avez conservé trop d'empire sur moi pour que je puisse vous rien refuser ; mais je ne vous obéirai qu'à condition que vous ne parlerez de rien à personne, ni à votre mari, que vous n'ayez vu de vos propres yeux la vérité de ce que je vais vous dévoiler. Je vous fournirai, si vous voulez, les moyens de le convaincre vous-même de son infidélité ; il ne tiendra qu'à vous de le prendre sur le fait. Ces mots ne font que redoubler la curiosité et l'impatience de la dame ; elle lui promet, par tout ce qu'il y a de plus saint, de ne jamais le compromettre, et l'invite à s'expliquer promptement. – Si je vous aimais comme autrefois, madame, lui dit alors Richard, je me garderais bien de vous porter une semblable nouvelle. Ces sortes d'avis sont toujours suspects quand ils viennent d'un amant ; mais à présent que je suis guéri de la passion malheureuse que vous aviez allumée dans mon cœur ; à présent que j'aime non moins éperdument un nouvel objet, je ne crains pas d'être soupçonné d'avoir aucun intérêt à vous dévoiler la conduite de votre mari. Vous saurez donc, madame, que maître Philippe n'est pas, à beaucoup près, aussi scrupuleux que vous sur l'article de la galanterie. J'ignore s'il est fâché contre moi, à l'occasion de l'amour que j'ai eu pour vous, ou s'il vous fait l'injustice de croire que vous ayez répondu à mes soins ; mais je sais bien qu'il cherche à me faire cocu. Oui, il est amoureux de ma femme depuis quelque temps, et il ne se passe pas de jour qu'il n'essaye de nouveaux moyens pour la séduire. Ce sont des messages continuels de sa part. Ma femme, qui a craint avec raison que je ne m'en aperçusse à la longue, et que je ne vinsse ensuite à la soupçonner d'être d'intelligence avec lui, m'en avertit avant-hier. Qu'ai-je fait ? Je l'ai engagée à feindre de s'être laissé gagner par ses poursuites, afin de pouvoir le convaincre de son ingratitude pour une femme dont il n'est pas digne. J'ai voulu me ménager ce plaisir, et il m'en a fourni l'occasion ce matin même ; car vous saurez qu'un moment avant que je sortisse de chez moi, il a envoyé une commissionnaire à ma femme pour la prier de lui donner un rendezvous. Elle est aussitôt venue me trouver pour me demander quelle réponse elle devait lui faire. Donnez-lui rendez-vous, lui ai-je dit, chez Jeannot, le baigneur, sur l'heure de midi, pendant que tout le monde repose. Elle a été joindre la commissionnaire sur-le-champ, qui a paru enchantée de cette réponse. Vous pensez bien, madame, que je n'y enverrai point ma femme ; c'est moi qui me propose d'y aller, pour lui faire les reproches qu'il mérite… Mais il me vient une idée ; si vous y alliez vous-même ? Oui, madame, si j'étais à votre place, je lui jouerais ce tour ; et pour mieux le convaincre de sa perfidie et lui ôter tout prétexte d'excuse, je lui laisserais consommer l'œuvre avant de lui dire la moindre chose : cela vous sera d'autant plus facile, que les croisées et la porte de la chambre où il se propose d'attendre ma femme doivent être fermées. C'est une condition qu'on a mise au rendez-vous pour le rendre plus vraisemblable ; car il ne manquera pas d'imaginer que ma femme ne prend cette précaution qu'afin de s'épargner l'embarras et la honte que les dames éprouvent la première fois qu'elles rendent leurs amants heureux. Si vous suiviez mon conseil, madame, vous lui joueriez ce bon tour. Dieu ! quelle sera sa confusion, quand, sortant d'entre vos bras, vous lui ferez voir qu'il a eu affaire à sa propre femme et non à la mienne ! Je vous assure que la honte qu'il éprouve- rait dans ce moment nous vengerait bien de l'outrage qu'il veut nous faire à l'un et à l'autre. » Madame Catella, sans considérer quel était l'homme qui lui faisait un pareil rapport ; sans songer du tout au stratagème dont elle allait être la dupe ; sans imaginer qu'on pouvait lui en imposer, tomba dans le défaut ordinaire aux personnes jalouses : elle crut aveuglément tout ce que Richard venait de lui dire ; et, après avoir fait réflexion à plusieurs choses qui s'étaient passées auparavant entre elle et son mari, elle répondit, enflammée de colère, qu'elle était résolue de prendre ce parti et de suivre en tout ses conseils à cet égard, se félicitant d'avance de la gamme qu'elle chanterait à son mari s'il se trouvait au rendez-vous. « Je le traiterai, je vous jure, de manière qu'il ne verra jamais de femme sans se le rappeler. » Richard, fort satisfait du succès de son entreprise, confirma la dame dans sa résolution, et lui rapporta plusieurs faits adroitement imaginés, pour la fortifier dans sa crédulité. Il finit par la prier de garder un secret inviolable jusqu'au moment où elle serait pleinement convaincue de la perfidie de son mari ; et la bonne dame le lui promit sur sa foi. Le lendemain, de grand matin, Richard alla chez le baigneur. Il parla à une vieille femme qui avait soin des bains et qu'il connaissait un peu. Il la pria instamment de vouloir bien le servir dans son projet, en lui promettant une bonne récompense. La bonne vieille, qui ne demandait pas mieux que de gagner de l'argent, lui promit de faire tout ce qui dépendrait d'elle pour l'obliger. Richard lui dit ce dont il s'agissait. « J'ai votre affaire, lui répondit-elle. Il y a dans la maison une petite chambre qui n'a point de fenêtres ; je vais y placer un lit ; et pour que le jour ne puisse y pénétrer quand on ouvrira la porte, je fermerai les croisées de la pièce qu'il faut traverser pour y arriver. – Fort bien, » reprit l'amoureux tout transporté de joie. Puis, il lui fit la leçon sur la manière dont elle devait introduire la dame dans cet endroit. Après que tout fut ainsi disposé, il alla dîner, et revint chez la bonne vieille sur les onze heures pour y attendre la femme de Philippe Figinolpho. Madame Catella, ne doutant aucunement de la vérité de tout ce que lui avait dit Richard, rentra le soir dans sa maison de très-mauvaise humeur. Son mari, qui dans ce moment rêvait sans doute à ses affaires, la reçut fort froidement et ne lui fit point les caresses qu'il était dans l'usage de lui faire toutes les fois qu'elle rentrait au logis après une absence de quelques heures. Cette froideur la confirma dans ce qu'on lui avait dit sur son compte. « Je ne le vois que trop, disait-elle en elle-même, mon mari ne pense qu'au rendez-vous de demain ; il est tout occupé de la femme dont il espère jouir ; mais il n'en sera rien. » Au lit, même distraction, même froideur de la part du mari, et par conséquent mêmes réflexions, même dépit de la part de la femme. La jalousie qui la dévorait écarta le sommeil de ses yeux. Elle ne fut occupée qu'à penser à ce qu'elle lui dirait quand elle serait au rendez-vous. Enfin, le lendemain, son mari la quitte sur les onze heures, sous prétexte d'aller dîner chez une personne qui avait quelque affaire à lui communiquer ; ce qui se trouvait vrai, parce que Richard avait eu l'habileté d'engager un de ses bons amis à attirer Figinolpho chez lui vers cette heurelà. « L'imposteur ! le perfide ! disait sa femme en elle-même : fiez-vous après cela aux hommes ! Mais le traître ne s'attend pas à la surprise que je lui prépare. Que je vais lui en dire ! » Enfin, l'heure de midi s'approchant, elle sort accompagnée de sa servante, et arrive bientôt à la maison du baigneur, que Minutolo lui avait indiquée. Elle trouve la bonne vieille sur la porte, et lui demande si Philippe Figinolpho est venu. « Êtes-vous la personne qui doit lui parler à midi ? répond la vieille, très-bien endoctrinée par l'amoureux Richard. – Oui, répliqua la dame. – Entrez donc là, et suivez-moi. » Madame Catella la suit, en baissant un voile qu'elle avait sur la tête, afin de n'être point reconnue de son mari. La voilà introduite dans la chambre obscure. Richard, le cœur plein de joie, lui dit d'une voix extrêmement basse : « Soyez la bienvenue, ma chère amie. » Il la saisit ensuite par la main, la mène près du lit, la prend entre ses bras et lui fait mille caresses, auxquelles elle répond sans dire un seul mot, craignant de se faire connaître si elle parlait. Quel plaisir pour l'amant de jouir des faveurs d'une personne qu'il aimait avec tant de passion ! Mais quel plaisir encore de tromper une inhumaine qui le faisait languir depuis si longtemps ! Quand la dame comprit qu'il n'y avait plus rien à gagner en gardant le silence, elle fit éclater sa jalousie et son ressentiment. « À qui crois-tu avoir affaire, traître ? s'écria-t-elle. Que je suis malheureuse d'aimer un perfide qui brûle pour une autre ! Estce là le prix de huit ans de soins, de tendresse et de fidélité ? Apprends que je suis Catella, et non la femme que tu penses. Oui, malheureux, tu viens de jouir de celle que tu as si longtemps trompée par tes feintes caresses ; tu dois reconnaître ma voix, et il me tarde de voir le jour pour rendre ta honte complète. Je ne suis plus surprise de ta rêverie d'hier au soir : tu te réservais pour la femme de Richard. Ai-je moins d'appas qu'elle, monstre que tu es, pour me traiter avec tant de mépris ? Que j'étais aveugle d'avoir tant d'amour pour cet ingrat ! Le perfide ! croyant être avec ma rivale, il m'a fait plus de caresses, m'a montré plus d'amour dans le peu de moments que je viens de passer avec lui que dans aucun temps de sa vie. D'où vient que tu es chez moi tout de glace, quand tu montres ici tant de feu ? Mais, grâce au ciel, c'est ton propre champ que tu viens de labourer et non celui d'autrui. Je ne m'étonne plus si tu t'endormis hier au soir sans me faire la plus petite caresse : tu voulais te ménager pour faire aujourd'hui des prouesses et arriver tout frais au champ de bataille. Mais, encore une fois, grâce à Dieu et au bon avis que j'ai reçu, l'eau a suivi sa pente ordinaire ; tu es venu, malgré toi, moudre à mon moulin… Mais, n'as-tu rien à dire, misérable ? Es-tu devenu muet depuis que je t'ai fait connaître ton erreur ? Par ma foi, je suis tentée de t'arracher les yeux ; toute autre que Catella ne se contenterait certainement pas des reproches que je te fais ; tu mériterais que je t'étranglasse, misérable ! Faire infidélité à une femme aussi honnête, aussi tendre, aussi recherchée : quelle noirceur ! Tu te flattais sans doute que je ne serais jamais instruite de ta trahison ? Mais tout se découvre, et nul n'est si fin qu'il n'en trouve un plus fin. Conviens que je t'ai joué là un bon tour, et que tu ne t'attendais guère à me rencontrer ainsi sur ton chemin. Mais tu n'en seras pas quitte pour le dépit et la honte que tu éprouves en ce moment ; je t'apprendrai, de la bonne manière, à me trahir de la sorte. » Richard avait toutes les peines du monde à retenir les éclats de rire. Il voulut recommencer ses caresses sans dire mot, mais elle le repoussa brusquement. « Me prends-tu, lui dit-elle, pour un enfant ? T'imagines-tu qu'il n'y a qu'à me flatter, me caresser, pour me faire revenir ? Non, je ne te le pardonnerai jamais. Tu peux même t'attendre à te voir accablé de reproches en présence de tous nos parents, amis et voisins. Réponds-moi, scélérat, ne vaux-je pas la femme de Richard ? Suis-je moins jeune qu'elle, et d'une condition moins relevée ? Parle, qu'a-telle de plus que moi ? » Pendant qu'elle exhalait ainsi son courroux, l'amoureux lui baisait la main et cherchait à lui baiser autre chose. « Ôte-toi de là, mauvais sujet, ne me touche plus. Tu as fait assez d'exploits ; et à présent que tu me connais, tout ce que tu pourrais faire serait forcé ; mais, si Dieu me prête vie, je te promets de te mettre dans le cas de le désirer plus d'une fois. Tu n'en auras pas quand tu voudras ; je me repens seulement d'avoir été si fidèle à un homme qui l'est si peu. Je trouverai moyen de m'en venger. Je ne sais ce qui m'empêche d'envoyer querir Richard tout à l'heure, lui qui m'a tant aimée, sans pouvoir se vanter d'avoir eu de moi un seul regard favorable, et de me venger à tes yeux, par représailles, de ta perfidie. Quel mal ferais-je en effet ? N'as-tu pas voulu et cru jouir de sa femme ? Pourrais-tu te plaindre si je te payais de la même monnaie ? » À ces mots, elle voulut sortir du lit et s'en aller, mais l'amoureux Richard la retint ; et jugeant qu'il était de trop grande conséquence pour lui et pour elle de la laisser dans son erreur, il résolut de se faire connaître et de la détromper. Il l'embrasse et, après lui avoir appliqué plusieurs baisers sur le front : « Ne vous troublez pas, ma chère amie ; je suis Richard. J'ai cherché à obtenir par la ruse des faveurs que je n'ai pu obtenir par l'amour le plus tendre qui fut jamais. » À ce son de voix qu'elle reconnut, à ces paroles inattendues, madame Catella faillit se trouver mal. Elle voulut se jeter hors du lit, mais Richard l'en empêcha ; elle voulut crier, mais il lui ferma la bouche avec sa main. « Consolez-vous, madame ; ce qui est fait est sans remède. À quoi vous servirait-il de crier ? Vous ne feriez que vous déshonorer et vous couvrir de honte, si vous alliez rendre publique cette aventure. Faites réflexion que vous aurez beau dire que c'est par ruse que je vous ai fait venir ici, personne n'en croira rien. D'ailleurs, je le nierai comme un diable : je dirai même que c'est par argent que je vous ai attirée, et que, ne vous en ayant pas donné autant que vous espériez, vous avez pris cette tournure pour vous venger de moi. Vous n'ignorez pas que le public est plus enclin à croire le mal que le bien ; il ajoutera plutôt foi à mes discours qu'aux vôtres. Songez que si vous en parlez seulement à votre mari, vous allez allumer dans son cœur une haine implacable contre moi : il faudra que l'un de nous deux périsse. En serez-vous plus tranquille quand il m'aura arraché la vie, ou que je la lui aurai arrachée ? Ne nous exposez pas l'un et l'autre à un danger inévitable ; ne vous exposez pas vous-même à une infamie qui ne remédierait à rien. Vous n'êtes pas la seule femme qu'on ait ainsi trompée. Mon crime vient de trop d'amour ; jamais votre mari ne vous a aimée ni ne vous aimera autant que je vous aime : il ne sent pas autant que moi le prix de vos charmes. Ne vous affligez point, je vous en prie, ma chère amie ! je suis et serai toujours tout à vous. Si je vous avais moins aimée, je ne serais pas si coupable. Pardonnez l'artifice dont je me suis servi à l'excès de ma tendresse. Je vous idolâtre ; et si vous saviez tout ce que j'ai souffert avant d'employer la ruse pour vous subjuguer, vous cesseriez d'être fâchée contre moi. » Toutes ces raisons ne la consolaient point ; elle fondait en larmes de dépit et de rage. Néanmoins, quelque outrée qu'elle fût, elle eut assez de liberté d'esprit pour sentir qu'elle aurait tort de faire un esclandre ; elle comprit que le plus grand mal retomberait sur elle ; c'est pourquoi elle ne jugea point à propos de crier quand Richard eut ôté sa main de dessus sa bouche. Pour mieux la consoler, notre amoureux ne manqua pas de lui promettre le secret le plus inviolable, il lui serrait les mains, les approchait de son cœur, et lui marquait de toutes les façons le plus grand attachement. « Laissez-moi, cruel, lui dit-elle ; je doute que vous obteniez jamais du ciel le pardon de l'outrage que vous m'avez fait. Je suis la victime de ma simplicité et de ma jalousie. Je ne crierai point. Je sens que tout éclat pourrait me nuire ; mais, soyez assuré que, de façon ou d'autre, je ne mourrai point avant de m'être vengée du cruel tour que vous avez eu l'indignité de me jouer. Laissez-moi, ne me retenez plus, à présent que vous avez obtenu ce que vous désiriez ; laissezmoi, vous dis-je, aller cacher ma honte et mon désespoir. » Richard n'avait garde de la laisser partir avant d'avoir fait sa paix : il lui parla encore, lui demanda mille fois pardon, et lui montra tant de douleur et de tendresse, qu'il finit par la désarmer. Quand il l'eut apaisée, il la supplia de permettre qu'il lui donnât encore des preuves de son amour, pour gages de la sincérité du pardon qu'elle lui accordait. Elle fit bien des difficultés, mais enfin elle se laissa gagner. Le plaisir acheva si bien de la réconcilier avec lui, qu'elle ne s'en sépara qu'avec le plus grand regret. En ces sortes de choses, rien ne coûte que le commencement. Elle trouva une si grande différence entre Richard et son mari, qu'elle eut depuis ce jour pour le premier autant d'amour qu'elle avait eu autrefois de froideur et d'indifférence. Ils retournèrent plusieurs fois chez le même baigneur et dans d'autres endroits, et se conduisirent avec tant de prudence, que la femme de l'un et le mari de l'autre ne se doutèrent jamais de leur intrigue. NOUVELLE VII LE QUIPROQUO OU LE PÈLERIN Un jeune gentilhomme de Florence, nommé Tédalde Eliséi, devint amoureux fou de madame Hermeline, femme d'Aldobrandin Palermini, et sut, par ses soins et ses bonnes qualités, s'en faire aimer à son tour ; il eut même le secret d'obtenir ses faveurs ; mais la fortune traversa bientôt ses plaisirs. La belle, après lui avoir donné pendant quelque temps les plus grandes marques de tendresse, prit tout à coup la résolution de rompre avec lui, et, sans lui en dire le motif, cessa de recevoir ses assiduités, et ne voulut pas même lui permettre de lui écrire ; elle refusait jusqu'à ses lettres, et défendit aux commissionnaires qu'il lui envoyait de paraître davantage chez elle et de l'accoster nulle part. Cette conduite extraordinaire plongea Tédalde dans la tristesse la plus profonde et la mélancolie la plus noire ; mais il avait tellement caché son amour, que personne ne se doutait de la cause de son chagrin. Il n'oublia rien pour regagner les bonnes grâces d'Hermeline, qu'il n'avait pas perdues par sa faute, et n'ayant pu en venir à bout, ni même lui parler pour savoir la cause d'un changement si subit, il résolut de s'éloigner, pour ne pas donner à l'inhumaine le cruel plaisir de le voir se consumer de jour en jour. Il ramassa donc tout l'argent qu'il put, et partit secrètement de Florence, sans avoir communiqué son dessein à ses parents. Il n'en parla qu'à un de ses amis, pour lequel il n'avait rien de réservé. Arrivé à Ancône, où il prit le nom de Philippe Sandolescio, il se mit aux gages d'un marchand et s'embarqua pour l'île de Chypre. Le marchand le trouva si intelligent et si fort à son gré, que, non content de lui donner de très-gros appointements, il l'associa à son commerce ; bientôt après, il lui confia la plus grande partie de ses affaires. Philippe les conduisit si bien, qu'il devint en peu d'années un bon et riche négociant et qu'il se fit un nom dans le commerce. Quoiqu'il n'eût jamais oublié sa maîtresse, qu'il aimait toujours, et qu'il eût souvent des mouvements qui lui faisaient souhaiter de revoir Florence, sept ans se passèrent sans qu'il prît la résolution d'y retourner. Mais un jour, entendant chanter une chanson qu'il avait faite autrefois pour sa chère Hermeline, dans laquelle il avait peint leur tendresse mutuelle et les doux plaisirs qu'ils goûtaient ensemble, il sentit réveiller tout à coup dans son cœur la première vivacité de sa passion, ne pouvant se figurer que sa maîtresse l'eût oublié. Il repassa alors dans son imagination le mérite de cette dame, et ne put résister cette fois au désir violent qu'il avait de la revoir. Il met ses affaires en ordre ; il s'embarque sans perdre de temps, et arrive à Ancône, accompagné d'un seul domestique. Il fait passer de là ses effets à Florence, à l'adresse d'un correspondant de son associé, et, revêtu d'un habit de pèlerin, il prend, sous ce déguisement, le chemin de sa patrie. Arrivé à Florence, il va loger dans une auberge, que trois frères tenaient près de la maison d'Hermeline. Ses premiers soins furent de passer devant cette chère maison, dans l'espérance de voir son ancienne maîtresse ; mais, trouvant les portes et les fenêtres fermées, il crut qu'elle avait changé de demeure, ou qu'elle ne vivait plus. Plein de cette triste idée, il passa ensuite devant la maison des Éliséi, ses frères aînés. Autre sujet d'inquiétude et d'étonnement : il voit devant leur porte trois ou quatre de leurs domestiques en deuil. Il ne sait que penser. Persuadé qu'on ne pourrait le reconnaître sous l'habit qu'il portait, son visage étant d'ailleurs fort changé, il entre incontinent chez un cordonnier du voisinage, sous prétexte d'avoir besoin de quelque chose de sa boutique, et, après un court dialogue, il lui demande pourquoi ces gens étaient en deuil. « Parce qu'un frère des maîtres de la maison, nommé Tédalde, qui était venu ici depuis quelque temps après une longue absence, a été tué il y a quinze ou vingt jours. – Êtes-vous bien sûr de ce que vous me dites là ? – Très-certainement, et même j'ai ouï dire que les frères du mort ont prouvé juridiquement qu'Aldobrandin Palerinini, que vous connaissez peut-être, était l'auteur de cet assassinat ; car on prétend que ce Tédalde était amoureux de sa femme, et qu'il était venu déguisé pour coucher avec elle. – Et qu'a-t-on fait à Aldobrandin ? – On l'a mis en prison, et il est à la veille de passer un mauvais quart d'heure. – Et sa femme, qu'est-elle devenue ? – Elle est chez elle, fort affligée de cette aventure, comme vous le pensez bien. » Tédalde était étonné à un point qui ne se conçoit pas ; il ne pouvait s'imaginer qu'il y eût quelqu'un qui lui ressemblât assez pour qu'on l'eût pris pour lui-même. Touché de la malheureuse destinée d'Aldobrandin, et charmé pourtant d'avoir appris que sa chère Hermeline vivait encore, il retourna au logis, la tête remplie de mille idées différentes. On le mit coucher dans une chambre au dernier étage. Le mauvais lit qu'on lui avait donné, le mince souper qu'il avait fait, l'inquiétude qu'il éprouvait, tout cela joint ensemble ne lui permit pas de fermer l'œil. Vers une heure après minuit, il entendit marcher sur le toit, et puis descendre sur le palier de sa chambre. Voulant voir ce que c'était, il sort du lit, s'approche tout doucement de la porte, et aperçoit de la lumière à travers une fente. Il approche son œil de cette fente, et il aperçoit très-distinctement une femme avec trois hommes. La femme, qui tenait une lampe, lui paraissait jeune et craintive ; il redouble alors d'attention, et prêtant une oreille curieuse, il entendit un de ces hommes qui disait, en se tournant vers la femme : « Nous pouvons à présent être parfaitement tranquilles ; on est généralement persuadé qu'Aldobrandin a fait le coup ; les frères de Tédalde l'ont fait mettre à la question, et la force des tourments lui a fait déclarer qu'il était coupable de l'assassinat ; son arrêt est même prononcé ; ainsi, songez bien à ne pas vous trahir par quelque indiscrétion ; il n'est pas douteux qu'on ne nous fît un mauvais parti si l'on venait à découvrir la moindre chose. » Ce discours parut répandre la joie et la tranquillité dans l'âme de cette femme. Tédalde comprit que ces hommes étaient les hôtes du logis ; il n'en douta plus, lorsqu'il vit deux de ces coquins entrer dans une chambre voisine, en disant qu'ils allaient se coucher. Ils souhaitèrent la bonne nuit au troisième et à la femme, qui répondirent, en descendant l'escalier, qu'ils allaient en faire autant. On imagine aisément quelle dut être la surprise de Tédalde ; il gémit sur les égarements auxquels l'esprit de l'homme est sujet. Il ne pouvait concevoir comment ses frères avaient pu prendre un étranger pour lui, et faire condamner un innocent pour les vrais coupables. Il réfléchissait sur les périls auxquels l'ignorance et la prévention exposent la pauvre humanité, et ne pouvait se défendre de condamner l'aveugle sévérité des lois et la barbarie des juges, qui, sous prétexte de découvrir la vérité et de punir le crime, arrachent, par la voie inhumaine des tortures, des aveux qui n'en sont point, et se rendent ainsi les oppresseurs de l'innocence et les ministres de l'enfer. Après ces réflexions, le reste de la nuit se passa à songer aux moyens de sauver Aldobrandin, et il crut les avoir trouvés. Le lendemain matin, il n'eut rien de plus pressé que de chercher la femme de cet infortuné. Laissant son domestique au logis, il va droit à la maison de la dame, pour s'informer si elle l'habite encore. Il trouve la porte de l'allée ouverte, et entre sans difficulté dans une petite salle basse, où il voit son ancienne maîtresse dans le plus triste état. Elle sanglotait et était étendue sur le carreau, qu'elle inondait de ses larmes. Le pèlerin, à cette vue, ne put retenir les siennes. « Ne vous tourmentez point, madame, lui dit-il en s'approchant, la paix n'est pas loin de vous. » À ces paroles, la femme d'Aldobrandin se relève, et tournant ses regards vers l'homme qui lui parle : « Comment pouvez-vous savoir ce qui cause ma douleur, lui dit-elle, et ce qui peut la faire cesser, vous qui me paraissez un pèlerin étranger ? – Rassurez-vous, madame, je suis plus instruit que vous ne croyez. Constantinople est ma patrie, et j'en arrive tout à l'heure. Dieu m'envoie vers vous pour changer vos pleurs en joie, et pour délivrer votre mari de la mort qui le menace. – Mais si vous êtes de Constantinople, et que vous en arriviez dans le moment, comment pouvez-vous être instruit de ce qui se passe, je vous prie ? » Le pèlerin se mit alors à lui raconter l'histoire de l'infortune de son mari ; il lui dit qui elle est, depuis quel temps elle est mariée, et plusieurs autres particularités qui la jetèrent dans le plus grand étonnement. Elle ne douta point que ce ne fût un homme de Dieu, un vrai prophète. La voilà aussitôt à genoux devant lui, le priant en grâce, s'il était venu délivrer son mari du péril qui le menaçait, de vouloir bien se hâter, parce que le temps pressait extrêmement. Le pèlerin, contrefaisant à merveille l'homme inspiré : « Levez-vous, lui dit-il, madame, cessez vos pleurs ; écoutez attentivement ce que je vais vous dire, et, sur toutes choses, gardez-vous d'en jamais parler à qui que ce soit. Dieu m'a révélé que l'affliction que vous éprouvez aujourd'hui est la punition d'une faute que vous avez commise autrefois ; il faut la réparer le plus tôt qu'il vous sera possible, sinon vous serez châtiée avec encore plus de rigueur que vous ne l'avez été jusqu'à présent. – Ah ! saint homme, j'ai commis tant de péchés en ma vie, que j'ignore quel est celui dont vous voulez parler ; faites-le-moi connaître, je ferai de mon mieux pour l'expier. – Quoique je sache aussi bien que vous-même toutes les actions de votre vie, vous devriez, madame, m'épargner la peine de vous dire quel est ce péché : il est de nature à se présenter vivement à votre esprit : je veux bien toutefois vous mettre sur la voie, pour vous le faire distinguer de tous les autres. Ne vous souvient-il pas d'avoir eu un amant ? » Hermeline est d'autant plus surprise de la demande, qu'encore que l'ami de Tédalde, qui seul était instruit de son ancienne intrigue, eût lâché imprudemment quelques paroles le jour que le faux Tédalde fut tué, elle ne croyait pas que personne en fût informé. Poussant donc un profond soupir : « Je vois bien, répondit-elle, que Dieu vous révèle les secrets des hommes, et que par conséquent il ne me servirait de rien de vous cacher les miens. Je vous avoue donc que, dans ma jeunesse, j'aimai le malheureux jeune homme que mon mari est accusé d'avoir tué ; car je ne vous cacherai point que, malgré la cruauté avec laquelle je le traitai avant son départ, ni son éloi- gnement, ni sa longue absence, ni même sa fin malheureuse, n'ont pu l'effacer de mon cœur ; il m'a toujours été cher, il me l'est encore ; et quoique mort, son image est sans cesse présente à mon esprit. – Apprenez, ma belle dame, que le Tédalde qui a été tué n'est pas le Tédalde de la maison d'Éliséi, que vous avez aimé et que vous regrettez. Mais, dites-moi, je vous prie, quel fut le motif qui vous engagea à rompre si brusquement avec lui ? Que vous avait-il fait pour le traiter avec tant de barbarie ? – Rien du tout ; mais m'étant confessée à un maudit religieux que j'avais alors pour directeur, et lui ayant déclaré mon amour pour Tédalde et les faveurs que je lui accordais, il me fit de si grands reproches et une telle frayeur à ce sujet, que l'impression ne s'en est point effacée de mon esprit. Il me déclara que si je n'abandonnais incontinent ce commerce criminel, je n'obtiendrais jamais le pardon de mon péché, et que je serais précipitée dans les profonds abîmes de l'enfer, pour y brûler éternellement ; enfin, il m'épouvanta si fort, que je rompis tout à coup avec mon amant. Je cessai de le voir ; et, pour ne plus m'exposer à la tentation, je ne voulus ni lire aucune de ses lettres, ni recevoir aucun message de sa part. Ce sacrifice, qui me coûta plus que je ne saurais vous l'exprimer, mit le désespoir dans le cœur de Tédalde, et le jeta dans une mélancolie affreuse. J'avoue que, pour si peu qu'il eût insisté, je n'aurais pu tenir contre la résolution que j'avais prise. Le pauvre jeune homme maigrissait et se consumait à vue d'œil, lorsque, pour faire sans doute diversion à sa douleur, il prit le parti de quitter Florence, et s'en alla, sans rien dire à personne, je ne sais dans quel pays. Depuis ce moment je n'ai pas passé un seul jour sans le regretter. – Voilà justement, madame, le péché qui vous a attiré l'affliction que vous éprouvez aujourd'hui, dit le pèlerin en l'interrompant. Je sais, à n'en pouvoir douter, que Tédalde ne vous fit aucune espèce de violence pour vous attacher à lui ; que vous l'aimâtes d'inclination, parce qu'il vous avait paru sensible et honnête, et que ce ne fut que de votre plein gré qu'il obtint vos faveurs. Je sais qu'étant ainsi unis, sa tendresse pour vous devint mille fois plus forte et plus vive que la vôtre ; jamais amant ne fut ni si tendre, ni si passionné ; il eût mieux aimé mourir que de vous être infidèle et de cesser de vous aimer. Comment avez-vous pu, après cela, vous déterminer à rompre si brusquement avec un si honnête homme ? Ne deviez-vous pas réfléchir auparavant sur la démarche que vous alliez faire, prévoir les fâcheux événements qui pouvaient en résulter, tout peser, tout considérer, et penser que vous auriez peut-être sujet de vous en repentir un jour ? Ne lui aviez-vous pas donné votre cœur ? Pouviez-vous donc le lui refuser, s'il ne s'en était pas rendu indigne ? Il le regardait, et était en droit de le regarder comme un bien qui lui appartenait ; cependant vous le lui avez enlevé ; c'est une espèce de larcin qui méritait une punition. À l'égard de votre confesseur, je suis religieux, et je puis me flatter de connaître assez bien les moines pour vous dire mieux que personne ce qu'ils sont. Il est bon, madame, que je vous fasse ici leur portrait, pour vous apprendre à les connaître vous-même, et lever tous vos scrupules sur ce qu'ils peuvent vous avoir dit. « Le temps corrompt les meilleures institutions. Les religieux étaient autrefois de savants et pieux personnages ; mais aujourd'hui la plupart n'ont de commun que l'habit avec leurs illustres prédécesseurs ; encore leurs robes sont-elles bien différentes de ce qu'elles étaient dans leur origine : ils les portaient autrefois étroites, modestes, d'un drap commun et grossier, pour marquer leur mépris pour les choses de ce monde ; à présent ils les font fort larges, d'un drap fin et lustré. Aussi les voiton se pavaner sans honte dans les églises et dans les places publiques, et le disputer aux gens du monde par le luxe et la coquetterie de leurs habillements. Semblables aux pêcheurs, qui tâchent de prendre plusieurs poissons à la fois dans leurs filets, on dirait qu'ils n'ont élargi leurs robes que pour être plus à portée d'y fourrer et cacher les dévotes, les veuves, et généralement toutes les femmes qui sont assez imbéciles pour les écouter. Les religieux des premiers temps ne désiraient que le salut des âmes : les modernes ne cherchent que le plaisir et les richesses ; ils ont inventé et inventent tous les jours mille moyens pour épouvanter, pour duper les sots et leur faire accroire que la rémission des péchés s'obtient par les aumônes et par les messes, afin de les engager à leur apporter du pain, du vin, de la viande et de l'argent, pour le repos de l'âme de leurs parents trépassés. Les anciens religieux ne renonçaient au monde que pour mieux s'occuper des choses du ciel : ceux d'aujourd'hui n'entrent dans le cloître que pour y trouver un asile contre la misère et les peines de la vie, et les hommes sont assez imbéciles pour leur prodiguer leurs bienfaits, pour nourrir leur oisiveté ! Je veux croire que les aumônes contribuent à l'expiation des péchés, surtout quand elles sont faites en vue de Dieu ; mais si l'on connaissait les moines, si l'on savait la vie qu'ils mènent, on se donnerait bien de garde de les en rendre l'objet ou les dépositaires. Pourquoi ne pas faire ses charités aux véritables pauvres, aux infirmes, aux familles honteuses, plutôt qu'à des hommes qui semblent avoir fait vœu de vivre dans la fainéantise et aux dépens de la société laborieuse ? Comme les moines savent qu'ils ne peuvent s'enrichir qu'en recommandant aux autres la pauvreté, il n'est rien qu'ils ne disent, qu'ils ne fassent pour décrier les richesses, afin d'en demeurer les seuls possesseurs ; ils ne déclament contre la luxure et ne prêchent sans cesse la continence que pour avoir plus de facilité à séduire et à gagner les femmes que les maris négligent. Ils condamnent l'usure et les gains illégitimes comme des choses qui mènent à l'enfer, afin qu'on les rende dépositaires des restitutions, dont ils se font, sans scrupule, des fonds pour acheter la prélature et les gros bénéfices, tout disant qu'ils causent la perdition de ceux qui les possèdent. Ce qu'il y a de singulier, c'est que lorsqu'on leur reproche tous ces désordres et beaucoup d'autres de la même espèce, ils croient avoir bien répondu et être absous de tout crime quand ils ont dit : Faites ce que nous disons, et ne faites pas ce que nous faisons, comme s'il était possible aux ouailles d'être plus fermes, plus incorruptibles, plus courageuses que leurs pasteurs ! Ce qui est plus singulier encore, c'est de voir des hommes assez sots, assez imbéciles pour se contenter d'une pareille réponse, et pour la prendre dans un sens tout différent de celui que les religieux y attachent : Faites ce que nous disons, c'est-àdire remplissez nos bourses, confiez-nous vos secrets, soyez chastes, patients, pardonnez les injures, ne dites du mal de personne. Mais quel est le but de cette exhortation, dans le fond très-sage ? C'est de pouvoir se plonger seuls dans les vices opposés aux vertus qu'ils recommandent, ce qu'ils ne feraient pas avec la même facilité si tout le monde s'en mêlait. Qui ignore que sans argent ils ne pourraient longtemps vivre dans la crapule et l'oisiveté ? Si les séculiers dépensaient leurs biens en voluptés, d'où les moines en tireraient-ils pour faire la meilleure chère et boire les meilleurs vins ? Si les gens du monde courtisent toutes les femmes, il faudra que les bons moines s'en détachent. Si ceux-là n'étaient patients et ne pardonnaient les outrages, ceux-ci n'oseraient plus déshonorer les familles. Mais qu'aije besoin d'entrer ici dans tous ces détails ? Toutes les fois que les moines, pour excuser leurs vices, répondent qu'on doit faire ce qu'ils disent et non ce qu'ils pratiquent, ils ne font que répondre une absurdité et se condamnent eux-mêmes. S'ils veulent devenir saints, pourquoi ne pas demeurer enfermés dans leur cloître ? ou, s'ils veulent se répandre dans le monde pour y prêcher la parole de Dieu, pourquoi ne pas suivre l'exemple de Jésus-Christ, qui commença par faire, et puis enseigna ? Qu'ils pratiquent d'abord eux-mêmes les vertus qu'ils recommandent, et on les croira sans peine. Mais, au contraire, ceux qui déclament en chaire le plus violemment contre la fornication sont les plus ardents à courtiser, à séduire, à débaucher, non-seulement les femmes du monde, mais même des religieuses. J'en connais beaucoup de ce caractère. Faut-il courir après ceux-là, et les prendre pour les directeurs de notre conduite ? Il est libre à chacun de se conduire comme il l'entend, mais je pense qu'il vaudrait encore mieux ne pas se confesser que d'avoir un moine pour confesseur. Si l'homme fait bien, s'il fait mal, Dieu le sait et le punira ou le récompensera selon ses œuvres. Or, si Dieu sait ce que nous faisons, je ne vois même pas qu'il soit absolument nécessaire de nous confesser à d'autres qu'à lui. Mais, supposé que la confession à un prêtre soit indispensable, et que vous ayez été obligée de déclarer le péché pour lequel votre braillard de directeur vous fit tant de reproches, c'est-à-dire d'avoir violé la foi conjugale, deviez-vous pour cela, madame, vous conduire comme vous l'avez fait ? Si c'est un péché de favoriser un amant, n'en est-ce pas un plus grand de le tuer ou de le rendre errant et vagabond sur la terre ? Personne ne saurait en disconvenir : le premier est un péché naturel, et l'autre est un péché de pure malice et qui suppose un mauvais cœur ; c'est un vol, un assassinat, une cruauté. Quoique vous n'ayez point enlevé le bien de Tédalde, il n'en est pas moins vrai que vous l'avez volé, puisque, comme je vous l'ai déjà dit, vous étant donnée toute à lui, vous ne pouviez vous en séparer sans son consentement. Si vous ne l'avez pas tué, vous avez fait tout ce qu'il fallait pour le porter à se tuer de sa propre main, et la loi veut que celui qui est cause du mal en soit puni comme l'auteur. S'il n'est pas mort, vous ne pouvez nier que vous ne soyez du moins cause de son exil et de ce qu'il a mené pendant sept ans une vie errante et misérable. D'où je conclus qu'en commettant un de ces trois péchés, vous vous êtes rendue plus criminelle et bien plus condamnable qu'en vivant avec lui. Mais, madame, allons plus loin, continua le pèlerin, sans lui donner le temps de répondre un seul mot : Tédalde méritait-il d'être traité de cette manière ? Non, certes, vous en êtes vous-même convenue, et je le savais aussi bien que vous. Il vous aimait comme sa vie ; jamais femme ne fut aussi honorée, aussi louée, aussi obéie que vous le fûtes par ce tendre amant. Se trouvait-il dans une compagnie, où, sans donner des soupçons, il pouvait parler de vous ? c'étaient aussitôt des éloges aussi adroits que délicats : vos charmes, votre caractère, vos qualités recevaient le tribut d'un encens d'autant plus flatteur qu'il paraissait venir d'une personne désintéressée. Tédalde avait mis son sort entre vos mains ; sa fortune, son honneur, sa liberté, étaient à votre seule disposition ; il ne vivait que pour vous ; vous seule faisiez son bonheur. Il avait du mérite, de la naissance, de l'honnêteté, de la jeunesse, une assez jolie figure ; tout le monde l'estimait, le recherchait, le chérissait ; vous ne sauriez le nier. Comment donc avez-vous pu, après cela, vous déterminer à rompre tout à coup avec lui, à la seule instigation d'un cagot, d'un babillard, d'un envieux qui ne désirait peut-être que de remplir auprès de vous la place de ce galant homme ? Je ne conçois pas par quel étrange aveuglement il y a des femmes qui n'aiment point les hommes, et qui ne font aucun cas des soins qu'ils leur rendent. Si elles voulaient faire usage de leur raison, si elles considéraient la noblesse, la grandeur de l'homme et la prééminence que Dieu lui a donnée sur tous les autres êtres, il n'y en aurait pas une qui ne se glorifiât d'avoir un amant, de se l'attacher, de lui plaire, de s'en faire adorer, et d'éviter avec soin tout ce qui pourrait la refroidir. Vous avez cependant fait tout le contraire, et cela par les conseils d'un moine, moins animé du zèle de la religion que jaloux des plaisirs de votre bon ami. « Voilà, madame, voilà le péché que le Tout-Puissant, qui pèse tout dans une juste balance, et qui conduit toutes choses à la fin qu'il s'est proposée, n'a pas voulu laisser impuni. L'ingratitude est un crime horrible qui n'est jamais impuni, et vous vous êtes rendue coupable de ce crime en congédiant, comme vous l'avez fait, un amant qui ne vivait que pour vous. Vous avez voulu, sans sujet, faire mourir Tédalde de chagrin et de désespoir, et votre mari court risque aussi, sans sujet, de perdre la vie à cause de ce même Tédalde. Si vous voulez donc sauver le mari, il faut réparer l'injustice que vous avez faite à l'amant. Il faut, s'il revient de son long exil, que vous lui rendiez vos bonnes grâces, votre bienveillance, votre amitié, vos faveurs même, afin qu'il soit dans votre cœur tel qu'il y était avant que vous eussiez sottement ajouté foi aux extravagances de ce détestable moine qui vous l'a fait congédier. » La dame, qui avait écouté très-attentivement le long discours du pèlerin, ne douta point que son malheur présent ne fût une juste punition de son mauvais procédé à l'égard de son amant infortuné. Quelque relâchée que lui parût la morale du bon apôtre, elle fut touchée de ses raisons, qu'elle regardait comme mot d'Évangile. « Ami de Dieu, lui dit-elle, je suis pénétrée de la vérité de tout ce que vous venez de me dire. Je connais à présent les religieux que je prenais, hélas ! pour autant de saints, mais le portrait que vous venez d'en faire m'en donne une tout autre idée. Je reconnais également mon tort à l'égard du pauvre Tédalde, et je vous assure que je les réparerais de mon mieux s'il était en mon pouvoir. Oui, je suis une malheureuse, une inhumaine, et je voudrais qu'il me fût possible d'effacer, par une conduite opposée, l'injustice et la cruauté dont je me suis rendue coupable envers cet honnête homme. Mais le moyen ? ce cher amant n'existe plus, et c'est moi qui suis cause de sa mort. Maudit moine ! que je me reproche d'avoir écouté tes funestes conseils ! – Tranquillisez-vous, madame, reprit le pèlerin, Tédalde n'est point mort, il est plein de vie et de santé. Vous êtes à temps de réparer les tourments que vous lui avez fait souffrir, et je puis vous assurer que si vous lui rendez vos bonnes grâces, il oubliera tous ses maux pour ne goûter que le plaisir de vous plaire et de vous aimer. – Prenez donc garde à ce que vous dites, homme de Dieu : je suis sûre que Tédalde n'est plus ; je l'ai vu étendu devant ma porte, percé de mille coups ; je l'ai tenu longtemps dans mes bras, et j'ai arrosé son visage de mes larmes ; et cela même m'a attiré quelques médisances. Plût au ciel qu'il fût encore en vie ! sa présence me ferait autant de plaisir que la liberté de mon mari ; et dût le public en jaser, je m'estimerais trèsheureuse de pouvoir lui rendre ma première affection. – Soyez sûre, madame, que Tédalde vit encore, et je me fais fort de vous le représenter plus amoureux que jamais, si vous me promettez de suivre votre première résolution. – Je vous le jure sur tout ce qu'il y a de plus saint ; mon cœur est trop plein de lui pour que je puisse changer à cet égard. » Tédalde jugea pour lors qu'il était temps de se faire connaître et de donner à Hermeline des assurances positives de la délivrance d'Aldobrandin. « Ne vous affligez plus, ma chère dame, sur le sort de votre mari, je vais vous découvrir un secret qu'il faut que vous gardiez toute votre vie. » Après avoir dit ces mots, le pèlerin, pour plus grande sûreté, ferma la porte de la salle, et la dame, qui le regardait comme un saint homme, le laissa faire sans montrer la moindre défiance. Ensuite il s'approche d'elle, et tirant de sa poche un anneau dont elle lui avait fait présent la dernière nuit qu'il avait passée avec elle, et qu'il avait gardé très-précieusement. « Connaissez-vous cet anneau ? lui dit-il en le lui présentant. – Je le connais fort bien, répondit-elle en soupirant ; c'est un anneau qui m'a appartenu, et dont j'avais fait présent à Tédalde pour gage de ma tendresse. – Eh bien ! madame, c'est Tédalde en personne qui vous le présente ; ne me reconnaissez-vous point ? » Et il ôte en même temps son manteau et son chapeau de pèlerin. Hermeline croit voir un revenant ; elle est si effrayée de ce, changement si imprévu, qu'au lieu de sauter au cou de Tédalde, elle cherche à s'enfuir, le prenant réellement pour un ressuscité ; mais Tédalde la retient et la rassure en lui disant : « Ne craignez rien, madame ; je suis cet amant infortuné ce Tédalde qui vous fut si cher, et que vous et mes frères croyiez mort sans raison. Ce n'est pas moi qu'on a tué, mais quelque autre qu'on a pris pour moi. » Hermeline fut quelque temps dans le trouble ; mais enfin, revenue de sa frayeur, et le reconnaissant au son de sa voix et aux traits de son visage, qu'elle examina plus attentivement, elle l'embrassa les larmes aux yeux, et lui témoigna par mille caresses le plaisir qu'elle avait de le revoir. Tédalde y répondit de son mieux, et eut beaucoup de peine à contenir les transports de son amour. Il remit pourtant à un autre moment le plaisir qui manquait à son bonheur, parce qu'il n'y avait pas de temps à perdre pour sauver le mari. « Je vais m'occuper, dit-il, de son élargissement, persuadé que vous serez plus constante et plus raisonnable que par le passé. Je me flatte que vous le verrez libre et blanchi de toute accusation dans moins de deux jours. Je reviendrai vous rendre compte de mes démarches, et puis je vous raconterai à loisir tout ce qui me concerne. Soyez tranquille sur le sort d'Aldobrandin : j'ai des preuves de son innocence, et je les ferai valoir. » Tédalde, ayant repris son chapeau et son habit de pèlerin, embrassa de nouveau sa chère Hermeline, et la quitta pour se rendre à la prison où son mari était détenu. Il le trouva pâle, défait, et plus occupé des idées de la mort que de l'espoir de sa délivrance. Il entre dans son cachot, du consentement de ses gardes, qui crurent qu'il allait pour le consoler. « Aldobrandin, lui dit-il, je suis un de vos amis, qui connaît votre innocence, et que Dieu vous envoie pour vous délivrer de l'infamie dont on vous a couvert, et du supplice qu'on vous prépare. Le jour de demain ne se passera pas sans que j'aie fait triompher votre innocence. J'y mets seulement une condition, et je me flatte que vous ne vous y opposerez point. – Homme de Dieu, répondit le prisonnier, quoique vous me soyez parfaitement inconnu, et que je ne me souvienne seulement point de vous avoir jamais vu, je crois sans peine que vous êtes de mes amis, puisque vous le dites et que vous vous intéressez à mon triste sort. J'ignore par quel moyen vous avez pu découvrir mon innocence, mais je puis vous assurer, en toute vérité, que je n'ai point commis le crime pour lequel on m'a fait essuyer la question, et dont la violence des tourments m'a fait avouer coupable. Dieu a sans doute voulu me punir de mes autres péchés, qui sont en grand nombre ; sa volonté soit faite, pourvu que j'obtienne son saint paradis. Je suis aujourd'hui fort détaché de la vie ; je vous avoue cependant que je serais charmé de vivre, ne fût-ce que pour faire connaître mon innocence et rétablir mon honneur si indignement flétri. D'après cela, vous pouvez juger de l'obligation que je vous aurai et de l'étendue de ma reconnaissance, s'il est en votre pouvoir de me délivrer de la mort qui m'attend : Non-seulement je vous promets de faire ce que vous exigerez de moi ; mais je prends à témoin ce Dieu qui m'humilie que je tiendrai tout ce que je vous aurai promis. Parlez, je suis disposé à tenter même l'impossible, pour me conformer à vos désirs, si j'ai le bonheur de recouvrer ma liberté. – Ce que j'exige de vous n'est pas seulement possible, mais très-honnête : c'est qu'après que j'aurai fait voir votre innocence, vous vous réconciliiez de bonne foi avec les frères de Tédalde, qui ne vous ont poursuivi en justice que parce qu'ils vous ont cru coupable de la mort de leur frère, sur de faux rapports et de faux indices. Voyez si vous êtes dans l'intention de leur pardonner, et de les regarder comme vos amis, comme vos propres frères, après toutefois qu'ils auront réparé, de tout leur pouvoir, le tort qu'ils vous ont fait par erreur. – Quelque doux que soit le plaisir de la vengeance pour un cœur aussi ulcéré que le mien, répondit Aldobrandin, j'y renoncerai volontiers, par égard pour un ami si généreux, et dans l'espoir de faire connaître mon innocence. Oui, je leur pardonnerai tout ce qu'ils m'ont fait souffrir, et je leur pardonne dès ce moment, puisque vous l'exigez. Je vous promets même, si je sors d'ici, de faire toutes les démarches que vous désirerez à cet égard. » Cette réponse plut infiniment au pèlerin. Il exhorta le prisonnier à prendre courage, et lui fit espérer que le lendemain ne se passerait pas sans qu'il reçût de bonnes nouvelles. Il ne jugea pas à propos de lui en dire davantage ; mais il l'embrassa affectueusement avant de le quitter. Au sortir de la prison, il alla droit au palais, et parvint à obtenir une audience particulière de l'un des principaux magistrats, fort renommé par son intégrité. « Vous savez, monseigneur, lui dit-il, que tous les hommes sont intéressés à connaître la vérité, particulièrement les personnes de votre état, afin que les innocents ne payent point pour les coupables. Je suis persuadé que vous seriez fâché de faire périr un homme dont on vous aurait fait connaître l'innocence ; c'est ce qui me fait prendre la liberté de venir vous représenter que vous avez agi avec trop de rigueur envers le nommé Aldobrandin Palermini, qu'on est sur le point de faire mourir. Je vous rends trop de justice pour vous soupçonner de mauvaise foi, vous et les autres magistrats qui l'avez ainsi jugé. Vous n'avez agi de la sorte que parce que vous l'avez cru réellement coupable de la mort de Tédalde Éliséi. Mais je vous avertis que ce n'est point lui qui a commis ce crime ; il est entièrement innocent, et je me fais fort de vous en convaincre avant la nuit, en vous faisant connaître et en vous livrant les véritables assassins. » Le juge, qui n'était pas intimement convaincu du crime d'Aldobrandin et qui ne l'avait vu condamner à mort par ses confrères qu'avec regret, fut bien aise d'entendre parler ainsi le pèlerin. Il l'interroge, et ayant appris ce que Tédalde avait entendu la nuit passée, il donne aussitôt des ordres pour faire prendre les trois coquins et la femme. Ils furent arrêtés la nuit suivante, au premier sommeil, sans la moindre résistance. Ils comparurent aussitôt devant le juge qui les interrogea chacun en particulier, et qui, les ayant menacés de la question, leur arracha l'aveu de leur crime. Ces malheureux confirmèrent cet aveu à la confrontation, ajoutant toutefois qu'ils ne connaissaient pas Tédalde Élizéi et que celui qu'ils avaient tué était un homme de la campagne, qui venait fréquemment à Florence, où il logeait ordinairement chez eux. Interrogés sur le motif qui les avait portés à commettre ce meurtre, ils répondirent que c'était pour se venger de ce que cet homme avait voulu, pendant leur absence, débaucher la femme de l'un d'eux. Le pèlerin, témoin de tout ce qui venait de se passer, prit congé du magistrat sans lui dire qui il était, voulant le laisser dans l'opinion que l'homme assassiné était de la famille des Élizéi. Il retourna ensuite secrètement chez Hermeline, qui l'attendait avec impatience. Elle ne s'était point couchée, mais elle avait fait coucher ses domestiques pour se trouver seule avec lui. « Réjouissez-vous, ma bonne amie, je vous apporte de bonnes nouvelles, lui dit-il en l'abordant ; votre mari est sur le point d'être mis en liberté. » Pour lui en donner de plus fortes assurances, il lui rendit compte de tout ce qui était arrivé. La dame fut au comble de la joie. « Que je suis aise de vous revoir, lui ditelle, après vous avoir tant pleuré ! que je vous ai d'obligation ! sans vous mon mari aurait perdu l'honneur et la vie. Comment pourrai-je m'acquitter envers vous, mon cher Tédalde ! – Je suis trop heureux et trop payé si vous m'aimez, si vous m'avez rendu ce cœur autrefois si tendre et si passionné. – N'en doutez point, mon bel ami, ces tendres baisers doivent vous en être de sûrs garants. » On imagine bien que son amant les lui rendit. Après s'être livrés l'un et l'autre aux plus douces étreintes, après s'être juré un amour éternel, pour mieux sceller leur réconciliation, ils se couchèrent et passèrent le reste de la nuit à goûter des plaisirs dont les seuls amants passionnés peuvent se former une juste idée. Le jour commençant à poindre, l'heureux Tédalde entretint sa maîtresse du dénoûment qu'il avait dessein de donner à cette espèce de tragédie ; il la pria de nouveau de garder le secret, et sortit de la maison, toujours sous son habit de pèlerin, pour apprendre l'état des affaires d'Aldobrandin. Les juges, s'étant pleinement convaincus de son innocence, se hâtèrent de révoquer la sentence qu'ils avaient rendue contre lui, et ordonnèrent son élargissement. Peu de jours après, ils condamnèrent les véritables meurtriers à avoir la tête tranchée sur le lieu même où ils avaient commis le crime, ce qui fut exécuté. Aldobrandin, rendu à sa femme, à ses parents et à ses amis, se fit un devoir de publier que le pèlerin était son libérateur. Il le mena dans sa maison, et le pria d'y demeurer autant de temps qu'il lui plairait. Il y fut fêté, chéri, caressé de toute la parenté, et surtout de madame Hermeline, qui connaissait son mérite mieux que personne. Plusieurs jours s'étant passés en réjouissances, le pèlerin somma son hôte de se réconcilier, comme il l'avait promis, avec les frères de Tédalde, qui étaient dans la dernière surprise d'un changement si subit, et qui craignaient qu'Aldobrandin ne les prît à partie pour l'avoir fait arrêter si imprudemment sur un simple soupçon de jalousie. Aldobrandin répondit avec franchise qu'il était tout prêt à faire ce qu'il lui prescrirait à cet égard. « Il faut, dit alors le pèlerin, que vous fassiez préparer pour demain un grand repas. Vous engagerez vos parents et leurs femmes à s'y trouver, et j'irai, de votre part, prier les frères de Tédalde de s'y rendre, après leur avoir annoncé notre projet de réconciliation. » Aldobrandin l'ayant laissé maître de tout, il alla chez ses quatre frères, leur parla comme il convenait dans la circonstance, et leur prouva par des raisons solides et sans réplique qu'ils lui devaient des réparations. Ils lui promirent de se rendre chez lui, et de lui demander pardon de tout ce que leur attachement pour leur frère leur avait fait entreprendre contre lui. Quand il eut ainsi leur parole, il les pria, de sa part, à dîner pour le lendemain, avec leurs femmes. Le jour suivant, les quatre frères, en habit de deuil (car ils ignoraient encore la déclaration qu'avaient faite, touchant la qualité du mort, les vrais auteurs de l'assassinat), et accompagnés de quelques-uns de leurs amis, sortirent un peu avant l'heure indiquée, pour se rendre chez Aldobrandin, où ils arrivèrent les premiers. Ils n'eurent pas plutôt paru devant lui qu'ils posèrent à terre leurs épées et lui demandèrent pardon en se mettant à sa discrétion. Le bon Aldobrandin les reçut les larmes aux yeux, et les embrassa en leur disant qu'il leur pardonnait de tout son cœur. Leurs femmes et leurs sœurs arrivèrent ensuite en deuil et furent très-bien accueillies. Chacun fit de son mieux pour se surpasser en honnêtetés. Le festin n'alla pas moins bien que le raccommodement ; on fut magnifiquement servi, et tout se passa avec beaucoup de décence. Cependant le repas fut triste et silencieux, à cause du deuil des Éliséi, qui croyaient toujours que l'homme assassiné était véritablement leur frère Tédalde, dont on leur avait annoncé l'arrivée. Ils savaient seulement, comme le reste du public, qu'Aldobrandin avait été soupçonné et accusé à faux. Ce qui avait donné lieu à cette accusation, c'est que le corps du prétendu Tédalde avait été trouvé percé de coups sur la porte de sa maison, où les meurtriers l'avaient apporté pour donner le change sur les auteurs du délit. Leur douleur, encore récente, répandit sur le reste de l'assemblée un air morne qui donna lieu à quelques convives de blâmer le pèlerin d'avoir ordonné cette fête. Afin de réparer cette irrégularité et de dissiper cette tristesse, il crut devoir se faire connaître. Il se lève, après le premier service, et se tenant debout : « Je sens, dit-il, messieurs et dames, que pour rendre votre satisfaction complète et répandre la gaieté sur vos visages, je sens, dis-je, qu'il faudrait ici la présence de Tédalde. Je suis bien aise de vous apprendre que ce n'est pas lui qui a été assassiné. Il est encore plein de vie, et, ce qui vous étonnera davantage, il est actuellement dans cette compagnie, sans qu'aucun de vous l'ait reconnu. Je vais vous le montrer. » Et, en disant ces derniers mots, il quitte son habit de pèlerin. Tous les regards se fixent sur lui, on l'examine, on l'étudie ; et, comme on a de la peine à le reconnaître, il se met à rapporter une foule de particularités capables de convaincre les convives qu'il n'en imposait point. Ceux qui composaient cette nombreuse assemblée paraissaient tombés des nues ; on se regardait avec surprise ; ses frères mêmes ne savaient que croire. Mais quand il eut conté ses aventures, et cité plusieurs anecdotes que lui seul pouvait savoir, ils se rendirent à ces marques, et coururent l'embrasser ainsi que ses sœurs. Aldobrandin et les autres en firent autant. Il n'y eut qu'Hermeline qui demeura froide et tranquille. Son mari en fut surpris, et lui reprocha son indifférence devant tout le monde. « Il n'y a ici personne, mon cher mari, lui répondit-elle d'un ton assez fort pour que l'assemblée pût l'entendre, qui lui fît plus volontiers que moi des caresses, et qui eût plus sujet de lui en faire, puisque c'est à lui que je dois le bonheur de te posséder encore ! mais les mauvais bruits qu'on a répandus le jour de la mort de celui qu'on a pris pour lui, m'obligent de retenir les mouvements de ma juste reconnaissance. – Belle raison ! répliqua le mari : crois-tu que j'ajoute foi à tous ces bavardages ? Je lui dois ma liberté, et cela doit confondre les calomniateurs. Lève-toi, cours l'embrasser, et ne t'embarrasse pas du reste. » Hermeline le désirait trop pour se le faire dire encore ; elle l'embrassa donc et lui fit mille amitiés. La manière libre et généreuse dont en usait Aldobrandin plut extrêmement aux frères de Tédalde. Tout le monde fut content, et les honnêtetés mutuelles rétablirent entièrement la bonne intelligence entre les deux familles. L'ex-pèlerin, au comble de sa joie, déchira les habits de deuil que portaient ses frères, leurs femmes et ses sœurs, et leur en fit mettre d'autres. Ensuite on chanta, on dansa, on fit mille folies plus amusantes les unes que les autres ; de sorte que la fin du repas fut aussi gaie que le commencement avait été triste. Tédalde régala le lendemain les mêmes convives, et plusieurs jours se passèrent en festins et en divertissements. Les Florentins regardèrent longtemps Tédalde comme un homme ressuscité. On était tenté de crier au miracle. Plusieurs de ses parents mêmes n'étaient pas tout à fait convaincus que ce fût véritablement lui, et ne l'auraient peut-être jamais cru, sans un événement qui fit connaître quel était celui qui avait été tué. Des gens de l'Unigiane passant un jour devant la maison de Tédalde, et le voyant sur sa porte, coururent le saluer. « Eh ! bonjour, notre ami Fativole ! lui dirent-ils en présence de ses frères. Comment te portes-tu ? – Vous vous trompez, mes bonnes gens, répondit-il ; vous me prenez sans doute pour un autre, car je ne vous connais point. » En effet, ils reconnurent à sa voix qu'ils s'étaient mépris, et lui en firent des excuses. « Jamais homme, ajoutèrent-ils, n'a mieux ressemblé à un de nos amis, nommé Fativole, de Pontremoli, qui doit être arrivé ici depuis environ quinze jours, et que nous cherchons partout, sans pouvoir le découvrir : il fallait vous entendre parler pour nous détromper ; vous lui ressemblez parfaitement, à l'habit près, car le sien n'était pas aussi beau, ni de si belle couleur que le vôtre. – Comment était-il habillé ? dit le frère aîné de Tédalde, qui avait entendu la conversation. – De la même étoffe et de la même couleur que vous voyez nos habits ; car c'est un homme de notre état, » répondirent-ils. Ces détails et plusieurs autres particularités qu'on apprit de ces étrangers firent voir clairement que ce Fativole était l'homme qui avait été assassiné ; et dès ce moment tout le monde demeura entièrement convaincu que l'ex-pèlerin n'en avait aucunement imposé. C'est ainsi que Tédalde, expatrié par les rigueurs d'une maîtresse qu'il adorait, parvint à renouer avec elle, après une absence de sept ans, qui fut cause de sa grande fortune. La belle fit de son mieux pour lui faire oublier son ancien tort ; et ces deux amants vécurent depuis dans une si parfaite union, et se conduisirent avec tant de prudence, qu'ils n'eurent jamais le moindre démêlé et que peu de personnes se doutèrent de leurs amours. NOUVELLE VIII LE RESSUSCITÉ Il y eut, et il y a encore dans la Toscane, une abbaye située dans un lieu solitaire, comme le sont ordinairement ces sortes de maisons. Le moine qui en était l'abbé menait une vie assez régulière, à l'article des femmes près, dont il ne pouvait se passer ; mais le bon père prenait si bien ses mesures, que ses intrigues étaient parfaitement ignorées de sa communauté, qui le regardait comme un saint religieux. Il y avait, dans le voisinage de l'abbaye, un riche paysan, nommé Féronde, un homme matériel et stupide. Il fit connaissance avec l'abbé, qui, le voyant si simple et si bête, ne le recevait chez lui que pour avoir occasion de s'égayer à ses dépens. Ayant passé quelques jours sans paraître au couvent, l'abbé résolut d'aller lui faire une visite. La femme de Féronde était jeune et jolie. Le moine ne l'eut pas plutôt aperçue qu'il en devint amoureux. Quel dommage, disait-il, que ce rustre possède un pareil bijou, dont il ne connaît sans doute pas le prix ! Il se trompait ; car, quoique Féronde n'eût pas d'esprit, il ne laissait pas de bien aimer sa femme, et la veillait de près ; il en était même si jaloux, qu'il ne la perdait presque pas de vue. Cette dernière découverte ne fit aucunement plaisir à l'abbé, qui la convoitait de tout son cœur, et qui craignait de ne pouvoir la lui débaucher. Il ne perdit cependant pas espérance. Comme il était fin et rusé, il sut si bien amadouer le jaloux, qu'il l'engagea à mener quelquefois sa femme au beau jardin de l'abbaye. Le bon hypocrite partageait avec eux le plaisir de la promenade, et, pour mieux les duper l'un et l'autre, ne les entretenait que de choses saintes. L'onction qu'il mettait dans ses discours, le zèle qu'il montrait pour leur salut, le fai- saient passer pour un saint dans leur esprit. Enfin il joua si bien son personnage, que la femme mourait d'envie de le prendre pour son directeur. Elle en demanda la permission à son mari, qui la lui accorda volontiers. La voilà aussitôt aux pieds de l'abbé, qui, ravi d'avoir une telle pénitente, se proposait de tirer parti de sa confession pour la conduire à ses fins. Le catalogue des gros péchés fut bientôt expédié ; mais les affaires du ménage furent de plus longue discussion. C'était là que le confesseur l'attendait. Il lui demanda si elle vivait bien d'accord avec son mari. « Hélas ! lui répondit-elle, il est bien difficile de faire son salut avec un pareil homme. Vous ne sauriez vous imaginer ce que j'ai à souffrir de sa bêtise et de sa stupidité. Ce sont continuellement des altercations, des gronderies et des reproches sur des misères. Il est d'ailleurs d'une jalousie dont rien n'approche, quoique je puisse dire, avec vérité, que je n'y donne pas sujet. Je vous aurais bien de l'obligation, mon père, si vous vouliez me dire comment je dois m'y prendre pour le guérir de ce travers qui fait mon malheur et le sien. Tant qu'il se conduira comme il le fait à mon égard, je crains que toutes mes bonnes œuvres ne soient des œuvres mortes, par les impatiences continuelles auxquelles je me livre. » Ces paroles chatouillèrent agréablement l'oreille et le cœur de l'abbé. Il crut, dès ce moment, qu'il lui serait aisé d'accomplir ses desseins sur la belle. « Il est sans doute bien désagréable, répondit-il, pour une femme sensible et jolie, de ne trouver dans son mari qu'un sot sans esprit et sans jugement ; mais je crois qu'il est encore plus fâcheux pour elle d'avoir affaire à un mari dur et jaloux. Je conçois, ma fille, toute l'étendue de vos peines. Le seul conseil que je puisse vous donner pour les diminuer, c'est de tâcher de guérir votre mari du mal cruel de la jalousie. Je conviens que la chose ne vous est pas aisée, mais je vous offre mes services. Je sais un remède infaillible : je l'emploierai, pourvu toutefois que vous me promettiez un secret inviolable sur ce que je vous dirai. – Ne doutez point de ma discrétion, répondit la dame ; je mourrais mille fois, s'il était possible, plu- tôt que de révéler une chose que vous m'auriez défendu de dire. Parlez sans crainte, et dites-moi quel est ce remède ? – Si nous voulons, répliqua l'abbé, que votre mari guérisse, il faut de toute nécessité qu'il fasse un tour en purgatoire. – Que dites-vous donc là, mon cher père ? Est-ce qu'on peut aller en purgatoire tout en vie ? – Non, il mourra avant d'y aller ; et quand il y aura passé assez de temps pour être guéri de sa jalousie, nous prierons Dieu, l'un et l'autre, qu'il le rappelle à la vie, et je vous garantis que nos prières seront exaucées. – Mais, en attendant qu'il ressuscite, faudra-t-il que je demeure veuve ? Ne pourraisje point me remarier ? – Non, mon enfant, il ne vous sera pas permis de prendre un autre mari ; Dieu en serait irrité. D'ailleurs vous seriez obligée de le quitter lorsque Féronde reviendra de l'autre monde, et ce nouveau mariage ne manquerait pas de le rendre plus jaloux qu'auparavant. – Je me soumettrai aveuglément à toutes vos volontés, mon père, pourvu qu'il guérisse de son mal, et que je ne sois pas dans le cas de demeurer longtemps dans le veuvage ; car je vous avoue que s'il arrivait que vous ne pussiez le ressusciter, il me serait difficile de n'en point prendre un autre, dût-il être jaloux comme lui. – Soyez tranquille, ma chère enfant, j'arrangerai toutes choses pour le mieux ; mais quelle récompense me donnerez-vous pour un tel service ? – Celle que vous souhaiterez, si elle est en mon pouvoir ; mais que peut faire une femme comme moi pour un homme comme vous ? – Vous pouvez faire autant et plus pour moi, reprit l'abbé, que je ne puis faire pour vous ; je vais vous procurer le repos, il ne tiendra qu'à vous de me le procurer aussi ; car je l'ai totalement perdu depuis que je vous connais ; vous pouvez même me conserver la vie, que je perdrai infailliblement, si vous n'apportez remède à mon mal. – Que faut-il donc que je fasse ? Je ne demande pas mieux que de vous témoigner ma reconnaissance. Quel est votre mal, et comment puis-je le guérir ? – Mon mal n'est autre chose que beaucoup d'amour pour vous ; et si vous ne m'aimez comme je vous aime, si vous ne m'accordez vos faveurs, je suis un homme mort. – Hélas ! que me demandez-vous là ? dit la femme tout étonnée. Je vous regardais comme un saint. Convient-il à un prêtre, à un religieux, à un confesseur, de faire de pareilles demandes à ses pénitentes ? – Ne vous en étonnez pas, ma chère amie, la sainteté n'en sera point altérée, parce qu'elle réside dans l'âme, et que ce que je demande ne regarde que le corps. Ce corps a ses besoins, qu'il est permis de satisfaire, pourvu que l'on conserve un esprit pur. Ce n'est pas la nourriture que l'on prend qui constitue le péché de gourmandise ; c'est l'idée qu'on y attache ; il en est de même des autres besoins de l'homme. Si quelque chose doit vous étonner, c'est l'effet que produit votre beauté sur une âme qui a coutume de ne voir que des beautés célestes. Il faut que vos charmes soient bien puissants, pour m'avoir porté à désirer la faveur que je vous demande. Vous pouvez vous vanter d'être la plus belle de toutes les femmes, puisque la sainteté même n'a pu se défendre de convoiter votre cœur. Quoique religieux, quoique abbé, quoique saint, je n'en suis pas moins homme. J'en aurais plus de mérite sans doute devant Dieu, si je pouvais faire le sacrifice de l'amour que vous m'avez inspiré et du plaisir que j'en attends ; mais je vous avoue que ce sacrifice est audessus de mes forces, tant votre beauté a fait d'impression sur mon âme. Ne me refusez pas la grâce que je vous demande. Pourquoi balanceriez-vous à me l'accorder ? Je ne suis pas encore vieux, comme vous voyez ; quelque austère que soit la vie que je mène, elle ne m'a pas encore défiguré ; mais quand bien même je ne vaudrais pas votre mari du côté de la figure, ne devez-vous pas aimer qui vous aime, et avoir quelque complaisance pour quelqu'un qui tenterait l'impossible pour vous rendre heureuse dans ce monde et dans l'autre ? Bien loin que ma proposition vous fît de la peine, vous devriez en être charmée. Tandis que le jaloux Féronde sera en purgatoire, je vous ferai compagnie et vous servirai de mari ; personne n'en saura jamais rien. Profitez donc, ma belle amie, de l'occasion que le ciel vous ménage. Je connais beaucoup de femmes qui seraient ravies d'avoir une pareille fortune. Si vous êtes sage, vous ne la laisserez point échapper. Sans compter que j'ai beaucoup de belles bagues et des bijoux très-précieux, dont je vous ferai présent, si vous consentez à faire pour moi ce que je suis disposé à faire pour vous. Seriez-vous assez peu reconnaissante pour me refuser un service qui vous coûtera si peu, lorsque je veux vous en rendre un si important à votre tranquillité ? » La femme, les yeux baissés, ne savait que répondre au saint religieux. Elle n'osait dire non, et dire oui ne lui paraissait pas chose honnête et décente. L'abbé, qui vit son embarras, en augura favorablement. Il crut qu'elle était ébranlée. Pour l'enhardir et achever de la déterminer, il redoubla ses prières et ses instances. Il parvint enfin à lui persuader, par des raisons tirées de sa dévotion et de sa sainteté, qu'il n'y avait rien de criminel dans ce qu'il lui demandait. La belle alors lui répondit, non sans quelque peu de honte et de timidité, qu'elle ferait tout ce qu'il lui plairait ; mais que ce ne serait qu'après qu'il aurait envoyé Féronde en purgatoire. « Il y sera bientôt, dit l'abbé plein de joie. Tâchez seulement de l'engager à me venir voir demain ou après-demain, le plus tôt ne sera que le mieux. » Et en disant cela, il lui mit un anneau au doigt et la renvoya. La bonne femme, fort satisfaite du présent de l'abbé, et espérant d'en recevoir d'autres, alla voir plusieurs de ses amies, avant de rentrer chez elle, pour avoir occasion de parler de l'abbé. Elle leur raconta des choses merveilleuses de sa sainteté, et ne tarissait point sur son compte. On crut d'autant plus volontiers tout le bien qu'elle en disait, que personne n'avait garde de le soupçonner d'hypocrisie et de galanterie. Féronde ne tarda pas d'aller à l'abbaye. Le fripon d'abbé ne l'eut pas plutôt vu qu'il se mit en devoir d'exécuter son noir dessein. Il avait reçu des contrées d'Orient une poudre merveilleuse qui faisait dormir plus ou moins de temps, selon que la dose était plus ou moins forte. La personne de qui il la tenait lui en avait donné la recette, et en avait fait plusieurs fois l'expérience. On pouvait s'en servir à coup sûr, lorsqu'on voulait envoyer quelqu'un dans l'autre monde, et l'en faire revenir après un cer- tain temps. Cette poudre était si extraordinaire, que, pendant qu'elle agissait, on eût dit que le dormant était mort, sans que pour cela elle lui causât la moindre incommodité : elle ne faisait qu'ôter l'usage des sens. L'abbé en mit dans du vin et en donna à Féronde une quantité suffisante pour le faire dormir trois jours. Quand cela fut fait, il sortit de sa chambre avec lui, pour se promener dans le cloître jusqu'à ce qu'il commençât à s'endormir. Il y rencontra plusieurs moines, avec lesquels il s'égaya des bêtises du bon paysan. Cette récréation ne dura pas longtemps. La poudre commença à faire son effet. Féronde s'endort et tombe tout à coup. L'abbé feint d'être troublé de cet accident, qu'on prit pour une attaque d'apoplexie, et donne des ordres pour qu'on transporte le malade dans une chambre. Chacun s'empresse de le secourir, les uns lui jettent de l'eau froide sur le visage, les autres lui font respirer du vinaigre pour rappeler ses esprits ; mais tout est inutile. On lui tâte le pouls, qu'on trouve sans mouvement ; on ne doute plus que le pauvre homme ne soit mort. On en fait avertir sa femme et ses parents, qui viennent gémir et pleurer autour de son corps. Enfin on l'enterra avec les cérémonies accoutumées, mais tout vêtu et dans un grand caveau. Sa femme, qui espérait de le revoir dans peu, d'après la parole que lui en avait donnée l'abbé, fut moins affligée de sa mort qu'elle ne l'aurait été sans cet espoir, et s'en retourna chez elle avec son petit enfant qu'elle avait mené aux funérailles, disant aux parents de son mari qu'elle ne se remarierait de sa vie. La nuit ne fut pas plutôt venue, que l'abbé et un moine boulonnais, son intime ami, qu'il avait attiré dans son couvent depuis peu de jours, se rendent au caveau, tirent Féronde du cercueil et le portent dans le vade in pace ; c'était une cave obscure et profonde, qui servait de prison aux moines qui avaient commis quelque fredaine. Ils lui ôtent ses habits, l'habillent en moine, et l'étendent sur la paille en attendant son réveil. Le lendemain, l'abbé, accompagné d'un autre moine, fit une visite de cérémonie à la veuve, qu'il trouva en deuil et dans l'affliction. Après l'avoir consolée par des discours pleins de sagesse et d'édification, il la prit à l'écart, et lui rappela, à voix basse, pour n'être pas entendu de son camarade, la promesse qu'elle lui avait faite. La femme, devenue libre par la mort de son mari, et voyant luire au doigt de l'abbé un anneau beaucoup plus beau que celui qu'elle en avait déjà reçu, lui répond qu'elle est encore disposée à la tenir, et il convient avec elle qu'il ira la rejoindre la nuit suivante. Il y alla en effet, vêtu des habits du pauvre Féronde, qui dormait encore. Il coucha avec elle, et s'en donna à loisir tant et plus, malgré la sainteté dont il faisait profession. On sent bien que le drôle ne s'en tint pas à cette nuit-là. Il allait et venait si souvent, qu'il fut rencontré par plusieurs personnes ; mais comme il ne faisait ce chemin que de nuit, ces bonnes gens s'imaginèrent que Féronde lui-même revenait pour demander des prières ou faire quelque pénitence ; ce qui donna lieu dans tout le village à mille contes plus ridicules les uns que les autres. On en parla même à la veuve ; mais comme elle savait mieux que personne ce qui en était, elle ne s'en mit guère en peine. Cependant le pauvre Féronde se réveilla trois ou quatre jours après. Il ne pouvait s'imaginer dans quel lieu il se trouvait, lorsque le moine boulonnais entra dans sa prison, muni d'une poignée de verges, dont il lui appliqua cinq ou six coups à force de bras. « Hélas ! où suis-je ? s'écria-t-il en fondant en larmes. – Tu es en purgatoire, lui répondit le moine d'une voix terrible. – Je suis donc mort ? – Sans doute, » repartit le moine. À cette nouvelle, le pauvre homme se lamente plus fort, pleure sa femme et son fils, et dit les plus grandes extravagances du monde. Le moine rentra quelque temps après, pour lui apporter de quoi boire et manger. « Eh quoi ! dit Féronde, est-ce que les morts mangent ? – Oui, dit le religieux ; oui, ils mangent quand Dieu l'ordonne. La nourriture que je t'apporte est ce que la femme que tu as laissée sur la terre a envoyé ce matin à l'église, pour faire dire des messes pour le repos de ton âme ; Dieu veut qu'on te le rende ici. – Ô vous ! qui que vous soyez, donnez de ma part à cette chère femme, donnez-lui le bonjour. Je l'aimais tant, quand je vivais, que je la serrais toute la nuit dans mes bras ; je la couvrais sans cesse de baisers, et puis, quand l'envie m'en prenait, je lui faisais autre chose. Saluez-la, vous dis-je, de ma part, s'il est en votre pouvoir, monsieur le Diable, ou monsieur l'Ange ; car je ne sais lequel des deux vous êtes. » Après avoir parlé ainsi, notre bon imbécile, qui se sentait faible, se mit à manger et à boire. N'ayant pas trouvé le vin bon : « Que Dieu la punisse ! s'écria-t-il incontinent. C'est une véritable carogne. Pourquoi n'a-t-elle pas envoyé au prêtre du vin du tonneau qui est couché le long du mur ? » À peine eut-il achevé de prendre la mince nourriture qu'on lui avait donnée, que le moine recommença à le discipliner. « Pourquoi me frapper ainsi ? – Parce que Dieu me l'a commandé, il veut que tu en reçoives autant deux fois le jour. Et pourquoi, je vous prie ? – Parce que tu as été jaloux de ta femme, qui était la plus honnête et la plus vertueuse du village. – Hélas ! cela est vrai : elle était plus douce que le miel ; mais je ne savais pas que la jalousie fût un péché devant Dieu. Je vous assure que si je l'avais su, je n'aurais point été jaloux. – Tes assurances sont inutiles ; je dois exécuter les ordres qui me sont donnés : tu devais t'en instruire, quand tu vivais. Ce châtiment du moins t'apprendra à ne plus l'être, si tu retournes jamais au monde. – Est-ce que les morts peuvent retourner sur la terre ? – Oui, quand c'est la volonté de Dieu. – Hélas ! si je puis jamais y retourner, je me promets bien d'être le meilleur mari du monde. Non, jamais il ne m'arrivera de gronder, ni de maltraiter ma femme. Je me contenterai seulement de lui faire des reproches au sujet du mauvais vin qu'elle m'a fait boire, et sur ce qu'elle n'a point envoyé de chandelles à l'église, puisqu'elle est cause que j'ai mangé dans les ténèbres. – Elle a eu soin d'en envoyer ; mais on les a brûlées à dire des messes. – La bonne femme ! que je suis fâché de l'avoir quelquefois tourmentée ! Hélas ! on ne connaît le prix des choses que quand on les a perdues. Si je retourne jamais chez moi, je lui laisserai faire tout ce qu'elle voudra. La bonne, l'excellente femme ! Mais vous, qui m'avez si fort étrillé, pour la venger de ma jalousie, apprenez-moi donc qui vous êtes ! – Je suis un mort comme toi, né en Sardaigne ; et parce qu'il m'est arrivé de louer la jalousie d'un maître que je servais, Dieu m'a condamné à te porter à manger, et à te battre deux fois le jour, jusqu'à ce qu'il ait décidé autrement de notre destinée. – Dites-moi encore, continua Féronde, n'y a-t-il que nous deux ici ? – Nous sommes des milliers ; mais tu ne peux ni les voir ni les entendre ; et eux aussi ne t'entendent ni ne te voient. – À quelle distance sommes-nous de notre pays ? – À des milliers de lieues. – Diable ! c'est beaucoup ; nous devons être sans doute hors du monde, puisqu'il y a si loin d'ici à notre village. » Le moine ne pouvait s'empêcher de rire sous cape des questions saugrenues et de la stupidité du bonhomme. Il allait régulièrement tous les jours lui porter à manger ; mais il se lassa de le battre et de lui parler. Ce malheureux avait déjà passé dix mois dans cette prison obscure, lorsque sa femme, qui l'avait presque entièrement oublié, devint grosse. Aussitôt qu'elle s'en fut aperçue, elle en avertit l'abbé, qui ne cessait de lui rendre de fréquentes visites. Ils jugèrent alors qu'il était à propos de ressusciter le mari, pour couvrir leur libertinage. Sans cet accident, le pauvre diable eût peut-être passé bien des années dans son purgatoire. L'abbé se rendit lui-même, la nuit suivante, dans la prison de Féronde, et contrefaisant sa voix, il lui cria, à travers un long cornet : « Console-toi, Féronde, Dieu veut que tu retournes sur la terre, où tu auras un second fils, à qui tu donneras le nom de Benoît. Tu dois cette grâce signalée aux fréquentes prières de ta femme, et à celles du saint abbé du couvent de ton village. – Dieu soit loué ! s'écria le prisonnier plein de joie, je reverrai donc ma douce et bénigne femme, mon cher et tendre fils, le saint et pieux abbé, à qui je devrai ma délivrance. Que Dieu les bénisse à jamais ! » À peine eut-il dit ces mots, qu'il tomba en léthargie. L'abbé avait eu la précaution de faire mettre dans sa boisson de la même poudre ; mais on n'en avait mis qu'autant qu'il en fallait pour le faire dormir quatre ou cinq heures seulement. Il profita de son sommeil, aidé du moine boulonnais, son confident, pour le revêtir de ses habits, et le porter dans le caveau où il avait été d'abord enterré. Il était déjà grand jour, lorsque le prétendu mort se réveilla. Apercevant, par un trou, la lumière qu'il n'avait point vue depuis dix mois, et sentant, dès ce moment, qu'il était réellement en vie, il s'approcha du trou, et se mit à crier de toutes ses forces qu'on lui ouvrît. Comme personne ne lui répondait, il essaya de la tête et des épaules à pousser lui-même la pierre qui couvrait le tombeau. Il fit de si grands efforts, qu'il l'entr'ouvrit, parce qu'elle n'était pas bien jointe. Il crie de nouveau à son secours ; les moines, qui venaient de chanter matines, accourent au bruit de cette voix sourde. Ils s'approchent du tombeau, et sont si épouvantés, qu'ils prennent la fuite, et vont avertir l'abbé de ce prodige. L'abbé feignait d'être en ce moment en oraison. « Ne craignez rien, mes enfants, leur dit-il, prenez la croix et l'eau bénite, et allons voir, avec un saint respect, ce que la puissance de Dieu vient d'opérer. » Pendant ce temps, le bonhomme Féronde était parvenu, à force d'efforts, à détourner assez la pierre pour passer son corps et sortir du tombeau. Il était pâle, défait, comme devait l'être un homme qui avait passé tant de temps sans voir la lumière. Dès qu'il aperçoit l'abbé, il se jette à ses pieds, et lui dit : « Mon père, ce sont vos prières et celles de ma femme qui m'ont délivré des peines du purgatoire et rendu à la vie. Je prie Dieu qu'il vous accorde de longs jours, et vous comble de ses grâces. – Que le saint nom du Tout-Puissant soit béni, dit alors l'abbé ! Lève-toi, mon fils, et va consoler ta femme, qui, depuis ta mort, n'a cessé de pleurer ; va, et sois un fidèle serviteur de Dieu. – Je sens, mon père, toute ce que je lui dois ; soyez sûr que je ferai de mon mieux pour lui marquer ma reconnaissance. La bonne, l'excellente femme ! Je vais la joindre, et lui prouver par mes caresses le cas infini que je fais de son attachement. Je la recommande, mon père, à vos saintes prières et à celles de la communauté. » L'abbé feignit d'être plus étonné que ses moines ; il ne manqua pas de leur faire valoir la grandeur de ce miracle, en l'honneur duquel il leur ordonna de chanter le Miserere. Féronde retourne dans sa maison. Tous ceux qui le rencontrent dans le chemin prennent la fuite, comme à la vue d'un spectre. Sa femme même, quoique prévenue, en eut peur, ou en fit le semblant. Mais quand on le vit s'acquitter de toutes les fonctions d'un homme vivant, quand on l'entendit appeler chacun par son nom, tout le monde se rassura, et on le crut ressuscité tout de bon. Alors de l'interroger et de lui faire mille questions ; et lui, de leur donner des nouvelles de l'autre monde, de leur parler de l'âme de leurs parents, et de leur conter ses tristes aventures, en y mêlant mille fables ridicules, comme s'il fût devenu homme d'esprit, et qu'il eût voulu se moquer de leur sotte crédulité. La révélation qu'il avait eue peu d'instants avant qu'il ressuscitât ne fut point oubliée. Il prétendit qu'elle lui avait été faite par l'ange Gabriel. En un mot, il n'est point d'extravagances qu'il ne débitât du plus grand sang-froid, et qui ne fussent adoptées avidement par le peuple de son village. Sa femme le reçut avec toutes les démonstrations de la joie. Elle mit au monde, au bout de sept mois, un enfant que le prétendu ressuscité nomma Benoît Féronde, et dont il se crut véritablement le père. Ce qu'il avait raconté de l'autre monde, l'absence qu'il avait faite, le témoignage des moines et celui de ses parents, qui avaient assisté à ses funérailles, tout concourut à prouver qu'il était réellement ressuscité d'entre les morts : ce qui ne contribua pas peu à grossir la réputation de sainteté de père abbé. Féronde n'oublia jamais les bons coups de verge qu'il avait reçus en purgatoire, et vécut avec sa femme sans soupçon et sans jalousie. Elle profita de son indulgence et de sa simplicité pour continuer ses intrigues avec son saint directeur. NOUVELLE IX LA FEMME COURAGEUSE Il y eut autrefois en France un comte de Roussillon, nommé Esnard, qui, ne jouissant pas d'une bonne santé, avait toujours auprès de lui un médecin, connu sous le nom de Gérard, natif de Narbonne, en Languedoc. Le comte n'avait qu'un fils, qui se nommait Bertrand. Il était encore enfant, et joli comme un cœur, lorsque son père crut devoir le faire élever avec plusieurs autres enfants de son âge, parmi lesquels se trouvait la fille de son médecin, nommée Gillette. Cette fille parut d'abord avoir beaucoup d'attachement pour lui. Son inclination se fortifia avec l'âge, et se changea en un amour si grand, qu'on n'aurait jamais imaginé qu'une demoiselle qui n'avait pas encore atteint l'âge de puberté pût être capable d'une si forte passion. Le comte, après avoir été valétudinaire toute sa vie, mourut enfin, et laissa Bertrand, son fils, sous la tutelle du roi de France, qui ne tarda pas à le faire venir à Paris. On conçoit aisément le chagrin que son départ dut causer à la jeune demoiselle. Elle faillit en mourir de douleur. L'espérance de le revoir la soutint un peu et lui rendit la santé. Quand elle eut perdu son père, dont la mort suivit de près celle de son malade, elle serait volontiers partie pour Paris, si, commençant déjà de raisonner, elle n'avait eu peur de choquer les bienséances. D'ailleurs, comme elle était sans frères ni sœurs, et que son père lui avait laissé un riche héritage, il lui eût été difficile de tromper la vigilance de ses proches, qui la veillaient de fort près. Parvenue à l'âge d'être mariée, elle refusait tous les partis qu'on lui offrait, parce qu'elle nourrissait toujours la passion qu'elle avait pour le comte. Comme elle ne l'avait point donné à connaître à personne, elle disait, pour colorer ses refus, qu'elle était trop jeune pour prendre un établissement qui ne devait finir qu'avec sa vie. Elle avait un pressentiment qu'elle pourrait un jour épouser celui qu'elle aimait. Le désir d'aller à Paris, pour jouir seulement du plaisir de le voir, ne l'abandonnait point. Elle eut bientôt occasion de le satisfaire : elle apprit que le roi souffrait beaucoup d'une fistule, causée par les suites d'une enflure d'estomac, pour laquelle il n'avait pas été bien traité ; que tous les médecins qu'il avait consultés n'avaient fait qu'irriter son mal ; et que, désespérant lui-même de sa guérison, il avait renoncé aux secours de l'art. Cette nouvelle lui fit grand plaisir, parce qu'elle lui fournissait un prétexte honnête pour se rendre à Paris, disant qu'elle se sentait en état de guérir le roi. Son père lui avait effectivement laissé plusieurs secrets, un entre autres contre les ulcères les plus tenaces. Elle partit donc incontinent, dans l'espérance que si son remède opérait la guérison du roi, il ne lui serait pas difficile d'obtenir ensuite Bertrand pour mari. Le premier soin de Gillette, quand elle fut arrivée à Paris, fut d'aller voir le comte, qui l'accueillit avec beaucoup de politesse. Elle parvint ensuite à se faire introduire auprès du roi, et le pria en grâce de lui faire voir son mal. Ce prince, charmé de sa jeunesse, de sa douceur et de sa beauté, ne crut pas devoir la refuser. Quand elle eut vu la partie affligée : « J'ose vous promettre, sire, lui dit-elle, de vous guérir radicalement dans huit jours, si vous voulez faire les remèdes que je vous donnerai, et qui ne vous causeront pas la moindre douleur. » Le roi d'abord se moque d'elle, se disant à lui-même : « Comment une fille de cet âge pourrait-elle réussir dans une cure où les plus habiles médecins ont échoué ? » Il se contenta de lui répondre qu'il était résolu de ne plus faire de remèdes. « Sans doute, sire, reprit-elle, que mon sexe et ma jeunesse sont cause que vous n'avez aucune foi à mon remède ; mais j'aurai l'honneur du vous dire que ce n'est point sur mes faibles lumières que je compte, mais sur celles de mon père, qui durant toute sa vie a joui d'une grande réputation parmi les médecins. C'est par le même remède, que je me propose de vous donner, qu'il a opéré, de son vivant, plusieurs guérisons que ses confrères avaient jugées impossibles. Pourquoi craindriez-vous de l'essayer ? huit jours seront bientôt passés. » Ce discours ébranla le roi, qui, paraissant réfléchir, disait intérieurement : « Peut-être Dieu m'envoie-t-il cette fille pour opérer ma guérison. Pourquoi ne ferais-je pas l'essai de son savoir, puisqu'elle s'engage à me guérir dans peu de temps et sans me faire souffrir ? » S'adressant ensuite à la demoiselle : « Mais si vous ne me guérissez pas, à quoi vous soumettez-vous ? – Sire, à être brûlée vive, et vous pouvez d'avance vous assurer de ma personne, et me faire garder à vue, jusqu'à ce que les huit jours soient écoulés. Mais si je guéris Votre Majesté, quelle récompense puis-je en attendre ? – Je vous établirai le plus honorablement du monde, lui dit le roi, si, comme je le présume, vous êtes dans l'intention de vous marier. – C'est tout ce que je puis désirer, sire ; mais je supplie Votre Majesté de me promettre qu'elle me donnera le mari que je lui demanderai, vos enfants et les princes du sang exceptés. » Le roi ayant acquiescé à cette proposition, la jeune demoiselle prépara son remède, et l'administra si à propos, que le monarque fut entièrement guéri avant le terme prescrit, au grand étonnement de tous ses médecins. Le prince, trèssatisfait, la combla d'éloges, et lui dit qu'elle pouvait faire la demande du mari qu'elle désirait, parce qu'elle l'avait bien mérité : « J'ai donc mérité, répondit-elle, le comte Bertrand de Roussillon, que j'ai commencé d'aimer dès ma plus tendre enfance, et que j'aime encore de tout mon cœur. » Le roi le fit venir et lui dit : « Comme vous êtes à présent d'un âge à vous conduire vous-même, je veux que vous retourniez dans votre province avec une jeune et aimable demoiselle que je vous des- tine pour femme. – Et quelle est cette demoiselle, sire ? – C'est celle qui m'a guéri. » Le comte, qui la connaissait, qui l'estimait, qui l'aimait même, mais pas assez pour en faire sa femme, à cause de la disproportion de sa naissance avec la sienne, répondit d'un ton dédaigneux : « Vous voulez donc, sire, me donner pour femme la fille d'un médecin ! Je vous prie de me dispenser d'un pareil mariage. – Voudriez-vous, reprit le roi, me faire manquer à la parole que j'ai donnée à cette aimable enfant, qui m'a rendu la santé et qui vous demande pour récompense ? J'ai trop bonne opinion de votre attachement pour moi. – Il n'est rien, sire, que je ne fasse pour vous en donner des preuves ; vous êtes maître de mes biens et de ma personne ; puisque je suis votre vassal, vous pouvez me marier à qui il vous plaira ; mais je ne vous cacherai point que le mariage que vous me proposez répugne à mes sentiments. – Cette répugnance vous passera, reprit le roi ; la demoiselle est jeune, jolie, sage ; elle vous aime beaucoup ; vous l'aimerez aussi, j'en suis sûr, et vous serez plus heureux avec elle qu'avec une autre d'une condition plus élevée. » Le comte, qui savait que les rois de France n'étaient pas accoutumés à être désobéis, ne répliqua plus rien, et cacha son dépit. Le roi ordonna aussitôt les préparatifs de ce mariage, et le jour des noces étant venu, Bertrand de Roussillon, en présence de Sa Majesté, donna, contre son cœur, la main à la demoiselle. Après la cérémonie, il demanda la permission d'aller consommer le mariage dans son pays. Le roi, qui était quitte de sa parole, lui accorda sa demande, et le comte de partir aussitôt. Mais, à peine eut-il fait quelques lieues, qu'il quitta sa femme, dans le même état qu'il l'avait prise. Il gagna la route d'Italie, et vint en Toscane demander de l'emploi aux Florentins, alors en guerre avec les Siennois. Ils le reçurent à bras ouverts, et lui donnèrent un régiment qu'il conserva tout le temps qu'il fut attaché à leur service. La nouvelle mariée, peu contente de sa destinée, espérant que le temps et sa bonne conduite ramèneraient son mari, s'en alla en Roussillon, et y fut reçue comme l'épouse du comte, c'est-à-dire en souveraine. Elle y trouva un grand désordre causé par l'absence du prince. Les affaires furent remises en bon état par la sagesse de son gouvernement. Son intelligence et sa bonne conduite lui gagnèrent l'estime et l'amour des grands et du peuple, qui blâmaient le comte d'agir si mal avec une femme d'un si grand mérite. Après avoir établi le bon ordre, et l'avoir consolidé par de sages règlements, elle envoya deux gentilshommes à son mari, pour lui dire que si elle était cause qu'il n'allait point en Roussillon, elle était prête d'en sortir pour le contenter. « Qu'elle s'arrange comme elle voudra, répondit-il durement ; quant à moi, je n'irai demeurer avec elle que lorsqu'elle aura au doigt l'anneau que je porte, et qu'elle tiendra un fils de moi entre ses bras ; » voulant faire entendre qu'il n'habiterait jamais avec elle. L'anneau dont il parlait lui était fort cher, et il le portait toujours, à cause de certaine vertu qu'on lui avait dit qu'il avait. Les envoyés, jugeant ces deux conditions impossibles, firent de leur mieux pour le fléchir ; mais tout fut inutile. N'en pouvant tirer autre chose, ils s'en retournèrent rendre compte à leur souveraine du mauvais succès de leur ambassade. La dame, fort affligée, ne savait quel parti prendre. À la fin, après avoir bien réfléchi, elle résolut d'essayer si elle ne pourrait pas venir à bout d'obtenir, par ruse ou autrement, les deux choses dont avait parlé son mari. Quand elle eut avisé aux moyens qu'elle devait employer, elle fit rassembler les plus considérables de l'État et les plus honnêtes gens du pays, leur dit la démarche qu'elle avait faite auprès de son mari, et leur représenta, avec sa sagesse ordinaire, que le séjour qu'elle faisait parmi eux les privant de la satisfaction de voir leur seigneur, elle était résolue de se retirer, de s'exiler de sa patrie, et de passer le reste de sa vie en pèlerinages et en œuvres pies pour le salut de son âme. « Je vous prie donc, ajouta-t-elle, de pourvoir au gouvernement, d'informer mon mari de ma retraite, et de lui dire que je n'ai pris ce parti que dans l'intention de l'attirer dans sa souveraineté, où je me propose de ne plus revenir, pour l'y laisser tranquille. » Pendant qu'elle leur tenait ce discours, ces braves gens répandaient des larmes d'attendrissement. Ils firent tout ce qu'ils purent pour la détourner de ce dessein, mais inutilement. Après s'être munie d'une bonne provision d'argent et de bijoux, elle partit, accompagnée seulement d'un de ses cousins et d'une femme de chambre, sans que personne sût où elle allait. Elle ne fut pas plutôt hors du Roussillon, qu'elle se travestit en pèlerine, et se rendit, dans cet équipage, à Florence, le plus diligemment qu'il lui fut possible. Elle alla loger dans une petite auberge, que tenait une bonne veuve, où elle ne s'occupa que des moyens de voir son mari. Elle n'osait en demander des nouvelles. Le hasard voulut qu'il passât le lendemain, à cheval, devant la porte de cette auberge, à la tête de son régiment. Quoiqu'elle le reconnût très-bien, elle demanda à son hôtesse qui était ce beau cavalier. « C'est, lui répondit-elle, un gentilhomme étranger, qu'on appelle le comte Bertrand de Roussillon. Il est très-poli, trèsaimable, et fort aimé dans cette ville, où il occupe un poste honorable. » La comtesse ne s'en tint pas là. Elle lui fit plusieurs autres questions, et apprit que son mari était passionnément amoureux d'une demoiselle de qualité du voisinage, bien faite, mais pauvre, et qui aurait peut-être déjà répondu à son amour, sans sa mère, qui était l'honnêteté et la vertu même. Elle ne perdit pas un mot de ce qu'elle venait d'apprendre, et résolut d'en faire son profit. Elle fit encore jaser son hôtesse, et quand elle en eut tiré tous les éclaircissements possibles, et qu'elle se fut informée de la demeure et du nom de la dame en question, elle alla secrètement la voir. Elle la trouva avec sa fille, et après les avoir saluées l'une et l'autre, elle dit à la mère qu'elle désirerait de l'entretenir un moment en particulier. Elles passent dans une autre chambre, et, s'étant assises, la comtesse lui dit : « Il me paraît, madame, que vous n'avez pas plus que moi à vous louer de la fortune ; mais si vous voulez me rendre le service que je viens vous demander, je vous promets de réparer ses torts à votre égard. – Et que puis-je faire pour vous ? – Beaucoup, madame ; mais avant de vous ouvrir mon cœur, je vous demande le secret. – Je vous le promets ; parlez en toute sûreté ; je suis femme d'honneur, et j'aimerais mieux mourir que de manquer à ma parole pour trahir qui que ce fût. » Sur cette assurance, la comtesse lui dit qui elle était, lui conta le commencement et le progrès de son amour, les suites de son mariage, et la réponse de son mari aux députés qu'elle lui avait envoyés ; en un mot, elle lui fit l'histoire de sa vie, sans lui rien déguiser, et mit tant d'intérêt et un si grand air de vérité dans sa narration, que la Florentine fut persuadée, dès le commencement, de ce qu'elle lui disait, et fut touchée de ses malheurs. « Je savais, madame, une partie de ce que vous venez de me raconter, lui dit-elle, et je m'intéressais à votre sort sans vous connaître ; mais en quoi puis-je vous être utile ? – Vous n'ignorez pas, madame, répondit la comtesse, quelles sont les deux choses que je dois avoir pour recouvrer mon mari : il dépend de vous de me les procurer, s'il est vrai, comme on me l'a dit, que le comte aime mademoiselle votre fille. – S'il l'aime sincèrement, reprit la dame, c'est ce que j'ignore : ce que je sais, c'est qu'il fait tout ce qu'il faut pour persuader qu'il en est fou. Mais dites-moi donc comment je puis vous servir et vous procurer ce que vous désirez ? – Je vous le dirai après que je vous aurai fait connaître mes dispositions. Sachez donc, madame, que ma reconnaissance sera sans bornes. Votre fille est dans l'âge d'être mariée, et le serait peut-être déjà, si elle était riche : je me charge de lui faire une dot très-considérable pour la mettre à portée de trouver un mari digne de sa naissance. Pour cela, je ne vous demande qu'un service qui ne vous coûtera rien, et que vous pouvez me rendre sans vous compromettre. » Les offres de la comtesse plurent beaucoup à cette tendre mère, qui ne soupirait qu'après l'établissement de sa fille. Néanmoins, comme elle avait le cœur noble : « Vous n'avez qu'à me dire ce qu'il faut que je fasse pour vous obliger, madame, lui répondit-elle ; je le ferai de grand cœur et sans intérêt, puisque mon honneur ne sera point compromis. Si, après cela, vous jugez ma fille digne de vos bontés, vous serez la maîtresse de l'honorer de vos bienfaits. – La grâce que je vous demande, madame, c'est de vouloir bien faire dire à mon mari, par une personne dont vous soyez sûre, que mademoiselle votre fille n'est pas insensible à son amour, qu'elle ne serait pas même éloignée d'y répondre, si elle pouvait s'assurer qu'il fût sincère, et qu'elle n'en doutera plus, s'il veut lui envoyer l'anneau qu'il porte à son doigt, parce qu'elle a ouï dire que cet anneau lui était fort cher. S'il vous l'envoie, vous me le remettrez, et vous lui ferez dire ensuite que, pour reconnaître ce sacrifice, votre fille est disposée à couronner ses désirs, ne pouvant plus douter de la sincérité de son amour. On lui assignera un rendez-vous nocturne ; je me mettrai à la place de mademoiselle votre fille, et Dieu me fera peut-être la grâce de devenir grosse. Si j'obtiens ce bonheur, comme je l'espère, et que j'accouche heureusement, alors je serai en état de lui faire tenir la parole qu'il a donnée, et je vous devrai la satisfaction de vivre avec lui. » La Florentine, qui craignait d'exposer sa fille à la médisance, fit d'abord beaucoup de difficultés ; mais la comtesse sut les lever, en lui représentant qu'elle se ferait connaître pour rendre témoignage de la vertu de sa fille, dans le cas que le comte fût assez malhonnête pour se permettre la moindre indiscrétion. En un mot, elle fit si bien, que la dame, qui ne pouvait d'ailleurs se dissimuler que sa complaisance avait une fin louable, lui promit de seconder incessamment ses vues. Elle lui tint parole. Peu de jours après, sans que sa fille même en sût rien, l'anneau arriva, non sans qu'il en eût coûté beaucoup au comte de l'envoyer. La comtesse se trouva la nuit suivante au rendezvous, et fut enfin dépucelée par son mari, qui ne la croyait pas si près. Dieu voulut qu'elle devînt grosse de deux beaux garçons, cette nuit même, à en juger par le temps de l'accouchement, car les rendez-vous furent répétés jusqu'au moment où il y eut preuves de grossesse ; et le comte ne la quittait jamais sans lui faire quelque joli cadeau ; c'était tantôt un anneau, tantôt un cœur, tantôt un autre bijou, que la comtesse conservait précieusement pour en faire usage en temps et lieu. Quand elle se fut aperçue de sa grossesse, quelque plaisir qu'elle trouvât aux rendez-vous, elle crut devoir y mettre fin, pour ne plus importuner la Florentine. « Par la grâce de Dieu, madame, lui dit-elle, j'ai ce que je désirais. Il est temps que je me retire, et que je fasse pour mademoiselle votre fille ce que j'ai promis. » La dame lui répond qu'elle est enchantée de la nouvelle qu'elle lui apprend, et ajoute que ce n'est dans aucune vue d'intérêt, mais par amour pour l'honnêteté, qu'elle l'a obligée. « C'est fort louable à vous ; mais ce ne sera point pour vous payer du service important que vous m'avez rendu, ce sera aussi par amour pour l'honnêteté, que je veux doter mademoiselle votre fille. Voyez donc, madame, ce que vous désirez que je lui donne. – Puisque donc il n'y a pas moyen de se défendre de votre générosité, lui répondit la dame en rougissant, cent ducats sont plus que suffisants pour cet objet. » La comtesse admira sa discrétion, et la força d'en prendre cinq cents, qu'elle accompagna de plusieurs bijoux, qui valaient pour le moins autant. Grands remercîments, comme vous pouvez croire, de la part de la Florentine. Cette honnête dame, pour ôter tout prétexte au comte de rentrer dans sa maison, se retira, avec sa fille, à la campagne, chez un de ses parents. Bertrand, désespéré de la disparition de celle qu'il croyait sa maîtresse, se rendit enfin aux vœux de ses vassaux qui, depuis la retraite de sa femme, n'avaient cessé de solliciter son retour dans le Roussillon. La comtesse, charmée de son départ, crut devoir demeurer à Florence jusqu'à ce que le temps de ses couches fût arrivé ; elle mit au monde deux beaux garçons qui avaient tous les traits de leur père. Elle leur donna une nourrice, et quand elle fut parfai- tement rétablie de ses couches, elle se disposa à retourner en France, et se mit en route, accompagnée de la nourrice, de son cousin et de sa femme de chambre. Arrivée dans le Languedoc, elle séjourna quelques jours à Montpellier. Ce fut là qu'elle apprit la nouvelle d'une assemblée de gens notables, de l'un et de l'autre sexe, qui devait se tenir le jour de la Toussaint, dans le Roussillon. Elle s'y rendit, avec le même habit de pèlerine qu'elle avait pris en partant. Elle arriva au palais du comte, où se tenait cette belle assemblée, comme on était sur le point de se mettre à table. Elle entre dans la cour, sans avoir changé d'habillement ; et prenant ses deux enfants sur ses bras, elle traverse la salle des gardes, entre dans celle où tout le monde est réuni, voit le comte, se jette à ses pieds, et lui dit, les yeux baignés de larmes : « Voici, monseigneur, cette femme infortunée, qui a mieux aimé s'exiler de son pays et de votre palais que de priver plus longtemps vos sujets de votre présence. Elle vient vous sommer de tenir la promesse que vous avez faite aux députés qu'elle vous envoya quand vous étiez à Florence. Je vous apporte votre anneau ; et au lieu d'un fils, en voilà deux, qui sont à vous. J'ai rempli vos conditions ; remplissez actuellement la vôtre. » Les assistants, et le comte surtout, parurent tombés des nues. Il n'eut pas de peine à reconnaître l'anneau ; mais quoique les enfants eussent avec lui une ressemblance marquée, il douta qu'il en fût le père. La comtesse lui conta, au grand étonnement de l'assemblée et au sien, comment la chose s'était passée, et il demeura alors convaincu de la vérité. Le comte admira son adresse, loua sa constance, et vaincu par les prières des spectateurs, et ravi d'ailleurs d'avoir deux jolis enfants, releva la comtesse, lui fit mille embrassades, se félicita de l'avoir pour femme, et eut pour elle l'estime et l'amour qu'elle méritait. Il la fit revêtir d'habits convenables à son rang, et asseoir à table à ses côtés, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient présents. Ce jour-là et plusieurs autres se passèrent en festins et en réjouissances. En un mot, le comte de Roussillon fut au comble de la joie, et eut depuis pour sa femme autant d'égards et de tendresse qu'il avait d'abord montré de mépris et d'indifférence. NOUVELLE X LA CASPIENNE OU LA NOUVELLE CONVERTIE Dans la ville de Caspe, en Barbarie, il y eut autrefois un homme extrêmement riche, qui avait, entre plusieurs autres enfants, une fille jeune, jolie, pleine de grâces, et douce comme un agneau. Elle se nommait Alibech, et faisait les délices de sa famille. Comme elle n'était pas chrétienne et qu'elle entendait continuellement les chrétiens établis dans sa patrie faire l'éloge de notre religion, elle résolut de l'embrasser, et se fit secrètement baptiser par l'un des plus zélés d'entre eux. Cela fait, elle demande à celui qui l'avait baptisée quelle était la meilleure façon de servir Dieu et de faire son salut. Cet honnête homme lui répond que ceux qui voulaient aller au ciel plus sûrement renonçaient aux vanités et aux grandeurs de ce monde, et vivaient dans la retraite et la solitude, comme les chrétiens qui s'étaient retirés dans les déserts de la Thébaïde. Ne voilà-t-il pas que cette petite fille, qui avait tout au plus quatorze ans, forme aussitôt le projet d'aller aussi dans la Thébaïde ? Son imagination, exaltée par l'amour divin et par le désir de servir Dieu uniquement, lui aplanit toutes les difficultés, et, sans s'ouvrir à personne sur son dessein, elle sort un beau matin de la maison de son père, et se met en chemin toute seulette, pour se rendre aux déserts de la Thébaïde. Elle va comme le vent, ne s'arrête que pour prendre de nouvelles forces, et arrive en peu de jours dans ces lieux solitaires, habités par la dévotion et la pénitence. Ayant aperçu de loin une petite maisonnette, elle dirige aussitôt ses pas vers ce lieu : c'était la demeure d'un saint solitaire, qui, tout émerveillé de la voir, lui demande ce qu'elle cherche. Elle lui répond que, conduite par une inspiration divine, elle était venue dans ces déserts pour y chercher quelqu'un qui lui apprît à servir Dieu et à mériter le ciel. Le saint solitaire admira et loua beaucoup son zèle ; mais la trouvant jeune, tout à fait gentille, et craignant que le diable ne le tentât, s'il se chargeait de son instruction, il ne crut pas devoir la retenir. « Ma fille, lui dit-il, il y a un saint homme, non loin d'ici, beaucoup mieux en état que moi de t'instruire. Je t'indiquerai sa demeure pour que tu puisses aller le joindre : mais il faut auparavant que lu prennes quelque nourriture. » Et il lui donna à manger des racines, des dattes, des pommes sauvages, et lui fit boire de l'eau fraîche. Il lui enseigna ensuite la demeure du saint solitaire, et l'accompagna jusqu'à moitié chemin. Cet autre ermite, qui était effectivement un homme instruit et un pieux personnage, lui fit, en la voyant, la même question que lui avait faite son confrère ; et comme père Rustique (c'était son nom) ne se défiait aucunement de sa vertu, quoiqu'il fût encore dans la vigueur de l'âge, il ne jugea pas à propos de l'envoyer plus loin. « Si elle me cause des tentations, dit-il en luimême, j'y résisterai, et mon mérite sera plus grand devant Dieu. » Il la retint donc, se mit à la catéchiser, et la fortifia, par des discours édifiants, dans ses bons sentiments. Il lui fit ensuite un petit lit de branches de palmier, et lui dit que ce serait là qu'elle coucherait. Le temps où la vertu de ce solitaire devait faire naufrage approchait. Pendant la collation, placé vis-à-vis de cette jeune fille, il ne peut s'empêcher d'admirer la fraîcheur de son teint, la vivacité de ses yeux, la douceur de sa physionomie, et je ne sais quoi d'angélique répandu sur toute sa personne. Il baisse d'abord les yeux, comme s'il se défiait de luimême ; mais un penchant plus fort les ramène sur Alibech. Les aiguillons de la chair commencent à se faire sentir ; il veut les repousser par des signes de croix et par des oraisons qu'il récite tout bas, mais inutilement ; ils ne font que lui livrer de plus rudes combats, et amènent les désirs qui achèvent de le subjuguer. Ne pouvant se dissimuler à lui-même sa défaite, il ne songe plus qu'à la manière dont il doit s'y prendre pour conduire la petite fille à ses fins, sans blesser ses préjugés, ni lui faire perdre la bonne idée qu'elle a de sa religion et de sa vertu. Dans cette vue, il lui fait plusieurs questions et voit, par ses réponses, qu'elle est tout à fait neuve, et qu'elle n'a pas la moindre idée du mal. Convaincu de sa simplicité, il forme alors le projet de couvrir ses désirs charnels du manteau de la dévotion, et d'ériger en acte de ferveur et de piété l'œuvre par laquelle il espère de les satisfaire. Il commence par lui dire que le diable est le plus grand ennemi du salut des hommes, et que l'œuvre la plus méritoire que des chrétiens puissent faire est de le mettre et remettre en enfer, lieu pour lequel il est destiné. « Et comment cela se fait-il ? dit la jeune néophyte. – Tu le sauras tout à l'heure, ma chère fille, reprit père Rustique ; fais seulement tout ce que tu me verras faire. L'ermite se déshabille aussitôt, et le petit ange d'en faire autant. Quand ils sont tout nus l'un et l'autre, Rustique se met à genoux, et fait placer la pauvre innocente vis-à-vis de lui, dans la même situation. Là, les mains jointes, il promène ses regards sur ce corps d'albâtre, qu'on eût dit qu'il adorait, et il a toutes les peines du monde à retenir les mouvements de son impatiente ardeur. Alibech, de son côté, le regarde tout étonnée de cette manière de servir Dieu, et apercevant au bas de son ventre une grosse chose qui remuait : « Qu'est-ce que je vois là, lui ditelle, qui avance et qui remue si fort, et que je n'ai pas, moi ? – Ce que tu aperçois là, ma chère fille, c'est le diable dont je t'ai parlé. Vois comme il me tourmente, comme il s'agite ! J'ai toutes les peines du monde à supporter le mal qu'il me fait. – Loué soit Dieu, reprit-elle, de ce que je n'ai pas un pareil diable, puisqu'il vous tourmente ainsi ! – Mais, en revanche, tu as autre chose que je n'ai point. – Et quoi, s'il vous plaît ? – Tu as l'enfer, et je pense que Dieu t'a envoyée ici exprès pour le salut de mon âme, parce que si le diable continue de me tourmenter, et que tu veuilles souffrir que je le mette dans l'enfer, tu me soulageras, et feras l'œuvre la plus méritoire possible pour gagner le ciel. – Puisque cela est ainsi, mon bon père, vous êtes le maître de faire tout ce qu'il vous plaira. J'aime tant le Seigneur, que je ne de- mande pas mieux que de vous laisser mettre le diable dans l'enfer. – Eh bien ! je vais l'y mettre pour qu'il me laisse en paix ; sois assurée, ma chère fille, que Dieu te tiendra compte de ta complaisance, et qu'il te bénira. » Il la conduit ensuite sur l'un des deux lits, et lui enseigne l'attitude qu'elle doit prendre pour laisser emprisonner ce maudit diable. La jeune Alibech, qui n'avait jamais mis aucun diable en enfer, éprouva une grande douleur aux approches de celui-là. C'est ce qui lui fit dire : « Certes, il faut que ce diable soit bien méchant, puisque dans l'enfer même il fait encore du mal. – Cela est vrai ; mais sois tranquille, ma chère enfant, il n'en sera pas toujours de même ; il n'y a que le premier jour qu'on l'y met qu'il tourmente ainsi. « L'ermite, qui ne souffrait pas, et qui dans ce moment s'inquiétait peu sans doute de faire souffrir cette charmante enfant, remit par six fois différentes le diable en prison, avant de descendre du lit ; après quoi il la laissa reposer et reposa luimême. Le solitaire était trop zélé pour se lasser sitôt de faire la guerre au diable. Il la recommença pas plus tard que le lendemain. La fille, toujours obéissante, ne tarda pas à éprouver du plaisir. « Je vois, à présent, dit-elle à Rustique, que ces honnêtes gens de Caspe avaient bien raison de dire que rien n'est plus doux que de servir Dieu dévotement ; car je ne me souviens pas d'avoir eu de ma vie un plaisir pareil à celui que j'éprouve aujourd'hui à mettre et à remettre le diable dans le trou ; d'où je conclus que ceux qui ne s'occupent pas du service de Dieu sont de grands imbéciles. » Enfin ce jeu lui plut si fort, que lorsque le père passait trop de temps sans le répéter, elle l'en faisait ressouvenir. « Est-ce que votre zèle se ralentit ? lui disait-elle. Songez que je suis venue ici pour servir Dieu, et non pour demeurer oisive : allons remettre le diable en enfer. » Et ils y allaient. La bonne fille se plaignait quelquefois de ce qu'il en sortait trop tôt ; elle était si zélée, qu'elle eût voulu l'y retenir des jours entiers. Mais si sa ferveur augmentait, celle de Rustique diminuait chaque jour. Elle en était fort chagrine, et en bonne chrétienne elle cherchait à la ranimer par les caresses et les invitations ; il lui arrivait même quelquefois de retrousser l'ermite pour voir si le diable restait tranquille ; et quand elle le trouvait humble et silencieux, elle lui faisait de petites agaceries pour le réveiller et l'exciter au combat. Rustique la laissait faire ; mais voyant qu'elle y revenait trop souvent, il lui dit alors qu'il ne fallait châtier le diable que lorsqu'il levait orgueilleusement la tête. « Laissons-le tranquille ; nous l'avons si fort puni qu'il n'a plus de force. Attendons qu'elles lui reviennent pour mater son orgueil. » Ce discours ne plut aucunement à la jeune Alibech, mais il fallait bien obéir. Lassée néanmoins de voir que l'ermite ne la requérait plus de remettre le diable en prison, elle ne put s'empêcher de lui dire un jour : « Si votre diable est assez châtié et ne vous tourmente plus, mon père, il n'en est pas de même de mon enfer. J'y sens des démangeaisons terribles, et vous me feriez grand plaisir si vous vouliez adoucir cette rage, comme j'ai calmé celle de votre diable. » Le pauvre ermite, qui ne vivait que de fruits et de racines, et ne buvait que de l'eau, choses peu propres à rétablir une vigueur éteinte, ne se sentant pas en état de contenter l'appétit de la jeune Caspienne, lui répondit qu'un seul diable ne pouvait suffire pour éteindre le feu de son enfer, mais qu'il ferait pourtant de son mieux pour la soulager. Il remettait donc de temps en temps le diable en enfer ; mais les lacunes étaient si longues, et le séjour qu'il y faisait si court, qu'au lieu d'apaiser les démangeaisons, il les irritait davantage. Son peu de zèle affligeait singulièrement la jeune fille ; elle tremblait pour le salut du solitaire et pour le sien propre, croyant que Dieu ne pouvait voir leur inaction qu'avec des yeux irrités. Pendant qu'ils s'affligeaient tous deux, l'un de son impuissance, l'autre de son trop grand désir, il arriva que le feu prit à la maison du père d'Alibech, qui y périt avec sa femme et tous ses enfants. Alibech, seul reste de cette famille malheureuse, se trouva, par cet accident, l'unique héritière du bien immense dont son père jouissait. Un jeune Caspien, nommé Neherbal, qui avait diverti tout le sien en dépenses folles, et qui épiait l'occasion de rétablir sa fortune, se ressouvint alors de la jeune Alibech, qui, depuis six mois, avait disparu de chez ses parents, et se mit à la chercher, dans l'espérance de l'épouser. Il parvint, à force de démarches, à découvrir la route qu'elle avait tenue lors de sa fuite, et fit si bien qu'il la trouva. Il eut beaucoup de peine à la ramener à Caspe ; mais enfin il y réussit, et l'épousa en arrivant. Quoique l'ermite n'en pût plus d'épuisement, il la vit néanmoins partir avec regret, parce qu'il se flattait de rétablir ses forces et de finir ses jours avec elle. Les dames que Neherbal avait invitées à la noce ne manquèrent pas de questionner Alibech sur le genre de vie qu'elle avait mené dans la Thébaïde. Elle leur répondit avec la franchise et la naïveté qui formaient son caractère, qu'elle y avait passé tout le temps à servir Dieu, et que Neherbal avait grand tort de l'en avoir retirée. « Mais que faisiez-vous pour le servir ? – Je le servais en mettant et remettant le plus souvent que je pouvais le diable en enfer. » Cette réponse avait besoin d'explication, et les dames la lui ayant demandée, elle leur fit voir, par ses gestes et ses paroles, comment cela se faisait ; ce qui fit beaucoup rire toute l'assemblée. « Si ce n'est que cela, lui répliquèrent-elles, n'ayez aucun regret à la Thébaïde ; on en fait autant ici. Soyez assurée que Neherbal servira Dieu avec vous, tout aussi bien que le plus zélé des Pères du désert. » QUATRIÈME JOURNÉE PRÉFACE DE L'AUTEUR Je croyais, mes chères et aimables dames, que le vent brûlant et furieux de l'envie n'exerçait sa violence que sur les lieux élevés, ainsi que je l'avais toujours entendu dire à des personnes très-éclairées, et que je l'avais moi-même lu dans les meilleurs auteurs ; mais aujourd'hui, que j'ai fait la triste expérience du contraire, je pense tout différemment. J'ai eu beau suivre le droit chemin, et chercher les lieux les plus bas et les plus retirés, il ne m'a pas été possible d'échapper à ses fureurs : j'ai eu beau ne publier que de misérables nouvelles, et ne les écrire qu'en prose très-simple et très-familière, je n'ai pas laissé d'exciter les clameurs de cette implacable furie. Mais en vain a-t-elle déchaîné ses serpents contre moi, leurs sifflements ni leurs morsures n'ont pu ni arrêter, ni suspendre mon entreprise ; j'ai continué l'ouvrage que j'avais commencé. Je trouve même une espèce de consolation dans les persécutions odieuses que mon travail m'a attirées, puisque, selon la remarque des hommes sages, il n'y a guère que les auteurs sans talent et sans mérite qu'on laisse en repos. Croiriez-vous, mesdames, que plusieurs de mes critiques me font un crime de vous trouver aimables, et qu'ils soutiennent qu'il n'y a aucun honneur à vous amuser, à vous plaire, et à célébrer vos charmes ? Rien n'est cependant plus vrai. D'autres, plus circonspects, prétendent qu'il ne convient nullement à un homme de mon âge de se livrer à de semblables bagatelles, et que ce n'est qu'à des jeunes gens tout au plus qu'il appartient de causer si longtemps de galanterie et de vous faire la cour. Quelques-uns, feignant de s'intéresser à ma réputation et à ma gloire, disent que je ferais beaucoup mieux d'aller avec les Muses sur le Parnasse que de perdre le temps avec vous. Quelques autres, moins prudents et plus aigres, n'ont pas craint de dire qu'au lieu d'employer le temps à composer des niaiseries, je devrais plutôt songer à amasser de quoi vivre. Il y en a qui, pour décrier mon travail et le dépriser à vos yeux, ont cherché à vous persuader que les événements que je vous ai racontés se sont passés d'une autre manière, et qu'ils sont devenus méconnaissables sous ma plume. C'est ainsi, mesdames, que, pendant que je travaille pour vous, l'envie me poursuit de tous côtés sans aucun ménagement ; mais Dieu sait avec quelle patience et quel courage je supporte ses sifflements et ses morsures, lorsqu'il s'agit de vous plaire ! Quoiqu'il n'appartienne qu'à vous de me défendre avec succès, je ne crois cependant pas devoir garder le silence dans cette occasion. Ce n'est pas que je veuille répondre en forme, et traiter mes ennemis comme ils le mériteraient ; non, une réponse courte et sans préparation me suffira pour les mettre à la raison ; encore même m'épargnerai-je ce soin, si je ne craignais qu'ils ne prissent mon silence pour un effet de ma timidité. Mais avant de répondre à aucune de leurs critiques en particulier, permettez que je raconte une nouvelle qui cadre avec mon sujet on ne peut pas mieux. Je ne l'achèverai point, et n'en rapporterai qu'une partie, pour qu'on ne la mette point au rang de celles qui vous sont spécialement consacrées. Je m'adresse à mes censeurs. À MES CENSEURS LES OIES DU FRÈRE PHILIPPE Il y avait autrefois dans notre bonne ville de Florence, un citoyen d'une naissance peu relevée, mais riche dans son état, et fort entendu dans les affaires. Cet homme s'appelait Philippe Balduci. Sa femme et lui s'aimaient passionnément ; ils vivaient en bonne intelligence, et bornaient leurs soins à se plaire réciproquement ; la mort de la femme rompit une union si parfaite : elle laissa Philippe avec un fils âgé d'environ deux ans, dans la plus grande désolation ; il ne pouvait se consoler d'avoir perdu ce qu'il avait de plus cher ; il fut si fort touché de cette perte, qu'il résolut de renoncer entièrement à la société, et de se consacrer, avec son fils, au service de Dieu ; pour cet effet, il distribua tout son bien aux pauvres, et se retira sur le mont Asinaire, au milieu des bois, dans une petite grotte, où il passait son temps en prières et en mortifications, et où il ne subsistait que des charités des bonnes âmes ; il se fit un devoir d'élever son fils dans la piété et dans l'ignorance des choses du monde, de peur qu'elles ne le détournassent du chemin du ciel ; il ne lui parlait que de la vie éternelle, de la gloire de Dieu et du bonheur des saints ; il le garda plusieurs années dans la grotte sans le laisser sortir, et sans lui laisser voir d'autres objets que des oiseaux et des bêtes fauves ; il était dans l'habitude de l'y enfermer toutes les fois qu'il allait à Florence pour y faire la quête ; enfin, son fils était parvenu à l'âge de dix-huit ans, sans être jamais sorti du bois, et sans savoir qu'il y eût au monde ni femme ni fille. Un jour que l'ermite, déjà vieux, allait à la ville pour y recueillir des charités accoutumées, le jeune homme lui deman- da où il allait. « Je m'en vais faire la quête, lui répondit-il, dans une ville appelée Florence, voisine de notre ermitage. – Vous devriez m'y mener une fois, mon père, pour me faire connaître les personnes pieuses et charitables qui nous assistent ; car vous êtes déjà vieux, et bientôt hors d'état de soutenir la fatigue ; moi qui suis plus jeune, plus vigoureux, j'irai désormais chez ces bonnes âmes, pour leur demander ce qui nous fait vivre, et vous vous reposerez. Dieu peut d'ailleurs vous retirer de ce monde ; et que deviendrais-je, ne connaissant personne ? Le bonhomme goûta fort une proposition si raisonnable, et croyant son fils bien affermi dans la sainteté, et bien fortifié contre les tentations et les vanités de la vie humaine, ne fit aucune difficulté de le mener à Florence. Le jeune homme, comme s'il fût tombé des nues, arrête ses yeux avec étonnement sur tous les objets qu'il aperçoit ; et ravi en admiration à la vue des maisons, des palais, des églises, demande à son père le nom de chaque chose. Son père le lui dit, et il paraît enchanté de l'apprendre. Pendant qu'il continuait ses questions, et qu'il contemplait des beautés qu'il n'avait jamais vues, et dont il n'avait pas même entendu parler, il aperçut une troupe de jeunes dames, bien mises, qui venaient d'une noce. Il les examine attentivement, et demande au vieillard ce que c'était. « Ne regarde point cela, mon fils : c'est quelque chose de dangereux. – Mais comment cela s'appelle-t-il ? » Le père, qui veut écarter de l'esprit de son fils toute idée charnelle, et qui craint de nouvelles questions capables d'exciter dans son enfant les désirs de la concupiscence, ne croit pas devoir lui dire leur nom, et lui répond que ce sont des oies. Chose étonnante ! celui qui n'avait jamais vu ni entendu parler de ces oies, se sentit vivement ému à leur aspect, et ne se sentant plus touché ni de la beauté des palais, ni de la gentillesse du cheval, ni de la grosseur du bœuf, ni des autres objets qu'il venait de voir pour la première fois, il s'écria aussitôt : « Mon père, je vous en prie, faites-moi avoir une de ces oies. – Ô bon Jésus ! répondit le père étonné, ne songe point à cela, mon fils ; c'est une mauvaise chose. – Quoi ! mon père, les mauvaises choses sont-elles ainsi faites ? – Oui, mon fils. – Je ne sais, mon père, ce que vous voulez dire, ni pourquoi ces choses-là sont mauvaises ; mais il me semble que je n'ai encore rien vu de si beau et de si agréable. Je doute que les anges peints que vous m'avez montrés soient aussi gentils que ces oies. Mon père, ne pourrions-nous pas en mener une dans notre ermitage ? Ce sera moi qui aurai soin de la faire paître. – Je ne le veux point, mon fils ; tu ne sais pas de quelle façon on les repaît. » Le père reconnut alors que la nature avait plus de force, par son instinct, que tous les préceptes de l'éducation, et se repentit d'avoir mené son fils à Florence… Mais, je m'arrête, et je laisse là la nouvelle pour retourner à ceux pour qui je l'ai racontée. Quelques-uns de mes critiques, mes jeunes et charmantes dames, me font donc un crime de ce que je m'attache trop à vous faire ma cour. J'avoue, et j'avouerai devant tout l'univers, que vous me plaisez infiniment. J'ajoute même que je me ferai toujours un devoir de vous plaire. Tant pis pour eux s'ils le trouvent mauvais ; je me contenterai de leur demander ce qu'ils trouvent là de blâmable et de surprenant. Pourraient-ils m'en faire un crime, quand même je serais du nombre des amants que vous favorisez ? Mais, jusqu'à présent, mes seules jouissances sont de vous voir tous les jours, de contempler vos charmes, vos grâces naturelles, d'admirer votre enjouement, votre douceur, votre honnêteté et toutes les rares qualités dont vous êtes pourvues. Si, dès le premier moment qu'il vous vit, vous fûtes un objet de tendre affection pour celui qui avait été nourri et élevé au milieu des bois, sur le sommet d'une montagne déserte, doit-on, parce que je cherche à vous plaire, doit-on me blâmer, me mordre et me déchirer à belles dents ; moi, à qui le ciel n'a donné un cœur que pour vous aimer ; moi qui, dès ma plus tendre jeunesse, ai mis en vous toute mon espérance ; moi qui n'ai pu me défendre du pouvoir de vos charmes, des feux dévorants qui partent de vos yeux, des sons enchanteurs de votre voix douce et touchante ? Si, après avoir considéré l'effet que votre seul aspect a produit sur l'esprit et le cœur d'un pauvre ermite, et d'un jeune homme sans aucune expérience des plaisirs que vous procurez, ou plutôt d'une véritable bête sauvage, il se trouve encore quelqu'un qui ose blâmer les soins que je vous rends, ce censeur sera certainement un homme disgracié de la nature, un homme incapable de connaître le plaisir et la force du sentiment, et dès lors il ne mérite que mon mépris. Quant à ceux qui parlent de mon âge, ils font bien voir leur ignorance. Qui ne sait qu'on peut avoir de la vigueur jusque dans la vieillesse même ? Il suffit d'avoir été sage dans son printemps. Je ne suis pas encore si vieux ; et quand mon âge serait plus avancé qu'il ne l'est, qui ignore que, quoique le poireau ait la tête blanche, il ne laisse pourtant pas d'avoir la queue verte ? Mais, quittant la plaisanterie, je réponds à ceux-ci que je ne rougirai jamais de faire jusqu'à la fin de mes jours ce que firent le Guide Cavalcanti, le Dante Alighieri et le Cino de Pistoye, qui s'étudièrent toute leur vie, qui fut très-longue, surtout celle du dernier, à rendre des soins aux personnes de votre sexe. Je pourrais leur citer mille autres exemples de gens de mérite, qui, dans l'âge le plus avancé, se sont fait un plaisir et un honneur de plaire aux dames ; mais c'est à eux à les chercher s'ils les ignorent ; je ne veux ni ne dois m'écarter de mon sujet. Me conseiller d'aller établir mon séjour sur le Parnasse avec les Muses, j'avoue que l'avis est très-bon. Mais pouvonsnous toujours demeurer avec elles, et sont-elles d'humeur à demeurer toujours avec nous ? D'ailleurs, lorsqu'on ne les quitte que pour des objets qui leur ressemblent, mérite-t-on d'être blâmé ? Or, les Muses sont de votre sexe, et quoique les dames ne puissent pas faire ce que les Muses font, au moins est-il vrai qu'elles ont beaucoup de rapport ensemble. De sorte que quand les femmes ne me plairaient qu'à cause de la ressemblance du sexe, je serais excusable. De plus, ce sont elles qui m'ont inspiré les meilleurs vers que j'aie faits en ma vie ; tandis que les Muses ne m'en ont pas inspiré un seul. Ce n'est pas que je ne leur aie de grandes obligations, puisqu'elles m'ont appris à les faire : qui sait si ce n'est pas aussi à leur secours que je dois la facilité que j'ai d'écrire les historiettes que je donne au public ? Ce qui est certain, c'est que, quoiqu'elles soient en prose, et en prose trèssimple, les Muses n'ont pas laissé de me visiter quelquefois pendant que je les composais. Je puis donc conclure qu'en écrivant ces Nouvelles, je ne m'éloigne pas si fort du Parnasse qu'on pourrait se l'imaginer. Mais que dire à ceux qui, pleins de pitié pour moi, me conseillent de chercher de quoi vivre ? Certes, je l'ignore ; mais je sais bien quelle serait leur réponse, si j'étais dans le cas de leur demander du pain. Ils ne manqueraient pas de me dire : « Vas en chercher parmi tes fables. » Mais qu'ils sachent, ces critiques si compatissants, que les anciens poëtes en ont trouvé plus avec leurs fables que beaucoup d'autres par leur industrie et leur travail ; qu'on a vu des auteurs faire fleurir et honorer leur siècle par leurs fables, et des hommes riches le déshonorer par leur ambition démesurée, et finir par se ruiner et périr misérablement. Que dirais-je de plus ? Que ceux qui me parlent si indécemment, me chassent sans pitié lorsque j'irai leur demander du pain. Je n'en ai pas eu besoin, grâces à Dieu, jusqu'à présent ; et s'il m'arrive de tomber dans la pauvreté, je saurai, suivant le précepte de l'Apôtre, la souffrir et la supporter. Ainsi je les dispense de me plaindre, et les prie de ne pas prendre plus de souci de moi que je n'en prends moi-même. Pour ce qui est de ceux qui prétendent que les événements ne se sont pas passés de la manière que je les rapporte, ils me feraient grand plaisir de me montrer les originaux que j'ai ainsi défigurés. S'ils peuvent les produire, et qu'ils ne soient pas d'accord avec les faits que j'ai racontés, j'applaudirai moi-même à leur critique, et je tâcherai de me corriger. Mais s'ils sont dans l'impossibilité de me les présenter, je les laisserai dans leur sen- timent, sans m'en inquiéter, et me contenterai de dire qu'eux seuls altèrent la vérité pour décrier mes productions. Ces réponses, que je viens d'écrire couramment, me paraissent suffisantes pour le présent. Je me flatte qu'avec le secours de Dieu et le vôtre, mes aimables dames, je pourrai achever l'ouvrage que j'ai commencé sous vos auspices. J'ai assez de sagesse et de courage pour ne pas me laisser abattre par le souffle cruel de l'envie. Je saurai lui tourner le dos. Si mes ennemis augmentent d'efforts pour me nuire, il me sera aisé d'en triompher et de les couvrir de honte. Que peuvent-ils faire au bout du compte ? Je ne vois pas qu'il puisse m'arriver pis qu'au tourbillon de poussière agité par le vent : ou le vent n'a pas la force de l'enlever de terre, ou s'il l'emporte dans les airs, ce n'est que pour la laisser retomber sur la tête des hommes, sur la couronne des rois et des empereurs, ou bien sur le faîte des palais et sur le sommet des tours. En un mot, elle ne peut descendre plus bas que n'est le lieu d'où elle est montée. Me voilà donc déterminé pour toujours, mes belles dames, à faire tout ce que je pourrai pour vous plaire et vous amuser. J'y suis plus disposé que jamais, quoi qu'on en puisse dire, parce que je sens que les personnes raisonnables et éclairées conviendront que ceux qui vous aiment ne font qu'obéir à la nature. Il est difficile de résister à ses lois. Il faudrait de trop grandes forces pour la subjuguer et la vaincre ; encore a-t-on vu les hommes qui avaient le plus d'empire sur eux-mêmes, succomber sous leurs efforts, et en être punis par cette même nature, à laquelle on ne désobéit jamais en vain. Pour moi, j'avoue que je n'ai pas la force de lui résister, et je ne désire nullement de l'avoir. Si je l'avais, je la prêterais à quelque autre, plutôt que de m'en servir. Ainsi le meilleur parti que mes censeurs puissent prendre, c'est de garder un profond silence. Leurs clameurs ne me corrigeront point. S'ils ont le cœur froid et glacé, peu fait pour aimer, qu'ils croupissent tant qu'ils voudront dans leur indifférence, et qu'ils me laissent passer à mon gré le peu d'an- nées qui me restent à vivre… Mais revenons à notre sujet, que nous avons assez et trop longtemps perdu de vue. NOUVELLE PREMIÈRE LE PÈRE CRUEL Tancrède, prince de Salerne, aurait eu la réputation d'un seigneur fort doux et fort humain, si, dans sa vieillesse, il n'eût souillé ses mains dans son propre sang. Ce prince n'avait eu de son mariage qu'une seule fille, encore il eût été à souhaiter, pour sa gloire, qu'il ne lui eût pas donné le jour. Il l'aimait avec tant de passion, et se plaisait si fort avec elle, qu'il avait toutes les peines du monde à se résoudre de la marier, quoiqu'elle eût passé l'âge nubile. Enfin, il la donna au fils du duc de Capoue ; mais la mort de ce duc, arrivée presque aussitôt après son mariage, obligea la fille de Tancrède de retourner chez son père. Cette princesse, qui s'appelait Sigismonde, était jeune, belle, bien faite, gaie, aimable autant qu'on peut l'être, d'un esprit supérieur et peut-être trop pour une femme. Son père, qui l'aimait toujours avec la même ardeur, et qui avait eu de la peine à la marier, n'eut garde de lui parler d'un second mariage. Elle avait cependant besoin d'un mari ; mais elle ne crut pas qu'il fût de la bienséance de le lui demander. Pour se dédommager de cette dure privation, elle résolut de se choisir secrètement un amant qui fût honnête et discret. Après avoir jeté les yeux sur tous les hommes qui étaient à la cour de son père, elle n'en trouva point qui fût plus à son gré qu'un jeune courtisan, nommé Guichard, d'assez basse extraction, mais qui avait, en récompense, de la vertu, du mérite et de la noblesse dans les sentiments, qualités que cette dame préférait à la naissance la plus illustre. Comme elle avait occasion de le voir souvent, et qu'elle n'avait besoin que d'un coup d'œil pour connaître un homme jusqu'au fond de l'âme, elle en devint en peu de temps si passionnée, qu'elle ne pouvait s'empêcher de louer publiquement ses belles qualités. Le jeune homme, qui n'était pas novice, s'aperçut aisément que la princesse avait du goût pour lui, et il ne tarda point à éprouver pour elle les feux de l'amour le plus tendre et le plus passionné. Il ne rêvait qu'à son mérite et à sa beauté ; son image l'accompagnait partout, jusque dans son sommeil. Pendant qu'ils brûlaient ainsi l'un pour l'autre, sans avoir pu se le dire autrement que par leurs regards, la princesse, qui ne voulait mettre personne dans la confidence, mais qui désirait d'avoir un tête-à-tête avec l'objet de son amour, eut recours à un stratagème pour lui en indiquer les moyens. Elle lui écrivit une lettre, où elle lui marquait tout ce qu'il avait à faire pour qu'ils se trouvassent ensemble ; et mit cette lettre dans le tuyau d'une canne, qu'elle donna à Guichard en lui disant : « Voilà pour votre servante, elle pourra en faire un soufflet pour allumer votre feu. » Il la prit, pensant bien qu'elle ne la lui avait pas donnée sans quelque intention cachée. De retour chez lui, il n'eut rien de plus pressé que de l'examiner. Il s'aperçoit qu'elle est fendue, l'ouvre avec empressement, y trouve une lettre qu'il lit et relit ; le cœur plein de joie, et s'étant bien pénétré de ce qu'elle contenait, il se dispose à mettre en pratique les moyens que la dame lui indiquait pour la voir en secret. À l'un des angles du palais, il y avait une vieille cave, taillée dans le roc et tirant son jour par un soupirail pratiqué dans le rocher même. Comme elle était abandonnée depuis fort longtemps, le soupirail était quasi fermé par des buissons et des ronces qui étaient venus tout alentour. On pouvait y descendre par un escalier dérobé, qui répondait à l'appartement de la princesse ; mais cet escalier était si peu pratiqué, que personne ne s'en souvenait. L'amour, qui découvre tout, en fit souvenir Sigismonde, qui s'efforça aussitôt d'ouvrir la porte de cette cave. Elle s'en occupa secrètement plusieurs jours ; et après en être venue à bout avec une peine extrême, elle visita ce lieu souterrain, remarqua le soupirail, en mesura la hauteur ; et voyant que son amant pourrait descendre par ce trou, elle prit alors le parti de lui écrire pour le lui faire savoir. L'amoureux Guichard, informé par la lettre de sa maîtresse de la profondeur de la cave, se munit d'une grosse corde noueuse, pour pouvoir y descendre et remonter, se procura un manteau de cuir pour se garantir des épines, et se rendit, la nuit suivante, au lieu indiqué. Il y descendit sans accident, après avoir bien attaché la corde à un tronc d'arbre, situé fort à propos presque à la bouche du soupirail. Il y passa le reste de la nuit et la matinée à attendre sa maîtresse. Celle-ci, feignant de vouloir reposer après son dîner, écarta ses dames d'honneur, et, se voyant toute seule, descendit ensuite dans la cave, où elle trouva Guichard fort impatient de son arrivée. Elle lui fit l'accueil le plus gracieux, le plus tendre, et le conduisit bientôt après dans sa chambre, où ils passèrent plusieurs heures dans les plaisirs que l'amour peut faire goûter. Après avoir pris des mesures pour se voir à l'avenir de la même manière, la princesse ramena son amant à la cave, referma la porte, et alla retrouver ses femmes. La nuit suivante, Guichard sortit de la caverne par le même chemin qu'il y était entré, et s'en retourna chez lui fort satisfait. Ces deux amants se revoyaient souvent, mais pas tant qu'ils l'auraient désiré. Leurs plaisirs étaient d'autant plus délicieux, qu'ils étaient achetés par la contrainte et la gêne ; la fortune en fut jalouse, et changea en pleurs le sujet de leur joie. Le prince allait quelquefois sans suite dans la chambre de sa fille pour causer avec elle. Il s'y rendit un jour, l'après-dîner, pendant qu'elle était dans son jardin avec ses dames d'honneur, et il ne fut vu ni entendu de personne. Ne voulant pas interrompre la récréation de la princesse, et trouvant les fenêtres de la chambre fermées et les rideaux du lit abattus, il s'assit, en l'attendant, sur un carreau, la tête appuyée contre le lit, et le rideau tiré sur lui, comme s'il eût voulu se cacher. Bientôt après, il s'endormit dans cette situation. Sigismonde, qui savait que son amant était au rendez-vous, impatiente de le délivrer, se dérobe à sa compagnie, va le tirer de son cachot, et le mène dans sa chambre, où, sans aucune défiance, ils se mettent tous deux sur le lit à leur ordinaire. Après avoir dormi quelque temps, Tancrède se réveilla. Il entendit des mouvements et des soupirs qui l'étonnèrent beaucoup, comme on peut l'imaginer. Quand il vit ce qu'il en était, dans le premier moment de sa colère, il eut envie d'appeler du monde ; mais il se contint, jugeant qu'il ferait mieux de se taire et de demeurer caché, afin de pouvoir venger ensuite cette injure plus secrètement et avec moins de honte pour sa fille et pour lui-même. Les amants furent assez longtemps ensemble, selon leur coutume, et se séparèrent sans apercevoir le prince. Pendant que Sigismonde conduisait Guichard au petit escalier qui menait à la cave, Tancrède, tout vieux qu'il était, se glissa par une croisée qui donnait sur une terrasse du jardin, et le cœur accablé de douleur, se retira ainsi dans son appartement sans être vu de personne. La nuit suivante, il mit des gens en sentinelle, et l'on prit Guichard, encore empaqueté de son manteau de cuir, au moment qu'il allait rentrer chez lui. Le prince se le fit mener secrètement, lui fit mille reproches, et lui dit que les bontés qu'il avait eues pour lui ne méritaient pas l'outrage qu'il lui avait fait, et dont il avait été lui-même témoin oculaire. Guichard ne s'excusa que sur la puissance de l'amour, qui ne reconnaissait point de souverain. Le prince ordonna qu'on l'enfermât dans une chambre du palais, et qu'on le gardât à vue. Le lendemain, il alla voir sa fille, qui ne savait encore rien de l'aventure ; il la prit en particulier, et après s'être enfermé avec elle, il lui dit, les yeux baignés de larmes : « Je comptais tellement, ma fille, sur ton honnêteté et sur ta vertu, qu'il ne me serait jamais venu dans l'esprit, que je n'aurais jamais cru, quand on m'en aurait assuré, que je ne croirais pas encore, si je ne l'avais vu de mes propres yeux, que tu fusses capable de t'abandonner à un homme, à moins qu'il ne fût ton mari. Une telle infamie de ta part a porté dans mon âme un chagrin que je ressentirai jusqu'à la fin de ces jours languissants, que je traîne dans la vieillesse. Puisque tu n'as pas rougi d'une telle démarche, est-il possible que, parmi tant de braves gens qui sont à ma cour, tu te sois déterminée en faveur de Guichard, dont la naissance est obscure et que j'ai tiré du la bassesse ? Mon embarras à ton égard égale ma douleur. Je ne sais le parti que je dois prendre et ce que je dois faire de toi. La tendresse que j'ai toujours eue pour ma fille me porte à l'indulgence, et la lâcheté dont elle s'est rendue coupable me sollicite à la punir comme elle le mérite. Je ne suis pas dans la même incertitude à l'égard de ton indigne amant. Je l'ai fait arrêter cette nuit et mettre dans les fers. Je sais le sort que je lui prépare. J'ignore encore quel sera le tien ; mais soit que je te pardonne, soit que j'écoute ma juste indignation, je veux, avant de me décider sur ton compte, je veux savoir ce que tu as à dire. » Après ces paroles, il baissa la tête et sanglota comme un enfant. Sigismonde, voyant que son intrigue était découverte et que Guichard était prisonnier, pensa vingt fois faire éclater sa douleur par ses larmes ; faible ressource, mais fort ordinaire aux personnes de son sexe. Cependant, comme elle avait l'âme grande, elle vainquit ces mouvements de faiblesse, et sentant bien que son amant était un homme perdu sans ressource, elle résolut de ne faire aucune prière pour elle, déterminée à ne point lui survivre. « Je n'ai rien à vous nier, mon père, lui répondit-elle, non en femme affligée ou qui se reproche quelque faute, mais d'un œil sec et d'un air tranquille et assuré ; je ne vous ferai non plus aucune prière, puisque je sens qu'elle serait inutile ; je ne chercherai même point à fléchir votre colère, ni à émouvoir votre amour en ma faveur. Je me bornerai à défendre mon honneur, et m'abandonnerai ensuite à mon courage. Oui, j'ai aimé et j'aime encore Guichard ; je l'aimerai tant que ma vie, qui ne sera pas longue, durera ; et si l'on aime après la mort, je vous déclare que je l'aimerai encore. La vertu de ce jeune homme et le peu de soin que vous avez pris de me marier ont eu plus de part à mon amour que la faiblesse du sexe. Comme vous n'êtes ni de fer ni de marbre, vous deviez songer que votre fille n'en était pas non plus ; vous deviez, quoique dans l'âge avancé, vous rappeler combien fortes et puissantes sont les passions de la jeunesse. Si vous avez passé vos premières années dans le dur métier des armes, il vous était encore plus aisé de sentir les inconvénients et les suites de la mollesse et de l'oisiveté, dans les hommes de tous les âges, et surtout dans les jeunes gens. Je suis sensible, je suis à la fleur de mon âge, et à ce double égard sujette à des besoins que le mariage a tellement irrités, que je n'ai pu m'empêcher de les satisfaire. Ce sont ces besoins sans doute qui ont allumé dans mon cœur les feux de l'amour. Mais qu'y at-il là de surprenant dans une jeune femme ? Ce n'est pas que je n'aie longtemps combattu les mouvements de la nature ; mais tous mes efforts ont été impuissants. Quand j'ai vu qu'il n'y avait pas moyen de résister à ma passion, j'ai pris toutes les précautions possibles pour accorder l'amour avec l'honneur, et ce n'est qu'à l'insu de tout le monde que j'ai cherché à satisfaire les désirs qui me gourmandaient. De quelque façon que vous ayez été instruit de mon intrigue, je ne la désavoue point. Je vous dirai seulement que ce n'est point le hasard qui m'a déterminée en faveur de Guichard ; si je l'ai préféré à tous les autres courtisans, c'est par réflexion, le sentiment de son mérite m'a uniquement décidée en sa faveur. À vous entendre, il semble que vous me pardonneriez mon amour s'il avait eu un homme de qualité pour objet : c'est la faute de la fortune, et non la mienne, si mon amant n'est pas d'un rang distingué ou d'une naissance illustre. Mais pouvez-vous ignorer que cette fortune est aveugle, et que le plus souvent elle n'élève que ceux qui le méritent le moins, tandis qu'elle laisse dans l'obscurité ceux qui, par leur esprit et leurs sentiments, sont dignes de toutes ses faveurs ? Est-il possible que vous soyez l'esclave des préjugés vulgaires, et que vous fassiez un crime à un homme de la bassesse de son origine, lorsque ce n'est que la faute du destin ? Remontez à la source des conditions, et vous verrez que nous sommes tous enfants d'un même père, formés d'une même chair, sujets aux mêmes infirmités, et que c'est proprement la vertu qui a commencé à mettre de la distinction parmi nous. Les premiers qui se distinguèrent par leurs talents et leurs qualités furent appelés nobles ; les autres rampèrent dans la roture. Quoique la corruption du cœur humain ait abrogé cette loi, elle n'est pas entièrement détruite, et subsiste encore dans les âmes qui ne se laissent point entraîner au torrent des préjugés. La raison ne se prescrit jamais ; il existe toujours des esprits qui réclament ses droits. Il est donc certain, à parler raisonnablement, que plus on a de vertus, plus on est noble. D'après ce principe, qui est celui des âmes élevées, si vous voulez jeter les yeux sur tous vos courtisans et examiner leur mérite sans prévention, vous conviendrez aisément que Guichard est le plus noble de votre cour. Vos paroles, aussi bien que mes yeux, lui ont rendu ce témoignage. Qui le loua jamais plus que vous ? et certainement sa conduite a toujours justifié le bien que vous en disiez ; j'ose même dire qu'elle était encore supérieure à vos éloges. Si toutefois je m'étais trompée dans la bonne opinion que j'ai de ce jeune homme, je l'aurais été par vous. C'est donc sans raison que vous blâmez mon attachement pour un homme de basse condition ; vous pourriez me reprocher avec plus de justice la pauvreté de mon amant ; mais ce reproche même retomberait sur vous, de n'avoir pas enrichi et élevé aux dignités un homme d'un si grand mérite, et qui vous a si bien servi. D'ailleurs, la pauvreté n'exclut point la noblesse ; elle n'est qu'une privation de richesses : autrement, que deviendrait la noblesse de tant de rois, de tant de princesses de l'antiquité qui étaient pauvres, tandis que des affranchis et des mercenaires nageaient dans l'abondance ? Tel a autrefois gardé les troupeaux et labouré la terre, qui est riche à présent ; et tel est aujourd'hui au faîte de la grandeur et de la fortune, qui sera bientôt réduit à la condition des laboureurs. « Quant à l'incertitude où vous êtes sur ce que vous devez faire de moi, vous pouvez suivre votre penchant, je ne m'y opposerai point. Il dépend même de vous de devenir cruel dans votre vieillesse. Ne craignez pas que je vous fasse la moindre prière pour vous empêcher de tremper vos mains dans mon sang, si vous avez résolu de le faire. Je vous annonce seulement que je suis toute résolue de subir le traitement que vous destinez à Guichard, et que si ce n'est pas par votre ordre, ce sera de ma propre volonté. Ne pleurez donc plus, ou allez pleurer avec les femmelettes, et faites-nous mourir tous deux, si vous croyez que nous l'ayons mérité. » Le prince reconnut à ce discours le courage et la fermeté de sa fille. Il ne la crut cependant pas capable d'exécuter ce qu'elle avait annoncé dans ces dernières paroles ; il pensait au contraire que la perte de son amant la guérirait bientôt de son amour. Il la quitte dans cette idée, et donne aussitôt des ordres pour que la nuit suivante on étrangle Guichard, qu'on lui arrache le cœur et qu'on le lui apporte incontinent. Le prince fut obéi, et ayant mis ce cœur dans une grande coupe d'or, il l'envoya à sa fille par un domestique, avec ordre de lui dire : « Le prince, votre père, vous envoie ce présent pour vous consoler de la perte de ce que vous aimiez le plus. » Sigismonde, qui avait prévu la perte de son amant, s'était munie d'un poison pour l'avoir tout prêt au besoin. Elle n'eut pas plutôt vu le présent et entendu le compliment que son père lui faisait faire, qu'elle ne douta plus que ce ne fût le cœur de Guichard. « Mon père, dit-elle à l'envoyé, a agi plus sagement qu'il ne pense peutêtre : il a donné à ce cœur la sépulture qu'il méritait. » Après avoir baisé ce cœur avec transport : « J'ai éprouvé dans tous les temps, continua-t-elle, que mon père m'aimait ; mais il me le fait mieux connaître à présent que jamais, par les honneurs qu'il rend à ce cœur ; fais-lui-en des remercîments de ma part, et dislui que ce seront les derniers qu'il recevra de moi. » Après ces paroles, elle baisa de nouveau le cœur de son amant, en poussant des soupirs qui étonnaient et touchaient également les dames de sa suite, qui se trouvaient alors dans sa chambre, et qui ne savaient ce que c'était que ce cœur, qu'elle ne cessait de contempler. « Cœur qui m'as fait tant plaisir, s'écriait la princesse, te voilà donc quitte des misères et des traverses de la vie ! Maudite soit à jamais la cruauté de celui qui est cause que je te vois maintenant avec les yeux du corps, après t'avoir vu et admiré si souvent des yeux de l'esprit ! Ton destin est fini, te voilà parvenu au terme où nous courons tous ; ton ennemi même a cru que tu méritais un tombeau d'or. Il ne fallait plus, pour achever tes funérailles, que les larmes d'une amante qui t'était si chère. Tu les auras, ces larmes que tu désires… Père impitoyable !… J'avais résolu de mourir d'un œil sec, d'un front calme ; mais je ne puis résister aux tendres mouvements que m'inspire le plus beau de tous les cœurs. Oui, je l'arroserai de mes larmes, ce cœur qu'un Dieu propice vous a inspiré de m'envoyer ; cœur qui faisais tous mes plaisirs, toute ma volupté, après que mes justes larmes t'auront rendu les hommages que je te dois, je te suivrai dans l'autre monde, j'unirai mon âme à celle qui t'animait. Que dis-je ? l'âme de mon amant est encore tout entière dans cette coupe, dans ce cœur que j'idolâtre encore, et cette âme me dit qu'elle attend la mienne pour ne plus s'en séparer… » Les soupirs, les sanglots, les larmes qui coulaient en abondance des yeux de la princesse, et qui tombaient dans la coupe, l'empêchèrent d'en dire davantage. Les dames qui l'environnaient étaient stupéfaites, attendries, et ne comprenaient rien à cette scène lugubre. Elles lui demandent la cause de son chagrin, elles mêlent leurs larmes aux siennes, et font de leur mieux pour la consoler. La princesse, absorbée dans sa douleur, lève la tête, essuie ses larmes, et paraissant reprendre courage : « Ô cœur chéri, s'écria-t-elle, j'ai rempli mon devoir envers toi, il ne me reste plus qu'à joindre mon âme à la tienne ! » Elle prend ensuite la fiole qui renfermait le poison qu'elle avait préparé ; elle la verse dans la coupe, et avale cette liqueur jusqu'à la dernière goutte, sans montrer la moindre crainte. Elle se jette incontinent sur son lit, sans abandonner la coupe précieuse, qu'elle pencha et renversa sur son cœur, pour y coller celui de son amant. Quoique les dames ignorassent quelle était la liqueur qu'elle avait avalée, elles firent avertir le prince de ce qui venait de se passer. Il arriva, mais trop tard, dans le moment que sa fille venait de se jeter sur son lit. Instruit du malheur qu'il avait causé, il ne pouvait voir sa fille dans un si triste état, sans répandre des larmes de tendresse et de repentir : « Ne me donnez point, mon père, lui dit Sigismonde d'une voix presque éteinte, ne me donnez point des pleurs qui me sont inutiles et que je ne souhaite point ; mais s'il vous reste encore un peu de cette affection que vous m'avez tant de fois témoignée, ne me refusez pas, pour dernière grâce, de me faire enterrer publiquement avec Guichard, puisque vous n'avez pas voulu que je vécusse heureuse avec lui dans le particulier et le secret. » Le prince était si affligé, qu'il ne put lui répondre un seul mot ; il se retira en sanglotant. À peine fut-il sorti, que la princesse, sentant qu'elle allait rendre le dernier soupir, et serrant toujours le cœur de son amant contre le sien, se tourna vers ses femmes et leur dit adieu. Un instant après, ses yeux se fermèrent, et ayant perdu tout à fait connaissance, elle expira. Telle fut la fin malheureuse de Guichard et de la princesse Sigismonde. Jamais affliction ne fut plus grande que celle du vieux Tancrède. Il se repentit, mais trop tard, de sa cruauté, et fit enterrer avec pompe, dans un même tombeau, les deux amants, qui emportèrent les regrets de tous les Salernitains. NOUVELLE II LE FAUX ANGE GABRIEL OU L'HYPOCRITE PUNI Il y avait dans la ville d'Imola un mauvais sujet, nommé Berto de la Massa, tellement reconnu pour fourbe et pour méchant, qu'on n'ajoutait jamais foi à ce qu'il disait, et qu'on lui eût prêté de mauvais desseins s'il eût été capable de faire une bonne action. Voyant qu'il était trop connu dans cette ville pour pouvoir y demeurer encore, il prit le parti d'aller à Venise, refuge ordinaire des bandits et des libertins. Dans l'espérance d'y suivre plus librement ses inclinations perverses, il crut devoir changer de nom et mettre plus de politique dans sa conduite. Il débuta donc par se montrer tout différent de ce qu'il était. Il afficha la probité, l'amour de la religion, et finit par se faire cordelier, sous le nom de frère Albert d'Imola, non qu'il fût converti, mais uniquement pour se mettre à l'abri de la misère et se procurer les moyens de satisfaire ses passions sous le manteau de la religion. Que d'hommes ont embrassé l'état religieux dans ces mêmes vues ! Frère Albert comprit qu'il devait se gêner pour parvenir à son but ; il s'y résolut, se proposant de se dédommager quand l'occasion se présenterait. Il commença donc par afficher la plus grande austérité. Louer les dévots, recommander le jeûne et la prière, vanter les douceurs de la pénitence, était l'unique sujet de ses discours. Il ne faisait gras en aucun temps, ne buvait de vin qu'en cachette, s'approchait fort souvent des sacrements, et consacrait les heures de récréation à l'étude. Par ce moyen, il s'acquit bientôt l'estime de ses confrères, qui, le jugeant aussi savant que pieux, ne balancèrent point à lui faire prendre la prêtrise. Il s'adonna ensuite à la chaire ; et comme il avait de l'esprit et de l'ambition, qui en donne à ceux qui n'en ont pas, il ne tarda pas à devenir célèbre parmi ses concurrents. Il était le plus suivi de tous. À l'entendre prêcher, personne n'eût pu le soupçonner de n'être pas pénétré des vérités qu'il enseignait, tant il avait l'art de se déguiser. Il lui arrivait quelquefois de pleurer, pour mieux paraître touché et pour toucher davantage ses auditeurs. Enfin, il sut si bien faire, qu'il s'acquit en fort peu de temps l'estime et la confiance de toute la ville. On ne parlait que du frère Albert ; toutes les dévotes voulaient l'avoir pour directeur ; les plus honnêtes gens le faisaient appeler au lit de la mort : plusieurs le nommaient exécuteur de leurs dernières volontés ; d'autres mettaient leur argent et ce qu'ils avaient de plus précieux en dépôt entre ses mains. Je vous laisse à penser si le drôle faisait de bons coups, quand il était sûr de n'être ni découvert, ni soupçonné. Il y était d'autant plus encouragé, que quand on l'eût surpris en faute, on n'aurait pu le croire coupable, tant il était en grande vénération dans tous les esprits. Jamais cordelier, pas même saint François d'Assise, ne jouit pendant sa vie d'une aussi grande réputation de sainteté. L'empire que frère Albert avait pris sur lui-même ne s'étendait que sur ses actions extérieures. Il nourrissait ses anciens vices dans le fond de son cœur, et y avait ajouté l'hypocrisie, le plus grand de tous, puisque l'hypocrisie se joue de Dieu même. Comme il avait toujours eu du goût pour les femmes, quand il rencontrait une pénitente facile ou crédule, il la conduisait adroitement dans ses filets. Un jour, une jeune femme d'un esprit faible et niais, nommée Lisette de Caquirino, vint se confesser à lui. Elle était mariée à un riche marchand, que ses affaires de commerce avaient attiré en Flandre depuis peu de temps. Après qu'elle eut débité assez lentement la kyrielle de ses péchés, le moine lui demanda si elle n'avait point de galant. La dame, fière et orgueilleuse comme sont tous les Vénitiens, lui répondit avec humeur : « De quoi vous servent donc vos yeux, mon révérend père ! croyez-vous que ma beauté soit de nature à être facilement prostituée ? J'aurais sans doute plus d'amants que je ne voudrais, si j'étais moins difficile ; mais comme mes charmes sont extraordinaires, je les réserve aussi pour des gens qui en vaillent la peine. Avez-vous vu des femmes aussi bien faites et aussi belles que je le suis ? » Elle dit mille autres extravagances au sujet de sa beauté, qu'elle traita plus d'une fois de céleste et de divine. Frère Albert comprit sans peine que sa pénitente avait le cerveau un peu creux, quoique effectivement elle fût assez jolie ; et voyant que c'était là précisément ce qu'il lui fallait, il la convoita aussitôt et en devint passionnément amoureux. Il remit cependant à un temps plus favorable le soin de l'apprivoiser ; et, pour continuer son personnage d'homme pieux, il lui fit une petite morale, et lui remontra que ce qu'elle disait d'avantageux pour elle était un effet de vaine gloire et d'amour-propre dont elle devait se corriger. La pénitente, qui n'entendait pas raillerie et qui ne sentait sans doute pas la force des termes, lui répondit tout uniment qu'il était un sot, puisqu'il ne savait pas distinguer une beauté d'une autre. Frère Albert, qui ne voulait pas l'aigrir davantage, lui donna l'absolution et la renvoya sans rien répliquer. Quelques jours après, accompagné d'un moine qui lui était dévoué, il alla la voir dans sa maison ; et l'ayant prise en particulier, il se jeta à ses pieds. « Madame, lui dit-il, je vous prie de me pardonner ce que je vous dis dimanche dernier en vous confessant : j'en fus si sévèrement châtié la nuit suivante, que j'ai passé depuis presque tout le temps au lit. – Et qui vous a châtié de la sorte ? dit la jeune et folle Lisette. – Vous allez en être instruite. Le soir qui suivit votre confession, étant à mon ordinaire en oraison dans ma cellule, j'aperçus tout à coup une grande lumière. À peine ai-je tourné la tête pour voir ce que c'est, qu'un beau jeune homme saute sur moi et m'assomme de coups de bâton. Après m'avoir ainsi maltraité, je lui demandai qui il était, et pourquoi il m'avait battu ; il me répondit qu'il était l'ange Gabriel, et qu'il m'avait châtié parce que j'avais osé censurer la beauté céleste de madame Lisette, qu'il aimait, après Dieu, par-dessus toutes choses. Je lui demandai pardon, comme vous jugez bien. “Je te pardonne, me répondit-il, à condition que tu iras trouver cette dame pour lui faire tes excuses. Arrange-toi comme tu pourras, ajouta-t-il ; mais sois assuré que si elle ne veut point te pardonner, je reviendrai, et je te donnerai tant de coups, que tu t'en ressentiras le reste de ta vie.” Pardonnez-moi donc, madame, je vous rendrai compte ensuite de ce que l'ange me dit de plus. » La petite imbécile était au comble de la joie d'entendre des choses qui flattaient si fort sa folle vanité, et qu'elle n'avait garde de révoquer en doute. « Je vous le disais bien, père Albert, lui répondit-elle d'un ton de gravité, que mes charmes étaient tout célestes. Je suis cependant très-fâchée du mal que vous avez eu ; et afin que vous ne soyez plus maltraité, je vous pardonne, à condition toutefois que vous me répéterez tout ce que l'ange vous a dit. – Puisque vous me pardonnez, reprit le moine, je ne vous cacherai rien ; mais souvenez-vous bien qu'il vous faut garder un secret inviolable sur ce que je vais vous révéler. – Parlez sans crainte et comptez sur ma discrétion. – Vous êtes la plus heureuse de toutes les femmes, lui dit alors le père Albert : l'ange Gabriel vous aime avec passion, et s'il n'avait pas craint de vous déplaire, ou plutôt de vous effrayer, il y a déjà longtemps qu'il serait venu coucher avec vous. Il m'a chargé de vous dire qu'il en avait la plus grande envie, et qu'il se proposait de venir vous trouver la nuit qu'il vous plaira de lui assigner. Mais comme il est ange, et que s'il venait sous cette forme, vous ne pourriez le toucher, il m'a déclaré que, pour vous faire plaisir, il prendra la figure humaine. C'est pourquoi il m'a donné ordre de vous demander dans quel temps vous voulez qu'il vienne, et sous la forme de qui : soyez persuadée qu'il sera très-exact au rendez-vous ; par conséquent, vous pourrez vous flatter d'être la plus heureuse des femmes, comme vous en êtes la plus belle. » La bonne dame répondit naïvement qu'elle était ravie de l'amour que l'ange avait conçu pour elle, parce qu'elle avait tou- jours eu pour lui beaucoup de dévotion. Je ne vois son image dans aucune église, dans aucune chapelle, que je ne fasse brûler aussitôt un cierge en son honneur. Il peut venir quand il voudra, il sera bien reçu, et me trouvera seule dans ma chambre. Je le laisse le maître de prendre la figure de qui bon lui semblera, pourvu qu'elle ne soit pas effrayante. – Vous parlez à ravir, ma belle dame, laissez-moi faire, vous serez satisfaite. Mais j'aurais une grâce à vous demander : elle ne vous coûtera rien, et me fera grand plaisir : c'est de trouver bon que l'ange emprunte mon corps. Voici le bien qui en résultera pour moi : l'ange, animant mon corps, enverra mon âme en paradis, et l'y retiendra tant qu'il demeurera avec vous. – Il est juste, répliqua Lisette, de vous donner cette consolation, pour vous dédommager des coups de bâton que je vous ai attirés. – Vous donnerez donc vos ordres, madame, s'il vous plaît, pour que cette nuit l'ange trouve la porte de votre maison ouverte, parce que, venant vous voir avec un corps, il ne peut entrer que par la porte, comme font les hommes. » Lisette l'ayant promis, le cordelier se retira et la laissa si pleine de joie et d'impatience de voir son ange, qu'elle ne pesait pas une once, et que chaque moment lui paraissait un siècle. Frère Albert se prépara d'avance au personnage qu'il devait faire la nuit suivante. Comme ce n'était pas le rôle d'un ange qu'il devait jouer, il commença par prendre plusieurs restaurants pour se fortifier et se mettre en état de faire des prodiges de valeur. Sitôt que la nuit fut venue, il sortit accompagné du moine qui lui était affidé, et s'en alla dans la maison d'une appareilleuse de sa connaissance, où il avait autrefois accoutumé de prendre ses ébats, lorsqu'il trouvait quelque jeune femme de bonne volonté. Après s'être muni d'une longue robe blanche, il se rendit, lorsqu'il crut qu'il en était temps, chez la belle Lisette. Il ouvre la porte, qui n'était fermée qu'au loquet, met l'habit blanc qu'il avait apporté, et monte dans la chambre de la dame, qui, ravie de la blancheur éclatante de l'ange prétendu, se met à genoux devant lui. L'ange lui donne sa bénédiction, la relève, et lui fait signe de se mettre au lit. Elle obéit incontinent, et monsieur l'ange de la suivre. Frère Albert était assez bel homme et d'une constitution vigoureuse ; ainsi, se trouvant dans les mêmes draps que Lisette, qui était fraîche et délicate, il ne tarda pas à lui faire connaître que les anges de son espèce étaient plus habiles que son mari. Elle était dans le ravissement, et bénissait le ciel de lui avoir donné une beauté assez brillante pour qu'un ange en devînt amoureux. La scène fut remplie tout autant de temps qu'il en fallait pour contenter la belle sans la fatiguer. Les intermèdes furent employés à s'entretenir de la gloire céleste. À la pointe du jour, le cordelier, jugeant qu'il était temps de se retirer, prit des mesures pour son retour, et alla rejoindre son compagnon, que la charitable vieille avait fait coucher avec elle pour l'empêcher de s'ennuyer. Madame Lisette n'eut pas plutôt dîné qu'elle alla trouver frère Albert pour lui apprendre qu'elle avait reçu la visite de l'ange Gabriel, et lui conter ce qu'il lui avait dit de la gloire céleste, mêlant dans son récit mille fables de sa façon. « J'ignore, madame, lui dit le moine, comment vous vous êtes trouvée de sa visite ; mais je sais bien qu'après m'être apparu la nuit dernière pour apprendre le succès de mon ambassade, il a tout à coup fait passer mon âme dans un lieu de délices dont les hommes n'ont aucune idée, et où j'ai demeuré jusqu'à la pointe du jour. Pour mon corps, j'ignore ce qu'il est devenu pendant tout ce temps qui m'a paru très-court. – Votre corps, répond madame Lisette, a été toute la nuit dans mes bras avec l'ange Gabriel. Si vous en doutez, regardez sous votre teton gauche, vous y trouverez une marque qui ne s'effacera pas de longtemps. – Je me déshabillerai pour voir si ce que vous dites est vrai. » Après un assez long entretien de cette nature, Lisette s'en retourna chez elle, où elle attendit avec impatience une seconde visite de l'ange. Elle la reçut, puis une troisième, qui fut suivie encore de beaucoup d'autres, qui vraisemblablement l'auraient été d'un plus grand nombre, si son imbécillité n'en avait arrêté le cours. Elle était un jour avec une de ses amies. La conversation étant tombée sur la beauté des femmes, la folle ne manqua pas de mettre la sienne au-dessus de celle de toutes les autres. « Si vous saviez, ma chère, à qui j'ai le bonheur de plaire, vous ne balanceriez pas de donner la préférence à ma beauté sur celle des femmes que vous venez de me citer. » L'amie, qui connaissait sa naïveté, et qui était bien aise de savoir ce qu'elle voulait dire, lui répondit que cela pouvait être vrai : « J'en suis même persuadée ; mais toute autre que moi n'en croirait rien, à moins de savoir à qui vous plaisez. Qui que ce soit, je suis sûre que c'est à quelqu'un de bon goût. – Je ne devrais sans doute pas le nommer, reprit alors notre étourdie ; mais comme je n'ai rien de réservé pour vous, je vous dirai que c'est l'ange Gabriel. Il m'aime comme lui-même, et me trouve la plus belle femme du monde, ou du moins de ce pays-ci, à ce qu'il m'a dit. » L'amie de Lisette faillit partir d'un éclat de rire ; mais elle se retint, dans l'intention de la faire causer davantage. « Si l'ange Gabriel, lui répondit-elle d'un air sérieux, vous a dit cela, il n'y a plus moyen de douter qu'il ne soit votre amant ; mais je vous avoue que je n'aurais jamais cru que les anges fissent leur cour aux dames. – Sortez de votre erreur, reprit Lisette, ils leur font si bien leur cour, que les hommes ne sont rien en comparaison de ces messieurs. Le beau Gabriel m'a prouvé, toutes les fois qu'il est venu coucher avec moi, que mon mari n'est qu'un blanc-bec auprès de lui. Au reste, il m'a assuré qu'on fait l'amour en paradis comme ici-bas, et qu'il n'est amoureux de moi que parce qu'il n'a pas trouvé au ciel de femme dont la beauté lui ait plu autant que la mienne. L'entendez-vous maintenant ? Cela est-il clair ? » L'amie avait une impatience extrême d'être en lieu où elle pût rire à gorge déployée de la bêtise de Lisette. Elle la quitta plus tôt qu'elle n'aurait fait sans cette intention, et s'en donna tout son soûl quand elle fut seule. Elle se trouva le soir même à une noce avec une grande compagnie de femmes ; elle leur raconta, pour les divertir, l'amour angélique de la folle Lisette, dont elle fit le détail d'un bout à l'autre. Ces femmes n'eurent rien de plus chaud que d'en régaler leurs maris ; ceux-ci en parlèrent à d'autres femmes : de sorte qu'en moins de deux jours presque tout Venise fut instruit de l'anecdote. Elle parvint aux oreilles des beaux-frères de madame Lisette, qui, connaissant sa grande simplicité, ne doutèrent pas que quelque galant ne se fît passer pour un ange dans son esprit. Ils formèrent aussitôt la résolution de savoir comment cet ange était fait. Frère Albert, informé du bruit qui courait sur le compte de madame Lisette, l'alla voir une nuit pour lui faire de vifs reproches sur son indiscrétion ; mais comme les beaux-frères, qui toutes les nuits faisaient sentinelle, l'avaient vu entrer et l'avaient suivi de fort près, à peine fut-il déshabillé, qu'il entendit du monde à la porte de la chambre. Il se douta d'abord de ce que c'était, surtout lorsqu'il entendit pousser vivement la porte, qu'il avait fermée au verrou. Il n'avait d'autre parti à prendre pour s'évader que de se jeter bien vite par la fenêtre, qui donnait sur le grand canal. C'est ce qu'il fit ; et comme il y avait beaucoup d'eau, il ne se blessa point en tombant ; il fut seulement étourdi, mais pas assez pour ne pas gagner à la nage l'autre bord. Il se réfugia promptement dans la maison d'un matelot qu'il trouva ouverte, et pria cet homme de vouloir bien lui sauver la vie. Il donne un tel tour à son aventure, qu'il sait l'attendrir sur son sort, et s'excuser de ce qu'il est tout nu. Le matelot le fait mettre dans son lit, et promet de lui rendre tous les services qui dépendront de lui. Quand le jour fut venu, il lui fit des excuses de ce qu'il était obligé de le quitter pour une affaire qui demandait tout au plus une heure de temps, et le pria de se tenir tranquille jusqu'à son retour. Quand les deux beaux-frères furent entrés dans la chambre de la dame, ils trouvèrent que l'ange s'était envolé. Ils dirent mille sottises à leur belle-sœur, la menacèrent de la faire enfermer, et se retirèrent avec les habits du moine angélique. Cependant, l'aventure s'étant répandue de grand matin, le bon matelot entendit dire, à la place de Realte, que l'ange Gabriel avait couché la nuit précédente avec madame Lisette ; qu'ayant été trouvé chez elle par ses parents, il s'était jeté dans le grand canal, de peur d'être pris, et qu'on ne savait ce qu'il était devenu. À cette nouvelle, il imagina d'abord que cet ange pourrait bien être l'homme qu'il avait dans sa maison. Il rentre, le questionne, le reconnaît et le menace de le livrer aux beauxfrères de la dame s'il ne lui donne cinquante ducats. Le cordelier écrit un billet que le matelot fait parvenir à son adresse par un commissionnaire, qui rapporte l'argent : il pense en être quitte pour cette somme ; mais son hôte, justement indigné de son hypocrisie, ne le croit point assez puni. « Père Angélique, lui ditil, vous n'avez qu'un moyen pour sortir d'ici et échapper aux parents irrités de madame Lisette. Le voici. Nous faisons aujourd'hui une fête à la place Saint-Marc, où chacun peut mener un homme déguisé en ours ou en sauvage. Si vous voulez vous travestir de l'une de ces manières, je vous y conduirai ; et quand la cérémonie, qui doit représenter une chasse, sera finie, je vous promets de vous conduire en lieu de sûreté, et de vous donner les habits que vous me demanderez ; par ce moyen, vous échapperez aux parents de la dame chez qui vous avez couché ; car vous saurez qu'ayant eu avis que vous vous êtes réfugié dans une des maisons de ce quartier, ils ont fait poster, dans les environs, tant de gens pour vous saisir, qu'il n'est guère possible que vous sortiez d'ici sans tomber entre leurs mains, à moins que vous ne vous déterminiez au déguisement que je vous propose. » Frère Albert avait bien de la répugnance à paraître sous un pareil accoutrement ; mais que faire ? Le matelot lui avait parlé d'un ton à lui persuader qu'il n'avait pas d'autre parti à prendre. La peur qu'il avait d'ailleurs des parents de Lisette l'y fit consentir. Son hôte le frotte aussitôt de miel, le couvre de plumes, lui attache un masque au visage, lui passe une chaîne au col, lui met ensuite un bâton dans une main, et dans l'autre une petite corde, à laquelle étaient attachés deux gros chiens de boucher. Pendant qu'il est occupé à le travestir ainsi en sauvage, il dépêche un homme à la place Realte, pour y faire publier à son de trompe que ceux qui voudraient voir l'ange Gabriel n'avaient qu'à se rendre à la place Saint-Marc. Le matelot ne fut pas plutôt dans la rue, tenant son sauvage par le bout de la chaîne, et le faisant marcher devant, qu'il se vit entouré d'une infinité de gens. On ne savait ce que c'était, et chacun questionnait son voisin pour le savoir. La place Saint-Marc était couverte de monde quand ils y arrivèrent. Le premier soin du matelot fut d'attacher son sauvage à un pilier, sur un endroit élevé, sous prétexte d'attendre le moment de la prétendue chasse. Il le laissa plus d'une heure exposé aux mouches, aux taons et aux huées du peuple. Quand il vit que la place était bien garnie de monde, feignant de vouloir déchaîner son sauvage, il lui ôta le masque, en criant à la multitude qui l'environnait : « Puisque le sanglier ne vient pas à la chasse, il n'y en aura point aujourd'hui ; mais, messieurs, afin que vous n'ayez pas perdu votre temps en venant ici, je veux vous faire voir l'ange qui est descendu du ciel pour venir consoler la nuit mesdames les Vénitiennes. Le voilà, ce bel ange dont vous avez entendu parler, » ajouta-t-il en montrant le visage du frère Albert, qu'il venait de démasquer, et qui fut aussitôt reconnu de tout le monde. Je vous laisse à penser ce qu'il dut souffrir de se voir ainsi joué et exposé aux huées du peuple, qui fut bientôt au fait de l'aventure de la nuit dernière. On l'insulta, l'injuria de toutes les manières ; on poussa la méchanceté ou plutôt la justice jusqu'à lui jeter des ordures au visage. Les plus honnêtes gens de la ville se firent un plaisir d'aller le voir, et de jouir du spectacle de son humiliation. Il passa plusieurs heures dans cette cruelle situation, jusqu'à ce que, la nouvelle de son aventure étant parvenue au couvent, six religieux accoururent pour le réclamer. Ils lui jetèrent une large étoffe sur le dos, le détachèrent et le menèrent au couvent, suivis de la populace, qui ne cessait de huer à pleine tête l'ange et ses confrères. L'histoire dit que frère Albert, de retour au couvent, fut mis dans une prison, où l'on présume qu'il dut finir ses jours d'une manière misérable. C'est ainsi qu'un gueux de moine, après avoir longtemps trompé toute une ville par son hypocrisie, avoir abusé de la crédule vanité d'une femme, et avoir peut-être commis mille actions plus noires, mais moins éclatantes, fut démasqué aux yeux de tout un public, et qu'il porta la punition due à ses iniquités. Plaise au ciel qu'il puisse en arriver autant à tous ceux qui lui ressemblent ! NOUVELLE III LES MALHEURS DE LA JALOUSIE Marseille est, comme vous savez, une des villes les plus anciennes et les plus considérables de la Provence. Comme c'est un port de mer, elle est fort commerçante, mais aujourd'hui moins qu'autrefois. Parmi les négociants de cette ville, il y en avait un extrêmement riche en terres et en argent, nommé Narnald Cluade, de très-basse origine, mais plein d'honneur et de probité. Il avait de sa femme plusieurs enfants, trois filles entre autres, plus âgées que les garçons. Les deux premières, qui étaient jumelles, avaient quinze ans, et la plus jeune quatorze. Leur mère n'attendait, pour les marier, que le retour de son mari, qui était en Espagne pour les affaires de son commerce. L'une des aînées se nommait Ninette, l'autre Madeleine, et la troisième Bertelle. Un jeune gentilhomme, peu favorisé des biens de la fortune, nommé Restaignon, était amoureux passionné de Ninette, qui ne l'aimait pas moins tendrement. Comme il était fort aimable et fort insinuant, il sut obtenir ses faveurs. Au lieu d'affaiblir son amour, elles ne firent que l'augmenter et le rendre plus violent. Pendant qu'il jouissait de son bonheur, deux jeunes cavaliers, qui étaient frères et orphelins, et à qui leurs parents avaient laissé de grands biens, devinrent amoureux, l'un de Madeleine, l'autre de Bertelle. Le premier portait le nom de Foulques, et le plus jeune le nom d'Huguet. L'amant de Ninette n'en fut pas plutôt informé qu'il forma le projet de sortir, par leurs secours, de son état de pauvreté. Dans cette idée, il fait connaissance avec eux ; il s'empresse à leur procurer les moyens de voir leurs maîtresses, les accompagne aux rendez-vous qu'ils obtiennent par l'entremise de la sienne ; en un mot, il laisse rarement échapper l'occasion de leur montrer son zèle pour les obliger. Quand il crut avoir gagné leur amitié, il les invita un jour à déjeuner chez lui ; et après avoir parlé de différentes choses : « Mes amis, leur dit-il, je me flatte que vous me rendez assez de justice pour penser que je suis très-aise d'avoir fait votre connaissance et de m'être lié avec vous. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous en donner les preuves les moins équivoques. Je ne doute pas non plus de la sincérité de votre attachement pour moi, et c'est ce qui m'engage aujourd'hui à vous faire une proposition qui, si vous l'acceptez, peut nous rendre tous trois heureux. Vous savez que je suis pour le moins tout aussi amoureux de Ninette que vous pouvez l'être vous-mêmes de ses sœurs ; vous savez combien nous avons de difficulté les uns et les autres pour les voir : eh bien, je m'engage à lever tous les obstacles qui s'opposent à notre félicité, si vous consentez à ce que je vais vous proposer. Vous êtes riches, et moi je ne le suis pas. Si vous voulez donc me faire part de vos biens, et convenir d'un lieu où nous puissions nous retirer et vivre en commun comme de bons amis, je me fais fort de déterminer les trois sœurs à nous suivre, si toutefois vous consentez à prendre ce parti. Quels amants, quels hommes seront plus heureux que nous ? Voyez maintenant ce que vous avez à faire. Les deux frères, qui étaient amoureux à la folie, voyant qu'ils pourraient jouir de leurs maîtresses en toute liberté, ne balancèrent pas un instant à accepter la proposition. C'est à vous à choisir le lieu, lui dirent-ils ; nous sommes prêts à aller nous établir où bon vous semblera, pourvu que nous soyons avec nos maîtresses. Restaignon fut enchanté, comme on peut le croire, de cette réponse. Quelques jours après, il trouva moyen d'avoir un têteà-tête avec sa chère Ninette. Il lui fit part du complot qu'il avait fait avec Foulques et Huguet, et la pria d'en faciliter l'exécution. La jeune Ninette y consentit d'autant plus volontiers, qu'elle brûlait d'envie de pouvoir suivre sans obstacle les mouvements de son cœur vivement passionné. Elle l'assura qu'elle parviendrait à engager ses sœurs à faire sa volonté à cet égard, et l'engagea à se hâter de tout disposer pour le départ. Restaignon se hâta d'aller rejoindre les deux frères pour les informer d'un si heureux commencement. Ceux-ci, après être convenus de choisir Candie pour le lieu de leur retraite, vendirent leurs biensfonds et tous leurs immeubles, sous prétexte de vouloir entrer dans le commerce, et achetèrent une frégate, qu'ils armèrent secrètement, attendant un moment favorable pour mettre à la voile. Ninette, de son côté, qui savait que ses sœurs n'étaient ni moins gênées, ni moins amoureuses qu'elle-même, sut si bien leur échauffer la tête, qu'elles attendaient l'heure de leur départ avec une extrême impatience. Ce moment si désiré étant venu, les trois Marseillaises trouvèrent moyen de mettre la main dans le coffre-fort de leur père, et prirent tout l'argent qu'elles purent emporter. Elles sortirent pendant la nuit, et allèrent trouver leurs amants, qui les attendaient. Le trio amoureux s'embarqua incontinent, et l'on mit à la voile. Ils voguèrent tout le jour par un vent des plus favorables, et arrivèrent le soir à Gênes, où les deux frères goûtèrent, pour la première fois, les grands plaisirs de l'amour. Ceux de Restaignon ne furent pas moins vifs, quoiqu'il sût déjà à quoi s'en tenir. Il avait été si gêné les autres fois, et était d'ailleurs si passionné pour sa belle, que cette jouissance eut pour lui les charmes de la nouveauté. Après s'être amusés quelque temps à Gênes, et s'y être munis de toutes les choses nécessaires, ils continuèrent leur route. Ils naviguèrent si heureusement, qu'ils arrivèrent dans moins de huit jours en Candie. Ils s'établirent près de la ville de ce nom, où ils achetèrent de fort belles terres et des maisons de plaisance. Ils vivaient très-splendidement. Grosse meute, force oiseaux, chevaux de prix, nombreux domestiques, ils avaient tout ce que des gens riches peuvent se procurer. C'étaient chaque jour nouveaux festins, nouveaux plaisirs avec leurs maîtresses : en un mot, ils étaient au comble de la joie et du bonheur. Comme on se lasse de tout, même d'être heureux ; comme la maîtresse la plus jolie et la plus aimable cesse à la longue de le paraître à celui qui en jouit librement, il arriva que Restaignon, qui avait été si épris de la sienne, se refroidit au point de chercher à lui faire infidélité. Dans une fête où il se trouva, il vit une jeune demoiselle de condition, qui lui parut si aimable qu'il en devint amoureux. Il fit de son mieux pour cacher sa nouvelle inclination à tout le monde, surtout à Ninette ; mais ses assiduités auprès de sa rivale, les fêtes qu'il lui donnait, son empressement à se trouver partout où elle allait, donnèrent des soupçons et de l'inquiétude à Ninette, qui l'aimait toujours avec la même ardeur. Depuis ce moment, il ne pouvait faire un pas sans que la Marseillaise le suivît ou le fît épier : elle l'accablait de reproches, et devint d'une si grande jalousie, qu'elle s'emportait contre lui pour la moindre chose capable de lui donner de l'ombrage ; mais comme les difficultés enflamment le désir, plus elle faisait d'efforts pour éloigner son amant de sa rivale, plus elle augmentait la nouvelle passion de Restaignon. On ignore s'il vint à bout d'obtenir les faveurs du nouvel objet qui l'avait enflammé ; on sait seulement que Ninette, d'après certains rapports ou indices, ne douta point qu'il n'eût consommé l'infidélité. Le dépit qu'elle en conçut la plongea dans une mélancolie extrême ; elle eut bientôt autant d'aversion pour son amant qu'elle avait eu auparavant de passion et de tendresse, et s'abandonnant à son ressentiment et à sa fureur, elle résolut de se défaire de l'infidèle. Elle s'adresse, dans ce dessein, à une vieille Grecque, savante dans l'art d'empoisonner, et l'engage, par prières et par argent, à lui composer une liqueur meurtrière, qu'elle fit prendre à Restaignon un soir qu'il était fort échauffé, et qu'il ne s'attendait à rien moins qu'à une vengeance. L'effet du poison fut si prompt qu'il mourut pendant la nuit. La nouvelle de cette mort subite fit le plus grand chagrin à Foulques, à son frère et aux deux sœurs, qui en ignoraient la cause. Ninette affecta de la tristesse comme les autres, afin d'écarter le soupçon de son crime, qui ne laissa pourtant pas d'être découvert. Quelque temps après, le bon Dieu permit que la vieille Grecque fût arrêtée pour quelque autre mauvaise action qu'elle avait commise. On la mit à la question ; et dans la confession qu'elle fit de ses crimes, elle déclara qu'elle avait eu part à la mort de Restaignon, par le poison qu'elle avait délivré à sa maîtresse. D'après cette déclaration, le duc de Candie, sans s'ouvrir à personne sur ce qu'il projetait, alla pendant la nuit, à la tête de plusieurs soldats, entourer le palais qu'habitaient les Provençaux, et fit prendre Ninette. Cette fille, sans attendre qu'on la mît à la question, avoua tout ce qu'on voulut. On imagine sans peine quel dut être l'étonnement de Foulques et de Huguet lorsqu'ils apprirent du duc la cause de l'emprisonnement de la sœur de leurs maîtresses. Celles-ci n'eurent ni moins de surprise, ni moins de douleur. Les uns et les autres employèrent toute sorte de moyens pour la soustraire à la peine qu'elle méritait ; mais ils désespéraient d'y réussir, tant le duc paraissait déterminé à ne lui faire aucune grâce. Madeleine, qui était jeune et belle, à qui le duc avait fait quelque temps sa cour, mais sans fruit, pensa qu'un peu de complaisance pourrait sauver sa sœur. Dans cette vue, elle envoya secrètement chez le duc, et lui lit dire, par un commissionnaire intelligent, qu'elle consentirait à ses désirs s'il voulait lui rendre sa sœur et lui promettre un secret inviolable. Cette proposition fit grand plaisir au duc ; il balança toutefois pour l'accorder ; mais enfin l'amour l'emporta sur la raison et la justice. Il donna des ordres pour qu'on arrêtât, du consentement de Madeleine, Foulques et Huguet, sous prétexte qu'ils devaient être ouïs et confrontés à Ninette, pour savoir s'ils n'avaient pas trempé dans l'empoisonnement, et il se rendit secrètement la nuit suivante chez la belle. Il avait eu auparavant la précaution de répandre le bruit qu'il avait fait mettre dans un sac et jeter dans l'eau la coupable Ninette, qu'il remit, cette nuit même, entre les mains de sa charitable sœur, recommandant à celle-ci de l'éloigner, de peur qu'il ne fût obligé de la punir, si l'on venait à découvrir le fait. Le lendemain, les deux frères furent remis en liberté ; et comme ils ne doutaient pas que Ninette n'eût été noyée, ils se mirent à consoler leurs maîtresses de la mort de leur sœur. Quelque soin que Madeleine prît de la tenir cachée, Foulques ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle était chez lui, et en fut fort étonné. Le mystère qu'on lui en avait fait lui donna des soupçons. Il se souvint incontinent de l'amour que le duc avait eu pour Madeleine, et il ne douta point que les faveurs de sa maîtresse n'eussent été le prix de la délivrance de Ninette. Il fit part de ses craintes à Madeleine, qui lui tint un long discours pour lui cacher la vérité ; mais ce discours ne le persuada point ; il augmenta au contraire ses soupçons, au point qu'il eut recours aux emportements pour la contraindre à lui dire ce qui s'était passé. Cette fille, intimidée par ses menaces, eut la faiblesse de lui déclarer ce que son amitié pour sa sœur lui avait fait faire. Cet aveu fut un coup de poignard pour son amant, qui, n'écoutant plus que les mouvements de sa colère et de sa fureur, tire aussitôt son épée et la plonge impitoyablement dans le sein de cette infortunée, qui s'était mise à genoux pour lui demander pardon. Il n'eut pas plutôt fait le coup, que, craignant le ressentiment du duc, il alla trouver Ninette. Il lui dit d'un front tranquille et serein qu'il venait la prendre pour la dérober à la cruauté du duc, qui, sachant qu'elle n'était point partie, avait donné ordre de la lui amener. Ninette, qui n'avait que trop de raisons de craindre, ne balança point à le suivre ; et sans songer à prendre congé de ses sœurs, ils se mirent en chemin au commencement de la nuit, après avoir emporté tout l'argent qu'ils trouvèrent sous leur main. Ils gagnèrent le port le plus proche, et s'embarquèrent, sans qu'on ait jamais su ce qu'ils étaient devenus. Le duc, averti que Madeleine avait été tuée, fit arrêter Huguet et son amante. Ils eurent beau protester de leur innocence, et s'excuser sur la fuite de Foulques et de Ninette, ils furent mis tous deux à la question. La violence des tourments les contraignit de s'avouer complices de la mort de Madeleine ; et comme il n'y avait que la mort à attendre, après un tel aveu, quelque forcé qu'il eût été, ils trouvèrent moyen de corrompre leur concierge, en lui promettant une somme d'argent qu'ils iraient prendre, quand ils seraient libres, dans le lieu où ils l'avaient cachée pour les cas de nécessité. Ils s'embarquèrent avec lui pendant la nuit, et s'enfuirent à Rhodes, où ils éprouvèrent bientôt toutes les horreurs de la misère qui les accompagna jusqu'au tombeau. NOUVELLE IV LA FIANCÉE DU ROI DE GRENADE OU LES AMANTS INFORTUNÉS Guillaume II, roi de Sicile, eut deux enfants : un garçon, nommé Roger, et une fille, appelée Constance. Roger mourut avant son père. Il laissa un fils, qui portait le nom de Gerbin, que le grand-père fit élever avec beaucoup de soin. Ce jeune homme devint un prince accompli. On ne parlait dans toute la Sicile que des agréments de sa personne et des heureuses dispositions de son esprit. La réputation de son mérite croissait avec son âge ; elle pénétra dans les pays étrangers ; elle fit surtout beaucoup de bruit dans la Barbarie, alors tributaire du roi de Sicile. La fille du roi de Tunis, à force d'entendre louer ce prince, et ayant un goût naturel pour les grands hommes, conçut de l'attachement pour celui-ci. Elle se plaisait à en demander des nouvelles à tous les étrangers qui venaient de Sicile. Cette princesse jouissait, de son côté, d'une grande réputation. C'était un des plus beaux ouvrages de la nature, au dire de tous ceux qui l'avaient vue. Esprit, grâces, beauté, douceur, politesse, elle avait tout ce qui fait admirer et adorer la grandeur. La noblesse de ses sentiments répondait parfaitement aux charmes de sa figure. Elle aimait les hommes vertueux ; et on lui dit tant de merveilles de la valeur et des autres qualités de Gerbin, que, le regardant comme un prince accompli, elle passa bientôt de l'estime à l'amour. Chercher toutes les occasions d'en entendre parler, en parler elle-même avec un ton et des expressions qui laissaient aisément apercevoir le penchant de son cœur, était pour elle la plus agréable des occupations. Si le mérite du prince de Sicile faisait du bruit à la cour du roi de Tunis, la rare beauté et les vertus de la princesse sarrasine n'en faisaient guère moins à celle du roi Guillaume. À force de l'entendre louer, Gerbin s'en forma une si belle image, qu'il devint également amoureux. Il brûlait du désir de la voir, et en attendant qu'il pût, sous quelque honnête prétexte, obtenir de son grand-père la permission d'aller à Tunis, il y envoya un courtisan qui lui était affidé. « Vous y séjournerez, lui dit-il, jusqu'à ce que vous ayez trouvé une occasion favorable pour faire mes compliments à la princesse sur son rare mérite, et pour lui peindre les sentiments d'estime, de respect et d'amour que j'ai conçus pour elle. Vous remarquerez l'effet que cette déclaration produira sur son âme, et vous repartirez aussitôt pour venir m'en rendre compte. » L'envoyé s'acquitta à merveille de la commission. Arrivé à Tunis, il se déguisa en marchand, et pénétra jusqu'à la fille du roi, sous prétexte de lui montrer des bijoux. Pendant qu'elle les examinait, il trouva moyen de lui déclarer l'amour qu'elle avait inspiré au célèbre Gerbin, et lui offrit les services et la main de ce prince, dans le cas qu'elle voulût répondre à ses sentiments. La Sarrasine, flattée de cette déclaration, répondit à l'ambassadeur que son cœur avait déjà prévenu les intentions de Gerbin ; qu'elle l'aimait tendrement, depuis qu'elle avait entendu parler de son grand mérite ; qu'elle s'estimait heureuse de pouvoir lui en donner des preuves ; puis elle ôta de son doigt le plus précieux de ses anneaux, et le lui remit, avec ordre de le donner au prince, comme un gage de la sincérité de son estime et de sa tendresse. Gerbin reçut cet anneau avec la plus grande joie qu'il soit possible d'imaginer. Il lui écrivit pour lui peindre l'excès de sa satisfaction, et lui envoya, par le même confident, des présents magnifiques. Ce commerce dura quelque temps à l'insu des deux rois. Rien n'était plus tendre, plus passionné que les lettres de ces amants. Il ne manquait à leur bonheur que de se voir pour ne plus se quitter. Ils paraissaient formés l'un pour l'autre. Mais tandis qu'ils s'occupaient des moyens de se réunir, il arriva que le roi de Tunis promît sa fille au roi de Grenade. À la nouvelle de cette future alliance, la princesse faillit mourir de chagrin. Elle était inconsolable de se voir à la veille de perdre un amant qui pouvait seul la rendre heureuse. Elle aurait été le joindre bien volontiers, s'il lui eût été possible de se dérober à l'autorité paternelle ; mais le peu d'apparence du succès l'empêcha de rien hasarder. La nouvelle de ce mariage fut pareillement un coup de foudre pour Gerbin. Il voyait ses plus douces espérances trompées ; mais, comme l'amour qui l'enflammait était fondé sur l'estime, il paraissait moins touché de son propre malheur que de celui de sa maîtresse. Ce qui achevait de le désespérer, c'est qu'il ne voyait point de remède à son infortune. Il ne pouvait cependant se déterminer à renoncer à la princesse. La seule idée de la voir passer dans d'autres bras le faisait frémir. Certain de n'être heureux qu'avec elle, persuadé qu'elle ne pouvait l'être qu'avec lui, il forme enfin la résolution de l'enlever, s'il arrive qu'on la conduise par mer à son époux. Ce projet était sans doute extravagant ; mais les passions fortes raisonnent-elles ? Elles ne cherchent qu'à se satisfaire, à quelque prix que ce soit. Le roi de Tunis ayant eu vent de l'amour de Gerbin pour sa fille, et craignant que ce prince, dont il connaissait le courage, ne se portât à quelque violence, prit le sage parti d'envoyer des ambassadeurs au roi de Sicile, pour lui notifier le mariage de sa fille et lui demander un sauf-conduit qui la mît à couvert de toute insulte. Le vieux roi Guillaume, qui ignorait parfaitement l'amour de Gerbin et qui était loin de soupçonner qu'on demandât une sûreté par rapport à ce jeune prince, accorda volontiers le sauf-conduit, et pour preuve de sa bonne foi, envoya un de ses grands au roi de Tunis. Celui-ci, muni de ce gage d'amitié, ne songea plus qu'aux préparatifs du départ de sa fille. Il fit équi- per, au port de Carthage, un beau et grand vaisseau qu'on chargea de munitions de guerre, en cas d'accident. Pendant qu'on disposait toutes choses pour son voyage, la princesse, qui ne pouvait se résoudre à renoncer à son amant, lui envoya secrètement un de ses confidents, avec ordre de lui retracer vivement son chagrin, de lui dire qu'elle devait partir incessamment pour Grenade, et qu'elle s'attendait qu'il profiterait de cette occasion pour lui faire connaître s'il était aussi brave qu'on l'assurait, et s'il l'aimait autant qu'il le lui avait fait entendre dans ses missives. Gerbin ne demandait pas mieux que d'enlever sa maîtresse. Tel avait été d'abord son projet ; mais le sauf-conduit que son grand-père avait donné s'opposait à cette entreprise. Il ne savait à quoi se résoudre. L'amour, plus fort que toute autre considération, joint à la crainte de paraître lâche aux yeux de la personne qu'il aimait le plus, le détermina à suivre son premier dessein. Il part pour Messine, fait armer promptement deux galères, et s'embarque, suivi d'une troupe de soldats d'un courage éprouvé. Il prend sa route vers la Sardaigne, persuadé que le vaisseau de la princesse passera de ce côté. En effet, à peine fut-il arrivé sur les côtes de cette île, qu'il le vit venir, à l'aide d'un petit vent, vers l'endroit où il s'était posté pour l'attendre. « Mes amis, dit-il aussitôt à ses compagnons, comme je vous connais sensibles, je suis sûr qu'il n'est aucun d'entre vous qui n'ait éprouvé ou qui n'éprouve peut-être encore l'empire de l'amour, de cette passion énergique qui a fait entreprendre et exécuter tant de grandes choses ; si donc vous avez été amoureux, ou si vous l'êtes encore, il ne vous sera pas difficile de comprendre ce que je désire et ce que j'attends de vous. Mon cœur, au moment où je vous parle, est enflammé de l'amour le plus tendre et le plus violent ; je vous avoue même que c'est uniquement cette brûlante passion qui m'a porté à vous conduire ici : celle qui en est l'objet est la vertu et la beauté mêmes. Vous la verrez, mes amis, cette belle princesse que j'idolâ- tre : elle est dans le vaisseau qui paraît devant vous. Ce vaisseau est chargé de richesses ; nous pouvons les acquérir à peu de frais en l'attaquant : vous vous les partagerez, je vous les abandonne en entier, je ne désire pour ma part que la fille du roi de Tunis, que son père veut immoler à son ambition. Sauvons cette auguste victime ; sachez qu'elle n'est pas insensible à l'amour que j'ai pour elle. Allons l'arracher des mains de ses persécuteurs ; vous ferez son bonheur et le mien. Attaquons courageusement ces barbares ; ils sont en petit nombre. Le ciel favorise déjà notre entreprise, puisqu'ils ne peuvent même nous éviter, faute de vent. » Gerbin eût pu se dispenser de parler si longtemps. Les Messinois, naturellement avides de rapine, ne demandaient pas mieux. Ils ne lui répondent donc que par des cris de joie. Aussitôt trompettes de sonner, et chacun de se préparer au combat. Les Messinois s'avancent vers le vaisseau à force de rames. Les Barbaresques, qui se doutent de leur projet et qui ne peuvent fuir, courent soudain aux armes et se mettent en défense. Gerbin, se voyant à une portée de flèche du vaisseau, détacha une chaloupe vers l'équipage, pour lui proposer de se rendre s'il voulait éviter le combat. Les chefs répondirent aux députés qu'ils étaient d'autant plus étonnés de la proposition, qu'elle était directement contraire à la foi que le roi de Sicile leur avait donnée, et ils montrèrent, en témoignage de cette foi, le sauf-conduit et le gant du roi, ajoutant qu'ils ne se rendraient que par la force des armes. Pendant cette espèce de négociation, la princesse avait paru sur la poupe. Gerbin la trouva plus belle encore qu'il ne se l'était figurée. C'est pourquoi, plus enflammé que jamais, il se moqua des représentations des Sarrasins, et leur fit dire, pour la dernière fois, que s'ils ne consentaient du moins à lui livrer la future épouse du roi de Grenade, ils devaient se résoudre à combattre. Ils prirent ce dernier parti, et commencèrent à faire voler les flèches et les pierres. Le combat fut sanglant, et la perte grande des deux côtés. Le prince sicilien, désespéré de voir la victoire demeurer incertaine, ranime le courage de ses soldats, met du feu dans un petit navire, qu'il avait amené de Sardaigne, et ordonne aux rameurs de s'avancer tout près du vaisseau. Les Sarrasins, qui se voient contraints ou de périr ou de se rendre, ne consultent plus que leur désespoir ; ils amènent de force, sur le tillac, la princesse, qui s'était réfugiée au fond du vaisseau, pour cacher ses alarmes ; puis, la faisant voir à Gerbin, ils l'égorgent impitoyablement à ses yeux, et la jettent aussitôt dans la mer, en lui criant : « Tiens, la voilà, puisque tu la veux ; mais nous te la donnons comme tu l'as méritée. » À la vue d'une pareille férocité, Gerbin, aimant autant mourir que vivre et n'écoutant plus que son désespoir, crie aux rameurs de s'avancer ; il s'accroche au vaisseau, y monte, et malgré la résistance des Sarrasins, tel qu'un lion affamé, qui, s'élançant au milieu d'un troupeau, assouvit sa rage plutôt qu'il ne rassasie sa faim, il abat à coups de sabre tout ce qui se présente devant lui, et le sang ruisselle de toutes parts. Son exemple est bientôt suivi par tous ses soldats, qui achèvent de tout exterminer. Pour récompenser leur courage, il fait enlever ce qu'il y a de plus précieux dans le vaisseau ; il y met ensuite le feu, et il redescend dans la galère, peu touché de la victoire qu'il venait de remporter. Il fait tirer de la mer le corps de sa maîtresse, qu'il arrosa de ses larmes. De retour en Sicile, il la fit enterrer avec pompe dans la petite île d'Ustica, située presque vis-à-vis de celle de Drapani ; puis il retourna à Palerme, plein de tristesse et de douleur. Le roi de Tunis ne tarda pas à être informé de tout ce qui s'était passé. Il envoya incontinent au roi de Sicile des ambassadeurs vêtus de deuil, pour se plaindre d'une violation de foi si insigne, et l'instruire de tout ce qui s'était passé afin d'obtenir la vengeance qu'il était en droit d'attendre. Le roi Guillaume, irrité de la conduite de son petit-fils et ne pouvant refuser la justice qu'on lui demandait, fit arrêter Gerbin, et le condamna luimême à avoir la tête tranchée, ce qui fut exécuté, malgré les prières et les sollicitations de tous les barons, qui cherchaient à le fléchir, aimant mieux n'avoir point d'héritier que de passer pour un prince injuste et sans foi. Telle fut la fin tragique de ces deux amants fidèles, qui se suivirent de près dans le tombeau, avant d'avoir pu goûter les fruits de leur amour. NOUVELLE V LE BASILIC SALERNITAIN Il y avait autrefois à Messine trois frères, marchands, qui demeurèrent très-riches après la mort de leur père, né à SanGeminiano. Ils avaient une sœur, jeune, belle et bien faite, nommée Isabeau, qu'ils n'avaient pas encore mariée, quoiqu'ils en eussent souvent trouvé l'occasion. Ils avaient aussi pour garçon de boutique un jeune homme de Pise, nommé Laurent, sur qui roulaient presque toutes les affaires de leur négoce. Ce commis était d'une figure agréable et d'un caractère plein de douceur. La charmante Isabeau en devint amoureuse. Laurent s'en aperçut, en fut très-flatté, et renonça, pour sa nouvelle conquête, à ses autres maîtresses. Comme ils étaient à portée de se voir et de se parler fort souvent, ils ne furent pas longtemps à se donner des preuves de tendresse. Le commencement de leur intrigue fut accompagné de tout le succès et de tout le secret qu'ils pouvaient désirer ; mais enfin le malheur voulut que l'aîné des trois frères rencontrât Isabeau une nuit qu'elle allait trouver son cher Laurent dans sa chambre. Le jeune homme, quoique irrité de la conduite de sa sœur, dont il n'avait point été aperçu, sut se contenir et attendit jusqu'au lendemain pour faire part de sa découverte à ses frères. Après s'être bien consultés, ils résolurent de supporter secrètement un affront dont ils ne pouvaient interrompre le cours sans se venger, et dont ils ne pouvaient tirer vengeance sans déshonorer leur sœur ni se couvrir euxmêmes de honte ; ils espéraient que le moment de pouvoir remédier à ce désordre sans se compromettre ne tarderait pas à se présenter. Ils feignirent donc de tout ignorer et se conduisirent avec Laurent comme à l'ordinaire, afin qu'il ne comprît point qu'ils s'étaient aperçus de son intrigue. Cependant, comme le commerce de galanterie allait toujours son train et qu'il pouvait en résulter des suites fâcheuses pour leur sœur, ils se lassèrent d'attendre et prirent le parti de le rompre pour jamais. Dans cette idée, ils engagèrent un jour leur commis à aller se promener avec eux hors de la ville. Arrivés dans un lieu extrêmement solitaire, ils se jetèrent tout à coup sur lui et le poignardèrent, sans qu'il eût le temps de faire la plus petite résistance. Après l'avoir enterré sans être vus de personne, ils retournèrent à Messine, où ils firent courir le bruit qu'ils l'avaient éloigné pour les affaires de leur commerce. On le crut d'autant plus facilement, qu'il leur était souvent arrivé de l'envoyer en divers endroits. Mais comme il ne revenait pas, Isabeau, qui ne s'accommodait point de son absence, ne cessait de demander à ses frères quand est-ce qu'il serait de retour. Un jour qu'elle le demandait très-instamment : « Que signifie donc ceci ? lui dit un de ses frères. Qu'as-tu affaire de Laurent, pour te montrer si empressée de le revoir ? S'il t'arrive encore d'en parler, tu dois t'attendre à être traitée comme tu le mérites. » Isabeau, intimidée par une réponse si brusque et ne sachant à quoi attribuer cette menace, n'osa plus en demander des nouvelles. Cependant elle ne cessait de penser à lui et de gémir sur la longueur de son absence. Elle l'appelait souvent pendant la nuit, et le conjurait de venir essuyer les larmes que le chagrin d'en être séparée lui faisait répandre. Elle était inconsolable ; mais elle n'osait se plaindre à personne ; l'image de son amant ne la quittait pas un seul instant. Une nuit, après avoir longtemps soupiré avec larmes sur une absence aussi cruelle, elle s'endormit tout en lui faisant des reproches de son retardement à venir la consoler. Le sommeil ne se fut pas plutôt emparé de ses sens qu'elle crut voir Laurent en personne, pâle, défait, vêtu d'habits déchirés et couverts de sang, et lui entendre dire ces propres mots : « Hélas ! ma chère Isabeau, c'est vainement que tu m'appelles et que tu te tourmentes en me reprochant ma lon- gue absence. Apprends, ma chère amie, que je ne peux plus revenir te voir. Tes frères m'ont tué le dernier jour que tu me vis ; » et, après lui avoir indiqué le lieu où ils l'avaient enterré, il disparut. La jeune fille, à son réveil, crut à son songe comme à un article de foi, et se mit à pleurer amèrement. Lorsqu'elle fut levée, elle fut tentée d'en parler à ses frères ; mais, toute réflexion faite, elle n'en fit rien, de peur de les aigrir davantage. Elle résolut de se rendre seulement à l'endroit désigné, pour voir si celui qui lui avait apparu était réellement mort. Ayant donc obtenu de ses frères la permission d'aller se promener hors de la ville, avec son ancienne bonne, elle va tout droit en ce lieu. Son premier soin est de chercher la terre qui paraissait le plus fraîchement remuée. Elle s'arrête et creuse dans l'endroit où elle aperçoit une petite éminence. Elle ne fouille pas longtemps sans trouver le corps de son cher amant, qui n'était encore ni corrompu, ni défiguré, et voit alors avec douleur son songe réalisé. Ce triste spectacle renouvela ses gémissements et ses larmes ; mais jugeant que ce n'était pas là un lieu à s'abandonner au chagrin, elle suspendit ses sanglots pour songer à ce qu'elle devait faire du corps de son amant. Elle l'eût enlevé, si elle l'eût pu, pour le faire enterrer honorablement. Dans l'impossibilité d'exécuter ce projet, elle lui coupa la tête avec son couteau, l'enveloppa d'un mouchoir, la mit dans le tablier de sa domestique, et s'en retourna au logis, après avoir recouvert de terre le reste du corps. Arrivée dans sa chambre avec cette tête, elle la baisa mille fois et l'arrosa de ses larmes. Ne sachant comment la soustraire aux regards de ses frères, elle s'avisa de la mettre dans un de ces grands vases où l'on plante de la marjolaine ou d'autres fleurs. Elle commença par l'envelopper d'un beau mouchoir de soie, la couvrit ensuite de terre, et planta dessus un très-beau basilic salernitain, dans l'intention de ne l'arroser jamais que d'eau de rose, ou d'eau de fleurs d'oranger, ou de ses larmes. Elle ne se lassait point de regarder ce pot chéri qui renfermait les restes précieux de son cher Laurent. Elle pleurait quelquefois si abon- damment, que le basilic, sur lequel elle se penchait, en était inondé. Les soins continuels qu'elle en prenait, joints à la graisse que la terre recevait de cette tête, le firent croître à vue d'œil, et le rendirent plus beau et plus odoriférant. Isabeau au contraire dépérissait tous les jours. Ses yeux étaient enfoncés, son visage maigre et décharné ; en un mot, sa figure devint aussi hideuse qu'elle avait été agréable. Ses frères, surpris d'un si grand changement, apprirent d'une de leurs voisines qui avait souvent aperçu de sa fenêtre cette amante infortunée qu'elle ne cessait de gémir et de pleurer devant un vase qu'elle ne quittait presque point. Ils lui en firent des reproches ; et voyant qu'elle ne laissait pas de continuer, ils trouvèrent moyen de le lui dérober. La pauvre fille, ne le voyant plus, le demanda avec les plus vives instances. On ne crut pourtant pas devoir le lui rendre ; ce qui lui causa tant de douleur, qu'elle tomba dangereusement malade. Elle ne fit que demander son vase durant sa maladie. Ses frères, surpris d'un attachement si singulier, voulurent voir ce qu'il y avait dedans. Ils ôtent la terre, et trouvent une tête de mort. Elle n'était pas encore assez pourrie pour ne pas reconnaître, à ses cheveux crêpés, que c'était celle de Laurent. Il est aisé de se figurer leur étonnement. La peur qu'ils eurent que leur crime ne fût découvert les détermina à enterrer cette tête et à sortir promptement de Messine. Ils se retirèrent secrètement à Naples, et laissèrent leur sœur Isabeau en proie à sa propre douleur. Cette pauvre fille, qui ne cessait de demander son vase, mourut bientôt après. Le genre de sa mort, la disparition de ses frères, et quelques propos lâchés par la femme qui l'avait accompagnée dans l'endroit où Laurent avait été enterré, rendirent la chose presque publique, et l'on fit sur cette aventure une romance qu'on chante encore aujourd'hui ; c'est celle qui commence ainsi : Quel est le mortel inhumain Qui m'a volé sur ma fenêtre Le basilic salernitain ? etc. NOUVELLE VI LES DEUX SONGES Il y eut autrefois dans la ville de Brescia un gentilhomme connu sous le nom de messire Le Noir, de Ponte-Carraro, qui, entre autres enfants, avait une fille, nommée Andrée, que la nature et l'art avaient pris plaisir à orner de leurs dons les plus précieux. Elle était dans l'âge de se marier, quand elle devint amoureuse d'un de ses voisins, nommé Gabriel, de naissance obscure, mais doué de toutes les qualités qui font l'honnête homme et l'homme aimable. La jeune demoiselle trouva moyen de lui faire savoir l'inclination qu'elle avait pour lui ; elle se servit pour cet effet du ministère d'une femme de chambre qui lui était fort affidée. Cette fille lui ménagea plusieurs rendez-vous dans le jardin de messire Le Noir, où nos amants ne tardèrent pas à se livrer à toutes les jouissances de l'amour. Pour cimenter leur union de manière que la mort seule fût capable de la rompre, ils prirent le parti de se marier secrètement, si l'on peut appeler mariage une promesse réciproque faite par serment et par écrit d'être toujours unis et de s'épouser dès qu'ils en auraient la liberté. Continuant donc de se voir comme mari et femme, il arriva que la jeune demoiselle rêva une nuit qu'elle était dans le jardin avec son cher Gabriel, qu'elle le tenait entre ses bras ; que dans cette situation elle avait vu sortir du corps de son amant quelque chose de noir et d'affreux, dont elle n'avait pu démêler la forme ; que ce je ne sais quoi, ayant saisi Gabriel, avait, malgré ses efforts, arraché cet amant d'entre ses bras, et qu'ensuite cette espèce de fantôme avait disparu avec sa proie, après s'être roulé quelque temps par terre. La douleur que lui causa ce songe vraiment effrayant la réveilla en sursaut. Elle eut peine à revenir de sa frayeur. Quoiqu'elle eût repris l'usage de ses sens et qu'elle fût très-contente de voir que ce n'était qu'un rêve, elle ne laissait pas d'être inquiète par la crainte que ce songe ne se réalisât. C'est pourquoi elle fit tout son possible pour empêcher Gabriel, qui devait aller la voir la nuit suivante, de se rendre au jardin. Néanmoins, comme son amant s'obstinait à ne point vouloir faire le sacrifice de ce rendez-vous, et qu'elle craignait de lui déplaire et de donner lieu à des soupçons injurieux à sa fidélité, elle consentit à le recevoir. Après s'être amusés un moment à cueillir des roses blanches, des roses vermeilles et d'autres fleurs, ils allèrent s'asseoir auprès d'une fontaine, où ils avaient coutume de se rendre pour goûter les divins plaisirs de l'amour. Quand ils se furent assez caressés, Gabriel voulut savoir la raison pourquoi sa maîtresse l'avait fait prier de remettre ce rendez-vous à un autre jour. Elle ne se fit aucun scrupule de la lui dire, et lui raconta son rêve, en lui témoignant combien elle en avait été alarmée. Le jeune homme rit beaucoup de sa simplicité, lui faisant remarquer que les songes ne signifient rien, et qu'ils n'ont, le plus souvent, d'autre cause que l'excès ou le trop de sobriété dans le manger. « S'il fallait ajouter foi aux songes, continua-t-il, j'en ai fait un aussi la nuit dernière, qui m'aurait empêché de venir ici. J'ai rêvé que, chassant dans une belle et vaste forêt, j'avais rencontré une biche extrêmement blanche, et tout à fait jolie, qui s'était en peu de temps si familiarisée avec moi, qu'elle me suivait partout. Flatté d'une telle affection, j'ai beaucoup caressé ce joli petit animal. Je m'y suis si fort attaché, que, de peur de le perdre, j'ai mis à son cou un collier d'or, duquel pendait une chaîne du même métal, que je tenais à la main. Après avoir marché quelque temps, je m'arrête pour me reposer, et mets sur mes genoux la tête de la biche, qui me paraissait également fatiguée, lorsqu'une lionne noire, affamée et horrible à voir, sortie de je ne sais où, s'offre tout à coup à mes regards. Ce hideux animal se jette aussitôt sur moi et me déchire le côté gauche, comme s'il voulait m'arracher le cœur, sans que je fasse le moindre mouvement pour fuir ou pour lui résister. La violence du mal que je croyais sentir m'ayant alors éveillé, mon premier mouvement a été de porter ma main sur le côté, et le trouvant sans blessure, je ne pus m'empêcher de rire, un moment après, de ma crédulité. Ce songe, continua-t-il, ne signifie absolument rien. J'en ai fait cent fois de pareils, et de plus affreux encore, sans qu'il m'en soit jamais rien arrivé de fâcheux. Ainsi, ma chère amie, moquez-vous de celui que vous avez fait comme je me ris du mien. Ne pensons qu'à nous bien aimer et qu'à jouir des plaisirs de l'amour. Le récit de ce songe redoubla la frayeur de la belle ; mais, comme elle craignait d'attrister son amant, elle lui cacha ses craintes autant qu'il lui fut possible. Pour mieux lui donner le change sur les noirs et confus pressentiments qu'elle avait et pour tâcher de les oublier elle-même, elle l'embrassait et le caressait de temps en temps. Mais elle avait beau lui prodiguer ses caresses et en recevoir de sa part, qui n'étaient ni moins tendres, ni moins vives, son imagination alarmée lui présageait continuellement quelque malheur et lui causait des distractions. Elle regardait son amant plus que de coutume, et ne détournait ses regards de dessus lui que pour les porter de tous les côtés du jardin, pour voir s'il ne paraissait rien de noir. Dans un des moments où elle était occupée de regarder de part et d'autre, elle entend Gabriel pousser un gros soupir et lui dire d'une voix presque éteinte : « À mon secours, ma chère amie ; hélas ! je me meurs. » À peine a-t-il prononcé ces paroles, qu'il tombe à ses pieds. Andrée se hâte de le relever, appuie sa tête contre ses genoux, et l'arrosant de ses larmes, lui demande, tout éperdue, quelle est la cause de son mal. Son amant n'a pas la force de lui répondre ; une sueur froide couvre son visage, il se sent suffoquer : un moment après il rend le dernier soupir. Il serait difficile d'exprimer la douleur de sa maîtresse, qui l'aimait avec passion. Elle l'appelle, porte ses mains tremblantes sur tous ses membres pour s'assurer s'il vit encore ; et le trouvant sans mouvement et froid comme glace, elle gémit, elle pleure, elle se dé- sespère. Ne pouvant plus douter qu'il ne fût mort, elle va, tout éplorée, appeler sa femme de chambre et lui faire part, en sanglotant, du malheur qui vient d'arriver. Après avoir follement tenté de rappeler Gabriel à la vie et avoir répandu bien des larmes sur son corps, Andrée dit à sa domestique d'un ton de désespoir que, puisqu'elle avait perdu ce qu'elle avait de plus cher au monde, elle était résolue de renoncer à la vie ; mais qu'avant de se donner la mort, elle voudrait bien trouver moyen de mettre son honneur à couvert, et de faire rendre à son cher amant les honneurs de la sépulture. « Dieu vous préserve, mademoiselle, répondit la confidente, de devenir homicide de vousmême ! Ce serait le vrai moyen de perdre votre amant dans l'autre monde comme vous l'avez perdu dans celui-ci : vous iriez droit en enfer, où je suis assurée que l'âme de cet honnête jeune homme n'est point allée. Il vaut mieux vous consoler et soulager l'âme de Gabriel par vos prières et vos bonnes œuvres, si elle en a besoin. Pour ce qui est de la sépulture, cela ne doit pas vous inquiéter. Il importe peu en quel lieu on soit enterré, pourvu qu'on le soit. Nous enterrerons votre amant dans le jardin ; personne n'en saura rien, puisqu'on ignore qu'il y soit venu. Nous pouvons aussi le porter dans la rue ; les premiers qui l'y trouveront ne manqueront pas d'en avertir ses parents, qui se chargeront du soin de le faire enterrer. » La jeune veuve, tout affligée qu'elle était, ne laissait pas d'écouter la servante. « À Dieu ne plaise, répondit-elle en sanglotant, que je souffre qu'un amant qui m'a été si cher, qu'un mari qui m'aimait si fort, soit enterré comme un chien, ou jeté dans la rue comme une charogne ! Il a eu mes larmes, et je veux qu'il ait celles de ses parents, s'il se peut. Je sais ce que nous avons à faire. » Elle lui donna ordre aussitôt d'aller prendre une pièce de drap de soie qu'elle avait dans son armoire, et la lui ayant apportée, elles enveloppèrent le mort de ce drap, après avoir fermé ses yeux, et avoir mis sous sa tête un petit carreau. Andrée dit ensuite à sa femme de chambre : « J'ai encore besoin de ton secours, ma chère amie. La maison de Gabriel n'est pas fort éloignée, nous pouvons l'y porter aisément ; nous le placerons sur le seuil de la porte ; on ne manquera pas de le recueillir quand le jour paraîtra. Ce ne sera pas sans doute une grande consolation pour ses parents ; mais c'en sera une grande pour moi de lui voir rendre les derniers devoirs. » Après ces mots, elle se jeta de nouveau sur le corps et le baigna de ses larmes ; elle ne pouvait s'en séparer ; mais, pressée par la domestique, parce que le jour approchait, elle se leva et tira alors de son doigt le même anneau que Gabriel lui avait donné en l'épousant, comme un gage de sa fidélité, et le mit à celui du mort, en disant : « Si ton âme voit mes larmes, ou si quelque sentiment reste au corps quand l'âme en est séparée, reçois, cher amant, avec reconnaissance le dernier présent que te fait celle que tu as si tendrement aimée. » À peine eut-elle fini ces mots, qu'elle tomba évanouie. Aussitôt qu'elle fut revenue, elles prirent le drap chacune par un bout, et se mirent en devoir de porter le mort devant sa maison. Elles furent surprises et arrêtées en chemin par la garde du podestat, qu'un accident avait attirée dans ce quartier. À cette rencontre imprévue, Andrée eût voulu être morte. Elle prit cependant son parti sur-lechamp : « Je sais, leur dit-elle en les reconnaissant, qu'il ne me servirait de rien de prendre la fuite ; me voilà disposée à comparaître devant le podestat, pour lui raconter la vérité ; mais qu'aucun de vous ne soit assez hardi pour mettre la main sur moi, puisque j'obéis volontairement, ou pour ôter rien de ce qui est sur ce mort, s'il ne veut s'exposer à être sévèrement puni. » Ils la menèrent donc chez le gouverneur, qui la fit entrer dans sa chambre, où elle lui raconta ce qui s'était passé. Après que le magistrat l'eut interrogée sur plusieurs choses, il fit visiter le mort par des médecins, pour voir s'il n'avait point été empoisonné ou tué d'une autre manière. Tous assurèrent que non, disant qu'il avait été étouffé par un abcès qu'il avait auprès du cœur. Le gouverneur, assuré par ce rapport de l'innocence de la demoiselle, dont la beauté l'avait vivement frappé, s'avisa de vouloir lui faire entendre par ses discours qu'il était maître de son sort, qu'il ne tenait qu'à lui de la faire enfermer, ajoutant que si elle voulait se prêter à ses désirs amoureux, il lui rendrait la liberté. Il ne négligea rien pour la séduire ; et voyant que les supplications ne servaient de rien, il voulut user de violence ; mais la demoiselle, que l'indignation rendait courageuse, se défendit avec vigueur, et le repoussa en lui parlant d'un ton fier et imposant. Il était déjà grand jour. Le père d'Andrée, qui, dans cet intervalle, avait été instruit de tout, courut au palais, accompagné de plusieurs de ses amis, pour réclamer sa fille. Il arriva assez à temps pour la délivrer des persécutions du gouverneur. Celui-ci, qui voulait prévenir les plaintes de la demoiselle, fit au père l'éloge de sa vertu, déclarant lui-même qu'il avait tâché de la séduire pour l'éprouver. Il ajouta qu'il était si enchanté de sa résistance et si épris de ses charmes, que s'il voulait la lui donner en mariage, il était prêt à l'épouser, quoiqu'il n'ignorât pas le peu de naissance de son premier mari. Le podestat avait à peine achevé de parler, qu'Andrée, entendant la voix de son père de la pièce où elle était restée, courut se jeter à ses pieds, et pleurant à chaudes larmes : « Il est inutile, lui dit-elle, mon cher père, que je vous entretienne de ma faute et de mon malheur ; vous en êtes suffisamment informé : je me borne à vous demander très-humblement pardon de m'être mariée à votre insu. Le pardon que je sollicite à vos genoux n'est pas pour prolonger ma vie ; je mourrai, s'il le faut, de grand cœur, pourvu que je meure avec votre amitié. » Messire Le Noir, déjà vieux et naturellement bon et sensible, ne put retenir ses larmes ; il la releva, en lui disant d'une voix pleine d'attendrissement : « J'aurais sans doute aimé, ma chère enfant, que tu m'eusses marqué plus de soumission, en prenant un mari de ma main ; mais je ne suis pourtant pas fâché que tu en aies pris un à ton gré. Je ne me plains que de ton peu de confiance dans le plus tendre des pères. Pourquoi m'avoir fait un secret de ton mariage ? Je l'aurais certainement approuvé, puisque ton bonheur en dépendait. Ainsi, comme j'aurais reconnu Gabriel vivant pour mon gendre, je veux qu'on le reconnaisse pour tel après sa mort. » Puis, se tournant vers ses parents et ses amis, il leur dit de se préparer à lui rendre les honneurs de la sépulture. Les parents du défunt, qu'on avait avertis de l'accident qui était arrivé, se réunirent à ceux de la jeune veuve. On mit le corps au milieu de la cour, toujours étendu dans le drap de soie. On l'exposa dans une plus grande cour, qu'on ouvrit à tout le monde, où il fut visité de presque tous les honnêtes gens de la ville, qui l'honorèrent de leurs regrets et de leurs larmes. Il fut ensuite porté au tombeau sur les épaules de plusieurs nobles citoyens, et avec toutes les cérémonies d'usage aux funérailles des gens de distinction. Quelque temps après, le podestat, toujours épris des charmes de la belle Andrée, revint à la charge auprès du père. Celuici en parla à sa fille, qui n'y voulut jamais consentir. Elle lui demanda la permission de se retirer dans un couvent avec sa femme de chambre. Son père, qui ne voulait point la gêner, lui donna son consentement, et elle pratiqua les devoirs de religion avec plus d'ardeur encore qu'elle n'avait rempli ceux de l'amour. NOUVELLE VII LE CRAPAUD OU L'INNOCENCE JUSTIFIÉE HORS DE SAISON Il n'y a pas encore beaucoup de temps qu'il y avait à Florence une jeune fille, nommée Simone, issue de parents pauvres, mais jolie à ravir, et assez bien élevée pour son état. Comme elle était obligée de travailler pour vivre, elle filait de la laine pour différents particuliers. Le soin de songer à gagner sa vie ne la rendait point inaccessible à l'amour. Pasquin, jeune homme d'une condition à peu près égale à la sienne, eut occasion de la connaître, en lui apportant de la laine à filer, pour un fabricant dont il était commis, et la trouvant aussi honnête que jolie, il ne put se défendre d'en devenir amoureux. Il lui fit assidûment la cour, et ne tarda pas à se rendre agréable à ses yeux. S'apercevant qu'il commençait à faire impression sur le cœur de la belle, il redoubla de soins, pressa, sollicita, et acheva de l'enflammer au point qu'elle soupirait après lui presque à chaque fois qu'elle tournait son fuseau. Sous prétexte de veiller à ce que la laine de son bourgeois fût bien filée et le fût avant toute autre, il lui rendait de fréquentes visites. Le temps qu'il passait auprès d'elle lui paraissait toujours trop court. Il l'employait à lui parler de sa tendresse, à lui vanter les plaisirs de l'amour, à l'exhorter, à la solliciter de répondre à sa flamme, et de le rendre le plus heureux des hommes en consentant à l'être ellemême. Le cœur de Simone était de moitié dans tous les discours de son amant ; mais la timidité l'empêchait de céder à ses sollicitations. L'un devenu plus hardi, et l'autre moins honteuse, ils mêlèrent enfin leurs fuseaux, et trouvèrent tant de plaisir dans ce mélange, qu'ils s'exhortèrent mutuellement à le continuer. Leur amour, au lieu de s'affaiblir par la jouissance, devenait chaque jour plus ardent, ils ne laissaient jamais échapper l'occasion d'en goûter les fruits ; elle se présentait souvent, mais beaucoup moins qu'ils ne désiraient. D'ailleurs, la crainte d'être surpris abrégeait souvent leurs plaisirs. C'est ce qui fit naître à Pasquin le désir de voir sa maîtresse ailleurs que chez elle, afin de pouvoir se livrer tout à son aise à ses transports. Dans cette intention, il lui indiqua un jardin où ils seraient à l'abri de toute espèce d'alarme et de soupçon. Simone accepta avec joie la proposition, et promit de s'y trouver le dimanche suivant, après dîner. Le jour arrivé, elle dit à son père qu'elle allait avec Lagine, une de ses bonnes amies, à l'église de Saint-Gal, pour y gagner l'indulgence plénière, et, accompagnée de sa camarade, elle courut droit au jardin. Son amant l'y attendait avec un de ses amis, nommé Puccin, mais qu'on appelait le plus communément le Strambe. Celui-ci profita de l'occasion pour faire connaissance avec Lagine. Il la complimenta sur sa gentillesse, et ils devinrent bientôt bons amis. Pendant que ceux-ci étaient tout occupés à s'entretenir d'amourettes, Pasquin et Simone se retirèrent dans un coin. Il est aisé de deviner ce qu'ils y firent. Il y avait dans cet endroit une grande et belle plante de sauge. Pendant que nos deux amants se félicitent de se trouver dans un lieu si agréable, et qu'ils prennent des mesures pour y revenir bientôt, Pasquin cueille une feuille de cette sauge, et s'en frotte les dents, sous prétexte qu'il n'y a rien de meilleur pour les blanchir. Mais à peine cette plante a-t-elle touché ses gencives, qu'il pâlit ; bientôt après il perd la vue, la parole et la vie. Simone, surprise d'un accident si funeste et si prompt, jette les hauts cris, pleure, se désespère. Elle appelle Strambe et Lagine, qui volent à son secours. Rien d'égal à leur étonnement, quand ils voient Pasquin étendu par terre et sans mouvement. Le Strambe, qui s'aperçoit que le corps de son ami est enflé, et son visage couvert de taches noires : « Ah ! malheureuse, s'écrie-t-il, tu l'as empoisonné ! » Les voisins et les maîtres du jardin, accourus aux cris de Simone et trouvant le corps de son amant tout noir et enflé, joignent leurs soupçons et leurs reproches à ceux de Strambe, et cette pauvre fille, que l'excès de la douleur empêchait de se justifier, achève, par son silence, de leur persuader qu'elle est coupable. Elle eut beau vouloir s'en défendre quand ses sens furent un peu calmés, on la saisit, et elle fut conduite devant le podestat, en présence duquel elle fut accusée par Strambe, et par deux amis de Pasquin, qui étaient survenus, dont l'un portait le nom d'Attio, et l'autre celui de Malaisé. Le juge travailla sans délai à l'instruction de l'affaire ; il interrogea Simone, et d'après ses réponses, ne pouvant se figurer qu'elle fût criminelle, voulut se transporter avec elle à l'endroit où l'événement était arrivé et où le corps du mort était encore étendu, pour apprendre d'elle-même toutes les circonstances de cette mort subite. Arrivée sur les lieux, Simone raconta au juge dans le plus grand détail comment la chose s'était passée. Pour mieux persuader qu'elle n'en imposait pas, elle se mit à répéter les discours de Pasquin, la situation et l'attitude où il se trouvait, ses mouvements, ses gestes, et porta la représentation jusqu'à prendre une feuille de la même sauge, dont elle se frotta les dents, à son imitation. Les spectateurs traitèrent toutes ses simagrées de dessein frivole. Strambe et les deux autres témoins l'accusaient avec encore plus de chaleur, et demandaient instamment que le feu fût son supplice, lorsque la malheureuse Simone, à qui le chagrin d'avoir perdu son cher amant et la crainte de la peine sollicitée par ses accusateurs ôtaient l'usage de la parole, tomba morte, au grand étonnement de tous les assistants. Ainsi finirent en un jour, et presque à la même heure, l'amour et la vie de ces deux amants ; heureux tous deux, s'ils s'aiment dans l'autre monde comme ils s'aimaient dans celuici ! mais trois fois plus heureuse la tendre Simone, dont l'innocence triompha, par cette mort, du faux témoignage de Strambe, d'Attio et de Malaisé, gens de la lie du peuple, mais plus méprisables encore par la bassesse de leurs sentiments que par l'obscurité de leur naissance ! Le juge et le reste des spectateurs étaient au comble de l'étonnement. Cependant, après les premiers moments de surprise, le podestat, voyant que cette sauge devait être venimeuse, donna des ordres pour qu'on l'arrachât, afin de prévenir de pareils accidents. À peine en eut-on abattu le pied, qu'on trouva, sous les racines, un crapaud d'une grosseur énorme, et l'on ne douta point qu'il n'eût infecté cette plante de son venin, et que ce ne fût la cause de la mort de ces deux personnes. La vue de cet animal fit tellement frémir les assistants, que personne n'eut le courage de le tuer. Chacun craignait avec raison d'en approcher, de peur du venin qu'il pouvait exhaler. On prit le parti de jeter beaucoup de feu dans le creux où il était, et de le brûler vivant avec la plante qu'il avait empoisonnée. Il est, je pense, inutile de dire qu'on ne continua pas le procès commencé contre l'infortunée Simone. On l'enterra avec son amant, dans l'église de Saint-Paul, sa paroisse ; et ses propres accusateurs se firent un devoir d'assister à ses funérailles. NOUVELLE VIII LA FORCE DU SENTIMENT S'il faut en croire la tradition, il y eut dans notre ville de Florence un très-riche marchand, nommé Léonard Sighieri, qui n'eut de sa femme qu'un fils, à qui l'on donna le nom de Jérôme. Sa naissance fut suivie de fort près de la mort du père, qui laissa heureusement ses affaires en fort bon état. Les tuteurs de l'enfant régirent son bien avec beaucoup de probité, conjointement avec la veuve. Jérôme, devenu grand, se familiarisa avec les autres enfants du voisinage, et particulièrement avec la fille d'un tailleur. Cette familiarité devint, avec l'âge, un amour aussi tendre que violent. Jérôme n'était content que lorsqu'il était avec cette fille, ou qu'il la voyait, ou qu'il parlait d'elle. Sa mère s'en aperçut ; elle lui en fit des reproches, et le châtia même plusieurs fois à ce sujet. Quand elle vit qu'il persistait à l'aimer et à rechercher les occasions de se trouver avec cette fille, qui ne l'aimait pas moins tendrement, elle prit le parti de s'en plaindre à ses tuteurs. Cette femme, qui avait l'ambition d'élever son fils au-dessus de son état, leur tint à peu près ce langage : « Vous saurez que mon fils, quoiqu'il ne soit encore âgé que de quatorze ans, est passionnément amoureux de la fille d'un tailleur, notre voisin, nommé Silvestre. Or si nous n'apportons un prompt remède à cette passion, il pourra fort bien se faire qu'il l'épouse un jour secrètement ; et je mourrais de douleur si cela arrivait. Pour prévenir ce malheur, je serais d'avis que nous l'envoyassions dans quelque ville éloignée, chez un bon négociant. Je suis intimement persuadée qu'il n'aura pas plutôt perdu de vue l'objet dont il est épris qu'il l'oubliera ; et, à son retour, nous pourrons le marier à une demoiselle de bonne mai- son. » Les tuteurs approuvèrent fort son avis, et lui promirent de se prêter de tout leur pouvoir à ses vues. Ils appellent d'abord le jeune homme dans le magasin : « Mon cher enfant, lui dit l'un d'eux avec beaucoup de douceur, te voilà assez grand pour commencer à prendre connaissance de tes affaires. Nous serions donc très-charmés que tu allasses passer quelque temps à Paris, pour apprendre le commerce chez quelque habile négociant et te mettre en état de juger ensuite par toi-même si nous avons bien ou mal régi tes biens, dont une partie se trouve d'ailleurs dans les comptoirs de cette ville. Outre les lumières que tu acquerras sur le commerce, tu pourras te former, te polir dans ce qu'on appelle la bonne compagnie, qu'il te sera facile de fréquenter. Il n'y a pas de ville au monde où il y ait plus de politesse et plus de gens aimables ; tu en prendras les mœurs et les manières, après quoi tu reviendras ici. » Le pupille écouta ce discours avec beaucoup d'attention, et répondit, sans balancer, qu'il pouvait faire tout cela à Florence, et qu'il n'irait point à Paris. On eut beau insister, lui vanter tous les avantages qui devaient lui revenir ; on eut beau le flatter, le caresser, il n'y eut pas moyen de lui faire dire autre chose. Les tuteurs en firent le rapport à la mère. Cette femme, irritée non de ce que son fils refusait d'aller à Paris, mais de ce qu'il était toujours amoureux, l'accabla de reproches et d'injures. Elle eut ensuite recours à la douceur ; elle le flatta, le caressa, le pria de toutes les manières de se conformer à la volonté de ses tuteurs : enfin elle sut si bien faire, qu'elle le fit consentir d'aller passer un an en France, avec promesse de le rappeler après ce temps expiré. On ne lui tint pas parole, car on le fit demeurer deux ans entiers à Paris, sous l'espoir de l'envoyer chercher de jour en jour. Jérôme, qui n'en avait pas passé un seul sans penser à la fille de Silvestre, que l'éloignement lui rendait plus chère encore, était furieux de tous ces délais, et serait venu de luimême à Florence, si l'on n'eût eu l'art de lui faire continuellement envisager son rappel comme très-prochain. De retour enfin dans sa patrie, toujours possédé du même amour, impatient de savoir des nouvelles de celle qui en est l'objet, il s'empresse d'en demander, en attendant qu'il puisse la voir. On lui dit qu'elle est mariée. Cette nouvelle fut pour lui un coup de poignard. Il était inconsolable ; mais le mal était sans remède, il fallut prendre patience. Une passion que l'absence n'avait fait qu'augmenter ne se déracine pas aisément : Jérôme était trop dominé par la sienne pour songer seulement à vouloir en guérir. Il ne perdit point l'espérance d'être heureux. Persuadé que sa chère maîtresse conservait toujours pour lui les mêmes sentiments, il s'informa quelle maison elle habitait. Il passa et repassa devant ses fenêtres, mais toutes ses démarches furent inutiles ; soit que la belle ne l'aperçût point, soit qu'elle l'eût entièrement oublié, elle ne lui donna aucun signe de vie. Jérôme ne perdit point courage ; il tenta toute sorte de moyens pour la voir et tâcher de regagner ses bonnes grâces, supposé qu'il les eût perdues. Il résolut de lui parler à quelque prix que ce fût. Il forme donc le projet de s'introduire secrètement dans sa maison. Il en apprend tous les êtres par un voisin de la dame, et après avoir guetté le moment favorable, y entre sans être aperçu, un soir qu'elle et son mari étaient allés veiller chez un de leurs amis. Il se cache dans la chambre à coucher, derrière un lit de camp. Là, le cœur agité par l'amour et la crainte, il attendit qu'ils fussent rentrés et couchés. Aussitôt qu'il comprit que le mari dormait, il alla, sur la pointe des pieds, vers le lit, du côté où la femme s'était couchée. Encouragé par le sommeil du mari qui ronflait, il se hasarda à poser sa main sur la gorge de son ancienne maîtresse, et, se courbant en même temps, lui dit d'une voix extrêmement basse : « Ne dis rien, ma chère amie, si tu ne dors pas ; je suis Jérôme, ton bon ami, qui ne peut vivre sans t'aimer et qui t'aimera jusqu'au tombeau ; ne dis rien, je t'en prie. » La belle, qui ne dormait pas, faillit se trouver mal de frayeur. « À quoi vous exposez-vous ? lui répondit-elle toute tremblante. Au nom de Dieu, au nom de l'attachement que vous dites avoir pour moi, retirez-vous, je vous en conjure ; si mon mari se réveille, vous êtes perdu, et vous serez cause que nous vivrons mal ensemble, ce que nous n'avons pas fait jusqu'ici. Il m'aime, il me rend heureuse : vous êtes trop honnête pour vouloir troubler notre repos. » Qu'on juge de l'impression que dut faire ce discours sur le cœur du jeune homme ! Il en fut extrêmement affligé. Il ne laissa pourtant pas de rappeler à sa maîtresse leur amitié passée, de lui jurer que l'éloignement et l'absence, au lieu de nuire à sa tendresse, n'avaient fait que l'augmenter, et lui déclara que si elle ne consentait à l'aimer comme autrefois, il se tuerait de désespoir. Ni ses prières ni ses menaces ne purent déterminer la dame à lui accorder la moindre faveur. Jérôme était trop amoureux pour lâcher prise ; un baiser qu'il fit à la dame avait porté un feu dévorant dans son âme ; mais ce feu ne l'empêchait sans doute pas d'avoir son corps gelé de froid. On était dans l'hiver ; il demanda pour dernière grâce qu'il lui fût au moins permis de se coucher à côté d'elle, pour se réchauffer un peu, avec promesse de ne lui rien faire qui pût lui déplaire le moins du monde, et de se retirer aussitôt après qu'il se sentirait réchauffé. La jeune femme, touchée de compassion, lui accorda cette petite grâce, à condition toutefois qu'il ne lui parlerait plus de rien. Elle se pousse donc pour lui faire place, et Jérôme se met doucement à son côté. Le pauvre garçon ne jouit pas longtemps de cette légère faveur ; car, soit qu'il succombât à la douleur de n'être plus aimé de celle qu'il avait lui-même tant aimée et qu'il idolâtrait encore, soit que les efforts qu'il faisait pour retenir les mouvements impétueux de sa passion eussent détraqué ses organes, il mourut incontinent, sans proférer une seule parole. La belle, surprise de sa grande tranquillité, et voyant qu'il ne se pressait point de se retirer, prit le parti de l'en prier. Comme elle n'en recevait point de réponse, elle crut qu'il s'était endormi. Elle avance alors la main, et se met en devoir de l'éveiller. Étonnée de le trouver froid comme glace, elle le touche, le secoue, le retouche, et ne doute pas qu'il ne soit mort. On peut imaginer quels durent être sa douleur et son embarras. Quel parti prendre ? que faire en pareille conjoncture ? Que dira-t-elle à son mari ? Elle imagina de le pressentir sur le fait, avant de lui dire qu'il lui fût personnel. Après l'avoir éveillé, elle le lui raconta comme étant arrivé à une femme de sa connaissance ; puis elle lui demanda quel conseil il lui donnerait, si elle se trouvait elle-même dans un cas pareil. Le mari répondit qu'il faudrait porter sans bruit le corps du galant devant sa maison, sans savoir mauvais gré de l'aventure à la femme, puisqu'elle n'y aurait point donné lieu. « C'est donc, répliqua-t-elle, ce que nous avons à faire. » Elle lui prit en même temps la main, et lui fit toucher le corps glacé de Jérôme. Le mari, fort chagrin d'un pareil événement, se lève, allume une chandelle, prend le mort sur ses épaules, et, sans faire le moindre reproche à sa femme, qu'il croit vraiment innocente, le porte devant la maison de sa mère, et revient tranquillement se coucher. Le lendemain, toute la ville fut instruite de cette mort. On ne savait à quoi l'attribuer. La mère de Jérôme était inconsolable. Elle fit examiner le corps de son fils par des médecins qui, n'y trouvant ni plaie ni meurtrissure, dirent qu'il devait être mort de chagrin. Il fut porté à l'église, où la mère, suivant notre usage, se rendit en habits de deuil, accompagnée des parents et des amis du voisinage. Cependant le mari de la fille Silvestre, curieux d'apprendre si l'on savait quelque chose de l'aventure, engagea sa femme à se couvrir d'un voile, à aller à l'église, à se mêler parmi les femmes du deuil, pour tâcher de découvrir ce que l'on pensait de cette mort inopinée. « J'irai aussi de mon côté, ajouta-t-il, et je me glisserai parmi les hommes pour entendre ce qu'on dira. » La cruelle amante de Jérôme, sensible, mais trop tard, à l'amour extrême que ce jeune homme avait eu pour elle, fut charmée de la proposition de son mari, qui la mettait à portée de rendre les derniers devoirs à celui dont elle avait sujet, en quelque sorte, de se reprocher la mort. Elle se couvrit donc d'une cape, et arriva à l'église, le cœur plein de tristesse. Qu'il est difficile de connaître les puissants effets de l'amour ! Le cœur de cette femme, que la brillante fortune de Jérôme n'avait pu toucher, fut vivement ému et attendri à la vue du convoi ; la passion qu'elle avait eue autrefois pour ce fidèle amant reprit tout à coup son premier empire. Son cœur s'ouvre au repentir et à la plus vive compassion, et, s'abandonnant entièrement à la douleur, elle suit le deuil dans l'église, perce la foule, pénètre jusqu'à l'endroit où repose le corps de Jérôme, se jette sur lui en sanglotant et en poussant un cri qui alla jusqu'au cœur des assistants. À peine eut-elle vu le visage de celui que le chagrin de n'avoir pu l'attendrir avait étouffé, qu'elle fut étouffée ellemême par la force du sentiment douloureux de l'avoir perdu. Les autres femmes, sans savoir qui elle était, à cause du voile qui la couvrait, et qui la prenaient peut-être pour la mère du défunt, se mettent aussitôt en devoir de la consoler et de la faire retirer ; voyant qu'elle ne bougeait pas de place, elles la saisissent par les bras et la trouvent morte. Leur étonnement redoubla lorsque, après lui avoir ôté le voile, elles la reconnurent pour la fille de Silvestre, que Jérôme avait tendrement aimée. Alors les pleurs de la mère de recommencer, et les gémissements des autres femmes de se faire entendre. Le bruit de cette mort parvint bientôt à l'endroit où étaient les hommes. Le mari, qui fut des premiers à en être informé, se livra à la douleur et aux larmes, sans vouloir recevoir aucune consolation. L'excès de son affliction ne lui laissant plus l'usage de sa raison, il se mit à conter ce qui était arrivé la nuit précédente, et chacun vit plus clairement la cause de la mort de ce couple d'amants infortunés. On suspendit l'inhumation de Jérôme, pour l'ensevelir dans le même tombeau que sa maîtresse ; de sorte que la mort fit ce que l'amour n'avait pu faire en les unissant pour ne plus se séparer. NOUVELLE IX LE MARI JALOUX ET CRUEL Personne n'ignore qu'il y eut autrefois en Provence deux nobles chevaliers de réputation, connus, l'un sous le nom de Guillaume de Roussillon, et l'autre sous celui de Guillaume Gardastain. Comme ils étaient tous deux fort célèbres par leurs exploits militaires, ils se lièrent d'amitié, et se trouvaient toujours ensemble aux tournois, aux joutes et aux autres exercices de chevalerie, et prenaient plaisir à porter ordinairement les mêmes couleurs de distinction. Ils faisaient leur séjour ordinaire chacun dans son château, à cinq ou six lieues l'un de l'autre. Comme ils se voyaient fréquemment, il arriva que, malgré l'amitié qui les unissait, Gardastain devint passionnément amoureux de la femme de Roussillon, qui était très-belle et trèsbien faite. La dame, sensible aux attentions, aux prévenances et au mérite du chevalier, ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle lui avait donné de l'amour ; sa vanité en fut si flattée, qu'elle attendait avec impatience qu'il lui déclarât ses sentiments, bien résolue d'y répondre d'une manière à lui donner toute la satisfaction qu'il pouvait désirer. Elle ne languit pas longtemps ; Gardastain lui ayant ouvert son cœur, ils furent bientôt d'intelligence, et se donnèrent réciproquement les plus tendres preuves d'amour. Soit que leurs rendez-vous fussent trop fréquents, soit qu'ils fussent mal concertés, le mari s'aperçut de leur intrigue. Dès ce moment, l'amitié qu'il avait pour Gardastain se changea en aversion ; mais il fut plus politique en haine que les deux amants ne l'étaient en amour. Il sut si bien cacher son ressentiment, qu'on ne se doutait même point qu'il pût être jaloux. Il l'était cependant à tel point, qu'il jura dans son cœur d'arracher la vie au perfide chevalier qui le trahissait. On venait de publier à son de trompe qu'il devait y avoir un grand tournoi aux environs de la Provence. Cette circonstance parut favorable à l'exécution de son dessein. Il fait savoir à Gardastain la nouvelle du tournoi, en le priant de le venir trouver, pour délibérer ensemble s'ils iraient, et de quelle manière ils s'habilleraient. Celui-ci, charmé de l'invitation, répondit qu'il irait sans faute le lendemain souper avec lui. Guillaume de Roussillon crut ne pas devoir différer plus longtemps sa vengeance. Dès le matin, armé de pied en cap, il monte à cheval, suivi de quelques domestiques, et va se mettre en embuscade à une demi-lieue de son château, dans un bois par où Gardastain devait passer. Après avoir attendu quelque temps, il le voit venir accompagné de deux valets seulement, et sans armes, comme gens qui ne se défient de rien. Aussitôt qu'il l'aperçoit, il court à lui comme un furieux, la lance à la main, et la lui plonge dans le sein en lui disant : « Voilà comme je me venge de la perfidie de mes amis. » Le chevalier, percé d'outre en outre, tombe mort, sans avoir eu le temps de proférer une seule parole. Ses domestiques piquent des deux, et s'en retournent au grand galop d'où ils venaient, sans savoir par qui leur maître avait été si lestement assassiné. Roussillon, se voyant seul avec ses gens, descend de cheval, ouvre, avec un couteau, le corps de Gardastain, lui arrache le cœur, l'enveloppe d'une banderole de lance, et ordonne à un de ses domestiques de l'emporter, avec défense à tous de jamais parler de ce qui venait de se passer, s'ils ne voulaient s'exposer à tout son ressentiment. Il reprit ensuite le chemin du château, et y arriva qu'il était déjà nuit. La dame, qui savait que Gardastain devait aller souper chez elle, l'attendait avec l'impatience d'une femme qui l'aimait tendrement. Surprise de ne le voir point venir avec son mari, elle lui en demanda la raison. « Il m'a fait dire, lui répondit-il, qu'il ne viendrait que demain. » Cette réponse ne plut guère à la belle ; mais force lui fut de n'en rien témoigner. À peine Guillaume avait-il mis pied à terre, qu'il appela son cuisinier. « Tiens, lui dit-il, prends ce cœur de sanglier, et prépare-le de la manière la plus délicate et la plus ragoûtante. Tu me le feras servir dans un plat d'argent. » Le cuisinier lui obéit, employa toute sa science pour l'apprêter, et en fit le meilleur hachis du monde. L'heure du souper arrivée, Guillaume se mit à table avec sa femme. L'idée du crime qu'il venait de commettre le rendait rêveur et lui ôtait l'appétit ; aussi mangea-t-il fort peu. On servit le hachis, dont il ne mangea point. La dame, qui ce soir-là était de fort bon appétit, en goûta, et le trouva si bon, qu'elle le mangea tout. « Comment avez-vous trouvé ce mets ? lui dit alors son mari. – Excellent, répondit-elle. – Je n'ai pas de peine à le croire, répliqua Guillaume ; il est assez naturel de trouver bon mort, ce qui vous a tant plu étant vivant. – Comment ? dit la dame après un moment de silence ; que m'avez-vous donc fait manger ? – Le cœur du perfide Gardastain, répond le chevalier, ce cœur que vous n'avez pas eu honte d'aimer, ce cœur que je lui ai arraché de mes propres mains, un moment avant mon arrivée ; oui, c'est ce cœur que vous venez de manger. » Je n'essayerai point de rendre la douleur de la dame à cette horrible nouvelle. Il suffit de savoir, pour s'en former une idée, qu'elle aimait Gardastain plus que sa vie. Son âme, naturellement sensible, était en proie à tous les sentiments capables de la déchirer. L'accablement où elle se trouvait l'empêcha quelque temps de parler ; mais enfin, revenue à elle : « Vous avez fait le personnage d'un lâche et perfide chevalier, lui dit-elle en soupirant. Gardastain ne m'a fait aucune violence ; moi seule je vous ai trahi, et c'est moi seule qu'il fallait punir. À Dieu ne plaise qu'après avoir mangé d'une viande aussi précieuse que l'est le cœur du plus aimable et du plus vaillant des chevaliers qui fut jamais, je sois tentée de la mêler avec d'autres, et de prendre jamais de nouveaux aliments ! » Elle se lève de table en achevant ces mots, se jette, sans balancer, par une fenêtre trèsélevée, et s'écrase en tombant. Guillaume de Roussillon connut alors sa faute, et se la reprocha amèrement. La peur le saisit, et lui fit promptement prendre la fuite. Le lendemain, l'aventure ayant été divulguée jusqu'aux moindres circonstances, les amis, les parents de la dame et du comte de Provence recueillirent les restes de ces corps, et les firent ensevelir ensemble, avec beaucoup de pompe, dans l'église du château du barbare chevalier. On grava sur leur tombeau une épitaphe qu'on y voit encore, et qui contient les qualités de ces deux amants infortunés et l'histoire de leur mort. NOUVELLE X ROGER DE JÉROLI OU LES BIZARRERIES DU SORT Il n'y a pas encore longtemps qu'il existait à Salerne un célèbre chirurgien, qu'on appelait maître Mazzeo de la Montagne, à qui il prit fantaisie de se marier, quoiqu'il fût d'un âge fort avancé. Il épousa donc une demoiselle de sa ville, jeune, fraîche, tout à fait gentille, et qui eût mérité un homme moins âgé. Le bonhomme n'épargnait rien pour lui plaire ; il lui prodiguait bagues, bijoux, robes du meilleur goût, enfin, tout ce qui est capable de flatter la vanité d'une jolie femme. Ce qu'il ne lui prodiguait pas, et ce qu'elle ambitionnait plus que toute autre chose, c'étaient les plaisirs de l'amour conjugal. Il la laissait se morfondre dans son lit, et agissait avec elle à peu près comme un autre Richard de Quinzica, dont nous avons parlé ci-devant, en lui prêchant le jeûne et l'abstinence sur ce chapitre, sous de vains prétextes, dont elle n'était jamais la dupe. Il voulait lui faire entendre, entre autres choses, qu'une femme devait s'estimer heureuse quand son mari la caressait une fois par semaine. La belle, qui n'en croyait rien, et qui voyait que tous les principes de son mari provenaient de son impuissance, résolut, en femme sage et de bon appétit, de se régaler aux dépens d'autrui, puisque son mari était si économe. Après avoir jeté les yeux sur plusieurs jeunes gens, elle se détermina en faveur d'un beau garçon nommé Roger de Jéroli, qui passait pour le plus mauvais sujet de la ville. Il était de bonne maison, mais si déréglé dans sa conduite, et avait fait tant de fredaines, de sottises et d'escroqueries, que pas un de ses parents ne voulait le voir. La jeune dame ne l'ignorait pas ; mais, comme elle cherchait plus la vigueur que la probité, elle résolut d'en faire son amant, sans s'inquiéter de tout ce que l'on en publiait. Dans cette intention, elle chercha les occasions de le voir, et ne cessait de le regarder et de lui sourire, dès qu'elle le rencontrait quelque part. Roger, qui s'aperçut de ses sentiments, fit de son mieux pour s'assurer cette conquête. Il lui fit parler, et comme la belle n'aimait pas les longueurs, elle lui accorda bientôt un rendez-vous, où elle se trouva seule avec lui, par l'habileté d'une jeune servante qui lui était affidée. Après s'être amusés de la manière dont on s'amuse dans un tête-à-tête amoureux, la dame profita de cet agréable commencement pour sermonner le jeune homme ; elle le pria de renoncer pour l'amour d'elle à ses filouteries et autres méchantes actions qui l'avaient perdu de réputation, s'obligeant, pour mieux l'y engager, de lui donner de l'argent de temps en temps. Roger promit de se conduire plus honnêtement, et ils continuèrent de se voir sans que personne en sût rien. Pendant que ces amants se divertissaient ainsi à petit bruit, le chirurgien eut occasion de voir un malade qui avait une jambe toute pourrie. Comme il était fort habile dans son art, il connut d'abord la cause du mal, et dit aux parents du malade que s'il ne lui ôtait un os gangrené, il faudrait bientôt lui couper entièrement la jambe, ou s'attendre à le voir mourir dans fort peu de temps ; encore ne voulait-il pas répondre du succès de l'opération. Les parents, aimant mieux hasarder sa guérison que de le laisser mourir faute de secours, donnèrent leur consentement pour que le chirurgien fît ce qu'il jugerait convenable. Maître Mazzeo, craignant que le malade ne pût supporter la douleur de l'opération, résolut de l'endormir auparavant avec une eau dont il avait seul la recette. L'opération fut donc remise à un autre moment. Il se mit aussitôt à distiller cette eau soporifique, et après qu'il en eut une quantité suffisante, il la mit dans une fiole, qu'il posa sur la fenêtre de sa chambre, sans dire à personne ce que c'était. Dans l'après-dînée, étant sur le point d'aller trouver l'homme à la jambe malade, pour lui porter ce breuvage et l'opérer, il reçut de Melfi un exprès, avec une lettre d'un de ses intimes amis, qui le priait très-instamment de partir tout de suite pour venir panser plusieurs personnes de sa connaissance qui avaient été blessées à une batterie qu'il y avait eu la nuit précédente : il remit donc l'opération de la jambe au lendemain, et montant sur un batelet, il partit sur-le-champ pour Melfi. Sa jeune et fringante moitié ne fut pas plutôt instruite qu'il ne reviendrait au logis que le lendemain, qu'elle envoya querir Roger, et l'enferma dans sa chambre jusqu'à ce que tout le monde de la maison fût couché. Soit que le galant eût travaillé le jour, soit qu'il eût mangé salé, il éprouvait une soif ardente, et ne trouvant dans la chambre d'autre eau que celle que le chirurgien avait mise sur la fenêtre, il ne fit aucune difficulté de l'avaler jusqu'à la dernière goutte. L'eau fit son effet, et notre homme s'endormit un moment après. La belle vint le trouver aussitôt qu'elle fut libre. Le voyant dans cet état, elle se met à le secouer, lui disant tout bas de se lever ; mais à tout cela, ni mouvement, ni réponse. Dépitée de sa lenteur à s'éveiller, elle le secoue beaucoup plus fort, en lui disant : « Lève-toi donc, gros dormeur ; si tu avais tant envie de dormir, fallait-il donc venir ici ? » La secousse qu'elle lui donna fut si forte, qu'il tomba de dessus un coffre sur lequel il s'était endormi. Cette chute ne fit pas plus d'effet sur Roger que s'il eût été mort. La dame, un peu surprise de ce qu'il ne donnait aucune marque de sentiment, se met à lui pincer le nez et à lui arracher, par douzaines, les poils de la barbe. Elle n'en est pas plus avancée : pas le moindre signe de vie ; de sorte qu'elle commença à craindre qu'il ne fût mort. Elle l'agite de nouveau, le pince plus vivement, lui pose les doigts sur la flamme de la chandelle, et voyant qu'il se brûle sans les retirer, elle ne doute plus qu'il ne soit mort. On sent quelle dut être son affliction. Elle pleura, se lamenta avec le moins de bruit qu'il lui fut possible ; mais craignant enfin d'ajouter la honte et le déshonneur à son chagrin, si l'événement venait à se découvrir, elle commença à rêver aux moyens qu'elle devait prendre pour mettre sa réputation à couvert. Elle va trouver sa fidèle servante, lui raconte en peu de mots sa triste aventure et lui demande conseil. La confidente, bien étonnée, comme on l'imagine, ne peut croire que Roger soit véritablement mort, qu'auparavant elle ne l'ait pincé, secoué de toute manière, sans en avoir arraché la moindre marque de sentiment ; mais alors, n'en doutant plus, elle fut d'avis de le porter hors de la maison. « Comment faire, répondit sa maîtresse, pour qu'on n'imagine pas que c'est ici qu'il est mort ? car on ne manquera pas de le soupçonner, lorsqu'on le trouvera dans la rue. – Que cela ne vous inquiète point, madame : j'ai vu tantôt, à nuit close, une espèce de coffre devant la boutique du menuisier du coin, qu'on a sans doute oublié d'enfermer, et qui fera notre affaire, s'il y est encore. Cette caisse n'est pas grande, mais nous pourrons l'y mettre dedans ; puis, quand nous l'y aurons enfermé, nous lui donnerons trois ou quatre coups de couteau, qui persuaderont qu'il a été assassiné ; on le croira d'autant plus aisément, que sa conduite, comme vous savez, lui a fait beaucoup d'ennemis. On imaginera qu'il a été tué en flagrant délit, et votre honneur, par ce moyen, sera à couvert. » Le conseil de la servante fut trouvé bon. Sa maîtresse consentit à le suivre, aux coups de couteau près, qu'elle ne pourrait jamais se résoudre de lui donner, et qui lui paraissaient d'ailleurs inutiles. Cette fille intelligente alla donc voir si la caisse était encore au même endroit, et l'y ayant trouvée, elle revint promptement l'annoncer à sa maîtresse, qui l'aida à charger le corps de Roger sur ses épaules, et qui sortit devant pour faire sentinelle, afin de n'être rencontrées par personne. Arrivées à l'endroit où était le coffre, elles l'ouvrent, y mettent le corps de Roger, et s'en retournent précipitamment après l'avoir refermé. Ce même jour, deux jeunes gens qui prêtaient sur gages étaient venus se loger dans ce quartier, deux ou trois maisons au-dessus de celle du menuisier. Ayant aperçu le coffre, et n'étant pas riches en meubles, ils avaient formé le projet de l'emporter chez eux, dans le cas qu'on ne le retirât point. Ils sortent vers le minuit, dans l'intention de s'en assurer, et le trouvant à la même place, ils se hâtent de l'emporter, sans s'inquiéter ni du poids, ni de ce qu'il y avait dedans. De retour chez eux, où ils étaient sans lumière, ils le posèrent dans un coin de la chambre où couchaient leurs femmes, et s'en allèrent dormir dans la leur, qui donnait dans celle-là. Or, il advint que Roger, qui avait cuvé son breuvage, et qui dormait depuis longtemps, se réveilla un peu avant le jour, le corps brisé, moulu, et la tête étourdie. Il ouvre les yeux, et ne voyant rien, il tâtonne et il étend les bras. Se trouvant dans une caisse, il ne sait s'il dort encore ou s'il veille. « Où suis-je donc ? Qu'est-ce que ceci ? disait-il en lui-même. Je me souviens fort bien que j'étais hier dans la chambre de ma bonne amie, que je m'endormis sur un coffre ; et, Dieu me pardonne, m'y voilà à présent dedans, si je ne me trompe. Qu'est-ce que cela signifie ? serait-il arrivé quelque accident ? le chirurgien ne serait-il point de retour ? sa femme ne m'aurait-elle pas caché ici pour me soustraire à sa jalousie ? » Cette pensée l'engagea à se tenir tranquille, et à écouter s'il n'entendrait pas quelque chose. Cependant il n'était rien moins qu'à son aise ; la caisse était petite et étroite ; il s'était tenu si longtemps dans la même attitude, que le côté sur lequel il était couché lui faisait beaucoup de mal. Pour soulager sa douleur, il voulut changer de situation et se mettre sur l'autre côté. Il le fit si lestement, que donnant des reins contre un des panneaux du coffre, qui n'était pas en lieu uni, il le fit d'abord pencher, et par un second mouvement, le renversa sur le plancher. Le bruit de la chute fut assez grand pour éveiller les femmes, dont le lit était fort près. Elles furent saisies de frayeur, sans néanmoins oser dire mot. Roger, qui sentit que la caisse s'était ouverte en tombant, et croyant qu'il valait mieux, en cas de malheur, être libre qu'enfermé, sortit tout doucement de cette étroite prison. Ignorant le lieu où il est, il va, tâtonnant çà et là, dans l'espérance de trouver quelque porte par où il puisse gagner l'escalier. Les femmes, qui enten- dent marcher et tâtonner, se mettent à crier d'une voix timide et tremblante : « Qui va là ? » Roger, qui ne reconnaît pas leurs voix, demeure coi et ne répond rien. Alors les femmes d'appeler leurs maris ; mais ils dorment si profondément, qu'ils ne les entendent pas. Ne voyant venir personne à leur secours, leur peur augmente. Enfin elles prennent le parti de sauter du lit, courent aux fenêtres, et crient à pleine tête : « Au voleur ! au voleur ! » Pendant que les voisins accourent à leurs cris et entrent dans la maison les uns par les toits, les autres par la porte, les maris, que ce grand bruit avait éveillés, se saisirent de Roger. Celui-ci, bien surpris de se trouver là, et de ne pouvoir s'évader, se laissa lier les bras sans dire mot. Il fut mis entre les mains des sergents du gouverneur de la ville, qui étaient accourus. En faveur de sa bonne réputation, il fut d'abord appliqué à la question, et croyant en être plutôt quitte, il convint qu'il était entré chez les usuriers pour les voler, sur quoi le gouverneur délibéra de le faire pendre. Dès le matin, on sut dans tout Salerne que Roger avait été pris chez des prêteurs sur gages, qu'il avait intention de voler. Quand la nouvelle parvint aux oreilles de la dame et de la confidente, elles furent si surprises, qu'elles étaient tentées de croire que ce qui s'était passé la nuit dernière n'était qu'un songe. Cependant la belle, considérant le péril où était son amoureux, se tourmentait tellement, qu'il était à craindre que la tête ne lui tournât. Elle aurait voulu le sauver au péril de sa propre vie ; mais le moyen ? Le chirurgien, arrivé sur les neuf heures du matin, dans l'intention d'aller opérer son malade, court à la fenêtre où il avait posé son eau, et trouvant la fiole vide, fait un si grand bruit, que personne n'ose se montrer devant lui. Sa femme, qui avait l'esprit occupé de tout autre chose que de son eau, lui dit avec mauvaise humeur qu'une fiole d'eau jetée par inadvertance ne valait pas la peine de faire un si grand fracas, comme si l'eau était très-rare. Le chirurgien lui répondit qu'elle était dans l'er- reur d'imaginer que ce fût de l'eau commune ; il lui dit que c'était une eau composée pour faire dormir, et lui apprit à quoi il l'avait destinée. Sa femme, comprenant alors que Roger devait l'avoir bue : « C'est ce que j'ignorais, répliqua-t-elle ; mais le mal n'est pas grand, il vous sera aisé d'en faire d'autre. » Sur ces entrefaites, la servante, qui était sortie par ordre de sa maîtresse pour apprendre des nouvelles plus positives de l'affaire de Roger, arriva, et rapporta qu'on parlait fort mal de lui, que tous ses amis l'avaient abandonné ; que pas un de ses parents ne voulait faire des démarches pour le sauver, et qu'on ne doutait pas que le prévôt ne le fît pendre le lendemain. « J'ai rencontré, ajouta-t-elle, le menuisier qui était en grande contestation avec un homme que je ne connais pas, au sujet de la caisse où nous avons porté le pauvre Roger, et qui la réclame comme lui appartenant. Le menuisier, qui l'avait sans doute en garde chez lui, prétend qu'elle lui a été volée ; l'homme l'accuse de l'avoir vendue à deux prêteurs sur gages, chez lesquels il l'a vue au moment où l'on a arrêté Roger. “Ce sont des fripons, a répliqué le menuisier, s'ils disent qu'ils me l'ont achetée. Ils l'ont enlevée cette nuit devant ma porte, où je l'avais oubliée ; ainsi ils me la payeront, ou ils vous la rendront tout à l'heure.” Sur cela, ils sont allés chez les prêteurs sur gages, et je m'en suis revenue. Je comprends, madame, d'après cette contestation, et vous en jugerez vous-même, que Roger a été transporté, dans la caisse, au lieu où il a été pris ; mais de savoir comment il est ressuscité, c'est ce que j'ignore. » La dame, comprenant alors très-bien ce qui devait s'être passé, apprit à la confidente ce que son mari lui avait dit, et la pria de faire tout ce qu'elle pourrait pour tâcher de sauver son amant, sans toutefois la compromettre. « Enseignez-m'en les moyens, et je vous promets de faire avec zèle tout ce qui dépendra de moi. » La dame, comme la plus intéressée à la chose, fut la première à trouver un expédient. Elle en fit part à la servante, qui, le trouvant assez de son goût, consentit volontiers à le met- tre en pratique. Cette fille, aussi obligeante que rusée, commença donc par aller se jeter aux pieds de Mazzeo ; elle lui demande pardon de la faute qu'elle a commise. Son maître, ne sachant ce qu'elle voulait dire. « De quelle faute veux-tu parler ? lui dit-il. – Vous connaissez Roger de Jéroli ? répondit-elle en pleurant ; eh bien, monsieur, il m'aimait depuis près d'un an, et moitié de gré, moitié de force, il m'avait obligée de l'aimer aussi. Il apprit hier au soir que vous étiez allé à Melfi, et que vous ne coucheriez pas au logis, il fit tant par ses sollicitations et ses promesses, qu'il me força de consentir à le laisser coucher avec moi. Il ne fut pas plutôt dans ma chambre qu'il eut une soif démesurée. Ne sachant avec quoi le désaltérer, et craignant que madame ne se doutât de quelque chose si j'allais querir de l'eau ou du vin dans la salle où elle était, j'allai prendre une petite bouteille pleine d'eau que je me souvins d'avoir vue sur la fenêtre. Je la lui donnai ; et après qu'il l'eut bue, je reportai au même endroit cette fiole, pour laquelle vous avez fait tant de bruit. J'avoue ma faute, monsieur, et vous en demande pardon. Qui est-ce qui n'en commet pas quelquefois ? Je suis très-repentante, trèsaffligée de la mienne, non-seulement à cause de votre eau, que vous avez raison de regretter, mais à cause de ce qui s'en est suivi, puisque le pauvre Roger est sur le point d'en perdre la vie. Permettez-moi donc, monsieur, d'aller à son secours ; car je suis assurée qu'il n'est point coupable. » Quoique le chirurgien fût de très-mauvaise humeur contre sa servante, il ne put s'empêcher de la plaisanter sur son aventure. « Te voilà punie, lui répondit-il d'un ton railleur, par l'endroit sensible. Tu croyais avoir cette nuit un galant frais et dispos, et tu n'as eu qu'un dormeur. Je te permets d'aller le délivrer, si tu peux, du danger qui le menace ; je te pardonne ; mais songe à ne plus lui donner de rendez-vous chez moi ; car si cela t'arrive encore, je t'en ferai repentir de la bonne manière. » Un commencement si favorable lui donnant sujet d'espérer, elle alla sur-le-champ à la prison où était Roger, et sut si bien amadouer le concierge, qu'elle parvint à lui parler en particulier. Après l'avoir instruit de ce qu'il devait dire pour se tirer d'affaire, sans compromettre sa maîtresse, elle alla chez le prévôt, pour en obtenir une audience particulière. Le prévôt, la trouvant à son gré, voulut en tâter avant de l'entendre. La suppliante, pour mieux réussir dans son dessein, ne fit de résistance qu'autant qu'il en fallait pour attacher plus de prix à sa complaisance. La besogne achevée, elle dit au prévôt que Roger de Jéroli, qui avait été pris et condamné comme un voleur, n'était rien moins que cela. Après lui avoir répété l'histoire qu'elle avait faite au chirurgien, elle ajouta que, l'eau l'ayant si fort endormi, elle l'avait cru mort, et que, pour se tirer d'embarras, elle l'avait porté dans le coffre. Elle lui conta ensuite la conversation du menuisier avec celui qui soutenait que le coffre avait été vendu aux prêteurs sur gages, pour lui faire comprendre que son amant prétendu pouvait bien avoir été transporté dans la maison des usuriers par les usuriers euxmêmes. Le prévôt, porté à obliger cette fille, qui venait elle-même de l'obliger, considérant qu'il était aisé d'éclaircir la chose, fit d'abord venir le chirurgien pour savoir s'il avait fait une eau soporifique, et Mazzeo lui confirma la vérité de cette circonstance. Le menuisier, l'homme à qui le coffre appartenait, et les deux prêteurs sur gages, furent également appelés ; et après de longs débats et un sérieux examen, il se trouva que les derniers avaient dérobé la caisse. Roger fut ensuite interrogé, pour savoir l'endroit où il avait couché la nuit dernière. « Je l'ignore, répondit-il ; tout ce que je sais, c'est que j'étais allé chez maître Mazzeo, dans l'intention de coucher avec sa servante, où je me suis endormi après avoir bu d'une certaine eau qu'elle m'a donnée pour me désaltérer, et que le matin, en me réveillant, je me suis trouvé dans un coffre dans la maison où j'ai été pris comme un voleur. » Le prévôt, trouvant l'aventure fort plaisante, se plut à faire répéter plusieurs fois à chacun son rôle ; renvoya Roger, qu'il reconnut innocent, et condamna les prêteurs sur gages à une amende de dix onces d'argent. Il ne faut pas demander si Roger, sa maîtresse et la servante, furent satisfaits d'un pareil jugement ; leur joie égala la crainte qu'ils avaient eue. L'amour alla toujours son train, et l'on se divertit longtemps des coups de couteau que la confidente était d'avis qu'on donnât au galant. CINQUIÈME JOURNÉE NOUVELLE PREMIÈRE LE PRODIGE OPÉRÉ PAR L'AMOUR Les anciennes histoires de Chypre font mention d'un gentilhomme de ce pays, nommé Aristippe, le plus riche de tous ses compatriotes, et qui sans doute eût été le plus heureux, si la fortune ne l'eût affligé dans une chose. Parmi les enfants dont il était le père, il en avait un qui pouvait le disputer à tous les jeunes gens du pays pour la taille et la figure ; mais cet enfant était si sot, si stupide, qu'on n'en pouvait espérer rien de bon. On l'appelait Galeso. Son père n'épargna rien pour réparer les défauts de la nature par une bonne éducation ; il lui donna un précepteur et d'autres maîtres, mais tout fut inutile. On ne put ni lui apprendre à lire, ni le rendre tant soit peu poli. Tout ce qu'il faisait était marqué au coin de la grossièreté ; discours, manières, même le son de sa voix, annonçaient en lui l'impolitesse et la rusticité. De là vint qu'on lui donna le surnom de Chimon, qui, en langage chyprien, signifie grosse bête. Aristippe, désolé des mauvaises dispositions de son fils, et désespérant d'en pouvoir jamais faire un homme honnête et supportable, se détermina à l'envoyer à la campagne vivre avec les paysans, pour n'avoir pas incessamment devant les yeux un objet si désagréable et si affligeant. Il lui signifia ses ordres : Chimon les exécuta avec d'autant plus de plaisir que la façon de vivre des villageois lui plaisait cent fois plus que celle de la ville. Il partit donc pour la campagne, où il ne s'occupa que de ménage et de travaux rustiques. Il arriva qu'un jour, après avoir couru d'un champ à l'autre, avec un gros bâton à la main, il entra, sur l'heure de midi, dans un petit bois agréable et touffu ; car c'était dans le mois de mai. Le hasard le conduisit dans un pré entouré de mille arbrisseaux verts, au bout duquel il y avait une claire fontaine. Non loin de cette fontaine, il vit une jeune et belle fille qui dormait sur le gazon. Le mouchoir qui couvrait sa gorge était si simple et si léger, qu'on distinguait sans peine à travers et la blancheur et la finesse de sa peau ; le reste de son vêtement consistait en un casaquin et un jupon d'une blancheur éblouissante, et d'une étoffe presque aussi fine qu'une gaze ; à ses pieds dormaient deux femmes et un valet. Chimon n'eut pas plutôt aperçu cette jeune dormeuse qu'il s'approcha pour la voir de plus près. Appuyé sur son bâton, il la regarde d'un œil curieux, et l'admire comme s'il n'avait jamais vu de femme. Son esprit rustique, sur lequel les leçons les plus sages et les plus attrayantes n'avaient pu faire la moindre impression, lui dit dans ce moment que cette fille était le plus bel objet qui pût s'offrir aux regards des hommes ; il ne se lassait point de la contempler. Il loua ses blonds cheveux, son front, son nez, sa bouche, ses bras, et surtout sa gorge naissante, plus blanche que l'albâtre. D'homme rustre et sauvage, il devint tout à coup un excellent juge en fait de beauté. Il ne manquait à son plaisir que de voir les yeux de la belle, que le sommeil tenait fermés. Il fut tenté de l'éveiller pour se satisfaire, mais, comme il commençait à raisonner, et qu'il n'avait jamais vu de femme aussi belle, il crut que c'était une déesse, et qu'il devait la respecter. Il eut dès lors assez de discernement pour sentir que les choses divines méritent plus de vénération et de respect que les choses mortelles et terrestres. Il se contenta donc de l'admirer, et attendit qu'elle s'éveillât d'elle-même. Quoiqu'il fût naturellement brusque et impatient, le plaisir qu'il trouvait à contempler ses charmes le retint constamment auprès d'elle. Quelque temps après, Éphigène s'éveilla : c'était le nom de cette beauté. Chimon, immobile, appuyé sur son bâton, fut le premier objet qu'elle vit en ouvrant les yeux. Comme il était connu presque partout par son imbécillité autant que par le nom et la richesse de son père, il le fut de cette fille, qui, surprise de le voir là dans cette posture : « Que viens-tu faire dans ce bois, à cette heure-ci ? » lui dit-elle. Chimon, tout occupé d'admirer ses beaux yeux, qu'il lui tardait de voir, et d'où partaient les traits de feu qui enivraient son âme de plaisir, ne répondit pas un seul mot. La belle, voyant qu'il lui lançait continuellement des regards passionnés, et craignant que sa rusticité ne le portât à quelque malhonnêteté, réveilla ses femmes ; et, s'étant levée, elle partit avec elles. « Vous avez beau fuir, charmante souveraine de mon âme, lui dit Chimon, j'irai avec vous. » Quoique Éphigène, qui avait toujours peur de lui, le priât de se retirer, elle ne put jamais s'en défaire : il la conduisit jusque dans sa maison, non sans lui avoir fait, durant la route, beaucoup de compliments sur sa beauté. De là il s'en retourna chez son père, et lui dit qu'il ne voulait plus demeurer au village. Le père n'en fut pas trop content, non plus que ses autres parents ; néanmoins on lui permit de vivre à sa manière, pour découvrir quel pouvait être le motif d'un pareil changement. Ce jeune homme, dont le cœur n'avait été jusqu'alors susceptible d'aucune impression, plein d'amour pour la jeune et belle Éphigène, étonna, par ses idées et par sa nouvelle conduite, son père, ses frères et tous ceux qui le connaissaient. Il demanda d'abord et obtint d'être habillé comme ses frères, et d'avoir le même train. Perdant chaque jour de son caractère sauvage, il se mit à fréquenter les honnêtes gens, s'appliqua à imiter leurs façons, leur politesse, et s'attacha surtout à retenir les manières et les discours des jeunes gens amoureux. Au grand étonnement de tout le monde, il apprit dans fort peu de temps, non-seulement à lire et à écrire, comme le commun des gens bien nés, mais il se distingua parmi les savants, tant l'amour et l'envie de plaire surent lui inspirer d'ardeur pour l'étude ! Il parvint même, à force d'exercice et de travail, à modifier sa voix, au point qu'il la rendit douce et agréable. Peu de musiciens chantaient et jouaient mieux que lui des instruments. Il devint bon écuyer et un des hommes les plus vigoureux et les plus adroits de son temps dans tous les exercices militaires de mer et de terre. En un mot, il se rendit, dans moins de quatre ans, le gentilhomme le plus poli, le mieux tourné, le plus aimable et le plus accompli de son pays. La seule vue d'Éphigène produisit tous ces miracles. Les divins attraits de cette char- mante personne ayant fait entrer l'amour dans son cœur, cette passion fut suffisante pour y développer le germe de ces qualités précieuses qui y étaient ensevelies comme dans une sombre et épaisse prison. Telle est la puissance incompréhensible de ce sentiment sur les âmes dont il s'est emparé : sa présence anime et féconde les vertus les plus assoupies. Quoique Aristippe ne fût pas trop charmé de l'amour de son fils pour Éphigène, considérant toutefois les effets avantageux que cette passion avait produits sur son esprit et sur son cœur, il le laissa maître de suivre son inclination. Chimon, devenu homme aimable, d'homme stupide qu'il était, eût fort désiré qu'on ne l'appelât plus que Galeso, qui était son premier nom ; mais, comme la belle Éphigène lui avait donné celui de Chimon le jour qu'elle l'avait rencontré, il crut devoir le garder toute sa vie. L'amour qu'il conservait toujours pour elle et le désir de la posséder le portèrent plusieurs fois à prier Chypsée, son père, de la lui donner en mariage ; mais le père d'Éphigène répondit toujours qu'il l'avait promise à un gentilhomme de Rhodes, nommé Pasimonde, auquel il ne voulait pas manquer de paroles. Chimon était trop épris, trop passionné et avait trop fait pour renoncer à sa maîtresse : il jura que nul autre que lui ne la posséderait. À peine fut-il instruit que le Rhodien avait envoyé un vaisseau pour la prendre, et qu'elle était sur le point de partir : « Aimable et cher objet de ma flamme, dit-il en luimême, voici le moment de te faire connaître combien je t'aime. Tu m'as rendu homme ; je ne doute point que je ne devienne pour toi un héros. Oui, je te posséderai ou je perdrai la vie. » Dans ce dessein, il rassembla plusieurs de ses amis, quelques soldats, et s'embarqua avec eux sur un vaisseau qu'il avait fait armer secrètement, pour aller attendre celui qui devait conduire à Rhodes l'aimable reine de son cœur : il ne l'attendit pas longtemps. Le père d'Éphigène ayant fait les honneurs convenables aux parents de son gendre futur, sa fille ne tarda pas à se mettre en mer. Elle fut rencontrée le lendemain par Chimon, qui était aux aguets pour la voir passer. Il s'approche des Rhodiens ; et quand il en est assez près pour pouvoir se faire entendre, il monte sur la proue, et leur crie de mettre bas les voiles, ou de s'attendre à être pris et jetés dans la mer. Voyant qu'ils se disposaient à se défendre, on lança promptement un harpon sur le vaisseau, et, l'ayant accroché, Chimon monte à l'abordage ; et, sans attendre qu'il soit secondé d'aucun des siens, s'élance sur l'équipage, l'épée à la main, et en fait un carnage horrible. Les Rhodiens effrayés, et contraints de céder à sa valeur, demandent grâce, presque tous d'une commune voix, et offrent de se rendre prisonniers. « Mes amis, leur dit alors Chimon, ce n'est ni par haine ni par l'espoir du butin que j'ai pris les armes contre vous, mais uniquement pour me rendre maître d'un objet qui m'est mille fois plus précieux que la vie, et qu'il vous est facile de me livrer. Je ne vous demande qu'Éphigène : son père me l'a refusée en mariage, et l'amour que j'ai pour elle m'a contraint de recourir aux armes, plutôt que de la laisser marier à un étranger, qui ne saurait l'aimer autant que moi. Je prétends l'épouser, et crois la mériter aussi bien que Pasimonde. Donnezla-moi donc, et je vous laisse la vie avec la liberté. » Les Rhodiens, qui n'étaient pas les plus forts, cédèrent à la nécessité, et livrèrent avec regret Éphigène, qui fondait en larmes. Chimon la consola de son mieux ; il la fit passer sur son vaisseau, sans exiger autre chose des Rhodiens. Ravi d'une si belle conquête, son premier soin fut de calmer ses inquiétudes, et d'essuyer les pleurs qu'elle ne cessait de répandre, « Ne vous chagrinez point, ma chère amie, vous serez plus heureuse avec moi que vous ne l'auriez été avec Pasimonde, qui ne vous connaît pas, qui ne peut, par conséquent, vous aimer comme vous le méritez. Songez que, depuis le premier moment que je vous ai vue, je n'ai pas cessé de vous adorer ; songez à tout ce que l'amour m'a fait entreprendre pour vous plaire et me rendre digne de vous. » Après avoir ainsi donné quelque temps à la consolation de sa maîtresse, il tint conseil avec ses compagnons, pour délibérer sur le parti qu'il avait à prendre. Il fut décidé qu'il ne devait pas retourner de quelque temps en Chypre, après un tel enlèvement. Alors il fit voile vers Candie, où il croyait pouvoir passer quelque temps en sûreté avec Éphigène, à la faveur des parents et des amis qu'il avait dans cette île, mais la fortune en disposa autrement, par une de ces bizarreries qui lui sont ordinaires ; elle se plut à changer en tristesse la joie qu'elle venait de procurer à Chimon, jusque-là son favori. Quatre heures s'étaient à peine écoulées depuis la séparation des deux vaisseaux, lorsque le temps changea. Le ciel se couvrit d'épais nuages, et la mer fut bientôt agitée par les vents les plus impétueux. Tout annonçait une tempête pour la nuit qui commençait à répandre ses voiles, et que Chimon s'était promis de passer dans les plaisirs. Les flots s'agitaient, se courrouçaient de plus en plus, et menaçaient à chaque instant d'engloutir le vaisseau qu'ils battaient avec fureur. Les matelots manœuvraient avec beaucoup de difficulté ; on ne savait plus que faire pour éviter le danger. Chimon était au désespoir d'un pareil contre-temps ; il lui semblait que le ciel ne lui avait donné ce qu'il désirait que pour le lui enlever d'une manière affreuse, et sans espoir de retour. Ses compagnons n'étaient pas moins affligés ; mais Éphigène l'était plus que personne : elle ne cessait de pleurer, et croyait que chaque vague qui venait se briser contre le navire allait être son tombeau. Dans sa douleur, elle maudissait l'amoureux Chimon, lui reprochait durement sa témérité, et disait que ce terrible ouragan était une juste punition du ciel, qui ne voulait pas qu'il l'eût pour femme, mais qui avait décidé sa perte et la sienne. Cependant les matelots ne cessent de manœuvrer pour tâcher d'écarter le danger. Ils ne peuvent se rendre maîtres des vents qui, augmentant à chaque instant, emportent le vaisseau vers l'île de Rhodes. Se voyant près de terre, sans savoir le lieu où ils étaient, ils firent leurs efforts pour gagner le rivage. La fortune seconda leurs désirs ; car le vent les jeta dans un petit golfe où le vaisseau des Rhodiens ne faisait que d'arriver. Quand le jour parut, Chimon et ses gens furent fort surpris de se voir à Rhodes, et à une portée de flèche du vaisseau d'où ils avaient enlevé la belle Éphigène. Désespéré de ce nouveau contre-temps, et craignant ce qui arriva, Chimon ordonna qu'on fit l'impossible pour se retirer d'un lieu si fatal à ses espérances, aimant mieux s'exposer encore à la fureur des vents et des flots qu'au ressentiment des Rhodiens. On tenta tous les moyens imaginables pour s'éloigner du golfe, mais inutilement ; au contraire, comme le vent donnait directement contre le rivage, un coup de vague jeta le vaisseau sur le sable, où il fut incontinent environné de monde, et reconnu par l'équipage du vaisseau rhodien, dont une partie avait déjà débarqué, et s'était retirée au village prochain. Elle fut bientôt instruite de l'aventure de Chimon, et elle revint avec une troupe de paysans qui se saisirent d'Éphigène et de son ravisseur, déjà descendu à terre, avec le plus grand nombre de ses gens, dans l'intention de se sauver dans une forêt voisine. Il fut conduit avec sa maîtresse et plusieurs de ses compagnons au village, et de là à Rhodes. Pasimonde, instruit de tout ce qui s'était passé, porta plainte au sénat de la violence du gentilhomme chyprien, et le sénat ordonna à Lisimaque, qui cette année était le premier magistrat, d'aller, avec ses sergents, prendre Chimon et ses compagnons, pour les mener en prison. C'est ainsi que cet amant infortuné perdit, non-seulement sa maîtresse, de laquelle il n'avait encore eu que quelques petits baisers, mais sa liberté et l'espoir de la recouvrer. Quant à Éphigène, elle fut mise chez des dames de la connaissance de Pasimonde, qui s'empressèrent de l'accueillir et de la soulager des fatigues qu'elle avait essuyées. Elle devait demeurer auprès d'elles jusqu'au jour fixé pour les noces ; et, en attendant, on se fit un devoir de lui procurer toutes sortes d'agréments. Pendant ce temps, Pasimonde s'intrigua, sollicita pour faire condamner à mort son rival ; mais les gentilshommes rhodiens, à qui il avait sauvé la vie, et pour lesquels il avait eu de très-bons procédés, sollicitèrent en sa faveur, et on se contenta de le condamner, lui et les siens, à une prison perpétuelle ; punition qui lui fut aussi douloureuse que s'il eût été condamné à perdre la vie, puisqu'elle lui ôtait l'espoir de jamais posséder l'objet de son amour. Cependant, tandis que Pasimonde faisait tout disposer pour ses noces, la fortune, toujours capricieuse, parut se repentir du mal qu'elle avait fait à Chimon, et suscita un nouvel événement pour amener sa délivrance. Pasimonde avait un frère, nommé Hormisda, plus jeune que lui, mais non moins estimable par son mérite. Ce frère était amoureux d'une très-jolie Rhodienne de qualité, connue sous le nom de Cassandre, et il l'avait demandée plusieurs fois en mariage, sans avoir jamais pu l'épouser, à cause de divers accidents survenus au moment de la conclusion. Il faut observer que le magistrat Lisimaque était également épris des charmes de cette demoiselle ; mais elle lui préférait son rival. Pasimonde, voulant faire, comme on dit vulgairement, d'une pierre deux coups, et éviter les dépenses d'une seconde noce, imagina de conclure, une fois pour toutes, le mariage de son frère, afin qu'il pût épouser la belle Cassandre, le même jour que lui-même épouserait Éphigène. Il en parla aux parents de la demoiselle, et il fut arrêté que ce double mariage se ferait en même temps. Lisimaque ne fut pas plutôt informé de ce nouvel arrangement, qu'il sentit que tout était perdu pour lui, si Cassandre donnait sa main à Hormisda. Cette idée ralluma sa jalousie, et le mettait en fureur. Il dissimula toutefois sa peine et son ressentiment, pour songer aux moyens d'empêcher ce mariage. Il n'en vit pas de plus court ni de plus sûr que celui d'enlever Cassandre. L'exécution lui en paraissait aisée, mais indigne d'un honnête homme. Cependant, après bien des combats et bien des réflexions, l'amour l'emporta sur l'honneur ; et il se décida à l'enlever, quoi qu'il en dût arriver. Pensant à la manière dont il devait s'y prendre, et aux personnes qui lui étaient nécessaires pour ce coup de main, il se ressouvint de Chimon et de ses compagnons qu'il tenait prisonniers. Il jugea qu'il aurait de la peine à trouver des gens plus propres à seconder ses vues ; il donna ses ordres pour qu'on lui amenât Chimon la nuit suivante ; il le fit entrer dans sa chambre, et voici à peu près le discours qu'il lui tint : « Les dieux, mon ami, se plaisent à éprouver la vertu des hommes. Ils ne leur prodiguent souvent leurs bienfaits que pour les replonger dans l'adversité ; et s'ils les trouvent aussi fermes et aussi constants dans le malheur qu'ils l'avaient été dans la prospérité, ils se font une justice de leur rendre avec usure leurs premières faveurs. C'est sans doute dans l'intention d'éprouver ton courage qu'ils t'ont fait sortir de la maison de ton père, que je sais être très-riche. Je n'ignore pas non plus qu'ils se sont servis du pouvoir de l'amour pour faire de toi un homme vaillant et éclairé, d'homme stupide et grossier que tu étais. Ils veulent voir à présent si l'adversité et la prison n'ont point altéré ton courage. S'il est tel qu'il s'est d'abord montré lorsque tu as conquis ta maîtresse par les armes, je puis t'assurer qu'ils te réservent la récompense la plus flatteuse que tu puisses désirer. Tu vas en juger par toi-même : sois seulement attentif à ce que je vais te dire. « Tu sauras d'abord que Pasimonde, ton rival, s'est donné toute sorte de mouvements pour te faire condamner à mort ; aujourd'hui il s'en donne pour hâter le moment de son mariage avec celle que tu aimes, et qui t'a coûté tant de peines et de soins, sans avoir pu la posséder. Je sais combien ce prochain mariage doit t'affliger ; j'en juge par le chagrin que me cause à moi-même celui d'Hormisda, frère de Pasimonde, qui, le même jour, doit épouser une demoiselle qui m'est pour le moins aussi chère qu'Éphigène peut te l'être à toi-même. Aie néanmoins bonne espérance ; il est un moyen de nous venger l'un et l'autre de l'injure qu'on nous fait, et d'empêcher même cette double alliance : il ne s'agit que d'avoir du courage. Vois si tu te sens celui de prendre les armes pour enlever les maîtresses de nos rivaux. Tu ne balanceras point, si Éphigène t'est toujours chère, si tu veux recouvrer ta liberté et celle de tes compagnons, que j'attache à ce prix. Tu verras, par mon courage, que je suis aussi amoureux que toi. Parle, je n'ai plus rien à te dire. » Lisimaque n'avait point encore fini de parler, que Chimon se crut déjà réconcilié avec la fortune. Il sentit ses espérances renaître et son courage se ranimer. « Que vous me connaîtriez mal, monsieur le juge, lui répondit-il, si vous doutiez de ma valeur ; il n'est point de péril que je n'affronte pour servir votre amour, si je dois obtenir la récompense que vous me faites envisager : vous ne sauriez trouver de compagnon plus brave et plus fidèle pour vous seconder. Je suis prêt à vous en convaincre ; ordonnez, que faut-il faire ? – On m'a assuré, répondit Lisimaque, que les deux noces devaient se faire dans trois jours, dans la maison de Pasimonde. Risquant donc le tout pour le tout, je suis d'avis de nous y rendre pendant la nuit, bien armés, avec tes compagnons et les miens, et d'enlever, du milieu du festin, ta maîtresse et la mienne ; nous les conduirons aussitôt dans un vaisseau qu'on prépare secrètement par mes ordres, et nous immolerons à notre fureur quiconque s'opposera à notre résistance. » Chimon fut ravi de la proposition de Lisimaque, et s'en retourna fort content dans sa prison, bien résolu de cacher à ses compatriotes, jusqu'au moment de l'exécution, le projet où ils devaient entrer, afin d'être plus sûr que rien ne transpirât. Le jour des noces venu, la fête fut des plus magnifiques. La joie éclatait de toutes parts dans la maison des nouveaux époux, pendant que Lisimaque disposait toutes choses pour y apporter la tristesse et le deuil. Il met Chimon et ses compagnons en liberté ; il les arme, les réunit aux gens qu'il s'était affidés de son côté, et harangue les uns et les autres pour leur inspirer du courage. Il divise ensuite cette troupe en trois petits corps : il en envoie un au port, afin que personne ne puisse s'opposer à l'em- barquement, quand il en sera temps ; il se transporte avec les deux autres à la maison des nouveaux mariés ; il laisse à la porte le second détachement, pour empêcher le monde d'entrer ; et, suivi de Chimon, monte avec le troisième dans la salle des nouvelles mariées, qui étaient à table avec beaucoup d'autres femmes. Ils s'avancent hardiment, renversant tout ce qui s'offre devant eux, et prennent chacun leur maîtresse, qu'ils remettent aussitôt entre les mains de leurs compagnons, avec ordre de les conduire au port. Un coup si hardi jette l'assemblée dans l'étonnement et la frayeur. Les nouvelles mariées poussent des cris affreux, et se démènent vivement dans les bras de ceux qui les emportent : les autres dames, qui n'avaient pu les défendre, se lamentent, se lèvent de table, appellent les hommes à grands cris ; et, en attendant qu'ils viennent à leur secours, elles se mettent en devoir d'arrêter les ravisseurs, en s'opposant à leur passage ; mais Lisimaque et Chimon se font jour avec leur épée à travers la foule, et gagnent facilement l'escalier ; ils y rencontrent Pasimonde qui, armé d'un gros bâton, était accouru au bruit. Chimon lui fend la tête d'un coup de sabre, et le jette mort sur le carreau. Hormisda, qui vole au secours de son frère, est également tué par Chimon. Les attaquants ayant donc tué ou blessé tout ce qui avait voulu leur résister, se réunirent à ceux qui gardaient la porte, et se rendirent tous en bon ordre au vaisseau, où les deux dames étaient déjà. Ils mirent aussitôt à la voile, aux yeux d'une multitude de gens armés, qui venaient en diligence pour les arrêter. Après quelques jours d'heureuse navigation, ils arrivèrent en Candie, où ils furent bien reçus de leurs parents et de leurs amis. Chimon et Lisimaque épousèrent leurs maîtresses, qu'ils avaient eu soin de consoler durant le voyage, et l'un et l'autre eurent sujet de se féliciter de leur destinée. Cet événement produisit de grands troubles entre les Rhodiens et les Chypriens ; ils se disposaient même à se faire la guerre, lorsque, par la médiation des parents et des amis des deux époux, tout fut apaisé. L'affaire s'arrangea si bien, qu'après quelque temps d'exil, il fut permis à Chimon et à Lisimaque de retourner chacun dans son pays, où ils vécurent en paix et en bonne intelligence avec leurs femmes, aussi bien qu'avec leurs compatriotes. NOUVELLE II L'ESCLAVE INGÉNIEUX Vous n'ignorez pas qu'au nord, et tout auprès de la Sicile, il y a une île qu'on appelle Lipari. Vous saurez donc qu'il y eut autrefois, dans la capitale de cette petite île, une jeune fille nommée Constance, qui joignait à une naissance honnête une figure très-intéressante. Un jeune homme, à peu près de son âge, nommé Martucio Gomito, qui ne manquait ni d'esprit ni de bonne mine, en devint amoureux. La demoiselle, qui lui trouvait des agréments infinis, se fit un devoir de répondre à son amour, et n'était jamais plus contente que lorsqu'elle le voyait ou qu'elle pouvait s'entretenir avec lui. Martucio, encouragé par ce tendre retour, se hasarda de la faire demander en mariage à son père, qui la lui refusa net, parce qu'il le trouvait trop pauvre. Le jeune homme, piqué du motif du refus, arma, de moitié avec quelques-uns de ses parents et de ses amis, une petite galère, et jura de ne retourner dans sa patrie qu'après avoir fait une brillante fortune. Quand le vaisseau fut prêt, il s'embarqua, dans l'intention d'exercer le métier de corsaire, et fit voile vers les côtes de Barbarie. Il se tint quelque temps sur cette terre, attaquant et pillant tous les vaisseaux qui n'étaient pas en état de lui résister. La fortune lui fut presque toujours favorable. Il amassa beaucoup de biens dans très-peu de temps, plus même qu'il n'en fallait pour figurer avantageusement dans son pays, s'il eût voulu y retourner. Mais l'ambition d'augmenter ses richesses le retint encore sur mer, et cette ambition démesurée causa son malheur. Il fut attaqué à son tour par des Sarrasins ; il se défendit longtemps, mais enfin il fallut céder à la force. Il fut pris avec tout ce qu'il avait piraté, et conduit à Tunis, où il demeura longtemps prisonnier, dans une extrême misère. La plupart de ses compagnons avaient été tués dans le combat, et son vaisseau coulé à fond, après que les Barbaresques l'eurent pillé. Bientôt le bruit courut à Lipari que Martucio, et tous ceux qui s'étaient embarqués avec lui, avaient péri sur mer. Constance, que le départ de son amant avait fort affligée, ne pouvait se consoler de sa perte. Après avoir longtemps pleuré sur sa malheureuse destinée, elle résolut de ne plus vivre ; mais ne pouvant gagner sur soi de se détruire elle-même, elle s'avisa d'un moyen assez singulier pour se réduire à la nécessité de mourir. Elle sortit un jour secrètement de la maison de son père, et s'en alla au port, dans l'intention d'entrer dans la première barque de pêcheur qu'elle trouverait vide, pour s'abandonner ensuite à la merci des vents et des flots. Elle en aperçut une, séparée de toutes les autres, qu'elle trouva fournie de mâts, de voiles et de rames, parce que les matelots en étaient sortis depuis peu. Elle y entre, la détache, et prend le large à force de rames et de voiles ; car elle entendait un peu la navigation, comme toutes les femmes de cette île. Quand elle se vit en pleine mer, elle abandonna les rames et le gouvernail, persuadée, ou que sa barque, qui n'était pas lestée, serait bientôt submergée, ou qu'elle irait se briser contre quelque rocher, ce qui lui procurerait une mort inévitable. Dans cette espérance, elle s'enveloppa la tête d'un manteau, et se coucha au fond de la barque, priant Dieu d'avoir seulement pitié de son âme. Par bonheur l'événement ne répondit point à son attente : la mer était tranquille, et le peu de vent qu'il faisait, poussant vers les côtes de Barbarie, conduisit le bateau, dans l'espace d'environ vingt-quatre heures, en un petit havre, près la ville de Souse, dépendante du royaume de Tunis. Comme la jeune fille n'avait point levé la tête, elle ne savait si elle était en terre ou en mer. Lorsque le bateau vint à bord, il y avait sur le rivage une vieille femme, occupée à plier des filets de pêcheurs, qu'elle avait mis sécher au soleil. Surprise de la voir arriver à pleines voiles, et donner contre terre, sans que personne parût, elle crut que les pêcheurs s'étaient endormis. Pour s'en convaincre, elle entre dans la barque, et ne trouve qu'une fille, étendue tout de son long sur les planches, empaquetée d'un grand manteau. Elle s'approche, et s'apercevant qu'elle dormait profondément, elle l'appelle, et la secoue jusqu'à ce qu'elle soit éveillée. Elle reconnut à ses habits, quand elle l'eut fait lever, que c'était une chrétienne ; elle lui demanda aussitôt en italien par quelle aventure elle se trouvait là toute seule. La jeune fille, entendant parler sa langue, crut que le vent avait changé, et l'avait repoussée vers l'île d'où elle était partie. Elle porte précipitamment ses regards de tous côtés, et ne connaissant point le pays, elle demande à la vieille où elle était : « Vous êtes près de Souse, en Barbarie. » À cette réponse, Constance, plus affligée que jamais d'être encore du nombre des vivants, surprise de se trouver chez des Barbares, et craignant qu'ils ne voulussent, ou la maltraiter ou porter atteinte à son honneur, se laissa tomber sur le sable, comme pour mieux s'abandonner à sa douleur, et elle versa un torrent de larmes. La bonne femme se mit à la consoler de son mieux ; la compassion la rend éloquente ; elle vient à bout de l'arracher de ce lieu, et de la mener à sa chaumière, où elle lui fit manger un morceau de pain dur et du poisson. Voyant qu'elle n'était plus si chagrine, elle la pria de lui raconter son aventure. Constance, étonnée de ce qu'elle lui parlait toujours italien, ne jugea point à propos de satisfaire sa curiosité sans savoir auparavant à qui elle avait affaire ; elle questionna donc son hôtesse, qui lui apprit qu'elle était au service de plusieurs chrétiens qui faisaient le métier de pêcheurs ; qu'elle avait reçu le jour à Trapani, d'où elle était sortie de très-bonne heure, et qu'elle se nommait Chereprise. Ce nom lui parut d'un bon augure ; elle commença même, dès ce moment, à ne plus désirer la mort, soit que les tendres consolations de la bonne vieille eussent ranimé son courage, soit qu'elle eût quelque secret pressentiment qu'elle pourrait oublier ses chagrins et devenir heureuse. Elle raconta pour lors à cette femme l'étrange résolution qu'elle avait prise, et ce qui l'y avait portée, sans cependant lui dire le nom, ni l'état de ses parents, ni la ville qu'ils habitaient. Elle termina son récit par la prier d'avoir compassion de sa jeunesse, et de lui fournir quelque expédient pour mettre son honneur à l'abri des insultes des hommes. Chereprise, qui était une très-honnête femme, lui dit de ne point s'inquiéter, et lui promit de lui rendre tous les services qui dépendraient d'elle. « Je vous placerai, ajouta-telle, dans une maison de la ville prochaine, où votre honneur n'aura pas le moindre danger à courir. » Elle la laisse un moment seule dans sa cabane, et va retirer le reste des filets au soleil. À son retour, elle la couvre du manteau dont elle l'avait trouvée enveloppée dans la barque, et la mène droit à Souse, en lui disant qu'elle la conduit chez une Sarrasine très-respectable. « C'est une dame d'un certain âge, extrêmement charitable, qui a des bontés pour moi, je la prierai de vous prendre avec elle, et je suis assurée d'avance qu'elle s'en fera un plaisir. Je puis vous promettre que si vous cherchez à la contenter et à mériter son affection, elle vous traitera comme sa propre fille, et aura pour vous toute la tendresse et tous les égards que vous pourrez désirer. » Quand elles furent arrivées dans la ville, Chereprise courut vers sa protectrice, qu'elle aperçut de loin entrant dans une maison voisine de la sienne. Elle parla avec tant de chaleur et d'intérêt, que la dame, touchée des malheurs de cette pauvre petite étrangère, ne put la regarder sans pleurer. Elle la caressa, la baisa sur le front, et la mena ensuite dans sa maison, où elle ne logeait que des femmes qu'elle occupait à divers ouvrages de soie, de cuir et de palmier. Constance eut bientôt appris à travailler aussi bien que ses compagnes ; elle se concilia d'autant plus aisément leur estime et leur amitié, qu'elle fit des progrès rapides dans leur langue. Sa patronne ne l'aimait pas moins ; enfin, elle était aussi heureuse qu'on peut l'être parmi des étrangers et loin de sa patrie. Dans le temps qu'elle ne comptait plus revoir ses parents, qui la croyaient morte, le ciel préparait un événement qui devait la ramener dans sa patrie avec son amant. Un prince de Grenade, qui prétendait avoir des droits sur le trône de Tunis, alors occupé par Mariabdel, mit une grosse armée sur pied, dans le dessein d'aller s'en emparer. Martucio Gomito, qui savait déjà parfaitement la langue du pays, ayant appris cette nouvelle, et les grands préparatifs que le roi de Tunis faisait pour repousser les forces du seigneur grenadin, dit à un de ses gardes que s'il pouvait parler au roi, il lui enseignerait un moyen infaillible pour le rendre victorieux de son ennemi. Le garde rendit compte de cette conversation à son maître, et le maître au roi. Le monarque envoya chercher Martucio, et lui ayant demandé quel moyen il avait à donner : « Sire, lui répondit l'esclave, je me suis aperçu, depuis que je suis dans vos États, que dans vos armées vous employez plus d'archers que toute autre espèce de soldats ; je pense donc que si Votre Majesté pouvait faire en sorte que les flèches manquassent à vos ennemis, et que vos troupes en eussent en abondance, elle serait infailliblement victorieuse. – La question est de le pouvoir, répondit le roi. – La chose est très-possible, répliqua Martucio, et voici comment. Il faut que Votre Majesté fasse faire les cordes des arcs de vos archers beaucoup plus déliées qu'à l'ordinaire, et que le bout du trait qui donne sur la corde soit si mince, qu'il ne puisse servir qu'à ces cordes. Cette opération doit être tenue secrète, pour que l'ennemi ne puisse y pourvoir ; par ce moyen vous êtes sûr de le vaincre ; car lorsqu'il aura lancé toutes ses flèches sur vos troupes, il faudra nécessairement qu'il ramasse celles qui lui auront été tirées par vos archers, s'il veut continuer le combat ; mais elles ne pourront lui servir, à cause de la minceur du bout, sur lequel les cordes trop grosses n'auront pas assez de prise. Par ce moyen, vos troupes auront des armes en abondance, et les ennemis en manqueront. » Cet avis plut extrêmement au roi. Il s'y conforma, et gagna la bataille, ce qui valut ses bonnes grâces à Martucio, dont il fit en très-peu de temps un grand seigneur. La renommée de ce nouveau favori vola dans tout le royaume. Constance ne tarda pas à être informée que celui qu'elle croyait mort depuis longtemps, vivait encore, et était ce même Martucio que la faveur du prince avait élevé au plus haut degré de la fortune et de la grandeur. Elle reprit courage, et l'amour presque éteint se ralluma dans son cœur. Elle conte à la bonne dame toutes les aventures qui lui étaient arrivées, et lui fait part de la situation où elle se trouvait par la découverte qu'elle avait faite, en apprenant que le favori du roi était son ancien amoureux ; elle finit par lui témoigner un grand désir d'aller à Tunis, pour se convaincre de la vérité par ses yeux. La dame, animée d'une tendresse toute maternelle, loua son dessein, voulut l'accompagner et s'embarqua avec elle. Arrivées dans cette capitale, elle la mena chez une de ses proches parentes, qui la reçut le mieux du monde. Chereprise, qui avait été du voyage, fut envoyée pour s'informer si ce Martucio, favori du prince, était Martucio Gomito de Lipari, qui, quelques années auparavant, avait fait le métier de corsaire, avec plusieurs jeunes gens de la même île. Les informations vinrent à l'appui de tout ce qu'on avait ouï dire. Alors la bonne dame, voulant annoncer la première à Martucio l'agréable nouvelle de l'arrivée de sa maîtresse, alla le trouver, et lui dit qu'elle avait chez elle une personne nouvellement arrivée de Lipari, qui désirait de lui parler en particulier. « Comme elle ne veut être vue que de vous, ajouta-t-elle, je me suis offerte de venir moi-même vous le faire savoir. » Martucio la remercia de sa politesse, et la suivit incontinent. Quand Constance le vit, elle faillit mourir de joie ; elle courut l'embrasser, et, sans pouvoir lui dire un seul mot, elle se mit à pleurer. Martucio, de son côté, demeura quelque temps sans pouvoir lui parler, tant il fut saisi en la reconnaissant ; puis jetant un profond soupir : « Est-ce bien vous, ma chère amie ? lui dit-il ; hélas ! j'avais ouï dire que vous étiez morte. Que je me félicite de vous retrouver ! » Il se jette ensuite à son cou, et la serre tendrement dans ses bras, en versant des larmes d'attendrissement et de joie. Constance lui raconta ses aventures, sans oublier les bons traitements qu'elle avait reçus de la dame chez qui elle demeurait. Martucio lui conta succinctement les siennes ; après quoi, il courut informer le roi de ce qui venait de lui arriver, et lui demanda la permission d'épouser sa maîtresse à la manière des chrétiens. Le roi, surpris de cette singulière aventure, voulut voir Constance, et, convaincu par elle-même de la fidélité du rapport de son favori, permit à Martucio de l'épouser, en lui disant qu'il l'avait bien méritée. Il combla ces amants de dons magnifiques. Martucio, de son côté, s'épuisa en remercîments et en politesse auprès de la charitable Sarrasine ; et, après lui avoir fait de riches présents, il la fit conduire honorablement à Souse. Les nouveaux mariés retinrent avec eux Chereprise ; et, ayant obtenu depuis la permission de retourner dans leur pays, ils amenèrent cette bonne vieille à Lipari, où ils furent reçus avec une joie d'autant plus grande, qu'on ne comptait plus les revoir. Ces deux époux vécurent longtemps, et passèrent tout le reste de leurs jours dans l'abondance et dans une parfaite tranquillité. NOUVELLE III LES DEUX FUGITIFS Il y eut autrefois dans Rome, ville qui a été longtemps la première du monde, et qui est peut-être aujourd'hui la dernière, à cause de ses débordements, il y eut, dis-je, un jeune homme, nommé Pierre Boccamasse, d'une famille aussi ancienne qu'illustre, qui devint amoureux d'une jeune beauté, dont le père, d'une naissance obscure, mais fort estimé des Romains, s'appelait Giglivosse. Comme ce jeune gentilhomme était d'une jolie figure, et avait des manières aimables, il n'eut pas de peine à rendre Angeline sensible à son amour. La passion dont il était dévoré ne fit qu'augmenter par la tendresse que la belle lui témoignait. Voyant que tout allait au mieux, et qu'il ne pouvait être heureux s'il ne l'épousait, il alla trouver Giglivosse, son père, pour la lui demander en mariage, sans s'inquiéter si le sien consentirait à cette alliance. Bien loin d'y consentir, celui-ci l'accabla de vifs reproches au sujet de cette démarche, et fit dire au père de la demoiselle de ne point se prêter à la proposition de son fils, s'il ne voulait s'exposer au ressentiment de toute sa famille, qui ne consentirait jamais à une pareille union. Le jeune homme, voyant qu'on refusait de faire son bonheur, fut dans une affliction inconcevable. Il n'y eut point de choses fâcheuses qu'il ne dit à ses parents ; et si le père d'Angeline l'eût voulu, il l'aurait épousée en dépit du sien. L'amour est de toutes les passions celle qui s'irrite et s'accroît le plus par les obstacles mêmes qu'elle rencontre. Pierre, désespérant de pouvoir fléchir ses parents, et ne pouvant être heureux sans Angeline, qu'on veillait de plus près depuis qu'on savait qu'il en était amoureux, forma le dessein de s'enfuir de Rome avec elle, dans le cas toutefois qu'elle voulût y consentir. Il eut le secret de l'informer de son projet, en lui promettant de l'épouser dès qu'ils se trouveraient en pays libre. La demoiselle approuva son dessein ; ils conviennent du jour et de l'heure de leur départ ; et, lorsqu'ils ont tout disposé, ils montent à cheval et prennent le chemin d'Alaigne, où le jeune homme avait des amis. Quelque passionnés qu'ils fussent l'un pour l'autre, la crainte d'être poursuivis fit qu'ils se contentèrent de se donner de temps en temps quelques baisers, espérant se dédommager amplement quand ils seraient en pleine liberté. Pierre connaissait peu le chemin d'Alaigne ; après avoir fait environ quatre ou cinq lieues, au lieu de prendre à droite, il lui arriva de prendre à gauche, et alla passer devant un petit château, d'où il sortit douze paysans de mauvaise mine qui allaient droit à eux. Angeline fut la première à les apercevoir. « Ah Dieu ! nous sommes perdus, s'écria-t-elle ; voilà des gens qui viennent nous attaquer : sauvons-nous vite, mon cher ami ; » et en disant cela, elle détourne son cheval et gagne une forêt voisine. Son amant, surpris de ne voir personne, veut tourner la tête, et se trouve pris avant d'avoir songé à fuir. Ces hommes le font descendre de cheval et lui demandent qui il est. Il leur dit son nom ; et voyant sur sa réponse qu'il est du parti de leurs ennemis, les Ursins, ces scélérats, complotent entre eux de le dépouiller et de le pendre à un arbre. Ils lui ordonnent donc de se déshabiller ; mais, tandis que ce pauvre jeune homme, trop certain de son malheur, quitte ses habits et recommande son âme à Dieu, vingt cavaliers qui étaient en embuscade, courent à bride abattue sur cette troupe de brigands, en criant : Tue ! tue ! À ce bruit inattendu, les voleurs quittent Boccamasse pour se mettre en défense. Mais, voyant qu'ils étaient en plus petit nombre et craignant de succomber, ils prirent promptement la fuite. Tandis que les autres les poursuivent vigoureusement, Pierre profite de cette heureuse circonstance pour reprendre ses habits ; il remonte à cheval et court au galop par le chemin qu'il avait vu prendre à sa maîtresse, bénissant le ciel d'en avoir été quitte pour la peur. Arrivé dans le bois, il rôde, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre ; mais, n'y voyant ni sentier ni trace de cheval, il commence à s'affliger. Il court encore de côté et d'autre, mais il n'est pas plus avancé. Il crie et appelle Angeline de toutes ses forces, mais point de réponse. Alors la joie qu'il avait d'être échappé à la mort et de se trouver en sûreté dans ce bois fort épais se change en une profonde tristesse qui lui fit pousser des sanglots et répandre des pleurs en abondance. Cependant, n'osant plus retourner sur ses pas, il avançait toujours, incertain du lieu où la destinée le conduisait. Les bêtes féroces, dont il savait que la forêt était remplie, se présentaient sans cesse à son imagination et redoublaient ses inquiétudes. Il craignait pour lui-même, mais beaucoup plus pour sa maîtresse, qu'il croyait voir à tout moment dévorée par les ours et par les loups. Enfin, après avoir couru tout le reste du jour, pleurant, gémissant, appelant Angeline, et se trouvant accablé de fatigue et de faim, il s'arrêta aux approches de la nuit, attacha son cheval à un gros arbre, sur lequel il monta pour se mettre à couvert des bêtes sauvages. Le ciel, qui était couvert, s'éclaircit bientôt après, et laissa voir la lune, qui répandait une lumière argentine à travers les feuillages de la forêt. Quand la tristesse et la douleur n'eussent point empêché l'infortuné Boccamasse de dormir, la seule crainte de se laisser tomber eût écarté le sommeil de ses yeux. Il se vit donc contraint de passer toute cette nuit à contempler les astres et à maudire sa malheureuse destinée. La belle Angeline n'était pas plus heureuse que son amant. Emportée par son cheval, elle se réfugia, comme je l'ai dit, dans le bois, et pénétra si avant qu'il ne lui fut plus possible d'en sortir. Elle avait rôdé tout le jour, comme Pierre, se lamentant, pleurant et appelant son amant, toujours sourd à sa voix. Enfin, ne sachant plus que devenir, elle s'était abandonnée à son cheval qui, ayant trouvé un petit sentier, le suivit à petits pas. Après avoir fait environ une lieue de chemin, elle aperçut une petite chaumière comme le jour commençait à finir. Elle reprit alors la bride du cheval et elle dirigea sa course vers cette habitation. Elle y trouva un vieux homme avec une femme non moins âgée que lui. Ces bonnes gens, surpris de la voir seule à une heure si indue, lui en demandent la raison. Elle leur répondit en pleurant qu'elle avait perdu dans le bois son compagnon de voyage, et les pria de lui apprendre à quelle distance elle était d'Alaigne. « Ma fille, lui répondit le vieillard, ce n'est point ici la route d'Alaigne, et vous en êtes à plus de six lieues. – Faites-moi l'amitié de me dire s'il n'y a point dans le voisinage de maison où je puisse aller loger. – Il n'y en a pas une où vous puissiez arriver avant minuit. – Puisque cela est ainsi, oserai-je vous prier de me donner l'hospitalité pour cette nuit ? – Trèsvolontiers, ma fille ; mais je vous préviens que nous sommes souvent insultés de jour et de nuit par des bandits qui courent ces bois ; si par malheur ils venaient cette nuit, comme vous êtes jeune et jolie, ils ne manqueraient pas de vous outrager, et je vous avertis que nous ne pourrions vous défendre. » Quoique effrayée par l'observation du vieillard, cependant, comme il était fort tard et qu'elle ne savait où se réfugier, elle aima encore mieux, à tout événement, s'exposer à la merci des hommes que de devenir la proie des bêtes féroces. « Dieu nous gardera peutêtre de ce malheur, dit-elle au vieillard, et je vous aurai la plus grande des obligations. » Elle descend donc de cheval, entre dans la chaumière, soupe avec ces bonnes gens, se couche avec eux tout habillée, et passe la plus grande partie de la nuit à déplorer son malheur et celui de Pierre, qu'elle n'espérait plus revoir. Vers la pointe du jour, elle entendit force gens qui marchaient en causant. Elle se lève incontinent, gagne une petite cour qui était derrière la chaumière, et se cache en tremblant dans un tas de foin. À peine fut-elle dans ce gîte que ces gens étaient à la porte. Ils firent ouvrir avec grand bruit. Le cheval de la belle qu'ils virent tout sellé, leur fit demander s'il y avait quelqu'un dans la maison. Le vieillard, ne voyant plus la jeune fille, répondit qu'il n'y avait personne, et que ce cheval s'étant égaré, il l'avait mis à couvert, de peur qu'il ne fût mangé durant la nuit par les loups. Le chef de la bande dit alors que puisque ce cheval n'avait point de maître, il serait bon pour eux. La troupe étant entrée dans la maison, les uns courent d'un côté, les autres de l'autre, pour voir s'il n'y avait personne de caché. L'un d'eux enfonça sa javeline dans le foin, et il s'en fallut de peu qu'il ne tuât la fille qui y était cachée. La javeline la toucha de si près de la mamelle gauche, que le fer perça sa robe. La fille, qui crut être blessée, faillit jeter un grand cri ; mais, considérant le lieu où elle se trouvait, elle se contint et n'osa pas même porter sa main à la partie où elle avait été touchée. Ces gens enfin, après avoir bien bu et avoir mangé les chevreuils qu'ils étaient venus faire cuire dans cette chaumière, s'en retournèrent, emmenant avec eux le cheval d'Angeline. Lorsqu'ils furent un peu loin, le vieux bonhomme demanda à sa femme ce que la petite étrangère était devenue. Elle lui répondit qu'elle n'en savait rien ; mais qu'elle allait voir si elle ne la trouverait pas cachée quelque part. Angeline, qui entendit ces mots, comprenant que les brigands devaient être déjà loin, sortit de dessous le foin, et ses hôtes furent agréablement surpris de la revoir saine et sauve. Le bonhomme, touché de son tort, lui dit qu'il la conduirait, si elle voulait, à un château qui n'était qu'à deux lieues et demie de là, où elle serait en lieu de sûreté ; mais qu'il fallait se résoudre à faire ce chemin à pied, parce que les bandits avaient emmené son cheval. La belle accepta la proposition avec joie ; et étant partis sur-lechamp, ils arrivèrent au château vers les sept ou huit heures du matin. Ce château appartenait à un gentilhomme de la maison des Ursins, nommé Lielle de Champ-Fleur. Sa femme, qui était une personne charitable et pleine de piété, y était alors. Elle reconnut Angeline, et la reçut le mieux du monde. Elle voulut savoir par quelle aventure elle se trouvait dans ce canton. Après que la jeune fille lui eut tout raconté, sans déguiser la moindre circonstance, elle fut d'autant plus touchée de son malheur, que Pierre Boccamasse était des amis de son mari. Quand elle entendit parler du lieu où il avait été pris, elle ne douta point qu'il n'eût été tué, et elle dit à Angeline : « Vous demeurerez ici avec moi jusqu'à ce qu'il se présente une occasion de vous renvoyer à Rome sans aucun risque. » Il est temps de revenir à notre amant, que nous avons laissé perché sur un arbre. Il n'y avait pas encore passé une heure, qu'il vit venir au clair de la lune une vingtaine de loups qui, apercevant son cheval, firent un cercle autour de lui. Le cheval, connaissant le danger qui le menaçait, lance des ruades à force, et se démène tant, qu'il rompt la corde et prend la fuite ; mais les loups affamés, courent après lui, l'environnent et l'empêchent d'aller plus loin. Le pauvre animal se défendit longtemps de la dent et du pied ; mais à la fin il fut renversé, mis en pièces et dévoré. Le malheureux Pierre, témoin de ce terrible repas, tremblait de devenir, à son tour, la pâture de ces bêtes affamées. Il désespérait de pouvoir jamais sortir de ce bois. Les étoiles commençaient à pâlir, et à faire place au jour, lorsque, transi de froid et de peur, il regarda de tous côtés, et vit un grand feu à une bonne demi-lieue de là : il attendit qu'il fût un peu plus jour, descendit ensuite de l'arbre, et prit son chemin vers l'endroit où était ce feu, non sans crainte d'être rencontré par quelque loup. Il arriva heureusement dans ce lieu, où il trouva des bergers qui mangeaient et se divertissaient. Ils eurent pitié de lui, et le firent chauffer, boire et manger avec eux. Après leur avoir raconté son aventure, il leur demanda s'il n'y avait point dans le voisinage de bourg ou de château où il pût aller demander l'hospitalité. Ils lui dirent qu'à une lieue et demie de là il y avait le château de Lielle de Champ-Fleur, que la femme du seigneur occupait, et où il serait bien accueilli, parce que cette dame était très-hospitalière. Pierre, charmé de trouver encore une ressource, les pria de l'y faire conduire par un d'entre eux, ce qu'on lui accorda volontiers. À peine y fut-il arrivé, qu'il rencontra un ancien domestique de son père ; il le reconnut et l'appela pour lui conter sa mésaventure. Il entrait déjà en marché avec lui pour l'envoyer à la recherche d'Angeline, lorsque la dame du château, qui l'aperçut d'une fenêtre, le fit appeler. Il serait difficile de se former une juste idée de la joie qu'il eut de voir sa maîtresse en abordant la dame. Il mourait d'envie de se jeter à son cou ; mais la timidité l'en empêcha. La joie d'Angeline ne fut pas moins grande à la vue de son amant. Après les premiers compliments, la maîtresse du château, qui savait déjà son aventure, lui reprocha avec douceur d'avoir voulu se marier contre le gré de ses parents. Elle chercha à l'en détourner ; mais le voyant ferme dans son dessein, considérant d'ailleurs les aimables qualités du caractère et de la figure de la jeune fille, et la tendresse qu'elle avait pour son amant : De quoi vais-je me mêler ? se dit-elle à elle-même ; pourquoi vouloir troubler le bonheur de ces aimables enfants ? ils s'aiment, ils se connaissent, ils sont également attachés aux intérêts de mon mari ; leurs vues et leurs désirs sont honnêtes : il faut donc leur laisser la liberté de suivre leur inclination ; d'ailleurs, il semble que la Providence autorise ce mariage, puisqu'elle a sauvé l'un du gibet, et l'autre de la javeline, et tous deux des bêtes féroces. Et véritablement, pourquoi m'opposerais-je aux décrets du ciel ? Bien loin d'empêcher cette union, je dois la favoriser. S'adressant ensuite aux deux amants : « Puisque vous êtes résolus, leur dit-elle, de vous marier ensemble, je prétends si peu vous en empêcher, que je veux que les noces se fassent céans, aux dépens de mon mari ; je me charge de vous raccommoder ensuite avec vos parents. » Dieu sait si ces amants furent ravis d'un aussi agréable changement. Ils ne pouvaient contenir leur joie, et ils la firent éclater par mille démonstrations d'amour et de reconnaissance pour la dame. Cette vertueuse dame leur fit des noces aussi magnifiques qu'il est possible de les faire à la campagne. Le plaisir qu'elle leur procura fut pour elle la plus douce des jouissances. Quelques jours après, elle les mena à Rome. Elle trouva le père du jeune homme fort indisposé ; mais elle sut calmer son ressentiment et le réconcilier avec son fils et sa bru. Il les reçut chez lui, et, voyant combien ils étaient unis, il ne tarda pas à s'applaudir de cette alliance. Les nouveaux mariés s'aimèrent en effet jusqu'au tombeau, où ils ne descendirent que dans une extrême vieillesse. NOUVELLE IV LE ROSSIGNOL Il n'y a pas encore longtemps que vivait dans la Romagne un très-bon gentilhomme, fort estimé par son mérite, qui portait le nom de messire Litio de Valbone. Sa femme Jacquemine lui donna, sur le déclin de l'âge, une fille qui croissait en gentillesse et en beauté, à mesure qu'elle grandissait ; si bien qu'elle devint une des plus charmantes demoiselles du pays. Comme ils n'avaient point d'autre enfant, ils l'aimaient beaucoup, et la gardaient avec soin, dans l'espérance de la marier un jour trèsavantageusement. Dans le même temps, et dans la même ville, vivait un jeune homme de bonne mine, et bien découplé, nommé Richard, de la famille des Menard de Brettinote. Il connaissait messire Litio, et lui rendait de fréquentes visites. Il était reçu et traité, par lui et par sa femme, comme l'enfant de la maison. Il s'amusait quelquefois à badiner avec leur fille, qu'il trouvait fort aimable. Ces sortes de badinage cessèrent lorsque la demoiselle fut nubile ; mais ce fut pour faire place à l'amour. Richard, en effet, devint éperdument amoureux de la belle, et faisait tout ce qu'il pouvait pour cacher sa passion. Comme les demoiselles sont pénétrantes sur cette matière, la jeune Catherine s'aperçut bientôt de la conquête qu'avait faite sa beauté ; cette découverte lui fit grand plaisir ; Richard commença dès lors à lui paraître plus aimable, elle ne tarda pas à l'aimer à son tour, mais elle n'en fut que plus réservée avec lui. Cet air de réserve intimidait tellement le jeune homme, qu'il n'osait lui déclarer ses sentiments, quelque envie qu'il en eût : il craignait de déplaire, ou de n'être pas payé de retour. Las enfin de se contraindre, il résolut un jour de s'expliquer, et profita d'un tête-à-tête pour peindre toute la vivacité de son amour. Il fut agréablement surpris d'apprendre qu'il ne sentait rien pour Catherine, que Catherine ne sentît pour lui. Après tout ce que deux amants peuvent se dire en pareil cas, encouragé par un début si heureux, Richard conclut qu'il n'y a rien de plus beau dans le monde que l'union de deux cœurs qui s'aiment tendrement, qu'il ne dépendait que de la belle de lui faire goûter et de goûter elle-même les plaisirs les plus doux, et qu'un peu de complaisance de sa part suffirait pour le rendre le plus heureux des hommes. « Tu vois, mon cher Richard, lui répondit-elle, combien je suis observée par mes parents : il ne m'est pas possible, avec cette gêne, de faire ce que tu désires ; mais fournismoi les moyens de nous voir sans crainte d'être surpris, et je te promets de me prêter à tout ce qui peut augmenter ton bonheur et le mien. » Richard, après avoir un peu réfléchi, lui répliqua : « Je n'en vois pas de plus sûr, que de faire en sorte qu'on te permette de coucher dans la galerie qui donne sur le jardin, où je tâcherai de grimper, quoique le mur en soit fort élevé. – Si tu es sûr de pouvoir l'escalader, je suis certaine d'obtenir la permission de coucher dans la galerie. Richard s'étant fait fort de franchir le mur, la belle lui dit de ne pas se mettre en peine du reste. Ils se séparèrent ensuite, fort contents l'un de l'autre, non sans s'être furtivement donné mille tendres baisers. » Le jour suivant, Catherine se plaignit à sa mère, que la grande chaleur l'avait empêchée de dormir, la nuit précédente. On était alors sur la fin du mois de mai. « Tu te moques, je crois, ma fille ; je ne trouve pas qu'il fasse chaud. – Pour moi, je brûle, et vous m'obligerez beaucoup de le dire à mon père : vous ne lui direz que la pure vérité. Considérez, d'ailleurs, que les jeunes gens ont le sang plus chaud que les personnes d'un certain âge. – Cela est vrai, ma fille ; mais il faut prendre le temps comme il est. Peut-être fera-t-il plus frais la nuit suivante, et tu dormiras mieux. – Dieu le veuille ! mais il n'est pas vraisemblable que les nuits se refroidissent à mesure qu'on avance dans l'été. – Que veux-tu que j'y fasse ? – Vous pourriez y remédier. – Et comment ? – En me permettant, si mon père ne le trouve pas mauvais, de faire dresser un lit dans la galerie du jardin. Le lieu est frais et tranquille ; j'aurais le plaisir d'entendre chanter le rossignol, et j'y serais infiniment mieux que dans ma chambre. – J'en parlerai à ton père, et nous ferons ce qu'il jugera à propos. » La mère en parla effectivement à son mari. Les vieillards sont ordinairement difficiles. « Votre fille, dit Litio, veut donc dormir au chant du rossignol ? Dites-lui que si elle n'est pas contente, je la ferai dormir à celui des cigales. » Catherine, ayant appris la réponse de son père, ne dormit réellement point la nuit suivante ; ce ne fut pas le chaud, mais le dépit qui en fut cause. Elle ne laissa même pas dormir sa mère, qui couchait dans la même pièce, ou tout à côté, tant elle se plaignit souvent de la chaleur. C'est pourquoi madame Jacquemine ne fut pas plutôt levée qu'elle alla trouver son mari. « Il faut, lui dit-elle, que vous aimiez bien peu votre fille, pour sacrifier sa santé à vos caprices. Que vous importe qu'elle couche dans la galerie ou ailleurs ? sachez qu'elle n'a pas fermé l'œil de toute la nuit, à cause du chaud ; elle a été dans une agitation continuelle, et m'a empêché de dormir moi-même. Faut-il s'étonner qu'une fille de son âge se fasse un plaisir d'entendre chanter le rossignol ? n'est-ce pas l'ordinaire des enfants ? – Eh bien, que ce soit fini, répondit Litio d'un ton chagrin ; qu'on lui dresse un lit dans la galerie avec des rideaux de serge ; qu'elle y couche, et qu'elle entende donc chanter le rossignol tout son soûl. » Instruite par sa mère de cette conversation, Catherine se hâta de faire placer le lit, dans l'espérance d'y coucher la nuit suivante. Elle fit en sorte de voir Richard dans le bourg ; mais n'ayant pu lui parler, elle l'en avertit par un signe dont ils étaient convenus. Le soir, dès qu'elle fut couchée, son père ferma une porte qui communiquait à la galerie, et alla se coucher aussi. Richard, jugeant que tout le monde dormait, monte à l'aide d'une échelle sur un mur, du haut duquel il grimpe, non sans beaucoup de peine et de danger, sur des pierres d'attente d'un autre mur, et gagne la galerie, sans faire le moindre bruit. La belle, qui ne dormait pas, le reçut avec la plus grande satisfaction. Ils passèrent la nuit fort agréablement, et firent plusieurs fois chanter le rossignol ; mais pas si souvent qu'ils l'auraient voulu l'un et l'autre. Cet oiseau, pour reprendre haleine, mettait des intervalles dans son chant, qui n'en devenait que plus agréable chaque fois qu'il le recommençait. Dans un de ces intervalles, qui n'étaient pas fort longs, nos amants accablés soit de fatigue, soit de chaleur, furent surpris par le sommeil vers la pointe du jour. Ils étaient tout nus sur le lit, et la belle embrassait alors son amant du bras droit, et tenait de la main gauche le rossignol qu'elle avait fait chanter. Il était grand jour et ils dormaient encore, lorsque Litio, s'étant levé et se souvenant que sa fille avait couché dans la galerie, disait en soi-même : « Il faut que je voie un peu comme le rossignol aura fait dormir Catherine. » Il s'approche du lit sur la pointe des pieds, de peur de l'éveiller, ouvre tout doucement les rideaux, et voit Richard et sa fille dans la susdite posture. Il ne dit mot, et va de ce même pas trouver sa femme. « Levez-vous promptement, lui dit-il, venez voir votre fille ; vous savez l'envie qu'elle avait du rossignol : elle a si bien fait le guet cette nuit, qu'elle l'a pris ; venez voir comme elle le tient dans sa main. – Ce que vous dites là, serait-il bien vrai ? lui répondit-elle. – N'en doutez pas ; vous en serez convaincue, si vous vous dépêchez de me suivre. » Madame Jacquemine saute du lit, s'habille à la hâte, suit son mari, qui lui dit de ne point faire de bruit, et voit sa fille qui tenait effectivement le rossignol, qu'elle désirait si fort d'entendre chanter. Piquée de se voir trompée à ce point par Richard, qu'elle n'aurait jamais soupçonné d'une pareille trahison, elle allait l'éveiller pour l'accabler d'injures, si son mari ne l'en eût empêchée. « Gardez-vous bien de faire le moindre éclat, lui dit-il ; ce serait la plus grande de toutes les sottises. Puisque notre fille l'a choisi pour amant, elle l'aura pour époux. Il est riche et bon gentilhomme ; le parti est aussi avantageux que nous puissions le désirer. Si donc Richard veut sortir d'ici comme il y est venu, il faudra qu'il l'épouse ; et alors, croyant avoir mis le rossignol dans une cage étrangère, il se trouvera qu'il ne l'aura logé que dans la sienne. » La dame, voyant son mari si raisonnable, modéra sa colère ; et n'éveilla point le couple amoureux, d'autant plus que sa fille dormait d'un fort bon sommeil, et qu'elle devait s'être fatiguée à prendre le rossignol, dont elle avait eu si grande envie. Cependant Richard ne tarda point à s'éveiller ; surpris de ce qu'il était grand jour, il appelle Catherine. « Ah ! ma chère amie, lui dit-il, comment pourrai-je m'en retourner ? Il est grand jour ; quel parti prendre ? » À ces mots, Litio s'approche du lit. « Je vous le dirai, le parti que vous devez prendre, » répondit-il en tirant les rideaux. À ce coup inattendu, Richard se crut mort. « Je vous demande pardon, monsieur, s'écria-t-il aussitôt ; je suis un traître, un perfide, je mérite la mort ; mais songez que mon crime ne vient que du grand amour que j'ai pour mademoiselle votre fille. Punissez-moi, j'y consens, mais laissez-moi la vie. – L'amitié que j'avais pour toi, lui dit alors Litio, ne méritait pas une pareille récompense de ta part ; mais puisque tu t'es oublié à ce point, puisqu'un transport de jeunesse t'a porté à me manquer si essentiellement, il dépend de toi de sauver ta vie et de réparer l'outrage que tu m'as fait : il faut sur-le-champ reconnaître ma fille pour ta légitime épouse ; sinon, tu n'as qu'à recommander ton âme à Dieu. Vois le parti que tu veux prendre. Décide-toi promptement ; car je ne suis pas d'humeur de patienter une seule minute. » Pendant que Litio s'expliquait de la sorte, sa fille avait lâché le rossignol, et s'était cachée dans les draps. Elle inondait le lit de ses larmes, et suppliait son père de faire grâce à son amant, et son amant de se conformer aux désirs de son père. Richard ne se fit pas prier longtemps. La confusion qu'il avait de sa faute, l'envie de la réparer, la peur de mourir, mais plus que tout cela l'amour dont il brûlait pour Catherine et le désir de la posséder librement le déterminèrent à répondre, sans balancer, qu'il était prêt à l'épouser. Litio prit alors un anneau de sa femme, et le jeune homme épousa sa maîtresse sur-le-champ, et lui jura une fidélité éternelle. Cela fait, le père et la mère se retirèrent et laissèrent reposer les amants, jugeant qu'ils en avaient besoin. Ils furent à peine hors de la chambre, que les deux époux s'embrassèrent de nouveau. Ils avaient fait chanter, diton, six ou sept fois le rossignol pendant la nuit, ils le firent chanter encore deux fois avant de se lever. Il y a toute apparence que les autres jours ne furent pas aussi heureux que celui-là ; car c'est un oiseau qui perd sa voix à force de chanter. Quoi qu'il en soit, quand Richard fut levé, il eut une plus longue conversation avec son beau-père, et ils ne se séparèrent point sans avoir ri l'un et l'autre de l'aventure. Quelques jours après, les noces se firent publiquement en présence des parents et des amis des nouveaux mariés, selon toutes les formalités requises. La fête, qui fut brillante et magnifique, se fit chez le père de la demoiselle, qui eut tout sujet de se féliciter de l'avoir si bien mariée. On assure que le rossignol dont elle avait fait choix chanta longtemps au gré de ses désirs. NOUVELLE V LES DEUX RIVAUX Deux Lombards, l'un connu sous le nom de Gui de Crémone, l'autre sous celui de Jacomin de Pavie, tous deux déjà vieux et cassés par les fatigues de la guerre, comme gens qui avaient porté les armes dès leur plus tendre jeunesse, se retirèrent dans la ville de Fano, pour y finir leurs jours dans le repos. Quelque temps après y avoir fixé leur séjour, Gui tomba dangereusement malade. Comme il n'avait ni parents ni amis en qui il eût plus de confiance qu'en Jacomin, avec lequel il s'était lié dans le service, il le laissa, en mourant, dépositaire de tout son bien, et d'une petite fille qu'il avait avec lui, âgée d'environ dix ans, des aventures de laquelle il l'instruisit fort au long. Il arriva, sur ces entrefaites, que, les troubles qui avaient longtemps agité la ville de Faënza s'étant apaisés, il fut libre à chacun de ses anciens habitants d'y retourner. Jacomin, qui en était sorti pour éviter les malheurs de la guerre ; sachant qu'elle avait un peu repris sa première force et sa splendeur, alla s'y établir avec toute sa fortune, et emmena avec lui la petite fille qui lui avait été confiée. Il l'aimait comme si elle eût été sa propre enfant. Elle embellissait si fort en grandissant, qu'elle devint en peu de temps une des plus jolies et des plus aimables demoiselles de la ville. Plusieurs jeunes gens s'empressèrent de lui faire la cour. Les plus assidus étaient un certain Jeannot de Severin, et un nommé Minguin de Mingole, tous deux bien faits, de jolie figure et fort polis. Comme ils en étaient l'un et l'autre éperdument amoureux, ils devinrent ennemis irréconciliables, aussitôt qu'ils se reconnurent rivaux. La demoiselle touchait à sa quinzième année, et était par conséquent en âge de se marier. Chacun d'eux se serait estimé heureux de l'avoir pour femme, si on eût voulu la leur accorder ; mais voyant qu'on la leur refusait sur de vains prétextes, ils formèrent l'un et l'autre, chacun de son côté, le projet de l'enlever. Voici les moyens qu'ils mirent en usage. Le vieux Jacomin avait une vieille servante, et un valet nommé Crivel. Celui-ci aimait beaucoup l'argent et le plaisir, et était par conséquent facile à se laisser corrompre. Jeannot fit connaissance avec ce valet, lui découvrit à propos son amour, le pria de le servir dans son dessein, et lui promit de le bien récompenser, s'il venait à bout de l'exécuter. « Tout ce que je puis faire pour vous obliger, répondit Crivel, c'est de vous introduire dans la maison, quand mon maître ira souper dehors ; car tout ce que je dirais à la demoiselle en votre faveur ne servirait de rien. Je n'ai pas le moindre crédit sur son esprit, et je ne voudrais pas me hasarder à lui proposer une chose qui pût la fâcher. Voyez si cela vous accommode : je vous tromperais, si je vous promettais davantage. » Jeannot lui dit qu'il n'exigeait pas autre chose de lui, et ils en restèrent là. Minguin, de son côté, avait mis la servante dans ses intérêts, et lui avait fait faire plusieurs ambassades, qui avaient presque déterminé la demoiselle en sa faveur. Ce qui est certain, c'est qu'elle l'avait portée à consentir de le recevoir la première fois que son tuteur sortirait la nuit. Les choses étaient en cet état, lorsque Jacomin fut invité à souper chez un de ses amis. Crivel le fit savoir incontinent à Jeannot, qui, à un certain signal, devait trouver la porte ouverte. De son côté, la servante, qui ne savait rien de l'intrigue de Crivel, fit avertir Minguin de l'absence de son maître, en le priant de se tenir près de la maison, afin d'y entrer au signal qu'elle devait donner. La nuit étant venue, chaque amoureux, qui craignait la rencontre de son rival, se précautionne d'armes et d'amis, de peur de surprise, et va se poster dans l'endroit qu'il juge le plus convenable. Minguin alla avec ses gens chez un de ses amis, dont la maison était voisine de celle de la demoiselle, pour y attendre le moment du rendez-vous. Jeannot se porta avec sa troupe dans un endroit plus éloigné, après avoir laissé toutefois un de ses gens près du logis de la dame, pour guetter le moment où la porte s'ouvrirait. Quand Jacomin fut sorti, le valet et la servante firent de leur mieux pour se défaire l'un de l'autre. Crivel voulait que la servante se couchât, et la servante s'efforçait d'éloigner Crivel sous mille prétextes différents. « Que ne vas-tu te promener, lui disait-elle, pour aller ensuite au-devant de notre maître ? – Et toi, répondait le valet, pourquoi ne vas-tu pas te coucher, à présent que tu as soupé ? » Comme ils avaient intérêt l'un et l'autre de ne pas s'éloigner, aucun ne voulut démarrer. Crivel, ennuyé de ces contestations, et voyant que l'heure approchait, courut ouvrir la porte, quoi qu'il dût lui en arriver. Jeannot entre aussitôt, suivi de deux de ses compagnons, et se met en devoir d'emmener la demoiselle, qu'il trouve dans le salon, occupée à coudre ; et la belle de pousser les hauts cris, et la servante d'en faire autant. Minguin accourut au bruit : les ravisseurs étaient déjà dans la rue ; il fond sur eux l'épée à la main, et menace de les tuer, s'ils ne lâchent leur proie. Pendant qu'on se chamaillait ainsi de part et d'autre, les voisins, munis d'armes et de flambeaux, étant accourus en diligence, séparent les combattants, et apprenant la violence de Jeannot, se déclarent en faveur de Minguin, délivrent la nouvelle Hélène, et la remettent dans la maison de son tuteur, qu'elle appelait sans cesse dans son affliction. Avant que le tumulte fût apaisé, les sergents du commandant de la ville survinrent pour mettre le holà, et firent plusieurs prisonniers, au nombre desquels furent Jeannot et Crivel, son premier complice. Il est aisé de se figurer le chagrin que cette aventure causa à Jacomin, lorsqu'il fut de retour ; il était dans la plus grande affliction. Cependant, voyant que sa pupille était parfaitement innocente, et n'avait eu aucune part à la conduite de Jeannot, il se consola un peu, et résolut de la marier le plus tôt qu'il lui serait possible, afin de prévenir de pareilles aventures. Les parents de Jeannot et ceux de son rival, instruits à fond de la conduite de ces jeunes étourdis, et craignant que Jacomin ne voulût poursuivre cette malheureuse affaire, qui aurait mal tourné pour eux, s'empressèrent le lendemain d'aller lui faire des excuses, et de le supplier d'arrêter les poursuites, s'offrant de lui donner toutes les satisfactions qu'il lui plairait d'exiger. « Songez que ce sont des jeunes gens écervelés, incapables de sentir les conséquences d'une démarche aussi criminelle ; nous vous demandons grâce pour leur étourderie, et nous vous prions de l'oublier, afin qu'elle n'altère en rien l'estime et l'amitié qui nous ont unis jusqu'à ce jour. – Messieurs, leur répondit Jacomin, que l'âge et l'expérience avaient rendu sage et prudent, je vous suis si attaché, et fais tant de cas de votre mérite, que quand je serais dans mon pays, comme je suis dans le vôtre, vous me trouveriez en ceci, comme en toute autre chose, disposé à faire tout ce qui peut vous être agréable. Le sacrifice de mon ressentiment me coûte d'autant moins, que vous êtes vousmêmes intéressés dans l'insulte qui a été faite à la jeune demoiselle confiée à mes soins. Vous saurez qu'elle n'est native ni de Crémone ni de Pavie, comme vous pouvez l'avoir imaginé ; elle est votre compatriote, née à Faënza même, sans que celui qui me l'a remise en mourant, ni moi, ayons jamais pu découvrir de qui elle est fille. » Ils furent surpris d'apprendre que cette demoiselle était de Faënza ; et, après avoir remercié Jacomin de son honnêteté, ils le prièrent de leur dire par quelle aventure elle était tombée entre ses mains. « Gui de Crémone, leur répondit-il, avec lequel j'ai longtemps porté les armes, était de mes intimes amis. Peu de jours avant sa mort, il me dit que, lorsque cette ville fut prise par l'empereur Frédéric, et livrée au pillage, il entra avec plu- sieurs de ses compagnons dans une maison que ceux qui l'occupaient venaient d'abandonner, et qu'il trouva pleine de richesses. Comme il en sortait, il rencontra sur un escalier cette fille, qui, dès qu'elle le vit, l'appela son père. Ce mot, prononcé d'un ton tout à fait tendre, le toucha de compassion pour cette enfant. Elle pouvait alors avoir deux ans : il la prit avec lui, en eut soin dès ce moment, et l'emmena à Fano, où il est mort. C'est là qu'il m'a laissé cette fille avec tout son bien, en me chargeant de la marier quand il en serait temps, et de lui donner tout ce qu'il m'a remis pour elle. Si je ne l'ai pas encore mariée, c'est parce que je n'ai point trouvé de parti qui me parût sortable ; mais je me donnerai des mouvements pour en trouver bientôt, afin de ne plus l'exposer aux folies des jeunes gens. » Le hasard voulut qu'il y eût dans la compagnie un certain Guillemin qui, s'étant trouvé au saccagement de la ville de Faënza avec Gui de Crémone, savait très-bien que la maison qui avait été pillée appartenait à l'un des assistants. Il s'approche alors du personnage : « Bernardino, lui dit-il, vous avez fait attention à ce que vient de dire Jacomin ? La chose vous regarde en propre. – J'en ai été frappé aussi bien que vous, répondit Bernardino, et je songeais dans ce moment à la petite fille que je perdis alors, et qui serait aujourd'hui de l'âge de celle dont parle Jacomin. – C'est assurément la vôtre, reprit Guillemin, n'en doutez pas ; car il me souvient d'avoir autrefois entendu faire, par Gui de Crémone, la description de la maison qu'il avait pillée ; et, d'après son récit, il m'a toujours semblé que c'était celle que vous aviez. D'après cela, je suis persuadé que c'était votre fille qu'il emporta. Ne pourriez-vous point la connaître à quelque marque ? Voyez-la, et je suis certain que vous la reconnaîtrez ! » Bernardino se ressouvint qu'elle devait avoir une marque en forme de croix sur l'oreille gauche provenant d'une loupe qu'il lui avait fait couper quelque temps avant la prise de Faënza. Il pria alors Jacomin de lui faire voir cette demoiselle, pour vérifier ce qui en était ; ce qui lui fut accordé sans délai. Aussitôt qu'il la vit, il crut voir le visage de sa femme, tant elle lui res- semblait ! mais voulant quelque chose de plus décisif, il pria Jacomin de lui permettre de regarder près de l'oreille gauche de la fille. Après en avoir obtenu la permission, il s'approche de la demoiselle, lève ses cheveux, voit la croix ; et ne pouvant plus douter que ce ne fût véritablement sa fille, il pleure de tendresse, et l'embrasse tendrement, malgré la petite résistance de la pupille, qui paraissait honteuse de ce qui se passait. Puis, se tournant vers le tuteur : « C'est bien ma propre fille, lui dit-il tout transporté de joie ; oui, ce fut ma maison que pilla Gui de Crémone. Ma femme fut si surprise et si alarmée, qu'elle oublia sa fille ; et nous avons cru jusqu'à présent qu'elle avait péri dans la maison, qui fut brûlée en grande partie après le pillage. » La demoiselle, entendant ce vénérable vieillard parler de la sorte d'un air vraiment attendri et passionné, ne douta point qu'il ne dît la vérité ; et, courant l'embrasser à son tour, elle mêla ses larmes aux siennes. Bernardino envoya incontinent querir sa femme, ses autres enfants et ses parents. Il leur montra sa fille, et leur raconta tout ce qui s'était passé. Il la mena ensuite dans sa maison, avec le consentement de Jacomin, où elle fut caressée de sa mère, de ses frères et de ses sœurs. Le commandant de la ville, qui était un galant homme fort porté à rendre service aux honnêtes gens, ayant appris l'aventure, et sachant que Jeannot, qu'il tenait prisonnier, était fils de Bernardino, et frère, par conséquent, de la demoiselle qu'il avait voulu enlever, donna un tour favorable à l'affaire, raccommoda les deux rivaux, et engagea Bernardino à marier sa fille avec Minguin, ce qui fut fait avec l'approbation générale de toute la parenté. Crivel et les autres prisonniers furent mis en liberté. Minguin, au comble de la satisfaction de posséder enfin celle qu'il adorait, donna, le jour des noces, une fête des plus magnifiques dans la maison de son beau-père : il conduisit ensuite sa femme chez lui, et vécut toujours avec elle dans la plus parfaite union. NOUVELLE VI L'HEUREUSE RENCONTRE Dans l'île d'Ischia, voisine de Naples, vivait autrefois un bon gentilhomme, nommé Marin de Bolgalle. Il avait une fille jolie et tout à fait aimable, qui portait le nom de Restitue, dont un jeune habitant de l'île de Procida, qui touche presque à l'autre, devint éperdument amoureux. Cet insulaire, appelé Jean, trouva le secret de s'en faire aimer et d'avoir avec elle plusieurs rendez-vous de jour et de nuit, mais sans en obtenir d'autre faveur que quelques baisers. S'il arrivait qu'il ne trouvât point de barque pour passer d'une île à l'autre, plutôt que de manquer au rendez-vous, il faisait la traversée à la nage ; et s'il était assez malheureux pour ne pouvoir joindre sa maîtresse, il s'en retournait du moins avec la satisfaction d'avoir contemplé les murailles de la maison qui la renfermait. Cette maison lui paraissait un temple, et sa maîtresse une divinité digne des hommages de tous les cœurs sensibles à la vertu unie à la beauté. Durant ce commerce amoureux, mais innocent, il prit envie à la belle d'aller un jour d'été se promener sur la côte, et, se voyant toute seule, elle courait de rocher en rocher, avec un couteau à la main, pour détacher les huîtres et les manger. Il y avait entre ces rochers une fontaine entourée de quelques arbrisseaux, qui y formaient un ombrage des plus agréables. La fraîcheur de ce lieu avait invité plusieurs jeunes Siciliens qui venaient de Naples à s'y reposer. Aussitôt qu'ils virent cette jeune fille qui ne les apercevait point encore, ils résolurent de l'emmener. Elle eut beau crier au secours, elle fut enlevée et portée dans leur barque ; ils la traitèrent d'abord avec beaucoup d'égards, et tâchaient de la consoler ; mais Restitue pleurait toujours. Arrivés en Calabre, on mit en délibération qui en jouirait. Chacun voulait l'avoir, et en jouir exclusivement, tant on la trouvait jolie et intéressante. Grande contestation de part et d'autre. La jalousie les empêcha de pouvoir jamais s'accorder. Pour ne pas se brouiller entièrement, et éviter quelque malheur, on convint qu'elle ne serait ni aux uns ni aux autres, et qu'on en ferait présent à Frédéric, roi de Sicile, jeune prince qu'on connaissait fort friand de ces sortes de morceaux ; ce qu'ils exécutèrent aussitôt qu'ils furent arrivés à Palerme. Le roi la trouva jolie et fort à son gré, et accepta le présent avec joie. Mais comme il se trouvait alors incommodé, il ordonna qu'on conduisît la belle à une maison de plaisance, nommée la Cuba, avec ordre de la bien traiter, et de la garder soigneusement jusqu'à ce qu'il se portât mieux. Cependant, l'enlèvement de Restitue se répandit bientôt dans toute l'île d'Ischia ; mais on ne savait point qui avait fait le coup. Jean, son amoureux, à qui il importait plus qu'à tout autre de le découvrir, se donna toute sorte de mouvements pour savoir ce qu'elle était devenue et quels étaient ses ravisseurs. Il fit armer en diligence une frégate et courut toutes les mers des environs, depuis la Minerve jusqu'à la Scalée, en Calabre, et ce fut là qu'il apprit qu'elle avait été donnée au roi, qui la faisait garder à la Cuba. Cette nouvelle l'affligea beaucoup, désespérant de pouvoir jamais la posséder, ni peut-être la revoir. Cependant, résolu d'attendre le dénoûment de sa destinée, il renvoya sa frégate dans le dessein de s'arrêter à Palerme, pour voir comment les choses tourneraient. Comme il n'était connu de personne, il se promena hardiment devant la maison de plaisance ; et à force de passer et repasser, il arriva qu'il aperçut un jour Restitue à la fenêtre. Il s'approcha de plus près, pour se faire voir à sa maîtresse. Elle le vit en effet, et lui en marqua beaucoup de joie. Comme ce lieu était solitaire et peu fréquenté, elle s'approcha le plus qu'il lui fut possible, pour être à portée de lui parler, et se trouva assez près pour l'entendre et en être entendue. Alors la belle, sans perdre le temps en discours inutiles, lui enseigna la manière dont il devait s'y prendre, s'il voulait la voir et l'entretenir de plus près, sans être aperçu. Il examina la situation du lieu qu'elle venait de lui indiquer. Quand la nuit fut venue, et même fort avancée, il y retourna, grimpa sur un mur, entra dans le jardin, et, par le moyen d'une antenne de vaisseau qu'il appuya contre la fenêtre, il s'introduisit dans la chambre de sa maîtresse, qui lui avait désigné cette espèce d'échelle. Comme elle prévoyait qu'il ne lui serait pas possible de garder longtemps son honneur, qui avait déjà couru de si grands risques, elle se proposa de profiter de la circonstance pour en faire le sacrifice à son amant, persuadée que personne n'en était plus digne, et que cette complaisance pourrait le déterminer à la tirer de cette espèce de prison, où elle s'ennuyait à mourir. À peine fut-il dans la chambre, qu'elle lui fit connaître ingénument ses intentions. L'amant, au comble de la joie, lui promit de l'arracher de ces lieux, et de prendre si bien ses arrangements, quand il l'aurait quittée, qu'il l'emmènerait sans faute avec lui à sa seconde visite. Pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, Jean de Procida, qui brûlait de goûter les plaisirs de l'amour, quitta ses habits, et se coucha auprès de sa maîtresse. Je vous laisse à penser les caresses qu'ils se prodiguèrent mutuellement. Les plaisirs dont ils s'enivrèrent furent si vifs, qu'ils leur firent oublier tous leurs chagrins et le lieu où ils étaient, si bien que le sommeil les surprit se tenant encore l'un et l'autre étroitement embrassés. Ils dormaient encore quand le roi, qui avait été charmé de la beauté de Restitue, se trouvant assez bien rétabli, et se sentant certain appétit, partit à la pointe du jour, avec peu de suite, pour aller la voir. Il ouvre tout doucement la porte de sa chambre, et s'approche de son lit, un flambeau à la main, pour se donner le plaisir de la voir dormir. Dieu sait s'il fut surpris de la trouver entre les bras d'un homme ! Il entra dans une si forte colère, qu'il en perdit la voix, et qu'il fut tenté de les poignarder tous deux ; mais considérant qu'il était indigne, non-seulement d'un roi, mais même d'un particulier qui se pique d'honnêteté, de tuer deux personnes hors d'état de se défendre, il modéra la vivacité de son ressentiment, et résolut de les punir l'un et l'autre du supplice du feu. Dans ce projet, il s'éloigne du lit, s'avance vers la porte, appelle un de ses gentilshommes, et lui demande ce qu'il pense de cette misérable créature, en qui il avait fixé son affection, et s'il connaît le téméraire qui avait osé lui faire un pareil outrage dans son propre palais. Le gentilhomme, sans s'expliquer sur le compte de la belle, lui répondit qu'il ne se souvenait point d'avoir jamais vu cet homme. Le roi sort de la chambre et ordonne que les deux personnages soient liés tout nus, tels qu'ils étaient, et conduits sur-le-champ, dans cet état, à Palerme, pour être attachés dos à dos à un poteau dans la place publique, et subir le supplice du feu. Après cela, il repartit pour Palerme, où il s'enferma dans sa chambre, le cœur plein de dépit. Il est aisé de se représenter la douleur et la consternation de Restitue et de son amant. Ils furent, suivant l'ordre du roi, conduits à la ville, et attachés à un poteau, autour duquel on éleva le bûcher qui devait les brûler vifs. On se figure les horreurs qu'ils durent éprouver à la vue des apprêts de leur supplice. Tout le peuple de Palerme accourut à ce triste spectacle. La jeunesse et la beauté de la jeune fille, que les hommes regardaient de préférence ; la jolie figure et la douceur du jeune homme, que les femmes s'empressaient d'examiner, excitaient la compassion de tout le monde ; il n'était personne qui ne les jugeât dignes d'une plus heureuse destinée, et qui n'eût voulu les sauver. Mais la pitié publique n'adoucissait pas le sort de ces pauvres victimes de l'amour, qui fondaient en larmes et n'attendaient que le moment de leur mort. Sur ces entrefaites, Roger Doria, homme célèbre par ses exploits militaires, et pour lors amiral de Sicile, ayant appris l'aventure de ces amants malheureux, eut envie de les aller voir. Il se rend au lieu de leur supplice, et fixe d'abord ses regards sur la fille, qu'il trouve aussi jolie qu'on le lui avait dit. Il envisage ensuite le jeune homme, et est fort étonné de le reconnaître. Il s'approche et lui demande s'il n'est pas Jean de Procida. À cette question, le patient lève la tête, et reconnaissant à son tour l'amiral : « Je l'ai été jusqu'ici, lui répondit-il ; mais il y a grande apparence que je ne le serai bientôt plus. » L'amiral lui demanda encore quel accident l'avait conduit là. « L'amour et la colère du roi, » répondit le jeune homme. Roger Doria voulut connaître tous les détails de son aventure ; et, après les avoir appris de la bouche même du patient, il se retira fort touché du malheur de ces infortunés. Jean de Procida le rappela, et le pria, au nom de Dieu, de demander pour lui une grâce au roi. « Quelle estelle ? repartit l'amiral, naturellement porté à l'obliger. – Je vois, monsieur, ajouta le jeune homme, que je vais bientôt mourir, et que je serai privé pour toujours de cette aimable personne qui va subir le même sort, et que j'ai aimée plus que ma vie : il me semble que je mourrais avec moins de regret si le roi permettait que mon visage fût tourné vers le sien. – Tu peux être tranquille, lui répondit l'amiral en souriant ; je vais trouver le roi, et peut-être t'obtiendrai-je la liberté de voir si longtemps ta maîtresse, que tu t'en lasseras. » Puis, se tournant vers les bourreaux et les archers, il leur commanda de surseoir à l'exécution jusqu'à un nouvel ordre du roi. Ce brave militaire courut trouver le monarque ; et, quoiqu'il n'ignorât point qu'il était fort irrité : « Sire, lui dit-il, oserais-je vous demander quel est le crime de ces deux jeunes gens que Votre Majesté a condamnés à être brûlés vifs ? » Le roi lui ayant tout dit : « Je conviens, reprit l'amiral, que la faute qu'ils ont commise mérite une grande punition ; je ne trouverais même pas trop fort le supplice auquel ils sont condamnés, si tout autre que Votre Majesté avait prononcé leur arrêt ; mais, de même que les crimes méritent punition, il me semble que les services doivent être récompensés. Connaissez-vous bien ces deux criminels ? – J'ignore qui ils sont, répondit le roi. – Permettez-moi donc de vous les faire connaître, afin que vous jugiez vous-même que vous vous êtes laissé emporter trop loin par les mouvements de votre colère. Pardonnez-moi la liberté que je prends ; mais les grands princes ne doivent point s'abandonner aussi facilement à l'impétuosité de leur passion : ils doivent tout examiner avant de prononcer. Votre Majesté en conviendra sans doute elle-même, quand elle saura que le jeune homme qu'elle veut faire brûler est fils de Landolfe de Procida, propre frère de messire Jean de Procida, à qui vous devez la couronne ; et que la jeune fille doit le jour à Marin de Bulgare, le même qui a empêché que vous ne fussiez détrôné, et qui soutint à Ischia la gloire et la puissance de votre nom. D'ailleurs, ces jeunes gens s'aimaient depuis fort longtemps, c'est l'amour qui les a réunis, et non le dessein d'offenser Votre Majesté. Ainsi, bien loin de les faire mourir, il me semble, sire, que vous devriez les combler de bienfaits et d'honneurs. » Le roi ne s'offensa point de la noble liberté avec laquelle lui avait parlé l'amiral : il l'en remercia au contraire, et parut seulement fâché d'avoir trop écouté son ressentiment. Il ordonna sur-le-champ qu'on fît paraître devant lui les amants ; et, après s'être convaincu par lui-même de la vérité de tout ce que l'amiral lui avait dit, il résolut de réparer le chagrin qu'il leur avait fait, par des honneurs et par des dons dignes de sa générosité. Il commença par les faire habiller selon leur qualité ; et ne voulant pas faire les choses à demi, il les maria, les combla de présents magnifiques, et les renvoya chez eux, où ils furent reçus de leurs parents avec une joie extraordinaire, et où ils vécurent aimés et caressés de tout le monde, autant qu'ils s'aimaient et se caressaient eux-mêmes, ne songeant aux malheurs passés que pour mieux sentir leur bonheur présent. NOUVELLE VII LES AMANTS RÉUNIS Du temps de Guillaume, roi de Sicile, il y avait dans ses États un gentilhomme connu sous le nom de messire Émeri, abbé de Trapani, qui jouissait d'une fortune considérable. Comme il avait un grand nombre d'enfants, il lui fallait beaucoup de domestiques. C'est ce qui le détermina à acheter plusieurs jeunes esclaves, que certains corsaires génois, nouvellement arrivés du Levant, avaient pris sur les côtes d'Arménie. Parmi ces jeunes esclaves, qu'il croyait être Turcs d'origine, et qui ressemblaient tous à des bergers, il y en avait un qui paraissait plus gentil que les autres, et dont la physionomie avait quelque chose de distingué. Cet enfant, nommé Théodore, quoique toujours esclave, fut élevé et nourri avec les enfants de messire Émeri. À mesure qu'il grandissait, il développait des sentiments et des manières qui ne sont pas ordinaires à des esclaves. En un mot, il sut si bien plaire à son maître, qu'il l'affranchit ; et, persuadé qu'il était Turc, il le fit baptiser, lui donna le nom de Pierre, et le fit son intendant. Messire Émeri avait une fille nommée Violante, qui à beaucoup d'honnêteté joignait une figure des plus intéressantes. Elle était dans cet âge heureux où l'on commence à éprouver le besoin d'aimer. Souffrant de ce que son père ne songeait point à la marier, elle devint amoureuse de Pierre, et lui aurait déclaré bien volontiers son amour, si la pudeur ne l'eût arrêtée. Les égards qu'elle avait pour ce jeune affranchi, joints aux heureuses qualités dont la nature l'avait pourvue, avaient fait naître dans le cœur de celui-ci une inclination pour elle, qui ne tarda pas à devenir une passion dans toutes les règles. Pierre n'était heureux que lorsqu'il pouvait lui parler ou la voir. Cependant il n'osait lui faire connaître ses sentiments, et avait surtout grand soin de ne rien faire, ni de ne rien dire, qui pût les laisser apercevoir à qui que ce fût de la maison. Comme il était moins attentif sur lui-même quand il se trouvait avec Violante, cette fille n'eut pas de peine à démêler son amour à travers le respect et la réserve dont il le couvrait. Pour l'enhardir, elle lui témoigna dès lors par ses regards qu'elle n'était point fâchée des soupirs qui lui échappaient devant elle et des coups d'œil qu'il ne cessait de lui donner. Malgré cela, ils s'en tinrent au langage des yeux, quoiqu'ils eussent désiré l'un et l'autre de pouvoir s'en expliquer librement. La fortune eut enfin pitié de leur cruelle situation ; elle leur fournit une occasion favorable pour bannir la crainte et les porter à se déclarer sans gêne l'amour dont ils brûlaient l'un pour l'autre. Messire Émeri avait, à une demi-lieue de Trapani, une fort belle maison de campagne, où sa femme, sa fille et d'autres dames allaient souvent faire des parties de plaisir. Cette dame y mena un jour Pierre avec la compagnie ordinaire. On était sur le point de retourner à la ville lorsque le ciel se couvrit tout à coup de nuages, comme il arrive assez souvent en été : tout annonçait un grand orage. Madame Émeri et ses compagnes, craignant que le mauvais temps ne les retînt là plus qu'elles ne voudraient, prirent le parti de se mettre vite en chemin pour se rendre à Trapani. On marchait à grands pas ; mais le jeune homme et la demoiselle allaient beaucoup plus vite, plus animés par l'amour qui les avait réunis que par la crainte de l'orage. Ils devancèrent la compagnie de si loin, qu'on les avait déjà perdus de vue, lorsque après plusieurs grands coups de tonnerre il survint une grosse grêle qui obligea la mère et les autres dames de se retirer dans la chaumière d'un laboureur. Pierre et Violante, au défaut de tout autre asile, se réfugièrent dans une vieille masure délabrée, entièrement délaissée, où il ne restait qu'un morceau de toit, sous lequel ils se mirent à couvert, serrés l'un contre l'autre, à cause du peu d'espace respecté par la grêle. Ce voisinage, dont ils se félicitaient intérieurement l'un et l'autre, rassura leurs cœurs amoureux, et leur donna occasion de s'expliquer clairement. L'amant parla le premier : « Que j'ai d'obligation, dit-il, à cette grêle, et que je serais charmé qu'elle durât, s'il était possible, une éternité, pour être ainsi à côté de vous ! – Je vous avoue que je n'en serais pas non plus fâchée, » répondit la demoiselle. Pierre alors de lui prendre la main, de la lui serrer, de la couvrir de baisers, et la belle de répondre à ses caresses par des caresses encore plus tendres ; ils s'embrassèrent, collèrent leurs bouches brûlantes l'une contre l'autre, et se prodiguèrent tout ce que l'amour a de plus délicieux, pour se consoler du mauvais temps qui durait toujours. Je n'entrerai point dans tous les détails des plaisirs qu'ils goûtèrent dans ce tête-à-tête solitaire ; il me suffit de dire que l'orage ne se dissipa point sans qu'ils eussent joui de tout ce que l'amour peut offrir à deux cœurs également passionnés et d'intelligence, et sans qu'ils eussent pris des mesures pour renouveler dans la suite leurs jouissances. L'orage ayant cessé, ils reprirent le chemin de la ville, attendirent aux barrières le reste de la compagnie, et se rendirent tous ensemble à la maison. Les deux amants s'étaient trop bien trouvés du jeu de la masure, pour ne pas trouver les occasions de le répéter. Elles se présentèrent plusieurs fois, et ils en profitèrent sans que personne pût s'en douter. Ils y revinrent si souvent, que la demoiselle devint grosse ; ce qui les chagrina beaucoup l'un et l'autre. Violante fit son possible, mais inutilement, pour détruire son fruit, tant elle redoutait les reproches de ses parents. Pierre, non moins affligé de cet accident, voyant qu'il y allait de sa vie, résolut de s'enfuir, et s'en ouvrit à sa maîtresse. « Si tu t'en vas, lui dit-elle, mon parti est pris, je me tue. – Que veux-tu dont que je devienne, ma chère amie ? Ta grossesse va découvrir notre intrigue : on pourra pardonner ta faiblesse ; mais que deviendraije, moi qui ne suis qu'un misérable, qu'aucune considération ne peut faire pardonner ? Je ne puis manquer d'être la victime du juste ressentiment de ton père. – Ma faute ne peut demeurer longtemps cachée, j'en conviens ; mais sois assuré, mon cher ami, que si tu es aussi secret que moi, on ne saura jamais que tu y aies jamais eu la moindre part ; tu peux compter là-dessus comme sur mon amour. – À ces conditions, reprit l'amoureux, je demeure ; mais souvenez-vous bien de votre promesse. » Violante, voyant que sa taille s'arrondissait tous les jours, et qu'il lui était impossible de cacher plus longtemps son état, le découvrit à sa mère, et la supplia, les larmes aux yeux, de la sauver. La mère, au désespoir de ce qu'elle venait d'apprendre, accabla sa fille de reproches et d'injures, et voulut savoir quel était le complice de sa faute. La fille, qui s'était précautionnée pour ne pas compromettre son amant, lui débita un mensonge, qui fut pris pour la vérité ; et, sous quelque prétexte plausible, elles partirent toutes deux pour la campagne. Le terme des couches étant venu, la belle ressentit bientôt les premières douleurs de l'enfantement. Pendant qu'elle était dans les efforts, et qu'elle jetait les hauts cris, son père, qui revenait de la chasse, entra dans la maison pour se délasser, et entendant sa fille qui criait douloureusement, courut aussitôt vers sa chambre. Il rencontre sa femme, et lui demande ce que c'est. Celle-ci, fort étonnée de le voir, et considérant qu'il ne lui servirait de rien de dissimuler, se vit forcée de lui conter l'aventure de sa fille, de la manière qu'elle l'avait apprise d'elle ; mais lui, moins crédule et moins indulgent que sa femme, répondit incontinent qu'il était impossible que Violante ne connût point l'auteur de sa grossesse ; qu'absolument il voulait savoir la vérité ; qu'il ne ferait grâce à sa fille qu'autant qu'elle la lui dirait ; qu'autrement elle pouvait se disposer à mourir sans miséricorde. La mère fit de son mieux pour apaiser son mari, et pour l'engager à se contenter de ce qu'elle lui avait dit. Mais tout fut inutile : il s'approche, l'épée à la main, de sa fille, qui, pendant ce dialogue, avait mis au jour un garçon ; et, sans pitié pour son état, il lui dit qu'il fallait ou se résoudre à mourir sur l'heure, ou à lui déclarer le père de l'enfant. La peur de la mort porta Violante à trahir son amant : elle avoua tout, mais non sans avoir longtemps combattu. Émeri devint si furieux en apprenant le nom du complice, qu'il dit cent injures à sa fille, et qu'il eut bien de la peine à s'empêcher de lui passer son épée au travers du corps. Il remit à un autre moment sa vengeance. Après avoir exhalé une partie de sa colère en imprécations, il remonte à cheval, et s'en retourne à Trapani. Son premier soin, en arrivant, fut d'aller trouver messire Conrard, qui rendait alors, au nom du roi, la justice dans cette ville. Il lui porta plainte contre Pierre, qui fut arrêté sur-le-champ. On le mit à la question pour avoir son aveu ; les tourments lui firent tout avouer. Ce malheureux fut condamné à être pendu, après qu'il aurait été préalablement fouetté dans tous les carrefours de la ville. Cet arrêt mit la joie dans le cœur d'Émeri ; mais il ne satisfaisait point sa vengeance. Il voulut se défaire en un même jour, et de sa fille et de son affranchi, et de leur enfant. Dans ce noir dessein, il mêle du poison dans du vin, et le remet avec une épée nue entre les mains d'un domestique fidèle : « Va, lui dit-il, va trouver Violante, et dis-lui de ma part d'opter sur l'heure entre ces deux genres de mort, ou du fer, ou du poison ; sinon, que je lui ferai subir publiquement le supplice qu'elle mérite. Quand tu te seras acquitté de cette commission, tu prendras l'enfant qu'elle a mis au monde, tu lui briseras la tête contre le mur, et tu le jetteras ensuite à la voirie. » Le barbare !… Le domestique, plus prompt au mal qu'au bien, partit incontinent, sans montrer la moindre répugnance. Cette atrocité devait être commise le même jour, et c'était celui de l'exécution de Pierre. On avait été le prendre dans son cachot, et il avait déjà reçu cent coups de fouet, lorsqu'en le menant au lieu du supplice, on le lit passer devant une fameuse auberge où étaient alors trois Arméniens de distinction, que leur roi envoyait à Rome, pour négocier auprès du pape une affaire de grande importance. Ils se proposaient de passer quelques jours dans cet endroit, où tous les gentilshommes de la ville s'empressaient de leur faire la cour. Ces ambassadeurs, entendant venir le criminel, se mirent à la fenêtre pour le voir. Il était nu de la ceinture en haut, et avait les mains attachées derrière le dos. Phinée, l'un des ambassadeurs, vieillard vénérable et fort considéré, le regardant avec attention ; aperçut sur son estomac une grande marque rougeâtre, de celles que la nature fait, et que les dames appellent ici des roses et des envies. Cette marque lui rappela aussitôt le souvenir d'un de ses enfants, que des corsaires lui avaient enlevé il y avait quinze ans, sur la mer de Laïazzo : il n'en avait eu depuis aucunes nouvelles. Il jugea que s'il vivait encore, il serait à peu près du même âge que le patient. Cette double ressemblance lui fit penser que ce pourrait bien être son fils lui-même. Pour éclaircir son doute, il imagina de l'appeler par son nom de Théodore. Pierre, s'entendant nommer, lève incontinent la tête. Les sergents s'arrêtent, par respect pour l'ambassadeur, qui demande alors au patient d'où il est et qui est son père. « Je suis d'Arménie, répondit Pierre, fils d'un nommé Phinée, et j'ai été conduit ici par je ne sais quelles gens. » Phinée, ne doutant plus, après cette réponse, que ce ne fût son fils, courut l'embrasser, suivi de ses collègues, au milieu des exécuteurs et des sergents qui l'escortaient. Il le couvrit d'un riche manteau, et obtint de l'officier qu'on suspendrait l'exécution jusqu'à nouvel ordre. Il avait appris, par la voix publique, le sujet pour lequel ce malheureux avait été condamné à être pendu. Suivi des autres ambassadeurs et de tous les seigneurs de sa suite, il alla trouver messire Conrard : « Celui, lui dit-il, que vous avez condamné comme esclave, est libre ; c'est moi qui suis son père, et il est prêt à épouser celle qu'on prétend qu'il a séduite. Ayez donc la complaisance de faire surseoir à l'exécution, jusqu'à ce qu'on ait su les intentions de la demoiselle, afin que, si elle l'accepte pour son époux, on ne puisse point vous reprocher d'avoir jugé contre l'esprit de la loi. » Le gouverneur, surpris d'apprendre que celui qui avait toujours passé pour esclave fût fils de l'ambassadeur, eut honte de la trop grande précipitation qu'il avait montrée dans cette affaire ; il reconnut que Phinée avait raison, et lui accorda ce qu'il deman- dait. Il envoya chercher Émeri, à qui il conta ce qui venait de se passer. Celui-ci, fort étonné de l'événement, ne doutant pas que les ordres barbares qu'il avait donnés n'eussent été exécutés, se reprocha amèrement d'avoir été si vite, et envoya néanmoins sur-le-champ un autre homme à toute bride pour empêcher l'exécution, s'il en était encore temps. Le courrier arriva par bonheur assez tôt ; il trouva le domestique à côté du lit de Violante, tenant l'épée d'une main, et le poison de l'autre, occupé à presser cette infortunée à se décider de mourir par l'un ou par l'autre. Il lui signifia les ordres de son maître, et Violante en fut quitte pour la peur. Son bourreau partit incontinent avec le courrier qu'on lui avait dépêché, et rendit compte à son maître de ce qui s'était passé. Émeri, au comble de sa joie, va trouver l'ambassadeur Phinée, s'excuse du mieux qu'il peut de la dureté qu'il avait exercée contre son ancien esclave, lui en demande mille pardons, et l'assure que si Théodore veut épouser sa fille, il sera enchanté de la lui donner. Phinée accueillit avec amitié ses excuses, et lui dit qu'il voulait si bien que son fils épousât sa fille, qu'en cas de refus de sa part il consentait que l'arrêt eût son entière exécution. Les deux pères, ainsi d'accord, allèrent trouver Théodore, qui n'était pas encore revenu des frayeurs de la mort. À peine lui eurent-ils annoncé qu'il ne tenait qu'à lui d'avoir Violante pour femme, qu'il oublia tous ses maux pour faire éclater sa joie. Il répondit qu'il ne demandait pas mieux, et qu'il allait être, par cette faveur, le plus heureux des hommes. On envoya pareillement savoir de Violante si elle voulait Théodore pour époux. La belle, qu'on avait instruite de tout ce qui était arrivé, passa de la douleur à la plus vive satisfaction, et répondit qu'on ne pouvait pas lui faire un plus grand plaisir que de l'unir à Théodore. Tout étant ainsi disposé, le mariage fut arrêté le même jour, et consacré par une fête des plus brillantes, au grand contentement de tous les citoyens. La célébration des noces fut remise au retour de Phinée, qui ne pouvait différer plus longtemps son voyage pour Rome. Violante, qui avait donné une nourrice à son enfant, ne tarda pas à se rétablir, et redevint plus belle que jamais. Elle fut à peine relevée de ses couches, que Phinée fut de retour de Rome. Elle s'empressa de lui rendre les devoirs qu'on doit à un beau-père. L'ambassadeur, charmé d'avoir une bru si belle et si honnête, la traita comme sa propre fille, et fit célébrer ses noces avec une magnificence dont on n'avait pas vu d'exemple depuis longtemps. Quelques jours après, il remonta sur sa galère, emmenant avec lui son fils, sa belle-fille et leur enfant. Ils arrivèrent, sans aucun accident, à Lajazze, où les deux époux coulèrent une vie tranquille et délicieuse dans le sein de l'amour. NOUVELLE VIII L'ENFER DES AMANTES CRUELLES Il y avait autrefois à Ravenne, ville très-ancienne de la Romagne, un grand nombre de gentilshommes, parmi lesquels on distinguait un jeune homme nommé Anastase des Honnétes, qui, par la mort de son père et celle d'un de ses oncles dont il avait hérité, se trouvait puissamment riche. Il était déjà dans l'âge de se marier, lorsqu'il devint amoureux d'une jeune fille de messire Paul des Traversaires, d'une maison bien plus ancienne et plus illustre que la sienne. Il ne désespéra pas néanmoins de s'en faire aimer, et mit tout en usage pour lui plaire ; mais il eut la douleur de voir ses soins mal accueillis ; on ne lui tenait compte de rien, et plus il était attentif à faire sa cour, plus la belle se montrait dédaigneuse. Elle était si sottement fière de sa naissance, qu'elle eût cru s'avilir en aimant un homme d'une noblesse moins ancienne que celle de sa maison. Aussi Anastase ne put-il jamais parvenir à se rendre agréable à ses yeux ; il suffisait qu'il parût désirer une chose, pour qu'elle la refusât. Ces rigueurs soutenues désespéraient le jeune homme, au point qu'il lui vint plusieurs fois dans l'idée de se donner la mort. Il l'aurait même fait, s'il n'eût cru flatter par là son inhumaine. Il crut donc qu'il ferait mieux de l'abandonner, de ne plus penser à elle, ou de n'y penser que pour tâcher de la haïr. Vain projet : un cœur fortement épris ne renonce pas facilement à l'objet qui l'a enflammé ; plus il trouve de résistance, plus le feu qui l'agite devient violent. Anastase, ne pouvant donc se détacher de l'ingrate, continue ses folles dépenses et ses assiduités. Ses parents, qui le voyaient dépenser inutilement son bien et sa santé, lui représentèrent son extravagance, et lui conseillèrent de quit- ter Ravenne, jusqu'à ce que l'absence l'eût guéri d'une passion qui ne pouvait manquer de le ruiner, et peut-être de le conduire au tombeau. Ce malheureux amant ne put prendre de longtemps sur lui de suivre un avis aussi sage ; mais enfin, pressé, sollicité par tous ses amis, il leur promit de s'éloigner de Ravenne, et fit de grands préparatifs de voyage, comme s'il eût été question d'aller en France, ou en Espagne, ou dans quelque autre pays éloigné. Quand tout fut disposé, il part avec quelquesuns de ses amis, et s'en va à une campagne, nommée Chiarcio, qui n'est qu'à une lieue et demie de Ravenne. Il y fit dresser plusieurs tentes qu'il meubla magnifiquement, et dit à ses amis qu'il voulait demeurer là, et qu'ils pouvaient retourner à la ville, s'ils le jugeaient à propos. Fixé dans ce lieu champêtre, il ne songea qu'à mener une vie joyeuse, faisant plus de dépense que jamais, et tenant table ouverte à tous allants et venants. C'était tous les jours nouvelle compagnie et nouveaux plaisirs. Pendant qu'il cherchait ainsi à dissiper son chagrin loin de l'objet qui le causait, un vendredi du commencement de mai, qu'il n'avait personne, et qu'il se promenait accompagné de quelques domestiques, les cruautés de sa maîtresse lui revinrent dans l'esprit, et l'occupèrent si fort, qu'il ordonna à ses gens de le laisser seul, pour pouvoir rêver plus à son aise. Sa rêverie le mena insensiblement jusque dans un bois planté de pins. Il avait fait plus d'un quart de lieue dans cette forêt sans s'en apercevoir ; et l'heure du dîner était déjà passée ; lorsque, tout occupé de celle qu'il aimait, ils crut entendre la voix d'une femme qui poussait des plaintes et des cris douloureux. Ce bruit l'arrache à sa profonde rêverie : il lève la tête, prête une oreille attentive, et est fort surpris de voir que les cris partent du milieu du bois. Il le fut bien davantage, lorsque, après avoir porté ses regards de tous côtés, il vit venir à lui, à travers des broussailles, une belle et jeune femme nue, échevelée, ayant le bas de son corps déchiré et sanglant, poursuivie par deux gros mâtins qui la mordaient presque à chaque moment, et dont l'approche lui faisait jeter des cris lamentables. Un moment après, il vit para- ître un cavalier fort basané, monté sur un cheval noir, le visage enflammé de colère, tenant une lance à la main, courant après elle, l'accablant d'injures et la menaçant de la tuer. Ce spectacle remplit tout à la fois le cœur d'Anastase d'étonnement, d'horreur et de pitié. Ému de compassion pour cette femme, son premier mouvement fut de la secourir ; mais, se trouvant sans armes, il coupe une branche d'arbre, et se met au-devant des chiens. Le cavalier lui cria de loin : « Anastase, c'est vainement que tu voudrais défendre cette méchante femme ; il faut qu'elle subisse la punition qu'elle mérite. » Dans ce même moment, les chiens l'ayant saisie par les flancs, la renversèrent à terre. Le cavalier descend presque aussitôt de cheval, et s'approche de cette infortunée. « J'ignore qui vous êtes, lui dit Anastase, et d'où vous me connaissez ; mais je ne saurais m'empêcher de vous dire que c'est une grande lâcheté à un homme armé de vouloir tuer une femme nue et sans défense, et de la faire ainsi chasser comme une bête féroce. Vous avez beau vouloir m'arrêter, je la défendrai de toutes mes forces, dût-il m'en coûter la vie. – Tu sauras, mon cher Anastase, répliqua le cavalier, que je naquis dans la même ville que toi ; et je me souviens que tu étais encore bien jeune lorsque tu fus nommé Gui des Anastases. Tu sauras aussi que j'étais alors plus amoureux de cette femme que tu ne l'es aujourd'hui de la fille de Paul des Traversaires. Elle me traita si cruellement, et avec tant de fierté, que je me tuai de désespoir du même javelot que tu vois, et je fus condamné aux enfers. Cette ingrate ne jouit pas longtemps du plaisir que lui causa ma mort ; elle mourut bientôt après : et parce qu'elle ne s'était point repentie de m'avoir traité avec tant de rigueur et de cruauté, elle fut damnée aussi bien que moi. Il nous a été imposé pour peine, à elle de fuir devant moi, et à moi qui l'ai tant aimée pendant ma vie, de la poursuivre comme ma plus grande ennemie dans l'équipage où tu me vois. Toutes les fois que je l'atteins, je la perce de cette lance, je lui arrache le cœur, ce cœur qui fut toujours dur et insensible pour moi, et j'en fais ensuite la curée à ces chiens, comme tu vas le voir dans un moment. Cette opération faite, il plaît à la justice divine de la ressusciter un moment après : alors elle se relève, recommence à fuir tout de nouveau ; et moi, précédé de ces gros mâtins, je continue à la poursuivre. Tous les vendredis à la même heure, je l'atteins ici, où je lui fais subir le supplice dont je viens de te parler. Ne pense pas que nous soyons en repos les autres jours : je ne cesse point de la suivre, et je l'éventre dans tous les lieux où elle a fait ou machiné quelque chose contre moi. De son plus tendre ami, je suis devenu son persécuteur et son bourreau ; ce qui durera autant d'années qu'elle m'a fait souffrir de mois. Laisse-moi donc exécuter la volonté du souverain vengeur du crime, et ne t'avise point d'y mettre obstacle, parce que tes efforts seraient inutiles, et qu'il pourrait t'en mal arriver. » Anastase, entendant un pareil discours, sentit plusieurs fois ses cheveux se dresser sur sa tête. Les derniers mots surtout l'intimidèrent si fort, qu'il recula de frayeur. Il s'arrêta toutefois pour voir ce qui arriverait ; et, frémissant d'horreur, il vit le cavalier, tenant sa lance en arrêt, fondre comme un lion enragé sur cette malheureuse, qui, à genoux et les mains levées vers le ciel, lui demandait à grands cris miséricorde. Il lui enfonça de toute sa force sa lance dans l'estomac, et la perça d'outre en outre. Il lui ouvrit ensuite le sein, lui arracha le cœur et les entrailles, et les jeta aux chiens affamés, qui les dévorèrent incontinent. Un moment après, cette jeune victime se relève et se remet à fuir du côté de la mer, les chiens toujours attachés à sa poursuite. De son côté, le cavalier remonte à cheval, et court de nouveau après elle avec tant de vitesse, qu'Anastase les eut bientôt perdus de vue. Il est aisé de se figurer la situation où un pareil spectacle dut le plonger. Son cœur était partagé entre l'horreur et la compassion. Revenu à lui-même, il pensa que cette aventure pourrait lui être utile, puisque la scène s'en renouvelait tous les vendredis. Il en remarqua le lieu, et s'en retourna chez lui tout pensif. Deux ou trois jours après, il envoya querir à Ravenne plusieurs de ses parents et de ses amis. « Vous m'avez longtemps pressé, leur dit-il, de ne plus songer à l'inhumaine qui me déteste, et de cesser les folles dépenses que j'ai faites à son sujet ; me voilà enfin, une fois pour toutes, prêt à suivre votre conseil, si vous voulez m'accorder la grâce que je vais vous demander : c'est d'engager messire Paul des Traversaires, sa femme, sa fille, et autant de leurs parents qu'il sera possible, à venir dîner dans ma solitude vendredi prochain. Je vous ferai connaître ce jourlà les raisons qui m'engagent à les attirer chez moi. La chose paraissant facile aux amis d'Anastase, ils lui promirent de lui donner cette satisfaction, et ne furent pas plutôt retournés à la ville qu'ils se mirent en devoir de la lui procurer. La demoiselle seule fit quelque difficulté ; cependant elle se laissa gagner par les autres dames qui devaient être de la partie. Pendant ce temps-là, Anastase avait fait dresser des tentes dans le bois planté de sapins. La table fut mise précisément visà-vis de l'endroit où s'était passée la scène effrayante dont il avait été témoin. Il plaça les convives de manière que sa maîtresse se trouvât la plus à portée de voir ce spectacle. Le repas fut des plus magnifiques et des plus somptueux. Il était déjà fort avancé, lorsqu'on entend des cris plaintifs poussés par une femme. Tout le monde est étonné, et chacun demande ce que c'est. Les cris redoublent : on se lève, on regarde de tous côtés, et bientôt on aperçoit la jeune fille poursuivie par les chiens et par le cavalier. D'abord grandes menaces de la part des spectateurs contre les chiens, et ensuite contre l'homme qui semblait les exciter ; mais celui-ci, leur ayant parlé comme à Anastase, les fit non-seulement reculer, mais les glaça de surprise et de crainte lorsqu'il renouvela en leur présence ce qui s'était passé le vendredi précédent. Les dames de la compagnie, dont plusieurs étaient parentes, soit du cavalier, soit de la jeune fille, et qui se souvenaient encore de l'amour malheureux et de la triste fin du jeune homme, furent aussi touchées de ce spectacle douloureux que si elles en eussent été le sujet. Mais il n'y en eut point qui le fût autant que la maîtresse d'Anastase : elle avait tout vu et n'avait perdu aucune parole du récit du cavalier. Il lui fut facile de juger que cette aventure l'intéressait plus que toute autre, en se rappelant la dure insensibilité avec laquelle elle avait reçu les soins et les assiduités d'un jeune homme qui l'adorait. Elle en fut si frappée, qu'il lui semblait déjà qu'elle fuyait devant lui, et que les chiens la poursuivaient et lui déchiraient les fesses. Elle passa le reste du jour dans de profondes rêveries, et la nuit dans de cruelles appréhensions : enfin elle ne put recouvrer sa tranquillité qu'après s'être reproché son inhumanité et s'être résolue à passer de la haine à l'amour. Elle ne s'en tint point là. À peine fut-il jour, qu'elle envoya secrètement à Anastase une servante qui avait sa confiance, pour le prier de la venir voir, et l'assurer qu'elle était décidée à le payer du plus tendre retour. Anastase s'étant rendu à l'invitation, la belle lui dit d'un air passionné qu'elle était prête à faire tout ce qui pourrait lui être agréable. Le jeune homme répondit qu'il était enchanté de ses nouveaux sentiments, et que, comme ses intentions avaient toujours été honnêtes, il ne voulait rien d'elle que par la voie du mariage. La demoiselle, qui ne demandait pas mieux, admira sa générosité, et se chargea d'en faire elle-même la proposition à son père et à sa mère, qui consentirent de bonne grâce à cette union. Les noces furent célébrées bientôt après, et les deux époux vécurent longtemps ensemble et dans la plus parfaite intelligence. Tel fut l'heureux effet de cette peur ; mais le plus remarquable de l'histoire, c'est que depuis cette aventure, les dames de Ravenne furent plus douces, plus sensibles, et beaucoup plus complaisantes pour leurs amants. NOUVELLE IX LE FAUCON Il y eut autrefois à Florence un jeune gentilhomme fort riche, nommé Fédéric, fils de messire Philippe Albérigni, d'une maison illustre. L'art et la nature n'avaient rien épargné pour en faire un jeune homme accompli ; il n'avait point son pareil parmi la jeune noblesse toscane. Il devint amoureux, comme c'est assez l'ordinaire de ceux de son âge et de son rang, d'une dame de condition, nommée Jeanne, qui, de son temps, passait pour une des plus belles et des plus aimables femmes de Florence. Il n'épargna rien pour s'en faire aimer : festins, joutes, tournois, présents magnifiques, tout fut employé ; mais la dame, aussi vertueuse que belle, se souciait très-peu d'être l'objet de toutes ces folles dépenses, et n'en méprisait pas moins le galant. Fédéric ne se rebuta point ; il continua le même train, et fit tant, par ses prodigalités déplacées, que de tous ses grands biens il ne lui resta plus qu'une petite métairie, dont le revenu modique suffisait à peine pour lui donner à vivre, et ne conserva de sa magnificence passée qu'un faucon excellent pour la chasse. Quoique plus amoureux que jamais de celle pour qui il s'était ruiné, voyant qu'il ne pouvait plus vivre décemment à la ville, il prit le parti de se retirer à la métairie qui lui restait. Il y chassait avec son faucon le plus souvent qu'il pouvait, autant pour tâcher de s'étourdir sur la misère qu'il n'imputait qu'à lui-même, que pour ne point s'abaisser à demander du secours à personne. Il menait depuis quelque temps ce nouveau genre de vie, lorsque le mari de madame Jeanne tomba malade et mourut. Il n'eut que le temps de faire son testament, par lequel il institua son fils, déjà un peu grand, héritier de tous ses biens, qui étaient immenses ; et, en cas que l'enfant vînt à mourir sans hoir légitime, les substitua à sa femme, qu'il avait aimée avec tendresse. La belle saison étant venue, la veuve alla, selon sa coutume, passer l'été à la campagne, à une maison qu'elle avait dans le voisinage de celle de Fédéric. À la faveur du voisinage, le petit enfant, qui se plaisait à rôder, eut bientôt fait connaissance avec lui ; il le visitait fréquemment, aimant à s'amuser avec ses chiens et ses oiseaux. Il eut occasion de voir son faucon, dont il avait beaucoup entendu parler. Cet oiseau lui plut tellement, qu'il en eut envie ; mais il n'osait le demander, sachant que Fédéric lui était fort attaché. Le chagrin de ne pouvoir posséder ce qu'il désirait le mina si fort qu'il en tomba malade. Il fit connaître à sa mère la cause de son mal en ces termes : « Ah ! ma chère maman, si vous pouviez me faire avoir le faucon de Fédéric, je sens que je serais bientôt guéri. » La dame fut quelques moments à rêver et à réfléchir sur ce qu'elle devait faire ; elle savait que Fédéric l'avait longtemps aimée ; qu'il s'était ruiné en son honneur, et qu'elle s'était toujours montrée insensible à ses empressements. « Comment, disait-elle en elle-même, comment oser demander ce faucon, qui est, dit-on, le meilleur qu'il soit possible de voir, et qui d'ailleurs fait vivre et subsister son maître ? Serais-je assez peu raisonnable pour vouloir en priver un gentilhomme qui n'a dans ce monde d'autre plaisir que celuilà ? » Ces réflexions la tenaient dans une grande perplexité, quoiqu'elle fût bien certaine d'avoir l'oiseau, si elle le demandait. Ne sachant donc que répondre à son fils, elle garda le silence ; mais l'enfant toujours malade, toujours chagrin, refuse tout ce qu'on lui offre, et dit qu'il veut avoir le faucon. Enfin, l'amour maternel l'emportant sur toute considération : sa mère, résolue de le satisfaire à quelque prix que ce fût, prend le parti de lui dire qu'il aura cet oiseau, et se détermine effectivement d'aller elle-même le demander. « Ne te chagrine plus, lui ditelle, songe seulement à te rétablir ; je te promets que la première chose que je ferai demain matin sera d'aller chercher le faucon pour te l'apporter. » Cette promesse fit tant de plaisir à l'enfant, que le soir même il se trouva beaucoup mieux. Le lendemain, la dame, accompagnée seulement d'une autre femme, alla, en se promenant, à la petite maison de Fédéric. Lorsqu'elle y arriva, il était par hasard dans son jardin, occupé à le faire arranger, parce que ce jour-là le temps n'était guère propre pour la chasse du faucon. Elle se fait annoncer, disant qu'elle désire de lui parler. On se figure aisément quelle dut être sa surprise, lorsqu'on lui dit le nom de la dame qui le demandait. Transporté de joie, il court au plus vite la recevoir, et la salue trèsrespectueusement du plus loin qu'il l'aperçoit. Madame Jeanne, de son côté, va au-devant de lui, et le salue de la manière la plus honnête et la plus gracieuse. Après les compliments d'usage : « Seigneur Fédéric, lui dit-elle, je viens ici pour vous récompenser des soins que vous avez perdus, lorsque vous m'aimiez un peu plus que de raison ; et la récompense, c'est que je viens avec madame vous demander à dîner. – Il ne me souvient pas, madame, lui répondit-il avec douceur et modestie, d'avoir fait aucune perte pour vous ; au contraire, vous m'avez procuré de si grands avantages, que si jamais on m'a reconnu quelque mérite, c'est aux sentiments que vous m'avez inspirés que j'en ai l'obligation. La grâce que vous me faites aujourd'hui m'est si précieuse, et flatte si fort mon cœur, que, quoique je sois pauvre, je ne voudrais pas la changer contre les biens que j'ai perdus. » Après lui avoir fait ce compliment, il la reçut dans son petit réduit, et la conduisit ensuite dans son jardin. Ne sachant qui lui donner pour lui faire compagnie, il la laissa avec la jardinière et la dame qui l'avait accompagnée, pendant qu'il était allé préparer le dîner. Cet honnête gentilhomme n'avait jamais si bien senti les désagréments de la pauvreté que dans ce moment, où il se trouvait si peu en état de recevoir une personne si chère à son cœur : il aurait voulu la régaler, et il se trouvait ce jour-là dépourvu de tout. Il enrageait de dépit, maudissait sa fortune, et courait çà et là comme un homme qui ne sait où donner de la tête. Le plus fâcheux, c'est qu'il n'avait ni sou ni maille, ni effets sur lesquels il pût emprunter. Cependant l'heure du dîner approchait, et il n'avait encore rien préparé, quoiqu'il en eût eu tout le temps. Il ne savait à quoi se résoudre, lorsque, jetant les yeux sur son faucon, qui se tenait tranquillement perché dans sa loge, il se détermine à en faire le sacrifice, pour avoir du moins quelque chose d'honnête à servir à la charmante veuve qui l'honorait de sa visite. Il le prend donc, lui tord le cou, le plume et le met à la broche. Quand tout fut prêt, il retourna gaiement au jardin, pour engager la dame et sa compagnie à venir se mettre à table. Le repas fini, et après une assez longue conversation des plus amusantes, madame Jeanne crut qu'il était temps de lui découvrir le motif de sa visite, et lui parla en ces termes : « Si vous vous souvenez encore, seigneur Fédéric, de tout ce que vous avez fait pour moi, et de ma grande retenue, qui vous a peut-être fait penser que j'avais l'âme dure et sauvage, je ne doute pas que vous ne soyez étonné de ma présomption lorsque vous apprendrez le véritable sujet qui m'a amenée chez vous. Cependant si vous aviez des enfants, ou que vous en eussiez eu, comme vous connaîtriez alors quelle est la force de la tendresse paternelle, je suis assurée que vous m'excuseriez. Mais vous n'en avez point ; et moi, qui en ai un, je ne puis me soustraire aux lois communes à toutes les mères : c'est ce qui me force, contre toute raison, contre ma propre volonté, à vous demander une chose que je sais que vous estimez beaucoup et à bon droit, puisqu'elle est la seule consolation que la fortune vous ait laissée : en un mot, c'est votre faucon que je vous demande. Mon fils est malade ; il a une si grande envie de l'avoir, que je crains fort, si je ne le lui apporte, que sa maladie n'empire, et que le chagrin ne le fasse mourir : c'est pourquoi je vous conjure, non par votre amitié, car vous ne m'en devez point, mais par cette bonté de cœur, cette bienfaisance généreuse qui ne s'est jamais démentie, et qui vous distingue si supérieurement des autres hommes ; je vous conjure, dis-je, de m'accorder la grâce que je vous demande. Mon fils vous devra la santé, peut-être la vie, et vous allez par ce bienfait acquérir des droits éternels sur son cœur et sur le mien. » Fédéric, ne pouvant satisfaire les désirs de la dame, puisqu'elle avait mangé ce qu'elle lui demandait, se mit à pleurer, avant de pouvoir répondre une seule parole. La dame crut que le chagrin de perdre son faucon était la cause de ses larmes : elle fut sur le point de se rétracter ; cependant elle attendit la réponse qu'il lui ferait quand il aurait cessé de pleurer. « Madame, lui dit-il, depuis le premier moment que j'ai été épris de vos charmes, j'ai reconnu que la fortune m'a été contraire en bien des choses, et je me suis plaint de ses rigueurs ; mais tous les revers que j'ai éprouvés ne sont rien en comparaison de ce qu'elle me fait souffrir aujourd'hui ; il m'en restera toujours une vive amertume dans l'âme. Eh ! pouvait-elle me porter un coup plus sensible, plus cruel, quand je considère que vous vous êtes donné la peine de vous rendre en cette chaumière où vous n'auriez certainement pas daigné venir quand j'étais riche, et que vous me demandez une chose qu'il m'est absolument impossible de vous donner ? Cruelle fortune, ne cesseras-tu donc jamais de me persécuter ! J'ai souffert patiemment toutes mes disgrâces ; mais je vous avoue, madame, que celle-ci m'accable : je n'ai plus de faucon. Aussitôt que vous m'avez fait la grâce de me dire que vous veniez dîner avec moi, sensible à cette grande faveur, j'ai pensé qu'il fallait, selon mon petit pouvoir, vous offrir un mets plus délicat que ce qu'on sert ordinairement pour d'autres personnes. Je me suis souvenu du faucon ; j'ai pensé qu'il serait assez bon pour vous être présenté ; je l'ai tué sans balancer, quelque excellent qu'il fût pour la chasse, et vous l'ai fait servir à dîner. Mais puisque vous désiriez l'avoir vivant, je ne me consolerai jamais de vous l'avoir donné à manger. Je ne le vois que trop, il est de ma malheureuse destinée de ne pouvoir rien faire qui vous soit agréable. » Après ces paroles, pour la convaincre qu'il était loin de lui en imposer, il fit apporter les plumes, les serres et le bec de l'oiseau. Madame Jeanne le blâma fort d'avoir tué un faucon d'un tel prix, pour le lui servir à manger ; mais dans le fond de son âme, elle lui sut un gré infini de sa générosité, que le malheur et la misère n'avaient pu lui faire perdre. « Je vous tiendrai compte toute ma vie, lui dit-elle ensuite, de ce sacrifice, de quelque manière que la Providence dispose de mon fils. » Se voyant donc sans espoir d'avoir le faucon, elle prit congé de Fédéric, le remercia de son honnêteté et de ses bonnes intentions, et s'en retourna fort triste, rêvant à ce qu'elle dirait à son enfant pour le consoler du malheur qui était arrivé. Elle le trouva plus malade, et eut la douleur de le voir mourir quelques jours après, soit que le chagrin de n'avoir pu avoir le faucon eût empiré son état, soit que sa maladie fût mortelle de sa nature. Cette mort affligea beaucoup la dame. Après avoir donné quelques jours à ses larmes, elle se vit sollicitée par ses frères à se remarier, parce qu'elle était encore jeune et fort riche. Elle n'en avait pas trop d'envie ; mais se voyant tous les jours pressée par ses parents et ses amies, elle se ressouvint de l'honnêteté, de la constance, de la générosité de Fédéric, qui avait tué son faucon pour lui donner à dîner. « Je demeurerais volontiers veuve, dit-elle à ses parents, si cela vous faisait plaisir ; mais puisque vous voulez que je me remarie, je vous préviens que je n'accepterai jamais pour époux que Fédéric d'Albérigni. – Que dites-vous là ? s'écrièrent ses frères en se moquant d'elle. Parlez-vous sérieusement ? nous ne pouvons le croire. Ignorez-vous que ce gentilhomme est aujourd'hui dans la plus affreuse misère ? – Je le sais, répliqua-t-elle ; mais j'aime mieux un homme qui ait besoin de richesses, que des richesses qui aient besoin d'un homme. » Ses frères, la voyant décidée à ne pas prendre d'autre mari que celui-là, ne pouvant d'ailleurs se dissimuler que Fédéric ne fût un très-honnête gentilhomme, consentirent qu'elle l'épousât, tout pauvre qu'il était. Le mariage se fit avec beaucoup de magnificence. Le nouvel époux, que l'adversité avait rendu sage, se voyant, pour la seconde fois, à la tête d'une grande fortune, devint économe, et passa avec celle qu'il avait si longtemps aimée, des jours heureux dans les plaisirs et dans la plus tendre et la plus parfaite union. NOUVELLE X LE COCU CONSOLÉ Il n'y a pas longtemps qu'à Pérouse vivait un homme fort riche, nommé Pierre Vinciolo, fort connu pour aimer les plaisirs, mais soupçonné d'indifférence pour ceux que les femmes procurent. Afin de détruire dans l'esprit de ses compatriotes ces soupçons qui n'étaient que trop fondés, il prit le parti de se marier, et épousa une demoiselle bien propre à le ramener dans le bon chemin. Elle était jeune, grande, robuste, les yeux vifs, le poil ardent, d'une complexion, en un mot, qui eût demandé deux maris au lieu d'un. Malheureusement pour elle, celui qu'elle venait d'épouser n'était rien moins que disposé à bien remplir les devoirs naturels du mariage ; son goût et son penchant l'éloignaient des femmes ; de sorte qu'il ne couchait avec la sienne que le moins qu'il pouvait, et seulement pour lui donner le change sur le vice honteux dont il était entiché. Cette conduite ne contentait point la dame, qui était gourmandée par son tempérament. Comme elle ne pouvait soupçonner son mari d'impuissance, puisqu'il était vigoureux et à la fleur de son âge, elle se douta de sa dépravation, et commença à se fâcher. Elle débuta par les reproches, et finit par les injures. C'étaient tous les jours nouveaux débats, nouvelle guerre dans le ménage : enfin, voyant que toutes ces querelles n'aboutissaient qu'à altérer sa santé, sans pouvoir réformer son indigne mari, elle résolut de le punir de son indifférence. « Puisque ce malheureux, dit-elle en elle-même, ne me rend point le devoir auquel il est obligé par le mariage, et qu'il m'abandonne ainsi à la fleur de mon âge pour satisfaire un mauvais penchant, il est juste que je me pourvoie de quelque galant qui me dédommage des plaisirs dont il me prive. Je ne lui ai apporté une bonne dot et ne l'ai accepté pour mari que parce que j'ai cru qu'il était homme, et qu'il aimait ce que les autres aiment et doivent aimer. Il savait que j'étais femme ; il ne devait donc pas me prendre, puisqu'il n'aimait pas mon sexe. Ô l'infâme ! non, je ne lui pardonnerai jamais de m'avoir ainsi trompée. Si j'avais voulu renoncer aux plaisirs du monde, je me serais faite religieuse ; mais puisque je n'y ai point renoncé, pourquoi en serais-je privée ? Dois-je laisser passer ma jeunesse sans jouir de son plus bel apanage ! Quand je serai vieille, on ne voudra plus de moi. Mettons donc le temps du jeune âge à profit, afin de nous épargner des regrets inutiles, quand cet heureux âge sera passé. Il m'en donne luimême l'exemple. Mon infidélité sera moins criminelle que la sienne : je ne blesserai que les lois de convention, au lieu que lui blesse eu même temps ces lois et celles de la nature. » La tête remplie de ces louables idées, elle ne songea qu'aux moyens d'exécuter son projet, en tâchant néanmoins de ne pas se compromettre dans l'esprit de son mari. Elle s'adressa, pour cet effet, à une vieille entremetteuse, qu'on aurait prise pour une sainte, à n'en juger que par l'extérieur. Cette femme avait toujours le chapelet au poing, et passait la plus grande partie du temps dans les églises ; elle n'ouvrait la bouche que pour bénir le Seigneur, louer la vie des saints, ou parler des plaies de saint François ; en un mot, on l'aurait canonisée sur sa mine. La belle prit son temps pour s'ouvrir à cette bonne hypocrite : elle lui conta son cas, et ce qu'elle se proposait d'exécuter. « Ma fille, répondit la vieille béate, j'approuve votre dessein ; et quand votre mari serait moins coupable, vous feriez très-bien de mettre à profit les instants précieux de votre jeunesse. Pour toute femme qui a du jugement, il n'est point de regret plus cuisant que celui d'avoir perdu le fruit de ses belles années. » Il tardait à la jeune femme qu'elle eût achevé de parler, pour lui dire que si elle venait à rencontrer un jeune homme qui passait fréquemment dans son quartier, et dont elle lui fit le portrait, elle tâchât de l'aborder pour savoir s'il serait homme à profiter d'une bonne fortune. Après cette instruction, elle lui donna un morceau de viande salée, et la congédia. La bonne vieille sut si bien s'y prendre, qu'elle ne tarda point à lui amener le jeune homme. Quelques jours après, elle lui en procura un second, puis un troisième, puis d'autres encore, selon la fantaisie de la jeune dame, qui, à ce qu'on voit, aimait le changement. Elle ne laissait pas de prendre des mesures pour dérober son nouveau genre de vie à la connaissance de son mari, quelques torts qu'il eût envers elle. Comme elle était de bon appétit, elle multipliait et prolongeait tant qu'elle pouvait les visites des galants, afin de mettre le temps à profit, selon le bon conseil de la vieille entremetteuse. Un jour que son mari fut invité à souper chez un de ses amis, nommé Hercolan, elle crut devoir profiter de l'occasion pour engager la vieille à lui amener un jeune homme des plus beaux et des mieux faits de Pérouse ; ce que celle-ci fit incontinent. La dame et le nouveau galant se sont à peine mis à table pour souper, que Vinciolo frappe à la porte, et crie qu'on lui ouvre. La belle, entendant la voix de son mari qu'elle n'attendait pas sitôt, se crut perdue. Elle se met néanmoins en devoir de cacher l'amoureux, qui ne savait trop non plus que devenir. Soit qu'elle n'eût pas le temps de le cacher mieux, soit que la surprise l'empêchât de raisonner, elle le fit mettre dans une espèce de galerie attenante à la salle où ils soupaient, sous une cage à poules, qu'elle couvrit d'un sac qu'elle avait fait ce jour-là. Pendant ce temps, la servante, qui, comme on le sent très-bien, était dans sa confidence, enferme ce qui était sur la table ; et, cela fait, elle court ouvrir la porte à Vinciolo. « Quoi ! vous voilà déjà ? lui dit sa femme. Vous avez eu bientôt soupé. – Je n'ai rien fait moins que cela, répondit le mari. – Vous m'étonnez, reprit-elle ; et d'où vient que vous n'avez pas soupé ? – Un accident qui a mis toute la maison d'Hercolan en désordre nous en a empêchés. À peine nous étions-nous mis à table, lui, sa femme et moi, que nous avons entendu éternuer à quatre pas de nous. On y a fait peu d'attention la première fois ; mais nous avons été fort surpris d'entendre le même bruit cinq ou six fois de suite, et même davantage. Ne voyant personne autour de nous, nous ne savions que penser, et nous étions dans le plus grand étonnement : alors Hercolan, qui était déjà de mauvaise humeur contre sa femme, de ce qu'elle nous avait fait attendre un peu de temps à la porte, lui a demandé, en colère, ce que cela voulait dire. Comme elle ne lui répond rien, et qu'elle paraît embarrassée, il se lève de table, et va vers un escalier tout proche de la chambre où nous étions, sous lequel était un petit réduit fait de planches, d'où il lui a semblé que partait l'éternuement. La porte de cette espèce de cabinet, comme il y en a dans presque toutes les maisons, n'a pas été plutôt ouverte, qu'il en est sorti une puanteur insupportable. Nous avions déjà senti cette mauvaise odeur, et Hercolan s'en était plaint ; mais sa femme s'était excusée, en disant que ce n'était autre chose que la vapeur d'un peu de soufre qu'elle avait brûlé pour blanchir du linge qu'elle avait étendu dans cet endroit, afin qu'il reçût la fumée qui y restait encore. Cette fumée s'étant un peu dissipée, Hercolan regarde dans cette cachette, et aperçoit celui qui avait éternué, et qui venait d'éternuer encore par la force du minéral dont la vapeur lui montait à la tête, et qui avait failli à l'étouffer. Se tournant alors vers sa femme : « Je vois à présent, lui a-t-il dit, pourquoi tu nous a tenus si longtemps à la porte. Ce procédé mérite une récompense, et je suis trop équitable pour te la refuser : elle sera si bonne, que je me flatte que tu t'en souviendras toute ta vie. » La femme, sur cela, a pris la fuite, et s'est sauvée je ne sais où, sans chercher seulement à se justifier. Hercolan, sans prendre garde qu'elle s'évadait, a dit plusieurs fois à l'éternueur de sortir promptement de sa niche ; mais, comme il était plus mort que vif, il n'a pas branlé pour cela : il l'a pris par la jambe, et l'a traîné dehors ; après quoi il est allé prendre son épée, à dessein de le tuer. La crainte d'être enveloppé dans un meurtre, m'a fait courir au-devant de lui, et je l'ai empêché de lui porter le moindre coup. Mes cris et le bruit que je faisais pour défendre le coupa- ble ont attiré quelques voisins qui, voyant le jeune homme à demi mort, l'ont emporté je ne sais où. Voilà quel a été notre souper. J'avais à peine avalé le premier morceau lorsque cette scène a commencé : ainsi juge si je dois avoir faim. » La dame connut par ce récit qu'elle n'était pas la seule femme qui eût des amoureux, malgré les dangers auxquels ils s'exposent. Elle eût voulu, de tout son cœur, excuser la femme d'Hercolan ; mais comme il lui semblait qu'en blâmant les fautes d'autrui elle se procurait plus de facilité pour cacher les siennes, elle se mit à déclamer contre elle en ces termes : « Voilà assurément une belle conduite ! Qui l'aurait cru ? Je la regardais comme la plus honnête, la plus vertueuse, la plus sainte de toutes les femmes. Fiez-vous, après cela, à ces dévotes, qui ne font les mijaurées que pour mieux cacher leur jeu ! Mais qui pourrait tenter d'excuser celle-là, qui n'est ni jeune, ni mal mariée ? Il faut convenir qu'elle donne là un bel exemple aux autres femmes ! Maudite soit l'heure qu'elle vint au monde ! puisse cette femme impure être elle-même un objet de malédiction, puisqu'elle vit dans le crime et le désordre ! L'indigne créature ! elle est la honte et l'opprobre de notre sexe. Est-ce donc là la récompense qu'elle réservait à l'honnêteté de son mari, de cet homme généralement respecté, qui avait pour elle toutes les complaisances et tous les égards possibles ? L'ingrate n'a pas craint de le déshonorer pour prix de ses bienfaits, et de se déshonorer elle-même sans pudeur ! Des femmes de cette trempe mériteraient d'être brûlées vives sans miséricorde. » Après avoir parlé de la sorte, et n'oubliant pas que son galant était encore sous la cage, elle dit à son mari qu'il était temps d'aller se coucher. Le mari, qui avait plus envie de manger que de dormir, lui demanda s'il n'était rien resté de son souper. « De mon souper ! répondit-elle : vraiment, nous avons coutume de faire grande chère quand tu n'y es pas ! Tu me prends, je crois, pour la femme d'Hercolan… Va te coucher, te dis-je, tu mangeras demain de meilleur appétit. » Ce soir-là même, les fermiers de Vinciolo lui avaient apporté des denrées d'une de ses métairies, et avaient mis leurs ânes, sans les abreuver, dans une petite écurie qui joignait la galerie où le galant était en cage. Il arriva qu'un de ces ânes, pressé par la soif, se détacha et sortit de l'écurie, flairant par-ci par-là pour trouver de l'eau. Courant ainsi de côté et d'autre, il passa près de la cage sous laquelle était le jeune amoureux, et lui marcha sur les doigts qui débordaient un peu ; car le pauvre diable avait été forcé, par la forme de la cage, de se tenir courbé sur le ventre, et de coller ses mains contre terre pour se soutenir avec moins de fatigue. La douleur qu'il sentit lui fit pousser un grand cri. Vinciolo l'entendit, et fut fort étonné, voyant qu'il ne pouvait venir d'ailleurs que de chez lui. Il sort de la chambre ; et comme le galant continuait de se plaindre, parce que l'âne avait toujours les pieds sur ses doigts, il crie : « Qui est là ? » et court droit à la cage. Il la lève, et trouve l'oiseau, qui tremblait de tous ses membres, dans la crainte que le mari irrité ne lui fit mal passer son temps. Mais Vinciolo, l'ayant reconnu pour lui avoir fait longtemps et inutilement sa cour, se borna à lui demander ce qu'il venait faire dans sa maison. Il n'en eut pour toute réponse sinon qu'il le suppliait de ne lui faire aucun mal. « Lèvetoi, lui dit-il alors, et ne crains rien ; mais à condition que tu me diras comment et pourquoi tu es venu ici ; » ce que le jeune homme fit incontinent. Le mari, aussi joyeux d'avoir trouvé l'Adonis, que sa femme en était triste et affligée, le prit par la main et le mena à son infidèle, qui était dans une crainte et un saisissement qu'il n'est pas possible d'exprimer. « Eh bien, ma chère femme, lui dit-il en l'abordant, comment justifierez-vous ce trait-ci ? Êtes-vous d'avis, à présent, qu'on brûle toutes les femmes de la trempe de celle d'Hercolan ? Fallait-il déclamer avec tant de vivacité contre elle, quand vous étiez aussi coupable ? Faites-vous plus d'honneur à votre sexe ? Vous ne l'avez blâmée avec tant de hauteur que pour mieux cacher votre jeu. Voilà comme vous êtes faites, vous autres femmes ; vous ne va- lez pas mieux les unes que les autres. Je voudrais que le diable vous emportât toutes tant que vous êtes. » La belle, voyant que de prime abord il ne l'avait maltraitée que de paroles, et jugeant qu'elle en serait quitte à meilleur marché qu'elle n'avait cru, ne douta point que son mari ne fût bien aise de tenir dans ses filets un aussi beau garçon. Cette idée la ranima un peu, et elle lui répondit sans être émue : « Tu voudrais que le diable nous emportât toutes ! J'en suis trèspersuadée, et cela ne m'étonne aucunement, puisque tu abhorres notre sexe ; mais, grâce à Dieu, il n'en sera rien. J'ajoute, puisqu'il faut enfin s'expliquer, que tes imprécations ne m'effrayent point. Au bout du compte, peux-tu raisonnablement te plaindre de ma conduite ? Il y a bien de la différence entre la femme d'Hercolan et la tienne : celle-là est une bigote, une hypocrite, une véritable mégère, à qui son mari ne laisse pas d'accorder tout ce qu'elle lui demande : elle ne jeûne de rien, toute vieille qu'elle est. Il en est le contraire de moi. Je conviendrai sans peine qu'en fait de vêtements et de parures tu me laisses peu de chose à désirer ; mais ne faut-il que cela à une femme de mon âge ? Tu sais combien il y a de temps que tu ne m'as fait la moindre caresse… J'aimerais mieux aller pieds nus et mal vêtue, pourvu que tu fisses bien le service conjugal, que d'être la mieux parée de toute la ville. Écoute, Pierre, puisqu'il faut te parler sincèrement, je veux bien que tu saches une bonne fois que je suis femme comme les autres ; ce qu'elles désirent, je le désire aussi ; comme elles j'ai des passions, et je dois, comme elles, chercher à les satisfaire. Si tu t'y refuses, peux-tu trouver mauvais que j'aie recours à d'autres ? Au moins te fais-je honneur dans mes goûts, puisque je ne m'abandonne, comme tant d'autres, ni à des valets, ni à des malotrus. Tu ne saurais nier que le galant que j'ai choisi ne soit un joli garçon. » Le mari, qui, comme je l'ai déjà fait entendre, n'estimait guère les femmes, et qui commençait à se lasser du clabaudage de la sienne, l'interrompit en lui disant : « Allons, ma femme, n'en parlons plus, tu auras lieu d'être contente de moi sur tout ceci ; tu sais que je suis bon diable ; ainsi plus de reproches de part ni d'autre. Tout ce que je demande, c'est à souper ; car je crois que ce beau jeune homme n'a pas fait meilleure chère que moi. – Cela est très-vrai, répliqua la commère, nous ne faisions que nous mettre à table lorsque, malheureusement pour nous, vous avez frappé à la porte. – Dépêche-toi donc, reprit Vinciolo, donne-nous à souper ; j'arrangerai ensuite les choses de manière que tu n'auras pas à te plaindre. » La bonne dame, voyant son mari apaisé, fit aussitôt remettre la nappe, et servir les mets qu'elle avait fait apprêter, et soupa tranquillement avec l'infâme cocu et le jeune galant. De vous apprendre ce qui se passa, après le repas, entre ces trois personnages, c'est ce que je ne saurais faire. Je vous dirai seulement que le lendemain les nouvellistes de la place de Pérouse étaient fort embarrassés de décider lequel du mari ou de la femme ou du galant avait passé la nuit d'une manière plus agréable. SIXIÈME JOURNÉE NOUVELLE PREMIÈRE LE MAUVAIS CONTEUR Il n'y a pas longtemps qu'il y avait dans notre bonne ville de Florence une dame de condition, très-aimable et parlant bien, nommée Horette, et femme de messire Geri Spina. Pendant son séjour à la campagne, où elle passait six mois de l'année, elle fit la partie, avec plusieurs dames et plusieurs messieurs qu'elle avait eus la veille à dîner chez elle, d'aller voir un sien parent ou ami dont la maison de plaisance était voisine de la sienne. La moitié de la bande était à pied, et l'autre à cheval. Comme elle était du nombre des premiers, et qu'elle paraissait un peu fatiguée, un des cavaliers lui offrit de la prendre en croupe, et de lui conter, chemin faisant, la plus jolie histoire du monde. La dame accepte l'offre, et voilà mon homme qui commence son récit. Or, vous saurez que ce gentilhomme était aussi propre à raconter des histoires qu'à porter une épée au côté. Il s'embrouille, il se répète, il se reprend, il veut recommencer, il s'embarrasse de nouveau, confond les noms ; en un mot, il ne sait ni ce qu'il dit, ni ce qu'il doit dire. Madame Horette, qui à travers ce galimatias comprit que le fait dont il s'agissait était intéressant, souffrait cruellement de le voir estropié de la plus étrange manière. Elle patienta quelque temps ; mais, voyant enfin que le conteur s'embarrassait de plus en plus, et désespérant de le voir sortir du désordre où il s'était jeté, elle ne put se contenir, et prit le parti de lui dire brusquement : « Je vous prie, monsieur, de vouloir bien me laisser descendre ; votre cheval est trop rude pour moi. » Le cavalier, qui ne manquait pas d'intelligence, quoiqu'il sût mal raconter, comprit fort bien ce que cela voulait dire : il laissa là l'histoire qu'il avait si mal commencée et plus mal continuée, parla d'autres choses, et finit par amuser la dame qu'il avait d'abord si fort ennuyée. NOUVELLE II LE BOULANGER Le pape Boniface, ayant quelques affaires à démêler avec la république de Florence, y envoya des ambassadeurs. Ils allèrent loger chez messire Geri Spina, qui jouissait d'un grand crédit auprès du souverain pontife. Geri fit de son mieux pour leur rendre le séjour de Florence agréable, et les accompagnait partout. Ils passaient presque tous les matins dans la rue de NotreDame d'Ughi, où demeurait un célèbre boulanger, nommé Ciste. Quoique cet homme eût amassé beaucoup de bien à faire du pain, et qu'il eût des sentiments bien supérieurs à sa profession, il ne voulut jamais la quitter. Il ne laissait pas de vivre dans la plus grande aisance, d'avoir bonne table, et la cave garnie des meilleurs vins qu'on recueillît dans la Toscane et ses environs. Comme il voyait passer chaque jour devant sa boutique messire Geri et les ambassadeurs de Sa Sainteté à des heures où la grande chaleur commençait à se faire sentir, il crut qu'il serait très-honnête à lui de les inviter à boire de son bon vin ; mais comme il connaissait la distance qu'il y avait entre les ministres d'un grand souverain et un boulanger, il craignit de leur en faire la proposition. Il pensa donc à trouver un moyen pour les engager à s'inviter eux-mêmes. Dans cette idée, à l'heure à peu près qu'il croyait que Geri et les ambassadeurs passeraient, il se fait apporter devant sa porte un seau fort propre, plein d'eau fraîche, un petit vaisseau de terre de Boulogne également fort propre, plein de son excellent vin, et deux verres bien rincés et extrêmement clairs. Là, en veste et en tablier de toile fort blanche et toujours propre, assis sur un petit banc, après avoir toussé et craché avec mesure, il buvait, au moment qu'il les voyait venir, ses deux verres de vin avec une délectation qui faisait envie. Messire Geri, ayant vu ce manège deux jours de suite, lui dit à la troisième fois : « Eh bien, Ciste, est-il bon ? – Excellent, monsieur, répondit le boulanger en se levant ; mais le moyen de vous le persuader, si vous n'en goûtez vous-même ? » Messire Geri, soit à cause du grand chaud, soit qu'il eût couru plus qu'à l'ordinaire, soit enfin que le plaisir avec lequel il voyait boire le boulanger lui donnât envie d'en faire autant, se tourne alors vers les ambassadeurs, et leur dit en souriant : « Je suis d'avis, messieurs, que nous goûtions le vin de cet honnête homme ; peut-être ne nous en repentirons-nous pas. » Ils s'approchent aussitôt de Ciste, qui les conduit dans son arrière-boutique, et les prie de s'asseoir. Il fait retirer leurs domestiques, qui s'avançaient pour servir leurs maîtres, en leur disant qu'il était aussi bon échanson que bon boulanger ; et après avoir rincé quatre petits verres, il verse lui-même à boire à Geri et aux ambassadeurs, qui furent si contents de son vin, qu'ils avouèrent que depuis longtemps ils n'en avaient bu d'aussi bon, et lui promirent de revenir en boire tous les jours ; ce qu'ils firent très-exactement. Quand les ministres du pape eurent terminé leurs négociations, et qu'ils se disposaient à s'en retourner à Borne, messire Geri leur donna un repas splendide, où il invita la plupart des notables de Florence. Ciste y fut pareillement invité ; mais il refusa constamment de s'y rendre. Geri, voyant cela, envoya lui demander un flacon de son bon vin, afin d'en donner un demiverre à chaque convive au commencement du repas. Le domestique qui avait été le chercher, fâché de ce qu'il n'en était pas resté pour lui, s'avisa, en retournant chez le boulanger, de se munir d'une grande bouteille, le priant de la remplir. À la vue de ce grand flacon, Ciste lui dit : « Tu te trompes, mon ami, ce n'est certainement point ici que ton maître t'envoie. » Le valet eut beau lui protester qu'il ne se trompait pas, il n'en put tirer d'autre réponse, et retourna vers son maître, à qui il rapporta ce que Ciste lui avait répondu. « Retourne chez lui, dit Geri ; s'il te fait la même réponse, demande-lui où est-ce qu'il pense que je t'envoie. » Le domestique obéit, et dit à Ciste : « Soyez assuré que c'est ici que mon maître m'envoie. – Cela n'est pas possible, répondit le boulanger, tu te trompes assurément. – Où m'envoie-t-il donc, s'il vous plaît ? reprit le domestique. – À la rivière d'Arno, » répliqua Ciste. Sur le rapport de l'émissaire, messire Geri voulut voir le flacon ; et le trouvant d'une grandeur démesurée : « Ciste a raison, » s'écria-t-il ; et après avoir fait de vifs reproches à son valet, il lui ordonna de prendre un vaisseau raisonnable, et d'y retourner. Ciste, ne voyant plus le grand flacon : « Je connais à présent, dit-il, que c'est ici que ton maître t'envoie ; » et lui remplit de grand cœur celui qu'il avait apporté. Le même jour il fit remplir un tonneau du même vin, et le fit porter chez messire Geri, où il se rendit peu d'instants après. « Ne croyez pas, monsieur, lui dit-il en l'abordant, que j'aie été étonné de la grande cantine de ce matin ; mais vous ayant fait voir, ces jours passés, par mes petites bouteilles, que ce vin n'était pas pour les valets, j'ai cru devoir vous en faire ressouvenir. Maintenant que je vous ai envoyé ce qu'il restait de cette pièce, vous en disposerez comme bon vous semblera. Je vous prie seulement de l'accepter d'aussi bon cœur que je vous le donne. » Messire Geri reçut le présent de Ciste avec toutes les démonstrations de la reconnaissance. Depuis ce jour, il fut de ses amis, et disait souvent que c'était grand dommage qu'un aussi galant homme passât sa vie dans le métier de boulanger. NOUVELLE III LE MARI AVARE, OU LA REPARTIE Un seigneur catalan, nommé messire Diégo de la Rata, grand maréchal des armées de Robert, roi de Naples, vint visiter Florence, lorsque le sage et vertueux messire Antoine Dorso en était encore évêque. Comme ce seigneur était aussi galant que bel homme, sa principale occupation, pendant son séjour dans notre bonne ville, était de faire sa cour aux dames. Il devint amoureux, entre autres, d'une nièce du frère de l'évêque, qui passait pour une beauté rare. Le mari de cette belle dame, quoique riche et de naissance, avait des sentiments fort bas et un très-vilain caractère. Son vice dominant était une avarice sordide. Le maréchal, qui connaissait le personnage, tant par la voix publique que d'après ses propres observations, ne fit pas difficulté de lui offrir cinq cents ducats pour qu'il le laissât coucher une nuit avec sa femme, que notre avare tenait de court. La proposition ayant été acceptée sans beaucoup de cérémonies, le rusé Catalan, qui voulait punir le mari de sa lâcheté, fit dorer des pièces de monnaie connues sous le nom de popolins, qui avaient alors cours dans la Toscane ; et après avoir passé la nuit avec la belle, qui ne fut sans doute point consultée, et qui dut le prendre pour son mari, il remit à celui-ci les prétendus ducats dont il avait pris soin de se munir. J'ignore si le Catalan indiscret se vanta de sa bonne fortune, ou si le mari, en se plaignant de la tromperie, fit connaître lui-même sa turpitude ; ce qui est certain, c'est que l'aventure fut sue de toute la ville, et que les plaisants en rirent beaucoup. L'évêque, en homme sage, fit semblant de ne rien savoir ; il reçut le Catalan à son ordinaire, et ils étaient souvent ensemble. Un jour de Saint-Jean, qu'ils se pro- menaient tous deux à cheval par la ville, ils s'arrêtèrent dans la rue où l'on faisait les courses. Ils s'approchent d'un groupe de dames qui s'amusaient à voir les coureurs, et se trouvent à côté d'une jeune et belle femme, nouvellement mariée, que vous pouvez avoir tous connue, et que la peste vient de nous enlever. C'était madame Nonne de Pulci, cousine de messire Alesso Rinucci, logée près de la porte Saint-Pierre. Cette dame, outre la jeunesse et la beauté, avait beaucoup d'esprit, et parlait avec autant de grâce que de facilité. L'évêque, qui la connaissait un peu, la fit voir au grand méréchal. Un moment après, le prélat, oubliant sa prudence ordinaire, adresse la parole à cette dame ; et, frappant sur l'épaule du Catalan : « Que dites-vous de ce cavalier, madame Nonne ? Pourriez-vous bien en faire la conquête ? » La belle, croyant que ces paroles attaquaient son honneur, et jugeant qu'elles ne pouvaient que donner des impressions désavantageuses sur son compte à ceux qui les avaient entendues, répondit promptement, et sans chercher à se justifier : « Peut-être aussi, monseigneur, aurait-il de la peine à faire la mienne : en tout cas, je puis vous assurer que si je me laissais vaincre, ce ne serait pas pour de la fausse monnaie. » Le prélat et le Catalan, tous deux piqués au vif de cette repartie, l'un pour s'être conduit si peu honnêtement à l'égard d'une femme honnête, l'autre comme parent ou allié du mari avare et crapuleux, se retirèrent tout confus, sans oser rien répliquer. NOUVELLE IV LE CUISINIER Vous pouvez avoir entendu dire ou avoir vu par vousmêmes que messire Conrard, citoyen de Florence, a toujours été homme de grande dépense, libéral, magnifique, aimant beaucoup les chiens et les oiseaux, pour ne rien dire de ses autres goûts. Un jour, à la chasse du faucon, il prit une grue, près d'un village nommé Perctola. La trouvant jeune et grasse, il ordonna qu'on la remît à son cuisinier pour la rôtir et la servir à son souper. Notez bien que ce cuisinier, Vénitien d'origine, et qui portait le nom de Quinquibio, était un sot accompli. Il prend la grue et la fait rôtir de son mieux. Elle était sur le point d'être cuite, et répandait une excellente odeur, lorsqu'une femme du quartier, appelée Brunette, dont Quinquibio était amoureux, entra dans la cuisine. L'agréable fumée qu'exhalait l'oiseau qu'on venait d'ôter de la broche fait naître à cette femme l'envie d'en manger, et aussitôt de prier instamment le cuisinier de lui en donner une cuisse. Celui-ci se moque d'elle, et lui répond en chantant : « Vous ne l'aurez pas, dame Brunette, vous ne l'aurez pas de moi. – Si vous ne me la donnez, répliqua la femme, je vous jure que vous n'aurez jamais rien de moi. » Après plusieurs paroles de part et d'autre, Quinquibio, qui ne voulait pas déplaire à sa maîtresse, coupe la cuisse et la lui donne. Il y avait ce jour-là, au logis, grande compagnie à souper. La grue fut servie avec une seule cuisse. Un des convives, qui fut le premier à s'en apercevoir, ayant montré de l'étonnement, messire Conrard fit appeler le cuisinier, et lui demanda ce qu'était devenue l'autre cuisse. Le Vénitien, naturellement menteur, répondit effrontément que les grues n'avaient qu'une jambe et une cuisse. « Crois-tu donc que je n'aie jamais vu d'autres grues que celle-ci ? – Ce que je vous dis, monsieur, est à la lettre ; et si vous en doutez encore, je me fais fort de vous le prouver dans celles qui sont en vie. » Tout le monde se prit à rire de cette réponse : mais Conrard, ne voulant pas faire plus grand bruit à cause des étrangers qu'il avait à sa table, se contenta de répondre au lourdaud : « Puisque tu te fais fort, coquin, de me montrer ce que je n'ai jamais vu ni entendu dire, nous verrons demain si tu tiendras ta parole ; mais, parbleu, si tu ne le fais pas, je t'assure que tu te souviendras longtemps de ta bêtise et de ton opiniâtreté ; qu'il n'en soit à présent plus question : retire-toi. » Le lendemain, messire Conrard, que le sommeil n'avait point calmé, se leva à la pointe du jour, le cœur plein de ressentiment contre son cuisinier. Il monte à cheval, le fait monter sur un autre pour qu'il le suive, et va vers un ruisseau, sur le bord duquel on voyait toujours des grues au lever de l'aurore. « Nous verrons, lui disait-il en chemin, de temps en temps, d'un ton de dépit, nous verrons lequel de nous a raison. » Le Vénitien, voyant que son maître n'était pas revenu des premiers mouvements de sa colère, et qu'il allait se trouver confondu, ne savait comment faire pour se disculper. Il aurait volontiers pris la fuite s'il eût osé, tant il était épouvanté des menaces du gentilhomme. Mais le moyen, n'étant pas le mieux monté ? Il regardait donc de tous côtés, croyant que tous les objets qu'il apercevait étaient autant de grues qui se soutenaient sur deux pieds. Arrivés assez près du ruisseau, il fut le premier à en voir une douzaine, toutes appuyées sur un pied, comme elles font ordinairement quand elles dorment. Il les montre aussitôt à son maître, en lui disant : « Voyez donc, monsieur, si ce que je vous disais hier au soir n'est pas vrai : regardez ces grues, et voyez si elles ont plus d'une jambe et d'une cuisse. – Je vais te faire voir qu'elles en ont deux, répliqua messire Conrard ; attends un peu ; » et s'étant approché, il se mit à crier : Hou ! hou ! hou ! À ce bruit les grues de s'éveiller, de baisser l'autre pied et de prendre ensuite la volée. « Eh bien, maraud, dit alors le gentilhomme, les grues ont-elles deux pieds ? Que diras-tu maintenant ? – Mais, monsieur, repartit Quinquibio, qui ne savait plus que dire, mais vous ne criâtes pas : Hou ! hou ! hou ! à celle d'hier au soir ; car si vous l'aviez fait, elle aurait mis à terre, comme celles-ci, l'autre pied. » Cette réponse ingénue plut si fort à messire Conrard, qu'elle désarma sa colère ; et ne pouvant s'empêcher de rire : « Tu as raison, Quinquibio, lui dit-il, j'aurais dû vraiment faire ce que tu dis : va, je te pardonne ; mais n'y reviens plus. » C'est ainsi que par une repartie tout à fait plaisante, le cuisinier esquiva la punition et fit sa paix avec son maître. NOUVELLE V RIEN DE PLUS TROMPEUR QUE LA MINE Messire Forêt de Rabata était un petit homme fort mal fait, ayant le visage plat et le nez camus comme celui d'un chien terrier : il était, en un mot, si affreux que, l'eût-on comparé au plus difforme des Baronchi, on l'aurait encore trouvé fort laid. Cependant, avec sa difformité, il fut un si grand jurisconsulte, que les savants de son temps l'ont regardé comme un code vivant de droit civil. Giotto, fameux peintre, n'était guère moins laid. Celui-ci avait une imagination si vive pour saisir tous les rapports des objets, pour en rendre les moindres nuances, que ses ouvrages faisaient illusion, et qu'on prenait pour la nature ce qui n'en était qu'une imitation, tant son pinceau était énergique et plein de vérité. C'est lui qui ressuscita la peinture de l'état de langueur et de barbarie où l'avaient plongée des peintres sans goût et sans talent, plus jaloux de charmer les yeux des ignorants et de gagner de l'argent que de plaire aux connaisseurs et d'acquérir de la gloire ; aussi le regarde-t-on comme une des lumières de l'école florentine. Ce qui relevait infiniment son mérite était une modestie fort rare dans les gens de son état. Il avait l'ambition d'être le prince des peintres, et néanmoins il ne voulait point qu'on lui donnât seulement le nom de maître. Mais son humilité ne faisait qu'augmenter l'éclat de ses talents, qui lui attiraient chaque jour des envieux parmi les autres peintres, et même parmi ses propres élèves. Ces deux hommes aussi mal faits, et d'une figure aussi désagréable l'un que l'autre, avaient leur bien à un village près de Florence, nommé Maguel. Après y avoir passé quelques jours de la belle saison, comme ils s'en retournaient à Florence, ils se rencontrèrent à moitié chemin, aussi mal montés et aussi mal habillés l'un que l'autre. Tandis qu'ils cheminaient ainsi ensemble au petit pas, ils furent surpris par une de ces grosses pluies d'été qui viennent tout à coup et finissent quelquefois de même. Pour se mettre à couvert, ils entrèrent dans la chaumière d'un paysan qu'ils connaissaient. Cependant la pluie ne discontinuait point. Impatientés d'attendre, et voulant arriver de jour à la ville, ils empruntèrent chacun à ce paysan un vieux manteau de bure grise, et un méchant chapeau, ne trouvant rien de meilleur, et se remirent en chemin. Après avoir marché quelque temps fort mouillés et fort crottés, l'orage se dissipa. Messire Forêt écoutant Giotto, qui était beau parleur, s'avise de le regarder avec affectation de pied en cap ; et le trouvant si laid et si mal accoutré, sans songer qu'il n'était pas plus beau lui-même, il se mit à rire, et lui dit : « Pensez-vous que si nous rencontrions à présent quelqu'un qui ne vous eût jamais vu ni connu, il vous prît pour le plus excellent peintre du monde ? – Oui, monsieur, répliqua Giotto dans le moment, s'il pouvait croire, en vous examinant des pieds jusqu'à la tête, que vous savez seulement votre a, b, c. » Le jurisconsulte, se voyant battu des mêmes armes dont il avait attaqué son compagnon de voyage, demeura bouche close, et reconnut son imprudence. Cette anecdote, dont je puis garantir la vérité, nous apprend qu'il ne faut jamais railler les autres, quand on fournit soi-même matière à la raillerie. NOUVELLE VI LA GAGEURE Il y a fort peu de temps qu'on connaissait à Florence un jeune homme nommé Michel Scalse. Il avait l'esprit si enjoué, si fécond en facéties de toute espèce, que la jeunesse de la ville recherchait avec empressement sa société. Un jour qu'il était à Montigni, avec plusieurs de ses amis, la conversation tomba sur l'ancienneté et la noblesse des maisons de Florence. Les uns disaient que celle des Uberti méritait la préférence à cet égard ; les autres prétendaient que c'était la maison des Lamberti ; un autre soutenait qu'il y en avait de plus anciennes que celle-là, et les nommait : chacun, en un mot, parlait selon son idée et son intérêt. Scalse, après avoir entendu leurs divers sentiments : « Vous êtes tous dans l'erreur, leur dit-il en souriant, et vous ne savez ce que vous dites. Je prétends, moi, que la famille la plus ancienne, et par conséquent la plus noble, non-seulement de Florence, mais du monde entier, ou du moins, pour ne pas exagérer, de toute la Toscane, est la famille des Baronchi. Tous les savants et tous ceux qui les connaissent comme moi sont de mon sentiment. Afin que vous ne confondiez point, je parle des Baronchi, nos voisins, qui logent près de Notre-Dame la Majeure. » Les compagnons de Scalse, qui avaient d'abord cru qu'il voulait parler de quelques Baronchi qu'ils ne connaissaient point, voyant qu'il était question de ceux qu'ils connaissaient pour n'être pas d'une famille fort ancienne, se mirent à rire, et lui demandèrent s'il disait cela sérieusement. « Nous connaissons aussi bien que toi les Baronchi, et c'est nous prendre pour des benêts que de nous dire qu'ils sont les plus anciens nobles de la ville. – Eh bien, messieurs, vous ne les connaissez pas, répliqua-t-il, puisque vous n'êtes point de mon avis. Au reste, je vous prends si peu pour des benêts, et je suis si persuadé de la vérité de ce que j'avance, que je suis prêt de gager avec qui voudra le souper pour nous six, et de m'en rapporter même à la décision de qui bon vous semblera. » La gageure acceptée par un nommé Neri Vanniri, on convint de s'en rapporter au jugement de Pierre le Florentin, dans la maison de qui ils étaient. Ils vont tous le joindre dans l'instant, pour avoir le plaisir de voir perdre Scalse et de le bien badiner. Le maître du logis était, quoique jeune, un homme sage et de grand sens. Après avoir entendu Neri, il se tourne vers son adversaire, et lui demande comment il prouvera ce qu'il avance. « Je le prouverai si bien, que vous serez forcé d'avouer, vous et les autres, que j'ai raison. » Puis il ajouta : « Plus une famille est ancienne, plus elle est noble de l'aveu de ces messieurs : or, la famille des Baronchi est la plus ancienne de Florence ; donc elle est la plus noble de toutes. Il ne me reste donc, pour gagner la gageure, qu'à prouver l'ancienneté des Baronchi. Voici ma preuve. Tous les hommes sont l'ouvrage de Notre-Seigneur. On voit évidemment qu'il a fait les Baronchi lorsqu'il n'était encore qu'apprenti peintre, et qu'il n'a fait les autres hommes qu'après qu'il est devenu maître dans l'art de la peinture. Pour vous en convaincre, comparez les Baronchi aux autres hommes : vous trouverez de la justesse, de la proportion, de la régularité dans les traits de ceux-ci ; tandis que ceux-là ne vous paraîtront qu'ébauchés. Et véritablement, l'un a le visage long et étroit, l'autre démesurément large : celui-ci est camus, celui-là a un nez d'un pied de long : l'un a le menton long et crochu, une mâchoire d'âne ; l'autre l'a court et plat, et sa figure ressemble au minois d'un singe. Il en est dans cette famille qui ont un œil plus gros ou plus bas que l'autre ; enfin les visages de ces messieurs ressemblent à ceux que font des enfants qui commencent à dessiner. Il est donc clair que Notre-Seigneur n'était pas grand peintre quand il les fit ; d'où vous devez nécessairement conclure qu'ils sont plus anciens, et par conséquent plus nobles que les autres hommes. » Pierre le juge, Neri le parieur, et tous les autres, se rappelant que les Baronchi étaient tels qu'on venait de les dépeindre, rirent aux éclats d'un si plaisant argument et convinrent d'une voix unanime que Scalse avait gagné. On ne se lassait point de crier, en se retirant : « Il a raison ! il a raison, les Baronchi sont les plus anciens et les plus nobles de Florence ! » NOUVELLE VII LA FEMME ADULTÈRE, OU LA LOI RÉFORMÉE Dans la ville de Prato, il y avait autrefois contre les femmes une loi bien rigoureuse, pour ne pas dire injuste et cruelle. Par cette loi, celles qui étaient surprises par leurs maris en adultère devaient être brûlées vivantes sans miséricorde. Il n'y avait pas longtemps que cette dure loi avait été publiée, lorsqu'une dame, nommée Philippe, jeune, jolie, de complexion fort amoureuse, fut surprise une nuit dans sa chambre, par Renaut de Bugliési, son mari, entre les bras d'un jeune et beau gentilhomme de la même ville, nommé Lazarin Quassaglioti, qu'elle aimait plus que sa propre vie. Le mari, justement indigné d'un tel affront, eut toutes les peines du monde à retenir son ressentiment, qui le poussait à les tuer l'un et l'autre ; mais la crainte qu'il eut pour sa propre vie l'empêcha de tenter l'aventure. Il crut d'ailleurs qu'il serait assez vengé par la mort de l'infidèle ; et comme il avait autant de preuves qu'il lui en fallait pour constater le délit, il alla, dès la pointe du jour, sans prendre conseil de personne, l'accuser devant le juge, et la fit assigner. Les parents et les amis de la dame, qui la regardaient déjà comme une femme perdue sans ressource, lui conseillèrent de ne pas comparaître et de prendre la fuite : mais comme elle avait l'âme grande et courageuse, ainsi que l'ont ordinairement les personnes qui savent bien aimer, elle préféra de mourir en héroïne, après avoir confessé la vérité, plutôt que de vivre honteusement en exil, et de faire voir par cette fuite qu'elle était indigne d'un amant aussi aimable que celui avec lequel elle avait été surprise. Elle parut donc devant le juge, accompagnée d'un grand nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe, qui l'exhortaient à nier le fait, et lui demanda avec un visage serein et d'un ton ferme ce qu'il voulait d'elle. Le juge, la voyant jeune et belle, et jugeant par sa fermeté qu'elle n'avait pas moins de grandeur d'âme que d'agrément et de beauté, commença à s'intéresser à son sort, à craindre qu'elle n'avouât le fait, et qu'en conséquence il ne fût obligé de la condamner à mort. Ne pouvant toutefois différer l'interrogatoire, il lui dit en avocat plutôt qu'en juge : « Votre mari, madame, que vous voyez ici présent, se plaint de vous, et dit qu'il vous a surprise en adultère. Il demande que vous soyez punie selon la loi ; mais je ne puis vous condamner, si vous ne confessez vous-même le crime. Voyez maintenant ce que vous avez à répondre, et dites-moi ce qui en est. – Il est vrai, monsieur, répondit-elle, sans rien rabattre de sa fierté, que Renaut est mon mari, et qu'il m'a trouvée entre les bras de Lazarin, que j'aime et que j'estime de tout mon cœur : je n'ai garde de nier un pareil fait. Mais, monsieur, vous êtes trop éclairé pour ne pas savoir que les lois qu'on crée dans un État doivent être communes aux délinquants, ou faites du moins avec le consentement des personnes qu'elles touchent de plus près. C'est ce qu'on n'a point pratiqué dans la création de celle dont il s'agit. Nonseulement elle n'est que contre nous autres malheureuses femmes, qui, en amour, pouvons pourtant beaucoup mieux que les hommes satisfaire à plusieurs ; mais même aucune femme n'a été consultée lorsqu'on la créa, et aucune ne l'a acceptée. Cette loi ne peut donc qu'être injuste et mauvaise. Si vous voulez l'exécuter aux dépens de ma vie et de votre conscience, vous en êtes le maître ; mais avant de prononcer, je vous supplie de m'accorder une grâce : c'est de demander à mon mari si toutes les fois qu'il a voulu goûter avec moi les plaisirs amoureux, je me suis jamais refusée à ses désirs. » Renaut, sans attendre que le juge lui fit cette question, répondit que cela était vrai, qu'il ne pouvait que louer la bonne volonté et la complaisance de sa femme sur cet article. La dame, reprenant aussitôt la parole, dit au juge : « Je vous demande donc, monsieur, après que mon mari a pris de moi tout ce qu'il a voulu, et qui lui était néces- saire, ce que je devais et ce que je dois faire du reste ? Fallait-il le jeter aux chiens ? N'était-il pas plus raisonnable d'en gratifier un gentilhomme aimable, qui m'aime plus que lui-même, que de le laisser perdre ou gâter ? » Cette affaire avait fait un si grand bruit, qu'elle avait attiré au palais presque tous les habitants de Prato. Une si plaisante apologie fit rire tous les assistants, qui crièrent tout d'une voix que madame Philippe avait raison : de sorte qu'avant qu'on sortît, la loi, par l'avis du juge, fut interprétée, modifiée, disant qu'elle devait seulement s'entendre des femmes qui, pour de l'argent ou pour un sordide intérêt, seraient infidèles à leurs maris. Renaut, confus d'avoir échoué dans sa folle entreprise, se retira au bruit des huées ; et la dame, délivrée de la peine du feu, s'en retourna triomphante dans sa maison. NOUVELLE VIII LA MIGNARDE RIDICULE Fresco de Chelatico avait une nièce à laquelle on avait donné, par mignardise, le nom de Fanchonnette. Elle était jolie, bien faite, et avait un air assez noble ; mais ce n'était pourtant pas de ces jolies femmes qu'on revoit toujours avec un nouveau plaisir : au contraire, son orgueil et sa fierté la rendaient souvent insupportable. Elle se donnait même les airs de dédaigner les hommes, de mépriser les femmes, de ne trouver rien d'aimable dans les autres, sans considérer qu'elle avait plus de défauts que personne. Impertinente, inquiète, capricieuse, on ne faisait jamais rien qui fût à son gré. Avec un esprit contrariant au suprême degré, et beaucoup d'autres défauts, elle ne laissait pas de s'estimer autant et plus que si elle eût été une princesse du sang royal de France. Quand elle sortait, tout l'infectait, et elle avait presque toujours le mouchoir au nez : en un mot, c'était une précieuse ridicule dans toutes les règles. Un jour, étant sortie et rentrée dans le même quart d'heure, et poussant mille petites exclamations de dédain, qu'elle accompagnait d'autant de grimaces affectées, elle alla s'asseoir auprès de son oncle. « D'où vient donc, Fanchonnette, lui dit-il, qu'aujourd'hui, jour de fête, vous voilà sitôt de retour ? – Je n'ai rien vu qui me plaise, mon oncle, répondit-elle d'un air mignard. Je n'aurais jamais cru qu'il y eût en cette ville autant d'hommes si mal bâtis et autant de femmes si maussades que j'en ai rencontré aujourd'hui. Tout ce qui s'est offert à ma vue m'a paru vilain et dégoûtant ; et comme il n'y a personne au monde à qui les objets désagréables donnent plus d'ennui qu'à moi, je suis rentrée pour ne les point voir. » Fresco, qui ne pou- vait plus souffrir les affectations de sa nièce, lui dit d'un air sérieux : « Puisque les personnes désagréables te déplaisent si fort, le moyen, ma fille, de t'épargner ce chagrin, est de ne te regarder jamais au miroir. » Cette demoiselle, dont l'ignorance et la bêtise égalaient la vanité, et qui néanmoins croyait en savoir autant que Salomon, ne comprit point ce que voulait dire son oncle, et elle lui répondit qu'elle voulait se mirer comme les autres ; et elle demeura bête et mignarde toute sa vie. NOUVELLE IX LE PHILOSOPHE ÉPICURIEN Il y avait autrefois à Florence plusieurs belles et louables coutumes, que l'ambition et l'amour des richesses en ont entièrement bannies. Par une de ces coutumes, entre autres, il y avait dans chaque quartier une coterie composée de personnes choisies. Chaque membre de cette société donnait à son tour un repas à ses camarades, où il était permis d'inviter des étrangers de mérite, quand il s'en trouvait dans la ville. Tous ceux de la coterie s'habillaient, au moins une fois l'an, d'une manière uniforme ; et les plus nobles et les plus riches se promenaient ensemble à cheval dans les rues, et donnaient quelquefois des tournois ou d'autres spectacles analogues aux exercices militaires. Parmi ces différentes coteries, on distinguait celle de messire Brette Brunelesqui, dans laquelle il avait voulu attirer un jeune homme nommé Guido, fils de messire Cavalcanti. Il n'oublia rien pour faire cette bonne acquisition, parce qu'il connaissait tout le mérite de ce jeune homme, qui, à beaucoup d'esprit, joignait l'amour des sciences et de la philosophie. Mais ce n'était pas là ce qui le faisait le plus rechercher de messire Brette et des autres personnes de la coterie. Guido était naturellement fort enjoué, beau parleur, extrêmement honnête, habile à toutes sortes d'exercices, faisant toutes choses avec beaucoup plus de grâce et de facilité que les autres, fort riche, et l'homme du monde qui savait le mieux distinguer le mérite et lui rendre hommage. Tout ce qu'on fit pour l'engager d'entrer dans cette coterie n'ayant pas réussi, Brette et ses compagnons s'imaginè- rent que l'amour de la philosophie lui faisait préférer la solitude à la société. Comme il passait pour avoir beaucoup d'estime pour Épicure, et pour tenir un peu au sentiment de ce philosophe, ceux qui n'étaient pas d'humeur à lui rendre justice disaient qu'il n'étudiait que pour se convaincre qu'il n'y a point de Dieu. Ce jeune philosophe, revenant un jour de l'église de SaintMichel d'Orte, passa par le cours des Adimari, et aboutit à l'église de Saint-Jean, qui était pour lors environnée de ces tombeaux de marbre qu'on voit aujourd'hui à Sainte-Réparée. Il s'arrêta devant ces mausolées, et lisait diverses épitaphes, lorsqu'il fut aperçu par messire Brette, qui traversait à cheval, avec sa compagnie, la place de Sainte-Réparée. Brette ne l'eut pas plutôt vu, au milieu de ces tombeaux, qu'il proposa à ses compagnons d'aller l'agacer. Ils piquent des deux comme s'ils eussent voulu l'assaillir, et sont presque sur lui avant qu'il ait eu le temps de les voir. « Pourquoi refuses-tu, Guido, lui dirent-ils en l'abordant, d'entrer dans notre coterie ? Crois-tu pouvoir trouver des raisons suffisantes pour anéantir l'existence de Dieu, et quand tu y réussirais, en seras-tu plus avancé ? » Guido se voyant surpris et enveloppé : « Je suis chez vous, messieurs, leur dit-il ; vous pouvez violer les droits de l'hospitalité, et me faire tout ce qu'il vous plaira. » Comme il était fort agile, il s'appuie aussitôt d'une main sur un de ces tombeaux assez élevé, et prenant son élan, il se jette d'un saut de l'autre côté, et se retire tranquillement. Les cavaliers se regardant l'un l'autre un peu surpris du saut qu'ils avaient vu faire, s'écrièrent : « Est-ce donc là l'homme dont on vante tant l'esprit et le savoir ? Et où est la justesse de sa réponse ? Il est chez nous, dit-il : le lieu où il est ne nous appartient pas plus qu'à lui et qu'aux autres citoyens ; il est commun à tout le monde. Il faut sans doute qu'il ait perdu l'esprit. – C'est vous qui l'avez perdu, dit alors messire Brette, si vous ne comprenez pas ce qu'il vient de dire. Il nous a dit hon- nêtement et en peu de mots l'injure du monde la plus piquante. Ces tombeaux, si vous y faites attention, sont les maisons des morts ; et quand il dit que c'est notre maison, il veut nous faire entendre que nous et les autres ignorants sommes semblables aux morts, en comparaison de lui et des autres savants. Il a donc pu dire à cet égard qu'il était chez nous. » Chacun comprit alors le sens des paroles de Guido, et chacun en eut un peu de confusion. Aucun d'eux n'eut jamais plus envie de l'agacer, et Brette passa toujours dans leur esprit pour un homme doué d'un bon entendement. NOUVELLE X LE FRÈRE QUÊTEUR OU LE CHARLATANISME DES MOINES Certalde, comme vous pouvez l'avoir ouï dire, est un village de la vallée d'Else, dépendante de l'État de Toscane. Quoique ce village soit aujourd'hui fort peu considérable, il n'a pas laissé d'être autrefois habité par un grand nombre de gentilshommes et de gens aisés. Un religieux de Saint-Antoine, nommé frère Oignon, et conventuel de Florence, avait coutume d'y aller tous les ans une fois, pour y recueillir les aumônes des sots et des imbéciles. Il s'y rendait d'autant plus volontiers, qu'il trouvait la quête abondante, et qu'il y était bien reçu, moins pour l'estime qu'on faisait de sa personne, qu'à cause peut-être du nom qu'il portait, parce que le terroir de ce canton produit les meilleurs oignons de toute la Toscane. Ce frère Oignon, d'une petite taille, au visage enluminé, au poil roux, avait l'humeur fort enjouée, et quelquefois un peu gaillarde. Il était, dans le fond, fort ignorant ; mais il parlait si bien et si facilement, que qui ne l'aurait pas connu de près, l'aurait pris pour un grand orateur, pour ne pas dire pour un Cicéron on pour un Quintilien : aussi était-il aimé et bien reçu de tous les gens du pays. Étant donc allé à Certalde, selon sa coutume, au mois d'août, un dimanche matin, vers l'heure que le peuple des environs venait à la messe de la paroisse, il s'avança proche la porte de l'église, et parla en ces termes aux hommes et femmes qui y étaient assemblés : « Vous savez, messieurs et dames, que vous êtes dans l'usage de donner tous les ans aux pauvres religieux de Saint-Antoine, de vos blés et de vos revenus, les uns peu, les autres beaucoup, chacun selon ses facultés et sa dévotion, afin que le bienheureux saint Antoine ait soin de votre bétail ; vous avez même accoutumé de faire chaque année du bien à ceux qui sont affiliés à notre congrégation. Je viens donc ici, par l'ordre de mon supérieur, recueillir les effets de votre charité ordinaire : ainsi donc, par la grâce de Dieu, vous êtes avertis de vous rendre ici cette après-midi, aussitôt que vous entendrez le son des cloches ; je vous prêcherai et ferai baiser la sainte croix, selon la manière accoutumée, dans ce même endroit, devant la porte de l'église ; et parce que je vous connais très-dévots à monsieur le baron saint Antoine, mon patron, je vous montrerai, par grâce spéciale, une très-belle et très-sainte relique que j'ai jadis apportée moi-même de la terre sainte. C'est une des plumes de l'ange Gabriel. Il la laissa tomber dans la chambre de la vierge Marie, quand il vint lui annoncer qu'elle concevrait et enfanterait le Sauveur du monde. Après cet avertissement, le bon religieux prit congé de l'assemblée, et entra dans l'église pour y entendre la messe. Pendant ce temps-là, deux drôles fins et découplés, l'un appelé Jean de la Bragonière, l'autre Blaise Pissin, qui avaient entendu ce qu'il venait de dire au peuple assemblé, complotèrent de lui faire pièce, quoiqu'ils fussent de ses amis et de sa compagnie. La plume prétendue de l'aile de l'ange Gabriel les avait fait beaucoup rire ; ils résolurent de la lui enlever, pour jouir ensuite de son embarras quand il voudrait la montrer au peuple. Frère Oignon dîna ce jour-là au château. Quand ils surent qu'il était à table, ils se rendirent aussitôt à l'auberge où il logeait, et convinrent que l'un amuserait le valet du moine, tandis que l'autre chercherait la plume dans le sac du frère quêteur, se faisant d'avance un plaisir de voir la manière dont il s'y prendrait pour s'excuser devant ses auditeurs, auxquels il s'était engagé de la montrer. Avant d'aller plus loin, il est nécessaire que je vous fasse connaître le valet que l'ami de Blaise s'était chargé d'amuser, tandis que Jean fouillerait dans le sac du religieux. Vous saurez d'abord que son nom était analogue à sa personne. On l'appelait Gucchio Balena, comme qui dirait gros animal ; plusieurs le désignaient par le nom de Gucchio Lourdaud ; d'autres ne le nommaient jamais que Gucchio Cochon. Il avait la figure si grotesque que le peintre Lipotopo, qui a fait tant de caricatures, n'en imagina jamais de plus singulière ni de plus bizarre. Quant à la lame, elle répondait parfaitement au fourreau : son esprit était aussi épais que son corps. Frère Oignon, qui se plaisait souvent à égayer ses amis des sottises de ce valet, avait accoutumé de dire qu'il lui connaissait neuf défauts si considérables, qu'un seul aurait suffi pour éclipser ou ternir toutes les qualités, toutes les vertus qu'on a vues briller dans Salomon, Aristote, Sénèque, si ces grands hommes en eussent été atteints. Représentez-vous d'après cela quel homme ce devait être que ce garçon. Quand on demandait à frère Oignon quels étaient les neuf défauts qu'il trouvait en lui, il répondait par ces trois mauvais vers de sa façon : Il est paresseux, gourmand et menteur, Ivrogne, médisant, voleur, Sans esprit, raison ni valeur. « Outre ces vices, il en a plusieurs autres que je ne dis pas, ajoutait le moine. Ce qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'il veut se marier partout où il se trouve, et louer une maison pour y établir un ménage complet : parce qu'il a la barbe noire, forte et assez bien fournie, il se croit beau garçon, et s'imagine que toutes les femmes qui le regardent sont amoureuses de lui ; et si l'on voulait le laisser faire, il courrait après elles, comme les chiens après les lièvres. Il faut cependant convenir qu'il me sert avec beaucoup de zèle ; car personne ne me parle jamais en secret, qu'il ne veuille savoir ce qu'on me dit ; et s'il arrive que quelqu'un me demande quelque chose, il a tant de peur que je ne sache point répondre, qu'il est le premier à dire oui ou non, selon qu'il le juge convenable… » Mais reprenons le fil de notre histoire. Frère Oignon avait laissé cet habile valet à son logis, avec ordre de prendre bien garde que personne ne touchât à son bagage, et surtout à la besace où il tenait ses reliques. Mais Gucchio Lourdaud, qui se plaisait plus dans les cuisines que le rossignol ne se plaît sur les verts feuillages, surtout quand il savait qu'il y avait quelque servante, était descendu dans celle de l'auberge, où il avait vu une grosse cuisinière, mal faite, rabougrie, avec deux horribles tétasses longues et pendantes, et un visage large, ratatiné, plus hideux que celui du plus laid des Baronchi. Cette vilaine créature enfumée, suante et toute barbouillée de graisse, ne laissa pas de lui paraître ragoûtante. L'empressement avec lequel il était allé la joindre fit qu'il laissa la chambre du frère Oignon ouverte, et son petit bagage exposé à l'abandon. Quoiqu'on fût alors dans le mois d'août, et par conséquent au fort de la chaleur de l'été, il s'assit auprès du feu, et commença d'entrer en conversation avec cette servante, qui se nommait Nute. Il débuta par lui dire qu'il était gentilhomme par procureur, et qu'il avait plus de mille écus, sans y comprendre ceux qu'il devait bientôt donner pour achever d'acquitter certaines dettes. Il n'y eut point de bien qu'il ne lui dit de sa personne ; et sans faire attention qu'il portait un chapeau plein de crasse et rongé des bords, que son habit était tout déchiré, tout rapiécé de morceaux de différentes étoffes, que sa culotte, percée en plusieurs endroits, laissait voir sa cuisse noire et velue comme celle d'un sanglier, que ses souliers s'en allaient en lambeaux, il ajouta, comme s'il eût été un gros seigneur, qu'il voulait l'habiller tout de neuf et la retirer du service ; que sans avoir de grands héritages, il se faisait fort de lui procurer une honnête aisance : en un mot, il n'y eut point de magnifiques promesses qu'il ne lui fît. Mais comme rien n'annonçait en lui qu'il fût en état d'en effectuer aucune, il ne réussit qu'à se faire moquer de lui et à passer pour un véritable fou dans l'esprit de la servante. Blaise Pissin et Jean de la Bragonière, ravis de trouver Gucchio Cochon occupé à en conter à la cuisinière du logis, entrèrent sans peine dans la chambre du religieux. La première chose qui leur tomba sous la main fut précisément la besace où était la plume. Ils l'ouvrent, la fouillent, et trouvent une petite boîte enveloppée dans je ne sais combien de morceaux de taffetas, et dans la boîte une plume de la queue d'un perroquet vert. Ils ne doutent point que ce ne soit celle que le moine avait promis de faire voir aux habitants de Certalde, et ils s'en emparent. Il eût été d'autant plus facile au frère Oignon de persuader au peuple de cet endroit que cette plume avait appartenu aux ailes de l'ange Gabriel, que les perroquets étaient alors peu connus : le luxe d'Égypte n'était point encore passé en Toscane, comme il y est venu depuis, et où il fait tous les jours tant de progrès pour le malheur de l'État. Mais quand ces sortes de plumes auraient été connues de quelques personnes, il n'est pas moins vrai qu'il eût été aisé au moine de faire accroire aux habitants de ce canton que celle-là avait appartenu à l'ange Gabriel. Non-seulement les oiseaux rares n'y étaient point connus, mais je suis persuadé qu'on n'y avait jamais entendu parler de perroquets. La pure simplicité des mœurs anciennes régnait encore parmi eux. Après que les deux jeunes gens eurent pris la plume, pour ne pas laisser la boîte vide et mieux surprendre le frère quêteur, ils s'avisèrent de la remplir de charbons qu'ils trouvèrent dans la cheminée. Ceux et celles qui avaient entendu l'avertissement de frère Oignon, ne furent pas plutôt sortis de la grand'messe qu'ils se hâtèrent d'arriver chez eux pour en porter la nouvelle à leurs amis, parents et voisins. L'heure arrivée, on accourt en foule au lieu du rendez-vous. Quand le moine eut dîné, et qu'il eut pris une heure de repos pour mieux digérer, instruit de la multitude de paysans qui l'attendaient avec impatience, et dont une partie s'étaient rendus au château pour l'engager à venir plus tôt, il envoya dire incontinent à Gucchio Balena de sonner les clochettes et d'apporter sa besace. Le valet avait de la peine à quitter la cuisine et la cuisinière, qu'il espérait toujours de pouvoir gagner ; mais enfin il obéit. Après que tout le peuple fut réuni, frère Oignon, qui ne s'aperçut point qu'on eût touché à sa besace, commença sa prédication, et dit mille choses sur le respect dû aux saintes reliques. Quand il fut question de montrer la plume de l'ange Gabriel, il fit allumer deux cierges, ôta son capuchon, développa tout doucement la petite boîte, et l'ouvrit ensuite avec beaucoup de respect, après avoir dit quelques mots en l'honneur de l'ange Gabriel et de sa relique. Surpris de n'y trouver que des charbons, il fronça le sourcil de dépit, mais il ne se déconcerta pas ; il ne soupçonna point son valet de lui avoir joué ce mauvais tour, parce qu'il n'avait pas assez bonne opinion de son esprit. Il ne lui fit même point de reproches d'avoir mal gardé sa besace ; il ne s'en prit qu'à lui-même d'en avoir confié la garde à un homme qu'il connaissait si paresseux, si peu obéissant et si dépourvu de toute espèce d'intelligence. Mais, levant les yeux et les mains vers le ciel, il s'écria de manière à être entendu de tout le monde : « Bénie soit à jamais, ô mon Dieu, ta puissance, et que ta volonté soit faite en tous temps et en tous lieux ! » Après cette exclamation, il referme la boîte ; et se tournant vers le peuple : « Messieurs et dames, leur dit-il d'un ton toujours élevé, pour que tous les auditeurs pussent l'entendre, je dois vous dire que j'étais encore fort jeune, lorsque je fus envoyé par mon supérieur chez les Orientaux, avec ordre de faire toutes les découvertes qui pourraient être avantageuses à notre pays en général, et à notre couvent en particulier. Je partis de Venise, je passai par le bourg des Grecs, et après avoir traverse le royaume de Garbe et de Balducque, j'arrivai quelque temps après en Parion, non sans être fort altéré, comme vous pouvez croire ; et de là je vins en Sardaigne. Mais qu'ai-je besoin de vous détailler ici les divers pays que j'ai parcourus ? Il me suffira de vous dire que lorsque j'eus passé le bras de Saint-George, et que j'eus traversé la Truffie et la Bouffie, qui sont des pays fort habités, je passai dans la terre de Mensonge, où je rencontrai beaucoup de moines et d'autres ecclésiastiques qui fuyaient tous la peine et le travail, le tout pour l'amour de Dieu, et qui s'inquiétaient fort peu de la peine des autres, à moins qu'il ne leur en vînt quelque profit, ne dépensant d'autre argent dans ce pays que de la monnaie sans coin. J'allai de là dans la Brusse, où les hommes et les femmes vont en patins par-dessus les montagnes, où l'on est dans l'usage d'habiller les cochons de leurs propres boyaux. Un peu plus loin, je trouvai un peuple qui portait le pain dans des tonneaux, et le vin dans des sacs. Après avoir quitté ce peuple, j'arrivai aux montagnes de Bacchus, où toutes les eaux coulent en descendant, et je pénétrai si avant dans ce pays, que je me trouvai dans très-peu de temps dans l'Inde-Pastenade, où, je jure par l'habit que je porte, je vis voler les couteaux ; chose qu'on ne saurait croire, à moins de l'avoir vue. Maso del Seggio, gros marchand, que je trouvai là occupé à casser des noix et à vendre les coquilles en détail, pourra vous confirmer cette vérité si vous le rencontrez jamais. Quant à moi, ne trouvant pas ce que j'allais chercher partout, je rebroussai chemin pour ne pas voyager par eau, et revins par terre sainte, où le pain frais ne vaut que quatre deniers la livre, et où le pain chaud se donne pour rien. Je n'y fus pas plutôt arrivé, que je rencontrai le digne patriarche de Jérusalem, qui, pour honorer l'habit du baron monsieur saint Antoine, que j'ai toujours porté dans mes voyages, me fit voir toutes les saintes reliques dont il est dépositaire. Elles étaient en si grand nombre, qu'il me faudrait trop de temps pour vous parler de toutes : cependant, pour vous faire plaisir, je vous dirai un mot des plus remarquables. Il me montra entre autres choses, un doigt du Saint-Esprit, aussi frais, aussi sain, que s'il venait d'être coupé ; le museau du Séraphin qui apparut à saint François ; un ongle de Chérubin ; une des côtes du Verbum Caro ; plusieurs lambeaux des habillements de la Sainte-Foi catholique ; quelques rayons de l'étoile qui apparut aux mages d'Orient ; une petite fiole pleine da la sueur de saint Michel lorsqu'il se battit contre le diable ; la mâchoire de Lazare que Jésus-Christ ressuscita, et plusieurs autres choses non moins curieuses. Et comme je lui fis présent de quelques reliques que j'avais doubles, et qu'il avait inutilement cherchées, il me donna en récompense une des dents de sainte Croix ; une petite bouteille remplie du son des cloches du magnifique temple de Salomon, et la plume de l'ange Gabriel dont je vous ai parlé. Il me donna aussi un des patins de saint Guérard de Grand-Ville, dont j'ai fait présent depuis peu à Guérard de Bousi, établi à Florence, qui a beaucoup de vénération pour cette sainte relique : enfin, il me donna des charbons sur lesquels fut grillé le bienheureux saint Laurent. J'apportai toutes ces reliques à Florence avec beaucoup de dévotion et de respect. Il est vrai que mon supérieur ne m'a pas permis de les exposer en public, qu'auparavant il n'eût été bien prouvé qu'elles étaient véritablement les reliques dont elles portaient le nom : mais depuis qu'on en est assuré par les lettres qu'on a reçues du patriarche de Jérusalem et par différents miracles que ces reliques ont opérés, j'ai la permission de les faire voir ; et comme je ne veux les confier à personne, je les porte toujours avec moi. Or, vous saurez que, pour conserver précieusement la plume de l'ange Gabriel, je la tiens dans une petite boîte ; et les charbons qui servirent à rôtir saint Laurent, je les tiens aussi dans une autre boîte, qui ressemble si fort à la première, que je les prends souvent l'une pour l'autre. C'est ce qui m'est arrivé aujourd'hui ; car, croyant emporter avec moi celle où est la plume, j'ai pris celle où sont les charbons. Au reste, je ne regarde point cette équivoque comme un pur hasard ; je la considère plutôt comme un effet de la volonté de Dieu, lorsque je fais réflexion que la fête de saint Laurent est dans deux jours : ainsi la Providence a voulu que, pour réveiller en vous la dévotion que vous devez à ce saint martyr, et pour vous disposer à célébrer dignement sa fête, je vous fisse voir aujourd'hui les charbons bénits qui ont servi à son martyre, au lieu de la plume de l'ange Gabriel, dont la fête est encore éloignée. « Découvrez donc vos têtes, mes chers enfants, et venez voir avec respect cette auguste relique. Je dois vous dire que quiconque sera marqué de ces charbons en signe de croix, le feu ne le brûlera point de toute l'année, à moins qu'il ne le sente. » Après ce discours de vrai charlatan, il chanta un cantique à la louange de saint Laurent, ouvrit la boîte, et montra à cette sotte multitude les charbons qu'elle renfermait. Quand il eut donné le temps à tout le monde de les voir et de les admirer, chacun s'empressa de s'en faire marquer et donna une offrande plus forte que de coutume. Frère Oignon, de son côté, fut libéral de croix, et n'épargna point ses charbons à marquer les habits de toile blanche des hommes, et les voiles des femmes, leur faisant entendre qu'à mesure qu'ils s'usaient dans ses doigts, ils croissaient dans la boîte, comme il l'avait éprouvé dans une autre occasion : de sorte qu'ayant ainsi croisé tous les habitants de Certalde, à son très-grand profit, il s'applaudit en lui-même d'avoir eu l'esprit de se moquer de ceux qui avaient cru lui faire pièce en lui dérobant la plume. Les voleurs avaient assisté à la prédication, et furent si contents de la défaite que frère Oignon avait trouvée, et de la tournure plaisante qu'il avait donnée à la chose, qu'ils manquèrent de se démonter les mâchoires à force de rire. Quand l'assemblée fut dispersée, ils joignirent le moine, lui apprirent ce qu'ils avaient fait, et lui rendirent sa plume, dont il ne tira pas moins de profit, l'année suivante, qu'il venait d'en tirer des charbons. SEPTIÈME JOURNÉE NOUVELLE PREMIÈRE L'ORAISON CONTRE LES REVENANTS, OU LA TÊTE D'ÂNE Il y eut autrefois à Florence, dans la rue Saint-Brancasse, un fameux cardeur de laine, nommé Jean le Lorrain, homme beaucoup plus heureux que sage, puisque, malgré sa bêtise et sa grande simplicité, il était souvent nommé prévôt de tous les cardeurs du quartier Sainte-Marie la Nouvelle, lesquels étaient alors obligés d'aller tenir chez lui leurs assemblées. Il eut, outre cela, d'autres honneurs dans son corps, ce qui lui inspira tant de vanité, qu'il se croyait de beaucoup au-dessus des autres hommes. Comme il n'était pas mal à son aise pour un homme de son état, il donnait souvent à dîner aux pères de Sainte-Marie la Nouvelle, et faisait présent à l'un d'une culotte, à l'autre d'un capuchon, à celui-ci d'une soutane ; à celui-là de quelques mouchoirs. Les bons moines lui enseignaient en récompense force bonnes oraisons et lui donnaient tantôt le Pater noster en langue vulgaire, tantôt le cantique de saint Alexis ; une autre fois les discours de saint Bernard, l'hymne de sainte Mathilde, et plusieurs autres choses de cette nature, qu'il conservait précieusement pour le salut de son âme. Ce bonhomme avait une femme belle et charmante, nommée Tesse, fille de Manucio de Curculia, aussi prudente et aussi leurrée que son mari l'était peu. Elle n'ignorait pas sa supériorité sur lui à cet égard, et la commère se proposait d'en tirer parti dans l'occasion. L'esprit est un bon meuble ; la nature ne nous l'a donné que pour nous en servir. Aussi s'en servit-elle. Devenue amoureuse de Fédéric de Néri Pégoloti, beau garçon qui la guettait depuis longtemps, et qui, par conséquent, ne l'aimait pas moins, elle lui fit dire par sa servante d'aller la trouver à une maison de campagne, nommée Camérata, qu'elle possédait près de Florence, où elle avait coutume de passer l'été, et où son mari allait quelquefois souper et coucher avec elle pour s'en retourner le lendemain à sa boutique. Fédéric, qui ne désirait autre chose que de pouvoir joindre la belle, ne manqua pas de se trouver au rendez-vous. Il alla la voir le soir même, et comme le mari n'y vint point ce jour-là, le galant soupa tranquillement et coucha avec sa maîtresse, qui, comme on peut le croire, n'employa pas toute sa nuit à dormir. Elle lui apprit, le tenant serré dans ses bras, une demi-douzaine des oraisons de son mari. Ces heureux amants se trouvèrent trop bien des plaisirs de cette nuit pour ne pas prendre des mesures pour les goûter aussi souvent qu'ils le pourraient sans danger. Il fut donc décidé, avant de se séparer, que, pour épargner à la servante la peine de l'aller chercher, Fédéric irait tous les jours à une maison de campagne qu'il avait au delà de celle de sa maîtresse par où il passait pour y aller ; qu'en allant ou revenant il aurait soin de jeter un coup d'œil sur le coin d'une vigne voisine de la maison, où il verrait une tête d'âne sur la pointe d'un gros échalas ; que lorsque le museau de cette tête serait tourné du côté de la ville, ce serait signe que le mari serait absent, et qu'il ne tiendrait qu'à lui d'occuper sa place cette nuit ; que dans le cas que la porte se trouvât fermée, il frapperait trois coups, après lesquels il n'attendrait pas longtemps sans qu'on lui ouvrît : mais que si le museau était tourné du côté de Fiésole, cela voudrait dire que maître Jean était dans la maison, et qu'il ne devait pas y entrer. Par le moyen de cet arrangement, la belle et le galant passèrent plusieurs nuits ensemble sans avoir besoin de commissionnaire pour s'avertir et sans crainte d'être surpris. Mais un soir que Fédéric devait aller souper avec la dame qui l'attendait avec deux bons poulets rôtis, il arriva que maître Jean, qui ne comptait pas pouvoir, ce jour-là, se rendre auprès de sa femme, y alla pourtant, et fort tard, contre sa coutume. Tesse fut fort fâchée de sa visite. Pour l'en punir, elle ne lui servit à souper qu'un morceau de lard bouilli. Les deux chapons, plusieurs œufs frais et une bouteille de bon vin furent enveloppés, par son ordre, dans une serviette bien propre, et portés par sa confidente dans un jardin où l'on pouvait entrer sans passer par la maison. Tu poseras tout cela, lui dit-elle, au pied du pêcher où nous avons soupé plusieurs fois. Mais la précipitation avec laquelle cela fut fait, pour en dérober la connaissance au mari, jointe à la mauvaise humeur qu'elle avait déjà, fut cause qu'elle oublia de dire à la fille d'attendre Fédéric pour le renvoyer, après lui avoir fait emporter le souper. Quand le mari et la femme eurent tristement mangé leur morceau de lard, ils se couchèrent, et la servante aussi. À peine furent-ils dans le lit, que voilà le galant qui arrive et qui frappe doucement à la porte. Le mari l'entend d'abord, et la belle encore mieux ; mais pour ne point donner des soupçons au cocu, elle fit semblant de dormir. Fédéric heurte une seconde fois. Jean, étonné, pousse sa femme, et lui dit : « Entends-tu, Tesse ! quelqu'un heurte à la porte. – Hélas ! répondit-elle, je n'en suis pas surprise : c'est un revenant, un esprit qui me fait une peur terrible depuis plusieurs nuits : tellement qu'aussitôt que je l'entends, je fourre ma tête dans les draps, et n'ose me lever qu'il ne soit grand jour. – Rassure-toi, ma femme ; si c'est un esprit, il ne nous fera pas de mal : j'ai dit, en me mettant au lit, le Te lucis et l'Intemerata. De plus, j'ai fait le signe de la croix aux quatre coins du lit ; ainsi, quelque pouvoir qu'il ait, nous n'avons pas à craindre qu'il nous nuise en aucune façon. » La belle, peu contente d'avoir donné le change au bonhomme, craignant que son amant ne la soupçonnât de n'être pas à lui seul, résolut de se lever et de lui faire entendre qu'elle était avec son mari. Dans cette idée, elle dit à Jean : « Vos oraisons et vos signes de croix ne me rassurent pas beaucoup, s'il faut vous parler net, je ne serai tranquille qu'après que nous l'aurons conjuré. – Et comment le conjurer ? répondit le benêt de mari. – Ne t'inquiète pas de cela, répliqua-t-elle. J'allai l'autre jour gagner mes indulgences à Fiésole : une sainte religieuse, à qui je fis part de ma peur, m'enseigna une oraison infaillible pour conjurer et chasser à jamais les esprits et les revenants. Elle en a fait l'expérience et s'en est bien trouvée. J'aurais déjà éprouvé sa recette, mais je n'ai pas osé, parce que j'étais seule. Maintenant que tu es avec moi, levons-nous, si tu m'en crois, et allons le conjurer, avant qu'il se retire de lui-même, afin qu'il ne revienne plus. » Jean y consentit. Ils se lèvent donc, et vont à la porte où Fédéric, plein d'impatience et de jalousie, commençait à soupçonner la fidélité de sa maîtresse. Tout en y allant, Tesse dit à son mari de cracher au moment qu'elle l'avertirait. Ce bonhomme le lui promit ; et quand ils furent près de la porte, elle commença son oraison, disant : « Esprit, esprit qui cours ainsi la nuit, tu es venu ici la queue droite, retourne-t'en de même. Tu trouveras au jardin, au pied du gros pêcher, deux bons poulets, quantité d'œufs de ma geline5, et une bouteille de vin ; prends ce qu'il te faudra, et retire-toi sans faire aucun mal ni à moi ni à Jean, mon mari, qui est ici. » Après ces paroles, elle dit à Jean de cracher, et Jean cracha. Fédéric, qui entendait tout cela, fut bientôt au fait ; ses soupçons se dissipèrent, et, malgré la mauvaise humeur que lui causait ce fâcheux contre-temps, il eut bien de la peine de s'empêcher de rire quand il entendit cracher le mari par ordre de sa femme. Il disait alors en lui-même : « Puisse-t-il cracher les dents ! » La conjuration ayant été répétée par trois fois, les conjurateurs retournèrent au lit. Fédéric, qui comptait souper avec sa maîtresse, et qui avait bien saisi le sens de l'oraison, courut au jardin et emporta chez lui les poulets, les œufs frais et le vin, et soupa de fort bon appétit. Il ne tarda pas à revoir sa chère amante, et rit beaucoup avec elle de l'enchantement. Il est des gens qui prétendent que madame Tesse n'avait pas manqué de retourner le museau de la tête d'âne du côté de Fiésole, mais qu'un paysan passant par la vigne, s'était amusé à faire faire plusieurs tours avec son bâton, et que le museau était resté tourné du côté de Florence. C'est ce qui trompa Fédéric. Aussi ces mêmes gens assurent-ils que la dame avait dit l'orai5 Poule. (Note du correcteur). son de la manière que voici : « Esprit, esprit, retire-toi, et ne m'en veux point ; ce n'est pas moi qui ai tourné la tête de l'âne. Que Dieu punisse celui qui l'a fait. Je suis ici avec Jean, mon mari ; » et qu'ainsi Fédéric s'en était retourné chez lui sans souper. Mais une femme fort âgée, qui a été longtemps voisine de la femme du cardeur, m'a dit que l'une et l'autre circonstance sont également conformes à la vérité, selon qu'elle l'avait ouï raconter dans sa tendre jeunesse : mais que la dernière façon ne regardait pas l'histoire de Jean le Lorrain, mais bien celle de Jean de Nelle, à qui il était arrivé une pareille aventure. Celui-ci, comme vous pouvez l'avoir ouï dire, demeurait à la porte SaintPierre, n'était ni moins simple, ni moins crédule que le premier. Ainsi on peut choisir, entre ces deux oraisons, celle qui plaira le plus, ou les adopter toutes deux, si on le juge à propos. On vient de voir qu'elles ont une grande vertu : les dames peuvent en faire usage dans l'occasion. NOUVELLE II PERRONNELLE OU LA FEMME AVISÉE Il n'y a pas longtemps qu'à Naples un maçon, qui n'était rien moins qu'à son aise, épousa une jeune et jolie fille, nommée Perronnelle. Les nouveaux mariés gagnaient à grand'peine leur vie, l'un à maçonner et la femme à filer. Un jeune homme vit un jour celle-ci, la trouva à son gré et en devint amoureux. Il l'accosta, lui parla, lui rendit des soins, et la sollicita de tant de manières, qu'il lui fit approuver sa passion ; il fut convenu que le galant guetterait le mari, qui sortait tous les jours de grand matin pour aller travailler, et qu'aussitôt après il entrerait dans la maison, située dans une rue écartée et solitaire, nommée Avorio. Ce manège réussit plusieurs fois, à la grande satisfaction du couple amoureux ; mais il arriva un matin qu'après que le bonhomme fut sorti, et que Jeannet (c'était le nom du galant) fut entré, le mari, qui ne reparaissait pas pour l'ordinaire de la journée, retourna chez lui. Il trouve la porte fermée ; il heurte, et dit en lui-même : « Loué soit Dieu ! s'il a voulu que je fusse pauvre, il m'a du moins fait rencontrer une bonne et honnête femme ; voyez comme elle a fermé la porte, afin de se mettre hors de toute insulte et à couvert de la médisance. » Perronnelle, qui reconnut son mari à sa manière de heurter : « Ah ! mon ami, dit-elle à Jeannet, je suis perdue, voici mon mari. Je ne sais ce que cela veut dire, car il ne revient jamais à cette heure-ci ; peut-être vous a-t-il vu entrer. Cachez-vous, je vous en supplie, dans ce grand vaisseau de terre que vous voyez là. J'irai lui ouvrir pour voir ce qu'il veut, et je tâcherai de le renvoyer. » Jeannet entre précipitamment dans cette espèce de tonneau, et la belle court ouvrir à son mari. « D'où vient que vous revenez sitôt ? lui dit-elle d'un ton renfrogné ; vous rapportez vos outils ; seriez-vous dans l'intention de ne pas travailler d'aujourd'hui ? À quoi pensez-vous d'agir ainsi ? Comment vivre, comment avoir du pain ? Croyez-vous que je serai d'humeur à mettre en gage mes cotillons et mes autres hardes pour favoriser votre paresse, moi qui, à force de filer nuit et jour, n'ai presque plus de chair aux ongles ? Morbleu, détrompez-vous. Il n'y a pas de voisine qui ne se moque de moi, qui ne soit étonnée du mal que je me donne, et vous, vous revenez à la maison, les bras croisés, dans le temps que vous devriez être au travail ! » À ces mots, elle se mit à pleurer. « Malheureuse que je suis, ajouta-telle, sous quelle étoile faut-il que je sois née ! je pouvais me marier à un très-aimable et très-honnête jeune homme ; pour qui l'ai-je refusé ? pour un ingrat qui ne fait aucun cas de moi. Les autres femmes en prennent à leur aise ; elles se donnent du bon temps avec leur amoureux ; il n'y en a pas une qui n'en ait ; quelques-unes en ont deux, d'autres en ont même jusqu'à trois : elles sont partout triomphantes, parées comme des divinités, brillantes comme des astres ; et moi, parce que je suis bonne et ne songe point à ces folies, je me vois dans la peine et la souffrance. Pourquoi ne pas imiter les autres ? Apprenez, mon mari, puisqu'il faut vous le dire, apprenez que si je voulais mal faire, les occasions ne me manqueraient pas. Je connais des jeunes gens qui m'aiment, et qui me font offrir de l'argent, des robes et des bijoux ; mais Dieu me préserve d'avoir assez peu d'honneur pour jamais accepter de pareilles offres ! Je suis fille d'une femme qui n'a jamais donné dans le travers, et je n'y donnerai pas non plus, s'il plaît au ciel, malgré ma pauvreté. Mais, mon cher, pourquoi revenir sitôt, au lieu d'être au travail ? – Au nom de Dieu, ma femme, ne te chagrine point, répondit le mari. Tu dois être persuadée que je connais ta vertu, et que je sais te rendre la justice qui t'est due. Il est vrai que je suis parti de bonne heure pour aller travailler ; mais tu ne sais pas, et je l'ignorais moi-même, que c'est aujourd'hui la fête de saint Galeri, que tout le monde chôme. Pour du pain, ne t'en inquiète pas : nous en avons d'assuré pour plus d'un mois. J'ai vendu à cet homme que tu vois ici avec moi, le grand vaisseau de terre qui depuis longtemps ne fait que nous embarrasser. Il m'en donne cinq écus. – Quoi ! toujours de nouvelles sottises ! s'écrie alors Perronnelle ; vous qui êtes un homme, vous qui allez et courez partout, et qui devriez connaître le prix des choses, vous n'avez vendu ce tonneau que cinq écus ! Sachez donc que moi, qui ne suis qu'une petite femme, et qui n'ai fait que mettre le pied sur la porte, je l'ai vendu sept écus à un homme qui est entré il n'y a qu'un moment, et qui le visite pour voir s'il est en bon état. » Le mari, fort content du marché qu'avait fait sa chère Perronnelle, dit à l'acheteur qu'il avait amené : « Puisque ma femme, pendant mon absence, a vendu le vaisseau, et qu'on lui en offre deux écus de plus que vous ne m'en donniez, vous pouvez vous retirer ; » ce que le marchand fit sans insister davantage. « Puisque vous voilà ici, continua Perronnelle, allez-vous-en là-haut pour finir le marché avec l'homme que j'ai fait monter. » Jeannet, qui écoutait de toutes ses oreilles, ayant entendu cette conversation, sortit vite du tonneau, et, comme s'il eût ignoré le retour du mari, se mit à crier : « Où êtes-vous donc, bonne femme ? – Me voici, dit le mari qui montait, qu'y a-t-il pour votre service ? – Je demande la femme avec qui j'ai fait le marché de ce tonneau. – Vous pouvez agir avec moi comme avec elle, répondit le maçon ; je suis son mari. – Le vaisseau, reprit le galant, me paraît bon et entier ; mais on dirait qu'il vous a servi à tenir des ordures : il est tout barbouillé de je ne sais quoi de sec que je ne puis arracher avec les ongles ; je ne le prendrai point qu'il ne soit nettoyé. – À cela ne tienne, dit alors Perronnelle, voilà mon mari qui le nettoiera dans l'instant. – Volontiers, » dit le maçon. Aussitôt, ayant mis bas son pourpoint et pris une ratissoire, il entre dans le vaisseau, où il se fait donner une chandelle allumée. Il était en train de racler lorsque sa femme, comme si elle eût voulu voir la façon dont il s'y prenait, mit la tête à la gueule du vaisseau, qui était beaucoup plus étroite que le ventre, et ayant passé un de ses bras jusqu'à l'épaule, lui disait : « Raclez ici, raclez là ; voilà un endroit que vous laissez. » Pendant que la belle était dans cette posture, et qu'elle indiquait à son mari les endroits qui avaient besoin d'être nettoyés, le galant, qui n'avait pu achever à son aise la besogne qu'il avait commencée lorsque le mari était survenu, résolut de s'y remettre et de la finir comme il pourrait. Il s'approche de Perronnelle qui bouchait l'ouverture du tonneau, et, plein d'ardeur, il la saisit de la manière que les chevaux sauvages, animés par le feu de l'amour, assaillent les juments parthes, et fourbit ainsi son vaisseau, pendant que le mari fourbissait l'autre. Les deux travailleurs achevèrent leur besogne presque en même temps. Perronnelle retira sa tête et son bras du tonneau pour laisser sortir son mari ; et donnant la chandelle à Jeannet : « Voyez, lui dit-elle, s'il est assez nettoyé. » Jeannet l'examina, le trouva tel qu'il désirait, le paya, et le fit porter chez lui. NOUVELLE III LES ORAISONS POUR LA SANTÉ Dans la ville de Sienne, un jeune homme, nommé Renaut, issu d'une famille très-honnête, bien élevé, de jolie figure et fort bien fait, devint passionnément amoureux d'une jeune et jolie femme nouvellement mariée. Il s'imagina que, s'il trouvait moyen de lui parler, il en obtiendrait bientôt tout ce qu'il voudrait. Dans ce dessein, il chercha un expédient qui le mît à portée de la voir et de l'entretenir sans se rendre suspect au mari. Agnès était grosse depuis six ou sept mois : il mit dans sa tête de devenir son compère. Il accosta un jour le mari, qu'il connaissait, et lui témoigna son désir de la manière la plus polie et la plus adroite. Le mari, loin de soupçonner les vues de Renaut, accepta la proposition, et en parut même flatté. Le jeune homme, devenu compère d'Agnès, profita de l'occasion qu'il eut de la voir, pour lui confirmer de bouche ce que ses soupirs et ses yeux lui avaient dit tant de fois auparavant. Il lui peignit la situation de son cœur, et ne manqua pas de lui dire que son repos, son bonheur, sa vie même, dépendaient du retour dont elle payerait ses sentiments. La belle, qui n'était ni prude ni bégueule, ne s'offensa point de la déclaration. Son amour-propre en parut même flatté ; mais comme elle était sage et qu'elle aimait son mari, elle ôta toute espérance à Renaut, et lui défendit de parler davantage d'amour. L'amant fit de nouvelles tentatives, elles ne lui réussirent pas plus que la première. Il se fit moine de dépit ; et soit que l'état religieux lui convînt, soit autre chose, il persista dans sa résolution, et demeura dans l'ordre. Il renonça sérieusement à l'amour et aux autres vanités du monde. Il tint bon quelque temps ; mais le démon, plus fort que sa dévotion, lui fit à la longue reprendre ses vieilles habitudes. Sa passion pour Agnès se réveilla, et il se livra à tous ses anciens penchants, sans vouloir pour cela quitter le froc. Au contraire, il se faisait un plaisir de se montrer en habit de religieux, toujours propre, toujours élégant ; c'était, en un mot, un moine petit-maître. On le voyait partout réciter des vers galants, chanter des couplets de sa façon, et faire mille autres gentillesses semblables. Mais qu'ai-je besoin de vous décrire le luxe de frère Renaut ? Il suffit de dire qu'il se conduisait comme font les moines d'aujourd'hui. Quels sont ceux en effet qui suivent l'esprit de leur état ? Hélas ! à la honte de ce siècle pervers et corrompu, les moines, vous le savez, ne rougissent pas de paraître dans le monde, gras, dodus, vermeils, délicats, recherchés dans leurs habits, et de marcher, non comme la modeste colombe, mais tels que des coqs orgueilleux, qui lèvent avec fierté leur crête panachée. Leurs chambres sont pleines de pots de confitures, de dragées, d'eaux de senteurs, des meilleurs vins de Grèce et des autres pays, de liqueurs, de fruits d'ambroisie ; de sorte qu'elles ressemblent plutôt à des boutiques d'épiciers ou de parfumeurs qu'à des cellules de religieux. Ils ne cachent même pas qu'ils sont sujets, pour la plupart, à la goutte, qui, comme on sait, ne s'attache guère à ceux qui jeûnent, qui sont tempérants, chastes, qui mènent une conduite sage et réglée, ainsi qu'il convient à des ecclésiastiques et surtout à des moines. Pour moi, malgré l'indulgence qui m'est naturelle, je ne puis voir sans surprise et sans indignation combien ils ont dégénéré et combien ils dégénèrent tous les jours. Saint Dominique et saint François n'avaient pas trois habits pour un ; leurs habillements n'étaient pas de soie, ni de drap fin, ni de couleur recherchée, mais de grosse laine et de couleur naturelle, uniquement destinés à les défendre du froid, et non pour les faire paraître avec éclat. Dieu veuille remédier à ces abus, en ouvrant enfin les yeux aux imbéciles qui les nourrissent et les engraissent de leurs charités ! Frère Renaut, revenu à ses premières inclinations, rendait de fréquentes visites à sa commère et devenait chaque jour plus hardi. Il sollicita la dame avec plus d'onction, plus de persévérance qu'il ne l'avait fait autrefois. La bonne Agnès, qui avait eu le temps de se lasser de son mari, qui se voyait ainsi pressée, qui trouvait frère Renaut plus mûr, plus beau, plus musqué depuis qu'il s'était fait moine, vaincue un jour par ses sollicitations, se retrancha dans ces expressions vagues dont se servent les femmes portées à accorder ce qu'on leur demande. « Comment ! frère Renaut, lui dit-elle, est-ce que les religieux font ces sortes de choses ? – Quand j'aurai ôté l'habit que vous me voyez, répondit le moine, je vous livre, madame, un homme fait comme les autres. » La belle, continuant de faire la petite bouche : « Dieu me préserve, s'écria-t-elle, d'avoir une pareille condescendance ! N'êtes-vous pas mon compère ? le péché serait trop grand ; et c'est ce qui m'empêche de céder à vos désirs. – Belle raison pour vous en empêcher ! repartit le paillard ; j'avoue que ce serait un péché ; mais quels péchés beaucoup plus grands le bon Dieu ne pardonne-t-il pas, lorsqu'on s'en repent ? D'ailleurs, dites-moi, je vous prie, qui est plus proche parent de votre fils, ou votre mari qui l'a engendré, ou moi qui l'ai tenu sur les fonts de baptême ? » La dame répondit que c'était son mari. « Eh bien, reprit le moine, cela empêche-t-il que vous ne couchiez avec lui ? – Non, assurément, dit Agnès. – Je puis donc y coucher aussi bien que lui, moi qui ne tiens pas de si près à votre fils. » La belle, qui n'était pas habile en l'art de raisonner, et qui se déconcertait pour peu de chose, crut ou feignit de croire que le moine avait raison. « Qui pourrait résister, compère, lui dit-elle, à votre éloquence ? » Après cela elle se rendit, et consentit à tout ce qu'il voulut. On imagine bien que ce ne fut pas pour cette fois seulement. Le compère et la commère se retrouvèrent plusieurs autres fois, et avec d'autant plus d'aisance et de liberté, que le compérage les mettait à l'abri de tout soupçon. Un jour que frère Renaut était sorti avec un de ses compagnons, il crut, avant de rentrer au couvent, devoir passer chez sa commère. Il n'y avait avec elle dans la maison qu'une jeune et jolie servante. Le compère envoya son camarade au grenier avec cette petite fille pour lui enseigner sa patenôtre. Pour lui, il entra dans la chambre à coucher avec sa commère, qui tenait son petit enfant par la main, et ayant fermé la porte, ils s'assirent sur un petit lit de repos. Après s'être fait mutuellement quelques légères caresses, frère Renaut quitta son froc pour se livrer à de plus grandes. À peine ces heureux amants avaient-ils passé une demi-heure ensemble, que le mari, qui venait de rentrer, se fit entendre à la porte de la chambre, heurtant et appelant sa femme. « Je suis perdue, dit-elle alors ! voici mon mari. Il n'est pas douteux qu'il ne s'aperçoive à présent de notre commerce. » Frère Renaut, sans capuchon et sans soutane, commence à trembler de son côté. « Si j'avais seulement le temps de reprendre mes habits, nous trouverions quelque excuse ; mais, si vous lui ouvrez et qu'il me voie en cet état, il n'y aura pas moyen d'en trouver. – Habillez-vous promptement, dit la belle en se ravisant ; prenez ensuite votre filleul dans vos bras, et écoutez bien ce que je dirai à mon mari, afin que ce que vous direz, de votre côté, s'accorde avec ce que j'aurai dit ; dépêchez-vous seulement, et laissez-moi le soin de nous disculper. » Cela dit : « Je suis à vous dans le moment, » cria-t-elle à son mari. Elle court ensuite lui ouvrir la porte, et lui dit, d'un visage gai : « Vous saurez, mon ami, que frère Renaut, notre compère, est venu nous voir fort à propos. C'est un coup du ciel ; sans lui nous perdions aujourd'hui notre enfant. » À ces derniers mots, le bonhomme de mari faillit à se trouver mal. Il en fut tout interdit, et n'ouvrit la bouche que pour demander le malheur qui était arrivé. « Hélas ! continua-t-elle, ce pauvre petit est tout à coup tombé dans une telle faiblesse que je le croyais mort. Je ne savais comment m'y prendre pour le faire revenir, lorsque frère Renaut est entré. Il l'a examiné, l'a pris entre ses bras : Ce sont des vers, ma commère, m'a-t-il dit, qui lui montent au cœur, et qui l'étoufferaient si l'on n'y remédiait promptement. Ne vous chagrinez pas, je les enchanterai, et, avant que je sorte d'ici ils seront tous morts, et vous verrez votre enfant aussi sain et aussi bien portant qu'avant sa faiblesse. Comme vous étiez nécessaire ici, continua la dame, pour dire certaines oraisons, et que la servante n'a pu vous trouver, frère Renaut les a fait dire à son compagnon au plus haut étage de la maison. Je suis entrée ici avec lui, parce que personne autre que le père ou la mère de l'enfant ne peut assister à cet enchantement. Nous nous sommes donc enfermés pour n'être interrompus par qui que ce fût. Il tient encore en ce moment notre cher fils entre ses bras, et il pense que, lorsque son compagnon aura achevé de dire ses oraisons, tout sera fait ; car l'enfant est déjà beaucoup mieux. » Ce récit déconcerta tellement le pauvre benêt de mari, qui idolâtrait son fils, qu'il prit tout cela pour argent comptant. « Hélas ! que je le voie, dit-il en soupirant. – Gardez-vous-en bien, reprit Agnès, vous gâteriez tout. Attendez encore un peu. Je vais savoir si vous pouvez entrer, ne vous étant pas trouvé au commencement ; je vous appellerai ensuite. » Frère Renaut, à qui ce récit, dont il n'avait rien perdu, avait donné le temps de s'habiller, prit l'enfant dans ses bras ; et, voyant que le mari avait donné dans le panneau, il cria tout haut : « Ma commère, n'est-ce pas le compère que j'entends ? – C'est moi-même, mon révérend père, répondit le mari. – Avancez donc, s'il vous plaît, » reprit le moine. Le bonhomme s'étant approché : « Tenez, voilà votre enfant en parfaite santé. Tout ce que je vous demande pour le service que je viens de vous rendre, c'est que vous fassiez mettre un enfant de cire, de la grandeur du vôtre, devant l'image de saint Ambroise, par les mérites duquel le Seigneur vous a fait cette grâce. » L'enfant, voyant son père, courut aussitôt à lui et le caressa à sa manière. Le père le prit dans ses bras en pleurant de tendresse, et ne se lassait point de le baiser, ni de remercier le charitable compère qui l'avait guéri. Le compagnon de frère Renaut, qui avait déjà enseigné à la jeune servante, non pas une seule, mais au moins quatre patenôtres, et qui lui avait fait présent d'une bourse de soie qu'il avait reçue d'une nonnain, n'eut pas plutôt entendu le mari, qu'il sortit du grenier et vint sur la pointe des pieds se mettre dans un endroit d'où il pouvait voir et entendre parfaitement ce qu'on faisait. Quand il vit que tout s'était bien passé, il entra dans la chambre en disant : « Frère Renaut, j'ai dit en entier les quatre oraisons dont vous m'avez chargé. – Tu as bien fait, mon cher confrère, et j'admire la force de ton haleine. Je voudrais en avoir une aussi bonne ; car je n'en avais encore dit que deux lorsque mon compère est arrivé. Mais le ciel a eu égard à ta peine et à la mienne, et a guéri l'enfant à ma grande satisfaction. » Le bon cocu fit aussitôt apporter du meilleur vin avec des confitures, et traita du mieux qu'il lui fut possible les deux religieux, qui avaient besoin de réparer leurs forces. Il les accompagna ensuite jusqu'à la porte, et leur renouvela ses remercîments en leur disant adieu. Il n'eut rien de plus pressé que de commander la statue de cire, qu'on plaça effectivement devant un saint Ambroise qui n'est pas celui de Milan. NOUVELLE IV LE JALOUX CORRIGÉ Il y avait autrefois dans la ville d'Arezzo un homme riche, nommé Tofano, marié depuis peu à une jeune et belle demoiselle, nommée Gitta, dont il devint aussitôt extrêmement jaloux, on ne sait trop pourquoi. La femme, qui ne tarda pas à s'en apercevoir, en eut beaucoup de déplaisir et se crut offensée. Elle lui demanda plusieurs fois le sujet de sa jalousie ; mais elle n'en tira jamais que ces raisons vagues que les hommes ont coutume d'alléguer en pareil cas. Fatiguée de se voir continuellement la victime d'une maladie d'esprit à laquelle sa conduite n'avait aucunement donné lieu, elle résolut de punir son mari, en lui faisant subir le sort qu'il redoutait sans en avoir le moindre sujet. Dans ce dessein, elle jeta les yeux sur un jeune homme fort aimable, qui avait pour elle de l'inclination, et qu'elle avait dédaigné jusqu'alors. Elle lui fit savoir secrètement ses dispositions. Elle mit en peu de temps les choses en tel état, qu'il ne leur manquait plus qu'une occasion favorable pour être parfaitement heureux. Entre les défauts de son mari, la belle avait remarqué qu'il aimait fort à boire : non-seulement elle lui laissa suivre son penchant à cet égard, mais elle le favorisa de son mieux, pour tourner au profit de l'amour les moments de liberté qu'elle aurait pendant son ivresse. Le jaloux s'accoutuma si fort au vin, qu'elle l'enivrait quand elle voulait ; et, quand il était ivre, elle le faisait coucher. C'est par ce moyen qu'elle vint à bout de voir son amant, et de passer avec lui les moments les plus agréables. Le succès de ce manège lui inspira une telle confiance, que, nonseulement elle le faisait venir chez elle, mais qu'elle allait quelquefois le trouver dans sa propre maison, qui n'était guère éloi- gnée de la sienne, et où elle passait la plus grande partie de la nuit. Cependant le mari, s'étant aperçu que lorsqu'elle le faisait boire elle ne buvait jamais, commença à avoir des soupçons, et se douta de ce qui se passait. Pour s'en convaincre, il passa une grande partie de la journée hors de chez lui sans boire, et se rendit le soir dans sa maison, chancelant et tombant, comme s'il eût été véritablement ivre. Il continua de jouer si bien son personnage, que sa femme, donnant dans le panneau, crut qu'il n'était pas nécessaire de le faire boire davantage, et le fit coucher incontinent. Il ne fut pas plutôt au lit, et avait à peine fait semblant de s'endormir, que la femme sortit de la maison et courut chez son amant, où elle demeura jusqu'à minuit. Tofano, ayant entendu ouvrir la porte, se leva dans l'intention de surprendre sa femme avec quelque galant. Étonné de voir qu'elle était sortie, et ne doutant pas qu'elle n'eût été le faire cocu, il ferme la porte aux verrous, et va se poster à la fenêtre pour la voir revenir et lui faire connaître qu'il savait à quoi s'en tenir sur sa conduite. Il eut la patience d'y demeurer jusqu'à son retour, quoiqu'on fût alors au commencement de l'hiver. La belle, désolée de trouver la porte fermée, ne savait que devenir. Elle fit de vains efforts pour l'ouvrir de force. Son mari, après l'avoir laissée faire quelques moments : « C'est temps perdu, ma femme, lui dit-il, tu ne saurais entrer. Tu feras beaucoup mieux de retourner à l'endroit d'où tu viens. Tu peux être assurée de ne remettre les pieds dans la maison, que je ne t'aie fait la honte que tu mérites, en présence de tous tes parents et de tous nos voisins. » La dame eut beau prier, solliciter, pour qu'on lui ouvrît ; elle eut beau protester qu'elle venait de passer la soirée chez une de ses voisines, parce que, les nuits étant longues, elle s'ennuyait d'être seule, ses prières et ses protestations furent inutiles. Son original de mari avait absolument décidé dans son esprit étroit de dévoiler aux yeux de tout le monde la conduite irrégulière de sa femme et son propre déshonneur. La belle, voyant que les supplications ne servaient de rien, eut recours aux menaces. « Si tu persistes à ne pas m'ouvrir, lui dit-elle, je t'assure que je t'en ferai repentir, et que je me vengerai de ton opiniâtreté de la manière la plus cruelle. – Et que peux-tu me faire ? dit le mari. – Te perdre, reprit la femme, à qui l'amour venait d'inspirer une ruse infaillible pour le déterminer à ouvrir… oui, te perdre ; car, plutôt que de souffrir la honte que tu veux me faire subir injustement, je me jetterai dans le puits qui est ici tout près ; et comme tu passes avec justice pour un brutal et un ivrogne, on ne manquera pas de dire que c'est toi qui m'y as jetée dans un moment d'ivresse. Alors, ou tu seras obligé de t'expatrier et d'abandonner tes biens, ou tu t'exposeras à avoir la tête tranchée, comme homicide de ta femme, dont effectivement tu auras à te reprocher la mort. » Cette menace ne fit pas plus d'effet sur l'âme de Tofano que les prières d'auparavant. Sa femme le voyant inébranlable : « C'en est donc fait de moi, lui dit-elle ; Dieu veuille avoir pitié de mon âme et de la tienne ! Je laisse ici ma quenouille dont tu feras l'usage qu'il te plaira. Adieu, mon mari, adieu. » La nuit était des plus obscures ; à peine eût-on pu distinguer les objets dans la rue. La femme va droit au puits, prend une grosse pierre et l'y jette de toute sa force, après s'être écriée : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! » La pierre fit un si grand bruit à l'approche de l'eau, que Tofano ne douta point que Gitta ne se fût réellement jetée dans le puits. La peur le saisit, il court chercher le seau avec la corde, sort précipitamment de la maison et va droit au puits pour tâcher de l'en retirer ; mais la belle, qui s'était cachée près de la porte, ne voit, pas plutôt son mari dehors, qu'elle entre, referme la porte aux verrous et va se tapir à la fenêtre, d'où elle crie d'un ton à persuader qu'elle était de mauvaise humeur : « C'est lorsqu'on boit le vin qu'il faut y mettre de l'eau, et non quand on l'a bu ! » Qu'on juge de la surprise de Tofano. Il revint vite sur ses pas, et trouvant la porte fermée, il pria sa femme de lui ouvrir. Elle n'en voulut rien faire et le laissa longtemps se morfondre, comme il l'avait fait à son égard. Le mari insistant et menaçant d'enfoncer la porte, la belle se mit à crier à pleine tête : « Maudit ivrogne, méchant garnement, je t'apprendrai à vivre. Tu ne rentreras pas de ce soir : je suis lasse de ta mauvaise conduite. Je veux enfin te dénoncer à tout le quartier, et lui faire voir l'heure à laquelle tu reviens chez toi ; nous verrons qui de nous deux sera blâmé. » Tofano, furieux du tour qu'elle lui avait joué, ne ménagea pas les injures. Il lui en dit de toutes les façons et cria si fort, que les voisins, éveillés par le bruit, se mirent aux fenêtres pour voir ce que c'était. La femme ne les eut pas plutôt entendus demander le sujet de ce tapage, qu'elle leur répondit d'un ton larmoyant : « C'est ce vilain homme, ce misérable qui s'enivre tous les jours, et qui, après s'être endormi dans les cabarets, revient presque tous les soirs à cette heure-ci. J'ai longtemps patienté, et me suis contentée de lui représenter ses torts ; mais puisque mes remontrances n'ont servi de rien, et qu'il a lassé ma patience, j'ai voulu aujourd'hui le laisser dehors, pour voir si cette correction serait plus efficace. » Tofano, pour se justifier, conta bêtement tout ce qui s'était passé et menaçait sa femme de la maltraiter si elle le laissait plus longtemps à la porte. « Quelle effronterie ! s'écria-t-elle en s'adressant aux voisins ; que diraitil donc si j'étais dans la rue et qu'il fût dans la maison ? je vous laisse à juger de son bon sens ou de sa bonne foi ! Il m'attribue précisément ce qu'il a fait lui-même ; c'est lui qui a jeté la pierre dans le puits, croyant sans doute me faire peur ; mais je n'ai pas été dupe de sa supercherie, et vous ne le serez point de son mensonge atroce. Plût à Dieu qu'il se fût jeté dans le puits tout de bon pour y tremper son vin ! je ne serais plus exposée à sa brutalité ! Ce misérable me fait souffrir le martyre depuis que j'ai eu le malheur de l'épouser. » Les voisins, tant hommes que femmes, jugeant par les apparences, blâmèrent Tofano et se mirent à lui chanter pouilles 6 de ce qu'il parlait si mal de sa femme. Le bruit fut si grand et 6 Secouer les puces, (pouille : pou). (Note du correcteur). courut si vite de maison en maison, qu'il parvint jusqu'aux parents de la belle. Ils se transportèrent aussitôt sur les lieux pour mettre fin à cette querelle. Informés par les voisins de la vérité du fait, ils se jetèrent sur le pauvre cornard et lui donnèrent tant de coups, qu'ils faillirent l'assommer. Après cette belle expédition, ils entrent dans la maison, disent à la femme de ramasser tout ce qui lui appartient ; et, après qu'elle leur a remis ses nippes, ils l'emmènent avec eux, faisant entendre à Tofano qu'il n'en serait peut être pas quitte pour les coups qu'il avait reçus. Ce pauvre diable en fut malade et comprit, mais trop tard, que la jalousie l'avait mené trop loin. Comme il aimait beaucoup sa femme, il fit son possible pour se raccommoder avec elle. Il employa ses amis, qui la lui ramenèrent, sur la promesse qu'il leur avait faite de n'être plus jaloux et d'avoir pour elle toute sorte d'égards. Il porta la complaisance si loin, après qu'il eut fait sa paix avec elle, qu'il lui permit de vivre comme elle voudrait, pourvu qu'elle s'y prît de manière à ne l'en pas faire apercevoir. C'est ainsi que ce mari devint sage à ses dépens. Vive l'amour pour corriger les hommes ! et meure à jamais l'affreuse jalousie qui les fait donner dans tant de travers ! NOUVELLE V LE MARI CONFESSEUR Il y eut autrefois à Rimini un marchand très-riche en fonds de terre et en argent, dont la femme était belle et au printemps de son âge. Il en devint jaloux outre mesure. Quelle était sa raison ? il n'en avait pas d'autre, sinon qu'il l'aimait à la folie, qu'il la trouvait parfaitement belle et bien faite, qu'elle ne s'étudiait qu'à lui plaire, et qu'il s'imaginait qu'elle cherchait également à plaire aux autres, chacun la trouvant aimable, et ne se lassant point de louer sa beauté : idée bizarre, qui ne pouvait sortir que d'un esprit étroit ou malsain. Gourmandé sans cesse par cette jalousie, il ne la perdait point un instant de vue ; de sorte que cette infortunée était gardée de plus près que ne le sont beaucoup de criminels condamnés à mort. Il n'y avait pour elle ni noces, ni fêtes, ni promenades ; il ne lui était même permis d'aller à l'église que les jours de grande solennité, et elle passait le reste du temps à la maison, sans avoir la liberté de mettre la tête aux croisées de la rue pour quelque raison que ce fût. Sa condition, en un mot, était des plus malheureuses, et elle la supportait avec d'autant plus d'impatience qu'elle n'avait pas le moindre reproche à se faire. Rien n'est plus capable de nous porter au mal que la mauvaise opinion qu'on a de nous. Cette femme, se voyant sans sujet martyre de la jalousie de son mari, crut qu'il n'en serait ni plus ni moins de l'être avec fondement. Mais comment s'y prendre pour venger l'injure faite à sa sagesse ? Les fenêtres étaient toujours fermées, et le jaloux se donnait bien de garde d'amener qui que ce fût au logis à qui elle eût pu inspirer de l'amour. N'ayant donc pas la liberté de choisir, et sachant que, dans la maison contiguë à la sienne, demeurait un jeune homme bien fait et bien élevé, elle souhaitait qu'il y eût quelque fente à la muraille de séparation, où elle regarderait si souvent, qu'enfin elle pourrait le voir, lui parler et lui donner son cœur, s'il voulait l'accepter, persuadée qu'il lui serait ensuite aisé de trouver les moyens de se voir de plus près, pour faire un peu diversion aux tyrannies qu'elle essuyait, jusqu'à ce que son jaloux se guérît de sa frénétique passion. Dans cette idée, elle ne fut occupée, pendant l'absence de son mari, qu'à visiter le mur de côté et d'autre, en soulevant à mesure la tapisserie qui le couvrait. À force d'en parcourir les différents endroits, elle aperçut une petite fente. Elle approche ses yeux de cette ouverture, et voit un peu de jour à travers. Quoiqu'il ne fût pas possible de distinguer par là les objets, il lui fut néanmoins facile de juger que ce devait être une chambre. « Si c'était par hasard celle de Philippe, disait-elle en elle-même, mon entreprise serait à moitié exécutée. Dieu le veuille ! » Sa servante, qu'elle avait mise dans ses intérêts, et qui plaignait son sort, fut chargée de s'en informer adroitement. Cette zélée confidente découvrit que la petite fente donnait précisément dans la chambre du jeune homme, et qu'il y couchait seul. Dès ce moment, la belle ne s'occupait qu'à visiter le petit trou, surtout lorsqu'elle soupçonnait que Philippe pouvait être chez lui. Un jour qu'elle l'entendit tousser, elle se mit aussitôt à gratter la fente avec un petit bâton. Elle fit si bien, que le jeune homme s'approcha pour voir ce que c'était. Elle l'appelle alors tout doucement ; et Philippe l'ayant reconnue au son de sa voix, et lui ayant répondu gracieusement, elle se hâta de lui faire connaître les sentiments d'estime qu'elle avait conçus pour lui. Le jeune homme, enchanté d'une si heureuse aventure, travailla, de son côté, à agrandir le trou, ayant soin de le couvrir de la tapisserie toutes les fois qu'il s'en retirait. En peu de temps la fente fut assez large pour se voir et se toucher la main ; mais les deux amants ne pouvaient rien faire de plus, à cause de la vigilance du jaloux, qui sortait rarement du logis, et qui renfermait sa femme à la clef lorsqu'il était obligé de s'absenter pour quelque temps. Les fêtes de Noël n'étaient pas éloignées, lorsqu'un beau matin la femme dit à son mari qu'elle désirait de se confesser et de se mettre en état de faire ses dévotions le jour de la nativité du Sauveur, ainsi que le pratiquent tous les bons chrétiens. « Qu'avez-vous besoin de vous confesser ? répondit-il. Quels péchés avez-vous commis ? – Croyez-vous donc que je sois une sainte, repartit-elle, et que je ne pèche pas aussi bien que les autres ? Mais ce n'est pas à vous que je dois les dire, puisque vous n'êtes pas prêtre, et que vous n'avez pas le pouvoir de m'absoudre. » Il n'en fallut pas davantage pour faire naître mille soupçons dans l'esprit du jaloux et pour lui donner envie de savoir quels péchés sa femme pouvait avoir commis. Croyant avoir trouvé un moyen assuré pour y réussir, il lui répondit qu'il consentait qu'elle allât se confesser, mais à condition que ce serait dans sa chapelle, et à son chapelain, ou à tout autre prêtre que celui-ci lui donnerait ; bien entendu qu'elle irait de grand matin, et qu'elle s'en retournerait tout de suite. La belle, qui ne manquait pas de pénétration, crut démêler quelque projet dans cette réponse ; mais, sans lui rien témoigner, elle répondit qu'elle se conformait à ses intentions. Le jour de la fête venu, elle se lève à la pointe du jour, s'habille et va droit à l'église qui lui avait été assignée, et où son mari arriva avant elle par un autre chemin. Il avait mis le chapelain dans ses intérêts, et avait concerté avec lui ce qu'il se proposait de faire. Il se revêtit incontinent d'une soutane et d'un capuchon ou camail qui lui couvrait le visage, et alla s'asseoir au chœur dans cet équipage. La dame ne fut pas plutôt entrée dans l'église, qu'elle fit demander le chapelain, et le pria de vouloir bien la confesser. Il lui dit qu'il ne lui était pas possible de l'entendre dans le moment présent, mais qu'il allait lui envoyer un de ses collègues qui n'était pas si occupé, et qui la confesserait avec plaisir. Un moment après, elle vit venir son mari dans l'accoutrement dont je viens de parler. Quelque soin qu'il eût pris pour se cacher, comme elle se doutait de quelque tour de sa façon, elle le reconnut d'abord, et dit aussitôt en elle-même : « Béni soit Dieu ! de mari jaloux, le voilà devenu prêtre. Nous verrons qui de nous deux sera la dupe. Je lui promets de lui faire trouver ce qu'il cherche : messire Cocuage lui rendra visite, ou je serai bien trompée. » Le jaloux avait eu la précaution de mettre de petites pierres dans sa bouche, afin de n'être pas reconnu au son de sa voix. La femme, feignant de le prendre pour un véritable prêtre, se jette à ses pieds, et, après en avoir reçu la bénédiction, se met à lui débiter ses petits péchés. Elle lui dit ensuite qu'elle était mariée, et s'accusa d'être amoureuse d'un prêtre qui couchait toutes les nuits avec elle. Ces paroles furent autant de coups de poignard pour le mari confesseur : il aurait éclaté, si le désir d'en savoir davantage ne l'eût retenu. « Mais quoi ! lui dit-il, votre mari ne couche-t-il pas avec vous ? – Il y couche, mon père. – Comment donc le prêtre peut-il y coucher ? – Je ne sais quel secret il emploie, répliqua la pénitente ; mais il n'y a point de porte au logis, quelque fermée qu'elle soit, qui ne s'ouvre aussitôt qu'il la touche. Bien plus, il m'a dit qu'avant d'entrer dans ma chambre, il était dans l'usage de prononcer certaines paroles pour endormir mon mari, et ce n'est qu'après l'avoir ainsi endormi qu'il ouvre la porte et vient se coucher auprès de moi. – C'est très-mal à vous, madame ; et si vous faites bien, vous ne recevrez plus ce malheureux prêtre. – Je ne saurais m'en empêcher ; je sens que je l'aime trop pour prendre sur moi d'y renoncer. – En ce cas, je ne puis vous donner l'absolution. – J'en suis fâchée, mais je ne suis point venue ici pour dire des mensonges. Si je me sentais la force de suivre votre conseil, je vous promettrais volontiers. – En vérité, madame, j'ai regret que vous vous damniez de cette manière ; c'est fait de votre âme, si vous ne renoncez à ce commerce criminel. Tout ce que je puis faire pour vous, c'est de prier le Seigneur de vous convertir. J'espère qu'il exaucera mes ferventes prières. Je vous enverrai de temps en temps mon clerc, pour savoir si elles vous ont été de quelque secours. Si elles produisent un bon effet, nous irons plus avant, et je pourrai vous absoudre. – Dieu vous préserve, mon père, d'envoyer qui que ce soit chez moi ! mon mari est si jaloux, que s'il venait à s'en apercevoir, on ne lui ôterait pas de l'esprit que c'est pour faire du mal, et je ne pourrais vivre avec lui. Il ne me fait déjà que trop souffrir. – Ne vous embarrassez pas de cela, madame, j'arrangerai les choses de manière qu'il ne vous en parlera jamais. – À cette condition, reprit la pénitente, j'y consens de grand cœur. » La confession achevée, et la pénitence donnée, la dame se leva et entendit la messe. Le jaloux alla quitter ses habits, puis s'en retourna chez lui, le cœur plein de ressentiment, et brûlant d'impatience de surprendre le prêtre, dans la résolution de lui faire passer un mauvais quart d'heure. La belle, de retour au logis, n'eut pas de peine à s'apercevoir, à la mine de son mari, qu'elle lui avait mis martel en tête. Il était d'une humeur épouvantable. Quoiqu'il fît tout son possible pour n'en rien donner à connaître, il résolut de faire sentinelle, la nuit suivante, dans un réduit voisin de la porte de la rue, pour voir si le prêtre entrerait. « Il faut, dit-il à sa femme, que j'aille ce soir souper et coucher dehors ; ainsi, je te prie de tenir les portes bien fermées, celle de l'escalier et celle de ta chambre surtout. Pour celle de la rue, je me charge de la fermer et d'en emporter la clef. – À la bonne heure ! répondit-elle, tu dois être aussi tranquille que si tu étais auprès de moi. » Voyant que les affaires prenaient la tournure qu'elle désirait, elle guetta le moment favorable pour aller au trou de communication, et fit le signe convenu. Philippe s'approche aussitôt, et la dame lui conte ce qu'elle avait fait le matin, et ce que son mari lui avait dit l'après-dînée. « Je ne suis pas dupe, continuat-elle, de son prétendu projet : je suis même bien assurée qu'il ne sortira pas de la maison ; mais, qu'importe, pourvu qu'il se tienne près de la porte de la rue, où je suis persuadée qu'il fera sentinelle toute la nuit ? Ainsi, mon cher ami, tâchez de vous introduire chez nous par le toit, et de venir me joindre dès que la nuit sera arrivée. Vous trouverez la fenêtre du galetas ouverte ; mais prenez bien garde, en passant d'un toit à l'autre, de ne pas vous laisser tomber. – Ne craignez rien, ma bonne amie, répondit le jeune homme au comble de la joie ; la pente du toit n'est pas bien rapide, il ne m'arrivera aucun mal. » La nuit venue, le jaloux prit congé de sa femme, feignit de sortir, et s'étant muni de ses armes, alla se poster dans le réduit voisin de la rue. De son côté, la dame feignit de se bien barricader, et se contenta de fermer la porte de l'escalier, afin que le mari ne pût approcher ; elle courut ensuite au-devant de Philippe, qu'elle fit descendre dans sa chambre, où ils passèrent le temps d'une manière agréable. Ils ne se séparèrent qu'au moment où le jour commençait à poindre, encore ne fut-ce pas sans regret. Le jaloux, armé de pied en cap, mourant de dépit, de froid et de faim, car il n'avait point soupé, fit le guet jusqu'à ce que le jour parût, et n'ayant pas vu venir le prêtre, il se coucha sur un pliant qu'il y avait dans cette espèce de loge. Après avoir dormi deux ou trois heures, il ouvrit la porte de la rue et fit semblant de venir de dehors. Sur le soir, un petit garçon, qui se disait envoyé de la part d'un confesseur, demanda à parler à sa femme, et s'informa d'elle-même si l'homme en question était venu la nuit passée. La belle, qui était au fait, répondit qu'il n'avait point paru, et que si son confesseur lui voulait continuer ses secours encore pendant quelque temps, elle pourrait bien oublier la personne pour qui elle se sentait encore de l'inclination. On le croira avec peine, mais il n'est pas moins vrai que le mari, toujours aveuglé par la jalousie, continua de faire le guet, pendant plusieurs nuits, dans l'espérance de surprendre le prêtre. On sent bien que la femme ne manqua pas de profiter de cha- cune de ces absences, pour recevoir les caresses de son amant et s'entretenir avec lui du plaisir qu'il y avait de tromper un jaloux. Le mari, las de tant de fatigues inutiles, perdant l'espoir de convaincre sa femme d'infidélité, ne pouvant toutefois retenir les mouvements de son humeur jalouse, prit enfin le parti de lui demander ce qu'elle avait dit à son confesseur, puisqu'il envoyait si fréquemment vers elle. La dame répondit qu'elle n'était point obligée de le lui dire. Le mari insista ; et, voyant que c'était inutilement : « Perfide ! scélérate ! ajouta-t-il d'un ton furieux ; je sais, malgré toi, ce que tu lui as dit, et je veux absolument savoir quel est le prêtre téméraire qui, par ses sortilèges, est venu coucher avec toi, et dont tu es si éprise : tu me diras son nom, ou je t'étranglerai. » La femme alors nia qu'elle fût amoureuse d'un prêtre. « Comment ! malheureuse, n'as-tu pas dit à celui qui te confessa, le jour de Noël, que tu aimais un prêtre, et qu'il venait coucher presque toutes les nuits avec toi quand j'étais endormi ? Ose me démentir. – Je n'ai garde de le faire, répliqua la dame ; mais réprimez, de grâce, votre emportement, et vous allez tout savoir. Est-il possible, ajouta-t-elle en souriant, qu'un homme avisé comme vous l'êtes se laisse mener par une femme aussi simple que moi ? Ce qu'il y a de singulier, c'est que vous n'avez jamais été moins prudent que depuis que vous avez livré votre cœur au démon de la jalousie, sans trop savoir pourquoi. Aussi plus vous êtes devenu sot et stupide, moins je dois m'applaudir de vous avoir joué. Pensez-vous, en bonne foi, que je sois aussi aveugle des yeux du corps, que vous l'êtes depuis quelque temps des yeux de l'esprit ? Détrompezvous, j'y vois très-clair, et si clair, que je reconnus fort bien le prêtre qui me confessa dernièrement. Oui, je vis que c'était vous-même en personne ; mais pour vous punir de votre curieuse jalousie, je voulus vous faire trouver ce que vous cherchiez, et j'y réussis parfaitement. Cependant, si vous eussiez été un peu intelligent, si cette affreuse jalousie qui vous tourmente ne vous eût entièrement ôté la pénétration que vous aviez autrefois, vous n'auriez pas eu si mauvaise opinion de votre femme, et vous auriez senti que ce qu'elle vous disait était vrai, sans toutefois la croire coupable d'infidélité. Je vous ai dit que j'aimais un prêtre : ne l'étiez-vous pas dans ce moment ? J'ai ajouté qu'il n'y avait point de porte qui ne s'ouvrît pour lui, quand il voulait venir coucher avec moi ; quelle porte vous ai-je fermée, lorsque vous êtes venu me trouver ? Je vous ai dit de plus que ledit prêtre couchait toutes les nuits avec moi : quand est-ce que vous avez manqué d'y coucher ? et, quand vous n'y avez point couché, et que vous m'avez envoyé votre prétendu clerc, n'ai-je pas répondu que le prêtre n'avait point paru ? Ce mystère était-il si difficile à débrouiller ? Il n'y a qu'un homme à qui la jalousie a fait perdre l'esprit, qui ait pu s'y méprendre. N'est-ce pas en effet être imbécile, que de passer les nuits à faire le guet, en voulant me faire accroire que vous étiez allé souper et coucher en ville ? Épargnez-vous désormais une peine si inutile. Reprenez votre raison ; soyez comme autrefois, sans soupçon et sans jalousie. Ne vous exposez plus à devenir le jouet de ceux qui pourraient être instruits de vos folies. Croyez que si j'étais d'humeur à vous tromper et à vous traiter comme un jaloux de votre trempe mériterait de l'être, vous ne m'en empêcheriez pas, et eussiez-vous cent yeux, je vous jure que vous ne vous en apercevriez point. Oui, mon ami, je vous ferais cocu, sans que vous en eussiez le moindre vent, si l'envie m'en prenait ; ainsi épargnezvous des soins inutiles, aussi outrageants pour votre femme, qu'injurieux à vous-même. » Le méchant jaloux, qui croyait avoir appris par une ruse le secret de sa femme, se trouvant lui-même pris pour dupe, n'eut rien à répliquer. Il remercia le ciel de s'être trompé, regarda sa femme comme un modèle de sagesse et de vertu, et cessa d'être jaloux précisément dans le temps qu'il avait sujet de l'être. Cette conversion donna plus de liberté à la dame, elle n'eut plus besoin de faire passer son amant par-dessus les toits, comme les chats, pour recevoir ses visites. Avec un peu de précaution, elle le faisait venir par la porte, et se divertit longtemps avec lui sans gêne et sans être soupçonnée de la moindre galanterie. NOUVELLE VI LA DOUBLE DÉFAITE Dans la bonne ville de Florence, si féconde en événements de toutes les sortes, il y eut autrefois une jeune et belle demoiselle, de noble extraction, qui fut mariée à un chevalier d'un mérite distingué. Comme il arrive souvent qu'on se lasse de manger toujours du même pain, quelque bon qu'il soit, la belle devint amoureuse d'un jeune gentilhomme, nommé Lionnet, fait au tour, plein d'agréments, mais d'un naturel peu courageux, sans doute parce que sa famille n'était pas fort ancienne dans les armes. Comme il aimait la dame pour le moins autant qu'il en était aimé, ils furent bientôt d'accord, et ils ne tardèrent pas à se donner mutuellement des preuves de leur amour. Ils étaient aussi heureux que deux amants puissent l'être, lorsqu'un chevalier, nommé messire Lambertini, vint troubler leurs plaisirs. Ce gentilhomme se sentit épris de la plus forte passion pour la jeune dame, qui, le trouvant désagréable et grossier, ne voulut point l'écouter. Après bien des soins et des messages, le chevalier, homme riche et puissant, las de soupirer en vain, fit savoir à la belle qu'il lui jouerait mille mauvais tours et lui ferait mille avanies, si elle persistait dans ses refus. Celle-ci, qui connaissait le personnage, et qui ne doutait point qu'il ne se portât à quelque extrémité, se rendit à ses importunités et lui accorda par crainte ce qu'elle ne lui eût jamais accordé par amour. Madame Isabeau (c'était son nom) avait coutume de passer la belle saison à la campagne, où elle avait une maison des plus agréables. Elle y était depuis quelque temps, lorsque son mari fut obligé de s'absenter pour quelques jours. Il ne fut pas plutôt parti qu'elle envoya chercher son cher Lionnet pour qu'il vînt lui faire compagnie. Je vous laisse à penser si le jeune homme fut prompt à se rendre à son invitation et s'il sut profiter de l'absence du mari. D'un autre côté, Lambertini n'eut pas plutôt appris que le mari était absent, qu'il monta à cheval pour aller visiter la belle Isabeau. Il heurte. La servante l'eut à peine aperçu qu'elle court en avertir sa maîtresse, qui dans ce moment était seule dans sa chambre avec Lionnet. On devine aisément le chagrin que dut lui causer cette visite importune. Elle aurait bien voulu le renvoyer, mais elle le craignait comme la foudre et n'en eut point le courage. Elle prit donc le parti d'engager son véritable amant à se cacher dans la ruelle du lit, ou quelque autre part, jusqu'à ce qu'elle eût pu se défaire du chevalier. Lionnet, craintif de son naturel, suivit très-volontiers le conseil d'Isabeau. Après quoi, la servante alla ouvrir à Lambertini, qui mit pied à terre et attacha son cheval dans la cour, à un anneau de fer qui tenait à la muraille. La belle alla le recevoir au haut de l'escalier, avec un visage calme et riant, et, après l'avoir salué le plus honnêtement du monde, elle lui demanda le sujet de son voyage. Lambertini commença par l'embrasser ; il lui répondit ensuite qu'ayant su l'absence de son mari, il était venu lui tenir compagnie. Elle le remercie de son intention et le fait entrer. Le chevalier, qui n'était pas homme à perdre le temps, ferme la porte, et force la dame à satisfaire ses désirs. Nouveau contre-temps. Le mari, qu'on n'attendait pas sitôt, arrive sur ces entrefaites. La servante, qui le voit venir de la fenêtre, court à la chambre de sa maîtresse : « Madame, voici votre mari ; il ne tardera pas d'être dans la cour ; il était déjà fort près de la maison lorsque je l'ai vu venir. » Isabeau, se voyant deux hommes sur les bras, et sentant qu'il ne lui était pas possible de faire cacher le chevalier, à cause de son cheval que son mari avait peut-être déjà vu, faillit se trouver mal de frayeur à cette nouvelle. Elle ne savait quel parti prendre pour sortir de ce mauvais pas, lorsque son esprit, vivement aiguillonné par la crainte, lui fournit tout à coup un expédient. « Si vous m'aimez, Lambertini, dit-elle, et que vous soyez bien aise de me sauver l'honneur et la vie, faites ce que je vais vous dire : Mettez promptement votre épée nue à la main, paraissez être en colère et furieux, descendez, et dites, en vous en allant : Je saurai bien le trouver ailleurs ! Si mon mari veut vous retenir, ou qu'il demande contre qui vous en avez, ne lui répondez autre chose que le mot que je viens de vous dire. S'il insiste, quand vous serez monté à cheval, partez sans faire semblant de l'entendre, et ne lui répondez absolument rien, sous quelque prétexte que ce soit : voilà toute la grâce que je vous demande. » Lambertini promit de suivre à la lettre ce qu'elle venait de lui prescrire. Le mari, voyant un cheval dans la cour, commençait à tirer des conjectures et allait monter dans l'appartement de sa femme pour savoir qui était arrivé, quand il rencontra, au bas de l'escalier, messire Lambertini tout en feu, soit de fatigue, soit de dépit de son arrivée. « Qu'avez-vous donc, chevalier ? » lui dit-il, tout effrayé de son air. Le chevalier répond : « Par la vie ! par la mort ! je saurai bien le trouver ailleurs. » Puis il remet son épée dans le fourreau, saute sur son cheval et pique des deux. Le mari, étonné de cette scène, monte, et rencontrant sa femme au haut de l'escalier, qui paraissait tout éperdue : « Que veut dire ceci ? lui dit-il : d'où vient que messire Lambertini s'en va tout en colère ? à qui en veut-il ? » La fine Isabeau s'approcha de la porte de la chambre, afin que Lionnet pût entendre sa réponse. « De ma vie je n'ai eu tant de peur que je viens d'en avoir, lui dit-elle. Un jeune homme que je ne connaissais pas, même de vue, vient de se réfugier ici, pour fuir le seigneur Lambertini, qui le poursuivait l'épée à la main, dans l'intention de le tuer. Comme il a trouvé la porte de ma chambre ouverte, il y est entré tout effaré, et se jetant à mes pieds : « Sauvez-moi la vie, madame, » m'a-t-il dit. J'allais lui demander son nom, ses qualités, la cause de sa frayeur, lorsque je vois arriver messire Lambertini, qui criait : « Où est ce traître ? » Je me suis incontinent emparée de la porte de ma chambre pour l'empêcher d'entrer. Il a eu assez de retenue et de respect, tout furieux qu'il était, pour ne me faire aucune violence ; et, après avoir longtemps pesté, il est descendu et s'est retiré comme vous avez vu. – Vous avez agi sagement, ma femme, répondit le mari. Il eût été bien fâcheux pour nous qu'il l'eût tué ici, et c'est même très-mal au chevalier Lambertini d'avoir poursuivi jusque dans ma maison une personne qui s'y est réfugiée. – J'ignore dans quel endroit il s'est caché, reprit la dame : je sais seulement qu'il est entré dans cette chambre. – Où êtes-vous donc ? crie alors le mari : vous pouvez vous montrer hardiment : votre ennemi est loin. » Lionnet, qui avait tout entendu, sortit de la ruelle du lit, moins épouvanté de Lambertini, son rival, que de l'arrivée du cocu. « Qu'avez-vous donc à démêler avec messire Lambertini ? lui dit le chevalier. – Je puis vous protester, monsieur, que je n'en sais rien, et que je ne lui ai rien fait. C'est ce qui me persuade qu'il m'a pris pour un autre. Il m'a rencontré loin de cette maison ; et comme, après m'avoir un peu regardé, je l'ai vu mettre l'épée à la main et courir sur moi en furieux, criant : « Traître, tu es mort ! » j'ai cru devoir prendre la fuite, sans m'amuser à lui demander la raison d'un procédé si étrange. Le temps qu'il a mis pour rejoindre son cheval m'a donné celui de me réfugier ici, où cette généreuse dame m'a sauvé la vie. – Va, lui dit le mari, va, mon ami, ne crains plus rien. Je te remettrai dans ta maison en sûreté ; tu iras ensuite trouver, si tu veux, messire Lambertini, pour avoir une explication avec lui. » Après qu'ils eurent soupé, il lui fit donner un cheval, et le mena lui-même à Florence, où il le laissa chez lui. Le jeune Lionnet parla le soir même à Lambertini, ainsi que la rusée Isabeau le lui avait recommandé, et tout alla le mieux du monde ; car, malgré les malignes interprétations qu'on fit sur cette aven- ture, le chevalier ne s'aperçut jamais du tour que sa femme lui avait joué. NOUVELLE VII LE MARI COCU, BATTU ET CONTENT Il y eut autrefois à Paris un gentilhomme florentin, que son peu de fortune avait engagé d'entrer dans le commerce, et où il réussit si bien qu'il devint très-riche en fort peu de temps. Il n'avait qu'un fils unique, nommé Louis. Il ne crut pas devoir en faire un négociant ; mais, pour qu'il n'oubliât point la noblesse de ses aïeux, il lui fit embrasser le métier des armes, et lui obtint de l'emploi dans les troupes du roi de France. Peu de temps après, il lui procura une charge à la cour, où il se fit estimer par la sagesse de sa conduite et par les sentiments d'honneur qu'il avait puisés dans la société des gentilshommes avec lesquels il avait été élevé. Ce jeune militaire étant donc à la cour de France, se trouva un jour dans la compagnie de certains chevaliers nouvellement arrivés de Jérusalem, où ils avaient été visiter le saint sépulcre. Ces chevaliers s'entretenaient de la beauté des femmes de France, d'Angleterre et des autres pays par lesquels ils avaient passé ; l'un d'eux soutint qu'il n'avait jamais rien vu de si beau et de si bien fait que la femme d'Egano de Galussi, habitante de Boulogne, et connue sous le nom de madame Béatrix. Ses compagnons de voyage furent tous d'accord avec lui, et ne tarissaient point sur les charmes et les éloges de cette dame. Louis, qui n'avait point encore été amoureux, le devint de cette belle sur le simple récit qu'il entendait faire de ses agréments merveilleux. Elle occupa, dès ce moment, toutes ses pensées, et brûlant du désir de la voir et de se fixer auprès d'elle, il dit à son père qu'il voulait partir pour Jérusalem, et en obtint la permission sans beaucoup de peine. Il prit congé de ses amis et alla droit à Boulogne, où il prit le nom d'Hannequin. Le hasard voulut qu'il vît, le lendemain de son arrivée, la dame dont il était épris. Elle était à une fenêtre et elle lui parut encore plus belle qu'il ne se l'était figurée. Son amour en redoubla de vivacité ; et, dans un des transports de sa passion, il fit serment de ne sortir de Boulogne qu'il n'eût gagné son amitié et obtenu ses faveurs. Après avoir bien rêvé aux moyens qu'il devait prendre pour faire connaissance avec elle, il imagina que le meilleur était de se mettre au service de son mari, si la chose était possible. Il vend ses chevaux dans cette intention, concerte avec ses gens la conduite qu'ils doivent tenir pendant son séjour dans cette ville, les exhorte sur toutes choses à ne pas faire semblant de le connaître, en quelque lieu qu'ils le rencontrassent ; et, après avoir pris ainsi ses mesures, il s'adressa à son hôte et lui dit qu'il l'obligerait beaucoup s'il pouvait le faire entrer dans la maison de quelque seigneur. « J'ai précisément votre affaire, lui répondit l'hôte : il y a dans cette ville un gentilhomme nommé Egano, qui a besoin d'un domestique, et qui les aime de votre taille et de votre figure ; je lui en parlerai et vous rendrai réponse. » En effet, il lui en parla ; et d'après le portrait avantageux qu'il fit du jeune homme, il fut accepté et bien accueilli quand on l'eut vu et entendu. Hannequin, de son côté, ravi d'être à portée de voir plusieurs fois le jour celle qu'il adorait, servit son maître avec tant de zèle et d'affection qu'il acquit bientôt toute sa confiance. Bref, il s'en fit tellement aimer qu'il lui donna le soin de ses affaires les plus importantes. Il ne faisait rien sans son avis, et le créa son intendant. Un jour que messire Egano était allé à la chasse, et qu'Hannequin était demeuré au logis, madame Béatrix, qui ne s'était point encore aperçue de son amour, mais qui se sentait pour lui un attachement particulier à cause des bonnes qualités qu'elle lui connaissait, lui proposa de jouer avec elle aux échecs. On sent avec quel plaisir il accepta la proposition. Notre amou- reux, qui voulait lui plaire, se laissait gagner, et le faisait avec tant d'adresse, qu'il n'était pas aisé de s'en apercevoir. La belle en avait beaucoup de joie. Quand quelques dames du voisinage, qui étaient venues voir madame Béatrix, et qui les regardaient jouer, se furent retirées, Hannequin, continuant toujours sa partie, laissa échapper un profond soupir. « Qu'avez-vous donc ? lui dit la dame en fixant ses regards sur lui avec intérêt ; pourquoi soupirez-vous ainsi ? seriez-vous fâché de ce que je vous gagne ? – Hélas ! madame, c'est quelque chose de bien plus intéressant que le jeu qui me fait soupirer. – Je vous prie, si vous avez quelque amitié pour moi, de me dire ce que c'est. » À ces mots prononcés d'un ton vraiment touchant, Hannequin pousse un second soupir, bien plus expressif encore que le premier, et la dame de le prier plus fortement de s'expliquer. « Ne vous fâcherez-vous pas, madame, de savoir le sujet de mes soupirs ? ce qui me retient encore, c'est la crainte que vous n'en parliez. – Soyez assuré, mon cher, que, quoi que ce puisse être, je ne vous en saurai point mauvais gré, et je n'en dirai jamais rien à personne que de votre agrément. Parlez en toute sûreté. – Je me hasarderai donc à vous ouvrir mon cœur, madame, à ces conditions. » Alors il lui déclara, les larmes aux yeux, qui il était, lui conta ce qu'il avait entendu dire de sa beauté, l'amour qu'il avait conçu pour elle avant de la voir, ce que cette passion lui avait fait entreprendre, et ne lui déguisa pas le motif qui l'avait déterminé d'entrer au service de son mari. Il finit par lui demander mille pardons de sa témérité, et par la supplier d'avoir pitié de sa tendresse, ajoutant que, si elle n'était pas dans l'intention de le payer de retour, elle ne lui refusât pas du moins la grâce de le laisser dans la place qu'il occupait. Ô douceur singulière ! ô bonté admirable des dames boulonnaises ! que de fois vous vous êtes montrées dignes d'éloges en pareil cas ! Vous n'aimez point les soupirs ni les larmes ; votre cœur, naturellement sensible, sait les prévenir et seconder les vœux de vos amants. Que ne puis-je vous louer dignement ! ma voix ne se lasserait jamais de chanter vos louanges. La char- mante Béatrix, qui regardait fixement Hannequin pendant qu'il parlait, persuadée de tout ce qu'il disait, ressentit une impression si vive et si forte, qu'elle mêla ses soupirs avec les siens. « Mon cher ami, lui dit-elle ensuite, vous avez tout à espérer. Vous avez touché mon cœur à un point que je ne saurais vous exprimer. Oui, vous venez de vous rendre maître de ce cœur, que ni les présents, ni les soins les plus assidus des plus aimables gentilshommes, n'avaient pu rendre sensible jusqu'à présent. Il est à vous, mon cher ami ; vous me paraissez digne de le posséder, et je vous promets que la nuit prochaine ne se passera pas sans que je vous donne des preuves de l'amour que vous m'avez inspiré. Vous méritez d'être heureux après tout ce que vous avez fait pour moi, et vous le serez. La porte de ma chambre sera ouverte vers minuit ; venez m'y trouver à cette heure-là. Vous savez à quel côté du lit je couche : si je dors par hasard, vous n'aurez qu'à m'éveiller, et je satisferai vos désirs. Pour vous mieux persuader de la sincérité de la promesse que je vous fais, recevez ce baiser pour gage. » Là-dessus elle se jette au cou d'Hannequin ; ils s'embrassèrent amoureusement, et auraient pris sans doute de plus forts à-compte sur les plaisirs de la nuit, s'ils n'eussent craint d'être surpris par les domestiques. Ils se séparèrent ensuite, pour vaquer à leurs affaires, attendant l'heure du rendez-vous avec une égale impatience. Cependant Egano, revenu fatigué de la chasse, se hâte de souper et se couche de bonne heure pour se délasser. La belle ne tarde pas à le suivre, et laisse, comme elle l'avait dit, la porte de la chambre ouverte. Hannequin s'y rend à l'heure indiquée. Il entre, ferme doucement la porte, s'approche de la dame, et introduit avec précaution sa main sur sa belle gorge. Béatrix, qui ne dormait pas, saisit cette main des deux siennes, la serre amicalement, et se trémousse si fort qu'elle réveille son mari. « Hier au soir, lui dit-elle, je ne voulus vous parler de rien, parce que je vous trouvais tout fatigué ; mais dites-moi à présent, je vous prie, lequel de tous vos domestiques vous trouvez le plus honnête, le plus fidèle, et lequel vous aimez le plus. – Pourquoi cette question, ma chère amie ? répondit Egano ; ne sais-tu pas qu'Hannequin est celui que j'aime le plus, et en qui j'ai mis toute ma confiance ? Mais pourquoi me demandes-tu cela ? » Notre amoureux, s'entendant ainsi nommer, fit plusieurs mouvements pour retirer sa main, ne doutant pas que sa maîtresse ne voulût le trahir ; mais la belle la tenait si bien qu'il ne lui put échapper. « Voici ce dont il s'agit, continua-t-elle : je croyais comme vous, qu'Hannequin méritait votre estime et votre confiance plus que personne, mais je suis assurée à présent du contraire. Auriez-vous imaginé qu'aujourd'hui, pendant que vous étiez à la chasse, il ait eu l'audace de me parler de galanterie, de me dire qu'il m'aimait, et de me faire des propositions ? rien n'est plus certain ; et, pour vous en convaincre par vos propres yeux, j'ai feint d'entrer dans ses vues, et je lui ai donné rendez-vous au jardin, sous le pin, où il doit se trouver vers une heure après minuit. Vous sentez bien que mon intention n'est pas d'aller l'y rejoindre. Mais si vous voulez faire une bonne œuvre, et vous convaincre de la perfidie de votre intendant, prenez une de mes jupes et une de mes coiffes, et allez l'attendre : je suis sûre qu'il ne manquera pas de vous aller joindre. – Il est trop important pour moi de me détromper, dit le mari, pour que je laisse échapper cette occasion. J'y vais tout de suite. » Et cherchant à tâtons une jupe et une coiffe, il les ajusta le mieux qu'il put, et s'en alla au jardin, où il attendit Hannequin sous l'arbre désigné pour le rendez-vous. À peine fut-il hors de la chambre, que sa femme se leva et courut fermer la porte. Dieu sait si Hannequin, qui avait pensé mourir de peur et fait mille vains efforts pour s'échapper des mains de sa maîtresse, qu'il soupçonnait de perfidie, dut être ravi d'un pareil dénoûment. Béatrix s'étant remise au lit, l'amant se déshabille sans autre cérémonie, et se couche auprès d'elle avec une joie qui ne peut s'exprimer. Après avoir goûté des plaisirs que l'amour seul peut apprécier, la belle, jugeant qu'il était temps que son amant dénichât : « Lève-toi, mon ami, lui dit-elle, prends un bâton, et va-t'en vite au jardin. Là, faisant semblant de ne m'avoir sollicitée que pour m'éprouver, d'aussi loin que tu verras mon mari, tu lui diras mille injures, comme si c'était à moi-même, et tu le frotteras de la bonne manière. Tu sens combien le tour sera plaisant. » tret 7. Hannequin se lève et va au jardin, armé d'un bâton de coEgano, qui s'impatientait de l'attendre, charmé de le voir arriver, se lève comme pour le recevoir avec amitié. « Femme perfide, s'écrie Hannequin en s'approchant, je n'aurais jamais cru que vous eussiez poussé si loin l'ingratitude envers votre honnête homme de mari. Vous êtes-vous figuré que je serais assez lâche pour lui manquer moi-même à ce point-là ? désabusez-vous, mon intention n'était que de vous éprouver. » Après ces mots, il lève le bâton et lui en applique un bon coup sur les épaules. Egano, le cœur plein de joie de l'honnêteté de son intendant, lui pardonna volontiers de l'avoir frappé ; mais, comme il ne voulait point s'exposer à un second coup, il prit la fuite sans mot dire. Hannequin le poursuit en le frappant et en lui criant : « Puisse le ciel te punir de ta lâcheté ! crains que je n'en instruise mon maître. Si je ne l'en informe point, ce ne sera pas par égard pour toi qui n'en mérites aucun, mais pour lui épargner un tel chagrin. » Egano, de retour dans sa chambre, fut questionné par sa femme pour savoir si Hannequin s'était trouvé au prétendu rendez-vous. « Plût à Dieu, dit-il, qu'il n'y fût point venu ; car, croyant avoir affaire à toi, il n'est point d'injures qu'il ne m'ait dites, et m'a sanglé tant de coups de bâton que j'en les épaules brisées. J'étais bien étonné que ce brave jeune homme t'eût fait de pareilles propositions dans le dessein de me manquer. J'imagine que, comme il te voie enjouée et libre avec tout le monde, il a voulu éprouver ta vertu ; je souhaiterais pourtant, qu'il s'en fût tenu aux reproches. – Et moi aussi, répondit la femme ; et je dois bénir le ciel de ce que j'ai évité ses coups ; je n'en aurais Petit faisceau de bois assez court, de grosseur moyenne. (Note du correcteur). 7 sans doute pas été quitte à si bon marché que vous. Mais puisqu'il est si honnête et si fidèle, il est juste de le considérer et d'avoir des égards pour lui. – Assurément, reprit le mari, et jamais homme ne l'a mieux mérité. » Depuis cette aventure, Egano crut avoir et la femme la plus vertueuse et l'intendant le plus affectionné qu'il fût possible de trouver. Béatrix et son amoureux rirent plus d'une fois de cette scène singulière. L'aveugle prévention du mari les mit dans le cas de se voir en toute liberté. Et ils en profitèrent pour multiplier leurs jouissances tout le temps qu'Hannequin demeura à Florence, d'où il ne partit que pour aller à Jérusalem. NOUVELLE VIII LA FEMME JUSTIFIÉE Il y eut autrefois à Florence un très-riche négociant, nommé Henriet Berlinguier, entiché, comme c'est assez l'ordinaire des gens de sa profession, de la manie de s'anoblir par le mariage. Il épousa, dans cette vue, une femme de condition, nommée madame Simone, qui n'était pas du tout son fait. Comme son commerce l'obligeait à faire de temps en temps des absences, sa femme qui n'aimait pas à chômer, devint amoureuse d'un jeune homme, nommé Robert, qui lui avait fait sa cour avant qu'elle se mariât. Elle agit avec si peu de précaution, que son intrigue parvint à la connaissance de son mari, soit sur le rapport des voisins, soit d'après ses propres observations. Dès ce moment il devint le plus jaloux de tous les hommes. Il ne s'absentait plus, sortait rarement de la maison, et négligeait presque toutes ses affaires pour ne s'occuper que du soin de garder sa femme ; bref, il portait la vigilance si loin, qu'il ne se mettait jamais au lit qu'elle ne fût couchée et endormie. Dieu sait si madame Simone devait enrager d'une pareille contrainte, qui la mettait dans l'impossibilité de voir son amant. Elle ne put cependant se déterminer à l'oublier. Plus elle se trouvait gênée, plus elle désirait de le recevoir. Elle en cherchait continuellement les moyens, et, après y avoir bien rêvé, elle crut en avoir trouvé un infaillible. Le voici. La fenêtre de sa chambre donnait sur la rue. Elle avait remarqué que son mari s'endormait difficilement, mais qu'une fois endormi, son sommeil était profond. D'après cette observation, elle pensa qu'elle pourrait quelquefois, vers minuit, aller ouvrir la porte à Robert, et passer quelques heureux moments avec lui, sans qu'on s'en doutât. Il ne s'agissait que de trouver un expédient pour être avertie de son arrivée, afin de ne pas le faire attendre à la porte, où il pouvait être aperçu. L'amour, qui rend l'esprit inventif, lui en fournit un bien singulier. Elle imagina de pendre un fil à la fenêtre, qui, en passant le long du plancher, pour le soustraire à la vue de son mari, aboutirait à son lit. Elle en prévint son amant, et lui fit dire qu'elle l'attacherait tous les soirs, en se couchant, au gros doigt d'un de ses pieds, et qu'il n'aurait qu'à le tirer pour l'avertir qu'il était à la porte. Il fut convenu que, si le jaloux était endormi, elle lâcherait le bout du fil, et qu'elle irait aussitôt lui ouvrir la porte ; et que, s'il ne l'était pas, elle le retirerait un peu vers elle, pour qu'il n'eût pas la peine d'attendre inutilement. L'invention parut fort bonne à Robert, qui allait régulièrement toutes les nuits, à l'heure convenue, sous la fenêtre de sa maîtresse. Par ce moyen, il avait quelquefois le plaisir de la voir, et quelquefois la douleur de s'en retourner comme il était venu. Ce manège durait depuis plusieurs mois, lorsqu'une nuit le mari rencontra par hasard le fil, en promenant ses pieds dans le lit ; il y porta la main, et le trouvant attaché à l'orteil de sa femme, il ne douta point qu'il n'y eût du mystère. Il en fut entièrement convaincu quand il vit que ce fil aboutissait à la fenêtre et descendait dans la rue. Pour être mieux éclairci, il crut devoir ne rien précipiter. C'est pourquoi il le détacha tout doucement du pied de sa femme et le mit au sien pour voir ce qui arriverait. À peine l'y eut-il attaché que Robert, arrivé au rendez-vous, se mit à le tirer. Le mari le sentit ; mais soit qu'il ne fût pas bien noué, soit que le galant eût tiré trop fort, il coula dans les mains de celui-ci, qui jugea par ce signe qu'il devait attendre. Le mari, transporté par son humeur jalouse, s'habille à la hâte, s'arme de son épée, et descend incontinent à la rue, dans le dessein d'égorger tout ce qu'il rencontrerait. Robert, voyant qu'on ouvrait la porte avec bruit et sans aucune précaution, soupçonna que ce pouvait être le mari et recula quelques pas. Il n'en douta plus lorsqu'il l'entendit, et prit aussitôt la fuite. Henriet, qui ne manquait pas de courage, quoique de race roturière, courut après lui l'épée à la main. Robert, se voyant toujours poursuivi, tire la sienne et se met en garde ; ils se battent et se chamaillent longtemps sans se faire aucun mal. Madame Simone, qui s'était éveillée au bruit qu'avait fait son mari en ouvrant la porte de la chambre, trouvant le fil coupé, comprit que son intrigue était découverte, et jugea que son mari avait couru après son amant. Ne sachant trop comment se tirer d'un si mauvais pas, elle se lève en diligence, et, prévoyant ce qui devait arriver, elle imagine tout à coup un moyen pour se disculper. Elle appelle sa servante, qui était dans sa confidence, et qui lui rendait tous les services qui dépendaient d'elle : elle fait si bien, par ses prières et ses sollicitations, qu'elle l'engage à se mettre à sa place, dans son lit, et à souffrir patiemment, sans se faire connaître, les coups que son mari pourrait lui donner, avec promesse de l'en récompenser si bien, qu'elle aurait de quoi vivre sans travailler. Cela fait, elle éteignit la lampe que le mari, par jalousie, gardait allumée toute la nuit, et alla se cacher en attendant le dénoûment de la comédie. Les voisins, éveillés par le bruit que faisaient dans la rue Henriet et Robert, se mirent aux fenêtres et leur dirent des injures. L'un et l'autre, craignant d'être reconnus, se séparèrent fort fatigués, sans s'être fait la moindre blessure. Le mari, furieux de n'avoir pu ni tuer ni reconnaître son adversaire, n'a pas plutôt mis le pied dans sa chambre, qu'il crie comme un enragé : « Où es-tu, scélérate ? tu as beau éteindre la lumière, tu n'échapperas pas à mon juste courroux. » Il s'approche du lit, et, croyant se jeter sur la coupable, il assomme de coups la pauvre servante, lui meurtrit les épaules, la tête, le visage, et finit par lui couper les cheveux, lui disant des injures que l'honnêteté ne me permet pas de répéter. Cette misérable fille pleurait de tout son cœur ; et, quoique la douleur lui arrachât de temps en temps cette exclamation : Hélas ! je n'en puis plus ! sa voix était si entremêlée de sanglots, et le jaloux si transporté, qu'il ne reconnut point son erreur. Enfin, las de la battre et de l'injurier : « Infâme, lui dit-il en se retirant, ne pense pas qu'après une action de cette nature je te garde davantage chez moi. Je vais tout conter à tes frères et les prier de te venir prendre. Ils feront de toi ce qu'ils jugeront à propos. Pour moi, j'y renonce pour la vie. » Il ne fut pas plutôt sorti, que madame Simone, qui avait tout entendu, rallume la lampe et trouve la servante dans l'état le plus déplorable. Elle la consola de son mieux, la reconduisit dans sa chambre, où elle lui donna tout ce qui était capable de la soulager, en attendant qu'elle pût la faire traiter en cachette par les médecins ; et elle la récompensa si grassement qu'elle se fût laissé battre encore une fois au même prix. Après avoir donné les soins nécessaires à cette pauvre créature, elle retourne dans sa chambre, refait son lit à la hâte, s'habille fort proprement, va s'asseoir au haut de l'escalier, et là se met à coudre avec autant de tranquillité que s'il ne se fût rien passé. Cependant Henriet arrive à la maison des frères de sa femme. Il heurte avec force ; on lui ouvre, et, à sa voix, les trois frères et leur mère se lèvent et lui demandent le sujet de son arrivée à une heure si indue. Il leur conte l'aventure d'un bout à l'autre ; et, pour leur faire voir qu'il ne disait rien que de vrai, il leur montre les cheveux qu'il croyait avoir coupés à sa femme, les priant de l'aller prendre, et leur déclarant qu'il ne voulait plus vivre avec elle. Les frères, outrés de ce qu'ils venaient d'entendre, qu'ils ne croyaient que trop véritable, font allumer des torches et se mettent en chemin pour aller trouver leur sœur, dans la ferme résolution de lui faire un mauvais parti. Leur mère, qui pleurait à chaudes larmes, voulut les suivre, priant tantôt l'un, tantôt l'autre, d'examiner la chose par eux-mêmes, faisant entendre que la jalousie d'Henriet pouvait lui avoir grossi les objets. « Qui sait s'il n'a pas maltraité sa femme pour quelque autre sujet, et s'il ne voudrait pas se justifier aux dépens de son honneur ? Je connais les jaloux : tout leur paraît criminel, et les démarches les plus innocentes sont à leurs yeux autant d'infidélités. Je connais ma fille mieux que personne, puisque c'est moi qui l'ai nourrie et élevée ; elle est incapable de ce dont son mari l'accuse, et vous ne devez point, mes enfants, vous en rapporter à son seul témoignage. Défiez-vous d'un mari possédé du démon de la jalousie, et ne condamnez votre sœur qu'après avoir bien examiné toutes choses : vous verrez qu'il y a ici du plus ou du moins. » Aussitôt que madame Simone entendit la troupe qui montait, elle se mit à crier : « Qui est-ce ? – Tu le sauras bientôt, répondit un de ses frères d'un ton menaçant. – Mon Dieu ! s'écria-t-elle, que veut donc dire ceci ? Bonsoir, mes frères, ditelle ensuite en les voyant paraître. Serait-il arrive quelque malheur, pour venir ici à l'heure qu'il est ? » Ses frères, surpris de la trouver si tranquille et dans son état ordinaire, modèrent leur colère et l'interrogent sur les plaintes de son mari, l'exhortant à leur dire vrai, si elle ne veut s'exposer à un mauvais traitement de leur part. « Je ne sais en vérité ce que vous voulez dire, leur répondit-elle avec un grand sang-froid, et j'ai de la peine à croire que mon mari se plaigne de moi. » Berlinguier, qui croyait lui avoir défiguré le visage à force de coups de poings, la regardait dans l'attitude d'un homme ébahi et qui a perdu la raison. Il ne savait que dire ni que penser, la voyant dans un état à lui persuader qu'il ne l'avait seulement pas touchée. On voyait sur le visage de la mère un mélange de surprise, d'attention et de joie. Les trois frères, non moins étonnés, lui ayant conté ce que son mari leur avait dit, sans oublier le fil, ni les coups dont il prétendait l'avoir assommée : « Est-il possible, monsieur, ditelle en se tournant vers son mari, que vous trouviez du plaisir à vous forger des chimères pour me déshonorer en vous déshonorant vous-même ? ou bien auriez-vous résolu de vous faire regarder comme un homme méchant et cruel, tandis que vous ne l'êtes pas ? À quelle heure, je vous prie, avez-vous paru depuis hier au matin, je ne dis pas devant moi, mais dans la maison ? quand est-ce que vous m'avez battue ? pour moi, je ne m'en souviens point. – Comment ! méchante femme, dit alors le mari, tu ne te souviens pas que nous nous sommes couchés ensem- ble hier au soir ? ne suis-je pas rentré après avoir poursuivi ton galant ? ne t'ai-je pas assommée de coups au point de te faire crier miséricorde ? ne t'ai-je pas coupé les cheveux ? – Mais vous rêvez, mon pauvre mari. Vous n'avez rien fait de tout ce que vous dites là, et, sans recourir à cent preuves que je pourrais en donner, je vous prie, et prie tous ceux qui sont ici, d'examiner si je porte sur mon visage et sur mon corps la moindre marque des coups dont vous prétendez m'avoir rouée. Je ne crois pas que vous fussiez jamais assez hardi pour mettre les mains sur moi. Ce n'est pas ainsi qu'on en use avec les femmes de ma qualité ; et si vous eussiez eu l'audace de l'entreprendre, vous ne devez pas douter que je ne vous eusse dévisagé. Mais, pour achever de vous confondre, je veux bien vous prouver que vous ne m'avez point coupé les cheveux. » Là-dessus elle ôte sa coiffe et montre sa chevelure dans son entier. La mère et les frères de madame Simone tournèrent alors tout leur ressentiment sur Henriet. « Que signifie tout ceci ? lui dirent-ils ; ce n'est pas ce que vous êtes venu nous conter. Vous voilà confondu presque en tout point ; il n'y a pas apparence que vous puissiez vous tirer guère mieux du reste. » Henriet était si déconcerté de ce qu'il voyait, que plus il voulait parler, plus il s'embrouillait : il ne savait qu'opposer aux raisons de sa femme. La belle, profitant de son embarras : « Je vois bien, dit-elle à ses frères, qu'il a voulu m'obliger à vous faire le détail de sa vie débauchée. Je suis très-persuadée qu'il a fait tout ce qu'il vous a dit ; mais voici comme je l'entends : Vous saurez que cet homme auquel vous m'avez mariée, pour mon malheur, qui se dit marchand, qui veut passer pour tel, et qui par là même devrait être plus modeste qu'un religieux et plus décent qu'une jeune fille ; vous saurez, dis-je, qu'il ne passe pas de jour sans s'enivrer ; qu'en sortant de la taverne il court chez les filles de joie, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, et me fait veiller jusqu'à minuit et quelquefois jusqu'au matin, pour l'attendre, comme vous le voyez aujourd'hui. Je pense qu'étant ivre il aura été coucher chez une de ses maîtresses en titre, au pied de laquelle il aura trouvé le fil dont il vous a parlé ; qu'il aura poursuivi quelque rival ; que n'ayant pu l'immoler à sa jalousie, il sera retourné sur ses pas et aura déchargé sa fureur sur la prostituée qu'il entretient, et à laquelle il a coupé les cheveux. J'imagine que, n'ayant pas encore achevé de cuver son vin, il a cru sans doute avoir fait tout cela chez lui et à sa femme. Examinez sa figure, il vous sera aisé de voir qu'il est encore à demi soûl. Mais quelque injuste qu'il se soit montré à mon égard, quelque chose qu'il ait pu vous dire de moi, je vous prie de lui pardonner comme je lui pardonne, et de le traiter comme un homme qui n'a pas son bon sens. Le mépris est la punition qu'il mérite. – Par la foi de Dieu, ma fille, s'écrie alors la mère de madame Simone, les yeux étincelants de colère, des choses de cette nature peuvent-elles se pardonner ? On devrait éventrer ce malheureux, cet infâme, cet ingrat que nous avons tiré de la poussière, et qui ne méritait pas une femme telle que toi. S'il t'avait surprise couchée avec un galant, qu'aurait-il donc fait de plus que ce qu'il avait intention de te faire ? Le barbare ! tu n'es pas faite pour être victime de la mauvaise humeur et des vices d'un marchand de poires cuites. Ces sortes de gens venus du village en sabots et vêtus comme des ramoneurs n'ont pas plutôt gagné trois sous, qu'ils veulent s'allier aux plus illustres maisons. Ils font faire ensuite des armes, et on les entend parler de leurs ancêtres comme s'ils avaient oublié d'où ils sortent. Si vos frères m'en avaient voulu croire, ma fille, vous auriez été mariée à un des enfants de la famille des comtes de Gui, et vous n'auriez jamais épousé ce faquin, qui, par reconnaissance pour les bontés qu'on a eues pour lui, va crier à minuit que vous êtes une femme de mauvaise vie, tandis que je n'en connais pas de plus sage et de plus honnête dans la ville. Mais, par la foi de Dieu ! si l'on voulait m'en croire, on le traiterait de manière à le mettre dans l'impossibilité de te manquer une seconde fois. Mes enfants, continua-t-elle, je vous le disais bien, que votre sœur ne pouvait être coupable : vous avez entendu pourtant tout ce que ce petit marchand en a dit. À votre place, je l'étoufferais sur l'heure, et je croirais faire une bonne œuvre ; elle serait même déjà consommée si le ciel m'eût faite homme. Oui, tu as beau me regarder, ajouta-t-elle en s'adressant à son gendre, je le ferais comme je le dis si je n'étais pas femme. » Les frères, non moins irrités que leur mère, mais moins violents, se contentèrent d'accabler Berlinguier d'injures et de menaces. Ils finirent par lui dire qu'ils lui pardonnaient pour cette fois ; mais que s'il lui arrivait jamais de dire du mal de sa femme, et que cela parvînt à leur connaissance, ils lui feraient passer un mauvais quart d'heure ; puis ils se retirèrent. Henriet Berlinguier demeura tout stupéfait. Il avait l'air d'un homme hébété, et ne savait si tout ce qu'il avait fait était véritable, ou s'il l'avait rêvé. Dès ce jour, il laissa toute liberté à sa femme, sans s'inquiéter de sa conduite. Madame Simone fut assez prudente pour ne plus s'exposer à un pareil danger ; c'està-dire qu'elle profita de la liberté que lui laissait son mari, pour recevoir son amant et faire tout ce qu'il lui plairait, de manière à ne plus donner prise contre elle. NOUVELLE IX LE POIRIER ENCHANTÉ Nicostrate était un gentilhomme d'Argos, ville trèsancienne de l'Achaïe, moins célèbre aujourd'hui par ses richesses que par les rois qu'elle eut autrefois. Ce gentilhomme, parvenu à un âge déjà fort avancé, voulut prendre une femme pour le soigner dans sa vieillesse, et il épousa Lidie, demoiselle de condition, aussi entreprenante qu'elle était aimable et jolie. Comme il était extrêmement riche, il faisait une grande dépense. Sa passion dominante était la chasse ; il avait force chiens, force oiseaux et un grand nombre de domestiques. Un jeune homme, nommé Pirrus, beau garçon, bien fait, de bonne mine et adroit à tout ce qu'il faisait, était celui de tous qu'il aimait le mieux et en qui il avait le plus de confiance. Sa femme en devint amoureuse, mais si passionnément, qu'elle n'était heureuse que lorsqu'elle le voyait ou s'entretenait avec lui. Soit que le jeune homme ne s'en aperçût point, ou qu'il ne voulût point s'en apercevoir, il se conduisit avec elle comme auparavant, c'est-à-dire avec beaucoup d'indifférence. La dame en fut affligée, et, ne pouvant plus contenir sa passion, elle résolut de la lui faire connaître. Elle se servit de sa femme de chambre, nommée Lusque, pour qui elle avait beaucoup d'amitié et de confiance. « Ma fille, lui dit-elle un jour, les bienfaits que tu as refus de moi et l'attachement que tu m'as toujours témoigné m'assurent de ton obéissance et de ta discrétion ; mais, sur toutes choses, garde-toi de jamais parler à qui que ce soit de ce que je vais te confier. Je suis jeune, bien portante, comme tu vois ; j'ai de la beauté et de la richesse, et je n'aurais rien à désirer si mon mari était de mon âge et de mon humeur. C'est te dire qu'il me satisfait peu sur l'article qui plaît le plus aux dames, et je t'avoue que je ne suis pas assez ennemie de moi-même pour ne pas chercher ailleurs ce que je ne trouve pas chez lui. On ne se marie que pour pouvoir goûter les plaisirs amoureux, et c'est précisément ceux dont je me vois privée. Afin de n'avoir rien à désirer, j'ai jeté les yeux sur Pirrus, pour qu'il remplace mon mari à cet égard. C'est un garçon honnête et fort aimable, et je l'ai jugé plus digne de cette faveur que tout autre. Je ne te cacherai pas que j'en suis follement éprise et que je pense à lui nuit et jour. On n'est pas maître de son cœur ; il possède le mien en entier, et s'il ne satisfait bientôt mes désirs, je crois que j'en mourrai de chagrin. Ainsi, ma chère, si tu prends quelque intérêt à ma tranquillité et à ma vie, tu lui feras savoir, de la manière que tu jugeras la plus convenable, les sentiments que j'éprouve pour lui, et tâche de l'engager à me venir trouver toutes les fois que tu l'en prieras de ma part. » La femme de chambre promit ses bons offices à sa maîtresse et ne tarda pas à s'acquitter de sa commission. Le jour même, elle trouva l'occasion de parler à Pirrus tête à tête, et elle lui fit connaître les dispositions de madame Lidie le mieux qu'il lui fut possible. Le jeune homme, qui effectivement ne s'était point aperçu de la passion qu'il avait inspirée, fut fort surpris de cette déclaration : craignant qu'elle ne fût un piége pour l'éprouver, il répondit brusquement : « Je ne puis me persuader que ce que vous venez de me dire soit vrai : madame ne peut vous avoir chargée d'un pareil message ; mais, quand bien même vous m'auriez parlé par son ordre, je croirais fermement qu'elle veut plaisanter. D'ailleurs, son amour pour moi fût-il sincère, j'ai trop d'obligation à mon maître pour lui faire jamais une semblable injure ; ainsi, ne prenez plus la peine de m'en parler. » Lusque lui répondit, sans être étonnée de la dureté de son refus : « Quelque peine que je puisse vous faire, mon cher Pirrus, je vous en parlerai toutes les fois que ma maîtresse me l'ordonnera. Au reste, vous en ferez ce que vous jugerez à propos, mais j'avoue que je vous croyais plus d'esprit. » Madame Lidie, instruite de cette réponse, en eut un chagrin mortel. Elle aurait voulu être morte, tant sa passion pour Pirrus la gourmandait. Elle craignait de ne pouvoir venir à bout de la satisfaire. Cependant, quelques jours après, elle parla encore de son amour à sa femme de chambre. « Lusque, lui ditelle, tu sais bien qu'on n'abat pas un arbre du premier coup ; il faut que tu fasses une nouvelle tentative auprès de Pirrus, qui veut être fidèle à son maître à mes dépens. Épie le moment favorable, et peins-lui l'excès de mon amour et celui de ma douleur. Il n'est ni de mon intérêt ni du tien de lâcher prise ; car, outre que tu courrais grand risque de perdre ta maîtresse, Pirrus, s'imaginant que nous avons voulu nous moquer de lui, nous en saurait mauvais gré et pourrait nous jouer quelque mauvais tour. Parle-lui donc, ma chère Lusque, et tâche de le convertir. » La confidente consola sa maîtresse, lui donna bonne espérance, et lui promit de s'y prendre de manière à vaincre toutes les difficultés. Elle ne tarda pas à rencontrer Pirrus, et le trouvant de fort belle humeur, elle profita de cette occasion pour le prendre en particulier. « Je vous parlai, il y a quelques jours, lui dit-elle, de la passion que vous avez allumée dans le cœur de madame ; je viens vous en donner de nouvelles assurances, et vous déclarer que si vous persistez dans votre ridicule indifférence, vous aurez à vous reprocher la perte de son repos, de sa santé et peut-être sa mort. Cessez donc, mon ami, d'être insensible à sa douleur ; je vous en conjure par l'attachement que j'ai pour ma maîtresse et par celui que j'ai pour vous-même. Songez quel objet vous dédaignez ! Quelle gloire, quel honneur n'est-ce point pour vous d'être aimé d'une dame de ce mérite et de ce rang ! Réfléchissez-y, et vous ne tarderez pas à changer de sentiment. En tout cas, vous seriez un grand nigaud si vous ne profitiez point de l'occasion. Considérez que la fortune vous fait deux faveurs à la fois : en vous offrant celles de ma maîtresse, elle vous assure les siennes. Oui, si vous répondez aux désirs de madame, vous allez vous mettre pour toujours à l'abri de l'indigence. Représentez-vous tout ce qui peut satisfaire un cœur ambitieux : vous l'obtiendrez par son canal. Armes, chevaux, habits, bijoux, argent, rien ne vous manquera. Pensez bien à ce que je vous dis ; faites surtout attention que la fortune abandonne pour longtemps et quelquefois pour toujours ceux qui refusent les faveurs qu'elle leur offre. Elle se présente aujourd'hui à vous les mains ouvertes ; ne retirez pas les vôtres, si vous ne voulez l'avoir pour ennemie et vous trouver ensuite dans la misère, sans pouvoir vous plaindre que de vous-même. Vous me faites rire, en vérité, quand je songe à vos scrupules. Est-ce nous autres domestiques qui devons nous piquer d'une délicatesse que nos maîtres n'ont pas ? Celle que vous affichez en cette occasion serait tout au plus de mise avec vos parents, vos amis et vos pareils : elle est très-déplacée à l'égard de vos maîtres. Nous ne devons les traiter que comme ils nous traitent. Pensez-vous que si vous aviez une femme, une fille ou une sœur qui fût jolie et du goût de Nicostrate, il se fît le moindre scrupule de la suborner ? Vous seriez bien simple de le penser ; croyez, au contraire, que s'il n'en pouvait venir à bout par les prières, les présents, les promesses, et par toutes les voies de la persuasion, il ne se ferait aucune difficulté d'employer les voies de fait et de force. Ici, le cas est tout différent et tout à votre avantage. Non-seulement vous n'avez point cherché à séduire madame, mais c'est elle qui vous prévient, qui va au-devant de vous ; nonseulement vous ne lui manquerez pas, mais vous lui rendrez le repos, vous lui conserverez la vie ; car telle est sa passion pour vous, qu'elle risque d'en mourir si vous n'y apportez bientôt remède. Ne la rebutez donc pas, mon cher Pirrus ; ce serait refuser de faire une bonne œuvre et rejeter votre propre bonheur. » Pirrus, qui avait déjà fait plusieurs réflexions sur la première ouverture de Lusque, et qui avait pris son parti d'avance, dans le cas qu'elle revînt à la charge, répondit qu'il était tout disposé à faire ce qu'elle désirait, pourvu qu'on pût le convaincre que madame Lidie agissait de bonne foi. « Je ne doute pas, ajouta-t-il, ma chère Lusque, de votre véracité ; mais, d'après la connaissance que j'ai du caractère de Nicostrate, je crains qu'il n'ait engagé sa femme à feindre de l'amour pour moi, afin d'avoir occasion d'éprouver ma fidélité. Vous savez qu'il m'a confié le soin de presque toutes ses affaires ; vous savez aussi qu'il est d'un naturel soupçonneux : or, ne peut-il pas se faire qu'il ait concerté tout cela avec madame ? Je n'en suis pas certain, mais il est un moyen de m'en éclaircir, et je me livre aveuglément à votre maîtresse si elle veut l'employer. Le voici : qu'elle tue l'épervier de son mari en sa présence ; qu'elle arrache et me donne une touffe de poils de sa barbe et une de ses meilleures dents ; dès qu'elle aura exécuté ces trois choses, je m'abandonne à elle sans la moindre défiance. » Ces conditions parurent difficiles à Lusque, et plus encore à madame Lidie. Toutefois l'amour, fécond en ressources et en expédients, lui donna le courage d'entreprendre ces trois choses. Elle fit donc dire à Pirrus qu'elle remplirait les trois conditions, ajoutant que, puisqu'il croyait son maître si sage et si soupçonneux, elle voulait le faire cocu à ses propres yeux, et lui faire accroire ensuite que ce qu'il aurait vu était faux. Pirrus attendit impatiemment l'exécution de la promesse de madame Lidie. Il était fort curieux de voir comment elle s'y prendrait pour venir à bout de ces trois choses. Elle ne tarda pas longtemps à le satisfaire. Un jour que Nicostrate avait régalé plusieurs gentilshommes de ses amis, Lidie, magnifiquement parée, après qu'on eut desservi, entra dans la salle où l'on avait dîné, alla prendre dans un réduit contigu l'épervier que son mari aimait tant, et lui tordit le cou, en présence de Pirrus et de toute la compagnie. « Qu'avez-vous fait, ma femme ? » s'écrie aussitôt Nicostrate. Elle ne lui répond rien ; mais se tournant vers les gentilshommes : « Messieurs, leur dit-elle, je me vengerais d'un roi qui m'aurait offensée : pourquoi donc aurais-je craint de me venger d'un épervier ? cet oiseau m'a fait plus de mal que vous ne sau- riez vous l'imaginer : il m'a souvent, et très-souvent, dérobé la présence de mon mari. Presque chaque jour, avant le lever du soleil, monsieur s'en va à la chasse avec son épervier et me laisse au lit toute seule. Il y a longtemps que je me proposais d'immoler cette victime à l'amour conjugal ; mais j'ai cru devoir attendre une occasion pareille à celle-ci : je voulais avoir des témoins qui pussent juger si c'est à tort que j'ai sacrifié cet oiseau à mon juste ressentiment. » Les amis de Nicostrate, persuadés que la dame ne s'était effectivement portée à cette action que par un pur attachement pour son mari, se mirent à rire, et, se tournant vers leur ami, qui paraissait de fort mauvaise humeur : « Préférer un oiseau à madame, lui dirent-ils, y songezvous bien ? vous devez lui tenir compte de sa modération, elle a fort bien fait de se défaire d'un pareil rival. » Quand la dame fut rentrée dans sa chambre, ils poussèrent la plaisanterie encore plus loin ; et Nicostrate, revenu insensiblement de son chagrin, rit comme les autres d'une vengeance si singulière. Pirrus, qui avait été témoin de la scène, eut beaucoup de joie d'un commencement qui lui donnait de si belles espérances. « Dieu veuille, dit-il en lui-même, que ceci continue sur le même ton ! » Quelques jours après, la femme badinant avec son mari, qui était de belle humeur, crut devoir profiter de la circonstance pour exécuter la seconde chose demandée par Pirrus. Dans cette idée, elle lui fit plusieurs petites caresses, le prit par la barbe, et tout en folâtrant, lui en arracha une touffe. Comme elle y avait employé un certain effort pour ne pas manquer son coup, on juge bien que le bonhomme dut éprouver quelque douleur. « Pensez-vous bien à ce que vous faites, madame ? lui dit-il en se fâchant sérieusement. – Bon Dieu ! monsieur, que vous êtes désagréable, quand vous faites ainsi la mine ! répondit-elle sans se déconcerter, et riant comme une folle : faut-il se fâcher si fort pour cinq ou six poils que je vous ai arrachés ? Si vous aviez senti ce que je sentais tout à l'heure quand vous me tiriez par les cheveux, vous ne vous montreriez pas si sensible dans ce mo- ment. » Poussant ainsi la raillerie de parole en parole, elle garda le floquet 8 de barbe, et l'envoya le même jour à Pirrus. La troisième condition était plus difficile à exécuter ; cependant, comme rien n'est impossible aux personnes qui ont de l'esprit et de la passion, elle crut avoir trouvé le moyen d'en venir à bout. Nicostrate avait deux jeunes pages, de noble famille, qu'on avait mis auprès de lui pour les former de bonne heure dans l'art des courtisans ; l'un lui servait à boire, l'autre était son écuyer de table. La dame leur fit accroire que leur bouche sentait mauvais, et leur recommanda de tenir la tête en arrière le plus qu'ils pourraient, quand ils serviraient leur maître ; les exhortant toutefois de n'en rien dire à personne. Les pages n'ayant pas manqué de faire ce qui leur était ordonné, la belle dit quelques jours après à son mari : « Ne vous êtes-vous point aperçu, monsieur, de la mine que font vos pages, lorsqu'ils vous servent ? – Oui, répondit-il, et j'ai été plusieurs fois tenté de leur en demander la raison. – Donnez-vous-en bien de garde, continua-t-elle, je vais vous l'apprendre. Il y a déjà quelque temps que je m'en suis aperçue ; mais, de peur de vous faire de la peine, je n'ai pas voulu vous en parler. À présent que les autres commencent à s'en apercevoir, il est bon de vous en avertir. Vous saurez donc que votre bouche sent extrêmement mauvais : je ne sais d'où cela provient, mais je vous avoue que c'est fort désagréable, surtout pour quelqu'un qui, comme vous, vit avec la meilleure compagnie. Il faudrait voir s'il n'y aurait pas moyen de faire passer cette mauvaise odeur. – Elle vient peut-être de quelque dent gâtée, dit Nicostrate. – Cela est très-possible, répondit la dame ; mais il est aisé de s'en convaincre. » Et, dans ce dessein, elle le conduit près de la fenêtre, et lui ayant fait ouvrir la bouche : « Ciel ! quelle infection ! s'écria-t-elle ; vous avez une dent non-seulement gâtée, mais pourrie ; je m'étonne que vous l'ayez pu souffrir si longtemps. – Si vous ne la faites promptement arracher, soyez sûr qu'elle gâtera les autres. – Cela n'est 8 Petite touffe floconneuse. (Note du correcteur). pas douteux, dit Nicostrate ; je vais envoyer quérir sur-le-champ un chirurgien. – Il n'en faut point, reprit la dame ; je l'arracherai bien moi-même sans beaucoup de peine. Ces genslà sont des bourreaux qui vous feraient trop souffrir, et je ne pourrais vous voir entre leurs mains sans souffrir moi-même. Laissez-moi essayer ; si vous trouvez que je vous fasse trop de mal, je quitterai la besogne ; complaisance que n'aurait point un arracheur de dents. Il ne s'agit que de se procurer de petites pinces. » Elle en demanda. Quand on les lui eut apportées, elle fit sortir tout le monde de l'appartement, excepté Lusque, à qui elle commanda de fermer la porte de la chambre. Pour faire l'opération d'une manière plus commode, elle fit coucher son mari sur un banc, et dit à sa femme de chambre de le tenir au travers du corps, pour qu'il ne pût remuer. Puis lui ayant fait ouvrir la bouche, elle accroche le davier à une de ses plus belles dents, et la lui arrache avec des efforts violents, qui lui faisaient pousser des cris de douleur. Le pauvre homme, étourdi du mal qu'il avait souffert, porta d'abord la main sur sa joue, et donna le temps à sa femme de cacher la dent qu'elle venait de lui arracher, et d'en présenter une autre toute pourrie, dont elle avait eu la précaution de se munir. « Voyez, lui dit-elle, ce que vous avez si longtemps gardé dans votre bouche. Il est sûr que cette dent vous eût gâté toutes les autres, si vous ne l'aviez fait arracher. » La vue d'une dent si vilaine consola le patient de la douleur qu'il avait soufferte et qu'il ressentait encore. Après avoir craché beaucoup de sang et avoir pris quelque élixir confortatif, il sortit de la chambre et alla se jeter sur son lit. Sa femme, sans perdre de temps, envoya la dent à Pirrus. Celui-ci, ne pouvant plus douter des sentiments de sa maîtresse, lui fit dire qu'il était prêt à faire tout ce qu'elle désirait. La belle, qui brûlait de lui donner de plus fortes preuves de son amour, et à qui les moments paraissaient des années, n'avait plus qu'à trouver le moyen de satisfaire sa passion en présence de son mari. Elle feignit pour cet effet d'être indisposée. Sa femme de chambre instruisit Pirrus du personnage qu'il devait jouer. Il alla voir madame à l'heure de l'après-dîner, où le mari devait se rendre auprès d'elle. À peine y furent-ils arrivés l'un et l'autre, qu'elle témoigna une grande envie de prendre l'air du jardin, et les pria tous deux de vouloir l'y conduire. Nicostrate la prit d'un côté, Pirrus de l'autre, et ils la menèrent ainsi au pied d'un beau poirier, où ils s'assirent tous trois sur un tapis de verdure. Quelques moments après, il prit fantaisie à la belle de manger des poires. Elle prie Pirrus de monter sur l'arbre pour lui en cueillir des plus mûres. Le galant obéit, et n'est pas plutôt monté sur le poirier que, feignant de voir son maître caresser sa femme, il s'écrie : « Eh ! quoi, monsieur, en ma présence ? mais vous n'y pensez pas ; et vous, madame, n'avez-vous point de honte de vous prêter à un pareil jeu ? Certes, vous avez été bientôt guérie. Mais, finissez donc ; ce sont des choses qu'on ne doit pas faire devant témoins : les nuits ne sont-elles pas assez longues ? faut-il venir au jardin pour une semblable besogne ? n'avez-vous pas assez de chambres, assez de lits plus commodes ? – Que veut-il dire, dit la femme à son mari ? a-t-il perdu l'esprit ? – Non, madame, je ne suis point fou, je vois fort bien ce que je vois. – Tu rêves assurément, lui dit Nicostrate, qui riait de son idée. – Je ne rêve point du tout, monsieur, et il me paraît que vous ne rêvez pas non plus. Mais si vous n'avez point d'égards pour moi, vous devriez au moins en avoir pour vous-même et vous éloigner un peu plus, si tant est que vous désiriez vaquer à un tel exercice. Peste ! comme vous vous remuez ! je ne vous aurais jamais soupçonné une si grande vivacité. Si j'agitais aussi fort le poirier, je doute qu'il y restât une seule poire. – Que peut donc être ceci ? dit alors la dame ; serait-il possible qu'il lui parût que nous faisons ce qu'il dit ? En vérité, si je me portais mieux, je monterais sur l'arbre, pour voir ce qu'il croit voir lui-même. – Soyez sûre, madame, ajouta Pirrus, que je n'ai point la berlue, et que ce que je vois n'est point une illusion. – Eh bien ! descends, dit le mari, descends, te disje, et tu verras ce qu'il en est. – J'avoue, dit Pirrus, quand il fut descendu, que vous ne vous caressez point à présent ; mais il n'est pas moins vrai que vous le faisiez tout à l'heure, et que je vous ai vu, comme je descendais, vous séparer de madame, et vous mettre à l'endroit ou vous êtes maintenant assis. – Mais tu rêves, mon pauvre ami, dit Nicostrate : depuis que tu es monté sur le poirier, je n'ai pas bougé du lieu où je suis. – Si cela est, reprit Pirrus, il faut que ce poirier soit enchanté ; car je vous jure que j'ai vu, mais bien vu, ce que je viens de vous dire. » Nicostrate, étonné de plus en plus, et persuadé de la vérité du récit de son intendant par l'air sérieux dont il l'avait accompagné, voulut voir par lui-même si le poirier était réellement enchanté et l'effet que cet enchantement produirait à son égard. « Je vais y monter, » dit-il. Il y monte en effet, mais à peine est-il sur les branches, que Pirrus et la dame commencèrent leur jeu. « Que faites-vous donc, madame ! et toi, Pirrus, est-ce ainsi que tu respectes ton maître ? » Les amants eurent beau lui répondre qu'ils étaient assis, il se hâta de descendre, en les voyant ainsi se trémousser ; mais il ne descendit pas si vite qu'ils n'eussent eu le temps d'achever à peu près la besogne et de reprendre leur place. « Quoi ! madame, me faire cet affront à mes yeux ! et toi, maraud… – Oh ! pour le coup, dit Pirrus en l'interrompant, j'avoue que vous avez été sages l'un et l'autre pendant que j'étais sur le poirier, et que ce que je croyais voir n'était qu'un enchantement. Ce qui achève de me le persuader, c'est que monsieur a cru voir lui-même ce qui n'était pas. – Tu as beau vouloir t'excuser, reprit le mari, ce que j'ai vu ne saurait être l'effet d'un enchantement. – Vous êtes, en vérité, aussi fou que Pirrus, dit la dame : si je vous croyais capable d'avoir réellement de pareilles idées sur mon compte, je me fâcherais tout de bon. – Quoi ! monsieur, dit Pirrus, vous feriez cet outrage à madame, qui est l'honnêteté, la vertu même ! Quand à moi, je ne chercherai point à m'excuser : Dieu m'est témoin que je souffrirais plutôt mille morts avant qu'une pareille chose m'entrât jamais dans l'esprit, à plus forte raison avant de l'exécuter en votre présence. Je vois à présent clair comme le jour que la faute en est au poirier. Il a fallu que vous y soyez monté vous-même, et que vous ayez cru voir ce qui vous met de si mauvaise humeur, pour me faire revenir sur votre compte et sur celui de madame. J'aurais juré vous avoir vus l'un et l'autre dans la posture la plus indécente. – Est-il possible, dit ensuite la dame en se levant et faisant un peu la fâchée, pour mieux dissuader son bonhomme de mari ; est-il bien possible que, me connaissant depuis si longtemps, vous ayez pu me croire capable de m'oublier à ce point ? Me jugez-vous donc assez dépourvue de raison pour oser vous faire cocu en votre présence ? Soyez persuadé que, si j'en avais la moindre envie, les occasions ne me manqueraient pas, sans que vous en sussiez jamais rien. » Nicostrate se rendit à ces raisons. Il ne pouvait effectivement se persuader que sa femme et son intendant eussent osé se porter à un tel excès d'insolence. Il leur fit des excuses, et se mit ensuite à discourir de la singularité de l'aventure et des effets de la vue qui n'étaient pas les mêmes quand on se trouvait sur le poirier. Mais la dame, qui feignait toujours d'être fâchée de la mauvaise opinion que son mari avait eue de sa fidélité : « Puisque ce maudit poirier, dit-elle, fait voir de si vilaines choses, je ne veux pas qu'il me nuise davantage, ni à aucune autre femme. » Puis, s'adressant à Pirrus : « Va chercher une cognée et jette-le à bas pour le brûler ; quoiqu'il serait beaucoup mieux d'en donner sur la tête de mon mari, pour lui apprendre à mieux penser de la fidélité de sa femme et de la tienne. Oui, monsieur, continua-t-elle, vous mériteriez d'être châtié pour l'injustice que vous m'avez faite. Je ne reviens point de votre aveuglement. Quand il s'agit de mal penser de votre femme, vous ne devez pas en croire vos yeux. » Pirrus, ayant pris une hache, abattit incontinent le poirier. Alors la belle, se tournant vers Nicostrate : « Puisque je vois à terre, lui dit-elle, l'ennemi de ma vertu, je perds toute espèce de ressentiment. Je vous pardonne, ajouta-t-elle avec douceur, et vous recommande, sur toutes choses, d'avoir désormais une meilleure opinion de votre femme, qui vous aime mille fois plus que vous ne méritez. » Le mari s'estima trop heureux de ce que sa femme voulut bien oublier l'outrage qu'il lui avait fait. Il fit des excuses à Pirrus d'avoir soupçonné sa bonne foi ; et tous les trois satisfaits, ils rentrèrent dans le palais. C'est ainsi que ce bon mari fut maltraité, trahi et plaisanté par sa femme. Dès ce jour elle vécut familièrement avec Pirrus, qui lui fit souvent goûter les plaisirs de l'amour avec plus d'agrément et de liberté qu'ils n'en avaient eu sous le poirier. NOUVELLE X LE REVENANT Il y eut autrefois dans la ville de Sienne deux jeunes gens liés d'une si étroite amitié qu'ils étaient presque toujours ensemble : le nom de l'un était Tingusse Mini, et celui de l'autre était Meucio de Ture. Ils demeuraient tous deux près de la porte Sabaye. Comme ils vivaient bourgeoisement, ils fréquentaient les églises et ne manquaient pas un sermon. Ayant entendu prêcher plusieurs fois sur les plaisirs et les peines de l'autre vie, selon qu'on avait bien ou mal mérité dans celle-ci, et ne pouvant s'en former une juste idée d'après les divers sentiments des prédicateurs, ils se promirent un jour, avec serment, que le premier qui mourrait viendrait informer l'autre de ce qui en était. Après cette promesse mutuelle, ils continuèrent de vivre dans la plus grande intimité. Il arriva sur ces entrefaites qu'une certaine dame Mitte, femme d'un nommé Ambroise Anselmin, qui demeurait à Camporeggi, accoucha d'un fils, et que Tingusse fut prié d'en être le parrain. Comme madame Mitte était jeune et jolie, et que Tingusse et son ami Meucio allaient la voir quelquefois, ils en devinrent insensiblement amoureux l'un et l'autre, sans oser toutefois le donner à connaître, chacun par un motif différent : Tingusse regardait comme un crime d'aimer sa commère ; et, dans la crainte de perdre l'estime de son ami, il crut devoir lui cacher sa passion ; Meucio, qui s'était aperçu que Tingusse était devenu amoureux fou de celle dont il était lui-même épris, crut aussi, de son côté, devoir lui cacher l'état de son cœur, dans la crainte de lui donner de la jalousie et de le porter peut-être à le perdre dans l'esprit de la dame. Sa qualité de compère le mettait à portée de la voir plus souvent que lui et d'en être mieux accueilli. Tingusse, en effet, ne manqua point de profiter de ce double avantage pour se faire aimer, et parla si bien et si souvent qu'il fut payé d'un tendre retour et de toutes les faveurs qu'un amant peut désirer. Meucio n'eut pas de peine à s'en apercevoir, ce qui l'affligea sensiblement ; mais, dans l'espérance d'être un jour aussi heureux que lui, et se trouvant intéressé à ne pas lui donner de la jalousie, il feignit de tout ignorer, et c'est effectivement ce qu'il pouvait faire de mieux. L'amant favorisé trouvait si doux d'être auprès de sa commère, qu'il ne cessait de faire des voyages à sa métairie ; il y mettait le temps tellement à profit, qu'à force de bêcher le jardin de la belle, il gagna une maladie de poitrine dont il mourut en fort peu de temps. Trois jours après sa mort (sans doute qu'il ne l'avait pu plus tôt), il apparut, pendant la nuit, à son ami Meucio, suivant la promesse qu'il lui en avait faite, et lui dit qu'il venait lui apprendre des nouvelles de l'autre monde. Meucio fut d'abord effrayé de cette apparition ; mais s'étant enfin rassuré : « Mon cher ami, lui dit-il, sois le bienvenu. » Puis il lui demanda s'il était du nombre des perdus. « Les choses perdues, répondit Tingusse, sont celles qui ne se retrouvent plus. Comment pourrais-je être ici, si j'étais perdu ? – Point de plaisanterie, reprit Meucio ; je te demande si tu es du nombre des damnés, si ton âme brûle du feu d'enfer ? – Non, mon ami, je ne suis point damné ; mais je ne laisse pas de souffrir de grandes peines pour les péchés que j'ai commis. » Meucio lui demanda quelles peines on infligeait là-bas pour chaque péché commis dans ce monde-ci. Le mort satisfit sa curiosité et entra dans les plus grands détails à cet égard. Meucio, plein de reconnaissance et d'attachement pour son ami, lui offrit ses services sur la terre et l'invita à lui dire s'il pouvait faire quelque chose qui lui fût agréable. « Je ne refuse point tes offres, répondit le fantôme ; je te prie de faire dire des messes, des oraisons, et de distribuer quelques aumônes à mon intention. » Après que Meucio eut promis de satisfaire à ses désirs, le mort allait se retirer, lorsque son ami, se souvenant de la commère, le pria d'attendre un moment et lui demanda quelle peine on lui avait fait souffrir pour avoir eu commerce avec elle. « Dès que je fus arrivé dans l'autre monde, je me trouvai vis-à-vis d'un esprit qui savait, je crois, tous mes péchés, et qui me conduisit à un certain lieu pour les expier, où je trouvai force compagnons de misère. Étant ainsi mêlé parmi eux, et me souvenant de ce que j'avais fait avec ma commère, j'attendais à tout moment une punition plus forte. Quoique je fusse alors au milieu d'un feu très-vif, la peur me faisait trembler. Un esprit me voyant dans cet état : – Qu'as-tu donc fait plus que les autres pour trembler ainsi ? – J'ai peur, lui dis-je, d'être puni d'un grand péché que j'ai commis. – Quel est ce péché, poursuivit-il, qui t'effraye tant ? – C'est d'avoir couché avec une de mes commères, et d'y avoir couché si souvent, que j'y ai laissé la peau. – Tu es un grand sot, répliqua l'esprit en se moquant de moi : tranquillise-toi, et sois sûr qu'on ne tient aucun compte ici-bas de ce qu'on fait là-haut avec les commères. » Après ces mots, Tingusse, voyant que le jour commençait à poindre, prit congé de son ami, et disparut comme un éclair. Meucio ayant appris qu'on ne demandait point compte, dans l'autre monde, de ce qu'on fait dans celui-ci avec les commères, rit de la simplicité qu'il avait eue d'en avoir autrefois épargné plusieurs par délicatesse de conscience, et se promit bien de réparer sa sottise à la première occasion qui s'en présenterait. Si frère Robert, dont on nous a parlé, eût su cela, il n'eût pas eu besoin d'étaler tant de rhétorique pour convertir sa bonne commère ; il l'en aurait instruite, et dès lors elle n'eût plus fait tant de difficultés pour lui accorder ses faveurs. HUITIÈME JOURNÉE NOUVELLE PREMIÈRE À FEMME AVARE, GALANT ESCROC Il y eut autrefois à Milan un soldat allemand, nommé Gulfart, qui passait pour un fort honnête homme, et qui était fidèlement attaché au prince qu'il servait, qualité qui n'est pas ordinaire aux gens de sa nation. Comme il se faisait un point d'honneur de rendre ponctuellement ce qu'il empruntait, il trouvait sans peine de l'argent, et à très-petit intérêt, quand il en avait besoin. Ce bon soldat devint amoureux d'une très-belle dame, nommée Ambroise, mariée à Gasparin Sagastrace, riche négociant de Milan, qui le connaissait particulièrement, et qui l'aimait beaucoup. Il sut si bien s'y prendre, que le mari ni personne ne s'aperçut de l'amour dont il brûlait pour elle. Croyant avoir remarqué qu'il ne déplaisait pas, il se hasarda à lui faire parler, pour la prier de payer d'un tendre retour les sentiments qu'elle lui avait inspirés, lui promettant de s'en rendre digne par son empressement à faire tout ce qui pourrait lui être agréable. La belle, après bien des façons, consentit à se rendre à ses désirs, à condition qu'il garderait un secret inviolable, et qu'il lui donnerait deux cents écus dont elle avait besoin. Gulfart fut si choqué de l'avarice de la dame, dont il ne l'aurait jamais soupçonnée, que peu s'en fallut que son amour ne se changeât en aversion ; cependant il se radoucit, et résolut de la tromper. Dans cette idée, il lui fit dire qu'il était prêt à faire ce qu'elle désirait, qu'il voudrait être plus riche pour lui offrir une plus forte somme ; qu'elle n'avait qu'à l'instruire du jour et du moment auxquels il pouvait aller la trouver, et qu'il lui remettrait l'argent qu'elle lui demandait. Cette femme méprisable lui manda que son mari partait bientôt pour Gênes, et qu'elle ne manquerait pas de l'envoyer chercher le jour même de son départ. Gulfart, sachant que Gasparin devait bientôt faire ce voyage, se hâta de l'aller voir. « J'aurai besoin, lui dit-il, de deux cents écus, et vous m'obligerez sensiblement de me les prêter, au même intérêt que vous m'avez toujours prêté jusqu'à présent. » Gasparin lui rendit ce service avec plaisir, et compta la somme sur-le-champ, à la grande satisfaction du militaire. Quelques jours après, le négociant partit pour Gênes. Sa femme envoie dire aussitôt au galant qu'il pouvait venir et qu'il n'oubliât pas d'apporter la somme convenue. Gulfart, qui avait intérêt de trouver la belle en compagnie, et qui craignait qu'elle ne fût toute seule, se fit accompagner par un de ses amis et lui dit, en la présence de cet ami et d'un commis qui était avec elle dans ce moment : « Voilà, madame, deux cents écus bien comptés que je vous prie de remettre à votre mari quand il sera de retour de son voyage. » Elle les prit, sans entendre d'autre malice aux paroles de Gulfart, si ce n'est qu'il avait parlé ainsi par pure politique et pour qu'on ne soupçonnât pas que cet argent était le prix qu'elle avait mis à ses faveurs. C'est pourquoi elle lui répondit qu'elle ne manquerait pas de s'acquitter de la commission à l'instant même de son arrivée. « Mais voyons, ajouta-telle, si la somme est complète. » Elle se met aussitôt à la compter sur une table ; et voyant qu'il n'y manquait pas une obole, elle la remit dans le sac et dit ensuite tout bas à Gulfart de repasser sur la brune, parce qu'elle serait seule. Il n'y manqua pas ; et la belle l'ayant conduit dans sa chambre, ils passèrent la nuit ensemble. Le galant ne s'en tint pas à cette nuit-là ; il sut engager madame Ambroise à partager plusieurs autres fois son lit avec lui pendant l'absence de son mari. Quand celui-ci fut de retour à Milan, Gulfart saisit le moment qu'il était avec sa femme pour entrer chez lui, accompagné de son ami. « Gasparin, lui dit-il après les premiers compli- ments, les deux cents écus que vous me prêtâtes avant votre voyage m'ayant été inutiles pour l'objet auquel je les destinais, je les rendis, le jour même de votre départ, à votre femme, qui les compta aussitôt devant moi ; ainsi, je vous prie de vouloir bien les rayer de votre livre. » Le mari, se tournant vers sa femme, lui demanda si elle les avait reçus ; et, comme elle voyait devant elle le témoin qui les lui avait vu compter, elle ne put le nier et s'excusa sur son peu de mémoire de ce qu'elle ne lui en avait point encore parlé. « Soyez tranquille, dit alors Gasparin à Gulfart, j'en déchargerai mon livre aujourd'hui, sans plus tarder. » Alors le galant se retira fort content d'avoir ainsi puni sa maîtresse de son avarice et d'avoir su adroitement jouir longtemps de ses faveurs, sans qu'il lui en eût coûté une obole. On imagine aisément combien la dame dut être sensible à un pareil tour. NOUVELLE II LE CURÉ DE VARLONGNE Dans le village de Varlongne, qui, comme on sait ou comme on l'a ouï dire, n'est pas fort éloigné de la ville de Florence, il y eut un maître curé, vigoureux de sa personne et très-propre pour le service des dames. Ce bon pasteur, qui savait à peine lire, avait néanmoins le talent d'amuser ses ouailles et de les divertir le dimanche, au pied d'un orme, par ses contes et ses propos joyeux ; et, quand les maris s'absentaient, il savait visiter leurs femmes, auxquelles il donnait sa bénédiction, leur portant tantôt du gâteau, tantôt de l'eau bénite, et quelquefois des bouts de chandelle. Parmi les paroissiennes à qui il faisait ainsi sa cour, il n'y en avait point qui lui plût davantage que BelleCouleur, femme d'un paysan connu sous le nom de Bientevienne de Mazzo. C'était à la vérité une bonne villageoise, dodue, fraîche, brunette, bien découplée, telle en un mot qu'il la fallait à monsieur le curé. Elle était d'ailleurs de la meilleure humeur du monde, toujours la première à la danse, chantant au mieux l'air d'une bourrée et jouant parfaitement du tambourin. Le curé en devint si fort amoureux qu'il faillit en perdre l'esprit. Il courait tout le jour, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, dans l'espérance de la voir. Quand il savait, le dimanche et les jours de fête, qu'elle était à l'église, il chantait de toutes ses forces pour lui persuader qu'il était grand musicien ; mais quand il n'y voyait point sa chère Belle-Couleur, il s'y prenait avec plus de modération. Cependant, quelque passionné qu'il fût, il sut si bien faire, que Bientevienne ni personne ne s'aperçut de l'amour qui le tourmentait. Pour se rendre favorable celle qui en était l'objet, il ne cessait de lui faire de petits présents et lui envoyait tantôt une botte d'ail frais, tantôt des oignons nouvellement cueillis dans son jardin, tantôt des petits pois et quelquefois un bouquet de fleurs. S'il la rencontrait quelque part, il la regardait du coin de l'œil, comme un chien qui en veut mordre un autre ; mais la paysanne, faisant semblant de ne pas s'en apercevoir et bien aise de paraître sauvage, passait presque toujours sans s'arrêter. Ce dédain chagrinait fort monsieur le curé. Il ne se laissa pourtant pas décourager par les froideurs de la belle. L'amour était trop enraciné dans son cœur, pour être en état d'y renoncer. Tel est le charme de cette passion qui nous plaît, lors même qu'elle nous rend malheureux. Un jour qu'il se promenait, ses mains derrière le dos et l'air pensif, le hasard voulut qu'il rencontrât Bientevienne, monté sur un âne chargé de différentes productions de son jardin. Il lui demanda où il allait. « Je vais à la ville, monsieur le curé, pour une affaire importante ; je porte ces fruits et ces légumes au seigneur de Bonacorci de Ginestret, pour l'engager à me traiter favorablement ; car vous saurez qu'il m'a fait donner une assignation par son coquin de procureur, juge des bâtiments, pour comparaître devant le tribunal civil. – Tu fais bien, mon cher ami, dit le curé, fort content dans le fond de son cœur ; Dieu te conduise, et reviens le plus tôt que tu pourras. Si tu rencontres par hasard Lapucio, mon clerc, ou Naldino, mon valet, je te prie de leur dire de m'apporter des attaches pour mes fléaux. » Bientevienne le lui promit, et continua son chemin. Le prêtre crut que c'était là le moment favorable pour aller voir sa bien-aimée Belle-Couleur et pour faire une tentative auprès d'elle. Il courut droit à sa maison et dit en entrant : « Dieu veuille envoyer ici tous les biens qui sont ailleurs ! » La paysanne, qui était montée en haut, l'ayant entendu : « Soyez le bienvenu, monsieur le curé, lui dit-elle ; et où allez-vous donc ainsi traînant votre queue par le chaud qu'il fait ? – J'ai trouvé ton mari qui allait à la ville, répondit le pasteur, et je suis venu passer quelques instants avec toi. » Belle-Couleur, étant descendue, fît asseoir le curé et reprit son travail, qui consistait à trier de la graine de choux que son mari avait cueillie depuis quelques jours. Le curé, profitant du tête-à-tête, entama ainsi la conversation : « Il est donc décidé, ma chère amie, que tu veux toujours me faire souffrir ? – Moi, et qu'est-ce que je vous fais ? – Tu ne me fais rien à la vérité, mais n'est-ce pas assez de m'empêcher de faire avec toi ce que je voudrais ? – Est-ce que les prêtres font cela ? – Sans doute, et mieux que les autres hommes. Pourquoi donc ne le ferions-nous point ? n'avonsnous pas tout ce qu'il faut pour cette besogne ? nous y sommes même plus habiles que les autres, parce que nous le faisons plus rarement. Laisse-moi besogner avec toi ; je t'assure que tu t'en trouveras bien. – J'en doute fort ; car vous êtes tous avares comme des diables. – T'ai-je encore refusé quelque chose ? demande-moi ce que tu voudras, et sois sûre de l'obtenir. Veux-tu une paire de souliers, un ruban, un fichu ? – J'ai de tout ce que vous m'offrez là ; mais puisque vous m'aimez tant, rendez-moi donc un service : je ferai ensuite tout ce que vous voudrez. – Parle, reprit le curé avec vivacité, je suis prêt à faire tout ce qui te sera agréable. – Je dois aller samedi prochain à Florence, dit Belle-Couleur, pour rendre de la laine que j'ai filée et pour faire raccommoder mon rouet ; si vous voulez me prêter cent sols, que vous avez assurément, vous me mettrez dans le cas de retirer de chez un usurier ma jupe et mon tablier des dimanches, que je portais le jour de mes noces. Voyez si vous êtes dans l'intention de me donner cet argent : ce n'est qu'à cette condition que vous obtiendrez de moi ce que vous désirez. – Je n'ai pas d'argent sur moi, mais je m'engage à te donner les cent sols avant samedi. – Oh ! vous autres, gens d'Église, vous promettez beaucoup et ne tenez rien. Vous ne ferez pas de moi comme de la crédule Billuzza, que vous renvoyâtes bellement sans lui donner un seul liard, et qui, à cause de cela même, est devenue fille du monde. Je ne suis pas d'avis de me laisser duper de même. Si vous n'avez pas l'argent que je vous demande, allez le chercher. – Épargne-moi, de grâce, la peine d'aller chez moi, par le grand chaud qu'il fait. D'ailleurs, songe que nous sommes sans témoins, et qu'il n'en serait peut-être pas de même à mon retour. Profitons de l'occasion, puisqu'elle est si favorable. – Allez-y, vous dis-je, sinon vous n'en tâterez point, je vous jure. » Le prêtre, voyant qu'elle était résolue de ne consentir à rien, sinon un salvum me fac, et lui désirant faire la chose sine custodia : « Puisque tu ne crois pas, lui dit-il, que je t'apporte les cent sols, tiens, voilà mon manteau que je te laisse pour gage. – Voyons ce manteau et ce qu'il peut valoir. – Mon manteau est d'un beau drap de Flandre, à trois bouts, et même à quatre, au dire d'un de mes paroissiens. Il n'y a pas encore quinze jours que le fripier Otto me le vendit dix bonnes livres, et Buillet qui, comme tu sais, se connaît en étoffes, prétend qu'il en vaut quinze. – Cela me paraît un peu difficile à croire ; mais je veux bien m'en contenter. Nous verrons si vous êtes homme de parole. » Le curé, qui brûlait d'envie de satisfaire sa passion, lui remit son manteau ; et après qu'elle l'eut enfermé dans un coffre : « Passons, lui dit-elle, dans la grange, où jamais personne ne vient. » Le curé la suivit et s'amusa avec elle de la bonne manière. Après s'en être donné tant qu'il put en prendre, il s'en retourna chez lui en simple soutane, comme s'il venait de quelque noce. À peine fut-il arrivé au presbytère, que, considérant le peu de profit qu'il retirait de sa cure, il se repentit d'avoir laissé son manteau et pensa au moyen de le recouvrer, sans être obligé de donner la somme convenue : toutes les offrandes de l'année réunies auraient à peine pu la former. Son esprit malin et rusé lui fournit un expédient. Comme le jour suivant était un jour de fête, il envoya le fils d'un de ses voisins chez Belle-Couleur pour la prier de lui prêter son mortier de marbre, prétextant d'avoir du monde à dîner ; ce qu'elle fit de grand cœur. Deux jours après, il le renvoya par son clerc, à l'heure qu'il jugea que Bientevienne et sa femme devaient être à table. « Monsieur le curé m'a chargé de vous bien remercier, dit le clerc en s'adressant à la femme, et de vous demander le manteau que le garçon laissa pour gage en vous empruntant le mortier. » Belle-Couleur, fron- çant le sourcil à cette demande, allait répondre, lorsque son mari l'en empêcha en lui disant d'un air fâché : « D'où vient que tu prends des gages de notre curé ? tu mériterais en vérité que je te donnasse un bon soufflet, pour t'apprendre à te défier ainsi de notre honnête pasteur. Rends-lui vite son manteau et garde-toi de lui jamais rien refuser sans gage, » demandât-il même notre âne. La femme se lève en grognant entre ses dents, sort le manteau du coffre et dit au clerc en le lui remettant : « Je te prie d'assurer de ma part monsieur le curé que, puisqu'il agit de la sorte, il ne pilera de sa vie à mon mortier. » Le clerc s'étant acquitté de la commission : « D'accord, répondit le curé ; mais tu peux dire aussi à Belle-Couleur, quand tu la verras, que si elle ne me prête point son mortier, je ne lui prêterai pas non plus mon pilon : l'un vaut bien l'autre assurément. » Bientevienne ne fit point attention aux paroles de sa femme, qu'il prit pour l'effet des reproches qu'il venait de lui faire. Pour Belle-Couleur, elle fut longtemps fâchée contre le curé : mais les vendanges raccommodèrent tout. Le prêtre lui fit présent d'un petit tonneau de vin nouveau et d'une mesure de châtaignes, et recouvra, par ce moyen, ses bonnes grâces. Ils vécurent depuis en grande intelligence, visitèrent fréquemment la grange, et prirent si bien leurs précautions, que personne ne se douta de leur intrigue. NOUVELLE III L'ESPRIT CRÉDULE Dans notre bonne ville de Florence, qui fourmille de toutes sortes de personnages, il y avait un peintre nommé Calandrin, homme simple et neuf au dernier point. Il était presque toujours avec deux autres peintres, dont l'un portait le nom de Lebrun, et l'autre celui de Bulfamaque, gens fort enjoués, mais prudents et rusés, et qui ne fréquentaient Calandrin que pour s'amuser de sa grande simplicité. Il y avait dans le même temps à Florence un jeune homme nommé Macé del Saggio, qui était bien le personnage le plus facétieux et le plus délié qu'il fût possible de trouver. Ayant entendu parler de la simplicité de Calandrin, il résolut de s'en divertir, en lui jouant quelque bon tour, ou en lui faisant accroire quelque chose d'extraordinairement ridicule. Il le rencontra un jour dans l'église de Saint-Jean, occupé à examiner les diverses peintures et le beau tabernacle qu'on avait posé depuis peu sur le maître-autel. L'occasion paraissant favorable à son dessein, il s'en ouvre à un de ses amis qui était avec lui, et s'approche, dans cette intention, du bon Calandrin. Il fait d'abord semblant, ainsi que son ami, de ne pas l'apercevoir, et se met à parler du mérite de certaines pierres, et en parle si pertinemment, qu'on eût cru entendre le plus fameux des lapidaires. Le peintre, qui l'écoutait raisonner, et qui paraissait émerveillé de ce qu'il entendait, s'approche des deux discoureurs, et les salue en les abordant. Macé continue sa conversation avec son ami, lorsque Calandrin l'interrompt pour lui demander où l'on trouvait des pierres si précieuses et de si grande vertu. « On en trouve beaucoup, ré- pond Macé d'un air sérieux, à Berlinsonne, ville de Basque, située dans un canton nommé Bengodi, où l'on lie les ceps de vigne avec de la saucisse. On a, dans ce pays-là, continua-t-il, une oie pour de l'argent et un oison par-dessus le marché. On y voit une montagne de fromage de Parme râpé, sur laquelle demeurent des gens qui ne sont occupés qu'à faire des macaronis et des massepains9, qu'on cuit dans du jus de chapon, et qu'on jette ensuite en bas aux passants ; et plus en a, qui plus en attrape. Au pied de cette montagne, coule un ruisseau de vin de Malvoisie, auquel il ne se mêle jamais une goutte d'eau. – Oh ! le bon pays ! s'écrie Calandrin ; mais, dites-moi, je vous prie, ce qu'on fait des chapons dont le jus sert à faire des biscuits ? – Ce qu'on en fait ? les Basques les mangent tous. – Avez-vous été dans ce pays-là ? – Si j'y ai été ? oh ! je vous en réponds : plus de mille fois. – Est-ce bien loin d'ici ? – Il y a plus de mille lieues. – Il est donc encore plus loin que la Brusse. – Assurément. » Calandrin, voyant que Macé disait tout cela d'un grand sang-froid, le crut comme un article de foi. « C'est trop loin pour moi, ajouta-t-il ; autrement je serais ravi d'y aller avec vous, pour avoir le plaisir de voir faire la culbute à ces macaronis, à ces biscuits, et d'en attraper une bonne quantité. Mais ayez la bonté de me dire si l'on trouve dans ce pays si singulier les pierres dont vous parliez tout à l'heure. – Sans doute, il y en a de deux sortes. Les unes sont des pierres à moudre, qu'on tire de Sertignage et de Moûtisce, dont on fait des meules de moulin, et ces meules tournent d'elles-mêmes pour faire la farine. De là vient qu'on dit proverbialement, dans ce pays-là, que les grâces viennent de Dieu, et les bonnes meules de Moûtisce. Ces pierres à moudre sont en si grande quantité que les habitants de ce pays n'en font pas plus de cas que des émeraudes. Celles-ci y sont si communes, qu'il y en a des montagnes plus élevées que le mont Morel. Elles jettent tant d'éclat, qu'il fait jour au milieu de la faite d'amandes pilées, de sucre et de blancs d'oeufs, colorée, parfumée et façonnée de diverses manières. (Note du correcteur). 9 Pâtisserie nuit. Qui ferait enchâsser ces pierres avant de les tirer de la carrière, et les porterait au Soudan, serait sûr d'en avoir tout ce qu'il voudrait. L'autre espèce de pierre précieuse qu'on trouve dans ce pays est celle que nous autres lapidaires appelons éliotropie. Elle a la vertu de rendre invisible quiconque en porte sur soi. – Il faut avouer, dit Calandrin, que ce pays est merveilleux. Faites-moi le plaisir de me dire, continua-t-il, si l'on ne trouve point ailleurs cette dernière sorte de pierre. – On en trouve aussi dans la Toscane, dans la plaine de Mugnon. – De quelle grosseur, de quelle couleur est-elle ? – Il y en a de toutes les grosseurs ; mais presque toutes sont de couleur noirâtre. » Calandrin, ayant bien retenu tout ce que Macé lui avait dit de la nature de ces dernières pierres, et se faisant mille félicités chimériques s'il pouvait en trouver, se retira résolu d'en chercher. Mais, ne voulant rien faire sans ses amis Lebrun et Bulfamaque, il les chercha en diligence pour leur communiquer sa découverte et son projet. Après avoir couru toute la matinée pour les joindre, il se ressouvint, sur l'heure de midi, qu'ils travaillaient tous deux au monastère des dames de Fayence. Il alla les y trouver, négligeant toutes ses affaires pour cet objet. « Mes amis, leur dit-il, nous voilà les plus riches de Florence, si vous voulez vous en rapporter à moi. J'ai appris d'un homme digne de foi, que, dans la plaine de Mugnon, se trouve une pierre qui a la vertu de rendre invisible celui qui la porte sur soi ; ainsi, je suis d'avis que nous allions la chercher sans délai : nous la trouverons, je vous en assure ; je sais comme elle est faite. Quand nous l'aurons trouvée et mise dans notre poche, qui pourra nous empêcher d'aller chez ces gros banquiers dont les comptoirs sont, comme vous le savez, toujours pleins de ducats, et d'en remplir nos poches ? nous ne serons vus de personne. Par ce moyen, nous deviendrons riches en fort peu de temps, et nous n'aurons plus la peine de barbouiller des murailles tout le long du jour comme font les limaçons. » Lebrun et Bulfamaque ne purent entendre ces extravagances sans en rire eux-mêmes. Ils auraient éclaté, s'ils n'avaient voulu prolonger leur amusement. Feignant donc d'être surpris du discours de cet imbécile, ils louèrent la sagesse de son projet ; après quoi, Bulfamaque lui demanda comment on nommait cette pierre merveilleuse. Calandrin, qui n'avait pas plus de mémoire que de jugement, en avait déjà oublié le nom. Qu'avons-nous affaire, répondit-il, de savoir comment on la nomme, pourvu que nous connaissions sa vertu et que nous puissions nous la procurer ? Je la connais, il n'en faut pas davantage. Si vous voulez me croire, nous irons sur-le-champ la chercher. Comment est-elle donc faite ? dit Lebrun. – Il y en a de différentes grosseurs ; mais toutes sont de couleur noirâtre. Pour ne pas nous tromper, nous ramasserons celles qui approchent de la couleur noire, jusqu'à ce que nous ayons rencontré la véritable. Allons, mes amis, ne perdons point de temps. – Un peu de patience, dit Lebrun. » Puis, se tournant vers son camarade : « Il me paraît, lui dit-il, que notre ami raisonne trèsjuste ; mais il me semble aussi que ce n'est pas une heure propre à cette recherche : le soleil est à présent si chaud, et donne si aplomb sur la plaine de Mugnon, que je suis persuadé qu'il doit avoir calciné les pierres qu'il peut y avoir, et que celles qui sont naturellement noires nous paraîtraient blanches. D'ailleurs, comme c'est aujourd'hui un jour ouvrable, nous pourrions rencontrer dans cette plaine des gens qui, devinant notre dessein, chercheraient aussi bien que nous, et auraient peut-être plus de bonheur. Ainsi, je suis d'avis que nous remettions la partie à demain matin, qui est un jour de fête, si toutefois vous le trouvez à propos. » Bulfamaque approuva le conseil de son camarade, et Calandrin imita, comme de raison, son exemple. Il les pria instamment l'un et l'autre de bien garder le silence sur cette chose, qui ne lui avait été confiée que sous le secret. Il leur conta en même temps tout ce qu'il avait entendu dire du pas de Basque, jurant comme un païen qu'il n'y avait rien de plus vrai. Après que Calandrin se fut retiré, les deux peintres concertèrent la conduite qu'ils tiendraient le lendemain avec lui, pour se bien divertir de son excessive crédulité. Cet original fut sur pied dès le point du jour. Il courut éveiller ses amis, qui furent bientôt prêts. Ils sortirent tous trois par la porte de Saint-Gal, et arrivèrent de fort bonne heure à la plaine de Mugnon. Calandrin, qui brillait d'envie de trouver ladite pierre, marchait toujours le premier, allant tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et se jetant avec précipitation sur toutes les pierres noires qu'il rencontrait. Lebrun et Bulfamaque allaient après lui, et pour mieux lui en imposer, en ramassaient quelques-unes. Quand notre bon imbécile en eut plein son sein, ses poches et son manteau, Lebrun, voyant que l'heure du dîner approchait, demanda à son compagnon, ainsi qu'il en était convenu avec lui : « Où est donc allé Calandrin ? » Bulfamaque, qui le voit tout près de lui, tourne sa tête de tous côtés, et feignant de ne pas le voir : « Je n'en sais rien, répondit-il, mais il était là tout à l'heure. – Que dis-tu tout à l'heure ? reprit Lebrun : je suis sûr qu'il s'en est retourné chez lui, et que, profitant de notre application à chercher, il est allé dîner sans daigner nous en avertir. – Il a fort bien fait, repartit Bulfamaque, de nous jouer ce tour ; puisque nous avons été assez simples pour le suivre dans cette plaine, nous n'avons que ce que nous méritons. Quels autres que nous, en effet, auraient été assez imbéciles pour se laisser persuader qu'on trouve ici des pierres qui ont la vertu de rendre invisibles ceux qui les portent sur eux ? » Calandrin écoutait leur conversation avec la plus grande joie, et, ne doutant point qu'il n'eût trouvé la pierre, il résolut de s'en retourner sans rien dire. Il leur tourna le dos et prit le chemin de la ville. « Que faisons-nous ici ? continua Bulfamaque. Pourquoi ne pas nous en retourner comme il l'a fait ? – Je le veux bien ; mais je te jure que notre ami ne m'en fera plus accroire : je suis furieux du tour qu'il nous a joué. Que n'est-il encore assis près de nous ? je lui lancerais cette pierre dans les talons ; » et en même temps il la lui jette aux jambes. Calandrin sentit vivement le coup ; cependant il ne dit mot, et après s'être gratté l'endroit où la pierre l'avait atteint, il double le pas et gagne chemin. Bulfamaque prend une seconde pierre, et la montrant à Lebrun : « J'enrage, lui dit-il, que ce faquin se soit ainsi moqué de notre crédulité ; s'il était ici, je lui donnerais de ce caillou sur le dos ; » et en disant cela il le lui jette justement à l'endroit qu'il avait dit. Ils le suivirent ainsi à coups de pierres, depuis la plaine de Mugnon jusqu'à la porte de Saint-Gal, où ils jetèrent à terre celles qui leur restaient. Ils s'arrêtèrent avec les gardes, qui, prévenus du fait, firent semblant de ne point voir Calandrin quand il passa au milieu d'eux. Celui-ci, voyant qu'on l'avait laissé passer sans lui rien dire, était au comble de la joie. Il alla droit à sa maison, située près du coin des moulins. Il passa le long de la rivière, et le hasard voulut qu'il arrivât chez lui sans que personne lui dît un seul mot, quoiqu'il fût chargé comme un mulet. Il est vrai qu'à cette heure-là il y avait peu de monde dans les rues, parce que c'était justement l'heure du dîner. Mais sa femme, nommée Tesse, se trouva malheureusement sur la montée. Elle ne l'eut pas plutôt vu qu'elle se mit à le gronder de ce qu'il avait été si longtemps à revenir. « D'où diable sors-tu à l'heure qu'il est ? sais-tu bien que tout le monde a dîné ? est-il possible que le ciel m'ait donné pour mari un homme de cette espèce ? » Calandrin, jugeant par le discours de sa femme qu'il n'était plus invisible, et croyant qu'elle seule en était cause, entra aussitôt dans la plus grande colère. « Maudite femme, s'écria-t-il, que tu me fais de tort ! tu as tout gâté ; mais, par ma foi, tu me le payeras. » Il se décharge au plus vite de ses pierres, et courant à elle d'un air furieux, il la bat, la prend aux cheveux, la jette à terre et lui donne tant de coups de poing, tant de coups de pied, qu'il la laisse presque morte, quoique la pauvre femme s'épuisât à lui demander pardon. Cependant Lebrun et Bulfamaque, après avoir ri quelque temps avec les gardes de la folie de leur camarade, le suivirent de loin et à petits pas. Arrivés près de la porte de sa maison, et entendant qu'il battait sa femme, ils l'appellent comme s'ils ne faisaient que d'arriver. Calandrin tout en eau, enflammé de colère et las de battre sa femme, parut à la fenêtre et les pria de monter. Feignant d'être fâchés contre lui, ils entrent, et voyant la chambre pleine de pierres et sa femme échevelée, le visage meurtri et pleurant à chaudes larmes dans un coin : « Que signifie tous ceci, mon cher Calandrin ? lui dirent-ils. Auriez-vous envie de bâtir, puisque voilà tant de pierres ? » Et puis, se tournant vers l'infortunée qui se lamentait : « Vous vous êtes donc vengé sur votre femme, lui dit Lebrun, du mauvais tour que vous nous avez joué ? Que veulent dire toutes ces folies ? » Calandrin, assis sur une chaise, accablé de lassitude, à cause du grand faix qu'il avait porté et des coups qu'il avait donnés, désolé de la bonne fortune qu'il croyait avoir perdue, n'eut pas la force de répondre un seul mot. Bulfamaque, voyant qu'il gardait le silence, et ne pouvant contenir son indignation, lui dit : « Si tu avais quelque chagrin, ce n'est pas sur nous qu'il fallait te venger, en nous laissant comme deux badauds dans la plaine de Mugnou, où tu nous avais menés sous un vain prétexte. C'est fort mal à toi de t'en être retourné sans nous rien dire. Tu peux compter aussi que c'est bien la dernière pièce que tu nous feras. » Calandrin, ramassant le peu de force qui lui restait : « Mes amis, répondit-il, ne vous fâchez pas ; la chose n'est pas comme vous l'entendez. Je suis plus à plaindre que vous ne croyez. J'avais trouvé la pierre précieuse dont je vous avais parlé ; vous en serez convaincus vous-mêmes lorsque je vous aurai dit que j'étais à moins de dix pas de vous dans le temps que vous me cherchiez. » Il leur conta ensuite d'un bout à l'autre ce qu'ils avaient fait, sans oublier les coups de pierres qu'il avait reçus, tantôt sur les jambes, tantôt sur les épaules. « Sachez de plus, continua-t-il, que les gardes, qui sont attentifs jusqu'à l'importunité pour voir tout ce qu'on porte dans la ville, ne m'ont pas dit le moindre mot en entrant : nouvelle preuve que j'étais vraiment invisible. En un mot, personne ne m'a vu et personne non plus ne m'a rien dit tout le long du chemin. Mais quand je suis arrivé ici, cette misérable femme est venue au-devant de moi ; elle m'a vu et a renversé toutes mes espérances. Maudite engeance que les femmes ! elles font perdre, vous ne l'ignorez pas, la vertu à toutes choses. Je me regardais comme le plus heureux des hommes, et me voilà le plus malheureux. Je m'en suis vengé en la rouant de coups, et je ne sais ce qui m'empêche de lui en donner encore autant. Plût à Dieu ne l'eussé-je jamais vue ! » Et là-dessus, s'échauffant tout de nouveau, il voulait la battre encore ; mais ses amis l'en empêchèrent. Ils faisaient les surpris, et affirmaient la vérité des circonstances que Calandrin leur rapportait. Ils avaient toutes les peines du monde de s'empêcher de rire, et auraient sans doute satisfait leur envie à cet égard, si la fureur de ce brutal, qui en voulait toujours à sa femme, ne les eût arrêtés. Ils lui représentèrent son tort de l'avoir ainsi maltraitée, s'efforçant de lui faire entendre qu'elle n'était aucunement la cause de son malheur, qu'il ne devait s'en prendre qu'à lui-même, puisqu'il s'était exposé à sa rencontre, sachant que les femmes, dans leur temps critique, détruisent la vertu de toutes choses. Mais que, puisque le bon Dieu ne lui avait point donné cette idée, il avait voulu sans doute le punir de les avoir trompés en ne leur faisant point part de sa découverte. Enfin, après plusieurs remontrances de cette nature, ils finirent par le raccommoder avec sa femme et le laissèrent fort chagrin dans sa maison pleine de pierres. NOUVELLE IV LE PRÉSOMPTUEUX HUMILIÉ Personne de vous n'ignore que la ville de Fiésole, dont on découvre d'ici la montagne, est une des plus anciennes villes d'Italie. Quoiqu'elle n'offre aujourd'hui presque que des ruines, il n'est pas moins vrai qu'elle fut autrefois très-grande, trèspeuplée, et que l'évêché qu'il y a encore est de temps immémorial. Or, auprès de l'église cathédrale de cette ville demeurait, il y a quelques années, la veuve d'un gentilhomme. On la nommait madame Picarde. Comme elle n'était pas riche, elle faisait son séjour ordinaire à la ville, dans une petite maison qui lui appartenait, et qu'elle partageait avec deux de ses frères, estimés et chéris de tout le monde. Cette dame avait encore assez de jeunesse, de beauté et d'agrément pour faire naître des passions. Le prévôt de la cathédrale, qui la voyait fréquemment à l'église, en devint si amoureux, qu'il ne trouvait rien d'aussi charmant que cette veuve. Il ne fut pas longtemps sans lui déclarer les sentiments qu'elle lui avait inspirés, et la supplia de vouloir bien les payer d'un tendre retour. Quoique le chanoine fût déjà vieux, il n'en était ni plus raisonnable, ni plus honnête. Sa présomption et son audace le rendaient insupportable auprès des femmes, et jamais homme ne fit une déclaration de si mauvaise grâce. En un mot, il avait un caractère et une figure si désagréables, qu'il n'y avait pas moyen de l'aimer. Madame Picarde, qui connaissait parfaitement l'humeur de cet homme, bien loin d'être flattée des sentiments qu'il lui témoignait, passa de l'indifférence à la haine ; mais, comme elle avait autant de politesse que de vertu, elle crut devoir lui adoucir l'indignation qu'il venait de lui inspirer, et se contenta de lui répondre qu'elle ne pouvait lui savoir mauvais gré de son amitié, et qu'elle lui promettait volontiers la sienne, pourvu qu'il n'eût que des intentions honnêtes : ce qu'elle était portée à croire, puisqu'il était son père spirituel, prêtre, et déjà sur l'âge, trois motifs qui devaient l'engager à être chaste et continent. « D'ailleurs, ajouta-t-elle, je ne suis plus d'âge à avoir des intrigues amoureuses avec qui que ce soit. Mon état de veuve m'oblige à plus de retenue que les autres femmes, et je dois fuir tout ce qui sent la galanterie. Ainsi, trouvez bon que je m'en tienne toujours, avec vous, à la simple amitié. Je ne puis ni ne veux vous aimer comme vous pourriez l'entendre, et vous m'obligerez beaucoup de ne pas m'aimer non plus d'une manière contraire à mes principes, qui sont ceux de la religion et de l'honnêteté. » Une pareille réponse ne déconcerta pas le prévôt. Il ne s'était point flatté, malgré sa grande présomption, de subjuguer la veuve dans un premier entretien. Il revint plusieurs autres fois à la charge par lettres et par ambassades, et même de vive voix, quand il pouvait la rencontrer à l'église ou quelque autre part ; tant qu'à la fin la dame, fatiguée de ses importunités, résolut de s'en débarrasser par un tour cruel, puisqu'il n'y avait pas moyen de lui faire entendre raison par l'honnêteté. Mais, avant de rien entreprendre, elle crut devoir communiquer son projet à ses frères, qui l'approuvèrent, après qu'elle les eut informés de toutes les démarches du prévôt. Quelques jours après, madame Picarde alla, comme de coutume, à l'église cathédrale. Le vieux chanoine ne l'eut pas plutôt vue qu'il se hâta de l'aborder pour lui renouveler ses importunes sollicitations. Il la prend à l'écart, et après l'avoir sollicitée quelque temps, la belle pousse un profond soupir et paraît attendrie. « Il est bien difficile, dit-elle ensuite, qu'une citadelle qui a tous les jours de nouveaux assauts à soutenir, ne se rende à la fin. C'est ce que je viens d'éprouver. Oui, vous avez vaincu ma résistance, et je consens d'être à vous. – Je puis vous assurer, madame, reprit le chanoine au comble de la joie, que vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Ce qui m'étonne, c'est que vous ayez fait une si longue défense. Jamais femme ne m'avait résisté si longtemps. Si je n'ai pas perdu courage, c'est que j'étais sûr que vous finiriez par m'aimer. La question est de savoir quand et où nous pourrons nous trouver. – Ce sera quand il vous plaira, dit la veuve : je n'ai point de mari à craindre. Mais, pour ce qui est du rendez-vous, je ne sais trop quel lieu choisir. – Et pourquoi n'irais-je pas chez vous ? répliqua le vieux chanoine. – Chez moi ? la chose n'est guère possible : vous savez, monsieur, que ma maison n'est pas fort vaste, et que mes deux frères n'en bougent presque ni jour ni nuit. Ils ont d'ailleurs le plus souvent compagnie. Il est vrai qu'ils n'entrent que bien rarement dans ma chambre ; mais elle est si proche de la leur, qu'à moins de vouloir vous y tenir dans l'obscurité et sans dire mot ni faire le moindre bruit, il n'y a pas moyen de vous y recevoir. On entend de l'une tout ce qui se dit dans l'autre, quelque bas qu'on puisse parler. Voyez d'après cela si vous vous sentez le courage d'y venir et d'y être muet. – Qu'à cela ne tienne, une nuit est bientôt passée, et, dans ces sortes de rencontres, la langue n'est pas toujours la chose dont on a le plus besoin. Nous pouvons en essayer, en attendant que nous trouvions un endroit moins gênant. Je me flatte donc, madame, que vous voudrez bien ne pas laisser passer la nuit suivante sans couronner mon amour. – Soit, dit la veuve ; mais le secret sur toutes choses, monsieur le prévôt. – Vous pouvez y compter, madame ; les gens d'Église sont discrets, et je me pique de l'être plus que tous mes confrères. » La dame lui prescrivit alors la façon dont il devait s'y prendre pour aller la trouver ; et tout étant arrangé, ils se séparèrent. Madame Picarde avait une servante qui n'était pas des plus vieilles, mais qui, en récompense, était la plus laide créature qu'il fût possible de voir. Qu'on se représente un visage plein de coutures, un nez de travers, des lèvres d'une grosseur extraordinaire, une bouche large, des dents longues, des yeux louches et bordés de rouge, un teint jaune et noirâtre, et l'on n'aura encore qu'une faible idée de sa laideur. Le reste du corps était parfaitement analogue au visage. Elle était toute contrefaite, bossue et boiteuse du côté droit ; en un mot, on aurait dit que la nature avait pris plaisir d'en faire un monstre de laideur et de difformité. Cette fille portait le nom de Cheute ; mais, à cause de son grand nez écrasé, on lui avait donné le surnom de Cheutasse. Elle ne manquait pas d'esprit ni de malice, comme c'est assez l'ordinaire dans les personnes contrefaites. « Si tu veux me faire un plaisir, lui dit sa maîtresse en revenant de l'église, je te donnerai une chemise toute neuve. – Pour une chemise, répondit Cheutasse, il n'est rien que je n'entreprenne. – C'est, continua la dame, de coucher cette nuit avec un homme dans mon lit, et de lui faire tout plein de caresses, sans lui mot dire, de peur que mes frères ne l'entendent. – Je coucherais avec dix hommes dès qu'il s'agit de vous obliger. – Fort bien, mais prends garde surtout de ne pas parler, quelque chose que le galant te puisse dire. » La nuit venue, et le prévôt étant entré doucement et sans lumière dans la chambre de madame Picarde, les deux frères se mirent à parler tout haut, dans l'intention de se faire entendre du vieux galant et de l'engager par là à garder le plus grand silence. À peine fut-il dans ladite chambre qu'il se mit au lit, ainsi que la dame le lui avait recommandé. Cheutasse, à qui sa maîtresse avait bien fait sa leçon, ne tarda pas à l'aller trouver. À peine fut-elle déshabillée, que le vieux chanoine la prit dans ses bras et s'en donna d'autant plus qu'il en avait jeûné depuis longtemps. La servante profita de la méprise et se vengea du mieux qu'il lui fut possible du délaissement universel où depuis longtemps elle était réduite à cause de sa grande laideur. Pendant que ce beau couple mettait ainsi le temps à profit, sans oser se parler ni soupirer trop fort, la veuve dit à ses frères qu'ayant fait son personnage, c'était maintenant à eux à faire le leur. Là-dessus ils sortent tout doucement de leur chambre et vont chez l'évêque, ainsi qu'ils en étaient convenus avec elle. Le hasard veut qu'ils le rencontrent en chemin, qui venait passer la soirée avec eux et boire quelques verres de leur vin frais. Les deux gentilshommes, charmés de l'heureuse rencontre, le mènent à leur maison et le conduisent au fond d'une petite cour où, à la clarté de plusieurs flambeaux, ils lui servirent de leur meilleur vin. Après avoir bu et causé quelque temps de différentes choses, le prélat voulant se retirer, l'aîné des deux frères le retint et lui dit : « Monseigneur, puisque vous nous avez fait l'honneur de venir passer la soirée avec nous, vous nous permettrez de vous faire voir une chose que nous avons à vous montrer : elle est singulière en son genre. – Très-volontiers, » répondit l'évêque. Les deux frères prennent chacun un flambeau et vont, suivis de monseigneur et de ses domestiques, à la chambre de leur sœur. Le bon prévôt, qui avait, dit-on, déjà couru plusieurs postes avec sa jolie compagne, s'était endormi de fatigue et tenait encore entre ses bras, malgré le grand chaud qu'il faisait, la guenon qu'il avait si bien festoyée. L'aîné des deux frères ouvre avec précipitation les rideaux du lit, et avançant le flambeau qu'il tenait à la main, montre le couple fortuné au prélat, qui ne peut revenir de son étonnement. On imagine aisément quelle dut être la confusion du prévôt lorsque, éveillé par le bruit, il vit son évêque et tant de personnes autour de lui. Pour cacher sa honte et son humiliation, il enfonça sa tête dans les draps, priant le ciel de le tirer sain et sauf de ce mauvais pas. L'évêque lui reprocha sa turpitude, et lui commandant de se montrer, il lui fit remarquer avec quelle femme il était couché. Son désespoir et sa honte redoublèrent à cette vue ; il était inconsolable d'avoir été pris pour dupe. Le prélat lui ordonna de s'habiller et le renvoya chez lui, sous bonne garde, pour y commencer la pénitence du péché qu'il avait commis. L'évêque ayant voulu savoir par quelle aventure le prévôt de son chapitre avait ainsi couché avec cette vilaine créature, les deux frères lui contèrent tout ce qui s'était passé. Il les loua beaucoup d'avoir eu recours à cette vengeance, plutôt que de souiller leurs mains dans le sang d'un prêtre, quoique indigne de vivre. Le prélat lui fit pleurer sa faute durant quarante jours ; mais le dédain qu'il avait essuyé la lui fit pleurer bien plus de temps. Son aventure fut sue de toute la ville. Il garda plusieurs mois sa maison et n'en sortait jamais sans que les enfants le montrassent au doigt et criassent : « Voilà l'homme qui a couché avec Cheutasse. » Ce fut de cette manière que madame Picarde se débarrassa des importunités de monsieur le prévôt, et que sa servante gagna une chemise neuve et goûta des plaisirs que sa laideur lui avait interdits depuis sa première jeunesse. NOUVELLE V LA CULOTTE DU JUGE Vous savez qu'il nous vient assez souvent à Florence des podestats de la Marche d'Ancône, c'est-à-dire des magistrats sans cœur, avares et misérables, menant avec eux des jurisconsultes et des notaires, qui semblent plutôt avoir été tirés de la charrue ou de la boutique d'un savetier que sortis des écoles de droit. Un de ces nouveaux gouverneurs, étant donc venu s'établir dans notre bonne ville, avait amené avec lui un juge qui se faisait nommer messire Nicolas de Saint-Lepide, et qui avait plus l'air d'un chaudronnier que d'un homme de loi. C'était lui qui jugeait les affaires criminelles. Comme il arrive souvent qu'on va au palais quoiqu'on n'ait pas de procès, Macé del Saggio y alla un matin pour y chercher un de ses amis, et entra dans la salle où siégeait messire Nicolas. Frappé de la mine singulière de ce juge, il s'arrête et l'examine depuis la tête jusqu'aux pieds. Nicolas portait un chapeau vert tout enfumé, avait une écritoire à sa ceinture, un pourpoint plus long que sa robe, et plusieurs autres choses que ne porte point un juge qui se pique d'être décemment habillé. Mais ce que Macé lui trouva de plus grotesque fut ses hauts-de-chausses, qui lui tombaient jusqu'à mi-jambe, et ses habits si étroits, qu'ils étaient tout ouverts par devant. Un juge ainsi fagoté lui fit oublier ce qu'il cherchait ; et comme il aimait beaucoup à s'amuser, il alla trouver deux de ses camarades, dont l'un se nommait Ribi et l'autre Matthias, gens d'un naturel aussi facétieux que le sien. Il les amena au palais pour leur montrer, leur dit-il, le juge le plus ridicule qu'ils eussent jamais vu. La figure et l'accoutrement de ce personnage pensa les faire mourir de rire, d'aussi loin qu'ils l'eurent aperçu ; mais rien ne les divertit plus que sa longue culotte. S'étant approchés du siége, ils remarquèrent qu'on pouvait aller par-dessous, et que la planche sur laquelle monsieur le juge avait les pieds était rompue et assez entr'ouverte pour pouvoir y passer à l'aise la main et le bras. Ils formèrent aussitôt le projet de lui enlever ses hauts-de-chausses ; et, après qu'ils furent convenus de la manière et du personnage que chacun devait jouer, ils remirent la chose au lendemain, ne trouvant pas qu'il y eût ce jour-là assez de monde à l'audience. Ils y retournèrent donc le jour suivant ; et voyant l'assemblée aussi nombreuse qu'ils pouvaient le désirer, Matthias alla furtivement se poster sous la planche sur laquelle les pieds du juge étaient appuyés. Macé et Ribi s'étant ensuite approchés du siège, ils saisissent le magistrat par le devant de sa robe puis la tirent, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, en criant tous deux : « Justice, monsieur le juge, justice ! – Je vous supplie de me la rendre, dit Macé, avant que ce voleur, que vous voyez auprès de vous, ne sorte d'ici. Il m'a volé une paire de souliers, et je vous prie de vouloir bien me les faire restituer. Il n'y a pas encore quinze jours que je les lui vis porter chez le ressemeleur, et néanmoins il ose nier qu'il me les ait volés. » Ribi, le tirant de l'autre côté, criait de toute sa force : « Ne le croyez pas, monsieur, c'est un imposteur, un fourbe, qui veut se tirer d'affaire par une calomnie ; il a su que je venais me plaindre de ce qu'il m'a volé une petite valise qui m'était fort utile, et pour vous faire illusion, il est venu lui-même m'accuser de lui avoir dérobé des souliers. Si vous doutez de ce que j'avance, j'ai pour témoins Trecca, qui est ici, la grosse tripière que tout le monde connaît, et la femme qui reçoit ce qu'on donne à Notre-Dame de Varlais. » Macé interrompait sans cesse son camarade, et Ribi en faisait autant de son côté, criant l'un et l'autre de toutes leurs forces. Pendant que le magistrat se tient debout pour mieux entendre les parties, Matthias, jugeant le moment favorable, passe ses mains à travers la fente des planches, saisit les deux bouts de sa culotte et les tire avec tant de force et de vivacité qu'il la fait descendre sur ses talons, car elle était fort large et le personnage fort maigre. Le juge, sentant sa culotte tomber, veut aussitôt se couvrir de sa robe ; mais Macé et Ribi, qui la tiennent serrée au lieu de la lâcher, l'écartent davantage et crient à pleine tête, chacun de son côté : « C'est vilain à vous, monsieur, de refuser de me rendre justice et de m'entendre. Pourquoi donc vouloir vous retirer ? la coutume de cette ville n'est pas d'écrire pour des affaires de cette nature. » Enfin, ils le retinrent assez longtemps pour que tous ceux qui étaient à l'audience s'aperçussent que la culotte lui était tombée sur les pieds, et vissent à découvert ce qu'on devine aisément. Ce ne furent plus que de grands éclats de rire dans toute l'assemblée. Ribi, jugeant qu'on avait assez ri, lâcha la robe et se retira en disant au juge : « Je vous promets, monsieur, de m'adresser au syndic. » Macé dit qu'il n'en appellerait point ailleurs, mais qu'il reviendrait pour lui demander justice dans un moment où il serait moins occupé. Ils s'enfuirent ainsi l'un et l'autre, et allèrent rejoindre Matthias, qui s'était enfui après avoir fait son coup. Le juge, un peu revenu de sa surprise, remit sa culotte ; et ne doutant pas que ce ne fût un tour qu'on lui avait joué, demanda avec instance ce qu'étaient devenus les deux voleurs. On lui répondit qu'ils étaient déjà loin. Voyant qu'ils avaient échappé à son ressentiment, il se mit en colère et jura qu'il saurait si les Florentins étaient dans l'usage de baisser la culotte de leur juge quand il était sur son siège. Le podestat, qui fut bientôt instruit de l'aventure, cria beaucoup contre cette insolence ; mais il se radoucit, après que ses amis lui eurent fait entendre que les Florentins n'avaient agi de la sorte que parce qu'ils étaient persuadés qu'au lieu d'amener d'honnêtes gens éclairés il n'avait choisi que des sots, pour n'être point obligé de leur donner de forts appointements. Comme cette observation n'était que trop bien fondée, il ne crut pas devoir faire des recherches pour dé- couvrir les coupables, et ne poussa pas plus loin cette affaire, dont le principe ne lui faisait point honneur. NOUVELLE VI LE SORTILÉGE OU LE POURCEAU DE CALANDRIN Puisqu'il a été déjà question du crédule Calandrin et de ses bons amis Lebrun et Bulfamaque, je ne m'amuserai point à vous mettre au fait de leur caractère. Il me suffira de vous dire que le premier avait dans le voisinage de Florence une petite maison de campagne, le seul bien que sa femme lui eût apporté en dot. Entre autres choses, il retirait tous les ans de cette espèce de métairie un cochon gras, qu'il était dans l'usage d'aller tuer et saler dans le mois de décembre. Sa femme l'y accompagnait ordinairement ; mais s'étant trouvée malade une certaine année, elle se vit obligée de l'y envoyer seul. Lebrun et Bulfamaque, qui le perdaient rarement de vue, pour avoir plus souvent occasion de se divertir à ses dépens, n'eurent pas plutôt appris que sa femme n'avait pu l'accompagner au village, qu'ils formèrent le projet de l'y suivre, ayant pour prétexte d'aller voir le curé de l'endroit, qu'ils connaissaient beaucoup, et avec lequel ils avaient fait autrefois plusieurs bons tours. Arrivés chez ce bon curé, ils apprirent que Calandrin avait tué son pourceau ce jour-là même. Après s'être rafraîchis selon l'usage, accompagnés du pasteur, ils vont le voir et sont bien reçus. « Mes amis, leur dit-il après les premiers compliments, je veux vous montrer combien j'entends l'économie, tout peintre que je suis ; » et sur cela, il les mène dans un petit réduit, où il leur fait voir le gros cochon qu'il avait fait tuer le matin. « Je me propose, ajouta-t-il, de le saler, afin d'en pouvoir manger tout l'hiver. – Tu ferais beaucoup mieux de le vendre, lui dit Lebrun en l'interrompant. – Pourquoi cela ? – Pour te divertir avec nous de l'argent qui t'en reviendrait. – Que dirait donc ma femme ? – Il te sera facile de lui faire entendre qu'on te l'a volé. – Je la connais trop bien, elle n'en voudrait rien croire, et Dieu sait le train qu'elle me ferait. D'ailleurs, ce serait grande sottise à moi de sacrifier aux plaisirs de quelques jours ce qui fera pendant plusieurs mois la ressource de mon ménage ; ainsi, trouvez bon que je ne suive point votre conseil. » Bulfamaque et le curé se joignirent à Lebrun pour lever ses scrupules ; mais ils eurent beau faire, leur éloquence échoua contre la sagesse de Calandrin. Le sacrifice était trop grand pour qu'ils pussent triompher de son avarice, malgré sa déférence à leurs volontés. Tout ce qu'ils gagnèrent, ce fut d'être invités à souper ; mais soit que l'offre n'eût pas été pressante, soit qu'ils fussent de mauvaise humeur de n'avoir pas réussi dans leur projet, ils ne se rendirent point à l'invitation et se retirèrent en murmurant. À peine eurent-ils fait quelques pas dans la rue, que Lebrun, se tournant du côté de Bulfamaque, son camarade : « Veux-tu, lui dit-il, que nous lui dérobions cette nuit son pourceau ? – Très-volontiers ; mais le moyen ? – Que cela ne t'inquiète pas ; j'en ai un infaillible, pourvu toutefois qu'il le laisse dans ce même réduit. – N'hésitons donc pas, reprit Bulfamaque ; nous le mangerons avec monsieur le curé, qui nous donnera, s'il le faut, un coup de main. Il vaut autant que nous en profitions que cet imbécile, qui, je gage, ne saura pas le saler. » Le curé, peu scrupuleux de son naturel, ne se fit pas beaucoup prier pour entrer dans le complot. « Puisque nous voilà tous d'accord, dit Lebrun, dressons dès à présent nos batteries. Calandrin aime à boire, surtout lorsque le vin ne lui coûte rien ; retournons chez lui et menons-le au cabaret. Monsieur le curé dira qu'il nous régale ; nous lui rembourserons ensuite notre part de la dépense. Il n'est pas douteux que notre homme ne s'en donne alors jusqu'au col. Quand nous l'aurons ainsi enivré, il nous sera facile de lui enlever le pourceau, sans qu'il puisse se douter que ce soit nous. Courons le rejoindre. » Calandrin n'eut pas plutôt appris que le curé payait pour tous, qu'il ne fit aucune difficulté d'aller au cabaret. Il trouva le vin excellent et il en prit tant qu'il en put porter. Il était près de minuit lorsqu'on se sépara. Calandrin se retira chez lui, pouvant à peine se soutenir sur ses jambes ; et, après avoir mis beaucoup de temps à ouvrir sa porte, il se coucha tout vêtu, sans songer à la refermer. Lebrun et Bulfamaque, qui s'étaient ménagés, allèrent achever leur souper chez monsieur le curé, qui, pour leur donner plus de forces, leur fit fort bonne chère. Une heure après, ils se munissent de quelques outils pour venir plus aisément à bout d'ouvrir la porte de la maisonnette de Calandrin ; mais ils n'eurent pas la peine de s'en servir, puisqu'ils la trouvèrent ouverte. Ils entrent à la sourdine, et pendant que notre homme ronflait, ils enlèvent le cochon et le portent incontinent, et sans être vus de personne, chez monsieur le curé, qui attendait leur retour pour se coucher. Il était jour depuis plusieurs heures quand Calandrin s'éveilla. Il se lève, et trouvant sa porte ouverte, il court vite au réduit où le pourceau était pendu ; et ne l'y voyant point, il pousse un cri de surprise et de douleur et demeure quelque temps interdit et immobile. Ayant repris ses sens, il court chez ses voisins pour s'informer s'ils n'auraient pas vu celui qui le lui avait dérobé. Personne n'ayant pu lui en donner la moindre nouvelle, il déplore son triste sort, il se lamente, il jure, il crie et verse un torrent de larmes. Lebrun et Bulfamaque ne sont pas plutôt levés qu'ils vont chez lui pour s'amuser de son chagrin. « Que je suis malheureux, mes amis, leur dit-il les larmes aux yeux d'aussi loin qu'il les vit, on m'a volé mon pourceau ! – À merveille, notre ami ! lui dit Lebrun à l'oreille ; sois rusé au moins une fois en ta vie, et dis toujours de même. – Je ne plaisante en vérité point ; ce que je vous dis n'est que trop vrai. – Fort bien ; surtout fais beaucoup de bruit, afin de mieux persuader ton monde. – La peste m'étouffe, si j'en impose ! on m'a volé mon cochon, vous dis-je, rien n'est plus certain. – Bravo, mon cher ami ! voilà comme tu viendras à bout de le faire croire. – J'enrage de voir que vous imaginez que je fais le fin ; je veux être pendu et aller à tous les diables, si je ne dis vrai. On m'a dérobé le cochon sans en rien laisser ; c'est la pure vérité. – Mais comment se peut-il ? reprit Lebrun, nous le vîmes hier dans cet endroit-là, voudrais-tu sérieusement nous faire accroire qu'il s'est envolé ? – Il ne s'est point envolé, mais on me l'a volé. – Quel conte ! – Encore un coup, rien n'est plus certain ; je suis ruiné, je n'oserai jamais retourner à la ville : ma femme n'ajoutera aucune foi à ce vol, et Dieu sait le train qu'elle va faire. – Si la chose est vraie, repartit Lebrun d'un air sérieux, il faut avouer que c'est une bien grande méchanceté de la part de ceux qui t'ont joué ce tour ; mais comme je te conseillai hier au soir de vendre ton cochon et de dire ensuite qu'on te l'avait dérobé, je craignais que tu ne voulusses te moquer de nous ; je crois même encore que ton intention est de nous jouer comme les autres. – Faut-il que je me donne à trente-six mille diables pour vous persuader une chose si simple ? Au bout du compte, vous me feriez blasphémer Dieu et tous les saints du paradis ; je vous dis et vous répète que le cochon m'a été volé cette nuit. – Cela étant, dit alors Bulfamaque, il faut tâcher de le retrouver, s'il est possible. – C'est là précisément la difficulté, dit Calandrin. – Il faut croire, reprit Bulfamaque, que les Indiens ne sont pas venus cette nuit te dérober ton pourceau : c'est sûrement quelqu'un de tes voisins. Si tu pouvais les rassembler, je sais faire un charme avec du pain et du fromage, par le moyen duquel nous découvrirons sur-lechamp le voleur. – Bagatelle ! dit Lebrun ; je veux croire à l'efficacité du sortilège ; mais ceux qui ont fait le vol se donneront bien de garde d'y assister. – Que faut-il donc faire ? répond Bulfamaque ? – Ce qu'il faut faire ? ajoute Lebrun : il faut se procurer des pilules de gin- gembre, puis il faut avoir de la verdée excellente : on les invitera à en boire ; ils viendront sans savoir quel est notre projet, et on pourra charmer les pilules aussi bien que le pain et le fromage. – C'est fort bien vu, reprit Bulfamaque ; qu'en penses-tu, mon cher Calandrin ? – Vous m'obligerez infiniment, répondit-il, d'employer votre savoir à découvrir le voleur ; il me semble que je serais à demi consolé si je savais qui a fait le coup. – Je suis déterminé, dit Lebrun, pour te rendre service, d'aller moi-même à Florence acheter tout ce qu'il faut, si tu me donnes l'argent nécessaire. » Calandrin avait sur lui une quarantaine de sols qu'il lui remit aussitôt, en le priant de faire toute la diligence possible. Lebrun arrive à Florence, s'en va chez un apothicaire de ses amis, achète une livre de pilules de gingembre, en fait faire deux d'excrément de chien, qu'il fit pétrir avec de l'aloès et couvrir de sucre, comme toutes les autres. Pour distinguer les deux dernières, il leur fit mettre une marque assez sensible pour ne pas les confondre avec celles de gingembre ; et, après avoir acheté un grand flacon de bonne verdée, il revint au village. « Allons, dit-il à Calandrin, va inviter, pour demain, à déjeuner tous ceux que tu soupçonnes, et comme c'est précisément jour de fête, ils se rendront volontiers à ton invitation ; pendant ce temps, Bulfamaque et moi charmerons les pilules, et nous t'apporterons le tout de grand matin. Je me chargerai aussi, pour te faire plaisir, de les présenter moi-même aux convives, et ferai et dirai tout ce qu'il faut dire et faire pour le succès du sortilège. » Les invités s'étant assemblés de grand matin près de l'église, avec un assez bon nombre de gens de Florence et des environs qui étaient allés passer quelques jours au village, Lebrun et Bulfamaque parurent avec une assiette couverte de pilules et le flacon d'ambroisie, et firent ranger tout le monde en cercle. Lebrun, qui devait être l'orateur et le magicien, parla ainsi à l'assemblée : « Il est bon de vous dire, messieurs, le motif qui a porté notre ami Calandrin à vous rassembler ici, afin que, s'il arrive quelque chose de fâcheux à l'un de vous, il ne puisse se plaindre de moi ni m'en vouloir. On vola avant-hier à ce brave homme un cochon gras, tué le jour même. Comme il désire de savoir qui de vous lui a joué ce vilain tour, il vous a invités à manger chacun une de ces pilules et à boire un coup de ce vin. Soyez assurés que celui qui a dérobé le cochon ne pourra avaler la pilule ; car, quoique douce par elle-même, elle lui paraîtra plus amère que le fiel, et il se verra contraint de la cracher. Si donc celui qui s'en sent coupable ne veut s'exposer à la honte publique, il n'a qu'à déclarer son vol à monsieur le curé, et nous en demeurerons là. Quant aux autres, la pilule leur sera agréable et ils trouveront le vin délicieux. Que chacun consulte sa conscience et qu'il agisse en conséquence ; il est hors de doute que le voleur doit être ici. » Chaque assistant ayant déclaré qu'il était prêt à manger et à boire, et tout le monde étant en ordre, Calandrin aussi bien que les autres, Lebrun commença par l'un des bouts et donna à chacun sa pilule ; mais, quand il fut à Calandrin, il lui en donna une des deux qu'il avait fait faire pour lui. Il la mâche pendant quelque temps ; mais enfin, sentant une puanteur et une amertume horribles, il se voit contraint de la cracher. Tout le monde se regardait, pour voir celui qui trouverait la pilule amère et la cracherait. Lebrun n'avait pas encore achevé de les distribuer, qu'il entend dire à ses côtés que Calandrin avait craché la sienne. Il se retourne vers lui, et s'étant assuré du fait : « Attends, mon ami, lui dit-il, peut-être quelque autre chose t'a obligé de la cracher : en voilà une autre, ajouta-t-il en la lui mettant lui-même à la bouche. » Calandrin trouve celle-ci encore plus détestable que la première ; cependant, la honte ne lui permettant pas de la cracher, il la promène dans sa bouche et fait des efforts pour l'avaler. Les larmes lui en viennent aux yeux, et n'en pouvant plus de douleur, il est obligé de la jeter. Cependant Bulfamaque qui donnait à boire à la compagnie, Lebrun qui achevait de distribuer les pilules, et la compagnie qui buvait, voyant les grimaces et les crachements de Calandrin, s'écrièrent tous d'une voix qu'il s'était volé lui-même. Il y en eut plusieurs qui l'accablèrent de reproches et d'injures. Quand tout le monde se fut retiré, Lebrun et Bulfamaque se mirent à le badiner. « Je le savais bien, lui dit celui-ci, que tu étais ton propre voleur ; tu ne voulais nous faire accroire qu'on avait volé ton pourceau que pour éviter de nous régaler une seule fois de l'argent que tu en as retiré ; sois sûr que je n'ai pas été dupe un seul instant de ton avarice. » Le pauvre Calandrin, la bouche encore pleine du goût amer de l'aloès, jura sur sa foi qu'il n'en avait aucunement imposé. « L'as-tu vendu bien cher ? continua Bulfamaque : t'en a-t-on donné six écus ? » Calandrin se désespérait. « On m'a assuré, lui dit Lebrun, que tu entretiens une fille dans ce voisinage : n'est-ce point à cette maîtresse que tu aurais donné ton pourceau ? Tu es un peu railleur de ton naturel, et bien capable de jouer de pareils tours ; témoin la plaine de Mugnon, où tu nous menas chercher des pierres noires. Te souviens-tu qu'après nous avoir bien fait courir, tu nous quittas en nous faisant accroire que tu avais trouvé une de celles qui rendent invisible ? Tu voudrais à présent nous persuader par tes serments que le pourceau t'a été volé ; nous connaissons ta malice, et nous saurons désormais à quoi nous en tenir. » Mais, comme nous ne voulons point avoir pris une peine inutile, nous exigeons, pour dédommagement du sortilège que nous avons fait, que tu nous donnes deux couples de chapons, sinon tu ne trouveras pas mauvais que nous informions ta femme de tout ce qui s'est passé. » Calandrin, voyant qu'on s'obstinait à ne le point croire, et craignant avec raison les reproches et les criailleries de sa femme, qui n'eût pas manqué d'ajouter foi à la calomnie dont on le menaçait de le noircir auprès d'elle, donna les quatre chapons aux deux voleurs, qui firent saler le cochon et l'emportèrent à Florence, sans avoir la moindre pitié du malheureux à qui ils l'avaient dérobé. NOUVELLE VII LE PHILOSOPHE VINDICATIF Il n'y a pas longtemps qu'il y avait à Florence une jeune dame, noble de naissance, nommée Hélène. Elle était belle, bien faite et fort riche. Devenue veuve peu de temps après son mariage, elle ne voulut point se remarier, parce qu'elle aimait l'indépendance et qu'elle vivait d'ailleurs avec un beau jeune homme qui lui tenait lieu de mari. Elle passait avec lui des moments délicieux, par l'intrigue de sa domestique qu'elle avait mise dans sa confidence. Dans ce même temps un jeune gentilhomme florentin, nommé Régnier, qui avait fait ses études à Paris, revint à Florence, non pour y faire étalage de son savoir, mais pour y jouir paisiblement des connaissances qu'il avait acquises. Il eut bientôt l'estime de ses concitoyens par sa bonne conduite et son honnêteté. Il était aussi heureux qu'un jeune homme instruit et bien élevé peut l'être, lorsque l'amour vint troubler sa philosophie et déconcerter sa sagesse. Se trouvant un jour à une fête, où il était allé se distraire de ses travaux littéraires, il y rencontra madame Hélène en habits noirs, selon le costume des femmes veuves. Il ne put se défendre d'admirer ses charmes et d'en être tendrement ému. Elle lui parut la plus aimable personne de l'assemblée, et la plus capable de faire le bonheur d'un honnête homme. « Heureux, et mille fois heureux, disait-il en lui-même, le mortel qui pourrait posséder un pareil trésor ! » Il ne la perdait point de vue, ne se lassait point de suivre ses pas ou de s'offrir à sa rencontre dans la mêlée. Entraîné par un sen- timent aussi vif que tendre, il résolut de mettre tout en œuvre pour lui plaire et en obtenir des faveurs. La jeune veuve, qui ne tenait pas toujours ses yeux baissés, et qui, au contraire ; promenait ses regards sous cape, tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre, voyant que Régnier la lorgnait souvent, n'eut pas de peine à démêler ce qui se passait dans son cœur. Comme elle était fort vaine et fort coquette : « Bon ! dit-elle en soi-même, je n'aurai pas perdu mon temps en venant ici ; car si je m'y connais, voilà un pigeonneau pris dans mes rets. » Soit qu'elle imaginât que le nombre des conquêtes dût relever ses charmes et la faire valoir davantage aux yeux de son amant, soit qu'elle fût bien aise de se ménager la tendresse de Régnier, pour remplacer celui à qui elle avait donné son cœur, dans le cas qu'elle eût jamais le malheur de le perdre, elle regardait de temps à autre le nouveau soupirant, de manière à lui persuader qu'elle approuvait sa passion naissante. Notre galant, renonçant dès lors à sa philosophie pour ne s'occuper que de son amour, s'informe du nom, de l'état et du logement de la dame, et croit ne pouvoir mieux lui faire sa cour que de passer et repasser devant sa maison sous différents prétextes. La belle, toute glorieuse d'avoir mis un philosophe dans ses fers, fit de son mieux pour conserver sa conquête, employant tous les manèges de la coquetterie, sans néanmoins se compromettre auprès de l'amant qu'elle rendait heureux. Régnier, qui brûlait de le devenir, trouva moyen de faire connaissance avec la domestique de la veuve ; il lui confia son amour et la pria de le servir, avec promesse de reconnaître ses bons offices d'une manière généreuse. La servante lui promit de seconder sa flamme, et ne manqua pas, dès ce jour même, de tout conter à sa maîtresse, qui ne fit que rire de cette ouverture. « Me crois-tu assez folle, lui répondit-elle, pour m'attacher à ce jeune homme, dans le temps que j'ai l'amant le plus aimable et le plus passionné ? Ne me parle de ce philosophe que pour m'amuser de son extravagance. Les savants font des sottises comme les autres hommes. Vois l'usage que celui-ci fait des lumières et de la sagesse qu'il est allé chercher à Paris. Il faut le traiter comme il le mérite ; et pour que je puisse me bien moquer de lui, et le redresser de la bonne manière, tu lui diras, quand tu auras occasion de lui parler, que je suis très-flattée de l'amour qu'il me témoigne, mais que mon honneur me défend de le recevoir ; que je veux pouvoir marcher tête levée, comme toutes les femmes honnêtes ; qu'il m'est par conséquent impossible de répondre à son amour ; et que s'il est aussi sage qu'il en a la réputation, il m'en estimera davantage. » Femme insensée ! vous ignorez donc combien il est dangereux d'irriter un homme de lettres ! Que vous allez vous préparer de chagrin !… Mais n'anticipons point sur les événements. La domestique ne tarda pas à revoir Régnier. Elle lui fit part aussitôt de la réponse de sa maîtresse ; cette réponse lui parut assez favorable pour en concevoir les meilleures espérances. Il redoubla les supplications, écrivit des lettres pleines de feu et les accompagna de présents. Tout cela fut bien reçu ; mais on n'y fit que des réponses vagues ; par ce moyen, la veuve l'amusa fort longtemps. Elle crut enfin devoir découvrir cette espèce d'intrigue à son amant, qui en prit quelque jalousie. Madame Hélène, pour lui prouver combien ses craintes étaient déplacées, d'accord avec lui, envoya dire à Régnier que, n'ayant pu rien faire pour lui depuis qu'il lui avait déclaré son amour, elle se flattait qu'aux prochaines fêtes de Noël elle pourrait lui donner un rendez-vous ; qu'il lui tardait infiniment d'arriver à ce moment désiré, et qu'ainsi, s'il voulait se rendre dans la cour de sa maison, la nuit d'après Noël, elle l'irait trouver le plus tôt qu'il lui serait possible. Le philosophe amoureux fut au comble de la satisfaction, et l'on imagine sans peine qu'il ne manqua point de se trouver au rendez-vous. Il fut introduit par la servante dans la cour, et y fut renfermé pour y attendre la dame, exposé à toutes les injures de la saison. Elle avait fait venir ce soir-là son cher amant ; et, après avoir soupé avec lui et l'avoir caressé plus que de coutume, elle lui fit part du tour qu'elle se proposait de jouer à son rival. « Il te sera facile de juger, lui dit-elle, si je l'aime et si je puis avoir eu pour lui la moindre complaisance. » Elle lui apprit en même temps qu'il était enfermé dans la cour, où elle prétendait lui faire passer la nuit, pour refroidir un peu sa passion. L'amant fortuné ne se possédait pas de joie ; il lui tardait de voir son rival se morfondre d'amour et de froid. Il était tombé le jour précédent une si grande quantité de neige, que la cour en était couverte ; de sorte que Régnier n'en pouvait presque plus de froid au bout d'une demi-heure ; mais l'espérance de se dédommager avec celle qu'il aimait lui faisait supporter son mal en patience. Il y avait plus d'une grosse heure qu'il attendait, quand la méchante veuve mena son amant à une petite fenêtre de sa chambre à coucher, d'où ils pouvaient voir Régnier au clair de la lune, sans en être vus. Elle envoya en même temps sa servante à une autre fenêtre, pour dire de sa part à l'amoureux philosophe de ne pas s'impatienter. « Ma maîtresse est bien fâchée, lui dit-elle, de vous faire si longtemps attendre, dans un lieu si exposé au froid ; mais un de ses frères, qui est venu souper avec elle, n'est pas encore sorti. Elle n'en sera pas plutôt débarrassée qu'elle ira vous joindre : ainsi ne vous impatientez pas. – Dis à ta belle maîtresse, répondit le bon Régnier, qui était loin de penser qu'on se jouait de sa passion, de ne se point inquiéter de moi ; ajoute-lui seulement que je la supplie de venir le plus tôt qu'il lui sera possible. Je souffre moins du froid que de l'impatience de ne la point voir paraître. » « Eh bien ! dit alors la dame au galant, penses-tu que si j'aimais tant soit peu ce prétendu sage, je le laissasse ainsi se geler et se morfondre ? » Le galant, rassuré par tout ce qu'il voyait, engagea sa maîtresse à se coucher ; et pendant qu'il goûtait avec elle les plaisirs les plus doux, Régnier, le malheureux Régnier, trouvait le temps bien long. Il se promenait pour se réchauffer, n'ayant aucun réduit pour se mettre à l'abri, maudissait la rigueur de la saison, et pestait contre le frère de la veuve de ce qu'il demeurait si longtemps avec elle. S'il entendait le moindre bruit, il se figurait que c'était la dame qui venait lui ouvrir ; mais, vaine erreur ! personne ne paraissait. Minuit sonne. La dame dit à son amant : « Que penses-tu de notre philosophe ? ne trouves-tu pas que l'amour qu'il a pour moi est de beaucoup supérieur à ses lumières et à sa sagesse ? crois-tu que le froid que je lui fais endurer éteigne sa flamme amoureuse ? – Elle s'éteindrait à moins, je vous jure, répondit le galant. Je vois à présent que j'avais tort d'être jaloux de ce bel esprit ; il m'est impossible de douter de ta fidélité ; tu dois compter aussi sur la mienne. Je sens mon amour redoubler pour toi ; tu seras toute ma vie l'unique objet de mes désirs ; plutôt mourir que de cesser de t'aimer ! » Ces paroles furent accompagnées de mille caresses passionnées qui les plongèrent l'un et l'autre dans une douce ivresse. Pour varier leurs plaisirs, ils voulurent régaler leurs yeux de la souffrance de Régnier. Ils se lèvent donc, retournent à la fenêtre, et voient le malheureux philosophe qui dansait sur la neige, au son du cliquetis de ses dents. « Que penses-tu, mon bon ami, de mon habileté ? dit la dame : ne trouves-tu pas que je sais fort bien faire danser les gens sans tambourin ni musette ? – À merveille ; répondit le galant en poussant des éclats de rire. – Descendons au rez-de-chaussée, reprit la dame, afin qu'il ne manque rien à la comédie ; je lui parlerai, sans que tu souffles le mot, et nous verrons ce qu'il me dira. Cette conversation te divertira pour le moins autant que de le voir sautiller sur la neige. » Arrivés sans bruit à la porte qui donne dans la cour, la veuve l'appelle à voix basse à travers le trou de la serrure. À ce son de voix, Régnier, qui croit toucher au moment fortuné, s'approche de la porte, le cœur plein d'espérance et de joie : « Me voici, dit-il, ma belle dame ; ouvrez-moi, je vous prie ; je meurs de froid et d'amour. – Je ne saurais croire, répond la méchante veuve, qu'un amant aussi passionné, aussi chaud, que vous m'avez paru l'être dans vos billets, soit si sensible au froid. Est-ce qu'un peu de neige est capable de vous geler ? ne sais-je pas qu'il en tombe beaucoup plus à Paris, où vous avez fait un si long séjour ? Je suis pourtant fâchée de ne pouvoir vous ouvrir encore ; mon détestable frère ne démarre point d'ici. J'espère m'en débarrasser bientôt, sous prétexte d'aller enfin me coucher, et il ne sera pas plutôt sorti que je reviendrai pour vous faire entrer. Ce n'est pas sans peine que je me suis échappée un moment pour venir vous consoler et vous prier de ne pas vous impatienter. – Procurez-moi du moins un abri, madame ; alors j'attendrai tant qu'il vous plaira. Je suis tout couvert de neige ; elle tombe à gros flocons. Ouvrez-moi donc, je vous supplie, afin que je sois à l'abri. – Il m'est impossible, mon doux ami : la porte crie, et au moindre bruit mon frère ne manquerait pas de venir et de nous surprendre. Je vais le déterminer à s'en retourner, et je suis à vous dans la minute. – Congédiez-le donc au plus tôt, je vous en prie ; et grand feu surtout, car je n'en puis plus de froid. – Comment cela se peut-il ? il n'y a qu'un moment vous brûliez d'amour. Est-ce que vos feux seraient déjà éteints ? je ne veux pas le croire. Un moment de patience, et je viens vous ouvrir. Bon courage, mon cher ami, bon courage ! je vous réchaufferai, soyez-en sûr, le plus tôt qu'il me sera possible. Encore un peu de patience, et vous serez content. L'amant, qui entendait tout cela, avait de la peine à s'empêcher d'éclater de rire. De retour au lit avec sa maîtresse, le reste de la nuit se passa en plaisirs donnés et reçus, et à plaisanter aux dépens du patient philosophe, qui eut tout le loisir de réfléchir sur les faiblesses humaines. Le pauvre diable claquant des dents et se tenant, comme une cigogne, tantôt sur un pied et tantôt sur l'autre, lassé de ne voir venir personne, et n'entendant pas un chat remuer, comprit, mais trop tard, qu'il était joué, et le voilà à maudire la veuve et la servante, l'amour, sa sotte crédulité, et surtout la rigueur du temps et la longueur de la nuit. Indigné de la perfidie dont il était victime, et voulant mettre fin à ses souffrances, il essaya d'ouvrir la porte par où il était entré ; vains efforts ! tout fut inutile. Furieux de ne pouvoir sortir, son amour fit place à la plus forte haine. Il ne s'occupa plus que des moyens de se venger, et se promit bien d'en saisir la première occasion. Cependant le jour s'approchait. Il commençait à poindre, lorsque la domestique, instruite par sa maîtresse, descendit pour faire de grandes excuses à Régnier, qui était plus mort que vif. Elle feignit d'être touchée de compassion pour son état. « Que la peste emporte, lui dit-elle, le frère de madame, qui ne nous a pas quittées d'un moment ! il est cause que je ne me suis point couchée et que vous êtes gelé ; vous ne sauriez croire, monsieur, tout ce que j'ai souffert en mon particulier de vous savoir exposé au mauvais temps ; mais ne perdez point courage, vous ne serez pas si malheureux une autre fois. Il faut espérer que ma maîtresse, qui est inconsolable du contre-temps survenu, se fera un plaisir de vous dédommager, le plus tôt qu'elle pourra, de tout ce que vous avez souffert. » Régnier, qui n'était pas homme à être trompé deux fois, et qui n'ignorait pas que les menaces étaient autant d'armes pour la personne menacée, n'eut garde de laisser voir son indignation ; il sut réprimer et dissimuler son ressentiment, dans l'espérance de le mieux satisfaire, et se contenta de lui dire, d'une voix presque éteinte, que de sa vie il n'avait passé une si cruelle nuit, mais que, comme il était persuadé qu'il n'y avait point de la faute de madame Hélène, il s'en consolait dans l'espérance qu'elle lui tiendrait compte de ce qu'il avait enduré. « Je te prie, ajouta-t-il en la quittant, de me rappeler dans son souvenir et de me ménager ses bonnes grâces ; je saurai reconnaître tes services. » Accablé de fatigue et de froid, Régnier fut à peine de retour chez lui, qu'il se mit au lit. Il eut beaucoup de peine à se réchauffer, il s'endormit, et, à son réveil, il se trouva presque perclus de tous ses membres. Les bras et les jambes lui faisaient un mal horrible. Il appela les médecins, qui désespérèrent de pouvoir le rétablir. Le froid l'avait tellement saisi, que ses nerfs s'étaient retirés. Sa jeunesse, son bon tempérament et les soins des enfants d'Esculape le tirèrent enfin d'affaire. Quand sa santé fut entièrement rétablie, le cœur toujours ulcéré du tour cruel qui la lui avait fait perdre, il crut, pour être mieux à portée de se venger, devoir continuer le rôle d'amoureux auprès de madame Hélène, quoiqu'il eût pour elle plus de haine qu'il n'avait jamais éprouvé d'amour. La fortune ne tarda pas à lui fournir une belle occasion d'exercer sa vengeance. L'amant de cette veuve, naturellement inconstant, ou ennuyé d'une si longue galanterie, la quitta pour une autre femme dont il s'était épris. Cet abandon pensa la désespérer. Elle passait ses jours dans les regrets, les gémissements et les larmes. Sa domestique, qui lui était sincèrement attachée, partageait sa douleur et aurait bien voulu la soulager ; mais elle ne savait comment s'y prendre. Comme elle voyait tous les jours Régnier passer sous les fenêtres de sa maîtresse, il lui vint dans l'esprit qu'un homme savant et philosophe tel que lui devait être versé dans l'art de la nécromancie et avoir quelque secret pour faire aimer. Elle crut donc qu'elle pourrait, par son secours, rappeler le galant de madame Hélène. Elle fit part de son idée à sa maîtresse, qui, sans considérer que, si Régnier avait le secret de faire aimer, il n'aurait pas manqué de s'en servir pour lui-même, donna dans la vision de sa servante, et l'engagea à lui parler à ce sujet et à lui promettre, de sa part, tout ce qu'il exigerait d'elle dans le cas du succès. La domestique s'acquitta de la commission, et notre philosophe bénit le ciel de ce qu'il allait avoir une belle occasion de punir cette méchante femme de tout le mal qu'elle lui avait fait, pour prix de son amour. « Tu diras à ta maîtresse de ne plus se chagriner. Quand son amant serait dans le fond des Indes, je l'en ferais revenir et le forcerais d'aller se jeter à ses genoux pour lui demander pardon de son infidélité. Il ne s'agit que de faire ce que je prescrirai ; mais il faut que j'instruise moi-même ta maîtresse, et ce sera quand elle le jugera à propos. Je m'estimerai trop heureux de pouvoir faire quelque chose qui lui soit agréable. » Madame Hélène, informée des dispositions de Régnier, lui fit savoir qu'ils pourraient se voir et se parler à Sainte-Luce del Prato, et ils s'y rendirent l'un et l'autre au jour convenu. Sans songer à la mauvaise nuit qu'elle lui avait fait passer et qui lui avait causé une si dangereuse maladie, la dame ne fit aucune difficulté de lui ouvrir son cœur, de lui en montrer toute la faiblesse, et elle le supplia de vouloir bien la secourir. « Je vous avoue, madame, dit notre philosophe, qui sentit son ressentiment redoubler par tous les aveux qu'il venait d'entendre, je vous avoue que de toutes les sciences que j'ai apprises à Paris, la nécromancie est celle à laquelle je me suis le plus attaché et celle où j'excelle le plus. Je vous avoue aussi que, comme cette science offense Dieu, j'avais juré de ne jamais m'en servir ni pour moi ni pour autrui ; mais l'amour que vous m'avez inspiré, tout malheureux qu'il a été jusqu'à ce jour, vous donne un tel empire sur mon esprit et sur mon cœur, que je ne puis vous rien refuser. Dussé-je, par rapport à vous, aller à tous les diables, je ferais ce que vous désirez ; mais je vous préviens que ce que vous me demandez est précisément ce qu'il y a de plus difficile dans l'art de la nécromancie. Vous saurez, de plus, qu'il faut que la personne qui veut ramener celui qu'elle aime, agisse ellemême, et qu'elle n'ait point peur ; car tout se fait la nuit, sans témoin, dans un endroit isolé : or, je doute fort que vous soyez disposée à remplir toutes ces conditions, sans lesquelles l'enchantement ne saurait avoir son effet. » La belle, plus amoureuse que sage, lui répondit : « Je suis tellement éprise de celui qui m'a si indignement délaissée, et son amour est devenu si nécessaire à mon existence, qu'il n'est rien que je n'aie le courage d'entreprendre pour le rappeler. Vous n'avez qu'à m'apprendre ce qu'il faut que je fasse. – Madame, lui dit Régnier, qui, comme on le verra, était un homme vindicatif et dur à l'excès, je dois d'abord faire une image de cuivre, au nom de l'homme que vous désirez posséder. Je vous la remettrai ; et, lorsque la lune sera dans son décours, vous irez, à l'heure du premier somme, vous baigner, nue et toute seule, dans une eau courante, par sept fois différentes, avec cette image que vous tiendrez dans vos mains. Après vous être ainsi plongée sept fois dans une eau vive, vous monterez, toujours seule et toute nue, sur le haut d'un arbre ou sur le toit d'un édifice un peu élevé ; et là, l'image en main, vous vous tournerez du côté du nord et vous direz sept fois les paroles que je vous donnerai par écrit. Quand vous les aurez dites, deux demoiselles d'une beauté ravissante se présenteront à vous et vous demanderont, le plus poliment du monde, ce que vous souhaitez. Vous leur direz exactement ce que vous désirez, et vous prendrez bien garde, sur toutes choses, de ne pas nommer une personne pour l'autre. Elles disparaîtront ensuite. Pour lors vous descendrez pour vous rendre au lieu où vous aurez laissé vos habits, et après les avoir remis sur votre corps, vous retournerez chez vous, où, avant la fin de la nuit, vous verrez votre amant à vos pieds vous demander pardon de sa faute et vous jurer un amour et une fidélité à toute épreuve. » Comme on a beaucoup de penchant à se persuader ce qu'on désire, la dame n'eut pas de peine à croire tout ce que le philosophe venait de lui dire ; et, s'imaginant tenir déjà son amant dans ses bras : « Ne doutez point, s'écria-t-elle, que je ne fasse tout ce que vous venez de me prescrire ; j'ai, pour cela, le lieu du monde le plus beau et le plus commode : c'est une métairie située dans la vallée d'Arno, un peu au-dessus de la rivière. Dans le mois de juillet où nous sommes, le bain est fort agréable ; il y a précisément assez près de la rivière une vieille tour inhabitée et fort solitaire, où l'on ne monte que par une échelle de bois de marronnier, que les bergers ont faite pour voir de loin leurs bêtes égarées. Je monterai sur cette vieille tour, et j'espère m'acquitter au mieux de tout ce que vous m'avez prescrit. » Régnier, qui connaissait aussi bien qu'elle et la métairie et la tour, crut ne devoir pas en faire rien paraître. C'est pourquoi il répondit à la dame que, quoiqu'il n'eût aucune connaissance des lieux, ils lui paraissaient très-propres à la chose, s'ils étaient tels qu'elle le disait. Ravi de trouver l'occasion de se venger, il ajouta qu'il ne tarderait point de lui envoyer l'image et l'oraison qu'elle devait réciter, « persuadé, lui dit-il, que lorsque le succès aura rempli vos espérances, vous voudrez bien reconnaître mes ser- vices et m'accorder quelque faveur. » La veuve le lui promit, et ils se séparèrent fort satisfaits l'un de l'autre. Le philosophe, impatient du désir de satisfaire son ressentiment, eut bientôt fait fabriquer une petite image ; il l'envoya à madame Hélène, avec une fable qu'il composa pour l'oraison ; il lui fit dire en même temps d'exécuter le projet la nuit suivante, sans y manquer. Pour compléter sa vengeance, il se rendit secrètement, accompagné de son domestique, dans la maison de campagne d'un de ses amis, peu éloignée de la vieille tour. De son côté, la veuve, suivie de sa servante, prit le chemin de la métairie. La nuit venue, elle fait semblant de se coucher, et vers l'heure du premier somme, elle sort tout doucement du logis et s'en va à la rivière d'Arno, le plus près de la tour qu'il lui fut possible. Elle tourne ses regards de tous côtés ; et ne voyant ni n'entendant personne, elle se déshabille et cache ses habits derrière un buisson ; puis elle se baigne sept fois avec l'image qu'elle tient dans ses mains. Cela fait, elle marche vers la tour, où elle monte, tenant d'une main la petite figure, et s'appuyant de l'autre sur l'échelle, qui n'était pas trop bonne. Régnier, qui s'était caché tout auprès avec son domestique parmi les saules, ne perdit aucun des mouvements de la dame. Elle passa même à deux pas de lui en se rendant à la tour. La blancheur de son corps, qui brillait dans l'obscurité de la nuit, la beauté de sa gorge, toutes ses autres parties, non moins belles, qu'il eut le temps de considérer, excitèrent en lui quelques mouvements de compassion, lorsqu'il se représenta que tout cela allait bientôt se flétrir et disparaître. D'un autre côté, l'aiguillon de la chair le pressa si vivement, qu'il sentit le dieu qui plaît si fort aux dames lever insolemment la tête et lui conseiller de sortir de l'embuscade pour voler dans les bras de la belle Hélène. Peu s'en fallut qu'il ne succombât à la tentation ; mais considérant, par un effort de courage, quelle était cette femme, et combien le tour qu'elle lui avait joué était sanglant, la haine et le désir de la vengeance reprirent le dessus et chassèrent la compassion et l'amour. Il laissa donc monter la dame sur la tour. Elle n'y fut pas plus tôt que, se tournant vers le nord, elle se mit à réciter la prétendue oraison. Dans le même temps, Régnier, s'étant approché sans bruit de la masure, ôta doucement l'échelle. La veuve, ayant répété sept fois les paroles convenues, attendait les deux demoiselles, et les attendit si longtemps qu'elle vit paraître l'aube du jour sans avoir reçu leur visite. La fraîcheur de la nuit lui faisait éprouver un froid qui lui donnait des craintes pour sa santé. Lassée de les attendre vainement, elle commence à se douter de la tromperie. « Il y a toute apparence, se disait-elle, que Régnier aura voulu se venger de la mauvaise nuit que je lui ai fait passer ; mais si tel a été son projet, je m'en console en songeant que j'ai souffert beaucoup moins de froid et moins longtemps que lui. Cette nuit est d'un grand tiers moins longue que ne le fut la sienne. » Pour que le jour ne la surprît point là, elle voulut descendre ; mais quelle fut sa surprise lorsqu'elle ne vit plus l'échelle ! Jamais consternation ne fut plus grande. Le cœur lui manque et elle tombe évanouie sur la terrasse. Elle ne revint à elle que pour pleurer et faire des doléances capables d'amollir tout cœur qui n'eût pas été possédé du démon de la vengeance. Elle ne douta point que ce ne fût l'ouvrage de Régnier, et se reprocha de l'avoir outragé, mais plus encore de s'être fiée à lui après le tour cruel qu'elle lui avait joué. Elle regarde de tous côtés ; elle cherche s'il n'y aurait pas moyen de descendre par quelque endroit sans échelle ; et n'en trouvant point, elle recommence ses lamentations. « Que je suis malheureuse ! disait-elle ; que diront mes frères, mes parents, mes voisins et mes connaissances, lorsqu'ils sauront que j'ai été trouvée ici toute nue ! me voilà perdue à jamais de réputation, moi qui avais pris tant de soin de cacher mes faiblesses ; mais quand bien même je trouverais moyen de me disculper par quelque mensonge, Régnier ; qui sait mes aventures, ne détruira-t-il pas tout ce que je pourrais alléguer en faveur de mon honnêteté ? Ah ! malheureuse que je suis, je perds, à la fois mon amant et mon honneur. » Ces tristes réflexions la menèrent si loin, qu'elle fut plusieurs fois tentée de se précipiter de la tour en bas ; mais l'amour de la vie et la crainte de la douleur l'en empêchèrent. Le soleil étant levé, elle promène ses regards de côté et d'autre, pour voir si elle n'apercevrait pas quelque berger qui pût aller querir sa domestique ; mais elle ne vit que Régnier qui s'était endormi sous un buisson et qui s'éveillait précisément à cet instant. Notre philosophe s'approche pour lui parler. « Eh ! bonjour, madame, lui dit-il d'un air goguenard : les deux demoiselles sont-elles venues ? » La veuve recommence à pleurer et le supplie de s'approcher tout contre la tour, pour qu'elle puisse lui parler plus aisément. Il lui obéit ; et la belle s'étant couchée sur le ventre et ne montrant que la tête, lui dit tout en pleurs : « Vous pouvez bien croire, mon cher Régnier, que je ne suis pas sans me repentir du mal que je vous ai fait ; oui, je m'en repens. Si je vous ai maltraité, vous vous êtes vengé ; car quoique nous soyons dans le mois de juillet, j'ai pensé mourir de froid cette nuit, parce que je suis toute nue. Vous ne sauriez croire combien de fois je me suis reproché l'offense que je vous ai faite et le tort que j'ai eu de ne pas répondre à votre amour ; ainsi, je vous en conjure, ne poussez pas plus loin votre vengeance : soyez généreux, pardonnez-moi en faveur de mon repentir. Je sais que je ne mérite point de pitié ; mais vous vous montrerez digne de la noblesse de votre naissance, vous serez magnanime, et vous ne me ferez pas languir plus longtemps. Un honnête homme est assez vengé dès qu'il voit qu'il ne tient qu'à lui de l'être davantage. Faites-moi donc apporter mes habits, afin que je puisse descendre. Ne m'ôtez point l'honneur que vous ne pourriez plus me rendre. Si je vous ai trompé en vous faisant espérer de passer une nuit avec moi, je réparerai ma faute du mieux qu'il me sera possible, et, pour une nuit perdue, je vous en donnerai cent, si vous l'exigez. Vous êtes un homme et je ne suis qu'une femme, c'est-à-dire un être faible qu'il est facile de terrasser. Contentez-vous de m'avoir fait connaître qu'il ne dépend que de vous de porter la vengeance aussi loin que vous voudrez. Que vous reviendrait-il de m'exposer à la médisance publique ? Ne vous servez pas de l'avantage que vous avez sur moi : l'aigle n'a point de gloire d'avoir défait la colombe ; et vous êtes trop galant homme pour employer vos forces contre une femme, coupable à la vérité, mais dont vous êtes déjà vengé. Ayez donc compassion de mon état, je vous en conjure pour l'amour de Dieu, et pour l'amour de vous-même. » Régnier, entendant ce discours, éprouvait à la fois du plaisir et de la douleur : du plaisir de se voir vengé du mal que cette femme lui avait fait ; de la douleur, ne pouvant la voir gémir et pleurer sans être touché de compassion. Cependant, le désir de se venger l'emportant sur l'humanité : « Madame, lui réponditil, si, la nuit que vous pensâtes me faire mourir de froid, mes prières qui, à la vérité, ne furent pas, comme les vôtres, accompagnées de larmes ni assaisonnées de tendres compliments, avaient pu me faire obtenir de vous seulement un abri pour me mettre à couvert de la neige qui m'accablait, je ferait à présent de bon cœur ce que vous me demandez ; mais puisque, lorsque je grelottais, vous ne vous inquiétiez nullement de votre honneur, et que vous vous en moquiez au contraire dans les bras de votre amant, je ne dois pas non plus m'inquiéter du mien en cherchant à me venger de votre noire méchanceté. Souvenezvous de tout ce que vous m'avez fait souffrir, pour en faire sans doute hommage à votre galant. Adressez-vous à lui : il aura soin de votre honneur, dont vous êtes si fort en peine, et que vous n'avez pas laissé de lui abandonner. Qui mieux que lui doit vous secourir ? vous vous êtes donnée à lui et lui à vous : appelez-le, il ne manquera pas de voler à votre secours. Voyez si l'amour que vous avez pour ce quidam, voyez si votre esprit, joint au sien, que je suppose aussi fertile en ressources que le vôtre, pourra vous tirer d'un piége dans lequel vous a fait donner le sot que vous insultiez si fièrement, la seconde nuit des fêtes de Noël. Vous souvient-il des plaisanteries que vous vous êtes permises avec lui à mon sujet ? Quant aux faveurs, ajouta-t-il, que tu m'offres si généreusement dans une circonstance où tu ne pourrais me les refuser si j'en avais envie, tu peux les garder pour ton amant, dans le cas que tu survives au traitement que je te destine. Je les lui cède de bon cœur, ces nuits agréables dont tu te proposes de me régaler ; et certes j'en eus trop d'une seule : on ne me trompe pas deux fois. N'espère donc pas me séduire par tes flatteries et ton langage mielleux ; ce n'est pas à l'égard d'une aussi méchante femme qu'il est beau d'être généreux et magnanime ; ce serait, au contraire, travailler au bien public que de délivrer la société d'un aussi mauvais sujet. Tu as beau dire, je ne suis point un aigle ; mais conviens aussi que tu n'es rien moins qu'une colombe ; tu n'es tout au plus qu'un vil serpent qu'il faut écraser pour l'empêcher de nuire davantage. J'ai plus appris à te connaître en une seule nuit que je n'ai appris à me connaître moi-même pendant tout le temps de mes études à Paris. Ainsi n'espère pas m'attendrir ; je veux et dois te poursuivre comme mon ennemie, sans miséricorde. Quand on se venge, on doit faire plus de mal qu'on en a reçu. Mais est-ce se venger que de te faire souffrir ? n'est-ce pas plutôt te châtier d'une faute grave, te punir d'un crime atroce, exercer en un mot une justice méritée ? Si, comme c'est dans l'ordre, la vengeance doit surpasser l'outrage, je ne pourrais jamais me venger de ta cruelle perfidie. Quand bien même je t'arracherais la vie, ta mort ne saurait expier ton forfait ? Que dis-je ! cent vies pareilles à la tienne ne suffiraient pas pour effacer ton crime, puisque tu n'es qu'une vile et méchante créature, qui, à un peu de beauté près, que le temps flétrira bientôt, ne vaut pas la plus misérable servante du monde. Songe qu'il n'a pas tenu à ta malignité de faire mourir un galant homme, pour me servir de ta propre expression, dont la vie studieuse pourra être plus utile à la société que cent mille vies comme la tienne, fussent-elles aussi longues que celles des anciens patriarches. Je t'apprendrai à maltraiter un honnête homme, et à te moquer d'un philosophe qui n'a autre chose à se reprocher que de t'avoir aimée sans te connaître. Ce châtiment-ci, si tu en réchappes, te rendra plus sage et te guérira de l'envie d'outrager ceux qui ne t'ont point fait de mal. Mais si tu désires tant de descendre, que ne te jettes-tu en bas ? J'aurais un plaisir infini à te voir casser le cou. Donne-moi cette douce satisfaction ; la mort te délivrera de toutes tes craintes et de tous tes maux. J'ai trouvé le secret de te faire monter sur cette tour ; c'est à toi maintenant de trouver celui d'en descendre. » Pendant le discours du philosophe, la dame fondait en larmes, et le soleil s'avançait dans sa course. Régnier cependant n'eut pas plutôt cessé de parler que la jeune veuve arrêta ses sanglots pour lui répondre ; ce qu'elle fit en ces termes : « Homme cruel ! si la fatale nuit dont vous avez sujet de vous plaindre vous tient si fort au cœur ; si ma faute, que je ne cherche point à diminuer à vos yeux, vous semble si énorme que ni ma jeunesse, ni mes larmes, ni mes humbles prières ne peuvent en obtenir le pardon, laissez-vous du moins toucher par le souvenir de la confiance que je vous ai témoignée, en vous ouvrant mon cœur et en suivant de point en point ce que vous m'avez prescrit de faire pour ravoir mon amant. Sans cet excès de confiance, qui mérite quelque égard, vous n'auriez peut-être pas trouvé l'occasion de vous venger. Que cette considération vous porte à me traiter avec moins d'inhumanité ! Laissez-vous émouvoir par la sincérité de mon repentir. Ne suis-je pas assez humiliée, sans vouloir ajouter à ma douleur ? Grâce, je vous en conjure, et comptez sur une éternelle reconnaissance : rendezmoi mes habits, ma liberté, et soyez sûr que je renoncerai à mon amant, à tout le monde, pour ne m'attacher qu'à vous seul et tâcher de vous faire oublier, par mes soins et mes caresses, une offense que je m'étais mille fois reprochée avant de tomber entre vos mains. Ma beauté, dont vous faites si peu de cas, et que vous croyez de si courte durée, est assez grande pour devoir plaire à un jeune homme tel que vous, au moins pendant quelque temps. Je vous la consacrerai tout entière et ferai ma plus douce occupation de vous rendre heureux. Quelque cruauté que vous ayez pour moi, quelque irrité que vous paraissiez, je ne puis croire que vous trouvassiez du plaisir à me voir précipiter de cette tour. Non, vos yeux ne pourraient soutenir sans peine le spectacle de ma mort ; ces yeux, si vous voulez dire la vérité, ces yeux qui m'ont autrefois trouvée si aimable, ne sont pas si barbares que vous voudriez le faire entendre. Ayez donc pitié de moi : grâce, encore un coup ! et après m'avoir fait souffrir le froid de la nuit, ne me laissez pas plus longtemps exposée aux ardeurs du soleil qui commencent à me devenir insupportables. » Notre philosophe, qui ne lui parlait et ne demeurait là que pour se moquer d'elle et jouir plus longtemps du plaisir de se venger, lui répondit en ces termes : « Je ne vous tiens aucun compte, ma belle dame, de la confiance que vous m'avez témoignée ; je ne la dois qu'à votre intérêt et non à votre amour ; vous ne cherchiez qu'à recouvrer votre galant ; ainsi, je dois regarder cette ouverture plutôt comme un outrage de plus que comme un motif d'indulgence. Vous êtes encore dans l'erreur, de croire que cette confiance était le seul moyen que j'eusse de me venger : je vous avais tendu tant de piéges, qu'il était impossible que vous ne donnassiez dans quelqu'un, et, heureusement pour vous, vous êtes tombée dans le plus supportable et le moins honteux. Si je t'ai fait donner dans celui-ci, de préférence à mille autres, c'est moins par ménagement pour toi que pour ma propre satisfaction. Mais si, contre toute apparence, tu les eusses évités tous, la plume eût été ma dernière ressource : j'aurais écrit contre toi, de manière à te faire maudire l'existence mille fois le jour. La plume est une arme plus meurtrière qu'on ne l'imagine ; il faut en avoir soi-même éprouvé les atteintes pour en connaître tout le pouvoir. Je prends le ciel à témoin, et puisse le ciel donner à ma vengeance une fin digne de son commencement ! je prends, dis-je, le ciel à témoin que je t'aurais tant ridiculisée, si adroitement décriée ; j'aurais employé, pour te peindre, des couleurs si noires et si naturelles, que la honte que tu aurais eue de toi-même t'eût portée à te crever les yeux, pour n'être plus exposée à voir ton affreuse image. Au reste, ne te détache de personne en ma faveur : je te méprise trop pour vouloir de ton amour. Tu peux aimer tant que tu voudras celui dont tu regrettais si fort la perte. Il partageait ma haine avec toi ; mais depuis qu'il t'a abandonnée, et que son infidélité m'a fourni les moyens de me venger de ta coquetterie, il m'est devenu aussi cher qu'il m'était odieux auparavant. Les coquettes comme toi ne cherchent que le plaisir ; tu ne le trouverais peut-être pas en moi. Il te faut, comme au commun des femmes, de jeunes freluquets au teint frais, et qui ont à peine du poil au menton, parce qu'ils sont plus dispos, qu'ils dansent et jouent mieux que les autres. Apprends cependant que si les hommes qui sont un peu plus mûrs et qui ont la barbe garnie, sont moins vifs et vont plus lentement, ils vont du moins d'un pas réglé et soutenu, savent ce que les autres doivent encore apprendre. Les femmes coquettes et frivoles estiment les jeunes gens meilleurs chevaucheurs, parce qu'ils font plus de chemin en un jour que ceux d'un âge plus avancé ; j'avoue qu'ils sont plus ardents ; mais, en revanche, les hommes de moyen âge, plus expérimentés, connaissent mieux les endroits chatouilleux, et l'on doit préférer le bon et le solide au brillant de peu de durée. Le grand trot fatigue, quelque jeune qu'on soit ; mais le petit pas fait arriver au logis, quoiqu'un peu tard, sans la moindre lassitude. La plupart des femmes se laissent prendre aux apparences, sans considérer que les apparences sont trompeuses. Elles ne voient pas que les jeunes gens ne se contentent pas d'une maîtresse, et que leur grande vivacité doit naturellement les rendre changeants : tu en as fait toi-même l'expérience. Ils désirent de jouir de presque toutes les femmes qu'ils rencontrent, et s'imaginent que les caresses qu'on leur fait sont un tribut qu'on leur doit. De là vient leur peu de reconnaissance. Aussi font-ils consister leur gloire à publier les faveurs qu'ils ont reçues. C'est cette indiscrétion qui a engagé un grand nombre de femmes à s'abandonner à des moines, que la sainteté de leur état empêche d'être indiscrets. Détrompe-toi, si tu penses que tes amours ne soient connues que de ta servante et de moi : elles ont éclaté dans le public, et l'on ne parle d'autre chose dans ton quartier ; mais rien n'est plus ordinaire, dans les intrigues amoureuses, que de voir la personne intéressée être la dernière à savoir les bruits qui courent sur son compte. D'ailleurs les jeunes amants se font un plaisir de divulguer leurs aventures, et le tien n'aura sûrement pas gardé le secret sur son intrigue avec toi. Attire-le de nouveau dans tes filets, si tu peux ; quant à moi, tu dois y renoncer ; je suis à une autre pour la vie. J'aime une dame qui vaut plus que toi, de toutes les façons, et qui ne m'a point fait acheter ses faveurs par aucun vilain tour, parce qu'elle a su m'apprécier. Ainsi, si tu veux te jeter en bas, je puis t'assurer que je te verrai casser le cou sans regret et sans trouble. Tu m'obligeras même de te dépêcher, si tu es capable de faire un pareil saut ; mais puisque tu crains de perdre la vie et d'aller à tous les diables, qui te feraient bien plus souffrir que moi, tu n'as qu'à supporter avec patience l'ardeur du soleil ; et si tu la compares au froid que tu m'as fait endurer, tu conviendras que la peine n'est point encore proportionnée à l'offense. – Puisque rien de ce que je vous ai dit ne peut vous émouvoir, reprit la dame en sanglotant de plus belle, laissez-vous du moins attendrir par considération pour l'objet qui vous a rendu plus de justice que moi. Je vous demande grâce au nom de l'amour que vous avez pour cette personne aimable. – Tu me prends par mon faible, répondit Régnier : je ne puis rien refuser au nom de cette belle ; » et, voyant qu'il était déjà neuf heures : « Dis-moi où sont tes habits, ajouta-t-il, et je les irai querir. » Hélène, croyant avoir vaincu sa barbarie, livra son cœur à l'espérance et lui indiqua l'endroit où elle s'était déshabillée. Le philosophe s'éloigne de la tour et laisse son domestique en sentinelle, avec ordre d'empêcher qui que ce soit d'approcher, jusqu'à son retour. Cela fait, il alla dîner chez son ami, où il fit ensuite la méridienne tout à son aise. La jeune veuve, que la promesse de Régnier avait un peu consolée, tantôt assise, tantôt couchée, tantôt debout, trouve enfin un endroit où il y a un peu d'ombre, et, l'esprit occupé de peu d'espérance et de beaucoup de crainte, elle pleure sa triste destinée et désespère du retour du jeune homme. Accablée de lassitude et de sommeil, elle s'endormit, mais pour peu de temps ; car, vers l'heure de midi, le soleil, dardant perpendiculairement ses rayons sur sa peau délicate et sur sa tête découverte, brûla non-seulement la chair, mais fit de distance en distance des fentes qui lui causaient tant de douleur, qu'elle s'éveilla, quelque envie et quelque besoin qu'elle eût de dormir. Se sentant ainsi grillée et voulant se remuer, il lui semblait que sa peau se retirait et s'en allait en lambeaux, comme un parchemin brûlé qu'on veut étendre. À ces douleurs cuisantes se joignait un mal de tête des plus violents. Par-dessus tout, le pavé de la tour était si brûlant, qu'elle était obligée d'être dans un mouvement continuel. Pour surcroît de malheur, il ne faisait pas le moindre vent, et un essaim de mouches et de taons la piquaient si cruellement, qu'il lui semblait qu'à chaque moment on lui donnait mille coups d'épingle ; ce qui lui faisait porter continuellement les mains sur les différentes parties de son corps. Elle maudissait la vie, son amant et Régnier, lorsque, accablée de lassitude, de faim et de soif, elle se lève et regarde s'il n'y aurait pas quelqu'un dans les environs ; résolue de l'appeler à son secours, quoi qu'il dût en arriver. Mais sa malheureuse destinée lui avait enlevé toutes les ressources : la chaleur excessive retenait les bergers et les laboureurs dans leurs chaumières, si bien qu'elle n'entendait d'autre bruit que le chant des cigales. Les eaux de la rivière d'Arno, qu'elle voyait couler, ne faisaient qu'irriter sa soif ; les bois, les maisons et les ombrages qu'elle découvrait, ne contribuaient qu'à aigrir sa peine et à lui faire former des souhaits qui augmentaient sa douleur. Enfin les feux du soleil, le pavé brûlant, la piqûre des mouches et des taons réduisirent cette victime de la plus affreuse vengeance dans un état si pitoyable, que son corps, dont l'obscurité de la nuit n'avait pu effacer la blancheur, était moitié noir, moitié rouge et tout tacheté de sang. Privée de toute espérance et de toute consolation, cette infortunée n'attendait plus que la mort, et s'y préparait en offrant à Dieu ses douleurs pour l'expiation de ses péchés. Cependant Régnier s'étant éveillé vers les trois heures de l'après-midi, retourna à la tour pour voir ce que sa victime était devenue et dit à son valet, qui était encore à jeun, d'aller dîner. La pauvre dame, entendant la voix de son cruel persécuteur, se traîne avec peine sur les bords de la terrasse, et couchée sur le ventre : « Régnier, lui dit-elle les yeux mouillés de larmes, vous voilà vengé de reste ; si je vous ai fait geler pendant une nuit, vous m'avez fait rôtir durant un jour entier et mourir de faim et de soif. Dans l'état où je suis, la mort me serait plus douce que la vie, et je souffre si cruellement, que je vous prie de venir m'achever ; je regarderai ce dernier trait comme une faveur. Si vous me refusez ce service que je n'ai pas le courage de me rendre moi-même, ne me refusez pas du moins un verre d'eau, pour en humecter ma bouche sèche et brûlante. Accordez-moi cette dernière grâce, car je me sens mourir. » Le philosophe connut, à la faiblesse de sa voix, qu'elle était effectivement fort malade. Il sentit un petit mouvement de compassion, et ne laissa pourtant pas de lui répondre : « Si vous voulez mourir, vous mourrez de votre main et non de la mienne. Pour de l'eau, je vous en donnerai comme vous me donnâtes du feu. Ce qui me fâche, c'est que, pour guérir mon froid, il ait fallu me mettre dans la fiente très-puante de vache et de cheval, tandis que votre chaud peut se guérir avec de l'eau de rose qui sent bon. Je faillis à perdre l'usage de mes nerfs, et vous en serez quitte pour changer de peau, comme le serpent. Vous n'en aurez le teint que plus beau. – Barbare, reprit la veuve infortunée, puisse le ciel te donner un teint acquis de la même sorte ! homme plus cruel que les monstres les plus féroces, qu'aurais-tu fait de plus si j'avais égorgé toute ta famille ? punirait-on d'un supplice plus lent et plus rigoureux le dernier des scélérats qui aurait à se reprocher la mort de tous les habitants d'une ville ? tu me refuses un verre d'eau, qu'on ne refuse pas aux plus grands criminels sur la roue ? encore même leur donne-t-on du vin s'ils en demandent. Puisque tu t'obstines à me refuser le moindre soulagement ; puisque tu es inexorable, je vais me préparer à mourir en patience. Dieu veuille avoir pitié de mon âme ! c'est à lui que je laisse le soin de me venger de ta cruauté, dont il est seul témoin. » Après ces paroles, elle se traîna au milieu de la terrasse, et souhaita mille fois que la mort vint finir son martyre. La nuit s'approchant, et Régnier se trouvant assez vengé, fit prendre par son domestique, de retour depuis près d'une heure, les habits de madame Hélène, et marchant devant lui, il alla trouver la servante, qu'il rencontra sur la porte de la métairie, fort affligée de la disparition de sa chère maîtresse. « Ma bonne, lui dit-il en l'abordant, sais-tu où est madame Hélène ? – Hélas ! monsieur, je l'ignore. Je croyais la trouver ce matin dans son lit, mais elle est disparue, sans que je sache ce qu'elle est devenue, et vous me voyez fort chagrine ; car je crains qu'il ne lui soit arrivé quelque malheur. – Que n'étais-tu avec elle, dit le philosophe d'un ton de mauvaise humeur, afin d'avoir pu me venger de toi comme je me suis vengé d'elle ! Mais, ce qui est différé n'est pas perdu : je saurai bien te punir tôt ou tard de ta méchanceté. Je t'apprendrai à te moquer des gens de ma sorte. » Puis, s'adressant à son valet : « Donne-lui ces habits, et dis-lui d'aller chercher sa maîtresse, si elle veut. » La servante, après avoir reconnu les habits, ne doutant point que Régnier n'eût égorgé madame Hélène, eut une peur inconcevable pour sa propre vie. Elle les prit sans murmurer ; mais, lorsque Régnier et son valet furent partis, elle donna une libre carrière à sa douleur et courut vers la tour avec ces habits, en poussant des cris horribles. Régnier et son domestique avaient à peine quitté la veuve pour se rendre à la métairie, que le fermier de cette infortunée, qui cherchait deux cochons égarés, alla voir s'ils ne seraient pas derrière la tour. Arrivé à cet endroit, il entend de tristes plaintes. « Qui est-ce qui gémit là-haut ? » cria-t-il. La dame, qui reconnut sa voix, l'appela par son nom : « Va, lui dit-elle, appeler ma servante, et dis-lui de venir ici. – Quoi ! c'est vous, madame ? Eh ! qui vous a donc perchée sur cette tour ? Savez-vous que votre domestique vous cherche partout depuis ce matin ; mais qui diable eût pu vous deviner là ? » Il court à l'échelle, et comme il travaille à la bien asseoir, afin qu'elle ne bouge pas de place sous les pieds de la dame, voilà la servante qui arrive tout éperdue, en demandant au métayer où est sa chère maîtresse. « Je suis ici, mon enfant, répond la dame en haussant la voix le plus qu'il lui est possible ; ne t'afflige point, apporte-moi seulement mes habits. » La servante, rassurée par ce qu'elle vient d'entendre, monte sur l'échelle, et voyant sa maîtresse étendue sur la terrasse, et ressemblant plutôt à un tronc de bois grillé qu'à un corps humain, elle pousse un cri de frayeur, se déchire le visage avec ses ongles, et la pleure comme si elle était morte ; mais Hélène la fait taire et la prie de lui aider à s'habiller. La veuve se consola un peu d'apprendre de sa servante que personne ne savait où elle avait été. Quand elle fut tout à fait habillée, elle pria le métayer de monter pour l'aider à descendre ; ce bon paysan, voyant qu'elle était hors d'état de se soutenir, la descendit avec beaucoup de peine sur ses épaules, et se disposait à la porter ainsi à la ferme, lorsque la servante, qui descendit la dernière, tomba de dessus l'échelle et se cassa une cuisse. Elle poussa un cri si effroyable, que le fermier fut obligé de poser la maîtresse sur un monceau d'herbe, pour aller secourir la domestique ; mais quand il vit qu'elle s'était cassé la cuisse, il la posa pareillement sur une pelouse, et revint à la dame. Ce nouveau malheur lui causa le plus violent chagrin, parce qu'elle espérait plus de secours de sa servante que de toute autre personne. Affligée outre mesure, elle recommença ses doléances avec tant d'excès, que le métayer non-seulement ne put la consoler, mais même se mit à pleurer avec elle. Madame Hélène, ne voulant pas que la nuit la surprît dans cet endroit, de- venu si funeste à son repos, se fit porter à la maison du fermier, qui, accompagné de deux de ses frères, retourna chercher la servante. La femme du fermier donna ses soins à la veuve ; elle lava son corps avec de l'eau fraîche, lui fit prendre quelque nourriture légère, la déshabilla, la mit au lit et la fit transporter la nuit du lendemain à Florence, avec sa servante. Madame Hélène, qui savait mentir, imagina un conte pour donner à cette double aventure un tour favorable dans l'esprit de ses frères. Elle leur fit accroire que la foudre était tombée sur elles et les avait ainsi maltraitées l'une et l'autre. On appela des médecins, qui eurent beaucoup de peine à lui rendre la santé ; sa peau demeura plusieurs fois attachée au drap de son lit. Ils rétablirent avec le temps la cuisse de la servante. La gaieté ne revint point avec la santé : madame Hélène oublia son amant, renonça à l'amour, et surtout à la plaisanterie. Régnier, ayant appris que la servante avait eu la cuisse cassée, se crut assez vengé et en resta là. Il ne dit mot de l'aventure, moins par égard pour la veuve que pour sa propre réputation. Voilà comment madame Hélène fut punie du tour qu'elle avait joué à Régnier ; elle ignorait sans doute de quoi sont capables les gens d'étude quand on les outrage. Ce sont des diables d'autant plus dangereux qu'ils sont plus instruits ; ainsi gardezvous bien, mesdames, de jamais tromper un philosophe. NOUVELLE VIII CORNES POUR CORNES J'ai ouï dire qu'il y eut autrefois à Sienne deux bons bourgeois, fort à leur aise, dont l'un se nommait Spinelosse de Tamina, et l'autre de Sepe de Mino. Ils étaient tous deux à la fleur de leur âge, demeuraient dans la même rue et s'aimaient beaucoup. Mariés l'un et l'autre, ils avaient chacun une jolie femme. Spinelosse, qui allait très-souvent chez Sepe, soit que celui-ci y fût ou non, devint amoureux de sa femme, et sut si bien lui faire la cour, qu'il ne tarda pas à obtenir ses faveurs. Ce commerce dura assez longtemps, sans que le cocu s'en doutât. Cependant la familiarité qui régnait entre sa femme et son ami lui donna à la longue des inquiétudes, et, pour éclaircir si elles étaient bien fondées, il prit un jour le parti de se cacher vers l'heure où Spinelosse avait coutume de le venir voir. Celui-ci vint bientôt le demander, et la femme, qui le croyait sorti, lui ayant dit qu'il était absent, il commença par l'embrasser ; elle, de lui rendre baisers pour baisers. Sepe, qui voyait ces caresses du lieu où il s'était fourré, ne dit mot, pour savoir quel serait le dénoûment de ce jeu. Bref, il vit sa femme et Spinelosse entrer dans la chambre à coucher et s'y enfermer sous clef. Il est aisé de juger s'il dut être piqué de cette double trahison ; mais, considérant que ses cris, bien loin de diminuer l'outrage, ne feraient qu'augmenter sa honte, il ne crut pas devoir éclater, et se contenta de rêver aux moyens de se venger sans bruit. Son imagination lui en eut bientôt fourni un très-convenable, auquel il s'arrêta. Spinelosse ne fut pas plutôt sorti, que Sepe entra dans sa chambre et trouva sa femme qui raccommodait sa coiffure chiffonnée. « Que fais-tu là, ma femme ? lui dit-il. – Ne le voyezvous pas ? – Si vraiment, et j'ai vu encore autre chose, que je voudrais bien n'avoir point vu. » Il lui fait alors le récit de ce dont il a été témoin, et la femme, transie de peur, voyant qu'il n'y avait pas moyen de nier, lui avoua tout, et lui en demanda pardon les larmes aux yeux. « Tu ne pouvais me faire une plus grande injure, dit le mari ; je te pardonnerai cependant, à condition que tu feras ce que je te commanderai. – Vous serez obéi. – Eh bien ! je veux que tu donnes rendez-vous à Spinelosse pour demain, à neuf heures du matin ; j'arriverai un moment après lui, et, dès que tu m'entendras, tu le feras cacher dans ce grand coffre et l'y fermeras à la clef. Quand cela sera fait, je te dirai ce qu'il te restera à faire. Suis mes ordres à cet égard, et je te jure de te pardonner, et même d'oublier ta faute. » La femme promit tout pour mériter sa grâce, et remplit avec exactitude les intentions de son mari. Le lendemain, Spinelosse et Sepe étaient ensemble sur les neuf heures. Le premier, qui avait promis à la femme de son ami d'aller la trouver à cette heure-là, prétexta, pour se séparer, un dîner qu'il ne voulait point manquer. « Ce n'est point encore l'heure du dîner, ainsi ne t'en va pas sitôt. – Je ne serais point fâché d'arriver de bonne heure, parce que j'ai à parler d'affaires à la personne chez qui je dois dîner. » Le voilà parti et rendu chez sa maîtresse. Ils furent à peine dans la chambre, que Sepe se fait entendre sur l'escalier. Sa femme feint d'avoir peur, engage le galant à se cacher dans le coffre, l'y enferme et sort de la chambre. Sepe paraît et demande à sa femme si le dîner est prêt : « Il le sera dans la minute. – Je viens de quitter Spinelosse, reprit le mari : il dîne en ville chez un de ses amis ; comme sa femme sera toute seule, allez la prier de venir manger un morceau avec nous. » La belle, que le souvenir de sa faute et la crainte d'en être punie rendaient obéissante, fit incontinent ce que voulait son mari, et sollicita si bien sa voisine, à qui elle apprit qu'elle ne devait pas attendre son mari, qu'elle l'emmena. Sepe la reçut avec de grandes démonstrations d'amitié. Il fit signe à sa femme d'aller à la cuisine, et prenant la voisine par la main, la conduisit dans sa chambre et ferma la porte au verrou. « Que signifie ceci ? dit la voisine ; est-ce pour cela que vous m'avez priée à dîner ? c'est donc là l'amitié que vous avez pour mon mari ? – Avant de vous fâcher, madame, répondit Sepe en s'approchant du coffre et la tenant toujours par la main, daignez entendre ce que j'ai à vous dire : J'ai aimé et j'aime encore votre mari comme mon propre frère. Quant à l'amitié qu'il a pour moi, j'ignore si elle est bien tendre ; mais je sais bien qu'elle ne l'empêche pas de coucher avec ma femme comme avec vous. Il le fit hier, de fraîche date, et presque sous mes yeux. Or, c'est parce que je l'aime que je prétends user de représailles et borner là toute ma vengeance. Comme il a joui de ma femme, il est juste que je jouisse de vous : c'est la moindre chose que je puisse exiger. Si vous me refusez cette satisfaction, je vous déclare qu'il ne me sera pas difficile de le surprendre et de le traiter d'une manière dont vous ne vous trouverez pas bien ni l'un ni l'autre. » La dame ne pouvait croire que son mari lui fût infidèle. Sepe lui raconta comment il s'y était pris pour s'en assurer. Ces particularités achevèrent de la persuader. « Puisque vous avez résolu, lui dit-elle alors, de vous venger sur moi de l'outrage de mon mari, je veux bien y consentir, mais à condition que vous ferez ma paix avec votre femme ; de mon côté, je lui pardonne volontiers le tort qu'elle m'a fait. – Soyez tranquille, repartit Sepe ; je me charge de tout, et m'engage outre cela de vous donner un des plus jolis bijoux qu'il soit possible de voir. » Il commence ensuite à lui faire de tendres baisers, la pousse tout doucement sur le coffre, et en jouit autant de temps qu'il voulut. Spinelosse, qui avait tout entendu, entra dans une telle colère, qu'il en pensa crever de rage ; et si la crainte du ressentiment de Sepe ne l'eût arrêté, il n'est pas d'injures qu'il n'eût di- tes à sa femme, tout enfermé qu'il était. Mais, considérant qu'il avait été l'agresseur, et que Sepe ne faisait que lui rendre cornes pour cornes, il se consola, et résolut d'être son ami plus que jamais. Cependant la voisine, descendue du coffre, demande le joyau qui lui a été promis. Sepe ouvre alors la porte de la chambre, et appelle sa femme, qui dit en entrant à la voisine : « Vous m'avez rendu un pain pour un gâteau. – Ma femme, dit le mari en l'interrompant, ouvre le coffre. » Puis, se tournant vers la voisine, étonnée de voir là son mari : « Voilà, ma belle dame, le bijou que je vous ai promis. » Il serait difficile de dire lequel eut le plus de honte, ou de Spinelosse, qui savait de quelle manière on venait de le cocufier, ou de sa femme, de voir son mari qui avait entendu tout ce qu'elle avait dit et fait avec Sepe. Spinelosse sortit du coffre. « Nous sommes quittes, mon voisin, dit-il à Sepe sans entrer dans aucune explication ; et si tu veux m'en croire, nous n'en serons pas moins bons amis qu'auparavant. Puisque nous n'avons rien à partager que nos femmes, ajouta-til, je suis d'avis que nous les ayons en commun. » Sepe accepta l'offre : ils dînèrent tous quatre ensemble dans la plus parfaite union. Depuis ce jour, chaque femme eut deux maris, et chaque mari eut deux femmes, sans qu'il s'élevât jamais la moindre contestation entre eux pour la jouissance. NOUVELLE IX LE MÉDECIN JOUÉ Un médecin, né à Florence, avait été faire ses études et prendre ses grades à Bologne. De retour dans sa patrie, décoré du bonnet et de la robe de docteur, on ne tarda pas à s'apercevoir qu'il était tout aussi ignorant qu'avant son départ. Et véritablement rien n'est plus ordinaire, dans notre bonne ville de Florence, de voir ceux qui ont été prendre à l'université de Bologne, soit le grade d'avocat, soit celui de médecin, soit celui de notaire, ne cacher, sous leurs longues robes, qu'une sotte présomption, fruit de leur crasse ignorance. C'est surtout ce qu'on remarqua autrefois dans le nommé Simon de Villa, plus riche en biens patrimoniaux qu'en qualités acquises. Vêtu d'une robe d'écarlate et décoré du bonnet de docteur en médecine, il loua, à son retour de Bologne, une maison dans la rue qu'on appelle aujourd'hui du Concombre. Ce maître Simon avait, entre autres défauts, la manie de demander à la personne qui se trouvait avec lui le nom et l'histoire de tous ceux qu'il voyait passer dans la rue, comme s'il eût dû composer d'après les faits et gestes des passants les médecines qu'il donnait à ses malades. Il remarqua principalement deux peintres, dont il a été déjà question plusieurs fois, qu'il voyait tous les jours ensemble et qui demeuraient dans son quartier. On devine que c'est de Lebrun et de Bulfamaque qu'il s'agit. Comme il les voyait toujours de belle humeur, toujours prêts à rire et à danser, il s'informa quelle était leur profession ; et apprenant qu'ils étaient peintres et pauvres, comme la plupart des gens de leur état, il alla se fourrer dans l'esprit qu'il n'était pas possible que des gens pauvres pussent être si contents et si joyeux, et qu'il fallait qu'ils eussent quelque ressource qu'on ne savait pas, d'autant plus qu'ils avaient la réputation d'être fins et rusés. Pour savoir ce qui en était, il résolut de faire leur connaissance, ou tout au moins celle de l'un d'eux. Il ne tarda pas à faire celle de Lebrun. Dans le premier entretien que celui-ci eut avec le médecin, il fut aisé de s'apercevoir que ce n'était rien moins qu'un sot et un parfait imbécile. Il s'amusa beaucoup de ses platitudes, et le médecin goûta les gentillesses du peintre, de manière que chacun trouva du plaisir dans cette nouvelle liaison. L'un se félicitait d'avoir rencontré un esprit facile et crédule, dont il pouvait se moquer et tirer parti dans l'occasion ; l'autre était enchanté de la connaissance d'un artiste charmant et plein d'esprit. Le médecin, voulant découvrir les ressources qu'il supposait au peintre, l'invitait souvent à dîner, dans l'intention de se familiariser avec lui et de le faire parler. Un jour qu'il l'avait régalé, il prit sur lui de lui témoigner son étonnement de ce que Bulfamaque et lui étaient si gais et si contents, quoiqu'ils n'eussent pas de bien ni l'un ni l'autre. Il le pria de lui apprendre leur secret. Lebrun ne put s'empêcher de rire en lui-même d'une si sotte demande, et lui fit une réponse conforme à sa bêtise. « Notre maître, dit-il, je ne dirais pas à un autre comment nous faisons ; mais, comme vous êtes de mes amis, je ne ferai pas difficulté de vous le dire, à condition toutefois que vous me promettrez le secret. – Oh ! je vous jure de n'en jamais parler à personne, s'écria le docteur. – Vous voyez donc, reprit le peintre, comme Bulfamaque et moi vivons contents et joyeux : il n'est pourtant pas moins vrai que notre métier ne paye seulement pas l'eau que nous buvons. Nous ne vivons pas non plus de vols ni d'escroqueries : nous sommes d'honnêtes gens à qui la conscience n'a jamais rien reproché de ce côté-là. Ce qui nous donne à vivre, puisqu'il faut vous le dire, ce sont les courses où nous allons de temps en temps ; ces courses-là nous fournissent tout ce dont nous avons besoin, sans faire le moindre tort à per- sonne. Voilà, monsieur le docteur, l'unique source de notre gaieté et de notre bonheur. » Le médecin, qui ne comprenait pas ce que Lebrun venait de lui dire, ne laissa pas de le croire de la meilleure foi du monde. Il le pria ensuite de vouloir bien lui apprendre ce que c'était qu'aller en course, lui protestant qu'il n'en parlerait jamais, pas même à sa femme. « Grand Dieu ! que me demandez-vous là ? s'écria Lebrun ; savez-vous bien que je perdrais ma fortune et tout ce que j'ai de plus cher au monde si l'on venait à découvrir que je me suis ouvert là-dessus ? Que dis-je ? ma propre vie serait en danger, et peut-être me précipiterait-on sans pitié dans la gueule de Lucifer de Saint-Gal ; ainsi, n'attendez pas que je vous le dise jamais. » Lebrun ne faisait toutes ces difficultés que pour exciter davantage la curiosité du sot médecin : « Mon cher ami, lui dit alors le docteur, tu peux compter sur ma discrétion ; de ma vie je n'ouvrirai la bouche sur rien de ce que tu me diras, je t'en donne ma parole d'honneur. » Après avoir reçu plusieurs autres protestations d'un secret éternel : « Jugez, lui dit Lebrun, de l'empire que vous avez sur moi, de la déférence que j'ai pour votre qualité de docteur, de l'attachement que vous m'avez inspiré, de la confiance, en un mot, que j'ai en vous, puisque je n'ai pas la force de vous refuser. Vous allez donc tout savoir ; mais j'exige auparavant que vous me juriez, par la croix de Monteson, que vous n'en parlerez de votre vie à qui que ce soit. » Après qu'il eut fait jurer le médecin : « Vous pouvez avoir ouï dire, continua-t-il, qu'il y a douze ou treize ans qu'il arriva dans cette ville un fameux nécroman, nommé Michel Lescot, parce qu'il était d'Écosse. Il fut accueilli avec beaucoup de distinction des plus notables gentilshommes de Florence, presque tous morts aujourd'hui. Lorsqu'il partit, il laissa, à leur sollicitation, deux de ses disciples, à qui il commanda de rendre aux gentilshommes qui l'avaient si bien accueilli tous les services qui dépendraient d'eux et de leur art. Ces deux nécromans servaient lesdits notables, non-seulement dans leurs affaires de galanterie, mais encore dans les autres choses, et s'accoutumèrent telle- ment au climat de notre ville et aux mœurs de ses habitants, qu'ils résolurent de s'y fixer tout à fait. Ils se lièrent d'amitié avec plusieurs personnes, sans s'inquiéter si elles étaient de famille noble ou roturière, pauvres ou riches, ne s'attachant qu'au caractère et au mérite personnel. Par complaisance pour leurs amis, ils composèrent une société d'environ vingt-cinq hommes, qui devaient s'assembler deux fois le mois dans un lieu qu'ils avaient eux-mêmes choisi. Là, lorsque tous les frères étaient réunis, chacun demandait aux deux Écossais ce qu'ils souhaitaient, et ils satisfaisaient tout le monde autant de temps que durait la nuit, car l'assemblée ne se tenait jamais le jour. Bulfamaque et moi fîmes connaissance avec un homme de cette confrérie, et nous devînmes tellement amis, qu'il nous fit admettre l'un et l'autre. Cette société dure encore, et nous sommes très-exacts, comme vous l'imaginez bien, à ne pas manquer une assemblée. C'est une chose admirable de voir la richesse des tapisseries de la salle ou nous mangeons. Les tables sont servies avec une magnificence vraiment royale. Vous seriez émerveillé du grand nombre de domestiques de l'un et l'autre sexe empressés à nous servir et à prévenir nos désirs. Rien n'est plus brillant, mieux travaillé, que la vaisselle d'or et d'argent dans laquelle on sert les mets, qu'on a soin de varier à l'infini, afin de contenter tous les goûts. Il n'y a point d'instrument de musique dont on ne régale les oreilles. Je ne saurais vous dire ni combien on brûle de bougies à ces festins, ni quelle abondance de dragées de toutes les sortes, de confitures de toutes les couleurs, de vins de tous les pays, de fruits les plus recherchés il s'y consomme. N'allez pas vous figurer, mon cher docteur, que nous ayons là nos habits ordinaires, on nous en fournit de si riches, de si précieux, que le moins bien vêtu a l'air d'un empereur. Mais ce n'est pas tout : ce qu'il y a de plus agréable, de plus satisfaisant, ce sont les belles femmes qu'on y fait venir à souhait de toutes les parties du monde. Il suffit d'en désirer une pour qu'elle y paraisse un instant après, fût-elle à deux mille lieues. On y voit la dame de Barbanique, la reine de Basque, la femme du soudan, l'impératrice d'Osbeck, la Chian-chianfère de Norwége, la Sémistance de Berlinsone et la Scalpèdre de Narsie. Mais pourquoi m'amuserais-je à vous les compter ? il doit vous suffire de savoir qu'on y voit toutes les reines de l'univers, jusqu'à la schinchimure du Prêtre-Jean, qui a les cornes entre les deux fesses. Après qu'on a bien bu, bien mangé, bien dansé, chacun passe dans une chambre séparée avec la dame qu'il a fait venir. Vous noterez que chacune de ces chambres paraît une chapelle divinement décorée. Il s'en exhale continuellement des odeurs mille fois plus agréables que celle qui sort des boîtes d'épiceries de votre boutique quand vous faites le cumin. Les lits de cette chambre sont plus riches et plus élégants que celui du duc de Venise. Je vous laisse à penser ce qu'on fait sur ces beaux lits. Tous les frères ont les plus jolies femmes qu'on puisse voir ; mais, à mon avis, Bulfamaque et moi sommes pourtant encore mieux partagés que les autres, puisqu'il fait venir le plus souvent la reine de France, et moi celle d'Angleterre, qu'on sait être les plus belles femmes de leur royaume. Nous avons su si bien faire, que ces princesses n'aiment que nous et ne pensent qu'à nous. Jugez par là si nous devons être plus heureux que les autres, possédant les bonnes grâces de deux reines si puissantes. Vous devez bien vous imaginer que nous savons mettre à profit la tendre affection dont elles nous honorent. Quand nous avons besoin d'argent, nous leur en demandons ; et si nous désirons mille ducats, on nous les donne incontinent. C'est ce que nous appelons, dans notre langage, aller en course ; car, comme les corsaires, nous mettons tout le monde à contribution, avec cette différence cependant qu'ils ne rendent jamais ce qu'ils ont pillé, et que nous autres le rendons quand nous avons le nécessaire. « Voilà, mon cher et aimable docteur, ce que c'est qu'aller en course. Jugez à présent si j'avais tort de vous recommander le secret. Je ne veux plus vous exhorter à la discrétion, parce que vous avez trop d'esprit pour ne pas sentir de quelle conséquence il est pour moi que vous vous taisiez sur toutes les choses que vous venez d'entendre. Ce serait vous faire injure de penser que vous fussiez capable de me trahir et de violer vos serments. » Le médecin, dont tout le savoir ne consistait peut-être qu'à guérir les petits enfants de la teigne, crut tout ce que Lebrun lui dit, comme autant d'articles de foi, et eut la plus grande envie d'être reçu de cette merveilleuse société. Peu s'en fallut qu'il ne priât sur l'heure le peintre de l'y faire entrer ; mais il crut qu'il était bon de le mettre davantage dans ses intérêts, par de nouvelles politesses, avant de le lui proposer. Il se borna donc à lui dire qu'il n'était pas étonnant qu'il menât une si joyeuse vie, puisqu'il avait le bonheur d'être d'une si aimable confrérie. Depuis ce jour-là il redoubla d'attentions pour Lebrun, qu'il retenait presque tous les jours à dîner et à souper. Il ne laissait échapper aucune occasion de lui faire politesse, et recherchait si fort sa compagnie, qu'on eût dit qu'il ne pouvait vivre sans lui. Lebrun, pour ne pas paraître ingrat, lui peignit le carême dans la salle de compagnie, et un Agnus Dei dans la chambre à coucher. Il lui peignit encore dans une galerie la guerre des chats contre les rats ; ouvrage qui paraissait aux yeux du docteur de la dernière beauté. S'il arrivait que Lebrun ne soupât point chez le médecin, ce qui était rare, il s'en excusait le lendemain en disant qu'il avait passé la nuit avec la compagnie en question. Il lui dit un jour que la reine d'Angleterre l'ayant un peu mécontenté, il avait fait venir la Gumèdre du Grand Kan des Tartares. « Que veut dire Gumèdre ? demanda le médecin ; je n'entends pas ce mot-là. – Je n'en suis pas surpris, répondit le peintre, car j'ai entendu dire que le Porc-gras et Vinacenne n'en parlent point. – Dites donc Hippocrate et Avicenne, repartit le médecin. – Vous avez raison, continua Lebrun ; je n'entends pas plus vos noms que vous n'entendez les miens. Gumèdre, en langue tartare, signifie impératrice dans la nôtre. Ô la belle créature ! vous en seriez amoureux fou si vous l'aviez vue, et elle vous aurait déjà fait oublier les médecines, les ordonnances et les emplâtres. » Par ces sortes de discours, le rusé peintre ne faisait qu'allumer de plus en plus les désirs de l'imbécile docteur, qui se détermina enfin à lui ouvrir son cœur, persuadé que ses bienfaits l'avaient mis entièrement dans ses intérêts. Un soir donc qu'il tenait le flambeau pendant que Lebrun travaillait au combat des chats et des rats, et qu'ils étaient tous deux seuls, il lui dit du plus grand sérieux : « Vous ne sauriez vous figurer, mon cher ami, combien je vous suis dévoué ; il n'est rien que je ne sois disposé à faire pour vous en convaincre. Fallût-il aller tout à l'heure à deux lieues d'ici pour vous obliger, je partirais sans balancer. Comme je suis persuadé que vous ne m'aimez pas moins, vous ne devez pas être étonné de la prière que je vais vous faire. Depuis que vous m'avez parlé de votre agréable confrérie, je ne désire rien tant que d'en être, et ce n'est pas sans de bons motifs, comme vous allez en juger. Je vis l'année dernière à Cacavincigli la plus jolie servante qu'il y ait peut-être dans l'Italie, et depuis ce temps elle ne m'est pas sortie de la tête. Mon intention serait de la faire venir. Que j'aurais de plaisir à la caresser ! Je lui offris, dans le temps, deux bolonais pour l'engager à m'accorder ses faveurs ; mais il n'y eut pas moyen de l'y résoudre. Ne pourrais-je pas être admis dans votre société ? Dites-moi, je vous prie, ce qu'il faut que je fasse pour y être reçu ; soyez sûr que vous aurez en moi un compagnon qui ne vous déshonorera point. Je suis bel homme, mon teint est frais comme une rose ; je suis de plus docteur en médecine, et je pense que vous n'en avez point dans votre confrérie, où je pourrai par conséquent être utile. Je sais mille belles choses et même une infinité de chansons. Tenez, je vais vous en chanter une. » Et le voilà qui chante. Lebrun mourait d'envie de rire ; mais il se retint. La chanson achevée : « Eh bien, notre ami, qu'en ditesvous ? reprit le médecin. En vérité, répond le peintre, il n'est pas possible de mieux chanter ni d'avoir une voix plus agréable ; elle effacerait les sons harmonieux des violons de Saggenali. Vous êtes un vrai prodige. – Vous ne l'auriez jamais cru, je gage, si vous ne l'aviez entendu ? – Non, je vous jure, – J'en sais bien d'autres ; mais ce n'est pas le temps de vous montrer tout mon savoir. Apprenez que, tel que vous me voyez, je suis fils d'un gentilhomme, quoiqu'il ne vécût qu'au village, et que, du côté de ma mère, je descends en ligne directe de la famille de Vallechio. Aucun médecin de Florence n'a d'aussi beaux livres ni d'aussi belles robes que moi. J'en ai une qui m'a coûté près de cent écus. Je vous prie donc encore une fois de me faire admettre dans votre société. Si vous me rendez ce service, vous pouvez hardiment tomber malade quand vous voudrez ; je vous promets de vous guérir gratis. » Lebrun l'avait assez pratiqué pour n'être pas surpris de l'entendre parler ainsi ; c'est pourquoi, d'après la connaissance qu'il avait de son caractère, pour lui persuader qu'il cherchait une défaite : « Éclairez un peu de ce côté-ci, lui dit-il ; je vous répondrai quand j'aurai fait les queues à ces rats. » Quand le peintre eut achevé son travail, il contrefit l'homme embarrassé de la demande qui lui avait été faite. « Je suis persuadé, dit-il au docteur, que vous feriez beaucoup de choses pour moi ; aussi vous n'avez point affaire à un ingrat. Mais sentez-vous bien toute l'importance du service que vous me demandez ? s'il était en ma puissance de le rendre à quelqu'un, soyez persuadé que ce serait à vous. Je crois même faire peu de chose, eu égard à votre mérite et au bien que je vous veux. Personne ne vous aime et ne vous considère plus que moi, parce que je trouve dans tous vos discours un jugement qui me charme, un sel qui me séduit, une sagesse qu'on ne peut s'empêcher d'admirer. Vous êtes sensible à la beauté, c'est un nouveau titre à mon estime. Oui, mon cher ami, plus je vous connais, plus je vous vénère. Mais la chose que vous désirez ne dépend pas de moi. Mon crédit sur ce point est moindre que vous ne croyez. Cependant, comme on ne risque rien avec un homme aussi discret que vous, je vous indiquerai les moyens que vous devez prendre pour réussir ; moyens qui me paraissent infaillibles, puisque vous avez de beaux livres, de belles robes et mille belles qualités. – Parlez, ordonnez, dit le médecin transporté de joie, vous pouvez comp- ter que vous ne serez compromis en rien par mon indiscrétion. Il n'y a pas d'homme sur terre plus secret que moi. Dans le temps que messire Gasparin de Salicet était juge de Farnisopoli, il ne faisait presque rien sans me le communiquer, parce qu'il connaissait ma circonspection. Pour vous prouver que je ne vous en impose point, vous saurez que je fus le premier à qui il fit part de son mariage avec la Bergamine. Douterez-vous, après cela, de ma discrétion ? – Je n'aurais garde, répond Lebrun ; et puisque cet homme se fiait à vous, j'aurais grand tort sans doute de ne pas m'y fier aussi. Voici donc la manière dont vous devez vous y prendre pour être admis dans notre confrérie : Nous avons toujours un capitaine et deux conseillers, qu'on change tous les six mois. Il est arrêté qu'aux fêtes de Noël prochain Bulfamaque sera élu capitaine, et moi conseiller. Le capitaine peut beaucoup pour faire recevoir un étranger. D'après cela, il me semble qu'il serait bon que vous fissiez la connaissance de Bulfamaque. Vous êtes si poli, si aimable, que vous n'aurez point de peine à vous l'attacher ; et, devenu votre ami, vous l'engagerez à vous servir, et il le fera bien volontiers. Je lui ai parlé de vous dans plus d'une circonstance, et le bien que je lui en ai dit vous a acquis son estime. De mon côté, soyez sûr que je vous seconderai de tout mon zèle. – Ce moyen, dit le docteur, me paraît excellent. Si Bulfamaque se plaît avec les gens éclairés, il ne pourra point se passer de moi, quand il m'aura une fois connu. Je puis dire, sans me vanter, que j'ai tant de savoir, que je pourrais en fournir à toute une ville, et en avoir encore de reste. » Lebrun ayant quitté le médecin, dont il commençait à s'ennuyer, alla trouver Bulfamaque pour lui conter cette belle conversation et s'en divertir avec lui. Bulfamaque brûlait d'impatience de voir de près cet original pour rire à ses dépens. Le médecin, qui de son côté grillait d'envie d'aller en course, n'eut point de cesse qu'il n'eût vu le camarade à Lebrun. Il les eut l'un et l'autre le lendemain à dîner et à souper, et leur fit bonne chère. Ces festins en amenèrent d'autres. C'était tous les jours un nouveau régal pour les deux peintres, qui faisaient les céré- monies nécessaires pour paraître désintéressés, mais qui finissaient toujours par se rendre aux invitations, parce qu'ils aimaient la bonne chère. Le docteur, ayant pris son temps, fit à Bulfamaque la même prière qu'il avait faite à son confrère. Bulfamaque feignit d'en être scandalisé, et fit cent reproches à Lebrun. « Je jure, dit-il d'un ton irrité, je jure par le dieu de Pafignan que je te ferai repentir de ton intempérance de langue. Je ne sais à quoi il tient que je ne te déchire la figure pour t'apprendre à dire nos secrets à M. le docteur. » Le médecin lui protesta qu'il l'avait su d'ailleurs, et parla si sagement, qu'il apaisa sa colère. « Il paraît bien, monsieur le médecin, dit alors Bulfamaque, que vous avez été à Bologne, et que vous savez garder un secret. Je vois encore que vous n'en êtes pas resté à l'A, b, c, comme plusieurs de nos docteurs, qui ne laissent pas de faire les fanfarons. Si je ne me trompe, vous êtes né un jour de dimanche. Lebrun m'avait bien dit que vous étiez un savant médecin ; mais il n'avait pas ajouté que vous saviez prendre les cœurs par votre douce éloquence. J'ai vu peu d'hommes parler si bien et si sagement. – Voilà ce que c'est, mon ami, interrompit le docteur en se tournant vers Lebrun, d'avoir affaire à des gens d'esprit ; cet honnête homme n'a-t-il pas su connaître en un instant toute l'étendue de mon rare savoir ? Il vous fallut plus de temps à vous pour découvrir tout ce que je vaux. Dites-lui ce que je vous répondis lorsque vous m'assurâtes qu'il se plaisait à la société des hommes de mérite. – Il le sait, dit Lebrun. – Vous auriez encore une meilleure opinion de moi, continua le docteur en regardant Bulfamaque, si vous m'aviez vu à Bologne, où j'étais aimé des grands et des petits, des professeurs et des écoliers, tant je savais les enchanter par mes discours et mon savoir. Je maniais si bien la parole et j'étais si accoutumé à me faire admirer, que je n'ouvrais pas la bouche sans faire rire ceux qui étaient présents. On sait aussi que j'ai été universellement regretté. On voulait, pour me retenir, me donner le privilège exclusif d'enseigner la médecine ; mais je résistai à tout pour venir jouir ici des grands biens que je possède et pour me rendre utile à mes compatriotes. – Eh bien ! Bulfamaque, dit alors Lebrun, tu vois bien que je ne t'ai rien dit de trop à l'avantage de M. le docteur. Tu conviendras à présent que tu avais tort de soupçonner d'exagération les éloges que j'en faisais. Je suis assuré qu'il n'y a pas de médecin à Florence qui se connaisse mieux que monsieur en urine d'âne, et qu'on ne trouverait pas son pareil d'ici aux portes de Paris. Vois maintenant si tu peux lui refuser quelque chose. – Vous avez raison, dit le docteur ; mais on ne me connaît point dans cette ville, où je n'ai rencontré jusqu'à ce jour que des gens grossiers et bornés. – Je voudrais que vous me vissiez parmi mes confrères. – Je n'ai pas besoin de cette nouvelle preuve de votre savoir, dit Bulfamaque ; il est facile de voir que vous êtes leur maître à tous. Je suis enchanté de votre grand mérite et de le trouver fort supérieur à l'idée que je m'en étais formée. D'après cela, vous ne devez pas douter que je ne vous oblige en tout ce qui dépendra de moi. Soyez tranquille, il ne tiendra pas à mon zèle que vous ne soyez bientôt reçu dans notre société. » Cette promesse lui fut renouvelée par les deux peintres à chaque politesse qu'ils en recevaient. Ils traînèrent la chose en longueur le plus qu'ils purent, et s'amusaient beaucoup à lui persuader des extravagances. Ils lui promettaient de lui procurer la jouissance de la comtesse de Civillari, qui, à les entendre, était la plus belle chose qui se trouvât dans le pays, où l'on ne peut agir par procuration. « Quelle est cette comtesse ? demanda le médecin. – C'est, répondit Bulfamaque, une très-grande dame. Il y a peu de maisons qui ne lui payent un tribut. Les membres de notre société ne sont pas les seuls qui lui rendent cet hommage ; les cordeliers la révèrent comme nous, et sonnent, en son honneur, de la trompette de la partie postérieure. Quand elle se promène, elle se fait sentir de loin, quoique le plus souvent elle soit enfermée. Il n'y a cependant pas longtemps qu'elle passa devant votre porte pour aller laver ses pieds dans la rivière d'Arno et prendre l'air de la campagne. Sa résidence ordinaire est au royaume des Latrines. Son cortège est un grand nombre d'officiers qui portent pour marque de sa grandeur la verge et le piombino. On rencontre partout de ses barons, tels que le Tamagnin de la porte de dom Méta, le manche di Scopa, le Scacchera et autres qui sont, je crois, de vos amis, mais dont vous ne vous souvenez plus dans ce moment. Si nous réussissons dans notre projet, nous vous mettrons dans les bras de cette belle princesse, vous conseillant d'abandonner la servante de Cacavincigli. » Le médecin qui, dès sa plus tendre enfance, avait été élevé à Bologne, ne connaissait pas les expressions grossières dont se servaient les peintres. Fort content du portrait qu'on lui avait fait de cette dame, il consentit à en jouir, et, peu de jours après, il apprit qu'il avait été agréé de la société. Cette nouvelle le mit au comble de la joie. Le jour qui précéda la nuit de l'assemblée désignée pour sa réception, il donna à dîner aux deux peintres, et leur demanda la manière dont il devait se conduire. Bulfamaque se chargea de l'en instruire. « Il faut, en premier lieu, lui dit-il, que vous n'ayez aucune peur, sans quoi vous courrez risque de rencontrer des obstacles qui vous empêcheraient d'être reçu, et vous causeriez un grand préjudice. Vous vous rendrez ce soir, vers l'heure du premier somme, sur un des tombeaux qu'on a élevés devant Sainte-Marie la Nouvelle, après avoir mis la plus belle de vos robes doctorales ; car il est bon que la première fois vous paraissiez avec honneur dans notre société. Vous saurez d'ailleurs que, dans la dernière de nos assemblées, la comtesse, sachant que vous étiez gentilhomme, promit de vous faire recevoir chevalier d'eau froide, à ses propres dépens. Vous attendrez sur ce tombeau qu'on vous envoie querir. Comme il ne faut vous rien laisser ignorer, voici de quelle manière vous sortirez de là. Une bête noire, cornue et de moyenne grandeur, paraîtra devant vous et fera des sauts et des cabrioles à vos côtés, afin de vous épouvanter, mais sans vous blesser le moins du monde. Quand elle verra que vous n'avez point peur, elle s'approchera doucement de vous, et alors vous monterez dessus, sans frayeur et sans nommer, en aucune façon, Dieu ni les saints. Dès que vous y serez, vous aurez soin de mettre vos mains sur l'estomac, sans toucher aucunement à la bête, qui vous portera au petit pas au lieu où se tient notre assemblée. Mais, songez-y bien, si, pendant tout le temps que vous serez avec elle, il vous arrive d'avoir peur, ou d'invoquer Dieu et les saints, je vous avertis qu'elle pourrait fort bien vous jeter dans quelque trou puant. Ainsi, monsieur, si vous ne vous sentez pas le courage nécessaire, je vous conseille de demeurer chez vous ; car, sans être plus avancé, vous nous rendriez un très-mauvais service. – Je vois bien, dit le docteur, que vous ne me connaissez pas encore ; on dirait que vous ne jugez de moi que par ma robe et par mes gants. Si vous saviez ce que j'ai fait à Bologne, lorsque j'allais avec mes amis voir les courtisanes, vous ne douteriez pas de mon courage. Un soir, une de ces filles, qui n'était pas plus haute que le coude, et qui n'en paraissait que plus méchante, refusa de venir avec nous. Savez-vous ce que je fis ? je la pris par les cheveux, et, après lui avoir donné plus de cent coups de poing, je la jetai, je crois, à plus de cent pas de moi, et la forçai à nous suivre. Une autre fois, n'étant accompagné que d'un petit garçon, je passai de nuit, sans avoir peur, devant le cimetière des Cordeliers, quoiqu'on y eût enterré une femme ce jourlà même. Ainsi, reposez-vous sur moi ; je suis plus aguerri que vous ne sauriez l'imaginer. Au reste, pour être mis décemment, je prendrai la robe d'écarlate que je portais le jour que je fus reçu docteur. Soyez certain que la compagnie sera charmée de me voir, et qu'elle ne tardera pas à m'élire capitaine. Attendezvous à des merveilles, puisque la comtesse, qui ne m'a pas encore vu, est déjà si fort amoureuse de moi, qu'elle veut me faire chevalier d'eau froide. Vous verrez si je ne saurai pas bien tenir mon rang de chevalier. Laissez-moi recevoir, et vous serez émerveillé de ma conduite. – C'est le mieux du monde, dit Bul- famaque, mais ne vous moquez pas de nous : sur toutes choses, soyez exact au rendez-vous à l'heure indiquée ; il est essentiel qu'on vous y trouve quand on ira vous chercher. Je vous dis ceci parce qu'il fait froid, et que messieurs les médecins n'aiment pas à le sentir. – N'ayez nulle inquiétude, répondit le docteur ; je ne suis point frileux. Je puis vous assurer que, lorsqu'il m'arrive de me lever la nuit pour aller à la garde-robe, ce à quoi tout le monde est exposé, je ne mets jamais que ma robe de chambre sur mon corps. Ainsi, je me trouverai sans faute au rendez-vous à l'heure convenue. » Les peintres se retirent fort contents des dispositions du docteur, qui, aussitôt que la nuit fut venue, trouva un prétexte auprès de sa femme pour mettre sa belle robe. Il se rendit au temps marqué sur l'un des tombeaux de Sainte-Marie, et y attendit patiemment la bête, malgré le grand froid qu'il faisait. Bulfamaque, qui était grand, vigoureux et agile, mit un de ces masques cornus dont on se servait à certains jeux qu'on a abolis, et se revêtit d'une peau bien velue, de manière qu'on l'eût pris pour un ours, à cela près que le masque représentait la figure du diable. Dans cet équipage, il va, suivi de Lebrun, qui voulait être témoin de la scène, sur la place neuve de Sainte-Marie, et n'a pas plutôt aperçu le médecin qu'il se met à sauter, à siffler et à pousser des hurlements affreux. À cette vue, le médecin, plus peureux qu'une femmelette, sent ses cheveux se dresser, tremble dans toutes ses fibres et commence à regretter son lit. Cependant l'envie de voir les merveilles dont on l'avait entretenu, jointe à la certitude que la bête ne lui ferait aucun mal, l'emporta sur la peur, et il se rassura un peu. Après que Bulfamaque eut fait quelque temps le furieux, il s'apaisa, s'approcha ensuite du tombeau où était le médecin et s'y arrêta. Le docteur qui tremblait encore de frayeur, ne savait s'il devait monter ou non sur la bête. À la fin, craignant qu'elle ne s'impatientât et ne le punit, cette seconde peur chassa la première et le fit monter doucement sur l'animal, disant : « Dieu veuille me conduire ! » Il se rangea du mieux qu'il put, et ne manqua pas de mettre, comme on le lui avait recommandé, ses mains contre la poitrine. Alors Bulfamaque prit à petits pas le chemin de SainteMarie de l'Échelle, et porta notre docteur jusque auprès des dames de Ripoli. Il y avait dans ces cantons-là des fosses où les paysans des environs portaient les immondices et le surabondant de la comtesse de Civillari, dont ils engraissaient leurs champs. Bulfamaque, s'étant approché du bord d'une de ces fosses peu profondes, et ayant bien pris son temps, porte la main sur un des pieds du médecin, le pousse avec autant de force que d'adresse, et le jette dans la fosse, la tête la première. Il se met ensuite à sauter, à gambader, à hurler de nouveau, et passant le long de Sainte-Marie, vers le pré de Tous-Saints, il rejoignit Lebrun, qui l'attendait avec impatience, et qui n'avait pu continuer de le suivre, de peur de faire entendre les éclats de rire qui lui échappaient malgré lui. Ravis de joie, ils s'avancèrent tous deux vers la fosse, pour voir comment se tirerait d'affaire le docteur embrené10. Le pauvre diable, se voyant dans un lieu si abominable, se démenait de son mieux pour en sortir, et retombant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; il se barbouilla depuis la tête jusqu'aux pieds, et ne s'en retira qu'avec une peine extrême, et non sans avoir avalé quelques drachmes de la matière infecte. Il se servit de ses mains, au défaut d'autre chose, pour se défaire du plus gros de la saleté, et s'en retourna chez lui, fort affligé, et sans son bonnet doctoral, qu'il avait laissé dans la fosse. Il se fit ouvrir promptement, à force de frapper. À peine fut-il entré et eut-il fermé la porte, que Lebrun et Bulfamaque, qui l'avaient suivi de loin, s'approchèrent de la maison, pour tâcher d'entendre de quelle façon maître Simon serait reçu de sa femme. Ils entendirent qu'elle lui disait toutes sortes d'injures. « Mon Dieu, s'écriait-elle, que vous méritez bien ce châtiment ! Vous alliez, sans doute, voir quelque maîtresse, et vous vouliez qu'elle vous trouvât paré ; c'est pourquoi vous avez pris votre belle robe d'écarlate. La voilà bien propre ! Ne devriez-vous pas être content d'avoir une femme comme moi ? Je 10 Sali d'excréments. (Note du correcteur). me contente bien de vous, moi qui aurais tant de galants que j'en voudrais ! Vous êtes un beau médecin de merde ! Je voudrais que ceux qui vous ont emplâtré de la sorte vous eussent arraché la vie, pour vous apprendre à courir après d'autres femmes, lorsque vous en avez une chez vous à qui vous n'avez rien à reprocher. » Cette musique dura jusqu'à près de minuit, c'est-à-dire autant de temps qu'il en fallut pour laver monsieur le docteur. Le lendemain matin, Lebrun et Bulfamaque, qui ne voulaient pas se brouiller avec le médecin, se peignirent le corps avec une couleur bleuâtre, comme si c'était l'empreinte de plusieurs coups qu'ils eussent reçus. Ils allèrent dans cet état trouver maître Simon. Ils n'eurent pas plutôt mis le pied sur la porte qu'ils sentirent qu'on n'avait pas encore pu emporter toutes les mauvaises odeurs. Le médecin, les voyant paraître, alla audevant d'eux et les salua comme à l'ordinaire. Les peintres n'agirent pas de même, ils firent les fâchés ; et, au lieu de répondre à ses salutations, ils s'exhalèrent l'un et l'autre en imprécations contre lui, en l'accusant de trahison et de perfidie. « C'est bien mal à vous, lui dirent-ils, de nous trahir de la sorte, nous qui n'avons cherché qu'à vous rendre service. Vous êtes cause que cette nuit nous avons été roués de coups, et qu'il ne s'en est fallu guère qu'on ne nous ait laissés morts sur la place. Peu s'en est même fallu qu'on ne nous ait chassés de la confrérie, où nous avions donné les ordres nécessaires pour que vous y fussiez reçu. Si vous doutez du mauvais traitement que vous nous avez attiré, visitez un peu notre corps, et vous verrez les meurtrissures dont il est couvert. » Puis, s'étant retiré dans un coin peu éclairé, ils lui montrent leur estomac livide, qu'ils ne laissèrent pas longtemps découvert, pour qu'il ne s'aperçût point de la supercherie. Le médecin cherche à se justifier, et leur conte sa triste aventure. « Je voudrais, dit Bulfamaque, qu'on vous eût jeté du pont dans la rivière. Qu'aviez-vous affaire de vous recommander à Dieu ou à ses saints ? Ne vous avions-nous pas averti ? – Je vous jure, sur mon honneur, que je ne m'y suis point recommandé. – Quel mensonge ! reprit le peintre. Vous vous y êtes si bien recommandé, que celui qui alla vous querir nous l'a rapporté, et a ajouté que vous trembliez de tous vos membres, sans savoir où vous étiez. Vous nous avez joué là un tour que nous ne méritions pas ; ce sera pour nous une leçon, dont nous ferons notre profit. Sera bien fin celui qui nous dupera encore. » Le médecin leur demanda pardon, fit de son mieux pour apaiser leur prétendue colère, de peur qu'ils ne publiassent son aventure ; elle n'aurait pas manqué de lui faire tort et de le rendre tout au moins l'objet de la raillerie publique ; c'est pourquoi il leur fit plus d'honneurs, plus de caresses qu'auparavant. C'est ainsi que nos deux peintres enseignèrent au docteur Simon de Villa ce qu'il n'avait point appris dans l'université de Bologne. NOUVELLE X LA TROMPEUSE TROMPÉE Il était autrefois d'usage, dans les villes maritimes, comme il est encore aujourd'hui, de porter dans un grand magasin, connu en plusieurs pays sous le nom de douane, toutes les marchandises nouvellement débarquées et d'en remettre aux commis, chargés de les recevoir, un état où leur prix était marqué. Les commis, après les avoir enregistrées sur leurs livres et s'être fait payer les droits, donnaient ensuite aux marchands un petit magasin séparé, pour les serrer. Les courtiers s'informaient de la qualité et du prix des marchandises de chaque magasin, et du nom du marchand, pour en procurer le débit, moyennant un certain bénéfice. C'est ce qui se pratiquait et se pratique encore à Palerme, port de mer des plus fréquentés de la Sicile. Les femmes de cette ville sont très-galantes, trèsintéressées, très-corrompues ; avec cela elles ont tant de manège, que quiconque ne les connaîtrait pas, les prendrait pour les femmes du monde les plus honnêtes. La plupart sont belles et bien faites ; elles s'attachent surtout aux étrangers, parce qu'elles les plument plus aisément que les nationaux. Elles ne voient pas plutôt un nouveau débarqué qu'elles s'informent de son nom et de sa fortune et pour être mieux au fait de ses richesses, elles prient les commis de la douane de leur laisser consulter leurs registres, où elles trouvent la liste et le prix des marchandises qui lui appartiennent, et font ensuite de leur mieux pour attirer notre homme dans leurs filets. Vous ne sauriez croire le nombre de négociants qu'elles ruinent. Bienheu- reux ceux qui en sont quittes pour leurs marchandises, et qui n'y laissent pas la peau et les os ! Après ces détails, qui m'ont paru nécessaires, vous saurez qu'il n'y a pas longtemps qu'un jeune Florentin, nommé Salabet, mais plus connu sous le surnom de Nicolas de Chignien, fut envoyé par ses maîtres dans cette ville avec un reste d'étoffes de laine qu'il n'avait pu vendre à la foire de Salerne et qui pouvaient valoir cinq cents écus. Après en avoir donné l'état aux commis de la douane et les avoir serrées dans un magasin, il chercha à s'amuser par-ci par-là dans la ville, sans montrer beaucoup d'empressement de s'en défaire. Ce jeune homme était fort bien fait de sa personne. Une de ces femmes avides d'étrangers, qui en avait entendu parler, et qui fut bientôt au fait de l'état de ses affaires, jeta les yeux sur lui, persuadée qu'elle n'aurait pas de peine à le plumer. C'était une fine commère, connue sous le nom de madame Blanche-Fleur. Elle ne tarda pas à s'en faire remarquer, et joua si bien son rôle, que le Florentin la prit pour une dame de conséquence. Comme il avait assez bonne opinion de lui-même, il ne douta point que son air ne l'eût charmée, et résolut de mener cette intrigue à son dénoûment. Il chercha donc tous les moyens de se lier avec elle, et passant et repassant sans cesse devant sa porte, il eut le plaisir de s'apercevoir qu'il ne déplaisait pas. Après avoir eu l'art de le bien enflammer et lui avoir fait entendre qu'elle éprouvait pour lui une égale tendresse, la belle lui dépêcha secrètement une de ses femmes, fort habile dans l'art de négocier une affaire de galanterie. L'ambassadrice prit le ton qu'il fallait pour réussir dans sa mission, et lui dit, presque la larme à l'œil, que sa bonne mine avait tellement fait impression sur sa maîtresse, qu'elle n'avait pas un instant de repos, et qu'elle consentirait volontiers à le voir en cachette, s'il voulait se trouver à une étuve qu'elle lui désignerait. Ensuite elle tira de sa bourse un anneau qu'elle lui remit de sa part, comme un gage de son amour. Salabet était au comble de la joie. Il prend l'anneau, l'examine de près, le baise avec transport, et l'ayant mis à son doigt, il répond à la bonne commissionnaire que madame BlancheFleur ne fait que lui rendre justice en le payant de retour ; qu'il pense à elle nuit et jour ; qu'il l'aime au delà de toute expression, et qu'il n'y a pas de lieu où il ne soit prêt à aller pour se procurer le plaisir de la voir. « Elle n'a qu'à me faire savoir le jour et le moment, et je m'y rendrai. » La dame, instruite de ses dispositions, lui renvoie sur l'heure sa confidente, pour lui dire à quelles étuves il devait aller la trouver, le lendemain après vêpres. L'heure du rendez-vous venue, Salabet, qui ne s'était vanté à personne de son aventure, se rend chez le baigneur, et apprend avec plaisir que l'étuve était retenue pour madame Blanche-Fleur. À peine y avait-il passé quelques minutes, qu'il vit arriver deux servantes chargées, l'une d'un beau et grand matelas de futaine 11, l'autre d'un panier plein de provisions. On étendit les matelas sur un lit, avec des draps de fin lin, bordés d'or et de soie, qu'on couvrit d'une courte-pointe, d'un boucassin 12 de Chypre très-blanc, et de deux oreillers brodés magnifiquement. Après cela, les deux servantes entrèrent dans la chambre du bain et le lavèrent avec soin. Madame Blanche-Fleur ne se fit pas attendre longtemps. Elle arriva accompagnée de deux autres servantes, et fit mille caresses à Salabet dès qu'elle fut seule avec lui. Après bien des soupirs poussés de part et d'autre, et bien des baisers donnés et rendus : « Il n'y a que vous seul, dit la dame, qui ayez pu me faire venir ici. Il n'y a pas eu moyen de me défendre de vos 11 Étoffe croisée et pelucheuse, de fil et de coton. (Note du correc- teur). Lainage serré et lustré, parfois mêlé de soie, employé en France pour l'habillement et l'ameublement. (Note du correcteur). 12 charmes, trop aimable Toscan ; vous avez embrasé mon cœur. » Après plusieurs galanteries de même force, ils se déshabillèrent et entrèrent tout nus dans le bain, aidés de deux servantes. La dame, sans permettre que personne portât la main sur son corps, se lava elle-même avec un savon composé de différentes odeurs, où celle du musc dominait ; après quoi elle se fit essuyer par les servantes, avec des draps très-fins et parfumés. Le Florentin fut servi avec le même soin. Ils furent portés l'un et l'autre sur les épaules des servantes, bien enveloppés, dans le lit qui avait été préparé. Un instant après, on tira les draps mouillés et on laissa le couple amoureux sur les autres draps, qu'on avait arrosés d'eau de roses, d'eau de fleur d'oranger, de jasmin et d'eau de naphte, toutes prises dans de petits flacons d'argent très-beaux. Ils furent enfin régalés de confitures et de vins exquis, si bien que Salabet se croyait en paradis. Mais rien ne le charmait tant que la beauté de madame Blanche-Fleur. Il aurait souhaité de tout son cœur qu'on se fût dispensé de tant de cérémonies, pour se trouver seul avec la dame, aussi lui tardait-il infiniment que les servantes se retirassent. Il s'ouvrit à ce sujet à la belle, qui leur ordonna aussitôt de passer dans une autre pièce, et de laisser seulement dans la chambre une bougie allumée. Les amants ne se virent pas plutôt seuls qu'ils commencèrent à s'embrasser et à goûter les plaisirs de l'amour. Le Florentin ne se lassait point de répéter les jouissances, d'autant plus délicieuses qu'il se croyait le plus aimé des hommes. Quand la dame comprit qu'il était temps de se lever, elle sonna les femmes pour l'habiller, et leur ordonna de servir encore du vin et des confitures, pour réconforter le galant, qui en avait besoin. Avant de se séparer : « Mon cher ami, lui dit-elle, tu serais bien aimable et me ferais grand plaisir si tu voulais venir souper et coucher ce soir chez moi. Salabet, qui en était véritablement épris et qui croyait ne devoir qu'à l'amour les plaisirs qu'il avait goûtés avec elle, lui répondit que son désir le plus ardent était de faire quelque chose qui lui fût agréable, et qu'il était disposé de coucher non-seulement ce soir-là avec elle, mais tous les jours de sa vie, si elle le trouvait bon. Après cette réponse ils se séparèrent. La dame ne manqua pas de faire parer sa chambre et de donner des ordres pour préparer un magnifique souper. Le Florentin fut reçu le mieux du monde, on lui fit faire bonne chère, et le repas fut égayé par mille jolis propos. De la table il passa dans la chambre à coucher. L'odeur des parfums les plus doux qu'il respira en entrant, la richesse des meubles, l'air de décence et les manières polies de la maîtresse du logis, tout lui persuada qu'il avait affaire à une personne du premier rang et fort riche. Quoiqu'il eût entendu dire des choses désavantageuses sur son compte, il regardait tout cela comme un effet de la calomnie et de la jalousie ; et supposé même qu'elle eût joué quelqu'un, il ne pouvait se figurer qu'elle fût capable de le tromper. Il coucha ce soir-là avec elle, et eut tous les sujets du monde de s'en féliciter. Il se croyait aussi aimé qu'il était amoureux, et la belle n'épargna rien pour le nourrir dans cette idée. Le lendemain, elle lui fit présent d'une belle ceinture d'argent avec une bourse, en lui disant : « Mon cher ami, tu peux disposer de tout ce que je possède comme s'il t'appartenait. Depuis que je t'ai donné mon cœur, je suis plus à toi qu'à moi-même, et tu peux par conséquent te regarder ici comme le maître et y commander comme chez toi. Salabet répondit à cela par de nouvelles caresses et par les assurances d'un attachement inviolable. Il ne s'en sépara que pour aller à la place où les marchands ont coutume de se rendre, et profitait de tous ses moments de liberté pour aller prendre du plaisir chez elle, sans qu'il lui en coûtât rien. Peu de temps après, il profita d'une occasion qu'il eut de vendre ses draps avec beaucoup de profit. La belle, en ayant été instruite incontinent par ses espions, jeta un dévolu sur la somme qu'il en avait retirée, et prépara ses batteries pour la lui enlever. Salabet vint quelques jours après souper avec elle ; il n'y eut point de caresses qu'elle ne lui fît ; elle se montra si passionnée, que le Florentin crut qu'elle allait expirer entre ses bras. Il suffisait qu'il louât quelque chose pour qu'elle le pressât de le recevoir. Elle voulut lui faire accepter deux très-belles tasses d'argent ; mais, comme il avait déjà reçu pour plus de trente écus de présents, sans avoir jamais fait pour elle un sou de dépense, il crut devoir refuser celui-là, quelque instance qu'elle fît. Elle ne s'inquiéta point de ce refus, parce qu'elle était bien assurée de la sincérité de son attachement, d'après toutes les mesures qu'elle avait prises pour lui persuader qu'elle l'aimait avec autant de désintéressement que de passion. Pendant qu'ils étaient occupés à s'entretenir de leur tendresse mutuelle, une des servantes de la dame vint lui dire qu'elle avait quelque chose à lui communiquer en particulier. Elle sort et rentre un quart d'heure après, fondant en larmes. Elle se jette sur son lit, et se lamente sans rien dire à son amant. Celui-ci, surpris d'un changement aussi subit, vole vers elle, la prend entre ses bras et se met à pleurer de compagnie : « Qu'as-tu donc, ma chère amie ? d'où vient que tu pleures ainsi ? quelle est la cause de ton chagrin ? ne me le cache point, ma douce amie. » Elle ne lui répond qu'en redoublant ses pleurs. Il lui parle encore, et après qu'il l'eut priée bien fort : « Hélas ! mon doux ami, s'écria-t-elle, je ne sais ce que je dois dire, ni ce que je dois faire. J'ai le plus grand chagrin du monde. Je viens de recevoir des lettres de Messine, parmi lesquelles il y en a une d'un de mes frères, qui me prie de lui envoyer mille écus dans huit jours, dussé-je engager ou vendre tout ce que j'ai au monde, parce que, sans cela, il aura la tête tranchée sur un échafaud. Je suis au désespoir. Le moyen de trouver cette somme en si peu de temps ! S'il m'eût au moins donné quinze jours pour me retourner, je pourrais la lui procurer. Je vendrais une de mes terres ; mais un terme si court m'en ôte les moyens. Je sens que je ne pourrai survivre à la douleur d'apprendre la mort de mon frère. » Et là-dessus larmes et doléances de recommencer. Salabet, qui aurait été plus clairvoyant s'il eût été moins amoureux, croyant ces larmes sincères et que ce qu'elle disait était la vérité même, se mit à la consoler. « Il ne me serait pas possible, madame, de vous prêter les mille écus, parce que je ne les ai pas en mon pouvoir ; je n'en possède que cinq cents, et je vous les offre de bon cœur, si vous pouvez me les rendre d'ici à quinze jours. Par bonheur, je vendis hier mes draps, sans quoi je n'aurais pu vous offrir un sou. – Quoi ! mon cher ami, tu t'es donc laissé manquer d'argent, puisque tu n'en as que depuis hier ? Que ne m'en demandais-tu ? car, quoique je n'aie pas les mille écus, j'en avais toujours cent et même deux cents à ton service. Un manque de confiance de cette nature ne me permet pas d'accepter l'offre que tu me fais. » Salabet, plus touché de ces paroles que de tout ce qui lui avait été dit et fait auparavant : « Il faut, ma bonne amie, que ce ne soit pas là ce qui t'empêche de prendre mes cinq cents écus ; car, sois assurée que si j'avais eu besoin d'argent, je n'aurais pas fait la moindre difficulté de t'en demander, d'après la connaissance intime que j'ai de ton affection pour moi. – Je reconnais à ce trait, mon cher Salabet, que tu m'aimes véritablement, et que je ne me suis pas trompée en te choisissant pour mon bon ami. C'est ce qui s'appelle être généreux et délicat, que de prévenir ainsi ma demande et de m'offrir une aussi grosse somme d'argent. Tu m'étais déjà bien cher, mais tu me le deviens encore davantage par un tel procédé. Rien n'est plus noble ; vous voulez que je vous sois redevable de la tête de mon frère ; c'est un service que je n'oublierai jamais. C'est avec regret pourtant que j'accepte vos cinq cents écus, parce que je sais que les marchands sont dans le cas de faire valoir leur argent et de manquer de bonnes affaires faute de fonds ; mais ce qui m'enhardit, c'est l'espérance de te rendre sous peu de jours cette somme, et plutôt que d'y manquer, j'engagerais toutes les maisons qui m'appartiennent. » En disant ces derniers mots, elle se laissa tomber, en pleurant, sur le visage du Florentin, qui, pour ne pas l'abandonner à son chagrin, passa la nuit avec elle. Il n'eut rien de plus pressé, le lendemain, que d'aller chercher les cinq cents écus, sans attendre qu'elle l'en fît souvenir. Il les lui remit de bonne grâce, et sans exiger d'autre assurance que la parole qu'elle lui avait donnée de les lui rembourser sous quinzaine. La dame les reçut en riant du cœur et pleurant des yeux. Elle ne manqua pas, comme on le peut croire, de renouveler au marchand, avant de le quitter, les assurances de son amour et de sa juste reconnaissance. Ce fut tout autre chose les jours suivants. Parvenue à son but, elle changea de marche. Salabet, qui précédemment pouvait la voir à toute heure du jour et de la nuit, trouvait souvent sa porte fermée. C'était beaucoup, quand de sept visites qu'il lui faisait, il y en avait une d'heureuse ; sans compter que ce n'était plus le même accueil ni la même chère qu'auparavant. Un mois s'était écoulé au delà du terme pris pour le payer, que madame Blanche-Fleur ne parlait pas de s'acquitter. Salabet prit sur sa timidité de lui demander son argent. On ne lui répondit que par de mauvaises défaites. Ce fut alors seulement qu'il comprit qu'il avait été trompé et joué. Il ne se possédait pas de rage d'avoir été dupe à ce point. Mais qui ne l'eût été comme lui ? Comment se figurer qu'une femme qui s'était conduite avec tant d'art et de finesse n'était qu'une comédienne ? Ce qui le fâchait surtout, c'était de n'avoir pas exigé une reconnaissance des cinq cents écus. Comment les ravoir ? Se plaindre ? il n'avait ni preuve ni témoin, et il vit bien que madame Blanche-Fleur était femme à tout nier. Il n'osa même s'ouvrir à personne sur son aventure, dans la crainte qu'on ne se moquât de lui, ayant surtout été averti par plusieurs personnes de se défier de la dame. Ce qu'il y eut de plus fâcheux pour lui fut qu'il reçut ordre de ses maîtres de leur envoyer les cinq cents écus par la voie de la banque ; car, le jour même qu'il avait vendu sa marchandise, il n'avait pas manqué de leur en donner avis. Pour cacher la sottise qu'il avait faite et s'épargner les justes reproches qu'il méritait, au lieu d'aller à Pise, comme on le lui avait ordonné, il passa à Naples, où était alors le nommé Pierre Canigiano, trésorier de l'impératrice de Constantinople, homme d'esprit et d'une grande pénétration, et intime ami de Salabet. Celui-ci alla le trouver dans son malheur, lui conta quelques jours après son aventure, lui demanda conseil et le pria de lui donner les moyens de gagner sa vie, étant dans la ferme résolution de ne plus reparaître à Florence. Après lui avoir fait les reproches qu'il méritait et lui avoir fait sentir tout ce qui pouvait résulter contre lui de son imprudence, il lui conseilla de retourner à Palerme. Il lui dit la conduite qu'il devait y tenir, et lui prêta de l'argent pour lui faciliter les moyens de réussir dans le projet qu'il lui suggéra. Salabet goûta ses avis et se mit en devoir de les suivre. Il fit faire plusieurs ballots bien arrangés et bien marqués ; et ayant acheté une vingtaine de barriques où il y avait eu de l'huile, il les remplit d'eau, embarqua le tout sur un vaisseau, et s'en retourna à Palerme muni des instructions de son ami. Il donna en arrivant la liste et le prix des marchandises aux commis de la douane, les fit enregistrer en son nom, les mit en magasin, et déclara qu'il était dans l'intention de ne les vendre qu'après en avoir reçu une grande quantité d'autres qu'il attendait. Blanche-Fleur ne tarda pas d'en être instruite ; et apprenant que ce qu'il avait apporté valait environ deux mille écus, sans compter ce qu'il attendait encore, crut qu'elle ne ferait pas mal de lui rendre ses cinq cents écus, dans l'espérance de lui arracher une plus forte somme. Dans ce dessein, elle l'envoya chercher ; et Salabet, devenu plus prudent, et qui s'était attendu à cela, ne fit aucune difficulté d'aller la trouver, et se félicitait en lui-même de ne s'être point brouillé avec elle. Il fut mieux accueilli que les dernières fois, et on feignit d'ignorer qu'il eût reçu de nouvelles marchandises. La belle lui fit d'abord de grandes excuses de ce qu'elle ne lui avait pas rendu son argent dans le temps, ajoutant qu'elle ne doutait point que ce manque de parole ne l'eût mis de mauvaise humeur. « J'avoue, madame, lui répondit-il en riant, que j'eus alors des affaires qui me chagrinèrent un peu ; mais le temps et mes amis m'ont fourni d'autres ressources. Je suis de telle humeur contre vous, madame, et je vous en veux si fort, que j'ai vendu la plus grande partie de mon bien pour m'établir dans cette ville. J'y ai déjà pour plus de deux mille écus de marchandises, et j'en attends du Ponant pour plus de trois mille encore. Je vous suis trop attaché ; l'amour que vous avez su m'inspirer est trop profondément gravé dans mon cœur, pour que je puisse vivre éloigné de vous. Votre société est devenue nécessaire à mon bonheur. Il semble que vous m'ayez ensorcelé, tant je m'occupe de vous le jour et la nuit. – Vous me faites grand plaisir, mon cher ami, de m'apprendre que vous êtes dans l'intention de vous fixer dans notre ville. Soyez assuré que mon amour ne s'est pas plus refroidi que le vôtre ; et si j'ai paru moins passionnée dans ces derniers temps, vous ne devez vous en prendre qu'aux chagrins domestiques qui m'étaient survenus. Quand on est dans l'affliction, il est bien difficile de faire bon visage à ses amis. À présent que mes chagrins sont finis, soyez assuré que je serai plus honnête et plus aimable que je ne l'ai été par le passé, sans néanmoins être plus amoureuse ; car, je vous le répète, vous n'avez point cessé de m'être cher. Au reste, une de mes plus grandes afflictions fut de n'avoir pu vous rendre au terme convenu l'argent que vous m'aviez prêté d'une manière si généreuse ; vous fûtes à peine parti qu'il me rentra des fonds. Je vous les aurais envoyés, si j'avais eu votre adresse ; mais puisque vous voilà de retour, vous les prendrez vousmêmes. » Cela dit, elle fit apporter un sac où étaient les mêmes cinq cents écus qu'elle avait reçus, et les lui mit dans les mains, en le priant de voir si le compte y était. Dieu sait si Salabet dut être content. Il prit le sac, compta les écus, et en trouva cinq cents, ni plus ni moins. Il dit ensuite à la dame qu'il était trèspersuadé de la vérité de ce qu'elle venait de lui dire, et en même temps si satisfait d'elle, que tout ce qu'il avait serait toujours à son service. « Vous pourrez vous en convaincre dans le besoin, ma belle dame, ajouta-t-il, surtout quand j'aurai mon ménage en ville. » Ils se quittèrent tous deux fort contents l'un de l'autre, du moins à en juger par les apparences. Le Florentin continua de la voir, et elle de lui faire toutes les politesses qui étaient en son pouvoir. Ils avaient leurs vues l'un et l'autre ; mais le galant était bien loin de se laisser duper une seconde fois. Il ne songeait, au contraire qu'à se venger de la tromperie qu'il avait essuyée et de celle qu'on lui préparait, car il lui fut facile de s'apercevoir que madame Blanche-Fleur ne lui avait rendu les cinq cents écus que dans le dessein de lui en escroquer mille et davantage, si la chose était possible. Un jour qu'elle l'avait prié à souper et à coucher, il feignit, en arrivant, une tristesse qu'il n'éprouvait pas. On aurait dit qu'il allait mourir, tant le chagrin qu'il affectait paraissait l'avoir changé. La belle, qui ne put s'empêcher de remarquer sa mélancolie, lui en demanda la cause. Il se fit longtemps presser pour s'expliquer, et lui répondit enfin qu'il était ruiné ; que le vaisseau sur lequel on avait chargé les marchandises avait été arrêté par les corsaires de Monègue, qui demandaient dix mille écus pour le rendre, et qu'il fallait qu'il en donnât mille pour sa part, s'il voulait récupérer ce qui lui appartenait. Je n'ai pas un seul écu en ce moment en mon pouvoir, ajouta-t-il, car les cinq cents que vous m'avez rendus, je les ai envoyés à Naples pour faire acheter des toiles qu'on m'enverra ici. Je pourrais bien me défaire des marchandises que j'ai au magasin de la douane ; mais, dans ces temps-ci, j'y perdrais presque la moitié. Malheureusement pour moi, je suis trop peu connu à Palerme pour pouvoir emprunter une somme si considérable. Voilà, ma belle amie, le sujet de mon chagrin. Si je ne trouve pas promptement de l'argent, mes marchandises seront portées à Monègue, et, après cela, il n'y a plus de ressources. » Madame Blanche-Fleur, qui croyait que c'était autant de perdu pour elle, fut véritablement affligée de cet accident, et pensa aux moyens qu'il y avait à prendre pour empêcher que les marchandises ne fussent portées à Monègue. « Tu ne saurais croire, mon bon ami, combien je partage ta peine ; Dieu m'est témoin que si j'avais mille écus en mon pouvoir, je te les prêterais sur l'heure et sans balancer ; mais je ne suis pas en argent. Lorsque vous me prêtâtes les cinq cents écus, j'en empruntai cinq cents autres pour parfaire les mille dont j'avais besoin, et m'adressai à un homme qui prend trente pour cent d'intérêt. Si vous voulez emprunter sur ce pied-là, il vous prêtera, j'en suis sûre, tout ce que vous voudrez. Mais, je vous en avertis, il faudra lui donner de bons gages. Tout ce que je puis faire pour vous obliger est de m'engager moi-même pour vous, si l'on veut mon cautionnement ; mais, si on le refuse, quelle sûreté trouverez-vous ? quels gages pourrez-vous donner ? » Salabet sentit d'abord le motif de ces offres, et comprit parfaitement que ce serait elle-même qui prêterait l'argent ; ce qui lui fit grand plaisir. « Quelque exorbitant que soit l'intérêt qu'on exige, lui répondit-il, vous m'obligerez grandement de me faire prêter les mille écus, puisque la nécessité m'oblige d'en passer par là. Pour sûreté, je n'en puis donner de meilleure que les marchandises que j'ai à la douane. J'offre de les inscrire au nom du prêteur, me réservant toutefois le droit de garder les clefs du magasin, soit pour faire voir les marchandises aux courtiers, soit pour être assuré qu'on ne les gâte point, ou qu'on n'en enlève point, ou qu'enfin on ne les change point contre d'autres de moindre valeur. » La dame trouva la sûreté suffisante, et la condition ne lui parut pas déplacée. Elle promit de parler au prêteur, et envoya querir le lendemain un courtier de ses amis, qu'elle mit au fait du rôle qu'il devait jouer, et lui donna les mille écus pour les porter à Salabet, qui fit écrire au nom de cet homme les ballots qu'il avait à la douane. Cela fait, le Florentin s'embarqua le même jour, et alla rejoindre à Naples son ami Pierre Canigiano, à qui il remit l'argent qu'il lui avait emprunté. Il lui raconta la vengeance qu'il avait tirée de la Sicilienne, et le remercia du sage expédient qu'il lui avait indiqué pour ravoir ses cinq cents écus. Après s'être quelque temps diverti à Naples aux dépens de la femme qui l'avait joué, et dont il s'était bien vengé, il retourna à Florence, où il avait eu soin de faire passer à ses maîtres les cinq cents écus qui leur appartenaient. Madame Blanche-Fleur, ne voyant plus reparaître Salabet, et l'ayant fait chercher vainement dans tout Palerme, commença à soupçonner qu'elle avait été la dupe à son tour. Après avoir attendu deux mois sans avoir de ses nouvelles, elle fit ouvrir le magasin, et l'on trouva que les barriques, qu'on croyait pleines d'huile, ne l'étaient que d'eau de mer avec un peu d'huile pardessus. On éventra les ballots, qui n'offrirent que des étoupes, à l'exception de deux où il y avait des draps de peu de valeur. La belle Sicilienne, se voyant ainsi attrapée, pleura beaucoup les cinq cents écus rendus, mais plus encore les mille écus prêtés, disant à qui voulait l'entendre qu'il ne faisait pas bon se jouer à un Toscan. NEUVIÈME JOURNÉE NOUVELLE PREMIÈRE LES AMANTS ÉCONDUITS Il y eut jadis à Pistoie une veuve charmante, que deux Florentins, bannis de leur patrie et retirés dans cette ville, aimaient avec transport, sans qu'ils se fussent communiqué le secret de leur cœur. L'un se nommait Rinuce Palermin, et l'autre Alexandre Clermontois. La dame se nommait Françoise de Lazares. Tous deux, chacun de son côté, et dans le plus grand mystère, avaient tout tenté pour attendrir leur commune maîtresse. Celle-ci, quoique sans amour, mais lassée de leurs messages continuels et fatiguée de leurs prières, avait enfin daigné ouvrir l'oreille à l'un et à l'autre. Cette complaisance n'était peut-être pas trop conforme aux règles de l'honnêteté ; du moins le crutelle ainsi, et elle voulut expier son étourderie, coupable ou non, en expulsant enfin ceux qui l'avaient causée. Mais comment s'y prendre ? Voici le moyen qu'elle imagina. Elle résolut de leur demander un service qui, bien que possible, devait les effrayer et lui attirer un refus de leur part. Ce refus était un prétexte honnête et naturel pour les congédier et rejeter pour jamais leurs messages. Le jour même que cette idée vint à la dame, il mourut à Pistoie un homme qui, quoique d'une noble extraction, avait la réputation d'être, non-seulement le plus méchant de tous les habitants de la ville, mais du monde entier. Ajoutez à cela qu'il était d'une laideur et d'une difformité si monstrueuses, que quiconque ne l'eût pas connu en eût été effrayé d'abord. On l'avait enterré près de l'église des Cordeliers. Elle pensa que cet événement pouvait être utile à son dessein. « Ma chère, dit-elle à une de ses femmes, tu sais combien les empressements amoureux de ces deux Florentins, Rinuce et Alexandre, me déplaisent et me sont à charge. Je ne pourrai jamais me déterminer en leur faveur, et je n'accorderai jamais rien à leurs désirs. Ils s'épuisent en offres et en protestations : je suis d'avis, pour m'en défaire, de les prendre au mot, et de leur proposer une entreprise dont l'exécution me paraît très-incertaine ; ainsi je pourrai me délivrer du mortel ennui de les voir et de les entendre. Tu sais que ce matin Étrangle-Dieu (c'est ainsi que se nommait le scélérat dont j'ai parlé) a été enterré aux Cordeliers ; tu sais aussi que, lorsqu'il était vivant, il était l'effroi des plus intrépides, et que son abord glaçait d'épouvante quiconque le rencontrait : il doit être par conséquent un monstre d'horreur depuis qu'il est mort. Va donc premièrement chez Alexandre : Madame Françoise, lui diras-tu, m'envoie vous apprendre que le temps est venu où vous pouvez obtenir son amitié, l'objet de vos plus vifs désirs, et qu'elle n'attend de vous qu'un service pour lui faire partager son lit. Pour quelques raisons, dont on vous instruira à loisir, un de ses parents doit faire apporter chez elle le corps d'ÉtrangleDieu, enterré de ce matin. Elle le craint tout mort qu'il est, et voudrait bien pouvoir se dispenser de recevoir un tel hôte. Vous lui feriez le plus grand plaisir, vous lui rendriez le service le plus signalé, si vous vouliez aller ce soir, à l'heure du premier somme, au tombeau d'Étrangle-Dieu, vous vêtir de ses habits, vous mettre à sa place, et y demeurer de manière qu'on pût s'y méprendre. Lorsqu'on viendrait vous chercher, il ne faudrait pas laisser échapper un seul mot, un seul mouvement qui vous trahît. Vous vous laisseriez tirer du tombeau et apporter à sa maison comme si vous n'étiez plus effectivement qu'un cadavre. Une fois entré, on vous rendrait les droits d'un homme vivant ; vous pourriez coucher avec ma maîtresse, et ne sortir de ses bras que lorsqu'il vous plairait ; elle se charge du reste. » Si Alexandre accepte cette offre, à la bonne heure ; s'il la refuse, dis-lui de ma part qu'il ne se montre jamais dans les lieux où je serai ; qu'il se garde surtout de m'importuner à l'avenir de ses messages ou de ses ambassades. Ensuite tu iras trouver Rinuce, et tu lui diras : Madame Françoise est prête à faire tout ce qu'il vous plaira, mais elle exige auparavant que vous lui rendiez un grand service. Il s'agit d'aller, vers l'heure de minuit, au tombeau où Étrangle-Dieu a été enfermé ce matin, et sans dire mot, quelque chose que vous entendiez ou que vous sentiez, d'en retirer doucement le cadavre, et de l'apporter à la maison. Là, vous saurez pourquoi elle exige ce service, et ses faveurs seront votre récompense. Si cette entreprise vous déplaît, elle vous mande de cesser pour jamais toutes vos galanteries à son égard. » La servante s'acquitta fidèlement de la commission, et rendit aux deux amants tout ce que sa maîtresse lui avait ordonné de leur dire de sa part. Tous deux, également épris, répondirent que, pour lui plaire, ils étaient prêts à aller, non-seulement dans un tombeau, mais jusqu'aux enfers. La servante rapporta leur réponse à madame Françoise, qui attendit tranquillement que l'événement justifiât leur propos. Dès que la nuit fut venue, Alexandre Clermontois se dépouilla de ses habits, sortit de sa demeure à l'heure indiquée, pour aller prendre dans un tombeau la place d'Étrangle-Dieu. Cependant, chemin faisant, son premier courage commençait à l'abandonner ; mille idées noires effrayaient son esprit. « Dieu ! où vais-je ? dit-il en lui-même ; quelle sottise est la mienne ! Que sais-je si les parents de cette femme, avertis par hasard de mon amour, et me supposant plus avancé et plus heureux que je ne suis, ne lui font pas faire tout ceci pour m'assassiner dans l'obscurité de ce tombeau ? qui pourrait me secourir ? je n'aurais pas même l'espoir de la vengeance. La solitude du lieu leur garantirait l'impunité du crime. Que sais-je si quelque rival préféré ne lui a pas proposé ce stratagème pour se défaire de moi ? Mais, en supposant que mes conjectures soient fausses, et qu'en effet ses parents me portent en sa maison, du moins doisje croire qu'ils ne désirent pas le corps d'Étrangle-Dieu pour le tenir entre leurs bras, ou pour le mettre entre les siens ; ce que je puis imaginer de plus raisonnable, c'est qu'ils veulent venger sur le cadavre d'Étrangle-Dieu quelques déplaisirs qu'il leur aura faits durant sa vie. On m'a recommandé de ne dire mot, quelque chose que je sente ; et, s'ils me crevaient les yeux, s'ils m'arrachaient les dents, s'ils me coupaient les mains, si enfin ils me faisaient quelques tours de cette espèce, pourrais-je me taire ? et si je parle, peut-être me puniront-ils ; mais, quand même ils ne le feraient pas, que me reviendrait-il de mon entreprise ? sans doute, ils ne me laisseront point avec madame Françoise, qui d'ailleurs ne manquera pas de me reprocher d'avoir enfreint ses ordres, et qui sera alors en droit de se refuser à mes désirs. » Ces réflexions l'ébranlaient et l'auraient fait retourner chez lui, si l'amour, plus persuasif que la raison, ne lui en eût présenté de toutes contraires à celles-là, et d'une manière si pressante, qu'il fût contraint d'y céder. Il arrive au tombeau, il l'ouvre, il y entre, il dépouille Étrangle-Dieu, revêt ses habits, referme le tombeau sur lui et se met à la place du mort. Il n'y fût pas plutôt que les plus effrayantes pensées se présentèrent en foule à son imagination alarmée. Il se représente ce qu'avait été Étrangle-Dieu dont il occupe la place ; il se rappelle les sinistres histoires qu'il avait autrefois entendu raconter de ce qui arrivait pendant la nuit, non-seulement parmi les tombeaux des morts, mais ailleurs ; ces souvenirs faisaient hérisser ses cheveux. Il croyait à tout moment qu'Étrangle-Dieu allait se lever et l'étrangler ; mais enfin, soutenu par la violence de son amour, et se tenant dans la posture d'un mort, il attendit avec quelque tranquillité ce que le sort voudrait ordonner de lui. D'un autre côté, à minuit, Rinuce sortit de sa maison pour obéir aux ordres de la dame. Dans la route, il s'occupait tristement de ce qui pouvait lui arriver. « Si je suis surpris, disait-il en soi-même, avec le corps d'Étrangle-Dieu sur mes épaules, je serai mis entre les mains de la justice : si l'on me traite de magicien, je cours risque d'être brûlé : si les parents du mort viennent à savoir ceci, me voilà exposé à toutes les suites de leur juste ressentiment. Mille autres idées affligeantes le rendaient incertain. Mais, quoi ! disait-il en son cœur, la première fois que cette femme si aimable et si tendrement chérie me demande un service, je lui refuserais, surtout quand ses plus chères faveurs en doivent être le prix ! Non. Dussé-je en mourir, j'essayerai de faire ce que j'ai promis. » Il va droit au tombeau, et l'ouvre légèrement. Au bruit qu'il fait, Alexandre, quoique effrayé, ne dit mot. Dès que Rinuce fut entré, croyant s'emparer du corps d'Étrangle-Dieu, il prend Alexandre par les pieds, le tire dehors, le charge sur ses épaules, et s'enfuit vers la maison de la dame. Comme il ne donnait pas beaucoup d'attention à son fardeau, et que la nuit d'ailleurs était fort obscure, le prétendu mort recevait de temps en temps des contusions ; sa tête donnait tantôt contre le coin d'une rue, tantôt contre une porte, et tantôt contre autre chose. Rinuce était déjà tout près de la porte de madame Françoise, qui s'était mise à la fenêtre avec sa servante pour voir s'il portait Alexandre, et qui avait des excuses toutes prêtes pour les renvoyer tous deux, lorsque le hasard la servit à son gré. Les gens du guet, placés dans cette rue pour arrêter un malfaiteur, entendant marcher Rinuce, tirent tout à coup leurs lanternes de dessous leurs habits pour voir qui c'était et ce qu'ils avaient à faire. Ils agitent leurs rondaches 13 et leurs javelines en criant : « Qui est là ? » À cette brusque interrogation, Rinuce les reconnut, et n'ayant pas trop le loisir de songer à ce qu'il devait faire, il laisse tomber son fardeau et s'enfuit à toutes jambes. Alexandre, quoiqu'il eût sur son dos les habits d'Étrangle-Dieu, qui étaient fort longs, s'enfuit de même. À la faveur des lanternes du guet, la dame avait vu toute cette scène, et s'était fort bien aperçue que Rinuce portait Alexandre, et que celui-ci était couvert des habits d'Étrangle-Dieu ; leur courage l'étonna, mais son étonnement ne l'empêcha pas de rire lorsqu'elle vit Alexandre jeté par terre, Rinuce s'enfuir et son compagnon l'imiter. Cette aventure la divertit beaucoup. Elle loua Dieu qui l'avait délivrée de l'embarras où elle était, ferma la fenêtre et gagna son Grand bouclier circulaire porté par les fantassins et les cavaliers au Moyen Âge et au XVIe siècle. (Note du correcteur). 13 appartement. Cependant elle convint avec sa servante que ses deux amants l'aimaient beaucoup, puisqu'ils avaient ponctuellement suivi ses ordres. Rinuce, triste, affligé, maudissant la fâcheuse rencontre qui avait fait échouer son entreprise presque achevée, revint quand le guet fut parti, pour se ressaisir de sa proie. Ne la trouvant pas, il s'imagina qu'on s'en était emparé, et, le dépit dans le cœur, il s'en retourna chez lui. Alexandre, non moins mécontent que Rinuce, ne soupçonnant pas le tour qu'on lui avait joué, ne sachant que devenir, regagna aussi son gîte fort tristement. Le matin, on trouva le tombeau ouvert et vide. Ce fut la matière de beaucoup de propos différents dans la ville de Pistoie. Chacun en parla à sa manière. Les plus sots disaient que le diable avait emporté Étrangle-Dieu. Cependant nos deux amants ne voulurent pas avoir perdu leur peine entière. Chacun, de son côté, conta à la dame ce qu'il avait fait, ce qui était arrivé, s'excusa de n'avoir pu entièrement remplir ses volontés, demanda grâce et un peu de retour pour un amour si violent et si vrai. Mais, toujours inflexible et feignant de ne pas ajouter foi à leur récit, elle s'en débarrassa honnêtement, en leur faisant entendre qu'ils n'avaient rien à espérer d'elle, puisqu'ils n'avaient pas fait ce qu'elle exigeait. NOUVELLE II LE PSAUTIER DE L'ABBESSE Il y a en Lombardie un monastère fameux par sa sainteté et l'austérité de la règle qu'on y observe. Une femme, nommée Isabeau, qui réunissait en elle la noblesse et la beauté, l'habitait depuis quelque temps. Un jour un de ses parents vint la voir à la grille avec un ami, cet ami était jeune et bien fait. La nonain le sentit, et en devint dès ce moment éperdument amoureuse. Une heureuse sympathie agit sur le cœur du jeune homme ; il ne fut pas plus insensible aux charmes d'Isabeau qu'elle aux siens. Mais ils ne retirèrent pendant longtemps de cet amour mutuel d'autres fruits que les tourments de la privation. Cependant, comme tous deux ne songeaient qu'aux moyens de se voir et de se réunir, le jeune homme, plus fécond en ressources, trouva un expédient sûr pour se glisser furtivement dans la cellule de sa maîtresse. Tous deux, également joyeux d'une si heureuse découverte, se dédommagèrent de la longue attente, et jouirent longtemps de leur bonheur sans contre-temps. Mais enfin la fortune trahit leurs plaisirs : Isabeau avait trop de charmes, et son amant était trop bien fait, pour n'être pas exposée à la jalousie des autres religieuses. Plusieurs espionnaient toutes ses actions, et, se doutant de son intrigue, elles ne la perdaient presque pas de vue. Une nuit, entre autres, une religieuse vit sortir son amant de sa cellule, sans en être aperçue, et elle communiqua sa découverte à quelques autres. Elles résolurent de dénoncer leur compagne à l'abbesse, nommée madame Usinbalde, et qui passait dans l'esprit de toutes ses nonains, et de quiconque l'avait vue, pour la bonté et la sainteté mêmes. Pour qu'on ne soupçonnât pas leur témoignage, et qu'il ne fût pas possible à Isabeau de le récuser, elles concertèrent de faire en sorte que l'abbesse trouvât la nonain couchée avec son amant. Ce projet arrangé, chacun de son côté fit le guet, se mit aux écoutes, afin de surprendre cette pauvre amante qui vivait dans la plus grande sécurité. Un soir qu'elle avait fait venir son amant, les perfides sentinelles le virent entrer dans sa chambre. Plutôt que de faire du bruit, elles lui donnent le temps de jouir des plaisirs de l'amour, et se divisent en deux bandes ; l'une veille sur l'appartement d'Isabeau, l'autre court chez l'abbesse. Elles frappent à la porte : « Allons vite, allons, madame, accourez ; la sœur Isabeau a un jeune homme dans sa chambre. » À ce bruit, à ces cris, l'abbesse, effrayée et craignant que par trop d'empressement les nonnes n'enfonçassent la porte, et ne découvrissent dans son lit un prêtre qui le partageait avec elle et qu'à l'aide d'un coffre elle introduisait dans le couvent, se leva à la hâte, s'habilla du mieux qu'elle put, et, pensant couvrir sa tête d'un voile qu'on nomme le Psautier, elle s'embéguina de la culotte du prêtre. Dans cet équipage grotesque, et dont les nonnes trop occupées ne s'aperçurent pas, l'abbesse criant dévotement : « Où est cette fille maudite ? » on arrive à sa porte, on l'enfonce, on entre, on trouve les deux amants dans les bras l'un de l'autre. L'étonnement, l'embarras les rendaient immobiles. Mais les nonnes, furieuses, enlevèrent leur jeune sœur, et, par l'ordre de l'abbesse, la conduisirent au chapitre. Le jeune homme resta dans la cellule ; il s'habilla et voulut attendre l'issue de cette aventure, bien résolu de se venger, sur celles qu'il pourrait attraper, des mauvais traitements qu'éprouverait sa maîtresse, si l'on ne la respectait pas, de l'enlever et de s'enfuir avec elle. L'abbesse arrive au chapitre et prend sa place. Toutes les nonnains y étant, les yeux de toutes étaient fixés sur la pauvre Isabeau. L'abbesse commence sa réprimande, qu'elle assaisonne des plus piquantes injures ; elle traite la pauvre coupable comme une femme qui avait souillé et terni, par ses actions abominables, la réputation de sainteté dont jouissait le couvent. Isabeau, honteuse et timide, gardant le silence de la conviction, n'ose lever les yeux, et son touchant embarras inspire de la pitié à ses ennemies mêmes. L'abbesse continue toujours ses invectives ; la nonnain, comme enhardie par l'excès d'un tel emportement, ose lever la vue, l'arrête sur la tête de l'abbesse, et voit la culotte du prêtre qui pend aux deux côtés. Cette vue la rassure. « Madame, lui dit-elle, que Dieu vous soit en aide ! dites-moi bien tout ce qu'il vous plaira ; mais, de grâce, rajustez votre coiffe. » L'abbesse, qui n'entendait rien à ce discours : « De quelle coiffe parles-tu, impudente ? dit-elle. As-tu bien l'audace de vouloir railler ? te semble-t-il avoir fait quelque chose de risible ? – Madame, encore un coup, dites-moi tout ce qu'il vous plaira ; mais, de grâce, rajustez votre coiffe. » Cette prière singulière, répétée avec affectation, fit tourner tous les yeux sur l'abbesse, et la décida enfin à porter elle-même la main sur sa tête. On vit alors pourquoi Isabeau avait parlé comme elle avait fait. L'abbesse, décontenancée, et sentant qu'il était impossible de déguiser son aventure, changea de langage, et conclut son discours par faire voir combien il était difficile d'opposer une résistance continuelle aux aiguillons de la chair. Aussi douce dans cet instant qu'elle avait d'abord paru sévère, elle permit à ses ouailles de continuer, comme on avait fait jusqu'à ce jour, à saisir toutes les occasions de s'amuser en secret. Après avoir pardonné à Isabeau, elle regagna son appartement. Isabeau rejoignit son ami, le fit encore revenir plusieurs fois, et fut heureuse en dépit de l'envie. NOUVELLE III L'AVARE DUPÉ, OU L'HOMME GROS D'ENFANT Le sot juge dont je vous entretins hier me fit échapper l'occasion de vous conter une aventure de Calandrin, que je désirais de vous apprendre. Quoique nous ayons souvent déjà parlé de lui, tout ce qui le concerne est si plaisant, que je ne crois pas vous déplaire en vous en parlant encore. Vous connaissez son caractère et celui de ses compagnons ; il est inutile de vous les retracer de nouveau. Je vous dirai donc, sans autre préambule, que mon héros, devenu possesseur d'une somme de deux cents livres par la mort d'une de ses tantes, se crut un des plus riches particuliers d'Italie. Il se mit en tête d'acheter une métairie. Il n'y avait homme dans Florence qui pût lui donner des renseignements sur un achat de cette nature qu'il ne consultât ; eût-il eu dix mille écus à y employer, il n'eût pas fait plus de démarches et n'y eût pas attaché plus d'importance. Il fut obligé de renoncer à tous les marchés qu'il entama ; le prix se trouvait toujours audessus de ses forces. Lebrun et Bulfamaque, qui éclairaient sa conduite, lui remontrèrent plusieurs fois qu'il serait bien plus sage à lui d'employer son argent à régaler ses amis qu'à une acquisition qui ne lui convenait en aucune manière. Mais leurs conseils n'avaient pas fait impression sur son âme, et n'avaient pu l'amener à leur donner à dîner une seule fois. Comme ils s'en plaignaient un jour, arrive un de leurs compagnons, nommé Nello. Délibéra- tion sur la manière dont il faudrait s'y prendre pour se régaler aux dépens de Calandrin. On convint d'un projet dont voici l'exécution. Le lendemain, Calandrin sort de sa maison ; il n'en est pas encore fort éloigné, que Nello l'aborde : « Bonjour, Calandrin. – Bonjour, Nello. » Après les premiers compliments d'usage, Nello fixe Calandrin avec une attention mêlée de surprise. « Que considères-tu donc ? dit Calandrin. – N'as-tu pas senti quelque chose cette nuit ? tu me parais absolument changé. – Comment ? que dis-tu ? que crois-tu donc qu'il me soit arrivé ? – Je ne sais ; quoi qu'il en soit, tu n'es pas comme à ton ordinaire, et Dieu veuille que ce ne soit pas ce que j'ai lieu d'imaginer. » Sur ces mots, Nello laisse aller Calandrin. Celui-ci, prévenu, inquiet, n'éprouvant cependant aucun mal, rencontre Bulfamaque à quelques pas, qui, l'ayant salué, lui demanda s'il ne sentait rien. « Je ne sais ; Nello, que je viens de rencontrer, m'a dit que je lui paraissais tout changé ; serait-il bien possible que j'eusse quelque chose ? – Si tu as quelque chose ! assurément ; tu sembles à demi mort. » À ces mots, Lebrun survint. « Ah ! Calandrin, quel visage as-tu là ! on te prendrait pour un mort. Comment te trouves-tu ? » Ces trois rapports si uniformes, et qui avaient l'air d'être si peu concertés, persuadèrent Calandrin qu'il était effectivement malade. « Que dois-je faire ? demanda-t-il douloureusement à ses amis. – Si tu m'en crois, dit Lebrun, tu te mettras dans ton lit, tu te couvriras bien, tu enverras de ton urine à maître Simon le médecin, qui, comme tu sais, est absolument dévoué à nos intérêts ; il découvrira le genre de ta maladie et t'en prescrira le remède. Nous voulons t'accompagner ; et, s'il est besoin de te faire quelque chose, nous sommes à ton service. » Nello les rejoignit, et tous trois suivirent Calandrin dans sa maison. Dès qu'ils furent arrivés, Calandrin dit tristement à sa femme : « Viens, ma femme, viens me couvrir, car j'éprouve une grande douleur. » S'étant couché, son premier soin fut d'envoyer de son urine à maître Simon, qui, pour lors, demeurait au vieux marché, à l'enseigne du Melon. Il chargea une petite fille de ce message. Lebrun alors dit à ses compagnons : « Mes amis, demeurez ici ; moi, je vais savoir la réponse du médecin, et je l'amènerai, si cela est nécessaire. – Ah ! oui, mon ami, dit Calandrin, va savoir toi-même ce que tout cela veut dire ; je me sens du mal par-ci par-là, cela me donne beaucoup d'inquiétude. » Lebrun part, arrive chez maître Simon avant la petite fille, et lui fait part de tout le complot. La messagère entre avec la bouteille d'urine ; le médecin l'examine avec attention. « Retourne, ma mie, vers Calandrin ; dis-lui de se tenir chaudement ; dans un instant j'irai le voir ; je lui dirai quel mal il a et quel régime il doit garder pour s'en débarrasser. » La messagère revient, fait son rapport, et, un moment après, entre Lebrun accompagné du médecin. Il tâte le pouls du malade, et lui dit, en présence de sa femme : « Calandrin, mon ami, si tu veux que je te parle vrai, tu n'as d'autre mal que d'être gros d'enfant. » À cette nouvelle inattendue, Calandrin, désespéré, s'écrie : « Ah ! ma femme, c'est toi qui m'as mis dans cet état. Je te l'avais bien dit ; tu n'as jamais voulu me croire, et, malgré mes remontrances, tu as toujours voulu te mettre sur moi et renverser l'ordre établi par la nature. » La femme, qui était trèshonnête, rougit et quitta la chambre ; mais Calandrin continue : « Ah ! malheureux que je suis ! que vais-je devenir ? que puis-je faire ? comment accoucherai-je ? par où l'enfant pourra-t-il sortir ? Je vois bien qu'il faut mourir, et mourir par la rage de cette maudite femme. Dieu puisse-t-il lui faire autant de mal que je me désire de bien ! Si j'étais aussi sain que je le suis peu, je me lèverais bientôt, je prendrais un bâton et lui donnerais tant de coups, que je la mettrais en pièces. Cependant, si je suis puni, il faut convenir que je le mérite bien : je ne devais jamais condescendre à ses volontés. Mais, si je puis en revenir, qu'elle soit persuadée que je la verrais mourir mille fois plutôt que de la satisfaire à cet égard. » Lebrun, Bulfamaque et Nello faisaient tous leurs efforts pour s'empêcher de rire. Pour le médecin, il se donnait libre carrière, il éclatait si fort, il ouvrait si largement sa bouche, qu'on eût pu sans peine lui arracher toutes les dents. Enfin Calandrin eut recours à lui, se recommanda à son art, et le pria instamment de lui donner, dans cette détresse, ses conseils et ses soins. Le médecin lui dit obligeamment : « Mon ami, il ne faut pas tant te tourmenter. Grâce à Dieu, je me suis assez tôt aperçu de ton mal pour y apporter un remède aussi prompt qu'efficace ; mais il t'en coûtera un peu. « Hélas ! monsieur, j'ai deux cents livres, avec lesquelles je voulais acheter une métairie, prenez-les, s'il le faut, je les sacrifie volontiers pour me tirer de l'embarras où je suis, et pour n'être point dans le cas d'accoucher ; car, en vérité, je doute que je puisse soutenir une si terrible opération. J'ai, dans ce moment, entendu les femmes crier si fort, et n'étant pas conformé comme elles, je vois bien qu'il faudrait en mourir. – N'aie aucune inquiétude, mon ami, je vais te préparer un breuvage très-agréable qui, dans trois matinées, te tirera d'affaire et te rendra plus sain qu'auparavant. Mais, dans la suite, sois sage, et garde-toi bien de retomber dans tes anciennes folies. Pour composer l'eau que tu dois boire, il faut une demi-douzaine de chapons gras, et pour les autres drogues qu'on doit y mêler, tu donneras à Lebrun cinq livres ; il les achètera, et me fera tout porter dans ma boutique. Je t'enverrai demain matin, s'il plaît à Dieu, cet excellent breuvage, dont tu boiras un grand verre tous les jours. – Monsieur, lui répondit Calandrin, je remets tout entre vos mains. » Il donna cinq livres à Lebrun, outre l'argent nécessaire pour acheter les chapons, et le pria de vouloir bien se donner la peine d'en faire l'emplette pour l'amour de lui. De retour chez lui, le médecin fit faire un bouillon qu'il envoya au prétendu malade. Lebrun, ayant acheté les chapons et tout ce qui devait les accompagner, revint avec Bulfamaque et Nello. L'on but et l'on mangea en l'honneur de Calandrin. Celuici prit son bouillon pendant trois jours de suite. Ses amis vinrent le voir. Le médecin lui ayant tâté le pouls, lui dit : « Calan- drin, te voilà absolument guéri. Lève-toi maintenant ; tu peux sortir quand il te plaira. » Le sot se lève, va à ses affaires, court la ville et vante partout la cure merveilleuse que maître Simon a faite sur lui. Lebrun, Bulfamaque et Nello étaient charmés d'avoir pu tromper l'avarice de Calandrin ; mais la femme de ce dernier, s'étant aperçue du tour, s'en vengea en grondant son benêt de mari. NOUVELLE IV LE VALET JOUEUR Il n'y a pas longtemps qu'il y avait à Sienne deux hommes de même âge et de même nom. Tous deux se nommaient François ; mais l'un était de la maison des Anjolliers, l'autre des Fortarigues. Quoiqu'ils fussent assez différents, de mœurs et de caractère, ils s'accordaient très-bien en un point, savoir, dans l'aversion qu'ils avaient respectivement pour leur père, et cette conformité criminelle avait suffi pour les lier d'une étroite amitié. Anjollier, qui était bien fait et d'une naissance distinguée, voyant que la pension que lui faisait son père ne pouvait l'entretenir à Sienne avec quelque éclat, et ayant appris qu'un cardinal de ses amis, et qui lui était entièrement dévoué, avait été envoyé par le pape dans la Marche d'Ancône avec le titre de légat, résolut d'aller le trouver, dans l'espérance d'augmenter, en s'attachant à lui, son état et sa fortune. Il communiqua son projet à son père, qui l'approuva, et qui voulut bien lui avancer six mois de sa pension, afin qu'il fût en état de s'habiller avec décence et de paraître avec honneur. Il ne lui manquait plus qu'un domestique. Fortarigue, qui sut qu'il en cherchait un, vint s'offrir pour lui en tenir lieu, sous le titre de page, ou de telle autre qualité qu'il voudrait lui donner, n'exigeant d'autre salaire que sa dépense. Anjollier répondit qu'il ne voulait pas consentir à cet arrangement ; qu'il le croyait très-capable de bien faire tout ce qui concerne le service, mais qu'il lui connaissait deux défauts insupportables, le goût du jeu et l'amour du vin. Fortarigue jura qu'il renoncerait à l'un et à l'autre. Enfin Anjollier, gagné par ses serments, vaincu par ses prières, consentit à tout. On part, on va dîner à Boncouvent. L'excès de la chaleur décida Anjollier à s'y reposer. Il se fait préparer un lit, se déshabille, se couche, recommande à son nouveau domestique de l'éveiller à midi. Pendant son sommeil, Fortarigue court à la taverne ; il boit, il joue, et en peu d'heures il se voit dépouillé, non-seulement du peu d'argent qu'il pouvait avoir, mais encore de tous ses habits. Nu, en chemise, il va dans l'auberge où Anjollier dormait, monte à sa chambre, lui prend tout son argent et retourne au tripot. La fortune ne lui fut pas plus favorable : il perdit l'argent de son maître, comme il avait perdu le sien. Anjollier éveillé se lève, s'habille, demande Fortarigue ; et ne le trouvant point, il imagine qu'il dort en quelque endroit écarté, assoupi par les fumées du vin, selon son ancienne coutume. Cette mauvaise conduite le décide à le laisser là, projetant de prendre un valet à Corsignan. Mais, quand il voulut payer son hôte, il trouva sa bourse vide. Jugez du bruit qu'il fit ; il menaça l'hôte, l'hôtesse et tout son monde de les faire arrêter et conduire dans les prisons de Sienne. Toute la maison était en alarmes. Arrive Fortarigue, nu, comme la première fois, et venant pour se couvrir des habits de son maître, mais le voyant prêt à monter à cheval : « Qu'est-ce que ceci ? lui dit-il ; faut-il partir tout à l'heure ? attendez, je vous en conjure, quelques instants. J'ai mis mon habit en gage pour trente-huit sols, et l'homme va venir tout à l'heure ; je suis sûr qu'il le rendra pour trente-cinq sols ; c'est trois sols de gain : voudriez-vous perdre une si belle occasion ? » Pendant qu'il parlait ainsi, on vient dire à Anjollier que ce ne peut être que Fortarigue qui a pris son argent, attendu la quantité de celui qu'il avait perdu au jeu. Anjollier, outré de cette friponnerie, entre en fureur, l'accable d'injures, le menace de le faire pendre ou de le faire bannir de Sienne ; il eût été plus loin que les menaces, s'il n'eût craint de se manquer à lui-même. Enfin il monte à cheval. Fortarigue, feignant de croire que ces injures s'adressaient à un autre, disait à Anjollier : « Laissez là toutes ces folies, elles ne valent pas la peine de nous occuper ; revenons à ce qui nous intéresse véritablement. Songez qu'aujourd'hui nous pouvons l'avoir pour trente-cinq ; que demain il en vaudra peut-être trente-huit : encore un coup, dites-moi, je vous prie, pourquoi ne pas gagner ces trois sols ? » À ce ton de confiance, les spectateurs croyaient Fortarigue innocent, et, loin d'imaginer qu'il eût volé l'argent d'Anjollier, assuraient que celui-ci s'était emparé du sien. Cependant il se désespérait. « Quel besoin ai-je de ton pourpoint ? disait-il ; malheureux, que n'es-tu pendu ! non content d'avoir joué mon argent, tu retardes mon départ, et joins, sans pudeur, l'insolence à la friponnerie ! » Ces injures ne touchaient pas Fortarigue, qui, feignant toujours de croire que cela s'adressait à un autre, disait : « Hé ! pourquoi ne voulez-vous pas que je gagne ces trois sols ? pensez-vous que je ne puisse vous les rendre ? Je vous en conjure, par l'amitié que vous avez pour moi, faites ce que je vous demande. Qui vous presse de partir si vite ? nous pouvons encore arriver ce soir de bonne heure à la Tourrenière. Allons, tirez votre bourse. Je vous jure que je courrais tout Sienne avant de trouver un habit qui me convînt aussi bien que celui-là, et vous voudriez que je l'abandonnasse pour trentehuit sols ? Songez qu'il en vaut encore plus de quarante, et qu'ainsi vous me faites faire une double perte. » Anjollier, qui enrageait au fond de l'âme, mais décidé à ne plus répondre, tourne la bride de son cheval, et prend le chemin de Tourrenière. Fortarigue, qui avait son projet, le suit en chemise, le priant toujours de racheter son pourpoint. Anjollier, pour ne le point entendre, piquait son cheval. Enfin, après avoir couru à peu près l'espace d'une lieue, Fortarigue aperçut des laboureurs dans un champ voisin de la route, et leur crie de toute sa force : « Arrête, arrête ! » Ils accourent tous, l'un avec sa houe, l'autre avec sa bêche, et ils coupent le chemin à Anjollier, imaginant qu'il avait dépouillé celui qui courait ainsi en chemise après lui. Ce fut en vain qu'Anjollier leur dit ce qui en était. Fortarigue arrive, et, feignant d'être en colère : « Je ne sais à quoi il tient que je ne te tue, infâme, scélérat, dit-il à Anjollier : vous voyez, messieurs, comme il m'a équipé, après avoir joué et perdu tout ce qu'il avait ; mais, grâce à vous et à Dieu, je recouvre mon bien, j'en serai reconnaissant toute ma vie. » Anjollier en disait autant de son côté, mais on ne l'écoutait pas. Enfin, aidé des paysans, Fortarigue le descendit de cheval, le déshabilla, se revêtit de ses habits, monta sur son cheval, prit le chemin de Sienne, disant partout qu'il avait gagné le cheval et les habits d'Anjollier. Ainsi, celui qui pensait aller trouver son cardinal en bon équipage dans la Marche d'Ancône fut obligé de s'en retourner, pauvre et nu, à Boncouvent. Il n'osa paraître à Sienne dans un si triste état. On lui prêta enfin des habits sur le cheval que montait Fortarigue, et qu'il avait été contraint de laisser à l'auberge pour gage de ce qu'il devait. Il alla à Corsignan, chez des parents qu'il y avait, et y demeura jusqu'à ce qu'il eut de nouveaux secours de son père. Ainsi la méchanceté de son compagnon renversa ses projets de fortune ; mais il sut s'en venger dans un temps plus favorable. NOUVELLE V LE SOT AMOUREUX DUPE Nicolas Cornaccini, riche bourgeois de Florence, avait, entre ses autres possessions, un fort beau bien à Camérata, où il fit bâtir un superbe château. Pour les peintures dont il voulait l'embellir, il s'adressa à Lebrun et Bulfamaque, et conclut marché avec eux ; et, parce qu'il y avait beaucoup de travail, ces deux artistes s'associèrent Nello et Calandrin. Il ne demeurait dans ce château qu'une vieille servante pour le garder ; comme il y avait déjà quelques meubles, quelques lits et autres choses nécessaires, un fils de Cornaccini, nommé Philippe, profitait quelquefois de cet asile secret, et venait s'y divertir de temps en temps avec des courtisanes, qu'il renvoyait au bout de vingtquatre heures. Il était jeune et à marier. Un jour, un nommé le Mangione, qui tenait à Camaldoli une maison remplie de ces sortes de filles, lui en céda une pour quelque temps, qu'il emmena à Camérata. On l'appelait Colette ; elle était belle, vêtue richement, et démentait par ses discours et son maintien la profession qu'elle exerçait. Un matin cette fille, étant sortie de son appartement, vêtue d'un simple jupon, les cheveux négligemment bouclés, pour se laver les mains et le visage à un puits qui était dans la cour du château, rencontra Calandrin qui puisait de l'eau. Le peintre la salua honnêtement. La figure de Calandrin parut à la courtisane si extraordinaire, si nouvelle, qu'elle le considéra longtemps avec une attention mêlée de surprise. Calandrin ne fut pas en reste avec elle, et ne lui épargna pas les coups d'œil. Sa beauté le frappa tellement, que ce qui n'était d'abord que l'effet de la curiosité fut celui de l'amour ; il restait toujours auprès d'elle, mais il n'osait lui parler, parce qu'il ne la connaissait pas. Colette, qui n'avait pas été longtemps à deviner ce que signifiaient des regards si opiniâtres, voulant s'amuser un moment, le lorgnait et soupirait par intervalles. Ce jeu tourna absolument la tête au pauvre Calandrin ; il ne sortit point de la cour que Philippe n'eut rappelé Colette, et qu'elle ne fut montée à sa chambre. Calandrin, de retour à l'ouvrage, ne faisait que soupirer. Lebrun, qui s'amusait souvent à ses dépens, s'en apercevant, lui dit : « Que diable as-tu donc, Calandrin ? tu ne fais que soupirer. – Ah ! compagnon, si j'avais quelqu'un qui voulût m'aider, que je ferais bien mes affaires ! – Comment ! n'est-il personne à qui tu puisses confier ton secret ? – Il y a dans cette maison une femme plus belle qu'une divinité, qui est si amoureuse de moi, que cela te paraîtrait incroyable ; je viens de m'en apercevoir en allant puiser de l'eau. – Par Notre-Dame ! mon ami, prends garde que ce ne soit la femme de Philippe. – Je crois que c'est elle-même, répondit Calandrin, mais que m'importe ? sur cet article je puis tromper et Philippe et tout le monde. Mon ami, je veux tout t'avouer : elle me plaît au dernier point. – Je prendrai des informations sur son compte ; je saurai si elle est la femme de Philippe, comme il y a grande apparence, et si notre conjecture se trouve vraie, tu peux être assuré de réussir, parce que je la connais très-particulièrement ; mais, comment nous cacher de Bulfamaque ? Je ne lui parle jamais qu'en sa présence. – Je ne crains pas que Bulfamaque le sache, dit Calandrin : mais, pour Nello, j'exige le plus grand secret : il est parent de ma femme, et capable de l'en instruire. – Fort bien : je suis de ton avis. » Lebrun savait qui était la belle, il l'avait vue venir, et d'ailleurs Philippe l'avait mis dans sa confidence. Calandrin étant sorti pour voir sa maîtresse, Lebrun ne perdit pas un instant pour conter toute cette histoire à Bulfamaque et à Nello. Ils concertèrent ensemble ce qu'ils devaient faire pour s'amuser de cette nouvelle aventure. Lorsque Calandrin fut de retour à l'atelier, Lebrun lui dit doucement : « L'as-tu vue ? – Hélas ! oui, et j'en ai pensé mourir. – Je veux aller voir si c'est celle que j'imagine, et si effectivement c'est la femme de Philippe : laissemoi faire, je réponds du succès. » Lebrun descendit, alla trouver Philippe et sa maîtresse, leur peignit Calandrin depuis les pieds jusqu'à la tête, et leur conta ce qu'il lui avait dit. Ils résolurent ensemble ce que chacun d'eux devait faire pour s'amuser de la passion de cet imbécile. Lebrun, remonté à l'atelier, lui dit : « C'est celle que j'avais imaginé d'abord : ainsi, il faut que tu te conduises sagement ; car, si Philippe s'apercevait d'une démarche tant soit peu suspecte, toute l'eau de l'Arno ne pourrait suffire pour te laver du crime de l'avoir offensé. Au reste, que veuxtu que je dise à cette aimable femme, s'il arrive que je puisse lui parler ? – Ho, ho ! tu lui diras premièrement que je suis son serviteur ; secondement, que je lui souhaite mille muids de cette divine liqueur qui fait arrondir les femmes ; troisièmement, que je suis tout prêt à la servir, m'entends-tu ? – Très bien : laissemoi faire. » À l'heure du souper, nos peintres quittèrent l'ouvrage, descendirent dans la cour où étaient Philippe et Colette, et pour faire plaisir à Calandrin, ils s'y arrêtèrent quelques moments. Alors Calandrin fut tout yeux. Il lorgnait Colette, faisait des mines, des gestes d'un goût tout nouveau, et d'une manière si mystérieuse, qu'un aveugle s'en fût aperçu. Pour l'enflammer davantage, Colette, de son côté, mettait en jeu les manèges de la coquetterie ; cependant Philippe, Bulfamaque et les autres spectateurs, feignant de causer, comme Lebrun le leur avait recommandé, et de ne point remarquer tout ce qui passait, s'amusaient des grimaces de Calandrin. Enfin, au grand mécontentement de notre amant suranné, il fallut se séparer. Dans le chemin, Lebrun lui dit. « En vérité, mon ami, tu amollis, tu fonds son cœur, comme le soleil dissout la glace. Si tu veux apporter ta guitare, et que tu lui chantes quelques-unes de ces chansons amoureuses que tu sais si bien, je ne doute pas que nous ne la voyions franchir les fenêtres et s'élancer dans tes bras. – Tu crois donc nécessaire que j'apporte ma guitare ? – Sans doute. – Je l'apporterai. Conviens donc à présent que je ne t'en imposais point, quand je t'assurais qu'elle était éprise de moi. Je suis un vrai démon pour me faire aimer. Quel autre que moi pouvait, en si peu de temps, inspirer un amour si vif à une aussi aimable femme ? Seraient-ce ces petits freluquets, dont toute la science est de voltiger avec légèreté de côté et d'autre, et qui ne sont pas capables d'assembler trois châteaux de noix dans l'espace de mille ans ? Que je voudrais déjà que tu m'aperçusses avec mon petit rebec 14 ! sur ma foi, tu verrais beau jeu. Je ne suis pas aussi vieux qu'il peut te le paraître ; elle l'a bien senti ; mais si une fois je puis lui mettre la main sur le dos, je le lui ferai bien mieux sentir encore ! – Ah ! avec quels transports tu la saisiras ! Il me semble déjà te voir avec tes dents, faites en chevilles de luth, mordre ses lèvres vermeilles, ses joues de roses, et, petit à petit, la manger tout entière. » À ce discours, Calandrin croyait déjà y être. Il chantait, sautait, était hors de lui-même. Le lendemain, il apporte sa guitare, il chante tout ce qu'il sait de mieux, et réjouit toute la compagnie. Enfin, il était si amoureux de Colette, qu'il n'en travaillait plus. Continuellement à la fenêtre, à la porte ou dans la cour, et jamais à l'atelier. Colette, instruite par Lebrun, semblait se prêter à ses désirs. Ce même Lebrun, le confident de Calandrin, faisait de part et d'autre les lettres et les réponses ; quelquefois Colette écrivait que, retirée pour quelques jours chez ses parents, elle ne pouvait le voir, mais qu'elle lui permettait les espérances les plus flatteuses. Ainsi, Lebrun et Bulfamaque, qui avaient l'œil et la main à tout, se divertissaient agréablement aux dépens de leur camarade. Ils se faisaient donner, au nom de l'amante, tantôt un peigne d'ivoire, tantôt une bourse, une autre fois une paire de ciPetit instrument du Moyen Âge à archet, à caisse de résonance piriforme, légèrement bombée, au manche brisé au niveau du chevillier, qui est monté de deux ou trois cordes et qui possède une sonorité assez perçante. (Note du correcteur). 14 seaux, et d'autres semblables bagatelles, en échange desquelles ils lui donnaient des anneaux d'un métal faux et de nulle valeur, mais que Calandrin regardait comme des bijoux très-précieux. Ils gagnaient d'ailleurs à cette comédie quelques bons repas parci par-là, et d'autres honnêtetés, afin de les encourager à veiller au succès de l'entreprise. Deux mois s'étaient écoulés sans que les affaires de Calandrin fussent plus avancées. L'ouvrage que ses compagnons et lui avaient entrepris allait être fini. Il comprit que, s'il ne hâtait le moment de son bonheur, il pourrait bien ne le trouver jamais. Il sollicita donc Lebrun de travailler à ses affaires plus vivement qu'il n'avait fait encore. Colette arriva fort à propos. Lebrun s'entretint avec elle et avec Philippe. On convint de ce qu'on devait faire. Alors Lebrun tire Calandrin à part : « Mon ami, lui dit-il, cette femme ne fait rien de ce qu'elle t'a promis ; je crois qu'elle veut te berner ; mais, si tu veux y consentir, je sais un moyen sûr pour l'amener, qu'elle le veuille ou non, à ce que tu désires. – Hé ! pour l'amour de Dieu, mon ami, ne perds pas un moment. – Auras-tu bien la hardiesse de la toucher avec un morceau de papier que je te donnerai ? – Assurément. – Eh bien, apportez-moi un peu de parchemin vierge, une chauve-souris en vie, trois grains d'encens et une chandelle bénite ; le reste est mon affaire. » Calandrin passa la nuit suivante à guetter une chauvesouris. Dès qu'il l'eut prise, il l'apporta, avec les autres drogues, à Lebrun. Celui-ci se retira dans une chambre écartée, où il écrivit sur le parchemin ce qui lui passa par la tête et traça quelques caractères singuliers et inconnus. « Calandrin, dit-il en lui remettant l'écrit, sois sûr que si tu la touches avec ce parchemin, elle te suivra sur-le-champ et se rendra à tes désirs. Ainsi, mon cher, si Philippe sort aujourd'hui, fais tous tes efforts pour t'approcher d'elle, de quelque manière que ce soit, et ne manque pas de la toucher. Ensuite va dans la grange, où il y a de la paille ; c'est de toute la maison l'endroit le plus sûr, attendu que personne n'y met jamais le pied : elle t'y suivra ; dès qu'elle sera arrivée, tu sais ce que tu auras à faire. » Calandrin, au comble de la joie, répondit qu'il n'était pas inquiet de ce qu'il ferait, dès qu'il l'aurait en sa possession. Nello, dont notre amoureux se défiait, était instruit de l'aventure, s'en amusait et travaillait, de concert avec les autres, à en amener le dénoûment. Il part, ainsi que Lebrun le lui avait recommandé, va à Florence, arrive chez la femme de Calandrin : « Tesse, lui dit-il, tu n'as pas oublié les mauvais traitements que tu reçus de ton mari, le jour qu'il revint de Mugnon ; il te battit sans pitié et sans justice ; il faut que tu te venges, et, si tu perds l'occasion que je te présente de le faire, ne me regarde jamais comme ton parent et ton ami. Il est devenu amoureux d'une jeune femme qui habite dans la maison où nous travaillons ; il obtient du retour, il voit souvent sa maîtresse, et il doit être avec elle en ce moment. Je veux donc que tu me suives et que tu le tances comme il le mérite. – Le perfide ! le scélérat ! s'écria Tesse ; voilà donc comme il me traite ! Mais, j'en jure Dieu, son crime ne restera pas impuni. » À ces mots, elle prend son manteau, se fait suivre par une servante et se met en chemin avec Nello. Dès que Lebrun les aperçut de loin : « Voici nos gens, ditil à Philippe ; il est temps de partir. » Philippe va trouver Calandrin, lui dit qu'il est obligé d'aller faire un tour à Florence, et l'exhorte à redoubler d'activité. Il sortit incontinent et alla se cacher dans la grange, de manière qu'il pouvait tout voir, sans être vu. Lorsque Calandrin pensa que Philippe pouvait être un peu loin, il descendit à la cour, où il trouva Colette seule, qui, instruite du rôle qu'elle devait jouer, s'approcha de lui, et l'accueillit plus gracieusement qu'à l'ordinaire. Cet accueil séduisant enhardit Calandrin ; il la touche avec son parchemin, et gagne aussitôt la grange. Colette le suit, entre, ferme la porte, se jette à son col, le renverse sur la paille, se met sur lui à califourchon, et a soin de lui tenir les mains sur les épaules, de manière qu'il ne pouvait approcher son visage du sien. Cependant elle le fixe, le considère comme le plus cher objet de ses désirs. « Cher Calandrin, lui disait-elle, mon petit cœur, mon repos, mon bon- heur, ma vie, qu'il y a longtemps que je désire de te posséder et de pouvoir me rassasier du plaisir de te voir ! Par tes charmes et tes grâces tu as enchanté mes sens, et tu as achevé de me séduire par les sons harmonieux de ta guitare. Est-il bien vrai que je te presse dans mes bras ? » Calandrin, qui avait de la peine à se remuer : « Hé, mon cher ange, lui dit-il, donnez-moi la liberté de vous baiser. – Ciel ! que tu es pressé ! laisse-moi d'abord te voir bien à mon aise ; souffre que je me remplisse de l'aimable image de ces traits si doux, si enchanteurs. » Lebrun et Bulfamaque, qui étaient allés rejoindre Philippe, voyaient et entendaient tout. Cependant Calandrin, ne pouvant plus résister à l'impatience de ses désirs, allait employer la force pour obtenir les faveurs de Colette, lorsque sa femme arrive avec Nello. « Je gage, dit celui-ci, qu'ils sont ensemble là dedans. » Tesse ne prend pas la peine d'ouvrir la porte de la grange, elle l'enfonce, entre avec précipitation, et voit son mari se débattre sous Colette, qui aussitôt lâche prise et court là où était Philippe. Tesse s'élance sur Calandrin, qui n'était pas encore levé, lui déchire le visage avec les ongles, le traîne de côté et d'autre par les cheveux, en disant : « Vieillard insensé ! voilà donc l'outrage que tu me préparais ! que je rougis maintenant de l'amour que j'ai eu pour toi ! Est-ce que tu n'as pas assez d'occupation au logis, pour que tu ailles en chercher ailleurs ? est-ce que tu ne te connais pas, malheureux ? ne sais-tu pas que quand on te mettrait dans un mortier on aurait de la peine à tirer trois gouttes de jus de ton individu ? Ce n'est plus moi maintenant qui t'engrosse, maudit original ! Il faut que celle qui se charge de ce soin ne soit pas difficile en hommes, pour avoir conçu du goût pour un animal de ta sorte. » À l'aspect inattendu de sa femme, imaginez-vous la consternation de Calandrin : il resta plus mort que vif. Il n'eut pas le courage de prononcer un seul mot pour sa défense. Bien grondé, bien battu, bien harcelé, il ramasse son chapeau, et prie seulement sa femme de ne pas faire tant de bruit, si elle ne voulait pas qu'il fût taillé en pièces : « Car, ajouta-t-il, celle avec qui tu m'as trouvé est l'épouse du maître de la maison. – Je voudrais qu'elle fût celle du diable, et qu'on te mît en pièces, pour être délivrée d'un malheureux tel que toi. » Lebrun et Bulfamaque, après avoir bien ri de l'aventure avec Philippe et Colette, accoururent au bruit, et firent tant, qu'ils apaisèrent la femme de Calandrin, conseillant à celui-ci de retourner à Florence, de bien se garder de remettre jamais les pieds dans ce château, de peur que Philippe, instruit de l'aventure, ne le rendit victime de son honneur outragé. Ainsi le pauvre Calandrin, molesté, meurtri, retourna à Florence. Il oublia son amour, et ne s'en ressouvint que par les reproches dont sa femme l'accablait jour et nuit. Il ne revint plus au château, où il avait été le jouet de ses compagnons, de Philippe et de Colette. NOUVELLE VI LE BERCEAU Dans la plaine de Mugnon, près de Florence, vivait naguère un bon homme qui tenait auberge. Quoiqu'il fût pauvre et sa maison petite, il logeait quelquefois les passants ; mais ce n'était que lorsque l'extrême nécessité l'exigeait ou que les voyageurs étaient de sa connaissance. Il avait une femme jeune encore et assez jolie ; une fille de quinze à seize ans, pleine de grâces et d'appas, un petit garçon d'un an, qui tétait encore sa mère, composaient le reste du ménage. Un gentilhomme de notre cité, nommé Pinuccio, qui passait souvent par ce chemin, était devenu amoureux de la fille de l'aubergiste. Celle-ci, qui se tenait fort honorée d'avoir attiré les regards d'un citadin, feignait de répondre à sa passion ; ce n'était encore que l'amour-propre qui la conduisait ; mais l'amour véritable lui disputa son cœur et en resta maître. Si Pinuccio eût été moins délicat, s'il eût moins craint pour son honneur et celui de son amante, il n'eût pas désiré longtemps en vain les plus douces faveurs ; mais plus la passion est vive, moins ces craintes ont d'empire. Celle de Pinuccio était parvenue au point de ne plus leur laisser de place. Il cherche donc les moyens de se satisfaire. Il imagine d'aller loger chez sa maîtresse, et, comme il connaissait parfaitement toute la maison, il ne doute pas de pouvoir réussir, sans que personne s'en aperçoive. Ce projet ne fut pas plutôt conçu qu'il l'exécuta. Il prit, avec un de ses amis, nommé Adrian, qui était le plus cher et le plus fidèle de ses confidents, des chevaux de louage, et, les ayant chargés de leurs valises, ils sortirent de Florence. Ils arrivèrent à nuit close dans la plaine de Mugnon ; et, comme s'ils fussent venus de la Romagne, ils vont droit à la taverne et heurtent à la porte. L'hôte ouvre. « Tu vois, lui dit Pinuccio, qu'il faut que tu nous loges cette nuit. Nous pensions aller coucher à Florence, mais nous avons eu beau piquer nos montures, il ne nous a pas été possible d'aller plus loin. – Vous savez, monsieur, répondit l'hôte, qu'il ne m'est guère possible de loger des voyageurs de cette espèce ; cependant, puisque la nuit vous a surpris ici, et que vous ne pouvez aller plus loin, je ferai tous mes efforts pour vous héberger de mon mieux. » Le premier soin des deux jeunes Florentins, après avoir mis pied à terre, fut de songer au souper de leurs chevaux ; ils s'occupèrent auprès du leur, et firent manger l'hôte avec eux. Il n'y avait dans l'hôtellerie qu'une très-petite chambre, et dans cette petite chambre trois petits lits, rangés de manière à occuper le moins de place possible. Deux étaient adossés à un même côté du mur, et le troisième, qui faisait le triangle, était en face de ceux-là. L'hôte fit préparer le moins mauvais pour les étrangers. Dès qu'ils furent endormis, ou plutôt qu'ils feignirent de l'être, l'aimable Colette fut se coucher vis-à-vis d'eux ; les époux occupèrent le lit restant, à côté duquel la mère avait placé le berceau de son enfant. Pinuccio, à qui rien de cela n'était échappé, et croyant tout le monde endormi, se lève doucement, va droit au lit de sa maîtresse, qui le reçut non sans quelque frayeur, mais avec beaucoup plus de plaisir encore, et il jouit de tous les droits d'un amant aimé. Tandis qu'il s'enivrait de plaisir, Adrian, qui avait un besoin à satisfaire, se lève, et rencontrant le berceau qui l'empêche d'ouvrir la porte, le déplace et le met près de son lit ; il oublie, au retour, de le remettre à sa première place. À peine s'est-il recouché, qu'un chat fit tomber quelque meuble. Le bruit éveille l'hôtesse, qui, craignant que ce ne fût quelque autre chose de plus sérieux, se lève à la hâte, et va, sans lumière, vers l'endroit où elle avait entendu le fracas. Voyant que ce qui était tombé n'était pas de grande conséquence, après avoir crié après le chat, elle revient à tâtons au lit où son mari couchait ; mais ne trouvant point le berceau : « Oh ! oh ! dit-elle en elle-même, la belle sottise que j'allais faire ! j'allais, ma foi, me coucher avec ces étrangers. » Et, revenant sur ses pas, elle se met, sans scrupule, dans le lit auprès duquel était le berceau. Elle se croyait dans les bras de son mari, elle était dans ceux d'Adrian ; car vous vous imaginez bien que ce jeune homme n'avait pas laissé échapper une si bonne fortune : dès qu'il sentit l'hôtesse auprès de lui, il n'eut garde de l'instruire de sa méprise, ni de perdre un instant pour en profiter. Cependant Pinuccio, après avoir goûté avec Colette tous les plaisirs qu'il pouvait espérer, craignant que la fatigue ne le conduisît à un sommeil involontaire et dangereux entre les bras de son amante, la quitte et retourne dans son lit. Il rencontre le berceau ; et, croyant s'éloigner du lit de l'hôte, il va précisément se coucher avec lui ; et, ne pouvant contenir sa satisfaction, et imaginant l'épancher dans le cœur de son ami : « Adrian, dit-il, rien au monde, non, rien n'est aussi aimable que Colette, elle vient de m'enivrer de voluptés ; il n'est pas possible à un homme d'en goûter davantage avec aucune femme. » L'hôte, à qui de semblables nouvelles ne plaisaient nullement, dit en lui-même : « Que me vient conter celui-ci ? » Puis élevant la voix : « Voilà le tour le plus méchant et le plus perfide qu'on puisse jouer à un honnête homme ; et je ne l'avais pas mérité ; mais vous me le payerez. » Qui fut surpris ? ce fut Pinuccio. Comme il avait peu de présence d'esprit, il lui répond, tout étourdi de sa méprise, qu'il lui serait difficile de se venger, qu'il ne le craignait aucunement ; et, par cette réponse peu réfléchie, il pensa tout découvrir. Sur ces entrefaites : « Écoute donc ces étrangers, je crois qu'ils ont quelque dispute, dit la femme à Adrian, qu'elle prenait toujours pour son mari. – Que nous importe ? laisse-les faire, répond Adrian, ils ont trop bu hier au soir. » Ce son de voix étranger fut un coup de foudre pour la femme, et lui fit connaître sa méprise. Que faire ? comment réparer cette aventure ? comment la déguiser ? Elle se lève, prend le berceau de son fils, le porte près du lit de sa fille, se couche avec celle-ci, et, feignant de s'éveiller au bruit de la dispute, elle appelle son mari, et lui demande le sujet de ce tintamarre. « N'entends-tu pas, répond celui-ci, ce que me conte Pinuccio, ce qu'il dit avoir fait cette nuit avec Colette ? – Il ment bien effrontément ; je te jure qu'il n'a point couché avec elle, car je ne l'ai point quittée, et n'ai point dormi assez profondément pour ne pas m'apercevoir de tout ce qui se serait passé. En vérité, tu es un grand sot de croire de pareilles sornettes. Mais vous voilà, vous autres hommes ; vous vous enivrez le soir, vous courez çà et là sans le sentir, et prenez les songes de votre ivresse pour des réalités : il serait bon, pour vous corriger, que vous vous rompissiez le coup une seule fois. Mais que fait là Pinuccio ? pourquoi n'est-il pas dans son lit ? » Adrian, voyant que la femme couvrait sagement sa honte et celle de sa fille : « Pinuccio, dit-il, je t'ai prié cent fois de ne jamais coucher hors de ta maison. Ce maudit défaut de te lever ainsi pendant tes rêves, et de débiter comme des vérités tout ce qui se présente à ton imagination, te jouera quelque mauvais tour. Reviens ici, et que Dieu te donne une bonne nuit. » Après ce discours d'Adrian et celui de sa femme, l'hôte crut bonnement que Pinuccio était un somnambule. Il l'agite, il l'appelle. « Pinuccio, disait-il, Pinuccio, éveillez-vous donc et retournez dans votre lit. Pinuccio, à qui la conversation n'était pas échappée, voulut aussi contribuer à duper le pauvre homme : il feint de rêver de nouveau, et débite mille sottises dont l'hôte rit à gorge déployée. Enfin, à force d'être agité, il s'éveille : « Adrian, dit-il, est-ce qu'il est déjà jour ? – Oui, oui, viens ici. » Il se lève, feignant encore d'être endormi, quitte l'hôte et regagne son lit. Dès que le jour parut, on se leva. L'hôte se moqua des songes et du songeur ; et, après avoir bu avec lui et chargé leurs chevaux, nos deux amis prirent le chemin de Florence. Ils étaient presque aussi contents de la tournure singulière que leur aventure avait prise que de l'aventure elle-même. Dans la suite, Pinuccio et Colette prirent d'autres moyens pour se voir fréquemment. La jeune fille fit croire à sa mère qu'en effet Pinuccio avait songé ; en sorte que cette bonne femme crut avoir veillé toute seule. NOUVELLE VII LE SONGE RÉALISÉ Peut-être connaissez-vous Talan de Môle, homme d'une honnêteté reconnue. Il avait épousé une jeune fille, nommée Marguerite, qui le disputait en attraits à toutes celles de son sexe ; mais les défauts de son caractère étaient bien capables d'affaiblir l'impression de sa beauté. Fantasque, opiniâtre, inflexible et revêche, voilà son portrait au naturel. Personne ne faisait rien à son gré, il suffisait qu'on lui conseillât une chose pour qu'elle fît tout le contraire. Je vous laisse à penser si elle devait faire le bonheur de son mari ; comme il ne voyait point de remède à sa mauvaise humeur, il se fit un devoir de la supporter du mieux qu'il pouvait. Or, il arriva qu'étant avec cette espèce de mégère dans une belle maison de campagne qui lui appartenait, il songea une nuit qu'il voyait Marguerite se promenant dans un bois voisin du château, et, qu'après y avoir fait quelques tours, un loup monstrueux s'élançait sur elle, la prenait par la gorge, l'emportait, quoiqu'elle criât au secours de toute sa force, et que, l'ayant enfin lâchée, il lui avait laissé la gorge et le visage tout défigurés. Effrayé de ce songe, dès qu'il fut levé : « Ma femme, lui dit-il, quoique, grâce à ton mauvais caractère, il ne m'ait pas encore été permis de goûter un jour de bonheur avec toi, je serais cependant fâché qu'il t'arrivât quelque fâcheux accident. Si donc tu veux m'en croire, tu ne sortiras pas de la maison aujourd'hui. » Elle lui en demande la raison, et Talan lui fait part de son rêve. Au lieu d'être touchée des tendres alarmes de son mari : « Qui mal veut, mal songe, lui répondit-elle, en secouant la tête. Tu feins de m'aimer, de t'intéresser à mon sort, mais je lis dans ton cœur : tes rêves ne sont que l'expression de ce que tu me souhaites ; et je ferai en sorte de ne pas te donner cette satisfaction, ni aujourd'hui, ni jamais. – Je prévoyais ta réponse ; car, à laver la tête d'un âne, on perd sa lessive. Interprète mon songe comme il te plaira, peu m'importe ; mais je te conseille de nouveau de ne pas sortir aujourd'hui de la maison, ou du moins de ne pas aller dans le bois. – Je ferai précisément tout le contraire ; mon projet était d'y aller, et je n'y manquerai pas. » Comme cette femme empoisonnait les meilleures intentions, elle se figura que son mari ne voulait l'empêcher d'aller au bois que parce qu'il devait avoir fait quelque partie fine dont il voulait lui dérober la connaissance. « Peut-être y a-t-il donné rendez-vous à quelque femme débauchée, disait-elle en son intérieur : le bonhomme serait bon en un moulin avec des aveugles ; moi, qui ne suis point aveugle, je ne serai pas sa dupe. Je me garderai bien de le croire ; je veux tout voir, tout connaître, et dussé-je rester au bois tout le jour, je saurai quelle espèce de tour il voulait me jouer. » D'après cette résolution, dès que son mari fut sorti, elle part et arrive au bois ; elle choisit l'endroit le plus épais, s'y cache, fait attention au moindre bruit, et regarde de tous côtés si elle ne voit venir personne. Tandis que, sans crainte et sans défiance, elle attendait avec sécurité l'événement de sa ruse, arrive d'un prochain taillis un loup d'une taille énorme et d'un regard terrible. Cet animal féroce s'élance aussitôt sur elle, la saisit par la gorge et l'emporte comme un faible agneau ; elle n'a ni la force ni le courage de lui opposer la plus légère résistance. Le loup l'eût sûrement étranglée, si des bergers, qui l'aperçurent, ne l'eussent obligé par leurs cris à lâcher sa proie. Ces bergers accoururent et, l'ayant reconnue, quoiqu'elle fût fort défigurée, ils la portèrent dans sa maison. Elle fut longtemps malade ; mais enfin elle guérit par les soins de son mari, qui fit venir les plus habiles chirurgiens et médecins des environs. Leur art ne put cependant effacer les traces que la dent du loup avait lais- sées sur sa gorge et sur son visage, de sorte que sa beauté en fut extrêmement altérée. Honteuse de reparaître, après cette triste catastrophe, elle pleura souvent, dans la solitude à laquelle elle s'était condamnée, son entêtement, et se sut bien mauvais gré de n'avoir pas ajouté foi au songe de son mari. NOUVELLE VIII À BON RAT BON CHAT Sachez d'abord qu'il y avait jadis à Florence un glouton renommé, qu'on appelait Chiaque. Tout son extérieur prévenait en sa faveur. Personne ne parlait avec plus de grâce et ne tournait si plaisamment ce qu'il voulait dire. Comme ses revenus ne pouvaient suffire à sa dépense, ses talents le faisaient recevoir dans toutes les sociétés, et il avait grand soin de choisir celles où l'on faisait la meilleure chère. Dans le même temps, et dans la même ville, un nommé Blondel, d'une taille très-petite, mais fine et proportionnée, fort élégant dans ses habits et dans sa frisure, faisait le même métier que Chiaque. Ce Blondel, un matin de carême, venait d'acheter au marché deux très-grosses lamproies pour messire Vieri de Cherqui, lorsqu'il fut aperçu de Chiaque, qui s'approche aussitôt de lui et lui demande ce qu'il veut faire de ces lamproies. « Hier au soir, répond Blondel, on en envoya trois beaucoup plus grosses que celles-ci, accompagnées d'un esturgeon, à messire Corse Donat ; mais n'en ayant pas assez pour régaler plusieurs gentilshommes qu'il a invités à dîner, il m'a envoyé acheter ces deux poissons. Ne viendras-tu pas en manger ? – Je n'ai garde d'y manquer ; tu me connais trop bien pour imaginer que je laisse échapper une si belle occasion. » L'heure du dîner venue, il se rendit à la maison du seigneur Corse. « Que veut monsieur Chiaque ? lui dit celui-ci. – Monsieur, je viens dîner avec vous et votre compagnie. – Vous êtes un galant homme, et vous me faites grand plaisir. Passons dans la salle à manger, car il est temps. » On se mit à table. Des pois chiches, de la tonine15 grasse, une friture de poissons d'Arno, voilà tout ce qu'on servit. Chiaque s'aperçut fort bien que Blondel avait voulu le jouer. La honte d'avoir donné dans ce panneau lui inspira le désir de la vengeance, et il ne tarda pas à trouver l'occasion de le remplir. Blondel, qui s'était beaucoup amusé à ses dépens, en racontant à qui voulait l'entendre le tour qu'il lui avait joué, le rencontre, l'aborde : « Eh bien ! lui dit-il, comment as-tu trouvé les lamproies de messire Corse ? – Avant qu'il soit huit jours, tu le sauras mieux que moi. » Sans perdre de temps, il va trouver un gagne-denier, convient de prix avec lui, lui remet une bouteille de verre entre les mains, le conduit près de la halle de Cavicciulli, lui montre un chevalier, nommé messire Philippe Argenti, homme d'une fort grande taille, emporté, vain, bizarre : « Tu vois ce chevalier, dit-il à son gagne-denier, va le trouver, et lui dis : Monsieur Blondel m'envoie vers vous, et vous prie de vouloir bien lui enrubiner ce flacon de votre excellent vin clairet, parce qu'il veut régaler quelques-uns de ses amis. Garde-toi bien de le laisser approcher de toi, crains qu'il ne le saisisse au collet ; tu ferais fort mal tes affaires et tu gâterais les miennes. – Est-ce là tout ? dit le gagne-denier. – Oui ; va, répète ce que je t'ai dit ; reviens me trouver, et je te payerai. » Le commissionnaire part, et remplit sa commission. Philippe, qui avait un cerveau prompt à s'enflammer, croyant que Blondel, qu'il connaissait fort bien, voulait se moquer de lui, se lève le visage en feu, les yeux étincelants : « Que veut dire ceci ? s'écria-t-il : de quel enrubinement, de quels amis est-il question ? Que le diable vous emporte l'un et l'autre ! » Tout en prononçant ces imprécations, il étendait le bras pour saisir le gagne-denier ; mais celui-ci, qui était sur ses gardes, ne perdit pas un moment pour fuir, et s'en retourna bien vite vers Chiaque, à qui il rendit compte de sa Petit thon de la Méditerranée, voisin de la bonite. (Note du correcteur). 15 commission, et de qui il reçut la somme dont ils étaient convenus. Chiaque n'eut plus de repos qu'il n'eût trouvé Blondel. Dès qu'il le rencontra : « Y a-t-il longtemps, lui dit-il, que tu n'as été à la halle de Cavicciulli ? – Non ; mais pourquoi cette question ? – C'est que messire Philippe te fait chercher partout, et je ne sais ce qu'il te veut. – J'y vais donc de ce pas, et je lui parlerai. » Quand Blondel fut parti, Chiaque le suivit de loin pour être témoin de l'aventure, Messire Philippe, qui n'avait pu attraper le gagne-denier, était encore tout bouillant de colère, ne pouvant rien comprendre dans le message que Blondel lui avait adressé, sinon qu'il avait voulu se moquer de lui. Différentes pensées l'agitaient sur ce sujet, lorsque Blondel entra. Dès que Philippe l'aperçoit, il s'élance vers lui, et débute par lui appliquer un grand coup de poing sur le nez. « Dieu ! s'écrie Blondel, étourdi de cette réception inattendue, que signifie cela, monsieur ? » Philippe le prend par les cheveux, lui arrache sa coiffe, jette son capuchon par terre, et le frappant rudement : « Traître, je t'apprendrai ce que cela signifie. Mais voudrais-tu bien m'expliquer toi-même ce que veulent dire cet enrubinement et ces amis, et tout ce que tu m'as envoyé dire ? Me prends-tu pour un enfant ? penses-tu t'amuser de moi ? » Tout en disant cela, il faisait tomber sur le visage du pauvre Blondel une grêle de coups ; il arrachait ses cheveux, le traînait par terre et déchirait son habit. Il était si occupé de cette besogne, que jamais Blondel ne put lui faire entendre un seul mot, ni lui demander la raison de cet étrange traitement. Les mots d'amis, d'enrubinement avaient frappé son oreille ; mais de quoi l'instruisaient-ils ? Les voisins, qui étaient accourus, mirent enfin un terme à la fureur de Philippe, en lui arrachant des mains le malheureux Blondel. Ce fut alors qu'on l'instruisit des raisons qui avaient allumé une si grande colère ; pour le consoler, on lui fit quelques remontrances, on tâcha de lui faire sentir combien il était dangereux de se jouer à messire Philippe, et on lui recommanda de n'y plus revenir ; Blondel, tout en larmes, jurait que jamais il n'avait en- voyé cherché de vin chez messire Philippe. Quoi qu'il en soit, il garda les coups et les remontrances. Il ne fut pas longtemps à imaginer que cette aventure était un coup de vengeance de la part de Chiaque. Mais, comment lui riposter ? se tenir coi, ne dire mot était le parti le plus sage, et ce fut celui qu'il suivit. Il garda la maison jusqu'à ce que l'empreinte des poings de messire Philippe fût effacée. À sa première sortie, il rencontra Chiaque. « Eh bien, Blondel ! lui dit celui-ci, en riant, comment as-tu trouvé le vin de messire Philippe ? – Que n'as-tu trouvé de même les lamproies de messire Corse ! – Quand tu voudras me donner un dîner semblable à celui que tu m'as fait faire chez lui, je te donnerai à boire comme tu as bu chez messire Philippe. » Blondel, qui vit bien qu'il n'y avait rien de bon à gagner en luttant contre Chiaque, pria Dieu de faire sa paix avec lui. Dans la suite, il eut grand soin de ne pas se moquer de lui. NOUVELLE IX LES CONSEILS DE SALOMON Le bruit de la miraculeuse sagesse de Salomon s'était répandu par tout l'univers : on savait aussi qu'il ne dédaignait pas d'en donner des preuves à quiconque lui en demandait ; de tous côtés on venait à lui, on le consultait sur les affaires les plus urgentes et les plus épineuses. Un jeune gentilhomme de la ville de Lajazze, nommé Mélisse, se mit en route pour le voir. Il rencontra, chemin faisant, un autre jeune homme, nommé Joseph, qui allait aussi à Jérusalem pour le même sujet. Il l'aborde, entre en conversation avec lui ; l'interroge sur sa naissance, sa patrie, sa condition, le but et l'objet de son voyage. Joseph répondit qu'il allait consulter Salomon sur la conduite qu'il devait tenir envers la femme la plus difficile, la plus désagréable, la plus méchante qui fut jamais, et sur qui, prières, menaces, caresses, flatteries, n'avaient pu jusqu'alors faire aucune impression. Mélisse, interrogé à son tour par Joseph, comme il l'avait interrogé, répondit : « Je suis de Lajazze, jeune, riche, généreux, tenant bonne maison, faisant honneur à tous mes concitoyens, et je suis aussi malheureux que vous ; malgré toutes mes dépenses, je n'ai pu trouver encore un ami. Je vais, comme vous, voir Salomon, et lui demander le moyen d'être aimé. » Arrivés à Jérusalem, tous deux sont conduits devant le roi. Mélisse parut le premier, et conta son histoire. « Aime, » répondit Salomon. Il sortit après cette courte réponse. Joseph vient, représente son malheur : « Va-t'en au Pont aux oies ; » ce fut le seul conseil qu'il put obtenir. Tous deux s'étant rejoints, ils se communiquèrent les réponses qu'on leur avait faites, et les regardaient comme des énigmes, dont ils ne pouvaient trouver le mot, ou des paroles vagues qui, n'ayant aucun rapport à leurs affaires, semblaient avoir été proférées pour se moquer d'eux. Très-mécontents de leur voyage, ils quittèrent donc Jérusalem, et reprirent le chemin de leur pays. Après quelques jours de marche, ils arrivèrent à une rivière profonde sur laquelle était un pont magnifique. Dans ce moment passait un grand convoi de chevaux et de mulets chargés qui leur fermaient le passage. Ils furent contraints d'attendre. Tout avait défilé, il ne restait plus qu'un mulet ombrageux qui ne voulait plus avancer. Le muletier prend un bâton, le frappe d'abord assez doucement ; mais le mulet allait tantôt à droite, tantôt à gauche, quelquefois reculait et ne faisait pas un pas en avant. Nouveaux coups de la part du muletier, sur les flancs, sur la tête, sur la croupe : tout était inutile. Joseph et Mélisse, qui attendaient que le passage fût libre, touchés de pitié, disaient : « Bourreau ! veux tu le tuer ? ne peux-tu essayer de le mener plus doucement ? sûrement il irait beaucoup mieux si tu le traitais moins cruellement. – Messieurs, répondit le muletier, vous connaissez vos chevaux ; moi, je connais mon mulet, laissez-moi faire. » À ces mots, il redouble les coups et fait tant enfin que le mulet avance. Avant de quitter ce pont, Joseph demanda à un bonhomme qui y était assis comment cet endroit s'appelait : « Monsieur, répondit le bonhomme, on le nomme le Pont aux oies. » Joseph se ressouvint alors des paroles de Salomon. « Je commence à voir clair, dit-il à son compagnon, dans le conseil qui m'a été donné, et que je crois très-bon. Jusqu'à présent je n'ai pas bien su battre ma femme, mais ce muletier vient de me donner une leçon dont je saurai profiter. » Nos voyageurs arrivés à Antioche, Joseph retint quelques jours Mélisse afin de lui donner le temps de se reposer. Joseph fut fort bien reçu de sa femme, à laquelle il dit de leur préparer à souper comme son ami l'ordonnerait. Celui-ci, obligé de céder à cette civilité, donna ses ordres ; mais on n'en exécuta aucun, et le souper fut absolument contraire à celui qui avait été prescrit. Joseph, irrité, dit à sa femme : « Ne t'avait-on pas dit quel devait être notre souper ? – Que veut dire ceci ? repartit-elle aigrement ; que m'importent les ordres d'autrui ? j'ai suivi ma fantaisie. Que le repas te plaise ou ne te plaise pas, je ne m'en embarrasse guère. » Mélisse, étonné de la réponse de cette femme, ne put s'empêcher de la blâmer. Mais Joseph, plus courroucé qu'étonné, dit : « Ma femme, je te retrouve telle que je t'ai laissée ; mais crois que je saurai changer ton caractère. » Et se tournant vers Mélisse : « Mon ami, lui dit-il, nous verrons si le conseil de Salomon est bon ; mais je te prie de ne point trouver mauvais que je l'exécute devant toi, et de ne point regarder comme un jeu ce que je vais faire. Ne trouble point mon entreprise, et souviens-toi de la réponse que nous fit le muletier, lorsque nous nous attendrissions sur le sort de son mulet. – Je suis dans ta maison, répondit Mélisse, et j'ai résolu de n'y faire que ce qui te sera agréable. » Joseph, ayant trouvé un bâton de chêne encore tout vert, monte à la chambre où sa femme était allée exhaler son dépit. Il la prend par les cheveux, la jette à ses pieds, et la bat comme un désespéré. D'abord on crie, on menace ; mais les cris, les menaces n'opérant rien, on a recours aux prières : on jure, on promet de faire à l'avenir tout ce qu'on voudra. Malgré cet air de repentir, les coups roulaient toujours sur les côtés, les cuisses et les épaules ; enfin, la lassitude seule met un terme à cette expédition. Joseph revint vers Mélisse. « Nous verrons demain, dit-il, quel miracle aura opéré le conseil d'aller au Pont aux oies. » Après s'être reposé un moment, il lava ses mains, puis se mit à table ; et quand l'heure du repos fut venue, ils allèrent se coucher. Cependant, la pauvre femme se ramassa, se jeta sur un lit, où elle reposa le mieux qu'il lui fut possible. Le lendemain, elle se lève de bonne heure, va trouver son mari, lui demande ce qu'il veut pour son dîner. Celui-ci, riant avec Mélisse de l'heureux succès de son expédient, dit ce qu'il veut. L'heure venue, on trouva la table servie selon les ordres reçus, Joseph et Mélisse se réunirent donc pour louer la sagesse du conseil qu'ils n'avaient pas d'abord compris. Quelques jours après, Mélisse, revenu chez lui, confia à un homme sage la réponse de Salomon. Ce sage lui dit : « Il ne pouvait vous donner un meilleur conseil. Vous savez bien que vous n'aimez personne. Les fêtes que vous donnez, les plaisirs que vous procurez, ce n'est pas par amitié pour quelqu'un, c'est pour vous, pour vous seul, pour satisfaire votre vaine gloire. Aimez donc, comme vous l'a dit Salomon, et vous serez aimé. » C'est ainsi que Joseph parvint à corriger sa femme, et Mélisse à avoir des amis. NOUVELLE X LA JUMENT DU COMPÈRE PIERRE Il y avait, l'année dernière, à Barlette, un prêtre nommé messire Jean de Barole. Son bénéfice ne lui suffisant pas pour vivre, il conduisait, de côté et d'autre, dans les foires de la Pouille, différentes marchandises sur une jument qui lui appartenait. En courant le pays, il avait fait rencontre d'un certain Pierre, du village des Trois-Saints, qui faisait, avec un âne, le même métier que lui. Il ne l'appelait, selon l'usage du pays, que le compère Pierre, à cause de l'étroite familiarité qui les unissait. Toutes les fois qu'il venait à Barlette, il le menait avec lui, le couchait, le régalait du mieux qu'il pouvait. Leurs honnêtetés étaient réciproques. Compère Pierre, qui n'avait à Trois-Saints qu'une petite maisonnette à peine suffisante pour loger son âne, sa femme, jeune et belle, et lui, en faisait les honneurs à messire Jean, quand il lui faisait l'honneur d'y venir. Cependant, quand il s'agissait de coucher, compère Pierre ne pouvait satisfaire sa bonne volonté, n'ayant qu'un lit qu'il partageait avec sa femme ; il fallait donc que messire Jean couchât sur un peu de paille, à côté de sa jument, qui était logée, avec l'âne, dans une écurie fort étroite. Madame Jeannette, qui n'ignorait pas les bons traitements que son mari recevait à Barlette, de la part du curé, avait proposé plusieurs fois d'aller coucher avec une de ses voisines, nommé Zite Cataprise, et de laisser sa place au bon prêtre. Celui ci avait toujours refusé cet arrangement. Un jour, entre autres, pour prétexter son refus : « Commère Jeanne, lui ditil, ne vous inquiétez pas de moi : je ne suis pas aussi à plaindre que je le parais. Cette jument que vous me connaissez, je la change, quand je veux, en une belle fille, et lui rends sa pre- mière forme. Croyez que je ne puis ni ne veux l'abandonner. » Jeannette, qui était simple d'esprit, crut ce prodige, et en fit part à son mari. « Si le curé, ajouta-t-elle, est aussi véritablement ton ami que tu le dis, que ne te confie-t-il son secret ? tu ferais de moi une jument, et avec l'âne et moi, tes affaires iraient mieux : nous ferions double profit. » Compère Pierre, qui n'était rien moins qu'un rusé compère, crut aussi au prodige, se rendit au conseil de sa femme, et, sans perdre de temps, sollicita messire Jean de lui apprendre son secret. Celui-ci s'efforça de le détourner de cette idée ; mais n'en pouvant venir à bout : « Puisque absolument vous le voulez, lui dit-il, demain matin, à notre ordinaire, soyons levés avant le jour, et je vous ferai part de toute ma science. » Vous imaginez bien que l'attente et l'impatience empêchèrent compère Pierre et commère Jeannette de fermer l'œil pendant une partie de la nuit. Dès que le jour commença à poindre, ils se levèrent et appelèrent le curé. « Il n'y a personne au monde, dit celui-ci en se levant, à qui je voulusse découvrir mon secret ; mais vous l'avez exigé, je ne puis rien vous refuser. Cependant, si vous voulez être bien instruits, observez trèsexactement ce que je vous prescrirai. » Après qu'on lui eut tout promis, messire Jean prend une chandelle, et la met entre les mains du compère Pierre, en lui disant : « Regarde bien tout ce que je ferai, et retiens fidèlement les paroles que je prononcerai ; mais, sur toutes choses, mon ami, garde-toi de rien dire, quoique je fasse : le moindre mot gâterait tout, et il serait impossible d'y revenir. Fais des vœux seulement pour que je puisse bien attacher la queue ; car c'est le plus difficile de l'ouvrage. » Compère Pierre prend la chandelle et jure de suivre en tout les ordres du magicien. Alors messire Jean fait dépouiller Jeannette de tous ses vêtements, sans en excepter un seul, la fait coucher sur ses mains et ses pieds, dans la posture d'une jument ; puis, lui touchant le visage et la tête : « Que ceci, dit-il, soit une belle tête de jument. » De là passant aux cheveux : « Que ceci soit belle crinière de jument. » Ensuite, portant la main sur la poitrine, où il sentit deux globes élastiques et durs, dont le mouvement et la dureté se communiquèrent bientôt à une des parties secrètes de messire Jean : « Que ceci, dit-il, soit beau poitrail de jument. » Il en fit autant sur le ventre, sur les cuisses, sur les jambes et sur les bras. Il ne restait plus que la queue à former ou plutôt à placer. Le curé se poste derrière le cul de Jeannette, et, tandis qu'il appuie une de ses mains sur la croupe, il prend de l'autre l'outil avec lequel on plante les hommes, et l'introduit dans sa gaine naturelle ; mais à peine l'y a-t-il enfoncé, que Pierre, qui, jusqu'à ce moment avait tout regardé attentivement et sans mot dire, ne trouvant pas cette dernière opération de son goût, s'écria : « Halte là, messire Jean ; je n'y veux point de queue, je n'y veux point de queue : aussi bien l'attachez-vous trop bas. » Le curé ne démarrait point ; le mari courut le tirer par sa soutane. « Peste de nigaud ! dit messire Jean tout chagrin, car il n'avait pas bien achevé sa besogne ; ne t'avais-je pas recommandé de garder le plus profond silence, quelque chose que tu visses ? la métamorphose allait s'opérer dans l'instant ; mais ton maudit babil a tout gâté, et ce qu'il y a de pis, c'est que je ne puis recommencer. – Vraiment, répondit Pierre, je n'y voulais pas une telle queue, et vous l'attachiez beaucoup trop bas ; et, s'il en fallait une absolument, pourquoi ne me disiez-vous pas de la mettre moimême ? » La jeune femme, qui avait pris goût à cette dernière opération de la cérémonie : « Bête que tu es ! dit-elle à son bonhomme de mari, pourquoi as-tu gâté tes affaires et les miennes ? où as-tu jamais vu de jument sans queue ? Tu seras gueux toute ta vie : encore un moment de patience et tout était fait. Ne t'en prends qu'à toi-même si nous sommes toujours misérables. » Comme l'indiscrétion de Pierre ôtait toute possibilité de faire d'une femme une jument, Jeannette se rhabilla, et compère Pierre tacha de faire son métier ordinaire avec son âne. Il ne voulut point suivre messire Jean à la foire de Betonte, et se garda bien, dans la suite, de lui redemander une jument. DIXIÈME JOURNÉE NOUVELLE PREMIÈRE MESSIRE ROGER Messire Roger de Figiovan a été un des plus aimables et des plus vaillants chevaliers qu'ait produits la ville de Florence ; peut-être aussi a-t-il été un des honnêtes hommes dont elle puisse se vanter. Comme il était fort riche, qu'il brûlait du désir de s'illustrer, et qu'il voyait que la Toscane était un pays peu propre à favoriser ses desseins, il résolut d'entrer, pendant quelque temps, au service d'Alphonse, roi d'Espagne, prince d'une réputation qui effaçait celle des princes ses voisins. Il passa donc à Madrid, suivi d'un nombreux équipage, et fut fort bien reçu du roi. Il vécut pendant quelque temps auprès de lui d'une manière brillante, se signala par plusieurs belles actions, et acquit bientôt la réputation d'un galant homme. Cependant, comme il étudiait avec soin le caractère et la conduite du roi, il remarqua que ce prince accordait les grâces assez indiscrètement, et que ce n'était pas toujours le mérite qui avait part à ses dons. Les châteaux, les places, les baronnies étaient distribués à des gens ignorés, et qui n'avaient d'autre titre, pour les obtenir, que beaucoup d'intrigue. Il se connaissait, il savait fort bien ce qu'il valait, et, voyant qu'on l'oubliait dans la distribution des faveurs, il crut que cet oubli, tout injuste qu'il était, blessait son honneur. Il résolut donc de se retirer. Il demanda son congé au roi, et l'obtint. Ce prince lui fit présent de la plus belle et de la meilleure mule qu'il y eût dans ses écuries, telle enfin que Roger eût pu la désirer pour le long voyage qu'il projetait. Ensuite le roi chargea un de ses gentilshommes, dont il connaissait la sagesse et la discrétion, de tâcher de trouver le moyen d'accompagner messire Roger dans sa route, sans qu'il pût s'apercevoir qu'il eût des ordres pour cela ; de bien écouter ce qu'il dirait de lui, afin de pouvoir lui en rendre compte, et de faire en sorte de le ramener à la cour après qu'il aurait bien déclamé. L'officier joua fort bien son rôle. Il épia le moment où Roger sortirait de la ville. Dès qu'il le vit partir, il le suivit, l'aborda, et, lui faisant accroire qu'il allait en Italie, il marcha avec lui, comme compagnon de voyage. Ils parlèrent d'abord de choses indifférentes et générales ; mais, sur les neuf heures, le gentilhomme dit à Roger : « Je crois qu'il serait à propos de faire pisser nos montures et de les faire un peu repaître. » On entre dans une hôtellerie, où toutes les bêtes pissèrent, excepté la mule ; ce qui fut remarqué de Roger. S'étant remis en route, on arrive à un ruisseau où ils firent boire les bêtes, et où la mule ne manqua pas de pisser. « La peste soit de l'animal ! s'écria Roger ; il est du naturel du maître de qui je la tiens. » L'officier ne laissa pas échapper cette phrase ; il en avait déjà recueilli beaucoup d'autres sur le compte du roi, mais toutes étaient en son honneur. Le lendemain matin, le gentilhomme fit si bien, qu'il contraignit Roger de revenir sur ses pas. On prétend que, ne pouvant l'y déterminer par la persuasion, il l'y obligea par ordre du roi. Quoi qu'il en soit, Alphonse, prévenu déjà de son propos, le fait venir, lui fait un bon accueil, et lui demande pourquoi il l'avait comparé à sa mule. « Sire, répondit le Florentin sans se déconcerter, j'ai fait cette comparaison parce qu'elle est juste. En effet, ma mule n'ayant pas pissé où il fallait, et pissant où il ne fallait pas, a agi, ce me semble, comme Votre Majesté, qui ne donne pas quand il le faut, et qui donne quand il ne le faut pas, puisqu'elle comble de ses dons ceux qui en sont indignes et qu'elle les refuse à ceux qui n'ont rien négligé pour les mériter. – Mon cher Roger, répondit le roi, si je ne vous ai pas, comme à beaucoup d'autres, accordé mes faveurs, ce n'est pas que je ne vous en aie cru beaucoup plus digne que la plupart de ceux qui les ont obtenues. Je connais tout votre mérite, je vous rends la justice qui vous est due ; mais votre malheureuse étoile s'est toujours opposée aux effets de ma bonne volonté : c'est elle et non pas moi qu'il faut accuser, et je veux vous en donner une preuve convaincante. – Sire, répliqua le Toscan, je ne me plains point de n'avoir eu aucune part à vos dons, parce que je ne suis pas tourmenté du désir d'augmenter ma fortune ; mais je me plains de ce que cet oubli paraît déposer et contre mes services et contre le désir que j'ai toujours eu de mériter votre estime. Cependant je reçois votre déclaration avec tout le respect et toute la reconnaissance que je vous dois, et suis prêt à voir tout ce qu'il vous plaira, quoique vous n'ayez aucunement besoin de justification à mon égard. » Le roi le mena dans une grande salle où, selon ses ordres, il y avait deux coffres fermés : « Un de ces coffres, lui dit-il ensuite en présence de plusieurs personnes, contient ma couronne, mon sceptre et mes bijoux les plus précieux ; l'autre ne renferme que de la terre. Prenez lequel des deux il vous plaira : je vous donne celui que vous choisirez. Vous verrez, par cette épreuve, qui de votre étoile ou de moi a été injuste envers vous. » Roger ayant obéi, le roi fait ouvrir le coffre qu'il avait choisi : c'était celui qui ne contenait que de la terre. « Vous voyez bien, reprit alors Alphonse en riant, que ce que j'ai dit de votre étoile est exactement vrai ; mais vos vertus méritent que j'en corrige la maligne influence. Je sais que vous n'avez nulle envie de devenir Espagnol ; ainsi je ne vous donnerai ni château ni place ; mais je veux que le coffre que la fortune vous a refusé soit à vous en dépit d'elle. Emportez-le dans votre pays ; qu'il soit pour vous et pour les vôtres un témoignage de votre vertu et de mon empressement à récompenser le mérite. Roger reçut le présent, et, après avoir fait les remercîments qu'il méritait, il reprit, bien joyeux, le chemin de la Toscane. NOUVELLE II GUINOT DE TACCO Guinot de Tacco, renommé par son audace et ses brigandages, ennemi des comtes de Saint-Flour, chassé de Sienne, fit révolter la ville de Radicofani contre la cour de Rome, s'y établit, et pour s'y soutenir, faisait détrousser tous ceux qui passaient dans les environs par les satellites qui lui étaient attachés. Boniface VIII occupait alors la chaire pontificale. L'abbé de Clugny, qu'on regarde comme le plus riche prélat de toute la chrétienté, vint faire dans ce temps sa cour à Rome. Là, s'étant gâté l'estomac par les excès de la bonne chère, les médecins lui conseillèrent d'aller prendre les eaux de Sienne, et en ayant obtenu l'agrément du pape, il partit en grande pompe et avec un train nombreux de chars, d'hommes et d'animaux, sans trop s'inquiéter de ce qu'on disait de Guinot. Celui-ci, instruit du voyage du prélat, tendit ses filets, et l'enferma si bien dans un lieu fort étroit, lui et son train, qu'il n'en échappa point un seul valet. Ensuite il lui députa un de ses principaux officiers, qui lui dit fort civilement, de sa part, qu'il le priait de venir descendre chez lui. L'abbé répondit en colère qu'il ne le ferait pas, qu'il n'avait rien à démêler avec Guinot ; qu'il passerait outre, et qu'il n'y avait personne assez hardi pour s'opposer à son passage. Le député lui répliqua respectueusement qu'il était en un lieu où l'on ne reconnaissait de force supérieure que celle de Dieu même, et où les excommunications, les interdictions étaient méprisées et de nul effet : « Ainsi, je crois, monsieur, continua-t-il, que le parti le plus sage que vous ayez à prendre est de vous rendre de bonne grâce à l'invitation de Guinot. » Pendant cette petite conférence, arrive une troupe de satellites, qui environnent monsieur l'abbé et le forcent de prendre, avec tous ses gens et son bagage, le chemin du château. Dès qu'il y fût arrivé, on le logea, selon les ordres qui avaient été donnés, dans une petite chambre fort étroite et fort obscure, tandis qu'on donna à toutes les personnes de sa suite un appartement commode et proportionné à leur qualité. Après qu'on eût mis en sûreté les mulets, les chevaux et le reste de l'équipage, Guinot alla trouver monsieur l'abbé, et lui dit : « Guinot, monsieur, dont vous êtes l'hôte, m'envoie vous prier d'avoir la complaisance de lui déclarer le but et le sujet de votre voyage. » L'abbé, à qui l'expérience du malheur avait déjà donné un peu de sagesse et de modestie, répondit à tout sans se faire prier. Il vint alors en tête à Guinot de guérir lui-même l'abbé sans lui faire prendre de bain. Il eut soin qu'on entretînt un grand feu dans sa petite chambre, et qu'on veillât exactement à sa porte, avec défense de laisser entrer personne. Il ne retourna le voir que le lendemain matin, lui apportant une serviette propre, deux tranches de pain rôti et un grand verre de verdie de Cornilie, puisé dans la provision même de l'abbé. « Monsieur, lui ditil après les premières salutations, Guinot, dans sa jeunesse, étudia en médecine, et il prétend qu'il n'y a point de meilleur remède pour l'estomac que celui qu'il veut vous faire. Ce que je vous présente en est un commencement ; prenez-le donc, et vous fortifiez. L'abbé, que la faim sollicitait plus vivement que le désir de causer, mangea et but avec plaisir, quoiqu'il eût l'air de le faire avec dédain. Ensuite il tint beaucoup de propos qui sentaient la fierté, fit plusieurs plaintes, plusieurs questions, et demanda, entre autres choses, à voir Guinot, qui regarda une partie de ces discours comme autant de paroles vaines qui méritaient peu son attention. Il répondit aux autres choses fort civilement, et l'assura que Guinot se ferait un plaisir de le venir voir dans peu de temps. Le lendemain, il revint avec la même provision, qui fut reçue de la même manière, et il continua ce manège pendant plusieurs jours. Mais s'étant enfin aperçu que son malade avait mangé des fèves sèches qu'il avait apportées exprès, et qu'il avait feint d'avoir laissées par mégarde, il vint lui demander, de la part de Guinot, comment il se trouvait de son estomac. « Je ne me trouverais que trop bien, répondit l'abbé, si j'étais hors des mains de ton maître, et que j'eusse plus amplement à manger ; car ses remèdes m'ont si bien guéri, que j'ai un appétit dévorant. » Guinot alla aussitôt faire préparer une belle chambre qu'il fit garnir des meubles de monsieur l'abbé. Il commanda ensuite un grand festin, auquel il invita les principaux habitants de la ville, et plusieurs personnes de la suite de l'abbé. Le lendemain matin, il alla dans sa cellule : « Monsieur, lui dit-il, puisque vous vous sentez bien, il est temps que vous sortiez de l'infirmerie. » Il le prend ensuite par la main, le conduit dans l'appartement qui lui était destiné, l'y laisse avec ses gens, et va donner ses ordres pour le dîner. L'abbé eut de la joie de revoir son monde ; il leur raconta quelle vie il avait menée dans sa prison. Pour eux, ils firent beaucoup d'éloges de la manière dont ils avaient été traités. L'heure du dîner venue, on servit un repas magnifique, où la bonne chère et le bon vin abondaient. Guinot conservait toujours l'incognito vis-à-vis de l'abbé. Enfin, après l'avoir traité pendant trois ou quatre jours avec cette même magnificence, il ordonna qu'on apportât dans une salle tous ses bagages, et fit conduire dans une cour, sur laquelle cette salle avait vue, tous ses chevaux, jusqu'à la plus mauvaise haridelle. Ensuite il alla trouver l'abbé, lui demanda comment il se portait, et s'il se sentait assez de forces pour monter à cheval. L'abbé répondit qu'il était parfaitement guéri de son estomac ; mais que sa santé irait beaucoup mieux encore dès qu'il serait sorti des mains de Guinot. Celui-ci le mena alors dans la salle où étaient son bagage et ses gens, et l'ayant conduit à une fenêtre d'où il pouvait voir tous ses chevaux : « Vous devez savoir, monsieur, lui dit-il, que ce n'est point par lâcheté ou par méchanceté que Guinot de Tacco, qui n'est autre que moi-même, s'est rendu voleur de grand chemin, ennemi du pape et de toute la cour romaine ; c'est pour venger son honneur et sauver sa vie, comme un brave gentilhomme, et pour se délivrer des ennemis qui le poursuivaient : on m'a contraint de quitter mon pays, et n'ayant pas de bien, j'en prends où j'en trouve. Mais parce que vous me semblez un seigneur distingué, quoique j'aie guéri votre estomac, je ne veux rien m'approprier de ce qui vous appartient, comme je ferais à l'égard de tout autre qui serait à ma disposition. Je me contenterai de ce que vous voudrez vous-même m'accorder en faveur du besoin où je me trouve. Vos bagages sont ici, vos chevaux dans cette cour ; laissez-m'en, ne m'en laissez pas, partez ou demeurez, dès ce moment je vous rends tous vos droits de propriété et votre première liberté. » L'abbé, étonné qu'un voleur de grand chemin parlât d'une manière si généreuse, et qui lui plaisait si fort, oublia tout son ressentiment contre Guinot, courut l'embrasser avec affection, en lui disant : « Je proteste devant Dieu que, pour gagner le cœur d'un homme tel que toi, je souffrirais bien plus qu'il me semble que tu ne m'as fait souffrir. Cruelle fortune, qui t'oblige à faire un si malheureux métier ! » Cela dit, il reprit le chemin de Rome avec le plus simple équipage, et lui laissa tous les chevaux et tous les meubles dont il put se passer, ne gardant que le plus simple nécessaire. Le pape avait été instruit de la prise de l'abbé, et en avait été fort affligé. Cependant, dès qu'il le vit, il lui demanda si les bains lui avaient fait grand bien. « Très-saint père, répondit l'abbé en souriant, j'ai trouvé, avant d'arriver aux bains, un trèshabile médecin, qui m'a parfaitement guéri. » Et il lui conta alors son aventure. Sa Sainteté en rit beaucoup ; mais l'abbé, dans un transport de reconnaissance, lui demanda une grâce. Le pape, croyant que c'était une nouvelle abbaye dont il s'agissait, dit qu'il ferait tout ce qu'il demanderait. « Saint-père, continuat-il, je vous supplie de pardonner à Guinot de Tacco, mon médecin, et de lui rendre vos bontés, parce que je ne connais pas d'homme plus vertueux, ni plus estimable. Tout le mal qu'il a fait est moins son propre crime que celui de sa fortune. Changez-la, donnez-lui de quoi vivre d'une manière convenable à son état, et vous le verrez tel que je le vois moi-même. » Le pape, qui était généreux, et qui aimait la vertu partout où elle se trouvait, répondit qu'il se rendait aux prières de l'abbé, pourvu toutefois qu'il ne lui en imposât pas, et lui dit qu'il pouvait faire venir sans crainte son protégé. Guinot vint à Rome, et n'y séjourna pas longtemps sans remplir la haute idée qu'on avait donnée de lui. Le pape le remit en ses bonnes grâces, le créa chevalier des Hospitaliers, et lui donna un grand prieuré de cet ordre. Il se montra pendant tout le reste de sa vie l'ami, le serviteur de la sainte Église romaine et de l'abbé de Clugny. NOUVELLE III MITRIDANES ET NATHAN C'est une chose certaine et avérée, du moins si on peut ajouter foi au récit des Génois et de plusieurs autres voyageurs, que dans le Catay, un gentilhomme fort riche, nommé Nathan, avait une pièce de terre qui joignait la route par où étaient contraints de passer tous ceux qui allaient de l'Occident à l'Orient, ou de l'Orient à l'Occident. Cet homme, doué d'un caractère noble, généreux et libéral, et voulant faire connaître la grandeur de son âme par une action d'éclat, fit assembler des maçons, des charpentiers et des ouvriers de toute espèce, et construire sur le bord de la route, en très-peu de temps, un des plus beaux, des plus grands, des plus riches palais qui jamais aient existé. Il le fit ensuite meubler de toutes les choses nécessaires pour recevoir honorablement tous les gentilshommes qui y passeraient. Un grand nombre de serviteurs l'aidaient à accueillir les passants avec une magnificence digne de ses grands biens et de son grand cœur. Cela dura si longtemps, que le bruit de sa libéralité se répandit, non-seulement dans les contrées de l'Orient, mais dans celles de l'Occident. Étant déjà chargé d'années et toujours libéral et magnifique, il arriva qu'un jeune seigneur nommé Mitridanes, d'un pays peu éloigné du sien, qui n'était pas moins riche, et qui avait souvent entendu louer ses libéralités, en devint jaloux, et se proposa de l'effacer ou du moins de l'obscurcir par de plus grandes. À l'imitation de son rival, il fit bâtir un somptueux et vaste palais, où il recevait les voyageurs et les comblait d'honnêtetés, de sorte qu'il acquit en peu de temps une réputation glorieuse. Mitridanes étant un jour seul dans la cour de son palais, une pauvre femme entra par une des portes et lui demanda l'aumône, et l'ayant obtenue, elle revint par une autre, ainsi de suite, jusqu'à douze fois sans être refusée. Elle reparut une treizième fois : « Bonne femme, lui dit Mitridanes, tu reviens bien souvent. » Et cependant il lui donna encore ce qu'elle demandait. « Ô libéralité de Nathan ! s'écria la vieille, combien tu es merveilleuse ! étant entrée par les trente-deux portes qu'a son palais, comme celui-ci, et lui ayant toujours demandé l'aumône, il a feint de me méconnaître, et me l'a toujours donnée. Je ne viens ici que treize fois, je suis connue et réprimandée ! » À ces mots, elle part et ne revient plus. Mitridanes, offensé et irrité du discours de la vieille, et craignant que la renommée de Nathan ne portât préjudice à la sienne, s'écria : « Malheureux ! quand pourrai-je atteindre à la libéralité de Nathan ? Il ne faut plus que je cherche à le surpasser dans les grandes choses, comme je le prétendais, puisque je ne puis en approcher dans les plus petites. Tant que cet homme vivra, mes peines seront inutiles ; et puisque le poids des années n'a pu encore l'ôter de ce monde, il faut que je le fasse moimême. » Dans ce mouvement de dépit et de fureur, sans communiquer son dessein à personne, il monte à cheval, suivi de peu de monde, et arrive, après trois jours de marche, à la demeure de Nathan. Il commanda à ses gens de feindre de n'être pas de sa suite, de le méconnaître, et de chercher à se loger aussi dans le palais, et d'y demeurer jusqu'à ce qu'ils eussent d'autres ordres de lui. Mitridanes, qui était arrivé sur le soir, trouve Nathan lui-même qui se promenait seul aux environs du palais, habillé fort simplement. Ne le connaissant point, il lui demanda s'il ne pourrait pas lui enseigner la demeure de Nathan. « Mon fils, personne ne peut mieux vous l'apprendre que moi, lui répondit gaiement celui-ci : je vous mènerai chez lui avec plaisir. – Vous m'obligerez, repartit Mitridanes ; mais je veux, s'il se peut, n'être pas connu de Nathan. – Je puis encore vous satisfaire à cet égard, » répliqua le vieillard. Mitridanes descend donc de cheval et suit son conducteur, qui le mène jusqu'au palais. Nathan fait prendre aussitôt le cheval de son hôte par un domestique, auquel il dit à l'oreille d'aller promptement ordonner à ses compagnons que personne ne dise au jeune homme qu'il fût Nathan. Ensuite il le conduisit dans une belle chambre où il n'était vu que de ceux qui avaient ordre de le servir. Il lui fit faire ensuite de grands honneurs et lui tint lui-même compagnie. Quoique Mitridanes respectât Nathan inconnu comme un vénérable vieillard, il lui demanda cependant qui il était. « Je suis, répondit-il, un petit serviteur de Nathan ; je le sers dès ma plus tendre jeunesse, sans qu'il m'ait élevé à autre chose qu'à ce que vous voyez ; de sorte que, lorsque tout le monde se loue de lui, moi, je pourrais m'en plaindre. » Ce discours donna à Mitridanes l'espérance d'obtenir des secours et des facilités pour l'exécution de son mauvais dessein. Nathan lui demanda à son tour, le plus honnêtement du monde, qui il était et quelles affaires l'attiraient dans le pays, lui offrant ses conseils et ses services dans tout ce qui dépendrait de lui. Mitridanes réfléchit un peu avant de répondre ; mais enfin, résolu de lui donner toute sa confiance, il lui fit un long discours pour s'assurer de sa fidélité, et, après l'avoir entretenu du sujet de son voyage et lui avoir dit son nom et son état, il finit par lui demander ses conseils et son secours. Nathan fut surpris et effrayé d'une pareille résolution ; mais, s'étant bientôt remis, il lui dit avec fermeté, d'un front serein : « Né d'un père qui n'était point gentilhomme, et qui s'honora peu par les grandes qualités du cœur, je vois, mon cher Mitridanes, que vous ne voulez point imiter son exemple, puisque vous vous faites un devoir d'exercer la libéralité envers tout le monde. Je vous loue de porter envie à la vertu de Nathan, parce que, s'il y en avait beaucoup qui lui ressemblassent, la misère disparaîtrait de la terre, et il n'y aurait plus moyen de s'illustrer par la bienfaisance. Vous pouvez compter que ce que vous m'avez confié demeurera secret ; mais je dois vous prévenir que je puis mieux seconder votre projet par mes conseils que par mes secours. Voyez ce pe- tit bois, qui n'est guère éloigné que d'un quart de lieue : Nathan va s'y promener presque tous les matins ; il vous sera facile de l'y surprendre seul et de faire de ce bonhomme tout ce que vous voudrez. Si vous le tuez, il ne faudra pas vous enfuir par le même chemin que vous avez pris en venant, mais vous retirer par celui que vous voyez à main gauche, et qui mène hors du bois. Il est moins fréquenté que l'autre ; cependant c'est le plus court et le plus sûr pour vous en retourner. » Mitridanes, ainsi instruit, fit savoir à ses gens dans quel endroit il voulait qu'ils l'attendissent le lendemain. Le jour ne fut pas plutôt venu que Nathan, invariable dans ses sentiments, et peu attaché à une vie dont il était toujours prêt à rendre compte au maître des destinées, se rendit seul au petit bois, pour y recevoir la mort. Le jeune homme, de son côté, prend son arc et son épée, car il n'avait point d'autres armes, et se rend au même lieu. Il aperçoit Nathan qui se promène seul. Désirant de le voir et de lui parler avant de l'attaquer, il court à lui, le saisit, l'arrête, en lui disant : « Vieillard, c'est fait de toi. – J'ai donc mérité de mourir ? » répondit Nathan. À ce son de voix, à l'aspect de ce visage, Mitridanes ne put méconnaître l'hôte bienfaisant qui l'avait si bien reçu et conseillé si fidèlement. Soudain sa fureur s'éteint, et la honte succède au courroux. Il jette loin de lui son épée nue, s'élance de cheval, tombe aux pieds du vieillard : « Mon père, lui dit-il en pleurant, votre libéralité éclate plus que jamais ; après vous avoir témoigné le désir de vous ôter la vie, vous venez ici pour me la sacrifier ! mais le ciel, plus soigneux de mon honneur, de ma vertu, que moi-même, m'a fort à propos ouvert les yeux, que l'envie jusqu'alors avait fascinés. Plus vous avez montré de complaisance à me satisfaire, plus je suis coupable ; vengez-vous donc, et punissez-moi comme je le mérite. » Nathan releva Mitridanes, et l'ayant embrassé tendrement : « Mon fils, lui dit-il, votre faute, puisqu'il vous plaît de lui donner ce nom, est de la nature de celles qui méritent de l'indulgence. Ce n'était point par un motif de haine que vous aviez résolu de m'ôter la vie, mais par un principe de vertu, par la noble ambition de passer pour le meilleur des hommes. Ne craignez donc point mon ressentiment ; soyez assuré, au contraire, que personne ne vous aime plus que moi. Votre cœur est véritablement grand, puisque, loin de songer, comme la plupart des riches, à augmenter vos richesses, vous ne cherchez qu'à dépenser avec magnificence celles que vous avez. Ne rougissez point d'avoir voulu me tuer pour devenir fameux, et ne pensez pas que votre dessein m'ait beaucoup étonné. Les plus grands généraux, les plus grands rois n'ont étendu leur domaine et leur renommée qu'en tuant non un seul homme, comme vous aviez projeté de le faire, mais des millions ; qu'en saccageant des villes, qu'en ravageant des régions entières. » Mitridanes ne songea plus à s'excuser, voyant que Nathan l'excusait si bien. Il se borna à lui témoigner son repentir et sa surprise extrême, qu'il eût pu non-seulement se résoudre à mourir, mais qu'il eût lui-même fourni les moyens, et donné des conseils pour l'exécution de son dessein. « Vous cesserez d'être étonné, lui répondit-il, de cette résolution, quand vous saurez que, dès que je fus mon maître, et que j'eus formé à peu près le même dessein que vous, je jurai de ne jamais rien refuser de tout ce qui serait en mon pouvoir. J'ai rempli mon serment jusques aujourd'hui. Vous êtes venu chez moi avec le désir de m'ôter la vie ; vous m'avez témoigné ce désir à moi-même ; je n'ai pas cru devoir m'y opposer, ne voulant pas que vous fussiez le seul homme qui sortît mécontent de mon château : voilà ce qui m'a déterminé à vous indiquer les moyens de vous satisfaire sans risque et sans péril. Si vous avez encore le même désir, j'ai la même volonté, et vous les mêmes facilités. Puis-je mieux employer ce qui me reste de jours qu'en les sacrifiant à qui ce sacrifice peut être avantageux ? J'ai passé quatre-vingts ans dans les plaisirs et les délices ; ainsi, selon le cours ordinaire des choses, ce reste ne sera pas de longue durée. Ne vaut-il pas mieux le donner, comme j'ai donné mes trésors, que d'attendre que la nature vienne me l'arracher ? C'est donner bien peu de chose que de donner cent ans ; qu'est-ce donc que d'en sacrifier six ou huit ? Encore un coup, si ma mort peut vous faire plaisir, ne craignez pas de m'ôter la vie. Je n'ai jusqu'à présent trouvé personne qui l'ait désirée, et peut-être n'en trouverai-je jamais. Mais, en supposant que quelqu'un en devienne jaloux, je sens fort bien que plus je la garderai, moins elle aura de prix. Prenezla donc avant qu'elle soit moins précieuse encore. » Mitridanes, couvert de honte, s'écria : « À Dieu ne plaise qu'un tel dessein rentre jamais dans mon âme ! loin de vouloir abréger vos jours, je voudrais qu'il me fût possible d'en étendre la durée par le sacrifice des miens mêmes. – Et si je vous fournis les moyens d'ajouter à mes jours, le ferez-vous ? – N'en doutez pas, répondit le jeune homme. – Puisque cela est ainsi, vous me ferez faire ce que personne n'a jamais pu obtenir de moi ; car je recevrai quelque chose de vous, et ce sera la première chose que j'aurai reçue de quelqu'un. – Je ferai tout ce qu'il vous plaira, dit Mitridanes ; parlez. – Acceptez cette maison ; je vous la donne : j'irai habiter la vôtre en prenant votre nom. – Si j'étais assuré, reprit le jeune homme, d'agir avec autant de noblesse et de grandeur d'âme que vous, je n'hésiterais pas à accepter cette offre ; mais, comme je suis presque certain que mes actions diminueraient l'éclat de votre réputation, je ne veux point dégrader en autrui ce que je ne puis illustrer en moi ; ainsi, trouvez bon que je vous refuse. » Après cette conversation, ils retournèrent au palais, où Mitridanes séjourna plusieurs jours, comblé de caresses et d'honneurs de la part de son hôte. Celui-ci lui conseilla de persister dans sa noble et sublime entreprise. Mitridanes voulant enfin retourner chez lui, Nathan le laissa partir après lui avoir fait connaître qu'il ne pouvait le vaincre en libéralité. NOUVELLE IV L'AMANT GÉNÉREUX Il y avait autrefois à Bologne, ville célèbre de la Lombardie, un chevalier que sa vertu rendait cher et respectable à tous ses concitoyens, nommé messire Gentil Cariscendi. Il avait été amoureux, dans sa jeunesse, d'une aimable femme, nommée Catherine, et mariée à messire Nicolas Chassennemi. N'ayant pu obtenir de retour, il alla à Modène, le cœur plein de désespoir, remplir une place de podestat à laquelle il était appelé. Pendant ce temps-là, Chassennemi ayant quitté Bologne, et sa femme s'étant rendue à une campagne pour y passer le temps de sa grossesse, elle fut tout à coup surprise par un accident si violent, qu'elle perdit l'usage de tous ses sens, et que quelques médecins même la jugèrent morte. Comme ses parents lui avaient entendu dire plusieurs fois qu'elle ne serait pas grosse assez longtemps pour que son enfant vînt à terme, sans y regarder de plus près, ils l'ensevelirent, la pleurèrent et la firent enterrer dans une église voisine. Messire Gentil fut d'abord informé de cette nouvelle par un de ses amis, et, quoique cette jeune femme l'eût traité avec beaucoup d'indifférence, il ne laissa pas d'être vivement touché de sa perte. « J'ai trop aimé cette aimable cruelle, disait-il en lui-même. Pendant qu'elle a vécu, je n'ai pu en obtenir le moindre regard favorable ; à présent qu'elle est morte, et qu'elle ne peut plus se défendre, il faut que je lui dérobe quelques baisers. » Cette résolution prise, et ayant recommandé à tous ses gens de se taire sur son absence, il part la nuit avec un seul valet, et, sans s'arrêter nulle part, va droit au tombeau de sa maî- tresse, l'ouvre, y entre, se couche auprès d'elle, approche son visage du sien, et le baise plusieurs fois en le mouillant de ses larmes. Mais, comme l'homme, et surtout l'homme amoureux, n'est jamais content, que plus il obtient, plus il désire, il lui vint en pensée de n'en pas demeurer là. « Pourquoi, dit-il en luimême, ne toucherais-je pas un peu sa gorge, puisque je suis ici ? ce sera pour la première et la dernière fois. » Il porte donc la main sur ce sein désiré, l'y tient pendant quelques moments, et croit sentir quelques mouvements. Il la glisse vers le cœur, et examinant avec plus d'attention, il ne peut plus douter que sa maîtresse n'ait un reste de vie. Il fait approcher son valet, et, aidé par lui, il la retire du tombeau le plus doucement qu'il peut, la place sur son cheval, et la porte secrètement dans sa maison de Bologne. Messire Gentil avait encore sa mère, femme vertueuse et sage, qui, ayant appris toute cette histoire de la bouche de son fils, touchée de compassion, rendit, avec l'aide d'un bain et d'un grand feu, la vie à madame Catherine. Celle-ci ouvre, en soupirant, ses yeux, qu'elle promène avec étonnement de tous côtés. « Hélas ! où suis-je ? – Soyez tranquille, lui répondit la bonne dame, vous êtes en un lieu sûr. » Ayant enfin recouvré tous ses sens et toute sa connaissance, ne sachant pas encore où elle était, et voyant messire Gentil devant elle, elle demanda par quelle aventure elle se trouvait là. Messire Gentil lui conta tout fidèlement. Elle se plaignit d'abord ; mais, après y avoir mieux songé, elle lui fit de grands remercîments ; puis elle le pria, le conjura, par l'amour même qu'il avait toujours eu pour elle, de ne rien faire qui pût blesser son honneur et celui de son mari, et de permettre que le lendemain matin elle retournât chez elle. « Madame, répondit l'amoureux chevalier, puisque le ciel m'a fait la grâce de vous arracher à la mort et de vous rendre à la vie, soyez persuadée que, quoique j'aie fortement désiré votre possession, je n'userai jamais des droits que ce bienfait peut me donner sur vous, et que je saurai vous respecter. Mais, comme ce que j'ai fait pour vous mérite quelque récompense, voici celle que je désire et que je vous prie de m'accorder. » La dame l'interrompit pour lui dire qu'elle était prête d'accorder tout ce qui serait honnête et possible. « Madame, ajouta Gentil, tous vos parents et tous les habitants de Bologne vous croient réellement morte : ainsi, personne ne vous attend chez vous ; la grâce donc que je vous demande est que vous consentiez à rester ici secrètement avec ma mère jusqu'à mon retour de Modène, ce qui ne sera pas long. Je vous demande cette grâce, parce que j'ai dessein de vous rendre à votre mari en présence des principaux citoyens de cette ville, et de l'obliger à reconnaître que je lui fais le plus beau et le plus agréable présent qu'il puisse recevoir. » Cette demande, qui n'avait rien que d'honnête, fut agréée par madame Catherine, cependant avec un peu de répugnance ; car elle désirait fort de répandre la joie dans le sein de sa famille par la nouvelle de sa résurrection. Quoi qu'il en soit, elle donna sa parole à messire Gentil d'exécuter ce qu'il désirait. Quelques moments après cet entretien, elle sentit les douleurs de l'enfantement, et, avec l'aide de la mère du chevalier, elle accoucha sans peine d'un beau garçon, ce qui augmenta beaucoup sa satisfaction, et celle de son amant, qui donna ordre qu'on lui fournît toutes les choses nécessaires, et qu'on la traitât comme si c'était sa propre femme. Il partit ensuite secrètement pour Modène. Quelque temps après, étant sur le point de quitter cette ville, il manda à sa mère qu'on préparât dans sa maison, pour le jour de son arrivée, un grand festin, et la pria d'y inviter plusieurs gentilshommes, entre autres Nicolas Chassennemi. Il avait si bien pris ses mesures, que tout était prêt à son arrivée, et la compagnie rendue. Il trouva madame Catherine plus belle et mieux portante que jamais, ainsi que son enfant, et se hâta de lui prescrire, avant de se mettre à table, la conduite qu'elle devait tenir pour surprendre agréablement son époux et ses autres convives. Le repas fut des plus splendides ; tout y fut bon et en abondance. Après le premier service, la conversation étant animée : « Messieurs, dit le chevalier, j'ai ouï dire qu'il y avait autrefois en Perse une coutume qui me plaît fort. Lorsqu'un Per- san voulait donner à quelqu'un des témoignages de son attachement, il le faisait venir chez lui, lui montrait ce qu'il avait de plus cher et de plus précieux, fût-ce une fille, une femme, une amie, lui faisant entendre par là qu'il lui découvrirait ainsi les replis les plus cachés de son cœur si cela était possible. J'ai résolu d'introduire cette coutume dans notre ville. Vous m'avez fait l'honneur de venir dîner chez moi, je veux vous en remercier à la mode de Perse. Mais, avant tout, je vous prie de me dire franchement votre avis sur une question que je vais vous proposer. Une personne a dans sa maison un bon et fidèle domestique qui tombe malade. Son maître, voyant que ce domestique lui est devenu inutile, ne se soucie plus de lui, et, sans attendre qu'il soit mort, le fait porter dans la rue. Un homme touché de compassion, l'emporte dans sa maison, n'épargne ni soins ni dépenses pour le rétablir, et parvient à lui rendre la santé. Je demande maintenant si le premier maître est en droit de se plaindre du second, en cas que celui-ci refuse de lui rendre son domestique ? » Cette question ayant été débattue, il fut unanimement conclu que Nicolas Chassennemi, qui parlait avec beaucoup d'élégance et de facilité, ferait la réponse pour tous. Après avoir loué d'abord la coutume perse, il dit qu'il pensait, avec tous les autres, que le premier maître n'avait plus aucun droit sur son ancien serviteur, puisqu'il l'avait impitoyablement abandonné, et que les bienfaits du second lui donnaient un droit incontestable sur ses services, et qu'il pouvait en user, en le retenant chez lui, sans faire aucun tort au premier. Chacun applaudit à cette décision. Le chevalier, content de cette réponse, et plus content encore qu'elle eût été faite par Nicolas Chassennemi, déclare qu'il était aussi de ce sentiment, ajoutant qu'il était temps de remercier ses hôtes à la manière des Perses. Il envoya deux de ses gens prier madame Catherine, qu'il avait fait parer magnifiquement, de venir honorer la compagnie de sa présence. La belle prend son enfant entre ses bras, et, accompagnée de deux femmes de chambre, elle paraît dans la salle et s'assied, à la prière du chevalier, à côté d'un très-honnête convive. « Voilà, messieurs, dit alors le chevalier, ce que j'ai et ce que j'aurai toute ma vie de plus cher. Croyez-vous que je n'aie pas raison ? » Tout le monde loua son choix, à la vue de la grande beauté de la dame, et chacun commença de la considérer avec plus d'attention ; tous auraient juré que c'était Catherine, s'ils ne l'eussent crue morte. Chassennemi, plus attentif, plus inquiet que les autres, brûlait d'impatience de savoir qui elle était ; et, voyant que le chevalier s'était un peu éloigné, il ne put s'empêcher de lui demander si elle était Bolonaise ou étrangère. Cette question, faite par son mari, l'embarrassa beaucoup ; elle eut bien de la peine à se contraindre : cependant, fidèle à la promesse qu'elle avait faite, elle se tut. On lui demanda si ce bel enfant était à elle, si elle était femme ou parente de messire Gentil ; pas le mot de sa part. Quand celui-ci se fut rapproché de la compagnie : « Monsieur le chevalier, dit un de ses convives, j'avoue que cette dame est bien belle ; mais il me semble qu'elle est muette : me suis-je trompé ? – Ce n'est pas une petite preuve de sa vertu, répondit le chevalier, d'avoir gardé le silence dans une circonstance comme celle-ci. – Mais enfin, monsieur, ne peut-on savoir qui elle est ? – Je vous le dirai volontiers si vous me promettez de ne pas bouger de vos places, tant que je parlerai, quelque chose que je puisse dire. » On le lui promit. S'étant assis auprès de la dame : « Messieurs, cette dame est, dit-il, ce bon et fidèle serviteur dont je vous ai parlé. Je l'ai ramassée au milieu de la rue, où ses parents, peu soucieux de sa destinée, l'avaient cruellement abandonnée. Mes mains l'ont arrachée aux bras de la mort ; et le ciel a si bien secondé mes soins, que, d'une femme effroyable qu'elle était, elle est devenue ce que vous la voyez à présent. Mais il est bon de vous conter cette aventure un peu plus clairement. » Alors il fit de point en point l'histoire de ses amours, raconta ce qui était arrivé jusqu'à ce jour, au grand étonnement des auditeurs. « Ainsi, messieurs, ajouta-t-il ensuite, si, depuis un moment, vous n'avez pas changé d'avis, cette femme m'appartient de bon droit, il n'y a personne qui puisse justement la réclamer. » Personne ne répon- dait et chacun attendait ce qu'il avait encore à dire. Nicolas Chassennemi, sa femme, toute la compagnie, pleuraient à chaudes larmes. Gentil se lève, prend dans ses bras le petit enfant, saisit la main de la mère et la conduit à Nicolas. « Je ne te rends pas ta femme, lui dit-il, que tes parents et les siens ont indignement abandonnée ! je te fais présent de cette dame, et de ce petit enfant, qui est ton ouvrage, et que j'ai tenu sur les fonts de baptême et nommé Gentil. Que Catherine ne te soit pas moins chère qu'auparavant, parce qu'elle a habité ma maison pendant près de trois mois. Je te jure, par le Dieu qui m'a fait devenir amoureux d'elle, pour être sans doute la cause de son salut, qu'elle n'a jamais vécu plus honnêtement avec son père, sa mère, ou toi, qu'ici, sous les yeux de ma mère. » Se tournant ensuite vers la dame : « Madame, dit-il, je vous tiens quitte maintenant de toutes les nouvelles promesses que vous m'avez faites, et je vous rends à votre mari entièrement maîtresse de vous-même. » Nicolas reçut sa femme avec des transports de joie difficiles à exprimer, et avec d'autant plus de plaisir, qu'il n'avait pas lieu de s'attendre à la recouvrer. Il remercia de son mieux le chevalier. L'attendrissement qui avait passé dans l'âme de tous les spectateurs ne les empêcha pas de donner à cette action tous les éloges qu'elle méritait. La dame fut reçue avec une grande joie dans sa maison. Longtemps après, on la regardait encore à Bologne comme une ressuscitée. Messire Gentil vécut depuis dans une intime liaison avec Nicolas, sa femme et toute sa famille. NOUVELLE V LE JARDIN ENCHANTÉ Quoique le Frioul soit un pays froid, il ne laisse pas d'être agréable par les montagnes qui l'environnent, les fleuves qui le traversent, les fontaines qui l'arrosent. À Udine, ville de ce canton, il y eut autrefois une belle et noble dame, qu'on appelait madame Dianore, et qui avait épousé un certain Gilbert, homme extrêmement riche, d'une politesse et d'une affabilité peu communes. Les grâces et les vertus de cette femme la firent aimer d'un seigneur de distinction, appelé messire Ansalde Grandesse, dont on connaissait partout la vaillance et la libéralité. Il employait depuis longtemps auprès de sa maîtresse les moyens d'un amant passionné, mais rien ne lui réussissait. La dame même, ennuyée de ses empressements et de ses importunités, imagina de s'en défaire en lui faisant quelque proposition bizarre et dont l'exécution fût impossible. « Bonne femme, dit-elle un jour à la vieille chargée des messages de messire Ansalde, tu m'as souvent assurée que ton maître m'aime ; tu m'as offert souvent de sa part des présents que j'ai cru devoir refuser, parce qu'il n'a rien à attendre de moi pour cela. La certitude de son amour peut seule m'engager à y répondre, et s'il m'en donne la preuve que j'exige, je suis à lui. – Que désirez-vous, madame ? que voulez-vous qu'il fasse ? répondit la vieille. – Le voici : il faut qu'il me construise ici près, hors de la ville, au mois de janvier, un jardin, rempli de verdure, de fleurs, d'arbres couverts de feuilles, comme au mois de mai ; s'il ne satisfait pas mon désir, qu'il ne m'envoie plus ni toi ni d'autres. S'il m'importunait encore, je découvrirais à mon mari, à mes parents, tout ce que je leur ai caché jusqu'à présent, et je trouverais moyen de m'en débarrasser de la bonne façon. » Une telle demande parut au chevalier d'une exécution assez difficile. Il vit bien qu'on ne lui la faisait que pour avoir un prétexte honnête de s'en débarrasser ; mais l'offre de sa maîtresse était si séduisante, il était d'ailleurs si curieux de savoir ce qu'il en résulterait, qu'il résolut de chercher les moyens de la satisfaire à quelque prix que ce fût. Il fit chercher, dans toutes les parties du monde, quelqu'un qu'il pût l'aider et le conseiller. Enfin, il trouva un homme qui s'offrit de lui faire, par magie, le jardin demandé. Il conclut marché avec lui, moyennant une fort grosse somme d'argent, et attendit le mois de janvier avec l'impatience de l'amour. Il arriva enfin, ce mois si désiré, et la nuit après les fêtes de Noël, lorsque toute la campagne était couverte de neige et de glace, le magicien fit tant, avec le secours de son art, qu'il parut dans un pré voisin de la ville un des plus beaux jardins qu'on ait jamais vus, réunissant les fleurs et la verdure du printemps aux fruits de l'automne. Dès que messire Ansalde eut vu ce prodige, Dieu sait s'il fut comblé de joie. Il fut aussitôt cueillir les plus beaux fruits et les plus belles fleurs, et les envoya secrètement à sa maîtresse, en l'invitant de venir voir le jardin qu'elle avait demandé, pour être convaincue de l'amour dont il brûlait pour elle. On ne manqua pas aussi de lui rappeler la promesse qu'elle avait faite, et qu'elle avait même confirmée par un serment. Quand la dame vit les fleurs et les fruits que son amant lui avait envoyés, joignant à ces preuves éloquentes ce qu'elle avait déjà entendu raconter des merveilles du jardin, elle commença à se repentir de sa promesse. Cependant la curiosité de voir des choses si nouvelles la fit glisser légèrement sur le repentir, et elle alla, avec plusieurs de ses voisines, voir ce jardin miraculeux. Après l'avoir examiné, loué et admiré, elle s'en retourna chez elle le cœur très-affligé, songeant à quoi ce jardin l'obligeait. Son chagrin était si violent, qu'il ne lui fut pas possible de le déguiser, si bien que son mari s'en aperçut. Il lui en demanda la raison. La honte lui fit renfermer pendant quelque temps son secret au dedans d'elle-même ; mais enfin, pressée d'une manière à ne pouvoir s'en défendre, elle lui conta toute son aventure. D'abord le mari se fâcha, se mit en colère, fit du bruit ; ensuite, considérant l'honnêteté du motif qui avait conduit sa femme, il se calma sagement. « Dianore, il ne convient pas à une femme sage et honnête, lui dit-il, de prêter l'oreille aux discours des amants, et encore moins de faire un marché déshonnête, quel qu'en soit le prix ; car c'est par l'oreille qu'on arrive jusqu'au cœur, et il n'est rien de difficile dont l'amour ne puisse venir à bout. Tu as donc commis deux fautes, la première d'écouter les discours d'un homme amoureux, l'autre de prendre des engagements. Mais, pour la tranquillité, je veux bien te mettre à portée de remplir ta promesse, en t'accordant ce qu'un autre refuserait sans doute ; d'ailleurs, il est à craindre que si messire Ansalde n'était pas satisfait, ce nécromant, qui le sert si bien, ne nous jouât quelque mauvais tour. Va donc trouver ton amant, et fais tous tes efforts pour sauver à la fois ton honneur et ta parole ; si cela n'est pas possible, que le corps cède, mais que la volonté résiste. » La dame pleurait, et disait qu'elle ne voulait pas de la permission qu'il lui donnait ; mais le mari usa d'autorité, et il fallut obéir. Le lendemain, dès la pointe du jour, Dianore, dans un habit négligé, précédée de deux valets et suivie d'une servante, se rend à la maison de messire Ansalde. Quel fut son étonnement quand on lui annonça une pareille visite ! Il se lève et appelle le nécromant : « Viens voir, lui dit-il, viens voir de quel trésor ton art me rend possesseur. » Il va au devant de la belle, et après l'avoir saluée avec toutes les démonstrations de la joie, il la fait entrer dans une belle chambre avec toute sa suite. Quand elle se fut assise : « Madame, lui dit-il, si l'amour que je vous ai voué, et que je vous conserverai toute ma vie, peut mériter quelque récompense, dites-moi, je vous prie, quelle heureuse occasion vous appelle chez moi à cette heure, et avec cette compagnie ? – Ce n'est point l'amour qui m'amène ici, lui répondit-elle les larmes aux yeux ; ce n'est point non plus la promesse que je vous ai jurée, c'est uniquement pour obéir à mon mari, qui, plus sensible aux soins et aux fatigues de votre amour criminel qu'à son honneur et au mien, m'a lui-même ordonné de venir vous trouver. Me voilà donc chez vous, par son ordre, et prête à faire tout ce qu'il vous plaira. » Si la visite inopinée de Dianore étonna messire Ansalde, son discours l'étonna bien davantage. Touché de la générosité du mari, son amour se changea en admiration. « À Dieu ne plaise, madame, que je sois assez peu loyal et assez ingrat pour souiller l'honneur d'un homme qui a daigné s'attendrir sur mes maux ! Vous pouvez donc demeurer ici, si bon vous semble, tant que vous le jugerez à propos, avec l'assurance d'y être respectée comme ma sœur. Vous en sortirez quand il vous plaira, à condition cependant que vous voudrez bien témoigner à votre mari, dans les termes que vous jugerez convenables, la juste reconnaissance dont je suis pénétré pour son généreux procédé, et que vous l'assurerez que je suis pour la vie son frère et son serviteur. » À ces mots, la joie rentra dans le cœur de Dianore. « J'avais de la peine à me persuader, lui dit-elle, que vous fussiez assez peu délicat pour profiter de ma situation, et je vois avec grand plaisir que je ne me suis pas trompée dans l'opinion que j'avais de votre générosité. Je ne vous parle point de ma reconnaissance, elle égale votre sacrifice, et je ne doute point que mon mari ne la partage. » Après ces mots, elle prit congé, et courut raconter à son mari tout ce qui s'était passé. Cette aventure fit naître entre lui et le chevalier une amitié étroite dont ils furent liés toute leur vie. Le nécromant, à qui messire Ansalde voulait donner le salaire convenu, le refusa généreusement, touché de l'exemple qu'il venait d'avoir sous les yeux. « Quoi ! j'aurai vu, dit-il, le mari sacrifier son honneur, et vous votre amour, et moi, je ne pourrais sacrifier quelque peu d'argent ! Gardez-le, vous en savez trop bien faire usage. » Le chevalier, qui ne se souciait pas apparemment d'avoir des obligations au nécromant, insistait toujours pour qu'il prît au moins une partie du prix convenu ; mais il refusa constamment ; et au bout de trois jours, ayant détruit son ouvrage magique, il prit congé et partit. Pour Ansalde, il parvint enfin à éteindre l'amour déshonnête dont il brûlait depuis si longtemps. NOUVELLE VI LES PÊCHEUSES Il n'est personne qui n'ait entendu parler plusieurs fois du roi Charles le Vieux ou Charles Ier, qui, ayant vaincu glorieusement le roi Mainfroi, chassa les Gibelins de Florence et y rétablit les Guelfes. Pendant cette guerre, un chevalier, nommé messire Néri, de la maison des Uberti, obligé d'abandonner la ville avec toute sa famille, en sortit avec tous ses trésors, et ne voulut se mettre que sous la protection du roi Charles lui-même. Ensuite, las du fracas et du tumulte des affaires, voulant consacrer le reste de ses jours à la tranquillité et à la solitude, il se retira à Castel de Mare, où il acheta un beau terrain couvert d'oliviers, noyers et châtaigniers, qui sont les arbres les plus communs du pays. Sur ce terrain, éloigné fort peu des autres maisons, il fit construire un petit château agréable et commode, avec un jardin charmant où, selon notre coutume, il pratiqua plusieurs ruisseaux, où il fit creuser un grand vivier qui fut bientôt garni de beaucoup de poissons. Ce jardin était l'objet de ses soins les plus chers, et il s'occupait tous les jours à l'embellir. Le roi étant venu prendre par hasard quelques moments de repos à Castel de Mare, et ayant entendu parler des agréments du jardin de messire Néri, eut envie de le voir ; mais ayant fait réflexion qu'il appartenait à un chevalier du parti contraire au sien, il crut qu'il lui convenait d'agir familièrement et d'y aller sans pompe et sans cérémonie. Il lui envoya donc dire qu'il voulait y souper la nuit suivante, sans autre escorte que quatre de ses gentilshommes. Cette nouvelle fit grand plaisir à messire Néri, qui, après avoir donné ses ordres et travaillé lui-même à ce que la réception fût magnifique, introduisit le roi dans son beau jardin avec les démonstrations de joie les plus vives. Le roi l'ayant parcouru, et ayant également visité le château, fit beaucoup l'éloge de l'un et de l'autre. Les tables étaient dressées près du vivier. On servit, et après qu'on eut donné à laver au roi16, chacun prit sa place, selon l'ordre de Charles, qui fit mettre Gui de Montfort à sa gauche, et Néri à sa droite. Les mets étaient délicats, les vins excellents, et l'ordre du service admirable, ce qui plut beaucoup au roi. Tandis qu'il soupait joyeusement et qu'il repaissait avec satisfaction ses regards des touchantes beautés de ce lieu solitaire, entrent deux jeunes filles, âgées de quinze ans, toutes deux blondes, toutes deux ayant les cheveux tressés avec grâce et couronnés d'une guirlande de pervenches. Leur visage était si joli, les traits en étaient si délicats, qu'elles ressemblaient plutôt à des anges qu'à des femmes. Elles portaient un petit habit de toile de lin, d'une blancheur éblouissante, et qui n'avait, depuis la ceinture jusqu'en haut, d'autres plis que ceux que leur donnait l'empreinte d'une taille élégante et d'une gorge arrondie par les mains de l'Amour : le reste, en descendant, s'élargissait en forme de pavillon et leur descendait jusqu'aux pieds. La première portait d'une main des filets, et de l'autre un bâton ; l'autre avait une poêle sur son épaule gauche, et sous le bras, du même côté, un petit fagot et un trépied à la main : de la main droite elle portait un pot d'huile et un petit flambeau allumé. Le roi ne put voir sans étonnement deux si belles filles ; cependant il ne dit mot, impatient de voir à quoi aboutirait un semblable appareil. Elles passèrent devant le roi, lui firent avec timidité une profonde révérence, et gagnèrent ensuite l'entrée du vivier. Elles posent à terre ce qu'elles portent, et s'étant munies, l'une du Présenter au roi de quoi se laver les mains avant de se mettre à table. (Note du correcteur). 16 filet, l'autre du bâton, elles entrent dans l'eau et s'y plongent jusqu'au sein. Un des domestiques de Néri allume du feu, verse de l'huile dans la poêle, en attendant que les nouvelles naïades lui jettent du poisson. Il n'eut pas longtemps à attendre ; car, comme elles connaissaient les endroits, celle qui tenait le bâton eut bientôt fait entrer le poisson dans le filet que tenait sa camarade, et elles le jetaient, au fur et à mesure qu'elles en prenaient, au domestique qui les mettait dans la poêle tout vivants. Les plus beaux furent jetés devant le roi, qui prenaient beaucoup de plaisir à les voir frétiller, et qui, pour s'amuser davantage, en rejetait quelques-uns aux belles pêcheuses. Cette récréation dura autant qu'il fallait pour donner au cuisinier le temps de faire frire le poisson, qu'on servit ensuite moins comme un entremets exquis et délicat que précieux pour la manière dont il avait été préparé. Les jeunes filles sortent enfin du vivier. L'eau, qui avait fortement attaché leurs habits sur leurs corps, en laissait voir tous les contours et toutes les parties. Elles repassèrent devant le roi, plus timides, parce qu'elles étaient plus belles. Chacun avait bien considéré, bien loué ces aimables nymphes ; mais elles ne firent sur personne une si profonde impression que sur le roi, dont les yeux attentifs les avaient examinées avec tant de volupté, que rien n'eût pu l'arracher à une occupation si délicieuse. Lorsqu'elles ne sont plus devant lui, il s'en occupe encore, se rappelle leurs charmes, leurs grâces, leur touchant embarras ; il sent que l'amour se glisse insensiblement dans son cœur ; mais il ne sait encore laquelle il préférera, toutes deux se ressemblent, toutes deux feraient son bonheur. Après avoir rêvé pendant quelque temps, il demanda à messire Néri quelles étaient ces deux demoiselles. « Sire, répondit celui-ci, ce sont mes filles jumelles ; l'une se nomme Genèvre la belle, l'autre Iseul la blonde. » Le roi vanta de nouveau leurs charmes, et conseilla à Néri de les marier. Il s'en excusa sur la médiocrité de ses facultés. Il ne restait plus que le dessert à servir. Les naïades reparurent dans un habit nouveau, mais non moins séduisant. Le taffetas léger couvrait leurs membres délicats. Elles portaient, dans des bassins d'argent, les fruits de la saison, qu'elles placèrent devant le roi. S'étant ensuite retirées à l'écart, elles déployèrent les charmes de leur voix harmonieuse, dans une chanson qui commençait ainsi : Là, ov'io sou giunto amore, Non si poria cantare lungamente, ec. Le roi se crut transporté en paradis, et imaginait entendre les concerts des anges. Quand elles eurent cessé de chanter, elles se jetèrent aux pieds de Sa Majesté, à qui elles demandèrent congé. Le roi le leur donna, quoiqu'il eût été fort aise qu'elles eussent demeuré plus longtemps. Dès que le souper fut fini, Charles remonta à cheval et regagna sa demeure avec sa suite. Il renfermait dans son cœur la nouvelle passion dont il était enflammé, et rien n'en avait encore transpiré dans sa cour. Cependant, au milieu du tumulte des plus grandes affaires, l'image des deux sœurs, et surtout de la belle Genèvre, ne le quittait point. Il s'était tellement empêtré dans les gluaux de l'amour, qu'il ne pouvait plus s'en débarrasser. Il rendait souvent visite à messire Néri, et colorait de prétexte spécieux cette familiarité extraordinaire. Enfin, sentant qu'il lui était impossible de résister davantage à l'impétuosité de ses désirs, et ne voyant d'autres moyens pour les satisfaire que d'enlever celles qui en étaient les objets, il résolut de le faire, et communiqua son dessein au comte de Gui, digne de sa confiance par la haute vertu dont il faisait profession. « Sire, lui dit-il, l'ouverture que vous me faites m'étonne d'autant plus, qu'ayant été, depuis votre enfance, attaché au service de Votre Majesté, je connais mieux que tout autre votre tempérament et vos inclinations. Je ne me suis jamais aperçu, pendant votre jeunesse, que l'amour, la passion naturelle de cet âge, ait eu prise sur vous. Il doit donc me paraître étrange que vous y cédiez maintenant, lorsque la vieillesse est si près de vous. S'il me convenait de vous donner des leçons, je vous dirais que, dans des circonstances présentes, c'est-à-dire dans un royaume à peine conquis, chez une nation étrangère, fausse et perfide, ayant à terminer les plus grandes affaires, les négliger pour s'occuper d'un amour frivole, c'est agir, non en roi magnanime et sage, mais en jeune homme faible et imprudent. C'est peu encore. Vous voulez, dites-vous, priver un père de ce qu'il a de plus cher, un père qui vous a reçu, qui vous a traité beaucoup mieux qu'il ne pouvait, et qui, pour vous faire honneur et montrer la confiance qu'il a eue en votre foi, vous a fait voir ces filles presque nues ! Vous prétendez donc lui ôter la bonne opinion qu'il a de votre sagesse ? Avez-vous d'ailleurs oublié que ce sont les violences commises par le roi Mainfroi qui vous ont ouvert l'entrée de ce royaume ? Quelle trahison est comparable à celle que vous voudriez commettre ! Quoi ! ravir l'honneur, l'espérance, la consolation d'un homme qui a été votre hôte ? Songez-vous à ce que l'on dirait de vous ? Peut-être vous croiriez-vous bien excusé en disant : Il est gibelin. La justice des rois est-elle donc changée ? Depuis quand leur est-il permis d'abuser de la confiance d'un homme qui s'est mis sous leur protection, pour le perdre, et d'égorger celui qui se précipite dans leurs bras pour se sauver ? Vous avez remporté une grande victoire sur Mainfroi, vous en avez une plus glorieuse à remporter sur vousmême. Vous qui devez être le modèle des autres, sachez vous vaincre, étouffer des désirs criminels, et n'imprimez pas sur votre nom une tache qui le flétrirait à jamais. » Ces remontrances versèrent l'amertume dans le cœur du roi, et l'affligèrent d'autant plus qu'elles étaient justes. Il en sentait néanmoins tout le poids. Enfin, après avoir poussé quelques soupirs : « Mon cher comte, répondit-il, il n'y a point d'ennemi, quelque redoutable que vous le supposiez, qu'il ne soit plus facile de vaincre avec un peu de courage et d'expérience que de dompter ses propres désirs ; mais, quoique l'entreprise soit dif- ficile, et que j'aie besoin des plus grandes forces, votre discours m'a tellement animé, que je vous prouverai que je sais commander à moi-même comme aux autres. » Quelques jours après, étant de retour à Naples, il résolut, autant pour éloigner de lui l'occasion de faire quelque lâcheté que pour récompenser le chevalier, il résolut, dis-je, de marier les deux filles de Néri, quoiqu'il lui en coûtât beaucoup de céder à un autre des attraits qu'il désirait pour lui-même. Après avoir obtenu le consentement du père, il donna Genèvre la belle à messire Maffé de la Palisse, et Iseul la blonde à messire Guillaume de la Magna, tous deux grands seigneurs et chevaliers fort renommés par leur valeur. Ce pénible sacrifice fait, il se retira dans la Pouille, le deuil dans l'âme. Enfin, après bien des combats et des peines, il parvint à rompre ses chaînes et à redevenir absolument libre. Quelqu'un me dira peut-être qu'il n'y a rien de fort étonnant à ce qu'un roi marie deux jeunes demoiselles : j'en conviens ; mais si l'on ajoute que le roi est tout-puissant et amoureux, son action sera véritablement grande. Or, c'est ce que fit Charles Ier. Il sut honorer la vertu d'un gentilhomme, récompenser la beauté de ses filles, et, ce qui est plus estimable encore, se dompter lui-même. NOUVELLE VII LE ROI PIERRE D'ARAGON Lorsque les Français furent chassés de Sicile, il y avait à Palerme un apothicaire florentin, nommé Bernard Puccini, père d'une fille jeune, jolie, et prête à marier. Pierre d'Aragon, devenu maître du royaume, se livrait, avec ses barons, à toutes sortes de plaisirs, surtout à ceux de la table et de la joute. Un jour qu'il prenait le divertissement de la course, dans un tournoi, la fille de Bernard, la belle Lise, c'était son nom, le vit courir, d'une fenêtre où elle était avec plusieurs femmes. Elle le considéra avec tant d'attention, et ses traits la frappèrent tellement, que l'amour entra dans son cœur avec l'image du prince. La fête finie, et de retour dans la maison de son père, elle ne s'occupa que de sa passion et de l'objet qui l'avait fait naître. Mais comment combler la distance qui la séparait de son amant ? Dans sa condition, quel espoir pouvait-elle former ? Voilà les réflexions qui la tourmentaient. Cependant elle ne voulait point renoncer au plaisir d'aimer le roi, qui, ignorant ses dispositions favorables, vivait sans songer à elle. Une passion si folle et si constamment entretenue dans un cœur jeune et ardent y produisit une mélancolie profonde, qui dégénéra bientôt en une maladie très-dangereuse. Le père et la mère, désolés, lui donnaient les secours qu'ils jugeaient nécessaires : tous étaient inutiles ; la jeune fille avait résolu de mourir. Cependant il lui prit un jour fantaisie, lorsque son père lui demanda ce qui pouvait lui faire plaisir, de découvrir enfin, avant sa mort, sa passion à l'objet qui la lui avait inspirée. Il y avait à la cour du roi un musicien, nommé Minuce d'Arezzo, qui était en faveur ; elle pria son père de le faire venir. Celui-ci, qui crut qu'elle voulait l'entendre jouer et chanter, le fit venir sans perdre un moment. Après avoir adressé à Lise quelques paroles gracieuses et consolantes, le musicien pinça doucement sa guitare, chanta quelques chansons ; mais cette musique, loin de consoler la malheureuse Lise, portait une nouvelle tristesse dans son cœur, et ne faisait qu'alimenter le feu qui la dévorait. Elle dit ensuite qu'elle voulait parler seule à Minuce, et chacun se retira. « Minuce, dit-elle, je vous ai choisi pour confident d'un secret qui me concerne, et qu'il ne faut révéler à aucune autre personne qu'à celle que je vous nommerai. Je vous supplie de m'aider en ce qui dépendra de vous. Sachez, mon ami, que le jour où le roi célébra son avènement à la couronne, je le vis ; un trouble inconnu s'éleva soudain dans mon âme éperdue, et l'amour y porta tous ses feux. Je sens tout le ridicule d'une telle passion ; mais, ne pouvant l'éteindre, j'ai résolu de mourir pour me délivrer des tourments que j'endure ; voilà ce qui m'a réduite en l'état où vous me voyez. Mais je mourrais moins désolée si le roi pouvait être instruit de son triomphe. Ne pouvant le faire par moi-même, j'ai jeté les yeux sur vous, qui êtes plus à portée que personne de vous charger de ce message et de le remplir adroitement. Ne me refusez pas cette grâce, je vous en conjure. Ajoutez-y celle de venir m'en annoncer le succès, et je quitterai ensuite sans regret une vie où je n'aperçois que des malheurs. » Elle dit et se tut en pleurant. Minuce, étonné d'une pareille confidence, hésita quelque temps ; mais réfléchissant que, sans blesser l'honnêteté, il pouvait servir cette fille malheureuse : « Lise, lui dit-il, je vous jure, et croyez-en mes serments, que, loin de vous blâmer, je vous loue d'avoir si bien placé votre tendresse. Comptez sur mes bons offices ; soyez persuadée qu'avant qu'il soit trois jours je vous apporterai des nouvelles consolantes, et, pour ne point perdre de temps, je vous quitte. » Lise lui fit de nouvelles instances et lui souhaita un heureux succès. Minuce alla trouver Nicolas de Sienne, le meilleur des poëtes de son temps, et le supplia de lui faire la chanson suivante : Va dire, Amour, au chevalier que j'aime, Que d'une ardeur extrême Je me sens consumer pour lui, Et que n'osant le lui dire moi-même, Je me meurs de langueur, de tristesse et d'ennui. Dieu des amants, je t'en conjure, Va trouver cet objet charmant, Et trace-lui bien la peinture Du mal que je souffre en aimant. Dis-lui que je languis, que je brûle et l'adore, Et que, ne voyant pas que je puisse guérir Du feu secret qui me dévore, S'il n'a pitié de moi, je vais bientôt mourir. Déclare-lui, puissant dieu que j'implore, Ce qu'à toi seul j'ose enfin découvrir. Jamais, depuis qu'il me captive, Je n'osai lui faire entrevoir, Tant je suis timide et craintive, Que tu m'as mise en son pouvoir ; Ce qui me rend la mort plus amère et plus dure. Mais, dans l'excès cruel de l'amoureuse ardeur, Si, pour soulager ma torture, Je la faisais connaître à ce charmant vainqueur, Je doute, hélas ! que tout ce que j'endure Pût l'attendrir et me gagner son cœur. Puisque donc je me suis contrainte Jusqu'aujourd'hui pour lui cacher Le trait dont mon âme est atteinte, Et que je ne puis l'arracher, Amour, de mon tourment donne-lui connaissance ; Au moins rappel-lui le jour de ce tournois, Jour signalé par sa vaillance, Où je ne fus que trop témoin de ses exploits. Il fut vainqueur au combat de la lance, Vainqueur de tous et le mien à la fois. Minuce composa, sur ces paroles, un air tendre et doux, analogue au sujet. Le troisième jour, il se présenta au dîner du roi, qui lui commanda de chanter quelque chose. Il pinça sa guitare avec tant de mollesse, il chanta avec tant de vérité les expressions d'un amour malheureux, que tous les spectateurs, et surtout le roi, immobiles de plaisir et d'étonnement, semblaient être en extase. Quand il eut fini, le roi lui demanda d'où venait cette chanson, qu'il n'avait jamais entendue. « Sire, répondit-il, il n'y a pas encore trois jours que les paroles et la musique sont faites. » Et le roi lui en demandant le motif et l'objet : « Je n'oserais le dire à d'autres qu'à Votre Majesté, » ajouta-t-il. Le roi, curieux de l'entendre, le fit venir dans son appartement. Minuce lui conta alors tout ce qu'il avait appris. Le roi, flatté de cette nouvelle, donna des éloges à Lise, ajoutant qu'une fille aussi honnête, aussi aimable, était bien faite pour inspirer de la compassion, et qu'il pouvait, de sa part, aller la consoler, et lui annoncer que ce jour même il la verrait sur le soir. Minuce, au comble de la joie, court, sans s'arrêter nulle part, raconter à la jeune fille le succès de son entreprise. Il lui détaille tout ce qu'il a fait, lui répète l'heureuse chanson qui lui avait été d'un si grand secours. Lise fut si joyeuse et si contente que dès cet instant-là même sa maladie diminua visiblement. Elle attendit, non sans un peu d'impatience, l'heure fortunée où elle devait voir son maître et son amant. Le roi, qui était bon et généreux, s'étant rappelé les discours de Minuce et la beauté de Lise, n'en eut que plus d'empressement de la voir et de la consoler. À l'heure dite, il monte à cheval, comme pour aller à la promenade, se rend devant la maison de l'apothicaire ; et ayant fait dire qu'on lui ouvrît son jardin, il y descendit, s'y promena quelque temps, puis il demanda à l'apothicaire où était sa fille, s'il ne l'avait pas encore mariée. « Sire, répondit l'apothicaire, elle ne l'est pas encore ; depuis fort longtemps une maladie de langueur la consume, et ce n'est que depuis ce matin que ses douleurs semblent un peu affaiblies. » Le roi comprit fort bien ce que signifiait cette meilleure santé. « Ce serait dommage, ditil, que le monde fût privé d'une si belle personne : je veux aller la voir. » Il monte dans sa chambre, accompagné de deux personnes seulement, s'approche du lit, où la jeune fille, un peu soulevée sur son oreiller, l'attendait avec impatience. « Que veut dire ceci, dit-il lui prenant la main, ma belle enfant ? vous qui êtes faite pour inspirer le plaisir, vous vous laissez déchirer par la douleur. Pour l'amour de moi, rétablissez-vous, reprenez votre première santé. » La jeune fille, qui sentait presser ses mains des mains d'un amant adoré, quoiqu'elle éprouvât un peu d'embarras, ressentait dans le fond de son cœur la joie la plus vive. « Hélas ! sire, répondit-elle, la maladie dont vous me voyez accablée ne vient que d'avoir voulu me charger d'un fardeau peu proportionné à la faiblesse de mes forces ; mais vos bontés vont bientôt m'en délivrer. » Le roi comprenait très-bien le sens de ces expressions couvertes, et ne l'en admirant que davantage, maudissait tout bas la fortune qui l'avait fait naître dans une condition si obscure. Après avoir demeuré quelque temps avec la malade, et lui avoir donné toutes les consolations qu'il savait capables de faire impression sur elle, il sortit. L'humanité du roi fut fort louée, et fit grand honneur à l'apothicaire et à sa fille. Celle-ci, plus satisfaite de cette glorieuse visite qu'amante l'ait jamais été des plus grandes faveurs de son amant, entrevoyant quelque lueur d'espérance, guérit bientôt, et devint plus belle que jamais. Cependant le roi délibéra, avec la reine, de quelle manière il devait récompenser un amour si vif. Montant un jour à cheval avec plusieurs seigneurs de sa cour, il se rendit dans la maison de l'apothicaire. La reine, accompagnée de quelques dames, y vint bientôt après. On fit appeler l'apothicaire et sa fille. « Aimable fille, dit le roi à celle-ci, l'amitié que vous avez pour moi vous fait grand honneur dans mon esprit ; je veux vous en récompenser. Vous êtes en âge d'être mariée ; c'est moi qui choisirai votre mari. Cependant je serai toujours votre chevalier, et je ne veux d'autre prix de mon dévouement qu'un seul baiser. » Lise, que la honte faisait rougir, répondit que la volonté du roi serait la sienne, ajoutant : « Sire, je suis persuadée qu'il n'y a personne qui ne taxât de folie l'amour que j'ai eu pour vous, et qui ne crût que cette passion était le ridicule effet d'un ridicule oubli de mon état, et surtout du vôtre. Mais Dieu, qui seul peut lire dans le cœur des mortels, sait qu'au même instant où vous fîtes sur mon cœur une si vive impression, je me rappelai que vous étiez roi, et moi fille de Bernard l'apothicaire, et qu'il me convenait mal d'élever si haut mes soupirs. Mais vous savez mieux que moi qu'on ne commande pas à son cœur, qu'on n'aime pas à son choix, et qu'on est entraîné par un penchant involontaire. J'ai souvent essayé de combattre ce penchant ; mais, vains efforts ! je vous ai aimé, je vous aime, et vous aimerai toujours. Il est vrai que, dès que je sentis cet amour s'emparer de toutes les facultés de mon âme, je résolus de subordonner toutes mes volontés aux vôtres. Ainsi, nonseulement j'épouserai et aimerai le mari que vous voulez que j'épouse et que j'aime, mais, si vous le désiriez, je me jetterais dans un brasier ardent. Quant à l'offre que vous me faites d'être mon chevalier, vous, qui êtes mon roi, vous sentez que cela ne me convient pas, et je ne veux point y répondre, non plus qu'à la demande du baiser, que je ne vous accorderai qu'avec la permission de la reine. Dieu veuille vous payer de vos bontés et de celles de la reine pour moi, car je ne puis vous témoigner les sentiments de reconnaissance dont je suis pénétrée. » La reine fut contente de la réponse de Lise, et trouva cette fille aussi sage que le roi la lui avait annoncée. Le roi fit appeler le père et la mère, qui étaient du secret, et un jeune gentilhomme, peu doué des dons de la fortune, et qui se nommait Perdicon. Il mit plusieurs anneaux dans la main de celui-ci, et lui fit épouser Lise. Il leur donna ensuite, outre plusieurs bijoux de très-grand prix, Ceffalu et Calatabelloté, deux terres d'un très-grand revenu, en disant à Perdicon : « Nous te donnons cela pour le mariage de ta femme ; tu recevras à l'avenir d'autres preuves de notre bienveillance. Maintenant, dit-il à Lise, voulezvous bien permettre que je recueille le fruit de votre amour ? » Et, sans attendre de réponse, il lui donna un baiser sur le front. Perdicon, Lise et ses parents, tout le monde fut content. On célébra les noces avec magnificence. Le roi, fidèle à sa promesse, fut toute sa vie le chevalier de la jeune mariée, et dans tous les faits d'armes il parut toujours avec les devises qu'elle lui envoyait. C'est par de pareilles actions qu'on mérite l'attachement de ses sujets, qu'on donne l'exemple de la bienfaisance, et qu'on obtient une réputation glorieuse et immortelle : mais c'est ce dont les grands seigneurs s'embarrassent peu aujourd'hui. Ils ne se distinguent des autres hommes que par la cruauté et la tyrannie. NOUVELLE VIII LES DEUX AMIS Du temps d'Octave César, qui n'avait pas encore le nom d'Auguste, mais qui gouvernait l'empire romain sous le titre de triumvir, il y avait à Rome un gentilhomme nommé Publius Quintus Fulvius. Son fils, nommé Titus Quintus Fulvius, doué d'un bon esprit et animé d'un goût vif pour les sciences, fut envoyé à Athènes pour y apprendre la philosophie. Son père le recommanda à un Athénien, nommé Crémès, son ancien ami. Celui-ci le logea dans sa propre maison, et le fit étudier, avec son fils, sous le philosophe Aristippe. Le jeune Athénien se nommait Gisippus. L'analogie de l'âge et du caractère, l'application aux mêmes exercices, l'habitude de vivre sous le même toit, établirent entre ces deux jeunes étudiants l'amitié la plus tendre, qui ne finit qu'à leur mort. Ils n'avaient de bons moments que ceux qu'ils passaient ensemble, et comme ils étaient doués tout deux d'un esprit pénétrant et actif, ils s'élevèrent bientôt l'un et l'autre aux sublimes hauteurs de la philosophie, et partageaient entre eux, sans jalousie, les louanges et l'admiration des personnes éclairées. Crémès, dont le cœur avait peine à les distinguer, voyait avec la plus grande satisfaction cette union si belle, et il y avait déjà trois ans qu'il en avait été témoin, sans y apercevoir la plus légère altération, lorsque la mort vint terminer les jours de ce vieillard. Les deux jeunes hommes portèrent un deuil égal, et les amis de Crémès auraient eu peine à distinguer le véritable fils, et lequel des deux avait plus besoin de consolation. Quelques mois après, les parents de Gisippus vinrent le voir ; là, d'accord avec Titus, ils lui conseillèrent de se marier, et lui proposèrent une jeune demoiselle, qui joignait à une grande naissance une plus grande beauté. Elle était citoyenne d'Athènes, se nommait Sophronie, et n'avait guère plus de quinze ans. Le jour des noces approchant, Gisippus pria son ami de l'accompagner chez sa future épouse, qu'il n'avait point encore vue. Arrivés dans sa maison, elle les accueille gracieusement et se place au milieu d'eux. Le Romain, qui était bien aise de connaître la beauté de celle que son ami devait épouser, la considéra avec la plus grande attention. Ce dangereux examen eut l'effet qu'il était aisé de prévoir. Titus devint, dans un moment, le plus amoureux de tous les hommes : chaque trait de la belle Sophronie avait fait sur son cœur la plus profonde impression. Les deux amis de retour chez eux, Titus se retira dans son appartement ; là, livré à ses réflexions, l'image de sa maîtresse se présente sans cesse à ses yeux ; il ose s'en occuper, il ose la considérer de nouveau, détailler tous ses charmes, et attise par là le feu qui le dévore intérieurement. S'apercevant enfin du progrès de sa passion : « Ô malheureux Titus, s'écria-t-il en poussant des soupirs brûlants, où adresses-tu tes pensées, où oses-tu placer tes amours et tes espérances ? Les bienfaits, les honneurs que tu as reçus de Crémès et de sa famille, l'amitié qui règne entre son fils et toi, tout ne te fait-il pas une loi de respecter celle qu'il s'est promis d'épouser ? Songes-tu bien quelle est celle que tu veux aimer ? Où t'entraînent les aveugles transports d'un amour inconsidéré et les illusions d'une fausse espérance ? Ouvre les yeux, reconnais-toi. Rappelle la raison qui t'a abandonné, mets un frein à l'intempérance d'une imagination déréglée, donne un autre but à tes désirs et un autre objet à tes pensées. Tandis qu'il en est temps encore, combats, résiste et dompte-toi toi-même. Ce que tu veux n'est ni raisonnable ni honnête ; et quand tu serais aussi sûr que tu l'es peu de réussir dans tes projets, l'honneur, l'amitié, le devoir te feraient une loi d'y renoncer. Que feras-tu donc, Titus ? tu écouteras la raison et tu fuiras un amour qu'elle désapprouve. » Mais bientôt Sophro- nie lui apparaît plus belle et plus touchante ; cette image fait évanouir ses résolutions et lui fait condamner ses premiers discours. « Hélas ! dit-il, quels faux préjugés m'égarent ! ne sais-je pas que les lois de l'amour, supérieures à toutes les autres, les détruisent toutes, sans égard pour l'amitié ni pour la Divinité même ? Combien de fois n'a-t-on pas vu un père amoureux de sa fille, un frère de sa sœur et une marâtre rechercher son beaufils ? Tout cela est sans doute plus criminel, plus monstrueux que de voir un ami amoureux de la femme de son ami. Mille exemples doivent me rassurer. D'ailleurs je suis jeune, et la jeunesse est sous l'empire immédiat de l'amour. Il est donc tout naturel que ce qui plaît à l'amour me plaise aussi. Les actions réfléchies et sensées appartiennent à la maturité de l'âge : dans l'effervescence du mien, je ne puis avoir d'autre volonté que celle de l'amour. Les attraits de Sophronie méritent les hommages de l'univers : qui pourrait donc me blâmer de n'avoir pas été seul insensible ? Je ne l'aime point précisément parce qu'elle doit être l'épouse de mon ami ; fût-elle la femme de tout autre, je l'aimerais de même. Dans ceci, c'est moins ma faute que celle de la fortune qui l'a adressée à Gisippus plutôt qu'à un autre ; et puisqu'il est inévitable que ses charmes soient adorés, son mari doit être plus content que ce soit par moi que par un inconnu. » Ces réflexions, qui lui paraissaient on ne peut pas plus justes, lui font pitié le moment d'après. Il en rougit, il les quitte, il y revient ; il passe le jour et la nuit dans ce flux et ce reflux d'opinions, de desseins qui se croisent, se combattent et se détruisent tour à tour. Au bout de quelques jours, il perd et l'appétit et le sommeil, et son corps, accablé par les violentes agitations de son âme, succombe enfin. Gisippus, qui avait remarqué la noire mélancolie dont son ami était dévoré, le voyant malade, était dans les plus grandes inquiétudes. Il ne quittait point son lit, il s'efforçait de le soulager, et lui demandait souvent, avec les plus vives instances, la cause et l'origine de sa maladie. Titus le paya longtemps par des confidences dont la fausseté n'échappa pas à sa pénétration ; mais enfin, vaincu par ses instances réitérées : « Gisippus, lui dit-il les larmes aux yeux, si telle eût été la volonté des dieux que je mourusse, j'aurais vu avec plaisir le terme de ma carrière. Car, ayant eu l'occasion d'éprouver ma constance et ma vertu, l'une et l'autre, je rougis de le dire, ont été vaincues. Mais j'attends la mort comme le juste châtiment de ma lâcheté. Je vais te montrer combien je suis vil et indigne de ton amitié ; ce n'est qu'à toi, à toi seul, que je puis faire une pareille confidence. » Il lui raconta alors son aventure, lui en indiqua la naissance, lui développa les progrès de son amour, lui fit part des combats qu'il avait essuyés, et lui avoua, en rougissant, de quel côté était restée la victoire. Il ajouta à ses aveux humiliants et pénibles que, sentant combien sa passion était déraisonnable et indigne d'un honnête homme, il avait résolu, pour s'en punir, de se laisser mourir, chose dont il espérait bientôt venir à bout. À ce discours, à ces larmes, Gisippus, étonné, resta quelque temps sans répondre. Quoique son amour ne fût pas bien vif, il l'était assez pour combattre un moment sa générosité ; mais elle reprit bientôt l'ascendant qu'elle avait perdu, et lui fit conclure que la vie de son ami lui était plus chère que la possession de Sophronie. Dans cette idée, et les larmes de Titus sollicitant les siennes : « Titus, lui répondit-il en pleurant, si les reproches pouvaient avoir lieu dans une circonstances où tu as si besoin de consolation, je me plaindrais à toi de toi-même, d'avoir pu cacher si longtemps à ton ami l'ardente passion dont tu es consumé. Tes doutes sur son honnêteté t'ont peut-être engagé à en faire un mystère ; mais sache que rien de ce qui se passe dans notre cœur ne doit être caché à l'amitié ; elle doit y lire nos sentiments pour les approuver s'ils sont honnêtes, et les blâmer avec courage s'ils ne le sont pas. Mais laissons tout cela et venons à ce qui t'intéresse, et surtout dans ce moment-ci. Si tu aimes Sophronie, je n'en suis pas surpris ; je le serais si tu ne l'aimais pas. Sa grande beauté a dû faire d'autant plus d'impression sur ton cœur, que sa noble sensibilité saisit avi- dement tout ce qui porte, comme elle, un caractère d'excellence et de rareté. L'amour que tu as pour elle est donc raisonnable ; mais tu ne l'es pas de te plaindre de la fortune qui me la donne pour femme, pensant, quoique tu ne me l'avoues pas, que, si elle était à quelque autre, tu pourrais l'aimer avec moins de scrupule et plus de sécurité. Mais conviens, si tu as conservé ton ancienne sagesse, que, pour ton bonheur et tes intérêts, elle ne pouvait tomber en de meilleures mains que les miennes. Car tout autre sans doute, dans la position où je me trouve, eût préféré sa satisfaction à la tienne. Tu dois espérer toute autre chose de moi, si tu me crois autant ton ami que je le suis en effet. Depuis que l'amitié nous unit, il ne me souvient pas d'avoir eu rien que je n'aie partagé avec toi, et dont tu n'aies été aussi maître que moi-même. Je ne ferais point d'exception dans le cas présent, quand les affaires seraient plus avancées qu'elles ne le sont ; mais elles ne le sont pas assez pour que ce qui m'était destiné ne puisse devenir, sans blesser l'honnêteté ni la bienséance, ton légitime partage. Crois qu'il en sera ainsi ; et si je refusais, dans cette occasion, de subordonner ma volonté à la tienne, que pourrais-je penser moi-même de l'amitié que je t'ai vouée ? Il est vrai que je suis déjà fiancé à Sophronie, que j'attendais le jour de mon mariage avec l'impatience de l'amour ; mais, puisque cette passion a dans ton cœur plus d'énergie que dans le mien, parce que tu sais mieux connaître le mérite de celle qui en est l'objet, je te promets qu'elle entrera chez moi, non comme mon épouse, mais comme la tienne. Chasse donc ton noir chagrin, bannis ces idées noires qui te travaillaient, cette mélancolie qui te minait sourdement ; reprends ta santé, tes forces et ton enjouement, et attends dans la joie et la tranquillité la récompense que tu ne saurais refuser sans lâcheté à la plus généreuse amitié qui fut jamais. » À ce discours de son ami, Titus sentit redoubler sa honte, dont la douce espérance de posséder ce qu'il aimait ne pouvait diminuer le sentiment. La raison lui faisait voir que, plus la générosité de Gisippus était grande, moins il devait souffrir qu'il l'exerçât. Combattu, attendri, ses larmes, ses sanglots permirent à peine un passage à cette réponse : « Ami, ce que tu fais m'indique assez ce que je dois faire moi-même. À Dieu ne plaise que je reçoive pour épouse celle que Dieu t'a donnée pour telle, parce qu'il t'en a cru le plus digne ! S'il eût voulu que cette femme m'appartînt, il ne te l'aurait pas destinée. Jouis avec plaisir du choix qu'il a fait de toi, remplis les volontés de son conseil secret, et laisse-moi me consumer dans les larmes qu'il m'a réservées ; le temps m'aidera à vaincre ma douleur, et tes désirs seront remplis, ou je succomberai à son excès, et mes peines seront terminées. – Titus, reprit Gisippus, si notre amitié peut me permettre de te forcer à me complaire en quelque chose et t'engager à m'obéir, c'est dans cette occasion que je veux déployer son autorité ; je te le répète, Sophronie sera ton épouse. Je sais assez quelle est la force et la puissance de l'amour ; je sais que plus d'une fois il a conduit les amants à une fin malheureuse, et je te vois si affaibli, que je ne crois pas possible que tu résiste à la douleur ; tu serais vaincu, tu tomberais sous le fardeau qui t'accable, et crois-tu que ton ami puisse te survivre ? Ainsi, quand je ne considérerais que mes intérêts, que je ne consulterais que le désir de ma propre conservation, il faudrait que tu épousasses Sophronie. Tu l'aimes trop pour pouvoir aimer ailleurs ; aucune autre femme ne te sera jamais aussi chère, ne te paraîtra aussi aimable : pour moi, je me sens assez de résolution pour m'en détacher et porter mes affections d'un autre côté ; je travaillerai par là à notre satisfaction commune. Je serais moins généreux si les femmes étaient aussi rares que les amis ; mais, comme il m'est plus aisé de trouver une autre femme que de rencontrer jamais un ami tel que toi, je ne balance point entre ces deux sacrifices. C'est pourquoi, si mes prières ont sur toi quelque pouvoir, je te supplie de dissiper le noir chagrin qui te ronge, de vivre dans la plus douce tranquillité, et d'attendre de l'amitié le prix de l'amour. » Quoique Titus eût encore quelque honte d'accepter Sophronie, et qu'il voulût persister dans son refus, cependant, sé- duit par le discours de Gisippus, et surtout par sa passion : « Ami, répondit-il d'un ton qui annonçait le trouble de son âme, si je fais ce que tu veux et ce dont tu me pries, je ne sais si je céderai plus à mon penchant qu'à tes désirs ; mais, puisque ta générosité est si grande qu'elle ne veut point écouter mes justes refus, j'accepte tous les dons que tu veux me faire. Sois sûr que je n'oublierai jamais que je te suis redevable non-seulement de la personne que j'aime le plus, mais de ma propre vie. Le plus ardent de mes souhaits est que les dieux me mettent quelque jour à portée de te prouver toute l'étendue de ma reconnaissance ! » Il ne fut donc plus question que de chercher les moyens de faire réussir la chose. « Pour venir à bout de notre dessein, répliqua Gisippus, voici, ce me semble, la route que nous devons tenir. Tu sais que Sophronie ne m'a été accordée qu'après beaucoup de négociations entre mes parents et les siens. Si j'allais dire à présent que je ne la veux point, quel scandale un pareil refus ne causerait-il-pas ! Je mettrais la division dans l'une et l'autre famille. Cependant cela ne m'inquiéterait guère, si par là je pouvais te rendre maître de l'objet de tes désirs. Mais ce moyen est fort douteux, et il pourrait fort bien arriver que tu ne profitasses pas de mon sacrifice, et que ses parents ne la mariassent à un autre. Ainsi, il me paraît à propos, sauf ton meilleur avis, de continuer et d'achever ce que j'ai commencé. J'amènerai Sophronie dans ma maison, je ferai les noces ; le soir, dans le plus grand secret, tu iras coucher avec elle, comme avec ta femme. Ensuite, lorsque les circonstances le permettront, nous rendrons l'aventure publique. Qu'on agrée ou qu'on n'agrée pas ce mariage clandestin, il sera fait, et il ne sera au pouvoir de personne d'en briser les nœuds. » Titus goûta fort cet expédient, et il ne fût pas plutôt rétabli, que son ami reçut Sophronie dans sa maison. Les noces furent magnifiques. La nuit venue, les dames mirent la nouvelle épouse dans le lit de son mari et chacun se retira. L'appartement de Titus joignait celui de Gisippus, et l'on pouvait passer de l'un dans l'autre. Gi- sippus, ayant éteint les lumières, passa dans l'appartement de son ami, et lui dit d'aller se coucher avec sa femme. Titus, honteux et un peu humilié d'une générosité si grande et si soutenue, fit des difficultés pour y aller ; mais son ami, toujours franc, et dont les sentiments étaient à toute épreuve, fit si bien qu'il l'y détermina. Titus ne fut pas plutôt avec elle qu'il se mit à la caresser, et lui demanda tout bas, en lui serrant la main, si elle voulait être sa femme. Sophronie, qui le prenait pour Gisippus, répondit par un oui plein de douceur. « Je brûle aussi d'être votre époux, » reprit Titus ; et, en disant cela, il lui mit au doigt un anneau de grand prix. Après cette cérémonie, qu'il jugea nécessaire, il jouit des droits d'époux et goûta les plaisirs d'un amant heureux. Sur ces entrefaites, Titus ayant perdu son père, reçut des lettres où on lui mandait de revenir promptement à Borne pour mettre ordre à sa succession. Comme ces lettres étaient pressantes, il résolut de partir sans délai avec Sophronie, ce qui ne pouvait s'exécuter qu'elle ne fût instruite de ce qui s'était passé à son sujet. Gisippus se chargea de ce soin, et lui déclara l'état des choses. La belle n'en pouvait rien croire. Mais Titus, pour lui certifier la vérité de son union avec elle, lui rappela plusieurs particularités secrètes que son mari seul pouvait connaître, ce qui l'étonna beaucoup. Après avoir exhalé sa douleur en plaintes et en reproches sur le tour qui lui avait été joué, elle alla trouver ses parents, à qui elle conta son aventure. Ils furent tout scandalisés et eurent beaucoup de déplaisir de cette tromperie. La famille même de Gisippus fut très-mécontente de sa conduite ; mais les premiers, comme les plus intéressés, firent grand bruit, et disaient hautement que Gisippus méritait une punition exemplaire. Celui-ci faisait tête à l'orage en soutenant que sa conduite n'avait rien de blâmable ; qu'on devait, au contraire, lui savoir gré d'avoir donné à Sophronie un mari qui l'aimait passionnément, et beaucoup plus digne que lui d'être uni à son sort. Titus, témoin de tous ces débats dont il était l'unique cause, en avait un chagrin extrême et ne cessait d'en témoigner ses regrets à son ami. Mais enfin, connaissant l'esprit des Athéniens, et sachant qu'ils étaient d'humeur à faire grand bruit lorsqu'ils trouvaient peu de gens en état de leur répondre, et, au contraire, à céder aussitôt qu'on leur opposait du courage et de la vigueur, il prit la résolution de mettre fin à leurs propos par une action qui annonçât un cœur romain et l'esprit athénien. Il assembla, dans cette intention, dans un temple, les parents de Sophronie et de Gisippus, et, accompagné de son ami seulement, il leur parla ainsi : « Plusieurs philosophes croient que toutes les actions des hommes ne sont qu'une suite nécessaire des décrets éternels de la Divinité, et que tout ce qui se fait a été ordonné par elle. D'autres bornent cette nécessité aux choses passées ; quelques-uns soutiennent qu'elle s'étend également sur le passé, le présent et l'avenir. Ces opinions réunies ou divisées font voir, à quiconque veut y faire attention, que c'est disputer de sagesse avec la Divinité même, que de condamner ce qui est fait et qui ne peut se détruire. Si les dieux sont infaillibles, comme nous devons le croire, quelle folie, quelle grossière présomption, et quelle punition ne mérite-t-on pas de trouver à redire à ce qu'ils font ou à ce qui s'est fait par leur ordre ? Or n'êtes-vous pas du nombre de ces téméraires, de ces présomptueux, vous qui ne cessez de blâmer mon mariage avec Sophronie que vous avez cru marier avec Gisippus ? vous qui ne voulez pas réfléchir qu'il était ordonné de toute éternité qu'elle serait ma femme et non celle de mon ami ? Mais, sans chercher à m'appuyer des décrets de la Providence, dure à quelques-uns et impénétrable à tous, supposons que les dieux ne se mêlent point de nos actions, et bornons-nous aux raisons purement humaines. Pour cet effet, je serai obligé de faire deux choses bien opposées à mon caractère : l'une, de me louer un peu, l'autre, de censurer autrui ; mais, comme dans l'un et l'autre cas je n'ai besoin que de la vérité, ne craignez pas que je la déguise dans la moindre chose. Je commence par vous dire que rien n'est moins raisonnable et n'annonce plus l'aveuglement de la fureur que vos plaintes, vos déclamations, vos sarcasmes contre Gisippus, sous prétexte qu'il m'a donné pour femme celle que vous lui aviez destinée. Et, véritablement, loin de voir dans cette action quelque chose de blâmable, je n'y trouve rien qui ne me paraisse digne d'éloge : 1° parce qu'il a fait le devoir d'un ami ; 2° parce qu'il a agi plus sagement que vous n'auriez fait. Je ne veux pas vous développer ici les saintes lois de l'amitié ; je me contenterai d'observer que ses liens sont, à bien des égards, plus forts et plus étroits que ceux de la parenté. En effet, c'est la fortune qui nous donne nos parents, c'est notre propre choix qui nous donne nos amis. Si Gisippus a préféré la conservation de ma vie à celle de votre bienveillance, faut-il donc s'en étonner ? Mais je viens à la seconde partie de ma division, où je veux vous montrer qu'il a été plus sage que vous ; car il me semble que vous n'avez pas une meilleure idée des lois de l'amitié que des décrets de la providence des dieux. « Votre dessein était de donner Sophronie à un jeune philosophe : Gisippus l'a donnée aussi à un jeune philosophe ; vous à un Athénien, lui à un Romain ; vous à un noble et honnête homme, lui à un homme d'une naissance plus illustre et d'une probité aussi exacte ; vous à un riche, lui à un plus riche ; vous à un homme qui l'aimait peu et qui la connaissait à peine, lui à un homme qui l'adorait et qui mettait dans sa possession tout le bonheur de sa vie. Mais, afin qu'on ne puisse rien me contester de ce que j'avance, examinons tout par parties. Pour prouver que je suis jeune et philosophe, mon visage et mes études suffisent. Gisippus et moi sommes du même âge, et avons suivi ensemble, d'une ardeur égale, les mêmes études. Il est aussi incontestable qu'il est Athénien, et que moi je suis Romain. Mais, si l'on dispute sur la gloire des deux nations, je dirai que Rome est libre et Athènes tributaire ; que Rome commande au monde, et qu'Athènes obéit à Rome ; que Rome se distingue par ses forces, son gouvernement et les lettres, et qu'Athènes n'est illustre que par ce dernier avantage. Quoique je fasse ici peu de figure, et que vous ne voyiez en moi qu'un simple étudiant, sachez pourtant que je ne suis pas né dans la fange du peuple. Mes maisons, les places publiques sont ornées des statues de mes ancêtres ; et, si vous lisez dans nos annales, vous verrez que les Quintus ont souvent reçu les honneurs du triomphe, et que leurs descendants jusqu'à moi, loin de diminuer la gloire de notre nom, n'ont fait qu'y ajouter un nouveau lustre. Je me vanterais de mes richesses, si je ne me souvenais que la noble pauvreté était autrefois le partage des héros romains ; mais si l'ignorance aveugle de la multitude me faisait un reproche de me taire sur cet article, je lui répondrais que j'ai des trésors nombreux, non parce que je les ai enviés et recherchés, mais parce que la fortune me les a donnés. Je sens qu'il vous eût été agréable que Gisippus, étant votre concitoyen, fût votre allié. Mais vous seraije moins utile à Rome, qu'il eût pu vous l'être à Athènes ? Vous aurez en moi, dans la capitale du monde, un ami prompt et actif, un protecteur et un appui pour vos affaires publiques et particulières. Je conclus donc de tout cela qu'on ne peut, sans injustice et sans aveuglement, disconvenir que Gisippus n'ait agi plus sagement que vous n'auriez fait ; je conclus encore que Sophronie est bien mariée, puisqu'elle est la femme de Titus Quintus Fulvius, homme d'une noblesse ancienne, d'une fortune immense, citoyen de Rome et ami de Gisippus. Quiconque le trouve étrange, en murmure et s'en plaint, ignore absolument les convenances. Peut-être y en a-t-il qui trouvent à redire, non au fait, mais à la forme ; qui regardent comme peu décent que Sophronie soit devenue ma femme clandestinement, sans avis, sans conseil de parents. Est-ce donc une chose si rare et si étonnante ? Je ne citerai pas pour exemple tant de femmes qui ont choisi leurs maris contre la volonté positive de leurs parents, tant d'autres qui ont pris la fuite avec leurs amants, ou qui ont forcé la volonté de ceux à qui elles étaient subordonnées par une grossesse prématurée ; Sophronie n'est dans aucun de ces cas. Gisippus me l'a donnée avec tout l'ordre, toute la discrétion que la sévérité la plus scrupuleuse pouvait exiger. Quelques-uns m'objecteront peut-être qu'elle a été mariée par celui qui n'avait aucun droit sur elle à cet égard. Que cette objection a peu de valeur et qu'elle est pitoyable ! N'est-ce donc que d'aujourd'hui que la fortune se sert de moyens détournés et peu naturels pour arriver à un but déterminé ? Qu'importe d'ailleurs qu'un cordonnier ou un philosophe ait conduit une affaire qui me regarde, pourvu qu'elle ait été bien conduite ? Je prendrai garde à l'avenir ; si le cordonnier est indiscret, qu'il ne se mêle plus de mes affaires ; mais je ne le remercierai pas moins de ses bons procédés. De même, si Gisippus a bien marié votre fille, c'est une folie à vous de vous plaindre de la façon dont il l'a fait. Si vous vous défiez de sa prudence, veillez à ce qu'il ne s'entremette plus pour marier vos filles ; mais remerciez-le pour celle qu'il a si bien mariée. Au reste, vous n'ignorez pas sans doute que je n'ai point cherché frauduleusement les moyens d'imprimer quelque flétrissure sur l'honneur et la noblesse de votre maison dans la personne de Sophronie. En effet, quoique mon mariage ait été couvert des ombres de la nuit et du mystère, je n'ai point usé de violence envers elle, je ne suis point venu en ravisseur criminel lui arracher sa virginité, en dédaignant votre alliance ; je suis venu en homme épris de sa beauté et de sa vertu. Je savais fort bien que si j'eusse voulu observer les formalités ordinaires, je me serais exposé à vos refus ; et, si vous voulez être sincères, vous conviendrez que vous ne m'auriez jamais accordé sa main, dans l'appréhension que je ne l'emmenasse à Rome avec moi, et que je n'éloignasse de votre vue un objet si cher et si tendrement aimé. Voilà le véritable motif de l'artifice que je me suis permis, et qu'il a fallu enfin vous découvrir ; voilà pourquoi Gisippus a fait ce qu'il n'avait pas d'abord dessein de faire en me cédant avec tant de générosité un bien qui était à lui. D'ailleurs, quoique je l'aimasse avec toute l'ardeur imaginable, ce n'est cependant point en amant que j'ai obtenu ses faveurs, mais en véritable mari. Je l'étais, en effet, lorsque je suis entré dans son lit. Je lui présentai l'anneau, je lui demandai si elle me voulait pour mari ; elle me répondit qu'oui. Si elle a été trompée, est-ce ma faute ? Pourquoi ne s'avisa-t-elle pas de me demander qui j'étais ? Le grand crime de Gisippus, le grand crime de l'amant de Sophronie, est donc d'avoir fait en sorte que cette belle Sophronie devînt l'épouse de Titus Quintus. Voilà pourquoi vous épiez, vous menacez, vous déchirez mon ami. Eh ! que feriez-vous de plus s'il eût livré votre fille dans les mains d'un homme sans nom, d'un méchant ou d'un esclave ? Quels fers, quelles prisons, quels tourments pourraient alors suffire à votre vengeance ? Mais abandonnons pour toujours cet odieux sujet. « Un événement que je croyais encore éloigné vient de me frapper ; mon père est mort : mes affaires m'appellent à Rome ; voulant y conduire Sophronie, j'ai cru devoir vous révéler des secrets que je vous aurais tenus cachés peut-être longtemps encore. Si vous êtes sages, ma confidence ne vous déplaira point. Il vous est aisé de voir que si j'avais voulu vous tromper, vous faire outrage, je pouvais profiter de ma bonne aventure, en rire et prendre la fuite. Mais, à Dieu ne plaise qu'un si lâche dessein puisse jamais souiller le cœur d'un Romain ! Sophronie est à moi par l'ordre des dieux, par la générosité de mon ami, par la force des lois humaines, par l'innocent artifice que l'amour m'a inspiré ; et vous qui vous croyez apparemment plus sages que les dieux ou les autres hommes, vous me contestez un droit si légitime ! C'est m'offenser de deux manières également injustes et déraisonnables. D'abord, vous retenez chez vous Sophronie, sur laquelle vous n'avez aucun droit, et vous menacez Gisippus, auquel vous devez de la reconnaissance. Je ne veux pas m'étendre davantage pour vous démontrer l'inconséquence et le délire d'une telle conduite ; mais je vous conseillerai en ami d'étouffer votre haine et vos dédains, et de me rendre Sophronie, afin que je puisse vous quitter avec les sentiments d'un allié, et que je vous conserve toujours ceux d'un véritable ami. Si ce qui est fait ne vous plaît pas, et que vous osiez vous opposer aux suites naturelles de mon mariage, je vous déclare que je pars avec Gisippus, et qu'une fois arrivé à Rome, je saurai prendre les moyens de reprendre mon épouse malgré vous, et vous connaîtrez alors par expérience combien est à craindre le juste ressentiment des Romains. » Titus, ayant ainsi parlé, se leva, le mécontentement peint sur le visage, prit Gisippus par la main, sortit promptement du temple, faisant les gestes d'un homme qui menace. Ceux qui étaient demeurés là, touchés des raisons qu'il avait articulées, mais plus effrayés encore de ses dernières paroles, se trouvèrent disposés à recevoir son amitié, et conclurent unanimement qu'il valait mieux avoir Titus pour parent, puisque Gisippus n'avait pas voulu l'être, que de perdre l'alliance de l'un et de s'attirer l'inimitié de l'autre. Ils allèrent donc trouver Titus, lui dirent qu'ils étaient satisfaits de l'avoir pour parent ; que Sophronie demeurerait sa femme et Gisippus leur ami. Embrassades alors de part et d'autre, et Sophronie fut envoyée à son mari. Cette femme adroite, faisant de nécessité vertu, tourna du côté de Titus l'amour qu'elle avait eu pour Gisippus, et suivit son mari à Rome, où elle fut honorablement accueillie. Gisippus, demeuré à Athènes, eut à soutenir plusieurs disgrâces de la part de ses concitoyens. On profita de l'éloignement de Titus pour cabaler contre lui ; et l'on intrigua si bien, qu'il fut condamné, avec toute sa famille, à un exil perpétuel. De riche qu'il était, il devint si pauvre, que, se voyant réduit à la mendicité, il se traîna comme il put jusqu'à Rome, pour éprouver s'il restait encore quelques traces de son souvenir dans le cœur de Titus. Il apprit, en arrivant, qu'il vivait et qu'il jouissait de l'estime et de la bienveillance générales des Romains. Il se plaça à la porte de sa maison, et attendit l'instant où il sortirait, n'osant se faire annoncer, tant il rougissait de l'état pitoyable où la fortune l'avait réduit ; mais il n'oublia rien pour s'en faire remarquer, bien persuadé que son ami, le reconnaissant, ne manquerait pas de le faire appeler. Titus sortit et passa sans lui rien dire. Gisippus, croyant qu'il l'avait aperçu et qu'il l'avait dédaigné, se retira outré de douleur et de ressentiment, en pensant à tout ce qu'il avait fait pour lui. Il était déjà nuit, que ce Grec infortuné était encore à jeun. N'ayant ni argent, ni ressources, et souhaitant plus la mort que la vie, il sort de la ville, va dans un lieu affreux, solitaire, voit une caverne, s'y enfonce, se jette sur la terre et attend le sommeil, en arrosant de pleurs amers la pierre qui lui sert d'oreiller. Le lendemain matin, deux voleurs arrivèrent à cette caverne pour y partager le butin de la nuit. Ils se prirent de querelle entre eux ; ils en vinrent aux mains, et le plus fort tua l'autre. Gisippus, témoin de cette aventure, crut avoir trouvé, sans se tuer lui-même, un moyen sûr pour arriver à la mort qu'il désirait. Il resta auprès du cadavre, jusqu'à ce que la justice, instruite du fait, vînt le saisir et l'emmenât prisonnier. On l'interrogea, il confessa le meurtre sans difficulté. Le préteur, qui se nommait Varron, ordonna qu'on le crucifiât, selon l'usage de ce temps. Par hasard, Titus, lorsqu'on allait le conduire au supplice, était au prétoire. Il considère le criminel. Quel est son étonnement lorsqu'il reconnaît son bon ami ! Son premier désir est de le sauver ; mais comment ? par quel moyen ? Il n'en connaît point d'autre que de s'accuser lui-même. Cette résolution prise : « Varron, s'écrie-t-il, rappelez ce malheureux, ce n'est point lui qui est coupable, c'est moi, c'est moi qui ai commis le meurtre. Hélas ! j'ai assez offensé les dieux par ce forfait, pour vouloir les offenser de nouveau, en laissant subir à l'innocent la peine que je mérite. » Varron fut très-étonné et surtout très-fâché que toute l'assemblée entendît son aveu. Mais, ne pouvant dissimuler avec honneur et enfreindre publiquement les lois, il fit relâcher Gisippus, et lui dit, en présence de Titus : « Quelle folie d'avouer sans raison un crime que tu n'as pas commis, et dont l'imprudent aveu allait te coûter la vie ! Tu t'avouais l'auteur du meurtre, et cet homme déclare que c'est lui ! » Gisippus leva les yeux, vit Titus. Il sentit alors que les soupçons qu'il avait formés sur sa reconnaissance étaient injustes, et qu'il ne s'avouait coupable que pour le sauver. Il dit au juge, les larmes aux yeux : « Certainement nul autre que moi n'est l'auteur du meurtre que l'on poursuit ; la pitié de Titus est désormais inutile, il faut que je périsse. » Titus, de son côté, criait : « Préteur, vous voyez que cet homme est étranger ; vous savez qu'il a été trouvé sans armes auprès de la caverne ; il ne vous est pas difficile d'imaginer qu'il recherche la mort pour se sauver de la misère. Renvoyez-le, et donnez-moi la punition que je mérite. » La nouveauté de la dispute, sur un sujet de cette nature, surprit beaucoup les spectateurs ; et Varron, plus étonné que personne des instances mutuelles de ces deux hommes pour s'excuser l'un l'autre, présuma qu'aucun d'eux n'était coupable. Comme il pensait aux moyens de les délivrer, arrive un jeune homme, nommé Publius Ambustus, qui passait pour un scélérat et un voleur de profession. C'était lui qui avait commis l'homicide dont les deux amis s'accusaient. Touché de compassion pour leur innocence : « Préteur, s'écria-t-il, je puis vider la contestation qui est entre ces deux hommes. Il y a je ne sais quel dieu qui tourmente mon cœur et le porte à vous avouer mon crime. Nul d'eux n'est coupable ; c'est moi qui ai tué l'homme dont on a trouvé le cadavre ce matin. J'ai aperçu dans la caverne, lorsque je partageais nos vols communs avec mon compagnon, cet homme qui dormait d'un profond sommeil. Quant à Titus, il n'est pas besoin que je cherche à le disculper ; sa réputation parle assez pour lui. Jugez-moi donc, et envoyez-moi au supplice prescrit par les lois. » Octave, à qui le bruit de cette aventure extraordinaire était parvenu, les fit venir tous trois pour les interroger lui-même, et savoir ce qui les obligeait à demander la mort. Chacun lui ayant dit sa raison, il renvoya les deux innocents et fit grâce au coupable à leur considération. Titus emmena son ami Gisippus, et, après lui avoir reproché son peu de confiance en son amitié, le caressa et le conduisit dans sa maison. Sophronie le reçut avec amitié ; elle prit grand soin de rétablir sa santé, et s'efforça de lui faire oublier ses malheurs. Titus partagea avec lui tous ses biens, et lui fit épouser sa sœur, nommée Fulvia. Il lui dit ensuite : « Tu peux rester ici avec moi ou retourner à Athènes, et y jouir de tout ce que je t'ai donné. » Mais Gisippus, forcé, d'un côté, par la sentence de son bannissement, et entraîné d'ailleurs par son attachement pour Titus, préféra Rome à sa patrie. Les deux familles se réunirent et vécurent dans la plus grande intimité ; il semblait que le temps, loin de la diminuer, augmentât leur mutuelle affection. Quelle est donc l'excellence de l'amitié ! combien elle mérite de respects et d'éloges ! C'est elle qui fait naître, qui nourrit et entretient les plus beaux sentiments de générosité dont le cœur humain soit capable. Charitable, reconnaissante, ennemie de tous les vices, et surtout de l'avarice, on la voit, pleine d'un zèle actif et prompt, nous porter à faire pour les autres ce que nous voudrions qu'on fît pour nous-mêmes. Mais, hélas ! combien ses brillants effets sont rares aujourd'hui ! Les hommes, devenus égoïstes et personnels, ont exilé cette auguste divinité de la face de la terre. Quel autre sentiment cependant que l'amitié, quels autres intérêts que ceux qu'elle prescrit eussent excité, dans l'âme de Gisippus, la compassion qui lui fit accorder aux larmes, aux soupirs de son ami, une maîtresse charmante et tendrement aimée ? Quelles autres lois que celles de l'amitié eussent pu détourner Gisippus du lit où elle était enfermée, où peut-être même elle l'appelait ? Quelle crainte eût pu lui faire perdre une si belle occasion de satisfaire ses désirs, dans un âge où l'on se croit tout permis, si ce n'eût été celle d'offenser son ami, de blesser la foi qu'il lui avait donnée ? Quels biens, quelles grandeurs, quelles dignités offertes à Gisippus eussent pu le faire résoudre à perdre l'amour de ses parents et de ceux de Sophronie, à braver les injures et les cris d'une multitude grossière ? L'amitié seule pouvait lui inspirer le courage dont il avait besoin. D'un autre côté, quel autre sentiment que l'amitié eût pu déterminer Titus à rechercher la mort pour en délivrer son ami, surtout lorsqu'il le pouvait sans paraître ingrat, en feignant de ne pas le reconnaître ? Quel autre mouvement que celui de l'amitié eût pu lui inspirer assez de générosité pour partager ses biens avec Gisippus, que la fortune avait réduit à une extrême misère ? Quelle autre affection que cette sainte amitié eût pu le disposer à donner sa sœur en mariage à un homme dénué de tout ? Pourquoi donc les hommes se montrent-ils si empressés à se procurer des parents, des frères, à grossir leur suite d'un grand nombre de domestiques, et qu'ils négligent de se procurer de véritables amis ? On est quelquefois délaissé par ses parents, abandonné par ses serviteurs ; qu'on retrouve un ami, lui seul répare cette perte en entier. NOUVELLE IX SALADIN Lorsque l'empereur Frédéric Ier régnait, si l'on en croit le témoignage de plusieurs historiens, les chrétiens, pour recouvrer la Terre sainte, se disposaient à passer la mer. Saladin, prince rempli de vertus, et alors soudan de Babylone, informé de cette nouvelle, résolut de voir par lui-même les préparatifs des seigneurs chrétiens, afin de pouvoir mieux leur résister. Ayant mis ordre à ses affaires d'Égypte, feignant d'aller en pèlerinage, il partit, sous des habits de marchand, déguisé, n'ayant d'autre suite que deux amis et trois domestiques. Après avoir parcouru plusieurs provinces chrétiennes, il s'avançait dans la Lombardie pour passer ensuite les Alpes. En allant de Milan à Pavie, il fut rencontré sur le soir par un gentilhomme, nommé Thorel d'Istrie, citoyen de Pavie, qui, suivi d'un grand train de domestiques, de chiens et d'oiseaux, allait passer quelques jours dans une maison qu'il avait sur les bords du Tésin. Ce gentilhomme le prit, lui et sa suite, pour des seigneurs étrangers qui voyageaient, et il désira de leur faire politesse. Il en eut bientôt l'occasion. Un domestique de Saladin ayant demandé à l'un des siens combien il y avait encore de là à Pavie, et s'ils pourraient y arriver avant que les portes fussent fermées, messire Thorel prit la parole lui-même : « Monsieur, dit-il à Saladin, vous ne pouvez y arriver à temps, quelque diligence que vous fassiez. – Enseignez-nous donc, s'il vous plaît, où nous pourrons trouver à loger ailleurs, car nous sommes des étrangers qui ne connaissons pas le pays. – Volontiers ; j'avais dans cet instant dessein d'envoyer un de mes gens vers Pavie pour quelque affaire : il vous conduira dans un endroit où vous serez fort bien logés. » Thorel s'approchant ensuite de celui de ses valets qu'il connaissait pour le plus intelligent, lui commanda de les conduire chez lui, pendant qu'il s'en irait par le chemin le plus court. Dès qu'il fut arrivé, il fit préparer un bon souper, dresser les tables dans son jardin, et alla ensuite attendre les étrangers sur sa porte. Cependant le valet, causant avec la troupe qui lui avait été recommandée, l'égara dans différents chemins et la conduisit, sans qu'elle s'en aperçût, jusqu'à la maison de son maître. Dès que celui-ci les vit, il courut au-devant d'eux en leur disant : « Messieurs, soyez les très-bien venus. » Saladin, qui avait de l'esprit et de la pénétration, découvrant dans l'instant toute la trame du chevalier : « Monsieur, lui dit-il, s'il était possible de se plaindre de l'honnêteté et de la courtoisie de quelqu'un, nous aurions sujet de nous plaindre de vous, qui nous avez fait un peu allonger notre chemin pour nous donner plus agréablement l'hospitalité, politesse à laquelle nous sommes très-sensibles, mais que nous n'avons pas méritée. » Le chevalier, qui était sage et qui parlait bien, répondit : « Seigneur, les politesses que je vous fais ne sont rien en comparaison de celles que vous méritez, si votre extérieur ne me trompe pas. Vous auriez été fort mal hébergés hors de Pavie ; ainsi, ne regrettez pas de vous être un peu détournés de votre chemin. » Tandis qu'ils parlaient, tous les gens de messire Thorel arrivèrent pour rendre la réception plus magnifique. On fit monter les étrangers dans les appartements qui leur étaient préparés. Ils y prirent, en attendant le souper, des rafraîchissements, et le chevalier les entretenait de propos agréables. Saladin et ses deux amis savaient le latin. Ils entendaient parfaitement et étaient entendus de même. Leur hôte leur parut le plus gracieux, le plus aimable et le plus éloquent gentilhomme qu'ils eussent encore rencontré. De son côté, messire Thorel avait la plus grande opinion de ces étrangers ; tout ce qui le chagrinait était de ne pouvoir leur donner meilleure compagnie ni meilleur régal ; mais il se proposa de réparer tout le len- demain. Ainsi, après avoir instruit un de ses gens, il le dépêcha vers sa femme, qui était prudente et généreuse. Il conduisit ensuite ses hôtes dans le jardin, où il s'informa poliment de leur état. « Nous sommes, répondit Saladin, des marchands de l'île de Chypre ; nous allons à Paris pour nos affaires. – Plût à Dieu, s'écria messire Thorel, que ce pays-ci produisît des gentilshommes qui ressemblassent aux marchands de Chypre ! » De propos en propos, on arriva à l'heure du souper. Il les laissa se mettre à table comme il leur plut. Le repas, sans être magnifique, fut fort bon, et la délicatesse qui y régnait d'autant plus étonnante, qu'on n'avait pas eu beaucoup de temps pour songer aux apprêts. On ne resta pas longtemps à table. Messire Thorel, craignant que ses hôtes ne fussent fatigués, les conduisit à leurs lits et gagna bientôt le sien. Le domestique envoyé à Pavie s'acquitta de la commission qui lui avait été donnée. La dame fit aussitôt avertir plusieurs des amis et des vassaux de messire Thorel. Elle prépara un grand festin, auquel furent invités les citoyens de la ville les plus distingués. Elle acheta toute sorte d'étoffes de soie, d'or, des tapisseries, des fourrures, et fit tout arranger comme son mari le lui avait prescrit. Les étrangers étant levés, messire Thorel monta à cheval avec eux, les conduisit à un gué voisin, et leur donna le plaisir de voir voler ses oiseaux de chasse. Mais Saladin, qui était bien aise de se rendre à Pavie, demanda s'il n'y aurait pas quelqu'un qui lui en enseignât la meilleure hôtellerie. « Ce sera moi qui vous y conduirai, répondit le chevalier, parce que des affaires m'appellent à la ville. » On partit, on arriva sur les neuf heures, et les voyageurs, croyant être adressés à la meilleure auberge, entrèrent avec messire Thorel dans sa propre maison. Plus de cinquante personnes étaient venues pour les recevoir ; elles allèrent toutes au-devant d'eux. « Ce n'est pas là ce que nous vous avons demandé, dit Saladin à messire Thorel. Vous en fîtes beaucoup trop hier au soir ; ainsi, vous pouvez nous laisser poursuivre notre route. – Seigneur, répondit Thorel, je n'ai obligation qu'à la fortune de vous avoir possédé hier au soir ; c'est elle qui fit qu'égaré dans votre chemin, force vous fut de venir dans ma petite maison. Mais je vous aurai une obligation à vous-même, que tous ces gentilshommes partageront, si vous voulez bien nous faire l'honneur de dîner aujourd'hui avec nous. » Saladin et ses compagnons, vaincus par tant d'avances, descendirent. Ils furent conduits par les gentilshommes dans des appartements richement préparés pour eux. Après les cérémonies de l'hospitalité, ils se rendirent dans le salon, où tout était orné avec la plus grande magnificence. On donna ensuite à laver et on se mit à table. Elle fut servie avec tant de délicatesse, de goût et d'opulence, qu'il n'eût pas été possible de mieux traiter l'Empereur s'il fût venu. Quoique Saladin et ses compagnons fussent de grands seigneurs, accoutumés au luxe, ils furent étonnés de cet appareil, attendu qu'ils savaient fort bien que leur hôte était un simple citoyen, et non pas un prince ou un grand seigneur. Après qu'on eut dîné et un peu conversé, les gentilshommes italiens allèrent se reposer, parce qu'il faisait extrêmement chaud, et messire Thorel resta seul avec ses hôtes. Il entra avec eux dans une chambre particulière. Afin de ne leur cacher rien de ce qu'il avait de plus cher et de plus précieux, il fit appeler son aimable et vertueuse épouse. Elle arriva parée des plus riches habits, accompagnée de deux petits enfants, beaux comme des anges. Elle s'avança devant les étrangers et les salua gracieusement. Ceux-ci se levèrent, la saluèrent respectueusement, la firent asseoir au milieu d'eux et caressèrent beaucoup les enfants. Après plusieurs propos agréables, elle leur demanda qui ils étaient et où ils allaient. Ils firent la même réponse qu'ils avaient faite à son mari. « Je vois, leur répondit-elle en riant, que ce que j'ai eu dessein de faire peut s'exécuter. Je vous prie donc de vouloir bien accepter les petits présents que j'ai à vous offrir. Les femmes, selon leurs petites facultés, donnent de petites choses ; mais ayez plus d'égard à la bonne intention de celle qui donne qu'au présent même. » Ayant fait venir pour chacun des robes très-riches, non comme pour de simples citoyens, mais comme pour de grands seigneurs, des jupes de taffetas et du linge : « Agréez, s'il vous plaît, ces robes, leur dit-elle ; mon mari en a aujourd'hui une semblable. Quant au reste, je sais que c'est peu de chose ; mais, sachant que vous êtes loin de vos femmes, que vous avez fait une longue route, qu'il vous en reste encore une fort longue à faire, et que les marchands aiment la propreté, cela peut vous être de quelque secours. » Les gentilshommes virent bien que messire Thorel ne voulait rien oublier, et qu'il avait obligeamment pourvu à tout. Ils craignaient, vu la richesse des robes, qu'ils ne fussent reconnus, « Ce sont ici, madame, des présents d'un grand prix, répondit l'un d'eux, et qu'on ne devrait pas accepter légèrement, si la manière dont vous les offrez pouvait permettre un refus. » Messire Thorel, qui les avait quittés, étant de retour, sa femme leur dit adieu et s'en alla. Elle ne manqua pas de faire plusieurs présents aux domestiques. Messire Thorel obtint d'eux, à force de prières, qu'ils passeraient le reste de la journée avec lui. Après s'être un peu reposés, ils se vêtirent de leurs robes nouvelles et allèrent se promener à cheval dans la ville. On servit au retour un souper magnifique, où se trouva fort bonne compagnie. Ensuite ils allèrent se coucher. Le lendemain, lorsque le jour parut, ils se levèrent et allèrent prendre leurs montures. Mais ils trouvèrent, à la place des chevaux fatigués qu'ils avaient, des chevaux vigoureux et frais pour eux et pour leurs domestiques. « Je jure Dieu, s'écria Saladin en se retournant vers ses compagnons, qu'il n'y eut jamais homme plus accompli, plus courtois, plus prévenant que celuici. Si les rois chrétiens sont aussi rois qu'il est généreux chevalier, le soudan de Babylone n'est pas fait pour résister, je ne dis pas à tous ceux qui se préparent pour l'attaquer, mais à un seul. » Voyant qu'il serait inutile de refuser ces nouveaux présents, ils l'en remercièrent et partirent. Messire Thorel, avec plusieurs de ses amis, les accompagna un assez long espace de chemin. Saladin, quoiqu'il le quittât à regret, parce qu'il l'aimait déjà tendrement, le pria de s'en retourner. Thorel, non moins fâché de se séparer d'eux, leur dit : « Je vais faire ce que vous m'ordonnez. Je ne sais qui vous êtes, ni ne me soucie de le savoir qu'autant que cela peut vous faire plaisir ; mais, qui que vous soyez, vous ne me ferez pas accroire que vous n'êtes que des marchands. Adieu. » Saladin, ayant pris congé des autres gentilshommes, répondit à Thorel : « Il pourra se faire, monsieur, que vous verrez de notre marchandise, laquelle vous confirmera dans votre opinion. Adieu. » Le soudan partit avec ses compagnons, projeta, s'il vivait, et que l'issue de la guerre ne lui fût pas funeste, de faire autant d'honneur à messire Thorel que celui-ci lui en avait fait. Il s'entretint longtemps de lui, de sa femme, de ses discours, de ses actions, et loua tout ce qu'il avait vu et entendu de ce loyal chevalier. Après avoir parcouru toutes les parties occidentales de l'Europe, il se rembarqua, revint à Alexandrie, bien instruit, et se prépara à se défendre. Messire Thorel, revenu à Pavie, chercha longtemps quels pouvaient être ces étrangers ; mais plus il formait de conjectures, moins il approchait de la vérité. Quand le temps fixé pour le départ des chrétiens fut arrivé, et qu'on faisait partout de grands préparatifs, messire Thorel, malgré les prières et les larmes de sa femme, résolut de suivre la foule des croisés. Ayant arrangé ses affaires, et étant prêt à monter à cheval : « Mon amie, dit-il à sa femme, je vais suivre les chevaliers chrétiens, tant pour mon honneur que pour le salut de mon âme ; je te recommande nos biens et nos intérêts. Comme mille accidents peuvent rendre mon retour trèsincertain, très-difficile, et même impossible, je te demande une grâce : quelle que soit ma destinée, si tu n'as pas de mes nouvelles, attends-moi un an un mois et un jour à dater de celui où je pars. – Je ne sais, mon ami, répondit l'épouse éplorée, comment je supporterai la douleur où me laisse votre départ ; mais si je n'y succombe pas, que vous viviez ou que vous mouriez, soyez sûr que je serai fidèle à mes engagements et à la mémoire de messire Thorel. – Je ne doute point, répliqua celui-ci, de la sincérité de tes promesses ; je suis assuré que tu feras tout ce qui dépendra de toi pour les tenir. Mais tu es jeune, belle, noble, vertueuse et connue pour telle : il est donc très-probable qu'au moindre bruit de ma mort plusieurs gentilshommes des plus recommandables s'empresseront de te demander à tes frères et à tes parents. Quand tu voudrais, tu ne pourrais résister à leurs ordres. Voilà pourquoi je te demande un an, et que je n'en exige pas davantage. – Je ferai ce que je pourrai, répondit cette tendre épouse, pour tenir ce que je vous ai promis ; mais si j'étais enfin contrainte d'agir autrement, soyez sûr qu'il n'y a rien qui puisse m'empêcher d'obéir à ce que vous me prescrivez aujourd'hui. En attendant, je prie Dieu qu'il nous préserve de vous perdre. » À ces mots, qu'elle entremêlait de larmes et de sanglots, elle tira un anneau du son doigt et le mit au sien, en disant : « S'il arrive que je meure avant de vous revoir, que ceci me rappelle à votre souvenir. » Messire Thorel monta à cheval, dit adieu à tout son monde et partit. Dès qu'il fut à Gênes il monta avec sa compagnie sur une galère, et étant arrivé à Acre, il se joignit au reste de l'armée des chrétiens. Une mortalité presque universelle se répandit sur cette armée, et ceux qui n'en étaient pas victimes devenaient prisonniers de Saladin, et on les conduisait dans différentes villes. Messire Thorel fut un de ceux qui n'échappèrent pas à la bonne fortune ou à l'habileté de Saladin ; car on ne sait à quoi attribuer un succès si général et si rapide. Il fut conduit dans les prisons d'Alexandrie. Là, n'étant point connu et craignant de se faire connaître, la nécessité le contraignit à panser des oiseaux, chose à laquelle il réussissait fort bien. Ce talent le fit remarquer par le soudan, qui lui rendit sa liberté et le fit son fauconnier. Thorel, ne reconnaissant pas ce prince et n'en étant pas recon- nu, ne songeait qu'à sa patrie, qu'il regrettait si fort, qu'il avait plusieurs fois tenté de s'enfuir, mais toujours inutilement. Pendant ce temps-là, il vint des ambassadeurs génois pour traiter avec Saladin de la rançon de plusieurs de leurs concitoyens. Comme ils étaient prêts à repartir, messire Thorel songea à donner par eux de ses nouvelles à sa femme : il lui écrivit pour lui dire de l'attendre, en l'assurant qu'il reviendrait le plus tôt qu'il pourrait. Il pria instamment un des ambassadeurs, qu'il connaissait particulièrement, de faire en sorte que ses lettres fussent remises dans les mains de l'abbé de Saint-Pierre, son oncle. Les affaires de messire Thorel en étaient là, lorsque, causant un jour avec Saladin de ses oiseaux, il lui échappa un sourire, accompagné d'un geste familier, dont le prince avait été frappé à Pavie. Ce geste réveille dans son esprit le souvenir de son ancien hôte : il le regarde, le fixe avec intérêt et croit le reconnaître. « Chrétien, lui dit-il, de quel pays es-tu ? – Sire, répondit-il, je suis Lombard, pauvre citoyen d'une ville qu'on nomme Pavie. » Cette réponse confirma Saladin dans ses soupçons. « Dieu m'a donné le temps, dit-il en lui-même, de faire connaître à cet homme combien sa courtoisie m'a été agréable. » Ayant fait aussitôt ranger tous ses habits dans une chambre, il l'y conduisit. « Regarde, chrétien, dit-il, si dans toutes ces robes il y en a que tu n'aies jamais vues. » L'Italien regarde, examine, et voit celles que sa femme avait données autrefois ; mais il n'ose croire le témoignage de ses yeux. « Sire, réponditil, je n'en connais pas une ; il est vrai qu'il y en a deux qui ressemblent à des robes dont j'ai été vêtu, et que je fis donner à trois marchands qui vinrent chez moi. » Alors Saladin, ne pouvant plus se contenir, l'embrassa tendrement, en lui disant : « Vous êtes messire Thorel d'Istrie, et je suis un des marchands à qui votre femme donna ces robes. Le temps est venu de vous faire connaître ma marchandise, comme je vous dis, en partant, que cela pourrait arriver. » Messire Thorel ressentit dans cet instant de la joie et de la honte : de la joie d'avoir eu un tel hôte, de la honte de l'avoir reçu, à ce qu'il lui semblait, si pauvrement. « Mon cher ami, lui dit Saladin, puisque le ciel vous a envoyé ici, songez que ce n'est plus moi, que c'est vous qui êtes le maître. » Après l'avoir beaucoup caressé, il le fit vêtir d'habits royaux, le conduisit lui-même devant les plus grands seigneurs de sa cour, et, après l'avoir beaucoup loué, il leur commanda de l'honorer comme lui-même, s'ils désiraient ses bonnes grâces. Tous observèrent cet ordre, mais surtout ceux qui avaient accompagné Saladin dans ses voyages. Le passage rapide de messire Thorel de l'esclavage au comble de la gloire lui fit perdre de vue, pendant quelque temps, les affaires de Lombardie. Il pensait d'ailleurs que son oncle avait reçu ses lettres. Le jour que Saladin prit un si grand nombre de chrétiens, mourut un certain gentilhomme provençal, nommé messire Thorel de Digne. Ni sa noblesse ni sa valeur ne l'avaient guère fait connaître de l'armée ; de sorte que quiconque entendait dire que messire Thorel était mort, croyait que c'était de messire Thorel d'Istrie qu'il s'agissait. Sa captivité confirma ce bruit, que plusieurs Italiens répandirent dans leur pays et accréditèrent, en assurant l'avoir vu mort et avoir assisté à son enterrement. Cette nouvelle répandit le deuil et la désolation, nonseulement dans la maison de sa femme et de ses parents, mais dans celle de toutes ses connaissances. Il serait trop long de décrire la douleur, les larmes, la tristesse de la jeune veuve. Quelques mois s'étant écoulés, son cœur ayant recouvré un peu de calme et de tranquillité, elle fut demandée en mariage par les plus grands seigneurs de la Lombardie, et vivement sollicitée par ses parents de faire un choix. Elle persista longtemps dans ses refus ; mais, contrainte enfin de céder, elle demanda et obtint que la cérémonie fût différée jusqu'au terme prescrit par messire Thorel. Pendant que ces choses se passaient à Pavie, celui-ci ayant rencontré à Alexandrie un homme qu'il avait vu à la suite des ambassadeurs génois, et s'embarquer avec eux sur la galère qui devait les conduire à Gênes, il lui demanda des nouvelles de leur voyage. « Monsieur, répondit-il, nous avons fait un voyage trèsmalheureux. Je quittai les ambassadeurs à Candie, et j'ai ouï dire dans cette ville, où j'ai fait quelque séjour, qu'étant près d'arriver en Sicile, il s'éleva un vent du nord furieux, qui les jeta sur les bancs de Barbarie, où ils ont fait naufrage ; personne ne s'est sauvé, et deux de mes frères y ont péri. » Thorel, ne doutant point d'un récit si bien circonstancié et qui était en effet conforme à la vérité, se souvint que le terme qu'il avait prescrit à sa femme allait expirer, et se mit dans l'esprit que, ne recevant point de ses nouvelles, elle se remarierait. Cette idée lui fit perdre toute sa tranquillité, et le jeta dans une si profonde mélancolie, qu'il fut contraint de tenir le lit et qu'il désirait la mort comme une grâce. À cette nouvelle, Saladin, qui l'aimait beaucoup, accourut vers lui, et le força par ses prières de lui avouer le sujet de sa maladie. Il le blâma de ne le lui avoir pas confié plus tôt, l'exhorta à se tranquilliser, l'assurant que, s'il le désirait, il serait à Pavie au terme indiqué. Messire Thorel, qui avait de la confiance dans ce prince, ne douta point que la chose ne fût possible, et pria le soudan d'en hâter l'exécution. Saladin fit appeler un magicien, dont il avait déjà éprouvé les talents, et lui ordonna d'aviser aux moyens de transporter en une nuit, sur un lit, messire Thorel à Pavie. Le magicien répondit que cela serait, mais qu'il était à propos d'endormir le chevalier. Le prince ayant pourvu à tout, retourna vers son ami, et l'ayant trouvé toujours résolu de mourir s'il n'allait pas à Pavie, et s'il n'y était pas rendu au terme indiqué : « Mon cher Thorel, lui dit-il, si vous aimez tendrement votre femme, et que vous la croyiez remariée, je ne vous engagerai point à en faire autant, car, de toutes les femmes que j'ai jamais vues, sans parler de la beauté, qui est une fleur passagère, c'est celle dont les mœurs, les manières, les vertus, le caractère me semblent mériter plus d'éloges et d'amour. Il eût été bien heureux pour moi, puisque la fortune vous avait envoyé ici, de passer avec vous le reste des jours que le ciel me réserve, en vous faisant partager mes dignités, mes honneurs, mes biens et mon pouvoir. Mais le ciel ne m'a pas jugé digne sans doute d'une si grande satisfaction. Puisqu'il n'y a pas moyen de vous retenir, j'aurais du moins voulu savoir votre dessein beaucoup plus tôt : je vous aurais fait conduire chez vous avec les honneurs que vous méritez. Puisque cela ne se peut, je vous renvoie comme je puis, et non comme je le désirerais. – Sire, répondit Thorel, ce que vous avez fait pour moi me prouve assez votre bienveillance ; vous n'aviez pas besoin d'y ajouter ces nouvelles marques de bonté. Je ne les oublierai de ma vie. Mais, puisqu'il faut que je parte, je vous supplie de faire promptement ce que vous m'avez promis, parce que c'est demain le dernier jour où je dois être attendu. » Saladin promit de le satisfaire. Le lendemain, le soudan, voulant faire partir son hôte la nuit suivante, fit placer dans une grande salle un lit magnifique, garni de matelas à la mode du pays, couvert de velours et de drap d'or, et orné d'une courte-pointe brodée en perles trèsgrosses et en diamants fins. Ce lit était un chef-d'œuvre de beauté et de richesse. On plaça dessus deux oreillers analogues à la magnificence du reste. Il ordonna ensuite qu'on vêtît messire Thorel d'une robe et d'un bonnet sarrasin, qui étaient les plus belles choses qu'il fût possible de voir. Le jour étant déjà fort avancé, il se rendit, avec plusieurs seigneurs, dans l'appartement de son ami, et s'étant assis auprès de lui : « Mon ami Thorel, lui dit-il les larmes aux yeux, l'heure qui doit me séparer de vous approche. Ne pouvant vous accompagner, ni vous faire accompagner à cause de la longueur du chemin et de la manière dont vous l'allez faire, je suis obligé de prendre congé de vous dans cette chambre. Mais je vous prie, par l'amitié qui nous unit, de ne me pas effacer de votre souve- nir, et de venir me voir encore une fois, lorsque vous aurez mis ordre à vos affaires, afin de compenser par une nouvelle joie le déplaisir que j'éprouve de votre prompt départ. En attendant, je vous prie de m'écrire le plus souvent que vous pourrez, et de me demander tout ce qui vous fera plaisir : soyez sûr qu'il n'y a personne que j'aimasse tant à obliger que vous. » Messire Thorel ne put retenir ses larmes, et, étouffé par sa douleur, il ne put proférer que quelques mots entrecoupés pour l'assurer qu'il n'oublierait jamais ses bienfaits ni ses rares vertus, et qu'il exécuterait ses ordres très-exactement, si Dieu lui prêtait vie. Saladin, l'ayant embrassé plusieurs fois en versant des larmes, lui dit adieu, et sortit de la chambre. Tous les seigneurs l'imitèrent, et le suivirent dans la salle où le lit était préparé. Comme il était déjà tard, et que le magicien n'attendait que ses ordres pour opérer, un médecin apporta un breuvage. Il le présenta au chevalier, auquel il fit accroire que c'était pour le fortifier. Celui-ci le but et s'endormit. Saladin le fit alors transporter sur le beau lit qu'il lui avait fait préparer. Il posa à côté de lui une couronne d'un très-grand prix, dont la marque fit voir qu'elle était destinée pour sa femme. Il mit à son doigt un anneau surmonté d'une escarboucle d'un prix infini. Il lui fit ceindre une épée toute brillante de pierres précieuses, et poser à ses côtés deux grands bassins d'or remplis de doubles ducats et de mille bijoux dont il serait trop long de faire la description. Ensuite il l'embrassa de nouveau, et ayant dit au magicien d'opérer, le lit disparut aussitôt à la vue des spectateurs. Saladin ne fit que parler de lui avec ses courtisans. Cependant messire Thorel était déjà dans l'église de SaintPierre à Pavie, comme il l'avait demandé, avec tous les bijoux, dans l'équipage dont on vient de parler. Matines étaient sonnées, et Thorel dormait encore, quand le sacristain entra dans l'église avec de la lumière. L'aspect imprévu de ce lit si riche et si brillant lui causa de l'étonnement et de la frayeur, et lui fit prendre la fuite ; il courut en avertir l'abbé et les moines. Sur- pris de le voir si effaré, ils lui en demandèrent la raison. Le sacristain la leur dit. Ils le traitèrent d'abord de visionnaire ; mais, réfléchissant qu'il n'était pas si enfant ni si nouveau en cette église pour s'épouvanter légèrement : « Allons voir, dit l'abbé, ce que c'est. » On alluma alors plusieurs flambeaux. L'abbé et les moines, entrés dans l'église, virent le lit, et sur ce lit un homme qui dormait. Tandis qu'ils doutaient, qu'ils craignaient et qu'ils examinaient, sans trop oser approcher, les bagues et les bijoux, messire Thorel s'éveilla en poussant un profond soupir. L'abbé et les moines effrayés s'enfuirent en criant au secours. Thorel ouvre les yeux, et ayant regardé autour de lui, il voit qu'il est réellement dans le lieu où il avait prié Saladin de le faire transporter. Ce qu'il vit à ses côtés lui donna de la magnificence et de la générosité de Saladin une bien plus haute idée que celle qu'il en avait déjà conçue. Cependant, sans se déranger, voyant fuir les moines, et sachant qu'il était la cause de leur effroi, il appela l'abbé par son nom, en lui disant qu'il était Thorel, son neveu. L'abbé, qui le croyait mort, n'en eut que plus d'effroi. Mais enfin, un peu rassuré, et ayant fait auparavant le signe de la croix, il s'approcha du lit. « De quoi avez-vous peur, mon père ? lui dit le chevalier. Je suis en vie, Dieu merci, et j'arrive d'outre-mer. » L'abbé, quoique son neveu fût un peu défiguré par sa longue barbe et son habit à la sarrasine, le reconnut ; et étant absolument rassuré : « Mon fils, lui dit-il, sois le bienvenu ; mais ne sois pas étonné si nous avons eu quelque effroi. Il n'y a personne dans toute la ville qui ne te croie mort, et cette nouvelle paraît tellement sûre, qu'Adaliette, ta femme, vaincue par les menaces de ses parents, se remarie aujourd'hui. Tout est prêt pour la cérémonie et pour la fête. » Messire Thorel se leva, fit fête à l'abbé et à tous les moines, et les pria tous de ne dire mot de son retour, jusqu'à ce qu'il eût terminé quelques affaires pressantes. Ensuite, après avoir fait mettre en sûreté tous ses bijoux, il conta à son oncle ce qui lui était arrivé. Celui-ci, joyeux de sa bonne fortune, en rendit grâces à Dieu avec lui. Messire Thorel lui demanda quel était le fiancé de sa femme ; l'abbé le lui dit. « Avant que l'on soit instruit de mon retour, dit le chevalier, j'ai bien envie de voir quelle sera la contenance de ma femme à ses noces ; ainsi, quoiqu'il ne soit pas ordinaire que des religieux aillent à de telles fêtes, je vous prie de faire en sorte que nous puissions y aller de compagnie. » L'abbé répondit qu'il le ferait pour l'obliger. Le jour ne fût pas plutôt venu qu'il envoya dire au fiancé de trouver bon qu'il allât à ses noces avec un de ses amis. Celui-ci lui fit répondre qu'il lui ferait honneur et plaisir. Messire Thorel se rendit avec l'abbé au logis du fiancé avec son habit étranger. Il fut beaucoup regardé par toute la compagnie ; mais personne ne le reconnut. Lorsqu'on demandait à l'abbé qui il était, il répondait à tout le monde que c'était un Sarrasin que le soudan envoyait en qualité d'ambassadeur au roi de France. Ce faux ambassadeur fut placé à souhait, c'est-à-dire vis-à-vis de sa femme. Il remarqua aisément, à l'air de son visage et à sa contenance, qu'elle n'était pas fort contente de ses noces, et il la regardait avec intérêt. Elle lui rendait quelquefois ses regards, non qu'elle eût le moindre soupçon de la vérité, car son nouveau costume le défigurait entièrement, et sa mort, dont on ne doutait pas, ne laissait aucune place à l'espérance. Messire Thorel, jugeant qu'il était temps d'éprouver si elle avait conservé son souvenir, mit à sa main l'anneau qu'elle lui avait donné à son départ, et ayant appelé le valet qui la servait : « Va dire de ma part à la mariée, lui dit-il, que la coutume de mon pays est que, quand un étranger est aux noces d'une nouvelle mariée, celle-ci, pour lui prouver qu'elle est bien aise qu'il y soit venu, lui doit envoyer sa coupe pleine de vin, et que quand il a bu ce qu'il lui plaît et recouvert la coupe, elle doit boire le reste. » Le domestique fit la commission. Elle ordonna aussitôt, pour montrer à l'étranger que sa venue lui était agréable, qu'on lavât une grande coupe qui était devant elle, et qu'on la portât pleine de vin à ce gentilhomme. Ainsi dit, ainsi fait. Messire Thorel avait mis dans sa bouche l'anneau qu'il avait reçu d'elle, et, en buvant, il le laissa tomber dans la coupe, de manière que personne ne s'en aperçût. Il eut soin de n'y laisser guère de vin, la recouvrit, l'envoya à la dame, qui, pour suivre la coutume, la découvrit et la mit à sa bouche. Elle voit l'anneau ; interdite, elle arrête avec attention ses yeux sur ce bijou, et le reconnaît pour celui qu'elle avait donné à son mari au moment de son départ. Elle s'en saisit ; et, fixant celui qu'elle avait pris pour un étranger, elle jette un cri, renverse la table qui est devant elle, et s'élance comme un trait dans les bras du chevalier, en disant : « Celui-ci est vraiment mon maître, mon mari, mon cher Thorel ! » Et, sans avoir égard à rien, elle l'embrasse étroitement sans vouloir s'en séparer. Son mari fut obligé de le lui ordonner, en lui disant qu'elle avait le temps de lui prodiguer ses caresses. Le trouble était dans la maison, mais la joie y régnait, tant on avait de plaisir à retrouver messire Thorel, après l'avoir cru mort pendant si longtemps. Ayant prié toute la compagnie de ne pas se déranger, il raconta tout ce qui lui était arrivé, depuis son départ jusqu'à ce moment. Il termina son récit par dire au gentilhomme qu'il ne devait pas trouver mauvais de ce qu'il reprenait sa femme, qui ne se remariait que parce qu'elle l'avait cru mort. Celui-ci, quoiqu'un peu piqué de ce contre-temps, répondit qu'il en ferait tout autant à sa place. La dame laissa là les présents de son nouvel époux, et ayant pris la bague qu'elle avait trouvée dans la coupe et la couronne que Saladin lui avait envoyée, elle sortit de la maison et se rendit à celle de messire Thorel avec toute la pompe des noces. Là, les parents, les amis, les citoyens, qui regardaient cette aventure comme un miracle, se consolèrent au milieu des fêtes et des festins. Messire Thorel, ayant fait part de ses joyaux à celui qui avait fait la dépense des noces, à monsieur l'abbé et à plusieurs autres, et informé Saladin, par plusieurs lettres, de son heureuse arrivée, vécut pendant plusieurs années plus amoureux que jamais de sa femme. Voilà quelle fut la fin des ennuis de messire Thorel et de sa chère moitié, et la récompense de leur honnêteté et de leur courtoisie. Il y a bien des gens à qui la fortune permettrait d'en faire autant, et qui en ont la bonne volonté ; mais la manière dont ils font leurs présents les fait acheter plus qu'ils ne valent. Ainsi, ils ne doivent pas s'étonner s'ils n'obtiennent pas toujours la récompense qu'ils doivent mériter. NOUVELLE X GRISELIDIS OU LA FEMME ÉPROUVÉE Un des plus illustres et des plus célèbres descendants de la maison de Saluces fut un nommé Gautier. Sans femme, sans enfants, et n'ayant aucune envie de se marier ni d'avoir des héritiers, il employait son temps à la chasse. Cette façon de penser et de vivre déplaisait fort à ses sujets ; ils le supplièrent si souvent, et si vivement de leur donner un héritier, qu'il résolut de céder à leurs prières. Ils lui promirent de lui choisir une femme digne de lui par sa naissance et ses vertus. « Mes amis, leur ditil, vous voulez me contraindre de faire une chose que j'avais résolu de ne faire jamais, parce que je sais combien il est difficile de trouver dans une femme toutes les qualités que j'y désirerais, et qui établiraient la convenance entre deux époux. Cette convenance est si rare, qu'on ne la trouve presque jamais. Et combien doit être malheureuse la vie d'un homme obligé de vivre avec une personne dont le caractère n'a aucun rapport avec le sien ! Vous croyez pouvoir juger des filles par les pères et mères, et, d'après ce principe, vous voulez me choisir une femme ; c'est une erreur : car, comment connaîtriez-vous les secrets penchants des pères, et surtout ceux des mères ? Et, quand vous les connaîtriez, ne voit-on pas ordinairement les filles dégénérer ? Mais, puisque enfin vous voulez absolument m'enchaîner sous les lois de l'hymen, je m'y résous ; mais, pour n'avoir à me plaindre que de moi, si j'ai lieu de m'en repentir, je veux moimême choisir mon épouse, et, quelle qu'elle soit, songez à l'honorer comme votre dame et maîtresse, ou je vous ferai repentir de m'avoir sollicité à me marier, lorsque mon goût m'en éloignait. » Les bonnes gens lui répondirent qu'il pouvait compter sur eux, pourvu qu'il se mariât. Depuis quelque temps le marquis avait été touché de la conduite et de la beauté d'une jeune fille qui habitait un village voisin de son château. Il imagina qu'elle ferait son affaire, et, sans y réfléchir davantage, il se décida à l'épouser. Il fit venir le père et lui communiqua son dessein. Le marquis fit ensuite assembler son conseil et les sujets voisins de son château. « Mes amis, leur dit-il, il vous a plu, et il vous plaît encore, que je me résolve à prendre femme : je suis tout déterminé à vous donner cette satisfaction ; mais songez à tenir la promesse que vous m'avez faite d'honorer comme votre dame la femme que je prendrais, quelle qu'elle fût. J'ai trouvé une jeune fille assez près d'ici, qui est de mon goût ; c'est la femme que je me suis choisie. Je dois l'amener sous peu de jours dans ma maison ; préparez-vous à la recevoir honorablement, afin que je sois aussi content de vous que vous le serez de moi. » L'assemblée, à cette nouvelle, fit paraître sa joie, et tous répondirent qu'ils honoreraient la nouvelle marquise comme leur dame et maîtresse. Dès ce moment le seigneur et les sujets ne songèrent plus qu'aux préparatifs des noces. Le marquis fit inviter plusieurs de ses amis et de ses parents, et quelques gentilshommes d'alentour. Il fit faire sur la taille d'une jeune fille, qui avait à peu près la même que sa future, des robes riches et belles, prépara anneaux, ceinture, couronne, enfin tout ce qui est nécessaire à une jeune mariée. Le jour pris et indiqué pour les noces, sur les neuf heures du matin, le marquis monta à cheval avec toute sa compagnie. « Messieurs, dit-il, il est temps d'aller chercher l'épousée. » On part, on arrive au village où elle demeurait. Quand on fut près de la maison qu'elle habitait avec son père, on la vit qui revenait de chercher de l'eau et qui se hâtait afin de voir passer la nouvelle épouse du marquis. Dès que celui-ci la vit, il l'appela par son nom, Griselidis, et lui demanda où était son père : « Monseigneur, répondit-elle en rougissant, il est à la maison. » Le marquis descend alors de cheval, entre dans la pauvre chaumière, et trouve le père, qui s'appelait Jeannot. « Je suis venu, lui dit-il, pour épouser ta fille Griselidis : mais je veux, avant tout, qu'elle réponde devant toi à quelques questions que j'ai à lui faire. » Alors il demanda à la jeune fille si, lorsqu'elle serait son épouse, elle s'efforcerait toujours de lui plaire, si elle saurait conserver son sang-froid, quoiqu'il fit ou qu'il dit ; si enfin elle serait toujours obéissante et docile. Un oui fut la réponse de toutes ces demandes. Le marquis la prit alors par la main, la conduisit dehors, en présence de la compagnie, la fit dépouiller nue, et la revêtit ensuite des superbes habillements qu'il avait fait faire, puis il plaça sur ses cheveux épars une brillante couronne. « Messieurs, dit-il aux spectateurs surpris, voilà celle que je veux pour épouse, si elle me veut pour mari. » Et, se tournant vers elle : « Griselidis, me veux-tu pour mari ? – Oui, monseigneur, si telle est votre volonté, » répondit-elle. Il l'épousa ensuite, la conduisit en grande pompe dans son château, où les noces furent faites avec autant de magnificence que s'il eût épousé une fille du roi de France. La jeune épousée sembla changer de mœurs avec la fortune. Elle était, comme je l'ai déjà dit, belle et bien faite. Elle devint si aimable, si gracieuse, qu'elle paraissait plutôt être la fille de quelque grand seigneur que du pauvre Jeannot. Elle étonnait tous ceux qui l'avaient connue dans son premier état. Elle était d'ailleurs si obéissante à son mari, et avait tant d'attention pour prévenir ses moindres désirs, qu'il était le plus content et le plus heureux des hommes. Elle avait su se concilier si bien l'affection des sujets du marquis, qu'il n'y en avait pas un qui ne l'aimât comme lui-même, qui ne l'honorât, et qui ne priât Dieu pour son bonheur et sa prospérité. Tous convenaient que, si les apparences avaient déposé contre la sagesse du marquis, l'événement prouvait qu'il avait agi en homme habile et prudent, et qu'il lui avait fallu la plus grande sagacité pour décou- vrir ainsi le mérite caché sous des haillons et des habits villageois. Le bruit de ses vertus se répandit en peu de temps, nonseulement dans ses terres, mais bien loin au delà, et son empire était tel, qu'elle avait effacé les fâcheuses impressions que les fautes de son mari avaient faites sur les esprits. Au bout de quelque temps, elle devint enceinte, et accoucha heureusement d'une fille, au terme prescrit par la nature. Le marquis en eut une grande joie ; mais, par une folie qu'on ne conçoit pas, il lui vint en tête de vouloir, par les moyens les plus durs et les plus cruels, éprouver la patience de sa femme. Il employa d'abord les invectives, lui disant que sa basse extraction avait indisposé tous ses sujets contre elle, et que la fille dont elle venait d'accoucher ne contribuait pas peu à lui aliéner les esprits et entretenir les murmures, parce qu'on aurait désiré un héritier. À ces reproches, sans changer de visage ou de contenance : « Monseigneur, lui disait-elle, faites de moi ce que vous croirez que votre honneur et votre repos vous ordonnent. Je ne murmurerai pas, sachant que je vaux beaucoup moins que le moindre de vos sujets, et que je ne méritais en aucune manière la glorieuse destinée à laquelle vous m'avez élevée. » Cette réponse plut au marquis, qui vit que les honneurs que lui et ses sujets avaient rendus à sa femme ne l'avaient point enorgueillie. Quelque temps s'était écoulé après cette scène. Il avait parlé, sans paraître avoir de dessein particulier, de la haine que ses sujets portaient à sa fille. Après avoir ainsi préparé sa femme, il lui envoya, au bout de quelques jours, un domestique qu'il avait instruit de ce qu'il devait faire. « Madame, dit celui-ci d'un air désolé, si je veux conserver la vie, il faut que j'exécute les ordres de monseigneur. Il m'a commandé de prendre votre fille. » Il dit et se tut. À ce discours, au triste maintien de celui qui le prononce, se rappelant surtout ce que son mari lui avait dit, elle croit qu'il a ordonné la mort de sa fille. Quoique, dans le fond du cœur, elle ressentît les douleurs les plus vives, cependant, sans émotion, sans changer de visage, elle prend sa fille dans son berceau, la baise, la bénit et la remet entre les mains du serviteur. « Fais, lui dit-elle, ce que ton maître et le mien t'a commandé. Je ne te demande qu'une grâce, c'est de ne pas laisser cette innocente victime exposée à la rapacité des animaux carnassiers et des oiseaux de proie. » Le domestique, chargé du fardeau qu'elle lui avait remis, va rendre compte au marquis du message. Celui-ci admira beaucoup le courage et la constance de sa femme. Il envoya sa fille, par ce même homme, à Bologne, à une de ses parentes, la priant de l'élever avec grand soin, sans dire à qui elle appartenait. Griselidis devint grosse une seconde fois, et accoucha d'un fils, ce qui combla de joie le marquis. Mais les épreuves qu'il avait faites ne lui suffisant pas encore pour le tranquilliser, il employa, comme auparavant, les reproches et les invectives, et il eut soin de les assaisonner de plus d'aigreur et de violence. Le visage enflammé d'un feint courroux : « Depuis que tu es accouchée de ce fils, dit-il un jour à sa femme, il ne m'est pas possible de bien vivre avec mes sujets. Ils sont humiliés que le petit-fils d'un paysan doive être un jour mon successeur et leur maître. Si je ne veux qu'ils portent leur indignation plus loin, et qu'ils ne me chassent de l'héritage de mes pères, il faut que je fasse de ton fils ce que j'ai fait de ta fille, et qu'enfin je brise les liens de notre mariage, pour prendre une femme plus digne du rang où je t'ai élevée. » La princesse l'écouta avec une patience admirable, et ne se permit que cette réponse : « Monseigneur, contentez-vous, faites ce que bon vous semblera, et n'ayez aucun égard à ma situation. Bien au monde ne m'est cher que ce qui peut vous l'être. » Bientôt après, le marquis envoya prendre son fils comme il avait fait de sa fille, et, feignant de l'avoir fait tuer, il l'envoya à Bologne, dans la même maison qu'habitait sa sœur. Griselidis, quoique très-sensible, opposa autant de fermeté à cette épreuve qu'à la première. Le prince, au comble de l'étonnement, était persuadé qu'il n'y avait aucune autre femme capable de tant de courage, et il eût pris ce courage pour de l'indifférence, s'il n'eût connu d'ailleurs l'amour de cette mère pour ses enfants. Ses sujets, qui n'imaginaient pas que la mort de ces petites créatures fût un jeu, donnaient toute leur haine au marquis et toute leur pitié à la marquise. Cette infortunée dévorait ses chagrins sans se plaindre, et, quoiqu'elle se trouvât continuellement avec des femmes qui blâmaient hautement la conduite de son mari, il ne lui échappa jamais le moindre reproche. Cependant ce prince bizarre n'était pas encore content. Il crut devoir mettre la patience de sa femme à la dernière épreuve. Il dit à plusieurs de ses parents qu'il ne pouvait plus souffrir Griselidis, et qu'il sentait bien qu'il avait fait une démarche de jeune homme étourdi, en l'épousant, et qu'il allait tout tenter auprès du pape pour obtenir la cassation de son mariage, et la permission d'en contracter un autre. Quelques honnêtes gens eurent beau lui remontrer l'injustice de son procédé, il ne leur répondit autre chose, sinon qu'il était résolu d'exécuter son projet. La marquise, instruite du malheur qui la menaçait, imaginant qu'elle serait obligée de retourner dans la maison de son père, et d'y reprendre les occupations rustiques de sa jeunesse, qu'une autre posséderait celui qui avait tout son amour, était intérieurement dévorée du plus cuisant ennui. Elle se disposa cependant à soutenir cette nouvelle injure de la fortune avec la même tranquillité apparente qu'elle avait soutenu les autres. Peu de temps après, le marquis fit apporter une fausse dispense, comme si on la lui eût envoyée de Rome, et fit entendre à ses sujets que, par cet écrit, le pape lui donnait la permission d'abandonner Griselidis et de prendre une autre femme. Il fit venir l'infortunée qu'il tourmentait, et, en présence de plusieurs personnes : « Femme, lui dit-il, par la permission que notre saint-père le pape m'a donnée, je puis prendre une autre épouse et te laisser là. Parce que mes ancêtres ont été gentilshommes et seigneurs du pays où les tiens n'ont été que simples laboureurs, tu ne peux plus être ma moitié ; trop de disproportion est entre nous. Je veux que tu retournes dans la maison de ton père, avec ce que tu m'apportas en mariage. J'ai trouvé celle qui doit te remplacer et qui me convient mieux que toi à tous égards. » À cette terrible sentence, Griselidis s'efforça de retenir ses larmes, chose assez extraordinaire dans une femme, et répondit ainsi : « Monseigneur, j'ai toujours très-bien senti l'immense disproportion de la noblesse de votre état à la bassesse du mien. Ce que j'ai été à votre égard, je l'ai toujours regardé comme une faveur spéciale de la Providence et de vos bontés, et non comme une chose dont je fusse digne. Puisqu'il vous plaît maintenant de reprendre ce que vous m'avez donné, je dois vous le rendre avec soumission et avec la reconnaissance de m'en avoir jugé digne au moins pour quelque temps. Voici l'anneau avec lequel je fus mariée : prenez-le. Quant à ma dot, je n'aurai pas besoin de bourse ou de bête de somme pour la remporter : je n'ai point oublié que vous m'avez prise nue, et s'il vous semble honnête que ce corps qui a porté deux de vos enfants soit exposé à tous les regards, je m'en retournerai nue. Mais, si vous daignez accorder quelque prix à ma virginité qui fut ma seule dot, souffrez que je sois du moins couverte d'une chemise. » Le marquis était attendri ; mais voulant remplir son dessein : « Eh bien, soit, remporte une chemise, » lui répondit-il d'un visage courroucé. Tous les spectateurs de cette scène le suppliaient de lui donner au moins une robe, afin qu'on ne vît pas dans un état si misérable la même personne qui avait joui, pendant treize ans, du titre de son épouse ; mais leurs prières furent inutiles. Cette infortunée, après avoir fait ses adieux, sortit du château, avec une simple chemise, sans coiffure, sans chaussure, et se rendit ainsi à la chaumière de son père. Tous ceux qui la virent passer dans cet état humiliant l'honorèrent de leur compassion et de leurs larmes. Le malheureux père, qui jamais n'avait pu s'imaginer que sa fille devînt la femme du marquis, avait toujours craint ce qu'il voyait arriver, et avait conservé les habits qu'elle portait lorsqu'elle était simple bergère. Il les lui donna ; elle s'en revêtit ; elle se livra, selon son ancienne coutume, aux travaux domestiques, soutenant avec une fermeté inébranlable les assauts de la fortune ennemie. Le marquis fit ensuite entendre à ses sujets qu'il allait épouser une fille d'un des comtes de Pagano. Il fit faire tous les apprêts d'une noce magnifique, et appela Griselidis chez lui. « La nouvelle épouse que j'ai prise, lui dit-il, doit arriver dans peu de jours. Je veux l'accueillir honorablement à cette première entrevue. Tu sais que je n'ai personne chez moi capable d'arranger les appartements et de préparer beaucoup d'autres choses nécessaires pour une pareille fête : toi, qui connais mieux que tout autre les meubles de la maison, fais, arrange, dispose, ordonne. Invite toutes les dames qui te conviendront, et reçois-les comme si tu étais encore la maîtresse du logis. Les noces finies, tu t'en retourneras dans la chaumière de ton père. » Quoique toutes ces paroles fussent comme autant de coups de poignard dans le cœur de Griselidis, qui n'avait pu oublier son amour comme elle avait oublié son ancienne fortune : « Monseigneur, répondit-elle cependant, je suis prête à faire ce que vous ordonnez. » Elle entra avec ses pauvres habits de village dans cette maison d'où naguère elle était sortie en chemise. Elle frotta, balaya les appartements, prépara la cuisine, enfin se prêta à tout ce que la dernière servante de la maison aurait pu faire. Elle invita ensuite plusieurs dames de la part du marquis. Le jour de la fête venu, elle reçut toute la compagnie dans son costume villageois avec un visage joyeux et content. Le marquis, qui avait étendu avec une vigilance vraiment paternelle, ses soins sur l'éducation de ses enfants, et qui les avait confiés à une de ses parentes, que le mariage avait fait entrer dans la maison des comtes de Pagano, les fit venir tous deux. La fille atteignait sa treizième année : jamais on n'avait vu une beauté si parfaite. Le fils n'était encore âgé que de six ans. Le gentilhomme, qui conduisait cette petite famille, était chargé de dire qu'il amenait la jeune fille pour la marier au marquis, et on lui avait recommandé le silence le plus profond sur le secret de sa naissance. Il fit tout ce dont on l'avait prié. Il arriva à l'heure du dîner avec une nombreuse compagnie. Il trouva les avenues remplies des paysans du marquisat et des environs qui s'empressaient pour voir la nouvelle mariée. Les dames reçurent celle-ci ; Griselidis elle-même vint dans la salle où les tables étaient mises, sans avoir changé d'habits, pour la saluer, et elle lui dit : « Soyez la bienvenue. » Les dames, qui avaient longtemps prié le marquis, mais en vain, que cette infortunée ne parût pas, ou qu'elle parût dans un habit plus décent, s'étant mises à table, on servit. Les regards de tous les convives étaient tournés sur la jeune fille, et chacun était obligé de convenir qu'il n'avait pas perdu au change. Griselidis surtout l'admirait, et partageait son attention entre elle et son frère. Le marquis, qui crut enfin avoir éprouvé assez la patience de sa femme, voyant que la nouveauté des objets ne pouvait lui faire changer de contenance, sachant d'ailleurs que cette espèce d'insensibilité ne venait pas d'un défaut de bon sens, pensa qu'il était temps de la tirer de la peine où elle était sans doute, quoiqu'elle affectât beaucoup de tranquillité. C'est pourquoi, l'ayant fait venir en présence de toute la compagnie : « Que te semble, lui dit-il, de la nouvelle épousée ? – Monseigneur, je ne puis en penser que beaucoup de bien ; si elle a, comme je n'en doute pas, autant de sagesse que de beauté, vous vivrez avec elle le plus heureux du monde. Mais, je vous demande une grâce, c'est de ne lui point faire essuyer les reproches piquants que vous avez prodigués à votre première ; je doute qu'elle pût les soutenir aussi bien, attendu qu'elle a été élevée délicatement, tandis que l'autre avait éprouvé les peines et les travaux dès sa plus tendre enfance. » Le marquis, voyant Griselidis fermement persuadée de son nouveau mariage, la fit asseoir à côté de lui. « Griselidis, lui dit-il, il est temps que tu recueilles le fruit de ta longue patience, et que ceux qui m'ont regardé comme un homme méchant, brutal et cruel, sachent que tout ce que j'ai fait n'était qu'une feinte préméditée, pour leur apprendre à choisir une épouse et à toi à l'être, afin de me procurer un repos solide, tant que j'aurai à vivre avec toi. C'était surtout le trouble du ménage que je craignais en me mariant. J'ai fait la première épreuve de ta douceur par des invectives, des paroles injurieuses et piquantes ; tu n'y as répondu que par la patience ; tu n'as jamais contredit mes discours, ni censuré mes actions ; voilà ce qui m'assure le bonheur que j'attendais de toi. Je vais te rendre en une heure tout ce que je t'ai ôté en plusieurs, et réparer par les plus tendres caresses mes mauvais traitements. Regarde donc avec joie cette fille, que tu croyais devoir être mon épouse, comme ta fille et la mienne, et son frère comme notre véritable fils. Ce sont ceux que toi et beaucoup d'autres, avez si longtemps regardés comme les victimes de ma barbarie. Je suis ton mari ; j'aime à te le répéter, et nul mari ne peut recevoir de sa femme autant de satisfaction que j'en reçois de toi. » Il l'embrassa ensuite tendrement, et recueillit les larmes de joie qui coulaient de ses yeux. Ils se levèrent ensuite et allèrent embrasser leurs enfants. Tous les spectateurs furent agréablement surpris d'une révolution si peu attendue. Les dames, s'étant levées de table avec empressement, conduisirent Griselidis dans un appartement, la dépouillèrent de ses habits, et la revêtirent de ceux d'une grande dame ; elle reparut comme telle dans la salle de compagnie ; car elle n'avait rien perdu de sa dignité et de son éclat sous les vieux haillons qui la couvraient. Elle fit mille caresses à son fils et à sa fille, et, pour célébrer cette réunion, on prolongea les fêtes pendant plusieurs jours. On vit alors que le marquis avait agi avec sagesse ; mais on avoua qu'il avait employé des moyens trop durs et trop violents pour parvenir à ses fins. On louait, sans restriction, la vertu et le courage de Griselidis. Le marquis, au comble de la joie, tira Jeannot, le père de sa femme, de son premier état, et lui donna de quoi finir honora- blement ses jours. Après avoir richement marié sa fille, il vécut longtemps heureux avec Griselidis, et sut lui faire oublier les malheurs du passé par les charmes du présent. CONCLUSION DE BOCCACE Illustres dames, pour le plaisir de qui j'ai entrepris un si long ouvrage, prenez part à la joie que j'ai d'en être venu à bout. J'en remercie la Providence, qui, par égard sans doute pour vos prières, beaucoup plus que pour mon mérite, m'a soutenu dans cette longue et pénible carrière. Après avoir d'abord remercié Dieu, et vous ensuite, il est temps que je donne du repos à ma main et à ma plume fatiguées ; mais il est bon auparavant de répondre d'avance à quelques observations critiques que vous pourriez me faire. Je sais que ces Nouvelles ne doivent pas avoir plus de privilège que tout autre ouvrage, et même moins, comme j'en suis convenu au commencement de la quatrième journée. Quelques-unes d'entre vous diront peut-être que ces Contes sont écrits avec trop de liberté et de franchise, que j'y fais dire et plus souvent entendre par des dames des choses que des femmes honnêtes ne peuvent ni dire ni entendre. Voilà d'abord ce que je nie ; car je prétends qu'il n'y a rien de si déshonnête qui ne puisse être présenté d'une manière chaste : or, c'est ce que je crois avoir fait. Mais je suppose que cette première objection soit fondée, je ne veux point plaider avec vous, je serais trop sûr de perdre : je veux seulement vous proposer mes réponses. S'il y a dans mes écrits quelques endroits qui puissent faire rougir la pudeur, la nature des Nouvelles l'exigeait, et tout homme de bon sens qui voudra les juger sans partialité, conviendra qu'il n'était pas possible de leur donner une autre forme et de les raconter d'une autre manière sans les altérer. Quelques expressions gaies, que les dévotes, qui pèsent plus les paroles que les choses, et qui s'attachent plus à l'apparence qu'à la réalité, auront remarqué comme malsonnantes aux oreilles chastes, sont-elles plus malhonnêtes que tant d'autres, comme trou, cheville, mortier, pilon, andouille, dont on se permet tous les jours l'usage sans aucun scrupule ? D'ailleurs doit-on accorder moins de licence à la plume du poëte qu'au pinceau du peintre ? Qui blâmera les nudités, les caprices de l'imagination dans celui-ci ? Qu'il peigne saint Michel, une lance à la main, combattant le diable, ou saint Georges aux prises avec un dragon ; qu'il représente Adam et Ève dans l'état où ils étaient en sortant des mains du Créateur, personne n'y trouve a redire. Au reste, ce n'est ni dans une église, où tout doit partir du cœur et être énoncé avec les paroles les plus rigoureuses, que ces Nouvelles ont été contées ; ce n'est pas non plus dans les écoles de la jeunesse, où il ne doit pas régner moins de sévérité, qu'elles ont été débitées, mais dans les jardins, dans un lieu de plaisir, parmi les jeunes gens, et dans un temps où chacun pouvait courir partout, les culottes sur la tête, pour sauver sa vie. Ce qu'il y a de vrai, c'est que cet ouvrage peut être utile ou nuisible selon la diverse trempe des esprits qui le liront. Qui ne sait que le vin, qui est une chose agréable et salutaire à tous les hommes, comme le disent du moins les buveurs, ne soit très-pernicieux à ceux qui ont la fièvre ? dirons-nous pour cela qu'il est nuisible ? Le feu porte partout le ravage de l'incendie ; nierons-nous pour cela son utilité ? Parce que les armes sont meurtrières, conclurons-nous qu'il ne faut pas s'en servir ? Ce n'est point par ellesmêmes qu'elles sont dangereuses, c'est par la méchanceté de ceux qui les portent. Ainsi les paroles, indifférentes par ellesmêmes, ne peuvent être viciées que par ceux qui les entendent, et celles qui paraissent les plus libres ne le sont pas lorsqu'elles entrent dans un entendement bien disposé, comme la fange qui couvre la terre ne peut obscurcir le soleil ou altérer la beauté des cieux. Il n'y a point de livres plus purs et plus sains que ceux de l'Écriture sainte ; cependant n'y a-t-il pas eu des gens qui, pour les avoir mal interprétés, ont causé leur perte et celle de beaucoup d'autres ? Chaque chose renferme en soi un germe d'utilité, mais ce germe peut être infecté et converti en poison. Il en est ainsi de mes Nouvelles. Quiconque en voudra faire une mauvaise application en pourra tirer des conseils dangereux et des exemples pernicieux ; quiconque voudra faire le contraire le pourra aussi aisément. Mais elles ne produiront que de bons fruits si elles sont lues en lieu, en temps convenables, et par les personnes pour qui elles ont été écrites. Quiconque leur préférera son bréviaire aura grande raison, il peut rester tranquille, et être persuadé qu'on ne courra pas après lui pour les lui faire lire. Mais quelques dévotes, qui, malgré l'austérité qu'elles affectent, ne laissent pas quelquefois de se dérider, me diront peut-être qu'il y a des Nouvelles que j'aurais dû supprimer. J'en conviens ; mais je ne pouvais écrire que ce qu'on racontait, et celles qui racontaient racontaient bien ; si j'y avais changé quelque chose, j'aurais donc défiguré le récit. En supposant même, ce qui n'est pas, que j'en sois l'inventeur et l'écrivain, je ne rougirai pas d'avouer qu'il y en a de défectueuses, parce que je sais qu'il n'y a que Dieu qui puisse donner la perfection à ses ouvrages. Charlemagne, qui le premier créa les paladins, n'en put composer une armée entière. Il y a dans tous les objets différentes qualités. Une terre, quelque bien cultivée qu'elle soit, produit toujours parmi les plantes utiles et salutaires quelques plantes parasites et nuisibles. D'ailleurs, puisqu'on s'entretenait avec des femmes, jeunes et simples, comme vous pouvez l'être, mesdames, n'eût-ce pas été une sottise de se tourmenter pour trouver des choses excellentes et pour mesurer toutes ses phrases ? Au reste, ceux ou celles qui voudront lire des Nouvelles ont la liberté du choix. Qu'ils prennent celles qui leur plairont et laissent les autres de côté. J'ai mis en tête de chacune d'elles un titre qui indique leur objet. Je pense qu'on ne manquera pas de me dire qu'il y en a de trop longues. Je réponds encore une fois que quiconque a autre chose à faire serait un grand sot d'employer son temps à les lire, quand bien même elles seraient fort courtes. Quoiqu'il y ait déjà longtemps que j'aie commencé à les écrire, je n'ai cependant pas oublié que j'ai adressé mon travail aux personnes oisives. Quand on lit pour passer son temps, peut-il y avoir de lecture trop longue puisque l'on remplit son objet ? Les ouvrages de peu d'étendue conviennent à ceux qui travaillent et étudient non pour passer le temps, mais pour l'employer à leur utilité, beaucoup plus qu'à vous, mesdames, qui n'avez d'autres occupations que celles que vous donnent les plaisirs de l'amour. Comme aucune de vous n'a étudié, ni à Athènes, ni à Bologne, ni à Paris, il n'est pas étonnant qu'on bavarde un peu plus longtemps avec vous qu'avec ceux qui ont exercé leur esprit dans les écoles. Quelques-unes me diront que j'ai mis trop de gaieté dans mes discours, et qu'il ne convient pas à un homme grave comme moi d'écrire de cette manière. Je dois rendre grâces à ces dames, c'est leur zèle pour ma réputation qui les fait parler ainsi : cependant je vais répondre à leur objection. J'avoue que j'ai du poids et que j'ai été pesé quelquefois en ma vie ; mais j'assure celles qui ne m'ont pas pesé, que je suis léger, et si léger, que je nage toujours sur l'eau sans aller au fond. D'un autre côté, considérant que les sermons de nos prédicateurs sont semés de railleries, de brocards, je n'ai pas craint de les imiter dans un ouvrage écrit pour prévenir les vapeurs des dames. Toutefois, si cela les divertit trop, n'ont-elles pas, pour se faire pleurer, les lamentations de Jérémie, la passion de Notre-Seigneur ou la pénitence de la Madeleine ? Je m'attends qu'on dira que j'ai une langue méchante et venimeuse, parce que je dis quelquefois la vérité aux moines. Je pardonne volontiers à celles qui me feront ce reproche, parce que je présume qu'elles ne le font pas sans raison particulière. Les moines sont en effet de fort bonnes personnes, qui, pour l'amour de Dieu, fuient le travail et la peine, et rendent en secret de très-importants services aux dames. Si tous ne sentaient pas un peu le bouquin, leur besogne serait beaucoup plus agréable. Je confesse cependant qu'il n'y a rien de stable ici-bas, que toutes les choses y sont dans une perpétuelle vicissitude ; ma langue pourrait bien avoir subi le sort commun, quoiqu'une de mes voisines m'ait dit, naguère, que j'avais la meilleure et la plus douce du monde, et quand cela arriva, il ne me restait presque plus rien à écrire. Voilà toute ma réponse. Que chacun dise et croie maintenant tout ce qu'il lui plaira : je me tais. Je remercie celui qui, par son secours, m'a soutenu dans mes travaux et m'a conduit heureusement à la fin que je m'étais proposée. Je le prie, aimables dames, qu'il vous tienne dans sa sainte grâce ; et si vous avez eu quelque plaisir à la lecture de ces Nouvelles, l'auteur se recommande à votre indulgence. LES DEUX SŒURS Paul Bourget (1852-1935) I SUR UN QUAI DE GARE Le train rapide qui vient de Coire et qui passe à Ragatz vers six heures du soir, était en retard de vingt-cinq minutes. Mais les deux sœurs, en train d'aller et de venir sur le quai de la petite gare, ne pensaient pas à s'en plaindre. Pour la première fois depuis ces deux semaines que Mme de Méris – l'aînée – avait rejoint l'autre, Mme Liébaut qui faisait faire à sa petite fille la cure des eaux de Ragatz, une conversation un peu plus intime s'engageait entre elles. Le sentiment de la séparation, toujours mélancolique et surtout dans le commencement du crépuscule, leur attendrissait-il le cœur ? Cédaient-elles à la douce poésie partout répandue autour d'elles dans le paysage ? Cette longue et verdoyante vallée de Ragatz où le jeune Rhin coule, si rapide et si froid, parmi les peupliers, s'étalait, sous le soleil tombant de cette fin d'une chaude journée d'août, comme une oasis de si calme félicité ! On eût dit que les contreforts des grandes Alpes apparus de tous les côtés se dressaient là pour préserver le coquet village, les fraîches prairies, les bouquets des vieux arbres contre la brutalité du monde. Et quelle noblesse dans ces profils de montagnes ! Avec quelle délicatesse de contours la chaîne du Falknis détachait sur le clair du couchant la dentelure violette de ses cimes ! Comme la gorge sauvage, en face, qui mène à Pfäfers, s'enfonçait hardiment dans la cassure des énormes rochers ! Que la ruine de Wartenstein était romantique à voir, écroulée sur la pointe abrupte de son pic ! Le vent se levait, faible encore, chargé de la fraîcheur des glaciers sur lesquels il passe, là-haut, avant de descendre dans la paisible vallée, et aucune dissonance ne troublait pour les deux sœurs le charme de cette heure. À peine si une douzaine de voyageurs attendaient, eux aussi, dans la gare, le train retardataire, à cette époque de l'année où les express rentrent presque vides à Paris. Les porteurs s'accotaient aux malles préparées sur le quai, avec un flegme tout helvétique. Dans ce silence des choses et des gens autour de leur lente promenade, le bruit le plus fort qu'elles entendissent était le rythme léger de leurs petits pieds quand elles arrivaient de la partie sablée du sol de la gare à la partie bétonnée. Elles formaient ainsi, causant avec un abandon que révélait l'accord de leur démarche, une couple d'une grâce singulière, tant la ressemblance de leurs silhouettes et de leurs visages était saisissante à cette minute. L'aînée, Agathe, avait trente ans, la cadette, Madeleine, en avait vingt-neuf. Cette différence, insignifiante, ne se reconnaissait pas à leur aspect, et elles donnaient l'impression de deux jumelles, si pareilles de traits que cette quasi-identité déconcertait les personnes qui ne les ayant pas vues souvent rencontraient l'une d'elles en l'absence de l'autre. Elles étaient toutes les deux blondes, d'un blond mêlé de reflets châtains. Elles avaient toutes les deux des yeux d'un gris bleu dans un de ces teints transparents, fragiles, qui font vraiment penser aux pétales de certaines roses. Elles avaient le même nez délicat, la même ligne mince des joues, le même arc bien marqué des sourcils, le même menton frappé d'une imperceptible fossette, et une jolie et même irrégularité de leur bouche spirituelle une lèvre supérieure coupée un peu courte, qui laissait voir au repos des dents un peu longues, joliment rangées. À les étudier cependant, cette espèce de trompe-l'œil et comme de prestige s'évanouissait. Des détails tout physiques se remarquaient d'abord : l'aînée était d'un doigt peut-être plus petite que la cadette. La masse des cheveux de celle-ci était plus opulente, sa taille plus forte, malgré sa jeunesse, son visage un rien plus potelé. On les regardait davantage et l'on constatait très vite une dissemblance plus essentielle, si radicale qu'une fois discernée, les analogies, les identités presque de ces deux êtres faisaient ressortir cette opposition davantage encore. On devinait que deux personnalités absolument contraires vivaient, sentaient, pensaient sous ces formes si pareilles. Une âme difficultueuse, compliquée et mécontente se dissimulait derrière le regard des prunelles bleues d'Agathe, aussi fermées que celles de Madeleine étaient ouvertes, caressantes et gaies. Une défiance de nature, plus aisée à sentir qu'à bien définir, crispait chez l'aînée le pli du sourire au lieu que la cadette si avenante, si indulgente, créait partout autour d'elle cette atmosphère de bonhomie fine qui fait de la seule présence de certaines femmes une douceur dont on est tenté de les remercier. Leurs façons de s'habiller ne révélaient pas moins clairement la nuance de leurs caractères. Elles étaient, l'une et l'autre, mises avec l'élégance des Parisiennes riches d'aujourd'hui. Quelques mots résumeront ce qu'il faut bien appeler leur histoire sociale. – Nous en avons tous une, dans ces temps d'ascension hâtive, et cette histoire domine souvent toutes nos destinées de cœur, si cachée que soit cette action d'événements en apparence très étrangers à notre intime sensibilité. – Agathe et Madeleine étaient des demoiselles Hennequin, de la maison HENNEQUIN, Gazes et Rubans, l'une des plus importantes, il y a dix ans, de la rue des Jeûneurs. Ayant perdu leur père et leur mère, très jeunes, à quelques semaines de distance, leur dot d'orphelines avait été assez considérable pour leur permettre n'importe quel mariage. Agathe avait épousé un homme titré et ruiné, un comte de Méris, dont elle était veuve. Celui-ci avait, par hasard, hérité luimême d'un oncle, avant de mourir, en sorte que la jeune femme restait seule, sans enfants, avec plus de cent vingt mille francs de rente. Madeleine, elle, s'était mariée, plus simplement et plus bourgeoisement, à un médecin de grand avenir dont la clientèle grandissait chaque jour, et le ménage n'avait pas à dépenser beaucoup moins que la veuve. Ces chiffres expliqueront, à qui connaît Paris, quelles toilettes d'un luxe léger et coûteux les deux sœurs promenaient sur ce quai de gare. C'est comme une livrée que toutes les jolies femmes revêtent aujourd'hui, à certaine hauteur de budget. Seulement si la robe de mohair noir et la mante de drap noir passementée de blanc qu'Agathe portait pour le voyage venaient d'une même maison et du même rang que le costume de serge blanche de Madeleine, l'une trouvait le moyen d'être raide, guindée, comme harnachée, là où l'autre était gracieuse et souple. Les joyaux de demi-deuil de Mme de Méris, sa chaîne en platine et en perles noires, ses broches émaillées de noir avec des diamants, soulignaient ce je ne sais quoi de prétentieux répandu sur toute sa personne. Madeleine, elle, n'avait d'autres bijoux que l'or des grandes épingles qui piquaient son large chapeau de tulle à fleurs et celui de la gourmette où s'enchâssait la montre de son bracelet. De temps à autre, et tout en causant avec la voyageuse qu'elle accompagnait à son train, – elle-même ne quittait pas encore Ragatz, – elle regardait l'heure à son poignet d'un geste qui traduisait une inquiétude. Ce n'était pas l'impatience de voir la locomotive déboucher du tunnel sur le Rhin, là-bas. Elle appréhendait au contraire que ce train où monterait sa sœur n'arrivât trop vite. Agathe lui parlait, depuis ces quelques minutes, avec une demiouverture du cœur, et des conversations de cet ordre étaient rares entre les deux sœurs. Elles n'en avaient pas eu une seule durant tout leur séjour commun dans la ville d'eaux. Cette singularité de leurs rapports ne tenait pas à la nature de Madeleine, très aimante, très spontanée. L'aînée en était seule responsable, par quelques-uns de ces défauts de caractère pour lesquels les formules manquent, tant ils tiennent au plus intime et au plus profond de l'être. Agathe déplaisait, comme Madeleine plaisait, par cet indéfinissable ensemble de choses que l'on appelle la personnalité. Elle le sentait. Elle l'avait toujours senti. Cette constante impression d'un secret désaccord entre elle et la vie lui avait donné cette espèce d'irritabilité qui aboutit si vite à ce qu'un humoriste anglo-saxon appelle la « dyspepsie morale ». Malgré l'apparente réussite de ses ambitions, elle avait été peu heureuse, et supportait mal le bonheur dont elle avait toujours vu au contraire sa cadette pénétrée. Elle ne l'enviait pas. Elle cachait trop de noblesse vraie sous ses dehors rêches, pour qu'un aussi vil sentiment trouvât place dans son cœur. Mais elle souffrait d'elle, et justement des traits personnels qui contrastaient le plus avec ses propres insuffisances. Elle détes- tait cette facile humeur de Madeleine où elle ne pouvait s'empêcher de voir un peu de vulgarité, – quoique rien ne fût moins vulgaire que cette aisance heureuse. – Elle lui reprochait cette joie de vivre où elle n'était pas loin de discerner un égoïsme, ce qui était injuste. Elle haïssait aussi des succès de société qu'elle eût pour un rien attribués à un peu de coquetterie. À quoi bon d'ailleurs analyser des relations délicates qu'il suffisait d'indiquer ? L'aventure à qui cette causerie entre les deux sœurs sert de prologue fera ressortir ces anomalies avec une netteté qu'aucun commentaire préalable n'égalerait. Leur conversation avait commencé par une petite phrase assez irréfléchie de Madeleine. Elle avait pensé tout haut et dit à son aînée, qui devait, de Ragatz, toucher seulement barre à Paris puis aller en Normandie chez une amie à elle que sa sœur n'aimait guère : – « Tout de même je regrette deux fois de ne pas te garder. Mais oui. Pour t'avoir d'abord, et ne pas rester seule avec ma pauvre Charlotte… » – Cette allusion à sa petite fille pour la santé de laquelle elle était aux eaux mit une lueur triste dans ses yeux si gais… « Et aussi, pour que tu n'ailles pas chez les Fugré. » – « Je n'ai pas l'habitude de négliger mes amies quand elles sont dans la peine, et toi-même, en y réfléchissant, tu ne m'en estimerais pas… » avait répondu Agathe d'un ton qui prouvait que l'antipathie de sa cadette pour Mme de Fugré ne lui échappait pas. D'ordinaire, devant des phrases pareilles et qui risquaient d'ouvrir entre les deux sœurs une discussion, Mme Liébaut se taisait. Cette réplique-ci enfermait une allusion à une difficulté récente que Madeleine et son mari avaient eue avec un des camarades de ce dernier. Ils s'étaient brouillés avec cet homme parce qu'il avait hasardé la fortune de sa femme et de ses enfants dans d'imprudentes opérations de Bourse. Cette fâcherie avait coïncidé avec sa ruine totale. L'indignation du médecin contre le spéculateur s'était manifestée si vivement avant cette ruine, que l'orgueil blessé de celui-ci avait empêché toute réconciliation après le désastre. Mme de Méris, à ce sujet, avait assez vivement blâmé son beau-frère. Madeleine sentit le rappel de ce blâme qui, à l'époque, l'avait déjà froissée. La préoccupation qu'elle avait de l'avenir de sa sœur et son besoin de l'en entretenir, si peu que ce fût, avant son départ, la fit passer outre : – « Si Clotilde n'est pas heureuse, tu avoueras que c'est bien sa faute, » avait-elle riposté en hochant doucement la tête, « les torts de son mari se réduisent à aimer trop sa terre, ses chevaux, sa chasse et pas assez Paris. » – « Tu sais aussi bien que moi ce qui en est, » reprit l'aînée sur un ton d'impatience. « Il est jaloux d'elle, ignoblement jaloux. Voilà la vérité. Je le répète : ignoblement. Il a imaginé ce moyen de la séquestrer, à vingt-cinq ans, à l'âge où une jeune femme a cependant le droit de s'épanouir, surtout quand elle est aussi vraiment honnête que Clotilde. C'est abominable… » – « Pourquoi l'a-t-elle laissé devenir jaloux ? » demanda Madeleine. « Oui. Pourquoi ?… C'était si simple ! Quand elle a vu commencer cette maladie, car c'en est une, pourquoi n'a-telle pas cédé à Fugré sur tous les points où il s'irritait ?… D'ailleurs, elle aurait toutes les raisons et lui tous les torts, » rectifia-t-elle afin d'empêcher la protestation de sa sœur, « je n'en redouterais pas moins ton séjour chez eux. Pour une cause ou pour une autre, les Fugré sont un mauvais ménage. Ce n'est pas dans leur compagnie que tu prendras l'idée de te remarier… » – « De me remarier ?… » fit Agathe, et elle eut de nouveau un de ces sourires dont l'expression rendait soudain son visage si différent de celui de l'autre. Un léger tremblement agitait dans ces moments-là ses lèvres qui se creusaient davantage sur le côté droit, et cette inégalité eût défiguré une physionomie moins jolie que la sienne. « Tu n'as donc pas encore quitté cette idée-là ? » continua-t-elle. « Tu trouves que je n'en ai pas assez de ma première expérience ? » – « Je trouve que tu tires d'un hasard très particulier des conclusions générales qui ne sont pas justes, » répondit tendrement Madeleine. « Tu es mal tombée une première fois. Ce devrait être un motif pour essayer de bien tomber une seconde. Tu étais si jeune quand tu as épousé Raoul ! Tu as été prise par ses manières, par son élégance. C'était bien naturel aussi que tu fusses attirée par le monde où il allait t'introduire… » – « Dis-moi tout de suite que je me suis mariée par vanité, puisque ton mari et toi vous l'avez toujours pensé, » dit Agathe. – « Jamais nous n'avons pensé cela, » répondit, vivement cette fois, Mme Liébaut. « Il n'y a aucun rapport entre ce vilain sentiment et l'innocent, le naïf attrait que la haute société exerce sur une enfant de dix-neuf ans quand elle est si jolie, si fine, si faite pour devenir tout naturellement une grande dame !… Ce que je veux dire c'est qu'à présent tu peux refaire ta vie, et que tu dois la refaire… » Elle insista sur cette fin de phrase. « C'est ma grande maxime, tu sais : on doit vouloir vivre. Pour une femme de trente ans, belle comme toi, intelligente comme toi, sensible comme toi, ce n'est pas vivre que de n'avoir rien, ni personne à aimer vraiment. Une femme qui n'est pas épouse et qui n'est pas mère, c'est une trop grande misère. Tu es ma sœur, ma chère sœur, et je ne veux pas de ce sort pour toi… » – « Je te remercie de l'intention, » répliqua Mme de Méris avec la même ironie. Puis sérieusement : « Tu ne m'as jamais tout à fait comprise, ma pauvre Madeleine. Je ne t'en veux pas. Ce que tu appelles ta grande maxime, ce sont tes goûts. C'est ton caractère. Tu aurais épousé Raoul, toi, que tu aurais trouvé le moyen d'être heureuse… Je vois cela d'ici, comme si j'y étais », continua-t-elle en soulignant son persiflage d'un petit rire sec. « Ses brutalités seraient devenues de la franchise. Il t'aurait trahie, comme il m'a trahie. Tu te serais dit que c'était ta faute, comme tu le dis de Clotilde. Veux-tu que je précise la chose qui nous sépare, qui nous séparera toujours ? Tu as toujours accepté, tu accepteras toujours ta vie quelle qu'elle soit. Moi j'ai voulu choisir la mienne. Cela ne m'a pas réussi. Peut-être y a-t-il plus de noblesse dans certains malheurs que dans certains bonheurs… Et puis on ne se refait point. Je ne me remarierai pas pour me remarier, mets-toi cette idée dans la tête, une fois pour toutes. Je me remarierai, si je me remarie, quand je croirai avoir rencontré quelqu'un que je puisse, – je reprends ta phrase, – aimer, oui, aimer, mais vraiment, mais absolument. Va ! Les querelles de ménage de Clotilde et de Julien ne m'empêcheraient pas d'épouser ce quelqu'un qui m'eût pris le cœur, si je l'avais rencontré. Mais tes exhortations ne me feront pas non plus changer mon existence, pour la changer. Elle a ses heures de cruelle solitude, c'est vrai, cette existence. Elle n'a pas de très doux souvenirs auxquels se rattacher. C'est mon existence à moi, telle que je l'ai voulue, et sa fierté me suffit… » – « Tu te fais plus forte que tu n'es, heureusement, » répondit l'autre. « Si tu pensais réellement ce que tu dis, tu ne serais qu'une orgueilleuse, et tu ne l'es pas. Je te répète que tu es une femme, une vraie femme, et si tendre ! Tu t'en défends, mais on ne trompe pas sa petite sœur quand on est sa grande… Autorisemoi seulement à te le chercher, ce quelqu'un qui te prendrait le cœur ?… Et je le trouverai. » Elle avait dit ces mots avec le mélange de demi-badinage et de demi-émotion, habituel aux êtres trop sensibles quand ils veulent apprivoiser un cœur qu'ils aiment et qu'ils devinent hostile. La grâce de sa voix et de son regard pour formuler sa paradoxale proposition détendit une minute la malveillance latente de Mme de Méris, qui se reprit à sourire, et, comme se prêtant à cette enfantine fantaisie, elle répliqua, sans amertume cette fois : – « Je ne t'ai jamais empêchée de chercher, pourvu que je reste libre de refuser. » – « Tu sais que je suis très sérieuse dans mon offre, » riposta la cadette, « et que je vais me mettre en campagne aussitôt, du moment que j'ai ton consentement. » – « Tu l'as, dit l'aînée sur le même ton de plaisanterie affectueuse. « Mais si c'est parmi les rhumatisants et les neurasthéniques de Ragatz… » – « Tout arrive, » interrompit Madeleine qui ajouta, en montrant à l'extrémité de la voie la silhouette de la locomotive : « même les trains suisses… » L'express débouchait en effet du pont en tunnel construit sur le Rhin, et la petite gare changeait d'aspect. Les voyageurs plus nombreux se pressaient sur le bord du quai. Les facteurs manœuvraient les lourds haquets chargés de malles. La femme de chambre de Mme de Méris était maintenant auprès de sa maîtresse. D'une main elle tenait le nécessaire, de l'autre le paquet de châles. La rumeur des wagons roulant plus doucement avant l'arrêt définitif couvrait à peine l'éclat des voix s'interpellant à présent autour des deux sœurs qui marchaient le long du convoi. Elles ne pensaient plus qu'à découvrir le numéro du compartiment réservé à la voyageuse. Quand il fut trouvé et Agathe installée parmi les innombrables objets dont s'encombre inutilement et élégamment toute femme qui se respecte : minuscules coussins pour le dos, minuscule sac de cuir pour le livre et les flacons d'odeurs, minuscule pendule pour y mesurer la longueur du temps, – et ainsi du reste ! – elle s'accouda quelques instants à la fenêtre ouverte de la portière, pour échanger un dernier adieu avec Madeleine. Elles faisaient toutes deux à cet instant un groupe d'une exquise beauté, tournant l'une vers l'autre leurs visages si semblables de traits, se regardant avec des prunelles de nouveau si pareilles, avec la grâce jumelle de leur sourire. Comme à travers toutes sortes de complications de la part de l'aînée et toutes sortes de délicats pardons de la part de la cadette elles se chérissaient véritablement, une émotion identique les possédait, qui augmentait la similitude de leurs physionomies. Elles se trouvaient l'une et l'autre sous la lumière du soleil déjà très baissé qui dorait de reflets plus chauds la soie de leurs clairs cheveux et la transparence de leur teint si frais. Cette double et charmante apparition était si originale qu'elle aurait partout ailleurs provoqué la curiosité des témoins de ce joli adieu. Dans les dernières minutes d'un départ, de tels tableaux sont perdus. Les deux sœurs pouvaient donc se regarder et se sourire, en liberté, comme si elles n'eussent pas été dans un lieu public, exposées à toutes les indiscrétions… Soudain cependant, ce sourire s'arrêta sur les lèvres de la voyageuse. Ses yeux s'éteignirent, une rougeur colora ses joues et presque aussitôt le même changement d'expression s'accomplit pour Madeleine. L'une et l'autre venaient de constater qu'elles étaient regardées fixement par un inconnu, immobile à quelques pas d'elles. C'était un homme d'environ trente ans, lui-même d'une physionomie trop particulière pour qu'il passât aisément inaperçu. Il était assez petit, habillé avec ce rien de gaucherie qui distingue les soldats professionnels lorsqu'ils revêtent le costume civil. L'extrême énergie de son masque, tout creusé sous la barbe courte, était comme voilée, comme noyée d'une mélancolie qui ne s'accordait ni avec l'orgueil presque impérieux de son regard, ni avec le pli sévère de sa bouche. La maigreur et la nuance bronzée de son teint, où brûlaient littéralement deux yeux très bruns, presque noirs, indiquaient un état maladif, qui n'avait pourtant rien de commun avec l'épuisement des citadins, traité d'ordinaire à Ragatz. Sa physionomie militaire suggérait l'idée de quelque campagne lointaine, d'énormes fatigues supportées dans des climats meurtriers. Il tenait une lettre à la main qu'il venait, ayant manqué l'heure du courrier, jeter à la boîte du train. Et puis, la rencontre des deux femmes l'avait, pour une seconde, arrêté dans une contemplation dont il sentit lui-même l'inconvenance, car il rougit de son côté, sous son hâle, et il marcha vers le wagon de la poste, d'un pas hâtif, sans plus se retourner, tandis que la cadette disait plaisamment à l'aînée : – « Avoue que, parmi les rhumatisants et les neurasthéniques de ces eaux, on rencontre aussi des figures de héros de roman. » – « Tu veux dire de messieurs pas très bien élevés, » répondit Agathe. – « Parce que celui-là te regardait dans un moment où il croyait que tu ne le voyais pas ?… » fit Madeleine. « La manière dont il a rougi, quand nous l'avons surpris, prouve qu'il n'a pas l'habitude de ces mauvaises façons. » – « Pourquoi prétends-tu que c'était moi qu'il regardait ?… » interrogea Mme de Méris… « c'était toi. » – « C'était toi… » reprit Mme Liébaut en riant ; « moi, il ne pouvait pas me voir. » – « Mettons que c'était nous », répondit Agathe. Il est donc deux fois mal élevé, quoi que tu en dises, voilà tout… » Puis, riant aussi : – « Ne me présente toujours pas ce candidat à mine de jaunisse, il n'aurait pas de chances … Je n'ai aucune vocation pour le métier de garde-malade… » Le train commençait de s'ébranler tandis qu'elle prononçait ces mots de raillerie. Elle envoya un baiser du bout de sa main gantée à sa sœur qui longtemps demeura debout sur le petit quai, maintenant désert, à regarder la file des wagons serpenter dans la vallée. – « Pauvre Agathe ! » se disait-elle… « C'est pourtant vrai que sa vie est trop triste, trop dénudée. Elle est aigrie quelquefois, bien peu, quand on pense à ce qu'elle a traversé, à ce qu'elle traverse… Ah ! si je pouvais réellement lui trouver ce mari dont elle prétend qu'elle ne veut pas !… C'est étrange. Elle est si sensible et l'on dirait qu'elle craint de sentir, si aimante et elle a peur d'aimer… » II UN HÉROS D'OPÉRETTE ET UN HÉROS DE ROMAN Cette inquiétude sur l'avenir de sa sœur, Madeleine l'avait ressentie très souvent, et très souvent aussi l'impression qu'une secrète jalousie empoisonnait le cœur de son aînée. Une jalousie ? Même ce mot est de nouveau bien fort. Insistons-y. Agathe, qui avait voulu délibérément épouser un personnage qui eût un « de » devant son nom, ne pouvait pas jalouser sa cadette dans son union avec un simple docteur. Mais la vanité d'une fille grandie dans un milieu de négociants et qui a rêvé de triomphes sociaux abonde en contradictions. Dédaigner réellement et sincèrement la destinée d'une autre personne n'empêche pas que l'on ne haïsse la réussite de cette destinée. Madeleine devinait cette nuance, avec son tact de sensitive, et si sa tendresse intimement partiale lui interdisait de s'abandonner à cette lucidité, elle n'en subissait pas moins certaines évidences. Sans cesse, lorsqu'elle avait causé d'une façon plus intime avec sa sœur, elle se retournait attristée et comme déprimée. Cette sensation d'une singulière mélancolie l'accablait en revenant de la gare chez elle dans le crépuscule commençant. Elle habitait, pour la saison, un pavillon écarté dans une des succursales d'un des hôtels qui se pressent autour du petit parc de l'établissement des bains. Grâce aux relations de son mari avec un des médecins des eaux, elle avait là un petit appartement séparé, où sa fille et son institutrice, elle-même et sa femme de chambre pouvaient se croire vraiment chez elles. De grands hêtres voilaient de leur feuillage la balustrade du balcon en bois sur lequel ouvrait le salon. Un des talents de Madeleine, celui dont sa sœur la critiquait le plus volontiers, était cet art de l'adaptation adroite à toutes les circonstances. Où qu'elle fût, choses et gens sem blaient conspirer autour d'elle pour se rendre faciles. Sa bonne humeur, sa grâce, sa finesse expliquaient assez cette espèce de domination des menus incidents de la vie. La charmante femme était reconnaissante à ce qu'elle appelait naïvement sa chance, de tous ces modestes bonheurs, comme si elle ne les eût pas conquis par ses qualités. Ce soir encore, lorsque arrivée dans son petit salon ses yeux se posèrent sur sa fille qui dînait à l'heure fixée par le médecin, sous la surveillance de la femme de chambre, un remerciement lui jaillit du cœur, pour la joie que lui représentait sa jolie Charlotte, – et une pitié pour celle qui venait de partir si seule. – « Voilà le cher trésor qu'il lui faudrait, » pensa-t-elle ! « Oh ! Elle l'aura ! Elle l'aura ! » Cependant elle interrogeait sa fille sur son emploi de fin de l'après-midi et celle-ci l'interrogeait sur le départ de sa tante. Le « cher trésor », comme sa mère l'appelait en s'en parlant à ellemême, était bien souvent un trésor d'inquiets soucis. À neuf ans que Charlotte allait avoir, ses yeux trop grands dans son visage trop mince, ses membres graciles, sa visible nervosité disaient que cette tête aux cheveux blonds était toujours menacée. Elle avait eu l'année précédente une crise de rhumatisme suivie d'un léger commencement de chorée qu'un premier séjour à Ragatz avait guéri. Cette seconde cure devait empêcher le retour des redoutables accidents. C'était encore un des reproches d'Agathe à Madeleine que l'optimisme de celle-ci sur l'avenir de cette bien chétive santé. La sœur aînée ne voulait pas voir dans l'arrière-fond des prunelles de la mère l'angoisse passionnée qui, par instants, les assombrissait pour céder la place aussitôt à la volonté non moins passionnée de faire vivre cette délicate enfant. Et puis, Madeleine était de ces cœurs courageux qui acceptent de souffrir dans ce qu'ils aiment et qui préfèrent ce risque de martyre à la sécheresse de l'indifférence. Cette générosité native et réfléchie la soutenait dans l'épreuve continue que lui représentait sa fragile et pâle fillette. Elle se raisonnait sans cesse pour se démontrer que son instinct était une sagesse, prolongeant, comme toutes les rêveuses, ses conversations avec ceux qu'elle aimait en d'interminables discours intérieurs. Celui qu'elle se tenait une heure et demie après cet adieu de la gare, tandis qu'elle s'acheminait seule vers l'hôtel où elle prenait ses repas, peut être donné comme un type de ces allées et venues de sa pensée autour des soucis cachés de sa vie : – « Souhaiter à une femme un mari et un enfant, » se disait-elle, « c'est pourtant lui souhaiter tant de malheur possible ! Agathe a tant souffert par Méris et moi je pourrais tant souffrir par Charlotte !… Ah ! chère, chère Charlotte !… si je la perdais, Georges ne me la remplacerait pas (c'était le nom de son petit garçon, resté à Paris avec le père). Mais souhaiteraisje, même si cet affreux malheur arrivait, de ne l'avoir jamais eue, à moi ?… Aimer, c'est toujours courir la chance d'être blessée, et il faut la courir. Hors de là c'est le vide, c'est le néant… Souffrons, mais vivons. Je veux que ma pauvre Agathe aime et vive… Qu'elle aime ? Qui ?… Comme sa voix était profonde, tout à l'heure, pour me dire : quelqu'un que je puisse aimer, mais vraiment, absolument… Et qu'elle s'est faite moqueuse pour me défier : Je ne t'ai jamais empêchée de chercher. … Ce que je lui ai répondu en plaisantant, pourquoi ne pas l'essayer sérieusement ? Pourquoi ne pas lui chercher ce quelqu'un ?… Pourquoi ? C'est qu'elle ne s'y prêtera pas. Elle ne se prête pas à la vie, qu'elle est son grand défaut. Son premier geste est toujours de se replier, de se retirer… Là, sur ce quai, quand cet inconnu l'a regardée, – car c'était bien elle qu'il regardait, – son instinct a été seulement de dire que ce jeune homme n'était pas bien élevé et d'ajouter qu'il était laid. Certes, il était tout, excepté cela… J'ai rarement vu une physionomie plus intéressante. On entend pourtant parler de rencontres aux eaux qui ont changé tout le sort d'une femme… Ce ne sera pas cette rencontre-ci, puisque Agathe est loin maintenant… » Tout en devisant de la sorte avec elle-même, la jolie mono- logueuse était entrée dans la vaste salle où, deux fois par jour, se réunissaient, les uns autour de la grande table centrale, les autres à des tables indépendantes, les innombrables hôtes de ce caravansérail cosmopolite, attirés par « les naïades bienfaisantes de ces sources », aurait dit un poète antique. Mme Liébaut avait sa place fixée à une petite table entre deux fenêtres. Elle la gagnait, comme d'habitude, saluée par les quelques personnes avec qui elle avait lié connaissance. Elle répondait par un léger signe de tète et ce sourire qu'elle avait si naturellement. Tout d'un coup ce sourire s'arrêta sur ses lèvres, et elle se sentît rougir comme avait rougi sa sœur à la gare. À une table voisine de celle où son couvert mis l'attendait, elle venait d'apercevoir la silhouette de l'inconnu dont la rencontre sur le quai, à la minute du départ, avait provoqué les derniers propos échangés avec Agathe. C'était bien lui, et cette physionomie, trop intéressante en effet pour être oubliée. De son côté, il avait aperçu Mme Liébaut avant même qu'elle ne l'eût vu. Il l'avait fixée du regard si particulier de ses yeux brûlants, aussitôt détournés dès qu'ils avaient croisé les yeux étonnés de la jeune femme, et tout de suite il les avait reposés sur elle avec un étonnement égal. La personne assise en face de lui et avec laquelle il dînait s'était levée à moitié pour saluer l'arrivante ! Cette personne était le vieux baron Favelles, un des clients parisiens du docteur Liébaut, et que ce dernier avait envoyé à Ragatz. Les assiduités du baron auprès de la femme de son médecin avaient même fourni aux deux sœurs plus d'un motif de dissentiment durant le séjour de Mme de Méris. Que de fois, le voyant venir à elles dans le parc, l'aînée avait dit à sa cadette : – « Quand on tient à sa femme, on n'expédie pas aux mêmes eaux qu'elle un individu aussi assommant que cet animallà… » – « Il s'écoute un peu parler, » répondait Madeleine ; « mais il est si serviable, si poli… » – « Je sais, » répliquait l'aînée, « personne ni rien ne t'ennuie. C'est humiliant pour ceux et celles que tu prétends aimer. Qui n'a pas de dégoûts n'a pas de goûts. » On devine que Favelles n'aurait pas été jugé avec cette sévérité par Agathe s'il n'avait pas manifesté pour Mme Liébaut une admiration par trop partiale. Le hasard ayant fait jouer à cet aimable homme, dans le début de cette rencontre, ce rôle d'aiguilleur réservé quelquefois à de simples fantoches, c'est le lieu d'indiquer en quelques touches les traits marquants d'une individualité significative quoiqu'un peu ridicule. Il consistait, ce ridicule, – mais tant de Parisiens en sont atteints ! – à ne pas vouloir vieillir, ni physiquement ni moralement. Ancien souspréfet du second Empire, Favelles gardait, à soixante-sept ans très passés, la silhouette et les allures d'un élégant de cette époque. Ses guêtres blanches et son chapeau gris à longs poils, l'été, – l'hiver, sa redingote ajustée et ses pantalons clairs, lui donnaient cet aspect spécial aux contemporains de la guerre d'Italie et du canal de Suez, de la Grande-Duchesse et du plébiscite, cette physionomie de haute tenue où il y a du militaire et du financier, du grand administrateur et du galantin. Dans l'amas d'insignifiants ou graves documents trouvés aux Tuileries après le 4 Septembre et publiés par les soins des tristes gouvernants d'alors, en plusieurs volumes, les ennemis de Favelles – qui n'en a pas ? – se sont donné le malin plaisir de relever deux lignes le concernant. Une note secrète sur les fonctionnaires mentionne le sous-préfet, qu'elle caractérise ainsi : « Intelligent et actif, mais trop bel homme, trop d'odor della feminita » Le baron n'a visiblement abdiqué aucune des prétentions résumées par cette flatteuse épigramme. Seulement si « le trop bel homme » n'a pas perdu un pouce de sa grande taille, il est obligé de maintenir son ventre au majestueux, d'après le conseil de Brillat-Savarin, par une savante ceinture. Si le haut de son crâne ne montre pas les tons jaunis d'une bille d'ivoire, c'est grâce à un ramenage non moins savant, et les reflets férocement violets des mèches qui lui servent à dissimuler ainsi sa calvitie dénoncent l'emploi d'une eau plus savante encore. Ses favoris coupés court et qu'il laisse grisonner un peu – très peu, pour tromper qui ? – encadrent un visage que la congestion guette. Aucun régime n'arrive à le nettoyer de ses plaques rouges, comme aucun massage n'arrive à rendre la souplesse à ses mouvements. À le voir se redresser, comme il fit, pour esquisser ce salut sur le passage de Madeleine, on croit entendre craquer tous les os. Il salue cependant, de même qu'il s'habille, de même qu'il cause, sans tenir compte du temps ni de ses ankyloses. Il n'avoue pas plus celles de son esprit que celles de ses jointures. C'est le clubman qui veut mourir « au courant », et qui ne se pardonnerait pas de manquer une première, une grande vente, une ouverture d'exposition. Il vient de lire le livre à la mode. Il va vous présenter l'homme ou la femme en vue. Cette énervante manie de ne pas retarder lui joue parfois d'étranges tours. L'an dernier, c'était son portrait par un artiste de la plus nouvelle école, si outrageusement réaliste qu'une fois la toile suspendue sur la cimaise du Salon, le baron a quitté Paris huit jours pour ne plus se voir, c'est le cas d'employer l'expression classique, en peinture. L'autre année, c'était son entrée dans un comité de coloniaux, au temps où il n'était question – éternelle chimère des Celtes imaginatifs – que des Indes Noires et des conquêtes africaines. Favelles s'est trouvé voisiner là avec un des membres les plus notoires de la Commune, que le sang des otages n'empêche pas d'être aujourd'hui conseiller d'État et commandeur de la Légion d'honneur. Les deux hommes ont failli avoir une affaire, dès la première séance. Le Vieux Beau en a eu réellement une, une autre année qui n'est pas lointaine, pour avoir été caricaturé dans un journal mondain, sous le pseudonyme par trop transparent et cruellement médical de « baron Gravelle », comme le Sigisbée d'une actrice en vogue. Le sexagénaire a essuyé le feu d'un jeune journaliste, en homme très brave, et il a tiré en l'air, de son côté, prouvant qu il est demeuré par surcroît un très brave homme, à travers une existence presque pathétique de futilité, si près de ce que nos pères appelaient les fins dernières. Nous mourrons tous, voilà qui est certain. Mais à quelle heure Favelles y penserait-il entre son cercle, les foyers de théâtres, les déjeuners au cabaret, les dîners en ville, et le reste ? Ce léger « crayon » d'un survivant d'une génération quasi disparue, fera comprendre aussitôt le petit éveil d'idées qui commença d'agiter la tête de Madeleine, lorsque, remise de son premier saisissement, elle se fut assise à sa place, avec le souvenir des repas pris à cette même table, pendant ces deux semaines, vis-à-vis d'Agathe. – « Je vais écrire cela, dès demain, à ma sœur, » se disaitelle, « que le monsieur deux fois mal élevé, comme elle l'a appelé, dîne ce soir avec Favelles !… Cette fois, je suis sûre de savoir qui c'est. Favelles est en train de lui faire les honneurs de mon pauvre moi… Sinon, causerait-il avec ces précautions, en se penchant, et confidentiellement ? Est-il écrit en assez gros caractères, le cher homme ?… Que c'est singulier pourtant ! Je songeais tout à l'heure à ces rencontres aux eaux qui bouleversent toute une vie. Il y a vraiment quelque chose d'un peu fantastique dans cette coïncidence que le baron se trouve connaître quelqu'un qui nous a frappées ce soir, Agathe et moi, dont nous avons parlé comme nous en avons parlé… Oui, quel étrange concours de petits événements tout de même ! Cinq minutes plus tard, le train était parti. Nous n'avions pas vu cet homme durant tout le séjour d'Agathe à Ragatz. Il ne l'avait pas vue, lui non plus. Et il faut qu'il vienne porter une lettre à la gare juste à temps pour la remarquer, car il l'a remarquée. Elle a eu beau dire : ce n'était pas moi qu'il regardait, ni nous. C'était elle… Mais qui est-il ? Peut-être un baigneur arrivé d'hier ou de ce matin, et alors le hasard est plus étonnant encore… Je le saurai, cela m'amusera, et aussi jusqu'à quel point il est vraiment ce « monsieur deux fois mal élevé » Il n'en a pas l'air, mais pas du tout, en ce moment. Je parierais à son attitude qu'il est gêné que Favelles lui parle de moi devant moi… » En songeant, elle étudiait les deux hommes dans la grande glace qui servait de panneau au mur contre lequel s'appuyait sa petite table. Le Beau du second Em- pire avait cette mine importante de l'initié qui étale à un nouveau venu sa science de la Société. Son interlocuteur et lui ne tournaient plus les yeux du côté de Mme Liébaut. Celle-ci était pourtant si certaine d'être l'unique objet de leur entretien qu'elle se disait encore : « Le baron va me le présenter, ou il ne serait pas le baron, tout à l'heure sans doute, dans la galerie. » Les habitués de l'hôtel se rencontraient en effet, comme d'un accord tacite, après chaque déjeuner et chaque dîner, dans un long promenoir couvert, où les uns restaient assis en fumant et prenant le café, tandis que les autres marchaient les cent pas. Les arbres du parc verdoyaient autour de cet étroit salon en plein air. Des plantes grimpantes paraient les pelouses de leurs feuillages et de leurs fleurs qui enguirlandaient jusqu'à la toiture. Un orchestre, caché dans un kiosque, accompagnait les propos, de sa musique dispersée dans la pluie ou le soleil, dans le vent ou la nuit, suivant le temps et l'heure. Le promenoir aboutissait à une rotonde, où les boutiques, particulières aux villes d'eaux des bords du Rhin, étalaient leurs colifichets chatoyants : pierres au rabais, de toutes nuances, améthystes et cornalines, lapis et onyx, sanguines et chrysoprases, à côté des centaines de ces objets en bois travaillés entre la Suisse et la Forêt Noire : coucous et couteaux à papier, becs de cannes et trophées de chasse. Une profusion d'écharpes rayées, venues des lacs italiens, si proches, voisinaient avec des bijoux en corail et des mosaïques sur bois envoyés de Sorrente, et des peignes, des épingles, des couteaux à papier, des crochets en écaille brune ou blonde, expédiés de Naples. Enfin c'était l'innombrable amas des « souvenirs » que les patients d'une cure achètent tous, tôt ou tard, dans l'oisiveté de leurs heures vides. Une fois à la maison, ces brimborions, de pittoresques, deviennent hideux. Ils ressemblent en cela aux intimités ébauchées autour du verre d'eau et des salles de bains. Mais, comme Madeleine n'était pas encore rentrée à Paris, ce petit coin du promenoir l'amusait toujours. Il se dessina dans son esprit avec ses moindres détails, et Favelles s'avançant vers elle suivi de l'inconnu : « J'aurai là une minute amusante, » se dit-elle. « Ce monsieur a parfaitement vu, à la gare, que nous l'avions surpris en flagrant délit d'indiscrétion. Il vient de voir que je l'ai reconnu. Quelle mine aura-t-il ?… Je le jugerai là-dessus, j'aurai de quoi divertir un peu ma bougonne Agathe… » Le dîner de la jeune femme s'achevait parmi ces pensées. Arrivée en retard, elle se trouvait rester l'une des dernières dans la vaste salle à manger. Le baron Favelles et son compagnon s'étaient levés depuis longtemps et ils avaient disparu quand elle se prépara, elle aussi, à rentrer chez elle. Entre l'instant où elle s'était figuré gaiement l'embarras de l'inconnu et celui où elle remettait la mante destinée à protéger son demi-décolletage contre la fraîcheur du soir, une réflexion très différente des précédentes avait sans doute traversé son esprit ; car, au lieu de se diriger vers cette porte du promenoir, où elle risquait presque sûrement de retrouver les deux hommes, elle quitta la salle à manger par une autre sortie qui donnait directement sur le parc… Une réflexion ?… Une impression plutôt, un de ces vagues et presque indéfinissables instincts comme l'approche d'un homme destiné à jouer un rôle dans leur existence en émeut chez les femmes d'une extrême susceptibilité sentimentale. Après s'être dit : « Cette présentation sera bien amusante ; Madeleine se disait : « Décidément, non. Après que ce monsieur nous a regardées à la gare, comme il nous a regardées, c'est mieux tout de même de ne pas permettre qu'il me soit présenté. (Elle oubliait qu'elle avait protesté contre le nous.) Ce dîner, à l'hôtel, ce soir, est très suspect. Comment n'y ai-je pas vu une nouvelle preuve d'indiscrétion ? Il m'a suivie de loin en sortant de la gare, il a su où j'habitais, et mon nom. Et puis que je mange ici. L'hôtel est un restaurant en même temps qu'un hôtel Il y est venu. Pourquoi ? Pour essayer de me revoir ?…Me revoir ? Mais c'était ma sœur qu'il regardait… Hé bien ! Agathe est partie. Il le sait. Il n'y a qu'une personne qui puisse lui apprendre quelque chose sur elle… C'est moi… » Et de nouveau hésitante : « Je bats la campagne. Quelle folie ! Ce sont des idées de roman…Ce qui n'est pas une idée de roman, c'est que ce mon- sieur n'a pas été très bien élevé. À la gare, j'ai dit le contraire à ma sœur. Mais il faut l'avouer, elle avait raison. De deux choses l'une : ou bien il s'est trouvé à l'hôtel volontairement et c'est tout à fait mal. Dans ce cas, je dois l'éviter. Ou bien il n'y a là qu'une coïncidence, et pourquoi ne pas l'éviter encore ? On fait toujours trop de nouvelles connaissances… » La charmante femme eût été très étonnée si quelque ami perspicace ou quelque amie lui eût expliqué la subite volte-face que résumait ce nouveau petit discours. Ce dérobement devant la présentation possible de l'inconnu, qu'était-ce qu'un frisson de crainte nerveuse ? Et que signifie un inconscient et irrésistible mouvement de cet ordre à l'occasion d'un étranger, sinon un obscur commencement d'intérêt ? Madeleine eût pu s'en convaincre au plaisir singulier que lui causa, quelques minutes plus tard, la preuve, tout d'un coup surprise, de la délicatesse de l'inconnu au contraire et de sa correction. En s'échappant de la salle à manger par la porte du parc, elle croyait ainsi rentrer tranquille. Elle avait compté sans une autre indiscrétion et plus certaine que celle du jeune homme si sévèrement jugé par Mme de Méris. Faut-il dire qu'il s'agissait de Favelles ? Le baron n'était pas de ceux qui perdent une seule occasion de briller auprès d'une jolie femme, ne fût-ce que par le reflet d'un autre. Il avait, tout en passant et repassant dans le promenoir, guetté à travers les vitres la fin du dîner de Mme Liébaut. Il l'avait vue s'attarder une seconde, tandis qu'elle remettait sa pèlerine, comme si elle hésitait sur le chemin à prendre, puis se diriger vers la sortie du parc. Le temps ; pour lui-même, de contourner le bâtiment de l'hôtel, du grand pas de ses vieilles jambes rajeunies par l'importance de l'effet à produire plus encore que par la thermalité mystérieuse des eaux de Ragatz. Il était devant elle, – mais seul, – et, s'excusant de l'aborder, il la questionnait sur le départ de Mme de Métis. Ensuite, sans autre préambule : – « J'avais à dîner ce soir quelqu'un qui vous aurait bien intéressée, le commandant Louis Brissonnet. » – « Le compagnon du colonel Marchand ?… demanda Madeleine, avec un sursaut de curiosité spontanée dont elle s'étonna elle-même. Un trouble passa sur son visage. Favelles ne s'en aperçut pas, dans l'obscurité de l'allée qu'éclairaient mal les réverbères placés de distance en distance. Lui-même était d'ailleurs trop uniquement occupé de ce qu'il eût volontiers appelé son succès pour remarquer une nuance de physionomie, si légère et aussitôt disparue. Tous ceux qui ont suivi, d'après les documents de l'époque, l'héroïque expédition du Congo-Nil se rappellent qu'un des corps qui la composaient, séparé par une erreur de route du reste de la troupe, à quelques lieues du Bahrel-Gazal, et assailli par la plus féroce tribu de cette féroce contrée, dut son salut au sang-froid de Brissonnet, alors lieutenant. Consumé de fièvres et grièvement blessé, il déploya pour arracher ses hommes à un massacre certain une énergie à laquelle son chef, aussi magnanime qu'il est courageux, a rendu un retentissant hommage. Il n'y avait donc rien d'étonnant que Mme Liébaut sût le nom du brillant officier et ses faits d'armes. Favelles aurait préféré lui apprendre le tout pour placer un récit dont il ne lui fit d'ailleurs pas complètement grâce : – « Oui, » répéta-t-il, « le compagnon du colonel Marchand, le Brissonnet qui, avec cinq cents tirailleurs, a tenu tête à cinq mille nègres. Ne pouvant plus marcher, il faisait le coup de feu par-dessus les épaules de ses porteurs fanatisés… Mais vous avez lu les pages que le colonel lui a consacrées… Après trois ans, Brissonnet ne s'est pas remis de ses fatigues, et la Faculté l'a expédié ici, où il est arrivé hier matin… Il est descendu dans un très petit hôtel. L'héroïsme ne mène pas à la fortune, vous savez… J'avais eu l'occasion de le connaître, quand je faisais partie du Comité de l'Afrique centrale. J'avais été très intéressé par deux ou trois de ses communications. Après ma douche, je me promenais dans le parc, je me heurte à lui… Je l'invite à dîner, un peu avec l'idée de vous le présenter. On n'est pas gâté à Ragatz, comme distractions, et j'étais très sûr que vous auriez du plaisir à l'entendre raconter ses aventures… Et puis, ne voilà- t-il pas que ce malheureux est saisi, au milieu du dîner, d'une névralgie atroce… Ça l'a pris tout d'un coup, comme vous veniez d'entrer, justement. Quelle guigne ! Il faut que ç'ait été bien grave, car je vous avoue que je lui avais annoncé que vous voudriez bien me laisser vous l'amener. Vous avoir vue, » ajouta le galantin, « et perdre une occasion tout offerte de se rapprocher de vous, c'est invraisemblable !… Enfin, vous m'autoriserez à réparer ce contre-temps demain, si vous êtes dans le parc à l'heure de la musique ? Je lui ai donné rendez-vous là… Pourvu qu'il n'ait pas l'idée de repartir !… Tandis que je le reconduisais à son hôtel, à deux pas, il incriminait les eaux de Ragatz. Il a pris son premier bain aujourd'hui. Quelquefois ce premier bain réveille les misères que la cure va soulager. Je lui ai dit cela, sans parvenir à lui arracher une promesse de prolonger l'expérience. La guigne serait complète. Ah ! s'il s'en va, et quand vous êtes à Ragatz, vous, madame Liébaut, je donne ma démission de colonial. C'est que l'Afrique abêtit les officiers français… De mon temps, il n'y avait pas de névralgie qui tînt. Les belles dames d'abord, la santé ensuite ! J'ai toujours envie de leur dire, comme dans la comédie : Cédez-moi vos trente ans, si vous n'en faites rien… Brissonnet pourtant est aussi spirituel qu'il est brave, et il cause quand il veut causer !… S'il reste, je lui ferai narrer ses histoires de chasses… Que Mlle Charlotte en entende une, une seule, elle ne voudra pas plus lâcher le commandant qu'un volume de Jules Verne… Vraiment, s'il ne reste pas, quel dommage et quelle gaffe !… » Madeleine était trop habituée aux madrigaux plus ou moins délicats du baron pour y prendre garde. Ce ton de roquentin suranné avait attiré à l'excellent homme l'antipathie de Mme de Méris. Mme Liébaut, elle, lui avait dès longtemps pardonné la sottise de ses compliments, – toujours l'odor di feminita du rapport secret, mais combien rancie ! – en faveur de la gâterie que le célibataire endurci prodiguait sans cesse à sa petite fille. Encore cette fois, il avait pensé à l'enfant. Ce fut la mère qui répondit, en répétant les avant-dernières paroles du Sigisbée démodé : – « Quel dommage, en effet !… » – « Alors, s'il reste, » insista Favelles, « vous ne voyez pas d'objections à ce que je vous le conduise ?… » – « Aucune, » répondit Madeleine. Elle s'écouta prononcer ce mot qui contredisait par trop ses résolutions de tout à l'heure, et de nouveau elle s'étonna de l'élan spontané avec lequel elle avait accordé son acquiescement. Mais ne venait-elle pas d'apprendre quelques petits faits qui, eux aussi, contredisaient complètement l'hypothèse ébauchée un quart d'heure auparavant dans son esprit ? Elle savait maintenant que la présence de Brissonnet à une table de restaurant où elle prenait tous ses repas n'avait pas été préméditée. Elle savait que, l'ayant reconnue, il n'avait plus pensé qu'à l'éviter, bien loin d'essayer de s'imposer. Elle savait enfin que ce masque jugé par elle au premier regard si intéressant ne mentait pas. Elle avait comme porté un défi au hasard par son « tout arrive « de la gare, et le hasard avait répondu en les mettant, sa sœur et elle, en rapport avec un de ces hommes tels que l'imagination féminine rêvera toujours d'en rencontrer. À la suite de ces diverses découvertes, le plan de sa volonté devait être déplacé du coup. Il l'était si bien qu'au lieu de quitter le baron Favelles, comme elle l'eût certainement fait en toute autre circonstance, pour regagner vite son appartement et causer avec sa petite fille encore éveillée, elle s'attardait dans les allées du parc à écouter les interminables commentaires du baron sur les aventures sénégalaises de l'explorateur. Avant de prendre part à l'expédition Marchand, Brissonnet, alors simple souslieutenant, n'a-t-il pas exécuté, dans la région saharienne, une des plus audacieuses reconnaissances que les annales de notre armée d'Afrique, si riches en exploits pareils, puissent mentionner ? L'ancien sous-préfet, ravi d'être écouté complaisamment par la plus jolie des Parisiennes exilées à Ragatz, oubliait l'humidité du soir, interdite de la façon la plus sévère à ses rhumatismes. Il ne remarquait pas le mince et perfide brouillard qui, monté du Rhin, s'étendait doucement sur la vallée baignée de lune. Madeleine oubliait, elle aussi, qu'elle était à peine couverte et que les fins souliers dont elle était chaussée n'étaient pas faits pour fouler le sol des allées, mouillé de rosée. Un projet commençait de se dessiner dans sa pensée, d'abord vague, puis moins vague, puis précis. Et deux heures plus tard, lorsque enfin revenue aux Petites Charmettes (c'était le nom de sa villa), elle eut embrassé sa fille endormie, et qu'elle se fut elle-même vêtue pour la nuit, ce projet s'était fixé en lignes très nettes. Elle en raisonnait déjà comme d'un fait positif et qu'elle ne discutait plus. Le petit roman, tendrement et purement chimérique, ébauché dans sa rêverie, l'attirait par un attrait si profond, si conforme aussi aux secrètes dispositions de sa nature, follement sentimentale sous son parti pris de tranquille sagesse bourgeoise ! Elle demeura longtemps, longtemps, sa femme de chambre congédiée, sur le balcon en terrasse de son appartement, à regarder le vaste paysage de plus en plus argenté de vapeurs, tout en se prononçant à nouveau un de ces interminables monologues dont elle était coutumière. Les étoiles palpitaient au ciel, où le croissant de la lune brillait d'un éclat de métal. Le Falknis profilait, par-dessus les cimes onduleuses des grands arbres, sa silhouette sombre, détachée sur le violet comme déteint du ciel. La rumeur de la Tarmina, la tumultueuse et rapide rivière qui roule sauvagement vers le Rhin son eau d'une si glauque nuance, animait seule le silence de la vallée, rendu par la nuit à son repos d'asile. Mme Liébaut écoutait cette plainte, ses yeux erraient sur cet horizon d'ombres épaisses, de vapeurs transparentes, de clartés élyséennes, et elle se disait : – « Pourquoi ce qui n'a été qu'une plaisanterie dans notre adieu de la gare ne deviendrait-il pas une réalité ?… Oui. Pourquoi ?… Agathe me dit toujours qu'elle déteste les gens de son monde. Elle vit parmi des oisifs et des médiocres. Si cependant on arrivait à lui présenter comme candidat à sa main un homme tel que celui-ci, déjà glorieux à trente-trois ans et qui a tout pour lui : cette beauté physique d'abord, – avant de rien savoir de lui, n'ai-je pas eu l'impression, rien qu'à la regarder, qu'il était à part des autres ? – un admirable caractère ensuite, – le témoignage de son chef et de ses actions l'atteste ; – la poésie enfin d'une destinée malheureuse. Favelles ne m'a-t-il pas dit qu'il était pauvre et aussi qu'il avait dû demander un congé, tant nos gouvernants le persécutent de mesquines tracasseries ?… Mais pour qu'Agathe s'éprenne de lui et qu'il s'éprenne d'elle, il faut qu'ils se connaissent et elle est partie, et lui il va peut-être partir… S'il part, c'est une chose finie… Partira-t-il ? Non. Il en a peut-être eu l'intention une minute, quand Favelles lui a parlé de le présenter. Son incorrection de la gare lui aura fait honte. Il aura craint que je ne lui en tienne rigueur. Cette susceptibilité prouve que ce soldat déterminé conserve une âme toute neuve, toute fraîche. Elle prouve aussi que notre rencontre à la gare lui a fait une impression… Notre ?… Non. Encore une fois, il n'a vu là-bas que ma sœur. Elle était à la fenêtre du wagon, regardant du côté où il venait, et moi je lui tournais le dos… D'ailleurs, quand il nous aurait remarquées toutes les deux, nous nous ressemblons tellement, qu'en ce moment je le défierais bien de nous distinguer l'une de l'autre… À cause de cette ressemblance, il restera. Si c'est ma sœur qui l'a frappé, il voudra la revoir en moi… La revoir en moi ?… La revoir en moi ?… » Elle se répétait ces mots tentateurs, indéfiniment, et, toute songeuse, elle continuait : – « J'ai encore dix jours à passer ici, pourquoi ne pas en profiter ? Si le commandant Brissonnet a vraiment remarqué Agathe, il voudra se lier avec moi à cause d'elle. Je m'y prêterai… Ce ne sera pas de la coquetterie. Il s'agit seulement de lui donner le désir et la possibilité de venir chez moi, à Paris. Il viendra chez moi. Il y retrouvera ma sœur. Je m'effacerai alors… Ce sera à lui de se faire aimer… Et si, pendant ces dix jours, cette ressemblance est la cause qu'après avoir admiré Agathe à la gare, c'est de moi qu'il devient amoureux ?… Il n'y a pas de danger…, » se répondit-elle en haussant ses fines épaules…, « il n'aura pas de peine à constater que mes affections sont prises, bien prises, que j'aime mon mari de tout mon cœur… Il saura vite qu'il n'y a pas d'espoir. Alors, quand il se retrouvera vis-àvis de ma sœur, c'est moi qu'il reverra en elle… Il se sera épris de l'aînée à travers la cadette… Mon Dieu ! Agathe a raison, je vois toujours tout en beau. Je suppose aussitôt qu'il aime une de nous ! Sais-je seulement s'il n'a pas un attachement déjà ? Cette lettre qu'il allait jeter au train, avec la crainte évidente de manquer la dernière poste, ne l'adressait-il pas à une femme ?… Bah ! Même en ce cas, il ne s'agirait point d'un sentiment bien sérieux. Il ne se serait pas arrêté ainsi, à la vue d'Agathe, s'il avait au cœur un vrai amour… Après dix minutes de conversation, d'ailleurs, je saurai à quoi m'en tenir. Un homme qui n'est pas libre, ça se reconnaît si vite !… Mais sera-t-il encore là demain ?… Pourvu qu'il y soit ! Dire que dans deux ou trois mois, ma sœur pourrait être sur le point de refaire sa vie avec lui et que ce petit retard de l'express de Paris en aurait été la cause… Que ce serait amusant tout de même, si sa vie s'arrangeait ainsi et pour ce motif !… Mais je suis folle. Allons dormir… » III POUR LE COMPTE D'UNE AUTRE Mme Liébaut se doutait si peu du secret sentiment caché au fond, très au fond de ce romanesque projet, que sa première action le lendemain fut d'en écrire longuement à son mari. Elle lui envoyait ainsi chaque jour une chronique de sa vie aux eaux et de la santé de leur fille. Ce matin encore elle vit en pensée le médecin recevant cette lettre, au moment de sortir. Il l'ouvrirait dans le coupé de l'Urbaine à deux chevaux qui le menait à son hôpital. Liébaut était attaché au service de la Pitié. De là il courait à travers Paris de visite en visite. Ces quatre pages d'une fine écriture seraient lues entre deux séances de douleur. Elles seraient le viatique quotidien, la petite joie de cet homme excellent, que Madeleine croyait aimer, qu'elle aimait réellement, mais d'une de ces affections dont l'accoutumance a fait une simple amitié. L'honnête femme sourit à cette image qui lui représentait le compagnon de sa vie, dans l'exercice de son accablant métier. Cette physionomie du praticien, déjà usé à quarantetrois ans par l'excès du travail et l'absence totale d'exercices physiques, n'avait rien de commun avec celle de l'officier d'Afrique, empreinte, elle aussi, d'une précoce lassitude. Seulement les fatigues de l'explorateur évoquaient le mystère du désert, les dangers affrontés dans un lointain décor de larges fleuves, de palmiers gigantesques, de sauvages et vierges étendues. La poésie de la mort bravée froidement parait ce visage tourmenté d'un mâle attrait que n'avait pas le masque bourgeois du docteur, dont les paupières s'étaient ridées à cligner sur des livres de pathologie, les tempes dégarnies à méditer des ordonnances, les épaules voûtées à se pencher sur des poitrines pour les ausculter. Contraste uniquement extérieur ! À la réflexion tous les dévouements se valent, et celui d'un père de famille qui peine courageusement pour les siens n'est pas d'une autre essence que le sacrifice d'un soldat. Madeleine avait l'âme assez saine pour comprendre cette grandeur des humbles vertus, qui n'est méconnue que des cœurs vulgaires, mais, si raisonnable qu'elle fût, elle gardait dans un arrière-pli de son être cette graine de fantaisie féminine qui s'épanouit en floraisons dangereuses sous le prestige des aventures exceptionnelles et des personnalités frappantes. Rien de plus imprudent que le jeu à quoi elle se préparait : cet effort pour attirer l'attention d'un homme qui, dès la première rencontre, l'intéressait un peu trop. Elle en avait une préconscience, si l'on peut dire, puisqu'elle s'était déjà donné cette justification anticipée : « Si je veux qu'il me remarque, c'est afin de substituer plus tard ma sœur à moi-même, et qu'un goût léger pour moi devienne un sentiment sérieux pour elle. » Sophisme d'une sensibilité à demi ignorante d'elle-même. Il faut toujours en revenir au proverbe dont le plus passionné des poètes, et qui a payé cher son expérience, a fait le titre de son chef-d'œuvre : On ne badine pas avec l'amour… Madeleine eût répondu, si on l'eût interrogée quand elle sortit de sa maison, vers onze heures, sa lettre dans la main, avec sa petite fille, qu'il ne s'agissait d'amour, ni peu ni prou, encore moins d'un badinage, et elle eût été d'une absolue bonne foi ! Une chance s'offrait, cette chance longtemps et vainement cherchée de refaire l'avenir d'Agathe, et la sœur cadette n'eût pas admis une seconde qu'une autre cause lui donnât la vague émotion dont elle était saisie en s'acheminant vers l'hôtel et se posant cette question : – « M. Brissonnet est-il parti ? Est-il resté ?… Je le saurai tout à l'heure. C'est le moment où Favelles fait sa promenade après son bain et avant son déjeuner. Il sera allé se renseigner, aussitôt sorti… Justement, le voilà… Et les voilà… » Madeleine Liébaut avait suivi d'instinct, et comme sans y penser, pour gagner l'hôtel et sa boîte aux lettres, un chemin un peu détourné qui rejoignait l'allée du parc, où le Beau du second Empire étalait volontiers ses élégances de onze heures. Il était là, chaussé des plus fins souliers jaunes, guêtré de coutil clair, dans un complet de flanelle rayée, d'une coupe à lui, qui trouvait le moyen d'antidater, si l'on peut dire, par sa forme, cette toute moderne étoffe. Une fleur s'ouvrait à sa boutonnière, cachant à moitié le mince ruban rouge, militairement porté. Le chapeau de paille posé sur le coin de la tête, le cheveu astiqué, vernissé, laqué, le baron fumait, en dépit de toutes les lois de l'hygiène, son deuxième cigare de la journée. Dans l'orbite de son œil s'enchâssait un monocle d'écaille dont la sertissure spéciale et le large ruban moiré faisaient une prétention. Hélas ! un presbytisme croissant en faisait une nécessité. Ce vieil enfant de près de trois quarts de siècle dressait son torse, tendait son jarret. Il dominait de ses épaules le grêle et maladif héros, tout nerfs et tout énergie morale, qu'était Brissonnet. Le commandant, pauvrement vêtu d'un pardessus de drap sombre visiblement acheté dans un magasin de confections, coiffé d'un chapeau melon vaguement roussi aux bords, les pieds pris dans des bottines à lacets dont les cassures ignoraient les coquetteries de l'embauchoir, eût fait triste mine à côté du seigneur qui le promenait sous les arbres du parc, dans la jolie clarté de cette matinée, n'eût été l'air d'aristocratie comme naturellement répandu sur lui. Son regard, qui vous poursuivait d'une obsession, quand vous l'aviez une fois croisé, l'éclairait tout entier. Mme Liébaut n'eût pas plus tôt rencontré de nouveau ces yeux d'une si extraordinaire puissance d'expression, qu'elle éprouva, comme la veille, un intime sursaut d'obscure timidité. Elle regretta presque d'avoir pris ce chemin. Ses doigts nerveux caressèrent – pourquoi ? Était-ce contenance ? Était-ce appréhension d'un danger ? – les boucles de sa fille, qui leva son joli visage avec un sourire pour lui dire : – « Maman, voici M. Favelles avec un autre monsieur. Comme il a l'air malade, celui-là ! Et comme ses yeux brillent… » – « C'est sans doute un voyageur et qui aura pris les fièvres dans des climats tropicaux… » – répondit la mère. Elle avait à peine achevé cette phrase, toute vague et où sa fillette ne pouvait pas deviner qu'elle connaissait parfaitement l'énigmatique personnage ; déjà les deux hommes débuchaient de l'allée, le baron rutilant de l'orgueil d'un cornac qui produit son éléphant, et le cornaqué, tout nerveux, tout contracté, aussi passionnément désireux d'être ailleurs que la jeune femme à qui le présentateur disait : – « Hé bien ! chère amie, le commandant Brissonnet n'est pas parti… Vous regrettiez son départ. Je l'ai retenu, et je vous l'amène… » Quand un jeune homme et une jeune femme qui gardent, entre eux deux, sans se connaître encore, le petit mystère d'un secret, même le plus innocent, sont confrontés de la sorte et avec aussi peu de préparations, les premiers mots prononcés par l'un et par l'autre revêtent une signification décisive. La voix, la simple voix de quelqu'un dont on a remarqué la physionomie accroît ou détruit d'un coup un intérêt naissant. Un geste y suffit, une attitude, trop ou trop peu d'aisance. Que Brissonnet eût eu seulement une allure ou très assurée ou très empruntée, qu'il eût émis d'un timbre déplaisant quelque phrase ou prétentieuse ou banale, et le fragile échafaudage de l'édifice sentimental construit en imagination par la cadette pour y abriter le futur bonheur de son aînée, s'écroulait. Ce fut le contraire qui arriva. Aussitôt que Favelles eut proféré cette formule de présentation trop clairement dénonciatrice de l'entretien de la veille, Madeleine se sentit rougir. Elle vit que la brusquerie soulignée de cette phrase ne gênait pas moins Brissonnet. Ses paupières avaient battu sur ses yeux, l'éclair d'un instant, assez pour dénoncer chez cet officier qui avait fait la guerre – et dans quelles conditions ! – une susceptibilité de délicatesse égale à celle de Mme Liébaut. Celle-ci lui sut tout de suite un gré infini de cet accord, et elle éprouva le besoin de marquer sa sympathie au héros intimidé. L'indiscrétion de Favelles lui en fournissait le prétexte. Elle répondit donc : – « C'est vrai, j'aurais été bien au regret, comme toute vraie Française, d'avoir passé aussi près d'un des compagnons du colonel Marchand, sans lui avoir dit combien tous les miens et moi-même avons admiré le courage des soldats de Fachoda et aussi combien nous les avons plaints… » Le commandant l'avait regardée, tandis qu'elle parlait, sans timidité cette fois. Elle put lire dans ces prunelles sombres une reconnaissance et une pudeur. Pareil sur ce point à son noble chef, Brissonnet n'aimait guère à parader dans la tristesse de sa vie actuelle avec les fortes actions de sa vie passée. D'ordinaire, on était sûr de le mécontenter en l'interrogeant sur le cruel épisode auquel s'associe le nom du village africain que les Anglais viennent de débaptiser, par respect pour la poignée de braves, ramassés là devant le Sirdar victorieux. Il devina qu'aucune curiosité mesquine ne se dissimulait derrière ces quelques mots de Mme Liébaut, et qu'ils exprimaient un sentiment sincère. Il répondit avec une simplicité pareille, d'une voix qui avait un charme très particulier, – elle était très mâle et très douce, extrêmement ferme dans les notes hautes et caressante dans les notes profondes : – « Ce n'est pas là-bas que nous avons été à plaindre, madame, c'est depuis… Bien moins que ceux qui ont fait perdre au pays le fruit de notre effort… » Mais il avait trop l'orgueil de ses sentiments pour s'abandonner à sa plus intime douleur devant une inconnue, si sympathique lui fût-elle. Il eût eu l'horreur de se prêter sur un pareil sujet à un échange de propos superficiels. Il détourna donc la conversation : « D'ailleurs, le passé est le passé, » continua-t-il, « l'existence du militaire tient toute dans le verbe servir. Il n'a rien à reprocher à la destinée du moment qu'il peut le conjuguer dans ses trois temps : j'ai servi, je sers, je servirai. M. Favelles prétend que les eaux de Ragatz me met- tront en état de dire ce futur sans mensonge. J'avoue que je ne l'espérais guère en venant ici et que je l'espère moins encore… – « Répétez-lui, chère amie, » dit le Vieux Beau à la jeune femme, « qu'il ait un peu de patience, et quel miracle ces bains ont accompli sur Charlotte. N'est-ce pas, mademoiselle ?… » continua-t-il en s'adressant maintenant à l'enfant qui, tout effarouchée d'être interrogée ainsi, fit tourner, au lieu de répondre, une corde à sauter qu'elle tenait à la main et elle se prit à courir avec dans l'allée. – « Certes, » fit la mère, « elle n'aurait pas sauté comme cela il y a six semaines… » – « Et moi, je n'aurais pas pris un contre de quarte avec ce doigté…, » insista Favelles, et, de sa canne, il esquissa un mouvement de fleuret. L'homme du second Empire avait été naturellement dans sa jeunesse un de ces friands de la lame, comme il y en eut tant aux environs de 1865. Une grimace de souffrance contracta son visage, tandis qu'il étendait de nouveau son bras en tournant son poignet raidi et remuant ses doigts noueux. Il exécuta pourtant plusieurs mouvements, puis appuya son bâton à terre en disant un : « Voilà après dix-sept bains… » triomphal, qui plissa dans un demi-sourire les fines lèvres de Madeleine. Un sourire semblable passa sur le visage d'habitude si tragique du commandant. C'était le signe qu'avec un peu de bonheur et de paix, une enfantine gaieté renaîtrait vite dans cet homme sur lequel pesaient trop d'années d'une trop ardente et trop pénible tension. Le vaniteux baron était si fier de ne plus cheminer, courbé et traînant la patte, qu'il ne remarqua pas ce double sourire, et tous les trois s'engagèrent dans l'allée où la petite gambadait toujours en fouettant de sa corde le gros sable bleu pris au lit du Rhin. Mme Liébaut et Brissonnet se taisaient ou presque, et Favelles s'épanchait en souvenirs. Malgré son constant souci d'être à la mode, le besoin de conter faisait sans cesse de lui le classique vieillard de la légende : laudator temporis acti. Son geste d'escrimeur lui avait rappelé les bretteurs de sa jeunesse et les belles séances de terrain, au sortir de la Maison d'Or et du Café Anglais. Les aventures aujourd'hui oubliées d'aimables compagnons qui furent de charmants causeurs et des gloires de salles d'armes revenaient dans son discours : celles d'Alfonso de Aldama, de Georges Brinquant, de Saucède. Madeleine écoutait d'une oreille distraite ces noms qui ne lui représentaient même pas des fantômes, – et ceux qui les portaient ont été des vivants si vivants ! – À la dérobée, elle étudiait l'officier d'Afrique, retombé à cette habituelle méditation qui semblait le transporter bien loin, là-bas, aux pays du ciel torride, de la forêt primitive et du danger. Ils n'avaient pas fait deux cents pas de la sorte ; soudain et sans que rien eût pu faire prévoir cette résolution, le commandant prit congé avec une telle brusquerie que Favelles lui-même en demeura décontenancé : – « On vous verra cette après-midi ?… » demanda-t-il. « Mais qui vous presse ?… » Et comme Brissonnet s'éloignait, après une réponse aussi évasive que brève : – « Il a de ces accès de sauvagerie, » dit le baron, « qu'il faut lui pardonner. Je ne serais pas étonné que le soleil du Congo lui eût frappé la tête… Soyez indulgente pour lui, madame Madeleine. Il n'a pas causé ce matin… Baste ! vous le reverrez. On ne peut pas se manquer les uns les autres dans cette cuvette qu'est Ragatz… Je crois m'apercevoir qu'il vous a déçue. Je lui ferai prendre sa revanche… » La psychologie de l'ancien sous-préfet avait sans doute été plus pénétrante, quand il travaillait pour son propre compte. Sans quoi il n'eût assurément pas mérité la note flatteuse trouvée dans l'armoire secrète des Tuileries. Ce départ subit du commandant était précisément le contraire de cette maladresse déplorée par le présentateur. Durant les toutes premières minutes, le plaisir de trouver l'énigmatique personnage de la gare et du restaurant si pareil à son imagination avaient enhardi la timide Madeleine, mais déjà elle commençait à se reprocher une familiarité trop hâtive avec un nouveau venu qui pouvait la mal juger. Cette fuite inopinée calma aussitôt ce léger frisson de scrupule. Elle recommença de se livrer au songe caressé la veille et le matin, d'autant plus librement qu'après sa lettre si franche à son mari, elle ne gardait aucune arrière-pensée. Comment l'idée lui fût-elle venue qu'un sentiment personnel se mélangeât à un dessein si désintéressé : un mariage à ménager peut-être entre l'officier glorieux et malheureux, d'une part, et de l'autre, sa sœur malheureuse elle aussi, dans sa richesse et avec son nom ? Un seul point troublait la conscience de la prudente bourgeoise qu'elle restait, même dans son romanesque : elle ne savait de Brissonnet que ses actions d'éclat. Elle ignorait tout de sa famille. Quand le soir, elle se retrouva de nouveau avec Favelles, après dîner, elle employa des ruses de diplomate à l'interroger sur les origines du commandant, sans avoir l'air de s'y intéresser. – « C'est là le malheur, » répondit Favelles. « Il vient d'en bas. Il a brûlé l'étape, comme on dit. Ses parents étaient des cultivateurs près de Périgueux. Ils ont fait de gros sacrifices pour l'élever. Je rends à Brissonnet cette justice : il n'en rougit point. Il vous raconterait lui-même, s'il vous connaissait mieux, le dévouement de ce père et de cette mère – qu'il a perdus, voyez quelle épreuve, pendant qu'il était en Afrique ! … Pourtant cette humble origine se sent à des nuances. Ainsi la façon dont il nous a quittés ce matin… Ah ! si je pouvais en faire un homme du monde ! Avec sa tournure, s'il arrivait simplement à comprendre quelle force c'est de se mettre en habit tous les soirs… ! » Quand l'ancien sous-préfet prononçait de ces formu- les, le sérieux de son rouge et important visage d'ex-viveur et d'ex-fonctionnaire était vraiment impayable. « Il ferait le mariage qui lui plairait, d'autant plus qu'il n'a pas de mauvaises manières. Il a des façons dignes, dans leur maladresse. Ça, c'est le soldat. Il est pauvrement mis, mais soigné sur lui. Ce qui lui manque… » ajouta le Vieux Beau avec un clignement d'yeux où reparaissait l'homme de l'odor di feminita… « ce qui lui manque, c'est d'avoir intéressé une femme comme il faut… » Puis voyant les jolis sourcils de Mme Liébaut se froncer à cette phrase, qui ressemblait fort à une insinuation : « Vous me trouvez très immoral, » insista-t-il. « Mais cet intérêt pourrait être innocent, – en tout rien tout honneur… » Il rit gaiement de son médiocre à peu près, en ajustant son monocle avec la plus comique fatuité. C'était là un autre trait de son caractère et très logique : il adorait étonner les jeunes femmes dont il s'occupait, comme de Mme Liébaut, en Sigisbée désintéressé et sincèrement dévoué, par ces sous-entendus de demi-cynisme. Ne supposaient-ils pas une longue expérience de haute galanterie ? Madeleine lui savait ce ridicule. D'habitude elle n'y prenait pas plus garde qu'aux élégances surannées dont il parait sa décadence. Son optimisme délicat, et que sa sœur lui reprochait tant, s'obstinait à voir dans le Don Juan démissionnaire, – combien malgré lui ! – les qualités réelles qu'il conservait : sa bonhomie et son obligeance, son courage devant les infirmités commençantes et la mort prochaine, la noblesse surtout de sa fidélité à la cause, aujourd'hui vaincue, qu'il avait servie tout jeune. Cette fois elle fut trop vivement choquée pour ne pas le faire sentir à son interlocuteur qui en resta un peu penaud. – « J'ai fait une gaffe, » dit-il, quand Madeleine l'eut quitté après s'être laissé reconduire comme la veille, jusqu'au seuil de sa villa, sans plus lui répondre, sinon par des monosyllabes. « C'est prodigieux qu'une aussi jolie petite Ève n'ait pas la moindre envie du fruit défendu. Son mari est un brave homme et un bon médecin. Son diagnostic est de premier ordre. Tout de même, ce lourdaud d'hôpital apparié à cette fine Parisienne, c'est un peu fort… Un percheron attelé avec une pouliche arabe. Ils ne sont vraiment pas du même pied. Et la pouliche ne rue pas dans les traits ! Et le voiture conjugale roule sans verser !… Tiens, la comparaison est drôle. Je la travaillerai. Il y a un mot là dedans que je placerai… Un percheron ?… Une pouliche ?… Un carrossier et une cobbesse, ce serait mieux… » Vérifier cobbesse avec Walter [Michel] ***** Cette métaphore irrévérencieuse attestait les goûts hippiques du baron. Il avait, dans ses beaux jours de grande piaffe, mangé une vingtaine de mille francs, comme propriétaire d'un quart d'écurie de courses. Elle lui revint le lendemain, à revoir la jeune femme de son docteur, qualifiée si cavalièrement, – imitons son genre d'esprit, – à côté de son protégé Brissonnet, dans une circonstance qui aurait dû le rendre jaloux de l'officier. Mais le véritable Vieux Beau, le Vieux Beau bon teint – sans épigramme ni équivoque, – n'est pas jaloux des succès des autres. Il est trop saturé de fatuité. Favelles venait donc, après avoir couru vainement après Brissonnet toute la matinée, de le retrouver en train d'écouter la musique sous les arbres de la charmille aménagée au milieu du parc, et, naturellement, il l'avait entraîné vers l'allée où Mme Liébaut s'installait le plus volontiers. Elle venait là, souvent, vers les trois heures, avec sa petite fille. Assise sur une chaise à l'ombre des branches, elle travaillait indéfiniment à quelque ouvrage avec cette patience qu'elle mettait à toute besogne. Cette rêveuse n'était jamais une oisive. Elle ne lisait guère. Les chimères dont se nourrissait sa fantaisie lui faisaient, sans qu'elle s'en rendît compte, paraître prosaïques et froides les inventions des écrivains. Cette aprèsmidi elle avait emporté, pour occuper ses mains, des écheveaux d'une fine laine mêlée de brins de soie, destinée à se transformer en un souple mantelet pour Charlotte. Elle avait mis sa chaise sous un grand arbre où la brise éveillait un lent frémissement de feuilles, de quoi accompagner et bercer sa songerie. Sous son grand chapeau de légère mousseline pâlement rose, son souple corps pris dans une robe de batiste assortie, ses jolis doigts sortant des longues mitaines de dentelle sous lesquelles transparaissait la chair délicate de l'avant-bras, c'était une apparition de jeunesse à la croire la très grande sœur de la petite fille qui jouait près d'elle comme la veille, mais cette fois avec un cerceau. Un des ruisseaux épanchés de la montagne vers le Rhin contournait, à travers les saulaies, l'espèce de quinconce que Madeleine avait choisi pour sa retraite. Comme le baron Favelles et le commandant s'approchaient, Charlotte les aperçut, et dans une de ces crispations de mouvements que la timidité inflige aux enfants trop nerveux, elle donna un coup de baguette si maladroit que le cerceau roula dans la petite rivière. L'enfant jeta un léger cri qui fit se relever la tête de sa mère. La petite se tenait sur le bord de l'eau immobile, les bras pendants, consternée de voir le fragile objet emporté par le flot rapide. Le cerceau allait, allait, pliant encore les herbes déjà courbées par le courant, contournant les pierres autour desquelles cette eau écumait en blanche mousse, jusqu'à ce qu'il s'arrêtât quelques secondes, retenu dans un petit coude que faisait le ruisselet. On voyait le bois mince émerger de l'eau, et se mouvoir, tantôt projeté vers la terre, tantôt attiré vers la pointe de cette sorte de cap. Une poussée plus forte du courant, la pointe serait doublée, et le cerceau emporté au loin… Tout à coup, Charlotte jeta un nouveau cri, de surprise cette fois et d'espérance. Brissonnet venait de franchir d'un bond cette largeur du ruisseau. Il était sur l'autre rive, marchant parmi les hautes herbes, du pas leste d'un familier de la brousse. Il s'était penché en se suspendant tout entier d'un bras à une grosse branche d'arbre. De sa main libre, il avait saisi le cerceau, et déjà un autre bond l'avait ramené sur la rive où l'attendait la petite fille sur le bord de l'eau. Dans cette action si simple, mais qu'un gymnaste professionnel pouvait seul accomplir, il avait déployé une grâce dans la force qui contrastait singulièrement avec son apparence maladive et la structure de ses membres grêles sous la jaquette étriquée. L'explorateur avait reparu, et toutes les adresses physiques acquises par l'entraînement de plusieurs années de vie sauvage. C'est aussi la première idée qu'énonça Favelles, qui avait rejoint Mme Liébaut pendant les cinq minutes qu'avait duré ce tour de force ; et tandis que l'enfant accueillait la reprise de ce jouet perdu avec des exclamations de joie : – « Il s'est cru de nouveau en Afrique, notre commandant, » fit-il, « Si tous les soldats du colonel Marchand avaient cette agilité, je ne m'étonne plus de la route qu'ils ont parcourue… » Et, tout de suite, continuant son métier de cornac, avec cette vanité du reflet, de tous les snobismes le plus inoffensif : « Maintenant que vous êtes une paire d'amis, mademoiselle, » – il s'adressait à Charlotte revenue auprès d'eux, – « demandez au commandant de vous raconter où il a appris à sauter ainsi. Deux mètres et quart. Mais oui, elle a bien deux mètres un quart… cette rivière. Hé ! Hé ! On franchirait d'autres distances quand il s'agit de mettre l'espace entre un lion et soi… » – « Un lion ? » demanda la fillette. « Vous avez rencontré un lion, monsieur ? » – « J'en ai rencontré cent, » répondit Brissonnet, en riant malgré lui du regard stupéfié de la petite Parisienne, « deux cents… Mais M. Favelles me fait trop d'honneur en m'attribuant une vitesse à la course capable d'échapper à la poursuite d'un fauve… Je n'en ai jamais eu le besoin d'ailleurs. Quand un homme rencontre un lion, mademoiselle, sachez-le, c'est toujours le lion qui commence par se sauver. Ça miaule très fort, ces grandes bêtes. Ce ne sont que d'énormes chats, voyezvous… » – « Demandez-lui donc alors, d'où lui vient cette cicatrice ?… » reprit Favelles. L'officier n'eut pas le temps de cacher sa main gauche qui montrait une longue trace pareille à celle d'une ancienne brûlure. « Allons, Brissonnet, racontez cette histoire sans fausse modestie, comme vous avez fait à l'un de nos dîners. Vous jugerez, mademoiselle, si les lions sont les gros chats inoffensifs dont il parle… » – « Vous ne refuserez pas ce plaisir à Charlotte, monsieur… » dit la mère en attirant contre elle sa fille rougissante de curiosité. Ces quelques propos avaient été échangés si rapidement que Madeleine se trouva avoir prononcé cette prière, de nouveau, sans presque s'en être rendu compte. Favelles avait familièrement placé une chaise à côté de sa chaise à elle. Il s'y était assis, pendant que Brissonnet restait debout. La phrase de Mme Liébaut équivalait à une autorisation de s'asseoir à son tour. Sur le visage de l'officier passa une contrariété. Les récits de ses propres aventures lui étaient toujours désagréables. À cette minute, et dans la présence de cette femme qui avait fait sur lui une trop profonde impression depuis ces quarante-huit heures, ce désagrément allait jusqu'à la souffrance. Il s'exécuta pourtant avec cette simplicité un peu fruste qui est souvent celle des gens de guerre. Elle a son charme puissant quand on la sent très vraie et non jouée. – Cette fois-là, » dît-il, « tout est arrivé par ma faute… Ou plutôt, » rectifia-t-il, « par la faute du hasard. Voici la chose. Nous étions en train, cinquante hommes et moi, de procéder à une reconnaissance. Le chef ne nous avait pas caché qu'il redoutait beaucoup les parages où il nous envoyait, habités par des anthropophages… Mes hommes étaient braves, mais, ce jour-là, le troisième depuis que nous avions quitté le camp, je les sentais flotter. Pourquoi ? Ces paniques latentes ne s'expliquent pas. Il faisait une chaleur terrible. Nous venions de marcher ces quarante-huit heures le long d'un lac vaste comme une mer, sans rencontrer un être vivant, sous d'énormes arbres. Nous allions, emboîtant le pas l'un à l'autre, en file indienne, et moi le dernier. À un moment la file entière s'arrête. Je cours en avant pour savoir la cause de cette soudaine immobilité, et je vois, à cinquante mètres, un lion debout, énorme, qui nous regardait. Je fais signe à mes hommes de ne pas bouger. Le plus tranquillement que je peux, je prends mon fusil, je l'arme et je mets le genou en terre pour ajuster la bête. Je commandais, c'était à moi de donner l'exemple du sang-froid… Le lion me regardait avec étonnement, en se fouettant les flancs avec la queue. Je lâche mon coup. Je me croyais très sûr de ma balle. Je l'avais seulement blessé, et d'une blessure légère qui n'intéressait aucun muscle, car il commença à marcher sur moi, en pataud, très lourdement. Ils n'ont de légèreté que lorsqu'ils bondissent. J'avais une seconde balle à tirer. Je ne voulais la placer qu'à coup sûr. J'attendais donc, et voilà que, tout d'un coup, une pétarade éclate à mes côtés, au-dessus de moi, autour de ma tête. C'étaient mes hommes qui, sans ordre, fusillaient le lion, – et qui le manquaient. La bête s'arrête, comme stupéfaite, et, se ramassant, elle bondit. Quand j'ai vu en l'air ce grand ventre blanc, j'ai bien cru que c'était fini. Je tire quand même, et cette fois je traverse le cœur. Mais l'élan du lion était pris, et il me serait tombé dessus si je n'avais fait un écart qui ne l'a pas empêché de m'emporter le bras à moitié dans son agonie… Voilà toutes mes chasses aux lions, mademoiselle, » conclut-il, « et je n'ai même pas la peau de celui-là. Nous étions pressés et n'avions que trop de bagages. Nous l'avons abandonné… – « L'existence d'Europe doit vous paraître bien monotone, par contraste avec des sensations pareilles… » dit Mme Liébaut, après un silence. – « Quelquefois, » répondit-il. « Mais ce ne sont pas les dangers qui rendent les expéditions comme celles-là inoubliables. Ce sont des impressions de libre nature comme on n'en retrouve plus dans nos vieux pays trop civilisés. Puisque nous en sommes sur le chapitre des lions, permettez-moi de vous raconter un autre épisode, moins tragique, mais plus significatif… Il m'est arrivé une nuit, au camp, d'être réveillé par un bruit singulier. Je regarde à travers un des interstices de la toile, et je vois, dans la clairière où nous avions dressé nos tentes, un lion, sa lionne, et deux lionceaux qui passaient. La lune inondait le camp d'une lumière aussi distincte que celle du jour. Le mâle était visiblement inquiet. Il considérait ces cônes blancs placés de distance en distance, et s'arrêtait à chaque minute, en reniflant. La femelle, indifférente à tout excepté à ses petits, les exerçait à marcher. Les lionceaux faisaient cinq pas, six, sept, gauchement, sur leurs grosses pattes, puis ils roulaient. La mère, couchée sur le dos, jouait alors avec eux. Elle les forçait à se redresser de nouveau ; les six ou sept pas de marche recommençaient, et la chute, et les jeux… Cette étrange famille mit au moins une heure à traverser l'espace illuminé par la lune, et à disparaître dans la forêt… Je n'eus pas une seconde l'impression du péril, mais que j'assistais à une merveilleuse scène de la vie primitive. Cette visite de ces quatre lions, la nuit, ç'a été une fête, un spectacle comme je n'en ai jamais vu dans les plus célèbres théâtres… Monsieur le baron, vous me trouvez bien naïf, n'est-ce pas ?… » Favelles s'était mis à rire en effet sur ces derniers mots. L'explorateur ajouta, prenant cette expression presque enfantinement effarouchée qu'il avait quelquefois : – « J'aurais dû me défier. Entre un Parisien comme vous et un Africain, la partie n'est pas égale. Vous vous moquez de moi. Avouez-le. » – « Pas le moins du monde, » dit vivement Favelles. « Mais quand vous avez prononcé le mot de théâtre, j ‘ai pensé qu'il n'y a pas besoin d'aller si loin pour jouir d'un spectacle comme celui que vous décrivez si joliment… Votre famille de lions, je l'ai vue, moi qui ne quitte pas souvent les Champs-Élysées, au Cirque d'été, ce charmant Cirque d'été que ces brigands ont démoli. » Ces brigands, on le devine, c'étaient, pour le fidèle du second Empire, tous les gouvernants, sans aucune exception, depuis la honteuse journée du 4 Septembre. Il fallait l'entendre prononcer ces mots : le Cirque d'été, pour comprendre ce que lui avaient représenté pendant des années, à lui comme aux élégants de sa génération, ces samedis de mai et de juin où tout le Paris qui s'amuse se donnait rendez-vous autour de la piste, solennel royaume du solennel M. Loyal. « Oui, » continua-t-il, « je ne sais plus à quelle époque on avait installé une grande cage au milieu de l'arène. On y montrait un lion et une lionne qui venait de mettre bas, avec deux petits… On faisait tout à coup la nuit, et l'on baignait d'électricité les quatre bêtes… Les deux lionceaux et la mère jouaient sous ce faux clair de lune tout comme les vôtres, tandis que le père allait et venait comme votre lion. On les avait dressés à cela. Ce rapprochement d'idées m'est venu, et j'ai souri… Moralité, comme pour les fables, puisqu'il s'agit d'animaux : les Africains deviennent très vite bien Parisiens. Un peu de dressage y suffit. C'était l'histoire de ces lions, Brissonnet. Ce sera la vôtre. À la façon dont vous contez, ça l'est déjà… » Celui que l'officier, peu au courant des usages, appelait plébéiennement « monsieur le baron », s'était cru très aimable en exprimant ce compliment au narrateur. Il ne se doutait pas qu'il touchait, par cette comparaison avec des lions domestiques, la place la plus malade de cette sensibilité. Une ombre passa dans les yeux profonds du soldat, qui avait contemplé tant de scènes tragiques ou sauvages, toutes grandioses. Avoir rêvé, avoir vécu une épopée héroïque, et que plusieurs années d'un sacrifice sublime et renouvelé toutes les heures, aboutissent à une figuration, comme celle de l'entrée à Paris de Marchand et de ses camarades, puis à une curiosité autour d'un nom ! C'était la mélancolie qui rongeait Brissonnet depuis son retour. L'évocation par Favelles, de ces lions, pareils à ceux qu'il avait rencontrés dans le désert, et devenus des « numéros » dans un programme de cirque, était le symbole trop saisissant de sa destinée. Il y eut un silence que le Vieux Beau, ravi de son anecdote à lui, n'interpréta pas dans sa vérité. Madeleine, avec son tact de femme, devina quelle impression avait passé sur le cœur ulcéré du jeune homme, et comme d'un geste instinctif elle voulut panser cette plaie soudain rouverte : – « Je ne sens pas du tout comme vous, » fit-elle en s'adressant à Favelles… « Je n'ai jamais pu supporter de regar- der un fauve dans une cage. Ils souffrent trop. Je serais sortie du cirque plutôt que d'assister à cette parodie : ces jeux de cette lionne et de ces lionceaux à seule fin de divertir ce public blasé, avec cette perspective pour ces pauvres bêtes qui ont tant besoin d'espace, de finir poitrinaires entre des barreaux !… Au lieu qu'en écoutant M. Brissonnet, je voyais cette clairière, cette forêt, ce clair de lune, ces admirables animaux, et je l'enviais… Je lui étais reconnaissante surtout, » continua-t-elle en attirant son enfant à elle, « de prendre tant de peine pour Charlotte… Allons, » acheva-t-elle en s'adressant à celle-ci, « dis merci à M. le commandant Brissonnet, pour la belle histoire… » – « Merci, monsieur, » répéta la petite fille, puis, avançant son fin visage, et câline : « Vous n'en savez pas d'autres, monsieur ? » – « Toute la femme est là, » dit Favelles en esquissant un bravo avec des mains. « Quand Ève dans le jardin eut pris la pomme que lui présentait le serpent, elle a dû lui demander aussi : où est l'autre ? » – « C'est une petite indiscrète, » interrompit la mère, « et vous allez finir de me la gâter si vous avez l'air de trouver cela naturel… » Son geste démentait la sévérité de son langage, car elle flattait la joue de la petite fille qui s'était tapie contre elle, pour se faire pardonner, la tête sur ses genoux. Puis, revenant à son projet, – pour justifier derechef à ses propres yeux l'intimité trop grande de cet entretien, – elle ajouta : – « Quel dommage que ma sœur soit partie avant-hier ! Elle qui s'intéresse tant aux récits de voyage, elle se serait beaucoup plu à causer avec le commandant !… » Elle observait ce dernier, du coin de l'œil, en prononçant ces mots. Il lui sembla qu'à cette mention de la voyageuse, il avait tressailli légèrement. « Si pourtant elle lui avait déjà fait une impression ? » Cette petite phrase se prononça en elle, distinctement, et fut la cause que, s'étant levée pour continuer seule se promenade avec sa fille, elle laissa Favelles et Brissonnet l'accompagner sans plus de remords, inavoués ou non. S'il était vrai que le souvenir d'Agathe aperçue quelques instants à la portière d'un wagon resta si vif dans la mémoire de l'officier, la moitié du travail était faite. Les huit jours qu'elle avait à passer aux eaux avec le jeune homme suffiraient à parachever le reste. IV UNE ÂME DE SOLDAT Madeleine Liébaut ne s'était pas trompée : celui dont elle rêvait romanesquement de faire son beau-frère avait été frappé d'une impression très forte par la grâce exquise du visage d'Agathe apparu à la fenêtre du compartiment. Mais elle n'avait pas deviné que le travail qu'elle souhaitait d'accomplir s'était accompli déjà, en partie du moins, en sens inverse ; il avait suffi que l'officier la vît, elle, traverser la salle à manger, le premier soir, et ensuite qu'il causât avec elle, dans le vaste parc rempli du chant et du vol d'innombrables oiseaux. L'extraordinaire ressemblance des deux sœurs entre elles avait aussitôt dérivé sur la cadette l'admiration éveillée par le coup de foudre de la beauté de l'aînée. C'était bien Mme de Méris qu'il avait remarquée à la gare, et il l'avait aussitôt retrouvée dans l'autre, si bien qu'il en avait oublié la première, aperçue l'éclair d'un instant. Oublié ? Non, il les avait confondues. Aurait-il pu d'ailleurs distinguer l'absente de la présente, celle qu'il avait vue se pencher souriant hors du wagon, et la présente, celle qui allait et venait à côté de lui dans ce cadre de verdures, de montagnes et d'eaux qui cerne Ragatz ? De cette vallée fraîche et sauvage, Madeleine fut tout de suite pour Brissonnet la vivante fée. L'image de cette fine créature aux yeux profonds et spirituels, aux traits délicats, aux gestes menus, et que l'on devinait si frémissante sous sa grâce contenue, devait s'associer dans sa pensée désormais et pour toujours à ces pentes ombragées de sapins et de mélèzes, à ces ponts de troncs d'arbres jetés sur les torrents, à ces gorges dont les roches sauvages surplombent des eaux bouillonnantes et racontent la fureur d'antiques cataclysmes, à ces prairies fauchées de la veille et parfumées de l'arôme des foins, au joli paradoxe de ce village d'eaux, de cette oasis d'élégance abritée dans cette vallée perdue. Pour lui aussi ces huit jours de rencontres quotidiennes allaient être une oasis – la première où il lui eût donné de s'arrêter et de se reposer dans le charme que répand autour d'elle, rien qu'en existant, une femme secrètement et silencieusement aimée. Le petit drame sentimental dont le premier acte se déroula durant cette semaine – sans événements comme tant de tragédies de cœur à leur début, – serait inintelligible, si l'on n'indiquait pas dès maintenant dans quelles dispositions d'âme l'officier d'Afrique se trouvait alors. Elles expliqueront la soudaineté d'une passion qui risquera de paraître un peu bien rapide. Pourtant, l'expérience le prouve trop : les invasions les plus puissantes de l'amour sont le plus souvent les plus subites. Grandi – Favelles avait dit vrai – dans des conditions très humbles, Brissonnet avait jusqu'à sa vingt-quatrième année travaillé avec une ardeur si âpre pour suppléer aux lacunes de son instruction et sortir de Saint-Maixent dans les premiers rangs, qu'il n'avait littéralement pas eu le loisir de sentir son cœur. Ses curiosités féminines s'étaient bornées à de banales aventures sans poésie et sans lendemain. Et tout de suite, ç'avait été l'Afrique, non pas celle des séjours dans les cabarets de la côte, parmi les verres d'absinthe, les parties de cartes et les créatures, mais celle des marches forcées, des luttes sans répit contre le climat, contre les bêtes féroces, contre les hommes, enfin la préparation et l'exécution, sous Marchand, de cette étonnante traversée de tout le monde noir. Au retour, il avait retrouvé les difficultés de carrière, résultat de la malveillance des pouvoirs publics à l'égard des membres de la mission. Des chagrins de famille s'y étaient mêlés, puis une crise de santé, mais surtout il avait connu ce vague état de misanthropie farouche qui se développe si aisément chez les gens de guerre soudain réduits au repos. Ces diverse circonstances combinées n'avaient pas permis à l'explorateur d'autres émotions que celles de l'ambition déçue. Il y avait donc en lui une immense et secrète réserve de tendresses demeurées intactes, une force de passion latente, si l'on peut dire. Cet aspect de héros de roman que Madeleine avait signalé à sa sœur, sur un ton mi-sérieux, mi-railleur, ne mentait pas. Toute la douleur subie dans l'action, depuis ces quelques années, avait avivé et comme mis à vif la sensibilité du soldat au lieu de l'endurcir. C'est l'histoire ordinaire des hommes d'entreprise et de danger : à trop subir et de trop dures choses, s'ils ne perdent pas toute faculté d'aimer, ils deviennent presque morbidement émotifs. Cette anomalie apparente n'est que logique : les âmes très fortes vont naturellement à l'extrême de leurs qualités et de leurs défauts. Sont-elles nées avec des tendances à l'égoïsme ? Elles ont bientôt fait de les outrer, d'abolir en elles tous les éléments qui s'opposeraient au développement implacable de leur personnalité. Ont-elles reçu, au contraire, avec la vie, cet instinct de dévouement, cet appétit des impressions tendres qui est comme un sens à part, – aussi inintelligible à ceux qui ne le possèdent pas que peut l'être la lumière à un aveugle ou le son de la voix à un sourd ? – la destinée peut les jeter dans les chemins les plus contraires à leurs dispositions primitives, il suffit d'un incident, et le Roméo qui a trop souvent passé l'âge d'être aimé, un Don Quichotte dont la Dulcinée n'a pas attendu son chevalier. Le premier cas n'était pas celui du commandant Brissonnet. Les terribles fatigues de ses campagnes d'Afrique ne lui avaient pas plus enlevé la jeunesse du visage que celle du cœur. L ‘autre cas n'était pas celui de Mme Liébaut. La sœur d'Agathe réalisait si bien en elle, malgré le bourgeoisisme de sa naissance et de son mariage, le type accompli de grâce et de noblesse qu'un dévot des cours d'amour eût rêvé pour sa Dame ! Il était impossible d'imaginer un ensemble de conditions mieux agencées pour porter aussitôt deux êtres au plus haut degré de séduction réciproque. Il y avait de quoi faire trembler, pour elle et pour lui, quelqu'un qui n'eût pas été un vieux Parisien ironiste comme Favelles. Mais l'ancien viveur, que le hasard rendait témoin de ce début de passion, n ‘était pas de ceux qui prennent au tragique des aventures de cette sorte. Cette idylle ne devait être pour lui qu'une comédie, où la note gaie était donnée par les enfantillages de ce héros, mêlé des années durant aux plus violentes sensations de la chasse et de la guerre. Et maintenant son pouls, que l'approche de la plus redoutable mort avait laissé si souvent calme, allait battre de fièvre à la seule idée que ce soir, que demain il reverrait la silhouette de cette femme, inconnue de lui si peu de temps auparavant ! Oui, pendant toute cette fin du séjour de Mme Liébaut, les énergies de Brissonnet allaient se dépenser à prendre des résolutions de cette importance : sortirait-il à l'heure où il savait qu'elle sortait ? Irait-il, après le déjeuner, sous la vérandah de l'hôtel où il était possible qu'il la rencontrât avec le baron Favelles ? Passerait-il près de sa villa avec la chance d'y parler à la petite Charlotte ? Chacun de ces riens allait représenter pour ce brave de véritables drames de timidité ! C'était cette timidité, si absolument, si naïvement sincère, qui lui avait, le premier soir, rendu impossible de supporter la présentation à Madeleine, après le petit incident de la gare. Cette même timidité l'avait fait s'échapper presque sauvagement, au cours du premier entretien qui avait suivi la rencontre du lendemain. Il ne s'était pas mépris en imaginant qu'elle l'étoufferait de nouveau à la prochaine occasion, en dépit de la grâce d'accueil déployée par elle dans cette seconde rencontre de la petite rivière, si inattendue pour lui. Ne s'était-il pas laissé aller à y raconter ses exploits de chasse, comme une émule de l'illustre Tartarin, lui le plus muet des hommes, à l'ordinaire, sur ses propres faits et gestes ? Il n'allait pas être plus hardi à la troisième rencontre. Vingt-quatre heures s'étaient passées de nouveau, durant lesquelles il s'était demandé s'il aurait ou non la chance de revoir la jeune femme, d'abord le matin, – et il avait erré dans tout le parc sans que la silhouette, passionnément contemplée la veille, apparût sous les arceaux taillés des grands arbres, – puis l'après-midi, et il s'était approché de la vérandah. – Après le déjeuner Mme Liébaut lui était apparue, comme il le prévoyait, assise auprès du baron Favelles, et occupée de la plus prosaïque manière dans ce prosaïque décor d'une terrasse d'hôtel de saison. Elle buvait tout simplement une tasse de café, tandis que son vieux cavalier servant dégustait un petit verre de fine champagne en tirant des bouffées de son éternel cigare, en dépit des prescriptions du docteur. Eux aussi, le Vieux Beau et la jeune femme, avaient aperçu l'amoureux qui, brusquement, fit volte-face et s'enfonça dans les allées, non sans que l'ancien fonctionnaire ne soulignât cette soudaine et déconcertante disparition, d'une phrase : – « Décidément notre tueur de lions est moins apprivoisé que je n'aurais cru, d'après ses façons d'hier… Il vous a vue, et regardez-le se sauver… » – « Pourquoi croyez-vous qu'il nous a vus ? » demanda Madeleine en rectifiant. – « Vous ! » répondit Favelles. « Je répète : vous… Raisonnons. Il n'a pu venir de ce côté qu'avec l'idée de me retrouver ; il sait mes habitudes. S'il n'a pas poussé jusqu'ici, c'est qu'il a eu un motif. Lequel ? Votre présence, ma chère amie. Vous l'embarrassez… Songez qu'il a été habitué, des années durant, à ne parler qu'à des dames noires – coloured ladies, comme on dit en Amérique. Ces beaux cheveux blonds et ce joli teint rose le changent un peu trop… » – « Un madrigal… » fit la jeune femme en menaçant Favelles de son doigt levé. « Notre pacte tient toujours. Vous devez une discrétion… » Puis, moqueuse, peut-être pour ne pas laisser deviner le secret plaisir que lui causait le subit retour du promeneur, ramené de leur côté par une autre volte-face. « Raisonnons, soit. Mais vous vous en acquittez bien mal, mon pauvre baron. M. Brissonnet a si peu peur de moi qu'il revient sur ses pas. Cette fois, il nous a vus, et se dirige-t-il vers nous, oui ou non ? » Favelles assura son monocle d'écaille dans son arcade sourcilière, afin de constater l'approche du jeune homme, et aussi d'étudier l'attitude de la jeune femme. Si avisé qu'il fût, il ne discerna pas la nuance du sentiment qu'elle éprouvait. Il dit tout haut, en hochant sa vieille tête de jugeur d'amour, un énigmatique : « Quel enfant !… » Cette évidente gaucherie de son protégé paraissait souverainement maladroite à son expérience, et c'était de nouveau la plus adroite des tactiques, comme aussi la plus inconsciente. Madeleine était mariée. Elle était mère. De chacun de ses mouvements émanait une atmosphère de pureté. L'officier ne la connaissait que depuis trois jours, et, déjà, il se fût méprisé de seulement supposer qu'elle pût jamais cesser d'être une honnête femme, tant il avait compris que cette bonté et cette grâce étaient toutes mêlées de vertu, que cette finesse de façons accompagnait une irréprochable délicatesse de conscience. Mais être sûr que l'on ne sera jamais aimé, est-ce une raison pour ne pas aimer ? Si quelque chose peut toucher le cœur d'une femme fidèle à ses devoirs, n'est-ce pas cette passion dans le respect, cette hésitation de l'amoureux sans audace qui veut plaire, qui ne le veut pas, qui avance, qui recule ? Ce trouble, qu'il n'a pas la force de cacher, désarme chez celle qui l'inspire l'instinct de défense, aussitôt éveillé devant le désir avoué. Si cette honnête femme porte elle-même, dans un intime repli de son être, une place tendre sur laquelle l'amoureux timide a fait une impression, elle se donne alors des raisons pour n'être pas trop sévère à cet intérêt qu'elle provoque, au lieu de s'en donner pour s'en défendre. Elle se dit qu'elle n'a rien à redouter. Elle peut même, par un de ces sophismes que les plus sévères fiertés se permettent, se dire que cet intérêt est seulement une admiration trop émue, un commencement exalté d'amitié. D'ailleurs n'entrait-il pas dans le programme imaginé par Madeleine que Brissonnet fût un peu amoureux d'elle, – juste assez pour qu'ensuite, lorsqu'il reverrait sa sœur, et grâce à l'attrait d'une ressemblance surprenante jusqu'à l'identité, cette fantaisie se tournât en un sentiment sérieux pour celle qu'il pouvait épouser ? Ne sera-ce pas de quoi justifier au regard des plus austères moralistes, le sourire avec lequel elle répondit de nouveau au commandant, quand il eut enfin osé la saluer, – sourire si charmant que le jeune homme, après s'être promis à lui-même de s'éclipser aussitôt, par crainte d'être indiscret, accepta au contraire l'offre du baron Favelles et s'assit à leur table ? Celui-ci, continuant son rôle de cornac avec d'autant plus de verve qu'il en constatait le succès, aiguillait la conversation dans le même sens que la veille : – « Hé bien ? » disait-il à Brissonnet en lui montrant d'un geste le tableautin délicieux que formait l'angle du parc, terminé en un jardin planté de roses, avec l'horizon des montagnes làbas, bleuâtres et profilées à travers les arbres : « Vous ne regrettez pas l'Afrique aujourd'hui ?… Ragatz vous réussit. Vous n'avez plus l'air fatal que je vous ai tant reproché à Paris, quand nous nous sommes vus après votre communication au Comité. Vous vous souvenez ?… Maintenant, j'avoue qu'il y avait de quoi. On deviendrait morose à moins… Vous ne vous figurez pas, madame, » ajouta-t-il en s'adressant à Madeleine, « à quelles persécutions le colonel Marchand et ses compagnons ont été en butte de la part de nos affreux politiciens… » Et il allait entamer un récit que l'officier interrompit : – « N'ennuyez pas Mme Liébaut de ces misères, monsieur le baron. Si je vous les ai dites, à l'époque, c'était pour éclairer ces messieurs du Comité. Quant à moi, je n'y ai jamais vu qu'une des épreuves naturelles de mon métier de soldat. Si ce métier ne consistait qu'à se faire tuer, il serait à la portée de tous. S'il ne consistait qu'à conquérir des territoires nouveaux et à défendre les anciens, il serait si tentant qu'aucun cœur un peu généreux n'en voudrait d'autre. Il a des exigences plus sévères, plus âpres, et dont on ne comprend la poésie qu'à l'user, si l'on peut dire. Elle réside dans la pratique quotidienne et systématique du sacrifice. Un sacrifié volontaire, le soldat doit être cela, ou il n'est rien Quand le sacrifice a pour théâtre le champ de bataille d'Austerlitz ou de Waterloo, c'est une chance. Quand le sacrifice exige que nous allions, déguisés, en terre ennemie, pour faire de l'espionnage et risquer notre vie obscurément, j'allais dire ignoblement, c'est une grande épreuve. Quel est le soldat qui hésite pourtant ? C'est un sacrifice encore que de subir l'injustice d'un ministre et de rester dans l'armée… Je ne juge personne, mais, pour ma part, chaque fois que l'on m'en a trop fait et que j'ai eu la tentation de reprendre ma liberté, j'ai entendu la voix intérieure me rappeler que j'étais soldat pour me dévouer… Un médecin qui a eu à se plaindre d'un malade, qui a été calomnié par lui, refusera-t-il de le soigner s'il sait le malade en danger ?… » Il s'était retourné vers Mme Liébaut pour prononcer ces dernières paroles. Elles évoquèrent de nouveau devant la jeune femme l'image de son mari occupé à sa besogne de docteur à ce moment même, et sans doute penché sur la poitrine de quelque patient. Que de fois elle avait entendu le médecin professer, lui aussi, cette doctrine professionnelle de l'immolation et presque dans les mêmes termes ! Les confidences de ce praticien de grand cœur l'avaient préparé à comprendre l'officier d'Afrique autant que cinquante années de frivolité parisienne en éloignaient Favelles. Aussi bien l'officier n'avait parlé que pour elle. Elle s'en rendit compte au regard qu'il lui lança, quand le Beau de 186o, haussant ses épaules, repartit avec la plus comique moue de sa bouche expressive : – « Tout cela est bel et bon. N'empêche que c'est affreux de voir les uniformes embêtés par les redingotes, et que je remercie le bon Dieu chaque jour d'avoir été un grand garçon le 3 décembre 1851. Ce n'est pas gai de vieillir, mais je me suis réveillé joliment content ce matin-là !… Vous autres, vous êtes aussi braves au feu que vos aînés, mais vous vous embarrassez d'un tas d'idées mystiques dont on n'a pas besoin pour charger l'ennemi, donner de beaux coups de sabre, et parader dans un bel uniforme. … C'était la seule philosophie pour l'officier de mon temps. Hé ! Hé ! elle n'était pas si mauvaise. – « Ces officiers ne servaient pas dans une armée vaincue et humiliée, » répondit Brissonnet. Ce court dialogue entre ces deux représentants de deux générations, celle d'avant la guerre de 70 et celle d'aujourd'hui, sur qui pèsent, avec le souvenir du désastre non vengé, de plus récentes et si dures épreuves, acheva d'émouvoir Madeleine à une profondeur singulière. Ce trouble excessif dénonçait déjà les orages futurs dont cette conversation et d'autres semblables allaient être le prélude. Madeleine s'en doutait si peu qu'une fois rentrée dans la solitude de sa villa, et quand elle se retrouva devant sa petite table à écrire où l'attendait le papier préparé pour la lettre quotidienne à son mari, elle n'eut pas une seconde l'idée de taire un détail de ce nouvel entretien. Sa plume courait sur le papier, rapportant, une par une, les moindres paroles de Brissonnet. Son innocence était si entière qu'elle insista sur le charme qu'auraient les rapports du médecin et de l'officier, s'ils devenaient un jour beauxfrères, étant donnée cette similitude dans leurs manières de penser. Elle annonçait encore dans cette lettre que Favelles les avait priés, elle et sa petite fille, à une longue partie de voiture pour le surlendemain, et qu'elle avait accepté. Le commandant devait en être. Le but était le défilé de Luziensteig, sur la frontière de la Suisse et de l'Autriche. On reviendrait par le Rhin et Maienfeld. Madeleine ne se doutait guère en traçant les lettres du nom de ce petit village qu'il servirait de théâtre à une scène toute voisine d'être tragique. Le hasard qui, par moments, se prête à nos imprudents projets avec une complaisance où l'on a peine à ne pas discerner une fatalité, allait avancer tout d'un coup l'intimité entre elle et Louis Brissonnet, de manière à suppléer à ce qu'il eût fallu de temps pour que leurs relations fussent ce qu'elle avait désiré. Cet épisode devait équivaloir à des mois de connaissance ! Quiconque a suivi ces chemins des environs de Ragatz par une belle journée du mois d'août comprendra quelle place la mémoire de ces paysages traversés ainsi aurait prise dans l'imagination d'une créature romanesque et déjà troublée à son insu, même si la promenade s'était achevée sans incidents. Toujours elle eût revu, dans un coin obscur de sa rêverie, le profil méditatif de l'officier d'Afrique détaché sur cet admirable horizon. Il était assis sur la banquette de devant dans le landau. Il regardait tour à tour ces aspects variés d'une nature sublime, et, quand il se croyait sûr de n'être pas remarqué, ce visage de femme. Elle était inconnue de lui la semaine précédente, – et elle venait de prendre toute sa vie ! Il se taisait. Madeleine, elle, comme épanouie au charme de ces heures, de ce ciel si doux, de cet air si pur, de ces bois si frais, causait beaucoup, tantôt avec sa fille toute rose et gaie, tantôt avec Favelles. Le Vieux Beau, qui avait envoyé d'avance un domestique, – un valet de chambre stylé par lui quinze ans durant ! – préparer un goûter dans une des auberges de la route, jouissait de cette promenade avec une naïveté de collégien en vacances. N'en était-il pas l'organisateur ? Son contentement se manifestait par une prodigalité de souvenirs. On sait que telle était sa manie. Et les anecdotes succédaient aux anecdotes. Il contait les originales fantaisies des grands élégants de sa jeunesse : les duels de ce fou de Machault qui, un jour, s'était battu avec un de ses camarades de club, sur deux billards réunis, pour qu'il fût impossible de rompre. Il disait le noctambulisme du plus Parisien des Russes, à l'époque de la Belle-Hélène, Serge Werekiew, qui se levait à l'heure du dîner, arrivait vers dix heures chez Bignon ; là il se faisait apporter une soupière d'argent où il lavait lui-même ses couverts, mangeait un énorme repas, le seul des vingt-quatre heures, puis il montait au Jockey, où il jouait au whist jusqu'au matin. Il rappelait… Mais à quoi bon remémorer des anecdotes dont le piquant était, débitées ainsi, par le falot personnage, de contraster fantastiquement avec ce cadre de montagnes et de forêts ? Elles avaient encore, pour Madeleine et Brissonnet, ce charme d'être si étrangères à leurs secrètes impressions. Rien dans ces récits ne pouvait toucher aux susceptibilités déjà trop vives de la passion naissante du jeune homme, rien réveiller les prudences endormies de la jeune femme. Cet ensemble de circonstances avait donc rendu cette excursion parfaitement heureuse pour les quatre personnes que le landau voiturait le long de ces pentes douces ; quand, à une demi-heure peut-être du retour, se produisit l'épisode auquel il a été fait allusion. Ce fut simple, rapide et terrible, comme il arrive quand éclate un de ces accidents, toujours possibles et jamais prévus, qui nous menacent tous à toute minute dans les moindres actions de notre vie ; et nous en demeurons aussi effarés que si nous n'avions jamais compris, suivant un mot bien philosophique dans sa fantaisie, « combien il est dangereux d'être homme » La voiture devait, je l'ai déjà dit, pour gagner le Rhin, puis Ragatz, traverser la paisible petite ville grisonne de Maienfeld avec ses larges maisons aux toits joliment creusés, ses jardins en terrasses, la luxuriance de ses vergers. Le baron Favelles connaissait là un magasin d'antiquités devant lequel il fit arrêter le landau. Mme Liébaut consentit à descendre, sur l'instante prière du vaniteux, qui brûlait de compléter ses triomphes de l'après-midi en étalant ses connaissances de bric-à-brac. Brissonnet suivit. La petite fille qui avait marché, durant les montées, à plusieurs reprises, pour cueillir dans les bois une gerbe de fleurs, demanda qu'on lui permît de demeurer dans la voiture. Le cocher dit qu'il ferait aller et venir les chevaux dans la grande rue du village, à cause des mouches et pour qu'ils ne s'énervassent point. Les trois visiteurs étaient depuis cinq minutes peut-être dans la boutique à examiner les quelques objets plus ou moins truqués qui justifiaient l'audacieuse inscription de la devanture : À l'Art Helvétique… Tout d'un coup des cris perçants venus du dehors les contraignirent de relever la tête. Avec cette rapidité du geste qui décèle l'habitude de l'action, Brissonnet avait marché jusqu'au seuil. Mme Liébaut et Favelles le virent, avec une surprise qui se changea bien vite en épouvante, s'élancer au dehors. Ils regardèrent eux-mêmes sur la place et ils aperçurent une automobile qui s'enfuyait à toute vapeur d'un côté, et, de l'autre, arrivant à fond de train, du haut de la rue, le landau où était la petite fille. Le cocher, littéralement couché en arrière sur son siège, tirait avec un effort désespéré sur les guides. Il essayait en vain de retenir les deux chevaux que le passage de l'automobile tout près d'eux avait affolés et qui s'étaient cabrés d'abord, puis emportés. Ils enlevaient la voiture sur les pavés dans ce galop effréné. La petite Charlotte se tenait sur les coussins, paralysée d'épouvante. Mais déjà un homme s'était jeté devant l'attelage. Accroché d'une main au mors du cheval de droite, il se laissait traîner sans lâcher prise, déchirant la bouche de la bête d'un tel effort que celle-ci se prit à se débattre au lieu de continuer ce galop fou. L'autre cheval, sous l'à-coup de ce brusque arrêt de l'élan, avait glissé à terre. Il se roulait dans ses traits et donnait des coups de pied furieux à tout défoncer. Qu'importait ! la voiture était arrêtée et la petite fille sauvée. Quelques minutes plus tard, le héros de ce sauvetage, qui n'était autre que le commandant Brissonnet, était ramassé entre les deux bêtes, ayant reçu un de ces coups de pied qui lui avait brisé le bras. Son visage était en sang. Un des boucleteaux des harnais lui avait déchiré le front. Et la mère de celle dont il avait préservé la vie au péril de la sienne était là, anxieuse, remerciant Dieu dans son cœur que son enfant eût été arrachée à une mort presque certaine, et le suppliant qu'il ne laissât pas mourir non plus cet homme à qui elle rêvait de donner un jour le nom de frère. – Cette anxiété, l'ardeur de cette prière, sa joie, quand le médecin du village, appelé à la hâte, eut diagnostiqué une simple fracture et quelques contusions, tout aurait dû achever de l'avertir qu'un sentiment bien différent de celui d'une future belle-sœur s'agitait en elle. Elle aurait dû lire du moins la vérité du sentiment qu'elle inspirait déjà dans le regard par lequel Brissonnet l'accueillit lorsque, revenu à lui, dans la pharmacie où on l'avait transporté, il la vit penchée sur cette couchette improvisée. Ne pouvant rien lui exprimer de l'émotion qui le poignait, il souleva son bras valide et caressa les cheveux de la petite fille, debout, elle aussi, auprès de son sauveur. Celle-ci eut un élan d'effusion et l'embrassa sans prendre garde au sang dont il était inondé : – « Vous allez tacher votre robe, mademoiselle, » dit l'officier sur un ton de plaisanterie douce : « Votre maman vous grondera… » – « En attendant… » dit Favelles, « il faut penser à vous ramener à Ragatz, afin que l'on vous remette votre bras comme il faut. Vous vous en servez trop bien pour qu'on ne tienne pas à vous le garder intact… Mais vous-même, madame Liébaut, qu'avez-vous ?… » Madeleine venait, en effet, de pâlir et de s'appuyer au mur. Elle dit : « Ce n'est rien ; c'est la réaction de la terreur… » Et comme elle s'était assise et que l'enfant s'était maintenant approchée d'elle, un geste qu'elle fit lui mit aux doigts un peu de ce sang de Brissonnet dont les vêtements de la petite fille étaient tachés, et l'officier, qui vit cela, dut baisser ses paupières, comme s'il ne pouvait pas supporter ce symbole vivant de son amour… V QUATRE MOIS APRÈS Quatre mois s'étaient écoulés depuis le jour où Brissonnet avait ainsi risqué sa vie pour préserver celle de la petite Charlotte Liébaut, sous les yeux tour à tour épouvantés et follement attendris de la mère et où celle-ci avait rougi ses doigts délicats du sang échappé de la blessure. Il avait dû garder le lit deux semaines. Mme Liébaut étant partie de Ragatz six jours après ce sauvetage, sans l'avoir revu, l'idylle ébauchée sous les arbres des quinconces du parc n'avait pas eu d'autres scènes. La dernière avait suffi pour qu'en s'en allant de la petite ville suisse, Madeleine emportât dans sa mémoire une image de l'officier plus profondément gravée que si leurs rencontres se fussent renouvelées et prolongées durant des semaines, voire des années. En toute autre occurrence, sa vertu se fût alarmée de tant penser à un étranger ; le prétexte de la reconnaissance maternelle lui permettait de nourrir une suprême illusion sur la nature de ce souvenir. Aussi ne s'était-ce le fait aucun scrupule, réinstallée à Paris, de suivre le projet conçu dès le premier soir, quand le hasard les avait mises, elle et sa sœur, Mme de Méris, en présence du commandant, sur le quai de la petite gare, et ces quatre mois avaient suffi pour que ce dessein, si vague d'abord, se précisât dans des conditions qu'il serait fastidieux d'exposer en détail. Comment la délicate et charmante femme s'y était prise pour aguicher d'abord la curiosité d'Agathe ; – à quels sentiments Brissonnet lui-même avait obéi en se présentant chez les Liébaut, dès son retour, puis en acceptant d'aller chez la jeune veuve plus souvent encore que chez Madeleine ; – quelles émotions, d'ordre très divers, avaient provoquées cette entrée du compagnon préféré du colonel Marchand dans le petit monde du médecin et de sa belle-sœur, ces éléments de ce romanesque épisode se découvriront assez dans les quelques scènes qui en marquèrent le dénouement. L'histoire de presque tous les amours ne tient-elle pas tout entière dans le récit de leurs débuts et celui de leur fin ? Que le lecteur et la lectrice veuillent donc bien se reporter au crayonnage qui a servi de frontispice paisible à ce douloureux récit. Qu'ils imaginent les deux promeneuses de la station de Ragatz assises maintenant l'une en face de l'autre, après ces quatre mois, au coin d'un des premiers feux de l'année, par une après-midi de novembre, dans le petit salon de l'hôtel que le docteur Liébaut s'est fait construire rue Spontini. Un ciel gris tendu de nuages où il flottait déjà de la neige comme suspendue, attristait les hauts carreaux de la fenêtre, voilée dans sa partie basse par des rideaux faits de carrés en filet, où la jolie fantaisie de Madeleine avait copié des dessins gothiques : une licorne, une dame sur sa haquenée, une Mort montrant à une autre dame un miroir, une Fortune debout sur sa roue. Tout dans cet asile, ménagé à côté du grand salon réservé aux attentes des consultations, révélait le goût fin de la jeune femme. Une harmonie douce d'anciennes étoffes augmentait l'intimité de cette pièce. Les portraits, suspendus aux murs ou posés sur les tables, l'abondance des livres placés à la portée de la main, le bureau aménagé pour écrire à l'abri de son paravent, les bibelots partout épars, les fleurs groupées dans leurs vases lui donnaient cette physionomie d'une chambre très habitée, ce je ne sais quoi de très personnel qui ne s'oublie pas plus que l'expression d'un visage. L'artisane de cet « arrangement », comme eût dit Whistler, « en rose pâle et en bleu passé, en rouge mort et en vert éteint », se tenait en ce moment allongée plutôt qu'assise dans un des fauteuils. Elle était vêtue d'une robe faite pour la chambre, – une espèce de tea-gown de souple soie mauve et de dentelles. Elle avait bien toujours les masses épaisses de ses cheveux blonds à reflets châtains, la même grâce accorte et souple dans sa beauté, les mêmes yeux bleus dont le regard se posait comme une caresse. Mais ses joues s'étaient un peu creusées, son teint s'était pâli, une nervosité frémissait dans son sourire, la ligne de son corps s'était amincie, comme fon- due, et ses prunelles n'avaient plus la transparence gaie d'autrefois. Une pensée se cachait dans leur arrière-fond, qui devait être douloureuse, à en juger par la lassitude dont tout l'être de cette femme paraissait touché. Mme de Méris, elle, avait changé aussi. Elle continuait à ressembler à sa cadette, de cette étonnante ressemblance que Madeleine avait escomptée autrefois quand elle projetait de détourner sur sa sosie le sentiment naissant de son admirateur de Ragatz. La nuance identique de leurs chevelures, la couleur toute pareille de leurs yeux, l'analogie frappante de leurs traits les eussent fait toujours prendre l'une pour l'autre. Seulement l'aînée s'était, depuis cette saison déjà lointaine, animée, éveillée, comme vitalisée. Elle n'avait plus cette moue boudeuse et mécontente de la femme aigrie et qui va vieillir, sans s'intéresser à rien qu'aux rancunes de son amour-propre froissé. Des impressions très fortes et d'une nature bien différente les avaient certainement atteintes l'une et l'autre, dans cet intervalle. Madeleine – la chose était trop visible, quand on la connaissait vraiment, – luttait contre ces impressions, quelles qu'elles fussent. Elle les subissait sans se les permettre, au lieu que sa sœur Agathe s'y abandonnait complaisamment, et avec ivresse. L'une avait l'aspect d'une femme dont le cœur s'est laissé surprendre par un sentiment qu'elle repousse, l'autre au contraire portait sur elle tout l'orgueil, toute l'audace d'une passion avouée. N'était-elle pas libre de caresser, sans cesser de s'estimer, des espérances que la mère de Charlotte n'aurait pu même concevoir, sans se mépriser ? Il y avait entre elles encore une différence. Dès qu'elle avait commencé à éprouver cette passion, Mme de Méris l'avait déclarée à sa sœur. Elle lui avait d'autant moins épargné ces confidences que l'objet de cet amour, soudain grandi dans le cœur de la jeune veuve, était – on l'a trop compris – précisément celui dont Madeleine lui avait dit : « Je t'ai trouvé ce mari que tu m'as permis de te chercher, » le commandant Brissonnet. Mme Liébaut, au contraire, avait déployé toute son énergie à cacher jusqu'aux plus petits signes du trouble dont elle était possédée. On a compris pourquoi encore. Une très honnête femme, – et elle l'était dans le plein sens de ce beau mot, où se résument les vertus qu'un homme souhaite à sa mère, à sa sœur, à son épouse, à sa fille, à tout ce qu'il aime, à tout ce qu'il respecte, – une très honnête femme se pardonne malaisément ces manquements si involontaires à la fidélité conjugale : les rêves contre lesquels on se débat, – mais comme ils reviennent ! – les nostalgies auxquelles on ne veut pas céder, – mais elles n'en sont pas moins là ! – le frémissement de l'âme dans une certaine présence, la mélancolie dans une certaine absence. Madeleine était rentrée de Ragatz sans se rendre compte qu'elle ne s'intéressait pas à Brissonnet uniquement comme à un héros malheureux, comme au sauveur de sa fille, comme au mari possible de sa sœur. Elle savait maintenant le véritable nom de cette sympathie à la rapidité de laquelle elle avait trouvé tant de prétextes, et cette évidence la consumait de tant de honte qu'elle serait morte plutôt que de la confesser, même à son aînée, – surtout à son aînée. Elle, la femme de ce mari si loyal, si dévoué qu'était Liébaut, elle la mère de cette adorable petite fille qu'était Charlotte, elle aimait quelqu'un … Et ce quelqu'un, – par bonheur il ne soupçonnerait jamais le sentiment qu'il inspirait, – c'était la personne qu'elle avait introduite elle-même dans la vie de sa sœur ! Que de fois, depuis ces dernières semaines, la malheureuse avait tremblé qu'Agathe ne vînt lui dire : « Il m'a demandée en mariage, et j'ai dit oui ! » Elle avait beau, de toute la force de son honneur, s'interdire de penser à cet homme qui ne devait rien être, qui n'était rien pour elle, une irrésistible et constante anxiété la contraignait sans cesse, à toute occasion, de se demander ce qu'il sentait lui-même, quelle énigme cachait cette assiduité également répartie entre les deux sœurs, également respectueuse. Car l'officier d'Afrique avait agi comme si, au lieu d'être habitué à la stratégie de la brousse, il avait passé sa jeunesse à étudier les manœuvres sur l'antique carte du Tendre. Il avait laissé planer l'équivoque sur ses vrais sentiments. Laquelle aimait-il, de Madeleine ou d'Agathe ? Quand Mme Liébaut pensait, à quelque indice, que c'était elle, un délire la saisissait et un remords, une joie criminelle et une épouvante. Pensait-elle qu'il aimait Agathe ? Elle se contraignait à se dire qu'elle devait s'en réjouir avec tout ce qu'elle avait d'affection tendre pour sa sœur, et c'était alors en elle une souffrance aiguë qui lui faisait mal, à croire que sa vie allait s'arrêter. Si elle s'affaissait, toute frémissante, toute pâle, les yeux si brillants, dans le fauteuil, au coin du feu, par cette aprèsmidi de novembre, c'est que Mme de Méris était arrivée pendant une autre visite, celle de notre ancienne connaissance le baron Favelles, et du premier coup d'œil Madeleine avait discerné dans son aînée une agitation dont elle allait savoir la cause, maintenant que le pauvre baron était parti sur une anecdote dont il avait en vain escompté l'effet : – « Je m'en vais, » avait-il dit, « pour ne pas m'attirer le même mot qu'un jeune diplomate français invité à Osborne, du vivant de la feue reine Victoria… Notre compatriote était très gai. Il raconte après dîner une histoire qu'il croit très drôle. Silence de tout le salon… On attendait, pour rire, l'appréciation de Sa Majesté, qui laisse tomber, après une mortelle minute, ces simples paroles : We are not amused. Nous ne sommes pas amusés. » – « Enfin ! » dit Madeleine, quand la silhouette cocasse du Vieux Beau eut disparu derrière la porte refermée sous sa tapisserie… « Je croyais qu'il ne s'en irait jamais ! Je m'en veux de n'avoir pas plus de patience, car vraiment il m'a donné cet été de vraies preuves d'amitié… » – « Je t'avais prévenue à Ragatz, » répondit Agathe. « Tu vas m'accuser d'avoir l'esprit de contradiction, » continua-t-elle, « je le trouve moins ennuyeux ici que là-bas… Et puis il t'a présenté qui tu sais… » Elle souriait en prononçant ces mots qui firent passer une ombre plus épaisse dans les prunelles de l'autre. Ils soulignaient – naïvement, car Mme de Méris n'y avait pas entendu malice, – l'actuelle position des deux sœurs. Le motif qui rendait Agathe plus facile à vivre, moins rênée, moins nerveuse était précisé- ment celui qui expliquait le changement d'humeur de Mme Liébaut. Comme celle-ci connaissait ce motif, et que cellelà l'ignorait encore, tout entretien entre elles devenait l'occasion de malentendus inintelligibles à l'aînée et douloureusement sentis par la cadette. Agathe ne devina pas le petit battement de cœur que sa simple réponse avait infligé à Madeleine, ni l'émotion avec laquelle sa secrète rivale lui demandait, prenant texte de cette allusion au commun objet de leurs pensées : Vérifier rênée avec Walter. – « Il n'y a rien de nouveau de ce côté-là ? Il m'a semblé, quand tu es entrée, que tu étais toute contrariée de ne pas me trouver seule… » – « Un peu, » dit Agathe, « mais puisque Favelles a compris et qu'il est parti, tout est bien… Tu ne t'es pas trompée d'ailleurs. C'est vrai que j'ai un grand service à te demander, » reprit-elle après une pause durant laquelle une agitation singulière parut la dominer. « J'ai bien hésité, il s'agit d'une démarche si en dehors de toutes les habitudes !… Mais je crois que tu jugeras comme moi : elle est devenue nécessaire… » – « Tu sais bien que je suis toujours là pour t'aider, ma grande, répondit Madeleine, qui prit la main de son aînée et la serra. Sa main à elle était si brûlante qu'Agathe perçut la chaleur à travers son gant. – « Tu as la fièvre ?… » dit-elle. « Tu n'es pas bien ?… » – « Moi ? » fit Madeleine. « Quelle idée !… Je suis un peu fatiguée parce que j'ai commis l'imprudence, ne dormant pas, de lire une partie de la nuit. Ce ne sera rien… » ajouta-t-elle, en rougissant un peu. Depuis ces dernières semaines, il était arrivé souvent que Mme de Méris l'avait regardée avec des yeux inquisiteurs, comme étonnée de l'altération de ses traits. Mais si la jeune veuve avait nourri même la plus vague idée qu'il y eût à cet évident malaise de sa sœur une autre cause que la lassitude physique – et quelle cause ! – aurait-elle prononcé si librement le nom qui allait lui venir aux lèvres tout de suite ? – « Je préviendrai Liébaut, qui te grondera… » dit-elle. Puis, reprenant sa confidence. « Tu as deviné qu'il s'agit de Brissonnet… Je devais passer la soirée hier au Théâtre-Français. Tu te souviens, j'en avais parlé à cinq heures, ici, au thé, devant lui. À peine entrée dans ma loge, et au premier coup d'œil que je jette sur la salle, qui aperçois-je, assis à l'un des fauteuils d'orchestre, et avec un air d'être à mille lieues du spectacle ?… Notre commandant !… » – « Il peut avoir eu simplement la même fantaisie que toi, » répondit Madeleine, « celle d'entendre une pièce dont tout le monde parle… » – « Il est un peu trop coutumier du fait, » reprit Agathe : « À l'Opéra, vendredi dernier, ç'a été la même histoire ; la même histoire au Vaudeville, lundi. Si seulement il montait me rendre visite dans ma loge, comme il serait naturel, on ne le remarquerait pas… Mais il demeure là, immobile, à sa place, et quand il croit ne pas être observé, il me regarde, avec sa lorgnette encore, indéfiniment… » – « C'est la preuve que tu l'intimides, » répondit Madeleine. Elle s'était penchée du côté du feu, tandis que sa sœur lui racontait l'incident de la veille, commentaire trop significatif aux incidents des trois autres jours. Qu'avait-elle rêvé à Ragatz, sinon que le jeune homme se laissât prendre, faute d'espérance de son côté, au charme de sa pseudo-jumelle ? Par quel illogique et coupable détour de sa sensibilité chaque preuve nouvelle de cet intérêt de l'officier pour Mme de Méris lui faisait-il mal, si mal ? – Mais la charmante et courageuse femme n'admettait pas cette souffrance, et, encore cette fois, elle eut l'énergie d'ajouter : – « Oui, que tu l'intimides et qu'il t'aime… » – « Qu'il m'aime ?… » Agathe avait hoché la tête en répétant ces deux derniers mots avec un accent où passait un doute. « Mais, s'il m'aimait, » insista-t-elle, « ne se dirait-il pas que son attitude est de nature à le faire remarquer, et, par suite, à me faire remarquer ? Ne se rendrait-il pas compte qu'elle peut provoquer, qu'elle provoque des commentaires ?… C'est justement de cela que je viens te parler. J'avais dans ma loge, hier, Mme Éthorel. Tu sais comme elle est malveillante. Elle ne pardonne à personne ses soi-disant quarante ans, qu'elle a depuis tantôt dix années !… – « C'est bien le commandant Brissonnet qui est là au cinquième rang de l'orchestre ?… » me demande-telle tout d'un coup. – « Mais oui… » répondis-je en faisant semblant de ne l'avoir vu que sur cette indication. – « Vous le connaissez beaucoup, je crois ? » continua-t-elle. – « Il a été présenté à ma sœur aux eaux, » dis-je, « et je l'ai rencontré chez elle. » – « Ah ! » répliqua-t-elle simplement. Puis après un silence : – » Vous savez que je vous aime, ma chère Agathe, permettez-moi de vous donner un conseil. Tenez ce monsieur un peu à distance. Il appartient à ce que j ‘appelle les amoureux de l'espèce voyante. » – « Que voulez-vous dire par là ? » insistai-je à mon tour. – « Rien que ce que je dis, répliqua-t-elle. « Tenezle à distance… » Des phrases de ce ton, dans cette bouche, tu sais aussi bien que moi ce qu'elles signifient : le nom de Brissonnet a été prononcé à propos de moi, ou va l'être. On jase, ou l'on va jaser… » – « Mme Éthorel est une méchante femme, voilà tout, » répondit Madeleine, « et tu ne peux rendre le commandant responsable des vilains propos d'une vieille coquette, aigrie contre les sentiments qu'elle n'inspire plus. » – « Je ne le rends responsable de rien, comprends-moi, » dit Agathe. « Nous avons toujours su, en le recevant, toi et moi, qu'il n'était pas du monde. Il n'en a pas les égoïsmes. Il n'en a pas non plus les prudences. Ce n'est pas en Afrique qu'il a pu acquérir la triste expérience des méchancetés de salon. Mais, avoue que tu serais la première à me blâmer si, moi qui l'ai, cette expérience, je laissais se prolonger une situation qui risque de me compromettre d'abord, et, puis… » Elle eut un petit tremblement dans la voix, qui n'était pas joué, « et puis, » répéta-telle, « qui me fait souffrir. » – « Tu as donc changé de sentiments depuis ces derniers jours ? » interrogea Mme Liébaut. « Oui, » insista-t-elle, « si tu l'aimes comme tu me l'as dit, peux-tu souffrir de constater qu'il t'aime aussi ? Et il t'aime. Je te le répète, sa conduite est inexplicable autrement. » – « Et trouves-tu explicable, s'il m'aime, » reprit vivement la veuve, « qu'il n'essaie jamais de me parler plus intimement, de se rapprocher de moi ?… Quand nous nous rencontrons au théâtre, tu sais son attitude. Quand il vient en visite à la maison, s'il me trouve seule, il reste à peine vingt minutes, et c'est de sa part un effort pour soutenir la plus banale conversation qui contraste par trop avec d'autres circonstances où nous l'avons vu, toi et moi, si vif d'esprit, si prompt à la repartie, si brillant enfin. Arrive-t-il quand il y a déjà quelque personne ? On dirait qu'il en est heureux. Il reste là, s'il le peut, jusqu'à ce que le visiteur parte. Le plus souvent il s'en va avec lui… Je ne suis pas une de ces sottes qui s'imaginent, dès qu'un homme les regarde d'une certaine manière, qu'elles ont inspiré la grande passion. Je ne suis pas non plus de ces fausses modestes qui nient d'être aimées contre l'évidence. J'admets que M. Brissonnet a des façons d'agir qui laisseraient croire qu'il est épris de moi, mais j'affirme qu'il en a d'autres qui démentent totalement cette première hypothèse. Et voici pour moi la pierre de touche : oui ou non, suis-je libre ? Que l'on hésite à se déclarer quand on s'est attaché à une femme que l'on ne peut pas épouser, c'est très naturel. Mais quand on aime une veuve, qui n'a aucune raison de ne pas désirer refaire sa vie, et quand elle nous montre la sympathie que je lui montre, il n'y a pas de timidité qui tienne… Ou bien on lui demande sa main, ou bien l'on s'ouvre à quelqu'un, on tâte le terrain, avant de hasarder la démarche définitive. Il a Favelles. Il a mieux que Favelles… Qui ? Mais toi-même. N'es-tu pas la confidente désignée pour un pareil message ? Or, a-t-il parlé à Favelles ? Non… T'a-t-il parlé ? Non encore… Que veuxtu que je conclue ? » – Qu'il te trouve peut-être trop riche pour lui, répondit Madeleine, tout simplement. Ce scrupule serait pourtant bien dans son caractère… » – « Il ne se serait pas laissé aller à nous fréquenter, dans ce cas, » interrompit Agathe en secouant la tête, « Il a toujours su que j'avais de la fortune, et cela n'a pas été une objection pour son orgueil. Il a cru, et il a eu très raison, qu'en recevant un homme de sa valeur, nous étions ses obligées. Et, pour ma part, j'ai toujours cru que je l'étais. J'ai toujours agi vis-à-vis de lui en conséquence. Il est assez intelligent pour s'en être aperçu et en avoir tiré des conclusions toutes contraires à celles que tu supposes… D'ailleurs, » ajouta-t-elle après un silence, « je ne suis pas de ton avis sur la manière dont un grand cœur juge les différences de fortune entre êtres qui s'aiment, et, si tu réfléchis, tu te rangeras toi-même au mien. S'il y a une réelle bassesse d'âme dans le mélange de sentiment joué et de calcul réel, d'apparente passion et de plat intérêt que représente un mariage d'argent, il y a aussi une certaine mesquinerie de nature dans un scrupule tel que celui dont tu parles. Un héros, et Louis Brissonnet a l'âme d'un héros, ne pense pas aux questions de dot quand il s'agit d'une passion vraie. Il les ignore, ce qui est la seule manière d'aimer réellement… Non. S'il ne se déclare pas, c'est qu'il y a autre chose. » – « Mais quoi ? » fit Madeleine qui se sentit rougir. Elle aussi, elle avait souvent entrevu un mystère dans les contradictions de certaines attitudes chez cet homme qui exerçait un tel prestige sur sa pensée. Agathe parlait de regards fixés sur elle, mais quand Mme de Méris n'était pas là, Madeleine avait, elle aussi, surpris d'autres regards qui lui avaient infligé cet irrésistible et profond tressaillement de la femme qui aime et qui se dit « Je suis aimée !… » Ces impressions avaient été si fugaces, si rapides, la réserve où s'enveloppait Brissonnet vis-à-vis d'elle était si respectueuse, si indifférente, il lui avait paru si évidemment occupé de sa sœur qu'elle s'était chaque fois répondu à elle-même : « Quelle folie !… Je rêve !… » Encore maintenant, elle se refusa à écouter la réponse que la plus secrète voix de son cœur faisait à sa propre question, et elle écoutait Agathe continuer. – « Quoi ?… Je ne sais pas. Il y a des moments où je me demande s'il n'est pas engagé dans une liaison qu'il n'ose pas briser. Je ne m'en indignerais point. Il était si seul, si malheureux, quand il est revenu d'Afrique. Il a pu rencontrer une femme qui est entrée dans sa vie, pas assez pour qu'il consente à l'épouser, assez pour qu'il se considère comme engagé… Quoi qu'il en soit, cette incertitude ne peut durer, et le service que je viens te demander, c'est tout bonnement de m'aider à en sortir. » – « Moi ? » s'écria Mme Liébaut, avec une émotion qu'elle n'arriva pas à dissimuler, et, allant au-devant de la prière que se préparait à formuler l'autre : « Tu voudrais que je m'interpose entre vous ?… Mais comment pourrais-je ? » – « Tu n'as pas tout à fait deviné ma pensée, » répondit Agathe, « Il ne s'agit pas d'un message de moi à lui. Tu es ma sœur. C'est toi qui as connu M. Brissonnet la première et qui me l'as fait connaître. Imagine que tu aies appris, par quelqu'un qui ne soit pas moi, la malveillante remarque de Mme Éthorel. Ne serait-il pas naturel que tu t'inquiétasses ? N'est-il pas naturel d'autre part qu'estimant le commandant comme tu l'estimes, tu le juges absolument incapable de faire quoi que ce soit qui compromette une femme, à moins qu'il ne s'en rende pas compte ?… Je te demande, ma chère Madeleine, d'agir comme tu agirais de toi-même si les conditions étaient celles que je viens de dire. Hésiterais-tu à faire venir M. Brissonnet et à causer avec lui pour l'avertir des commentaires de certains de nos amis ? La conclusion d'un pareil entretien n'est pas douteuse : ou bien il ne m'aime pas, et alors il s'excusera et nous ne le reverrons plus. Ou bien il m'aime, et alors, dans son trouble, il te découvrira son sentiment, il voudra savoir ce qu'il peut espérer… Fine comme je te connais, il te dira tout… Ah ! ma petite Made, tu ne me refuseras pas cela. C'est toi qui as voulu que je le connusse, toi qui m'as tentée. Sans toi, je n'aurais jamais pensé à recommencer ma vie. J'étais si résolue à rester libre ! Tu as vaincu mes scrupules. Tu m'as fait accepter cette idée d'un second mariage. Tu me dois de m'aider… Je comprends que c'est bien délicat, bien intimidant… Mais qui peut toucher cette question avec lui, si ce n'est pas toi ? Et il faut qu'elle soit touchée. Encore un coup, je souffre trop de cette incertitude. Ma réputation, c'est beaucoup. Il y a quelque chose qui m'importe encore plus que ma réputation, c'est mon cœur. Il n'est pas assez pris pour que je n'aie pas encore la force de renoncer à ce rêve, s'il m'est démontré que ce n'est qu'un rêve. Mais il faut que je sache. Il le faut… » Elle avait parlé avec une passion grandissante qui prouvait combien elle avait changé depuis ces instants où elle affirmait, sur le quai de la gare de Ragatz, son intention d'un éternel veuvage. Elle disait alors : « Mon existence est telle que je l'ai voulue, et sa fierté me suffit… » Et à cette seconde même l'ironie du destin amenait dans cette petite gare justement celui devant qui cette fierté devait si vite plier. Une autre personne avait changé davantage encore, c'était celle à qui la jeune veuve, désireuse maintenant de redevenir une jeune femme, adressait ce pressant appel. À mesure que l'aînée avait précisé le détail de la mission dont elle souhaitait de charger sa cadette, le cœur de celleci avait été agité d'une palpitation de plus en plus forte. L'entretien auquel la conviait Agathe s'était dessiné, devant son imagination, dans son intolérable détail. Elle s'était vue rece- vant celui qu'elle aimait, – car elle l'aimait, et combien, elle pouvait le constater à son trouble ! – Ce serait dans cette même pièce. Il se tiendrait là, respirant, vivant, la regardant, la bouleversant, par sa seule présence et ne le sachant pas, ne devant jamais le savoir, puisqu'elle voulait continuer de s'estimer, et rester vraiment fidèle à l'honnête homme dont elle portait le nom. Une autre fidélité, celle qu'elle avait vouée à sa sœur, exigerait que Madeleine fît plus. Il lui faudrait provoquer chez son interlocuteur l'aveu de son amour pour une autre. L'entendraitelle, aurait-elle la force de l'entendre dire : « J'aime Mme de Méris ? … » Si pourtant Brissonnet n'aimait pas Agathe ? Si une autre déclaration montait aux lèvres de l'officier, obligé après cette démarche de Mme Liébaut de cesser ses visites chez les deux sœurs et ne le supportant pas, parce qu'en effet il aimait l'une d'elles, – mais pas celle qu'il pouvait épouser ?… Que deviendrait la femme secrètement éprise, s'il lui fallait entendre des mots dont la seule énonciation en sa présence était un crime contre la foi jurée, contre ce foyer qui si longtemps lui avait suffi, auquel elle tenait toujours par tant de fibres, les meilleures, les plus profondes de son être, par sa tendresse pour Charlotte et Georges, sa fille et son fils, – et aussi par son affection si réelle pour leur père ? N'était-ce pas déjà une félonie que d'éprouver, même pour la combattre, cette sympathie passionnée, et à l'égard de qui ?… Non. Madeleine ne pouvait pas transmettre le message que sa sœur lui demandait. Un tel entretien était ou trop douloureux ou trop dangereux. N'avait-elle pas, et le droit de décliner cette souffrance, et l'obligation d'éviter ce péril ? Mais comment formuler ce refus dont la vraie raison devait être à tout prix cachée ? Hélas ! Quelles paroles pouvaient être plus dénonciatrices que la gêne avec laquelle elle répondit évasivement : – « Tu n'aperçois pas un autre moyen pour te renseigner ?… Ne trouves-tu pas que celui-là risque d'aller contre ton propre désir ?… » – « Pourquoi ? Je ne comprends pas, « interrogea Agathe. – « Mais parce qu'aborder un pareil sujet, pour une personne qui te touche d'aussi près que moi, c'est, tout bonnement, offrir ta main… » – « Et après ?… » répondit vivement Mme de Méris. « Oui, après ? Je n'ai jamais compris que l'on eût de la vanité dans les choses de l'amour. Si M. Brissonnet m'aime, je te répète, cette démarche lui ira droit au cœur, justement pour cela. S'il y trouve de quoi se choquer, – c'est bien cela que tu crains ? – il ne m'aime pas… Je le saurai, je veux le savoir… Que peut-il arriver ? Qu'il raconte que j'ai voulu l'épouser et que c'est lui qui n'a pas voulu ?… » – « Lui, raconter cela ?… » protesta Madeleine. « Il en est incapable !… » – « Hé bien, alors ? » reprit Agathe… « Non, il n'y a pas d'autre moyen et tu ne me refuseras pas de lui parler… à moins qu'il n'y ait, à ce refus, une raison que tu ne me dises pas… » – « À toi ? » fit Mme Liébaut… « Quelle raison veux-tu qu'il y ait ?… » Sa sœur, qui la regardait fixement, put voir le sang affluer tout d'un coup à ses joues pâlies, puis se retirer et les laisser plus pâles encore, comme si le cœur de la jeune femme s'était contracté, sous cette question, dans un spasme trop fort. Ce n'était pas la première fois que l'aînée surprenait chez sa cadette des signes de troubles intérieurs. Elle n'avait pas cherché à se les expliquer. Ses idées toutes faites sur le caractère de Madeleine se mettaient entre elle et une observation directe, comme il arrive si souvent dans les rapports de famille. Pour la première fois, à cette minute, et dans un de ces accès de subite lucidité que la passion trouve à son service, par un instinct presque animal, un soupçon traversa son esprit. Ce ne fut qu'un éclair, et, aussitôt, elle rejeta la pensée qui venait de l'assaillir, non sans en garder comme un frisson, et elle répliqua : – « Aucune, en effet, aucune… Tu m'as paru étrange tout à l'heure, alors… » – « Alors ?… » insista Madeleine. – « Il n'y a plus d'alors, » répliqua Mme de Méris. « Mais, je t'en supplie, Madeleine, ne continue pas à me dire non. Je te le jure, » et sa voix se fit profonde, « ce serait un mauvais service à me rendre… » – « Je parlerai à M. Brissonnet, » répondit Madeleine, après un bien court instant d'une suprême lutte, durant lequel elle n'avait pu empêcher que ses paupières ne battissent nerveusement, que sa bouche ne tremblât. Épouvantée devant cette flamme de lucidité soudain allumée dans les prunelles d'Agathe, et devant la menace de ses dernières paroles, elle avait cru que cette immédiate soumission rassurerait une défiance qui portait sa misère au comble. Elle ne se doutait pas qu'elle venait au contraire d'accroître encore, chez celle dont elle était la secrète et involontaire rivale, la sensation d'un mystère. Du moins une interrogation qui, en ce moment, lui eût été trop pénible, lui fut épargnée par un très simple hasard, la venue précisément de cette Mme Éthorel, dont la malveillante remarque, la veille, avait servi de prétexte à la prière d'Agathe. Celle-ci n'eut que le temps de dire à sa sœur, durant les deux minutes qui séparèrent l'entrée du domestique demandant si madame voulait recevoir, et l'entrée de la visiteuse : – « Tu lui parleras, mais quand ? » – « Demain, » répondit Madeleine, « je vais lui écrire qu'il vienne à deux heures… » – « Merci, » dit Agathe, et comme le bruit du pas de Mme Éthorel montant l'escalier se faisait entendre : « Je vous laisserai seules. La Vieille Beauté vient te raconter que je me compromets, tu verras… Va ; il est nécessaire d'en finir… » VI CONTAGIONS DE JALOUSIE Un quart d'heure ne s'était pas écoulé et la « Vieille Beauté », comme la jeune veuve avait appelé la nouvelle venue avec l'insolence de ses trente ans, était en effet occupée à rapporter perfidement à la sœur cadette les propos de leur monde sur la cour que l'officier faisait par trop ouvertement à la sœur aînée. L'indiscrète ne devinait pas quel retentissement chacune de ses paroles avait dans cette sensibilité si blessée. Mais qui devine les souffrances des autres, alors même que ces autres nous tiennent de tout près au cœur ? Crucifiée par les propos de Mme Éthorel, si inconsidérés dans leur malveillance, Madeleine ne se doutait pas, elle non plus, qu'au même moment Agathe recevait des coups pareils, et de quelle main ! Elle en eût frémi d'épouvante jusque dans ses moelles. Mme de Méris avait fait comme elle avait dit. Elle avait quitté la place presque aussitôt la visiteuse entrée, non sans avoir échangé avec elle toutes les chatteries de deux femmes de la même société qui se sont vues la veille, qui se reverront demain et qui se câlinent l'une l'autre en se déchirant. D'ordinaire Agathe n'attachait pas à ces petites simagrées de salon plus d'importance qu'elles ne méritent. Mais quand on vient de traverser certains soupçons, on supporte plus difficilement la fausseté de ces protestations pourtant très banales et au fond inoffensives, derrière lesquelles s'abritent les perfidies de société. L'évidence que, sous les caressants papotages de deux amies qui se sourient tendrement, se cachent de jolies petites haines toutes prêtes à griffer et à mordre – cette évidence dont on sourit comme d'une chose plutôt divertissante, aux heures d'indulgente observation, – apparaît soudain comme une chose affreuse, si un petit indice vous a dénoncé à l'improviste une trahison dans un être aimé. L'idée d'un univer sel mensonge autour de votre aveuglement vous fait frémir. C'était cette impression qu'éprouvait Agathe, sans se rendre encore bien compte du motif, en descendant l'escalier de l'hôtel de sa sœur. – « Comme on est trompée tout de même !… » se disaitelle. « Qui croirait à voir cette femme m'embrasser, comme elle fait, chaque fois que nous nous rencontrons, qu'aussitôt la porte fermée elle me diffame ? … Dieu sait les insinuations auxquelles elle se livre en cet instant … Tant mieux d'ailleurs ! Elle me rend service. Madeleine constatera que je n'ai pas exagéré. – Comme il est nécessaire qu'elle parle à Louis, et vite !… » Elle appelait Brissonnet de son prénom, quand elle évoquait son image, pour elle seule. « Il est extraordinaire qu'elle n'ait pas compris cela toute seule et depuis longtemps… Mais non. Elle a été bouleversée de ma demande. Pourquoi ?… Tout son sang n'a fait qu'un tour. J'ai cru qu'elle allait se trouver mal. Pourquoi ?… Est-ce que ?… » La réponse à cette question se formula soudain dans l'esprit de la sœur, si longtemps envieuse, avec une netteté qui la fit se contracter tout entière. Elle ferma les yeux presque convulsivement en se disant « Non, non, » à voix haute. Puis, tout bas : « Non. Ce n'est pas possible. Madeleine aime son mari, et elle m'aime. Elle ne le trahirait pas, et moi, elle n'aurait jamais pensé à me présenter cet homme, avec l'intention déclarée de me le faire épouser, si elle avait pour lui un intérêt trop vif. Ce sont des chimères, de vilaines, de hideuses chimères. La vie est déjà si triste, on a si peu de vrais amis ! S'il fallait encore ne pas croire à une sœur pour qui l'on a toujours été parfaitement bonne, ce serait trop dur… Non, Ce n'est pas… Non. Non. » Elle s'était surprise à prononcer de nouveau cette formule de dénégation à voix haute, tout en s'installant dans l'automobile électrique qui lui servait à Paris pour ses courses, et qu'elle avait laissée à la porte des Liébaut. Elle avait donné au mécanicien l'adresse d'une de ses amies dont c'était le jour. Au lieu de descendre, quand la voiture s'arrêta, elle jeta une nouvelle adresse à l'homme, celle d'un magasin situé à une autre extrémité de Paris, où elle n'avait aucune espèce de besoin de se rendre. La perspective de se mêler à une causerie d'indifférents lui avait paru insupportable. Son coupé allait, glissant d'un mouvement rapide et sans secousse, dans le crépuscule commençant de cette fin d'après-midi de l'automne. Un brouillard s'était levé, presque jaunâtre, que les lanternes des voitures trouaient de leurs feux, fantastiquement, et en dépit du « non » prononcé tout à l'heure avec tant d'énergie, Agathe de Méris se posait de nouveau la question qui avait surgi devant sa pensée, cet : « Est-ce que ?… » énigmatique, qui enveloppait de trop douloureuses hypothèses. Elle osait maintenant les regarder en face et aller jusqu'au bout de leur logique : – « Est-ce que Madeleine aimerait Louis Brissonnet ? … Quand elle m'a écrit de Ragatz, pour me parler de leur rencontre, je me rappelle, j'ai été étonnée de son enthousiasme. J'ai expliqué cela par cette facilité à l'engouement qu'elle a toujours eue. J'ai voulu y voir une preuve de plus que ce projet d'un second mariage pour moi lui tenait vraiment au cœur. J'en ai souri et je lui en ai été reconnaissante. Si je m'étais trompée pourtant ?… Non. Encore non. Elle ne me l'aurait pas présenté… Puis-je supposer qu'elle l'ait fait uniquement pour s'assurer des facilités de le revoir ?… Et pourquoi non ? Elle a toujours été si personnelle, si peu habituée à se contraindre ! Tout lui a toujours tant réussi !… Ce serait un infâme procédé… Allons donc ! Une femme qui aime hésite-t-elle sur les procédés ? Madeleine aura spéculé sur cette froideur qu'elle m'a si souvent reprochée. Ma froideur ! Parce que je n'étale pas mes sentiments comme elle ! Ç'aura été son excuse à ses propres yeux. Elle se sera dit : ma sœur n'aimera jamais cet homme, je ne lui ferai donc aucun tort, et moi, elle me servira de paravent… Je crois que je deviens folle. Ce serait admettre qu'elle trahit son mari… Et ce n'est pas ! Ce n'est pas ! » Comme on voit, ce petit monologue sous-entendait de sin- gulières sévérités de jugement envers la tendre et pure Madeleine, et de bien imméritées, de bien gratuites aussi. Le principe de cette injustice était dans la secrète et constante malveillance, nourrie si longtemps par l'aînée des deux sœurs contre la cadette. Souffrir, comme Agathe avait fait, pendant des jours et des jours, du bonheur d'une autre, c'est nécessairement se former des idées inexactes sur le caractère de cette autre. Elle avait trop souvent critiqué les manières d'être de Madeleine, et avec trop d'acrimonie, pour n'avoir pas perdu le sens exact de cette exquise nature. Rien de plus fréquent, insistons-y, que ces erreurs d'optique entre personnes qui se voient sans cesse et ne connaissent d'elles que des images fausses. Ces méconnaissances sont à l'origine de presque toutes les tragédies de famille, autant que les discussions d'intérêt. Que de fois nous nous étonnons de constater que les qualités les plus évidentes d'un fils sont ignorées par ses parents, qu'un frère ne discerne pas chez un frère une valeur qui éclate aux yeux du premier venu ! Depuis des années, Mme de Méris avait été, dans maintes circonstances, dominée à l'égard de sa sœur par cette illusion à rebours, mais jamais comme à cet instant. L'automobile continuait d'aller, l'arrêtant ici, l'arrêtant là, devant une boutique, devant une autre. En proie à cette fièvre où l'on ne peut supporter ni la solitude, ni la compagnie, Agathe multipliait les courses inutiles, – en vain. Elle n'échappait pas à la jalousie qui la mordait au cœur aussitôt qu'elle se remettait en tête à tête avec ses pensées. – « Ce n'est pas ?… » reprenait-elle. « Et pourquoi cela ne serait-il pas ?… N'apprend-on point tous les jours, par un scandale absolument inattendu, des secrets que l'on n'aurait pas même imaginés comme possibles dans certaines existences ? Tromper, c'est jouer la comédie, c'est feindre un personnage que l'on n'est pas… Et puis, Liébaut est un excellent, un brave garçon, mais qu'il est commun ! Qu'il est lourd ! Si un homme réalise le type du mari trahi, c'est bien lui… La rancune de la veuve pour le mariage heureux de sa sœur ne la rendait pas d'habitude très indulgente pour son beau-frère le médecin. Elle la retrouvait, cette rancune, au service de ses iniques soupçons : « Mais, pour que Madeleine le trahît, il faudrait qu'elle eût Brissonnet pour complice… Pour complice ? Alors, les attitudes de Louis avec moi, ses regards, ses silences, où j ‘ai cru deviner tant d'émotions cachées, seraient autant de mensonges ! Non, je ne veux pas croire de lui cette infamie. Je ne le veux pas… Au contraire, s'il a deviné que Madeleine l'aime, tandis que lui ne l'aime pas, cette idée ne suffit-elle pas à expliquer qu'il n'ose pas se déclarer ?… Oui. La voilà, la vérité… C'est la raison pour laquelle Madeleine a tant changé depuis ces dernières semaines. Elle voit que Louis m'aime, et elle, elle aime Louis. C'est la raison pour laquelle il se tait. Il ignore tout de mes sentiments. Elle lui a laissé voir tout des siens… Il a pitié d'elle, et sans doute aussi, il pense que s'il me demande ma main, elle se jettera en travers… Et moi qui me suis confiée à elle, moi qui l'ai chargée de ce message !… C'est préférable ainsi. Je saurai à quoi m'en tenir. Ah ! S'il m'aime, je ne me laisserai pas prendre mon bonheur. Et il m'aime ! il m'aime !… La jeune femme s'était répété ce mot passionnément, afin d'en redoubler l'évidence. Son âme tourmentée s'y était fixée, comme à un point solide, où trouver un appui et de la force, quand après deux heures de ces méditations contradictoires, où tour à tour elle avait incriminé et innocenté sa sœur, l'automobile s'arrêta enfin à l'entrée de la maison qu'elle habitait. C'était une grande bâtisse palatiale, pour employer le vocabulaire barbare d'aujourd'hui, à l'angle de l'avenue des ChampsÉlysées et d'une des rues qui la coupent. Mme de Méris occupait dans ce caravansérail un vaste appartement d'une installation intensément moderne, – un peu par esprit d'opposition au petit hôtel intime de Madeleine. Elle demeura étonnée de voir stationner devant sa porte un coupé à caisson jaune attelé de deux petits chevaux, l'un blanc et l'autre noir. Elle reconnaissait la voiture de louage dont son beau-frère se servait pour ses visites : – « Tiens, » se dit-elle, « Liébaut a un malade dans ma maison ? » Puis aussitôt : « À moins qu'il ne soit chez moi… Chez moi ? Pour quel motif, lui qui ne vient pas me voir deux fois par an ?… » Après ses réflexions de tout à l'heure, une explication de cette visite irrégulière s'offrit à elle, qui lui fit battre le cœur, tandis que l'ascenseur, trop lent à son gré, l'emportait vers son troisième étage : « Se douterait-il de quelque chose ?… Mais de quoi ?… » Le médecin était chez sa belle-sœur en effet. Il l'attendait dans une espèce de boudoir dont le seul aspect faisait un contraste significatif avec le coin si privé, si individuel, où, deux heures auparavant, Madeleine recevait Agathe. Ce petit salon de l'aînée aurait suffi à dénoncer les côtés tendus, guindés, et pour tout dire, prétentieux de sa nature. Cette pièce, où elle se tenait cependant beaucoup, avait l'impersonnalité d'un décor. Mme de Métis avait essayé d'en faire une copie, strictement classique, d'une chambre du dix-huitième siècle. Elle avait obtenu un ensemble si visiblement composé qu'il en était froid, artificiel, et surtout, ce n'était pas son salon. Sa grâce un peu raide y était trop déplacée, et non moins déplacée à cette minute la physionomie du docteur François Liébaut, qui, professionnellement vêtu de la redingote noire, allait et venait parmi ces étoffes et ces meubles clairs. C'était, on l'a déjà dit, un homme de quarante et quelques années, vieilli avant l'âge. Il avait trop peiné, dans ces conditions de détestable hygiène où vivent nécessairement les médecins lorsqu'ils cumulent les labeurs de la clientèle et des recherches personnelles. Son teint brouillé où dominaient les nuances jaunes révélait la funeste habitude des repas pris vite et irrégulièrement entre deux consultations. Sa tête penchée en avant racontait une autre habitude, et non moins funeste, celle des longues séances à son bureau le soir, quand, la journée du praticien à peine finie, celle du savant commençait. Les personnes qui s'intéressent à cet ordre de questions connaissent son beau traité des Cachexies, où se trou- vent exposées des théories neuves, notamment sur ces deux redoutables maladies des capsules surrénales et du corps thyroïde qui conservent une gloire funèbre aux noms d'Addison, de Basedow et de Graves. Le caractère très spécial des études du mari de Madeleine suffit à expliquer comment la jeune femme, toute intelligente et toute dévouée qu'elle fût, n'avait pu s'y intéresser véritablement. Elle avait beau être une créature très délicate, très souple, et, par conséquent, très disposée à modeler ses goûts sur ceux de l'homme distingué qu'elle avait épousé, son imagination avait été incapable de le suivre dans des analyses si austères, si répugnantes par certains points une sensibilité neuve et fine. Elle avait vu travailler François en l'admirant de son inlassable patience. Elle avait aussi admiré son dévouement envers ses malades, les noblesses de son désintéressement, mais tout le domaine technique où son mari vivait en pensée lui était resté fermé, et depuis quelque temps hostile. C'est le danger qui menace les ménages des hommes trop profondément enfoncés dans des recherches d'un ordre trop abstrait. Quand ils ont épousé une femme très simple, elle se résigne à jouer auprès d'eux le rôle de la Marthe de l'Écriture : « Elle allait s'empressant aux divers soins du service. » Mais il arrive que cette Marthe, une fois sa besogne finie, voudrait devenir Marie, celle qui « s'asseyait aux pieds du Seigneur, pour écouter sa parole » et qu'elle est malheureuse de ne le pouvoir pas ! Plus simplement et sans métaphores, Madeleine Liébaut était de celles qui, pour être tout à fait heureuses dans le mariage, ont le besoin d'une union absolue, totale, des cœurs et aussi des esprits. Faute de cette union, inconciliable avec un pareil métier et de pareilles recherches, elle s'était très tôt sentie un peu solitaire, même entre ses deux enfants, et auprès de ce compagnon qui dépensait toute son intelligence à écrire des pages emplies de ces « cas » abominables, enchantement des cliniciens. Quelques-uns de ces « cas » étaient quelque chose de plus pour la mère. On se rappelle que sa petite fille avait souffert, à la suite de rhumatismes, d'une légère atteinte de chorée, guérie par les eaux de Ragatz. Or, un des chapitres du grand ouvrage de son mari portait ce titre dont le seul énoncé poursuivait Madeleine d'une cruelle menace : Des rapports de la Chorée et de la maladie de Basedow. Elle avait cherché ces pages dans la bibliothèque du médecin, poussée par cette torturante curiosité du pronostic que connaissent trop tous ceux qui ont vu souffrir un être aimé sans bien comprendre son mal. Les sentiments de la mère à l'égard de la Science de son mari étaient depuis lors très complexes : elle éprouvait une reconnaissance anticipée pour l'habileté avec laquelle le médecin soignerait leur fille si jamais ce funeste présage se réalisait. Elle en voulait à cette Science du frisson où une pareille appréhension la jetait. C'étaient ces impressions qui l'avaient préparée, inconsciemment, à subir la nostalgie d'une autre existence, auprès d'un autre homme. La rencontre aux eaux avec l'héroïque officier d'Afrique avait soudain donné une forme à ses rêves. Elle s'était juré que personne au monde ne devinerait l'éveil en elle d'un émoi qui faisait horreur à ses scrupules. Hélas ! Elle avait été devinée par celui à qui elle aurait le plus passionnément désiré cacher la blessure soudain ouverte au plus secret de son cœur, François Liébaut luimême, et le mari malheureux allait initier à sa découverte cette sœur dont la perspicacité jalouse avait déjà tant effrayé Agathe. Quand Agathe entra dans le salon, son premier regard lui apprit ce qu'elle avait pressenti : la visite de son beau-frère annonçait un événement extraordinaire. Lequel ? Le visage du médecin, grave d'habitude, mais d'une gravité distraite et vague, celle de l'homme qui suit ses idées, était comme tendu, comme contracté par un rongement de soucis. En même temps, l'émotion de l'entretien qu'il se préparait à provoquer avec la sœur de sa femme lui donnait une inquiétude dont la fièvre se reconnaissait à ses moindres mouvements. Ses doigts se crispaient sur le dos des meubles, autour des bibelots qu'il prenait et reposait sans les voir. Ses paupières battaient sur ses yeux, qui n'osèrent pas d'abord se fixer sur son interlocutrice. La conversation à peine engagée, ce fut au contraire, de sa part, cette ardente, cette prenante inquisition des prunelles, qui ne veulent pas laisser échapper le plus petit signe, dans leur avidité de savoir… De savoir ? Mais quoi ? Obsédée elle-même par les pensées que l'entrevue de cette après-midi lui avait infligées, comment Agathe n'eût-elle pas aussitôt soupçonné la vérité ? Son beau-frère était venu chez elle, avec le projet de lui parler des relations de Madeleine et de Brissonnet. Pour lui non plus, ces relations n'étaient donc pas claires ?… La curiosité d'apprendre si elle avait deviné juste, était si forte aussi chez la jeune veuve qu'elle se sentit trembler, et, dans l'incapacité de cacher son énervement, elle feignit une inquiétude bien différente de celle qui la poignait réellement : – Comme vous semblez troublé, François … » demanda-telle en allant droit à lui, et lui prenant la main : « Qu'y a-t-il ?… Ma sœur n'est pas plus souffrante ?… Je l'ai quittée un peu fatiguée… Ce n'est pas cela ? Non… Il n'est rien arrivé à Georges et à Charlotte, au moins ? Mais parlez, parlez… » – « Calmez-vous, ma chère Agathe, » dit Liébaut. L'instinct du métier venait de lui faire prendre, à lui, si profondément remué de son côté, le ton qu'il aurait eu au chevet d'un malade en proie à une surexcitation nerveuse. « Non, » continua-t-il d'une voix qui s'émouvait à son tour, « il n'est rien arrivé à personne, heureusement… Pourtant vous avez raison, c'est à cause de Madeleine que je suis ici. C'est d'elle que je suis venu vous parler… » Mme de Méris n'avait jamais approuvé, on ne l'ignore pas, le mariage de sa cadette, et le bonheur apparent de cette union bourgeoise n'avait pas contribué à diminuer cette antipathie. Aussi ne s'était-elle jamais donné la peine d'étudier ce beaufrère dont elle rougissait un peu, malgré sa haute valeur. Là encore, la grande loi de la mésintelligence familiale par idée préalable avait accompli son œuvre. Madeleine avait jugé Liébaut, une fois pour toutes, et condamné. Elle s'était formé de lui l'image d'un très honnête personnage, et très ennuyeux, supé- rieur sans doute dans son métier, mais absorbé dans des travaux qui ne l'intéressaient, elle, en aucune manière, et absolument dépourvu de toute conversation. Qu'il eût pu plaire à sa cadette, elle avait, dès le premier jour, déclaré ne pas le comprendre, et sa malveillance à l'égard de cette sœur secrètement jalousée avait trouvé là une occasion unique de s'exercer, sous la couleur d'une généreuse pitié. Elle ne soupçonnait pas que cet homme, silencieux et modeste. volontiers effacé dans le monde, avait une délicatesse presque morbide d'impressions. François Liébaut était un de ces sensitifs qui perçoivent les moindres nuances, qu'un air de froideur surpris chez un de leurs proches paralyse, qui souffrent de la plus légère marque d'indifférence. Cette exquise susceptibilité du cœur ne semble guère conciliable avec les dures disciplines de l'Hôpital et de l'École pratique. Elle existe pourtant chez quelques médecins, et, comme il arrive quand il y a une antithèse radicale entre les exigences de la position et les prédispositions natives, celles-là exaspèrent celles-ci au lieu de les guérir. Le mari de Madeleine appartenait à cette espèce très rare, et si aisément méconnue, des praticiens qui deviennent des amis pour leurs clients, que les larmes d'une mère au chevet d'un enfant mourant bouleversent, qui sont atteints par l'ingratitude d'un malade comme par une trahison. L'on devine, d'après ces quelques indications, ce qu'avait été pour lui, dès ses fiançailles, l'antipathie latente de la sœur de sa femme. Il avait d'abord essayé de désarmer Agathe, gauchement. N'y réussissant pas, il avait fini par accepter cette hostilité, se repliant, s'enveloppant lui-même d'indifférence. Pour qu'il fût venu, ce soir, prendre sa belle-sœur comme confidente, il fallait qu'il fût en proie à une crise bien forte de souffrance. Cela, Mme de Méris l'avait reconnu aussitôt, mais ce que les premières phrases de son beau-frère lui révélèrent et qu'elle n'eût jamais même imaginé, ce fut la perspicacité exercée par ce taciturne à son endroit, durant tant d'années. Ce fut surtout la finesse et la fierté de cette âme qu'elle avait considérée comme si peu digne d'intérêt, comme si vulgaire, – pour employer un de ses mots. Ce fut enfin le drame caché, le dessous vrai d'un mé- nage dont elle avait inconsciemment envié la tranquillité, en affectant d'en dédaigner le caractère « pot-au-feu ». Agathe avait rêvé pour elle-même d'aventures romanesques. L'issue de cette petite tragédie sentimentale où les avait engagées, sa sœur et elle, une secrète rivalité d'amour, devait lui apporter l'évidente preuve que ce romanesque tant souhaité ne réside ni dans les événements exceptionnels, ni dans les destinées extraordinaires. Les cœurs sérieux et profonds, ceux qui ont « accepté » leur vie, – comme elle avait dit ironiquement sur le quai de la gare, – qui s'y sont attachés par leurs fibres les plus secrètes, sont aussi ceux qui éprouvent au plus haut degré ces émotions intenses, vainement demandées par tant d'imaginations déréglées aux révoltes et aux complications : – « Agathe », reprit Liébaut après un silence, « les choses que j'ai à vous dire sont si graves, si intimes, qu'au moment de les formuler les mots me manquent… Nous n'avons jamais beaucoup parlé à cœur ouvert, vous et moi. Ne voyez pas un reproche dans cette phrase… » insista-t-il en arrêtant sa bellesœur d'un geste, comme elle protestait. « La faute est toute à moi qui ne vous ai pas fait voir assez à quel point j'étais disposé à vous aimer comme un frère… Mais oui, j'ai toujours été ainsi, même avec Madeleine. Je ne sais pas me raconter. C'est ridicule, je m'en rends trop compte, un médecin timide, un médecin sentimental et qui garde à part lui des impressions qu'il n'ose pas exprimer !… C'est ainsi pourtant, et sur le point d'avoir avec vous un entretien d'où dépend peut-être tout mon bonheur, il faut que je vous aie dit d'abord cela, pour que vous ne me croyiez pas fou, tant l'homme que je vais vous montrer diffère de celui que vous connaissez, ou croyez connaître… » – « Celui que je connais, » répondit Mme de Méris, « a toujours été le meilleur des maris et le plus aimable des beauxfrères… » – « Ne me parlez pas ainsi… » interrompit Liébaut, pres- que avec irritation, et il ajouta aussitôt : « Pardon !… À de certaines minutes solennelles, et nous sommes à l'une de ces minutes, les phrases de courtoisie font du mal. On ne peut supporter que la vérité… D'ailleurs, » et son visage exprima une résolution soudaine, presque brutale, celle de quelqu'un qui, voulant en finir à tout prix, renonce d'un coup aux préambules qu'il avait préparés longuement et va droit à son but… « D'ailleurs, à quoi bon revenir sur les maladresses que j'ai pu avoir dans mes rapports avec vous ? Je suis le mari de votre sœur. Nous sommes attachés l'un à l'autre par le lien le plus étroit qui existe, en dehors de ceux du sang. Nous ne faisons, vous, ma femme et moi, qu'une famille. J'ai le droit de vous poser la question qui me brûle le cœur et je vous la pose… Agathe, voici maintenant plus de trois mois qu'un homme est entré dans notre intimité, qu'aucun de nous ne connaissait que de nom auparavant… Chaque semaine écoulée, depuis lors, n'a fait que rendre plus grande cette intimité… Cet homme n'est pas seulement reçu chez vous et chez nous, il s'est fait présenter à tous nos amis. Quand on nous invite, vous et nous, on l'invite. Allons-nous au théâtre, vous et nous ? Il y va… À une exposition ? Il s'y trouve… Cet homme est jeune, il n'est pas marié… Agathe, je vous demande de me répondre avec toute votre loyauté : est-ce à cause de vous que M. le commandant Brissonnet vient dans notre milieu, comme il y vient ? Est-ce à cause de vous… » répéta-t-il. Et sourdement, comme s'il avait eu honte d'avouer la souffrance qu'enveloppait cette simple et angoissante demande : « ou de Madeleine ?… » Un sursaut involontaire avait secoué la sœur aînée. Pour que son beau-frère en fût arrivé, lui si discret, si réservé, à poser cette question, directement, – répétons le mot, – brutalement, il fallait qu'il eût observé des faits positifs, – quels faits ? – qu'il eût commencé de suivre une trace, – quelle trace ? Une réponse non moins directe, non moins brutale venait aux lèvres de la rivale éprise et jalouse : « Dites tout, François. Vous croyez qu'il peut y avoir un secret entre Madeleine et Brissonnet ? Vous le croyez. Sur quels indices ? Comment ?… » Elle eut l'énergie de se dominer, un peu par cet instinct de franc-maçonnerie du sexe qui veut que, devant l'enquête pressante d'un homme, une femme se sente d'abord solidaire d'une autre femme. Entre sœurs, même qui ne sont pas très intimes, cet instinct est plus fort encore, plus spontané, plus irrésistible. Et puis, montrer aussitôt combien cet interrogatoire de son beau-frère la bouleversait, c'était, pour Agathe, avouer ses propres sentiments. C'était dire qu'elle aimait et qui elle aimait. C'était manquer à cette surveillance de soi, poussée chez elle, depuis tant d'années, jusqu'à la roideur, en particulier dans ses relations avec le mari de sa sœur cadette. C'était enfin risquer de ne pas apprendre ce qu'elle désirait savoir, maintenant, à n'importe quel prix. Un autre instinct, celui de ruse et de diplomatie, toujours éveillé chez les femmes les plus violemment emportées par la passion, lui fit trouver sur place un moyen sûr d'arracher son secret à cet homme, impatient, lui aussi, de savoir. Il allait lui dire toutes ses raisons d'être jaloux. – « C'est à mon tour de vous supplier de vous calmer, mon cher François, » répondit-elle. « Oui, calmez-vous. Il le faut. Je le veux… Vous me voyez stupéfiée de ce que j'apprends… En premier lieu, que vous croyez avoir quelque chose à vous reprocher dans votre attitude vis-à-vis de moi ?… Je vous répète que je vous ai toujours trouvé si bon, si affectueux, et ce ne sont pas des formules de courtoisie, je vous le jure. Mais nous reviendrons là-dessus un autre jour… J'arrive tout de suite au second point, le plus important, puisqu'il paraît vous bouleverser, à ces assiduités de M. Brissonnet auprès de Madeleine et de moi. Je vous répondrai en pleine franchise. Pour qui le commandant fréquente-t-il chez elle et chez moi ?… Ni pour l'une ni pour l'autre, que je sache – du moins jusqu'ici. Pas pour moi, puisqu'il ne m'a pas demandé ma main et que je suis veuve. Pas pour Madeleine, puisqu'elle n'est pas libre. Vous n'allez pas faire à ma sœur l'injure de penser qu'elle se laisse faire la cour, n'est-ce pas ?… Je vous préviens que si vous avez de pareilles idées, je ne vous le pardonnerai point… M. Brissonnet fréquente chez nous parce qu'il est seul à Paris, désœuvré, et que nous le recevons comme il mérite d'être reçu, après ses belles actions et ses malheurs. Tout cela est très simple, très naturel… Encore un coup, revenez à vous, François. Ai-je raison ?… » Elle le regardait en parlant, avec un demi-sourire qui tremblait au coin de ses lèvres fines. Il y avait dans sa voix un je ne sais quoi de forcé auquel son interlocuteur ne se trompa point. Le métier du médecin est comme celui du peintre de portraits. Il habitue ceux qui l'exercent à des intuitions instantanées qui semblent tenir du miracle. Le plus petit changement d'une physionomie leur est saisissable. Quand ce pouvoir d'observation est au service d'une simple curiosité, l'homme peut ne pas bien traduire ces signes qu'il sait si bien voir. Mis en jeu par la passion, cet esprit professionnel aboutit à des lucidités littéralement foudroyantes pour ceux ou celles qui en sont l'objet, et Agathe écoutait avec une stupeur déconcertée Liébaut reprendre : – « Vous mentez, Agathe, et vous mentez mal. Si c'était vrai que M. Brissonnet ne fréquentât notre milieu ni pour vous ni pour Madeleine, vous ne seriez pas émue comme vous l'êtes, en me répondant… Tenez, » insista-t-il ; et lui saisissant la main, il lui mit le doigt sur le pouls avant qu'elle eût pu se soustraire à ce geste d'inquisition… « Pourquoi votre cœur bat-il si vite en ce moment ?… Pourquoi avez-vous là, dans la gorge, un serrement qui vous force à respirer plus profondément ?… Pourquoi ?… Je le sais et je vais vous le dire. Vous aimez le commandant Brissonnet. Vous l'aimez… Si j'en avais douté, je n'en douterais plus, rien qu'à vous regarder maintenant… – « Du moment que vous pensez ainsi… » répondit Agathe en se dégageant… « je ne comprends plus du tout votre démarche, permettez-moi de vous le dire, François. J'ajoute qu'il y a des points auxquels un galant homme doit toucher très délica- tement dans un cœur de femme, fût-ce celui d'une belle-sœur, et vous venez de manquer à cette délicatesse élémentaire. Que j'aime ou non M. Brissonnet, quel rapport y a-t-il entre ce sentiment qui me concerne seule, s'il existe, et la question que vous m'avez posée ? … » – « Quel rapport ?… » répéta le médecin. « Quand on aime, on sait si l'on est aimé… On souffle tant de ne pas l'être !… » Et, avec un accent que Mme de Méris ne lui connaissait pas… « Ne rusez pas avec moi, Agathe, ce serait coupable. Je vous pose de nouveau ma question, en toute simplicité. Oui ou non, le commandant Brissonnet vous aime-t-il ? Répondezmoi. Je suis votre frère. Vous pouvez me confier, à moi, vos projets d'avenir. Vous êtes libre, vous venez de le déclarer vousmême. Le commandant l'est aussi. Il est tout naturel que vous pensiez à refaire votre vie avec lui. Vous a-t-il parlé dans ce sens ? Ou, s'il ne vous en a pas parlé, avez-vous deviné dans son attitude qu'il allait vous en parler, que la timidité l'en empêchait, qu'il n'osait pas,. qu'il oserait ? C'est là ce que j'ai voulu dire quand je vous ai demandé si M. Brissonnet fréquentait notre milieu pour vous, ou… » Il s'était arrêté une seconde, comme si la fin de la phrase qui lui avait échappé imprudemment tout à l'heure lui était trop dure à énoncer de nouveau. Ce fut Agathe qui les formula, cette fois, les mots cruels dont elle avait été si bouleversée. – « Ou pour Madeleine ?… » répondit-elle, achevant ellemême l'interrogation devant laquelle il reculait. Et, entraînée à son tour par l'émotion que les paroles si étrangement exactes de Liébaut avaient soulevée en elle, la sœur jalouse continua : » Vous avez raison, il vaut mieux pour tout le monde que toutes les équivoques soient dissipées. Elles le seront… Hé bien ! Oui, François, j'aime M. Brissonnet. Je n'ai en effet aucun motif pour me cacher d'un sentiment que j'ai le droit d'avoir, et qui ne prend rien à personne. Quant à ses sentiments pour moi, je ne peux pas vous le dire, parce qu'il ne me les a pas dits et que je ne les connais pas. Vous prétendez que l'on voit toujours si l'on est aimé, quand on aime. Ce n'est pas vrai, et cette incertitude est un martyre bien douloureux aussi par instants ! C'est le mien… Cet aveu est trop humiliant pour ne pas vous prouver que je vous ai répondu avec une absolue franchise. À vous de n'être pas moins franc avec moi, maintenant, en échange. Vous me devez de me faire connaître toute votre pensée, entendezvous, toute. Vous avez pénétré le secret de mes sentiments pour M. Brissonnet. Certains indices vous ont fait croire qu'il y répondait. D'autres vous ont fait croire autre chose, puisque le nom de Madeleine vous est venu aux lèvres après le mien. Quels indices et quelle autre chose ? Achevez… » – « Ah ! » s'écria François Liébaut avec accablement. « C'est à mon tour de ne plus comprendre, de ne plus savoir. J'étais si sûr que votre réponse me donnerait une évidence, une clarté. Et c'est le contraire. Les choses m'apparaissent comme si vagues, comme si incertaines à cette minute. Rien qu'en essayant de donner un corps à mes idées, je les sens s'évaporer, s'évanouir… Et cependant je me les suis formées d'après des faits, ces idées. Elles ne sont pas des fantaisies de mon cerveau malade. Je n'ai pas rêvé, en observant que depuis ces trois mois, vous, Agathe, vous avez changé. Je n'ai pas rêvé davantage en constatant que Madeleine avait changé aussi… Quand elle est revenue des eaux, elle était encore gaie et ouverte, déjà moins qu'avant son départ. Je la surprenais quelquefois songer indéfiniment. Je remarquais aussi que ses conversations avec Charlotte roulaient toujours sur les incidents de ce fatal séjour à Ragatz. Elle n'avait rien à se reprocher, puisqu'elle m'avait écrit le détail de sa rencontre avec M. Brissonnet. Elle n'a rien à se reprocher encore aujourd'hui, j'en suis sûr, sûr comme vous et moi nous sommes ici. Elle m'avait parlé, dans ses lettres, de son désir que cet homme vous plût… Il n'était pas à Paris alors. Dès son retour, il est venu à la maison. Je ne m'y suis pas trompé. Du premier regard que nous avons échangé, lui et moi, j'ai éprouvé cette antipathie qui est un avertissement. Oui. J'y crois. Les animaux la ressentent bien devant les êtres qui peuvent leur nuire. À cette première visite, Madeleine était très nerveuse. Je m'en suis bien aperçu aussi. J'ai attribué cette nervosité à ce projet d'un mariage entre vous et le commandant. Je l'avais si souvent entendue m'exprimer ses inquiétudes sur votre avenir ! Je savais comme elle est sensible aux moindres événements qui vous concernent !… Et puis M. Brissonnet vous a été présenté. Il est allé chez vous. Il est venu chez nous. Cette nervosité de Madeleine n'a pas cessé de grandir. J'ai expliqué alors cet état singulier par des désordres physiques. Toute la force de diagnostic que j'ai en moi, je l'ai appliquée à l'étudier. Je la voyais pâlir, ne plus manger, ne plus dormir, s'anémier, tomber dans ces silences absorbés d'où l'on sort comme dans un sursaut. L'évidence s'est imposée à moi qu'il s'agissait là d'une cause uniquement morale. Quelle cause ? Il ne s'était passé qu'un fait depuis sa rentrée à Paris : la présence dans notre cercle du commandant Brissonnet. Je n'eus pas de peine à constater que la mélancolie de Madeleine subissait des hauts et des bas d'après les allées et venues de ce nouvel ami. Devait-il dîner chez nous ou passer la soirée ? L'excitation prédominait en elle. Était-elle certaine qu'il ne viendrait pas ? C'était la dépression… Je luttai contre cette évidence d'abord. Je voulus me persuader que je me trompais. Mes efforts pour diminuer mes soupçons ne firent que les accroître. J'essayai de parler de vous, de savoir si elle caressait toujours l'espoir que vous vous décideriez à épouser M. Brissonnet. Je lui demandai si elle pensait qu'il vous plût et que vous lui plussiez… À son embarras qu'elle ne domina point, à sa trop visible contrariété, j'ai mesuré le chemin qu'elle avait parcouru, et dans quel sens… Vous me demandez quels sont mes indices ? Mais c'est la gêne où je la vois quand Brissonnet passe la soirée dans un endroit où vous êtes, et qu'elle le sait. Mais c'est l'effort qu'elle fait, maintenant, quand l'entretien vient par hasard à tomber sur lui, pour en détourner le cours. C'est sa façon de baisser les paupières et de détourner les pru- nelles quand mes yeux la fixent. Elle a peur de mon regard. C'est l'exaltation avec laquelle sa tendresse se rejette sur ses enfants, comme si elle voulait leur demander la force de ne pas s'abandonner aux troubles dont elle est consumée… Ce qu'ils prouvent, ces indices, vous le savez maintenant aussi bien que moi : Madeleine est une honnête femme qui se défend contre une passion… Mais se défendre contre une passion, c'est l'avoir. Elle aime cet homme, Agathe, entendez-vous, elle l'aime. Je ne l'accuse pas plus de me trahir que je ne vous ai accusée tout à l'heure d'avoir été coquette. Je sais que vous ne vous êtes rien permis de coupable, même avec les sentiments que vous avez. Je sais pareillement que Madeleine ne m'a pas trahi, qu'elle ne me trahira pas. Mais je ne peux pas supporter cette idée qu'un autre ait pris cette place dans sa pensée, dans son cœur. Je ne peux pas… » Tandis que cet honnête homme se lamentait, mettant à nu, dans ce paroxysme d'agonie, les plaies les plus cachées de son ménage, une telle douleur émanait de son accent, de ses prunelles, et si fière, si pure ; la noblesse de son caractère apparaissait si nettement dans cette absence totale de bas soupçons, que Mme de Méris ne put s'empêcher d'en être touchée. Cette pitié lui dictait son devoir : une insistance plus grande encore dans ses dénégations de tout à l'heure. Mais cette confirmation des idées qu'elle avait nourries toute l'après-midi avait ébranlé en elle cette corde mauvaise de la jalousie féminine, qui rend si aisément un son de haine, même dans les âmes les plus hautes, et Agathe n'avait pas une âme haute. Ces sentiments contradictoires : la compassion pour la souffrance vraie de son beau-frère, et la colère déjà grondante contre une rivale préférée passèrent dans les phrases qu'elle répondit à cette confidence : – « Mais êtes-vous sûr que vous n'exagérez rien, mon pauvre François ? Entre un intérêt peut-être un peu vif et une pas- sion, il y a un abîme… Pourquoi n'avez-vous pas dit à Madeleine simplement ce que vous venez de me dire, comme vous venez de me le dire ? Vous le lui deviez… Vous ne doutez pas d'elle. Vous avez si raison ! C'est une honnête femme. Elle le sera toujours… Elle aurait été la première à vous rassurer, j'en suis certaine… » – « Lui parler ?… À elle ? » interrompit Liébaut. Jamais, jamais !… Je n'en aurais pas eu la force. Vous ne me connaissez pas, Agathe, je vous le répète. Vous ne savez pas combien j'ai de peine à montrer ce que je suis. Non. Je n'en ai pas eu la force… J'ai voulu sortir de cet enfer pourtant. J'ai compris que par vous j'en finirais avec cet horrible doute, par vous seule. Je vous l'ai dit : je vous avais observée, vous aussi. Je savais que vous aussi vous vous étiez laissé prendre à la séduction de cet homme. C'est même comme cela que j'explique toute l'histoire morale de ma pauvre Madeleine, quand je suis de sang-froid. Elle a voulu sincèrement vous marier à Brissonnet, et puis une passion l'a envahie qu'elle se reproche avec d'autant plus de remords. Elle ne se la pardonne, ni à cause de moi, ni à cause de vous… J'ai pensé : s'il en est ainsi, – et il en est ainsi, – il faut qu'Agathe sache cela. Je le lui apprendrai, si elle l'ignore, et voilà ce que je suis venu vous dire. De deux choses l'une : ou M. Brissonnet vous aime… Alors, passez pardessus toutes les convenances, tous les préjugés du monde. Rien ne s'oppose à votre mariage. Épousez-le, mais que ce mariage soit décidé, que Madeleine en soit avertie, qu'il se fasse vite, le plus vite qu'il sera possible. Une fois mariés, voyagez. Vous êtes riche, vous êtes indépendante. Ayez pitié de votre sœur, ayez pitié de moi, et qu'il s'écoule du temps, beaucoup de temps, avant que Madeleine ne le revoie… Ou bien cet homme ne vous aime pas, et alors… » Ici la voix du mari jaloux se fit singulièrement âpre et sourde : « c'est qu'il aime Madeleine… » Il insiste, sur un geste de son interlocutrice. « Oui, il aime une de vous deux. Sa conduite n'a pas d'autre explication, à moins d'admettre, ce que je me refuse à croire, que c'est un misérable et un suborneur. Dans ce cas, ce serait à moi d'agir… » – « Que voulez-vous dire ? » interrogea Mme de Méris, soudain toute tremblante. Elle venait de voir dans sa pensée son beau-frère et celui qu'elle aimait en face l'un de l'autre, une provocation, un duel. « Que ferez-vous ? » – « La démarche la plus simple, » répondit Liébaut, redevenu soudain très calme. Il se voyait, lui, dans son esprit, parlant en homme à un homme, et cette vision lui rendait le sangfroid des explications viriles ; « la plus simple, » répéta-t-il, « et la plus légitime, la plus indispensable. Je procéderai de la façon la plus courtoise pour commencer, et sans menaces. J'aurai une conversation avec M. Brissonnet. Je lui dirai que ses assiduités chez vous et chez nous ont provoqué des commentaires. J'en appellerai à son honneur… J'espère encore que ce premier entretien suffira… » – « Mais vous ne pouvez pas l'avoir avec lui, cet entretien, » interrompit Agathe plus vivement encore. « Il vous est interdit, et pour Madeleine, et pour moi, » ajouta-t-elle. « Je vous en conjure, François, ne voyez pas M. Brissonnet… Que, voulez-vous ? Que cette situation prenne fin. Elle va prendre fin… Je ne savais rien de ce que vous venez de m'apprendre. Mais, moi aussi, je souffrais de cette incertitude, de cette équivoque. Je ne pouvais pas plus parler à M. Brissonnet que vous ne pouvez lui parler, moins encore. J'ai demandé à Madeleine, aujourd'hui même, de lui dire précisément ce que vous vouliez lui faire dire, que ses assiduités étaient remarquées Je n'étais pas avertie. Si je l'avais été, ce n'est pas à ma sœur que je me serais adressée. Mais c'est fait, et la conclusion forcée de cet entretien est celle que vous désirez. Si M. Brissonnet m'aime, il déclarera à Madeleine qu'il veut m'épouser. S'il ne m'aime pas, il ne pourra plus, après cette explication, venir chez moi. Ne pouvant plus venir chez moi, il ne pourra plus venir chez vous. Il disparaîtra de notre milieu. » – « Et Madeleine a accepté de le voir et de lui poser cette espèce d'ultimatum ?… » interrogea Liébaut. – « Elle a accepté… » répondit Agathe. Un silence tomba entre le beau-frère et la belle-sœur. Ils avaient baissé les yeux l'un et l'autre, en même temps. L'un et l'autre les relevèrent, en même temps. Ils se regardèrent. La même vision insupportable avait passé devant leurs jalousies. Tous deux comprenaient maintenant, quoiqu'ils ne voulussent pas se l'avouer, que Madeleine aimait le commandant Brissonnet, tous deux qu'elle en était aimée. Ils auraient dû comprendre aussi que Madeleine n'avait jamais laissé même soupçonner à l'officier les troubles de son cœur. Ils le comprenaient. Pourtant l'un et l'autre, le mari et la sœur, furent traversés à la fois de la même pensée de défiance. Ce fut Agathe qui osa la formuler. Elle dit, presque à voix basse : – « Ah ! comme je voudrais assister cachée à cet entretien !… Je saurais alors… » Elle saisit les mains de son beau-frère et l'associant déjà à une complicité : Nous saurions… Entendez-vous, François, nous saurions. » Puis tout à fait bas : « C'est demain qu'il viendra la voir, vers les deux heures, sans doute. Elle me l'a dit… Elle vous croira sorti… Si vous reveniez cependant ?… Votre cabinet donne sur le petit salon… il y a une tenture devant la porte… Si vous vous y cachiez ? Si nous nous y cachions ?… Nous entendrions. Nous saurions… » VII DEUX NOBLES CŒURS Aucune proposition ne pouvait être plus contraire au caractère si loyal, si tendre de François Liébaut. Cet aguet caché auquel sa belle-sœur le conviait et chez lui, sous son propre toit, à son foyer, quel exercice déshonorant de sa prérogative de mari ! Mais il subissait une de ces crises de passion où se décèle la sauvagerie de l'amour blessé. C'est à des minutes pareilles qu'un homme d'honneur se laisse entraîner à ouvrir des lettres, qu'il force un secrétaire fermé à clef, qu'il paie les indiscrétions d'un domestique ! Lorsque le médecin quitta Mme de Méris, le malheureux avait consenti, non pas à tout ce qu'elle lui avait demandé, mais à une partie, celle qui lui était personnelle à lui. Il avait été convenu entre eux qu'une fois averti de l'heure exacte du rendez-vous, il rentrerait sans prévenir, et qu'il essaierait d'écouter la conversation de Madeleine et de Brissonnet, mais seul. Il n'avait pas voulu de la présence de sa belle-sœur. Même dans ces instants d'une si fiévreuse jalousie, il lui avait été trop odieux de livrer Madeleine à l'espionnage d'Agathe. Il avait reculé devant cet affront fait à sa chère femme. – Qu'elle lui était chère, en effet, à travers ses souffrances ! – Il l'avait vue, s'il acceptait cette offre tentatrice, parlant librement, se croyant chez elle, et, derrière la porte, se tapirait cette sœur aînée dont il savait trop qu'elle avait toujours envié sa sœur cadette ! Non. Il ne trahirait pas sa femme de cette trahison-là. Il ne se liguerait pas ainsi contre elle avec sa secrète ennemie. Qu'il employât, lui, pour savoir la vérité, un procédé clandestin, c'était son droit strict. Il se devait à lui-même de ne pas outre-passer ce droit par une complicité qui l'eût par trop avili à ses propres yeux… Mais était-ce même son droit ? Après s'être rangé au conseil de sa belle-sœur, un doute saisît Liébaut et un remords. Il n'avait pas quitté depuis dix minutes Mme de Méris que sa loyauté se révoltait contre un projet qu'il n'eût pas même osé concevoir sans elle. Il lui semblait qu'il venait de traverser un mauvais rêve, que cet entretien avec Agathe n'avait jamais eu lieu. À mesure qu'il approchait de la rue Spontini et de sa propre maison, cette impression se changeait en une autre. Il allait se retrouver en face de Madeleine. Il faudrait qu'il lui dissimulât, non plus des émotions comme il faisait avec tant d'efforts depuis des semaines, mais un projet inavouable, tant il était insultant pour elle, et combien abaissant pour lui ! Il devrait, pour conduire à terme ce projet, commencer, dès ce soir, une enquête par trop indigne de ce qu'avait été leur ménage ! Parlerait-il de Brissonnet, sans paraître se douter de ce qu'il savait par Agathe ? … Essaierait-il de faire dire à Madeleine qu'elle attendait le commandant et à quelle heure ?… Ou bien se tairait-il entièrement sur ce point, afin de mieux les surprendre le lendemain ?… Cacherait-il qu'il avait vu Mme de Méris, ou, tout au contraire, le dirait-il, afin de provoquer une confidence sur la mission dont la sœur aînée avait chargé la sœur cadette ?… Ces allées et venues de sa pensée lui donnèrent une agitation presque insoutenable, contre laquelle il s'efforça de lutter, en quittant sa voiture, à la hauteur de l'avenue Malakoff et rentrant à pied. Quand il ouvrit la porte de l'hôtel avec la petite clef qu'il gardait pendue à sa chaîne de montre, il était du moins maître de ses nerfs. Cette facilité à revenir chez lui sans que personne fût averti de sa présence tenait à des convenances toutes professionnelles. Agathe avait compté sur cette particularité quand elle lui avait tracé le plan de sa rentrée clandestine le lendemain. C'était là comme une répétition de la scène qui devait avoir lieu. Elle réussit si bien que Liébaut se sentit rougir à cette phrase d'accueil de Madeleine : – « Ah ! c'est toi, François, tu m'as fait peur… Je n'avais pas entendu la voiture… » Elle avait été, en effet, comme réveillée en sursaut du songe où elle était tombée depuis le moment où sa sœur d'abord, puis Mme Éthorel l'avaient quittée. Elle avait condamné sa porte et elle était demeurée, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, à regarder le feu consumer d'une flamme lente les bûches de la cheminée, et à se débattre parmi trop de pensées, trop d'émotions contraires. Cette méditation avait été très douloureuse, car le visage qu'elle montra à Liébaut portait l'empreinte d'une étrange lassitude. La charmante femme trouva pourtant en elle la force de s'inquiéter de lui quand il lui eut répondu : – « Je suis rentré à pied. J'ai voulu marcher un peu. » – « Tu t'es senti souffrant ? » demanda-t-elle. « C'est vrai. Tu es rouge… Tu as le sang à la tête… Tu travailles trop… » ajouta-t-elle… « Et pourquoi ? Nous sommes assez riches, et tu es assez connu. Tu devrais te reposer… » Elle avait pris la main de son mari, en prononçant cette phrase d'une affectueuse sollicitude qui n'était pas jouée. – » Elle m'aime donc !… » pensa le médecin. Que de preuves de dévouement Madeleine lui avait données ainsi depuis le retour de Ragatz ! Et toutes avaient infligé au mari la trop lourde impression de reconnaissance émue et de malaise qu'il éprouvait encore maintenant. Chaque fois il s'était posé cette question : « Oui, elle m'aime, mais comment ?… » Et il avait entrevu, derrière cette attitude si touchante, ce qui était, hélas ! la vérité : le parti pris de l'épouse qui se sait irréprochable, et qui témoigne une affection d'autant plus prévenante à son mari qu'elle ne se pardonne pas de sentir son cœur dominé par un autre. Une telle tendresse peut bien être très sincère. Cette épouse peut avoir pour ce mari une amitié réelle. Tant de souvenirs communs, une si ancienne accoutumance, l'estime, la sympathie, leurs enfants l'attachent à lui ! Ce sont des liens, d'imbrisables et chers liens. Ce n'est pas l'amour, et pour un homme fier et passionnément épris, comme était François Liébaut, quelle amertume de constater une pareille dualité de vie intérieure chez celle qui porte son nom ! Avec quels mots pourtant traduire une plainte qui n'a pas un fait auquel se prendre ? Et d'autre part, devant des gestes et des paroles de sollicitude, – comme celles que venait de prononcer Madeleine, – le moyen de ne pas se demander si l'on ne se trompe pas ? Il y avait aussi dans cet empressement de la femme du médecin une perspicacité qui la rendait plus émouvante pour lui. C'était vrai qu'il se sentait souvent très las ! Ce témoignage d'un intérêt si constant lui donna une recrudescence de remords pour l'entretien qu'il venait d'avoir et pour le dessein qu'il en rapportait. Il répondit : – « Quand j'aurai fini mon nouveau mémoire, je me reposerai… » – « Je te connais, » répliqua-t-elle en hochant la tête, « et je connais le genre de tes recherches. Toi et tes unis, je vous ai trop souvent entendus dire qu'en médecine tout tient à tout. Chaque mémoire en amène un autre, et ainsi de suite, indéfiniment… Sais-tu ce qui serait raisonnable ? Voici l'hiver. Charlotte et Georges sont un peu pâlots. Malgré Ragatz, j'ai toujours peur pour elle d'une reprise de ses rhumatismes. Moi-même, je suis fatiguée. Ce froid m'éprouve. Nous devrions tous aller passer quelques mois au soleil, à Hyères, à Cannes, à Nice, ou en Italie ? » Elle avait eu, pour formuler cette proposition de départ en famille, une prière dans ses yeux, presque suppliante et tout angoissée. Elle voulait partir ! Pourquoi ? Mais pour fuir celui qu'elle s'était défendu d'aimer et qu'elle aimait. Cette nouvelle évidence des troubles de conscience que traversait sa femme rendit au mari jaloux la frénésie de cette anxiété qui l'avait conduit chez Agathe, la poursuite de la vérité. Il répondit, cédant en apparence à la fantaisie de Madeleine : – « Tu as peut-être raison. Ce voyage me tenterait beaucoup en principe, et, si ce n'est pas chez toi une idée en l'air… » – « Hé bien ? » interrogea-t-elle, comme il se taisait. – « Hé bien : je ne dis pas non… Tu as donc grande envie de quitter Paris ? » osa-t-il ajouter. « Tu n'y regretteras rien, ni personne, pas même ta sœur ? » – « Oh ! ma sœur !… » fit-elle, comme si elle allait entrer dans la voie d'une confidence. Puis s'interrompant : « Les enfants vont descendre, » continua-t-elle, « nous ne serons plus seuls. J'ai justement à te parler de ma sœur et très sérieusement. Mais ce que j'ai à te dire exige que nous ayons du temps… » Le petit garçon et la petite fille avaient l'habitude de dîner à table avec leurs parents, lorsque ceux-ci restaient à la maison. Malgré leur belle situation de fortune, les Liébaut conservaient ces vieilles mœurs de la bourgeoisie française, qui tendent à disparaître des milieux élégants pour céder à la coutume venue d'Angleterre : la relégation des enfants dans la nursery. Peutêtre ce nouveau système, en séparant plus complètement les petites personnes des grandes, a-t-il de réels avantages d'éducation. En revanche, il n'est guère favorable à cette cordialité du foyer qui fut si longtemps le charme de notre vie de famille, et, surtout, il supprime le plus grand bienfait peut-être du mariage fécond. À de certaines heures, la présence d'un fils ou d'une fille entre des parents exerce sur eux une influence d'apaisement dont rien n'égale la puissance. Si Georges et Charlotte ne fussent pas entrés dans le petit salon, quelques minutes après que la mère avait prononcé cette phrase énigmatique : « J'ai justement te parler de ma sœur, » le père n'aurait certes pas eu la patience d'attendre davantage. Il eût pressé Madeleine de questions qui l'eussent froissée. Il s'y fût lui-même exaspéré. Ce cœur de femme se fût peut-être refermé. Au lieu de cela, quand les deux têtes blondes eurent apparu, et que le gentil babil de ces petits êtres eut commencé de remplir la chambre, les nerfs du mari soupçonneux se détendirent. L'acte auquel l'avaient décidé les conseils passionnés de sa belle-sœur, et sa propre souffrance, cet acte outrageant d'espionnage et de déloyauté lui devint du coup inexécutable. À voir les yeux clairs des enfants se fixer avec amour sur ceux de Madeleine, la main de la mère caresser ces boucles blondes, puis, à table, le rayonnement circulaire de la lampe suspendue éclairer ces trois visages, François Liébaut sentit qu'il n'avait pas le droit d'introduire dans son ménage des procédés de police. Cette femme, sa femme, méritait d'être respectée dans les arrière-fonds de sa vie intime. Elle y portait peut-être un douloureux secret ? Peut-être y soutenait-elle une lutte ? Ce combat caché – s'il se livrait dans cette conscience – représentait par lui-même une épreuve expiatoire que le chef de famille ne devait pas accroître. Un revirement acheva de s'accomplir dans cet esprit généreux. « Pour eux, » se disait-il, après le dîner, en attirant, lui aussi, ses enfants contre sa poitrine, et leur caressant les cheveux du même geste que la mère. « Oui, pour eux, je dois ne pas laisser la honte d'une vilenie se glisser entre nous… Madeleine ne saura pas que j'ai souffert de cette mortelle jalousie… Si je me suis trompé en croyant qu'elle était troublée par les attentions d'un autre, ce n'est que justice que je me taise. Ce n'est que justice encore si je ne me suis pas trompé. Elle mérite ce silence, puisqu'elle a eu la force de se vaincre… Non. Jamais une mauvaise pensée ne lui est venue. Jamais, jamais… Non. Demain dans cette conversation qu'elle a promis à sa sœur d'avoir avec cet homme, elle ne dira pas un mot qu'elle ne doive pas dire, elle n'en entendra pas un qu'elle ne doive pas entendre… Non. Je ne me cacherai pas pour l'espionner, comme une coupable… Ce serait de ma part une infamie. Je ne la commettrai pas… Mais que va-t-elle me dire, à propos d'Agathe ? Si elle me parle de la visite de celle-ci aujourd'hui et de la démarche dont elle-même s'est chargée, lui mentirai-je ? Lui cacherai-je ma visite à moi chez sa sœur ?… Comment lui expliquer alors que je ne lui en aie pas parlé, aussitôt rentré ?… Ah ! pourquoi n'ai-je pas suivi mon instinct ? Pourquoi ne me suis-je pas ouvert à elle dès les premiers mots ?… » Ces réflexions s'imposaient à François Liébaut tandis qu'il embrassait son fils et sa fille. Leur incohérence traduisait bien les sentiments contradictoires dont cet homme amoureux et trop lucide était possédé. Il éprouvait à la fois le besoin irrésistible de s'expliquer avec Madeleine et celui de se taire pour la ménager. Vaines chimères que toutes les âmes nobles ont caressées, quand la jalousie les brûlait de sa fièvre convulsive ! Et, tôt ou tard, elles ont toutes manqué à ce pacte de silence, qui n'est pas humain. Le mari de Madeleine devait succomber à cette tentation de confesser toutes ses tristesses avec d'autant plus de facilité qu'il avait à confesser aussi une faute, commise uniquement en esprit, mais si grave : ce consentement au piège proposé par la perfide Agathe. Et comment eût-il pu garder sur son cœur le secret de cet insultant projet, devant la loyauté dont sa femme lui donna une preuve saisissante, une fois les enfants partis ? – « Je t'ai dit que j'avais à te parler de ma sœur, » commença-t-elle, « Il s'agit d'un point délicat, si délicat que j'hésite depuis très longtemps à t'en entretenir. Mais les choses en sont venues à une crise si aiguë que j'ai le devoir de t'y mêler… Tu te souviens ce que je t'avais écrit de Ragatz, » continua-t-elle avec un visible effort, « et du projet que j'avais formé à l'endroit d'Agathe ? … Je rêvais de la marier à M. Brissonnet… Cette alliance t'a souri, à toi aussi, et quand le commandant s'est présenté chez nous, à Paris, nous avons, d'un accord unanime, accepté qu'il pénétrât dans notre société. Il a paru manifester le désir de se rapprocher d'Agathe. Nous ne nous y sommes pas opposés. Bref, il est devenu presque un de nos intimes… Et ce que nous n'avions pas osé espérer est arrivé. Agathe s'est laissé toucher le cœur. Elle l'aime. » – « Tu ne m'apprends rien, » répondit Liébaut. Il avait sur la bouche l'aveu de sa conversation avec sa belle-sœur. Il se tut cependant, le cœur serré, pour laisser parler sa femme. Qu'allait-elle lui dire, n'étant prévenue de rien ? Il avait là une occasion trop tentante d'éprouver sa véracité, sans se déshonorer lui-même par l'emploi d'une ruse honteuse. – « Si tu as deviné l'intérêt que M. Brissonnet inspire à Agathe, » reprit Madeleine, « tu te rends compte que tu as pu ne pas être le seul. Elle n'a pas su cacher ce sentiment à d'autres personnes de notre entourage, et qui ne sont pas aussi bienveillantes que toi ou que moi… Bref, on en cause, et Agathe a acquis la preuve que l'on en cause. Elle est venue aujourd'hui me communiquer ses inquiétudes. Elle est tourmentée d'une situation qui risquerait, en se prolongeant, de la compromettre, et qu'elle ne comprend pas. Comme elle me l'a dit très justement, il y a là un malentendu certain. Elle est veuve. Elle est prête à donner sa main à M. Brissonnet. Elle ne veut pas, de sa part à lui, d'une attitude qui pourrait faire croire aux malveillants qu'elle n'est qu'une coquette, et elle se plaint qu'il ait pris, vis-à-vis d'elle, cette attitude. Il sait, comme tout le monde, qu'elle est libre. Il n'a qu'à ouvrir les yeux pour constater comme tout le monde encore, malheureusement, qu'il ne lui déplaît pas. Ses assiduités sont inexplicables s'il ne s'intéresse pas à elle, et il ne se prononce pas. Il peut y avoir bien des motifs à cette abstention : une liaison cachée qu'il hésite à rompre, la pudeur de sa trop modeste position de fortune… Que sais-je ?… Agathe s'en est d'abord étonnée. Maintenant elle s'en tourmente, je répète le mot, et elle a raison de s'en tourmenter. Il lui a paru nécessaire de mettre fin à des commentaires dangereux, en avertissant celui qui en est la cause, sans aucun doute, inconsciente. M. Brissonnet ne doit pas être rendu responsable de médisances qu'il ne soupçonne pas. Il faut qu'il les connaisse, et que, les connaissant, il se décide à prendre un parti. C'est l'idée d'Agathe, et que je trouve absolument sage… Elle a hésité à provoquer elle-même une explication de cette nature. Encore là elle a été sage. Elle a pensé que lui ayant présenté M. Brissonnet, j'étais une intermédiaire toute désignée et par ce petit fait et par ma qualité de sœur. Elle m'a donc demandé de voir le commandant. Elle veut que je l'avertisse des mauvais propos qui courent. C'est le mettre en demeure de se prononcer… J'ai accepté cette mission, si pénible qu'elle fût. J'ai écrit à M. Brîssonnet pour lui demander de venir ici demain à deux heures. La lettre n'est pas encore partie. Je n'ai pas voulu l'expédier avant que nous en eussions causé ensemble. » – « Pourquoi ?… » interrogea le médecin. Il avait saisi dans l'accent de sa femme le frémissement d'une extrême émotion, mais contenue, mais domptée par une volonté que rien ne briserait. Son affectation à exposer le détail des faits sans commentaires, avec des soulignements voulus de chaque mot, en était la preuve. « Oui, pourquoi ? » insista-t-il, « je t'ai toujours laissée libre d'agir en toutes circonstances comme tu l'entends. Je te connais trop pour ne pas être sûr que tu ne te permettras jamais rien que je doive blâmer. » – « Tu es très bon, je le sais, » lui répondit Madeleine. Elle répéta, en le regardant avec des yeux dont la détresse lui fit mal, « très bon… Aussi n'est-ce pas une permission que je voudrais obtenir de toi, ni même un conseil… Je voudrais te demander d'être là demain, si tu le peux, à deux heures, quand M. Brissonnet viendra… Je désire que tu le reçoives avec moi… Il me semble que ta présence augmentera la solennité de cet entretien, elle lui donnera le caractère familial qui la justifie… Enfin… » (et elle eut dans la voix un tremblement plus accusé encore) « toute seule, je me sentirais trop intimidée. Je ne trouverais pas bien mes phrases. Toi ici, près de moi, pour reprendre mes paroles au besoin, et les appuyer, j'aurai de la force… Ne me refuse pas d'assister à cette visite du commandant, mon ami ! C'est le plus grand service que tu puisses rendre à ma sœur, et, par conséquent, à moi… » Il y avait, dans la simplicité avec laquelle l'épouse tentée, mais malgré elle, invoquait le secours de son mari à cette occa- sion, quelque chose de si délicat et de si loyal que celui-ci en demeura une minute sans répondre, tant il venait d'être touché à une place vive de son cœur. Lui qui, tout à l'heure, avait écouté les cruelles et flétrissantes insinuations de sa belle-sœur, lui qui avait accepté l'idée de se cacher là, derrière la porte du petit salon, pour épier cet entretien de Madeleine et Brissonnet, il éprouva un de ces sursauts de conscience qui ne peuvent se soulager que par l'entière franchise, et, brusquement, il se dressa debout devant sa femme, et lui saisissant les mains : – « Écoute, Madeleine… Avant de te répondre, il faut que je t'aie fait une confession. Je ne peux pas accepter que tu me parles de la sorte et que moi, je me taise. Je ne le dois pas… Depuis que tu as commencé de me raconter ta conversation d'aujourd'hui avec ta sœur, la vérité me brûle les lèvres… Moi aussi, j'ai causé avec ta sœur aujourd'hui, tout à l'heure. J'arrive de chez elle… Tout ce que tu viens de me dire, elle me l'avait dit… Laisse-moi continuer, » insista-t-il comme Madeleine esquissait un geste d'étonnement. « Il faut que tu saches pourquoi je ne t'ai pas interrompue, dès les premiers mots… Il y a trop longtemps que ce secret m'étouffe, et quand je te vois si droite, si simple, si vraie, comme tu viens de l'être, je ne supporte pas de nourrir à part moi des idées que je te cache… Ne me réponds pas encore, » fit-il de nouveau, sur un second geste. « J'ai le courage de parler, à cette minute. Je ne suis pas sûr de l'avoir plus tard… Pourquoi je ne t'ai pas interrompue ? » répéta-t-il. « Je voulais savoir si tu me rapporterais exactement ce que m'avait dit Agathe. C'est une épreuve, ah ! bien honteuse, à laquelle je t'ai soumise, parce que… » il hésita un moment, « parce que je suis jaloux !… Le mot est prononcé, l'horrible mot !… Vois-tu, j'ai trop souffert depuis ces dernières semaines. Ces assiduités de M. Brissonnet dans notre milieu, dont tu me parles, je les ai remarquées, comme toi. Comme toi, j'ai remarqué cette anomalie dans sa conduite : il nous fréquentait avec une suite qui prouvait de sa part un intérêt très spécial, et il ne faisait cependant aucune démarche de nature à indiquer un pro- jet précis… Pardonne-moi d'aller jusqu'au bout de mes pensées, Madeleine … Au moment même où je m'étonnais, à part moi, du mystère aperçu dans les façons d'être de cet homme, je t'ai vue devenir un peu nerveuse d'abord, puis davantage, puis vraiment malade. Il m'a semblé que ton état ne s'expliquait point par des désordres purement physiques. J'ai cru démêler en toi un trouble moral, et j'ai eu peur… Oui, j'ai eu peur que toi aussi tu ne te fusses laissé prendre à la séduction qui émane naturellement d'un héros, jeune, intéressant, malheureux… Et voilà comment je suis devenu jaloux ! Ce n'est pas ta faute si ton pauvre mari n'est qu'un tâcheron d'amphithéâtre et d'hôpital, usé par la besogne et qui n'a rien pour parler à l'imagination… Si souvent, depuis que je t'ai épousée, te voyant si jolie, si fine, si élégante, j'ai tremblé, non pas que l'on te fit la cour, j'ai toujours su que tu ne le permettrais point, mais que notre vie ne te suffit pas !… Et puis, je me suis demandé si ton charme n'avait pas agi sur l'esprit de notre nouvel ami, si ce n'était pas là une explication et de ses assiduités dans notre milieu et de ses silences à l'égard d'Agathe ?… J'ai lutté contre ces idées. Je ne me suis pas reconnu le droit de t'en infliger le contre-coup… Cette semaine-ci, elles sont devenues trop pénibles. J'ai été incapable de les dominer. Je n'ai pas eu la force d'avoir une explication avec toi. Je l'ai eue avec Agathe… cette après-midi… il y a quelques heures… » – « Tu lui as parlé comme tu viens de me parler ?… » s'écria Madeleine. Tu lui as dit ce que tu viens de me dire ?… » – « Tout, » répondit Liébaut. – « Ah ! » gémit-elle, « comment as-tu pu ?… Tu m'as aliéné son cœur pour toujours !… Mon ami ! Que m'as-tu fait ?… Comme tu as mal agi envers moi ! …Ah ! Je ne le méritais point !… » Le médecin la vit trembler de tout son corps, en jetant ce cri où frémissait une révolte. Elle allait en dire davantage. Elle s'arrêta. L'idée de cet entretien que son mari avait eu avec sa sœur la bouleversait. Ce trouble n'était rien, à côté de l'épouvante dont l'avait remplie la première partie de cette confidence. Par un instinct qui n'était pas une ruse, elle ne relevait dans ces déclarations de Liébaut qu'un seul point, celui où elle pût s'exprimer en pleine liberté sans avouer son secret. Elle tendit son énergie intérieure à cacher l'émotion dont l'accablait cette découverte de son mari, cette divination du sentiment qu'elle avait voulu dissimuler à tout prix, dont elle était décidée, même maintenant, à défendre le mystère. Cet effort dans une minute de si intense émotion eut son contre-coup subit et impossible à cacher. Elle n'eut pas plus tôt prononcé cette phrase qu'elle pâlit, comme si elle allait mourir. Elle se renversa en arrière sur son fauteuil, dans un spasme où le praticien saisit une nouvelle preuve, palpable et indiscutable, du profond ébranlement nerveux dont cet organisme était atteint. À de pareils désarrois il faut pourtant une cause. Et quelle autre supposer, sinon la vraie ? Malgré qu'il en eût, cette évidence s'imposait à Liébaut, tandis qu'il vaquait, avec une émotion que lui-même ne dominait pas, aux soins que nécessitait cet évanouissement. Quand Madeleine fut revenue à elle, ils restèrent, un instant, silencieux, à se regarder. Ils comprenaient l'un et l'autre que leur conversation ne pouvait pas s'achever ainsi. Ils devaient s'expliquer sur une question abordée entre eux, pour la première fois, et dans quels termes ! Elle rompit le silence, la première : – « Pardon, mon ami, » dit-elle, « si je t'ai parlé un peu vivement tout à l'heure. Tu me dis que tu as souffert, et, pour insensée qu'elle ait été, cette souffrance est ton excuse… Oui, elle a été insensée… » Elle eut le courage, voulant imprimer jusqu'au fond du cœur de son mari la croyance à cet héroïque mensonge, de l'envelopper, de le pénétrer de son regard. Elle y avait mis toute sa loyauté d'honnête femme qui ne faillira jamais, tout son dévouement d'épouse qui se sent le droit et le devoir de garder pour elle seule le secret de ses tentations parce qu'elle sait qu'elle n'y succombera pas… « Mais, » continua-t-elle, « cela n'empêche pas que tu ne m'aies fait auprès d'Agathe un tort irréparable… Je t'ai si souvent dit qu'elle avait à mon égard une disposition un peu ombrageuse et que j'en étais peinée. Elle l'avait exercée à vide, jusqu'ici. Maintenant, elle va me haïr. Tu m'as aliéné son cœur, mon pauvre ami, le cœur de mon unique sœur, et pour une chimère, une insensée chimère !… » – « Alors, » interrogea Liébaut, tu n'aimes pas cet homme ?… » De tout ce qu'elle venait de lui dire, le mari, si magnanime pourtant par nature, n'avait perçu, il n'avait retenu qu'un fait : ce démenti donné au soupçon qui le rongeait depuis tant de jours. Mais l'infaillible intuition de la jalousie ne se rend pas si vite. François avait faim et soif que sa femme répétât cette dénégation, qu'elle la précisât, qu'elle l'aidât à interpréter dans un sens favorable tant de petits signes dont il avait nourri son chagrin. En même temps il sentait que cette insistance était, en ce moment, une brutalité. Madeleine était si visiblement souffrante, qu'il était presque inhumain de prolonger une explication, très douloureuse si elle disait vrai, plus douloureuse si elle essayait de tromper la perspicacité de son mari afin de l'épargner. Hélas ! il suffisait que le médecin entrevît cette seule chance d'une généreuse imposture pour qu'il passât outre à tous les scrupules et il répéta : « Redis-moi que tu ne l'aimes pas. » – « Encore, » fit-elle dans un geste accablé et d'une voix brisée. « Tu ne m'as donc pas fait assez de mal avec cette idée, en m'atteignant dans l'affection qui m'était la plus chère après la tienne ?… Je suis ta femme, mon ami, ta femme fidèle, et j'aime mes enfants… » – « Ah ! » gémit-il, « ce n'est pas répondre… » core. – « Hé bien… » commença-t-elle d'un accent plus ému en– « Hé bien ?… » – « Hé bien, non, je ne l'aime pas… » dit-elle. – « Mais ta mélancolie, ces derniers mois, depuis ton retour de Ragatz, ta maladie, tes silences… Qu'avais-tu si tu n'avais pas un chagrin qui te rongeait ?… Mais ton évanouissement de tout à l'heure ?… » – « Et c'est toi qui me poses des questions pareilles, » interrompit-elle, et trouvant la force de sourire, « toi, un médecin ?… C'est vrai. Je ne suis pas bien forte depuis ces quelques semaines. Mes nerfs me trahissent souvent… Ce serait à toi de savoir ce que j'ai et de m'en guérir. Tu préfères me rendre plus malade… » Il la regarda. Elle continuait de lui sourire avec un pli d'infinie tristesse dans le coin de sa bouche entr'ouverte. Le tourmenteur, qui était aussi comme le héros de l'antique comédie, au titre poignant d'humanité éternelle, un « bourreau de soi-même », subit soudain, devant ce charmant visage dont il était si amoureux, un de ces accès foudroyants de remords comme les jaloux en éprouvent devant la funeste besogne de leur frénésie. Qui ne se rappelle le cri déchirant d'Othello devant Desdemona morte : « O femme née sous une mauvaise étoile ! Pâle comme ta chemise ! Lorsque nous nous rencontrerons au tribunal de Dieu, ton aspect présent suffira pour précipiter mon âme du ciel, et les démons s'en saisiront ! … Froide, froide, mon enfant ! Froide comme ta chasteté ! … » Certes les inquisitions angoissées du mari de Madeleine n'avaient rien de commun avec le geste du More assassin, et les susceptibilités du cœur dont il souffrait ne ressemblaient guère non plus à cette folie du héros shakespearien tombant d'épilepsie : « Leurs lè- vres ! Est-ce possible ? Leurs lèvres ! Qu'il avoue !… Le mouchoir !… O démon !… » Pourtant ce fut bien par un même retournement violent de tout l'être que Liébaut se révolta brusquement contre sa propre passion. Il eut subitement l'horreur des paroles auxquelles il s'était laissé emporter. Il prit sa tête dans ses mains en se cachant les joues et les yeux, comme s'il ne pouvait supporter son remords, et il resta une minute sans parler. Puis il se mit à genoux devant sa femme, et, couvrant de larmes ses mains qu'il baisait, il lui dit : – « Que faudra-t-il que je fasse pour que tu oublies l'action que j'ai commise en allant chez ta sœur comme j'y suis allé, et l'outrage que je t'ai fait en te parlant comme je t'ai parlé ?… Tu as raison. J'ai été un insensé. Je ne le serai plus… Cela m'a pris comme une fièvre, comme un vertige… Je n'ai plus été mon maître. … Mais je sais que tu me dis la vérité. Je le sais. Je te crois… Ah ! comment te prouver que je te crois ?… » – « En te relevant d'abord, » répondit Madeleine sur le même ton de bonhomie attristée et tendre, qu'elle avait pris pour parler de sa santé. Elle venait de voir que c'était le plus sûr moyen de manier ce cœur blessé sans lui faire trop de mal. « Et puis, » continua-t-elle quand Liébaut fut debout, « me promettre que tu vas me répondre en toute franchise… Tranquillise-toi. Il ne s'agit pas d'une question qui mette en doute ta foi en moi. Moi aussi, je crois que tu me crois. Je le sais… Mais nous ne sommes pas seuls au monde. Tu me répondras ?… » Et sur un signe d'assentiment, elle reprit, avec un accent où palpitait encore toute son émotion cachée : « J'avais écrit ma lettre à M. Brissonnet pour lui demander de venir demain. Je ne l'avais pas envoyée, parce que je voulais savoir auparavant si tu approuvais ce projet d'explication concerté avec ma sœur… Les choses sont bien changées, maintenant que je sais ta visite chez elle et les chagrins que tu t'étais faits… Ne penses-tu pas qu'il vaudrait mieux que cette lettre ne partît point ?… Si ton entretien avec Agathe avait eu lieu hier, elle ne serait certainement pas venue aujourd'hui me demander ce qu'elle m'a demandé. À quoi servira mon intervention ? Si M. Brissonnet aime ma sœur et qu'il hésite à l'épouser, par timidité, par scrupule peut-être de la savoir trop riche, comme je t'ai dit, il se déclarera bien, tôt ou tard, et les mauvais propos tomberont d'eux-mêmes. Ils sont évidemment désagréables. Après tout, il ne faut pas s'en exagérer l'importance. Cet ennui n'est rien à côté de la peine que nous éprouverions, si, à la suite d'une conversation avec moi, où il aurait compris qu'il lui allait se décider, le commandant s'effaçait définitivement. Agathe ne me le pardonnerait pas, après que sa jalousie a été éveillée ainsi. Elle m'accuserait d'avoir joué un double jeu… Évidemment tu serais là, pour témoigner que je t'ai prié moi-même d'assister à cette explication. Y ayant assisté, tu pourrais en rapporter le détail… Elle ne te croirait pas non plus. Elle penserait que j'ai trouvé le moyen de t'abuser… Elle est tellement défiante !… Si tu m'as vue bouleversée tout à l'heure au point de défaillir, c'est que je connais ce trait de son caractère. J'ai prévu du coup dans quelles difficultés nous allions tous être enveloppés… Le mieux, vois-tu, c'est de ne pas nous mêler de ce mariage, dorénavant. » – « Non, Madeleine, » répondit le mari avec une fermeté singulière, « tu dois t'en mêler au contraire et activement. C'est la meilleure preuve à donner à ta sœur que mes imaginations ont été folles et que je me suis trompé. Tu vois, je dis : à lui donner, car, moi, je n'ai plus besoin de preuves… Si tu échoues dans cette négociation, et que M. Brissonnet ne se décide pas à demander la main d'Agathe, il devra disparaître de notre milieu, ce qu'il ne pourra faire, étant donné le galant homme qu'il est, qu'en s'arrangeant pour éviter les commentaires. Il emploiera le plus sûr moyen, il quittera Paris. Il lui est si aisé de demander du service !… » Liébaut ne vit pas, heureusement pour lui, les mains de sa femme trembler sur l'ouvrage qu'elle venait de reprendre pour se donner une contenance. Il continua : « Devant ce départ, il sera bien difficile à Agathe de t'accuser d'avoir joué le double jeu dont tu parles, puisque ton intervention aura eu pour résultat une absence définitive… Si tu renonces à être son ambassadrice, au contraire, tu devras justifier ce revirement. Quelque prétexte que tu lui donnes, c'est alors qu'Agathe se méfiera. Cette visite que j'ai eu la funeste idée de lui rendre est trop récente. Elle devinera que nous nous sommes expliqués, toi et moi… Elle pensera que tu as cédé à ma jalousie, à moi… Et ce que je veux qu'elle sache bien, c'est que cette jalousie n'existe plus. D'ailleurs, elle le saura… » – « Tu as l'intention de lui reparler ?… » demanda Madeleine vivement, avec une véritable angoisse. Puis, se reprenant : « C'est vrai. Tu ne peux guère faire autrement, car maintenant elle te reparlera, elle, sans aucun doute… Mon Dieu ! Pourvu qu'elle ne te rejette pas dans ces chimères dont je viens de te voir tant souffrir !… Non, tu n'y retomberas pas… Tu as raison. Si nous avons cet entretien demain avec M. Brissonnet, nous en retirerons du moins cet avantage que ta folle jalousie n'aura plus de matière : ou bien il sera le fiancé de ma sœur ou bien il s'en ira… Ayons-le donc, cet entretien, et le plus vite possible… » Il y eut un silence entre les deux époux. La jeune femme vit que l'ombre – dissipée à quel prix et avec quel broiement de son pauvre cœur ! – reparaissait dans les prunelles du médecin. Les jalousies sentimentales, comme celle qu'éprouvait ce mari si loyal d'une femme si loyale aussi, ont des détours presque impossibles à prévoir. Elles traversent les plus déconcertantes alternatives d'exigences maladivement despotiques et de sacrifices follement, passionnément généreux. Dans sa honte d'avoir acquiescé, ne fût-ce qu'un instant, au projet d'espionnage suggéré par sa belle-sœur, François Liébaut éprouvait le besoin d'attester à sa femme, par un signe tangible, son absolu, son total retour de confiance. Lui qui n'avait pas repoussé, une heure auparavant, l'idée de se cacher, comme un policier, pour surprendre la conversation de Brissonnet avec Madeleine et les vrais sentiments de celle-ci, la seule perspective d'être en tiers dans leur entrevue lui faisait horreur à présent. Toute fine qu'elle fût, la charmante femme se trompa sur cette nuance de la plus illogique des passions. Elle demeura décontenancée, en se demandant si son mari ne lui tendait pas de nouveau un piège. Cette insistance à vouloir qu'elle exécutât la promesse faite à Mme de Méris n'était-elle pas une autre épreuve ? Elle calomniait ce cœur admirable dans lequel aucune duplicité n'était jamais entrée. Aussi fut-elle touchée aux larmes de sa réponse. Tant de délicatesse s'y mêlait à tant d'aveuglement ! – « Nous n'aurons pas un entretien avec M. Brissonnet, » dit-il, en reprenant les termes mêmes dont s'était servie sa femme et les soulignant par son accent. « Je ne serai pas là. Je ne veux pas y être. C'est toi qui verras le commandant et toi seule… C'est le gage que j'exige de ton pardon… Sinon, je penserai que tu gardes sur ton cœur une rancune contre moi, qui ne serait que trop justifiée !… J'avais le droit de souffrir des idées qui m'obsédaient. Je ne me les étais pas faites. Elles m'avaient pris et malgré moi… Je n'avais pas le droit d'essayer de les vérifier par cette voie détournée… Quand ta sœur saura que tu as vu cet homme, seule à seul, et cela d'après mon désir formellement exprimé, elle comprendra que changement s'est fait dans mes pensées, et je lui aurai expliqué pourquoi… Quant à retomber sous son influence et dans les troubles dont je suis sorti, n'aie pas peur, ma chère, mon unique amie. Mais je n'ai pas à te rassurer. Tu verras… Et, en attendant, où est ta lettre à M. Briçonnet ? » – « Sur mon bureau… » répondit Madeleine. Elle eut sur les lèvres une dernière requête : « Attends encore. » Elle ne la formula point. Elle sentit que son mari trouverait l'apaisement à l'orage dont il était secoué dans cette volontaire abdication de ses droits de surveillance les plus légitimes. Et puis, elle était à bout de force. Il lui en fallait cependant pour accomplir ce qu'elle considérait comme son strict devoir : cacher à tout prix le trouble dont la bouleversait la perspective de cette conversation en tête-à-tête avec celui qu'elle aimait – et sur quel sujet ! Il était temps qu'elle retrouvât un peu de solitude, et que la scène actuelle prit fin, pour qu'elle pût enfin pleurer en paix, se pleurer, elle et cet amour défendu dont elle était consumée. Elle vit Liébaut chercher le billet qui n'était pas fermé. Il le cacheta sans en avoir pris connaissance, y colla un timbre, sonna, et remit l'enveloppe au domestique en disant : – « Que l'on jette cette lettre tout de suite à la boîte du grand bureau de la place Victor-Hugo, pour qu'elle arrive demain matin, très exactement. » Quand la porte fut refermée, il revint s'agenouiller devant sa femme, et lui montrant un visage d'où émanait un rayonnement de tendresse exaltée : – « C'est la première fois depuis des semaines que je vais dormir sans ce poids sur le cœur ! Pourquoi ne t'ai-je pas parlé plus tôt ? … Maintenant, je vais te soigner… Tu n'auras plus ces joues pâles. Tu guériras. Je chercherai. Je trouverai. Rien ne me sera impossible, du moment que je sais que tu n'as pas cessé de m'aimer. » VIII L'HÉROÏQUE MENSONGE Le médecin prouvait, par ces phrases où se soulageait, en s'épanchant, le flot amassé de ses mélancolies, que les diagnostics moraux sont plus malaisés à porter que les autres. Il ne se doutait pas que chaque protestation de son retour à la confiance meurtrissait cette âme de femme à une autre place. Les natures vraiment profondes et délicates, comme était Madeleine, ne se plaisent à elles-mêmes que si elles sont dans la vérité complète, non seulement de leurs devoirs, mais de leurs sentiments. S'il arrive qu'un conflit entre ce devoir et ces sentiments les oblige à sacrifier ceux-ci, elles n'hésitent pas à faire cette immolation dans leurs actes. L'épreuve la plus dure pour elles est de mentir sur l'état de leur cœur. Elles ont beau s'affirmer, comme dans ce cas, que de montrer la souffrance de leur martyre serait en détruire l'effet, elles ne peuvent s'empêcher de subir une sorte d'obscur remords, quand elles ont réussi à donner le change sur leurs émotions les plus secrètes. Le scrupule les saisit. L'insincérité, qu'elles savent pourtant si nécessaire, trouble leur conscience. Elles s'accusent d'être hypocrites, et elles n'ont même pas, pour récompense d'un effort où leur être se brise, cette satisfaction morale que leur dévouement semble mériter. Et voici qu'une tentation l'envahissait, celle d'être vraie à l'égard de quelqu'un, que son sacrifice fût connu, du moins qu'il fût plaint. – Par qui ? Par celui-là même qui le partagerait. Que de femmes intimement, résolument honnêtes et imprudemment passionnées comme elle, ont, comme elle, caressé ce dangereux projet d'avouer leur amour à l'heure même où elles y renonçaient ? C'est la suprême épreuve d'une vertu que ce combat contre l'aveu dans l'adieu : et Madeleine le soutenait avec ellemême dans la nuit qui suivit cette explication avec son mari. Elle était couchée dans son lit, toute lumière éteinte. Sous la porte qui séparait sa chambre à coucher de celle du médecin, elle pouvait voir briller une raie de lumière, et quand elle tendait l'oreille, elle distinguait le bruit de papiers froissés. Elle se rendait compte que Liébaut, non plus, ne dormait pas. Il avait été trop secoué par les émotions de la soirée. Tout le symbole de l'histoire secrète de ce ménage tenait dans ce contraste entre les insomnies des deux époux. Lui, avait repris son travail, ou du moins Madeleine le croyait. Elle le voyait, accoudé sur la petite table, placée dans l'angle, et où il transportait, de son grand bureau, le soir, les notes qu'il voulait classer avant de s'endormir, les épreuves qu'il se proposait de corriger. Elle ne le blâmait pas d'avoir l'énergie de cette besogne, si étrangère à leur commune préoccupation. Mais c'était une évidence trop accablante que leurs sensibilités ne réagissaient pas de même. Quelle femme, avec toutes les finesses et toutes les intelligences, a jamais pu comprendre ce phénomène de dédoublement qui permet à un homme d'études de se remettre, les larmes aux yeux, le cœur serré, à des recherches de l'ordre le plus froidement technique ? Tout à l'heure, quand Liébaut l'avait quittée, Madeleine avait pu lire sur la première page d'une brochure que le docteur portait à la main avec quelques autres : « Un cas de maladie osseuse de Paget. » C'était le signe, très humble, très simple, que ce mari, passionnément épris de sa femme, exerçait aussi un métier, et que ses énergies professionnelles continuaient d'agir, presque automatiquement. Ce détail suffit pour que Madeleine se sentît plus seule encore, et l'écheveau de ses pensées commença de se dévider dans le silence de la nuit si propice à ces méditations douloureuses de l'insomnie et de la fièvre. – « Quelle journée, » songeait-elle, « et quelle soirée !… Et demain ?… François est rassuré, maintenant. Il travaille. C'est la preuve que j'ai réussi et que ses soupçons se sont en allés. Il faut qu'ils ne reviennent jamais. Qu'il ne comprenne jamais ce que j'aurai souffert !… » Et haussant ses minces épaules, elle frissonnait sous le châle de fine laine dont elle s'était enveloppée par-dessus la soie souple de sa chemisette de lit, tant elle se sentait glacée et mal à l'aise. « Mais comment le comprendrait-il ? C'est un bien grand cœur et un bien grand esprit. Il n'a jamais su, il ne saura jamais ce que c'est qu'une femme. Lui, si bon, il est allé me livrer à cette pauvre Agathe !… Ah ! c'est à elle qu'il sera difficile de cacher mon secret ! J'y avais pourtant réussi. Sans cela, m'aurait-elle supplié de faire cette démarche ?… Hé bien ! Agathe me verra souffrir. Elle n'ira pas raconter ses observations à François, du moment qu'elle aura constaté que je ne me mets pas au travers de sa vie ; et je ne m'y mettrai ni s'il l'aime, ni s'il ne l'aime pas… » Elle ne désignait jamais Brissonnet autrement quand elle s'en parlait à elle-même, que par cet il impersonnel, ne voulant pas l'appeler du nom qu'il portait pour tous et ne se permettant pas cette douceur du prénom, si pénétrante pour le cœur d'une femme éprise et dont s'enivrait secrètement sa sœur : « S'il l'aime, je le lui donnerai… S'il ne l'aime pas ?… » Que de fois elle s'était posé cette question ! Et toujours elle y avait répondu avec un frémissement de sa sensibilité plus forte que toutes ses résolutions : « Non. Il ne l'aime pas… » Que de fois aussi, elle s'était interdit de se formuler avec la netteté de cette parole intérieure, aussi précise que l'autre, cette conclusion : « S'il ne l'aime pas, c'est moi qu'il aime !… » Pourquoi, à la veille de cette entrevue, où elle se préparait à mettre l'irréparable entre elle et cet homme, les redisait-elle, ces mots dangereux, ces mots coupables déjà, et non plus dans le silence de son cœur, mais à mi-voix, comme pour mieux en savourer la volupté défendue ? » Oui. C'est moi qu'il aime… c'est moi, c'est moi… » Elle se répétait : « Il m'aime. Il me le dira demain. J'ai bien le droit de l'entendre me le dire, puisque ce sera notre dernière rencontre… Et moi, que lui répondrai-je ?… Que je l'aime aussi et qu'il doit partir, puisque je ne suis pas libre… Il emportera du moins cette consolation, dans cet adieu qui sera éternel, de savoir que son sentiment est partagé, et moi, cette minute de vérité me paiera de mes souffrances passées et futures. Elle me donnera la force de vivre ensuite, de remplir tout mon devoir… » Elle se vit en face de l'officier d'Afrique et regardant sur ce visage si fier, si pétri de noblesse et de douleur, l'extase qui s'y peindrait quand elle aurait murmuré cet aveu. « Nous nous quitterons alors sans que sa bouche ait même effleuré ma main… » À cette romanesque imagination son cœur battit. Un sang plus chaud courut dans ses veines. Cette fiévreuse brûlure de l'amour la fit presque défaillir, et tout de suite sa conscience se réveilla : « Me laisser dire par lui qu'il m'aime ?… Le lui dire, moi ?… Mais quand je me retrouverai ici avec François et que je lui rapporterai ce qui se sera passé, il y aura donc des choses que je lui cacherai ?… J'aurai écouté, lui absent, des mots que je n'aurais pas écoutés, lui présent ? Il est si loyal, il vient de me donner une telle preuve de sa confiance, et je lui mentirais sur ce point encore ?… Non. Non. C'est déjà si dur de lui mentir sur mes sentiments. Rien qu'à le voir entrer dans le salon quand l'autre sera parti, si je ne peux pas tout répéter des paroles qui se seront prononcées là, je mourrais de honte… Que faire cependant ? Ah ! S'il aimait ma sœur, tout simplement, si je me méprenais sur toute son attitude depuis ces dernières semaines ? S'il me déclarait qu'il n'a pas osé croire à la possibilité de ce mariage et qu'il s'est tu, à cause de cela ? S'il l'épousait ?… Maintenant qu'Agathe est prévenue contre moi par les révélations que lui a faites François, quels rapports auraient son ménage avec le nôtre ? Nous nous verrions à peine et si mal ! Cette amitié qui m'a unie à elle malgré tant de malentendus, serait finie… Hélas ! ne l'est-elle pas ?… Et du moins Agathe serait heureuse, et lui aussi. Avec cette grande fortune à sa disposition, toute sa carrière deviendrait si aisée. Il pourrait attendre son heure, et s'il voulait entrer dans la politique avec sa gloire et cet instrument d'action, quel avenir !… C'est ce mariage que je devrais souhaiter pour lui. Je le souhaite. Oui. Je le souhaite !… Oui. Je ferai tout pour qu'il ait lieu !… » Et soudain, éclatant en sanglots et enfonçant sa tête lassée dans ses oreillers : « Ah ! Je l'aime ! Je l'aime !… Et je ne veux pas que lui non plus le sache jamais. Je ne veux pas !… » Et, tout épouvantée de nette explosion de sa douleur, elle tendait l'oreille pour écouter si aucun bruit ne venait de la chambre voisine. Elle tremblait que le pas de son mari ne lui annonçât qu'il avait surpris son gémissement : « François ne m'a pas entendue, se disait-elle, « il est bien heureux d'avoir sa science. Quand il travaille, il oublie tout, et il peut toujours travailler ! … » Madeleine se trompait, – et derrière cette porte qui séparait leurs deux chambres un trouble bien grand ravageait le cœur de cet homme qu'elle croyait apaisé. Il l'était en effet sur ce point : pour une période, qui serait ou longue ou courte, suivant les incidents, l'idée fixe de la jalousie sentimentale, contre laquelle il s'était tant meurtri, ne le tourmentait plus. Cependant, il n'arrivait pas à reprendre avec un véritable intérêt le travail devant lequel il était attablé, et qui faisait vraiment une antithèse par trop saisissante à l'ordre de pensées où ils venaient de se mouvoir, lui et sa femme. Le médecin avait sous les yeux plusieurs clichés pris dans son service à l'hôpital, d'après deux malades atteints de l'énigmatique et horrible infirmité que Sir James Paget a décrite, pour la première fois dans un célèbre mémoire, en 1877. Le professeur Dieulafoy lui a consacré, en la dénommant : « Ostéite déformante progressive », une de ces belles leçons de sa clinique de l'Hôtel-Dieu où la force de l'expression arrive à la plus haute éloquence. Liébaut croyait avoir découvert la lésion initiale, inconnue jusqu'ici, qui détermine cette totale altération du squelette. Il avait rédigé une note importante qui devait illustrer ces photographies. L'incurvation des membres inférieurs appauvris jusqu'au dessèchement, la saillie aiguë des épaules, le tassement du tronc, l'énormité du crâne faisaient de ces images d'effroyables exemplaires de misère humaine, – de quoi retirer cet enseignement que nous sommes bien ingrats envers le sort, en nous créant des maux imaginaires, alors qu'il y a, de par le monde, tant de nos semblables atteints dans leur chair, et d'une façon si tragique ! Le mari de Madeleine était, je l'ai déjà dit, de ces docteurs que le contact quotidien avec la souffrance n'a pas blasés, et qui demeurent capables de plaindre les malades qu'ils soignent, – voire, chose plus rare, ceux qu'ils étudient. Les deux lamenta- bles individus, dont il avait devant lui les silhouettes macabres et au sujet desquels il préparait cette communication à l'Académie, il les avait vus mourir, le cœur essoufflé, le cerveau comprimé, dans le plus affreux marasme. Il ne se les rappelait même plus, à cette minute où son regard courait sur ses épreuves, sans rien remarquer que la littéralité des mots imprimés. Sa plume rectifiait une virgule, corrigeait un détail d'orthographe, et la seule réalité, sentie par lui, était celle de ses rapports avec sa femme et sa belle-sœur. – « Madeleine l'a bien compris, » se disait-il, « je ne peux pas ne pas avoir une nouvelle explication avec Agathe… Si ce mariage avec M. Brissonnet doit avoir lieu, il est indispensable que ce point de défiance ait été réduit, qu'il ait disparu, entre les deux sœurs… Si ce mariage ne doit pas avoir lieu, il n'est pas moins nécessaire que toute équivoque soit supprimée. Il faut qu'Agathe soit bien convaincue que sa sœur n'aura été pour rien dans cette non-réussite de son projet. Mais quand vaut-il mieux que nous en ayons causé, elle et moi ? Après la conversation entre Madeleine et M. Brissonnet, ou avant ?… Si je parle après, et que le résultat ait été celui que nous désirons, tout est bien. S'il se trouve avoir été contraire, Agathe me croira-t-elle ?… Évidemment, si je parle avant, mon autorité sera plus grande… Estce bien sûr ? Oui, dans l'hypothèse du mariage ; mais dans l'hypothèse opposée et après l'échec, Agathe ne me croira pas davantage… Ah ! qu'elle me croie ou qu'elle ne me croie pas, c'est son affaire ! La mienne est de réparer et tout de suite la faute que j'ai commise envers ma pauvre Madeleine… Oui, je parlerai à ma belle-sœur dès demain matin… Que me répondrat-elle ?… » Si François Liébaut avait été complètement guéri par le pieux mensonge de Madeleine, comme il le disait et le croyait, il n'aurait pas éprouvé une angoisse à se poser cette question. Ces susceptibilités du cœur, de la nature de celle dont il avait tant souffert, tout imprécises et tout imaginatives, laissent derrière elles, chez celui qu'elles ont ravagé, une inquiétude étrangement morbide. Il se sent toujours au moment d'être repris par le doute, alors même qu il s'affirme sa tranquillité. Quel regard aurait Agathe pour accueillir la rétractation du mari jaloux de la veille, transformé si soudainement ? Quelles paroles trouveraitelle à prononcer, capables de réveiller la défiance exorcisée à cette minute ? Et si elle se taisait, ce calme signifierait-il qu'elle partageait la conviction de son interlocuteur ?… – « Paroles ou silence, » finit par conclure le mari de Madeleine, en secouant sa tête pour chasser une appréhension qui allait devenir intolérable, « je n'en tiendrai pas plus compte que de ceci !… Il fit le geste de lancer dans le feu la plume d'oie avec laquelle il corrigeait son épreuve, et qui, appuyée trop fortement, par sa main soudain énervée, s'écachait sur le papier. « Mon devoir est absolu. Je dois à ma femme de réparer le tort que je lui ai fait. Je le réparerai, dès demain matin. Ma première visite, en sortant de l'hôpital, sera pour Agathe, je m'en donne ma parole d'honneur. » De pareils serments, tous ceux qui ont aimé et souffert de la jalousie sentimentale le savent trop, ne sont jamais que des prétextes à parjure. Quand il s'agit d'affronter une scène d'où nous risquons de sortir avec une crise nouvelle de la torturante maladie, que nous sommes ingénieux à nous chercher un prétexte pour la reculer ! Le lendemain matin, le docteur Liébaut alla bien à son hôpital, mais l'adresse qu'il donna a son cocher, quand il en sortit, ne fut pas celle de Mme de Méris. La pendule fixée devant lui dans le coupé marquait midi qu'il n'avait pas encore fait cette visite à laquelle il s'était engagé vis-à-vis de luimême, si solennellement. Partagé entre sa terreur de se retrouver en face de sa belle-sœur et son remords de ne pas accomplir ce qu'il considérait comme une stricte obligation, il se rangea au parti le moins courageux. – Que ceux-là le blâment, qui n'ont jamais cédé à cette tentation d'éviter à tout prix une présence trop redoutée ! – Il écrivit. Rentré chez lui, pour l'heure du dé- jeuner, il avait demandé à son cocher d'attendre, et, vingt minutes plus tard, cet homme déposait chez le concierge de l'énorme maison érigée au coin de l'avenue des Champs-Élysées, ce billet à remettre aussitôt à Mme de Méris. « J'ai eu une explication avec M., ma bonne et chère Agathe. Je tiens à vous dire immédiatement que j'ai acquis la preuve absolue que nous nous sommes trompés tous les deux. Il faut » (le naïf médecin avait souligné ce mot en le répétant). « J'y insiste, il faut que vous effaciez de votre esprit toutes les idées que vous vous étiez faites à cause de ma folle imagination. J'espère d'ailleurs que vous aurez une bonne nouvelle, dès cette après-midi. M. doit toujours voir qui vous savez. Si vous venez vous-même vers trois heures, vous aurez sans doute la réponse. Si elle est telle que vous la désirez, personne ne sera plus heureux qu'elle et que votre frère dévoué. » Lettre presque implorative dont la signature : un François Liébaut tout tremblé – attestait davantage encore la crise de faiblesse dans laquelle ces lignes avaient été tracées ! Elles ne contenaient pas une phrase dont tous les mots ne dussent être, pour une femme du caractère d'Agathe et dans sa situation d'esprit, une preuve de plus qu'elle y avait vu juste et que sa rivale avait eu, une fois encore, l'art de jouer une comédie. – « Il n'a pas osé venir me raconter cela en face… » se ditelle, après avoir lu ce peu courageux message. Elle froissa le papier, avec une espèce de rancune sauvage, et sa déception se soulagea en criant tout haut : « Ah ! le lâche ! le lâche ! » Elle avait passé la nuit à se demander si son beau-frère aurait l'énergie de tenir sa promesse. Au dernier moment, ne reculerait-il pas ? Les scrupules de sa faiblesse qu'il prendrait pour des reproches de sa conscience ne prévaudraient-ils pas, quand il s'agirait d'écouter caché cette conversation entre Madeleine et Brissonnet dont tout l'avenir de son bonheur, à elle, dépendait ? « Il est jaloux, » s'était-elle répondu en pensée, pour réfuter les objections que la connaissance profonde des timidités du médecin lui suggérait. « Il est jaloux, et un jaloux ne résiste pas au besoin de savoir… Pourvu seulement qu'il ne commette pas la folie d'avoir une explication avec Madeleine avant ?… Mais non. Il lui faudrait avouer qu'il est venu ici et qu'il m'a parlé… Un mari, même le plus aveuglé, ne fait pas de ces confessions-là… » Et voici que ce billet lui apportait la preuve que, cette confession, ce mari-ci l'avait faite ! Une scène de cette nature, entre les deux époux, supposait, de la part de la personne qui l'avait provoquée et qui ne pouvait être que François, un extraordinaire état d'exaltation, celui dont Mme de Méris l'avait vu possédé. Hors de lui, c'était trop certain, il n'avait pas gouverné sa parole. Il avait tout dit à Madeleine, pêle-mêle. Tout !… S'il en était ainsi, la sœur cadette connaissait le conseil que la sœur aînée avait donné à son mari ?… Cette idée suffisait pour qu'Agathe éprouvât contre son complice de quelques instants, et qui venait de la trahir, un passionné mouvement de haine. Elle n'eut pas le loisir de s'y livrer autrement que par cette insulte, répétée rageusement : « Le lâche ! le lâche !… » Une pensée qui touchait dans son cœur une fibre plus profonde que celle de l'amour-propre la traversait de sa pointe brûlante : « Madeleine aime Brissonnet. C'est la chose sûre, celle dont je ne peux plus douter, et qui explique tout. Elle a trouvé le moyen d'abuser son mari. Le malheureux ne sera pas là tout à l'heure, quand l'autre arrivera au rendez-vous. Madeleine et Louis seront seuls… » Cette possibilité d'un tête-à-tête entre Mme Liébaut et le commandant n'était pas un fait d'ordre nouveau. L'idée en fut soudain aussi insupportable à la sœur jalouse que si ce tête-à-tête eût dû avoir lieu pour la première fois. Le caractère de sa cadette, lui non plus, n'était pas pour l'aînée une nouveauté. Elle le connaissait, elle aurait dû plutôt le connaître assez pour ne jamais accuser Madeleine d'une abominable scélératesse. Et elle entrevoyait comme probable, comme indiscutable, cette sinistre histoire : Madeleine prenant à Ragatz Louis Brissonnet comme amant, et, pour assurer la sécurité de cette intrigue, faisant jouer à sa sœur le rôle de paravent. Hypothèse affreusement et gratuitement inique, et folle, avec cela ! D'où fussent venues, à une maîtresse heureuse, ces troubles profonds dont les retentissements avaient ébranlé la santé de Mme Liébaut au point de donner l'éveil au mari ?… Mais Agathe ne raisonnait plus… Elle avait repris la lettre de son beau-frère. Elle en épelait toutes les syllabes, et elle les traduisait comme il arrive, dans le sens de sa rancune, avec cette irrésistible ardeur de suggestion que la jalousie trouve à son service. Elle raisonnait : – « C'est Madeleine qui a dicté ces phrases. Je reconnais ses manières de s'exprimer, si insinuantes, si peu droites !… Elle a empêché Liébaut de venir me voir. Elle a craint ma perspicacité et aussi que je ne défisse son œuvre. Après ce qu'il appelle, lui, une explication, elle est avertie que je sais beaucoup de choses. A-t-elle vraiment compté que je serais sa dupe, sur la seule affirmation de ce pauvre François ?… Pourquoi non ? Si elle et Brissonnet s'entendent, depuis ces trois mois, pour nous trahir, Liébaut et moi, de cette infâme manière, ils doivent nous croire tous les deux aussi naïfs, aussi niais l'un que l'autre… Mais est-il possible qu'ils soient complices ?… Comment admettre que Brissonnet, un homme d'honneur, un héros, se soit prêté à une aussi vile, à une aussi honteuse manœuvre que celle qui aurait consisté à me faire la cour, au risque de troubler toute ma vie, sans m'aimer, et lié avec une autre ? Et quelle autre !… Non, ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai ! Il n'a pas fait cela !… » Elle n'osait pas ajouter, même tout bas et pour elle seule : « Il ne m'a pas fait cela. » C'était là le point le plus profond et le plus sensible. Toute l'attitude du jeune homme vis-à-vis d'elle depuis ces trois mois lui avait si souvent donné l'illusion qu'il l'aimait ! Elle s'était si complaisamment caressé le cœur à cette chimère ! Elle-même nourrissait pour lui un sentiment si vrai ! Cette hypothèse qu'il eût joué la comédie avec elle – et par passion pour sa cadette – lui déchirait toute l'âme. Et revenant à cette lettre qui lui avait annoncé l'échec de son plan d'espionnage : « Liébaut souffrait pourtant hier autant que moi. Il aime sa femme. Il est jaloux. Il peut savoir, et il ne veut pas savoir !… – Ah ! si j'étais lui ?… » Ce « si j'étais lui ?… » était gros d'une tentation détestable, mais si attirante. Une nouvelle idée commençait de lever dans l'esprit d'Agathe de Méris… « La cachette est là… Si j'étais lui ?… Pourquoi ne pas prendre sa place, puisqu'il la déserte ?… » Elle se vit tapie derrière cette porte qui communiquait du cabinet du médecin au petit salon de Madeleine. Si sa cadette était loyale avec elle, quel tort lui ferait l'aînée en écoutant cette conversation ? Aucun. Si, au contraire, Madeleine la trahissait, n'avaitelle pas le droit d'acquérir, à tout prix, la preuve de cette trahison ? – Liébaut lui disait de venir vers trois heures. L'entretien avec Brissonnet était donc fixé, comme Madeleine l'avait dit, entre la fin du déjeuner et ce moment, vers deux heures… Agathe se surprit à regarder la pendule. Elle marquait un peu plus d'une heure. Immobile, elle demeura indéfiniment à suivre les allées et les retours du balancier. La tentation grandissait, grandissait… Quand il ne resta plus que dix, de ces petites hachures qui représentent les minutes, entre la pointe de la grande aiguille et le chiffre II, la jeune femme ne fut plus maîtresse de cet appétit impérieux qui la dévorait. Elle s'habilla, descendit son escalier, prit une voiture, dans une sorte de somnambulisme dont elle ne s'éveilla qu'en se retrouvant sur le trottoir de la rue Bénouville, à l'angle de la rue Spontini. C'était l'adresse qu'elle avait donnée au cocher. Elle réalisa d'un coup l'énormité de l'acte qu'elle s'apprêtait à commettre. Elle allait y renoncer, quand une silhouette aperçue dans un fiacre lui rendit sa frénésie, accrue encore. Elle venait de reconnaître Brissonnet. Elle le vit qui s'élançait sur le trottoir devant l'hôtel des Liébaut. Il consulta sa montre, du geste de quelqu'un qui se croit en retard… Quand la porte se fut refermée sur lui, la résolution d'Agathe était de nouveau prise. Le plan ébauché dans sa pensée était très simple : demander à monter dans le bureau de son beau-frère, sous le prétexte qu'elle avait un livre à y prendre, en priant que l'on ne dérangeât pas sa sœur… Quand elle eut pressé sur le bouton, le bruit du timbre retentit dans tout son être. Mais déjà cette porte s'était ouverte devant elle, comme tout à l'heure devant l'officier. Elle avait débité son mensonge, et elle montait droit au bureau, sans que le valet de chambre pensât une seconde à la suivre. Quelle idée se ferait cet homme en ne la voyant pas redescendre ? Ah ! que lui importait, pourvu qu'elle entendît ?… La voici dans la pièce d'attente, dans le cabinet de consultation… Elle marche vers la porte, derrière laquelle celui qu'elle aime et sa rivale sont en train de causer librement, se croyant seuls… Tous les bruits s'étouffent dans cette chambre aménagée pour assurer le plus complet secret aux confidences des malades… – Une première tenture était fixée sur cette porte de manière à bouger avec le battant. Une seconde tenture en tapisserie retombait de l'autre côté afin qu'aucun éclat de voix ne pût arriver du cabinet au petit salon, ou du petit salon au cabinet. – C'est bien sur cette particularité qu'Agathe avait compté. Ses doigts brûlants écartent la première tenture… Elle tient la poignée de métal de la serrure… Elle presse sur le pêne, lentement, doucement… Elle attire à elle la porte qui vire sur ses gonds avec un grincement, mais si faible !… Elle touche maintenant l'étoffe de l'épaisse doublure de l'autre portière… Elle écoute… C'est Brissonnet qui parle : – « Alors, si je vous comprends bien, madame, » disait l'officier, « mes assiduités auprès de Mme de Méris auraient été remarquées ?… » – « Elles l'ont été » repartit la voix de Madeleine, avec une fermeté dont Agathe commença de s'étonner. Mais ce qui l'étonnait davantage encore, c'était cette évidence que sa sœur ne lui avait pas menti. Elle tenait à Brissonnet, précisément le discours qu'elle avait annoncé. Il allait être obligé de déclarer ses vrais sentiments. Ah ! que le cœur de la femme jalouse battait vite ! Si cet homme hésitait, c'est qu'il ne l'aimait pas. Il reprit, d'un timbre sourd où Agathe devina une émotion grandissante : – « Vous me voyez bien au regret, madame, d'une consé- quence de ma conduite à laquelle j'étais loin de m'attendre… Dites-moi, du moins, que vous ne m'avez pas, vous, cru capable de compromettre une femme, le sachant ?… Je n'ai jamais fait la cour à Mme de Méris, je vous en donne ma parole d'honneur. Elle-même en témoignera. Mais puisque vous considérez que j'ai été imprudent, à partir d'aujourd'hui, je me conduirai de telle manière que les plus malveillants devront changer de langage … » – « Que voulez-vous dire ? » interrogea Madeleine. « Quand quelqu'un aussi en vue que vous l'êtes a trop intimement fréquenté le salon d'une femme, il la compromet davantage encore en cessant avec trop de brusquerie ses visites. Prenez garde à ce que vous déciderez. Pensez bien que le monde n'est pas si aveugle. Il sait très bien que les soudaines ruptures de relations cachent presque toujours un mystère… Si l'on a remarqué vos assiduités, on ne remarquerait pas moins votre absence… On en chercherait la raison dans une brouille… À cause de quoi ? … Ma sœur n'est pas de celles dont on peut incriminer la conduite… Il ne restera qu'une hypothèse, la plus naturelle… » Cette fois, son intonation était moins ferme, pour conclure : « Car enfin, un honnête homme, et je sais combien vous l'êtes, ne peut pas avoir eu deux motifs pour s'intéresser à une jeune femme du moment qu'il est libre et qu'elle est libre… » – « Je crois vous comprendre, madame, » répondit Brissonnet, après un nouveau silence. « En effet vous avez dû croire cela de moi. Je l'aurais cru moi-même d'un autre. Mme de Méris est veuve. Elle est charmante. Tout homme serait fier, d'être distingué par elle et de lui donner son nom. Il eût été trop naturel que cette ambition fût la mienne… » Puis, d'une voix assourdie, il continua : « Je ne l'ai pas eue… Maintenant que vous me parlez, mes yeux se dessillent. La vérité de ma situation m'apparaît… Mes assiduités auprès de Mme de Méris semblaient traduire des sentiments que je n'avais pas pour elle. Je professe à son égard le plus profond respect. Mais, je ne l'aime pas et je n'ai jamais pensé qu'elle pût me faire l'honneur de m'accorder sa main… Vous m'affirmez que, dans ces conditions, le parti que je me préparais à prendre, qui était de suspendre presque complètement mes visites chez elle, risquerait d'aggraver les choses. Je ne saurais vous prouver mon entière, mon absolue bonne foi, madame, plus clairement qu'en vous disant : Dictez-moi vous-même ce que vous jugez que je dois faire, je le ferai… Je tiens trop à votre estime… et à celle de Mme de Méris. Rien ne me coûtera pour conserver l'une et l'autre… » – « Je n'ai pas qualité pour vous donner un conseil, monsieur, » repartit Madeleine. « Mais de plus autorisés que moi ont pris les devants… Vous-même, ne nous avez-vous pas rapporté l'autre jour, à ma sœur et à moi, une conversation que vous avez eue avec le général de Jardes ? Ce chef si distingué vous a dessiné le plan de votre avenir. Vous hésitiez, m'avezvous dit, à suivre son avis. Cependant vous en reconnaissiez la sagesse… » – « Si je vous entends bien, madame, vous voulez dire que je devrais reprendre du service, et m'en aller très loin de Paris, pour très longtemps ?… » – « C'est la plus sûre manière d'empêcher que l'on ne continue de parler, » répondit Mme Liébaut. Sa voix aussi s'était un peu altérée. Son émotion croissante ne l'empêcha pas d'insister : « Même dans une difficulté où il s'agit de ce que j'ai de plus cher, la réputation de ma sœur, je me serais fait un scrupule de seulement mentionner cette solution, si l'autorité de M. de Jardes ne m'était une garantie qu'elle est aussi très conforme à votre intérêt… – « Je vous remercie de votre sollicitude, » interrompit Brissonnet. L'irritabilité des hommes nés pour l'action et qui se dominent malaisément, avait passé dans cette trop vive réplique, et surtout l'ironie douloureuse de la passion méconnue. – « Oui, madame, » reprit-il, « je vous remercie… Vous serez obéie. En sortant de chez vous, j'irai chez M. de Jardes… Ma demande pour le Tonkin sera signée dès ce soir… D'ici là, je me retirerai en province, chez mes parents. J'ai à leur dire adieu avant un nouvel exil, qui finira, Dieu sait quand… On ne me verra plus dans le monde de Mme de Méris, et le motif de mon absence sera d'un ordre si professionnel qu'il évitera les commentaires… Vous avez raison. Quand un homme d'honneur a commis des imprudences, même à son insu, il se doit de les racheter… Ce n'est que juste… Et pourtant, non, » continua-t-il plus âprement, « ce n'est pas tout à fait juste. Il y a une trop grande disproportion entre les torts d'attitude que j'ai pu avoir et le sacrifice que je vais accomplir… Ah ! madame, » et son accent se fit déchirant, … « laissez-moi du moins, avant de m'en aller, vous avoir dit quelque chose encore… Permettez-moi de vous raconter une histoire… l'aventure d'un de mes amis… d'un soldat comme moi… Il avait rencontré une femme accomplie ; une, de ces créatures idéales comme on rêve d'en avoir eu une, enfant pour mère, frère pour sœur, adolescent pour fiancée, homme pour épouse… Cette femme, elle, n'était pas libre… Malgré son existence passée tout entière dans des compagnies peu scrupuleuses, mon ami n'était pas de ceux qui se font un jeu de troubler la paix d'un ménage… S'il éprouva aussitôt pour cette femme une sympathie passionnée, il se jura à lui-même, non seulement de ne jamais la lui dire, mais de ne pas la lui montrer… Et il s'est tenu parole, des jours, des semaines, des mois… Celle qu'il aimait avait une sœur qui lui ressemblait, dans de certains moments, à les prendre l'une pour l'autre… L'insensé dont je vous raconte le malheur avait bien tenu son serment. Mais précisément parce qu'il se sentait, ou croyait se sentir assez d'énergie, pour le tenir jusqu'au bout, il s'était laissé aller à vivre dans le milieu de celle qu'il aimait… Je vous ai dit que c'était un insensé, mais c'était aussi un homme qui savait aimer, je vous le jure… Ses bonheurs étaient de respirer dans le même air que cette femme, de la rencontrer et d'entendre sa voix, de causer avec elle et de découvrir à chaque nouvelle occasion un prétexte de plus pour justifier à ses propres yeux le culte qu'il lui avait voué… Il eût été complètement heureux, dans cet amour sans espoir, s'il avait pu venir chez elle tous les jours et demeurer en sa présence, sans lui parler, à la contempler, l'écouter parler, penser, sentir… Ces visites quotidiennes lui étaient interdites. D'autres lui étaient permises, – du moins il crut qu'elles lui étaient permises, – à cette sœur dont la quasiidentité de traits avec celle qu'il aimait était si saisissante… Mon ami se laissa aller, sans réfléchir, à cette tentation de tromper par cette ressemblance la passion qui le dévorait. Il prit l'habitude de se rendre au théâtre, en soirée, à la promenade, partout où il était sûr de rencontrer cette sœur, sur le visage de laquelle sa rêverie reconnaissait, – avec quelle émotion, – cette grâce adorable dont il était épris, pas tout à fait la même, mais si pareille !… Et puis, une heure vint où même cette pauvre joie lui fut interdite. Alors il lui fut insupportable que les motifs auxquels il avait cédé fussent méconnus de la seule personne à l'opinion de laquelle il tînt… Pour la première et la dernière fois, il manqua à la parole qu'il s'était donnée lui-même… Qu'il ne s'en aille pas madame, sans emporter cette consolation que vous lui avez pardonné et que vous l'avez compris. » – « J'ai compris, monsieur Brissonnet, » répondit la voix de Madeleine, toute frémissante, et comme cette preuve de son émotion fit mal à Agathe « J'ai compris que vous m'avez parlé comme personne ne m'a jamais parlé, comme personne ne me parlera jamais. Vous avez oublié que je suis mariée et mère. Vous n'avez respecté en moi ni mon mari ni mes enfants. Vous m'avez pour toujours empoisonné le souvenir de relations que j'avais crues simples, honnêtes, droites. Et elles ne l'étaient pas !… Adieu, monsieur, je vous demande de partir d'ici, sans ajouter un seul mot… Vous ne voudrez pas m'avoir obligée d'appeler… » – « Madame !… » s'écria le jeune homme avec une supplication. Puis, éclatant en sanglots : « C'est vous qui me répondez ainsi, vous, vous !… Ah ! malheureux ! Pourquoi ne me suis-je pas tu jusqu'au bout ? Pourquoi n'ai-je pas emporté avec moi un secret que j'avais si bien caché ? Madame, je vous en conjure, ne dites pas, ne pensez pas que je ne vous ai pas respectée ! N'ayez pas peur de moi surtout !… Ne me faites pas cet affront !… Permettez-moi de vous expliquer !… » – « Je ne vous permets rien, » dit Madeleine. « Je vous laisse. Vous comprendrez que vous n'avez plus qu'à vous retirer et à ne plus revenir. » En disant ces mots, elle marcha vers la porte qui séparait le petit salon du cabinet de son mari, d'un pas si rapide qu'Agathe, paralysée par sa terreur d'être découverte, n'eut littéralement pas le temps de s'effacer. Madeleine souleva la portière. Elle aperçut sa sœur, et son saisissement fut tel que ses jambes défaillirent. Elle dut s'appuyer contre le mur en continuant de s'accrocher de sa main droite à l'étoffe. Agathe se tenait la tête baissée. Elle avait fait un pas en avant, pour arrêter sa sœur. Maintenant, elle n'osait plus avancer. Brissonnet, lui, après avoir jeté une exclamation de surprise, regardait alternativement les deux sœurs. Toutes sortes de sentiments passaient sur son expressive et mâle physionomie ! Enfin l'indignation l'emporta, et, s'adressant à Agathe, il lui dit : – « Ah ! Madame de Méris, comment avez-vous pu ?… » – « Monsieur Brissonnet… » supplia la jeune veuve. – « Tu n'as pas à te justifier. Je ne veux pas que tu te justifies… » s'écria Madeleine qui avait eu la force de se dresser entre sa sœur et l'officier, « C'est moi, monsieur, » continua-t-elle en se tournant vers Brissonnet, « qui ai voulu que ma sœur assistât cachée à notre entretien… Oui, » insista-t-elle, impérieu- sement, « c'est moi… J'ai voulu qu'elle apprît de votre propre bouche le détail de vos vraies intentions sur le seul point que vous eussiez dû aborder… Ce n'est ni sa faute, ni la mienne, si vous en avez abordé un autre… » – « Vous ai-je bien entendu, madame ? » dit Brissonnet. « Non, ce n'est pas possible que vous vous soyez prêtée à une pareille trahison, car c'en est une que de faire espionner quelqu'un qui, lui, était d'entière bonne foi. C'est une trahison que… » – « Je vous ai prié tout à l'heure de vous retirer, monsieur Brissonnet, » interrompit la courageuse femme. « À présent je vous l'ordonne… Je suis chez moi et je vous dispense, vous qui venez de me parler indignement, de qualifier une action dont ma conscience est seule juge… » – « Madeleine… » implora de son côté Agathe. Sa sœur lui avait saisi la main pour l'arrêter, avec une violence qui lui coupa la parole pendant un instant bien court. Il suffit pour que l'officier, qui avait pâli sous l'outrage d'une manière affreuse, avisât son chapeau, et, se dirigeant vers la porte, il se retira en effet, en s'inclinant profondément du côté des deux femmes. Quelques minutes plus tard, le bruit du battant d'en bas, ouvert puis refermé, attesta qu'il avait obéi à l'insultante injonction, et voici que devant le sacrifice accompli, le cœur de Madeleine se brisait de désespoir, et elle sanglotait : – « Il est parti !… Je ne le reverrai plus jamais !… Je l'ai voulu … Jamais ! Jamais ! » – « C'est donc vrai que tu l'aimes aussi ? » demanda Mme de Méris. – « Ah ! passionnément, » répondit-elle. – « Et tu as plaidé ma cause avec cette chaleur !… Tu as voulu me le donner !… Tu m'as sauvé l'honneur devant lui !… Comment obtiendrai-je de toi mon pardon ?… » gémit Agathe. – « En m'aidant à vivre et à tout cacher à François », répondit Madeleine. IX LES MOTS DE LA FIN …………………………… Quand, une heure plus tard, le médecin revint aux nouvelles rue Spontini, il aperçut, en entrant dans le petit salon, Agathe et Madeleine assises à côté l'une de l'autre. La cadette avait appuyé sa tête sur l'épaule de l'aînée qui lui caressait les cheveux doucement, avec une tendresse où le mari jaloux vit une dernière preuve qu'il avait été en proie à de folles chimères. – « Hé bien ? » demanda-t-il vivement. – « Hé bien, » dit Mme de Méris avec un regard qui l'adjurait de ne pas pousser plus avant son interrogation, « Madeleine n'a pas réussi… Il paraît que je m'étais trompée et que M. Brissonnet ne m'aime pas. Il a été loyal. Il a reconnu son imprudence, et il s'est excusé. Il va reprendre du service aux colonies et quitter la France… Ce que je vous demande, François, c'est de ne plus jamais prononcer ce nom devant moi… J'aurai de la force, » ajouta-t-elle en embrassant sa cadette avec passion, « oui, j'en aurai… J'ai retrouvé ma sœur… » – « C'est moi qui ai retrouvé la mienne, » répondit Madeleine, d'une voix si basse que Liébaut ne l'entendit pas. Il les aurait entendus, d'ailleurs, ces mots si simples, qu'il n'en aurait pas compris le sens, ni le miracle de tendresse que l'héroïsme de la plus jeune venait d'accomplir dans le cœur de l'aînée. Les deux femmes avaient en effet perdu, et pour toujours, l'homme qu'elles aimaient toutes les deux. Mais ce commun regret allait, grâce au sacrifice volontaire et à la délicatesse de la pure Made leine, les réunir au lieu de les séparer. Ni l'une ni ‘autre ne mentait. L'une et l'autre avait réellement retrouvé sa sœur – reprise touchante d'intimité qui n'a pourtant pas désarmé les commentaires du monde ! Comme avait dit Madeleine, ce monde n'est pas si aveugle, mais il a ses bonnes raisons pour ne supposer l'héroïsme et la délicatesse qu'en dernier ressort, et quand il ne peut plus trouver d'explication mesquine, et par conséquent probable, aux mystères qu'il a su deviner. Le subit départ du commandant Brissonnet a donc été dûment discuté dans toute la petite société qui évolue autour des deux sœurs, et deux versions sont en train de prévaloir. La première est celle de Mme Éthorel qui a débité, sous le sceau du secret, cette confidence à vingt intimes : – « Imaginez-vous la gaffe que j'ai faite !… C'est moi qui suis allée raconter à Mme Liébaut que Brissonnet compromettait Mme de Méris. Les deux sœurs aimaient le même homme !… Oh ! je ne crois pas qu'il se soit jamais rien passé. D'ailleurs, je n'y étais pas… Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elles ont dû avoir une terrible explication. Il a quitté Paris quarantehuit heures après que j'avais été servir ce ragot à Madeleine. Où avais-je la tête ?… Elles en ont fait toutes deux une maladie. Elles ne se quittent plus maintenant, pour empêcher les potins… C'est un peu cousu de fil blanc, ces finesses-là !… » L'autre légende est celle que propage Favelles, en clignant de la manière la plus scélérate son vieil œil presbyte, tout bordé de rouge. – « Les jeunes gens d'aujourd'hui n'ont vraiment pas d'estomac… Ce Brissonnet, je le présente à deux sœurs, deux femmes charmantes. Il leur fait la cour à toutes deux, en se cachant de l'une et de l'autre. Elles découvrent le pot aux roses, et voilà mon gaillard qui se sauve au Tonkin, comme s'il avait commis un crime. De mon temps, monsieur, quand on avait deux femmes dans sa vie et qu'elles l'apprenaient, on les gar- dait, monsieur, fût-ce deux sœurs. On leur ordonnait de rester bonnes amies, et elles obéissaient ! Je parierais vingt-cinq louis que ce nigaud-là n'a même pas été du dernier bien avec les deux !… » ***** Que ces « mots de la fin » de son roman seraient amers à Louis Brissonnet s'ils arrivaient jusqu'à lui ! Mais les soupçonnera-t-il jamais et reviendra-t-il des lointaines contrées où il s'est exilé, pour ne plus revoir ces profonds, ces beaux yeux de femme derrière lesquels il avait deviné une âme digne de la sienne, – une âme tendre et courageuse, passionnément aimante et passionnément fière ? Le souvenir de la terrible scène qui l'a pour toujours séparé de Madeleine ne lui permet plus de croire à cette âme et à ces yeux. Il est arrivé à la conclusion que les deux sœurs se sont jouées de sa naïveté afin de l'attirer dans un vulgaire piège conjugal. Et cependant, quand il évoque, sous le ciel de l'Extrême-Orient, l'image de cette adorable amoureuse qui, n'a voulu être qu'une sacrifiée, un instinct s'éveille en lui, plus fort que l'évidence. Il devine un mystère, lui aussi, et, comme il n'est pas du monde, il entrevoit la vérité. Faut-il lui souhaiter de la connaître jamais tout entière ? Oui, maintenant qu'il s'est repris à aimer de nouveau son métier de soldat de toute l'ardeur de son sentiment déçu. Tous les martyres ont droit à leur récompense. Celui de Madeleine serait payé si jamais Brissonnet accomplissait de nouveau de très hautes actions, au service de la France, avec l'idée que la joie de sa gloire est la seule volupté dont ce grand cœur de la femme qui l'aime, se permettra jamais la douceur. Paris, septembre-décembre 1904. FIN Bibliothèque malgache / 18 Désiré Charnay Madagascar à vol d'oiseau Edition illustrée MADAGASCAR À VOL D'OISEAU PAR M. DÉSIRÉ CHARNAY 1862 LE TOUR DU MONDE 1864 I Madagascar. – Tamatave. – Ovas et Malgaches. – Coup d'œil rétrospectif. – Ramar et Rasolo. – Juliette Fiche. – Promenade dans la ville. – Les marmites. – Maison malgache. Le voyageur qui vient d'admirer en passant les beaux rivages de Maurice et de la Réunion, que dominent les roches basaltiques du Peter-bott et les hautes cimes des Sallazes, est médiocrement ému de l'aspect de Madagascar à Tamatave. Vue du large, la côte n'offre à l'œil qu'une plage basse de sable blanc tachetée çà et là par l'étrange végétation des vacoas. Poussée par les vents d'est, la mer se brise avec bruit sur la rive et l'on distingue à peine, à l'horizon, la ligne bleuâtre des montagnes de Tananarive. De plus près cependant le panorama se développe avec détail ; on aperçoit les têtes des palmiers que balance la brise, les plus hautes maisons se dessinent, et bientôt apparaissent les nombreuses cases qui composent la ville de Tamatave. Placée au sud-est du continent africain dont elle est séparée par le canal de Mozambique, Madagascar s'étend dans la direction nord-est entre le douzième et le vingt-sixième degré de latitude sud, le quarante et unième et le quarante-huitième de longitude est, embrassant un parcours de plus de trois cent cinquante lieues sur une largeur maxima de cent soixantequinze : sa superficie est au moins égale à celle de la France, c'est presque un continent ; sa population estimée à quatre millions d'habitants ne monterait pas suivant des appréciations nouvelles à plus de deux millions ; c'est donc presque un désert. Disons quelques mots de son histoire. Les Portugais découvrirent Madagascar en 1508 et l'abandonnèrent aussitôt ; les Français la visitèrent à leur tour et depuis les lettres patentes données par Louis XIII à la com pagnie d'Orient, la grande île africaine a vu bien des expéditions françaises. Tous nos rois, depuis cette lointaine époque, s'efforcèrent de la coloniser ; la république poursuivit le même but ; le premier empire s'en occupa ; la Restauration et LouisPhilippe y envoyèrent des administrateurs, des marins et des soldats. Ce fut, on peut le dire, une occupation continue qui ne laisse planer aucun doute sur nos titres de propriété. Madagascar cependant ne fut jamais entièrement nôtre. Appelée d'abord île Saint-Laurent, île Dauphine, puis France orientale, on a rendu le nom de Madagascar à cette contrée presque mystérieuse vers laquelle nos regards se tournent aujourd'hui. En parcourant les relations des premiers voyageurs, on se croirait transporté dans une terre promise ; chaque village retentit des cris joyeux de ses habitants ; on ne voit partout que fêtes, jeux et danses, on n'entend que des chants d'amour. Le Malgache était libre alors ; il jouissait dans toute la plénitude de son être, de la vie facile que le Créateur lui avait faite. Aujourd'hui, malgré quarante années d'effroyables persécutions, il s'efforce encore de sourire ; il chante, il danse encore (tant le plaisir a d'attrait pour cette âme légère) dans les moments de répit que lui donne son maître. Son maître, c'est l'Ova… On peut en quelques lignes mettre le lecteur au courant de cette conquête. Madagascar possède deux races d'hommes bien tranchées, le Malgache et l'Ova. Le premier, Sakalave, Betzimisarack ou Antankare, est un noir plus ou moins modifié par le contact des Cafres, des Mozambiques ou des Arabes. Grand, fort, et sauvage dans le sud et la côte sud-ouest, il a su conserver son indépendance. A la côte est, le Betzimisarack plus doux, plus élégant de formes, plus léger, plus ami du plaisir, fut des premiers à perdre sa liberté. Dans le nord, l'Antankare, robuste, épais et rappelant davantage le Mozambique, lutte encore et cherche dans les lieux inaccessibles de l'intérieur ou sur les îles du littoral un refuge contre la tyrannie des Ovas. Quant à ce dernier, l'Ova, d'origine malaise et jeté à une époque inconnue sur la côte est de Madagascar1, il fut refoulé dans l'intérieur de l'île par les populations primitives et finit par se grouper et s'établir sur le plateau central d'Emyrne. Cette peuplade eut une étrange destinée ; considérée autrefois comme paria par les Malgaches, tout objet souillé par l'attouchement d'un de ses membres était déclaré impur ; la case où l'Ova avait reposé, était brûlée ; il était maudit par tous les habitants de l'île. Isolé dans son repaire, ce proscrit incendia les forêts qui pouvaient dérober un ennemi ; dévasta le magnifique plateau d'Emyrne ; fit un désert de son pays, et, pour éviter toute surprise, il planta ses villages sur les mamelons de la plaine. Plus tard, comme accord tacite d'une paix dont il avait un si grand besoin et comme tribut au Malgache qu'il reconnaissait alors pour maître, il déposait à la limite des bois, du riz, du maïs et divers objets de son industrie que ce dernier venait recueillir. Cette époque de son histoire a pesé sur le caractère de l'Ova ; il est devenu triste, défiant, souple, rampant, faux et cruel ; et lorsqu'à la fin du siècle dernier un homme de génie, Andrianampouine, vint le relever de la servitude, il n'eut plus, pour s'emparer de l'autorité, qu'à réunir des tribus éparses dont l'instinct de domination et la soif de vengeance firent des soldats. Les Anglais devinant chez ce petit peuple un obstacle pour la France, lui envoyèrent le sergent Hastie, qui devenu conseiller de Radama Ier, disciplina son armée et guida ses conquêtes. Depuis trente ans les Ovas se sont emparés d'une partie de Madagascar ; depuis trente ans ils déciment les malheureuses populations noires, et jamais droit de conquête ne fut exercé d'une façon plus impitoyable. Son origine est très-ancienne ; car Edrisi, géographe arabe du onzième siècle cité par Alboufeda, fait mention de la communauté de langage et d'origine qui existait entre les habitants du Zabedg (Java) et ceux du Zendg (Madagascar). (Voy. la Géographie d'Alboufeda, traduite de l'arabe par M. Reinaud.) 1 Tamatave est le siège le plus important de leur gouvernement sur la côte est ; ils y exercent une autorité sans contrôle, et les braves des braves (titre qu'ils se sont donné après notre malheureuse affaire de 1845) si injurieux et impitoyables avec leurs malheureux sujets, portent moins haut la tête auprès du blanc (vasa) qu'ils rencontrent. C'est ce qu'il nous fut donné de remarquer aussitôt après notre arrivée. En effet, une pirogue pagayée par des noirs et portant trois hommes ridiculement accoutrés, s'approchait des flancs du navire ; c'était une visite à notre adresse ; l'ambassade se composait de Ramar, chef de la police, flanqué de deux acolytes. Ce grotesque personnage portait un chapeau de général orné d'un plumet et bordé de duvet blanc, un vieil habit de pompier surmonté de deux énormes épaulettes anglaises, un pantalon de couleur sombre avec une large bande d'or. Aucun de ces divers objets d'occasion, achetés à quelque traitant de Tamatave, n'avait été taillé pour celui qui les portait ; aussi le pauvre Ramar avait-il l'air le plus malheureux du monde. Pour compléter ce costume, le chef ova tenait à la main droite un vieux sabre courbé ; de la gauche il étalait un mouchoir à carreau d'un ton sale, véritable objet de luxe pour son propriétaire. Les aides de camp ne se distinguaient que par des casquettes de capitaine de la marine anglaise et d'étranges épaulettes en or d'une longueur démesurée qui leur battaient les coudes. La visite fut courte : laissé seul sur le pont du navire où chacun souriait de son étrange apparition, Ramar se rembarque furieux, sans doute de l'effet qu'il avait produit et titubant comme un homme ivre ; il fallut pour ainsi dire le déposer dans la pirogue. Rasolo1, ancien honneur de Tanguin et aide de camp du gouverneur de Tamatave, nous fit aussi l'honneur de sa visite ; c'était le même costume extravagant, la même figure intimidée ; ce fut aussi la même déconvenue. 1 Prononcez Rasoul, car en malgache la lettre o se prononce ou, et l'e et l'a, à la fin d'un mot, jouent le rôle de notre e muet. On prononce de même Radam au lieu de Radama, Rakout au lieu de Rakoto. Ce jour même, 2 août 1863, nous descendîmes à terre et nous vîmes mademoiselle Juliette à laquelle on nous présenta. Juliette Fiche, princesse malgache et depuis peu princesse ova, est une femme de cinquante ans environ, grande et d'un embonpoint qui sied à sa taille ; sa figure est pleine, ses yeux sont vifs et spirituels, et son excellent sourire découvre des dents d'une blancheur éblouissante. Regardée comme la Providence des Français à Tamatave, son dévouement et sa charité lui ont valu de la part de l'Empereur une médaille d'honneur. Elle accueille avec une grande bonhomie, et sa case, la première en atteignant le rivage, reçoit la visite de tous les nouveaux arrivés. Mais la conversation de Juliette surprend plus encore que sa personne, et l'on a lieu d'être étonné de trouver, si loin de tout centre littéraire, une Malgache causant littérature aussi bien que politique et tout cela mêlé d'aperçus d'une grande finesse et dans un langage d'une remarquable pureté. Mme Ida Pfeiffer, aigrie par la souffrance, fut injuste à son égard, nous tenons à le constater. L'aspect de Tamatave est celui d'un grand village ; c'est une forte agglomération de cases qui n'a jamais ambitionné le nom de ville ; tout est relatif cependant et l'on dit la ville de Tamatave. La rue principale fut le but de notre première exploration. C'est une étroite et longue avenue bordée de minces piquets de bois servant d'enclos aux maisons éparses sur ses deux côtés. Nous avançons, tantôt brûlés par le soleil et tantôt abrités par les bananiers aux larges feuilles ou par des mûriers aux baies rouges ; à droite, se déploie le pavillon anglais : c'est le consulat d'Angleterre ; plus loin, du même côté, s'élève une haute bâtisse en bois : c'est la demeure du Rothschild malgache, Redington, courtier des Ovas pour la vente des bœufs. Quelques cases de traitants bordent encore la rue et nous pénétrons dans le quartier malgache. Les cases changent alors de structure et de dimension ; le ravenal (urania speciosa), côtes et feuilles, en fait tous les frais, mais l'aspect en est propre, l'intérieur coquet, et de belles filles vous sourient montrant leurs dents blanches, tandis que les hommes vous crient marmites, marmites, ce qui, veut dire « voilà des porteurs, voulez-vous des porteurs ? » De temps à autre des Ovas à la démarche hésitante, à l'œil oblique, au sourire méchant, vous accueillent d'un « bonjour monsieur. » De modestes boutiques étalent sur les seuils leurs produits hétéroclites. Ce sont de vastes paniers pleins de sauterelles desséchées, des bouteilles vides, quelques cotonnades anglaises, de grossières rabanes, de microscopiques poissons, des perruches à tête bleue, des makis noirs et blancs, d'autres à queue annelée, de grands perroquets noirs, d'énormes paquets de feuilles servant de nappe ; quelques fruits, patates, ignames et bananes, des nattes, et l'éternelle barrique de betza-betza. La betza-betza est une liqueur de jus de canne fermentée, mélangé de plantes amères ; c'est une boisson détestable à notre avis, mais dont les Malgaches font leurs délices. Nous avançons encore ; la rue, de plus en plus animée, nous annonce le bazar ou marché. Un affreux Chinois nous adresse la parole dans un français tout barbare et nous force par d'irrésistibles agaceries de pénétrer dans sa boutique ; c'est un pandémonium où règne le plus étrange désordre et dont le maître représente l'article le plus curieux. Nous le laissons ébahi de notre visite improductive. Il nous a cependant changé quelques piastres contre de menus morceaux d'argent, seule monnaie du pays1. Nous atteignons le bazar. Là, sous des auvents de l'aspect le plus sale et de quelques pieds à peine élevés au-dessus du sol, gisent les boutiques aristocratiques des conquérants ; en effet, presque tous les marchands sont Ovas. Ils président, couchés à l'orientale, à la vente des menus objets étalés devant eux : sel, balances, étoffes, vieille coutellerie, viandes, etc. L'atmosphère, empestée par les émanations du sang des bœufs qu'on tue sur place et des chairs putréfiées par la chaleur, rend ce séjour dangereux ; des nuages de mouches bourdonnantes dont vous avez peine à vous défendre, reviennent sans cesse à la charge, et vous abandonnez ce foyer pestilentiel, le cœur malade, l'imagination frappée de malaise, plein de dégoût pour cette race abâtardie des Ovas qu'on vous avait dépeinte sous de si vives couleurs. Mais la rue débouche sur la campagne ; nous la suivons encore et nous saluons en passant les pères jésuites, dont le modeste établissement marque de ce côté les limites de Tamatave. En face se trouve la batterie ou forteresse, avec son mât de pavillon. Sa longue flamme blanche agitée par la brise permet au passant de lire le nom de la nouvelle reine, « Rasouaherina, panjaka ny Madagascar. » (Rasouaherina, reine de Madagascar.) L'étendard flotte au-dessus de la demeure du commandant, sa grandeur Andrian-Mandrosso, ex-bouvier, aujourd'hui prince ova. La campagne est au loin déserte et nue ; quelques éclairs, effet de la réverbération des eaux, laissent deviner des marécages, et plus près de nous, dans le centre de la ville même, de larges flaques d'eau stagnante portent au milieu des habitations l'influence délétère des miasmes paludéens. Les Malgaches, en fait de monnaie, ne se servent que de pièces de cinq francs qu'ils coupent en menus morceaux et qu'ils pèsent avec des petites balances d'une justesse extraordinaire. On prétend qu'ils peuvent peser jusqu'à la sept cent vingtième partie d'une piastre. Les principales monnaies sont les plus petites : le voemen, 30 c. ; le sikasi, 60 c. ; le kirobo, 1 fr. 25 c. 1 Cette première excursion terminée, nous pensâmes au retour et, nous dirigeant à gauche, nous traversâmes la ville entière, en passant par une espèce de faubourg. Les cases plus petites et plus pauvres d'apparence que tout ce que nous avions vu jusque-là, formaient des labyrinthes desquels nous eûmes peine à sortir ; nous avions hâte cependant, non pas que nous eussions rien à craindre pour nos jours, mais des femmes à tournure équivoque et des hommes à mine douteuse, donnaient à ce quartier une mauvaise apparence ; nous arrivâmes vers les trois heures chez l'un de nos nouveaux amis. La maison habitée par M. B*** est une des plus élégantes de Tamatave. Elle est de construction malgache, et peut servir de type en ce genre. Elle est placée au milieu d'une cour de sable fin, qu'ombragent de grands manguiers toujours verts et que parfument des pamplemousses et des orangers ; les dépendances bordent l'enclos : ce sont la cuisine, les logements des domestiques et des esclaves, et de petites cases pour les amis. L'intérieur, comme celui de la plupart des demeures malgaches, se divise en deux compartiments, et chacun d'eux, la salle commune aussi bien que le gynécée, est tendu de rabanes faisant tapisserie, tandis que le plancher disparaît sous des nattes de jonc d'une extrême propreté ; en quelque lieu que ce soit on aimerait une retraite semblable ; nous nous y reposâmes avec délices des fatigues de notre longue promenade. II Le tacon. – Baie d'Yvondrou. – Le bord de la mer – Tempête. – Les bois. – Arrivée chez Clément Laborde. – Un déjeuner malgache. – La veuve. – Aspect du pays. – Les danses. Le lendemain, nous devions nous rendre chez M. Clément Laborde. Il nous attendait à son habitation située sur les premières collines qui longent la côte, à 12 kilomètres environ de Tamatave. Aussi étions-nous prêts de bonne heure afin de disposer nos bagages et d'organiser le chargement et le départ de nos marmites (porteurs). Mais le temps devint noir, la pluie tombait par torrents, et les rafales ébranlaient la case. Il y avait de quoi décourager les plus intrépides ; nous partîmes cependant. Le tacon est le seul véhicule usité à Madagascar ; sa construction est des plus simples : figurez-vous une chaise ou un fauteuil placé sur un brancard ; l'appareil est léger, quatre hommes le soulèvent sans effort, lorsque toutefois le voyageur n'est pas d'un embonpoint exagéré. Si le tacon comme véhicule est seul connu, c'est qu'il est seul possible. Madagascar n'a de chemin d'aucune sorte et les voitures ne sauraient pénétrer dans l'intérieur. Le Malgaches n'ont en fait de quadrupèdes que les bœufs dont ils font uniquement un objet de commerce, et le cheval n'est pour eux qu'un animal de haute curiosité. Il serait tout aussi difficile de voyager pour un cavalier que pour une voiture ; les marais fangeux, les rivières et les forêts entraveraient sa marche ; dans les plaines du nord de l'île la chose serait facile. Pour une simple course en tacon, il faut quatre hommes à chaque promeneur ; mais un voyage de quelques jours exige toute une armée ; douze porteurs d'abord pour le voyageur et de vingt-cinq à trente autres marmites pour les bagages et les provisions. Voyez quel nombre de Malgaches nécessiterait une compagnie de dix personnes ; cela monterait à quatre cents pour le moins. Notre excursion ne comportait pas autant de monde. Nous n'avions que huit hommes chacun. Nous partîmes donc, le chapeau sur les yeux, car la pluie nous aveuglait, et, sans nos manteaux de caoutchouc, nous eussions été littéralement noyés. Quant à nos Malgaches, ils n'y faisaient nulle attention ; ils allaient de leur petit trot saccadé, frappant la terre en cadence et poussant de temps à autre des cris bizarres, auxquels chaque troupe répondait. Nous débouchâmes bientôt sur le rivage de la petite baie d'Yvondrou ; le vent redoublait de violence et la mer était belle à voir. Elle ondulait au large en collines menaçantes, déferlait en fureur sur les coraux de la pointe d'Hastie, puis, formant trois étages superposés de volutes immenses, venait mourir à nos pieds blanche d'écume, couvrant nos voix de son bruit formidable et lançant jusque sur nos porteurs du sable et des débris. L'admiration ne se lasse point devant ces magnifiques spectacles ; pour mon compte, j'oubliais le but de notre course et les petites misères de notre position présente ; cette voix semblable au tonnerre, ces luttes gigantesques des vagues, cette plaine d'écume me captivaient encore lorsque nous tournâmes à droite pénétrant dans le taillis de la côte et nous dirigeant vers l'intérieur. A voir la mer en ces moments suprêmes, la formation sablonneuse des plaines de Tamatave s'explique aisément, et il n'a fallu sans doute que peu de siècles à l'Océan pour mettre en relief ces vastes espaces. Les dunes sont couvertes d'une végétation bizarre qui envahit tout le premier plan des sables de la côte : ce sont les vacoas (pandanus utilis), plante voisine des palmiers et de la famille des monocotylédones ; elle est d'un port étrange, gracieux et triste à la fois ; le tronc couvert d'une écorce lisse se divise généralement à une hauteur de deux mètres en trois branches égales, et chaque branche elle-même trifurquée au sommet lui compose une tête volumineuse d'où pendent, semblables à une chevelure éplorée, de grandes feuilles charnues brisées par le milieu. Ces feuilles fournissent des filaments grossiers et s'emploient, subdivisées, à la fabrication des sacs ; la hauteur du vacoa ne dépasse pas trente pieds. Mais l'orage cesse, le vent tombe, la pluie s'arrête et le soleil vient nous sourire dans les éclaircies des nuages qu'il chasse au loin ; comme le voyageur de la fable, nous éprouvons que « plus fait douceur que violence, » nous relevons nos chapeaux rabattus, nous dépouillons nos lourds manteaux, et le soleil nous pénètre de sa bienfaisante chaleur. Autour de nous la nature se réveille belle et transfigurée ; l'herbe verdoie ; les arbustes, pliés sous le poids des gouttes brillantes, se relèvent soula- gés de leur humide fardeau, les citronniers jettent sur notre passage leur parfum pénétrant ; et les orchidées parasites entr'ouvrent les pétales de leurs blanches corolles. La plaine s'étend loin devant nous onduleuse, coupée de ruisseaux et de marais. Nos marmites passent, faisant jaillir l'eau, poussant des cris sauvages ; le tacon semble léger pour leurs épaules robustes ; ils se hâtent et luttent de vitesse, comptant bien sur notre générosité pour une distribution de rhum ou de betza-betza. Nous atteignons alors la première limite des bois ; l'étroit sentier court au milieu d'une végétation vigoureuse où se mêlent les copaliers à l'écorce blanchâtre, le nath couleur d'acajou et l'indraména au bois rouge ; le vacoa pyramidal élève sa tête conique au-dessus des palmiers nains, et des touffes d'immenses bambous viennent en se recourbant entraver notre course et nous fouetter le visage ; le bois est désert, les oiseaux sont rares, et le cri désolé du coucou solitaire se mêle seul au bruit de nos voix. La plaine s'ouvre de nouveau, couverte d'une herbe haute et serrée où nos porteurs disparaissent ; plus nous avançons et plus les marais deviennent larges et profonds. Les marmites s'y engagent néanmoins, et ce n'est pas sans appréhension que du haut de nos sièges mobiles nous les voyons s'enfoncer dans cette fange liquide ; ils en ont parfois jusqu'aux épaules et ce n'est qu'à force d'adresse, sondant le terrain et nous soulevant audessus de leurs têtes, qu'ils nous déposent à l'autre bord pour recommencer plus loin, Les premières collines apparaissent enfin, et, vers midi, nous arrivons à la maison de M. Clément. Du sommet de ce petit plateau, comme d'un observatoire, nous avons de la contrée environnante un aperçu plus complet : devant nous une large bande de forêt, puis la plaine sablonneuse de Tamatave, au loin la mer ; du côté de Tananarive une suite de collines ou mamelons dénudés et semblables à d'énormes huttes de castors s'élevant progressivement jusqu'à la grande chaîne centrale. Ces mamelons, isolés les uns des autres par des marécages ou de petits cours d'eau, ne présentent à l'œil que le vert uniforme de leur surface en dôme. Quelques arbres, échappés à l'incendie des bois, dressent çà et là leurs troncs violentés et noircis ; ils semblent protester contre cette dévastation sacrilége et jettent sur la campagne un air de mortelle tristesse ; partout où règne l'Ova, même impression, même silence et même désolation. Autour de nous cependant, tout s'agite : les marmites vannent le riz que pilent des esclaves malgaches ; les feux brillent à la cuisine, et de belles servantes, vêtues d'étoffes aux couleurs éclatantes, s'empressent autour des cases, vont de l'une à l'autre, riant, criant, s'agitant et préparant les mets. Le déjeuner, servi à la malgache, nous attend ; l'hôte nous fait signe et nous entrons. Au milieu de la salle principale de la petite habitation, sur un plancher couvert de nattes fines, l'on avait étendu d'immenses feuilles de ravenal du plus beau vert ; ces feuilles, de près de deux mètres, remplaçaient la nappe et formaient un carré long autour duquel on avait disposé, pour les convives, des sièges malgaches, espèces d'ottomanes sur lesquelles nous nous assîmes. Au milieu de cette table nouvelle pour nous, et sur un plateau également recouvert de feuilles de ravenal, s'élevait fumante une pyramide de riz d'un blanc de neige ; c'est le pain malgache : devant nous, de petits carrés de feuilles devaient nous servir d'assiettes, et d'autres devaient remplacer les fourchettes et les verres. Il est difficile de s'expliquer comment une feuille peut s'appliquer à tant d'usages ; elle s'applique à bien d'autres encore. Le ravenal ou arbre du voyageur, est un des végétaux les plus utiles au Malgache. Ses feuilles, dépouillées des côtes, servent, ainsi que nous venons de le dire, de nappes pour étaler le riz, de cuiller pour le manger, de coupe pour boire le ranapang et la betza-betza, et même d'écopes pour vider les pirogues. Fendues, elles forment les toitures des maisons qu'elles abritent admirablement : les côtes reliées entre elles composent les parois des cases, et le tronc de l'arbre fournit les poteaux qui soutiennent le petit édifice ; mais l'épithète d'arbre du voyageur qu'on donne au ravenal, en prétendant qu'il est d'une précieuse ressource pour les gens altérés, ne m'a paru qu'une mauvaise plaisanterie, attendu que le ravenal se trouve principalement dans les marais et sur le bord des cours d'eau où chacun peut se désaltérer à son aise ; il a du reste assez de mérites sans qu'il soit nécessaire de lui en prêter qu'il n'a pas. Mais revenons à notre déjeuner, qui, si poétiquement commencé sur des feuilles vertes, se termina prosaïquement à l'européenne. Il fallut abandonner nos belles coupes et nos assiettes primitives pour la porcelaine anglaise et le verre à champagne, car le moët frémissait dans son enveloppe, et Gros-Bœuf, notre échanson, le délivrait déjà de ses liens de fer. Impossible aujourd'hui d'achever une idylle ! nous eûmes un dessert de la Maison-d'Or et des liqueurs de Mme Amfoux. La maison était en fête et les travaux furent suspendus ; esclaves, domestiques et marmites attendaient à la porte une distribution de rhum qui ne leur fit point faute ; aussi trépignaientils de joie et n'attendaient-ils qu'un signe pour commencer leurs danses. Déjà, dans leur impatience, ils faisaient résonner les bambous sous leurs doigts agiles, lorsque le maître leur fit dire que nous attendions ; ils entrèrent alors dans la salle que nous occupions et vinrent s'accroupir en cercle, laissant an milieu d'eux un espace vide pour les danseurs. Une femme se présenta la première ; elle n'était ni belle ni blanche ; ce n'était point une Rosati ; mais ses yeux noirs brillaient d'un joyeux éclat, et son gros sourire entr'ouvrant sa bouche lippue, creusait ses joues de fossettes profondes et montrait l'émail nacré de ses dents ; son canezou bleu comprimait avec peine une poitrine d'airain et dessinait une taille robuste et d'une certaine élégance. Une large jupe blanche à grandes fleurs jaunes dessinait son corps, et le simbou dans lequel elle se drapait, ouvert ou fermé tour à tour, laissait voir, comme entre-deux de la jupe et du corsage, une large bande de chair bronzée. Mais déjà le feu sacré s'empare de nos Malgaches ; le bambou résonne, les voix s'unissent en chœur, les mains battent en mesure et la danseuse s'agite : voici la danse des Oiseaux. Le corps penché en avant, les bras étendus comme une sibylle antique, la danseuse frappe lentement le sol de ses pieds nus ; ses bras avancent, reculent, s'abaissent et s'élèvent, elle tient à la terre et ne peut s'envoler. L'accompagnement va crescendo, les voix grossissent, les mains battent plus fort, la Malgache précipite ses coups ; le buste reste à peu près immobile pendant que les bras, semblables à deux ailes, semblent vouloir la transporter dans l'espace ; vains efforts ! L'impatience gagne alors la danseuse, une sorte de rage s'empare de tout son être ; elle parcourt haletante le cercle qui l'enferme, le sol devient sonore sous le frémissement de ses pieds, et ses bras, ses mains, ses doigts semblent se tordre en convulsions désespérées. Vaincue, elle s'arrête ; nous l'applaudissons. Un Malgache se lève : nous allons assister à la danse du Riz ; il faut pour cette nouvelle danse un plus large espace, nous agrandissons le cercle. Le danseur est presque nu ; il n'a pour tout vêtement qu'une longue bande de coton blanc, qu'il drape en artiste autour de ses reins ; son buste est élégant et bien musclé ; cet homme est beau, vigoureux, plein de grâce naturelle. Les bambous, les mains et les chants de ses camarades composent au Malgache le même accompagnement primitif : il commence. C'est d'abord la coupe du bois, le retentissement de la hache, la chute des arbres. Nous le suivons avec intérêt ; il se baisse, frappe, s'écarte, revient, nous comprenons sa pantomime ; viennent ensuite l'incendie de la forêt abattue, les pétillements de la flamme, les crépitations du bois ; il court, il souffle, il active l'action du feu, et tous ces bruits, il nous les rend saisissables au milieu du développement de l'action et sans rien perdre de la mesure. Mais il va piquer le riz ; il parcourt alors le cercle en bonds réguliers, égaux à la distance qui sépare chaque trou fait par le semoir ; nous assistons à la semaille, il enfouit le grain, le recouvre, puis, revenant au milieu du cercle, il semble adresser aux esprits une invocation suppliante, Il faut avertir le lecteur qu'à Madagascar ainsi que dans certaines parties de l'Amérique, les naturels brûlent les forêts pour planter le riz ou le maïs ; ils ne sèment point, ils piquent le grain dans des trous, le recouvrent et attendent la moisson. A Madagascar, ils achèvent les semailles par la cérémonie invocatoire que voici. On place au milieu du terrain préparé et sur une feuille de ravenal, de la viande cuite, un peu d'argent et des bambous pleins de betza-betza. Le chef de famille, entouré des siens, s'avance alors, il invoque un à un les esprits des parents morts de leur mort naturelle et non par le tanguin (le nombre de ces esprits monte quelquefois à cinq ou six cents) ; enfin il termine ainsi sa prière : « Si j'ai fait quelque omission, je supplie ceux que j'ai oubliés de me pardonner, et je les prie de venir partager l'offrande que je fais aux bons, car je n'appelle que ceux-ci ; je compte sur l'appui de Zanahar-be (le grand esprit), pour m'aider, moi et les miens ; lui seul est mon maître. » Nos applaudissements accompagnèrent le danseur ; une nouvelle distribution de rhum fut reçue avec acclamation, et M. Clément Laborde termina la fête par un pas de caractère, qu'il dansait à Tananarive devant ce pauvre Radama II. III Yvondrou. – Ferdinand Fiche. – Betzimisaracks et Betanimènes. – Les lacs. – Ambavarano. – Le Kabar. – Hospitalité malgache. – Les jeunes filles. Notre seconde expédition nous conduisit à Yvondrou ; Ferdinand Fiche fut notre hôte et voulut bien être noire guide. Yvondrou est un village jadis considérable, situé à quinze kilomètres au sud de Tamatave sur la rivière du même nom ; ancienne résidence d'un prince malgache, il commande le débouché des lacs qui s'étendent à plus de quatre-vingts lieues dans le sud, et la route de Tananarive dont il forme la première étape. Ferdinand Fiche est fils de Juliette et du prince Fiche, le plus puissant des anciens chefs de la côte ; élevé à Paris, ancien élève de l'Ecole centrale, Ferdinand possède une instruction remarquable que l'on peut hardiment dire sans égale à Madagascar ; d'un caractère doux mais d'un extérieur un peu sombre, il faut le connaître pour l'apprécier ; je ne lui trouvai qu'un défaut, défaut rare s'il en fut, Ferdinand est trop modeste, il s'annule trop devant des étrangers qui pour la plupart n'ont pas le centième de sa valeur. Mme Ida Pfeiffer en fait un ours mal léché. Elle n'a point su démêler les étrangetés de cette nature timide, elle n'a point su comprendre de quel poids pesait sur cette âme endolorie l'inquiète et atroce tyrannie des Ovas, l'humiliation de ce joug de brute sur une intelligence élevée réduite à l'impuissance ; pour moi, j'ai trouvé Ferdinand Fiche le plus charmant des hommes. Nos tacons nous déposèrent sur les bords de la petite baie qui fait pointe dans le village d'Yvondrou. Une collation nous attendait ; nous devions, le déjeuner achevé, nous embarquer dans des pirogues que Ferdinand tenait à notre disposition ; nous allions explorer les lacs, et nous comptions pousser jusqu'à Andevorande, le temps ne le permit pas. Trois belles pirogues garnies de seize pagayeurs chacune nous attendaient dans la petite baie qui mouille le village ; Ferdinand les avait chargées d'un matériel complet nécessaire à une absence de plusieurs jours, c'est-à-dire de provisions de toutes sortes, vins de France, bière anglaise, champagne, etc. ; on le voit, notre nouvel ami faisait princièrement les choses. Nous avions des fusils pour la chasse, et les pirogues étaient recouvertes de tentes pour le mauvais temps. Le départ fut des plus gais ; nous partions charmés de l'aspect du pays, de l'aimable réception de notre hôte, pleins de l'attrayant espoir de recueillir à chaque pas de nouveaux documents et de curieuses études de mœurs sur cette contrée presque vierge aux yeux d'un explorateur européen. La navigation en pirogue demande une certaine habitude ; l'esquif est si mobile, que chacun doit le mieux possible garder son équilibre ; le vent nous prenait en poupe, et le fleuve soulevé nous jetait la crête des vagues ; aussi une appréhension de quelques minutes est-elle un tribut bien naturel à cet exercice d'un nouveau genre ; nos Malgaches, du reste, nageaient avec un ensemble merveilleux, et nous filions comme le vent. Nous atteignîmes bientôt le milieu de la rivière, où Ferdinand nous fit remarquer une langue de terre rougeâtre, sur laquelle se dénoua l'un des petits drames guerriers de l'histoire moderne. « Vous savez, nous dit notre guide, que les habitants de Madagascar portent le nom générique de Sakalaves ; quant à nous, populations de la côte, notre appellation de Betzimisarack, ainsi que l'indique ce mot composé, vient d'une vaste association de tribus, be (beaucoup), tzi (ne pas), misarack (divisés). Nous nommons Ambanivoules les Malgaches qui vivent à la campagne, les cultivateurs ou les paysans, et nous avons en outre les Betanimènes, tribu révoltée qui gagna cette épithète par sa honteuse défaite sur la langue de terre que nous avons doublée. Betanimènes vient de be (beaucoup), tani (terre) et mène (rouge), parce que la tribu en question, battue et acculée sur cette pointe, se rendit aux vainqueurs qui, par dérision, se bornèrent à lui lancer des boulettes de terre rouge avec leurs sarbacanes, les couvrant ainsi de fange et de honte. » Cette petite anecdote me fit comprendre pourquoi il y avait si peu de Betanimènes et tant de Betzimisaracks ; nous ne sommes pas les seuls à n'accepter d'héritage que sous bénéfice d'inventaire. Cependant nous avions laissé derrière nous la rivière d'Yvondrou pour entrer dans les canaux qui mènent aux lacs ; la végétation de ces terres marécageuses ne se compose que de ravenals, de raffias et de sauges gigantesques qui forment le long du rivage une ligne continue de sombre verdure ; sur la gauche, la mer brise avec violence, et, sur la droite, les terres plus élevées du second plan sont couvertes de forêts magnifiques. Effrayés par les chants de nos rameurs, des canards de toutes nuances s'élèvent à l'avant des pirogues ; des poules d'eau glissent dans les joncs, et des couples criards de perroquets noirs passent rapides, se dirigeant vers les bois. Il n'y a dans cette nature rien du grandiose qui saisit l'âme, et les rivages américains ont plus de grandeur et de majesté. Cependant, la nouveauté de cette végétation bizarre, presque toute herbacée, excite une sorte d'admiration curieuse ; les chants madécasses de nos pagayeurs, le frôlement de la pirogue au milieu des champs de vontamo (nénufar), les larges fleurs jaunes et blanches émaillant les eaux, les cris joyeux et le vol léger du vorontsaranony, petit martin-pêcheur de la taille du colibri, et, comme lui, émeraude et saphir, jettent sur ce paysage monotone un voile de poésie sauvage qui s'étend jusqu'à nous. Nous devions bientôt arriver à Ambavarano (bouche de l'eau) ; c'est un petit village placé sur une éminence, à l'entrée du lac de Nossi-Be (lac des îles), de nossi (île) et be (beaucoup). L'une des pirogues nous avait précédés et devait annoncer notre arrivée ; aussi trouvâmes-nous le village tout en mouve- ment ; on déménageait à la hâte une case pour nous la donner. Elle fut prête en peu d'instants, et nous nous y installâmes. Les chefs du village vinrent alors nous souhaiter la bienvenue ; deux ou trois femmes les accompagnaient, et chacune d'elles portait, sur des feuilles de ravenal, du riz blanc comme la neige et quelques douzaines de poissons. Tout le monde s'assit, la petite cabane était pleine, et nous allions assister à notre premier kabar. (On appelle kabar toute réunion quelconque ayant pour but de causer, délibérer ou recevoir ; rien ne se fait à Madagascar sans une assemblée préalable : c'était, en ce cas, le kabar de l'hospitalité.) Quand chacun eut pris place, il y eut une minute de recueillement. Le chef prit alors la parole, et, réunissant devant lui le riz et les poissons qu'avaient apportés les femmes, il nous adressa le discours suivant : « O vasas (hommes blancs) ! soyez les bienvenus dans ce village, la case qui vous abrite est à vous, et nos bras sont à votre disposition ; nous sommes pauvres, ô vasas, mais nos offrandes viennent du cœur ; acceptez donc avec bienveillance ce riz que nous avons planté et ces poissons qui viennent de nos lacs, c'est tout ce nous possédons. » Nous serrâmes la main de ces bonnes gens, en signe de remercîment, et Ferdinand, qui nous avait traduit la petite harangue, leur traduisit aussi notre réponse. Il leur dit que nous étions touchés de la généreuse hospitalité qu'ils nous offraient, et leur présentant également, sur une feuille de ravenal, une piastre accompagnée de quelques hameçons et divers menus objets, il ajouta que nous les priions d'accepter ces légers présents, non comme prix de leurs offrandes, mais comme un souvenir de notre part. Nous leur fîmes en même temps verser quelques verres d'arack, qu'ils burent à notre santé ; puis, se recueillant encore, l'un d'eux prit la parole et nous dit : « Nous remercions les nobles étrangers de leurs procédés pour nous et des touchantes faveurs qu'ils nous accordent ; nous ne sommes point habitués à voir les Ovas, nos maîtres, et les vasas voyageurs nous traiter avec tant de douceur ; nous les remercions donc de toute notre âme. En sortant de cette case aujourd'hui consacrée par leur présence, nous montrerons à nos femmes et à nos enfants les présents, objets de leur munificence ; le souvenir de leur bonté ne s'effacera point de notre mémoire, et la tradition le perpétuera jusqu'à nos arrièreneveux et nos petits-enfants. » Nous étions véritablement touchés de la bonté de ces braves gens ; les Ovas durent avoir beau jeu à soumettre des populations aussi douces, et la férocité qu'ils déploient à la moindre velléité de révolte, n'est que de la barbarie toute pure. Pendant que les esclaves de Ferdinand s'occupaient du souper, notre petite troupe se divisa ; les uns coururent explorer les bois, d'autres voulurent battre les roseaux des lacs à la recherche des canards. Notre chasse ne fut pas des plus heureuses. Les pintades que l'on nous avait dit fort communes fréquentent les forêts plus reculées, et nous ne rapportâmes que des perroquets noirs, gros comme des poules et délicieux en salmis, des merles étiques et beaucoup de petites perruches à tête bleue de la taille d'un moineau ; quant aux makis (espèce de singe) il nous fut impossible d'en trouver aucun. Les bois sont hauts, touffus, mais les gros arbres sont rares, la végétation parasite les dévore, les lianes et les orchidées surtout, dont plusieurs sont de couleurs et de formes ravissantes. En regagnant le village, nous fîmes route avec des jeunes filles revenant de la fontaine. Elles étaient chargées d'énormes bambous dans lesquels elles renferment leur provision d'eau, qui s'y maintient fraîche et pure ; mais leur manière de porter ce fardeau n'est point gracieuse ; il est impossible de rien trouver de poétique dans ce grand roseau lourdement placé sur l'épaule comme une charge d'esclave ; les images si facilement évoquées de l'antiquité, ces tableaux charmants des Rebeccas et des jeunes Grecques aux amphores élégantes, se refusent à tout parallèle avec ces Malgaches crépues qui, malgré toute notre bonne volonté, nous semblèrent gauches et malhabiles. Ces femmes étaient du reste vêtues de rabanes grossières ; elles semblaient pauvres et malheureuses ; c'est que le village placé sur la route de Tananarive est sans cesse exposé aux visites des Ovas. Les habitants courbés sous le joug de fer de leurs maîtres, supportant des corvées continuelles et sujets à des exactions de toutes sortes, renoncent au bien-être qu'ils ne peuvent conserver et tombent dans un morne désespoir. A quoi bon de belles cases ? on les leur brûle ; à quoi bon de beaux vêtements ? on les en dépouille ; de quoi serviraient des provisions ? on les leur vole. La misère fut toujours l'ennemie de l'élégance et des arts ; elle est pour l'homme le fardeau le plus lourd et le tyran le plus impitoyable. Dans d'autres parages nous devions retrouver le Malgache plus semblable à lui-même ; moins de douleur et de souffrance, plus de sourires et plus de grâces. IV Lac de Nossi-Be. – Nossi-Malaza – Le chef du village et sa famille. – Intérieur malgache. –Mœurs et organisation malgaches. – Le cimetière. – Départ. – Bénédiction de l'aïeule. Le climat de la côte de Madagascar à la hauteur de Tamatave est loin d'être enchanteur ; cette contrée si peu connue ne mérite ni les éloges qu'on prodigue à la douceur de sa température et à la fertilité de son sol, ni l'effroyable surnom de « tom- beau des Européens » que des voyageurs timides lui jettent dans leurs relations. Le climat est humide et pluvieux, froid et brûlant tour à tour ; voilà pour l'éloge. Quant à la terrible fièvre, minotaure impitoyable dévorant l'audacieux colon ou l'imprudent touriste, nous devons avouer que dans nos fréquentes excursions, alternativement exposés à l'action du soleil et de la pluie, souvent mouillés jusqu'aux os, aucun de nous n'en a éprouvé le moindre symptôme. A Tamatave même, peuplée de plus de trois cents Européens, l'on nous assura que, depuis deux ans, pas un d'eux n'avait succombé aux atteintes de ce mal. Voilà pour le blâme. Il est vraiment triste du voir les voyageurs donner à leur imagination si libre carrière au sujet de renseignements dont la vérité seule forme la valeur, et, s'égarant, entraîner tant de gens après eux ; toujours extrême dans ses écarts, une relation dénigrante ou flatteuse, trompe celui qu'elle attire et trompe celui qu'elle arrête ; désenchantement d'un côté, désastreux renoncement de l'autre, le mal est le même, et ce système de roman, ce manque de renseignements vrais, entre peut-être pour plus qu'on ne le croit dans le pitoyable rôle que nous jouons au monde comme puissance colonisatrice. Le lac de Nossi-Be, que nous allions traverser, peut avoir dix à douze kilomètres d'étendue ; sa largeur est moindre, on aperçoit distinctement les deux rives ; le vent du sud-est l'agite comme une petite mer, et la navigation en pirogue n'y est pas sans danger. Souvent le Malgache voit sombrer son léger esquif et sa cargaison de riz, heureux quand il peut à la nage regagner la terre et sauver ses membres de la dent des crocodiles. Pour nous, que la grandeur de nos embarcations mettait à l'abri de semblables dangers, nous n'échappâmes point au désagrément d'une affreuse traversée ; battus par l'orage, affreusement trempés par la pluie nous abordâmes en piteux état à l'île de NossiMalaza (Ile des délices.) Nous accueillîmes avec joie ce nom d'heureux augure. L'île des délices est rapprochée de l'extrémité sud du lac à égale distance de ses deux rives ; longue d'un kilomètre, sur une largeur de quelques centaines de pas, elle est tout feuillage et verdure ; au nord s'étend une belle prairie terminée par le cimetière, au centre est groupé le village et la partie sud est couverte de magnifiques ombrages. L'accueil que nous firent les habitants fut en tout semblable à celui que nous avions reçu à Ambavarano ; kabar, discours, offrandes, toute la naïve diplomatie du cœur : mais la case était plus grande, nos hôtes mieux vêtus, les femmes plus élégantes et plus belles, et l'air d'aisance répandu partout reposait agréablement nos yeux des misérables tableaux de la veille. Mais parlons un peu des Malgaches, de leurs mœurs, coutumes, industrie et religion. Le Malgache de la côte est d'un caractère doux et timide, il est bon, fidèle et dévoué. La supériorité du blanc, qu'il reconnaît, s'impose à lui comme une chose naturelle, il ne s'en blesse point ; le vasa lui semble un maître devant lequel il est prêt à courber le front. Admirant tous nos actes pour le peu qu'il en connaît, stupéfié devant les phénomènes de notre industrie, son admiration naïve lui fait dire que si le vasa pouvait faire du sang, ce serait un Dieu véritable. On comprend la facilité d'une conquête chez des populations ainsi disposées à notre égard, et l'on a droit de s'étonner des pauvres résultats obtenus par plus de deux siècles d'expéditions successives. Mais si le Malgache accepte le joug, il n'accepte point le travail. Il sera votre serviteur avec joie, parce que les devoirs faciles que cette charge impose conviennent à la douceur de sa nature ; les occupations variées de la domesticité ne le fatiguent point, et les faveurs du maître, conséquence naturelle de rapports journaliers et de soins constants, savent toucher son cœur. Grand ami du mouvement, infatigable au labeur qu'il aime, il pagayera tout un jour par le soleil et par la pluie, et cela sans fatigue apparente. Le violent exercice du tacon lui plaît pardessus tout ; il vous portera de l'aurore à la nuit, et le soir, oublieux des fatigues du jour, le chœur de ses compagnons et la sauvage harmonie des bambous prêteront de nouvelles ardeurs à son corps de bronze. Mais un travail régulier l'ennuie. Paresseux avec délices, la facile satisfaction de ses besoins lui rend insupportable le lien le plus léger. Vous n'en ferez pas plus un esclave qu'un travailleur assidu. Vingt fois il brisera sa chaîne, et semblable à ces femmes nerveuses bravant impunément les longues insomnies du bal et que réduit la moindre fatigue, il fuira la besogne ou succombera sous la tâche. Le Malgache a des formes élégantes, presque féminines ; sa figure est imberbe ; il porte les cheveux longs et tressés comme les femmes, et lorsqu'on le rencontre assis, drapé dans son lamba et buvant le soleil dans son farniente de lazzarone, il est difficile de distinguer son sexe. Quant à la femme, en dehors de la beauté, rare sur toute la terre, la douceur de sa physionomie en fait une créature agréable ; elle est généralement bien faite et d'un galbe heureux. On peut voir une femme de Tamatave avec ses enfants ; toutes les Malgaches se vêtent à peu près de la même manière, et le type que nous représentons peut être classé parmi les dames de l'endroit. Les cheveux divisés en carrés réguliers et tressés avec soin dégagent la tête en donnant à la personne un air de propreté remarquable ; ces tresses dissimulent l'effet disgracieux d'une masse crépue, et débarrassent de l'énorme touffe que produirait la chevelure abandonnée à ellemême. Le vêtement qui couvre les épaules est le canezou (le mot est malgache) ; ce vêtement serre les reins et maintient la poitrine sans la comprimer. Le jupon est remplacé par une draperie (cette draperie est en rabane) ; il est d'indienne chez les gens aisés. Le vêtement qui entoure le buste, c'est le simbou, étoffe de soie ou de coton, suivant la fortune des gens. Des trois enfants, l'aîné porte un pantalon qui accuse le contact de la société européenne ; le second porte simplement un lamba, espèce de châle de coton avec frange de couleur ; c'est le vêtement ordinaire des hommes. En voyage, le Malgache se dépouille de son vêtement qu'il porte en paquet, et se contente du langouli, petit morceau d'étoffe. L'industrie des Malgaches est toute primitive ; ils tissent avec la feuille du raffia des rabanes de différentes espèces. Les plus grossières servent à la fabrication des sacs, aux emballages, etc. ; les plus fines, tissus vraiment remarquables, servent aux vêtements de femmes et feraient d'admirables chapeaux. On n'en trouve jamais qu'en petites quantités. Ils tressent avec le jonc et les feuilles du latanier des nattes dont ils tapissent leurs cases. Quelques-unes ornées de dessins d'une grande pureté de lignes, s'importent comme objets de luxe et de curiosité. Ces deux industries fournissent à l'exportation un chiffre d'affaires montant à cinquante mille francs. En fait de culture, le Malgache ne connaît que le riz et malgré sa paresse de nègre et le peu d'encouragement donné à ses efforts, la côte est, dans un rayon de cent lieues, de Mananzari dans le sud, à Maranzet dans le nord, exporte quatre mille trois cents tonneaux de riz. Nous dirons en parlant des Ovas quels sont les produits naturels livrés au commerce et les règlements qui en prohibent l'échange. En fait de mœurs, le Malgache n'en a point ; il est naïvement immoral… Chez lui, les unions se brisent et se nouent selon le bon plaisir de l'homme ; l'état civil n'existant pas et le culte se bornant à quelques rares superstitions, l'on ne saurait appliquer le nom de mariage à des associations volontaires que ne consacrent ni Dieu ni l'État. Dans le nord, l'Arabe a laissé quelque chose de ses mœurs ; l'instinct religieux s'y retrouve aussi plus développé. Chez ces insulaires la pluralité des femmes est une loi fondamentale ; chaque chef en a trois au moins, c'est : 1° La vadébé, épouse légitime, dont les enfants héritent ; 2° la vadémassaye, femme jeune, que le Malgache répudie aussitôt que sa beauté disparaît ; 3° la vadé-sindrangnon, esclave à laquelle on donne la liberté lorsqu'elle est devenue mère. Les sœurs cadettes de ces trois femmes appartiennent de droit à l'époux jusqu'à ce qu'elles soient mariées. Si la femme passe d'un toit à l'autre, les enfants restent, et la nouvelle épouse les chérit et les aime comme les siens propres ; la chose paraît naturelle dans un pays où souvent l'adoption remplace la paternité ; là point de jalousie, point de discussions religieuses, point de sectes ; peu ou point de discussions intestines pour l'héritage : on n'a rien à partager. Cet état de choses, l'affection constante qui réunit ces braves gens entre eux dans des conditions monstrueuses pour nous, tient à une grande douceur de caractère, à quelque impérieux besoin d'affection ; et si leurs rapports sont exempts des vives démonstrations qui accompagnent chez nous l'amour maternel, nous le répétons, les sentiments de la famille n'y sont pas moins vifs. Nous vîmes une femme croyant sa fille adoptive empoisonnée par des fruits de tanguin, se livrer à la douleur la plus violente et se jeter sur les fruits, s'écriant qu'elle voulait mourir avec son enfant. Si l'un des membres de la famille tombe malade, tous les travaux sont suspendus ; chacun s'empresse : les uns vont chercher des simples, d'autres interrogent le sort sur la cause de la maladie et les moyens de la guérir, pendant que les amis s'occupent des provisions et des choses nécessaires au ménage. Si le mal empire, la case se remplit alors de parents, d'amis et d'alliés venant mêler leur douleur à la douleur de la famille. Cette douleur et cette affection s'étendent jusqu'aux esclaves, qui se considèrent comme enfants de la maison. Ils mangent à la même table, sont vêtus à peu de chose près de la même manière. Un étranger les distinguera difficilement, car dans leur langage ils appellent le chef « le père » et la maîtresse du logis « la mère. » Comme partout au monde, la stérilité chez une femme est un affront pour elle, et elle m'a paru fréquente chez les Malgaches ; l'espèce de polygamie dans laquelle ils vivent doit en être la raison dominante : c'est la chasteté qui fonde les grandes familles. La femme malgache qui désire des enfants et craint de n'en pas avoir consulte les sikidis (sorciers), invoque les esprits ou se livre à la superstition suivante : elle choisit une pierre d'une forme bizarre, facile à distinguer des autres, et va la placer sur le chemin du village, en quelque endroit cher aux esprits ; et si cette pierre, après un laps de temps convenu se retrouve à la même place et dans la position que lui a donnée la postulante, c'est que le destin exaucera ses vœux. Cette innocente pratique est généralement suivie à Madagascar, et l'on rencontre parfois de véritables pyramides composées de ces ex-votos. L'exposition des enfants forme un affreux contraste avec ces mœurs malgaches si faciles et si douces, et surtout avec cet amour de la maternité. Lorsque ces petits êtres sont nés sous une influence mauvaise, ils sont abandonnés ; ou bien, l'on doit, pour racheter leur vie, leur faire subir d'épouvantables épreuves, presque toujours fatales à la plupart d'entre eux. La circoncision se pratique à Madagascar ; ce doit encore être un souvenir des Arabes. C'est, pour le Malgache, une importante cérémonie dont il perpétue la date au moyen d'un piquet de bois surmonté d'un nombre indéterminé de crânes de bœufs garnis de leurs cornes. Presque tous les villages possèdent un de ces petits monuments. Chaque crâne est un souvenir de fête ; il est de coutume, en effet, de tuer un bœuf le jour de la circoncision des enfants ; et comme ces gens sont pauvres, et qu'un bœuf à chaque opération serait une lourde dépense pour les familles, on attend que plusieurs enfants aient atteint l'âge voulu pour subir l'incision, afin d'opérer en bloc une fournée de jeunes Malgaches. Le bœuf est du reste à Madagascar l'animal par excellence ; il est le présent le plus apprécié entre amis, le capital le plus facile à réaliser, le bien le plus solide du cultivateur. Sa chair, au moins pour certaines parties, est regardée comme sacrée. Ainsi, le roi seul et les grands ont le droit de manger la queue. La bosse, également morceau de choix, jouit d'une réputation proverbiale, et la politesse l'emploie comme une de ses plus douces formules. Le Malgache vous dira dans son doux parler : « Je vous souhaite éternellement une bosse de bœuf dans la bouche. » Le bœuf est de toutes les fêtes et de toutes les douleurs ; à la naissance comme à la mort de ses maîtres, sa tête tombe en signe de deuil ou de réjouissance, et quand c'est un grand qu'il faut pleurer, les sacrifices deviennent des hécatombes. A la mort de M. de Lastelle, négociant français en faveur à la cour Ova, on tua, dit-on, à Tananarive, huit cents bœufs : à la mort de Ranavalo, l'on en immola plus de trois mille ; le sol à partir du palais jusqu'au tombeau de la reine était littéralement couvert de cadavres sur lesquels il fallait passer. Le culte des morts est ce qui m'a paru le trait le plus caractérisé de la religion malgache. Lorsqu'un Malgache succombe, les femmes poussent d'effroyables lamentations, arrachent leurs cheveux et se roulent avec désespoir ; les hommes restent calmes ; ils ont une danse funèbre pour la circonstance et la céré- monie commencée dans les larmes dégénère bientôt, grâce aux liqueurs fermentées, en une orgie sacrilége. Le corps néanmoins est porté avec respect jusqu'à sa dernière demeure. A NossiMalaza, le cimetière occupe la pointe nord de l'île ; la sépulture des chefs est séparée de celle des simples habitants. Toutes consistent en une écorce d'arbre dans laquelle on enveloppe le corps du défunt, après quoi le tout est enfermé dans un tronc de bois dur taillé en forme de cercueil. La piété des vivants entretient devant chaque tombe des offrandes expiatoires, c'est une assiette pleine de riz, une coupe remplie de betza-betza, des pattes de poulets ou des plumes d'oiseaux ; les Malgaches semblent donc croire à l'existence de l'âme. Si la douleur des Malgaches paraît violente, elle n'est point de longue durée ; ils considèrent la mort comme un fait inévitable ; ils oublient donc au plus vite, jugeant les larmes inutiles puisque le mal est sans remède. Néanmoins les parents portent rigoureusement le deuil du mort et ne peuvent en être relevés que par une cérémonie publique. Ce deuil dure un mois au plus, suivant la douleur de la famille ; il consiste à laisser croître sa chevelure. Dans ce cas la femme malgache ne la tresse, ni ne la peigne ; l'homme laisse croître sa barbe et ne se lave point pendant la durée du deuil. Hommes et femmes présentent, en cet état, le plus déplorable aspect. Dans le nord, à la hauteur de Vohemar, chez les Antankars, les superstitions sont autres ; à un grand respect pour les morts, se joint la foi en la métempsycose. Suivant cette croyance, les âmes des chefs passeraient dans le corps des crocodiles ; le commun des mortels se transformerait simplement en chauvessouris. Cette superstition explique l'incroyable multitude des crocodiles ; ils pullulent effectivement dans les centres où cette croyance est établie ; les rivières en sont infectées, et il est dangereux vers le soir d'en fréquenter les bords. Pendant la nuit, les habitants sont souvent forcés de barricader leurs cases pour se garantir des attaques du monstre. De même que chez les Betzimisaracks, les lamentations et l'orgie se mêlent aux funérailles, mais on n'enterre point le cadavre ; placé sur un clayonnage de bois, on le momifie au moyen d'aromates et de sable-chaux fréquemment renouvelés. Après quelques jours de ce traitement, la décomposition des chairs produit un liquide putréfié qu'on recueille avec soin dans des vases placés au-dessous du clayonnage, et chaque assistant vient en mémoire du mort se frotter de ce liquide. Le cadavre desséché, les parents l'entourent de bandelettes et le portent au lieu des sépultures. Cette horrible coutume engendre de terribles maladies de peau, gale, lèpre et autres affections incurables ; et cependant c'est à peine si l'intervention des blancs parvient, depuis peu de temps, à leur faire abandonner cette affreuse coutume. Le Malgache est artiste de nature ; il a surtout des instincts littéraires remarquables ; je devrais dire il avait, car la conquête Ova, comme toutes les oppressions extrêmes, ne laisse après elle qu'abrutissement et désolation. Le Betzimisarack aime avec passion la causerie, le chant et la danse. Pour ses danses souvent bizarres, sauvages et sans règles aucunes, l'inspiration le guide ; mais je n'ai trouvé de caractère qu'à la danse du riz dont j'ai parlé plus haut. Sa musique est pauvre et ses instruments sont primitifs. C'est d'abord le bambou, qu'il frappe au moyen de baguettes et qu'il accompagne du battement des mains ; le dzé-dzé, machine monocorde d'un son monotone, et la valia, qui dans des mains habiles arrive à de jolis effets. (La valia est un bambou dont les fibres sont tout alentour séparées du bois et tendues au moyen de chevalets d'écorce ; c'est en somme une guitare circulaire, montant de notes assez basses aux notes les plus aiguës.) Pour son chant, le premier thème venu lui est bon ; il prend une parole quelconque, une phrase, un mot, et le répète à satiété avec un chœur qu'il improvise. La conversation fait ses délices ; il aime, il adore l'éloquence comme une mélodie ; il causera longtemps de choses futiles, au besoin de non-sens, et l'orateur de quelque talent trouvera toujours des auditeurs charmés. Lorsque l'entretien vient à languir, on cherche et on improvise à la façon des sophistes une énigme, une charade (rahamilahatra), mot à mot, « des paroles qui s'alignent. » En voici un exemple : Trois hommes, portant l'un du riz blanc, l'autre du bois coupé, le troisième une marmite, et venant de trois directions différentes, se rencontrent près d'une source, dans un lieu aride, éloigné de toute habitation. Il est midi, et chacun d'eux n'ayant encore rien mangé est fort désireux d'apprêter le repas, mais ne sait comment s'y prendre, puisque le maître du riz n'est pas le maître du bois et que celui-ci ne peut disposer de la marmite. Cependant chacun y met du sien et le riz est bientôt cuit. « Mais au moment du repas chacun réclame pour lui seul le déjeuner tout entier ; quel est le maître du riz cuit ? » Les auditeurs malgaches sont indécis, chacun des trois hommes paraissant avoir un droit égal au déjeuner. Voilà un bon thème à paroles. C'est ce qu'ils appellent faka-faka, discussion, dispute ; chaque parleur peut en cette occasion faire preuve de son talent oratoire. La tradition malgache fourmille de fables, de contes (angano), de proverbes (ohabolana), de charades et d'énigmes (fa mantatra), de sonnets, de ballades ou de propos galants (Rahamilahatra et Tankahotro). Les contes sont d'habitude entremêlés de chants et chacun les raconte en y ajoutant un peu du sien. Les enfants les font invariablement précéder du prologue suivant : « Tsikolonenineny, tsy zaho nametzy fa olombé taloha nametzy tanny mahy, k'omba fitsiako kesa anao. » « Je ne mens pas, mais puisque de grandes personnes ont menti avec moi, permettez que je mente aussi avec vous. » Certaines fables ont l'autorité d'une croyance religieuse. Nous reproduisons les suivantes, comme exemples de genres différents. LE PREMIER HOMME ET LA PREMIERE FEMME. « Dieu laissa tomber du ciel l'homme et la femme tout faits. L'homme fut quelque temps à connaître sa femme, et sa compagne fut la première à déchirer son voile d'innocence. La femme conçut. « Dieu apparut alors aux deux époux et leur dit : « Jusqu'ici vous ne vous êtes nourris que de racines et de fruits comme les bêtes sauvages ; mais si vous voulez me laisser tuer votre enfant, je créerai avec son sang une plante dont vous tirerez plus de force. » « L'homme et la femme passèrent la nuit tour à tour à pleurer et à se consulter ; la femme disait à l'homme : « Je préfère que Dieu me prenne plutôt que mon enfant ; » l'homme, sombre et recueilli, ne disait rien. « Le jour venu, Dieu parut avec un couteau bien aiguisé, leur demandant ce qu'ils avaient résolu. « La femme, en voyant ce couteau formidable, tranchant comme une sagaie neuve et brillant comme l'éclair, s'écria : « O mon Dieu, prends mon enfant ! ». « Mais l'homme au contraire pressa son enfant sur son cœur, le remit à sa mère, et, se couchant la poitrine découverte, dit à Dieu : « Tue-moi, mais laisse vivre mon enfant. » Alors Dieu, pour l'éprouver, brandit le couteau qu'il tenait à la main et lui dit : « Tu vas mourir ; réfléchis donc avant que je ne frappe. – Frappe, » répondit l'homme. Dieu fit briller le poignard sans que l'homme murmurât ni ne frémît, mais il ne lui fit qu'une légère blessure au cou que tachèrent quelques gouttes de sang. « Dieu prit ce sang et le répandit sur la terre qui engendra le riz. Il dit à l'homme de le sarcler trois fois avant sa maturité, de n'en récolter que les épis, de les sécher au soleil et de les conserver en grenier ; de les battre pour détacher les grains ; de les piler pour en séparer le son ; de ne manger que le grain et de livrer le son aux animaux domestiques. « Puis il lui apprit à le cuire et à le manger. « Puis Dieu dit à la femme : « L'homme sera le maître de l'enfant parce qu'il a préféré la vie de l'enfant à la sienne, et tu seras soumise. » « C'est depuis ce temps que le père est le chef de la famille et que l'homme connaît le riz et le mange. » Dans cette fable on croit reconnaître l'influence arabe et un souvenir du sacrifice d'Abraham ; le nom de Nossi-Ibrahim ou île d'Abraham, donné à la petite île de Sainte-Marie, prête quelque fondement à cette supposition. Voici une autre fable : LE SANGLIER ET LE CAÏMAN. « Un sanglier de maraude suivait les bords escarpés d'une rivière où s'ébattait un énorme caïman en quête d'une proie. Averti par les grognements du sanglier, le caïman se dirige vivement de son côté : « Salut, lui dit-il. – Finaritria !… finaritria, répond le sanglier. – Est-ce toi dont on parle tant sur la terre ? demande le caïman. – C'est moi-même… et toi, serais-tu celui qui désole ces rives paisibles ? répond à son tour le sanglier. – C'est moi-même, dit le caïman. – Je voudrais bien essayer ta force… – A ton aise, de suite si tu veux. – Tu ne brilleras guère au bout de mes défenses. – Prends garde à mes longues dents. – Mais, dit le caïman, dis-moi donc un peu comment l'on t'appelle. – Je m'appelle le père coupe lianes sans hache, fouille songes sans bêche, prince de la destruction, et toi, peux-tu me dire ton nom ? – Je m'appelle celui qui ne gonfle pas dans l'eau ; donnez, il mange ; ne donnez pas, il mange quand même. – C'est bien, mais quel est l'aîné de nous deux ? – C'est moi, dit le caïman : car je suis le plus gros et le plus fort. – Attends, nous allons voir. » « En disant ces mots le sanglier donne un coup de boutoir et fait écrouler une énorme motte de terre sur la tête du caïman, qui reste étourdi sur le coup. « Tu es fort, dit-il après s'être remis ; mais à ton tour attrape cela. » « Et lançant au sanglier surpris toute une trombe d'eau, il l'envoya rouler loin de la rive. « Je te reconnais pour mon aîné, s'écrie le sanglier en se relevant, et je brille d'impatience de mesurer ma force avec toi. – Descends donc, dit le caïman. – Monte un peu, je descendrai. – Soit. » « D'un commun accord ils se dirigent sur une pointe de sable où le caïman n'avait de l'eau qu'à mi-corps. « Le sanglier bondit alors, tourne autour de lui, évite sa gueule formidable, et saisissant l'instant favorable, il lui ouvre d'un coup de ses défenses, le ventre, de la tête à la queue. « Le caïman rassemble ses dernières forces, et profitant du moment où le sanglier passe devant sa gueule béante, il le saisit par le cou, le rive avec ses dents et l'étrangle. « Ils moururent tous deux, laissant indécise la question de savoir quel était le plus fort. « On tient ces détails d'une chauve-souris présente au combat. » Au dire des lettrés, cette fable dans la bouche d'un Malgache connaissant bien sa langue et doué d'une imagination brillante, a beaucoup de mouvement et prend le ton élevé de l'ode et de l'épopée. Un autre apologue rappelle de loin « le renard et le corbeau. » LA COULEUVRE ET LA GRENOUILLE. « Une grenouille fut surprise en ses ébats par la couleuvre son ennemie ; la couleuvre la retenait par ses jambes de derrière. « Es-tu contente, demanda la grenouille ? – Contente, répondit la couleuvre en serrant les dents. – Mais quand on est contente on ouvre la bouche et l'on prononce ainsi : contente ! (en malgache kavo). – Contente, » dit la couleuvre en ouvrant la bouche. « La grenouille se voyant dégagée lui donna des deux pattes sur le nez… et s'enfuit. » La morale est que l'on peut se tirer de danger avec de la présence d'esprit. Nous avons dit que le village de Nossi-Malaza, placé en dehors de la route de Tananarive et moins à portée de la griffe ova, jouissait d'une prospérité relative. Les hommes avaient un air de bien-être qui me charma, et lorsque je pénétrai dans la case du chef je fus étonné de l'abondance qui me semblait y régner. La case contenait un lit garni de nattes fines. D'un côté se trouvaient empilés des vêtements, des pièces de rabanes et d'étoffes pour les renouveler ; de l'autre un grand approvisionnement de riz devait fournir à la consommation de la famille. Le foyer et les divers ustensiles se trouvaient dans un coin. Je vécus trois jours au milieu de ces gens si doux, entouré de soin et d'égards ; je leur avais accordé une affection vraie, comme j'avais conquis la leur, et lorsque je partis, tous m'accompagnèrent au rivage. L'aïeule de la tribu, la femme du vieux chef voulut me bénir ; et comme les flots soulevés menaçaient ma pauvre pirogue, elle étendit ses bras comme une prophétesse, priant le ciel d'apaiser les vents, afin que le Vasa pût sans péril regagner sa demeure et revoir sa patrie. Il n'y avait point là de cérémonie de commande. L'impromptu de cette scène d'adieu, l'invocation touchante de l'aïeule, ces vœux, cette prière prouvaient que le cœur parlait ; le mien y répondit. J'avoue naïvement mon émotion et ce charmant souvenir ne s'effacera point de ma mémoire. V La tirelire du géant d'Arafif. – Soamandrakisaï. – Ferdinand Fiche et les Ovas. – Souper. – Une nuit à l'habitation. – Les esclaves. En quittant Nossi-Malaza, nous suivîmes d'autres canaux dont quelques-uns étaient tellement étroits qu'à peine notre pirogue pouvait y passer. D'autres étaient larges comme un fleuve, et, tous également barrés au moyen de claies de roseaux, formaient autant de pêcheries destinées à nourrir les habitants. Nous visitâmes les îles éparses çà et là. Quelques-unes, plantées de manguiers d'une verdure éternelle, servent de retraite aux riches habitants de Tamatave. Dans l'une d'elles, Ferdinand nous montra la tirelire du géant d'Arafif. Cette tirelire est une sphère de quatre-vingt-dix centimètres de diamètre, munie d'une petite ouverture, et qui fut, selon la légende, laissée en cet endroit par le géant d'Arafif, puissant roi du Nord, auquel on prête une foule de hauts faits. Une autre version prétend qu'elle fut apportée par Benyouski lorsqu'il vint conquérir le sud de Madagascar. Ce ne pourrait être en tout cas que l'un de ses lieutenants, car il ne fit jamais en personne d'expédition dans ces parages ; l'urne me parut être d'origine arabe ; elle est fort ancienne et quelques forbans durent la laisser sur ces rivages. Quoi qu'il en soit, la crédulité malgache en fit un objet de sainteté, une relique vénérable, et le lieu où elle gît est devenu le but d'un pèlerinage. Chaque Malgache passant clans les environs se détournait de sa route et venait selon ses moyens déposer une offrande dans la tirelire sacrée ; le trésor s'accrut avec le temps, et lorsque le fétiche contint dans ses flancs une somme assez considérable, des Ovas sacriléges portèrent la main sur le dieu ventru : ils brisèrent la tirelire et s'emparèrent du contenu. Aujourd'hui l'ancienne idole gît éventrée comme une citrouille desséchée ; les fidèles néanmoins viennent encore en pèlerinage, prodiguer à leur fétiche profané de nouvelles mais plus innocentes offrandes : le sol tout alentour est jonché de pattes de poulets, de cornes de bœufs, de petits morceaux de rabanes et de nœuds de roseaux pleins de betza-betza. D'une valeur trop minime pour tenter la cupidité des incrédules, ces pauvres hommages restent épars auprès de la tirelire et jettent sur ce coin de terre un voile de désolation recouvert de sauvage poésie. Nous ramassâmes religieusement un morceau de ce dieu tombé et nous le gardons comme souvenir de l'inconstance des hommes et de la fragilité de leurs croyances. De l'île de Papay où se trouvait la tirelire, nous allâmes déboucher dans la rivière d'Yvondrou que nous avions quittée quelques jours auparavant et qu'il nous fallut remonter pour atteindre Soamandrakisaï. Les bords de la rivière sont plats et dénudés de végétation ; la chaleur était accablante ; cinq journées d'excursions nous avaient abattus, et nous arrivâmes avides de repos. Soamandrakisaï est une vaste distillerie montée jadis par M. Delastelle et dont Ferdinand Fiche est aujourd'hui le directeur. Comme d'après le code ova et la volonté de Ranavalo nul étranger ne peut posséder de terres à Madagascar, l'affaire fut faite de compte à demi entre M. Delastelle et la reine. La reine donna les terres, cinq cents esclaves et les matériaux ; M. Delastelle donna son temps et son industrie. Un poste ova, commandé par un « douzième honneur, » surveille la fabrication, la vente des produits et la conduite du maître ; c'est une surveillance incessante, une immixtion de tous les instants dans les moindres actions de Ferdinand, et le malheureux est plus esclave que le dernier de ses serviteurs. L'établissement, situé au pied des premières collines, s'étend sur des terres élevées, à l'abri des débordements de la rivière. Il se compose d'une distillerie à vapeur, de vastes hangars pour la fabrication des futailles, d'ateliers de charpenterie et de serrurerie, d'une belle maison d'habitation et de nombreuses dépendances. Les esclaves habitent un village groupé tout auprès de l'établissement, et les cases des Ovas sont voisines, de manière que rien ne puisse échapper à ces jaloux surveillants. Ferdinand nous conduisit sur la hauteur voisine, où s'élève le tombeau de M. Delastelle, pieux hommage rendu à la mémoire de ce grand citoyen par Juliette Fiche, son amie. Il repose à l'ombre des orangers et des citronniers en fleurs, sur le sol d'une contrée qu'il s'est efforcé de civiliser et qu'il a dotée tout du moins de nombreux établissements de commerce et de trois usines en voie de prospérité. La vue qui se développait à nos yeux ne manquait pas d'une grandeur sauvage ; à l'est, la mer se brisait, blanche d'écume, sur les sables qu'elle amoncelle ; au sud, les lacs brillaient comme des miroirs d'acier, et l'œil, en suivant le cours sinueux de l'Yvondrou, remontait jusqu'à l'horizon vers les montagnes de Tananarive. Au nord, les collines dépouillées par l'incendie de leur manteau de forêts, laissaient planer la vue sur un moutonnement d'éminences d'un vert criard où s'élevaient çà et là quelques squelettes d'arbres noircis par le feu, derniers souvenirs de la végétation qui les couvrait, tandis qu'à nos pieds s'étendait un de ces marais immenses d'un pittoresque et d'une tristesse indicibles. Une végétation exubérante, extraordinaire, où se mêlent des sauges gigantesques, des ravenals, des rafias et ces immenses cônes (vacoas pyramidals) qui ressemblent à nos cyprès funéraires, donnaient à ce lieu l'aspect d'un champ de repos abandonné. Refuge des serpents et des crocodiles, ces marais sont de dangereux voisinages pour les habitations, et ce n'est qu'avec terreur qu'on traverse les petits cours d'eau qui les sillonnent. Les animaux ont, pour se garder de l'attaque des caïmans, un instinct bien remarquable ; les chiens, par exemple, usent d'un stratagème qui leur réussit ; l'instinct, dans ce cas, ne suffit plus pour expliquer une telle manœuvre, il faut admettre la raison. Voici ce qui se passe : Lorsqu'un chien veut traverser une rivière à la recherche de son maître, ou qu'égaré à la poursuite d'une proie, il veut rejoindre son réduit, il s'arrête sur le bord du rivage, gémit, aboie, hurle de toutes ses forces. Son raisonnement est simple : « Au bruit que je fais, pense-t-il, le crocodile, très-friand de ma chair, s'empressera vers l'endroit où je l'appelle ; les plus éloignés abandonneront leurs retraites, et ce sera à qui arrivera le premier pour s'emparer d'un animal aussi bête que moi. » Le chien jappe donc, il aboie, et la comédie dure tout le temps qu'il juge nécessaire pour attirer ses ennemis ; puis, lorsqu'ils sont là, tout près, cachés dans la vase, se gaudissant entre eux et savourant d'avance une proie si facile, le chien part comme une flèche, va passer en toute sécurité la rivière à cinq cents mètres au delà, et, jappant et bondissant sur la plage, il se moque de son ennemi qui, paraît-il, se laisse toujours prendre à cette ruse. A notre retour à l'habitation, Ferdinand nous avait ménagé une surprise : c'était un dîner en compagnie des deux chefs ovas de l'endroit ; l'honneur n'était pas pour nous assurément, mais il devait y avoir là le sujet d'une curieuse étude de mœurs, et nous remerciâmes notre hôte. L'Ova, quel qu'il soit, est un grand ami de la table et du verre : aussi nos deux chefs s'étaient-ils empressés d'accepter l'invitation que leur avait envoyée Ferdinand. Ces messieurs nous firent attendre néanmoins : ils étaient excusables si l'on pense à la toilette européenne qu'ils s'étaient crus obligés de faire ; car, pour rien au monde, ils n'eussent voulu paraître à ce dîner (que, vu notre présence, ils considéraient comme officiel), vêtus du lamba, leur costume national. Mme la commandante devait accompagner son époux, et je suppose qu'il dut y avoir dans le ménage grande révolution au sujet de la crinoline de rigueur, et des falbalas qui, à Madagascar comme partout au monde, constituent la toilette d'une femme. Il était huit heures, et par conséquent nuit close, quand la compagnie arriva ; elle était précédée d'une affreuse trompette et d'un tambour, musique de Son Excellence, et accompagnée d'une escouade de cinq hommes et un caporal, total de la force armée de l'endroit. Tous marchaient en mesure avec une gravité comique qui rappelait les marches de nos guerriers de théâtre ; le caporal, tout fier de ses hommes, commandait, d'une voix éclatante, des manœuvres que nous ne pouvions comprendre ; et lorsqu'enfin ils s'arrêtèrent sous la véranda de l'habitation, ils poussèrent tous ensemble des exclamations épouvantables qui, nous dit-on, étaient à notre honneur. Il y eut présentation, et ces messieurs, plus émus qu'ils n'eussent voulu paraître, s'assirent timidement. Le commandant et son acolyte étaient deux maigres personnages d'une stature assez haute et d'une physionomie intelligente ; l'un, le commandant, s'efforçait d'être grave, ainsi qu'il convient à un homme de son importance ; l'autre, moins comblé d'honneur, laissait plus libre cours à son humeur badine, et nous eûmes tôt fait connaissance. Tous deux nous observaient avec une attention sans égale, s'efforçant de copier nos gestes et manières, sûrs qu'ils étaient, guidés par notre exemple, de l'emporter en civilité puérile et honnête sur la foule de leurs connaissances. Ils avaient bien la tenue de rigueur : habit noir, passé de mode il est vrai, gilet antédiluvien et pantalon d'un miroitement prodigieux, qui dénonçait son antique origine. Les chapeaux qu'ils venaient de quitter en se mettant à table, avaient la forme évasée de nos shakos civiques, de respectable mémoire ; ils avaient des reflets d'un rouge ardent, et, quant aux mouchoirs à carreaux qu'ils agitaient avec une grâce si séduisante, ils finirent par en être embarrassés au point qu'ils furent obligés de s'asseoir dessus, ignorant la destination d'une poche. Mme la commandante, qui se trouvait ma voisine, était une grosse commère, basse sur jambes, gauche dans son vêtement fort mal fait à sa taille, et d'un teint jaune pomme passée. L'ensemble n'avait rien d'attrayant, et ma galanterie, se trouva, malgré ma bonne volonté, fort refroidie à son endroit. Ses manières, du reste, ne m'encourageaient guère, car elle ne répondait à mes avances que par un épais regard qui ne disait rien, et se contentait de vider méthodiquement l'assiette que je lui remplissais à chaque plat nouveau. Ferdinand me donna l'explication de l'énigme : je servais madame la première, et c'était à mon voisin qu'il fallait m'adresser d'abord, la politesse malgache exigeant qu'on serve l'homme le premier ; l'on ne doit pas s'occuper des femmes, qui ne sont considérées que comme créatures inférieures. L'étonnement de ma voisine se trouvait donc naturel, et je ne m'occupai plus que de mon « douzième honneur » qui, de son coté, s'épuisait en amabilités de toutes sortes. Il me copiait avec une telle persistance que sa fourchette marchait en cadence avec la mienne ; je buvais, il buvait ; je mangeais, il mangeait ; je m'arrêtais, il s'arrêtait ; cet homme était certainement doué d'un rare talent d'imitation, et, n'eût été la gravité de la circonstance, j'eusse volontiers porté ma fourchette à l'oreille, pour voir s'il eût fait comme moi. Mon voisin buvait sec ; mais le vin lui semblait fade ; il préférait le vermuth, d'un bien plus haut goût ; il n'en usait du reste qu'à plein gobelet de telle sorte qu'en peu d'instants nous en vînmes aux familiarités les plus touchantes. A la moindre occasion, il me frappait sur le ventre, ce dont j'étais assurément très flatté ; il jurait qu'il était mon ami, ce que je méritais à tous égards ; et, dans son expansion, il finit par plonger ses mains dans mon assiette, jugeant fort sainement que deux amis devaient tout avoir en commun. A cette nouvelle marque de faveur, je rougis d'abord ; et fus pris d'un fou rire qui l'enchanta. Je lui fis comprendre aussitôt qu'en France, dans la meilleure société, les choses se passaient ainsi, et, lui abandonnant le restant du plat qu'il avait touché, je changeai d'assiette. Il se faisait tard ; ces messieurs s'efforçaient d'éterniser la plaisanterie qui fût devenue fort mauvaise à la longue. Quoique portant bien le vin, ils commençaient à divaguer ; nous nous levâmes donc ; mais comme jamais dîner malgache ne se termine sans toasts, il fallut nous rasseoir. La coutume est de porter une santé à chaque invité, en commençant par le plus humble en grade ; on termine par la reine et l'empereur. Les gens zélés boivent aussi aux parents de leurs hôtes, à leurs enfants, petits-enfants, etc.… jugez de notre position !… Nous commençâmes. Quand vint le tour de la reine, une manœuvre fut exécutée sous la véranda par la garnison du logis : la voix du caporal éclata comme un tonnerre, nos hôtes se levèrent chancelants, et se tournant vers Tananarive, vidèrent leur coupe à la gloire incomparable de Rasouaherina pangaka ny Madagascar. Quand nous portâmes à notre tour la santé de l'Empereur, l'anxiété de nos Ovas fut grande ; ils commandèrent bien la manœuvre au dehors ; mais, ne sachant pas où se trouvait Paris, ils hésitaient sur le point de l'horizon. Il fallut les tourner vers le nord ; les difficultés augmentèrent lorsqu'ils durent prononcer les noms de Napoléon III, empereur des Français, et ce ne fut qu'au moyen de répétitions nombreuses qu'ils portèrent d'une voix émue cette santé dernière. Nous les renvoyâmes, il était temps. Chacun comprendra qu'après de si nombreuses santés, nous devions nous porter fort mal. La nuit fut pénible, agitée, désolante ; les punaises nous avaient envahis ; des rats énormes prenaient nos corps étendus pour une route royale, et des moustiques affamés se ruaient à la curée. A peine avions-nous pu fermer l'œil, que le son d'une cloche fêlée, semblable à un glas de mort, nous fit dresser sur nos séants : nous nous interrogions, étonnés de ces sons lugubres, lorsqu'un bruit de chaînes, lourdement traînées, vint ajouter à notre effroi. Étions-nous donc dans la demeure des morts ! Je n'y tins plus, et, m'élançant au dehors, je fus témoin du spectacle le plus affreux qui se puisse voir. La cloche sinistre était une énorme et vieille marmite qu'on frappait avec une barre d'acier, pour appeler les esclaves au travail. Au milieu de la cour se déroulait une longue colonne de nègres, enchaînés deux à deux ; leurs jambes, également reliées par de gros anneaux, ne se mouvaient qu'avec peine ; pour avancer, ils les courbaient de façon que leurs pas ne pouvaient dépasser la longueur de leurs pieds. O les pauvres créatures ! Des guenilles informes couvraient leurs membres déchirés. Quelques-uns n'avaient qu'un lambeau de paillasson noir de fange ; leurs figures, abruties par la souffrance, n'avaient rien des races que nous avions vues : les malheureux avaient perdu la forme humaine. Juste ciel ! pensais-je, voilà donc les esclaves de la reine ! Ah ! que nous étions loin de la servitude patriarcale que j'avais rencontrée dans les cases malgaches ! Bien des fois j'avais vu des esclaves ; mais jamais, non, jamais, je n'avais assisté au spectacle de tant de douleur, de tant d'abjection et de tant de misère. Ferdinand, que je rencontrai, m'expliqua que ceux-là étaient des esclaves rebelles et fugitifs, et qu'on leur imposait cette abominable rigueur dans les châtiments. Quelques-uns de ces malheureux traînaient depuis de longs mois, d'autres depuis plusieurs années, cette existence de damné ; nous demandâmes à notre hôte, comme faveur et comme un bon souvenir de notre séjour dans sa maison, la grâce d'un coupable : il s'empressa de nous l'accorder, et le misérable qu'on délivra sur l'heure vint en tremblant nous remercier. Vers le midi, nous faisions nos adieux à Ferdinand, pour regagner Tamatave. VI Couronnement de la reine à Tamatave. – AndrianMandrousso. – Les Antaymours. – Les Cymerirs. – Raharla. – Les Ovas. – Code de lois. – Organisation à Tananarive. – Organisation des provinces. – Départ pour Sainte-Marie. – Sainte-Marie. – La colonie. – Le cap d'Ambre. – Nossi-Mitsiou. – Nossi-be. – Elsville. – Passandava. –Bavatoubé. – M. Darvoy. – Bombetok. – Mohéli. – Ramanateka. – La reine de Mohéli. – Retour à la Réunion. A peine de retour, nous trouvâmes à notre adresse une invitation du commandant de la province, nous engageant à vouloir bien assister à la cérémonie du couronnement de la nouvelle reine : cérémonie qui devait avoir lieu dans l'intérieur du fort de Tamatave. Nous devions partager cet honneur avec toute la population, car elle était aussi invitée. Nous nous y rendîmes ; le chemin du fort était couvert de piétons de toutes les classes, de tous les rangs et dans tous les costumes, depuis le lamba de rabane et le simbou de coton, jusqu'à l'habit noir ; il n'y a point de tenue officielle. Nous reconnûmes quelques-uns de nos nouveaux amis, et nous vîmes passer Juliette, toute resplendissante dans sa robe de velours nacarat, le diadème de princesse en tête et sa robuste poitrine ornée de deux décorations brillantes. « Laissez passer le veau gras, » dit en nous voyant cette femme d'esprit, allant ainsi d'elle-même au-devant du quolibet et se moquant de son costume de cour. Nous arrivâmes au fort ; l'esplanade intérieure était criblée de monde, le menu peuple occupait des talus tout alentour. Au centre, s'élevait une vaste tente abritant une table sur laquelle des rafraîchissements de toutes sortes se tenaient à la disposition des invités. L'état-major de la place s'était groupé auprès, entourant Son Exc. Andrian-Mandrousso, ex-bouvier, aujourd'hui général, quatorzième honneur, etc.… Chacun venait lui rendre hommage et lui porter ses félicitations au sujet de l'avènement de Rasouaherina, sa gracieuse maîtresse, dont l'étendard flottait au-dessus de la place. Mais le personnage le plus remarquable, à mon avis, pour l'uniforme du moins, me parut être un ancien matelot français nommé Estienne, dont le costume éclatant attirait tous les regards. Cet homme chamarré, beau garçon du reste, et portant sans trop de gaucherie sa dignité de contrebande, était simplement grand amiral de la flotte ova. Il n'avait, il est vrai, pas un canot à son service, et deux modestes pirogues formaient la seule force navale de Tamatave ; mais, à son air martial, on devinait qu'il n'eût pas demandé mieux que de commander un trois-ponts : ainsi soit-il ! Pour l'ex-bouvier, c'était la représentation la plus exacte d'un marchand de vulnéraire suisse. Il portait un pantalon de velours bleu galonné d'or ; un habit rouge avec parements et brandebourgs d'or ; ses manches étaient chargées de cinq gros galons d'or ; deux épaulettes d'or meublaient jusqu'à ses avant-bras, et son chef s'abritait sous un chapeau à claque également galonné d'or. Vous voyez que l'or n'était point ménagé. La figure triste et refrognée du commandant jurait avec ce costume de saltimbanque ; il paraissait tout aussi embarrassé de ce travestissement pompeux, qu'intimidé par la foule européenne qui l'admirait en souriant. Je soupçonne Son Excellence de n'être pas fort éloquente, car elle ne fit aucun speech ; je la crois furieusement timide, car lorsqu'on se mit à reproduire ses nobles traits, monsieur le gouverneur tremblait comme une feuille, et l'aspect de l'innocent objectif braqué sur sa majestueuse personne lui occasionna un tremblement que je ne pus calmer. Il nous offrit néanmoins assez gracieusement un verre de champagne, que nous bûmes, je l'avoue pour mon compte, à la chute de la reine qu'on acclamait. Quant à l'autre personnage dont nous donnons le portrait (Raharla), nous ne pouvons dire qu'une chose, c'est qu'il porte avec une égale aisance l'habit de ville et l'habit de cour, et que grâce à son éducation anglaise et à son esprit naturel il ne se trouverait déplacé dans aucun salon d'Europe. Cependant les jeux commencèrent ; ils furent précédés d'abondantes libations de betza-betza. Les dames s'assirent à terre, les genoux au menton, dans la posture qu'on connaît, et se mirent à frapper des mains en accompagnant d'une voix lamentable deux ou trois de leurs compagnes dont les mouvements cadencés n'avaient rien d'agréable. Les Antaymours, guerriers malgaches au service des Ovas, fixèrent bientôt l'attention de l'assemblée ; leur danse était d'ailleurs le divertissement favori du maître, et comme partout au monde les hommes sont les mêmes, on s'empressa et l'on fit cercle près des guerriers. Leurs gestes sauvages, leurs cris, leurs bonds, la férocité qu'ils déployaient dans leur simulacre de guerre, donnaient une idée de leur manière de combattre ; ils agitaient avec rage leurs sagaies brillantes ; ils les lançaient, les reprenaient et frappaient le sabre avec fureur ; ils tournaient et retournaient l'arme comme dans la plaie d'un ennemi terrassé et semblaient la lécher toute sanglante avec une volupté sans pareille. Ce jeu de cannibales, ces contorsions d'énergumènes et de convulsionnaires faisaient les délices du commandant, qui, luimême, armé d'un bouclier, encourageait les lutteurs. Ce spectacle ne m'occasionna que du dégoût et j'abandonnai la partie. Si l'Ova fait un présent, c'est qu'il attend le centuple ; s'il vous tend la main, c'est pour que vous y jetiez quelque chose. Il adore la pièce d'argent, en fait de dieu c'est le seul qu'il reconnaisse ; il est fourbe, menteur, lâche, cruel, insolent et plat. On pourra dire que je suis partial, je l'admets, car cet homme, autant que j'en ai vu et surtout autant qu'on m'en a dit, me soulève le cœur, et je n'ai plus de sang-froid pour le juger. Comme type, il est petit, scrofuleux, rachitique et galeux. Nous parlons toujours des Ovas de la côte. A Tananarive, nous dit-on, la race est mieux conservée et quelques femmes sont jolies. Comme politique, les Ovas sont fins, grands diplomates et fort habiles ; habitués dès le plus jeune âge à la discussion des affaires publiques, leur organisation à Tananarive rappelle en quelques points celle de la république romaine. C'est une oligarchie toute pure ; et de sa nature c'est le gouvernement le plus persistant dans ses desseins Cette petite aristocratie représente le sénat de Rome, et le premier ministre, charge héréditaire d'une famille plébéienne, serait un véritable tribun du peuple. Aucune résolution n'est prise, rien ne se projette ou ne s'exécute sans kabar ou discussion publique. Le premier kabar se tient chez le roi, où les membres des grandes familles se réunissent chaque matin ; on vient y donner son avis sur l'affaire du jour. C'est le moins important de l'assemblée qui parle le premier ; chacun, selon son rang, prend ensuite la parole si bon lui semble, et le premier ministre ou le roi résume la question. Dans les assemblées de province, c'est le premier commandant qui résume les débats et qui résout toutes choses sous sa responsabilité personnelle. En sortant de la demeure du roi, chaque noble trouve au dehors une foule de clients qui l'attendent et auxquels il fait part des résolutions prises au palais. Second kabar, où chacun donne de nouveau son avis, discute, approuve ou combat. Dans ce kabar, chaque client reçoit de ses patrons des conseils sur la ligne de conduite qu'il doit suivre pour travailler à la fortune de son chef ; c'est le kabar des petites intrigues ; l'esprit de parti vient y puiser des forces, le mot d'ordre pour agiter le peuple et diriger l'opinion publique. A l'issue de ce kabar, les agents se répandent au dehors et se mêlent au peuple dans les cases ou sur les places publiques. La multitude discute alors en un troisième kabar toutes les nouvelles du jour ; ces assemblées leur tiennent lieu de la « presse » qu'ils n'ont pas, et l'on prétend que par ce moyen toutes les nouvelles circulent aussitôt avec la rapidité de l'éclair. Les Ovas ont en outre les assemblées publiques du Champ de Mars. Le code des lois ovas contient des articles qui peuvent intéresser les lecteurs ; nous en citerons quelques-uns. ART. 1er – Il y a peine de mort, vente des femmes et des enfants et confiscation des biens : 1° Pour la désertion à l'ennemi. 2° Pour celui qui cherchera à se procurer les femmes des princes et des ducs. 3° Pour celui qui cache une arme quelconque sous ses vêtements. 4° Pour celui qui fomente une révolution. 5° Pour celui qui entraîne des hommes en dehors du territoire ova. 6° Pour celui qui vole les cachets ou contrefait les signatures. 7° Pour qui découvre, fouille ou dénonce une mine d'or ou d'argent. ART. 4. – Je n'ai d'ennemis que la famine ou les inondations, et, quand les digues d'une rizière seront brisées, si les avoisinants ne suffisent pas pour les réparer, le peuple devra donner la main pour en finir tout de suite. ART. 6. – Celui qui, dans un procès, corrompt ou cherche à corrompre ses juges, perd son procès et est condamné à cinquante piastres d'amende ; s'il ne peut payer cette amende, il est vendu. ART. 9. – Lorsque vous aurez donné à vos propres enfants ou à ceux que vous avez adoptés une partie de vos biens, et que plus tard vous avez à vous en plaindre, vous pourrez les déshériter et même les méconnaître. ART. 17. – Si vous avez des peines et des chagrins, soit hommes, femmes ou enfants, faites-en part aux officiers et aux juges de votre village, pour que la confidence de vos peines ou de vos chagrins parvienne jusqu'à moi. ART. 18. – Quand un homme ivre se battra avec le premier venu, lui dira des injures ou détériorera des objets qui ne lui appartiennent pas, liez-le, et, lorsqu'il aura recouvré la raison, déliez-le et faites-lui payer les dégâts qu'il aura commis. ART. 21. – Soyez amis tous ensemble, aimez-vous les uns les autres, parce que je vous aime tous également et ne veux retirer l'amitié de personne. ART. 26. – Celui qui aura des médicaments qui ne lui viendront pas de ses ancêtres, ordre de les jeter. ART. 28. – Celui qui ne suivra pas mes lois, sera marqué au front et ne pourra pas porter les cheveux longs, ni aucune toile propre, ni le chapeau sur la tête. ART. 29. – Tout homme non marié est déclaré mineur. Il y a de tout dans ces lois. Le chrétien y trouve des maximes de sa religion mêlées à des maximes sauvages, et le dernier article peut fournir à l'homme politique un sérieux sujet de réflexion. Nous pourrions citer encore la coutume suivante qui fait loi à Madagascar. Les père et mère, à l'encontre de nos habitudes, prennent le nom de leur fils en le faisant précéder de Raini, père de, ou de Reinéni, mère de… Il semble qu'il y ait, dans cet usage, un motif d'émulation entre les enfants, heureux de glorifier leurs parents par leurs actes : cela vaut mieux, en somme, que des enfants nuls, écrasés par la grandeur de leur naissance. A Madagascar, tout appartient au roi. L'État craint tellement les empiétements des étrangers, qu'il leur défend d'élever des maisons de pierre, et même de bois : il ne leur tolère que des cases de roseaux, afin qu'ils aient toujours présent à l'esprit qu'ils ne sont que passagèrement établis sur le sol de l'île. Les Malgaches traités en vaincus sont des esclaves que les gouverneurs de provinces, nommés par le roi, administrent comme bon leur semble. Ces commandants réunissent les trois pouvoirs, militaire, civil et judiciaire. Ils commandent les troupes, apaisent les révoltes et fixent le contingent que chaque famille doit fournir en cas de guerre. Ils répartissent les impôts, les font percevoir, les expédient à la capitale et commandent les corvées. Le code pénal étant inconnu des Malgaches, les chefs ovas leur appliquent la loi se- lon leur bon plaisir, ils les accusent, les jugent et les dépouillent ; dans son commandement le gouverneur n'a qu'un but : s'enrichir. L'éloignement de la capitale rend toute réclamation vaine et la terreur que ces despotes inspirent étouffe la voix des plus audacieux. Le gouverneur de province reçoit ses ordres de la capitale, par des courriers établis en relais sur la route de Tananarive au chef-lieu de son commandement ; ces courriers, toujours Malgaches, sont placés sous la surveillance de quelques soldats ovas et doivent être prêts nuit et jour à transmettre les dépêches. Ils n'ont pour ce service ni solde, ni rémunération quelconque ; ils sont seulement exempts de la corvée. Chaque village malgache a pour chef le descendant le plus direct de l'ancien roi du pays. C'est à cet homme que le gouverneur ova délègue quelques pouvoirs. Celui-ci, nommé grand juge, est en même temps l'intermédiaire des indigènes et du commandant au moyen des chefs de second ordre. Le grand juge seul a le droit de posséder dans son village le Lapa, case, auvent, ou hangar où se tiennent les kabars et où il rend la justice ; à côté se trouve le mât de pavillon sur lequel se hisse l'étendard de la reine, lorsque le commandant arrive ou qu'un navire est en vue. Le grand juge tranche toutes les contestations entre Malgaches, qui ne peuvent en appeler du jugement qu'à l'autorité ova ; mais cet appel n'est pour eux qu'un sujet de ruine. Dans ce cas, le commandant cite les parties à son tribunal ; il se fait assister par des officiers ovas et tous se réunissent dans le Lapa. Une fois l'affaire expliquée, le jugement rendu est exécutoire sur l'heure. Si le condamné s'y refuse ou s'il est absent, on lui dépêche un officier accompagné d'une foule d'Ovas ; cet officier est lui-même précédé par un homme, porteur d'une sagaie à lame d'argent, appelée tsitia lingua (qui ne veut pas de mensonge ou qui ne plaisante pas). Lorsque le porteur de la sagaie arrive devant la demeure de celui auquel elle est envoyée, il plante la sagaie en terre, et le condamné doit se montrer soumis et respectueux envers tous les exécuteurs de la sentence ; il les fait entrer dans sa case, et comme première mesure, il est tenu de leur fournir des vivres et d'offrir à chacun comme présent de bienvenue un morceau d'argent, dont la valeur est proportionnée au grade des assistants. Cela fait, on entre en matière ; les officiers réclament d'abord les frais de justice, dont ils s'adjugent une bonne part, et si l'avoir du malheureux ne suffit pas à payer l'amende et les frais, il est vendu lui et les siens. En dehors de ce genre de procédure, les Ovas infligent à leurs justiciables des peines corporelles d'une atroce barbarie. 1° Coups de bâton, lorsque dans la corvée le Malgache travaille avec nonchalance. 2° Alors même qu'il s'agirait d'un chef, exposition au soleil pendant un certain nombre de jours. Le supplice est alors des plus raffinés ; les mains du patient sont réunies à ses genoux par un brin de jonc ! si par sa faute le jonc vient à se rompre, la peine est doublée, et pendant le temps qu'elle dure, le Malgache doit rester tête nue, quelle que soit la température, depuis le matin jusqu'au soir, et quelle que soit la durée de la peine. Admirable justice ! ruine ou torture, le vaincu ne saurait y échapper ; le commandant a soin que le grand juge soit toujours sous sa dépendance ; il en fait ordinairement l'oppresseur de ses compatriotes ; le malheureux n'est jamais que le complice ou la victime de l'Ova qui le dépouille. Le 1er octobre, à cinq heures du soir, nous quittions Tamatave, nous dirigeant vers Sainte-Marie, que nous aperçûmes au lever du jour. Située à vingt-cinq lieues dans le Nord, l'île Sainte-Marie s'étend à l'est de Madagascar, sur une longueur de quarante-huit kilomètres ; comme largeur moyenne, elle n'en a que deux ou trois. Nous doublâmes d'abord l'île des Nattes ; deux heures après, nous passions devant l'île aux Baleiniers pour jeter l'ancre à deux cents mètres environ de l'îlot Madame, sur lequel se trouve établi le gouvernement de notre petite colonie. Vu de la mer, le panorama de Sainte-Marie est ravissant. C'est d'abord l'îlot Madame, qui défend la baie ; l'île aux Forbans, dans le fond, en face ; l'église avec son clocher ; une allée de manguiers centenaires sous lesquels s'abrite la maison des Jésuites, et, tout le long de la côte, sur la gauche, les maisons éparses des employés, le village malgache d'Amboudifoutch et la magnifique promenade longeant le rivage que vient lécher une mer toujours tranquille. Ce beau paysage n'est malheureusement qu'un trompel'œil ; car au delà, dans l'intérieur, tout est désert, aride, dénudé. L'île est malsaine et stérile, sauf quelques points ; les colons y sont rares, et les membres du gouvernement n'ont autre chose à faire qu'à s'administrer entre eux. Le gouverneur cependant est un homme remarquable à tous égards et déploie, pour la prospérité de son petit royaume, une activité prodigieuse. Nulle part, à Mayotte pas plus qu'à Nossi-be, nous n'ayons vu tant de mouvement et tant d'efforts ; chantiers de construction, assainissement de l'île, port en voie de création, jetées, etc., tout marche à la fois ; mais l'on se demande quels sont le but et l'utilité de tous ces travaux. Sans la possession de Madagascar, Sainte-Marie n'est qu'un point de relâche pour nos vaisseaux de la côte, et l'abandon de l'île nous paraît probable dans un temps plus ou moins éloigné. Avec l'occupation de la grande terre, Sainte-Marie deviendrait au contraire le point le plus important de Madagascar ; ce serait alors l'entrepôt général des marchandises importées et exportées, un port de relâche et de radoub, un refuge sûr pour nos vaisseaux, une forteresse facile à défendre. Occuperons-nous Madagascar ? That is the question. Ce n'est point ici le lieu d'en parler. La population noire de Sainte-Marie se compose de six à sert mille habitants. Ces Malgaches, quoique vivant à l'abri de la tyrannie ova, ne semblent point heureux ; on a voulu précipiter leur civilisation, brusquer leurs goûts, faire violence à leur caractère. Un peuple ne se transforme pas en quelques jours ; il faut de longues années, des siècles, pour le modifier, en admettant toutefois un mélange de sang. Le Malgache est un être sensuel par excellence ; dénué d'instinct religieux, on a voulu tout d'abord l'astreindre à des pratiques que son intelligence bornée ne peut comprendre ; on a voulu pour ainsi dire l'élever à l'égal du blanc sans le faire passer par l'échelle progressive qui l'y pourrait conduire. Un pareil système ne saurait qu'annuler ses qualités naturelles, le démoraliser par l'hypocrisie et lui faire perdre le respect du blanc, qu'il regarde comme son supérieur. Les missions de Madagascar ont droit cependant à toutes nos admirations. Dans le dévouement qui les inspire, nos religieux ont le double mérite de la persévérance auprès d'une population rebelle, et du désintéressement le plus absolu. Les Anglais méthodistes leur livrent une guerre acharnée ; les moyens dont disposent ces derniers en font des concurrents redoutables. « Mes amis, disait l'un d'eux, s'adressant au peuple de Tananarive, ces hommes, ces Français, ont beau vous dire que la religion qu'ils vous apportent est bonne, n'en croyez rien : lorsque Jésus-Christ, notre maître à tous, vint sanctifier la terre par sa présence, c'est en Angleterre qu'il descendit, c'est à nous qu'il confia sa doctrine, mais jamais, entendez vous, jamais il ne mit les pieds en France : à cette préférence, jugez de la vérité des deux religions. » Les Ovas, assurément, ne sont pas en état de s'enquérir autrement de la chose et de soutenir le contraire. Nous eûmes à Sainte-Marie nos fêtes comme à Madagascar : danses sous la feuillée au bord de la mer, libations et jeux de toutes sortes. Les malheureux Malgaches s'en donnaient d'autant plus à cœur joie, que le gouverneur était absent, et que sa présence dans l'île chasse les jeux et les ris ; peut-être avonsnous compromis nos noirs amis et seront-ils condamnés à deux mois de gravité de plus ; ce qui est beaucoup pour un Malgache qui aime tant à rire. Nous levâmes l'ancre le 3, dans l'après-midi, faisant voile pour Nossi-be où nous ne devions arriver que deux jours après. Nous longeâmes les côtes de Madagascar, laissant à gauche la pointe à Larrey ; puis, poussant au nord-est, nous perdîmes bientôt la terre de vue pour ne la revoir qu'à la hauteur du cap Est, où dès lors nous courûmes parallèlement à la côte. Un vaste panorama, toujours divers et toujours nouveau, se déroulait à nos yeux ; depuis les hautes montagnes d'Angontsy aux collines dentelées de Vohemar et jusqu'aux sommets escarpés de la montagne d'Ambre, nous pûmes jouir du profil de la grande terre, sauf aux environs du cap, où l'Océan, toujours agité, nous força de prendre le large. Le lendemain, nous courions à toute vapeur dans une mer d'un bleu d'azur et tranquille comme un lac. A dix heures, nous doublions la pointe SaintSébastien ; peu après, nous apercevions Nossi-Mitsiou, patrie de Tsimiar, notre allié, dernier descendant des rois du Nord. Le soir, à six heures, nous étions mouillés à égale distance de Nossi-Fali et de Nossi-be. Le lendemain, nous passions entre l'île de Nossi-Cumba et la forêt de Lucubé pour arriver à onze heures dans la rade d'Elsville, siège du gouvernement. Comme Sainte-Marie, Nossi-be n'est qu'une dépendance de Madagascar ; la prise de possession de l'île peut n'être éga- lement considérée que comme un acheminement à l'occupation de la grande terre. Nossi-be présente l'aspect dénudé des îles Malgaches, le premier soin des noirs étant d'incendier les forêts pour planter le riz et créer des pâturages à leurs bestiaux. L'administration a dû prendre les mesures les plus sévères pour garantir la forêt de Lucubé des mêmes dévastations. Le sol de l'île est volcanique pour la plus grande partie, et de nombreux cratères éteints, aujourd'hui remplis d'eau, attestent l'ancienne action des feux souterrains. La rade d'Elsville est fort belle. Protégée des vents du nord et des vents d'est par l'île même, par celles de Nossi-Fali et de Nossi-Cumba, la mer y est unie comme une glace. Le paysage est gracieux et animé, le rivage se découpe en petites baies au fond desquelles reposent à l'abri des palmiers deux ou trois villages malgaches, et plus loin une petite ville arabe. Comme à Sainte-Marie la population s'est groupée sur cette partie de la côte ; le reste de l'île est presque désert ; on n'y rencontre pas de Malgaches. Chassés de leurs domaines par l'envahissement des blancs concessionnaires, ils émigrent à Madagascar, ou viennent s'étioler dans la misère aux environs d'Elsville. On ne peut les astreindre à un travail quelconque et l'on ne s'en rend maître que par un engagement toujours forcé. Les planteurs n'emploient comme travailleurs que des Macoas ou des Cafres ; c'est la race la plus résistante aux travaux des champs ; ils sont amenés par des Arabes qui pratiquent avec audace ce petit commerce de chair humaine. Ils ont à cet effet des établissements sur la côte d'Afrique d'où ils rayonnent pour exploiter les villages avoisinants. Tout moyen leur est bon pour s'emparer des noirs ; ils les achètent, les attirent et les enlèvent. Quelquefois, à l'aide de verroteries ou de pièces de cotonnades aux couleurs éclatantes, ils séduisent de pauvres filles, les entraînent par l'appât loin du village, et là, ils s'en emparent, les enchaînent et les transportent dans leur enclos. Je dis enclos, car ils n'ont même point d'abri à leur offrir ; ils les parquent comme des bœufs ou des bêtes fauves, entre de hautes palissades et jettent à ces malheureuses, comme des animaux immondes, la nourriture de chaque jour. Pour les transports, les Arabes n'ont à leur disposition que des boutres, petits navires d'un tonnage de cinquante à quatre-vingts tonneaux, munis de fortes voilures, très-légers et fort rapides, de manière à fuir devant les croiseurs auxquels ils échappent assez facilement. L'équipage d'un boutre ne se composant que de trois ou quatre hommes, les Arabes s'appliquent à débiliter leurs victimes afin d'en rester plus facilement les maîtres. Chaque jour ils leur jettent donc une moindre quantité de vivres, et lorsque ces malheureux, réduits à la dernière expression de maigreur et de faiblesse, se laissent tomber accroupis et hors d'état de se mouvoir, ils les embarquent en ayant soin d'appliquer le même système pendant la traversée. Ils ajoutent même la terreur aux mauvais traitements et persuadent à leurs prisonniers que les blancs auxquels ils seront vendus ne les achètent que pour les manger. Ces malheureux luttent donc eux-mêmes contre la faim qui les dévore, de peur que l'embonpoint ne précipite leur destinée. L'esclavage étant défendu, les noirs sont d'abord transportés soit à Mohéli, soit à Anjouan, où des traitants les reçoivent des mains des Arabes en simulant la comédie de l'engagement volontaire. Quel engagement ! les Anglais qui croisent dans le canal de Mozambique, sous prétexte de défendre la traite, font un métier non moins honorable que celui des Arabes. Ils courent sus, il est vrai, à tout navire, à tout boutre suspect ; mais jamais un sentiment d'humanité ne les guide ; l'espoir du gain les pousse, pas autre chose ; et lorsque un négrier tombe entre leurs mains, ils pendent l'équipage, s'emparent des marchandises, confisquent le boutre et vendent eux-mêmes la noire cargaison dans quelque port à eux appartenant ; voilà ce qu'ils appellent empêcher la traite. Ce commerce est si commun et d'un tel rapport, que chaque commandant de croisière cède son poste comme une clientèle à celui qui lui succède. Le dernier paya, dit-on, deux cent mille francs le droit de pratiquer la piraterie sur toute la longueur du canal de Mozambique. Nous reçûmes pour première visite à Nossi-be, celle du chef arabe Califan, négrier déterminé, mais à bout de ressources par suite de ses expéditions malheureuses ; les Anglais lui avaient enlevé une grande partie de ses boutres. Ce Califan, d'une figure fine et d'une physionomie rusée, est en rapport avec les Ovas, auxquels il sert d'espion, et ce fut à lui, j'en ai la conviction, que nous dûmes à Bavatoubé la présence des chefs d'Amorontsanga qui arrivèrent peu de jours après, pour nous défendre de stationner dans leurs eaux. Avant de quitter Nossi-be nous pûmes jouir du haut des premières collines qui bordent le rivage d'un délicieux panorama. Comme premier plan, des cases malgaches entourées de manguiers, de palmiers et de bananiers, la petite baie d'Elsville, puis la ville elle-même et la maison du gouvernement au milieu de ses jardins ; à gauche, la sombre masse de Lucubé, la montagne verdoyante de Nossi-Cumba ; devant nous, une mer d'un éclat sans pareil, semée d'îles aux teintes rosées, sillonnée de pirogues aux voiles blanches, et vingt-cinq milles plus loin la silhouette bleuâtre de Madagascar et les pointes en aiguilles des sommets des Deux-Sœurs. La navigation dans ces parages n'est qu'une promenade, où le gracieux balancement des vagues ne saurait affecter les nerfs les plus sensibles ; c'est ainsi que mollement bercés nous visitâmes Kisuman, premier point de la côte ; puis débarquant à chaque pas, toute cette délicieuse baie de Pasandava couverte à cette époque de cases de pêcheurs nomades. Bavatoubé, dont les formes imitent un crabe monstrueux, nous laissa pénétrer dans sa gigantesque serre ; c'est là que le téméraire Darvoy trouva la mort en poursuivant l'exploitation d'un terrain carbonifère, dont les premiers affleurements accusent la présence d'un vaste bassin houiller. Surpris par les Ovas dont il récusait l'autorité, M. Darvoy fut assassiné par les ordres de la reine Ranavalo. Nous visitâmes le lieu témoin de ce crime impuni ; nous vîmes debout encore quelques poteaux de sa case incendiée, et nous mêlâmes à nos tristes réflexions sur le passé, d'ardents désirs de venger tant d'insultes faites par ces barbares au pavillon de la France. La côte ouest de Madagascar est découpée, déchirée, sillonnée de golfes, de baies et de ports ; le plus important est relui de Bombetok à l'embouchure de la rivière de Boéni. Cette rivière, qui prend sa source aux environs de Tananarive, est la plus considérable de l'île, et présente le chemin le plus facile pour se rendre à la capitale. La ville de Majonga, ancienne possession arabe et conquise par Radama Ier en 1824, défend l'entrée de la baie. Les Ovas y entretiennent comme à Tamatave une garnison de douze cents hommes, force plus que suffisante pour tenir en respect la population indigène. Un fortin garni de quelques canons s'élève sur l'extrême pointe du rivage. A deux cents mètres de là, sur la même hauteur, se trouve le village palissadé des Ovas, tandis que l'ancienne ville s'allonge sur les terres basses de la rivière. Nous ne fîmes à Majonga qu'un séjour de courte durée : nous devions visiter Mohéli où nous arrivâmes le surlendemain. L'île de Mohéli, sur laquelle la France exerce une sorte de protectorat, est placée au sud de la grande Comore dont on aperçoit la nuit les éclats volcaniques. Elle a pour voisine à l'est Anjouan, dont la masse se détache comme un voile bleuâtre à l'horizon. Mohéli est gouvernée par une reine, Jumbe-Souli, cousine de Radama et fille de Ramanateka. Ramanateka, le fondateur de cette petite dynastie, était gouverneur de Bombetok sous Radama Ier. A l'avénement de Ranavalo, ses ennemis, puissants à Tananarive, convoitant ses richesses, demandèrent et obtinrent de le faire périr ; il fut donc appelé à la cour sous prétexte d'honneurs qu'on voulait lui rendre. On expédiait en même temps l'ordre de l'arrêter s'il refusait d'obéir. Averti secrètement et entouré de quelques amis fidèles, il réussit à tromper la vigilance de ses assassins ; il s'embarqua suivi de quelques serviteurs, et muni d'une somme de quarante à cinquante mille piastres. Ramanateka remonta la côte et vint aborder à Anjouan, dont le sultan lui accorda l'hospitalité : en retour il l'aida puissamment dans ses guerres et se fit remarquer par sa valeur. Bientôt son hôte lui même, jaloux et désirant s'approprier le petit trésor qu'il avait apporté, résolut de le perdre. Ramanateka, obligé de fuir, alla se réfugier à Mohéli dont il fit la conquête pour son propre compte ; mais il ne put s'y maintenir qu'en luttant sans cesse contre ses voisins, et en détruisant jusqu'au dernier homme une forte expédition envoyée à Mohéli par le gouvernement de Ranavalo. Il avait deux filles, Jumbe-Souli et Jumbe-Salama. La seconde mourut, et la première, aujourd'hui reine de Mohéli, succéda à son père. Jumbe-Souli n'eut point de compétiteur au trône de son microscopique royaume ; les chefs de l'île l'acclamèrent. Comme elle était mineure, ils lui adjoignirent un conseil de régence. Pendant ce temps la jeune reine, instruite par une Française, se familiarisait avec nos mœurs, notre langage, et l'on pouvait es- pérer que notre religion même, embrassée par cette jeune fille, assurerait dans l'avenir à la France une nouvelle colonie. Rien n'eût été plus facile, et deux officiers de marine manifestèrent le désir de s'allier à la fille de Ramanateka. Jumbe-Souli était jeune, belle, on la disait intelligente, et, certes, on pouvait plus mal choisir ; il ne fut rien cependant de tous ces projets, la France l'oublia, et l'âge nubile arrivant, les chefs de l'île résolurent de donner un époux à leur petite souveraine. A défaut d'officier français ils allèrent chercher à la côte de Zanzibar un Arabe de bonne famille, auquel ils unirent Jumbe-Souli. N'ayant personnellement aucune conviction religieuse, la reine de Mohéli accepta sans contrainte la croyance de son mari : elle devint mahométane. Les choses en sont là. Grâce à notre protectorat, les quelques troubles élevés par les rivalités de ses ministres sont apaisés aujourd'hui. A notre arrivée dans l'île, nous nous empressâmes de nous rendre chez la reine qui voulut bien nous recevoir. Le palais qu'elle habite, placé à l'aile gauche d'une petite batterie qui regarde la mer, est proportionné comme grandeur à la dimension de son royaume. Ce palais consiste en une petite maison blanchie à la chaux, ne renfermant que deux salles percées d'ouvertures mauresques. La première, celle du rez-de-chaussée, est précédée d'une cour où s'étalent toutes les armes offensives de l'île, deux ou trois petits canons, espèce de fauconneaux, et les fusils de la garnison. La garnison, vêtue de ses plus beaux uniformes, nous attendait l'arme au bras, et nous passâmes en revue dix-huit soldats noirs, pieds nus, munis d'un pantalon blanc, le buste couvert d'une veste rouge à l'anglaise sur laquelle se croisaient deux larges courroies de buffleterie. Ils avaient comme shakos des espèces de mitres d'évêque, également rouges et de l'effet le plus bouffon. A notre arrivée, le prince époux, qui nous avait accompagnés, nous précéda dans cette première salle du rez-dechaussée, étroite et longue : c'est une espèce d'antichambre, de salle des gardes, où la garnison se tint debout pendant que Son Altesse nous présentait aux grands officiers de la couronne. J'éprouvai quelque répugnance à toucher la main de ces grands dignitaires dont quelques-uns me parurent affligés de gale on de lèpre. Une fois assis, la conversation languit malgré les soins de l'interprète, bavard juré dont la langue ne chômait cependant guère. Nous attendions l'instant de voir la reine qu'on était allé avertir, et qui, je le supposais, devait faire pour la circonstance un brin de toilette. Le grand chambellan vint enfin nous dire qu'elle nous attendait. L'époux nous précéda, montrant le chemin, et nous suivîmes. Il faut en convenir, l'escalier qui conduisait aux appartements de Sa Majesté n'était point un escalier royal, mais bien une simple échelle de fenil, qu'il nous fallut gravir avec précaution ; elle était courte, heureusement, la salle étant fort basse. L'appartement de la reine était la répétition de la salle d'attente ; seulement un voile tendu dans le fond séparait la couche de Son Altesse de la partie où nous fûmes reçus, comme dans une salle du trône. Jumbe-Souli siégeait effectivement sur un fauteuil élevé, ayant un coussin sous les pieds, flanquée à droite de sa vieille nourrice, à gauche, d'une confidente ou d'une esclave. Cette reine d'un petit royaume était drapée dans une étoffe turque tissée soie et or qui l'enveloppait tout entière. Sa main assez fine, était seule visible ; mais malgré le masque en forme de diadème qui recouvrait sa tête, on devinait, grâce aux larges ouvertures, tout l'ensemble de ses traits ; ses yeux, du reste, pleins d'un doux éclat mélancolique, nous regardaient de temps à autre, et sa bouche un peu molle, à la lèvre tombante, accusait une femme abattue et d'une santé ruinée par le climat et les exhalaisons morbides du rivage. Jumbe-Souli paraît plus âgée qu'elle ne l'est, et, lorsque je la vis au jour pour reproduire ses traits, je lui donnai trente-cinq ans au moins, tandis qu'elle n'en a que vingt-huit. Deux jeunes garçons, tous deux beaux comme le jour, sont les héritiers destinés à régner après elle. La faiblesse maladive de leur mère, me fait présumer qu'ils n'auront point le temps d'atteindre leur majorité. Notre audience dura une demi-heure environ ; on eut la galanterie de nous offrir quelques rafraîchissements à l'eau de rose, que je n'oublierai de ma vie. L'île de Mohéli m'a semblé la plus belle des Comores ; c'est la plus petite mais la plus verdoyante ; d'innombrables plantations de cocotiers lui donnent l'aspect gracieux des terres tropicales ; d'immenses baobabs y élèvent leurs troncs majestueux semblables à des pyramides ; de petits chemins sillonnent l'île, tout couverts de riants ombrages, et des ruisseaux se précipitant en cascade du haut des collines, prodiguent à ce coin de terre enchanteur une eau limpide, une fraîcheur précieuse en ces climats brûlants, et des bains naturels où nous nous plongeâmes avec délices. Mohéli est une île où l'on aimerait vivre dans la paix et dans le silence, loin des hommes, entouré de cette nature merveilleuse, environné de l'océan vermeil qui en fait une oasis dans sa vaste solitude. Je la quittai non sans regret ; nous devions toucher à Mayotte, revoir Nossi-be, Sainte-Marie, Tamatave, ce qui nous demandait encore douze jours de navigation, avant d'arriver à Saint-Denis de la Réunion, notre dernière étape. Table des matières I. Madagascar. – Tamatave. – Ovas et Malgaches. – Coup d'œil rétrospectif. – Ramar et Rasolo. – Juliette Fiche. – Promenade dans la ville. – Les marmites. – Maison malgache. .4 Note sur l'édition Le texte a été établi à partir du document Gallica reproduisant, en mode image, l'édition originale de ce texte tel qu'il est paru en 1864 dans Le Tour du Monde. Les illustrations ont été puisées dans la copie numérisée par la Bibliothèque de l'Université d'Antananarivo disponible sur le site du Fonds Grandidier. La mise en page doit tout au travail du groupe Ebooks libres et gratuits (http://www.ebooksgratuits.com/) qui est un modèle du genre. Je me suis contenté de modifier la « couverture » pour lui donner les caractéristiques d'une collection dont cet ouvrage constitue le dixhuitième volume. Sa vocation est de rendre disponibles des textes appartenant à la culture et à l'histoire malgaches. Toute suggestion maury@wanadoo.mg. est la bienvenue, à l'adresse Pierre Maury, mars 2007 Catalogue 1. CHARLES RENEL. La race inconnue (1910) 2. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 1, mars 1895 3. ADOLPHE BADIN. Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l'Expédition (1897) 4. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 2, avril-mai 1895 5. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 3, juin 1895 6. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 4, juillet 1895 7. GABRIEL DE LA LANDELLE. Le dernier des flibustiers (1884) 8. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 5, août 1895 9. PROSPER CULTRU. Un Empereur de Madagascar au XVIIIe siècle : Benyowsky (1906) 10. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 6, septembre 1895 11. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 7, octobre 1895 12. FRANÇOIS SAINT-AMAND. Madagascar (1857) 13. Désiré CHARNAY. Madagascar à vol d'oiseau (1864) 14. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 8, novembre 1895 15. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 9, décembre 1895 16. Charles RENEL. La coutume des ancêtres (1915 ?) 15. Bulletin du Comité de Madagascar, 2e année, n° 1, janvier 1896 À paraître Ida PFEIFFER. Voyage à Madagascar Bulletin du Comité de Madagascar, suite GALLIENI. Lettres de Madagascar Ouvrages anciens concernant Madagascar Etc. Note : le catalogue est mis à jour au fur et à mesure des parutions sur le site Actualités culturelle malgache, à l'adresse http://cultmada.blogspot.com/ Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'AVENTURE DU DÉTECTIVE AGONISANT Son dernier coup d'archet (novembre 1913) L'aventure du détective agonisant Madame Hudson, la logeuse de Sherlock Holmes, était d'une patience éprouvée. Non seulement son appartement du premier étage était envahi à toute heure d'une foule de gens bizarres et souvent peu recommandables, mais encore son célèbre locataire manifestait une excentricité et une irrégularité d'habitudes qui auraient dû épuiser son indulgence. Son incroyable manque de soins, sa prédilection pour la musique à des heures que tout un chacun réserve au sommeil, son entraînement au revolver en chambres, ses expériences scientifiques aussi étranges que malodorantes, l'ambiance de violence et de danger qui l'entourait faisaient de lui le pire des locataires de Londres. D'autre part, il la réglait princièrement. Je suis sûr que pour le prix que Holmes loua son meublé pendant les années que je vécus avec lui, il aurait pu acheter toute la maison. La logeuse éprouvait pour lui une terreur respectueuse ; jamais elle n'osait le contredire, bien qu'il usât parfois avec elle de manières apparemment offensantes. Elle l'aimait bien, aussi, car dans ses rapports ordinaires avec les femmes il mettait beaucoup de gentillesse et de courtoisie. Il n'avait nulle confiance dans le sexe faible, mais il était toujours un adversaire chevaleresque. Comme je savais à quel point Mme Hudson lui était dévouée, j'écoutai donc avec une vive attention l'histoire qu'elle vint me raconter à mon domicile au cours de la deuxième année de mon mariage : il s'agissait de l'état pitoyable où était tombé mon pauvre ami. « Il est à l'agonie, docteur Watson ! me déclara-t-elle. Depuis trois jours il sombre, et je me demande s'il passera la journée. Il ne voulait pas que j'aille chercher un médecin. Mais ce matin, quand j'ai vu ses os qui trouaient presque la peau de sa figure et quand il m'a regardée avec des yeux brillants agrandis par la fièvre, je me suis mise en colère. « Avec ou sans votre permission, monsieur Holmes, lui ai-je dit, je vais immédiatement appeler un médecin. » Il m'a répondu : « Dans ce cas, que ce soit Watson ! » Je n'ai pas perdu une minute, monsieur, et je vous prie de vous hâter si vous voulez le retrouver vivant. » J'étais horrifié : j'ignorais totalement qu'il fût malade. Inutile de préciser que je me précipitai sur mon manteau et mon chapeau ! Pendant qu'un fiacre nous conduisait à Baker Street, je lui réclamai des détails. « Je ne peux pas vous dire grand-chose, monsieur. Il a travaillé sur une affaire en bas de Rotherhithe, près de la Tamise, et il en a ramené cette maladie. Il s'est alité mercredi après-midi et il ne s'est pas relevé. Depuis trois jours il n'a rien mangé ni bu. – Grand Dieu ! Pourquoi ne pas avoir appelé un médecin ? – Il ne voulait pas, monsieur ! Vous savez comme il n'est pas commode. Je n'ai pas osé lui désobéir. Mais il ne sera pas longtemps de ce monde, comme vous vous en apercevrez au premier coup d'œil. » En vérité un spectacle déplorable m'attendait. A la lumière douteuse d'un jour brumeux de novembre, cette chambre de malade était déjà sinistre ; mais le visage décharné, épuisé qui me regarda du lit me glaça le sang. Les yeux avaient l'éclat de la fièvre ; les pommettes étaient rouges ; des croûtes noires collaient aux lèvres ; sur la couverture des mains maigres tremblaient ; Holmes geignait spasmodiquement. Quand j'entrai dans la chambre il était étendu dans une sorte d'apathie complète ; pourtant quand il me vit un éclair passa dans son regard. « Eh bien, Watson, on dirait que je traverse une mauvaise passe, n'est-ce pas ? fit-il d'une voix faible où je retrouvai toutefois un peu de son insouciance d'autrefois. – Mon cher ami ! m'écriai-je en m'approchant. – Reculez ! Reculez tout de suite ! commanda-t-il avec une impétuosité âpre que je ne lui avais connue que dans des moments critiques. Si vous approchez, Watson, je vous ordonnerai de quitter cette maison ! – Mais pourquoi ? – Parce que c'est mon désir. Cela ne vous suffit-il point ? » Décidément, Mme Hudson avait raison. Il était moins accommodant que jamais. Quelle pitié, néanmoins, de le voir dans cet état ! « Je ne voulais que vous aider, expliquai-je. – Très bien ! La meilleure aide que vous puissiez m'apporter est de faire ce que je vous dis. – Certainement, Holmes. » Sa sévérité tomba. « Vous n'êtes pas fâché ? » demanda-t-il en faisant effort pour respirer. Pauvre diable ! Comment me fâcher alors qu'il était si bas ? « C'est dans votre propre intérêt, Watson ! articula-t-il. – Mon intérêt, à moi ? – Je sais ce dont je souffre. Il s'agit d'une maladie fréquente chez les coolies à Sumatra : maladie que les Hollandais connaissent beaucoup mieux que nous, mais contre laquelle ils sont quasi impuissants jusqu'ici. Une seule chose est certaine : le mal est infailliblement mortel, et horriblement contagieux… » Il s'exprimait à présent avec une énergie fébrile ; ses longues mains frémissantes m'intimèrent de ne pas bouger. « … Contagieux par le toucher, Watson. C'est cela : par le toucher. Gardez vos distances et tout ira bien. – Mon Dieu, Holmes ! Supposez-vous qu'une telle considération puisse m'arrêter ? Elle me laisserait indifférent si j'avais affaire à un inconnu. Vous imaginez-vous qu'elle m'empêcherait d'accomplir mon devoir envers un si vieil ami ? » J'avançai, mais je fus cloué sur le plancher par un regard furieux. « Si vous demeurez là, je parlerai. Sinon, sortez d'ici ! » J'ai un si profond respect pour les qualités extraordinaires de Holmes que j'ai toujours déféré à ses ordres, même quand je ne les comprenais pas. Mais ce jour-là tous mes instincts professionnels étaient en alerte. Partout ailleurs il pouvait être mon maître ; dans cette chambre de malade au moins j'étais le sien. « Holmes, lui dis-je, vous n'êtes pas vous-même. Un malade n'est qu'un enfant, et je vous soignerai comme un enfant. Que cela vous plaise ou non, j'examinerai vos symptômes et je vous ordonnerai un traitement approprié. » Il me regarda avec des yeux venimeux. « Si, que cela me plaise ou non, je dois être examiné par un médecin, alors que ce médecin soit au moins un praticien en qui j'aie confiance ! soupira-t-il. – Vous n'avez donc pas confiance en moi ? – En votre amitié si, bien sûr ! Mais les faits sont les faits, Watson : après tout vous n'êtes qu'un médecin de médecine générale ; dont l'expérience est très restreinte et les titres médiocres. Il m'est pénible d'avoir à vous dire des choses pareilles, mais vous ne m'avez pas laissé le choix. » J'eus beaucoup de peine. – Un tel langage est indigne de vous, Holmes. Il me révèle en tout cas l'état de vos nerfs. Mais si vous n'avez pas confiance en moi, je ne vous imposerai pas mes services. Je vais aller chercher Sir Jasper Meek ou Penrose Fisher, ou l'un de nos meilleurs praticiens de Londres. Mais vous aurez quelqu'un, je vous le jure ! Si vous croyez que je vais rester ici et vous voir mourir sans rien faire, ou sans faire venir quelqu'un, c'est que vous me connaissez bien mal. – Vous avez de bonnes intentions, Watson ! laissa échapper le malade entre un grognement et un gémissement. Vous démontrerai-je votre ignorance ? Que savez-vous, je vous prie, de la fièvre de Tapanuli ? Que savez-vous de l'infection noire de Formose ? – Je n'en ai jamais entendu parler. – Il y a beaucoup de cas maladifs, beaucoup d'étranges possibilités pathologiques en Orient, Watson… » Il s'arrêtait entre chaque phrase pour rassembler ses forces défaillantes. « … J'ai appris bien des choses au cours de récentes recherches médico-criminelles. C'est en les effectuant que j'ai contracté mon mal. Vous ne pouvez rien faire. – Peut-être. Mais je sais par hasard que le docteur Ainstree, la plus grande autorité vivante en matière de maladies tropicales, se trouve actuellement à Londres. N'insistez pas, Holmes ! Sur l'heure je vais le chercher. » Et je me dirigeai résolument vers la porte. Jamais je n'éprouvai un tel choc ! La seconde d'après, avec un bond de tigre, le mourrant m'avait pris à bras-le-corps. J'entendis une clef qui tournait dans la serrure. Il revint en titubant s'abattre sur son lit, épuisé et haletant après ce terrible sursaut d'énergie. « Vous ne m'arracherez pas la clef de force, Watson ! Je vous ai eu, mon ami. Vous êtes ici, vous y resterez jusqu'à ce que mon bon plaisir en décide autrement. Mais je me prêterai à vos caprices… » (Tout cela par petits paquets, entrecoupés de douloureux efforts pour reprendre haleine.) « …Vous ne songez qu'à mon propre bien. Bien sûr, je le sais. Je vous laisserai faire, mais donnez-moi le temps de récupérer des forces. Pas maintenant, Watson, pas maintenant ! Il est quatre heures, vous pourrez sortir… – C'est stupide, Holmes. – Seulement deux heures, Watson ! Je vous promets que vous pourrez sortir à six heures. Voudriez-vous attendre ? – Je crois que je n'ai pas le choix. – En effet, Watson. Merci, je n'ai pas besoin d'aide pour arranger les draps. Gardez vos distances, s'il vous plaît, Watson. D'ailleurs, j'ajoute une autre condition. Vous irez chercher du secours : non auprès de l'homme dont vous avez cité le nom, mais auprès de celui que je désignerai. – Si vous voulez. – Les trois premiers mots sensés que vous avez prononcés depuis que vous êtes entré, Watson. Vous trouverez des livres par-là. Je suis un peu fatigué. Je me demande ce qu'éprouve une batterie quand elle déverse de l'énergie dans un non-conducteur. A six heures, Watson, nous reprendrons notre entretien. » Mais il était écrit que nous reprendrions bien avant six heures, et dans des circonstances qui me causèrent un choc à peine moins formidable que celui que j'avais ressenti quand devant la porte il avait sauté sur moi. Pendant quelques minutes j'étais demeuré assis à contempler dans le lit cette forme humaine silencieuse ; les draps recouvraient presque tout son visage et il semblait endormi. Puis, incapable de me mettre à lire, j'avais fait lentement le tour de la chambre en regardant les portraits des criminels célèbres qui décoraient les murs. Finalement, au cours de cette déambulation sans but, j'arrivai devant la cheminée. Un désordre de pipes, de blagues à tabac, de seringues, de canifs, et de cartouches de revolver s'étalait sur le manteau. Au milieu il y avait une petite boite d'ivoire blanche et noire avec un couvercle à glissière. C'était un joli objet, et j'avais allongé ma main pour l'examiner d'un peu plus près quand… Oh ! ce fut un cri terrible qu'il poussa ! un cri qui dut être entendu de la rue. Quand je l'entendit j'eus la chair de poule et mes cheveux se hérissèrent. Je me retournai et surpris un regard délirant dans un visage convulsé. Je restai pétrifié, avec la petite boîte dans ma main. « Reposez-la ! Posez-la, immédiatement, Watson ! tout de suite, vous dis-je !… » Sa tête retomba sur l'oreiller et il exhala un profond soupir de soulagement quand j'eus replacé la boîte sur la cheminée. « …Je déteste que l'on touche à mes affaires, Watson. Vous le savez : je déteste cela. Vous m'énervez au-delà de toute limite. Vous, un médecin, vous en faites assez pour mener un malade dans un asile de fous. Asseyez-vous, mon vieux, et laissez-moi me reposer ! » Cet incident ne me plut pas du tout. L'excitation violente et sans motif de Holmes, suivie d'un ton brutal si éloigné de sa mesure habituelle, me prouvait le désordre de son esprit. De toutes les ruines, celle d'un esprit distingué est la plus lamentable. Je m'assis, désespéré, et ne dis mot avant que le délai stipulé se fût écoulé. Il semblait avoir surveillé l'heure avec autant d'attention que moi, car un peu avant six heures il se mit à parler avec la même nervosité. « Maintenant, Watson, avez-vous de la monnaie dans votre poche ? – Oui. – Des pièces d'argent ? – Plusieurs. – Combien de demi-couronnes ? – Cinq. – Ah ! trop peu ! Trop peu ! Pas de chance, Watson ! Néanmoins, mettez-les dans votre gousset. Et le reste de votre monnaie dans la poche gauche de votre pantalon. Merci. Vous aurez beaucoup plus d'équilibre ainsi. » C'était un délire stupide. Il frissonnait ; il émit un bruit à michemin entre un coup de toux et un sanglot. « Maintenant, allumez le gaz, Watson. Mais veillez soigneusement à ce que pas un instant la clef ne soit tournée plus qu'à moitié. Merci, c'est parfait. Non, ne baissez pas le store. Maintenant, voulez-vous avoir l'obligeance de placer des lettres et des journaux sur cette table à ma portée. Merci. Maintenant, apportez-moi un peu de ce désordre sur la cheminée ? Très bien, Watson ! il y a là une pince à sucre. S'il vous plaît, utilisez-la pour saisir cette petite boîte en ivoire que vous placerez ici, parmi les journaux. Bien ! Vous pouvez maintenant aller chercher M. Culverton Smith, 13, Lower Burke Street. » Pour être franc, mon désir d'appeler un confrère avait quelque peu faibli, car le pauvre Holmes délirait si visiblement que je craignais de le laisser seul. Cependant il paraissait aussi vivement souhaiter être examiné par la personne qu'il venait de nommer que tout à l'heure obstinée à refuser toute consultation. « Je n'ai jamais entendu ce nom-là, répondis-je. – C'est possible, mon bon Watson. Vous serez peut-être étonné d'apprendre que l'homme qui connaît le mieux cette maladie n'est pas un médecin mais un planteur. M. Culverton Smith est un colon bien connu à Sumatra et il séjourne actuellement à Londres. Une épidémie sur sa plantation, éloignée de tout secours médical, l'a conduit à l'étudier personnellement, et il a obtenu des effets qui vont loin. C'est un homme très méthodique, et je ne désirais pas que vous alliez chez lui avant six heures parce que j'étais sûr que vous ne le trouveriez pas auparavant. Si vous pouvez le convaincre de venir ici et de nous faire profiter de son expérience unique de cette maladie, dont l'étude est devenue sa marotte, je ne doute pas qu'il pourrait me sauver. » Je répète les phrases de Holmes comme si elles n'avaient pas été entrecoupées par des efforts pour respirer et par des crispations de mains qui montraient combien il souffrait. Son aspect physique avait empiré depuis mon arrivée. Les pommettes étaient encore plus rouges, les yeux cernés brillaient avec plus de feu, son front ruisselait de sueur froide. Il conservait toutefois sa façon désinvolte de parler. Jusqu'à son dernier souffle il continuerait à se dominer. « Vous lui direz exactement dans quel état vous m'avez laissé, reprit-il. Vous lui confierez l'exacte impression que vous avez : celle d'un homme à l'agonie et qui délire. Vraiment, je me demande pourquoi tout le lit de l'océan n'est pas constitué par une masse solide d'huîtres, tant ces coquillages semblent prolifiques. Ah ! je vagabonde ! C'est étrange comme le cerveau contrôle le cerveau ! Que disais-je, Watson ? – Vous me donniez mes instructions pour M. Culverton Smith. – Ah ! oui ; je me souviens ! Ma vie en dépend. Plaidez ma cause auprès de lui, Watson. Nous ne sommes guère en bons termes tous les deux. Son neveu, Watson… J'avais flairé une déloyauté grave, et je me suis permis de le lui faire comprendre. L'enfant est mort d'une mort horrible. Il m'en veut. Vous l'apaiserez, Watson. Priez-le, suppliez-le, amenez-le ici n'importe comment. Il peut me sauver. Lui seul. – Je l'amènerai dans un fiacre, même si je dois l'y traîner de force. – Vous ne ferez pas cela. Vous le convaincrez de venir. Et vous reviendrez ici avant lui. Dites-lui ce qui sera nécessaire pour ne pas revenir en même temps que lui. N'oubliez pas, Watson. Vous ne m'avez jamais manqué de parole. Sans aucun doute il existe des ennemis naturels qui limitent la croissance des êtres. Vous et moi, Watson, nous avons joué notre rôle. Le monde serat-il envahi par des huîtres ? non, non ! Ce serait horrible ! Transmettez-lui tout ce que vous pensez de mon cas. » Je sortis sur cet écho d'une magnifique intelligence balbutiant comme un enfant idiot. Il m'avait remis la clef ; je l'emportai pour qu'il ne s'enferme pas. Mme Hudson attendait, tout en larmes et tremblante, dans le couloir. Derrière moi quand je descendis l'escalier, j'entendis la voix haute et aigre de Holmes entonner un chant délirant. Tandis qu'en bas je hélais un fiacre un homme vint vers moi à travers le brouillard. « Comment va M. Holmes, monsieur ? » me demanda-t-il. C'était une vieille connaissance : l'inspecteur Morton, de Scotland Yard, en civil. « Il est très malade », répondis-je. Il me dévisagea d'un air bizarre. Si ce n'avait pas été trop diabolique, j'aurais parié avoir distingué un éclair de satisfaction sur son visage. « On me l'avait dit », murmura-t-il. Le fiacre étant arrivé, je le quittai. Lower Burke Street était une rue bordée de belles maisons dans un quartier qui s'étend entre Notting Hill et Kensington. La demeure devant laquelle mon cocher s'arrêta avait un extérieur respectable et imposant avec ses balcons en fer forgé, sa porte massive à deux battants, ses cuivres étincelants. Décor complété harmonieusement par le maître d'hôtel qui émanait d'une lampe électrique placée derrière lui. « Oui, M. Culverton est ici. Le docteur Watson ? Très bien, monsieur, je vais présenter votre carte. » Mon titre aussi modeste que mon nom ne semblèrent pas impressionner M. Culverton Smith. A travers la porte à demi ouverte, j'entendis une voix de fausset, pétulante, agressive. « Qui est cette personne ? Que me veut-elle ? Mon Dieu, Stapples, combien de fois ne vous ai-je pas dit que je ne voulais pas être dérangé pendant mes heures d'études ? » Un flux discret de paroles apaisantes jaillit de la bouche du maître d'hôtel. « Eh bien, je ne le verrai pas, Stapples ! Je ne peux pas supporter que mon travail soit haché de la sorte. Je ne suis pas à la maison. Dites-lui. Dites-lui de revenir un matin s'il désire réellement me voir. » De nouveau le murmure pacifiant. « Non, non, transmettez-lui ce message. Qu'il vienne un matin, ou qu'il s'en aille au diable. Je ne veux pas être dérangé. » Je pensai à Holmes gisant sur son lit de malade et comptant peut-être les minutes qui le séparaient du moment où le secours arriverait. Ce n'était pas l'heure des politesses. Sa vie dépendait de ma promptitude. Avant que le maître d'hôtel, entre deux courbettes, eût pu me communiquer son message, je l'avais écarté et j'étais entré dans la pièce. Poussant un cri aigu de colère, un homme se leva d'un fauteuil à côté du feu. Je vis un grand visage jaune, à la peau grasse et rude, nanti d'un lourd double menton et deux yeux gris maussades, menaçants, qui étincelaient sous des sourcils broussailleux couleur de sable. En équilibre sur un côté de son haut crâne chauve, une petite calotte de velours était coquettement posée. Le crâne avait une énorme capacité. Pourtant, quand mon regard descendit, je m'aperçus avec stupéfaction que l'homme était petit frêle, que ses épaules et son dos étaient tordus comme quelqu'un qui aurait été rachitique dans sa jeunesse. « Que veut dire ceci ? cria-t-il de sa voix de fausset. Que signifie cette intrusion ? Ne vous ai-je pas fait dire que je vous recevrais demain matin ? – Je suis désolé, dis-je. Mais l'affaire qui m'amène ne souffre aucun délai. M. Sherlock Holmes… » Le nom de mon ami produisit un effet extraordinaire sur le petit homme. Toute trace de colère disparut de son visage. Sa physionomie devint tendue, en alerte. « Venez-vous de la part de Holmes ? – Je le quitte à l'instant. – Comment va-t-il ? – Il est dans un état désespéré. Voilà pourquoi je suis venu. » L'homme m'indiqua une chaise, et fit demi-tour pour se rasseoir. La glace qui se trouvait au-dessus de la cheminée me réfléchit sa figure. J'aurais juré qu'elle s'était éclairée d'un sourire méchant, abominable. Pourtant j'ai cru qu'il s'agissait d'une sorte de contraction nerveuse, car lorsqu'il se retourna dans ma direction ses traits étaient parfaitement impassibles. « Je regrette cette nouvelle, dit-il. Je ne connais M. Holmes qu'à travers quelques affaires que nous avons eu à traiter ensemble, mais j'éprouve beaucoup de respect pour ses talents et pour son caractère. C'est un amateur du crime, comme j'en suis un de la maladie. Voilà mes prisons, ajouta-t-il en me montrant une rangée de flacons et de fioles sur une table latérale. Parmi ces cultures de gélatine, quelques-uns des plus grands criminels du monde sont en train de purger leur peine. – C'est en raison de vos connaissances spéciales que M. Holmes souhaitait vous voir. Il professe une très haute opinion de vous, et il a pensé que vous étiez le seul home au monde à pouvoir le secourir. » Le petit homme sursauta, et la calotte chut sur le tapis. « Pourquoi ? demanda-t-il. Pourquoi M. Holmes pense-t-il que je pourrais le secourir ? – Parce que vous êtes compétent dans les maladies orientales. – Mais d'où vient qu'il croit que sa maladie est orientale ? – Parce que, au cours d'une enquête professionnelle, il a travaillé avec des marins chinois sur les docks. » M. Culverton Smith sourit avec satisfaction et ramassa sa calotte. « Oh ! voilà pourquoi, hé ? J'espère que le mal n'est pas si mal que vous le supposez. Depuis combien de temps est-il malade ? – Trois jours. – Délire-t-il ? – De temps en temps. – Tut ! tut ! Cela paraît sérieux. Il serait inhumain de ne pas répondre à son appel. Je répugne à être dérangé dans mon travail, docteur Watson, mais à cette affaire est exceptionnelle. Je vous accompagne tout de suite. » Je me souviens des instructions de Holmes. « J'ai un autre rendez-vous, m'excusai-je. – Très bien. J'irai donc seul. J'ai en note l'adresse de M. Holmes. Vous pouvez vous fier à moi : dans une demi-heure au plus je serai chez lui. » C'est d'un cœur lourd que je pénétrai dans la chambre de Holmes. Le pis était peut-être survenu en mon absence. Je fus grandement soulagé en constatant les progrès qu'au contraire il avait accomplis. Il avait toujours l'air d'un spectre, mais toute trace de délire avait disparu ; il parlait encore d'une voix faible, certes ; toutefois sa lucidité et sa netteté ne l'avaient pas abandonné. « Alors, l'avez-vous vu, Watson ? – Oui. Il vient. – Admirable, Watson ! Admirable ! Vous êtes le meilleur des messagers. – Il voulait m'accompagner. – Oh ! il ne fallait surtout pas ! Impossible, Watson ! A-t-il demandé quel était mon mal ? – Je lui ai parlé des chinois d'East End. – Très exact ! Eh bien, Watson, vous avez fait tout ce que pouvait faire un bon ami. Maintenant vous pouvez disparaître de la scène. – Je dois attendre et écouter son avis, Holmes. – Bien sûr ! Mais j'ai des raisons de supposer que cet avis serait beaucoup plus sincère et valable s'il croyait que nous sommes seuls. Il y a juste assez de place derrière la tête de mon lit, Watson. – Mon cher Holmes ! – Je crains que vous n'ayez pas le choix, Watson. La chambre ne se prête pas à beaucoup de cachettes, ce qui est parfait ; autrement elle éveillerait des soupçons. Mais là, Watson, juste là, je crois que vous y arriverez… » Il se redressa soudain, et son visage hagard se couvrit d'une expression d'intensité farouche. « … Voilà les roues, Watson. Vite, mon vieux, si vous m'aimez ! Et ne bougez pas, quoi qu'il arrive… quoi qu'il arrive, entendez-vous ? Ne parlez pas ! Ne remuez pas ! Écoutez seulement, mais de vos deux oreilles ! » En un instant son subit accès de force disparut, et son langage de commandement fit place aux murmures incompréhensibles d'un homme en proie au délire. De ma cachette, j'entendis les pas monter l'escalier, puis la porte s'ouvrir et se refermer. Alors, à ma surprise, s'établit un long silence, seulement interrompu par les râles et la respiration lourde du malade. Je m'imaginai que notre visiteur se tenait debout près du lit et examinait Holmes. Enfin ce silence pesant cessa. « Holmes ! s'écria-t-il. Holmes !… » Sa voix ressemblait à celle de quelqu'un qui aurait voulu réveiller un dormeur. « … Vous ne pouvez pas m'entendre, Holmes ? » Il y eut une sorte de froissement d'étoffe, comme s'il avait rudement secoué le malade par les épaules. « Est-ce vous, monsieur Smith ? chuchota Holmes. J'osais à peine espérer que vous viendriez. » L'autre se mit à rire. « Je ne l'aurais pas cru non plus. Et pourtant, voyez-vous, je suis ici. Les charbons ardents, Holmes : les charbons ardents ! – C'est très bien de votre part, très noble… J'apprécie vos connaissances particulières. » Notre visiteur ricana. « Vous les appréciez. Vous êtes, heureusement, le seul homme de Londres à les apprécier. Savez-vous quel est votre mal ? – Le même, répondit Holmes. – Ah ! vous reconnaissez les symptômes ? – Je ne les reconnais que trop bien. – Eh bien, cela ne m'étonnerait pas, Holmes. Je ne serais pas surpris si c'était les mêmes. Dans ce cas, les perspectives ne seraient pas drôles pour vous. Le pauvre Victor est mort le quatrième jour : il était jeune, fort, vaillant. Comme vous l'avez dit, c'était assez surprenant qu'il eût contracté au cœur de Londres un mal asiatique assez rare, mal que j'avais de surcroît spécialement étudié. Singulière coïncidence, Holmes ! Très habile de votre part de l'avoir remarquée, mais peu charitable d'avoir suggéré que c'était la cause et l'effet. – Je savais que vous l'aviez fait. – Oh ! vous le saviez, vraiment ? Eh bien, vous ne pouviez pas le prouver en tout cas. Mais que pensez-vous d'un homme qui répand des rapports de ce genre sur mon compte et puis qui rampe pour obtenir du secours quand il est malade ? Quel jeu estce, eh ? » J'entendis la respiration haletante du malade. « Donnez-moi à boire ! murmura-t-il. – Vous êtes près de la fin, mon ami. Mais je ne veux pas que vous quittiez ce monde sans que nous ayons ensemble une petite conversation. Voilà pourquoi je vous donne de l'eau. Là, ne la renversez pas ! Bien. Pouvez-vous comprendre ce que je dis ? » Holmes grogna. « Faites ce que vous pouvez pour moi ! haleta-t-il. Laissez le passé dans le passé. J'oublierai ce que j'ai dit, je vous le jure. Guérissez-moi seulement, et je l'oublierai. – Oublier quoi ? – Les circonstances de la mort de Victor Savage. Vous venez d'admettre que vous l'avez tué. Je l'oublierai. – Vous pouvez l'oublier ou vous en souvenir, comme vous voudrez. Je ne vous vois pas dans le box des témoins. Je vous vois plutôt dans une boîte d'une forme différente, mon bon Holmes. Oui, oui, je vous assure ! Il ne m'importe guère que vous sachiez comment est mort mon neveu. Ce n'est pas de lui que nous parlons : c'est de vous. – Oui. – Le bonhomme qui est venu me trouver… J'ai oublié son nom… Il m'a dit que vous aviez contracté le mal dans East End parmi les marins. – C'est ce que je crois. – Vous êtes fier de votre cerveau, Holmes, n'est-ce pas ? Vous vous croyez habile, n'est-ce pas ? Vous êtes tombé sur plus habile que vous, pour une fois ! Maintenant faites un effort en arrière, Holmes. Vous ne voyez pas une autre occasion où vous auriez pu attraper le mal ? – Je ne peux pas penser. Mon esprit s'en va. Pour l'amour du Ciel, aidez-moi ! – Oui, je vais vous aider. Je vais vous aider à comprendre simplement où vous êtes et comment vous en êtes arrivé là. Je tiens à ce que vous le sachiez avant de mourir. – Donnez-moi quelque chose pour me soulager. – C'est douloureux, hé ? Oui, les coolies hurlaient de douleur sur la fin ! Cela vous prend comme des crampes, je parie ? – Oui, oui ! Des crampes. – Eh bien, vous allez pouvoir entendre ce que je vais vous dire. Écoutez ! Ne vous rappelez-vous pas un incident sortant de l'ordinaire et survenu un peu avant le début de vos symptômes ? – Non, rien. – Réfléchissez. – Je suis trop malade pour réfléchir. – Je vais vous aider. Vous n'avez rien reçu par la poste ? – Par la poste ? – Oui. Un paquet, par hasard ? – Je m'évanouis… Je m'en vais ! – Écoutez, Holmes !… » Il y eut un bruit comme s'il secouait le mourrant, et je dus ma maîtriser pour ne pas sortir de ma cachette. « … Vous devez m'entendre. Vous allez m'entendre. Vous rappelez-vous une boîte ? Une boîte en ivoire ? Elle est arrivée mercredi. Vous l'avez ouverte… Vous vous en souvenez ? – Oui, je l'ai ouverte. Il y avait un ressort pointu à l'intérieur. Une farce… – Ce n'était pas une farce, vous vous en apercevrez à vos dépens. Imbécile, vous l'avez bien cherché ! Qui vous a demandé de vous mettre en travers de mon chemin ? Si vous m'aviez laissé tranquille, je ne vous aurais pas fait de mal. – Je me rappelle, balbutia Holmes. Le ressort ! Il m'a piqué au sang. Cette boîte… Celle-ci sur la table ! – Celle-ci même, pardieu ! Et je la mets dans ma poche avant de vous quitter. Ainsi disparaîtra votre dernier lambeau de preuve. Mais vous savez la vérité à présent, Holmes, et vous pouvez mourir avec la certitude que je vous ai tué. Vous connaissiez trop de choses sur la mort de Victor Savage ; je vous ai envoyé de quoi partager son destin. Vous êtes tout près de votre fin dernière, Holmes. Je vais m'asseoir et attendre votre mort. » La mort de Holmes n'était plus qu'un chuchotement presque inaudible. « Quoi ? dit Smith. Plus de lumières ? Ah ! les ombres commencent à tomber, hein ? Oui, je vais faire les grandes lumières afin que je puisse mieux vous regarder mourir… » Il traversa la chambre et la lampe brilla avec tout son éclat. « … Y a-t-il un autre petit service que je puisse vous rendre, mon ami ? – Une allumette et une cigarette. » La joie et la stupéfaction manquèrent de me faire bondir hors de ma cachette. Il parlait avec son timbre normal, un peu faible peut-être, mais je reconnaissais bien la voix. Un long silence s'ensuivit, et je devinai que Culverton Smith ahuri contemplait le malade. « Que signifie tout cela ? dit-il d'un ton sec, âpre. – Le meilleur moyen de bien jouer un rôle, dit Holmes, c'est d'entrer dans la peau du personnage. Je vous donne ma parole que depuis trois jours je n'ai rien mangé ni bu, exception faite de ce verre d'eau que vous avez eu la bonté de me tendre. Mais pour le tabac, ç'a été plus dur ! Ah ! voici quelques cigarettes !… » J'entendis le frottement d'une allumette. « … Je vais beaucoup mieux. Hello ! Entendrais-je le pas d'un ami ? Des pas résonnèrent derrière la porte qui s'ouvrit, et l'inspecteur Morton apparut. « Tout est en règle : voici votre homme », lui dit Holmes. Le policier employa les formules habituelles. « Je vous arrête sous l'inculpation de meurtre sur la personne du nommé Victor Savage, conclut-il. – Et vous pourriez ajouter de tentative de meurtre sur la personne d'un nommé Sherlock Holmes ! fit observer mon ami avec un petit rire. Pour épargner un souci à un malade, inspecteur, M. Culverton Smith a eu la bonté de donner notre signal en ouvrant davantage lui-même le gaz. D'autre part, le prisonnier a dans la poche droite de son manteau une petite boîte qu'il vaudrait mieux lui retirer. Merci. A votre place, je la manipulerais avec précaution. Posez-là ici. Elle sera utile au procès. » Une légère bousculade s'ensuivit, et se termina par un bruit de ferrailles et un cri de douleur. « Vous ne réussirez qu'à vous faire du mal ! dit l'inspecteur. Restez tranquille, voulez-vous ? » J'entendis le cliquetis des menottes qui se refermaient. « Un joli piège ! cria la voix de fausset. Il vous amènera dans le box, monsieur Holmes, mais pas moi ! Il m'avait prié de venir le soigner. J'ai eu pitié de lui et je suis venu. Maintenant il prétendra sans nul doute que j'ai dit quelque chose de nature à étayer ses infâmes soupçons. Mentez comme il vous plaira, Holmes ! Ma parole vaut bien la vôtre. – Mon Dieu ! s'écria Holmes. Je l'avais totalement oublié. Mon cher Watson, je vous dois un millier d'excuses. Quand je pense que je vous ai négligé ! Je n'ai pas besoin de vous présenter à M. Culverton Smith, puisque je crois que vous vous êtes déjà rencontrés au début de la soirée. Avez-vous le fiacre en bas ? Je vous suivrai quand je serai habillé, car je vous serai peut-être de quelque utilité au commissariat. » Pendant que Holmes avalait un verre de vin et quelques biscuits tout en s'habillant, il me dit : « Jamais je n'en ai eu davantage besoin ! Vous savez, je n'ai pas d'habitudes très régulières pour mes repas, et le jeûne m'a moins affecté que beaucoup d'autres personnes. Mais il était indispensable que je pusse convaincre Mme Hudson de la réalité de ma condition, puisqu'elle devait vous en informer, et vous, en informer Smith à votre tour. Vous ne m'en voulez pas, Watson ? Comprenez que parmi tous vos talents, mon secret, vous n'auriez jamais été capable de persuader Smith de la nécessité urgente de sa présence, qui était au centre de mon plan. Connaissant sa nature vindicative, je savais parfaitement qu'il viendrait contempler son chef-d'œuvre. – Mais votre aspect physique, Holmes ? Votre visage de spectre ? – Trois journées de jeûne total n'arrangent jamais une beauté, Watson ! Pour le reste, il n'y a rien qu'une éponge ne puisse faire disparaître. Avec de la vaseline sur le front, de la belladone dans les yeux, du rouge sur les pommettes et des croûtes de cire autour des lèvres, on peut toujours produire un effet satisfaisant. Le maquillage est un sujet sur lequel j'ai eu souvent envie d'écrire une petite monographie. Quelques propos sur des demi-couronnes, des huîtres, ou n'importe quoi de bizarre produisent un plaisant effet de délire. – Mais pourquoi ne vouliez-vous pas que je vous approche, puisqu'il n'y avait nul danger de contagion ? – Vous le demandez, mon cher Watson ? Croyez-vous que j'estime si peu vos talents de médecin ? Pouvais-je imaginer que votre jugement astucieux se méprendrait sur le cas d'un mourant qui, bien que faible, ne présentait ni accélération du pouls ni hausse de température ? A quatre mètres j'avais une chance de vous tromper. Si j'échouais à vous persuader de mon mal, qui serait aller chercher mon Smith et me l'offrir à discrétion ? Non, Watson, ne touchez pas à cette boîte. Si vous la regardez de coté, vous pouvez voir d'où le ressort pointu se détend comme la langue d'une vipère. J'affirme que c'est par un procédé analogue que le pauvre Savage, qui s'interposait entre ce monstre et un héritage, a été tué. Mon courrier est toutefois, comme vous le savez, et je suis toujours sur mes gardes quand je reçois des paquets. Je compris aussitôt qu'en lui faisant croire qu'il avait réussi, je pourrais lui arracher une confession par surprise. Je me suis donc déguisé comme un véritable artiste. Merci, Watson, il faut que vous m'aidiez à mettre mon manteau. Quand mon aurons terminé au commissariat de police, je crois qu'un petit repas chez Simpson ne serait pas déplacé ! » Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) http://conan.doyle.free.fr/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'AVENTURE DE SHOSCOMBE OLD PLACE Les Archives de Sherlock Holmes (mars 1927) L'aventure de Shoscombe Old Place Pendant un long moment, Sherlock Holmes demeura penché au-dessus d'un microscope à faible grossissement. Puis il se redressa et me décocha un regard de triomphe. – C'est de la colle, Watson ! Incontestablement de la colle. Jetez un coup d'œil sur ces objets éparpillés dans le champ ! J'approchai mon visage de l'oculaire et le réglai sur ma vue. – Ces poils sont des fils d'un veston de tweed. Les masses grises irrégulières sont de la poussière. Il y a des écailles épithéliales sur la gauche. Ces taches brunes au centre sont indubitablement de la colle. – Je veux bien, dis-je en riant. Je suis disposé à vous croire sur parole. Quelque chose en dépend-il ? – C'est une très belle démonstration ! me répondit-il. Dans l'affaire de Saint Pancras, vous vous rappelez sans doute qu'une casquette a été trouvée à côté du cadavre du policeman. L'accusé a nié qu'elle lui appartenait. Or il est encadreur et il manipule régulièrement de la colle. – C'est l'une de vos affaires ? – Non. Mon ami Merivale, de Scotland Yard, m'avait demandé conseil. Depuis que j'ai coincé mon faux-monnayeur par la limaille de zinc et de cuivre qui se trouvait dans la couture de sa manchette, on commence à mesurer l'importance du microscope… Il regarda sa montre avec impatience. – … Un nouveau client devait venir, mais il est en retard. À propos, Watson, êtes-vous compétent en courses de chevaux ? – Je devrais l'être. La moitié de ma pension d'invalidité y est passée. – Alors vous serez mon « guide pratique du turf ». Qui est sir Robert Norberton ? Le nom vous dit-il quelque chose ? – Oui. Il habite à Shoscombe Old Place, que je connais bien car j'y ai pris mes quartiers d'été. Une fois, Norberton a failli mériter votre attention. – Comment cela ? – Le jour où il a infligé une terrible correction à coups de cravache à Sam Brewer, le fameux usurier de Curzon Street. Il l'a presque tué. – Tiens, il paraît intéressant ! Se laisse-t-il aller souvent à la violence ? – Il a en tout cas la réputation d'un homme dangereux. C'est le cavalier le plus casse-cou de toute l'Angleterre : deuxième au Grand-National il y a quelques années. Il a raté son époque : il aurait fait un parfait dandy au temps de la Régence ! C'est un boxeur, un athlète, un joueur effréné, un don Juan ; d'après les on-dit, il se trouverait dans une situation financière si embarrassée qu'il pourrait ne jamais remonter la pente. – Excellent, Watson ! Un croquis parfait ! Il me semble que je le connais déjà. Maintenant pouvez-vous me donner une idée de Shoscombe Old Place ? – Uniquement ceci : Shoscombe Old Place est situé au centre de Shoscombe Park ; et la célèbre écurie et le centre d'entraînement de Shoscombe se trouvent dans la propriété. – Et le chef entraîneur, ajouta Holmes, s'appelle John Mason. Ne soyez pas surpris de ma science, Watson : c'est une lettre de lui que je manie en ce moment. Mais donnez-moi davantage de détails sur Shoscombe. J'ai l'impression que j'ai mis au jour un filon. – Il y a les épagneuls de Shoscombe, dis-je. Vous en entendez parler à chaque exposition canine. La race la plus pure d'Angleterre. Ils sont l'orgueil de la châtelaine de Shoscombe Old Place. – La femme de sir Robert Norberton, je suppose ? – Sir Robert ne s'est jamais marié. C'est aussi bien, si je songe aux perspectives. Il vit chez sa sœur, une veuve lady Béatrice Falder. – Vous voulez dire que c'est elle qui vit chez lui ? – Non. Le propriétaire était son défunt mari, Sir James Norberton n'a aucun titre à faire valoir sur le domaine. C'est seulement un usufruit, et le domaine fera retour au frère de Sir James. En attendant, elle collecte les fermages chaque année. – Et son frère Robert, sans doute, dilapide l'argent desdits fermages ? – À peu près. C'est un diable d'homme qui ne doit pas procurer à sa sœur une existence paisible. Je crois pourtant qu'elle lui est attachée. Mais qu'est-ce qui ne va pas à Shoscombe ? – Ah ! voilà justement ce que j'ai besoin de savoir ! Mais j'entends le pas, j'espère, de celui qui nous le dira. La porte s'ouvrit et le groom introduisit un homme de grande taille, rasé, qui affichait sur sa physionomie cette expression de fermeté et d'austérité que l'on ne trouve que chez les éducateurs d'enfants ou de chevaux. M. John Mason gouvernait un bon nombre d'enfants et de chevaux et il me parut égal à sa tâche. Il s'inclina avec une froide dignité avant de s'asseoir sur la chaise que Holmes lui avait avancée. – Vous avez reçu mon mot, monsieur Holmes ? – Oui, mais il ne m'a rien expliqué. – Il s'agissait d'une chose trop délicate pour être confiée à du papier. Trop compliquée aussi. Je ne pouvais vous l'exposer que face à face. – Hé bien ! nous sommes à votre disposition. – Premièrement, monsieur Holmes, je crois que mon maître, Sir Robert, est devenu fou. Holmes haussa le sourcil. – Nous sommes à Baker Street et non dans Harley Street, fitil. Mais pourquoi croyez-vous qu'il est devenu fou ? – Ma foi, monsieur, quand quelqu'un fait quelque chose de bizarre une fois, deux fois, cela peut s'expliquer ; mais quand il ne fait que des choses bizarres, alors vous commencez à vous étonner. Je crois que Shoscombe Prince et le Derby lui ont fait perdre la tête. – Il s'agit d'un poulain que vous entraînez ? – Le meilleur espoir anglais, monsieur Holmes ! Et je prétends m'y connaître. Je serai franc avec vous, messieurs, car je sais que vous êtes deux hommes d'honneur et que mes propos ne sortiront point de cette pièce. Sir Robert veut absolument gagner le Derby. Il est pris à la gorge : c'est sa dernière chance. Tout l'argent qu'il peut se procurer ou emprunter, il le met sur le cheval, et à une belle cote ! Aujourd'hui vous pouvez l'avoir encore dans les quarante contre un, mais quand il a commencé à parier, c'était du cent contre un. – Comment cela, puisque le cheval est si bon ? – Le public ne sait pas que le cheval est bon. Sir Robert a été plus malin que les espions. Il promène le demi-frère de Prince ; c'est celui-là qu'il montre. Vous ne pourriez pas les distinguer l'un de l'autre. Mais entre eux il y a une différence de deux longueurs par deux cents mètres de galop. Il ne pense plus à rien qu'au cheval et à la course. Il joue toute sa vie dessus. Jusqu'ici il a maintenu les juifs à distance. Mais si Prince est battu, il est fini. – C'est un jeu désespéré ; pourtant où intervient la folie ? – Ah ! d'abord, il faudrait que vous le voyiez ! Je crois qu'il ne dort pas de la nuit. Il descend à toute heure aux écuries. Il a des yeux de sauvage. Ses nerfs ne tiennent pas le coup. Et puis il y a sa conduite à l'égard de lady Béatrice. – Ah ? Quelle sorte de conduite ? – Ils ont toujours été les meilleurs amis du monde. Ils avaient les mêmes goûts, et elle aimait les chevaux autant que lui. Tous les jours à la même heure elle descendait en calèche pour les voir ; elle avait surtout un faible pour Prince. Le poulain dressait l'oreille quand il entendait les roues sur le gravier, et chaque matin il trottait jusqu'à la voiture pour avoir son morceau de sucre. Mais tout cela est terminé, maintenant. – Pourquoi ? – Hé bien ! elle semble avoir perdu tout intérêt pour les chevaux. Voilà bien une semaine qu'elle passe près des écuries sans jamais plus qu'un bonjour. – Ils se seraient disputés ? – Si oui, une dispute terrible, féroce, avec beaucoup de rancœur à la clé. Autrement pourquoi se serait-il débarrassé de l'épagneul qu'elle aimait comme s'il avait été son enfant ? Il y a quelques jours, il l'a donné au vieux Barnes, qui tient l'Auberge du Dragon-Vert, à cinq kilomètres de Shoscombe, à Crendall ! – Voilà qui semble bizarre, assurément ! – Étant donné qu'elle a le cœur malade et qu'elle est hydropique, il était bien normal qu'elle ne se promenât point avec lui, mais chaque soir il passait deux heures dans sa chambre. Il pouvait être gentil, car elle a été pour lui un véritable chic copain ! Fini, tout cela. Il ne va plus jamais la voir. Et elle en a gros sur le cœur. Elle est maussade, elle boude, et elle boit. Elle boit, monsieur Holmes… comme un poisson ! – Buvait-elle avant cette brouille ? – Oh ! elle prenait volontiers un verre ! Mais à présent c'est une bouteille par soirée qu'il lui faut. C'est ce que Stephens, le maître d'hôtel, m'a affirmé. Tout est changé, monsieur Holmes, et il y a quelque chose de sacrement pourri à la base de ce changement. Et puis, tenez, voulez-vous me dire pourquoi le maître descend chaque soir dans la vieille crypte de l'église ? Et quel est l'homme qu'il y rencontre ? Holmes se frotta les mains. – Poursuivez, monsieur Mason. Vous me passionnez de plus en plus. – C'est le maître d'hôtel qui l'a vu s'y rendre. À minuit et sous une pluie battante. Le lendemain, je ne me suis pas couché : bien sûr, le maître est reparti là-bas. Stephens et moi, nous l'avons suivi, mais c'était risqué car, s'il nous avait vus, ça aurait bardé ! Il a des poings terribles quand il s'emballe, et il n'épargne personne. Alors nous avions peur de le serrer de trop près, mais nous l'avons quand même pisté. C'était à la crypte hantée qu'il se rendait ; et un homme l'attendait là. – Une crypte hantée ? – Oui, monsieur. Une vieille chapelle désaffectée dans le parc. Si ancienne que personne ne peut en dire la date. Dessous, il y a une crypte qui a mauvaise réputation dans le pays. De jour, l'endroit est obscur, humide, isolé ; mais on trouverait peu de volontaires pour y aller la nuit ! Oh ! le maître ne craint rien, lui ! Il n'a jamais eu peur, de toute sa vie. Mais qu'y fait-il à cette heure de la nuit ? – Attention ! fit Holmes. Vous dites qu'il y avait un autre homme. Certainement l'un de vos valets d'écurie ou quelqu'un de la maison ! Vous n'avez qu'à l'identifier et l'interroger. – Je ne le connais pas. – Comment le savez-vous ? – Parce que je l'ai vu, monsieur Holmes. C'était la deuxième nuit. Sir Robert a fait demi-tour et a passé près du buisson où Stephens et moi nous frissonnions comme deux Jeannot-lapins car il y avait un peu de lune. Nous avons entendu l'autre qui marchait derrière. Quand Sir Robert a pris du champ, nous sommes sortis de notre buisson comme si nous avions eu envie de faire un tour au clair de lune, et nous sommes tombés droit sur lui, fortuitement, vous comprenez ? Je l'ai interpellé : » – Hé là ! Qui êtes-vous donc ? lui ai-je demandé. » Je crois qu'il ne nous avait pas entendus ; il nous regardait par-dessus son épaule avec une figure comme s'il avait vu le diable sortant de l'enfer. Il a poussé un petit cri, et il a détalé aussi vite qu'il le pouvait dans l'obscurité. À la course il est imbattable ! Ça, je le lui accorde. Une minute plus tard il avait disparu. Qui il était, ce qu'il voulait, nous n'en savons rien. – Mais vous l'avez bien vu au clair de lune ? – Oui. Je pourrais jurer qu'il est jaune comme un coing avec une tête de chien maigre si j'ose dire. Que peut-il avoir de commun avec Sir Robert ? Holmes demeura méditatif. – Qui tient compagnie à lady Béatrice ? demanda-t-il enfin. – Sa femme de chambre, Carrie Evans. Elle est depuis cinq ans à son service. – Et elle lui est dévouée ? M. Mason parut embarrassé et mal à l'aise. – Elle est assez dévouée, fit-il. Mais je ne préciserai pas à qui. – Ah ! – Je ne veux pas raconter les cancans du pays. – Je comprends tout à fait, monsieur Mason. La situation est claire. D'après le portrait que le docteur Watson m'avait brossé de Sir Robert, j'avais déduit qu'aucune femme n'était en sécurité auprès de lui. Ne pensez-vous pas que la brouille entre le frère et la sœur trouverait là son explication ? – Il y a longtemps que le scandale est public ! – Peut-être l'ignorait-elle. Supposons qu'elle l'ait subitement découvert. Elle cherche à se débarrasser de la fille. Son frère ne le lui permet pas. Infirme, elle ne dispose d'aucun moyen pour exiger l'exécution de sa volonté. La femme de chambre détestée demeure à son service. Lady Beatrice refuse de parler, boude, boit. Dans sa mauvaise humeur, Sir Robert lui retire son épagneul favori. Est-ce que tout cela n'est pas cohérent ? – Oui, sans doute… Jusque-là. – Voilà ! Jusque-là. Mais comment expliquer alors les visites nocturnes à la crypte ? Nous ne pouvons pas les faire cadrer dans ce schéma. – Non, monsieur. Et il y a encore autre chose qui ne cadre pas. Pourquoi Sir Robert veut-il déterrer un cadavre ? Holmes se dressa comme mû par un ressort. – Nous ne nous en sommes aperçus qu'hier, après que je vous ai écrit. Hier, Sir Robert devait se rendre à Londres ; aussi Stephens et moi sommes-nous allés à la crypte. Nous y sommes descendus. Tout était normal, monsieur, sauf que dans un coin il y avait un débris de corps humain. – Vous avez alerté la police, je suppose ? Notre visiteur sourit. – Ma foi, monsieur, je pense que notre découverte n'aurait guère intéressé les policiers. Il s'agissait de la tête et de quelques ossements d'une momie qui pouvait être vieille de mille ans..Mais ces débris n'étaient pas là auparavant. Cela je le jure, et Stephens aussi ! Ils étaient rangés dans un angle et recouverts d'une planche ; auparavant cet angle avait toujours été dégarni. – Qu'en avez-vous fait ? – Nous les avons laissés là. – Vous avez bien fait. Vous m'avez dit que Sir Robert était absent hier. Est-il rentré ? – Nous attendons son retour pour aujourd'hui. – Quand Sir Robert s'est-il dessaisi du chien de sa sœur ? – Cela fait juste une semaine aujourd'hui. L'épagneul aboyait, hurlait même près du vieux kiosque. Sir Robert était ce matin-là dans l'une de ses crises de mauvaise humeur. Il l'attrapa et je crus qu'il allait le tuer. Mais il le donna à Sandy Bain le jockey, en lui disant d'aller le porter au vieux Barnes du Dragon-Vert parce qu'il ne voulait plus jamais le revoir. Holmes alluma la plus vieille et la plus culottée de ses pipes. – Je ne me rends pas très bien compte de ce que vous désirez que je fasse dans cette affaire, monsieur Mason. Ne pouvez-vous pas me le préciser un tant soit peu ? – Voici qui vous le précisera peut-être, répondit le visiteur. Il tira de sa poche un journal qu'il déplia soigneusement et il tendit à Holmes un fragment d'os carbonisé. Mon ami l'examina avec intérêt. – Où l'avez-vous trouvé ? – Dans la cave, sous la chambre de lady Beatrice, il y a la chaudière du chauffage central. Depuis quelque temps on l'avait éteinte, mais Sir Robert s'est plaint du froid et on l'a rallumée. C'est Harvey, l'un de mes garçons, qui s'en occupe. Ce matin il est venu m'apporter cet os : il l'avait trouvé en ratissant les cendres. Ça ne lui avait pas plu. – À moi non plus, dit Holmes. Qu'en pensez-vous, Watson ? Il était calciné, réduit à une forme de cendre noire ; mais sa signification anatomique était hors de doute. – C'est le condyle supérieur d'un fémur humain, affirmai-je. – Exactement ! Holmes était devenu très grave. – Quand ce garçon s'occupe-t-il de la chaudière ? – Il la remplit chaque soir ; c'est tout. – Par conséquent n'importe qui peut s'y rendre pendant la nuit ? – Oui, monsieur. – Peut-on y entrer par l'extérieur ? – Il y a une porte à l'extérieur. Une autre porte ouvre sur un escalier qui aboutit au couloir où se trouve la chambre de lady Beatrice. – Nous sommes dans des eaux profondes, monsieur Mason. Profondes et sales. Vous dites que Sir Robert n'était pas chez lui la nuit dernière ? – II n'y était pas, monsieur. – Donc ce n'est sûrement pas lui qui a brûlé des os ! – C'est vrai, monsieur. – Comment s'appelle l'auberge dont vous nous avez parlé ? – Le Dragon-Vert. – Est-ce que la pêche est fructueuse dans cette région du Berkshire ? Le brave entraîneur nous fit comprendre par le jeu de sa physionomie qu'il était convaincu qu'un nouveau maboul venait d'entrer dans son existence pénible. – Ma foi, monsieur, j'ai entendu dire qu'il y a de la truite dans la rivière du moulin et du brochet dans le lac du château. – Cela nous suffira. Watson et moi, nous sommes de fameux pêcheurs… N'est-ce pas, Watson ? Vous pourrez nous joindre au Dragon-Vert. Nous y arriverons ce soir. Inutile de vous préciser, monsieur Mason, que nous ne voulons pas vous voir, mais vous pourrez toujours nous faire porter un mot, et si j'ai besoin de vous je saurai bien vous trouver. Quand nous aurons un peu approfondi l'affaire, je vous ferai part d'une opinion motivée. Voilà pourquoi, par un soir lumineux de mai, Holmes et moi nous nous trouvâmes installés dans un compartiment de première classe et munis d'un billet pour l'arrêt facultatif de Shoscombe. Le filet à bagages au-dessus de nos têtes était rempli d'un formidable assortiment de cannes, de moulinets et de paniers. Parvenus à destination, nous louâmes une voiture qui nous déposa rapidement devant une auberge à l'ancien style dont le sportif propriétaire Josiah Barnes entra avidement dans nos vues pour la mise à mort de tous les poissons des environs. – Que pensez-vous du lac du château et des brochets qui sont dedans ? interrogea Holmes. Le visage de l'aubergiste s'assombrit. – N'y comptez pas, monsieur. Vous pourriez vous retrouver dans le lac avant d'en avoir attrapé un. – Et pourquoi ? – À cause de Sir Robert, monsieur. Il a la haine des espions. Si vous, deux étrangers au pays, vous approchiez des écuries, il s'occuperait de vous : aussi sûr que le destin ! Il n'aime pas courir de risques inutiles, Sir Robert ! Oh ! non ! – On m'a dit qu'il avait un cheval engagé dans le Derby. – Oui, et aussi un bon poulain. Nous avons misé sur lui tout notre argent, comme Sir Robert. À propos… Il nous dévisagea en réfléchissant. – … Je suppose que vous n'êtes pas vous-mêmes des gens du turf ? – Non, vraiment ! Nous ne sommes que deux Londoniens fatigués qui avons terriblement besoin d'un peu d'air pur du Berkshire. – Alors vous avez trouvé le bon endroit. Mais attention à ce que je vous ai dit sur Sir Robert ! Il est de ce genre d'hommes qui cognent d'abord et qui s'expliquent après. Ne vous approchez pas du parc. – Bien sûr, monsieur Barnes ! Dites, à qui était ce bien bel épagneul qui geignait dans l'entrée tout à l'heure ? – Vous pouvez le dire, qu'il est beau, mon chien ! De la pure race de Shoscombe. Il n'y en a pas un de plus beau en Angleterre. – Je suis comme vous : j'aime beaucoup les chiens, dit Holmes. Si je ne suis pas indiscret, combien peut valoir une bête pareille ? – Plus que je ne pourrais la payer, monsieur. C'est Sir Robert en personne qui m'en a fait cadeau. Voilà pourquoi je le tiens en laisse. Si je ne l'attachais pas, il serait de retour au Hall en cinq sec ! Quand l'aubergiste nous eut quittés, Holmes me dit : – Nous avons quelques cartes dans notre main, Watson. Le coup n'est pas facile à jouer, mais dans un ou deux jours nous aurons peut-être découvert l'astuce idoine. Je crois que Sir Robert est encore à Londres ? Nous pourrions peut-être pénétrer ce soir dans ce domaine sacré sans risquer la bagarre. Il y a quelques détails dont j'aimerais avoir personnellement confirmation. – Vous avez une théorie, Holmes ? – Celle-ci seulement, Watson : quelque chose s'est produit il y a huit jours environ, qui a transformé la vie de Shoscombe Old Place. Qu'est ce quelque chose ? Nous ne pouvons l'imaginer que par ses conséquences, qui me semblent bizarrement mêlées. Mais ce mélange même devrait nous aider : c'est uniquement le dossier terne, incolore, vide qui est désespérant… Reconsidérons nos éléments. Le frère ne rend plus visite à sa bien-aimée sœur infirme. Il se débarrasse de son chien favori. Le chien de sa sœur, Watson ! Ce détail ne vous suggère rien ? – Rien d'autre que la rancune du frère. – Peut-être. Ou bien… Oui, je vois une autre hypothèse. Reprenons notre examen de la situation depuis le moment où a commencé cette dispute, si dispute il y a. Lady Beatrice garde la chambre, modifie ses habitudes, est invisible sauf lorsqu'elle sort en voiture avec sa femme de chambre, refuse de s'arrêter aux écuries pour caresser son cheval préféré et apparemment se met à boire. Le dossier est complet, je crois ? – Il manque l'affaire de la crypte. – Là, c'est un autre raisonnement. Il y a deux raisonnements, et je vous serais reconnaissant de ne pas les confondre. Le raisonnement A, celui qui concerne lady Beatrice, fleure plutôt sinistrement, vous ne trouvez pas ? – Je ne sais quoi penser. – Alors, prenons maintenant le raisonnement B, celui qui concerne Sir Robert. Il est enragé pour gagner le Derby. Il est aux mains des juifs ; à tout moment le domaine peut être vendu, et ses écuries saisies par ses créanciers. C'est un audacieux, prêt à tout. Il tire ses revenus de sa sœur. La femme de chambre de cette sœur est son instrument docile. Jusqu'ici nous sommes sur un terrain solide, non ? – Mais la crypte ? – Ah ! oui, la crypte ! Supposons, Watson… C'est une supposition scandaleuse, une hypothèse que j'avance pour le plaisir d'argumenter… Supposons que Sir Robert ait fait disparaître sa sœur… – Mon cher Holmes, c'est hors de question ! – Vraisemblablement, Watson. Sir Robert appartient à une famille honorable. Mais chez les aigles vous trouvez parfois un charognard. Admettons un moment que cette hypothèse soit exacte. Il ne peut pas quitter le pays avant d'avoir refait fortune, et il ne peut refaire cette fortune qu'en gagnant le Derby avec Prince. Donc il lui faut encore tenir bon sans bouger. Pour cela, il doit se défaire du corps de sa victime et lui trouver une remplaçante qui se fasse passer pour elle. Avec la femme de chambre dans le secret, ce n'est pas impossible. Le corps de lady Béatrice peut être porté dans la crypte, endroit peu fréquenté, et clandestinement brûlé la nuit dans la chaudière en laissant des vestiges dans le genre de celui que nous avons vu. Que dites-vous de cela, Watson ? – À partir du moment où vous prenez au sérieux une hypothèse aussi monstrueuse, tout est possible ! – Je pense à une petite expérience que nous pourrions tenter demain, Watson. En attendant, nous avons à nous conformer à nos personnages ; je vous propose donc d'offrir à notre hôte un verre de son vin, et de lui tenir des propos élevés sur les anguilles et les vandoises, conversation qui lui ira droit au cœur. On ne sait jamais : en bavardant, nous apprendrons peut-être quelque chose d'utile. Le matin, Holmes s'aperçut que nous étions partis sans nos hameçons spéciaux pour brochetons, ce qui nous dispensa de pêcher pour la journée. Vers onze heures, nous sortîmes pour faire un tour, et il obtint l'autorisation d'emmener l'épagneul noir. – Voici l'endroit, me dit-il quand nous arrivâmes devant une double grille surmontée de griffons héraldiques. Vers midi, m'a dit M. Barnes, la vieille dame se promène en voiture, laquelle ralentit pour l'ouverture de la grille. Quand elle arrivera, et avant qu'elle reprenne de la vitesse, je vous demande, Watson, d'arrêter le cocher en lui posant la première question venue. Ne vous occupez pas de moi. Je me posterai derrière ce buisson de houx, et je verrai ce que je pourrai voir. Nous n'eûmes pas longtemps à attendre. Un quart d'heure plus tard, nous aperçûmes la grosse calèche jaune décapotée qui descendait l'avenue, attelée de deux magnifiques chevaux gris. Holmes s'accroupit derrière son houx avec le chien. Je demeurai négligemment sur la route. Un concierge sortit en courant pour ouvrir la porte. La voiture avait ralenti, les chevaux marchaient au pas, j'eus donc le temps de bien regarder les occupantes. Une jeune femme plantureuse, qui avait des cheveux filasse et des yeux impudents, était assise sur la gauche. A sa droite se tenait une vieille personne voûtée et emmitouflée de châles qui lui couvraient le visage et les épaules ; c'était certainement l'infirme. Quand les chevaux atteignirent la grand-route, je levai un bras avec autorité ; le cocher s'arrêta ; je lui demandai si Sir Robert était à Shoscombe Old Place. Au même instant, Holmes sortit de sa cachette et lâcha l'épagneul, qui, avec un jappement joyeux, s'élança vers la voiture et grimpa sur le marchepied. En moins d'une seconde, sa joyeuse frénésie se transforma en une colère furieuse et il chercha à mordre la robe noire. – En route ! En route ! ordonna une voix dure. Le cocher fouetta ses chevaux ; nous demeurâmes seuls sur la route. – Hé bien ! Watson, ça a marché ! s'écria Holmes en rattachant le chien. Il a cru que c'était sa maîtresse ; il a découvert que c'était quelqu'un d'autre. Les chiens ne se trompent pas. – Mais c'était la voix d'un homme ! m'exclamai-je. – En effet ! Nous avons un atout de plus dans notre main, Watson, mais il nous faut jouer serré malgré tout. Mon compagnon ne sembla pas avoir d'autres plans pour la journée ; aussi emportâmes-nous notre attirail de pêche près de la rivière du moulin ; et le soir nous eûmes un plat de truites pour le dîner. Ce n'est qu'après le repas que Holmes manifesta l'intention de prendre un peu d'exercice. Nous partîmes sur la route que nous avions suivie le matin, et nous arrivâmes à la grille du parc. Une haute silhouette sombre nous attendait : je reconnus notre nouveau client, M. John Mason, l'entraîneur. – Bonsoir, messieurs ! nous dit-il. J'ai reçu votre billet, monsieur Holmes. Sir Robert n'est pas encore rentré, mais nous l'attendons pour ce soir. – A quelle distance du château se trouve la crypte ? demanda Holmes. – Quatre cents mètres au moins. – Alors je pense que nous n'avons pas à nous préoccuper de lui ? Allons-y ensemble. – Je ne peux pas me permettre d'y rester avec vous, monsieur Holmes. Dès qu'il arrivera, il voudra me voir pour avoir des nouvelles de Prince. – Je comprends ! Dans ce cas nous opérerons sans vous, monsieur Mason. Montrez-nous la crypte, et laissez-nous ensuite. Il faisait noir comme de l'encre. Pas de lune. Mason nous conduisit à travers les prairies jusqu'à ce qu'apparût en face de nous une masse confuse : c'était l'ancienne chapelle. Nous pénétrâmes par un trou béant qui avait été autrefois le porche, et notre guide, trébuchant sur des pierres, nous précéda jusqu'à un angle de l'édifice : là, un escalier raide descendait dans la crypte. Il frotta une allumette, et l'endroit s'éclaira de mélancolie : les murs croulants étaient faits de pierres grossièrement équarries ; des cercueils en plomb et en pierre étaient rangés sur un côté, empilés jusqu'à la voûte à arêtes du toit qui se perdait dans l'ombre au-dessus de nos têtes. Holmes avait allumé sa lanterne ; elle projeta un rayon jaune sur ce spectacle de désolation. Le rayon se réfléchissait sur les plaques des cercueils, la plupart d'entre elles ornées du griffon et de la couronne de cette vieille famille qui arborait ses titres jusqu'aux portes de la mort. – Vous nous avez parlé d'ossements, monsieur Mason. Pourriez-vous me les montrer avant que vous partiez ? – Ils sont ici dans ce coin… L'entraîneur avança, puis demeura pétrifié quand notre lanterne éclaira l'endroit indiqué. – … Ils n'y sont plus ! fit-il. – Je m'y attendais, dit Holmes dans un petit rire. J'imagine qu'on pourrait retrouver leurs cendres dans la chaudière qui en a déjà consumé une partie. – Mais pourquoi diable quelqu'un s'amuse-t-il à brûler les os d'un cadavre de mille ans ? demanda John Mason. – Voilà pourquoi nous sommes ici, répondit Holmes. Pour répondre à cette question. Comme nos recherches peuvent être longues, nous ne vous retiendrons pas. Je crois néanmoins que nous aurons trouvé la solution avant le matin. Une fois John Mason parti, Holmes se mit au travail. D'abord il examina très attentivement les tombeaux les uns après les autres, en commençant par un très ancien cercueil, saxon sans doute, et en remontant par une longue lignée normande de Hugo et d'Odo, jusqu'à ce que nous arrivions à ceux, très XVIIIe siècle, de Sir William et de sir Denis Falder. Au bout d'une heure, Holmes parvint à un cercueil en plomb qui se trouvait devant l'entrée de la voûte. J'entendis son petit cri de satisfaction et je vis à ses gestes hâtifs mais précis qu'il était arrivé au but. Avec sa loupe, il examina soigneusement les bords du lourd couvercle. Puis il tira de sa poche une sorte de petite pincemonseigneur qu'il glissa dans un interstice, et il entreprit de soulever tout le devant, qui semblait n'être attaché que par deux crampons. Le couvercle céda dans un bruit d'arrachement, de déchirure ; mais à peine s'était-il relevé en révélant une partie de l'intérieur du cercueil qu'une interruption imprévue se produisit. Quelqu'un marchait dans la chapelle au-dessus. Le pas était rapide, ferme : le pas de quelqu'un qui venait dans un but déterminé et qui connaissait bien les aîtres. Un filet de lumière descendit l'escalier, précéda la forte stature d'un homme qui se tint debout dans l'arcade d'entrée. Il était imposant par la taille, farouche dans son attitude. La grosse lanterne d'écurie qu'il tenait devant lui éclaira un visage dur, moustachu, des yeux méchants qui inspectèrent tous les recoins de la crypte avant de se poser sur nous avec stupéfaction. – Qui diable êtes-vous ? tonna-t-il. Et que faites-vous chez moi ?… Comme Holmes gardait le silence, il avança de deux marches et brandit la lourde canne qu'il portait. – … M'entendez-vous ? cria-t-il. Qui êtes-vous ? Que faitesvous ici ? Son gourdin dessina des moulinets. Mais au lieu de reculer, Holmes se porta au-devant de lui. – j'ai aussi une question à vous poser, Sir Robert ! dit-il sa voix la plus assurée. Qui est-ce ? Et que fait-elle ici ? Il se retourna et leva complètement le couvercle du cercueil qui était derrière lui. À la lueur de la lanterne, j'aperçus un cadavre enveloppé dans un drap de la tête aux pieds. Un affreux visage de sorcière, tout en nez et en menton, apparut à une extrémité avec des yeux ternis et vitreux. Le baronet avait reculé en titubant ; il poussa un cri et s'appuya contre un sarcophage de pierre. _- Comment avez-vous pu être au courant ?… cria-t-il. Et puis, sa truculence reprit le dessus. – … Est-ce votre affaire ? – Je m'appelle Sherlock Holmes, déclara mon compagnon. C'est un nom que vous connaissez peut-être. En tout cas mon affaire, comme celle de tout bon citoyen, est de faire observer la loi. Il me semble que vous avez grandement à répondre devant elle. Sir Robert lança un regard furieux à Holmes, mais celui-ci avait parlé d'une voix calme, et son assurance fit son effet. – Devant Dieu, monsieur Holmes, je n'ai rien fait ! dit-il. Les apparences sont contre moi, je l'admets, mais je ne pouvais pas agir autrement. – Je serais heureux de partager votre opinion, mais je crains que vos explications ne puissent s'adresser qu'à la police. Sir Robert haussa ses larges épaules. – Hé bien ! s'il le faut, ce sera à la police ! Venez néanmoins chez moi : vous jugerez de l'affaire par vous-même. Un quart d'heure plus tard, nous nous trouvâmes réunis dans la salle d'armes du vieux château. Elle était confortablement meublée ; Sir Robert nous y laissa quelques instants. Quand il revint, il était accompagné de deux personnes : l'une était la florissante jeune femme que nous avions vue dans la calèche ; l'autre, un petit homme à face de rat qui avait des manières désagréablement furtives Tous deux avaient l'air très étonnés : visiblement, le baronet n'avait pas eu le temps de leur expliquer la nouvelle tournure des événements. – Voici, nous désigna Sir Robert, M. et Mme Norlett. Mme Norlett, sous son nom de jeune fille Evans, a été pendant quelques années la femme de chambre de confiance de ma sœur. Je les ai fait venir ici parce que je comprends que ma seule chance est de vous expliquer la vérité, et parce que ce sont les deux seules personnes au monde qui peuvent confirmer ce que je vais vous dire. – Est-ce nécessaire, Sir Robert ? Avez-vous pensé à ce que vous faisiez ? s'écria la femme. – Quant à moi, je dénie toute responsabilité ! fit son mari. Sir Robert lui lança un regard de mépris. – Je revendique toute la responsabilité ! dit-il. Maintenant, monsieur Holmes, écoutez ma déclaration ; elle sera d'une franchise totale. » Vous êtes déjà assez bien au courant de mes affaires ; sinon je ne vous aurais pas trouvé là où je vous ai rencontré. Vous savez donc déjà, selon toute vraisemblance, que j'ai engagé dans le Derby un cheval que personne ne connaît, et que je mise sur son succès. Si je gagne, tout va bien. Si je perds… Hé bien ! je n'ose pas y penser ! – Je comprends votre situation, dit Holmes. – Je dépends complètement de ma sœur Beatrice. Mais elle n'a l'usufruit du domaine que pendant sa vie. En ce qui me concerne, je suis aux mains des juifs. J'ai déjà appris que le jour où ma sœur mourrait, mes créanciers se jetteraient sur mes biens comme une bande de vautours. Tout serait saisi ; mes écuries, mes chevaux, tout ! Hé bien ! monsieur Holmes, ma sœur est morte il y a juste huit jours. – Et vous ne l'avez dit à personne ! – Que pouvais-je faire ? Ç'aurait été la ruine absolue. Par contre, si je celais ce décès pendant trois semaines, j'avais encore une chance de m'en tirer. Le mari de sa femme de chambre, cet homme, est acteur. Il nous vint à l'idée… Il me vint à l'idée qu'il pourrait se faire passer pour ma sœur pendant ce bref laps de temps. En somme, il ne s'agissait que de la montrer chaque jour dans sa voiture puisque personne n'avait besoin d'entrer dans sa chambre sauf sa femme de confiance. Ce n'était pas difficile à arranger. Ma sœur était morte de l'hydropisie qui la faisait souffrir depuis si longtemps. – Ce sera au coroner de l'établir. – Son médecin certifiera volontiers que depuis des mois ses symptômes annonçaient une fin imminente. – Soit ! Qu'avez-vous fait ? – Le corps ne pouvait pas rester là. La première nuit, Norlett et moi la transportâmes dans un vieux kiosque toujours fermé et où personne ne va. Mais nous fûmes suivis par son épagneul favori qui resta à japper devant la porte. Il fallait trouver un endroit plus sûr. Je me débarrassai du chien et nous portâmes le corps dans la crypte de la chapelle. Il ne se passa rien d'indigne ni d'irrespectueux, monsieur Holmes. Je n'ai pas le sentiment que j'ai fait injure à la morte. – Votre conduite me semble inexcusable, Sir Robert. Le baronet secoua la tête avec impatience. – Il est facile de prêcher ! dit-il. Si vous vous étiez trouvé dans ma situation, vous jugeriez peut-être différemment. On ne peut pas voir tous ses espoirs et tous ses projets balayés au dernier moment sans essayer de se sauver quand même. Il m'a semblé à moi que ce ne serait pas un indigne lieu de repos si nous la déposions dans l'un des tombeaux des ancêtres de son mari, sur un sol encore consacré. Nous avons ouvert l'un de ces cercueils, retiré les ossements qu'il contenait, et nous y avons placé ma sœur, comme vous l'avez vu. Quant aux ossements que nous avions retirés, nous ne pouvions pas les laisser par terre dans la crypte. Norlett et moi, nous les avons ramenés au château, et la nuit il descendait les brûler dans la chaudière. Voilà mon histoire, monsieur Holmes, bien que je ne sache pas encore comment vous m'avez forcé la main pour vous la dire. Holmes demeura quelque temps à méditer en silence. – Dans votre récit, Sir Robert, il y a un point faible. Vos paris sur la course, et par conséquent vos espoirs pour l'avenir auraient été encore valables, même si vos créanciers avaient saisi vos biens ? – Le cheval aurait été saisi lui aussi. Et que leur importaient mes paris ? Très vraisemblablement ils n'auraient pas fait courir Prince. Mon principal créancier est malheureusement mon pire ennemi, un bandit sans scrupule, Sam Brewer, que j'ai dû cravacher une fois à Newmarket Heath. Imaginez-vous qu'il m'aurait épargné ? – Hé bien ! Sir Robert, dit Holmes en se levant, cette affaire doit être portée bien entendu à la connaissance de la police. Il était de mon devoir de l'éclaircir ; voilà qui est fait ; je ne vais pas au-delà. Pour ce qui est de la moralité ou de la décence de votre conduite personnelle, ce n'est pas à moi de porter un jugement. Il est près de minuit, Watson. Je crois que nous pouvons réintégrer notre modeste logis. Tout le monde sait que ce singulier épisode se conclut sur une note plus heureuse que ne le méritaient les actes de Sir Robert. Prince remporta le Derby ; son propriétaire gagna net quatrevingt mille livres avec ses paris ; les créanciers avaient attendu que la course fût courue ; ils furent alors désintéressés et il resta assez d'argent pour rétablir Sir Robert sur un pied digne de sa famille. La police et le tribunal considérèrent avec indulgence les faits incriminés. Après avoir reçu un blâme pour avoir tardé à déclarer le décès de sa sœur, l'heureux propriétaire sortit indemne de l'aventure, et tout donne à penser à présent qu'ayant survécu à de telles ombres, il terminera honorablement son existence. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois-Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'AVENTURE DE WISTERIA LODGE Son dernier coup d'archet (août 1908) L'aventure de Wisteria Lodge I. L'expérience singulière de M. John Scott Eccles. Dans mes notes, je retrouve la date : fin mars 1892. Le temps était froid et gris ; le vent soufflait. Pendant le déjeuner, Holmes avait reçu un télégramme et il avait griffonné une réponse. Sur le moment il n'avait fait aucun commentaire, mais l'affaire le préoccupait, car il s'installa devant le feu, debout, la pipe entre les dents, l'œil méditatif dérivant parfois vers le message. Soudain, il me lança un regard chargé d'une inquiétante malice. « Je suppose, Watson, me dit-il, que nous pouvons vous considérer comme un homme de lettres. Comment définissezvous le mot “grotesque” ? – Bizarre, ridicule, remarquable ? » répondis-je. Il secoua la tête. « Il implique sûrement quelque autre chose : du tragique, voire du terrible. Si vous vous rappelez certains de ces récits que vous avez infligés à un public indulgent, vous constaterez que souvent le grotesque se branche sur le criminel. Tenez, cette petite affaire des rouquins par exemple : au départ, elle paraissait simplement grotesque, et pourtant elle s'est terminée sur une formidable tentative de cambriolage montée par des bandits prêts à tout. Ou encore, cette affaire si ridicule des cinq pépins d'orange qui nous a menés jusqu'à une conspiration d'assassins. Le mot “grotesque” me met toujours sur mes gardes ! – Vous venez de le lire ? » demandai-je. Il s'empara du télégramme. « Aventure tout à fait incroyable et grotesque vient m'arriver. Puis-je vous consulter ? – Scott Eccles, Poste restante, Charing Cross ». « Ce télégramme émane-t-il d'un homme ou d'une femme ? – Oh ! d'un homme, certainement ! Une femme n'aurait jamais envoyé un télégramme avec réponse payée : elle serait venue. – Vous allez le recevoir ? – Mon cher Watson, vous savez comme je m'ennuie depuis que nous avons mis sur les verrous le colonel Carruthers. Mon esprit ressemble à un moteur de course : il se détraque quand il n'exécute pas les exploits pour lesquels il est construit. La vie est banale, les journaux sont vides ; l'audace et l'aventure semblent avoir déserté sans recours le monde du crime. Pouvez-vous dans ces conditions me demander si je suis disposé à m'intéresser au premier problème venu, si modeste soit-il ? Mais voici, sauf erreur, notre client. » Un pas mesuré se faisait entendre dans l'escalier, et un personnage solennellement respectable, grand, fort, à larges favoris gris fut introduit. Sa lourde figure et la suffisance de ses manières nous racontaient sa vie. Depuis les guêtres jusqu'aux lunettes à monture d'or, il s'affichait conservateur, bon anglican, citoyen zélé, orthodoxe et conventionnel au dernier degré. Pourtant il avait dû être le héros d'une aventure stupéfiante à en croire ses cheveux hérissés, ses joues colorées de passion, et toute son agitation. Instantanément, il sauta dans le vif du sujet. « Il m'est arrivé, monsieur Holmes, quelque chose de très étrange et de très désagréable, nous dit-il. Jamais je ne me suis trouvé dans une situation pareille. Une situation scabreuse… tout à fait indigne ! J'exige une explication » Dans sa colère il s'enflait et soufflait. Holmes tenta de l'apaisait. « Voudriez-vous vous asseoir, monsieur Scott Eccles ? Et puis-je vous demander, tout d'abord, pourquoi c'est moi que vous êtes venu trouver ? – Parce que, monsieur, cette affaire ne me semble point relever de la police. Cependant, quand vous serez au courant des faits, vous comprendrez que je ne pouvais pas en rester là. Les détectives privés sont des personnages pour lesquels je n'éprouve aucune sympathie ; néanmoins, ayant entendu parler de vous… – Parfait ! Mais, deuxième question : pourquoi n'êtes-vous pas venu tout de suite ? – Que voulez-vous dire ? » Holmes regarda sa montre. « Il est deux heures et quart. Votre télégramme a été expédié à une heure. Mais il me suffit de jeter un simple coup d'œil sur votre tenue pour deviner que vos ennuis remontent à votre réveil. » Notre client passa une main sur ses cheveux ébouriffés, puis sur son menton bleui par une barbe en pleine offensive. « Vous avez raison, monsieur Holmes. Je n'ai certes pas songé à ma toilette. J'étais bien trop heureux de sortir d'une maison semblable. Mais j'ai procédé à quelques enquêtes avant de me rendre chez vous. Je suis allé à l'agence de location, vous comprenez, et on m'a dit que le loyer de M. Garcia était payé et que tout était en règle à Wisteria Lodge. – Allons, allons, monsieur ! fit Holmes en riant. Vous êtes comme mon ami, le docteur Watson, qui a la détestable habitude de raconter ses histoires en commençant par la fin. Je vous en prie, mettez de l'ordre dans votre tête, faites-moi connaître, dans leur succession exacte, les évènements qui vous ont fait sortir de chez vous sans être peigné ni lavé, avec des chaussures du soir et un veston boutonné de travers, en quête de conseils et d'assistance. » Notre client inspecta d'un regard renfrogné sa tenue négligée. « Je dois vous faire une bien mauvaise impression, monsieur Holmes ! Je ne me rappelle pas m'être jamais présenté ainsi. Mais je vais vous raconter toute cette affaire extraordinaire, et quand j'aurai terminé vous conviendrez qu'elle avait de quoi me troubler. » Mais son récit fut stoppé avant l'exode. Nous entendîmes un brouhaha au-dehors, et Mme Hudson ouvrit notre porte pour introduire deux individus robustes, très policiers en civil. L'un d'eux ne nous était pas inconnu : c'était l'inspecteur Gregson de Scotland Yard, fonctionnaire énergique, courageux et, s'il restait dans ses limites, capables. Il nous serra la main avant de nous présenter son compagnon : l'inspecteur Baynes, de la police du Surrey. « Nous chassons le même gibier, monsieur Holmes, et notre piste nous conduit dans cette direction… » Il lança un regard de bouledogue vers notre visiteur. «Êtes-vous M. John Scott Eccles, de Popham House, Lee ? – Oui. – Nous vous recherchons depuis ce matin. – Vous avez retrouvé sa trace grâce au télégramme, n'est-ce pas ? interrogea Holmes. – Exactement, monsieur Holmes. Nous avons pris le vent au bureau de poste de Charing Cross et nous sommes venus ici. – Mais pourquoi me recherchez-vous ? Que désirez-vous ? – Nous voudrions vous entendre, monsieur Scott Eccles, sur les circonstances qui ont précédé la mort, la nuit dernière, de M. Aloysius Garcia, de Wisteria Lodge, près d'Esher. » Notre client s'était redressé, les yeux écarquillés et blanc comme un linge. « La mort ? Comment ! Il est mort. – Oui, monsieur, il est mort. – Mais comment ? Un accident ? – Un meurtre, pour appeler les choses par leur nom. – Mon Dieu ! C'est épouvantable ! Vous ne voulez pas dire… vous ne prétendez pas que je puisse être soupçonné ? – On a trouvé dans la poche de la victime une lettre de vous, et nous avons appris par cette lettre que vous aviez eu l'intention de passer la nuit dernière dans sa maison. – Mais oui ! C'est ce que j'ai fait. – Oh ! vous y avez passé la nuit ? » Les carnets officiels sortirent des poches. « Attendez un moment, Gregson ! intervint Sherlock Holmes. Ce que vous désirez est une déposition complète, je suppose ? – Et il est de mon devoir d'avertir M. Scott Eccles qu'elle pourra être utilisée contre lui. – M. Scott Eccles était sur le point de tout me raconter quand vous êtes entrés. Je crois, Watson, qu'un peu de cognac avec du soda ne lui ferait pas de mal… A présent, monsieur, je vous demande de ne tenir aucun comte de ces auditeurs supplémentaires, et je vous prie de procéder à votre exposé comme vous l'auriez fait si vous n'aviez pas été interrompu. » Notre visiteur ayant avalé le cognac, ses joues reprirent de la couleur. Il loucha vers les carnets officiels, puis commença son histoire extraordinaire. « Je suis célibataire et d'un tempérament sociable, nous dit-il. J'ai donc de nombreux amis. Parmi eux je connais intimement la famille d'un brasseur retiré des affaires, qui s'appelle Melville et qui habite Albemarle Mansion dans Kensington. C'est à sa table que j'ai rencontré il y a quelques semaines un jeune garçon du nom de Garcia. D'après ce que j'ai compris, il était d'origine espagnole et plus ou moins en rapport avec l'ambassade. Il parlait un anglais très correct, avait des manières agréables et me fit très bonne impression. « Nous nous liâmes d'amitié, ce garçon et moi. Je crois que je lui plus tout de suite ; deux jours après notre première rencontre il vint me voir à Lee. De fil en aiguille il m'invita à passer quelques jours chez lui, à Wisteria Lodge, entre Esher et Oxshott. Hier soir, comme convenu, j'arrivai à Esher. « Il m'avait parlé de sa maisonnée. Il habitait en compagnie d'un serviteur dévoué, Espagnol lui aussi, qui était compétent en toutes choses. Ce domestique parlait l'anglais et tenait son ménage. Il s'enorgueillissait également d'un cuisinier merveilleux, un métis qu'il avait ramené de ses voyages et qui était capable de confectionner un excellent dîner. Je l'entends encore me dire que ce n'était pas un personnel dans le Surrey, et je l'avais approuvé ; mais il se révéla beaucoup moins banal que je ne le supposais. « Je fis la route en voiture : trois kilomètres au sud d'Esher. La maison était assez grande, retirée au bord d'une avenue bordée d'arbustes verts de grande taille. Le bâtiment me parut vieux, croulant, au comble du délabrement. Quand le cabriolet s'arrêta devant la porte souillée par les intempéries, je commençai à douter de ma perspicacité, et me demandai s'il était sage que j'allasse passer quelques jours chez quelqu'un que je connaissais si peu. Il m'ouvrit lui-même et m'accueillit avec une cordialité exubérante. Il me confia ensuite à son serviteur, petit bonhomme basané et mélancolique, qui prit ma valise et me conduisit à ma chambre. Dans cette maison, tout était déprimant. Nous dînâmes en tête-à-tête ; bien que mon hôte fit de son mieux pour me divertir, son esprit paraissait être constamment ailleurs ; il me parlait d'une manière confuse et avec un accent si farouche que j'avais du mal à le comprendre. Il tambourinait sur la table avec ses doigts, il se rongeait les ongles, il multipliait les signes d'énervements. Quant au repas, il n'était pas mieux cuisiné que servi. La présence du serviteur taciturne ne contribua pas à nous ragaillardir. Je vous assure qu'à plusieurs reprises au cours de la soirée j'aurais voulu inventer une excuse pour pouvoir rentrer à Lee. « Un détail me revient en mémoire : peut-être est-il en rapport avec l'affaire sur laquelle, messieurs, vous enquêtez. Sur le moment, je n'y attachai aucune importance. Vers la fin du dîner, le domestique remit une lettre à mon hôte. Celui-ci, après l'avoir lue, me parut encore plus distrait et plus bizarre qu'auparavant. Il renonça aux frais d'une conversation et s'assit en fumant cigarette sur cigarette. Il s'abandonna à ses pensées, mais il ne me fit aucune allusion au contenu de la lettre. Vers onze heures je fus ravi d'aller me coucher. Un peu plus tard Garcia entrouvrit ma porte ; la chambre était plongée dans l'obscurité ; il me demanda si j'avais sonné. Je lui répondis que je n'avais pas sonné. Il s'excusa de m'avoir dérangé si tard ; il était, me précisa-t-il, près d'une heure du matin. Après cet intermède, je m'endormis d'un sommeil de plomb. « J'en viens maintenant à la partie extraordinaire de mon récit. Quand je m'éveillai il faisait grand jour. Je regardai ma montre : elle marquait neuf heures. Comme j'avais insisté pour être réveillé à huit, je fus surpris qu'on m'eût oublié. Je me levai et sonnai. Pas de réponse. J'en déduisis que la sonnette était hors d'usage. Je m'habillai hâtivement et je descendis, de très mauvaise humeur, pour commander de l'eau chaude. Vous pouvez deviner mon étonnement quand je découvris qu'en bas il n'y avait personne. J'appelai dans le couloir. Pas d'écho. Je courus de chambre en chambre. Toutes étaient vides. La veille au soir mon hôte m'avait montré où il couchait. Je frappai à sa porte. En vain. Je tournai le loquet et entrai. Personne. Le lit n'était pas défait. Garcia était parti avec les autres. Mon hôte étranger, le domestique étranger, le cuisinier étranger, tous s'étaient évanouis dans la nuit ! Ainsi se termina mon séjour à Wisteria Lodge. » Sherlock Holmes se frotta les mains et poussa un petit rire : il se préparait à ajouter cet épisode « grottesque » à sa collection d'histoires étranges. « Voilà une aventure qui, à ma connaissance, est unique en son genre ! s'écria-t-il. Puis-je vous demander, monsieur, ce que vous avez fait ensuite ? – J'étais furieux. Ma première idée fut que j'avais été victime d'une farce absurde. Je refis ma valise, claquai la porte derrière moi et me mis en route vers Esher, ma valise à la main. Je m'arrêtai dans le village chez Allan Brothers, la principale agence de location, et j'appris que c'était elle qui avait loué la villa. Je pensai que le scénario n'avait pas été monté simplement dans le but de se payer ma tête, mais plutôt pour déménager à la cloche de bois. Nous sommes fin mars, comprenez-vous, et le terme est proche. Cette hypothèse se révéla erronée. L'agent de location me remercia d'avoir eu l'obligeance de le prévenir, mais il ajouta que le loyer avait été payé d'avance. Alors je regagnai la capitale et je me rendis à l'ambassade d'Espagne. Mon gaillard y est inconnu. Je suis ensuite allé chez Melville qui m'avait présenté Garcia : il en sait encore moins que moi sur son compte. Finalement, quand j'ai eu votre réponse à mon télégramme, j'ai couru chez vous, car je crois que vous êtes un conseiller pour cas difficiles. Mais maintenant, monsieur l'inspecteur, je déduis de ce que vous avez dit en pénétrant ici que l'histoire ne s'arrête pas là et qu'une tragédie a eu lieu. Je vous assure en tout cas que je vous ai dit toute la vérité et que, cela mis à part, je ne sais absolument rien de ce qui est arrivé à cet homme. Mon unique désir est d'aider la loi par tous les moyens en mon pouvoir. – J'en suis sûr, monsieur Scott Eccles, tout à fait sûr ! dit l'inspecteur Gregson d'une voix très aimable. Votre déclaration correspond aux faits tels qu'ils sont venus à notre connaissance. Par exemple cette lettre qui a été remise au cours du dîner. Avezvous par hasard remarqué ce que M. Garcia en a fait ? – Oui. Garcia en a fait une boulette et l'a jetée dans le feu. – Qu'en pensez-vous, monsieur Baynes ? » Le détective local était de forte taille, bouffi, rougeaud ; sa figure aurait été très vulgaire si elle n'avait été rachetée par deux yeux merveilleusement clairs, presque occultés par les lourds plis graisseux des joues et du front. Il sourit avec effort, et tira de sa poche un morceau de papier plié et décoloré. « C'était une grille à griffes, monsieur Holmes ; en jetant la boulette au feu, il l'a lancée trop haut. Je l'ai ramassé derrière la grille, intacte. » Holmes lui dédia un sourire de connaisseur. « Il a fallu que vous examiniez la maison avec grand soin pour trouver cette boulette de papier ! – Je l'ai trouvée, monsieur Holmes. Je suis comme çà. Puis-je la lire, monsieur Gregson ? » Le détective londonien acquiesça d'un signe de la tête. « La lettre est écrite sur du papier couleur crème ordinaire, sans filigrane. Un quart de feuillet. Le papier a été coupé en deux coups de ciseaux à lame courte. Il a été plié trois fois et scellé avec de la cire rouge étalée hâtivement et pressée par un objet plat et ovale. La lettre est adressée à M. Garcia, Wisteria Lodge. Elle contient ces lignes : “Nos couleurs, vert et blanc. Le vert ouvert, le blanc fermé. Grand escalier, premier corridor, septième à droite, porte rembourrée. Bonne chance. D.” C'est une écriture de femme ; cette femme s'est servie d'une plume bien taillée, mais l'adresse a été rédigée avec une autre plume ou par quelqu'un d'autre : l'écriture est plus épaisse, plus pleine, comme vous le voyez. – Très intéressant message ! fit Holmes en le regardant. Je dois vous féliciter, monsieur Baynes, du soin que vous avez apporté à l'examiner en détail. Quelques petits points insignifiants pourraient sans doute compléter vos indications. Le cachet ovale est sans doute un bouton de manchette : quel autre objet a cette forme ? Les ciseaux étaient des ciseaux à ongle, recourbés. Pour aussi courts que soient les ciseaux, vous pouvez distinguer la même courbure dans chacun des deux. » Le détective du Surrey émit un petit rire. « Moi qui croyais avoir exprimé tout le jus du citron ! fit-il. Mais je confesse que cette lettre ne m'explique rien du tout, sinon qu'il y avait quelque chose en train, et qu'une femme, comme par hasard, était l'instigatrice. » Pendant cette conversation, M. Scott Eccles s'était trémoussé sur sa chaise. « Je suis heureux que vous ayez trouvé cette lettre puisqu'elle confirme mon récit, dit-il. Mais je me permets de vous faire observer que j'ignore ce qui est arrivé à M. Garcia et ce que sont devenus ses domestiques. – En ce qui concerne Garcia, dit Gregson, la réponse est simple. Il a été trouvé mort ce matin sur le pré communal d'Oxshott, à quinze cents mètres de chez lui. Sa tête avait été fracassée à coup de sac de sable ou d'un objet du même genre : elle a été réduite en bouillie. C'est un endroit isolé : aucune maison à moins de quatre cents mètres. Apparemment il a été d'abord frappé par-derrière ; mais son agresseur a continué à l'assommer longtemps après sa mort. L'attaque a été féroce. Aucune trace de pas, aucun indice qui permette d'identifier les criminels. – La victime a-t-elle été dévalisée ? – Non ; elle n'a été l'objet d'aucune tentative de vol. – Cela est très pénible… Très pénible, et terrible ! articula M. Scott Eccles d'une voix chevrotante. Mais c'est aussi extrêmement pénible pour moi. Qu'ai-je à voir dans une promenade de mon hôte, dans je ne sais quelle excursion nocturne, et dans une fin aussi affreuse ? Comment se peut-il qu'on me mêle à une pareille affaire ? – Tout bonnement, monsieur, répondit l'inspecteur Baynes, parce que le seul papier trouvé dans les poches du défunt était une lettre de vous annonçant que vous seriez son invité justement la nuit où il est mort. C'est l'enveloppe de cette lettre qui nous a permis d'identifier le cadavre. Nous sommes arrivés chez lui après neuf heures ; personne n'était sur les lieux. J'ai télégraphié à M. Gregson pour qu'il vous recherche à Londres pendant que je fouillais Wisteria Lodge. Puis je suis venu à Londres, j'ai rencontré M. Gregson, et nous voici. – Je crois maintenant, dit Gregson en se levant, que nous ferions mieux de donner à l'affaire un caractère officiel. Monsieur Scott Eccles, vous allez nous accompagner au commissariat et nous enregistrerons votre déposition par écrit. – Certainement. Allons-y tout de suite. Mais je réclame vos services, monsieur Holmes. Je désire que vous n'épargniez ni argent ni peines pour découvrir la vérité. » Mon ami se tourna vers le détective du Surrey. « Je suppose que vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que je collabore avec vous, monsieur Baynes ? – J'en serai très honoré, monsieur, bien sûr ! – Vous paraissez avoir été très rapide et efficace dans tout ce que vous avez fait. Y a-t-il une présomption, si j'ose ainsi vous questionner, relative à l'heure exacte où la victime a trouvé la mort ? – Il était là depuis une heure du matin. La pluie s'est mise à tomber à peu prés à ce moment-là, et il était mort avant la pluie. – Mais c'est tout à fait impossible, monsieur Baynes ! s'écria notre client. Sa voix était reconnaissable entre mille. Je suis prêt à jurer que c'est lui qui m'a parlé à cette heure-là dans ma chambre à coucher. – Coïncidence remarquable, mais nullement impossible ! murmura Holmes en souriant. – Vous avez un indice ? interrogea Gregson. – A première vue, l'affaire n'est pas très complexe, bien qu'elle offre quelques particularités intéressantes. Mais avant que je hasarde un avis décisif et final, une étude plus approfondie des faits m'est nécessaire. A propos, monsieur Baynes, n'avez-vous pas déniché autre chose d'intéressant quand vous avez fouillé la maison ? » Le détective regarda mon ami d'une manière singulière. « Il y avait, répondit-il, deux ou trois petites choses intéressantes. Quand j'aurai terminé au commissariat, peut-être voudrez-vous venir avec moi et me donner votre opinion sur ces détails ? – Je suis entièrement à votre disposition, dit Sherlock Holmes en sonnant. Voulez-vous reconduire ces messieurs, madame Hudson, et, s'il vous plaît, faire porter ce télégramme par le chasseur ; il aura à payer une réponse de 5 shillings. » Une fois nos visiteurs sortis, nous demeurâmes silencieux. Holmes tirait méditativement sur sa pipe ; il avait ramené ses sourcils devant ses yeux, et il portait la tête en avant dans l'une de ses attitudes caractéristiques. Puis il se tourna brusquement vers moi. « Alors, Watson, que dites-vous de tout cela ? – Je n'arrive pas à comprendre la signification de la mystification infligée à Scott Eccles. – Mais le crime ? – Eh bien, si on le rapproche de la disparition des compagnons de Garcia, il me semble qu'ils ont été mêlés au crime et qu'ils se sont enfuis pour échapper à la justice. – C'est une hypothèse évidemment plausible. Par ailleurs vous admettrez bien qu'il est curieux que les deux domestiques aient tramé un complot contre lui et qu'ils soient passés à l'exécution la seule nuit où il avait un invité. N'importe quel autre soir de la semaine ils l'avaient à leur merci ? – Alors, pourquoi se sont-ils enfuis ? – Voilà ! Pourquoi se sont-ils enfuis ? C'est la grosse question. Une autre grosse question, c'est l'aventure peu banale de notre client Scott Eccles. Cela dit, mon cher Watson, est-ce trop demander à l'intelligence humaine de trouver une explication qui réponde à ces deux grosses questions ? S'il en existait une qui rendît compte, aussi, du mystérieux message à la phraséologie si peu ordinaire, alors nous pourrions l'accepter comme hypothèse provisoire. Pour peu que les faits nouveaux qui vont nous être soumis cadrent avec elle, ladite hypothèse peut devenir une solution. – Mais quelle est cette hypothèse ? » Holmes s'adossa sur sa chaise en fermant à demi les yeux. « Vous conviendrez, mon cher Watson, que la thèse d'une farce ne résiste pas à l'examen. De graves événements se préparaient, comme la suite l'a montré, et l'invitation de Scott Eccles à Wisteria Lodge est en rapport avec eux. – De quelle manière ? – Prenons les maillons de la chaîne les une après les autres. A première vue je décèle quelque chose d'anormal dans cette amitié soudaine et étrange qui s'établit entre le jeune Espagnol et Scott Eccles. C'est l'Espagnol qui est à son origine. Le surlendemain du jour où il a fait sa connaissance, il se rend chez lui à l'autre bout de Londres et il le fréquente assidûment par la suite jusqu'à ce qu'il obtienne la promesse d'une visite à Esher. Que voulait-il d'Eccles ? A quoi Eccles pouvait-il lui servir ? Je ne distingue en notre client aucun attrait particulier. Il n'est pas spécialement intelligent ; il ne possède aucune de ces qualités qui conviennent à l'esprit d'un Latin. Pourquoi donc a-t-il été élu entre toutes les relations de Garcia ? En quel honneur ? Parce qu'il représente parfaitement le type conventionnel du respectable Anglais ; il est le témoin rêvé pour impressionner un autre Anglais. Vous avez vu par vous-même comme ni l'un ni l'autre des deux inspecteurs n'ont songé à mettre en doute sa déposition, pourtant assez extraordinaire ! – Mais de quoi devait-il être témoin ? – De rien, étant donné la façon dont les choses se sont déroulées ; mais de l'essentiel si elles s'étaient passées autrement. Voilà comment je comprends l'affaire. – En somme, il aurait servi d'alibi. – Exactement, mon cher Watson ; il aurait pu servir d'alibi. Supposons, pour l'amour de l'argumentation, que les domestiques de Wisteria Lodge soient ses complices pour je ne sais quelle entreprise. Quelle que soit celle-ci, elle doit être accomplie avant une heure du matin. A la suite d'un tripotage des horloges il est bien possible que Scott Eccles ait été convié à gagner sa chambre plus tôt qu'il ne le croyait ; mais ce qui est vraisemblable c'est que, lorsque Garcia est allé lui dire qu'il était une heure du matin, il ne devait pas être beaucoup plus de minuit dans la réalité. Si Garcia pouvait mettre à exécution son projet et être de retour à l'heure indiquée, il était alors en mesure de répondre puissamment à n'importe quelle accusation. Cet Anglais irréprochable aurait juré devant n'importe quel tribunal que l'accusé n'avait pas bougé de chez lui. C'était une garantie contre le pire. – Bon. Cela je le comprends. Mais la disparition des autres ? – Je ne dispose pas encore de tous les éléments, mais je n'entrevois pas de difficultés insurmontables. Encore est-ce une erreur de discuter avant d'avoir toutes les informations. Insensiblement on les déforme pour les faire coller avec ses théories. – Et le message ? – Le texte était : « Nos couleurs, vert et blanc… » On dirait qu'il s'agit de courses de chevaux. « …Le vert ouvert, le blanc fermé… » C'est manifestement un signal. « …Grand escalier, premier corridor, septième à, droite, porte rembourrée… » C'est un rendez-vous. Nous trouverons peut-être un mari jaloux derrière tout cela. C'était sûrement un rendez-vous dangereux. Elle n'aurait pas ajouté : “Bonne chance”, dans le cas contraire. “D.” Cela devrait nous guider quelque part. – Garcia était Espagnol. « D » ne serait-il pas mis là pour Dolorès, qui est un prénom commun en Espagne ? – Bien, Watson, très bien ! Mais tout à fait impossible. Une Espagnole s'adressant à un Espagnol aurait écrit en espagnol. L'auteur du message est certainement une Anglaise. Eh bien, nous n'avons plus qu'à nous armer de patience en attendant le retour de ce brave inspecteur ! En attendant, rendons grâce à la chance : elle nous sauve pour quelques heures des fatigues insupportables de l'oisiveté. » ***** Avant le retour de l'inspecteur du Surrey, Holmes reçut une réponse à son télégramme. Il la lut et allait la ranger dans son carnet quand il vit la question que posait mon visage. Il me la rendit en riant. « Nous naviguons dans les hautes eaux ! » me dit-il. Le télégramme était une liste de noms et d'adresses : « Lord Harringby, The Dingle ; Sir George Ffolliott, Oxshott Towers ; M. Hynes Hynes, juge de paix, Purdey Place ; M. James Kaker Williams, Forton Old Hall ; M. Henderson, High Gable ; Rev. Joshua Stone, Nether Walsling. » « C'était le moyen le plus simple pour limiter notre champ d'opérations, me dit Holmes. Sans aucun doute Baynes, avec son esprit méthodique, a déjà adopté un plan analogue. – Je ne comprends pas tout à fait… – Voyons, mon cher ami, nous en sommes déjà arrivés à la conclusion que le message reçu par Garcia pendant le dîner était un rendez-vous ou une invitation. Si j'interprète correctement le texte il faut, pour atteindre le lieu du rendez-vous, gravir un escalier principal et chercher la septième porte dans un couloir ; il est non moins certain qu'elle ne peut pas être située à plus de deux ou trois kilomètres d'Oxshott puisque Garcia marchait à pied dans cette direction et qu'il espérait, selon ma thèse, être de retour à Wisteria Lodge à temps pour se prévaloir d'un alibi, lequel n'était valable que jusqu'à une heure du matin. Comme le nombre des vastes habitations dans les environs immédiats d'Oxshott doit être limité, j'ai envoyé à l'agence immobilière locale citée par Scott Eccles un télégramme demandant de m'en fournir la liste. La voici : l'autre extrémité de notre écheveau embrouillé se trouve sans doute parmi ces noms-là. » ***** Il était près de six heures quand nous arrivâmes au petit village d'Esher, en compagnie de l'inspecteur Baynes. Holmes et moi avions emporté un nécessaire de toilette et nous élûmes domicile dans un appartement confortable de l'hôtel du Taureau. Après quoi nous nous remîmes en route avec le détective pour Wisteria Lodge. C'était un soir de mars sombre et froid ; le vent aigre et la pluie nous fouettaient le visage : exactement l'ambiance qui convenait au décor d'une tragédie. II. Le Tigre de San Pedro Une marche de trois kilomètres nous mena devant une haute porte à claire-voie qui ouvrait sur une avenue maussade bordée de noisetiers. Cette avenue aboutissait à une maison basse, sombre, qui détachait sa masse noire contre le ciel ardoisé. Derrière une fenêtre à gauche de la porte, brillait une petite lumière. « Il y a un agent de faction, nous expliqua Baynes. Je vais frapper au carreau. » Il traversa une petite pelouse gazonnée et cogna à la vitre. Je distinguai par la fenêtre embuée un homme qui bondit d'une chaise placée à coté du feu, et j'entendis un cri aigu dans la pièce. Une minute plus tard un agent livide, haletant, nous ouvrit la porte ; la bougie tremblait dans sa main. « Que se passe-t-il, Walters ? » interrogea Baynes d'un ton sec. L'agent essuya son front avec son mouchoir et poussa un profond soupir de soulagement. « Je suis bien content que vous soyez revenu, monsieur. La soirée a été longue, et je ne pense pas que mes nerfs soient aussi solides qu'ils l'ont été. – Vos nerfs, Walters ? Je n'aurai jamais cru que vous aviez des nerfs dans le corps ! – C'est, monsieur, cette maison isolée, silencieuse, et puis cette chose étrange dans la cuisine. Alors quand vous avez tapé au carreau, j'ai pensé que ça recommençait. – Que quoi recommençait ? – Le diable, monsieur, j'en suis sûr. C'était à la fenêtre. – Quoi à la fenêtre ? et quand ? – Il y a deux heures à peu près. Le jour commençait à faiblir. J'étais assis sur cette chaise en train de lire. Je ne sais pas pourquoi j'ai levé les yeux, mais j'ai vu une tête qui me regardait par le carreau du bas. Mon Dieu, monsieur, quelle tête c'était ! Oh ! je le reverrai dans mes rêves ! – Allons, Walters ! Ce n'est pas un langage digne d'un agent de police. – Je le sais, monsieur, je le sais ! Mais j'ai été bouleversé, monsieur, et il ne servirait à rien de le nier. Ce n'était pas une tête de nègre, monsieur, ni une tête de blanc, ni une tête d'une couleur que je connais : imaginez une sorte d'argile avec des taches laiteuses. Et puis, sa taille ! Deux fois la vôtre, monsieur. Et son regard ! Des grands yeux fixes à fleur de tête. Et des dents ! Blanches comme celles d'une bête féroce affamée. Je vous le dis, monsieur, je n'ai pas pu bouger un doigt, ni respirer, avant que la tête ait disparu. Alors je me suis précipité dehors et j'ai fouillé les fourrés, mais grâce à Dieu, je ne l'ai pas retrouvée ! – Si je ne savais pas que vous êtes un brave, Walters, je vous infligerais une mauvaise note ! En admettant que le diable en personne soit venu, un agent en service ne devrait jamais rendre grâce à Dieu de n'avoir pu l'attraper. Je suppose que dans cette histoire il n'y pas qu'une hallucination ou l'effet d'une trop grande nervosité. – La réponse est facile, fit Holmes en allumant sa petite lampe de poche pour examiner la pelouse. Oui, on dirait une pointure de 48. Si la taille de l'individu en question correspond à celle de ses pieds, il s'agit certainement d'un géant. – Par où s'est-il enfui ? – Sans doute par les fourrés qu'il a traversés pour regagner la route. – Bien ! murmura l'inspecteur avec un visage grave et pensif. Quel qu'il soit, quel qu'ait été le but de sa visite, pour l'instant il a disparu, et des contingences plus immédiates nous réclament. Avec votre permission, monsieur Holmes, je vais vous faire faire le tour de la maison. » Les diverses pièces, chambres ou salons, n'avaient rien révélé à une inspection minutieuse. Selon toutes apparences les locataires n'avaient pratiquement rien apporté de personnel, et l'ameublement se trouvait dans la maison avant leur arrivée. Une grande quantité de vêtements, marqués Marx & Co, High Holborn, avaient été abandonnés. Une enquête télégraphique nous appris que Marx ignorait tout de son client, sauf qu'il avait payé comptant. Des objets insignifiants, quelques pipes, des romans dont deux en espagnol, un vieux revolver, une guitare figuraient eu nombre des biens personnels de Garcia. « Rien dans tout ça ! déclara Baynes qui furetait de pièce en pièce la bougie à la main. Mais maintenant, monsieur Holmes, je requiers toute votre attention pour la cuisine. » La cuisine était une pièce obscure à haut plafond, située sur l'arrière de la maison ; dans un angle une paillasse devait servir de l it au cuisinier. La table était couverte de plats à demi vidés et d'assiettes sales : reliefs du dîner de la veille. « Regardez ! dit Baynes. Que pensez-vous de cela ? » Il leva sa bougie pour éclairer un objet extraordinaire placé au fond du buffet : un objet si ridé, si rétréci, si desséché qu'il était difficile de l'identifier. Tout ce que l'on pouvait en dire, c'était qu'il était noir et présentait l'aspect du cuir, et aussi qu'il ressemblait vaguement à une silhouette de nain. Au premier coup d'œil je crus qu'il s'agissait d'un bébé nègre momifié ; au deuxième je pensai à un singe tout tordu par les ans ; au troisième je ne savais plus si c'était un animal ou un être humain. Un double rang de coquillages blancs le ceignait en son milieu. « Très intéressant ! Vraiment très intéressant ! fit Holmes en contemplant cette relique sinistre. Rien de plus ? » Sans dire un mot, Baynes nous mena vers l'évier et l'éclaira. Les membres et le corps d'un grand oiseau blanc, mis sauvagement en pièces sans avoir été plumé, s'y étalaient en désordre. Holmes désigna la barbe de la tête. « Un coq blanc, dit-il. Tout à fait intéressant. L'affaire est décidément très curieuse. » Mais M. Baynes ménageait ses effets. Il alla chercher sous l'évier un seau en zinc qui contenait du sang. Puis il prit sur la table une écuelle où étaient entassés de petits morceaux d'os calcinés. « On a tué et brûlé quelque chose. Nous avons tout sorti du feu. Le docteur qui est venu ce matin nous a dit qu'il ne s'agissait pas de débris humains. » Holmes sourit et se frotta les mains. « Mes compliments, inspecteur ! Vous voici chargé d'une affaire aussi particulière qu'instructive. Si je puis m'exprimer ainsi sans vous offenser, vos qualités me semblent supérieures aux occasions qui vous permettent de les déployer. » Les petits yeux de l'inspecteur Baynes papillotèrent de plaisir. « Vous avez raison, monsieur Holmes. En province on s'encroûte. Une affaire de cette taille me donne une chance ; j'espère que je la saisirai. Quelle est votre idée sur ces os ? – Un agneau, probablement, ou un chevreau. – Et le coq blanc ? – Bizarre, monsieur Baynes, très bizarre. Je devrais même dire exceptionnel ! – N'est-ce pas, monsieur ? Cette maison a dû être habitée par de drôles de gens qui avaient de drôles de mœurs. L'un de ses habitants est mort. Ses compagnons l'ont-ils suivi et assassiné ? Dans ce cas nous devrions les capturer, car tous les ports sont alertés. Mais mon point de vus est différent. Oui, monsieur, j'ai une autre opinion. – Une opinion opposée ? – Une opinion qui va me guider, monsieur Holmes. C'est à moi seul que je la dois, et je vais m'employer à la vérifier. Votre réputation est établie ; la mienne est à établir. Je serais heureux de pouvoir dire plus tard que j'ai résolu le problème sans votre concours. » Holmes rit avec bonne humeur. « Très bien, inspecteur ! suivez votre voie ; je suivrai la mienne. Mes résultats seront toujours à votre service pour le cas où vous voudriez me consulter. Je crois que j'ai vu tout ce qu'il y avait à voir dans cette maison, et je que je pourrai mieux employer mon temps ailleurs. Au revoir, et bonne chance ! » J'étais sûr (et ma conviction était due à de nombreux petits symptômes qui auraient échappé à quiconque sauf moi-même) que Holmes était sur une piste chaude. Un observateur de hasard n'aurait pas remarqué que son attitude s'était légèrement départie de son impassibilité ; et son ardeur soudain concentrée, une lueur plus intense dans ses yeux clairs, des gestes plus dégagés m'assuraient que le gibier était levé. Selon son habitude il demeura bouche cousue et je ne fis rien pour l'arracher à son mutisme. C'était déjà bien beau que je puisse partager sa chasse et apporter ma modeste contribution à la capture finale ! Je n'avais pas à le distraire par des interruptions futiles. Chaque chose viendrait en son temps. J'attendis donc, mais avec une déception croissante j'attendis en vain. Les jours se succédaient, et mon ami ne prenait aucune initiative. Il passa une matinée à Londres : j'ai appris par hasard qu'il avait visité le British Museum. En dehors de cette longue promenade, il occupait ses journées par de longues excursions solitaires, à moins qu'il ne bavardât avec des gens du village. « Je suis sûr, Watson, qu'une semaine à la campagne vous fera un bien considérable, me dit-il. Il est très agréable de voir revenir les premiers bourgeons verts sur les haies et les chatons sur les noisettes. Avec un sarcloir, une boîte en fer-blanc et un manuel de botanique élémentaire, je prévois des journées très instructives. » Il s'était procuré cet équipement, mais le soir venu il ne rapportait que de rares échantillons de plantes. Il nous arrivait de rencontrer l'inspecteur Baynes. Quand il saluait mon compagnon, sa grosse figure rougeaude se fendillait de sourires et ses petits yeux luisaient. Il ne nous parlait guère de l'affaire, mais du peu qu'il nous en disait, nous déduisions qu'il n'était pas trop mécontent du cours des événements. J'avoue toutefois que je fus abasourdi quand cinq jours après le crime, j'ouvris mon journal du matin et lus un gros titre : LE MYSTERE D'OXSHOTT Une solution ARRESTATION DE L'ASSASSIN PRESUME Holmes bondit comme s'il avait été piqué quand je lui fis part de la nouvelle. « Par Jupiter ! s'écria-t-il. Vous ne voulez pas me dire que Baynes a réussi ? – Si, sans doute », lui répondis-je. Et je lui lus l'article suivant : « Une grande sensation a été causée à Esher et dans les environs quand on a appris tard dans la soirée d'hier qu'une arrestation avait été effectuée en liaison avec le crime d'Oxshott. On se rappelle que M. Garcia, de Wisteria Lodge, avait été trouvé mort sur le pré communal d'Oxshott, que son cadavre portait les stigmates d'une grande violence et que la même nuit ses domestiques avaient disparu, ce qui semblait prouver leur participation au crime. On avait avancé l'hypothèse, qui ne fut jamais confirmée, que le défunt possédait dans sa maison des objets de prix et des valeurs dont le vol pouvait être le mobile du crime. L'inspecteur Baynes, chargé de l'affaire, déploya tous ses efforts pour trouver la cachette des fugitifs ; il avait de solides raisons pour croire qu'ils n'étaient pas partis loin, et qu'ils se dissimulaient dans une retraite préparée à l'avance. Dès le début on pensait bien qu'ils seraient aisément identifiés, car le cuisinier, d'après le témoignage de quelques commerçants qui l'avaient aperçu par la fenêtre, avait le physique tout à fait singulier d'un mulâtre énorme et hideux, avec un visage jaunâtre et un type négroïde prononcé. L'homme avait été vu après le crime : il avait été reconnu et poursuivi le soir même pas l'agent Walters, quand il avait eu l'audace de revenir rôder autour de Wisteria Lodge. L'inspecteur Baynes, considérant que cette audace était inspirée par quelque dessein précis et qu'il se livrerait sans doute à une nouvelle tentative, avait retiré la garde de la maison, mais tendu une embuscade dans les fourrés. L'homme tomba dans le piège ; il fut capturé la nuit dernière après une lutte au cours de laquelle l'agent Downing fut cruellement mordu par ce sauvage. Nous croyons savoir que lorsque le prisonnier sera traduit devant les juges la police sollicitera un renvoi, et que de grands développements suivront probablement cette capture. » « Il faut absolument que nous voyons Baynes tout de suite ! s'exclama Holmes en prenant son chapeau. Nous avons juste le temps de l'attraper chez lui. » Nous descendîmes à toutes jambes la rue du village et nous aperçûmes l'inspecteur qui quittait, en effet, son hôtel. « Vous avez vu le journal, monsieur Holmes ? demanda-t-il en nous en tendant un exemplaire. – Oui, Baynes, je l'ai vu. S'il vous plaît, ne vous offensez pas si je vous mets en garde. – En garde, monsieur Holmes ? – J'ai travaillé l'affaire avec quelque soin. Je ne suis pas persuadé que vous soyez sur la bonne voie. Je ne voudrais pas que vous vous engagiez trop loin, tant que vous n'êtes pas sûr. – Vous êtes très aimable, monsieur Holmes. – Je vous assure que je parle ainsi pour votre bien. » J'eus l'impression que quelque chose comme un clin d'œil agita le visage impassible de M. Baynes. « Nous étions convenus de travailler chacun de notre côté, monsieur Holmes. C'est ce que je suis en train de faire. – Oh ! très bien, fit Holmes. Ne vous fâchez pas ! – Non, monsieur. Je crois que vous ne me voulez que du bien. Mais nous avons tous nos méthodes personnelles, monsieur Holmes. Vous avez les vôtres. Après tout j'ai peut-être les miennes aussi. – N'en parlons plus. – Je serai toujours aussi heureux de vous communiquer mes informations. Ce mulâtre est un vrai sauvage, aussi fort qu'un cheval de trait et féroce comme le diable. Il a presque arraché le pouce de Downing avant que mes agents aient pu le maîtriser. Il ne connaît pas un mot d'anglais et ne s'exprime que par grognements. – Et vous croyez que vous détenez la preuve qu'il a tué son maître ? – Je ne dis rien de tel, monsieur Holmes ! Rien de tel… Nous avons tous nos méthodes. Vous essayez les vôtres, j'essaie les miennes. Nous étions tombés d'accord là-dessus. » Quand nous nous fûmes éloignés, Holmes haussa les épaules. « Rien à faire avec lui ! J'ai l'impression qu'il court à la culbute… Eh bien, comme il le dit, nous devons essayer chacun nos méthodes et voir ce qu'il adviendra ! Mais il y a quelque chose chez l'inspecteur Baynes que je ne comprends pas très bien. » Une fois de retour dans notre appartement au Taureau, Sherlock Holmes m'invita à m'asseoir dans un fauteuil. « Je vais vous mettre au courant de la situation, car j'aurais peut-être besoin de notre concours ce soir. L'évolution de l'affaire, pour autant que j'aie été capable de la suivre, est très simple dans ses grandes lignes ; mais de surprenantes difficultés se conjuguent pour rendre une arrestation impossible. Il y a encore des trous à combler. « Reportons-nous au message qui fut transmis à Garcia le soir de sa mort. Écartons l'idée de Baynes que les domestiques de Garcia sont pour quelque chose dans l'affaire. La preuve qu'ils n'y sont pour rien ? C'est Garcia qui avait prémédité la présence de Scott Eccles, à seule fin d'avoir un alibi. C'était donc Garcia qui avait échafaudé un plan, et selon toute apparence un plan criminel, pour la nuit où il fut tué. Je dis criminel, parce que seul un homme ayant des intentions criminelles désire s'assurer un alibi. Qui donc l'a tué ? Sûrement la personne contre qui était échafaudé le plan criminel. Jusqu'ici il me semble que nous nous mouvons sur un terrain solide. « Quant à la disparition des domestiques de Garcia, elle peut s'expliquer par le fait qu'ils étaient tous complices. S'il avait réussi son crime inconnu, Garcia serait rentré à Wisteria Lodge, et le témoignage de l'Anglais l'aurait mis à l'abri des soupçons : tout aurait été parfait. Mais l'entreprise était dangereuse : si Garcia n'était pas de retour à une certaine heure, cela voulait dire qu'il avait échoué et qu'il y avait perdu la vie. Il avait donc été convenu que dans ce cas ses deux subordonnés se rendraient dans un lieu prévu d'avance où ils échapperaient aux recherches et pourraient ensuite renouveler la tentative. Voilà qui expliquerait pleinement les faits, n'est-ce pas ? » Tout l'écheveau inextricable semblait à présent se dérouler devant moi. Je m'étonnai, comme cela m'arrivait toujours, de ne pas y avoir pensé plus tôt. « Mais pourquoi l'un des domestiques est-il revenu ? – Nous pouvons supposer que, dans leur fuite, ils avaient oublié quelque chose de précieux, ou que le mulâtre voulait récupérer un objet dont il ne voulait pas se séparer. Cela justifierait son obstination, je crois ? – Ensuite ? – Ensuite, il y a le message reçu par Garcia à l'heure du dîner. Il témoigne de l'existence d'un complice à l'autre bout de la chaîne. Maintenant, où est cet autre bout ? Je vous ai déjà indiqué qu'il ne peut se situer que dans une grande maison, et que le nombre de ces grandes maisons est restreint. Mes premiers jours dans ce village ont été consacrés à une série de promenades, et, quand mes recherches botaniques m'en laissaient le temps, je faisais une reconnaissance du coté de ces grandes maisons et je me renseignais sur les histoires familiales des occupants. Une maison, une seule, a retenu mon attention. C'est le célèbre manoir de l'époque de Jacques Ier, le manoir de High Gable, à quinze cents mètres d'Oxshott, et à six ou sept mètres du lieu du drame. Les autres demeures appartiennent à des gens prosaïques et respectables qui n'ont pas d'histoire. Mais M. Hendreson, de High Gable, est pour tout le monde un curieux homme à qui de curieuses aventures pourraient fort bien arriver. J'ai donc concentré mon attention sur lui et sa maisonnée. « Un bizar assemblage, Watson ! Le propriétaire lui-même étant le plus bizarre de tous. Je me suis arrangé pour le voir sous un prétexte plausible, mais il m'a semblé lire dans ses yeux noirs, profondément enfoncés dans les orbites, pensifs, qu'il était parfaitement au courant de mes véritables intentions. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, fort, actif, avec des cheveux gris acier, de grands sourcils noirs en bataille, avec le pas d'un taureau et l'air d'un empereur. Un homme farouche, dominateur, qui derrière un visage parcheminé cache un esprit rougi au feu. Ou c'est un étranger, ou il a vécu longtemps sous les tropiques, car il est jaune et desséché, mais dur comme un manche de fouet. Son ami et secrétaire, M. Lucas, est incontestablement, lui, un étranger : il a la peau chocolat, on le sent rusé, il est suave et doucereux, il parle avec gentillesse empoisonnée. Vous voyez, Watson, nous avons déjà deux bandes d'étrangers : l'une à Wisteria Lodge, l'autre à High Gable. Nos trous commencent à se boucher. « Ces deux hommes, amis intimes et qui n'ont pas de secrets l'un pour l'autre, sont le centre de la maisonnée ; mais il y a une autre personne qui, dans l'immédiat, peut être encore plus importante. Henderson a deux filles, l'une a treize ans, l'autre onze. Leur gouvernante s'appelle Mlle Burnet ; c'est une Anglaise qui peut avoir quarante ans. Il existe aussi un domestique de confiance. Ce petit groupe constitue la vraie famille, car ils voyagent toujours ensemble : Henderson est un grand voyageur, constamment en déplacement. Il n'est rentré que depuis quelques semaines, après un an d'absence, à High Gable. Je puis ajouter qu'il est immensément riche, et, qu'il peut satisfaire n'importe quel caprice. Pour le reste, sa maison regorge de maîtres d'hôtel, de valets de chambre, de chasseurs, de femmes de chambre. « J'ai appris tout cela en bavardant au village et aussi d'après mes propres observations. Il n'y a pas de meilleur agent de renseignements qu'un serviteur renvoyé, et j'ai eu la chance d'en rencontrer un. J'appelle cela de la chance, mais si je ne m'étais pas donner la peine de le chercher, il ne serait pas venu tout seul. Comme le dit Baynes, nous avons tous nos petites méthodes. C'est ma méthode personnelle qui m'a permis de découvrir John Warner, récemment encore jardinier à High Gable, chassé dans un mouvement d'humeur par son despote de patron. Il possède des amis parmi les autres domestiques ; la peur et l'aversion que leur maître leur inspire les ont rendus solidaires. Aussi ai-je pu m'initier aux secrets de la maison. « Des gens bizarres, Watson ! Je ne prétends pas tout connaître encore, mais n'importe : ce sont des gens bizarres ! Le manoir possède deux ailes ; les domestiques vivent dans l'une et la famille dans l'autre. Il n'y a aucune communication entre les deux, sauf par l'intermédiaire du propre domestique de Henderdon qui sert à la table de famille. Les plats sont apportés derrière une porte qui forme le seul accès d'une aile à l'autre. La gouvernante et les enfants ne se promènent que dans le jardin. Henderson ne sort jamais seul. Son secrétaire chocolat le suit comme son ombre. Les domestiques chuchotent que leur maître a terriblement peur de quelque chose. “Il a dû vendre son âme au diable contre de l'argent, dit Warner, et il s'attend à ce que son créancier vienne la lui réclamer.” D'où ils sont originaires, qui ils sont, personne n'en a la moindre idée. Ils se montrent très violents. Deux fois Henderson a frappé un domestique avec un fouet à chien, et il a fallu sa grosse bourse et de solides compensations pour qu'il ne passe point devant le tribunal. « A présent, Watson, jugeons la situation d'après ces nouveaux renseignements. Nous pouvons admettre que le message émanait de cette étrange maison, et qu'il invitait Garcia à exécuter un plan qui avait déjà été projeté. Qui a écrit le message ? Quelqu'un du manoir, et une femme. Qui donc, sinon la gouvernante, Mlle Burnet ? Tous nos raisonnements convergent dans cette direction. En tout cas, nous pouvons envisager une hypothèse et voir les conséquences qu'elle implique. J'ajoute que l'âge et le tempérament de Mlle Burnet réduisent à néant ma première idée, à savoir qu'une intrigue amoureuse était en cours. « Puisqu'elle a écrit le message, elle était probablement l'amie et la complice de Garcia. Qu'allait-elle donc faire en apprenant sa mort ? S'il avait été tué au cours d'une entreprise scélérate, elle ne soufflerait mot, évidemment ; ce qui ne l'empêcherait pas de nourrir dans son cœur de la haine contre ses meurtriers, comme sans doute de prêter toute l'assistance en son pouvoir à ses vengeurs éventuels. Pouvions-nous donc la voir et essayer de nous servir d'elle ? J'en eus l'idée. Mais voici maintenant un fait inquiétant. Mlle Burnet, depuis la nuit du crime, n'a été vue par personne. Depuis ce soir-là, elle a probablement disparu. Est-elle en vie ? A-t-elle trouvé la mort le même jour où elle avait convoqué son ami ? Est-elle simplement prisonnière ? Voilà le point que nous avons encore à éclaircir. « Vous mesurez bien la difficulté de la situation, n'est-ce pas, Watson ? Rien ne permet d'obtenir un mandat d'arrêt. Toute notre histoire semblerait de la haute fantaisie si elle était rapportée telle quelle devant un magistrat. La disparition de la demoiselle ne saurait être retenue, puisque dans cette maison extraordinaire, n'importe qui peut demeurer invisible pendant une semaine. Et cependant à cette heure où je vous parle sa vie est peut-être en danger. Tout ce que je peux faire est de surveiller le manoir et de laisser Warner, mon agent, de faction aux grilles. Cette situation ne saurait se prolonger. Si la loi ne peut rien faire, nous devons prendre le risque nous-mêmes. – Que proposez-vous ? – Je sais où est sa chambre. Elle est accessible par le toit d'une dépendance. Je vous propose que tous deux nous y montions ce soir afin d'essayer de frapper au cœur du mystère. » La perspective n'était pas, je dois en convenir, des plus réjouissantes. La vieille maison avec son atmosphère criminelle, ses habitants bizarres et redoutables, les périls inconnus de l'assaut, le fait que nous nous mettrions dans une position fausse aux yeux de la loi, tout cela se combinait pour refroidir mon ardeur. Mais dans la logique glaciale de Holmes quelque chose m'interdisait de me dérober devant une aventure qu'il préconisait ; c'était en effet ce moyen, et par ce moyen seulement, que le problème pouvait être résolu. Silencieusement, je lui serrai la main : les dés étaient jetés. Mais le destin ne voulut point que notre enquête s'achevât d'une manière aussi téméraire. Vers cinq heures, alors que les ombres d'un soir de mars commençaient à s'étendre, un rustaud très excité se précipita dans notre appartement. « Ils sont partis, monsieur Holmes. Ils s'en sont allés par le dernier train. La demoiselle s'est échappée et je l'ai amenée en fiacre. Elle est en bas. – Bravo, Warner ! cria Holmes en bondissant sur ses pieds. Watson, les trous se bouchent très vite ! » Dans le fiacre se trouvait une femme à demi évanouie sous le coup d'un épuisement nerveux. Son visage aquilin, émacié portait les traces d'une tragédie récente. Elle avait la tête inclinée sur son buste, mais quand elle la releva et tourna vers nous ses yeux ternes, j'aperçus au centre du gros iris gris des points noirs : elle était droguée d'opium. « J'étais de garde à la grille, comme vous me l'aviez demandé, monsieur Holmes, expliqua le jardinier renvoyé. Quand la voiture est sortie, je l'ai suivie jusqu'à la gare. La demoiselle ressemblait à une somnambule ; mais quand ils ont voulu la faire monter dans le train, elle s'est réveillée et débattue. Ils l'ont poussée dans le compartiment, mais elle continuait à leur résister. Alors, j'ai pris son parti, je l'ai installée dans un fiacre, et nous voici. Je ne suis pas près d'oublier la tête de l'autre à la portière du compartiment quand j'ai emmené la demoiselle ! Je n'aurais pas fait de vieux os s'il avait pu… ce démon jaune. » Nous la transportâmes chez nous et l'allongeâmes sur le canapé ; deux tasses de café fort dissipèrent les brumes de la drogue. Baynes avait été convoqué par Holmes, et mis rapidement au courant de la situation. « Eh bien, monsieur, vous m'apportez juste le témoin dont j'avais besoin ! fit l'inspecteur en secouant avec chaleur la main de mon ami. Depuis le début, j'étais sur la même piste que vous. – Comment ! Vous étiez sur Henderson ? – Écoutez, monsieur Holmes : pendant que vous vous faufiliez dans les petits bois de High Gable, moi j'étais juché sur l'un des arbres et je vous observais. C'était au premier de nous deux qui obtiendrait le témoin. – Alors, pourquoi avez-vous arrêté le mulâtre ? » Baynes pouffa. « J'étais sûr que Henderson, pour reprendre le nom dont il se faisait appeler, se sentait soupçonné, que donc il allait se tenir tranquille et ne pas bouger tant qu'il se croirait en danger. J'ai arrêté le mulâtre pour lui faire croire que nous ne nous intéressions plus à lui. Je savais qu'il ne tarderait pas à filer et qu'il nous donnerait une chance pour parvenir à Mlle Burnet. » Holmes posa une main sur l'épaule de l'inspecteur : « Vous vous élèverez haut dans votre profession ! lui dit-il. Vous possédez l'instinct et l'intuition. » Baynes rougit de plaisir. « J'avais mis un agent en civil de faction à la gare depuis le début de la semaine. Où qu'aillent les gens de High Gable, il ne les perdra pas de vue. Mais il a dû être déchiré en deux quand Mlle Burnet s'est échappée. N'importe : votre homme l'a ramassée, tout est bien qui finit bien. Nous ne pouvons pas procéder à l'arrestation sans son témoignage, c'est évident ; aussi plus tôt nous aurons sa déposition, mieux cela vaudra. – Elle reprend des forces, dit Holmes en jetant un coup d'œil à la gouvernante. Mais dites-moi, Baynes, qui est ce Henderson ? – Henderson, répondit l'inspecteur, est Don Murillo, jadis surnommé le Tigre de San Pedro. » Le Tigre de San Pedro ! Toute l'histoire de cet homme me revint d'un trait en mémoire. Il avait mérité ce surnom parce qu'il avait été le tyran le plus ignoble et le plus assoiffé de sang qui eût jamais gouverné un pays sous prétexte de civilisation. Fort, ne reculant devant rien, énergique, il avait pendant dix ou douze ans imposé ses vices odieux à un peuple épouvanté. Son nom répandait la terreur dans toute l'Amérique Centrale. Au bout de ce laps de temps, un soulèvement général avait éclaté contre lui. Mais il était rusé autant que cruel : dès les premiers troubles, il avait secrètement empilé ses trésors à bord d'un navire armé par ses partisans. Les insurgés n'avaient, le lendemain, mis à sac qu'un palais vide. Le dictateur, ses deux filles, son secrétaire, et sa fortune leur avaient échappé. Depuis lors il avait disparu de la circulation, et la presse européenne s'était à maintes reprises demandée sous quelle identité il se dissimulait. « Oui, monsieur : Don Murillo, le Tigre de San Pedro ! répéta Baynes. Si vous y réfléchissez, vous remarquerez que les couleurs de San Pedro sont le vert et le blanc : celles du message, monsieur Holmes. Il se faisait appeler Henderson, mais je l'avais démasqué et j'avais retrouvé sa trace depuis Barcelone où son navire avait abordé en 1886, par Madrid, Rome et Paris. Ses ex-sujets le cherchaient depuis longtemps pour se venger, mais ils ne l'ont découvert que ces derniers temps. – Ils l'ont identifié il y a un an, intervient Mlle Burnet qui s'était redressée et qui suivait attentivement la conversation. Une fois déjà il a été l'objet d'un attentat ; mais un démon semblait le protéger. Cette fois c'est le noble et chevaleresque Garcia qui est tombé, et le monstre en a réchappé. Mais un autre viendra, et puis encore un autre, jusqu'à ce qu'un justicier réussisse ; c'est aussi sûr que le lever du soleil pour demain… » Elle crispa ses mains maigres, et son visage hâve blanchit sous la violence de la haine. « Mais comment vous trouvez-vous mêlée à l'affaire, mademoiselle Burnet ? demanda Holmes. Comment une Anglaise peut-elle tenir un rôle dans un drame pareil ? – Je m'en suis mêlée parce que c'était le seul et unique moyen pour que la justice fût faite. La loi anglaise se soucie-t-elle des torrents de sang répandus à San Pedro, ou du navire rempli des trésors que ce bandit a volés ? A vos yeux on dirait des crimes commis sur une autre planète ! Mais nous, nous savons ! Nous, nous avons appris la vérité dans la peine et la souffrance ! Pour nous, il n'y a pas pire démon sans l'enfer que Juan Murillo, et il n'y aura pas de paix sur la terre tant que ses victimes imploreront d'être vengées ! – Certes, répondit Holmes, il était tel que vous le dépeignez. J'ai entendu parler de ses atrocités. Mais comment en avez-vous souffert personnellement ? – Je vais tout vous dire. Ce bandit avait pour politique d'assassiner, sous tel ou tel prétexte, tous ceux qui avaient de la valeur et qui étaient susceptibles de devenir quelque jour ses rivaux. Mon mari, car mon vrai nom est signora Victor Durando, était ministre de San Pedro à Londres. Nous nous connûmes à Londres et il m'épousa. Jamais plus noble cœur ne battit dans un homme. Malheureusement Murillo apprit ses qualités ; il le rappela et le tua. Pressentant le destin qui l'attendait, il ne m'avait pas emmenée à San Pedro. Ses biens furent confisqués. Je demeurai seule, le cœur brisé et dans la misère. « Alors survint la chute du tyran. Il s'enfuit comme vous l'avez dit. Mais tous ceux dont il avait ruiné la vie, ou dont les proches avaient été torturés et tués de ses propres mains jugèrent que l'affaire ne pouvait pas en rester là. Ils se constituèrent en association, et ils jurèrent de parvenir à leurs fins. Lorsque nous eûmes découvert que sous le nom de Henderson se cachait le despote déchu mon rôle consista à me faire engager par lui et à tenir mes camarades au courant de ses déplacements. Voilà pourquoi je devins gouvernante. Il ne se doutait guère que la femme assise en face de lui à chaque repas était la femme dont il avait précipité le mari dans l'éternité. Je lui souriais, je m'occupais régulièrement des enfants, je guettais mon heure. Une tentative eut lieu à Paris ; elle échoua. Nous voyageâmes à travers l'Europe en zigzaguant pour semer nos poursuivants, et finalement nous regagnâmes cette maison qu'il avait achetée dès son arrivée en Angleterre. « Mais ici aussi des justiciers l'attendaient. Sachant que tôt ou tard Murillo retournait à High Gable, Garcia, qui était le fils d'un ancien haut dignitaire de San Pedro, s'était installé dans les environs en compagnie de deux fidèles compagnons d'extraction plus humble, tous trois brûlant de vengeance. Il ne pouvait pratiquement rien tenter de jour, car Murillo s'entourait de toutes les précautions imaginables et ne sortait jamais sans être accompagné de son collaborateur Lucas, qui s'appelait Lopez dans les jours fastes. La nuit toutefois il couchait seul ; le justicier pouvait donc l'atteindre. Un certain soir qui avait été fixé d'avance, j'adressai à mon ami mes dernières instructions, car Murillo était inquiet et changeait constamment de chambre. Je devais veiller à ce que les portes fussent ouvertes, et un signal lumineux vert ou blanc à la fenêtre qui faisait face à l'avenue devait indiquer si la voie était libre ou s'il était préférable de reporter l'attentat à une date ultérieure. « Mais tout tourna mal. Je ne sais comment j'avais éveillé les soupçons de Lopez, le secrétaire. Il me sauta dessus au moment où je venais de terminer le message. Lui et son maître me traînèrent jusqu'à ma chambre et me déclarèrent traîtresse. Ils auraient bien voulu me poignarder, et ils l'auraient fait s'ils avaient entrevu le moyen de parer aux conséquences de ce crime. Après avoir beaucoup discuté, ils conclurent que me tuer serait par trop dangereux. Mais ils résolurent de se débarrasser de Garcia pour toujours. Ils m'avaient bâillonnée, Murillo me tordit le bras jusqu'à ce que je lui donne son adresse. Je jure que si j'avais compris ce que cela signifiait pour Garcia, il me l'aurait arraché mais je n'aurais pas parlé ! Lopez écrivit l'adresse, cacheta le message avec son bouton de manchette et le lui fit parvenir par l'intermédiaire de José, le domestique. Comment ils l'ont tué, je l'ignore. Je sais seulement qu'il est mort de la main de Murillo, car Lopez était resté près de moi pour me garder. Je crois qu'il a dû attendre dans les genêts que traverse le chemin et qu'il l'a assassiné quand il est passé. D'abord ils avaient songé à le laisser pénétrer dans le manoir et à le tuer comme un cambrioleur surpris en flagrant délit ; mais ils réfléchirent que s'ils étaient mêlés à une enquête judiciaire leur identité serait aussitôt percée à jour et qu'ils seraient exposés à d'autres attentats. La mort de Garcia intimiderait peut-être les autres conjurés. « Tout aurait été parfait, si je n'avais été au courant de ce qu'ils avaient accompli. Je suis certaine que ma vie n'a souvent tenu qu'à un fil. Ils m'avaient emprisonnée dans ma chambre ; ils proféraient des menaces les plus terribles et m'infligèrent les pires traitements, comme en témoignent cette plaie sur mon épaule et les meurtrissures de mes bras. Une fois j'essayai d'appeler par la fenêtre, mais ils m'enfoncèrent un bâillon dans la bouche. Cet emprisonnement dura cinq jours ; on me donnait à peine à manger. Aujourd'hui on me servit un bon déjeuner, mais à peine l'eus-je dévoré que je compris que j'avais été droguée. Je me rappelle dans une sorte de rêve avoir été moitié conduite, moitié portée dans une voiture ; puis, dans le même état, hissée dans un train. C'est seulement alors, au moment où les roues commençaient à tourner, que je me suis rendu compte que ma liberté était à ma portée. J'ai bondi, ils ont voulu me faire rasseoir, et si je n'avais pas été aidée par ce brave homme qui m'a déposée dans un fiacre, je n'aurais jamais pu m'échapper, Dieu merci, me voici pour toujours hors de leur pouvoir. » Nous n'avions pas une fois interrompu extraordinaire. Le premier, Holmes rompit le silence. ce récit « Nous ne sommes pas, au bout de nos difficultés, dit-il en secouant la tête. Notre travail policier est terminé. Notre travail légal commence. – Exactement ! approuvai-je. Un bon avocat saurait transformer le crime en un acte de légitime défense. Même s'il existe une centaine de crimes à l'arrière-plan, c'est uniquement sur celui-ci qu'ils seront jugés. – Allons, allons ! fit Baynes avec optimisme. J'ai de la loi une meilleure opinion. La légitime défense est une chose. Attirer quelqu'un de sang-froid dans un guet-apens et le tuer est autre chose, quel que soit le danger que vous redoutiez de sa part. Non ! Nous serons tous applaudis quand nous traduirons les propriétaires de High Gable devant les assises de Guildford à leur prochaine session. » ***** Un certain temps s'écroula cependant avant que le Tigre de San Pedro payât le prix de ses forfaits. Hardis autant que rusés, lui et son compagnon semèrent le policier qui les filait en pénétrant dans une maison à double issue. Dès lors ils demeurèrent introuvables en Angleterre. Quelque six mois plus tard le marquis de Montalva et signor Rulli, son secrétaire, furent tous deux assassinés dans leur appartement de l'Escurial Hôtel à Madrid. Le crime fut attribué aux nihilistes, et les meurtriers ne furent jamais arrêtés. L'inspecteur Baynes nous rendit visite à Baker Street et nous apporta une description du visage chocolat du secrétaire et des traits dominateurs, des yeux noirs magnétiques et des sourcils touffus de son maître. Nous ne pûmes plus douter alors que la justice, bien que lente, avait enfin fait son œuvre. « Une affaire chaotique, mon cher Watson ! me dit Holmes par-dessus une pipe du soir. Il ne vous sera pas possible de la présenter dans cette forme cohérente qui vous tient tant au cœur. Elle couvre deux continents, met en cause deux groupes de personnes mystérieuses, se complique de la présence hautement respectable de notre ami Scott Eccles, dont l'inclusion me prouve que feu Garcia avait un esprit inventif et un instinct développé de sa propre conservation. Elle n'est remarquable que par ceci : à savoir qu'au sein d'une jungle de possibilités, nous et notre valeureux collaborateur l'inspecteur Baynes nous avons gardé en main l'essentiel et ne nous sommes égarés sur ce chemin à multiples méandres. Y a-t-il un détail quelconque qui vous embarrasse encore ? – Pourquoi le mulâtre est-il retourné à Wisteria Lodge ? – Pour rechercher l'objet bizarre que nous avons vu dans la cuisine. Le mulâtre était un primitif des forêts de San Pedro ; cet objet devait être son fétiche. Lorsque tous deux se sont enfuis vers quelque cachette préparée à l'avance, où sans doute les attendait un complice, le compagnon du mulâtre avait dû le convaincre d'abandonner un motif décoratif aussi compromettant. Mais le mulâtre y tenait ; il revint le lendemain pour trouver l'agent Walters sur les lieux. Il patienta trois jours, puis sa piété ou ses superstitions le poussèrent à commettre une nouvelle tentative. L'inspecteur Baynes qui, avec son habilité coutumière, avait auparavant minimisé devant moi l'incident, en avait réellement compris toute l'importance : d'où le piège où tomba le mulâtre. Autre chose, Watson ? – L'oiseau déchiqueté, le seau de sang, les os consumés, tout le mystère de cette étrange cuisine ? » Holmes sourit et chercha quelque chose dans son carnet. « J'ai consacré une matinée à me rendre au British Museum pour me documenter. Voici une citation tirée d'Eckermann : “Le véritable pratiquant du culte vaudou n'entreprend rien d'important sans certains sacrifices destinés à rendre propices ses dieux immondes. Dans les cas extrêmes ces rites prennent la forme de sacrifices humains suivis de cannibalisme. Les victimes sont d'habitude un coq blanc qui est déchiqueté vivant, ou une chèvre noire dont la gorge est tranchée et le corps brûlé.” Comme vous le voyez, notre sauvage était un vaudou très orthodoxe. Culte grotesque, Watson ! ajouta Holmes en refermant lentement son carnet. Mais comme j'ai déjà eu l'occasion de le remarquer, il n'y a qu'un pas à franchir pour tomber du grotesque dans l'atroce. » Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://conan.doyle.free.fr/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA BANDE MOUCHETÉE Les aventures de Sherlock Holmes (février 1892) La bande mouchetée En jetant un regard sur mes notes des soixante-dix et quelques affaires dans lesquelles j'ai, pendant les huit dernières années, étudié les méthodes de mon ami Sherlock Holmes, j'en trouve beaucoup qui sont tragiques, quelques-unes comiques et un grand nombre tout simplement étranges, mais il n'y en a aucune qui soit banale ; car travaillant, comme il le faisait, plutôt par amour de son art, que par esprit de lucre, il refusait de s'associer à toute recherche qui ne présentait pas une certaine tendance l'extraordinaire et même au fantastique. Parmi toutes ces affaires si diverses, toutefois, je ne me souviens pas qu'aucune ait présenté des traits plus singuliers que celle à laquelle on a associé la famille bien connue des Roylott de Stoke Moran, dans le Sussex. Les événements dont il s'agit se sont déroulés dans les premiers temps de mon association avec Holmes lorsque, célibataires, nous occupions ensemble notre appartement de Baker Street. J'aurais pu, sans doute, en faire déjà le récit, mais je m'étais alors engagé au secret, et je n'ai été délié de ma promesse que le mois dernier par la mort prématurée de la dame à qui je l'avais faite. Peut-être même vaut-il mieux que ces faits soient révélés maintenant ; j'ai en effet quelques raisons de croire que toutes sortes de bruit ont couru un peu partout concernant la mort du docteur Grimesby Roylott, tendant à rendre cette affaire encore plus terrible que la vérité. Ce fut au début d'avril 1883 que je m'éveillai un matin pour trouver Sherlock Holmes, déjà tout habillé, debout près de mon lit. D'ordinaire il se levait tard et, comme la pendule sur ma cheminée me montrait qu'il n'était que sept heures et quart, je posai sur lui un regard incertain, un peu surpris et peut-être un peu fâché, car j'étais moi-même très régulier dans mes habitudes. – Tout à fait désolé de vous réveiller, Watson, dit-il, mais c'est le lot de tous, ce matin. Mme Hudson a été réveillée, j'en ai subi le contrecoup, elle m'a réveillé et maintenant à votre tour. – Qu'est-ce que c'est donc ? Un incendie ? – Non. Une cliente. Il paraît qu'une jeune dame vient d'arriver dans un état de grande agitation et elle insiste pour me voir. Elle attend en ce moment dans le studio. Or quand de jeunes dames errent par la capitale à cette heure matinale et font sortir de leur lit les gens endormis, je présume qu'elles ont quelque chose de très pressant à leur communiquer. Si cela se trouvait être une affaire intéressante, vous aimeriez, j'en suis sûr, la prendre à son début. Que ce soit ou non le cas, j'ai pensé vous appeler et vous en fournir la possibilité. – Mon cher ami, pour rien au monde je ne voudrais rater cela. Je n'avais pas de plaisir plus vif que de suivre Holmes dans ses recherches professionnelles et d'admirer ces déductions rapides, promptes comme des intuitions et pourtant toujours fondées sur la logique, grâce auxquelles il débrouillait les problèmes qu'on lui soumettait. J'endossai rapidement mes vêtements et, quelques minutes après, j'étais prêt à l'accompagner dans le studio. Une dame vêtue de noir, portant une épaisse voilette, était assise près de la fenêtre. Elle se leva à notre entrée. – Bonjour, madame, dit Holmes d'un ton allègre. Mon nom est Sherlock Holmes. Monsieur est mon ami intime et mon associé, le docteur Watson ; devant lui, vous pouvez parler aussi librement que devant moi-même. Ah ! je suis content de voir que Mme Hudson a eu le bon sens d'allumer le feu. Je vous en prie, approchez-vous-en ; je vais demander pour vous une tasse de café bien chaud car je remarque que vous grelottez. – Ce n'est pas le froid qui me fait grelotter, monsieur Holmes, c'est la terreur. Ce disant, elle leva sa voilette et nous pûmes voir qu'elle était, en effet, dans un pitoyable état d'agitation ; son visage était tiré et gris, avec des yeux effrayés, toujours en mouvement, comme ceux d'un animal traqué. Ses traits et sa figure étaient ceux d'une femme de trente ans, mais ses cheveux étaient prématurément striés de gris et son expression était lasse et hagarde. Sherlock Holmes la dévisagea d'un de ses regards rapides auxquels rien n'échappait. – Il ne faut pas avoir peur, dit-il d'une voix douce, en se penchant en avant et en lui tapotant l'avant-bras… Nous arrangerons bientôt tout cela, je n'en doute pas ; vous êtes venue par le train, ce matin, à ce que je vois. – Vous me connaissez donc ? – Non, mais je remarque qu'il vous reste la moitié d'un billet d'aller-retour dans la paume de votre gant gauche. Vous avez dû partir de bonne heure et avant d'arriver à la gare, il vous a fallu faire une assez longue course en charrette anglaise. La dame tressaillit vivement et ouvrit de grands yeux en regardant mon compagnon. – Il n'y a là aucun mystère, madame, dit celui-ci avec un sourire. Le bras gauche de votre jaquette est éclaboussé de taches de boue en sept endroits au moins. Les marques en sont toutes fraîches. Il n'y a pas d'autre véhicule, pour lancer ainsi de la boue, et cela uniquement à la personne qui est assise à la gauche du conducteur. – Quelles que soient vos raisons, c'est tout à fait exact. Je suis partie de chez moi avant six heures, je suis arrivée à Leatherhead à six heures vingt, et je suis venue à la gare de Waterloo par le premier train… Monsieur je ne peux pas endurer cette tension d'esprit plus longtemps, je deviendrai folle si ça continue. Je n'ai personne vers qui me tourner – personne, sauf un ami, qui m'aime, et lui, le pauvre, ne peut guère me venir en aide. J'ai entendu parler de vous, monsieur Holmes, par Mme Farmtoch, que vous avez secourue au temps où elle en avait tant besoin. C'est d'elle que je tiens votre adresse. Oh ! monsieur, ne croyezvous pas que vous pourriez m'aider aussi, ou, du moins, jeter un rayon de lumière dans les ténèbres épaisses qui m'entourent ? Je ne saurais, à présent, vous récompenser de vos services, mais dans un mois ou deux je serai mariée avec la libre disposition de mes propres revenus et alors, du moins, vous ne me trouverez pas ingrate. Holmes se dirigea vers son bureau et, l'ayant ouvert, en tira un petit répertoire de ses enquêtes qu'il consulta. – Farmtoch, dit-il. Ah ! oui, je me rappelle le cas. Il s'agissait d'un diadème en opale. Je crois que c'était avant que vous ne fussiez là, Watson. Je ne puis que vous dire, madame, que je serai heureux de consacrer à votre cas les mêmes soins qu'à celui de votre amie. Pour ce qui est de la rétribution, ma profession est sa propre récompense, mais vous aurez tout loisir de payer les dépenses que je pourrais engager, quand cela vous conviendra le mieux. Et maintenant je vous prierai de vouloir bien nous exposer tout ce qui pourra nous aider à nous former une opinion sur votre affaire. – Hélas ! reprit-elle, l'horreur de ma situation vient précisément de ce que mes craintes sont si vagues et de ce que mes soupçons se fondent sur des petits faits qui pourraient sembler si insignifiants que la seule personne au monde à qui j'ai le droit de demander aide et assistance, considère tout ce que je lui en dis comme des idées de femme nerveuse. Je le vois bien, tant à ses paroles, qui voudraient être consolantes, qu'à ses regards, qu'il détourne. Mais j'ai entendu dire, monsieur Holmes, que vous pouvez sonder au plus profond des multiples méchancetés du cœur humain. Vous pourrez par vos conseils guider ma marche parmi les dangers qui m'environnent. – Je suis tout attention, Madame. – Mon nom est Hélène Stoner, et je demeure avec mon beaupère qui est le dernier survivant d'une des plus vieilles familles saxonnes de l'Angleterre, les Roylott de Stoke Moran, dans la marche occidentale du Surrey. Holmes fit un signe de la tête. – Le nom m'est familier, dit-il. – La famille fut en un certain temps parmi les plus riches de l'Angleterre ; et le domaine s'étendait jusque de l'autre côté des marches du Berkshire, au nord, et du Hampshire, à l'ouest. Au siècle dernier, pourtant, quatre héritiers se montrèrent, l'un après l'autre, débauchés et prodigues, puis la ruine de la famille fut consommée par un joueur, au temps de la Régence. Il ne reste plus rien, que quelques arpents de terre et la maison qui, vieille de deux cents ans, est elle-même grevée de lourdes hypothèques. Le dernier propriétaire y traîna toute son existence la vie horrible d'un aristocrate pauvre ; mais son fils unique, mon beau-père, voyant qu'il fallait s'adapter aux conditions nouvelles, obtint d'un ami une avance de fonds qui lui permit de prendre un diplôme de médecin, Il s'en alla à Calcutta où, grâce à son habileté professionnelle et à sa force de caractère, il se fit une grosse clientèle. Dans un accès de colère, toutefois, provoquée par quelques vols dans la maison, il rossa si bien son sommelier indigène que le domestique en mourut et que le maître n'échappa que tout juste à la peine de mort. Même ainsi, il demeura longtemps en prison et revint ensuite en Angleterre fort chagrin et déçu. « Pendant qu'il était aux Indes, le docteur Roylott épousa ma mère, Mme Stoner, la jeune veuve du major général Stoner, de l'artillerie du Bengale. Ma sœur Julia et moi, nous étions jumelles et n'avions que deux ans quand ma mère se remaria. Elle possédait une assez belle fortune, au moins mille livres de revenus, et elle fit un testament par lequel elle la léguait tout entière au docteur Roylott pour aussi longtemps que nous résiderions avec lui, en spécifiant pourtant qu'une certaine somme serait allouée chaque année à l'une et à l'autre de nous au cas où elle se marierait. Peu de temps après notre retour en Angleterre, notre mère mourut – elle fut tuée, il y a huit ans, dans un accident de chemin de fer, près de Crewe. Le docteur Roylott renonça alors à ses efforts pour se créer une clientèle à Londres et il nous emmena vivre avec lui dans la demeure de ses ancêtres à Stoke Moran. L'argent que notre mère avait laissé suffisait à nos besoins et il ne semblait y avoir aucun obstacle à notre bonheur. « Mais un changement terrible se produisit alors chez notre beau-père. Au lieu de se faire des amis parmi les voisins et de rendre visite à ces gens qui s'étaient tout d'abord réjouis de voir un Roylott de Stoke Moran revenir occuper la vieille demeure familiale, il s'enferma dans cette maison et n'en sortit que rarement pour se laisser aller à de féroces querelles avec ceux qu'il rencontrait. Une violence de caractère, voisine de la folie, a toujours été héréditaire dans la famille et, dans le cas de mon beau-père, je crois qu'elle a été accrue encore par son long séjour sous les tropiques. Une suite de honteuses bagarres survint, dont deux se terminèrent devant les tribunaux, tant et si bien qu'à la fin il devint la terreur du village et que les gens s'enfuyaient à son approche, car notre beau-père est à la fois d'une force considérable et totalement incapable de se maîtriser quand il est en colère. « La semaine dernière il a jeté dans un cours d'eau, pardessus le parapet, le forgeron du village et ce n'est qu'en donnant tout l'argent que j'ai pu ramasser qu'il m'a été possible d'éviter un nouveau scandale. Il n'avait absolument pas d'amis, à part les bohémiens, et il permettait à ces vagabonds de camper sur les quelques arpents de terrain couvert de genêts qui constituent le domaine familial ; en retour, il acceptait l'hospitalité de leurs tentes et, parfois, il s'en allait à l'aventure avec eux pendant des semaines d'affilée. Il a une passion pour les animaux que lui envoie des Indes un correspondant et il a, en ce moment, un guépard et un babouin qui errent en liberté sur ses terres et que les villageois redoutent autant que leur maître. « Vous pouvez imaginer par ce que je vous dis que ma pauvre sœur et moi n'avions pas grand plaisir dans l'existence. Aucune servante ne voulait rester chez nous et pendant longtemps c'est nous qui avons fait tout le travail de la maison. Elle n'avait que trente ans quand elle est morte, mais déjà ses cheveux avaient commencé à blanchir, comme font les miens. – Votre sœur est morte, donc ? – Elle est morte, il y a deux ans, et c'est de sa mort que je désire vous parler. Vous pouvez comprendre que, menant la vie que j'ai décrite, il était peu vraisemblable que nous voyions quelqu'un de notre âge et de notre position. Nous avions, cependant, une tante, une sœur non mariée de notre mère, Mlle Honoria Westphail, et on nous permettait de temps en temps de lui rendre de courtes visites à sa maison, près de Harrow. Julia y est allée pour Noël, il y a deux ans, et elle y rencontra un commandant de l'infanterie de marine en demi-solde, à qui elle se fiança. Mon beau-père fut informé de ces fiançailles quand elle revint et ne fit aucune objection au mariage ; mais, moins d'une quinzaine avant le jour fixé pour la noce, survint le terrible événement qui m'a privée de ma seule compagne. Sherlock Holmes était resté renversé dans son fauteuil, les veux clos et la tête enfoncée dans un coussin, mais il entrouvrit alors les paupières et regarda sa visiteuse. – Veuillez me préciser les dates, dit-il. – C'est chose facile, car tous les événements de cette terrible époque sont gravés dans ma mémoire en lettres de feu. Le manoir est, comme je l'ai déjà dit, très vieux et une seule aile en est habitée à présent. Les chambres à coucher, dans cette aile, sont au rez-de-chaussée : le studio se trouve dans la partie centrale du bâtiment. De ces chambres, la première est celle du docteur Roylott, la seconde celle de ma sœur et la troisième la mienne. Il n'y a pas de communication entre elles, mais elles ouvrent toutes sur le même corridor. Est-ce que je me fais bien comprendre ? – Très bien. – Les fenêtres de ces chambres donnent sur la pelouse. Cette fatale nuit-là, le docteur Roylott était rentré dans sa chambre de bonne heure, mais nous savions qu'il ne s'était pas couché, car ma sœur était incommodée par l'odeur forte du tabac indien qu'il fume d'ordinaire. Quittant sa chambre, elle vint dans la mienne où elle demeura quelque temps à bavarder de son prochain mariage. A onze heures, elle se leva de sa chaise pour me quitter, mais elle s'arrêta à la porte et, se retournant, elle me dit : « – À propos, Hélène, as-tu entendu quelqu'un siffler au milieu de la nuit ? « – Jamais, dis-je. « – Je suppose que tu ne saurais, quant à toi, siffler en dormant ? « – Assurément non. Mais pourquoi ? « – Parce que, toutes ces dernières nuits, vers trois heures du matin, j'ai entendu siffler, doucement mais nettement. J'ai le sommeil léger et ça m'a réveillée. Je ne peux dire d'où cela venait – peut-être de la chambre voisine, peut-être de la pelouse. Je me suis simplement dit que je te demanderais si tu l'avais entendu. « – Non, je n'ai rien entendu. Ça doit être ces maudits bohémiens qui sont dans la plantation. « – Probablement. Et pourtant, si c'était sur la pelouse, je m'étonne que tu ne l'aies pas entendu aussi. « – Ah ! c'est que j'ai le sommeil plus lourd que toi. « – Bon ! ça n'a pas grande importance, en tout cas. « Elle m'a souri, elle a fermé ma porte et quelques instants après j'ai entendu sa clé tourner dans la serrure. – Vraiment ! dit Holmes. Était-ce votre habitude de vous enfermer à clé la nuit ? – Toujours. – Et pourquoi ? – Je crois avoir mentionné que le docteur gardait un guépard et un babouin. Nous ne nous sentions en sûreté qu'avec nos portes fermées à clé. – Très juste. Je vous en prie, continuez votre exposé des faits. – Cette nuit-là, je n'arrivais pas à dormir. Le vague sentiment d'un malheur imminent pesait sur moi. Ma sœur et moi, vous vous le rappelez, nous étions jumelles, et vous savez quels liens subtils unissent deux âmes qui ont été si étroitement associées. C'était une nuit sauvage. Le vent hurlait au-dehors, la pluie battait et claquait contre les fenêtres. Soudain, dans le vacarme de la tempête éclata le cri perçant et sauvage d'une femme terrifiée. Je sus que c'était la voix de ma sœur ; je sautai de mon lit, m'enveloppai d'un châle et me précipitai dans le corridor. Comme j'ouvrais ma porte, il me sembla entendre un sifflement bas, analogue à celui que ma sœur m'avait décrit, puis, quelques minutes plus tard, un bruit tel qu'on eût dit qu'une masse de métal venait de tomber. Pendant que je courais dans le corridor, la porte de ma sœur s'ouvrit et tourna lentement sur ses gonds. Je la regardais fixement, frappée d'horreur, ne sachant ce qui allait en sortir. A la lumière de la lampe du couloir, je vis ma sœur paraître dans l'ouverture, le visage blanc de terreur, les mains à tâtons cherchant du secours, tout son corps vacillant à droite, à gauche, comme celui d'un ivrogne. Je courus à elle, je la serrai dans mes bras, mais, à ce moment, ses genoux parurent céder et elle tomba sur le sol. Elle se tordait comme quelqu'un qui souffre terriblement et ses membres étaient affreusement convulsés. Je pensai tout d'abord qu'elle ne m'avait pas reconnue, mais, comme je me penchais au-dessus d'elle, elle cria soudain d'une voix que je n'oublierai jamais : « Ô mon Dieu ! Hélène ! C'était la bande ! La bande mouchetée ! » Il y avait autre chose qu'elle aurait voulu dire et de son doigt elle battait l'air dans la direction de la chambre du docteur, mais une nouvelle convulsion la saisit, étouffant ses paroles. Je me précipitai, appelant bien haut mon beau-père et il vint à ma rencontre, sortant en toute hâte de sa chambre. Il était en pyjama. Quand il arriva auprès de ma sœur, elle avait perdu conscience et, bien qu'il lui versât de l'eau-de-vie dans la gorge et qu'il envoyât tout de suite chercher le médecin du village, tous ses efforts demeurèrent inutiles, car elle s'affaiblit lentement et mourut sans avoir repris connaissance. Telle fut la terrible fin de ma sœur bien-aimée. – Un instant, dit Holmes. Êtes-vous certaine d'avoir entendu ce sifflement et ce bruit métallique ? Pourriez-vous le jurer ? – C'est ce que m'a demandé le coroner à l'enquête. J'ai la vive impression que je l'ai entendu et, cependant, dans le tumulte de la tempête et les craquements d'une vieille maison, il se pourrait que je me fusse trompée. – Votre sœur était-elle habillée ? – Non, elle était en toilette de nuit. Elle avait dans la main droite un bout d'allumette carbonisé et dans la gauche une boîte d'allumettes. – Ce qui prouve qu'elle a frotté une allumette pour regarder autour d'elle quand l'alarme s'est produite. C'est important. Et à quelles conclusions le coroner est-il arrivé ? – Il a mené l'enquête avec grand soin, car la conduite du docteur Roylott était depuis longtemps bien connue dans le comté ; toutefois il n'a pas réussi à trouver au décès une cause satisfaisante. Mon témoignage démontrait que la porte avait été fermée de l'intérieur et les fenêtres étaient bloquées par des volets anciens munis de grosses barres de fer dont on vérifiait la fermeture chaque soir. On sonda soigneusement les murs, on les trouva partout très solides, le plancher fut examiné avec le même résultat. La cheminée est large, mais elle est barrée par quatre gros crampons. Il est donc certain que ma sœur était toute seule quand elle mourut. En outre, elle ne portait sur elle aucune marque de violence. – A-t-on parlé de poison ? – Les docteurs l'ont examinée à cet effet, mais sans succès. – De quoi, alors, pensez-vous que cette malheureuse est morte ? – Ma conviction, c'est qu'elle est purement morte d'une frayeur et d'un choc nerveux, dont je ne parviens pas à imaginer l'origine. – Y avait-il des bohémiens à ce moment-là sur le domaine ? – Ah ! il y en a presque toujours. – Et qu'avez-vous conclu de cette allusion à une bande – une bande mouchetée ? – J'ai quelquefois pensé que ce n'étaient là que des propos sans suite dus au délire ; quelquefois aussi que cela pouvait se rapporter à une bande de gens, peut-être même à ces bohémiens qui se trouvaient sur les terres du manoir. Je me demande si les mouchoirs à pois que tant d'entre eux portent sur la tête n'ont pas pu suggérer l'étrange adjectif que ma sœur employa. Holmes hocha la tête comme un homme qui est loin d'être satisfait : – Ce sont là des choses bien ténébreuses, dit-il, mais, je vous en prie, continuez votre récit. – Deux années ont passé depuis lors et ma vie, jusque tout récemment, a été plus solitaire que jamais. Il y a un mois, cependant, un ami cher que je connais depuis de longues années, m'a fait l'honneur de me demander ma main. Son nom est Armitage – Percy Armitage – le fils cadet de M. Armitage, de Crane Water, près de Reading. Mon beau-père n'a fait aucune opposition au mariage et nous devons nous marier dans le courant du printemps. Il y a deux jours, on a commencé des réparations dans l'aile ouest du bâtiment ; on a percé le mur de ma chambre à coucher, de sorte que j'ai dû déménager et occuper la chambre où ma sœur est morte, et coucher dans le lit même où elle a couché. Imaginez donc quel frisson d'horreur j'ai éprouvé quand, la nuit dernière, alors que j'étais éveillée et en train de penser à son terrible sort, j'ai tout à coup entendu, dans le silence de la nuit, ce sifflement bas qui avait été l'annonciateur de sa mort à elle. J'ai sauté de mon lit, j'ai allumé la lampe, mais il n'y avait dans la pièce rien d'anormal qu'on pût voir. J'étais néanmoins trop bouleversée pour me recoucher. Je me suis donc habillée et, dès qu'il a fait jour, j'ai quitté la maison sans bruit, j'ai loué, en face, une charrette à l'auberge de la Couronne, je me suis fait conduire à Leatherhead d'où je suis venue ce matin dans l'unique but de vous voir et de solliciter vos conseils. – Vous avez agi avec sagesse, mais m'avez-vous bien tout – Oui, tout. – Non, mademoiselle Stoner, non : vous couvrez votre beaupère. – Comment ? Que voulez-vous dire ? En guise de réponse, Holmes repoussa la frange de dentelle noire qui entourait la main posée sur le genou de notre visiteuse. Cinq petites taches livides, les marques de quatre doigts et d'un pouce, étaient imprimées sur le poignet blanc. – Vous avez été traitée avec cruauté, dit Holmes. La dame rougit profondément et recouvrit son poignet meurtri. – C'est un homme très dur, dit-elle, et qui peut-être ne connaît guère sa force. Il y eut un silence pendant lequel Holmes, appuyant son menton sur sa main, regarda fixement le feu pétillant. Enfin il dit : – C'est là une affaire très sérieuse, il y a mille détails que je voudrais connaître avant de décider de quelle façon nous devons agir. Pourtant, nous n'avons pas une minute à perdre. Si nous allions à Stoke Moran aujourd'hui, nous serait-il possible de voir ces chambres à l'insu de votre beau-père ? – Il se trouve qu'il a parlé de venir en ville aujourd'hui pour une affaire très importante. Il est donc probable qu'il sera absent toute la journée et que rien ne vous dérangera. Nous avons une femme de charge à présent, mais comme elle est vieille et bébête, je pourrai aisément l'écarter. – Excellent. Vous voulez bien être de l'excursion, Watson ? – A tout prix. – Nous viendrons donc tous les deux. Qu'allez-vous faire vous-même ? – J'ai une ou deux petites courses que je voudrais faire, à présent que je suis en ville. Mais je rentrerai par le train de midi, de façon à être là quand vous viendrez. – Et vous pouvez compter sur nous au début de l'après-midi. J'ai moi-même quelques petites choses dont je dois m'occuper. Vous ne voulez pas rester pour le petit déjeuner ? – Non, il faut que je m'en aille. Mon cœur est allégé déjà, maintenant que je vous ai confié mes ennuis. J'attends avec impatience de vous revoir cet après-midi. Elle tira sur son visage sa lourde voilette et doucement sortit de la pièce. – Watson, que pensez-vous de tout cela ? demanda Holmes en se renversant dans son fauteuil. – Ce me semble être une affaire bien obscure et bien sinistre. – Oui, assez obscure et assez sinistre. – Cependant, si cette dame a raison quand elle dit que le plancher et les murs sont intacts et qu'on ne peut passer par la porte, la fenêtre ou la cheminée, sa sœur devait donc, à n'en pas douter, être seule quand elle est morte de si mystérieuse façon. – Que faites-vous alors de ces sifflements nocturnes et des paroles si étranges de la mourante ? – Je n'y comprends rien. – Quand vous rapprochez de ces sifflements nocturnes la présence d'une bande de bohémiens qui vivent sur un pied d'intimité avec ce vieux docteur, le fait que nous avons toutes les raisons de croire que ledit docteur a intérêt à empêcher le mariage de sa belle-fille, l'allusion de la mourante à une bande et, enfin, le fait que Mlle Hélène Stoner a entendu un bruit de métal, qui peut avoir été causé en retombant en place par une des barres de fer barricadant les volets, j'ai tout lieu de penser que le mystère peut être éclairci en partant de ces données. – Mais qu'est-ce que les bohémiens faisaient là ? – Je ne peux rien imaginer. – Je vois de nombreuses objections à une telle théorie… – Et moi aussi. C'est précisément pour cette raison que nous allons à Stoke Moran aujourd'hui. Je veux voir si les objections sont insurmontables ou si on peut en triompher. Mais que diable se passe-t-il ? Cette exclamation de mon compagnon avait été provoquée par le fait que l'on avait tout à coup ouvert bruyamment notre porte et qu'un homme énorme s'encadrait dans l'ouverture. Son costume était un mélange singulier qui l'apparentait à la fois au médecin et au fermier. Il avait un chapeau haut de forme noir, une longue redingote, une paire de hautes guêtres et un stick de chasse qu'il balançait. Il était si grand que son chapeau effleura bel et bien le haut du chambranle et que sa carrure semblait en toucher les deux montants. Sa large figure, marquée de mille rides, que le soleil avait brûlée et jaunie, et où se lisaient tous les mauvais penchants, se tourna d'abord vers l'un, puis vers l'autre de nous ; avec ses yeux profondément enfoncés dans l'orbite et tout injectés de bile, avec son nez busqué, mince et décharné, l'homme ressemblait assez à un vieil oiseau de proie plein de férocité. – Lequel de vous est Holmes ? demanda cette apparition. – C'est mon nom, monsieur, mais cette connaissance vous confère sur moi un avantage, monsieur, dit Holmes, tranquillement. – Je suis le docteur Grimesby, de Stoke Moran. – Vraiment, docteur, dit Holmes d'un ton débonnaire. Je vous en prie, prenez un siège. – Je n'en ferai rien. Ma belle-fille est venue ici. Je l'ai suivie. Que vous a-t-elle raconté ? – Il fait un peu froid pour la saison, dit Holmes. – Que vous a-t-elle raconté ? s'écria le vieux, furieux. – Toutefois, j'ai entendu dire que les crocus promettent, continua mon compagnon, imperturbable. – Ah ! vous éludez la question, s'écria notre visiteur, qui fit un pas en avant, en agitant son bâton. Je vous connais, canaille, j'ai déjà entendu parler de vous ; vous êtes Holmes, le touche-à-tout. Mon ami sourit. – Holmes l'officieux ! Le sourire d'Holmes s'accentua. – Holmes ! l'homme à tout faire de Scotland Yard. Holmes, cette fois, riait de bon cœur, bien qu'avec retenue. – Votre conversation est tout à fait intéressante, dit-il. Quand vous sortirez, fermez la porte, car il y a, décidément, un courant d'air. – Je ne sortirai que quand j'aurai dit ce que j'ai à dire. Ne vous mêlez pas de mes affaires. Je sais que Mlle Stoner est venue ici, je l'ai suivie. Je suis un homme qu'il est dangereux de rencontrer ! Voyez plutôt ! Il avança d'un pas, saisit le tisonnier et il le courba de ses énormes mains brunes. – Tâchez de ne pas tomber entre mes griffes, grogna-t-il, et, lançant le tisonnier dans l'âtre, il sortit de la pièce à grandes enjambées. – Voilà qui m'a tout l'air d'un très aimable personnage, dit Holmes en riant. Je ne suis pas tout à fait aussi massif que lui, mais s'il était resté, je lui aurais montré que mes griffes ne sont guère plus faibles que les siennes. Tout en parlant, il ramassa le tisonnier d'acier et, d'un effort brusque, le redressa. – Dire qu'il a eu l'insolence de me confondre avec la police officielle ! Cet incident, toutefois, confère une certaine saveur à notre investigation. J'espère seulement que notre petite amie n'aura pas à souffrir de l'imprudence qu'elle a commise en permettant à cette brute de la suivre. Maintenant, Watson, nous allons commander notre petit déjeuner ; après quoi je me rendrai dans les bureaux compétents, en quête de quelques données susceptibles de nous aider dans cette affaire. Il était presque une heure quand Sherlock Holmes revint de son excursion. Il avait en main une feuille de papier bleu, toute griffonnée de notes et de chiffres. – J'ai vu, dit-il, le testament de la défunte épouse de notre homme. Pour en déterminer l'exacte portée, j'ai dû calculer la valeur actuelle des placements dont il s'agit. Le revenu total, qui, au moment de la mort de sa femme, n'était guère inférieur à mille cent livres, ne se monte plus guère au-dessus de sept cent cinquante livres, par suite de la baisse des valeurs agricoles. En cas de mariage, chacune des filles peut réclamer deux cent cinquante livres. Il est donc évident que si les deux filles s'étaient mariées, ce joli monsieur n'aurait plus conservé que sa pitance ; et que, déjà, même le mariage d'une seule rognerait sérieusement ses ressources. Le travail de cette matinée n'a pas été perdu, puisqu'il m'a prouvé que le docteur a de très solides raisons de faire obstacle à tout arrangement de ce genre. Et maintenant, Watson, la chose est trop sérieuse pour que nous flânions, surtout depuis que le vieux sait que nous nous intéressons à ses affaires ; si donc vous êtes prêt, nous hélerons un fiacre et nous nous ferons conduire à la gare de Waterloo. Je vous serais fort obligé de glisser un revolver dans votre poche. Un Eley N° 2 est un excellent argument avec les gentlemen qui sont de force à faire des nœuds avec des tisonniers d'acier. Ça et une brosse à dents, voilà, je crois, tout ce dont nous avons besoin. A la gare, nous fûmes assez heureux pour attraper un train pour Leatherhead ; là nous louâmes une carriole à l'auberge de la gare et, pendant quatre ou cinq miles, nous roulâmes le long des jolis chemins du Surrey. C'était un jour idéal, avec un ciel éclatant parsemé de quelques nuages floconneux. Les arbres et les haies en bordure de la route montraient tout juste leurs premières pousses vertes et l'air était saturé de l'agréable odeur de la terre humide. Il y avait, pour moi du moins, un étrange contraste entre la douce promesse du printemps et la sinistre entreprise dans laquelle nous étions engagés. Perdu dans les plus profondes pensées, mon compagnon était assis sur le devant de la carriole, les bras croisés, son chapeau tiré sur les yeux et le menton enfoncé sur sa poitrine. Tout à coup, pourtant, il tressaillit, me frappa sur l'épaule et du doigt, dirigeant mon attention au-delà des prairies : – Regardez là-bas ! dit-il. Un parc abondamment boisé s'étendait sur une pente douce que couronnait au sommet un bosquet épais. D'entre les branches s'élançaient les pignons gris et la haute toiture d'un très vieux manoir. – Stoke Moran ? questionna-t-il. – Oui, monsieur ; c'est la maison du docteur Grimesby Roylott, fit observer le cocher. – On est en train d'y bâtir quelque chose ; c'est là que nous allons. – Le village est là, dit le cocher, indiquant un groupe de toits à quelque distance sur la gauche, mais si c'est à cette maison-là que vous allez, ça sera plus court pour vous de franchir cette barrière et puis de prendre le sentier à travers champs. C'est làbas où la dame se promène. – Et la dame, je suppose que c'est Mlle Stoner, remarqua Holmes en s'abritant les yeux. Oui, je crois que ce que vous suggérez vaut mieux. Nous descendîmes, réglâmes notre course et la carriole reprit bruyamment le chemin de Leatherhead. – J'ai pensé, me dit Holmes, pendant que nous passions la barrière, que ce serait tout aussi bien que ce bonhomme croie que nous sommes des architectes venus ici pour une affaire bien définie. Ça peut l'empêcher de bavarder. Bonjour, mademoiselle Stoner Vous le voyez : nous vous avons tenu parole. Notre cliente de la matinée s'était précipitée à notre rencontre et tout son visage exprimait la joie. – Je vous ai attendus avec anxiété, s'écria-t-elle, en échangeant une cordiale poignée de main. Tout a marché de façon splendide ; le docteur Roylott est allé en ville et il n'est pas probable qu'il revienne avant ce soir. – Nous avons eu le plaisir de faire la connaissance du docteur, dit Holmes, et, en quelques mots, il décrivit ce qui s'était passé. Mlle Stoner devint pâle jusqu'aux lèvres en l'écoutant. – Grand Dieu ! s'écria-t-elle, il m'a donc suivie. – C'est ce qu'il semble. – Il est si rusé qu'avec lui je ne sais jamais quand je suis vraiment hors d'atteinte. Que va-t-il dire quand il reviendra ? – Il lui faudra se garder lui-même, car il se peut qu'il comprenne qu'il y a sur sa piste quelqu'un de plus rusé que lui. Il faudra, cette nuit, vous enfermer à clé pour vous protéger contre lui. S'il se montre violent, nous vous emmènerons chez votre tante, à Harrow. Maintenant il faut employer notre temps le mieux possible. Veuillez donc nous mener sur-le-champ aux chambres qu'il s'agit d'examiner. Le bâtiment, en pierre grise tachetée de mousse, avait un corps central plus élevé que les deux ailes circulaires projetées de chaque côté comme les pinces d'un crabe. L'une de ces ailes, avec ses fenêtres brisées, bouchées au moyen de panneaux de bois, et son toit à demi défoncé, était l'image même de la ruine. La partie centrale n'était guère en meilleur état, mais le corps de droite était comparativement moderne ; les stores aux fenêtres, les panaches de fumée bleue qui s'échappaient des cheminées révélaient que c'était là que résidait la famille. On avait dressé des échafaudages à l'extrémité du mur, dont la maçonnerie avait été défoncée, mais rien n'indiquait qu'il y eût des ouvriers au travail au moment de notre visite. Holmes fit lentement les cent pas, marchant de long en large sur la pelouse mal entretenue, puis il examina avec une profonde attention l'extérieur des fenêtres. – Cette fenêtre-ci, si je saisis bien, est celle de la chambre où vous couchiez et la suivante, celle du milieu, est celle de la chambre de votre sœur et la suivante, proche du bâtiment central, est celle du docteur Roylott ? – C'est bien cela, mais je couche maintenant dans celle du milieu. – Pendant les réparations, d'après ce que j'ai compris. A propos, il ne semble guère qu'il y ait eu nécessité urgente de réparer l'extrémité du mur. – Il n'y en avait point. Je crois que c'était seulement un prétexte pour me faire quitter ma chambre. – Ah ! voilà qui donne à réfléchir. Maintenant, de l'autre côté de cette aile étroite court le corridor sur lequel ouvrent ces trois chambres. Il y a des fenêtres dans ce corridor, naturellement ? – Oui, mais elles sont très petites et trop étroites pour qu'on puisse s'introduire par-là. – Comme vous vous enfermiez toutes deux, la nuit, on ne pouvait, par ce côté-là, s'approcher de vos chambres. Auriez-vous l'obligeance, à présent, d'aller dans votre chambre barricader les volets ? Mlle Stoner obéit et Holmes, après avoir avec soin examiné le dedans par la fenêtre ouverte, tenta du dehors et de toutes les façons d'ouvrir le volet de force, mais sans succès. Il n'y avait pas une fente à travers laquelle on pût passer une lame de couteau pour soulever la barre. Alors, à la loupe il examina les gonds, mais ils étaient de fer solide et fermement encastrés dans la maçonnerie massive. – Hum ! dit-il en se grattant le menton, quelque peu perplexe, ma théorie présente assurément quelques difficultés. Nul ne saurait passer par ces volets ainsi fermés. Eh bien ! nous verrons si l'intérieur jette quelque lumière sur cette affaire. Une petite porte latérale nous mena dans le corridor blanchi à la chaux sur lequel ouvraient les trois chambres. Holmes refusant d'examiner la troisième chambre, nous allâmes tout de suite vers la seconde, celle dans laquelle Mlle Stoner couchait maintenant et où sa sœur était morte. C'était une petite chambre très simple, au plafond bas, avec une grande cheminée béante comme il y en a dans les vieilles maisons campagnardes. Il y avait dans un coin une commode brune, dans un autre un lit étroit à courtepointe blanche, et une table de toilette à droite de la fenêtre. Ces objets constituaient, avec deux petites chaises en osier, tout le mobilier de la pièce, si l'on en excepte un petit carré de tapis au milieu. Bruns et vermoulus, les panneaux et les boiseries de chêne autour de la chambre étaient si vieux, si décolorés, qu'ils pouvaient bien dater de la construction primitive du bâtiment. Holmes poussa une des chaises dans un coin et s'assit en silence, cependant que ses yeux faisaient tout le tour de la pièce et, courant du haut en bas, enregistraient tous les détails. – Où cette sonnette sonne-t-elle ? demanda-t-il enfin, en montrant un gros cordon qui pendait à côté du lit et dont le gland reposait exactement sur l'oreiller. – Elle aboutit à la chambre de la femme de charge. – Elle a l'air plus neuve que le reste. – Oui, elle a été posée il n'y a que quelques années. – C'est votre sœur qui l'avait demandée, je suppose ? – Non, je n'ai jamais entendu dire qu'elle s'en était servie. Nous avons toujours eu l'habitude d'aller chercher nous-mêmes tout ce qu'il nous fallait. – Vraiment ! Il ne semblait pas nécessaire de placer là un si beau cordon de sonnette. Vous voudrez bien m'excuser quelques minutes, pendant lesquelles ma curiosité va se porter sur le plancher. Il se jeta alors à plat ventre, sa loupe à la main, et rapidement se traîna, rampant tantôt en avant, tantôt en arrière, pour inspecter minutieusement les fentes entre les lames du parquet. Il en fit autant ensuite pour les boiseries qui couvraient les murs. Finalement il se dirigea vers le lit et passa quelque temps à le regarder fixement ; son œil courut ensuite du haut en bas du mur. Puis il prit en main le cordon de sonnette et le tira brusquement. – Eh ! dit-il, c'est une fausse sonnette ! – Elle ne sonne pas ? – Non, le cordon n'est même pas relié à un fil de fer. Voilà qui est très intéressant : vous pouvez voir à présent qu'elle est fixée à un crochet juste au-dessus de l'endroit où se trouve l'ouverture de la prise d'air – Que c'est absurde ! Je ne l'ai jamais remarqué auparavant. – Très étrange ! observa Holmes en tirant sur le cordon. Il y a dans cette chambre un ou deux points très singuliers. Par exemple, il faut que l'architecte soit un imbécile pour ouvrir une prise d'air qui donne dans une autre pièce, alors que, sans plus de peine, il aurait pu la faire communiquer avec l'air du dehors ! – Cela aussi est tout à fait moderne, dit la jeune femme. – Cela date de la même époque que le cordon de sonnette, remarqua Holmes. – Oui, on a fait plusieurs petits changements à ce moment-là. – Il semble que ce furent des changements d'un caractère très intéressant – des cordons de sonnette qui ne sonnent pas et des prises d'air qui n'aèrent point. Avec votre permission, mademoiselle Stoner, nous porterons maintenant nos recherches dans l'autre chambre. La chambre du docteur Roylott, bien que plus spacieuse que celle de sa belle-fille, était aussi simplement meublée. Un lit de camp, un petit rayon en bois garni de livres, la plupart d'un caractère technique, un fauteuil à côté du lit, une chaise ordinaire en bois contre le mur, une table ronde et un grand coffre en fer étaient les principaux objets qui s'offraient à nos yeux. Holmes, lentement, fit le tour de la pièce et examina chaque chose avec le plus vif intérêt. – Qu'y a-t-il là-dedans ? demanda-t-il en frappant sur le coffre. – Les papiers d'affaires de mon beau-père. – Oh ! vous en avez donc vu l'intérieur ? – Une fois seulement, il y a quelques années. Je me souviens qu'il était plein de papiers. – Il n'y a pas un chat dedans, par exemple ? – Non. Quelle étrange idée ! – Eh bien, regardez ceci ! Il prit une petite soucoupe de lait qui se trouvait sur le haut du coffre. – Non, nous n'avons pas de chance. Mais il y a un guépard et un babouin. – Ah ! oui, naturellement. Eh bien, un guépard, c'est ni plus ni moins qu'un gros chat, or une soucoupe de lait comme celle-ci ne suffirait guère, je pense, à contenter un chat. Il y a encore un point que je désirerais tirer au clair. Il s'accroupit devant la chaise en bois et en examina le siège avec la plus grande attention. – Merci. Voilà qui est bien réglé, dit-il en se levant et en remettant sa loupe dans sa poche. Holà ! voici quelque chose d'intéressant ! L'objet qui avait attiré son attention était un petit fouet à chien pendu à un des coins du lit ; il était, toutefois, roulé et noué de façon à former une boucle. – Que dites-vous de cela, Watson ? – C'est un fouet assez ordinaire, mais je ne vois pas pourquoi on y a fait ce nœud. – Le fait est que c'est moins ordinaire, cela, hein ? Ah ! le monde est bien méchant et quand un homme intelligent tourne son esprit vers le crime, c'est la pire chose qui soit. Je crois, mademoiselle Stoner, que j'en ai assez vu maintenant et, avec votre permission, nous irons nous promener sur la pelouse. Je n'avais jamais vu le visage de mon ami aussi farouche ni son front aussi sombre qu'au moment où nous nous sommes éloignés du lieu de nos recherches. Nous avions à plusieurs reprises remonté et redescendu la pelouse et ni Mlle Stoner ni moi-même n'osions ni ne voulions interrompre le cours de ses pensées, quand il s'éveilla de sa rêverie. – Il est tout à fait essentiel, mademoiselle Stoner, dit-il, que vous suiviez absolument mes conseils en tout point. – Je les suivrai, très certainement. – La chose est trop sérieuse pour hésiter en quoi que ce soit. Votre vie peut dépendre de votre obéissance. – Je vous assure que je suis toute entre vos mains. – Et d'abord il faut que mon ami et moi, nous passions la nuit dans votre chambre. Mlle Stoner et moi nous le regardâmes, étonnés… – Oui, c'est nécessaire. Laissez-moi m'expliquer. Je crois que c'est l'auberge du village, de l'autre côté, là-bas ? – Oui, c'est la Couronne. – Très bien ! Vos fenêtres doivent être visibles de là-bas ? – Certainement. – Il faudra vous enfermer dans votre chambre en prétextant un mal de tête quand votre beau-père reviendra. Puis, quand vous l'entendrez entrer dans sa chambre pour la nuit, vous ouvrirez les volets de votre fenêtre, vous soulèverez la barre et vous mettrez votre lampe là ; ce sera un signal pour nous ; et alors, avec les objets dont vous pouvez avoir besoin, vous vous retirerez dans la chambre que vous occupiez avant. Je ne doute pas qu'en dépit des réparations, vous ne puissiez vous y installer pour une nuit. – Oh ! certes, bien facilement. – Pour le reste, vous n'avez qu'à nous laisser faire… – Mais que ferez-vous ? – Nous passerons la nuit dans votre chambre et nous chercherons la cause de ce bruit qui vous a dérangée. – Je crois, monsieur Holmes, que vous avez déjà votre idée bien arrêtée, dit Mlle Stoner en posant sa main sur le bras de mon camarade. – Peut-être bien. – Mais, par pitié, dites-moi ce qui causa la mort de ma sœur. – Avant de parier, je voudrais avoir des preuves plus évidentes. – Vous pouvez, du moins, me dire si je ne me trompe pas et si elle est effectivement morte d'une frayeur subite. – Non, je ne le crois pas. Je crois qu'il doit y avoir eu une cause plus tangible. Et maintenant, mademoiselle Stoner, il faut que nous vous quittions, car si le docteur Roylott, en rentrant, nous voyait, notre voyage serait inutile. Au revoir et soyez courageuse, car si vous faites ce que je vous ai dit, vous pouvez être sûre que nous écarterons les dangers qui vous menacent. Sherlock Holmes et moi, nous n'eûmes aucune difficulté à louer deux chambres à l'auberge de la Couronne. Ces pièces se trouvaient à l'étage supérieur et, de notre fenêtre, nous découvrions nettement la grande porte de l'avenue et l'aile habitée du manoir de Stoke Moran. A la tombée de la nuit, nous vîmes le docteur Grimesby Roylott passer en voiture ; son énorme carrure se détachait nettement à côté de la mince silhouette du garçon d'écurie qui conduisait. Celui-ci éprouva quelque difficulté à ouvrir les lourdes portes et nous entendîmes le rugissement enroué de la voix du docteur, en même temps que nous le voyions agiter un poing menaçant. La voiture entra et, quelques minutes après, nous vîmes, provenant d'une des pièces où l'on avait allumé une lampe, une lumière soudaine jaillir parmi les arbres. – Savez-vous bien, Watson, dit Holmes, tandis que nous étions assis tous deux dans l'obscurité qui commençait, que j'éprouve quelques scrupules à vous emmener ce soir. Il y a nettement un élément de danger. – Puis-je vous être utile ? – Votre présence peut être inappréciable. – Alors, c'est réglé, je viendrai… – C'est très gentil de votre part. – Vous parlez de danger. Vous avez, évidemment, vu dans ces chambres plus de choses que je n'en ai aperçu. – Non, mais j'imagine que j'en ai tiré plus de déductions que vous. Vous avez, je pense, vu tout ce que j'ai vu. – Je n'ai rien vu de remarquable, sauf ce cordon de sonnette et j'avoue que trouver sa raison d'être passe mon imagination. – Vous avez aussi vu la prise d'air ? – Oui, mais je ne pense pas que ce soit une chose extraordinaire que d'avoir une petite ouverture entre deux chambres. Celle-ci est si minuscule qu'un rat y pourrait à peine passer. – Je savais avant de venir à Stoke Moran que nous trouverions une prise d'air. – Mon cher Holmes ! – Oui, je le savais. Vous vous rappelez que, dans son récit, elle nous a dit que sa sœur pouvait sentir le cigare de Roylott. Or cela, tout naturellement, suggère tout de suite qu'il doit exister une communication entre les deux pièces. Ce ne pouvait être qu'une petite ouverture, autrement on en aurait tenu compte lors de l'enquête du coroner. J'ai donc diagnostiqué une prise d'air. – Mais quel mal peut-il y avoir à cela ? – Eh bien, il y a, au moins, une curieuse coïncidence de dates. On établit une prise d'air, on installe un cordon et une dame qui couche dans le lit, meurt. Cela ne vous frappe pas ? – Jusqu'ici, je ne peux encore voir aucun rapport. – N'avez-vous rien observé de très particulier à propos de ce – Non. – Il a été fixé au plancher par des fiches de fer. Avez-vous jamais vu un lit assujetti comme cela ? – Je ne saurais prétendre que j'en ai vu. – La dame ne pouvait bouger son lit. Il fallait qu'il demeure toujours dans la même position par rapport à la prise d'air et à la ‘corde – car nous pouvons l'appeler ainsi, puisqu'il est clair qu'il n'a jamais été question d'un cordon de sonnette. – Holmes, m'écriai-je, il me semble voir vaguement à quoi vous faites allusion. Nous arrivons juste à temps pour prévenir un crime horrible et raffiné. – Assez raffiné et assez horrible, oui. Quand un médecin fait le mal, il est le premier des criminels. Il a le nerf et il a la science. Cela s'est déjà vu. Mais les coups que frappe cet homme sont plus subtils et profonds que tous ceux de ses confrères devenus criminels avant lui. Toutefois, Watson, je crois que nous pourrons frapper plus profondément encore. Mais nous aurons bien assez d'horreurs d'ici que la nuit ne soit terminée. De grâce, fumons une pipe tranquillement et, pendant quelques heures, tournons nos pensées vers des choses plus réjouissantes. Vers neuf heures, la lumière parmi les arbres s'éteignit et tout devint noir dans la direction du manoir. Deux heures s'écoulèrent encore, lentement, puis tout à coup, exactement au premier coup de onze heures, une lumière brillante s'alluma juste en face de nous. – Cette fois, c'est notre signal, dit Holmes en se levant vivement, il vient de la fenêtre du milieu. Il échangea, en passant, quelques paroles avec l'aubergiste, pour lui expliquer que nous allions rendre une visite tardive à quelqu'un que nous connaissions et que nous y passerions peutêtre la nuit. Un instant après nous étions sur la route obscure ; un vent froid nous soufflait au visage et une lumière, scintillant en face de nous dans les ténèbres, nous guidait vers notre sombre mission. Nous n'eûmes guère de difficulté pour entrer dans le domaine, car des brèches que personne n'avait songé à réparer s'ouvraient dans le vieux mur du parc. En nous avançant parmi les arbres, nous avions atteint et traversé la pelouse et nous allions passer par la fenêtre quand, d'un bosquet de laurier, surgit quelque chose qui ressemblait à un enfant hideux et difforme ; l'étrange créature se jeta sur l'herbe en se tordant les membres, puis soudain, traversant la pelouse en courant, se perdit dans l'obscurité. – Grand Dieu ! murmurai-je, vous avez vu ? Holmes fut sur le moment aussi étonné que moi. Dans sa surprise, sa main se referma sur mon poignet, comme un étau, puis il se mit à rire en sourdine et approcha ses lèvres de mon oreille. – Charmant séjour ! murmura-t-il, c'est le babouin. J'avais oublié les étranges animaux favoris du docteur. Il y avait aussi un guépard. Du coup, j'avoue que je me suis senti l'esprit plus à l'aise quand, après avoir suivi l'exemple de Holmes en ôtant mes souliers, je me trouvai dans la chambre à coucher. Sans aucun bruit, mon compagnon ferma les volets, replaça la lampe sur la table et jeta un regard autour de la pièce. Tout était tel que nous l'avions vu dans la journée. Alors, s'étant glissé jusqu'à moi, la main en cornet, il me murmura de nouveau à l'oreille, si bas que je pouvais tout juste distinguer les mots : – Le moindre bruit serait fatal à nos projets. De la tête je fis signe que j'avais entendu. – Il faut que nous restions assis sans lumière. Il la verrait par le trou d'aération. J'acquiesçai de nouveau. – Ne vous endormez pas. Votre vie même en dépend. Gardez votre revolver tout prêt, pour le cas où nous en aurions besoin. Je demeurerai assis à côté du lit et vous sur cette chaise-là. Je pris mon revolver et le plaçai sur le coin de la table. Holmes avait apporté une canne longue et mince qu'il plaça sur le lit à côté de lui. Près de la canne, il posa une boîte d'allumettes et un bout de bougie, puis il tourna la mèche de la lampe et nous fûmes dans l'obscurité. Comment oublierai-je jamais cette veillée terrible ? Je ne pouvais entendre aucun bruit, pas même le souffle d'une respiration et pourtant je savais que mon compagnon était assis, les yeux grands ouverts, à quelques pieds de moi, dans un état de tension nerveuse identique au mien. Les volets ne laissaient pas percer le moindre rayon de lumière et nous attendions dans une obscurité absolue. Du dehors venait parfois le cri d'un oiseau nocturne et, une fois, sous notre fenêtre même, un gémissement prolongé comme celui d'un chat vint nous dire que le guépard était bien en liberté. Très loin, nous pouvions entendre les coups graves de l'horloge de la paroisse qui retentissaient tous les quarts d'heure. Comme ils semblaient longs ces quarts d'heure ! Minuit sonna, puis une heure, puis deux, puis trois, et nous étions toujours assis, là, à attendre en silence ce qui pourrait arriver. Soudain une lueur momentanée apparut dans la direction de la bouche d'air ; elle s'évanouit tout de suite, mais une forte odeur d'huile qui brûlait et de métal chauffé lui succéda. On venait d'allumer une lanterne sourde dans la chambre voisine. Je perçus le bruit d'un mouvement très doux, puis tout fut de nouveau silencieux, bien que l'odeur se fît plus forte. Pendant une demiheure je restai assis, l'oreille tendue. Alors, tout à coup, un autre bruit se fit entendre – un bruit calme, très doux, comme celui d'un jet de vapeur s'échappant sans discontinuer d'une bouilloire. Au moment où nous l'entendions, Holmes sauta du lit, frotta une allumette et, de sa canne, cingla avec fureur le cordon de sonnette. – Vous le voyez, Watson ? hurla-t-il. Vous le voyez ? Mais je ne voyais rien. Au moment où Holmes gratta son allumette, j'entendis un sifflement bas et clair, toutefois la lumière éclatant soudain devant mes yeux fatigués fit qu'il me demeurait impossible de dire sur quoi mon ami frappait aussi sauvagement. Je pus voir pourtant que son visage, rempli d'horreur et de dégoût, était d'une pâleur de mort. Il avait cessé de frapper et il regardait fixement la bouche d'air quand, soudain, éclata dans le silence de la nuit le cri le plus horrible que j'aie jamais entendu. Il s'enfla, toujours de plus en plus fort, en un rauque rugissement où la douleur, la peur et la colère s'unissaient pour en faire un cri perçant et terrible. Il paraît que jusque là-bas, dans le village, et même jusqu'au lointain presbytère, ce cri réveilla les dormeurs dans leur lit. Il nous glaça le cœur et je demeurai là, à regarder Holmes du même regard exorbité dont lui-même me regarda, jusqu'à ce que mourussent enfin dans le silence les échos de ce cri qui l'avait troublé. – Qu'est-ce que cela signifie ? haletai-je. – Cela signifie que tout est fini, répondit Holmes, et peutêtre, après tout, en est-il mieux ainsi. Prenez votre revolver et nous entrerons dans la chambre du docteur Roylott. Le visage grave, il alluma la lampe et sortit dans le corridor. Deux fois il frappa à la porte du docteur Roylott sans obtenir de réponse. Alors il tourna la poignée et entra. Je le suivais, sur ses talons, mon revolver armé à la main. Ce fut un singulier spectacle qui s'offrit à nos yeux. Sur la table se trouvait une lanterne sourde dont le volet était à moitié levé ; elle jetait un vif rayon de lumière sur le coffre en fer dont la porte était entrouverte. A côté de cette table, sur la chaise en bois était assis le docteur Grimesby Roylott, vêtu d'une robe de chambre grise qui laissait voir ses chevilles nues et ses pieds glissés dans des babouches rouges. Sur ses genoux reposait le petit fouet à la longue lanière que nous avions remarqué dans la journée. Son menton était levé et ses yeux rigides considéraient le coin du plafond avec un regard d'une fixité terrible. Autour du front, on lui voyait une étrange bande jaune aux taches brunâtres, et qui semblait lui enserrer étroitement la tête. A notre entrée, il ne dit pas un mot et ne fit pas un geste. – La bande ! La bande mouchetée ! murmura Holmes. Je fis un pas en avant. Un instant après, l'étrange coiffure se mit à remuer et des cheveux de l'homme surgit la tête plate en forme de losange, puis le cou gonflé d'un odieux serpent. – C'est un serpent des marais ! s'écria Holmes, le plus terrible des serpents de l'Inde. Il est mort moins de dix secondes après avoir été mordu. La violence, en vérité, retombe bien sur ceux qui la provoquent et celui qui complote tombe dans la fosse qu'il creuse pour autrui. Rejetons cette bête dans son antre ; après quoi nous pourrons alors conduire Mlle Stoner en lieu sûr, puis informer la police de ce qui s'est passé. Tout en parlant, il prit vivement le fouet sur les genoux du mort et, jetant le nœud coulant autour du cou du reptile, il l'arracha de son horrible perchoir et, en le portant à bout de bras, le lança dans le coffre qu'il referma sur lui. Tels sont les faits qui amenèrent la mort du docteur Grimesby Roylott, de Stoke Moran. Il n'est pas nécessaire d'allonger un récit qui n'est déjà que trop long, pour dire comment nous avons annoncé la triste nouvelle à la jeune fille terrifiée ; comment, par le train du matin, nous sommes allés la confier aux soins de sa bonne tante à Harrow et comment enfin la lente procédure de l'enquête officielle aboutit à la conclusion que le docteur était mort, victime de son imprudence, en jouant avec un de ses dangereux animaux favoris. Le peu qu'il me reste à rapporter me fut dit par Sherlock Holmes le lendemain, pendant notre voyage de retour. – J'étais d'abord arrivé, dit-il, à une conclusion tout à fait erronée ; cela montre, mon cher Watson, comment il est dangereux de raisonner sur des données insuffisantes. La présence des bohémiens et l'emploi du mot « bande » dont la jeune fille s'était servie sans doute pour expliquer l'horrible apparition qu'elle n'avait fait qu'entrevoir à la lueur de son allumette m'avaient mis sur une piste entièrement fausse. Je ne peux que revendiquer le mérite d'avoir immédiatement reconsidéré ma position quand il me parut évident que, quelque soit le danger qui menaçât un occupant de la chambre, ce danger ne pouvait venir ni par la porte ni par la fenêtre. Mon attention fut attirée tout de suite, comme je vous l'ai dit déjà, sur la bouche d'air et le cordon de sonnette qui descendait sur le lit. La découverte que ce n'était qu'un trompe-l'œil et que le lit était assujetti au plancher me fit sur-le-champ soupçonner que cette corde était là pour servir de pont à quelque chose qui passait par le trou et descendait vers le lit. L'idée d'un serpent se présenta tout de suite et quand j'associai cette idée au fait – connu de nous – que le docteur faisait venir de nombreux animaux des Indes, j'ai senti que j'étais probablement sur la bonne voie. L'idée de se servir d'une sorte de poison que ne pourrait déceler aucune analyse clinique était bien celle qui viendrait à un homme intelligent et cruel, accoutumé aux choses de l'Orient. La rapidité avec laquelle ce poison agirait serait aussi, à son point de vue, un avantage. Il faudrait un coroner aux yeux bien perspicaces pour aller découvrir les deux petites piqûres sombres qui révéleraient l'endroit où les crochets empoisonnés auraient accompli leur œuvre. C'est alors que j'ai pensé au sifflet. Naturellement il lui fallait rappeler le serpent avant que la lumière du jour ne le révélât à la victime. Il l'avait accoutumé, probablement en se servant du lait que nous avons vu, à revenir vers lui quand il l'appelait. Quand il le passait par la bouche d'air à l'heure qu'il jugeait la plus favorable, il avait la certitude que l'animal ramperait le long de la corde et descendrait sur le lit. Il pouvait mordre ou ne pas mordre la jeune fille, peut-être pourrait-elle y échapper toutes les nuits pendant toute une semaine, mais tôt ou tard elle serait fatalement la victime du serpent. « J'en étais arrivé à ces conclusions avant même d'être entré dans la chambre du docteur. Une inspection de sa chaise me montra qu'il avait l'habitude de monter dessus, ce qui, naturellement, était nécessaire pour atteindre la bouche d'air. La vue du coffre, la soucoupe de lait et la boucle du fouet à chien suffirent pour chasser enfin toute espèce de doute que je pouvais encore avoir. Le bruit métallique entendu par Mlle Stoner était, manifestement, dû au fait que le beau-père fermait en toute hâte la porte du coffre sur son dangereux locataire. Ayant ainsi bien arrêté mes idées, vous savez les mesures que j'ai prises pour les vérifier. J'ai entendu siffler le serpent, tout comme, je n'en doute pas, vous l'avez vous-même entendu ; j'ai tout de suite allumé et je l'ai attaqué. – Avec ce résultat, que vous l'avez refoulé par la bouche d'air. – Et ce résultat aussi qu'il s'est, de l'autre côté, retourné contre son maître. Quelques-uns de mes coups de canne ont porté et ils ont réveillé si bien sa nature de serpent qu'il s'est jeté sur la première personne qu'il a rencontrée. Il n'y a pas de doute que je ne sois ainsi indirectement responsable de la mort du docteur Grimesby Roylott ; mais je crois pouvoir affirmer, selon toute vraisemblance, qu'elle ne pèsera pas bien lourd sur ma conscience. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA BOITE EN CARTON Les mémoires de Sherlock Holmes (janvier 1893) La boite en carton En choisissant quelques affaires typiques qui illustrent les remarquables qualités mentales de mon ami Sherlock Holmes, j'ai autant que possible accordé la préséance à celles qui, moins sensationnelles peut-être, offraient à ses talents le meilleur champ de manœuvres. Il est toutefois malheureusement impossible de séparer tout à fait le sensationnel du criminel, et le chroniqueur se débat dans un dilemme : ou sacrifier des détails essentiels et donner ainsi du problème une présentation inexacte, ou bien se servir de la matière que le hasard, et non un choix, lui fournit. Après cette courte préface je me tourne vers mes notes pour en extraire une chaîne d'événements étranges et particulièrement terribles. C'était une journée d'août ; il régnait une chaleur torride. Baker Street ressemblait à une fournaise ; la réverbération du soleil sur les briques jaunes de la maison d'en face était pénible pour l'œil ; on avait de la peine à croire que c'était les mêmes murs qui surgissaient si lugubrement des brouillards de l'hiver. Nos stores étaient à demi tirés. Holmes était roulé en boule sur le canapé : il lisait et relisait une lettre que lui avait apportée le courrier du matin. Quant à moi, mon temps de service aux Indes m'avait entraîné à mieux supporter la chaleur que le froid, et une température de 33° ne m'éprouvait nullement. Mais le journal du matin n'avait aucune nouvelle intéressante. Le Parlement était en vacances. Tout le monde avait déserté la capitale. Je languissais après les clairières de la Nouvelle-Forêt ou les galets de Southsea. Un compte en banque réduit à zéro m'avait obligé à retarder mes vacances. Mon compagnon n'éprouvait pas le moindre attrait pour la campagne ni pour la mer : il affectionnait de vivre au centre de cinq millions d'habitants, d'étirer ses fils parmi eux, de vibrer au premier bruit déclenché par un crime mystérieux. L'amour de la nature ne faisait certes pas partie de ses dons innombrables. Comme Holmes me semblait trop absorbé pour bavarder avec moi, j'avais rejeté mon journal et, m'adossant sur ma chaise, j'étais tombé dans une profonde rêverie. Soudain la voix de Sherlock Holmes s'immisça dans mes pensées. « Vous avez raison. Watson ! me dit-il. C'est une manière tout à fait absurde de régler un conflit. – N'est-ce pas ? Tout à fait absurde ! » m'exclamai-je. Et subitement, je me rendis compte qu'il avait fait écho à ma pensée la plus profonde. Je me redressai et le regardai avec ahurissement. « Qu'est-ce à dire, Holmes ? m'écriai-je. Voilà qui dépasse l'imagination. » Il se mit à rire de bon cœur. « Rappelez-vous qu'il y a quelque temps, lorsque je vous ai lu le passage de l'un des contes de Pœ où un logicien serré suit les pensées non formulées de son compagnon, vous avez été enclin à prendre cela pour un vulgaire tour de force de l'auteur. J'ai alors observé que cette habitude m'était courante, et vous avez exprimé une certaine incrédulité. – Oh non ! – Peut-être pas avec votre langue, mon cher ami, mais à coup sûr avec vos sourcils. Aussi quand je vous ai vu jeter votre journal et mettre vos pensées en route, j'ai été très heureux de saisir l'occasion de lire à travers elles et, éventuellement, de les interrompre, ne fût-ce que pour vous prouver que je pouvais entrer en rapport avec elles. » Je ne me contentai pas de si peu. « Dans l'exemple que vous m'avez lu, lui répondis-je, le logicien tirait ses conclusions des gestes de l'homme qu'il observait. Si je me souviens bien, son sujet trébuchait sur un tas de pierres, levait le nez vers les toiles, etc. Mais moi je suis resté tranquillement assis sur ma chaise : quels indices aurais-je pu vous offrir ? – Vous êtes injuste envers vous-même. La physionomie a été donnée à l'homme pour lui permettre d'exprimer ses émotions ; la vôtre remplit fidèlement son office. – Voulez-vous me faire croire que vous avez lu dans mes pensées par le truchement de ma physionomie ? – De votre physionomie, oui. Et spécialement de vos yeux. Peut-être ne vous rappelez-vous pas comment a débuté votre rêverie ? – Ma foi non ! – Alors je vais vous le dire. Après avoir jeté votre journal, geste qui a attiré mon attention, vous êtes demeuré assis pendant une demi-minute avec une expression vide. Puis vos yeux se sont portés vers le portrait nouvellement encadré du général Gordon, et j'ai vu d'après l'altération de vos traits qu'un train de pensées avait démarré. Mais il n'est pas allé bien loin. Votre regard s'est dirigé presque aussitôt vers le portrait non encadré de Henry Ward Beecher qui est placé au-dessus de vos livres. Puis vous avez contemplé les murs. La signification de tout cela était évidente : vous étiez en train de penser que si le portrait était encadré il remplirait juste cet espace nu et ferait un heureux visà-vis au portrait de Gordon. – Vous m'avez admirablement suivi ! m'exclamai-je. – Jusque là je ne risquai guère de me tromper. Mais ensuite vos yeux se sont reportés sur Beecher, et vous l'avez regardé attentivement, comme si vous essayiez de lire son caractère d'après ce portrait. Puis vous avez cessé de froncer le sourcil, tout en continuant de regarder dans la même direction, et votre visage est devenu pensif. Vous évoquiez les épisodes de la carrière de Beecher. Je savais bien que vous ne le pourriez pas sans songer à la mission qu'il entreprit pour le compte des Nordistes au temps de la guerre civile, car je me rappelle vous avoir entendu clamer votre indignation contre l'accueil qui lui réservèrent les éléments les plus turbulents de notre population. Indignation si passionnée que j'étais sûr que vous n'auriez pas pensé à Beecher sans réfléchir à cet épisode. Quand, un moment plus tard, j'ai vu vos yeux s'éloigner du tableau, j'ai senti que votre esprit s'était plongé dans la guerre civile ; lorsque j'ai observé vos lèvres serrées, vos yeux étincelants, vos mains crispées, j'étais certain que vous pensiez au courage manifesté par les deux camps au cours de cette lutte désespérée. Et puis, à nouveau, votre physionomie s'est attristée ; vous avez hoché la tête. Vous méditiez alors sur les horreurs, les deuils, le gaspillage des vies humaines. Vous avez porté la main sur votre vieille blessure, et un sourire a flotté sur vos lèvres : j'en ai déduit que l'absurdité de l'application de cette méthode aux problèmes internationaux ne vous avait pas échappé. A ce moment j'ai déclaré partager votre opinion sur cette absurdité, et j'ai été ravi de constater l'exactitude de mes déductions. – Parfaite exactitude ! dis-je. Et maintenant que vous m'avez tout expliqué, j'avoue que j'en suis encore confondu. – C'était très superficiel, mon cher Watson, je vous assure ! Je ne me serais pas permis une telle intrusion si l'autre jour vous n'aviez manifesté votre incrédulité. Mais je suis aux prises avec un petit problème dont la solution peut se révéler plus difficile que ce modeste essai de lecture de pensées. Avez-vous remarqué dans le journal un entrefilet se rapportant au contenu peu banal d'un paquet qui a été adressé par la poste à Mlle Cushing, de Cross Street, à Croydon ? – Non, je n'ai rien vu. – Ah ! Il a dû vous échapper. Tendez-moi le journal, je vous prie. Voici : sous la colonne financière. Seriez-vous assez bon pour le lire à haute voix ? » Je repris le journal qu'il m'avait renvoyé, et je lus l'entrefilet en question. Il était intitulé « Paquet macabre ». « Mademoiselle Susan Cushing, habitant Cross Street, à Croydon, a été victime d'une plaisanterie révoltante, à moins qu'il ne faille attacher à l'incident une signification plus sinistre. A deux heures hier après-midi, le facteur lui délivra un petit paquet enveloppé de papier brun. Une boîte en carton se trouvait à l'intérieur : elle était pleine de gros sel. Mlle Cushing, en la vidant, découvrit avec horreur deux oreilles humaines, apparemment coupées depuis peu. La boîte enveloppée dans le papier avait été postée de Belfast la veille au matin. L'expéditeur est inconnu. L'affaire est d'autant plus mystérieuse que Mlle Cushing, qui a cinquante ans, a mené une existence fort retirée et possède si peu de relations ou de correspondants que c'est un événement quand elle reçoit une lettre par la poste. Cependant il y a quelques années, lorsqu'elle habitait à Penge, elle avait loué des chambres de sa maison à trois jeunes étudiants en médecine, dont elle dut se débarrasser en raison de leurs habitudes bruyantes et irrégulières. La police estime que ce geste outrageant a pu être commis par l'un des trois jeunes gens qui lui aurait gardé rancune et qui comptait l'épouvanter par ces dépouilles d'une salle de dissection. Cette thèse s'appuie sur le fait qu'un étudiant était originaire du nord de l'Irlande et même, selon les dires de Mlle Cushing, de Belfast. En attendant, une enquête est ouverte ; elle a été confiée à M. Lestrade, qui est l'un de nos meilleurs détectives. » – Assez pour le Daily Chronique ! fit Holmes quand j'eus achevé ma lecture. Passons à notre ami Lestrade. Ce matin j'ai reçu un mot de lui. Voici ce qu'il écrit : “Je pense que cette affaire est tout à fait dans votre ligne. Nous avons le ferme espoir d'élucider le mystère, mais nous éprouvons une certaine difficulté à trouver une base sur laquelle démarrer. Bien sûr nous avons télégraphié au bureau de poste de Belfast, mais ce jour-là beaucoup de paquets ont été manipulés et personne ne se souvient de celui-ci en particulier, ni de son expéditeur. La boîte est une boîte d'une demi-livre de tabac doux, et elle ne nous a rien livré d'intéressant. La thèse de l'étudiant en médecine m'apparaît encore comme la plus vraisemblable, mais si vous aviez quelques heures à perdre, je serais très heureux de vous rencontrer. Je serai, soit chez Mlle Cushing, soit au commissariat, toute la journée.” « Qu'en dites-vous, Watson ? Vous sentez-vous capable de braver la chaleur et de descendre à Croydon avec moi pour courir le risque d'enrichir vos annales ? – Je ne demandais justement que d'avoir quelque chose à faire. – Eh bien, voilà le quelque chose. Sonnez pour commander un fiacre. Je troque ma robe de chambre contre un veston, je garnis mon étui à cigares, et je suis prêt. » Pendant que nous étions dans le train, un orage éclata, et la chaleur nous parut moins oppressante à Croydon que dans la capitale. Holmes avait envoyé un télégramme à Lestrade qui nous attendait à la gare : le représentant de Scotland Yard était toujours aussi sec, nerveux, sémillant, semblable à une fouine. Au bout de cinq minutes de marche, nous arrivions à Cross Street où habitait Mlle Cushing. C'était une très longue rue bordée par des maisons de briques à deux étages, coquettes et propres ; les perrons étaient d'un blanc impeccable ; des commères en tablier jacassaient sur le pas des portes. Deux cents mètres plus loin, Lestrade s'arrêta et frappa : une jeune bonne lui ouvrit. Mlle Cushing était assise dans la pièce du devant où nous fûmes introduits. Elle avait le visage placide, de grands yeux doux, des cheveux grisonnants qui dessinaient une boucle sur chaque tempe. Une têtière était posée sur ces genoux ; sur un tabouret à côté de sa chaise un panier débordait de soies de couleur. « Elles sont dans l'appentis, ces horreurs ! dit-elle à Lestrade quand nous entrâmes. Je voudrais bien que vous m'en débarrassiez. – Je n'y manquerai pas, mademoiselle Cushing. Je les gardais ici jusqu'à ce que mon ami, M. Holmes, les vît en votre présence. – En ma présence ! Pourquoi ? – Pour le cas où il désirerait vous poser quelques questions. – A quoi bon me poser des questions alors que je vous dis et que je vous répète que je ne sais rien à leur sujet. – Bien sûr, mademoiselle ! intervint Holmes d'une voix lénifiante. Je comprends parfaitement que vous ayez été plus qu'ennuyée par toute cette affaire. – Vous pouvez le dire, monsieur ! Je suis une femme tranquille et je mène une existence retirée. C'est quelque chose de tout à fait nouveau pour moi que de voir mon nom dans les journaux et de recevoir la visite de la police. Je ne veux pas que vous les apportiez ici, monsieur Lestrade. Si vous voulez les regarder, allez dans l'appentis. » L'appentis était situé dans le jardinet derrière la maison. Lestrade y pénétra et en sortit une boîte jaune en carton, un morceau de papier marron et de la ficelle. Au bout de l'allée il y avait un banc sur lequel nous allâmes nous asseoir pendant que Holmes examinait, les uns après les autres, les objets que Lestrade lui avait remis. « La ficelle est d'un intérêt extraordinaire, observa-il en l'élevant à la lumière et en la flairant comme un chien de chasse. Que pensez-vous de cette ficelle, Lestrade ? – Elle a été goudronnée. – Précisément. C'est un morceau de ficelle goudronnée. Vous avez aussi remarqué, sans doute, que Mlle Cushing l'a coupée avec des ciseaux, comme en témoigne le double effilochage de chaque côté. Cela est important. – Je ne vois pas cette importance… commença Lestrade. – L'importance réside dans le fait que le nœud est intact, et que ce nœud est assez particulier. – Il est très adroitement confectionné. J'ai déjà rédigé une note à ce sujet, répondit Lestrade avec suffisance. – Ne parlons plus de la ficelle, alors ! fit Holmes en souriant. Venons-en au papier qui enveloppait la boîte. Du papier brun, avec une odeur distincte de café. Comment, vous ne l'aviez pas sentie ? Je crois que c'est incontestable. L'adresse est écrite un peu à la débandade : “Mademoiselle S. Cushing, Cross Street, Croydon.” Rédigée avec une plume à pointe large, probablement une J, et avec de l'encre de qualité très inférieure. Le mot Croydon a d'abord été écrit avec un i, puis l'i a été corrigé en y. Le paquet a donc été adressé par un homme (l'écriture est indiscutablement masculine) d'une instruction limitée et peu familiarisé avec la ville de Croydon. Bon. La boîte est une boîte jaune d'une demi-livre de tabac doux ; elle ne présente rien d'intéressant sauf deux traces nettes d'un pouce sous l'angle gauche ; elle est remplie de gros sel, d'une qualité habituellement utilisée pour la conservation des peaux et des cuirs grossiers. Et, couchées dans le sel, voici les étranges pièces annexes de notre dossier… » Tout en parlant il prit les deux oreilles, posa une planche sur ces genoux, et procéda à leur examen minutieux. Lestrade et moi l'encadrions et nous regardions alternativement ces horribles dépouilles et le visage méditatif, tendu de notre compagnon. Finalement il les reposa dans le sel et demeura silencieux quelque temps. « Vous avez remarqué, bien entendu, demanda-t-il, que ces oreilles n'appartiennent pas à la même personne ? – Oui, je l'ai vu. Mais il s'agit d'une mauvaise plaisanterie d'étudiants dans une salle de dissection, peu importait deux oreilles dépareillées ou une paire. – En effet. Mais il ne s'agit pas d'une mauvaise plaisanterie. – Vous en êtes sûr ? – De fortes présomptions s'y opposent. Dans les salles de dissection les cadavres reçoivent une injection de liquide antiseptique. Ces oreilles n'en portent pas trace. D'autre part, elles sont fraîches. Elles ont été arrachées avec un instrument émoussé ; or les étudiants travaillent avec de bons instruments. Par ailleurs un esprit tant soit peu médical aurait songé à du phénol ou de l'alcool rectifié, mais sûrement pas à du gros sel. Je répète qu'il ne s'agit pas d'une farce, mais d'un crime grave. » Un petit frisson me parcourut l'échine en entendant les mots de mon compagnon et en regardant le sérieux qui avait durci ses traits. Ce préliminaire brutal semblait présager un drame horrible et inexplicable encore à l'arrière-plan. Lestrade, toutefois, secoua la tête comme quelqu'un qui n'est qu'à demi convaincu. « Je ne nie pas que la thèse de la farce se heurte à plusieurs objections, dit-il. Mais il y en a de bien plus fortes contre la vôtre. Nous savons que cette femme a mené une existence très discrète et très respectable à Penge comme ici depuis vingt ans. Elle ne s'est presque jamais absentée de chez elle plus d'une journée. Pourquoi dès lors un criminel lui enverrait-il les preuves de son crime ? A moins qu'elle ne soit une actrice consommée, elle ne comprend pas mieux l'affaire que nous-mêmes. – Tel est le problème que nous avons à résoudre, répondit Holmes. Pour ma part je m'y attellerai en présumant que mon raisonnement est correct et qu'un double assassinat a été commis. L'une de ces oreilles est une oreille de femme : petite, délicate, percée par un anneau. Ces deux personnes sont sans doute mortes, sinon nous aurions entendu parler d'elles. Nous sommes vendredi. Le paquet a été posté jeudi matin. Le drame a donc eu lieu mercredi, ou mardi, ou plus tôt. Si ces deux personnes ont été assassinées, qui d'autre que leur meurtrier aurait adressé à Mlle Cushing la preuve de son crime ? Nous pouvons déduire que l'expéditeur du paquet est l'homme que nous recherchons. Mais il devait avoir une bonne raison pour l'adresser à Mlle Cushing ! Quelle raison ? Sans doute pour l'avertir que le crime avait été commis ; ou peut-être pour la faire souffrir. Mais dans ce cas elle sait qui il est. Le sait-elle ? J'en doute. Si elle le sait, pourquoi aurait-elle alerté la police ? Elle aurait enterré les oreilles, et personne n'en aurait rien su. Voilà ce qu'elle aurait fait si elle avait désiré protéger le criminel. Mais si elle ne désirait pas le protéger, alors elle nous aurait livré son nom. C'est un bel écheveau à débrouiller. » Il avait parlé de sa voix aiguë et rapide en regardant dans le vague ; soudain il sauta sur ces pieds et se tourna vers la maison. « J'ai quelques questions à poser à Mlle Cushing, dit-il. – Dans ce cas je vais vous laisser ici, déclara Lestrade, car j'ai une autre petite affaire en cours. Je crois n'avoir plus rien à tirer de Mlle Cushing. Retrouvez-moi au commissariat. – Nous y passerons en nous rendant à la gare », répondit Holmes. Nous nous retrouvâmes bientôt dans la pièce du devant où la vielle demoiselle travaillait paisiblement à sa têtière. Elle la reposa sur ces genoux quand nous entrâmes et nous regarda de ses yeux bleus perçants, bien francs. « Je suis persuadée, monsieur, nous dit-elle, que c'est une erreur, et que ce paquet ne devait absolument pas m'être adressé. Je l'ai dit et répété à ce gentleman de Scotland Yard mais il n'a fait qu'en rire. Pour autant que je sache, je ne compte aucun ennemi sur cette terre ; pourquoi dons me jouerait-on une pareille plaisanterie ? – Je partage tout à fait cette opinion, mademoiselle Cushing, répondit Holmes en prenant un siège à côté d'elle. Je crois qu'il est plus probable… » Il s'arrêta ; je le vis non sans surprise considérer avec une intensité singulière le profil de Mlle Cushing. Un éclair d'étonnement et de satisfaction passa sur son visage ; mais lorsqu'elle leva les yeux pour découvrir la cause de son silence, il était redevenu impassible. Je me mis alors à étudier les cheveux plats et grisonnants de notre hôtesse, son petit bonnet propret, ses boucles d'oreille, sa physionomie placide, sans voir ce qui avait pu provoquer l'émotion de mon compagnon. « Il y a deux ou trois petites questions... – Oh ! je suis lasse des questions ! s'écria avec impatience Mlle Cushing. – Vous avez deux sœurs, je crois ? – Comment le savez-vous ? – Au moment où je suis entré dans la pièce j'ai remarqué que vous aviez sur la cheminée la photographie d'un groupe de trois dames : l'une est incontestablement vous-mêmes, et les deux autres vous ressemblent tellement qu'elles ne peuvent qu'appartenir à votre famille. – Vous avez tout à fait raison. Ce sont mes sœurs Sarah et Mary. – Et voici près de moi un autre portrait, pris à Liverpool, de votre plus jeune sœur en compagnie d'un homme qui, à en juger par son uniforme, est un steward. A cette époque elle n'était pas mariée. – Vous avez le don d'observation très développé ! – C'est mon métier. – Eh bien, vous avez entièrement raison ! Mais elle épousa M. Browner quelques jours plus tard. Il était sur la ligne de l'Amérique du Sud quand cette photo fut prise, mais il était si amoureux de sa femme qu'il ne pouvait pas se résoudre à la quitter si longtemps ; aussi s'engagea-t-il dans des navires qui font le trafic entre Liverpool et Londres. – Ah ! Le Conqueror, peut-être ? – Non, le May Day, aux dernières nouvelles. Jim vint me voir ici une fois. C'était avant qu'il se remît à boire. Mais ensuite, il buvait toujours quand il était à terre, et le moindre petit verre le rendait fou furieux. Ah ! ce fut un triste jour quand il se remit à boire ! D'abord il me laissa tomber, puis il se querella avec Sarah, et maintenant que Mary ne m'écrit plus, nous ne savons pas comment ils vont. » Il était évident que Mlle Cushing avait abordé là un sujet qui lui tenait au cœur. Comme la plupart des gens qui mènent une vie retirée, elle s'était montrée timide au début, mais elle devint vite extrêmement communicative. Elle nous donna beaucoup de détails sur son beau-frère le steward, puis reprit le thème de ses précédents locataires, les étudiants en médecine, nous énuméra leurs défauts, leurs noms et les hôpitaux où ils travaillaient. Holmes écoutait tout avec beaucoup d'attention, et l'interrompait parfois pour lui poser une question. « A propos de votre deuxième sœur Sarah, dit-il, je me demande pourquoi, puisque vous êtes célibataires toutes les deux, vous n'habitez pas ensemble. – Ah ! on voit bien que vous ne connaissez pas le caractère de Sarah ! Quand je suis venue à Croydon, j'ai essayé ; il y a deux mois nous avons dû nous séparer. Je ne veux rien dire contre ma sœur, mais elle se mêle toujours de tout et elle est difficile à satisfaire, Sarah ! – Vous dites qu'elle s'est disputée avec votre famille de Liverpool ? – Oui, et pourtant ils furent quelques temps les meilleurs amis du monde. Elle était allée à Liverpool pour habiter avec eux. Et à présent elle n'a pas de mots assez durs pour Jim Browser. Quand elle était ici, elle ne parlait de rien d'autre que de son ivrognerie et de ses mauvaises manières. Je pense qu'il n'a pas dû supporter ses ingérences dans son ménage, et que leur brouille a commencé comme ça. – Merci, mademoiselle Cushing, dit Holmes en se levant et en s'inclinant. Votre sœur Sarah habite, m'avez-vous dit, dans le New Street, à Wallington ? Au revoir. Je suis tout à fait désolé que vous ayez été troublée par une affaire qui ne vous concerne nullement. » Un fiacre passait quand nous sortîmes. Holmes le héla. « Wallington est loin d'ici ? demanda-t-il. – Quinze cents mètres, monsieur. – Très bien. Grimpez, Watson. Il faut que nous battions le fer pendant qu'il est chaud. L'affaire a beau être simple, il reste encore quelques détails à préciser. Quand vous passerez devant un bureau de poste, cocher, vous vous arrêterez. » Holmes expédia une courte dépêche et, quand le fiacre se remit en route, il s'adossa dans le fond de la voiture avec son chapeau rabattu sur les yeux pour se protéger du soleil. Notre cocher s'arrêta devant une maison qui ressemblait assez à celle que nous venions de quitter. Mon compagnon lui commanda de nous attendre, et au moment où il posait sa main sur le heurtoir la porte s'ouvrit et un grave gentleman vêtu de noir, coiffé d'un chapeau très lustré, apparut sur le perron. « Mlle Cushing est-elle ici ? s'enquit Holmes. – Mlle Sarah Cushing est très gravement malade, répondit-il. Depuis hier elle souffre d'un dérangement cérébral extrêmement sérieux. En ma qualité de médecin, je ne saurais prendre la responsabilité d'autoriser une visite. Je vous prie de revenir dans dix jours. » Il enfila ses gants, referma la porte et descendit la rue. « Eh bien, si nous ne pouvons pas, nous ne pouvons pas ! fit Holmes avec entrain. – Peut-être n'aurait-elle pas pu, ou voulu vous en dire beaucoup ? – Je ne voulais pas qu'elle me dise grand-chose. Je voulais simplement la regarder. Tout compte fait, je pense que j'ai amassé tout ce dont j'avais besoin. Conduisez-nous à un restaurant convenable, cocher. Nous allons déjeuner, après quoi nous irons retrouver l'ami Lestrade au commissariat de police. » Nous déjeunâmes fort agréablement tous les deux. Holmes ne parla pas d'autre chose que de violons, et il me conta avec beaucoup de verve comment il avait acheté son Stradivarius personnel qui valait au moins cinq cents guinées chez un brocanteur juif de Tootenham Court pour cinquante-cinq shillings. Ce qui le lança sur Paganini, et pendant une heure il multiplia les anecdotes sur cet homme extraordinaire. L'aprèsmidi était fort avancé et l'ardeur du soleil légèrement tombée quand nous arrivâmes au commissariat. Lestrade nous attendait devant la porte. « Un télégramme pour vous, monsieur Holmes ! annonça-t-il. – Ah ! C'est la réponse... » Il l'ouvrit, y jeta un coup d'œil et l'enfouit dans sa poche. « … Tout va bien ! fit-il. – Avez vous découvert quelque chose ? – J'ai tout découvert ! – Quoi ? Vous plaisantez ? » Lestrade le considérait avec stupéfaction. « Je n'ai jamais été plus sérieux. Un crime ignoble a été commis, et je crois que j'en possède maintenant tous les détails. – Et le criminel ? » Holmes griffonna quelques mots au dos d'une de ses cartes de visite et la tendit à Lestrade. « Voilà le nom, dit-il. Vous ne pourrez pas effectuer l'arrestation avant demain soir au plus tôt. Je préférerais que vous ne mentionniez pas mon nom dans cette affaire, car je tiens à ne le voir associé qu'à des problèmes dont la solution présente des difficultés. Venez, Watson ! » Nous repartîmes ensemble vers la gare, tandis que Lestrade contemplait d'un air épanoui la carte que Holmes lui avait remise. « L'affaire, me dit Sherlock Holmes tandis que nous bavardions ce soir-là en fumant un cigare dans notre meublé de Baker Street, est l'une de celles où, comme pour les enquêtes que vous avez intitulées Étude en rouge ou Le Signe des Quatre, nous avons été contraints de raisonner en remontant des effets aux causes. J'ai écrit à Lestrade pour le prier de nous fournir les détails qui nous manquent encore et qu'il ne pourra se procurer qu'après avoir capturé le meurtrier. Cette capture ne fait pas de doute car, bien qu'il ait la cervelle vide, il est plus tenace qu'un bouledogue à partir du moment où il a compris ce qu'il doit faire ; c'est d'ailleurs cette ténacité qui l'a fait monter en grade à Scotland Yard. – Votre dossier n'est donc pas complet ? – Presque complet pour l'essentiel. Nous savons qui est l'auteur de cette révoltante affaire, mais l'identité de l'une des victimes nous manque. Naturellement vous avez déjà formulé vos propres conclusions ? – Je suppose que ce Jim Browner, steward sur un navire de la ligne de Liverpool, est l'individu que vous soupçonnez ? – Oh ! c'est plus qu'un soupçon. – Et cependant je ne vois rien de mieux que quelques vagues indications... – Au contraire, rien ne saurait être plus clair ! Retraçons les principales étapes. Nous avons abordé l'affaire, vous vous en souvenez, avec un esprit totalement vierge, ce qui est toujours un avantage. Nous n'avions pas échafaudé de théories. Nous étions là simplement pour observer et tirer des déductions de nos observations. Qu'avons-nous vu pour commencer ? Une demoiselle très tranquille et fort respectable, qu'on ne pouvait absolument pas accuser de nous cacher quelque chose, et puis une photographie qui m'a révélé qu'elle avait deux sœurs plus jeunes. Instantanément, j'ai pensé que la boîte avait pu être adressée à l'une ou à l'autre. J'ai mis cette idée de coté, en me disant que nous pourrions la vérifier ou l'infirmer à loisir. Puis nous nous sommes rendus dans le jardin, et nous avons examiné le contenu de la petite boîte jaune. « La ficelle était du genre de celles dont se servent les voiliers à bord d'un navire ; tout de suite notre enquête s'est parfumée d'un souffle d'air marin. Quand j'ai remarqué que le nœud était confectionné à la manière des marins, que le paquet avait été posté d'un port, et que l'oreille masculine était percée par un anneau (ce qui est plus fréquent chez les marins que chez les terriens) j'ai acquis la certitude que tous les acteurs du drame appartenaient à la classe sociale des gens de la mer. « Quand j'ai examiné l'adresse du paquet, j'ai constaté qu'elle portait le nom de Mlle S. Cushing. La sœur aînée s'appelait, bien sûr, Mlle Cushing et, bien que l'initiale du prénom fût un S., cet « S. » pouvait concerner aussi bien l'une de ses sœurs. Dans ce cas-là, il fallait reprendre toute l'affaire sur de nouvelles bases. Je me suis donc rendu dans la maison pour éclaircir ce point. J'allais affirmer à Mlle Cushing que j'étais convaincu qu'une erreur avait été commise, quand je me suis brusquement, vous vous le rappelez, interrompu. Le fait est que je venais de voir quelque chose qui m'a rempli d'étonnement et qui, du même coup, a limité singulièrement le champ de nos investigations. « En qualité de médecin, vous savez, Watson, qu'il n'y a pas d'organe du corps humain qui présente plus de personnalité qu'une oreille. Toutes les oreilles diffèrent les unes des autres ; il n'y en a pas deux semblables. Dans le numéro de l'an dernier de l'Anthropological Journal, vous trouverez deux brèves monographies de ma plume sur ce sujet. J'avais donc examiné les oreilles dans la boîte avec les yeux d'un expert, et j'avais soigneusement noté leurs particularités anatomiques. Imaginez ma surprise quand, regardant Mlle Cushing, je m'aperçu que son oreille correspondait exactement à l'oreille féminine que je venais d'examiner. Il ne pouvait pas s'agir d'une simple coïncidence : la même minceur de l'hélix, la même incurvation du lobe supérieur, la même circonvolution du cartilage interne... Pour l'essentiel c'était la même oreille. « Bien entendu, je discernai immédiatement l'importance énorme de cette observation. Il m'apparut évident que la victime était une parente du même sang, et probablement une très proche parente. J'ai donc mis Mlle Cushing sur le chapitre de sa famille, et vous vous rappelez tous les détails qu'elle nous a fournis. « Tout d'abord sa sœur s'appelait Sarah et elles avaient vécu ensemble jusqu'à ces tout derniers temps : c'était là l'explication de la méprise, comme de l'adresse du paquet. Puis nous avons appris l'existence de ce steward, marié à la troisième sœur, et nous avons su qu'il avait été autrefois en si bons termes avec Mlle Sarah, qu'elle avait quitté Liverpool pour vivre auprès des Browner, mais qu'ensuite une dispute les avait séparés. Cette dispute avait mis depuis quelques mois un terme à toutes les relations, si bien que pour le cas où Browner aurait voulu expédier un paquet à Mlle Sarah, il l'aurait envoyé à son ancienne adresse. « L'affaire sortait donc merveilleusement des brumes. Nous connaissions l'existence de ce steward, impulsif, à passions violentes (n'avait-il pas renoncé à un emploi qui devait être plus lucratif afin de se rapprocher de sa femme ?), sujet enfin à des accès occasionnels d'ivrognerie. Nous avions toutes raisons de croire que sa femme avait été assassinée, et qu'un homme probablement un marin, avait été assassiné en même temps. La jalousie paraissait être le mobile évident du crime. Et pourquoi envoyer les preuves de son acte à Mlle Sarah Cushing ? Sans doute parce que, durant son séjour à Liverpool, elle avait dû être mêlée aux événements qui aboutirent au drame... Vous remarquerez que cette ligne de navigation fait escale à Belfast, Dublin et Waterford ; en supposant que Browner eût commis son crime juste avant de s'embarquer sur son vapeur le May Day, Belfast était le premier endroit d'où il pouvait expédier son sinistre paquet. « A cette étape une deuxième solution était évidemment possible : bien que je l'eusse jugée improbable, encore me fallaitil en avoir le cœur net avant d'aller plus loin. Un amoureux éconduit aurait pu avoir tué M. et Mme Browner, et l'oreille masculine aurait alors appartenu au mari. De sérieuses objections s'élevaient contre cette hypothèse, mais elle était, après tout, possible. J'ai donc envoyé une dépêche à mon ami Agar, de la police de Liverpool, et lui ai demandé de me dire si Mme Browner était chez elle, et si Browner avait embarqué sur le May Day. Puis nous sommes allés à Wallington rendre visite à Mlle Sarah. « J'étais surtout curieux de voir si cette oreille de famille était aussi bien reproduite sur elle. D'autre part, elle pouvait nous fournir d'importants renseignements, mais je n'y comptais guère. Elle avait dû entendre parler de l'affaire dès la veille, puisque tout Croydon la savait, et que seule elle était à même de comprendre la signification du paquet. Si elle avait voulu aider la justice, elle se serait déjà mise en communication avec la police. Néanmoins il était de notre devoir d'aller la voir ; nous nous sommes rendus chez elle. Nous avons appris que la nouvelle de l'arrivée du paquet (car sa maladie date de ce moment-là) avait déclenché une fièvre cérébrale. Il était plus clair que jamais qu'elle en comprenait toute la signification, mais qu'avant un certain laps de temps elle ne nous serait d'aucun secours. « Nous n'avions pas besoin, heureusement, de son témoignage. La réponse à mon télégramme nous attendait au commissariat de police. Rien n'aurait pu être plus concluant. Depuis plus de trois jours la maison de Mme Browner était fermée, et les voisins pensaient qu'elle était allée dans le sud voir ses sœurs. Le bureau maritime certifiait que Browner s'était embarqué à bord du May Day, dont l'arrivée dans la Tamise est prévue pour demain soir. Quand il arrivera il sera cueilli par notre ami Lestrade peu malin mais décidé. Je ne doute pas que nous n'obtenions alors tous les détails qui nous manquent. » Sherlock Holmes ne fut pas déçu. Le surlendemain il reçut une grande enveloppe qui contenait une courte lettre du détective et un document dactylographié de plusieurs pages. « Lestrade l'a fort bien cueilli, dit Holmes. Peut-être voudriez-vous savoir ce qu'il me dit ? “Mon cher Monsieur Holmes, Comme suite au plan que nous avions élaboré pour la confirmation de nos théories…” « Le « nous » n'est pas mal, hé, Watson ?… “Je me suis rendu à l'Albert Dock hier soir à six heures et je suis monté à bord du vapeur May Day, appartenant à la compagnie Packet de Londres-Dublin-Liverpool. Après enquête j'ai découvert qu'il y avait parmi l'équipage un steward du nom de James Browner, qui s'était comporté pendant le voyage d'une façon si extraordinaire que le commandant s'était vu contraint de le relever de son poste. Je suis descendu dans sa cabine, et je l'ai trouvé assis sur un coffre, la tête dans les mains et se balançant d'arrière en avant. C'est un grand gaillard costaud, sans barbe, très bronzé (un type dans le genre d'Albridge, qui nous aida dans l'affaire de la blanchisserie fantôme). Il bondit quand il entendit ce que j'avais à lui dire. J'avais déjà porté mon sifflet à la bouche pour appeler deux agents de la police fluviale qui se trouvaient dans le coin, mais il s'effondra et me tendit tranquillement les poignets pour que je lui passe les menottes. Nous l'avons mis en cellule au commissariat et nous avons emmené son sac pour le cas où il contiendrait quelque chose d'intéressant ; à l'exception d'un grand couteau tranchant comme en ont beaucoup de marins, nous n'avons rien trouvé de notable. Nous n'avons cependant pas besoin de preuves supplémentaires car, une fois traduit devant l'inspecteur de service au commissariat, il demanda à faire une déposition qui fut prise en sténo et dactylographiée en trois exemplaires. Vous en trouverez un dans le pli. L'affaire s'avère, comme je l'avais toujours pensé, d'une simplicité enfantine, mais je vous suis très obligé de l'aide que vous m'avez apportée. Avec mes meilleurs sentiments, votre G. Lestrade” « … Hum ! reprit Holmes. L'affaire était vraiment d'une simplicité enfantine, mais je crois qu'il ne l'avait pas trouvée aussi simple lorsqu'il nous a demandé un coup de main. N'importe : voyons ce que dit Jim Browner. Voici sa déposition, telle qu'elle a été enregistrée devant l'inspecteur Montgomery du commissariat de police de Shadwell ; elle a l'avantage d'être prise sur le vif. » « Si j'ai quelque chose à dire ? Oui, j'ai beaucoup à dire. Je vais tout vous avouer. Vous pouvez me pendre, ou me laisser en vie : je m'en soucie comme d'une guigne. Je vous dis que je n'ai pas fermé l'œil depuis que je l'ai fait, et je crois que je ne dormirai plus jamais. Parfois c'est la tête à lui, le plus souvent c'est la tête à elle. Lui, sombre et renfrogné ; elle, avec une sorte d'étonnement dans le regard. Oui, l'agnelle blanche, elle a dû être bien étonnée quand elle a lu un arrêt de mort sur un visage qui ne l'avait jusqu'ici jamais regardée qu'avec amour ! « Mais tout ça, c'est la faute de Sarah. Puisse la malédiction d'un homme brisé lui faire pourrir le sang dans les veines ! Ce n'est pas que je veuille m'innocenter. Je sais que je m'étais remis à boire, comme la bête sauvage que j'étais. Mais elle m'aurait pardonné ; elle serait restée liée à moi comme une corde à une poulie si cette femme n'avait pas forcé notre porte. Car Sarah Cushing m'aimait (c'est là la racine de l'affaire). Elle m'aima jusqu'à ce que tout son amour se transformât en haine quand elle se rendit compte que je préférais la trace des pas de ma femme dans la boue plutôt qu'elle avec tout son corps et toute son âme. « Elles étaient trois sœurs. L'aînée était une brave femme, la deuxième un démon, la troisième un ange. Sarah avait trentetrois ans, et Mary vingt-neuf quand je me suis marié. Nous étions parfaitement heureux quand nous vivions tous les deux, et dans tout Liverpool il n'y avait pas de meilleure femme que ma Mary. Et puis, nous avons invité Sarah à passer une semaine chez nous ; la semaine est devenue un mois ; et finalement elle s'est installée. « A cette époque je ne buvais que de l'eau ; nous mettions régulièrement un peu d'argent de côté, et l'avenir était aussi clair qu'un dollar neuf. Mon Dieu, qui aurait pensé que cela se terminerait ainsi ! Qui l'aurait jamais imaginé ? « Généralement je passais les week-ends à la maison ; parfois si le bateau était retardé par un chargement, je restais toute une semaine ; j'eus de cette façon l'occasion de voir de plus près ma belle-sœur Sarah. C'était une belle femme, grande, brune, vive, farouche, avec un fier port de tête et une lueur dans les yeux comme l'étincelle d'un silex. Mais quand la petite Mary était là je ne songeais guère à elle : je le jure avec autant de force que je crois à la miséricorde de Dieu ! « J'avais remarqué quelquefois qu'elle aimait être seule avec moi, ou qu'elle me demandait de la sortir, mais je n'avais jamais pensé à autre chose. Un soir mes yeux s'ouvrirent. J'étais rentré du bateau et ma femme était sortie ; Sarah se trouvait seule à la maison. “Où est Mary ?” j'ai demandé. “Oh ! elle est sortie pour régler quelques achats.” J'étais impatient, et je ne pouvais pas tenir en place. “Vous ne pouvez donc pas être heureux cinq minutes sans Mary, Jim ? me dit-elle. Ce n'est pas très gentil pour moi que vous ne vous contentiez pas de ma compagnie pour si peu de temps. – Très bien, ma fille !” je lui dis en lui tendant gentiment une main ; aussitôt elle s'empara de ma main et la prit entre les siennes ; elles étaient brûlantes comme si elle avait de la fièvre. Alors je la regardai et dans ses yeux je lus tout. Il n'y avait pas besoin de parler, ni l'un ni l'autre. Je fronçai le sourcil et dégageai ma main. Elle se tint debout à côté de moi, sans rien dire, puis posa sa main sur mon épaule. “Du calme, vieux Jim !” me dit-elle. Et sur un rire moqueur, elle quitta la pièce en courant. « Eh bien, depuis ce jour, Sarah me voua une haine féroce. Et je jure que c'est une femme qui peut haïr ! J'ai été stupide de tolérer qu'elle continue à vivre avec nous. Oui, un imbécile ! Mais je n'ai rien dit à Mary, pour ne pas lui faire de la peine. Les choses ont continué comme par le passé, mais au bout d'un certain temps j'ai noté que Mary changeait. Toujours elle avait été confiante, naïve ; voilà qu'elle devenait bizarre, soupçonneuse : elle voulait savoir où j'avais été, ce que j'avais fait, qui m'écrivait, ce que j'avais dans mes poches, et mille autres bêtises. De jour en jour elle se faisait plus irritable, plus étrange ; nous nous disputions sans raison pour des riens. Je n'y comprenais goutte. Sarah m'évitait maintenant, mais elle et Mary étaient inséparables. Je me rends compte à présent qu'elle complotait contre moi et qu'elle envenimait le caractère de ma femme, mais j'étais tellement aveugle que je ne le supposais même pas. Puis, je me suis remis à boire : cela, je crois que je ne l'aurais pas fait si Mary était restée la même. Du coup elle trouva un motif de reproche, et entre nous le fossé se creusa de plus en plus. Survint alors cet Alec Fairbairn. Les choses se noircirent mille fois plus. « C'était pour voir Sarah qu'il commença à nous faire visite : mais il vint bientôt pour nous tous, car c'était un homme séduisant et il se faisait des amis partout où il allait : beau garçon, fanfaron, tiré à quatre épingles, frisé, il avait vu la moitié de monde et il savait parler de ce qu'il avait vu. Il était agréable, je ne le nie pas, et pour un marin il était extraordinairement poli, ce qui me donnait à penser qu'autrefois il avait dû se tenir sur la poupe et non sur la plage avant ; Pendant un bon mois il vint chez moi à sa fantaisie ; jamais je ne pensai qu'un mal quelconque pourrait naître de ses manières douces et insinuantes. Un jour tout de même un incident me le rendit suspect ; à partir de ce moment-là, je perdis mon repos pour toujours. « Un très petit incident. J'étais arrivé à l'improviste dans le salon et, quand j'ouvris la porte, j'aperçus sur le visage de ma femme un éclat de joie. Mais quand elle vit que c'était moi, cet éclat s'évanouit et elle se détourna toute déçue. C'en fut assez pour moi. Il n'y avait personne d'autre qu'Alec Fairbairn dont le pas pouvait être confondu avec le mien. Si je l'avais remarqué à cet instant-là, je l'aurais tué, car j'ai toujours agi comme un fou quand je me mettais en colère. Mary vit dans mon regard la lueur du diable et elle courut vers moi en posant sa main sur ma manche. “Non, Jim ! Non !” me dit-elle. “Où est Sarah ?” j'ai demandé. “Dans la cuisine. – Sarah ! j'ai dit quand je suis rentré dans la cuisine, ce Fairbairn ne remettre jamais les pieds chez moi !” Elle m'a regardé : “Et pourquoi ?” J'ai répondu : “Parce que c'est mon ordre. – Oh ! elle a dit, si mes amis ne sont pas dignes de cette maison, alors je ne suis pas digne d'elle non plus. – Vous ferez ce que vous voudrez, j'ai dit, mais si ce Fairbairn se montre encore une fois ici, je vous enverrai l'une de ses oreilles en guise de souvenir.” Elle a été épouvantée par l'expression de mon visage, je crois, car elle ne m'a rien répondu, et le soir même elle quittait ma maison. « Ma foi, je ne sais pas si c'était pure diablerie de la part de cette drôlesse, ou si elle croyait pouvoir me tourner contre ma femme en encourageant celle-ci à se mal conduire. Toujours est-il qu'elle alla s'établir à deux rues de chez moi pour louer des chambres à des marins. Fairbairn y descendait régulièrement, et Mary s'y rendait pour prendre le thé avec sa sœur et lui. Combien de fois y est-elle allée, je l'ignore ; mais je l'ai suivie une fois, et quand je suis entré, Fairbairn s'est enfui en sautant le mur du jardin comme le lâche qu'il était. Je jurai à ma femme que je la tuerais si je la retrouvais avec lui, et je la ramenai à la maison : elle tremblait, sanglotait ; elle était aussi blanche qu'une feuille de papier. Il n'y eut plus d'amour entre nous. Je pouvais me rendre compte qu'elle me détestait ; quand cette idée me poussait à boire, elle me méprisait et me haïssait encore plus. « Sur ces entrefaites Sarah comprit qu'elle ne pouvait gagner sa vie à Liverpool, et elle partit pour Croydon afin d'habiter, je crois, avec sa sœur. A la maison les choses continuèrent d'aller leur train. Et puis ce fut cette dernière semaine, et toute la misère et l'anéantissement de tout. « Voici comment. Nous avions embarqué à bord du May Day pour un voyage circulaire d'une semaine ; mais une barrique se désamarra et démolit l'une de nos tôles, si bien que nous dûmes regagner le port pour douze heures. Je descendis à terre et rentrai à la maison : j'espérais que peut-être ma femme serait heureuse de me voir si tôt de retour. Quand je tournai dans ma rue, un fiacre me croisa et je la vis à l'intérieur, assise à côté de Fairbairn, tous deux riant aux éclats et bavardant : ils étaient loin de penser à moi qui les observais du trottoir. « Je vous le dis, et je vous en donne ma parole, à partir de cet instant, je ne fus plus mon maître : la suite se présente comme un rêve confus quand j'y repense. J'avais beaucoup bu ces derniers temps, et les deux choses ensemble me montèrent au cerveau. Maintenant il y a quelque chose qui bat dans ma tête, comme un marteau de charpentier, mais ce matin-là il me semblait avoir dans les oreilles le bruit de tout le Niagara. « Alors j'ai pris mes jambes à mon cou et j'ai poursuivi le fiacre. J'avais à la main un lourd gourdin de chêne, et je vous dis que d'abord j'ai vu rouge ; mais tout en courant, je réfléchissais et j'ai ralenti un peu afin de les voir sans être vu. Ils s'arrêtèrent à la gare. Autour des guichets, il y avait beaucoup de monde ; je pus donc m'approcher sans attirer leur attention. Ils prirent des billets pour New Brighton. Moi aussi. Je montai dans le troisième compartiment derrière eux. A New Brighton ils se promenèrent le long du boulevard de la plage ; je les suivais à cent mètres. Enfin je les vis louer un bateau, monter dedans : il faisait très chaud, sans doute cherchaient-ils un peu de fraîcheur sur l'eau. « C'était juste comme s'ils m'étaient donnés dans la main. Il y avait un peu de brume : on ne pouvait pas voir à plus de quelques centaines de mètres. Je louai un bateau moi aussi, et je tirai sur les avirons. Je distinguais le sillage de leur embarcation, mais ils avançaient presque aussi vite que moi et ils étaient à peu près à quinze cents mètres du rivage quand je parvins à leur hauteur. La brume nous enveloppait comme dans un rideau, et nous étions tous les trois seuls en plein milieu. Mon Dieu, oublierai-je jamais leurs visages quand ils reconnurent l'homme qui montait la barque tout près d'eux ? Elle se mit à hurler. Lui jura comme un forcené, et essaya de me porter un coup d'aviron car il avait dû lire le meurtre dans mon regard. Je l'évitai et lui assenai un coup de gourdin qui lui écrasa la tête comme un œuf. Je l'aurais peutêtre épargnée, elle, en dépit de toute ma folie, mais elle glissa ses bras autour de lui, criant et l'appelant “Alec”. Je frappai un deuxième coup, elle s'écroula à côté. J'étais comme une bête sauvage ayant bu du sang. Si Sarah s'était trouvée là, par le Seigneur elle les aurait rejoints ! Je tirai mon couteau et ... Là, j'en ai dit assez ! J'éprouvai une sorte de joie féroce quand je pensai à la tête de Sarah quand elle verrait les conséquences de ses intrigues. Puis j'attachai les deux corps au bateau, je creusai une planche et je restai là jusqu'à ce qu'ils eussent sombré. Je savais bien que le loueur des bateaux penserait qu'ils s'étaient perdus dans la brume et qu'ils avaient dérivé en pleine mer. Je me nettoyai, revins à terre, et rembarquai à bord de mon navire sans qu'âme au monde ait soupçonné ce qui s'était passé. Cette nuit-là je préparai le paquet pour Sarah Cushing ; le lendemain je l'expédiai de Belfast. « Voilà. J'ai dit toute la vérité. Vous pouvez me pendre. Vous pouvez faire de moi tout ce que vous voudrez. Mais vous ne pourrez pas me punir comme déjà, j'ai été puni. Je ne peux pas fermer les yeux sans voir ces deux visages me regarder : me regarder comme ils l'ont fait quand mon bateau a troué la brume. Je les ai tués vite : eux me tuent lentement. Encore une autre nuit, et je serais mort ou fou avant le matin. Vous ne me laisserez pas seul dans une cellule, monsieur ? De grâce ne le faites pas ! Au jour de votre agonie, puissiez-vous être traité comme vous me traiterez aujourd'hui. » « Quelle est la signification de tout cela, Watson ? me demanda Holmes d'un ton solennel en reposant le document. A quelle fin tend ce cercle de misère, de violence et de peur ? Il doit bien tendre à une certaine fin, sinon notre univers serait gouverné par le hasard, ce qui est impensable. Mais quelle fin ? Voilà le grand problème qui est posé depuis le commencement des temps, et la raison humaine est toujours aussi éloignée d'y répondre. » Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.sshf.com/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'AVENTURE DU CERCLE ROUGE Son dernier coup d'archet (avril 1911) L'aventure du cercle rouge Première Partie « Décidément, madame Warren, je ne vois pas que vous ayez un motif réel d'inquiétude, et je comprends pas davantage pourquoi moi, dont le temps est précieux, j'interviendrais. D'autres occupations plus sérieuses, je vous assure, me réclament ! » Ainsi parla Sherlock Holmes avant de se pencher à nouveau sur le grand album où il était en train de coller et d'annoter divers papiers nécessaires à ses travaux. Mais la propriétaire avait la ténacité et l'astuce de son sexe. Elle se cramponna. « L'an dernier, dit-elle, vous avez arrangé une affaire pour un de mes locataires, M. Fairdale Hobbs… – Ah oui !… Une toute petite affaire… – Mais il ne cesse jamais d'en parler : de votre bonté, monsieur, et de la manière dont vous avez su faire surgir la lumière au sein des ténèbres. Je me suis rappelé ses paroles quand je me suis trouvée moi-même dans le doute et les ténèbres. Je sais que si seulement vous vouliez, vous pourriez… » Holmes était sensible à la flatterie, mais également il n'est que juste de le dire, à un appel à sa bonté. Ces deux sentiments se conjuguèrent pour lui arracher un grand soupir de résignation : il posa son pinceau et recula sa chaise. « Bien, bien, madame Warren ! Je vous écouterai donc. Vous ne voyez pas d'objection à ce que je fume ? Merci. Watson, les allumettes ! Vous êtes inquiète, si j'ai bien compris, parce que votre nouveau locataire s'enferme dans sa chambre et que vous ne pouvez pas le voir ? Eh bien, madame Warren, si j'étais votre locataire, il vous arriverait de ne pas me voir tous les jours ! – Sans doute, monsieur ; mais ce n'est pas la même chose. J'ai peur, monsieur Holmes. Tellement peur que je n'en dors plus. Entendre son pas rapide qui arpente depuis le matin jusqu'à une heure tardive de la nuit, et ne jamais entrevoir sa tête, c'est audessus de mes forces. Mon mari en est aussi énervé que moi ; mais il est dehors toute la journée pour son travail, tandis que je n'ai, moi, aucun repos. Pourquoi se cache-t-il ? Qu'a-t-il fait ? En dehors de la bonne, je suis toute seule avec lui dans la maison, et mes nerfs me lâchent ! » Holmes se pencha en avant pour poser ses longs doigts minces sur l'épaule de la logeuse. Il disposait presque d'un pouvoir hypnotique qui lui permettait d'apaiser quand il le voulait. L'effroi disparut des yeux de sa cliente, et sa physionomie agitée reprit sa banalité coutumière. Elle s'assit sur une chaise qu'il lui indiqua. « Si je m'en occupe, dit-il, il me faut tous les détails. Prenez votre temps pour réfléchir. Le plus petit fait peut s'avérer l'essentiel. Vous m'avez déclaré que votre locataire était arrivé depuis dix jours et qu'il vous avait payé quinze jours de pension complète ? – Il m'a demandé mes conditions, monsieur. J'ai proposé cinquante shillings par semaine. Il y a un petit salon, une chambre à coucher avec tout le confort, en haut. – Et alors ? – Il m'a répondu : « Je vous paierai cinq livres pas semaine si vous acceptez mes propres conditions. » Je ne suis qu'une pauvre femme, monsieur, et M. Warren ne gagne pas grand-chose : ce qui fait que l'argent compte beaucoup pour moi. Il a sorti de sa poche un billet de dix livres, et il me l'a remis en disant : « Vous recevrez la même chose chaque quinzaine si vous acceptez mes conditions. Sinon, au revoir ! » – Quelles étaient ces conditions ? – Eh bien, monsieur, c'était d'avoir une clef de la maison. Rien à dire, n'est-ce pas ? Souvent des locataires ont leur clef personnelle. Mais voilà : il m'a dit aussi que je ne devrais jamais m'occuper de lui, et jamais, sous aucun prétexte, le déranger. – Tout cela n'a rien d'extraordinaire, il me semble ! – Raisonnablement non, monsieur. Mais nous sommes lin de la raison. Il loge chez nous depuis dix jours, et ni M. Warren, ni moi, ni la bonne, nous ne l'avons jamais revu. Nous entendons ce pas vif qui va, qui vient, qui va et qui vient, le matin, à midi, la nuit ; mais sauf le premier soir il n'est jamais sorti de la maison. – Tiens ! Il est sorti le premier soir ? – Oui, monsieur, et il est rentré fort tard : nous étions tous couchés. Après avoir payé, il m'avait avertie qu'il sortirait, et il m'avait demandé de ne pas mettre les barres à la porte. Je l'ai entendu monter l'escalier après minuit. – Mais ses repas ? – Il nous avait donné ses instructions : quand il sonnerait, nous devions lui monter son repas et le placer sur une chaise devant sa porte. Puis, sur un deuxième coup de sonnette, débarrasser sa chaise de ce qu'il a reporté dehors. Quand il a besoin de quelque chose, il le calligraphie en lettres d'imprimerie sur un morceau de papier qu'il dépose sur la chaise. – Calligraphie ? – Oui, monsieur. Il calligraphie au crayon en caractères d'imprimerie. Rien que le mot nécessaire ; pas autre chose. En voici un que j'ai apporté pour vous : « SAVON. » En voici un autre : « ALLUMETTE. » Celui-ci date du premier matin : « DAILY GAZETTE. » Tous les matins je lui monte ce journal avec son petit déjeuner. – Mais dites-moi, Watson ! s'exclama Holmes en considérant avec une vive curiosité les bouts de papier que la logeuse lui avait remis. Nous voici hors des sentiers battus, si je comprends bien. Qu'il s'enferme chez lui, cela n'a rien d'extraordinaire. Mais pourquoi calligraphier ? La calligraphie en caractères d'imprimerie est un procédé qui n'est guère pratique. Pourquoi ne pas écrire comme tout le monde ? Que vous suggère cette manie, Watson ? – Qu'il désire dissimuler son écriture. – Mais pourquoi ? Que lui importe que sa logeuse ait un mot de son écriture ? Après tout, vous avez peut-être raison. Mais encore une fois pourquoi des messages si laconiques ? – Je me le demande. – Un champ plaisant s'ouvre à d'intelligentes spéculations. Les mots sont écris avec un crayon violet à grosse pointe, d'un modèle courant. Remarquez que le papier est déchiré ici, juste à coté du mot, si bien que le S de SAVON a presque disparu. Voilà qui incite à la réflexion, n'est-ce pas, Watson ? – Une précaution ? – Sûrement ! Il devait y avoir une trace, une trace de pouce sans doute, qui pouvait révéler l'identité du personnage. Voyons, madame Warren, vous dites qu'il s'agit d'un barbu de taille moyenne et brun. Quel âge aurait-il environ ? – Il est assez jeune, monsieur. Pas plus de trente ans. – Réfléchissez : vous ne pouvez pas me donner d'autres indications ? – Il m'a parlé en bon anglais, monsieur : pourtant il m'a semblé qu'il devait être étranger, vu son accent. – Était-il bien habillé ? – Très bien habillé, monsieur. Tout à fait un gentleman. Des vêtements sombres. Rien de spécial à remarquer. – Il ne vous a pas donné son nom ? – Non, monsieur. – Et il n'a reçu ni lettres ni visiteurs ? – Non, monsieur. – Mais enfin, vous ou la bonne allez bien chez lui le matin ? – Non, monsieur. Il fait le ménage lui-même. – Mon Dieu ! Voilà qui est tout à fait singulier ! Avait-il des bagages ? – Il avait apporté un gros sac brun. Rien de plus. – Eh bien, vous ne vous livrez pas beaucoup d'éléments pour nous aider ! Rien n'est sorti de cette chambre, absolument rien ? » La logeuse tira de son sac une enveloppe : elle en sortit deux allumettes brûlées et un mégot qu'elle posa sur la table. « C'était ce matin sur son plateau. Je vous les ai apportées parce que j'ai entendu dire que vous pouviez lire des tas de choses sur des riens. » Holmes haussa les épaules. « Sans intérêt, fit-il. Les allumettes ont servi, naturellement, à allumer des cigarettes : c'est évident d'après la courte dimension de la partie consumée. Il faut la moitié d'une allumette pour allumer une pipe ou un cigare. Mais… tiens, tiens ! Le gentleman en question porte barbe et moustaches, m'avez-vous dit ? – Oui, monsieur. – Bizarre ! J'aurais juré que seul un individu rasé aurait fumé cette cigarette. Regardez, Watson : votre modeste moustache ellemême aurait été brûlée ! – Un fume-cigarette, peut-être ? – Non. Le bout est collé. Je suppose qu'il n'y a pas deux personnes dans votre meublé, madame Warren ? – Non, monsieur. Il mange si peu que je me demande comment il est encore en vie. – Hum ! Je crois que nous sommes obligés d'attendre de nouveaux éléments. Après tout, vous n'avez pas de sujet de plainte : vous avez reçu votre loyer, et il n'a rien d'un gêneur. Certes il n'est pas un locataire du type courant ! Mais il vous paie rondement, et s'il préfère vivre à l'écart, cela ne vous regarde pas. Nous n'avons pas le droit de forcer sa retraite tant que nous n'avons pas une raison de croire que cette retraite est imposée par une culpabilité quelconque. Je m'occupe de l'affaire, c'est entendu : je ne la perdrai pas de vue. Rendez-moi compte de tout fait nouveau, et fiez-vous à mon appui si vous en avez besoin. » Quand la logeuse nous eut quittés, Holmes réfléchit. « Cette affaire présente incontestablement quelques détails intéressants, me dit-il. Il peut s'agir d'un cas d'excentricité particulière, sans signification. Mais il peut s'agir aussi d'une histoire plus en profondeur qu'on ne le croirait à priori. La première idée qui vient à l'esprit est que la personne qui habite maintenant chez la logeuse est peut-être tout à fait différente de celle qui a loué le meublé. – Qu'est-ce qui vous fait penser cela ? – Négligeons pour l'instant ce mégot. N'est-il pas curieux que la seule fois où le locataire soit sorti, ç'ait été tout de suite après avoir retenu le meublé ? Il est revenu, lui ou un autre, quand tous les témoins étaient au lit. Nous n'avons aucune preuve que la personne qui est rentrée soit effectivement celle qui était partie. D'autre part, l'homme qui a loué la chambre parlait bien l'anglais. Or, celui-ci écrit « Allumette » alors qu'il aurait dû écrire « Allumettes ». Je peux imaginer que le mot a été pris dans un dictionnaire qui aurait indiqué le singulier mais non le pluriel. Ce style laconique peut avoir pour but de dissimuler une très imparfaite connaissance de l'anglais. Oui, Watson, je me demande sérieusement si une substitution de locataires n'aurait pas été opérée. – Mais pour quel motif ? – Ah ! Voilà le problème. Recherchons de ce côté… » Il prit le grand livre sur lequel, chaque jour, il classait les annonces personnelles qui paraissaient dans les grands journaux de Londres. « …Mon Dieu ! s'exclama-t-il en tournant les pages. Quel chœur de gémissements, de pleurs, de bêlements ! Quelle poubelle d'événements disparates ! C'est sans conteste le meilleur terrain de chasse pour l'amateur de sensationnel… Voyons : cet homme est seul ; il ne peut recevoir de lettre sans ouvrir de brèche dans le secret absolu qu'il réclame. Comment des nouvelles ou un message peuvent-ils lui parvenir de l'extérieur ? Par une annonce dans un journal, c'est évident. Il n'existe apparemment pas d'autre moyen. Par chance nos recherches se limitent à un seul journal. Voici les coupures de la Daily Gazette depuis une quinzaine de jours : “Dame au boa noir du Prince's Skating Club…” Passons ! “Sûrement Jimmy ne voudra pas briser le cœur de sa mère…” Cela ne semble pas concerner notre inconnu… “Si la dame qui s'est évanouie dans le bus de Brixton…” Elle ne m'intéresse pas. “Chaque jour mon cœur soupire…” Des bêlements, Watson ! Des bêlements sans pudeur !… Ah ! nous touchons au vraisemblable ! Écoutez : “Patience. Trouverons un moyen sûr de communiquer. En attendant, ces annonces. – G” La date ? deux jours après l'arrivée du locataire de Mme Warren. Plausible, non ? L'inconnu pourrait comprendre l'anglais, même s'il ne sait pas bien l'écrire. Voyons si nous trouvons une suite. Oui. Trois jours plus tard : “Je prends des dispositions pour réussir. Patience et prudence. Les nuages passeront. – G” Pendant une semaine, plus rien. Puis voici quelque chose de beaucoup plus précis : “La voie se libère. Si je trouve l'occasion d'un message par signaux, code convenu toujours en vigueur – un A, deux B, etc. A bientôt des nouvelles – G” C'était dans le journal d'hier, et il n'y a rien dans celui d'aujourd'hui. Tout ne s'appliquet-il pas parfaitement au locataire de Mme Warren ? Si nous attendons un peu, Watson, je suis certain que l'affaire nous deviendra plus intelligible. » Il ne se trompait pas. Le lendemain matin, je trouvai mon ami debout le dos au feu et le visage épanoui. « Que pensez-vous de ceci, Watson ? me cria-t-il en prenant un journal sur la table. “Grand immeuble rouge avec revêtement de pierres blanches. Troisième étage. Deuxième fenêtre gauche. Après le crépuscule – G ” Voilà qui est assez précis ! J'ai l'impression qu'après notre petit déjeuner nous irons faire une petite reconnaissance dans le quartier de Mme Warren… Ah ! madame Warren ! Quelles nouvelles nous apportez-vous ce matin ? – Cela relève de la police, monsieur Holmes ! Je n'en peux plus ! Je vais le mettre à la porte ! Je serais bien montée le lui dire tout droit, mais j'ai pensé qu'il valait mieux vous demander conseil auparavant. Je suis à bout de patience, et quand on s'attaque à mon vieux mari… – On s'est attaqué à votre mari – Enfin, on l'a malmené en tout cas ! –Mais qui l'a malmené ? – Ah ! je voudrais bien le savoir ! Ca s'est passé ce matin, monsieur ! M. Warren est chronométreur chez Morton & Waylight's, à Tottenham Court Road…Il faut qu'il parte de la maison avant sept heures. Eh bien, ce matin, il n'avait pas fait dix pas dans la rue que deux hommes se sont approchés de lui parderrière, lui ont jeté un manteau sur la tête, et l'ont fourré dans un fiacre qui était rangé au bord du trottoir. Ils l'ont promené pendant une heure, puis ils ont ouvert la portière et l'ont jeté dehors. Il est tombé sur la route, et il était tellement abasourdi qu'il ne sait même pas ce qu'est devenu le fiacre… quand il s'est relevé, il a découvert qu'il se trouvait sur Hampstead Heath ; alors il a pris le bus pour rentrer à la maison et à présent il est couché sur le canapé. Moi je suis venue tout de suite vous raconter ce qui est arrivé. – Très intéressant ! fit Holmes. A-t-il observé ces hommes ? De quoi avaient-ils l'air ? les a-t-il entendus parler ? – Non ; il était complètement ahuri. Il a seulement l'impression qu'il a été enlevé par magie. Il y avait deux hommes dans le fiacre, peut-être trois. – Et vous pensez que cette agression a un rapport quelconque avec votre locataire ? – Voyons, voilà quinze ans que nous habitons là et jamais il ne s'est rien passé de semblable ! J'en ai assez de lui. L'argent n'est pas tout. Je vais le flanquer à la porte avant ce soir. – Attendez un peu, madame Warren ! Ne brusquez rien. Je commence à croire que cette affaire peut être beaucoup plus importante qu'elle ne le paraissait au premier abord… Il est clair qu'un danger menace votre locataire. Il est également clair que ses ennemis, qui le guettaient près de chez vous, ont confondu votre mari avec lui dans la lumière brumeuse du matin. Quand ils ont découvert leur erreur, ils l'ont relâché. S'ils n'avaient pas commis cette erreur, on peut se demander ce qu'ils auraient fait ! – Alors, comment dois-je agir, monsieur Holmes ? – J'ai grande envie de voir votre locataire, Mme Warren. – Je ne vois pas comment vous y réussiriez, à moins d'enfoncer la porte. Je l'entends toujours qui tourne sa clef quand je descends l'escalier après avoir apporté le plateau. – Il doit tout de même prendre le plateau pour le porter dans sa chambre. Nous pouvons donc nous cacher quelque part et le voir à ce moment-là. » La logeuse réfléchit. « Ma foi, monsieur, en face il y a un débarras. Je pourrais installer un miroir, et si vous étiez derrière la porte… – Parfait ! approuva Holmes. A quelle heure déjeune-t-il ? – Vers une heure, monsieur. – Alors le docteur Watson et moi-même nous serons là à temps. Au revoir, madame Warren ! » A midi et demi nous étions sur le perron de Mme Warren ; la maison était haute, étroite, en briques jaunes, située dans Great Orme Street, petite artère aboutissant sur la façade nord-est du British Museum. Sa position près de l'angle de la rue lui procure une bonne perspective sur Howe Street et ses immeubles plus prétentieux. Holmes, avec un petit rire, me montra l'une de ces demeures résidentielles : elle faisait saillie et ne pouvait échapper au regard. « Voyez, Watson ! me dit-il. “Grand immeuble rouge avec revêtement de pierres blanches.” Voilà le sémaphore. Nous connaissons l'endroit, et nous connaissons le code ; notre tâche devrait être simple. Il y a l'écriteau “A louer” à cette fenêtre. C'est évidemment un appartement vide, et le complice peut y accéder. Eh bien, madame Warren, quoi de neuf ? – Tout est prêt. Si vous voulez monter tous les deux et laisser vos souliers en bas sur le palier, je vais vous conduire. » Elle avait aménagé une excellente cachette. Le miroir était placé de telle sorte qu'assis dans l'obscurité nous pouvions très bien voir la porte d'en face. A peine nous étions-nous installés et Mme Warren nous avait-elle quittés, qu'un tintement éloigné nous informa que notre mystérieux voisin avait sonné. Bientôt la logeuse apparut avec le plateau, le déposa sur la chaise à côté de la porte fermée puis, traînant lourdement les pieds, s'en alla. Accroupis tous les deux dans l'angle de la porte, tassés l'un contre l'autre, nous fixions le miroir avec une curiosité intense. Soudain, lorsque les pas de la logeuse se furent assourdis, nous entendîmes le grincement d'une clef, la poignée tourna, deux mains fines se tendirent vers le plateau qu'elles soulevèrent de la chaise. Un instant plus tard le plateau fut hâtivement replacé, et j'aperçus le temps d'un éclair un beau visage brun qui regardait avec épouvante l'entrebâillement de la porte du débarras. Puis la porte se referma. La clef joua à nouveau. Tout redevint silence. Holmes me secoua la manche et nous descendîmes l'escalier à pas feutrés. « Je reviendrai dans la soirée, dit-il à la logeuse qui était accourue aux nouvelles. Je crois, Watson, que chez nous nous discuterons plus paisiblement de l'affaire. » Une installé dans son fauteuil il me dit : « Mon hypothèse, comme vous l'avez vu, s'est vérifiée : il y a eu substitution de locataires. Ce que je n'avais pas prévu, c'est que nous trouverions une femme, et pas une femme banale, Watson ! – Elle nous a vus. – Oh ! elle a certainement vu quelque chose qui l'a effarouchée ! La séquence des événements est bien simple, n'estce pas ? Un couple cherche refuge à Londres contre un danger aussi terrible qu'imminent. On peut mesurer le danger d'après la rigueur des précautions. L'homme, qui doit absolument faire une certaine chose, désire que pendant ce temps sa femme soit en complète sécurité. Problème peu facile. Mais qui reçoit une solution originale, et si efficace que la présence de la femme demeure ignorée même de sa logeuse qui lui apporte sa nourriture. Les messages calligraphiés en caractères d'imprimerie, c'est maintenant évident, avaient pour but de ne pas trahir le sexe de leur auteur. L'homme ne peut venir auprès de la femme, sinon il guiderait leurs ennemis à sa cachette. Comme il ne peut pas communiquer directement avec elle, il a recours aux annonces personnelles d'un journal. Jusqu'ici tout est simple. – Mais à la racine de tout cela, quoi ? – Eh oui, Watson, homme pratique comme toujours ! A la racine de tout cela, quoi ? Le problème que nous a posé un caprice de Mme Warren s'élargit singulièrement et, au fur et à mesure que nous avançons, révèle des données de plus en plus sombres. Nous pouvons d'ores et déjà affirmer ceci : il ne s'agit pas d'une banale escapade amoureuse. Vous avez vu la figure de la femme quand elle a flairé un danger. Nous avons appris, également, l'agression dont le logeur a été victime, mais qui visait sans aucun doute son locataire. Ces alertes, plus ce besoin désespéré de secret, indiquent une question de vie ou de mort. D'autre part l'agression commise à l'encontre de M. Warren montre que l'ennemi, quel qu'il soit, ignore la substitution du locataire féminin. C'est très curieux, très complexe, Watson ! – Pourquoi vous en occupez-vous ? Qu'avez-vous à y gagner ? – Eh, mon cher, c'est l'art pour l'art ! Je suppose que lorsque vous exerciez, vous pratiquiez la médecine sur des cas qui parfois ne vous rapportaient pas un penny – Pour m'instruire, holmes. – On n'est jamais assez instruit, Watson. L'instruction s'acquiert tout au long d'une série de leçons ; et la dernière leçon est la plus grande. Or, un cas instructif se présente. Bien qu'il n'y ait rien à gagner, ni argent, ni crédit, il faut élucider. Quand la nuit tombera, notre enquête devrait avancer d'un grand pas. » Lorsque nous retournâmes chez Mme Warren, la lumière confuse d'une soirée d'hiver londonien s'était épaissie en un rideau gris uniforme que trouaient seulement les carrés jaunes des fenêtres et les halos brouillés des lampadaires. Pendant que nous regardions par les vitres du salon éteint de la logeuse, une lueur supplémentaire scintilla assez haut dans l'obscurité. « Quelqu'un se déplace dans cette pièce, chuchota Holmes qui colla sa tête osseuse et aiguë contre le carreau. Oui, je distingue sa silhouette. Le voici encore. Il tient une bougie à la main. Maintenant il scrute à travers la rue. Il veut s'assurer qu'elle guette… Maintenant il commence à faire des signaux… Prenez le message aussi, Watson : nous nous contrôlerons l'un l'autre. Un seul flash… c'est A, sûrement. Voyons… Combien de fois, Watson ? Vingt ? Moi aussi… C'est donc T… AT, c'est assez intelligible !… Un autre T. Sûrement ceci est le début d'un deuxième mot. Maintenant… TENTA. Point. Ce ne peut pas être tout, Watson : ATTENTA ne veut rien dire ! Ou alors AT, TEN, TA ? Mais ce n'est pas plus clair, à moins que TA ne soient les initiales de quelqu'un. Il repart ! Qu'est-ce ? ATTE… Comment, encore le même message ? Curieux, Watson, très curieux ! Maintenant il s'arrête encore. Non il recommence. AT… Comment ! Il le répète une troisième fois ? ATTENTA, trois fois ! Combien de fois va-t-il le répéter ? Non, il semble que ce soit la fin. Il s'est retiré de la fenêtre. Q'en pensez-vous, Watson ? – Un message chiffré, Holmes. » Mon compagnon poussa soudain un petit rire étouffé de compréhension. « Et le chiffre n'est pas très obscur, Watson ! Voyons, c'est de l'italien ! Le A signifie que le message est adressé à une femme. Et à cette femme il répète : « Attention ! Attention ! Attention ! » Hein, Watson ? – Vous avez mis dans le mille. – Certainement ! C'est un message très urgent, répété trois fois pour qu'il soit encore plus pressant. Attendez… Le voici qui revient à la fenêtre. » A nouveau nous distinguâmes la vague silhouette d'un homme accroupi et le va-et-vient de la flamme maigrichonne de l'autre côté de la fenêtre. Les signaux avaient repris : plus rapides. Si rapides qu'il était difficile de les suivre. « PERICOLO. Pericolo, qu'est-ce à dire, Watson ? péril, danger, n'est-ce pas ? Oui, par Jupiter, c'est un signal d'alarme ! Il recommence : PERI… Que se passe-t-il ? » La lumière s'était soudainement éteinte, toute lueur avait disparu derrière la fenêtre, le troisième étage ne formait plus qu'une bande noire autour de l'immeuble. Le dernier cri d'avertissement avait été arrêté net. Comment, et par qui ? La même idée nous vint à tous deux. Holmes se leva d'un bond. « Voilà qui est grave, Watson ! s'écria-t-il. Une diablerie est en cours : pourquoi le message a-t-il été si brusquement interrompu ? Je devrais avertir Scotland Yard… Mais l'affaire se précipite trop pour que nous la perdions de vue ne fût-ce qu'un instant. – Voulez-vous que j'aille chercher la police ? – Il faudrait que la situation se précise un peu plus nettement. Peut-être a-t-elle malgré tout une explication plus innocente que je ne le pense… Venez, Watson, traversons la rue et voyons les choses de plus près. » Deuxième Partie Tandis que nous nous dirigions rapidement vers Howe Street, je me retournai vers la maison que nous venions de quitter. Derrière la fenêtre du haut se profilait confusément l'ombre d'une tête, d'une tête de femme, qui fouillait la nuit sans bouger, et qui devait attendre, dans l'angoisse, que reprît le message interrompu. Devant l'entrée de l'immeuble de Howe Street, un homme qui avait relevé le col de son pardessus s'appuyait contre la grille. Quand la lumière du hall éclaira nos visages il sursauta. « Holmes ! s'exclama-t-il. – Mais c'est Gregson ! s'écria mon compagnon en serrant la main du détective de Scotland Yard. Les amoureux finissent toujours par se rencontrer, hé, Gregson ? Quelle affaire vous amène ici ? – La même que la vôtre, je suppose ! mais je me demande comment vous vous y trouvez mêlé. – Par divers fils, différents des vôtres, mais qui font partie du même écheveau. J'ai surpris des signaux. – Des signaux ? – Oui, de cette fenêtre. Ils se sont interrompus en plein milieu. Nous avons traversé pour savoir pourquoi. Mais puisque vous avez l'affaire en main, je ne vois pas pourquoi je persévérerais dans mon enquête. – Un moment ! s'écria Gregson avec chaleur… Je tiens à vous dire, monsieur Holmes, que je ne me suis jamais trouvé dans une affaire avec vous sans me sentir beaucoup plus fort. Cet immeuble ne possède qu'une sortie ; aussi ne peut-il pas nous échapper. – Qui est-ce ? – Ah ! Ah ! Pour une fois que nous marquons un point, monsieur Holmes… » Il frappa le sol de sa canne. Un cocher, fouet en main, descendit du siège d'un fiacre à quatre roues qui stationnait de l'autre côté de la rue. « … Puis-je vous présenter à M. Sherlock Holmes ? demandat-il au cocher. Voici M. Leverton, de l'agence américaine Pinkerton. – Le héros du mystère de la caverne de Long Island ? s'enquit Holmes. Monsieur, je suis très heureux de faire votre connaissance ! » L'Américain, tout jeune homme au visage de businessman, imberbe, calme, maigre, rougit en entendant les paroles de Holmes. « Je suis sur la piste de ma vie, monsieur Holmes ! nous ditil. Si j'attrape Gorgiano… – Comment ! Gorgiano du Cercle Rouge ? – Ah ! on le connaît bien en Europe, je vois ? Nous le connaissons aussi en Amérique. Nous savons qu'il est derrière une cinquantaine de meurtres, et pourtant nous ne détenons aucune preuve positive contre lui. Je l'ai pisté depuis New York ; depuis une semaine je m'attache à ses pas ; je n'attends qu'un prétexte pour lui mettre la main au collet. M. Gregson et moi l'avons vu se terrer dans cet immeuble ; il n'y a qu'une issue ; il ne peut nous échapper. Depuis qu'il est entré, trois personnes sont sorties, mais je jure qu'il n'était aucune des trois. – M. Holmes m'a parlé de signaux, dit Gregson. Je crois que, comme d'habitude, il en sait plus que nous. » En quelques mots Homes exposa la situation telle que nous la connaissions. L'Américain, vexé, se tordit les mains. « Il nous a repérés ! s'exclama-t-il. Qu'est-ce qui vous le fait croire ? – Voyons ! il était en train d'envoyer un message à une complice, car plusieurs membres de son gang se trouvent à Londres. Et puis, tout à coup, au moment où il était en train de faire savoir qu'il y avait du danger, le voilà qui s'interrompt !Qu'est-ce que cela veut dire, sinon qu'il a tout à coup aperçu dans la rue l'un de nous, ou du moins qu'il a soudain compris qu'un péril imminent le menaçait et qu'il devait faire tout de suite quelque chose s'il voulait parer ? quel est votre avis, monsieur Holmes ? – Mon avis est que nous montions tout de suite et que nous nous rendions compte par nous-mêmes. – Mais nous n'avons pas de mandat pour l'arrêter ! – Dans des conditions suspectes, il se trouve dans des locaux inoccupés, répondit Gregson. Cela suffit pour l'instant. Quand nous aurons mis la main au collet, nous verrons si New York peut nous donner un coup de main pour le maintenir hors d'état de nuire. Moi je prends la responsabilité de l'arrêter immédiatement. » Nos détectives officiels manquent parfois d'imagination mais jamais de courage. Gregson grimpa l'escalier pour procéder à l'arrestation de cet assassin déterminé avec la même tranquillité que s'il montait le grand escalier de Scotland Yard. Le représentant de Pinkerton avait essayé de le précéder, mais Gregson l'avait écarté fermement. Les dangers londoniens devaient être le privilège de la police londonienne. La porte de l'appartement de gauche du troisième étage était entrebâillée. Gregson la poussa ; elle s'ouvrit toute grande. A l'intérieur régnaient le silence total et l'obscurité. Je frottai une allumette pour allumer la lanterne du détective. Lorsque la flamme se dressa bien droite, nous poussâmes tous une exclamation de surprise. Sur le plancher nu s'étirait une piste de sang frais. Les pas rouges se dirigeaient vers nous ; ils venaient d'une chambre du fond, dont la porte était fermée. Gregson l'enfonça d'un coup d'épaule et brandit sa lanterne devant lui, pendant que nous regardions avidement par-dessus ses épaules. Au milieu de la pièce vide le corps d'un colosse avait boulé ; son visage rasé, basané, grotesquement déformé, gisait dans une mare de sang qui s'élargissait lentement sur le parquet. Ses genoux étaient remontés, ses mains projetées en l'air dans un spasme d'agonie ; le manche blanc d'un couteau émergeait de sa large gorge brune ; la lame était profondément enfoncée. Tout gigantesque qu'il fût, l'homme avait dû tomber comme un bœuf sous le merlin après avoir reçu ce coup terrible. A côté de sa main droite, un poignard à manche de corne et à double tranchant, bien plus formidable encore, gisait auprès d'un gant en chevreau noir. « C'est Black Gorgiano ! cria Quelqu'un nous a pris de vitesse. le détective américain. – Voici la bougie près de la fenêtre, monsieur Holmes, dit Gregson. Eh bien, que Diable faites-vous ? » Holmes avait allumé la bougie, et la promenait d'arrière en avant et d'avant en arrière contre les carreaux. Puis il fouilla la nuit, souffla la bougie et la jeta par terre. « Je crois que j'ai fait quelque chose d'utile… » murmura-t-il. Il demeura immobile à réfléchir pendant que les deux professionnels examinaient le cadavre. « … Vous dites que trois personnes sont parties de l'immeuble pendant que vous attendiez en bas, reprit-il enfin. Les avez-vous vues de près ? – Oui. – N'avez-vous pas remarqué un individu d'une trentaine d'années, pas très grand, brun, avec une barbe noire ? – Si. Il est sorti le dernier. – Je parierais bien que c'est votre homme. Je veux vous donner son signalement, et nous avons une excellente reproduction de l'empreinte de ses pas. Cela devrait vous suffire. – Ce n'est pas beaucoup, monsieur Holmes, pour retrouver cet individu parmi des millions de Londoniens. – Pas beaucoup en effet. Voilà pourquoi j'ai cru bien faire en appelant cette dame à notre aide. » A ces mots, nous nous retournâmes tous. Dans l'encadrement de la porte se tenait une femme, grande, très belle : la mystérieuse locataire de Mme Warren. Elle avança à pas lents ; son visage pâli, tiré, n'exprimait que l'effroi ; ses yeux se fixèrent, terrifiés, sur le cadavre étendu sur le plancher. – Vous l'avez tué ! murmura-t-elle. Oh ! Dio mio, vous l'avez tué ! Puis j'entendis une profonde inspiration d'air, et je la vis sauter en l'air en poussant un cri de joie. Elle se mit à danser tout autour de la pièce en battant des mains ; ses yeux noirs brillaient sous l'effet d'une joie indicible ; mille jolies exclamations italiennes jaillirent de sa bouche. C'était terrible et stupéfiant de voir une femme qui délirait de joie devant un spectacle pareil. Brusquement elle s'immobilisa et nous regarda avec des yeux inquisiteurs. « Mais vous ! Vous êtes de la police, n'est-ce pas ? Vous avez tué Giuseppe Gorgiano, n'est-ce pas ? Vous avez tué Giuseppe Gorgiano, n'est-ce pas ? – Nous sommes de la police, madame. » Elle fouilla du regard les ombres de la pièce. « Mais alors, où est Gennaro ? demanda-t-elle. Gennaro est mon mari : Gennaro Lucca. Je m'appelle Emilia Lucca, et nous sommes tous deux de New York. Où est Gennaro ? Il vient de m'appeler par cette fenêtre ; j'ai accouru tout de suite. – C'est moi qui vous ai appelée, dit Holmes. – Vous ! Comment auriez-vous pu m'appeler ? – Votre code n'était pas difficile à comprendre, madame ? Et votre présence ici était hautement désirable. Je savais que je n'avais qu'à transmettre en code le mot Vieni, et que vous viendriez aussitôt. » La belle inquiétude. Italienne dévisagea mon compagnon avec « Je ne comprends pas comment vous savez cela ! dit-elle. Giuseppe Gorgiano… Comment a-t-il ?… » Elle s'interrompit, et tout d'un coup son visage s'éclaira de fierté et de joie. « Maintenant je vois ! Mon Gennaro ! Mon beau, mon merveilleux Gennaro, qui m'a préservée de tout mal, c'est lui qui a tué, qui a tué le monstre ! Oh ! Gennaro, comme tu es magnifique ! Quelle femme pourrait jamais être digne d'un tel homme ? – Ma foi, madame Lucca, fit le prosaïque Gregson en posant une main sur le bras de la dame avec aussi peu de sentiment que s'il s'agissait d'un voyou de Notting Hill, je ne me rends pas très bien compte à présent de ce que vous êtes ; mais vous en avez dit assez pour que je me rende parfaitement compte que je dois vous conduire à Scotland Yard ! – Un moment, Gregson ! intervint Holmes. J'imagine que cette dame souhaite sans doute nous donner tous les renseignements dont nous avons besoin. Comprenez-vous, madame, que votre mari sera arrêté et qu'il passera en jugement pour avoir tué l'homme qui est étendu devant vous ? Tout ce que vous dites peut servir de témoignage. Mais si vous pensez qu'il a agi pour des motifs qui n'ont rien de criminel et qu'il voudrait faire connaître, alors vous ne le servirez jamais mieux qu'en disant toute la vérité. – Maintenant que Giorgiano est mort, nous n'avons plus rien à craindre, répondit-elle. C'était un démon, un monstre ! Aucun juge au monde ne pourrait punir mon mari de l'avoir tué. – Dans ce cas, fit Holmes, je propose que nous fermions cette porte en laissant les choses telles quelles, et que nous allions dans la chambre qu'occupe cette dame afin de nous faire une opinion d'après ce qu'elle nous dira. » **** Une demi-heure plus tard nous étions assis tous les quatre dans le petit salon de la signora Lucca pour écouter le récit des événements sinistres à la conclusion desquels nous venions d'assister. Elle parlait un anglais rapide, mais assez peu conventionnel. « Je suis née à Posilippo, près de Naples, commença-t-elle. Je suis la fille d'Augusto Barelli qui fut le premier magistrat et le député de la région. Gennaro était au service de mon père et je suis devenue amoureuse de lui ; à ma place toute autre femme l'aurait aimé. Il n'avait ni argent ni situation : il ne possédait rien en dehors de sa beauté, de sa force et de son énergie. Mon père s'est opposé à notre mariage. Nous nous sommes enfuis tous les deux ; notre mariage a été célébré à Bari, et j'ai vendu mes bijoux afin d'avoir assez d'argent pour aller en Amérique. Cela se passait il y a quatre ans ; depuis lors nous avons toujours habité New York. « La chance, d'abord, nous a souri. Gennaro a pu rendre service, en le sauvant de quelques ruffians, à un gentilhomme italien qui l'a pris sous sa puissante protection. Il s'appelait Tito Castalotte, et il était le principal associé de la grande firme Castalotte et Zamba, la plus grosse affaire d'importation de fruits à New York. Le signor Zamba étant infirme, notre nouvel ami Castalotte était omnipotent dans la société qui emploie plus de trois cents personnes. Il a engagé mon mari, lui a confié la direction d'un service et lui a témoigné de mille manières ses bonnes dispositions. Le signor Castalotte était célibataire ; je crois qu'il avait pour Gennaro l'affection d'un père ; de fait, mon mari et moi l'aimions filialement. Nous avions loué et meublé une petite maison à Brooklyn, et tout notre avenir semblait assuré quand a surgi un nuage noir qui allait se répandre sur tout notre ciel. « Un soir, Gennaro a ramené un compatriote qui s'appelait Gorgiano et qui était également natif de Posilippo. C'était un colosse, vous avez pu le constater d'après son cadavre. Non seulement il avait le corps d'un géant, mais tout en lui était démesuré, grotesque, terrifiant. Dans notre petite maison sa voix résonnait comme le tonnerre, et il y avait juste assez de place pour les moulinets de ses bras. Ses idées, ses émotions, ses passions, il exagérait tout : c'en était monstrueux. Il parlait, ou plutôt il rugissait avec une telle violence que les autres ne pouvaient plus que se taire et baisser la tête sous ce déluge de mots. Quand il vous regardait, ses yeux s'enflammaient, vous tenaient hypnotisé. C'était un homme terrible, étonnant. Dieu merci, le voilà mort ! « Il est venu, il est revenu. Gennaro cessait d'être heureux quand il était là. Mon pauvre mari demeurait assis pâle et silencieux, écoutant l'interminable délire politique et social qui faisait le fond de la conversation de notre visiteur. Gennaro ne disait rien, mais moi qui le connaissait bien, je pouvais lire sur ses traits la trace d'une émotion que je ne lui avais jamais vue auparavant. D'abord j'ai cru qu'il s'agissait d'une simple aversion. Puis, graduellement, j'ai compris que c'était plus que de l'aversion. C'était de la peur : une peur profonde, secrète, bouleversante. Ce soir-là, le soir où j'ai deviné sa terreur, j'ai mis mes bras autour de son cou et je l'ai supplié, au nom de son amour pour moi et de tout ce qu'il chérissait, de ne rien me cacher et de me dire pourquoi ce colosse l'épouvantait. « Il m'a parlé. En écoutant mon cœur s'est glacé. Mon pauvre Gennaro, à l'époque où le monde entier semblait se liguer contre lui et où sa raison vacillait sous les injustices qu'il subissait, avait rallié une association de Naples, le Cercle Rouge, affiliée aux vieux carbonari. Les serments, les secrets de cette association étaient terribles ; une fois sous sa coupe il n'y avait pas d'échappatoire possible. Quand nous étions partis pour l'Amérique, Gennaro avait cru en être quitte pour toujours. Quelle ne fut pas son angoisse quand il rencontra un soir dans la rue celui-là même qui l'avait initié à Naples, le géant Gorgiano qui avait mérité d'être surnommé “la Mort” dans l'Italie du sud car il avait du sang jusqu'au coude ! Gorgiano s'était rendu à New York pour fuir la police italienne, mais déjà il avait fondé dans sa nouvelle patrie une filiale de cette association infernale. Gennaro m'a raconté tout cela, et il m'a montré une convocation qu'il venait de recevoir : un cercle rouge était dessiné dessus ; la convocation était pour une loge qui devait être tenue à une certaine date ; sa présence était requise, obligatoire. « C'était triste ; hélas ! le pire allait survenir ! J'avais remarqué depuis quelque temps que lorsque Gorgiano venait à la maison, il s'adressait souvent à moi ; et quand il parlait à mon mari, ses yeux terribles, luisants comme ceux d'une bête féroce, se tournaient constamment vers moi. Un soir il m'a confié que j'avais éveillé ce qu'il appelait l'amour au-dedans de lui… L'amour de cette brute, de ce sauvage ! J'étais seule ; Gennaro n'était pas encore rentré. Il s'est approché de moi, m'a saisie dans ses bras énormes, m'a enlacée dans une étreinte d'ours, m'a couverte de baisers et m'a adjurée de partir avec lui. J'étais en train de me débattre en hurlant quand Gennaro est arrivé ; il lui a sauté dessus ; mais Gorgiano l'a assommé et s'est enfui. Il ne devait plus pénétrer chez nous. Mais nous nous étions fait un ennemi mortel. « Quelques jours plus tard la loge était tenue. Gennaro en est rentré avec un visage tel que j'ai senti qu'il lui était arrivé quelque chose de terrible. C'était pire que tout ce que nous avions imaginé. Les fonds de l'association provenaient de chantages exercés aux dépens des Italiens riches, qui étaient menacés de violences s'ils refusaient de verser de l'argent. Castalotte, notre cher ami et bienfaiteur, avait été contacté par eux. Il ne s'était pas laissé intimider et il avait averti la police. La loge venait en conséquence de décider de faire de lui un exemple tel qu'aucune autre victime n'oserait se rebeller : lui et sa maison sauteraient à la dynamite. Un tirage au sort devait désigner l'affilié qui commettrait l'attentat. Gennaro avait vu son cruel sourire quant à son tour il avait plongé sa main dans le sac. Sans nul doute tout avait été combiné à l'avance, et Gennaro avait sorti le papier estampillé du Cercle Rouge qui ordonnait le crime. Ou bien il lui fallait tuer son meilleur ami, ou bien il allait s'exposer à la vengeance de ses camarades. « Toute la nuit-là, nous sommes restés assis enlacés, chacun réconfortant l'autre en vue des épreuves redoutables qui nous attendaient. L'attentat avait été fixé au lendemain soir. A midi mon mari et moi nous nous étions embarqués pour Londres, non sans avoir complètement informé notre bienfaiteur et renseigné la police pour qu'elle veille constamment sur sa vie. « Le reste, messieurs, vous le connaissez. Nous étions sûrs que nos ennemis nous suivraient comme nos ombres. Gorgiano avait des motifs personnels de vengeance, mais en tout état de cause nous savions comme il pouvait être impitoyable, rusé, infatigable. L'Italie et l'Amérique abondent en histoires sur son pouvoir terrible. S'il voulait l'exercer à nos dépens, ce serait immédiatement. Mon cher amour a employé les quelques jours d'avance que notre départ précipité lui avait donnés à aménager un refuge afin qu'aucun danger possible ne me menace. Pour sa part il voulait être libre afin de pouvoir communiquer à la fois avec la police américaine et avec la police italienne. Je ne sais pas moi-même où il a habité, ni ce qu'il a fait. Tout ce que j'apprenais, c'était par les annonces personnelles d'un journal. Mais une fois, regardant par la fenêtre, j'ai vu deux Italiens qui surveillaient la maison, et j'ai compris que Gorgiano avait découvert notre cachette. Finalement Gennaro m'a dit par le journal qu'il me ferait des signaux d'une certaine fenêtre, mais quand les signaux ont été émis, je n'ai vu que des avertissements, brusquement interrompus. Il n'ignorait donc pas que Gorgiano le serrait de près et, Dieu merci, il était prêt à le recevoir ! A présent, messieurs, je voudrais vous demander si nous avons à craindre quelque chose de la loi, et si un juge pourrait condamner mon Gennaro pour ce qu'il a fait. – Eh bien, monsieur Gregson, dit l'Américain en s'adressant au détective officiel, je ne connais pas votre point de vue anglais, mais je gage qu'à New York le mari de cette dame recevrait une adresse unanime de félicitations. – Il faut qu'elle vienne avec moi et qu'elle voie le chef, répondit Gregson. Si nous obtenons confirmation de son récit, je ne pense pas que ni elle ni son mari aient grand-chose à craindre. Mais ce que je n'arrive pas à comprendre, monsieur Holmes, c'est comment diable vous vous êtes trouvé embringué dans cette histoire ! – Par amour de l'instruction, Gregson, de l'instruction ! On cherche toujours à s'instruire, toute la vie… Eh bien, Watson, vous avez un nouvel exemplaire de tragique grotesque à ajouter à votre collection. A propos, il n'est pas encore huit heures, et on joue du Wagner à Covent Garden ! Si nous nous dépêchons, nous pourrons arriver à temps pour le deuxième acte. » Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) http://conan.doyle.free.fr/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 CHARLES-AUGUSTE MILVERTON Le retour de Sherlock Holmes (mars 1904) Charles-Auguste Milverton Il y a des années que les incidents dont je vais faire le récit se sont déroulés, et pourtant j'hésite à en parler. Longtemps, il eut été impossible, même avec un maximum de discrétion et de réticences, de rendre les faits publics ; mais maintenant le principal intéressé est hors d'atteinte des lois humaines, et, avec les suppressions qui s'imposent, l'histoire peut être contée sans faire de tort à quiconque. Elle relate une expérience absolument unique dans la carrière de Sherlock Holmes aussi bien que dans la mienne. Le lecteur m'excusera de garder sous silence la date ou tout autre élément qui lui permettrait de retrouver les faits authentiques. Sortis pour faire une longue promenade, Holmes et moi nous venions de rentrer vers six heures, par un glacial soir d'hiver. Quand Holmes alluma, la lumière éclaira une carte qui se trouvait sur la table. Il y jeta un coup d'œil, puis, avec une exclamation de dégoût, la jeta par terre. Je la ramassai et lu : CHARLES-AUGUSTE MILVERTON APPLEDORE TOWERS, HAMPSTEAD Agent d'affaires – Qui est-ce ? demandai-je. – Le plus sale individu de Londres, répondit Holmes en s'asseyant et en allongeant ses jambes devant le feu. Y a-t-il quelque chose au dos de la carte ? Je la retournai. « Passerai à 6 heures 30 – C.A.M. », déchiffrai-je. – Hum ! C'est à peu près l'heure. Éprouvez-vous, Watson, une furtive sensation d'angoisse quand vous regardez, au zoo, les serpents, visqueux, rampants et venimeux, avec leurs yeux mauvais et impassibles et leurs têtes plates ? Eh bien, c'est l'impression que me fait Milverton. J'ai eu, dans ma carrière, affaire à cinquante assassins, mais le pire ne m'a jamais causé autant de répulsion que cet individu. Et pourtant, je ne puis faire autrement que de traiter avec lui : En fait, il vient à mon invite. – Mais qui est-ce ? – Je vais vous le dire, Watson : c'est le roi des maîtres chanteurs. Le ciel vienne en aide à l'homme, et encore plus à la femme dont le secret et la réputation tombent au pouvoir de Milverton. Avec un visage souriant et un cœur de marbre, il les pressurera, encore et toujours, jusqu'à ce qu'il les ait mis à sec. Le gaillard est un génie, dans son genre, et il aurait pu se faire un nom dans un état plus reluisant. Sa méthode est la suivante : il laisse savoir qu'il est prêt à payer un très gros prix des lettres qui compromettent des gens fortunés ou en vue. Il reçoit ces marchandises non seulement de domestiques ou de bonnes indiscrètes, mais très souvent aussi de galants coquins qui ont su gagner la confiance et l'affection de femmes sans méfiance. Il n'est pas chiche. Je me trouve savoir qu'il a payé sept cents livres à un valet de pied un billet long de deux lignes et que la ruine d'une noble famille en fut le résultat. Tout ce qu'il y a sur le marché va à Milverton et il y a des centaines de personnes qui pâlissent à la seule mention de son nom. Personne ne sait où sa poigne peut s'appesantir, car il est bien trop riche et bien trop roué pour travailler au jour le jour. Il conservera un atout des années afin de le jouer au moment où l'enjeu en vaut le plus la peine. J'ai dit que c'était le plus sale individu de Londres et je vous le demande : peut-on comparer l'apache qui, en fureur, assomme son pareil, à cet homme qui, méthodiquement et tout à loisir, torture les âmes et brise les nerfs dans le seul but d'arrondir encore une fortune déjà copieuse ? Je n'avais pas souvent entendu mon ami s'exprimer avant tant de chaleur. – Mais enfin, dis-je, sûrement le gaillard tombe sous le coup de la loi. – Techniquement, cela ne fait pas de doute, mais pas pratiquement. Quel profit retirerait une femme à lui procurer quelques mois de prison Si sa ruine à elle doit immédiatement s'ensuivre ? Ses victimes n'osent pas riposter. Si jamais il faisait chanter une personne innocente, alors, oui, nous l'aurions ; mais il est aussi rusé que le Démon. Non, non, il faut que nous trouvions une autre façon de le combattre. – Et qu'est-ce qu'il vient faire ici ? – Il vient parce qu'une illustre cliente m'a confié ses pitoyables intérêts. C'est lady Brackwell, qui fut la plus jolie des jeunes filles qu'on présenta à la Cour, la saison passée. Elle doit épouser dans quinze jours le comte de Dovercourt. Notre canaille détient plusieurs lettres imprudentes – imprudentes, Watson, rien de plus – qui furent écrites à un jeune seigneur désargenté de province. Elles suffiraient à faire briser le mariage. Milverton a l'intention d'envoyer les lettres au comte si on ne lui paie pas une très forte somme. On m'a chargé de le rencontrer et… d'obtenir les meilleures conditions possibles. A cet instant, un bruit de sabots de chevaux et de roues de voiture retentit, en bas dans la rue. J'aperçus un majestueux équipage à deux chevaux. Les lanternes mettaient des reflets sur les croupes brillantes des alezans. Un laquais ouvrit la portière et un gros petit homme en pelisse d'astrakan descendit du véhicule. Une minute plus tard, il était dans notre pièce. Charles Auguste Milverton était un homme de cinquante ans. avec une grosse tête d'intellectuel, un visage rond, imberbe et grassouillet, un éternel sourire figé et deux yeux verts très vifs qui brillaient derrière de larges lunettes d'or. Il y avait quelque chose de M. Pickwick dans la bienveillance de son aspect, gâchée seulement par la fausseté du sourire inamovible et par le reflet dur de ces yeux pénétrants qui ne cessaient de bouger. Sa voix était aussi douce et suave que son attitude lorsqu'il s'avança en tendant à Holmes une petite main potelée et en murmurant ses regrets de nous avoir ratés lors de sa première visite. Holmes ne tint aucun compte de cette main tendue et le considéra d'un visage de granit. Le sourire de Milverton s'épanouit ; il haussa les épaules, ôta sa pelisse, la plia avec grand soin sur le dos d'une chaise, puis prît un siège. – Ce monsieur, dit-il en m'indiquant du geste. Est-ce discret ? Est-ce bien… ? – Le docteur Watson est mon ami et mon associé. – Très bien, monsieur Holmes. Je ne protestais que dans l'intérêt de votre cliente. La question est tellement délicate… – Le docteur Watson est au courant. – Alors, nous pouvons passer à nos affaires. Vous dites que vous agissez au nom de lady Eva. Vous a-t-elle donne tous pouvoirs d'accepter mes conditions ? – Quelles sont vos conditions ? – Sept mille livres. – Et sans cela ? – Mon cher monsieur, il m'est pénible d'en discuter ; mais si l'argent n'est pas payé le 14, il n'y aura certainement pas de mariage le 18. Son insupportable sourire se fit plus satisfait que jamais. Holmes réfléchit un instant. – Vous me semblez, dît-il enfin, trop considérer la rupture comme acquise d'avance. Je suis, naturellement, renseigné sur le contenu des lettres. Ma cliente fera, c'est certain, ce que je lui conseillerai. Je la pousserai à tout raconter au comte et à s'en remettre à sa grandeur d'âme. – On voit que vous ne connaissez pas le comte, dit Milverton avec un petit rire. L'air déconcerté de Holmes révélait qu'au contraire il n'était que trop fixé sur le caractère du futur, – Quel mal y a-t-il, dans ces lettres ? demanda-t-il. – Elles sont enjouées… très enjouées, répondit Milverton. La jeune personne était une délicieuse épistolière. Mais je puis vous assurer que le comte de Dovercourt ne les goûterait pas. Toutefois, puisque vous êtes d'un autre avis, n'en parlons plus. Si vous croyez préférable, pour les intérêts de votre cliente, que ces lettres soient placées entre les mains du comte, alors vous seriez certes bien sot de payer une aussi grosse somme pour les récupérer. Il se leva et reprit sa pelisse d'astrakan. Holmes était gris de colère et de mortification. – Attendez un instant, dit-il. Vous allez trop vite. Nous ferons certainement tous nos efforts pour éviter le scandale à propos d'un sujet aussi délicat. Milverton se rassit. – J'étais sûr que vous verriez la chose sous cet angle, ronronna-t-il. – Toutefois, poursuivit Holmes, lady Eva n'est pas riche. Je vous assure que deux mille livres tariraient ses ressources et que la somme que vous mentionnez est totalement au-delà de ses moyens. Je vous prie, par conséquent, de réduire vos exigences et de restituer les lettres au prix que je vous indique, qui, je vous l'assure, est le plus élevé que vous puissiez obtenir. Le sourire de Milverton se fit plus large et ses yeux pétillèrent d'amusement. – Je sais que ce que vous dites des ressources de la dame est exact, dit-il. Néanmoins, vous admettrez que c'est tout à fait le moment, à l'occasion de son mariage, pour ses parents et ses amis de faire un petit effort en sa faveur. Il se peut qu'ils hésitent sur la nature du cadeau à lui offrir. Assurez-les de ma part que ce petit paquet de lettres lui fera plus plaisir que tous les candélabres et tous les beurriers de Londres. – C'est impossible, dit Holmes. – Ah la la ! quel dommage ! gémit Milverton en tirant de sa poche un portefeuille rebondi. Je ne peux pas m'empêcher de penser que les dames sont mal conseillées quand elles ne font pas un effort. Regardez-moi ça ! Il brandit un petit billet sur l'enveloppe duquel se voyaient des armes. – Cela appartient à… enfin, il n'est peut-être pas équitable de le dire avant demain matin. Mais à ce moment-là, ça se trouvera entre les mains du mari de la dame. Et tout cela parce qu'elle ne veut pas trouver la misérable somme qu'elle se procurerait en une heure en changeant ses diamants contre des imitations. Vraiment, ça fait pitié. Maintenant, vous vous rappelez la soudaine façon dont ont été rompues les fiançailles entre Miss Miles et le colonel Dorking ? Tout juste deux jours avant le mariage, une note dans le Morning Post pour dire que rien ne va plus. Et pourquoi ? c'est à n'y pas croire, mais la somme ridicule de douze cents livres aurait réglé toute la question. Est-ce que ça ne fait pas pitié ? Et voilà que je vous trouve, vous, un homme de bon sens, en train de vous effarer de mes conditions quand l'honneur et l'avenir de votre cliente sont en jeu. Vous me surprenez, monsieur Holmes. – Ce que je dis est vrai, répondit Holmes. L'argent ne peut être trouvé. Tout de même, il est préférable pour vous de prendre la somme considérable que je vous propose que de ruiner la vie de cette dame, ce dont vous ne pouvez tirer aucun profit. – C'est là que vous faites erreur, Monsieur Holmes. Le scandale me sera, indirectement, des plus profitables. J'ai huit ou dix affaires analogues qui sont en train de mûrir. Si cela se dit, parmi les intéressées, que j'ai fait un sévère exemple en la personne de lady Eva, je les trouverai toutes bien plus accessibles à la raison. Vous voyez mon point de vue ? Holmes se leva d'un bond. – Passez derrière le Fauteuil, Watson. Ne le laissez pas sortir. Maintenant, monsieur, faites voir le contenu de ce carnet. Milverton s'était faufilé, aussi prompt qu'un rat, sur le côté de la pièce et là, il s'adossa au mur. Monsieur Holmes, monsieur Holmes ! dit-il en ouvrant son veston et en exhibant la crosse d'un gros revolver qui dépassait de la poche intérieure. Je m'attendais que vous tentiez au moins quelque chose d'original. Ça, on me l'a déjà fait vingt fois et à quoi voulez-vous que ça mène ? Je vous assure que je suis armé jusqu'aux dents et parfaitement prêt à me servir de mes armes, car la loi m'y autorise. D'autre part, la supposition que je pourrais apporter les lettres ici est totalement erronée. Pas si bête ! Et maintenant, messieurs, j'ai un ou deux petits rendez-vous ce soir et la route est longue, d'ici Hampstead. Il fit un pas en avant, prit sa pelisse, porta la main à son revolver et se tourna vers la porte. J'empoignai une chaise, mais Holmes me fit signe que non et je la reposai. Avec un profond salut, un sourire et un clin d'œil, Milverton sortit et un instant plus tard nous entendions claquer la portière de sa voiture, puis le fracas des roues qui s'éloignaient. Holmes resta assis près du feu ; immobile, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, le menton sur la poitrine il regardait les braises rougeoyantes. Pendant une demiheure, il demeura sans rien dire et sans bouger. Puis, comme un homme qui vient de prendre une décision, il se leva et passa dans sa chambre. Un peu après, un jeune ouvrier déluré avec une barbiche et crânant un peu alluma sa pipe en terre avant de prendre le chemin de la rue. » Je reviendrai tôt ou tard, Watson », dit-il, avant de disparaître dans la nuit. Je compris qu'il partait en campagne contre Charles-Auguste Milverton ; mais je ne me doutais guère de l'étrange tournure que devait prendre cette campagne. Pendant quelques jours, Holmes ne cessa d'aller et venir en cette tenue, mais, en dehors de la remarque qu'il passait son temps à Hampstead, et qu'il ne le perdait pas, je ne sus rien de ce qu'il faisait. Enfin, tout de même, par un soir de furieuse tempête où le vent hurlait en secouant les vitres, il revint de sa dernière expédition et, après avoir ôté son déguisement, s'assît devant le feu et se mit à rire cordialement, bien que sans bruit et en dedans, comme c'était son habitude. – Diriez-vous que je suis homme à me marier, Watson ? – Certes non ! – Cela vous intéressera certainement d'apprendre que je suis fiancé. – Mon cher ami ! mes félicitations… – A la bonne de Milverton. – Juste ciel ! – Il me fallait des renseignements, Watson. – Vous êtes tout de même allé un peu loin, dites ? – C'était nécessaire. Je suis un plombier, à la tête d'une maison qui commence à marcher. Je m'appelle Escott. Je suis sorti avec elle tous les soirs et on a causé. Seigneur, quelles conversations ! Quoi qu'il en soit, j'ai eu tout ce qu'il me fallait. Je connais la maison de Milverton aussi bien que le creux de ma main. – Mais la fille, Holmes ? – On ne peut rien, mon cher, dit-il avec un haussement d'épaules. Il faut jouer ses cartes de son mieux quand il y a sur la table un pareil enjeu. Je suis d'ailleurs heureux de dire que j ‘ai un rival abhorré qui me supplantera sitôt que j'aurai le dos tourné. Quelle nuit magnifique ! – Ce temps-là vous plaît ? – Il me convient, Watson, j ‘ai l'intention de cambrioler la maison de Milverton ce soir. J'eus le souffle coupé par ces paroles qui me firent passer un frisson. Holmes les avait prononcées lentement et d'un ton résolu. De même qu'un éclair dans la nuit montre en un instant chaque détail du paysage, ainsi, en un clin d'œil, il me sembla voir toutes les conséquences possibles d'un pareil acte : Holmes surpris, capturé, et cette carrière glorieuse s'achevant dans l'échec et dans la honte, avec mon ami tombé à la merci de l'odieux Milverton. – Je vous en supplie, Holmes, réfléchissez à ce que vous faites ! m'écriai-je. – Mon cher, j'ai mûrement considéré la chose. Je n'agis jamais précipitamment, et je n'adopterais pas un procédé aussi catégorique et, effectivement, aussi dangereux si un autre était possible. Envisageons froidement l'affaire : je suppose que vous admettez que l'acte est justifié, bien que, techniquement, il soit criminel. Cambrioler sa maison n'est pas pire que lui prendre de force son portefeuille – un geste auquel vous étiez prêt à m'aider. – Oui, dis-je après réflexion. Cela se justifie, moralement, aussi longtemps que notre dessein est de ne rien dérober en dehors des objets qu'il emploie dans des buts illégaux. – Exactement. Puisque cela peut se justifier moralement, je n'ai plus à envisager que la question de mes risques personnels. Tout de même, un homme du monde ne peut pas faire grand cas de ceux-ci quand une dame a un besoin désespéré de son aide ? – Vous allez vous trouver dans une position tellement fausse – Cela fait partie du risque. Il n'y a pas d'autre moyen de récupérer ces lettres. La malheureuse n'a pas la somme et il n'y a personne de sa famille à qui elle puisse se confier. Le délai de grâce expire demain, et, à moins que nous ne nous procurions les lettres ce soir, cette canaille tiendra parole et brisera la vie de nia cliente. Je suis donc forcé, ou bien de l'abandonner à son sort, ou bien de jouer cette ultime carte. Entre nous, Watson, c'est un match entre ce Milverton et moi. Il a, comme vous avez pu le voir, eu le dessus dans les premiers échanges ; aussi mon respect de moi-même et ma réputation réclament-ils que le combat se déroule au finish. – Eh bien, ça ne ne plaît pas, mais je suppose qu'il faut qu'il en soit ainsi, dis-je. Quand partons-nous ? – Vous ne venez pas. – Alors, vous n'y allez pas, répondis-je. Je vous donne ma parole d'honneur et je l'ai toujours tenue que je vais prendre un fiacre jusqu'au commissariat pour vous dénoncer si vous ne me laissez pas partager cette aventure. – Vous ne pouvez n'être d'aucune utilité. – Qu'en savez-vous ? Vous ne savez pas ce qu'il peut arriver. En tout cas, ma résolution est prise. Il y en a d'autres que vous qui ont le respect d'eux-mêmes et aussi des réputations à maintenir. Holmes avait paru ennuyé, mais son visage s'éclaira et il me frappa sur l'épaule. – Allons, allons, mon vieux, qu'il en soit comme vous le voulez ! Nous avons partagé la même chambre pendant des années et ce serait amusant si nous finissions par partager la même cellule. Vous savez, Watson, je ne crains pas de vous confesser que j'ai toujours en l'idée que j'aurais fait un criminel hautement efficace. Sous ce rapport, j'ai ce soir l'occasion de ma vie. Regardez-moi ça ! Il prit, dans un tiroir, une belle petite mallette en cuir et l'ouvrit pour me montrer un certain nombre d'instruments brillants. « J'ai là une trousse de cambrioleur dernier cri, avec pincemonseigneur nickelée, coupe-verre à pointe de diamant, clés ajustables et tous les perfectionnements modernes qu'exige le progrès de la civilisation. Voici aussi ma lanterne sourde. Le tout en ordre de marche. Avez-vous des chaussures qui ne fassent pas de bruit ? – J'ai des souliers de tennis à semelles de caoutchouc. – Parfait. Et un masque ? – Je puis en tailler une paire dans de la soie noire. – Je vois que vous avez un puissant penchant naturel pour ce genre d'exercice. Très bien ; faites-les donc, ces masques. Nous prendrons un peu de souper froid avant de partir. Il est neuf heures et demie. A onze heures, nous nous ferons conduire à Church Row. De là, il y a un quart d'heure de marche jusqu'à Appledore Towers. Nous serons au travail avant minuit. Milverton a le sommeil pesant et se couche ponctuellement à dix heures trente. Avec un peu de chance, nous reviendrons ici pour deux heures, avec les lettres de lady Eva dans ma poche. Nous passâmes nos costumes de soirée, de façon à avoir l'air de deux messieurs qui, sortant du théâtre, rentraient chez eux. Dans Oxford Street, nous prîmes une voiture qui nous mena à une adresse de Hampstead. Là, nous payâmes le fiacre et, avec nos manteaux boutonnés – car il faisait un froid glacial et le vent semblait nous transpercer – nous poursuivîmes notre route à pied. – L'affaire réclame d'être menée avec délicatesse, m'exposa Holmes. Ces documents sont à l'intérieur d'un coffre, dans le bureau de notre homme ; or le bureau mène à sa chambre à coucher. En revanche, comme tous ces petits gros qui se soignent bien, c'est un dormeur pléthorique. Agathe, c'est ma fiancée, dit qu'on se moque toujours à l'office du mal qu'on a à réveiller le patron. Il a un secrétaire qui lui est tout dévoué et qui ne quitte pas le bureau de la journée. C'est pourquoi nous y allons la nuit. En outre, il a un animal de chien qui rôde dans le jardin. J'ai retrouvé Agathe tard ces deux derniers soirs, ce qui fait qu'elle boucle la bête de façon que j'aie le champ libre. Voilà la maison, la grande, là, avec son jardin. Par la grille… puis à droite, dans les lauriers. On pourrait mettre nos masques ici, je crois. Comme vous voyez, pas un brin de lumière à aucune des fenêtres, tout marche à merveille. Avec nos deux camouflages de soie noire qui faisaient de nous deux les plus pittoresques silhouettes de Londres, nous nous glissâmes à l'intérieur de la maison silencieuse et morose. Une sorte de véranda couverte en tuiles s'étendait le long d'un des côtés, coupée de plusieurs fenêtres et de deux portes. – Cette porte est celle de sa chambre à coucher, murmura Holmes. Cette porte-ci donne droit dans le bureau. Elle nous conviendrait le mieux, mais elle est fermée au verrou en même temps qu'à clé et nous ferions trop de bruit pour entrer. Venez par ici. Il v a une serre qui donne dans le salon. Elle était close, mais Holmes découpa un cercle dans la vitre et tourna la clé au-dedans. L'instant d'après il avait refermé la porte derrière nous et nous étions devenus des criminels aux yeux de la loi. L'air lourd et chaud de la serre, en même temps que l'étouffant et riche parfum des plantes exotiques, nous saisit à la gorge. Empoignant ma main, Holmes m'entraîna dans l'obscurité et me fit passer le long d'une bordure de plantes qui nous frôlaient le visage. Holmes possédait le don remarquable et minutieusement entraîné d'y voir dans l'obscurité. Toujours tenant ma main, il ouvrit une porte et j'eus vaguement conscience que nous venions d'entrer dans une pièce où on avait fumé un cigare peu auparavant. Il se dirigea à tâtons parmi les meubles et ouvrit une autre porte qu'il referma sur nous. En avançant la main, je sentis des pardessus pendus au mur et me rendis compte que c'était un couloir. Nous le suivîmes et Holmes, très doucement, ouvrit une porte sur la droite. Quelque chose se jeta dans nos jambes et j'eus l'impression que mon cœur cessait de battre, et j'aurais presque hurlé quand je m'aperçus que c'était un chat. Dans cette nouvelle pièce, un feu brûlait et, là encore, l'air était surchargé de fumée de tabac. Holmes entra sur la pointe des pieds, attendit que j'aie suivi, puis, sans bruit, referma la porte. Nous étions dans le bureau de Milverton et une portière, sur le mur d'en face, indiquait l'entrée de sa chambre à coucher. Le feu, flambant bien, illuminait toute la pièce. Près de la porte, j'aperçus le reflet d'un commutateur électrique, mais il eût été superflu à supposer que c'eût été sans risques de le tourner. D'un côté de la cheminée, il y avait un gros rideau qui recouvrait la baie que nous avions vue du dehors. De l'autre côté se trouvait la porte qui communiquait avec la véranda. Un bureau trônait au centre, avec un fauteuil tournant en cuir rutilant. En face, une vaste bibliothèque était surmontée d'un buste d'Athéna. Dans le coin, entre ce meuble et le mur, se voyait un haut coffre-fort vert, dont le feu taisait étinceler les boutons en cuivre poli. Holmes, d'un pas léger, alla le regarder. Puis il s'approcha de la porte de la chambre à coucher et, la tête inclinée, écouta attentivement. Pas un son ne venait du dedans. Cependant, songeant qu'il serait sage d'assurer notre retraite par la porte donnant dans la véranda, je l'examinai et, à ma grande stupéfaction, ne la trouvai ni fermée à clé, ni verrouillée. Je touchai le coude de Holmes qui tourna dans cette direction son visage masqué. Il eut un haut-le-corps, qui me révéla qu'il était aussi surpris que moi. – Ça ne me plaît pas, chuchota-t-il en mettant ses lèvres tout contre mon oreille. Je ne vois pas bien ce que cela signifie. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas de temps à perdre. – Puis-je vous aider ? – Oui. Tenez-vous près de la porte. Si vous entendez qu'on vient, fermez-la du dedans, et nous pourrons filer par où nous sommes venus. Si on vient de l'autre côté, nous pouvons passer par la porte si nous avons fini, ou nous cacher derrière ces rideaux de fenêtre si nous avons encore à faire. Compris ? J'acquiesçai et me plantai près de la porte. Mon premier sentiment de crainte était parti et je vibrais maintenant de plus d'ardeur que je n'en avais jamais éprouvé lorsque nous étions les défenseurs de la loi au lieu d'être ceux qui l'enfreignaient. Le but élevé de notre mission, la conscience qu'elle était généreuse et chevaleresque, la fourberie de notre adversaire, tout venait s'ajouter à l'intérêt sportif de l'entreprise. Loin de me sentir coupable, je me réjouissais et j'exultais des dangers courus. Tout réchauffé d'admiration, je regardais Holmes déballer son étui d'instruments et choisir son outil avec la précision calme et scientifique d'un chirurgien effectuant une opération délicate. Je savais que l'ouverture des coffres-forts était l'un de ses dadas et je comprenais la joie que cela lui causait de se mesurer avec ce monstre vert et or, qui, tel un dragon, tenait en ses griffes la réputation de maintes belles dames. Retroussant les manches de son habit – il avait posé son pardessus sur une chaise, Holmes prépara deux vrilles, une pince-monseigneur et plusieurs fausses clés. Je me tenais à la porte du milieu, mes yeux regardant à tour de rôle chacune des autres entrées, prêt à toute éventualité, bien que mes plans concernant ce que je ferais si nous étions interrompus demeurassent assez nébuleux. Pendant une demi-heure, Holmes travailla avec une énergie concentrée, posant un outil, en prenant un autre et les manipulant tous avec l'adresse et le doigté d'un mécanicien consommé. Finalement, j'entendis un déclic, la massive porte verte s'ouvrit et, à l'intérieur, j'aperçus un certain nombre de liasses de papiers attachés, scellées et portant une inscription. Holmes en choisit une, mais il lui était difficile de lire à la lumière du feu pétillant et il sortit sa petite lanterne sourde car il était trop dangereux, avec Milverton dans la pièce à côté, d'allumer. Soudain, je le vis s'arrêter, tendre l'oreille, puis, en un clin d'œil, il repoussa la porte du coffre, prît son manteau, fourra ses outils dans ses poches et se jeta derrière les tentures de la fenêtre en me faisant signe de l'imiter. Ce ne fut que lorsque je l'y eus rejoint que j'entendis ce qui avait alerté ses sens plus exercés. On faisait du bruit quelque part dans la maison. Une porte claqua à quelque distance. Puis un son vague et confus se mua en un bruit de pas lourds et réguliers qui s'approchaient rapidement. Ils atteignirent le couloir devant la pièce, s'arrêtèrent devant la porte. Celle-ci s'ouvrît. Le déclic d'un commutateur, et la lumière se fit. La porte se referma et le fumet âcre d'un cigare très fort vint jusqu'à nos narines. Puis les pas reprirent, de gauche à droite et de droite à gauche, à quelques mètres de nous. Enfin, ce fut le bruit d'un siège qui craque et les pas cessèrent. Puis une clé joua dans une serrure et j ‘entendis un froissement de papiers. Jusqu'alors, je n'avais pas osé regarder, mais cette fois j'écartai doucement les rideaux devant moi et guettai par l'ouverture. L'épaule de Holmes, pressée contre la mienne me révéla qu'il observait aussi. Juste devant nous, et presque à notre portée, je voyais le large dos arrondi de Milverton. Il devenait évident que nous avions fait une complète erreur de calculs à l'égard de ses actes et que bien loin de se coucher, il avait dû veiller au fumoir ou dans la salle de billard, dans l'autre aile de la maison, celle dont les fenêtres ne nous étaient pas visibles. Sa grosse tête grise, avec sa calvitie luisante, constituait le premier plan de ce que nous découvrions. Il était renversé très en arrière dans son fauteuil de cuir rouge, les jambes écartées, un long cigare noir partant en biais de sa bouche. Il portait une veste d'intérieur de coupe semi-militaire, bordeaux avec un col de velours noir. Il tenait un grand papier d'affaires qu'il lisait avec indolence, tout en rejetant de sa bouche des volutes de fumée. Sa tranquillité et le confort de sa position ne semblaient pas promettre un départ prochain. Holmes glissa sa main dans la mienne et me la serra d'une façon rassurante, comme pour me dire que la situation ne le dépassait pas et qu'il n'était pas inquiet. Je n'étais pas sur qu'il avait vu ce qui, de ma place, n'était que trop visible – que la porte du coffre était mal fermée et que Milverton pouvait à n'importe quel moment s'en apercevoir. En moi-même, j'avais résolu que si la fixité de son regard me donnait la certitude qu'il l'avait vu, je bondirais sur-le-champ, lui jetterais mon manteau par-dessus la tête, le garrotterais et m'en remettrais pour le reste à Holmes. Mais Milverton ne leva pas les yeux. Languissamment intéressé par les documents qu'il tenait, il tournait page après page pour y suivre les arguments que développait je ne sais quel légiste. Du moins, me disais-je, quand il aura fini sa lecture et son cigare, il ira se coucher ; mais, avant la fin des deux, la situation évolua d'une façon remarquable et qui tourna nos pensées dans une toute autre direction. J'avais remarqué que Milverton avait, à plusieurs reprises, regardé sa montre et qu'une fois il s'était levé, puis rassis, en un geste d'impatience. L'idée, toutefois, qu'il pût avoir un rendezvous à une heure aussi étrange ne me vint que quand j'entendis un faible bruit au-dehors, sous la véranda. Milverton laissa tomber ses papiers et se dressa tout droit dans son fauteuil. Le bruit se répéta, puis on frappa doucement à la porte. Milverton se leva et l'ouvrit. – Eh bien, dit-il sèchement, vous avez presque une demiheure de retard. C'était donc pour cela que la porte n'était pas fermée et que Milverton veillait. On entendit un frou-frou de robe. J'avais rapproché les rideaux lorsque le visage de Milverton s'était tourné de notre côté, mais maintenant je me risquai avec mille précautions à les rouvrir. Il avait repris son fauteuil et le cigare, au même angle insolent, était toujours piqué dans sa bouche. Devant lui, directement sous la lampe électrique, une femme était debout ; grande, brune et mince, elle portait une voilette et son manteau l'enveloppait jusqu'au menton. Son souffle était court et rapide et sa mince silhouette semblait trembler d'une vive émotion. – Eh bien, dit Milverton, vous m'avez fait perdre une nuit de sommeil, ma chère. J'espère que vous en vaudrez la peine. Vous ne pouviez pas venir à n'importe quel autre moment, hein ? Non ? Eh bien, Si vous ne pouviez pas, tant pis. Si la comtesse est dure avec ceux qui la servent, voici l'occasion de vous venger d'elle. Ma pauvre fille, mais qu'est-ce qui vous fait frissonner ? Allons, remettez-vous ! Parlons de nos affaires. Il prit un billet dans le tiroir de son bureau. Vous me dites que vous avez cinq lettres compromettantes pour la comtesse d'Albert. Vous voulez les vendre. Moi, je veux les acheter. Jusqu'ici, ça va. Il ne reste qu'à fixer un prix. Il faudrait que j ‘examine les lettres, naturellement. Si ce sont vraiment de bons spécimens… Mon Dieu, c'est vous ? La femme, sans mot dire, avait relevé sa voilette et dégagé son menton de son col. C'était une belle brune aux traits réguliers. Dans son visage au nez aquilin, les yeux étincelaient sous les sourcils noirs et la bouche mince était figée en un sourire menaçant. – C'est moi, dit-elle, dressée devant Milverton. La femme dont vous avez brisé la vie. Milverton se mit à rire, mais sa voix tremblait de crainte. –Vous avez été d'une telle obstination, dit-il. Pourquoi m'avoir réduit à de telles extrémités ? Je vous assure que de mon propre chef, je ne ferais pas de mal à une mouche, mais chacun a ses affaires et que fallait-il que je fasse ? J'avais fixé un prix tout à fait à votre portée. Vous n'avez pas voulu payer. – Si bien que vous avez expédié les lettres à mon mari et que lui – l'homme le plus noble qui ait jamais vécu, un homme dont je n'étais pas digne de lacer les chaussures, il en est mort, son cœur magnanime brisé. Vous vous rappelez ce dernier soir où je suis venue, par cette porte, vous supplier, implorer votre pitié et que vous m'avez ri au nez, comme vous essayez de rire maintenant, n'était que votre cœur de lâche ne peut pas empêcher vos lèvres de frémir ? Oui ; vous ne pensiez jamais me revoir ici, mais c'est cette nuit-là qui m'a enseigné que je pouvais vous rencontrer face à face et seul. Eh bien, qu'en dites-vous, Charles Milverton ? – Ne vous imaginez pas que vous pouvez m'injurier, dit-il en se levant. Je n'ai qu'à élever la voix pour appeler mes domestiques et vous faire arrêter. Mais je tiens compte de votre courroux bien naturel. Sortez immédiatement d'ici comme vous y êtes venue et ça n'ira pas plus loin. La femme restait immobile, une main cachée dans son corsage et toujours avec le même mortel sourire sur ses lèvres minces. – Vous ne briserez plus de vies comme vous avez brisé la mienne. Vous ne torturerez plus de cœurs comme vous avez torturé le mien, Je vais débarrasser le monde d'une bête venimeuse. Tenez, chien, voilà pour vous… et ça encore… et ça… et ça… et ça ! Elle avait sorti un petit revolver étincelant et elle en vidait tout le barillet dans le corps de Milverton dont le plastron n'était pas à un demi-mètre du canon. Il se recula, s'effondra la face en avant sur la table en toussant furieusement et en agitant parmi les papiers ses doigts comme des griffes. Chancelant, il se redressa, reçut une balle encore et roula sur le sol. »Vous m'avez tué ! » s'écria-t-il puis il cessa de bouger. La femme le considéra avec attention et lui donna un coup de talon dans le visage. Elle regarda de nouveau, vit qu'il ne bougeait plus. J'entendis un froufrou agité, une bouffée d'air du dehors entra dans la pièce et la justicière disparut. Nulle intervention de notre part n'aurait pu épargner son sort à Milverton ; pourtant, quand la femme vidait son revolver dans ce corps qui se repliait sur lui-même, je fus sur le point de bondir, mais je sentis la poigne froide et ferme de Holmes sur mon poignet. Je compris tout ce que faisait valoir cette main qui me retenait – que l'affaire tout entière ne nous regardait pas, que la justice immanente avait rejoint la canaille ; que nous avions nos propres missions et objectifs qu'il ne fallait pas perdre de vue. Mais à peine la femme se fut-elle précipitée hors de la pièce que Holmes, rapidement et sans bruit, gagnait l'autre porte. Il en tourna la clé dans la serrure. Au même instant, on entendit, dans la maison, des voix et des pas précipités. Les coups de revolver avaient réveillé les domestiques. Avec un calme parfait, Holmes alla jusqu'au coffre, prit à pleine brassée les liasses de lettres et les déversa dans le feu. Il renouvela ce geste jusqu'à ce que le coffre fût vide. Quelqu'un tourna la poignée de la porte et cogna au panneau. Holmes jeta un regard rapide autour de lui. La lettre qui avait, pour Milverton, été l'annonciatrice de la mort se trouvait sur la table, toute tachetée de son sang. Holmes la jeta dans le brasier de documents. Puis, ôtant la clé de la porte qui donnait sur le dehors, il sortit derrière moi et referma la porte de l'extérieur. – Par ici, Watson, dit-il, nous allons escalader le mur dans cette direction. Je n'aurais pas cru qu'une alarme put se répandre aussi promptement. En regardant derrière nous, la maison entière était illuminée. La grande porte était ouverte et des gens s'élançaient dans l'allée centrale. Tout le jardin bourdonnait de monde et un type nous repéra en braillant comme nous sortions de la véranda et s'élança à nos trousses. Holmes semblait connaître les lieux à la perfection et il se faufila à vive allure dans un plant de petits arbres, avec moi sur ses talons et le premier de nos poursuivants pantelant derrière nous. Le mur qui nous barrait le chemin faisait bien un mètre quatre-vingts, mais Holmes fut, d'un bond, dessus puis de l'autre côté. Pendant que j'en faisais autant, je sentis la main de l'homme qui me suivait m'empoigner par la cheville ; je me dégageai d'un coup de pied et me retrouvai a quatre pattes sur une crête hérissée de tessons. Je retombai sur le visage dans les buissons d'en dessous ; Holmes me remit sur pied aussitôt et ensemble nous prîmes la fuite dans les immenses étendues de la lande de Hampstead. Nous avions bien fait trois kilomètres en courant quand Holmes enfin s'arrêta et tendit l'oreille. Derrière nous, tout n'était plus que silence. Débarrassés de nos poursuivants, nous étions en sûreté. ******** Nous venions de déjeuner et nous fumions notre première pipe le lendemain de l'aventure que je viens de narrer quand M. Lestrade, de Scotland Yard, fort solennel et impressionnant, fit son entrée dans notre modeste domicile. – Bonjour, monsieur Holmes, dit-il, bonjour. Puis-je vous demander si vous êtes occupé pour le moment ? – Pas au point que je ne puisse vous écouter. – Je pensais que peut-être, si vous n'aviez rien en train de spécial, cela vous amuserait de venir nous aider dans une affaire fort remarquable qui s'est produite la nuit dernière seulement à Hampstead. – Ah bah ! fit Holmes. Laquelle donc ? – Un meurtre. Très dramatique et très remarquable. Je sais combien ces histoires-là vous passionnent et vous nous rendriez un très grand service Si vous faisiez un saut jusqu'à Appledore Towers pour que nous profitions de vos conseils. Ce n'est pas un crime ordinaire. Nous tenions M. Milverton à l'œil depuis un certain temps, et, entre nous, il était pas mal canaille. On sait qu'il détenait des papiers dont il se servait pour des chantages. Tous ces documents ont été brûlés par les assassins. On n'a pas dérobé un seul objet de valeur, de sorte qu'il est probable que les criminels étaient des gens ayant une belle situation et dont le seul dessein était d'empêcher des révélations. – Les criminels ! s'exclama Holmes. Au pluriel ! Oui, ils étaient deux. Ils furent, à bien peu de chose près, pris sur le fait. Nous possédons leurs empreintes de pas et leur signalement ; il y a dix chances contre une que nous les retrouverons. Le premier était un peu trop mobile, mais le second a été rattrapé par l'aide-jardinier et il ne s'est échappé qu'en se débattant. Il était de taille moyenne, solide…, la mâchoire carrée, le cou court, de la moustache et un masque sur les yeux. C'est plutôt vague, dit Sherlock Holmes. Comment, mais ça pourrait être une description de Watson ! – C'est vrai, dit l'inspecteur, très amusé, que ça pourrait être le signalement de Watson. – Eh bien, je regrette, mais je ne peux pas vous venir en aide, Lestrade, dit Holmes Le fait est que je connaissais ce nommé Milverton, que je le considérais comme l'un des plus dangereux criminels de Londres et que j'estime qu'il y a certains crimes contre lesquels la loi ne peut rien et qui, par conséquent, justifient dans une certaine mesure les vengeances particulières. Non, inutile d'insister, ma décision est prise : ma sympathie, en l'occurrence, va aux assassins plutôt qu'à la victime et je ne me chargerai pas de l'enquête. Holmes ne m'avait pas dit un mot au sujet de la tragédie dont nous avions été les témoins, mais j'avais constaté, toute la matinée, qu'il était profondément absorbé et qu'il donnait l'impression, par son air distrait et ses yeux vagues, d'un homme qui s'efforce de ramener quelque chose à sa mémoire. nous étions en train de déjeuner quand il se leva tout à coup. – Bon sang ! Watson, j'y suis ! s'écria-t-il. Prenez votre chapeau et venez avec moi. Il m'emmena à toute allure par Baker Street, puis Oxford Street, presque jusqu'au carrefour de Regent Street. Un peu avant celui-ci, il y a une vitrine remplie de photographies des célébrités et des beautés du moment. Les yeux de Holmes se fixèrent sur l'une d'elles, et, suivant la direction de son regard, je vis l'image en robe de cour d'une femme qui avait grande allure et dont la noble tête s'ornait d'une haute tiare de diamants. Je regardai ce nez légèrement busqué, ces sourcils accusés, cette bouche mince et, en dessous, le menton petit mais volontaire. Puis je retins mon souffle en lisant le titre séculaire et révéré du grand seigneur et homme d'État dont elle avait été l'épouse. Mes yeux croisèrent ceux de Holmes et il posa un doigt sur ses lèvres en même temps que nous nous détournions de la vitrine. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.sherlock-holmes.org/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. `$ ? 2 S Arthur Conan Doyle LE CHIEN DES BASKERVILLE (août 1901 – mai 1902) Je me mis en devoir de me conformer de mon mieux aux méthodes de mon ami. CHAPITRE I MONSIEUR SHERLOCK HOLMES « Selon moi, dis-je, ce docteur Mortimer est un médecin d'un certain âge, à mœurs patriarcales, aisé, apprécié, comme en témoigne le geste de ceux qui lui ont offert cette canne. – Bon ! Excellent ! – Je pense qu'il y a de fortes chances pour que le docteur Mortimer soit un médecin de campagne qui visite à pied la plupart de ses malades. – Pourquoi, s'il vous plaît ? – Parce que cette canne, qui à l'origine était très élégante, se trouve aujourd'hui dans un tel état que j'ai du mal à me la représenter entre les mains d'un médecin de ville. Le gros embout de fer est complètement usé ; il me paraît donc évident que son propriétaire est un grand marcheur. – Très juste ! – D'autre part, je lis : « ses amis du C.C.H. ». Je parierais qu'il s'agit d'une société locale de chasse2 dont il a soigné les membres et qui lui a offert un petit cadeau pour le remercier. – En vérité, Watson, vous vous surpassez ! s'exclama Holmes en repoussant sa chaise et en allumant une cigarette. Je suis obligé de dire que dans tous les récits que vous avez bien voulu consacrer à mes modestes exploits, vous avez constamment sous-estimé vos propres capacités. Vous n'êtes peut-être pas une lumière par vous-même, mais vous êtes un conducteur de lumière. Certaines personnes dépourvues de génie personnel 2 Chasse : hunt en anglais [N. du T.] M. SHERLOCK HOLMES se levait habituellement fort tard, sauf lorsqu'il ne dormait pas de la nuit, ce qui lui arrivait parfois. Ce matin là, pendant qu'il était assis devant son petit déjeuner, je ramassais la canne que notre visiteur avait oubliée, la veille au soir. C'était un beau morceau de bois, solide, terminé en pommeau. Juste au-dessous de ce pommeau, une bague d'argent qui n'avait pas moins de deux centimètres de haut portait cette inscription datant de 1884 : « À James Mortimer, M.R.C.S.1, ses amis du C.C.H. ». Une belle canne ; canne idéale pour un médecin à l'ancienne mode : digne, rassurante… « Eh bien, Watson, que vous suggère cette canne ? » Holmes me tournait le dos, et je n'avais rien fait qui pût le renseigner sur mon occupation du moment. « Comment savez-vous que je l'examine ? Vous devez avoir des yeux derrière la tête ! – Non, mais j'ai en face de moi une cafetière en argent bien astiquée. Dites, Watson, que pensez-vous de la canne de notre visiteur ? Nous avons eu de la malchance de le manquer, nous ignorons le but de sa démarche : ce petit prend donc de l'importance. Allons, Watson, reconstituez l'homme d'après la canne ! Je vous écoute. » 1 Member of the Royal College of Surgeons. [N. du T.] sont quelquefois douées du pouvoir de le stimuler. Mon cher ami, je vous dois beaucoup ! » Jamais il ne m'en avait tant dit ! Je conviens que ce langage me causa un vif plaisir. Souvent en effet j'avais éprouvé une sorte d'amertume devant l'indifférence qu'il manifestait à l'égard de mon admiration et de mes efforts pour vulgariser ses méthodes. Par ailleurs je n'étais pas peu fier de me dire que je possédais suffisamment à fond son système pour l'appliquer d'une manière qui avait mérité son approbation. Il me prit la canne des mains et l'observa quelques instants à l'œil nu. Tout à coup, intéressé par un détail, il posa sa cigarette, s'empara d'une loupe, et se rapprocha de la fenêtre. – Une petite chose m'aurait-elle échappée ? demandai-je avec quelque suffisance. J'espère n'avoir rien négligé d'important ? – J'ai peur, mon cher Watson, que la plupart de vos conclusions ne soient erronées. Quand je disais que vous me stimuliez, j'entendais par là, pour être tout à fait franc, qu'en relevant vos erreurs j'étais fréquemment guidé vers la vérité. Non pas que vous vous soyez trompé du tout au tout dans ce cas précis. Il s'agit certainement d'un médecin de campagne. Et d'un grand marcheur. – Donc j'avais raison. – Jusque-là, oui. – Mais il n'y a rien d'autre… – Si, si, mon cher Watson ! Il y a autre chose. D'autres choses. J'inclinerais volontiers à penser, par exemple, qu'un cadeau fait à un médecin provient plutôt d'un hôpital que d'une société de chasse ; quand les initiales « C.C. » sont placées devant le « H » de Hospital, les mots « Charing-Cross » me viennent naturellement en tête. – C'est une hypothèse. – Je n'ai probablement pas tort. Si nous prenons cette hypothèse pour base, nous allons procéder à une reconstitution très différente de notre visiteur inconnu. – Eh bien, en supposant que « C.C.H. » signifie « CharingCross Hospital », que voulez-vous que nous déduisions de plus ? – Je ne voyais pas ? Puisque vous connaissez mes méthodes, appliquez-les ! « Curieux, mais élémentaire ! fit-il en revenant s'asseoir sur le canapé qu'il affectionnait. Voyez-vous, Watson, sur cette canne je remarque un ou deux indices : assez pour nous fournir le point de départ de plusieurs déductions. – Je ne vois rien à déduire, sinon que cet homme a exercé en ville avant de devenir médecin de campagne. – Il me semble que nous pouvons nous hasarder davantage. Considérez les faits sous ce nouvel angle. En quelle occasion un tel cadeau a-t-il pu être fait ? Quand des amis se sont-ils réunis pour offrir ce témoignage d'estime ? De toute évidence à l'époque où le docteur Mortimer a quitté le service hospitalier pour ouvrir un cabinet. Nous savons qu'il y a eu cadeau. Nous croyons qu'il y a eu départ d'un hôpital londonien pour une installation à la campagne. Est-il téméraire de déduire que le cadeau lui a été offert à l'occasion de son départ ? – Certainement pas. – Mais convenez aussi avec moi, Watson, qu'il ne peut s'agir de l'un des « patrons » de l'hôpital : un patron en effet est un homme bien établi avec une clientèle à Londres, et il n'abandonnerait pas ces avantages pour un poste de médecin de campagne. Si donc notre visiteur travaillait dans un hôpital sans être patron, nous avons affaire à un interne en médecine ou en chirurgie à peine plus âgé qu'un étudiant. Il a quitté ses fonctions voici cinq ans : la date est gravée sur la canne. Si bien que votre médecin d'un certain âge, grave et patriarcal, disparaît en fumée, mon cher Watson, pour faire place à un homme d'une trentaine d'années, aimable, sans ambition, distrait, qui possède un chien favori dont j'affirme qu'il est plus gros qu'un foxterrier et plus petit qu'un dogue. » J'éclatais d'un rire incrédule pendant que Holmes se renfonçait dans le canapé et soufflait vers le plafond quelques anneaux bleus. « En ce qui concerne votre dernière déduction, dis-je, je suis incapable de la vérifier. Mais il m'est facile de rechercher quelques détails sur l'âge et la carrière professionnelle de notre visiteur. » J'attrapai mon annuaire médical et le feuilletai. il existait plusieurs Mortimer, mais un seul correspondait à notre inconnu. Je lus à haute voix les lignes qui lui étaient consacrées. « Mortimer, James, M.R.C.S. 1882, Grimpen, Dartmoor, Devon. Interne en chirurgie de 1882 à 1884, au Charing-Cross Hospital. Lauréat du prix Jackson de pathologie comparée avec une thèse intitulée : La maladie est-elle une réversion ? Membre correspondant de la Société suédoise de pathologie. Auteur de Quelques Caprices de l'Atavisme (Lancet, 1883), de Progressons-nous ? (Journal de Psychologie, mars 1883).Médecin sanitaire des paroisses de Grimpen, Thorsley, et High Barrow ». – Pas question de société de chasse, Watson ! observa Holmes avec un sourire malicieux. Uniquement d'un médecin de campagne, comme vous l'aviez très astucieusement deviné. Je crois que mes déductions sont à peu près confirmées. Quant aux qualificatifs, j'ai dit, si je me souviens bien, aimable, sans ambition, distrait. Par expérience je sais qu'en ce monde seul un homme aimable peut recevoir des présents, que seul un médecin sans ambition peut renoncer à faire carrière à Londres pour exercer à la campagne, et que seul un visiteur distrait peut laisser sa canne et non sa carte de visite après vous avoir attendu une heure. – Et le chien ? – Le chien a été dressé à tenir cette canne derrière son maître. Comme la canne est lourde, le chien la serre fortement par le milieu, et les traces de ses dents sont visibles. La mâchoire du chien, telle qu'on peut se la représenter d'après les espaces entre ces marques, est à mon avis trop large pour un dogue. Ce serait donc… oui, c'est bien un épagneul à poils bouclés. » Tout en parlant, il s'était levé pour arpenter la pièce et s'était arrêté derrière la fenêtre. Sa voix avait exprimé une conviction si forte que je le regardai avec surprise. « Mon cher ami, comment pouvez-vous parler avec tant d'assurance ? – Pour la bonne raison que je vois le chien devant notre porte et que son propriétaire vient de sonner. Ne vous éloignez pas, Watson, je vous prie ! C'est l'un de vos confrères, et votre présence peut m'être utile. À présent voici le moment dramatique du destin. Watson : vous entendez un pas dans l'escalier, et vous ne savez pas s'il monte pour un bien ou pour un mal. Qu'a donc le docteur James Mortimer, homme de science à demander à Sherlock Holmes, spécialiste du crime ? Entrez ! » clairs, qui brillaient derrière des lunettes cerclées d'or. Il portait des vêtements corrects, mais guère soignés : sa redingote était défraîchie, son pantalon effiloché. En dépit de sa jeunesse, il était voûté ; il marchait en penchant en avant un visage bienveillant. Quand il entra, et qu'il aperçut sa canne dans les mains de Holmes, il poussa un cri de joie. « Je suis si content ! Je me demandais si je l'avais oubliée ici ou à l'agence maritime. Pour rien au monde je ne voudrais la perdre. – Un cadeau, à ce que je vois ? dit Holmes. – Oui. – Du Charing-Cross Hospital ? – De quelques amis que j'avais là, à l'occasion de mon mariage. – Mon Dieu, mon Dieu, comme c'est bête ! » soupira Holmes en secouant la tête. Ahuri, le docteur Mortimer le contempla à travers ses lunettes. « Pourquoi est-ce bête ? – Oh ! vous avez simplement bouleversé nos petites déductions ! Vous avez bien dit : mariage ? – Oui, monsieur. Je me suis marié, et j'ai quitté l'hôpital. Il fallait que je m'établisse à mon compte. L'aspect de notre visiteur m'étonna d'autant plus que je m'attendais au type classique du médecin de campagne. Or, il était de haute taille et très mince ; son nez qui avait la forme d'un bec s'allongeait entre deux yeux gris perçants, rapprochés, – Allons, allons, nous ne nous étions pas tellement trompés ! dit Holmes. Et maintenant, docteur James Mortimer… – Dites plutôt monsieur Mortimer ! Je ne suis qu'un humble M.R.C.S. – Mais naturellement un esprit précis. – Un touche-à-tout de la science, monsieur Holmes. Un ramasseur de coquillages sur la grève du grand océan de l'inconnu. Je présume que c'est à monsieur Sherlock Holmes que je m'adresse présentement, et non… – En effet. Voici mon ami le docteur Watson. – Heureux de faire votre connaissance, monsieur. Votre nom ne m'est pas inconnu : il est associé à celui de votre ami. Vous m'intéressez grandement, monsieur Holmes, je n'espérais pas rencontrer un crâne pareil, une dolichocéphalie aussi prononcée, ni un tel développement supra-orbitaire. Verriez-vous un inconvénient à ce que je promène mon doigt le long de vos bosses pariétales ? Un moulage de votre crâne, monsieur, à défaut de l'original, enrichirait n'importe quel musée d'anthropologie. Je n'ai rien d'un flagorneur, mais je vous confesse que votre crâne me fait très envie ! » Sherlock Holmes, d'un geste, invita notre étrange visiteur à s'asseoir. « Je m'aperçois, monsieur, que vous exercez votre profession avec enthousiasme, lui dit-il. Cela m'arrive également. D'après votre index, je devine que vous roulez vous-même vos cigarettes. Ne vous gênez pas si vous désirez fumer. » Le docteur Mortimer tira de sa poche du tabac et une feuille de papier à cigarettes ; il mania les deux avec une dextérité extraordinaire. Il possédait de longs doigts frémissants, aussi agiles et alertes que des antennes d'insecte. Holmes se tut, mais de rapides petits coups d'œil m'indiquèrent que le docteur Mortimer l'intéressait vivement. Il se décida enfin à rompre le silence. « J'imagine, monsieur, que ce n'est pas uniquement dans le but d'examiner mon crâne que vous m'avez fait l'honneur de venir chez moi hier soir et à nouveau aujourd'hui ? – Non, monsieur, non ! Bien que je sois heureux d'en avoir eu l'occasion… Je suis venu chez vous, monsieur Holmes, parce que je sais que je n'ai rien d'un homme pratique et que je me trouve tout à coup aux prises avec un problème grave, peu banal. Vous connaissant comme le deuxième plus grand expert européen… – Vraiment, monsieur ? susurra Holmes non sans une certaine âpreté. Puis-je vous demander qui a l'honneur d'être le premier ? – À un esprit féru de précision scientifique, l'œuvre de M. Bertillon apparaît sans rivale. – Alors ne feriez-vous pas mieux de le consulter ? – J'ai dis, monsieur, « à un esprit féru de précision scientifique ». Mais chacun reconnaît que vous êtes incomparable en tant qu'homme pratique. J'espère, monsieur, que par inadvertance je n'ai pas… – À peine, monsieur ! interrompit Holmes. Je crois. Docteur Mortimer, que vous feriez bien de vous borner à me confier la nature exacte du problème pour la solution duquel vous sollicitez mon concours. » Holmes tendit la main pour prendre le manuscrit qu'il étala sur ses genoux. CHAPITRE II LA MALÉDICTION DES BASKERVILLE « Vous remarquerez, Watson, l'alternance de l's long et de l's. C'est ce détail qui m'a permis de le localiser dans le temps. » Par-dessus son épaule je considérai le papier jauni à l'écriture décolorée. L'en-tête portait « Baskerville Hall », et audessous, en gros chiffres griffonnés : « 1742 » « On dirait une déposition, ou une relation ? – En effet. C'est la relation d'une certaine légende qui a cours dans la famille des Baskerville. – Mais je suppose que c'est sur quelque chose de plus moderne et de plus pratique que vous désirez me consulter ? « J'ai dans ma poche un document…, commença le docteur Mortimer. – Je l'ai remarqué quand vous êtes entré, dit Holmes. – C'est un manuscrit ancien. – Qui date du début du XVIIIe siècle, s'il ne s'agit pas d'un faux. – Comment pouvez-vous le dater ainsi, monsieur ? – Pendant que vous parliez, vous en avez présenté quelques centimètres à ma curiosité. Il faudrait être un bien piètre expert pour ne pas situer un document à dix années près environ. Peut-être avez-vous lu la petite monographie que j'ai écrite sur ce sujet ? Je le situe vers 1730. – La date exacte est 1742, dit le docteur Mortimer en le tirant de sa poche intérieure. Ce papier de famille m'a été confié par Sir Charles Baskerville, dont le décès subit et tragique, il y a trois mois, a suscité beaucoup d'émotion dans le Devonshire. Je peux dire que j'étais son ami autant que son médecin. Sir Charles Baskerville avait l'esprit solide, monsieur ; sagace et pratique ; il n'était pas plus rêveur que moi. Néanmoins il attachait une grande valeur à ce document, et il s'attendait au genre de mort qui justement l'abattit. » – Tout à fait moderne. Il s'agit d'une affaire pratique, urgente, qui doit être réglée dans les vingt-quatre heures. Mais le document est bref et il est étroitement lié à l'affaire. Avec votre permission je vais vous le lire. » Holmes s'adossa à sa chaise, ressembla les extrémités de ses doigts et ferma les yeux d'un air résigné. Le docteur Mortimer approcha le document de la lumière, et d'une voix aiguë, crépitante, entreprit la lecture du curieux récit que voici : « Sur l'origine du chien des Baskerville, plusieurs versions ont circulé. Toutefois, comme je descends en ligne directe de Hugo Baskerville, et comme je tiens l'histoire de mon père, de même que celui-ci la tenait du sien, je l'ai couché par écrit, en croyant fermement que les choses se sont passées comme elles m'ont été rapportées. Et je voudrais, mes enfants, que vous pénètre le sentiment que la même Justice qui punit le péché peut aussi le pardonner par grâce, et que tout châtiment, même le plus lourd, peut être levé par la prière et le repentir. Je souhaite que cette histoire vous enseigne au moins (non pas pour que vous ayez à redouter les conséquences du passé, mais pour que vous soyez prudents dans l'avenir) que les passions mauvaises dont notre famille a tant souffert ne doivent plus se donner libre cours et faire notre malheur. « Apprenez donc qu'au temps de la Grande Révolte (dont l'histoire écrite par le distingué Lord Clarendon mérite toute votre attention) le propriétaire de ce manoir de Baskerville s'appelait Hugo ; indiscutablement c'était un profanateur, un impie, un être à demi sauvage. Certes, ses voisins auraient pu l'excuser jusque-là, étant donné que le pays n'a jamais été une terre de saints ; mais il était possédé d'une certaine humeur impudique et cruelle qui était la fable de tout l'Ouest. Il advint que ce Hugo s'éprit d'amour (si l'on peut baptiser une passion aussi noire d'un nom aussi pur) pour la fille d'un petit propriétaire rural des environs. Mais la demoiselle l'évitait avec soin tant la fâcheuse réputation de son soupirant l'épouvantait. Un jour de la Saint-Michel pourtant, ce Hugo, avec l'assistance de cinq ou six mauvais compagnons de débauche, l'enleva de la ferme pendant une absence de son père et de ses frères. Il la conduisirent au manoir et l'enfermèrent dans une chambre du haut, après quoi ils se mirent à table pour boire et festoyer comme chaque soir. Bien entendu, la pauvre fille ne pouvait manquer d'avoir les sangs retournés par les chants et les jurons abominables qui parvenaient d'en bas à ses oreilles ; il paraît que le langage dont usait Hugo Baskerville, quand il était gris, aurait mérité de foudroyer son auteur. Mais dans sa peur elle osa ce devant quoi auraient hésité des hommes braves et lestes : en s'aidant du lierre qui recouvrait (et recouvre encore) le mur sud, elle dégringola le long des gouttières et courut à travers la lande dans la direction de la ferme de son père, que trois lieues séparaient du Manoir des Baskerville. « Un peu plus tard Hugo quitta ses invités avec l'intention de porter à sa prisonnière des aliments et du vin, et probablement d'autres choses bien pires. Il trouva la cage vide et l'oiseau envolé. Alors, ce fut comme si un démon s'était emparé de lui. Il descendit l'escalier, quatre à quatre, se rua dans la salle à manger, sauta debout sur la table en balayant du pied flacons et tranchoirs, et jura devant ses amis qu'il ferait cette nuit même cadeau de son corps et de son âme aux Puissances du Mal s'il pouvait rattraper la jeune fille. Tandis que ses convives regardaient stupéfaits l'expression de cette fureur, l'un d'eux plus méchant que les autres, ou peut-être davantage, proposa de lancer les chiens sur la trace de la fugitive. Aussitôt Hugo sortit, ordonna à ses valets de seller sa jument et de déchaîner la meute ; il fit sentir aux molosses un mouchoir de la jeune fille, les mit sur la voie, et dans un concert d'aboiements sauvages la chasse s'engagea sur la lande éclairée par la lune. « Pendant un moment, les autres convives demeurèrent bouche bée. Mais bientôt leur intelligence se dégourdit assez pour qu'ils comprissent ce qui allait se passer. Dans un brouhaha général, les uns réclamèrent leurs pistolets, d'autres leurs chevaux, certains de nouveaux flacons de vin. Un peu de bon sens ayant filtré dans leurs folles cervelles, treize d'entre eux sautèrent à cheval et se lancèrent à la poursuite de Hugo et de la meute. La lune brillait au-dessus de leurs têtes ; ils foncèrent bride abattue sur la route que la jeune fille avait dû prendre pour regagner sa maison. « Quelques kilomètres plus loin, ils rencontrèrent un berger, et ils lui demandèrent à grands cris s'il avait vu la meute. Le berger tremblait tellement de peur qu'il pouvait à peine parler ; il finit par bégayer qu'il avait bien aperçu l'infortunée suivie des molosses. « – Mais j'ai vu bien pire ajouta-t-il. Hugo Baskerville m'a dépassé sur sa jument noire, et derrière lui, courait en silence un chien qui était sûrement un chien de l'enfer… Que Dieu me préserve de l'avoir jamais sur mes talons ! » « Les cavaliers ivres maudirent le berger et poursuivirent leur randonnée. Bientôt cependant un froid mortel les saisit ; ils entendirent un galop, et la jument noire, couverte d'écume blanche, passa près d'eux : sa bride traînait sur le sol et la selle était inoccupée. Alors les convives de Hugo, apeurés, se serrèrent les uns contre les autres ; ils continuèrent néanmoins à avancer, bien que chacun d'entre eux, s'il s'était trouvé seul, eût tourné avec joie la tête de son cheval dans la direction opposée. Au bout de quelques temps ils rejoignirent la meute. Les molosses, pourtant célèbres par la pureté de leur race et par leur courage, geignaient en groupe au bord d'une profonde déclivité de terrain, d'un goyal comme nous disons ; quelques-uns s'en écartaient furtivement ; d'autres, le poil hérissé et l'œil fixe, regardaient vers le bas de la vallée étroite qui s'ouvrait devant eux. « Tous les cavaliers s'arrêtèrent : dégrisés, comme vous l'imaginez ! La majorité se refusait à aller plus loin, mais trois amis de Hugo, les plus hardis ou les moins dégrisés peut-être, s'enfoncèrent dans le goyal. Il aboutit bientôt à une large cuvette où se dressaient deux grosses pierres que l'on peut encore voir et qui ont été jadis érigées par des populations disparues. La lune éclairait cette clairière : au centre gisait la malheureuse jeune fille, là où elle était tombée, morte d'épouvante et de fatigue. Mais ce n'est pas son cadavre, non plus que le corps de Hugo Baskerville, qui fit pâlir les trois cavaliers : debout sur ses quatre pattes par-dessus Hugo, et les crocs enfoncés dans sa gorge, se tenait une bête immonde, une grosse bête noire, bâtie comme un chien, mais bien plus grande que n'importe quel chien qu'aient jamais vu des yeux d'homme. Et tandis qu'ils demeuraient là, frappés de stupeur, la bête déchira la gorge de Hugo Baskerville avant de tourner vers eux sa mâchoire tombante et ses yeux étincelants : alors. éperdus de terreur, ils firent demi-tour à leurs montures et s'enfuirent en hurlant à tra- vers la lande. On assure que l'un d'eux mourut cette nuit-là, et que les deux autres ne se remirent jamais de leur émotion. Quand le docteur Mortimer eut terminé la lecture de ce singulier document, il releva ses lunettes sur son front et dévisagea M. Sherlock Holmes, lequel étouffa un bâillement et jeta sa cigarette dans la cheminée. « Eh bien ? demanda mon ami. – Avez-vous trouvé cela intéressant ? – Intéressant pour un amateur de contes de bonne femme. » Le docteur Mortimer tira alors de sa poche un journal. « Maintenant, monsieur Holmes, nous allons vous offrir quelque chose d'un peu plus récent. Voici le Devon County Chronicle du 14 juin de cette année. Il contient un bref résumé des faits relatifs à la mort de Sir Charles Baskerville, mort qui eut lieu quelques jours plus tôt. » « Voilà l'histoire, mes enfants, de l'origine du chien dont on dit qu'il a été depuis lors le sinistre tourmenteur de notre famille. Si je l'ai écrite, c'est parce que ce qui est su en toute netteté cause moins d'effroi que ce qui n'est que sous-entendu, ou mal expliqué. Nul ne saurait nier que beaucoup de membres de notre famille ont été frappés de morts subites, sanglantes, mystérieuses. Cependant nous pouvons nous réfugier dans l'infinie bonté de la Providence, qui ne punira certainement pas l'innocent au-delà de cette troisième ou quatrième génération qui est menacée dans les Saintes Écritures. À cette Providence je vous recommande donc, mes enfants, et je vous conseille par surcroît de ne pas vous aventurer dans la lande pendant ces heures d'obscurité où s'exaltent les Puissances du Mal. « (Ceci, de Hugo Baskerville à ses fils Rodger et John, en les priant de n'en rien dire à leur sœur Élisabeth.) » Mon ami se pencha légèrement en avant, et son visage n'exprima plus qu'attention intense. Notre visiteur replaça ses lunettes devant ses yeux et commença sa lecture : « La récente mort subite de Sir Charles Baskerville, dont le nom avait été mis en avant pour représenter le parti libéral du Mid-Devon au cours des prochaines élections, a attristé tout le comté. Bien que Sir Charles n'eût résidé à Baskerville Hall qu'un temps relativement court, son amabilité et sa générosité lui avait gagné l'affection et le respect de tous ceux qui l'avaient approché. À cette époque de nouveaux riches, il est réconfortant de pouvoir citer le cas d'un rejeton d'une ancienne famille du comté tombée dans le malheur, qui a pu faire fortune par luimême et s'en servir pour restaurer une grandeur déchue. Sir Charles, comme chacun le sait, avait gagné beaucoup d'argent dans des spéculations en Afrique du Sud. Plus avisé que ces joueurs qui s'acharnent jusqu'à ce que la roue tourne en leur défaveur, il avait réalisé ses bénéfices et les avait ramenés en Angleterre. Il ne s'était installé dans Baskerville Hall que depuis deux ans, mais il ne faisait nul mystère des grands projets qu'il nourrissait, projets dont sa mort a interrompu l'exécution. Comme il n'avait pas d'enfants, son désir maintes fois exprimé était que toute la région pût de son vivant profiter de sa chance ; beaucoup auront des motifs personnels pour pleurer sa fin prématurée. Ses dons généreux à des œuvres de charité ont été fréquemment mentionnés dans ces colonnes. « On ne saurait dire que l'enquête ait entièrement éclairci les circonstances dans lesquelles Sir Charles a trouvé la mort. Mais on a fait assez, du moins, pour démentir les bruits nés d'une superstition locale. Il n'y a plus de raison d'accuser une malveillance quelconque, ni de supposer que le décès pourrait être dû à des causes non naturelles. Sir Charles était veuf, et un peu excentrique. En dépit de sa fortune considérable il avait des goûts personnels fort simples ; pour le servir à Baskerville Hall, il disposait en tout et pour tout d'un ménage du nom de Barrymore, le mari faisant fonction de maître d'hôtel et la femme de bonne. Leur témoignage, que corrobore celui de plusieurs amis, donne à penser que la santé de Sir Charles s'était depuis quelques temps dérangée, et qu'il souffrait en particulier de troubles cardiaques, lesquels se manifestaient par des pâleurs subites, des essoufflements et des crises aiguës de dépression nerveuse. Le docteur James Mortimer, ami et médecin du défunt, a témoigné dans le même sens. « Les faits sont simples. Sir Charles Baskerville avait l'habitude de se promener chaque soir avant de se coucher dans la célèbre allée des ifs de Baskerville Hall. Le témoignage des Barrymore le confirme. Le 4 juin, Sir Charles avait annoncé son intention de se rendre à Londres le lendemain, et il avait ordonné à Barrymore de préparer ses bagages. Le soir il sortit comme de coutume ; au cours de sa promenade il fumait généralement un cigare. Il ne rentra pas. À minuit Barrymore vit que la porte du manoir était encore ouverte ; il s'inquiéta, alluma une lanterne et partit en quête de son maître. La journée avait été pluvieuse : les pas de Sir Charles avaient laissé des empreintes visibles dans l'allée. À mi-chemin une porte ouvre directement sur la lande. Quelques indications révélèrent que Sir Charles avait stationné devant cette porte. Puis il avait continué à descendre l'allée, et c'est à l'extrémité de celle-ci que son corps fut découvert. Un fait n'a pas été élucidé : Barrymore a rapporté, en effet, que les empreintes des pas de son maître avaient changé d'aspect à partir du moment où il avait dépassé la porte de la lande : on aurait dit qu'il s'était mis à marcher sur la pointe des pieds. Un certain Murphy, bohémien et maquignon, se trouvait alors sur la lande non loin de là, mais selon ses propres aveux il était passablement ivre. Il affirme avoir entendu des cris, mais il ajoute qu'il a été incapable de déterminer d'où ils venaient. Aucun signe de violence n'a été relevé sur la personne de Sir Charles. La déposition du médecin insiste sur l'incroyable déformation du visage (si grande que le docteur Mortimer se refusa d'abord à croire que c'était son malade et ami qui gisait sous ses yeux). Mais des manifestations de ce genre ne sont pas rares dans les cas de dyspnée et de mort par crise cardiaque. Cette explication se trouva confirmée par l'autopsie qui démontra une vieille maladie organique. Le jury rendit un verdict conforme à l'examen médical. Verdict utile et bienfaisant, car il est de la plus haute importance que l'héritier de Sir Charles s'établisse dans le Hall pour poursuivre la belle tâche si tristement interrompue. Si les conclusions prosaïques de l'enquête judiciaire n'avaient pas mis un point final aux romans qui se sont chuchotés à propos de l'affaire, peut-être aurait-il été difficile de trouver un locataire pour Baskerville Hall. Nous croyons savoir que le plus proche parent de Sir Charles est, s'il se trouve toujours en vie, son neveu M. Henry Baskerville, fils du frère cadet de Sir Charles. La dernière fois que ce jeune homme a donné de ses nouvelles, il était en Amérique ; des recherches ont été entreprises pour l'informer de sa bonne fortune. » Le docteur Mortimer replia son journal et le remit dans sa poche. « Tels sont, monsieur Holmes, les faits publics en rapport avec la mort de Sir Charles Baskerville. – Je dois vous remercier, dit Sherlock Holmes, d'avoir attiré mon attention sur une affaire qui présente à coup sûr quelques traits intéressants. J'avais remarqué à l'époque je ne sais plus quel article de journal, mais j'étais excessivement occupé par cette petite histoire des camées du Vatican, et dans mon désir d'obliger le pape j'avais perdu le contact avec plusieurs affaires anglaises dignes d'intérêt. Cet article, dites-vous, contient tous les faits publics ? – Oui. – Alors mettez-moi au courant des faits privés. » Il se rejeta en arrière, rassembla encore une fois les extrémités de ses doigts, et prit un air de justicier impassible. « Je vais vous dire, répondit le docteur Mortimer qui commençait à manifester une forte émotion, ce que je n'ai confié à personne. En me taisant lors de l'enquête, je n'ai obéi qu'à un seul mobile : un homme de science répugne à donner de la consistance à une superstition populaire. Par ailleurs je pensais, comme le journal, que Baskerville Hall demeurerait inoccupé si une grave accusation ajoutait à sa réputation déjà sinistre. Voilà pourquoi j'ai cru bien faire en disant moins que je ne savais : rien de bon ne pouvait résulter de mon entière franchise. Mais à vous je vais tout livrer. « La lande est peu habitée ; ceux qui vivent dans cette région sont donc exposés à se voir souvent. J'ai vu très souvent Sir Charles Baskerville. En dehors de M. Frankland de Lafter Hall, et de M. Stapleton le naturaliste, on ne trouve personne de cultivé dans un rayon de plusieurs kilomètres. Sir Charles était peu communicatif, mais sa maladie nous a rapprochés et l'intérêt que nous vouions l'un comme l'autre au domaine scientifique nous a maintenus en contact. D'Afrique du Sud, il avait rapporté de nombreuses informations, et nous avons passé plusieurs soirées charmantes à discuter de l'anatomie comparée du Hottentot et du Boschiman. « Depuis quelques mois je m'étais parfaitement rendu compte que le système nerveux de Sir Charles était sur le point de craquer. Il avait tellement pris à cœur cette légende dont je viens de vous donner lecture que, bien qu'il aimât se promener sur son domaine, rien ne l'aurait décidé à sortir de nuit sur la lande. Pour aussi incroyable qu'elle vous ait semblé, monsieur Holmes, Sir Charles était convaincu qu'une malédiction s'attachait à sa famille : certes les détails qu'il m'a fournis sur ses ancêtres n'avaient rien d'encourageant. L'idée d'une présence fantomatique le hantait ; plus d'une fois il m'a demandé si au cours de mes visites médicales nocturnes, je n'avais jamais rencontré une bête étrange ou si je n'avais pas entendu l'aboiement d'un chien. Je me rappelle fort bien que cette dernière question le passionnait et que, lorsqu'il me la posait, sa voix frémissait d'émotion. épaule et regarder au loin avec une expression d'horreur affreuse. Je me retournais : j'eus juste le temps d'apercevoir quelque chose que je pris pour une grosse vache noire qui traversait l'allée. Il était si bouleversé qu'il m'obligea à aller jusqu'à cet endroit où j'avais vu la bête ; je regardai de tous côtés ; elle avait disparu. Cet incident produisit sur son esprit une impression désastreuse. Je demeurai avec Sir Charles toute la soirée ; c'est alors que, afin de m'expliquer son trouble, il me confia le récit que je vous ai lu tout à l'heure. Je mentionne cet épisode parce qu'il revêt une certaine importance étant donné la tragédie qui s'ensuivit, mais sur le moment j'étais persuadé que rien ne justifiait une si forte émotion. « C'était sur mon conseil que Sir Charles devait se rendre à Londres. Je savais qu'il avait le cœur malade ; l'anxiété constante dans laquelle il se débattait, tout aussi chimérique qu'en pût être la cause, n'en compromettait pas moins gravement sa santé. Je pensais qu'après quelques mois passés dans les distractions de la capitale il me reviendrait transformé. M. Stapleton, un ami commun qu'inquiétait également la santé de Sir Charles, appuya mon avis. À la dernière minute survint le drame. « La nuit où mourut Sir Charles, le maître d'hôtel Barrymore qui découvrit le cadavre me fit prévenir par le valet Perkins : je n'étais pas encore couché ; aussi j'arrivai à Baskerville Hall moins d'une heure après. J'ai vérifié et contrôlé tous les faits produits à l'enquête. J'ai suivi les pas dans l'allée des ifs. J'ai vu l'endroit, près de la porte de la lande, où il semble s'être arrêté. J'ai constaté le changement intervenu ensuite dans la forme des empreintes. J'ai noté qu'il n'y avait pas d'autres traces de pas, à l'exception de celles de Barrymore, sur le gravier tendre. Finalement j'ai examiné avec grand soin le corps que personne n'avait touché avant mon arrivée. Sir Charles gisait sur le ventre, bras en croix, les doigts enfoncés dans le sol ; ses traits étaient révulsés, à tel point que j'ai hésité à l'identifier. De « Je me souviens aussi d'être monté chez lui quelques trois semaines avant l'évènement. Il se trouvait devant la porte du manoir. J'étais descendu de mon cabriolet et je me tenais à côté de lui, quand je vis ses yeux s'immobiliser par-dessus mon toute évidence il n'avait pas subi de violences et il ne portait aucune blessure physique. Mais à l'enquête Barrymore fit une déposition inexacte. Il déclara qu'autour du cadavre il n'y avait aucune trace sur le sol. Il n'en avait remarqué aucune. Moi j'en ai vu : à une courte distance, mais fraîches et nettes. – Des traces de pas ? – Des traces de pas. – D'un homme ou d'une femme ? » Le docteur Mortimer nous dévisagea d'un regard étrange avant de répondre dans un chuchotement : « Monsieur Holmes, les empreintes étaient celles d'un chien gigantesque ! » CHAPITRE III LE PROBLÈME J'avoue qu'à ces mots je ne pus réprimer un frisson. La voix du médecin avait tremblé ; sa confidence l'avait profondément remué. Très excité, Holmes se pencha en avant ; son regard brillait d'une lueur dure, aiguë, que je lui connaissais bien. « Vous avez vu cela ? – Aussi nettement que je vous vois. – Et vous n'avez rien dit ? – À quoi bon ? – Comment se fait-il que personne d'autre ne l'ait vu ? – Les empreintes se trouvaient à une vingtaine de mètres du corps ; personne ne s'en est soucié. Si je n'avais pas connu la légende, je ne m'en serais pas soucié davantage. – Y a-t-il beaucoup de chiens de berger sur la lande ? – Bien sûr ! Mais ce n'était pas un chien de berger. – Vous dites qu'il était gros ? – Énorme ! – Mais il ne s'est pas approché du corps ? – Non. – Quelle sorte de nuit était-ce ? – Humide et froide. – Il ne pleuvait pas ? – Non. – À quoi ressemble l'allée ? – Elle s'étend entre deux rangées de vieux ifs taillés en haie ; quatre mètres de haut ; impénétrables. L'allée par ellemême a deux mètres cinquante de large environ. – Il n'y a rien entre les haies et l'allée ? – Si : une bordure de gazon de chaque côté, près de deux mètres de large. – J'ai cru comprendre qu'en un endroit la haie d'ifs est coupée par une porte ? – Oui. Une porte à claire-voie qui ouvre sur la lande. – Pas d'autre porte ? – Aucune. – Si bien que pour pénétrer dans l'allée des ifs, n'importe qui doit la descendre en venant de la maison ou passer par la porte à claire-voie ? – À l'autre extrémité il existe une sortie par un pavillon. – Sir Charles l'avait-il atteint ? – Non. Il s'en fallait d'une cinquantaine de mètres. – À présent dites-moi, docteur Mortimer, et ceci est important : les empreintes que vous avez vues se trouvaient sur l'allée et non sur le gazon ? – Aucune empreinte n'était visible sur le gazon. – Se trouvaient-elles du même côté de l'allée que la porte à claire-voie sur la lande ? – Oui. Elles étaient sur le bord de l'allée, du même côté que la porte à claire-voie. – Vous m'intéressez énormément. Un autre détail : la porte à claire-voie était-elle fermée ? – Fermée au cadenas. – Sa hauteur ? – Un mètre vingt-cinq environ. – Donc franchissable par n'importe qui ? – Oui. – Et quelles traces avez-vous relevées auprès de la porte à claire-voie ? – Aucune en particulier. – Grands dieux ! Personne ne l'a examinée ? – Si. Moi. – Et vous n'avez rien décelé ? – Tout était très confus. Sir Charles s'est évidemment arrêté là pendant cinq ou dix minutes. – Comment le savez-vous ? – Parce que la cendre de son cigare est tombée deux fois. – Excellent ! Voici enfin, Watson, un confrère selon notre cœur. Mais les traces ? – Sur cette petite surface de gravier il a laissé ses propres empreintes. Je n'en ai pas relevé d'autres. » Sherlock Holmes, impatienté, infligea une lourde claque à son genou. « Si seulement j'avais été là ! s'écria-t-il. C'est incontestablement une affaire d'un intérêt extraordinaire : une affaire qui offrait d'immenses possibilités à l'expert scientifique. Cette allée de gravier sur laquelle j'aurais lu tant de choses est depuis longtemps maculée par la pluie ou retournée par les chaussures à clous des paysans curieux… Oh ! docteur Mortimer, docteur Mortimer, quand je pense que vous ne m'avez pas fait signe plus tôt ! Vous aurez à en répondre ! – Je ne pouvais pas vous mêler à l'affaire, monsieur Holmes, sans faire connaître au monde tous ces faits, et je vous ai donné les raisons de mon silence. En outre… – Pourquoi hésitez-vous ? – Dans un certain domaine le détective le plus astucieux et le plus expérimenté se trouve désarmé. – Vous voulez dire qu'il s'agit d'une chose surnaturelle ? – Je n'ai pas dit positivement cela. – Non, mais vous le pensez ! – Depuis le drame, monsieur Holmes, on m'a rapporté plusieurs faits qu'il est difficile de concilier avec l'ordre établi de la nature. – Par exemple ? – Je sais qu'avant ce terrible événement plusieurs personnes ont vu sur la lande une bête dont le signalement correspond au démon de Baskerville, et qui ne ressemble à aucun animal catalogué par la science. Toutes assurent qu'il s'agit d'une bête énorme, quasi phosphorescente, fantomatique, horrible. J'ai soumis ces témoins à une sorte d'interrogatoire contradictoire : l'un est un paysan têtu, l'autre un maréchal-ferrant, un troisième un fermier ; tous les trois ont été formels : ils m'ont raconté la même histoire d'apparition et le signalement de cet animal correspond point pour point à celui du chien diabolique. La terreur règne dans le district, et il ne se trouverait pas beaucoup d'audacieux pour traverser la lande à la nuit. – Et vous, homme de science expérimenté, vous croyez qu'il s'agit d'un phénomène surnaturel ? – Je ne sais pas quoi croire. » Holmes haussa les épaules. « Jusqu'ici j'ai limité mes enquêtes à ce monde, dit-il. D'une manière modeste j'ai combattu le mal ; mais m'attaquer au diable en personne pourrait être une tâche trop ambitieuse. Vous admettez toutefois que l'empreinte est une chose matérielle ? – Le chien, à l'origine, a été assez matériel lui aussi pour arracher la gorge d'un homme, et cependant c'était une bête sortie de l'enfer. – Je vois que vous vous rangez parmi les partisans d'une intervention surnaturelle. Dites-moi, docteur Mortimer : si vous partagez ce point de vue, pourquoi êtes-vous venu me consulter ? Simultanément vous me dites qu'il est inutile d'enquêter sur la mort de Sir Charles, et que vous désirez que je m'en occupe. – Je ne vous ai pas dit que je désirais que vous vous en occupassiez. – Alors comment puis-je vous aider ? – En me donnant votre avis sur ce que je dois faire avec Sir Henry Baskerville, qui arrive à la gare de Waterloo… Le docteur Mortimer regarda sa montre. – …Dans une heure et quart exactement. – Il est l'héritier ? – Oui. Après la mort de Sir Charles nous nous sommes enquis de ce jeune gentleman et nous avons découvert qu'il avait fait de l'agriculture au Canada. D'après les renseignements qui nous sont parvenus, c'est un garçon très bien à tous égards. Maintenant je ne parle plus comme médecin, mais comme exécuteur du testament de Sir Charles. – Il n'y a pas d'autres prétendants ? – Non. Le seul autre parent dont nous avons pu retrouver trace était Rodger Baskerville, le plus jeune des trois frères dont le pauvre Sir Charles était l'aîné. Le second frère, qui mourut jeune, est le père de cet Henry. Le troisième, Rodger, était le mouton noir de la famille. Il descendait de la vieille lignée des Baskerville dominateurs. Il était le portrait, m'a-t-on dit, de Hugo à la triste mémoire. Il lui fut impossible de demeurer en Angleterre : il est était trop fâcheusement connu. Il s'est enfui vers l'Amérique Centrale où il est mort de la fièvre jaune en 1876. Henry est le dernier des Baskerville. Dans une heure cinq minutes je l'accueillerai à la gare de Waterloo. J'ai reçu un câble m'informant qu'il arrivait ce matin à Southampton. Monsieur Holmes, quel conseil me donnez-vous ? – Pourquoi n'irait-il pas dans le domaine de ses ancêtres ? – Qu'il y allât serait naturel, n'est-ce pas ? Et pourtant, veuillez considérer que tous les Baskerville qui l'ont habité ont été victimes d'un mauvais destin. Je suis sûr que si Sir Charles avait pu me parler avant son décès, il m'aurait mis en garde pour que le dernier représentant d'une vieille famille et l'héritier d'une grande fortune ne vienne pas vivre dans cet endroit mortel… Et pourtant il est indéniable que la prospérité de toute cette misérable région dépend de sa présence ! Tout le bon travail qui a été ébauché par Sir Charles aura été accompli en pure perte si le manoir reste inhabité. Je crains de me laisser abuser par mes intérêts personnels : voilà pourquoi je vous soumets l'affaire et vous demande conseil. » Holmes réfléchit un moment. « Mise en clair, l'affaire se résume à ceci, dit-il. À votre avis un agent du diable rend Dartmoor invivable pour un Baskerville. C'est bien cela ? – J'irai du moins jusqu'à dire qu'il y a de fortes présomptions pour qu'il en soit ainsi. – Très juste. Mais si votre théorie du surnaturel est exacte, le jeune héritier pourrait succomber aussi à Londres que dans le Devonshire. Je ne conçois guère un démon doté d'une puissance simplement locale comme le sacristain d'une paroisse. – Vous traitez le problème, monsieur Holmes, avec plus de légèreté que vous n'en mettriez si vous étiez en contact personnel avec ces sortes de choses. Selon vous, donc, le jeune Baskerville sera aussi en sécurité dans le Devonshire que dans Londres. Il arrive dans cinquante minutes. Que me conseillez-vous ? – Je conseille, monsieur, que vous preniez un fiacre, que vous emmeniez votre épagneul qui est en train de gratter à ma porte, et que vous vous rendiez à la gare de Waterloo pour y rencontrer Sir Henry Baskerville. – Et puis ? – Et puis que vous ne lui disiez rien du tout avant que j'aie pris une décision touchant l'affaire. – Combien de temps vous faudra-t-il pour vous décider ? – Vingt-quatre heures. Je vous serais fort obligé, docteur Mortimer, si demain à dix heures vous aviez la bonté de revenir ici. Et pour mes plans d'avenir ma tâche serait grandement simplifiée si vous étiez accompagné de Sir Henry Baskerville. – C'est entendu, monsieur Holmes. » Il griffonna l'heure du rendez-vous sur sa manchette avant de se diriger vers la porte avec l'allure distraite, dégingandée qui lui était habituelle. Holmes l'arrêta au bord de l'escalier. « Une dernière question, docteur Mortimer. Vous dites qu'avant la mort de Sir Charles Baskerville, plusieurs personnes ont vu cette apparition sur la lande ? – Trois personnes l'ont vue. – Et depuis la mort de Sir Charles… ? – À ma connaissance, non. – Merci. Au revoir. » Holmes revint s'asseoir ; sa physionomie placide reflétait la satisfaction intérieure qu'il éprouvait toujours quand un problème digne d'intérêt s'offrait à ses méditations. « Vous sortez, Watson ? – À moins que je puisse vous aider. – Non, mon cher ami. C'est à l'heure de l'action que j'ai besoin de votre concours. Mais cette affaire-ci est sensationnelle, réellement unique par certains traits ! Quand vous passerez devant Bradley's soyez assez bon pour me faire porter une livre de son plus fort tabac coupé fin. Merci. Si cela ne vous dérange pas trop, j'aimerais mieux que vous ne rentriez pas avant ce soir. Je serai très heureux d'échanger alors avec vous des impressions sur la passionnante énigme qui nous a été soumise ce matin. » Je savais que la solitude et la retraite étaient indispensables à mon ami pendant les heures d'intense concentration mentale où il pesait chaque parcelle de témoignage et de déposition, édifiait des théories contradictoires, les opposait les unes aux autres, isolait l'essentiel de l'accessoire. Je résolus donc de passer la journée à mon club et ce n'est qu'à neuf heures du soir que je me retrouvai assis dans le salon de Baker Street. Lorsque j'ouvris notre porte, ma première impression fut qu'un incendie s'était déclaré en mon absence : la pièce était pleine d'une fumée opaque qui brouillait la lueur de la lampe. Mais mon inquiétude se dissipa vite : il ne s'agissait que de fumée de tabac, qui me fit tousser. À travers ce brouillard gris j'aperçus confusément Holmes en robe de chambre, recroquevillé sur un fauteuil et serrant entre ses dents sa pipe en terre noire. Autour de lui étaient disposés plusieurs rouleaux de papier. – Vous vous êtes enrhumé, Watson ? – Pas du tout. C'est cette atmosphère viciée… – En effet, l'air est un peu épais. – Épais ! Il n'est pas supportable, oui ! – Ouvrez la fenêtre alors ! Vous avez passé toute la journée à votre club, je vois… – Mon cher Holmes ! – Est-ce vrai ? – Oui, mais comment… ? – Il se mit à rire devant mon étonnement. – Sur toute votre personne, Watson, est répandue une délicieuse candeur ; c'est un plaisir que d'exercer sur elle le peu de pouvoir que je possède. Un gentleman sort par une journée pluvieuse dans une cité boueuse. Il rentre le soir sans une tache, le chapeau toujours lustré et les souliers brillants. Il est donc resté toute la journée dans le même endroit. Or, il s'agit d'un homme qui n'a pas d'amis intimes. Où se serait-il rendu, sinon… ? Voyons, c'est évident ! – Assez évident, soit ! – Le monde est plein de choses évidentes que personne ne remarque jamais. Où pensez-vous que je sois allé ? – Vous n'avez pas bougé. – Au contraire ! Je suis allé dans le Devonshire. – En esprit ? – Exactement. Mon corps est resté dans ce fauteuil et il a, je le regrette, consommé en mon absence le contenu de deux cafetières ainsi qu'une incroyable quantité de tabac. Après votre départ j'ai envoyé chercher chez Stanford's une carte d'étatmajor de cette partie de la lande, et mon esprit s'y est promené toute la journée. Je me flatte de ne m'y être pas perdu. – Une carte à grande échelle, je suppose ? – Très grande… – Il en déroula une section et l'étala sur son genou. – Voici la région qui nous intéresse particulièrement. Baskerville Hall est au milieu. – Un bois l'entoure ? – En effet. J'imagine que l'allée des ifs, bien qu'elle ne soit pas indiquée sous ce nom, doit s'étendre le long de cette ligne, avec la lande, comme vous le voyez, sur sa droite. Cette petite localité est le hameau de Grimpen où notre ami le docteur Mortimer a établi son quartier général. Dans un rayon de huit kilomètres, il n'y a, regardez bien, que quelques rares maisons isolées. Voici Lafter Hall, qui nous a été mentionné tout à l'heure. Cette maison-là est peut-être la demeure du naturaliste… Stapleton, si je me souviens bien. Voici deux fermes dans la lande. High Tor et Foulmire. Puis à vingt kilomètres de là la grande prison des forçats. Entre ces îlots et tout autour s'étend la lande désolée, sinistre, inhabitée. Ceci, donc, est le décor où s'est déroulé un drame et où un deuxième sera peut-être évité grâce à nous. – L'endroit doit être sauvage. – Oui. Si le diable désirait se mêler aux affaires humaines… – Tiens ! Vous penchez maintenant pour une explication surnaturelle ? – Les agents du diable peuvent être de chair et de sang, non ? Deux questions primordiales sont à débattre. La première : y -a-t-il vraiment eu crime ? La deuxième : de quel crime s'agit-il et comment a-t-il été commis ? Certes, si l'hypothèse du docteur Mortimer est exacte et si nous avons affaire à des forces débordant les lois ordinaires de la nature, notre enquête devient inutile. Mais il nous faut épuiser toutes les autres hypothèses avant de retomber sur celle-là. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous allons refermer la fenêtre. Je suis sans doute bizarre, mais je trouve qu'une atmosphère concentrée aide à la concentration de l'esprit. Remarquez que je ne vais pas jusqu'à m'enfermer dans une boîte pour penser ; ce serait pourtant la conséquence logique de ma théorie… Avez-vous réfléchi à l'affaire ? – Oui. J'y ai réfléchi une bonne partie de la journée. – Et qu'en dites-vous ? – Elle est surprenante. – Certes elle n'est pas banale. Certains détails la classent hors série. Ainsi le changement de forme des empreintes. Quel est votre avis, Watson ? – Mortimer a déclaré que Sir Charles avait descendu sur la pointe des pieds cette partie de l'allée. – Il n'a fait que répéter ce qu'un idiot quelconque a dit au cours de l'enquête. Pourquoi un homme marcherait-il sur la pointe des pieds en descendant cette allée ? – Quoi, alors ? – Il courait, Watson ! Il courait désespérément, il courait pour sauver sa vie… Il a couru jusqu'à en faire éclater son cœur et à tomber raide mort. – Il fuyait devant quoi ? – Voilà le problème. Divers indices nous donnent à penser que Sir Charles était fou de terreur avant même d'avoir commencé à courir. – D'où tenez-vous cela ? – Je suis en train de supposer que la cause de sa terreur lui est apparue sur la lande. Dans ce cas, probable, seul un homme ayant perdu la tête aura couru en s'éloignant de sa maison, et non en cherchant à rentrer chez lui. Si le témoignage du bohémien peut être tenu pour valable, il a couru en appelant à l'aide justement dans la direction où il avait le moins de chances de trouver du secours. Ceci encore : qui attendait-il cette nuit-là, et pourquoi attendait-il ce visiteur dans l'allée des ifs plutôt que dans sa maison ? – Vous croyez qu'il attendait quelqu'un ? – Sir Charles était assez âgé et peu valide. Nous pouvons admettre qu'il aimait se promener le soir, mais le sol était détrempé et la nuit peu clémente. Est-il normal qu'il soit resté là debout cinq ou dix minutes, comme l'a déduit de la cendre du cigare le docteur Mortimer, lequel a montré là plus de sens pratique que je ne l'aurais espéré ? – Mais il sortait chaque soir. – Je crois peu vraisemblable qu'il ait attendu chaque soir à la porte de la lande. Au contraire, il évitait la lande. Or, cette nuit-là il a attendu. Et c'était la nuit qui précédait son départ pour Londres. L'affaire prend forme, Watson. Elle devient cohérente. Puis-je vous demander de me tendre mon violon ? Nous ne parlerons plus de cette tragédie avant que nous ayons eu l'avantage de recevoir demain matin le docteur Mortimer et Sir Henry Baskerville. CHAPITRE IV SIR HENRY BASKERVILLE Notre table, après le petit déjeuner, fut vite desservie ; Holmes attendait en robe de chambre ses interlocuteurs. Nos clients furent exacts : l'horloge venait de sonner dix heures quand le docteur Mortimer fut introduit, suivi du jeune baronet. Celui-ci avait une trentaine d'années ; il était petit, vif, très trapu ; il avait les yeux brins, de noirs sourcils épais et un visage éveillé ; combatif. Il était vêtu d'un costume de tweed de couleur rouille. Il était hâlé comme quelqu'un qui a passé au grand air le plus clair de son temps. Mais le regard tranquille et le maintien assuré révélaient le jeune homme de bonne race. « Je vous présente sir Henry Baskerville, annonça le docteur Mortimer. – C'est moi, fit notre nouveau visiteur. Et ce qui est étrange, Monsieur Sherlock Holmes, c'est que si mon ami ne m'avait pas proposé d'aller vous voir ce matin, je serais venu de mon propre chef. Je crois savoir que vous élucidez volontiers des petites énigmes, et je me suis trouvé ce matin en face d'un certain puzzle qui mérite plus de réflexion que je ne me sens capable de lui en accorder. – Ayez l'obligeance de vous asseoir, Sir Henry. Dois-je comprendre que depuis votre arrivée à Londres vous avez été le héros d'une aventure digne d'intérêt ? – Rien d'important, monsieur Holmes. Rien qu'une plaisanterie, vraisemblablement. Il s'agit d'une lettre, si vous pouvez appeler cela une lettre, qui m'est parvenue ce matin. » Il déposa une enveloppe sur la table ; nous nous penchâmes dessus. C'était une enveloppe ordinaire, grisâtre. L'adresse « Sir Henry Baskerville, Northumberland Hôtel » était écrite en lettres grossières. Le tampon de la poste indiquait CharingCross, et la date celle de la veille au soir. « Qui savait que vous descendiez au Northumberland Hôtel interrogea Holmes en regardant attentivement notre visiteur. – Personne ne pouvait le savoir. Nous ne l'avons décidé qu'après notre entrevue, le docteur Mortimer et moi. – Mais le docteur Mortimer, sans doute, y était déjà descendu ? – Non, répondit le docteur. J'avais accepté l'hospitalité d'un ami. Rien ne laissait prévoir que nous logerions dans cet hôtel. – Hum ! Quelqu'un me paraît fort intéressé à vos faits et gestes… » De l'enveloppe, il tira une demi-feuille de papier ministre pliée en quatre. Il l'étala sur la table. En son milieu, une seule phrase, constituée par des mots imprimés collés sur le papier. Cette phrase était la suivante : « Si vous tenez à votre vie et à votre raison, éloignez-vous de la lande. » Le mot « lande » était écrit à l'encre. « Maintenant, questionna sir Henry Baskerville, peut-être me direz-vous, monsieur Holmes, ce que signifie cela, et qui s'intéresse tant à mes affaires ? – Qu'en pensez-vous, docteur Mortimer ? Vous conviendrez qu'il n'y a rien de surnaturel là-dedans, n'est-ce pas ? – Non, monsieur. Mais cette lettre pourrait fort bien provenir d'une personne pensant que l'affaire sort du cadre naturel des choses. – Quelle affaire ? intervint Sir Henry non sans brusquerie. Il me semble, messieurs, que vous connaissez mes affaires personnelles beaucoup mieux que moi ! – Avant que vous ne sortiez d'ici, dit Sherlock Holmes, vous saurez tout ce que nous savons, Sir Henry. Je vous le promets. Pour l'instant, avec votre permission, nous nous en tiendrons au présent, à ce document très intéressant qui a dû être composé et posté hier soir. Avez-vous le Times d'hier, Watson ? – Il est là, dans ce coin. – Puis-je vous demander de me le passer… La page intérieure, s'il vous plaît, celle des éditoriaux… » Il y jeta un coup d'œil rapide ; son regard fit le tour des colonnes. « … Article très important sur le libre-échange. Permettezmoi de vous en citer un extrait : « Vous pouvez vous laisser bercer par le rêve que votre propre commerce ou votre propre industrie sera favorisé par un tarif protectionniste, mais votre raison vous certifie qu'une telle législation éloigne le pays de ce que vous tenez pour de la richesse, diminue la valeur de nos importations, et abaisse les conditions générales de vie dans cette île. » Qu'en pensez-vous, Watson ? s'écria Holmes en se frottant les mains, Ne croyez-vous pas que cette opinion est pertinente ? « Je ne connais pas grand chose aux tarifs douaniers, dit-il. Mais il me semble qu'en ce qui concerne cette lettre, nous sommes assez loin de la piste. – Au contraire, je pense que nous sommes sur la bonne piste, Sir Henry. Watson est mieux que vous au fait de mes méthodes, mais je me demande s'il a bien compris la signification de cette phrase. – Non. J'avoue que je ne vois aucun rapport. – Et cependant, mon cher Watson, le rapport est tel que l'un est tiré de l'autre. « Vous », « tenez », « vie », « raison », « éloignez », « votre », « et »… Ne voyez-vous pas d'où ces mots ont été tirés ? – Nom d'un tonnerre ! s'exclama Sir Henry. Vous avez raison ! C'est merveilleux ! – Si le moindre doute persiste dans votre esprit, veuillez considérer le fait que « vous tenez » et « votre raison » sont découpés les deux fois d'un seul tenant. – Ma foi… c'est vrai ! – Réellement, monsieur Holmes, ceci dépasse tout ce que j'aurais pu imaginer, fit le docteur Mortimer en contemplant mon ami avec stupéfaction. Je pouvais comprendre qu'on me dise que les mots ont été découpés dans un journal ; mais que vous ayez cité lequel et que vous ayez indiqué l'article précis, voilà l'une des choses les plus remarquables que j'aie jamais vue. Comment y êtes-vous arrivé ? – Je présume, docteur, que vous pourriez distinguer le crâne d'un nègre de celui d'un esquimau ? Le docteur Mortimer regarda Holmes avec un intérêt exclusivement professionnel, et sir Henry Baskerville tourna vers moi deux yeux noirs ahuris. – Évidemment ! – Mais comment y arriveriez-vous ? – Parce que c'est ma spécialité. Les différences sautent aux yeux. La crête supra-orbitaire, l'angle facial, le dessin du maxillaire, le… – Mais ma spécialité à moi est cela, et les différences sautent également aux yeux. Je vois autant de différence entre les caractères bourgeois d'un article du Times et l'impression déplorable d'un journal du soir que vous en percevez entre votre esquimau et votre nègre. La connaissance des caractères d'imprimerie est indispensable à tout expert en criminologie. Pourtant je confesse que dans ma jeunesse il m'est arrivé de confondre le Leeds Mercury avec le Western Morning News. Mais un éditorial du Times est tout à fait identifiable, et ces mots ne pouvaient pas avoir été pris ailleurs. La lettre ayant été postée hier, il était probable que nous les retrouverions dans le journal d'hier. – Si je vous suis bien, monsieur Holmes, dit sir Henry Baskerville, quelqu'un a découpé ce message avec des ciseaux. – Des ciseaux à ongles. Vous pouvez voir que les ciseaux possédaient une lame très courte, puisque le découpeur s'y est pris à deux fois pour « vous tenez ». – Effectivement. Quelqu'un donc a découpé le message avec des ciseaux à lame courte, en a collé les morceaux avec de la colle… – De la gomme fondue. – Avec de la gomme fondue sur le papier à lettres. Mais je voudrais bien savoir pourquoi le mot « lande » a été écrit à la main. – Parce que le découpeur ne l'a pas trouvé imprimé. Les autres mois étaient courants ; ils pouvaient donc être repris dans n'importe quel journal ; mais « lande » est moins commun. – C'est évidemment une explication. Avez-vous tiré autre chose de ce message, monsieur Holmes ? – Deux ou trois bricoles ; et pourtant on a veillé soigneusement à ne laisser aucun indice. L'adresse est rédigée en lettres mal formées, mais le Times se trouve rarement entre les mains d'un analphabète. Nous pouvons donc déduire que ce message a été composé par un individu instruit qui voulait passer pour un homme du peuple : et le fait qu'il a voulu déguiser sa propre écriture suggère que cette écriture pouvait vous être connue, ou vous devenir connue. D'autre part, vous observerez que les mots ne sont pas collés en ligne droite : certains sont placés plus haut que les autres. « Vie », par exemple, est carrément déséquilibré par rapport au reste. Négligence ? Hâte et énervement ? Je pencherais plutôt pour la précipitation, car l'affaire était d'importance et il est peu vraisemblable que l'auteur d'une telle lettre ait cédé à la négligence. S'il était pressé, une question intéressante se pose : pourquoi était-il pressé, puisque toute lettre postée avant la première levée de ce matin aurait été remise à Sir Henry avant qu'il eût quitté son hôtel ? L'auteur du message craignait-il d'être interrompu ? Et par qui ? – Nous pénétrons maintenant dans le royaume des devinettes, dit le docteur Mortimer. – Dites plutôt : sur le terrain où nous pesons les hypothèses afin de retenir les plus vraisemblables. C'est l'emploi scienti- fique de l'imagination : toujours disposer d'une base matérielle à partir de quoi spéculer. Ceci posé, vous parlerez encore de devinette, mais je tiens pour à peu près certain que l'adresse a été écrite dans un hôtel. – Pourquoi ? – Si vous l'examinez sérieusement, vous verrez que la plume et l'encre n'étaient guère familières à l'auteur. La plume a crachoté deux fois au cours d'un seul mot, et l'encre s'est épuisée trois fois pour une adresse aussi brève : il y avait donc peu d'encre dans l'encrier. Vous connaissez les porte-plumes et les encriers des hôtels : les plumes y sont souvent mauvaises et il n'y a jamais beaucoup d'encre dans les encriers. Oui, je me risque à dire que si nous pouvions inspecter les corbeilles à papier des hôtels des environs de Charing-Cross jusqu'à ce que nous trouvions le numéro mutilé du Times, nous pourrions désigner la personne qui vous a envoyé ce message singulier. Oh ! oh ! Que veut dire cela ? » Il était penché sur le papier ministre où les mots avaient été collés ; il l'approcha à quelques centimètres de ses yeux. « Hé bien ? – Rien, dit-il en le reposant. C'est une demi-feuille de papier blanc, sans même un filigrane. Je crois que nous avons extrait tout ce que nous pouvons de cette lettre bizarre. À présent, Sir Henry, vous est-il arrivé autre chose d'intéressant depuis votre arrivée à Londres ? – Ma foi non, monsieur Holmes. Je ne crois pas. – Vous n'avez pas remarqué que vous étiez suivi ou surveillé ? – Je débarque en plein roman noir ! soupira notre visiteur. Pourquoi, s'il vous plaît, quelqu'un m'aurait-il suivi ou surveillé ? – Nous allons y venir. Vous ne voyez rien d'autre à nous raconter avant que nous vous exposions l'affaire ? – Eh bien ! cela dépend de ce que vous jugez digne d'être raconté. – Je crois que tout ce qui sort de la routine de l'existence mérite d'être mentionné. Sir Henry sourit. – Je connais peu les habitudes anglaises, car j'ai vécu presque entièrement aux États-Unis et au canada. Mais j'espère que la perte d'un soulier ne fait pas partie de la routine d'une existence anglaise. – Vous avez perdu l'un de vos souliers ? – Mon cher monsieur ! protesta le docteur Mortimer, Mais vous l'avez tout simplement égaré. Vous le retrouverez à l'hôtel. À quoi bon ennuyer M. Holmes avec des bagatelles semblables ? – Ne m'a-t-il pas demandé de lui dire tout ce qui sortait de la routine ? – Certainement, répondit Holmes. Tout y compris les incidents les plus apparemment puérils. Vous dites que vous avez perdu l'un de vos souliers ? – Perdu, ou égaré. J'en avais mis une paire devant ma porte la nuit dernière ; ce matin, je n'en ai retrouvé qu'un ; je n'ai rien pu tirer du cireur. Le pis est que je venais d'acheter ces souliers dans le Strand, et que je ne les avais jamais chaussés. – Si vous ne les aviez jamais chaussés, pourquoi vouliezvous les faire cirer ? – C'était des souliers marron, qui n'avaient jamais été vernis. Voilà pourquoi je les avais mis à ma porte. – Donc, en arrivant à Londres hier, vous êtes sorti tout de suite pour acheter une paire de chaussures ? – J'ai fait diverses emplettes. Le docteur Mortimer m'accompagnait. Comprenez que, si je dois devenir châtelain làbas, il faut que je m'habille : or j'avais plutôt négligé ma garderobe en Amérique. Entre autres choses, j'avais acheté ces souliers marron (ils m'ont coûté six dollars), et l'un m'a été volé avant que je les aie chaussés. – Il me semble que c'est un objet bien peu digne d'un vol ! dit Sherlock Holmes. Je partage l'avis du docteur Mortimer : vous retrouverez bientôt ce soulier manquant. – Et maintenant, messieurs, déclara le baronet avec un air décidé, je pense avoir suffisamment bavardé sur le peu de choses que je connais. Il est temps que vous teniez votre promesse et que vous me mettiez au courant de ce que, vous, vous savez. – Votre requête est, on ne peut plus raisonnable, répondit Holmes. Docteur Mortimer, je crois que vous ne pouvez rien faire de mieux que de répéter l'histoire telle que vous nous l'avez contée. » Notre scientifique ami tira de sa poche ses papiers, et exposa l'affaire comme il l'avait fait vingt-quatre heures plus tôt. Sir Henry Baskerville l'écouta avec la plus vive attention, poussant de temps à autre une exclamation de surprise. « Eh bien ! voilà un héritage qui ne s'annonce pas tout simple ! fit-il quand le long récit fut terminé. Bien sûr, j'avais entendu parler du chien depuis ma nursery. C'est une histoire de famille ; mais je ne l'avais jamais prise au sérieux. En ce qui concerne la mort de mon oncle… tout cela bouillonne dans ma tête, et je ne vois pas encore clair. Vous ne semblez pas savoir encore si c'est une affaire pour la police ou pour le clergé. – Exactement. – Et maintenant, cette histoire de lettre à mon hôtel… Je suppose qu'elle s'insère dans l'ensemble. – Elle paraît indiquer, dit le docteur Mortimer, que quelqu'un en sait plus que nous sur ce qui se passe dans la lande. – Et aussi, ajouta Holmes, que quelqu'un n'est pas mal disposé envers vous, puisque vous voilà averti d'un danger. – À moins qu'on ne cherche à m'évincer, qu'on ne souhaite me voir quitter les lieux. – C'est également possible. Je vous suis fort obligé, docteur Mortimer, de m'avoir soumis un problème qui m'offre plusieurs hypothèses intéressantes. Mais le point pratique que nous avons à régler, Sir Henry, est celui-ci : est-il ou non souhaitable que vous alliez à Baskerville Hall ? – Pourquoi n'irais-je pas ? – Parce qu'un danger paraît exister. – Entendez-vous danger provenant de ce monstre légendaire ou danger provenant d'êtres humains ? – C'est ce qu'il nous faut découvrir. – N'importe : ma réponse sera la même. Il n'existe pas de démon de l'enfer, monsieur Holmes, ni d'homme sur terre qui puisse m'empêcher de vivre dans la demeure de ma propre famille. Vous pouvez considérer cela comme mon dernier mot… » Ses sourcils noirs se froncèrent et son visage se colora. Visiblement, le feu du tempérament des Baskerville n'était pas éteint dans leur dernier représentant. « … En attendant, poursuivit-il, j'ai à peine eu le temps de réfléchir à tout ce que vous m'avez dit. C'est beaucoup demander à un homme que d'apprendre et de décider coup sur coup. Je voudrais disposer d'une heure de tranquillité. Monsieur Holmes, il est maintenant onze heures trente et je vais rentrer directement à mon hôtel. Accepteriez-vous de venir, vous et vo- tre ami le docteur Watson, déjeuner avec nous ? Je pourrai mieux vous préciser mes réactions. – Êtes-vous d'accord, Watson ? – Tout à fait. – Alors comptez sur nous. Voulez-vous que je commande un fiacre ? – Je préférerais marcher à pied, car cette affaire m'a un peu étourdi. – Je vous accompagnerai avec plaisir, dit le docteur Mortimer. – Alors rendez-vous à deux heures. Au revoir ! » Nous entendîmes les pas de nos visiteurs descendre l'escalier, puis la porte d'en bas se refermer. En un instant Holmes se métamorphosa : le rêveur. fit place à l'homme d'action. « Vite, Watson ! Votre chapeau, et chaussez-vous ! Il n'y a pas une minute à perdre ! » Il se précipita dans sa chambre pour troquer sa robe de chambre contre une redingote. Nous descendîmes quatre à quatre l'escalier. Dans la rue, le docteur Mortimer et Baskerville nous devançaient de deux cents mètres à peu près dans la direction d'Oxford Street. « Faut-il que je coure et que je les rattrape ? – Pour rien au monde, mon cher Watson ! Je me contenterai avec joie de votre société, si vous acceptez la mienne. Nos amis ont raison : c'est une matinée idéale pour la marche. » Il accéléra l'allure pour réduire la distance qui nous séparait. Puis, quand nous nous trouvâmes à une centaine de mètres derrière eux, nous prîmes par Oxford Street et Regent Street. Nos amis s'arrêtèrent devant une devanture ; Holmes les imita. Un moment plus tard, il poussa un petit cri de satisfaction ; suivant la direction de son regard aigu, je repérai un fiacre, à l'intérieur duquel un homme était assis : le fiacre s'était arrêté de l'autre côté de la rue ; mais à présent il se remettait lentement en marche. « Voici notre homme, Watson ! Venez ! Il faut qu'au moins nous connaissions sa tête… » la rue, il se lança à la poursuite du barbu ; mais son handicap était trop grand ; le fiacre disparut. « Ah ! ça, s'écria Holmes, furieux, émergeant essoufflé et pâle de rage. A-t-on déjà vu pareille malchance, et aussi pareil défaut d'organisation ? Watson, Watson, si vous êtes honnête, vous relaterez aussi cet incident, et vous l'inscrirez dans la colonne « passif » de mon bilan. – Qui était l'homme ? – Je n'en ai aucune idée. – Un espion ? – D'après ce que nous avons appris, il est évident que Baskerville a été suivi de très près depuis qu'il est arrivé à Londres. Autrement comment aurait-on pu savoir si vite qu'il avait choisi de descendre au Northumberland Hôtel ? Du moment qu'on l'avait suivi le premier jour, j'étais sûr qu'on le suivrait le jour suivant. Peut-être vous rappelez-vous que pendant que le docteur Mortimer nous lisait son récit je suis allé à deux reprises regarder par la fenêtre. – Oui, je m'en souviens. – Je voulais savoir si un badaud ne flânait pas devant notre Porte. Je n'ai vu personne. Nous avons affaire à un habile homme, Watson. Cette histoire va très profond ; je ne sais pas encore tout à fait si nous sommes sur la piste d'un ange gardien ou d'un criminel, mais il s'agit d'un être animé d'une volonté tenace. Quand nos amis sont partis, j'ai voulu les suivre aussitôt dans l'espoir de déceler leur surveillant invisible. Mais celui-ci a été assez malin pour ne pas se fier à ses propres jambes : il s'était caché dans un fiacre, afin de pouvoir les suivre ou les dépasser sans être remarqué. Méthode qui présentait aussi un au- J'aperçus une barbe noire, hirsute et deux yeux perçants qui nous dévisageaient à travers la vitre latérale du fiacre. Immédiatement, le toit se referma, le cocher reçut un ordre, et le cheval s'emballa pour descendre Regent Street au grand galop. Désespérément, Holmes chercha un fiacre libre, mais il n'y en avait aucun dans les environs. Alors, courant en plein milieu de tre avantage : s'ils avaient pris un fiacre, il aurait pu poursuivre sa filature. Méthode tout de même qui n'est pas sans inconvénient. – Elle le met à la discrétion du cocher. – Exactement. – Quel dommage que nous n'ayons pas relevé le numéro ! – Mon cher Watson, j'ai beau être maladroit, vous n'imaginez tout de même pas que j'ai négligé le numéro ! 2704, voilà son numéro. Mais, pour l'instant, il ne nous est guère utile ! – Je ne vois pas ce que vous auriez pu faire de plus. – Quand j'ai repéré le fiacre, j'aurais dû faire aussitôt demitour et marcher dans la direction opposée. Alors j'aurais eu tout loisir de prendre un autre fiacre, ou, mieux encore, je me serais rendu au Northumberland Hotel et j'aurais attendu là. Une fois que notre inconnu aurait suivi Baskerville jusqu'à son hôtel, nous aurions pu alors jouer son jeu à ses dépens, et nous aurions su où il allait ensuite. En fait, par notre ardeur imprudente qui a été surclassée par la rapidité et l'énergie de notre adversaire, nous nous sommes démasqués et nous avons perdu notre homme. » Tout en discutant, nous avions lentement déambulé dans Regent Street ; le docteur Mortimer et son compagnon étaient depuis longtemps hors de vue. « Nous n'avons aucune raison de les suivre, dit Holmes. L'ombre s'est enfuie et ne reviendra pas. Il nous reste à compter les autres atouts que nous avons en main, et à les jouer avec dé- cision. Pourriez-vous reconnaître cette tête sous la foi du serment ? – Sous la foi du serment ? Juste la barbe. – Moi aussi. J'en déduis que, selon toute probabilité, cette barbe était postiche. Un homme habile, pour une mission aussi délicate, ne porte de barbe que pour dissimuler ses traits. Entrons ici, Watson ! » Il entra dans un bureau de messageries, dont le directeur l'accueillit chaleureusement. « Ah ! Wilson, je vois que vous n'avez pas oublié la petite affaire où j'ai eu la chance de pouvoir vous aider ? – Oh ! non, monsieur, je ne l'ai pas oubliée ! Vous avez sauvé ma réputation, et peut-être ma tête. – Vous exagérez, mon bon ami ! Il me semble, Wilson, que vous avez parmi vos jeunes commissionnaires un gosse qui s'appelle Cartwright, et qui n'a pas manqué d'adresse pendant l'enquête. – En effet, monsieur ; il travaille encore ici. – Pouvez-vous me l'amener ? Merci ! Et vous m'obligeriez en me donnant la monnaie de ce billet de cinq livres. Un garçonnet de quatorze ans, au visage éveillé, intelligent, arriva bientôt. Il se mit au garde-à-vous devant le célèbre détective. – Donnez-moi le répertoire des hôtels, commanda Holmes. Merci. À présent, Cartwright, voici les noms de vingt-trois hô- tels, tous dans les environs immédiats de Charing Cross. Vous voyez ? – Oui, monsieur. – Vous les visiterez à tour de rôle. – Oui, monsieur. – Dans chacun, vous commencerez par donner un shilling au portier. Voici vingt-trois shillings. – Oui, monsieur. – Vous lui direz que vous voulez voir les papiers mis hier au rebut. Vous direz qu'un télégramme important a été jeté par erreur, et que vous avez ordre de le rechercher. Comprenezvous ? – Oui, monsieur. – Mais ce n'est pas un télégramme que vous rechercherez. C'est une page intérieure du Times, découpée avec des ciseaux. Voici un numéro du Times. C'est cette page-ci. Vous pourrez la reconnaître facilement, n'est-ce pas ? – Oui, monsieur. – Chaque fois, le portier appellera un chasseur, à qui vous remettrez également un shilling. Voici vingt-trois shillings. Il est parfaitement possible que sur les vingt-trois hôtels, il s'en trouve vingt où les rebuts de la veille aient été brûlés ou détruits. Dans les trois autres cas on vous montrera un tas de vieux papiers ; vous y chercherez cette page du Times. Vos chances pour la retrouver sont minimes. Voici dix shillings supplémentaires en cas de besoin. Faites-moi un rapport télégraphique à Baker Street avant ce soir. Et maintenant, Watson, nous avons à rechercher non moins télégraphiquement l'identité du cocher 2704. Après quoi les galeries de peinture de Bond Street nous distrairont jusqu'à l'heure de notre rendezvous. » CHAPITRE V TROIS FILS SE CASSENT – Vous êtes certain que vous ne vous trompez pas au sujet de sa profession ? – Non, monsieur. Il est notre client depuis de nombreuses années et nous le connaissons bien. – Alors n'en parlons plus. Mme Oldmore… il me semble que ce nom me dit quelque chose. Excusez ma curiosité, mais vous savez qu'en rendant visite à un ami, on tombe souvent sur un autre ami. – C'est une dame infirme, monsieur. Son mari a été maire de Gloucester. Elle descend toujours chez nous quand elle vient à Londres. – Merci. Je ne pense pas la connaître… Par ces questions, Watson, nous avons marqué un point important : nous savons que les gens qui s'intéressent si vivement à notre ami ne sont pas descendus à son hôtel. Ce qui signifie que, comme nous nous en sommes aperçus, ils le surveillent de près, mais aussi qu'ils sont très attentifs à ce que lui ne les voie pas. C'est un élément qui donne à penser. – À penser quoi ? – À penser que… Oh ! oh ! Mon cher ami, que diable se passe-t-il ? » Comme nous arrivions en haut de l'escalier, nous nous étions heurtés à sir Henry Baskerville en personne. Il avait le visage empourpré de fureur, et il tenait à la main un vieux soulier poussiéreux. Il était si en colère qu'il pouvait à peine articuler ; quand il retrouva l'usage de la parole, ce fut pour employer un langage beaucoup plus américain que celui dont il avait usé le matin. Sherlock Holmes possédait au plus haut degré la faculté très remarquable de se libérer l'esprit à volonté. Pendant deux heures, il sembla avoir oublié l'étrange affaire à laquelle nous nous trouvions mêlés ; et il eut l'air de ne s'intéresser qu'aux maîtres de la peinture flamande moderne. Quand nous quittâmes la galerie de tableaux, il ne parla que d'art en professant des théories passablement frustes, jusqu'à ce que nous arrivions au Northumberland Hotel. « Sir Henry Baskerville est en haut et vous attend, nous dit l'employé de la réception. Il m'a prié de vous faire monter immédiatement. – Verriez-vous un inconvénient à ce que je jette un coup d'œil sur votre registre ? demanda Holmes. – Pas le moindre. » Le registre révélait que deux noms avaient été inscrits après celui de Sir Henry. L'un était Theophilus Johnson, avec sa famille, de Newcastle ; l'autre Mme Oldmore et sa femme de chambre, de High Lodge, Alton. « Il s'agit sûrement du Johnson que nous connaissons, dit Holmes à l'employé. Un juriste, n'est-ce pas, qui, a des cheveux blancs et qui boitille ? – Non, monsieur. Ce M. Johnson est un propriétaire de mines de charbon, très alerte, pas plus âgé que vous. vieille noire, et la vernie que j'ai aux pieds. La nuit dernière on m'a volé un soulier marron, et aujourd'hui on m'a piqué une chaussure noire. Alors, vous l'avez retrouvée ? Parlez, au moins ! Ne roulez pas les yeux en billes de loto ! » Un valet de chambre allemand, fort ému, venait d'apparaître. « Non, monsieur. J'ai cherché dans tout l'hôtel, mais je n'ai rien trouvé. – Écoutez-moi : ou bien ce soulier me sera rendu avant ce soir, ou bien je me rends chez le directeur pour lui annoncer que je quitte immédiatement cet hôtel. – On le retrouvera, monsieur… Je vous jure que, si vous avez un peu de patience, on le retrouvera ! « J'ai l'impression qu'on me prend ici pour un pigeon ! cria-t-il. Si l'on me cherche, on me trouvera. Nom d'un tonnerre, si ce type ne peut pas retrouver le soulier qu'il m'a kidnappé, ça fera du bruit ! Je ne déteste pas la plaisanterie, Monsieur Holmes, mais cette fois-ci on va un peu fort ! – Vous chercher encore votre soulier ? – Oui, monsieur. Et je le trouverai ! – Vous m'aviez bien dit que c'était un soulier neuf marron ? – C'était en effet un soulier neuf marron, monsieur. Et c'est un vieux soulier noir qu'on me vole maintenant ! – Comment ! Vous ne voulez pas dire ?… – Si, si ! c'est exactement ce que je veux dire. J'avais en tout et pour tout trois paires de chaussures : la neuve marron, la – Je l'espère ! Car ce sera le dernier objet que je perdrai dans cette caverne de voleurs… Monsieur Holmes, pardonnezmoi de vous agacer avec de semblables bagatelles… – Je pense qu'elles valent la peine qu'on s'en occupe. – Comment ! Vous voilà tout grave… – Avez-vous une explication à m'offrir ? – Moi ? Mais je n'essaie même pas d'expliquer ! C'est la chose la plus folle, la plus étrange qui, je crois, m'est arrivée. – La plus étrange, soit ! dit Holmes en réfléchissant. – Qu'en pensez-vous ? – Ma foi, je ne prétends pas m'être déjà fait une opinion. Votre affaire est très compliquée, très complexe, Sir Henry. Quand je relie toutes ces incidences à la mort de votre oncle, je me demande si parmi les cinq cents affaires capitales dont j'ai eu à m'occuper, il s'en est trouvé une avec des ramifications d'une aussi grande profondeur Heureusement, nous tenons quelques fils ; l'un ou l'autre nous conduira bien à la vérité : il se peut que nous perdions du temps en suivant une mauvaise piste, mais tôt ou tard nous tomberons sur la bonne. » Nous déjeunâmes fort agréablement, sans faire beaucoup d'allusions à l'affaire qui nous avait réunis. Holmes attendit que nous ayons pris place dans le petit salon attenant à la chambre de Sir Henry pour lui demander quelles étaient ses intentions. « Je vais me rendre à Baskerville Hall. – Quand ? – À la fin de la semaine. À tout prendre, répondit Holmes, je crois que votre décision est sage. J'ai toutes mes raisons de croire que vous êtes surveillé à Londres ; parmi les millions d'habitants de cette grande ville, il est difficile de découvrir qui sont ces gens et ce qu'ils veulent. S'ils projettent de noirs desseins, ils peuvent vous faire du mal, et nous serions impuissants à l'empêcher. Vous ne saviez pas, docteur Mortimer, que vous avez été suivis ce matin sitôt sortis de chez moi ? » Le docteur Mortimer sursauta. « Suivis ? Et par qui ? – Hélas, je ne saurais vous le dire. Au nombre de vos amis ou connaissances dans Dartmoor, voyez-vous un homme avec une grande barbe noire ? – N… non ! Attendez ! Si. Barrymore, le maître d'hôtel de Sir Charles, porte une grande barbe noire. – Ah ! Où est Barrymore ? – Il garde le manoir. – Je voudrais bien vérifier s'il est là-bas, ou s'il ne se trouve pas par hasard à Londres. – Comment le savoir ? – Donnez-moi une formule de télégramme. Tout est-il prêt pour Sir Henry ? Adresse : M. Barrymore, Baskerville Hall. Quel est le bureau de poste le plus proche ? Grimpen. Très bien. Nous filons envoyer un deuxième télégramme au chef du bureau de poste de Grimpen : « Télégramme pour M. Barrymore, à remettre en main propre. Si absent, prière de renvoyer le télégramme à Sir Henry Baskerville, Northumberland Hotel. » Avant ce soir, nous devrions être fixés, et savoir si Barrymore est fidèle à son poste dans le Devonshire. – D'accord ! dit Baskerville. À propos, docteur Mortimer, qui est ce Barrymore ? – Le fils du vieux concierge décédé. Depuis quatre générations, les Barrymore sont les gardiens du manoir. Pour autant que je sache, lui et sa femme forment un couple tout à fait respectable. – En tout cas, observa Baskerville, tant que personne ne loge au manoir, ces gens jouissent d'une demeure agréable et n'ont rien à faire. – C'est vrai ! – Est-ce que ce Barrymore a été avantagé dans le testament de Sir Charles ? s'enquit Holmes. – Lui et sa femme ont reçu chacun cinq cents livres. – Ah ! Savaient-ils qu'ils recevraient cette somme ? – Oui. Sir Charles aimait beaucoup parler de ses dispositions testamentaires. – Voilà qui est très intéressant ! – J'espère, dit le docteur Mortimer, que vous ne soupçonnerez pas tous ceux qui ont reçu un legs de Sir Charles, car il m'a laissé mille livres. – Vraiment ! Et quels ont été les autres bénéficiaires ? – Des sommes insignifiantes ont été versées à divers individus et à des œuvres de charité. Tout le reste revient à Sir Henry. – À combien se monte le reste ? – À sept cent quarante mille livres. » Holmes haussa les sourcils. « Je ne me doutais nullement qu'il s'agissait d'une somme aussi élevée ! fit-il. – Sir Charles avait la réputation d'être riche, mais nous n'avons pu évaluer sa richesse que lorsque nous avons examiné ses valeurs. La valeur totale de ses biens approchait du million. – Seigneur ! Voilà un enjeu digne d'inciter quelqu'un à jouer une partie désespérée. Encore une question, docteur Mortimer ! En supposant qu'il arrive un accident à notre jeune ami (pardonnez-moi cette hypothèse déplaisante), qui hériterait de la fortune ? – Puisque Rodger Baskerville, le frère cadet de Sir Charles, est mort célibataire, les biens reviendraient aux Desmond, cousins éloignés. James Desmond est un clergyman âgé du Westmorland, – Merci. Ces détails m'intéressent vivement. Avez-vous déjà vu M. James Desmond ? – Oui, il est venu une fois chez Sir Charles. C'est un homme vénérable qui mène une vie de saint. Je me rappelle qu'il a refusé à Sir Charles de s'installer à Baskerville bien qu'il en eut été instamment prié. – Et cet homme à goûts modestes serait l'héritier de la fortune de Sir Charles ? – Il serait l'héritier du domaine, qui serait ainsi substitué à son profit. Il hériterait aussi de l'argent, sauf si l'argent était légué à quelqu'un d'autre par son actuel détenteur, qui peut, naturellement, en disposer à son gré. – Avez-vous fait votre testament, Sir Henry ? – Non, monsieur Holmes. Je n'en ai pas eu le temps, puisque c'est seulement hier que j'ai été mis au courant des événements. Néanmoins, je pense que l'argent devrait accompagner le titre et le domaine, comme le pensait mon pauvre oncle. Comment le propriétaire pourrait-il restaurer Baskerville dans sa splendeur s'il est privé d'argent ? La maison, la terre, l'argent, tout va ensemble. – Très juste ? Hé bien ! Sir Henry, j'approuve tout à fait votre désir de descendre dans le Devonshire. À cette réserve près que vous ne devez pas y aller seul. – Le docteur Mortimer rentre avec moi. – Mais le docteur Mortimer a ses malades, et il habite à plusieurs kilomètres du manoir. Avec toute la meilleure volonté du monde, il serait impuissant à vous aider. Non, Sir Henry, il faut que vous preniez avec vous un homme de confiance qui resterait constamment auprès de vous. – Pouvez-vous m'accompagner, monsieur Holmes ? – Si une crise aiguë se déclarait, je m'efforcerais d'être personnellement présent. Mais vous comprenez bien qu'avec ma clientèle considérable et les appels quotidiens qui me viennent de toutes les parties du monde, il m'est impossible de quitter Londres pour une période indéterminée. Actuellement, un maître chanteur s'attaque à l'un des noms les plus respectés d'Angleterre, et moi seul suis capable de prévenir un scandale désastreux. Il m'est donc interdit de me rendre là-bas. – Qui me recommanderiez-vous, dans ce cas ? » Holmes posa sa main sur mon bras. « Si mon ami voulait accepter, je ne connais pas de plus sûr compagnon dans une passe difficile. Personne plus que moi ne peut témoigner pour lui. » La proposition m'avait pris complètement au dépourvu ; mais avant que j'aie eu le temps de répondre, Baskerville m'avait pris la main et la secouait chaleureusement. « Hé bien ! ce serait vraiment très gentil de votre part, docteur Watson ! me dit-il. Vous voyez ce qu'il en est ; vous en savez autant que moi. Si vous descendez à Baskerville, et si vous m'aidez, je ne l'oublierai jamais. » J'étais toujours séduit par la perspective d'une aventure ; les paroles de Holmes m'encouragèrent, de même que la vivacité avec laquelle le baronet m'agréait comme compagnon. « J'irai avec plaisir, dis-je. Je ne vois pas comment je pourrais mieux employer mon temps. – Et vous me tiendrez très soigneusement au courant, ajouta Holmes. Quand surviendra une crise, ce à quoi il faut vous attendre, je vous dirai comment agir. Je suppose que tout pourrait être prêt pour samedi soir ? – Cette date convient-elle au docteur Watson ? – Tout à fait. – Donc samedi prochain, sauf contrordre, nous nous retrouverons au train de dix heures trente à la gare de Paddington. » Nous nous étions levés pour prendre congé quand Baskerville poussa un cri de joie : il plongea dans l'un des coins de la pièce et retira d'un placard entrouvert un soulier marron neuf. « Mon soulier ! s'exclama-t-il. – Puissent toutes les autres difficultés s'aplanir aussi aisément ! murmura Sherlock Holmes. – Mais c'est très curieux ! observa le docteur Mortimer. Avant déjeuner, j'avais fouillé cette pièce de fond en comble. – Moi aussi, dit Baskerville. Mètre carré après mètre carré. – Le soulier n'était certainement pas là. » Le valet de chambre a dû le ranger pendant que nous déjeunions. » Le valet de chambre allemand fut questionné, mais il affirma n'être au courant de rien, et le problème demeura entier. Une autre énigme s'ajoutait donc à cette série ininterrompue de petits mystères apparemment sans signification. Mise à part la sinistre histoire de la mort de Sir Charles, nous nous trouvions en face d'une suite d'incidents inexplicables survenus dans les dernières quarante-huit heures : la réception de la lettre constituée par des mots imprimés, l'espion barbu dans le fiacre, la perte de la chaussure neuve, la perte du vieux soulier noir, le retour de la chaussure neuve… Pendant que nous roulions vers Baker Street, Holmes demeura silencieux ; ses sourcils froncés, son regard aigu m'indiquaient que comme moi il essayait de construire un cadre où insérer logiquement tous ces épisodes. Tout l'après-midi et le soir il resta assis à méditer et à fumer. Juste avant de dîner, on nous apporta deux télégrammes ; le premier était ainsi conçu : « Viens d'apprendre que Barrymore est au manoir. – Baskerville. » L'autre disait : « Ai visité vingt-trois hôtels comme convenu. Regrette n'avoir pas trouvé trace de feuille déchirée du Times. Cartwright. » « Deux de mes fils viennent de se casser, Watson. Mais rien n'est plus stimulant qu'une affaire où tout contrecarre l'enquêteur. Il nous faut chercher une autre piste. – Nous avons encore le cocher qui conduisait le mouchard. – Oui. J'ai télégraphié pour avoir son adresse. Je ne serais pas autrement surpris si ce coup de sonnette m'annonçait la réponse que j'attends. Il nous annonçait mieux : un individu aux traits rudes apparut sur le seuil ; c'était le cocher lui-même. « J'ai reçu un message de la direction qu'un gentleman à cette adresse avait quelque chose à demander au 2704, dit-il. Voilà sept ans que je conduis, et personne n'a jamais réclamé. Je suis venu droit chez vous pour vous demander en face ce que vous avez contré moi. – Je n'ai rien contre vous, mon brave ! répondit Holmes. Au contraire, je tiens à votre disposition un demi-souverain si vous me donnez les renseignements dont j'ai besoin. – Qu'est-ce que vous voulez savoir, monsieur ? demanda le cocher avec son plus large sourire. – D'abord votre nom et votre adresse, pour le cas ou j'aurais à vous revoir. – John Clayton, 3, Turpey Street, dans le Borough. Mon fiacre est en station à Shipley's Yard, près de la gare de Waterloo. » Sherlock Holmes nota ces renseignements. « Maintenant, Clayton, parlez-moi du client qui est venu devant cette maison à dix heures ce matin et qui, après, a suivi deux gentlemen dans Regent Street. » « Ma foi, je ne vois pas pourquoi je vous le raconterais, car vous semblez en savoir autant que moi, dit-il. La vérité est que ce gentleman m'a dit qu'il était détective, et que je ne devais parler de lui à personne. – Mon ami, il s'agit d'une affaire très grave. Vous vous trouveriez vite dans une situation désagréable si vous tentiez de me cacher quelque chose. Ce client vous a donc déclaré qu'il était détective ? – Oui, c'est ce qu'il m'a déclaré. – Quand vous l'a-t-il déclaré ? – Quand il est monté dans ma voiture. – Ne vous a-t-il rien dit de plus ? – Il m'a dit son nom. » Holmes me lança un regard de triomphe. « Ah ! Il vous a dit comment il s'appelait, eh ? C'était bien imprudent ! Et comment s'appelait-il ? – Il s'appelait, nous dit le cocher, M. Sherlock Holmes. » Jamais je n'avais vu mon ami pareillement abasourdi. Pendant une minute, il demeura immobile, pétrifié. Puis il éclata de rire. « Touché, Watson ! Indiscutablement touché ! dit-il. Je sens un fleuret aussi rapide et aussi souple que le mien. Il m'a touché très joliment cette fois-ci. Donc il s'appelait Sherlock Holmes ? Le cocher eut l'air surpris et vaguement embarrassé. – Oui, monsieur, c'était le nom du gentleman. – Bravo ! Dites-moi où vous l'avez pris en charge, et tout ce qui s'est passé. – Il m'a hélé vers neuf heures et demie dans Trafalgar Square. Il m'a dit qu'il était détective, et il m'a offert deux guinées pour que je fasse exactement ce qu'il voudrait toute la journée sans poser de questions. J'ai été bien content d'accepter ! D'abord nous sommes allés devant le Northumberland Hotel, et nous avons attendu la sortie de deux messieurs qui ont pris un fiacre à la station. Nous les avons suivis jusqu'à un endroit près d'ici. – Jusqu'à cette porte, dit Holmes. – Ça, je n'en suis pas absolument sûr ; mais mon client pourrait vous le dire, lui. Nous nous sommes arrêtés dans la rue et nous avons attendu une heure et demie. Puis les deux gentlemen sont ressortis, nous ont dépassés à pied, et nous les avons suivis dans Baker Street… – Je sais, dit Holmes. – … jusqu'à ce que nous arrivions aux trois quarts de Regent Street. Là mon client a refermé le toit, m'a crié de foncer à la gare de Waterloo. J'ai fouetté la jument, et nous sommes arrivés en dix minutes. Il m'a payé mes deux guinées, comme convenu, et il s'est précipité dans la gare. Juste comme il me quittait, il s'est retourné et m'a lancé : « Peut-être serez-vous content de savoir que vous avez conduit M. Sherlock Holmes ? » Voilà comment j'ai su son nom. – Je comprends. Et vous ne l'avez plus revu ? – Pas après qu'il fut entré dans la gare. – Et comment décririez-vous M. Sherlock Holmes ? » Le cocher se gratta la tête. « Ben, c'est que le gentleman n'est pas facile à décrire ! Je dirais qu'il avait une quarantaine d'années, qu'il était de taille moyenne, une dizaine de centimètres de moins que vous, monsieur. Il était habillé comme quelqu'un de bien, il avait une barbe noire, terminée en carré, et une figure pâle. Je ne sais pas si je pourrais trouver autre chose à dire. – La couleur de ses yeux ? – Je n'en sais rien. – C'est tout ? – Oui, monsieur. Tout. – Bon. Voici votre demi-souverain. Un autre vous attend si vous pouvez me rapporter d'autres renseignements. Bonne nuit ! – Bonne nuit, monsieur ! Et merci ! » John Clayton partit en gloussant de joie ; Holmes se tourna vers moi ; il haussa les épaules et sourit lugubrement. « Voilà cassé net notre troisième fil, dit-il. Nous en sommes revenus à notre point de départ. Rusé coquin ! Il connaissait notre adresse, il savait que sir Henry Baskerville avait consulté, il m'avait repéré dans Regent Street, il avait deviné que je noterais le numéro de son fiacre et que je mettrais la main sur le cocher, et il m'a fait tenir ce message impertinent. Je vous le dis, Watson, cette fois nous avons un adversaire digne de croiser notre fer. J'ai été mis échec et mat à Londres. Je vous souhaite meilleure chance dans le Devonshire. Mais je ne suis pas rassuré. – À quel propos ? – Pas rassuré de vous envoyer là-bas. C'est une sale affaire, Watson, une sale affaire, une affaire périlleuse ; plus je la considère et moins elle me plaît. Oui, mon cher ami, vous pouvez rire, mais je vous donne ma parole que je serai très heureux de vous voir de retour sain et sauf à Baker Street. » CHAPITRE VI LE MANOIR DE BASKERVILLE Sir HENRY BASKERVILLE et le docteur Mortimer furent prêts au jour dit, et nous partîmes comme prévu pour le Devonshire. M. Sherlock Holmes m'avait conduit à la gare et m'avait donné ses dernières instructions et ses suprêmes conseils. « Je ne veux pas vous embrouiller l'esprit en vous suggérant une théorie ou quelques soupçons, Watson, m'avait-il expliqué. Je désire simplement que vous me rendiez compte des faits le plus complètement possible, et que vous me laissiez le soin d'en déduire une théorie. – Quel genre de faits ? – Tous ceux qui vous paraîtront avoir un rapport, même indirect, avec l'affaire ; spécialement les relations entre le jeune Baskerville et ses voisins, ou n'importe quel détail neuf sur la mort de Sir Charles. Ces derniers jours je me suis livré à diverses petites enquêtes ; mais leurs résultats ont été, je le crains, négatifs. Une seule chose semble certaine : ce M. James Desmond, le plus proche héritier, est un gentleman âgé d'un tempérament fort doux ; la persécution n'émane donc pas de lui. Je crois vraiment que nous pouvons l'éliminer de nos calculs. Reste l'entourage de Sir Henry Baskerville sur la lande. – Ne vaudrait-il pas mieux, pour commencer, se débarrasser de ces Barrymore ? – Surtout pas ! Il n'y aurait pas de faute plus grave. S'ils sont innocents, ce serait commettre une injustice cruelle ; s'ils sont coupables, ce serait renoncer à établir cette culpabilité. Non, non ! gardons-les sur notre liste de suspects. En outre, il y a un valet au manoir, si je me souviens bien. Il y a deux fermiers sur la lande. Il y a notre ami le docteur Mortimer, que je crois parfaitement honnête, et il y a sa femme, dont nous ne savons rien. Il y a ce naturaliste Stapleton, et il y a sa sœur, dont on dit qu'elle est une jeune dame pleine d'attraits. Il y a M. Frankland, de Lafter Hall, qui est aussi un élément inconnu, et il y a encore deux ou trois autres voisins. Tels sont les gens que vous devez étudier spécialement. – Je ferais de mon mieux. – Vous êtes armé, je suppose ? – Oui. J'ai pensé que c'était plus sage. – Bien sûr ! Gardez votre revolver à portée jour et nuit, et ne négligez aucune précaution. » Nos amis avaient retenu un compartiment de première classe, et ils nous attendaient sur le quai. « Non, nous n'avons aucune nouvelle, nous répondit le docteur Mortimer. Je ne peux vous certifier qu'une chose, c'est que nous n'avons pas été suivis pendant ces deux jours. Nous ne sommes jamais sortis sans faire attention, et un suiveur n'aurait pu passer inaperçu. ble ? – J'imagine que vous êtes demeurés constamment ensem- – Sauf hier après-midi. Quand je viens dans la capitale, je consacre habituellement une journée aux récréations ; je suis donc allé au Muséum de la faculté de médecine. – Et moi j'ai regardé la foule dans le Park, dit Baskerville. Mais nous n'avons eu aucun ennui. – C'était toutefois imprudent ! constata Holmes en secouant la tête d'un air sérieux. Je vous prie, Sir Henry, de ne pas vous promener seul. Si vous le faites il vous arrivera de graves désagréments. Avez-vous récupéré votre autre soulier ? – Non, monsieur, celui-là est parti pour toujours. – Vraiment ? Intéressant ! Eh bien, messieurs, au revoir ! fit-il, car le train s'ébranlait. Gardez en mémoire, Sir Henry, l'une des phrases de cette étrange légende que le docteur Mortimer nous a lu : évitez la lande pendant ces heures d'obscurité où s'exaltent les Puissances du Mal. » Alors que le train roulait, je regardai encore le quai : la grande silhouette austère de Holmes se tenait immobile, tournée dans notre direction. Le voyage fut bref et agréable. Je fis plus ample connaissance avec mes deux compagnons et je jouai avec l'épagneul du docteur Mortimer pour me distraire. En peu de temps, le sol était devenu rougeâtre, la brique s'était transformée en granit, des vaches rouges paissaient dans des champs clôturés où l'herbe bien verte et une végétation plus luxuriante annonçaient une humidité plus grande. Le jeune Baskerville regardait avidement par la fenêtre du compartiment, et il poussa de véritables cris de joie quand il reconnut le décor familial du Devon. « Je me suis beaucoup promené de par le monde depuis que j'ai quitté ces lieux, me dit-il. Mais jamais je n'ai vu d'endroit comparable à ceci. – Je ne connais pas un habitant du Devonshire qui ne mette son pays natal au-dessus de tout, répondis-je. – Cela dépend de la race autant que du pays, observa le docteur Mortimer. Regardez notre ami : un simple coup d'œil vous révèle la tête arrondie du Celte, à l'intérieur de laquelle bouillonnent deux qualités du Celte : l'enthousiasme et la fa- culté de s'attacher. La tête du pauvre Sir Charles était d'un type très rare, avec des caractéristiques mi-gaéliques, miiverniennes. Mais vous étiez fort jeune quand vous avez vu pour la dernière fois Baskerville Hall, n'est-ce pas ? – Quand mon père est mort j'avais une dizaine d'années, et je n'avais jamais vu le Hall, car il habitait une villa sur la côte du Sud. De là je partis directement pour l'Amérique. Tout est aussi neuf pour moi que pour le Dr Watson, et j'attends avec impatience de voir la lande. – C'est vrai ? fit le docteur Mortimer. Alors votre désir va être promptement exaucé, car voici les premiers contreforts de la lande. » Au-delà des quadrilatères verts des champs et de la basse courbure d'une forêt, se dressait à distance une colline grise, mélancolique, dont le sommet était étrangement déchiqueté ; vu de si loin, sa forme se dessinait mal ; elle ressemblait au décor fantastique d'un rêve. Baskerville demeura assis sans mot dire, le regard immobilisé sur cette colline, et je devinais à son expression tout ce que représentait pour lui cette première vision d'un endroit sauvage sur lequel les hommes de son sang avaient longtemps régné et laissé des traces profondes. Assis dans le coin d'un prosaïque compartiment de chemin de fer avec son costume de tweed et son accent américain, il me donnait néanmoins, quand je scrutais son visage brun et sensible, l'impression qu'il était bien l'héritier de cette longue lignée de seigneurs à sang vif, farouche, dominateur. Dans les sourcils épais, les narines frémissantes, les grands yeux noisette, il y avait de la fierté, du courage, de la force. Si la lande devait être l'objet d'investigations difficiles et dangereuses, Sir Henry était du moins un camarade en l'honneur de qui on pouvait prendre un risque en étant sûr qu'il le partagerait crânement. Le train s'arrêta à une petite gare, et nous descendîmes. Dehors, derrière la barrière blanche et basse, un break attelé attendait. Notre arrivée prit l'allure d'un grand événement : le chef de gare et les porteurs se disputèrent nos bagages. La campagne était paisible et douce. Mais je m'étonnai de voir près de la porte deux militaires appuyés sur leurs fusils qui nous dévisagèrent attentivement quand nous passâmes devant eux. Le cocher, petit bonhomme tout tordu au visage rude, salua Sir Henry Baskerville ; quand les bagages furent chargés le break démarra et nous nous engageâmes sur une route large et blanche. De chaque côté s'étendaient des pâturages en pente : de vieilles maisons à pignons surgissaient parmi des feuillages serrés ; mais derrière cette campagne accueillante et éclairée par le soleil, courait toujours, sombre comme le ciel du soir, la longue incurvation de la lande sauvage, que coupaient seulement des collines désolées aux arêtes vives. Le break tourna dans une route secondaire et nous grimpâmes alors, par des chemins creusés d'ornières et défoncés par des siècles de roues, vers un plateau bordé de mousse, de fougères, de ronces. Sans cesser de monter, nous franchîmes un pont étroit de pierre et nous longeâmes un petit torrent bruyant qui écumait et mugissait en descendant des rochers gris. La route et le torrent serpentaient à travers une vallée où abondaient chênes rabougris et sapins. À chaque tournant Baskerville laissait échapper une exclamation de plaisir : il dévorait des yeux le paysage et nous accablait de questions. Tout lui semblait magnifique. Par contre je ne pouvais me défendre contre la mélancolie du décor qui reflétait si bien le déclin de l'année. Les chemins étaient tapissés de feuilles jaunes qui voletaient mollement à notre passage. Le fracas des roues s'amortissait sur des tas de végétation pourrissante, tristes cadeaux de bienvenue, me sembla-t-il, de la nature à l'héritier des Baskerville ! « Hello ! s'écria le docteur Mortimer. Que veut dire ceci ? » En face de nous un éperon de la lande faisait saillie ; tout en haut, rigide et net comme une statue équestre, un soldat à cheval se dressait, le fusil couché en joue sur son avant-bras, il surveillait la route que nous venions d'emprunter. « Que veut dire ceci, Perkins ? » répéta le docteur Mortimer. Notre cocher se tourna à demi sur le siège. « Un forçat s'est évadé de Princetown, monsieur. Son évasion remonte à trois jours ; les gardes surveillent toutes les routes et toutes les gares, mais ils ne l'ont pas encore aperçu. Les fermiers des environs n'aiment pas ça, monsieur, comme de juste ! – Mais je croyais que tout renseignement était récompensé par une somme de cinq livres ? – Oui, monsieur ; mais la chance de gagner cinq livres compte peu à côté de celle d'avoir la gorge tranchée. C'est qu'il ne s'agit pas d'un forçat ordinaire. Cet homme-là est capable de tout. – Qui est-ce donc ? – Selden, l'assassin de Notting Hill. » Je me souvenais bien de l'affaire ; Holmes s'y était intéressé en raison de la particulière férocité du criminel et de son incroyable bestialité. Sa commutation de peine (condamné à mort, il avait vu son châtiment ramené aux travaux forcés à perpétuité) était due au fait qu'il ne paraissait pas jouir de toutes ses facultés mentales. Notre voiture avait atteint le haut de la côte : devant nous s'étendait la lande, parsemée de pics coni- ques et de monts-joie en dentelles. Un vent froid balayait le plateau et nous fit frissonner. Quelque part au sein de cette désolation, le forçat évadé était tapi, caché dans un trou comme une bête sauvage, sans doute ivre de haine contre l'humanité qui l'avait rejeté au ban de la société. Image qui complétait parfaitement ce paysage dénudé, immense, glacial, sous un ciel qui s'assombrissait. Nous avions quitté les plaines fertiles ; elles étaient maintenant derrière et au-dessous de nous. Nous leur adressâmes un dernier regard : les rayons obliques du soleil bas tissaient des fils d'or et de pourpre sur le sol rouge et sur les bois touffus. Notre route à présent surplombait des pentes escarpées rousses et verdâtres, sur lesquelles des rocs gigantesques se tenaient en équilibre. De loin en loin nous passions devant une petite maison aux murs et au toit de pierre ; aucune plante grimpante n'en adoucissait l'aspect farouche. Une cuvette s'arrondit devant nous ; à ses flancs s'accrochaient des chênes tordus et des sapins qui avaient été courbés par la fureur des tempêtes. Deux hautes tours étroites dépassaient les arbres. Le cocher avec un geste de son fouet nous les nomma : « Baskerville Hall. » Le propriétaire du domaine se souleva pour mieux voir : ses yeux brillaient, ses joues avaient pris de la couleur. Quelques minutes plus tard nous atteignîmes la grille du pavillon : enchevêtrement de nervures de fer forgé soutenu à droite et à gauche par des piliers rongés par les intempéries, marquetés de mousse, surmontés par les têtes d'ours des Baskerville. Le pavillon tout en granit noir et en chevrons nus était en ruine ; mais face à lui se dressait une bâtisse neuve, à demi terminée ; c'était la première réalisation due à l'or sud-africain de Sir Charles. Une fois franchie la grille nous nous engageâmes dans l'avenue ; le bruit des roues s'étouffa une fois encore dans les feuilles mortes ; les branches chargées des vieux arbres formaient une voûte sombre au-dessus de nos têtes. Baskerville frémit en considérant la longue allée obscure au bout de laquelle, comme un fantôme, surgit le manoir. « C'était ici ?… interrogea-t-il à voix basse. – Non. L'allée des ifs se trouve de l'autre côté. » Le jeune héritier promena autour de lui un regard morose. « Rien d'étonnant si mon oncle a eu l'impression, dans un endroit pareil, que des ennuis allaient fondre sur lui ! murmurat-il. Il y a de quoi user les nerfs de n'importe qui. Avant six mois j'aurai ici une double rangée de lampadaires électriques, et devant la porte du manoir j'installerai une lampe de mille bougies. » L'avenue aboutissait à une large pelouse de gazon, tout près de la maison. Dans la lumière du crépuscule je distinguai au centre un lourd bâtiment avec un porche en saillie. Toute la façade était couverte de lierre ; les seuls espaces nus étaient réservés à une fenêtre ou à un blason qui déchiraient ici et là ce suaire sombre. Du bâtiment central s'élevaient les tours jumelles : elles étaient anciennes, crénelées, percées de nombreuses meurtrières. À droite et à gauche il y avait deux ailes plus modernes en granit noir. De vagues lueurs filtraient derrière les lourdes fenêtres à meneaux. Une colonne de fumée noire s'échappait des cheminées qui se projetaient hors d'un toit abrupt à angles aigus. « Bienvenue, Sir Henry ! Soyez le bienvenu à Baskerville Hall ! » Un homme de haute taille avait surgi de l'ombre du porche pour ouvrir la portière du break. Dans la lumière jaune de l'entrée se profila une silhouette de femme. Elle sortit pour aider l'homme à descendre nos bagages. « Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que je rentre directement chez moi, Sir Henry ? demanda le docteur Mortimer. Ma femme m'attend. – Vous resterez bien dîner avec nous ? – Non. Il faut que je regagne Grimpen. Sans doute ai-je des malades à visiter. Je resterais volontiers pour vous montrer toute la maison, mais Barrymore sera un meilleur guide que moi. Bonsoir, et n'hésitez pas à m'envoyer chercher si je peux vous rendre service. » Le bruit des roues décrut dans l'avenue pendant que Sir Henry et moi pénétrions dans le manoir ; derrière nous la porte se referma lourdement. Nous nous trouvâmes dans une belle maison : vaste, haute de plafonds, avec des solives de chêne noircies par l'âge. Dans la grande cheminée d'autrefois, derrière de hauts chenets de fer, brûlait et pétillait un grand feu de bûches. Sir Henry et moi nous tendîmes nos mains pour les réchauffer, car notre longue promenade en voiture les avait engourdies. Puis nous regardâmes autour de nous : les vitraux hauts et étroits, les lambris de chêne, les têtes de cerfs, les armoiries sur les murs, tout cela se détachait d'une manière confuse sous la lumière tamisée de la lampe du milieu. « Je me la représentais bien ainsi ! dit Sir Henry. N'est-ce pas l'image exacte d'une vieille demeure familiale ? Quand je pense que ce sont les mêmes murs entre lesquels mes ancêtres ont vécu depuis cinq cents ans ! J'en suis presque pétrifié de solennité… » Son visage s'éclaira d'un enthousiasme enfantin. À la place où il se tenait, il était en pleine lumière ; mais des ombres allongées rampaient le long des murs et dessinaient une sorte de dais au-dessus de lui. Barrymore avait déposé nos bagages dans nos chambres et il était venu nous rejoindre : toute son attitude traduisait le bon serviteur. Il avait de la prestance : il était grand, bien bâti, sa physionomie était pâle et distinguée ; il portait une barbe noire, taillée en carré. « Désirez-vous que le dîner soit servi tout de suite, monsieur ? – Est-il prêt ? – Il sera prêt dans quelques instants, monsieur. Vous trouverez de l'eau chaude dans vos chambres. Ma femme et moi seront heureux, Sir Henry, de demeurer avec vous jusqu'à ce que vous ayez pris vos dispositions, mais vous comprendrez qu'étant donné les nouvelles circonstances cette maison exigera un personnel considérable. – Quelles nouvelles circonstances ? – Je voulais dire seulement que Sir Charles, monsieur, menait une existence très retirée, et que nous pouvions suffire à son service. Vous voudrez sans doute vivre dans une moins grande solitude ; vous devrez donc transformer le train de maison. – Dois-je comprendre que votre femme et vous souhaiteriez me quitter ? – Uniquement quand cela ne vous dérangera pas, monsieur. – Mais votre famille a été chez nous depuis plusieurs générations, n'est-ce pas ? Je serais désolé de commencer mon existence ici en rompant un ancien lien de famille. » Je crus discerner une certaine émotion sur le visage pâle du maître d'hôtel. « J'éprouve le même sentiment, monsieur, et ma femme aussi. Mais pour vous dire toute la vérité, monsieur, nous étions tous deux très attachés à Sir Charles, et sa mort nous a bouleversés : cette maison nous est devenue tout à fait pénible. Je crains que nous ne nous sentions jamais plus à l'aise dans Baskerville Hall. – Mais quelles sont vos intentions ? – Je pense, monsieur, que nous pourrons nous installer à notre compte dans un commerce quelconque. La générosité de Sir Charles nous en a procuré les moyens. Mais pour l'instant, monsieur, je ferais mieux de vous conduire à vos chambres.» Une galerie carrée à balustrade courait le long du vieux vestibule ; un double escalier y donnait accès. De ce palier cen- tral deux couloirs fort longs s'étendaient sur toute la longueur du manoir ; les chambres donnaient toutes sur ces couloirs. La mienne se trouvait dans la même aile que celle de Baskerville, et presque attenante. Elles nous semblèrent beaucoup plus modernes que la partie centrale du bâtiment : du papier clair recouvrait les murs ; de nombreuses bougies m'aidèrent à chasser la sinistre impression que notre arrivée avait ancrée dans mon esprit. Mais la salle à manger qui donnait sur le vestibule était peuplée de ténèbres et d'ombres. Imaginez une pièce rectangulaire, avec une marche pour séparer l'estrade où mangeait la famille de la partie inférieure réservée aux serviteurs. À une extrémité un balcon pour musiciens la surplombait. Des poutres noircies décoraient un plafond que la fumée n'avait guère épargné. Avec des dizaines de torches flamboyantes, la couleur et la gaieté d'un banquet de jadis, l'atmosphère aurait été transformée ; mais pour l'heure, entre deux gentlemen vêtus de noir et assis dans le petit cercle de lumière projetée par une lampe à abat-jour, il y avait de quoi être déprimé et ne pas avoir envie de bavarder. Toute une rangée d'ancêtres, dans une bizarre variété de costumes, depuis le chevalier élisabéthain jusqu'au dandy de la Régence, plongeaient leurs regards fixes sur nous et nous impressionnaient par leur présence silencieuse. Nous n'échangeâmes que peu de mots et, pour ma part, je ne fus pas mécontent lorsque le repas eut pris fin et que nous nous fûmes retirés dans une salle de billard plus récente pour fumer une cigarette. « Ma parole, ce n'est pas un endroit bien gai ! me dit Sir Henry. Je suppose que l'on peut s'y accoutumer, mais maintenant je me sens un peu hors de l'ambiance. Je ne m'étonne plus que mon oncle soit devenu un peu nerveux en vivant seul dans une pareille maison ! Cependant, si cela vous convient, nous irons nous reposer de bonne heure ce soir, et demain matin peut-être l'atmosphère nous semblera-t-elle moins sinistre. » J'écartais mes rideaux avant de me mettre au lit et je regardai par la fenêtre. Elle s'ouvrait sur la pelouse en gazon qui s'étendait devant la façade du manoir. Au-delà de la pelouse, deux taillis gémissaient et se balançaient au vent qui se levait. Une demi-lune apparaissait entre les nuages qui se hâtaient. Dans sa lumière froide je vis derrière les taillis une bordure de rochers qui délimitait la mélancolie de la lande. Je refermai les rideaux ; cette impression dernière ne m'incita plus qu'à fermer l'œil et à dormir. Pourtant ce n'était pas tout à fait la dernière impression de la journée. J'étais las, mais je n'avais pas sommeil. Je me tournai et me retournai dans mes draps, à la recherche d'un repos qui se dérobait. Au loin une horloge carillonnait tous les quarts d'heure. Ce bruit mis à part, un silence mortel régnait dans le manoir. Et puis tout à coup, du plus profond de la nuit, j'entendis un son clair, net, sur lequel il n'y avait pas moyen de se tromper. C'était des sanglots de femme : les petits cris étouffés, étranglés d'une femme en proie à une panique incontrôlable. Je me mis sur mon séant, et j'écoutai. Le bruit ne pouvait provenir que de la maison. Pendant une demi-heure je tendis l'oreille, tous sens en alerte, mais je n'entendis plus rien que les carillons de l'horloge et le frémissement du lierre sur le mur. CHAPITRE VII LES STAPLETON DE MERRIPIT La beauté fraîche du lendemain matin nous aida à effacer de notre mémoire l'impression grise et lugubre de notre premier contact avec Baskerville Hall. Tandis que sir Henry et moi étions assis devant notre petit déjeuner, le soleil déversait ses flots lumineux à travers les hautes fenêtres à meneaux, parsemait de taches colorées les armoiries des murs. Sous ses rayons dorés, les panneaux de chêne revêtaient l'éclat du bronze. Il était difficile de réaliser mentalement que cette pièce était celle qui nous avait tellement désenchantés la veille au soir. « Je crois que ce n'est pas la maison qui est à blâmer, mais nous ! dit le baronet. Nous étions fatigués par le voyage, gelés par cette promenade en voiture : voilà pourquoi cette demeure nous avait paru maussade. À présent que nous sommes reposés, elle est toute en gaieté. – Et pourtant l'imagination n'est pas seule en cause, répondis-je. Par exemple, n'auriez-vous pas entendu quelqu'un, une femme probablement, sangloter pendant la nuit ? – C'est curieux ! Quand j'étais déjà à moitié endormi, j'ai entendu quelque chose qui ressemblait à cela. J'ai guetté un moment, puis plus rien ; alors j'ai conclu que c'était un cauchemar. – Moi je l'ai entendu distinctement ; et je suis sûr qu'il s'agissait bel et bien d'une femme qui sanglotait. – Nous allons tout de suite demander… » Il sonna et interrogea Barrymore. Il me sembla que le visage blême du maître d'hôtel se fit plus blanc quand il entendit les questions que lui posait son maître. « Il n'y a que deux femmes dans la maison, Sir Henry ! répondit-il. L'une est la laveuse de vaisselle, qui couche dans l'autre aile. L'autre est ma femme, et je peux vous jurer qu'elle n'a pas pleuré. » Et pourtant il mentait. Après déjeuner, le hasard fit que je rencontrai Mme Barrymore dans le couloir ; le soleil éclaira son visage. C'était une grosse femme sans expression, aux traits épais, la bouche serrée. Mais ses yeux étaient rouges et ils me regardèrent entre des paupières boursouflées. C'était donc elle qui avait pleuré pendant la nuit. Et si elle avait pleuré, son mari devait le savoir. Cependant il avait choisi le risque évident d'être démenti et il avait nié que ce fût sa femme. Pourquoi ? Et pourquoi avait-elle sangloté d'une façon aussi dramatique ? Déjà autour de ce bel homme pâle à la barbe noire flottait une atmosphère de mystère et de ténèbres. C'était lui qui le premier avait découvert le corps de Sir Charles, et nous n'avions que son témoignage pour toutes les circonstances qui avaient précédé et entouré la mort du vieillard. Était-il possible que ce Barrymore fût l'espion que nous avions aperçu en fiacre dans Regent Street ? La barbe pouvait être la même. Le cocher avait dépeint un homme relativement moins grand, mais il avait pu se tromper. Comment éclaircir décaissement ce point ? La première chose à faire était d'aller voir le chef du bureau de poste de Grimpen, et de vérifier si le télégramme test avait été bien remis à Barrymore en personne. Quelle que fût la réponse, j'aurais au moins un fait à rapporter à Sherlock Holmes. Sir Henry ayant de nombreux papiers à examiner après le petit déjeuner, j'avais donc le loisir de procéder à mon enquête. Ce fut une promenade plaisante de sept kilomètres en bordure de la lande. Elle me mena finalement à un petit hameau gris ; deux maisons plus importantes que les autres étaient l'auberge et la demeure du docteur Mortimer. Le chef du bureau de poste, qui tenait l'épicerie du village, se souvenait fort bien du télégramme. « En effet, monsieur, me dit-il. Le télégramme a été remis à M. Barrymore comme vous m'en aviez prié. – Qui le lui a remis ? – Mon fils. James, tu as remis le télégramme à M. Barrymore la semaine dernière, n'est-ce pas ? – Oui, papa. Je le lui ai remis. – En main propre ? demandai-je. – Voilà ! il était dans le grenier, je n'ai donc pas pu le lui remettre en main propre, mais je l'ai donné à Mme Barrymore, et elle m'a promis d'aller le lui porter immédiatement. – As-tu vu M. Barrymore ? – Non. Je vous dis qu'il était dans le grenier. – Si tu ne l'as pas vu, comment sais-tu qu'il était dans le grenier ? – Ben, sûrement que sa femme savait où il était, répondit le petit facteur. Est-ce qu'il n'a pas reçu le télégramme ? S'il y a faute c'est à M. Barrymore de se plaindre. » Il me parut inutile de poursuivre l'enquête, mais il était clair que Holmes avait beau faire, nous ne détenions pas la preuve que Barrymore était ailleurs qu'à Londres ce jour-là. Supposons qu'il s'y soit trouvé… Supposons que le même homme ait été le dernier à voir Sir Charles vivant et le premier à filer le nouvel héritier dès son arrivée en Angleterre… Et alors ? Était-il un agent ? Avait-il un plan strictement personnel ? Quel intérêt pouvait-il avoir à persécuter la famille des Baskerville ? Je réfléchis à l'étrange mise en garde découpée dans un éditorial du Times. Était-ce son œuvre, ou l'œuvre de quelqu'un qui cherchait à contrecarrer ses desseins ? Le seul motif concevable était celui qui avait été suggéré par Sir Henry : si les Baskerville pouvaient être dégoûtés du manoir, les Barrymore jouiraient d'une demeure confortable. Mais une telle explication était loin de rendre compte de tout le réseau subtil qui étirait ses mailles autour du jeune baronet. Holmes lui-même avait déclaré qu'au long de ses enquêtes sensationnelles il n'avait jamais rencontré de cas plus complexe. Pendant que je rentrais sur la route grise, déserte, je priai pour que mon ami fût bientôt libéré des travaux londoniens et pût me décharger de responsabilités aussi lourdes. Le cours de mes pensées se trouva interrompu par un bruit de pas qui couraient derrière moi ; une voix me héla par mon nom. Je me retournai, pensant que c'était le docteur Mortimer ; mais non : c'était un inconnu qui se hâtait. Il pouvait avoir entre trente et quarante ans ; il était petit, mince, blond, tout rasé ; il avait la bouche en cœur et une mâchoire tombante ; il était vêtu de gris et était coiffé d'un chapeau de paille. Il portait en bandoulière une boite métallique pour échantillons botaniques et il tenait à la main un filet vert à papillons. « Vous me pardonnerez, j'en suis sûr, mon audace, docteur Watson, me dit-il quand, tout essoufflé, il m'eut rejoint. Ici sur la lande nous sommes des gens tout à fait simples, et nous n'attendons pas les présentations officielles. Vous avez peut-être entendu mon dans la bouche de notre ami commun Mortimer. Je m'appelle Stapleton, de Merripit. – Votre filet et votre boîte me l'auraient appris, répondisje. Je savais en effet que M. Stapleton était naturaliste. Mais comment m'avez-vous reconnu ? – J'étais chez Mortimer, et il vous a désigné à ma curiosité par la fenêtre de son cabinet quand vous êtes passé. Comme votre route est la mienne, j'ai pensé à vous rattraper et à me présenter moi-même. J'espère que Sir Henry a bien supporté son voyage ? – Il se porte très bien merci. – Nous redoutions tous un peu qu'après la triste mort de Sir Charles le nouveau baronet ne refusât de vivre ici. C'est demander beaucoup à un homme riche de s'enterrer dans un endroit pareil, mais je n'ai pas besoin de vous dire que le fait est d'importance pour la région. J'espère que Sir Henry n'éprouve pas de frayeurs superstitieuses relativement à l'affaire ? – Je ne crois pas qu'il y soit sujet. – Naturellement, vous connaissez la légende de ce chien monstrueux qui s'acharne sur la famille ? – Elle m'a été contée. – C'est extraordinaire comme les paysans d'ici sont crédules ! Il y en a qui jureraient sur leur tête avoir vu une bête de ce genre sur la lande… » Il souriait tout en parlant, mais il me sembla lire dans son regard qu'il prenait le problème plus au sérieux. « … L'histoire avait vivement frappé l'imagination de Sir Charles, et je suis certain qu'elle est responsable de sa fin tragique. – Mais comment ? – Ses nerfs étaient tellement tendus que l'apparition de n'importe quel chien aurait pu avoir un effet fatal sur son cœur malade. Je me demande s'il a réellement vu un chien cette nuitlà dans l'allée des ifs. Je craignais un accident, car j'aimais beaucoup ce vieil homme, et je savais qu'il avait le cœur touché. – Comment le saviez-vous ? – Mon ami Mortimer me l'avait dit. – Vous pensez, par conséquent, qu'un chien a poursuivi Sir Charles, et qu'il est mort de peur ? – Avez-vous une meilleure explication à fournir ? – Je n'ai encore formulé aucune conclusion. – Et Sherlock Holmes ? » Pendant un instant je demeurai sans souffle, mais le visage placide et les yeux paisibles de mon compagnon me convainquirent que la question ne cachait pas un piège. « … Nous aurions grand tort de nier que nous vous connaissons, docteur Watson ! Les exploits de votre détective sont parvenus jusqu'à nous, et vous êtes inséparables. Quand Mortimer m'a révélé votre nom, j'ai tout de suite fait le rapprochement. Puisque vous êtes ici, M. Sherlock Holmes s'intéresse donc à l'affaire ; voilà pourquoi je suis curieux, légitimement curieux, de connaître son point de vue. – Je crains de ne pouvoir répondre à votre question. – Puis-je vous demander s'il nous fera l'honneur d'une visite personnelle ? – Il ne peut pas quitter Londres pour le moment. D'autres affaires le retiennent en ville. – Quel dommage ! Il pourrait projeter un peu de lumière sur ce qui nous semble si obscur. Mais en ce qui concerne vos propres recherches, pour le cas où je pourrais vous rendre le moindre service, j'espère que vous n'hésiterez pas à faire appel à moi. Si j'avais une idée de la nature de vos soupçons, ou de la manière dont vous entendez enquêter, je pourrais peut-être vous aider ou vous conseiller. – Je vous assure que je suis simplement ici pour tenir compagnie à mon ami Sir Henry, et que je n'ai besoin d'aucune assistance. – Parfait ! dit Stapleton. Vous avez raison d'être prudent et discret. Je suis confus d'avoir commis une intrusion absolument injustifiable, et je vous promets de ne plus vous reparler de l'affaire. » Nous étions arrivés à un endroit où un étroit chemin gazonné débouchait sur la route après avoir serpenté à travers la lande. Une colline abrupte, parsemée de rochers, se dressait sur la droite : autrefois elle avait été creusée par une carrière de granit. La face qui était devant nous formait une sorte de falaise noire, avec des fougères et des ronces nichées dans ses crevasses. À quelque distance s'élevait un panache de fumée grise. « Une petite marche le long de ce chemin nous mènerait à Merripit, m'expliqua Stapleton. Voudriez-vous m'accorder une heure de votre temps afin que j'aie le plaisir de vous présenter à ma sœur ? » Ma première réaction fut que je devrais me trouver auprès de Sir Henry. Mais je me remémorai le tas de papiers et de factures qui encombrait son bureau : je ne lui serais d'aucun secours pour leur dépouillement. Et Holmes m'avait expressément recommandé d'étudier les voisins. J'acceptai donc l'invitation de Stapleton et nous nous engageâmes dans le sentier. « C'est un lieu merveilleux, notre lande, me dit-il en promenant son regard sur les ondulations de terrain. On ne se lasse jamais de la lande. Vous n'avez pas idée des secrets merveilleux qu'elle recèle. Elle est si vaste, si nue, si mystérieuse ! – Vous la connaissez bien ? – Je ne suis installé que depuis deux ans. Autant dire que les gens d'ici m'appellent un nouveau venu. Nous sommes arrivés peu après Sir Charles. Mais mes goûts m'ont conduit à explorer toute la région, et je crois que peu d'hommes la connaissent mieux que moi. – Est-elle si difficile à connaître ? – Très. Vous voyez, par exemple, cette grande plaine vers le nord, avec ces étranges collines qui y ont poussé. N'y remarquez- vous rien de particulier ? – Ce serait un endroit rêvé pour faire du cheval. – Bien sûr, c'est la première idée ! Idée qui a coûté la vie à beaucoup. Distinguez-vous ces taches vertes, brillantes, éparpillées ? – Oui. Le sol est plus fertile là qu'ailleurs. » Stapleton se mit à rire. rendent compte de la différence que lorsque le bourbier les avale. C'est un sale endroit, le grand bourbier de Grimpen ! – Et, vous dites que vous pouvez le traverser ? – Oui. Il y a deux ou trois petits chemins qu'un homme très agile peut emprunter. Je les ai découverts. – Mais pourquoi allez-vous dans un endroit aussi horrible ? – Voyez-vous les collines là-bas ? Ce sont de vraies îles isolées de tous côtés par ce bourbier infranchissable qui les a cernées au cours des siècles. Elles possèdent des plantes et des papillons rares toute la question est d'avoir assez d'astuce pour les atteindre. « Je vous présente le grand bourbier de Grimpen, me dit-il. Un faux pas, et c'est la mort pour un homme ou pour un animal. Hier encore, j'ai vu l'un des poneys de la lande errer par-là ; il n'en est jamais sorti. J'ai vu sa tête qui longtemps a émergé audessus d'un trou de vase, mais le marais l'a finalement aspiré. Même pendant la saison sèche, il est dangereux de traverser le bourbier ; à plus forte raison après les pluies d'automne ! Et cependant, moi, je peux m'y promener et en revenir vivant. Tenez, voilà un autre de ces malheureux poneys ! » Quelque chose de brun se balançait en déséquilibre parmi les joncs verts. Puis un long cou qui se tordait dans l'agonie sauta en l'air et un hurlement effroyable retentit à travers la lande. Je frémis d'horreur, mais les nerfs de mon compagnon me parurent plus solides que les miens. « Fini ! me dit-il. Le bourbier l'a englouti ! Deux en deux jours, et peut-être beaucoup plus, car les poneys ont pris l'habitude de se rendre là pendant la saison sèche, et ils ne se – J'essaierai ma chance un jour.. » Il me regarda ahuri. « Pour l'amour de Dieu, ôtez-vous cette idée de l'esprit ! s'écria-t-il. Votre sang retomberait sur ma tête. Je vous certifie que vous n'auriez pas la moindre chance d'en revenir vivant. Ce n'est que par des repères compliqués que je m'en sors moimême. – Oh ! oh ! m'écriai-je. Qu'est cela ? » Un long gémissement bas, indiciblement triste, s'éleva de la lande. Il emplit tout l'air. Et pourtant il me fut impossible de préciser d'où il venait. D'abord murmure lugubre, il s'enfla en un profond meuglement puis retomba en plainte mélancolique, à vibrations sinistres. Stapleton me regarda d'un air bizarre. « Un endroit étrange, cette lande ! me dit-il. – Mais qu'était-ce ? – Les paysans disent que c'est le chien des Baskerville qui réclame sa proie. Je l'avais déjà entendu une ou deux fois, mais jamais aussi distinctement. » Je contemplai, avec le froid de la peur dans le cœur, cette immense plaine tachetée par des bouquets d'ajoncs. Rien ne bougeait, sauf deux corbeaux qui croassaient derrière nous, perchés sur un roc. « Vous êtes un homme cultivé, dis-je. Vous ne croyez pas à de telles stupidités ! Quelle serait, d'après vous, la cause d'un bruit aussi insolite ? – Parfois les cerfs provoquent des sons curieux : une précipitation ou un tassement de boue, ou une eau qu'ils font sourdre, ou je ne sais quoi… – Non. C'était une voix vivante. – Peut-être, après tout. Avez-vous déjà entendu le cri d'un butor ? – Non. – C'est à présent un oiseau très rare en Angleterre : pratiquement disparu. Mais sur la lande tout est possible. Oui, je ne serais pas autrement surpris d'apprendre que nous venons d'entendre le cri du dernier des butors. – C'est le bruit le plus étrange, le plus singulier que j'aie jamais entendu. – Dans l'ensemble, le pays est plutôt inquiétant. Regardez là-bas le flanc de cette colline. Que pensez-vous de ces cailloux ?» Toute la pente était couverte de pierres grises disposées en une vingtaine de cercles réguliers. « Des enclos à moutons, je suppose ? – Non. Ce sont les maisons de nos dignes ancêtres. L'homme préhistorique vivait en colonies sur la lande, et comme depuis lors personne ne l'a habitée, nous trouvons ses petites installations telles qu'il les a laissées. Ce sont ses wigwams sans toit. On peut même voir son foyer et sa couche si l'on a la curiosité d'y pénétrer. – Mais c'est une vraie ville. Quand a-t-elle été habitée ? – Par l'homme néolithique. Pas de date. – Que faisait-il ? – Il faisait paître ses troupeaux sur les pentes que vous voyez, et il apprenait à creuser pour trouver du fer, quand le glaive de bronze a commencé à affirmer sa supériorité sur la hache de pierre. Regardez la grande tranchée dans le flanc de l'autre colline. C'est l'une de ses traces. Oui, vous trouverez des tas de choses passionnantes sur la lande, docteur Watson ! Oh ! excusez-moi un instant : voilà sûrement un cyclopidé… » Une mouche ou un petit papillon avait voleté à travers notre sentier, et Stapleton se rua à la poursuite avec autant de rapidité que d'énergie. À mon vif déplaisir, la bestiole volait droit vers le grand bourbier, ce qui ne ralentit pas l'ardeur de ma nouvelle connaissance ; il bondissait derrière elle de touffe en touffe, en agitant sou filet vert. Avec son costume gris et sa course en zigzag, tout en sauts, il ressemblait à un gros papillon. Je m'étais arrêté pour assister à sa chasse ; j'admirais certes son agilité extraordinaire, mais je craignais qu'il ne fît le faux pas dont il avait parlé, quand j'entendis un bruit de pas ; je me détournai ; une femme déboucha sur le chemin. Elle venait de Merripit, mais la déclivité de la lande l'avait dissimulée jusqu'à ce qu'elle arrivât presque à ma hauteur. C'était sans aucun doute Mlle Stapleton. On m'avait parlé de sa beauté, et il ne devait pas y avoir beaucoup de beautés sur la lande. Or elle était très belle, cette femme qui s'approchait ! Le frère et la sœur ne se ressemblaient guère : Stapleton était banalement neutre avec ses chevaux blonds et ses yeux gris ; par contre je n'avais jamais vu brune plus éclatante que sa sœur. Elle était grande et mince, racée. Sa figure était fine, et si régulière de traits qu'on aurait pu passer pour inexpressive sans la bouche sensible et les yeux d'un noir ardent. Ce visage parfait au-dessus d'une robe élégante constituait une bien étrange apparition sur ce sentier de la lande ! Quand je me retournai, elle observait son frère, puis s'avança vers moi d'un pas vif. Je m'étais découvert et allais lui fournir quelques explications, quand les mots qu'elle prononça me firent changer d'avis. « Allez-vous en ! me dit-elle. Rentrez directement à Londres, tout de suite ! » Je ne pus que la regarder, abasourdi. Ses yeux s'enflammèrent et elle tapa du pied avec impatience. « Pourquoi rentrerais-je ? demandai-je. – Je ne peux pas vous expliquer… » Sa voix était grave, passionnée, avec un léger zézaiement. « … Mais pour l'amour de Dieu faites ce que je vous dis ! Allez-vous-en, et ne remettez jamais le pied sur la lande ! – Mais je viens d'arriver ! – Voyons, voyons ! s'écria-t-elle. Ne comprenez-vous pas quand on vous avertit pour votre bien ? Rentrez à Londres ! Partez ce soir ! Quittez à tout prix cet endroit ! Silence, voici mon frère qui revient. Pas un mot de ce que je vous ai dit ! Vous ne voudriez pas me cueillir cette orchidée là-bas au milieu des prèles ? Nous avons sur la lande des orchidées à profusion ; mais, naturellement, vous êtes arrivé bien tard pour contempler toutes les beautés de ce pays. » Stapleton avait renoncé à sa chasse, et il revenait vers nous suant et soufflant. « Hello, Beryl ! » fit-il. J'eus l'impression que le ton n'était pas très cordial. « Hé bien ! Jack, vous avez chaud ! – Oui, je pourchassais un cyclopidé. Un cyclopidé peu connu, qu'on trouve rarement à la fin de l'automne. Je regrette fort de l'avoir manqué !… » Il parlait négligemment, mais ses petits yeux clairs allaient sans cesse de la jeune fille à moi. « … Vous vous êtes présentés tout seuls, à ce que je vois. – Oui. Je disais à Sir Henry qu'il était arrivé bien tard pour admirer les véritables beautés de la lande. – Mais… à qui pensez-vous avoir parlé ? – J'imagine que c'est à sir Henry Baskerville. – Non, répondis-je. Je suis un modeste bourgeois, mais son ami. Je suis le docteur Watson. » Le rouge de la confusion passa sur son visage expressif. « Dans notre conversation, il y a eu un quiproquo, dit-elle. – Conversation qui n'a pas duré longtemps, observa son frère qui avait toujours les mêmes yeux interrogateurs. – J'ai parlé comme si le docteur Watson habitait la région et n'était pas un touriste de passage. Sans doute cela lui importe-t-il peu d'être en avance ou en retard pour les orchidées. Mais vous viendrez bien, n'est-ce pas, jusqu'à Merripit ? » Nous y arrivâmes bientôt : c'était une morne maison de la lande. autrefois ferme d'un herbager, qui avait été ravalée et aménagée en habitation moderne. Un verger l'entourait, mais les arbres, comme d'habitude sur la lande, étaient rabougris et noueux ; le site incitait à la mélancolie. Nous fûmes accueillis par un vieux domestique ratatiné, vêtu d'un manteau couleur rouille, qui semblait être le gardien de la maison. L'intérieur était composé de grandes pièces, meublées avec un goût dans lequel il me sembla retrouver quelque chose de mon hôtesse. Pendant que par la fenêtre je contemplais la lande interminable tachetée de granit, je me demandai tout naturellement ce qui avait poussé cet homme cultivé et cette jolie femme à s'enterrer dans un lieu aussi triste. « Nous avons choisi une étrange retraite, n'est-ce pas ? lança-t-il comme s'il avait percé mes pensées. Et cependant nous nous arrangeons pour être presque heureux ; demandez à Beryl. – Tout à fait heureux, répondit-elle sans conviction. – J'avais un collège, me dit Stapleton, Dans le Nord. Pour un homme de mon tempérament, le travail y était mécanique, peu intéressant. Par contre, le privilège de vivre avec des jeunes, de façonner leurs esprits et d'y imprimer une petite part de mon caractère et de mes idées personnelles m'était très cher. Le destin nous fut contraire. Une grave épidémie décima le collège ; trois élèves moururent. L'établissement ne se releva jamais de ce coup du sort, et j'y perdis une grosse partie de mes capitaux. Mais voyez-vous, si je n'avais pas rompu avec cette charmante fréquentation des enfants, je pourrais me réjouir de mes mésaventures, car étant donné mon penchant pour la botanique et la zoologie, je trouve là un champ illimité, et ma sœur est aussi fervente de la nature que je le suis. Tout cela, docteur Watson, je vous le dis pêle-mêle parce que j'ai vu l'expression de votre visage pendant que vous regardiez la lande par notre fenêtre. – J'ai évidemment pensé que cet endroit pouvait être un petit peu morne… moins pour vous, peut-être, que pour votre sœur ? – Non, rien n'est morne pour moi, trancha-t-elle. – Nous avons des livres, nous avons nos travaux, et nous avons des voisins intéressants. Dans sa spécialité, le docteur Mortimer est tout à fait remarquable. Le pauvre Sir Charles était également un compagnon très agréable. Nous le connaissions bien ; il nous manque plus que je ne saurais le dire. Pensez-vous que ce serait indiscret de ma part si je me rendais cet après-midi au manoir pour faire la connaissance de Sir Henry ? – Je suis sûr qu'il serait ravi. – Alors consentiriez-vous à lui faire part de mon intention ? À notre humble manière, nous pouvons lui faciliter les choses tant qu'il ne sera pas habitué à sa nouvelle ambiance. Voulez-vous monter, docteur Watson, et examiner ma collection de lépidoptères ? Je crois que c'est la plus complète du sudouest de l'Angleterre. Le temps que vous la regardiez, et le déjeuner sera prêt. » Mais j'avais hâte de rejoindre mon poste. D'ailleurs la mélancolie de la lande, la mort du malheureux poney, le cri lugubre qui avait été associé à la sinistre légende des Baskerville, tout cela m'avait pénétré de tristesse. Et puis, pour couronner ces impressions plus ou moins vagues, il y avait eu l'avertissement précis et clair de Mlle Stapleton. Avertissement qui m'avait été communiqué avec une telle gravité que je ne pouvais pas douter qu'un mobile impérieux l'eût dicté. Je résistai à toutes les invites et je partis aussitôt vers le manoir, reprenant le même sentier que j'avais suivi avec Stapleton. Un raccourci devait néanmoins exister, car avant d'atteindre la route j'aperçus avec étonnement Mlle Stapleton assise sur un rocher bordant le sentier. Elle avait la figure merveilleusement colorée par la course qu'elle venait de faire, et elle porta la main à son côté. « J'ai couru jusqu'ici pour vous rattraper, docteur Watson. Je n'ai même pas pris le temps de mettre un chapeau. Il ne faut pas que je m'attarde, sinon mon frère me chercherait. Je voulais vous dire combien je suis désolée de l'erreur stupide que j'ai commise en vous confondant avec Sir Henry. Je vous prie d'oublier les mots que j'ai prononcés, qui ne s'appliquent nullement à vous. – Mais je ne peux pas les oublier, mademoiselle ! Je suis l'ami de Sir Henry, et son bien-être est en étroit rapport avec le mien. Dites-moi pourquoi vous exigiez avec tant d'ardeur que Sir Henry retourne à Londres. – Caprice de femme, docteur Watson. Quand vous me connaîtrez mieux, vous comprendrez que je ne peux pas toujours donner les raisons de ce que je dis ou fais. – Non. Je me rappelle l'émotion dans votre voix. Je me rappelle le regard de vos yeux. Je vous en prie, soyez sincère, mademoiselle ! Car depuis que je suis arrivé ici, je me sens environné d'ombres. La vie est devenue comme ce grand bourbier de Grimpen, avec des petites taches vertes de tous côtés dans lesquelles on peut sombrer sans que personne ne puisse retrou- ver votre trace. Dites-moi donc ce que vous vouliez me faire comprendre, et je vous promets de transmettre votre avertissement à Sir Henry. » rent. Une indécision flotta un moment sur sa figure, mais durci- – Je ne crois pas à de telles absurdités. – Moi, j'y crois. Si vous avez la moindre sur influence Sir Henry, éloignez-le d'un endroit qui a toujours été fatal à sa famille. Le monde est vaste. Pourquoi voudrait-il habiter un lieu dangereux ? – Parce que c'est effectivement un lieu dangereux. Sir Henry a le caractère ainsi fait. Je crains que, si vous ne lui donnez plus d'indications plus précises, il ne refuse de s'éloigner. – Je ne saurais rien dire de précis, car je ne sais rien de précis. – Je voudrais vous poser une question supplémentaire, Mademoiselle. Si vous ne vouliez rien sous-entendre quand vous m'avez parlé la première fois, pourquoi ne vouliez-vous pas que votre frère surprenne vos paroles ? Il n'y a rien en elles qui puisse soulever, de sa part ou de la part de n'importe qui, la moindre objection. – Mon frère souhaite de tout son cœur que le manoir soit habité, car il pense que ce serait un bien pour les pauvres gens de la lande. Il serait donc très mécontent s'il apprenait que j'ai tenu des propos de nature à décourager Sir Henry. Mais enfin j'ai fait mon devoir ; je n'en dirai pas davantage. Il faut que je rentre, sinon mon frère comprendrait que je vous ai vu. Au revoir ! » En quelques secondes, elle avait disparu derrière les rochers épars, et, l'âme pleine de peurs indéfinissables, je repris le chemin du Manoir des Baskerville. « Vous y attachez trop d'importance, me dit-elle. Mon frère et moi avons été bouleversés par la mort de Sir Charles. Nous le connaissions très intimement car sa promenade favorite le menait par la lande jusqu'à notre maison. Il était grandement impressionné par la malédiction qui pesait sur sa famille, et, quand le drame s'est produit, j'ai conclu que sa peur n'était pas sans fondement. J'étais donc consternée qu'un autre membre de la famille vînt s'établir ici, et j'ai cru bon de l'avenir du danger qu'il encourrait. Voilà tout ce que j'avais l'intention de dire. – Mais quel danger ? – Vous connaissez l'histoire du chien ? CHAPITRE VIII PREMIER RAPPORT DU DOCTEUR WATSON s'agissait d'une race peu guerrière, que des vainqueurs ont contrainte à accepter ce que personne d'autre ne voulait occuper. Ces considérations sont toutefois étrangères à la mission que vous m'avez confiée, et je doute qu'elles intéressent votre esprit rigoureusement pratique. Je me rappelle encore la parfaite indifférence que vous avez manifestée relativement à la question de savoir si le soleil tournait autour de la terre, ou la terre autour du soleil. Je reviens donc aux faits concernant Sir Henry Baskerville. Si vous n'avez pas eu de rapport ces jours derniers, c'est parce que jusqu'à aujourd'hui il ne s'est rien produit qui méritât une relation. Puis un incident très surprenant est intervenu, que je vous narrerai en son temps. Mais auparavant il faut que je vous énumère les autres données de la situation. L'une d'elles, sur laquelle je ne m'étais guère étendu, est la présence sur la lande du forçat évadé. Il y a maintenant de bonnes raisons pour croire qu'il est allé se faire pendre ailleurs, ce qui apporte une satisfaction évidente aux habitants isolés de la région. Une quinzaine s'est écoulée depuis son évasion : pas une fois il n'a été vu et il n'a jamais fait parler de lui. Il est inconcevable qu'il ait tenu la lande tout ce temps-là. Bien sûr il a toutes facilités pour se cacher : n'importe quelle cabane en pierre peut lui servir de refuge. Mais il n'a rien à manger, à moins qu'il ne capture et n'abatte des moutons sur la lande. Nous pensons plutôt qu'il est parti, et les fermiers des environs dorment plus tranquilles. Dans cette maison, nous sommes quatre hommes valides et robustes : aussi n'avions-nous rien à craindre ; mais j'avoue que j'ai été mal à l'aise chaque fois que je pensais aux Stapleton. Ils habitent à plusieurs kilomètres de tout secours. Il y a là une femme de chambre, un vieux domestique, la sœur et le Pour mieux retracer le cours des évènements, je vais recopier mes propres lettres à M. Sherlock Holmes ; elles sont sur ma table. À l'exception d'une page, qui manque, je les transcris telles que je les ai rédigées ; elles montreront les détours de mes sentiments et de mes soupçons avec plus de précision que ne pourrait le faire ma mémoire. Baskerville Hall, 13 octobre Mon cher Holmes, Mes lettres précédentes, ainsi que mes télégrammes, vous ont tenu au courant de tout ce qui s'est passé dans ce coin isolé du monde. Plus l'on reste ici, plus l'esprit de la lande insinue dans l'âme le sentiment de son infini et exerce son sinistre pouvoir d'envoûtement. Quand on se promène pour pénétrer jusqu'à son cœur, on perd toute trace de l'Angleterre moderne, mais on trouve partout des habitations et des ouvrages datant de la préhistoire. Où que l'on aille, ce ne sont que maisons de ces peuples oubliés dont les temples sont, croit-on, les énormes monolithes que l'on voit. Quand on contemple leurs tombeaux, ou les cabanes en pierre grise qui s'accrochent au flanc des collines, on se sent tellement loin de son époque que si un homme chevelu, vêtu de peaux de bêtes, se glissait hors de sa porte basse et ajustait une flèche à son arc, sa présence paraîtrait encore plus naturelle que la mienne. Ce qui m'étonne est que ces représentants de la préhistoire ont vécu en grandes colonies sur un sol qui n'a jamais dû être fertile. Je ne suis pas un spécialiste de l'antiquité, mais j'imagine volontiers qu'il frère, celui-ci n'ayant rien d'un athlète. Ils seraient sans défense devant un gaillard prêt à tout, comme ce bandit de Notting Hill, si seulement il prenait la peine d'entrer. Sir Henry s'inquiète également de leur situation ; nous avions suggéré que Perkins le valet allât coucher chez eux, mais Stapleton n'a rien voulu entendre. Le fait est que notre ami le baronnet commence à manifester un intérêt considérable pour notre jolie voisine. Sentiment qui n'a rien de surprenant, car dans ces lieux déserts le temps pèse lourd à un homme aussi actif ; par ailleurs elle est d'une beauté fascinante. Dans son charme il y a quelque chose de tropical, d'exotique, qui contraste singulièrement avec la froideur et l'insensibilité de son frère. Celui-ci pourtant donne parfois l'impression que certains feux couvent en lui. Il exerce certainement une forte influence sur sa sœur, car j'ai remarqué qu'elle le regardait constamment quand elle parlait comme si elle quêtait son approbation. J'espère qu'il est gentil avec elle. Dans son regard il y a une lueur sèche, et ses lèvres minces se contractent parfois : ce qui indiquerait un tempérament positif, peut-être dur. Vous le jugeriez digne d'une étude particulière. Il s'est présenté à Baskerville dès de premier jour, et le lendemain matin il nous a conduits à l'endroit où l'on croit qu'a pris naissance la légende du méchant Hugo. Ce fut une excursion de plusieurs kilomètres à travers la lande vers un cadre si lugubre que sa tristesse a peut-être suggéré l'histoire. Une courte vallée bordée de rocs déchiquetés aboutit à une clairière herbeuse. Au centre se dressent deux grandes pierres, usées et terminées en pointe ; on dirait les crocs énormes d'une bête monstrueuse. Chaque détail correspond à la scène légendaire. Sir Henry demanda plusieurs fois à Stapleton s'il croyait vraiment à l'intervention du surnaturel dans les affaires humaines. Il parlait sur un ton léger, mais il était très sérieux. Stapleton lui répondit évasivement ; certes il ne voulait pas exprimer toute son opinion par respect pour les sentiments du baronnet. Il nous cita d'autres exemples de familles qui avaient eu à souffrir d'une mauvaise influence, et il nous laissa sur l'impression qu'il partageait la croyance populaire sur l'affaire. Sur le chemin du retour, nous nous arrêtâmes pour déjeuner à Merripit ; Sir Henry fit donc la connaissance de Mlle Stapleton. Du premier moment où il l'aperçut, il sembla charmé, et je me tromperais grandement si cette attraction n'était pas payée de retour. En rentrant au manoir il ne tarit pas d'éloges à son sujet ; depuis lors il ne s'est pas passé un jour sans que nous ayons vu le frère et la sœur. Ils dînent ici ce soir, et il est déjà question que ce repas nous soit rendu la semaine prochaine. On imagine aisément ce qu'une telle alliance apporterait à Stapleton ; néanmoins j'ai noté plus d'une fois sur son visage des signes de désapprobation quand Sir henry extériorisait l'intérêt qu'il portait à sa sœur. Sans doute Stapleton lui est-il beaucoup attaché et, privé de sa compagnie, mènerait-il une existence bien solitaire ; mais ce serait le comble de l'égoïsme s'il l'empêchait de faire un mariage brillant. Pourtant je suis certain qu'il ne désire pas que leur sentiment éclose en amour : ainsi il veille à ne pas les laisser en tête-à-tête. À propos, les instructions que vous m'avez données et qui me commandent d'empêcher Sir Henry de sortir seul deviendront bien délicates si une amourette s'ajoute aux autres obstacles : je perdrais beaucoup de mon influence si je suivais vos ordres à la lettre. Le surlendemain (jeudi pour être exact) le docteur Mortimer déjeuna avec nous. Il avait pratiqué des fouilles dans une carrière à Long Down, et il en avait ramené un crâne préhistorique ; il était ivre de joie. Ah ! ces savants à marottes !… Les Stapleton survinrent ensuite ; le bon docteur nous conduisit dans l'allée des ifs à la requête de Sir Henry qui voulait savoir exactement comment s'étaient déroulés les évènements de la nuit fatale. C'est une longue avenue fort triste, qui s'allonge entre deux hauts murs de haie bien taillée avec une étroite bande de gazon de chaque côté. Elle aboutit à un vieux pavillon croulant. À mi-chemin une porte à claire-voie donne sur la lande : celle devant laquelle Sir Charles a secoué la cendre de son cigare. Cette porte en bois blanc est munie d'un cadenas. Derrière elle s'étend la lande à perte de vue. Je me suis rappelé votre thèse et j'ai essayé de me représenter tout ce qui était arrivé. Pendant que le vieil homme se tenait là, il vit quelque chose qui surgissait de la lande, quelque chose qui l'épouvanta au point qu'il en perdit la tête, et qu'il courut jusqu'à ce qu'il tombât foudroyé par l'horreur et l'épuisement. J'étais dans ce long tunnel sombre qu'il avait choisi pour fuir. Mais fuir quoi ? Un chien de berger de la lande ? Ou un chien-fantôme noir, silencieux, monstrueux ? Un être humain était-il intervenu ? Le pâle et attentif Barrymore en savait-il plus qu'il ne se souciait d'en dire ? Toujours est-il que l'ombre du crime se profile toujours derrière ce décor. J'ai vu un autre voisin depuis ma dernière lettre : M. Frankland, de Lafter Hall, qui habite à sept kilomètres au sud du manoir. C'est un homme âgé, au visage rouge et aux cheveux blancs, irascible. Il n'a qu'une passion : la loi. Il a dépensé une fortune dans des procès. Il plaide pour le simple plaisir de la chicane, et il est également disposé à soutenir l'un ou l'autre aspect d'un litige ; il trouve que sa distraction lui coûte cher ; qui s'en étonnerait ? Parfois il clôt une jouissance du passage et il met la paroisse au défi de la lui faire rouvrir. Ou bien il brise de ses propres mains une barrière qui ne lui appartient pas, assure qu'un chemin existait là de temps immémorial, et interdit, au propriétaire de le poursuivre s'il se promène dans son domaine. Il connaît à fond le vieux droit seigneurial et communal ; il lui arrive d'appliquer sa science tantôt en faveur des villageois tantôt contre eux ; il est alors périodiquement porté en triomphe dans la grand-rue du village ou brûlé en effigie sur la place publique, selon la version qu'il a choisi. On dit qu'il a sept procès sur les bras en ce moment, ce qui engloutira sans doute les débris de sa fortune, donc le désarmera et le réduira à l'impuissance pour l'avenir. La loi mise à part, il paraît aimable, avenant, et je ne vous parle pas de lui parce que vous avez insisté pour que je vous envoie le portrait de tous ceux qui nous entourent. Il a pour l'instant des occupations curieuses ; en effet il est astronome amateur et il possède un excellent télescope : aussi se tient-il tout le jour sur le toit de sa maison, et il explore la lande avec sa lunette dans l'espoir de retrouver trace du forçat évadé. S'il ne consacrait son énergie qu'à cet examen, tout irait bien ; mais le bruit court qu'il a l'intention de poursuivre le docteur Mortimer qui aurait procédé à l'ouverture d'un tombeau sans le consentement du plus proche parent afin de découvrir son fameux crâne néolithique dans la carrière de Long Down. Il nous aide à rompre la monotonie de notre séjour, et il met une touche de comique là où elle s'avère fort nécessaire. Et maintenant, vous ayant mis à la page en ce qui concerne le forçat évadé, les Stapleton, le docteur Mortimer, et Frankland de Lafter Hall, je terminerai sur le plus important : je veux insister en effet sur les Barrymore, et particulièrement sur les faits surprenants de la nuit dernière. Ceci d'abord à propos du télégramme test que vous aviez envoyé de Londres afin d'avoir la preuve que Barrymore était réellement ici. Je vous ai déjà expliqué que le témoignage du chef de bureau de poste montrait que le test s'était avéré sans valeur et que nous n'avions de preuve ni dans un sens ni dans un autre. Mais j'ai mis Sir Henry au courant, et lui, tout de suite, à sa manière directe, a convoqué Barrymore et lui a demandé si le télégramme lui avait été remis en main propre. Barrymore assura que oui. « Le petit facteur vous l'a vraiment délivré en main propre ? » insista Sir Henry. Barrymore parut surpris. Il réfléchit quelques instants. « Non, répondit-il. J'étais dans la chambre de débarras à ce moment-là ; et ma femme me l'a apporté. – Avez-vous répondu vous-même ? – Non. J'ai dit à ma femme qu'il fallait répondre, et elle est redescendue pour l'écrire. » Dans la soirée il revint sur le sujet. « Je n'ai pas tout à fait compris le sens de vos questions de ce matin, Sir Henry, dit-il. J'espère qu'elles ne signifient pas que j'ai démérité de votre confiance ? » Sir Henry dut lui certifier qu'il n'en était rien, et il l'apaisa en lui donnant une partie de sa garde-robe d'Amérique, celle de Londres étant arrivée. Mme Barrymore m'intéresse. C'est une personne solide, épaisse, bornée, immensément respectable, et qui penche vers le puritanisme. Il est difficile d'imaginer un être moins émotif. Pourtant je vous ai raconté que, au cours de ma première nuit ici, je l'avais entendue sangloter amèrement ; depuis lors j'ai observé plus d'une fois des traces de larmes sur son visage. Un chagrin profond la tenaille. Parfois je me demande si elle ne se sent pas coupable d'une faute qui l'obsède, parfois aussi je soupçonne Barrymore d'être un tyran domestique. J'ai toujours senti que le caractère de cet homme comportait de la singularité et du mystère. L'aventure de cette nuit a fortement aggravé mes soupçons. L'affaire en elle-même paraît mince. Vous savez que je n'ai pas le sommeil lourd ; depuis que dans cette maison je me tiens sur mes gardes il est plus léger que jamais. La nuit dernière, vers deux heures du matin, je fus réveillé par un bruit de pas légers dans le couloir. Je me levai, ouvris ma porte, inspectai les alentours. Une grande ombre noire avançait dans le couloir, projetée par un homme qui marchait doucement et qui tenait à la main une bougie. Il n'était vêtu que d'une chemise et d'un pantalon ; il avait les pieds nus. D'après sa taille c'était Barrymore. Il marchait très lentement, avec beaucoup de précautions ; dans tout son aspect il y avait quelque chose d'indiciblement coupable et furtif. Je vous ai indiqué que le couloir est interrompu par la galerie qui court le long du vestibule, mais qu'il se prolonge de l'autre côté. J'ai attendu qu'il ait avancé, puis je l'ai suivi. Quand je suis arrivé à la galerie, il avait atteint l'extrémité de l'autre couloir et j'ai pu voir, par lueur qui filtrait d'une porte ouverte, qu'il était entré dans l'une des chambres. Comme toutes ces chambres sont vides de meubles et inoccupées, son expédition me sembla inexplicable. La lueur brillait paisiblement, comme s'il se tenait immobile. Je me faufilai dans le couloir, sans bruit, et je regardai par l'entrebâillement de la porte. Barrymore était collé le nez à la fenêtre, en maintenant la bougie contre la vitre. Je le voyais de trois quarts ; sa figure était contractée ; il scrutait la nuit sur la lande. Pendant quelques minutes il fouilla l'obscurité avec un regard intense. Puis il poussa un grognement et, d'un geste impatient, il souffla la bougie. Aussitôt je réintégrai ma chambre ; des pas furtifs ne tardèrent pas à m'indiquer que Barrymore repassait devant ma porte. Bien après, alors que j'étais retombé dans un sommeil léger, j'entendis une clef tourner quelque part dans une serrure, mais je ne saurais dire où exactement. La signification de tout cela m'échappe, mais ce dont je suis sûr, c'est qu'une affaire secrète se trame dans ce sinistre manoir, et que tôt ou tard nous aurons à en sonder le fond. Je ne vous agacerai pas avec les théories que ma tête élabore, puisque vous m'avez prié de me borner aux faits. Ce matin, j'ai eu une longue conversation avec Sir Henry, et nous avons envisagé un plan de campagne fondé sur nos observations de la nuit dernière. Je ne vous en parle pas à présent, mais il devrait me fournir l'occasion d'un prochain rapport bien intéressant. CHAPITRE IX LUMIÈRE SUR LA LANDE SECOND RAPPORT DU DOCTEUR WATSON Baskerville Hall, 15 octobre Mon Cher Holmes, Si je ne vous ai pas communiqué beaucoup de nouvelles pendant les premiers jours de ma mission, reconnaissez que je m'emploie à rattraper le temps perdu : les événements fondent sur nous, rapides et serrés. Dans mon premier rapport je terminais en vous racontant l'épisode de Barrymore à la fenêtre, et j'ai en main à présent de quoi vous surprendre grandement. Les choses ont pris un cours que je ne pouvais pas prévoir. Dans les dernières quarante-huit heures elles se sont à la fois clarifiées et compliquées. Mais je vais vous dire ; après quoi vous jugerez. Au matin qui succéda à mon aventure nocturne, avant de descendre pour le petit déjeuner, je passai par le couloir et j'examinai le chambre où j'avais vu entrer Barrymore. La fenêtre ouest par laquelle il avait fouillé les ténèbres avec tant d'attention possède, je l'ai remarqué, une particularité qui la distingue de toutes les autres fenêtres du manoir : c'est de derrière ses carreaux que l'on a la meilleure vue sur la lande. Entre deux arbres une éclaircie permet, à partir de cet observatoire, de percer loin à travers la lande, tandis que de toutes les autres fenêtres on la distingue mal. Il s'ensuit donc que Barrymore, puisqu'il est allé à cette fenêtre, devait chercher quelque chose ou quelqu'un sur la lande. La nuit étant fort sombre, je me demande comment il aurait pu distinguer quoi ou qui que ce fût. Je songeai à une intrigue amoureuse. Ce qui aurait expliqué son pas furtif ainsi que le chagrin de sa femme. Par ailleurs Barrymore est un bel homme, tout à fait capable de capter le cœur d'une fille de la campagne. Ma théorie se défendait donc assez bien. L'ouverture d'une porte (je l'avais entendue après que je fus rentré dans ma chambre) pouvait signifier qu'il était sorti pour un rendez-vous clandestin. Voilà quels furent mes raisonnements du matin, ainsi que l'orientation de mes soupçons, dont j'appris par la suite combien ils étaient mal fondés. Mais quelle que pût être la véritable explication des faits et gestes de Barrymore, je me sentis incapable d'assumer seul la responsabilité du secret que j'avais surpris. Après le petit déjeuner, je me rendis dans le bureau du baronnet et je le mis au courant. Il parut moins étonné que je ne m'y attendais. « Je savais que Barrymore se promenait de nuit, me dit-il, et j'avais l'intention de lui en toucher un mot. Deux ou trois fois j'ai entendu son pas dans le couloir, ses allées et venues, à peu près à l'heure que vous m'indiquez. – Peut-être alors se rend-il toutes les nuits à cette fenêtre particulière ? hasardai-je. – Peut-être. S'il en est ainsi, nous devrions pouvoir le suivre et savoir ce qu'il recherche. Je me demande ce que ferait votre ami Holmes s'il était ici. – Je crois qu'il ferait exactement ce que vous suggérez, lui répondis-je. Il suivrait Barrymore et il verrait ce qu'il fait. – Alors nous le surveillerons ensemble. – Mais il nous entendra ! – Il est un peu dur d'oreille ; en tout cas nous devons courir ce risque. Nous nous installerons ce soir dans ma chambre et nous attendrons qu'il passe devant ma porte. » Sir Henry se frotta les mains avec contentement ; cette aventure lui apparaissait comme une distraction. Il faut que je vous dise que le baronnet s'est mis en rapport avec l'architecte qui a travaillé aux plans de Sir Charles, ainsi qu'avec un entrepreneur de Londres, nous pouvons donc nous attendre à de grands changements prochains. De Plymouth sont venus des décorateurs et des antiquaires. Note ami a évidemment de vastes projets, et il n'entend épargner ni peine ni dépenses pour restaurer la grandeur de sa famille. Quand il aura modernisé et meublé le manoir, il ne lui manquera plus qu'une épouse. Entre nous, certains signes révèlent que cette lacune sera comblée si certaine demoiselle y consent, car j'ai rarement vu un homme plus amoureux que le baronnet avec sa ravissante voisine, Mlle Stapleton. Hélas ! le cours du véritable amour ne coula pas aussi uniquement qu'on pourrait l'espérer ! Aujourd'hui par exemple, une ride tout à fait imprévue a provoqué chez notre ami autant de perplexité que de souci. Après l'entretien qui m'avait permis de parler de Barrymore, Sir Henry se coiffa d'un chapeau et se prépara à sortir. Je l'imitai. « Comment ! M'accompagneriez-vous, Watson ? me demanda-t-il en me dévisageant curieusement. – Cela dépend : allez-vous sur la lande ? – Oui. – Alors, vous connaissez mes instructions. Je suis désolé de faire figure d'intrus, mais vous avez entendu Holmes insister, avec quel sérieux, pour que vous ne vous promeniez pas seul sur la lande. » Sir Henry posa une main sur mon épaule et me sourit gentiment. « Mon cher ami, me dit-il, Holmes avec toute sa sagesse n'a pas prévu différentes choses qui se sont produites depuis mon arrivée. Vous me comprenez ? Je suis sûr que vous êtes le dernier homme au monde à vouloir faire figure de gêneur. Je dois sortir seul ! » Dans une situation aussi fausse, ne sachant pas quoi dire ni faire, je ne m'étais pas encore décidé que le baronnet avait pris sa canne et qu'il était parti. Mais à la réflexion, ma conscience me reprocha amèrement de l'avoir laissé sortir seul. Je me représentai les sentiments qui m'animèrent si je devais vous avouer qu'un malheur était arrivé parce que j'avais négligé vos instructions. Je vous l'assure : cette pensée me fit rougir. Peut-être pouvais-je le rattraper : je me hâtai vers Merripit. Lorsque j'atteignis l'endroit où débouche le sentier de la lande je n'avais pas encore aperçu Sir Henry. Craignant de m'être fourvoyé, je gravis une colline qui dominait le paysage. De là je le vis tout de suite. Il se trouvait sur le sentier de la lande, à quatre cents mètres du croisement, avec une femme à côté de lui : c'était sûrement Mlle Stapleton. Déjà ils s'étaient donc entendus pour avoir un rendez-vous ? Plongés dans une conversation sérieuse ils marchaient lentement, et je la vis faire de petits mouvements vifs de la main comme si elle se passionnait pour ce qu'elle disait, tandis qu'il l'écoutait attentivement ; une fois ou deux elle secoua la tête pour marquer son désaccord. Je restai parmi les rochers à les épier, en me demandant ce que je devais faire. Les suivre et intervenir dans leur entretien privé serait commettre une grave indélicatesse, et pourtant mon devoir était clair : je ne devais jamais perdre de vue le baronnet. Se comporter en espion à l'égard d'un ami était haïssable. Mais je ne voyais rien de mieux à faire que le surveiller de ma colline et par la suite de soulager ma conscience en lui confessant mon indiscrétion. Il est vrai que si un danger soudain l'avait menacé j'aurais été trop loin pour l'écarter de lui, mais je vous assure que vous auriez convenu avec moi que ma position était très délicate et que je ne pouvais agir autrement. Notre ami Sir Henry et la demoiselle s'étaient arrêtés sur le sentier, profondément absorbés par leur conversation. Tout à coup je m'aperçus que je n'étais pas leur seul témoin. Une tache verte flottant dans l'air attira mon regard ; un autre coup d'œil m'apprit qu'elle se déplaçait au bout d'une canne portée par un promeneur. C'était Stapleton et son filet à papillons. Il était beaucoup plus près des amoureux que moi-même, et il avait l'air de foncer sur eux. Au même instant Sir Henry attira Mlle Stapleton, enlaça sa taille, mais j'eus l'impression qu'elle faisait effort afin de se libérer, qu'elle se détournait de lui. Il inclina son visage au-dessus du sien, et elle leva une main comme pour protester. À la seconde suivante je les vis s'écarter précipitamment l'un de l'autre. Stapleton en était la cause. Il courait vers eux comme un forcené, avec son absurde filet qui se balançait derrière son dos. Il gesticulait et dans sa fureur il se dandinait devant les amoureux. Je ne pouvais pas entendre ses paroles, mais il m'apparut qu'il était en train d'injurier Sir Henry, lequel présentait ses explications ; mais comme l'autre refusait de les entendre, le ton monta. La demoiselle était figée dans un silence hautain. Finalement Stapleton tourna le dos au baronnet et adressa à sa sœur une invitation péremptoire ; Mlle Stapleton lança un regard indécis à Sir Henry, puis elle se retira en compagnie de son frère. Les gestes hargneux du naturaliste indiquaient clairement que la jeune fille n'était pas exclue des objets de sa colère. Le baronnet demeura une minute immobile, puis il refit en sens inverse le chemin qu'il avait parcouru, tête basse, vivante image du désespoir. Ce que tout cela signifiait, je ne pouvais l'imaginer, mais j'avais honte d'avoir assisté à une scène si intime sans que mon ami le sût. Je descendis la colline en courant et me trouvai nez à nez avec le baronnet. Il était rouge de fureur, il avait le front tout plissé, il ressemblait à un homme qui ne sait plus à quel saint se vouer. « Hello, Watson ! D'où tombez-vous ? me demanda-t-il. Vous n'allez pas me dire que vous m'avez suivi malgré ma prière ? » Je lui expliquai les circonstances : comment il m'avait paru impossible de demeurer derrière lui, comment je l'avais suivi, comment j'avais été le témoin de ce qui s'était passé. Il me jeta d'abord un regard courroucé, mais ma sincérité désarma sa colère, et il se mit à rire sans joie. « Qui aurait cru que ce sentier n'était pas bien choisi pour un rendez-vous ! dit-il. Nom d'un tonnerre ! toute la région semble avoir voulu assister à mes fiançailles ! Où aviez-vous loué un fauteuil d'orchestre ? – J'étais sur la colline. – Au promenoir, alors ? Mais son frère se retrouvait aux premières loges. L'avez-vous vu venir sur nous ? – Oui. – Avez-vous jamais pensé qu'il était fou ? Je veux dire : son frère. – Non. – Moi non plus. Je l'avais toujours pris jusqu'à aujourd'hui pour un être sain d'esprit. Mais vous pouvez m'en croire : il y en a un de nous deux qui devrait être mis dans une camisole de force ! Que lui a-t-il pris ? Vous avez vécu près de moi depuis plusieurs semaines, Watson. Soyez franc : voyezvous quelque chose qui m'empêcherait d'être un bon mari à l'égard d'une femme que j'aimerais ? – Ma foi non ! – Il n'a rien objecté à ma situation matérielle ; ce serait plutôt moi qui aurais à objecter quelque chose à la sienne. Qu'a-t-il contre moi ? Je ne me rappelle pas avoir jamais fait du mal à un homme ou à une femme. Et pourtant il ne me juge pas digne de toucher seulement le bout de ses doigts. – Vous l'a-t-il dit expressément ? – Cela, et davantage. Je vous le dis, Watson, je ne la connais que depuis quelques semaines, mais depuis le premier jour j'ai deviné qu'elle était faite pour moi, et qu'elle… eh bien, qu'elle était heureuse quand elle se trouvait avec moi, j'en jurerais ! Dans les yeux d'une femme il y a une lumière qui en dit plus long que des mots. Mais il ne nous a jamais laissé seuls, ensemble ; aujourd'hui j'ai eu pour la première fois la chance de pouvoir lui parler tête à tête. Elle était contente de me voir ; seulement ce n'était pas pour parler d'amour qu'elle était venue : elle ne m'aurait même jamais permis d'en parler si elle avait pu m'arrêter. Elle ne cessait de me répéter que la lande était dangereuse, et qu'elle ne serait heureuse que lorsque je m'en serais éloigné. Je lui répondis que depuis que je l'avais vue, je n'étais nullement pressé de partir, et que si elle voulait réellement que je m'éloigne, le seul moyen de me faire céder était qu'elle parte avec moi. Je lui offris le mariage, mais avant qu'elle eût pu me répondre son frère fondit sur nous, avec un vrai visage de fou furieux : il était blanc de rage, ses yeux lan- çaient des flammes… Que faisais-je avec la demoiselle ? Comment osais-je lui offrir des hommages qu'elle trouvait odieux ? Pensais-je que parce que j'étais baronnet je pourrais faire ce que je voulais ? S'il n'avait pas été son frère, j'aurais mieux su lui répliquer. Bref je lui dis que les sentiments que je portais à sa sœur n'avaient rien de honteux, et que j'espérais qu'elle me ferait l'honneur de devenir ma femme. Cette déclaration ne semblant pas l'apaiser, moi aussi je perdis mon sang-froid et je m'adressai à lui sur un ton plus vif que, peut-être, il aurait convenu en présence de sa sœur. Pour finir, il l'a amenée, ainsi que vous l'avez vu, et me voici complètement désemparé. Ditesmoi ce que tout cela signifie, Watson, et je vous devrai plus que je ne pourrai jamais m'acquitter envers vous. » Je tâtai de deux ou trois explications, mais en vérité j'étais aussi déconcerté que le baronnet. Le titre de notre ami, sa fortune, son âge, son caractère, son aspect physique parlaient éloquemment en sa faveur ; en dehors du sombre destin attaché à sa famille, je ne voyais rien qui jouât contre lui. Il était ahurissant que ses avances eussent été rejetées aussi brusquement sans même que la demoiselle eût été consultée, et que celle-ci eût accepté cette situation sans protester. Toutefois notre perplexité se trouva apaisée l'après-midi même par une visite de Stapleton au manoir : il venait s'excuser de son emportement du matin et, après une longue conversation tête à tête avec Sir Henry dans le bureau de celui-ci, la brouille fût dissipée ; si complètement que vendredi prochain nous devons dîner à Merripit. « Je n'affirmerai pas néanmoins qu'il est parfaitement équilibré, me dit Sir Henry. Je ne puis oublier ses yeux de fou de ce matin. Mais je dois reconnaître que personne ne se serait mieux excusé que lui. – Comment explique-t-il sa conduite ? – Il dit que sa sœur est l'essentiel de sa vie. C'est assez normal ; je suis heureux qu'il l'apprécie autant. Ils ont toujours vécu ensemble et il a mené une existence solitaire qu'elle seule égayait ; la perspective de la perdre ne pouvait donc que lui sembler terrible. Il m'assura qu'il n'avait pas compris que j'étais devenu amoureux d'elle ; quand il le vit de ses propres yeux et quand il comprit qu'il pourrait être privé de sa sœur, il en éprouva un tel choc qu'il perdit momentanément le contrôle de ses paroles et de ses actes. Il regretta vivement ce qui s'était passé, et il reconnut l'erreur égoïste qu'il avait commise en imaginant qu'il pourrait garder toute sa vie auprès de lui une femme aussi belle. Si sa sœur devait le quitter, ajouta-t-il, il préférait à tout prendre que ce fût pour un voisin comme moimême. Mais en toute éventualité, ce serait un coup, et un peu de temps lui serait nécessaire pour qu'il pût s'y préparer. Il renoncerait à toute opposition si je consentais à lui promettre de laisser les choses en état pendant trois mois, c'est-à-dire de me borner à cultiver l'amitié de sa sœur sans revendiquer son amour. J'ai promis ; voilà où nous en sommes. » L'un de nos petits mystères se trouve donc éclairci. C'est quelque chose d'avoir repris dans ce marais où nous pataugeons ! Nous savons maintenant pourquoi Stapleton considérait d'un si mauvais œil le courtisan de sa sœur (même lorsque ce courtisan avait tous les mérites de Sir Henry). Aussi vais-je passer à un autre mystère, celui des sanglots nocturnes, du visage chagrin de Mme Barrymore et de la promenade secrète du maître d'hôtel à la fenêtre ouest. Félicitez-moi, mon cher Holmes, et dites-moi que je vous déçois pas, que vous ne regrettez pas la confiance que vous m'avez témoignée quand vous m'avez envoyé en mission. Il a suffi d'une nuit de travail pour l'éclaircir. J'ai dit « une nuit de travail », mais, en vérité, il en a fallu deux, car la première n'a rien donné. Je m'étais assis dans la chambre de Sir Henry mais, à trois heures du matin, nous n'avions entendu que le carillon de l'horloge du pallier ; notre veillée s'embruma de mélancolie et nous finîmes par nous endormir dans nos fauteuils. Heureusement nous ne nous décourageâmes point et nous résolûmes de récidiver la nuit suivante. Le lendemain soir donc, nous baissâmes la lampe et nous nous installâmes sans faire de bruit, fumant cigarette sur cigarette. La lenteur du temps nous sembla invraisemblable et cependant notre patience était entretenue par la curiosité qui anime le chasseur lorsqu'il veille auprès du piège qu'il a tendu. Une heure. Deux heures. Nous allions renoncer quand simultanément nous nous redressâmes sur nos sièges. Dans le couloir nous avions entendu le craquement d'un pas. Très furtivement quelqu'un passa devant la porte et s'en fut plus loin ; le bruit des pas s'étouffa progressivement. Alors le baronnet ouvrit doucement sa porte, et nous nous élançâmes à la poursuite du promeneur. Déjà notre homme avait fait le tour de la galerie, et le couloir était plongé dans l'obscurité. Sur la pointe des pieds, nous avançâmes jusqu'à l'autre aile. Nous eûmes juste le temps d'apercevoir la grande silhouette barbue pénétrer dans une chambre, la même que l'avant-veille ; la lumière de sa bougie projeta par la porte un rayon jaune vers lequel nous nous dirigeâmes avec précaution, tâtant du pied chaque plinthe avant d'y poser notre poids. Nous avions songé à nous déchausser chez Sir Henry ; néanmoins les vieux bois du plancher gémissaient et craquaient sous nos pas. Il nous semblait impossible qu'il ne nous entendît point approcher. Par chance Barrymore est dur d'oreille, et il était trop absorbé par ce qu'il faisait. Quand nous atteignîmes la porte et regardâmes à l'intérieur, nous le vîmes à la fenêtre, bougie à la main ; sa figure blême était collée au carreau, exactement dans la position où je l'avais vu la première fois. Nous n'avions pas préparé de plan précis, mais le baronnet n'est pas homme à biaiser. Il entra dans la chambre ; Barrymore fit un bond pour s'écarter de la fenêtre ; un sifflement s'échappa de sa poitrine ; livide, tremblant, il resta immobile devant nous. Ses yeux noirs qui, dans le visage blanc, paraissaient encore plus noirs, allaient de Sir Henry à moi en exprimant autant d'horreur que de surprise. « Que faites-vous ici, Barrymore ? – Rien, monsieur… » Son agitation était telle qu'il pouvait à peine parler ; les ombres sautaient sur les murs tant la bougie vacillait dans sa main. « … C'était la fenêtre, monsieur. Je fais une ronde la nuit, monsieur, pour m'assurer qu'elles sont bien fermées. – Au deuxième étage ? – Oui, monsieur, toutes les fenêtres. – Allons, Barrymore ! s'écria Sir Henry avec fermeté. Nous avons décidé de savoir la vérité sur votre compte, aussi vous vous éviterez de sérieux ennuis en nous la disant le plus tôt possible. Allons ! Plus de mensonges ! Que faisiez-vous à cette fenêtre ? » Le maître d'hôtel nous regarda avec désespoir ; il se tordit les mains comme s'il avait atteint le dernier degré du doute et de la misère. « Je ne faisais pas de mal, monsieur. Je tenais une bougie près de la fenêtre. – Et pourquoi teniez-vous une bougie près de la fenêtre ? – Ne me le demandez pas, Sir Henry ! Ne me le demandez pas !… Je vous donne ma parole, monsieur, que ce n'est pas mon secret et que je ne peux pas vous le dire. S'il ne concernait que moi, je vous le livrerais tout de suite ! » Une idée soudaine me traversa l'esprit, et je pris la bougie des mains du maître d'hôtel. « Il a dû la tenir en l'air en guise de signal, dis-je. Voyons s'il y aura une réponse. » Je la levai comme il l'avait fait, et scrutai la nuit obscure. Je pouvais discerner vaguement le massif noir des arbres et l'étendue plus claire de la lande, mais mal car la lune était cachée par des nuages. Soudain je poussai un cri de joie : un minuscule point de lumière jaune venait de percer la voile opaque, et brillait fixement au centre du carré noir encadré par la fenêtre. « La voilà ! m'exclamai-je. – Non, non, monsieur ! Ce n'est rien… Rien du tout ! bégaya le maître d'hôtel. Je vous assure monsieur… – Déplacez votre bougie le long de la fenêtre, Watson ! cria le baronnet. Voyez, l'autre bouge aussi ! À présent, coquin, bandit, nierez-vous qu'il s'agit d'un signal ? Allons, parlez ! Qui est votre associé là-bas, et quel complot tramez-vous ? » Barrymore prit brusquement un air de défi. « C'est mon affaire, et pas la vôtre. Je ne vous dirai rien ! – Alors vous perdrez votre emploi. Je vous chasse. Tout de suite. – Très bien, monsieur. S'il le faut, je partirai. – Je vous chasse. Nom d'un tonnerre ! vous devriez avoir honte ! Votre famille a vécu avec la mienne pendant plus de cent ans sous ce toit, et vous voici complotant contre moi ! – Non, monsieur ! Pas contre vous ! » C'était une femme qui venait de parler. Mme Barrymore, encore plus pâle et plus épouvantée que son mari, était apparue sur le seuil. Sa grosse silhouette revêtue d'une chemise et d'un châle aurait été comique si ses traits n'avaient exprimé une forte émotion. que si un complot était effectivement tramé, vous n'y étiez nullement visé. » Telle était donc l'explication des furtives expéditions nocturnes et de la lumière à la fenêtre ? Sir Henry et moi nous contemplâmes, stupéfaits, Mme Barrymore. Était-il possible qu'une personne aussi respectable fût du même sang que l'un des plus notoires criminels du pays ? « Oui, monsieur, mon nom de jeune fille est Selden, et il est mon plus jeune frère. Nous l'avons trop gâté quand il était enfant, nous lui donnions tout ce qui lui faisait plaisir, et il a cru que le monde était créé pour qu'il pût en disposer à son gré. En grandissant, il s'est lié avec de mauvais camarades et le diable est entré en lui : il a brisé le cœur de ma mère et traîné notre nom dans la boue. De crime en crime, il a sombré toujours plus bas ; seule la miséricorde de Dieu l'a arraché à l'échafaud. Mais pour moi, monsieur, il était toujours le petit garçon aux cheveux bouclés que j'avais dorloté et avec qui j'avais joué. Voilà pourquoi il s'est évadé, monsieur. Il savait que j'étais dans la région et que nous ne refuserions pas de l'aider. Quand il s'est traîné ici une nuit, las et affamé, avec les gardes sur ses talons, que pouvions-nous faire ? Nous l'avons accueilli, nourri, réconforté. Puis vous êtes rentré, monsieur, et mon frère a pensé qu'il serait plus en sécurité sur la lande jusqu'à ce que les clameurs s'apaisent. Il s'y cache. Mais toutes les deux nuits nous nous assurons qu'il y est toujours en disposant une lumière contre la fenêtre ; s'il y répond, mon mari va lui porter un peu de pain et de viande. Tous les jours nous espérons qu'il sera parti ; mais tant qu'il erre par là, nous ne pouvons pas l'abandonner. Voilà toute la vérité ; aussi vrai que je suis une honnête chrétienne ; s'il y a quelqu'un à blâmer dans cette affaire, ce n'est pas mon mari, c'est moi pour l'amour de qui il a agi comme il l'a fait. » « Nous partons, Eliza. Tout est fini. Vous pouvez faire nos bagages, dit le maître d'hôtel. – Oh ! John, John, vous aurais-je entraîné jusque-là ? C'est moi la responsable, Sir Henry ! Moi seule… Il n'a agi que pour me faire plaisir et parce que je lui avais demandé. – Parlez, alors ! Que signifie cela ? – Mon malheureux frère meurt de faim sur la lande. Nous ne pouvons pas le laisser périr devant notre porte. La lumière est un signal pour lui indiquer que des provisions sont préparées pour lui ; et sa lumière là-bas nous indique l'endroit où lui déposer. – Donc votre frère serait… – Le forçat évadé, monsieur. Selden, le criminel. – C'est la vérité, monsieur ! proclama Barrymore. Je vous ai déclaré que ce n'était pas mon secret et que je pouvais rien vous dire. Mais maintenant vous êtes au courant ; vous voyez Cette femme avait parlé avec une telle conviction qu'elle nous persuada qu'elle venait de dire la vérité. « Est-ce vrai, Barrymore ? – Oui, Sir Henry. Il n'y a pas un mot de faux. – Eh bien, je ne saurais vous blâmer d'avoir aidé votre femme. Oubliez ce que je vous ai dit. Rentrez chez vous, tous les deux, et nous reparlerons de l'affaire dans la matinée. » Quand ils furent sortis, nous regardâmes à nouveau par la fenêtre. Sir Henry l'avait ouverte, et le vent glacé de la nuit nous fouettait le visage. Au loin brillait encore le petit point de lumière jaune. « Je m'étonne qu'il ose se signaler ainsi, murmura Sir Henry. – La lumière est peut-être placée de telle façon qu'elle n'est visible que d'ici. – Très vraisemblablement. À combien estimez-vous la distance ? – Quinze cents ou deux mille mètres. – À peine. – Oui. – Ce ne doit pas être loin si Barrymore lui apporte de la nourriture. Et il attend, ce bandit, à côté de la lumière. Nom d'un tonnerre, Watson, je vais le capturer ! » J'avais eu la même idée. Ce n'était pas comme si les Barrymore nous avaient mis dans leur secret. Nous le leur avions extorqué. L'homme était un danger pour la communauté, un coquin qui ne méritait ni pitié ni excuse. Nous ne ferions que notre devoir en saisissant cette chance de le ramener en un lieu où il ne pourrait plus nuire. Étant donné sa nature brutale et violente, d'autres seraient en péril si nous n'agissions pas. N'importe quelle nuit, par exemple, nos voisins les Stapleton pourraient être attaqués par lui. Peut-être cette idée avait-elle déterminé Sir Henry. « Je viens moi aussi ! dis-je. – Alors prenez votre revolver et chaussez-vous. Plus tôt nous partirons, mieux cela vaudra, car cet individu peut éteindre ses lumières et disparaître. » Cinq minutes plus tard, nous étions en route. Nous courûmes à travers les massifs. Le vent d'automne exhalait sa tristesse que rythmait le bruissement des feuilles mortes. L'air était lourd d'humidité et de pourrissement. Par intermittence la lune surgissait des nuages, mais ceux-ci accouraient de tous côtés et, juste au moment où nous pénétrions sur la lande, une pluie fine se mit à tomber. La lumière brillait toujours face à nous. « Êtes-vous armé ? demandai-je à Sir Henry. – J'ai un stick de chasse. – Il faut que nous tombions dessus par surprise, car c'est un individu prêt à tout. Nous l'attaquerons par derrière pour l'avoir à notre merci avant qu'il puisse résister. – Dites, Watson, que dirait Holmes ? Nous en sommes à cette heure d'obscurité où s'exaltent les Puissances du Mal… » Comme pour répondre à sa phrase, de la sinistre nuit de la lande s'éleva soudain ce cri étrange que j'avais entendu aux abords du grand bourbier de Grimpen. Le vent le porta à travers le silence nocturne : ce fut d'abord un murmure long, grave ; puis un hurlement qui prit de l'ampleur avant de retomber dans le gémissement maussade où il s'éteignit. À nouveau il retentit, et tout l'air résonna de ses pulsations : strident, sauvage, menaçant. Le baronnet saisit ma manche ; son visage livide se détacha de la pénombre. « Grands dieux, Watson, qu'est cela ? – Je ne sais pas. C'est un bruit qu'on entend que sur la lande. Je l'ai déjà entendu une fois. » Un silence absolu, oppressant lui succéda. Nous étions immobilisés, l'oreille aux aguets. Rien n'apparut. « Watson, me chuchota le baronnet, c'était l'aboiement d'un chien. » Mon sang se glaça dans mes veines : le tremblement de sa voix traduisait l'horreur subite qui l'avait envahi. « Comment appellent-ils ce cri ? me demanda-t-il. – Qui ? – Les gens de la campagne. – Oh ! ce sont des ignorants ! Que vous importe le nom qu'ils lui donnent.. – Dites-le-moi, Watson. Comment l'appellent-ils ? » J'hésitai, mais comment éluder la question ? « Ils disent que c'est le cri du chien des Baskerville ! » Il poussa un grognement lugubre. « C'était effectivement un chien ! Mais il a poussé son cri à une grande distance. – Il est difficile de préciser d'où il venait. – Il s'enflait et diminuait avec le vent. N'est-ce pas par là le grand bourbier de Grimpen ? – Si. – Eh bien, il venait de là. Allons, Watson, n'êtes-vous pas persuadé que c'était le cri d'un chien ? Je ne suis pas un enfant ! Vous n'avez pas à avoir peur de me dire la vérité. – Stapleton était avec moi quand je l'ai entendu. Il m'a expliqué que c'était peut-être le cri d'un oiseau, d'un butor. – Non, c'était un chien. Mon Dieu, y aurait-il du vrai dans toutes ces histoires ? Est-il possible que je sois exposé à un danger réel à cause de.. ? Vous ne le croyez pas, vous, Watson ? – Non. – Et cependant, quelle différence que de rire à Londres de cette histoire, et de se tenir là, dans la nuit de cette lande, en entendant un cri pareil ! Et mon oncle ! Il y avait l'empreinte du chien à côté de l'endroit où il gisait. Tout cadre, évidemment ! Je ne crois pas que je sois un lâche, Watson, mais ce cri a gelé mon sang. Touchez ma main ! » Elle était aussi froide qu'un bloc de marbre. « Demain vous serez remis. – Je ne crois pas que je pourrai oublier ce cri. Que me conseillez-vous maintenant ? – Faire demi-tour ? – Nom d'un tonnerre, non ! Nous sommes sortis pour attraper cet homme, nous l'attraperons ! Nous pourchassons le forçat mais un chien de l'enfer, comme c'est probable, nous pourchasse. Allons ! Nous irons jusqu'au bout, même si tous les monstres de Satan sont lâchés sur la lande. » Nous avançâmes en trébuchant dans l'obscurité, le contour confus des collines déchiquetées nous encerclait, mais la lueur jaune brillait toujours devant nous. Rien n'est plus trompeur qu'une lumière dans une nuit noire : tantôt elle nous semblait au bout de l'horizon, tantôt nous aurions juré qu'elle n'était plus qu'à quelques mètres. Finalement nous comprîmes d'où elle provenait : nous étions tout proches. Dans une crevasse entre les rochers une bougie coulait son suif ; elle était protégée par les pierres contre le vent, et elle ne pouvait être vue que de Baskerville Hall. Un roc de granit protégea notre approche : nous nous accroupîmes derrière. C'était extraordinaire de voir cette bougie perdue en plein milieu de la lande, brûlant sans aucun signe de vie tout autour. Rien que cette flamme jaune, droite, et de chaque côté l'éclat du roc… « Que faire ? chuchota Sir Henry. – Attendre ici. Il doit être près de cette bougie. Voyons si nous pouvons l'apercevoir. » J'avais à peine fini de parler qu'il apparut. Pardessus les rochers, et de la crevasse où était fichée la bougie, une vilaine figure jaune se détacha : une figure bestiale, abominable, qui reflétait les passions les plus viles. Barbouillé de boue, barbe hirsute, échevelé, il aurait pu passer pour l'un de ces sauvages qui habitaient dans les petits villages en pierre. Dans ses yeux petits, rusés, se reflétait la lueur de la bougie. Il regarda farouchement à droite et à gauche, et fouilla la nuit comme un animal sauvage qui aurait flairé des chasseurs. Ses soupçons avaient été éveillés. Peut-être Barrymore manifestait-il habituellement sa présence par un signal convenu que nous n'avions pas fait ; peut-être avait-il d'autres motifs pour croire au danger ; en tout cas la peur se lisait sur son visage terrifiant. À tout moment il pouvait éteindre la bougie et fuir dans la nuit. Je bondis donc en avant, et Sir Henry m'imita. Au même instant le forçat, nous cria une malédiction et nous lança un morceau de roc qui se brisa sur la grosse pierre qui nous avait servi de parapet. J'aperçus nettement sa silhouette trapue, courtaude, vigoureuse, quand il s'élança pour fuir. Par un heureux hasard la lune troua les nuages. Nous escaladâmes la colline ; sur le versant opposé notre homme dévalait à toute allure, sautait de rocher en rocher avec l'agilité d'une chèvre. J'aurais pu l'estropier en déchargeant mon revolver, mais je ne l'avais emporté que pour me défendre en cas d'agression : pas pour tirer sur un homme désarmé qui s'enfuyait. Nous étions tous deux de bons coureurs en bonne forme, mais nous découvrîmes rapidement que nous n'avions aucune chance de le rattraper. Nous le suivîmes des yeux pendant un long moment, jusqu'à ce qu'il ne fût qu'une toute petite tache se déplaçant parmi les pierres sur le flan d'une colline éloignée. Nous courûmes, courûmes jusqu'à tomber à bout de souffle, mais l'espace entre nous s'accroissait sans cesse. Finalement nous nous abattîmes haletants sur deux rochers ; il disparut bientôt dans le lointain. À ce moment se produisit un incident tout à fait imprévu, invraisemblable. Nous venions de nous lever pour rentrer au manoir. La lune était basse sur notre droite ; le sommet tourmenté d'un pic de granit se profilait contre le bord inférieur de son disque d'argent. Là, sculpté comme une statue d'ébène sur ce fond brillant, se dessina un homme au haut du pic. Ne croyez pas à un mirage, Holmes ! Je vous assure que de ma vie je n'ai rien vu d'aussi net. Pour autant que j'en pouvais juger à cette distance, l'homme était grand, mince, se tenait jambes écartées, bras croisés, tête baissée comme s'il méditait sur cet immense désert de tourbe et de granit qui s'étendait derrière lui. Il aurait pu être le noir esprit de ce lieu sinistre. Ce n'était pas le forçat. Selden se trouvait loin de l'endroit où se dressait l'inconnu qui, de surcroît, était beaucoup plus grand. Je poussai un cri de surprise et le désignai au baronnet ; mais pendant l'instant où je me détournai pour attraper le bras de Sir Henry l'homme avait disparu. Le sommet aigu du pic coupait encore le bord de la lune ; toutefois la silhouette immobile et silencieuse n'y était plus. Je voulais marcher dans cette direction et fouiller le pic, mais c'était loin. Les nerfs du baronnet avaient été trop secoués par l'aboiement qui l'avait replongé dans le sombre passé de sa famille : de nouvelles aventures ne lui disaient rien. Il n'avait pas vu mon inconnu solitaire sur le pic, et il ne partageait pas mon excitation. « Un garde, sans doute ! me dit-il. Depuis que le forçat s'est évadé, la lande fourmille de gardes. » Peut-être son interprétation est-elle la bonne, mais j'aurais aimé en avoir la preuve. Aujourd'hui nous communiquerons à Princetown la direction où se cache l'évadé, mais c'est dommage que nous n'ayons pas pu triompher complète- ment en ramenant Selden prisonnier. Telles sont les aventures de cette nuit, mon cher Holmes, et vous reconnaîtrez, j'espère, que mon rapport est digne de vous. Il contient certes beaucoup de renseignements tout à fait négligeables, mais je persiste à penser que j'ai raison de vous informer de tout en vous laissant le soin de choisir les éléments qui vous aideront à parvenir à vos conclusions. Certainement nous progressons. En ce qui concerne les Barrymore, nous avons découvert le mobile de leurs actes, et la situation s'est éclaircie. Mais la lande avec ses mystères et ses étranges habitants demeure indéchiffrable. Peut-être dans mon prochain rapport pourrais-je vous apporter à son sujet un peu de lumière. Le mieux serait que vous veniez ici. CHAPITRE X EXTRAIT DE L'AGENDA DU DOCTEUR WATSON Jusqu'ici j'ai pu reproduire les rapports que j'ai expédiés durant ces premiers jours à Sherlock Holmes. Maintenant je suis arrivé à un point de mon récit où je me vois contraint d'abandonner cette méthode et de me fier une fois de plus à mes souvenirs que confirme l'agenda que je tenais à l'époque. Quelques extraits de celui-ci me permettront de décrire des scènes dont chaque détail reste fixé dans ma mémoire. Je commence donc par la matinée qui suivit notre vaine chasse au forçat et nos aventures peu banales sur la lande. 16 octobre. Jour triste avec brouillard et crachin. Le manoir est cerné par des nuages qui roulent bas, qui se soulèvent de temps à autre pour nous montrer les courbes mornes de la lande, les minces veines d'argent sur les flancs des collines, et les rochers lointains qui luisent quand la lumière frappe leurs faces humides. La mélancolie est à l'intérieur comme à l'extérieur. Le baronnet, après l'excitation de la nuit, a les nerfs à plat. Moi-même je sens un poids sur mon cœur et je redoute un danger imminent, d'autant plus terrible qu'indéfinissable. N'ai-je pas de solides raisons pour craindre le pire ? Considérons la longue succession d'incidents qui tous soulignent la sinistre influence qui nous entoure. Il y a la mort du dernier occupant du manoir, mort qui s'accorde si exactement avec la légende familiale. Il y a les rapports répétés des paysans touchant l'apparition d'une bête monstrueuse sur la lande. N'ai-je pas moi-même entendu de mes propres oreilles par deux fois un bruit qui ressemblait à l'aboiement d'un chien ? Il est incroyable, impossible que les lois ordinaires de la nature soient violées. Un chien fantôme ne laisse pas d'empreintes matérielles, ne remplit pas l'air de son cri. Stapleton peut admettre une telle superstition, et Mortimer aussi ; mais si je n'ai qu'une qualité, c'est le bon sens, et rien ne me fera croire à des énormités pareilles. Y croire serait descendre au niveau de ces pauvres paysans qui ne se contentent pas d'un simple chien du diable, mais qui éprouvent le besoin de le dépeindre avec les feux de l'enfer jaillissant de sa gueule et de ses yeux. Holmes n'accorderait aucun crédit à ces fables. Or, je suis son représentant. Mais les faits étant les faits, j'ai par deux fois entendu ce cri sur la lande. Si j'admets qu'un grand chien erre réellement sur la lande, cette hypothèse explique presque tout. Mais où pourrait se dissimuler une bête pareille ? Où va-t-elle chercher sa nourriture ? D'où vient-elle ? Comment se fait-il que personne ne l'ait vue de jour ? L'explication naturelle s'entoure d'autant de difficultés que l'autre. Et en dehors du chien, subsistent cet espion dans Londres, l'homme dans le fiacre, et la lettre qui mettait Sir Henry en garde contre la lande. Voilà au moins du réel ! Mais il peut s'agir d'un protecteur ou cet ennemi ? Est-il resté dans Londres ? Nous a-t-il suivis ici ? Se peut-il que ce soit lui… oui, que ce soit l'inconnu que j'ai vu sur le pic ? Il est vrai que je n'ai fait que l'entrevoir ; pourtant je suis prêt à jurer, par exemple, qu'il n'est pas un habitant des environs ; je les connais. Il était beaucoup plus grand que Stapleton, beaucoup plu mince que Frankland. Il ressemblait plutôt à Barrymore, que nous avions laissé derrière nous, et dont je suis certain qu'il n'a pu nous suivre. Un inconnu donc nous surveille ici, de même qu'un inconnu nous a suivis dans Londres. Nous ne l'avons jamais semé. Si je pouvais lui mettre la main au collet, nous serions peut-être au bout de nos difficultés. C'est à ce but que je dois maintenant consacrer toutes mes énergies. Mon premier mouvement fut de m'en ouvrir à Sir Henry. Le deuxième, et le plus sage, fut de jouer mon jeu sans avertir quiconque. Le baronnet est taciturne, distrait. Ses nerfs ont été sérieusement secoués par ce cri sur la lande. Je ne dirai rien qui puisse ajouter à son malaise, mais je prendrai les mesures compatibles avec mes projets. Un petit incident se produisit ce matin après le déjeuner. Barrymore sollicita un entretien avec Sir Henry, et ils s'enfermèrent quelques instants dans le bureau. Assis dans la salle de billard j'entendis par intermittence les voix monter de ton, et je pus deviner le sujet de la discussion. Finalement le baronnet ouvrit sa porte et m'appela. « Barrymore considère qu'il a un reproche à nous adresser, me dit-il. Il pense que ça été déloyal de pourchasser son beaufrère, alors que, de son plein gré, il nous avait mis dans le secret. » Le maître d'hôtel, très pâle mais maître de lui, se tenait devant nous. « J'ai peut-être, monsieur, parlé avec trop de chaleur, ditil. Dans ce cas je vous prie de bien vouloir m'excuser. J'ai été fort surpris de vous entendre rentrer ce matin et d'apprendre que vous aviez donné la chasse à Selden. Le pauvre type a suffisamment d'ennemis sans que je lui en mette d'autres sur son chemin. – Si vous nous l'aviez dit de votre plein gré, ç'aurait été différent, répliqua le baronnet. Vous nous avez parlé, ou plutôt votre femme nous a parlé, parce que vous y avez été contraints et que vous n'aviez plus la possibilité de vous taire. – Je ne croyais pas que vous tireriez avantage de cette situation, Sir Henry… Non vraiment, je ne le pensais pas ! – Selden est un danger public. Il y a des maisons isolées sur la lande, et il ferait n'importe quoi. Il suffit de voir sa tête pour en être sûr. Pensez à la maison de M. Stapleton : elle n'a que lui pour la défendre. Avant qu'il soit remis sous les verrous, personne ne sera en sécurité. – Il ne cambriolera plus, monsieur. Je vous en donne ma parole solennelle. Et il ne s'attaquera à personne dans la région. Je vous assure, Sir Henry, que dans quelques jours les arrangements nécessaires seront terminés pour qu'il s'embarque vers l'Amérique du Sud. Pour l'amour de Dieu, monsieur, je vous supplie de ne pas avertir la police qu'il est toujours sur la lande ! Ils ont abandonné la poursuite, il peut se cacher jusqu'à ce qu'un bateau puisse le prendre. Vous ne pourriez pas le dénoncer sans me causer de graves ennuis à moi et à ma femme. Je vous demande instamment, monsieur, de ne pas informer la police. – Quel est votre avis, Watson ? » Je haussai les épaules en répondant : « S'il quitte vraiment le pays, ce sera un soulagement pour le contribuable anglais ! – Mais avant son départ ne commettra-t-il pas un crime ? – Il ne ferait rien d'aussi fou, monsieur. Nous lui avons fourni tout ce dont il avait besoin. Commettre un crime serait dévoiler sa cachette. – C'est vrai ! fit Sir Henry. Eh bien, Barrymore.. – Dieu vous bénisse, monsieur, et merci du fond de mon cœur ! S'il avait été repris, ma pauvre femme en serait morte ! – Je crois, Watson, que nous sommes en train d'aider et de protéger le péché ? Mais, après avoir entendu Barrymore, je ne me sens pas capable de livrer cet homme. Très bien, Barrymore, vous pouvez vous retirer. » Le maître d'hôtel bafouilla encore quelques mots de gratitude ; il allait sortir, puis il revint vers nous. « Vous avez été si bon pour nous, monsieur, que j'aimerais vous payer de retour. Je sais quelque chose, Sir Henry ; peutêtre aurais-je dû le dire plus tôt, mais je ne l'ai découvert que longtemps après l'enquête. Je n'en ai soufflé mot à âme qui vive. C'est à propos de la mort de ce pauvre Sir Charles. » Le baronnet et moi bondîmes d'un même élan. « Vous savez comment il est mort ? – Non, monsieur, cela je ne le sais pas. – Que savez-vous alors ? – Je sais pourquoi il était à cette heure-là devant la porte à claire-voie. C'était pour rencontrer une femme. – Une femme ! Lui ? – Oui, monsieur. – Le nom de cette femme ? – Je ne peux pas vous le dire, monsieur ; je ne connais que ses initiales. Ses initiales étaient « L.L. » – Comment savez-vous cela, Barrymore ? – Voilà, Sir Henry : votre oncle avait reçu ce matin-là une lettre. D'habitude il recevait le courrier important d'un homme public dont le bon cœur était célèbre : tous ceux qui avaient des ennuis se tournaient vers lui. Mais ce matin-là, par hasard, il ne reçut qu'une lettre : voilà pourquoi je la remarquai plus particulièrement. Elle avait été postée à Coombe Tracey, et l'écriture sur l'enveloppe était celle d'une femme. – Ensuite ? – Ensuite, monsieur, je n'y ai plus pensé, et je l'aurais complètement oubliée sans ma femme. Il y a quelques semaines, elle était en train de nettoyer le bureau de Sir Charles (qui ne l'avait jamais été depuis sa mort) quand elle découvrit les cendres d'une lettre brûlée derrière la grille. La plus grande partie de cette lettre était en poussière, mais un petit bout, la fin d'une page, se tenait d'un bloc ; bien que ce fût du gris sur fond noir, l'écriture était lisible. Nous eûmes l'impression que c'était un post-scriptum à la fin d'une lettre, et il était écrit : « Je vous en prie, si vous êtes un gentleman, brûlez cette lettre et soyez à dix heures devant la porte. » En dessous figurait les initiales « L.L. » – Vous avez ce bout de papier ? – Non, monsieur, dès que nous l'avons déplacé, il est retombé en poussière. – Sir Charles avait-il reçu d'autres lettres de cette écriture ? – Ma foi, monsieur, je ne faisais pas spécialement attention à ses lettres. Je n'aurais pas remarqué celle-là si elle avait été accompagnée d'autres lettres. – Et vous n'avez aucune idée sur l'identité de « L.L. ». ? – Non, monsieur. Pas plus que vous. Mais je pense que si nous pouvions rattraper cette dame, nous en saurions davantage sur la mort de Sir Charles. – Je ne peux pas comprendre, Barrymore, comment vous avez dissimulé cette information importante. – Eh bien, monsieur, c'est qu'elle nous est arrivée immédiatement après nos propres ennuis. D'autre part, monsieur, nous étions tous deux très attachés à Sir Charles, comme c'était naturel après ce qu'il a fait pour nous. Agiter cette histoire ne pouvait plus aider notre malheureux maître, et il est bon d'agir prudemment quand une dame est en cause. Même le meilleur d'entre nous… – Vous pensiez que cela pouvait ternir sa réputation ? – Je ne pensais pas que du bon pouvait en sortir. Mais vous avez été si généreux envers nous que je me sentirais déloyal si je ne vous disais pas tout ce que je sais sur l'affaire. – Très bien, Barrymore. Laissez-nous maintenant. » Sir Henry se tourna vers moi. « Que pensez-vous, Watson, de cette nouvelle lueur ? – Elle me paraît obscurcir davantage notre nuit noire. – C'est mon avis. Mais si nous pouvions retrouver L.L., tout serait éclairci. Nous savons qu'il existe une femme qui connaît les faits. Il s'agit de la retrouver. Comment ? – Mettons d'abord Holmes au courant sans tarder. Nous lui donnerons ainsi l'indice qui lui manquait. Ou je me trompe beaucoup ou cette nouvelle va le conduire ici. » Je montai immédiatement dans ma chambre et rédigeai mon rapport sur cette conversation. Il était évident que Holmes était diablement occupé ces temps-ci, car je ne recevais de Baker Street que des lettres brèves et rares qui ne daignaient pas commenter les informations que je lui envoyais et ne faisaient pratiquement aucune allusion à ma mission. Sans doute son affaire de chantage absorbait toutes ses facultés. Tout de même ce nouvel élément ne pouvait manquer de retenir son attention et de renouveler son intérêt. J'aimerais bien qu'il fût là ! 17 octobre. Aujourd'hui la pluie n'a pas cessé de tomber, de gicler sur le lierre, de s'égoutter des ifs. Je pensais à ce forçat réfugié sur la lande lugubre, froide, hostile. Pauvre diable ! Quels qu'aient été ses crimes, il souffre pour les racheter. Et puis j'ai pensé à cet autre : la tête barbue dans le fiacre, la silhouette contre la lune. Était-il aussi sous le déluge, ce guetteur quasi invisible, cet homme de la nuit ? Le soir je mis mon imperméable et je m'aventurai loin sur la lande détrempée. Quantité de pensées sombres m'assaillirent. La pluie me fouettait le visage, le vent sifflait à mes oreilles. Que Dieu aide ceux qui errent dans le grand bourbier à présent, car même le sol ferme devient un bourbier ! Je retrouvais le pic noir sur lequel j'avais vu le guetteur solitaire, je l'escaladai et de son sommet tourmenté je contemplai la mélancolie du paysage. Les averses battaient obliquement les flancs roux des dunes ; des nuages lourds, bas, ardoisés, étiraient leurs écharpes mornes autour des versants des collines. Dans un creux sur la gauche, à demi-cachées par la brume, les deux tours jumelles de Baskerville Hall se hissaient par-dessus les arbres. C'étaient les signes de présence humaine que je pouvais distinguer en dehors de ces cabanes préhistoriques accrochées en rangs serrés aux montagnettes. Nulle part je ne trouvai trace du solitaire que j'avais vu là deux nuits plus tôt. En rentrant, je fus rattrapé par le docteur Mortimer dont la charrette anglaise revenait de la ferme de Foulmire. Il nous avait constamment témoigné beaucoup d'égards : il laissait à peine s'écouler un jour sans se rendre au manoir pour prendre de nos nouvelles. Il insista pour me faire monter à côté de lui et m'avancer sur la route du retour. Je le trouvai tout éploré par la disparition de son petit épagneul, qui s'était aventuré dans la lande et n'était jamais revenu. J'essayai de le consoler de mon mieux, mais je pensais au poney du bourbier de Grimpen, et je n'espérais guère qu'il revît un jour son petit chien. « À propos, Mortimer, lui dis-je, je suppose que vous connaissez tout le monde par ici ? – Oui, je crois. – Pouvez-vous alors me donner le nom d'une femme dont les initiales sont « L.L. » ? » Il réfléchit quelques instants. « Non, me répondit-il enfin. Il y a quelques bohémiens et des ouvriers agricoles dont je ne sais à peu près rien, mais parmi les fermiers ou les bourgeois je ne vois personne qui possède ces initiales. Attendez un peu, toutefois !… Il y a, oui, Laura Lyons… Ses initiales sont bien « L.L. » Mais elle habite Coombe Tracey. –Qui est-ce ? – La fille de Frankland. – Comment du vieux Frankland le maboul ? – Oui, elle a épousé un artiste du nom de Lyons qui était venu peindre sur la lande. Il se révéla un triste sire et il l'abandonna. La faute, à ce que l'on dit, ne lui incombe peut-être pas exclusivement. Son père refusa de s'occuper d'elle, parce qu'elle s'était mariée sans son consentement et peut-être pour quelques raisons supplémentaires. Ainsi, entre deux pêcheurs, le vieux et le jeune, la fille n'a guère été heureuse. – Comment vit-elle ? – Je crois que le vieux Frankland lui verse une rente ; mais peu élevée, car ses propres affaires vont assez mal.. Quoi qu'elle eût mérité, on ne pouvait pas la laisser aller vers des solutions de désespoir. Son histoire s'est répandue, et plusieurs personnes des environs ont fait quelque chose pour l'aider à gagner honnêtement sa vie. Stapleton s'en est mêlé. Sir Charles aussi. Moi également. Assez pour en faire une dactylo. » Il voulait connaître le motif de ma curiosité, mais je m'ingéniai pour satisfaire la sienne sans trop lui en dire. Demain matin j'irai à Coombe Tracey ; et si je peux voir Mme Laura Lyons, de réputation douteuse, un grand pas sera fait pour l'élucidation de l'une de nos énigmes. Je suis certainement en train d'acquérir la prudence du serpent, car lorsque Mortimer me pressa un peu trop, je lui demandai à quelle catégorie appartenait le crâne de Frankland, et la craniologie occupa la fin de notre promenade en voiture. Ce n'est pas pour rien que j'ai vécu cinq années avec Sherlock Holmes. J'ai encore un autre incident à rapporter pour en terminer avec ce jour de tempête et de cafard. Il a trait à une conversation que je viens d'avoir avec Barrymore, et qui m'a procuré un atout que je jouerai à mon heure. Mortimer était resté à dîner ; après le repas il fit un écarté avec le baronnet. Le maître d'hôtel me servit le café dans la bibliothèque et je saisis l'opportunité de l'interroger. « Vous savez qu'il y a un autre homme ? – Oui, monsieur. Il y a un autre homme sur la lande. – L'avez-vous vu ? – Non, monsieur. – Alors comment connaissez-vous sa présence ? – Selden m'a parlé de lui, monsieur, il y a une semaine environ. Cet homme se cache lui aussi, mais d'après ce que j'ai compris ce n'est pas un forçat. Je n'aime pas cela, docteur Watson… Oui, je vous le dis tout net : je n'aime pas cela ! » « Eh bien, lui dis-je en exorde, votre célèbre parent est-il parti, ou se trouve-t-il encore tapi dan un coin de la lande ? – Je ne sais pas, monsieur. Je prie le Ciel qu'il soit parti car il ne nous a apporté que des ennuis. Je n'ai pas eu de ses nouvelles depuis la dernière fois où je lui ai déposé des vivres, ce qui remonte à trois jours. – L'avez-vous vu cette nuit-là ? – Non, monsieur. Mais quand je suis revenu le lendemain, les vivres avaient disparu. – Donc il était encore là ? – Sans doute, monsieur, à moins que ce ne soit l'autre qui ne les ait pris. » Ma tasse de café s'arrêta à mi-chemin de mes lèvres. Je dévisageai Barrymore. Il parlait avec une passion soudaine. « Allons, écoutez-moi Barrymore ! Dans cette affaire je n'ai en vue que les intérêts de votre maître. Si je suis venu ici, c'est uniquement pour l'aider. Dites-moi en toute franchise ce que vous n'aimez pas. » Barrymore hésita un instant, comme s'il regrettait de s'être laissé aller, ou comme s'il trouvait difficile de traduire par des mots son sentiment profond. « Tous ces manèges ! s'écria-t-il enfin en brandissant sa main vers la fenêtre toute éclaboussée de pluie. Il y a quelque part un jeu déloyal, qui se joue, et beaucoup de scélératesse dans l'air, j'en jurerais ! Croyez-moi, monsieur : je serais bien content de voir Sir Henry repartir pour Londres ! – Mais qu'est-ce qui vous inquiète ? – Songez à la mort de Sir Charles ! Pas très naturelle, en dépit des conclusions de l'enquête. Songez aux bruits qu'on entend sur la lande à la nuit ! Je ne connais pas un homme qui la traverserait, une fois le soleil couché, même s'il était payé pour le faire. Songez à cet étranger qui se cache là-bas, qui guette et qui guette ! Que guette-t-il ? Que signifie tout cet ensemble ? Certainement pas grand-chose de bon pour n'importe quel Baskerville. Voilà pourquoi je serai rudement content le jour où les nouveaux serviteurs de Sir Henry s'installeront au manoir !. – Mais à propos de cet étranger, repris-je, ne pouvez-vous rien me préciser ? Qu'a dit Selden ? A-t-il découvert l'endroit où il se cache et ce qu'il manigance ? – Il l'a vu une ou deux fois ; mais il n'est pas bavard, vous savez. D'abord il a cru que c'était un policier, mais il s'est bientôt rendu compte qu'il opérait pour son compte. Il lui a fait l'impression d'une sorte de bourgeois, mais il n'a pas pu deviner ce qu'il faisait. – Et où a-t-il dit qu'il vivait ? – Parmi les vieilles maisons sur le flanc de la colline ; les vieilles cabanes de pierre autrefois habitées. Mais comment se nourrit-il ? – Selden a découvert qu'un jeune garçon est à son service et lui apporte tout ce dont il a besoin. Je crois qu'il se rend à Coombe Tracey pour ses achats. – Très bien, Barrymore. Nous reparlerons de tout cela une autre fois. » Quand le maître d'hôtel m'eût quitté, je me levai et me dirigeai vers la fenêtre noire ; à travers la vitre brouillée je contemplai les nuages qui déferlaient, la silhouette oscillante des arbres secoués par le vent. Vue de l'intérieur d'une maison, la nuit était sinistre : que devait-elle être sur la lande ? Quelle dose de haine ne fallait-il pas pour amener un homme à se tapir dans un lieu pareil ! Et quels pouvaient être les desseins ténébreux qui l'exposaient à de si dures épreuves ! Oui, c'est là, dans cette cabane sur la lande, que devrait se situer le centre du problème. Je jurai qu'un autre jour ne s'écoulerait pas sans que j'eusse fait l'impossible pour résoudre sur place le mystère qui m'intriguait. CHAPITRE XI L'HOMME SUR LE PIC L'extrait de mon agenda personnel qui compose le chapitre précédent a mené mon récit jusqu'au 18 octobre, date à laquelle les événements commencèrent à se précipiter vers leur terrible conclusion. Les épisodes des jours suivants sont à jamais gravés dans ma mémoire, et je peux les raconter sans faire appel aux notes que je pris à l'époque. Je pars donc du lendemain du jour où j'avais recueilli deux éléments d'importance : le premier étant que Mme Laura Lyons de Coombe Tracey avait écrit à sir Charles Baskerville et lui avait donné rendez-vous à l'heure et au lieu même où il avait trouvé la mort ; le deuxième étant que l'inconnu du pic se cachait parmi les cabanes de pierres de la colline. Ces deux faits étant en ma possession, je sentais que mon intelligence ou mon courage seraient bien déficients si je ne parvenais pas à dissiper quelques-unes des ombres qui m'entouraient. Je n'eus pas la possibilité de répéter au baronet ce que j'avais appris sur Mme Lyons la veille au soir, car le docteur Mortimer prolongea sa partie de cartes jusqu'à une heure avancée. Au petit déjeuner toutefois je l'informai de ma découverte et lui demandai s'il désirait m'accompagner jusqu'à Coombe Tracey. Il me répondit d'abord par l'affirmative, puis il réfléchit que si j'y allais seul, les résultats seraient peut-être meilleurs. Plus notre visite revêtirait un caractère officiel, moins nous obtiendrons sans doute de renseignements. Je quittai donc Sir Henry, non sans remords de conscience, et me mis en route pour ma nouvelle enquête. Quand j'arrivai à Coombe Tracey, je dis à Perkins de mettre les chevaux à l'écurie, et je m'inquiétai de savoir où logeait Madame Laura Lyons ; sa maison était centrale et bien située. Une domestique m'introduisit sans cérémonie, et quand j'entrai dans le petit salon, une dame qui était assise devant une machine à écrire se leva d'un bond avec un agréable sourire de bienvenue. Le sourire s'évanouit pourtant quand elle vit un inconnu ; elle se rassit et me pria de lui expliquer l'objet de ma visite. La première impression provoquée par Mme Lyons était celle d'une grande beauté. Ses yeux et ses cheveux étaient de la même couleur châtain ; ses joues, bien que marquetées de taches de rousseur, avaient un exquis éclat de brune… Oui, d'abord, on l'admirait. Mais un examen plus approfondi laissait place à la critique : il y avait sur son visage quelque chose qui ne cadrait pas avec sa beauté parfaite ; une sorte de vulgarité dans l'expression, une certaine dureté du regard, un relâchement de la bouche… Mais ces détails bien sûr ne s'imposaient pas tout de suite à l'esprit. Sur le moment je fus simplement conscient qu'une très jolie femme m'interrogeait sur le motif de ma visite. Et jusque-là, je n'avais pas tout à fait apprécié la difficulté de ma mission. « J'ai le plaisir, dis-je, de connaître votre père. » C'était un exorde assez maladroit, et elle me le fit sentir. « Tout est rompu entre mon père et moi, dit-elle. Je ne lui dois rien, et ses amis ne sont pas les miens. Si je n'avais pas rencontré des cœurs généreux comme feu sir Charles Baskerville, par exemple, j'aurais pu mourir de faim sans que mon père s'en fût soucié. – C'est à propos de feu sir Charles Baskerville que je suis venu vous voir. » Les taches de rousseur ressortirent sur ses joues. « Que puis-je vous dire le concernant ? me demanda-t-elle, et ses doigts jouaient nerveusement avec les touches de sa machine à écrire. – Pour éviter un scandale public, il vaut mieux que je vous les pose ici, plutôt que de voir l'affaire se développer hors de notre contrôle. » Elle se tut. Elle était très pâle. Finalement elle releva la tête dans un geste de témérité et de défi. « Bien. Je répondrai. Quelles sont vos questions ? – Correspondiez-vous avec Sir Charles ? – Je lui ai écrit une fois ou deux pour le remercier de sa délicatesse et de sa générosité. – Vous rappelez-vous les dates de ces lettres ? – Non. – L'avez-vous rencontré ? – Oui. Une fois ou deux, quand il venait à Coombe Tracey. C'était un homme très discret ; il préférait faire le bien en cachette. – Mais si vous l'avez vu et lui avez écrit si rarement, comment en savait-il assez sur vos affaires pour vous aider ? » Elle franchit l'obstacle avec une décision rapide. « Ils étaient plusieurs à connaître ma triste histoire et à m'aider. L'un était M. Stapleton, voisin et ami intime de Sir Charles. Il a très bon cœur. C'est par son intermédiaire que Sir Charles a été mis au courant. » – Vous le connaissiez, n'est-ce pas ? – Je vous ai déjà dit que je dois beaucoup à son bon cœur. Si je suis à même de me débrouiller seule, c'est surtout grâce à l'intérêt qu'il portait à ma difficile situation. – Correspondiez-vous, avec lui ? » Elle me jeta un regard méchant. « Pourquoi toutes ces questions ? interrogea-t-elle d'un ton brusque. Je savais déjà que sir Charles Baskerville s'était servi à plusieurs reprises de Stapleton comme trésorier ; la déclaration de la jolie dame pouvait donc être exacte. « Avez-vous jamais écrit à Sir Charles une lettre lui demandant un rendez-vous ? » Mme Lyons rougit de colère. « En vérité, monsieur, cette question est plutôt extraordinaire ! – Je regrette, madame ; mais je dois vous la poser. – Alors je réponds : non. Certainement non ! – Même pas le jour précisément où mourut Sir Charles ? » Le rouge disparut de ses joues, qu'envahit une pâleur mortelle. Ses lèvres sèches ne purent articuler le « non » que je lus plus que je ne l'entendis. « Sûrement votre mémoire a une défaillance, repris-je. Je pourrais citer un passage de votre lettre : « Je vous en prie, si vous êtes un gentleman, brûlez cette lettre et soyez à dix heures devant votre porte. » Je crus qu'elle s'était évanouie, mais au prix d'un effort immense elle se redressa. elle. « Sir Charles n'était-il donc pas un gentleman ? haleta-t- même après avoir été brûlée. Vous reconnaissez maintenant que vous l'avez écrite ? – Oui, je l'ai écrite ! s'écria-t-elle en soulageant son âme dans un torrent de paroles. Je l'ai écrite, parfaitement ! Pourquoi le nierai-je ? Je n'ai pas à en rougir. Je voulais qu'il m'aide. Je croyais que si j'avais un rendez-vous avec lui je pourrais obtenir l'aide dont j'avais besoin.. – Mais pourquoi un rendez-vous à une heure pareille ? – Parce que je venais d'apprendre qu'il partait pour Londres le lendemain et qu'il serait peut-être absent plusieurs mois. Voilà pourquoi je ne pouvais pas me rendre plus tôt au manoir. – Mais pourquoi un rendez-vous dans le jardin et pas dans la maison ? – Croyez-vous qu'une femme puisse se rendre seule à cette heure tardive dans la maison d'un célibataire ? – Eh bien ! que s'est-il passé quand vous êtes arrivée près de la porte ? – Je n'y suis pas allée. – Madame Lyons ! – Non ! Je vous le jure sur tout ce qu'il y a de plus sacré. Je n'y suis pas allée. Quelque chose m'a empêchée d'y aller. – Quoi donc ? – C'est une affaire privée. Je ne peux pas vous en dire plus. – Vous êtes injuste à l'égard de Sir Charles. Il a bel et bien brûlé cette lettre. Mais il arrive qu'une lettre demeure lisible – Vous reconnaissez donc que vous aviez un rendez-vous avec Sir Charles, à l'heure et à l'endroit où il est mort, mais vous niez être allée à ce rendez-vous ? – C'est la vérité. » À nouveau je l'interrogeai et multipliai les questions, mais elle s'en tint à ce qu'elle m'avait juré. « Madame Lyons, lui dis-je en me levant, vous prenez une lourde responsabilité et vous vous mettez dans une très mauvaise situation en ne disant pas clairement tout ce que vous savez. Si je dois recourir à l'assistance de la police, vous mesurerez l'étendue de votre erreur. Si vous êtes innocente, pourquoi avezvous commencé par me déclarer que vous n'aviez pas écrit à Sir Charles ce jour-là ? – Parce que je craignais qu'on n'en tirât une conclusion erronée et que je ne fusse mêlée à un scandale. – Et pourquoi insistiez-vous tant pour que Sir Charles brûlât votre lettre ? – Si vous aviez lu la lettre, vous ne me poseriez pas cette question. – Je n'ai pas dit que j'avais lu toute la lettre. – Vous m'en avez cité un passage. – J'ai cité le post-scriptum. Comme je vous l'ai dit, la lettre avait été brûlée et tout n'était pas lisible. Je vous redemande encore une fois pour quelle raison vous insistiez pour que Sir Charles brûle cette lettre qu'il reçut le jour de sa mort ? – Il s'agissait d'une affaire très personnelle. – Alors comprenez que vous devriez songer à éviter une enquête publique ! – Bien. Je vous le dirai. Vous avez appris mon malheureux mariage ; vous savez donc que j'ai de multiples raisons de le regretter. – Oui. – Ma vie n'a été qu'une incessante persécution de la part d'un mari que je déteste. Il a la loi pour lui ; jour après jour je me heurte à cette éventualité : il peut me forcer à vivre avec lui. Lorsque j'ai écrit à Sir Charles, j'avais appris que je pourrais recouvrer mon indépendance, si j'avais de l'argent pour supporter certains frais. Cela signifiait pour moi des tas de choses : tranquillité d'esprit, bonheur, dignité, tout. Je connaissais la générosité de Sir Charles, et j'ai pensé que, s'il entendait mon histoire de ma propre bouche, il m'aiderait. – Alors comment se fait-il que vous ne soyez pas allée au rendez-vous que vous aviez sollicité ? – Parce qu'entre-temps j'avais reçu de l'aide d'une autre source. – Pourquoi n'avez-vous pas récrit à Sir Charles pour vous excuser ? – Je l'aurai fait si je n'avais lu la nouvelle de sa mort dans le journal du lendemain. » L'histoire de cette femme formait un tout cohérent ; mes questions ne purent découvrir une faille. La seule vérification possible consistait à savoir si vraiment elle avait intenté une procédure de divorce contre son mari à l'époque du drame. Il était peu vraisemblable qu'elle eût menti en affirmant qu'elle n'était pas allée à Baskerville Hall : il lui aurait fallu une voiture pour s'y rendre, et elle n'aurait pas pu rentrer à Coombe Tracey avant minuit. Une telle promenade n'aurait pu demeurer ignorée. Il était donc probable qu'elle disait la vérité ou, du moins, une partie de la vérité. Je partis, découragé et déconcerté. Une fois de plus je m'étais heurté à ce mur qui semblait boucher tous les chemins par lesquels j'essayais de parvenir à la lumière. Et pourtant plus je pensais à cette figure de femme, plus je sentais que tout ne m'avait pas été dit. Pourquoi avaitelle failli s'évanouir ? Pourquoi s'était-elle refusée à toutes concessions jusqu'à ce qu'elles fussent arrachées les unes après les autres ? Pourquoi s'était-elle si peu manifestée à l'époque de la tragédie ? À coup sûr son comportement pouvait s'expliquer de façon moins innocente. Mais pour l'instant je ne pouvais rien découvrir de plus dans cette direction : force m'était donc de me tourner vers l'autre élément, qu'il me fallait dénicher autour des cabanes de pierres sur la lande. Direction bien vague elle aussi. Je m'en rendis compte sur le chemin du retour : toutes les collines conservaient des vestiges d'anciennes demeures datant de la préhistoire. La seule indication de Barrymore avait été que l'inconnu vivait dans l'une de ces cabanes abandonnées ; or, plusieurs centaines s'éparpillaient sur toute la lande. Mais heureusement, une première expérience pouvait me guider, puisque j'avais vu l'homme lui-même au haut du pic noir. Ce sommet serait le centre de mes recherches. De là j'explorerais chaque cabane jusqu'à ce que j'aie trouvé la bonne. Si l'homme était dedans, j'apprendrais de sa propre bouche, au besoin sous la menace de mon revolver, qui il était et pourquoi il nous filait depuis si longtemps. Il avait pu nous échapper dans la foule de Regent Street, mais il lui serait plus difficile de s'éclipser sur la lande déserte. Enfin, si je trouvais la cabane habitée sans son locataire, je resterais dedans, le temps qu'il faudrait, jusqu'à son retour. Il avait fait la nique à Holmes dans Londres. Ce serait pour moi un véritable triomphe si je réussissais là où mon maître avait échoué. Dans cette enquête, la chance s'était constamment prononcée contre nous ; elle vint enfin à mon aide sous les traits de M. Frankland, qui se tenait debout devant la grille de son jardin, toujours rougeaud, toujours décoré de favoris blanchis. Son jardin longeait en effet la route que Perkins avait prise. « Bonjour, docteur Watson ! s'exclama-t-il joyeusement. Il faut absolument que vous permettiez à vos chevaux de se reposer, et que vous rentriez pour prendre un verre de vin et me congratuler. » Mes sentiments à son égard étaient plutôt mitigés après ce que j'avais appris de la manière dont il avait traité sa fille, mais je ne désirais qu'une chose : renvoyer Perkins et le break au manoir. L'occasion était trop bonne pour la laisser échapper. Je descendis et priai Perkins d'avertir Sir Henry que je rentrerai à pied pour le dîner. Puis, je suivis Frankland dans sa salle à manger. « C'est pour moi un grand jour, monsieur ! s'écria-t-il avec un petit rire de gorge. L'un de ces jours qu'on marque d'un trait rouge sur son calendrier. J'ai remporté deux victoires. J'entends montrer aux gens d'ici que la loi est la loi, et que quelqu'un ne craint pas de l'invoquer. J'ai établi un droit de passage à travers le centre du parc du vieux Middleton, en plein dedans, à moins de cent mètres de sa propre porte. Que pensez-vous de cela ? Nous allons apprendre à ces magnats qu'ils n'ont pas le droit de piétiner les droits des bourgeois, le diable les emporte ! Et j'ai fermé le bois où les gens de Femworthy avaient l'habitude d'aller pique-niquer. Ces voyous semblent croire que les droits des propriétaires n'existent pas, et qu'ils peuvent se répandre n'importe où avec leurs journaux et leurs bouteilles. Les deux affaires ont été jugées, docteur Watson, tranchées toutes deux en ma faveur. Je n'ai jamais vécu un jour pareil depuis que j'ai fait mettre sir John Morland en contravention parce qu'il chassait dans sa propre garenne. – Comment, au nom du Ciel, y êtes-vous parvenu ? – Consultez les registres, monsieur. Cela vaut la peine de les lire. Frankland contre Morland ; j'ai dépensé deux cents livres, mais je l'ai eu. – En avez-vous tiré un avantage ? – Aucun, monsieur, aucun ! Je suis fier de dire que je n'avais pas le moindre intérêt dans l'affaire. J'agis entièrement sous l'inspiration du droit public. Je suis sûr, par exemple, que les voyous de Femworthy me brûleront en effigie ce soir. La dernière fois qu'ils le firent, je déclarai à la police qu'on devrait interdire ces exhibitions déplacées. La police du comté, monsieur, est déplorable : elle ne m'a pas accordé la protection à laquelle j'ai droit. L'affaire Frankland contre la reine attirera l'attention du public. J'ai dit à la police qu'elle regretterait son manque d'égards, et déjà je tiens parole. – Comment cela ? » Le vieil homme prit un air fin. « Parce que je pourrais dire aux policiers ce qu'ils meurent d'envie de savoir ; mais pour rien au monde je n'aiderais cette racaille. » J'étais en train de chercher une excuse pour prendre congé, mais j'eus soudain envie d'entendre la suite de ce bavardage. Je connaissais trop la nature contrariante du vieux pêcheur pour oublier qu'un signe d'intérêt trop marqué arrêterait ses confidences : aussi je m'efforçai à l'indifférence. – Une affaire de braconnage ? fis-je. – Ah ! ah ! mon garçon, une affaire beaucoup plus importante ! Tenez, le forçat sur la lande… » Je sursautai. « Vous ne prétendez pas connaître sa cachette ? – Je ne connais peut-être pas exactement sa cachette, mais je suis sûr que je pourrais aider la police à lui mettre le grappin dessus. N'avez-vous jamais pensé que le meilleur moyen de l'attraper, consistait à découvrir où il se procurait des vivres, et à le pister, à partir de là ? » té. Il paraissait se rapprocher très désagréablement de la véri- « Sans doute, répondis-je. Mais comment savez-vous qu'il est quelque part sur la lande ? – Je le sais parce que j'ai vu de mes propres yeux le messager qui lui apporte de la nourriture. » J'eus pitié de Barrymore. C'était grave de tomber au pouvoir de ce vieux touche-à-tout ! Mais la phrase suivante me soulagea. « Vous serez bien étonné si je vous dis que c'est un enfant qui lui apporte ses provisions. Je le vois passer chaque jour, grâce à mon télescope sur le toit. Il suit le même sentier, à la même heure ; et auprès de qui se rendrait-il sinon du forçat ? » La chance me souriait ! Mais je me gardai bien de manifester le moindre intérêt. Un enfant ! Barrymore m'avait dit que notre inconnu était ravitaillé par un jeune garçon. C'était donc cette piste, et non celle du forçat, que surveillait Frankland. Si je pouvais être mis dans le secret du télescope, une chasse pénible et longue me serait épargnée. L'incrédulité et l'indifférence demeuraient mes atouts majeurs. « Cet enfant doit plutôt être le fils d'un fermier des environs qui apporte à son père le repas de midi ; vous ne croyez pas ? » La moindre contradiction faisait exploser le vieil autocrate. Il me jeta un regard venimeux et ses favoris se hérissèrent comme le poil d'un chat en colère. « Vraiment, monsieur ? me dit-il en me montrant la lande. Voyez-vous le pic noir là-bas ? Bon. Voyez-vous la petite colline coiffée d'un roncier derrière le pic ? C'est l'endroit le plus pierreux de la lande. Est-ce là qu'un berger ferait paître son troupeau ? Votre supposition, monsieur, est idiote ! » Je me bornai à répondre que j'avais parlé sans connaître les faits. Cette apparente soumission plut au vieux bonhomme, qui se laissa aller à d'autres confidences… « Vous pouvez être sûr, monsieur, que mon opinion repose sur des bases solides. J'ai vu et revu l'enfant avec son paquet. Chaque jour, parfois à deux reprises dans la journée, j'ai été capable… Mais attendez donc, docteur Watson ! Mes yeux me trompent-ils, ou bien quelque chose ne se déplace-t-il point sur le flanc de la colline ? » La distance était de plusieurs kilomètres, mais distinctement je pus voir un petit point noir contre le gris et le vert. « Venez, monsieur ! cria Frankland en se précipitant dans l'escalier. Vous venez de vos propres yeux et vous jugerez par vous-même ! » Le télescope, formidable instrument monté sur un trépied, dressait sa lunette sur le toit plat de la maison. Frankland colla son œil contre le viseur et poussa un petit cri de plaisir. « Vite, docteur Watson, vite ! Avant qu'il soit de l'autre côté de la colline… » C'était lui, sans aucun doute : un jeune garçon, avec un petit ballot sur l'épaule, gravissait lentement la colline. Quand il eut atteint la crête, sa silhouette se détacha sur le froid ciel bleu. Il regarda autour de lui, comme quelqu'un qui aurait eu peur d'être suivi. Puis il disparut de l'autre côté de la colline. « Alors, ai-je raison ? – Il est certain que voilà un jeune garçon qui parait effectuer une mission secrète. – Et la nature de cette mission, même un policier du comté pourrait la deviner. Mais la police ne saura rien par moi, et je vous commande le secret à vous aussi, docteur Watson. Pas un mot à quiconque ! Me comprenez-vous ? – Comme vous voudrez. – La police m'a traité d'une façon honteuse ! Honteuse… Quand les faits sortiront dans l'affaire Frankland contre la reine, je vous prie de croire que le pays sera secoué par une violente indignation. Pour rien au monde je n'aiderais la police. Car elle ne souhaiterait qu'une chose, c'est que ce soit moi, et non mon effigie, qui soit brûlé en place publique par ces voyous. Comment ! Vous partez ? Allons, vous allez m'aider à vider la bouteille pour fêter ce grand événement ! » Mais je résistai à son invitation et le dissuadai de me raccompagner. Je pris la route et m'y maintins tant qu'il pouvait me suivre du regard ; puis je coupai par la lande et me hâtai vers la colline pierreuse où l'enfant avait disparu. Tout m'était à présent favorable, je me sentais le vent en poupe, et je jurai que ce ne serait ni par manque de persévérance ni d'énergie que je gâcherais la chance qui m'offrait la fortune. Quand j'atteignis le sommet de la colline, le soleil était déjà bas ; les longues pentes, au-dessous de moi, se montraient d'un côté d'un vert doré et toutes grises de l'autre. Une brume longeait l'horizon d'où surgissaient les contours fantastiques de Belliver et de Vixen Tor. Toute la vaste étendue était muette et immobile. Un grand oiseau, une mouette ou un courlis, planait très haut dans le ciel bleu. Lui et moi semblions être les deux uniques êtres vivants entre la voûte céleste et le désert de la terre. Le décor dénudé, le sentiment de solitude, le mystère de l'urgence de ma mission, tout cela se conjugua pour me faire frissonner. Le jeune garçon était invisible. Mais au-dessous de moi, dont un creux entre les collines, se dessinait un cercle de vieilles cabanes de pierres ; au centre j'en vis une qui était pourvue d'une sorte de toit qui pouvait protéger quelqu'un contre les intempéries. Mon cœur battit plus fort. Là devait s'abriter l'inconnu. Enfin, son secret était à portée de ma main ! Quand j'approchai de la cabane, d'un pas aussi circonspect qui celui de Stapleton quand il s'apprêtait à abattre son filet sur un papillon, je me rendis compte que l'endroit avait été récemment habité. Un vague chemin parmi les rocs conduisait à ouverture surbaissée qui servait de porte. Tout à l'intérieur était silencieux. Peut-être l'inconnu dormait-il ; peut-être faisait-il ronde sur la lande. Mes nerfs se tendirent sous l'excitation l'aventure. Je jetai ma cigarette, je refermai une main sur la crosse de mon revolver, je marchai doucement jusqu'à la porte. Je jetais un coup d'œil. Personne. Mais j'étais sur la bonne piste. L'inconnu vivait assurément ici. Quelques couvertures roulées dans un imperméable étaient sur la même dalle de pierre où avait jadis sommeillé l'homme néolithique. Dans une grille grossière, des cendres étaient côté du foyer il y avait quelques ustensiles de cuisine à demi plein d'eau. Des boites de conserve vides révélaient que l'endroit était habité depuis quelque temps ; d'ailleurs, lorsque mes yeux se furent accoutumés à la pénombre, je vis un gobelet et bouteille à demi vidée qui étaient rangés dans un coin. Au milieu de la cabane, une pierre plate servait de table ; sur cette table, était posé un petit paquet de toile : celui, sans doute, que j'avais vu par le télescope juché sur l'épaule du jeune garçon. Il contenait une miche de pain, une boite de langue fumée, et deux boîtes de pêches au sirop. Au moment où je le reposais après en avoir examiné le contenu, mon cœur tressauta dans ma poitrine : je n'avais pas vu un morceau de papier disposé au-dessous ; il portait quelque chose d'écrit. Je le levai à la lumière et lus, griffonné au crayon : « Le docteur Watson est allé à Coombe Tracey. » Pendant une minute je demeurai là avec le papier à la main, cherchant à deviner le sens de ce bref message. C'était donc moi, et non Sir Henry, qui était pisté par cet inconnu ? Il ne m'avait pas suivi lui-même, mais il m'avait fait suivre par l'un de ses acolytes dont j'avais le rapport sous les yeux. Peutêtre n'avais-je pas fait un seul pas sur la lande qui n'eût été observé et rapporté. Je me trouvais toujours en face de cette force mystérieuse, de ce réseau tendu autour de nous avant autant d'habileté que d'efficacité et qui nous retenait si délicatement que l'on se rendait à peine compte qu'on était dessous. S'il y avait un rapport, d'autres avaient sûrement précédé celui- là. Je fis le tour de la cabane pour en retrouver trace. Mais en vain. J'échouai également à découvrir quelque chose qui pût me préciser les desseins ou l'origine de l'habitant de cet endroit singulier. Il devait avoir des goûts de Spartiate et se soucier bien peu des agréments de l'existence ! Quand je réfléchis aux lourdes pluies et quand je regardai vers le toit béant, je compris à quel point devait être puissant, invincible, le mobile qui l'obligeait à vivre dans une demeure aussi inhospitalière. Était-il notre ennemi, ou notre ange gardien ? Je me promis de ne pas quitter la cabane avant d'avoir levé mes doutes. Dehors le soleil s'inclinait vers l'horizon ; l'ouest s'embrasait de pourpre et d'or qui se réfléchissaient dans les mares du grand bourbier de Grimpen. Je voyais les deux tours de Baskerville Hall et le lointain brouillard de fumée qui m'indiquait l'emplacement du village de Grimpen. Entre les deux, derrière la colline, vivaient les Stapleton. Tout respirait la douceur et la tranquillité. Cependant j'étais loin de partager la paix de la nature : je frémissais en pensant au genre d'entretien que j'allais avoir ; chaque minute en rapprochait l'échéance. Terriblement énervé, mais décidé à tenir jusqu'au bout, je m'assis dans le coin le plus sombre de la cabane et j'attendais avec une patience morose l'arrivée de son locataire. Je l'entendis enfin. Au loin retentit le bruit sec d'une chaussure heurtant une pierre, puis une autre pierre crissa, et encore une autre ; le pas se rapprochait. Je me recroquevillai dans mon angle, j'armai mon revolver, et je résolus de ne pas me découvrir avant d'avoir vu l'inconnu. Je n'entendis plus rien. Il s'était arrêté. Puis les pas résonnèrent à nouveau, devinrent de plus en plus nets ; une ombre tomba en travers de l'ouverture de la cabane. « C'est une magnifique soirée, mon cher Watson, dit une voix familière. Je crois vraiment que vous serez plus à l'aise dehors que dedans. » CHAPITRE XII LA MORT SUR LA LANDE Pendant quelques secondes je demeurai sans voix, privé de souffle, incapable d'en croire mes oreilles. Puis, je récupérai mes sens et la parole, tandis qu'un énorme poids de responsabilité se déchargeait de mon âme. Cette voix froide, incisive, ironique, ne pouvait appartenir qu'à un seul homme au monde. « Holmes ! m'écriai-je. Holmes ! – Sortez donc, me dit-il. Et, s'il vous plaît, faîtes attention à votre revolver ! » Je me faufilai sous le linteau vétuste ; il était assis dehors sur une pierre, et ses yeux gris dansaient de plaisir amusé devant mon ahurissement. Il avait maigri, il était las ; cependant il avait gardé l'œil clair et le geste alerte ; son visage aigu était bronzé par le soleil, sa peau avait souffert du vent. Avec son costume de tweed et sa casquette de drap, il ressemblait à un touriste, et il s'était débrouillé, en vertu de cette propreté féline qui était l'une de ses caractéristiques, pour avoir le menton aussi bien rasé et du linge aussi net que s'il se trouvait à Baker Street. « Jamais une rencontre ne m'a rendu plus heureux ! balbutiai-je en lui serrant la main. – Ni plus surpris, eh ? – Je l'avoue ! – La surprise n'est pas que de votre côté, je vous assure ! Je ne me doutais nullement que vous aviez découvert mon refuge d'occasion, encore moins que vous vous trouviez à l'intérieur, avant d'être arrivé à vingt pas d'ici. – L'empreinte de mes souliers, j'imagine ? – Non, Watson. Figurez-vous que je ne me crois pas capable de reconnaître vos empreintes entre toutes les empreintes au monde. Mais si vous désirez vraiment me faire illusion, changez alors de marque de cigarettes ; car quand je vois un mégot avec l'inscription Bradley, Oxford Street, je sais que mon ami Watson est dans les environs. Vous pouvez examiner votre mégot : vous l'avez jeté à côté du sentier. Vous vous en êtes débarrassé, sans doute, au moment suprême de vous lancer à l'assaut contre la cabane vide ? – Exactement. – C'est ce que je me suis dit. Et, connaissant votre admirable ténacité, j'ai deviné que vous étiez assis en embuscade, une arme dans chaque main, attendant le retour du locataire. Vous me preniez donc pour le criminel ? – Je ne savais pas qui vous étiez, mais j'étais résolu à vous identifier coûte que coûte. – Bravo, Watson ! Et comment m'avez-vous localisé ? Peutêtre m'avez-vous aperçu, le soir de la chasse au convict, quand j'ai été assez imprudent pour permettre à la lune de se lever derrière moi ? – Oui, je vous ai aperçu. – Et vous avez depuis fouillé toutes les cabanes avant de parvenir à celle-ci ? – Non. Votre jeune garçon a été repéré, c'est ce qui m'a permis de déterminer votre secteur. – Le vieux gentleman au télescope, je parie ! Je n'y comprenais rien quand j'ai vu la première fois la lumière se réfléchir sur les verres… » Il se leva et alla scruter l'intérieur de la cabane. « Ah ! je vois que Cartwright m'a apporté quelques provisions ! Que me dit-il ? Tiens, vous êtes allé à Coombe Tracey, n'est-ce pas ? – Oui. – Pour voir Mme Laura Lyons ? – Exactement. – Très bien ! Nos recherches ont évidemment suivi des directions parallèles ; quand nous aurons collationné nos résultats, nous aurons sûrement une vue claire de l'affaire. – Ah ! Holmes, je suis heureux du fond de mon cœur que vous soyez ici ! Car vraiment ma responsabilité et le mystère devenaient trop lourds pour mes nerfs. Mais par quel miracle êtes-vous venu sur la lande et qu'avez-vous fait ? Je pensais que vous étiez à Baker Street en train de travailler sur l'affaire du chantage ? – C'est ce que je désirais vous faire croire. – Ainsi vous vous servez de moi, et pourtant vous ne vous fiez pas à moi ! m'écriai-je avec amertume. Je pense que je mériterais mieux de vous, Holmes. – Mon cher ami, vous avez été pour moi un auxiliaire inappréciable dans cette affaire comme dans beaucoup d'autres, et je vous prie de me pardonner si j'ai paru vous jouer un tour. En vérité c'était dans votre intérêt que j'ai agi ainsi, et c'était parce que je ne sous-estimais pas le danger que vous couriez que je suis venu me rendre compte personnellement. Si je vous avais rejoint, vous et Sir Henry, ma présence aurait averti nos très formidables adversaires de se tenir sur leurs gardes. J'ai donc pu me débrouiller comme je ne l'aurais sûrement pas fait, si j'avais logé au manoir. Je reste dans l'affaire un facteur inconnu, prêt à intervenir de tout mon poids au moment opportun. – Mais pourquoi ne pas m'avoir prévenu ? – Si vous aviez été prévenu, cela n'aurait rien facilité et j'aurais pu être reconnu. Vous auriez voulu me dire quelque chose, ou par gentillesse vous auriez désiré m'apporter un peu de confort supplémentaire, et un risque inutile aurait été couru. J'ai emmené Cartwright, dont vous vous souvenez : le petit bonhomme de l'Express Office. Il a pourvu à mes besoins les plus simples : une miche de pain et un col propre. Que peut souhaiter de plus un mortel ? Il m'a donné de surcroît une paire d'yeux supplémentaires sur une paire de jambes très agiles : ce qui m'a été incomparablement utile. – Mes rapports ont donc été rédigés en pure perte ! » Ma voix trembla quand je me rappelai les peines, et la fierté, que j'avais prises pour les écrire. Holmes tira de sa poche un rouleau de papiers. « Les voici, mon cher ami, et très soigneusement épluchés, je vous assure ! J'avais pris d'excellentes dispositions et ils n'ont été retardés que d'un jour. Je dois vous complimenter très sincèrement pour le zèle et l'intelligence dont vous avez témoigné à propos d'une affaire extraordinairement difficile. » La chaleur des louanges de Holmes m'apaisa immédiatement. Je sentis qu'il avait eu raison d'agir comme il l'avait fait, et qu'il valait beaucoup mieux que sa présence fût restée ignorée sur la lande. « Ah ! je préfère ceci ! me dit-il en observant la détente de mes traits. Et maintenant dites-moi le résultat de votre visite à Mme Laura Lyons.. Il m'était facile de deviner que c'était en son honneur que vous étiez allé à Coombe Tracey, car elle est la seule personne de l'endroit capable de nous dépanner dans l'affaire. » Et il ajouta : « En fait, si vous n'étiez pas allé aujourd'hui, il est vraisemblable que j'y serais allé demain. » Le soleil s'était couché et le crépuscule descendait sur la lande. L'air s'était rafraîchi ; aussi nous retirâmes-nous dans la cabane pour avoir chaud. Là, assis dans la pénombre, je racontai à Holmes mon entretien avec Mme Lyons. Il était si intéressé que je dus lui répéter deux fois. « Voilà qui est de la plus haute importance ! fit-il quand j'eus achevé. Voilà qui comble une lacune. Vous savez peut-être qu'une grande intimité existe entre cette dame et Stapleton ? – Non. – Aucun doute là-dessus. Ils se rencontrent, s'écrivent… Bref, ils s'entendent à merveille. Ce qui nous met entre les mains une arme puissante. Si seulement je pouvais détacher sa femme. – Sa femme ? – Je vous fournis à présent quelques renseignements en retour de ceux que vous m'avez communiqués. La femme qui passe ici pour Mlle Stapleton est en réalité Mme Stapleton, son épouse. – Grands Dieux, Holmes ! Êtes-vous sûr de ce que vous dites ? Comment aurait-il pu permettre à Sir Henry de lui faire la cour ? – La cour de Sir Henry ne pouvait nuire à personne sauf à Sir Henry. Stapleton a veillé tout particulièrement à ce que Sir Henry ne fasse pas sa cour à cette dame et à ce qu'ils ne tombent point amoureux l'un de l'autre, comme vous l'avez vousmême observé. Je vous répète que cette dame est sa femme et non sa sœur. – Mais pourquoi cette tromperie calculée ? – Parce qu'il prévoyait qu'elle pourrait lui être beaucoup plus utile sous les apparences d'une femme libre. » Tous mes instincts refrénés, mes soupçons vagues se précisèrent soudain pour se centrer sur le naturaliste. En cet homme impassible, terne, coiffé de son chapeau de paille et maniant son filet à papillons, je commençai à voir quelqu'un de terrible : une créature douée d'une ruse et d'une patience infinies, le sourire aux lèvres et le meurtre dans le cœur. « C'est donc lui qui est notre ennemi ?… lui qui nous a filés dans Londres ? – Voilà comment je lis la devinette. – Et l'avertissement ? Il aurait émané d'elle ? – Exactement. » Une scélératesse monstrueuse, mi-visible mi-indistincte, se profila dans la nuit qui m'avait si longtemps inquiété. « Mais êtes-vous sûr de cela, Holmes ? Comment savezvous que sa sœur… est sa femme ? – Parce qu'il s'est oublié jusqu'à vous conter un passage de son autobiographie la première fois qu'il vous a rencontré. Je dois dire qu'il l'a amèrement regretté depuis. Il fut autrefois professeur dans un collège du nord de l'Angleterre. Or, rien n'est plus facile que de retrouver la trace d'un professeur. Il y a des agences spécialisées dans la pédagogie, grâce auxquelles on peut retrouver tout homme qui a été professeur. Une courte enquête m'a révélé qu'un collège du Nord avait été mené à la ruine dans des conditions atroces, et que son directeur, dont le nom n'était pas Stapleton, avait disparu en compagnie de sa femme. Les signalements concordaient. Quand j'ai appris que le directeur en question était un entomologiste fervent, je n'ai plus eu aucun doute. » Ma nuit commençait à s'éclaircir ; des ombres subsistaient cependant. « Si cette femme est réellement son épouse, que vient faire Mme Laura Lyons ? – C'est l'un des points sur lesquels votre enquête a projeté un peu de lumière. Votre entretien avec la dame résout pour moi quantité de problèmes. Je ne savais rien d'un divorce projeté entre elle et son mari. Dans ce cas, elle a cru que Stapleton était célibataire et elle comptait devenir sa femme. – Et quand elle sera détrompée ?… – Alors, Watson, nous trouverons peut-être la dame disposée à nous servir. Notre première tâche est de la voir, demain, tous les deux. Ne pensez-vous pas, Watson, que vous négligez quelque peu vos devoirs ? Vous devriez être à Baskerville Hall ! » Les derniers rayons rouges s'étaient affadis à l'ouest et la nuit s'installait sur la lande. Des étoiles pâles luisaient dans le ciel violet. « Une dernière question, Holmes ! dis-je en me levant. Point n'est besoin de secret entre nous. Que signifie toute l'affaire ? Qui poursuit-il ? » Holmes baissa la voix pour me répondre. « C'est une affaire de meurtre, Watson : de meurtre raffiné, exécuté de sang-froid, délibéré. Ne me demandez pas de détails. Mes filets sont près de se refermer sur lui, comme les siens menacent de près Sir Henry. Grâce à vous il est déjà presque à ma merci. Un seul danger peut encore nous menacer : qu'il frappe avant que nous soyons prêts, nous, à frapper. Dans vingt-quatre heures, deux jours peut-être, j'aurai mon dossier complet. Mais jusque-là remplissez votre office avec autant de vigilance qu'une mère en mettrait pour garder son petit enfant. Votre mission d'aujourd'hui se trouve justifiée ; cependant j'aurais préféré que vous ne l'eussiez quitté d'une semelle… Attention ! » Un hurlement terrible… Un cri prolongé d'horreur et d'angoisse déchira le silence de la lande, glaça mon sang. « Oh ! mon Dieu ! balbutiai-je. Qu'est-ce ? Qui est-ce ? » Holmes avait bondi. Je vis sa silhouette sombre et athlétique devant la porte de la cabane ; épaules basses, tête projetée en avant pour fouiller l'obscurité. « Silence ! » chuchota-t-il. Le cri, étant donné sa violence, avait puissamment retenti, mais il était parti de loin sur la plaine ombreuse. Soudain il éclata dans nos oreilles, plus proche, plus pressant. « Où est-ce ? » chuchota Holmes. Le frémissement de sa voix me révéla que lui, l'homme de fer, était bouleversé jusqu'au tréfonds de l'âme. « Où est-ce, Watson ? – Par là, je pense ! » Dans le noir j'indiquai une direction. « Non, c'est par ici ! » De nouveau le cri d'agonie transperça le calme de la nuit : plus fort encore et tout près. Mais un autre bruit se mêla à celuilà : un grondement murmuré, musical et pourtant menaçant, dont la note montait et retombait comme le sourd murmure perpétuel de la mer. « Le chien ! s'écria Holmes. Venez, Watson ! Courons ! Pourvu qu'il ne soit pas trop tard ! » Il s'était élancé sur la lande de toute la vitesse de ses jambes ; je le suivis sur ses talons. Mais quelque part sur le terrain raviné, juste en face de nous, jaillit un dernier hurlement de terreur, suivi d'un lourd bruit mat. Nous nous arrêtâmes pour écouter. Plus aucun bruit ne troublait le silence de la nuit sans vent. Je vis Holmes porter la main à son front comme un homme ivre. Il tapa du pied. « Nous sommes battus, Watson. Il est trop tard. – Non, sûrement pas ! – Fou que j'étais de retenir ma main ! Et vous, Watson, voyez la conséquence de votre abandon de poste ! Mais par le Ciel, si le pire est arrivé, nous le vengerons ! » Nous courûmes dans la nuit, sans rien voir, butant contre des pierres, traversant des buissons d'ajoncs, soufflant en escaladant des côtes, fonçant dans la direction d'où avait retenti les cris de terreur. Sur chaque élévation de terrain, Holmes regar- dait autour de lui, mais l'ombre sur la lande était épaisse ; rien ne bougeait sur sa surface hostile. « Voyez-vous quelque chose ? – Rien. – Chut ! Écoutez ! » Un gémissement plaintif s'éleva sur notre gauche. De ce côté une crête de rochers se terminait par un escarpement abrupt qui surplombait une pente jalonnée de pierres. Et sur cette pente était étalé un objet noir, imprécis. Nous nous en approchâmes et ce contour vague se précisa : un homme était étendu face contre terre, le visage rabattu formait un angle atroce, les épaules étaient arrondies et le corps tassé sur lui-même comme pour un saut périlleux. Cette attitude était si grotesque que j'eus du mal à comprendre que le gémissement avait été l'envol d'une âme. Quand nous nous penchâmes sur le corps, il n'exhala pas une plainte, il ne bougea pas. Holmes posa une main sur lui et la retira en poussant une exclamation d'horreur. Il frotta une allumette ; à sa lueur nous vîmes que ses doigts étaient poissés de sang et qu'une mare sinistre s'élargissait à partir du crâne écrasé. Mais elle nous révéla quelque chose de plus : le cadavre était celui de Sir Henry Baskerville ! Comment aurions-nous pu oublier la teinte un peu spéciale, rouille, du costume de tweed qu'il portait le jour où il se rendit à Baker Street ? Nous le reconnûmes au moment où allumette s'éteignit sous le vent comme l'espoir dans nos cœurs. Holmes gronda. Dans la nuit je distinguai qu'il était livide. « La brute ! Oh ! la brute ! m'exclamai-je en me tordant les mains. Oh ! Holmes, jamais je ne me pardonnerai de l'avoir abandonné à son destin ! – Je suis plus à blâmer que vous, Watson. Afin d'avoir un dossier complet et bien établi, j'ai sacrifié la vie de mon client. C'est le coup le plus dur de toute ma carrière. Mais comment pouvais-je savoir… ? Comment aurais-je pu prévoir qu'il se risquerait seul sur la lande malgré mes avertissements ? – Dire que nous avons entendu ses cris… quels cris, Seigneur !… Et que nous avons été incapables de le sauver ! Où est cette brute de chien qui l'a fait mourir ? Il doit être tapi derrière quelque rocher… Et Stapleton, où est-il ? Il répondra de cette mort ! – Oh ! oui ! J'y veillerai ! L'oncle et le neveu ont été assassinés : l'un épouvanté jusqu'à en mourir par la vue de cet animal sauvage, l'autre trouvant la mort pour essayer de lui échapper. Il nous reste à prouver la relation entre l'homme et le chien. Mais en dehors de ce que nous avons entendu, nous ne pouvons même pas jurer de l'existence de la bête, puisque Sir Henry est mort, évidemment, d'une chute ! Tout de même, Stapleton a beau être astucieux, il sera à ma merci avant qu'un autre jour se soit écoulé ! » Nous nous tenions de chaque côté du cadavre, complètement bouleversés par la soudaineté de ce désastre irrévocable qui était la piteuse conclusion de tous nos efforts. La lune se leva : nous grimpâmes alors sur l'escarpement d'où était tombé notre pauvre ami ; de sa crête nous inspectâmes la lande miargent mi-plomb. Au loin, à plusieurs kilomètres de là, dans la direction de Grimpen, brillait une petite lumière jaune immobile : elle ne pouvait provenir que de l'habitation isolée des Stapleton. Je brandis mon poing et le maudis. « Pourquoi ne pas aller le capturer tout de suite ? – Notre dossier n'est pas complet. Le gaillard est avisé, rusé au dernier degré. Ce qui compte, ce n'est pas ce que nous savons, mais ce que nous pouvons prouver. Si nous faisons le moindre faux pas, il peut nous échapper. – Alors, que faire ? – Nous aurons demain une journée chargée. Ce soir nous ne pouvons que nous acquitter de nos derniers devoirs envers notre pauvre ami. » Nous redescendîmes ensemble de l'escarpement et nous revîmes auprès du cadavre. L'affreux spectacle de ces membres brisés me fit mal ; des larmes me vinrent aux yeux. « Il faut que nous allions chercher du secours, Holmes ! Nous ne pouvons pas le transporter ainsi jusqu'au manoir. Grands Dieux, êtes-vous devenu fou ? » Il avait poussé une exclamation en se penchant au-dessus du corps ; et à présent il dansait, riait, me serrant les mains à les briser. Était-ce là mon ami si maître de lui, si austère ? La colère l'avait rendu fou, sûrement ! « Une barbe ! L'homme a une barbe ! – Ce n'est pas le baronnet ! C'est… Eh bien, c'est mon voisin, le forçat ! » Fébrilement nous retournâmes le cadavre : une barbe hirsute pointa vers la lune claire et froide. Aucun doute ! Ce front sourcilleux, ces yeux d'animal sauvage, ce faciès bestial… c'était bien la tête que j'avais vue éclairée par la lueur de la bougie entre les rochers : la tête de Selden, le criminel évadé. moins cet homme avait mérité la mort selon les lois de son pays. J'expliquais le tout à Holmes. Mon cœur débordait de gratitude et de joie. « Dans ce cas, c'est à cause des vêtements qu'il est mort, me répondit-il. Il est évident que le chien a été mis sur la piste par un objet quelconque appartenant à Sir Henry : la chaussure qui lui a été volée à l'hôtel, selon toute probabilité. Il y a pourtant un dernier mystère : comment, dans la nuit, Selden a-t-il su que le chien était lancé à ses trousses ? – Il l'a entendu. – Le fait d'entendre un chien sur la lande n'aurait pas poussé un homme endurci comme ce forçat au paroxysme de la terreur. Songez qu'en appelant ainsi au secours, il risquait d'être repris. D'après ses cris il a dû courir longtemps après avoir su que le chien était sur sa trace. Mais comment l'a-t-il su ? – Un plus grand mystère existe selon moi, Holmes : pourquoi ce chien, en supposant que toutes nos hypothèses soient fondées… – Je ne suppose pas, Watson ! – Bon. Pourquoi, donc, ce chien a-t-il été lâché cette nuit ? Je présume qu'il n'est pas constamment en liberté sur la lande. Stapleton ne l'aurait pas lâché s'il n'avait pas eu motif de croire que Sir Henry allait venir ici. – Des deux mystères, le mien est le plus formidable ; car je pense que d'ici très peu de temps le vôtre nous sera expliqué, tandis que le mien demeurera éternellement un mystère. La question qui se pose maintenant est celle-ci : qu'allons-nous faire du cadavre de ce malheureux ? Nous ne pouvons pas l'abandonner en pâture aux renards et aux corbeaux ! Alors tout devint clair dans mon esprit. Je me rappelais que le baronnet m'avait dit qu'il avait donné à Barrymore sa vieille garde-robe. Barrymore en avait fait cadeau à Selden pour qu'il pût fuir. Les chaussures, la chemise, le chapeau appartenaient à Sir Henry. Certes le drame demeurait terrible, mais du – Nous pourrions le transporter dans l'une des cabanes jusqu'à ce que nous ayons alerté la police. – Parfaitement. Nous serons capables de le porter jusquelà. Oh ! oh ! Watson, qui est-ce ? Voici notre homme en personne, merveilleux d'audace ! Pas un mot qui puisse lui indiquer nos soupçons… Pas un mot, Watson, sinon tous nos plans sont anéantis ! » Un homme avançait en effet vers nous, j'aperçus la lueur rouge de son cigare. La lune l'éclairait : c'était bien l'allure sémillante et désinvolte du naturaliste. Il s'arrêta net quand il nous vit, puis reprit sa marche. « Comment, docteur Watson, c'est vous ? Vous êtes bien le dernier que je serais attendu à rencontrer sur la lande à cette heure de la nuit. Mais mon Dieu, qu'est cela ? Quelqu'un a-t-il été blessé ? Oh ! ne me dites pas… ne me dites pas que c'est notre ami Sir Henry ! » Il s'était précipité sur le cadavre. Je l'entendis aspirer brusquement de l'air ; le cigare lui tomba des doigts. « Qui…Qui est-ce ? balbutia-t-il. – C'est Selden, le forçat qui s'était évadé de Princetown. » Stapleton tourna vers nous un visage hagard : mais dans un effort de tout son être, il surmonta sa stupéfaction et sa déception. Son regard pénétrant alla de Holmes à moi. « Mon Dieu ! Quelle affaire ! Comment est-il mort ? – Il semble qu'il se soit rompu le coup en tombant de cet escarpement. Mon ami et moi étions en train de nous promener sur la lande quand nous l'avons entendu crier. – J'ai entendu un cri, moi aussi. C'est ce qui m'a poussé dehors. J'étais inquiet au sujet de Sir Henry. – Pourquoi de Sir Henry en particulier ? ne puis-je m'empêcher de lui demander. – Parce que je l'avais invité à venir à Merripit. Comme il tardait, j'étais étonné ; et, tout naturellement, j'ai commencé à m'alarmer sérieusement quand j'ai entendu des cris sur la lande. À propos… » Son regard perçant alla de nouveau se poser alternativement sur Holmes et sur moi. « … Avez-vous entendu autre chose que les cris ? – Non, répondit Holmes. Pas moi. Et vous ? – Non. – Alors, que voulez-vous dire ? – Oh ! vous connaissez les histoires que racontent les paysans d'ici à propos d'un chien fantôme. Il parait qu'on peut l'entendre la nuit sur la lande. Je me demandais si ce soir on l'avait entendu. – Je n'ai rien entendu de semblable, dis-je. – Et quelle est votre thèse sur la mort de ce pauvre diable ? – Sans aucun doute, la peur, le froid lui ont fait perdre la raison. Il a dû courir dans la lande comme un fou et le hasard a voulu qu'il tombe ici et s'y rompe les os. – C'est une thèse très raisonnable, répondit Stapleton en lâchant un soupir que j'interprétai comme un soulagement. Qu'en dites-vous, monsieur Sherlock Holmes ? » Mon ami s'inclina courtoisement. « Vous avez l'identification facile, dit-il. – Nous vous attendions depuis l'arrivée du docteur Watson. Vous êtes tombé juste sur une tragédie. – Oui. Je crois fermement que la thèse de mon ami rend compte des faits. J'emporterai demain vers Londres un souvenir plutôt désagréable. – Oh ! vous partez demain ? – C'est mon intention. – J'espère que votre séjour a permis de résoudre ces énigmes qui nous avaient un peu intrigués ? » Holmes haussa les épaules. « On ne peut pas toujours gagner, ni obtenir le succès qu'on espère, fit-il. Un enquêteur a besoin de faits, mais pas de bruits et de légendes. Cette affaire m'a déçu. » Mon ami parlait avec une négligence apparemment sincère. Stapleton le considéra fixement encore un moment. Puis il se tourna vers moi. « Je vous proposerais bien de transporter ce pauvre diable jusqu'à ma maison, mais ce spectacle épouvanterait tellement ma sœur que j'hésite. Je crois que si nous recouvrions le cadavre il ne risquerait rien avant le matin. » Ainsi fut fait. Refusant les offres hospitalières de Stapleton, nous nous mîmes en route, Holmes et moi, vers le manoir de Baskerville, et nous laissâmes le naturaliste rentrer seul. Quand nous nous retournâmes, nous aperçûmes sa silhouette se déplacer lentement sur la lande ; derrière lui, était figé sur la pente argentée le petit tas qui montrait l'endroit où Selden avait trouvé une mort si horrible. « Enfin nous en sommes venus au corps à corps ! murmura Holmes. Quels nerfs il a, cet homme ! Avez-vous vu comme il a dominé la réaction qui aurait dû le paralyser, quand il s'est rendu compte que ce n'était pas la victime qu'il visait qui était tombée dans son guet-apens ? Je vous l'ai dit à Londres, Watson, et je vous le redis maintenant : jamais nous n'avons rencontré un adversaire plus digne de croiser notre fer. – Je regrette qu'il vous ait vu. – Je le regrettais aussi au début. Mais il n'y avait plus moyen de l'empêcher. – Quel effet aura sur ses plans, d'après vous, la nouvelle que vous êtes ici ? – Peut-être l'incitera-t-elle à être prudent, à moins qu'elle le pousse à des décisions désespérées dans l'immédiat. Comme la plupart des criminels intelligents, peut-être sera-t-il trop confiant dans ses moyens et pensera-t-il qu'il nous a complètement roulés. – Pourquoi ne l'arrêterions-nous pas sur-le-champ ? – Mon cher Watson, vous avez l'action dans le sang. Votre instinct vous commande d'être énergique tout de suite. Mais en supposant, pour l'amour de la discussion, que nous l'ayons arrêté cette nuit, en serions-nous pour cela dans une meilleure position ? Nous ne pourrions rien prouver contre lui. C'est bien là son astuce infernale ! S'il agissait par l'intermédiaire d'un être humain, nous pourrions avoir une preuve, mais si nous exhibions ce gros chien à la lumière du jour, cela ne nous aiderait nullement à enrouler une corde autour du cou de son maître. – Nous avons tout de même un dossier ! – Pas l'ombre d'un ! Uniquement des déductions et des hypothèses. Le tribunal se moquerait de nous si nous nous présentions avec une telle histoire sans preuves. – Il y a la mort de Sir Charles. – Trouvé mort sans aucune trace de violence. Vous et moi savons qu'il est mort d'épouvante, et nous savons aussi ce qui l'a épouvanté ; mais comment transmettre cette certitude à douze jurés bornés ? Quelles traces de la présence d'un chien ? Où sont les marques de ses crocs ? Bien sûr nous savons qu'un chien ne mord pas un cadavre, et que Sir Charles était mort avant même que l'animal l'eût rattrapé. Mais il nous faut le prouver, et nous ne sommes pas en situation de pouvoir le faire. – Comment ! Et ce soir ? – Nous ne sommes guère plus avancés. À nouveau il n'y a aucun rapport direct entre le chien et la mort de Selden. Nous n'avons jamais vu le chien. Nous l'avons entendu. Mais nous ne pouvons pas prouver qu'il était sur la piste du forçat. Il y a aussi une absence de motifs… Non, mon cher ami, nous devons nous faire à l'idée que nous ne disposons d'aucun dossier pour l'instant, et que l'affaire vaut néanmoins la peine que nous l'établissions le plus tôt possible. – Et comment pensez-vous l'établir ? – J'espère grandement en Mme Laura Lyons : quand elle saura exactement la situation conjugale de Stapleton, elle nous aidera sans doute. Et j'ai mon propre plan. Nous agirons demain. J'espère qu'avant la fin du jour le succès sera couronné nos efforts. » Je ne pus rien lui tirer d'autre ; perdu dans ses pensées il marcha sans mot dire jusqu'aux grilles de Baskerville Hall. « Vous rentrez avec moi ? – Oui. Je ne vois aucune raison de dissimuler plus longtemps ma présence. Mais un dernier mot, Watson. Ne parlez pas du chien à Sir Henry. Contons-lui la mort de Selden en nous inspirant de l'affabulation de Stapleton. Il sera en meilleur équilibre nerveux pour affronter l'épreuve qu'il devra subir demain, puisqu'il est invité, si je me souviens bien de votre rapport, à dîner chez des gens. – Je suis invité aussi. – Alors vous vous ferez excuser : il ira seul. Cela ne souffrira pas de difficultés. Et maintenant, si nous arrivons trop tard pour le dîner, j'espère qu'un souper nous attend. » CHAPITRE XIII LE FILET SE RESSERRE Sir Henry témoigna plus de joie que de surprise en voyant Sherlock Holmes, car depuis quelques jours il pensait que les récents incidents le décideraient à quitter Londres pour venir ici. Il haussa néanmoins les sourcils quand il aperçut que mon ami n'avait pas de bagages et ne lui fournissait aucune explication sur leur absence. Quand nous fûmes seuls avec lui, nous satisfîmes sa curiosité jusqu'à la limite dont nous étions convenus. Mais je dus d'abord accomplir la pénible mission d'apporter la nouvelle de la mort de Selden à Barrymore et à sa femme. Le maître d'hôtel en éprouva peut-être du soulagement, mais Mme Barrymore sanglota dans son tablier. Pour le monde entier il était un homme de violence, mi-démon, mi-animal ; pour elle, il était resté le petit garçon de sa propre enfance, l'enfant qu'elle avait tenu par la main. Bien mauvais, l'homme qu'une femme ne pleurerait point ! « Depuis que Watson s'en est allé ce matin, j'ai broyé du noir toute la journée sans sortir de chez moi, nous dit le baronnet. J'espère que vous serez content puisque j'ai tenu ma promesse. Si je n'avais pas juré de ne pas me promener seul, j'aurais pu profiter d'une excellente soirée, car j'avais reçu un message de Stapleton me conviant à monter jusque chez lui. – Je ne doute pas que votre soirée n'eût été fort agréable, répondit sèchement Holmes. À propos, vous rendez-vous compte que nous nous sommes lamentés sur votre cadavre ? Nous avions cru que vous vous étiez rompu le cou. » Sir Henry ouvrit de grands yeux. « Comment cela ? – Le pauvre diable portait un costume à vous. Je crains que votre domestique, qui le lui a remis, n'ait des problèmes avec la police. – C'est peu probable. Je crois me rappeler qu'il ne portait aucune marque. – Il a de la chance ! En fait, tous vous avez de la chance, car vous avez choisi le mauvais côté de la loi en cette affaire. Je ne suis pas sûr qu'en ma qualité de détective consciencieux, mon premier devoir ne soit pas d'arrêter toute la maisonnée. Les rapports de Watson sont des documents suffisants pour vous incriminer. – Mais au sujet de l'affaire, reprit le baronnet, avez-vous débrouillé quelque peu cet écheveau ? Je ne crois pas que Watson et moi soyons plus avancés depuis notre arrivée. – Je crois que je serai bientôt en état de tout vous éclaircir. L'affaire est excessivement complexe et difficile. Il reste plusieurs points sur lesquels nous avons encore besoin d'être éclairés, mais tout de même nous touchons au but. – Nous avons eu une aventure, comme Watson a dû vous le faire savoir. Nous avons entendu le chien sur la lande ; je puis donc jurer qu'il ne s'agit pas là d'une superstition pure et simple. Quand j'étais en Amérique j'ai eu à m'occuper de chiens et je sais quand j'entends un aboyer ! Si vous pouvez museler celui-là et l'enchaîner, je suis prêt à jurer que vous êtes le plus grand détective de tous les temps. – Je crois que je le musellerai et que je l'enchaînerai si vous me promettez votre concours. – Tout ce que vous me direz de faire, je le ferai. – Très bien. Et je vous demanderai aussi d'agir aveuglément sans me poser de questions. – Si vous voulez. – Dans ce cas, je pense que les chances que nous avons de résoudre ce petit problème sont de notre côté. Je ne doute pas… » Il s'arrêta subitement et regarda dans l'air au-dessus de ma tête. La lampe éclairait son visage : on y lisait une telle intensité qu'on aurait pu le prendre pour le buste classique d'une statue de la Vigilance. « Qu'y a-t-il ? » Je vis quand il abaissa son regard qu'il maîtrisait une forte émotion intérieure. Ses traits étaient encore rigides, mais ses yeux brillaient d'une joie amusée. « Pardonnez l'admiration d'un connaisseur, dit-il en désignant la rangée de portraits qui garnissaient le mur opposé. Watson n'admet pas que je m'y connaisse en art, mais c'est la jalousie pure, parce que nos opinions diffèrent. Vous avez vraiment une très belle collection de portraits ! – Je suis heureux de vous l'entendre dire, dit Sir Henry en regardant mon ami avec étonnement. Je ne prétends pas m'y connaître beaucoup, et je serais meilleur juge en chevaux ou en taureaux qu'en tableaux. Je ne savais pas que vous trouviez du temps pour vous intéresser à la peinture. – Je sais ce qui est bon quand je le vois, et je le vois maintenant. Voilà, j'en jurerais, un Kneller : cette dame en soie bleue là-bas ; et ce gros gentleman à perruque est un Reynolds. Ce sont des portraits de famille, je suppose ? – Tous. – Connaissez-vous leurs noms ? – Barrymore me les a appris ; je crois que je sais ma leçon sur le bout des doigts. – Qui est le gentleman avec le télescope ? – Le vice-amiral Baskerville, qui a servi sous Rodney dans les Indes occidentales. L'homme avec le manteau bleu et le rouleau de papier est Sir William Baskerville, qui a été président des commissions de la Chambre des Communes sous Pitt. – Et ce cavalier en face de moi ? Celui qui a un costume de velours noir et de la dentelle ? – Ah ! vous avez le droit de faire sa connaissance ! C'est lui l'origine de tous nos malheurs, c'est le méchant Hugo, qui a engendré le chien des Baskerville. Nous ne sommes pas près de l'oublier. » Je regardai le portrait avec intérêt et étonnement. « C'est curieux ! murmura Holmes. On le prendrait pour un personnage assez tranquille et de manières douces, si un démon n'allumait pas son regard. Je me l'étais imaginé plus robuste, plus ruffian… – L'authenticité ne fait aucun doute : le nom et la date, 1647, figurent derrière la toile. » Holmes se tut, mais l'image du vieux bandit sembla le fasciner ; pendant notre souper il ne la quitta pas des yeux. Ce n'est que plus tard, une fois Sir henry retiré dans sa chambre, que je fus capable de suivre le fil de ses pensées. Il me ramena dans la salle à manger et tenant à la main une bougie, qu'il éleva jusqu'au portrait suspendu au mur. « Voyez-vous quelque chose ? » me demanda-t-il. Je regardai le chapeau empanaché, les boucles en accroche-cœur, le col de dentelle blanche, et le visage sévère, aquilin, qu'ils encadraient. Ce n'était pas un visage brutal, mais il était contracté, dur, ferme, et il avait une bouche bien serrée aux lèvres minces, deux yeux froids, intolérants… « Ressemble-t-il à un visage que vous connaissiez ? – Dans la mâchoire il y a quelque chose de Sir Henry. – Oui, peut-être. Mais attendez un instant ! » Il se hissa sur une chaise et, tenant la lumière dans sa main gauche, il plia son bras droit par-dessus le grand chapeau et autour des boucles de cheveux. – Oui, c'est un exemple intéressant d'un retour en arrière, à la fois physique et moral. L'étude des portraits de famille suffirait à convertir n'importe qui à la doctrine de la réincarnation. Stapleton est un Baskerville, voilà l'évidence ! – Avec des intentions sur la succession ? – Mais oui ! Ce portrait nous procure l'un de nos anneaux manquants. Nous l'avons, Watson, nous le possédons, et j'ose jurer qu'avant demain soir il volettera dans notre filet comme l'un de ses propres papillons. Une épingle, un bouchon, un carton, et nous l'ajouterons à la collection de Baker Street ! » Il éclata d'un rire qui lui était peu fréquent, tandis qu'il se détournait du portrait. Je ne l'ai pas souvent entendu rire : chaque fois ce rire présageait un malheur pour un adversaire. Je me levai de bonne heure, mais Holmes m'avait devancé : je le vis qui remontait l'avenue pendant que je m'habillais. « Oui, nous devrions avoir une journée bien remplie ! me dit-il en se frottant les mains dans la joie de l'action. Les filets sont tous tendus, la pêche va commencer. Avant la fin du jour nous saurons si nous avons attrapé notre gros brochet à mâchoire tombante, ou s'il a glissé entre nos mailles. – Seriez-vous déjà allé sur la lande ? – J'ai adressé de Grimpen un message à Princetown pour informer de la mort de Selden. Je crois pouvoir affirmer que personne ici ne sera ennuyé pour cette affaire. Et j'ai aussi communiqué avec mon fidèle Cartwright, qui serait certainement resté cloué à la porte de ma cabane comme un chien sur le tombeau de son maître si je ne l'avais rassuré sur ma santé. – Qu'allons-nous faire ? « Mon Dieu ! » m'exclamai-je stupéfait. Le visage de Stapleton avait émergé de la toile. « Ah ! vous le voyez à présent ! Mes yeux ont été exercés à examiner les visages et non leurs accompagnements. La première qualité d'un enquêteur criminel est de pouvoir percer un déguisement. – C'est merveilleux ! On dirait son portrait. – D'abord voir Sir Henry. Ah ! le voici ! – Bonjour, Holmes ! dit le baronnet. Vous ressemblez à un général qui prépare le plan d'une bataille avec son chef d'étatmajor. – C'est exactement la situation. Watson était en train de mes demander des ordres. – Moi aussi. – Parfait ! Vous avez promis, je crois, de dîner ce soir avec vos amis Stapleton. – J'espère que vous vous joindrez à nous. Ce sont des gens très hospitaliers, et je suis sûr qu'ils seraient très heureux de vous voir. – Je crains que Watson et moi soyons obligés de nous rendre à Londres. – À Londres ? – Oui. Je pense que nous serons plus utiles là-bas dans la conjoncture présente. » Le nez du baronnet s'allongea. « J'espérais que vous me tiendriez compagnie pendant toute cette affaire. Le manoir et la lande ne sont pas des endroits bien agréables pour un homme seul. – Mon cher ami, vous devez me faire implicitement confiance et agir exactement comme je vais vous le dire. Vous assurerez vos amis que nous aurions été heureux de nous rendre chez eux avec vous, mais qu'une affaire urgente nous a obligés à rentrer à Londres, et nous espérons être très bientôt de retour dans le Devonshire. Vous rappellerez-vous la teneur de ce message ? – Puisque vous le jugez nécessaire, oui. – Je n'ai pas le choix, croyez-moi ! » Je devinai à lire sur les traits du baronnet qu'il était profondément blessé par ce qu'il considérait comme une désertion. « Quand désirez-vous partir ? s'enquit-il froidement. – Immédiatement après le petit déjeuner. Nous irons en voiture à Coombe Tracey, mais Watson laisse ici ses affaires en gage qu'il vous reviendra. Watson, vous enverrez un mot à Stapleton pour lui dire que vous regrettez de lui faire faux bond. – J'ai bien envie de partir avec vous, fit le baronnet. Pourquoi resterais-je ici tout seul ? – Parce que c'est votre devoir. Parce que vous m'avez donné votre parole que vous feriez ce que je vous dis, et je vous dis de rester. – Très bien. Je resterai. – Encore une directive : je voudrais que vous vous fassiez conduire en voiture à Merripit. Mais vous renverrez votre break, et vous ferez part de votre intention de rentrer à pied. – À pied à travers la lande ? – Oui. – Mais c'est justement contre cette promenade que vous m'avez mis en garde ! – Cette fois-ci vous pourrez la faire en toute sécurité. Si je n'avais pas confiance dans vos nerfs et dans votre courage, je ne l'exigerais pas ; mais il est essentiel que vous le fassiez. – Je la ferai. – Et si vous tenez à votre vie, ne traversez la lande qu'en suivant le sentier qui conduit à Grimpen ; c'est d'ailleurs votre itinéraire normal. – J'agirai comme vous me le demandez. – Très bien. Je serais heureux de partir dès que possible afin d'être à Londres dans l'après-midi. » Ce programme me surprit ; certes je me rappelais que Holmes avait annoncé la nuit précédente à Stapleton qu'il regagnerait Londres le lendemain. Je n'avais pas songé toutefois qu'il désirait me faire partir, et je ne parvenais pas à comprendre comment nous pourrions être tous deux absents à un moment aussi critique. Mais je ne pouvais rien objecter. Je n'avais qu'à obéir aveuglément. Aussi nous fîmes nos adieux à notre ami désolé ; deux heures plus tard nous étions à la gare de Coombe Tracey. Nous renvoyâmes Perkins au manoir. Sur le quai attendait un jeune garçon. « Y a-t-il des ordres pour moi, monsieur ? – Vous prendrez ce train pour Londres Cartwright. Au moment où vous arriverez, vous enverrez un télégramme à Sir Henry, signé de moi, pour lui dire que s'il retrouve le carnet que j'ai perdu, il me l'envoie en recommandé à Baker Street. – Bien, monsieur. – Et demandez au chef de gare s'il y a un message pour moi. » Le jeune garçon revint avec un télégramme que Holmes me tendit. Il était conçu comme suit : « Télégramme reçu. Arrive avec mandat en blanc à cinq heures quarante. – Lestrade. » « J'ai la réponse à ma dépêche de ce matin. Il est l'un des meilleurs professionnels de la police, à mon avis, et nous pouvons avoir besoin de son aide. Maintenant, Watson, je pense que nous ne saurions mieux employer notre temps qu'en allant rendre visite à votre amie Mme Laura Lyons. » Son plan de campagne commençait à se dessiner dans ma tête. Il se servait du baronnet pour persuader les Stapleton que nous étions réellement partis, alors que nous serions de retour à l'instant où notre présence serait indispensable. Ce télégramme de Londres, si Sir Henry en faisait état auprès des Stapleton, écarterait tout soupçon. Déjà il me semblait voir le filet se refermer sur notre brochet à la mâchoire tombante. Mme Laura Lyons était dans son bureau ; Sherlock Holmes entra dans le vif du sujet avec une franchise directe qui la stupéfia. « J'enquête actuellement sur les circonstances qui ont entouré la mort de Sir Charles Baskerville, dit-il. Mon ami le docteur Watson m'a informé de ce que vous lui aviez dit, et aussi de ce que vous aviez tu à propos de cette affaire. – Qu'ai-je donc tu ? demanda-t-elle avec un air hautain. – Vous avez avoué que vous aviez prié Sir Charles Baskerville de se trouver devant la porte à dix heures. Nous savons que ce furent le lieu et l'heure de sa mort. Vous avez nié qu'il existait un rapport entre ces deux événements. – Il n'y a pas de rapport. – Dans ce cas la coïncidence est vraiment extraordinaire. Mais je crois que nous allons parvenir à établir le rapport. Je désire être tout à fait franc avec vous, madame Lyons. Nous considérons cette affaire comme un assassinat qui, s'il était prouvé, mettrait en cause non seulement votre ami M. Stapleton, mais aussi sa femme. » La dame sauta sur son fauteuil. L'éclat féroce de son regard nous en apprit plus que ses paroles. « Je suis tout prêt à vous en apporter la preuve, dit Holmes en tirant de sa poche plusieurs papiers. Voici une photographie du couple, prise il y a quatre ans. La légende porte « Monsieur et Madame Vandeleur. » Mais vous n'aurez nulle difficulté à le reconnaître et elle aussi, si vous la connaissez de vue. Voici trois descriptions manuscrites, rédigées par des témoins de bonne foi, concernant M. et Mme Vandeleur, qui à l'époque s'occupaient du collège privé de St Oliver. Lisez-les, et voyez si vous pouvez douter encore de l'identité. » Elle y jeta un coup d'œil, puis nous regarda avec le visage rigide, tragique, d'une femme désespérée. « Monsieur Holmes, dit-elle, cet homme m'a offert le mariage à condition que je puisse divorcer. Il m'a menti, le scélérat, d'une manière inconcevable ! Il ne m'a jamais dit un mot de vrai. Et pourquoi ? Pourquoi ? J'imaginais que c'était par amour pour moi. Mais je vois à présent que je n'ai jamais été pour lui autre chose qu'un instrument entre ses mains. Pourquoi demeurerais-je loyale envers lui alors qu'il ne l'a jamais été envers moi ? Pourquoi essaierais-je de le protéger contre les effets de ses propres vices ? Demandez-moi ce que vous voudrez ; je ne vous dissimulerai rien. Je vous jure que, quand j'ai écrit la lettre, je ne voulais aucun mal au vieux gentleman qui avait été mon ami le meilleur. « Sa femme ? répéta-t-elle. Sa femme ! Il est célibataire. » Sherlock Holmes haussa les épaules. « Prouvez-le moi ! Et si vous m'en apportez la preuve… » – Je vous crois tout à fait, madame ! répondit Holmes. Le rappel de ces événements doit vous être pénible ; peut-être préférez-vous que je vous en fasse le récit ; vous me reprendrez si je commets une erreur. L'envoi de cette lettre vous a été suggéré, n'est-ce pas, par Stapleton ? – C'est lui qui me l'a dictée. – Je suppose qu'il a donné comme raison que vous recevriez une aide de Sir Charles pour les frais d'une instance de divorce. – Oui. – Ensuite, après que vous eûtes envoyé la lettre, il vous a dissuadée d'aller au rendez-vous ? – Il m'a dit que tout compte fait sa dignité personnelle serait froissée si quelqu'un d'autre me procurait de l'argent pour mon divorce, et que malgré sa pauvreté il consacrerait jusqu'à son dernier penny à lever les obstacles qui nous séparaient. – Il m'a l'air d'avoir un caractère très logique. Ensuite, vous n'avez plus rien su avant de lire dans le journal la nouvelle de la mort de Sir Charles ? – Plus rien. – Et il vous a fait promettre de ne rien dire au sujet de votre rendez-vous avec Sir Charles ? – En effet. Il m'a dit que cette mort était très mystérieuse, et que je serais certainement soupçonnée si le rendez-vous était connu. Il m'a terrorisée et m'a fait promettre de me taire. – Bien sûr ! Mais vous aviez bien quelques soupçons ! » Elle hésita et baissa les yeux. « Je le connaissais, dit-elle. Mais s'il avait été loyal envers moi j'aurais toujours été loyale envers lui. – Je pense qu'à tout prendre vous vous en êtes bien tirée, dit Sherlock Holmes. Vous le teniez, il le savait, et cependant vous êtes toujours en vie. Depuis quelques mois vous marchez au bord d'un précipice. Nous devons maintenant prendre congé de vous, Mme Lyons ; il est probable que d'ici peu vous aurez de nos nouvelles. » Tandis que nous attendions l'arrivée de l'express de Londres, Holmes me dit : « Notre dossier s'épaissit, Watson, et nos difficultés, les unes après les autres, s'évanouissent. Je serai bientôt en mesure de retracer d'un seul jet tous les éléments du crime le plus extraordinaire des temps modernes. Les étudiants en criminologie se rappelleront des épisodes analogues en 1866 à Grodno en Petite-Russie, et bien entendu les crimes d'Anderson en Caroline du Nord ; mais cette affaire comporte quelques traits qui lui appartiennent en propre. Même maintenant notre dossier contre ce vilain personnage n'est pas complet. Mais je serais bien surpris s'il y manquait quelque chose avant que nous nous mettions au lit ce soir. » L'express de Londres entra en gare et un homme de petite taille, sec, nerveux comme un bouledogue, sauta sur le quai. Nous échangeâmes une solide poignée de main, et à en juger par la manière respectueuse dont Lestrade regardait mon ami, je compris qu'il en avait appris long depuis le jour où ils avaient commencé à travailler ensemble. Je me rappelais le dédain avec lequel cet homme pratique accueillait alors les théories du logicien. « Du bon travail en vue ? demanda-t-il. CHAPITRE XIV LE CHIEN DES BASKERVILLE – La plus grosse affaire de ces dernières années, répondit Holmes. Nous avons deux heures devant nous avant de songer à nous mettre en route. Je pense que nous pourrions employer ce délai à manger quelque chose ; après quoi, Lestrade, nous chasserons de vos bronches le brouillard londonien en vous faisant respirer la pureté de l'air nocturne de Dartmoor. Vous n'étiez jamais venu ici ? Ah ! Eh bien, je crois que vous n'oublierez pas votre première visite dans ce délicieux pays ! » L'un des défauts de Sherlock Holmes (en admettant qu'on puisse appeler cela un défaut) était qu'il répugnait excessivement à communiquer tout son plan avant l'heure d'exécution. Cette répugnance s'expliquait en partie par son tempérament dominateur : il aimait surprendre son entourage. En partie aussi par sa prudence professionnelle qui lui recommandait de ne rien hasarder. Le résultat, toutefois, était épuisant pour ses agents ou ses auxiliaires. J'en avais déjà souffert à maintes reprises, mais jamais comme pendant cette longue randonnée dans l'obscurité. Nous touchions au but ; du moins nous allions produire notre suprême effort ; et pourtant Holmes n'avait pas encore précisé son plan d'action. Mes nerfs étaient hypertendus quand le vent froid, de vastes espaces sombres et nus de chaque côté de la route étroite m'avertirent que nous étions sur la lande. Chaque tour de roues, chaque foulée de nos chevaux nous rapprochaient de la conclusion de notre aventure. Notre liberté de propos était gênée par la présence du cocher de louage ; aussi fûmes-nous contraints de nous cantonner dans les banalités alors que nous étions envahis par l'énervement de l'attente. Je fus soulagé lorsque, ayant dépassé la maison de Frankland, je compris que nous approchions du manoir. Nous ne nous arrêtâmes pas devant la grille, mais à une petite distance. Le cocher reçut, avec de l'argent, l'ordre de rentrer à Coombe Tracey, et nous nous mîmes en route vers Merripit. « Êtes-vous armé, Lestrade ? » Le petit détective sourit. « Tant que je porte un pantalon, j'ai une poche-revolver, et tant que j'ai une poche-revolver je mets quelque chose dedans. – Bien ! Mon ami et moi nous sommes également parés pour les cas d'urgence. – Vous êtes diablement bouche cousue sur cette affaire, monsieur Holmes. À quoi allons-nous jouer ? – À attendre. – Ma parole, le lieu n'est pas gai ! murmura le détective en frissonnant. En face de nous j'aperçois les lumières d'une maison. – C'est Merripit, but de notre promenade. Je dois vous demander de marcher sur la pointe des pieds et de vous en tenir au chuchotement. » Nous avançâmes avec précaution sur le chemin comme si nous nous rendions à la maison, mais Holmes stoppa à deux cents mètres d'elle. « Nous serons très bien ici, dit-il. Ces rocs sur la droite constituent un admirable écran de protection. – Allons-nous faire le guet ? – Oui. Nous allons tendre ici notre petite embuscade. Installez-vous dans ce creux, Lestrade. Vous, Watson, vous avez pénétré dans la maison, n'est-ce pas ? Pouvez-vous me dire la disposition des pièces ? Quelles sont ces fenêtres grillagées au bout de la maison ? – Les fenêtres de la cuisine, je pense. – Et celle-ci, plus loin, qui est si bien éclairée ? – La salle à manger, certainement. – Les stores ne sont pas baissés. C'est vous qui connaissez le mieux le terrain. Faufilez-vous jusque-là et voyez ce qu'ils sont en train de faire. Mais pour l'amour du Ciel, qu'ils ne sachent pas qu'ils sont sous surveillance ! » Je descendis le sentier sur la pointe des pieds, et je me baissai derrière le petit mur qui clôturait le verger rabougri. Je rampai dans son ombre pour atteindre un endroit d'où je pouvais observer par la fenêtre sans rideaux. Dans la pièce il n'y avait que deux personnes : Sir Henry et Stapleton. Ils étaient assis de profil face à face autour de la table ronde. Ils fumaient le cigare ; du café et du vin se trouvaient devant eux. Stapleton parlait avec animation ; mais le baronnet paraissait pâle et distrait. Peut-être la perspective d'une marche solitaire sur la lande de sinistre réputation, pesait-elle lourdement sur son esprit. Pendant que je les regardais, Stapleton se leva et quitta la pièce ; Sir Henry remplit son verre et s'adossa en tirant sur son cigare. J'entendis une porte s'ouvrir et des chaussures qui écrasaient le gravier. Les pas longèrent le mur derrière lequel j'étais accroupi. Je me relevai doucement et je vis le naturaliste s'arrêter à la porte d'un appentis situé dans le coin du verger. Une clef tourna dans la serrure ; il entra, et de l'intérieur me parvint un curieux bruit de bousculade. Il ne resta dedans qu'une minute ou deux, puis j'entendis la clef tourner la clef une autre fois ; il longea à nouveau mon mur et rentra dans la maison. Je le vis rejoindre son invité, après quoi j'allai à quatre pattes retrouver mes compagnons qui m'attendaient. « Vous dites, Watson, que la dame n'est pas là ? insista Holmes quand j'eus terminé mon rapport. – Elle n'y est pas. – Où peut-elle être donc, puisqu'il n'y a pas d'autre lumière que dans la cuisine ? – Je me le demande. » Au-dessus du grand bourbier de Grimpen s'étalait un brouillard blanc, épais. Il dérivait lentement dans notre direction, et il formait déjà un mur, bas, certes, mais épais et de contours nets. La lune l'éclairait ; il ressemblait à un grand iceberg miroitant : les sommets des pics lointains en émergeaient comme des rocs de glace. Holmes le contempla un moment et, avec impatience, murmura : « Il se déplace vers nous, Watson. – Est-ce grave ? – Oui, très grave : c'est la seule chose qui puisse déranger mes plans. Il ne peut pas tarder maintenant ! Il est déjà dix heures. Notre réussite et même sa vie dépendent du moment où il sortira : si le brouillard recouvre alors le chemin… » Au-dessus de nous, la nuit était claire. Les étoiles brillaient de leur éclat glacé ; une demi-lune baignait les lieux de sa lumière douce et incertaine. Devant nous se dressait la masse sombre de la maison avec son toit en dents de scie et ses cheminées qui se détachaient sur le ciel lamé d'argent. De larges raies dorées s'échappaient des fenêtres du rez-de-chaussée pour s'étendre en travers du verger et de la lande. L'une d'elles s'effaça brusquement. Les domestiques avaient quitté la cuisine. Seule restait allumée la lampe de la salle à manger où deux hommes, l'hôte assassin et l'invité naïf, continuaient à bavarder en tirant sur leurs cigares. Régulièrement l'étendue cotonneuse blanche qui recouvrait une moitié de la lande se rapprochait. Déjà ses premiers tortillons se contorsionnaient en passant devant le carré jaune de la fenêtre éclairée. L'autre mur du verger était devenu invisible ; les arbres s'embuaient d'une vapeur blanche. Pendant que nous guettions les progrès du brouillard, celui-ci commença à envelopper les angles de la maison et à rouler ses moutonnements ensemble pour former un banc très dense, au-dessus duquel l'étage supérieur et le toit flottaient comme un navire étrange sur une mer ombreuse. Holmes posa une main frémissante sur le roc devant nous et tapa du pied. « S'il n'est pas sorti dans un quart d'heure nous ne pourrons même plus voir nos mains… – Nous devrions peut-être reculer pour nous placer sur un terrain plus élevé ? – Oui, je crois que cela vaudra mieux. » Nous nous postâmes à sept ou huit cents mètres de la maison ; mais cette mer blanche, épaisse, aux rebords argentés par la lune, continuait à avancer inexorablement. « Nous sommes allés trop loin, dit Holmes. Nous ne devons pas risquer qu'il soit rattrapé avant d'avoir pu nous rejoindre. À tout prix il faut que nous nous cramponnions là où nous sommes… » Il tomba sur les genoux et colla une oreille contre le sol. « … Dieu merci, je crois que je l'entends qui arrive ! » Un bruit de pas vifs troua le silence de la lande. Accroupis parmi les pierres, nous scrutâmes intensément le banc de brouillard devant nous. Les pas se rapprochèrent et du brouillard émergea l'homme que nous attendions. Quand il se retrouva dans la nuit claire, illuminée d'étoiles, il regarda autour de lui. Puis il nous dépassa rapidement et s'engagea sur la longue côte derrière nous. Pendant qu'il marchait, il jetait fréquemment des regards par-dessus son épaule, comme un homme inquiet. « Attention ! cria Holmes qui arma son revolver. Attention ! Le voilà ! » De quelque part au cœur de ce brouillard rampant résonna un petit bruit continu de pas précipités, nerveux. Le nuage se trouvait à une cinquantaine de mètres de l'endroit où nous étions retranchés ; tous les trois nous le fixions désespérément, nous demandant quelle horreur allait en surgir. J'étais au coude à coude avec Holmes, et je lui jetai un coup d'œil : son visage était livide, mais exultant ; ses yeux luisaient comme ceux d'un loup, mais, tout à coup, ils immobilisèrent leur regard, s'arrondirent et ses lèvres s'écartèrent de stupéfaction. Au même moment Lestrade poussa un cri de terreur et s'écroula la face contre terre. Je sautai sur mes pieds ; ma main étreignit mon revolver mais ne se leva pas ; j'étais paralysé par la forme sauvage, monstrueuse qui bondissait vers nous. C'était un chien, un chien énorme, noir comme du charbon, mais un chien comme jamais n'en avaient vu des yeux de mortel. Du feu s'échappait de sa gueule ouverte ; ses yeux jetaient de la braise ; son museau, ses pattes s'enveloppaient de traînées de flammes. Jamais aucun rêve délirant d'un cerveau dérangé ne créa vision plus sauvage, plus fantastique, plus infernale que cette bête qui dévalait du brouillard. Jamais personne ne courut plus vite que Holmes cette nuit-là ! On me reconnaît volontiers une certaine agilité pédestre, mais il me surclassa aussi facilement que je surclasse le policier professionnel. Devant nous, pendant que nous courions comme des fous, nous entendions les appels de Sir Henry et le mugissement de la bête, grave et profond. J'arrivai juste à temps pour voir le chien féroce sauter sur sa victime, la jeter à terre et lui prendre la gorge entre ses crocs. Mais presque aussitôt, Holmes avait vidé son chargeur dans le flanc de la bête. Avec un dernier hurlement d'agonie et un spasme qui le fit rebondir sur le sol, le chien roula sur le dos, ses quatre pattes battant l'air furieusement ; il retomba enfin sur le côté. Je me baissai, haletant, et pressai le canon de mon revolver contre sa gueule horrible, luisante ; mais je n'eus pas besoin d'appuyer sur la détente : le chien géant était mort. À longues foulées, cet énorme chien noir bondissait, le nez sur la piste des pas de notre ami. Nous étions si pétrifiés que nous lui permîmes de nous dépasser avant d'avoir récupéré la maîtrise de nos nerfs. Puis Holmes et moi fîmes feu en même temps ; la bête poussa un hurlement épouvantable : elle avait été touchée au moins par une de nos balles. Elle ne s'arrêta pas pour si peu ; au contraire elle précipita son galop. Au loin sur le chemin nous aperçûmes Sir Henry qui s'était retourné : il était blême sous le clair de lune ; il leva les mains, horrifié, regardant désespérément l'abominable créature qui fonçait sur lui. Mais le cri de douleur qu'avait poussé le chien avait dissipé nos frayeurs. S'il était vulnérable, c'était donc une bête mortelle ; et puisque nous l'avions blessé, nous pouvions la tuer. Sir Henry gisait inanimé là où il était tombé. Nous lui arrachâmes son col, et Holmes poussa un soupir de gratitude en constatant qu'il ne portait aucune trace de blessure et que nous l'avions sauvé. Déjà les paupières de notre ami se soulevaient ; il fit un léger effort pour se remuer. Lestrade insinua le goulot de son flacon de cognac entre les dents du baronnet ; deux yeux épouvantés nous contemplèrent. « Mon Dieu ! murmura-t-il. Qu'était-ce ? Au nom du Ciel, qu'était cette bête ? – Elle est morte, en tout cas ! répondit Holmes. Nous avons abattu, une fois pour toutes, le fantôme de la famille. » posai ma main sur le museau luisant ; quand je la retirai, mes doigts brûlaient et brillaient dans la nuit. « Du phosphore ! m'écriai-je. – Et préparé avec une astuce magnifique ! dit à son tour Holmes en reniflant le cadavre de l'animal. Il ne dégageait aucune odeur qui aurait pu gêner son odorat. Nous vous devons de sérieuses excuses, Sir Henry, pour vous avoir exposé à cette épouvante. J'avais bien prévu un chien, mais pas une bête pareille. Et le brouillard ne nous a guère laissé de temps pour l'accueillir. – Vous m'avez sauvé la vie. – Après l'avoir mise en danger. Vous sentez-vous assez fort pour vous tenir debout ? – Donnez-moi une autre gorgée de ce brandy, et je serai prêt à n'importe quoi. Là ! Maintenant, si vous vouliez m'aider à me relever. Qu'allez-vous faire ? – D'abord vous laisser ici. Vous n'êtes pas suffisamment en forme pour d'autres aventures. Si vous voulez attendre, l'un de nous vous ramènera tout à l'heure au manoir. » Il essaya de se mettre debout ; mais il était mortellement pâle et il tremblait de tous ses membres. Nous l'aidâmes à s'installer sur une pierre ; il s'y assit en frissonnant, et enfouit sa tête dans ses mains. « Il faut que nous vous laissions maintenant, lui dit Holmes. Nous avons à terminer notre ouvrage et chaque minute compte. Nous possédons notre dossier, il ne nous manque que l'homme. » Rien que par la taille et la puissance, c'était une bête terrible : ni un pur molosse ni un pur dogue ; sans doute un mélange des deux : décharné, sauvage, aussi fort qu'une petite lionne. Même à présent, dans l'immobilité de la mort, les puissantes mâchoires semblaient exhaler une flamme bleuâtre, et les yeux cruels, petits, profondément enfoncés étaient cerclés de feu. Je Quand nous eûmes repris le sentier qui nous menait vers Merripit, il nous murmura : « Il y a une chance sur mille pour que nous le trouvions chez lui. Ces coups de feu ont dû lui apprendre qu'il avait perdu la partie. – Nous étions à une certaine distance ; le brouillard peut les avoir amortis. – Il suivait le chien pour le rappeler, vous pouvez en être certain ! Non, il s'est enfui. Mais nous fouillerons la maison pour nous en assurer. » La porte du devant était ouverte ; nous nous ruâmes à l'intérieur et passâmes de pièce en pièce à l'ahurissement d'un vieux domestique que nous faillîmes renverser dans le couloir. La seule lampe allumée était dans la salle à manger ; Holmes s'en empara et toute la maison fut fouillée. Aucune trace de l'homme que nous pourchassions ! À l'étage supérieur, cependant, une chambre était fermée à clef. « Il y a quelqu'un à l'intérieur ! cria Lestrade. J'entends bouger. Ouvrez cette porte ! » De dedans nous parvint en effet un faible gémissement et un bruissement étrange. Holmes donna un grand coup de pied juste au-dessus de la serrure, et la porte s'ouvrit. Revolver au poing, nous nous élançâmes tous trois. Mais au lieu de nous trouver en face du scélérat que nous espérions avoir acculé, nous découvrîmes quelque chose de si imprévu et de si étrange que nous fûmes cloués sur place. La chambre avait été transformée en petit musée ; le long des murs s'alignaient des vitrines pleines de cette collection de papillons et d'insectes, que le criminel avait constituée pour se distraire. Au milieu de la pièce se dressait une poutre verticale, sans doute placée là autrefois pour soutenir le plafond mangé aux vers. À ce poteau une forme humaine était attachée, ligotée, entourée de bandelettes comme une momie, enveloppée de draps si serrés qu'il était impossible de distinguer s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Une serviette enroulée autour de la gorge était fixée derrière le poteau. Une autre recouvrait la partie inférieure du visage ; au-dessus deux yeux noirs (des yeux pleins de douleur, de honte, et d'interrogation anxieuse) nous regardaient. En moins d'une minute nous avions ôté le bâillon, dénoué les liens, et Mme Stapleton s'effondra à nos pieds. Quand sa jolie tête retomba sur sa poitrine, je vis le sillon rouge d'un coup de cravache, en travers de son cou. « La brute ! s'écria Holmes. Vite, Lestrade, votre cognac ! Asseyons-la sur la chaise. Elle s'est évanouie à la suite des mauvais traitements, elle est épuisée ! » Elle rouvrit les yeux. « Est-il sain et sauf ? demanda-t-elle. En a-t-il réchappé ? – Il ne peut nous échapper, madame. – Non, non ! Je ne parle pas de mon mari. Sir Henry ? Estil sain et sauf ? – Oui. – Et le chien ? – Il est mort. » Elle poussa un long soupir de satisfaction. « Merci mon Dieu ! Oh ! cet immonde personnage ! Voyez comme il m'a traitée !… » Elle dénuda ses bras, et nous constatâmes avec horreur qu'ils étaient tous meurtris par des coups. « … Mais cela n'est rien. Rien ! C'est mon esprit, mon âme, qu'il a torturé, avili. J'aurais pu tout endurer, les mauvais traitements, la solitude, une vie de déception, tout, si au moins j'avais pu me raccrocher à l'espoir qu'il m'aimait toujours ; mais à présent je sais que là encore j'ai été sa dupe et son instrument ! » Elle éclata en sanglots. « Vous ne lui voulez guère de bien, madame ! dit Holmes. Dites-nous donc où nous le trouverons. Si jamais vous l'avez aidé dans le mal, aidez-nous à présent et vous réparerez vos fautes. – Il n'a pu fuir que dans un seul endroit, répondit-elle. Sur une île au cœur du grand bourbier, il y a une mine d'étain. C'est là qu'il gardait son chien ; il l'avait aménagée en refuge. Voilà où il a dû se cacher. » Le brouillard collait aux vitres comme du coton blanc. Holmes leva la lampe contre la fenêtre. « Voyez, fit-il. Personne ne pourrait ce soir s'orienter dans le grand bourbier de Grimpen ! » Elle rit et battit des mains. Ses yeux et ses dents brillaient d'une joie féroce. « Il peut y avoir pénétré, mais il ne retrouvera jamais son chemin pour en sortir, s'écria-t-elle. Comment voir les baguettes ce soir ? Nous les avions plantées ensemble, lui et moi, pour marquer le chemin à travers le bourbier. Oh ! si seulement j'avais pu les arracher aujourd'hui ! Vous l'auriez eu à votre merci. » Il était évident que toute poursuite serait vaine tant que le brouillard ne se serait pas levé. Aussi nous laissâmes à Lestrade la garde de la maison, tandis que nous conduisîmes le baronnet à Baskerville Hall. Il n'était plus temps de lui cacher l'histoire des Stapleton, mais il encaissa courageusement le coup quand il apprit la vérité sur la femme qu'il avait aimée. Le choc de sa nuit d'aventures avait toutefois ébranlé ses nerfs ; avant le matin une forte fièvre se déclara et il eut le délire ; le docteur Mortimer s'occupa de lui. Tous deux devaient faire ensemble le tour du monde avant que Sir Henry redevînt l'homme courageux, viril qu'il avait été lorsqu'il ne s'était point trouvé à la tête de ce domaine de mauvais augure. * Et maintenant j'en viens rapidement à la conclusion de ce récit singulier. J'ai essayé de faire partager au lecteur ces peurs indéfinissables et ces soupçons imprécis qui empoisonnèrent si longtemps notre existence et qui eurent une fin tragique. Au matin qui suivit la mort du chien des Baskerville, le brouillard s'était levé. Mme Stapleton nous conduisit à l'endroit où ils avaient jalonné de repères un chemin à travers le bourbier. Nous devinâmes l'horrible vie qu'avait menée cette femme quand nous vîmes la passion joyeuse avec laquelle elle nous mettait sur les traces de son mari. Nous la laissâmes debout sur la mince presqu'île de tourbe ferme qui aboutissait au bourbier immense. À partir de là les baguettes plantées à intervalles plus ou moins réguliers indiquaient le sentier qui serpentait sur des touffes de roseaux au milieu de fosses à l'écume verte et de marécages traîtres devant lesquels tout étranger aurait reculé. Une odeur de décomposition et de pourrissement flottait dans l'air ; des miasmes de gaz lourds nous balayaient le visage ; plus d'une fois un faux pas nous précipita dans le bourbier jusqu'à la taille. Sur des dizaines de mètres cette substance mouvante dessinait sous nos pieds de molles ondulations. Elle nous collait aux chevilles ; quand nous enfoncions, c'était comme si une main criminelle nous saisissait pour nous plonger dans ses profondeurs immondes, tant était subite et tenace l'étreinte qui nous attirait. Une seule fois nous aperçûmes des traces : quelqu'un s'était engagé avant nous sur ce chemin semé de périls. Au milieu d'une touffe d'herbes, un objet sombre apparut. Pour s'en emparer Holmes s'enfonça jusqu'aux aisselles : si nous n'avions pas été là pour le retirer, il ne serait jamais parvenu à reprendre pied. Il agita en l'air un vieux soulier marqué à l'intérieur : « Meyers, Toronto. » « Cela valait un bain de boue, nous dit-il. C'est le soulier manquant de notre ami Sir Henry. – Dont Stapleton s'est débarrassé dans sa fuite. – Exactement. Il l'avait gardé à la main après s'en être servi pour mettre le chien sur la piste. Il s'est enfui quand il a compris qu'il avait perdu la partie, mais il le tenait encore. Et à cet endroit de sa fuite il s'en est débarrassé. Nous savons qu'au moins il est arrivé jusqu'ici sain et sauf. » Mais nous ne devions pas en savoir davantage ; et ce ne fut pas faute d'éléments de conjectures. Nous n'avions aucune chance de retrouver des traces de pas dans le bourbier, car la boue les recouvrait aussitôt ; mais quand nous atteignîmes enfin un sol plus ferme de l'autre côté du marécage nous les cherchâmes, et nous n'en découvrîmes aucune. Si la terre ne nous mentit point, Stapleton ne parvint jamais à cette île-refuge vers laquelle il s'était précipité à travers le brouillard. Quelque part au sein du grand bourbier de Grimpen, au fond de cet immense marais qui l'a aspiré, cet homme au cœur insensible et cruel est enterré pour l'éternité. Nous avons trouvé de nombreux vestiges de ses séjours dans l'île ou il avait caché son féroce complice. Une grosse roue motrice et un puits à demi comblé nous confirmèrent que c'était bien une mine abandonnée. À côté s'étalaient les vestiges croulants de ce qui avait été les maisons des mineurs chassés sans nul doute par les relents fétides du marais environnant. Dans une maison un anneau scellé à un mur et une chaîne, avec une grande quantité d'os broyés, nous révélèrent la niche du chien. Un squelette avec des touffes de poil brun qui y adhéraient encore gisait parmi les débris. en plein jour, n'étaient pas agréable à entendre. En cas de besoin il pouvait installer son animal dans un appentis à Merripit ; mais c'était un risque, et il ne l'a couru que le dernier jour, quand il considérait qu'il était arrivé au terme de ses efforts. Cette colle dans la boîte en fer-blanc est sans doute le mélange lumineux dont il ornait son chien. Idée qui lui a été suggérée, naturellement, par l'histoire du chien diabolique des Baskerville, et par le désir d'épouvanter Sir Charles jusqu'à l'en faire mourir. Ne nous étonnons donc pas qu'un pauvre diable de forçat ait couru et hurlé, comme le fit même notre ami, et comme nous-mêmes aurions pu le faire aussi bien, quand il vit une telle bête bondir sur sa piste dans l'obscurité de la lande. C'était un plan audacieux, car sans parler de la possibilité de faire mourir la victime désignée, quel paysan se serait aventuré à enquêter de trop près sur un animal aussi monstrueux après l'avoir aperçu, ce qui est arrivé à plusieurs, sur la lande ? Je vous l'avais dit à Londres, Watson, et je le répète encore maintenant : jamais nous n'avons abattu d'homme plus dangereux que celui qui a sombré quelque part là-dedans. » Il allongea son bras interminable vers l'immense étendue parsemée de taches vertes qu'entouraient les pentes rousses de la lande. « Un chien ! fit Holmes. C'était, ma foi, un épagneul à poils bouclés. Le pauvre Mortimer ne reverra plus jamais son favori… Eh bien, je crois que cet endroit ne renferme pas un secret que nous n'avons déjà percé. Stapleton pouvait cacher son chien, mais il ne pouvait le faire taire : d'où ces aboiements qui, même CHAPITRE XV RÉTROSPECTIVE Fin novembre, Holmes et moi étions assis de chaque côté d'un bon feu dans notre petit salon de Baker Street ; dehors la nuit était rude, brumeuse. Depuis la dramatique conclusion de notre séjour dans le Devonshire, Holmes avait eu à s'occuper de deux problèmes de la plus haute importance : d'abord il avait dénoncé l'abominable comportement du colonel Upwood à propos du fameux scandale de cartes au Nonpareil Club ; ensuite, il avait défendu la malheureuse Mme Montpensier sur qui pesait l'accusation d'avoir tué sa belle-fille Mlle Carrère qui, on s'en souvient, fut retrouvée six mois plus tard mariée et établie à New York. Mon ami était ravi du succès qui avait couronné toute une série d'affaires difficiles et importantes : j'en profitai pour l'amener à discuter avec moi de quelques détails relatifs au mystère des Baskerville. J'avais patiemment attendu l'occasion, car je savais qu'il détestait chevaucher deux problèmes à la fois et que son esprit clair et logique refusait de se laisser distraire des travaux du présent pour se reporter sur les souvenirs du passé. Toutefois Sir Henry et le docteur Mortimer étant passés par Londres avant d'entreprendre le long voyage qui avait été conseillé au baronnet pour la restauration de son équilibre nerveux, il était bien normal qu'après leur départ je soulevasse le problème. « Tout le cours des événements, me dit Holmes, du point de vue de l'homme qui s'était baptisé Stapleton, a été d'une droite simplicité ; tandis qu'à nous, qui n'avions au début aucun moyen de connaître ses motifs et devions nous contenter des faits, il est apparu d'une complexité extraordinaire. J'ai eu le privilège de m'entretenir par deux fois avec Mme Stapleton, et tout a été si parfaitement éclairci que je ne crois pas qu'il subsiste l'ombre d'un secret. Vous trouverez quelques notes sur l'affaire à la lettre B de mes dossiers. – Mais vous allez bien me donner de mémoire un résumé des événements ? – Si vous voulez ; mais je ne garantis pas la complète exactitude de tous les faits. Une intense concentration mentale a le pouvoir étrange d'anéantir le passé. L'avocat qui connaît son dossier sur le bout du doigt et qui est capable de discuter un détail avec un expert, s'aperçoit que quelques bagatelles au tribunal suffisent pour lui vider la tête. Quant à moi chaque affaire nouvelle balaie la précédente, et Mlle Carrère a brouillé mes souvenirs de Baskerville Hall. Demain un autre petit problème peut m'être soumis, qui me dépossédera à son tour de la jolie Française et de l'infâme Upwood. En ce qui concerne l'affaire du chien, pourtant, je vais retracer le cours des événements en les serrant d'aussi près que je le peux ; vous m'avertirez si j'oublie quelque chose. « Mes renseignements attestent de toute évidence que le portrait de famille n'a pas menti, et que ce Stapleton était vraiment un Baskerville. C'était un fils de Rodger Baskerville, frère cadet de Sir Charles, qui s'enfuit vers l'Amérique du Sud avec une effroyable réputation, et dont on a dit qu'il était mort célibataire. En fait il se maria et eut un seul enfant, cet individu, dont le vrai nom était celui de son père. Il épousa à son tour Beryl Garcia, l'une des reines de beauté de Costa Rica et, après avoir détourné une somme considérable qui appartenait à l'État, il se fit appeler Vandeleur et fila en Angleterre où il fonda un collège dans l'est du Yorkshire. Pourquoi s'orienta-t-il vers la pédagogie ? Parce qu'au cours de son voyage vers l'Angleterre il fit la connaissance d'un directeur d'études poitrinaire, et qu'il voulut se servir de sa compétence pour réussir. Mais Fraser (le directeur d'études) mourut, et le collège qui avait bien démarré sombra dans une infâme renommée. Les Vandeleur trouvèrent alors prudent de troquer ce surnom contre un autre et ils se firent appeler Stapleton. Il transporta dans le sud de l'Angleterre les restes de la fortune, ses plans d'avenir et son goût prononcé pour l'entomologie. J'ai appris au British Museum qu'il était une autorité reconnue en la matière et que le nom de Vandeleur est encore attribué à certain insecte qu'il fut le premier à découvrir lorsqu'il se trouvait dans le Yorkshire. « Nous en arrivons maintenant à la partie de son existence qui nous intéresse particulièrement. Stapleton avait recueilli des informations, comme de juste, et il avait découvert que deux vies seulement s'interposaient entre lui et des biens considérables. Quand il atterrit dans le Devonshire, je crois que ses projets étaient encore inconsistants ; mais qu'il fût décidé au pire, cela me paraît évident puisqu'il présenta dès l'abord sa femme comme sa sœur. L'idée de se servir d'elle comme d'un appât était certainement dans sa tête, mais peut-être ne savait-il pas quel plan manigancer. Il voulait entrer en possession des biens, et il était résolu à utiliser n'importe qui et à braver n'importe quel risque pour parvenir à ses fins. Son premier acte fut de s'installer aussi près que possible de la demeure de ses ancêtres ; le deuxième de cultiver l'amitié de Sir Charles Baskerville et de ses voisins. « Le baronnet lui raconta l'histoire du chien des Baskerville ; ainsi fraya-t-il la voie qui allait le mener à la mort. Stapleton, car je continuerai à l'appeler de ce nom, savait que le cœur du vieil homme était affaibli et qu'un choc le tuerait. Il tenait ce renseignement du docteur Mortimer. Il savait également que Sir Charles était superstitieux et qu'il avait pris très au sérieux cette sinistre légende. Son esprit ingénieux lui suggéra aussitôt le moyen grâce auquel le baronnet pourrait disparaître sans que le crime fût imputé au véritable assassin. « Ayant conçu l'idée, il entreprit l'exécution avec une astuce considérable. Un aventurier banal se serait contenté d'agir avec un chien féroce. Le trait de génie consista à user de moyens artificiels pour conférer à l'animal une apparence diabolique. Il acheta le chien chez Ross and Mangles, les marchands de Fulham Road à Londres : ce chien était le plus gros et le plus féroce qu'ils possédassent. Il le ramena par la ligne du Devonshire du nord, et il fit un grand détour par la lande afin que personne ne le vît avec sa bête. Déjà au cours de ses chasses aux papillons il avait appris à pénétrer dans le bourbier de Grimpen et il connaissait une cachette pouvant servir de niche à son chien monstrueux. Il l'attacha là et il attendit sa chance. « Mais elle tardait à venir. Impossible d'attirer de nuit le vieux gentleman hors de son domaine. Plusieurs fois Stapleton fit le guet avec son chien, mais sans résultat. C'est au cours de ces affûts inutiles qu'il fut aperçu ou plutôt son allié, par des paysans et que la légende d'un chien-démon reçut une confirmation nouvelle. Il avait espéré que sa femme consentirait à abuser Sir Charles, mais elle refusa net. Elle ne voulut pas provoquer chez le vieux gentleman un attachement sentimental qui le mît à la merci de son ennemi. Les menaces et même (je regrette d'avoir à le dire) les coups ne modifièrent en rien la résolution de Mme Stapleton. Elle demeura inébranlable, et pendant quelque temps Stapleton se trouva dans une impasse. « Il trouva le moyen d'en sortir grâce au hasard qui fit de lui le ministre des bonnes œuvres de Sir Charles, notamment envers cette malheureuse femme qui s'appelle Mme Laura Lyons. En se présentant comme célibataire il acquit suffisamment d'influence sur elle pour la persuader que si elle obtenait le divorce il l'épouserait. Ses plans durent se précipiter dès qu'il apprit que Sir Charles allait quitter le manoir sur le conseil du docteur Mortimer, qu'il approuva hautement. Il lui fallait agir tout de suite, sinon sa victime lui échapperait. Il pressa donc Mme Lyons d'écrire cette lettre dans laquelle elle suppliait le vieil homme de lui accorder un entretien la veille au soir de son départ pour Londres. Par un argument spécieux il l'empêcha d'y aller elle-même ; enfin il tenait l'occasion tant attendue ! « Le soir il rentra en voiture de Coombe Tracey assez tôt pour aller chercher son chien, le barbouiller de ce phosphore infernal, et le conduire auprès de la porte à claire-voie où il avait tout lieu de supposer que le baronnet irait se poster. Le chien, excité par son maître, sauta par-dessus la barrière et poursuivit le malheureux Sir Charles qui descendit l'allée des ifs en appelant au secours. Dans ce tunnel obscur, le spectacle dut être affreux de cette énorme bête noire, environnée de flammes bondissant à la poursuite de sa proie. Au bout de l'allée il tomba mort de terreur et de faiblesse cardiaque. Le chien avait couru sur la bordure gazonnée tandis que le baronnet s'enfuyait sur le gravier ; voilà pourquoi on ne releva que des traces de pas d'homme. En le voyant étendu immobile, le chien s'approcha sans doute, le renifla, et s'écarta du cadavre : d'où les empreintes observées par le docteur Mortimer. Stapleton rappela son chien et il le ramena en toute hâte dans son repaire du grand bourbier de Grimpen : un mystère se posa alors qui embarrassa les autorités judiciaires, alarma les environs, et fut finalement soumis à notre perspicacité. « Voilà comment mourut Sir Charles Baskerville. Vous mesurez la ruse infernale qui présida à cet assassinat : il était réellement impossible d'établir un dossier contre le véritable meurtrier. Son seul et unique complice ne pourrait jamais le trahir, et la nature grotesque, inconcevable de l'expédient employé contribuait à le rendre plus efficace. Les deux femmes impliquées dans l'affaire, Mme Stapleton et Mme Laura Lyons, ne manquèrent pas de soupçonner Stapleton. Mme Stapleton savait qu'il nourrissait des desseins criminels contre le vieil homme et elle connaissait aussi l'existence du chien. Mme Lyons ne la connaissait pas, mais elle avait été impressionnée par cette mort survenue à l'heure d'un rendez-vous annulé dont lui seul était au courant. Comme toutefois elles étaient toutes deux sous son emprise, il n'avait rien à craindre de leur part. La première moitié de sa tâche était achevée avec plein succès ; le plus difficile restait à faire. « Il est possible que Stapleton ait ignoré l'existence d'un héritier au Canada. De toute façon il l'apprit bientôt par l'intermédiaire de son ami le docteur Mortimer qui l'informa de tous les détails concernant l'arrivée d'Henry Baskerville. La première idée de Stapleton fut que ce jeune étranger débarquant du Canada pourrait bien avoir un accident à Londres avant de descendre dans le Devonshire. Il se méfiait de sa femme depuis qu'elle avait refusé de prendre le vieil homme au piège ; mais il n'osait pas la laisser seule : il craignait de perdre de son influence. Voilà la raison pour laquelle il l'emmena à Londres. Ils descendirent, je l'ai appris, au Mexborough Private Hotel, dans Craven Street, qui figurait sur la liste que j'avais remise à Cartwright pour la recherche d'une preuve. Il enferma sa femme dans sa chambre tandis que, sous le déguisement d'une fausse barbe, il suivit le docteur Mortimer jusqu'à Baker Street, puis jusqu'à la gare, et enfin au Northumberland Hotel. Sa femme avait de vagues lueurs sur ses projets ; mais elle avait tellement peur de son mari (peur justifiée par toutes sortes de mauvais traitements) qu'elle n'osa pas écrire une lettre d'avertissement à l'homme qu'elle savait en danger. Si la lettre tombait entre les mains de Stapleton, il la tuerait. Alors, ainsi que nous le savons, elle adopta le moyen de découper des mots dans un journal, et de transformer son écriture sur l'enveloppe qui contenait le message. Celui-ci parvint au baronnet, qui pour la première fois se trouva mis en garde contre un péril dont il ne se doutait pas. « L'essentiel était pour Stapleton de se procurer un objet vestimentaire de Sir Henry pour le cas où il aurait à se servir du chien : cet objet lui permettrait de le lancer sur la trace du propriétaire. Avec la promptitude et l'audace qui le caractérisent, il s'en occupa immédiatement : sans aucun doute le cireur ou une femme de chambre de l'hôtel furent soudoyés par lui. Le hasard voulut que le premier soulier fût absolument neuf et par conséquent impropre à ses desseins. Il se débrouilla donc pour en obtenir un deuxième. Incident significatif, qui me convainquit que nous avions affaire à un vrai chien, car il était impossible d'expliquer autrement cette obstination à se procurer un vieux soulier et cette indifférence à l'égard du soulier neuf. Plus un détail apparaît outré plus il mérite de retenir l'attention ! Le détail qui semble compliquer un cas devient, pour peu qu'il soit considéré et manié scientifiquement, celui qui permet au contraire de l'élucider le plus complètement. « Ensuite nous avons eu le lendemain matin la visite de nos amis toujours suivis de Stapleton dans son fiacre. Étant donné qu'il savait notre adresse et qu'il me connaissait physiquement de vue, étant donné aussi son comportement général, je crois que la carrière criminelle de Stapleton ne se limite pas à cette affaire Baskerville. Il est intéressant de relever, par exemple, que depuis trois ans quatre cambriolages très importants ont eu lieu dans l'Ouest et que leur auteur n'a jamais été arrêté. Le dernier, à Folkstone Court, au mois de mai, m'avait intéressé par la manière dont le cambrioleur masqué et opérant seul avait froidement abattu d'un coup de revolver le groom qui l'avait surpris. Je suis presque sûr que Stapleton pourvoyait ainsi au renflouement de ses ressources qui s'épuisaient et que depuis des années il était à toute extrémité. « Nous eûmes un exemple de sa vivacité ce matin-là quand il nous échappa avec tant de brio, et aussi de son audace en me renvoyant mon propre nom par l'intermédiaire du cocher du fiacre. À partir de ce moment il comprit que j'avais pris l'affaire en main à Londres et qu'il n'aurait aucune chance de parvenir à ses fins dans la capitale. Il rentra à Grimpen et attendit l'arrivée du baronnet. – Un instant ! interrompis-je. Vous avez sans nul doute retracé correctement la suite des événements, mais un point demeure inexpliqué : qu'est devenu le chien pendant que son maître était à Londres ? – J'y ai réfléchi, et c'est évidemment un point important. Stapleton a eu un homme de confiance ; mais il est peu probable qu'il lui ait dévoilé tous ses plans : autrement, il serait tombé au pouvoir d'un complice. À Merripit il y avait un vieux domestique du nom d'Anthony. Il était au service des Stapleton depuis de nombreuses années, déjà au temps du collège : il savait donc que ses maîtres étaient mari et femme. Ce bonhomme a subitement disparu. Or, Anthony n'est pas un nom commun en Angleterre, tandis qu'Antonio est répandu dans toute l'Espagne et les pays hispano-américains. Cet Anthony, comme Mme Stapleton, parlait correctement l'anglais, mais avec un bizarre zézaiement. J'ai vu de mes yeux ce vieux domestique traverser le grand bourbier de Grimpen par le sentier qu'avait marqué Stapleton. Il est donc probable qu'en son absence son maître l'avait chargé de s'occuper du chien, mais qu'Anthony ne se doutait pas de l'emploi qui était réservé à cette bête. « Les Stapleton se rendirent donc dans le Devonshire, où Sir Henry et vous les rejoignirent peu après. Un mot maintenant sur ce que je fis à l'époque. Vous vous rappelez peut-être que lorsque j'examinai le papier qui portait la phrase découpée dans le journal je cherchai attentivement le filigrane. En le levant à quelques centimètres de mes yeux, je sentis la faible odeur d'un parfum qui s'appelle « jasmin blanc ». Il existe soixante-quinze parfums, et il est indispensable à tout expert criminel de savoir les distinguer les uns des autres ; plus d'une fois j'ai eu entre les mains des affaires dont le succès a dépendu de la connaissance que j'en avais. Le parfum suggérait donc une présence féminine, et déjà je commençai à soupçonner les Stapleton. Ainsi avant de me rendre dans l'Ouest, j'avais acquis la certitude de l'existence du chien et j'avais deviné le criminel. « Mon jeu consistait donc à surveiller Stapleton. Mais il était évident que je ne pourrais le faire si je vous accompagnais, car il se tiendrait résolument sur ses gardes. Je vous ai donc menti délibérément à tous, même à vous, et je suis parti secrètement pendant que tout le monde me supposait à Londres. Mes fatigues et mon inconfort n'ont pas été aussi grands que vous l'avez imaginé ; d'ailleurs de telles bagatelles ne doivent jamais entrer en ligne de compte quand il s'agit de traquer un criminel. Je suis demeuré la majeure partie de mon temps à Coombe Tracey et je n'ai utilisé la cabane que lorsqu'il me fallait être sur le théâtre des opérations. Cartwright était venu avec moi et, déguisé en petit campagnard, il m'a rendu les plus éminents services. Je me fiais à lui pour ma nourriture et mon linge. Pendant que je surveillais Stapleton, Cartwright vous surveillait : je tenais en main toutes les ficelles. « Je vous ai déjà dit que vos rapports me parvenaient sans retard, repostés de Baker Street pour Coombe Tracey. Ils me furent très utiles, notamment celui qui m'apprit quelque chose de la biographie de Stapleton. Je pus grâce à lui identifier l'homme et la femme, et déterminer mon plan d'action. L'affaire s'était compliquée de l'évasion du forçat et de ses relations avec les Barrymore. Vous avez éclairci ce point avec une grande efficacité ; notez que j'en étais arrivé à cette conclusion par mes propres réflexions. « Lorsque vous m'avez découvert sur la lande, j'étais en possession de toute l'affaire, mais je n'avais pas un dossier à produire devant un tribunal. Même pour la tentative de Stapleton cette nuit-là contre Sir Henry, qui se termina par la mort du pauvre forçat, ne nous aidait guère à prouver que notre homme était un assassin. Il n'y avait pas autre chose à faire que de le prendre sur le fait ; pour cela il fallait laisser Sir Henry tout seul et apparemment sans protection ; c'était le seul moyen de l'appâter. Nous l'avons tenté ; au prix d'un choc brutal pour notre client, nous avons réussi à compléter notre dossier et à détruire Stapleton. Le fait que Sir Henry se soit trouvé exposé constitue, je le reconnais, une faute dans ma méthode, mais nous n'avions pas prévu (et comment l'aurions-nous pu !) le spectacle terrible et paralysant que cette bête nous offrit, de même que nous n'avions pas prévu le brouillard qui lui permit de se dissimuler et de ne fondre sur nous qu'à la dernière seconde. Nous avons atteint notre objectif moyennant quelques dégâts dont le caractère provisoire nous a été affirmé à la fois par le spécialiste et par le docteur Mortimer. Un long voyage va permettre à notre ami de se remettre de son ébranlement nerveux, et aussi de sa blessure sentimentale. Son amour était profond et sincère ; ce qu'il regrette le plus dans cette sombre affaire c'est qu'il ait été dupé par la dame de ses pensées. « Il ne me reste plus qu'à indiquer le rôle qu'elle a joué. Sans aucun doute Stapleton a exercé sur elle une influence dic- tée soit par l'amour soit par la peur, soit plus vraisemblablement par les deux puisque ces sentiments ne sont pas incompatibles. Influence qui en tout cas s'avéra absolument effective : sous son emprise elle consentit à passer pour sa sœur ; mais son pouvoir s'arrêta lorsqu'il entreprit d'en faire la complice active d'un crime. Elle voulait avertir Sir Henry sans mettre en cause son mari, et elle le fit à maintes reprises. Stapleton lui-même était capable d'être jaloux : quand il vit le baronnet faire la cour à sa femme, alors même que cette cour entrait dans ses plans, il ne put pas s'empêcher d'intervenir dans un éclat de passion qui révélait son âme farouche habituellement dissimulée par une étonnante maîtrise de soi. Tout de même, en encourageant cette intimité, il poussait Sir Henry à fréquenter Merripit ; ce qui lui fournirait tôt ou tard l'occasion qu'il souhaitait. Au jour décisif, elle se tourna contre lui. Elle avait appris quelque chose sur la mort du forçat, et elle savait que le chien avait été mené dans l'appentis avant le dîner auquel Sir Henry était invité. Elle accusa son mari d'avoir prémédité un crime. Une scène furieuse s'ensuivit, au cours de laquelle il lui dit pour la première fois qu'elle avait une rivale. Sa fidélité vira instantanément à la haine, et il comprit qu'elle le trahirait. Il la ligota afin qu'elle n'eût aucune chance de prévenir Sir Henry, et il espérait sans doute, une fois que tout le pays aurait mis la mort du baronnet au compte de la malédiction qui pesait sur la famille, la placer devant le fait accompli, la reprendre en main, et la réduire au silence. En cela je crois qu'il avait fait un faux calcul et que, si nous n'avions pas été là, son destin n'en aurait pas moins été scellé. Une femme qui a du sang espagnol dans les veines n'absout pas facilement une offense aussi grave. Et à présent, mon cher Watson, sans me référer à mes notes, je suis incapable de vous fournir d'autres détails. Je ne pense pas avoir laissé inexpliqué un point essentiel. – Mais il n'espérait pas épouvanter jusqu'à la mort Sir Henry comme son vieil oncle, avec son maudit chien ? – L'animal était d'un naturel féroce, et affamé. Si son apparition ne devait pas épouvanter Sir Henry jusqu'à le faire mourir de peur, du moins elle aurait paralysé la résistance qu'il aurait pu offrir. – Certes ! Il subsiste encore une difficulté. Si Stapleton était intervenu dans la succession, comment aurait-il pu expliquer que, lui étant l'héritier, il avait choisi d'habiter incognito si près de la propriété ? Comment aurait-il pu revendiquer l'héritage sans provoquer des soupçons et une enquête ? – C'est un obstacle considérable, et je crains que vous ne m'en demandiez trop. Le passé et le présent sont mes terrains d'enquêtes, mais je peux difficilement répondre à une question touchant à l'avenir. Mme Stapleton a entendu son mari évoquer cette question à plusieurs reprises. Il y avait trois solutions possibles. Il pouvait revendiquer d'Amérique du Sud ses biens, établir son identité devant les autorités locales anglaises et ainsi obtenir la jouissance de sa fortune sans reparaître en Angle- terre. Il pouvait ainsi adopter un déguisement approprié pour le peu de temps qu'il aurait dû séjourner à Londres. Ou, enfin, il pouvait remettre à un complice les preuves et les papiers, le faire passer pour l'héritier et se faire verser une rente plus ou moins élevée par l'ayant droit officiellement reconnu. D'après ce que nous savons de lui, nous pouvons être sûrs qu'il aurait trouvé un moyen de vaincre ce suprême obstacle ! Et maintenant, mon cher Watson, nous avons durement travaillé ces derniers temps ; pour une fois, je pense que nous pourrions nous offrir une petite distraction. Je dispose d'une loge pour Les Huguenots. Avez-vous entendu De Reszkes ? Si cela ne vous ennuie pas, soyez prêt dans une demi-heure, et nous pourrons nous arrêter en chemin chez Marcini pour un dîner léger. » FIN Toutes les aventures de Sherlock Holmes Le Gloria-Scott (avril 1893) Le Rituel des Musgrave (mai 1893) Les Propriétaires de Reigate (juin 1893) Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes La Maison Vide (26 septembre 1903) L'Entrepreneur de Norwood (31 octobre 1903) Les Hommes Dansants (décembre 1903) La Cycliste Solitaire (26 décembre 1903) L'École du prieuré (30 janvier 1904) Peter le Noir (27 février 1904) Charles Auguste Milverton (26 mars 1904) Les Six Napoléons (30 avril 1904) Les Trois Étudiants (juin 1904) Le Pince-Nez en Or (juillet 1904) Un Trois-Quarts a été perdu (août 1904) Le Manoir de L'Abbaye (septembre 1904) La Deuxième Tâche (décembre 1904) Son Dernier Coup d'Archet Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) L'aventure de Wisteria Lodge (15 août 1908) Les Plans du Bruce-Partington (décembre 1908) Le Pied du Diable (décembre 1910) Le Cercle Rouge (mars/avril 1911) La Disparition de Lady Frances Carfax (décembre 1911) Le détective agonisant (22 novembre 1913) Son Dernier Coup d'Archet (septembre 1917) Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) À PROPOS DE: Une présentation multimédia, basée sur un document original, propriété de ELG. DROIT(S) D'UTILISATION: Librement distribuable pour une utilisation non commerciale et non professionnelle, comme pour tous les produits ELG. Cette présentation multimédia demeure cependant la propriété de son concepteur et ne peut être modifiée sans son autorisation. Vos dons (même modestes) sont importants et appréciés. Ceci permet les mises à jour et une suite à cette collection … Merci de nous encourager. Don à ELG Don au concepteur COMMANDE(S) DE BASE: • Ctrl+L (plein écran) | Esc (écran normal) • Ctrl+W (fermer) | Maj+Ctrl+W (fermer tout) • PgUp, PgDn, Home, End, flèches de direction Vous pouvez faire apparaître un menu, uniquement sur la première page, en déplaçant votre curseur en haut, à la droite de l'écran. Divers liens sont accessibles, ici et là, pour faciliter la navigation à travers le document: • Sur la bande rouge ELG de la première page (bande gauche), pour consulter le site ELG • Dans la table des matières • Sur chaque numérotation en bas de page (qui vous ramène à la table des matières) • Sur chaque image (si illustré) • Tout hyperlien (dont en fin de document) Je vous rappelle que la touche « Home » vous ramène habituellement vers la table des matières, étant habituellement située sur la première page. En mode « plein écran », la configuration par défaut du lecteur PDF vous permet de passer à la page suivante, par un clic gauche de la souris et à la page précédente, par un clic droit. La molette de la souris (mousewheel) permet aussi la navigation à travers le document. René Paul, concepteur http://www.RenePaul.net Tous droits réservés © 2007 ISBN 9789236109 Ok Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA CRINIÈRE DU LION Les Archives de Sherlock Holmes (novembre 1926) La crinière du lion Il est vraiment étonnant qu'un problème complexe et extraordinaire comme j'en ai rarement vu au cours de ma longue carrière active se soit présenté à moi après ma retraite, et presque à ma porte. Je venais de me retirer dans le Sussex et je m'étais entièrement adonné à cette vie apaisante de la nature à laquelle j'avais si fréquemment aspiré pendant les nombreuses années que j'avais passées dans les ténèbres londoniennes. À cette époque, le bon Watson avait quasiment disparu de mon existence. De temps à autre, il faisait un court séjour pour le week-end, dans ma petite maison, et c'était tout. Voilà pourquoi je tiens moi-même ma chronique. Ah ! s'il s'était trouvé avec moi, que n'aurait-il pas fait d'un événement aussi peu banal et de mon triomphe final ! Hélas, il faut que je raconte mon histoire à mon humble manière ; mes phrases malhabiles correspondent à mes étapes sur la route difficile qui s'allongea devant moi quand j'entrepris d'élucider le mystère de la crinière du lion. Ma villa est située sur le versant méridional des Downs et j'ai un joli point de vue sur la Manche. À cet endroit, la côte est constituée uniquement par des falaises crayeuses que l'on ne peut descendre que par un seul sentier long et tortueux, escarpé, glissant. Au bas de ce sentier s'étend une bande de galets et de cailloux large de cent mètres, même quand la marée est haute. Ici ou là se dessinent des courbes et des creux qui constituent de magnifiques piscines naturelles dont l'eau se renouvelle régulièrement à chaque flux. Cette plage admirable se prolonge sur plusieurs kilomètres aussi bien à droite qu'à gauche, sauf sur un point où la petite anse et le village de Fulworth en interrompent la monotonie. Ma maison est isolée. Moi, ma vieille femme de charge et mes abeilles, nous sommes seuls à vivre dans mon domaine. À huit cents mètres, toutefois, se dresse le collège bien connu de Harold Stackhurst, Les Pignons ; c'est une grande propriété où sont réunis une vingtaine de jeunes garçons qui se préparent à diverses professions sous le chaperonnage de plusieurs maîtres. Stackhurst lui-même était en son temps un rameur réputé de Cambridge, et il avait une culture universelle. Nous nous liâmes d'amitié depuis le jour où je m'établis sur la côte ; il était le seul homme du pays qui venait passer la soirée chez moi, ou chez qui je me rendais, sans invitation formelle. Vers la fin de juillet 1907, il y eut une grosse tempête ; le vent balaya la Manche ; la mer vint fouetter la base des falaises et des lagunes subsistèrent après le reflux. Le matin auquel je pense, le vent était tombé ; toute la nature était lavée de neuf et toute fraîche. Il était impossible de travailler tant la journée s'annonçait délicieuse ; je sortis avant le petit déjeuner pour faire un tour et respirer le bon air. Je pris le sentier qui conduisait à la descente vers la plage. Tout en marchant, j'entendis un cri derrière moi : c'était Harold Stackhurst qui agitait ses bras comme un sémaphore pour me souhaiter joyeusement bonjour. – Quelle matinée, monsieur Holmes ! Je pensais bien que je vous rencontrerais dehors. – Vous allez nager, je vois ?… – Ah ! vous n'avez pas perdu vos bonnes habitudes ! me dit-il en palpant sa poche gonflée. Oui. McPherson est sorti de bonne heure ; je pense que je le retrouverai par ici. Fitzroy McPherson était le professeur de sciences : un beau gaillard bien campé, mais dont le cœur était affaibli par un rhumatisme articulaire aigu. Athlète naturel malgré tout, il excellait dans tous les sports qui ne l'obligeaient pas à des efforts excessifs. Hiver comme été, il allait nager et, nageur moi-même, je l'avais souvent rejoint dans l'eau. À cet instant, nous vîmes McPherson en personne. Sa tête apparut au-dessus de la crête de la falaise où aboutissait le sentier. Il se dressa de toute sa hauteur, mais en vacillant comme un homme ivre. Presque aussitôt il leva les mains et, poussant un cri terrible, il tomba la face contre terre. Stackhurst et moi, qui étions à cinquante mètres de là, nous nous précipitâmes ; nous le retournâmes et le mîmes sur le dos. Visiblement il agonisait. Ces yeux qui sombraient, ces joues livides n'annonçaient que la mort. Une lueur de vie éclaira néanmoins son visage, et il prononça deux ou trois phrases sur un ton de recommandation. Il voulait nous avertir, nous mettre en garde… Mais il avait parlé d'une voix indistincte et brouillée déjà par la mort. Les derniers mots que j'entendis et que je compris jaillirent de ses lèvres comme un cri : – La crinière du lion. La crinière du lion ? Rien de plus hors de propos, d'inintelligible. Et pourtant, j'étais sûr de ce que j'avais entendu. Il se souleva à demi, battit l'air de ses bras, retomba sur le flanc. Il était mort. Mon compagnon était paralysé par l'horreur. Mais moi, comme le lecteur peut s'en douter, j'avais tous les sens alertés. Et j'en eus besoin, car il s'avéra bientôt que nous nous trouvions en face d'un cas extraordinaire. McPherson n'était vêtu que de son burberry, de son pantalon et d'une paire d'espadrilles non lacées. Quand il s'écroula, le burberry qu'il avait simplement jeté en travers de ses épaules glissa et découvrit son buste. Nous demeurâmes pétrifiés. Il avait le dos couvert de lignes rouge foncé, comme s'il avait été flagellé à coups redoublés par un fouet de fil de cuivre fin. L'instrument qui lui avait infligé cette punition était certainement flexible, car les longues cicatrices dessinaient des lignes courbes autour de ses épaules et de ses côtes. Du sang s'égouttait de son menton : il s'était mordu la lèvre inférieure dans un spasme de souffrance. Ce qu'avait été cette souffrance, ses traits déformés le révélaient. Je me trouvais à genoux auprès du corps tandis que Stackhurst était demeuré debout, quand une ombre se projeta sur le sol : Ian Murdoch était arrivé à côté de nous. Murdoch était le professeur de mathématiques ; grand, brun, maigre, il était si taciturne et distant qu'il n'avait pas d'amis. Il semblait vivre dans un royaume élevé, abstrait, de racines irrationnelles et de sections coniques qui le rattachait peu à la vie ordinaire. Les étudiants le considéraient comme un original et l'auraient sans doute chahuté s'ils n'avaient pas flairé un peu de sang barbare dans les veines de leur professeur : héritage qui se devinait non seulement à ses yeux noirs comme du charbon et à son visage basané, mais aussi à des explosions intermittentes de mauvaise humeur qu'ils étaient unanimes à dépeindre comme féroces. Une fois, harcelé par un petit chien qui appartenait à McPherson, il s'était emparé de l'animal et l'avait fait passer par la fenêtre. Stackhurst l'aurait renvoyé pour cet exploit s'il n'avait pas été un excellent professeur. Tel était le personnage étrange, complexe, qui survint. Il parut sincèrement bouleversé par le spectacle qu'il découvrit, bien que l'histoire du chien eût prouvé qu'il n'existait guère d'affinités entre lui et l'homme qui venait de mourir. – Pauvre diable ! Pauvre diable ! Que puis-je faire ? Comment puis-je vous aider ? – Étiez-vous avec lui ? Pouvez-vous nous dire ce qui est arrivé ? – Non, j'étais en retard ce matin. Je ne suis pas allé me baigner. J'arrive tout droit des Pignons. Que puis-je faire ? – Courez au commissariat de police de Fulworth. Expliquez le cas. Sans un mot, il s'éloigna au pas de course. Je pris naturellement l'affaire en main, tandis que Stackhurst, assommé par cette tragédie, demeurait à côté du corps. Mon premier devoir consistait à rechercher qui se trouvait sur la plage. Je me postai en haut du sentier ; de là, je la dominais tout entière ; elle était déserte ; seules deux ou trois silhouettes sombres s'agitaient au loin dans la direction du village de Fulworth. Ayant précisé ce point, je descendis lentement le sentier. Il était fait d'argile ou de marne lisse mélangée à la craie : je vis par endroits la même empreinte de pieds qui descendaient et remontaient. Personne d'autre n'était allé à la plage par ce sentier. À un endroit, j'observai la marque d'une main ouverte avec les doigts tendus dans le sens de la montée : ce qui signifiait seulement que le pauvre McPherson était tombé en remontant. Je vis aussi des creux arrondis : plus d'une fois, il avait dû s'effondrer sur les genoux. Au bas du sentier s'étendait une grande lagune abandonnée par le reflux de la mer. McPherson s'était dévêtu à côté, car une serviette était encore posée sur un rocher. Elle était pliée et sèche, ce qui semblait indiquer qu'il n'était même pas entré dans l'eau. En marchant sur les galets, j'aperçus quelques petites plaques de sable où je reconnus l'empreinte de ses espadrilles et aussi de son pied nu. Ce dernier fait prouvait qu'il s'était disposé à se baigner ; mais la serviette sèche indiquait qu'il ne l'avait pas fait. Ainsi se posait le problème : un problème aussi étrange que les plus étranges que j'avais eu autrefois à résoudre. McPherson n'était pas demeuré plus d'un quart d'heure sur la plage. Stackhurst l'avait suivi de près après sa sortie des Pignons : donc il ne pouvait y avoir de doutes là-dessus. Il allait se baigner et il s'était mis en tenue, comme ses pieds nus le confirmaient. Puis il avait brusquement remis ses vêtements, sans même les boutonner. Et il était reparti sans se baigner ou du moins sans se sécher. La cause de ce revirement ? Il avait été fustigé d'inhumaine façon, torturé à s'en mordre la lèvre jusqu'au sang pendant son agonie, et abandonné avec juste assez de force pour remonter le sentier et mourir. Qui avait commis une agression aussi barbare ? Il y avait bien des petites grottes et des cavernes à la base des falaises, mais le soleil bas les éclairait directement, et elles ne pouvaient servir de cachettes. D'autre part, j'avais distingué des silhouettes lointaines sur la plage, mais si lointaines qu'elles ne pouvaient être associées crime. Et puis cette large lagune où McPherson avait l'intention de se baigner s'étendait entre elles et lui au ras des rochers. Sur la mer, quelques barques de pêche étaient assez proches : leurs occupants pourraient être interrogés plus tard. Plusieurs voies s'offraient donc à l'enquête ; aucune ne menait vers un objectif bien évident. Quand je retournai enfin auprès du corps, un petit groupe était rassemblé autour de lui. Il y avait bien entendu Stackhurst, et Ian Murdoch qui venait d'arriver avec Anderson, le policier du village (un gros gaillard à la moustache couleur de gingembre, digne fils de la race lente et solide du Sussex qui dissimule beaucoup de bon sens sous un extérieur pesant et silencieux). Il nous écouta, prit note de tout ce que nous lui racontâmes, et finalement me tira à part. – Je serais heureux de connaître votre avis, Monsieur Holmes. C'est pour moi une grosse affaire, et si je me trompe ça fera du vilain ! – Je lui donnai le conseil d'envoyer chercher son supérieur hiérarchique immédiat, ainsi qu'un médecin. Et aussi de ne pas autoriser qu'il soit touché à quoi que ce soit. Et encore de réduire au minimum les nouvelles empreintes de pas. Après quoi je me mis en demeure de fouiller les poches du mort. Je trouvai un mouchoir, un grand couteau et un petit portefeuille. De celui-ci dépassait un bout de papier que je dépliai et tendis au policier. Une main féminine avait griffonné : « J'y serai, vous pouvez en être sûr ! Maudie. » Cela ressemblait à une affaire d'amour, à un rendez-vous ; mais où et quand ? Le policier le replaça dans le portefeuille qui retourna dans les poches du burberry. Puis, comme rien de plus ne semblait s'imposer, je rentrai chez moi pour le petit déjeuner après avoir fait prendre toutes dispositions utiles pour que le bas des falaises soit soigneusement fouillé. Stackhurst vint me voir un peu plus tard pour m'informer que le corps avait été transporté aux Pignons, où se déroulait l'enquête. Il m'apporta quelques nouvelles précises et sérieuses. Comme je m'y attendais, on n'avait rien trouvé dans les petites grottes et cavernes au bas de la falaise ; mais il avait examiné les papiers qui se trouvaient dans le bureau de McPherson ; or certains lui avaient révélé qu'une correspondance intime existait entre le jeune professeur de sciences et une certaine Mlle Maud Bellamy de Fulworth. Ainsi se trouvait établie l'identité de l'auteur du billet. – La police a pris les lettres, me dit-il. Je n'ai pas pu vous les amener. Mais il est hors de doute qu'il s'agissait d'une sérieuse affaire d'amour. Je ne vois néanmoins aucune raison de la relier à cet horrible événement, à moins que la demoiselle lui ait effectivement fixé rendez-vous. – Difficilement à une piscine que vous aviez tous l'habitude d'utiliser ! objectai-je. – C'est un pur hasard, dit-il, que plusieurs étudiants ne se soient pas trouvés avec McPherson. – Est-ce bien pur hasard ? Stackhurst fronça les sourcils en réfléchissant. – Ian Murdoch les a retenus, m'expliqua-t-il. Il voulait procéder à je ne sais plus quelle démonstration géométrique avant le petit déjeuner. Pauvre type ! Il est terriblement affligé. – Et pourtant, je crois qu'ils n'étaient pas bons amis ? – À une certaine époque, non. Mais depuis un an au moins Murdoch s'était retrouvé avec McPherson sur plan aussi proche qu'il pouvait l'être avec un autre être humain, étant donné son caractère. Il n'est pas porté naturellement à se lier. – Je comprends. Il me semble que vous m'aviez parlé il y a quelque temps d'une dispute entre eux à propos d'un chien maltraité. – Elle s'était fort bien réglée. – Non vengeance ? sans laisser peut-être certaines velléités de – Non, je vous assure ! Ils étaient redevenus bons amis. – Alors, il nous faut nous tourner du côté de la jeune fille. La connaissez-vous ? – Tout le monde la connaît ! C'est la reine de beauté du pays. Une vraie beauté, Holmes, qui ne passerait inaperçue nulle part ! Je savais que McPherson était attiré vers elle, mais j'ignorais que les choses avaient été poussées au point que ces lettres semblent indiquer. – Mais qui est-elle ? – La fille de Tom Bellamy, le propriétaire de tous les bateaux et cabines de bain de Fulworth. Il a commencé comme simple pêcheur, mais maintenant il a du bien au soleil. Lui et son fils William dirigent l'affaire. – Si nous allions faire un tour à Fulworth pour les voir ? – Sous quel prétexte ? – Oh ! nous en trouverons un aisément ! Après tout, ce pauvre McPherson ne s'est pas maltraité tout seul aussi cruellement. Il y avait une main d'homme au bout de ce fouet, en admettant que ce soit un fouet qui l'ait blessé à mort. Dans cet endroit isolé, il ne devait pas avoir beaucoup de relations. En en faisant le tour, nous finirons bien par découvrir le mobile, qui à son tour nous mènera au criminel. Si nous n'avions pas eu l'esprit tourmenté par la tragédie du matin, notre promenade à travers les Downs parfumées de thym aurait été fort agréable ! Le village de Fulworth est situé dans le creux d'un demi-cercle qui forme baie. Derrière le vieux hameau, plusieurs maisons modernes avaient été construites sur le terrain en pente. Stackhurst me conduisit vers l'une d'elles. – Voilà Le Havre, comme Bellamy l'a baptisé. Celle qui a une tourelle sur l'angle et un toit d'ardoises. Elle n'est pas mal pour un homme parti de rien… Oh ! oh ! Regardez, Holmes ! La porte du jardin venait de s'ouvrir ; quelqu'un la franchissait pour sortir. Impossible de se tromper sur la silhouette haute, anguleuse, dégingandée. C'était Ian Murdoch le mathématicien. Il nous croisa sur la route. – Ohé ! fit Stackhurst. Murdoch répondit par un signe de tête, un curieux regard de biais, et il nous aurait dépassés si son directeur ne l'avait arrêté. – Que faisiez-vous là ? lui demanda-t-il. Le visage de Murdoch s'enflamma de colère. – Je suis votre subordonné, monsieur, mais uniquement sous votre toit. Je ne crois pas que j'aie à vous rendre compte de ma vie privée. Après tout ce qu'il avait enduré, Stackhurst avait les nerfs à fleur de peau. À un autre moment, peut-être, il aurait mieux réagi. Mais il perdit complètement son sang-froid. – En de telles circonstances, votre réponse est impertinente, monsieur Murdoch ! – Votre propre question relève du même terme. – Ce n'est pas la première fois que je me heurte à votre insubordination. Ce sera la dernière. Vous voudrez bien prendre vos dispositions, aussi rapidement que possible, pour enseigner les mathématiques ailleurs que chez moi. – J'en avais l'intention. J'ai perdu aujourd'hui le seul être qui rendait Les Pignons vivables. Il s'éloigna. Stackhurst, furieux, demeura à le regarder. – Il est décidément impossible, insupportable ! cria-t-il. La seule chose qui me vint naturellement à l'esprit fut que Ian Murdoch venait de sauter sur la première chance de prendre le large. Un soupçon vague, nébuleux, commença à prendre forme dans ma tête. Peut-être notre visite aux Bellamy projetterait-elle une lueur nouvelle sur l'affaire ? Stackhurst se ressaisit et nous nous dirigeâmes vers la maison. M. Bellamy était dans la force de l'âge. Il avait une magnifique barbe rousse. Mais son humeur ne parut pas excellente, et son visage devint bientôt aussi rouge que son poil. – Non, Monsieur, je ne désire pas de détails. Mon fils… Il nous désigna un jeune homme robuste qui était assis, maussade et renfrogné, dans un coin du petit salon. – … Mon fils pense comme moi : les intentions de ce M. McPherson envers Maud étaient inconvenantes. Oui, Monsieur, le mot « mariage » n'a jamais été prononcé. Et cependant, il y a eu des lettres, des rencontres, et beaucoup d'autres choses que ni mon fils ni moi n'approuvions. Elle n'a plus sa mère. Nous sommes ses seuls gardiens. Nous sommes résolus… Mais la parole lui fut coupée par l'apparition de la jeune fille en personne. Je n'exagère rien en affirmant qu'elle eut ravi n'importe quel jury. Qui aurait pu supposer qu'une fleur pareille avait poussé à partir d'une telle souche et dans une atmosphère aussi lourde ? J'ai rarement éprouvé de l'attrait pour des femmes, car mon cerveau a toujours gouverné mon cœur, mais il m'a suffi de regarder ce visage parfaitement dessiné, cette fraîcheur douce dans la coloration du teint, pour comprendre qu'elle devait émouvoir tout homme qui la rencontrerait. Elle poussa donc la porte et se tint devant Harold Stackhurst, tendue, les yeux grands ouverts. – Je sais déjà que Fitzroy est mort, dit-elle. Ne craignez pas de me dire les détails. – Il y a un autre gentleman de chez vous qui nous a appris la nouvelle, expliqua le père. – Je ne vois pas en quoi ça concerne ma sœur, grommela le fils. Maud lui décocha un regard vif, féroce. – C'est mon affaire, William ! Je te prie de me laisser la régler comme je l'entends. D'après ce que je sais, il a été assassiné. Si je puis aider à désigner le criminel, c'est la moindre des choses que je puisse faire pour celui qui n'est plus. Elle écouta le bref récit de mon compagnon avec une concentration calme qui me montra qu'elle possédait autant de caractère que de charmes. Maud Bellamy demeurera toujours dans ma mémoire comme l'image d'une jeune fille accomplie et remarquable. Sans doute me connaissait-elle déjà de vue, car elle se tourna ensuite vers moi. – Aidez à leur châtiment, Monsieur Holmes ! Je vous assure de toute ma sympathie et de tout mon concours, quels que soient les criminels ! J'eus l'impression que tout en parlant elle défiait du regard son père et son frère. – Merci ! lui répondis-je. J'apprécie beaucoup l'instinct féminin dans de telles affaires. Vous avez dit : « les ». Vous croyez donc qu'il y avait plus d'un criminel ? – Je connaissais assez M. McPherson pour savoir qu'il était brave et fort. Un homme seul n'aurait pas pu lui infliger de pareilles blessures. – Pourrais-je vous dire un mot en particulier ? – Je te le répète, Maud : ne te mêle pas de cette affaire ! cria le père. Elle me lança un regard désespéré : – Que puis-je faire ? – Tout le monde connaîtra bientôt les faits, répondis-je. Aussi, le mal ne sera pas grand si je les expose ici. J'aurais préféré un entretien privé, mais puisque votre père ne le permet pas, il participera à notre conversation !… Je parlai alors du billet qui avait été trouvé dans la poche de McPherson. – … Il en sera certainement fait état à l'enquête. Puis-je vous demander de me donner quelques explications ? – je ne vois aucune raison d'en faire mystère, répondit-elle. Nous étions fiancés, nous devions nous marier ; nous gardions secret notre projet parce que l'oncle de Fitzroy, qui est très âgé et à l'article de la mort paraît-il, aurait pu le déshériter s'il s'était marié contre son gré. Il n'y avait pas d'autre raison. – Tu aurais pu nous le dire ! grogna M. Bellamy. – Je vous l'aurais dit, père, si vous lui aviez témoigné la moindre sympathie. – Je ne veux pas que ma fille sorte avec des garçons hors de son village. – Votre préjugé contre lui nous a empêchés de vous avertir. Quant à ce rendez-vous… Elle fouilla dans sa robe et en retira un papier chiffonné. – … C'était une réponse à ceci… Elle le lut : « Chérie, comme d'habitude au même endroit sur la plage, mardi, après le coucher du soleil. C'est la seule heure où je pourrai m'échapper. F. M. » Elle ajouta : – …Mardi, c'était aujourd'hui. J'avais l'intention de le rencontrer ce soir. Je retournai le billet. – Ce petit mot n'est pas arrivé par la poste. Comment l'avezvous reçu ? – Je préférerais ne pas répondre à cette question. Elle est réellement sans le moindre rapport avec l'affaire sur laquelle vous enquêtez. Mais sur tout ce qui se rapporte à elle, je vous répondrai très librement. Elle tint parole ; mais son interrogatoire ne nous apprit rien de nouveau. Elle n'avait aucune raison de croire que son fiancé avait un ennemi caché, mais elle convint qu'elle avait eu plusieurs admirateurs très ardents. – Puis-je vous demander si M. Ian Murdoch figurait dans le nombre ? Elle rougit et parut embarrassée. – À une certaine époque, je crois qu'il l'a été. Mais tout a changé quand il a compris quelles relations nous unissaient, Fitzroy et moi. À nouveau l'ombre de cet homme étrange sembla poindre avec une précision accrue. Il faudrait fouiller son passé. Sa chambre devrait être soigneusement inventoriée. Stackhurst m'aiderait de toute sa bonne volonté, car ses soupçons s'étaient éveillés. Nous revînmes du Havre avec l'espoir que nous avions saisi un bout de l'écheveau. Une semaine s'écoula. L'enquête n'avait rien éclairci et elle se poursuivait. Stackhurst s'était discrètement renseigné sur son subordonné, et une fouille superficielle de sa chambre n'avait donné aucun résultat. Personnellement, j'avais tout repris à zéro et j'avais travaillé autant avec mes jambes qu'avec ma tête : en vain. Jamais le lecteur ne trouvera dans toutes mes chroniques un cas où je me sois trouvé absurdement à la limite de mon pouvoir. Le mystère dépassait même mes facultés imaginatives. Et puis survint un incident : l'incident du chien. Ma vieille femme de charge en entendit parler la première, grâce à ce mystérieux sans-fil qui permet aux gens de la campagne d'avoir des nouvelles des uns et des autres. – Une bien triste histoire, monsieur, l'histoire du chien de M. McPherson ! me dit-elle un soir. Je n'encourage jamais sa conversation, mais pour une fois j'insistai pour avoir la suite. – Qu'y a-t-il à propos du chien de M. McPherson ? – Il est mort, Monsieur. Mort de chagrin pour son maître. – Qui vous a raconté cela ? – Mais, Monsieur, tout le monde en parle. Il se désolait que ça en devenait terrible. Il ne voulait plus rien manger depuis une semaine. Et puis aujourd'hui, deux jeunes messieurs des Pignons l'ont trouvé mort. Mort sur la plage, monsieur : exactement à l'endroit où son maître a été tué. « Exactement à l'endroit… » Ces quatre mots retentirent dans ma tête comme un son neuf. Brusquement, j'eus l'impression confuse que ce détail était capital. Que le chien mourût, voilà qui était bien dans la nature magnifiquement fidèle des chiens. Mais « exactement à l'endroit !… » Pourquoi cette plage isolée lui avaitelle été fatale ? Était-il possible que lui aussi ait été sacrifié à une inimitié vindicative ? Était-il possible ?… Je n'avais qu'une impression confuse, mais déjà mon cerveau commençait à édifier une construction. Quelques minutes plus tard, j'arrivai aux Pignons, où je trouvai Stackhurst dans son bureau. À ma requête, il convoqua Sudbury et Blount, les deux étudiants qui avaient découvert le chien. – Oui, il était couché juste au bord de la lagune, me confirma l'un d'eux. Il a dû suivre la piste de son défunt maître. Je vis le cadavre du petit animal fidèle, un terrier airedale, étendu sur le paillasson dans l'entrée. Le corps avait la rigidité de la mort ; les yeux saillaient ; les membres étaient tordus ; la souffrance se lisait sur cette pauvre bête comme si elle avait hurlé. Des Pignons, je me dirigeai ensuite vers la piscine. Le soleil était couché ; l'ombre de la grande falaise s'allongeait toute noire sur l'eau qui scintillait sans plus d'éclat qu'une feuille de plomb. L'endroit était désert ; en dehors de deux oiseaux de mer qui dessinaient des cercles en poussant leurs cris, il n'y avait aucun signe de vie. Dans la lumière qui s'affaiblissait, je pus à peine distinguer les petites foulées du chien sur le sable autour du rocher où son maître avait posé sa serviette. Pendant un long moment, je demeurai plongé dans une profonde méditation. Autour de moi, les ombres s'appesantissaient. J'avais la tête pleine de pensées qui se chevauchaient à folle allure. Vous savez ce que c'est que de vivre un cauchemar dans lequel vous sentez qu'il y a une certaine chose capitale que vous recherchez et dont vous savez qu'elle est là tout en se maintenant hors de votre portée. Voilà ce que j'éprouvai ce soir-là à cet endroit marqué par la mort. Finalement, je fis demi-tour et repris lentement le chemin de ma maison. Je venais d'arriver au faîte du sentier quand, dans un éclair, je me rappelai cette chose capitale que j'avais tant cherchée. Vous savez certainement (ou alors, Watson a perdu son temps) que je possède une ample réserve de connaissances hors du commun, sans système scientifique, mais très utiles pour les nécessités de mon travail. Mon esprit ressemble à une chambre de débarras bourrée de paquets de toutes sortes et bien rangés ; il y en a tellement que je peux très bien ne pas toujours me rappeler leur détail. Or je venais d'acquérir la certitude que quelque chose dans ma tête pouvait se rapporter à l'affaire. C'était encore vague, mais du moins j'allais être capable de préciser. Et aussi c'était monstrueux, incroyable ; pourtant, j'entrevoyais une hypothèse ; je la vérifierais jusqu'au bout ! Dans ma maison, une petite mansarde est pleine de livres. J'y grimpai et fourrageai pendant une heure. Mais j'en sortis avec un petit volume à couverture chocolat et argent. Avidement, je relus le chapitre dont j'avais gardé le souvenir confus. Certes, l'hypothèse était bien osée, invraisemblable ; toutefois, je n'aurais point de repos avant de m'être assuré de sa fausseté. Il était tard quand je me mis au lit. Je ne pouvais pas m'empêcher de penser à la tâche qui m'attendait le lendemain. Mais cette tâche se heurta à un obstacle ennuyeux. Je venais d'avaler ma première tasse de thé et j'allais partir pour la plage quand je reçus la visite de l'inspecteur Bardle, de la police du Sussex. C'était un homme calme, massif, bovin, avec des yeux pensifs ; il me regarda d'un air très perplexe. – Je connais, Monsieur, votre immense expérience, me dit-il en préambule. Cette visite ne présente bien entendu aucun caractère officiel et personne n'a besoin de la connaître. Mais je n'ai pas de chance avec cette affaire McPherson ! La question est de savoir si je procède à l'arrestation, ou non. – L'arrestation de M. Ian Murdoch ? – Oui, monsieur. Il n'y a vraiment personne d'autre, tout bien réfléchi. Voilà l'avantage d'un endroit isolé. Nous resserrons, resserrons, jusqu'à ce que l'angle soit très petit. S'il ne l'a pas fait, alors qui ? – Qu'avez-vous contre lui ? Il avait glané dans les mêmes sillons que moi. Il avait été frappé par le caractère de Murdoch et le mystère qui semblait planer autour de cet homme. Par ses violents accès de colère, comme en avait témoigné l'épisode du chien. Par le fait qu'il s'était disputé avec McPherson dans le passé, et que tout semblait indiquer qu'il avait eu des raisons de lui en vouloir à propos de Mlle Bellamy. Il possédait tous ces détails, comme moi, mais rien de plus, sinon que Murdoch paraissait se préparer à partir. – Quelle serait ma position si je le laissais filer avec un pareil dossier contre lui ? me demanda fort ému le policier. – Vous avez des trous considérables dans votre dossier contre Murdoch, lui dis-je. Le matin du crime, il peut se prévaloir d'un alibi irréfutable : il était avec les étudiants jusqu'à la dernière minute, et c'est peu après l'apparition de McPherson qu'il est arrivé derrière nous. D'autre part, réfléchissez à l'impossibilité absolue où il se serait trouvé de blesser tout seul et mortellement un homme au moins aussi fort que lui. Enfin, il y a cette question de l'instrument qui a provoqué ces blessures. – Un fouet flexible ou quelque chose comme ça ? – Avez-vous examiné les marques ? – Je les ai vues. Le médecin aussi. – Mais moi je les ai examinées soigneusement avec une loupe. Elles présentaient des particularités. – Lesquelles, monsieur Holmes ? Je le fis entrer dans mon bureau et je lui montrai une photographie agrandie. – Dans des cas pareils, voilà comment je travaille ! dis-je. – À coup sûr, vous travaillez sérieusement, Monsieur Holmes ! – Si je ne travaillais pas ainsi, je ne serais pas tout à fait ce que je suis. Maintenant, considérons cette vergeture qui s'étend autour de l'épaule droite. N'observez-vous rien de spécial ? – Je ne saurais dire que je vois quelque chose. – Voyons, il est évident qu'elle est d'une intensité inégale. Il y a ici un point de sang qui s'est épanché, et un autre là. Sur une deuxième trace, celle-là, nous pouvons relever des indications similaires. Que signifient-elles ? – Je n'en ai aucune idée. Et vous ? – Peut-être que oui, peut-être que non. Je pourrai sans doute vous en dire davantage bientôt. Tout ce qui pourra révéler l'objet qui a fait cette marque nous mènera tout droit au criminel. – J'ai une idée, absurde bien sûr ! murmura le policier. Mais si un réseau de barbelés rougis avait été posé sur son dos, alors ces points mieux marqués pourraient représenter les endroits où les fils s'entrecroisent. – Votre comparaison est très ingénieuse. Ou encore pourraiton penser à un chat à neuf queues très raides et munies de petits nœuds ? – Ma foi, Monsieur Holmes, je crois que vous avez mis le doigt dessus ! – À moins qu'il ne s'agisse d'une tout autre cause, Bardle. Mais votre dossier n'est pas encore assez pour que vous procédiez à une arrestation. En outre, nous avons les derniers mots de la victime : « La crinière du lion. » – Je me suis demandé si Ian… – Oui. J'y ai aussi réfléchi. Mais ce n'est pas Ian que j'ai entendu : c'est lion ; j'en suis sûr ; il l'a crié ! – Vous n'avez pas d'autre hypothèse, Monsieur Holmes ? – Peut-être. Mais je ne voudrais pas en discuter avant de disposer d'une base plus solide. – Et quand l'aurez-vous ? – D'ici une heure. Peut-être avant. L'inspecteur se gratta le menton et me regarda avec scepticisme. – Je voudrais bien lire ce que vous avez dans la tête, Monsieur Holmes ! Peut-être ces barques de pêche ? – Non, elles étaient trop loin. – Alors, ce serait ce Bellamy et son gros garçon ? Ils n'étaient pas au mieux avec M. McPherson. Ne lui auraient-ils pas joué un méchant tour ? – Non. Vous ne tirerez rien de moi avant que je sois prêt, disje en souriant. Maintenant, inspecteur, nous avons l'un et l'autre notre travail à faire. Si vous voulez, nous pourrions nous revoir ici à midi ? Nous allions nous séparer quand se produisit la formidable interruption qui marqua le commencement de la fin. La porte de ma maison s'ouvrit toute grande ; des pas maladroits résonnèrent dans le couloir, et Ian Murdoch entra en titubant dans mon bureau, livide, échevelé, ses vêtements en désordre, agrippant les meubles au passage pour ne pas tomber. – Du cognac ! gémit-il avant de s'effondrer sur le canapé. Il n'arrivait pas seul. Derrière lui, j'aperçus Stackhurst haletant, nu-tête, presque aussi hagard que son subordonné donné. – Oui, du cognac ! s'écria-t-il. Cet homme en est à son dernier souffle. L'amener ici est tout ce que j'ai pu faire Deux fois en chemin il s'est évanoui. La moitié d'un gobelet d'alcool opéra une étonnante transformation. Murdoch se redressa sur un bras et rejeta sa veste. — Pour l'amour de Dieu ! cria-t-il. De l'huile, de l'opium, de la morphine ! N'importe quoi pour calmer cette douleur infernale ! L'inspecteur et moi poussâmes le même cri. Là, entre-croisé sur l'épaule nue de l'homme, se dessinait le même réseau de lignes rouges enflammées qui avait scellé le destin de Fitzroy McPherson. La douleur était évidemment terrible, et elle débordait des plaies, car la respiration du blessé s'arrêtait par moments, son visage devenait noir, et il portait la main à son cœur tandis que son front ruisselait de sueur. À tout instant il pouvait mourir. Nous lui redonnâmes du cognac ; chaque nouvelle dose le ramenait à la vie. Des tampons d'ouate imbibés d'huile à salade semblèrent chasser la douleur de ces mystérieuses blessures. Enfin, sa tête retomba lourdement sur les coussins. Épuisée, sa nature avait cherché refuge dans la suprême réserve de vitalité. C'était un demi-sommeil et un demi-évanouissement, mais au moins il était soulagé de ses souffrances. L'interroger aurait été impossible ; dès que nous fûmes rassurés sur son état, Stackhurst se tourna vers moi. – Mon Dieu ! s'exclama-t-il. Que veut dire cela, Holmes ? – Où l'avez-vous trouvé ? – En bas sur la plage. Exactement à l'endroit où le pauvre McPherson a trouvé la mort. Si le cœur de Murdoch avait été aussi affaibli que celui de McPherson, il ne serait pas ici à présent. Plus d'une fois, pendant que je le transportais, j'ai cru qu'il était mort. Les Pignons étaient trop loin. J'ai pensé à votre maison. – L'avez-vous vu sur la plage ? – Je me promenais le long de la falaise quand je l'ai entendu crier. Il était au bord de l'eau, il chancelait comme un homme ivre. J'ai couru en bas, jeté quelques vêtements sur lui et je vous l'ai conduit ici. Pour l'amour du Ciel, Holmes, utilisez tous vos talents, n'épargnez aucune peine pour que cette malédiction s'éloigne, car on ne peut plus vivre ! Ne pouvez-vous, avec toute votre réputation mondiale, rien faire pour nous ? – Je crois que je le peux, Stackhurst. Venez avec moi ! Et vous, inspecteur, accompagnez-nous ! Nous allons voir si nous ne pouvons pas vous livrer ce criminel. Laissant Murdoch inconscient aux bons soins de ma femme de charge, nous descendîmes tous les trois vers la lagune de mort. Sur les galets s'élevait encore le petit tas de vêtements et de serviettes qui appartenaient à la deuxième victime. Lentement, je fis le tour du bord de l'eau ; mes compagnons me suivaient en file indienne. L'eau était en général peu profonde, mais sous la falaise où la baie formait un creux, elle avait néanmoins entre un mètre vingt et un mètre cinquante de profondeur. C'était de ce côté que se dirigeaient naturellement les amateurs de natation, car l'eau y était verte et transparente comme du cristal. Une ligne de rochers la surplombait le long de la base de la falaise ; je la suivis en scrutant les profondeurs. J'avais atteint l'endroit le plus profond quand mes yeux aperçurent ce que je cherchais, et je poussai un cri de triomphe. – Une cyanée ! m'écriai-je. Une cyanée ! Regardez la crinière du lion ! L'objet étrange que je désignais ressemblait en effet à une boule de poils emmêlés qui auraient été arrachés à la crinière d'un lion. Il reposait sur un fond rocheux à mètre sous l'eau. C'était une méduse qui oscillait, qui respirait ; une créature chevelue avec des fils d'argent parmi ses tresses jaunes. Elle vibrait d'une dilatation lente lourde, suivie d'une contraction analogue. – Elle a fait assez de mal ! Ses minutes sont comptées ! criaije. Aidez-moi, Stackhurst ! Mettons pour toujours le criminel hors d'état de nuire ! Juste au-dessus du bord de l'eau, il y avait un gros rocher ; nous le basculâmes dans la lagune. Quand les rides eurent disparu, nous constatâmes qu'il reposait sur le fond rocheux où j'avais vu la cyanée. Un bout de membrane jaune qui dépassait attestait que notre criminel se trouvait dessous. Une écume épaisse, huileuse, suinta de dessous le rocher et souilla l'eau en remontant lentement à la surface. — Ça alors, ça me dépasse ! s'exclama l'inspecteur. Qu'étaitce, Monsieur Holmes ? Je suis né et j'ai toujours vécu par ici, mais je n'ai jamais rien vu de tel. Ce n'est pas un produit du Sussex ! – Tant mieux pour le Sussex ! répondis-je. C'est probablement la tempête du sud-ouest qui l'a apportée. Rentrons chez moi, et je vous ferai connaître la terrible expérience d'un homme qui a une bonne raison de se rappeler sa première rencontre avec ce même fléau des mers. Quand nous arrivâmes dans mon bureau, nous découvrîmes que Murdoch allait mieux : il s'était redressé sur son séant ; mais il était complètement étourdi, et de temps à autre secoué par une souffrance violente. En quelques mots, il nous dit qu'il n'avait aucune idée de ce qui lui était advenu ; il avait simplement ressenti le contact de ces terribles crocs qui l'avaient transpercé, et il lui avait fallu toute son énergie pour remonter sur la plage. – Voici un livre, intervins-je en prenant le petit volume que j'avais déniché la veille au soir, qui m'a apporté les premières lueurs sur ce qui aurait pu demeurer à jamais ténèbres. Out of Doors a été écrit par le célèbre observateur J.G Wood. Wood luimême a failli périr au cours d'une rencontre avec cette abominable créature ; aussi en parle-t-il en connaissance de cause. Cyanea capillata est le vrai nom du criminel, qui peut s'avérer aussi dangereux pour la vie, et beaucoup plus douloureux, qu'un cobra. Je vais vous en lire rapidement un extrait : « Si le baigneur aperçoit une masse ronde et lâche de membranes tirant sur le roux, quelque chose qui ressemblerait à de grosses boules de poils arrachés à la crinière d'un lion et à du papier d'argent, qu'il prenne garde ! Car elle est dotée d'une terrible puissance de cinglement… » » Wood raconte alors sa propre rencontre avec la Cyanea capillata alors qu'il nageait au large de la côte du Kent. Il s'aperçut que cette méduse développait des filaments presque invisibles jusqu'à une distance de dix-huit mètres, et que toute personne se trouvant à l'intérieur de cette circonférence se trouvait en danger de mort. Même à cette distance l'effet produit sur Wood manqua de peu de lui être fatal : « Les innombrables fils provoquèrent sur ma peau des lignes roses qui, au cours d'un examen sérieux, se révélèrent comme de minuscules pustules, chaque point semblant être affecté d'une aiguille qui aurait cheminé à travers les nerfs… » » Wood explique que la douleur locale est la moins pénible de cette torture extraordinaire : « Les douleurs me traversaient la poitrine ; je tombai comme si j'avais eu le corps transpercé par des balles. Le pouls s'arrêtait, puis le cœur redonnait six ou sept battements, sautait comme s'il voulait s'expulser de ma poitrine. » » Cette méduse faillit tuer Wood, alors qu'il avait été attaqué dans un océan agité et non dans les eaux calmes et resserrées d'une piscine. Il ajoute qu'il eut du mal à se reconnaître ensuite, tant son visage était devenu blanc, ridé, ratatiné. Il avala une bouteille entière de cognac, qui semble lui avoir sauvé la vie. Je vous confie ce livre, inspecteur. Vous ne pourrez pas douter qu'il contienne une explication satisfaisante de la mort du pauvre McPherson – Et qu'il m'innocente ! ajouta Murdoch avec un pauvre sourire. Je ne vous blâme pas, inspecteur. Et je ne vous blâme pas non plus, Monsieur Holmes, car vos soupçons étaient parfaitement normaux. Je sens qu'à la veille d'être arrêté, je ne me suis innocenté que parce que j'ai partagé le destin de mon pauvre ami. – Non, monsieur Murdoch. J'étais déjà sur la piste, et si je m'étais trouvé sur la plage aussitôt que j'en avais eu l'intention, j'aurais pu vous épargner cette terrible aventure. – Mais comment saviez-vous, Monsieur Holmes ? – Je suis, sur le plan lectures, un omnivore qui retient d'étranges détails avec une mémoire tenace. Ces mots de McPherson, « une crinière de lion », m'obsédèrent. Je savais que je les avais lus quelque part dans un contexte peu banal. Vous avez vu que c'est la véritable description de cette méduse. Sans aucun doute, elle flottait sur l'eau quand McPherson la vit, et ses dernières paroles constituèrent un suprême avertissement contre ce qui avait causé sa mort. – Du moins me voilà réhabilité ! déclara Murdoch en se remettant lentement debout. Je voudrais néanmoins vous dire deux mots d'explication. Il est vrai que j'ai aimé cette jeune fille, mais du jour où elle a choisi mon ami McPherson, je n'ai eu qu'un désir : aider à son bonheur. Je me suis contenté de vivre auprès d'eux et de leur servir de confident. J'ai souvent été le facteur de leurs messages. Je l'ai fait parce que je connaissais leur secret et qu'elle m'était si chère que je me suis hâté de lui apprendre la mort de son fiancé, de peur que quelqu'un ne me devance et ne la lui apprenne brusquement et brutalement. Elle n'a pas voulu vous parler de notre amitié, Monsieur, car elle craignait que vous ne doutiez de ma sincérité et que j'en pusse souffrir… Avec votre autorisation, je vais regagner Les Pignons : mon lit sera le bienvenu. Stackhurst leva la main. – Nos nerfs ont été soumis à un concert d'exaspération, lui dit-il. Pardonnez-moi le passé, Murdoch. Nous nous comprendrons mieux dans l'avenir. Ils sortirent bras dessus bras dessous, amis pour toujours. Je restai seul avec l'inspecteur, qui me contemplait en silence avec ses yeux bovins. – Hé bien ! vous l'avez eu ! s'exclama-t-il enfin. J'avais lu beaucoup de choses sur vous. Mais je ne les avais jamais crues. C'est merveilleux ! Je fus contraint de hocher la tête. Accepter sans sourciller un pareil compliment aurait été s'abaisser. – J'ai été lent au début. Je me le reproche grandement. Si le corps avait été découvert dans l'eau, j'y aurais songé probablement tout de suite. C'est la serviette qui m'a trompé. Le pauvre diable n'avait évidemment aucune envie de se sécher. Mais moi, en retour, j'ai été amené à croire qu'il n'avait jamais plongé dans l'eau. Alors, dans ces conditions, pourquoi l'idée d'une attaque délibérée par un monstre marin me serait-elle venue à l'esprit ? Si bien que j'ai progressé de travers. Hé bien ! inspecteur, il m'est souvent arrivé de vous blaguer, vous seigneurs de la police ! Mais la Cyanea capillata a presque vengé Scotland Yard. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois-Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA CYCLISTE SOLITAIRE Le retour de Sherlock Holmes (décembre 1903) La cycliste solitaire De 1894 à 1901 inclus, M. Sherlock Holmes fut très occupé. On peut affirmer sans crainte qu'il n'y eut pas, au cours de ces huit années, une seule affaire épineuse au sujet de laquelle la police officielle ne l'ait pas consulté et il y eut en outre des centaines d'enquêtes particulières, certaines fort compliquées et extraordinaires, dans lesquelles il tint un rôle éminent. Nombre de succès sensationnels et tout juste quelques inévitables échecs résultèrent de cette longue période de travail assidu. Comme j'ai conservé des notes très complètes concernant chacune de ces enquêtes et que j'ai participé à quantité d'entre elles, on conçoit que j'éprouve quelque difficulté à savoir lesquelles choisir pour en donner connaissance au public. Je resterai, néanmoins, fidèle à ma règle habituelle, qui consiste à accorder la préférence aux affaires dont l'intérêt provient moins de la sauvagerie du crime que de l'ingéniosité et de l'imprévu de la solution. C'est pour cette raison que je vais exposer au lecteur les faits relatifs à Mlle Violette Smith, la cycliste solitaire de Charlington, et les suites curieuses qu'eurent nos investigations, qui s'achevèrent par une tragédie inattendue. Il est exact que les circonstances ne se prêtèrent pas à une démonstration frappante des dons qui ont rendu illustre mon ami Holmes, mais il n'y en eut pas moins certains points qui font que cette enquête mérite une place à part dans la masse de documents qui retracent une longue période d'activité policière et d'où j'extrais les éléments de ces petits récits. En me reportant à mes notes de l'année 1895, je constate que c'est le samedi 23 avril que nous avons pour la première fois, entendu parler de Mlle Violette Smith. Sa visite fut, je m'en souviens, fort mal accueillie par Holmes, alors absorbé par un problème très compliqué et hermétique qui résultait des singulières persécutions auxquelles s'était trouvé en butte le célèbre magnat du tabac, Vincent Harden. Mon ami, qui aimait par-dessus tout à penser avec précision et concentration, voyait d'un mauvais oeil tout ce qui distrayait son attention du problème à l'étude. Et pourtant, à moins de déployer une rudesse qui n'était pas dans sa nature, il était impossible de refuser d'écouter la splendide jeune femme qui, grande et gracieuse, se présenta un soir, très tard, à Baker Street pour solliciter l'aide et les conseils de Holmes. Il était vain de lui faire ressortir que tout son temps était pris, car la jeune personne était venue avec la ferme intention de raconter son histoire et il devint vite évident que seule la force parviendrait à l'expulser de la pièce avant qu'elle n'eût fait son récit. Avec un air résigné et un sourire quelque peu las, Holmes pria la jolie intruse de prendre un siège et de nous informer de ce qui la préoccupait. – Ce n'est toujours pas votre santé, dit-il en l'étudiant du regard, car une cycliste aussi fervente doit déborder de dynamisme. Elle considéra d'un air surpris ses chaussures et j'y remarquai, sur le côté de la semelle, les légères rugosités causées par le frottement de la pédale. – Il est vrai que je fais pas mal de bicyclette, reconnut-elle, et le fait n'est pas étranger à ma visite d'aujourd'hui. Mon ami s'empara de la main dégantée de la jeune femme et l'examina avec une attention aussi concentrée et avec aussi peu de sentiment qu'un savant en apporte à l'étude d'une pièce anatomique. – Vous m'excuserez, j'espère. Le métier, n'est-ce pas ? dit-il en lâchant sa main. J'ai failli faire l'erreur de croire que vous faisiez de la dactylographie. Naturellement, c'est de la musique, ça saute aux yeux. Vous remarquez, Watson, l'extrémité spatulée des doigts, qui est commune aux deux professions ? Il y a pourtant, dans le visage, une spiritualité – il lui fit doucement tourner la figure vers la lumière – que n'engendre pas la machine à écrire. Cette dame est musicienne. – Oui, monsieur Holmes, j'enseigne la musique. – A la campagne, je présume, si j'en juge par votre teint ? – Oui, monsieur, près de Farnham, aux confins du Surrey. – Une région magnifique et associée à un tas de choses intéressantes. Vous vous rappelez, Watson, que c'est près de là que nous avons pris Archie Stamford, le faussaire ? Eh bien, mademoiselle Violette, que vous est-il arrivé près de Farnham, aux confins du Surrey ? La jeune femme, avec beaucoup de clarté et de sang-froid, nous fit le récit curieux que voici : – Mon père, James Smith, est mort, monsieur Holmes. Il était chef d'orchestre au vieux Théâtre Impérial. Ma mère et moi, nous sommes, à son décès, restées sans un parent au monde, en dehors d'un oncle, Ralph Smith, qui est parti pour l'Afrique il y a vingt-cinq ans et dont on n'a pas eu de nouvelles depuis. Quand papa mourut, nous étions très pauvres, mais un jour on nous signala qu'une annonce dans le Times demandait où nous étions. Je vous laisse à penser combien cela nous a émues, car nous nous imaginions que quelqu'un nous léguait une fortune. Nous nous rendîmes chez l'homme de loi dont le journal donnait le nom. Là, nous rencontrâmes deux messieurs, MM. Carruthers et Woodley, qui rentraient d'un voyage en Afrique du Sud. Ils dirent que mon oncle était un ami à eux, qu'il venait de mourir pauvre quelques mois auparavant à Johannesburg et qu'il leur avait demandé, sur son lit de mort, de retrouver ses parents et de s'assurer qu'ils ne manquaient de rien. Cela nous parut bizarre que l'oncle Raiph, qui n'avait pas fait attention à nous de son vivant, prît tant à coeur de veiller sur nous une fois mort, mais M. Carruthers nous expliqua que la raison en était qu'il venait d'apprendre la mort de son frère et se considérait de ce fait comme responsable de notre sort. – Je vous demande pardon, dit Holmes, mais quand eut lieu cette entrevue ? – En décembre dernier. Il y a quatre mois. – Poursuivez, je vous en prie. – M. Woodley me fit l'effet d'un odieux individu. Il ne cessait de me faire de l'oeil. Un jeune lourdaud, au visage bouffi et à la moustache rousse, avec les cheveux plaqués de chaque côté du front, je l'ai trouvé positivement haïssable, et j'ai tout de suite eu la conviction que Cyril n'approuverait pas une pareille connaissance. – Ah ! c'est Cyril qu'il s'appelle, dit Holmes, avec un sourire. La jeune femme rougit puis se mit à rire. – Oui, monsieur Holmes, Cyril Morton, ingénieur électricien, et nous espérons nous marier à la fin de l'été. Grand Dieu, comment ai-je pu me mettre à parler de lui ? Ce que je voulais dire, c'est que M. Woodley était parfaitement odieux, mais que M. Carruthers, beaucoup plus âgé, était plus aimable. C'était un brun, pâle, glabre et silencieux, mais il avait de bonnes manières et un sourire agréable. Il s'enquit de nos ressources et en apprenant que nous étions très pauvres suggéra que j'aille donner des leçons de musique à sa fille unique, âgée de dix ans. Je lui répondis que je ne voulais pas quitter ma mère, sur quoi il proposa que je revienne chez elle toutes les fins de semaine et m'offrit cent livres par an, ce qui était certes un salaire splendide. Je finis donc par accepter et je m'en fus à Chiltern Grange, à une dizaine de kilomètres de Farnham. M. Carruthers était veuf, mais il avait engagé une gouvernante, une dame âgée fort respectable, du nom de Mme Dixon, et qui administrait la maison. L'enfant était un amour et tout s'annonçait bien. M. Carruthers était très gentil, aimait la musique et nous passions tous ensemble de fort agréables soirées. Chaque samedi, je revenais à Londres chez ma mère. « La première ombre au tableau fut l'arrivée de M. Woodley, l'homme aux moustaches rouges. Il vint pour un séjour d'une semaine et pour moi ce fut comme trois mois ! C'était un homme abominable, une brute avec tout le monde, mais avec moi quelque chose d'infiniment pire. Il me fit une cour odieuse, se vanta de sa fortune, dit que si je l'épousais j'aurais les plus beaux diamants de Londres et, finalement, comme je ne voulais rien savoir, il me saisit dans ses bras, un soir après dîner – il était d'une force effroyable – et jura qu'il ne me lâcherait pas tant que je ne l'aurais pas embrassé. M. Carruthers arriva, m'arracha de ses mains, sur quoi l'autre se retourna contre son hôte, le jeta à terre d'un coup de poing qui lui fit une coupure au visage. Comme bien vous pensez, ce fut la fin de son séjour. M. Carruthers me présenta ses excuses le lendemain et m'assura que je ne serais plus exposée à pareil affront. Je n'ai pas revu M. Woodley depuis. « J'arrive, maintenant, monsieur Holmes, au fait particulier qui m'a amenée à venir vous demander conseil aujourd'hui. Que je vous dise, d'abord, que, tous les samedis, je vais en bicyclette à la gare de Farnham, où je prends le train de midi vingt-deux pour Londres. « On ne rencontre presque personne sur la route de Chiltern Grange et, à un endroit, elle est tout spécialement déserte, car elle passe entre la lande de Charlington et les bois qui entourent le manoir du même nom. On ne trouverait nulle part un tronçon de voie plus isolé et il est tout à fait rare d'y croiser ne serait-ce qu'un chariot ou un paysan tant qu'on n'a pas atteint la grand-route près de la colline de Crooksbury. Il y a deux semaines, je passais dans ces parages quand, en regardant par hasard derrière moi, je vis, à quelque deux cents mètres, un monsieur entre deux âges, avec une petite barbe courte. Il était aussi en bicyclette et, quand je regardai de nouveau avant d'arriver à Farnham, il avait disparu, de sorte que je cessai d'y songer. Mais vous concevrez combien je fus surprise, monsieur Holmes, quand, en revenant le lundi, je revis le même homme au même endroit. Mon étonnement s'accrut encore quand l'incident se reproduisit, exactement dans les mêmes circonstances, les samedi et lundi suivants. Il se tenait à distance, ne me molestait en aucune façon, mais, sûrement, ce n'en est pas moins très singulier. J'en parlai à M. Carruthers, qui parut intéressé par ce que je lui disais et qui me dit qu'il avait commandé une voiture, de sorte qu'à l'avenir je ne passerais plus dans ces parages isolés sans un compagnon de route. « La voiture devait arriver cette semaine, mais, pour je ne sais quelle raison, elle n'a pas été livrée, si bien qu'il a fallu que j'aille en bicyclette à la gare. C'était ce matin. Vous pensez bien que j'ai regardé quand je suis arrivée à la colline de Charlington, et, comme de juste, l'homme était là, tout comme les deux semaines précédentes. Il restait toujours tellement loin que je ne pouvais pas voir nettement ses traits, mais c'était sûrement quelqu'un que je ne connaissais pas. Il portait un costume sombre et une casquette. La seule partie de son visage que je voyais nettement, c'était sa barbe noire. Aujourd'hui, je n'avais pas peur et, très intriguée, je résolus de voir qui c'était et ce qu'il voulait. Je ralentis, mais il en fit autant. Alors je descendis, mais il descendit aussi. Du coup, je lui tendis un piège. Il y a un endroit où la route fait un coude brutal ; je pris ce tournant à toute allure, puis m'arrêtai pour l'attendre. Je pensais qu'il allait passer à toute vitesse et qu'il me dépasserait avant de pouvoir s'arrêter, mais il ne se montra pas. Alors, je revins sur mes pas et regardai de l'autre côté du tournant. On apercevait bien quinze cents mètres de route, seulement l'homme avait disparu. Et ce qui rend la chose plus extraordinaire encore, c'est qu'il n'y a pas une voie latérale par laquelle il aurait pu s'en aller. Holmes se mit à rire en se frottant les mains. – Le fait est que l'affaire présente des caractères bien particuliers, dit-il. Combien s'est-il écoulé de temps entre le moment où vous avez tourné le coin et celui où vous avez découvert qu'il n'y avait plus personne sur la route ? – Deux ou trois minutes. – Il n'aurait donc pas pu faire la route en sens contraire. Et vous dites qu'il n'y a pas de chemins sur le côté ? – Aucun. – Alors il se sera engagé dans un sentier, d'un côté ou de l'autre. – En tout cas, pas du côté de la lande, car je l'aurais vu. – De sorte que, par élimination, nous arrivons au fait qu'il est parti vers le manoir de Charlington, qui, si j'ai bien compris, se trouve entouré de ses propres terres d'un côté de la route. Rien d'autre ? – Rien, monsieur Holmes, sauf que j'en fus si intriguée que je me suis dit que je ne serais tranquille que quand je vous aurais vu et que vous m'auriez donné votre opinion. Holmes resta sans rien dire un petit moment. – Où se trouve le monsieur auquel vous êtes fiancée ? demanda-t-il enfin. – À Coventry, à la Compagnie électrique des Midlands. – Il ne viendrait pas vous voir sans prévenir ? – Oh, monsieur Holmes ! Comme si je ne le reconnaîtrais pas ! – Avez-vous eu d'autres admirateurs ? – Plusieurs, avant de connaître Cyril. – Et depuis ? – Il y a eu cet affreux Woodley, si on peut appeler cela un admirateur. – Personne d'autre ? Notre jolie cliente parut un peu confuse. – Allons, dites-nous qui ? l'encouragea Holmes. – Eh bien, je me fais peut-être des idées, mais il m'a semblé parfois que le monsieur pour qui je travaille, M. Carruthers, me porte un vif intérêt. On se trouve forcément rapprochés par les circonstances. Le soir, je l'accompagne au piano. Il n'a jamais rien dit. C'est un parfait homme du monde, mais les femmes sentent ces choses-là. – Ah ! – Holmes prit un air grave. – Qu'est-ce qu'il fait, comme métier ? – Il est riche. – Et il n'a ni chevaux ni voiture ? – Enfin, il est assez à l'aise. Mais il se rend dans la Cité deux ou trois fois par semaine. Il s'intéresse fort aux actions des mines d'or d'Afrique du Sud. – Vous me ferez savoir s'il se passe quelque chose de nouveau, mademoiselle. J'ai beaucoup à faire en ce moment, mais je trouverai le temps d'étudier votre affaire. Dans l'intervalle, ne prenez aucune mesure sans m'avertir. Au revoir, et j'espère ne recevoir de vous que de bonnes nouvelles. « Il est dans l'ordre naturel des choses qu'une fille comme cela ait des gens dans son sillage, dit Holmes, songeur, en fumant sa pipe. Mais il vaut mieux que ce ne soit pas à bicyclette et sur une route isolée. Quelque amoureux transi, sans nul doute. Mais l'affaire présente des détails curieux et riches en suggestions, Watson. – Du fait que l'homme ne se montre qu'à cet endroit ? – Tout juste. Notre premier effort doit être pour découvrir quels sont les occupants du manoir de Charlington. Ensuite, quelle relation y a-t-il entre Carruthers et Woodley, puisqu'ils sont, semble-t-il, des types tellement différents l'un de l'autre ? Comment est-il advenu que tous les deux tenaient à tel point à retrouver la famille de Ralph Smith ? Autre chose : qu'est-ce que c'est que ce train de maison où on paie le double du tarif habituel à une préceptrice, mais où on n'a pas de cheval alors qu'on habite à dix kilomètres de la gare ? Bizarre, Watson... très bizarre. – Vous irez là-bas ? – Non, mon cher, c'est vous qui irez. Il se peut que ce ne soit qu'une intrigue sans conséquence et je ne peux pas interrompre mes importantes recherches actuelles pour cela. Lundi, vous arriverez de bonne heure à Farnham, vous vous cacherez dans les parages de Charlington ; vous observerez les événements et vous agirez comme vous le jugerez bon. Puis, après vous être renseigné sur les hôtes du manoir, vous reviendrez me faire votre rapport. Et maintenant, plus un mot sur cette question tant que nous n'aurons pas quelques bases solides sur lesquelles appuyer notre solution. Nous savions par la jeune femme qu'elle rentrait le lundi par le train qui quitte Waterloo à neuf heures cinquante ; je partis donc de bonne heure par celui de neuf heures treize. A Farnham, je n'éprouvai aucune difficulté à me faire indiquer Charlington et sa lande. Il était impossible de se tromper sur le site des mésaventures de la jeune personne, avec la lande vallonnée d'un côté et de l'autre une vieille haie de buis qui entourait un parc émaillé d'arbres magnifiques. Il y avait une grande entrée en pierres moussues dont les piliers latéraux étaient surmontés d'emblèmes héraldiques effacés, mais en dehors de cette allée cavalière centrale, j'observai différents points où des trouées dans la haie correspondaient à des sentiers. On ne voyait pas l'habitation de la route, mais tout son environnement proclamait la tristesse et la décrépitude. La lande était couverte des taches dorées des ajoncs en fleur qui étincelaient magnifiquement sous les feux d'un ardent soleil printanier. Ce fut derrière une de ces touffes que je pris position, de manière à commander la vue de la grille en même temps que celle d'une longue étendue de route de chaque côté. Celle-ci était déserte au moment où je la quittai, mais j'y vis bientôt un cycliste qui roulait dans la direction d'où je venais. Il avait un costume sombre et une barbe noire. En arrivant à l'extrémité de la propriété du manoir, il mit pied à terre et, poussant sa machine par une des ouvertures de la haie, disparut de ma vue. Un quart d'heure s'écoula et une seconde bicyclette apparut. Cette fois, c'était la jeune femme qui venait de la gare. Je la vis scruter les environs quand elle se trouva à hauteur de la haie du manoir de Charlington. L'instant d'après, l'homme sortit de sa cachette, sauta sur sa bicyclette et la suivit. Dans tout le vaste paysage, ces deux-là étaient les seuls points mouvants : la fille, gracieuse et très droite sur sa machine, et l'homme derrière elle, le nez sur le guidon, avec quelque chose de furtif dans tous ses gestes. Elle regarda derrière elle, le vit et ralentit. Il l'imita. Elle s'arrêta. Il en fit aussitôt autant, maintenant deux cents mètres d'écart entre elle et lui. L'initiative suivante de la jeune femme fut aussi inattendue que crâne : elle fit faire demi-tour à sa machine et fonça droit sur l'homme qui, aussi prompt qu'elle, toutefois, prit à toute allure une fuite désespérée. Bientôt elle reprit son chemin primitif, la tête hautainement relevée et sans daigner faire le moins du monde attention à ce silencieux garde du corps qui, lui aussi, avait repris la même direction qu'elle et resta à la même distance jusqu'au moment où la courbe du chemin me les fit perdre de vue. Je restai dans ma cachette et bien m'en prit, car bientôt l'homme revint, roulant lentement. Il entra par la grille du manoir et descendit de machine. Pendant quelques minutes, je pus le voir, immobile parmi les arbres. Les mains levées, il semblait en train d'arranger sa cravate. Puis il remonta sur sa bicyclette et s'en fut, par l'allée cavalière, en direction du Manoir. Courant par la lande, j'essayai de le suivre des yeux parmi les arbres. Très loin, je parvenais à apercevoir les bâtiments gris, hérissés de leurs antiques cheminées, mais l'allée traversait des bosquets touffus et je ne pus revoir mon homme. J'avais quand même l'impression d'avoir accompli une assez bonne matinée de travail et j'étais très en train en regagnant Farnham. L'agent immobilier de l'endroit ne put me fournir aucun renseignement concernant le manoir de Charlington et me dit de m'adresser à une firme bien connue, dans Pall Mall. Je m'y arrêtai avant de rentrer et y trouvai un accueil courtois. L'employé me dit que je ne pourrais pas louer le manoir pour cet été-là, que j'arrivais un tout petit peu trop tard car on l'avait loué un mois avant. Le locataire était un M. Williamson, un homme âgé et très respectable. Le préposé regrettait de ne pou voir m'en dire davantage, mais les affaires de ses clients n'étaient pas des sujets dont il lui était permis de discuter. M. Sherlock Holmes écouta avec attention le long rapport que je fus en mesure de lui présenter ce soir-là, mais ce compte rendu ne me valut pas ce mot de brève louange que j'avais espéré et que j'eusse apprécié. Au contraire, son visage austère se fit plus sévère que d'habitude, tandis qu'il commentait les choses que j'avais faites et celles que j'aurais dû faire. – Grosse erreur, mon cher Watson, votre cachette. Il fallait vous placer derrière la haie ; ainsi vous auriez vu de près ce personnage intéressant. De la façon dont vous vous y êtes pris, vous étiez à des centaines de mètres, de sorte que vous ne pouvez que m'en dire moins encore que Mlle Smith. Elle croit qu'elle ne connaît pas l'individu ; je suis convaincu du contraire. Pourquoi, sans cela, serait-il à ce point désireux de ne pas lui permettre de l'approcher pour voir ses traits ? Vous me dites qu'il se penchait sur son guidon. Toujours cette même dissimulation ! Vous vous êtes vraiment mal débrouillé. Il retourne au manoir, et pour savoir qui il est, vous vous adressez à une maison de Londres ! – Et qu'aurait-il fallu faire ? m'écriai-je avec chaleur. – Aller à l'auberge la plus proche. C'est le centre des cancans, à la campagne. Là, on vous aurait dit tous les noms, depuis celui du patron jusqu'à celui de la femme de charge. Williamson ! Ça ne me dit rien du tout. Si c'est un vieillard, ça ne peut pas être le cycliste actif qui file à toute vitesse pour échapper à la poursuite de cette athlétique jeune personne. Que nous a rapporté votre expédition ? La confirmation du récit de la demoiselle ? Je n'avais jamais douté de sa véracité. Qu'il existe une corrélation entre le cycliste et le manoir ? De cela non plus je n'ai jamais douté. Que le manoir est loué par Williamson ? Nous voilà bien avancés ! Allons, allons, cher ami, ne soyez pas si morose. Nous ne pouvons plus rien faire d'ici samedi prochain et, d'ici là, peut-être prendrai-je un ou deux renseignements moi-même. Le lendemain nous apporta un mot de Mlle Smith, relatant brièvement, mais exactement, les incidents mêmes dont j'avais été le témoin. Mais tout le sel s'en trouvait dans le post-scriptum : « Je suis certaine, monsieur Holmes, que vous ne trahirez pas ma confiance si je vous dis que ma position devient ici difficile, du fait que mon patron m'a demandé ma main. Je suis convaincue que ses sentiments sont à la fois profonds et honorables, mais j'ai déjà engagé ma parole ailleurs, comme vous le savez. Il a pris mon refus avec beaucoup de sérieux, mais aussi beaucoup de douceur. Vous concevez, toutefois, que la situation est un peu tendue. » – Notre jeune amie a l'air d'entrer dans une passe difficile, dit Holmes, songeur, quand il eut fini de lire la lettre. L'affaire présente certainement plus de points intéressants et de possibilités d'évolution que je ne le pensais au début. Une journée tranquille et paisible à la campagne ne me ferait pas de mal et j'ai bonne envie d'y faire un saut cet après-midi pour vérifier une ou deux théories que j'ai échafaudées. La paisible journée de campagne de Holmes eut une fin pas banale, car il revint à Baker Street tard ce soir-là, avec la lèvre fendue et une bosse incolore sur le front, sans parler d'une tendance générale à la dissipation qui eût fait de toute sa personne un digne objet d'investigation pour la police régulière. Il était absolument ravi de ses mésaventures et rit de grand coeur en me les racontant. – Je prends si peu d'exercice que c'est toujours un régal pour moi, dit-il. Vous n'ignorez pas que je suis assez habile dans ce bon vieux sport national anglais qu'est la boxe. Cela sert, à l'occasion. Aujourd'hui, par exemple, j'aurais sans cela connu d'ignominieux déboires. Je le priai de me dire ce qu'il était arrivé. – Je l'ai trouvé, ce cabaret de campagne que j'avais recommandé à votre attention, et je m'y suis livré à une discrète enquête. Je me trouvais au bar et le patron, bavard, était en train de me raconter tout ce que je voulais. Williamson est un monsieur à barbe blanche qui habite le manoir avec seulement quelques domestiques. D'après un bruit qui court, il est, ou aurait été, pasteur ; toutefois, un ou deux incidents survenus durant son court séjour au manoir me frappent comme assez peu cléricaux, et, à ce qu'on m'a dit, il y a effectivement eu dans le clergé un individu de ce nom dont la carrière a été particulièrement peu brillante. Le patron du bar m'a appris aussi que d'habitude des visiteurs viennent au manoir pour le week-end – « de chauds lapins, monsieur ! » – surtout un bonhomme à moustache rouge, un nommé M. Woodley, qui y est tout le temps. Nous en étions là, quand, qui est-ce qui s'amène, sinon le type en question qui, tout en prenant sa bière dans la salle à côté, avait entendu toute la conversation. Qui étais-je et qu'est-ce que je voulais ? Qu'est-ce que signifiaient toutes ces questions ? Extrêmement volubile, il employait des adjectifs fort vigoureux. Il mit le point final à un chapelet d'injures par un vicieux revers de main que je n'ai pas pu entièrement éviter. Les quelques minutes qui suivirent, furent délicieuses. Ce fut un duel entre le classique direct du gauche et une brute désordonnée. J'en suis sorti dans l'état où vous me voyez. M. Woodley est reparti en charrette. Ainsi s'acheva ma promenade à la campagne et il faut reconnaître que, bien que fort agréable, ma journée aux confins du Surrey n'a guère été plus utile que la vôtre. Le jeudi nous apporta une autre lettre de notre cliente. « Vous ne serez pas surpris, monsieur Holmes, écrivait-elle, d'apprendre que je quitte ma situation. Même le salaire élevé que me paie M. Carruthers ne parvient pas à compenser les inconvénients de ma position. Samedi je vais à Londres et n'ai pas l'intention de revenir. M. Carruthers s'est procuré une voiture et les dangers de la route solitaire – si tant est qu'ils aient existé – ont disparu. « Pour ce qui a motivé mon départ, c'est moins la tension résultant de mes relations avec M. Carruthers que la réapparition de l'odieux M. Woodley. Toujours hideux, il est plus affreux encore maintenant, car il a, paraît-il, eu un accident qui l'a beaucoup défiguré. Je l'ai aperçu par la fenêtre, mais – Dieu merci ! – ne me suis pas encore trouvée en sa présence. Il a eu une longue conversation avec M. Carruthers qui, après, m'a semblé fort surexcité. Woodley doit séjourner dans le voisinage, car il ne couche pas ici, et pourtant je l'ai aperçu de nouveau ce matin, il se faufilait parmi les bosquets. Je préférerais de beaucoup une bête sauvage en liberté dans le jardin. Je l'abomine et le crains plus que je ne saurais dire. Comment, mais comment, M. Carruthers peut-il un seul instant supporter un être pareil ? Enfin, mes tourments seront finis samedi ! » – Je l'espère aussi, Watson, je l'espère, dit Holmes, avec fougue. Je ne sais quelle sournoise intrigue se noue autour de cette petite, et il est de notre devoir de veiller à ce que personne ne la moleste au cours du dernier voyage en question. Je crois, Watson, qu'il faut que nous trouvions le temps d'y descendre samedi matin pour nous assurer que cette curieuse enquête sans résultat n'aura pas une fin regrettable. Je reconnais que je n'avais pas, jusqu'alors, considéré l'affaire sous un angle bien sérieux. Elle me semblait plutôt grotesque et baroque que dangereuse. Qu'un homme attende et suive une très jolie femme, cela n'avait rien d'extraordinaire, et s'il avait témoigné d'assez peu d'audace pour non seulement ne pas lui adresser la parole, mais même pour fuir à son approche, ce ne pouvait être un assaillant bien redoutable. Woodley, ce voyou, était tout différent, mais, sauf en une occasion, il n'avait pas molesté notre cliente et maintenant il allait rendre visite à Carruthers sans même paraître en présence de la jeune femme. Le cycliste était probablement un des membres de la compagnie qui venait au manoir pour les week-ends, ainsi que le cabaretier l'avait raconté à Holmes. Toutefois, qui il était et ce qu'il voulait, on l'ignorait toujours. Ce furent la sobriété de l'attitude de Holmes et le fait qu'il glissa, avant de sortir, un revolver dans sa poche qui me donnèrent l'impression qu'il y avait peut-être une tragédie latente sous cette curieuse suite d'événements. À une nuit pluvieuse avait succédé une matinée resplendissante et la campagne couverte de bruyères, avec les flamboyantes touffes d'ajoncs en fleur, semblait encore plus belle à nos yeux, après les teintes boueuses, grisâtres et ardoisées de Londres. Holmes et moi nous marchions le long de la route large et sablée, en respirant à pleins poumons l'air frais du matin et en nous régalant du chant des oiseaux et de la fraîche haleine du printemps. D'une élévation de la route au flanc de la colline de Crooksbury nous pûmes apercevoir le sinistre manoir hérissant ses cheminées par-dessus les chênes antiques qui, tout vieux qu'ils étaient, n'en demeuraient pas moins plus jeunes que le bâtiment qu'ils entouraient. Holmes m'indiqua, sur la longue route qui, tel un ruban d'un jaune rougeâtre, serpentait entre le brun de la lande et le vert bourgeonnant des bois, un point noir, très éloigné – un véhicule qui venait dans notre direction. Holmes eut une exclamation d'impatience. – J'avais tablé sur une marge d'une demi-heure, dit-il. Si c'est la voiture de notre jeune personne, elle doit chercher à prendre le train d'avant. J'ai bien peur, Watson, qu'elle ne passe à Charlington trop tôt pour que nous puissions l'y joindre. Une fois franchi le sommet de la montée, nous ne pouvions plus voir le véhicule, mais nous pressâmes l'allure à tel point que ma vie sédentaire commença à se faire sentir et que je dus rester en arrière. Holmes, toutefois, était toujours en forme, car il avait d'inépuisables ressources nerveuses qu'il mettait à contribution. Son pas élastique ne ralentit pas un instant jusqu'au moment où, alors qu'il était à une centaine de mètres en avant de moi, il s'arrêta et je le vis lever la main en un geste de douleur et de désespoir. En même temps, la voiture vide, au trot du cheval dont les rênes pendaient, apparut au tournant de la route, approchant rapidement de nous. – Trop tard, Watson, trop tard ! s'écria Holmes tandis que, haletant, je me portais à sa hauteur. Imbécile que je suis de n'avoir pas tenu compte du train précédent ! C'est un enlèvement, une séquestration, un meurtre, Dieu sait quoi ! Barrez-moi cette route ! Arrêtez-moi ce cheval ! c'est cela. Maintenant, en voiture, et voyons si je vais pouvoir réparer les conséquences de mes propres gaffes ! Nous avions bondi dans le dog-cart et Holmes, après avoir fait tourner le cheval, le cingla vigoureusement de son fouet et nous partîmes à fond de train. Comme nous prenions le tournant, toute l'étendue de la route qui s'étendait entre le manoir et la lande se déploya devant nos yeux. Je saisis Holmes par le bras. – Voici notre homme ! lui dis-je. Un cycliste venait dans notre direction. Tête baissée et dos voûté, il mettait à pédaler toute son énergie et filait comme un coureur. Soudain, en levant son visage barbu, il nous vit proches de lui et s'arrêta, sautant à bas de sa machine. La barbe d'un noir intense faisait un étrange contraste avec la pâleur de sa figure et ses yeux brillaient, comme enfiévrés. Il nous regarda avec surprise, considéra notre voiture, et un air de stupeur se peignit sur ses traits. – Holà ! Arrêtez ! s'écria-t-il en mettant sa bicyclette en travers de la route. Où avez-vous pris cette voiture ? Arrêtez, je vous dis ! hurla-t-il en tirant de sa poche un pistolet. Arrêtez, ou sans ça, bon sang, je tire dans votre cheval ! Holmes me lança les rênes sur les genoux et bondit à bas de la charrette. – C'est vous que nous cherchons. Où est Mlle Smith ? demanda-t-il avec sa vivacité ordinaire. – C'est bien ce que je vous demande. Vous êtes dans son dogcart. Vous devriez savoir où elle est. – Nous avons rencontré la voiture sur la route. Il n'y avait personne dedans. On l'a prise pour aller au secours de la jeune femme. – Mon Dieu ! que vais-je faire ! s'écria l'inconnu, au comble du désespoir. Ils la tiennent, cet infernal gredin de Woodley et ce bandit de prêtre ! Allons, venez, si vraiment vous êtes son ami, venez m'aider à la sauver, quand je devrais laisser mes os dans ce bois de Charlington ! D'un air égaré, il se précipita, le pistolet à la main, vers une brèche ouverte dans la haie. Holmes le suivit, et moi, laissant le cheval brouter sur le bord de la route, je suivis Holmes. – C'est ici qu'ils sont passés, dit-il en indiquant plusieurs traces de pas dans le sentier boueux. Holà ! un instant : qui est-ce qui est là dans le buisson ? C'était un jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans, habillé comme un garçon d'écurie, avec un pantalon de velours et des guêtres. Il était couché sur le dos, les genoux repliés, et portait une terrible entaille à la tête. Il était sans connaissance, mais vivant. Un coup d'oeil à sa blessure me montra qu'elle n'avait pas attaqué l'os. – C'est Peter, le valet d'écurie, s'écria l'étranger. C'est lui qui la conduisait. Ces sauvages l'ont arraché de son siège et assommé. Laissez-le là ; nous ne pouvons rien faire pour lui, mais nous pouvons la sauver, elle, du pire destin qui puisse accabler une femme. Nous nous ruâmes comme des forcenés par le sentier qui serpentait parmi les arbres. Nous venions d'atteindre les bosquets qui entouraient la maison quand Holmes s'arrêta. – Ils ne sont pas allés à la maison. Voici leurs pas, sur la gauche... là, à côté des lauriers ! Ah ! je vous le disais ! Tandis qu'il parlait, le hurlement d'une voix féminine – un hurlement qui vibrait d'horreur frénétique – retentit, parti d'une épaisse touffe de buissons devant nous. Il s'acheva subitement sur sa note la plus élevée par le bruit étouffé qu'émet quelqu'un qu'on étrangle. – Par ici, par ici ! ils sont dans le boulingrin, s'écria l'inconnu en s'élançant dans les buissons. Ah, les lâches ! les chiens ! Suivez-moi, messieurs ! Mais trop tard, trop tard ! ah, misère ! Nous venions de déboucher sur un délicieux glacis de gazon entouré d'arbres vénérables. A l'extrémité la plus éloignée, à l'ombre d'un immense chêne, trois personnes formaient un groupe étrange. L'une était une femme, notre cliente ; chancelante et défaillante, elle était bâillonnée par un mouchoir lié sur sa bouche. En face d'elle se dressait un jeune homme brutal, au visage lourd et à la moustache rousse ; il était guêtré et, les jambes écartées, un poing sur la hanche, il agitait de l'autre main une cravache. Toute son attitude était de forfanterie triomphante. Entre les deux, un vieillard à barbe grise, portant un court surplis par-dessus un costume clair, venait évidemment de terminer le service de mariage car, au moment où nous parûmes, il était en train de remettre son livre de prières dans sa poche tout en tapant de joviale façon sur l'épaule de ce sinistre marié. – Ils sont mariés ! m'écriai-je. – Venez ! s'exclama notre guide. Venez ! Il se rua sur la pelouse, Holmes et moi derrière lui. Comme nous approchions, la jeune femme s'appuya en chancelant contre le tronc du chêne pour ne pas tomber. Williamson, l'ex-membre du clergé, s'inclina devant nous avec une politesse ironique et Woodley, la brute, s'avança avec un beuglement hilare. – Tu peux enlever ta barbe, Bob, dit-il. Ça va, on t'a reconnu. Eh bien, toi et tes copains, vous arrivez juste à temps pour me permettre de vous présenter Mme Woodley. La réponse de notre guide fut singulière. Il arracha d'un geste brusque la barbe noire qui le déguisait et la jeta par terre, révélant un visage pâle, allongé, et complètement rasé. Puis, levant son pistolet, il le braqua sur le jeune voyou qui s'avançait vers lui en cinglant dangereusement l'air de sa cravache. – Oui, dit notre allié de fraîche date, c'est bien moi, Bob Carruthers, et je ne laisserai pas faire de tort à cette fille, quand ça devrait me mener à la potence. Je te l'ai dit, ce que je ferais si tu la touchais, et, pardieu, je tiendrai parole ! – Trop tard : elle est ma femme. – Non ! elle est ta veuve ! Le coup partit et je vis le sang jaillir du devant du gilet de Woodley. Il tournoya avec un hurlement et s'écroula sur le dos, son hideux visage se marbrant tout à coup d'une affreuse pâleur. Le vieillard, toujours revêtu de son surplis, lâcha une bordée de jurons comme de ma vie je n'en avais entendu, et tira à son tour un revolver, mais, avant qu'il n'ait eu le temps de seulement l'élever à l'horizontal, il avait sous les yeux le canon de l'arme de Holmes. – Ça suffit comme ça, dit froidement mon ami. Lâchez-moi ce pistolet. Watson, ramassez-le ! Tenez-le-lui près de la tête ! Merci. Quant à vous, Carruthers, donnez-moi votre arme. Nous ne voulons plus de violences. Allez, passez-moi ça. – Qui donc êtes-vous ? – Je m'appelle Sherlock Holmes. – Bon Dieu de bois ! – Vous me connaissez, à ce que je vois. Je représenterai la police régulière en attendant qu'elle arrive. Holà, toi ! cria-t-il au valet d'écurie apeuré qui venait de montrer son nez au bord de la pelouse, viens ici, et porte-moi ça à cheval aussi vite que tu le pourras à Farnham. – Il griffonna quelques mots sur une feuille de son calepin. – Donne-le au commissaire de police. Tant qu'il ne sera pas arrivé, je suis contraint de vous retenir ici sous ma garde personnelle. La magistrale puissance de la personnalité de Holmes dominait cette scène tragique dont les acteurs étaient entre ses mains comme des pantins. Williamson et Carruthers se retrouvèrent en train de porter le blessé dans le manoir et j'offris mon bras comme soutien à la jeune femme épouvantée. On posa Woodley sur son lit et, à la demande de Holmes, je l'examinai. J'allai lui en rendre compte dans la vieille salle à manger tendue de tapisseries anciennes où il était assis, ses deux prisonniers devant lui. – Il vivra, lui dis-je. – Quoi ? s'écria Carruthers, debout d'un bond. Je vais commencer par aller l'achever. Vous n'allez pas me dire que cette jeune femme, que cet ange, est rivé à Woodley le Braillard pour le restant de ses jours ? – Vous n'avez pas besoin de vous faire de bile à cet égard, dit Holmes. Il y a deux bonnes raisons pour que, quoiqu'il arrive, elle ne soit pas sa femme. D'abord, nous pouvons en toute sécurité mettre en doute les droits qu'avait M. Williamson de célébrer le mariage. – J'ai été ordonné, s'écria le vieux gredin. – Et défroqué aussi. – Prêtre un jour, prêtre toujours. – Pensez-vous ! Et la licence de mariage ? – Nous l'avons. Je l'ai dans ma poche. – Alors vous vous l'êtes procurée par un subterfuge. De toute façon, un mariage par contrainte n'est pas un mariage, mais un forfait extrêmement grave, comme vous ne tarderez pas à le constater. Ou je me trompe fort, ou vous allez bien avoir dix ans pour y réfléchir. Quant à vous, Carruthers, vous auriez mieux fait de garder votre revolver dans votre poche. – Je commence à le croire, monsieur Holmes ; mais quand je songeais à toutes les précautions que j'ai prises pour sauvegarder cette fille – car je l'aimais, monsieur Holmes, et avant de la connaître je ne savais pas ce que c'était que d'aimer comme cela – , ça m'a rendu fou de penser qu'elle se trouvait aux mains de la brute la plus sauvage et la plus violente de toute l'Afrique du Sud, d'un homme dont le nom répand la terreur de Kimberley à Johannesburg. Comment, monsieur Holmes, vous n'allez pas me croire, mais si je vous disais que depuis que cette enfant travaille chez moi je ne l'ai pas une fois laissée passer devant cette maison, où je savais que ces gredins étaient tapis, sans la suivre en bicyclette, rien que pour être sûr qu'il ne lui arrivait rien ? Je me tenais à distance, et je mettais une fausse barbe pour qu'elle ne me reconnaisse pas, parce que c'est une fille honnête et droite qui ne serait pas restée chez moi si elle avait cru que je la suivais sur les routes de campagne. – Pourquoi ne pas l'avoir avertie du danger ? – Toujours parce qu'elle m'aurait quitté, et je ne pouvais pas me résigner à cette idée-là. Même si elle ne pouvait pas m'aimer, c'était déjà beaucoup pour moi que de voir sa beauté dans mon foyer et que d'entendre le son de sa voix. – Eh bien, dis-je, si vous appelez cela de l'amour, monsieur Carruthers, moi je trouve que c'est de l'égoïsme. – Les deux vont peut-être de pair. En tout cas, je ne pouvais pas la laisser s'en aller. En outre, avec la bande à ses trousses, ce n'était pas plus mal qu'elle ait quelqu'un pour veiller sur elle. Et puis, quand le câble est arrivé, je savais qu'ils allaient forcément passer à l'action. – Quel câble ? – Celui-ci, dit Carruthers en sortant un télégramme de sa poche. Court et précis, il disait simplement : « Le vieux est mort. » – Hum ! dit Holmes. Je crois que je vois ce qui s'est passé et je comprends sans peine que ce message, comme vous dites, allait les déchaîner. Mais, pendant que nous attendons, si vous me racontiez ce que vous savez ? Le vieux forban en surplis éclata en un torrent d'injures. – Tudieu ! si tu te mets à moucharder, Bob Carruthers, je te ferai ce que tu as fait à Jack Woodley ! Bêle ton amour pour la môme tant que tu voudras, mais si tu donnes tes potes à cette espèce de flic en civil, tu le regretteras, c'est moi qui te le dis ! – Votre Révérence n'a pas besoin de se frapper, dit Holmes en allumant une cigarette. Votre affaire à vous est assez claire, et tout ce que je demande, c'est quelques détails pour ma curiosité personnelle. Toutefois, si le fait de me les donner doit provoquer des difficultés, c'est moi qui vais parler et vous verrez quelle chance vous pouvez avoir de conserver vos secrets. Pour commencer, vous êtes trois qui êtes venus d'Afrique du Sud pour ce coup-là : vous, Williamson ; vous, Carruthers et Woodley. – Mensonge numéro un, dit le vieux. Je ne les ai jamais vus, ni l'un ni l'autre, jusqu'à il y a deux mois. Et je n'ai de ma vie jamais mis le pied en Afrique. Mettez ça dans votre poche et votre mouchoir par-dessus, monsieur De-quoi-je-me-mêle Holmes. – Ce qu'il dit est vrai, corrobora Carruthers. – Eh bien, soit, deux d'entre vous firent le voyage. Le révérend père n'était pas un article d'importation. Vous aviez connu Ralph Smith en Afrique du Sud. Vous aviez tout lieu de croire qu'il ne vivrait plus bien longtemps. Vous avez découvert que sa nièce hériterait de sa fortune. C'est ça, oui ? Carruthers approuva de la tête et Williamson jura. – Elle était sa plus proche parente, probablement, et vous saviez que le vieux était incapable de faire un testament. – Absolument hors d'état, dit Carruthers. – De sorte que vous êtes venus, tous les deux, et que vous avez recherché la fille. L'idée, c'était que l'un de vous l'épouse, et l'autre aurait sa part du butin. Pour une raison quelconque, ce fut Woodley qui fut choisi pour être le mari. Pourquoi cela ? – Nous l'avions jouée aux cartes pendant la traversée. C'est lui qui a gagné. – Je vois. Vous avez réussi à faire entrer la demoiselle à votre service et là, Woodley devait faire sa cour. Elle vit quelle brute et quel sac à vin c'était et repoussa ses avances. En même temps, vos plans se trouvaient quelque peu bousculés par le fait que vousmême étiez tombé amoureux de la jeune personne. L'idée qu'un tel butor la possédât vous devenait insupportable. – Ça, tudieu, oui ! – Vous vous êtes querellés, il vous a quitté en fureur et s'est mis à combiner son plan tout à fait en dehors de vous. – Ça m'a tout l'air, Williamson, qu'il n'y a pas grand-chose que je peux apprendre à ce monsieur, s'écria Carruthers avec un rire amer. Oui, on s'est disputés et il m'a envoyé à terre. Pour cela, nous sommes à jeu, en tout cas. Là-dessus, je l'ai perdu de vue. C'est à ce moment-là qu'il est allé ramasser ce curé vomi que voilà. J'ai trouvé où ils avaient monté leur ménage ensemble, dans cette maison qui se trouvait sur le chemin que la fille suivait pour aller à la gare. J'ai eu l'oeil sur elle à partir de ce moment-là, parce que je me suis douté qu'il y avait une machination en train. Je les voyais de temps à autre, parce que je voulais savoir ce qu'ils tramaient. Il y a deux jours, Woodley est venu me voir chez moi, pour me montrer ce télégramme qui disait que Ralph Smith était mort. Il venait me demander si je voulais observer notre marché. J'ai répondu que non. Il m'a demandé si je voulais épouser moimême la petite et lui donner sa part. Je lui ai répondu que je le ferais volontiers, mais qu'elle ne voulait pas de moi. Il a dit : « Marions-la d'abord, et au bout d'une semaine ou deux, elle sera peut-être de meilleure composition. » J'ai dit que je ne me prêterais pas à un plan où il y aurait des violences. Alors, il est parti en sacrant et en jurant, comme un porc qu'il est, qu'il finirait par avoir la fille. Elle me quittait à la fin de cette semaine et je m'étais procuré une voiture pour la conduire à la gare. Malgré cela, j'avais encore des inquiétudes et je l'ai suivie en bicyclette. Elle avait de l'avance, toutefois, et avant que je l'aie rejointe, le mal était fait. La première chose que j'en ai su, c'est quand je vous ai vus, tous les deux, messieurs, revenir dans la charrette qui l'avait emmenée. Holmes se leva et jeta le bout de sa cigarette dans l'âtre. – J'ai été très obtus, Watson, me dit-il. Quand, dans votre rapport, vous m'avez dit que vous aviez vu le cycliste arranger, à ce que vous pensiez, sa cravate dans les buissons, ce seul fait aurait dû tout me révéler. Toutefois, nous pouvons nous féliciter d'avoir enquêté sur une affaire curieuse, et même, à certains points de vue, unique. J'aperçois trois policiers locaux qui arrivent par l'allée, et comme le petit valet d'écurie parvient à se maintenir à leur hauteur, il faut croire que, pas plus que notre si intéressant marié de ce matin, il ne gardera de traces permanentes de son aventure. Je crois, Watson, qu'en votre qualité de médecin vous pourriez vous occuper de Mlle Smith et lui dire que si elle est suffisamment remise nous serons heureux de l'accompagner jusque chez sa mère. Si sa convalescence n'est pas achevée, vous constaterez qu'il suffira de faire allusion à un télégramme que nous avons l'intention d'expédier à un jeune électricien des Midlands pour parachever la cure. Quant à vous, monsieur Carruthers, je considère que vous avez fait ce que vous pouviez pour racheter la part que vous aviez prise dans une ignoble machination. Voici ma carte, monsieur, et si mon témoignage peut vous être de quelque secours quand vous passerez devant les juges, je suis à votre disposition. Dans l'incessant tourbillon de notre activité, il m'a souvent été difficile, ainsi que le lecteur a dû l'observer, de clore mes récits en donnant tous ces détails finaux que les gens curieux seraient en droit d'attendre. Chaque affaire préludait à une autre et, le dénouement atteint, ses acteurs disparaissaient à jamais de notre existence affairée. Je retrouve, néanmoins, un petit mot à la fin de celles de mes notes qui traitent de cette enquête. J'y ai consigné que Mlle Violette Smith a effectivement hérité d'une grosse fortune et qu'elle est maintenant l'épouse de Cyril Morton, fondateur de la maison d'électricité Morton et Kennedy, de Westminster. Williamson et Woodley, poursuivis tous les deux pour rapt et sévices, ont récolté le premier sept ans, le second dix. Du sort de Carruthers je n'ai pas été informé, mais je suis sûr que la Cour n'a pas dû considérer avec beaucoup de sévérité son agression, car Woodley avait la réputation d'être un bandit des plus dangereux, de sorte que j'ai tout lieu de croire que quelques mois de prison suffirent à assouvir les exigences de la justice. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 SON DERNIER COUP D'ARCHET Son dernier coup d'archet (septembre 1917) Son dernier coup d'archet Il était neuf heures du soir le 2 août (le plus terrible des mois d'août de l'histoire mondiale). On aurait pu croire que déjà la malédiction divine pesait lourdement sur un monde dégénéré, car un silence impressionnant ainsi qu'un sentiment d'expectative planaient dans l'air suffocant, immobile. Le soleil était couché, mais vers l'horizon d'ouest, s'étirait une balafre couleur de sang comme une blessure ouverte. Au-dessus les étoiles brillaient, claires; et au-dessous les feux des bateaux scintillaient dans la baie. Deux Allemands se tenaient accoudés sur le parapet de pierre de la terrasse; la longue maison basse à lourds pignons étalait sa masse derrière eux; ils regardaient la large courbe du rivage au pied de la grande falaise crayeuse sur laquelle Von Bork s'était perché, tel un aigle errant, quatre ans plus tôt. Leurs têtes se touchaient presque. Ils échangeaient des propos confidentiels. D'en bas les bouts incandescents de leurs cigares devaient ressembler aux yeux d'un mauvais diable scrutant la nuit. Un homme remarquable, ce Von Bork ! Sans rival, pour ainsi dire, parmi tous les dévoués agents du Kaiser. Ses qualités l'avaient recommandé pour une mission en Angleterre (la plus importante de toutes); depuis qu'il s'y était attelé, ses talents s'étaient vite affirmés dans l'esprit de la demi-douzaine de personnes au courant de son activité, et notamment de son compagnon du moment, le baron Von Herling, secrétaire principal de la légation, dont la formidable Benz de 100 CV bloquait le chemin de campagne en attendant de ramener à Londres son propriétaire. « Pour autant que je puisse juger des événements, disait le secrétaire, vous serez probablement de retour à Berlin avant une semaine. Quand vous arriverez, mon cher Von Bork, je crois que vous serez surpris de l'accueil que vous recevrez. Je sais ce que l'on pense dans les cercles les plus élevés du travail que vous avez accompli dans ce pays. » C'était un colosse, le secrétaire : grand, large, épais; il s'exprimait avec lenteur et conviction, ce qui lui avait beaucoup servi dans sa carrière politique. Von Bork se mit à rire. « Ils ne sont pas très difficiles à tromper, fit-il. Impossible de trouver un peuple plus docile, plus naïf ! – Je ne sais pas, répondit l'autre en réfléchissant. Ils ont des limites bizarres qu'il ne faut pas dépasser. Leur naïveté de surface est un piège pour l'étranger. La première impression est qu'ils sont complètement mous; et puis on tombe soudain sur quelque chose de très coriace; alors on sait qu'on a atteint la limite et il faut s'adapter au fait. Par exemple leurs conventions insulaires exigent d'être respectées. – Vous voulez parler du « bon ton » et de ces sortes de choses ? demanda Von Bork en soupirant comme quelqu'un qui en a souffert beaucoup. – J'entends le préjugé anglais, dans toutes ses curieuses manifestations. Tenez, je vous citerai l'une de mes pires bévues. Je peux me permettre de parler de mes bévues, car vous connaissez assez bien mon travail pour être au courant de mes réussites. Je venais d'arriver en poste. Je fus invité pour le weekend à une party dans la maison de campagne d'un ministre du cabinet. La conversation fut d'une indiscrétion folle. » Von Bork fit un signe de tête. « J'y étais, dit-il. – En effet. Eh bien, tout naturellement j'ai envoyé à Berlin un résumé des renseignements obtenus. Pour mon malheur notre brave chancelier a la main un peu lourde dans ce genre d'affaires, et il a transmis une observation qui montrait éloquemment qu'il savait ce qui avait été dit. Bien sûr, la piste remontait droit sur moi. Vous n'avez pas idée du mal que cette histoire m'a fait. Je peux vous assurer qu'en l'occurrence il ne restait rien de mou chez nos hôtes anglais ! J'ai mis deux ans à faire oublier ce scandale. Mais vous, qui posez au sportif… – Non, ne m'appelez pas un poseur. Une pose évoque un artifice. Or, je suis tout à fait naturel. Je suis né sportif. J'aime le sport. – Votre efficacité s'en trouve accrue. Vous faites de la voile contre eux, vous chassez avec eux, vous jouez au polo, vous êtes leur égal dans n'importe quel sport, votre attelage à quatre a remporté le grand prix. J'ai même entendu dire que vous acceptiez de boxer avec leurs jeunes officiers. Quel est le résultat ? Personne ne vous prend au sérieux. Vous êtes « un bon vieux sportif », « un type tout à fait bien pour un Allemand », qui boit sec, qui fréquente les boîtes de nuit, qui mène une vie de bâton de chaise, que sais-je encore ! Et cette paisible maison de campagne qui vous appartient est le centre d'où part la moitié du mal qui est fait à l'Angleterre, tout comme son sportif propriétaire est le plus astucieux des agents secrets. C'est génial, mon cher Von Bork, génial ! – Vous me flattez, baron. Mais j'ai certainement le droit de dire que mes quatre années passées dans ce pays n'ont pas été improductives. Je ne vous ai jamais montré mon petit entrepôt. Voudriez-vous entrer un instant ? » La porte du bureau ouvrait directement sur la terrasse. Von Bork la poussa et, passant le premier, alluma l'électricité. Puis il referma la porte derrière la silhouette massive qui l'avait suivi, et tira un épais rideau devant la fenêtre grillagée. Ce n'est que lorsque toutes ces précautions furent prises et vérifiées qu'il tourna vers son invité un visage aquilin bronzé par le soleil. « Quelques papiers ne sont plus ici, dit-il. Quand ma femme et les domestiques sont partis hier pour Flessingue, ils ont emporté les moins importants. Pour les autres, je réclamerai la protection de l'ambassade. – Votre nom figure déjà parmi ceux de la suite personnelle de l'ambassadeur. Il ne s'élèvera aucune difficulté pour vous et vos bagages. Tout de même il est possible que nous ne soyons pas obligés de partir. L'Angleterre peut abandonner la France à son destin. Nous sommes sûrs qu'il n'existe pas entre elles un traité contraignant. – Et avec la Belgique ? – Certes, il y a aussi la Belgique ! » Von Bork hocha la tête. « Je ne vois pas comment l'Angleterre ne bougerait pas. Avec la Belgique elle est liée par un traité formel. Elle ne pourrait jamais se relever d'une telle humiliation. – Du moins aurait-elle la paix pour quelque temps. – Mais son honneur ? – Bah ! mon cher, nous vivons une époque utilitaire ! L'honneur est une conception médiévale. En outre l'Angleterre n'est pas prête. C'est inconcevable que notre impôt de guerre de cinquante millions, dont on aurait pu croire qu'il rendrait notre plan clair comme le jour, aussi clair que si nous l'avions publié à la première page du Times, n'ait pas tiré ces gens-là de leur somnolence ! De temps à autre on entend une question : c'est mon affaire de trouver une réponse. Ici et là encore on note un peu d'irritation : c'est mon affaire de l'apaiser. Mais je vous donne ma parole qu'en ce qui concerne l'essentiel (réserves de munitions, préparatifs pour faire front à une attaque de sous marins, organisation pour la fabrication de puissants explosifs) rien n'a été fait. Comment donc l'Angleterre pourrait-elle intervenir, surtout quand nous l'occupons suffisamment avec la guerre civile d'Irlande, les suffragettes en furie et Dieu sait quoi, pour qu'elle centre ses pensées sur elle-même ? – Elle doit penser à son avenir, voyons ! – Ah ! c'est autre chose ! Je suppose que pour l'avenir nous avons des desseins très précis sur l'Angleterre, et que vos renseignements nous seront d'une importance vitale. Avec M. John Bull, c'est pour aujourd'hui ou pour demain. S'il préfère aujourd'hui, nous sommes absolument prêts. Si c'est demain, nous serons encore mieux prêts. A mon avis, ils seraient plus avisés en combattant avec l'appoint d'alliés que privés de leur concours, mais cela les regarde. Cette semaine est la semaine décisive. Vous m'aviez parlé de vos papiers… » Dans un angle de la grande pièce à panneaux de chêne, entourée d'une ceinture de livres, un rideau était tiré. Von Bork l'écarta; un gros coffre-fort cerclé de cuivre apparut. L'Allemand détacha une petite clef de sa chaîne de montre, manipula longuement la serrure, et la lourde porte s'ouvrit. « Regardez ! » dit-il en reculant d'un pas. La lumière éclairait l'intérieur du coffre et le secrétaire considéra avec un intérêt extraordinaire les rangées de casiers bourrés qu'il contenait. Chaque casier portait son étiquette. Ses yeux coururent de l'un à l'autre pour lire des titres comme « Gués », « Défenses côtières », « Avions », « Irlande », « Égypte », « Forts de Portsmouth », « la Manche », « Rosyth ». Chaque casier était rempli de plans et de papiers. « Colossal ! murmura le secrétaire. » Il posa son cigare pour applaudir doucement des deux mains. « Et tout cela en quatre ans, baron. Pas mal, n'est-ce pas, pour le buveur, le noceur, le chasseur, le sportif ! Mais le joyau de ma collection va venir, et tout est prêt pour l'accueillir. » Il désigna un casier sur lequel était écrit : « Transmissions de la marine ». « Mais vous avez déjà un bon dossier, il me semble ? – Vieux papiers, qui ne sont plus à la page. L'Amirauté a été alertée, je ne sais comment, et elle a changé tous ses codes. Ç'a été un coup dur, baron ! Le pire revers de toutes mes campagnes. Mais grâce à mon carnet de chèques et au brave Altamont, le malheur sera réparé cette nuit même. » Le baron regarda sa montre et poussa une exclamation gutturale de déception. « Réellement je ne peux pas attendre plus longtemps ! Vous pensez bien qu'il y a du remue-ménage en ce moment à Carlton Terrace et que nous devons être tous à nos postes. J'avais espéré rapporter la nouvelle de votre grand coup. Altamont ne vous a pas fixé d'heure ? » Von Bork lui montra un télégramme. « Viendrai sans faute ce soir et apporterai les nouvelles bougies d'allumage – Altamont. » « Des bougies d'allumage ? – Vous le voyez : il joue à l'expert automobile, et je possède, moi, un garage. Dans notre code chaque renseignement qu'il va m'apporter est baptisé du nom de l'un de ses éléments. S'il parle d'un radiateur, il s'agit d'un cuirassé; une pompe à huile est un croiseur, etc. Les bougies d'allumage sont les signaux de la marine. – Daté de Portsmouth à midi, dit le secrétaire en examinant le télégramme. A propos, combien lui donnez-vous ? – Cinq cents livres pour ce travail particulier. Naturellement il a aussi un salaire. – Il est gourmand, ce coquin ! Les traîtres sont bien utiles, mais je ne les paie jamais qu'à contrecœur. – Je ne paie jamais Altamont à contrecœur. C'est un travailleur magnifique. Si je le paie bien, du moins me remet-il de la bonne marchandise, pour reprendre son expression. En outre ce n'est pas un traître. Je vous affirme que les sentiments antianglais du plus pur pangermain de nos junkers sont ceux d'une colombe au biberon en comparaison de la haine qu'a vouée à l'Angleterre cet Irlandais d'Amérique. – Oh ! c'est un Irlandais d'Amérique ? – Si vous l'entendiez parler, vous ne pourriez pas douter de son origine. Parfois je le comprends à peine. A croire qu'il a déclaré la guerre autant à l'anglais du roi qu'au roi d'Angleterre. Êtes-vous absolument obligé de partir ? Il va arriver d'un instant à l'autre. – Non. Je regrette, mais je suis déjà resté trop longtemps. Nous vous attendons pour demain de bonne heure. Quand vous ferez franchir à ce livre des transmissions la petite porte en haut des marches du perron du duc d'York, vous pourrez inscrire un triomphal « Fin » à votre activité en Angleterre. Comment ! Du Tokay ? » Il désigna une bouteille bien cachetée et couverte de poussière, placée sur un plateau avec deux verres. « Puis-je vous en offrir avant que vous repreniez la route ? – Non, merci. Mais une orgie se prépare ?… – Altamont est fin connaisseur en vins, et il aime spécialement mon Tokay. C'est un personnage susceptible, et je le ménage dans les détails. Croyez-moi, il faut que je le soigne ! » Ils avaient regagné la terrasse, à l'extrémité de laquelle le chauffeur du baron mit en marche le moteur de la grosse voiture. « Ce sont les lumières de Harwich, je suppose ? dit le secrétaire en mettant son imperméable. Comme tout semble calme et pacifique ! Il se pourrait qu'avant huit jours il y ait ici d'autres lumières, et que la côte anglaise soit un endroit moins tranquille ! Le ciel également pourrait n'être pas tout à fait aussi paisible si nos braves Zeppelins tiennent leurs promesses. Tiens, qui vois-je là ? » Derrière eux une seule fenêtre était éclairée. A côté de la lampe, devant une table, était assise une vieille femme au visage coloré coiffée d'un bonnet. Elle était penchée sur un tricot et elle s'arrêtait de temps à autre pour caresser un gros chat noir qui se tenait près d'elle sur un escabeau. « Martha, la seule domestique que j'aie gardée. » Le secrétaire émit un petit rire. « Elle pourrait presque personnifier Britannia repliée sur elle-même dans une atmosphère de somnolence confortable. Eh bien, au revoir, Von Bork ! » Sur un geste de la main il monta dans sa voiture, et les deux phares projetèrent bientôt leurs cônes dorés dans la nuit. Le secrétaire s'était affalé sur les coussins à l'arrière de la somptueuse limousine, et il avait l'esprit si préoccupé par l'imminence de la tragédie européenne qu'il ne fit pas attention à une petite Ford qu'il croisa dans la rue du village. Von Bork revint lentement vers son bureau. Au passage il remarqua que sa vieille femme de charge avait éteint sa lampe et était allée se coucher. C'était nouveau pour lui, ce silence et cette obscurité d'une grande maison, car sa famille et une nombreuse domesticité ne l'avaient jamais quitté. Il éprouva néanmoins un soulagement à la pensée qu'ils étaient tous en sécurité et que, exception faite de cette unique vieille femme qui avait traîné dans la cuisine, il restait seul sur les lieux. Il avait beaucoup de choses à détruire dans son bureau; il commença ce nettoyage par le vide jusqu'à ce que son visage fin de bel homme fût coloré par la chaleur que dégageaient les papiers qui brûlaient. Alors il prit une valise de cuir et empaqueta méthodiquement le précieux contenu de son coffre-fort. A peine s'était-il mis à l'ouvrage que ses oreilles enregistrèrent le bruit d'une voiture qui approchait. Il ne put réprimer une exclamation de satisfaction, boucla la valise, ferma le coffre avec sa clef et se précipita sur la terrasse. Il arriva juste à temps pour voir les phares d'une petite voiture qui s'arrêtait devant la grille. Un voyageur en descendit, s'avança vers lui d'un pas vif, tandis que le chauffeur, un homme à la forte charpente et à la moustache grise, s'installait comme quelqu'un qui se résigne à une longue attente. « Alors ? » demanda avidement Von Bork qui était accouru au-devant de son visiteur. Pour toute réponse l'homme agita triomphalement au-dessus de sa tête un petit paquet enveloppé de papier brun. « Vous pouvez me serrer joyeusement la main ce soir, Mister ! cria-t-il. Je ramène enfin le gâteau ! – Les signaux ? – Comme je l'ai dit dans mon télégramme. Toutes les transmissions : sémaphores, codes des lampes Marconi… Une copie, si ça ne vous fait rien. Pas l'original. C'était trop dangereux. Mais de la bonne marchandise, de la marchandise conforme. Vous pouvez vous y fier ! » Il assena une grande claque sur l'épaule de l'Allemand avec une familiarité vulgaire qui amena une grimace sur le visage de l'autre. « Entrez ! dit-il. Je suis seul à la maison. Je n'attendais plus que vous. Bien sûr une copie vaut mieux que l'original. Si un original manquait, ils changeraient le tout. Vous êtes sûr que la copie est conforme ? » L'Irlandais d'Amérique avait pénétré dans le bureau et il étira ses longs membres sur un fauteuil. C'était un homme grand et maigre qui pouvait avoir soixante ans : il avait le visage osseux et portait une courte barbe en bouc; il aurait pu passer pour une caricature de l'Oncle Sam. D'un coin de sa bouche pendait un cigare juteux à demi fumé; une fois assis il frotta une allumette pour le rallumer. « Un petit déplacement en préparation ? fit-il en regardant autour de lui. Dites, Mister… » Ses yeux étaient tombés sur le coffre-fort que le rideau avait mis à découvert. « … Vous n'allez pas me dire que vous gardez tous vos papiers là-dedans ? – Pourquoi pas ? – Sapristi ! Dans un truc pareil ? Et on vous prend pour un espion de classe ? Mais n'importe quel cambrioleur yankee ouvrirait ça avec un ouvre-boîte ! Si j'avais su que des lettres de moi iraient se perdre dans un machin comme ça, j'aurais été bien bête de vous avoir écrit une ligne ! – N'importe quel cambrioleur s'attaquerait en vain à ce coffre, répondit Von Bork. Aucun instrument ne peut entamer son métal. – Il y a la serrure. – Non, c'est une serrure à double combinaison. Vous savez ce que je veux dire par là ? – Guidez-moi un peu ! fit l'Américain – Pour que joue la serrure, il vous faut un mot et une combinaison de chiffres… » Il se leva et montra autour du trou pour la clef un disque à double graduation. « … Le cercle extérieur est pour les lettres, le cercle intérieur pour les chiffres. – Tiens, tiens ! Pas mal ! – Vous voyez que ce n'est pas aussi simple que vous le pensiez. Je l'ai fait faire il y a quatre ans; savez-vous quel mot et quels chiffres j'avais choisis à l'époque ? – Cela me dépasse ! – Eh bien, j'avais choisi Août comme mot, et 1914 comme chiffres. Nous y sommes. » Le visage de l'Irlandais d'Amérique exprima une surprise admirative. « Mais c'est formidable ! Vous êtes un prophète. – Même dans mon pays, bien peu auraient été capables de deviner la date. Et pourtant elle est là. Demain matin je ferme et je pars. – Dites, je crois que vous aurez à vous occuper de moi aussi. Je ne vais pas rester seul dans ce sacré pays. D'après ce que je prévois, John Bull va se dresser sur ses pattes de derrière et deviendra enragé avant huit jours. J'aimerais mieux être de l'autre côté de l'eau à ce moment-là. – Mais vous êtes citoyen américain ? – Eh oui ! Jack James lui aussi était citoyen américain; ce qui ne l'empêche pas d'être en prison à Portland. Pas moyen de briser la glace avec un policier anglais en lui disant que vous êtes citoyen américain. « C'est la loi anglaise qui commande ici », me répondrait-il. A propos, Mister, puisque nous avons parlé de Jack James, il me semble que vous ne faites pas grand-chose pour couvrir vos agents. – Que voulez-vous dire ? demanda Von Bork âprement. – Quoi ! Vous êtes leur employeur, oui ou non ? C'est à vous de veiller à ce qu'ils ne tombent pas. Mais ils tombent, et que faites-vous pour les tirer d'affaire ? James par exemple… – Tout a été de la faute de James. Vous le savez aussi bien que moi. Il n'était pas assez souple pour ce genre de travail. – James avait une tête de cochon, je vous l'accorde. Mais prenez Hollis. – C'était un fou. – Ma foi, il est devenu un peu cinglé sur la fin. Mais il y a de quoi déranger le cerveau d'un homme quand il lui faut jouer la comédie du matin au soir avec une centaine de types tout disposés à lui adresser les flics. Maintenant il y a Steiner… » Von Bork tressaillit, pâlit. « Que se passe-t-il pour Steiner ? – Eh bien, ils l'ont eu, c'est tout. Ils ont fait une expédition sur son entrepôt la nuit dernière; lui et ses papiers sont à la prison de Portsmouth. Vous, vous allez filer; mais lui, le pauvre diable, il aura à répondre devant un jury, et bienheureux sera-t-il s'il sauve sa tête. Voilà pourquoi je voudrais passer de l'autre côté de l'eau en même temps que vous. » Von Bork était fort, maître de ses nerfs; mais cette nouvelle l'affecta visiblement. « Comment ont-ils pu démasquer Steiner ? murmura-t-il. C'est un gros coup dur ! – Vous ne tarderez pas à en avoir un plus dur encore, car je crois qu'ils sont à mes trousses. – Impossible, voyons ! – J'en suis sûr ! Ma logeuse a reçu la visite de policiers qui l'ont questionnée à mon sujet. Quand je l'ai su, j'ai compris que je n'avais pas autre chose à faire que disparaître au plus tôt. Mais ce que je voudrais bien comprendre, Mister, c'est comment les flics sont au courant. Steiner est le cinquième agent que vous avez perdu depuis que je marche avec vous. Je connais le sixième, si je ne bouge pas. Comment vous expliquez-vous cela ? N'avez-vous pas honte de voir vos hommes torpillés les uns après les autres ? » Von Bork devint cramoisi. « Comment osez-vous me parler sur ce ton ? – Si je n'osais pas de temps à autre, Mister, je ne serais pas à votre service. Mais je vais vous dire sans fard tout ce que j'ai dans la tête. Je me suis laissé dire qu'avec vous, politiciens allemands, quand un agent avait fait son travail, vous n'étiez pas mécontents de le voir mis à l'ombre. » Von Bork bondit. « Osez-vous insinuer que j'ai livré mes agents ? – Je ne vais pas jusque-là, Mister, mais il y a un mouchard quelque part, et c'est à vous de l'identifier. De toutes manières je n'accepte plus de courir de risques. Je suis mûr pour la petite Hollande, et le plus tôt sera le mieux. » Von Bork avait dompté sa colère. « Nous avons été alliés trop longtemps pour nous disputer maintenant à l'heure de la victoire, dit-il. Vous avez fait un merveilleux travail, et vous avez pris des risques que je ne puis oublier. Par n'importe quel moyen, allez en Hollande : là vous pourrez trouver un bateau de Rotterdam pour New York. Aucune autre ligne ne sera sûre dans une semaine. Je vais prendre votre livre et l'emballer avec le reste. » L'Américain avait gardé le petit paquet dans sa main; il ne fit pas un geste pour le lâcher. « Et le fric ? demanda-t-il. – Le quoi ? – La manne. La récompense. Les cinq cents livres. L'artilleur est devenu diablement gourmand sur la fin, et il a fallu que je l'arrose de cent dollars supplémentaires; sans quoi nous serions restés le bec dans l'eau vous et moi. « Rien à faire ! » qu'il me répétait. Et il ne voulait plus m'écouter. En tout j'en ai eu avec lui pour deux cents livres; aussi je ne vous remets le paquet que contre mon fric. » Von Bork sourit amèrement. « Vous ne paraissez pas avoir une très haute opinion de mon honneur, fit-il. Vous voulez l'argent avant que vous m'ayez donné le livre. – Que voulez-vous, Mister, nous sommes en affaires ! – Très bien. Comme vous voudrez. » Il s'assit devant la table et remplit un chèque qu'il retira du carnet, mais il ne le tendit pas à son interlocuteur. « … Après tout, puisque nous en sommes réduits à de tels rapports, monsieur Altamont, reprit-il, je ne vois pas pourquoi je me fierais à vous plus que vous ne vous fiez à moi… » Il se retourna vers l'Irlandais d'Amérique et le regarda pardessus son épaule. « … Le chèque est sur la table. Je tiens à examiner le contenu du paquet avant que vous ne le preniez. » L'Irlandais d'Amérique le lui donna sans un mot. Von Bork défit la ficelle et retira deux papiers d'emballage. Puis il demeura stupéfait devant le petit livre bleu qui apparut. Sur la couverture était écrit en lettre dorées : « Manuel pratique d'apiculture. » Le maître-espion n'eut pas le temps de contempler longtemps ce titre étrangement irrévérencieux. Une main de fer l'étreignit à la gorge, et une éponge chloroformée s'abattit sur son visage grimaçant. **** « Un autre verre, Watson ? » fit M. Sherlock Holmes en tendant la bouteille de Tokay Impérial. Le robuste chauffeur, qui s'était assis près de la table, avança son verre avec une certaine avidité. « C'est un bon vin, Holmes. – Un grand vin, Watson. Notre ami qui est sur le canapé m'a affirmé qu'il provient de la cave personnelle de François-Joseph à Schoenbrunn. Seriez-vous assez aimable pour ouvrir la fenêtre, car les vapeurs de chloroforme ne facilitent pas la dégustation. » Le coffre était entrebâillé; Holmes, debout devant lui, en tira tous les dossiers, les examina rapidement, puis les rangea dans la valise de Von Bork. L'Allemand était allongé sur le canapé; il ronflait en dormant; une courroie ligotait ses bras; une autre immobilisait ses jambes. « Nous n'avons pas besoin de nous presser, Watson. Nous ne risquons pas d'être interrompus. Voudriez-vous sonner ? Il n'y a personne d'autre dans la maison, excepté la vieille Martha, qui a tenu admirablement son rôle. C'est elle qui m'a mis au courant quand j'ai pris l'affaire en main. Ah ! Martha, vous serez heureuse d'apprendre que tout s'est bien passé ! » La vieille femme était apparue sur le seuil. Elle s'inclina en souriant devant Sherlock Holmes, mais jeta un coup d'œil un peu inquiet vers la forme humaine étendue sur le canapé. « Il va bien, Martha, il n'a eu aucun mal. – Cela me fait plaisir, monsieur Holmes. D'un certain point de vue, il a été un bon maître. Il voulait que je parte hier avec sa femme pour l'Allemagne, mais cela n'aurait guère convenu à vos plans, n'est-ce pas, monsieur ? – Cela ne m'aurait pas du tout plu, Martha. Tant que vous étiez ici, j'étais tranquille. Nous avons attendu votre signal, ce soir. – Le secrétaire était là, monsieur. – Oui. Sa voiture nous a croisés. – Je croyais qu'il ne partirait jamais. Je savais que vous auriez été contrarié, monsieur, si vous l'aviez trouvé ici. – Plutôt contrarié, en effet. Bref, nous avons attendu une bonne demi-heure avant de voir votre lampe s'éteindre et de savoir que la voie était libre. Vous pourrez venir me voir demain à Londres, Martha, au Claridge's Hotel. – Très bien, monsieur. – Je suppose que vous avez tout préparé pour votre départ ? – Oui, monsieur. Il a mis sept lettres à la poste aujourd'hui. Comme d'habitude j'ai noté les adresses. – Parfait, Martha. Je verrai cela demain. Bonne nuit !… Ces papiers, poursuivit-il quand la vieille femme fut sortie, ne sont pas bien importants car, bien sûr, les renseignements qu'ils contenaient sont parvenus depuis longtemps au gouvernement allemand. Ce sont des documents originaux qui pouvaient difficilement être exportés. – Sont-ils donc inutiles ? – Je n'irai pas jusque-là, mon cher Watson. Ils montreront quand même à nos gens ce qui est connu des Allemands et ce qui ne l'est pas. Je puis dire qu'un bon nombre de ces papiers sont arrivés ici par mon intermédiaire, donc qu'ils sont autant de faux renseignements pour l'ennemi. Mes vieux jours s'éclaireraient d'une lueur de gaieté si je pouvais voir un croiseur allemand remonter la Solent en se fiant au plan de mines que j'ai fourni. Mais vous, Watson… » Il interrompit son travail et prit son vieil ami par les épaules. « … Je vous ai à peine regardé en pleine lumière. Comment supportez-vous le poids des ans ? Vous êtes toujours le même enfant joyeux que j'ai connu. – Je me sens rajeuni de vingt ans, Holmes. J'ai rarement éprouvé un plaisir aussi vif lorsque j'ai reçu votre télégramme me priant de vous retrouver à Harwich avec la voiture. Mais vous, Holmes ? Vous n'avez presque pas changé. Sauf cet horrible bouc… – Voilà les sacrifices que l'on consent à son pays, Watson, répondit Holmes en tirant sur sa petite touffe de barbe. Demain ce bouc ne sera plus qu'un affreux souvenir. Avec mes cheveux coupés et quelques autres modifications de surface, je paraîtrai demain au Claridge's tel que j'étais avant ce déguisement américain. – Mais vous vous étiez retiré, Holmes. Nous avions appris que vous viviez en ermite parmi vos abeilles et vos livres dans une petite ferme des South Downs. – En effet. Voici le fruit de mon existence paisible, le magnum opus de mes dernières années !… » Il prit le livre sur la table et lut le titre en entier : « Manuel pratique d'apiculture, avec quelques observations sur la ségrégation de la Reine. » « … Je l'ai écrit seul. Tel est le résultat de quantité de nuits de méditation et de jours de travail; j'ai surveillé le petit monde des abeilles avec autant d'intensité qu'à Londres je surveillais le monde du crime. – Mais comment êtes-vous sorti de votre retraite ? – Ah ! je m'en étonne encore ! J'aurais pu résister aux avances du ministre des Affaires étrangères, mais quand le Premier Ministre a daigné me rendre visite sous mon humble toit !… Le fait est, Watson, que ce gentleman sur le canapé était un peu trop fort pour nos gens. Il est d'une classe exceptionnelle. Tout allait mal, et personne ne comprenait pourquoi tout allait mal. Des agents étaient soupçonnés, d'autres arrêtés; mais il était évident que derrière eux se tenait une force puissante et mystérieuse. Il devenait urgent de la démasquer. On a exercé sur moi certaines pressions pour que je m'occupe de l'affaire. Cela m'a coûté deux années d'effort, Watson, mais elles n'ont pas été tout à fait dépourvues d'amusements. J'ai commencé par un pèlerinage à Chicago, je me suis enrôlé dans une société secrète irlandaise à Buffalo, j'ai causé de sérieux ennuis à la police de Skibbareen, ce qui m'a valu d'être remarqué par un agent de Von Bork qui m'a recommandé à son patron comme un homme valable… Depuis lors j'ai été honoré de sa confiance, et cela lui a valu de voir déjoués la plupart de ses plans et ses meilleurs agents en prison. Je veillais, Watson, et j'attendais le moment où le fruit serait mûr… Eh bien, monsieur, j'espère que vous ne vous sentez pas trop mal ? » Cette dernière phrase s'adressait à Von Bork qui, après force bâillements et clignotements, avait écouté Holmes. Il déversa un furieux torrent d'injures en allemand; la rage déformait ses traits. Pendant que son prisonnier jurait et sacrait, Holmes reprit l'investigation des documents qu'il avait commencée. « Bien que peu musical, l'allemand est la plus expressive de toutes les langues ! remarqua-t-il quand Von Bork, à bout de souffle, se fut tu. Ah ! ah ! ajouta-t-il en regardant de près un dessin. Voici quelque chose qui devrait permettre la capture d'un autre oiseau. Je n'aurais pas cru que le commissaire de la marine était un tel coquin, et pourtant il y avait longtemps que je le surveillais. Mister Von Bork, vous allez avoir à répondre de beaucoup de méfaits ! » Le prisonnier s'était redressé non sans difficulté sur le canapé, et il considérait son vainqueur avec un mélange de stupéfaction et de haine. « Je vous revaudrai cela, Altamont ! dit-il en parlant avec une lenteur résolue. Quand même j'y consacrerais toute ma vie, je vous revaudrai cela ! – La bonne vieille chanson ! fit Holmes. Combien de fois l'aije entendue jadis ! C'était le leitmotiv préféré de feu le regretté professeur Moriarty (Cf. : Souvenirs sur Sherlock Holmes). Le colonel Sebastian Moran (Cf : La maison vide dans Résurrection de Sherlock Holmes) l'a également répété. Et pourtant je suis encore en vie, et je m'occupe d'apiculture dans les South Downs ! – Soyez maudit, double traître ! cria l'Allemand en essayant de se libérer de ses liens tout en lançant à Holmes des regards assassins. – Non, je ne suis pas aussi mauvais que cela ! fit Holmes en souriant. Comme vous avez pu le deviner, M. Altamont de Chicago n'a jamais existé. Je me suis servi de ce nom. N'en parlons plus ! – Qui êtes-vous donc ? – Qui je suis ? Oh ! c'est vraiment sans importance ! Mais puisque vous semblez être intéressé à le savoir, je vous confierai que ceci n'est pas ma première rencontre avec des membres de votre famille. J'ai fait un certain nombre d'affaires en Allemagne autrefois, et mon nom vous est sans doute familier. – Je voudrais bien le connaître ! – C'est moi qui ai fait aboutir la séparation entre Irène Adler et le défunt roi de Bohème (Cf : Les Aventures de Sherlock Holmes) quand votre cousin Heinrich m'a été envoyé par l'Empereur. C'est encore moi qui ai épargné au comte Von and zu Grafenstein qui était le frère aîné de votre mère, d'être assassiné par le nihiliste Klopman. C'est moi qui… » Von Bork se mit sur son séant. « Cet homme-là est unique au monde !… – Exactement ! » dit Holmes en s'inclinant. Von Bork gémit et retomba sur le canapé. « Mais la majeure partie de mes renseignements me venait à travers vous ! s'exclama-t-il. Que valaient-ils ? Ah ! qu'ai-je fait ! Je suis anéanti pour toujours ! – Mes informations étaient évidemment sujettes à caution, dit Holmes. Elles méritent quelques vérifications, et vous disposez de peu de temps. Votre amiral découvrira peut être que les nouveaux canons sont plus gros, et les croiseurs plus rapides qu'il ne l'escompte… » De désespoir, Von Bork s'étreignit la gorge. « … D'autres détails se dévoileront en leur temps. Mais vous possédez une qualité très rare pour un Allemand, monsieur Von Bork : vous êtes sportif, et vous ne me garderez pas rancune quand vous comprendrez que vous, qui avez abusé tant de monde, avez été abusé à votre tour. Après tout, vous avez fait de votre mieux pour votre pays, j'ai fait de mon mieux pour le mien : quoi de plus naturel ? En outre… » Il posa doucement une main sur l'épaule de l'homme prostré. « … Cela vaut mieux qu'être terrassé par un adversaire plus ignoble… Les papiers sont maintenant dans la valise, Watson. Si vous vouliez m'aider pour emmener notre prisonnier, je crois que nous pourrions nous diriger immédiatement sur Londres. » Il ne leur fut pas facile de faire bouger Von Bork, car il était fort et prêt à tout. Finalement, en lui tenant chacun un bras, les deux amis lui firent descendre l'allée du jardin qu'il avait remontée avec tant d'orgueilleuse confiance quand il avait reçu quelques heures plus tôt les compliments du diplomate. Après une courte lutte, il fut hissé, pieds et poings liés, sur le siège arrière de la petite voiture, avec sa précieuse valise à côté de lui. « J'espère que vous êtes aussi confortablement installé que le permettent les circonstances, dit Holmes quand tout fut prêt pour le départ. Prendrai-je la liberté d'allumer un cigare et de le placer dans votre bouche ? » Mais toutes ces amabilités se heurtèrent à la colère de l'Allemand. « Je suppose que vous avez réfléchi à ceci, monsieur Sherlock Holmes : si votre gouvernement couvre vos agissements, c'est un acte de guerre ! – Que voulez-vous dire avec mes agissements et le gouvernement ? – Vous êtes un particulier. Vous n'avez aucun mandat pour m'arrêter. Tout dans votre procédé est absolument illégal et insultant. – Absolument ! répondit Holmes. – Kidnapper un sujet allemand ! – Et lui dérober ses papiers personnels ! – Bien. Je vois que vous réalisez votre situation, vous et votre complice. Si j'appelais à l'aide en traversant le village… – Mon cher monsieur, si vous faisiez quelque chose d'aussi stupide, vous augmenteriez probablement le nombre des enseignes de nos auberges de village en nous fournissant un nouveau point d'histoire locale : « Au Prussien pendu. » L'Anglais est patient, mais, à présent, il s'est mis un tout petit peu en colère, et il vaudrait mieux ne pas le pousser trop loin. Non, monsieur Von Bork, vous nous accompagnerez tranquillement et délicatement à Scotland Yard, d'où vous pourrez appeler votre ami le baron Von Herling afin d'examiner avec lui si vous ne pourriez pas quand même occuper la place qui vous a été réservée dans la suite personnelle de l'ambassadeur. Quant à vous, Watson, Londres n'est pas trop loin pour votre vieille voiture. Venez avec moi un instant sur la terrasse, car c'est peut-être le dernier entretien paisible que nous aurons ensemble. » Pendant quelques minutes les deux amis bavardèrent tranquillement à cœur ouvert; leur prisonnier se débattait en vain pour se libérer de ses liens. Quand ils regagnèrent la voiture, Holmes se retourna pour contempler la mer éclairée par la lune et hocha pensivement la tête. « Le vent d'est se lève, Watson ! – Je ne crois pas, Holmes. Il fait très chaud. – Cher vieux Watson ! Vous êtes le seul point fixe d'une époque changeante. Un vent d'est se lève néanmoins : un vent comme il n'en a jamais soufflé sur l'Angleterre. Il serra froid et aigre, Watson; bon nombre d'entre nous n'assisteront pas à son accalmie. Mais c'est toutefois le vent de Dieu; et une nation plus pure, meilleure, plus forte surgira à la lumière du soleil quand la tempête aura passé. Mettez en marche, Watson; il est temps de partir. J'ai un chèque de cinq cents livres dans ma poche; je voudrais le toucher le plus tôt possible, car le tireur serait tout à fait capable de faire opposition, si on lui en laissait la possibilité. » Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) http://conan.doyle.free.fr/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE DIADÈME DE BÉRYLS Les aventures de Sherlock Holmes (mai 1892) Le diadème de béryls – Holmes, dis-je un matin que, debout dans notre bowwindow, je regardais en bas dans la rue. Voici un fou qui passe. C'est pitoyable, quand on y songe, que sa famille le laisse déambuler seul ainsi. Mon ami quitta nonchalamment son fauteuil et, les mains enfoncées dans les poches de sa robe de chambre, s'approcha pour regarder par-dessus mon épaule. On était au mois de février, il faisait un temps clair et froid, et la neige, tombée en abondance la veille, recouvrait encore le sol d'une couche ouatée qui scintillait sous le soleil d'hiver. Au milieu de la chaussée, elle avait été réduite à l'état de boue brunâtre par le passage des voitures, mais, sur les côtés et sur les tas où on l'avait rejetée au bord des trottoirs, elle était demeurée aussi blanche que si elle était toute récente. Le bitume avait été nettoyé et gratté, mais la surface n'en demeurait pas moins glissante, de sorte que les passants étaient plus rares que de coutume, à tel point même qu'il ne venait absolument personne du côté de la station du chemin de fer métropolitain, à part cet homme dont les manières excentriques avaient attiré mon attention. Il pouvait avoir une cinquantaine d'années. Il était grand, fort et d'aspect imposant avec une grosse figure aux traits accusés et à l'expression autoritaire. Vêtu avec une sévérité qui n'excluait pas l'élégance, il portait une redingote noire, un chapeau de soie aux reflets étincelants, des guêtres brunes impeccables et un pantalon gris perle d'une coupe parfaite. Cependant son allure contrastait singulièrement avec la dignité de sa physionomie et de sa mise, car il courait très vite, en faisant par moments de petits bonds, comme quelqu'un qui n'est pas habitué à un pareil effort. Et, tout en courant, il levait et abaissait les mains avec des gestes saccadés, secouait sa tête en tous sens et se contorsionnait le visage d'une façon extraordinaire. – Que diable peut-il bien avoir ? murmurai-je. Il a l'air de regarder les numéros des maisons. – Je crois que c'est ici qu'il vient, dit Holmes en se frottant les mains. – Ici ? – Oui, j'ai idée qu'il vient me consulter. Il y a des symptômes sur lesquels on ne se trompe pas. Tenez ! Que vous disais-je ? De fait, l'homme, tout en soufflant comme un phoque, se précipita au même moment vers notre porte et se mit à carillonner de telle façon que tous les échos de la maison furent réveillés. Quelques instants après, il faisait irruption dans la pièce où nous étions, toujours soufflant, toujours gesticulant, mais avec une telle expression de souffrance et de désespoir que nos sourires firent aussitôt place à la stupéfaction et à la pitié. Pendant un bon moment, il demeura incapable d'articuler un seul mot, se balançant de droite et de gauche et s'arrachant les cheveux comme un homme qui a complètement perdu la tête. Puis, se remettant d'un bond sur pied, il se cogna le front contre le mur avec une telle force que nous nous élançâmes vers lui pour le retenir et le ramener vers le centre de la pièce. Sherlock Holmes le poussa dans un fauteuil et, s'asseyant à côté de lui, se mit à lui tapoter les mains et à lui parler de ce ton affable et apaisant dont il savait si bien se servir. – Vous êtes venu me trouver pour me conter votre histoire, n'est-ce pas ? lui dit-il. Mais, en ce moment, vous êtes fatigué d'avoir trop couru. Alors, prenez votre temps, reposez-vous un peu ; vous m'expliquerez ensuite de quoi il s'agit et, si je puis vous sortir d'embarras, comptez sur moi. L'homme continua de haleter pendant une ou deux minutes encore, cherchant visiblement à maîtriser la violente émotion à laquelle il était en proie. Puis il s'essuya le front avec son mouchoir, serra les lèvres et se tourna vers nous. – Vous me prenez sans doute pour un fou, n'est-ce pas ? ditil. – Je pense plutôt qu'il a dû vous arriver un grand malheur, répliqua Holmes. – Ah ! vous pouvez le dire !… Un malheur si soudain et si terrible qu'il y a de quoi en perdre la raison. Le déshonneur, je l'aurais subi s'il l'avait fallu, bien que j'aie toujours marché jusqu'ici la tête haute. Un chagrin intime, je m'y serais également résigné ; n'en avons-nous pas tous notre part ici-bas ? Mais les deux réunis et sous une forme aussi effroyable, c'est trop ! Le courage me manque. Et puis, il n'y a pas que moi en cause. Si l'on ne trouve pas moyen de remédier à cette horrible affaire, les plus hauts personnages d'Angleterre eux-mêmes auront à en pâtir. – Je vous en prie, monsieur, remettez-vous, reprit Holmes, et expliquez-moi clairement qui vous êtes et ce qui vous est arrivé. – Mon nom ne vous est probablement pas inconnu, reprit notre visiteur. Je suis Alexander Holder, de la Banque Holder et Stevenson, dans Threadneedle Street. Ce nom nous était, en effet, très familier, puisque c'était celui du principal associé de l'une des plus importantes banques privées de la Cité de Londres. Que s'était-il donc passé pour que l'un des premiers citoyens de Londres se trouvât en aussi mauvaise passe ? Nous attendions, tout palpitants de curiosité. Enfin, faisant un nouvel effort, notre visiteur parvint à se reprendre suffisamment pour être en état de commencer son récit. – Je me rends compte qu'il n'y a pas de temps à perdre, nous dit-il, et je suis tout de suite parti à votre recherche lorsque l'inspecteur de police m'a conseillé de solliciter votre concours. Je suis venu à Baker Street par le chemin de fer souterrain, et j'ai fait le reste du chemin au pas de course, car les cabs ne vont pas vite par ce temps de neige. Voilà pourquoi vous m'avez vu arriver si essoufflé, car je n'ai pas l'habitude de prendre beaucoup d'exercice. Mais je commence à me sentir mieux à présent, et je vais m'efforcer de vous exposer les faits aussi brièvement et en même temps aussi clairement que possible. « Vous n'ignorez certainement pas que l'une des premières conditions de réussite pour un établissement de crédit est de trouver des placements rémunérateurs pour les fonds dont il dispose et de chercher à augmenter le plus possible ses relations et le nombre de ses déposants. L'un des placements les plus lucratifs réside dans les prêts d'argent contre garanties absolument sûres. Nous avons effectué beaucoup d'opérations de cet ordre au cours de ces dernières années, et nombreuses sont les familles appartenant à l'aristocratie auxquelles nous avons avancé de grosses sommes contre les garanties offertes par leurs galeries de tableaux, leurs bibliothèques ou leur orfèvrerie. « Hier matin, alors que j'étais dans mon bureau à la banque, un de nos employés me remit une carte de visite. Je bondis en lisant le nom, car c'était celui… Mais peut-être vaut-il mieux que je ne vous le répète pas, même à vous, et je me contenterai de vous dire que c'était un nom universellement connu, un des noms les plus illustres d'Angleterre. J'en fus tellement interloqué que, lorsque mon visiteur se présenta, je trouvai à peine les mots qu'il fallait pour lui exprimer à quel point j'étais flatté d'un tel honneur ; mais il m'interrompit tout de suite pour m'exposer immédiatement le but de sa démarche avec l'empressement que l'on met à se débarrasser d'une tâche désagréable. « – Monsieur Holder, commença-t-il, j'ai entendu dire que vous consentiez des avances d'argent. « – Notre maison les consent lorsque les garanties sont bonnes, répondis-je. – J'ai besoin de cinquante mille livres, reprit-il, et il me les faut séance tenante. Naturellement je pourrais m'adresser à n'importe lequel de mes amis, qui me prêterait cette somme dix fois pour une, mais je préfère m'adresser à une banque et traiter l'affaire moi-même. Quand on occupe une situation comme la mienne, il va de soi que l'on ne tient pas à avoir d'obligations envers personne. « – Et pour combien de temps désireriez-vous faire cet emprunt ? m'informai-je. – J'ai une très forte somme à toucher lundi prochain, et, à ce moment, je serai très certainement en mesure de vous rembourser ce que vous jugerez bon de me demander. Mais ce qui est absolument indispensable, c'est que je dispose tout de suite de la somme que je vous ai indiquée. « – Je me ferais un plaisir de la prélever immédiatement sur mes fonds personnels pour ne pas vous faire attendre, répondisje, mais cette somme dépasse de beaucoup mes disponibilités. D'autre part, si je vous consens cette avance au nom de notre établissement, je me verrai dans l'obligation, par égard pour mon associé, de prendre, même vis-à-vis de vous, toutes les garanties d'usage. « – Je préfère de beaucoup qu'il en soit ainsi, dit-il en mettant sur ses genoux un grand écrin carré en maroquin noir qu'il avait déposé à côté de sa chaise en entrant. Vous avez sans nul doute entendu parler du diadème de béryls ? « – L'un des plus précieux joyaux de la Couronne ? hasardaije. « – Précisément. « Il ouvrit l'écrin, et je vis apparaître, étalé sur un fond de velours fin couleur chair, l'incomparable joyau dont il venait de me parler. « – Il y a trente-neuf énormes béryls, poursuivit-il, et le prix de la monture en or est incalculable. En l'estimant au plus juste, ce diadème représente le double de la somme que je vous demande, et je suis prêt à vous le laisser entre les mains à titre de garantie. « Je restai un moment hésitant, regardant alternativement mon illustre visiteur et le précieux écrin qu'il m'avait mis entre les mains. « – Vous doutez de sa valeur ? questionna-t-il. « – Pas le moins du monde. Je me demandais seulement… « – Si j'avais le droit d'en disposer ainsi ? Rassurez-vous, jamais je n'aurais songé un seul instant à le faire si je n'avais eu la certitude absolue de pouvoir vous le reprendre dans quatre jours. Si je vous le laisse momentanément ainsi, c'est uniquement pour la forme. Trouvez-vous que ce soit un gage suffisant ? « – Amplement suffisant. « – Rappelez-vous, monsieur Holder, que je vous donne là une très grande preuve de confiance, basée exclusivement sur l'éloge que l'on m'a fait de vous. Je vous recommande non seulement d'être discret afin que cette histoire ne parvienne aux oreilles de personne, mais encore et surtout de veiller avec le plus grand soin sur ce diadème, car il va sans dire que cela provoquerait un gros scandale s'il était endommagé d'une façon quelconque. Le plus léger accident serait presque aussi grave que sa perte totale, car, comme il n'existe pas au monde de béryls comparables à ceux-ci, il serait impossible de les remplacer. Mais j'ai entière confiance en vous, et je viendrai vous le réclamer moimême lundi matin. « Voyant que mon client avait hâte de s'en aller, je ne lui demandai pas d'autres explications, et, appelant mon caissier, je lui donnai ordre de verser cinquante mille livres. Mais, une fois seul, avec le précieux écrin sur la table devant moi, je ne pus me défendre d'une certaine angoisse en réfléchissant à l'énorme responsabilité que je venais d'assumer. Il était bien évident que, ce joyau faisant partie des biens nationaux, un épouvantable scandale se produirait s'il lui arrivait malheur. Je regrettais déjà sincèrement d'avoir consenti à m'en charger. Mais, comme il était désormais trop tard pour me raviser, je me contentai de l'enfermer dans mon coffre-fort particulier et me remis au travail. « Quand vint le soir, je me dis qu'il serait imprudent de laisser derrière moi dans mon bureau un objet aussi précieux. Nombre de banquiers ont été cambriolés déjà, et ce qui était arrivé à d'autres pouvait tout aussi bien m'arriver à moi. Dans quelle situation terrible ne me trouverais-je pas en pareil cas ? Je décidai donc que, pendant ces quelques jours, j'emporterais toujours l'écrin à l'aller et au retour afin de ne pas le perdre de vue un instant, et, dès ce soir-là, je pris un cab afin de le ramener chez moi, à Streatham. Ce n'est qu'après avoir enfermé l'écrin à clé, au premier étage, dans le bureau de mon cabinet de toilette, que je commençai à respirer plus librement. « Et maintenant, un mot sur ma maison, monsieur Holmes, car je tiens à ce que vous vous fassiez une idée très nette de la situation. Mon garçon d'écurie et mon groom couchent au-dehors et sont, par conséquent, hors de cause. J'ai trois servantes qui sont chez moi depuis des années et dont l'honnêteté est au-dessus de tout soupçon. Une autre, Lucy Parr, la seconde femme de chambre, n'est à mon service que depuis quelques mois. Mais elle s'est présentée avec des certificats excellents et m'a donné jusqu'ici entière satisfaction. C'est une fort jolie fille, qui a beaucoup d'admirateurs, et l'on en voit assez souvent, aux alentours, qui la guettent sur son passage. C'est la seule chose qu'on puisse lui reprocher, mais nous n'en sommes pas moins convaincus qu'elle est très sérieuse. « Voilà pour les domestiques. Quant à ma famille, elle est si peu nombreuse qu'il ne me faudra pas longtemps pour vous la décrire. Je suis veuf et n'ai qu'un seul fils, Arthur, qui ne m'a apporté que des désillusions, monsieur Holmes, les plus pénibles désillusions. Mais c'est peut-être un peu ma faute. On m'a toujours dit que je le gâtais trop, et c'est fort possible. Quand j'ai eu le malheur de perdre ma femme, qui m'était si chère, j'ai naturellement reporté sur lui toute mon affection. Je ne pouvais supporter de le voir soucieux un seul instant, et je ne lui ai jamais rien refusé. Peut-être aurait-il mieux valu, pour lui comme pour moi, que je fusse plus sévère, mais je croyais bien faire en agissant ainsi. « Comme tous les pères, je n'avais qu'un désir : celui de lui voir prendre la suite de mes affaires ; malheureusement, il n'avait aucun goût pour cela. Il était trop capricieux, trop fantasque, et, pour dire la vérité, je n'aurais pas osé lui confier les sommes importantes journellement déposées à la banque. Tout jeune encore, il était devenu membre d'un cercle aristocratique où, grâce à ses charmantes manières, il ne tarda pas à devenir l'ami intime de beaucoup de gens très riches et habitués à jeter l'argent par les fenêtres. Entraîné par leur mauvais exemple, il essuya de si lourdes pertes au jeu et aux courses qu'il en fut maintes fois réduit à venir me supplier de lui faire des avances sur l'argent de poche que je lui accordais, afin d'acquitter ses dettes d'honneur. Il essaya bien, à plusieurs reprises, il est vrai, de fuir la pernicieuse compagnie dans laquelle il s'était fourvoyé, mais son ami, sir George Burnwell, avait un tel ascendant sur lui qu'il y revenait toujours. « Et vraiment, je ne suis pas surpris qu'un homme tel que sir George Burnwell ait exercé une si profonde influence sur lui, car il l'a fréquemment amené chez moi, et j'avoue que je le trouvais moi-même excessivement sympathique. Il est plus âgé qu'Arthur et possède infiniment d'expérience ; c'est un homme qui a été partout, qui a tout vu et qui possède en outre les avantages d'être un brillant causeur et un très beau garçon. Malgré cela, quand je pense à lui de sang-froid, quand je ne subis plus le charme captivant de sa présence, j'ai la conviction que ses propos cyniques et l'expression que j'ai parfois surprise dans ses yeux le désignent comme un homme dont il faut beaucoup se méfier. C'est mon opinion, et celle également de ma petite Mary, qui possède une clairvoyance féminine très développée. « Il ne me reste plus désormais que son portrait à elle à vous faire. Ce n'est que ma nièce, mais il y a cinq ans, lorsque, par suite de la mort de mon frère, elle se trouva subitement seule et sans appui, je l'adoptai et j'ai toujours veillé sur elle depuis comme si elle était ma fille. C'est mon rayon de soleil ; elle est aussi douce et aussi affectueuse que jolie ; c'est une excellente ménagère, une maîtresse de maison incomparable, ce qui ne l'empêche pas d'être aussi charmante, aussi tranquille et aussi charitable qu'une femme peut l'être. Elle est devenue mon bras droit, et je ne pourrais plus me passer d'elle. Il n'y a qu'une seule chose pour laquelle elle m'a résisté. A deux reprises, mon fils, qui est très épris d'elle, lui a demandé sa main, et, les deux fois, elle la lui a refusée. Je crois que, si quelqu'un avait dû le ramener dans le droit chemin, c'est bien elle, et ce mariage aurait pu faire de lui un autre homme ; mais désormais, hélas ! il est trop tard… il n'y faut plus songer ! « Maintenant que vous connaissez tous ceux qui habitent sous mon toit, monsieur Holmes, je vais reprendre la suite de ma lamentable histoire. « Ce soir-là, pendant que nous prenions le café au salon, après le dîner, je contai à Arthur et à Mary ce qui m'était arrivé et leur décrivis le précieux trésor que j'avais rapporté en m'abstenant seulement de leur dire le nom de mon client. Je suis certain que Lucy Parr, qui nous avait servi le café, s'était retirée à ce moment-là, mais je ne pourrais jurer qu'elle avait refermé la porte en s'en allant. Mary et Arthur, qui m'avaient écouté avec beaucoup d'intérêt, demandèrent à voir le fameux diadème, mais je jugeai préférable de n'y point toucher. « – Où l'avez-vous mis ? me demanda Arthur. « – Dans mon bureau. « – Eh bien ! espérons que la maison ne sera pas cambriolée cette nuit, répliqua-t-il. « – Mon bureau est fermé à clé, repris-je. « – Bah ! n'importe quelle vieille clé suffirait à l'ouvrir. Je me rappelle fort bien, étant gamin, l'avoir ouvert avec celle de l'armoire du cabinet de débarras. « Comme il avait l'habitude de dire toutes les bêtises qui lui passaient par la tête, je n'attachai aucune importance à cette réflexion. Pourtant, il me rejoignit, ce soir-là, dans ma chambre avec une mine très grave. « – Écoutez, père, me dit-il en baissant les yeux, pourriezvous me donner deux cents livres ? « – Non, ripostai-je d'un ton sec. Je n'ai été que trop généreux avec vous jusqu'ici. « – Vous avez été très bon, je le reconnais, me dit-il ; mais il me faut absolument cet argent, sinon je ne pourrai jamais plus me montrer au cercle. « – Eh bien ! j'en serai fort aise ! m'écriai-je. « – Peut-être, mais vous ne voudriez tout de même pas me le voir quitter déshonoré. Pour moi, je ne pourrais supporter une telle honte. Il me faut cet argent coûte que coûte, et, si vous me le refusez, je m'y prendrai d'une autre façon. « J'étais furieux, car c'était la troisième fois dans le mois qu'il me réclamait ainsi de l'argent. « – Vous n'aurez pas un sou de moi, m'écriai-je, exaspéré. « Alors il s'inclina et sortit sans un mot. « Lorsqu'il fut parti, j'ouvris mon bureau et, m'étant assuré que mon trésor était en sûreté, le remis soigneusement sous clé ; puis, je me mis à faire le tour de la maison afin de m'assurer si tout était bien fermé, tâche que je confiais habituellement à Mary, mais que je crus bon d'accomplir moi-même ce jour-là. Lorsque je redescendis l'escalier, Mary elle-même était à l'une des fenêtres du vestibule et, en me voyant approcher, la ferma et en assujettit le loquet. « – Dites-moi, papa, me demanda-t-elle d'un air un peu troublé, me sembla-t-il, avez-vous donné à Lucy la permission de sortir ce soir ? « – Certainement non. « – Eh bien ! je viens de la voir rentrer par la porte de derrière. Elle n'était sans doute allée que jusqu'à la petite grille pour voir quelqu'un, mais je n'approuve quand même pas cela, et il faudra y mettre bon ordre. « – Faites-lui-en l'observation demain matin, à moins que vous ne préfériez que je m'en charge. Vous êtes certaine que c'est bien fermé partout ? « – Absolument certaine, papa. « Je l'embrassai, regagnai ma chambre et m'endormis peu après. « Je m'efforce, monsieur Holmes, de vous rapporter tout ce qui peut avoir quelque rapport avec l'affaire dont je vous parle. Néanmoins, s'il y a quelque chose qui ne vous semble pas clair, vous n'avez qu'à me poser des questions. – Au contraire, je trouve que vous êtes parfaitement explicite. – Je suis maintenant arrivé à un point de mon récit où je désirerais l'être davantage. Même en temps ordinaire, j'ai toujours le sommeil peu profond, mais cette nuit-là, en raison sans doute des inquiétudes auxquelles j'étais en proie, je dormais encore plus légèrement que jamais. Vers deux heures du matin, je fus réveillé par un bruit provenant de l'intérieur de la maison. Ce bruit avait cessé avant que je fusse complètement réveillé, mais j'avais gardé l'impression que c'était une fenêtre qui venait de se refermer doucement. J'écoutai de toutes mes oreilles. Tout à coup, à ma profonde horreur, j'entendis très distinctement des pas étouffés dans la pièce à côté. Tout palpitant d'angoisse, je me glissai hors de mon lit et guettai par la porte entrouverte ce qui se passait dans mon cabinet de toilette. « – Arthur ! criai-je. Misérable ! Voleur ! Comment osez-vous toucher à ce diadème ? « Le gaz était à demi baissé, tel que je l'avais laissé en me couchant, et mon malheureux fils, simplement vêtu de sa chemise et de son pantalon, était debout près de la lumière, tenant le diadème entre ses mains. Il semblait employer toutes ses forces à le tordre ou à le briser. Au cri que je poussai, il lâcha le joyau et devint pâle comme un mort. Je saisis le diadème et l'examinai. Il manquait une des extrémités ainsi que trois des béryls. « – Misérable ! répétai-je, fou de rage. Vous l'avez brisé ! Vous m'avez déshonoré pour toujours ! Où sont les pierres que vous avez volées ? « – Volées ! se récria-t-il. « – Oui, volées ! hurlai-je en le secouant par l'épaule. « – Il n'en manque aucune. Il ne peut en manquer aucune, me répondit-il. « – Il en manque trois. Et vous savez où elles sont. Seriezvous donc aussi menteur que voleur, par hasard ? Je vous ai vu, de mes yeux vu, essayer d'en arracher encore une autre. « – Assez d'insultes, protesta-t-il, je n'en supporterai pas davantage. Puisque c'est ainsi que vous me traitez, n'attendez pas un mot de plus de moi. Je m'en irai de chez vous aujourd'hui même, et, à l'avenir, je me débrouillerai seul. « – Si vous vous en allez de chez moi, ce sera aux mains de la police ! m'exclamai-je au comble de la fureur. J'entends que cette affaire soit éclaircie complètement. « – Ne comptez pas sur moi pour vous fournir aucune explication, me riposta-t-il avec un emportement dont je ne l'aurais pas cru capable. Si vous appelez la police, vous pourrez vous adresser à elle pour découvrir ce que vous voulez savoir. « Le bruit de notre discussion avait réveillé tout le monde. Mary fut la première à faire irruption dans ma chambre et, en voyant le diadème et l'attitude d'Arthur, elle devina aussitôt ce qui s'était passé. Un cri s'échappa de sa gorge, et elle tomba inanimée sur le parquet. J'envoyai la femme de chambre chercher la police et demandai qu'on procédât à une enquête. Lorsque l'inspecteur, accompagné d'un constable, pénétra dans la maison, Arthur, qui, l'air sombre et les bras croisés, était demeuré immobile à la même place, me demanda si j'avais l'intention de déposer une plainte contre lui. Je lui répondis qu'il ne pouvait plus être question de liquider cette affaire entre nous et que, comme le diadème brisé faisait parti des biens nationaux, j'étais fermement décidé à laisser en tout et pour tout la justice suivre son cours. « – Vous n'allez du moins pas, dit-il, me faire arrêter tout de suite. Il y aurait tout intérêt, et pour vous, et pour moi, à ce que l'on m'autorisât à sortir cinq minutes. « – Afin de vous donner le temps de fuir ou de cacher ce que vous avez volé, m'écriai-je. « Puis, envisageant dans toute son horreur la situation dans laquelle j'allais me trouver placé, je le suppliai de se souvenir que mon honneur personnel n'était pas seul en cause, mais encore celui de quelqu'un bien plus haut placé que moi, et qu'enfin cette histoire risquait de faire éclater un scandale qui révolutionnerait tout le pays. En m'avouant ce qu'il avait fait des trois pierres manquantes, il pourrait, au contraire, éviter tout cela. « – Pourquoi ne pas dire franchement la vérité ? insistai-je. Vous avez été pris sur le fait, et que vous avouiez ou non, vous n'en serez pas moins coupable. Efforcez-vous plutôt de réparer votre faute dans la mesure du possible en m'expliquant où se trouvent les béryls, et je vous promets de tout pardonner. « – Gardez votre pardon pour ceux qui l'implorent, me répliqua-t-il en se détournant avec un rire sarcastique. « Je compris qu'il était trop buté pour se laisser ébranler par quoi que ce soit de ce que je pourrais lui dire. Dans ces conditions, il ne me restait plus qu'un seul parti à prendre. J'appelai l'inspecteur et déposai une plainte contre mon fils. On l'arrêta immédiatement, on le fouilla, on perquisitionna dans sa chambre et dans toute la maison ; mais il fut impossible de retrouver les pierres nulle part, et ni prières, ni menaces ne purent décider mon misérable fils à parler. On l'a incarcéré ce matin, et, après avoir rempli toutes les formalités exigées par la police, je suis immédiatement accouru vous voir, comptant sur votre habileté si vantée pour débrouiller cette énigme. La police déclare n'y rien comprendre. Si vous voulez bien entreprendre une enquête à votre tour, je vous donne carte blanche pour les frais qui en pourront résulter. J'ai déjà d'ailleurs offert une récompense de mille livres afin d'encourager les recherches. Mon Dieu, que vais-je devenir ! En une seule nuit, j'ai perdu mon honneur, mon fils et le trésor que l'on m'avait confié. Je vais sûrement en tomber tout à fait fou ! Il se prit la tête à deux mains et se mit à se balancer de droite et de gauche, en geignant doucement comme un enfant accablé de chagrin. Sherlock Holmes, les sourcils froncés, les yeux fixés sur le feu, resta un long moment silencieux. – Recevez-vous beaucoup ? demanda-t-il enfin. – Personne, sauf mon associé et sa famille, et parfois un ami d'Arthur. Sir George Burnwell est venu plusieurs fois ces temps derniers. C'est tout, je crois. – Allez-vous beaucoup dans le monde ? – Arthur, oui. Mais Mary et moi restons toujours à la maison, car nous n'aimons guère à sortir, ni l'un, ni l'autre. – C'est rare chez une jeune fille. – Elle est d'un naturel plutôt calme. Et puis, elle est moins jeune que vous ne semblez le croire. Elle a vingt-quatre ans. – D'après ce que vous me dites, cette affaire l'a fort bouleversée aussi. – Terriblement ! Elle en paraît même encore plus affectée que moi. – Vous êtes aussi convaincus l'un que l'autre de la culpabilité de votre fils ? – Comment ne le serions-nous pas, alors que je l'ai vu, de mes yeux vu, avec le diadème dans les mains ? – Je n'estime pas que ce soit là une preuve absolument irréfutable. Le reste du diadème était-il endommagé ? – Oui, il était tordu. – Ne pensez-vous pas, en ce cas, qu'il ait plutôt été en train de chercher à le redresser ? – Je vous remercie d'essayer d'atténuer ainsi sa part de responsabilité et la mienne. Mais vous n'y parviendrez pas. D'abord, quelle raison avait-il d'être là ? Et, s'il était animé de si bonnes intentions, pourquoi ne l'a-t-il pas dit tout de suite ? – En effet, mais, par contre, s'il était coupable, pourquoi n'at-il pas tenté de se disculper par un mensonge ? A mon avis, son silence peut être interprété aussi bien dans un sens que dans l'autre. Il y a plusieurs particularités singulières dans cette affaire. Que pense la police du bruit qui vous a réveillé ? – Elle présume que ce devrait être celui que fit Arthur en refermant la porte. – Allons donc ! Est-ce qu'un homme qui vient pour voler fait claquer les portes au risque de réveiller toute la maison ? Et la disparition des pierres, comment l'explique-t-on ? – On continue à sonder les parquets et à tout mettre sens dessus dessous dans l'espoir de les retrouver. – A-t-on pensé à regarder en dehors de la maison ? – Oh, oui ! Et avec quel zèle ! On a déjà retourné tout le jardin. – Voyons, cher monsieur, reprit Holmes, ne comprenez-vous donc pas que cette affaire est beaucoup plus abstruse que la police et vous n'étiez, à première vue, tentés de le croire ? Le cas vous a paru, à vous, fort simple ; à moi, il me semble fort complexe. Réfléchissez un peu à ce qu'implique votre hypothèse. D'après vous, votre fils se relève la nuit, s'en va, non sans courir les plus grands risques, jusqu'à votre cabinet de toilette, ouvre votre bureau, en retire le diadème, en brise un morceau rien qu'avec ses mains, s'en va cacher trois des trente-neuf pierres avec tant d'habileté que personne ne pourra ensuite les retrouver, puis rapporte les trente-six autres dans ce même cabinet de toilette où il est si fortement exposé à être découvert. Alors, franchement, cela vous paraît vraisemblable ? – Mais quelle autre hypothèse voulez-vous envisager ! s'écria le banquier avec un geste désespéré. Si ses intentions n'avaient pas été malhonnêtes, est-ce qu'il ne s'expliquerait pas ? – C'est à nous de le découvrir, répondit Holmes. Aussi, monsieur Holder, si vous le voulez bien, nous allons maintenant nous rendre ensemble à Streham, où nous nous emploierons pendant une heure à vérifier minutieusement certains détails. Mon compagnon mit beaucoup d'insistance à m'entraîner avec eux dans l'expédition qu'ils allaient entreprendre, ce que j'acceptai d'ailleurs avec empressement, car j'avais été à la fois très ému et très intrigué par le récit que nous venions d'entendre. J'avoue qu'en ce qui me concerne la culpabilité du fils du banquier me paraissait aussi évidente qu'elle l'était pour son malheureux père ; néanmoins j'avais une telle foi dans les jugements de Sherlock Holmes qu'il me semblait que l'on pouvait conserver encore quelque espoir tant qu'il se refuserait à accepter la théorie jusqu'à présent admise. Il n'ouvrit pour ainsi dire pas la bouche durant tout le trajet qu'il nous fallut parcourir pour gagner la banlieue sud et resta continuellement absorbé dans ses méditations, le menton incliné sur la poitrine et le chapeau rabattu sur les yeux. Notre client semblait avoir repris un peu de couleur en écoutant raisonner mon ami, et il alla même jusqu'à engager avec moi une conversation à bâtons rompus au sujet de ses affaires. Un court voyage en chemin de fer et une marche plus courte encore nous amenèrent à Fairbank, la modeste résidence du grand financier. Fairbank était une maison quadrangulaire d'assez vastes dimensions construite en pierre blanche et un peu en retrait de la route. Une allée carrossable à double évolution encerclant une pelouse couverte de neige la reliait aux deux grandes grilles donnant accès à la propriété. Sur le côté droit, une petite barrière en bois, qui servait d'entrée de service, permettait, en suivant un étroit sentier bordé de haies soigneusement taillées, de gagner la porte de la cuisine. Sur le côté gauche, courait un petit chemin conduisant aux écuries, qui, lui, n'était pas englobé dans la propriété, car, bien que rarement utilisé, il était ouvert à tout le monde. Holmes nous quitta devant la porte d'entrée et fit lentement le tour de la maison en commençant par la façade pour continuer ensuite par le sentier réservé aux fournisseurs et par le jardin de derrière et revenir enfin par le chemin des écuries. Son absence se prolongea même si longtemps que M. Holder et moi finîmes par entrer dans la salle à manger afin d'attendre son retour au coin du feu. Alors que nous étions silencieusement assis de la sorte en face l'un de l'autre, la porte s'ouvrit, et une jeune fille entra. Elle était d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, mince et élancée, et avait des cheveux et des yeux de couleur sombre, qui, en raison de son extrême pâleur, paraissaient encore plus sombres qu'ils ne l'étaient en réalité. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu chez aucune femme pâleur aussi accusée que la sienne. Ses lèvres aussi étaient complètement exsangues, mais elle avait en revanche les yeux tout rougis à force d'avoir pleuré. En la voyant pénétrer silencieusement ainsi dans la pièce, j'eus l'impression que son chagrin était encore plus profond que celui du banquier, et c'était d'autant plus frappant qu'on la devinait très énergique et capable, par conséquent, de se dominer mieux qu'un autre. Sans se préoccuper de ma présence, elle alla droit à son oncle et, d'un geste très féminin, lui caressa légèrement les cheveux. – Vous avez demandé que l'on remette Arthur en liberté, dites, mon oncle ? demanda-t-elle. – Non, non, mon enfant, il faut que cette affaire soit complètement éclaircie. – Mais je suis tellement sûre qu'il est innocent. Vous savez combien nous sommes intuitives, nous autres femmes. Je suis convaincue qu'il n'a pas fait de mal, et que vous regretterez un jour d'avoir été si dur envers lui. – Pourquoi refuse-t-il de parler, alors, s'il est innocent ? – Qui sait ? Peut-être parce qu'il est exaspéré de voir que vous le soupçonnez ainsi. – Comment ne le soupçonnerais-je pas dès lors que je l'ai surpris moi-même le diadème entre les mains ? – Oh ! il ne l'avait pris que pour le regarder. Je vous en prie, rapportez-vous-en à moi : je vous donne ma parole qu'il est innocent. Laissez tomber l'affaire et qu'il n'en soit plus question. C'est si épouvantable de penser que notre cher Arthur est en prison ! – Non, jamais je ne laisserai tomber l'affaire tant que les pierres n'auront pas été retrouvées.., jamais, Mary ! Votre affection pour Arthur vous empêche de penser aux horribles conséquences qui en résulteront pour moi. Aussi, loin d'étouffer l'affaire, j'ai amené de Londres quelqu'un qui m'aidera à pousser les recherches encore plus loin. – C'est monsieur ? questionna-t-elle en se retournant pour me regarder. – Non, son ami. Il nous a priés de le laisser seul. Il est en ce moment du côté du chemin des écuries. – Le chemin des écuries ? répéta-t-elle en levant ses noirs sourcils. Qu'espère-t-il donc découvrir par là ?… Ah ! le voici sans doute ?… J'espère, monsieur, que vous réussirez à prouver, comme j'en ai pour ma part l'intime conviction, que mon cousin Arthur est innocent du crime dont on l'accuse. – Je partage entièrement votre avis, mademoiselle, et je compte bien arriver à rétablir la vérité, répondit Holmes en revenant sur ses pas pour essuyer sur le paillasson ses chaussures pleines de neige. C'est, je présume, à mademoiselle Mary Holder que j'ai l'honneur de parler ?… Vous permettez, mademoiselle, que je vous pose une ou deux questions ? – Mais bien volontiers, monsieur, si cela peut vous aider dans vos recherches. – Vous n'avez rien entendu cette nuit, pour votre part ? – Rien, jusqu'au moment où mon oncle a commencé d'élever la voix. Dès que je l'entendis, je m'empressai de descendre. – C'est vous qui aviez fermé la maison hier soir. Etes-vous bien sûre d'avoir rabattu le loquet de toutes les fenêtres ? – Oui, monsieur. – Et étaient-elles toutes, ce matin, telles que vous les aviez laissées hier soir ? – Oui, monsieur. – L'une de vos femmes de chambre a un amoureux, n'est-ce pas ? et si je ne me trompe, vous avez averti votre oncle qu'elle était allée le voir ? – Oui, c'est elle qui a servi le café dans le salon, et il est possible qu'elle ait entendu ce que disait mon oncle au sujet du diadème. – Ah, bon ! Et cela vous amène à supposer qu'elle aurait été en aviser son amoureux et que tous deux auraient combiné le vol ensemble ? – A quoi bon se perdre ainsi en vagues conjectures ? s'écria le banquier avec impatience. Puisque je vous répète que j'ai surpris Arthur avec le diadème dans ses mains. – Attendez un peu, monsieur Holder. Nous reparlerons de cela plus tard. Revenons à cette fille, mademoiselle. Vous l'avez vue rentrer par la porte de la cuisine, probablement ? – Oui, en allant m'assurer que les verrous étaient bien poussés, je l'ai vue qui rentrait furtivement. J'ai même aperçu l'homme dans l'ombre. – Vous le connaissez de vue ? – Oh ! oui, c'est le fruitier qui nous livre nos légumes. Il s'appelle Francis Prosper. – Il se tenait, poursuivit Holmes, à gauche de la porte… c'està-dire à quelques pas plus haut sur le sentier ? – C'est cela. – Et il a une jambe de bois ? Une lueur d'inquiétude passa dans les yeux expressifs de la jeune fille. – Ma parole, vous êtes un véritable sorcier ! s'écria-t-elle. Comment pouvez-vous savoir cela ? Elle avait posé cette question en souriant, mais le masque grave et maigre de Sherlock Holmes était demeuré immuable. – Je désirerais maintenant monter au premier, dit-il. Mais, auparavant, il faut que je retourne donner un coup d'œil à l'extérieur de la maison. J'ai besoin d'inspecter les fenêtres du rez-de-chaussée. Il se mit aussitôt à les passer rapidement en revue l'une après l'autre, mais ne s'arrêta à proprement parler que devant celle du vestibule, qui était assez grande et devant laquelle passait le chemin des écuries. En dernier lieu, il l'ouvrit et en examina attentivement le rebord à l'aide de sa loupe. – Maintenant, nous allons pouvoir monter, annonça-t-il finalement. Le cabinet de toilette du banquier était une petite pièce, fort simplement meublée et recouverte d'un tapis gris, dans laquelle on remarquait un bureau et un grand miroir. Holmes alla d'abord au bureau et en étudia avec soin la serrure. – De quelle clé s'est-on servi pour l'ouvrir ? s'informa t-il. – De celle dont mon fils lui-même a parlé.., la clé de l'armoire du cabinet de débarras. – Vous l'avez là ? – C'est celle qui est ici sur la toilette. Sherlock Holmes s'en saisit et ouvrit le bureau. – Une serrure silencieuse, constata-t-il. Je ne m'étonne pas qu'on ne vous ait pas réveillé en la faisant fonctionner. C'est sans doute cet écrin qui renferme le diadème ? Regardons-le. Il ouvrit l'écrin, en sortit le joyau et le posa sur la table. C'était une pièce magnifique, et les trente-six pierres étaient absolument incomparables. A l'une des extrémités, la monture était brisée net : c'est de là qu'avait été arrachée la partie supportant les trois pierres disparues. – Tenez, monsieur Holder, dit Holmes, voici le coin qui faisait pendant à celui que l'on a soustrait. Puis-je vous demander de le casser ? Le banquier recula d'horreur. – Jamais je n'oserais faire cela, se récria-t-il. – Alors, c'est moi qui le ferai, dit Holmes en tirant brusquement de toutes ses forces sur le diadème, sans toutefois réussir à le rompre. « Je sens qu'il cède un peu, ajouta-t-il ; mais, bien que je possède une force exceptionnelle dans les doigts, je crois qu'il me faudrait un certain temps pour en venir à bout. Un homme ordinaire n'y parviendrait certainement pas. Enfin, en admettant que j'y réussisse, qu'arriverait-il, selon vous, monsieur Holder ? Cela ferait un bruit sec, comme un coup de revolver, soyez-en certain. Et vous prétendez dire que tout cela s'est passé à quelques pas de votre lit sans que vous ayez rien entendu ? – Je ne sais que penser. C'est à n'y rien comprendre. – Peut-être cela deviendra-t-il plus compréhensible avant peu. Qu'en pensez-vous, mademoiselle ? – J'avoue que je suis toujours aussi embarrassée que mon oncle. – Votre fils, monsieur Holder, ne portait ni chaussures, ni pantoufles lorsque vous l'avez vu ? – Non, rien que son pantalon et sa chemise. – Je vous remercie. Nous pouvons nous vanter d'avoir eu une chance extraordinaire au cours de cette enquête, et ce sera bien notre faute si nous ne découvrons pas le mot de l'énigme. Avec votre permission, monsieur Holder, je vais à présent poursuivre mes recherches à l'extérieur. Il sortit seul, conformément au désir qu'il avait exprimé, car, ainsi qu'il nous l'expliqua, de nouvelles empreintes de pas ne feraient que compliquer sa tâche. Au bout d'une longue heure de travail, il rentra enfin, les pieds pleins de neige et la physionomie aussi impénétrable que jamais. – Je crois que, cette fois, j'ai vu tout ce qu'il y avait à voir, monsieur Holder, déclara-t-il. Il ne me reste plus qu'à rentrer chez moi. – Mais les pierres, monsieur Holmes, où sont-elles ? – Je ne puis vous le dire. Le banquier se tordit les mains. – Jamais je ne les reverrai maintenant ! gémit-il. Et mon fils ? Vous avez de l'espoir ? – Mon opinion ne s'est aucunement modifiée. – Alors, pour l'amour du ciel, que s'est-il tramé chez moi cette nuit ? – Si vous voulez bien me rendre visite demain matin entre neuf et dix, je ferai mon possible pour vous fournir les éclaircissements que vous désirez. Mais il est bien entendu, n'estce pas ? que vous me donnez carte blanche du moment que je rentre en possession des pierres et que vous vous engagez à me défrayer de tous les frais que cela aura pu entraîner ? – Je donnerais ma fortune entière pour les retrouver. – Très bien. J'étudierai la question d'ici là. Au revoir. Il se peut que je sois obligé de revenir ici avant ce soir. Je me rendais très bien compte que mon compagnon avait d'ores et déjà son opinion, mais je n'avais toujours pas la moindre idée de ce qu'elle pouvait être. En regagnant Londres avec lui, j'essayai plusieurs fois de le sonder sur la question, mais il faisait toujours dévier la conversation aussitôt, de sorte qu'à la fin je dus y renoncer. Il n'était pas encore trois heures quand nous rentrâmes. Holmes passa aussitôt dans sa chambre et en ressortit peu après sous les apparences d'un vulgaire vagabond. Avec son col relevé, son paletot crasseux et râpé, sa cravate rouge et ses chaussures éculées, il en avait le type accompli. – Je crois que cela pourra aller, dit-il après s'être regardé dans la glace qui surmontait la cheminée. J'aurais bien voulu vous emmener avec moi, Watson, mais je crois qu'il est préférable que j'y aille seul. Peut-être suis-je sur la bonne piste, peut-être vais-je faire un fiasco complet ; en tout cas, je ne tarderai pas à le savoir. J'espère être de retour dans quelques heures. Il alla au buffet, se coupa une tranche de bœuf qu'il glissa entre deux morceaux de pain et, muni de ce frugal repas, partit immédiatement en expédition. J'achevais tout juste de prendre mon thé lorsqu'il rentra, de fort bonne humeur, cela se voyait, en balançant au bout de ses doigts une vieille bottine à élastiques qu'il jeta dans un coin. – Je suis seulement venu vous dire un petit bonjour en passant, me dit-il en se versant une tasse de thé ; je repars tout de suite. – Où cela ? – Oh ! à l'autre bout du West End. Je ne rentrerai peut-être pas de bonne heure. Si je tardais trop, ne m'attendez pas. – Ça marche ? – Comme ci, comme ça. Je n'ai pas à me plaindre. Depuis que je vous ai quitté, je suis retourné à Streatham, mais je ne suis pas entré dans la maison. C'est un charmant petit problème, et j'aurais été navré de ne pas l'avoir étudié. Mais assez babillé comme cela ; il est temps que j'aille me dépouiller de cette innommable défroque pour reprendre ma tenue correcte habituelle. Je voyais très bien, rien qu'à sa façon d'être, qu'il était beaucoup plus satisfait qu'il ne voulait le laisser paraître. Ses yeux pétillaient, et ses joues ordinairement blêmes s'étaient même un peu colorées. Il passa rapidement dans sa chambre et, quelques minutes après, la porte du vestibule, claquée bruyamment, m'annonça qu'il s'était à nouveau mis en route pour une de ces parties de chasse qui lui procuraient tant de plaisir. Je l'attendis jusqu'à minuit, mais, voyant qu'il ne revenait pas, je me décidai à aller me coucher. Son retard n'était pas pour me surprendre d'ailleurs, car, lorsqu'il se lançait sur la piste d'un criminel, il n'était pas rare qu'il s'absentât pendant plusieurs jours et plusieurs nuits de suite. A quelle heure rentra-t-il ? Je l'ignore ; toujours est-il que, le lendemain matin, quand je descendis prendre mon petit déjeuner, je le trouvai déjà à table, une tasse de café d'une main et son journal de l'autre, avec un air aussi frais et dispos que s'il avait passé toute la nuit dans son lit. – Vous m'excuserez d'avoir commencé sans vous, Watson, me dit-il ; mais vous vous rappelez que notre client doit venir d'assez bonne heure ce matin. – C'est vrai, il est déjà neuf heures passées, répondis-je. Tenez, c'est peut-être bien lui. Il m'a semblé entendre sonner. De fait, c'était notre ami le financier. Je fus stupéfait de voir le changement qui s'était opéré en lui, car sa figure, hier encore si large et si pleine, était maintenant toute défaite et toute creuse, et l'on eût dit que ses cheveux avaient encore blanchi. Il fit son entrée d'un air las et abattu, encore plus pénible à voir que son exaltation de la veille, et se laissa tomber lourdement dans un fauteuil que j'avais poussé vers lui. – Je ne sais pas ce que j'ai pu faire pour être si cruellement éprouvé, soupira-t-il. Il y a deux jours encore, j'étais en plein bonheur et en pleine prospérité, sans aucun souci au monde. A présent, me voici, à mon âge, condamné au déshonneur et à la solitude. Tous les malheurs s'abattent sur moi en même temps. Ma nièce Mary m'a abandonné. – Elle vous a abandonné ? – Oui. On a trouvé ce matin son lit intact, sa chambre vide et ce billet à mon nom sur la table du vestibule. Je lui avais dit hier soir, avec chagrin mais sans colère, que, si elle avait épousé mon fils, tout cela ne serait pas arrivé. J'ai peut-être eu tort de lui faire cette réflexion, car c'est à cela qu'elle fait allusion dans le billet qu'elle m'a laissé en partant : « MON ONCLE CHÉRI, Je me rends compte que j'ai été la cause du malheur qui vous accable et que, si j'avais agi différemment, ce malheur ne vous aurait peut-être pas été infligé. Sans cesse obsédée par cette pensée, je sens que je ne pourrai plus vivre heureuse sous votre toit, et mieux vaut que je vous quitte pour toujours. Ne vous tourmentez pas au sujet de mon avenir, il est assuré, et surtout ne me cherchez pas, car ce serait vous donner un mal inutile et ne m'aiderait en rien, au contraire. Vivante ou morte, je continuerai toujours à vous aimer tendrement. Mary » « Qu'a-t-elle voulu dire en m'écrivant cela, monsieur Holmes ? Faut-il en conclure qu'elle songerait à se suicider ? – Non, non, pas le moins du monde. Tout compte fait, c'est peut-être ce qui pouvait arriver de mieux. J'espère, monsieur Holder, que vous serez bientôt au bout de vos peines. – Le ciel vous entende, monsieur Holmes ! Mais, pour me dire cela, il faut que vous ayez appris quelque chose. Oui, vous avez sûrement découvert du nouveau. Où sont les pierres ? – Trouveriez-vous excessif de les payer mille livres pièce ? – J'en donnerais dix de bon cœur. – Ce serait inutile. Trois mille livres pour les trois suffiront amplement. Mais il y a aussi une petite récompense, n'est-ce pas ? Vous avez votre carnet de chèques sur vous ?… Bon, voici une plume. Inscrivez quatre mille livres en bloc. Tout ahuri, le banquier signa le chèque demandé. Holmes alla à son bureau, y prit dans un tiroir un petit morceau d'or triangulaire sur lequel étaient enchâssés trois béryls et le jeta sur la table. Avec un cri de joie, notre client s'en saisit. – Vous les avez ! balbutia-t-il. Je suis sauvé !… Sauvé ! Il manifestait sa joie avec autant d'expansion qu'il avait manifesté auparavant sa douleur et pressait frénétiquement contre sa poitrine les pierres retrouvées. – Mais vous avez une autre dette à acquitter, monsieur Holder, reprit d'une voix plus dure Sherlock Holmes. – Une autre dette ? répéta le banquier. Fixez votre prix ; je vais vous régler cela tout de suite. – Non, il ne s'agit pas de moi. Ce que vous devez, ce sont de très humbles excuses à votre fils, ce noble garçon, qui s'est conduit en cette pénible circonstance comme je serais fier de voir mon fils le faire si j'avais le bonheur d'en avoir un. – Ce n'est donc pas Arthur qui avait pris les pierres ? – Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète aujourd'hui : non, ce n'est pas lui. – Vous en êtes sûr ? Alors, courons vite le retrouver pour lui annoncer tout de suite que nous avons découvert la vérité. – Il le sait déjà. Après avoir tout tiré au clair, j'ai eu un entretien avec lui, et, comme il me refusait de me rien dire, c'est moi qui ai parlé pour lui montrer que je savais tout. Alors il a bien été forcé de m'avouer que j'avais raison et m'a mis au courant de quelques détails qui m'échappaient encore. Mais, quand il saura que vous connaissez la vérité, peut-être se décidera-t-il à sortir de sa réserve. – Alors, pour l'amour du ciel, donnez-moi la clé de cette extraordinaire énigme ! – Très volontiers, et je vous montrerai en même temps comment je m'y suis pris pour la découvrir. Mais laissez-moi d'abord vous expliquer ce qui sera pour moi le plus pénible à dire et pour vous le plus pénible à entendre. Une intrigue s'est nouée entre sir George Burnwell et votre nièce Mary, et ils viennent de s'enfuir ensemble. – Ma Mary ? Impossible ! – C'est malheureusement plus que possible, c'est certain. Ni vous ni votre fils ne connaissiez la véritable personnalité de cet homme lorsque vous l'avez admis dans votre intimité. C'est l'un des plus dangereux individus d'Angleterre, un joueur ruiné, un coquin capable des pires canailleries, un homme sans cœur et sans conscience. Votre nièce n'avait jamais eu affaire à des gens de cette espèce. Lorsqu'il lui a juré qu'il l'aimait, comme il l'avait fait à cent autres avant elle, elle se figurait être la seule à lui avoir jamais inspiré un tel sentiment. Le diable seul pourrait dire de quels mots il s'est servi pour la subjuguer, mais toujours est-il qu'elle finit par n'être plus qu'un jouet entre ses mains et qu'elle avait, presque chaque soir, des rendez-vous avec lui. – Je ne peux pas, je ne veux pas croire une chose semblable ! s'écria le banquier, dont la figure était devenue livide. – Eh bien ! je vais vous raconter ce qui s'est passé dans votre maison l'autre nuit. Votre nièce, lorsqu'elle crut que vous étiez retiré dans votre chambre, descendit furtivement au rez-dechaussée et parla à son amoureux à la fenêtre qui donne sur le chemin des écuries. Il demeura auprès d'elle fort longtemps, comme le prouvaient les empreintes de ses pas qui avaient complètement traversé la neige. Elle lui parla du diadème, ce qui excita sa cupidité de gredin, et il la plia à sa volonté. Je suis persuadé qu'elle vous aimait de tout son cœur, mais il est des femmes chez qui l'amour l'emporte sur toutes les autres affections, et j'ai idée qu'elle doit être de celles-là. A peine avaitelle eu le temps d'écouter les indications qu'il lui donnait qu'elle vous vit descendre l'escalier. Alors elle s'empressa de refermer la fenêtre et vous parla de l'escapade de la femme de chambre avec son amoureux à jambe de bois, ce qui d'ailleurs était parfaitement réel. « Votre fils Arthur monta se coucher peu après la conversation qu'il avait eue avec vous, mais il dormit mal en raison de l'inquiétude que lui donnaient ses dettes de jeu. Vers le milieu de la nuit, ayant entendu un pas léger passer devant la porte de sa chambre, il se leva, regarda dans le couloir et eut la surprise de voir sa cousine le traverser sur la pointe des pieds et disparaître ensuite dans votre cabinet de toilette. Pétrifié de stupéfaction, il enfila à la hâte son pantalon et attendit dans l'obscurité, curieux de savoir ce qui allait se passer. Au bout de quelques instants, votre nièce ressortit, et, à la lueur de la lampe qui éclairait le couloir, votre fils s'aperçut qu'elle tenait le précieux diadème entre ses mains. Il la laissa descendre l'escalier et, tout frémissant d'horreur, courut sans bruit se cacher derrière la tenture qui est près de votre porte, à une place d'où il pouvait observer ce qui se passait dans le vestibule en bas. Il vit alors sa cousine ouvrir silencieusement la fenêtre, tendre le diadème audehors à quelqu'un que l'obscurité rendait invisible, puis refermer la fenêtre et regagner rapidement sa chambre en passant tout près de l'endroit où il se tenait caché derrière la tenture. « Tant qu'elle était là, il ne pouvait intervenir sans compromettre irrémédiablement cette jeune fille qu'il aimait. Mais, dès qu'elle fut disparue, il comprit quel désastre ce serait pour vous et l'importance qu'il y avait à le réparer. Alors, pieds nus, tel qu'il était, il se précipita en bas de l'escalier, sauta dans la neige et partit en courant à travers le chemin des écuries, où il entrevoyait une silhouette sombre devant lui sous le clair de lune. Sir George Burnwell essaya de l'esquiver, mais Arthur le rattrapa, et une lutte s'engagea entre eux, votre fils tirant le diadème d'un côté pendant que son adversaire tirait de l'autre. Au cours de la bagarre, votre fils frappa sir George d'un coup de poing qui lui fit une blessure au-dessus de l'œil. Puis quelque chose se rompit net, et votre fils, emportant le diadème, rentra en courant, referma la fenêtre et remonta dans votre cabinet de toilette. C'est au moment où il venait de constater que le diadème avait été tordu dans la lutte et où il s'efforçait de le redresser que vous l'avez surpris. – Est-ce possible ? balbutia le banquier. – Et vous l'avez exaspéré en l'outrageant odieusement à l'instant même où vous auriez dû, au contraire, le remercier chaleureusement. Du reste, il n'aurait pu vous expliquer la vérité qu'en dénonçant cette jeune fille qui, pourtant, ne méritait pas d'égards, et chevaleresque jusqu'au bout, il préféra se taire plutôt que de la trahir. – Voilà donc pourquoi elle a poussé ce cri et a perdu connaissance, s'écria M. Holder. O mon Dieu, faut-il que j'aie été assez aveugle et stupide ! Et Arthur qui m'avait demandé de lui permettre de sortir cinq minutes ! Le brave garçon voulait retourner voir si le morceau qui manquait n'était pas resté à l'endroit où il s'était battu. « Comme je l'ai mal jugé ! – A mon arrivée à la maison, poursuivit Holmes, mon premier soin fut d'en faire soigneusement le tour afin de m'assurer s'il n'y avait pas sur la neige des empreintes susceptibles de me mettre sur la voie. Je savais qu'il n'avait pas neigé à nouveau depuis la veille au soir et que, comme il avait gelé très fort pendant la nuit, les empreintes, s'il en existait, seraient demeurées intactes. Je commençai par longer le sentier des fournisseurs, mais je m'aperçus que tout y avait été piétiné et qu'il serait impossible de rien reconnaître. Un peu plus loin, par contre, au-delà de la porte de la cuisine, je constatai qu'une femme était restée debout à la même place, en conversation avec un homme dont l'une des empreintes, petite et ronde, montrait qu'il avait une jambe de bois. Je pus même me rendre compte qu'ils avaient été dérangés, attendu que la femme était revenue en courant vers la porte, ainsi que le prouvaient ses traces, profondes à la pointe et légères au talon, tandis que l'homme à la jambe de bois, après avoir attendu encore un peu, avait fini par s'en aller. Je pensai tout de suite qu'il s'agissait peut-être de la servante et de son amoureux, dont vous m'aviez parlé, et, renseignements pris, je vis que je ne m'étais pas trompé. En faisant le tour du jardin, je ne relevai pas autre chose que des empreintes sans but déterminé que je présumai avoir été produites par les policiers ; mais, une fois dans le chemin des écuries, j'y découvris, écrite devant moi sur la neige, une histoire très longue et très complexe. « Il y avait là deux doubles lignes d'empreintes : les premières produites par un homme chaussé ; les secondes, je le constatai avec joie, appartenant à un homme ayant marché nu-pieds. D'après le récit que vous m'aviez fait, j'acquis immédiatement la conviction que ce dernier était votre fils. Le premier avait marché en venant et en repartant, mais l'autre avait couru rapidement et, comme l'empreinte de son pied nu recouvrait par endroits celui de l'homme chaussé, il était évident qu'il avait dû passer après lui. Je les suivis, et je vis qu'elles aboutissaient à la fenêtre du vestibule, où l'homme chaussé avait foulé toute la neige à force d'attendre. Ensuite, je repris cette piste en sens inverse jusqu'à l'emplacement où elle se terminait, à une centaine de mètres de là, dans le chemin des écuries. Je vis le demi-tour décrit par l'homme chaussé lorsqu'il était revenu sur ses pas, l'emplacement où la neige était toute piétinée comme si une lutte y avait eu lieu, et finalement quelques gouttes de sang qui me confirmèrent dans cette supposition. L'homme chaussé avait ensuite couru le long du chemin, et je retrouvai plus loin quelques nouvelles traces de sang qui me prouvèrent que c'était lui qui avait été blessé ; mais, quand j'arrivai à la grand-route, je vis qu'on l'avait déblayée et qu'il ne subsistait par conséquent plus aucune trace de ce côté. « En revanche, lorsque, en pénétrant dans la maison, j'examinai, comme il vous en souvient, à la loupe, le rebord de la boiserie de la fenêtre du vestibule, je pus tout de suite me rendre compte que quelqu'un l'avait franchie, car on distinguait nettement les contours d'un pied humide qui s'y était posé en rentrant. « Je commençai alors à pouvoir me former une opinion sur ce qui avait dû se passer. Un homme avait attendu devant la fenêtre et quelqu'un lui avait apporté les pierres ; votre fils avait été témoin de la scène, s'était élancé à la poursuite du voleur, avait lutté avec lui, chacun tirant de son côté sur le diadème et provoquant ainsi une rupture que ni l'un ni l'autre n'aurait pu effectuer à lui tout seul. Finalement, il était revenu à la maison, en possession du joyau reconquis dont il avait cependant laissé une portion aux mains de son adversaire. Jusque-là, tout était parfaitement clair. Ce qu'il s'agissait maintenant de découvrir, c'est qui était le voleur et qui lui avait livré le diadème. « En vertu d'une maxime dont j'ai depuis longtemps vérifié la justesse, lorsque l'on a écarté d'un problème tous les éléments impossibles, ce qui reste, si invraisemblable que cela puisse paraître, est forcément la vérité. Étant donné que ce n'était pas vous qui aviez livré le diadème, ce ne pouvait être que votre nièce ou l'une des servantes. Mais, si c'était une servante, quelle raison aurait eu votre fils de se laisser accuser à sa place ? Aucune, n'estce pas ? Tandis que, du fait qu'il aimait sa cousine, il était tout naturel qu'il n'eût pas voulu la trahir, surtout puisqu'il s'agissait d'un secret dont la révélation l'aurait déshonorée. Me rappelant que vous l'aviez vue à la fenêtre et qu'elle s'était plus tard évanouie lorsqu'elle avait aperçu le diadème, je passai immédiatement du domaine de la simple conjecture à celui de la certitude absolue. « Ceci posé, quel pouvait être son complice ? Quelqu'un qu'elle aimait, incontestablement, car quel autre aurait pu lui faire oublier l'affection et la reconnaissance qu'elle devait avoir pour vous ? Je savais que vous sortiez peu, et que votre cercle d'amis était fort restreint. Mais, parmi ces derniers, figurait sir George Burnwell, et j'avais déjà entendu parler de lui comme d'un vil suborneur. Il y avait donc tout lieu de penser que l'homme chaussé n'était autre que lui et que, par conséquent, c'était lui qui avait en sa possession les trois pierres disparues. Même se sachant découvert par Arthur, il pouvait se considérer à l'abri des poursuites, car votre fils, en le dénonçant, aurait voué au déshonneur sa propre famille. « Votre seul bon sens suffira à vous faire deviner quelles mesures je pris ensuite. Sous les apparences d'un vagabond, je me rendis à la maison de sir George, m'arrangeai pour lier connaissance avec son valet de chambre, appris de cette façon que son maître avait été blessé la nuit précédente, et finalement, moyennant six shillings, acquis la preuve dont j'avais besoin en achetant une de ses vieilles paires de chaussures que je rapportai à Streatham et qui, ainsi que je l'avais prévu, s'adaptaient exactement aux empreintes. – J'ai vu en effet un vagabond mal vêtu hier dans le chemin, dit M. Holder. – Précisément. C'était moi. Alors, sûr désormais de mon fait, je rentrai chez moi me changer. Mais le rôle qu'il allait me falloir jouer ensuite était d'une délicatesse extrême, car, pour éviter tout scandale, il était nécessaire d'éviter l'intervention de la police, et je savais qu'un gredin aussi avisé que celui auquel nous avions affaire nous tiendrait par-là complètement paralysés. J'allai donc le voir moi-même. Bien entendu, il commença par tout nier, puis, quand il s'aperçut que j'étais capable de lui raconter en détail tout ce qui s'était passé, il essaya de faire le bravache et s'arma d'un casse-tête qu'il avait décroché au mur. Mais je connaissais mon homme, et je lui braquai mon revolver à la tête sans lui laisser le temps de frapper. Alors, il commença à se montrer un peu plus raisonnable. Je lui expliquai que nous étions prêts à lui verser une indemnité en échange des pierres qu'il détenait : un millier de livres pour chaque. Cela lui arracha pour la première fois des paroles de regret. « – Le diable m'emporte ! s'écria-t-il. Je les ai lâchées toutes les trois pour six cents livres. « J'eus tôt fait de lui faire dire l'adresse du receleur auquel il les avait cédées, en lui promettant qu'aucune plainte ne serait déposée contre lui. Je m'y rendis aussitôt et, après bien des marchandages, je parvins à me faire rendre les pierres à raison de mille livres pièce. Ce résultat obtenu, je passai prévenir votre fils que tout était arrangé et, de là, rentrai me coucher vers deux heures du matin, après ce qui peut s'appeler une bonne journée de travail. – Une journée qui a épargné à l'Angleterre un gros scandale politique, ajouta le banquier en se levant. Monsieur Holmes, je ne sais vraiment pas comment vous exprimer ma reconnaissance, mais vous verrez cependant que vous n'avez pas eu affaire à un ingrat. Votre habileté surpasse véritablement tout ce que l'on m'en avait dit. Et maintenant, il faut que je coure retrouver mon cher fils, afin de lui demander pardon de tout le mal que je lui ai fait. Quant à ce que vous me dites de ma Mary, j'en ai le cœur littéralement brisé. Sans doute ne pourrez-vous pas, en dépit de toute votre habileté, me dire où elle est maintenant ? – Je crois pouvoir vous affirmer, sans crainte de me tromper, répliqua Holmes, qu'elle est là où se trouve sir George Burnwell. Et il est non moins certain que, si grande qu'ait pu être sa faute, le châtiment qui l'attend sera bien plus grand encore. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA DISPARITION DE LADY FRANCES CARFAX Son dernier coup d'archet (décembre 1911) La Disparition de Lady Frances Carfax « Mais pourquoi cette mode turque ? » s'écria M. Sherlock Holmes en regardant fixement mes souliers. J'étais en train de me reposer dans un fauteuil, et mes pieds pointant en avant avaient étiré son attention toujours en éveil. « Ils viennent d'Angleterre, répondis-je un peu étonné. Je les ai achetés chez Latimer, dans Oxford Street. » Holmes me sourit d'un air patient et las. « Je parle du bain ! dit-il. Du bain ! Pourquoi aller dans des bains turcs plutôt que de prendre un bain chez soi ? – Parce que ces derniers jours j'ai senti mes vieilles douleurs rhumatismales. Un bain turc est ce que nous appelons en médecine un dérivatif : quelque chose comme un nouveau point de départ, un assainissement de l'organisme… A propos, Holmes, je suis convaincu que le rapport entre mes chaussures et un bain turc saute aux yeux de tout amoureux de la logique ; néanmoins je vous serais reconnaissant de bien vouloir me le révéler. – Mon raisonnement n'est pas très compliqué, Watson ! répondit Holmes avec un clin d'œil malicieux. Il appartient à une classe élémentaire de déductions, dont je pourrais vous citer un nouvel exemple en vous demandant qui vous accompagnait ce matin en fiacre. – Un nouvel exemple n'est pas une explication ! répliquai-je avec une certaine rudesse. – Bravo, Watson ! Voilà une remontrance pleine de dignité et très logique. Voyons, récapitulons les faits. Prenez celui-ci d'abord le fiacre. Vous remarquerez que vous avez quelques taches ou éclaboussures sur l'épaule et la manche gauches de votre manteau. Si vous vous étiez assis au milieu du fiacre vous n'auriez sans doute pas reçu d'éclaboussures, ou elles auraient été symétriques. Donc vous vous êtes assis sur le côté. Donc vous étiez accompagné. – C'est l'évidence même. – D'une banalité absurde, n'est-ce pas ? – Mais les chaussures et le bain ? – Aussi enfantin ! Vous avez l'habitude de nouer vos lacets d'une certaine façon. Or, je les vois attachés avec un double nœud compliqué, qui n'est pas dans votre manière. Donc vous avez quitté vos souliers. Qui a noué vos lacets ? Un cordonnier, ou le boy du bain. Il est peu vraisemblable que ce soit le cordonnier, puisque vos souliers sont presque neufs. Que reste-t-il par conséquent ? Le bain. Stupide, n'est-ce pas ? Mais malgré cela, le bain turc est utile à mes projets. – Comment cela ? – Vous m'avez dit que vous aviez pris un bain turc parce que vous aviez besoin d'un dérivatif. Je vais vous en suggérer un autre. Que diriez-vous de Lausanne, mon cher Watson ? Voyage en première classe et tous frais de séjour payés à un tarif princier ? – Ce serait merveilleux. Mais pourquoi ? » Holmes s'adossa contre sa chaise et tira de sa poche un calepin. « L'une des plus dangereuses catégories sociales qui existent, me dit-il, est la femme seule qui voyage. Elle est inoffensive, voire utile, mais parfois elle invite au crime. Elle est sans appui. Elle va d'un endroit à un autre. Elle dispose de ressources suffisantes pour vivre à l'hôtel dans n'importe quel pays. Elle se perd la plupart du temps dans un labyrinthe d'obscures pensions de famille. Elle ressemble au poussin égaré dans un monde de renards. Quand elle se fait dévorer, on s'aperçoit à peine de sa disparition. Je redoute fort qu'il ne soit arrivé malheur à Lady Frances Carfax… » Cette soudaine chute du général au particulier me détendit. Holmes consulta ses notes. « … Lady Frances, poursuivit-il, est la seule survivante de la famille directe de feu le comte de Rufton. Vous vous en souvenez peut-être : l'héritage fut dévolu aux descendants mâles. Lady Frances n'obtint que des ressources limitées, soutenues toutefois par de très anciens bijoux d'Espagne, en argent et en diamants curieusement taillés : diamants auxquels elle était attachée, trop attachée sans doute car elle refusa de les confier à son banquier et les transporta à travers le monde avec elle. Figure assez pathétique, cette Lady Frances ! Une belle femme encore fraîche… Et cependant, la suprême épave de ce qui, il y a vingt ans encore, constituait une jolie flotte. – Que lui est-il arrivé ? – Ah ! qu'est-il arrivé à Lady Frances ? Est-elle morte ou en vie ? voilà notre problème. C'est une dame d'habitudes régulières ; depuis quatre ans elle a écrit une fois tous les quinze jours à Mlle Dobney, sa vieille gouvernante, aujourd'hui retirée à Camberwell. C'est cette Mlle Dobney qui m'a consulté. Près de cinq semaines se sont écoulées sans un mot. La dernière lettre provenait de l'hôtel National à Lausanne. Lady Frances semble être partie sans avoir laissé d'adresse. La famille est anxieuse et, comme il s'agit de gens extrêmement riches, des crédits illimités sont mis à notre disposition pour éclaircir cette affaire. – Mlle Dobney est-elle l'unique source de renseignements ? Lady Frances avait sûrement d'autres correspondants ! – Il y a un correspondant, et un seul, Watson, qui soit précis : la banque. Les dames seules doivent vivre, et leurs carnets de chèques sont des agendas concis. Sa banque est la Silvester's. J'ai examiné son compte. L'avant-dernier chèque qu'elle a tiré, a payé sa note d'hôtel à Lausanne, mais il était assez gros, et elle a dû conserver des liquidités. Depuis elle n'a tiré qu'un seul chèque. – A qui, et d'où ? – A Mlle Marie Devine. Rien n'indique la provenance du chèque. Il a été payé au Crédit Lyonnais de Montpellier, il y a moins de trois semaines. C'était un chèque de cinquante livres. – Et qui est Mlle Marie Devine ? – Je l'ai découvert. Elle était la femme de chambre de Lady Frances Carfax. Pourquoi a-t-elle reçu ce chèque ? Nous ne le savons pas encore. Mais vos recherches éclairciront certainement bientôt ce mystère. – Mes recherches ? – D'où cette expédition revigorante à Lausanne. Vous savez qu'il m'est impossible de quitter Londres tant que le vieil Abrahams vit dans une telle terreur. Et puis, d'une manière générale il vaut mieux que je ne quitte pas l'Angleterre. Scotland Yard se sent abandonné quand je m'en vais, et mon absence provoque une excitation malsaine dans les milieux criminels. Vous partirez donc, mon cher Watson, et si un modeste conseil de moi peut valoir le tarif extravagant de two pence, le mot, il sera à votre disposition jour et nuit à l'autre bout du fil télégraphique. **** Le surlendemain j'arrivai à l'hôtel National de Lausanne, où je fus reçu avec de grandes amabilités par M. Moser, son célèbre directeur. Il m'apprit que Lady Frances avait habité l'hôtel pendant plusieurs semaines, et qu'elle avait été appréciée par ceux qui l'avaient rencontrée. Elle était encore belle, et elle avait dû être ravissante quand elle était plus jeune. M. Moser ignorait tout de ses bijoux, mais le personnel avait remarqué qu'une lourde malle dans la chambre de Lady Frances était toujours soigneusement fermée à clef. Marie Devine, la femme de chambre, était aussi populaire que sa maîtresse. Elle venait de se fiancer à l'un des valets de chambre de l'hôtel et j'obtins son adresse sans difficultés : elle habitait Montpellier, 11 rue de Trajan. Je couchai par écrit tous ces renseignements et je me dis que Holmes lui-même n'aurait pas récolté plus adroitement les faits. Un seul point restait dans l'ombre. Rien de ce que j'avais appris ne pouvait expliquer le soudain départ de la dame. A Lausanne elle était très heureuse. Tout le monde avait cru qu'elle resterait pour la saison dans son luxueux appartement qui faisait face au lac. Et cependant elle était partie un beau jour, sans prévenir d'avance, ce qui l'avait obligée à payer une semaine entière dont elle n'avait pas profité. Jules Vibart, le fiancé de la femme de chambre, fut le seul à me suggérer une hypothèse. Il établissait un rapport entre le brusque départ de Lady Frances et la visite que lui avait faite un ou deux jours auparavant un grand gaillard à barbe noire. « Un sauvage ! Un véritable sauvage ! me dit Jules Vibart. Cet homme logeait quelque part dans la ville. On l'avait vu parler avec une ardeur passionnée à Madame pendant une promenade sur le lac. Puis il était venu à l'hôtel. Elle avait refusé de le voir. C'était un Anglais, mais personne ne savait son nom. Immédiatement après, Madame avait bouclé ses malles. Jules Vibart et, ce qui était encore plus important, la fiancée de Jules Vibart, établissait une liaison de cause à effet entre cette visite et ce départ. Il n'y avait qu'un détail sur lequel Jules ne pouvait rien dire : le motif pour lequel Marie avait quitté sa maîtresse. Làdessus il demeurait bouche cousue. Si je voulais savoir, je n'avais qu'à me rendre à Montpellier et le lui demander, à elle. Ainsi se termina le premier chapitre de mon enquête. Je consacrai le deuxième à l'endroit où s'était rendue Lady Frances Carfax quand elle avait quitté Lausanne. A ce propos je me heurtai à une énigme. Si elle était partie avec l'intention de brouiller sa piste, pourquoi ses bagages avaient-ils été lisiblement étiquetés pour Baden ? La dame et ses bagages avaient gagné la ville d'eau rhénane par le chemin des écoliers. Je l'appris du directeur local de Cook's. Aussi je me rendis à Baden, après avoir expédié à Holmes un compte rendu de toutes mes démarches, et avoir reçu en guise de réponse un télégramme d'éloges semihumoristique. A Baden, il ne fut pas malaisé de retrouver sa trace. Lady Frances était demeurée pendant, une quinzaine de jours à l'Englischer Hof. Durant ce séjour elle avait fait la connaissance d'un docteur Shlessinger et de sa femme : c'était un ménage de missionnaires qui revenait de l'Amérique du Sud. Comme beaucoup de femmes seules, Lady Frances trouvait de quoi s'occuper et se consoler dans la religion. La forte personnalité du docteur Shlessinger, sa dévotion et son dévouement, le fait qu'il relevait d'une maladie contractée dans l'exercice de ses devoirs apostoliques, lui firent grande impression. Il passait ses journées, comme me le raconta le directeur de l'hôtel, sur une chaiselongue placée dans la véranda, avec une dame de compagnie de chaque côté. Il travaillait à une carte sur les Lieux saints, plus particulièrement à l'époque des Midianites, sur le royaume desquels il écrivait une monographie. Finalement, sa santé s'étant rétablie, lui et sa femme avaient pris le chemin de Londres, et Lady Frances avait quitté l'hôtel en leur compagnie. Cela se passait trois semaines plus tôt, et depuis le directeur n'avait eu aucune nouvelle. Quant à la femme de chambre Maris, elle était partie quelques jours auparavant tout en larmes et elle avait averti les autres femmes de chambre qu'elle quittait sa maîtresse pour toujours. Avant son départ, le docteur Shlessinger avait réglé la note de tout le groupe. « D'ailleurs, me dit pour conclure le directeur, vous n'êtes pas le seul ami de Lady Frances Carfax à s'inquiéter de son sort. Il n'y a qu'une huitaine de jours, quelqu'un est venu pour me poser les mêmes questions. – A-t-il dit son nom ? demandai-je. – Non. Mais c'était un Anglais et un Anglais peu banal. – Un sauvage, n'est-ce pas ? dis-je en reliant les faits à la manière de mon illustre ami. – Exactement. Voilà le terme qui le dépeint fort bien. Imaginez un type massif, barbu, bronzé ; sûrement il aurait été mieux à sa place dans une auberge de village que dans un hôtel réputé. Un homme dur, farouche. Un homme sur le pied duquel je n'aimerais pas marcher. » Le mystère commençait à préciser ses contours, telle une silhouette émergeant peu à peu du brouillard. Il y avait cette bonne dame pieuse poursuivie par un individu sinistre et infatigable. Elle le craignait, sinon elle ne se serait pas enfuie de Lausanne. Il l'avait suivie. Tôt ou tard il la rattraperait. L'avait-il déjà rejointe ? Était-ce le motif du silence qu'elle observait ? Estce que les braves gens qui l'avaient accompagnée avaient pu la protéger contre la violence de cette brute sauvage ? Quel dessein horrible, patiemment prémédité, présidait à cette poursuite ? Tel était le problème que j'avais à résoudre. J'écrivis à Holmes pour lui montrer la rapidité et le sérieux avec lesquels j'étais parvenu jusqu'aux racines de l'affaire. En réponse je reçus une dépêche me réclamant une description de l'oreille gauche du docteur Shlessinger. Holmes a toujours eu un sens particulier de l'humour, parfois offensant ; aussi ne me préoccupai-je nullement de cette plaisanterie déplacée. Pour dire le vrai j'étais déjà arrivé à Montpellier à la recherche de la femme de chambre Marie quand son message me parvint. Il ne me fût pas difficile de retrouver l'ex-femme de chambre de Lady Frances et de lui tirer les vers du nez. C'était une fille dévouée, qui n'avait quitté sa maîtresse qu'après s'être assurée qu'elle la laissait en bonnes mains et parce que la proximité de son mariage rendait inévitable une séparation. Elle m'avoua avec chagrin que sa maîtresse lui avait témoigné une certaine mauvaise humeur pendant son séjour à Baden ; elle l'avait même questionnée une fois comme si elle avait eu des doutes sur son honnêteté ; cet incident avait facilité la séparation. Lady Frances lui avait remis cinquante livres en guise de cadeau de mariage. Comme moi, Marie n'éprouvait que de la méfiance à l'égard de l'inconnu qui avait été la cause du départ de sa maîtresse. De ses propres yeux elle l'avait vu saisir le poignet de Lady Frances avec une brutalité évidente au cours d'une promenade sur le lac. Il avait l'air terrible, féroce. Elle pensait que c'était parce qu'elle le redoutait que Lady Frances avait accepté l'escorte des Shessinger jusqu'à Londres. Jamais elle n'en avait dit un mot à Marie, mais à de nombreux petits signes la femme de chambre avait compris qu'elle vivait dans un état de frayeur constante. Elle en était là de son récit quand elle se leva brusquement de sa chaise ; son visage était bouleversé de surprise et d'effroi. « Regardez ! s'écria-t-elle. Le mécréant est encore en chasse ! Voilà l'homme dont je parlais ! » Par la fenêtre ouverte du petit salon je vis un homme de grande taille et au teint basané, barbe noire en avant, qui descendait lentement la rue en regardant les numéros des maisons. Il était clair que, comme moi, il était sur les traces de la femme de chambre. J'agis sous l'impulsion du moment : je me précipitai dehors et je l'accostai. « Êtes-vous Anglais ? lui demandai-je. – Et en admettant que je sois Anglais ? répondit-il avec un grognement de mauvais augure. – Puis-je vous demander votre nom ? – Non. » J'étais dans une situation ridicule, mais les moyens les plus directs sont souvent les meilleurs. « Où est Lady Frances Carfax ? »questionnai-je. Il me regarda avec stupéfaction. « Que lui avez-vous fait ? Pourquoi l'avez-vous poursuivie ? J'insiste pour que vous me répondiez ! » L'homme poussa un rugissement de colère et me sauta dessus comme un tigre. Je n'étais pas un mauvais lutteur, mais il avait une poigne de fer et la fureur d'un démon. Il m'avait pris à la gorge, et j'allais m'évanouir quand un ouvrier français mal rasé, en blouse bleue, sortit d'un cabaret avec un gourdin à la main et assena à mon agresseur un coup violent sur l'avant-bras : il lâcha prise. Il demeura quelque temps écumant de rage et visiblement il se demandait s'il n'allait pas se jeter à nouveau sur moi quand, en ricanant, il me planta là pour pénétrer dans la villa d'où je sortais. Je me retournai pour remercier mon sauveur qui était resté à côté de moi sur la chaussée. « Eh bien, Watson ! me dit-il. Vous avez fait un beau gâchis ! Je crois que vous n'avez rien de mieux à faire que de rentrer avec moi à Londres par l'express de nuit. » Une heure plus tard Sherlock Holmes, dans sa tenue habituelle, étais assis dans ma chambre d'hôtel. Il me fournit l'explication de sa présence aussi imprévue qu'opportune : elle était la simplicité elle-même. Il avait trouvé le moyen de s'absenter de Londres et il avait décidé de me devancer à ma prochaine destination. Déguisé en ouvrier il s'était installé au cabaret en m'attendant. « Et vous avez mené une enquête singulièrement consistante, mon cher Watson ! me dit-il. Je ne vois pas quelle gaffe vous avez oubliée. Vos démarches se résument à ceci : vous avez alerté tout le monde, et vous n'avez rien découvert. – Peut-être auriez-vous fait mieux ! répondis-je, vexé. – Il n'y a pas de peut-être. J'ai fait mieux. Voici l'honorable Philip Green, qui est un compatriote et qui habite dans le même hôtel que vous. C'est de lui que j'attends le point de départ d'une meilleure enquête. » Sur un plateau une carte nous avait été présentée ; elle fut suivie de l'apparition du même individu barbu qui m'avait malmené dans la rue. Il sursauta quand il m'aperçut. « Qu'est-ce à dire, monsieur Holmes ? s'enquit-il. J'ai reçu votre billet et je suis venu. Mais en quoi l'affaire concerne-t-elle ce monsieur ? – Je vous présente mon vieil ami et associé, le docteur Watson, qui nous apporte son concours dans cette affaire. » L'inconnu me tendit une main énorme, hâlée, et prononça quelques mots d'excuse. « J'espère que je ne vous ai pas blessé. Quand vous m'avez accusé de lui avoir fait du mal, j'ai vu rouge. Vraiment, en ce moment, je ne suis pas maître de moi. Mes nerfs sont comme des piles électriques. Mais je n'y puis rien. Ce que je voudrais savoir tout d'abord, monsieur Holmes, c'est comment vous avez pu apprendre mon existence. – Je suis en rapport avec Mlle Dobney, la gouvernante de Lady Frances. – La vieille Susan Dobney avec le petit bonnet ? Je me la rappelle très bien. – Et elle se souvient de vous. Cela se passait dans le bon vieux temps, avant que vous ayez préféré partir pour l'Afrique du Sud. – Ah ! je vois que vous connaissez mon histoire ! Je n'ai pas besoin de vous cacher quoi que ce soit. Je vous fais le serment, monsieur Holmes, que jamais homme sur la terre n'aima une femme d'un plus bel amour que celui que j'éprouvai pour Frances. J'étais un jeune sauvage, je le sais. Pas pire que bien d'autres de mon âge. Mais elle avait l'esprit pur comme de la neige. Elle ne pouvait supporter l'ombre d'une incorrection. Aussi, quand elle apprit certains péchés de ma jeunesse, elle ne voulut plus m'adresser la parole. Et pourtant elle m'aimait : voilà le merveilleux ! Elle m'aima assez pour rester célibataire pendant de longues années par amour pour moi. Quand le temps eut passé et que j'eus fait fortune à Barberton, je pensai que je pourrais la retrouver et l'apaiser. J'avais appris qu'elle ne s'était pas mariée. Je la rencontrai à Lausanne et je fis de mon mieux pour la convaincre. Elle faiblissait, je crois, mais sa volonté était forte ; lorsque je voulus la revoir elle avait quitté la ville. Je retrouvai sa trace à Baden, puis au bout d'un certain temps j'appris que sa femme de chambre était ici. Je suis rude, je sors d'une rude existence, et quand le docteur Watson m'a parlé comme il l'a fait j'ai perdu le contrôle de mes nerfs. Mais, pour l'amour de Dieu, dites-moi ce qu'est devenue Lady Frances Carfax ! – Il nous reste à le deviner, répondit Sherlock Holmes non sans gravité. Où descendez-vous à Londres, monsieur Green ? – Au Langham Hotel. – Alors puis-je vous recommander de rentrer à Londres et de vous tenir prêt à toute éventualité ? Je ne désire nullement encourager de faux espoirs, mais vous pouvez être sûr que tout ce qui peut être fait le sera pour Lady Frances. Maintenant je ne peux rien dire de plus. Je vous laisse cette carte pour que vous restiez en contact avec nous. Watson, si vous voulez faire vos valises, je vais câbler à Mme Hudson pour qu'elle mette les petits plats dans les grands en l'honneur de deux voyageurs affamés qui arriveront demain matin à sept heures trente. » **** Un télégramme nous attendait à Baker Street. Holmes après l'avoir lu me le remit. Il portait ces trois mots : « Dentelée ou déchiquetée. » Le télégramme venait de Baden. « De quoi s'agit-il ? – De l'essentiel, répondit Holmes. Vous vous rappelez peutêtre ma question (qui avait un air d'inconvenance) quant à l'oreille gauche du clergyman missionnaire. Vous n'y aviez pas répondu. – J'avais quitté Baden ; je ne pouvais donc pas me renseigner. – Très juste. C'est pour cette raison que j'ai posé la même question au directeur de l'Englischer Hof, dont voici la réponse. – Qu'indique-t-elle ? – Elle indique, mon cher Watson, que nous avons affaire avec un gaillard particulièrement astucieux et dangereux. Le révérend docteur Shlessinger, missionnaire en Amérique du Sud, est tout simplement Holy Peters, l'un des bandits les moins scrupuleux qu'ait jamais engendrés l'Australie… Et pour un pays jeune, l'Australie a déjà accouché de types parfaitement évolués ! Sa spécialité consiste à séduire les dames seules en pinçant la fibre religieuse, et sa prétendue épouse, une Anglaise du nom de Fraser, est sa digne complice. La tactique utilisée m'a fait penser à lui, et cette particularité physique – car il a été vilainement mordu dans une bagarre de bouge à Adélaïde en 89 – a confirmé mes soupçons. Cette pauvre Lady Frances est entre les mains d'un couple infernal qui ne reculera devant rien, Watson. Sa mort est une hypothèse très vraisemblable. Si elle n'est pas morte, elle se trouve certainement si bien recluse qu'il lui est impossible d'écrire soit à Mlle Dobney soit à ses autres amis. Il se peut qu'elle ne soit jamais arrivée à Londres, ou qu'elle ait traversé la ville, mais d'une part il n'est pas facile de jouer des tours à la police continentale quand on est étranger, et d'autre part ces coquins savent bien que Londres est le meilleur endroit pour enfermer quelqu'un. Tous mes instincts me disent qu'elle se trouve dans Londres, mais comme nous n'avons jusqu'ici aucun moyen de préciser l'endroit, nous n'avons rien de mieux à faire que dîner et nous armer de patience. Dans la soirée j'irai faire un tour et dire un mot à l'ami Lestrade à Scotland Yard. » Mais ni la police officielle ni la petite organisation très efficace mise sur pied par Holmes ne suffirent pour élucider le mystère. Parmi les millions de Londoniens les trois personnes que nous cherchions étaient aussi invisibles que si elles n'avaient jamais existé. On essaya des annonces personnelles : en vain. Des pistes furent suivies et n'aboutirent nulle part. Tous les repaires des criminels qu'aurait pu fréquenter Shlessinger furent surveillés : inutilement. Ses anciens complices furent surveillés : inutilement. Ses anciens complices furent filés, mais aucun ne s'avisa d'aller le voir. Et puis, brusquement, après une semaine d'attente sans espoir, jaillit une lueur. Un pendentif en argent et brillants d'un vieux style espagnol avait été mis en gage chez Bevington, dans Westminster Road. Le vendeur était, nous diton, de grande taille, rasé, avec des manières d'ecclésiastique. Le nom et l'adresse qu'il avait donnés étaient incontestablement faux, comme cela fut vérifié. On n'avait pas remarqué l'oreille, mais dans l'ensemble la description correspondait au signalement de Shlessinger. A trois reprises notre ami barbu du Langham vint nous voir pour avoir des nouvelles ; la troisième fois moins d'une heure après ce nouvel indice. Son grand corps commençait à flotter dans ses vêtements. Il dépérissait d'anxiété. « Si seulement vous me donniez faire ! »soupirait-il constamment. Enfin Holmes put lui rendre ce service. « Il a commencé à mettre en gage les bijoux. Nous ne tarderons pas à lui mettre la main dessus. – Mais cela signifie-t-il qu'il n'est arrivé aucun mal à Lady Frances ? » Holmes hocha gravement la tête. « En supposant qu'ils l'aient gardée prisonnière jusqu'ici, il est évident qu'ils ne peuvent pas le relâcher : ce serait leur perte. Nous devons nous préparer au pire. – Que puis-je faire ? – Est-ce que ces gens vous connaissent de vue ? – Non. – Il se peut qu'il se rende chez un autre prêteur sur gages. Dans ce cas il nous faudra recommencer. Par ailleurs il a eu chez le premier un bon prix et on ne lui a rien demandé ; aussi, s'il a des besoins d'argent, il retournera sans doute chez Bevington. Je quelque chose à vais vous donner un mot pour cette maison, et ils vous autoriseront à rester dans leur magasin. Si notre homme survient, vous le suivrez jusqu'à son domicile. Mais soyez discret et, surtout, pas de violence ! Je vous demande votre parole d'honneur de ne rien faire sans m'avertir et que j'y consente. » Pendant deux jours, l'Honorable Philip Green (c'était, je peux le préciser, le fils d'un célèbre amiral de ce nom qui commandait la flotte de la mer d'Azov pendant la guerre de Crimée) ne nous apporta pas de nouvelles. Le soir du troisième, il se précipita dans notre salon, pâle, tremblant, chaque muscle de sa charpente puissante frémissant d'énervement. « Nous l'avons ! Nous l'avons ! » cria-t-il. Dans cette agitation, il était incohérent. Holmes le calma avec quelques paroles, et le fit tomber dans un fauteuil. « Allons, communiquons-nous maintenant les faits dans l'ordre. – Elle est venue il y a moins d'une heure. C'était la femme cette fois ; mais le pendentif qu'elle a apporté était la réplique de l'autre. Elle est grande, pâle, avec des yeux de furet. – C'est bien elle ! assura Holmes. – Elle a quitté le magasin et je l'ai suivie. Elle a remonté Kennigton Road. Elle est entrée dans un autre magasin. Monsieur Holmes, c'était le magasin d'un entrepreneur de pompes funèbres. » Mon compagnon sursauta. « Ensuite ? questionna-t-il de cette voix vibrante qui révélait l'âme sous le masque impassible du visage. – Elle s'est adressée à la femme qui se tenait derrière le bureau. Je suis entré. « Vous êtes en retard ! » l'entendis-je dire, ou quelque chose comme cela. La femme s'excusa. « Il va arriver d'instant à l'autre, répondit-elle, mais il nous a demandé plus de temps, parce que c'était un modèle spécial. » Toutes deux se sont arrêtées et m'ont regardé. J'ai réclamé un tarif et je suis sorti. – Très bien ! Et ensuite ? – La femme est partie à son tour, mais je m'étais caché sous un porche. Ses soupçons avaient été éveillés, je pense, car elle a inspecté les alentours. Puis elle a appelé un fiacre et est montée dedans. J'ai eu assez de chance pour en trouver un autre et la suivre. Elle est descendue au numéro 36 de Poultney Square, Brixton. Je suis allé jusqu'au coin de la place, et j'ai regardé la maison. – Avez-vous vu quelqu'un ? – Les fenêtres n'étaient pas éclairées, sauf une à l'étage inférieur. Le store était baissé ; je n'ai rien pu voir à l'intérieur. J'étais là, me demandant ce qu'il me fallait faire, quand un fourgon couvert s'est arrêté ; il y avait deux hommes à l'intérieur. Ils sont descendus, ont sorti un objet du fourgon, l'ont monté sur le perron. Monsieur Holmes, c'était une bière. – Ah ! – Un moment j'ai été sur le point de me ruer dans la maison. La porte était ouverte pour laisser passer les deux hommes et leur cercueil. C'était la femme qui avait ouvert. Mais comme je me tenais non loin, elle m'a aperçu et je crois qu'elle m'a reconnu. Je l'ai vue tressaillir et elle e refermé la porte en toute hâte. Je me suis rappelé ma promesse et je suis venu vous rendre compte. – Vous avez fait de l'excellent travail ! dit Holmes en griffonnant quelques mots sur une demi-feuille de papier. Nous ne pouvons rien faire de légal sans un mandat ; vous servirez donc bien notre cause en portant cette note aux autorités et en obtenant le mandat en question. Des difficultés peuvent surgir, mais je pense que la vente des bijoux devrait suffire. Lestrade pourvoira aux détails. – Mais dans l'intervalle ils peuvent la tuer ! Que signifie cette bière, et pour qui a-t-elle été amenée sinon pour elle ? – Nous ferons tout ce qui peut être fait, monsieur Green. Nous ne perdrons pas un moment. Reposez-vous sur nous. Maintenant, Watson, ajouta-t-il quand notre client descendit l'escalier quatre à quatre, il va mettre en branle les forces régulières. Nous sommes comme d'habitude des irréguliers et nous exécuterons notre propre plan d'action. La situation me paraît si désespérée qu'elle justifie les mesures les plus extrêmes. Il n'y a pas un instant à perdre pour arriver à Poultney Square… » Tandis que notre fiacre trottait rapidement le long de la maison du Parlement et franchissait le pont de Westminster, il entreprit de reconstruire l'enchaînement des faits. «- Nos bandits ont enjôlé cette malheureuse jusqu'à Londres, après l'avoir amenée à se défaire de sa dévouée femme de chambre. Si elle a écrit, ses lettres ont été interceptées. Par l'intermédiaire d'un complice, ils ont loué une maison meublée. Une fois rendue là, ils ont fait de Lady Frances leur prisonnière, et ils sont entrés en possession des bijoux de valeur qui étaient leur objectif depuis le début. Ils ont déjà commencé à en vendre une partie, et ils se croient en sécurité puisqu'ils n'ont aucune raison de penser que quelqu'un s'intéresse au sort de la dame. S'ils la relâchent, elle les dénoncera. Donc il ne faut pas qu'il retrouve la liberté. Comme ils ne peuvent pas la maintenir sous clef indéfiniment, il ne leur reste qu'une solution : la tuer. – C'est très clair. – Mais suivons un autre raisonnement. Quand on suit deux raisonnements distincts, Watson, on finit toujours par trouver un point d'intersection où se situe approximativement la vérité. Nous commencerons cette fois non par la dame, mais par le cercueil, et nous raisonnerons à reculons. Cet épisode prouve, je le crains, que la malheureuse est morte. Il indique également un enterrement orthodoxe, accompagné d'un certificat médical et de papiers officiels. S'ils avaient assassiné Lady Frances, ils l'auraient enterrée dans un trou du jardin. Mais ici tout est régulier, public. Pourquoi ? Sûrement parce qu'ils l'ont fait mourir d'une manière qui a trompé le médecin en lui donnant les apparences d'une mort naturelle : peut-être par du poison. Et cependant il est bien étrange qu'ils aient laissé un médecin s'approcher d'elle, à moins qu'il ne s'agisse d'un complice, ce qui est une supposition à peine croyable. – N'auraient-ils pas pu établir un faux certificat médical ? – C'est bien dangereux, Watson. Très dangereux ! Non, je ne les vois pas commettant cela. Arrêtez, cocher ! Voici certainement les pompes funèbres, puisque nous venons de passer devant le magasin de prêteur sur gages. Voulez-vous entrer, Watson ? Votre physique inspire la confiance. Demandez à quelle heure a lieu l'enterrement de demain à Poultney Square. » La femme du magasin me répondit sans hésitation que la cérémonie avait lieu demain à huit heures. « Vous voyez, Watson : aucun mystère ! Tout au grand jour. Dans un certain sens les formes légales ont été respectées, et ils pensent qu'ils n'ont pas grand-chose à craindre. Bon. Je ne vois rien d'autres à faire qu'une attaque de front. Êtes-vous armé ? – D'une canne ! – Tant pis. Bah ! nous serons assez forts. Il est armé trois fois celui dont la querelle est juste, dit-on. Nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre la police, ni de demeurer sous le couvert de la loi. Vous pouvez repartir, cocher. A présent, Watson, nous allons tenter notre chance ensemble, comme cela nous est quelquefois arrivé dans le passé. » Il avait sonné à la porte d'une vaste maison obscure au centre de Poultney Square. La porte s'ouvrit aussitôt ; la silhouette d'une femme grande et pâle se profila dans le vestibule faiblement éclairé. « Qu'est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle d'une voix brève en nous dévisageant dans le noir. – Je désire parler au docteur Shlessinger, répondit Holmes. – Il n'y a personne de ce nom-là », dit-elle. Elle essaya de nous fermer la porte au nez, mais Holmes avait glissé son pied dans l'entrebâillement. « Bien. Dans ce cas je désire parler à l'homme qui habite ici, quel que soit le nom qu'il s'est donné », déclara fermement Holmes. Elle hésita. Puis elle ouvrit la porte toute grande. « Entrez ! fit-elle. Mon mari n'a peur de personne au monde. » Elle referma la porte derrière nous, et nous introduisit dans un petit salon à droite de l'entrée ; elle alluma le gaz en nous quittant. « Monsieur Peters va venir dans un instant », dit-elle. C'était exact. A peine avions-nous eu le temps de jeter un regard circulaire sur la pièce poussiéreuse et mangée aux mites que la porte s'ouvrit sur un homme grand, chauve et sans barbe, qui entra d'un pas léger. Il avait une grosse figure rougeaude, des bajoues, et un air de bienveillance superficielle que démentait sa bouche cruelle, méchante. « Il doit y avoir erreur, messieurs, dit-il d'une voix onctueuse, et je crois que vous avez été mal dirigés. Peut-être si vous essayiez un peu plus bas dans la rue… – Cela suffit. Nous n'avons pas de temps à perdre ! coupa mon compagnon. Vous êtes Henry Peters, d'Adélaïde, récemment le docteur Shlessinger, de Baden et d'Amérique du Sud. J'en suis aussi sûr que je m'appelle Sherlock Holmes. » Peters, comme je le nommerai dorénavant, bondit et fixa d'un regard mauvais son redoutable adversaire. « Votre nom ne m'impressionne pas, monsieur Holmes, répondit-il froidement. Quand la conscience d'un homme ne lui reproche rien, vous ne pouvez pas l'épouvanter, n'est-ce pas ? Quelle affaire vous amène chez moi ? – Je veux savoir ce que vous avez fait de Lady Frances Carfax, qui est partie avec vous de Baden. – Je serais bien content si vous pouviez me dire où peut être cette dame ! fit Peters toujours aussi froidement. Elle me doit près de cent livres, et pour s'acquitter de sa dette, elle ne m'a laissé que deux pendentifs en toc qu'un marchand ne voudrait même pas examiner. Elle s'était attachée à Mme Peters et à moimême pendant que nous étions à Baden… C'est un fait que je portais à l'époque un autre nom. Elle ne nous a pas lâchés jusqu'à Londres. Je lui avais payé son hôtel et son billet. Une fois à Londres elle a disparu et, comme je vous l'ai dit, elle nous a laissé ces vieux bijoux sans valeur pour s'acquitter envers moi. Si vous la retrouvez, monsieur Holmes, je serai bien votre débiteur. – Je veux la retrouver, dit Sherlock Holmes. Je fouillerai cette maison jusqu'à ce que je l'aie découverte. – Où est votre mandat ? » Holmes montra la crosse de son revolver. « Celui-ci servira en attendant qu'un meilleur arrive. – Comment ! Mais vous êtes un cambrioleur ! – Si vous voulez ! répondit Holmes gaiement. Mon compagnon est lui un dangereux bandit. Et tous les deux nous allons visiter votre maison. » Notre interlocuteur ouvrit la porte. « Va, chercher un policeman, Annie »cria-t-il. Il y eut un bruit de petits pas féminins dans le couloir ; la porte de la rue s'ouvrit et se ferma. « Notre temps est limité, Watson ! me dit Holmes. Si vous essayez de nous empêcher d'agir, Peters, il vous arrivera certainement des ennuis. Où est le cercueil qui a été apporté chez vous ? – Que voulez-vous à ce cercueil ? Il est occupé. Il y a un cadavre dedans. – Il faut que je voie ce cadavre. – Jamais avec mon consentement ! – Alors, sans votre permission ! » D'un geste prompt, Holmes écarta Peters et passa dans le couloir. Une porte était entrouverte. Nous entrâmes. C'était la salle à manger. Sur la table, sous une lampe, le cercueil était là. Holmes tourna le gaz pour donner plus de lumière et leva le couvercle. Au fond de la bière était étendue une forme humaine émaciée. La lumière éclairait un visage âgé et ridé. Aucune cruauté, aucune privation, aucune maladie n'aurait transformé la belle Lady Frances en une aussi misérable épave. Le visage de Holmes manifesta de l'étonnement, mais aussi un soulagement certain. « Dieu merci ! murmura-t-il. C'est quelqu'un d'autre ! – Ah ! vous vous êtes bien fourvoyé pour une fois, monsieur Sherlock Holmes ! s'écria Peters qui nous avait suivis. – Qui est cette morte ? – Si vous tenez à le savoir, c'est une vieille nourrice de ma femme. Elle s'appelle Rose Spender, et nous l'avons retirée de l'infirmerie de l'hospice de Brixton. Nous l'avons amenée ici, nous avons fait venir le docteur Horsom du 13, Firbank Villas… Notez bien l'adresse, monsieur Holmes ! Et elle a été tendrement soignée, autant que peuvent le faire des chrétiens. Trois jours plus tard, elle mourait. Le certificat parle d'affaiblissement sénile ; mais ce n'est que l'opinion d'un médecin et vous, bien sûr, vous vous y connaissez mieux ! Nous avons commandé l'enterrement chez Stimson and Co, de Kennington Road ; la cérémonie aura lieu demain à huit heures. Voyez-vous une faille là-dedans, monsieur Holmes ? Vous avez commis une bêtise énorme, vous feriez mieux d'en convenir. J'aurais payé cher une photo de votre tête ahurie quand vous avez tiré le couvercle : vous vous attendiez à voir Lady Frances Carfax, et vous n'avez trouvé qu'une pauvre vieille femme de quatre-vingt dix ans ! » Sous les flèches de son antagoniste Holmes gardait une figure impassible, mais la crispation de ses mains en disait long sur son impatience. « Je vais fouiller votre maison, dit-il. – Ah ! vous croyez ? cria Peters tandis qu'une voix de femme et des pas pesants retentissaient dans le couloir. C'est ce que nous allons voir. Par ici, messieurs, s'il vous plait ! Ces individus ont pénétré de force dans ma maison et je ne peux pas m'en débarrasser. Aidez-moi à les chasser ! » Un brigadier et un agent se tenaient sur le seuil. Holmes tira sa carte. « Voici mon nom et mon adresse. Et voici mon ami le docteur Watson. – Dieu me pardonne, monsieur ! fit le brigadier. Nous vous connaissons bien. Mais vous ne pouvez pas rester ici sans un mandat. – Bien sûr ! Je le sais. – Arrêtez-le ! cria Peters. – Nous savons ce que nous avons à faire, dit majestueusement le brigadier. Mais il vous faut partir d'ici, monsieur Holmes. – Oui. Watson, partons. » L'instant d'après nous nous retrouvions dans la rue. Holmes avait récupéré son calme habituel, mais je bouillais de fureur et d'humiliation. Le brigadier nous avait suivis. « Je regrette, monsieur Holmes, mais c'est la loi. – Exactement, brigadier. Vous ne pouvez pas agir autrement. – Je suis sûr qu'il y avait de bonnes raisons pour que vous soyez allés chez ces gens-là. Si je peux vous rendre un petit service… – Il s'agit d'une femme qui a disparu, brigadier. Et nous croyons qu'elle est dans cette maison. J'attends un mandat d'un moment à l'autre. – Alors je vais surveiller les lieux, monsieur Holmes. Si quelque chose me paraît louche, vous aurez de mes nouvelles. » Il n'était que neuf heures, et nous reprîmes immédiatement notre chasse. Pour commencer nous nous fîmes conduire à l'hospice de Brixton ; on nous confirma que deux personnes charitables étaient venues quelques jours plus tôt réclamer une vielle femme idiote qui aurait été leur ancienne domestique, et qu'elles avaient obtenu la permission de l'emmener ; la nouvelle de la mort de la vieille n'étonna personne. Nous nous rendîmes ensuite chez le médecin. Il avait été appelé, il avait trouvé la femme en train de mourir d'affaiblissement sénile ; il avait ensuite examiné son cadavre et il avait signé le certificat légal. « Je vous assure, nous dit-il, que tout était parfaitement normal et qu'il n'y avait eu aucune tricherie. » Rien dans la maison ne lui avait semblé suspect ; il s'était seulement étonné que des gens de cette classe sociales n'eussent pas de domestique. Finalement nous nous dirigeâmes vers Scotland Yard. Des difficultés de procédure avaient été soulevées à propos du mandat. Un léger retard était inévitable. La signature du juge ne pourrait pas être obtenue avant le lendemain matin. Si Holmes voulait venir à neuf heures, il pourrait accompagner Lestrade et assister à l'exécution du mandat. Ainsi se termina la journée, non sans que, vers minuit, notre ami le brigadier vînt nous trouver pour nous dire qu'il avait vu derrière les fenêtres de la grande maison obscure des petites lueurs tremblantes en promenade, mais que personne n'était sorti et que personne n'était entré. Nous ne pûmes que nous armer de patience pour attendre le lendemain. Sherlock Holmes était de trop mauvaise humeur pour bavarder et trop énervé pour dormir. Je le laissai à sa pipe sur laquelle il tirait sans arrêt ; ses épais sourcils sombres s'étaient rejoints sur une même ligne droite ; ses longs doigts sensibles tapotaient les bras de son fauteuil ; il était en quête de toutes les solutions possibles du mystère. A plusieurs reprises au cours de la nuit, je l'entendis déambuler dans l'appartement. Enfin juste après mon réveil, il se précipita dans ma chambre. Il était en robe de chambre, mais je n'avais qu'à regarder ses yeux creux et la pâleur de son visage pour être sûr qu'il n'avait pas fermé l'œil. « A quelle heure l'enterrement ? A huit heures, n'est-ce pas ? s'enquit-il brusquement. Il est sept heures vingt maintenant. Grands dieux, Watson, qu'ai-je fait du peu de cervelle dont le Seigneur m'a gratifié ? Vite, mon cher, vite ! C'est une question de vie ou de mort, et les chances pour la mort sont de cent contre une. Si nous arrivons trop tard, je ne me le pardonnerais jamais ! » Cinq minutes après nous roulions dans un fiacre. Le cocher avait beau fouetter son cheval, il était huit heures moins vingtcinq quand nous passâmes devant Big Ben, et huit heures sonnaient quand nous descendîmes Brixton Road. Mais tout le monde était en retard. A huit heures dix le corbillard était encore devant la porte de la maison de Poultney Square. Quand notre cheval écumant s'arrêta, le cercueil porté par trois hommes apparut sur le seuil. Holmes se rua au-devant d'eux pour leur barrer le passage. « Arrière ! leur cria-t-il en posant sa main sur l'épaule du plus proche. Rentrez ce cercueil immédiatement dans la maison ! – Que voulez-vous encore ? Une fois de plus, avez-vous un mandat ? hurla Peters furieux dont la grosse figure rougeade surgit à l'autre bout du cercueil. – Le mandat est en route. Cette bière restera dans la maison jusqu'à ce qu'il arrive. » La voix de Holmes était empreinte d'une telle autorité que les croque-morts hésitèrent. Peters s'enfuit dan la maison ; ils obéirent aux nouveaux ordres que lançait Holmes. « Vite, Watson, vite ! Voici un tournevis… cria-t-il quand le cercueil fut reposé sur la table. En voici un autre pour vous, mon vieux ! Un souverain si le couvercle est levé dans une minute ! Pas de questions ! Au travail ! Bien ! Un autre ! Encore ! Maintenant tirez tous ensemble ! Il cède ! Il vient ! Ah ! enfin ! » En réunissant nos forces nous étions parvenus à arracher le couvercle du cercueil. Alors s'échappa de l'intérieur une odeur envahissante et nauséabonde de chloroforme. Un corps était étendu, la tête dans des bandes de coton imbibées du narcotique. Holmes, en un clin d'œil, les ôta et dévoila la figure figée d'une jolie femme de quarante ans. Il passa un bras autour du buste et le maintint dans la position assise. « Vit-elle encore, Watson ? Subsiste-t-il une étincelle de vie ? Non, il n'est pas possible que nous soyons intervenus trop tard ! » Pendant une demi-heure nous eûmes l'impression que si. Que ce fût sous l'effet des vapeurs de chloroforme ou par suite d'une réelle asphyxie, Lady Frances semblait bien être parvenue au-delà de la limite où l'on pouvait espérer la ramener à la vie. Et puis, enfin, grâce à la respiration artificielle, à des injections d'éther et à tout ce que la science nous suggéra de tenter, une légère buée sur un miroir, un frémissement des paupières nous avertirent que la vie revenait lentement. Un fiacre s'était arrêté dehors. Holmes souleva le store. « Voici Lestrade avec son mandat, annonça-t-il. Il trouvera ses oiseaux envolés. Et voici… » Des pas lourds se hâtaient dans le couloir. « … Voici quelqu'un qui a beaucoup plus le droit que nous de soigner cette dame. Bonjour, monsieur Green. Je crois que plutôt nous pourrons emmener Lady Frances, mieux cela vaudra. En attendant, la pauvre vieille femme qui est toujours dans la bière peut s'en aller vers le lieu de son repos éternel. » **** « Si vous consentez à ajouter cette affaire à vos dossiers, mon cher Watson, me dit Holmes ce soir-là, elle devra illustrer cette éclipse provisoire à laquelle peut être sujet l'esprit le plus équilibré qui soit. De telles défaillances sont communes à tous les mortels ; heureux celui qui les reconnaît et les répare. J'ai peutêtre quelques titres à revendiquer ce modeste crédit. Ma dernière nuit a été hantée par l'idée que quelque part un indice, une phrase étrange, une remarque curieuse m'avaient frappé et que je les avais trop facilement écartés. Et puis tout à coup dans la lumière grise du matin, les mots me sont revenus en mémoire : il s'agissait de la remarque de la femme de l'entrepreneur de pompes funèbres, telle que nous l'avait rapportée Philip Green. Elle avait dit : « Il va arriver d'un instant à l'autre. Il nous a demandé plus de temps, parce que c'était un modèle spécial. » Elle parlait du cercueil. Un modèle spécial, donc des mesures sortant de l'ordinaire… Pourquoi ? Pourquoi ? Soudain je me rappelai sa profondeur, et la petite forme humaine ratatinée à l'intérieur. Pourquoi une bière si vaste pour un corps si menu sinon pour laisser de la place à un deuxième corps ? Deux corps qui seraient enterrés avec un seul certificat ! tout était parfaitement clair ; mais j'ai eu la vue brouillée. A huit heures Lady Frances allait être enterrée. Notre seule chance consistait à empêcher l'enterrement. « C'était une bien faible chance pour la retrouver vivante, mais enfin c'était une chance, comme le résultat l'a prouvé. Ces gens, à ma connaissance, n'avaient jamais assassiné. Ils pouvaient au dernier moment reculer devant un vrai meurtre. Ils pouvaient l'enterrer sans que personne ne sût comment elle avait trouvé la mort ; et même en cas d'exhumation ils pouvaient s'en tirer. J'espérais qu'ils avaient réfléchi à tout cela. Vous pouvez assez bien reconstituer la scène. Vous avez vu cette ancre horrible en haut, où la pauvre dame a été si longtemps recluse. Ils l'ont inondée de chloroforme, l'ont descendue, ont ajouté une bonne dose de chloroforme dans le cercueil pour se garantir contre son réveil, et puis ils ont vissé le couvercle. Plan subtil, Watson ! Nouveau pour moi dans les annales du crime. Si nos amis exmissionnaires échappent aux menottes de Lestrade, je ne serais pas surpris d'apprendre par la suite d'autres exploits non moins sensationnels. » Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) http://conan.doyle.free.fr/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'ÉCOLE DU PRIEURÉ Le retour de Sherlock Holmes (janvier 1904) L'école du prieuré Il n'a pas manqué d'entrées et de sorties dramatiques, sur notre petite scène de Baker Street, mais je ne puis rien me remémorer d'aussi soudain et d'aussi inattendu que la première apparition du docteur Thorneycroft Huxtable, licencié ès lettres, docteur en philosophie, etc. Sa carte, qui semblait trop petite pour porter tout le poids de ses distinctions académiques, le précéda de quelques secondes et puis il parut en personne – si vaste, si pompeux et si compassé qu'il était l'incarnation même de la maîtrise de soi et de sa solidité. Et pourtant, son premier geste, quand la porte se fut refermée derrière lui, fut d'aller en chancelant s'appuyer à la table, d'où il glissa à terre, de sorte que cette majestueuse silhouette se retrouva prostrée, sans connaissance, sur notre tapis de feu en peau d'ours. Nous nous étions levés d'un bond et, pendant quelques instants, nous contemplâmes avec une silencieuse stupeur cette emphatique épave qui venait nous parler d'on ne savait quelle subite et fatale tempête survenue quelque part au loin, sur l'océan de la vie. Puis Holmes lui logea un coussin sous la tête et moi du cognac entre les dents. Le pesant visage, tout pâle, était couturé des rides du souci ; les poches, sous les yeux clos, avaient des teintes de plomb ; la bouche molle s'abaissait douloureusement aux coins et le menton pendant n'était pas rasé. Chemise et col portaient les souillures d'un long voyage et les cheveux dépeignés se hérissaient sur le crâne bien modelé. C'était un homme fort éprouvé que celui qui gisait devant nous. – Qu'est-ce que c'est, Watson ? me demanda Holmes. – Un épuisement total – peut-être simplement la faim et la fatigue, dis-je, l'index sur le pouls qui, presque imperceptible, révélait que le flux vital était mince et menu. – Un billet de retour pour Mackleton, dans le nord de l'Angleterre, dit Holmes en l'extrayant du gousset du malade. Il n'est pas encore midi. Il est certes parti de bien bonne heure ! Les paupières plissées commençaient à papilloter et bientôt deux yeux gris, l'air égaré, nous regardaient. Un instant plus tard, l'homme était debout, le visage cramoisi de confusion. – Pardonnez cette faiblesse, monsieur Holmes ; je suis un peu surmené. Volontiers, si je pouvais avoir un verre de lait et un biscuit cela irait tout de suite mieux, j'en suis sûr. Je suis venu moi-même, monsieur Holmes, pour être certain que vous repartiriez avec moi. Je craignais que nul télégramme ne vous convainquît de l'urgence absolue de l'affaire. – Quand vous serez tout à fait remis… – Je me sens très bien, maintenant. Je ne comprends pas comment j'ai pu ainsi tomber de faiblesse. Je désire, monsieur Holmes, que vous preniez avec moi le prochain train pour Mackleton. – Mon collègue, le docteur Watson, peut vous dire combien nous sommes pris pour l'instant. Je suis retenu dans cette affaire des documents Ferrers et on va juger l'assassinat Abergavenny. Il faudrait un événement très important pour m'appeler hors de Londres. – Important ! (Notre visiteur leva les bras au ciel.) Vous n'avez pas entendu parler du rapt du fils unique du duc d'Holdernesse ? – Quoi ? le fils de l'ancien Premier ministre ? – Exactement. Nous avons essayé que la presse n'en parle pas, mais il y avait un écho dans Le Globe d'hier soir. Je pensais qu'il avait pu vous venir aux oreilles. Holmes étendit son long bras mince et prit le volume H de son encyclopédie de références. – Holdernesse, duc de, sixième du nom… et ensuite tout un alphabet qui représente ses dignités et décorations… et là-dessus tout un palmarès qui énumère ses titres… lord, lieutenant du comté d'Hallamshire depuis 1900. Marié à Edith, fille de sir Charles Appledore en 1888. Héritier du titre (et fils unique) : lord Saltire. Possède environ deux cent cinquante mille hectares. Exploitations minières dans le Lancashire et le pays de Galles. Adresses : Canton House Terrasse ; château d'Holdernesse dans l'Hallamshire et château de Carston à Bangor, pays de Galles. Eh bien, eh bien ! c'est sûrement l'un des plus éminents sujets de Sa Majesté ! – Le plus grand et peut-être le plus riche. Je sais, monsieur Holmes, que vous avez une haute idée de votre profession et que vous êtes parfaitement prêt à travailler pour l'amour de l'entreprise. Je suis néanmoins en mesure de vous préciser que le duc a déjà proclamé qu'un chèque de cinq mille livres serait remis à la personne qui pourrait lui dire où est son fils, et mille autres à celle qui lui donnerait le ou les noms de qui l'a enlevé. – C'est une offre princière, dit Holmes. Watson, je crois que nous accompagnerons le docteur Huxtable dans son voyage de retour vers le Nord. Et maintenant, cher monsieur, quand vous aurez terminé votre lait, voudrez-vous avoir l'obligeance de me dire ce qui s'est produit, quand cela s'est produit, comment cela s'est produit et, finalement, ce que le docteur Thorneycroft Huxtable, de l'école du Prieuré, près de Mackleton, vient faire dans cette affaire et pourquoi il arrive trois jours après l'événement – l'état de votre menton en fournit la date – pour solliciter mes humbles services. Notre visiteur avait consommé son lait et ses biscuits. La lumière était revenue dans ses yeux et la couleur sur ses joues quand il se mit, avec beaucoup de vigueur et de lucidité, à nous exposer la situation. – Je dois vous dire, messieurs, que le Prieuré est un établissement d'enseignement élémentaire dont je suis le fondateur et le principal. Mes Réflexions en marge d'Horace rappelleront peut-être mon nom à votre mémoire. Le Prieuré est, sans conteste, la meilleure et la plus sélecte école de son genre. Lord Leverstoke, le comte de Blackwater, sir Cathcart Soames… tous ces personnages éminents m'ont confié leurs fils. Mais j'ai eu l'impression que mon école venait d'atteindre son apogée quand, il y a trois semaines, le duc de Holdernesse m'a envoyé son secrétaire, M. James Wilder, m'informer que le jeune lord Saltire, dix ans, son fils unique et héritier, allait être confié à mes soins. Je ne pensais guère que c'était là le prélude à la plus écrasante infortune de mon existence. « Le premier mai, jour où s'ouvre le trimestre estival, l'enfant arriva. C'était un charmant garçon et il prit très vite les habitudes de la maison. Je puis vous dire – je ne pense pas que ce soit de l'indiscrétion et les demi-confidences sont ridicules en pareil cas – qu'il n'était pas complètement heureux chez lui. Il est de notoriété publique que le duc n'a pas été heureux en ménage et que cette union s'est soldée par une séparation d'un commun accord, la duchesse ayant choisi d'aller résider dans le midi de la France. Ce fait venait de se produire tout récemment et les préférences du garçon allaient notoirement à sa maman. Il se montra taciturne après qu'elle eut quitté le château d'Holdernesse et ce fut pour cette raison que le duc voulut l'envoyer à mon établissement. Au bout de quinze jours le petit se sentait tout à fait chez lui et selon toute apparence était parfaitement heureux. « C'est le lundi 13 mai au soir qu'on l'a vu pour la dernière fois. Lundi dernier par conséquent. Sa chambre était au second et, pour y aller, il fallait passer par une autre, plus grande, où couchaient deux élèves. Ceux-ci n'ont rien vu ni rien entendu, de sorte qu'il est certain que le jeune Saltire n'est pas sorti par là. Sa fenêtre était ouverte et un gros lierre permet de descendre jusqu'au sol. Nous n'avons pas pu relever en bas la trace de ses pas, mais il est certain que c'est la seule sortie possible. « Son absence fut découverte à sept heures du matin, le mardi. Son lit était défait. Il s'est habillé complètement avant de partir dans la tenue habituelle de l'école : pantalon gris et veste d'Eton. Rien ne dénotait que personne fût entré dans la pièce et il est tout à fait certain que s'il y avait eu quoi que ce fût qui ressemblât à des cris ou à une lutte, on l'aurait entendu, car Caunter, le plus âgé des élèves de la pièce voisine, a le sommeil très léger. « Dès que fut découverte la disparition de lord Saltire, je fis aussitôt rassembler tout l'établissement – élèves, professeurs et domestiques. Ce fut ainsi qu'on constata que l'enfant n'avait pas fui seul. Le professeur d'allemand Heidegger manquait. Sa chambre est au second, à l'autre bout du bâtiment, faisant face du même côté que celle de lord Saltire. Lui aussi s'était couché, car son lit était défait ; toutefois il était parti, semblait-il, partiellement vêtu, car sa chemise et ses chaussettes étaient restées par terre. Il avait certainement utilisé le lierre pour descendre jusqu'à terre car nous avons pu voir la trace de ses pas sur la pelouse là où il a atterri. Sa bicyclette, garée dans un abri voisin de cette pelouse, a disparu, elle aussi. « L'Allemand était chez moi depuis deux ans et possédait d'excellentes références ; c'était un homme morose et taciturne qui n'était populaire ni auprès des maîtres ni auprès des élèves. On ne put trouver nulle trace des fugitifs et maintenant, jeudi matin, nous demeurons aussi ignorants que nous l'étions mardi. On s'est, bien entendu, renseigné au château d'Holdernesse. Il n'est qu'à quelques kilomètres et on pouvait croire que, pris d'une nostalgie soudaine, l'enfant était reparti retrouver son père ; mais on n'en avait pas de nouvelles. Le duc est extrêmement ému – quant à moi, vous avez pu constater dans quel état de prostration nerveuse l'inquiétude et la responsabilité m'ont mis. Monsieur Holmes, s'il vous arrive jamais de mettre en action la totalité de vos pouvoirs, je vous conjure de le faire main tenant, car de votre vie vous ne vous êtes trouvé devant un cas qui le méritât davantage. Sherlock Holmes avait écouté avec la plus grande attention l'exposé du malheureux principal. Ses sourcils froncés et le profond sillon qui se creusait en leur milieu attestaient qu'il n'y avait pas besoin de l'exhorter à concentrer toute son attention sur un problème qui, en dehors des formidables intérêts en cause, était bien fait pour le séduire par sa complexité et son étrangeté. Il tira son calepin et prit note d'une ou deux choses. – C'est une grosse négligence que de ne pas être venu plus tôt, dit-il sévèrement. Vous me lancez dans mes investigations avec un sérieux handicap. On ne peut douter, par exemple, que le lierre et la pelouse auraient fourni des éléments appréciables à un observateur exercé. – Ce n'est pas moi qu'il faut blâmer. Le duc désirait vivement éviter toute espèce de scandale public. Il craignait que ses malheurs conjugaux ne fussent étalés dans les journaux. Il a horreur de tout cela. – Mais il y a bien eu des recherches officielles ? – Oui, monsieur, des investigations qui se sont révélées fort décevantes. On a tout de suite recueilli un semblant de piste car un enfant et un jeune homme avaient été vus quittant la gare voisine par un train qui partait de bonne heure. Hier seulement on a eu des nouvelles de ces deux personnes : retrouvées à Liverpool, elles n'ont absolument rien à voir avec le problème qui nous préoccupe. C'est alors que dans mon désespoir et ma déception je suis, après une nuit d'insomnie, venu tout droit à vous, par le premier train. – J'imagine que les recherches locales ont été suspendues pendant qu'on suivait cette fausse piste ? – On les a totalement abandonnées. – De sorte que trois jours ont été perdus. L'affaire a été menée d'une façon on ne peut plus déplorable. – J'en ai le sentiment et je le reconnais. – C'est pourtant un problème susceptible, en fin de compte, d'une solution. Je serai très heureux de l'approfondir. Avez-vous pu déterminer une relation entre l'enfant disparu et le professeur d'allemand ? – Aucune. – Était-il dans sa classe ? – Non. Autant que je sache, il ne lui a jamais adressé la parole. – Voilà qui est certes fort singulier. Le petit avait-il une bicyclette ? – Non. – En manque-t-il une seconde ? – Non. – Est-ce bien certain ? – Tout à fait. – Alors, voyons, vous ne prétendez pas suggérer sérieusement que cet Allemand est parti à bicyclette, en pleine nuit, en portant le gamin dans ses bras ? – Certainement pas. – Alors, quelle théorie envisagez-vous ? – La bicyclette était peut-être destinée à nous égarer. Il se peut qu'on l'ait cachée quelque part et que tous deux soient partis à pied. – En effet, mais le piège paraît assez absurde, hein ? Y avait-il d'autres bicyclettes dans le garage ? – Plusieurs. – Alors est-ce qu'on n'en aurait pas plutôt caché deux si on avait eu le dessein de faire croire qu'on était parti avec ? – Sans doute. – Mais bien entendu. Cette théorie de la fausse piste ne vaut rien. Néanmoins, l'incident constitue un admirable point de départ pour une investigation. Après tout, une bicyclette n'est pas un objet facile à cacher ou à détruire. Une autre question encore : quelqu'un est-il venu voir l'enfant la veille de sa disparition ? – Non. – A-t-il reçu des lettres ? – Oui, une. – De qui ? – De son père. – Est-ce que vous ouvrez les lettres de vos élèves ? – Non. – Comment savez-vous qu'elle venait de son père ? – Par les armes sur l'enveloppe dont l'adresse était de l'écriture caractéristique de raideur du duc. En outre, celui-ci se rappelle qu'il a écrit. – Quand avait-il reçu une lettre, avant cela ? – Pas depuis plusieurs jours. – En recevait-il parfois de France ? – Jamais. – Vous voyez, naturellement, le but de mes questions. Ou bien l'enfant a été emmené de force, ou bien il est parti de son plein gré. Dans le second cas, on s'attendrait qu'un encouragement venu du dehors soit nécessaire pour qu'un garçon aussi jeune agisse comme il l'a fait. Si personne n'est passé le voir, cet encouragement a dû venir par lettre. Ce pour quoi j'essaie de déterminer quels furent ses correspondants. – Je crains de ne pouvoir vous être d'un grand secours : son seul correspondant, que je sache, était son père. – Qui lui a écrit le jour même de sa disparition. Les relations entre père et fils étaient-elles très amicales ? – Le duc n'est jamais très amical avec personne. Il est complètement absorbé par les grands problèmes nationaux et demeure assez inaccessible aux émotions ordinaires. Mais, à sa façon, il a toujours été gentil avec son fils. – Cependant les préférences de celui-ci allaient à sa mère ? – Oui. – L'a-t-il proclamé ? – Non. – C'est le duc, alors ? – Grand Dieu, non ! – Alors, comment avez-vous pu le savoir ? – J'ai eu une conversation confidentielle avec le secrétaire du duc, M. James Wilder. C'est lui qui m'a renseigné sur les sentiments de lord Saltire. – Je vois. Au fait, cette dernière lettre du duc, l'a-t-on trouvée dans la chambre de l'enfant après son départ ? – Non. Il l'a emportée. Je crois, monsieur Holmes, qu'il est temps que nous partions pour la gare. – Je vais commander un fiacre. Dans un quart d'heure nous sommes à votre disposition. Si vous télégraphiez chez vous, monsieur Huxtable, il ne serait pas mauvais de laisser croire aux gens du voisinage que l'enquête se poursuit toujours à Liverpool ou n'importe où ailleurs, là où la fausse piste aura emmené la meute. Dans l'intervalle, je me livrerai à une discrète enquête à notre porte même et peut-être la piste ne sera-t-elle pas refroidie à tel point que deux vieux limiers comme Watson et moi n'y trouvions quelque chose à flairer. La soirée nous trouva dans l'atmosphère froide et vivifiante du nord de l'Angleterre, où était située la fameuse école du docteur Huxtable. Il faisait déjà noir quand nous y arrivâmes. Une carte était posée sur la table du vestibule et le domestique murmura quelque chose à son patron qui se retourna vers nous, tous les traits de son pesant visage empreints d'agitation. – Le duc est là ! dit-il. Le duc est dans mon bureau avec M. Wilder. Venez, messieurs, je vais vous présenter. Bien entendu, les portraits du fameux homme d'État m'étaient familiers, mais l'homme était tout différent de ses effigies. C'était un monsieur de haute et imposante stature, vêtu avec un soin scrupuleux et dont le visage mince et tiré s'ornait d'un nez grotesquement long et crochu. Son teint était d'une mortelle pâleur, ce qui faisait un contraste encore plus frappant avec la longue barbe rousse effilée qui descendait sur son gilet blanc, assez bas pour que sa chaîne de montre brillât dans ses franges. Tel était le majestueux personnage qui, debout au milieu du tapis de foyer du docteur Huxtable, nous fixait d'un regard impassible. A côté de lui, se tenait un très jeune homme que je devinai comme étant Wilder, son secrétaire particulier. Petit, nerveux, alerte, il avait des yeux bleus intelligents et un visage d'une grande mobilité. Ce fut lui, qui, aussitôt, d'un ton incisif et catégorique, ouvrit la conversation. – Je suis venu vous voir ce matin, docteur Huxtable, trop tard pour vous empêcher de partir pour Londres. J'ai appris que votre dessein était d'inviter M. Sherlock Holmes à se charger de cette enquête. Le duc est surpris, docteur, que vous ayez entrepris une pareille démarche sans le consulter. – Quand j'ai appris que la police avait échoué… – Le duc n'est en aucune façon convaincu que la police a échoué. – Mais sûrement, monsieur Wilder… – Vous savez parfaitement, docteur Huxtable, que le duc est tout particulièrement désireux d'éviter tout esclandre. Il préfère mettre le moins de gens possible dans la confidence. – Il est facile de remédier au mal, dit le docteur, confondu. M. Sherlock Holmes peut rentrer à Londres par le train de demain matin. – Tout de même pas, docteur, tout de même pas, dit Holmes de sa voix la plus suave. Cet air du Nord est à la fois stimulant et agréable, aussi je me propose de passer quelques jours sur vos landes et d'occuper de mon mieux mon intellect. Aurai-je l'abri de votre toit ou bien celui de l'auberge du village ? Cela, bien sûr, c'est à vous d'en décider. Je voyais que l'infortuné docteur était au dernier stade de l'irrésolution, quand il en fut tiré par la voix sonore et profonde du duc à barbe rousse ; elle tonnait comme un gong appelant pour le dîner : – Je suis de votre avis, monsieur Wilder, le docteur aurait agit sagement en me consultant. Mais puisque M. Holmes est déjà dans la confidence, il serait certes absurde de ne pas nous prévaloir de ses services. Bien loin d'aller à l'auberge du village, je serais heureux, monsieur Holmes, si vous pouviez être mon hôte, au château d'Holdernesse. – Je vous remercie, monsieur. Pour mon enquête, il est plus sage, je crois, de rester sur le théâtre du mystère. – Comme vous voudrez, monsieur Holmes. Toute information que M. Wilder ou moi-même pouvons vous donner est, naturellement, à votre disposition. – Il sera sans doute nécessaire que je vous voie au château, dit Holmes. Je désirerais seulement vous demander maintenant, monsieur, si vous avez, dans votre esprit, formé une explication à la mystérieuse disparition de votre fils ? – Non, monsieur. – Veuillez m'excuser de faire allusion à un sujet qui vous est pénible, mais je n'ai pas le choix. Croyez-vous que la duchesse soit pour quelque chose dans l'affaire ? Le grand ministre marqua une perceptible hésitation. – Je ne le pense pas, dit-il enfin. – Une autre explication qui vient tout de suite à l'esprit, c'est que l'enfant a été kidnappé dans le but d'obtenir une rançon. Avez-vous été l'objet d'une exigence de ce genre ? – Non, monsieur. – Une dernière question encore, monsieur. J'ai cru comprendre que vous aviez écrit à votre fils le jour même où l'incident s'est produit. – Non, je lui ai écrit la veille. – Exactement, mais il a reçu la lettre ce jour-là. – Oui. – Y avait-il dans votre lettre quelque chose qui fût de nature à le déconcerter ou à l'inciter à un acte de ce genre ? – Non, monsieur, certainement pas. – Avez-vous mis cette lettre à la poste vous-même ? La réponse du gentilhomme fut devancée par celle de son secrétaire qui s'interposa avec quelque chaleur. – Le duc n'a pas l'habitude de porter les lettres à la poste luimême, dit-il. Cette lettre fut placée, avec d'autres, sur la table du bureau et je les ai mises moi-même dans le sac postal. – Vous êtes certain que celle-là était du nombre ? – Oui, je l'ai remarquée. – Combien de lettres avez-vous écrites ce jour-là ? – Vingt ou trente. J'ai une grosse correspondance. Mais vous ne croyez pas que tout cela est étranger à la question ? – Pas totalement, dit Holmes. – Pour ma part, poursuivit le duc, j'ai conseillé à la police de tourner son attention du côté du midi de la France. J'ai déjà dit que je ne crois pas que la duchesse encouragerait un geste aussi monstrueux, mais l'enfant avait les idées les plus fausses, et il se peut qu'il se soit sauvé pour aller la rejoindre, avec l'aide et l'appui de cet Allemand. Je crois, docteur Huxtable, que nous allons regagner le château. Je voyais qu'il y avait d'autres questions que Holmes aurait bien voulu poser ; mais les manières catégoriques du grand seigneur montraient que l'entretien était terminé. Il allait de soi que, pour une nature aussi aristocratique, cette discussion de ses affaires de famille avec un étranger était plus qu'il n'en pouvait admettre et qu'il craignait toute nouvelle question susceptible d'éclairer d'une lumière plus vive les recoins discrètement ombrés de son histoire ducale. Quand le gentilhomme et son secrétaire furent partis, mon ami se lança avec son ardeur habituelle dans ses investigations. La chambre de l'enfant fut examinée avec soin et ne fournit aucun renseignement en dehors de la conviction qu'on en retira qu'il n'avait pu fuir que par la fenêtre. La chambre du professeur d'allemand ne fournit aucun nouvel indice et ses effets non plus. En ce qui le concernait, une branche du lierre avait cédé sous son poids et nous vîmes, à la lueur d'une lanterne, la trace que ses talons avaient, en arrivant en bas, laissée sur le gazon. Cette unique entaille dans l'herbe courte était le seul témoignage matériel qu'il restait de l'inexplicable fuite nocturne. Sherlock Holmes sortit seul de la maison et ne revint qu'après onze heures du soir. Il avait pu se procurer une grande carte d'état-major des parages et il vint dans ma chambre l'étaler sur mon lit. Après quoi, ayant, en son milieu, posé la lampe en équilibre, il se mit à fumer la pipe en la considérant et en me désignant de temps à autre, du bout ambré de sa pipe, certains éléments d'intérêt. – Cette affaire m'envahit l'esprit, Watson, me dit-il. Certains points en sont extrêmement intéressants. A ce stade encore peu avancé, je voudrais que vous vous rendiez compte de ses particularités géographiques, car elles peuvent intervenir de façon considérable dans nos investigations. « Vous voyez cette carte. Le carré noir, c'est l'école du Prieuré. Je plante une épingle dessus. Maintenant, cette ligne-ci, c'est la route principale. Vous voyez qu'elle va d'est en ouest en passant devant l'école, et vous voyez aussi qu'il n'y a pas, ni d'un côté ni de l'autre, de route qui en parte à moins de quinze cents mètres de là. Si nos deux gaillards sont partis par la route, c'est forcément par celle-là. – Exactement. – Par une chance singulière, nous sommes en mesure de contrôler ce qui est passé sur cette route la nuit en question. A cet endroit, que je vous indique du bout de ma pipe, un garde de la police locale s'est trouvé de service de minuit à six heures du matin. C'est, comme vous le voyez, le premier croisement en allant vers l'est. Le bonhomme affirme qu'il n'a pas quitté son poste un seul instant et il est catégorique : ni homme ni enfant n'auraient pu passer inaperçus. Je lui ai parlé ce soir et il m'a tout l'air d'un garçon à qui on peut se fier. Cela bloque donc ce côté de la route. Occupons-nous de l'autre. Il y a ici une auberge, « Le Taureau rouge », dont la patronne était malade. Elle avait envoyé chercher un docteur à Mackleton, mais il n'est arrivé qu'au matin parce qu'il était retenu par une autre consultation. Les gens de l'auberge sont donc restés sur le qui-vive toute la nuit pour l'attendre et il semble que l'un d'eux a de façon continuelle surveillé la route. Ils affirment que personne n'est passé. Si leur témoignage est valable, alors nous sommes assez heureux pour avoir bloqué l'ouest aussi, ce qui nous met à même de dire que les fugitifs n'ont pas du tout suivi la route. – Mais la bicyclette ? objectai-je. – En effet. Nous allons arriver à la bicyclette dans un instant. Pour poursuivre notre raisonnement : si nos gaillards ne sont pas partis par la route, ils ont dû traverser la campagne au nord ou au sud de la maison. C'est un fait certain. Envisageons les deux éventualités. Au sud il y a, comme vous le voyez, un large secteur de terre arable, morcelée en petits champs, séparés par des murs en pierre. Là, je reconnais qu'une bicyclette est impossible. Nous pouvons en bannir l'idée. Tournons-nous donc vers la campagne nord. Là, nous trouvons un boqueteau, marqué comme « Le Fourré déchiqueté » et au-delà s'étend une grande lande ondulée, la lande du Bas-Jabot qui couvre bien une quinzaine de kilomètres et ne cesse de monter en pente douce. Ici, d'un côté de cet espace désertique, se place le château d'Holdernesse, à une quinzaine de kilomètres par la route, mais à une dizaine seulement en traversant cette lande qui est particulièrement désolée, car c'est tout juste si quelques petits agriculteurs y élèvent des moutons et autres bestiaux. En dehors de ceux-ci, le pluvier et le courlis sont les seuls hôtes de ces parages jusqu'à ce qu'on arrive à la grand-route de Chesterfield. Là, il y a une église, vous le voyez, plus quelques maisonnettes et une auberge. Après, les collines deviennent dangereusement accidentées. C'est sûrement au nord qu'il faut porter notre enquête. – Mais la bicyclette ? m'entêtai-je. – Eh bien, quoi ! un bon cycliste n'a pas besoin d'une grandroute, dit Holmes avec impatience. La lande est coupée de sentiers et la lune était pleine. Tiens ! que se passe-t-il ? On frappait précipitamment à la porte et un instant plus tard, le docteur Huxtable était dans la pièce. Il tenait à la main une casquette d'écolier ornée d'un chevron blanc sur la visière. – Enfin un indice ! s'écria-t-il. Dieu soit loué, nous voici enfin sur la piste de ce cher enfant ! Voici sa casquette. – Où l'a-t-on trouvée ? – Dans la voiture des Bohémiens qui campaient sur la lande. Ils sont partis mardi. La police les a rattrapés et a fouillé leurs roulottes. Elle a déniché cela. – Comment en expliquent-ils la présence ? – Ils bafouillent ramassée sur la lande gredins ! Dieu merci, châtiment ou l'argent qu'ils savent. et mentent – ils racontent qu'ils l'ont mardi matin. Ils savent où est le petit, les les voilà sous les verrous. La crainte du du duc arrivera bien à tirer d'eux tout ce – C'est toujours cela, dit Holmes quand le docteur eut enfin quitté la pièce. Le fait vient du moins à l'appui de ma théorie que c'est du côté de la lande du Bas-Jabot qu'il faut espérer obtenir des résultats. La police n'a rien fait d'efficace, localement, en dehors de cette arrestation des Bohémiens. Écoutez, Watson, il y a un cours d'eau qui traverse la lande. Vous le voyez, là sur la carte. En certains endroits il s'élargit jusqu'à former un marécage. Il en est plus spécialement ainsi dans la région située entre le château d'Holdernesse et l'école. Il est vain, par ce temps de sécheresse, de chercher des traces ailleurs mais, à cet endroit-là, il y a certes une chance que quelque chose subsiste. Je vous appellerai de bonne heure demain matin et nous essaierons de voir si nous pouvons projeter sur le mystère une lumière nouvelle. Le jour se levait tout juste quand je m'éveillai et vis à côté de mon lit la longue silhouette mince de Holmes. Il était tout habillé et semblait déjà être sorti. – J'ai fait la pelouse et le garage de bicyclettes, dit-il. Maintenant, Watson, il y a du cacao qui vous attend dans la pièce voisine. Je suis forcé de vous demander de vous dépêcher car nous avons une journée bien remplie devant nous. Ses yeux étincelaient, et ses joues s'empourpraient de l'ardeur du maître ouvrier qui considère son travail disposé devant lui. Un Holmes tout différent, en son activité alerte, du rêveur exsangue qui, à Baker Street, passait son temps à se livrer à des études d'introspection. J'eus l'impression, en considérant sa souple silhouette, débordante d'énergie nerveuse, que la journée qui se préparait allait certes comporter de rudes efforts. Et pourtant, elle s'ouvrit par une noire déception. Pleins de grands espoirs nous nous mîmes en route sur la tourbe roussâtre de la lande coupée de mille sentiers de moutons, jusqu'au moment où nous arrivâmes à la large ceinture vert clair dont s'entourait le marécage qui nous séparait d'Holdernesse. Si l'enfant était parti en direction de son foyer, il avait forcément dû passer par là et il n'avait pu franchir ces marais sans y laisser de traces. Mais nous ne vîmes nul indice de son passage ou de celui de l'Allemand. Le visage assombri, mon ami parcourait le bord du marais en observant avec attention toutes les taches de boue qui trouaient la surface moussue. Des traces de moutons, il y en avait à profusion, et même, à un endroit, au bout de quelques kilomètres, des vaches avaient laissé des empreintes. Mais rien d'autre. – Contrôle numéro un, dit Holmes en contemplant d'un air morose l'étendue ondulée de la lande. Il y a un autre marais là bas de l'autre côté, avec un étroit goulet entre les deux. Tiens, tiens, tiens, qu'est-ce que c'est que cela ? Nous étions parvenus sur un petit sentier qui formait comme un ruban noir. En son milieu, nettement marquée sur le sol tassé, se voyait l'empreinte d'une bicyclette. – Bravo ! m'écriai-je. Nous le tenons. Mais Holmes secouait la tête et son visage semblait intrigué et curieux plutôt que satisfait. – Une bicyclette, certainement, mais non pas la bicyclette. Je connais quarante-deux types différents d'impressions laissées par des pneus. Celui-ci, comme vous pouvez le voir, est un Dunlop, avec une pièce sur le bord extérieur. Les pneumatiques d'Heidegger étaient des Palmer qui laissent une bande longitudinale. Aveling, le professeur de mathématiques, était formel sur ce point. Ce n'est donc pas la trace d'Heidegger. – Celle de l'enfant, alors ? – Peut-être, si nous pouvions prouver qu'il avait une bicyclette. Mais nous n'y sommes absolument pas parvenus. Cette empreinte, comme vous le voyez, a été laissée par un cycliste qui s'éloignait de l'école. – Ou qui y allait ? – Non, non, mon cher Watson. L'empreinte la plus profonde est bien entendu celle de la roue arrière sur laquelle repose le poids. Vous voyez plusieurs endroits où elle traverse et oblitère la marque moins profonde laissée par la roue avant. Sans aucun doute, cela s'éloigne de l'école. Il se peut que cela ait ou n'ait pas un rapport avec notre enquête, mais nous allons la suivre en remontant en arrière avant de passer à autre chose. Nous le fîmes et au bout de quelques centaines de mètres perdîmes la piste quand nous quittâmes la partie marécageuse de la lande. En remontant le sentier, nous trouvâmes un autre point, où une source le coupait d'un filet d'eau. Là encore, bien qu'à peu près effacée par les sabots de vaches, nous remarquâmes le sillage de la bicyclette. Après, il n'y avait plus le moindre indice, mais le sentier entrait droit dans le Fourré déchiqueté, ce boqueteau qui se trouvait adossé à l'école. C'était de ce bois que la bicyclette avait dû sortir. Holmes s'assit sur un rocher et posa son menton dans ses mains. J'avais fumé deux cigarettes quand il se décida à bouger. – Eh bien, dit-il enfin, il se peut, bien entendu, qu'un homme rusé change les pneus de sa bicyclette pour laisser des traces qui ne le dénonceraient pas, et un criminel qui serait capable d'une telle rouerie constituerait un adversaire auquel je serais fier d'avoir affaire. Nous laisserons quand même cette question sans solution et nous repartirons vers notre marécage, car il en reste une bonne partie à explorer. Nous poursuivîmes notre arpentage systématique du bord de la partie fangeuse de la lande et bientôt notre persévérance fut magnifiquement récompensée. Au beau milieu de la partie inférieure du marais courait un sentier bourbeux. Holmes ne put réprimer un cri de joie en s'en approchant : au centre se voyait une empreinte qui ressemblait à un fin réseau de fils télégraphiques. Celle d'un pneu Palmer. – Cette fois, voici bien Herr Heidegger ! s'écria Holmes, ravi. Il semble que j'aie raisonné juste, Watson. – Je vous en félicite. – Mais nous avons encore loin à aller. Ayez l'obligeance de marcher sur le bord du sentier. Maintenant, suivons la piste. J'ai bien peur qu'elle ne nous mène pas très loin. Nous constatâmes, toutefois, que cette partie de la lande était coupée de taches où le sol était mou, si bien que, tout en perdant souvent la piste de vue, nous la retrouvions toujours. – Est-ce que vous remarquez, dit Holmes, que le cycliste, maintenant, force sûrement l'allure ? Cela ne fait pas de doute : regardez cette empreinte, où les deux pneus sont nettement visibles. Ils sont aussi profondément marqués l'un que l'autre. Cela ne peut que vouloir dire que l'homme pèse de tout son poids sur le guidon comme s'il faisait de la vitesse. Diable ! il est tombé ! Il y avait en effet, pendant quelques mètres, une large traînée irrégulière, puis quelques traces de pas ; ensuite les roues réapparaissaient. – Un dérapage, suggérai-je. Holmes tenait à la main, pour me la montrer, une branche d'ajonc en fleur, toute froissée. Avec horreur j'aperçus sur les pétales jaunes des taches écarlates. Sur le sentier aussi, ainsi que dans la bruyère, se remarquaient des taches sombres de sang caillé. – Mauvais, dit Holmes. Sale histoire ! Écartez-vous, Watson. Pas un pas superflu ! Qu'est-ce que je lis là ? Il est tombé, s'est relevé, puis s'est remis en route sur sa machine. Mais il n'y a plus d'autres traces. Du bétail, sur ce sentier latéral. Sûrement, il ne s'est pas fait éventrer par un taureau ? Impossible ! Mais je ne vois plus trace de personne d'autre. Il faut continuer, Watson. Avec des taches de sang en plus des empreintes de pneus, il ne peut sûrement pas nous échapper maintenant. Nos recherches ne furent pas très longues. Les traces de pneus se mirent à décrire, sur le sentier humide et brillant, des courbes fantastiques. Tout à coup, en regardant devant nous, j'aperçus, parmi les épaisses touffes d'ajoncs, un éclair métallique qui me tira l'œil. Des buissons, nous sortîmes une bicyclette munie de pneus Palmer ; une pédale en était tordue et tout l'avant en était affreusement souillé et taché de sang. De l'autre côté des touffes d'ajoncs un soulier dépassait. Nous courûmes jusque-là et nous y découvrîmes le cadavre du malheureux cycliste. Grand, il portait toute sa barbe et des lunettes dont un verre était brisé. Il était mort d'un formidable coup sur la tête qui lui avait en partie défoncé le crâne. Le fait qu'il avait pu continuer, après une pareille blessure, en disait long sur le courage et la vitalité du gaillard. Il portait des souliers bas, mais pas de chaussettes, et son veston ouvert laissait apercevoir une chemise de nuit. C'était indubitablement le professeur d'allemand. Holmes, avec beaucoup d'égards, retourna le cadavre et l'examina minutieusement. Puis il resta à réfléchir un moment et je pus voir, à son front plissé, que cette sinistre découverte n'avait pas, selon lui, beaucoup avancé notre enquête. – C'est un peu difficile de savoir quoi faire, Watson, me dit-il enfin. Mon désir serait de pousser nos recherches, car nous avons déjà tellement perdu de temps que nous ne pouvons plus gaspiller une seule heure. D'autre part, nous sommes forcés d'aviser la police de cette découverte et de veiller à ce qu'on s'occupe du corps de ce pauvre type. – Je pourrais leur porter un mot. – Mais j'ai besoin de votre compagnie et de votre assistance. Un instant ! Il y a là un bonhomme qui découpe de la tourbe. Allez le chercher et il servira de guide à la police. J'amenai le paysan et Holmes expédia le malheureux, épouvanté, avec un message pour le docteur Huxtable. – Maintenant, Watson, me dit-il, nous avons ce matin trouvé deux indices. L'un est la machine à pneus Palmer et nous savons où elle nous a menés. L'autre est la bicyclette avec ce pneu Dunlop rapiécé. Avant de pousser nos recherches de ce côté-là, essayons de nous rendre compte de ce qu'effectivement nous savons et de séparer l'essentiel de l'accidentel. « Tout d'abord, je tiens à bien vous persuader de ce que le gamin est parti de son propre gré. Il est passé par la fenêtre et a filé, soit seul, soit accompagné. Cela, c'est sûr. J'approuvai. – Passons maintenant à ce malheureux professeur d'allemand. L'enfant était complètement vêtu quand il a pris la fuite. Donc, il savait ce qu'il allait faire. L'Allemand, lui, est parti sans chaussettes. Il a donc agi avec un préavis très bref. – Cela ne fait pas de doute. – Pourquoi est-il parti ? Parce que de la fenêtre de sa chambre il a vu le petit s'enfuir. Parce qu'il voulait le rejoindre et le ramener. Il a pris sa bicyclette, a poursuivi l'enfant et, en le poursuivant, a trouvé la mort. – C'est ce qu'il me semble. – J'arrive maintenant à la partie critique du raisonnement. Le geste tout naturel d'un homme qui poursuit un petit garçon, c'est de lui courir après. Il sait qu'il le rejoindra. Ce n'est pas ce qu'a fait l'Allemand. Il va chercher sa bicyclette. Il était, m'a-t-on dit, excellent cycliste. Mais il n'agirait pas ainsi s'il ne savait pas que le petit possède je ne sais quel moyen de s'échapper rapidement. – L'autre bicyclette. – Poursuivons notre reconstitution. Il trouve la mort à deux lieues de l'école. Pas d'une balle, notez bien, qu'un gamin même pourrait à la rigueur tirer, mais d'un coup sauvage assené par un bras vigoureux. Le gamin, par conséquent, avait bien un compagnon dans sa fuite. Et cette fuite fut rapide, puisqu'il fallut huit kilomètres à un excellent cycliste pour les rejoindre. Cependant, en examinant le terrain autour de la scène de la tragédie, que trouvons-nous ? Quelques traces laissées par des bestiaux et rien de plus. Je suis allé voir plus loin et je n'ai pas trouvé de sentier à moins de cinquante pas de là. Un autre cycliste ne pourrait donc matériellement pas avoir été l'auteur du crime. Et il n'y a pas de traces de pas non plus. – Holmes, m'écriai-je, c'est impossible ! – Admirable ! dit-il. Voilà une remarque qui éclaire tout. C'est effectivement impossible de la façon dont je l'expose et par conséquent mon exposé cloche à certains égards. Pourtant, vous avez comme moi vu ce qu'il en était. Découvrez-vous quelque erreur ? – Il ne pourrait pas s'être fracturé le crâne en tombant ? – Dans un marécage, Watson ? – Je suis réduit à quia. – Allons, allons, nous avons résolu des problèmes pires que celui-ci. Nous avons du moins quantité d'éléments, si seulement nous parvenons à les utiliser. Eh bien, puisque les Palmer sont épuisés, voyons ce que le Dunlop rapiécé peut nous offrir. Nous suivîmes la piste en allant de l'avant pendant une certaine distance, mais bientôt la lande s'éleva en pente douce par une courbe garnie de bruyères qui laissait derrière elle le cours d'eau. Il n'y avait plus de traces à espérer. Au point où nous perdîmes de vue le pneu Dunlop, il aurait pu indifféremment mener au château d'Holdernesse dont nous apercevions à quelques kilomètres de là les tours majestueuses, ou à un village gris et bas qui, devant nous, marquait l'emplacement de la grandroute de Chesterfield. Comme nous approchions de l'auberge sordide et peu engageante qui portait sur son enseigne un coq de combat, Holmes laissa échapper un subit gémissement et se raccrocha à mon épaule pour ne pas tomber. Il venait de se tordre la cheville d'une de ces façons qui vous laissent un homme incapable de bouger. Non sans difficulté il gagna en boitillant la porte où un homme figé, brun et trapu, fumait une pipe en terre noire. – Comment allez-vous, monsieur Reuben Hayes ? demanda Holmes. – Qui êtes-vous et comment savez-vous si bien mon nom ? répondit le paysan, avec un éclair soupçonneux dans ses yeux rusés. – Eh bien, il est inscrit sur l'enseigne au-dessus de votre tête. On voit sans peine que vous êtes le patron. Vous n'auriez pas une voiture, dans vos écuries ? – Ça non. – Je ne peux pas poser le pied par terre. – Ne l'y posez pas. – Mais je ne peux pas marcher. – Sautez à cloche-pied, alors. Les manières de M. Reuben Hayes étaient loin d'être gracieuses, mais Holmes s'en accommoda avec une admirable bonne humeur. – Écoutez, mon brave, dit-il. Pour moi, c'est vraiment malencontreux et peu m'importe comment je continue mon chemin. – Peu m'importe à moi aussi, dit le patron, morose. – La question a de l'importance pour moi. Je vous offrirais bien un souverain si je pouvais avoir une bicyclette. L'aubergiste dressa l'oreille. – Où voulez-vous aller ? – À Holdernesse, au château. – Des copains du duc, je suppose ? dit l'autre, avec un regard ironique à nos vêtements tout maculés de boue. Holmes rit de bon cœur. – Il sera content de nous voir, en tout cas. – Pourquoi ? – Parce que nous lui apportons des nouvelles de son fils perdu. L'aubergiste accusa visiblement le coup. – Quoi, vous êtes sur sa trace ? – Il a été signalé à Liverpool. On compte mettre la main dessus d'un moment à l'autre. De nouveau un prompt changement se produisit sur le visage lourd et mal rasé du patron dont l'attitude se fit presque cordiale. – J'ai mouins de raisons de souatter du bien au duc que la plupart des gens, dit-il. J'ai été son premier cocher, fut un temps, et il m'a traité salement mal. C'est lui qui m'a congédié sans certificat sur les dires d'un menteux de grainetier. Mais je suis content d'apprendre que le jeune lord a été signalé à Liverpool et je vous aiderai à porter la nouvelle au château. – Merci, dit Holmes. Nous allons commencer par manger un morceau, et puis vous pourrez apporter la bicyclette. – J'ai pas de bicyclette. Holmes lui tendit un souverain. – Mais je vous dis, mon bon, que je n'en ai pas. Je vous prêterai deux chevaux pour aller jusqu'au château. – Bon, bon, dit Holmes. On en reparlera après que nous aurons mangé. Une fois seuls dans la cuisine dallée, ce fut surprenant avec quelle promptitude se remit la fameuse entorse de la cheville. Il faisait presque nuit et nous n'avions rien absorbé depuis l'aurore, de sorte que notre repas nous prit du temps. Holmes était perdu dans ses pensées et une ou deux fois il alla jusqu'à la fenêtre pour regarder au-dehors avec attention. La vue donnait sur une cour sordide. Dans le coin le plus éloigné, un valet malpropre travaillait. De l'autre côté se trouvaient les écuries. Holmes venait de se rasseoir après l'une de ses expéditions à la fenêtre quand il bondit soudain sur ses pieds avec une bruyante exclamation. – Tudieu ! Watson, je crois que j'y suis ! s'écria-t-il. Oui, oui, ça doit être ça. Watson, vous vous rappelez avoir vu des traces de passage de vaches, aujourd'hui ? – Certes, plusieurs fois. Où ça ? – Eh bien, mais, partout. Au marais, et puis dans le sentier, et de nouveau près de l'endroit où le pauvre Heidegger a trouvé la mort. – Exactement. Eh bien, maintenant, combien de vaches avezvous vues sur la lande ? – Je ne me souviens pas d'en avoir vu aucune. – Étrange, Watson, que nous ayons trouvé tant de traces de vaches sur notre chemin et pas une seule bête dans toute la lande ; très étrange, hein, Watson ? – Très étrange, en effet. – Maintenant, Watson, faites un effort : par la pensée, reportez-vous en arrière. Est-ce que vous les voyez, ces traces de sabots sur le chemin ? – Oui. – Vous rappelez-vous qu'elles étaient parfois comme ceci, Watson (il arrangea quelques miettes de pain de la façon suivante :) : : : : : – quelquefois comme cela : :. :. :. :. :. : et, à l'occasion, comme cela :.·.·.·.·., – Est-ce que vous arrivez à vous rappeler cela ? – J'avoue que non. – Moi si. Je pourrais en jurer. Quoi qu'il en soit, nous retournerons vérifier à loisir. Quel cafard aveugle j'ai été de ne pas en tirer de conclusion ! – Et quelle est votre conclusion ? – Seulement que c'est une vache bien remarquable que celle qui marche, trotte ou galope. Pardieu, Watson, ce n'est pas le cerveau d'un bistrot de campagne qui a été penser à une fausse piste comme celle-là. Il n'y a personne en vue si j'excepte le gars qui est dans la forge : glissons-nous dehors et voyons ce qu'il y a à voir. Il y avait, dans l'étable en désordre, deux chevaux au poil rude et mal entretenu. Holmes souleva le sabot de derrière à l'un et se mit à rire bruyamment. – De vieux fers, mais ferrés à neuf – de vieux fers, mais des clous neufs. Cette affaire mérite de devenir un classique. Allons voir jusqu'à la forge. Le garçon poursuivit son travail sans faire attention à nous. Je vis le regard de Holmes fureter de droite et de gauche dans le tas de débris de ferrailles et de bois qui jonchaient le sol. Soudain, nous entendîmes un pas derrière nous et nous vîmes le cabaretier, ses gros sourcils froncés sur ses yeux sauvages et les traits mauvais convulsés de fureur. Il tenait à la main une sorte de badine à tête métallique et s'avançait d'un air si menaçant que je fus heureux de sentir mon revolver dans ma poche. – Maudits espions ! s'écria l'homme. Qu'est-ce que vous faites là ? – Eh bien, quoi, monsieur Reuben Hayes, dit Holmes avec calme, on pourrait croire que vous craignez que nous ne découvrions quelque chose. L'autre se maîtrisa au prix d'un violent effort et sa bouche sinistre se détendit en un rire forcé, plus menaçant encore que ses sourcils froncés. – Tout ce que vous pourrez trouver dans ma forge est à votre service, dit-il. Mais, écoutez voir, monsieur, ça ne me chante pas qu'on fouine chez moi sans ma permission, alors, plus tôt vous aurez payé votre compte et décampé, plus je serai content. – Bien, monsieur Hayes… on ne voulait pas vous offenser, dit Holmes. On est venus jeter un coup d'œil à vos chevaux, mais je crois tout compte fait que nous irons à pied. Ce n'est pas loin, à ce qu'il me semble. – Pas plus de trois kilomètres d'ici les grilles. La route est là à gauche. Il nous suivit d'un œil maussade pendant que nous nous éloignions. Nous ne continuâmes pas longtemps sur la route, car Holmes s'arrêta dès qu'un tournant nous eut masqué le cabaretier. – Nous brûlions, comme disent les enfants, dans cette auberge, dit-il. J'ai l'impression de refroidir à chaque pas qui m'en éloigne. Non, non, je me refuse à la quitter. – Je suis convaincu, dis-je, que ce Reuben Hayes sait tout ce qu'il y a à savoir. Jamais je n'ai vu un traître aussi avéré. – Ah ! c'est l'impression qu'il vous a faite, hein ? Il y a les chevaux, il y a la forge. Oui, c'est un endroit intéressant que ce « Coq de combat ». Je crois que nous y jetterons un autre coup d'œil, de discrète façon. Une longue colline en pente douce, parsemée de rochers calcaires gris, s'étendait derrière nous. Nous avions quitté la route et nous gravissions le coteau quand, en regardant dans la direction du château d'Holdernesse, je vis un cycliste qui venait à bonne allure. – Couchez-vous, Watson ! me cria Holmes, en pesant de sa main sur mon épaule. À peine nous étions-nous dissimulés que l'homme fila devant nous sur la route. Au milieu d'un mouvant nuage de poussière j'aperçus un visage livide et tourmenté – une figure dont tous les traits, la bouche tordue et les yeux écarquillés exprimaient l'horreur. C'était comme une étrange caricature du gracieux James Wilder que nous avions vu la veille. – Le secrétaire du duc ! s'écria Holmes. Vite, Watson, voyons ce qu'il va faire ! Nous nous faufilâmes de roc en roc jusqu'à ce que, peu après, nous nous trouvâmes à un endroit d'où nous pouvions voir la porte d'entrée de l'auberge. La bicyclette de Wilder était auprès, appuyée au mur. Personne ne bougeait dans les parages de la maison et nous ne pouvions pas non plus entrevoir de visages aux fenêtres. Lentement, le crépuscule tomba en même temps que le soleil déclinait derrière les hautes tours du château. Puis, dans la pénombre, nous vîmes les deux lanternes d'une voiture s'allumer dans la cour de l'auberge et, peu après, nous entendîmes le bruit des sabots des chevaux qui l'emmenaient à furieuse allure dans la direction de Chesterfield. – Qu'est-ce que vous pensez de cela, Watson ? me chuchota Holmes. – Ça ressemble à une fuite. – Un homme seul dans un dog-cart, autant que je puisse en juger. Eh bien, ce n'était sûrement pas M. James Wilder, car le revoici à la porte. Un carré de lumière rouge venait de surgir dans l'obscurité. En son centre se découpait en noir la silhouette du secrétaire, qui, tendant le cou, semblait scruter l'obscurité. Il attendait évidemment quelqu'un. Enfin, on entendit des pas sur la route, une deuxième silhouette fut un instant visible devant l'écran de lumière, et ce fut de nouveau l'obscurité. Cinq minutes plus tard, une lampe s'alluma dans une pièce du premier étage. – Il semble qu'on s'adresse à une drôle de clientèle, dans ce « Coq de combat », dit Holmes. – Le bar se trouve de l'autre côté. – D'accord. Ceux-ci sont ce qu'on pourrait appeler les invités particuliers du patron. Maintenant, que diable M. James Wilder peut-il faire là à cette heure de la nuit et quel est le compère qui vient l'y retrouver ? Allons, Watson, il faut absolument que nous prenions un risque et que nous essayions d'y voir plus clair. Ensemble, nous nous glissâmes sur la route et nous nous avançâmes sans bruit jusqu'à la porte de l'auberge. La bicyclette se trouvait toujours appuyée contre le mur. Holmes gratta une allumette et l'approcha de la roue arrière. Je l'entendis glousser de satisfaction quand la lumière lui montra un pneu Dunlop muni d'une pièce. Nous étions juste en dessous de la fenêtre éclairée. – Il faut à tout prix que je guigne là-haut, Watson. Si vous vous arc-boutez au mur et me prêtez votre dos, je crois que je pourrai y arriver. Un instant plus tard, ses pieds étaient sur mes épaules. Toutefois il fut presque aussitôt descendu que monté. – Allons, mon ami, me dit-il, nous avons bien assez travaillé aujourd'hui. Nous avons, je crois, récolté tout ce que nous pouvions. Le chemin est long d'ici l'école et plus vite nous nous mettrons en route, mieux cela vaudra. Il desserra à peine les dents durant notre harassant parcours à travers la lande et une fois revenus à l'école il ne voulut pas y entrer, mais poursuivit son chemin jusqu'à la gare de Mackleton, d'où il aurait la possibilité d'expédier des télégrammes. Tard dans la soirée, je l'entendis remonter le moral du docteur Huxtable, anéanti par la mort tragique de son professeur et, plus tard encore il entra dans ma chambre, aussi alerte et vigoureux qu'au début de la journée. – Tout va bien, mon cher, me dit-il. Je vous promets qu'avant demain soir nous aurons trouvé la solution du mystère. À onze heures, le lendemain matin, mon ami et moi parcourions à pied la fameuse allée d'yeuses du château d'Holdernesse. Nous franchîmes, escortés par un valet de pied, la célèbre et magnifique entrée Renaissance et pénétrâmes dans le bureau du duc. Nous y trouvâmes M. James Wilder, réservé et courtois, mais avec encore dans ses yeux furtifs et dans ses traits nerveux quelque chose de la folle terreur de la veille. – Vous êtes venus voir le duc ? Je regrette, mais le fait est que le duc est loin d'être en bonne santé. Il a été très bouleversé par la tragique nouvelle. Nous avons reçu hier après-midi un télégramme du docteur Huxtable qui nous avisait de votre découverte. – Il faut que je voie le duc, monsieur Wilder. – Mais il est dans sa chambre. – Eh bien, j'irai dans sa chambre. – Je crois qu'il est couché. – Je le verrai couché. L'inexorable froideur de Holmes montra au secrétaire que toute discussion était superflue. – Bien, monsieur Holmes ; je vais lui dire que vous êtes Après une demi-heure d'attente, le grand seigneur parut. Son visage était plus cadavérique que jamais, ses épaules s'étaient voûtées et il me parut bien plus âgé que le jour d'avant. Il nous souhaita la bienvenue avec une majestueuse courtoisie et s'assit à son bureau, sa barbe rouge déployée sur le sous-main. – Eh bien, monsieur Holmes ? dit-il. Mais les yeux de mon ami étaient rivés au secrétaire qui s'était campé auprès du fauteuil de son maître. – Je crois, monsieur, que je pourrais parler plus librement en l'absence de M. Wilder. L'autre pâlit un peu encore et jeta un coup d'œil mauvais à Holmes. – Si Monsieur le désire… – Oui, oui, laissez-nous, ça sera mieux. Maintenant, monsieur Holmes, qu'avez-vous à me dire ? Mon ami attendit que la porte se fût refermée derrière le secrétaire. – Le fait est, monsieur, dit-il, que mon collègue le docteur Watson, et moi, nous avions reçu du docteur Huxtable l'assurance qu'une récompense était offerte pour la solution de cette affaire. J'aimerais en avoir confirmation de votre propre bouche. – Certainement, monsieur Holmes. – Elle se montait, si ce que l'on m'a dit est exact, à cinq mille livres pour celui qui vous dirait où est votre fils ? – Exactement. – Et mille autres pour celui qui désignerait la ou les personnes qui le séquestrent ? – Exact encore. – Sous cette deuxième rubrique, il y a lieu de comprendre, sans nul doute, non seulement ceux qui l'ont emmené, mais aussi ceux qui conspirent pour le maintenir dans sa séquestration actuelle ? – Mais oui, mais oui ! s'écria le duc avec impatience. Si vous faites bien votre travail, monsieur Sherlock Holmes, vous n'aurez pas lieu de vous plaindre d'avoir été traité avec mesquinerie. Mon ami se frotta les mains avec une expression de cupidité qui me surprit, connaissant ses goûts simples. – Il me semble apercevoir votre chéquier sur la table, dit-il. Je serais heureux si vous me faisiez un chèque de six mille livres. Ce serait aussi bien, peut-être, de le barrer. Ma banque est celle de la capitale et des comtés, dans Oxford Street. Le duc, très grave, restait assis très droit dans son fauteuil et considérait Holmes d'un œil impassible. – S'agit-il d'une plaisanterie, monsieur Holmes ? Le sujet ne s'y prête guère. – Du tout, monsieur. Je n'ai jamais été plus sérieux de ma vie. – Qu'est-ce que vous voulez dire, alors ? – Je veux dire que j'ai gagné la récompense. Je sais où est votre fils et je connais certains de ceux, tout au moins, qui le tiennent. La barbe du duc était devenue d'un rouge plus agressif que jamais par contraste avec son visage d'une pâleur de spectre. – Où se trouve-t-il ? demanda-t-il, haletant. – Il est – ou du moins il était hier soir – à l'auberge du « Coq de combat », à trois kilomètres environ de la grille de votre parc. Le duc retomba en arrière dans son fauteuil. – Et qui accusez-vous ? La réponse de Sherlock Holmes fut stupéfiante. Il s'avança d'un pas et frappant sur l'épaule du duc : – Je vous accuse, vous, dit-il. Et maintenant, monsieur, si vous voulez bien me remettre le chèque en question. Jamais je n'oublierai l'aspect du duc quand il bondit et battit le vide de ses mains comme un homme qui s'enfonce dans un abîme. Puis, par un effort d'aristocratique maîtrise de soi, il se rassit, et enfouit son visage dans ses mains. Un long moment s'écoula. Puis : – Que savez-vous au juste ? dit-il enfin, sans lever la tête. – Je vous ai vus ensemble hier soir. – Quelqu'un d'autre que votre ami est-il au courant ? – Je n'ai parlé à personne. Le duc prit sa plume entre ses doigts tremblants et ouvrit son chéquier. – Je tiendrai parole, monsieur Holmes. Je vais vous faire ce chèque, bien que l'information que vous avez recueillie ne soit guère la bienvenue. Quand j'ai annoncé la récompense, je ne pensais guère que les événements allaient prendre un pareil tour. Mais vous et votre ami, vous êtes des gens discrets, monsieur Holmes ? – Je ne vois pas ce que vous voulez dire. – Il faut que je m'explique nettement, monsieur Holmes. Si vous êtes seuls, tous les deux, à connaître l'incident, il n'y a aucune raison pour qu'il n'en reste pas là. Je crois que je vous dois douze mille livres, n'est-ce pas ? Mais Holmes, en souriant, fit non de la tête. – J'ai bien peur, monsieur, que les affaires ne puissent pas s'arranger aussi facilement que ça. Il y a la mort du professeur qu'il s'agit d'expliquer. – Mais James n'en était pas au courant. Vous ne pouvez pas l'en tenir responsable. Elle fut le fait de cette épouvantable brute que nous avons eu le malheur d'employer. – Je suis forcé de considérer, monsieur, que quand un homme est l'instigateur d'un forfait, il est moralement coupable de tout autre crime qui peut en découler. – Moralement, monsieur Holmes, sans doute avez-vous raison. Mais sûrement pas aux yeux de la loi. Un homme ne peut pas être condamné pour un meurtre auquel il n'assistait pas et qu'il réprouve et abomine autant que vous pouvez le faire. A la minute où il l'a appris, il m'a tout confessé, tellement il était saisi d'horreur et de remords. Il n'a pas perdu une heure pour rompre totalement avec le meurtrier. Oh, monsieur Holmes, il faut le sauver ! vous le devez ! je vous dis que vous le devez ! (Le duc avait renoncé à toute tentative pour conserver sa maîtrise de soi et, le visage convulsé, il marchait de long en large en battant l'air de ses poings. Enfin il se domina et se rassit à sa table.) J'apprécie le geste qui vous a poussé à venir ici avant d'en parler à quiconque, reprit-il. Du moins, pouvons-nous tenir conseil pour envisager le moyen de réduire le scandale au minimum. – Exactement, dit Holmes. Je crois, monsieur, qu'on ne peut y parvenir que s'il existe une totale et complète franchise entre nous. Je suis disposé à vous aider au mieux de mes capacités. Mais pour cela, il faut que je sache jusqu'au dernier détail comment se présente l'affaire. Je suppose que vos paroles concernent M. James Wilder et qu'il n'est pas l'assassin ? – Non. Le meurtrier s'est échappé. Sherlock Holmes eut un sourire discret. – Vous n'avez sûrement pas la moindre connaissance de la petite réputation que je possède, sans quoi vous ne vous imagineriez pas qu'on m'échappe aussi facilement. M. Reuben Hayes a été arrêté, sur ma demande, hier soir à onze heures à Chesterfield. J'ai reçu ce matin, avant de quitter l'école, un télégramme du chef de la police locale m'en avisant. Le duc se rejeta en arrière dans son fauteuil et regarda mon ami avec de grands yeux. – Vous semblez posséder des pouvoirs surhumains, dit-il. Ainsi on a pris Reuben Hayes ? Je suis heureux de l'apprendre, si James n'est pas appelé à en subir le contrecoup. – Votre secrétaire ? – Non, monsieur, mon fils. Ce fut au tour de Holmes d'avoir l'air médusé. – Je reconnais que ce fait m'est entièrement inconnu. Je suis forcé de vous demander d'être plus explicite. – Je ne vous cèlerai rien. Je suis de votre avis qu'une complète franchise, si douloureuse qu'elle puisse m'être, est la meilleure politique dans la situation désespérée où m'ont réduit la folie et la jalousie de James. Quand j'étais jeune, monsieur Holmes, j'ai aimé d'un amour comme on n'en éprouve qu'un dans une vie entière. J'ai offert à la personne de m'épouser, mais elle a refusé parce que cette union risquait de compromettre ma carrière. Si elle avait vécu, je n'en aurais certainement pas épousé une autre. Mais elle mourut et laissa cet enfant que j'ai chéri et dont j'ai pris soin pour l'amour d'elle. Je ne pouvais en reconnaître la paternité aux yeux du monde, mais je lui ai donné la meilleure éducation et, depuis qu'il a atteint l'âge d'homme, je l'ai gardé près de moi. Il a surpris mon secret et il n'a cessé, depuis lors, d'user abusivement du pouvoir que cela lui donnait sur moi et de la possibilité où il se trouvait de provoquer un scandale qui m'aurait fait horreur. Sa présence fut pour quelque chose dans le tour malheureux que prit mon mariage. Par-dessus tout, il poursuivit, dès le début, d'une haine tenace, mon héritier légitime. Vous pouvez à bon droit demander pourquoi, dans ces conditions, je gardais quand même James sous mon toit. Je vous répondrai que c'est parce que je revoyais dans ses traits ceux de sa mère et que, à cause de ce cher souvenir, mes souffrances s'éternisèrent. Toutes ses manières gracieuses, aussi… il n'y avait rien d'elle qu'il ne me rappelât ou me suggérât. Je n'avais pas la force de l'éloigner. Mais je craignais tellement qu'il ne jouât un mauvais tour à Arthur – je veux dire à lord Saltire – que, pour sa sécurité, j'envoyai celui-ci à l'établissement du docteur Huxtable. « James eut affaire avec le nommé Hayes parce que ce dernier était mon locataire. James, en l'occurrence, me représentait comme mon fondé de pouvoir. L'autre était une canaille mais, je ne sais comment, James et lui se lièrent intimement. Il a toujours été attiré par les mauvaises fréquentations. Quand James décida de kidnapper lord Saltire, ce fut aux services de cet individu qu'il eut recours. Vous vous souvenez que j'ai écrit à Arthur le dernier jour. Eh bien, James ouvrit la lettre, et y glissa un mot où il lui disait de venir le retrouver dans le petit bois appelé le Fourré déchiqueté qui se trouve près de l'école. Il invoqua le nom de la duchesse et ainsi parvint à engager le petit à venir. Ce soir-là, James s'y rendit à bicyclette – je vous rapporte ce que lui-même m'a confessé – et il dit à Arthur, qu'il retrouva dans le bois, que sa mère voulait à toute force le voir, qu'elle l'attendait dans la lande et que s'il voulait revenir dans le boqueteau à minuit, il y trouverait un homme avec un cheval qui l'emmènerait retrouver sa mère. Le pauvre Arthur donna dans le piège. Il vint au rendez-vous et trouva le nommé Hayes avec un poney à la longe. Arthur le monta et ils partirent ensemble. Il paraît – mais cela James ne l'a appris qu'hier – qu'ils furent poursuivis et que Hayes frappa d'un coup de bâton sur la tête l'homme qui était à leurs trousses. Le malheureux en est mort. Hayes emmena Arthur à son cabaret, au « Coq de combat », où il le séquestra dans une chambre du premier ; il y était soigné par Mme Hayes, une brave femme, mais totalement dominée par sa brute d'époux. « Eh bien, monsieur Holmes, voilà où en étaient les choses quand je vous ai vu pour la première fois, il y a deux jours. Je ne soupçonnais pas plus que vous la vérité. Vous allez me demander quel mobile avait James d'agir ainsi. A quoi je réponds qu'il y avait une grande part de déraison et de fanatisme dans la haine qu'il avait vouée à l'héritier de mon titre. Dans son esprit c'était lui qui aurait dû hériter tous mes biens et il s'insurgeait contre les lois qui l'en privaient. En outre, il avait un mobile précis : il voulait me contraindre à disposer de ma fortune en sa faveur et pensait qu'il était en mon pouvoir de le faire. Son dessein était de m'amener à conclure avec lui un marché : il me rendait Arthur à condition que je ferais de lui, James, mon héritier légitime. Il savait parfaitement que jamais je ne m'adresserais à la police pour le mater. Je dis qu'il m'aurait proposé ce marché, mais il ne l'a pas effectivement fait, car les événements marchèrent trop vite pour lui et il n'eut pas le temps de réaliser ses plans. « Ce qui réduisit à néant ses abominables calculs, ce fut la découverte que vous fîtes du cadavre du malheureux Heidegger. James fut, à cette nouvelle, saisi d'horreur. Elle nous parvint pendant que nous étions ensemble dans ce bureau. Le docteur Huxtable nous avait expédié un télégramme et James se montra si anéanti de douleur et si agité que mes soupçons, déjà latents, se muèrent aussitôt en certitude, de sorte que je l'accusai du forfait. Il me confessa tout spontanément. Puis il me supplia de garder son secret trois jours encore, pour donner à son misérable complice une possibilité de sauver sa tête. Je cédai – j'ai toujours cédé – à ses prières et, aussitôt, il se précipita au “ Coq de combat ” pour prévenir Hayes et lui fournir les moyens de s'enfuir. Je ne pouvais aller là-bas de jour, sans provoquer des commentaires, mais sitôt la nuit tombée, je m'empressai de m'y rendre pour voir mon cher Arthur. Je le trouvai sain et sauf, mais horrifié au-delà de toute expression par l'épouvantable forfait auquel il avait assisté. Pour tenir ma promesse et bien contre ma volonté, je consentis à le laisser là-bas trois jours encore, aux soins de Mme Hayes, puisqu'il était évident qu'on ne pouvait aviser la police de sa présence en cet endroit sans lui dire aussi qui était le meurtrier, et je ne voyais pas comment ce criminel pourrait être puni sans entraîner dans sa ruine mon malheureux James. Vous m'avez demandé de la franchise, monsieur Holmes, et je vous ai pris au mot, car je vous ai maintenant tout dit, sans essayer de rien dissimuler ou déguiser. A votre tour, soyez franc avec moi. – C'est ce que je vais faire, dit Holmes. Tout d'abord, monsieur, je suis forcé de vous dire que vous vous êtes placé, visà-vis de la loi, dans une situation extrêmement grave. Vous avez pardonné un crime et vous avez aidé un meurtrier à s'enfuir ; car je ne doute pas un instant que l'argent qu'a pu prendre James Wilder pour aider son complice à se sauver ne soit sorti de votre bourse. D'une inclinaison de tête le duc confirma le fait. – C'est une chose extrêmement grave. Plus coupable encore, à mon avis, est votre attitude vis-à-vis de votre plus jeune fils. Vous le laissez dans ce repaire pour trois jours… – On m'a solennellement promis… – Que sont des promesses pour des gens comme cela ? Rien ne vous garantit qu'il ne sera pas enlevé une seconde fois. Pour rassurer votre fils aîné coupable, vous exposez votre cadet innocent à un danger imminent et superflu. Rien ne peut justifier un geste pareil. L'orgueilleux seigneur d'Holdernesse n'avait pas l'habitude d'être ainsi tancé dans son propre palais ducal. Le sang lui monta au front, mais sa conscience coupable le fit rester muet. – Je viendrai à votre aide, mais à une seule condition : vous allez appeler le valet de pied et je lui donnerai les ordres que je voudrai. Sans mot dire, le duc appuya sur une sonnerie. Un domestique entra. – Je suis heureux de vous apprendre, lui dit Holmes, que votre jeune maître est retrouvé. Le duc désire que la voiture aille immédiatement chercher lord Saltire à l'auberge du « Coq de combat ». « Maintenant, reprit Holmes une fois que le valet de pied, tout heureux, fut parti, ayant garanti l'avenir, nous pouvons nous montrer plus indulgents à l'égard du passé. Je n'agis pas à titre officiel, et il n'y a aucune raison, dès l'instant que la justice suit son cours, que je dévoile tout ce que je sais. Pour ce qui est de Hayes, je n'ai rien à dire. La potence l'attend et je ne ferai rien pour l'en sauver. Ce qu'il révélera, je l'ignore, mais je ne doute pas que vous n'ayez le moyen de lui faire comprendre que son intérêt est de garder le silence. Du point de vue de la police, il sera considéré comme ayant enlevé l'enfant pour en tirer une rançon. Si elle ne trouve pas elle-même quelle est la vérité, je ne vois pas pourquoi je la lui soufflerais. Je tiens toutefois à vous avertir que la présence de M. James Wilder chez vous ne peut dorénavant que provoquer des catastrophes. – Je l'ai compris, monsieur Holmes, et il est déjà entendu qu'il va me quitter pour toujours et aller se fixer en Australie. – En ce cas, monsieur, puisque vous-même déclariez tout à l'heure que c'était de sa présence qu'étaient résultées toutes vos difficultés conjugales, je me permettrais de suggérer que vous signaliez à la duchesse le nouvel état de choses et que vous essayiez de reprendre les relations si malheureusement interrompues. – Cela va aussi s'arranger, monsieur Holmes. J'ai écrit à la duchesse ce matin. – Dès lors, dit Holmes en se levant, je crois que mon ami et moi pouvons nous féliciter des heureux résultats de notre petite visite dans ces parages. Il reste toutefois un petit point sur lequel j'aimerais obtenir des éclaircissements : le dénommé Hayes a muni ses chevaux de fers qui contrefaisaient des sabots de vaches. Est-ce de M. Wilder qu'il a appris un pareil subterfuge ? Le duc resta un instant songeur ; son visage reflétait une intense surprise. Puis il ouvrit une porte et nous fit passer dans une grande pièce qui avait des allures de musée. Il nous mena vers une vitrine dans un coin et nous indiqua la notice. « Ces fers, y lisait-on, ont été trouvés dans les douves du château d'Holdernesse. Destinés à être utilisés par des chevaux, ils n'en affectent pas moins, par-dessous, la forme d'un sabot fourchu, de façon à lancer les poursuivants sur une fausse piste. On pense qu'ils ont appartenu à certains des barons de Holdernesse qui, au Moyen Age, ravageaient la contrée. » Holmes ouvrit la vitrine et passa sur un des fers son doigt humecté. Une mince couche de boue fraîche lui resta sur l'épiderme. – Merci, dit-il en replaçant la vitre. C'est, après un autre, l'objet le plus intéressant que j'ai vu au cours de ce voyage. – Et quel est l'autre ? Holmes plia son chèque et le plaça avec soin dans son portefeuille. « Je suis pauvre », dit-il en le tapotant avec affection avant de l'enfouir dans les profondeurs de sa poche intérieure de veston. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'EMPLOYÉ DE L'AGENT DE CHANGE Les mémoires de Sherlock Holmes (mars 1893) L'employé de l'agent de change Peu de temps après mon mariage, j'avais acheté une clientèle dans le quartier de Paddington. Le vieux M. Farquhar, qui me l'avait cédée, avait été autrefois un excellent praticien de médecine générale ; mais son âge, compliqué d'un mal qui ressemblait à la danse de Saint-Guy, avait éloigné les patients de son cabinet. Rien d'anormal, n'est-ce pas, à ce que le public parte du principe que l'homme qui fait profession de soigner autrui doit être lui-même en bonne santé ? Beaucoup de gens se méfient du médecin dont les remèdes sont inefficaces pour son propre cas. Au fur et à mesure que déclinait mon prédécesseur, sa clientèle tombait. Quand je pris sa succession, elle était descendue de mille deux cents consultations annuelles à trois cents. Toutefois j'étais jeune, plein d'énergie, et j'avais confiance : quelques années, j'en étais sûr, me suffiraient pour remonter la pente. Au cours des trois mois qui suivirent mon installation, je ne bougeai de chez moi que pour visiter mes malades ; je vis donc rarement mon ami Sherlock Holmes, qui ne se déplaçait presque jamais en dehors de ses affaires, puisque de mon côté j'étais trop occupé pour me rendre dans Baker Street. Aussi fus-je surpris, certain matin de juin, lorsque, assis en train de lire la Gazette médicale anglaise après mon petit déjeuner, j'entendis la sonnette bientôt suivie de la voix aiguë, presque stridente, de mon vieux camarade. – Ah ! mon cher Watson ! s'écria-t-il en pénétrant dans le salon. Je suis ravi de vous voir. J'espère que Mme Watson est tout à fait remise des petites émotions que nous avons connues lors de notre aventure du « signe des quatre » ? – Merci, tous deux nous allons très bien ! répondis-je en lui serrant chaleureusement la main. – Et j'espère aussi, reprit-il en s'asseyant dans le rockingchair, que les soucis de l'exercice de la médecine n'ont pas entièrement détruit l'intérêt que vous portiez à nos petits problèmes de logique ? – Au contraire ! répondis-je. Hier soir encore je me suis plongé dans mes vieilles notes pour classer quelques-uns de nos résultats. Considéreriez-vous votre collection comme terminée, achevée, complète ? – Pas du tout ! Je ne souhaiterais rien de mieux que de l'enrichir d'expériences nouvelles. – Aujourd'hui par exemple ? – Oui. Aujourd'hui si cela vous plaît. – Et aussi loin qu'à Birmingham ? – Certainement, si vous le désirez. – Et la clientèle ? – J'assure celle de mon voisin quand il s'en va. Il est toujours prêt à acquitter ses dettes. – Ah !' voilà qui est parfait ! s'exclama Holmes en se laissant aller dans son fauteuil et en me regardant attentivement à l'abri de ses paupières à demi closes. Je m'aperçois que ces derniers temps votre santé n'a pas été brillante. Les rhumes de l'été sont toujours assez fatigants. – J'ai dû rester à la chambre trois jours la semaine dernière à cause d'un coup de froid. Mais je croyais que je n'en arborais aucune trace. – En effet. Vous paraissez remarquablement en forme. – Comment alors avez-vous su que j'avais été souffrant ? –Vous connaissez mes méthodes, cher ami ! – Vous l'avez déduit ? – Exactement. – Et de quoi ? – De vos pantoufles. Je considérai les pantoufles vernies neuves que je portais. – Comment diable ?… Holmes répondit à ma question avant que j'eusse eu le temps de la formuler. – Vos pantoufles sont neuves, dit-il. Il ne peut pas y avoir plus de quelques semaines que vous les avez. Or les semelles que vous présentez en ce moment à ma vue sont légèrement roussies. Un instant j'ai pensé que vous aviez pu les mouiller, puis les roussir en les séchant. Mais près de la cambrure je vois un petit disque rouge de papier avec les hiéroglyphes du marchand. L'humidité l'aurait naturellement décollé. Vous vous êtes donc assis les pieds au feu, ce qu'un homme en parfaite santé n'aurait pas fait, même par un mois de juin aussi pluvieux que celui dont nous sommes gratifiés. Les raisonnements de Holmes avaient ceci de particulier : une fois l'explication fournie, la chose était la simplicité même. Il lut ce sentiment sur mon visage. Son sourire se nuança d'amertume. – J'ai l'impression que je me déprécie quand j'explique, dit-il. Des résultats sans cause sont beaucoup plus impressionnants. Êtes-vous prêt à partir pour Birmingham ? – Bien sûr ! De quelle affaire s'agit-il ? – Je vous la raconterai dans le train. Mon client est dehors dans une voiture. Pouvez-vous venir tout de suite ? – Une minute, et je suis à vous. Je griffonnai un billet pour mon voisin, montai quatre à quatre afin d'avertir ma femme, et rejoignis Holmes sur le pas de ma porte. – Votre voisin est un médecin ? me demanda-t-il en me désignant la plaque de cuivre. – Oui. Il a acheté une clientèle comme moi. – Une clientèle établie depuis longtemps ? – Comme la mienne. Toutes deux existaient depuis que les maisons ont été construites. – Ah ! dans ce cas vous vous êtes assuré de la meilleure des deux. – Je pense que oui. Mais comment le savez-vous ? – Par les marches, mon cher. Les vôtres sont trois fois plus usées que les siennes. Mais voici, dans cette voiture, mon client M. Hall Pycroft. Permettez-moi de vous présenter à lui. Fouettez votre cheval, cocher ! Car nous avons juste le temps d'arriver à la gare pour prendre le train. L'homme en face de qui je m'assis était jeune, bien bâti, avec un teint clair, un visage ouvert et honnête, et une petite moustache blonde frisée. Il portait un haut-de-forme fort brillant, un costume noir sombre et élégant, bref, ce qu'il fallait pour lui donner l'apparence de ce qu'il était : un jeune familier de la City appartenant à cette classe que l'on a baptisée Cockneys mais qui a fourni l'élite de nos régiments de volontaires, de nos sportifs et de nos athlètes. Sa figure ronde, rougeaude, respirait naturellement la bonne humeur, mais les coins de sa bouche s'étaient affaissés sous l'effet d'une détresse qui ne me parut pas exempte de comique. Il me fallut attendre cependant que nous fussions installés dans notre compartiment de première classe et que notre train eût démarré dans la direction de Birmingham pour apprendre la nature de l'ennui qui l'avait conduit chez Sherlock Holmes. – Nous avons soixante-dix minutes devant nous, annonça Holmes. Je vous demande, monsieur Hall Pycroft, de bien vouloir faire part à mon ami de votre très intéressante aventure, exactement comme vous m'en avez fait part à moi-même, avec même quelques détails supplémentaires si possible. Cela me sera utile d'entendre à nouveau la succession des faits. Il s'agit d'un cas, Watson, peut-être parfaitement creux, mais qui du moins présente ces caractéristiques sortant de l'ordinaire qui vous sont aussi chères qu'à moi. Maintenant, monsieur Pycroft, je ne vous interromprai plus. Notre jeune compagnon me regarda avec une lueur de malice dans les yeux. – Le pire dans cette histoire, dit-il, c'est que j'ai l'air du plus fieffé des idiots. Évidemment, rien n'est encore catastrophique, et, d'ailleurs, je ne vois pas comment j'aurais pu agir autrement. Mais si j'ai perdu ma place sans compensation, alors je paierai cher pour le doux crétin que j'aurai été ! Je ne suis pas très fort pour raconter les histoires, docteur Watson, mais il faut me prendre comme je suis. « Je travaillais chez Coxon and Woodhouse, à Draper's Garden, mais au début du printemps ils eurent un coup dur avec l'emprunt vénézuélien, comme vous vous rappelez sans doute, et ce fut une méchante faillite. J'étais resté chez eux cinq ans ; le vieux Coxon me délivra un fameux certificat quand survint le krach. Mais nous, les employés, au nombre de vingt-sept, nous fûmes tous sur le pavé. Je frappai à plusieurs portes, mais il y avait beaucoup d'autres types dans mon cas et j'essuyai partout un fiasco complet. Chez Coxon, on me payait trois livres par semaine ; j'en avais économisé environ soixante-dix ; mais je commençais à en voir la fin. J'étais quasiment à sec. C'était tout juste si je pouvais acheter des timbres pour écrire aux petites annonces et des enveloppes pour y coller mes timbres. J'avais troué mes semelles à force de monter les escaliers des bureaux. Toujours rien en vue. « Finalement, je sus qu'il y avait une place libre chez Mawson and William's, le grand agent de change de Lombard Street. Les histoires de Bourse, ça n'est peut-être pas votre rayon, mais je peux vous garantir que Mawson and William's compte parmi les maisons très prospères de Londres. A l'annonce qui avait paru, il fallait répondre par lettre. J'envoyai mon certificat et mon curriculum vitae, mais sans grand espoir. Par retour du courrier, je reçus une réponse m'informant que si je me présentais le lundi suivant, je pourrais immédiatement entrer en fonctions, à condition que mon aspect extérieur fût satisfaisant. Personne ne sait comment ces choses-là se décident. Il y en a qui affirment que le directeur se contente de plonger sa main dans le tas et de prendre le premier nom qui sort. En tout cas, le mien était sorti ; rien ne pouvait me faire davantage plaisir ! Pour appointements de début, on me proposait une livre de plus par semaine que chez Coxon, avec des fonctions à peu près analogues. « Et maintenant j'en viens à la partie bizarre de mon histoire. Je logeais en garni sur la route de Hampstead : 17, Potter's Terrace. Bon. Le soir même du jour où j'avais reçu ma promesse d'emploi, je fumais un cigare le cœur en paix, lorsque la propriétaire monta dans ma chambre avec une carte de visite sur laquelle je lus : Arthur Pinner, agent financier. Je n'avais jamais entendu parler de ce Pinner, et je me demandai bien ce qu'il pouvait me vouloir, mais naturellement je le fis monter. Le voilà qui entre : taille moyenne, cheveux bruns, yeux noirs, barbe noire, avec un je ne sais quoi d'un peu juif dans le nez. Il a des manières vives, il parle bref, comme un monsieur qui connaît la valeur du temps. « – Monsieur Hall Pycroft, je crois ? « – Oui, monsieur. « Je lui avance une chaise. « – Vous étiez récemment chez Coxon and Woodhouse ? « – Oui, monsieur. « – Et engagé maintenant par Mawson ? « – Exact. « – Bon, fait-il. Voilà : j'ai entendu quelques histoires peu banales sur vos capacités financières. Vous vous rappelez Parker, le directeur de Coxon ? Il était intarissable à votre sujet. « Evidemment, j'étais bien aise de l'entendre. Au bureau j'avais toujours bien travaillé, mais je n'aurais jamais cru que dans la City on parlait autant de moi. « – Vous avez une bonne mémoire ? me demande-t-il. « – Assez ! dis-je modestement. « – Êtes-vous demeuré en contact avec la Bourse pendant que vous n'avez pas travaillé ? « – Oui. Tous les matins je lis la cote des valeurs. « – Voilà qui dénote une réelle application ! s'écrie-t-il. Voilà comment on s'enrichit ! Vous ne m'en voudrez pas si je vous mets à l'épreuve, n'est-ce pas ? A combien aujourd'hui les Ayrshires ? « – 105, contre 105 1 / 4. « – Et le consolidé de Nouvelle-Zélande ? « – 104. « – Et les Broken Hills anglais ? « – 7 contre 7 et 6. « – Merveilleux ! s'exclame-t-il en levant les bras. Exactement ce que j'aurais répondu. Mon garçon, mon garçon, vous êtes bien calé pour prendre une place d'employé chez Mawson ! « Cette explosion m'étonne, comme vous pouvez le penser. Ma foi, dis-je à M. Pinner, d'autres gens ne m'apprécient pas autant que vous. J'ai dû me bagarrer dur avant de trouver ce job et je suis rudement content de l'avoir obtenu. « – Peuh ! mon cher ! Vous devriez voler plus haut, voyons ! Vous n'êtes pas dans votre vraie sphère. Moi, ce que je vous offre est peu de chose par rapport à vos capacités, mais par rapport à ce que vous offre Mawson, c'est le jour à côté de la nuit. Ditesmoi ; quand vous présentez-vous chez Mawson ? « – Lundi. « – Ah ! ah ! Je parierai bien une petite somme que vous n'irez chez Mawson. « – Pas chez Mawson ? « – Non, monsieur ! Lundi vous serez directeur commercial de la société de quincaillerie Franco-Midland, Sarl., qui groupe cent trente-quatre succursales dans les villes et villages de France, sans compter celles de Bruxelles et San Remo. « J'en ai le souffle coupé. Je murmure : « – Mais je n'en ai jamais entendu parler ! « – Rien d'étonnant. Tout cela a été tenu très secret. Le capital a été entièrement souscrit par des particuliers : c'est une trop jeune affaire pour y admettre le public. Mon frère, Harry Pinner, est l'animateur et l'administrateur délégué. Il savait que j'étais dans le bain, et il m'a demandé de lui trouver un brave type pas cher… c'est-à-dire un homme jeune, actif, plein de mordant, d'énergie. Parker m'a parlé de vous, voilà pourquoi je suis ici ce soir. Nous ne pouvons vous offrir qu'un salaire de misère : cinq cents pour débuter… « Je hurle : « – Cinq cents livres par an ? « – Seulement pour commencer. Mais vous aurez une commission de 1 % sur toutes les affaires enlevées par vos agents, et vous pouvez me croire : cette commission doublera votre salaire ! « – Mais je ne connais rien à la quincaillerie ! « – Tut ! mon garçon, vous vous y connaissez en chiffres ! « J'ai des bourdonnements dans la tête. Je voudrais bien rester calme et tranquille sur ma chaise, mais c'est difficile. Soudain un petit frisson de doute me chatouille. « – Il faut que je sois franc avec vous, lui dis-je. Mawson ne m'offrait que deux cents livres, mais Mawson est une affaire sérieuse, sûre. En réalité, je sais si peu de chose sur votre société que… « – Ah ! parfait ! Bravo ! s'écrie-t-il dans une sorte d'extase. Vous êtes exactement l'homme qu'il nous faut ! On ne vous la fait pas, à vous, et vous avez bien raison ! Tenez, voici un billet de cent livres. Si vous pensez que nous pouvons nous entendre, vous n'avez qu'à le glisser dans votre poche : ce sera une avance sur votre salaire. « – C'est fort généreux de votre part, dis-je. Quand dois-je débuter dans mon nouvel emploi ? « -Soyez à Birmingham demain à une heure. J'ai dans ma poche une lettre que vous remettrez à mon frère. Vous le trouverez au 126 B, Corporation Street, où sont situés les bureaux provisoires de la société. Naturellement, c'est lui qui vous confirmera votre engagement, mais entre nous l'affaire est conclue. « – Vraiment, je ne sais comment vous exprimer ma gratitude, monsieur Pinner, lui dis-je. « – Mais pas du tout, mon garçon ! Vous n'avez que ce que vous méritez. Il y a une ou deux choses, de simples formalités, que je voudrais régler avec vous. Avez-vous une feuille de papier ici ? Bon. Écrivez : « Je soussigné déclare accepter les fonctions de directeur commercial à la société de quincaillerie FrancoMidland, contre des appointements minima de cinq cents livres. » « Je fais ce qu'il demande, et il met le papier dans sa poche. « – Encore un autre détail, reprend-il. Qu'avez-vous l'intention de faire avec Mawson ? « Dans ma joie, j'avais complètement oublié Mawson. « – Je vais écrire une lettre de démission. « – Voilà précisément ce que je ne veux pas. Figurez-vous que je me suis disputé à propos de vous avec le directeur de Mawson. J'étais monté lui parler de vous, et il a été très désagréable. Insultant même ! Il m'a accusé de vouloir vous embobeliner pour vous faire quitter sa firme. A la fin, j'ai presque perdu mon sangfroid et je lui ai lancé : « – Si vous voulez de bons employés, il faut les payer un bon prix. « Il m'a répondu : « – Il préférerait avoir notre petit salaire plutôt que le vôtre !° « Et moi j'ai répondu : « – Je vous parie cinq livres que lorsqu'il aura écouté mes offres, vous n'entendrez plus jamais parler de lui. « Il m'a dit : « – Tenu ! Nous l'avons ramassé dans le ruisseau, il ne nous lâchera pas de sitôt ! « Voilà ses propres paroles. « – L'impudent coquin ! Jamais je ne l'ai vu de ma vie ! D'ailleurs pourquoi m'occuperais-je de lui ? Si vous préférez que je ne lui écrive pas, certainement je ne lui écrirai pas ! « – Bien ! Voilà qui est promis, me dit-il en se levant de sa chaise. Hé bien ! je suis ravi d'avoir déniché pour mon frère quelqu'un d'aussi intelligent. Voici votre avance de cent livres, et voici la lettre. Prenez note de l'adresse, 126 B, Corporation Street, et souvenez-vous de l'heure de votre rendez-vous : demain à une heure. Bonne nuit. Je vous souhaite de gagner tout l'argent que vous méritez ! « Voilà tout ce qui s'est passé entre nous, si mes souvenirs sont exacts. Vous imaginez, docteur Watson, comme j'étais content une chance aussi peu ordinaire ! Je passai la moitié de la nuit à remuer tout ça dans ma tête, et le lendemain je partis pour Birmingham par un train qui me laissait suffisamment de temps pour arriver à l'heure. Je déposai mes affaires dans un hôtel de New Street, et je me rendis à l'adresse indiquée. « J'étais en avance d'un quart d'heure, mais je me dis que ça n'avait pas d'importance. Le 126 B était un couloir entre deux grandes boutiques, qui menait à un escalier de pierre en colimaçon sur lequel ouvraient de nombreux appartements, loués en guise de bureaux à des sociétés ou à des membres de professions libérales. Les noms des locataires étaient badigeonnés sur un tableau, mais je ne vis pas le nom de la S. à r. l. FrancoMidland de quincaillerie. Je demeurai interdit, j'en avais le cœur gros comme une montagne, je me demandais si toute cette affaire était une mystification… Et puis un homme survint et m'adressa la parole. Il ressemblait beaucoup au type que j'avais vu la veille au soir : il avait la même voix, la même silhouette, mais il était imberbe et ses cheveux étaient plus clairs. « – Seriez-vous M. Hall Pycroft ? me demande-t-il. « – Oui. « – Ah ! je vous attendais, mais vous êtes un peu en avance. J'ai reçu ce matin une lettre de mon frère : il me chante vos louanges. « – J'étais en train de chercher vos bureaux. « – Nous n'avons pas encore notre nom inscrit ici, car ce n'est que la semaine dernière que nous avons pu nous procurer ces locaux provisoires. Venez avec moi, nous allons parler de l'affaire. « Je le suis jusqu'en haut d'un escalier, sous les ardoises. Là deux petites pièces vides et poussiéreuses, sans tapis et sans rideaux, dans lesquelles il me pousse. Moi j'avais pensé à un grand bureau avec des tables étincelantes, des employés rangés derrière comme j'y étais habitué ! Alors je regarde plutôt interloqué deux chaises branlantes et une petite table qui, avec un registre et une corbeille à papier, composaient tout l'ameublement. « – Ne vous découragez pas, monsieur Pycroft, s'écrie ma nouvelle connaissance en voyant la tête que je faisais. Rome ne s'est pas construit en un jour ; nous avons beaucoup d'argent derrière nous, quoique nous ne fassions pas énormément d'épate dans nos bureaux. Allons, asseyez-vous et donnez-moi votre lettre. « Je la lui donne. Il la lit très soigneusement. « – Vous semblez avoir produit une très forte impression sur mon frère Arthur, dit-il en reposant la lettre. Or je le connais bien il a le jugement sain. Certes il ne jure que par Londres et moi par Birmingham : toutefois, en cette occasion, je suivrai son avis. Veuillez vous considérer comme définitivement engagé. « – Qu'aurai-je à faire ? « – Vous aménagerez bientôt notre grand dépôt de Paris qui va déverser un flot de faïences et de poteries anglaises dans les magasins de nos cent trente quatre agents en France. L'achat sera totalement effectué dans la semaine. D'ici là vous resterez à Birmingham et vous vous rendrez utile. « – En quoi faisant ? « Pour toute réponse, voilà qu'il prend dans un tiroir un gros livre rouge. « – Ceci est le Bottin, me dit-il. Le Bottin est la liste des habitants de Paris ; leur profession est inscrite après le nom. Je voudrais que vous emportiez ce livre chez vous et que vous releviez les noms de tous les quincailliers avec leurs adresses. Cela me servirait beaucoup d'avoir cette liste. « – Sûrement il en existe déjà dans des annuaires, non ? « – On ne peut pas se fier à elles. Leur système est différent du nôtre. Mettez-vous là-dessus et venez m'apporter vos listes lundi prochain à midi. Au revoir, monsieur Pycroft. Si vous continuez à montrer du zèle et de l'intelligence, vous trouverez que la société est un bon patron. « Je rentre à l'hôtel, avec sous le bras, le gros livre rouge et, dans le cœur, des sentiments fort contradictoires. D'un côté je suis définitivement engagé et j'ai cent livres en poche. De l'autre aspect des bureaux, l'absence du nom sur le tableau et d'autres détails qui auraient frappé un homme d'affaires m'ont fâcheusement impressionné sur la situation de mes employeurs. Mais après tout, j'ai mon argent. Advienne que pourra ! Je m'attelle donc à ma tâche. Tout le dimanche, je demeure penché au-dessus du Bottin, et lundi je n'en suis arrivé qu'à la lettre H. Je retourne chez mon patron. Je le trouve dans la même pièce vide. Il me dit de continuer jusqu'au bout, et de revenir mercredi. Mercredi je n'ai pas encore terminé. Je travaille d'arrache-pied jusqu'à vendredi, c'est-à-dire hier. Alors j'apporte mon travail à M. Harry Pinner. « – Je vous remercie beaucoup, me dit-il. Je crains d'avoir sous-estimé les difficultés de cette tâche. Vous avez fait là un travail qui me sera d'un secours matériel considérable. « – Et qui m'a pris du temps ! « – Maintenant, reprend-il, je vais vous demander de me dresser la liste des maisons d'ameublement, car elles vendent toutes de la quincaillerie. « – Très bien. « – Venez demain soir à sept heures pour me dire où vous en serez. Ne vous surmenez pas. Deux heures de music-hall dans la soirée ne vous feront pas de mal après vos travaux. « Le voilà qui se met à rire tout en me parlant, et je m'aperçois non sans sursauter que sa deuxième dent du côté gauche a un très vilain plombage en or. Sherlock Holmes se frotta les mains avec ravissement, tandis moi je contemplais avec ahurissement notre client. – Oui, oui ! Vous avez bien raison de paraître sidéré, docteur Watson ! me dit-il. Mais pourtant c'est ainsi. Quand j'avais causé avec l'autre type à Londres il avait ri à l'idée que je n'irais pas chez Mawson. Et j'avais remarqué que sa dent était plombée, très exactement comme celle que j'ai vue hier. Vous comprenez : le reflet de l'or, dans les deux cas, fixa mon attention. Quand je réfléchis que la voix et la silhouette étaient les mêmes, et que les seules caractéristiques qui différaient pouvaient provenir d'un coup de rasoir ou d'une perruque, je me dis que c'était certainement un seul et même homme. Bien sûr, on comprend que deux frères se ressemblent, mais pas au point d'avoir la même dent plombée de la même façon… Il me congédia et je me retrouvai dans la rue, ne sachant pas trop si je marchais sur la tête ou sur les talons. Je revins à mon hôtel, me plongeai la tête dans l'eau froide et essayai de penser. « Pourquoi m'avait-il envoyé de Londres à Birmingham ? Pourquoi était-il arrivé à Birmingham avant moi ? Pourquoi s'était-il écrit une lettre à lui-même ? C'était trop de problèmes pour ma tête ; je n'y comprenais rien. Et soudain l'idée me traversa que ce qui était pour moi noir comme la nuit pouvait être clair comme le jour pour M. Sherlock Holmes. J'ai eu juste le temps de prendre le train de nuit, de le voir ce matin et de vous ramener tous deux à Birmingham. Lorsque l'employé de l'agent de change eut terminé le récit de sa surprenante aventure, il y eut un instant de silence. Puis Sherlock Holmes m'adressa un clin d'œil et s'adossa aux coussins avec la figure à la fois satisfaite et critique d'un connaisseur qui vient de s'humecter le palais avec un grand cru de l'année. – Pas mal, Watson, n'est-ce pas ? Il y a dans cette affaire certains détails qui me plaisent. Je pense que vous conviendrez avec moi qu'un entretien avec M. Harry Pinner, au siège provisoire de la Franco-Midland, ne manquerait pas de piquant pour nous deux ? – Mais comment pourrons-nous ?… demandai-je. – Oh ! rien de plus facile ! s'exclama joyeusement Hall Pycroft. Vous êtes deux de mes amis qui cherchez un emploi. Quoi de plus normal que je vous présente à l'administrateur délégué ? – Bien sûr ! D'accord ! fit Holmes. Je voudrais voir de près ce personnage et tenter de percer son petit jeu. Quelles qualités, mon ami, possédez-vous donc pour que vos services soient si hautement évalués ? Ou serait-il possible que… Il se mit à se ronger les ongles et à regarder obstinément par la portière. Nous n'obtînmes pas plus de deux ou trois paroles de lui avant notre arrivée dans New Street. A sept heures, ce soir-là, nous déambulions tous les trois dans Corporation Street vers les bureaux de la société. – Ce n'est pas la peine d'arriver en avance, nous expliqua notre client. Il ne vient là que pour me voir apparemment, car les lieux sont inoccupés jusqu'à l'heure fixée pour notre rendez-vous. – Voilà qui est suggestif ! observa Holmes. – Je vous l'avais bien dit ! s'exclama subitement l'employé de banque. Le voici qui marche devant nous. Il nous désigna un homme plutôt petit, blond, bien habillé, qui se hâtait sur l'autre trottoir. Tandis que nous le surveillions, il regarda du côté d'un gamin qui hurlait les titres de la dernière édition du journal du soir, s'élança au milieu des voitures et des autobus pour en acheter un. Puis, le journal dans une main, il disparut par une porte. – C'est là ! s'écria Hall Pycroft. Il monte aux bureaux de la société. Venez avec moi. Je vais tout régler le plus facilement du monde. Nous grimpâmes cinq étages à sa suite ; notre client frappa à une porte entrouverte. – Entrez ! Nous nous trouvâmes alors dans la pièce nue et vide qui nous avait été décrite. Devant la table unique était assis l'homme que nous avions aperçu dans la rue ; le journal du soir était étalé sous ses yeux. Quand il leva la tête, il me sembla que je n'avais jamais vu de visage portant autant de signes d'accablement, et de quelque chose au-delà de l'accablement… d'une horreur telle que peu de gens en éprouvent au cours de leur existence ! Son front était luisant de sueur, ses joues avaient la couleur blanchâtre d'un ventre de poisson, dans ses yeux brillait un sauvage regard fixe. Il regarda son employé comme s'il ne le reconnaissait plus, et je constatai d'après l'étonnement qu'exprimait la figure de notre guide que cette contenance n'était pas du tout celle à laquelle il l'avait habitué. – Vous paraissez souffrant, monsieur Pinner ! s'exclama-t-il. – Oui, je ne me sens pas très bien ! répondit l'autre en faisant des efforts évidents pour se ressaisir. Il passa sa langue sur ses lèvres avant de demander : – …Quels sont ces messieurs que vous avez amenés avec vous ? – L'un est M. Harris, de Bermondey, et l'autre M. Price, de cette ville, annonça notre employé avec aisance. Ce sont deux amis à moi, des hommes d'expérience, mais ils sont chômeurs depuis quelque temps, et ils espéraient que peut-être vous pourriez utiliser, leurs capacités dans la société. – Bien possible ! Bien possible ! fit M. Pinner avec un sourire affreux à voir. Oui, nous pourrons sans doute faire quelque chose pour vous. Quelle est votre spécialité, monsieur Harris ? – Je suis comptable, répondit Holmes. – Ah ? Nous aurons justement besoin d'un teneur de livres. Et vous, monsieur Price ? – Employé de bureau, répondis-je. – J'ai tout lieu d'espérer que la société pourra vous engager. Je vous le ferai savoir dès que nous serons entrés dans la voie des décisions. Et maintenant, je vous prie de me laisser. Pour l'amour de Dieu, laissez-moi seul ! Ces derniers mots avaient jailli de sa bouche comme si la contrainte qu'il avait visiblement exercée sur lui-même avait brusquement volé en éclats. Holmes et moi échangeâmes un regard, et Hall Pycroft fit un pas vers la table. – Vous oubliez, monsieur Pinner, que vous m'avez donné rendez-vous ici pour que je reçoive vos instructions, dit-il. – Certainement, monsieur Pycroft, certainement ! répondit l'autre d'une voix plus calme. Vous pouvez attendre un moment, et il n'y a pas de raisons pour que vos amis n'attendent pas avec vous. Je serai tout à fait à votre disposition dans trois minutes, si tant est que je puisse abuser de votre patience jusque-là. Il se leva avec un air très courtois, s'inclina en passant devant nous, ouvrit une porte située à l'autre bout du bureau et la referma derrière lui. – Qu'est-ce que cela veut dire ? chuchota Holmes. Va-t-il nous filer entre les doigts ? – Impossible ! répondit Pycroft. – Pourquoi ? – Cette porte donne sur une pièce intérieure. –Sans issue ? – Sans autre issue que la porte. – Est-elle meublée ? – Hier elle était vide. – Alors que peut-il y faire ? Quelque chose m'échappe dans cette affaire. Si jamais un homme a été aux trois quarts fou de terreur, c'est bien Pinner. Qu'est-ce qui a bien pu lui donner la tremblote ? – Il a pensé que nous étions des policiers, dis-je. –C'est sûr ! fit Pycroft. Holmes secoua la tête. – Il n'est pas devenu blême. Il était blême quand nous sommes entrés. Il est possible que… Sa phrase fut interrompue par un toc-toc assez fort qui venait de la porte intérieure. – Pourquoi diable frappe-t-il à sa propre porte ? cria l'employé. A nouveau et beaucoup plus fort retentit le toc-toc-toc. Cette porte fermée commençait à nous énerver. Je me tournai vers Holmes et je vis sa figure se figer tandis qu'il se penchait en avant avec une excitation intense. Puis soudain nous entendîmes une sorte de gargouillement et un vif tambourinage sur du bois. Holmes bondit comme un forcené à travers la pièce et poussa sur la porte. Elle était assujettie de l'intérieur. Ensemble nous pesâmes dessus de toute notre force, de tout notre poids. Une charnière sauta, puis une autre ; enfin la porte céda. Nous nous élançâmes par-dessus les débris. La pièce était vide. Notre embarras ne dura qu'une seconde. Dans un angle, l'angle le plus proche du bureau où nous avions attendu, il y avait une deuxième porte. Holmes sauta, l'ouvrit. Par terre gisaient une veste et un gilet. A un crochet fixé derrière la porte était pendu, avec ses propres bretelles autour du cou, l'administrateur délégué de la société de quincaillerie Franco-Midland. Il avait les genoux remontés, la tête qui faisait un angle atroce avec le reste du corps ; le battement de ses talons contre la porte avait été le bruit qui avait interrompu notre conversation. En un instant je l'avais attrapé par la taille, soulevé, tandis que Holmes et Pycroft dénouaient les bandes élastiques qui avaient presque disparu entre les plis blanchâtres de la peau. Puis nous le transportâmes dans l'autre pièce. Il resta là étendu ; sa figure avait le teint plombé de l'ardoise ; à chaque souffle ses lèvres rouges se gonflaient et se dégonflaient. Une véritable ruine, à côté de ce qu'il était quelques minutes plus tôt ! – Qu'est-ce que vous en pensez, Watson ? me demanda Holmes. Je me penchai pour procéder à un bref examen. Le pouls était faible et irrégulier. Mais sa respiration se faisait moins saccadée et ses paupières frémissaient assez pour laisser voir un peu du blanc de l' œil. – Il était moins cinq ! Mais à présent il vivra. Tenez, ouvrez la fenêtre s'il vous plaît, et apportez-moi la carafe d'eau… Je lui déboutonnai le col, j'aspergeai sa figure, et je fis exécuter à ses bras tous les mouvements classiques destinés à ranimer les asphyxiés, jusqu'à ce qu'il émît un souffle long et normal. – …Ce n'est plus qu'une question de temps, dis-je en me détournant de lui. Holmes se tenait près de la table, les deux mains enfoncées dans les poches de son pantalon et le menton baissé contre la poitrine. – Je suppose que nous devrions maintenant appeler la police, dit-il. Pourtant j'avoue que je préférerais remettre aux policiers une affaire complètement élucidée. – Tout ça, c'est énigme et Cie ! s'écria Pycroft en se grattant la tête. Pourquoi voulaient-ils me faire monter et me garder ici, et puis ?… – Peuh ! fit Holmes avec impatience. Tout est devenu assez clair. Sauf ce dernier geste subit. – Vous comprenez donc le reste ? – Le reste est l'évidence même. Qu'est-ce que vous dites, Watson ? Je haussai les épaules. – Moi je n'y comprends rien ! – Oh ! voyons, si vous considérez les premiers éléments, ils ne mènent qu'à une seule conclusion ! – Quelle est votre théorie, alors ? – Toute l'affaire repose sur deux points. Le premier, c'est la déclaration qu'on fait écrire à Pycroft et par laquelle celui-ci entre au service de cette absurde société. Vous ne voyez pas son importance ? – Je crains que non. – Allons ! Pourquoi en avaient-ils besoin ? Pas pour la bonne règle, car ces sortes d'arrangements sont habituellement verbaux ; en quel honneur y aurait-il eu une exception ? Ne voyez-vous pas, mon jeune ami, qu'ils étaient très désireux d'obtenir un spécimen de votre écriture et que c'était pour eux le seul moyen de l'avoir ? – Mais pourquoi ? – D'accord ! Pourquoi ? Quand nous aurons répondu à ce pourquoi, nous aurons progressé vers la solution de notre petit problème. Quelqu'un voulait apprendre à imiter votre écriture, et il lui fallait auparavant s'en procurer un exemplaire. Et maintenant, si nous passons au deuxième point, nous découvrons que chacun éclaire l'autre. Le deuxième point est celui-ci : Pinner vous demande de ne pas démissionner de votre emploi : Pinner veut laisser croire au directeur de Mawson qu'un M. Hall Pycroft, qu'il n'a jamais vu, prendra son service lundi matin. – Mon Dieu ! s'exclama notre client. Quelle linotte j'ai été ! – A présent, mesurez-vous l'importance de votre déclaration manuscrite ? Supposez que quelqu'un prenne votre place, et que ce quelqu'un ait une écriture très différente de celle par laquelle vous avez posé votre candidature, la supercherie aurait été éventée. Mais entre-temps, le coquin a appris à vous imiter ; sa situation était donc bien assurée, car je présume que personne dans les bureaux ne vous avait jamais vu ? – Personne ! gémit Pycroft. – Parfait ! Naturellement, il était du plus haut intérêt de vous empêcher de trop réfléchir là-dessus, comme de vous éviter tout contact vous permettant d'apprendre que vous aviez un double qui travaillait chez Mawson. Voilà pourquoi ils vous ont donné une jolie avance sur vos appointements, et expédié dans les Midlands, où il vous accablèrent de travail pour que vous ne puissiez pas vous rendre à Londres et compromettre leur petite combinaison. Tout cela est assez simple. – Mais pourquoi cet homme ferait-il semblant d'être son propre frère ? – Mais c'est également fort clair ! Dans ce complot, ils sont évidemment deux. L'autre est en train de se faire passer pour vous au bureau. Celui-ci a joué le rôle de vous engager, et puis il a trouvé qu'il ne pourrait pas vous dénicher un patron sans mettre une troisième personne dans le secret. Ce à quoi il ne tenait pas du tout. Il a donc modifié son aspect extérieur du mieux qu'il a pu, et il a attribué cette ressemblance que vous deviez évidemment remarquer à un air de famille. Mais par chance il y a eu le plombage en or. Sinon vous n'auriez sans doute rien soupçonné ! Hall Pycroft dressa en l'air ses mains jointes. – Seigneur ! s'écria-t-il. Mais pendant que je jouais l'imbécile ici, que fabriquait l'autre Hall Pycroft chez Mawson ? Que devons-nous faire, monsieur Holmes ? Dites-moi quoi faire ! –Il faut télégraphier chez Mawson. – Le samedi, ils ferment à midi. – N'importe. Il peut y avoir un concierge ou un gardien… – Ah ! oui ! Ils emploient un gardien en permanence à cause des valeurs qu'ils détiennent dans leurs coffres. Je me rappelle en avoir entendu parler dans la City. –Très bien. Nous allons télégraphier au gardien pour savoir si tout se passe bien, et si un employé à votre nom travaille dans l'établissement. Cela est assez clair. Par contre, ce qui l'est moins, c'est pourquoi l'un des coquins, du seul fait qu'il nous voit, quitte cette pièce et va aussitôt se pendre à côté. – Le journal ! grinça une voix derrière nous. Le coquin en question, tout blanc, s'était mis sur son séant ; on aurait dit un spectre ; la raison commençait à réapparaître dans ses yeux ; il frictionnait nerveusement le large sillon rouge creusé autour de son cou. – Le journal ! Bien sûr ! s'écria Holmes au paroxysme de l'excitation. Idiot que je suis ! J'étais tellement axé sur notre visite que pas un instant je n'ai pensé au journal. Naturellement c'est dans le journal que nous trouverons la clé de l'énigme ! Il l'étala sur la table, et un cri de triomphe s'échappa de ses lèvres. – Regardez, Watson ! C'est un journal de Londres. L'une des premières éditions de l'Evening Standard. Voici ce qui nous manquait. Regardez les titres : « Un crime dans la City. On assassine chez Mawson and William's. Un gigantesque coup monté. Capture du criminel. » Allez, Watson, nous sommes tous également anxieux de savoir : alors, s'il vous plaît, lisez l'article à haute voix. D'après son emplacement dans le journal, il s'agissait de l'affaire la plus importante de la capitale. « Une formidable tentative de brigandage, qui se solde par la mort d'un homme et la capture du criminel, a eu lieu cet aprèsmidi dans la City. Depuis quelque temps, Mawson and William's, les agents de change bien connus, assumaient la garde de valeurs dont le total dépassait un million de livres sterling. Le directeur était si conscient de la responsabilité qui lui incombait en raison des grands intérêts en jeu des coffres-forts du dernier modèle avaient été mis en service, et qu'un surveillant armé montait la garde nuit et jour dans le bâtiment. Il est établi que la semaine dernière un nouvel employé du nom de Hall Pycroft fut engagé par la société. Ce Pycroft, en définitive, n'était autre que Beddington, le célèbre faussaire et cambrioleur qui, en compagnie de son frère, venait de purger un emprisonnement de cinq ans. Par des moyens qui n'ont pas encore été précisés, il parvint à obtenir sous un faux nom une situation dans l'établissement ; il l'utilisa à prendre les empreintes de diverses serrures et à connaître l'emplacement de la chambre forte et des coffres. « Chez Mawson, les employés quittent leur travail le samedi à midi. Le sergent Tuson, de la police de la City, fut donc plutôt surpris de voir quelqu'un muni d'un sac de voyage descendre les marches à une heure vingt. Ses soupçons s'éveillèrent. Le sergent suivit son homme. Avec l'aide de l'agent Pollock, il réussit, en dépit d'une résistance désespérée, à l'arrêter. Immédiatement, il apparut qu'un vol audacieux et considérable avait été commis. Près de cent mille livres de bons des Chemins de fer américains, plus une grosse quantité d'autres titres, furent inventoriés dans le sac. L'examen des lieux amena la découverte du corps du malheureux gardien, plié en deux et enfoncé dans le plus grand des coffres où il n'aurait pas été trouvé avant lundi si le sergent Tuson n'avait pas manifesté autant de zèle que de courage. Le crâne de la victime avait été fracassé par un coup de tisonnier assené par-derrière. Sans aucun doute, Beddington avait pu entrer en simulant d'avoir oublié quelque chose ; il avait tué le gardien, dévalisé le gros coffre, mis le cadavre à la place des valeurs, et il se disposait à partir avec son butin. Son frère, qui est habituellement son associé, n'apparaît pourtant pas dans cette affaire, du moins d'après ce qu'on en peut dire aujourd'hui. Mais la police enquête afin de savoir où il se tient actuellement. » – Hé bien ! nous pouvons épargner à la police quelques difficultés de ce côté-là ! fit Holmes en lorgnant vers le corps recroquevillé près de la fenêtre. La nature humaine est un étrange composé, Watson ! Voyez comme un bandit doublé d'un assassin peut susciter assez d'affection pour que son frère tente de se suicider quand il apprend que la corde l'attend. Mais nous n'avons pas le choix : le docteur et moi monterons la garde, monsieur Pycroft, pendant que vous pousserez la complaisance jusqu'à aller prévenir la police. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'ENTREPRENEUR DE NORWOOD Le retour de Sherlock Holmes (octobre 1903) L'entrepreneur de Norwood – Du point de vue de l'expert en criminologie, commença Mr. Sherlock Holmes, Londres est devenue une ville singulièrement inintéressante depuis la mort du regretté professeur Moriarty. – J'ai du mal à croire que vous trouverez beaucoup de citoyens honnêtes de cet avis, répliquai-je. – Soit, je ne dois pas me montrer égoïste, poursuivit-il avec un sourire en repoussant sa chaise de la table du petit déjeuner. La communauté est certainement gagnante et personne n'y perd à l'exception du pauvre spécialiste désœuvré. Avec cet homme dans la nature, les journaux du matin offraient d'infinies possibilités. Il ne s'agissait souvent que d'une piste infime, Watson, du plus faible indice mais, comme les plus imperceptibles frémissements du rebord de la toile rappellent l'immonde araignée tapie en son centre, il suffisait pourtant à me dire que le remarquable cerveau malfaisant était là. Vols insignifiants, agressions gratuites, violences inutiles – pour celui qui détenait toutes les clefs, l'ensemble répondait à une logique. Pour l'étudiant en science du monde criminel, aucune capitale d'Europe n'offrait les avantages que Londres possédait alors. Mais aujourd'hui… Il haussa les épaules, désapprouvant non sans humour un état de fait auquel il avait largement contribué. À cette époque, Holmes était de retour depuis quelques mois et j'avais, à sa demande, vendu ma clientèle pour revenir partager notre vieux domicile de Baker Street. Un jeune médecin, du nom de Verner, avait acquis mon petit cabinet de Kensington, acceptant curieusement sans objecter le prix exorbitant que j'avais osé en réclamer – un détail qui ne s'expliqua que plusieurs années plus tard, lorsque je découvris que ce Verner était un parent éloigné de Holmes et que c'était mon ami qui avait en réalité offert cette somme. Contrairement à ce qu'il déclarait, ces mois de collaboration n'avaient pas été si tranquilles. En parcourant mes notes, je découvre en effet que cette période inclut l'affaire des papiers de l'ex-Président Murillo ainsi que l'épouvantable affaire du paquebot hollandais, le Friesland, qui faillit nous coûter la vie. Quoi qu'il en soit, son tempérament posé et orgueilleux éprouvait toujours la même aversion pour tout ce qui ressemblait à des acclamations publiques et il m'avait contraint, en des termes des plus impérieux, à ne plus dire un mot de lui, de ses méthodes ou de ses succès – interdiction qui, comme je l'ai expliqué, vient seulement d'être levée. Après sa critique saugrenue, Mr. Sherlock Holmes s'adossait dans son fauteuil et dépliait tranquillement son journal du matin lorsque notre attention fut retenue par une sonnerie retentissante, immédiatement suivie de coups sourds, comme si quelqu'un frappait contre la porte d'entrée avec son poing. Alors qu'elle s'ouvrait, nous entendîmes le tumulte d'une bousculade dans l'entrée, des pas rapides grimper bruyamment les marches de l'escalier et, une seconde plus tard, un jeune homme paniqué, au regard fou, pâle, échevelé et palpitant, surgit dans la pièce. Il nous regarda à tour de rôle et, devant notre air interrogateur, prit conscience que cette brusque intrusion méritait des excuses. – Je suis désolé, Mr. Holmes, s'écria-t-il. Ne m'en veuillez pas. Je ne sais vraiment plus où j'en suis. Mr. Holmes, je suis l'infortuné John Hector McFarlane. Il fit cette déclaration comme si son seul nom expliquait sa visite et ses manières mais je voyais, au visage impassible de mon compagnon, que cela ne lui en disait pas plus qu'à moi. – Prenez une cigarette, Mr. McFarlane, proposa-t-il en présentant son étui. Je ne doute pas qu'avec ces symptômes, mon ami le docteur Watson, ici présent, ne vous prescrive un sédatif. Le temps a été si chaud ces derniers jours. Bien, si vous vous sentez un peu plus calme, je serais heureux que vous preniez ce siège et que vous nous racontiez très lentement et tranquillement qui vous êtes et ce que vous désirez. Vous avez mentionné votre nom, comme si je devais le reconnaître, mais je vous assure qu'en dehors du fait évident que vous êtes célibataire, notaire, francmaçon et asthmatique, je ne sais strictement rien vous concernant. Coutumier comme je l'étais des méthodes de mon ami, il ne me fut pas très difficile de suivre ses déductions et d'observer le désordre de sa tenue, la liasse de documents juridiques, la montre ornée de symboles et le souffle rauque qui l'avaient poussé jusqu'ici. Quoi qu'il en soit, notre client écarquillait des yeux stupéfaits. – Oui, je suis tout cela, Mr. Holmes ; et de plus, l'homme le plus infortuné de Londres. Pour l'amour de Dieu, ne m'abandonnez pas, Mr. Holmes ! S'ils viennent m'arrêter avant que j'aie terminé mon récit, dites-leur de me laisser le temps de vous raconter toute la vérité. J'irai en prison heureux si je sais que, dehors, vous travaillez pour moi. – Vous arrêter ! fit Holmes. Voilà qui est réellement fort intéressant. Sous quel chef d'accusation pensez-vous être arrêté ? – Pour le meurtre de Mr. Jonas Oldacre de Lower Norwood. Le visage expressif de mon compagnon afficha une sympathie qui n'était, je le crains, pas totalement exempte de contentement. – Mon cher, fit-il, et dire que je soutenais justement au petit déjeuner à mon ami, le docteur Watson, que les affaires sensationnelles avaient déserté nos journaux. Notre visiteur tendit une main tremblante et s'empara du DaIl y Telegraph resté sur les genoux de Holmes. – Si vous l'aviez lu, monsieur, vous auriez tout de suite vu pour quelle raison je devais venir chez vous ce matin. J'ai l'impression que mon nom et mon infortune sont sur toutes les bouches. Il le tourna pour nous présenter la page centrale. – C'est là et, avec votre permission, je vais vous le lire. Écoutez ça, Mr. Holmes. Les gros titres sont : « Mystérieuse affaire à Lower Norwood. Disparition d'un entrepreneur bien connu. Présomption de meurtre et d'incendie criminel. Sur la piste du meurtrier. » C'est la piste qu'ils sont déjà en train de suivre, Mr. Holmes, et je sais qu'elle conduit infailliblement à moi. Je suis suivi depuis la station du Pont-de-Londres et je suis sûr qu'ils n'attendent que le mandat pour m'arrêter. Ma mère en aura le cœur brisé ! Il se tordit les mains au supplice de l'inquiétude et se balança sur son siège d'avant en arrière. J'examinais avec intérêt cet homme accusé d'être l'auteur d'un crime violent. Il était blond et élégant, bien qu'à contrecourant des critères habituels, avec des yeux bleus effrayés, un visage bien rasé et une bouche délicate et tombante. Il pouvait avoir vingt-sept ans, ses vêtements et son allure étaient ceux d'un gentleman. De la poche de son léger manteau d'été dépassait la liasse de documents officiels qui confirmaient sa profession. – Nous devons profiter du temps dont nous disposons, déclara Holmes. Watson, auriez-vous l'amabilité de prendre le journal et de nous lire l'article en question ? Sous les titres accrocheurs que notre client avait cités, je lus le récit suivant : Nous avons toutes les raisons de craindre qu'un incident survenu tard la nuit dernière, ou tôt ce matin, à Lower Norwood n'indique qu'un crime grave y a été commis. Mr Jonas Oldacre est un habitant très connu de ce faubourg où son entreprise de construction est installée depuis de nombreuses années. M Oldacre, célibataire de cinquante-deux ans, habitant Deep Dene House, au bout de la rue Syndenham, avait la réputation d'être un homme excentrique et secret. Depuis quelques années, il s'était pratiquement retiré des affaires qui lui avaient permis, dit-on, d'amasser une fortune considérable. Quoi qu'il en soit, un petit chantier de bois existe toujours derrière sa résidence et, la nuit dernière, aux alentours de minuit, une des piles a pris feu. Les pompiers sont arrivés très vite sur les lieux mais le bois sec brûlait avec une telle violence qu'il fut impossible d'arrêter l'incendie avant qu'il ne soit entièrement consumé. Jusque-là, l'incident offrait toutes les apparences d'un banal accident. Mais de nouveaux indices ont révélé un crime grave. L'absence du chef d'entreprise sur les lieux de l'incendie éveilla la curiosité et déclencha une enquête dont la conclusion fut qu'il avait disparu de son domicile. Un examen de sa chambre à coucher révéla que le lit n'avait pas été défait, que le coffre installé à l'intérieur avait été ouvert, qu'un nombre important de documents étaient épars dans la pièce et finalement qu'il y avait des signes d'une lutte meurtrière, de minuscules traces de sang ayant été découvertes ainsi qu'une canne de chêne dont le manche portait également des traces sanglantes. On sait que Mr Jonas Oldacre recevait un visiteur tardif dans sa chambre ce soir-là et la canne découverte sur les lieux a été identifiée comme appartenant à cette personne, un jeune notaire de Londres répondant au nom de John Hector McFarlane, jeune associé du cabinet Graham et McFarlane, 426, Gresham Buildings, E. C. La police estime avoir en sa possession les preuves fournissant un mobile des plus convaincants. Nous ne pouvons douter des développements sensationnels de l'affaire. PLUS TARD. Au moment de mettre sous presse, il semblerait que Mr. John Hector McFarlane ait été arrêté sous l'inculpation du meurtre de Mr. Jonas Oldacre. Il est en tout cas certain qu'un mandat a été lancé contre lui. L'enquête à Norwood a livré de plus amples et sinistres informations. En dehors des signes de lutte dans la chambre du malheureux entrepreneur nous savons maintenant que la porte-fenêtre de sa chambre (située au rezde-chaussée) était ouverte et qu'elle présentait des traces suspectes comme si un objet volumineux avait été sorti par là jusqu'à la pile de bois. Il est maintenant avéré que des restes carbonisés ont été retrouvés parmi les cendres. Selon la police, un crime des plus sensationnels a été commis. La victime a été matraquée à mort dans sa chambre, des papiers ont été volés, et son corps a été traîné jusqu'au bûcher allumé pour effacer toute trace du crime. La conduite de l'enquête criminelle a été confiée aux mains expérimentées de l'inspecteur Lestrade de Scotland Yard, qui suit toutes les pistes avec son énergie et sa sagacité habituelles. Sherlock Holmes écouta ce brillant récit les yeux fermés et les mains jointes. – L'affaire offre certainement quelques détails fort intéressants, commenta-t-il avec sa langueur coutumière. Puis-je, avant tout, vous demander, Mr. McFarlane, comment il se fait que vous soyez toujours en liberté alors qu'il y a suffisamment de preuves pour justifier votre arrestation ? – J'habite à Torrington Lodge, Blackheath, avec mes parents, Mr. Holmes, mais la nuit dernière, ayant des affaires tardives à traiter avec Mr. Jonas Oldacre, je suis descendu dans un hôtel de Norwood d'où je me suis rendu à mon travail ce matin. Je ne savais rien de cette affaire jusqu'à ce que je monte dans le train où j'ai lu ce que vous venez d'entendre. J'ai immédiatement vu l'affreux danger de ma situation et je me suis dépêché de venir mettre l'affaire entre vos mains. J'aurais sans aucun doute été déjà arrêté à mon bureau en ville ou chez moi. Un homme m'a suivi depuis la station du Pont-de-Londres et je suis sûr… Mon Dieu ! Qu'est-ce que c'est ? C'était le tintement métallique de la sonnette instantanément suivi de pas lourds sur les escaliers. Une seconde plus tard, notre vieil ami Lestrade apparaissait sur le seuil. Par-dessus son épaule, j'apercevais un ou deux policiers en uniforme. – Mr. John Hector McFarlane ? demanda Lestrade. Le visage livide, notre infortuné client se leva. – Je vous arrête pour le meurtre avec préméditation de Mr. Jonas Oldacre, de Lower Norwood. McFarlane se tourna vers nous avec un geste de désespoir avant de s'effondrer une nouvelle fois dans son siège comme s'il avait été broyé. – Une seconde, Lestrade, intervint Holmes. Une demi-heure de plus ou de moins ne changera pas grand-chose pour vous. Ce gentleman était sur le point de nous faire le récit de cette passionnante affaire, ce qui ne manquera certainement pas de nous aider à l'éclaircir. – Je crois qu'il n'y aura aucune difficulté à l'éclaircir, rétorqua Lestrade, bourru. – Toutefois, avec votre permission, je serais très curieux d'écouter son récit. – Eh bien, Mr. Holmes, il m'est difficile de vous refuser quoi que ce soit. Vous nous avez été de quelque utilité une ou deux fois dans le passé et nous vous devons un service à Scotland Yard, fit Lestrade. Mais je dois rester avec mon prisonnier et je suis tenu de lui dire que tout ce qu'il pourra dire pourra être utilisé contre lui. – Je n'en désire pas plus, fit notre client. Tout ce que je vous demande, c'est d'écouter et de reconnaître l'absolue vérité. Lestrade jeta un coup d'œil à sa montre. – Je vous donne une demi-heure, lâcha-t-il. – Je dois d'abord préciser, commença McFarlane, que je ne savais rien de Jonas Oldacre. Son nom m'était familier, car il y a de nombreuses années, mes parents le fréquentaient, mais ils se sont éloignés les uns des autres. C'est pourquoi je fus très étonné lorsqu'hier, vers trois heures de l'après-midi, il se présenta à mon bureau. Mais je fus encore plus stupéfait lorsqu'il me dévoila l'objet de sa visite. Il avait à la main plusieurs feuilles de cahier recouvertes d'une écriture griffonnée – les voici – qu'il posa sur mon bureau. « – Voici mes dernières volontés, annonça-t-il. Je veux, Mr. McFarlane, que vous les rédigiez au propre et de façon légale. J'attendrai ici que vous ayez terminé. » « Je me suis installé pour en faire la copie et vous pouvez imaginer ma stupeur quand je découvris, avec certaines réserves, qu'il me léguait tous ses biens. C'était un étrange petit bonhomme qui, avec ses cils blancs, ressemblait à un furet. Et quand je relevais la tête vers lui, je vis ses yeux gris au regard pénétrant fixés sur moi avec une expression amusée. J'avais du mal à croire les termes du testament mais il m'expliqua qu'il était célibataire, qu'il n'avait pratiquement pas de parents en vie, qu'il avait connu les miens dans sa jeunesse et toujours entendu parler de moi comme d'un jeune homme très méritant. Il était sûr, ainsi, que son argent serait en des mains respectables. Je ne pouvais, naturellement, que lui bégayer ma gratitude. Le testament fut dûment terminé, signé et attesté par mon clerc. Le voici sur papier bleu et ces feuilles, comme je vous l'expliquais, sont les brouillons. Mr. Jonas Oldacre m'a alors annoncé qu'il y avait un certain nombre de documents – baux, titres de propriété, hypothèques, actions, et autres – qu'il était nécessaire que je voie et comprenne. Il me dit qu'il n'aurait pas l'esprit tranquille tant que tout ne serait pas réglé et me pria de venir le soir même chez lui à Norwood et d'apporter le testament avec moi. “Et n'oubliez pas, mon garçon, pas un mot de toute cette affaire à vos parents avant qu'elle ne soit entièrement réglée. Ce sera notre petite surprise pour eux.” Il a beaucoup insisté là-dessus et m'a demandé ma parole. « Vous pouvez imaginer ; Mr. Holmes, que je n'étais pas d'humeur à lui refuser quoi que ce soit. Il était mon bienfaiteur et je ne souhaitais que satisfaire ses désirs, même les plus exigeants. J'ai donc télégraphié chez moi pour dire que j'avais un travail important à terminer et qu'il m'était impossible de dire l'heure à laquelle je rentrerais. Mr. Oldacre m'avait dit qu'il aimerait m'avoir à dîner pour neuf heures et qu'il ne serait pas chez lui avant cette heure. J'ai eu quelques difficultés à trouver sa maison et il était presque la demie quand j'arrivai. Je le trouvai… – Un instant ! l'interrompit Holmes. Qui a ouvert la porte ? – Une femme d'âge moyen, qui devait être, j'imagine, sa gouvernante. – Et c'est elle, je présume, qui a donné votre nom ? – Exactement, répondit McFarlane. – Je vous en prie, poursuivez. McFarlane essuya son front moite et poursuivit son récit. – Cette femme m'introduisit dans un salon où un frugal repas nous fut servi. Après cela, Mr. Jonas Oldacre me conduisit dans sa chambre où se trouvait un imposant coffre-fort. Il l'ouvrit et en sortit une masse de documents que nous parcourûmes ensemble. Il était entre onze heures et minuit lorsque nous terminâmes. Il fit la remarque que nous ne devions pas déranger la gouvernante et me fit sortir par la porte-fenêtre de sa chambre qui était restée ouverte toute la soirée. – Le store était-il baissé ? demanda Holmes. – Je n'en suis pas sûr mais je crois qu'il l'était à moitié. Oui, je me souviens qu'il l'a relevé pour ouvrir largement la fenêtre. Je n'arrivais pas à trouver ma canne et il m'a dit : “Peu importe, mon garçon, j'espère vous voir souvent maintenant et je la garderai jusqu'à ce que vous veniez me la réclamer.” Je l'ai laissé là, le coffre ouvert, ses papiers en petits tas sur sa table. Il était trop tard pour que je rentre à Blackheath, alors j'ai passé la nuit au Anerley Arms et je n'ai rien su avant de lire cette affreuse histoire ce matin. – Vous vouliez savoir autre chose, Mr. Holmes ? coupa Lestrade dont les sourcils s'étaient dressés à une ou deux reprises durant cette brillante explication. – Pas avant que je ne sois allé à Blackheath. – Vous voulez dire à Norwood, corrigea Lestrade. – Oh, oui, c'est certainement ce que j'ai voulu dire, répliqua Holmes avec son sourire énigmatique. Lestrade avait d'expérience, appris à reconnaître que ce cerveau effilé comme un rasoir était capable de trancher dans ce qui lui restait impénétrable. Je le vis observer étrangement mon camarade. – J'aimerais vous dire un mot, Mr. Sherlock Holmes, fit-il. Mr McFarlane, deux de mes agents sont à la porte avec une voiture. Le misérable jeune homme se leva et, avec un dernier regard suppliant dans notre direction, traversa la pièce. Les agents le conduisirent vers le fiacre mais Lestrade resta avec nous. Holmes avait ramassé les pages qui constituaient le brouillon du testament et il les étudiait. Le plus vif intérêt se lisait sur son visage. – Il y a quelques détails intéressants dans ces documents, Lestrade, vous ne croyez pas ? fit-il en les poussant vers lui. Le fonctionnaire les parcourut avec perplexité. – Je peux lire les premières lignes, comme celles du milieu de la seconde page ainsi qu'une ou deux à la fin. Celles-ci sont parfaitement lisibles, fit-il, mais le reste est extrêmement mal écrit. Et à trois endroits, je suis même incapable de déchiffrer quoi que ce soit. – Qu'en déduisez-vous ? interrogea Holmes. – Eh bien, et vous, qu'en déduisez-vous ? – Que cela a été rédigé dans un train. La bonne écriture correspond aux arrêts en gare, la mauvaise, aux mouvements du train et la très mauvaise aux passages à niveau. Un expert scientifique affirmerait sans hésitation que ces documents ont été rédigés sur une ligne de banlieue, car nulle part en dehors des environs immédiats d'une grande ville, ne peut se trouver une succession de gares aussi rapide. Si l'on admet que tout son voyage a été consacré à la rédaction de son testament, alors le train était un express qui ne s'est arrêté qu'une seule fois entre Norwood et le Pont-de-Londres. Lestrade commença à rire. – Vous êtes trop obscur pour moi quand vous vous lancez dans vos théories, Mr. Holmes, répliqua-t-il. Quel rapport avec l'affaire ? – Cela corrobore le récit du jeune homme dans la mesure où le testament a été rédigé par Jonas Oldacre au cours de son voyage hier. Ne trouvez-vous pas étrange qu'un homme rédige un document aussi important dans des conditions aussi hasardeuses ? Ce qui suggère qu'il ne le jugeait pas d'une grande importance. Si un homme voulait rédiger un testament qu'il n'a en aucun cas l'intention de valider, il n'agirait pas autrement. – Il a donc signé son arrêt de mort en même temps, trancha Lestrade. – Oh, c'est ce que vous croyez ? – Pas vous ? – Disons que c'est possible mais l'affaire ne me semble pas encore claire. – Pas claire ? Si ça n'est pas clair, qu'est-ce qui peut l'être ? Voilà un jeune homme qui apprend brusquement que, si un certain homme plus âgé meurt, il héritera d'une fortune. Que faitil ? Il ne dit rien à personne mais il invente un prétexte quelconque pour sortir et voir son client ce soir-là. Il attend jusqu'à ce que la seule personne de la maison soit au lit et, dans la solitude d'une chambre à coucher, il tue cet homme, brûle son corps sur une pile de bois et s'en va dans un hôtel du voisinage. Les taches de sang dans la chambre et sur la canne sont minuscules. Il a probablement imaginé que son crime se ferait sans effusion de sang et il espérait que le corps, une fois consumé, ne laisserait aucun indice sur sa mort – indices qui, pour une raison ou une autre, l'auraient directement mis en cause. Tout cela n'est-il pas évident ? – Cela me frappe, mon cher Lestrade, comme une évidence un rien trop évidente, observa Holmes. Vous ne comptez pas l'imagination parmi vos remarquables qualités mais, si vous pouviez une seconde vous mettre à la place de ce jeune homme, choisiriez-vous justement la nuit suivant la rédaction du testament pour commettre votre crime ? Ne vous semblerait-il pas dangereux de créer un lien si proche entre les deux événements ? Autre chose, passeriez-vous à l'action alors que votre présence dans la maison est connue et qu'une domestique vous a ouvert la porte ? Et, enfin, vous donneriez-vous tant de mal pour dissimuler le corps et laisser votre propre carme, la preuve vous désignant comme étant le criminel ? Avouez, Lestrade, que tout cela est des plus inhabituels. – Pour ce qui est de la canne, Mr. Holmes, vous savez aussi bien que moi qu'un criminel perd souvent la tête et qu'il adopte certains comportements qu'un homme de sang-froid éviterait. Il avait très probablement peur de retourner dans la chambre. Donnez-moi une autre théorie qui corresponde aux faits. – Je pourrais facilement vous en donner une demi-douzaine, répliqua Holmes. En voici une par exemple parfaitement possible et même fort probable. Je vous l'offre gracieusement. L'homme le plus âgé montre des documents d'une valeur manifeste. Un vagabond qui passe par là les voit par la fenêtre dont le store n'est qu'à moitié baissé. Le notaire s'en va. Le vagabond arrive ! Il attrape la canne qu'il a remarquée, tue Oldacre et s'en va après avoir brûlé le corps. – Pourquoi aurait-il brûlé le corps ? – Pourquoi McFarlane l'aurait-il fait ? – Pour dissimuler une preuve. – Le vagabond voulait peut-être cacher le fait qu'un meurtre avait été commis. – Et pourquoi le vagabond n'a-t-il rien pris ? – Parce qu'il n'y avait que des papiers qu'il ne pouvait négocier. Lestrade hocha la tête, bien que son attitude parût moins assurée qu'avant. – Eh bien, Mr. Holmes, cherchez votre vagabond et, en attendant que vous le trouviez, nous gardons notre homme. L'avenir nous dira quel est le bon. Notez seulement ceci, Mr. Holmes : pour autant que nous le sachions, aucun papier n'a été volé et le prisonnier est le seul homme au monde qui n'avait aucune raison de les voler parce qu'il en était l'héritier légitime et qu'il finirait par les obtenir. Mon ami parut ébranlé par cette remarque. – Je n'ai pas l'intention de nier que les indices sont, d'une certaine façon, largement en faveur de votre théorie, fit-il, je souhaite seulement souligner le fait qu'il y a d'autres théories possibles. Comme vous le disiez, l'avenir décidera. Bonne journée ! J'ose affirmer que, dans le cours de la journée, je ferai un tour à Norwood voir comment vous progressez. L'inspecteur parti, mon ami se leva et se prépara pour sa journée de travail avec la légèreté d'un homme qu'attend une tâche agréable. – Mon premier geste, Watson, m'expliqua-t-il alors qu'il enfilait sa redingote d'un air affairé, sera, comme je l'ai dit, en direction de Blackheath. – Et pourquoi pas Norwood ? – Parce que nous avons dans cette affaire un événement singulier suivi de très près d'un autre événement singulier. La police commet l'erreur de concentrer son attention sur le second parce qu'il apparaît comme véritablement criminel. Mais en ce qui me concerne, il est évident que la façon logique d'aborder l'affaire est de commencer par essayer de jeter quelque lumière sur le premier événement – l'étrange testament, si soudainement établi et au bénéfice d'un héritier si inattendu. Cela devrait pouvoir simplifier ce qui a suivi. Non, mon cher ami, je ne crois pas que vous puissiez m'aider. Il n'y a aucune menace de danger ou je n'aurais jamais songé à sortir sans vous. J'espère, lorsque je vous reverrai ce soir, être en mesure de vous dire que j'ai pu faire quelque chose pour cet infortuné jeune homme qui s'est jeté sous ma protection. Lorsque mon ami revint, il était tard et, comme je pus le constater par un coup d'œil à son visage défait et inquiet, les espoirs qu'il avait nourris n'avaient pas été comblés. Une heure durant, il fit bourdonner son violon dans le but de soulager sa contrariété. Il reposa enfin l'instrument et se lança dans le récit détaillé de ses mésaventures. – Tout se présente mal, Watson – aussi mal que possible. J'ai pris un air assuré devant Lestrade mais, grand Dieu, je crois que, pour une fois, notre camarade est sur la bonne piste et nous sur la mauvaise. Toutes mes intuitions vont dans un sens et tous les faits de l'autre. Et je crains sérieusement que les jurés britanniques n'aient pas encore atteint le degré d'intelligence qui les poussera à préférer mes théories aux faits de Lestrade. – Êtes-vous allé à Blackheath ? – Oui, Watson, j'y suis allé et j'ai très vite découvert que feu le regretté Oldacre était une fameuse fripouille. Le père était parti à la recherche de son fils. La mère était à la maison – une petite personne douce aux yeux bleus, tremblante de peur et d'indignation. Elle n'admet naturellement pas la possibilité même de sa culpabilité. Mais elle n'a pas exprimé non plus de surprise ou de regret concernant le sort de Oldacre. Au contraire, elle a parlé de lui avec une telle dureté qu'elle a inconsciemment considérablement renforcé les convictions de la police. Car, bien sûr, si son fils l'a entendue parler du bonhomme de cette façon, il était prédisposé à la haine et à la violence. « Il ressemblait plus à une brute fourbe et malveillante qu'à un être humain, m'a-t-elle dit. Et il l'a toujours été, même quand il était jeune. » « – Vous le connaissiez à cette époque ? lui ai-je demandé. « – Oui, je le connaissais très bien. En fait, c'était un de mes vieux soupirants. Je remercie le ciel d'avoir eu la présence d'esprit de me détourner de lui et d'épouser un homme plus pauvre mais meilleur. Nous étions fiancés, Mr. Holmes, lorsque j'appris sur lui une histoire épouvantable. Il avait lâché un chat dans une volière. Cette cruauté m'avait tellement horrifiée que j'ai immédiatement rompu avec lui. » « Elle a fouillé dans un secrétaire et, au bout d'un moment, elle m'a montré la photographie d'une femme abominablement défigurée et mutilée au couteau. « – C'est une photo de moi, m'a-t-elle expliqué. Il me l'a envoyée dans cet état avec sa malédiction, le jour de mon mariage. « – Eh bien, lui ai-je répondu, il vous a enfin pardonné puisqu'il a légué toute sa fortune à votre fils. « – Ni mon fils ni moi ne voulons rien de Jonas Oldacre, mort ou vivant ! s'écria-t-elle avec la plus vive énergie. Il y a un Dieu au ciel, Mr. Holmes et ce Dieu qui a puni cet homme malfaisant montrera, à l'heure qu'Il aura choisie, que les mains de mon fils n'ont jamais versé son sang. » « J'ai fait une ou deux tentatives. Je n'ai rien obtenu qui puisse renforcer nos hypothèses mais plusieurs points contre elles. J'ai fini par abandonner et je suis allé à Norwood. « Cet endroit, Deep Dene House, est une imposante villa moderne et voyante bâtie au fond d'un terrain bordé de massifs de lauriers. Sur la droite et à quelque distance de la rue, se trouve le chantier de bois où s'est déroulé l'incendie. Voici un plan grossièrement dessiné sur une feuille de mon calepin. Cette fenêtre sur la gauche est celle qui donne dans la chambre de Oldacre. Comme vous le constatez, on la voit de la rue. C'est à peu près ma seule consolation de la journée. Lestrade n'était pas là mais son sergent-chef m'a fait les honneurs de la maison. Ils venaient juste de découvrir un trésor. Ils ont passé la matinée à ratisser les cendres de la pile de bois carbonisée et, en dehors des restes d'origine organique, ils ont retrouvé plusieurs disques de métal décoloré. Je les ai examinés avec attention et il ne fait aucun doute qu'il s'agit de boutons de pantalon. J'ai même remarqué que l'un d'entre eux était frappé au nom de “Hyams”, le tailleur de Oldacre. J'ai ensuite longuement étudié la pelouse à la recherche d'indices ou de signes quelconques mais cette sécheresse a rendu le sol aussi dur que de l'acier. Il n'y avait rien à découvrir sauf qu'un corps ou un paquet a été tiré à travers une basse haie de troènes qui longe la pile de bois. Tout cela, bien sûr, cadre avec la théorie officielle. J'ai rampé sur la pelouse, le dos exposé au soleil d'août, mais je me suis relevé une heure plus tard tout aussi ignorant. « Après ce fiasco, je suis allé dans la chambre que j'ai également examinée. Les taches de sang étaient minuscules, de simples salissures décolorées, mais fraîches sans aucun doute. La canne avait été enlevée mais là aussi les marques étaient à peine visibles. Il ne fait aucun doute que la canne appartient à notre client. Il l'a reconnu. Des empreintes de pas de deux hommes peuvent être relevées sur le tapis mais aucune trace d'un troisième individu, encore un pli pour l'adversaire. Ils accumulent les points et nous sommes en plein marasme. « Je n'ai qu'une lueur d'espoir, mais elle ne mène encore à rien. J'ai étudié le contenu du coffre dont la majeure partie était sortie et étalée sur la table. Les documents ont été rassemblés dans des enveloppes cachetées, dont une ou deux ont été ouvertes par la police. Tous ces documents n'étaient pas, pour autant que je pus en juger, d'une grande valeur pas plus que le carnet de banque ne montre que Mr. Oldacre vivait dans l'opulence. Mais il m'a paru que l'ensemble des papiers n'était pas là. Il y avait des allusions à des actions – certainement celles de plus grande valeur – que je n'ai pu trouver. Cela, naturellement, et si nous pouvons le prouver sans ambiguïté, retournerait les arguments de Lestrade contre lui. Car qui volerait une chose dont il sait qu'il en héritera bientôt ? « Finalement, après avoir fouillé tous les recoins sans découvrir aucune piste, j'ai tenté ma chance avec la gouvernante. Elle s'appelle Mrs. Lexington. C'est une petite femme brune, silencieuse, dotée d'un regard oblique et soupçonneux. Elle pourrait nous faire des révélations si elle le voulait, j'en suis convaincu. Mais elle s'est montrée aussi hermétique qu'une huître. Oui, elle avait introduit Mr. McFarlane à neuf heures et demie. Elle aurait préféré perdre la main que d'avoir fait une chose pareille. Elle était allée se coucher à dix heures trente. Sa chambre était de l'autre côté de la maison et elle n'a rien entendu de ce qui s'est passé. Mr. McFarlane avait oublié son chapeau et, pour autant qu'elle le sache, sa canne, dans l'entrée. Elle avait été réveillée par les sirènes des pompiers. Son pauvre cher maître avait certainement été assassiné. Avait-il des ennemis ? Eh bien, tout le monde a des ennemis mais Mr. Oldacre se tenait très à l'écart et ne rencontrait les gens que pour affaires. Elle avait vu les boutons et était certaine qu'ils venaient des vêtements qu'il portait la veille. La pile de bois était très sèche parce qu'il n'avait pas plu depuis un mois. Elle avait brûlé comme de la paille et, le temps qu'elle arrive sur les lieux, on ne voyait rien d'autre que les flammes. Elle et tous les pompiers avaient senti l'odeur de chair brûlée qui s'en dégageait. Elle ne savait rien des papiers pas plus que des affaires personnelles de Mr. Oldacre. « Voici, mon cher Watson, le récit de mon échec. Et pourtant, et pourtant… Il serra ses mains fines au comble de la certitude. – Je sais que tout est faux. Je le sens. Quelque chose ne s'est pas encore manifesté et la gouvernante est au courant. Il y avait dans ses yeux le genre de défi revêche qui accompagne des connaissances coupables. Mais rien ne sert d'en parler davantage, Watson ; à moins d'un heureux hasard en notre faveur, je crains que l'affaire de la disparition de Norwood ne figure jamais dans cette chronique de nos succès qu'un public résigné devra tôt ou tard, je le pressens, endurer. – Gageons, objectai-je avec assurance, que l'apparence de l'accusé jouera en sa faveur auprès des jurés. – C'est un argument dangereux, mon cher Watson. Vous vous souvenez de cet affreux meurtrier, Bert Stevens, qui voulait que nous le fassions acquitter en 87 ? A-t-il jamais existé de jeune homme au plus doux tempérament ? – C'est vrai. – À moins que ne nous ne réussissions à établir une autre théorie, l'homme est perdu. Vous aurez du mal à trouver un détail dans cette affaire qui ne se tourne contre lui et toute investigation supplémentaire n'a servi qu'à l'étrangler davantage. À ce propos, il y a un curieux petit détail au sujet de ces papiers qui pourrait nous servir comme point de départ pour une enquête. En étudiant le livre de banque, j'ai constaté que le niveau peu élevé de la balance était principalement dû à des chèques importants établis au cours de l'année dernière au nom d'un Mr. Cornelius. Je dois dire qu'il serait intéressant de savoir qui est ce Mr. Cornelius pour avoir des transactions aussi importantes avec un entrepreneur à la retraite. Peut-être a-t-il quelque chose à voir avec le meurtre ? Cornelius est peut-être un courtier mais nous n'avons découvert aucun titre qui corresponde à ces montants élevés. À défaut d'autres indices, mes recherches doivent à présent se tourner vers une enquête auprès de la banque pour découvrir qui est le gentleman qui a touché ces chèques. Mais j'ai bien peur, mon cher camarade, que l'affaire ne se termine peu glorieusement sur la pendaison de notre client par Lestrade, ce qui constituera sans aucun doute un triomphe pour Scotland Yard. Je ne sais pas combien de temps Sherlock Holmes dormit cette nuit-là mais, en descendant pour le petit déjeuner, je le découvris pâle et épuisé, ses yeux rendus encore plus brillants par les cernes qui les entouraient. Autour de son fauteuil, le tapis était jonché de mégots de cigarette et des premières éditions des journaux du matin. Un télégramme ouvert était posé sur la table. – Que pensez-vous de ça, Watson ? me lança-t-il en le jetant vers moi. Il venait de Norwood et était rédigé comme suit : Nouvelle preuve importante. Culpabilité de McFarlane définitivement établie. Vous conseille abandonner l'affaire. Lestrade – Ça a l'air grave, fis-je. – Le cocorico victorieux de Lestrade, répondit Holmes avec un sourire amer. Et pourtant, il serait prématuré d'abandonner l'affaire. Après tout, une nouvelle preuve importante est à double tranchant et pourrait couper dans une direction tout à fait différente de celle imaginée par Lestrade. Prenez votre petit déjeuner, Watson, puis nous sortirons ensemble voir ce que nous pouvons faire. Il me semble que j'aurais besoin de votre compagnie et de votre soutien moral aujourd'hui. De son côté, mon ami ne prit rien. Dans ces moments de grande intensité, il avait en effet la particularité de ne s'autoriser aucune nourriture. Et je l'avais déjà vu présumer de sa volonté de fer jusqu'à défaillir d'inanition. – Je ne peux actuellement consacrer aucune énergie ni aucune force nerveuse à la digestion, répondait-il à mes remontrances médicales. Je n'étais donc pas étonné ce matin-là de le voir laisser son assiette intacte derrière lui pour partir avec moi à Norwood. Une foule de voyeurs morbides était toujours attroupée autour de Deep Dene House, une villa de banlieue telle que je me l'étais imaginée. Lestrade nous accueillit à l'intérieur, le visage rougi par la victoire, toute son attitude exprimant un triomphalisme grossier. – Eh bien, Mr. Holmes, avez-vous démontré nos erreurs ? Avez-vous mis la main sur votre vagabond ? s'écria-t-il. – Je n'ai arrêté aucune conclusion, répondit mon camarade. – Nous avons arrêté les nôtres hier et il se trouve aujourd'hui qu'elles sont exactes, alors reconnaissez que, cette fois, nous vous avons légèrement devancé, Mr. Holmes. – Vous donnez en effet l'impression qu'il s'est passé quelque chose d'insolite, confirma Holmes. Lestrade éclata de rire. – Vous n'aimez pas plus que nous être battu, fit-il. Personne ne peut s'attendre que les choses se passent toujours comme il l'entend, n'est-ce pas, Mr. Watson ? Mais venez par ici, messieurs, je vous en prie, et je crois pouvoir vous convaincre une bonne fois pour toutes que John McFarlane est bien l'auteur de ce crime. Il nous conduisit dans une entrée sombre de l'autre côté du couloir. – C'est ici que le jeune McFarlane a dû venir récupérer son chapeau après le crime, nous expliqua-t-il. Tenez, regardez ça. Avec une soudaineté théâtrale, il frotta une allumette dont la flamme révéla une tache de sang sur le mur blanc. Comme il approchait la lumière, je constatai qu'il ne s'agissait pas d'une simple tache mais de l'empreinte très nette d'un pouce. – Observez-la avec votre loupe, Mr. Holmes. – Oui, c'est ce que je m'apprêtais à faire. – Vous savez qu'il n'existe pas deux empreintes de pouce identiques ? – J'ai entendu dire quelque chose comme ça. – Dans ce cas, voudriez-vous la comparer avec le tirage de cire que nous avons du pouce droit du jeune McFarlane, réalisé ce matin selon mes instructions ? Lorsqu'il approcha l'empreinte de cire de la tache de sang, aucune loupe n'était nécessaire pour voir que les deux provenaient incontestablement du même pouce. Il était pour moi évident que notre infortuné client était perdu. – Voilà qui est sans appel, lâcha Lestrade. – Oui, sans appel, répétai-je malgré moi en écho. – Sans appel, confirma Holmes. Quelque chose dans le ton de sa voix capta mon attention et je me tournai vers lui pour l'observer. Un changement extraordinaire était intervenu sur son visage. Il frémissait d'hilarité contenue. Ses yeux brillaient comme deux étoiles. Il me parut qu'il fournissait des efforts désespérés pour contenir un formidable fou rire. – Voyez-vous ça ! Voyez-vous ça ! fit-il enfin. Qui l'aurait cru ? Comme les apparences peuvent être trompeuses, vraiment ! Un si charmant jeune homme à défendre ! Ne pas se fier à notre propre jugement, voilà une admirable leçon pour nous, n'est-ce pas, Lestrade ? – Oui, certains d'entre nous ont une tendance un peu trop prononcée à l'outrecuidance, Mr. Holmes, approuva Lestrade. Son insolence était exaspérante mais nous ne pouvions faire autrement que de la supporter. – Quelle chance providentielle que ce jeune homme ait appuyé son pouce droit sur le mur en prenant son chapeau accroché à la patère ! Un geste si naturel aussi, quand on y pense. Holmes avait l'air calme mais, en parlant, tout son corps frémissait d'une agitation contenue. – Au fait, Lestrade, à qui doit-on cette brillante découverte ? – C'est la gouvernante, Mrs. Lexington, qui a attiré l'attention de l'agent de police en service de nuit. – Où était l'agent en service de nuit ? – Il montait la garde dans la chambre du crime, pour que rien ne soit dérangé. – Mais pourquoi la police n'a-t-elle pas relevé cette empreinte hier ? – Eh bien, nous n'avions aucune raison particulière de faire un examen minutieux du hall. D'ailleurs et comme vous le constatez, ça n'est pas un endroit très accessible. – Non, non, bien sûr que non. J'imagine qu'il ne fait aucun doute que l'empreinte était là hier ? Lestrade regarda Holmes comme s'il perdait la tête. J'avoue avoir été moi-même surpris par son comportement hilare et sa remarque pour le moins extravagante. – Je ne sais pas si vous croyez que ce McFarlane est sorti de prison en plein milieu de la nuit pour renforcer les preuves dont nous disposons contre lui, commença Lestrade, mais je fais confiance à n'importe quel expert du monde pour prouver qu'il s'agit bien de l'empreinte de McFarlane. – C'est indubitablement l'empreinte de son pouce. – Alors c'est suffisant, trancha Lestrade. Je suis un homme pratique, Mr. Holmes et quand je dispose de preuves, j'en tire les conclusions. Si vous avez quelque chose à me dire, je vais au salon rédiger mon rapport. Holmes avait recouvré sa sérénité malgré les quelques lueurs d'amusement qui se lisaient encore dans son expression. – C'est une évolution véritablement attristante, n'est-ce pas, Watson ? me dit-il. Mais elle comporte cependant des points surprenants qui nous permettent de nourrir quelques espoirs pour notre client. – Je suis ravi de l'entendre, fis-je chaleureusement. J'avais craint que tout ne fût perdu. – Je n'irais certainement pas jusque-là, mon cher Watson. Le fait est qu'il y a une anomalie tout à fait majeure dans la preuve à laquelle notre ami attache une telle importance. – Vraiment, Holmes ! De quoi s'agit-il ? – Simplement de ceci : je sais que cette empreinte n'existait pas quand j'ai examiné cette entrée hier. À présent, Watson, allons faire une petite promenade au soleil. L'esprit passablement confus mais une petite flamme d'espoir renaissant au cœur, j'accompagnai mon ami dans sa promenade au jardin. Holmes prit toutes les façades de la maison à tour de rôle et les examina avec la plus grande attention. Puis il rentra et passa le bâtiment en revue, de la cave au grenier. La plupart des pièces n'étaient pas meublées. Holmes les inspecta néanmoins toutes très minutieusement. Finalement, dans le couloir supérieur ; qui desservait trois chambres inoccupées, il fut saisi d'un nouveau spasme d'hilarité. – Cette affaire présente vraiment des caractéristiques exceptionnelles, Watson, fit-il. Je crois qu'il est temps à présent de mettre Lestrade dans la confidence. Il a eu son petit moment de bonheur à nos dépens et, si ma lecture du problème se révèle exacte, nous allons peut-être lui rendre la monnaie de sa pièce. Oui, oui, je crois voir comment nous y prendre. L'inspecteur de Scotland Yard écrivait encore dans le salon lorsque Holmes vint l'interrompre. – J'ai cru comprendre que vous rédigiez le rapport de cette affaire, fit-il. – C'est exact. – Ne croyez-vous pas que ce soit un peu prématuré ? Je ne peux m'empêcher de croire que vos témoignages ne sont pas complets. Lestrade connaissait trop bien mon ami pour mépriser ses paroles. Il abandonna son stylo et le regarda avec curiosité. – Que voulez-vous dire, Mr. Holmes ? – Seulement qu'il y a un témoin important que vous n'avez pas entendu. – Pouvez-vous le produire ? – Je crois que oui. – Alors faites-le. – Je vais faire de mon mieux. Combien d'agents avez-vous ? – Trois à portée de voix. – Parfait ! s'exclama Holmes. Puis-je vous demander s'ils sont grands, robustes et pourvus de voix puissantes ? – Sans aucun doute, bien que je ne voie pas ce que leurs voix ont à voir là-dedans. – Peut-être vais-je pouvoir vous éclairer là-dessus comme sur quelques autres points, poursuivit Holmes. Ayez la gentillesse d'appeler vos hommes et je vais m'y employer. Cinq minutes plus tard, trois policiers étaient réunis dans l'entrée. – Dans la remise, vous trouverez une quantité considérable de paille, commença Holmes. Je vous demande d'en apporter deux bottes. Je pense qu'elles nous seront d'un grand secours pour produire le témoin dont j'ai besoin. Merci beaucoup. Je crois que vous avez des allumettes dans votre poche, Watson. Maintenant, Mr. Lestrade, je vais vous demander à tous de m'accompagner sur le palier du dernier étage. Comme je l'ai dit, il y avait un large couloir qui desservait trois chambres vides. Sherlock Holmes nous rassembla tous à l'une des extrémités. Les agents souriaient et Lestrade dévisageait mon ami, la stupeur, l'expectative et l'ironie se succédant sur ses traits. Holmes se planta devant nous avec l'air d'un illusionniste réalisant un de ses tours. – Auriez-vous l'amabilité d'envoyer un de vos agents chercher deux seaux d'eau ? Mettez la paille sur le sol ici, loin des murs. Bon, à présent, je pense que nous sommes prêts. La rougeur et la colère commençaient à envahir le visage de Lestrade. – Je ne sais pas à quel jeu vous jouez, Mr. Sherlock Holmes, commença-t-il, mais si vous savez quoi que ce soit, vous pouvez certainement nous le dire sans avoir recours à toutes ces âneries. – Je vous assure, mon bon Lestrade, que j'ai une excellente raison d'agir ainsi. Vous vous souvenez certainement de m'avoir légèrement taquiné, il y a quelques heures, quand le soleil semblait illuminer vos plates-bandes, alors ne me tenez pas rigueur d'un peu de pompe et de cérémonie. Puis-je vous demander, Watson, d'ouvrir cette fenêtre et de mettre le feu à la paille ? Je m'exécutai et, alors que la paille sèche craquait en s'enflammant, poussée par le courant d'air, une volute de fumée grise tourbillonna dans le couloir. – Voyons à présent si nous pouvons produire votre témoin, Mr. Lestrade. Puis-je vous demander à tous de crier « Au feu ! » ? Alors allons-y. Un, deux, trois… – Au feu ! nous écriâmes-nous tous. – Merci. Je vais vous déranger une nouvelle fois. – Au feu ! – Juste une dernière fois, messieurs et tous ensemble. – Au feu ! Le cri avait dû résonner dans tout Norwood. Il était à peine éteint lorsqu'une chose stupéfiante se produisit. Une porte s'ouvrit à la volée dans ce qui semblait être un mur épais à l'autre bout du couloir et un petit homme ratatiné en surgit, comme un lapin de son terrier. – Prodigieux ! lâcha Holmes sans sourciller. Watson, un seau d'eau sur la paille. Cela fera l'affaire ! Lestrade, permettez-moi de vous présenter votre principal témoin manquant, Mr. Jonas Oldacre. L'inspecteur fixait sur l'arrivant un regard stupéfait. Ce dernier clignait des yeux à la vive lumière du couloir, son regard interrogateur passant sans comprendre de notre petite troupe aux restes fumants du brasier. C'était un visage odieux où se lisaient la ruse, la haine, la malveillance, avec deux yeux clairs, fuyants, et des cils blancs. – Qu'est-ce que c'est ? s'exclama enfin Lestrade. Qu'est-ce que vous avez fichu tout ce temps ? Oldacre lâcha un rire gêné, reculant devant le visage rouge de fureur de l'inspecteur hors de lui. – Je n'ai fait aucun mal. – Aucun mal ? Vous avez fait tout ce que vous avez pu pour faire pendre un innocent. Si ce gentleman n'avait pas été là, je ne suis pas sûr que vous n'eussiez pas réussi. La misérable créature commença à gémir. – Ce n'était, monsieur, qu'une plaisanterie. – Oh ! une plaisanterie, n'est-ce pas ? Rira bien qui rira le dernier, vous pouvez me croire. Faites-le descendre et enfermezle au salon jusqu'à mon arrivée. Mr. Holmes, poursuivit-il lorsqu'ils furent partis, je ne pouvais parler devant les agents, mais peu m'importe de dire devant le docteur Watson que c'est l'enquête la plus brillante que vous ayez jamais réalisée, bien que la façon dont vous l'avez résolue reste pour moi un mystère. Vous avez sauvé la vie d'un innocent et vous avez évité un scandale dont la gravité aurait ruiné ma réputation dans la police. Holmes sourit en frappant l'épaule de Lestrade. – Plutôt que ruinée, mon bon monsieur, vous allez découvrir que votre réputation va s'en trouver valorisée. Quelques modifications dans le rapport que vous êtes en train de rédiger et ils comprendront combien il est difficile de jeter de la poudre aux yeux de l'inspecteur Lestrade. – Et vous ne voulez pas que votre nom apparaisse ? – Pas le moins du monde. Le travail est ma seule récompense. Peut-être m'en attribuerai-je quelque mérite un jour lointain, quand j'autoriserai mon historien zélé à rassembler ses feuillets, hein, Watson ? Bien, maintenant allons voir où ce rat était tapi. Une cloison de lattes de bois et de plâtre avait été montée en travers du couloir, à deux mètres du fond, avec une porte astucieusement dissimulée. L'intérieur était éclairé par des fentes sous les avant-toits. Quelques meubles, une provision de nourriture et de l'eau y étaient entreposés ainsi qu'un certain nombre de livres et de papiers. – Voilà les avantages d'être entrepreneur, fit Holmes alors que nous sortions de la pièce. Il pouvait arranger sa propre petite cachette sans l'aide d'un complice, à l'exception, bien sûr, de sa précieuse gouvernante, que je ne perdrais pas de temps à fourrer dans mon sac, Lestrade. – Je vais suivre votre conseil. Mais comment avez-vous découvert cet endroit, Mr. Holmes ? – J'ai décrété que notre camarade se cachait dans la maison. Lorsque j'ai arpenté le couloir et que j'ai découvert qu'il mesurait deux mètres de moins que celui de l'étage inférieur l'endroit où il se trouvait était clair. Je me suis dit qu'il n'aurait pas le cran de résister à une alerte au feu. Nous aurions, bien sûr, pu le débusquer autrement mais cela m'amusait de le pousser à sortir lui-même de sa cachette. Et puis, je vous devais une petite mystification, Lestrade, pour votre facétie de la matinée. – Eh bien, monsieur, nous sommes quittes. Mais comment diable avez-vous deviné qu'il était seulement dans la maison ? – L'empreinte du pouce, Lestrade. Vous disiez que c'était décisif ; et c'était le cas mais dans un sens bien différent. Je savais qu'elle ne s'y trouvait pas la veille. Je ne néglige jamais aucun détail, comme vous avez dû le remarquer. J'avais examiné l'entrée et j'étais sûr que le mur était vierge. Elle avait donc été apposée au cours de la nuit. – Mais comment ? – Très simplement. Quand ces enveloppes ont été scellées, Jonas Oldacre a demandé à McFarlane de bien fermer un des sceaux en apposant son pouce sur la cire tiède. Cela a dû être fait si vite et si naturellement que j'ose dire que le jeune homme lui même n'en a aucun souvenir. Les choses se sont très probablement passées comme ça et Oldacre lui-même n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait en faire. Ruminant l'affaire dans son antre, la preuve absolument accablante qu'il pouvait tirer de l'utilisation de cette empreinte contre McFarlane lui est brusquement apparue. Faire un tirage de cire de cette empreinte, l'imbiber avec du sang suite à une piqûre d'épingle et poser cette marque sur le mur pendant la nuit, de sa propre main ou de celle de sa gouvernante, tout cela était d'une extrême simplicité. Si vous examinez les documents qu'il a emportés dans sa retraite, je vous parie que vous découvrirez le sceau portant l'empreinte. – Splendide ! s'exclama Lestrade. Splendide ! Vous l'exprimez de telle manière que tout est clair comme de l'eau de roche. Mais pourquoi une telle machination, Mr Holmes ? Je m'amusais de constater combien l'attitude arrogante du détective avait brusquement changé pour celle d'un enfant interrogeant son maître. – Je ne crois pas que cela soit très difficile à expliquer. L'homme qui nous attend en bas est un individu très profondément méchant et vindicatif. Savez-vous qu'il fut jadis repoussé par la mère de McFarlane ? Non ! Je vous avais dit d'aller à Blackheath avant de vous rendre à Norwood. Eh bien, cette injure, c'est ainsi qu'il a considéré la chose, s'est greffée dans son cerveau méchant et rusé et il a attendu toute sa vie sa vengeance sans jamais en voir la possibilité. Depuis un an ou deux, ses affaires ne marchaient pas très bien, je penche pour des spéculations hasardeuses, et il s'est trouvé en mauvaise posture. Il a décidé d'escroquer ses créditeurs et, dans ce but, a établi des chèques très élevés à l'ordre d'un certain Mr. Cornelius, qui n'est autre, j'imagine, que lui-même. Je n'ai pas encore retrouvé la trace de ces chèques mais je suis sûr qu'ils ont été encaissés sous ce nom dans quelque ville de province où Oldacre de temps en temps mène une double vie. Il avait aussi l'intention de changer complètement de nom, de prendre cet argent et de disparaître pour recommencer une nouvelle vie ailleurs. – C'est fort probable. – Il se disait que sa disparition arrêterait toutes les poursuites contre lui et lui procurerait du même coup une vengeance entière et écrasante contre son ancienne bien-aimée s'il pouvait donner l'impression d'avoir été assassiné par son enfant unique. Un chefd'œuvre d'infamie qu'il a dirigé de main de maître. L'idée du testament, qui donnait un mobile parfait à ce crime, la visite ignorée de ses propres parents, la rétention de la canne, le sang, les restes animaux et les boutons dans le feu, tout était admirable. Un filet aux mailles duquel il me semblait, il y a encore quelques heures, impossible d'échapper. Mais ce don suprême de l'artiste : savoir quand s'arrêter, lui fait défaut. Il a voulu améliorer ce qui était déjà parfait, serrer un peu plus la corde autour du cou de son infortunée victime et il a tout ruiné. Descendons, Lestrade. Il y a encore une ou deux questions que j'aimerais lui poser. La créature malfaisante était assise dans son propre salon, encadrée par deux policiers. – C'était une plaisanterie, mon bon monsieur, une simple plaisanterie, rien de plus, gémissait-il sans cesse. Je vous assure que je ne me suis caché que pour voir les effets de ma disparition et je suis sûr que vous n'aurez pas l'injustice de croire que j'aurais laissé le moindre mal arriver à ce pauvre McFarlane. – Les jurés en décideront, répliqua Lestrade. Quoi qu'il en soit, je vous inculpe de complot d'escroquerie sinon de tentative de meurtre. – Et vous ne tarderez très probablement pas à découvrir que vos créditeurs vont saisir le compte bancaire de Mr. Cornelius, ajouta Holmes. Le petit homme sursauta et tourna ses yeux mauvais sur mon ami. – Je vous dois beaucoup de choses, fit-il, peut-être aurai-je un jour l'occasion de payer mes dettes. Holmes sourit avec complaisance. – Je crois que les quelques prochaines années vont vous trouver très occupé, fit-il. À propos, qu'avez-vous mis dans le feu en plus de vos vieux pantalons ? Un chien mort, des lapins, ou quoi ? Vous ne me le direz pas ? Mon cher, comme c'est cruel de votre part ! Bien, bien, disons alors qu'un couple de lapins rendra compte du sang et des restes carbonisés. Si jamais vous en faites le récit, Watson, des lapins feront l'affaire. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'ESCARBOUCLE BLEUE Les aventures de Sherlock Holmes (janvier 1892) L'escarboucle bleue C'était le surlendemain de Noël. Je m'étais rendu chez mon ami Sherlock Holmes, afin de lui présenter les vœux d'usage en cette période de l'année. Je le trouvai en robe de chambre pourpre, allongé sur son divan, son râtelier à pipes à portée de la main. Sur le parquet, un tas de journaux, dépliés et froissés, indiquait qu'il avait dépouillé avec soin la presse du matin. On avait approché du divan une chaise, au dossier de laquelle était accroché un chapeau melon, graisseux et minable, bosselé par endroits et qui n'était plus neuf depuis bien longtemps. Une loupe et une pince, posées sur le siège, donnaient à penser que le triste objet n'avait été placé là qu'aux fins d'examen. – Vous êtes occupé, dis-je. Je vous dérange ? – Nullement, Watson ! Je suis au contraire ravi d'avoir un ami avec qui discuter mes conclusions. L'affaire n'a pas la moindre importance, mais ce vieux couvre-chef soulève quelques menus problèmes qui ne sont point dépourvus d'intérêt et qui pourraient être assez instructifs. Je m'assis dans le fauteuil de Holmes et me réchauffai les mains devant le feu qui pétillait dans la cheminée. Il gelait sévèrement et les vitres étaient couvertes d'épaisses fleurs de givre. – J'imagine, déclarai-je, que, malgré son innocente apparence, ce chapeau joue un rôle dans quelque tragique histoire, qu'il est l'indice qui vous permettra d'élucider quelque mystérieuse affaire et de provoquer le châtiment d'un odieux criminel. – Il n'est nullement question de ça ! répondit Holmes en riant. Il ne s'agit pas d'un crime, mais d'un de ces petits incidents amusants qui arrivent nécessairement quand quatre mil lions d'individus se coudoient dans un espace de quelques miles carrés. Étant donné la multiplicité et la diversité des activités d'une telle foule, on peut s'attendre à rencontrer toutes les combinaisons d'événements possibles et bien des petits problèmes, intéressants parce que bizarres, mais qui ne relèvent pas pour autant de la criminologie. Nous en avons déjà fait l'expérience. – C'est si vrai, fis-je observer, que, des six affaires qui font l'objet de mes dernières notes, trois au moins ne comportaient aucun crime, au sens légal du mot. – Très juste Vous faites allusion à la récupération des papiers d'Irène Adler, à la curieuse affaire de Miss Mary Sutherland et à l'aventure de l'homme à la lèvre tordue. Je suis convaincu que la petite énigme qui m'intéresse en ce moment ressortit à la même catégorie. Vous connaissez Peterson, le commissionnaire ? – Oui. – C'est à lui qu'appartient ce trophée. – C'est son chapeau ? – Non, non ! Il l'a trouvé. Son propriétaire est inconnu. Je vous demanderai d'examiner ce chapeau, en le considérant, non pas comme un galurin qui n'en peut plus, mais comme un problème intellectuel. Auparavant, toutefois, je veux vous dire comment il est venu ici. Il est arrivé chez moi le matin de Noël, en compagnie d'une belle oie bien grasse, qui, je n'en doute pas, est à l'heure qu'il est en train de rôtir sur le feu de Peterson. Les faits, les voici. Le matin de Noël, vers quatre heures, Peterson – qui, comme vous le savez, est un garçon parfaitement honnête – rentrait chez lui après une petite bombe quand, dans Tottenham Court Road, à la lumière des réverbères, il aperçut, marchant devant lui et zigzaguant un peu, un homme assez grand qui portait une oie sur l'épaule. Au coin de Goodge Street, une querelle éclata entre cet inconnu et une poignée de voyous, dont l'un lui fit sauter son chapeau. L'homme leva sa canne pour se défendre et, lui faisant décrire un moulinet au- dessus de sa tête, fracassa la glace du magasin qui se trouvait derrière lui. Peterson se mit à courir pour porter secours au bonhomme, mais celui-ci, stupéfait d'avoir fait voler une vitrine en éclats et peut-être inquiet de voir arriver sur lui un type en uniforme, laissait tomber son oie, tournait les talons et s'évanouissait dans le labyrinthe des petites rues voisines. Les voyous ayant, eux aussi, pris la fuite à son apparition, Peterson restait maître du champ de bataille. Il ramassa le butin, lequel se composait de ce chapeau qui défie les qualificatifs et d'une oie à qui il n'y avait absolument rien à reprocher. – Naturellement, il les a restitués, l'un et l'autre, à leur légitime propriétaire ? – C'est là, mon cher ami, que gît le problème ! Il y avait bien, attachée à la patte gauche de l'oie, une étiquette en carton portant l'inscription : « Pour Mme Henry Baker », on trouve aussi sur la coiffe du chapeau les initiales « H. B. », mais, comme il y a dans notre bonne ville quelques milliers de Baker et quelques centaines de Henry Baker, il est difficile de trouver le bon pour lui rendre son bien. – Finalement, quel parti Peterson a-t-il pris ? – Sachant que la moindre petite énigme m'intéresse, il m'a, le jour de Noël, apporté ses trouvailles. Nous avons gardé l'oie jusqu'à ce matin. Aujourd'hui, malgré le gel, certains signes indiquaient qu'elle « demandait » à être mangée sans délai. Peterson l'a donc emportée vers ce qui est l'inéluctable destin des oies de Noël. Quant au chapeau, je l'ai gardé. – Son propriétaire n'a pas mis deux lignes dans le journal pour le réclamer ? – Non. – De sorte que vous n'avez rien qui puisse vous renseigner sur son identité ? – Rien. Mais nous avons le droit de faire quelques petites déductions… – En partant de quoi ? Du chapeau ? – Exactement. – Vous plaisantez ! Qu'est-ce que ce vieux melon pourrait vous apprendre ? – Voici ma loupe, Watson ! Vous connaissez ma méthode. Regardez et dites-moi ce que ce chapeau vous révèle sur la personnalité de son propriétaire. Je pris l'objet sans enthousiasme et l'examinai longuement. C'était un melon noir très ordinaire, qui avait été porté – et pendant très longtemps – par un homme dont la tête ronde n'offrait aucune particularité de conformation. La garniture intérieure, en soie, rouge à l'origine, avait à peu près perdu toute couleur. On ne relevait sur la coiffe aucun nom de fabricant. Il n'y avait que ces initiales « H. B. » dont Holmes m'avait parlé. Le cordonnet manquait, qui aurait dû être fixé à un petit œillet percé dans le feutre du bord. Pour le reste, c'était un chapeau fatigué, tout bosselé, effroyablement poussiéreux, avec çà et là des taches et des parties décolorées qu'on paraissait avoir essayé de dissimuler en les barbouillant d'encre. – Je ne vois rien, dis-je, restituant l'objet à mon ami. – Permettez, Watson ! Vous voyez tout ! Seulement, vous n'osez pas raisonner sur ce que vous voyez. Vous demeurez d'une timidité excessive dans vos conclusions. – Alors, puis-je vous demander ce que sont vos propres déductions ? Holmes prit le chapeau en main et le considéra de ce regard perçant qui était chez lui très caractéristique. – Il est peut-être, dit-il, moins riche en enseignements qu'il aurait pu l'être, mais on peut cependant de son examen tirer certaines conclusions qui sont incontestables et d'autres qui représentent à tout le moins de fortes probabilités. Que le propriétaire de ce chapeau soit un intellectuel, c'est évident, bien entendu, comme aussi qu'il ait été, il y a trois ans, dans une assez belle situation de fortune, encore qu'il ait depuis connu des jours difficiles. Il était prévoyant, mais il l'est aujourd'hui bien moins qu'autrefois, ce qui semble indiquer un affaissement de sa moralité, observation, qui, rapprochée de celle que nous avons faite sur le déclin de sa fortune, nous donne à penser qu'il subit quelque influence pernicieuse, celle de la boisson vraisemblablement. Ce vice expliquerait également le fait, patent celui-là, que sa femme a cessé de l'aimer. – Mon cher Holmes ! Ignorant ma protestation, Holmes poursuivait : – Il a pourtant conservé un certain respect de soi-même. C'est un homme qui mène une vie sédentaire, sort peu et se trouve en assez mauvaise condition physique. J'ajoute qu'il est entre deux âges, que ses cheveux grisonnent, qu'il est allé chez le coiffeur ces jours-ci et qu'il se sert d'une brillantine au citron. Tels sont les faits les plus incontestables que ce chapeau nous révèle. J'oubliais ! Il est peu probable que notre homme ait le gaz chez lui. – J'imagine, Holmes, que vous plaisantez ! – Pas le moins du monde ! Vous n'allez pas me dire que, connaissant maintenant mes conclusions, vous ne voyez pas comment je les ai obtenues ? – Je suis idiot, je n'en doute pas, mais je dois vous avouer, Holmes, que je suis incapable de vous suivre ! Par exemple, de quoi déduisez-vous que cet homme est un intellectuel ? Pour toute réponse, Holmes mit le chapeau sur sa tête : la coiffure lui couvrit le front tout entier et vint s'arrêter sur l'arête de son nez. – Simple question de volume, dit-il. Un homme qui a un crâne de cette dimension doit avoir quelque chose à l'intérieur. – Et le déclin de sa fortune ? – Ce chapeau est vieux de trois ans. C'est à ce moment-là qu'on a fait ces bords plats, relevés à l'extérieur. Il est de toute première qualité. Regardez le ruban et la garniture intérieure. Si le personnage pouvait se payer un chapeau de prix il y a trois ans, et s'il n'en a pas acheté un autre depuis, c'est évidemment que ses affaires n'ont pas été brillantes ! – Je vous accorde que c'est, en effet, très probable. Mais la prévoyance et l'affaissement de moralité ? Sherlock Holmes se mit à rire. – La prévoyance, tenez, elle est là ! Il posait le doigt sur le petit œillet métallique fixé dans le bord du chapeau. – Cet œillet, expliqua-t-il, le chapelier ne le pose que sur la demande du client. Si notre homme en a voulu un, c'est qu'il est dans une certaine mesure prévoyant, puisqu'il a songé aux jours de grand vent et pris ses précautions en conséquence. Mais nous constatons qu'il a cassé le cordonnet et ne s'est pas donné la peine de le faire remplacer. D'où nous concluons qu'il est maintenant moins prévoyant qu'autrefois, signe certain d'un caractère plus faible aujourd'hui qu'hier. Par contre, il a essayé de dissimuler des taches en les recouvrant d'encre, ce qui nous prouve qu'il a conservé un certain amour-propre. – Votre raisonnement est certes plausible. – Quant au reste, l'âge, les cheveux grisonnants, récemment coupés, l'emploi de la brillantine au citron, tout cela ressort d'un examen attentif de l'intérieur du chapeau, dans sa partie inférieure. La loupe révèle une quantité de bouts de cheveux minuscules, manifestement coupés par les ciseaux du coiffeur. Ils sont gras et l'odeur de la brillantine au citron est très perceptible. Cette poussière, vous le remarquerez, n'est pas la poussière grise et dure qu'on ramasse dans la rue, mais la poussière brune et floconneuse qui flotte dans les appartements. D'où nous pouvons conclure que ce chapeau restait la plupart du temps accroché à une patère. Les marques d'humidité qu'on distingue sur la coiffe prouvent que celui qui le portait transpirait abondamment, ce qui donne à croire qu'il n'était pas en excellente condition physique. – Mais vous avez aussi parlé de sa femme, allant jusqu'à dire qu'elle ne l'aimait plus ! – Ce chapeau n'a pas été brossé depuis des semaines. Quand votre femme, mon cher Watson, vous laissera sortir avec une coiffure sur laquelle je verrai s'accumuler la poussière de huit jours, je craindrai fort que vous n'ayez, vous aussi, perdu l'affection de votre épouse. – Mais cet homme était peut-être célibataire ? – Vous oubliez, Watson, qu'il rapportait une oie à la maison pour l'offrir à sa femme ! Rappelez-vous l'étiquette accrochée à la patte du volatile ! – Vous avez réponse à tout. Pourtant, comment diable pouvez-vous avancer que le gaz n'est pas installé chez lui ? – Une tache de bougie peut être accidentelle. Deux, passe encore ! Mais, quand je n'en compte pas moins de cinq, je pense qu'il y a de fortes chances pour que le propriétaire du chapeau sur lequel je les relève se serve fréquemment d'une bougie… et je l'imagine, montant l'escalier, son bougeoir d'une main et son chapeau de l'autre. Autant que je sache, le gaz ne fait pas de taches de bougie ! Vous êtes content, maintenant ? – Mon Dieu, répondis-je en riant, tout cela est fort ingénieux, mais, étant donné qu'il n'y a pas eu crime, ainsi que vous le faisiez vous-même remarquer tout à l'heure, et qu'il ne s'agit, en somme, que d'une oie perdue, j'ai bien peur que vous ne vous soyez donné beaucoup de peine pour rien ! Sherlock Holmes ouvrait la bouche pour répondre quand la porte s'ouvrit brusquement, livrant passage à Peterson, qui se rua dans la pièce, les joues écarlates et l'air complètement ahuri. – L'oie, monsieur Holmes ! L'oie ! – Eh bien, quoi, l'oie ? Elle est revenue à la vie et s'est envolée par la fenêtre de la cuisine ? Holmes avait tourné la tête à demi pour mieux voir le visage congestionné du commissionnaire. – Regardez, monsieur, ce que ma femme lui a trouvé dans le ventre ! La main ouverte, il nous montrait une pierre bleue, guère plus grosse qu'une fève, mais d'un éclat si pur et si intense qu'on la voyait scintiller au creux sombre de sa paume. Sherlock Holmes émit un petit sifflement. – Fichtre, Peterson ! C'est ce qui s'appelle découvrir un trésor ! Je suppose que vous savez ce que vous avez là ? – Un diamant, dame ! Une pierre précieuse ! Ça vous coupe le verre comme si c'était du mastic ! – C'est plus qu'une pierre précieuse, Peterson ! C'est la pierre précieuse ! – Tout de même pas l'escarboucle bleue de la comtesse de Morcar ? demandai-je. – Précisément, si ! Je finis par savoir à quoi elle ressemble, ayant lu chaque jour, ces temps derniers, la description qu'en donne l'avis publié dans le Times. C'est une pierre unique, d'une valeur difficile à estimer, mais vingt fois supérieure, très certainement, aux mille livres de récompense promises. – Mille livres ! Grands dieux ! Peterson se laissa tomber sur une chaise. Il nous dévisageait avec des yeux écarquillés. – C'est effectivement le montant de la récompense, reprit Holmes. J'ai tout lieu de croire, d'ailleurs, que, pour des raisons de sentiment, la comtesse abandonnerait volontiers la moitié de sa fortune pour retrouver sa pierre. – Si je me souviens bien, dis-je, c'est au Cosmopolitan Hotel qu'elle l'a perdue ? – C'est exact. Précisons : le 22 décembre. Il y a donc cinq jours. John Horner, un plombier, a été accusé de l'avoir volée dans la boîte à bijoux de la comtesse. Les présomptions contre lui ont paru si fortes que l'affaire a été renvoyée devant la cour d'assises. II me semble bien que j'ai ça là-dedans… Holmes, fourrageant dans ses journaux, jetait un coup d'œil sur la date de ceux qui lui tombaient sous la main. Il finit par en retenir un, qu'il déplia, cherchant un article, dont il nous donna lecture à haute voix : Le Vol du Cosmopolitan Hotel « John Horner ; 26 ans, plombier ; a comparu aujourd'hui. Il était accusé d'avoir ; le 22 décembre dernier, volé, dans le coffret à bijoux de la comtesse de Morcar ; la pierre célèbre connue sous le nom d'Escarboucle bleue ». Dans sa déposition, James Ryder, chef du personnel de l'hôtel, déclara qu ‘il avait lui-même, le jour du vol, conduit Horner à l'appartement de la comtesse, où il devait exécuter une petite réparation à la grille de la cheminée. Ryder demeura un certain temps avec Horner ; mais fut par la suite obligé de s'éloigner, du fait de ses occupations professionnelles. A son retour ; il constata que Horner avait disparu, qu ‘un secrétaire avait été forcé et qu'un petit coffret – dans lequel, on devait l'apprendre ultérieurement, la comtesse rangeait ses bijoux – avait été vidé de son contenu. Ryder donna l'alarme immédiatement et Horner fut arrêté dans la soirée. La pierre n ‘était pas en sa possession et une perquisition prouva qu ‘elle ne se trouvait pas non plus à son domicile. « Catherine Cusack, femme de chambre de la comtesse, fut entendue ensuite. Elle déclara être accourue à l'appel de Ryder et avoir trouvé les choses telles que les avait décrites le précédent témoin. L'inspecteur Bradstreet, de la Division B, déposa le dernier ; disant que Horner avait essayé de s'opposer par la violence à son arrestation et protesté de son innocence avec énergie. « Le prisonnier ayant déjà subi une condamnation pourvoi, le juge a estimé que l'affaire ne pouvait être jugée sommairement et ordonné son renvoi devant la cour d'assises. Horner, qui avait manifesté une vive agitation durant les débats, s'est évanoui lors de la lecture du verdict et a dû être emporté, encore inanimé, hors de la salle d'audience. » – Parfait, dit Holmes, posant le journal. Pour le juge de première instance, l'affaire est terminée. Pour nous, le problème consiste à établir quels sont les événements qui se placent entre l'instant où la pierre est sortie du coffret et celui où elle est entrée à l'intérieur de l'oie. Vous voyez, mon cher Watson, que nos petites déductions prennent brusquement une certaine importance. Voici l'escarboucle bleue. Elle provient du ventre d'une oie, laquelle appartenait à un certain M. Henry Baker, le propriétaire de ce vieux chapeau avec lequel je vous ai importuné. Il faut que nous nous mettions sérieusement à chercher ce monsieur, afin de découvrir le rôle exact qu'il a joué dans toute cette histoire. Nous aurons recours, pour commencer, au procédé le plus simple, qui est de publier un avis de quelques lignes dans les journaux du soir. Si nous ne réussissons pas comme ça, nous aviserons. – Cet avis, comment allez-vous le rédiger ? – Donnez-moi un crayon et un morceau de papier ! Merci… Voyons un peu ! « Trouvés, au coin de Goodge Street, une oie et un chapeau melon noir. M. Henry Baker les récupérera en se présentant ce soir, à six heures et demie, au 221 B, Baker Street. » C'est simple et c'est clair. – Très clair. Mais, ces lignes, les verra-t-il ? – Aucun doute là-dessus. Il doit surveiller les journaux, étant donné qu'il est pauvre et que cette perte doit l'ennuyer. Après avoir eu la malchance de casser la glace d'une devanture, il a pris peur quand il a vu arriver Peterson et n'a songé qu'à fuir. Mais, depuis, il a dû regretter amèrement d'avoir suivi son premier mouvement, qui lui coûte son oie. C'est à dessein que je mets son nom dans l'avis : s'il ne le voyait pas, les gens qui le connaissent le lui signaleront. Tenez, Peterson, portez ça à une agence de publicité et faites-le publier dans les feuilles du soir. – Lesquelles, monsieur ? – Eh bien toutes ! Le Globe, le Star, le Pall Mall, le Saint James' Gazette, l'Evening News, l'Evening Standard, l'Echo, et les autres, toutes celles auxquelles vous penserez. – Bien, monsieur. Pour la pierre ? – La pierre ? Je vais la garder. Merci… À propos, Peterson, en revenant, achetez-moi donc une oie ! Il faut que nous en ayons une à remettre à ce monsieur pour remplacer celle que votre famille se prépare à dévorer… Le commissionnaire parti, Holmes prit la pierre entre deux doigts et l'examina à la lumière. – Joli caillou, dit-il. Regardez-moi ces feux ! On comprend qu'il ait provoqué des crimes. Il en va de même de toutes les belles pierres : elles sont l'appât favori du diable. On peut dire que toutes les facettes d'un diamant ancien, pourvu qu'il soit de grande valeur, correspondent à quelque drame. Cette pierre n'a pas vingt ans. Elle a été trouvée sur les rives de l'Amoy, un fleuve du sud de la Chine, et ce qui la rend remarquable, c'est qu'elle a toutes les caractéristiques de l'escarboucle, à ceci près que sa teinte est bleue, au lieu d'être d'un rouge de rubis. Malgré sa jeunesse, elle a une histoire sinistre : deux assassinats, un suicide, un attentat au vitriol et plusieurs vols, voilà ce que représentent déjà ces quarante grains de charbon cristallisé. À voir un objet si éblouissant, croirait-on qu'il n'a jamais été créé que pour expédier les gens en prison ou à l'échafaud ? Je vais toujours le mettre dans mon coffre et envoyer un mot à la comtesse pour lui dire qu'il est en ma possession. – Croyez-vous à l'innocence de Horner ? – Pas la moindre idée ! – Et pensez-vous que l'autre, ce Baker, soit pour quelque chose dans le vol ? – Il est infiniment probable, je pense, que cet Henry Baker ne sait rien et qu'il ne se doutait guère que l'oie qu'il avait sous le bras valait beaucoup plus que si elle avait été en or massif. Nous serons fixés là-dessus, par une petite épreuve très simple, si notre annonce donne un résultat. – Jusque-là vous ne pouvez rien faire ? – Rien. – Dans ces conditions, je vais reprendre ma tournée et rendre visite à mes malades. Je m'arrangerai pour être ici à six heures et demie, car je suis curieux de connaître la solution de ce problème, qui me semble terriblement embrouillé. – Je serais ravi de vous voir. Le dîner est à sept heures et Mme Hudson cuisine, je crois, un coq de bruyère. Compte tenu des récents événements, je ferais peut-être bien de la prier de s'assurer de ce qu'il a dans le ventre ! Une de mes visites s'étant prolongée plus que je ne pensais, il était un peu plus de six heures et demie quand je me retrouvai dans Baker Street. Comme j'approchais de la maison, je vis, éclairé par la lumière qui tombait de la fenêtre en éventail placée au-dessus de la porte, un homme de haute taille, qui portait une toque écossaise et qui attendait, son pardessus boutonné jusqu'au menton. La porte s'ouvrit comme j'arrivais et nous entrâmes ensemble dans le bureau de mon ami. – Monsieur Henry Baker, je présume ? dit Sherlock Holmes, quittant son fauteuil et saluant son visiteur avec cet air aimable qu'il lui était si facile de prendre. Asseyez-vous près du feu, monsieur Baker, je vous en prie ! La soirée est froide et je remarque que votre circulation sanguine s'accommode mieux de l'été que de l'hiver. Bonsoir, Watson ! Vous arrivez juste. Ce chapeau vous appartient, monsieur Baker ? – Sans aucun doute, monsieur ! L'homme était solidement bâti, avec des épaules rondes et un cou puissant. Il avait le visage large et intelligent. Sa barbe, taillée en pointe, grisonnait. Une touche de rouge sur le nez et les pommettes ainsi qu'un léger tremblement des mains semblaient justifier les hypothèses de Holmes quant à ses habitudes. Il avait gardé relevé le col de son pardessus élimé et ses maigres poignets sortaient des manches. Il ne portait pas de manchettes et rien ne prouvait qu'il eût une chemise. II parlait d'une voix basse et saccadée, choisissait ses mots avec soin et donnait l'impression d'un homme instruit, et même cultivé, que le sort avait passablement maltraité. – Ce chapeau et cette oie, dit Holmes, nous les avons conservés pendant quelques jours, parce que nous pensions qu'une petite annonce finirait par nous donner votre adresse. Je me demande pourquoi vous n'avez pas fait paraître quelques lignes dans les journaux. Le visiteur rit d'un air embarrassé. – Je vois maintenant bien moins de shillings que je n'en ai vu autrefois, expliqua-t-il. Comme j'étais convaincu que les voyous qui m'avaient attaqué avaient emporté et le chapeau et l'oie, je me suis dit qu'il était inutile de gâcher de l'argent dans l'espoir de les récupérer. – C'est bien naturel ! A propos de l'oie, je dois vous dire que nous nous sommes vus dans l'obligation de la manger. – De la manger ! L'homme avait sursauté, presque à quitter son fauteuil. – Oui, reprit Holmes. Si nous ne l'avions fait, elle n'aurait été d'aucune utilité à personne. Mais je veux croire que l'oie que vous voyez sur cette table remplacera la vôtre avantageusement : elle est à peu près du même poids… et elle est fraîche ! Baker poussa un soupir de satisfaction. – Évidemment ! – Bien entendu, poursuivit Holmes, nous avons toujours les plumes, les pattes et le gésier, et si vous les voulez… L'homme éclata d'un rire sincère. – Je pourrais les conserver en souvenir de cette aventure, s'écria-t-il, mais, pour le surplus, ces disjecta membra ne me serviraient de rien. Avec votre permission, je préfère m'en tenir au substitut que vous voulez bien me proposer, lequel me semble fort sympathique. Sherlock Holmes me jeta un regard lourd de sens et eut un imperceptible haussement des épaules. – Dans ce cas, monsieur, dit-il, voici votre chapeau et voici votre oie ! À propos de l'autre, celle que nous avons mangée, serait-il indiscret de vous demander où vous vous l'étiez procurée ? Je suis assez amateur de volaille et j'avoue avoir rarement rencontré une oie aussi grassement à point. – Il n'y a aucune indiscrétion, répondit Baker, qui s'était levé et qui, son oie sous le bras, s'apprêtait à se retirer. Nous sommes quelques camarades qui fréquentons l'Alpha Inn, un petit café qui est tout près du British Museum, où nous travaillons. Cette année, le patron, un certain Windigate, un brave homme, avait créé ce qu'il appelait un « club de Noël » : chacun de nous payait quelques pence par semaine, et à Noël, se voyait offrir une oie par Windigate. J'ai versé ma cotisation avec régularité, le cafetier a tenu parole… et vous connaissez la suite. Je vous suis, monsieur, très reconnaissant de ce que vous avez fait, d'autant plus qu'une toque écossaise ne convient ni à mon âge, ni à mon allure. Ayant dit, notre visiteur s'inclina cérémonieusement devant nous et se retira avec une dignité fort comique. – Terminé, en ce qui concerne M. Henry Baker ! dit Holmes, une fois la porte refermée. Il est incontestable que le bonhomme n'est au courant de rien. Vous avez faim, Watson ? – Pas tellement ! – Alors, nous transformerons notre dîner en souper et nous suivrons la piste tandis qu'elle est chaude. – Tout à fait d'accord ! Nous passâmes nos pardessus et, la gorge protégée par des foulards, nous nous mîmes en route. La nuit était froide. Les étoiles brillaient dans un ciel sans nuages et une buée sortait de la bouche des passants. Nos pas sonnant haut sur le trottoir, nous traversâmes le quartier des médecins, suivant Wimpole Street, Harley Street, puis Wigmore Street, pour gagner Oxford Street. Un quart d'heure plus tard, nous étions dans Bloomsbury et pénétrions dans l'Alpha Inn, un petit café faisant le coin d'une des rues qui descendent vers Holborn. Holmes s'approcha du bar et, avisant un homme à figure rougeaude et à tablier blanc, qui ne pouvait être que le patron, lui commanda deux verres de bière. – Votre bière doit être excellente, ajouta-t-il, si elle est aussi bonne que vos oies ! – Mes oies ? Le cafetier paraissait fort surpris. – Oui. Nous parlions d'elles, il n'y a pas une demi-heure, avec M. Henry Baker, qui était membre de votre « club de Noël ». – Ah ! je comprends. Seulement, voilà, monsieur, ce ne sont pas du tout mes oies ! – Vraiment ? Alors, d'où viennent-elles ? – J'en avais acheté deux douzaines à un marchand de Covent Garden. – Ah, oui ! J'en connais quelques-uns. Qui était-ce ? – Un certain Breckinridge. – Je ne le connais pas. À votre santé, patron, et à la prospérité de la maison ! Peu après, nous nous retrouvions dans la rue. – Et maintenant, reprit Holmes, boutonnant son pardessus, allons voir M. Breckinridge ! N'oubliez pas, Watson, que si, à l'une des extrémités de la chaîne, nous avons cette oie qui n'évoque que des festins familiaux, à l'autre bout nous avons un homme qui récoltera certainement sept ans de travaux forcés, si nous ne démontrons pas qu'il est innocent. Il se peut que notre enquête confirme sa culpabilité, mais, dans un cas comme dans l'autre, nous tenons, par l'effet du hasard, une piste qui a échappé à la police. Il faut la suivre. Donc, direction plein sud ! Nous traversâmes Holborn pour nous engager, après avoir descendu Endell Street, dans le dédale des allées du marché de Covent Garden. Nous découvrîmes le nom de Breckinridge au fronton d'une vaste boutique. Le patron, un homme au profil chevalin, avec des favoris fort coquettement troussés, aidait un de ses commis à mettre les volets. Holmes s'approcha. – Bonsoir ! dit-il. Il ne fait pas chaud. Le commerçant répondit d'un signe de tête et posa sur mon ami un regard interrogateur. Holmes montra de la main les tables de marbre vides de marchandises. – Vous n'avez plus d'oies, à ce que je vois ! – Il y en aura cinq cents demain matin. – Ça ne m'arrange pas ! – Il m'en reste une, là-bas. Vous ne la voyez pas ? – J'oubliais de vous dire que je viens vers vous avec une recommandation. – Ah ! De qui ? – Du patron de l'Alpha. – Ah, oui ?… Je lui en ai vendu deux douzaines. – Et des belles ! D'où venaient-elles ? A ma grande surprise, la question provoqua chez le marchand une véritable explosion de colère. Il se campa devant Holmes, les poings sur les hanches et la tête levée dans une attitude de défi. – Ah ! ça, dit-il, où voulez-vous en venir ? Dites-le franchement et tout de suite ! – C'est tout simple ! répondit Holmes. J'aimerais savoir qui vous a vendu les oies que vous avez procurées au patron de l'Alpha. – Eh bien, je ne vous le dirai pas. Ça vous gêne ? – Pas le moins du monde, car la chose n'a pas grande importance. Ce qui m'étonne, c'est que vous montiez sur vos grands chevaux pour si peu ! – Que je monte sur mes grands chevaux ! Je voudrais bien voir ce que vous feriez, si on vous embêtait comme on m'embête avec cette histoire-là ! Lorsque j'achète de la belle marchandise et que je la paie avec mon bel argent, je pourrais croire que c'est terminé ! Eh bien, pas du tout ! C'est des questions à n'en plus finir ! « Ces oies, qu'est-ce qu'elles sont devenues ? » – « A qui les avez-vous vendues ? » – « Combien en demanderiez-vous ? » – etc. ! Parole ! Quand on voit le potin fait autour de ces bestioles, on croirait qu'il n'y a pas d'autres oies au monde ! – Je n'ai rien à voir avec les gens qui ont pu vous poser ces questions, répondit Holmes sur un ton de parfaite insouciance. Puisque vous ne voulez pas nous renseigner, nous annulerons le pari et on n'en parlera plus ! Malgré ça, je sais ce que je dis et je suis toujours prêt à parier ce qu'on voudra que l'oie que j'ai mangée ne peut pas avoir été engraissée ailleurs qu'à la campagne ! – Dans ce cas-là, répliqua le marchand, vous avez perdu ! Elle était de Londres. – Impossible ! – Je vous dis que si. – Je ne vous crois pas. – Est-ce que vous vous figurez, par hasard, que vous connaissez la volaille mieux que moi, qui la manipule depuis le temps où je portais des culottes courtes ? Je vous répète que toutes les oies que j'ai livrées à l'Alpha avaient été engraissées à Londres. – Vous ne me ferez jamais croire ça ! – Voulez-vous parier ? – C'est comme si je vous prenais de l'argent dans la poche, étant donné que je suis sûr d'avoir raison, mais je veux bien vous parier un souverain, histoire de vous apprendre à être moins têtu ! Le marchand ricana et interpella son commis : – Bill, apporte-moi mes livres ! Une demi-minute plus tard, M. Breckinridge allait se placer dans la lumière de la lampe pendue au plafond de la boutique. Il tenait ses livres à la main : un petit carnet, mince et graisseux, et un grand registre au dos fatigué. – Et maintenant, dit-il, à nous deux, Monsieur la Certitude ! Je crois bien qu'il me reste encore une oie de plus que je ne pensais. Vous voyez ce carnet ? – Oui. – C'est là-dessus que je note le nom de mes fournisseurs. Sur cette page, vous avez les noms de tous ceux qui habitent hors de Londres, avec, à la suite de chacun, un chiffre qui renvoie à la page du registre où se trouve leur compte. Sur cette autre page, voici, à l'encre rouge, la liste complète de mes fournisseurs de Londres. Voulez-vous lire vous-même le nom porté sur la troisième ligne ? Holmes obéit. – Mme Oakshott, 117 Brixton Road, 249. – Bon ! Voulez-vous prendre le registre et l'ouvrir à la page 249 ?… Voulez-vous lire ? – Mme Oakshott, volailles, 117 Brixton Road. – Donnez-moi l'avant-dernière ligne du compte ! – 22 décembre. Vingt-quatre oies à sept shillings six pence. – Parfait ! La suivante ? – Vendues à M. Windigate, de l'Alpha, à douze shillings pièce. – Et alors ? Qu'est-ce que vous dites de ça ? Sherlock Holmes avait l'air consterné, il tira un souverain de son gousset, le jeta sur une table, avec la mine de quelqu'un qui est trop écœuré pour ajouter quoi que ce soit, et se retira sans un mot. Nous fîmes quelques pas, puis, sous un réverbère, il s'arrêta, riant de ce rire silencieux que je n'ai jamais connu qu'à lui. – Quand vous rencontrez un type qui porte de tels favoris et qui a un journal de courses dans la poche, me dit-il, il y a toujours moyen de faire un pari avec lui ! J'aurais offert cent livres à ce bonhomme, il ne m'aurait pas donné des renseignements aussi complets que ceux qu'il m'a fournis spontanément, uniquement parce qu'il croyait me prendre de l'argent à la faveur d'un pari. J'ai l'impression, Watson, que notre enquête touche à sa fin. Toute la question est de savoir si nous rendons visite à Mme Oakshott ce soir ou si nous attendons demain matin. D'après ce que nous a dit ce bourru personnage, il est évident que nous ne sommes pas les seuls à nous intéresser à cette affaire et je devrais… Il s'interrompit, des éclats de voix frappant nos oreilles qui paraissaient provenir de la boutique même que nous venions de quitter. Nous nous retournâmes. Un petit homme, dont le visage faisait songer à un rat, affrontait Breckinridge qui, debout dans l'encadrement de sa porte, secouait son poing sous le nez de son visiteur, tout en l'envoyant au diable. – J'en ai assez de vous et de vos oies ! hurlait-il. Si vous continuez à m'embêter avec vos boniments, je lâcherai mon chien à vos trousses ! Amenez-moi Mme Oakshott et je lui répondrai ! Mais, vous, en quoi tout cela vous regarde-t-il ? Est-ce que je vous ai acheté des oies ? – Non ! Seulement, il y en avait tout de même une qui était à moi ! – Réclamez-la à Mme Oakshott ! – C'est elle qui m'a dit de venir vous trouver ! – Allez trouver le roi de Prusse, si ça vous amuse, mais, ici, vous vous trompez de porte ! J'en ai par-dessus la tête, de cette histoire-là ! Fichez-moi le camp ! Il avança d'un pas, menaçant. Le petit homme disparut dans l'obscurité. – Voilà qui nous épargne sans doute une visite à Brixton Road ! dit Holmes, revenant sur ses pas. Il y a peut-être quelque chose à tirer de ce petit bonhomme ! Nous le rattrapâmes sans trop de difficulté. Il fit un véritable bond quand Holmes lui frappa sur l'épaule. Tournant vers mon ami un visage d'où toute couleur avait brusquement disparu, il demanda, d'une voix blanche, qui il était et ce qu'il voulait. Holmes s'expliqua avec douceur. – Je m'en excuse, dit-il, mais je n'ai pu faire autrement que d'entendre, sans le vouloir, la petite discussion que vous venez d'avoir avec le marchand d'oies et je crois que je pourrais vous être utile. – Vous ? Mais qui êtes-vous ? Et qu'est-ce que vous savez de cette histoire-là ? – Je m'appelle Sherlock Holmes et c'est mon métier de savoir ce que les autres ne savent pas. – Mais, cette affaire-là, vous en ignorez tout ! – Permettez ! Je la connais à fond, au contraire. Vous essayez de savoir ce que sont devenues des oies qui furent vendues par Mme Oakshott, de Brixton Road, à un commerçant du nom de Breckinridge, lequel les a revendues à M. Windigate, de l'Alpha Inn, qui les a lui-même réparties entre ses clients, parmi lesquels se trouve un certain M. Henry Baker. – Monsieur, s'écria le petit homme, vous êtes évidemment la personne que je souhaitais le plus rencontrer ! Il tremblait. Il ajouta : – Il m'est impossible de vous dire quelle importance cette affaire représente pour moi ! Sherlock Holmes héla un fiacre qui passait. – Dans ce cas, dit-il, nous poursuivrons mieux cet entretien dans une pièce bien close que dans les courants d'air de ce marché. Cependant, avant d'aller plus loin, puis-je vous demander à qui j'ai le plaisir d'être agréable ? L'homme hésita un instant. Guettant Holmes, du coin de l'œil, il répondit : – Je m'appelle John Robinson. – Non, dit Holmes de son ton le plus aimable. C'est votre nom véritable que je vous demande. Il est toujours gênant de traiter avec quelqu'un qui se présente à vous sous un pseudonyme. L'autre rougit. – Alors, je m'appelle James Ryder. – C'est ce que je pensais. Vous êtes le chef du personnel au Cosmopolitan Hotel. C'est bien ça ? Montez en voiture, je vous prie ! Je serai bientôt en mesure de vous dire tout ce que vous désirez savoir. Le petit homme nous regardait, hésitant, visiblement partagé entre la crainte et l'espérance, comme quelqu'un qui ne sait pas très bien s'il est près du triomphe ou au bord de la catastrophe. Il se décida enfin à monter dans le fiacre. Une demi-heure plus tard, nous nous retrouvions à Baker Street, dans le bureau de Sherlock Holmes. Pas un mot n'avait été prononcé durant le trajet. Mais la respiration pénible de notre compagnon et l'agitation de ses mains, dont les doigts étaient en perpétuel mouvement, trahissaient sa nervosité. – Nous voici chez nous ! dit Holmes avec bonne humeur en pénétrant dans la pièce. On a plaisir à voir du feu par un temps pareil ! Vous avez l'air gelé, monsieur Ryder ? Prenez ce fauteuil, voulez-vous ? Je vais enfiler mes pantoufles et nous nous occuperons de cette affaire qui vous intéresse. Voilà ! Maintenant, je suis à vous. Vous voulez savoir ce que sont devenues ces oies ? – Oui, monsieur. – Ou plutôt, j'imagine, cette oie ! Je ne crois pas me tromper si je dis que l'oie en question était toute blanche, avec une barre transversale noire à la queue. C'est bien ça ? – Oui, monsieur. Vous savez où elle est ? Ryder était si ému que sa voix s'étranglait. – Je l'ai eue ici. – Ici ? – Oui. C'était une oie remarquable… et je ne m'étonne pas de l'intérêt que vous lui portez. Après sa mort, elle a pondu un œuf… le plus beau petit œuf bleu qu'on ait jamais vu. Il est ici, dans mon musée… Notre visiteur s'était levé en chancelant. Accroché d'une main au manteau de la cheminée, il regardait Holmes qui ouvrait son coffre-fort pour en extraire l'escarboucle bleue. Mon ami, la tenant entre le pouce et l'index, la fit voir à Ryder. La pierre étincelait. Ryder, le visage contracté, n'osait ni réclamer l'objet ni dire qu'il ne l'avait jamais vu. – La partie est jouée, Ryder ! dit Holmes d'un ton calme. Cramponnez-vous, mon garçon, sinon vous allez tomber dans le foyer ! Watson, aidez-le donc à se rasseoir ! Il n'a pas assez de cran pour commettre des crapuleries et s'en tirer sans dommage. Donnez-lui une gorgée de cognac… Il reprend figure humaine, mais c'est une chiffe tout de même ! Ryder, qui avait failli s'écrouler sur le plancher, s'était un peu ressaisi. L'alcool lui avait mis un peu de couleur aux joues. Il levait vers son accusateur un regard craintif. – J'ai en main à peu près tous les maillons de la chaîne, reprit Holmes, et toutes les preuves dont je pourrais avoir besoin. Vous n'avez donc pas grand-chose à me raconter. Cependant, pour qu'il n'y ait pas de « trous » dans mon histoire, ce peu que vous pourriez me dire, j'aimerais l'entendre. Naturellement, cette escarboucle bleue, on vous avait parlé d'elle ? Ryder balbutia une réponse. – Oui… Catherine Cusack… – Compris ! La femme de chambre de la comtesse. L'idée qu'il vous était possible d'acquérir d'un seul coup une véritable fortune a été pour vous une tentation trop forte, comme elle l'a déjà été pour bien d'autres. Seulement, vous n'avez pas été très scrupuleux sur le choix des moyens et j'ai l'impression, Ryder, qu'il y a en vous l'étoffe d'une jolie crapule ! Vous saviez que ce Horner, le plombier, avait été impliqué autrefois dans une vilaine affaire et que les soupçons s'arrêteraient volontiers sur lui. Vous n'avez pas hésité. Avec Catherine Cusack, votre complice, vous vous êtes arrangé pour qu'il y eût une petite réparation à faire dans l'appartement de la comtesse et vous avez veillé personnellement à ce qu'elle fût confiée à Horner, et non à un autre. Après son départ, vous avez forcé le coffret à bijoux, donné l'alarme et fait arrêter le pauvre type qui ne se doutait de rien. Après quoi… Ryder, brusquement, se jeta à genoux. Les mains jointes, geignant et pleurnichant, il suppliait mon ami de l'épargner. – Pour l'amour de Dieu, ayez pitié de moi ! J'ai un vieux père et une vieille maman ! Ils ne survivront pas à ça ! C'est la première fois que je suis malhonnête et je ne recommencerai jamais ! Je vous le jure sur la Bible ! Ne me traînez pas devant les tribunaux, je vous en conjure ! Holmes restait très calme. – Regagnez votre fauteuil ! ordonna-t-il d'un ton sec. C'est très joli de demander aux gens d'avoir pitié, mais il semble qu'il vous a été assez égal d'envoyer ce pauvre Horner devant les juges pour un méfait dont il ignorait tout ! – Je m'en irai, monsieur Holmes, je quitterai le pays ! A ce moment-là, ce n'est plus lui qu'on accusera ! – Hum ! Nous verrons ça. En attendant, parlez-nous un peu du second acte ! Cette pierre, comment est-elle entrée dans l'oie ? Et, cette oie, comment est-elle arrivée sur le marché ? Dites-nous la vérité, c'est la seule chance de vous en sortir ! Ryder passa sa langue sur ses lèvres sèches. – Monsieur Holmes, dit-il enfin, je vais vous raconter les choses exactement comme elles se sont passées. Quand Horner a été arrêté, je me suis dit que ce que j'avais de mieux à faire, c'était de me débarrasser de la pierre sans plus attendre, étant donné qu'il n'était pas prouvé du tout que la police n'aurait pas l'idée de me fouiller et de perquisitionner dans ma chambre. II n'y avait pas de cachette sûre dans l'hôtel. Je suis donc sorti, comme si j'avais à faire dehors, et je me suis rendu chez ma sœur. Elle est mariée à un certain Oakshott, avec qui elle exploite, dans Brixton Road, un commerce de volaille. Durant tout le trajet, j'ai eu l'impression que chaque passant que je rencontrais était un agent de police ou un détective et, bien qu'il fît très froid, j'étais en nage quand j'arrivai chez ma sœur. Elle me trouva si pâle qu'elle me demanda si je n'étais pas souffrant. Je lui répondis que j'étais seulement bouleversé par un vol de bijoux qui avait été commis à l'hôtel et je passai dans la cour de derrière pour y fumer une pipe et réfléchir à la situation. « Je me souvins d'un de mes vieux amis, qui s'appelait Maudsley et qui avait mal tourné. Il venait de sortir de Pentonville, après un long séjour en prison. Un jour, nous avions eu ensemble une longue conversation sur les procédés utilisés par les voleurs pour se débarrasser de leur butin. J'en savais assez long sur son compte pour être sûr qu'il ne me trahirait pas. Je venais de décider d'aller le voir à Kilburn, où il habite, et de me confier à lui, certain qu'il m'indiquerait le meilleur moyen de tirer de l'argent de la pierre que j'avais dans la poche, quand je songeai à cette peur qui me tenaillait depuis que j'étais sorti de l'hôtel. Le premier flic venu pouvait m'interpeller, me fouiller… et trouver l'escarboucle dans mon gousset ! Je pensais à tout ça, adossé au mur, tout en regardant les oies qui se dandinaient dans la cour. Et, soudain, une idée me traversa l'esprit, une idée dont j'étais sûr qu'elle me permettrait de tenir en échec tous les détectives du monde, et le plus fort d'entre eux ! « Ma sœur m'avait dit, quelques semaines plus tôt, que je pourrais choisir dans ses oies celle dont j'aimerais qu'elle me fît cadeau à Noël. Elle a toujours été de parole et il me suffisait donc de choisir mon oie tout de suite et de lui faire avaler ma pierre. Après ça, je pourrais m'en aller tranquillement à Kilburn, ma bête sous le bras. Il y avait dans la cour une petite remise, derrière laquelle je fis passer une des oies, une volaille bien grasse, toute blanche, avec la queue barrée de noir. Je l'attrapai et, l'obligeant à ouvrir le bec, je lui fis entrer la pierre dans le gésier. L'opération ne fut pas facile et cette maudite oie se débattit tellement qu'elle finit par m'échapper, s'envolant avec de grands cris, qui attirèrent ma sœur, laquelle me demanda ce qui se passait. « – Tu m'as dit, lui répondis-je, que tu me donnerais une oie pour Noël. J'étais en train de chercher la plus grasse ! « Elle haussa les épaules. « – Ton oie est choisie depuis longtemps ! C'est la grosse, toute blanche, que tu vois là-bas. Il y en a vingt-six en tout. Une pour toi, une pour nous, et vingt-quatre pour la vente ! « – Tu es très gentille, Maggie, répliquai-je, mais, si ça ne te fait rien, j'aimerais mieux avoir celle que je tenais il y a un instant. « Elle protesta. « – L'autre pèse au moins trois livres de plus et nous l'avons engraissée spécialement pour toi ! « Naturellement, je m'entêtai. « – Ça ne fait rien ! Je préfère l'autre et, si tu n'y vois pas d'inconvénient, je vais l'emporter tout de suite. « Ma sœur ne savait plus que répliquer. « – Très bien ! dit-elle. Laquelle est-ce ? « Je la lui montrai. « – La blanche, avec un trait noir sur la queue ! « – Parfait ! Tu n'as qu'à la tuer et à l'emporter ! « C'est ce que je fis, monsieur Holmes. Mon oie sous le bras, je m'en allai à Kilburn. Je racontai mon histoire au copain en question, qui était de ceux qu'elle ne pouvait indigner, et elle le fit bien rire. Après quoi, nous prîmes un couteau et nous ouvrîmes la bestiole. La pierre n'était pas à l'intérieur ! Je crus que j'allais m'évanouir. Il était évident que je m'étais trompé… et l'erreur avait quelque chose de tragique. Je retournai chez ma sœur en courant : il n'y avait plus une oie chez elle ! « – Où sont-elles ? m'écriai-je. « – Vendues ! me répondit-elle. « – À qui ? «– À Breckinridge, de Covent Garden. « – Mais il y en avait donc deux qui avaient une barre noire sur la queue ? demandai-je. « – Oui. Nous n'avons jamais pu les distinguer l'une de l'autre. « À ce moment-là, je compris tout ! Mais il était trop tard. Je courus chez ce Breckinridge. Toutes ses oies étaient déjà vendues et impossible de savoir à qui ! Vous avez pu voir vous-même comment il répond aux questions qu'on lui pose ! J'ai insisté, je n'ai rien pu obtenir de lui. Ma sœur, elle, a cru que je devenais fou… et je me demande parfois si elle n'avait pas raison. Je suis un voleur et je me suis déshonoré pour rien ! Mon Dieu ! mon Dieu ! » La tête dans ses mains, l'homme pleurait. Il y eut un long silence, troublé seulement par ses sanglots et par le martèlement rythmé des doigts de Holmes, pianotant sur le bord de la table. Au bout d'un instant, mon ami se leva et alla ouvrir la porte. – Allez-vous-en ! dit-il. Ryder sursauta. – Oh ! Monsieur, merci ! Dieu vous bénisse ! – On ne vous demande rien. Filez ! Ryder ne se le fit pas dire deux fois. Il se précipita vers la sortie, dégringola l'escalier quatre à quatre et j'entendis la porte de la rue claquer derrière lui. Holmes se rassit dans son fauteuil et, tout en bourrant une pipe en terre, tira en quelques mots la conclusion de l'aventure. – Après tout, Watson, me dit-il, je ne suis pas chargé par la police de suppléer à ses déficiences. Si Horner risquait quelque chose, le problème se présenterait différemment, mais, étant donné que Ryder n'osera jamais se présenter à la barre, l'affaire tournera court, c'est évident. Sans doute, on peut estimer que je ne fais pas mon devoir. Seulement, j'ai peut-être sauvé une âme. Ce type ne se risquera plus à être malhonnête, alors que, si nous l'envoyons en prison, il deviendra un gibier de potence. Enfin, nous sommes en cette époque de l'année où il convient de pardonner. Le hasard nous a saisis d'un petit problème à la fois curieux et amusant, nous l'avons résolu et la solution suffit à nous payer de nos peines. Si vous voulez bien, docteur, appuyer sur la sonnette, nous commencerons avant qu'il ne soit longtemps une autre enquête, où un coq de bruyère jouera cette fois un rôle de première importance… Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA FIGURE JAUNE Les mémoires de Sherlock Holmes (février 1893) La figure jaune Les dons exceptionnels de mon compagnon m'ont permis d'être l'auditeur, et parfois l'acteur, de drames étranges. En publiant ces croquis tirés de dossiers innombrables, j'insiste tout naturellement davantage sur les succès de Holmes que sur ses échecs. Ne croyez pas que je le fasse dans l'intérêt de sa réputation : c'était en effet dans les cas où toutes ses ressources paraissaient épuisées qu'il déployait une énergie et une vivacité d'esprit absolument admirables. La raison est ailleurs : là où il échouait personne d'autre, généralement, ne réussissait ; du coup l'affaire s'enterrait avant d'avoir reçu une conclusion. Il arriva tout de même que Holmes se trompa et que la vérité fut néanmoins tirée du puits. Je possède des notes sur une demidouzaine de cas de ce genre : l'affaire de la deuxième tache et celle que je vais raconter sont les deux qui présentent un maximum d'intérêt. Sherlock Holmes prenait rarement de l'exercice par amour de l'exercice. Peu d'hommes, à ma connaissance, étaient capables d'un plus grand effort musculaire et, sans contestation possible, il comptait parmi les meilleurs boxeurs à son poids. Mais il considérait l'effort physique sans objet comme un gaspillage d'énergie. S'il se remuait, cela faisait partie de son activité professionnelle. Il était alors infatigable. Son régime alimentaire péchait plutôt par un excès de frugalité que par une trop grande richesse. Ses habitudes fort simples frôlaient l'austérité. En dehors de la cocaïne dont il usait par intermittences, je ne lui connaissais pas de vice. D'ailleurs lorsqu'il se tournait vers la drogue, c'était pour protester à sa manière contre la monotonie de l'existence, sous le prétexte que les affaires étaient rares et les journaux sans intérêt. Cette année-là, le printemps s'annonçait précoce. Holmes rompit un après-midi avec ses habitudes pour faire une promenade dans Hyde Park en ma compagnie : les premières touches de vert égayaient les ormes, les poisseuses barbes des noisettes commençaient à jaillir de leurs quintuples feuilles. Pendant deux heures nous marchâmes pour le plaisir de marcher. Le plus souvent sans échanger une phrase, comme il sied à deux hommes qui se connaissent intimement. Quand nous nous retrouvâmes dans Baker Street il était près de cinq heures. Notre groom nous arrêta sur le seuil de la maison. « Pardon, monsieur ! Un monsieur vous a demandé, monsieur. » Holmes m'accabla d'un regard lourd de reproches. « Voilà bien les promenades ! s'écria-t-il. Ce monsieur est reparti ? – Oui, monsieur. – Vous ne lui aviez pas dit d'entrer ? – Si, monsieur. Il est entré. – Combien de temps a-t-il attendu ? – Une demi-heure, monsieur. C'était un monsieur bien agité, monsieur ! Il marchait, il n'a pas arrêté de tout le temps qu'il est resté ici. J'attendais à la porte, monsieur, et je l'entendais. A la fin il est sorti dans le couloir et il a crié : “Est-ce que cet homme ne va jamais rentrer ?” Tel que je vous le dis, monsieur ! J'ai répondu : “Vous n'avez qu'à attendre un petit peu encore.” Il m'a dit : “Alors, je vais attendre au grand air, car je me sens comme si j'étouffais. Je vais revenir bientôt !” Là-dessus il est sorti. Rien de ce que je lui ai dit n'a pu le retenir. – Bon ! Vous avez fait pour le mieux, dit Holmes tandis que nous pénétrions dans notre salon. C'est tout de même assommant, Watson ! J'avais vraiment besoin d'une affaire pour me distraire, et d'après l'impatience de ce client, j'en aurais eu une importante, sans doute… Halloa ! Sur la table ce n'est pas votre pipe. Il doit avoir oublié la sienne. Une belle pipe en vieille bruyère avec un bon tuyau terminé par ce que le marchand de tabac appelle de l'ambre. Je me demande combien il y a à Londres de vrais tuyaux de pipe en ambre. On m'a affirmé que lorsqu'il y avait une mouche dedans c'était un signe d'authenticité. Voici une industrie : mettre des fausses mouches dans du faux ambre ! Eh bien, il faut que notre visiteur ait été très troublé pour oublier une pipe à laquelle il attache un grand prix ! – Comment savez-vous qu'il y attache un grand prix ? – Voyons : cette pipe coûte à l'achat sept shillings et six pence. Or, elle a été deux fois réparée : une fois dans le tuyau en bois, une autre fois dans l'ambre. Ces deux réparations ont été faites, comme vous le remarquez, avec des bagues d'argent qui ont dû coûter plus que la pipe. L'homme qui préfère raccommoder sa pipe plutôt que d'en acheter une neuve pour le même prix, y attache en principe une grande valeur. – Rien d'autre ? » interrogeai-je. Holmes tournait et retournait la pipe dans sa main et il la contemplait pensivement, à sa manière. Il la leva en l'air et la tapota de son long index maigre comme aurait fait un professeur dissertant sur un os. « Les pipes sont parfois d'un intérêt extraordinaire, dit-il. Je ne connais rien qui ait plus de personnalité sauf, peut-être, une montre ou des lacets de chaussures. Ici toutefois les indications ne sont ni très nettes ni très importantes. Le propriétaire de cette pipe est évidemment un gaucher solidement bâti qui possède des dents excellentes, mais qui est assez peu soigné et qui ne se trouve pas contraint de pratiquer la vertu d'économie. » Mon ami me livra tous ces renseignements avec une nonchalance affectée, car je le vis me regarder du coin de l'œil pour savoir si j'avais suivi son raisonnement. « Vous pensez qu'un homme qui fume une pipe de sept shillings doit vivre dans l'aisance ? dis-je. – Voici du tabac de Grosvenor à huit pence les 30 grammes, me répondit Holmes en faisant tomber quelques miettes sur la paume de sa main. Comme il pourrait acheter du très bon tabac pour un prix moitié moindre, il n'a pas besoin d'être économe. – Et les autres points ? – Il a pris l'habitude d'allumer sa pipe à des lampes ou à des flammes de gaz. Regardez : là, sur un côté, elle est toute carbonisée. Une allumette ne ferait pas ces dégâts : personne ne tient une allumette à côté de sa pipe. Mais personne non plus ne peut allumer une pipe à une lampe sans brûler le fourneau. Et le fourneau est brûlé du côté droit. J'en déduis donc que ce fumeur est un gaucher. Approchez votre pipe près de la lampe : comme vous êtes droitier, tout naturellement c'est le côté gauche que vous exposez à la flamme. Vous pourriez de temps à autre exposer le côté droit, mais vous ne le feriez pas habituellement. Or, cette pipe n'est brûlée que du côté droit. Par ailleurs l'ambre a été mordu, abîmé. Ce qui suppose un fumeur musclé énergique, et pourvu d'une excellente dentition. Mais si je ne me trompe pas, le voilà dans l'escalier : nous allons avoir à étudier quelque chose de plus intéressant que sa pipe. » Un instant plus tard, la porte s'ouvrit, et un homme jeune, de grande taille, pénétra dans notre salon. Il était vêtu avec une simplicité de bon goût : costume gris foncé, chapeau de feutre marron. Je lui aurais à peine donné trente ans ; en réalité il en avait un peu plus. « Je vous prie de m'excuser, commença-t-il vaguement confus. Je crois que j'aurais dû frapper. Oui, bien sûr, j'aurais dû frapper à la porte ! Le fait est que je suis un peu bouleversé. Alors mettez cet oubli sur le compte de mes ennuis. » Il passa la main sur son front comme quelqu'un à demi hébété, avant de tomber sur une chaise. « Je vois que vous n'avez pas dormi depuis deux ou trois jours, fit Holmes avec une gentillesse spontanée. Le manque de sommeil met les nerfs d'un homme à l'épreuve plus que le travail, et même plus que le plaisir. Puis-je savoir comment je pourrais vous aider ? – Je voulais votre avis, monsieur. Je ne sais pas quoi faire, et c'est toute ma vie qui s'effondre. – Vous désirez me consulter en tant que détective ? – Pas cela seulement. Je veux l'opinion d'un homme de bon jugement, d'un homme du monde aussi. Je veux savoir ce que je devrais faire. J'espère que vous serez capable de me le dire. » Il s'exprimait par petites phrases qui étaient autant d'explosions. J'eus l'impression que parler lui était très pénible et que sa volonté luttait pour dominer son penchant au mutisme. « Il s'agit d'une chose très délicate, nous expliqua-t-il. On n'aime pas parler de ses affaires domestiques aux étrangers. Cela me semble terrible de discuter de la conduite de ma femme avec deux hommes que je n'ai jamais vus auparavant. C'est horrible d'avoir à le faire. Mais je n'en peux plus. Il me faut un conseil. – Mon cher monsieur Grant Munro », commença Holmes. Notre visiteur bondit de sa chaise. « Comment ! s'écria-t-il. Vous connaissez mon nom ? – Lorsque vous tenez à préserver votre incognito, répondit Holmes en souriant, permettez-moi de vous conseiller de ne plus porter voter nom gravé sur la coiffe de votre chapeau, ou alors tournez la calotte vers la personne à qui vous vous adressez… J'allais vous dire que mon ami et moi nous avons entendu dans cette pièce beaucoup de secrets troublants et que nous avons eu la chance d'apporter la paix à quantité d'âmes en peine. J'espère que nous en ferons autant pour vous. Puis-je vous demander, car il se peut que le temps soit précieux, de me communiquer sans attendre davantage les éléments de votre affaire ? » Notre visiteur se passa une main sur le front comme s'il éprouvait une sensation très douloureuse. Tous ses gestes, tous les jeux de sa physionomie révélaient un homme réservé, peu communicatif, avec une pointe d'orgueil, vraiment mieux disposé à cacher ses blessures qu'à les étaler. Puis tout à coup, avec le geste farouche de quelqu'un qui rejette par-dessus bord toute pudeur et toute discrétion, il commença : « Voici les faits, monsieur Holmes. Je suis marié depuis trois ans. Pendant ces trois ans ma femme et moi nous nous sommes aimés l'un l'autre et nous avons vécu dans le bonheur comme, je vous assure, peu d'époux l'ont fait. Nous avons toujours été d'accord en pensées, en paroles, en actes. Et maintenant, depuis lundi dernier, une barrière s'est subitement élevée entre nous ; et je découvre que dans sa vie et dans ses préoccupations il y a quelque chose que je connais aussi peu que si elle était une passante de la rue. Nous sommes devenus des étrangers, et je voudrais savoir pourquoi. « Cela dit, et avant d'aller plus loin, mettez-vous bien dans la tête, monsieur Holmes, qu'Effie m'aime. Aucun malentendu à ce sujet, n'est-ce pas ? Elle m'aime avec tout son cœur et toute on âme. Et jamais elle ne m'a aimé davantage, je le sens, je le sais. Il n'y a pas à discuter là-dessus. Un homme peut dire assez facilement quand une femme l'aime. Mais voilà : il y a ce secret entre nous, et nous ne pourrons jamais redevenir les mêmes avant qu'il soit éclairci. – Ayez l'obligeance de me mettre au courant des faits, monsieur Munro ! interrompit Holmes avec une légère impatience. – Je vais vous dire ce que je sais de la vie d'Effie. Elle était veuve quand je l'ai rencontrée pour la première fois. Et pourtant elle était jeune : vingt-cinq ans seulement. Elle s'appelait alors Mme Hebron. Elle était allée en Amérique quand elle était enfant et elle avait vécu dans la ville d'Atlanta. Ce fut là qu'elle épousa ce Hebron, avocat pourvu d'une bonne clientèle. Ils eurent un enfant, mais une épidémie de fièvre jaune se déclara dans la ville, et le mari et l'enfant furent emportés par le mal. J'ai vu le certificat de décès. Dégoûtée de l'Amérique elle revint habiter chez une vieille tante à Pinner, dans le Middlesex… Je puis dire que son mari lui avait laissé une aisance confortable, et qu'elle avait un capital d'environ 4500 livres qu'il avait si bien fait fructifier, qu'il lui rapportait en moyenne du 7%. Elle était à Pinner depuis six mois quand je la rencontrai : ce fut le coup de foudre réciproque, et nous nous mariâmes quelques semaines plus tard. « Je suis moi-même marchand de houblon ; comme j'ai un revenu annuel de sept ou huit cents livres, nous nous trouvâmes dans une situation financière prospère, et nous louâmes à Norbury une jolie villa pour 80 livres par an. Bien que ce soit près de Londres, nous sommes presque en pleine campagne. Un peu plus haut, il y a une auberge et deux maisons, ainsi qu'une autre villa juste à l'extrémité du champ qui nous fait face. En dehors de cela, pas d'autres habitations jusqu'à ce que l'on arrive près de la gare. Mes affaires m'amènent à la City dans certaines périodes de l'année, mais en été j'ai moins de travail : aussi, dans notre maison de campagne ma femme et moi coulions des jours parfaits. Je vous le répète : jamais une ombre ne s'est glissée entre nous jusqu'au début de cette maudite histoire. « Ah ! que je vous précise un détail ! Quand nous nous sommes mariés, ma femme m'a cédé tous ses biens. C'était plutôt contre mes idées, car si mes affaires avaient mal marché nous aurions été dans de beaux draps ! Mais elle y tenait, et ce fut fait. Eh bien, voici à peu près six semaines, elle vint me dire : « – Jack, lorsque je t'ai donné mon argent, tu m'as bien déclaré que lorsque je voudrais une certaine somme je n'aurais qu'à te la demander ? « – Bien sûr ! lui répondit-je. Il est toujours à toi. « – Alors, dit -elle, je voudrais cent livres. « Je fus un peu surpris : je m'étais imaginé qu'elle avait tout simplement envie de s'acheter une nouvelle robe ou quelque chose comme ça. « – Et pour quoi faire ? demandai-je. « – Oh ! fit-elle avec son enjouement habituel. Tu m'as dit que tu serais mon banquier. Les banquiers ne posent jamais de questions, tu sais ! « – Si réellement tu veux cet argent, tu l'auras. « – Oh oui ! Je le veux réellement. « – Et bien tu ne peux pas me dire pour quoi faire ? « – Un jour, peut-être, mais pas tout de suite, Jack ! « Je dus donc me contenter de cette dérobade. C'était pourtant la première fois qu'il y avait un secret entre nous. Je lui remis un chèque, et je n'y pensai plus. Peut-être cet incident n'at-il rien à voir avec la suite, mais j'ai préféré le mentionner. « Je vous ai dit qu'il y avait une autre villa non loin de la nôtre. Un champ nous en sépare. Mais pour y accéder, il faut prendre la route, puis tourner dans un petit chemin. Juste après, derrière la villa, s'étend un agréable petit bois de pins d'Écosse. J'avais pris l'habitude d'aller me promener par là, car les arbres sont toujours de bons voisins. Depuis huit mois que nous nous étions installé à Norbury, nous n'avions vu personne dans la villa. Elle était vide, inoccupée, et c'était dommage car elle avait un porche ancien tout couvert de chèvrefeuille, deux étages… Plus d'une fois je m'arrêtais devant pour la contempler, et je me disais qu'elle ferait une ravissante petite ferme. « Bon. Lundi soir je descendais à pied par là, quand je croisai un fourgon vide qui remontait le petit chemin. Sur la pelouse à côté du porche étaient déballées toutes sortes de choses, des tapis, etc. C'était clair : la villa enfin avait été louée. Je la longeai, la dépassai, puis m'arrêtai, comme tout flâneur aurait pu le faire, pour la regarder, et je me demandai quelle sorte de gens venaient habiter si près de chez nous. Et tandis que je regardais, je pris soudain conscience qu'une figure m'observait par l'une des fenêtres du haut. « Je ne sais pas ce qu'il y avait sur cette figure, monsieur Holmes, mais j'en ai eu la chair de poule. J'étais à quelque distance et je ne pouvais pas bien distinguer ses traits ; pourtant elle donnait l'impression de quelque chose d'anormal, d'inhumain. Du moins fut-ce ce que je ressentis. J'avançai rapidement pour voir de plus près qui m'observait ainsi. Mais lorsque j'approchai, la figure disparut soudain : si vite qu'elle paraissait avoir été arrachée de la fenêtre et rejetée dans la pièce obscure. Je demeurai là cinq minutes à réfléchir, à essayer d'analyser mes impressions. Je ne pouvais affirmer si c'était une figure d'homme ou de femme. Sa couleur m'avait frappé plus que tout. Imaginez une figure d'un jaune livide mat, avec quelque chose de figé et de rigide, affreusement monstrueuse. J'étais si troublé que je résolus d'en savoir davantage sur les nouveaux habitants de la villa. J'allai frapper à la porte. On m'ouvrit immédiatement. Je me trouvai face à face avec une grande femme décharnée au visage rébarbatif. « – Qu'est-ce que vous voulez ? me demanda-t-elle. « Elle avait l'accent du Nord. « – Je suis votre voisin, répondit-je en désignant ma maison. Je vois que vous venez seulement d'emménager. Et je pensai que si je pouvais vous être d'une aide quelconque… « – Oui ? Eh bien, quand on aura besoin de vous, on ira vous chercher ! « Sur quoi elle me claqua la porte au nez. Mécontent de cette grossière rebuffade, je fis demi-tour et revins chez moi. Toute la soirée, bien que je me fusse efforcé de penser à autre chose, j'étais obsédé par l'apparition à la fenêtre de la figure jaune et les manières hargneuses de la locataire. Je décidai de ne pas parler e l'apparition à ma femme : elle est en effet d'un tempérament nerveux, exalté ; et je ne jugeais pas utile de lui faire partager une impression aussi désagréable. Avant de m'endormir, je lui dis toutefois que la villa était maintenant occupée ; elle ne me répondit rien. « D'habitude, j'ai un sommeil de plomb. Dans ma famille il est de tradition de plaisanter sur mes facultés de dormeur : en principe rien ne saurait me réveiller la nuit. Mais ce soir-là, soit par suite de l'incident qui m'avait agacé, soit pour toute autre raison, je dormis beaucoup moins lourdement. Et, un peu comme dans un rêve, je me rendis compte confusément que ma femme s'était levée, habillée, qu'elle mettait un manteau et un chapeau. J'ouvrais la bouche pour lui signifier ma surprise et pour lui adresser une remontrance touchant une toilette aussi prématurée quand mes yeux à demi ouverts remontèrent jusqu'à son visage qu'éclairait la flamme d'une bougie. La stupéfaction scella mes lèvres. Elle m'apparut telle que je ne l'avais jamais vue auparavant, telle que je ne l'aurais jamais crue capable de devenir. Elle était mortellement pâle. Elle avait le souffle rapide. Elle haletait presque. Elle jetait des coups d'œil furtifs dans la direction du lit tout en enfilant son manteau pour s'assurer que je dormais toujours et qu'elle ne m'avait pas réveillé. Mon immobilité et ma respiration régulière l'ayant rassurée, elle s'échappa sans bruit de notre chambre. Un moment plus tard j'entendis un grincement aigu qui ne pouvait provenir que des gonds de la porte d'entrée. Je me dressai sur mon séant et me pinçai vigoureusement pour savoir si je rêvais ou non. Je regardai ma montre : il était trois heures. Que diable pouvait faire ma femme sur une route de campagne à trois heures du matin ? « Il y avait bien vingt minutes que je tournais et retournais tout cela dans ma tête pour trouver une explication plausible (et plus je réfléchissais, plus je me heurtais à de l'extraordinaire, à de l'inexplicable) quand j'entendis la porte d'entrée se refermer doucement, et ses pas monter l'escalier. « – Où donc es-tu allée, Effie ? lui demandai-je quand elle rentra dans note chambre. « Elle tressaillit violemment et elle poussa une sorte de cri étouffé quand elle m'entendit ; ce cri et ce sursaut me troublèrent plus que tout le reste car ils traduisaient indiscutablement un sentiment de culpabilité. Ma femme avait toujours été d'un naturel franc et ouvert. Il y avait de quoi frémir à la voir pénétrer comme une voleuse dans sa propre chambre, et crier, et chanceler lorsque son mari lui adressait la parole. « – Tu es réveillé, Jack ? s'exclama-t-elle dans un petit rire nerveux. Moi qui croyais que rien ne pouvait t'éveiller !… « – Où es-tu allée ? répétai-je avec une sévérité accrue. « – Ton étonnement ne me surprend pas, tu sais ! me dit-elle. « Tandis qu'elle déboutonnait son manteau, je voyais ses doigts qui tremblaient. « – Ma foi ! reprit-elle. Je ne me rappelle pas avoir jamais fait une chose pareille. Le fait est que je me sentais comme si j'étouffais, et que j'avais besoin de respirer au grand air. Je crois réellement que je me serais évanouie si je n'étais pas sortie. Je suis restée devant la porte quelques minutes, et maintenant ça va tout à fait bien. « Pendant qu'elle me débitait son histoire, elle ne me regarda pas une fois dans les yeux, et sa voix n'avait pas du tout ses intonations habituelles. Je fus convaincu qu'elle me mentait. Je ne répondis pas. Je me retournai face au mur, le cœur brisé, l'esprit débordant de doutes et de soupçons empoisonnés. Que me cachait ma femme ? Où était-elle allée pendant cette expédition bizarre ? Je sentis que je ne connaîtrais plus de paix avant de savoir. Et cependant je me retins de le lui redemander puisqu'elle m'avait menti une fois. Tout le reste de la nuit je m'agitai en quête d'une théorie qui conciliât la vérité et notre bonheur ; j e n'en trouvai point de vraisemblable. « Ce jour-là j'aurais dû me rendre la City, mais j'avais l'esprit trop perturbé pour m'intéresser à mes affaires. Ma femme semblait aussi bouleversée que moi-même ; d'après les rapides regards interrogatifs qu'elle me lançait, je vis qu'elle avait compris que je ne la croyais pas, et qu'elle ne savait vraiment plus quoi faire. Pendant le petit déjeuner nous n'échangeâmes pas deux phrases. Immédiatement après je sortis pour marcher et repasser dans ma tête toute l'affaire à l'air frais du matin. « J'allai jusqu'au Crystal Palace, passai une heure dans le parc, et je fus de retour à Norbury vers une heure de l'après-midi. Mon chemin me mena près de la villa de l'apparition. Je m'arrêtai un instant pour regarder les fenêtres, dans l'espoir de pouvoir mieux étudier la figure invraisemblable que j'avais observée la veille. Jugez de ma stupéfaction, monsieur Holmes, quand la porte s'ouvrit et que ma femme sortit ! « A sa vue, je fus frappé de stupeur. Mais mon émotion ne fut rien à côté de celle qui chavira ses traits quand nos regards se croisèrent. Un instant je crus qu'elle allait rentrer en courant dans la maison. Mais elle se rendit compte que toute feinte serait inutile. Alors elle s'avança vers moi. Elle avait un visage blême et des yeux épouvantés qui démentaient le sourire que ses lèvres arborèrent. « – Oh Jack ! fit-elle. Je suis allée voir si je ne pouvais pas aider nos nouveaux voisins. Pourquoi me regardes-tu comme ça, Jack ? Tu n'es pas fâché contre moi, dis ? « – Donc, répondit-je, voilà où tu es allée cette nuit ? « – Que veux-tu dire ? « – C'est ici que tu es allée. J'en suis sûr ! Quels sont les gens à qui tu vas rendre visite à pareille heure ? « – Je n'y étais pas allée déjà, Jack. « – Comment peux-tu articuler ce que tu sais être un mensonge ? Ta voix n'est plus la même. Moi jamais je ne t'ai caché quoi que ce soit ! Je vais entrer, je saurai bien ce qu'il en est ! « – Non, Jack, pour l'amour de Dieu ! s'écria-t-elle. Je te jure qu'un jour tu sauras tout, mais si tu vas dans cette villa, tu ne provoqueras que du malheur… « Comme j'essayais de l'écarter, elle s'accrocha à moi dans une supplication frénétique. « – Aie confiance en moi, Jack ! cria-t-elle. Fie-toi à moi pour cette fois seulement. Tu n'auras jamais à le regretter ! Tu sais bien que je ne te cacherais jamais rien sauf par amour pour toi ! Notre existence entière se joue là-dessus. Si tu rentres avec moi chez nous, tout sera bien. Si tu entres de force dans cette villa, tout sera fini entre nous ! « Dans son attitude il y avait une telle gravité, un tel désespoir que je m'arrêtai devant la porte, ne sachant plus que faire. « – Je te croirai à une condition, et à une seule condition ! lui dis-je enfin. C'est qu'à partir de maintenant il n'y ait plus de mystère. Tu as le droit de garder un secret qui t'appartient, mais il faut que tu me promettes que tu ne feras plus de visites nocturnes et que tu ne me cacheras plus rien désormais. « – J'étais sûre que tu aurais confiance en moi ! s'écria-t-elle en poussant un grand soupir de soulagement. Ce sera comme tu le veux. Retournons, oh ! retournons chez nous ! « Elle me tirait par la manche, nous nous éloignâmes de la villa. Tout de même je me retournai pour regarder et voilà que je revis la figure jaune, livide, à la fenêtre d'en haut. Quel lien pouvait-il exister entre ma femme et cette créature, ou avec la mégère hargneuse que j'avais vue la veille ? C'était une énigme peu ordinaire. Mais je savais que tant que je ne l'aurais pas résolue, je ne pourrais jamais retrouver la tranquillité d'esprit. « Les deux jours qui suivirent cette scène, je demeurai chez moi, et ma femme parut exécuter loyalement l'engagement qu'elle avait pris car, à ma connaissance du moins, elle ne sortit pas de la maison. Le troisième jour cependant, j'eus la preuve évidente que sa promesse solennelle ne suffisait pas à la soustraire à cette influence mystérieuse qui l'éloignait de son mari et de son devoir. « J'étais allé en ville ce jour-là, mais je revins par le train de deux heures quarante au lieu de prendre, comme à l'accoutumée, le train de trois heures trente-six. Quand j'entrai chez moi, la bonne accourut dans le vestibule avec un air effaré. « – Où est votre maîtresse ? demandai-je. « – Je crois qu'elle est sortie pour se promener, répondit-elle. « Immédiatement le soupçon se réinstalla dans mon esprit. Je me précipitai en haut pour avoir la confirmation qu'elle n'était pas dans la maison. Je ne sais pas pourquoi, je regardai dehors par l'une des fenêtres de l'étage, et je vis la domestique à laquelle je venais de parler courir à travers le champ en direction de la villa. Alors, bien sûr, je compris ce que cela signifiait. Ma femme était allée là-bas, et elle avait prié la bonne de la chercher si je rentrais plus tôt. Vibrant de colère, je me ruai à mon tour dans le champ. J'étais décidé à en terminer avec ce mystère. J'aperçus ma femme et la bonne qui se hâtaient par le petit chemin, mais je ne m'arrêtai pas pour leur parler. Dans la villa se dissimulai ce secret qui assombrissait ma vie. Je me jurai que, quoi qu'il advînt, ce secret serait percé au jour. Quand j'arrivai, je ne frappai même pas. Je tournai le loquet et me précipitai dans le corridor. « Au rez-de-chaussée, tout était calme et tranquille. Dans la cuisine une bouilloire chantait sur le feu. Un gros chat noir était couché en rond dans un panier. Il n'y avait aucune trace de la mégère. Je courus dans l'autre pièce ; elle était vide. Je gravis quatre à quatre l'escalier, mais seulement pour trouver tout en haut deux autres pièces inoccupées. Il n'y avait personne dans toute la maison. Le mobilier et les tableaux étaient d'un goût résolument vulgaire, sauf dans la chambre à la fenêtre de laquelle j'avais vu l'apparition. C'était une pièce confortable, élégante, et tous mes soupçons s'embrasèrent quand je vis sur la cheminée une photographie en pied de ma femme ; cette photographie, je l'avais prise moi-même trois mois plus tôt. « Je restai assez longtemps pour être certain que la maison était absolument vide. Puis je la quittai avec sur le cœur un poids épouvantable. Quand je rentrai chez moi, ma femme sortit dans le vestibule, mais j'étais trop peiné, trop en colère aussi pour lui parler. Je ne m'arrêtai pas et je me dirigeai vers mon bureau. Elle me suivit et entra avant que j'eusse pu refermer la porte. « – Je regrette de ne pas avoir respecté ma parole, Jack ! me dit-elle. Mais si tu savais tout, je suis sûre que tu me pardonnerais. « – Alors, dis-moi tout ! « – Je ne peux pas, Jack ! Je ne peux pas ! « – Jusqu'à ce que tu me dises qui a habité cette villa et à qui tu as remis ta photographie, il n'y aura jamais de confiance possible entre nous ! » « Je la repoussai et sortis. Cela se passait bien, monsieur Holmes, et je ne l'ai pas revue depuis, et je ne sais rien de plus. C'est le premier nuage qui assombrit notre union. Il a fait irruption si brusquement que je ne sais pas comment agir pour le mieux. Ce matin j'ai pensé que vous étiez tout à fait l'homme qui pouvait me conseiller : aussi ai-je couru vers vous ; je me place sans restriction aucune entre vos mains. S'il y a quelques points que je n'ai pas su rendre clairs, questionnez-moi. Mais par-dessus tout, dites-moi vite ce que je dois faire, car ce malheur est trop lourd pour moi. » Holmes et moi, nous avions écouté avec le plus vif intérêt cette extraordinaire déclaration qui nous avait été faite sur le mode saccadé, haché, d'un homme en proie à une émotion extrême. Mon compagnon demeura silencieux quelques instants ; il avait le menton appuyé sur une main ; il pensait. « Dites-moi, murmura-t-il enfin, pourriez-vous me jurer que la figure que vous avez vue à la fenêtre était une figure d'homme ? – Les deux fois où je l'ai vue, j'étais à quelque distance ; il m'est impossible de le préciser. – Et toutefois cette figure vous a frappé d'une façon déplaisante. – Elle semblait d'une couleur anormale, et ses traits avaient une fixité bizarre. Quand je me suis approché, elle a disparu dans une secousse… – Il y a combien de temps que votre femme vous a demandé cent livres ? – Presque deux mois. – Avez-vous déjà vu une photographie de son premier mari ? – Non. Très peu de temps après sa mort, un grand incendie éclata à Atlanta ; tous ses papiers furent détruits. – Et pourtant elle avait un certificat de décès. Vous me dites que vous l'avez vu ? – Oui. C'était un duplicata qu'elle s'était fait établir après l'incendie. – Avez-vous jamais rencontré quelqu'un qui l'eût connue en Amérique ? – Non. – A-t-elle déjà parlé d'une envie qu'elle aurait de revisiter l'Amérique ? – Non. – Reçoit-elle des lettres d'Amérique ? – Pas à ma connaissance. – Merci. J'aimerais bien réfléchir un peu à cette affaire. Si la villa est en permanence inoccupée, nous aurons évidemment quelques complications à vaincre. Si au contraire, comme je le crois, les locataires ont été avertis de votre arrivée et sont partis avant votre entrée dans la maison, alors ils doivent être maintenant de retour, et la solution du problème est sans doute à notre portée… Permettez-moi de vous donner un conseil. Retournez à Norbury et examinez encore une fois les fenêtres. Si vous avez quelque raison de supposer qu'elle est habitée, ne forcez pas la porte : mais envoyez-nous un télégramme. Une heure après l'avoir reçu, nous vous auront rejoint et en très peu de temps nous aurons vidé l'affaire jusqu'au fond. – Et si la maison est encore vide ? – En ce cas je viendrai demain et nous parlerons de tout cela. Bonsoir. Surtout, surtout ! … ne vous rongez pas le cœur avant de savoir que réellement vous avez une bonne raison pour cela… » Quand mon compagnon revint après avoir reconduit M. Grant Munron, il me dit : « … Je crains que l'affaire ne soit pas très jolie, Watson ! Qu'en pensez-vous ? – Elle rend un vilain son, répondis-je. – Oui. Il y a du chantage là-dedans, ou je me trompe beaucoup ! – Et qui serait le maître chanteur ? – Eh bien, sans doute cette créature qui habite la seule chambre confortable de l'endroit, et qui a sur la cheminée la photographie de la dame. Ma parole, Watson, c'est très attirant, cette apparition de cette figure livide à la fenêtre ! Pour rien au monde je n'aurais voulu manquer cette affaire. – Vous avez une théorie ? – Oui. Une théorie provisoire. Mais je serais bien surpris si elle ne s'avérait pas exacte. Le premier mari de cette femme est dans la villa. – Pourquoi croyez-vous cela ? – Comment expliquer autrement son angoisse frénétique lorsque son deuxième mari voulait entrer ? Les faits, tels que je les reconstitue, doivent ressembler à ceci : cette femme s'est mariée en Amérique. Son mari a révélé un jour quelques particularités haïssables, ou, dirons-nous, il a contracté une maladie maudite et est devenu un lépreux ou un idiot. Elle s'est enfuie, a réintégré l'Angleterre, changé de nom et redémarré dans la vie, toute neuve… du moins elle le croyait ! Elle était mariée depuis trois ans ; elle pensait que sa situation était sûre ; elle avait dû montrer à son mari le certificat de décès d'un homme dont elle avait falsifié le nom. Et puis voilà que son domicile est découvert par son premier mari, ou, nous pouvons le supposer, par une femme que les scrupules n'embarrassent pas et qui s'est liée à l'invalide. Ils écrivent à Mme Grant Munro et la menacent de venir et de la démasquer. Elle demande à son mari cent livres et s'efforce d'acheter leur silence. En dépit des cents livres ils arrivent. Et quand le mari lui annonce par hasard que des nouveaux venus occupent la villa voisine, elle sait déjà que ce sont ses persécuteurs. Elle attend que son mari soit endormi, puis elle se précipite pour essayer de les convaincre de la laisser en paix. Comme elle n'obtient pas gain de cause, elle y retourne le lendemain matin, et son mari la surprend au moment où elle en sort. Elle lui promet de ne plus y aller, mais deux jours plus tard l'espoir de se débarrasser de ces terribles voisins est trop fort pour elle, et elle se livre à une nouvelle tentative en apportant une photographie qui lui a sans doute été demandée. En plein milieu de la discussion, la bonne accourt pour annoncer le retour de son maître. Sur quoi la femme, sachant qu'il se rendrait tout droit à la villa, fait sortir ses interlocuteurs par la porte de derrière, et les conduit sans doute à ce bois de pins qui nous a été indiqué comme tout proche. Ainsi il trouve la maison déserte. Je serais bien surpris, cependant, si elle était aussi tranquille quand il rentrera ce soir. Que pensez-vous de ma théorie ? – Ce sont des hypothèses, sans plus ! – Des hypothèses qui au moins collent avec les faits. Quand de nouveaux faits seront apportés à notre connaissance et que ma théorie en collera plus, alors il sera assez tôt pour la reconsidérer. Pour l'instant nous n'avons rien à faire d'autre que d'attendre un message de notre ami de Norbury. » Nous n'eûmes pas longtemps à attendre. Il arriva juste quand nous finissions notre thé. « La villa est toujours habitée. Ai vu la figure à la fenêtre. Je serai au train de sept heures. Ne prendrai aucune décision avant votre arrivée. » Tel était le message de M. Grant Munro. Il nous guettait sur le quai à notre descente de wagon. Les lampes de la gare nous permirent de constater qu'il était très pâle et qu'il frémissait d'une agitation difficilement contenue. « Ils sont encore là, monsieur Holmes ! murmura-t-il en posant une main sur la manche de mon ami. J'ai vu des lumières dans la villa quand je suis descendu. Nous allons régler tout maintenant, une fois pour toutes ! – Quel est votre plan ? demanda Holmes tandis que nous nous engagions dans la sombre route bordée d'arbres. – Je vais pénétrer dans la maison par n'importe quel moyen : de force sans doute. Je verrai par moi-même qui habite là. Je voudrais que tous les deux vous me serviez de témoins. – Vous y êtes absolument déterminé, en dépit de l'avertissement de votre femme ? Rappelez-vous : elle vous a dit qu'il valait mieux que vous ne sondiez pas ce mystère… – Oui, je suis absolument déterminé. – Ma foi, je pense que vous avez raison. N'importe quelle certitude est préférable au doute torturant. Nous ferions mieux de monter tout de suite. Certes, légalement nous nous mettons dans un mauvais cas, mais la cause en vaut la peine. » La nuit était très sombre et une petite pluie commença à tomber quand nous quittâmes la grand-route pour tourner dans un petit chemin creux aux ornières profondes. M. Grant Munro marchait très vite ; en trébuchant nous le suivions du mieux que nous le pouvions. « Voilà les lumières de ma maison, murmura-t-il en désignant une lueur parmi les arbres. Et voici la villa que je vais forcer. » Après un coude du petit chemin, la villa se dressa tout près de nous. Une raie jaune qui tombait sur le premier plan obscur montrait que la porte n'était pas complètement fermée. A l'étage supérieur une fenêtre était largement éclairée. Pendant que nous regardions, une tache noire se déplaça derrière le store. « C'est la mégère ! s'écria Grant Munro. Vous voyez bien qu'il y a quelqu'un ici ! Suivez-moi, et nous aurons bientôt le fin mot de tout ! » Nous nous approchâmes de la porte, mais tout à coup une femme sortit de l'ombre et se plaça dans le rayon doré de la lampe. Comme elle était à contre-jour je ne pouvais pas voir son visage, mais elle étendait ses bras dans une attitude de supplication. « Pour l'amour de Dieu, Jack, non ! cria-t-elle. J'avais le pressentiment que tu viendrais ce soir. N'entre pas, mon chéri ! Fais-moi confiance : je te jure que tu n'auras jamais à le regretter. – Trop longtemps je t'ai fait confiance, Effie ! Laisse-moi passer. Il faut que je passe. Mes amis et moi nous allons éclaircir cette affaire et la régler une fois pour toutes. » Il la poussa de côté, nous le suivîmes. Il ouvrit la porte. Une femme d'un certain âge accourut, voulut lui barrer le passage, mais il la bouscula, et nous grimpâmes l'escalier. Grant Munro se précipita dans la pièce éclairée du haut. Nous entrâmes sur ses talons. C'était une chambre confortable, bien meublée, avec deux bougies qui brûlaient sur la table, et deux autres sur la cheminée. Dans un coin, penchée au-dessus d'un pupitre, il y avait ce qui ressemblait à une petite fille. Elle nous tournait le dos quand nous entrâmes, mais nous constatâmes qu'elle portait une robe rouge et de longs gants blancs. Quand brusquement elle nous fit face, je ne pus réprimer un cri de surprise et d'horreur. Sa figure était d'une affreuse teinte livide, avec des traits parfaitement dépourvus de toute expression. Une seconde plus tard le mystère fut expliqué. Holmes, en riant, passa une main derrière l'oreille de l'enfant, un masque tomba de sa figure, et nous nous trouvâmes en face d'une petite Négresse noire comme du charbon qui riait de toutes ses dents blanches devant notre stupéfaction. En sympathie avec sa joie, je me mis à rire aussi, mais Grant Munro, une main sur la gorge, cria : « Mon Dieu ! Mais qu'est-ce que cela veut dire ? – Je vais te l'expliquer !… » Mme Grant Munro entra dans la chambre. Elle avait un fier visage, tragiquement beau. « … Tu m'as obligée, alors que je ne le voulais pas, à tout dire. A présent il faudra que toi et moi nous nous accommodions de la vérité. Mon mari est mort à Atlanta. Mon enfant a survécu. – Ton enfant ! » Elle tira de son corsage un médaillon en argent. « Tu n'as jamais vu ce médaillon ouvert ? – Je croyais qu'il ne s'ouvrait pas. » Elle toucha un ressort, la face du dessus se leva. Alors apparut le portrait d'un homme, d'une beauté et d'une intelligence frappantes, mais qui portait sur ses traits les signes formels d'une ascendance africaine. « C'est John Hebron, d'Atlanta ! fit la femme de Grant Munro. Et il n'y a jamais eu plus noble cœur sur la terre. J'avais rompu avec ma race pour l'épouser. Tant que nous avons vécu ensemble, je ne l'ai pas une fois regretté. Notre malheur a été que notre unique enfant ait tiré davantage de lui que de moi. Cela arrive souvent dans de telles unions, et ma petite Lucie est beaucoup plus noire que son père. Mais, noire ou blanche, n'importe ! Elle est ma petite fille chérie, elle sera l'enfant gâtée de sa mère ! » La fillette, à ces mots, s'élança pour aller se pelotonner dans les jupes de Mme Grant Munro, qui reprit : « … Je ne l'ai laissée en Amérique que parce que sa santé était fragile, et parce que tout changement lui aurait fait du mal. Je l'ai confiée aux soins d'une fidèle écossaise qui avait été notre servante. Pas un instant je n'ai songé à la renier ! Mais quand j'ai appris à t'aimer, j'ai eu peur de te parler de cet enfant. Que Dieu me pardonne ! Je craignais de te perdre. Je n'avais pas le courage de tout te dire. Devant choisir entre vous deux, dans ma faiblesse de femme je me suis détournée de ma petite fille. Pendant trois ans je t'ai caché son existence, mais la nourrice me donnait de ses nouvelles et je savais ainsi qu'elle était complètement rétablie. Finalement, il me vint un désir insurmontable de revoir l'enfant. Je luttai, me débattis : en vain. J'avais beau supputer tous les dangers, je résolus de l'avoir près de moi, ne fût-ce que pour quelques semaines. J'envoyais cent livres à la nourrice et je lui fis parvenir toutes les indications quant à cette villa. De la sorte elle pouvait être notre voisine, sans qu'il y eût apparemment le moindre lien entre nous. Je poussai mes précautions jusqu'à lui commander de garder l'enfant à la maison pendant le jour, et de la munir d'un masque et de gants pour que les flâneurs susceptibles de la voir à la fenêtre ne bavardent point au sujet d'une enfant noire dans le pays. Peut-être aurais-je été mieux inspirée de prendre moins de précautions, mais j'étais folle de peur que tu n'apprisses la vérité. « C'est toi qui m'as dit le premier que la villa était occupée. J'aurais sans doute dû attendre le matin, mais je ne pouvais pas dormir tant cette nouvelle m'avait énervée. Aussi me glissai-je dehors, persuadée que tu dormais. Seulement tu m'avais vue sortir, et ce fut là le début de mes chagrins. Le lendemain mon secret était à ta discrétion, mais noblement tu te contins pour ne pas poursuivre ton avantage. Trois jours plus tard, toutefois, la nourrice et l'enfant eurent juste le temps de fuir par la porte de derrière tandis que tu entrais par la porte de devant. Et maintenant… Maintenant ce soir tu sais tout… Et je te le demande, Jack : que va-t-il advenir de mon enfant et de moi ? » Elle se tordit les mains en attendant une réponse. Il ne s'écoula pas moins de deux minutes avant que Grant Munro ne rompit le silence. Mais quand il formula sa réponse, elle était du genre de celles dont j'aime à me souvenir. Il prit la petite fille, la leva à bout de bras, l'embrassa, et puis, tout en continuant à la porter, il tendit à sa femme son autre main et se dirigea vers la porte : « Nous pourrons en discuter chez nous beaucoup plus confortablement, dit-il. Je ne suis pas un homme parfait, Effie, mais je crois que je suis meilleur que tu ne l'avais cru. » Holmes et moi, nous les suivîmes dans le petit chemin creux. Mon ami me tira par la manche : « Je pense que nous serons plus utiles à Londres qu'à Norbury… » Il ne me souffla plus mot de l'affaire avant que, tard dans la nuit, au moment où il allait pénétrer dans sa chambre, il ne se retournât pour me dire : « Watson, si jamais vous avez l'impression que je me fie un peu trop à mes facultés, ou que j'accorde à une affaire moins d'intérêt qu'elle ne le mérite alors ayez la bonté de me chuchoter à l'oreille : “Norbury !” Je vous en serai toujours infiniment reconnaissant. » Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.sshf.com/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 FLAMME D'ARGENT Titre original : Silver Blaze Les mémoires de Sherlock Holmes (décembre 1892) Flamme d'Argent « J'ai bien peur, Watson, d'être obligé de partir, me dit Sherlock Holmes, un matin, au moment où nous prenions place pour notre petit déjeuner. – Partir ? Pour où ? – Pour Dartmoor – a King's Pyland. » Je ne fus pas surpris. En fait, mon seul étonnement, c'était qu'il ne fût pas déjà mêlé à cette affaire extraordinaire qui constituait d'un bout à l'autre de l'Angleterre l'unique sujet de conversation du moment. Pendant toute une journée, mon compagnon s'était promené dans la pièce, le menton sur sa poitrine, les sourcils froncés, bourrant et rebourrant sa pipe du plus fort tabac noir, absolument sourd à toutes mes questions ou remarques. Notre marchand de journaux lui avait envoyé les dernières éditions de tous les journaux, mais il n'y avait qu'à peine jeté un coup d'œil, avant de les rejeter dans un coin. Pourtant, en dépit de son silence, je savais bien à quoi il réfléchissait. Il n'y avait alors qu'une énigme de notoriété publique qui fût susceptible de mettre en éveil sa puissance d'analyse, et c'était la singulière disparition du favori de la Coupe du Wessex et le tragique assassinat de son entraîneur. Aussi, quand il m'annonça soudain qu'il avait l'intention de se rendre sur la scène du drame, n'était-ce que ce que j'avais attendu et espéré. « Je serais très heureux de vous accompagner, Si je ne vous dérangeais pas, dis-je. – Mon cher Watson, ce serait me faire une grande faveur que de venir. Et je crois que vous ne perdrez pas votre temps, car il y a, dans cette affaire, quelques points qui promettent d'en faire quelque chose d'unique. Nous avons, je crois, juste le temps d'attraper notre train à Paddington et je vous expliquerai les faits plus longuement pendant le voyage. Vous me rendrez service en prenant vos excellentes jumelles de campagne. » Et ainsi il advint qu'une heure plus tard environ, je me trouvai dans le coin d'un compartiment de première classe, qui filait rapidement sur Exeter, cependant que Sherlock Holmes, son visage anguleux et vif encadré par sa casquette de voyage, parcourait rapidement le paquet de journaux qu'il avait achetés à Paddington. Reading était déjà bien loin derrière nous lorsqu'il jeta le dernier sous la banquette et me tendit son étui à cigares. « Nous marchons bien, dit-il en regardant par la fenêtre et en jetant un coup d'œil sur sa montre. Notre vitesse est à présent de cinquante-trois milles et demi à l'heure. – Je n'ai pas observé les bornes, répondis-je. – Ni moi non plus ; mais les poteaux télégraphiques, sur cette ligne, sont espacés de soixante yards et le calcul est simple. Je suppose que vous avez déjà jeté un coup d'œil sur cette affaire de l'assassinat de John Straker et de la disparition de Silver Blaze ? – J'ai vu ce que Le Télégraphe et La Chronique en ont à dire. – C'est une de ces affaires où l'art du logicien devrait s'employer à élucider les détails plutôt qu'à recueillir de nouveaux témoignages. La tragédie a été si extraordinaire, si complète et d'une telle importance personnelle pour tant de gens que nous souffrons d'une pléthore de suppositions, de conjectures et d'hypothèses. La difficulté est de débarrasser la structure du fait – du fait absolu, indéniable – des embellissements qu'y ont apportés les théoriciens et les reporters. Alors, une fois notre position prise sur cette base solide, à nous de voir quelles déductions, on peut tirer et quels sont les points particuliers sur lesquels gravite tout le mystère. Mardi soir j'ai reçu un télégramme du colonel Ross, qui, principal intéressé de l'affaire, me demande ma collaboration. – Mardi soir ! m'écriai-je, et nous sommes jeudi matin. Pourquoi n'êtes-vous pas parti hier ? – Parce que j'ai fait une bévue, mon cher Watson, ce qui se produit plus souvent que ne le penserait quiconque ne me connaît qu'à travers vos Mémoires. Le fait est que je ne pouvais croire qu'il fût possible que le cheval le plus remarquable de l'Angleterre pût rester longtemps caché, surtout dans une région où les habitants sont aussi éparpillés qu'au nord de Dartmoor. D'heure en heure, hier, je m'attendais à apprendre qu'on l'avait retrouvé et que son voleur était l'assassin de John Straker. Quand, toutefois, un autre matin se fut levé et quand je constatai que, à part l'arrestation du jeune Fitzroy Simpson, rien n'avait été fait, j'ai senti que, pour moi, l'heure était venue d'agir. A certains égards, toutefois, je sens que la journée d'hier n'a pas été perdue. – Vous vous êtes donc formé une théorie. – Du moins je possède bien à fond les faits essentiels de l'affaire. Je vais vous les énumérer, car rien n'éclaire une affaire autant que le récit qu'on en fait à une autre personne, et je ne saurais guère compter sur votre collaboration, si je ne vous montre point la position d'où nous partons. » Je me renversai sur les coussins, tout en tirant sur mon cigare, cependant que Holmes, penché en avant, et marquant de son long index maigre les différents points sur la paume de sa main gauche, me donnait un aperçu des faits qui avaient provoqué notre voyage. « Silver Blaze, dit-il, est un descendant d'Isonomy et il possède un palmarès aussi brillant que celui de son illustre ancêtre. Il est maintenant dans sa cinquième année et il a successivement rapporté au colonel Ross, son heureux possesseur, tous les prix des grandes courses. Jusqu'au moment de la catastrophe, il était le grand favori dans la Coupe du Wessex, la cote étant à trois contre un. Toutefois, tout en ayant toujours été le grand favori du public des courses, il ne l'a encore jamais déçu ; aussi, en dépit de cette cote peu avantageuse, d'énormes sommes ont été placées sur lui. Il est donc évident que beaucoup de gens avaient le plus grand intérêt à empêcher Silver Blaze d'être là mardi prochain quand le drapeau s'abaissera pour le départ. « Bien entendu, on s'en rendait compte à King's Pyland où s'entraîne l'écurie du colonel. On prenait toutes les précautions pour protéger le favori. L'entraîneur, John Straker, est un jockey retiré qui, avant de faire trop lourd sur la bascule, a couru sous les couleurs du colonel Ross. Il a été au service du colonel pendant cinq ans comme jockey et pendant sept ans comme entraîneur, et s'est toujours montré un serviteur diligent et honnête. Il avait sous ses ordres trois lads, car l'établissement, ne contenant que quatre chevaux en tout, était assez restreint. Un de ces lads veillait chaque nuit dans l'écurie, tandis que les autres couchaient dans le grenier. Tous les trois jouissaient d'une excellente réputation. John Straker, qui était marié, demeurait dans une petite villa à environ deux cents mètres des écuries. Il n'avait pas d'enfants et n'employait qu'une seule servante bien qu'il fût assez à son aise. La campagne aux alentours est très solitaire mais, à environ un demi-mille au nord, se trouve un petit groupe de villas qui ont été bâties par un entrepreneur de Tavistock à l'intention des malades ou d'autres personnes qui désirent profiter de l'air pur de Dartmoor. Tavistock même est à deux milles à l'ouest, tandis qu'à travers la lande, à environ deux milles également, se trouvent les écuries de Capleton, qui appartiennent à lord Backwater, et qui sont dirigées par Silas Brown. Dans toutes les autres directions, la lande est un désert absolu, habité seulement par quelques bohémiens vagabonds. Telle se présentait la situation générale lundi soir quand la catastrophe s'est produite. « Ce soir-là, on avait fait prendre aux chevaux leur exercice habituel, on les avait fait boire et les écuries avaient fermé à neuf heures. Deux des garçons d'écurie se rendirent chez l'entraîneur où ils soupèrent, pendant que le troisième, Ned Hunter, restait de garde. Quelques minutes après neuf heures, la servante, Edith Baxter, lui portait aux écuries son souper, un plat de mouton au curry. Elle n'emportait pas de boisson, parce qu'il y a un robinet dans les écuries et qu'il est de règle que le garçon de service ne doit boire que de l'eau. Elle avait pris une lanterne, car il faisait tout à fait noir, et le sentier traversait la lande déserte. « Edith Baxter était arrivée à moins de trente mètres des écuries quand un homme sortit de l'obscurité et lui cria de s'arrêter lorsqu'il s'avança dans le cercle de lumière jaune de sa lanterne, elle vit que le personnage qui portait un complet de tweed gris, des guêtres et une casquette en drap, avait l'aspect d'un monsieur. Il tenait un lourd bâton à la main. Elle fut fort impressionnée, toutefois, par l'extrême pâleur de son visage et par la nervosité de ses manières. Elle pense qu'il avait une trentaine d'années, plutôt plus que moins. “Pouvez-vous me dire où je suis ? demanda-t-il. J'étais presque résigné à coucher sur la lande quand j'ai aperçu la lumière de votre lanterne. – Vous êtes tout près des écuries d'entraînement de King's Pyland, dit-elle. – Ah ! vraiment ! Ça c'est une chance ! s'écria-t-il. Si je ne me trompe, un garçon d'écurie y couche seul toutes les nuits. C'est peut-être bien son souper que vous lui portez ? Je suis sûr que vous n'allez pas être orgueilleuse pour gagner le prix d'une toilette neuve, hein ? (Il tira de sa poche de gilet un morceau de papier blanc plié.) Arrangez-vous pour que ce garçon ait ça ce soir et vous aurez la plus jolie robe qu'on puisse se payer.” « Le sérieux de l'homme fit peur à la servante ; elle l'évita et courut à la fenêtre par laquelle elle avait l'habitude de passer ses repas au garçon d'écurie. A peine avait-elle commencé de lui raconter ce qui venait d'arriver que l'inconnu la rejoignit encore. “Bonsoir ! J'aurais deux mots à vous dire, dit-il, en regardant par la fenêtre. (La fille a affirmé sous serment que, pendant qu'il parlait, elle a remarqué que le petit papier dépassait de sa main fermée.) – Qu'est-ce qui vous amène ? demanda le garçon d'écurie. – Une affaire qui peut vous mettre quelque chose dans la poche, dit l'autre. Vous avez deux chevaux engagés dans la Coupe du Wessex – Silver Blaze et Bayard. Donnez-moi le bon tuyau et vous n'y perdrez pas. Est-ce la vérité qu'à l'entraînement, Bayard pouvait rendre tout ce qu'il voulait à l'autre et que c'est sur lui que l'écurie a mis son argent ? – Ah ! vous êtes encore un de ces satanés rôdeurs ! Je vais vous faire voir comme nous les traitons, à King's Pyland.” « Le lad fit un bond et se précipita à travers l'écurie pour lâcher le chien. La fille s'enfuit vers la maison, mais, tout en courant, elle se retourna et vit que l'inconnu se penchait par la fenêtre. Un instant après, pourtant, quand Hunter s'élança dehors avec le chien, l'étranger était parti et, bien que le garçon ait fait tout le tour des bâtiments, il ne réussit pas à en trouver trace. – Un instant ! demandai-je. Le garçon d'écurie, en sortant avec le chien, a-t-il laissé la porte ouverte derrière lui ? – Excellent ! Watson, excellent ! murmura mon compagnon. L'importance de ce point m'a tellement frappé que j'ai envoyé un télégramme spécial à Dartmoor hier pour l'éclaircir. Oui, le garçon a fermé la porte à clé avant de s'éloigner. Et je suis en mesure d'ajouter que la fenêtre n'est pas assez large pour qu'un homme y passe. « Hunter attendit le retour de ses deux camarades d'écurie, puis il envoya un message à l'entraîneur pour lui rendre compte de ce qui s'était passé. Straker s'en émut, bien qu'il n'ait pas semblé avoir compris la véritable portée de l'incident. Celui-ci lui laissa pourtant une vague inquiétude et Mme Straker, s'éveillant à une heure du matin, s'aperçut qu'il s'habillait. En réponse à ses questions, il lui dit qu'il ne pouvait dormir tant il était inquiet pour les chevaux et qu'il avait l'intention de descendre aux écuries afin de s'assurer que tout allait bien. Elle le pria de rester chez lui, car on pouvait entendre la pluie qui battait les fenêtres, mais, en dépit de ses prières, il enfila son grand mackintosh et quitta la maison. « Mme Straker, en se réveillant à sept heures du matin, constata que son mari n'était pas encore de retour. A la hâte, elle s'habilla, appela la servante et s'en alla aux écuries. La porte en était ouverte ; à l'intérieur, affaissé sur une chaise, Hunter était plongé dans un état de complète stupeur ; le box du favori était vide et il n'y avait nulle trace de son entraîneur. « Rapidement on réveilla les deux garçons qui couchaient dans le grenier à foin au-dessus de la remise aux harnais. Ils n'avaient rien entendu pendant la nuit, car tous deux sont de solides dormeurs. De toute évidence, Hunter était sous l'influence d'une drogue puissante et, faute de pouvoir tirer de lui rien de sensé, on le laissa dormir, cependant que les deux lads et les deux femmes couraient à la recherche des disparus. Ils gardaient encore l'espoir que l'entraîneur, pour une raison quelconque, avait sorti le cheval afin de lui faire prendre un peu d'exercice matinal : mais, arrivés en haut d'un monticule proche de la maison et d'où toute la lande voisine était visible, non seulement ils ne purent découvrir la moindre trace du favori, mais ils aperçurent quelque chose qui les avertit qu'ils se trouvaient en présence d'une tragédie. « A environ un quart de mille des écuries, le pardessus de John Straker, accroché à un buisson de genêts, flottait au vent. Tout près de là, la lande formait une dépression en forme de coupe, et au fond de celle-ci, on trouva le corps du malheureux entraîneur. Outre que sa tête avait été brisée par un coup sauvage, porté au moyen d'une arme pesante, il avait à la cuisse une blessure constituée par une coupure longue et nette, évidemment faite par un instrument bien aiguisé. Il était clair, pourtant, que Straker s'était défendu avec vigueur contre ses assaillants car il tenait dans sa main droite un petit couteau recouvert jusqu'au manche, de sang coagulé, tandis que, de la gauche, il serrait une cravate de soie rouge et noire que la servante reconnut pour celle que portait, la veille, l'inconnu qui était venu aux écuries. « Hunter, quand il fut remis de sa stupeur, ne fut pas moins catégorique à l'égard du possesseur de la cravate. Il était également certain que ce même inconnu avait, tout en se tenant à la fenêtre, jeté quelque drogue dans son mouton en sauce et privé ainsi les écuries de leur veilleur. « Quant au cheval disparu, de multiples indices dans la boue qui se trouvait au fond du creux fatal, témoignaient qu'il avait été là, au moment de la lutte. Mais depuis ce matin-là, il a disparu ; et, bien qu'on ait offert une forte récompense et que tous les bohémiens de Dartmoor soient sur le qui-vive, on n'en a aucune nouvelle. Enfin l'analyse a montré que les restes du souper de Hunter contiennent une quantité appréciable d'opium en poudre, alors que les gens de la maison, qui ont mangé de ce même plat ce soir-là, n'en ont ressenti aucun mauvais effet. « Tels sont, dépouillés de toute supposition et exposés aussi sèchement que possible, les faits essentiels de l'affaire. Et maintenant je vais récapituler ce que la police a fait. « L'inspecteur Grégory, à qui l'affaire a été confiée, est un officier de police tout à fait compétent. S'il était seulement doué de quelque imagination, il pourrait arriver très haut dans sa profession. Dès son arrivée, il a promptement trouvé et arrêté l'homme sur qui, naturellement, pesaient les soupçons. Il n'eut guère de difficultés pour le trouver, car on le connaissait bien dans le voisinage. Son nom est, paraît-il, Fitzroy Simpson. C'est un homme de naissance et d'éducation excellentes, qui a gaspillé une fortune sur les champs de courses et qui vit à présent dans les clubs sportifs de Londres, en bookmaker élégant et discret. L'examen de ses livres montre que les paris qu'il a pris contre le favori s'élèvent à la somme de cinq mille livres. « Quand on l'a arrêté, il a spontanément déclaré qu'il était venu à Dartmoor dans l'espoir de recueillir quelques renseignements sur les chevaux de King's Pyland et aussi sur Desborough, le second favori, confié aux soins de Silas Brown, dans les écuries de Capleton. Il n'a pas tenté de nier qu'il avait, la veille, agi ainsi qu'on l'a dit, mais il a déclaré qu'il n'avait nul mauvais dessein sinistre et qu'il voulait simplement obtenir des renseignements de première main. Quand on lui présenta sa cravate, il devint très pâle et fut absolument incapable d'expliquer comment elle se trouvait dans la main de la victime Ses vêtements mouillés révélaient qu'il s'était trouvé dehors pendant la tempête de la nuit précédente et son bâton, une « permission de minuit » chargée de plomb, était bien l'arme qui aurait pu, à coups répétés, infliger les terribles blessures auxquelles l'entraîneur avait succombé. « En revanche, il ne portait aucune blessure, alors que le couteau de Straker montrait que l'un au moins de ses assaillants doit en porter la marque sur son corps. Et voilà, Watson, toute l'histoire en quelques mots, et si vous pouvez me donner quelque lumière, je vous en serai très obligé. » J'avais écouté avec le plus grand intérêt l'exposé que Holmes, avec sa clarté caractéristique, m'avait fait. Bien que la plupart des faits me fussent familiers, je n'avais pas suffisamment apprécié l'importance relative non plus que leur rapport entre eux. « N'est-il pas possible, suggérai-je, que la blessure par incision que porte Straker ait été causée par son propre couteau dans l'agitation convulsive qui suit tout coup sérieux au cerveau ? – C'est plus que possible ; c'est probable. Dans ce cas un des points principaux en faveur de l'accusé disparaît. – Et pourtant, même maintenant, je n'arrive pas à comprendre quelle peut être la théorie de la police. – J'ai peur que, quelle que soit la théorie que nous adoptions, on n'y trouve de sérieuses objections, répliqua mon compagnon. La police s'imagine, je crois, que ce Fitzroy Simpson, après avoir drogué le lad et s'être, d'une façon ou d'une autre, procuré une double clé, a ouvert la porte de l'écurie, a sorti le cheval avec, apparemment, l'intention de l'emmener tout à fait. On ne retrouve pas sa bride ; c'est donc que Simpson a dû la lui passer. Alors, ayant laissé la porte ouverte derrière lui, il conduisait le cheval à travers la lande quand il a été rencontré ou rattrapé par l'entraîneur Naturellement une lutte s'ensuivit, Simpson, avec son bâton plombé, a fracassé la cervelle de l'entraîneur, sans recevoir lui-même aucune blessure du couteau dont Straker se servit pour se défendre. Après quoi, ou bien le voleur a conduit le cheval vers quelque cachette inconnue, ou bien la bête a pu s'enfuir pendant la bataille et erre à présent sur la lande. Telle est la façon dont la police voit l'affaire, et tout improbable que soit cette explication, les autres sont encore moins plausibles. Toutefois je verrai vite ce qu'il en est, une fois que je serai sur les lieux et d'ici là, je ne vois vraiment pas comment nous pouvons aller plus loin. » Il faisait sombre quand nous atteignîmes la petite ville de Tavistock qui se trouve, comme la bosse d'un bouclier, au milieu de l'immense cercle de Dartmoor. Deux messieurs nous attendaient à la station l'un, un grand homme blond, à chevelure et barbe léonines, aux yeux bleu clair curieusement aigus ; l'autre, un petit personnage très alerte, net et prompt, en redingote et en guêtres, portait des petits favoris soignés et un monocle. Celui-ci était le colonel Ross, le sportsman bien connu, l'autre l'inspecteur Grégory, un homme qui était en train de se faire rapidement un nom dans la police anglaise. « Je suis enchanté que vous soyez venu, Monsieur Holmes, dit le colonel. L'inspecteur que voici a fait tout ce qu'il était possible de suggérer ; mais je désire ne négliger aucun moyen pour venger le pauvre Straker et recouvrer mon cheval. – L'affaire a-t-elle évolué ? demanda Holmes. – Nous n'avons hélas fait que très peu de progrès, dit l'inspecteur. Nous avons dehors une voiture découverte et comme, sans doute, vous désirerez voir l'endroit avant que la lumière ne nous fasse défaut, nous pourrons parler en route. » Un instant après, nous étions tous assis dans un confortable landau qui roulait bruyamment à travers l'antique et curieuse ville de Dartmoor. L'inspecteur Grégory était plein de son affaire et déversait tout un flot de remarques, tandis que Holmes, de temps à autre, posait une question ou lançait une exclamation. Le colonel était renversé sur son siège, les bras croisés et son chapeau abaissé sur ses yeux : quant à moi, j'écoutais avec intérêt le dialogue des deux détectives. Grégory formulait sa théorie qui était presque exactement ce que Holmes m'avait énoncé dans le train. « Le filet se resserre assez étroitement autour de Fitzroy Simpson, remarqua-t-il, et pour ma part, je crois que c'est notre homme. En même temps je reconnais que les preuves sont purement indirectes et que de nouveaux faits peuvent tout bouleverser. – Et le couteau de Straker ? – Nous en sommes tout à fait venus à la conclusion qu'il s'est blessé lui-même dans sa chute. – Mon ami le Dr Watson me l'a suggéré également en route. S'il en était ainsi, cela chargerait ce Simpson. – Incontestablement. Il n'a pas de couteau et ne porte aucune trace de blessure, les charges contre lui sont certainement très lourdes. Il avait un très grand intérêt à la disparition du favori : on le soupçonne d'avoir empoisonné le garçon d'écurie ; il s'est trouvé dehors dans la tempête, c'est indubitable ; il était armé d'un pesant gourdin et l'on a trouvé sa cravate dans la main du mort. Je crois vraiment que nous en avons assez pour aller devant un jury. » Holmes hocha la tête. « Un habile défenseur mettrait tout cela en pièces, dit-il. Pourquoi sortir le cheval de l'écurie ? S'il avait l'intention de lui faire du mal, pourquoi ne pouvait-il le lui faire là ? A-t-on trouvé une fausse clé en sa possession ? Quel pharmacien lui a vendu la poudre d'opium ? Et surtout où pouvait-il, lui, un étranger dans ce pays, cacher un cheval, et un cheval comme celui-là ? Quelle explication donne-t-il du papier qu'il voulait faire remettre par la servante au garçon d'écurie ? – Il dit que c'était un billet de dix livres. On en a trouvé un dans son porte-monnaie ; mais vos autres objections ne sont pas aussi formidables qu'elles le paraissent. Il n'est pas un étranger dans ce pays. Deux fois, il a logé à Tavistock, pendant l'été. L'opium, il l'a sans doute apporté de Londres. La clé, qui servit à son dessein, il l'a jetée quelque part ; et il se peut que le cheval soit au fond d'une des carrières ou des mines abandonnées de la lande. – Et la cravate, qu'en dit-il ? – Il reconnaît que c'est la sienne et déclare l'avoir perdue. Mais un élément nouveau intervient dans l'affaire, élément qui peut expliquer qu'il ait emmené le cheval de l'écurie. » Holmes dressa l'oreille. « Nous avons trouvé des traces qui montrent qu'une troupe de bohémiens a campé lundi soir à moins d'un mille de l'endroit où l'assassinat a été commis. Mardi, ils étaient partis. Or, en supposant qu'il y avait entente entre Simpson et ces bohémiens, peut-être leur menait-il le cheval quand il fut rejoint et ne se peut-il pas qu'ils aient le cheval à présent ? – Certainement, c'est possible. – On explore la lande pour y retrouver ces bohémiens. J'ai aussi visité toutes les écuries, tous les hangars de Tavistock et cela dans un rayon de dix milles. – J'ai cru comprendre qu'il y avait une autre écurie à proximité ? – Oui, et c'est là un facteur que nous ne devons certainement pas négliger. Puisque Desborough, leur cheval, venait au second rang de la cote, ils avaient intérêt à la disparition du favori. On sait que Silas Brown, l'entraîneur, a engagé de gros paris sur le résultat et n'était pas un ami du pauvre Straker. Nous avons, toutefois, inspecté les écuries et il n'y a rien qui soit de nature à le mêler à l'affaire. – Et rien non plus pour associer ce Simpson aux intérêts de l'écurie Capleton ? – Rien du tout. » Holmes se renversa dans la voiture et la conversation cessa. Quelques minutes plus tard, notre cocher arrêtait la voiture devant une coquette petite villa en brique rouge avec des gouttières en saillie. A quelque distance de là, derrière un vaste enclos, s'étendait un long hangar couvert de tuiles grises. Dans toutes les autres directions, les vallonnements de la lande, bronzée par les fougères fanées, s'étendaient jusqu'à la ligne d'horizon, que brisaient seuls les clochers de Tavistock et, loin vers l'ouest, un groupe de maisons qui indiquait les écuries de Capleton. D'un bond nous fûmes tous hors de la voiture, à l'exception de Holmes qui, les yeux fixés sur le ciel en face de lui, entièrement absorbé dans ses pensées, était resté adossé à la banquette. Ce fut seulement quand je lui touche le bras qu'avec un violent sursaut il se ressaisit et sortit de la voiture. « Excusez-moi, dit-il en se tournant vers le colonel Ross qui l'avait regardé avec quelque surprise. Je rêvais tout éveillé. » Il y avait dans ses yeux une lueur et dans ses manières une animation contenue qui me persuadèrent, habitué comme je l'étais à ses façons d'être, qu'il tenait une piste, bien qu'il me fût impossible d'imaginer où il l'avait trouvée. « Peut-être préféreriez-vous vous rendre tout de suite sur le lieu du crime, Monsieur Holmes ? dit Grégory. – Je pense que je préférerais demeurer ici un peu et étudier un ou deux points de détail. Je suppose qu'on a ramené Straker ici ? – Oui, il est en haut. L'enquête du coroner est pour demain. – Il a été quelques années à votre service, mon colonel ? – J'ai toujours trouvé en lui un serviteur excellent. – Je suppose, inspecteur, que vous avez fait l'inventaire de ce qu'il avait dans ses poches au moment de sa mort ? – J'ai les objets eux-mêmes dans le studio, Si vous tenez à les voir. – J'en serais heureux. » Nous sommes tous entrés dans la salle du devant et nous avons pris place autour de la table ronde, tandis que l'inspecteur, ouvrant une boîte carrée en zinc, plaçait devant nous un petit tas de choses. Il y avait une boîte d'allumettes-bougies, un bout de bougie de deux pouces de long, une pipe en racine de bruyère, une blague en peau de phoque contenant une demi-once de tabac Cavendish à longues fibres, une montre en argent avec une chaîne en or, cinq souverains en or, un porte-crayon en aluminium, quelques papiers, un couteau à manche d'ivoire dont la lame, très délicate, ne se repliait pas et portait la marque de Weiss et Cie, à Londres. « Voici un couteau très particulier, dit Holmes, en le prenant et en l'examinant avec une grande attention. Je suppose, puisque j'y vois des taches de sang, que c'est celui qu'on a trouvé dans la main du défunt. Watson, ce couteau est sûrement de votre compétence ? – C'est ce que nous appelons un couteau à cataracte. – Je le pensais. Une lame très délicate et faite par un travail très délicat. Étrange objet à emporter par un homme qui se met en route pour une expédition mouvementée, surtout si l'on tient compte qu'on ne peut le fermer dans la poche. – La pointe en était protégée par un cylindre de liège que nous avons trouvé près du corps, dit l'inspecteur. La femme de Straker déclare qu'il y avait quelques jours que ce couteau se trouvait sur la table de toilette et qu'il l'a pris en quittant la chambre. C'était une bien pauvre arme, mais c'est peut-être encore la meilleure qu'il ait eue sous la main à ce moment-là. – C'est possible. Et ces papiers ? – Trois d'entre eux sont des factures acquittées de marchands de fourrage. Un autre est une lettre du colonel Ross, lui donnant des instructions. Celui-ci est la facture d'une couturière, facture d'un montant de trente-sept livres pour marchandises fournies par Mme Lesurier, de Bond Street, à William Darbyshire. Mme Straker nous dit que ce Darbyshire est un ami de son mari qui se fait parfois adresser ses lettres ici. – Mme Darbyshire avait des goûts plutôt dispendieux, remarqua Holmes en parcourant des yeux la facture. Vingt-deux guinées, c'est un peu beaucoup pour une seule robe. Toutefois, il ne semble pas qu'il y ait autre chose à apprendre et nous pouvons nous rendre à l'endroit du crime. » Comme nous sortions du studio, une femme qui avait attendu dans le corridor fit un pas en avant et posa sa main sur le bras de l'inspecteur. Son visage hagard et fiévreux gardait l'empreinte d'une récente frayeur. « Les tenez-vous ? Les avez-vous découverts ? dit-elle, haletante. – Non, Madame Straker ; mais M. Holmes que voici est venu de Londres pour nous aider et nous ferons tout le possible. – Sûrement, je vous ai rencontrée à Plymouth à une gardenparty, il y a peu de temps, Madame Straker ? dit Holmes. – Non, Monsieur, vous vous trompez, répondit la dame. – Mon Dieu ! Eh bien ! je l'aurais juré. Vous portiez une toilette de soie gorge-de-pigeon avec garniture de plumes d'autruche. – Je n'ai jamais eu une robe de ce genre. – Voilà qui règle la chose, dit Holmes et, tout en s'excusant, il rejoignit l'inspecteur dehors. » Une brève course à travers la lande nous amena au creux dans lequel on avait trouvé le corps. On voyait au bord le buisson de genêts aux épines duquel on avait suspendu le pardessus. « Il n'y avait pas de vent cette nuit-là, je crois, dit Holmes. – Non, mais il pleuvait fort. – Dans ce cas, ce n'est pas le vent qui a porté le pardessus sur les genêts ; on l'y a placé. – Oui, il était posé en travers du buisson. – Vous m'intéressez fort. Je vois que le sol a été pas mal piétiné. Sans doute beaucoup de gens sont-ils venus ici depuis lundi soir ? – On a placé là, à côté, un morceau de natte et nous nous sommes tous assis dessus. – Excellent. – J'ai là, dans ce sac, les souliers que portait Straker, aussi une des chaussures de Fitzroy Simpson et un vieux fer de Silver Blaze. – Mon cher inspecteur, vous vous surpassez. Holmes prit le sac et, descendant dans le creux, il poussa la natte dans une position plus centrale. Alors, s'allongeant à plat ventre et appuyant le menton sur ses mains, il se mit en devoir d'étudier avec soin la boue piétinée qu'il avait devant lui. – Tiens ! s'écria-t-il soudain. Qu'est-ce que cela ? C'était une allumette-bougie, brûlée à moitié et si recouverte de boue qu'elle avait l'air, de prime abord, d'un petit éclat de bois. – Je ne saurais imaginer comment j'ai pu ne pas la remarquer, dit l'inspecteur d'un air contrarié. – On ne pouvait pas la voir, enterrée dans la boue, je ne l'ai vue que parce que je la cherchais. – Quoi ! vous vous attendiez à la trouver là ? – Je pensais que ce n'était pas invraisemblable. » Il sortit les chaussures du sac et compara les empreintes de l'une et de l'autre avec les traces sur le sol. Puis, il remonta sur le bord du creux et rampa parmi les fougères et les buissons. « J'ai peur qu'il n'y ait plus de traces, dit l'inspecteur. J'ai soigneusement examiné le terrain sur cent mètres dans toutes les directions. – Vraiment ! dit Holmes en se relevant. Je n'aurai pas l'impertinence de le refaire après vous ; mais j'aimerais faire un petit tour sur la lande avant qu'il ne fasse noir, pour connaître mon terrain demain, et je croîs bien que je vais mettre ce fer dans ma poche, comme porte-bonheur. » Le colonel Ross, qui avait montré quelques marques d'impatience devant la façon de travailler, tranquille et méthodique, de mon compagnon, jeta un coup d'œil à sa montre. « Je voudrais que vous reveniez avec moi, inspecteur, dit-il. Il y a plusieurs points sur lesquels j'ai besoin de votre avis, et en particulier celui de savoir si nous ne devons pas au public de faire supprimer le nom de notre cheval de la liste des concurrents de la Coupe. – Certes non ! s'écria Holmes avec décision. Je laisserais le nom y figurer. » Le colonel s'inclina. « Je suis très content d'avoir votre opinion, Monsieur, dit-il. Quand votre promenade sera terminée, vous nous trouverez au logis du pauvre Straker et nous pourrons rentrer ensemble en voiture à Tavistock. » Il s'en retourna avec l'inspecteur cependant que Holmes et moi nous parcourions lentement la lande. Le soleil commençait à s'enfoncer derrière les écuries de Capleton et la longue plaine fuyante en face de nous se teintait d'un or qui prenait un riche ton vermeil là où les ronces et les fougères fanées étaient touchées par la lumière du soir. Mais les splendeurs du paysage étaient toutes perdues pour mon compagnon qui s'abîmait dans la plus profonde méditation. « Voici ce qu'il en est, Watson, dit-il enfin. Nous pouvons laisser de côté pour le moment la question de savoir qui a tué John Straker et nous borner à découvrir ce qu'est devenu le cheval. Or, en supposant qu'il se soit échappé pendant ou après la bataille, où aurait-il pu aller ? Le cheval est une bête très grégaire. Laissé à lui-même, son instinct aurait été ou bien de revenir à King's Pyland ou d'aller à Capleton. Pourquoi errerait-il en sauvage sur la lande ? Assurément, on l'aurait vu maintenant. Et pourquoi les bohémiens l'enlèveraient-ils ? Ces gens-là disparaissent toujours quand ils entendent parler de quelque chose d'ennuyeux, car ils ne veulent pas être tourmentés par la police. Ils ne sauraient espérer vendre un cheval comme celui-là. Ils courraient un grand risque et ne gagneraient rien à le voler. Sûrement tout cela est évident. – Où est-il alors ? – J'ai déjà dit qu'il a dû aller à King's Pyland, ou à Capleton. Il n'est pas à King's Pyland, donc il est à Capleton. Prenons ce fait comme hypothèse plausible et voyons où cela nous mène. Cette partie-ci de la lande, comme l'a observé l'inspecteur, est très dure et sèche, mais elle va en s'inclinant vers Capleton et d'ici vous pouvez voir qu'il y a là-bas un creux assez long qui devait être fort humide lundi soir. Si notre supposition est exacte, le cheval a dû le traverser et c'est là qu'il nous faut chercher ses traces. » Tout en causant, nous avions marché rapidement et quelques minutes plus tard nous arrivions au creux en question. A la prière de Holmes je suivis le côté droit du sentier et lui le gauche, mais je n'avais pas fait cinquante pas que je l'entendis pousser un cri et que je le vis agiter la main dans ma direction. La trace d'un cheval se trouvait nettement esquissée sur la terre molle qu'il avait devant lui et le fer qu'il avait sorti de sa poche s'adaptait exactement à l'empreinte. « Voyez ce que vaut l'imagination, dit-il, c'est la seule qualité qui fait défaut à Grégory. Nous avons imaginé ce qui avait pu arriver, nous avons agi suivant ce que nous supposions et nous constatons que nous avions vu juste. Continuons. » Nous avons traversé le fond marécageux, puis un quart de mille de terrain herbeux, sec et dur. Ensuite le sol s'inclina de nouveau et nous avons retrouvé les traces, que nous avions perdues pendant un demi-mille avant de les retrouver encore tout près de Capleton. Ce fut Holmes qui les vit le premier et, debout, il me les désignait avec un air de triomphe. On voyait cette fois les empreintes d'un homme à côté de celles de l'animal. « Le cheval était seul tout à l'heure ! m'écriai-je. – Exactement. Il était seul auparavant. Holà ! Qu'est-ce que cela ? » La double piste tournait brusquement et prenait la direction de King's Pyland. Holmes siffla et tous deux nous la suivîmes. Ses yeux fixaient la piste, mais il m'arriva par hasard de regarder un peu de l'autre côté et je vis, à ma grande surprise, que ces mêmes empreintes revenaient encore dans la direction opposée. « Un point pour vous, Watson, dit Holmes quand je les lui montrai. Vous nous avez épargné une longue marche qui nous aurait ramenés sur nos propres pas. Suivons la piste de retour. » Nous n'eûmes pas à aller bien loin. Elle s'arrêtait au pavé d'asphalte qui menait aux portes des écuries de Capleton. Quand nous en approchâmes, un lad en sortit en courant. « Nous n'avons pas besoin de flâneurs par ici ! cria-t-il. – Je ne voulais que vous poser une question, dit Holmes, glissant le pouce et l'index dans la poche de son gilet. Serait-il trop tôt pour voir votre patron, M. Silas Brown, si je me présentais demain matin à cinq heures ? – Dieu vous bénisse ! Monsieur, Si quelqu'un est là, ce sera lui, car il est toujours le premier debout. Mais le voici, Monsieur ; il va répondre lui-même à vos questions. Non, Monsieur, non ; je perdrais ma place s'il me voyait toucher votre argent. Après, si vous voulez. » Comme Sherlock Holmes rentrait la demi-couronne qu'il avait sortie de son gousset, un homme d'âge mûr sortit, l'air farouche, par la grande porte et s'avança à grands pas, en agitant une lourde canne. « Qu'est-ce que cela, Dawson ? cria-t-il. Pas de bavardage. Va à ton travail ! Et vous, que diable cherchez-vous ici ? – Dix minutes de conversation avec vous, mon cher Monsieur, dit Holmes de sa voix la plus suave. – Je n'ai pas le temps de bavarder avec tous les flâneurs. Nous ne voulons pas d'étrangers ici. Allez-vous-en, ou vous pourriez trouver bientôt un chien à vos trousses. » Holmes se pencha un peu et murmura quelque chose à l'oreille de l'entraîneur qui tressaillit et rougit jusqu'aux tempes. « C'est un mensonge ! cria-t-il, un mensonge infernal ! – Très bien ! En discuterons-nous ici, en public, ou bien en causerons-nous dans votre bureau ? – Oh ! entrez, Si vous y tenez. » Holmes sourit. « Je ne vous ferai attendre que quelques minutes, Watson, dit-il. Maintenant, Monsieur Brown, je suis tout à votre disposition. » Il s'écoula vingt grandes minutes et les rouges du couchant étaient devenus gris avant que Holmes et l'entraîneur ne réapparussent. Je n'ai jamais vu un changement pareil à celui qui s'était opéré en Silas Brown durant ce court temps. Son visage était pâle comme la cendre, des gouttes de sueur brillaient sur son front et ses mains tremblaient à tel point que la lourde canne s'agitait comme une feuille au vent. Sa superbe de matamore avait disparu, elle aussi, et il marchait à côté de mon compagnon comme un chien rampe auprès de son maître. « On suivra vos instructions. On fera ce que vous avez dit, déclara-t-il. – Qu'il n'y ait pas d'erreur, dit Holmes en se retournant pour le dévisager. » L'autre sourcillait comme s'il lisait la menace dans les yeux de Holmes. « Oh ! non, il n'y aura pas d'erreur. Il sera là. Faut-il faire d'abord le changement, ou non ? » Holmes réfléchit un instant, puis il éclata de rire. « Non, dit-il, je vous écrirai à ce sujet. Pas de blague ou bien… – Oh ! vous pouvez avoir confiance en moi, vous pouvez avoir confiance en moi. – Vous devez vous en occuper ce jour-là comme s'il était à vous. – Vous pouvez compter sur moi. – Entendu, je vous crois. C'est bien ; vous recevrez mes instructions demain. » Il tourna sur ses talons, sans prêter aucune attention à la main que l'autre lui tendait, et nous reprîmes le chemin de King's Pyland. « J'ai rarement rencontré un amalgame plus parfait du matamore, du lâche et du capon, que ne l'est ce maître Silas Brown, observa Holmes comme nous cheminions. – Il a donc le cheval ? – Il a essayé de le nier en tempêtant, mais je lui ai décrit Si exactement tout ce qu'il avait fait ce matin-là qu'il est convaincu que je l'ai surveillé. Vous avez naturellement remarqué le bout particulièrement carré qu'avaient les souliers dans les empreintes et aussi que ses chaussures y correspondaient exactement. Je lui ai décrit comment étant, suivant sa coutume, le premier debout, il avait aperçu un cheval inconnu qui errait sur la lande ; comment il était allé vers lui ; quel avait été son étonnement en constatant, à la tache blanche qu'il a sur le front et à laquelle Silver Blaze doit son nom, que le hasard mettait en son pouvoir le seul cheval capable de battre celui sur lequel il avait misé. Je lui ai alors décrit comment son premier mouvement avait été de le ramener à King's Pyland et comment son mauvais génie lui avait ensuite montré qu'il pouvait cacher ce cheval jusqu'à ce que la course fût courue ; sur quoi il l'avait ramené et caché à Capleton. Quand je lui ai eu donné tous ces détails, il s'est incliné et n'a plus pensé qu'à sauver sa peau. – Mais on avait fouillé ses écuries. – Oh ! un vieux maquilleur de chevaux comme lui a toutes sortes de ruses. – Mais n'avez-vous pas peur de laisser le cheval à sa merci maintenant, puisqu'il a tout intérêt à lui nuire ? – Mon cher ami, il le gardera comme la prunelle de ses yeux. Il sait que son seul espoir de grâce, c'est d'amener le cheval sain et sauf. – Le colonel Ross ne m'a pas fait l'impression d'un homme qui, suivant toute vraisemblance, montrerait beaucoup de pitié dans n'importe quelle affaire. – La décision n'est pas entre les mains du colonel Ross. Je suis mes méthodes à moi et je ne dis que ce que je veux bien dire, peu ou prou : c'est l'avantage de n'avoir rien d'officiel. Je ne sais si vous l'avez remarqué, Watson, mais l'attitude du colonel à mon égard a été tant soit peu cavalière. Je suis enclin maintenant à m'amuser un peu à ses dépens. Ne soufflez pas mot du cheval. – Certainement ; j'attendrai votre permission. – Et, naturellement, ceci n'est qu'une chose de très peu d'importance, comparée à l'autre question : qui a tué John Straker ? – Et c'est à cela que vous voulez vous consacrer ? – Nullement. Nous retournons tous les deux à Londres par le train de nuit. » Les mots de mon ami me frappèrent de stupeur. Il n'y avait que quelques heures que nous étions à Dartmoor et qu'il renonçât à une enquête qui avait commencé de si brillante façon me semblait tout à fait incompréhensible. Je ne pus tirer de lui un autre mot avant notre retour chez l'entraîneur. Le colonel et l'inspecteur nous attendaient dans le salon. « Mon ami et moi, dit Holmes, regagnons Londres par l'express de minuit. Nous avons eu une charmante petite bouffée de votre délicieux air de Dartmoor. » L'inspecteur écarquilla les yeux ; les lèvres du colonel se plissèrent en un sourire moqueur. « Alors, vous désespérez d'arrêter l'assassin du pauvre John Straker, dit-il. » Holmes haussa les épaules. « Il y a certes de grandes difficultés sur notre route, dit-il. J'ai tout lieu d'espérer, pourtant, que votre cheval prendra le départ mardi, et je vous demande de vouloir bien tenir votre jockey tout prêt. Pourrais-je vous demander une photo de M. J. Straker ? » L'inspecteur en sortît une de sa poche et la lui passa. « Mon cher Grégory, vous allez au-devant de tous mes désirs. Si je pouvais vous demander de m'attendre ici un instant, j'ai une question que je voudrais poser à la servante. – Je dois vous dire que je suis plutôt déçu par notre conseiller londonien, dit brusquement le colonel Ross, pendant que mon ami quittait la salle. Je ne vois pas que nous soyons plus avancés qu'à son arrivée. – Du moins, avez-vous son assurance que votre cheval courra… dis-je. – Oui, j'ai son assurance, dît le colonel en haussant les épaules. J'aimerais mieux avoir le cheval. » J'allais répondre quelque chose pour défendre Holmes quand il rentra dans la pièce. « Et maintenant, Messieurs, dit-il, je suis tout prêt pour Tavîstock. » Comme nous montions en voiture, un des garçons d'écurie nous tenait la porte ouverte. Une idée subite sembla se présenter à Holmes, car il se pencha en avant et, touchant le bras du garçon : « Vous avez des moutons dans l'enclos, dit-il, qui s'en occupe ? – C'est moi, Monsieur. – Avez-vous remarqué quelque chose d'étrange chez eux depuis peu ? – Oh, Monsieur, pas grand-chose de sérieux, mais il y en a trois qui se sont mis à boiter. » Je pus m'apercevoir que Holmes était enchanté, car il riait tout bas et se frottait les mains. « Un trait qui porte loin, Watson, très loin ! dit-il en me pinçant le bras. Gregory, permettez-moi d'attirer votre attention sur cette singulière épidémie chez les moutons. Allez, cocher ! » Le colonel Ross avait toujours cette expression qui trahissait la piètre opinion qu'il s'était formée des capacités de mon ami, mais je voyais au visage de l'inspecteur que son attention avait été vivement aiguillonnée. « Vous croyez que cela a quelque importance ? demanda-t-il. – Une très grande importance. – Y a-t-il quelque autre point sur lequel vous désireriez attirer mon attention ? – Sur l'incident curieux du chien pendant cette nuit-là. – Le chien n'a rien fait cette nuit-là ! – C'est justement là ce qu'il y a de curieux. » Quatre jours plus tard, Holmes et moi avions repris de nouveau le train à destination de Winchester pour assister à la course de la Coupe du Wessex. Le colonel Ross nous retrouva, sur rendez-vous, devant la gare et, dans son drag, nous mena au champ de courses, hors de la ville. Son visage était grave, ses manières froides au possible. « Pas de nouvelles de mon cheval, dit-il. – Je suppose que vous le reconnaîtrez quand vous le verrez ? demanda Holmes. » Le colonel se montra fort en colère. « Il y a vingt ans que je suis les courses et on ne m'a jamais encore posé semblable question. Un enfant reconnaîtrait Silver Blaze, avec son front blanc et sa jambe gauche tachetée. – Où en est le betting ? – Eh bien ! c'est là ce qu'il y a de curieux. On aurait pu l'avoir à quinze contre un hier, mais la cote a baissé, baissé de plus en plus, au point qu'on peut à peine obtenir trois contre un à présent. – Hum ! fit Holmes. Il y a quelqu'un qui sait quelque chose, c'est clair ! » Comme la voiture s'approchait de l'enclos voisin de la grande tribune, je regardai au tableau la liste des engagés. La voici : Wessex Cup Pour les chevaux de quatre et cinq ans 1000 souverains au premier Second 300 livres. Troisième 200 livres. Nouveau parcours (2 600 mètres). 1. 2. 3. 4. 5. 6. Le Nègre, à M. Heath Newton (casquette rouge, casaque cannelle). Pugiliste, au colonel Wardlaw (casquette rose, casaque bleu et noir). Desborough, à lord Backwater (casquette et manches jaunes). Silver Blaze, au colonel Ross (casquette noire, jaquette rouge). Iris, au duc de Balmoral (casquette jaune et noir). Rasper, à lord Singleford (casquette pourpre, manches noires). « Nous avons retiré notre second cheval et placé tous nos espoirs en votre parole, dit le colonel. Quoi ! Qu'est-ce que cela ? A combien Silver Blaze ? – A cinq contre quatre, Silver Blaze ! rugissait un bookmaker tout près de nous. A cinq contre quatre, Silver Blaze. A quinze contre cinq, Desborough Et à cinq contre quatre, le champ ! – Les numéros sont affichés, m'écriais-je. Il y en a six ! – Tous les six sont là ! Alors mon cheval court, s'exclama le colonel, très surexcité. Mais je ne le vois pas. Mes couleurs n'ont point passé. – Cinq chevaux seulement sont passés. Celui-ci doit être lui. » Comme je parlais, un puissant cheval bai sortait vivement de l'enclos du pesage et passait près de nous au galop, portant sur son dos le blanc et rouge bien connu du colonel. « Ce n'est pas mon cheval, s'écria le propriétaire. Cette bête n'a pas un poil blanc sur le corps. Qu'est-ce que vous avez donc fait, Monsieur Holmes ? – Eh bien ! Eh bien ! voyons comme il s'en tire, dit mon ami imperturbable. (Pendant quelques minutes, il regarda avec mes jumelles de campagne.) Merveilleux ! Un départ excellent ! s'écria-t-il soudain. Les voici, ils atteignent le virage ! » De notre drag nous avions une vue splendide des chevaux qui abordaient la ligne droite. Les six étaient si près les uns des autres qu'un seul tapis aurait pu les couvrir, mais à mi-chemin la casaque jaune de l'écurie de Capleton apparut en tête. Toutefois, avant qu'ils ne fussent à notre hauteur, l'élan fougueux de Desborough tombait et le cheval du colonel, déboulant à toute vitesse, passa le poteau avec six bonnes longueurs sur son rival, cependant qu'Iris, au duc de Balmoral, arrivait mauvaise troisième. « La course me revient tout de même, dit le colonel, haletant et passant la main sur ses yeux. J'avoue que je n'y vois goutte. Ne croyez-vous pas, Monsieur Holmes, que vous avez fait durer votre mystère assez longtemps ? – Certainement, colonel, vous allez tout savoir. Allons tous ensemble voir le cheval, là-bas. Le voici, continua-t-il quand nous fûmes entrés dans l'enclos du pesage où seuls ont accès les propriétaires et leurs amis. Vous n'avez qu'à lui laver la figure et la jambe à l'esprit de vin et vous constaterez que c'est bien le Silver Blaze de toujours. – Vous me coupez le souffle ! – Je l'ai trouvé entre les mains d'un maquilleur et j'ai pris la liberté de le faire courir dans l'état où on l'a envoyé. – Mon cher Monsieur, vous avez fait merveille. Le cheval a l'air en très bon état. Il n'a jamais, de sa vie, été en meilleure condition. Je vous dois mille excuses pour avoir douté de vos capacités. Vous m'avez rendu un grand service en retrouvant mon cheval. Vous m'en rendriez un plus grand encore Si vous pouviez mettre la main sur l'assassin de John Straker. – C'est fait, dit doucement Holmes. » Le colonel et moi nous l'avons alors regardé avec étonnement. « Vous avez l'assassin ! Où est-il donc ? – Il est ici. – Ici ! Où ? – En ma compagnie, en cet instant même. » Le colonel devint rouge de colère. « Je reconnais, Monsieur Holmes, dit-il, que je vous ai des obligations, mais je dois regarder ce que vous venez de dire ou comme une plaisanterie de mauvais goût ou comme une insulte. » Sherlock se mit à rire. « Je vous assure, colonel, que je ne vous ai nullement associé avec le crime. Le véritable assassin est là, immédiatement derrière vous ! » Il fit un pas et posa la main sur le cou luisant du pur-sang. « Le cheval ! s'écria le colonel en même temps que moimême. – Oui, le cheval. Et cela atténuera sa faute si je vous dis qu'il l'a fait en se défendant et que John Straker était un homme tout à fait indigne de votre confiance. Mais voici la cloche et comme j'ai l'intention de gagner quelque argent sur la prochaine course, je remettrai une plus longue explication à un moment plus favorable. » Nous avions à nous seuls le coin d'un wagon Pullman, tandis que nous regagnions Londres à toute allure ce soir-là, et j'imagine que le voyage parut aussi court au colonel Ross qu'à moi, le temps que nous écoutâmes notre compagnon narrer les événements qui s'étaient déroulés dans les écuries de Dartmoor le soir fatal et nous exposer les moyens qui lui avaient permis de les élucider. « J'avoue, dit-il, que toutes les théories que j'avais conçues d'après les récits des journaux étaient entièrement erronées. Et cependant, il y avait dedans certaines indications, mais elles étaient masquées par d'autres détails qui cachaient leur importance véritable. Je suis parti pour le Devonshire avec la conviction que Fitzroy Simpson était le vrai coupable, tout en voyant, naturellement, que les charges contre lui étaient loin d'être complètes. « Ce fut dans la voiture, juste au moment où nous arrivions à la maison de l'entraîneur que l'importance énorme du mouton au curry me frappa. Vous vous rappelez sans doute la façon dont je suis resté à ma place, alors que vous étiez tous descendus. Je me demandais comment j'avais pu négliger une piste aussi évidente. – J'avoue, dit le colonel, que même à présent je ne peux voir en quoi cela vous aide. – C'était le premier maillon dans la chaîne de mon raisonnement. L'opium en poudre n'est pas sans saveur. Celle-ci n'est pas désagréable, mais on la sent. Mêlé à un mets ordinaire, celui qui en mange le découvrirait sûrement et, sans doute, cesserait de manger. Le curry était exactement l'agent capable de déguiser cette saveur. On ne le remarque plus. J'élimine donc Simpson de l'affaire et notre attention se concentre alors sur Straker et sa femme, les deux seules personnes qui avaient pu faire choix du mouton au curry pour le dîner de ce soir-là. La sauce au curry fut ajoutée après que le plat avait été mis de côté pour le garçon d'écurie, car les autres ont mangé le même dîner sans éprouver aucun malaise. Oui donc avait pu s'approcher du plat sans que la bonne le vît ? « Avant de résoudre cette question, j'avais déjà compris l'importance du silence du chien, car une déduction juste en suggère invariablement d'autres. L'incident Simpson m'avait appris qu'on gardait un chien dans les écuries et cependant, bien que quelqu'un fût entré et eût sorti un cheval, le chien n'avait pas aboyé assez fort pour réveiller les deux garçons d'écurie dans le grenier. Ce visiteur de minuit était donc évidemment quelqu'un que le chien connaissait bien. « J'étais déjà convaincu ou presque que John Straker était venu aux écuries au beau milieu de la nuit et qu'il avait sorti Silver Blaze. Mais dans quel but ? Dans un but malhonnête, bien entendu ; sans cela, pourquoi aurait-il drogué le garçon d'écurie ? Pourtant j'étais fort en peine d'en dire la raison. On a déjà vu des cas où des entraîneurs ont réalisé de grosses sommes en utilisant des intermédiaires pour parier contre leurs propres chevaux qu'ils empêchaient frauduleusement de gagner. Quelquefois c'est un jockey qui retient son cheval, quelquefois c'est un autre moyen plus sûr et plus madré. Qu'était-ce en la circonstance ? J'espérais que le contenu des poches de Straker m'aiderait à arriver à une conclusion. « Et il m'y aida. Vous n'avez pu oublier cet étrange couteau qu'on trouva dans la main du défunt, un couteau qu'assurément nul homme sensé n'aurait choisi comme arme. C'était, comme le Dr Watson nous l'a dit, un de ces scalpels que l'on emploie pour les opérations les plus délicates de la chirurgie. Et l'on devait s'en servir, cette nuit-là, pour une opération délicate. Avec votre grande expérience de ce qui tient aux courses, vous devez savoir, colonel, qu'il est possible de faire aux jarrets d'un cheval une légère incision sous-cutanée qui ne laisse absolument aucune trace. L'animal ainsi traité serait affecté d'une légère boiterie que l'on attribuerait à un excès d'entraînement ou à un léger accès de rhumatisme, mais jamais à une manœuvre malhonnête. – Le coquin ! la canaille ! s'écria le colonel. – Ceci nous explique pour quelles raisons John Straker voulut emmener le cheval sur la lande. Une bête aussi ardente eût certainement réveillé les plus solides dormeurs quand elle eût senti la piqûre du couteau. Il fallait nécessairement que la chose s'effectue en plein air. – Ce que j'ai été aveugle ! s'écria le colonel. Naturellement, c'était pour cela qu'il lui fallait une bougie et qu'il a frotté une allumette. – Sans aucun doute. Mais en examinant ses affaires, j'ai été assez heureux pour découvrir non seulement la méthode du crime, mais aussi ses motifs. En votre qualité d'homme du monde, colonel, vous savez que les hommes ne portent pas les factures d'autrui dans leurs poches. Nous avons, pour la plupart, assez à faire pour acquitter les nôtres. J'ai donc tout de suite conclu que Straker menait une double vie et qu'il avait un second domicile. La nature de cette facture prouvait qu'il y avait dans l'affaire une dame, et une dame aux goûts dispendieux. Si généreux que vous soyez pour ceux qui sont à votre service, on s'attend difficilement qu'ils puissent payer à leurs épouses des toilettes de ville de vingt-deux guinées. Sans qu'elle en sache rien, J'ai questionne Mme Straker au sujet de la robe en question et, m'étant assuré qu'elle ne lui était jamais parvenue, j'ai pris note de l'adresse de la couturière et deviné qu'en lui rendant visite avec la photographie de Straker, j'en aurais vite terminé avec le mythique Darbyshire. « A partir de ce moment-là, tout était clair. Straker avait emmené le cheval dans un creux où sa lumière resterait invisible. Simpson, dans son équipée, avait perdu sa cravate ; Straker l'avait ramassée avec l'idée, peut-être, de s'en servir pour bander la jambe du cheval. Une fois dans le creux, il s'était placé derrière le cheval et il avait gratté une allumette, mais la bête, effrayée par la soudaine lumière, et avec l'instinct étrange des animaux qui sentent qu'on médite quelque méfait, la bête avait rué et le fer avait frappé Straker en plein front. Malgré la pluie, il avait déjà ôté son pardessus pour accomplir ce travail délicat et c'est ainsi qu'en tombant son couteau lui a incisé la cuisse. Est-ce que je me fais bien comprendre ? » – Merveilleux ! dît le colonel, c'est merveilleux ! On croirait que vous y étiez ! – Mon dernier trait fut d'une portée plus lointaine. L'idée me vînt qu'un homme aussi madré que Straker n'entreprendrait pas, sans une certaine expérience préalable, cette délicate besogne qui consiste à inciser les tendons. Sur quoi s'exercerait-il ? Mes yeux tombèrent sur les moutons et j'ai posé une question qui, plutôt à ma grande surprise, me prouva que cette supposition était correcte. – Vous nous avez fait voir tout cela fort clairement, Monsieur Holmes. – Quand je suis retourné à Londres, j'ai rendu visite à la couturière qui, tout de suite, a reconnu Straker comme un excellent client du nom de Darbyshire, dont la femme, très élégante, avait un penchant très marqué pour les toilettes coûteuses. Je ne doute nullement que cette femme l'ait fait s'endetter jusque par-dessus la tête et ne l'ait ainsi amené à cette misérable machination. – Vous avez expliqué tout, sauf une seule chose, dit le colonel. Où était le cheval ? – Ah ! il s'est échappé et un de vos voisins en a pris soin. De ce côté-là, il nous faut, je crois, proclamer une amnistie. Allons, voici l'embranchement de Clapham, si je ne m'abuse. Nous arriverons à Victoria dans moins de dix minutes. Si vous voulez bien fumer un cigare dans notre appartement, colonel, je serai heureux de vous fournir tous autres détails susceptibles de vous intéresser. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.sherlock-holmes.org/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE GENTILHOMME CÉLIBATAIRE Les aventures de Sherlock Holmes (avril 1892) Le gentilhomme célibataire Le mariage de lord Saint-Simon et son curieux dénouement ont depuis longtemps cessé d'intéresser les cercles aristocratiques au milieu desquels évolue celui qui fut le héros de cette malheureuse aventure. De récents scandales agrémentés de plus piquants détails en ont fait oublier le souvenir, et nul ne s'intéresse plus aujourd'hui à ce drame vieux de quatre ans. Néanmoins, comme j'ai tout lieu de croire que le gros public n'en a jamais eu qu'un aperçu très sommaire et comme, d'autre part, mon ami Sherlock Holmes contribua largement, en l'occurrence, à trouver le mot de l'énigme, j'estime que ces mémoires seraient incomplets si je n'y faisais point figurer le récit de ce singulier épisode. Un après-midi, au retour d'une promenade – cela se passait quelques semaines avant mon propre mariage et à l'époque où je partageais encore le logement de Holmes dans Baker Street –, mon ami trouva sur la table une lettre qui l'attendait. J'étais moimême resté enfermé toute la journée ce jour-là, car le temps s'était mis subitement à la pluie, et la balle de Jezail que la campagne d'Afghanistan m'avait laissée en souvenir me faisait beaucoup souffrir. Assis dans un fauteuil et les jambes allongées sur un autre, je m'étais entouré d'une montagne de journaux, puis, lors que j'avais été bien repu de nouvelles et de faits divers, j'avais rejeté toutes ces feuilles de côté et m'étais pris à contempler distraitement cette lettre à cachet armorié en me demandant de quel illustre correspondant, elle pouvait provenir. – Vous avez là une épître qui semble fort aristocratique, mon cher, dis-je à Holmes quand il rentra. C'est beaucoup plus flatteur que votre courrier de ce matin, qui, si j'ai bonne mémoire, émanait d'un marchand de poisson et d'un officier de douane. – Oui, il est de fait que ma correspondance a le charme de la variété, me répondit-il en souriant ; mais les plus humbles missives sont généralement les plus intéressantes, tandis que celle-ci me fait plutôt l'effet d'une de ces détestables invitations mondaines qui ne vous laissent le choix qu'entre l'ennui et le mensonge. Il décacheta l'enveloppe et parcourut la lettre. – Tiens, mais cela pourrait devenir intéressant quand même. – Rien de mondain, alors ? – Non, c'est professionnelle. une communication essentiellement – Et d'un client qui appartient à la noblesse. – Oui, à la plus haute noblesse d'Angleterre. – Toutes mes félicitations, mon cher. – Je vous assure sans fausse modestie aucune, Watson, que la situation de mon client m'intéresse beaucoup moins que l'affaire qu'il me soumet. Mais il est fort possible que, dans le cas actuel, l'affaire et le client sortent autant de l'ordinaire l'un que l'autre. Vous avez lu beaucoup de journaux ces temps derniers, n'est-ce pas ? – Vous pouvez en juger par vous-même, répondis-je d'un air attristé en lui désignant tous ceux qui étaient empilés dans un coin. Je n'avais pas autre chose à faire. – Tant mieux, vous allez peut-être pouvoir me documenter. Moi, je ne lis jamais que les comptes rendus judiciaires et les petites annonces. Très instructives, en général, les petites annonces, vous savez. Mais, puisque vous êtes si bien au courant de ce qui se passe actuellement, vous devez certainement avoir lu l'histoire de lord Saint-Simon et de son mariage ? – Oh, oui ! avec le plus vif intérêt. – A la bonne heure. Eh bien ! la lettre que voici est justement de lord Saint-Simon. Je vais vous la lire, et je vous demanderai, en échange, de tâcher de retrouver, parmi ces journaux, tout ce qui a trait à cette question. Voici ce qu'il me dit : “CHER MONSIEUR SHERLOCK HOLMES, « Lord Backwater m'assure que je puis avoir une égale confiance en votre jugement et en votre discrétion. J'ai donc pris la décision de vous rendre visite afin de vous demander votre avis touchant le très pénible événement qui s'est produit lors de la célébration de mon mariage. L'affaire est déjà entre les mains de M. Lestrade, de Scotland Yard, mais il m'a certifié que votre collaboration n'entraverait en rien ses recherches et ne pourrait même que les faciliter. Je serai chez vous à quatre heures de l'après-midi, et j'ose espérer qu'au cas où vous auriez pris un autre engagement vous voudrez bien vous rendre libre, l'affaire dont il s'agit étant de la plus haute importance. « Agréez, etc. « ROBERT SAINT-SIMON » – La lettre porte l'adresse de Grosvenor Mansions ; elle a été écrite avec une plume d'oie, et le noble lord a eu la malchance de se mettre de l'encre sur la partie extérieure du petit doigt de la main droite, ajouta Holmes en repliant son épître. – Il dit quatre heures. Il en est trois maintenant. Il sera donc ici dans une heure. – Alors, faisons vite. Vous allez avoir tout juste le temps de me fournir un aperçu de la situation. Passez en revue les journaux que vous avez là et classez dans l'ordre tous les articles que vous retrouverez. Moi, pendant ce temps- là, je vais voir un peu qui est notre client. Il s'empara d'un volume rouge, rangé avec d'autres annuaires à côté de la cheminée. – Nous y sommes ! s'écria-t-il en s'asseyant et en étalant le livre sur ses genoux. « Robert Walshingham de Vere Saint-Simon, second fils du duc de Balmoral… » Hum !… « Armoiries : d'azur aux trois en chef et à la face de sable. Né en 1846. » Il a donc quarante et un ans, ce qui est un âge mûr pour se marier. « A été sous-secrétaire aux colonies dans l'un des derniers ministères. Le duc, son père, avait été lui-même secrétaire aux Affaires étrangères. La famille descend en ligne directe des Plantagenêts et des Tudors par les femmes. » Bah ! Tout cela ne nous apprend pas grand-chose d'utile. Je crois que je ferai mieux d'avoir recours à vous, Watson, pour m'enseigner ce que j'ai surtout besoin de savoir. – J'ai d'autant moins de mal à retrouver ce que je cherche, répondis-je, que cette histoire est toute récente et m'a beaucoup frappé. Si je ne vous en ai pas parlé, c'est uniquement parce que je vous savais occupé d'une autre affaire : et, comme vous n'aimez pas qu'on vous dérange à ce moment-là… – Oh ! vous voulez parler du petit problème de la voiture de déménagement de Grosvenor Square ? Mais il est complètement éclairci maintenant… Du reste, il était facile de tout deviner dès le début. Voyons, passez-moi ces journaux. – Voici le premier entrefilet que j'ai retrouvé à ce sujet. Il a paru, comme vous le voyez, dans la colonne des mondanités du Morning Post et remonte à plusieurs semaines : « On annonce les fiançailles et le très prochain mariage de lord Robert SaintSimon, second fils du duc de Balmoral, avec Mlle Hatty Doran, fille unique de M. Aloysius Doran, de San Francisco, Californie, États-Unis. » C'est tout. – C'est bref et précis, fit remarquer Holmes en allongeant ses longues jambes maigres devant le feu. – Il a paru ensuite, dans un journal mondain de la même semaine, un article donnant plus de détails. Ah ! tenez, le voici : « Il deviendra bientôt nécessaire d'appliquer le protectionnisme au marché matrimonial, car les principes de libre-échange actuellement en vigueur semblent devenir très préjudiciables à nos produits nationaux. De plus en plus, les futures maîtresses de maison de nos grandes familles anglaises se recrutent parmi nos belles cousines d'outre-Atlantique. Une importante victoire vient encore de s'ajouter, la semaine passée, à la liste déjà longue de celles qu'avaient précédemment remportées ces charmantes envahisseuses. Lord Saint-Simon lui-même, qui avait réussi pendant vingt ans à échapper aux embûches du mariage, annonce officiellement aujourd'hui ses fiançailles avec Mlle Hatty Doran, la séduisante fille d'un millionnaire californien. Mlle Doran, dont la gracieuse silhouette et la remarquable beauté avaient été très remarquées aux réceptions de Westbury House, est fille unique, et chacun répète à l'envi que sa dot dépassera cent mille livres, sans parler de magnifiques espérances. Comme il est de notoriété publique que le duc de Balmoral a été contraint, au cours de ces dernières années, de vendre sa galerie de tableaux et comme lord Saint-Simon ne possède aucun domaine en propre que celui, d'ailleurs très insignifiant, de Birchwood, il est bien évident que l'héritière californienne ne sera pas la seule à se réjouir de cette union qui lui permettra, comme à beaucoup d'autres, de troquer son nom républicain contre un titre envié de noblesse anglaise. » – C'est tout ? questionna Holmes en bâillant. – Oh ! mais non, loin de là. Il y a ensuite, dans le Morning Post également, un autre article annonçant que le mariage aura lieu dans la plus stricte intimité, qu'il sera célébré à l'église Saint George, dans Hanover Square, que, seuls, une douzaine d'amis seront invités et qu'à l'issue de la cérémonie, le cortège se rendra dans la maison qu'a louée, toute meublée, à Lancaster Gate, M. Aloysius Doran. Deux jours plus tard, c'est-à-dire mercredi dernier, on annonçait en quelques lignes que le mariage avait eu lieu et que les nouveaux époux passeraient leur lune de miel chez lord Backwater, auprès de Petersfield. Voilà, en résumé, toutes les informations qui furent publiées avant la disparition de la mariée. – Avant quoi ? demanda Holmes en sursautant. – Avant la disparition de la mariée. – Quand a-t-elle donc disparu ? – Pendant le lunch. – Pas possible ? Mais alors c'est plus intéressant que je ne croyais. C'est tout à fait dramatique, en somme ? – Oui, moi aussi, j'ai trouvé que ce n'était pas banal. – On voit souvent des mariées qui disparaissent avant la cérémonie, et quelquefois pendant leur voyage de noces ; mais brusquement, comme cela, en sortant de l'église, je ne crois pas en avoir jamais vu d'exemple. Donnez-moi de plus amples détails, je vous prie. – Je vous avertis qu'ils sont très incomplets. – Nous pourrons peut-être suppléer plus tard à ceux qui manquent. – Le peu qu'il y en a actuellement se trouve exposé dans un article publié par un journal du matin d'hier que je vais vous lire. Il est intitulé : Un mariage mondain troublé par un singulier incident. « “La famille de lord Robert Saint-Simon vient d'être plongée dans la consternation par les étranges et pénibles incidents qui se sont produits au retour de l'église. La cérémonie, ainsi que l'avaient brièvement rapporté les journaux hier, avait eu lieu la veille ; mais il nous a fallu attendre aujourd'hui pour obtenir confirmation des bruits que l'on faisait courir avec tant d'insistance. Malgré les efforts tentés par les amis de la famille pour étouffer l'affaire, le public s'en est si vite emparé qu'il n'y aurait plus désormais intérêt pour personne à vouloir dissimuler ce qui défraie actuellement toutes les conversations. « “La cérémonie, célébrée à l'église Saint-George, dans Hanover Square, avait été extrêmement discrète. Seuls y assistaient le père de la mariée, M. Aloysius Doran, la duchesse de Balmoral, lord Backwater, lord Eustace et lady Clara SaintSimon, frère et sœur cadets du marié, et lady Alicia Whittington. Tout le monde se rendit ensuite chez M. Aloysius Doran, où un lunch avait été préparé. A ce moment, un premier incident fâcheux fut provoqué par l'arrivée d'une femme qui essaya de s'introduire de force dans la maison à la suite des invités en prétendant qu'elle avait des droits sur lord Saint-Simon. Une scène fort pénible s'ensuivit, et ce n'est qu'après bien des efforts que les domestiques parvinrent à la mettre à la porte. Peu après, la mariée, qui, pendant ce temps, s'était mise à table avec tout le monde, fut prise tout à coup d'un violent malaise et se retira dans sa chambre. Comme son absence se prolongeait et donnait lieu à certains commentaires assez désobligeants, son père monta voir ce qui se passait, mais une femme de chambre lui apprit que sa fille n'avait fait qu'entrer et sortir, juste le temps de prendre un chapeau et un manteau, et qu'elle était immédiatement redescendue. Un valet de pied déclara, en outre, qu'il avait vu une dame ainsi vêtue sortir de la maison, mais n'avait pas supposé un seul instant que ce fût lady Saint-Simon, puisqu'il la croyait, à ce moment, dans la salle à manger avec les autres convives. Dès qu'il eut appris la disparition de sa fille, M. Aloysius Doran, accompagné de son gendre, se mit en rapport avec la police, et tout permet de supposer que, grâce aux diligentes recherches actuellement entreprises, cette singulière affaire sera bientôt éclaircie ; mais, à l'heure où nous mettons sous presse, aucune trace de la disparue n'a encore pu être retrouvée. On commence à se demander si l'infortunée jeune femme n'aurait pas été attirée dans quelque guet-apens, et le bruit court que l'on aurait procédé à l'arrestation de la femme qui avait cherché à s'introduire dans la maison et que l'on soupçonne d'avoir voulu assouvir une vengeance, par jalousie ou pour tout autre motif.” – Et c'est tout ? – Il y a encore un petit entrefilet dans un journal de ce matin, assez suggestif, celui-là. – Que dit-il ? – Il confirme l'arrestation de la personne en question, laquelle serait une ancienne danseuse de l'Allegro, nom de Flora Miller, et aurait entretenu des relations avec lord Saint-Simon pendant quelques années. A part cela, pas d'autres détails. Vous êtes désormais en possession de tous les éléments de l'affaire… tels qu'ils ont, du moins, été jusqu'à présent exposés par la presse. – Et d'une affaire qui promet d'être extrêmement intéressante, mon cher. J'aurais été navré de la manquer. Mais on sonne, Watson, et comme il est un peu plus de quatre heures, il y a tout lieu de croire que c'est notre illustre client. Ne cherchez pas à vous esquiver, Watson, je préfère de beaucoup avoir un témoin auprès de moi, ne serait-ce que pour contrôler mes propres souvenirs. – Lord Robert Saint-Simon, annonça notre groom en ouvrant la porte. Notre visiteur avait un air sympathique et raffiné, le teint pâle, le nez fortement accusé, la bouche un peu moqueuse, peutêtre, et le regard ferme et calme de ces favorisés du sort auxquels il a toujours suffi de commander pour être obéis sur l'heure. Quoique très vif d'allure, son dos un peu voûté et sa façon de plier les genoux en marchant le faisaient paraître plus âgé qu'il ne l'était en réalité. Lorsqu'il retira son chapeau au bord recourbé, nous nous aperçûmes en outre qu'il grisonnait sur les tempes et qu'il était atteint d'un commencement de calvitie. Quant à sa tenue, on pouvait dire qu'elle était d'un soigné qui frisait l'exagération : faux col exagérément haut, redingote noire, gilet blanc, gants jaunes, bottines vernies et guêtres claires. Il s'avança lentement vers nous, en tournant la tête tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et en jouant de la main droite avec le cordon de son pince-nez à monture d'or. – Bonjour, lord Saint-Simon, dit Holmes en se levant pour le saluer. Asseyez-vous donc, je vous prie, et permettez-moi de vous présenter mon collègue et ami, le Dr Watson. Approchez-vous du feu, et causons un peu de l'affaire qui vous amène. – Une affaire extrêmement pénible pour moi, vous le concevez sans peine, monsieur Holmes. Je suis littéralement outré. Vous avez sans nul doute eu l'occasion de vous occuper déjà de questions aussi délicates que celle dont je veux vous entretenir, mais les personnes en cause n'appartenaient probablement pas à une classe aussi élevée que la mienne. – Pardon, milord, plus élevée, au contraire. – Plaît-il ? – Je dis plus élevée, car mon dernier client, dans cette catégorie d'affaires, était un souverain. – Pas possible ? Vraiment, je n'aurais jamais cru… Et de quel souverain s'agissait-il ? – Du roi de Scandinavie. – Comment ? Sa femme, à lui aussi, avait disparu ? – Excusez-moi de ne pas répondre à votre question, milord, répondit Holmes en s'inclinant avec déférence, mais je me dois, vous devez le comprendre, d'être aussi discret envers mes autres clients que j'ai promis de l'être pour vous. – Évidemment, évidemment, vous avez pleinement raison, et je vous fais mes excuses. En ce qui me concerne, je suis prêt à vous fournir toutes les indications que vous jugerez nécessaires pour établir votre hypothèse. – Je vous remercie, milord. Je suis déjà au courant des informations parues dans la presse, mais, en dehors de cela, je ne sais rien. Tout ce qui a été publié est bien exact, n'est-ce pas, à commencer par la disparition de la mariée, telle qu'elle est relatée dans cet article ? Lord Saint-Simon prit le journal et parcourut l'article. – Oui, c'est, en somme, assez exact. – Malgré tout, je dois vous prévenir que j'aurai besoin de quelques indications complémentaires pour me former une opinion, et, si vous le permettez, je vais d'abord vous poser quelques questions. – Je vous en prie. – A quelle époque avez-vous fait la connaissance de Mlle Hatty Doran ? – Il y a un an, à San Francisco. – Vous voyagiez aux États-Unis ? – Oui. – Vous êtes-vous fiancé avec elle ? – Non. – Néanmoins, vous aviez avec elle des relations assez étroites ? – Je prenais plaisir en sa compagnie, et elle n'était pas sans s'en rendre compte. – Son père est riche ? – On dit que c'est l'homme le plus riche de la côte du Pacifique. – Où donc a-t-il fait fortune ? – Dans les mines. Il y a quelques années encore, il n'avait pas le sou. Mais, après cela, il a découvert un filon aurifère qu'il a exploité et s'est enrichi en un rien de temps. – Maintenant, quelle impression avez-vous personnellement sur le caractère de la jeune femme… de votre femme ? Le gentilhomme joua un peu plus fébrilement avec son pincenez et regarda fixement le feu. – Voyez-vous, monsieur Holmes, dit-il, ma femme avait plus de vingt ans lorsque son père a fait fortune, et, pendant tout le temps qu'il exploitait cette mine, elle avait toujours été habituée à aller et venir librement dans le camp et à courir à sa guise à travers les montagnes et les bois, de sorte qu'elle n'a jamais eu de professeur pour la diriger et a poussé plutôt comme une fleur sauvage. C'est, en somme, ce que l'on est convenu d'appeler « un garçon manqué », une jeune fille très libre d'allure, qui n'a aucun souci des convenances et qui n'en fait jamais qu'à sa tête. Elle est excessivement impulsive et impétueuse et, quand elle a décidé quelque chose, poursuit son but jusqu'au bout sans se préoccuper de ce qui en résultera. Par contre, je ne lui aurais certes pas donné le nom que j'ai l'honneur de porter – il toussota en se rengorgeant – si je n'avais pas jugé qu'elle était, au fond, animée de très nobles sentiments. Je la crois même capable des plus héroïques sacrifices, et je suis persuadé que jamais elle n'accomplirait aucune action capable d'entacher son honneur. – Vous avez une photographie d'elle ? – Je vous ai apporté ceci. Il ouvrit un médaillon et nous montra le portrait d'une femme ravissante. Ce n'était pas une photographie, mais une miniature sur ivoire, et l'artiste qui l'avait exécutée avait su rendre d'une façon merveilleuse les cheveux noirs et soyeux, les grands yeux sombres et la bouche exquise du modèle. Holmes l'examina longuement et avec la plus vive attention, puis referma le médaillon et le rendit à lord Saint-Simon. – Donc, la jeune fille est venue à Londres et vous avez renoué connaissance ? – Oui, son père l'avait amenée ici pour la dernière saison londonienne. Je la rencontrai plusieurs fois, nous nous fiançâmes, et je viens, comme vous le savez, de l'épouser. – Elle vous apportait, si je ne me trompe, une dot considérable. – Une belle dot, mais pas plus considérable que celle qu'on apporte habituellement dans ma famille. – Et cette dot vous reste, bien entendu, puisque le mariage est maintenant un fait accompli ? – Je vous l'avoue franchement, je n'ai encore tenté aucune démarche pour m'en informer. – Évidemment non. Aviez-vous eu l'occasion de voir Mlle Doran la veille du mariage ? – Oui. – Était-elle gaie ? – Jamais elle ne l'avait paru autant. Elle ne parlait que de ses projets d'avenir. – Vraiment ? Voilà qui est fort intéressant. Et le matin du mariage ? – Elle était aussi pleine d'entrain que possible… du moins jusqu'à l'issue de la cérémonie. – Et vous avez observé qu'un changement s'opérait chez elle à ce moment-là ? – Eh bien ! pour dire toute la vérité, c'est à ce moment-là seulement que je me suis avisé pour la première fois qu'elle devait avoir le caractère un peu vif. Mais l'incident est trop insignifiant pour mériter d'être rapporté et ne peut avoir aucun rapport avec ce qui se passa ensuite. – Contez-nous le quand même, je vous prie. – Oh ! c'est enfantin. Tandis que nous nous dirigions vers la sacristie, son bouquet lui échappa des mains. Nous passions, à ce moment, devant le premier banc de la nef, et le bouquet tomba à l'intérieur de ce banc. Le cortège s'arrêta un instant, mais le monsieur qui occupait le banc s'était tout de suite précipité pour ramasser le bouquet et le rendre à ma femme, et les fleurs ne paraissaient pas le moins du monde endommagées. Malgré cela, lorsque je fis allusion à la chose, elle me répondit fort brusquement, et dans la voiture, pendant le trajet de l'église à la maison, elle manifesta une agitation ridicule à propos de ce banal accident. – Vraiment ?… Mais vous parliez tout à l'heure de quelqu'un qui se trouvait dans le banc. Il n'y avait donc pas que les invités qui assistaient à la cérémonie ? – Non. Que voulez-vous ? Quand les portes de l'église sont ouvertes, on ne peut pas empêcher le public d'entrer. – Le monsieur en question n'était pas un ami de votre femme ? – Non, non. J'ai employé le mot monsieur par politesse, mais c'était en réalité un individu fort quelconque. J'ai, du reste, à peine fait attention à lui. Mais ne croyez-vous pas que nous sommes en train de nous écarter beaucoup du sujet ? – Lady Saint-Simon était donc de bien moins bonne humeur en revenant qu'en partant. Que fit-elle en rentrant chez son père ? – Je l'ai vue causer avec sa femme de chambre. – Et comment est-elle, sa femme de chambre ? – Elle s'appelle Alice. C'est une Américaine que ma femme a ramenée de Californie. – Votre femme en faisait sa confidente ? – Un peu trop. Je trouvais même que ma femme lui laissait prendre trop de libertés. Il est vrai qu'en Amérique on n'envisage pas les choses de la même façon que chez nous. – Pendant combien de temps votre femme s'est-elle entretenue avec cette servante ? – Oh ! pendant quelques minutes peut-être, je ne sais pas au juste, car j'avais bien autre chose en tête à ce moment. – Vous n'avez rien entendu de ce qu'elles disaient ? – Lady Saint-Simon a parlé de « rafler un claim », car je dois vous dire qu'elle employait souvent l'argot des mineurs. Mais j'ignore à quoi elle faisait allusion. – L'argot américain est parfois très expressif. Et que fit votre femme quand elle eut fini de causer avec sa femme de chambre ? – Elle entra dans la salle à manger. – A votre bras ? – Non, seule. Je vous l'ai dit : elle est très indépendante et ne se conforme aux usages que quand cela lui plaît. Puis, au bout de dix minutes à peu près que nous étions assis, elle se leva brusquement, murmura quelques mots d'excuse et sortit. Elle ne devait plus revenir. – Pardon, mais, d'après la déposition de la femme de chambre, elle serait montée dans sa chambre, aurait mis un chapeau et passé un long manteau pour dissimuler sa toilette de mariée et aurait immédiatement quitté la maison. – C'est exact. On la vit ensuite se promener dans Hyde Park, en compagnie de Flora Miller, une femme qui est actuellement en prison et qui avait provoqué une scène le matin même chez M. Doran. – Ah ! oui, à propos, je voudrais bien avoir quelques renseignements en ce qui concerne cette personne et les relations que vous avez eues avec elle. Lord Saint-Simon haussa les épaules et parut un peu surpris. – Nous avons eu pendant des années des relations intimes ensemble… Je dirai même très intimes. Elle dansait à l'Allegro. Je crois pouvoir affirmer que je me suis montré assez généreux avec elle pour qu'elle n'ait pas à se plaindre de moi. Seulement, vous savez comment sont les femmes, monsieur Holmes. Flora était délicieuse, mais elle avait le tort d'être très coléreuse et de ne pas vouloir me lâcher. Quand elle sut que j'allais me marier, elle m'écrivit des lettres de menace terribles, et pour vous dire la vérité, si j'insistai pour que le mariage fût célébré de façon discrète, c'est parce que je redoutais un scandale à l'église. Elle arriva chez M. Doran à l'instant précis où nous venions de rentrer et voulut pénétrer de force dans la maison, en proférant des injures et même des menaces contre ma femme ; mais, ayant prévu ce qui pourrait se produire, j'avais donné l'ordre aux domestiques de la mettre dehors si elle se présentait. Elle ne se calma que lorsqu'elle se rendit compte que tout ce tapage ne servirait à rien. – Votre femme a-t-elle assisté à la scène ? – Dieu merci, non. – Et vous dites qu'on l'a vue, plus tard, se promener en compagnie de cette femme ? – Oui. Et c'est là ce que M. Lestrade, de Scotland Yard, considère comme le plus grave. Il suppose que Flora se sera arrangée pour attirer ma femme au moyen d'un subterfuge quelconque et qu'elle l'aura fait tomber ensuite dans quelque infâme guet-apens. – Mon Dieu, la chose n'est pas impossible. – Alors, c'est votre avis également ? – Je n'ai pas dit pour cela qu'elle était probable. Mais, vousmême, vous n'estimez pas que c'est ce qui a pu arriver ? – Je crois Flora incapable de faire du mal à une mouche. – Malgré tout, la jalousie transforme singulièrement les caractères. Enfin, selon vous, que s'est-il passé ? – Mon Dieu, monsieur Holmes, ce serait plutôt à vous de me l'apprendre, maintenant que vous êtes au courant de toute l'affaire ; je suis venu ici non pour répondre à cette question, mais pour vous la poser. Néanmoins, puisque vous désirez connaître mon opinion, je vais vous la dire : à mon sens, l'émotion provoquée par ce mariage et l'exaltation de se voir subitement transportée au sommet de l'échelle sociale ont dû provoquer chez ma femme une réaction nerveuse qui lui aurait complètement tourné la tête. – En somme, vous estimez que lady Saint-Simon ne serait plus en possession de ses facultés ? – Que voulez-vous ? Quand je constate que non seulement elle me repousse, mais qu'elle repousse une situation à laquelle tant d'autres ont aspiré en vain… je ne vois pas comment expliquer cela autrement. – Oui, il est de fait que c'est encore une hypothèse qui peut s'admettre, répondit Holmes en souriant. Voyons, je crois être maintenant en possession de tous les éléments dont j'ai besoin. Ah ! dites-moi, lord Saint-Simon, pendant le lunch, étiez-vous assis face aux fenêtres donnant sur la rue ? – Oui, nous pouvions même voir l'autre côté de la chaussée, et le parc qui s'étend au-delà. – Très bien, je vous remercie. Alors je crois inutile de vous retenir plus longtemps. Je vous écrirai d'ici peu. – Si vous êtes assez heureux pour résoudre le problème, dit notre client en se levant. – C'est déjà fait. – Hein ? Que dites-vous ? – Je dis qu'il est déjà résolu. – Mais alors, où est ma femme ? – Quant à cela, c'est un détail secondaire, que je serai bientôt en mesure de vous fournir. Lord Saint-Simon secoua la tête. – J'ai grand-peur que ce ne soit en dehors de votre compétence et de la mienne ! déclara-t-il. Et il nous quitta sur ces mots après nous avoir salués d'une pompeuse révérence à l'ancienne mode. – Je suis très flatté de me voir mis par lord Saint-Simon au même niveau que lui, me dit Sherlock Holmes en riant. Allons, je crois que j'ai bien mérité un whisky-soda et un cigare après tout cet interrogatoire… parfaitement accessoire d'ailleurs, puisque je savais déjà à quoi m'en tenir quand notre client est entré ici. – Vous plaisantez, mon cher Holmes ! – J'ai vu plusieurs cas similaires, mais jamais, comme je vous l'expliquais encore tout à l'heure, je n'en ai rencontré un seul qui se soit produit aussi promptement que celui-ci. Tout son interrogatoire n'avait d'autre but que de changer mes conjectures en certitudes. Les petits détails en apparence insignifiants sont parfois ceux qui vous apportent les preuves les plus convaincantes. Rappelez-vous l'exemple de Thoreau : la truite découverte dans le lait. – Cependant, j'ai tout entendu comme vous. – Oui, mais vous ne pouvez pas vous baser comme moi sur les cas antérieurs, qui me sont d'un secours si précieux. Ainsi, cette affaire a eu son pendant à Aberdeen, il y a quelques années, et, l'année qui a suivi la guerre franco-allemande, il s'est passé à Munich quelque chose de très analogue. C'est précisément l'un de ces cas… Ah ! tiens, voici Lestrade ! Bonjour, Lestrade ! Comment allez-vous ? Tenez, prenez donc un verre sur le buffet, et ici, dans cette boîte, vous allez trouver les cigares. Le détective officiel était vêtu d'une vareuse et d'une cravate de marin qui lui donnaient tout à fait l'aspect d'un vieux loup de mer, et tenait à la main un sac en toile noire : Après nous avoir sèchement salués, il s'assit et alluma le cigare qu'on venait de lui offrir. – Qu'est-ce qu'il y a donc ? lui demanda Holmes en le regardant d'un air malicieux. Vous n'avez pas l'air content. – Et je ne le suis pas non plus. Le diable soit de cette histoire du mariage de lord Saint-Simon ! C'est à n'y rien comprendre. – Vraiment ! Vous me surprenez. – A-t-on jamais vu affaire aussi embrouillée ? Chaque fois que je crois tenir une piste, crac ! elle me file entre les doigts. Et pourtant j'y suis attelé depuis ce matin. – Et vous êtes tout trempé ! s'écria Holmes en posant la main sur la manche de sa vareuse. – Oui, je viens de draguer la Serpentine. – Et pour quoi faire, grand Dieu ? – Pour chercher le corps de lady Saint-Simon. Sherlock Holmes se renversa en arrière et partit d'un grand éclat de rire. – Pendant que vous y étiez, vous auriez dû draguer aussi le bassin de Trafalgar Square. – Pourquoi ? Que voulez-vous dire ? – Parce que vous aviez autant de chance de retrouver le corps de lady Saint-Simon dans l'un que dans l'autre. Lestrade lança un regard courroucé à mon compagnon. – Vous savez donc la vérité, vous ? grommela-t-il. – Mon Dieu, je viens seulement d'entendre raconter cette aventure, mais mon opinion est déjà faite. – Ah ! Alors, vous pensez vraiment que la Serpentine n'y a joué aucun rôle ? – A mon avis, c'est fort peu probable. – En ce cas, voudriez-vous avoir l'obligeance de m'expliquer comment il se fait que nous ayons découvert ceci ? Ce disant, il ouvrit son sac noir et en fit tomber sur le parquet une robe de mariée en soie, une paire de souliers de satin blanc, une couronne de fleurs d'oranger et un voile, le tout encore ruisselant d'eau. – Là ! conclut-il en déposant sur tous ces objets empilés une alliance toute neuve. Maintenant, débrouillez-vous comme vous pourrez, monsieur Holmes. – Ah ? fit mon ami occupé à chasser en l'air des anneaux de fumée bleue. Ainsi vous avez repêché cela au fond de la Serpentine ? – Non, c'est un des gardiens du parc qui a découvert tous ces objets flottant sur le bord ; mais, comme il a été établi, depuis, qu'ils appartenaient effectivement à lady Saint-Simon, j'en ai tout naturellement conclu que son corps devait se trouver quelque part par là aussi. – D'après ce merveilleux raisonnement, on devrait également retrouver le corps de tous les gens qu'on rencontre dans leur armoire à glace. Et dites-moi à quelle conclusion pensez-vous aboutir en définitive ? – Je comptais établir la preuve que Flora Miller devait être impliquée dans la disparition de lady Saint-Simon. – J'ai peur que vous n'ayez bien du mal à y parvenir, mon ami. – Ah ! vraiment ? s'exclama Lestrade avec amertume. Eh bien ! je commence à croire que vos belles déductions et vos beaux raisonnements ne servent pas à grand-chose, mon cher Holmes, car vous venez de commettre deux superbes gaffes coup sur coup. Cette robe, ne vous en déplaise, indique parfaitement Flora Miller. – Comment cela ? – Dans la robe il y a une poche ; dans la poche, il y a un portecartes, et dans le porte-cartes, il y a un billet. Et ce billet, le voici. (Il l'étala sur la table devant lui.) Écoutez-moi cela. « Quand vous me verrez tout sera prêt. F. H. M. » Or, dès le premier moment, j'ai eu l'idée que Flora Miller avait attiré lady Saint-Simon hors de chez elle et que, secondée sans doute par des complices, elle l'avait fait tomber ensuite dans quelque guet-apens. Ce billet, signé de ses initiales, n'est autre que celui qu'elle lui aura glissé dans la main lorsqu'elle est venue à la porte afin de la décider à venir la rejoindre. – Bravo, Lestrade ! s'écria Holmes en riant. Vous êtes positivement admirable. Montrez-moi cela. Il prit le papier d'un geste indifférent ; mais, à peine y eut-il porté les yeux qu'il sursauta et, après l'avoir attentivement examiné, laissa échapper un cri de satisfaction. – Mais oui, dit-il, mais oui, c'est important. – Ah ! Ah ! vous en convenez, cette fois ? – C'est très important. Je vous félicite chaudement. Lestrade se leva d'un air triomphant et se pencha par-dessus l'épaule de son ami. – Mais… mais vous ne le regardez pas du côté qu'il faut ! s'exclama-t-il. – Au contraire, c'est de ce côté-ci qu'il faut le regarder. – De ce côté-ci ? Vous êtes fou ! Tenez, retournez-le ; vous voyez bien que c'est par là que sont tracés ces mots au crayon. – Mais, par ici, je vois quelque chose qui me fait l'effet d'un fragment de note d'hôtel et qui m'intéresse diantrement. – Qu'est-ce que cela dit ? Je l'ai déjà vu, protesta Lestrade. « 4 octobre : chambre, 8 shillings ; petit déjeuner, 2 shillings six pence ; cocktail, 1 shilling ; déjeuner, 2 shillings six pence ; verre de sherry, 8 pence. » Et après ? Vous voyez quelque chose làdedans, vous ? – Évidemment non ; mais cela n'empêche pas que ce soit très important. Quant à ces lignes écrites au crayon, elles ont leur importance aussi… du moins en ce qui concerne les initiales. Aussi, je vous réitère mes félicitations, mon cher Lestrade. – J'ai perdu assez de temps déjà, dit Lestrade en se levant. Pour ma part, j'estime que, si l'on veut aboutir à quelque chose, il faut se donner du mal ; ce n'est pas en échafaudant des hypothèses au coin de son feu qu'on y parvient. Au revoir, monsieur Holmes, nous verrons qui de nous deux réussira le premier à découvrir la clé de l'énigme. Et, rassemblant tous les objets mouillés qu'il nous avait montrés, il les remit dans son sac et se dirigea vers la porte – Écoutez, Lestrade, je vais vous donner un tuyau, dit nonchalamment Holmes avant que son rival eût disparu. Si vous voulez la clé de l'énigme, la voici : lady Saint-Simon n'est qu'un mythe. Il n'y a pas de lady Saint-Simon, et il n'y en a jamais eu. Lestrade jeta un regard de pitié à mon compagnon. Puis, se retournant vers moi, il se frappa le front trois fois, hocha gravement la tête et sortit d'un air affairé. A peine la porte s'était-elle refermée sur lui que Holmes se leva et enfila son pardessus. – Ce brave Lestrade n'a pas tout à fait tort en disant qu'il ne faut pas rester toujours au coin de son feu, déclara-t-il. Aussi, Watson, je crois que je vais vous laisser pendant quelque temps à vos journaux. Il était cinq heures passées quand Sherlock Holmes me quitta, mais je n'eus pas le temps de m'ennuyer, car, moins d'une heure après, je reçus la visite d'un garçon pâtissier portant une grande caisse plate qu'il se mit aussitôt à déballer en se faisant aider par un jeune mitron qu'il avait amené avec lui, et, en l'espace de quelques instants, je vis se dresser sur notre humble table d'acajou un petit souper froid digne du plus fin gourmet. Il y avait là deux couples de coqs de bruyère, un faisan, un pâté de foie gras et plusieurs vénérables et poudreuses bouteilles. Les apprêts du savoureux festin terminés, mes deux visiteurs s'éclipsèrent mystérieusement comme des djinns des Mille et Une Nuits sans me fournir d'explications, sauf pour me dire que la note était réglée d'avance et qu'on leur avait simplement donné l'ordre de livrer la commande à cette adresse. Juste avant neuf heures, Sherlock Holmes rentra précipitamment. Il avait l'air très grave, mais ses yeux brillaient d'un éclat qui me laissa présumer qu'il avait vérifié l'exactitude de ses conclusions. – Ah ! alors, on a préparé le souper, me dit-il en se frottant les mains. – Oui, mais vous attendez des invités sans doute. On a mis cinq couverts. – Oui, je crois qu'il va nous arriver d'autres convives, reprit-il. Je m'étonne même que lord Saint-Simon ne soit pas déjà là. Ah ! Il me semble que j'entends justement son pas dans l'escalier. C'était en effet notre client de la matinée. Il entra d'un air très agité en jouant plus nerveusement que jamais avec son pince-nez, et ses traits aristocratiques me parurent profondément altérés. – Alors, vous avez reçu mon message ? lui demanda Holmes. – Oui, et j'avoue qu'il m'a jeté dans la plus vive stupéfaction. Vous êtes certain de ce que vous avancez ? – Tout ce qu'il y a de plus certain. Lord Saint-Simon se laissa tomber dans un fauteuil et se passa la main sur le front. – Que dira le duc, murmura-t-il, quand il apprendra qu'un membre de la famille a subi une telle humiliation ? – C'est un simple accident. Je n'y vois pas la moindre humiliation. – Ah ! c'est que vous envisagez les choses d'un tout autre point de vue. – Il ne m'apparaît pas que l'on puisse blâmer personne. Je n'ai pas l'impression que cette dame aurait pu agir différemment. Il est seulement regrettable qu'elle ait agi avec une telle brusquerie ; mais, n'ayant pas de mère, elle n'avait personne pour la conseiller dans ce moment critique. – Mais c'est un affront, monsieur, un affront public ! protesta lord Saint-Simon en frappant nerveusement avec ses doigts sur la table. – Il faut être indulgent pour cette pauvre fille. Songez dans quelle situation invraisemblable elle se trouvait. – Non, ce qu'elle a fait là est positivement impardonnable. Je suis outré qu'on ait pu abuser de moi de la sorte. – Je crois que j'entends sonner, dit Holmes. – Oui, il y a quelqu'un sur le palier. Puisque vous refusez de vous laisser fléchir par moi, lord Saint-Simon, voici quelqu'un qui saura peut-être mieux plaider pour elle. Il ouvrit la porte et fit entrer un homme et une femme. – Lord Saint-Simon, reprit-il, permettez-moi de vous présenter M. et Mme Francis Hay Moulton. Vous avez déjà eu, je crois, l'occasion de vous rencontrer avec madame. En voyant entrer les deux nouveaux venus, notre client s'était dressé d'un bond, et, très droit, les yeux baissés et la main enfoncée dans son gilet, avait pris une attitude à la fois digne et outragée. La femme s'était rapidement avancée vers lui, la main tendue, mais il s'entêtait à ne pas vouloir relever les yeux. C'était d'ailleurs la meilleure méthode qu'il pouvait adopter pour ne pas se laisser émouvoir, car elle avait une physionomie si implorante qu'il eût été vraiment difficile de lui résister. – Vous êtes fâché, Robert ? lui dit-elle. Au fait, vous avez parfaitement lieu de l'être. – Pas d'excuses, je vous en prie, dit lord Saint-Simon avec amertume. – Oh ! je sais que j'ai très mal agi envers vous, et que j'aurais dû vous fournir une explication avant de m'en aller. Mais que voulez-vous, j'étais toute sens dessus dessous, et, depuis que j'avais revu Frank ici, je ne savais plus ce que je faisais, ni ce que je disais. La seule chose qui me surprend, c'est de ne pas m'être évanouie sur le coup devant l'autel. – Madame Moulton, désirez-vous que nous nous retirions, mon ami et moi ? Cela vous permettra de parler plus librement. – Si vous voulez mon avis, intervint l'inconnu, je trouve que l'on a déjà fait que trop de mystère autour de tout cela. Pour ma part, je ne désire qu'une chose, c'est que la vérité soit proclamée en Europe et en Amérique. Celui qui venait de parler était un petit homme sec et hâlé, à la figure éveillée et aux manières pleines de vivacité. – Eh bien ! alors, je vais vous raconter tout ce qu'il en est, dit la jeune femme. Frank et moi, on s'était rencontrés en 81, dans les montagnes Rocheuses, au camp de McGuire, où p'pa exploitait un claim, et Frank et moi, on s'étaient fiancés. Mais voilà qu'un jour p'pa tombe sur un riche filon et ramasse le gros sac ; tandis que ce pauvre Frank, lui, avait un claim qui ne valait pas un clou et dont il ne pouvait tirer rien de rien. Bref, tant plus que p'pa devenait riche, tant plus que Frank, lui, devenait pauvre, si bien qu'à la fin p'pa ne voulut plus entendre parler de notre mariage et m'emmena à San Francisco. Seulement, Frank, qui ne voulait pas me lâcher, n'a rien trouvé de mieux que de nous suivre, ce qui fait qu'on a continué à se voir sans que p'pa en sache rien. Vous comprenez : il en serait devenu fou, p'pa, s'il avait su ça, alors valait mieux rien lui dire. Frank me disait comme ça qu'il allait retourner travailler afin de se faire un gros sac lui aussi et qu'il reviendrait me chercher que le jour où il aurait amassé autant que p'pa. Alors, moi, je lui ai promis de l'attendre aussi longtemps qu'il faudrait et de ne pas me marier avec un autre tant qu'il serait vivant. “Alors, dans ce cas-là, me dit Frank, pourquoi pas se marier tout de suite ? Je n'exigerai rien de toi jusqu'au jour où je reviendrai pour de bon, mais au moins, comme ça, je me sentirai plus tranquille.” On a discuté de ça pendant longtemps tous les deux, et puis il a fini par s'arranger avec un pasteur qui nous a mariés en cachette, et Frank est parti pour tâcher de faire fortune pendant que, moi, je restais auprès de p'pa. « La première fois que Frank me donna de ses nouvelles, il était dans le Montana ; après, il est allé prospecter dans l'Arizona, puis il m'a écrit de New Mexico. A la suite de ça, j'ai vu un jour, dans le journal, un long article où il était question d'un camp de mineurs attaqué par les Indiens Apaches, et où l'on citait le nom de mon Frank parmi les tués. J'en perdis connaissance sur le coup, et j'en fus malade pendant des mois. P'pa crut que j'étais poitrinaire et me fit voir à plus de la moitié des médecins de San Francisco. Un an s'écoula, et même davantage, sans que je reçoive aucune nouvelle : il n'y avait donc plus de doutes à avoir : Frank était bel et bien mort. Là-dessus, lord Saint-Simon vint à San Francisco, puis on partit pour Londres, et le mariage fut décidé. P'pa, lui, était bien content, mais, moi, j'sentais bien que jamais aucun homme n'occuperait dans mon cœur la place que j'avais réservée à mon pauvre Frank. « Malgré ça, si j'étais devenue la femme de lord Saint-Simon, je me serais bien conduite vis-à-vis de lui. On ne commande pas à son cœur, mais on commande à sa manière d'agir, et, quand il me conduisit à l'autel, j'étais bien décidée à être pour lui une compagne aussi parfaite que possible. Mais je vous laisse à penser ce qui se passa en moi lorsqu'en avançant vers les grilles de l'autel j'aperçus, en me retournant, Frank, debout, au premier banc, qui me regardait. Sur le premier moment, j'ai cru que c'était son fantôme ; mais, en regardant une deuxième fois, je m'aperçus qu'il était toujours là et que ses yeux me fixaient comme s'il avait cherché à lire sur mon visage si j'étais contente ou contrariée de le revoir. Je ne sais pas comment je ne suis pas tombée raide sur le coup. Je me rappelle seulement que tout s'est mis à tourner autour de moi et que je n'entendais plus les paroles du pasteur que comme si ç'avait été une abeille qui me bourdonnait aux oreilles. Que faire ? Arrêter le service et provoquer une scène dans l'église ? Je me retournai encore une fois vers Frank, et il faut croire qu'il comprit quelle était ma pensée, car il se mit aussitôt un doigt sur les lèvres pour me faire signe de me tenir tranquille. Puis je le vis qui griffonnait quelque chose sur un bout de papier, et je me doutais qu'il m'écrivait un mot. Lorsqu'on passa devant lui pour se diriger vers la sacristie, je laissai tomber mon bouquet dans son banc, et il me glissa le billet dans la main en me rendant les fleurs. Il n'y avait qu'une ligne pour me demander de le rejoindre quand il me ferait signe. Naturellement je n'avais aucun doute que, maintenant, mon premier devoir était d'aller chez lui, et je décidai de faire point pour point ce qu'il me dirait. « En rentrant à la maison, je racontai ce qui s'était passé à ma femme de chambre, qui l'avait connu en Californie et qui avait toujours été en bons termes avec lui. Je lui donnai ordre de ne rien dire, mais de faire un paquet de certaines choses que je voulais emporter et de me préparer un manteau. Je sais bien que j'aurais dû donner une explication à lord Saint-Simon, mais ça m'impressionnait d'être obligée de lui dire ça en présence de sa mère et devant tous ces gens huppés. Alors, je pris le parti de filer sans rien dire, quitte à lui expliquer tout plus tard. Il n'y avait pas dix minutes qu'on était à table quand j'aperçus Frank par la fenêtre sur le trottoir en face. Il me fit signe de venir, puis s'avança dans le parc. Alors, sans perdre un instant, je m'échappai de la salle à manger, j'allai mettre mes affaires et je courus le rejoindre. En sortant, je fus abordée par une femme qui se mit à me raconter je ne sais trop quelle histoire sur lord SaintSimon, et le peu que j'en entendis me fit comprendre que, lui aussi, avait dû avoir, avant notre mariage, une petite aventure dont il ne m'avait rien dit. Mais je saisis le premier prétexte venu pour me débarrasser de cette femme, et, quelques instants après, je réussis à rattraper Frank. Nous prîmes un cab tous les deux, et nous nous fîmes conduire à l'appartement qu'il avait loué dans Gordon Square, et ce fut mon vrai mariage après tant d'années d'attente ! Frank avait été fait prisonnier par les Indiens, puis il s'était évadé et avait gagné San Francisco, et là, ayant appris que je le tenais pour mort et que j'étais partie pour l'Angleterre, il s'était immédiatement embarqué à son tour, mais n'était parvenu à me retrouver que le jour même de mon second mariage. – Je l'ai vu annoncé dans un journal, expliqua l'Américain. Le nom et l'église étaient bien indiqués, mais on ne donnait pas l'adresse de la mariée. – Ensuite, on discuta tous les deux de ce qu'il vaudrait mieux faire. Frank trouvait qu'il était préférable de s'expliquer franchement, mais, moi, toute cette histoire me faisait tellement honte que j'aurais voulu disparaître une fois pour toutes sans revoir personne et en me contentant, tout au plus, de passer un mot à p'pa, juste pour lui faire savoir que j'étais toujours de ce monde. Ça me donnait le frisson de penser à tous ces lords et à toutes ces ladies assis autour de cette table et attendant mon retour. Alors, pour qu'on ne retrouve pas de traces de moi, Frank prit ma toilette et mes affaires de mariée et en fit un paquet qu'il s'en alla jeter à un endroit où personne ne pourrait les retrouver. Il est plus que probable que nous serions partis demain pour Paris ; seulement ce bon M. Holmes, qui avait réussi à nous dénicher je ne sais vraiment pas comment, nous a rendu visite et m'a démontré très nettement et très gentiment que j'avais tort et que Frank avait raison, et que nous compliquerions inutilement les choses en continuant à nous cacher. Il nous proposa également de nous fournir l'occasion de parler à lord Saint-Simon tout seul, et il fit si bien que nous nous mîmes séance tenante en route pour aller chez lui. Maintenant, Robert, vous savez toute la vérité ; je vous demande encore une fois pardon si je vous ai causé de la peine, et j'espère que vous ne garderez pas trop mauvaise opinion de moi. Lord Saint-Simon, sans atténuer en rien la raideur de son attitude, avait écouté ce long récit en fronçant le sourcil et en pinçant les lèvres. – Excusez-moi, répliqua-t-il, mais je n'ai pas pour habitude de discuter ainsi publiquement mes affaires intimes. – Alors, vous ne voulez pas me pardonner ? Vous ne voulez pas me serrer la main avant que je m'en aille ? – Oh ! volontiers, si cela peut vous faire plaisir. Il avança la main et serra froidement celle qu'elle lui tendait. – J'avais espéré, insinua Holmes, que vous nous feriez l'amitié de souper avec nous. – Cette fois, c'est un peu trop demander, répliqua lord SaintSimon. Je me résigne à accepter l'inévitable, mais on ne peut tout de même pas exiger que je m'en réjouisse. Donc, si vous le permettez, je vais maintenant me retirer en vous souhaitant à tous une bonne soirée. Il nous adressa collectivement une large révérence et se retira avec beaucoup de dignité. – J'espère que vous deux, au moins, me ferez l'honneur d'être des nôtres, reprit Sherlock Holmes. C'est toujours un vif plaisir pour moi de rencontrer un Américain, monsieur Moulton, car je suis de ceux qui ne peuvent se résoudre à croire que la folie d'un monarque et la sottise d'un ministre de jadis pourront jamais empêcher nos enfants d'être citoyens du même vaste monde avec un seul drapeau assemblant, à la fois, l'Union Jack et la bannière étoilée. – Voilà un cas que je considère comme très intéressant, me dit Sherlock Holmes après que nos invités eurent pris congé de nous, car il sert à démontrer clairement combien simple est parfois l'explication d'une affaire qui, à première vue, paraissait inexplicable. Quoi de plus naturel et de plus vraisemblable, en effet, que l'exposé des faits que nous a fourni cette jeune femme ? Et quoi de plus compliqué et de plus inadmissible, par contre, que la théorie que s'était formée Lestrade ? – Mais la vôtre était bonne, alors ? – Dès le début, deux faits m'avaient paru très évidents, à savoir : d'une part, que Mlle Hatty Doran avait consenti, de plein gré, à épouser lord Saint-Simon et, d'autre part, qu'elle en avait eu regret aussitôt la cérémonie terminée. Or, un tel revirement n'avait pu s'opérer chez elle que si quelque chose d'imprévu était survenu dans le courant de la matinée. De quoi s'agissait-il ? Elle n'avait pu parler à personne pendant le temps qu'elle s'était absentée de chez elle, puisqu'elle était restée constamment aux côtés de celui qui allait être son mari. Alors avait-elle simplement vu quelqu'un ? Si oui, ce ne pouvait être que quelqu'un venant d'Amérique, car elle était depuis trop peu de temps en Angleterre pour qu'un homme y eût déjà exercé tant d'influence sur elle qu'elle eût été si profondément impressionnée rien qu'en le voyant. Vous voyez donc que, grâce à ce procédé d'élimination, nous avons déjà abouti à cette supposition qu'elle avait vu un Américain. Restait maintenant à découvrir qui était cet Américain, et pourquoi il avait tant d'ascendant sur elle. Ce pouvait être ou quelqu'un qui la courtisait, ou quelqu'un qu'elle avait déjà épousé. Je savais que toute sa jeunesse s'était écoulée dans un milieu sauvage et assez anormal. Voilà où j'en étais parvenu lorsque lord Saint-Simon nous conta ce qui venait de lui arriver. Quand il nous parla de l'homme qu'il avait vu dans le premier banc de l'église, du changement d'attitude de sa femme, du bouquet tombé (subterfuge si souvent employé par les femmes pour s'emparer secrètement d'un billet), de la conversation qu'elle avait eue avec la femme de chambre dont elle faisait sa confidente, et enfin de ce terme très significatif dont elle s'était servi : « rafler un claim », ce qui, en jargon de mineurs, signifie s'emparer d'une concession primitivement accordée à un tiers, le mystère commença à s'éclaircir sensiblement pour moi. Désormais, plus de doute possible : elle était partie avec un homme, et cet homme était soit un amant, soit quelqu'un qu'elle avait épousé antérieurement, ce qui me sembla plus probable. – Mais comment diable vous y êtes-vous pris pour les retrouver ? – J'aurais peut-être eu assez de difficulté à y parvenir si je ne m'étais aperçu que notre ami Lestrade avait entre les mains des indications dont lui-même ne soupçonnait pas la valeur. Naturellement, les initiales étaient de la plus haute importance, mais il y avait en outre un détail très intéressant à relever, c'est que, moins d'une semaine auparavant, l'homme en question avait réglé sa note dans l'un des plus grands hôtels de Londres. – Et qui vous a dit qu'il s'agissait d'un grand hôtel ? – Je l'ai vu tout de suite aux prix énumérés sur la note. Quand on voit compter une chambre huit shillings et un verre de sherry huit pence, il est bien évident qu'il s'agit d'un établissement de premier ordre. Il n'y en a pas beaucoup à Londres où les tarifs soient aussi élevés. J'entrepris donc de les visiter l'un après l'autre. Dans le second, qui se trouvait dans Northumberland Avenue, je constatai, en consultant les registres, qu'un certain Francis H. Moulton, citoyen américain, l'avait quitté la veille même et, en vérifiant son compte, que ce compte concordait exactement avec les chiffres portés sur la note. Comme j'appris, en outre, qu'il avait donné ordre de faire suivre sa correspondance 226, Gordon Square, je me rendis aussitôt à cette adresse, où j'eus la chance de rencontrer les amoureux chez eux. J'entrepris aussitôt de leur donner quelques sages conseils et réussis à leur démontrer qu'ils auraient plus d'intérêt, sous tous les rapports, à faire connaître, à tout le monde en général et à lord Saint-Simon en particulier, la véritable situation dans laquelle ils se trouvaient. Ensuite, je les invitai à me rejoindre ici, et, comme vous avez pu le voir, j'ai décidé également lord Saint-Simon à venir au rendez-vous. – Mais le résultat n'a guère été brillant, lui fis-je remarquer. Son attitude n'a certes pas été des plus aimables. – Ah ! Watson, me répondit Holmes en souriant, peut-être ne seriez-vous pas très aimable non plus si, après avoir réussi, avec bien du mal, à conquérir une femme et à l'épouser, vous voyiez subitement s'envoler cette femme et la fortune qu'elle devait vous apporter. Je crois que nous devons témoigner beaucoup d'indulgence à lord Saint-Simon et remercier le ciel de n'avoir pas à supporter nous-mêmes une pareille épreuve. Approchez votre fauteuil et passez-moi mon violon, car, pour l'instant, le seul problème qu'il nous reste à résoudre consiste à décider comment nous nous y prendrons pour tromper l'ennui de ces mornes soirées d'automne. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE « GLORIA-SCOTT » Les mémoires de Sherlock Holmes (avril 1893) Le « Gloria-Scott » – J'ai ici quelques papiers, me dit mon ami Sherlock Holmes un soir d'hiver où nous étions assis de chaque côté de la cheminée, qui selon moi mériteraient que vous y jetiez un coup d'œil. Il s'agit des documents qui se rapportent à l'affaire extraordinaire du Gloria-Scott : par exemple le message qui a foudroyé d'horreur le juge de paix Trevor quand il l'a lu. D'un tiroir, il avait exhumé une petite boîte décolorée ; après en avoir défait le ruban, il me tendit un court billet griffonné sur une demi-feuille de papier ardoisé. En voici le texte : « Plus de difficultés : rien comme gibier à Londres pour faire la concurrence. Hudson ton représentant a très bien vendu les faisans, la faisane et la mèche de fouet. Ta perdrix rouge seule a la chance de pouvoir quitter cette semaine l'élevage d'Angleterre. » Quand je relevai les yeux après avoir lu ce message énigmatique, je vis Holmes glousser de joie. – Vous me paraissez un peu désorienté ! me dit-il. – Je comprends mal qu'un pareil message ait pu foudroyer d'horreur son destinataire : il me semble, au contraire… – Mais oui : au contraire !… Et pourtant le fait est que son destinataire, un beau vieillard robuste, s'est écroulé après qu'il en eut pris connaissance comme s'il avait reçu à bout portant un coup de fusil. – Vous éveillez ma curiosité ! Mais d'abord pourquoi m'avezvous dit que cette affaire méritait de ma part un intérêt particulier ? – Parce qu'elle a été ma première affaire. J'avais souvent essayé d'obtenir de mon compagnon qu'il me révèle les motifs qui l'avaient aiguillé vers les enquêtes criminelles, mais je n'avais jamais réussi jusque-là, à le saisir dans une humeur communicative. Or ce soir je le vis étaler sur ses genoux les documents auxquels il avait fait allusion. Il alluma sa pipe et pendant quelques instants demeura silencieux dans son fauteuil à remuer des souvenirs. « Vous ne m'avez jamais entendu parler de Victor Trevor ? me demanda-t-il. Il fut le seul ami que je me fis pendant mes deux années d'école. Je ne me rappelle pas, Watson, avoir jamais été un individu très sociable : je préférais m'enfermer dans ma chambre afin de mettre au point mes petites méthodes personnelles de raisonnement : si bien que je ne me mêlais guère aux garçons de mon âge. En dehors de l'escrime et de la boxe, le sport ne me tentait pas. Je consacrais donc mon attention à des sujets fort différents de ceux qui passionnaient mes camarades. Le résultat fut qu'entre eux et moi il n'y avait aucun point de contact. Trevor était le seul avec lequel je me liai ; encore fallut-il pour cela qu'un matin, alors que je me rendais à un service religieux, son bull-terrier se prît d'une passion soudaine pour ma cheville. Cette manière prosaïque de faire connaissance s'avéra efficace. Je fus immobilisé pour dix jours, et Trevor venait prendre de mes nouvelles. D'abord il ne resta à bavarder qu'une minute. Mais bientôt ses visites se prolongèrent, et nous devînmes vite amis. C'était un garçon vigoureux, sanguin, plein d'esprit et d'énergie, à beaucoup d'égards mon contraste. Cependant nous nous découvrîmes quelques points communs, et notre amitié se scella du jour où j'appris qu'il était aussi dépourvu d'amis que moi. Finalement il m'invita chez son père à Dommthrope, dans le Norfolk, et j'acceptai son hospitalité pour un mois de grandes vacances. Le vieux Trevor était incontestablement un homme riche et considéré : juge de paix et propriétaire terrien. Dommthrope est un petit hameau juste au nord de Laugmere, dans la région des lacs et des marécages. La demeure était de type ancien, très longue, avec des solives de chêne et des murs de briques ; une belle avenue bordée de tilleuls y menait. On chassait dans les fougères d'excellents canards sauvages ; il y avait du poisson remarquable ; la bibliothèque était limitée mais elle ne contenait que de bons ouvrages : héritée, d'après ce que je compris, d'un précédent occupant ; la cuisine était convenable. Bref, il aurait fallu être bien difficile pour ne pas passer là un mois enchanteur. Le vieux Trevor était veuf, et mon ami était son fils unique. Il avait eu une fille, je crois, mais elle était morte de la diphtérie au cours d'un séjour à Birmingham. Le père m'intéressa énormément. Il n'était pas très cultivé. Seulement il était doué d'une force primitive considérable, à la fois physique et mentale. Il avait peu lu, mais il avait beaucoup voyagé, et loin. Il avait vu le monde, et il se souvenait de tout ce qu'il avait appris, C'était un grand gaillard à forte et épaisse carrure, à tignasse poivre et sel, avec un visage hâlé et des yeux bleus perçants qui lui donnaient parfois un air féroce. Pourtant il avait dans le pays la réputation d'être bon et charitable. Au tribunal, il était renommé pour son indulgence. Un soir, peu de temps après mon arrivée, nous étions assis après dîner devant un verre de porto, et le jeune Trevor se mit à parler de mes habitudes d'observation et de déduction dont j'avais déjà fait un système, sans en avoir deviné pour autant l'importance qu'il allait prendre dans ma vie. Naturellement, le vieillard crut que son fils exagérait en racontant deux ou trois exploits banals que j'avais accomplis. – Allons, monsieur Holmes ! me dit-il en riant gaiement. Essayez de déduire quelque chose sur mon compte : je suis un excellent sujet. – Je crains de ne pas pouvoir vous en dire long, répondis-je. Néanmoins je pense que vous avez circulé ces derniers temps en redoutant une agression personnelle. Le rire s'éteignit sur ses lèvres, et il me considéra avec un vif étonnement. – Ma foi, voilà qui est exact ! dit-il. Tu sais, Victor, quand nous avons mis un terme aux activités de cette bande de braconniers, ils ont juré d'avoir notre peau. Et sir Edward Hoby a récemment été attaqué. Depuis, je n'ai pas cessé de me tenir sur mes gardes ; mais je me demande bien comment vous pouvez le savoir. – Vous avez une très jolie canne, dis-je. D'après l'inscription, j'ai remarqué que vous ne la possédiez que depuis un an. Mais vous vous êtes donné du mal pour en creuser la pomme et pour y verser du plomb fondu, si bien que vous disposez d'une arme formidable. J'en ai déduit que vous n'auriez pas pris de telles précautions si vous n'aviez pas redouté un danger quelconque. – Et quoi encore ? me demanda-t-il en souriant. – Dans votre jeunesse vous avez fait de la boxe. – Exact, cela aussi. Comment l'avez-vous deviné ? Est-ce que mon nez n'est pas tout à fait droit ? – Il ne s'agit pas de votre nez, mais de vos oreilles. Elles ont l'allongement et l'épaisseur qui ne se retrouvent que chez les boxeurs. – Rien d'autre ? – Les callosités de vos mains m'apprennent que vous avez beaucoup retourné la terre. – Tout mon argent vient d'un champ aurifère. – Vous êtes allé en Nouvelle-Zélande. – Exact encore. – Vous avez séjourné au Japon. – Parfaitement vrai. – Et vous avez été très intimement associé avec quelqu'un dont les initiales étaient J.A. et qu'ensuite vous avez cherché à oublier complètement. M. Trevor se leva avec peine, me fixa de ses grands yeux bleus dont l'expression devint sauvage, farouche, et piqua du nez parmi les coquilles de noix qui jonchaient la nappe : évanoui raide. Vous pouvez imaginer, mon cher Watson, comme nous avons été bouleversés, son fils et moi. Son attaque ne fut pas cependant de longue durée ; dès que nous eûmes déboutonné son col et aspergé d'eau fraîche son visage, il hoqueta deux ou trois fois et se remit sur son séant. – Ah ! mes enfants ! nous dit-il en s'efforçant de sourire. J'espère que je ne vous ai pas effrayés, au moins ? Costaud comme je suis, j'ai pourtant une faiblesse du côté du cœur et il ne m'en faut pas beaucoup pour me flanquer par terre. Je ne sais pas comment vous vous débrouillez, monsieur Holmes, mais j'ai l'impression que tous les détectives officiels ou officieux sont à côté de vous des enfants. C'est là votre carrière, monsieur ! Et vous pouvez en croire un homme qui a roulé sa bosse dans les cinq parties du monde ! Voilà le conseil, joint à une estimation exagérée de mes capacités, qui me mit pour la première fois, Watson, si vous me faites l'honneur de me croire, en face de ce sentiment, tout nouveau pour moi : à savoir que je pourrais gagner ma vie grâce à ce qui n'avait été pour moi qu'un simple passe-temps. Sur le moment, d'ailleurs, je fus trop préoccupé par le soudain malaise de mon hôte pour penser à autre chose. – J'espère ne vous avoir rien dit qui vous ait fait du mal ? murmurai-je. – Hé bien ! vous avez touché à coup sûr une corde sensible ! Puis-je vous demander comment vous savez cela, et ce que vous savez exactement ? Il s'adressait maintenant à moi sur un ton badin, mais au fond de son regard une sorte de terreur restait tapie. – C'est la simplicité même ! répondis-je. Quand vous avez relevé votre manche pour tirer tout à l'heure le poisson hors de l'eau, j'ai vu les initiales J.A. tatouées au pli du coude. Les lettres sont encore visibles, mais étant donné leur demi-effacement et la couleur de votre peau tout autour, il est évident que vous avez tenté de les faire disparaître. Évident, par conséquent, que ces initiales vous ont été autrefois très chères et qu'ensuite vous avez souhaité les oublier. – Quels yeux ! s'écria-t-il non sans pousser un soupir de soulagement. C'est tout à fait ce que vous avez dit. Mais n'en parlons plus. De tous les revenants, les spectres de nos amours sont les pires. Passons dans la salle de billard et fumons paisiblement un cigare. A dater de ce jour et en dépit de toute sa cordialité, il y eut constamment dans le comportement de M. Trevor envers moi une pointe de soupçon. Son fils le remarqua. « Vous avez donné une telle peur au vieux, me dit-il, qu'il ne sera plus jamais sûr de ce que vous savez et de ce que vous ignorez. » Il n'avait pas l'intention de me le montrer, j'en suis certain, mais cette impression était si fort entrée en lui qu'elle se manifestait en toute occasion. Finalement, me rendant compte que ma présence le tourmentait, je brusquai la fin de mon séjour. Toutefois, la veille de mon départ, il se produisit un incident dont l'importance se révéla par la suite. Nous étions assis sur la pelouse dans des fauteuils de jardin, prenant le soleil et admirant le panorama des lacs, quand la bonne vint annoncer qu'à la porte quelqu'un désirait voir M. Trevor. – Qui ? s'enquit notre hôte. – Il n'a pas voulu me dire son nom. – Que me veut-il alors ? – Il m'a seulement dit que vous le connaissiez, et qu'il voulait vous parler juste un moment. – Faites-le venir ici. Nous vîmes apparaître un petit bonhomme à la mine chafouine, à l'allure obséquieuse, à la démarche traînante. Il portait une veste déboutonnée, tachée de goudron à la manche, une chemise à carreaux noirs et rouges, des pantalons de treillis, de grosses chaussures éculées. Il avait la figure maigre, brunie, rusée, ornée d'un perpétuel sourire qui découvrait une rangée irrégulière de dents jaunes. Ses mains ratatinées étaient à demi fermées, comme les marins ont l'habitude. Pendant qu'il traversait pesamment la pelouse, j'entendis M. Trevor comprimer un petit cri de gorge : il se leva précipitamment et courut dans la maison. Il fut de retour presque aussitôt ; quand il passa prés de moi, je sentis une forte odeur de cognac. – Alors, mon vieux ! fit-il. Que puis-je faire pour votre service ? Le marin resta debout à le regarder avec des yeux plissés. Le même sourire écartait toujours ses lèvres molles. – Vous ne me connaissez pas ? demanda-t-il enfin. – Ah ? çà, mon Dieu ! Mais c'est Hudson ! s'écria M. Trevor avec une intonation de surprise. – C'est Hudson, monsieur, répondit le marin. Hé ? oui, cela fait bien trente et quelques années que je ne vous ai vu. Et vous voilà dans votre maison, tandis que moi j'en suis encore à ramasser ma croûte dans les poubelles. – Allons ! Allons ! mon vieux ! Tu t'apercevras que je n'ai pas oublié les anciens ! déclara M. Trevor, qui s'avança vers le marin, lui dit quelque chose à voix basse et reprit plus fort : Va à la cuisine. On te donnera à manger et à boire. Je te trouverai certainement une situation. – Merci, monsieur. Je viens de passer deux ans sur un cargo de huit nœuds, et je voudrais bien me reposer un peu. Je pensais que je pourrais m'arranger, soit avec M. Beddoes, soit avec vous. – Ah ! s'exclama M. Trevor, tu sais l'adresse de M. Beddoes ? – Pardonnez-moi, monsieur, mais je sais où sont tous mes vieux amis ! répondit le marin en accentuant son sourire sinistre. Il suivit alors la bonne à la cuisine. M. Trevor marmonna quelques mots pour nous dire qu'il avait été camarade de bord avec cet homme au cours de son voyage vers les terres aurifères. Puis il nous laissa et rentra. Une heure plus tard, quand nous regagnâmes la maison, nous le trouvâmes étendu ivre mort sur le sofa de la salle à manger. Cet incident me laissa une vilaine impression, et je ne fus pas fâché le lendemain de quitter Dommthrope : je sentais que ma présence serait pour mon ami une source de gêne. Tous ces événements eurent lieu pendant le premier mois des grandes vacances. Je revins m'enfermer dans ma chambre de Londres, où je procédai, durant sept semaines, à diverses expériences de chimie organique. Un jour d'automne cependant, alors que les vacances touchaient à leur fin, je reçus un télégramme de mon ami me suppliant de revenir à Dommthrope parce qu'il avait grand besoin de conseils et d'appui. Je laissai tout tomber et je repris la route du nord. Il m'attendait à la gare avec la charrette anglaise. Du premier regard, je compris qu'il venait de passer deux mois fort pénibles. Il avait maigri, il semblait rongé par le chagrin, il avait perdu la gaieté de bon aloi qui l'animait. – Le vieux est en train de mourir ! me dit-il dès l'abord. – Pas possible ! m'écriai-je. Mourir de quoi ? – D'apoplexie. Un choc nerveux. Tout aujourd'hui il a été à deux doigts de la mort. Je ne sais pas si nous le retrouverons en vie. À cette nouvelle inattendue, j'étais, comme vous le devinez, Watson, absolument bouleversé. – Et la cause ? demandai-je. – Ah ! voilà le point ! Montez, nous parlerons en route. Vous vous rappelez le type qui est arrivé la veille de votre départ ? – Très bien. – Savez-vous qui nous avons introduit ce jour-là dans notre maison. ? – Je n'en ai aucune idée. – Le diable, Holmes ! Je le dévisageai avec stupéfaction. – Si, Holmes. C'était le diable en personne. Depuis son arrivée, nous n'avons : pas eu une heure de tranquillité. Pas une ! Depuis ce soir-là, le vieux n'a jamais plus relevé la tête. Et maintenant sa vie ne tient plus qu'à un souffle, il a le cœur démoli : tout ça à cause de ce maudit Hudson. – Quel pouvoir détenait-il donc ? – Ah ! je donnerais gros pour le savoir ! Mon pauvre père, si bon, si généreux, si gentil ! Comment a-t-il pu tomber dans les griffes de ce bandit ? Mais je suis content que vous soyez venu, Holmes. Je fonde de grands espoirs sur votre jugement et sur votre discrétion. Je suis sûr que vous me conseillerez au mieux. Nous volions sur la route lisse et blanche ; devant nous s'étendait tout le pays des lacs et des marécages qui miroitaient sous la lumière rouge du soleil couchant. Parmi un bouquet d'arbres sur notre gauche, j'aperçus déjà les hautes cheminées et le mât pavoisé qui indiquaient la demeure de M. Trevor. – Mon Père a fait d'Hudson, un jardinier, m'expliqua mon ami. Et puis, comme le jardinage ne lui plaisait plus, il l'a nommé maître d'hôtel ; la maison paraissait être à lui, il s'y promenait et agissait à sa guise. Les bonnes se plaignirent de son intempérance et de ses grossièretés. Papa les augmenta pour les faire taire. Hudson prenait le bateau et le meilleur fusil de mon Père pour s'offrir des petites parties de chasse. Et toujours ce visage insolent, ricanant, sournois, que j'aurais boxé vingt fois s'il avait été celui d'un homme de mon âge ! Je vous le jure, Holmes, tout ce temps-là je me suis dominé terriblement. Et maintenant je me demande si je n'aurais pas mieux fait de me contraindre un peu moins !… Bref, les choses tournèrent de mal en pis : cet animal de Hudson devint de plus en plus importun, il se mêlait toujours davantage de choses de qui ne le regardaient pas, jusqu'au jour où en ma présence il répliqua insolemment à mon père. Je le pris par les épaules et le chassai de la pièce où nous nous tenions. Il fila tout blême, avec des yeux venimeux qui exprimaient plus de menaces que n'importe quel discours. Je ne sais pas ce qui se passa ensuite entre mon pauvre vieux et lui, mais papa vint me trouver le lendemain pour me demander de bien vouloir faire des excuses à Hudson. Comme vous le pensez, je refusais net et je ne cachai pas à mon père ma surprise qu'il tolérât une pareille canaille qui prenait de si grandes libertés avec lui et avec les bonnes. « Ah ! mon enfant ! me répondit-il. C'est très facile de parler quand on ne sait pas dans quelle position je me trouve. Mais tu le sauras, Victor. Je veillerai à ce que tu sois au courant, advienne que pourra ! Tu ne penseras jamais du mal de ton vieux papa, dis, mon fils ? » Il était très ému. Il s'enferma dans son bureau toute la journée. Par la fenêtre je l'aperçus : il était occupé à écrire. Ce soir-là se produisit ce qui me parut être une bonne détente : Hudson nous annonça qu'il allait nous quitter, Il nous informa de sa détermination après le dîner ; il avait la voix épaisse d'un homme à moitié ivre : « J'en ai assez du Norfolk, nous dit-il. Je vais descendre voir M. Beddoes, dans le Hampshire. Il sera, sans mentir, aussi content de me voir que vous l'avez été. » Avec une douceur qui me fit bouillir, mon père lui demanda : «Tu ne pars pas fâché, Hudson, je l'espère ?» Le type jeta dans ma direction un regard maussade : « Je n'ai pas eu mes excuses !» Alors mon père se tourna vers moi : « Victor, tu reconnais que tu t'es conduit avec rudesse envers ce brave type, n'est-ce pas ? » Je me bornai à répondre. « Au contraire ! Je crois que tous les deux nous avons été formidablement patients envers lui. » Il gronda : «Ah ! oui, vous trouvez ? Vous trouvez ? Très bien, mon petit ami, on en reparlera » Il se glissa hors de la pièce et une demi-heure après il avait quitté la maison. Mon père était dans un état nerveux pitoyable. Mais ce fut juste au moment où il recouvrait un peu de confiance que tomba le dernier coup. – Et de quelle manière ? demandai-je avidement. – Le plus extraordinairement du monde. Hier une lettre pour mon père arriva à la maison. Elle portait le cachet de la poste de Fording-bridge. Papa la lut, se prit la tête dans les mains, et il mit à courir en rond dans le salon comme quelqu'un qui est subitement devenu fou. Quand je parvins à le coucher sur le canapé, sa bouche et ses paupières étaient crispées d'un côté, et je vis qu'il avait une attaque. Le docteur Fordham accourut immédiatement. Nous le mîmes au lit. Mais la paralysie s'est étendue, il n'a pas repris, connaissance, et je crois que nous ne le retrouverons pas vivant. – Vous m'épouvantez, Trevor ! m'exclamai-je. Mais quoi donc, dans cette lettre, aurait pu provoquer une telle catastrophe ? – Rien. Et voilà l'inexplicable. Le message était absurde, banal. Ah ! mon Dieu ! C'est ce que je craignais… Pendant qu'il parlait, nous avions contourné le virage de l'a venue des tilleuls ; dans la lumière faiblissante du soir, nous vîmes que tous les stores de la maison avaient été baissés. Nous nous précipitâmes vers la porte. Mon ami avait la figure dévorée par le chagrin. Un homme vêtu de noir franchissait le seuil ; il s'arrêta quand il nous aperçut. – Quand cela est-il arrivé, docteur ? interrogea Trevor. – Presque immédiatement après votre départ. – Avait-il repris connaissance ? – Juste un instant avant la fin. – A-t-il dit quelque chose pour moi ? – Ceci seulement : « Les papiers sont dans le tiroir du fond du meuble japonais. » Mon ami monta, accompagné du docteur, vers la chambre mortuaire. Moi je restai dans le bureau, méditant sur toute l'affaire, et me sentant plus affligé que je ne l'avais jamais été. Quel était le passé de ce Trevor ? Il avait été boxeur, il avait voyagé, il était devenu chercheur d'or. Et comment était-il tombé au pouvoir de ce marin au visage repoussant ? Pourquoi également, s'était-il évanoui pour une allusion aux initiales à demi effacées sur son bras ? Et pourquoi était-il mort de frayeur au reçu d'une lettre de Fording-bridge ? Puis je me rappelai que Fording-bridge était situé dans le Hampshire, et que ce M. Beddoes, chez qui s'était rendu le marin probablement dans l'intention de le faire chanter, m'avait été indiqué comme résidant dans le Hampshire. La lettre pouvait donc venir soit de Hudson le marin annonçant qu'il avait trahi le secret coupable qui semblait exister, soit de Beddoes avertissant un vieil associé qu'une trahison de cet ordre était imminente. Jusque-là, c'était assez clair. Mais dans ce cas, comment se faisait il que le message fût banal, absurde, pour reprendre les mots mêmes du fils ? Il avait dû l'avoir mal lu, mal compris. Ou alors ce message aurait été rédigé dans l'un de ces codes ingénieux qui permettent d'écrire une chose qui en signifie une autre. Il me fallait avoir cette lettre entre les mains. Si elle avait un sens caché, je saurais bien le deviner. Pendant une heure je demeurai assis réfléchissant dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'une bonne en larmes apportât une lampe ; et, tout de suite derrière elle, mon ami Trevor, pâle mais maître de lui, muni des papiers qui sont, maintenant sur mes genoux. Il s'assit en face de moi ; approcha la lampe du bord de la table et me tendit un court billet griffonné, comme vous le voyez, sur une simple feuille de papier gris ; et je lus : « Plus de difficultés : rien comme gibier à Londres pour faire la concurrence. Hudson ton représentant a très bien vendu les faisans, la faisane et la mèche de fouet. Ta perdrix rouge seule a la chance de pouvoir quitter cette semaine l'élevage d'Angleterre. » Je peux bien vous dire que je fus frappé du même étonnement que vous aujourd'hui, quand je lus ce message pour la première fois. Puis je le relus, très attentivement. Évidemment, comme je l'avais supposé, un deuxième sens devait être dissimulé dans cette étrange combinaison de mots. Ou bien y avait-il une signification convenue antérieurement dans des mots comme « mèche de fouet » ou « perdrix rouge » ? D'un code arbitraire, il m'aurait été impossible de déduire quoi que ce fût ! Or j'étais prêt à jurer que là était le nœud de l'affaire. La présence du nom « Hudson » semblait indiquer que l'objet du message était celui auquel j'avais pensé et que son auteur était Beddoes plutôt que le marin. J'essayai de le lire à rebours, mais les derniers mots : « l'élevage d'Angleterre… » me découragèrent. Puis-je tentai des mots alternés, mais ni les « Plus difficultés » comme « à pour… » ni les « de quitter semaine Angleterre » faire ne m'éclairèrent le moins du monde. Enfin, tout à coup, la clé m'apparut. Je vis que le premier de chaque groupe de trois mots était seul à retenir, ce qui donnait une suite de phrases qui avaient poussé au désespoir le vieux Trevor. L'avertissement était bref, net. Je le traduisis pour mon camarade : « Plus rien à faire. Hudson a vendu la mèche. Ta seule chance : quitter l'Angleterre. » Victor Trevor enfouit son visage dans ses mains frémissantes. – Je suppose que ce doit être exact, me dit-il. Mais c'est pire que la mort, car cela signifie aussi le déshonneur. Tout de même, que signifient les mots ton représentant et perdrix rouge ? – Rien pour le message, mais peut-être en saurions-nous davantage si nous découvrions l'expéditeur. Vous voyez : il a commencé par écrire : Plus… rien… à… faire, etc. Ensuite, pour se conformer au code, il a bouché les espaces par deux mots à la suite. Naturellement il s'est servi des premiers mots qui lui venaient à l'idée. Et s'il y en a tant qui se rapportent au gibier, vous pouvez être sûr que cet expéditeur est ou un fanatique de la chasse ou un passionné de l'élevage. Qu'est-ce que vous savez sur ce Beddoes ? – Maintenant que vous m'y faites penser, dit-il, je me souviens que chaque automne mon pauvre père était invité à chasser sur sa réserve. – Alors c'est incontestablement de lui que vient le billet ! Reste à savoir la nature du secret que le marin Hudson semble avoir tenu en suspens au-dessus de la tête de ces deux hommes riches et respectables. – Hélas ! Holmes ! s'écria-t-il, j'ai bien peur qu'il ne s'agisse d'un secret de péché ou de honte ! Pour vous je n'en ai pas. Voici la déclaration qui a été rédigée par mon père quand il a su que le danger était imminent. Je l'ai trouvée dans le meuble japonais, comme me l'avait annoncé le docteur. Prenez-la et lisez-la moi. Je n'ai ni la force ni le courage de le faire moi-même. Et voici les papiers, mon cher Watson, qu'il me remit. Je vais vous les lire à vous, comme je les lui ai lus, à lui, cette nuit-là dans le vieux bureau. Sur l'extérieur il est écrit : « Détails sur le voyage du Gloria-Scott, depuis son départ de Falmouth le 8 octobre 1855 jusqu'à sa destruction à 15° 20' de latitude nord et 25° l4' de longitude ouest le 6 novembre. » Cette déclaration est rédigée sous forme de lettre. En voici le texte : « Mon bien cher fils, Maintenant que le déshonneur qui approche commence à assombrir les dernières années de ma vie, je puis écrire en toute vérité et probité que ce n'est pas la crainte de la loi, ni la perte de ma situation dans le comté, ni ma chute sous les yeux de tous ceux qui m'ont connu qui me fend le cœur : c'est l'idée que tu auras à rougir de moi, toi qui m'aimes et qui n'as jamais eu de motif pour ne point me respecter. Mais si le coup que pour toujours je redoute s'abat sur moi, alors je désire que tu lises ceci, afin que ce soit de moi que tu apprennes jusqu'où j'ai été à blâmer. Si tout au contraire se passe bien (que le Dieu tout-puissant entende ma prière !) et si par hasard ce papier n'est pas détruit et tombe entre tes mains, je te conjure par tout ce que tu considères de plus sacré, par la mémoire de ta chère mère et par l'amour qui nous a toujours unis, d'arrêter là ta lecture, de le jeter au feu et de ne plus lui accorder la moindre pensée. Si, donc, tu poursuis cette lecture, c'est que j'aurai été préalablement démasqué et mené hors de ma maison ; ou, ce qui est plus probable étant donné ma maladie de cœur, que je serai mort avec mon secret scellé à jamais sur ma langue. Dans l'un ou l'autre cas, je n'aurais rien à te cacher. Prends par conséquent chacun de mes mots pour la vérité nue. Je le jure ! Cher enfant, je ne m'appelle pas Trevor. Lorsque j'étais beaucoup plus jeune je m'appelais James Armitage. Tu comprends à présent le choc que j'éprouvai il y a quelques semaines lorsque ton ami d'école me parla d'une manière qui pouvait me laisser supposer qu'il avait percé mon secret. Sous le nom d'Armitage, j'entrai dans une banque de Londres. Sous le nom d'Armitage, je fus déclaré coupable d'avoir contrevenu aux lois de mon pays, et je fus condamné à la relégation perpétuelle. Ne pense pas trop de mal de moi, mon petit enfant. J'avais à payer une dette d'honneur, comme on dit, et pour m'en acquitter j'ai utilisé de l'argent qui ne m'appartenait pas : j'étais certain que je pourrais le restituer avant qu'on s'aperçût qu'il manquait. Une terrible malchance s'acharna sur moi. L'argent sur lequel j'avais compté ne me fut pas donné, et un examen prématuré des comptes fit apparaître le déficit. L'affaire aurait pu s'arranger dans la clémence, mais les lois étaient appliquées plus sévèrement il y a trente ans que maintenant, et le jour de mon trente-troisième anniversaire je me trouvai enchaîné comme criminel avec trente-sept autres forçats dans l'entrepont du bateau Gloria-Scott, en partance pour l'Australie. C'était en 1855. La guerre de Crimée battait son plein. Les vieux bateaux de forçats avaient beaucoup servi comme transports de troupes en mer Noire. Le gouvernement fut donc obligé d'utiliser des navires plus petits et moins adéquats pour reléguer ses bagnards. Le Gloria-Scott avait fait le commerce du thé avec la Chine, mais de nouveaux voiliers l'avaient supplanté : il était trop vieux, lourdement arqué avec de larges baux. Il jaugeait cinq cents tonnes. En sus de trente-huit gibiers de potence, il transportait un équipage de trente-six hommes, dixhuit soldats, un capitaine, trois lieutenants, un médecin, un aumônier et quatre gardiens. En somme, il avait une cargaison de cent âmes quand nous quittâmes Falmouth. Les cloisons entre les cellules des forçats n'étaient pas en chêne solide comme dans les transports pénitentiaires : elles s'avérèrent minces et fragiles. Mon voisin vers l'arrière se trouvait être un gaillard que j'avais particulièrement remarqué au moment de l'embarquement. Il était jeune ; son visage clair ne portait ni barbe ni favoris ; il avait un long nez effilé, des mâchoires en casse-noix, un port de tête insouciant, et il se balançait en marchant. Par-dessus tout, il était d'une taille qui l'empêchait de passer inaperçu. Je ne crois pas qu'il y en eût un parmi nous qui lui arrivât plus haut que l'épaule. A coup sûr il ne mesurait pas moins de deux mètres ! C'était bizarre de voir au milieu de tant de figures maussades et lasses une tête qui respirait la décision et l'énergie. Quand je l'aperçus, ce fut comme un brasier dans une tempête de neige. Je fus donc satisfait de l'avoir comme voisin, et plus heureux encore quand, dans le silence mortel de la nuit, j'entendis un chuchotement contre mon oreille : il s'était débrouillé pour tailler une ouverture dans la planche qui nous séparait. – Salut, camarade ! dit-il. Comment t'appelles-tu ? Pourquoi es-tu ici ? Je lui répondis et lui demandai en échange qui il était. – Je suis Jack Pendergast, me dit-il. Et, ma foi, tu apprendras à respecter mon nom ! Je me rappelais avoir entendu parler de son affaire, car peu de temps avant mon arrestation elle avait provoqué une énorme sensation dans tout le pays. C'était un homme de bonne famille et de grandes capacités, mais il était incurablement atteint d'habitudes déplorables et, par un ingénieux système d'escroquerie, il avait dépouillé quelques-uns des plus riches commerçants de Londres. – Ah ! ah ! Tu te souviens de moi ? me demanda-t-il fièrement. – Très bien ! – Alors peut-être te rappelles-tu un détail curieux dans mon affaire ? – Lequel ? – J'avais près d'un quart de million, n'est-ce pas ? – C'est ce que l'on a dit. – Mais on n'a rien récupéré, eh ? – Non. – Hé bien ! où t'imagines-tu que se trouve le fric ? – Je n'en ai aucune idée, répondis-je. – Juste entre mon index et mon pouce ! s'écria-t-il. Par Dieu, je possède plus de livres à mon nom que tu as de cheveux sur ta tête. Et si tu as de l'argent, mon fils, et si tu sais comment le manier et le dépenser, tu peux faire n'importe quoi ! Alors croistu vraisemblable qu'un type qui pourrait faire n'importe quoi, va traîner ses guêtres dans la cale puante d'un vieux cercueil plein de rats et de poux comme ce caboteur de la côte chinoise ? Non, monsieur ! Un type pareil veille sur lui-même et sur ses copains. Cramponne-toi à lui, et, sur la Bible, tu n'auras pas à t'en plaindre. C'était sa façon de parler. D'abord je crus que de telles paroles ne signifiaient rien. Mais au bout d'un moment, quand il m'eut éprouvé et fait promettre le silence avec toute la solennité possible, il me donna à entendre qu'il y avait réellement un complot en train pour que nous nous assurions le commandement du bateau. Une douzaine de prisonniers l'avaient tramé avant de monter à bord. Pendergast en était le chef ; son argent en était le puissant moteur. – J'avais un associé, me dit-il. Un brave type comme il y en a peu, aussi fidèle qu'un cercle à un tonneau. Et plein aux as. Un richard ! Où crois-tu qu'il se trouve en ce moment ? Hé bien ! c'est l'aumônier du bateau. L'aumônier, pas moins ! Il est monté à bord avec un habit noir et des papiers en règle. Il a assez d'argent dans sa valise pour acheter le bateau depuis la quille jusqu'à la pomme du mât. L'équipage lui est dévoué corps et âme. Il pouvait acheter les matelots à tant la douzaine au comptant et il les a payés avant qu'ils signent leur engagement. Il a deux des gardiens, plus Mercer, le second. Il aurait acheté le capitaine luimême s'il avait cru que ça en valait la peine ! – Que devrons-nous faire, alors ? demandai-je. – Qu'est-ce que tu crois ? Nous allons donner à quelques-uns de ces soldats une tunique plus rouge que celle dont leur tailleur les a gratifiés. – Mais ils sont armés ! – Et nous le serons aussi, mon garçon ! Il y a une paire de pistolets pour chacun de nous. Si nous ne pouvons pas prendre ce bateau, avec tout l'équipage pour nous, alors il faudra nous renvoyer à la communale. Cette nuit tu parleras à ton copain de l'autre côté et tu verras si on peut avoir confiance en lui. Je n'y manquai point. Il se trouva que mon autre voisin était un homme jeune dont la situation ressemblait à la mienne : il avait été condamné pour faux. Il s'appelait Evans, mais plus tard il changea dé nom comme moi, et il est à présent un citoyen riche et heureux de l'Angleterre du Sud. Tout de suite il se déclara prêt à se joindre à la conspiration, puisqu'il n'y avait pas d'autre moyen de salut. Nous n'avions pas encore quitté la Manche qu'il n'y avait plus que deux prisonniers tenus dans l'ignorance. L'un avait l'esprit faible et nous n'osions pas nous confier à lui ; l'autre était atteint de jaunisse et ne pouvait nous être d'aucun secours. Dès le départ, rien en vérité ne pouvait nous empêcher de prendre possession du bateau. L'équipage se composait de coquins spécialement enrôlés pour cette aventure. Le faux aumônier passait dans nos cellules pour nous exhorter, – il portait un sac noir soi-disant rempli de brochures de piété, – il venait si souvent qu'à la fin du troisième jour nous avions tous, soigneusement serrés au pied de notre lit, une lime, une paire de pistolets, une livre de poudre et vingt pièces d'or. Deux des gardiens étaient aux ordres de Pendergast ; le second lieutenant était son bras droit. Nous n'avions contre nous que le capitaine, deux seconds, deux gardiens, le lieutenant Martin et ses dix-huit soldats, plus le médecin. Pourtant nous avions décidé de ne négliger aucune précaution et de procéder à l'attaque par surprise, de nuit. Mais elle eut lieu plus tôt que prévu, et voici pourquoi : Un soir, à peu près trois semaines après notre départ, le médecin du bord était descendu pour voir l'un des prisonniers qui était malade. Passant sa main au bas de la couchette, il sentit la forme des pistolets. Sil n'avait rien dit, toute l'affaire aurait été éventée. Mais c'était un petit bonhomme nerveux : il poussa un cri de surprise et il devint si pâle que son patient devina sur l'heure ce qu'il avait découvert. Il le saisit, le bâillonna avant qu'il pût donner l'alarme, et le ficela sous sa couchette. Le médecin avait ouvert la porte qui conduisait au pont. Tous, d'un même élan, nous la franchîmes. Les deux sentinelles furent abattues, ainsi que le caporal qui était accouru pour voir ce qui se passait. A l'entrée des cabines, il y avait deux autres soldats : leurs fusils ne devaient pas être chargés, car ils ne firent pas feu sur nous, et ils furent tués tandis qu'ils essayaient de mettre la baïonnette au canon. Nous nous précipitâmes dans la cabine du capitaine ; mais au moment où nous poussions sa porte, une déflagration retentit de l'intérieur : nous le trouvâmes la tête couchée sur la carte de l'Atlantique qui était épinglée sur sa table ; l'aumônier se tenait à côté de lui, avec à la main un pistolet encore fumant. Les deux lieutenants furent arrêtés par l'équipage. Tout paraissait bel et bien réglé. La cabine de luxe était attenante à celle du capitaine ; nous y pénétrâmes en masse et nous nous affalâmes sur les banquettes en parlant tous ensemble ; nous étions au bord de la folie, dans le sentiment de notre liberté retrouvée. Tout autour il y avait des coffres, et Wilson, le faux aumônier, en fractura un pour en extraire une douzaine de bouteilles de xérès doré. Aussitôt nous leur cassâmes le goulot et remplîmes nos gobelets. Au moment où nous les levions pour trinquer, voilà que sans avertissement ni sommations une salve de fusils nous déchira les oreilles, – la cabine s'emplit d'une fumée telle que nous ne pouvions pas voir de l'autre côté de la table. Quand elle se dissipa, je me retrouvai dans un véritable abattoir. Wilson et huit forçats se tortillaient par terre, pêle-mêle. Le sang et le xérès coulaient et se confondaient sur la table encore aujourd'hui j'ai des nausées en y pensant. Nous étions paralysés par ce spectacle, et je crois que nous nous serions rendus si Pendergast n'avait pas été là. Il mugit comme un taureau et se rua à la porte avec tous les survivants derrière lui. Face à nous, sur la poupe, il y avait le lieutenant et dix de ses hommes. Les châssis vitrés au-dessus de la table de la cabine avaient été légèrement ouverts, et ils nous avaient tiré dessus par l'entrebâillement. Avant qu'ils eussent eu le temps de recharger les fusils, nous fûmes sur eux. Ils résistèrent avec acharnement, mais nous avions l'avantage du nombre ; en cinq minutes tout fut consommé. Mon Dieu ! Y eut-il jamais semblable boucherie à bord d'un navire ? Pendergast se démenait comme un démon ; il ramassait les soldats, à croire qu'ils étaient des enfants, et les balançait par-dessus bord morts ou vifs. Un sergent horriblement blessé eut le courage de nager longtemps, jusqu'à ce que l'un de nous, pris de pitié, lui fit sauter la cervelle d'un coup bien ajusté. Quand le combat prit fin, il ne restait de nos ennemis que les deux gardiens, les deux lieutenants et le médecin. Ce fut à leur sujet que se produisit la grande querelle. Beaucoup d'entre nous étaient fort contents d'avoir reconquis leur liberté, cela leur suffisait, ils ne tenaient pas à avoir un meurtre sur la conscience. Rien de commun en effet entre jeter par-dessus bord des soldats armés d'un fusil et assister à un massacre exécuté de sang-froid. Nous fûmes huit, trois marins et cinq forçats, à déclarer que nous ne le voulions pas. Mais il n'y eut rien à faire pour ébranler Pendergast, et ceux qui partageaient son avis. Il nous affirma que notre unique chance de sécurité consistait à achever le nettoyage et qu'il ne laisserait pas en vie une langue capable de témoigner contre nous. Il s'en fallut de peu que nous partagions le sort des prisonniers, mais finalement il nous dit que nous pouvions prendre un canot et partir. Nous sautâmes sur cette offre, tant nous étions écœurés de cette volonté sanguinaire, et nous comprenions bien qu'il n'était pas en notre pouvoir d'y mettre un terme. 0n nous donna à chacun des frusques de marin, un baril d'eau, une caisse de bœuf salé et une caisse de biscuits, plus une boussole. Pendergast nous mena devant la carte, nous expliqua que nous étions des marins naufragés dont le bateau avait sombré par 15° de latitude nord et 25° de longitude ouest. Puis il coupa l'amarre de l'embarcation et nous laissa filer. Et maintenant j'en arrive, mon cher fils, à la partie la plus surprenante de mon récit. Les marins avaient halé bas la vergue de misaine pendant la révolte. Quand nous nous éloignâmes ils la remirent d'équerre. Comme il soufflait un léger vent du nord-est, le bateau commença à prendre de la distance. Notre canot escaladait tant bien que mal les longues vagues douces. Evans et moi, qui étions les plus instruits du groupe, nous avions pris place à l'arrière pour décider de notre destination. C'était un joli problème, car le Cap Vert était situé à plus de sept cent cinquante kilomètres sur notre nord, et la côte africaine à un millier de kilomètres sur notre est. En définitive, comme le vent venait plutôt du nord, nous pensâmes que la Sierra Leone était la meilleure solution, et nous mîmes le cap dans cette direction. L'autre bateau naviguait à ce moment presque coque noyée sur notre tribord arrière. Soudain, alors que nous regardions de son côté, nous vîmes une gerbe de fumée noire épaisse en jaillir, qui s'épanouit sur l'horizon comme un arbre gigantesque. Quelques secondes plus tard, un coup de tonnerre éclata. Lorsque la fumée fut chassée par le vent, nous ne vîmes plus trace du Gloria-Scott. Immédiatement nous virâmes de cap et rimes force de rames vers l'endroit où une brume noirâtre, flottant encore au-dessus de l'eau, indiquait la scène du sinistre. Il nous fallut une bonne heure pour l'atteindre. D'abord nous crûmes que nous étions arrivés trop tard. Les débris d'un canot, une grande quantité de caisses et d'espars montaient et redescendaient au gré des vagues. N'ayant décelé aucun signe de vie, nous avions fait demi-tour, mais nous entendîmes appeler au secours : à une certaine distance, sur un morceau de bois, un homme gisait étendu. Nous le halâmes sur notre canot : c'était un jeune matelot qui s'appelait Hudson : il était tellement brûlé et épuisé que nous dûmes attendre le lendemain matin pour apprendre de sa bouche ce qui s'était passé. Après notre départ, Pendergast et sa bande s'étaient mis en devoir d'exécuter les cinq prisonniers survivants. Les deux gardiens avaient été abattus et jetés par-dessus bord. Puis ç'avait été le tour du troisième lieutenant. Pendergast était alors descendu dans l'entrepont et de ses propres mains il avait tranché la gorge du malheureux médecin. Il ne restait plus que le lieutenant en premier, qui était hardi et énergique. Quand il vit que le forçat s'avançait vers lui avec un couteau ensanglanté à la main, il se dégagea de ses liens, qu'il avait préalablement desserrés, et il sauta du pont dans la cale arrière. Une douzaine de forçats armés de pistolets descendirent pour le rattraper. Ils le trouvèrent assis près d'un baril de poudre ouvert, une boîte d'allumettes dans la main. Ce baril était l'un des cent que transportait le bateau, Il jura qu'il ferait tout sauter s'il était molesté. Quelques minutes plus tard, ce fut l'explosion. Hudson pensait qu'elle avait été causée par un coup de pistolet mal dirigé plutôt que par l'allumette du lieutenant. Mais quelle qu'en fût la cause, le Gloria-Scott était anéanti, ainsi que la canaille qui en avait pris le commandement. Telle est, mon cher enfant, l'histoire résumée en peu de mots de la terrible affaire dans laquelle je me suis trouvé engagé. Le lendemain, nous fûmes repérés par le brick Hotspur qui se dirigeait vers l'Australie, et son capitaine nous crut sans difficulté quand nous lui affirmâmes que nous étions les survivants d'un bateau de voyageurs qui avait fait naufrage. Le Gloria-Scott fut déclaré par l'Amirauté perdu en mer. Jamais son véritable destin n'a été révélé. Après un excellent voyage, le Hotspur nous débarqua à Sydney, où Evans et moi prîmes de faux noms. Nous nous dirigeâmes vers les terres aurifères ; là, parmi la foule cosmopolite qui était rassemblée, nous abandonnâmes pour toujours notre première identité. Je n'ai pas besoin de relater la suite. Nous avons fait fortune, nous avons voyagé, et nous sommes revenus en Angleterre comme des coloniaux enrichis pour y acheter des terres. Pendant plus de vingt ans nous avons mené une existence paisible et utile, en espérant que notre passé était à jamais enterré. Imagine donc ce que j'ai pu éprouver quand dans le marin qui survint. Je reconnus instantanément l'homme que nous avions sauvé du naufrage ! Je ne sais comment il avait retrouvé nos traces, mais il était décidé à profiter de notre peur. Tu comprends maintenant pourquoi je m'efforçais de maintenir la paix entre vous. Et, dans une certaine mesure, tu sympathiseras avec la terreur qui m'habite, depuis qu'il a quitté la maison avec des menaces sur la langue pour se rendre auprès de son autre victime. » Au-dessous est écrit, d'une main si tremblante qu'on peut à peine lire : « Beddoes m'avertit en code que H. a tout dit. Doux Seigneur, ayez pitié de nos âmes ! » Voilà le récit que j'ai lu cette nuit-là au jeune Trevor, et je crois, Watson, qu'étant donné les circonstances, c'était un récit plutôt dramatique. Mon brave ami eut le cœur brisé. Il alla en Extrême-Orient s'occuper de plantations de thé, où il réussit bien. Quant au marin et à Beddoes, je n'ai jamais eu de nouvelles de l'un ou de l'autre à partir du jour où a été écrite cette lettre. Tous deux ont disparu complètement. Or la police n'avait reçu aucune dénonciation : si bien que Beddoes a pris une menace pour l'exécution de la menace. La police croit que Hudson et Beddoes se sont mis d'accord pour partir ensemble. Pour ma part, je pense que la vérité est exactement l'inverse. Il est probable que Beddoes, poussé au désespoir et se croyant déjà trahi, s'est vengé sur Hudson et a quitté le pays en emportant autant d'argent qu'il le pouvait. Tels sont les faits de l'affaire, docteur, et s'ils peuvent êtres utiles à votre collection, je les mets bien volontiers à votre disposition. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.sherlock-holmes.org/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LES HÊTRES D'OR Les aventures de Sherlock Holmes (juin 1892) Les hêtres d'or – Quand on aime l'art pour l'art, dit Sherlock Holmes en rejetant le numéro du Daily Telegraph dont il venait de parcourir les annonces, c'est souvent dans ses plus modestes et ses plus humbles manifestations qu'il vous procure les joies les plus vives. Je suis heureux de constater, Watson, que vous avez admirablement compris cette vérité jusqu'à présent, car, depuis que vous avez si aimablement entrepris de relater nos aventures (en les embellissant parfois, je suis forcé de le reconnaître), vous avez toujours choisi, de préférence, non pas les nombreuses causes célèbres et procès retentissants auxquels j'avais été mêlé, mais plutôt des épisodes qui, tout en étant moins saisissants peut-être, avaient donné plus libre carrière aux facultés de déduction et de synthèse logique qui me sont propres. – Et pourtant, répondis-je, Dieu sait si l'on m'a reproché d'avoir visé au sensationnel ! – Peut-être, reprit-il en saisissant avec les pincettes un morceau de charbon ardent pour allumer la longue pipe en merisier qu'il substituait ordinairement à sa pipe en terre quand il était plus porté à discuter qu'à réfléchir, peut-être avez-vous eu tort de chercher à mettre de la couleur et de la vie dans vos récits au lieu de vous borner à consigner ces minutieux raisonnements de cause à effet qui, seuls, méritent de retenir l'attention. – Je crois cependant vous avoir amplement rendu justice sous ce rapport, rétorquai-je avec une certaine froideur, vexé par cette présomption un peu outrecuidante qui, j'avais pu le constater maintes fois, constituait l'un des traits les plus saillants du caractère de mon ami. – Non, ce n'est ni de la morgue, ni de l'orgueil, répliqua-t-il, répondant selon son habitude à ma pensée plutôt qu'à mes paroles, si je demande qu'il soit rendu entière justice à mon art, c'est parce que je considère que mon art est une chose absolument impersonnelle… une chose qui me dépasse. Les crimes sont fréquents, la logique est rare. Donc, c'est sur la logique qu'il faut insister, et non sur les crimes. Vous n'avez fait qu'une série de contes avec ce qui aurait dû être une suite de conférences. C'était par une froide matinée, au début du printemps, et notre petit déjeuner terminé, nous nous étions assis, l'un en face de l'autre, devant un bon feu dans notre logement de Baker Street. Un brouillard épais flottait entre les rangées de maisons aux façades sombres, et les fenêtres d'en face avaient l'air, au milieu de ces lourdes vapeurs jaunâtres, de halos confus et informes. Notre gaz était allumé et, comme la table n'avait pas été desservie, répandait sur la nappe blanche une clarté qui faisait miroiter l'argenterie et la porcelaine. Sherlock Holmes, silencieux jusque-là, n'avait fait que parcourir les colonnes d'annonces de tous les journaux et, finalement, n'y ayant sans doute pas trouvé ce qu'il y cherchait, avait entrepris, pour soulager sa mauvaise humeur, de me sermonner sur mes erreurs littéraires. – Malgré cela, reprit-il après une pause durant laquelle il avait tiré de grosses bouffées de sa pipe en contemplant le feu, on n'est guère en droit de vous accuser d'avoir visé au sensationnel, car, parmi les affaires auxquelles vous avez bien voulu vous intéresser, il y en a bon nombre qui n'offrent aucun rapport avec le crime au sens légal du mot. Le petit service que je me suis efforcé de rendre au roi de Bohême, la singulière aventure de Mlle Mary Sutherland, le problème relatif à l'homme à la lèvre tordue, le cas du gentilhomme célibataire, rien de tout cela ne tombe sous le coup de la loi. Mais, à force de vouloir éviter le sensationnel, je crains que vous ne soyez au contraire tombé presque dans la banalité. – Sous le rapport de la conclusion peut-être, répondis-je, mais l'exposé de votre méthode avait du moins le mérite d'être intéressant et nouveau. – Bah ! mon cher ami, en quoi voulez-vous que le public, le gros public qui n'observe rien et ne pourrait même pas reconnaître un tisserand à ses dents ou un typographe à son pouce gauche, s'intéresse aux subtilités de l'analyse et de la déduction ? Mais, franchement, si vous tombez dans le banal, je ne puis vous en blâmer, car le temps des grandes affaires est passé. L'homme, ou tout au moins l'homme criminel, n'a plus aucune initiative ni aucune originalité. Quant à mon métier, il semble maintenant rabaissé au niveau d'une agence pour retrouver les crayons perdus et donner des conseils aux demoiselles qui sortent de pension. Mais voici qui bat tous les records. Avec la lettre que j'ai reçue ce matin, je me fais l'effet de tomber dans le trente-sixième dessous. Lisez plutôt ! Il me jeta une lettre froissée. Elle venait de Montague Place, portait la date de la veille au soir et était ainsi conçue : « CHER MONSIEUR HOLMES, Je désirerais vivement vous consulter pour savoir si je dois ou non accepter la situation de gouvernante qui vient de m'être offerte. J'irai vous voir demain à dix heures et demie si cela ne vous dérange pas. Agréez, etc. VIOLET HUNTER » – Vous connaissez cette personne ? demandai-je. – Pas le moins du monde. – Il est dix heures et demie en ce moment. – Oui, et je parie que c'est elle qui vient de sonner. – Ce sera peut-être plus intéressant que vous ne le pensez. Vous vous souvenez de l'histoire de l'escarboucle bleue ? Au début, cela n'avait l'air de rien, et, pour finir, cela vous a conduit à une très captivante enquête. Qui sait s'il n'en sera pas de même aujourd'hui ? – Espérons-le ! Mais nos doutes seront bientôt dissipés, car, si je ne me trompe, voici la personne en question. Au même instant, la porte s'ouvrit, livrant passage à une jeune fille. Elle portait une toilette très simple, mais très correcte ; son visage éveillé et souriant était couvert de taches de son qui le faisaient ressembler à un œuf de pluvier, et elle avait les allures décidées d'une femme habituée à se débrouiller toute seule. – Vous m'excuserez de venir vous importuner ainsi, dit-elle à mon ami qui s'était levé pour la recevoir ; mais il m'arrive une étrange aventure, et, comme je suis orpheline et ne possède aucun parent à qui demander conseil, j'ai pensé que vous seriez peut-être assez bon pour me guider et me dire ce que je dois faire. – Asseyez-vous, je vous en prie, mademoiselle. Si je puis vous rendre service, ce sera avec plaisir, croyez-le. Je vis tout de suite que Holmes était favorablement impressionné par la façon de se présenter de sa nouvelle cliente. Il fixa un moment sur elle son regard scrutateur, puis, fermant à demi ses paupières et appliquant les unes contre les autres les extrémités de ses doigts, il se disposa à écouter le récit qu'elle allait lui faire. – J'occupe depuis cinq ans, commença-t-elle, la place de gouvernante dans la famille du colonel Spence Munro, mais, il y a deux mois, il fut envoyé à Halifax, dans la Nouvelle-Écosse, et, lorsqu'il partit en Amérique, il emmena ses enfants avec lui, de sorte que je me trouvai du jour au lendemain sans situation. Je fis paraître des annonces dans les journaux et répondis à toutes celles qui me tombèrent sous les yeux, mais sans aucun succès, hélas ! Si bien que les quelques économies que je possédais finirent par se trouver presque complètement épuisées et que je commençai à me demander avec angoisse ce que j'allais devenir. « Il y a dans le West End une agence du nom de Westaway, qui s'occupe de placer les gouvernantes, et je m'y présentais régulièrement, au moins une fois par semaine, afin de savoir s'il y avait une place disponible. Westaway est le nom du fondateur de l'agence, mais c'est une certaine Mlle Stoper qui la gère actuellement. Les dames en quête d'un emploi attendent dans une antichambre et sont ensuite introduites, l'une après l'autre, dans le petit bureau où se tient Mlle Stoper, laquelle consulte ses registres et leur dit s'il y a ou non quelque chose qui peut leur convenir. « La semaine dernière, lorsque je passai à l'agence, on me fit entrer dans le petit bureau comme d'habitude, mais je m'aperçus avec surprise que Mlle Stoper n'était pas seule. A côté d'elle était assis un homme d'une corpulence prodigieuse, dont le visage épanoui s'agrémentait d'un triple menton et qui regardait d'un œil insistant, à travers ses lunettes, toutes les dames qui entraient. Dès qu'il me vit, il fit un bond sur sa chaise et se retournant brusquement vers Mlle Stoper : « – Voici mon affaire ! Je ne pourrais demander mieux. Admirable ! Admirable ! « Il paraissait enthousiasmé et se frottait les mains avec joie. « Il respirait tellement le bien-être que l'on avait véritablement plaisir à le voir. « – Vous cherchez une situation, mademoiselle ? me demanda-t-il. « – Oui, monsieur. « – Comme gouvernante ? « – Oui, monsieur. « – Et quels appointements demandez-vous ? « – J'avais quatre livres par mois dans ma dernière place, chez le colonel Spence Munro. « – Allons donc ! C'est de l'exploitation, cela ! de l'exploitation pure ! s'exclama-t-il en levant ses mains grasses d'un geste indigné. Comment a-t-on osé offrir cette somme dérisoire à une personne aussi charmante et aussi accomplie ? « – Mes compétences, monsieur, sont peut-être très inférieures à ce que vous supposez, répondis-je. Un peu de français, un peu d'allemand, la musique, le dessin… « – Bah ! interrompit-il. Tout cela n'a rien à voir avec la question. Ce qu'il importe avant tout de savoir, c'est si vous possédez ou non les allures et le maintien d'une femme du monde. Voilà la seule chose qui compte à mes yeux. Si vous ne possédez pas cela, vous êtes inapte à faire l'éducation d'un enfant appelé peut-être à jouer plus tard un rôle considérable dans l'histoire de son pays. Mais si, au contraire, vous possédez cela, comment un homme qui se respecte a-t-il pu vous donner moins de cent livres. Pour ma part, mademoiselle, c'est ce que je vous propose par an, pour débuter. « Je vous laisse à penser, monsieur Holmes, si, dans la situation embarrassée où je me trouvais, cette offre me parut invraisemblable. Mais, ayant sans doute remarqué avec quel air d'incrédulité je le regardais, le gros monsieur tira son portefeuille de sa poche et me tendit un billet de banque. « – C'est également mon habitude, ajouta-t-il en m'adressant un sourire si affable que ses yeux devinrent pareils à deux minces traits lumineux perdus au milieu des bourrelets de graisse de sa figure, c'est également mon habitude de verser d'avance la moitié de leurs appointements aux gouvernantes afin qu'elles aient sous la main l'argent nécessaire pour renouveler leur garde-robe et pour effectuer le voyage. « Jamais je n'avais rencontré de ma vie un homme aussi plein d'amabilité et de prévenances. Comme j'avais déjà contracté certaines petites dettes, cette avance arrivait juste à point pour me tirer d'affaire ; néanmoins, il y avait dans tout cela quelque chose de si extraordinaire que je n'osais m'engager ainsi à la légère sans savoir où j'allais. « – Serait-il indiscret de vous demander où vous habitez, monsieur ? questionnai-je. « – Dans le Hampshire, mademoiselle, une charmante propriété qui s'appelle Les Hêtres d'Or et qui est située à cinq milles au-delà de Winchester. Le pays est ravissant, et cette vieille demeure, vous le verrez, est littéralement délicieuse. « – Et mes fonctions, monsieur ? Voudriez-vous avoir la bonté de m'expliquer en quoi elles consisteraient ? « – Vous n'aurez à vous occuper que d'un seul enfant… un cher petit diablotin de six ans. Oh ! si vous pouviez le voir tuer les cancrelats avec son chausson ! Paf ! Paf ! Paf ! Il vous en tue trois avant que vous ayez seulement eu le temps de vous en apercevoir. « Il s'était renversé en arrière sur sa chaise et riait si fort que, de nouveau, on ne lui voyait plus les yeux. « Je fus un peu étonnée d'apprendre à quels jeux singuliers s'amusait cet enfant ; mais, en voyant le père rire de si bon cœur, je pensais que ce ne devait être qu'une plaisanterie. « – De sorte que mes seules fonctions, repris-je, se borneront à m'occuper de ce petit enfant. « – Ah ! non ! pas vos seules fonctions, pas vos seules fonctions, ma chère demoiselle ! s'écria-t-il. Il faudra aussi, et je suis sûr que vous avez assez de bon sens pour le comprendre, que vous accomplissiez les quelques petites choses que vous demandera ma femme, mais, rassurez-vous, on n'exigera jamais de vous aucune tâche servile. Vous n'y voyez pas d'inconvénient, je pense ? « – Je suis toute disposée à me rendre utile. « – A la bonne heure. Ainsi, tenez, un exemple. Nous sommes un peu maniaques, voyez-vous, un peu maniaques, oui… mais nous avons bon cœur tout de même. Eh bien ! si l'on vous demandait de porter une robe à notre convenance et qui vous serait fournie par nous, vous n'auriez pas d'objection à satisfaire notre petite fantaisie, hein ? « – Non, répondis-je, profondément surprise malgré tout. « – Et si l'on vous demandait de vous asseoir ici, ou là, vous n'en seriez pas contrariée, non plus, n'est-ce pas ? « – Oh ! non ! « – Ou encore de vous faire couper les cheveux avant de venir chez nous ? « Je pouvais à peine en croire mes oreilles. Comme il vous est facile de vous en rendre compte, monsieur Holmes, je possède des cheveux assez abondants et d'une nuance châtain peu commune, devant laquelle on s'est toujours extasié. Je ne pouvais me faire à la pensée de les sacrifier ainsi. « – Quant à cela, je crains que ce ne soit impossible, répliquai-je. « Il m'épiait attentivement avec ses petits yeux, et, lorsqu'il vit que je refusais, sa physionomie s'assombrit d'un seul coup. « – C'est que, voyez-vous, c'est tout à fait indispensable, insista-t-il. Il s'agit là d'un caprice de ma femme, et les caprices d'une femme, mademoiselle, doivent être satisfaits. Alors, vous ne voulez absolument pas vous faire couper les cheveux ? « – Non, monsieur, réellement, je ne peux pas, répliquai-je avec fermeté. « – Ah ! très bien ; alors il n'y a plus rien de fait. C'est dommage, car, sous les autres rapports, vous me plaisiez beaucoup. Mais, puisqu'il en est ainsi, mademoiselle Stoper, veuillez, je vous prie, me présenter les autres personnes qui pourraient convenir pour cette place. « Pendant tout le temps qu'avait duré cet entretien, la directrice était restée plongée dans ses papiers sans nous adresser une seule fois la parole ; mais, au coup d'œil qu'elle me lança lorsqu'elle releva la tête, je compris que je venais de lui faire perdre une forte commission en n'acceptant pas. « – Désirez-vous que votre nom soit maintenu sur les livres ? me demanda-t-elle. « – S'il vous plaît, mademoiselle Stoper. « – Ma foi, cela me paraît bien inutile, puisque vous repoussez de cette façon les propositions les plus avantageuses, me dit-elle d'une voix rêche. Vous n'imaginez pas, je pense, qu'après cela nous continuerons à nous démener pour vous procurer une situation. Vous pouvez vous retirer, mademoiselle Hunter. « Alors, monsieur Holmes, lorsque, rentrée chez moi, je me retrouvai en face de mon buffet vide et des deux ou trois factures qu'on avait apportées durant mon absence, je fus subitement amenée à me demander si, je ne venais pas de commettre une bien grosse sottise. Évidemment, ces gens-là étaient on ne peut plus fantasques, et il fallait en passer par toutes les excentricités qu'il leur plaisait de vous imposer ; mais, en revanche, ils se montraient prêts à vous dédommager royalement, car bien peu de gouvernantes anglaises peuvent se vanter de gagner cent livres par an. Et puis, en somme, à quoi me serviraient-ils, mes cheveux ? Nombre de femmes sont avantagées lorsqu'elles les portent courts, et qui sait si je ne serais pas comme elles ? Dès le lendemain, je commençai à me dire que j'avais eu tort d'agir comme je l'avais fait, et, le surlendemain, j'en étais définitivement convaincue. Surmontant mon orgueil, j'avais presque fini par me décider à retourner à l'agence pour demander si la place était toujours vacante, lorsque je reçus, du monsieur lui-même, cette lettre que je vous ai apportée et que je vais vous lire : “Les Hêtres d'Or près Winchester. “MADEMOISELLE, “Mademoiselle Stoper a eu l'amabilité de me communiquer votre adresse, et je vous écris d'ici afin de vous demander si vous n'êtes pas revenue sur votre décision. Ma femme souhaiterait vivement vous voir entrer chez nous, car le portrait que je lui ai tracé de vous lui a causé une très favorable impression. Nous sommes disposés à vous accorder trente livres par trimestre, soit cent vingt livres par an pour vous dédommager des désagréments que pourraient vous occasionner nos fantaisies, qui, après tout, ne sont pas si terribles. Ma femme a une prédilection pour le bleu électrique, et il lui serait agréable de vous voir porter une robe de cette nuance le matin dans la maison. Il est inutile, toutefois, que vous dépensiez votre argent pour l'acheter, car nous en possédons une (celle de ma fille Alice, actuellement à Philadelphie), qui, je crois, vous irait très bien. Maintenant, quant à la question de vous asseoir ici ou là et de vous distraire de la façon qui vous serait indiquée, cela ne pourrait vous déranger en aucune façon. En ce qui concerne vos cheveux, c'est évidemment très regrettable, d'autant plus que je n'ai pas été sans en remarquer la beauté au cours de notre bref entretien, mais je me vois malheureusement contraint de maintenir ce que je vous ai dit à ce sujet. Il ne me reste donc plus qu'à espérer que vous vous trouverez suffisamment dédommagée de ce sacrifice par les appointements plus élevés que je vous offre. La tâche que vous aurez à remplir vis-à-vis de l'enfant est très légère. Allons, tâchez de vous décider, et j'irai au-devant de vous avec le dog-cart à Winchester, pourvu que vous me fassiez savoir par quel train vous arriverez. “Agréez, etc. “JEPHRO RUCASTLE” « Voilà la lettre que je viens de recevoir, monsieur Holmes, et, cette fois, je suis bien décidée à accepter ; mais, avant de prendre un engagement définitif, j'ai pensé qu'il serait quand même préférable de vous demander votre appréciation. – Que voulez-vous que je vous dise, mademoiselle ? répondit Holmes en souriant, puisque votre résolution est prise, il me semble qu'il n'y a plus lieu désormais de discuter la question. – Mais enfin, vous n'estimez pas que je devrais refuser ? – Mon Dieu, mademoiselle, je vous avoue franchement que ce n'est pas la situation que je choisirais pour ma sœur, si j'en avais une. – Alors, selon vous, qu'est-ce que tout cela signifie, monsieur Holmes ? – Ah ! je serais fort en peine de vous le dire. Je ne sais rien. Quelle est votre idée à vous ? – Eh bien ! je ne vois qu'une seule hypothèse possible. M. Rucastle m'a donné l'impression d'être un très brave homme et d'avoir très bon cœur. Mais peut-être sa femme a-t-elle perdu la raison et peut-être, d'une part, ne veut-il en rien dire de peur qu'on ne la fasse interner, et d'autre part, se soumet-il à tous ses caprices pour éviter les crises qui pourraient se produire si on lui résistait. – C'est, en effet, une explication plausible… étant donné les faits ; c'est même, je crois, la plus probable. Mais, de toute façon, il ne me semble pas que ce soit un milieu très recommandé pour une jeune fille. – Je ne dis pas, monsieur Holmes, seulement dans la situation où je me trouve… – Oui, évidemment, les appointements qu'on vous offre sont beaux… trop beaux même. C'est justement ce qui m'inquiète. Pourquoi ces gens-là vous proposeraient-ils cent vingt livres par an, alors que, pour le tiers du prix, ils pourraient avoir une gouvernante de tout premier ordre ? Il y a certainement quelque chose de pas clair là-dessous. – J'ai pensé que, du moment que vous seriez au courant, il vous serait plus facile, par la suite, de me venir en aide, le cas échéant. Je me sentirais tellement plus forte si je savais pouvoir compter sur vous. – Oh ! soyez tranquille, vous pourrez compter sur moi. Voici des mois que je n'avais pas rencontré de problème aussi intéressant que celui que vous venez de m'exposer. Il y a, dans cette histoire, quelque chose qui sort tout à fait de l'ordinaire. Si jamais vous vous trouviez embarrassée ou menacée d'un danger quelconque… – Un danger ? Quel danger prévoyez-vous donc ? Holmes hocha gravement la tête. – Ce ne serait plus un danger si nous étions à même de le préciser, répliqua-t-il. Mais, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, passez-moi une dépêche, et j'accours aussitôt. – C'est tout ce qu'il me faut. Elle se leva vivement, tout à fait rassurée à présent. – Je vais pouvoir m'embarquer sans crainte pour le Hampshire désormais. J'écris à M. Rucastle en sortant de chez vous, je fais ce soir même le sacrifice de mes cheveux, et demain je pars pour Winchester. Et, après avoir adressé quelques mots de remerciement à Sherlock Holmes, elle nous souhaita le bonsoir à tous deux et sortit d'un air affairé. – En tout cas, conclus-je en l'écoutant redescendre l'escalier d'un pas ferme et rapide, elle donne l'impression de fort bien savoir se tirer d'affaire toute seule. – Tant mieux, me répondit Holmes gravement, car je serais bien surpris si nous n'entendions pas reparler d'elle avant peu. La prédiction de mon ami ne tarda guère à se réaliser. Une quinzaine passa, durant laquelle je me surpris fréquemment à repenser à cette jeune fille en me demandant vers quelle étrange aventure elle avait bien pu s'élancer. Les appointements exagérés qu'on lui offrait, les conditions étranges qu'on lui imposait, la tâche quasi insignifiante qu'on lui promettait, tout laissait à prévoir qu'elle aurait à faire face à une situation anormale. Mais s'agissait-il d'une simple fantaisie ou d'un guet-apens ? Cet homme était-il un philanthrope ou un criminel ? J'aurais été totalement incapable de le dire. Quant à Holmes, je le voyais pendant des demi-heures entières le sourcil froncé et la mine préoccupée ; mais, quand je tentais une allusion à cette histoire, il avait un geste évasif de la main et me répondait d'un ton impatienté : – Des faits ! Il me faut des faits à l'appui ! On ne peut fabriquer de briques quand on n'a pas de terre à sa disposition. Mais il en venait toujours à répéter ce qu'il avait dit en premier lieu : que, s'il avait eu une sœur, il ne lui aurait jamais permis d'accepter une situation comme celle-là. Un soir, assez tard, alors que je me disposais à aller me coucher et que Holmes, comme cela lui arrivait fréquemment, venait de m'annoncer qu'il passerait la nuit entière en recherches au milieu de ses cornues et de ses éprouvettes, on lui remit un télégramme. Il décacheta l'enveloppe orangée, jeta un coup d'œil sur le texte de la dépêche, puis me la jeta. – Cherchez les heures des trains dans l'indicateur, me dit-il en reprenant son expérience chimique interrompue. C'était un appel laconique et pressant. « Venez demain midi hôtel Cygne-Noir, à Winchester. Venez sans faute ! Ne sais plus que faire. HUNTER » – Voulez-vous venir avec moi ? me demanda Holmes en relevant la tête. – Très volontiers. – Alors, regardez l'horaire. – Il y a un train à neuf heures et demie, répondis-je après avoir feuilleté l'indicateur. Il arrive à Winchester à onze heures trente. – C'est parfait. Allons, il vaut peut-être mieux que je remette à un autre jour mon analyse des acétones, car nous aurons sans doute besoin d'être frais et dispos demain matin. Le lendemain à onze heures, nous avions déjà parcouru une bonne partie de la distance qui nous séparait de l'ancienne capitale de l'Angleterre. Depuis notre départ de Londres, Holmes était constamment resté plongé dans la lecture des journaux du matin, mais, après que nous eûmes franchi la limite du Hampshire, il les rejeta sur la banquette et se mit à contempler le paysage. Il faisait une idéale journée de printemps, et le ciel, d'un bleu très pâle, était moucheté de petits nuages blancs floconneux que le vent chassait de l'ouest à l'est. Le soleil était radieux et, malgré cela, l'air était empreint d'une fraîcheur qui vous fouettait le sang. Partout à travers la campagne, jusqu'aux collines basses entourant Aldershot, des toitures de ferme, tantôt rouges, tantôt grises, émergeaient du vert tendre des feuillages naissants. – Est-ce assez frais et délicieux ! m'écriai-je avec tout l'enthousiasme d'un homme échappé aux brouillards de Baker Street. Mais Holmes secoua gravement la tête. – Savez-vous bien, Watson, me dit-il, que c'est un des travers des esprits comme le mien de ne jamais envisager les choses que du point de vue qui me préoccupe ? Quand vous regardez ces habitations éparpillées, vous êtes frappé par leur côté pittoresque. Quand je les regarde, moi, la seule chose que j'éprouve est le sentiment de leur isolement et de la facilité avec laquelle les crimes peuvent s'y commettre en toute impunité. – Grand Dieu ! m'exclamai-je. En quoi ces vieilles demeures peuvent-elles vous faire penser à des crimes ? – Elles m'inspirent toujours une sorte d'horreur indéfinissable. Voyez-vous, Watson, j'ai la conviction (conviction basée sur mon expérience personnelle) que les plus sinistres et les plus abjectes ruelles de Londres ne possèdent pas à leur actif une aussi effroyable collection de crimes que toutes ces belles et riantes campagnes. – Mais c'est abominable ce que vous me dites là ! – Et la raison est bien évidente. La pression qu'exerce l'opinion publique réalise ce que les lois ne peuvent accomplir. Il n'est pas de cul-de-sac si infâme et si reculé où les cris d'un enfant martyr ou les coups frappés par un ivrogne n'éveillent la pitié et l'indignation des voisins, et là toutes les ressources dont dispose la justice sont tellement à portée de la main qu'il suffit d'une seule plainte pour provoquer son intervention et amener immédiatement le coupable sur le banc des accusés. Mais considérez au contraire ces maisons isolées au milieu de leurs champs et habitées en majeure partie par de pauvres gens qui n'ont autant dire jamais entendu parler du code, et songez un peu aux cruautés infernales, aux atrocités cachées qui peuvent s'y donner libre cours, d'un bout de l'année à l'autre, à l'insu de tout le monde. Si la jeune fille qui nous appelle à son secours était allée habiter Winchester, je n'aurais jamais eu aucune crainte à son égard. C'est parce qu'elle se trouve à cinq milles dans la campagne que je ne me sens pas tranquille. Et cependant, il est évident qu'elle n'est pas personnellement menacée. – Non. Du moment qu'elle peut venir à Winchester audevant de nous, c'est qu'elle sort comme elle veut. – Justement. Cela prouve qu'elle est libre. – Alors, que se passe-t-il ? Vous en faites-vous une idée ? – J'ai imaginé sept explications distinctes qui, toutes, justifient les faits que nous connaissons jusqu'à présent. Mais, pour savoir laquelle est la bonne, il est nécessaire que nous soyons en. possession des renseignements que nous allons sans doute recueillir à notre arrivée, et cela ne saurait tarder maintenant, car j'aperçois déjà les tours de la cathédrale. Le Cygne-Noir est un hôtel réputé situé dans la Grande Rue, à proximité de la gare ; nous y trouvâmes Mlle Hunter qui nous attendait. Elle avait retenu une salle particulière et commandé un déjeuner à notre intention. – Comme je suis heureuse que vous soyez venus ! nous ditelle avec joie. C'est si aimable de votre part à tous les deux ! J'étais absolument désemparée, et j'ai grand besoin de vos conseils. – Que vous est-il arrivé, mademoiselle ? – Je vais vous raconter cela, et aussi brièvement que possible, car j'ai promis à M. Rucastle d'être rentrée avant trois heures. Il m'a donné la permission d'aller en ville ce matin, mais il était bien loin de se douter de ce qui m'y amenait. – Commençons par le commencement, je vous prie ! Holmes allongea ses longues jambes maigres devant le feu et se recueillit pour écouter. – Avant tout, je dois vous dire que je n'ai été maltraitée en aucune façon par M. et Mme Rucastle. C'est une justice à leur rendre. Seulement, je n'arrive pas à les comprendre, et ils m'inquiètent. – Qu'est-ce que vous n'arrivez pas à comprendre ? – Les motifs qui les poussent à agir comme ils font. Mais procédons par ordre. A mon arrivée, M. Rucastle est venu audevant de moi, ici, à Winchester, et m'a conduite avec son dogcart aux Hêtres d'Or. Ainsi qu'il me l'avait dit, la propriété se trouve dans un site admirable, mais l'habitation n'a rien d'esthétique : c'est une grande maison carrée, jadis blanchie à la chaux, mais que les intempéries et l'humidité ont beaucoup dégradée. Elle est entourée sur trois côtés par des bois, et sur le quatrième il y a un grand champ en pente qui s'étend jusqu'à la grande route de Southampton, à cent mètres en contrebas. Ce champ fait partie de la propriété, mais les bois, eux, sont rattachés au domaine de lord Southerton. Enfin, il y a, juste en face de l'entrée, un bouquet de hêtres dorés : c'est lui qui a donné son nom à la maison. « M. Rucastle, toujours aussi aimable que la première fois, me ramena donc chez lui et me présenta le soir même à sa femme et à son enfant. L'hypothèse qui nous avait paru si vraisemblable, lorsque j'étais allée vous voir, monsieur Holmes, était complètement erronée. Mme Rucastle n'est pas folle du tout. C'est une femme taciturne et pâle, qui est beaucoup plus jeune que son mari ; je ne pense pas qu'elle ait encore atteint la trentaine, tandis que lui doit avoir quarante-cinq ans bien sonnés. D'après leur conversation, j'ai cru comprendre qu'ils étaient mariés depuis sept ans environ, que M. Rucastle était veuf lorsqu'il l'avait épousée et que le seul enfant qu'il avait eu de sa première femme était cette fille dont il m'avait parlé pour me dire qu'elle était maintenant à Philadelphie. Il m'a confié en particulier qu'elle s'était exilée par aversion pour sa belle-mère, car, comme elle avait elle-même une vingtaine d'années au moins, sa situation aurait été par trop gênante pour elle s'il lui avait fallu vivre aux côtés de la très jeune femme de M. Rucastle. « Mme Rucastle me fit l'effet d'être aussi incolore au moral qu'au physique, et l'impression qu'elle me produisit ne fut ni bonne ni mauvaise. C'est une femme sans personnalité aucune. Il est facile de se rendre compte qu'elle aime tendrement son mari et son petit garçon. Ses yeux gris clair vont sans cesse de l'un à l'autre pour découvrir, et même prévenir quand elle le peut, leurs moindres désirs. Lui aussi, malgré ses allures brusques et tapageuses, semble lui être très dévoué ; en somme, cela semble faire un très heureux ménage. Et cependant l'on sent que cette femme a un chagrin secret. On la voit fréquemment absorbée, avec un visage plein de tristesse, et je l'ai plusieurs fois surprise en train de pleurer. Je me suis demandé, par moments, si ce ne serait pas le caractère de son fils qui la tourmenterait ainsi, car je n'ai jamais rencontré enfant plus gâté, ni doué de plus mauvais instincts. Il est petit pour son âge, mais possède une tête énorme et disproportionnée. Sa vie se passe en alternatives de colères et de bouderies ; son plus grand plaisir est de torturer les êtres plus faibles que lui, et il faut voir quelle habileté il déploie pour s'emparer des souris, des petits oiseaux et des insectes. Mais je préfère m'abstenir de vous parler de lui, monsieur Holmes ; il n'a d'ailleurs que peu de rapport avec ce que j'ai à vous dire. – Tous les détails m'intéressent, répondit mon ami, si minime que soit l'importance que vous y attachiez. – J'essaierai de n'en omettre aucun. Le seul désagrément que j'ai éprouvé d'abord, dans cette maison, fut la mauvaise tenue des domestiques. Il n'y en a que deux : le mari et la femme. Toller (c'est le nom de l'homme) est une sorte de rustre aux allures bizarres, aux favoris et aux cheveux grisonnants, qui empeste la boisson. Je l'ai déjà vu à deux reprises complètement ivre depuis que je suis ici, et pourtant M. Rucastle n'a pas l'air de s'en apercevoir. Sa femme est grande et forte gaillarde aussi taciturne que Mme Rucastle, mais beaucoup moins aimable. Bref, cela forme un couple on ne peut plus déplaisant. Heureusement pour moi, je passe la plus grande partie de mon temps dans la nursery ou dans ma chambre, et ces deux pièces contiguës se trouvent dans une partie reculée de la maison. « Les deux journées qui succédèrent à mon arrivée aux Hêtres d'Or furent très calmes ; le troisième jour, Mme Rucastle, qui était descendue juste après le petit déjeuner, s'approcha de son mari et lui murmura quelques mots à l'oreille. « – Ah ! oui, fit-il en se retournant vers moi ; nous vous sommes très reconnaissants, mademoiselle Hunter, d'avoir satisfait notre caprice en vous faisant couper les cheveux. Je vous assure que cela ne dépare pas le moins du monde votre physionomie. Nous allons voir, à présent, comment vous sied le bleu électrique. Vous trouverez la robe dont je vous ai parlé sur le pied de votre lit, et vous nous feriez grand plaisir, à ma femme et à moi, en la passant tout de suite. « La toilette en question était d'une nuance tout à fait spéciale. Elle avait été taillée dans un fort beau tissu (une sorte de lainage), mais était quelque peu usagée. A voir la façon dont elle m'allait, on aurait pu croire qu'elle avait été coupée exprès pour moi. M. et Mme Rucastle, en me voyant apparaître ainsi vêtue, manifestèrent leur joie avec des transports qui me parurent tout à fait exagérés. Ils m'attendaient au salon, une vaste pièce, éclairée de trois hautes portes-fenêtres, qui occupent toute la largeur de la façade. On avait eu soin de placer un fauteuil devant la fenêtre du milieu, le dos tourné à la lumière et, après que l'on m'eut invitée à m'y asseoir, M. Rucastle, se promenant de long en large à travers le salon, se mit à me raconter, l'une après l'autre, les histoires les plus drôles que j'aie jamais entendues. Vous ne sauriez imaginer à quel point il était comique, et je riais à en être malade. Mme Rucastle, par contre, qui ne possède évidemment pas le sens de la plaisanterie, ne souriait même pas et restait immobile, les mains sur les genoux, avec un visage triste et inquiet. Au bout d'une heure environ, M. Rucastle fit brusquement remarquer qu'il était temps de se mettre au travail et me dit que je pouvais changer de robe et aller rejoindre le petit Edward dans la nursery. « Deux jours après, la même scène se répéta, dans un ordre absolument identique. Comme la première fois, on m'envoya endosser la toilette bleue ; comme la première fois, on me fit asseoir devant la fenêtre, et, comme la première fois, je m'amusai follement en écoutant les bouffonnes anecdotes dont M. Rucastle possédait un répertoire inépuisable et qu'il racontait avec un art consommé. Ensuite, il me mit entre les mains un roman à couverture jaune, et, après avoir tourné mon fauteuil un peu de côté afin que mon ombre ne tombât point sur les pages, il me pria de lui faire la lecture à haute voix. Je lus ainsi pendant une dizaine de minutes en commençant au cœur d'un chapitre, puis, tout à coup, au beau milieu d'une phrase, il m'interrompit et me commanda d'aller passer une autre robe. « Vous devez facilement imaginer, monsieur Holmes, à quel point cette bizarre cérémonie m'intriguait. J'avais remarqué que l'on faisait toujours très attention à ce que j'eusse le dos tourné à la fenêtre, de sorte que je fus dévorée du désir de savoir ce qui se passait derrière moi. Au premier abord, cela me parut impossible, mais j'eus tôt fait de trouver un subterfuge. Mon miroir à main s'étant cassé, j'eus l'ingénieuse inspiration d'en dissimuler un morceau dans les plis de mon mouchoir. La fois suivante, tandis que je riais à gorge déployée, je portai mon mouchoir à mes yeux comme pour essuyer mes larmes et réussis ainsi, sans trop de peine, à apercevoir tout ce qui se trouvait derrière moi. J'avoue que je fus déçue. Il n'y avait absolument rien. « Du moins, ce fut ma première impression. Mais, en y regardant mieux, je m'aperçus qu'il y avait, sur la route de Southampton, un homme, un petit homme barbu, vêtu d'un costume gris, qui avait les yeux tournés vers moi. Cette route est un chemin de grande communication, et l'on y voit fréquemment passer du monde. Mais l'homme en question ne se contentait pas de passer, il s'était arrêté, était venu s'accouder à la clôture et regardait fixement dans la direction de la maison. En abaissant mon mouchoir, je m'aperçus que Mme Rucastle m'observait attentivement. Elle ne formula aucune réflexion, mais je compris très nettement qu'elle avait deviné mon manège et vu ce qu'il y avait derrière moi. « – Jephro, dit-elle en se levant aussitôt, il y a là sur la route un impertinent qui ne cesse de regarder Mlle Hunter. « – Ce n'est pas un de vos amis, mademoiselle Hunter ? me demanda M. Rucastle. « – Non ; je ne connais personne dans le pays. « – En vérité, c'est trop d'audace ! Retournez-vous et faiteslui signe de s'éloigner. « – Il vaudrait peut-être mieux feindre de n'avoir pas remarqué sa présence. « – Non, non, sans quoi il reviendrait toujours rôder par ici. Retournez-vous, je vous prie, et faites-lui signe comme cela. « Je fis ce que l'on me demanda, et Mme Rucastle se dépêcha de baisser le store. Cela s'est passé la semaine dernière, et depuis l'on ne m'a plus fait rasseoir dans la fenêtre, ni mettre la robe bleue, et je n'ai pas revu une seule fois l'homme sur la route. Continuez, dit Holmes, votre récit promet d'être fort intéressant. – Il vous paraîtra bien décousu, j'en ai peur, et peut-être estimez-vous qu'il y a très peu de rapport entre les divers incidents dont j'ai à vous entretenir. Le jour même de mon arrivée aux Hêtres d'Or M. Rucastle me conduisit à une petite dépendance qui se trouve auprès de la cuisine. Comme nous en approchions, j'entendis des tintements de chaîne et des frôlements qui me donnèrent à penser qu'un gros animal y était enfermé. « – Regardez là-dedans, me dit M. Rucastle en me montrant un interstice entre les planches. N'est-ce pas qu'il est beau ? « Je regardai, et j'aperçus deux yeux luisants comme des braises, et une forme ramassée dans l'ombre. « – N'ayez pas peur, murmura mon hôte en riant du bond que j'avais fait en arrière. C'est seulement Carlo, mon mâtin. Je dis “mon”, mais en réalité le vieux Toller est le seul qui puisse s'en faire obéir. On ne lui donne à manger qu'une fois par jour, et encore assez parcimonieusement ; aussi il est toujours prêt à dévorer tout le monde. Toller le lâche tous les soirs, et malheur à l'intrus qui ferait connaissance avec ses crocs. Pour l'amour du ciel, ne vous risquez jamais à sortir de la maison la nuit, car il en irait de votre vie. « La recommandation n'était pas superflue, comme je pus en juger par moi-même deux jours après. En regardant à ma fenêtre vers deux heures du matin, je vis qu'il faisait un clair de lune si magnifique que la pelouse était tout argentée et que l'on y voyait presque comme en plein jour. Or, tandis que je m'attardais ainsi dans la contemplation de cette scène si poétique et si calme, je m'avisai soudain que quelque chose remuait parmi l'ombre des hêtres d'or. Un instant après, je me rendis compte, en le voyant sortir de l'ombre, que c'était un énorme molosse aussi gros qu'un jeune veau, un molosse à la gueule béante, fauve de poil et noir de museau, et tellement efflanqué que toutes ses côtes se découpaient en relief sous sa peau. Il traversa lentement la pelouse et disparut à nouveau dans l'ombre à l'autre bout. La vue de ce gardien terrible et muet me fit plus frissonner que n'aurait pu le faire, je crois, aucun cambrioleur. « Il faut maintenant que je vous compte la très singulière aventure qui m'est arrivée. Comme vous le savez, je m'étais fait couper les cheveux avant mon départ de Londres, et j'en avais fait une grande tresse que j'avais mise dans le fond de ma malle. Un soir, après avoir couché l'enfant, je m'étais amusée à passer en revue l'ameublement de ma chambre et à remettre toutes mes affaires en ordre. Il y avait dans un coin une vieille commode dont les deux tiroirs du haut étaient entrouverts et vides, et celui du bas fermé à clé. Je rangeai d'abord mon linge dans les deux premiers, mais, comme il me restait encore beaucoup d'autres choses à mettre en place, je fus très contrariée de voir que je ne pouvais disposer du troisième tiroir. Pensant qu'on l'avait peut-être fermé simplement par mégarde, je pris mon trousseau de clés pour essayer de l'ouvrir et y réussis fort heureusement du premier coup. Il ne contenait qu'un seul objet, mais jamais vous ne devineriez lequel. C'était ma tresse de cheveux. « Je la pris entre mes mains et l'examinai. C'était bien la mienne, effectivement : même épaisseur aussi. Et pourtant non ; en y réfléchissant, c'était impossible. Comment mes propres cheveux auraient-ils pu être enfermés ainsi dans ce tiroir ? Toute tremblante d'émotion, je me mis à défaire ma malle, et, quand je l'eus vidée entièrement et arrivai au fond, j'y retrouvai ma tresse telle que je l'y avais déposée. Je les plaçai alors l'une à côté de l'autre ; eh bien ! vous me croirez si vous voulez, elles étaient absolument identiques. Vous ne trouvez pas cela extraordinaire ? Pour ma part, j'eus beau me creuser la cervelle, il me fut impossible d'y comprendre goutte. Finalement, je remis les cheveux inconnus où je les avais pris, et, comprenant que je m'étais mise dans un mauvais cas en ouvrant ce tiroir que les Rucastle avaient jugé bon de fermer, je décidai de ne souffler mot à personne de ma découverte. « Ainsi que vous avez pu le constater déjà, monsieur Holmes, je suis d'une nature à beaucoup observer, de sorte qu'il ne s'écoula pas beaucoup de temps avant que j'eusse établi dans ma tête un plan assez exact de la maison. Mais il y avait une partie que je ne connaissais pas et qui, sans doute, n'était pas habitée. C'est la porte placée juste en face de celle du ménage Toller qui devait y donner accès, mais elle était invariablement fermée à clé. Un jour, toutefois, en montant l'escalier, je rencontrai M. Rucastle qui en sortait, son trousseau de clés à la main, et avec, sur sa figure, une expression très différente de celle que j'avais l'habitude de voir à cet homme si jovial. Il avait les joues en feu, le front tout plissé et les veines gonflées sur les tempes comme s'il venait de se mettre dans une colère rouge. Il referma la porte et passa rapidement près de moi sans m'adresser un seul mot et sans me regarder. « Ma curiosité en fut piquée au vif, et, lorsque je sortis pour promener l'enfant, je me dirigeai vers le côté d'où l'on pouvait voir les fenêtres de cette partie de la maison. Il y en avait quatre sur la même rangée : trois qui étaient simplement sales et la quatrième dont les volets étaient fermés. Évidemment, personne n'habitait là. Tandis que j'allais et venais en relevant de temps en temps la tête pour les regarder, M. Rucastle, la mine aussi aimable et aussi réjouie que de coutume, sortit de la maison et s'avança vers moi. « – Ah ! me dit-il, ne croyez pas à une impolitesse de ma part si je suis passé tout à l'heure près de vous sans seulement vous dire un mot, chère mademoiselle Hunter, mais j'avais de si graves préoccupations en tête. « Je lui donnai l'assurance que je n'étais nullement formalisée. « – A propos, ajoutai-je, il me semble que vous avez là plusieurs pièces inoccupées ; il y en a une dont les volets sont fermés. « Cette réflexion parut le surprendre et même lui causer une certaine émotion. « – J'adore la photographie, me confia-t-il, et c'est là que j'ai installé ma chambre noire. Mais, mon Dieu ! que vous êtes donc observatrice ! Qui se serait jamais figuré cela ? « Il parlait sur le ton de la plaisanterie, mais, à sa façon de me regarder, je voyais bien qu'il ne plaisantait pas. L'expression de son regard était méfiante, contrariée, mais elle n'était à coup sûr pas rieuse. « Vous pensez bien, monsieur Holmes, qu'aussitôt que j'eus compris que l'on cherchait à me cacher la véritable destination de ces pièces fermées, je n'eus plus de cesse que je ne les eusse explorées moi-même, non par simple curiosité, bien que j'en aie ma bonne part comme toutes les femmes, mais plutôt parce que j'avais le sentiment que c'était mon devoir… parce que j'avais l'impression que, si je les explorais, il en résulterait quelque chose de bon. On parle toujours de l'intuition féminine, peutêtre bien était-ce cette intuition qui me poussait à cela. Ce qu'il y a de certain, c'est que j'étais tourmentée par l'irrésistible envie de franchir cette porte défendue et me promettais bien de le faire dès que l'occasion s'en présenterait. « Elle ne se présenta qu'hier seulement. Je savais déjà qu'indépendamment de M. Rucastle, Toller et sa femme pénétraient l'un et l'autre dans ces pièces inoccupées, et, une fois, j'avais même vu l'homme entrer par là avec un sac noir sur son épaule. Ces temps derniers, il a bu terriblement, et hier il était complètement ivre, si bien qu'en montant je trouvai la clé sur la porte ; c'était évidemment lui qui avait oublié de la retirer. D'autre part, comme M. et Mme Rucastle étaient à ce moment en bas, ainsi que l'enfant, l'occasion qui s'offrait pour moi, était on ne peut mieux choisie. Je fis tourner sans bruit la clé dans la serrure, je poussai la porte et j'entrai. « Je me trouvai dans un petit couloir au plancher nu et aux murs non tapissés, qui, à son extrémité, tournait à angle droit. Après avoir contourné ce coin, je vis trois portes sur le même plan, dont la première et la dernière étaient ouvertes. Toutes deux donnaient accès à une chambre vide, poussiéreuse et triste, l'une ayant deux fenêtres et l'autre une seulement, aux carreaux tellement sales que c'est à peine si la lumière du soir y pouvait pénétrer. La porte du milieu était fermée, et l'on y avait placé en travers une barre de lit de fer fixée à un bout par un cadenas à un gros anneau scellé dans le mur et attachée à l'autre par une grosse corde. La porte elle-même était par surcroît fermée à clé, et cette clé n'était pas sur la serrure. Cette porte si bien barricadée était évidemment celle de la chambre aux volets, mais la lumière qui filtrait en dessous me fit cependant voir qu'elle n'était pas plongée dans l'obscurité. Sans doute était-elle éclairée par quelque vitrage dans le plafond, invisible de l'extérieur. Tandis que j'étais là, dans le couloir, à regarder cette porte inquiétante en me demandant quel secret elle pouvait bien cacher, j'entendis soudain dans la chambre un bruit de pas et vis une ombre aller et venir, obscurcissant par instants le filet de lumière sous la porte. A cette vue, monsieur Holmes, une terreur folle s'empara de moi, et, sous le coup de l'émotion, je m'enfuis en courant éperdument comme si j'étais poursuivie par une main effrayante qui cherchait à me saisir par ma jupe. J'enfilai le couloir, je franchis la porte et je tombai dans les bras de M. Rucastle, qui attendait là. « – Ah ! ah ! fit-il en souriant, c'était donc vous ? Je m'en étais douté quand j'ai vu la porte ouverte. « – Oh ! quelle peur j'ai eue ! balbutiai-je toute haletante. – Ma chère demoiselle !… ma chère demoiselle ! – et vous ne sauriez imaginer combien sa voix était douce et rassurante –, qu'est-ce donc qui vous a fait si peur, ma chère demoiselle ? « Mais il montrait vraiment par trop de sollicitude. Je compris qu'il avait dépassé la note, et cela me mit aussitôt en défiance vis-à-vis de lui. – J'ai eu la sottise de vouloir jeter un coup d'œil sur ces pièces inoccupées, répondis-je. Mais on y éprouve une si étrange sensation d'isolement que j'ai été prise de panique et me suis sauvée. C'est effarant, le silence qui règne là-dedans ! « – Et c'est pour tout cela que vous vous êtes épouvantée à ce point ? dit-il en me regardant jusqu'au fond des yeux. « – Pourquoi croyez-vous donc que c'était ? lui demandaije. « – A votre idée, pour quelle raison cette porte est-elle fermée ? « – Comment voulez-vous que je sache ? « – Eh bien ! c'est pour empêcher ceux qui n'ont rien à y faire d'entrer là-dedans. Vous avez compris ? « Il continuait à sourire avec son amabilité habituelle. « – Je vous assure bien que, si j'avais su… « – Eh bien ! maintenant, vous savez, n'est-ce pas ? Et si jamais vous remettez les pieds ici – instantanément son sourire se mua en un ricanement de colère qui donna à sa physionomie un aspect diabolique –, je vous ferai dévorer par le mâtin. « J'étais tellement terrorisée que je ne me rappelle même plus ce que je fis. Je pense que je courus me réfugier dans ma chambre. La seule chose dont je garde le souvenir, c'est de m'être retrouvée plus tard allongée sur mon lit tremblant de tous mes membres. Alors je repensai à vous, monsieur Holmes. Je ne pouvais plus continuer à vivre dans de telles conditions sans vous demander conseil. Tout me faisait peur : la maison, l'homme, la femme, les domestiques et jusqu'à l'enfant luimême. Tout était devenu pour moi un sujet d'horreur. Mais je sentais par contre que, si vous veniez, je serais aussitôt rassurée. Évidemment, j'aurais pu m'échapper, mais la curiosité qui me possédait était devenue aussi puissante que ma frayeur. Ma résolution fut vite prise. Je vous passerais une dépêche. Je mis mon chapeau et mon manteau et m'en fus au bureau de poste, qui n'est qu'à cinq cents mètres à peine de la maison et d'où je ressortis déjà beaucoup moins inquiète. Mais une crainte horrible s'empara de moi en revenant : n'aurait-on pas lâché le chien durant mon absence ? Heureusement, je repensai que Toller était ivre mort ce soir-là et que, comme personne en dehors de lui n'aurait osé le déchaîner, il n'y avait pas de danger à redouter de ce côté ! Effectivement, je pus entrer sans encombre ; mais j'étais tellement transportée de joie à l'idée que j'allais vous revoir qu'il me fut impossible de dormir de la nuit. On ne fit aucune difficulté pour me donner la permission d'aller à Winchester ce matin ; seulement je devrai être de retour avant trois heures, car M. et Mme Rucastle s'en vont chez des amis et, comme ils seront absents toute la soirée, il faut que je m'occupe de l'enfant. Cette fois, je vous ai tout raconté, monsieur Holmes, et je serais bien heureuse si vous pouviez me dire ce que tout cela signifie et surtout ce que je dois faire. » Nous avions, Holmes et moi, écouté cette extraordinaire histoire avec la plus profonde stupeur. Quand la jeune fille se tut, mon ami se leva et, les mains enfoncées dans ses poches, la figure soucieuse et grave, se mit à marcher de long en large à travers la salle. – Toller est-il toujours en état d'ivresse ? demanda-t-il enfin. – Oui. J'ai entendu sa femme déclarer à Mme Rucastle qu'elle ne pouvait rien tirer de lui. – C'est bien. Et vous dites que les Rucastle sortent ce soir ? – Oui. – Y a-t-il une cave qui se ferme avec un cadenas solide ? – Oui, il y a le cellier. – J'ai l'impression que vous avez agi en tout cela avec beaucoup de courage et de bon sens, mademoiselle Hunter. Vous sentez-vous capable de tenter encore un dernier effort ? Je ne vous le demanderais pas si je ne vous tenais pour une femme tout à fait exceptionnelle. – J'essaierai. Que faut-il faire ? – Nous serons, mon ami et moi, aux Hêtres d'Or à sept heures. A ce moment-là, les Rucastle seront partis, et Toller, espérons-le, hors de combat. La seule personne, dès lors, qui pourrait donner l'alarme serait la femme Toller. Si vous pouviez l'expédier au cellier sous un prétexte quelconque et l'y enfermer sous clé, cela nous faciliterait énormément la tâche. – Je m'en charge. – Bravo ! Comme cela, nous pourrons approfondir complètement la question. Il n'y a, cela va de soi, qu'une seule hypothèse possible. On vous a amenée ici pour personnifier quelqu'un, et ce quelqu'un est séquestré dans cette chambre. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Maintenant, si vous voulez savoir qui est la prisonnière, je vous dirai que c'est très vraisemblablement la fille de M. Rucastle (Mlle Alice, si j'ai bonne mémoire), que l'on disait partie en Amérique. On vous a choisie très certainement parce que vous lui ressembliez comme taille, comme tournure et comme couleur de cheveux. Il est probable que l'on avait dû lui couper les siens au cours d'une maladie (vous les avez d'ailleurs découverts par un hasard assez curieux) et, naturellement, il fallait sacrifier les vôtres aussi. L'homme aux aguets sur la route était indubitablement un ami à elle (peut-être son fiancé) et, comme vous portiez la robe de la jeune fille et que vous lui ressembliez, il fut forcément amené à croire, en vous voyant rire à chaque fois que vous apparaissiez et aussi à la façon dont vous lui faisiez signe de s'éloigner, que Mlle Rucastle était parfaitement heureuse et ne voulait plus se laisser courtiser par lui. La nuit, on lâcha le chien afin d'empêcher toute tentative de ce jeune homme pour communiquer avec elle. Jusque-là, tout est assez clair. La seule chose, en somme, qui reste à approfondir, c'est le caractère de l'enfant. – Allons donc ! Quel rapport cela pourrait-il avoir avec tout cela ? m'exclamai-je. – Mon cher Watson, en tant que médecin, vous savez comme moi que, lorsque l'on veut être renseigné sur les dispositions des enfants, le moyen le plus sûr est d'étudier les parents. Eh bien ! ne comprenez-vous pas que la méthode inverse peut donner les mêmes résultats ? Pour ma part, il m'est maintes fois arrivé de pénétrer d'abord le caractère des parents en étudiant les enfants. Or, cet enfant a des instincts anormalement cruels, il fait souffrir pour la satisfaction de faire souffrir, et que ces instincts lui viennent, comme je pencherais à le croire, du jovial auteur de ses jours, ou bien de sa mère, cela ne laisse présager rien de bon pour la malheureuse jeune fille qui est en leur pouvoir. – Je suis sûre que vous avez raison, monsieur Holmes ! s'écria notre cliente. Il me revient une foule de détails qui me prouvent que vous avez deviné juste. Oh ! je vous en prie, ne perdons pas de temps pour venir en aide à cette pauvre créature ! – Il va falloir de la circonspection, car nous avons affaire à un homme très retors. Jusqu'à sept heures, rien à tenter ; mais, à partir de ce moment-là, nous serons auprès de vous, et vous verrez que le mystère sera vite éclairci. Fidèles à notre promesse, nous arrivâmes aux Hêtres d'Or à sept heures tapantes, après avoir laissé dans une auberge du voisinage la carriole qui nous avait amenés. Le bouquet d'arbres dont le feuillage sombre miroitait comme du cuivre poli sous les reflets du couchant aurait suffi à nous désigner la maison, même si Mlle Hunter, toute souriante, ne nous avait attendus sur le seuil de la porte. – Avez-vous réussi ? lui demanda Holmes. Il n'avait pas achevé sa question que des coups sourds retentirent du côté du sous-sol. – C'est Mme Toller, qui est dans le cellier, expliqua Mlle Hunter. Son mari dort à poings fermés sur le paillasson de la cuisine. Voici ses clés ; ce sont les mêmes que celles de M. Rucastle. – Tous mes compliments, mademoiselle ! s'écria Holmes avec enthousiasme. Maintenant, montrez-nous le chemin ; nous en aurons bientôt fini avec cette sombre histoire. Après avoir monté l'escalier, ouvert la porte et suivi un étroit couloir, nous nous trouvâmes devant la barricade dont nous avait parlé la jeune gouvernante. Holmes trancha la corde, déplaça la barre transversale, puis essaya, mais sans succès, plusieurs clés dans la serrure. Aucun bruit ne provenait de l'intérieur, et ce silence fit s'assombrir la figure de mon ami. – J'espère que nous n'arrivons pas trop tard, dit-il. Voyezvous, mademoiselle, je crois qu'il sera préférable que nous entrions là-dedans sans vous. Allons, Watson, un bon coup d'épaule : c'est bien le diable si nous n'avons pas raison de cette porte. Elle était branlante et vermoulue et céda en effet tout de suite à nos efforts réunis. Nous nous élançâmes simultanément dans la chambre. Elle était vide, et nous ne vîmes qu'un grabat, une petite table et un panier de linge. Le vitrage supérieur était ouvert, la prisonnière avait disparu. – C'est encore un tour de sa façon, dit Holmes ; le misérable a deviné les intentions de Mlle Hunter et transporté sa victime autre part. – Mais comment ? – En passant par le vitrage. Nous allons savoir dans un instant comment il s'y est pris. Il se hissa à la force des poignets sur le toit. – Ah ! je l'avais bien dit ! s'écria-t-il. J'aperçois l'extrémité d'une longue échelle appuyée contre la gouttière. C'est ce chemin-là qu'il a pris. – Mais c'est impossible, protesta Mlle Hunter ; l'échelle n'était pas là quand les Rucastle sont partis. – Eh bien ! c'est qu'il est revenu plus tard. Je vous répète que c'est un homme aussi habile que dangereux. Mais j'entends un pas dans l'escalier : ce doit être encore lui. Je crois, Watson, que vous feriez bien de sortir votre revolver. Il avait à peine prononcé ces mots que je vis apparaître dans l'encadrement de la porte de la chambre un homme très grand et très fort qui avait un solide gourdin à la main. Mlle Hunter, dès qu'elle le vit, se rejeta en arrière en poussant un cri d'effroi ; mais Sherlock Holmes, qui s'était immédiatement laissé retomber dans la chambre, avait déjà fait face à l'individu. – Misérable ! lui cria-t-il, où est votre fille ? Le gros homme jeta un regard autour de lui, puis leva les yeux vers le vitrage. – C'est plutôt à moi de vous le demander, hurla-t-il, voleurs ! Espions et voleurs que vous êtes ! Mais, pour le coup, je vous tiens ! Vous êtes à ma merci ! Vous allez voir ce qui va vous tomber ! Et, faisant volte-face, il redégringola l'escalier quatre à quatre. – Il est parti chercher le chien ! balbutia Mlle Hunter. – Ne vous inquiétez pas, répondis-je, j'ai mon revolver. – Mieux vaut fermer la porte d'entrée, s'écria Holmes. Nous redescendîmes tous précipitamment au rez-dechaussée, mais nous étions à peine dans le vestibule que de furieux abois se firent entendre, suivis d'un cri d'angoisse, puis de grognements horribles à entendre. Un homme âgé, à la figure cramoisie et aux jambes flageolantes, sortit en titubant d'une porte latérale. – Ciel ! bredouilla-t-il. On a déchaîné le chien, et il n'a pas mangé depuis deux jours. Vite ! Vite ! Sans quoi il sera trop tard ! En un clin d'œil, Holmes et moi fûmes dehors et nous élançâmes au pas de course, suivis tant bien que mal par Toller. A peine eûmes-nous contourné l'angle de la maison que nous vîmes devant nous l'énorme bête dressée au-dessus de Rucastle, dont elle labourait la gorge à pleins crocs et qui se débattait vainement en hurlant de douleur. Je m'élançai en avant et, d'un coup de revolver, fit sauter la cervelle du molosse, qui s'abattit en serrant encore, dans sa mâchoire crispée, les replis épais du cou de son maître. Nous eûmes bien du mal à dégager Rucastle, qui respirait encore, mais dont les plaies étaient effroyables. Quand nous l'eûmes transporté à l'intérieur de la maison et déposé sur le canapé du salon, Holmes envoya le vieux serviteur dégrisé avertir sa femme, et je m'employai de mon mieux à panser le blessé. Quelques instants après, et tandis que nous étions encore tous ainsi penchés sur lui, une femme très grande et très maigre entra dans la pièce. – Mme Toller ! s'écria la jeune gouvernante. – Oui, mademoiselle. M. Rucastle m'a délivrée quand il est revenu avant de monter vous trouver. Ah ! mademoiselle, c'est bien dommage que vous ne m'ayez rien dit de ce que vous aviez l'intention de faire : je vous aurais prévenue tout de suite que ce n'était pas la peine de vous donner tant de mal. – Ah ! ah ! fit Holmes en la dévisageant. Mme Toller en sait plus long que nous tous, d'après ce que je vois. – Oui, monsieur, c'est vrai, et je suis toute prête à vous dire ce que je sais. – Alors, je vous en prie, asseyez-vous là, et expliquez-nous cela, car il y a plusieurs points que j'avoue n'avoir pas saisis encore. – Vous allez tout savoir dans une minute, répondit la femme, et vous le sauriez déjà si j'avais pu sortir du cellier plus tôt. Si on fait une enquête par la suite, vous voudrez bien vous souvenir que je me suis tout de suite rangée avec vous et que j'étais l'amie de Mlle Alice également. « Elle n'a jamais eu la vie bien heureuse, Mlle Alice, à dater du jour où son père s'est remarié. On la laissait toujours de côté, et elle n'avait jamais le droit de dire un mot : mais on ne lui a vraiment fait de méchancetés qu'à partir du moment où elle a fait, chez une amie, la connaissance de M. Fowler. Autant que j'ai pu comprendre, Mlle Alice avait droit à une part de l'héritage de sa mère, mais elle était si douce et si patiente qu'elle n'avait jamais réclamé son dû et avait laissé M. Rucastle disposer de tout comme il l'entendait. Et il savait bien, lui, qu'elle ne lui demanderait jamais un sou, mais, quand il a vu qu'elle songeait à se marier, il s'est dit que, naturellement, son mari la protégerait et ferait valoir ses droits, et qu'il était temps de prendre ses précautions pour que pareille chose n'arrive pas. Alors il a voulu faire signer à Mlle Alice un papier d'après lequel, aussi bien si elle se mariait que si elle ne se mariait pas, elle lui abandonnait toute sa part. Et, comme elle refusait, il s'est mis à la tourmenter de telle façon qu'elle en a attrapé une fièvre cérébrale et qu'elle est restée pendant six semaines entre la vie et la mort. Finalement, elle a repris le dessus, mais ce n'était plus que l'ombre d'elle-même, et il a fallu lui couper tous ses beaux cheveux. Pourtant, tout ça n'avait rien changé aux sentiments de M. Fowler ; il n'y avait pas de danger qu'il l'abandonne, il était bien trop loyal pour ça. – Ah ! cette fois, dit Holmes, je commence à voir exactement ce qu'il en est, et je crois même pouvoir à présent deviner ce que vous ne nous avez pas révélé encore. A la suite de cela, M. Rucastle, n'est-ce pas, eut recours à la séquestration ? – Oui, monsieur. –… Et il fit venir de Londres Mlle Hunter dans le but de vaincre les insistances trop gênantes de M. Fowler ? – C'est cela même, monsieur. – Néanmoins, M. Fowler étant doué, comme tout bon marin, d'une ténacité inlassable, il entreprit le siège de la maison et, vous ayant rencontrée, réussit, grâce à certains arguments pécuniaires ou autres, à vous convaincre que vous aviez tout intérêt à devenir son alliée. – M. Fowler est très bon et très généreux, répondit Mme Toller sans s'émouvoir. – Et il s'arrangea ainsi pour que votre cher époux eût à boire autant qu'il voudrait et pour qu'une échelle fût toute prête au moment où sortirait votre maître. – Vous avez expliqué tout ça, monsieur, juste comme ça s'est passé. – Je vous dois assurément des excuses, madame Toller, reprit Holmes, car il est indéniable que vous avez éclairci tout ce qui était resté pour nous obscur. Mais voici le médecin du pays accompagné de Mme Rucastle ; aussi, j'estime que le mieux que nous ayons à faire, Watson, sera de reconduire Mlle Hunter à Winchester, car je crois que notre locus standi est désormais assez discutable. Ainsi fut dissipé le mystère qui planait sur la sinistre maison des Hêtres d'Or. M. Rucastle survécut, mais resta toujours d'une débilité extrême et ne parvint à se maintenir tant bien que mal que grâce aux soins dévoués que lui prodigua sa femme. Ils ont conservé à leur service leurs deux vieux domestiques, qui, probablement, en savent trop long sur les antécédents de Rucastle pour qu'il se risque à les congédier. Mlle Alice, grâce à une dispense spéciale, fut unie à Southampton, dès le lendemain de sa fuite, à M. Fowler, qui fut peu après nommé fonctionnaire du gouvernement dans une administration de l'île Maurice. Quant à Mlle Violet Hunter, mon ami Sherlock Holmes, contrairement à ce que j'avais prévu, se désintéressa d'elle complètement dès que l'énigme dans laquelle elle avait joué un rôle si prééminent fut solutionnée. Mais cela ne l'empêche pas d'être maintenant à la tête d'une institution particulière de Walsail, dont l'organisation est, paraît-il, fort appréciée. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Les Propriétaires de Reigate (juin 1893) Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes La Pierre de Mazarin (octobre 1921) Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'HOMME À LA LÈVRE TORDUE Les aventures de Sherlock Holmes (décembre 1891) L'homme à la lèvre tordue Isa Whitney, frère de feu Elias Whitney, docteur en théologie, principal du collège de théologie Saint-Georges, s'adonnait fort à l'opium. Cette habitude prit possession de lui, à ce que l'on m'a dit, à la suite d'une sotte fantaisie, alors qu'il était au collège. Il avait lu la description que fait De Quincey de ses sensations et de ses rêves de fumeur d'opium et il avait imprégné son tabac de laudanum pour essayer d'obtenir les mêmes effets. Il trouva, comme tant d'autres, qu'il est plus facile de contracter cette habitude que de s'en défaire, et pendant de longues années il continua d'être esclave de la drogue, en même temps qu'il était, pour ses amis et pour les siens, l'objet d'un mélange de pitié et d'horreur. Même à présent, il me semble le voir encore, épave et ruine d'un noble caractère, tout recroquevillé dans son fauteuil, avec sa face jaune et pâteuse, ses paupières tombantes et ses pupilles réduites comme des pointes d'épingle. Un soir, c'était en juin 1889, quelqu'un sonna à ma porte, à cette heure où l'on commence à bâiller et à regarder l'horloge. Je me redressai sur ma chaise et ma femme posa sur ses genoux son travail à l'aiguille, avec une grimace de déception. – Un malade ! dit-elle. Tu vas être obligé de sortir ! Je ronchonnai, car je venais de rentrer après une dure journée. Nous entendîmes la porte s'ouvrir, puis quelques mots précipités et enfin des pas rapides sur le linoléum. Notre porte s'ouvrit brusquement et une dame, vêtue de sombre et avec un voile noir, entra dans la pièce. – Vous m'excuserez de venir si tard, commença-t-elle. Et soudain, perdant toute maîtrise d'elle-même, elle courut vers ma femme, lui jeta les bras autour du cou et se mît à sangloter sur son épaule : – Oh ! j'ai tant de peine ! s'écria-t-elle. J'ai tant besoin qu'on m'aide un peu ! – En quoi ? dit ma femme et, relevant le voile : C'est Kate Whitney. Comme vous m'avez fait peur ! Je n'avais, à votre entrée, pas idée de qui vous étiez. – Je ne savais que faire ; et alors, je suis venue tout droit vers vous. C'était toujours comme cela. Les gens en peine venaient vers ma femme comme les oiseaux vers un phare. – C'est très gentil d'être venue. Maintenant vous allez prendre un peu de vin et d'eau, vous asseoir confortablement et nous raconter tout ça, à moins que vous n'aimiez mieux que j'envoie James se coucher. – Oh ! non, non ! J'ai aussi besoin de l'avis et de l'aide du docteur. C'est à propos d'Isa. Il n'est pas rentré depuis deux jours et j'ai si peur pour lui ! Ce n'était pas la première fois qu'elle nous avait parlé des ennuis que lui causait son mari, à moi comme médecin, à ma femme comme à une vieille amie et camarade de classe. Nous la calmâmes et la réconfortâmes avec les meilleures paroles que nous pûmes trouver. Savait-elle où était son mari ? Nous était-il possible de le lui ramener ? Cela semblait possible. Elle avait des renseignements très affirmatifs. Depuis quelque temps, quand la crise le prenait, son mari se rendait dans un bouge, une fumerie d'opium, tout à fait à l'est de la Cité. Jusqu'ici, ses débauches s'étaient bornées à une seule journée et il était toujours rentré le soir, chancelant et épuisé. Mais cette fois la crise avait duré quarante-huit heures et, sans doute, il était là-bas, prostré parmi la lie des docks, en train d'aspirer le poison ou de dormir pour en dissiper les effets. C'était là qu'on le trouverait, elle en était sûre, à La Barre d'or, dans Upper Swandam Lane. Mais que faire ? Comment une femme jeune et timide comme elle pouvait-elle s'introduire dans un tel endroit pour arracher son mari à ce monde de gens sans aveu ? Telle était la situation et, naturellement, il n'y avait qu'une issue : ne pourrais-je pas l'accompagner là-bas ? Puis, en y réfléchissant, pourquoi même viendrait-elle ? J'étais le médecin consultant d'Isa Whitney et, en cette qualité, j'avais sur lui quelque influence. Je pourrais m'en tirer, moi, si j'étais seul. Je fis la promesse formelle que je le renverrais chez lui en fiacre d'ici deux heures au plus, s'il était bien à l'adresse qu'elle m'avait donnée. Dix minutes plus tard, ayant quitté mon fauteuil et mon confortable studio, je roulais à toute vitesse en fiacre vers l'est de la ville, chargé, à ce qu'il me semble, d'une étrange mission, encore que l'avenir seul pût me montrer à quel point elle allait être étrange. Mais il ne se présenta guère de difficultés dans la première étape de mon aventure. Upper Swandam Lane est une ignoble ruelle tapie derrière les quais élevés qui longent le côté nord de la rivière, à l'est du pont de Londres. Entre un magasin de confection et un assommoir dont on approche par un perron qui conduit à un passage noir comme la bouche d'un four, j'ai trouvé le bouge que je cherchais. Donnant à mon cocher l'ordre de m'attendre, j'ai descendu les marches creusées au centre par le piétinement incessant des ivrognes et, à la lumière vacillante d'une lampe à huile placée au-dessus de la porte, j'ai trouvé le loquet et je me suis avancé dans une longue pièce basse, toute remplie de la fumée brune, épaisse et lourde de l'opium, avec de chaque côté des cabines en bois formant terrasse, comme le poste d'équipage sur un vaisseau d'émigrants. A travers l'obscurité, on distinguait vaguement des corps gisant dans des poses étranges et fantastiques, des épaules voûtées, des genoux repliés, des têtes rejetées en arrière, des mentons qui se dressaient vers le plafond et çà et là un œil sombre, vitreux qui se retournait vers le nouveau venu. De ces ombres noires scintillaient de petits cercles de lumière rouge, tantôt brillants, tantôt pâlissants, suivant que le poison brûlait avec plus ou moins de force dans les fourneaux des pipes métalliques. La plupart de ces têtes restaient sans rien dire ; quelques-uns marmottaient pour eux-mêmes et d'autres s'entretenaient d'une voix basse, étrange et monocorde, émettant par saccades des propos qui soudain se perdaient dans le silence ; chacun, en fait, mâchonnait ses propres pensées et ne faisait guère attention aux paroles de son voisin. Tout au bout se trouvait un petit brasier de charbon de bois, à côté duquel était assis, sur un trépied de bois, un vieillard grand et mince, dont la mâchoire reposait sur ses poings et les coudes sur ses genoux. Fixement, il regardait le feu. A mon entrée, un domestique malais au teint jaunâtre s'était précipité vers moi, avec une pipe et la drogue nécessaire, tout en me désignant d'un geste une cabine vide. – Merci ! dis-je, je ne viens pas pour rester. Il y a ici un de mes amis, M. Isa Whitney, et je désire lui parler. Je perçus un mouvement, j'entendis une exclamation à ma droite et, en tendant les yeux dans l'obscurité, je vis Whitney pâle, hagard, échevelé, qui me regardait fixement. – Mon Dieu ! c'est Watson, dit-il. Il était dans un lamentable état de réaction ; tous ses nerfs tremblaient. – Dites, Watson, quelle heure est-il ? – Bientôt onze heures. – De quel jour ? – Vendredi 10 juin. – Dieu du ciel ! Je croyais que nous étions mercredi. Mais nous sommes mercredi. Pourquoi voulez-vous me faire peur comme ça ? Il laissa tomber son visage sur ses bras et se mit à sangloter d'une façon aiguë. – Je vous dis que c'est aujourd'hui vendredi. Votre femme vous attend depuis deux jours. Vous devriez avoir honte. – J'en ai honte aussi. Mais vous vous trompez, Watson, car il n'y a que quelques heures que je suis ici ; trois pipes, quatre pipes… Je ne sais plus combien. Mais je rentrerai avec vous, Watson. Je ne voudrais pas faire peur à Kate – pauvre petite Kate. Donnez-moi la main ! Avez-vous un fiacre ? – Oui, j'en ai un qui attend. – Alors je le prendrai, mais je dois sans doute quelque chose. Demandez ce que je dois, Watson. Je ne suis pas en train du tout. Je ne peux rien faire. Je m'avançai dans l'étroit passage qui courait entre les deux rangées de dormeurs, et, tout en retenant mon souffle pour me préserver des ignobles vapeurs de la drogue, je cherchai de ci, de là, le tenancier. Comme je passais près de l'homme grand et mince qui était assis près du brasier, je me sentis soudain tiré par le pan de mon habit et une voix murmura tout bas : – Passez votre chemin, puis retournez-vous et regardez-moi. Les mots frappèrent tout à fait distinctement mon oreille. Je baissai les yeux. Ces paroles ne pouvaient venir que de l'individu qui était à côté de moi, et pourtant il était toujours assis, aussi absorbé que jamais, très mince, très ridé, courbé par la vieillesse, et une pipe à opium se balançait entre ses genoux, comme tombée de ses doigts par pure lassitude. J'avançai de deux pas et me retournai. Il me fallut toute ma maîtrise de moi-même pour ne pas pousser un cri d'étonnement. L'homme avait pivoté de telle sorte que personne d'autre que moi ne pouvait le voir. Ses vêtements s'étaient remplis, ses rides avaient disparu, les yeux ternes avaient retrouvé leur éclat et c'était Sherlock Holmes qui, assis là, près du feu, riait doucement de ma surprise. Il me fit signe de m'approcher de lui et, en même temps, tandis qu'il tournait à demi son visage vers les autres, il redevenait l'être sénile et décrépit de tout à l'heure. – Holmes ! murmurai-je, que diable faites-vous dans ce bouge ? – Aussi bas que possible, répondit-il, j'ai d'excellentes oreilles. Si vous aviez la bonté de vous débarrasser de votre imbécile d'ami, je serais enchanté de causer un peu avec vous. – J'ai un fiacre à la porte. – Alors, je vous en prie, renvoyez-le avec ce fiacre. Vous pouvez l'y mettre en toute sécurité, car il me semble trop flasque pour faire des bêtises. Je vous recommande aussi d'envoyer un mot par le cocher à votre femme pour lui dire que vous avez lié votre sort au mien. Si vous voulez bien m'attendre dehors, je vous rejoindrai dans cinq minutes. Il était difficile de répondre par un refus à n'importe quelle demande de Holmes, car elles étaient toujours très expressément formulées avec un air de profonde autorité. Je sentais d'ailleurs qu'une fois Whitney enfermé dans le fiacre, ma mission était pratiquement remplie ; et quant au reste, je ne pouvais rien souhaiter de mieux que de me trouver associé avec mon ami pour une de ces singulières aventures qui étaient la condition normale de son existence. En quelques minutes, j'avais écrit mon billet, payé les dépenses de Whitney, j'avais conduit celui-ci au fiacre et je l'avais vu emmener dans l'obscurité. Quelques instants après, un être décrépît sortait de la fumerie d'opium et je m'en allais dans la rue avec Sherlock Holmes. Dans les deux premières rues, il marcha le dos voûté en traînant la jambe d'un pas incertain. Puis, après un rapide regard aux alentours, il se redressa et partit soudain d'un cordial éclat de rire. – Je suppose, Watson, que vous vous imaginez qu'outre mes injections de cocaïne, je me suis mis à fumer l'opium et que cela s'ajoute à toutes ces autres petites faiblesses à propos desquelles vous m'avez favorisé de vos vues professionnelles. – J'ai certes été surpris de vous trouver là. – Pas plus que moi de vous y trouver. – Je venais chercher un ami. – Et moi chercher un ennemi. – Un ennemi ? – Oui, un de mes ennemis naturels, ou, dirais-je mieux, de mes proies naturelles. En bref, Watson, je suis au beau milieu d'une enquête très remarquable et j'ai espéré trouver une piste dans les divagations incohérentes de ces abrutis, comme je l'ai fait auparavant. Si l'on m'avait reconnu dans ce bouge, ma vie n'aurait pas valu qu'on l'achetât pour une heure, car je me suis servi de ce bouge dans le passé pour mes propres fins et cette canaille de Lascar, qui en est le tenancier, a juré de se venger de moi. Il existe, sur le derrière du bâtiment, près du coin du quai de Saint-Paul, une trappe qui pourrait raconter d'étranges histoires sur tout ce à quoi elle a livré passage par des nuits sans lune. – Quoi ! vous ne parlez pas de cadavres ? – Si donc, des corps, Watson. Nous serions riches, Watson, Si nous avions autant de milliers de livres qu'on a mis à mort de pauvres diables dans ce bouge. C'est le plus abject piège à assassinats sur tout le cours de la rivière et je crains fort que Neville Saint-Clair n'y soit entré pour n'en jamais sortir. Mais notre voiture doit être ici… Il mit ses deux index entre ses dents et siffla d'une façon aiguë, signal auquel, dans le lointain, on répondit par un sifflement pareil et qui fut bientôt suivi d'un bruit de roues et du trot des sabots d'un cheval. – Et maintenant, Watson, dit Holmes, tandis qu'une charrette s'avançait rapidement dans l'obscurité en projetant, par ses lanternes latérales, deux tunnels de lumière jaune, vous venez avec moi, hein ? – Si je peux vous être utile. – Un ami loyal est toujours utile. Et un chroniqueur plus encore. Ma chambre aux Cèdres a deux lits. – Les Cèdres ? – Oui, c'est la maison de M. Saint-Clair. J'y demeure pendant que je mène mon enquête. – Où est-ce donc ? – Près de Lee, dans le Kent. Nous avons une course de sept milles devant nous. – Mais je suis toujours dans l'obscurité. – Exact, mais vous allez tout savoir. Sautez là. Ça va, Jean, nous n'aurons pas besoin de vous. Prenez cette demi-couronne. Venez me chercher demain vers onze heures. Laissez aller ; au revoir. Il toucha le cheval avec son fouet et nous partîmes au grand galop, à travers une interminable succession de rues sombres et désertes qui s'élargirent graduellement. Nous nous trouvâmes bientôt emmenés comme le vent sur un large pont garni de parapets ; la rivière boueuse coulait paresseusement au-dessous. Plus loin s'étendait un autre désert de briques et de mortier ; le silence n'en était rompu que par le pas lourd et régulier de l'agent de police ou par les chants et les cris de fêtards attardés. Un nuage déchiqueté flottait lentement dans le ciel et une étoile ou deux scintillaient çà et là, entre les déchirures des nuages. Holmes conduisait en silence, la tête inclinée sur la poitrine, de l'air d'un homme perdu dans ses pensées ; cependant, assis auprès de lui, j'étais curieux de savoir ce que pouvait bien être cette nouvelle enquête qui semblait si fort lui occuper l'esprit. Nous avions couvert plusieurs milles et nous allions parvenir aux abords de la ceinture de villas de la banlieue quand il se secoua, haussa les épaules et alluma sa pipe avec toute l'apparence d'un homme qui s'est rendu compte qu'il a agi pour le mieux. – Vous avez une grande faculté de silence, Watson, dit-il. Cela fait de vous un compagnon inappréciable ; ma parole, c'est une grande chose d'avoir quelqu'un à qui ne pas parler, car mes pensées ne sont pas toujours des plus plaisantes. J'étais en train de me demander ce que je dirais à cette chère petite femme, tout à l'heure, quand elle viendrait à notre rencontre à la porte. – Vous oubliez que je ne suis au courant de rien. – J'aurai juste le temps de vous donner les faits de l'affaire avant d'arriver à Lee. Tout semble absurdement simple et pourtant, malgré tout, je ne peux rien trouver qui me permette le moindre progrès. Il y a une quantité de fils, sans doute, mais je suis incapable d'en saisir le bout. Maintenant je vais vous exposer le cas avec netteté et concision, Watson, et peut-être percevrezvous une étincelle là où tout est obscur pour moi. – Allez-y donc. – Il y a quelques années – pour être précis, en mai 1884 – vint à Lee un monsieur du nom de Neville Saint-Clair qui paraissait avoir beaucoup d'argent. Il prit une grande villa, en fit très joliment arranger les jardins et, d'une façon générale, y vécut sur un grand pied. Peu à peu, il se fit des amis dans le voisinage et, en 1887, il épousa la fille d'un brasseur de la ville ; il a eu d'elle, à ce jour, deux enfants. Il n'avait pas d'occupation permanente, mais, détenant des intérêts dans plusieurs sociétés, il allait à Londres, en général le matin, pour rentrer chaque soir par le train qui part de la gare de Cannon Street à cinq heures quatorze. M. Saint-Clair a maintenant trente-sept ans, c'est un homme aux habitudes sobres, bon mari, père très affectueux, et très estimé de tous ceux qui le connaissent. Je peux ajouter que ses dettes, à l'heure présente, s'élèvent, autant que nous avons pu nous en rendre compte, à quatre-vingt-huit livres et dix shillings, alors qu'il a à son compte deux cent vingt livres, à la Banque de la Ville et des Comtés. Il n'y a donc aucune raison de penser que ce sont des ennuis d'argent qui l'ont tracassé. « Lundi dernier M. Neville Saint-Clair est parti pour Londres un peu plus tôt que d'ordinaire et, avant de partir, il avait fait la remarque qu'il avait à faire deux commissions importantes et qu'il rapporterait à son petit garçon, en rentrant, une boîte de cubes. Or, par le plus grand des hasards, sa femme, ce même lundi, très peu de temps après son départ, reçut un télégramme l'informant qu'un petit paquet, d'une très grande valeur, qu'elle avait attendu, était à sa disposition dans les bureaux de la Compagnie de Navigation d'Aberdeen. Or, Si vous connaissez bien votre Londres, vous savez que le siège de cette Compagnie se trouve dans Fresne Street, une rue qui bifurque d'Upper Swandam Lane où vous m'avez trouvé ce soir. Mme Saint-Clair déjeuna, partit pour la Cité, fit quelques achats et se dirigea vers le siège de la Compagnie ; elle retira son paquet et à quatre heures trente-cinq exactement elle se trouvait en train de remonter Swandam Lane pour retourner à la gare. M'avez-vous bien suivi jusqu'ici ? – C'est très clair. – Si vous vous rappelez, il faisait très chaud lundi dernier. Mme Saint-Clair marchait lentement, regardait à droite et à gauche dans l'espoir de voir un fiacre, car elle n aimait guère le voisinage où elle se trouvait. Tandis qu'elle allait ainsi dans Swandam Lane, elle entendit tout à coup une exclamation ou un cri perçant et son sang se glaça à la vue de son mari qui la regardait et, à ce qu'il lui sembla, lui faisait des signes d'une fenêtre du second étage. La fenêtre était ouverte et elle vit distinctement son visage, qu'elle décrit comme terriblement bouleversé. Il agitait ses mains frénétiquement dans sa direction à elle, puis il disparut de la fenêtre, Si rapidement qu'il semblait avoir été attiré à l'intérieur par une force irrésistible. Une chose singulière qui tira l'œil de cette femme observatrice, ce fut que, bien que son mari fût vêtu de sombre, comme le matin en partant, il n'avait ni col, ni cravate. « Convaincue qu'il lui était arrivé quelque chose, elle dégringola les marches – car la maison n'était autre que cette fumerie d'opium où vous m'avez trouvé. Elle traversa en courant la pièce du devant, et tenta de grimper l'escalier qui menait au premier étage. Au pied de l'escalier, toutefois, elle rencontra cette canaille de Lascar dont je vous ai parlé. Il l'écarta et, aidé d'un Danois qui lui sert d'employé, la rejeta dans la rue. En proie aux craintes et aux doutes les plus affolants, elle courut en toute hâte dans la ruelle et, par un heureux hasard, elle rencontra dans Fresne Street quelques agents de police qui, avec un brigadier, partaient faire leur ronde. Le brigadier et deux hommes revinrent avec elle et, malgré la résistance obstinée du propriétaire, ils se dirigèrent vers la pièce où M. Saint-Clair avait été aperçu en dernier lieu. Là, aucune trace de lui. En fait, dans tout l'étage on ne put trouver personne, à part un misérable estropié, hideux d'aspect, qui, paraît-il, logeait là. Et celui-ci et Lascar jurèrent avec force que, de toute l'après-midi, il n'y avait eu personne d'autre dans la pièce du devant. Leurs dénégations étaient si fermes que le brigadier en fut ahuri et en était presque arrivé à croire que Mme Saint-Clair s'était trompée quand, en poussant un cri, elle s'élança vers une petite boîte en bois blanc posée sur la table et en souleva brusquement le couvercle. Il en tomba une cascade de cubes d'enfant. C'était le jouet qu'il avait promis de ramener à la maison. « Cette découverte et la confusion de l'estropié firent que le brigadier se rendit compte que l'affaire était sérieuse. On examina soigneusement les pièces et tous les résultats concluaient à un crime abominable. La première pièce, simplement meublée, communiquait avec une petite chambre à coucher qui donnait sur le derrière d'un des quais. Entre le quai et la fenêtre de la chambre à coucher, se trouve une bande de terrain étroite qui, séchée à marée basse, est recouverte à marée haute de plus d'un mètre trente d'eau. La fenêtre de la chambre à coucher, assez large, s'ouvrait du bas. En l'examinant, on découvrît des traces de sang sur le seuil de la fenêtre et on voyait des gouttes de sang çà et là sur le plancher de la chambre à coucher. Jetés derrière un rideau de la première pièce, on trouva tous les vêtements de M. Neville Saint-Clair, exception faite de son costume. Ses chaussures, ses chaussettes, son chapeau, sa montre – tout était là. D'ailleurs, aucune trace de violence sur tous ces vêtements et nulle autre trace de M. Neville Saint-Clair. Selon toute apparence, il a dû sortir par la fenêtre, car on n'a pu découvrir d'autre sortie, et les taches de sang sur le seuil font mal augurer d'une éventuelle fuite à la nage, car la marée était à son plus haut au moment de la tragédie. « Et maintenant, que je vous parle des canailles qui semblaient directement impliquées dans l'affaire. On connaissait Lascar par ses antécédents lamentables, mais comme on savait par le récit de Mme Saint-Clair qu'il se trouvait au pied de l'escalier quelques secondes après l'apparition de son mari à la fenêtre, il était difficile de le considérer comme autre chose que complice du crime. Sa défense fut qu'il ignorait absolument tout et il déclara énergiquement tout ignorer des faits et gestes de Hugh Boone, son locataire, et ne pouvoir en aucune façon expliquer la présence des vêtements du disparu. « Suffit pour Lascar, le tenancier. Parlons maintenant du sinistre estropié qui occupe le second étage de la fumerie et qui fut certainement le dernier à voir Neville Saint-Clair. Son nom est Hugh Boone et sa face hideuse est familière à tous ceux qui fréquentent la Cité. C'est un mendiant professionnel, bien que, pour éluder les ordonnances de la police, il prétende exercer un petit commerce d'allumettes-bougies. A quelque distance, en descendant Threadneedle Street, du côté gauche, le mur fait un petit angle, comme vous avez pu le remarquer. C'est là que cet individu vient s'asseoir tous les jours, les jambes croisées, sa toute petite provision d'allumettes sur ses genoux. Comme c'est un spectacle pitoyable, une petite pluie d'aumônes tombe dans la casquette de cuir graisseuse qu'il pose sur le trottoir à côté de lui. J'ai plus d'une fois observé le bonhomme – sans penser jamais que j'aurais à faire sa connaissance par nécessité professionnelle – et j ‘ai toujours été surpris de la moisson qu'il récoltait en peu de temps. Son aspect, voyez-vous, est si remarquable, que personne ne peut passer près de lui sans y prêter attention. Une touffe de cheveux jaunes, un visage pâle défiguré par une horrible cicatrice qui, en se contractant, a retourné le bord externe de sa lèvre supérieure, un menton de bouledogue, une paire d'yeux très perçants et noirs qui offrent un contraste singulier avec la couleur de ses cheveux, tout cela le distingue de la foule ordinaire des mendiants ; comme on distingue aussi son esprit, car il a toujours une réplique toute prête à n'importe quelle plaisanterie que les passants peuvent lui lancer. Tel est l'homme qui, nous venons de l'apprendre, est le locataire de la fumerie et qui a été le dernier à voir le père de famille honorable que nous cherchons. – Mais un estropié ! dis-je. Qu'aurait-il pu faire tout seul contre un homme dans la force de l'âge ? – C'est un estropié en ce sens qu'il boite, mais sous tous les autres rapports, il semble très fort et en bonne forme. Sûrement, Watson, votre expérience médicale vous dirait que la faiblesse d'un membre est souvent compensée par une force exceptionnelle des autres. – Je vous en prie, continuez votre récit. – Mme Neville Saint-Clair s'était évanouie à la vue des taches de sang sur la fenêtre et la police l'accompagna jusque chez elle en fiacre, puisque sa présence ne pouvait en aucune façon être utile à l'enquête. Le brigadier Barton, chargé de l'affaire, a examiné très soigneusement les lieux, mais sans rien trouver qui jetât quelque lumière sur l'affaire. On avait pourtant commis une faute en n'arrêtant pas Boone sur-le-champ, car cela lui laissa quelques minutes pendant lesquelles il put communiquer avec son ami Lascar ; toutefois cette faute fut vite réparée, et il fut appréhendé et fouillé sans qu'on trouvât rien qui permît de l'incriminer. Il y avait, c'est vrai, quelques traces de sang sur la manche droite de sa chemise, mais il fit voir que son annulaire avait une coupure près de l'ongle, et il expliqua que le sang venait de là et ajouta qu'il s'était approché de la fenêtre peu auparavant et que, sans doute, les taches de sang que l'on avait relevées provenaient de la même source. Il proclama avec force qu'il n'avait jamais vu M. Neville Saint-Clair et jura que la présence des vêtements de celui-ci dans sa chambre était un mystère pour lui, tout autant que pour la police. Quant à l'affirmation de Mme Saint-Clair qu'elle avait bel et bien vu son mari à la fenêtre, il prétendit qu'elle devait ou bien être folle ou bien avoir rêvé. On l'emmena au poste de police en dépit de ses bruyantes protestations, pendant que le brigadier demeurait sur les lieux dans l'espoir que la marée descendante fournirait peut-être quelque nouvel indice. « Ce fut ce qui se produisit, mais on ne trouva guère sur la rive boueuse ce qu'on avait craint d'y trouver. Ce fut le vêtement de Neville Saint-Clair et non Neville Saint-Clair lui-même qu'on trouva là, gisant à découvert, quand la marée se fut retirée. Et qu'imaginez-vous qu'il y avait dans les poches ? – Je ne saurais le dire. – Non, je ne crois pas que vous le devinerez. Toutes les poches étaient bourrées de gros et de petits sous – quatre cent vingt et un gros sous et deux cent soixante-dix petits sous. Rien d'étonnant que l'habit n'eût pas été emporté par la marée. Mais un corps humain, c'est une autre affaire. Il existe, entre le quai et la maison, un remous impétueux. Il parut assez vraisemblable que l'habit ainsi lesté fût resté là, alors que le corps dépouillé avait été aspiré par le remous et entraîné dans le fleuve. – Mais vous me dites que l'on avait trouvé tous les autres vêtements dans la chambre. Le corps aurait-il été vêtu de son seul costume ? – Non, Monsieur ; mais on pourrait expliquer les faits de manière assez spécieuse. Supposez que le dénommé Boone ait jeté Neville Saint-Clair par la fenêtre et qu'il n'y ait pas eu un seul témoin pour le voir. Que fera-t-il, alors ? Naturellement l'idée lui vient tout de suite qu'il faut se débarrasser des vêtements dénonciateurs. Alors il saisit le costume et, au moment de le jeter, il s'avise qu'il va flotter et ne coulera pas au fond. Il n'a que peu de temps devant lui, car il a entendu la bagarre en bas quand la femme a tenté de monter de force ; peut-être aussi a-t-il su par son complice Lascar que la police accourt dans la rue. Il n'y a pas un moment à perdre. Il se précipite vers un magot caché où se trouve accumulé le produit de sa mendicité et il fourre toutes les pièces sur lesquelles il peut mettre les mains dans les poches du costume, pour être sûr qu'il coulera. Il le lance au-dehors et il en aurait fait autant des autres vêtements s'il n'avait entendu en bas des pas précipités, mais il n'a eu que le temps de fermer la fenêtre quand la police a fait son apparition. – Tout cela semble plausible. – Eh bien ! faute de mieux, ce sera l'hypothèse sur laquelle nous travaillerons. Boone, je vous l'ai dit, a été arrêté et emmené au poste, mais on n'a pas pu prouver qu'on ait jamais eu auparavant quoi que ce soit à lui reprocher. Depuis des années on le connaissait comme un mendiant de profession, mais sa vie semblait avoir toujours été tranquille et inoffensive. Voilà où en sont les choses à l'heure présente et toutes les questions qu'il s'agit de résoudre ; ce que Saint-Clair faisait dans le bouge, ce qui lui est arrivé quand il était là, et quel rôle a joué Boone dans sa disparition, toutes ces questions sont aussi loin que jamais d'être résolues. J'avoue que je ne peux, dans ma carrière, me rappeler aucun cas qui, au premier abord, semblât si simple et qui cependant présentât tant de difficultés ! Pendant que Sherlock Holmes avait relaté cette singulière suite d'événements, nous avions traversé à toute vitesse la banlieue de la grande ville ; nous avions laissé derrière nous les dernières maisons disséminées çà et là et nous roulions bruyamment le long d'une route campagnarde bordée d'une haie de chaque côté. Sur la fin du récit, cependant, nous traversions deux villages aux maisons éparses et dont quelques lumières éclairaient encore les fenêtres. « Nous sommes maintenant à la lisière de Lee, dit mon compagnon, et dans notre brève course nous avons touché trois comtés anglais partant du Middlesex nous avons traversé un coin du Surrey et nous finissons dans le Kent. Voyez-vous cette lumière parmi les arbres ? C'est la villa Les Cèdres, et auprès de cette lumière est assise une femme dont les oreilles anxieuses ont déjà, je n'en doute point, perçu le bruit des sabots de notre cheval. – Mais pourquoi ne menez-vous pas l'affaire de Baker Street ? – Parce qu'il y a de nombreuses recherches qu'il faut faire ici. Mme Saint-Clair a eu l'amabilité de mettre deux pièces à ma disposition, et vous pouvez être assuré qu'elle ne saurait faire qu'un accueil cordial à mon ami et collègue. Cela me coûte fort de la rencontrer, Watson, alors que je n'apporte encore aucune nouvelle de son mari. Nous y voici. Holà ! là ! Holà !Nous nous étions arrêtés en face d'une grande villa, située au centre de la propriété. Un petit valet d'écurie accourut à la tête du cheval, et, ayant sauté de la voiture, je remontai, derrière Holmes, la petite allée de gravier qui serpentait jusqu'à la maison. Comme nous en approchions, la porte s'ouvrit brusquement et une petite femme blonde parut dans l'entrée. Elle était vêtue d'une sorte de mousseline de soie légère, avec un soupçon de peluche rose au cou et aux poignets. Sa silhouette se détachait contre le flot de la lumière une main sur la porte, l'autre à moitié levée dans son empressement, le buste légèrement incliné, la tête et le visage tendus vers nous, les yeux anxieux, les lèvres entrouvertes, tout son être semblait nous interroger. – Eh bien ? s'écria-t-elle. Eh bien ? Puis, en voyant que nous étions deux, elle poussa un cri d'espérance, mais celui-ci se changea en un gémissement quand elle vit mon compagnon hocher la tête et hausser les épaules – Pas de bonnes nouvelles ? – Aucune. – Pas de mauvaises non plus ? – Non. – Dieu merci pour cela. Mais entrez, vous devez être fatigué, car la journée a été longue, pour vous. – Monsieur est mon ami, le Dr Watson. Il m'a été d'une aide vitale dans plusieurs affaires et un heureux hasard m'a permis de l'amener avec moi et de l'associer â cette enquête. – Je suis enchantée de vous voir, dît-elle en me serrant chaleureusement la main. Vous pardonnerez, j'en suis sûre, tout ce qui peut être défectueux dans notre organisation, quand vous réfléchirez au coup qui nous a frappés si brusquement. – Chère Madame, dis-je, je suis un vieux soldat et même s'il n'en était pas ainsi, je peux très bien voir que vous n'avez pas besoin de vous excuser. Si je puis vous être utile soit à vous, soit à mon ami, j'en serai, en vérité très heureux. – Maintenant, Monsieur Sherlock Holmes, dit la dame pendant que nous entrions dans une salle à manger bien éclairée, sur la table de laquelle on avait préparé un souper froid, j'aimerais beaucoup vous poser une ou deux questions très précises auxquelles je vous prierai de faire une réponse également très précise. – Certainement, Madame. – Ne vous occupez pas de ce que je ressens. Je ne suis pas hystérique et je ne m'évanouis point. Je désire simplement vous entendre exprimer votre opinion, mais votre opinion sincère. – Sur quoi, Madame ? – Tout au fond de votre cœur, croyez-vous que Neville soit vivant ? La question parut embarrasser Sherlock Holmes. – Franchement donc ! Debout sur le tapis du foyer, elle répéta les deux mots, en regardant fixement Sherlock, renversée en arrière dans une bergère. – Franchement donc, Madame, je ne le crois pas. – Vous pensez qu'il est mort ? – Je le pense. – Assassiné ? – Je ne dis pas cela. Peut-être. – Et quel jour est-il mort ? – Lundi. – Alors peut-être, Monsieur Holmes, aurez-vous la bonté de m'expliquer comment il se fait que j'aie, aujourd'hui, reçu cette lettre de lui ? Sherlock Holmes bondit de son fauteuil comme s'il avait été galvanisé. – Quoi ? rugit-il. – Oui, aujourd'hui. Elle était debout et, souriante, tenait en l'air un petit carré de papier. – Puis-je la voir ? – Certainement. Il lui prit le message avec fébrilité et, l'aplatissant sur la table, il en approcha la lampe et l'examina très attentivement. J'avais quitté ma chaise et je regardais par-dessus son épaule. L'enveloppe était très grossière, elle portait le cachet de la poste de Gravesend, avec la date même du jour ou plutôt de la veille, car il était déjà bien plus de minuit. – Écriture bien lourde ! murmura Holmes. Sûrement ce n'est pas là l'écriture de votre mari, Madame. – Non, mais le contenu est de son écriture. – Je vois aussi que celui, quel qu'il soit, qui a écrit l'enveloppe a dû aller s'informer de l'adresse. – Comment pouvez-vous dire cela ? – Le nom, vous le voyez, est écrit d'une encre parfaitement noire qui a séché toute seule. Le reste est d'une couleur grisâtre qui indique que l'on a employé un papier buvard. Si l'enveloppe avait été écrite tout d'un coup, puis passée au buvard, il n'y aurait point des mots d'un ton plus foncé. Cet homme a écrit le nom et puis il y a eu un arrêt, une pause avant d'écrire l'adresse, ce qui peut seulement signifier que l'adresse ne lui était pas familière. C'est une chose insignifiante, bien sûr, mais rien n'est plus important que les choses insignifiantes. Voyons la lettre, maintenant. Ah ! On a joint quelque chose à la lettre. – Oui, il y avait un anneau : son cachet. – Et vous êtes sûre que c'est l'écriture de votre mari ? – Oui une de ses écritures. – Une ? – Son écriture quand il est pressé. Elle diffère beaucoup de son écriture ordinaire pourtant je la reconnais bien. Holmes lut : « Chérie n'aie pas peur. Tout ira bien. Il y a une grosse erreur, il faudra peut-être un certain temps pour la rectifier. Attends avec patience. NEVILLE. » – Écrite au crayon sur la feuille de garde d'un livre in-octavo, sans filigrane ; a été mise à la poste aujourd'hui à Gravesend par quelqu'un qui avait le pouce sale. Ah ! et la gomme de la fermeture a été léchée (ou je me trompe beaucoup) par une personne qui avait chiqué. Et vous n'avez, Madame, aucun doute que ce soit bien l'écriture de votre mari ? S – Pas le moindre doute. C'est Neville qui a écrit ces mots-là. – Et ils ont été mis à la poste de Gravesend aujourd'hui. Eh bien, Madame Saint-Clair, les nuages s'éclaircissent, bien que je ne me risquerais pas à dire que le danger soit passé ! – Mais il doit être vivant, Monsieur Holmes. – A moins que ce ne soit là un faux très habile pour nous lancer sur une fausse piste. La bague, après tout, ne prouve rien. On peut la lui avoir prise. – Non, non ! c'est bien, absolument bien, son écriture. – D'accord ! Pourtant ce billet a pu être écrit lundi et mis à la poste aujourd'hui seulement. – C'est possible. – S'il en est ainsi, bien des choses ont pu survenir depuis. – Oh ! il ne faut pas me décourager, Monsieur Holmes. Je sais qu'il ne court aucun danger. Il y a entre nous tant d'affinités que s'il lui arrivait malheur je le saurais, je le sentirais. Le jour même où je l'ai vu pour la dernière fois, il s'est coupé. Il était dans la chambre à coucher et moi, de la salle à manger où j'étais, je me suis sur-le-champ précipitée au premier, car j'étais certaine que quelque chose venait de lui arriver. Croyez-vous que j'aurais été sensible à une telle bagatelle et que, malgré cela, j'ignorerais sa mort ? – J'ai vu trop de choses pour ne pas savoir que les impressions d'une femme peuvent être de plus de poids que les conclusions analytiques d'un logicien. Et vous avez certainement, en cette lettre, une preuve importante pour corroborer votre façon de voir. Mais Si votre mari est vivant et s'il peut écrire, pourquoi resterait-il loin de vous ? – Je ne saurais l'imaginer. C'est inconcevable. – Et lundi, avant de vous quitter, il n'a fait aucune remarque ? – Non. – Et vous avez été surprise de le voir dans Swandam Lane ? – Très surprise. – La fenêtre était-elle ouverte ? – Oui. – Alors il aurait pu vous appeler ? – C'est vrai. – Et, d'après ce que je sais, il a seulement poussé un cri inarticulé ? – Oui. – C'était, pensiez-vous, un appel au secours. – Oui, il a agité les mains. – Mais ce pouvait être un cri de surprise. L'étonnement en vous voyant de façon inattendue a pu lui faire jeter les bras en l'air. – C'est possible. – Et vous avez pensé qu'on le tirait en arrière. – Il a disparu si brusquement. – Il a pu faire un bond en arrière. Vous n'avez vu personne d'autre dans la pièce ? – Non, mais cet homme horrible a avoué qu'il y était, et Lascar était au pied de l'escalier. – Exactement. Votre mari, autant que vous avez pu voir, portait ses vêtements ordinaires ? – A l'exception de son col ou de sa cravate. J'ai vu nettement sa gorge nue. – Avait-il jamais parlé de Swandam Lane ? – Jamais. – Vous avait-il jamais laissé percevoir à certains signes, qu'il avait fumé de l'opium ? – Jamais. – Merci, Madame Saint-Clair ; ce sont là les points principaux sur lesquels je désirais être absolument renseigné. Nous allons maintenant souper légèrement et nous nous retirerons, car nous aurons peut-être demain une journée très occupée. On avait mis à notre disposition une grande et confortable chambre à deux lits et je fus rapidement entre mes draps, car je me sentais fatigué après cette nuit d'aventures. Sherlock Holmes, cependant, était un homme qui, quand il avait en tête un problème à résoudre, passait des jours et même une semaine sans repos, à tourner et retourner son problème, à réarranger les faits, à les considérer sous tous les points de vue, jusqu'à ce qu'il en eût complètement pris la mesure ou qu'il se fût convaincu que ses données étaient insuffisantes. Pour moi, il fut bientôt évident qu'il se préparait en vue d'une veillée qui durerait toute la nuit. Il enleva son habit et son gilet, endossa une ample robe de chambre bleue, puis erra dans la pièce pour rassembler les oreillers du lit, et les coussins du canapé et ceux des fauteuils. Il en construisît une sorte de divan oriental sur lequel il se percha, les jambes croisées, avec, devant lui, un paquet de tabac ordinaire et une boîte d'allumettes. Dans la vague lumière de la lampe, je le voyais là, assis, une vieille pipe de bruyère entre les dents, les yeux perdus attachés à un coin du plafond, la fumée bleue montant audessus de lui et la lumière mettant en relief ses traits aquilins. Tel il était, silencieux et immobile, quand je m'endormis, tel je le retrouvai quand un cri subit m'éveilla. Le soleil d'été brillait dans notre chambre. Sherlock Holmes avait toujours sa pipe entre les dents, la fumée montait toujours en volutes et la chambre était pleine d'un intense brouillard de tabac ; il ne restait d'ailleurs plus rien du paquet de tabac que j'avais vu la veille. – Réveillé, Watson ? demanda-t-il. – Oui. – Dispos pour une course matinale ? – Certainement. – Alors, habillez-vous. – Personne ne bouge encore, mais je sais où couche le garçon d'écurie et nous aurons bientôt la voiture. Ce disant, il riait sous cape, ses yeux pétillaient et il avait l'air d'un homme totalement différent du sombre penseur de la veille. Tout en m'habillant, j'ai regardé ma montre. Il n'y avait rien de surprenant que personne ne bougeât. Il était quatre heures vingt-cinq. J'avais à peine fini que Holmes revenait et m'annonçait que le garçon était en train d'atteler. – Je vais mettre à l'épreuve une de mes théories, dit-il en enfilant ses chaussures. Je crois, Watson, que vous êtes en ce moment en présence d'un des plus parfaits imbéciles de l'Europe. Je mérite un coup de pied qui m'enverrait à tous les diables ; mais je crois que je tiens maintenant la clé de l'affaire. – Et où est-elle ? demandai-je en souriant. – Dans la salle de bains. Vraiment, je ne plaisante pas, continua-t-il devant mon air d'incrédulité. J'en viens et je l'ai prise, et je l'ai là, dans mon sac de voyage. Venez, mon cher, et nous verrons si elle va dans la serrure. Nous sommes descendus aussi doucement que possible et nous sommes sortis dans l'éclatant soleil du matin. Le cheval et la carriole étaient sur la route, avec, à la tête de la bête, le garçon d'écurie à moitié habillé. Nous avons sauté en voiture et à toute vitesse nous avons pris le chemin de Londres. Quelques charrettes seulement, chargées de légumes pour la capitale, s'avançaient sur la route, mais les villas qui la bordent de chaque côté étaient silencieuses et mortes comme celles d'une ville de rêve. – Sous certains rapports, dit Holmes, en touchant du fouet le cheval pour lui faire prendre le galop, j'avoue que j'ai été aussi aveugle qu'une taupe, mais quand il s'agit d'apprendre la sagesse, mieux vaut tard que jamais. En ville les tout premiers levés, encore à demi endormis, commençaient tout juste à mettre le nez à la fenêtre, que nous roulions déjà le long des rues du côté du Surrey. Suivant la route du pont de Waterloo, nous avons traversé la rivière et, tournant brusquement à droite par Wellington Street, nous nous sommes trouvés dans Bow Street. Sherlock Holmes était bien connu au commissariat central et les deux agents à la porte le saluèrent. L'un d'eux tint la bride du cheval pendant que l'autre nous faisait entrer. – Qui est de service ? demanda Holmes. – L'inspecteur Bradstreet, Monsieur. – Ah ! Bradstreet, comment allez-vous ? – Un fonctionnaire grand et corpulent s'était avancé dans le couloir dallé. Il avait sur la tête un calot pointu et était vêtu d'un habit à brandebourgs. – Je voudrais vous dire deux mots, Bradstreet. – Certainement, Monsieur Holmes. Entrez dans ma pièce, ici. C'était une petite pièce qui avait des airs de bureau avec un énorme registre sur la table et un téléphone à demi encastré dans le mur. L'inspecteur s'assît à son pupitre. – Et que puis-je pour vous, Monsieur Holmes ? – C'est à propos de ce mendiant Boone, celui qui est impliqué dans la disparition de M. Neville Saint-Clair, de Lee. – Oui, on l'a amené ici hier et on le garde à notre disposition pour plus ample informé. – C'est ce qu'on m'a dit. Vous l'avez ici ? – En cellule. – Est-il calme ? – Oh ! il ne donne aucun embarras. Il est seulement d'une saleté ! – Sale ? – Oui, c'est tout ce que nous pouvons faire que de le faire se laver les mains, et son visage est aussi noir que celui d'un ramoneur. Ah ! une fois son affaire réglée, on lui fera prendre quelque chose comme bain, je vous le promets et je crois que si vous le voyiez, vous seriez d'accord avec moi pour dire qu'il en a besoin. – Je voudrais bien le voir. – Vraiment ? C'est facile. Venez par ici. Vous pouvez laisser votre sac. – Non, je crois que je vais le prendre. – Très bien. Venez par ici, s'il vous plaît. Il nous guida le long d'un couloir, ouvrît une porte barricadée, descendit un escalier tournant et nous amena dans un corridor blanchi à la chaux avec une rangée de portes de chaque côté. – La troisième à droite, c'est la sienne ! dit l'inspecteur. C'est ici ! Il fit sans bruit glisser un panneau dans la partie supérieure de la porte et regarda à l'intérieur. – Il dort, dit-il. Vous pouvez très bien le voir. Nous regardâmes tous les deux par le grillage. Le prisonnier était couché, le visage tourné vers nous, il dormait d'un sommeil très profond ; il respirait lentement, et avec bruit. C'était un homme de taille moyenne. Pauvrement habillé comme il convenait à sa profession, il portait une chemise de couleur qui sortait par une déchirure de son vêtement en guenilles. Il était, comme le policier nous l'avait dit, extrêmement sale ; toutefois la saleté qui couvrait son visage ne pouvait cacher sa laideur repoussante. Une large couture, résultant d'une vieille cicatrice, courait de l'œil au menton et, par sa contraction, avait retourné une partie de la lèvre supérieure de telle sorte que trois dents qui restaient perpétuellement visibles lui donnaient un air hargneux. Une tignasse de cheveux d'un rouge vif descendait sur ses yeux et sur son front. – C'est une beauté, hein ? dit l'inspecteur. – Il a certainement besoin qu'on le lave, observa Holmes. Je m'en doutais et j'ai pris la liberté d'en apporter avec moi les moyens. Tout en parlant, il ouvrit son sac de voyage et en sortit, à mon grand étonnement, une très grosse éponge de bain. – Hi ! Hi ! vous êtes un rigolo ! dit l'inspecteur en riant à demi. – Maintenant, Si vous voulez bien avoir la grande amabilité d'ouvrir cette porte tout doucement, nous lui ferons bientôt prendre une figure beaucoup plus respectable. – Pourquoi pas, je n'y vois pas d'objection. Il ne fait pas honneur aux cellules de Bow Street, hein ? Il glissa sa clé dans la serrure et, sans bruit, nous pénétrâmes dans la cellule. Le dormeur se retourna à demi et tout de suite se remit à dormir profondément. Holmes se pencha sur la cruche à eau, y mouilla son éponge, puis, à deux reprises, en frotta avec vigueur le visage du prisonnier de haut en bas et de droite à gauche. – Permettez-moi de vous présenter, cria-t-il, M. Neville Saint-Clair, de Lee, dans le comté de Kent ! Jamais de ma vie je n'ai vu pareil spectacle. Le visage de l'homme pela sous l'éponge comme l'écorce d'un arbre. Disparurent également l'horrible cicatrice qui couturait ce visage et la lèvre retournée qui lui donnait son hideux ricanement. Une légère secousse détacha les cheveux roux emmêlés et, assis devant nous, dans son lit, il ne resta plus qu'un homme pâle, au visage morose et à l'air distingué, qui se frottait les yeux et regardait autour de lui, abasourdi et encore endormi. Puis, se rendant tout à coup compte qu'il était démasqué, il poussa un cri perçant et se rejeta sur le lit, le visage contre l'oreiller. – Bon Dieu s'écria l'inspecteur, en effet, c'est bien le disparu. Je le reconnais par sa photo. Le prisonnier se retourna, avec l'air insouciant d'un homme qui s'abandonne à son destin. – D'accord, dit-il, mais, je vous en prie, de quoi m'accuse-ton ? – D'avoir fait disparaître M. Neville Saint… Oh ! au fait, on ne peut pas vous accuser de ça, à moins qu'on ne vous poursuive pour tentative de suicide, dit l'inspecteur avec une grimace. Eh bien, il y a vingt-sept ans que je suis dans la police, mais ça, en vérité, ça décroche la timbale ! – Si je suis M. Neville Saint-Clair, il est évident alors qu'il n'y a pas eu de crime et que, par conséquent, on me détient illégalement. – Il n'y a pas eu de crime, dit Holmes, mais une grosse erreur a été commise. Vous auriez mieux fait d'avoir confiance en votre femme. – Ce n'était pas pour ma femme, c'était à cause des enfants… grommela le prisonnier. Seigneur ! Je ne voulais pas qu'ils eussent honte de leur père. Mon Dieu ! être ainsi démasqué ! Que faire ? Sherlock Holmes s'assit à côté de lui sur la couchette et avec bonté lui tapa sur l'épaule. – Si vous laissez un tribunal débrouiller la chose, dit-il, vous ne pourrez, bien entendu, éviter la publicité. D'autre part, si vous persuadez la police qu'il n'y a pas lieu d'intenter une action contre vous, il n'y a pas, que je sache, la moindre raison pour que les détails soient communiqués aux journaux. L'inspecteur Bradstreet, j'en suis sûr, prendrait note de tout ce que vous pourriez nous dire et le soumettrait aux autorités compétentes. En ce cas, votre affaire n'irait jamais devant un tribunal. – Dieu vous bénisse ! s'écria le prisonnier avec véhémence. J'aurais enduré la prison, et davantage, la pendaison même, plutôt que de laisser mon misérable secret devenir une tare familiale aux yeux de mes enfants. « Vous serez les premiers à connaître mon histoire. Mon père était maître d'école à Chesterfield où j'ai reçu une excellente éducation. J'ai voyagé dans ma jeunesse, j'ai fait du théâtre et finalement je suis devenu reporter dans un journal du soir de Londres. Un jour, mon rédacteur en chef désira avoir une série d'articles sur la mendicité dans la capitale, et je m'offris pour les faire. Ce fut le point de départ de toutes mes aventures. Ce n'était qu'en essayant de mendier en amateur que je pouvais entrer en possession des faits sur lesquels je bâtissais mes articles. Au temps que j'étais acteur, j'avais naturellement appris tous les secrets de l'art de se grimer, et mon habileté m'avait rendu célèbre dans la profession. Je me peignis donc le visage et pour me rendre aussi pitoyable que possible, je me fis une belle cicatrice tout en immobilisant un des côtés de ma lèvre, retroussée au moyen d'une petite bande de taffetas couleur de chair. Et puis, avec une perruque rousse et des vêtements de circonstance, je me suis installé dans le coin le plus fréquenté de la Cité, avec l'air de vendre des allumettes, mais en fait, en demandant la charité. Pendant sept heures j'exerçai mon métier et quand je rentrai le soir chez moi, je découvris, à ma grande surprise, que je n'avais pas reçu moins de vingt-six shillings et quatre pence. « J'écrivis mes articles et je ne pensais plus guère à cette aventure quand, un peu plus tard, après avoir endossé une traite pour un ami, je reçus une assignation d'avoir à payer trente-cinq livres. Je ne savais que faire ni où me procurer l'argent, quand une idée me vint. J'ai demandé un délai de quinze jours à mon créancier et un congé à mon journal et j ‘ai passé ce temps à mendier dans la Cité, déguisé comme vous savez. En dix jours j'avais l'argent et la dette était payée. « Vous pouvez imaginer qu'il était dur de se remettre à un travail fatigant pour deux livres par semaine quand je savais que je pouvais gagner autant en une seule journée rien qu'en me barbouillant la face avec un peu de couleur, et en demeurant tranquillement assis à côté de ma casquette posée par terre. Il y eut un long débat entre mon orgueil et l'argent, mais les livres l'emportèrent en fin de compte. Je renonçai au reportage et, jour après jour, dans le coin que j'avais choisi d'emblée, je m'assis, inspirant la pitié par mon lugubre visage et remplissant mes poches de sous. Un seul homme connaissait mon secret. C'était le tenancier du bouge où je logeais dans Swandam Lane. Je pouvais chaque matin en sortir sous l'aspect d'un mendiant crasseux et, le soir, m'y transformer en un monsieur bien habillé. Cet individu – un certain Lascar – je le payais si largement pour sa chambre, que je savais que mon secret ne risquait rien en sa possession. « J'ai bientôt constaté que je mettais de côté des sommes considérables. Je ne prétends pas que n'importe quel mendiant des rues de Londres peut gagner sept cents livres par an – et c'est là moins que je ne me faisais en moyenne – mais j'avais des avantages exceptionnels, grâce à ma science du maquillage et aussi grâce à une facilité de repartie qui devint plus grande par l'habitude et qui fit de moi un type bien connu de la Cité. Toute la journée une pluie de sous, agrémentée de piécettes d'argent, tombait sur moi et c était une bien mauvaise journée que celle où je ne recueillais pas mes deux livres. « A mesure que je devenais plus riche, je devenais plus ambitieux ; je pris une maison à la campagne et un beau jour je me suis marié sans que personne soupçonnât mon véritable métier. Ma chère femme savait que j'étais occupé dans la Cité ; elle ne savait guère à quoi. « Lundi dernier, j'avais fini ma journée et je m'habillais dans ma chambre au-dessus de la fumerie d'opium quand je regardai par la fenêtre et je vis, avec horreur et surprise, que ma femme était là, dans la rue, les yeux en plein fixés sur moi. J'ai poussé un cri de surprise, j'ai levé les bras pour cacher mon visage et, me précipitant vers mon confident, vers Lascar, je l'ai supplié d'empêcher qui que ce fût de monter dans ma chambre. J'ai entendu en bas la voix de ma femme, mais je savais qu'elle ne pourrait pas monter. Rapidement j'ai enlevé mes vêtements, j'ai endossé ceux du mendiant, j'ai mis mes fards et ma perruque. Même les yeux d'une épouse ne pouvaient pas percer un déguisement aussi complet. Mais il me vint alors à la pensée qu'on pourrait fouiller la pièce et que mes vêtements risquaient de me trahir. J'ai vivement ouvert la fenêtre – mouvement violent qui fît se rouvrir une petite coupure que je m'étais faite dans notre chambre à coucher ce matin-là. Là-dessus, j'ai saisi mon habit qui était alourdi par les sous que je venais d'y mettre, en les déversant du sac de cuir dans lequel je fourrais mes gains. Je l'ai lancé par la fenêtre et il a disparu dans la Tamise. Les autres vêtements auraient suivi, mais à ce moment-là les agents grimpaient l'escalier quatre à quatre et, quelques minutes plus tard, je constatai – ce qui me fit plutôt plaisir, je l'avoue – qu'au lieu d'identifier en moi M. Neville Saint-Clair, on m'arrêtait comme son assassin. « Je ne crois pas qu'il y ait autre chose à vous expliquer. J'étais bien résolu à garder mon déguisement aussi longtemps que possible, ce qui explique ma répugnance à me laver. Sachant que ma femme serait en proie à une terrible anxiété, j'ai enlevé ma bague et je l'ai confiée à Lascar à un moment où aucun agent ne me surveillait. J'ai griffonné en même temps quelques mots pour lui dire qu'il n'y avait aucune raison d'avoir peur. – Ce billet ne lui est parvenu qu'hier, dit Holmes. – Grand Dieu ! Quelle semaine elle a dû passer ! – La police surveillait Lascar, dit l'inspecteur Bradstreet, et je comprends sans peine qu'il ait trouvé quelque difficulté à expédier cette lettre sans qu'on le voie. Peut-être l'a-t-il passée à un de ses clients, à un marin qui l'aura complètement oubliée pendant quelques jours. – C'est bien cela, dît Holmes, approuvant d'un signe de tête. Je n'en doute point. Mais vous n'avez donc jamais été poursuivi pour mendicité ? – Que si ! maintes fois ; mais qu'était-ce qu'une amende pour moi ? – Il va pourtant falloir que ça cesse, dit Bradstreet. Pour que la police consente à faire le silence sur cette affaire, il faudra qu'il n'y ait plus de Hugh Boone. – Je l'ai juré par le serment le plus solennel que puisse faire un homme. – En ce cas, je crois que ça n'ira probablement pas plus loin. Mais Si on vous y reprend, alors tout se saura. Pour sûr, Monsieur Holmes, que nous vous sommes fort obligés d'avoir éclairci cette affaire. Je voudrais bien savoir comment vous obtenez ces résultats-là ! – J'ai obtenu celui-ci, dit mon ami, en restant assis sur cinq coussins et en brûlant un paquet de tabac. Je crois, Watson, que si nous rentrons à Baker Street en voiture, nous y serons juste à temps pour le déjeuner. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.sherlock-holmes.org/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'HOMME QUI GRIMPAIT Les Archives de Sherlock Holmes (mars 1923) L'homme qui grimpait Sherlock Holmes m'avait toujours encouragé à publier le récit de l'aventure du professeur Presbury, ne fût-ce, me disait-il, que pour répondre une fois pour toutes aux bruits désobligeants qui circulèrent dans l'Université il y a vingt ans et furent colportés dans les milieux scientifiques de Londres. Mais certains obstacles imprévus ayant surgi, mes notes sont restées enfermées dans la malle en fer-blanc qui contient beaucoup d'archives sur les aventures de mon ami. Nous venons d'obtenir enfin l'autorisation d'ouvrir ce dossier, l'un des derniers dont s'occupa Holmes avant de se retirer. Maintenant encore je suis tenu à observer une certaine discrétion : le lecteur voudra bien m'en excuser. Un dimanche soir du début de septembre 1903, je reçus de Holmes ce message laconique : Venez immédiatement si possible. Si impossible venez quand même. Les rapports qui existaient entre nous à cette époque n'étaient pas ordinaires. Holmes avait ses habitudes : des habitudes strictes et rigoureuses. J'étais devenu l'une de ses habitudes, au même titre que le violon, le tabac fort, la vieille pipe noire, les livres de référence, et d'autres manies peut-être moins avouables. Quand il travaillait sur un cas qui réclamait un travail actif ainsi qu'un camarade en les nerfs duquel il pouvait se fier, j'étais irremplaçable. Mais en dehors de cela, je lui rendais service. J'étais la pierre à aiguiser de son esprit. Je le stimulais. Il pensait à haute voix en ma présence. Non que ses remarques s'adressassent spécialement à moi (la plupart auraient pu aussi bien s'adresser à son matelas), mais néanmoins il avait pris l'habitude de notre duo, et mon silence enregistreur ou mes interruptions étaient autant d'excitants intellectuels. Si je l'irritais par une certaine paresse d'esprit méthodique, cette irritation ne servait qu'à accélérer ses intuitions et à approfondir ses impressions. Je me contentais de ce rôle modeste dans notre association. Quand j'arrivai à Baker Street, je le trouvai ramassé en boule dans son fauteuil : genoux remontés, pipe aux lèvres, front sillonné de rides. Il se débattait à coup sûr avec un problème contrariant. D'un geste de la main, il me désigna mon vieux fauteuil ; après quoi, pendant une demi-heure, il m'oublia. Un sursaut le tira enfin de sa rêverie et, avec son habituel sourire ironique, il me souhaita la bienvenue dans ce qui avait été jadis mon appartement. – Vous me pardonnerez si je suis un peu préoccupé, mon cher Watson ! me dit-il. Des faits curieux ont été soumis à mon examen dans les dernières vingt-quatre heures, et ils ont engendré quelques spéculations d'un caractère plus général. Je pense sérieusement à écrire une petite monographie sur l'utilité des chiens pour le travail des détectives. – Mais voyons, Holmes, le sujet a été exploré ! Les molosses, les chiens policiers, les limiers… – Non, non, Watson ! Cet aspect du sujet, bien entendu, n'échappe à personne. Mais il y en a un autre qui est beaucoup plus subtil. Vous vous rappelez peut-être une affaire que, pour faire du sensationnel, vous avez baptisée Les Hêtres-Rouges ; j'ai pu, rien qu'en surveillant le caractère d'un enfant, déduire les habitudes criminelles d'un père aussi respectable que suffisant. – Oui, je m'en souviens très bien. – Mon raisonnement sur les chiens est analogue. Un chien est le reflet d'une vie familiale. Qui a jamais vu un chien folâtre dans une famille lugubre, ou un chien triste dans une famille heureuse ? Les grognons ont des chiens grognons ; les gens dangereux ont des chiens dangereux. Et les chiens fantaisistes peuvent être le reflet d'individus fantaisistes. – Je crois, Holmes, que c'est un peu tiré par cheveux ! murmurai-je en hochant la tête. Il avait bourré une nouvelle pipe sans avoir prêté la moindre attention à mon commentaire. – L'application pratique de ce que je viens de dire touche de très près le problème sur lequel j'enquête. J'ai affaire avec un écheveau emmêlé, et je cherche un bout du fil. Et ce bout du fil, je le trouverai peut-être en répondant à cette question que voici : pourquoi Roy, le fidèle chien-loup du professeur Presbury, essaiet-il de le mordre ? Je retombai sur ma chaise. J'étais déçu. Étaitce pour répondre à une question aussi vulgaire que j'avais été arraché à ma clientèle ? Holmes me lança un regard de biais. – Ce vieux Watson est toujours le même ! s'écria-t-il. Vous ne comprendrez donc jamais que les conséquences les plus graves peuvent dépendre de petites choses ? Mais n'est-il pas étrange à première vue qu'un philosophe âgé, bien établi – vous avez naturellement entendu parler de Presbury, le célèbre physiologue de Camford ? – qu'un homme de cette qualité, qui a un chienloup pour meilleur ami, ait été attaqué deux fois par cette bête ? Allons, Watson, qu'en pensez-vous ? – Le chien est malade. – Soit ! C'est à considérer. Mais il n'attaque personne d'autre, et il ne s'en prend à son maître qu'en des occasions très spéciales. Curieux, Watson, très curieux ! Mais le jeune Bennett arrive en avance, si c'est son coup de sonnette. J'avais compté bavarder plus longtemps avec vous avant sa visite. Nous entendîmes un pas vif dans l'escalier, un coup sec à la porte ; un instant plus tard, le nouveau client fit son entrée. C'était un homme d'une trentaine d'années, de haute taille, bien fait de sa personne, élégant, mais un je ne sais quoi dans son allure générale attestait davantage la timidité de l'étudiant que la maîtrise de l'homme du monde. Il serra la main à Holmes et me regarda avec étonnement. – Cette affaire est très délicate, Monsieur Holmes. Étant donné les rapports privés et publics que j'entretiens avec le professeur Presbury, j'hésite à parler devant une troisième personne. – Soyez sans inquiétude, Monsieur Bennett. Le docteur Watson est la discrétion personnifiée, et je vous assure que dans cette affaire j'ai réellement besoin d'un assistant. – Comme il vous plaira, Monsieur Holmes. Vous comprenez, je pense, les motifs qui m'imposent le plus grand secret. – Il faut que je vous dise, Watson, que ce gentleman, M. Trevor Bennett, est le collaborateur technique du grand savant, vit sous son toit, et est fiancé à sa fille unique. Nous comprenons donc que le professeur soit en droit de se fier à sa loyauté et à son dévouement. Mais la meilleure preuve de cette loyauté et de ce dévouement consiste assurément à faire le nécessaire pour élucider une troublante énigme. – Je le crois aussi, Monsieur Holmes. Je ne vise pas d'autre but. Le docteur Watson connaît-il la situation ? – Je n'ai pas eu le temps de la lui expliquer. – Dans ce cas, je ferais bien de revenir sur les faits connus avant d'expliquer les nouveaux. – Je vais m'en charger, intervint Holmes, afin de vérifier si je possède tous les éléments du problème. Le professeur, Watson, jouit d'une réputation européenne. Il a mené une existence tout académique. Jamais le moindre souffle de scandale. Il est veuf et père d'une fille prénommée Édith. Il possède un caractère positif, viril, on pourrait presque dire combatif. Voilà où en étaient les choses il y a quelques mois. » Puis le cours de sa vie se désunit. À soixante et un ans, il se fiança à la fille du professeur Morphy, son collègue à la chaire d'anatomie comparée. Il ne s'agissait pas, d'après ce que j'ai compris, des assiduités raisonnables d'un vieillard, mais bien plutôt d'une frénésie passionnée de jeune homme : personne n'aurait pu se montrer amoureux plus fervent. La jeune fille, Alice Morphy, pouvait s'enorgueillir d'une double perfection : physique et intellectuelle. Le professeur avait donc beaucoup d'excuses pour s'être ainsi enflammé ; néanmoins, il ne reçut pas que des approbations dans sa propre famille. – Nous trouvions cette passion plutôt exagérée, précisa notre client. – Exactement. Exagérée, et un tant soit peu violente sinon anormale. Le professeur Presbury était riche, cependant, et le père de la jeune fille ne souleva aucune objection. La jeune fille, quant à elle, ne manquait pas de projets : plusieurs candidats briguaient déjà sa main ; moins flatteurs sur le plan mondain, mais favorisés au bénéfice de l'âge. Elle sembla apprécier le professeur en dépit de ses excentricités ; l'âge était toutefois un obstacle sérieux. » Vers cette époque, un petit mystère bouscula soudain la routine normale du professeur. Il fit ce qu'il n'avait jamais fait auparavant. Il partit de chez lui sans dire où il allait. Il demeura absent une quinzaine de jours et il rentra fatigué. Il ne révéla pas l'endroit où il s'était rendu, bien qu'il fût habituellement le plus franc des hommes. Le hasard voulut néanmoins que notre client, M. Bennett, reçût une lettre d'un camarade étudiant à Prague qui l'informa qu'il avait été heureux d'apercevoir là-bas le professeur Presbury, mais qu'il n'avait pas pu lui parler. C'est par ce biais que sa famille apprit qu'il était allé à Prague. » Venons-en à présent au point délicat. Après son voyage, le professeur changea. Il devint sournois, réticent. Son entourage avait constamment l'impression qu'il n'était plus le même homme, mais qu'il vivait sous une ombre qui obscurcissait ses plus hautes qualités. Son intelligence n'en fut pas affectée, et ses cours demeurèrent toujours aussi brillants. Mais il y avait toujours ce quelque chose de nouveau, d'attristant et d'imprévu. Sa fille, qui lui était très attachée, essaya à mainte reprise de rétablir leur ancienne intimité et de percer le masque dont son père semblait à présent se couvrir. Vous aussi, monsieur, vous avez essayé, je crois, mais en vain. Et maintenant, monsieur Bennett, contez-nous vous-même l'incident des lettres. – Il faut que vous compreniez, docteur Watson, que le professeur n'avait pas de secrets pour moi. S'il avait eu un fils ou un frère cadet, il ne leur aurait pas manifesté plus de confiance. En ma qualité de secrétaire, je manipulais tous ses papiers ; j'ouvrais et je classais son courrier. Peu après son retour, tout fût changé. Il me dit que certaines lettres lui parviendraient sans doute de Londres, marquées d'une croix sous le timbre, et qu'elles devaient être mises de côté pour lui. De fait, plusieurs lettres arrivèrent marquées d'une croix ; l'écriture était celle d'un illettré. Je ne sais s'il répondit : jamais en tout cas ces réponses ne passèrent par mes mains ou furent placées dans la corbeille où toute notre correspondance était rassemblée. – Et la boîte ? dit Holmes. – Ah ! oui, la boîte ! Le professeur ramena de voyage une petite boîte en bois. Ce fut le seul objet qui nous fit penser à un voyage sur le continent, car elle était baroquement sculptée à la mode allemande. Il la plaça dans son armoire à instruments. Un jour, cherchant une canule, je soulevai la boîte. À ma grande surprise, il se mit en colère et me reprocha ma curiosité en termes presque grossiers. C'était la première fois que pareille chose m'arrivait, et j'en éprouvai un vif chagrin. Je m'efforçai d'expliquer que je n'avais touché la boîte que tout à fait par hasard, mais pendant le reste de la soirée il m'adressa des regards peu amènes, et je me rendis parfaitement compte qu'il me gardait rancune… M. Bennett tira de sa poche un petit agenda et ajouta : – … Cela se passait le 2 juillet. – Vous êtes vraiment un excellent témoin ! s'écria Holmes. Il se pourrait que j'eusse besoin de ces dates que vous avez notées. – Entre autres choses, j'ai appris la méthode de mon grand et vénéré maître… À partir du moment où je remarquai des anomalies dans son comportement, je me dis que mon devoir me commandait d'étudier son cas. Voilà pourquoi je puis affirmer que c'est ce même jour, le 2 juillet, que Roy attaqua le professeur quand celui-ci sortit de son bureau pour passer dans le vestibule. À nouveau le 11 juillet la scène se produisit, et j'ai noté un incident analogue le 20 juillet. À la suite de ces attaques, nous fûmes obligés d'enfermer Roy à l'écurie. C'était un animal que nous aimions et qui était affectueux… Mais je crains d'abuser de votre patience. M. Bennett avait prononcé ces derniers mots sur un ton de reproche, car visiblement Holmes n'écoutait plus. Il avait le visage fermé, le regard perdu vers le plafond. Il se ressaisit avec effort. – Singulier ! Très singulier ! murmura-t-il. Ces détails ne m'étaient pas connus, Monsieur Bennett. Je crois que nous en venons maintenant aux nouveaux développements de l'affaire ? L'agréable visage ouvert de notre visiteur s'assombrit. – Ce que je vais vous raconter à présent date de l'avantdernière nuit, nous dit-il. Il était deux heures du matin. J'étais couché, mais je ne dormais pas. J'ai entendu un bruit sourd amorti qui venait du couloir. J'ai ouvert ma porte et j'ai jeté un coup d'œil au-dehors. J'aurais dû vous expliquer que le professeur couche au bout du couloir… – C'était le ?… s'enquit Holmes. Notre visiteur fut manifestement interruption aussi peu pertinente. contrarié par une – J'ai dit, Monsieur, que cela se passait l'avant-dernière nuit. C'était donc le 4 septembre. Holmes s'inclina en souriant. – Continuez, je vous en prie. – Il couche au bout du couloir, et s'il veut descendre l'escalier il lui faut passer devant ma porte. Ce que j'ai vu a été vraiment épouvantable, Monsieur Holmes ! Je crois que j'ai les nerfs aussi solides que n'importe qui, mais j'ai été bouleversé. Le couloir est obscur ; il y a juste en son milieu une fenêtre qui filtre un peu de lumière. J'ai donc vu quelque chose qui s'avançait dans le couloir, quelque chose de sombre et d'aplati. Puis soudain ce quelque chose est passé dans la tache de lumière : c'était lui ! Il rampait, monsieur Holmes, il rampait ! Il n'était pas tout à fait sur les mains et les genoux. Je dirais plutôt qu'il marchait sur les mains et les pieds, la tête pendant entre les mains. Pourtant, il semblait se mouvoir sans difficulté. J'étais si paralysé par ce spectacle que je n'ai pas bougé avant qu'il soit arrivé à la hauteur de ma porte. Alors seulement je me suis avancé et je lui ai demandé si je pouvais l'aider. Sa réponse a été extraordinaire. Il s'est mis debout d'un bond, m'a craché au visage un mot ordurier et s'est précipité dans l'escalier. J'ai guetté plus d'une heure, mais il n'est pas remonté avant qu'il fasse jour. Alors, il a réintégré sa chambre. – Hé bien ! Watson, que pensez-vous de cela ? demanda Holmes avec l'air d'un pathologiste qui présente un spécimen rare. – Un lumbago, peut-être ? Je sais par expérience qu'une crise sévère de lumbago peut obliger un homme à marcher presque à quatre pattes, et qu'il n'y a rien de plus irritant pour le caractère du malade. – Bien, Watson ! Vous nous ramenez toujours sur la terre. Mais nous pouvons difficilement admettre le lumbago, puisque le professeur a pu se mettre droit à l'instant même. – Il ne s'est jamais mieux porté ! dit Bennett. Il est plus fort en ce moment qu'il ne l'a jamais été ces dernières années. Mais les faits sont là, Monsieur Holmes. Il ne s'agit pas d'un cas pour lequel nous aurions intérêt à consulter la police, et cependant nous ne savons absolument pas quoi faire ; nous avons l'impression que nous nous acheminons tout droit vers une catastrophe. Édith… Mlle Presbury partage mon opinion que nous ne pouvons plus attendre passivement. – C'est certainement un cas très bizarre et qui n'est pas ordinaire. À quoi pensez-vous, Watson ? – Du point de vue médical, dis-je, il semble bien que ce soit un cas pour un aliéniste. Le fonctionnement du cerveau du vieux gentleman a été perturbé par cette histoire d'amour. Il a fait un voyage à l'étranger dans l'espoir de se guérir de sa passion. Ses lettres et la boîte peuvent se rapporter à une transaction privée : un emprunt, par exemple, ou des actions qu'il aurait enfermées dans la boîte. – Et le chien-loup n'était, sans doute, pas d'accord sur la transaction en question ? Non, Watson ! Il y a autre chose. Pour l'instant, je puis seulement suggérer que… Personne ne saura jamais ce que Sherlock Holmes allait suggérer, car la porte s'ouvrit et une jeune femme fut introduite. Quand elle apparut, M. Bennett bondit en poussant un cri et se précipita, mains tendues, vers des mains qui déjà se tendaient vers lui. – Édith, ma chérie ! Rien d'important, j'espère ? – J'ai senti que je devais vous retrouver. Oh ! Jack, j'ai eu si peur ! C'est affreux d'être seule là-bas ! – Monsieur Holmes, voici la jeune fille dont je vous parlais : ma fiancée. – Nous arrivions progressivement à cette conclusion, n'est-ce pas, Watson ? répondit Holmes en souriant. Je suppose, Mademoiselle Presbury, que l'affaire vient de prendre un nouveau tournant, et que vous désiriez nous mettre au courant ? Notre visiteuse, jolie blonde du type anglais conventionnel, sourit à son tour à Holmes en s'asseyant à côté de M. Bennett. – Quand j'ai appris que M. Bennett était parti, j'ai pensé que je le trouverais probablement ici. Bien sûr, il m'avait prévenue qu'il vous consulterait ! Mais dites, Monsieur Holmes, pouvezvous faire quelque chose pour mon pauvre père ? – J'espère, Mademoiselle Presbury ! Mais je suis encore dans les ténèbres. Peut-être pourrez-vous m'apporter un peu de lumière ? – C'était la nuit dernière, Monsieur Holmes. Toute la journée, je l'avais trouvé très bizarre. Je suis sûr qu'il y a des moments où il ne se souvient absolument pas de ce qu'il fait. Il vit dans un rêve étrange. Et hier, c'était justement l'un de ces moments-là. Ce n'était pas mon père qui se trouvait près de moi. Son écorce était là, mais elle était vide. – Dites-moi ce qui s'est passé. – J'ai été réveillée pendant la nuit par le chien ; il aboyait furieusement. Pauvre Roy, il est maintenant enchaîné près de l'écurie ! Je précise que je dors toujours avec ma porte fermée à clé ; car comme Jack… comme M. Bennett vous le dira, nous vivons tous sous l'impression qu'un danger nous menace. Ma chambre est située au deuxième étage. Le store était levé devant ma fenêtre. La lune brillait au-dehors. Tandis que j'étais couchée et que je regardais le carré de lumière tout en écoutant les aboiements du chien, je vis avec stupéfaction le visage de mon père qui m'observait. Monsieur Holmes, j'ai failli mourir de surprise et d'horreur. Il avait collé sa figure contre la vitre et il avait levé une main comme pour faire remonter le carreau. Si cette fenêtre s'était ouverte, je crois que je serais devenue folle. Ce n'était pas une hallucination, Monsieur Holmes ! Ne vous y trompez pas ! Je vous affirme que je suis bien demeurée une vingtaine de secondes pétrifiée en surveillant cette tête. Puis elle a disparu. Mais je n'ai pas pu… je n'ai pas pu sauter à bas de mon lit et courir à la fenêtre pour voir ce qu'elle était devenue. Je suis restée glacée et grelottante toute la nuit. Au petit déjeuner, je l'ai retrouvé sec, farouche, et il ne m'a fait aucune allusion à l'aventure de la nuit. Moi non plus, mais j'ai fourni une excuse pour me rendre à Londres, et j'ai accouru ici. Holmes parut profondément étonné. – Mais ma chère demoiselle, vous nous avez dit que votre chambre était située au deuxième étage. Y a-t-il dans le jardin une longue échelle ? – Non, monsieur Holmes ; et c'est bien le côté stupéfiant de l'affaire. Il n'y a pas de moyen praticable pour atteindre la fenêtre… Et pourtant, il était là ! – Cela se passait le 5 septembre, dit Holmes. Voilà qui complique les choses. Ce fut au tour de la jeune fille de paraître étonnée. – Monsieur Holmes, intervint Bennett, je vous ai entendu deux fois insister sur la date des faits. Croyez-vous qu'elle puisse avoir de l'importance. – Peut-être. C'est très possible. Mais je manque encore d'éléments. – Songeriez-vous au rapport existant entre la folie et les phases de la lune ? – Non, je vous assure. Je pensais tout à fait à autre chose. Voudriez-vous me laisser votre agenda, afin que je contrôle les dates ? Je pense, Watson, que notre plan d'action est parfaitement clair. Cette jeune demoiselle nous a informés (et j'ai grande confiance en son intuition) que son père se rappelle peu ou pas du tout ce qui se produit à certaines dates. Nous irons donc le voir comme s'il nous avait fixé rendez-vous l'un des jours notés par M. Bennett. Il accusera son manque de mémoire. Nous pourrons donc nous mettre en campagne après l'avoir vu de près. – Excellent ! s'exclama M. Bennett. Je vous préviens toutefois que le professeur est irascible, et même violent à ses heures. Holmes sourit. – Il y a de bonnes raisons pour que nous ne tardions pas : des raisons irrésistibles si ma théorie est fondée. Demain, Monsieur Bennett, vous nous verrez certainement à Camford. Si je me souviens bien, il existe une auberge qui s'appelle Chequers, où le porto est au-dessus de la médiocrité et le linge au-dessus des reproches. Je crois, Watson, que nous pourrions passer les jours qui viennent dans des endroits moins agréables. Le lundi matin, nous étions sur la route de la célèbre ville universitaire ; de la part de Holmes, l'effort était facile : il n'avait pas à se déraciner ; mais moi, j'avais dû mettre sur pied tout un dispositif hâtif, car ma clientèle à cette époque n'était pas à dédaigner. Holmes ne me parla de l'affaire qu'une fois nos valises déposées à l'hôtel dont il avait parlé. – Je crois, Watson, que nous pouvons coincer le professeur juste avant déjeuner. Il a un cours à onze heures, et ensuite il se repose chez lui avant le repas. – Sous quel prétexte nous présenterons-nous à lui ? Holmes jeta un coup d'œil sur son carnet. – Il a eu une période d'énervement autour du 26 août. Tenons pour admis qu'il est un petit peu dans le brouillard ces jours-là. Si nous lui certifions que nous venons sur rendez-vous, je crois qu'il ne se hasardera pas à nous contredire. Disposez-vous de l'effronterie nécessaire pour l'affirmer ? – Nous allons essayer en tout cas. – Bravo, Watson ! Voilà la devise de notre firme : nous allons essayer en tout cas. Un indigène nous guidera sûrement jusqu'à sa maison. Nous trouvâmes « l'indigène » en la personne d'un cocher qui nous fit longer d'abord les collèges vénérables, puis qui tourna dans une grande avenue pour nous déposer devant la porte d'une demeure charmante entourée de pelouses et couverte de glycine rouge. Le professeur Presbury était sans nul doute habitué non seulement au confort, mais au luxe. Quand notre fiacre s'arrêta, une tête grisonnante apparut à la fenêtre de la façade ; deux yeux perçants sous des sourcils touffus nous dévisagèrent à travers de grosses lunettes d'écaille. Nous fûmes introduits dans le sanctuaire du savant : l'homme mystérieux dont le déséquilibre nous avait arrachés à Londres se tenait devant nous. À première vue, rien dans son attitude ni dans ses manières ne trahissait la moindre excentricité. Il était grand, majestueux, sérieux, et il portait la redingote avec toute la dignité d'un conférencier célèbre. Ses yeux étaient sans doute ce qu'il avait de plus remarquable : leur regard m'apparut aigu, observateur, et d'une intelligence qui frôlait l'astuce. Il lut nos cartes de visite. – Veuillez vous asseoir, Messieurs. Que puis-je faire pour vous ? Holmes lui adressa son sourire le plus engageant. – C'était justement la question que j'allais vous poser, Monsieur. – A moi, monsieur ? – Il s'agit peut-être d'une erreur. J'ai appris par l'intermédiaire d'un tiers que le professeur Presbury, de Camford, avait besoin de mes services. – Non, vraiment ?… J'eus l'impression qu'une étincelle de méchanceté s'alluma dans les grands yeux gris. – … Vous avez appris, dites-vous ? Puis-je vous demander le nom de votre informateur ? – Je regrette, professeur, mais l'affaire présentait un caractère confidentiel. Si une erreur a été commise, c'est sans importance. Je ne peux que vous exprimer excuses pour vous avoir dérangé. – Pas du tout ! J'aimerais beaucoup approfondir cette question. Elle m'intéresse. N'avez-vous pas un papier écrit, lettre ou télégramme, qui corrobore vos dires ? – Non, monsieur. – Je suppose que vous n'irez pas jusqu'à prétendre que je vous ai convoqués ? – Je préférerais ne pas avoir à répondre, dit Holmes. – Ce détail mérite pourtant une réponse, déclara le professeur d'un ton âpre. Mais je l'aurai sans votre aide. Il traversa le bureau et sonna. Notre ami de Londres, M. Bennett, se présenta aussitôt. – Entrez, Monsieur Bennett. Ces deux gentlemen sont venus de Londres avec l'impression qu'ils avaient été convoqués. Toute ma correspondance passe entre vos mains. Avez-vous vu une lettre adressée à une personne nommée Holmes ? – Non, monsieur, répondit Bennett en rougissant. – Voilà qui est concluant ! dit le professeur en lançant un mauvais regard à mon compagnon. Maintenant, monsieur… Il avança le buste et posa à plat ses mains sur la table. – … Il me semble à moi que vous êtes dans une situation qui mérite quelques explications. Holmes haussa les épaules. – Je ne puis que vous répéter que je regrette de vous avoir dérangé inutilement. – Insuffisant, monsieur Holmes ! s'écria le vieil homme. Une méchanceté extraordinaire prit possession de sa physionomie. Sa voix était devenue tonnante. Il s'interposa entre la porte et nous. Il brandit ses poings avec fureur. – Vous ne sortirez pas d'ici aussi facilement ! nous dit-il, La rage déformait ses traits. Il avait perdu tout bon sens. Je suis persuadé que nous aurions dû en venir aux mains pour sortir de son bureau si M. Bennett n'était intervenu. – Mon cher professeur ! s'exclama-t-il. Réfléchissez à votre situation ! Songez au scandale dans l'Université ! Monsieur Holmes est une personnalité connue. Vous ne pouvez pas le traiter avec un pareil manque d'égards ! De mauvaise grâce, notre hôte (si je puis l'appeler ainsi) nous laissa le champ libre. Nous ne fûmes pas mécontents de nous retrouver dans la rue paisible. Holmes semblait très amusé par cet épisode. – Les nerfs de notre savant ami me paraissent quelque peu déréglés, me dit-il. Notre intrusion était peut-être hardie, mais elle nous a apporté ce contact personnel que je désirais. Attention, Watson ! Je l'entends sur nos talons. Sûrement il nous pourchasse… Effectivement, quelqu'un courait derrière nous, mais ce n'était pas, je le constatai avec soulagement, le redoutable professeur : c'était son collaborateur, qui nous rejoignit tout essoufflé. – Je suis si désolé, Monsieur Holmes ! Je voulais vous présenter mes excuses. – Elles sont bien inutiles, mon cher monsieur ! Ces légers incidents font partie de ma vie professionnelle. – Je ne l'ai jamais vu dans un état pareil. Il devient dangereux, terrible. Comprenez-vous à présent pourquoi sa fille et moi nous sommes effrayés ? Et pourtant, il a conservé l'esprit clair ! – Trop clair ! fit Holmes. J'avais commis une erreur de calcul. Il est évident que sa mémoire est beaucoup plus sûre que je ne l'avais supposé. À propos, pouvons-nous, avant que nous nous éloignions, apercevoir la fenêtre de Mlle Presbury ? M. Bennett se fraya un chemin parmi des buissons, et nous aperçûmes un côté de la maison. – La voilà : la deuxième sur la gauche. – Mais elle me paraît tout à fait inaccessible ! Pourtant, il a du lierre au-dessous et une conduite d'eau au-dessus qui fournissent un appui ou une prise. – Moi-même j'aurais bien du mal à grimper jusque-là, dit M. Bennett. – Certes ! Pour tout homme normal, ce serait un exploit dangereux. – Il y avait une autre chose que je désirais vous dire, Monsieur Holmes. J'ai le nom de l'homme de Londres qui est en correspondance avec le professeur. Le professeur lui a sans doute écrit ce matin, et j'ai relevé l'adresse sur le buvard. C'est de l'espionnage ignoble de la part d'un secrétaire de confiance, mais que puis-je faire d'autre ? Holmes lut le papier que lui tendait Bennett, et le mit dans sa poche. – Dorak ? Un nom curieux ! D'origine slave, je présume. Hé bien ! voilà un gros maillon pour ma chaîne ! Nous rentrerons à Londres demain après-midi, Monsieur Bennett. Je ne vois pas à quoi servirait que nous restions. Nous ne pouvons pas arrêter le professeur puisqu'il n'a commis aucun crime, et nous ne pouvons pas le faire enfermer puisque sa folie n'est pas prouvée. Jusqu'ici, il n'est pas possible d'envisager une action quelconque. – Mais alors, que faire ? – Un peu de patience, monsieur Bennett ! Les choses ne vont pas tarder à prendre tournure. Sauf erreur de ma part, il aura probablement une crise mardi prochain. Ce jour-là nous serons à Camford. En attendant, cette situation est incontestablement déplaisante, et si Mlle Presbury pouvait prolonger son séjour à Londres… – Rien de plus facile ! – Alors qu'elle reste à Londres jusqu'à ce que nous puissions l'assurer que tout danger est conjuré. D'ici mardi, ne le contrariez pas. Tant qu'il sera de bonne humeur, tout ira bien. – Le voilà ! chuchota Bennett. À travers les branchages, nous distinguâmes la grande silhouette droite qui était apparue devant la porte d'entrée et qui regardait les alentours. Il se tint légèrement penché en avant, les bras ballants, la tête tournant à droite et à gauche. Le secrétaire s'éclipsa, traversa les fourrés pour rejoindre le professeur, et tous deux rentrèrent ensemble dans la maison non sans avoir entamé une conversation apparemment animée, et même passionnée. – Je crois que le vieux gentleman est en train d'additionner deux et deux, me dit Holmes quand nous eûmes pris le chemin des Chequers. Il m'a donné l'impression de posséder un cerveau particulièrement logique, d'après le peu que je connais de lui. II est violent, sans doute, mais reconnaissons que de son point de vue il ne manquait pas de motifs pour exploser : il voit des détectives attachés à ses pas et il soupçonne certainement son entourage de les avoir alertés. Notre ami Bennett pourrait bien traverser des heures difficiles ! Holmes s'était arrêté en route au bureau de poste, et il avait expédié un télégramme. Nous reçûmes la réponse le soir même. Il me la montra : Me suis rendu Commercial Road et ai vu Dorak. Personnage affable. Bohémien d'origine. Âgé. Tient un grand magasin. Mercer. – Vous ne connaissez pas Mercer, m'expliqua Holmes. Je l'ai engagé récemment. Il s'occupe du travail de routine. Il était important de savoir quelque chose sur l'homme avec lequel notre professeur correspond si secrètement. Sa nationalité se relie dans mon esprit à ce séjour à Prague. – Dieu merci, dis-je, voilà enfin quelque chose qui se relie à quelque chose ! Pour l'instant, nous nous trouvons en face d'une série d'incidents inexplicables qui n'ont entre eux aucun rapport. Par exemple, quel rapport peut-il bien exister entre un chien-loup furieux et un séjour en Bohême, ou entre l'un et l'autre de ces faits avec un homme qui la nuit marche à quatre pattes dans un couloir ? Quant à vos dates, c'est la plus grande mystification du siècle ! Holmes se frotta les mains en souriant. Nous étions assis dis le petit salon du vieil hôtel, devant une bouteille de porto – Bon ! Hé bien ! voyons un peu les dates pour commencer, fit-il en réunissant les extrémités de ses doigts et en prenant l'attitude d'un maître d'école qui s'adresse à sa classe. L'agenda de cet excellent jeune homme nous démontre que les troubles se sont manifestés le 2 juillet d'abord, puis tous les neuf jours, avec, je crois, une seule exception. La dernière crise remonte au vendredi 3 septembre, exactement neuf jours après la crise précédente datant du 26 août. Il ne s'agit pas d'une simple coïncidence. J'acquiesçai. – Formulons donc la théorie provisoire suivante : tous les neuf jours, le professeur prend une certaine drogue puissante qui provoque un effet passager, mais hautement toxique. Son tempérament naturellement violent en subit l'effet. Il a appris à prendre cette drogue pendant qu'il se trouvait à Prague, et c'est maintenant un intermédiaire de Londres qui la lui fournit. Tout cela est cohérent, Watson ! – Mais le chien, mais la tête à la fenêtre, mais la marche à quatre pattes dans le couloir ? – Écoutez, nous avons démarré. Nous avons un début. Je ne m'attends à rien de neuf avant mardi prochain. En attendant, nous ne pouvons que demeurer en contact avec l'ami Bennett et profiter des agréments de cette charmante ville. Le lendemain matin, M. Bennett s'échappa pour nous porter les dernières informations. Comme Holmes l'avait prévu, il avait vécu des heures difficiles. Sans l'avoir accusé directement d'être le responsable de notre intrusion, le professeur lui avait parlé un langage très rude et lui avait tenu rigueur de l'incident. Ce matin pourtant il était redevenu normal et il avait fait comme d'habitude son cours, très brillant, devant une foule d'étudiants. – En dehors de ses accès bizarres, nous dit-il, je lui trouve une vitalité et une énergie plus grandes que jamais, et son cerveau fonctionne admirablement. Mais il n'est plus lui-même : plus du tout l'homme que nous avons connu. — Je ne crois pas que vous ayez quelque chose à craindre pendant une semaine, répondit Holmes. Or je suis un homme occupé, et le docteur Watson a des malades qui l'attendent. Convenons que nous nous retrouverons dans cet endroit mardi prochain. Je serais bien surpris si, avant que nous nous séparions, nous n'étions pas capables d'expliquer sinon de supprimer les soucis qui vous assaillent. Jusque-là, tenez-nous au courant par lettre. Je ne revis pas mon ami les jours suivants ; mais lundi soir je reçus un bref message m'invitant à le rejoindre au train du lendemain. Pendant que nous roulions vers Camford, il m'annonça que de nouveaux incidents ne s'étaient pas produits, que la paix avait régné dans la maison du professeur, dont le comportement avait été tout à fait normal. M. Bennett nous le confirma de vive voix quand il nous retrouva le soir même aux Chequers. – Il a reçu aujourd'hui de son correspondant de Londres une lettre et un petit paquet avec une croix sous le timbre. Je n'y ai donc pas touché. Rien d'autre à signaler. – Cela pourrait être suffisant, murmura Holmes avec un sourire de mauvais augure. Je crois, Monsieur Bennett, que nous arriverons cette nuit à une conclusion. Si mes déductions sont correctes, l'affaire est mûre. Mais pour cela, il est indispensable de surveiller le professeur. Je vous serais reconnaissant, par conséquent, de demeurer éveillé et d'être sur le qui-vive. Si vous l'entendez passer devant votre porte, n'intervenez pas, mais suivez-le aussi discrètement que possible. Le docteur Watson et moi, nous ne serons pas loin. À propos, où est la clé de cette petite boîte dont vous nous avez parlé ? – Il la porte à sa chaîne de montre. – Je suppose que nos recherches devront s'orienter par là. Au pis, la serrure ne doit pas être bien formidable ! Y a-t-il sur les lieux un autre homme valide ? – Le cocher, Macphail. – Où dort-il ? – Dans l'écurie. – Nous aurons peut-être besoin de lui. Hé bien ! nous ne pouvons rien faire de plus avant d'assister au développement des événements !… Bonsoir. Mais je pressens que nous vous reverrons avant demain matin. Il était près de minuit quand nous prîmes notre faction parmi les buissons qui faisaient face à la porte de la maison du professeur. La nuit était belle, mais froide, et nous n'eûmes pas à regretter d'avoir pris des manteaux chauds. Le vent soufflait. Des nuages filaient dans le ciel et masquaient par moments la demilune. Notre faction aurait été lugubre si nous n'avions pas été bardés contre l'ennui par la curiosité et l'impatience, et si mon camarade ne m'avait pas assuré que nous étions arrivés au terme de cette étrange succession d'événements. – Pour peu que le cycle des neuf jours se vérifie ce soir, me dit Holmes, nous devrions voir le professeur en pleine crise. Ses symptômes se sont déclarés après son voyage à Prague ; il entretient une correspondance secrète avec un commerçant de Bohême établi à Londres et qui représente sans doute quelqu'un de Prague ; il a reçu de lui un paquet aujourd'hui même. Tout cela est cohérent. Nous ne savons pas ce qu'il prend, ni pourquoi il le prend, mais le produit vient de Prague, très vraisemblablement. Il le prend d'après des directives précises qui règlent ce cycle des neuf jours, premier point qui a attiré mon attention. Ses symptômes sont tout à fait remarquables. Avez-vous observé les jointures de ses doigts ? – Je dus avouer que non. – Épaisses et cornées comme je n'en ai jamais vu. Il faut toujours commencer par regarder les mains, Watson. Ensuite les poignets de la chemise, les genoux du pantalon et les souliers. Ces jointures très bizarres ne peuvent s'expliquer que par le processus observé… Holmes s'interrompit et se frappa le front. – … Oh ! Watson, Watson, que j'ai été stupide ! Mon idée paraît incroyable, et pourtant elle doit être exacte. Tout pointe dans cette direction. Comment n'ai-je pas vu le lien qui relie tout ! Ces jointures… comment ai-je pu laisser passer ces jointures ? Et le chien ! Et le lierre ! Oh ! il est grand temps que je disparaisse dans la petite ferme de mes rêves ! Attention, Watson ! Le voici ! Nous avons la chance d'être aux premières loges. La porte d'entrée s'était lentement ouverte ; contre le vestibule éclairé, la haute silhouette du professeur se détacha. Il était en robe de chambre. Tandis qu'il se profilait sur le seuil, il se tenait droit, mais il se penchait légèrement en avant, bras ballants, comme nous l'avions déjà vu. Il s'engagea dans l'avenue. Alors, un changement extraordinaire s'opéra en lui. Il se laissa tomber en avant, s'accroupit et se mit à marcher sur les mains et les pieds, sautillant par moments comme s'il débordait de vitalité et de force. Il longea à quatre pattes la façade de la maison et contourna l'angle. Quand il eut disparu, Bennett se glissa hors de la maison et le suivit doucement. – Venez, Watson, venez ! s'écria Holmes. Nous nous hâtâmes le plus possible parmi les fourrés et nous arrivâmes à un endroit d'où nous pûmes observer l'autre côté de la maison qu'éclairait la lumière de la demi-lune. Distinctement visible, le professeur était ramassé sur lui-même au pied du mur couvert de lierre. Puis avec une agilité surprenante, il se mit à grimper. De branche en branche, il se hissait, le pied sûr et la poigne robuste, apparemment pour le plaisir d'exercer son talent de grimpeur et sans but précis. Sa robe de chambre flottait de chaque côté : aurait dit une gigantesque chauve-souris accrochée au flanc de la maison ; il dessinait une tache noire carrée sur le mur. Bientôt il se lassa de cette distraction et, se laissant tomber de branche en branche, il s'accroupit à nouveau et se dirigea vers l'écurie en marchant à quatre pattes. Le chien-loup était sorti de sa niche ; il commença à aboyer furieusement ; quand il aperçut son maître, ses aboiements redoublèrent de violence. Il tirait sur sa chaîne, tremblait de rage et d'impatience. Le professeur s'accroupit juste à côté du chien, mais hors de son atteinte, et il entreprit alors de le provoquer et de l'exciter de toutes les manières imaginables. Il ramassa des poignées de sable et de gravier dans l'avenue et les jeta dans les yeux du chien, il le houspilla avec un bâton qu'il avait trouvé, il agita ses mains sous la gueule béante et frémissante, bref il s'efforça de pousser au paroxysme la fureur de l'animal, déjà presque fou de rage. Dans toutes nos aventures, je ne crois pas que j'aie assisté à un spectacle plus étrange que cette silhouette imposante et digne accroupie à quatre pattes sur le sol comme une grenouille et aiguillonnant par toutes sortes de cruautés ingénieuses et calculées un chien en colère qui rampait et sautait en face de lui. Et soudain, le drame éclata ! Ce ne fut pas la chaîne qui cassa : mais le collier qui glissa, car il avait été fabriqué pour un gros terre-neuve. Nous entendîmes le cliquetis du métal tombant à terre. L'instant d'après, l'homme et le chien roulaient ensemble sur le sol : l'un rugissant de rage, l'autre hurlant de terreur. Il s'en fallut de peu que le professeur y laissât la vie. La bête l'avait saisi à la gorge, ses crocs s'étaient déjà enfoncés profondément, le professeur s'était évanoui avant que nous eussions pu nous interposer et séparer les combattants. Nous aurions sans doute été exposés nous-mêmes à un grand péril si l'arrivée et la voix de Bennett n'avaient instantanément ramené le chien à la raison. Le vacarme avait tiré de la chambre où il couchait au-dessus de l'écurie le cocher mal réveillé et ahuri. – Ça ne m'étonne pas ! fit-il en hochant la tête. Je l'avais déjà observé. Je savais bien que le chien finirait tôt ou tard par lui sauter dessus. Le chien fut enchaîné à nouveau, et nous ramenâmes le professeur dans sa chambre, où Bennett, qui avait fait des études de médecine, m'aida à panser la gorge blessée. Les dents acérées s'étaient plantées non loin de l'artère carotide et l'hémorragie était sérieuse. Au bout d'une demi-heure, tout danger se trouva écarté ; j'injectai au malade de la morphine et il sombra dans un sommeil profond. Ce fut alors que nous pûmes discuter de la situation. – Je pense qu'un grand médecin devrait le prendre en main ! déclarai-je. – Non, au nom du Ciel ! s'écria Bennett. A présent le scandale est confiné dans cette maison. Il ne sortira pas de nos murs. Mais si quelqu'un d'autre est appelé, le professeur deviendra la fable du monde entier. Réfléchissez à son rang dans l'Université, à sa réputation européenne, aux sentiments de sa fille ! – Très juste ! dit Holmes. Je pense que nous pouvons tenir l'affaire secrète, et que nous empêcherons toute nouvelle récidive puisque nous avons les mains libres. Donnez-moi la clé de la chaîne de montre, Monsieur Bennett. Macphail va rester auprès du malade et nous préviendra si un changement se produit. Allons voir ce que contient la boîte mystérieuse du professeur. Elle ne contenait pas grand-chose, mais c'était assez : une fiole vide, une autre presque pleine, une seringue hypodermique, plusieurs lettres écrites en pattes de mouche par un étranger. Les croix sur les enveloppes attestaient qu'il s'agissait bien de celles qui avaient modifié les habitudes du secrétariat ; chacune était originaire de Commercial Road et signée « A. Dorak ». Elles n'étaient en fait que des factures annonçant qu'une nouvelle fiole était envoyée au professeur, ou des reçus. Toutefois, il y avait une autre enveloppe écrite par quelqu'un de plus instruit et qui portait le cachet de la poste de Prague sur un timbre autrichien. – Voici la solution du mystère ! s'écria Holmes. Et il lut : « Cher et estimé confrère, « Depuis votre visite qui nous a honorés, j'ai beaucoup réfléchi à votre cas. Étant donné vos préoccupations, le traitement se justifie, mais néanmoins je ne saurais trop vous recommander la prudence, car les résultats que j'ai obtenus montrent qu'il n'est pas totalement exempt de dangers. « Il est possible que le sérum de l'anthropoïde soit plus indiqué. J'ai utilisé, comme je vous l'ai expliqué, le langur à tête noire parce que je pouvais me procurer un échantillon. Le langur est, naturellement, un rampeur et un grimpeur, tandis que l'anthropoïde marche droit et dans l'ensemble est plus proche de l'homme. « Je vous demande de prendre toutes les précautions possibles pour que le procédé ne soit pas prématurément révélé. J'ai en Angleterre un autre client. Dorak sera mon représentant pour vous deux. « Un rapport hebdomadaire m'obligerait. « Bien à vous, avec ma très haute considération. « H. Lowenstein. » Lowenstein ! Ce nom me rappela un article de journal qui contait l'histoire d'un savant obscur qui avait trouvé un Moyen inconnu pour parvenir au secret de la régénérescence et de l'élixir de vie. Lowenstein de Prague ! Lowenstein avec son étonnant sérum revigorant, proscrit par la Faculté parce qu'il refusait de révéler son origine… En quelques mots, je mis mes compagnons au courant. Bennett s'empara d'un manuel de zoologie. – « Langur, lut-il, grand singe à tête noire des pentes de l'Himalaya, le plus gros et le plus proche de l'homme, des singes grimpeurs. » Suivent des détails. Hé bien ! grâce à vous, monsieur Holmes, nous avons remonté jusqu'à la source du mal ! – La vraie source, répondit Holmes, réside certainement dans cette histoire d'amour inopportune. Notre impétueux professeur s'est mis dans la tête qu'il ne parviendrait à ses fins qu'en se muant en homme plus jeune. Quand on essaie de se hisser audessus de la nature, on court le risque de tomber plus bas. Le type humain supérieur peut retourner à l'animal s'il s'écarte de la route droite de sa destinée… Il considéra la fiole qu'il avait gardée dans sa main et examina le liquide clair qui était à l'intérieur. – … Quand j'aurai écrit à cet homme pour lui dire que je le tiens pour criminellement responsable des poisons qu'il met en circulation, nous n'aurons plus d'ennuis. Mais le danger subsiste. Il peut se représenter d'une manière plus anodine. C'est un grand danger : un très grand danger pour l'humanité. Supposez, Watson, que le matérialiste, le sensuel, le mondain prolongent leurs existences inutiles. Que deviendrait le spirituel ? Nous aboutirions à la survivance du moins capable. Dans quel abîme d'iniquité plongerait notre pauvre humanité !… Mais l'homme d'action chassa brusquement le rêveur. – … Je crois qu'il n'y a plus rien à ajouter, Monsieur Bennett. Les divers épisodes trouvent aisément leur place dans le cadre général. Le chien, bien sûr, a perçu le changement beaucoup plus vite que vous. Son odorat le lui permettait. C'était le singe, et non le professeur, que Roy attaquait ; de même que c'était le singe qui aiguillonnait Roy. Le singe adore grimper. C'est tout à fait par hasard, je pense, que l'escalade a amené le professeur en face de la fenêtre de sa fille… Il y a un train pour Londres bientôt, Watson, mais que penseriez-vous d'une tasse de thé aux Chequers avant que nous sautions dedans ? Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois-Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LES HOMMES DANSANTS Le retour de Sherlock Holmes (décembre 1903) Les hommes dansants Holmes était resté plusieurs heures assis en silence, son long dos courbé sur une coupelle de chimie dans laquelle il mélangeait une mixture particulièrement malodorante. Sa tête inclinée sur sa poitrine, il me faisait penser à un étrange oiseau décharné au plumage gris terne et à la huppe noire. – Alors, Watson, me lança-t-il tout à coup, comme ça vous n'avez pas l'intention d'investir dans les valeurs sud-africaines ? – J'eus un sursaut de stupéfaction. Bien que je fusse habitué aux singulières facultés de Holmes, cette brusque intrusion dans mes réflexions les plus intimes m'était complètement inexplicable. – Comment diable le savez-vous ? lui demandai-je. Il pivota sur son tabouret, un tube à essai fumant à la main et une lueur amusée au fond de ses yeux profondément enfoncés. – Allons, Watson, avouez que vous êtes confondu, fit-il. – Je le suis. – Je devrais vous faire signer des aveux dans ce sens. – Pourquoi ? – Parce que dans cinq minutes vous soutiendrez-que ceci est d'une absurde simplicité. – Jamais je ne prétendrai une chose pareille. – Voyez-vous, mon cher Watson – il posa le tube à essai dans son râtelier et se lança dans une démonstration sur le ton d'un professeur s'adressant à sa classe -, il n'est pas très difficile de construire une suite de déductions où chacune découle de celle qui la précède et où toutes sont néanmoins d'une extrême simplicité. Si, après avoir procédé de la sorte, l'une d'entre elles balaye simplement toutes les déductions intermédiaires et offre une résonance avec le point de départ et la conclusion, elle est capable de produire un effet surprenant, bien que peut-être factice. Pour ce qui nous occupe, il n'était pas très difficile, par un examen du sillon entre votre index gauche et votre pouce, de savoir avec certitude que vous n'aviez pas l'intention d'investir votre modeste capital dans les mines d'or. – Je ne vois pas le rapport. – Probablement pas ; mais je peux très rapidement vous montrer un lien très étroit. Voici les maillons manquants d'une chaîne fort simple : 1) Vous aviez de la craie entre votre index gauche et votre pouce en revenant de votre club hier soir. 2) Vous mettez de la craie à cet endroit lorsque vous jouez au billard, pour assurer votre queue. 3) Vous ne jouez jamais au billard sauf avec Thurston. 4) Vous m'avez confié, il y a quatre semaines, que Thurston avait une option sur des terrains sud-africains qui arrivait à expiration au bout d'un mois et qu'il désirait vous la voir partager avec lui. 5) Votre carnet de chèques est enfermé dans mon tiroir et vous ne m'avez pas demandé la clef. 6) Vous n'avez pas l'intention de placer votre argent de cette manière. – Ceci est d'une absurde simplicité ! m'exclamai-je. – Exactement ! répliqua-t-il, légèrement irrité. N'importe quel problème devient d'une simplicité enfantine une fois qu'on vous l'a expliqué. En voici un qui ne l'est pas. Voyez ce que vous pouvez en tirer, mon cher Watson. Il poussa une feuille de papier sur la table avant de retourner à ses expériences de chimie. Je me penchais avec étonnement hiéroglyphes qui couvraient le papier. sur les absurdes – Voyons, Holmes, c'est un dessin d'enfant, m'écriai-je. – Oh, c'est votre opinion ! – Que serait-ce d'autre ? – Précisément ce que Mr. Hilton Cubitt du Manoir de Riding Thorpe, Norfolk, est impatient de savoir. Cette petite énigme est arrivée par le premier courrier du matin et l'homme est censé suivre par le prochain train. Voici un coup de sonnette, Watson. Je ne serais pas surpris que ce fût lui. Un pas pesant gravit les escaliers, et un instant plus tard, un grand gentleman, dont les yeux clairs et les joues rubicondes témoignaient d'une vie menée loin des brouillards de Baker Street, le teint éclatant de santé et parfaitement rasé, pénétrait dans la pièce. Une bouffée de cet air puissant, frais et fortifiant de la côte Est parut s'engouffrer avec lui. Après nous avoir serré la main à chacun, il allait s'asseoir lorsque son regard tomba sur la feuille et ses singuliers dessins que je venais d'examiner et que j'avais laissée sur la table. – Alors, Mr. Holmes, qu'en pensez-vous ? s'écria-t-il. On m'a dit que vous appréciez les mystères insolites. Je ne crois pas que vous puissiez en trouver de plus étrange. Je vous l'ai envoyé en avance pour vous laisser le temps de l'étudier avant mon arrivée. – Il s'agit sans aucun doute d'une pièce des plus curieuses, commenta Holmes. À première vue, on pourrait la prendre pour un dessin d'enfant représentant une extravagante succession de petites silhouettes dansant sur le papier où elles sont dessinées. Pourquoi accordez-vous une quelconque importance à une chose aussi saugrenue ? – Je n'y aurais prêté aucune attention, Mr. Holmes, si ce n'était ma femme. Ce papier lui a fait une peur bleue. Elle ne dit rien mais la terreur se lit dans son regard. C'est pourquoi je veux aller au bout de cette affaire. Holmes ramassa le papier et l'exposa à la lumière du soleil. La page était arrachée d'un carnet. Les dessins étaient faits au crayon et se déroulaient de la façon suivante : Holmes l'examina quelque temps soigneusement, il le rangea dans son agenda. puis, le pliant – Voilà un cas qui promet d'être des plus intéressants et des plus inhabituels, fit-il. Vous m'avez fourni quelques détails dans votre lettre, Mr. Hilton Cubitt, auriez-vous cependant l'obligeance de revenir dessus au profit de mon ami, le docteur Watson – Je ne suis pas un très bon conteur, répondit notre visiteur en serrant et desserrant nerveusement ses grandes mains puissantes. Vous me demanderez des explications quand je n'aurai pas été clair. Je commencerai avec mon mariage l'année dernière mais je veux tout d'abord vous dire que, bien que je ne sois pas un homme riche, ma famille est établie à Riding Thorpe depuis cinq siècles et il n'est pas de famille plus respectée que la nôtre dans le comté de Norfolk. L'année dernière, je suis venu à Londres pour le Jubilée et je suis descendu dans une pension de famille de Russel Square parce que Parker, le pasteur de notre paroisse, y était installé. Il y avait là une jeune femme, une Américaine du nom de Patrick, Elsie Patrick. Nous sommes devenus amis et, avant la fin de mon séjour d'un mois, j'étais aussi épris qu'on peut l'être. Nous nous sommes mariés civilement dans la plus grande intimité et c'est en tant que mari et femme que nous sommes retournés à Norfolk. Vous estimerez que c'est une pure folie, Mr. Holmes, pour un homme d'une bonne et ancienne famille d'épouser une femme de cette façon, sans rien savoir de son passé ni de sa famille mais si vous la voyiez, si vous la connaissiez, vous comprendriez mieux. « Elle, Elsie s'est montrée très franche à ce sujet. Je ne peux pas dire qu'elle ne m'ait donné toutes les occasions de me rétracter si je l'avais voulu. “J'ai eu des fréquentations très déplaisantes dans ma vie, m'a-t-elle dit. Je veux les oublier. Je ne ferai jamais aucune allusion à mon passé parce qu'il m'est très douloureux. Si tu m'épouses, Hilton, tu épouseras une femme qui n'a rien à se reprocher ; mais tu devras te contenter de ma parole et m'autoriser à rester silencieuse sur tout ce qui s'est passé avant que je ne sois tienne. Si ces conditions sont trop dures, alors retourne à Norfolk et laisse-moi à l'existence solitaire qui était la mienne lorsque tu m'as rencontrée.” Tels furent les mots qu'elle prononça la veille de notre mariage. Je lui ai répondu que je m'accommoderai de ses conditions et j'ai tenu parole. « Nous sommes mariés à présent depuis un an et nous avons été parfaitement heureux. Mais il y a un mois, à la fin juin, j'ai remarqué les premiers signes de trouble. Un jour, ma femme a reçu une lettre d'Amérique. J'ai vu le timbre américain. D'une pâleur mortelle, elle a lu la lettre puis l'a jetée au feu. Elle n'y fit par la suite aucune allusion, pas plus que moi, car une promesse est une promesse mais, depuis ce jour, elle n'a jamais connu une heure de tranquillité. Son visage affiche une inquiétude permanente comme si elle attendait et redoutait quelque chose. Elle ferait mieux de me faire confiance. Elle se rendrait compte que je suis son meilleur ami. Mais je ne peux rien dire avant qu'elle ne parle. Voyez-vous, c'est une femme honnête, Mr. Holmes et quels que soient les problèmes qu'elle ait pu rencontrer par le passé, elle n'y est pour rien. Je ne suis qu'un simple châtelain de Norfolk mais aucun autre homme que moi en Angleterre ne tient l'honneur de sa famille en plus haute considération. Elle le sait très bien et elle le savait parfaitement avant de m'épouser. Elle n'y jetterait jamais la moindre tache, j'en suis parfaitement convaincu. « J'en viens à présent à la partie la plus étrange de mon récit. Il y a environ une semaine – c'était le mardi de la semaine dernière –, j'ai découvert sur le rebord d'une fenêtre une série d'absurdes petites silhouettes dansantes comme celles sur le papier. Elles étaient griffonnées à la craie. J'ai cru que c'était le garçon d'écurie qui les avait dessinées mais le garçon m'a juré qu'il n'y était pour rien. Quoi qu'il en soit, elles sont apparues pendant la nuit. Je les ai fait lessiver et je n'ai mentionné l'incident à ma femme que plus tard. À ma surprise, elle l'a pris très au sérieux et m'a supplié, si d'autres dessins apparaissaient, de les lui laisser voir Il n'y en eut pas pendant une semaine et puis, hier matin, j'ai découvert ce papier abandonné sur le cadran solaire du jardin. Je l'ai montré à Elsie et elle s'est évanouie. Depuis lors, elle semble être ailleurs, à moitié hébétée, une lueur de terreur tapie en permanence au fond des yeux. C'est alors que je vous ai écrit et envoyé ce papier, Mr. Holmes. Je ne pouvais pas raconter cette histoire à la police, ils m'auraient ri au nez mais vous, vous allez me dire ce qu'il faut faire. Je ne suis pas un homme riche mais, si un danger menace ma chère femme, je suis prêt à dépenser jusqu'à mon dernier sou pour la protéger. Simple, honnête et de bonne famille, avec ses grands yeux bleus pleins de ferveur et son beau et large visage, cet homme constituait un représentant admirable de ces propriétaires terriens issus du vieux sol anglais. Son amour pour sa femme et sa confiance en elle se lisaient sur ses traits. Holmes, après avoir écouté son histoire avec la plus grande attention, resta quelque temps plongé dans ses réflexions. – Ne croyez-vous pas, Mr. Cubitt, fit-il enfin, que le mieux serait de vous adresser directement à votre femme et de lui demander de vous faire partager son secret ? Hilton Cubitt hocha sa tête massive. – Une promesse est une promesse, Mr. Holmes. Si Elsie voulait me parler, elle le ferait. Sinon, ça n'est pas à moi de forcer ses confidences. Mais rien ne m'interdit d'agir à ma guise et c'est ce que j'ai l'intention de faire. – Alors je vous aiderai de tout mon cœur En premier lieu, avez-vous entendu parler de l'arrivée d'étrangers dans les environs ? –Non. – J'imagine que c'est un endroit très calme. Un visage nouveau provoquerait des commentaires, non ? – Dans le voisinage immédiat, oui. Mais il y a plusieurs petites stations balnéaires assez proches et les paysans prennent des pensionnaires. – Ces hiéroglyphes ont manifestement un sens. S'il est purement arbitraire, il nous sera sans doute impossible de le découvrir. Mais si, par ailleurs, il obéit à un code, je ne doute pas d'en venir à bout. Cependant, cet échantillon précis est si court que je ne peux rien en tirer et les faits que vous m'avez rapportés sont si vagues qu'ils ne peuvent servir de base à une enquête. Je vous suggère de rentrer à Norfolk, de maintenir une surveillance assidue et de faire une copie fidèle de toute nouvelle ribambelle dansante qui pourrait apparaître. Il est tout à fait regrettable de ne pas avoir la réplique de celle laissée à la craie sur le rebord de la fenêtre. Menez aussi une, enquête discrète sur la présence éventuelle d'étrangers dans les parages. Dès que vous aurez rassemblé de nouveaux éléments, venez me voir C'est le meilleur conseil que je puisse vous donner, Mr. Hilton Cubitt. Si un quelconque développement pressant devait survenir, je me tiens prêt à venir vous voir à Norfolk à tout instant. L'entrevue laissa Sherlock Holmes profondément songeur et, à plusieurs reprises au cours des quelques jours suivants, je le vis sortir le petit morceau de papier de son calepin et se pencher longuement et avec la plus grande concentration sur les curieuses figurines qui y étaient inscrites. Il ne fit cependant aucune allusion à l'affaire jusqu'à un après-midi à peu près quinze jours plus tard. J'allais sortir lorsqu'il me rappela. – Vous feriez mieux de rester, Watson. – Pourquoi ? – Parce que j'ai reçu un télégramme de Hilton Cubitt ce matin. Vous vous souvenez de Hilton Cubitt et des farandoles ? Il devait arriver à Liverpool Street à treize heures vingt. Il devrait être là d'un instant à l'autre. Je déduis de son télégramme que de nouveaux événements d'importance sont intervenus. Nous n'attendîmes pas longtemps puisque notre châtelain de Norfolk arriva de la gare aussi vite qu'un fiacre put le conduire. Les yeux fatigués et le front ridé, il avait l'air soucieux et abattu. – Cette affaire me porte sur les nerfs, Mr. Holmes, commença t-il en s'affaissant comme un homme épuisé dans un fauteuil. C'est assez pénible de se sentir cerné par des gens invisibles et inconnus qui manigancent dans votre dos mais quand, en plus, vous savez que cela tue votre femme à petit feu, alors c'en est trop. Ça la ronge, elle dépérit sous mes yeux. – Elle n'a toujours rien dit ? – Non, Mr. Holmes, rien. Il y eut pourtant bien des moments où la pauvre fille semblait sur le point de parler mais elle n'a jamais pu se résoudre à franchir le pas. J'ai essayé de l'aider mais je dois avouer m'y être pris maladroitement et l'avoir effrayée. Elle a parlé de l'ancienneté de ma famille, de notre réputation dans le comté, de notre fierté quant à notre honneur sans tache et j'ai eu l'impression qu'on allait en venir à la question mais je ne sais pas comment, tout s'est arrêté avant. – Mais vous avez vous-même découvert quelque chose ? – Et pas qu'un peu, Mr. Holmes. J'ai plusieurs nouvelles ribambelles à vous montrer et, surtout, j'ai vu l'homme. – Quoi, l'homme qui les a dessinées ? – Oui, je l'ai vu à l'œuvre. Mais je vais tout vous raconter dans l'ordre. Lorsque je suis rentré de ma visite chez vous, la première chose que je vis le lendemain matin fut une nouvelle série de ces silhouettes dansantes. Elles avaient été dessinées à la craie sur la porte en bois noire de la cabane à outils, à côté du tennis parfaitement visible depuis les fenêtres de devant. J'en ai fait une copie exacte que voilà. Il déplia un papier qu'il étendit sur la table. Voici la réplique des hiéroglyphes – Excellent ! s'exclama Holmes. Excellent ! Je vous en prie, poursuivez. – Lorsque j'eus terminé, j'effaçai les marques mais, deux matinées plus tard, une nouvelle inscription était apparue. En voici la copie : Holmes se frotta les mains et gloussa de plaisir. – Notre matériel s'accumule rapidement, fit-il. – Trois jours plus tard, un message griffonné sur du papier était glissé sous un caillou sur le cadran solaire. Le voici. Les dessins, comme vous le constatez, sont exactement les mêmes que sur le précédent. Après ça, je me suis résolu à faire le guet. J'ai sorti mon revolver et je me suis installé dans mon bureau qui domine le tennis et le jardin. Aux environs de deux heures du matin, j'étais assis devant la fenêtre, la pièce était plongée dans l'obscurité à l'exception du clair de lune qui luisait au-dehors lorsque j'entendis des pas derrière moi. C'était ma femme en robe de chambre. Elle m'a supplié de venir me coucher. Je lui ai dit franchement que je voulais savoir qui nous jouait ces farces ridicules. Elle me répondit qu'il s'agissait d'une plaisanterie stupide à laquelle je ne devais prêter aucune attention. « – Si cela t'ennuie tellement, Hilton, partons en voyage tous les deux pour y échapper. « – Quoi, nous faire chasser de chez nous par un plaisantin ? rétorquai-je. Et être ridiculisé dans tout le pays ? « – Allons, viens te coucher, me répondit-elle. Nous parlerons de tout ça demain matin. » « Brusquement, alors qu'elle parlait, je vis la pâleur de son visage s'accentuer encore au clair de lune et sa main se serra sur mon épaule. Quelque chose se déplaçait dans l'ombre de la cabane à outils. Je distinguais une silhouette sombre, furtive qui franchissait le coin et s'accroupissait devant la porte. Saisissant mon arme, j'allais me précipiter dehors quand ma femme lança les bras autour de moi et me retint avec une force convulsive. J'essayai de la repousser mais elle s'accrochait désespérément à moi. Je parvins à me libérer mais le temps que j'ouvre la porte et que j'arrive à la remise, l'homme avait disparu. Il avait pourtant laissé une trace de sa présence. En effet, la même configuration de figurines dansantes apparue à deux reprises et que j'avais déjà recopiée se trouvait sur la porte. J'inspectai les alentours sans découvrir la moindre trace de cet homme. Et pourtant, si incroyable que cela paraisse, il avait dû être là tout le temps puisque, lorsque j'examinai de nouveau la porte le lendemain matin, il avait griffonné d'autres dessins sous la ligne que j'avais déjà vue. – Avez-vous ce nouveau dessin ? – Oui, il est très bref mais j'en ai fait une copie que voici. Il produisit une feuille. La nouvelle sarabande avait cet aspect : – Dites-moi, fit Holmes – et je voyais dans son regard combien il était excité – était-ce un simple ajout au message précédent ou vous a-t-il semblé complètement indépendant ? – Il était sur un autre panneau de la porte. – Excellent ! En ce qui nous concerne, c'est de loin le fait le plus important. Il me remplit d'espoir. Mais je vous en prie, Mr. Hilton Cubitt, poursuivez votre passionnante déclaration. – Je n'ai rien de plus à dire, Mr. Holmes, sinon que j'étais en colère contre ma femme ce soir-là pour m'avoir retenu alors que j'aurais pu attraper ce coquin de rôdeur. Elle a dit qu'elle avait eu peur qu'il ne m'arrive quelque chose. Pendant une seconde, il m'est venu à l'esprit qu'elle craignait peut-être en fait qu'il ne lui arrive quelque chose parce que je savais sans le moindre doute qu'elle connaissait l'identité de cet homme et ce qu'il voulait dire avec ses étranges messages. Mais il y a un ton dans la voix de ma femme, Mr. Holmes, et un éclat dans ses yeux qui interdit tout soupçon et je suis sûr que c'était en effet ma sécurité qui la préoccupait. Voilà toute l'histoire et, maintenant, je voudrais votre avis sur la conduite à tenir. Si je m'écoutais, je mettrais une demidouzaine de mes hommes dans les buissons et, quand ce type reviendra, ils lui donneront une telle raclée qu'il nous laissera tranquilles pour un bout de temps. – Je crains que le cas ne soit trop grave pour des solutions aussi simples, commenta Holmes. Combien de temps pouvezvous rester à Londres ? – Je dois rentrer aujourd'hui. Je ne voudrais pour rien au monde laisser ma femme seule ce soir. Elle est très nerveuse et m'a supplié de rentrer. – Vous avez parfaitement raison. Mais si vous aviez pu prolonger votre séjour, j'aurais peut-être pu vous accompagner dans un jour ou deux. Dans l'intervalle, laissez-moi ces papiers. Je pense qu'il est très probable que je sois en mesure de vous rendre visite sous peu et de jeter quelque lumière sur votre affaire. Sherlock Holmes conserva le calme de son attitude professionnelle jusqu'au départ de notre visiteur bien qu'il me fût aisé, moi qui le connaissais si bien, de noter son extrême agitation. Au moment où le large dos de Hilton Cubitt disparaissait par la porte, mon camarade se précipita vers la table, étendit devant lui tous les morceaux de papier recouverts de farandoles et se plongea dans des calculs complexes et minutieux. Deux heures durant je l'observais tandis qu'il remplissait des feuilles et des feuilles de silhouettes et de lettres, si complètement absorbé par sa tâche qu'il en avait de toute évidence oublié ma présence. Il faisait parfois des progrès et sifflotait ou chantait devant son travail ; à d'autres moments, il demeurait perplexe et restait immobile durant de longues périodes, le sourcil froncé et le regard vague. Il bondit finalement de sa chaise avec un cri de satisfaction et arpenta là pièce en se frottant les mains. Puis il rédigea un long télégramme sur un formulaire. – Si la réponse à ceci répond à mes attentes, vous aurez une très belle affaire à ajouter à votre collection, Watson, déclara-t-il. J'estime que nous serons en mesure de partir à Norfolk demain et d'apporter à notre ami des informations précises concernant le mystère de ses contrariétés. J'avoue avoir été plein de curiosité mais je savais pertinemment que Holmes aimait faire ses révélations de la façon et au moment choisis par lui, alors j'attendais qu'il lui convînt de me mettre dans la confidence. Mais il y eut du retard dans la réponse à son télégramme et deux jours d'impatience suivirent, durant lesquels Holmes dressait les oreilles au moindre coup de sonnette. Le soir du second jour arriva une lettre de Hilton Cubitt. De son côté, tout était calme à l'exception d'une longue inscription apparue le matin même sur le socle du cadran solaire. Il nous en envoyait une copie dont voici la reproduction : Holmes se pencha sur cette frise grotesque quelques minutes et bondit brusquement sur ses pieds avec une exclamation de surprise et de consternation. Son visage était défait d'anxiété. – Nous avons laissé les choses aller trop loin, fit-il. Y a-t-il un train pour North Walsham ce soir ? Je consultai les horaires. Le dernier venait juste de partir. – Alors il ne nous reste plus qu'à petit-déjeuner très tôt et à prendre le premier de la matinée, conclut Holmes. Notre présence est d'une urgente nécessité. Ah ! Voici notre télégramme tant attendu. Un moment, Mrs. Hudson, il y aura peut-être une réponse. Non, c'est exactement ce que j'espérais. Ce message ne rend que plus urgente notre intervention pour informer Hilton Cubitt de la nature des événements. Notre bon châtelain du Norfolk se trouve empêtré dans une singulière et dangereuse toile d'araignée. Ainsi, et tandis que j'en viens à la sombre conclusion d'une affaire qui ne m'était d'abord apparue que comme une curieuse gaminerie, j'éprouve de nouveau la consternation et l'horreur qui m'emplirent alors. J'aurais préféré avoir une fin plus heureuse à présenter à mes lecteurs mais telle est la chronique des faits et je dois suivre jusqu'à son noir dénouement l'étrange chaîne des événements qui fit du manoir de Riding Thorpe durant quelques jours l'endroit le plus célèbre de toute l'Angleterre. À peine étions-nous descendus du train à North Walsham et avions-nous mentionné le lieu de notre destination que le chef de gare se dépêchait vers nous. – Je suppose que vous êtes les inspecteurs de Londres ? fit-il. Un air contrarié balaya le visage de Holmes. – Qu'est-ce qui vous fait croire une telle chose ? – L'inspecteur Martin de Norwich vient juste de passer. Mais vous êtes peut-être les médecins. Elle n'est pas morte, elle ne l'était pas en tout cas aux dernières nouvelles. Vous devriez arriver à temps pour la sauver, même si c'est pour la potence. Les traits de Holmes s'assombrirent d'appréhension. – Nous allons au Manoir de Riding Thorpe, fit-il, mais nous ne savons rien des événements qui s'y sont déroulés. Une affreuse histoire, commenta le chef de gare. Ils ont pris une balle, tous les deux, Mr. Hilton Cubitt et sa femme. Elle l'a tué avant de se tuer à son tour, à ce que disent les domestiques. Il est mort et elle est dans un état désespéré. Quand on y pense ! une des plus vieilles familles du comté de Norfolk et l'une des plus respectées. Sans un mot, Holmes se précipita vers un attelage et, durant les onze interminables kilomètres du chemin, il ne desserra pas les dents. Je l'avais rarement vu aussi totalement abattu. Il s'était montré inquiet pendant tout le voyage et j'avais remarqué qu'il avait ressassé le message du matin avec une attention anxieuse. Mais à présent, la soudaine réalisation de ses pires craintes le plongeait dans une profonde mélancolie. Il était adossé à son siège, perdu dans de lugubres conjectures. Les alentours ne manquaient pourtant pas d'intérêt. Nous traversions une partie bien remarquable de la campagne anglaise où quelques cottages dispersés persés accueillaient la population d'aujourd'hui, tandis que de tous côtés d'énormes églises hérissaient leurs tours carrées sur le paysage vert et plat, témoignant de la gloire et de la prospérité de la vieille East Anglia. Enfin, la frange mauve de l'océan apparut au-delà de la bordure verte des côtes de Norfolk. Notre cocher pointa son fouet vers deux vieux pignons de brique et de bois jaillissant d'un bosquet d'arbres. – Le Manoir de Riding Thorpe, annonça-t-il. Alors que nous avancions vers le portique qui ornait la porte d'entrée, je remarquai devant lui, à côté du tennis, la sombre remise à outils ainsi que le cadran solaire auxquels nous étions si étrangement liés. Un petit homme soigné de sa personne, aux panières vives et à la moustache lustrée, venait juste de descendre d'un dog-cart surélevé. Il se présenta comme l'inspecteur Martin, de la police de Norfolk et afficha un air d'étonnement considérable en entendant le nom de mon compagnon. – Mais, Mr. Holmes, le crime n'a été commis qu'à trois heures cette nuit. Comment avez-vous pu l'apprendre de Londres et venir sur les lieux aussi vite ? – Je l'avais anticipé. J'étais venu dans l'espoir de l'empêcher. – Alors vous devez disposer d'indices importants que nous ignorons, parce qu'ils passaient pour un couple très uni. – Je n'ai que ceux des ribambelles dansantes, lâcha Holmes. Je vous expliquerai plus tard. En attendant, puisqu'il est trop tard pour éviter cette tragédie, je souhaite ardemment employer les informations en ma possession afin de m'assurer que justice soit rendue. M'associerez-vous à votre enquête ou préférez-vous que j'agisse seul ? – Je serais fier de savoir que nous agissons ensemble, Mr. Holmes, répondit l'inspecteur avec enthousiasme. – Dans ce cas, je serais heureux d'entendre les dépositions et d'examiner les lieux sans perdre un seul instant. L'inspecteur Martin eut le bon sens de laisser mon ami agir selon ses habitudes en se contentant de noter soigneusement les résultats. Le médecin local, un homme âgé aux cheveux blancs, venait juste de descendre de la chambre de Mrs. Hilton Cubitt. Il nous rapporta que ses blessures étaient sérieuses mais pas nécessairement fatales. La balle avait traversé son cerveau et il s'écoulerait probablement un certain temps avant qu'elle ne reprenne conscience. À la question de savoir si quelqu'un l'avait abattue ou si elle s'était elle-même tiré dessus, il ne se hasarderait pas à formuler d'avis catégorique. La balle avait sans aucun doute été tirée de très près. Il n'y avait qu'une seule arme dans la pièce, dont deux balles avaient été tirées. Mr. Hilton Cubitt avait été atteint en plein cœur II était aussi concevable qu'il ait tué sa femme avant de retourner l'arme contre lui ou qu'elle soit la criminelle, car le revolver était tombé sur le sol exactement entre eux. – A-t-il été déplacé ? demanda Holmes. – Nous n'avons touché à rien en dehors de la femme. Nous ne pouvions pas la laisser blessée sur le sol. – Depuis combien de temps êtes-vous là, docteur ? – Je suis arrivé à quatre heures. – Y avait-il quelqu'un d'autre ? – Oui, l'officier de police ici. – Et vous n'avez touché à rien ? – A rien. – Vous avez agi avec une grande sagesse. Qui vous a appelé ? – La femme de chambre, Saunders. – Est-ce elle qui a donné l'alerte ? – Elle et Mrs. King, la cuisinière. – Où sont-elles à présent ? – À la cuisine, je crois. – Bien, alors je pense que nous ferions mieux d'écouter leur histoire sans attendre. Le hall désuet, lambrissé de chêne et pourvu de hautes fenêtres, avait été transformé en tribunal d'enquête. Holmes était assis dans un large fauteuil ancien, ses yeux implacables éclairant son visage défait. Je pouvais y lire son désir de se consacrer à cette quête corps et âme jusqu'à ce que le client qu'il avait été impuissant à sauver soit finalement vengé. Le coquet inspecteur Martin, le vieux docteur de campagne chenu, moi-même ainsi que le robuste agent de police du village constituaient le reste de cette étrange assemblée. Les deux femmes relatèrent leur histoire avec une clarté suffisante. Elles avaient été tirées de leur sommeil par le bruit d'une détonation, suivie, une minute plus tard, d'une seconde. Elles dormaient dans des chambres contiguës et Mrs. King avait fait irruption dans celle de Saunders. Elles avaient descendu l'escalier ensemble. La porte du bureau était ouverte et une bougie brûlait sur la table. Leur maître était étendu face contre terre au milieu de la pièce. Il était bien mort. Près de la fenêtre, sa femme était recroquevillée, sa tête appuyée contre le mur. Elle était affreusement blessée et tout le côté de son visage était rouge de sang. Elle respirait péniblement, incapable de prononcer une parole. Le couloir, comme la pièce, était empli de fumée et d'une odeur de poudre. La fenêtre était sans aucun doute poussée et fermée de l'intérieur. Les deux femmes étaient sur ce point catégoriques. Elles avaient immédiatement envoyé chercher le docteur et l'agent de police. Puis, avec l'aide du palefrenier et du garçon d'écurie, elles avaient transporté leur maîtresse blessée dans sa chambre. Elle et son mari avaient occupé leur lit. Elle portait sa chemise de nuit, lui sa robe de chambre sur son pyjama. Rien n'avait été déplacé dans le bureau. Pour autant qu'elles le sachent, le mari et la femme ne s'étaient jamais disputés. Elles les avaient toujours considérés comme un couple très uni. Tels étaient les principaux éléments de la déclaration des domestiques. En réponse à l'inspecteur Martin, elles déclarèrent fermement que toutes les portes étaient fermées de l'intérieur et que personne n'avait pu s'échapper de la maison. En réponse à Holmes, elles se souvinrent toutes deux d'avoir eu conscience de l'odeur de poudre dès l'instant où elles avaient quitté leur chambre à l'étage. – Je recommande ce point à votre attention particulière, souligna Holmes à ses collègues. Et à présent, je crois que nous sommes en mesure d'entreprendre un examen minutieux de la pièce. Elle s'avéra de petites dimensions, tapissée de livres sur trois murs, et pourvue d'un petit bureau placé devant une fenêtre ordinaire qui donnait sur le jardin. Nos premières attentions furent pour le corps du malheureux châtelain dont l'impressionnante charpente gisait au milieu de la pièce. Sa robe de chambre en désordre montrait qu'il avait été tiré en hâte de son sommeil. La balle lui avait été tirée de face et n'était pas ressortie après avoir traversé le cœur. Sa mort avait certainement été instantanée et sans douleur. Sa robe de chambre, comme ses mains, ne portait aucune trace de poudre. Selon le médecin de campagne, la femme en présentait des traces sur le visage mais aucune sur les mains. – L'absence de ces dernières ne signifie rien, bien que leur présence eût révélé beaucoup, constata Holmes. À moins d'un chargeur mal réglé qui projetterait de la poudre vers l'arrière, on peut tirer à plusieurs reprises sans laisser aucune trace. À présent, je suggère que l'on enlève le corps de Mr. Hilton Cubitt. J'imagine, docteur, que vous n'avez pas récupéré la balle qui a blessé la femme ? – Une sérieuse opération sera nécessaire. Mais il en reste quatre dans le chargeur. Deux ont été tirées et deux blessures infligées, chaque balle s'explique donc. – En apparence, fit Holmes. Peut-être pouvez-vous m'expliquer celle qui a de si évidente façon frappé le rebord de la fenêtre ? Il avait brusquement pivoté et son doigt long et fin désignait un trou foré à travers le châssis inférieur de la fenêtre, à environ deux centimètres au-dessus du montant. – Mon Dieu ! s'exclama l'inspecteur. Comment diable l'avez vous vu ? – Parce que je l'ai cherché. – Admirable ! renchérit le médecin de campagne. Vous avez sans aucun doute raison, monsieur. Alors un troisième coup a été tiré et, par conséquent, une troisième personne s'est trouvée là. Mais qui ? Et comment a-t-elle pu s'échapper ? – C'est le problème que nous sommes maintenant sur le point de résoudre, répondit Sherlock Holmes. Vous vous souvenez, inspecteur Martin, que les domestiques nous ont dit qu'en quittant leurs chambres elles ont immédiatement senti une odeur de poudre et que j'ai souligné ce point comme étant d'une extrême importance ? – Oui, monsieur ; mais j'avoue ne pas vous avoir parfaitement suivi. – Je suggérais qu'au moment du coup de feu, la fenêtre comme la porte de la pièce étaient ouvertes. Sinon, les fumées n'auraient pu se disperser aussi vite dans la maison. Un courant d'air était nécessaire. La porte et la fenêtre n'ont cependant été ouvertes que très brièvement. – Comment le prouvez-vous ? – Par la bougie qui n'a pas coulé ! – Épatant ! s'écria l'inspecteur. Épatant ! – Ayant acquis la certitude que la fenêtre était ouverte à ce moment de la tragédie, j'en conçus qu'il avait dû y avoir une troisième personne dans l'affaire, qui se tenait dehors, derrière cette ouverture et qui a tiré à travers elle. N'importe quel tir dirigé sur cette personne aurait heurté le châssis. J'ai regardé et, là, j'ai découvert la trace de la balle ! – Mais comment la fenêtre a-t-elle été poussée et refermée ? – La première réaction de la femme aura été de la pousser et de la fermer Mais de quoi s'agit-il ? C'était un sac à main posé sur le bureau, un élégant petit sec à main en peau de crocodile et argent. Holmes l'ouvrit et renversa son contenu. Nous découvrîmes vingt billets de cinquante livres de la Banque d'Angleterre, attachés par un ruban de caoutchouc et rien d'autre. – Nous devons mettre cela de côté pour le procès, fit Holmes en tendant le sac et son contenu à l'inspecteur. Il est maintenant indispensable de tenter de faire la lumière sur ce troisième projectile qui, de toute évidence et à la vue de ces éclats de bois, a été de l'intérieur. J'aimerais revoir Mrs. King, la cuisinière. Vous avez dit, Mr. King, que vous avez été tirée de votre sommeil par une bruyante détonation. En disant cela, voulez-vous signifier qu'elle vous a semblé plus bruyante que la suivante ? – Eh bien, monsieur, cela m'a réveillée, alors c'est difficile à dire. Mais elle m'a semblé très bruyante. – Ne croyez-vous pas qu'il ait pu s'agir de deux coups de feu tirés presque simultanément ? – Je ne pourrais pas dire, monsieur. – Je crois que c'est exactement ce qui s'est passé. Il me semble, inspecteur Martin que nous avons épuisé tous les enseignements de cette pièce. Si vous êtes assez aimable pour m'accompagner dehors, nous verrons quels nouveaux indices nous offre le jardin. Une plate-bande s'étendait sous la fenêtre du bureau et nous lâchâmes tous un cri de stupeur en nous approchant. Les fleurs étaient piétinées et la terre meuble était couverte d'empreintes. Celles de pieds larges, masculins, avec des doigts de pieds particulièrement longs et nets. Holmes fouina dans l'herbe et les feuilles comme un retriever sur les traces d'un oiseau blessé. Puis, avec un cri de satisfaction, il se pencha en avant et ramassa petit cylindre d'acier. – Je m'en doutais, fit-il ; le revolver avait un éjecteur et voici la troisième douille. Je suis convaincu, inspecteur Martin, que notre affaire est presque résolue. Le visage de l'inspecteur témoignait de sa stupéfaction devant les progrès rapides et magistraux de l'enquête de Holmes. Il avait au début montré quelque tendance à défendre ses propres positions mais il était à présent saisi d'admiration et prêt à suivre Holmes où il voudrait sans discussion. – Qui soupçonnez-vous ? demanda-t-il. – J'y viendrai plus tard. Il reste différents aspects de cette affaire que je n'ai pas encore eu le temps de vous expliquer. Au point où j'en suis, je ferais mieux de poursuivre mes plans afin d'éclaircir cette affaire une bonne fois pour toutes. – Comme vous voulez, Mr. Holmes, du moment que nous avons notre homme. – Je ne veux pas faire de mystère mais il est impossible à ce stade de notre enquête de nous lancer dans de longues et fastidieuses explications. J'ai tous les fils de cette affaire en main. Et même si cette femme ne devait jamais reprendre connaissance, nous pouvons reconstituer les événements de la nuit dernière et nous assurer que justice sera rendue. Mais avant tout, je veux savoir s'il existe une auberge du nom de Elrige dans les environs. Les domestiques furent interrogés mais aucun d'eux n'avait entendu parler d'un endroit pareil. Le garçon d'écurie jeta un peu de lumière sur la question en se souvenant qu'un fermier de ce nom habitait à quelques miles de là, dans la direction de East Rudon. – C'est une ferme isolée ? – Très isolée, monsieur. – Ils n'ont peut-être pas encore eu vent de ce qui s'est passé ici cette nuit. – Sans doute que non, monsieur. Holmes resta quelques instants songeur puis un curieux sourire traversa son visage. – Selle un cheval, mon garçon, fit-il. J'aimerais que tu portes un message à la ferme d'Elrige. Il sortit de sa poche les différentes combinaisons de danseurs. Une fois étalées sur le bureau devant lui, il travailla quelques minutes. Il tendit enfin un message au garçon avec l'instruction de le remettre en main propre à celui à qui il était adressé et surtout de ne répondre à aucune des questions qu'on pourrait lui poser. Je vis l'adresse, écrite en caractères désordonnés et irréguliers, loin de la précision habituelle de la main de Holmes. Il était destiné à Mr. Abe Slaney, Ferme Elrige, East Ruston, Norfolk. – Je crois, inspecteur, remarqua Holmes, que vous feriez bien de télégraphier pour demander du renfort car, si mes calculs se révèlent exacts, vous devriez avoir un prisonnier particulièrement dangereux à conduire en cellule. Le garçon qui a pris ce mot peut sans aucun doute expédier votre télégramme. S'il y a un train pour Londres dans l'après-midi, Watson, je pense que nous ferions bien de le prendre. J'ai quelques analyses chimiques intéressantes à terminer et cette enquête est sur le point de trouver son dénouement. Quand le jeune garçon eut disparu avec son message, Sherlock Holmes donna ses instructions aux domestiques. Si un visiteur se présentait et demandait à voir Mr. Hilton Cubitt, aucune information ne devait lui être fournie quant à son état mais il devait être immédiatement introduit au salon. Il insista sur ces points avec la plus grande gravité nous invita finalement à le suivre au salon, nous disant que l'affaire à présent n'était plus entre nos mains et que nous devions passer le temps au mieux en attendant de voir ce qu'il nous réservait. Le docteur était retourné à sa clientèle, il ne restait que l'inspecteur et moi-même. – Je crois pouvoir vous aider à passer une heure de façon intéressante et profitable, commença Holmes en tirant sa chaise vers la table avant d'étaler devant lui les différents papiers sur lesquels étaient consignées les ribambelles de danseurs. Quant à vous, mon cher Watson, je vous dois réparation pour avoir sans broncher laissé votre curiosité naturelle si longtemps insatisfaite. En ce qui vous concerne, inspecteur, cette péripétie vous séduira comme une remarquable étude professionnelle. Je dois tout d'abord vous parler des circonstances intéressantes rattachées aux précédentes consultations que Mr. Hilton Cubitt me fit à Baker Street. Il récapitula alors brièvement les faits qui ont déjà été relatés. – J'ai ici devant moi ces œuvres singulières qui pourraient faire sourire si elles n'avaient elles-mêmes prouvé être les signes précurseurs d'une si terrible tragédie. Je connais parfaitement toutes sortes d'alphabets secrets et je suis moi-même l'auteur d'une insignifiante monographie sur le sujet, dans laquelle j'analyse cent soixante codes distincts mais j'avoue que celui-ci m'est entièrement étranger. Le but de ceux qui ont inventé ce système est apparemment de dissimuler que ces caractères délivrent un message tout en donnant l'impression qu'ils ne sont que de hasardeux dessins d'enfants. « Après avoir toutefois admis que les symboles représentaient des lettres et appliqué les règles qui nous guident dans toute forme d'alphabet secret, la solution était assez simple. Le premier message à m'être soumis était si court qu'il m'était impossible de faire plus que de dire avec quelque assurance que le symbole représentait un E. Comme vous le savez, E est la lettre la plus commune de l'alphabet anglais et elle domine avec une fréquence si manifeste que, même dans une phrase courte, on peut s'attendre à la trouver plusieurs fois. Des quinze symboles du premier message, quatre étaient identiques, il était donc, raisonnable de l'identifier comme le E. Il est vrai que, dans quelques cas, la silhouette portait un drapeau et, en d'autres, non, mais il était probable, à la façon dont les drapeaux étaient répartis, qu'ils servaient à couper la phrase en mots. J'ai admis cela comme hypothèse de travail et j'ai considéré que le E était représenté par : « C'est ici qu'intervient la véritable difficulté de l'affaire. L'ordre des lettres anglaises après le E n'est pas très bien marqué et la prépondérance que l'on peut démontrer sur un texte moyen peut être inversée dans une seule phrase courte. Approximativement, T, A, O, I, N, S, H, R, D et L est l'ordre numérique d'apparition des lettres ; mais T, A, O et I sont presque au même rang et il serait parfaitement vain d'essayer chaque combinaison jusqu'à l'obtention d'un résultat significatif. J'ai donc attendu du matériel nouveau. Au cours de notre seconde entrevue, Mr. Hilton Cubitt fut en mesure de m'apporter deux autres phrases brèves et un message qui semblait – étant donné l'absence de drapeau – n'être qu'un seul mot. Voici les symboles : Dans le mot seul, j'avais déjà deux E, en deuxième et quatrième position, dans un mot de cinq lettres. Cela pouvait être »sever »(Couper), » lever » (Levier) ou » never » (Jamais). Qu'il s'agisse d'une réponse à une demande est de loin le plus probable, nous ne pouvons pas en douter. Les circonstances le désignaient par ailleurs comme une réponse écrite par la femme. Partant de ce postulat, nous sommes à présent en mesure de dire que les symboles représentent respectivement les lettres N, V et R. « J'avais encore des difficultés considérables à résoudre mais ; une réflexion heureuse me mit en possession de plusieurs autres lettres. Je me suis dit que si ces appels émanaient, comme je le supposais, d'une personne proche de la jeune femme dans le passé, une combinaison qui contenait deux E avec trois lettres d'intervalle pouvait très bien signifier » ELSIE ». À l'examen, je découvrais qu'une telle combinaison constituait la fin du message répété à trois reprises. C'était certainement un appel à “Elsie”. Dans ce cas, j'avais mes L, S et I. Mais de quel genre d'appel pouvait-il s'agir ? Il n'y avait que quatre lettres dans le mot qui précédait “Elsie” et il se terminait par un E. Il s'agissait sûrement du mot “COME” (Viens). J'ai essayé toutes les autres combinaisons de quatre lettres terminant par E mais aucune ne correspondait., J'étais alors en possession du C, du O et du M et je pouvais m'attaquer de nouveau au premier message, le divisant en mots et laissant des points pour chaque symbole encore inconnu. Traité de cette façon, il apparut ainsi : .M.ERE..E SL.NE La première lettre ne peut être qu'un A, une découverte des plus utiles puisqu'il apparaît rien de moins qu'à trois reprises dans cette courte phrase. Le H est aussi évident dans le second mot. Ce qui nous donne AM HERE A.E SLANE. Ou encore, remplissant les vides manifestes : AM HERE ABE SLANEY (Suis là Abe Slaney). J'avais à présent tant de lettres que je pouvais passer avec une considérable assurance au second message, qui se déchiffrait ainsi : A. ELRI.ES. Ici, je ne pouvais donner de sens qu'en ajoutant T et G aux lettres manquantes et supposer que le nom était celui de la maison ou de l'auberge où l'auteur était descendu. (Ce qui donne le message suivant : at Elrige, soit en français : chez Elrige). L'inspecteur Martin et moi-même avions écouté avec le plus grand intérêt le récit clair et détaillé des méthodes employées par mon ami et dont le résultat avait conduit à la maîtrise si totale de nos problèmes. – Qu'avez-vous fait alors, monsieur ? s'enquit l'inspecteur. – J'avais toutes les raisons de penser que cet Abe Slaney était américain parce que Abe est un diminutif américain et que c'était une lettre d'Amérique qui avait déclenché toute l'affaire. J'avais également toutes les raisons de croire qu'il y avait quelque secret criminel dans l'histoire. Les allusions de la jeune femme à son passé et son refus de mettre son mari dans la confidence, ces deux éléments allaient dans ce sens. C'est pourquoi j'ai passé un câble à mon ami, Wilson Hargrave, de la police de New York, qui a plus d'une fois eu recours à mes connaissances sur la criminalité londonienne. Je lui demandais si le nom de Abe Slaney lui était connu. Voici sa réponse : » Le plus dangereux filou de Chicago. » Le soir où je recevais cette réponse, Hilton Cubitt m'envoyait le dernier message de Slaney. En lettres connues, il donnait ceci : ELSIE.RE.ARE TO MEET THY GO. (Soit le message : Elsie prepare to meet thy God, soit en français : Elsie prépare-toi à rencontrer ton Créateur). L'ajout d'un P et d'un D complétait un message qui me disait que le vaurien passait de la persuasion aux menaces et ma connaissance des voyous de Chicago me permettait de savoir qu'il pouvait très rapidement les mettre à exécution. Je suis immédiatement venu à Norfolk en compagnie de mon ami et collègue, le Dr Watson, mais malheureusement, seulement à temps pour découvrir que le pire était déjà survenu. – Quel privilège d'être votre associé dans la résolution d'une affaire ! déclara chaleureusement l'inspecteur. Vous m'excuserez pourtant de vous parler franchement. Vous n'avez de comptes à rendre à personne d'autre que vous, mais je dois répondre à mes supérieurs. Si cet Abe Slaney, logé chez Elrige, est en effet l'assassin, et s'il s'est échappé pendant que je vous écoutais, je risque d'avoir de sérieux ennuis. – Vous n'avez aucune raison de vous inquiéter. Il n'essaiera pas de fuir. – Comment le savez-vous ? – Filer serait un aveu de sa culpabilité. – Alors allons le cueillir. – Je l'attends ici d'une seconde à l'autre. – Mais pourquoi viendrait-il – Parce que je lui ai écrit pour le lui demander. – Mais c'est invraisemblable, Mr. Holmes ! Il viendrait parce que vous le lui avez demandé ! Pour quelle raison ? Une telle requête exciterait plutôt ses soupçons et le pousserait à fuir, vous ne croyez pas ? – Je crois avoir su comment tourner ma lettre, répondit Sherlock Holmes. En fait, si je ne me trompe pas trop, voici notre gentleman en personne qui remonte l'allée. Un homme progressait à grandes enjambées sur le chemin qui conduisait à la porte. Il était grand, élégant, du genre basané, vêtu d'un costume de flanelle grise, portant un panama, une barbe noire et drue ainsi qu'un remarquable nez crochu et une canne qu'il brandissait en marchant. Il franchit le chemin d'une démarche assurée comme si l'endroit lui appartenait et nous entendîmes son coup de sonnette vigoureux et ferme. – Je crois, messieurs, fit Holmes tranquillement, que nous ferions mieux de prendre nos positions derrière la porte. Nous ne devons négliger aucune précaution avec un homme de cette espèce. Vous allez avoir besoin de vos menottes, inspecteur. Je me charge de la conversation. Nous attendîmes une minute en silence, une de ces minutes qu'on oublie jamais. Puis la porte s'ouvrit et l'homme pénétra dans la pièce. En une seconde, Holmes lui appliquait une arme la tempe et Martin lui glissait les menottes aux poignets. Tout fut exécuté avec une telle rapidité et une telle adresse que l'homme se trouva vaincu avant de comprendre qu'il était attaqué. Une paire d'yeux noirs flamboyants et furieux nous dévisagea à tour de rôle puis il éclata d'un rire cinglant. – Eh bien, messieurs, vous avez l'avantage cette fois. On dirait bien que j'ai fait une mauvaise rencontre. Mais je suis venu ici en réponse à une lettre de Mrs. Hilton Cubitt. Ne me dites pas qu'elle a quelque chose à voir avec ça. Ne me dites pas qu'elle a participé à la mise en place de ce traquenard ? – Mrs. Hilton Cubitt a été sérieusement blessée, elle est à l'article de la mort. L'homme laissa échapper un cri rauque de souffrance qui résonna dans la maison. – Vous dites n'importe quoi ! s'exclama-t-il violemment. C'est lui qui a été touché, pas elle. Qui aurait voulu faire du mal à la petite Elsie ? Je l'ai peut-être terrorisée – Dieu me pardonne ! – mais jamais je n'aurais touché un cheveu de sa si jolie tête. Retirez ce que vous venez de dire ! Dites-moi qu'elle n'est pas blessée ! – Elle a été trouvée grièvement blessée, à côté de la dépouille son mari. Il s'écroula sur le canapé avec un profond gémissement et se mit la tête entre ses mains menottées. Il resta cinq minutes silencieux. Puis il releva le visage et s'exprima avec le détachement froid du désespoir. – Je n'ai rien à vous cacher, messieurs, fit-il. Si j'ai tiré sur l'homme, il avait d'abord tiré sur moi. Il n'y a pas de meurtre làdedans. Mais si vous croyez que j'aurais pu blesser cette femme, alors vous ne nous connaissez ni l'un ni l'autre. Je vous le dis, jamais un homme sur cette terre n'aima une femme plus que je ne l'ai aimée. J'avais des droits sur elle. Elle m'avait été promise des années auparavant. De quel droit cet Anglais s'est-il mis entre nous ? J'avais des droits sur elle et je suis venu réclamer mon dû. – Elle s'est soustraite à votre influence après avoir compris quel homme vous étiez, intervint Holmes sévèrement. Elle a quitté l'Amérique pour vous fuir et elle s'est mariée à un honorable gentleman en Angleterre. Vous l'avez harcelée, suivie et vous avez fait de sa vie un enfer dans le but de la pousser à quitter un mari qu'elle aimait et respectait pour s'enfuir avec vous, vous qu'elle craignait et haïssait. Vous avez fini par provoquer la mort d'un honnête gentleman et le suicide de sa femme. Voilà votre rôle dans cette affaire, Mr. Abe Slaney, et vous en répondrez devant la loi. – Si Elsie meurt, il peut m'arriver n'importe quoi, répondit l'Américain. Il ouvrit une main et regarda le mot froissé dans sa paume. – Vous voyez ça, monsieur, s'écria-t-il, une lueur de suspicion dans les yeux, n'essayez pas de m'avoir avec ça, hein ? Si la femme est aussi blessée que vous le dites, qui a écrit ce message ? Il le jeta sur la table. – Moi, pour vous faire venir. – Vous l'avez écrit ? Personne sur terre en dehors du Joint ne connaît le secret des farandoles. Comment avez-vous pu l'écrire ? – Ce qu'un homme est capable d'inventer, un autre est capable de le découvrir, déclara Holmes. Voici le fiacre qui va vous conduire à Norwich, Mr. Slaney. Mais avant, vous avez le temps de réparer un peu les torts que vous avez causés. Avez-vous conscience qu'une sérieuse accusation, celle du meurtre de son mari, a pesé sur Mrs. Hilton Cubitt et que ce n'est que grâce à ma présence en ces lieux et aux renseignements que j'ai pu rassembler qu'elle a pu y échapper ? Le moins que vous lui deviez, c'est de faire savoir au monde entier et avec la plus grande clarté qu'elle n'est en aucune manière, directe ou indirecte, responsable de cette issue tragique. – Je ne demande rien de mieux, répondit l'Américain. J'imagine que le meilleur argument en ma faveur est l'absolue vérité. – Il est de mon devoir de vous informer que tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous, intervint l'inspecteur avec le magnifique fair-play de la loi britannique. Slaney haussa les épaules. – Je prends le risque, rétorqua-t-il. D'abord, il faut que vous sachiez, messieurs, que je connais cette jeune femme depuis son enfance. Nous étions un gang de sept à Chicago et le père d'Elsie était le chef de notre association, le Joint. C'était un homme intelligent, le vieux Patrick. C'est lui qui inventa l'alphabet qui passait pour des gribouillages d'enfant tant que vous n'aviez pas le code. Elsie apprit quelques-unes de nos méthodes mais elle ne supportait pas ce que nous faisions. Elle disposait d'un petit pécule honnête et elle nous a faussé compagnie pour s'enfuir à Londres. Nous étions fiancés et elle m'aurait épousé, je crois, si j'avais changé d'activité, mais elle ne voulait rien avoir à faire avec quoi que ce soit de louche. Ce ne fut qu'après son mariage avec cet Anglais que je retrouvai sa trace. Je lui ai écrit mais sans obtenir de réponse. Je suis donc venu et, comme les lettres n'étaient d'aucune utilité, j'ai laissé des messages là où elle pouvait les lire. « Je suis là depuis un mois. Je suis descendu dans cette ferme je dispose d'une chambre au rez-de-chaussée d'où je peux entrer et sortir chaque nuit sans que personne ne le sache. J'ai tenté tout ce que j'ai pu pour voir Elsie. Je savais qu'elle lisait les messages parce qu'elle a une fois répondu en dessous de l'un d'entre eux. Puis j'ai perdu mon calme et j'ai commencé à la menacer. Elle m'a envoyé une lettre, m'implorant de partir et me disant qu'elle aurait le cœur brisé si le scandale retombait sur son mari. Elle me dit qu'elle descendrait quand son mari serait endormi à trois heures du matin et qu'elle me parlerait par la fenêtre si je m'en allais ensuite et la laissais en paix. Elle descendit. Elle avait pris de l'argent avec elle dans le but d'acheter mon départ. Ça m'a rendu fou. Je l'ai prise par le bras pour tenter de la faire sortir. C'est à ce moment que le mari s'est précipité dans la pièce, le revolver à la main. Elsie s'était effondrée sur le sol et nous y étions face à face. Il était armé. J'ai tendu mon arme pour l'effrayer et qu'il me laisse partir. Il a tiré et m'a manqué. J'ai tiré pratiquement au même moment et il s'est écroulé. Je me suis enfui par le jardin et, en partant, j'ai entendu là fenêtre se refermer derrière moi. C'est la vérité pure, messieurs ; et je n'ai rien su de plus jusqu'à l'arrivée du garçon porteur du mot qui m'a conduit jusqu'ici pour me jeter entre vos mains. Un fiacre était arrivé pendant le récit de l'Américain, Deux policiers en uniforme y étaient assis. L'inspecteur Martin se leva posa la main sur l'épaule de son prisonnier. – Il est temps d'y aller. – Puis-je la voir d'abord ? – Non, elle est inconsciente. Mr. Sherlock Holmes, j'espère avoir la chance, si jamais je suis chargé d'une autre affaire importante, de vous retrouver à mes côtés. Nous regardâmes la voiture s'éloigner par la fenêtre. Quand je me retournai, mes yeux tombèrent sur la boulette de papier que le prisonnier avait jetée sur la table. C'était le mot avec lequel Holmes l'avait piégé. – Voyez si vous pouvez le déchiffrer, Watson, me lança-t-il avec un sourire. Il ne comportait aucun mot mais cette petite ribambelle de danseurs : – Si vous utilisez le code que je vous ai expliqué, poursuivit Holmes, vous verrez qu'il signifie simplement : Corne here at once (Viens ici immédiatement). J'étais convaincu que c'était une invitation qu'il ne pouvait refuser parce qu'il n'aurait jamais pu imaginer qu'elle puisse provenir de. quelqu'un d'autre que de cette jeune femme. Ainsi, mon cher Watson, nous avons fini par réhabiliter ces petits danseurs qui ont si souvent été les agents du démon. Et je crois avoir tenu ma promesse de fournir quelque chose d'inhabituel à vos notes. Notre train part à trois heures quarante. J'ai l'impression que nous devrions être de retour à Baker Street pour le dîner. Un seul mot d'épilogue. L'Américain, Abe Slaney, fut condamné à mort aux assises de Norwich mais sa peine fut commuée en travaux forcés à perpétuité en raison de circonstances atténuantes et de la certitude que Hilton Cubitt avait tiré le premier. De Mrs. Hilton Cubitt, j'ai seulement entendu dire qu'elle s'était complètement rétablie et que, restée veuve, elle consacrait sa vie aux pauvres et à la gestion des biens de son mari. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'ILLUSTRE CLIENT Les Archives de Sherlock Holmes (novembre 1924) L'illustre client – Maintenant, elle ne peut nuire à personne. Tel fut le commentaire de M. Sherlock Holmes quand, pour la dixième fois au moins, je lui demandai l'autorisation de publier l'histoire qui va suivre. Et voilà comment j'obtins enfin la permission de perpétuer pour le public un moment, par certains côtés un sommet, de la carrière de mon ami. Holmes comme moi avait une faiblesse pour le bain turc. C'était dans la vapeur d'une chambre chaude que je le trouvais le moins réticent et le plus humain. A l'étage supérieur de l'établissement de Northumberland Avenue, il y a un coin isolé avec deux canapés jumeaux ; nous les occupions le 3 septembre 1902, jour où commence mon récit. Je lui avais demandé si quelque chose de passionnant était en train ; pour toute réponse, il avait sorti des draps qui l'enveloppaient son long bras mince et nerveux, et il avait extrait du manteau suspendu à côté de lui une certaine enveloppe. – Voilà qui émane peut-être d'un faiseur d'embarras, me ditil en me tendant le billet qui y était inclus. Mais il peut aussi bien s'agir d'une question de vie ou de mort. Je ne sais rien de plus que ce que contient ce message. L'en-tête était celle du Carlton Club, la date celle de la veille au soir. Le texte était le suivant : « Sir James Damery présente ses compliments à M. Sherlock Holmes, et se rendra chez lui demain à quatre heures et demie. Sir James se permet de préciser que l'affaire à propos de laquelle il désire consulter M. Holmes est très délicate, et aussi très importante. Il espère donc que M. Holmes s'efforcera de se rendre libre, et qu'il lui confirmera son accord par téléphone au Carlton Club. » – Bien entendu j'ai confirmé, me dit Holmes quand je lui rendis le message. Connaissez-vous quelque chose sur ce Damery ? – Simplement que son nom est un passe-partout dans la haute société. – Moi, je peux vous en dire un peu plus. Il a vaguement la réputation d'arranger des affaires délicates dont les journaux ne parlent pas. Vous vous rappelez sans doute ses négociations avec sir George Lewis pour l'affaire du testament Hammerford. C'est un homme du monde naturellement enclin à la diplomatie. Je suis donc obligé de croire que la piste n'est pas mauvaise et qu'il a réellement besoin de notre assistance. –Vous avez dit : « notre » ? – Mais oui, si vous y consentez, Watson. – J'en serai très honoré. – Vous connaissez l'heure : quatre heures et demie. D'ici là, n'en parlons plus. A cette époque j'habitais un appartement dans Queen Anne Street, mais j'arrivai à Baker Street légèrement avant l'heure convenue. Sir James Damery se fit annoncer avec exactitude. Faut-il décrire le personnage ? Tout le monde se souvient de ce gros homme honnête, un peu snob, de son large visage rasé et, surtout, de sa voix moelleuse, agréable. Ses yeux gris brillaient de franchise, et la bonne humeur se lisait autour de ses lèvres souriantes, mobiles. Son chapeau clair, sa redingote noire, tous les détails de son costume, depuis la perle qui était posée sur sa cravate de satin sombre jusqu'aux guêtres couleur de lavande sur les souliers vernis, illustraient le soin méticuleux qu'il consacrait à s'habiller et qui l'avait rendu célèbre. Notre petite pièce semblait écrasée par la présence de ce grand aristocrate dominateur. – Naturellement, je m'attendais à rencontrer le docteur Watson ! fit-il avec une courtoise inclination de tête. Sa collaboration peut s'avérer très utile, car nous avons affaire en cette occasion, monsieur Holmes, avec un homme qui ne recule littéralement devant rien, et en particulier la violence. Je crois que dans toute l'Europe il n'existe pas d'individu plus dangereux. – J'ai eu plusieurs adversaires auxquels s'appliquait ce terne flatteur, répondit Holmes en souriant. Fumez-vous ? Alors vous voudrez bien m'excuser car j'allume ma pipe. Si votre homme est plus dangereux que feu le professeur Moriarty ou que le colonel Sebastian Moran (toujours en vie celui-là), il vaut la peine que vous me le présentiez. Puis-je vous demander comment il s'appelle ? – Avez-vous jamais entendu parler du baron Gruner ? – De cet assassin autrichien ? Sir James Damery retira ses gants glacés et se mit à rire. – Il n'y a pas moyen de vous battre, monsieur Holmes ! Merveilleux ! Ainsi vous savez déjà que c'est un assassin ? – C'est mon métier de suivre dans les détails les affaires criminelles du continent. Qui aurait pu lire ce qui s'est passé à Prague et conserver des doutes sur la culpabilité de l'homme en question ? Il a fallu pour le sauver un point de droit et la mort suspecte d'un témoin ! Je suis aussi persuadé qu'il a tué sa femme dans ce prétendu « accident » au col du Splügen que si je l'avais vu l'assassiner. Je savais également qu'il était arrivé en Angleterre et que tôt ou tard il me donnerait du travail. Hé bien ! de quoi s'est rendu coupable le baron Gruner ? Je présume que ce n'est pas cette vieille tragédie qui ressort ? – Non, il s'agit de quelque chose de plus grave. Venger un crime est important, mais en prévenir un est encore plus important. C'est terrible, monsieur Holmes, d'assister à la préparation d'un événement affreux, d'une situation atroce, d'entrevoir clairement à quoi elle aboutira, et d'être cependant impuissant. Un être humain peut-il se trouver placé dans une position plus pénible ? – Difficilement. – Alors vous sympathiserez avec le client dont je représente les intérêts ? – Je n'avais pas compris que vous n'étiez qu'un intermédiaire. Qui est le principal intéressé ? – Monsieur Holmes, je dois vous prier de ne pas insister làdessus. Il est important que je puisse l'assurer que son nom respecté et estimé n'a été mêlé en rien à l'affaire. Ses motifs sont suprêmement honorables et chevaleresques, mais il préfère garder l'incognito. Inutile de vous préciser, n'est-ce pas, que vous recevrez des honoraires et que de ce côté vous avez les mains parfaitement libres. Je suis sûr que le nom réel de votre client ne vous intéresse guère ? – Je regrette, dit Holmes. J'ai l'habitude de me heurter au mystère à un bout de mes affaires ; mais un mystère à chaque bout est trop compliqué. Je crains, Sir James, d'avoir à décliner votre proposition. Notre visiteur était grandement troublé. Sa grosse figure sensible s'assombrit de déception. – Vous mesurez mal l'effet de vos paroles, monsieur Holmes ! Vous me placez devant un dilemme fort grave, car je ne doute pas que vous seriez fier de prendre l'affaire en main si je vous en fournissais tous les éléments, et cependant une promesse m'empêche de vous en révéler un. Puis-je, du moins, vous exposer tout ce qu'il m'est permis de vous dire ? – Si vous voulez, étant bien entendu que je ne m'engage en rien. – Soit. Premier point : vous avez dû entendre parler du général de Merville ? – De Merville, le célèbre chef militaire ? Oui. – Il a une fille, Violet de Merville, jeune, riche, belle, accomplie : merveilleuse sous tous les rapports. C'est cette demoiselle, cette jeune fille adorable et naïve, que nous essayons de tirer des griffes d'un démon. – Le baron Gruner exerce donc une emprise sur elle ? – L'emprise la plus puissante, quand il s'agit d'une femme : il la tient par l'amour. Il est, comme vous le savez peut-être, extraordinairement bel homme ; il a des manières fascinantes, une voix douce, et cet air romanesque et mystérieux qui plaît tant aux demoiselles. On dit de lui qu'il tient tout le beau sexe à sa merci, et qu'il a maintes fois vérifié cette assertion. – Mais comment un tel coquin a-t-il pu faire la connaissance d'une jeune fille comme Mlle Violet de Merville ? – Ils se sont rencontrés au cours d'une croisière en Méditerranée. Bien que dûment sélectionnés, les passagers avaient payé leurs billets. Sans doute les organisateurs ignoraient-ils le véritable tempérament du baron Gruner. Le scélérat s'est attaché à la demoiselle avec un tel succès qu'il a gagné complètement, absolument, son cœur. Ce serait peu de dire qu'elle l'aime. Elle éprouve à son sujet une indulgence ridicule, elle en est obsédée. Hors lui, rien ne compte sur la terre. Elle ne supporte pas le moindre mot dirigé contre lui. Tout a été tenté pour la guérir de son mal : en vain. Bref, elle se propose de l'épouser le mois prochain. Comme elle est majeure et comme elle possède une volonté de fer, comment l'empêcher de faire cette sottise ? – Connaît-elle l'épisode autrichien ? – Le rusé démon lui a conté tous les scandales déplaisants de son passé, mais toujours de façon à se faire passer pour un martyr innocent. Elle n'écoute que sa version ; elle ne veut rien entendre des autres. – Mon Dieu ! Mais vous avez sûrement par inadvertance laissé échapper le nom de votre client ? Il s'agit du général de Merville ? Notre visiteur s'agita sur sa chaise. – Je pourrais vous répondre par l'affirmative, monsieur Holmes, mais je vous mentirais. De Merville est anéanti. Cette histoire l'a complètement démoralisé. Les nerfs qu'il avait toujours conservés sur le champ de bataille se sont effondrés, et il est devenu un faible vieillard, à peu près gâteux, tout à fait incapable de lutter contre un coquin plein de vigueur et d'astuce comme cet Autrichien. Mon client est un vieil ami, qui connaît intimement le général depuis de longues années, et qui a voué à la jeune fille une sollicitude paternelle depuis le temps où elle portait des jupes courtes. Je ne vois rien qui puisse motiver une action de Scotland Yard. C'est à sa suggestion que je suis venu vous trouver, mais à la condition expresse qu'il n'apparaisse jamais dans l'affaire. Je ne mets pas en doute, monsieur Holmes, qu'avec vos grandes qualités vous puissiez identifier mon client en me pressant de questions, mais je dois vous demander votre parole de n'en rien faire et de préserver son incognito. Le visage de Holmes s'éclaira d'un sourire malicieux. – Je crois que je peux vous le promettre, dit-il. Et j'ajoute que votre problème m'intéresse, que je suis disposé à m'en occuper. Comment puis-je vous toucher le cas échéant ? – On me trouvera toujours par l'intermédiaire du Carlton Club. Mais en cas d'urgence, voici mon numéro personnel : XX31. Holmes le nota et demeura assis, le même sourire aux lèvres, avec son carnet encore ouvert sur les genoux. – L'adresse actuelle du baron, s'il vous plaît ? – Vernon Lodge, près de Kingston. C'est une grande maison. Il a eu de la chance dans de récentes spéculations financières, plutôt douteuses d'ailleurs, et il est riche, ce qui le rend encore plus dangereux. – Est-il à Londres à présent ? – Oui. – En dehors de ce que vous m'avez dit, ne pouvez-vous pas me donner de plus amples renseignements sur cet individu ? – Il a des goûts dépensiers. C'est un fanatique des chevaux. Pendant quelque temps il a joué au polo à Hurlingham, mais cette affaire de Prague a été divulguée et il a dû démissionner. Il collectionne livres et tableaux. Il a un sens artistique indéniable. Je crois qu'il est une autorité reconnue en porcelaines chinoises et qu'il a écrit un livre sur ce sujet. – Un esprit complexe ! fit Holmes. Tous les grands criminels sont des esprits complexes. Mon vieil ami Charlie Peace était un virtuose du violon. Mainwright était aussi un artiste. Je pourrais vous en citer bien d'autres. Hé bien ! Sir James, vous informerez votre client que je vais prendre en main le baron Gruner. Je ne peux pas en dire davantage. De mon côté, j'ai diverses sources de renseignements, et j'ose prétendre que nous découvrirons un moyen de régler cette affaire décemment. Une fois notre visiteur sorti, Holmes demeura plongé dans une méditation silencieuse qui me fit croire qu'il avait oublié ma présence. Finalement il revint sur terre. – Alors, Watson, quoi de neuf ? – J'aurais cru que vous seriez allé voir tout de suite la jeune fille en question. – Mon cher Watson, si son vieux père brisé de chagrin ne parvient pas à l'émouvoir, comment moi, un inconnu, y réussirais-je ? Et pourtant, si tout le reste échoue, il faudra bien que je m'y décide. Mais je pense que nous devons commencer en partant d'un angle différent. M'est avis que Shinwell Johnson pourrait m'aider. Je n'ai pas eu jusqu'ici l'occasion, de citer le nom de Shinwell Johnson, parce que j'ai peu parlé des affaires se rattachant à la dernière phase de la carrière de mon ami. Au cours des premières années de ce siècle il était devenu un adjoint capable. Johnson, je suis désolé d'avoir à le dire, se fit d'abord remarquer sous les traits d'un dangereux coquin, et il purgea deux condamnations à Parkhurst. Après quoi il se repentit et s'associa avec Holmes. Il fut son agent au sein de la formidable pègre londonienne, et il lui fournit des renseignements qui se révélèrent souvent d'une importance décisive. Si Johnson avait été un indicateur de la police, il aurait été rapidement démasqué ; mais comme il travaillait sur des affaires qui n'aboutissaient jamais directement devant les tribunaux, ses anciens compagnons ignoraient tout de ses nouvelles activités. Auréolé de ses deux condamnations au bagne, il pénétrait dans tous les night-clubs, tous les asiles de nuit, tous les cercles de jeux de la capitale, et son cerveau fécond ainsi que ses dons d'observation avaient fait de lui un agent de renseignements idéal. C'était donc à cet informateur qu'avait pensé Holmes. Il me fut impossible de suivre toutes les démarches qu'entreprit immédiatement mon ami, car j'avais de mon côté différentes tâches professionnelles à accomplir, mais il me fixa rendez-vous le soir chez Simpson où, assis devant une petite table près de la fenêtre, il me donna quelques nouvelles, tout en observant le flux des passants dans le Strand. – Johnson est parti en chasse, me dit-il. Il me ramènera peutêtre quelques ordures tirées des recoins les plus sombres du monde souterrain de la pègre, mais c'est là-dedans, parmi les racines du crime, que nous devons fouiller pour percer les secrets de cet homme. – Mais puisque la demoiselle ne veut pas admettre ce qui est déjà connu, pourquoi une nouvelle découverte faite par vous la détournerait-elle de son dessein ? – Qui sait, Watson ? Le cœur et l'esprit d'une femme sont des énigmes insolubles pour un mâle. Un meurtre peut être pardonné, une offense bien moindre peut ulcérer. – Le baron Gruner m'a dit… – Il vous a dit ! – Oh ! c'est vrai, je ne vous avais pas communiqué mes projets ! Hé bien ! Watson, j'aime le combat de près. J'aime affronter un adversaire face à face et voir de mes propres yeux la substance dont il est fait. Après avoir remis mes instructions à Johnson, j'ai pris un fiacre, je suis allé à Kingston, et j'ai trouvé mon baron d'une humeur très aimable. – Vous a-t-il reconnu ? – Il n'a pas eu de difficulté pour me reconnaître, puisque je m'étais fait précéder de ma carte. C'est un excellent antagoniste, froid comme du marbre, qui a la voix suave et douce de certains de vos malades à la mode, mais qui est aussi venimeux qu'un cobra. Il a de la branche ; je le considère comme un véritable aristocrate du crime qui vous invite à prendre une tasse de thé mais qui a la cruauté d'un tombeau. Oui, je suis ravi de m'être intéressé au baron Adelbert Gruner ! – Vous dites qu'il a été aimable ? – Le chat qui ronronne quand il voit une souris approcher. L'amabilité de certaines personnes est plus mortelle que la violence d'individus plus grossiers. Sa manière de m'accueillir le dépeint assez bien. « – Je me disais aussi que je finirais par vous rencontrer quelque jour, monsieur Holmes ! m'a-t-il dit. Vous avez été sans doute engagé par le général de Merville afin d'empêcher mon mariage avec sa fille Violet, n'est-ce pas ? « J'ai répondu que oui. « – Mon cher monsieur, m'a-t-il déclaré, vous ne ferez que compromettre une réputation pourtant bien méritée : la vôtre. Vous ne pouvez pas réussir dans cette affaire. Vous vous attelleriez à une tâche ingrate, qui ne serait pas sans danger. Permettez-moi de vous conseiller vivement de vous retirer, et tout de suite ! « – Voilà qui est curieux ! ai-je répliqué. C'était exactement l'avis que j'avais l'intention de vous donner. J'ai du respect pour votre cervelle, baron, et le peu que j'ai vu de votre personnalité ne l'a pas diminué. Parlons d'homme à homme. Personne ne veut revenir sur votre passé et vous causer des ennuis. Le passé est le passé, et vous nagez maintenant dans des eaux claires. Mais si vous persistez dans l'idée de ce mariage, vous soulèverez contre vous une foule d'ennemis puissants qui ne vous lâcheront que lorsqu'ils vous auront rendu l'Angleterre intenable. Le sujet en vaut-il la peine ? Vous seriez plus avisé de laisser tranquille la jeune fille. Il ne vous serait pas agréable que certains épisodes de votre passé lui fussent connus. « Le baron possède quelques poils cosmétiqués sous son nez, qui ressemblent aux antennes d'un insecte. Ils se sont mis à s'agiter de plaisir pendant qu'il m'écoutait et il m'a répondu d'abord par un petit rire. « – Pardonnez mon hilarité, monsieur Holmes, m'a-t-il dit ensuite. Mais c'est vraiment drôle de vous voir essayer de jouer une partie sans avoir la moindre carte dans votre jeu. Je ne crois pas qu'on pourrait mieux faire, mais c'est tout de même amusant. Pas la moindre carte, monsieur Holmes ! Pas le plus petit des atouts mineurs ! « – A ce que vous croyez ! « – A ce que je sais. Permettez-moi de vous éclairer complètement, car mes cartes sont si fortes que je peux les jouer sur table. J'ai eu la chance de conquérir l'entière affection de cette jeune fille. Elle me l'a donnée en dépit du fait que je l'avais mise au courant de tous les malheureux épisodes de mon passé. Je lui ai dit également que certains intrigants, certains individus dangereux (je suppose que vous vous reconnaissez ?) iraient la trouver et lui raconteraient ces histoires, et je l'ai mise en garde tout en lui indiquant comment les recevoir. Avez-vous entendu parler de la suggestion posthypnotique, monsieur Holmes ? Hé bien ! vous la verrez à l'œuvre, car un homme qui possède une personnalité peut hypnotiser quelqu'un sans aucune passe de charlatan. Elle est prête à vous accueillir ; je suis certain qu'elle ne vous refusera pas un rendez-vous : elle est très docile aux volontés de son père… sauf sur un petit détail. « Hé bien ! Watson, j'avais l'impression qu'il n'y avait plus grand-chose à dire ; aussi ai-je pris congé avec toute la froideur et la dignité possibles ; mais au moment où j'avais la main sur la poignée de la porte, il m'a arrêté. « – A propos, monsieur Holmes ! Vous avez connu Le Brun, le détective français ? « – Oui. « – Savez-vous ce qui lui est arrivé ? « – Je crois qu'il a été rossé par quelques apaches de Montmartre et qu'il est infirme pour la vie. « – Très juste, monsieur Holmes. Par une curieuse coïncidence, il s'était mêlé de mes affaires une semaine plus tôt. Ne vous mêlez pas de mes affaires, monsieur Holmes. Cela vous porterait malheur. Plusieurs l'ont expérimenté à leurs dépens. Mon dernier mot : allez de votre côté et moi du mien. Bonsoir ! « Voilà où j'en suis, Watson. Vous êtes au fait des dernières nouvelles. – Ce baron me paraît dangereux. Puissamment dangereux ! Je dédaigne les rodomonts, mais celui-ci est du type d'hommes qui en disent plutôt moins que plus. – Êtes-vous obligé de vous occuper de lui ? S'il épouse la jeune fille, quelle importance ? – Étant donné qu'il a indiscutablement assassiné sa dernière femme, je dirais qu'il est très important qu'il n'épouse pas cette jeune fille. Par ailleurs, il y a le client ! Allons, ne discutons pas de cela. Quand vous aurez terminé votre café, vous feriez aussi bien de m'accompagner, car le joyeux Shinwell va venir me faire son rapport. Il était déjà à Baker Street quand nous arrivâmes. C'était un colosse au visage rougeaud et vulgaire : deux yeux d'une extrême vivacité étaient le seul signe extérieur de l'esprit rusé qui se dissimulait dans sa tête de brute. Il avait dû plonger dans les basfonds de son royaume : en effet, à côté de lui sur le canapé était assise une mince jeune femme rousse dont la figure jeune, pâle, pathétique était si ravagée par le péché et le chagrin qu'on devinait quelles années terribles elle avait vécues. – Je vous présente Mlle Kitty Winter, annonça Shinwell Johnson en agitant sa main grasse. Ce qu'elle sait… Bah ! elle parlera toute seule ! J'ai mis la main dessus, monsieur Holmes, moins d'une heure après avoir reçu votre message. – Je ne suis pas difficile à trouver, dit la jeune femme. N'importe qui peut me trouver : l'enfer, Londres… Même adresse pour Porky Shinwell. Nous sommes de vieux copains, Porky et moi. Mais, sapristi, il en existe un autre qui devrait être dans un enfer plus bas que nous s'il y avait une justice au monde ! C'est l'homme dont vous vous occupez, monsieur Holmes. Holmes sourit. – Je m'associe à vos bons vœux, mademoiselle Winter ! – Si je peux vous aider à l'envoyer là où de droit il a sa place, à votre disposition ! fit notre visiteuse avec une énergie farouche. Une intensité de haine passa sur ses traits tirés et dans ses yeux brillants, comme on n'en voit jamais chez un homme et rarement chez une femme. – Vous n'avez pas besoin de vous occuper de mon passé, monsieur Holmes. Il n'a aucun intérêt. Je suis simplement ce qu'a fait de moi Adelbert Gruner. Si je pouvais l'entraîner !… Elle brandit frénétiquement ses mains. –… Oh ! si seulement je pouvais l'entraîner dans la fosse où il en a poussé tant ! – Vous savez de quoi il s'agit ? – Porky Shinwell me l'a dit. Il court après une autre pauvre idiote, et cette fois il veut l'épouser. Vous, vous voulez l'en empêcher. Hé bien ! vous en savez sûrement assez sur ce démon pour empêcher n'importe quelle jeune fille convenable et sensée de vouloir vivre dans la même paroisse que lui. – Elle a perdu la raison. Elle est follement amoureuse. Elle a été mise au courant. Elle ne tient compte de rien. – Au courant de l'assassinat ? – Oui. – Seigneur ! Elle doit avoir de ces nerfs ! – Elle croit que ce sont des calomnies. – Ne pouvez-vous pas lui fourrer des preuves sous ses yeux d'idiote ? – Vous, nous aideriez-vous à l'éclairer ? – Quoi ! Ne suis-je pas une preuve en chair et en os ? Si je me trouvais devant elle et si je lui disais comment il m'a traitée… – Vous le feriez ? – Si je le ferais ? Ah ! oui. – Hé bien ! cela vaudrait la peine d'essayer. Mais il lui a confessé la plupart de ses péchés et elle l'a absous. Je ne crois pas qu'elle accepte de rouvrir le débat. – Je lui prouverai qu'il ne lui a pas tout dit, déclara Mlle Winter. J'ai été plus ou moins au courant de deux ou trois meurtres qui n'ont pas fait autant de bruit. Il parlait de quelqu'un de sa voix de velours, puis me regardait avec un œil tranquille et disait : « Il est mort, il y a un mois. » Il ne parlait pas pour ne rien dire ! Mais j'y faisais peu attention. Comprenez que je l'aimais. Tout ce qu'il faisait me plaisait : exactement comme à cette pauvre folle. Une seule chose me bouleversa. Oui, par le diable ! Sans sa langue menteuse, empoisonnée, qui explique et aplanit tout, je l'aurais quitté cette nuit-là ! Il a un livre. Un livre relié en cuir brun avec une serrure, et ses armes sur la couverture. Je pense qu'il avait bu cette nuit-là ; sinon, il ne me l'aurait pas montré. – Ce livre ?… – Je vous dis, monsieur Holmes, que cet homme collectionne les femmes, et qu'il éprouve autant d'orgueil à sa collection de femmes que d'autres à leurs collections de mouches ou de papillons. Il a tout mis dans ce livre. Des instantanés, des noms, des détails, tout enfin ! C'est un livre obscène : un livre qu'aucun homme, même élevé dans le ruisseau, n'aurait pu écrire. Mais c'est quand même le livre d'Adelbert Gruner. « Les Âmes que j'ai ruinées. » Il aurait pu inscrire ce titre-là s'il y avait pensé. Néanmoins, ça ne sert à rien d'en parler, car le livre ne pourrait pas vous être utile, et, s'il l'était, vous ne pourriez pas l'avoir. – Où est-il ? – Comment vous dire où il se trouve maintenant ? Il y a plus d'un an que j'ai quitté Adelbert. Quand j'étais avec lui, je savais où il le gardait. Par beaucoup de côtés, il ressemble à un chat : il en a la propreté et la précision. Le livre est peut-être dans le vieux meuble de son bureau privé. Vous connaissez sa maison ? – Je suis allé dans son bureau, répondit Holmes. – Tiens, déjà ? Vous n'êtes pas fainéant, si vous n'êtes parti en guerre que ce matin. Peut-être que le cher Adelbert a trouvé pour une fois un rival à sa taille ! Le bureau où vous l'avez vu est celui qui contient les porcelaines chinoises, dans un gros buffet entre les fenêtres. Derrière sa table se trouve la porte qui ouvre sur le bureau privé : une petite pièce où il conserve des papiers et toutes sortes de choses. – N'a-t-il pas peur des cambrioleurs ? – Adelbert n'est pas un poltron. Personne, même pas son pire ennemi, n'oserait le dire. Il est capable de veiller sur vie. La nuit, une sonnerie d'alarme fonctionne. Et puis, qu'y a-t-il chez lui qui puisse intéresser un cambrioleur ? A moins qu'il ne lui dérobe ses porcelaines chinoises ! – Pas intéressant ! trancha Shinwell Johnson avec l'autorité d'un expert. Aucun receleur ne voudrait d'un truc, qu'on ne peut ni fondre ni vendre. – D'accord ! fit Holmes. Hé bien ! mademoiselle Winter, si vous vouliez revenir ici demain après-midi à cinq heures, j'aurai entre-temps réfléchi à votre proposition de voir la jeune fille, et j'aurai examiné si un rendez-vous peut être aménagé. Je vous suis extrêmement obligé de votre collaboration. Je n'ai pas besoin de vous dire que mon client sera d'une libéralité… – Rien à faire ! s'écria la jeune femme. Je ne suis pas ici pour de l'argent. Que je voie cet homme dans la boue, et j'aurai ma récompense. Dans la boue et mon pied dessus pour écraser sa figure maudite ! Je ne veux pas autre chose. Je vous verrai demain, et n'importe quand, aussi longtemps que vous vous occuperez de lui. Porky vous dira où l'on peut me trouver. Je ne revis pas Holmes avant le lendemain soir, où nous dînâmes ensemble à notre restaurant du Strand. Il haussa les épaules quand je lui demandai si son entretien avait bien tourné. Puis il me raconta l'histoire que je répète sous une forme adoucie. – Mon rendez-vous me fut accordé sans aucune difficulté, car la jeune fille fait exprès de témoigner une abjecte obéissance filiale pour toutes les choses secondaires, afin de racheter sa désobéissance pour ses fiançailles. Le général me téléphona que tout était prêt, et la féroce Mlle Winter, exacte au rendez-vous, monta avec moi dans un fiacre qui nous déposa à cinq heures et demie devant le 104 de Berkeley Square, où habite le vieux soldat : l'un de ces affreux castels gris de Londres auprès desquels une église paraît frivole. Un chasseur nous introduisit dans le grand salon tendu de jaune : là se trouvait la jeune fille qui nous attendait ; elle était pâle, grave, distante, aussi inflexible et froide qu'un névé sur une montagne. « Je ne vois pas très bien comment vous la dépeindre, Watson. Peut-être la rencontrerez-vous avant la fin de l'histoire, et vous pourrez utiliser vos dons d'écrivain. Elle est belle, mais de cette beauté éthérée d'un autre monde qu'on trouve parfois sur des fanatiques dont la pensée ne quitte jamais les cimes. Chez les vieux maîtres du Moyen Age, j'ai vu des visages qui ressemblaient au sien. Comment un fauve a-t-il pu poser ses vilaines griffes sur un être pareil ? Voilà qui me dépasse. Vous savez que les extrêmes s'attirent : le spirituel est attiré par l'animal, l'homme des cavernes par l'ange. Ce cas est le pire de tous ceux que vous pourriez imaginer. « Elle connaissait évidemment le motif de notre visite ; le bandit n'avait pas tardé à la prévenir contre nous. L'arrivée de Mlle Winter la surprit un peu, je pense, mais elle nous désigna deux fauteuils avec la mine de la révérende mère d'une abbaye recevant deux mendiants lépreux. Si vous avez envie un jour de vous gonfler d'importance, mon cher Watson, prenez donc des leçons chez Mlle Violet de Merville. « – Monsieur, me dit-elle d'une voix qui évoquait irrésistiblement le vent qui descend d'un iceberg, votre nom ne m'est pas inconnu. Vous êtes venu ici, si j'ai bien compris, pour calomnier mon fiancé, le baron Gruner. Ce n'est que sur les instances de mon père que je vous reçois, et d'avance je vous avertis que rien de ce que vous me direz n'affectera mes dispositions. « Elle me fit de la peine, Watson. Sur le moment, je la regardai comme j'aurais regardé ma propre fille. Je ne suis pas souvent éloquent. Je me sers de ma tête, non de mon cœur. Mais vraiment je plaidai devant elle avec toute la chaleur des mots que je puisais dans mon tempérament. Je lui décrivis l'épouvantable situation de la femme qui a la révélation du caractère d'un homme seulement après qu'elle l'a épousé : une femme qui doit subir les caresses de mains sanglantes et de lèvres impures. Je ne lui épargnai rien : la honte, la peur, l'angoisse, le désespoir qu'elle se promettait en l'épousant. Toutes mes phrases furent impuissantes à amener un peu de couleur sur ces joues ivoirines, ou une lueur d'émotion dans son regard perdu au loin. Je pensai à ce que le coquin m'avait dit à propos de l'influence posthypnotique. De fait, on pouvait croire qu'elle vivait au-dessus de la terre dans une sorte de rêve extatique. Et pourtant elle me répondit avec une précision toute matérielle. « – Je vous ai écouté patiemment, monsieur Holmes. L'effet de vos propos sur mon esprit est exactement celui que je vous avais prédit. Je sais qu'Adelbert, que mon fiancé a traversé de nombreux orages au cours desquels il s'est attiré des haines féroces et des aversions parfaitement injustes. Vous êtes le dernier venu de toute une série de calomniateurs. Il est possible que vous me vouliez du bien, quoique j'aie appris que vous étiez un agent payé, et que vous auriez aussi bien défendu les intérêts du baron que ceux de ses ennemis. Mais n'importe. Je veux que vous compreniez une fois pour toutes que je l'aime, qu'il m'aime, et que l'opinion du monde ne m'impressionne pas davantage que les piaillements des oiseaux de l'autre côté de la fenêtre. Si sa noble nature a jamais eu des défaillances, peut-être lui suis-je précisément destinée afin de la relever au niveau supérieur dont elle est digne. Mais je n'ai pas bien saisi, ajouta-t-elle en tournant son regard vers Mlle Winter, qui peut être cette jeune dame. « J'allais lui répondre quand la fille intervint à la manière d'un tourbillon. Imaginez le feu et la glace face à face. « – Je vais vous dire qui je suis ! s'écria-t-elle en bondissant de son siège et la bouche tordue de passion. Je suis sa dernière maîtresse. Je suis l'une des cent femmes qu'il a tentées, séduites, ruinées, et jetées au rebut, comme il le fera avec vous. Ce rebut, pour vous, sera vraisemblablement le tombeau ; peut-être cela vaudra-t-il mieux. Je vous le dis, pauvre folle : si vous épousez cet homme, il sera votre mort ! Ou bien il brisera votre cœur ou bien il vous tordra le cou ; mais vous n'échapperez pas à la mort. Ce n'est pas par amour pour vous que je parle. Je me soucie comme d'une guigne que vous viviez ou que vous mouriez. C'est par haine contre lui, par rancune, pour lui rendre ce qu'il m'a fait. Ce n'est pas la peine de me regarder comme vous le faites, ma belle mademoiselle, car vous pourriez vous trouver plus bas que moi avant peu ! « – Je préférerais ne pas avoir à discuter de pareilles choses, dit froidement Mlle de Merville. Je vous répète une dernière fois que je connais trois épisodes de la vie de mon fiancé, au cours desquels il a eu affaire avec des intrigantes, et je suis assurée de son sincère repentir pour tout le mal qu'il a pu commettre. « – Trois épisodes ! hurla ma compagne. Idiote ! Pauvre idiote ineffable ! « – Monsieur Holmes, je vous serais reconnaissante de mettre un terme à cet entretien, dit la voix de glace. J'ai obéi à mon père en vous recevant, mais je ne suis nullement forcée d'écouter les délires de cette personne. « Le juron aux lèvres, Mlle Winter se rua en avant : si je ne lui avais pas saisi le poignet, elle aurait attrapé aux cheveux la fille du général. Je la tirai vers la porte, et j'eus la chance de la flanquer dans un fiacre sans soulever de scandale public : elle ne se possédait plus. Quant à moi, Watson, quoique plus froid, j'étais furieux : c'est très déprimant de se heurter à une attitude hautaine, distante, et au suprême contentement de soi de la femme qu'on essaie de sauver… Vous voilà au fait de la situation. Il est évident que je dois manigancer autre chose, une nouvelle ouverture, car cette petite confrontation n'aura aucun effet. Je garderai le contact avec vous, Watson : il est plus que probable que je vous réserverai un rôle à jouer dans ma prochaine pièce ; mais après tout l'acte suivant pourrait bien être signé d'eux. Il avait deviné juste. Leur coup s'abattit. Ou plutôt son coup à lui, car jamais je ne pourrai croire qu'elle s'y associa. Je crois que je pourrais sans me tromper vous montrer les pavés où je me tenais quand mes yeux tombèrent sur l'affichette d'un journal : l'horreur transperça mon âme. Cela se passait entre le GrandHôtel et la gare de Charing Cross. Un unijambiste étala les journaux du soir et leurs panneaux-réclame. Ma dernière conversation avec Holmes avait eu lieu deux jours plus tôt. Là, en lettres noires sur fond jaune, se détachait la manchette suivante : Attentat criminel contre Sherlock Holmes Je crois que je demeurai cloué sur place quelques instants. Il me semble qu'ensuite j'arrachai un journal des mains du marchand, que je me fis invectiver parce que je ne l'avais pas payé, et que j'allai me réfugier devant la porte d'une pharmacie pour lire l'entrefilet fatal. En tout cas voici son texte : « Nous apprenons avec regret que M. Sherlock Holmes, célèbre détective privé, a été ce matin victime d'une agression criminelle qui l'a laissé dans un état sur lequel il est trop tôt pour se prononcer. Les détails manquent encore, mais l'événement a dû se produire vers midi dans Regent Street, près du Café Royal. Deux individus armés cannes ont attaqué M. Holmes, qui a reçu de multiples coups sur le corps et sur la tête ; les médecins considèrent son cas comme grave. Il a été transporté au Charing Cross Hospital, mais il a insisté pour être ramené chez lui à Baker Street. Ses agresseurs étaient correctement vêtus ; ils ont échappé à leurs poursuivants en traversant le Café Royal et en sortant parderrière dans Glasshouse Street. Ils appartiennent sans aucun doute à cette société du crime qui a eu tant d'occasions de se plaindre de l'activité et de l'habileté du blessé. » Faut-il que j'ajoute qu'aussitôt je me jetai dans un fiacre et que je me fis conduire à Baker Street ? A la porte attendait le landau de sir Leslie Oakshott ; je me heurtai dans le vestibule au célèbre chirurgien. – Aucun danger immédiat ! me dit-il. Deux déchirures au cuir chevelu et de nombreuses meurtrissures. Plusieurs points de suture ont été indispensables. Je lui ai injecté de la morphine et il lui faut du repos. Mais je vous autorise à le voir quelques minutes. Cette permission obtenue, je me précipitai dans la chambre où il faisait presque noir. Le malade était parfaitement éveillé ; dans un murmure rauque, il m'appela. Le store était aux trois quarts baissé, mais un rayon de soleil tapait dedans et j'aperçus la tête bandée du blessé. Une traînée rouge avait traversé les compresses blanches. Je m'assis à côté de lui et je hochai la tête. – Tout va bien, Watson. Ne faites pas cette figure-là ! me chuchota-t-il d'une voix très affaiblie. Le mal n'est pas si grand qu'il paraît. – Dieu merci ! – Je ne suis pas mauvais à la canne, vous savez. J'ai détourné la plupart des coups. Mais ils étaient deux : le deuxième était de trop. – Que puis-je faire, Holmes ? Naturellement, c'est ce maudit baron qui est à l'origine de l'agression. Si vous m'y autorisez, je m'en vais de ce pas l'écorcher vif ! – Brave vieux Watson ! Non, nous ne pouvons rien faire avant que la police ait mis le grappin sur ses acolytes. Mais ils avaient bien préparé leur fuite. Attendez un peu. J'ai mes plans. La première chose à faire est d'exagérer la gravité de mes blessures. On viendra vous demander de mes nouvelles, Watson. Forcez la dose. Dites que j'aurai bien de la chance si je passe la semaine. Parlez de délire, de folie, de ce que vous voudrez. Vous n'en direz jamais trop ! – Mais sir Leslie Oakshott ? – Oh ! pour lui, aucune inquiétude ! Il annoncera le pire. J'y veillerai. – Rien d'autre ? – Si. Prévenez Shinwell Johnson et dites-lui qu'il mette la fille à l'abri. Ces champions vont maintenant s'attaquer à elle. Ils savent qu'elle est dans la course. Puisqu'ils ont osé s'en prendre à moi, il est probable qu'ils ne l'oublieront pas, elle. C'est urgent. Faites-le dès ce soir. – J'y vais. Rien de plus ? – Mettez ma pipe sur la table, ainsi que la pantoufle à tabac. Parfait ! Venez me voir chaque matin et nous établirons notre plan de campagne. Je m'arrangeai avec Johnson le soir même pour qu'il expédie Mlle Winter dans une banlieue paisible et qu'il l'y maintienne jusqu'à ce que tout danger ait disparu. Pendant six jours, le public demeura sous l'impression que Holmes était à la mort. Les bulletins de santé étaient très alarmants et les journaux publièrent des nouvelles sinistres. Mes visites régulières au malade me permirent de constater qu'il était loin d'être aussi gravement atteint. Sa robuste constitution et sa volonté de fer faisaient merveille. Il se rétablissait vite, et je me demandais parfois s'il ne se sentait pas mieux qu'il ne l'avouait, même à moi. En cet homme, il y avait une curieuse manie du secret qui permettait des effets dramatiques, mais qui ne permettait même pas à son plus fidèle ami de deviner ses projets. Il poussait à l'extrême l'axiome selon lequel le conspirateur le plus assuré de réussir est celui qui conspire tout seul. J'étais plus proche de lui que n'importe qui au monde, et cependant je savais qu'un abîme nous séparait. Le septième jour, on lui retira les agrafes. Les journaux du soir annoncèrent qu'il était atteint d'érysipèle. Ce même soir, ils annoncèrent aussi une nouvelle que j'étais tenu à communiquer à mon ami, qu'il fût malade ou bien portant. Parmi les passagers du bateau Ruritania de la Compagnie Cunard en partance vendredi de Liverpool figurait le baron Adelbert Gruner, qui avait à régler d'importantes affaires financières aux États-Unis avant son mariage imminent avec Mlle Violet de Merville, fille unique de… etc. Holmes écouta cette nouvelle avec une froideur concentrée. Sa pâleur me révéla à quel point elle le frappait. – Vendredi ! s'exclama-t-il enfin. Plus que trois jours ! Je crois que le coquin veut se mettre hors de danger. Mais il n'y parviendra pas, Watson ! Par le Seigneur, il n'y parviendra pas ! Dites, Watson, je voudrais que vous fassiez quelque chose pour moi. – Je suis ici pour vous être utile, Holmes. – Hé bien ! consacrez les prochaines vingt-quatre heures à étudier de près les porcelaines chinoises. Il ne me donna pas d'autres explications, et je ne lui en demandai aucune. Une longue expérience m'avait enseigné à obéir sans discuter. Mais quand j'eus quitté sa chambre, je descendis Baker Street tout en cherchant comment je pourrais accomplir sa volonté. Finalement, je me fis conduire à la London Library de Saint-James Square, exposai mon projet à mon ami Lomax, le sous-bibliothécaire, et regagnai mon appartement avec un gros volume sous le bras. On dit de l'avocat qui a étudié un dossier avec beaucoup de soin qu'il est capable de « coller » un expert le lundi, mais que le samedi il a totalement oublié toutes ses connaissances fraîchement acquises. Certainement, je ne voudrais pas poser maintenant à l'expert en matière de céramique ! Et cependant, tout le soir et toute la nuit (avec juste un bref intervalle pour me reposer) et tout le lendemain matin j'appris des tas de choses et je me bourrai la tête de noms. J'appris les poinçons des grands artistes décorateurs, le mystère des dates cycliques, les marques du Hung-wu et les beautés du Yung-lo, les écritures de Tang-ying et les gloires de la période primitive du Sung et du Yuan. Ployant sous le faix de tous ces renseignements, je me rendis le lendemain soir chez Holmes. Il s'était levé (ce que vous n'auriez pas pu deviner d'après les communiqués destinés au public) et il était assis dans son fauteuil préféré ; sa tête entourée de bandages reposait sur sa main. – Ma foi, Holmes, lui dis-je, à en croire les journaux, vous êtes agonisant ! – C'est exactement l'impression que je veux répandre. Et vous, Watson, avez-vous bien appris votre leçon ? – Du moins j'ai essayé. – Bravo ! Vous sentez-vous capable de soutenir une conversation intelligente sur ce sujet ? – Je crois que oui. – Alors passez-moi cette boîte sur la cheminée. Il ouvrit le couvercle et exhiba un petit objet soigneusement enveloppé dans une fine soie d'Orient. Il la déplia et découvrit une soucoupe délicate d'un bleu profond extraordinaire. – Il faut la manipuler avec précaution, Watson. C'est de la vraie porcelaine coquille d'œuf de la dynastie Ming. On n'a jamais rien fait de mieux depuis. Un service complet vaudrait un prix royal. En fait, je ne crois pas qu'il en existe un en dehors de celui qui se trouve au palais impérial de Pékin. La vue de cet objet rendrait fou un vrai connaisseur. – Et que dois-je en faire ? Holmes me tendit une carte sur laquelle était gravé : « Dr. Hill Barton, 369, Half Moon Street. » – Voilà comment vous vous appellerez ce soir, Watson. Vous allez vous rendre auprès du baron Gruner. Je connais quelques-unes de ses habitudes. A huit heures et demie, il sera probablement libre. Un billet l'avertira à temps que vous passerez chez lui ; vous lui direz que vous lui apportez un échantillon d'un service parfaitement unique de porcelaine Ming. Vous pouvez bien être médecin, puisque c'est un rôle que vous jouez sans duplicité. Mais vous êtes surtout collectionneur, ce service vous a échu par hasard, vous aviez entendu parler de l'intérêt que porte le baron aux porcelaines, et vous êtes disposé à le lui vendre un bon prix. – Quel prix ? – Bonne question, Watson ! Vous seriez vite démasqué si vous ne connaissiez pas la valeur de cette marchandise. Cette soucoupe m'a été apportée par Sir James ; elle vient, d'après ce que j'ai compris, de la collection de son client. Vous n'exagérerez point en affirmant qu'elle n'a pour ainsi dire pas sa pareille au monde. – Peut-être pourrais-je proposer que le service soit soumis à l'estimation d'un expert ? – De mieux en mieux, Watson ! Vous êtes éblouissant aujourd'hui. Proposez Christie ou Sotheby. Votre délicatesse vous empêche de fixer vous-même un prix. – Mais s'il ne me reçoit pas ? – Oh ! si, il vous recevra. Il est atteint de collectionnite aiguë, et il a la manie des porcelaines chinoises : c'est une autorité reconnue, ne l'oubliez pas ! Asseyez-vous, Watson, et je vais vous dicter la lettre. Pas la peine de solliciter une réponse. Vous annoncerez tout bonnement votre visite, et le motif de cette visite. Ce fut un document admirable : bref, courtois, de nature à stimuler la curiosité du connaisseur. Un commissionnaire du quartier fut prié d'aller le porter à l'adresse indiquée. Le soir même, avec la précieuse soucoupe à la main et la carte du docteur Barton dans ma poche, je partis pour l'aventure : pour mon aventure. La maison et tout le domaine indiquaient que le baron Gruner était, comme Sir James l'avait dit, fort riche. La longue avenue qui serpentait était bordée de massifs rares et débouchait sur un grand carré de gravier orné de statues. L'endroit avait été aménagé par un roi de l'or de Amérique du Sud au temps du grand boom. La longue maison basse avec ses tourelles aux angles (véritable cauchemar pour un architecte !) en imposait par ses dimensions et par son assise. Un maître d'hôtel, qui n'aurait pas déparé un banc d'archevêque, m'ouvrit la porte et me confia aux bons soins d'un chasseur vêtu de peluche. Enfin le baron me reçut. Il se tenait debout auprès d'un grand meuble placé entre les deux fenêtres et qui renfermait une partie de sa collection de Chine. Quand j'entrai, il se tourna vers moi ; il tenait à la main un petit vase brun. – Je vous en prie, docteur, asseyez-vous ! me dit-il. J'étais en train de contempler mes trésors et je me demandais si je pouvais réellement leur en ajouter un. Ce petit échantillon de Tang, qui date du VIIe siècle, vous intéresserait sans doute. Je suis sûr que vous n'avez jamais vu un travail plus délicat ni un coloris plus riche. Avez-vous la soucoupe Ming dont vous m'avez parlé ? Je défis précautionneusement mon paquet et je la lui tendis. Il s'assit devant son bureau, approcha la lampe car il faisait sombre, et entreprit de l'examiner. Pendant qu'il la considérait sous tous ses angles, la lumière jaune éclairant sa physionomie me permit de l'étudier à mon aise. Il était réellement très bel homme. La réputation que sa beauté avait acquise en Europe était méritée. Il était d'une taille moyenne, mais d'une charpente gracieuse et souple. Il avait le visage bronzé, presque oriental, avec de grands yeux noirs langoureux qui devaient exercer sur les femmes un facile pouvoir de fascination. Cheveux et moustache étaient noir corbeau. La moustache était courte, effilée, cosmétiquée. Mais si je n'avais jamais vu de bouche d'assassin, j'en avais une devant moi : on aurait dit une entaille sur la figure, mince, impitoyable, terrible. Il avait tort d'en écarter la moustache, car cette bouche était le signal d'alarme de la nature, un avertissement pour ses victimes éventuelles. Il avait la voix engageante, des manières parfaites. Je lui aurais donné un peu plus de trente ans ; en réalité, comme je l'appris plus tard, il en avait quarante-deux. – Très jolie ! En vérité très jolie ! fit-il enfin. Et vous dites que vous en avez un service de six ? Ce qui me confond, c'est que je n'avais pas entendu parler de ces magnifiques spécimens ! Je ne connais qu'un service en Angleterre capable de rivaliser avec eux ; encore n'est-il certainement pas sur le marché. Serais-je indiscret si je vous demandais, docteur Barton, comment vous l'avez entre les mains ? – Est-ce que cela vous intéresse vraiment ? répliquai-je avec autant d'insouciance que j'en fus capable. Vous pouvez voir que cette pièce est authentique ; quant à sa valeur, je me fierai tout simplement à l'estimation d'un expert. – C'est très mystérieux ! murmura-t-il tandis que dans ses yeux noirs s'allumait une rapide flamme de soupçon. Quand on traite sur des objets d'une telle valeur, il est normal qu'on désire tout connaître sur la transaction. L'authenticité de cette pièce est incontestable. Je ne la mets nullement en doute. Mais supposez (je suis bien obligé de faire entrer en ligne de compte toutes les hypothèses) qu'il s'avère ultérieurement que vous n'aviez pas le droit de vendre ? – Je vous garantirais contre une pareille objection. – Ce qui pose le problème de savoir quel crédit je pourrais accorder à votre garantie. – Mes banquiers vous répondraient. – Bien. Mais il n'empêche que toute transaction me paraît hors des normes. Vous pouvez faire affaire ou non, dis-je avec un air suprêmement détaché. Je me suis adressé à vous d'abord parce que j'avais appris que vous étiez un connaisseur. Mais ailleurs je n'aurai pas de difficultés. – Qui vous a dit que j'étais un connaisseur ? – J'ai su que vous aviez écrit un livre sur le sujet. – L'avez-vous lu ? – Non. – Mon Dieu, je comprends de moins en moins ! Vous êtes un connaisseur et un collectionneur ; vous possédez une pièce de grande valeur dans votre collection ; et cependant vous n'avez même pas pris la peine de consulter le seul livre qui vous aurait renseigné sur le sens et la valeur de ce que vous détenez. Comment me l'expliquez-vous ? – Je suis très occupé. Je suis médecin. J'ai une clientèle. – Ce n'est pas une réponse. Si un homme a une manie, il s'y consacre, quelles que soient ses autres occupations. Vous disiez dans votre lettre que vous étiez un connaisseur. – C'est vrai. – Puis-je vous poser quelques questions pour le vérifier ? Je suis obligé de vous dire, docteur (en admettant que vous soyez docteur), que ce marché me paraît de plus en plus suspect. Je voudrais vous demander ce que vous savez de l'empereur Shomu et comment vous l'associez avec le Shoso-in près de Nara ? Cela vous embarrasse ? Hé bien ! parlez-moi donc de la dynastie des Wei du Nord et de sa place dans l'histoire de la céramique ! Je bondis de mon fauteuil en feignant la colère. – Voilà qui est intolérable, monsieur ! m'écriai-je. Je suis venu ici pour vous accorder une préférence, non pour être interrogé comme un écolier. Ma science sur ces sujets peut être inférieure à la vôtre, mais je ne répondrai certainement pas à des questions posées d'une manière aussi injurieuse. Il me regarda fixement. Toute langueur avait disparu de ses yeux. Puis soudain ceux-ci étincelèrent. J'entrevis l'éclat des dents blanches entre les lèvres cruelles. – Quel jeu jouez-vous ? Vous êtes venu ici pour m'espionner. Vous êtes un émissaire de Holmes. Vous essayez de me duper. Il paraît que Holmes est mourant ; alors il m'adresse ses valets pour me surveiller. Vous êtes entré ici sans ma permission, mais, pardieu ! vous trouverez plus difficile de sortir que d'entrer. Il s'était levé d'un bond, et je reculai, me préparant à son attaque, car l'homme était hors de lui. Peut-être m'avait-il soupçonné dès l'abord ; en tout cas, cet interrogatoire lui avait révélé la vérité ; il était clair que je ne pouvais plus espérer lui faire illusion. Il plongea ses mains dans un tiroir et le fouilla fébrilement. Mais il dut surprendre un bruit, car il s'arrêta pour écouter. – Ah ! cria-t-il. Et il se rua dans la pièce qui se trouvait derrière lui. En deux pas, j'arrivai à la porte. Toujours je me rappellerai la scène qui suivit. La fenêtre de cette deuxième pièce donnait sur le jardin, elle était grande ouverte. A côté de la fenêtre, semblable à un fantôme terrible, le visage tiré et livide, se tenait Sherlock Holmes. L'instant d'après il avait foncé de l'autre côté ; je l'entendis écraser les lauriers du jardin. Avec un hurlement de rage, le maître de la maison se précipita à sa poursuite par la fenêtre ouverte. Et alors… Oh ! ce fut fait en une seconde ! Je vis tout clairement, pourtant ! Un bras, le bras d'une femme, surgit d'entre les branches de laurier. Au même moment le baron poussa un cri horrible. Je l'entendrai toujours. Il plaqua ses deux mains sur son visage et revint dans la pièce en courant ; dans sa course, il se cognait la tête contre les murs. Puis il tomba sur le tapis, boula et se tordit par terre, pendant que ses cris résonnaient dans toute la maison. – De l'eau ! Pour l'amour de Dieu, de l'eau ! hurlait-il sans discontinuer. Je m'emparai d'une carafe sur une table et me hâtai de lui porter secours. Au même moment, le maître d'hôtel et plusieurs valets de chambre accoururent. Je me rappelle que l'un d'eux s'évanouit pendant que j'étais agenouillé auprès du blessé et que j'avais exposé son visage atrocement défiguré à la lumière de la lampe. Le vitriol était en train de le ronger et s'égouttait des oreilles et du menton. Un œil était déjà blanc, vitreux. L'autre était rouge et enflammé. La physionomie que j'avais admirée un peu plus tôt ressemblait à une belle toile sur laquelle l'artiste aurait passé une éponge humide et méphitique. Elle était devenue brouillée, décolorée, inhumaine, terrifiante. En quelques mots, j'expliquai exactement ce qui était arrivé, du moins en ce qui concernait l'agression au vitriol. Quelques valets avaient sauté par la fenêtre, d'autres fouillaient le jardin, mais il faisait nuit et la pluie commençait à tomber. La victime ne s'arrêtait de hurler que pour pousser des cris de rage contre celle qui s'était vengée. – C'est ce chat de l'enfer ! C'est Kitty Winter ! Oh ! la diablesse ! Elle paiera ! Oui, elle paiera ! Oh ! Dieu du ciel, cette douleur est plus que je ne peux supporter ! Je baignai son visage dans l'huile, je mis de l'ouate sur sa peau à vif, je lui administrai une piqûre de morphine. Il oubliait de me soupçonner, tant le choc l'avait bouleversé. Il se cramponnait à mes mains comme si j'avais le pouvoir de redonner vie à ces yeux de poisson mort qui me regardaient. J'aurais pleuré sur ce désastre physique si je ne m'étais souvenu de la vilenie de son existence ; c'était elle la responsable de cette ruine. Je répugnai à sentir l'étreinte de ses mains brûlantes. L'arrivée du médecin de famille me soulagea ; un spécialiste suivit. Un inspecteur de police ne tarda point ; je lui tendis ma vraie carte de visite. Il aurait été puéril et inutile d'agir autrement, car à Scotland Yard tout le monde me connaissait presque autant que Sherlock Holmes. Puis je quittai cette maison sinistre. Moins d'une heure plus tard j'étais à Baker Street. Holmes était assis dans son fauteuil habituel ; il semblait très pâle, épuisé. Outre ses blessures, les événements de la soirée avaient ébranlé ses nerfs d'acier, et il écouta avec horreur ma description de la transformation du baron. – Le salaire du péché, Watson ! Le salaire du péché ! me ditil. Tôt ou tard, on le reçoit toujours. Dieu le sait, il avait suffisamment péché ! ajouta-t-il en prenant sur la table un livre brun. Voici le livre dont la fille nous avait parlé. S'il ne rompt pas les fiançailles, rien n'y fera ! Mais il les rompra, Watson. Il le faut ! Aucune femme ayant le respect de soi-même n'y résisterait. – C'est son carnet d'amour ? – Ou plutôt de luxure. Appelez-le comme vous voudrez. Dès que la fille Winter nous en avait appris l'existence, j'avais compris qu'il serait une arme formidable si nous pouvions nous en emparer. Je n'en avais rien dit sur le moment, car la fille aurait pu bavarder. Mais j'ai ruminé l'histoire. Et puis il y a eu l'agression : elle m'a fourni la chance de faire croire au baron qu'il n'avait plus besoin de se méfier de moi. Tout s'est passé au mieux. J'aurais bien attendu un peu plus longtemps, mais son projet de voyage en Amérique m'a forcé la main. Il ne serait jamais parti en abandonnant derrière lui un document aussi compromettant. J'étais donc obligé d'agir sans délai. Un cambriolage nocturne était impossible, puisqu'il avait combiné un dispositif d'alarme. Mais le soir, il y avait un risque à prendre, à condition que je fusse assuré que son attention était retenue ailleurs. Voilà pourquoi, vous et votre soucoupe, vous êtes entrés en scène. Seulement, il me fallait savoir avec précision où était le livre, car je me doutais bien que je ne disposerais que de quelques minutes pour travailler ; mon temps était limité par vos connaissances sur la porcelaine chinoise. Je convoquai donc la fille au dernier moment. Comment aurais-je pu deviner ce que contenait le petit paquet qu'elle portait avec tant de précautions sous son manteau ? J'avais cru qu'elle était venue uniquement pour mon affaire, mais il semble qu'elle s'est occupée aussi de la sienne. – Il avait deviné que c'était vous qui m'aviez envoyé. – Je craignais cela. Mais vous l'avez tenu en haleine assez longtemps pour que j'aie pu m'emparer du livre, pas assez toutefois pour que j'aie pu m'enfuir sans avoir été vu. « Ah ! Sir James, je suis très content que vous soyez venu ! Notre ami mondain répondait à une convocation qui lui -avait été adressée tout à l'heure. Il écouta avec le plus vif intérêt le récit de tous les événements. – Vous avez fait merveille ! Merveille ! s'exclama-t-il. Mais si ces blessures sont aussi terribles que les décrit le docteur Watson, alors notre projet de contrecarrer le mariage réussira sans qu'il soit nécessaire d'utiliser ce livre infâme. Holmes hocha la tête. – Des femmes comme Mlle de Merville ne se conduisent pas ainsi. Elle l'aimerait encore davantage sous les traits d'un martyr défiguré. Non, c'est son aspect moral, pas son aspect physique, que nous devons détruire. Ce livre la ramènera sur terre… Et je ne vois rien d'autre qui y parviendrait. Il est de sa propre écriture. Elle ne peut pas le récuser. Sir James emporta le livre et la soucoupe précieuse. Comme j'étais moi-même en retard, je descendis en sa compagnie. Une charrette anglaise l'attendait. Il sauta dedans, donna un ordre bref au cocher, qui portait une cocarde, et la voiture s'éloigna rapidement. Il eut beau faire retomber la moitié de son manteau pour recouvrir les armoiries de la portière, j'eus quand même le temps de les reconnaître. J'en demeurai bouche bée. Puis je fis demi-tour et je regagnai la chambre de Holmes. – J'ai découvert qui est notre client, m'écriai-je tout fier de ma nouvelle. Hé bien ! Holmes, c'est.,. – C'est un ami loyal et un gentilhomme chevaleresque, interrompit Holmes en levant une main pour m'arrêter dans mon élan. Que ceci nous suffise maintenant et pour toujours. J'ignore comment le livre infâme a été utilisé. Peut-être Sir James s'en est-il chargé. Mais il est plus probable qu'une mission aussi délicate a été confiée au père de la jeune fille. En tout cas, l'effet a été décisif et conforme à nos espoirs. Trois jours plus tard, le Morning Post publiait un entrefilet annonçant que le mariage du baron Adelbert Gruner avec Mlle Violet de Merville n'aurait pas lieu. Le même journal contenait le compte rendu de la comparution de Mlle Kitty Winter devant le tribunal sous la grave inculpation d'avoir lancé du vitriol. Le procès a fait ressortir de telles circonstances atténuantes que le verdict, on s'en souvient, a été le plus indulgent possible. Sherlock Holmes s'est trouvé menacé de poursuites pour cambriolage, mais quand un objectif est bon et un client suffisamment célèbre, la loi anglaise elle-même devient humaine et élastique. Mon ami ne s'est pas encore assis sur le banc des inculpés. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) http://conan.doyle.free.fr/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'INTERPRÈTE GREC Les mémoires de Sherlock Holmes (septembre 1893) L'interprète Grec Au cours de ma longue et intime fréquentation de Sherlock Holmes, je ne l'avais jamais entendu faire allusion à sa famille, et presque jamais à son enfance. Cette réticence de sa part avait renforcé mon impression qu'il était un peu en dehors de l'humanité, au point que, parfois, il m'arrivait de le regarder comme un phénomène unique, un cerveau sans cœur, aussi dépourvu de sympathie pour les hommes qu'il leur était supérieur en intelligence. Si son antipathie pour la femme et son aversion à se faire de nouveaux amis étaient caractéristiques de sa nature impassible, la suppression absolue de toute allusion aux siens ne l'était pas moins. J'en étais venu à croire qu'il était orphelin, sans parents vivants, quand un soir, à ma grande surprise, il se mit à me parler de son frère. C'était un soir d'été, après le thé, et la conversation, intermittente et décousue, après avoir passé des clubs de golf aux causes de variations dans l'obliquité de l'écliptique, en était, en fin de compte, venue à la question de l'atavisme et des aptitudes héréditaires. Il s'agissait, dans notre discussion, de déterminer dans quelle mesure un don remarquable, quel qu'il soit, chez un individu, était imputable à sa filiation et jusqu'à quel point il était dû à son éducation première. – Dans votre propre cas, dis-je, d'après tout ce que vous m'avez dit, il est évident que votre faculté d'observation et votre facilité particulière de déduction sont dues à votre propre entraînement systématique. – Jusqu'à un certain point, répondit-il, en réfléchissant. Mes ancêtres étaient des propriétaires campagnards qui paraissent bien avoir mené la vie qui correspondait naturellement à leur état. Néanmoins, cette façon d'agir, je l'ai dans le sang et elle peut venir de ma grand-mère qui était la sœur de Vernet, l'artiste français. L'art, dans le sang, est susceptible de prendre les formes les plus étranges. – Mais comment savez-vous qu'il s'agit de quelque chose d'héréditaire ? – Parce que mon frère Mycroft le possède à un degré bien plus élevé que moi. C'était là un élément nouveau pour moi. S'il y avait en Angleterre un autre homme qui possédait des dons aussi remarquables, comment se faisait-il que ni la police ni le public n'en eussent entendu parler ? Je posai la question, en insinuant que c'était la modestie de mon compagnon qui lui faisait reconnaître son frère comme supérieur. Holmes se mit à rire de ma suggestion. – Mon cher Watson, dit-il, je ne saurais être d'accord avec ceux qui rangent la modestie parmi les vertus. Pour le logicien, toutes les choses doivent être exactement ce qu'elles sont, et se sous-estimer soi-même, c'est s'écarter de la vérité, autant qu'exagérer ses propres mérites. Donc, quand je dis que Mycroft a des facultés d'observation supérieures aux miennes, vous pouvez croire que je dis à la lettre l'exacte vérité. – Est-il votre cadet ? – De sept ans mon aîné. – Comment se fait-il qu'on ne le connaisse pas ? – Oh ! on le connaît fort bien dans son milieu. – Où donc ? – Eh bien, au club Diogène, par exemple. Je n'avais jamais entendu parler de cet établissement et mon air sans doute le disait, car Sherlock Holmes sortit sa montre. – Le club Diogène est le plus étrange de Londres et Mycroft est un de ses membres les plus étranges. Il s'y trouve toujours de cinq heures moins un quart à huit heures moins vingt. Il est maintenant six heures ; si donc, par ce beau soir, une petite promenade vous disait quelque chose, je serais très heureux de vous présenter deux curiosités. Cinq minutes après, nous étions dans la rue, et nous nous dirigions vers Regent Circus. – Vous vous demandez, dit mon compagnon, pourquoi Mycroft n'emploie pas ses dons comme détective, il en est incapable. – Mais je croyais que vous aviez dit ?… – J'ai dit qu'il m'était supérieur pour l'observation et la déduction. Si l'art du détective commençait et finissait dans un fauteuil, mon frère serait le plus grand expert criminel ayant jamais existé. Mais il n'a aucune ambition, aucune énergie. Il ne s'écarterait même pas de son chemin pour vérifier ses propres solutions et aimerait mieux passer pour avoir tort que de se donner la peine de prouver qu'il a raison. À maintes reprises je lui ai soumis des problèmes et j'y ai reçu une explication qui, par la suite, se révélait exacte. Et malgré cela, il était absolument incapable de faire ressortir les points pratiques dont il faut être en possession avant de pouvoir porter une affaire devant un juge ou un jury. – Ce n'est pas sa profession, alors ? – Nullement. Ce qui est, pour moi, un moyen d'existence, constitue pour lui la plus pure marotte d'un dilettante. Il possède un don extraordinaire pour les chiffres et il apure les livres de plusieurs administrations gouvernementales. Mycroft, qui demeure dans Pall Mall, fait un tour par le coin de Whitehall tous les matins et il le refait dans le sens inverse tous les soirs. D'un bout de l'année à l'autre, il ne prend pas d'autre exercice et on ne le voit nulle part ailleurs, sauf au club Diogène, qui se trouve juste en face de chez lui. – Ce nom ne me dit rien. – Rien d'extraordinaire à cela. Il y a à Londres, vous le savez, beaucoup d'hommes qui, les uns par timidité, les autres par misanthropie, ne recherchent nullement la société de leurs semblables. Toutefois, ils ne détestent point pour autant les fauteuils confortables, non plus que les plus récentes revues. C'est pour la commodité de ces gens-là que le club Diogène a été formé, et il compte, maintenant, les hommes les plus asociaux, les plus ennemis des clubs qui soient à Londres. On ne permet à aucun membre de se préoccuper d'un autre. Sauf dans la salle des Étrangers, il est interdit de parler, dans quelques circonstances que ce soit, et trois infractions à cette règle, si le comité en est informé, peuvent entraîner l'exclusion du bavard. Mon frère fut l'un des fondateurs et j'ai moi-même trouvé dans ce club une atmosphère éminemment sédative. Tout en bavardant, nous avions atteint Pall Mall ; en débouchant par le haut de St. James, Sherlock Holmes s'arrêta devant une porte à peu de distance du Carlton et, en me rap pelant de ne pas parler, me conduisit dans le vestibule. À travers les vitres, j'aperçus une vaste et luxueuse salle dans laquelle un nombre considérable de messieurs étaient assis çà et là, à lire les journaux, chacun dans son coin. Holmes me fit entrer dans une petite pièce qui donnait sur Pall Mall puis, m'ayant quitté une minute, il revint avec un compagnon qui, je le voyais, ne pouvait être que son frère. Mycroft Holmes était beaucoup plus grand et plus fort que Sherlock Holmes. Sa corpulence et sa taille étaient remarquables, mais son visage, bien que massif, avait gardé quelque chose de l'acuité d'expression si caractéristique de celui de son frère. Ses yeux, d'un singulier gris aqueux, semblaient garder en permanence ce regard lointain, introspectif, que je n'avais observé chez Sherlock Holmes que lorsqu'il déployait toutes ses facultés. – Je suis heureux de faire votre connaissance, monsieur, ditil, en me tendant une main aussi large et aussi plate qu'une nageoire de phoque. Partout j'entends parler de Sherlock Holmes depuis que vous vous êtes institué son mémorialiste. À propos, Sherlock, je m'attendais à te voir par ici la semaine dernière pour me consulter au sujet de cette affaire du Manoir. Je pensais que tu avais un peu perdu pied. – Non, je l'ai résolue, dit mon ami, en souriant. – C'était Adams, bien sûr ? – Oui, c'était Adams. – J'en étais certain, dès le début. Ils s'assirent tous les deux dans le bow-window du club. – Pour qui désire étudier l'humanité, voici le bon endroit, dit Mycroft. Regardez-moi ces types magnifiques ! Regardez, par exemple, ces deux hommes qui viennent de notre côté. – Le marqueur au billard et l'autre ? – Précisément. Qu'est-ce que tu dis de l'autre ? Les deux hommes s'étaient arrêtés en face de la fenêtre. Quelques traces de craie autour de la poche de son gilet étaient les seuls signes de joueur de billard que je pus découvrir chez l'un d'eux. Son compagnon était un homme très petit, avec un chapeau rejeté en arrière et plusieurs paquets sous le bras. – Un vieux soldat, à ce que je vois, dit Sherlock. – Et licencié tout récemment, observa le frère. – A fait du service aux Indes. – Un sous-officier. – D'artillerie, je suppose, dit Sherlock. – Et veuf. – Oui, mais avec un enfant. – Des enfants, mon petit, des enfants. – Çà ! dis-je en riant, voilà qui est un peu fort ! – Certes non, répondit Holmes, il n'est pas difficile de dire qu'un homme avec cette allure, cet air d'autorité et cette peau cuite par le soleil est plus qu'un simple soldat et qu'il est revenu des Indes depuis peu. – Qu'il n'a pas quitté le service depuis longtemps, ça se voit aux souliers réglementaires qu'il porte, remarqua Mycroft. – Il n'a pas la démarche du cavalier et pourtant il portait sa coiffure de travers, comme en témoigne la couleur de sa peau, plus claire de ce côté-ci du front. Il est trop lourd pour un sapeur. Donc il était dans l'artillerie. – Et puis son costume de deuil montre qu'il a perdu quelqu'un de très cher. Qu'il fasse lui-même ses commissions semble indiquer que c'était sa femme. Il a acheté des choses pour ses enfants, vous voyez : il y a une crécelle, ce qui implique que l'un d'eux est très jeune. La femme a dû mourir en couches. Le livre d'images sous son bras montre qu'il y a un autre enfant auquel il doit aussi penser. Je commençais à comprendre ce que mon ami voulait dire quand il déclarait que son frère possédait des dons supérieurs même aux siens. Sherlock me regardait et souriait. Mycroft prit une pincée de tabac dans une tabatière en écaille et, avec un grand mouchoir de poche en soie rouge, il brossa les grains égarés sur son vêtement. – À propos, Sherlock, dit-il, on a soumis à mon jugement quelque chose qui est tout à fait selon ton cœur – un problème très étrange. Je n'ai vraiment pas eu l'énergie de le suivre, sauf de façon très incomplète, mais il m'a fourni une base pour quelques réflexions très agréables. Si tu avais envie d'entendre les faits… – Mon cher Mycroft, j'en serais enchanté. Le frère griffonna une note sur une feuille de son carnet et, ayant sonné, passa le billet au garçon de salle. – J'ai prié M. Melas de traverser la rue, dit-il. Il demeure à l'étage au-dessus du mien et je le connais un peu, ce qui l'a amené à venir me voir à un moment où il était fort perplexe. M. Melas est grec d'origine, je crois, et c'est un linguiste remarquable. Il gagne sa vie en partie comme interprète auprès des tribunaux et en partie en remplissant le rôle de guide auprès des riches Orientaux qui peuvent descendre dans les hôtels de Northumberland Avenue. Je crois que je lui laisserai raconter à sa manière sa très remarquable aventure. Quelques minutes plus tard nous rejoignait un homme petit et gros dont la face olivâtre et les cheveux noirs comme du jais proclamaient l'origine méridionale, bien que son langage fût celui d'un Anglais bien élevé. Il échangea avec Sherlock une cordiale poignée de main et ses yeux étincelèrent de plaisir quand il comprit que le fameux détective désirait connaître son histoire. – Je ne crois pas que la police ajoute foi à ce que je dis, commença-t-il, d'une voix plaintive. Je ne le crois pas, ma parole. Simplement parce qu'ils n'ont jamais rien entendu de pareil avant, ils pensent que cela ne se peut pas. Mais je sais, moi, que jamais plus je n'aurai l'esprit en repos tant que je ne saurai pas ce qu'est devenu mon pauvre homme avec l'emplâtre sur son visage. – Je suis tout attention, dit Sherlock. – C'est aujourd'hui mercredi soir. Eh bien, donc, c'était lundi soir – il y a seulement deux jours, vous comprenez, que tout cela est arrivé. Je suis interprète, comme peut-être mon voisin que voici vous l'a dit. J'interprète dans toutes les langues – ou presque toutes – mais comme je suis grec de naissance et de nom, c'est à cette langue particulière qu'on m'associe partout. Pendant de longues années j'ai été le principal interprète grec à Londres et mon nom est fort connu dans les hôtels. « Il arrive assez souvent que l'on m'envoie chercher à des heures insolites ; ce sont des étrangers qui se trouvent en difficulté, des voyageurs qui arrivent tard et ont besoin de mes services. Je ne fus donc pas surpris quand, lundi soir, un certain M. Latimer, jeune homme très élégant, entra dans ma chambre et me demanda de l'accompagner dans un fiacre qui attendait à la porte. Un Grec de ses amis était venu le voir, pour affaires, disaitil, et comme il ne parlait que sa propre langue, on ne pouvait se passer des services d'un interprète. Il me fit entendre que sa maison se trouvait à quelque distance, dans Kensington. Il semblait très pressé, et me poussa rapidement dans le fiacre lorsque nous fûmes descendus dans la rue. « Je dis “dans le fiacre”, mais j'eus bien vite des doutes et je me demandai si ce n'était pas dans une voiture particulière que je me trouvais. Elle était certainement plus spacieuse que ces voitures à quatre roues qui sont la honte de Londres, et les garnitures, bien qu'éraillées, étaient certainement d'une riche qualité. M. Latimer s'est assis en face de moi et, partis rapidement par Charing Cross, nous avons remonté Shaftesbury Avenue. Nous venions de déboucher dans Oxford Street et je m'étais risqué à observer que c'était un chemin bien détourné pour aller à Kensington, quand l'extraordinaire conduite de mon compagnon me coupa la parole. « Il commença par sortir de sa poche une trique plombée qui avait l'air fort lourde ; à plusieurs reprises il en cingla l'air, en avant et en arrière, comme pour en éprouver le poids et montrer sa force. Puis, sans un mot, il la plaça sur le siège à côté de lui. Après quoi, il leva les glaces de chaque côté et, à mon étonnement, je m'aperçus qu'elles étaient recouvertes de papier, pour m'empêcher de voir au travers. « – Je regrette de vous couper la vue, monsieur Melas, dit-il. Le fait est que je n'ai pas l'intention de vous laisser voir à quel endroit nous allons. Il pourrait m'être désagréable que vous y reveniez. « Comme vous l'imaginez, je fus complètement déconcerté par de tels propos. Mon compagnon était un jeune homme très fort, aux larges épaules, et, même sans son arme, je n'aurais pas eu la moindre chance si je m'étais battu avec lui. « – C'est là une conduite très étrange, monsieur Latimer, balbutiai-je. Vous devez vous rendre compte que ce que vous faites est tout à fait illégal ? « – C'est prendre quelque liberté, sans doute ; mais on vous dédommagera. Je dois toutefois vous avertir monsieur Melas, que si, à n'importe quel moment, ce soir, vous essayez de donner l'alarme ou de faire quoi que ce soit de contraire à mes intérêts, vous pourrez tâter à quel point ce sera grave. Je vous prie de vous rappeler que personne ne sait où vous êtes et que, tant dans cette voiture que dans ma maison, vous êtes entre mes mains. « Il parlait tranquillement, mais mettait dans ses mots une âpreté menaçante. Je demeurai silencieux, me demandant quelle pouvait bien être la raison qu'il avait pour m'enlever de façon si extraordinaire. Quoi qu'il en fût, il était parfaitement clair qu'il ne me servirait à rien de résister et que je ne pouvais qu'attendre pour voir ce qui arriverait. « Pendant deux heures ou presque, nous avons roulé, sans que j'eusse la moindre idée de l'endroit où nous allions. Parfois, le bruit des sabots des chevaux révélait une chaussée pavée, à d'autres moments, notre course douce et silencieuse suggérait le macadam, mais hormis cette différence dans le bruit, il n'y avait absolument rien qui pût le moins du monde m'aider à deviner où nous étions. Le papier sur les glaces des deux côtés était impénétrable à la lumière et l'on avait tiré un rideau bleu sur la vitre du devant. Il était sept heures et quart à notre départ de Pall Mall et ma montre marquait neuf heures moins dix quand enfin nous nous sommes arrêtés. Mon compagnon baissa la glace et j'aperçus rapidement une entrée de porte cintrée au-dessus de laquelle brûlait une lampe. Pendant qu'on me poussait vivement hors de la voiture, la porte s'est ouverte et je me suis trouvé à l'intérieur de la maison, avec la vague impression d'une pelouse et d'arbres aperçus de chaque côté de moi en entrant. Qu'il s'agît là, toutefois, de la vraie campagne, ou d'une propriété privée, c'est plus que je ne pourrais m'aventurer à en dire. « Il y avait à l'intérieur une lampe de couleur dont la lumière était tellement baissée que je ne pus rien voir, sauf que le vestibule était assez grand et orné de tableaux. Dans la lumière vague, je pus me rendre compte que la personne qui avait ouvert la porte était un homme entre deux âges, à l'air mesquin, aux épaules rondes. Lorsqu'il se tourna vers moi, le faible rayon de lumière me montra qu'il portait des lunettes. – Est-ce là M. Melas, Harold ? dit-il. – Oui. – Fort bien ! Fort bien ! Vous ne nous en voulez pas, mon sieur Melas, j'espère. Mais nous ne pouvions nous en tirer sans vous. Si vous agissez honnêtement, vous ne le regretterez pas, mais si vous essayez d'user de quelque mauvais tour, que Dieu vous aide ! « Il parlait d'un ton nerveux, saccadé et, entre ses phrases, riait d'un rire étouffé ; mais, quoi qu'il en fût, il m'inspirait plus de crainte que l'autre. « – Que voulez-vous de moi ? demandai-je. « – Seulement que vous posiez quelques questions à un gentleman grec qui est chez nous en visite et que vous nous don niez ses réponses. Toutefois, n'en dites pas plus qu'on ne vous priera d'en dire, sans quoi – et de nouveau il se mit à rire –, mieux vaudrait pour vous n'être jamais né. « Tout en parlant, il ouvrit une porte et me conduisit dans une pièce qui semblait meublée richement, mais, là encore, la seule lumière était fournie par une lampe unique à moitié baissée. Cette pièce était certainement vaste, et la façon dont, quand j'avançai, mes pieds s'enfoncèrent dans le tapis, m'en disait la richesse. J'aperçus des chaises de velours, une haute cheminée en marbre blanc et, sur un des côtés, quelque chose qui me parut être une collection d'armes japonaises. Il y avait une chaise, juste sous la lampe, et le plus vieux des deux hommes me fit signe de m'y asseoir. Le plus jeune nous avait quittés, mais il revint tout de suite par une autre porte, amenant un homme, vêtu d'une espèce d'ample robe de chambre, qui s'avança lentement vers nous. Lorsqu'il entra dans le cercle de faible lumière qui me permit de le voir plus distinctement, je frémis d'horreur à son aspect. D'une pâleur de mort et d'une maigreur effrayante, il avait les yeux saillants et brillants de celui dont le courage est plus grand que la force. Mais ce qui me frappa plus que les signes de sa faiblesse physique, ce fut que son visage était sillonné de bandes de sparadrap et qu'il en avait un large morceau sur la bouche. « – As-tu l'ardoise, Harold ? cria le vieux, tandis que cet être étrange tombait, plutôt qu'il ne s'asseyait, sur une chaise. Ses mains sont-elles libres ? Maintenant, donne-lui le crayon. Vous allez poser les questions, monsieur Melas, et il écrira les réponses. Demandez-lui tout d'abord s'il est préparé à signer les papiers. « Les yeux de l'homme flamboyèrent. « Jamais ! écrivit-il en grec sur l'ardoise. « – À n'importe quelles conditions ? demandai-je par ordre du tyran. « “– Seulement si je la vois mariée en ma présence par un prêtre grec que je connais.” « L'homme, de nouveau, se mit à rire d'un rire venimeux. « – Vous savez ce qui vous attend, alors ? « “– Je ne m'en soucie pas pour moi-même.” « Ce sont là des échantillons des questions et des réponses qui constituèrent notre étrange conversation mi-parlée, mi-écrite. Plusieurs fois, je dus lui demander s'il voulait céder et signer les documents et chaque fois j'obtins la même réponse indignée. Mais, bien vite, une heureuse pensée me vint. Je me mis à ajouter à chaque question quelques petites phrases de mon cru, insignifiantes, d'abord, pour m'assurer si l'un ou l'autre de mes compagnons se rendait compte de quelque chose, puis, comme je constatais qu'ils ne réagissaient pas, j'ai joué un jeu plus dangereux. Notre conversation se déroula à peu près comme ceci : « – Vous ne pouvez rien gagner par cet entêtement. Qui êtesvous ? « “– Ça m'est égal. Je suis un étranger à Londres.” « – Vous-même serez la cause de votre mauvais destin. Depuis quand êtes-vous ici ? « “– Qu'il en soit ainsi ! Trois semaines.” « – La propriété ne pourra jamais être à vous. De quoi souffrez-vous ? « “– Elle n'ira pas à des canailles. Ils me font mourir de faim.” « – Vous serez libre, si vous signez. Quelle est cette maison ? « “– Je ne signerai jamais. Je n'en sais rien.” « – Ce n'est pas lui rendre service, à elle. Quel est votre nom ? « “– Que je l'entende, elle, me le dire. Kratidès.” « – Vous la verrez, si vous signez. D'où venez-vous ? « “– Alors je ne la verrai jamais. D'Athènes.” « Cinq minutes encore, monsieur Holmes, et je lui aurais ainsi soutiré toute l'histoire sous leur nez. La question même que j'allais poser aurait pu éclairer toute l'affaire, mais, à cet instant, la porte s'ouvrit et une femme s'avança dans la pièce. Je n'ai pas pu la voir assez nettement pour savoir autre chose que ceci : elle était grande et gracieuse, avait des cheveux noirs, et elle portait une espèce d'ample robe de chambre blanche. « – Harold ! dit-elle, dans un anglais incorrect. Je n'ai pas pu demeurer plus longtemps. Je suis si seule là-haut avec seulement… Ô mon Dieu, c'est Paul ! « Ces derniers mots furent dits en grec, et, au même instant l'homme, en un violent effort, arrachait l'emplâtre de ses lèvres et en criant bien haut : “Sophie ! Sophie !” se précipitait dans les bras de la femme. Leur étreinte, toutefois, ne dura qu'un instant, car le jeune homme saisit la femme et la poussa hors de la pièce, cependant que l'autre maîtrisait sans difficulté sa victime émaciée et l'entraînait dehors par l'autre porte. Un instant je suis resté seul dans la pièce ; je me levai vivement, avec la vague idée que je pourrais, d'une manière ou d'une autre, obtenir quelque indication concernant la maison où je me trouvais. Par bonheur cependant, je ne bougeai pas, car, en levant les yeux, je vis que le plus vieux des deux hommes se tenait dans l'encadrement de la porte, les yeux fixés sur moi. « Cela suffit, monsieur Melas, dit-il, vous voyez que nous avons fait de vous le confident d'affaires qui nous sont toutes personnelles. Nous ne vous aunons pas dérangé si notre ami qui parle grec et qui a entamé ces négociations n'avait pas été forcé de retourner en Orient. Il était indispensable que nous trouvions quelqu'un pour le remplacer, et nous avons eu la chance d'entendre parler de vos capacités. « Je m'inclinai. « – Voici cinq souverains, dit-il en s'avançant vers moi. Ce seront, je l'espère, des honoraires suffisants. Mais n'oubliez pas ! ajouta-t-il en me tapant légèrement sur la poitrine et en riant. Si vous parlez de cela à âme qui vive –, faites bien attention : à âme qui vive –, que Dieu ait pitié de votre âme. « Je ne saurais vous dire la répugnance et l'horreur que m'inspirait cet individu à l'air insignifiant. Ses traits étaient saillants et ternes, sa petite barbe en pointe, maigre et filasse. Il jetait la tête en avant tout en parlant, et ses lèvres et ses yeux se contractaient sans arrêt comme ceux d'un homme qui a la danse de Saint-Guy. Je n'ai pu m'empêcher de croire que cet étrange petit rire saccadé était aussi le symptôme d'une maladie nerveuse. La terreur qu'inspirait son visage résidait en ses yeux d'un gris d'acier, dont l'éclat était froid, et la cruauté inexorable en leur profondeur. « – Nous saurons si vous parlez de tout cela, dit-il. Nous avons nos moyens d'information à nous. Maintenant, vous trouverez la voiture qui vous attend et mon ami vous accompagnera. « On me fit traverser rapidement le vestibule et on me poussa dans le véhicule ; un instant encore, je pus apercevoir les arbres et le jardin. M. Latimer était sur mes talons et prit place en face de moi sans mot dire. Ce fut de nouveau, dans un profond silence, la course interminable, glaces levées, et enfin, juste après minuit, la voiture s'arrêta. « – Vous descendrez ici, monsieur Melas, fit mon compagnon. Je regrette de vous laisser si loin de chez vous, mais je ne puis faire autrement. Toute tentative de votre part pour suivre la voiture n'aboutirait qu'à un malheur pour vous-même. « Ce disant, il ouvrit la portière, et j'avais à peine eu le temps de sauter dehors, que déjà le cocher fouettait son cheval et que la voiture s'éloignait avec bruit. Je regardai autour de moi, étonné. J'étais sur une sorte de terrain vague couvert de bruyère avec, çà et là, les taches plus claires de genêts épineux. Au-delà s'étendait une rangée de maisons avec, de loin en loin, une lumière aux fenêtres d'en haut. De l'autre côté, j'apercevais les signaux lumineux d'une ligne de chemin de fer. « La voiture qui m'avait amené était déjà hors de vue ; je restais là à regarder autour de moi et à me demander où diable je pouvais être, quand je vis quelqu'un qui se dirigeait vers moi dans l'obscurité. Quand il s'approcha, je reconnus un employé de chemin de fer. « – Pouvez-vous me dire quel est cet endroit ? demandai-je. « – Les terrains communaux de Wandworth, dit-il. « – Puis-je attraper un train pour Londres ? « – Si vous allez jusqu'à Clapham Junction – il y a à peu près un mile –, vous arriverez juste pour le dernier train qui va à Victoria. « Ce fut là la fin de mon aventure, monsieur Holmes. Je ne sais ni où j'ai été, ni à qui j'ai parlé ; rien de plus que ce que je vous ai dit. Mais je sais qu'il se trame du vilain, et je voudrais secourir ce malheureux, si je le puis. J'ai raconté toute l'histoire à M. Mycroft Holmes le lendemain matin, puis ensuite à la police. » Après ce récit extraordinaire, nous demeurâmes silencieux quelque temps. Puis Sherlock Holmes dit, en regardant son frère : – Tu as fait quelque chose ? Mycroft ramassa le Daily News sur une table à côté : Récompense à qui fournira des renseignements sur un monsieur grec nommé Paul Kratidès, originaire d'Athènes, et qui ignore l'anglais. Pareille récompense sera donnée à qui fournira des renseignements sur une dame grecque dont le petit nom est Sophie. X. 2473. – L'annonce est dans tous les quotidiens. Pas de réponse. – Et à l'ambassade de Grèce ? – Je me suis informé. Ils ne savent rien. – Un télégramme, alors, au chef de la police d'Athènes ? – Sherlock a accaparé toute l'énergie de la famille, dit Mycroft, en se tournant vers moi. Eh bien, prends donc l'affaire en main, je t'en prie, et fais-moi savoir si tu en tires quelque chose de bon. – Certainement, répondit mon ami, en se levant. Je t'en informerai, et M. Melas aussi. En attendant, monsieur Melas, à votre place, je me tiendrais sur mes gardes, car il est évident qu'ils savent par cette annonce que vous les avez trahis. En rentrant chez nous, Holmes s'arrêta à un bureau de poste pour expédier plusieurs dépêches. – Vous voyez, Watson, remarqua-t-il, que notre soirée n'a nullement été perdue. Quelques-unes de mes affaires les plus intéressantes me sont ainsi venues grâce à Mycroft. Le problème que nous venons d'écouter, bien qu'on n'y puisse trouver qu'une seule explication, a pourtant quelques traits caractéristiques. – Vous espérez le résoudre ? – Eh bien, sachant tout ce que nous savons, il serait étrange que nous manquions de découvrir le reste. Vous devez, vousmême, avoir conçu une théorie qui explique les faits que nous avons entendus. – D'une façon assez vague, oui. – Et quelle est donc votre idée ? – Il m'a paru évident que cette jeune Grecque a été enlevée par le jeune Anglais qu'on appelle Harold Latimer. – Enlevée d'où ? – D'Athènes, peut-être. Sherlock hocha la tête. – Ce jeune homme, Harold, ne savait pas un mot de grec. La dame savait assez bien l'anglais. Déduction : la jeune femme a été quelque temps en Angleterre, mais lui n'a jamais été en Grèce. – D'accord, alors nous supposerons qu'elle est venue visiter l'Angleterre et que ce Harold l'a persuadée de fuir avec lui. – Voilà qui est plus probable. – Alors le frère – car tel doit être, j'imagine, leur degré de parenté – vient de Grèce pour s'en mêler. D'imprudente façon, il tombe au pouvoir du jeune homme et de son associé plus âgé. Ils s'emparent de lui, et emploient la violence pour lui faire signer des papiers qui transfèrent à leur nom la fortune de la jeune fille, fortune dont il est peut-être le dépositaire. Il s'y refuse. Pour négocier, il leur faut un interprète et ils font choix de ce M. Melas, après en avoir employé un autre. À la jeune fille, on ne dit rien de l'arrivée de son frère et c'est tout à fait par hasard qu'elle le découvre. – Excellent, Watson ! J'imagine vraiment que vous n'êtes pas loin de la vérité. Vous voyez que nous avons toutes les cartes en main et que nous n'avons à redouter qu'un acte quelconque de violence de leur part. S'ils nous en donnent le temps, nous devons leur mettre la main dessus. – Mais comment découvrir où se trouve cette maison ? – Bah ! Si notre supposition est juste et si le nom de la jeune fille est, ou était, Sophie Kratidès, nous ne devrions avoir aucune difficulté à la retrouver. C'est là notre principal espoir, car le frère, naturellement, est tout à fait inconnu. Il est clair que quelque temps déjà s'est écoulé depuis que ce Harold est entré en relation avec la jeune personne – quelques semaines, en tout cas – puisque le frère, qui était en Grèce, a eu le temps d'en être informé et de venir. S'ils ont habité ce même endroit pendant ce temps-là, il est probable qu'on répondra à l'annonce de Mycroft. Tout en causant, nous étions parvenus à notre logis de Baker Street. Holmes monta l'escalier le premier et, quand il ouvrit la porte, il tressaillit de surprise. En regardant par-dessus son épaule, je ne fus pas moins étonné : son frère Mycroft était assis dans un fauteuil et fumait paisiblement. – Entre, Sherlock ! Entrez, monsieur, dit-il doucement, en souriant de nos airs étonnés. Tu n'attendais pas tant d'énergie de ma part, hein, Sherlock ? Mais, je ne sais pourquoi, cette affaire me fascine ! – Comment es-tu venu ici ? – Je vous ai dépassés en fiacre. – Il y a quelque chose de nouveau ? – J'ai eu une réponse à mon annonce. – Ah ? – Oui, elle est arrivée quelques minutes après votre départ. – Et que dit-elle ? Mycroft sortit une feuille de papier. – La voici, écrite avec une plume J, sur du papier crème royal, par un homme d'âge moyen et de faible constitution : « Monsieur dit-il, en réponse à votre annonce de ce jour, j'ai l'honneur de vous informer que je connais très bien la jeune dame dont il s'agit. S'il vous plaisait de me rendre visite, je pourrais vous donner quelques détails concernant sa pénible histoire. Elle demeure à présent aux “Myrtes” Beckenham. Respectueusement. J. Davenport. « Il écrit de Brixton, dit Mycroft. Ne crois-tu pas que nous pourrions y aller maintenant et nous informer de ces détails ? – Mon cher Mycroft, la vie du frère est plus précieuse que l'histoire de la sœur. Je crois que nous devons aller chercher l'inspecteur Gregson à Scotland Yard et nous rendre directement à Beckenham. Nous savons qu'on est en train de faire mourir un homme et chaque heure peut être d'importance vitale. – Il vaudrait mieux prendre M. Melas en passant, suggérai-je. Nous pourrions avoir besoin d'un interprète. – Excellente idée ! dit Sherlock. Envoyez le garçon chercher un landau et nous filerons tout de suite. (Il ouvrit le tiroir de la table et je remarquai qu'il glissait son revolver dans sa poche.) Oui, dit-il, répondant à mon regard, d'après ce que nous avons entendu, j'ose dire que nous avons affaire à une bande particulièrement dangereuse. Il faisait presque noir avant que nous n'arrivions à Pall Mail, dans la chambre de M. Melas. Un monsieur était venu le demander et il était parti : – Pouvez-vous me dire où ? demanda Mycroft. – Je ne sais pas, répondit la femme qui nous avait ouvert la porte, je sais seulement qu'il est parti en voiture avec le monsieur. – Ce monsieur a-t-il donné un nom ? – Non, monsieur. – Ce n'était pas un jeune homme grand, beau et noir de cheveux ? – Oh ! non, monsieur, c'était un monsieur petit, avec des lunettes, une figure maigre, mais de manières agréables, car il riait tout le temps qu'il parlait. – Filons ! s'écria Sherlock brusquement. – Cela devient sérieux ! remarqua-t-il, en voiture, pendant que nous nous rendions à Scotland Yard. Ces individus tiennent de nouveau M. Melas. C'est un homme qui n'a pas de courage physique, ainsi qu'ils ont pu s'en rendre compte par leur expérience de l'autre nuit. Cette canaille a pu le terroriser dès l'instant qu'elle s'est trouvée en sa présence. Sans doute ont-ils besoin de ses services professionnels ; mais après s'être servis de lui, ils auront peut-être envie de le punir de ce qu'ils considèrent comme sa perfidie. Nous espérions qu'en prenant le train il nous serait possible d'arriver à Beckenham aussi tôt ou plus tôt que la voiture. Mais, arrivés à Scotland Yard, il nous fallut plus d'une heure pour joindre l'inspecteur Gregson et pour remplir les formalités légales qui nous permettraient de pénétrer dans la maison. Il était dix heures moins le quart passées quand nous atteignîmes la gare de London Bridge et dix heures et demie quand, tous les quatre, nous sautâmes sur le quai de Beckenham. Une course en voiture d'un demi-mile nous amena aux « Myrtes », une grande maison sombre qui s'élevait, en retrait de la rue, au milieu d'une propriété. Là, nous renvoyâmes notre voiture et nous remontâmes l'allée. – Toutes les fenêtres sont noires, remarqua l'inspecteur. La maison paraît abandonnée. – Nos oiseaux se sont envolés, le nid est vide, dit Holmes. – Pourquoi dites-vous cela ? – Une voiture chargée de lourds bagages est sortie d'ici il y a une heure. L'inspecteur rit. – J'ai vu, dit-il, les traces de roues à la lumière de la lampe du portail, mais qu'est-ce que des bagages viennent faire là-dedans ? – Vous avez pu observer les mêmes traces de roues allant en sens inverse ; or, les traces en direction de l'extérieur étaient bien plus profondes, si profondes que nous pouvons dire avec certitude que la voiture portait un chargement considérable. – Là, je ne vous suis plus tout à fait, fit l'inspecteur en haussant les épaules. Cette porte ne sera pas facile à forcer. Mais voyons déjà si nous pouvons nous faire entendre de quelqu'un. Il frappa lourdement avec le marteau de la porte, puis tira sur la sonnette, mais sans succès. Holmes avait disparu tout doucement ; il revint au bout de quelques minutes. – J'ai ouvert une fenêtre, dit-il. – C'est un bonheur que vous soyez du côté de la police et non contre elle, monsieur Holmes, remarqua l'inspecteur, en se rendant compte de l'habile manière dont mon ami avait forcé, puis repoussé la fermeture. Eh bien ! Je crois que, étant donné les circonstances, nous pouvons entrer sans attendre d'y être invités. L'un après l'autre nous entrâmes dans une grande pièce qui était évidemment celle dans laquelle M. Melas était venu. L'inspecteur avait allumé sa lanterne et, à sa lumière, nous pûmes voir les deux portes, le rideau, la lampe et la collection d'armes japonaises qu'il nous avait décrits. Sur la table il y avait une bouteille d'eau-de-vie vide, deux verres et les reliefs d'un repas. – Qu'est-ce qu'on entend ? demanda tout à coup Holmes. Nous ne bougeâmes plus et écoutâmes. Le bruit d'une plainte basse nous arrivait de quelque part au-dessus de nos têtes. Holmes se précipita vers la porte et passa dans le vestibule. Le geignement lugubre venait bien d'en haut. Il s'élança dans l'escalier avec l'inspecteur et moi-même sur ses talons, tandis que son frère Mycroft suivait, aussi rapidement que le lui permettait sa corpulence. Au second étage, trois portes nous faisaient face et c'était de celle du milieu que sortaient les bruits sinistres qui, parfois, s'abaissaient jusqu'à n'être plus qu'un marmottement sourd et, parfois, s'élevaient de nouveau en une plainte aiguë. La porte était fermée, mais la clé était à l'extérieur. Holmes l'ouvrit brusquement et se précipita dans la chambre, pour en sortir tout de suite, la main à la gorge. – C'est du charbon de bois ! s'écria-t-il. Un moment ! ça va se dissiper. En jetant un regard, nous pûmes voir que la seule lumière de la chambre venait d'une flamme bleue qui montait, vacillante, d'un trépied en laiton placé au milieu. Elle projetait sur le plancher un cercle étrange et livide, et, dans les recoins sombres, plus loin, nous apercevions deux silhouettes vagues, tassées contre le mur. Par la porte ouverte s'écoulaient des exhalaisons de poison qui nous firent haleter et tousser. Holmes, quatre à quatre, courut jusqu'en haut de l'escalier pour faire entrer de l'air frais, puis, se précipitant dans la pièce, il en ouvrit vivement la fenêtre et jeta dans le jardin le trépied de laiton. – Nous pourrons entrer dans une minute, murmura-t-il en ressortant en hâte. Où y a-t-il une bougie ? Je doute que nous puissions frotter une allumette dans cette atmosphère. Tenez la lumière à la porte et nous les sortirons. Allons, Mycroft ! D'un bond nous fûmes auprès des prisonniers et les traînâmes jusqu'au palier. Tous les deux avaient les lèvres bleues et tous deux étaient sans connaissance ; dans leurs faces congestionnées, les yeux s'exorbitaient. En fait, leurs traits étaient si décomposés que, sans sa barbe noire et sa forte carrure, nous n'aurions pu reconnaître en l'un d'eux l'interprète grec qui nous avait quittés quelques heures plus tôt seulement, au club Diogène. Ses mains et ses pieds étaient solidement attachés ensemble et il portait sur un œil les traces d'un coup violent. L'autre, garrotté de la même façon, était un homme de grande taille, arrivé au dernier degré d'émaciation ; plusieurs morceaux de sparadrap étaient disposés de grotesque façon sur son visage. Il avait cessé de se plaindre quand nous le déposâmes sur le palier et un coup d'œil me montra que, pour lui du moins, notre aide était venue trop tard. M. Melas, cependant, vivait encore et, en moins d'une heure, grâce à l'ammoniac et à l'eau-de-vie, j'eus la satisfaction de le voir ouvrir les yeux et de savoir que ma main l'avait arraché à la sombre vallée où toutes les voies se rencontrent. L'histoire qu'il avait à nous dire était bien simple et elle ne fit que confirmer nos propres déductions. Son visiteur, en entrant chez lui, avait tiré un casse-tête de sa manche et lui avait inspiré une telle crainte d'une mort immédiate et inévitable, qu'il l'avait enlevé une seconde fois. À vrai dire, c'était presque un effet magnétique que la ricanante canaille avait produit sur le malheureux linguiste, car lorsqu'il en parlait, ses mains tremblaient et ses joues blêmissaient. On l'avait emmené rapidement à Beckenham et il avait rempli son rôle d'interprète dans une seconde entrevue, plus dramatique encore que la première, au cours de laquelle les deux Anglais avaient menacé leur victime d'une mort immédiate si elle n'accédait pas à leur demande. Enfin, trouvant qu'aucune menace ne pouvait l'ébranler, ils avaient rejeté l'homme dans sa prison. Ils avaient alors reproché à M. Melas sa perfidie, rendue manifeste par l'annonce des journaux ; ils l'avaient assommé d'un coup de bâton et il ne se souvenait plus de rien jusqu'au moment où il me trouva penché sur lui. Telle fut l'affaire de l'interprète grec, dont l'explication est encore entourée d'un certain mystère. Nous avons pu découvrir, en nous mettant en rapport avec le monsieur qui avait répondu à l'annonce, que la malheureuse jeune fille, appartenant à une riche famille grecque, était venue en visite chez des amis en Angleterre. Pendant son séjour chez eux, elle avait rencontré un jeune homme du nom de Harold Latimer qui avait pris sur elle un grand ascendant et l'avait, plus tard, persuadée de fuir avec lui. Les amis de la jeune femme, indignés de sa conduite, s'étaient contentés d'en informer son frère à Athènes et s'étaient lavé les mains de l'affaire. Le frère, dès son arrivée en Angleterre, s'était imprudemment mis au pouvoir de Latimer et de son complice, un nommé Wilson Kemp, homme aux antécédents exécrables. Ces deux canailles, découvrant que, grâce à son ignorance de l'anglais, le jeune homme se trouvait à leur merci, l'avaient tenu prisonnier et s'étaient efforcés, par la cruauté et la faim, de lui faire signer l'abandon de ses propres biens et de ceux de sa sœur. Ils l'avaient gardé dans la maison à l'insu de la jeune fille et le sparadrap sur son visage servait à le rendre plus difficilement reconnaissable au cas où elle l'aurait aperçu. Toutefois, sa sensibilité féminine avait tout de suite percé à jour ce déguisement lorsque, durant la visite de l'interprète, elle l'avait vu pour la première fois. La pauvre fille, cependant, était elle-même prisonnière, car il n'y avait personne d'autre dans la maison en dehors de l'homme qui servait de cocher et de sa femme, qui, tous deux, étaient complices. Quand ils eurent découvert que leur secret était connu et qu'ils ne pourraient venir à bout de leur prisonnier par la contrainte, les deux canailles s'étaient enfuies, sans tarder un instant, de la maison meublée qu'ils avaient louée, non sans s'être d'abord vengés, à ce qu'ils pensaient du moins, de l'homme qui les avait défiés aussi bien que de celui qui les avait trahis. Un mois plus tard, une curieuse coupure de journal nous parvint de Budapest. Elle rapportait la fin tragique de deux Anglais qui voyageaient avec une femme. Tous deux avaient été poignardés, paraît-il, et la police hongroise pensait qu'au cours d'une querelle ils s'étaient réciproquement infligés des blessures mortelles. Holmes, cependant, est, je crois, d'un avis différent et il estime encore aujourd'hui que si l'on pouvait retrouver la jeune Grecque, on pourrait apprendre comment furent vengés tous les maux qu'ils avaient eu à endurer, elle et son frère. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA DEUXIÈME TACHE Le retour de Sherlock Holmes (décembre 1904) La Deuxième Tache J'avais d'abord pensé que L'Aventure du Manoir de l'Abbaye serait le dernier récit consacré aux exploits de mon ami M. Sherlock Holmes. Cette résolution ne m'avait pas été inspirée par un manque de matériel : je possède en effet des notes sur plusieurs centaines d'affaires auxquelles je n'ai jamais fait allusion. Je ne l'avais pas prise non plus parce que j'aurais noté de la part du public un affaiblissement de l'intérêt qu'il avait accordé à la singulière personnalité et aux méthodes extraordinaires de cet homme remarquable. Mais M. Holmes manifestait de la répugnance à l'égard d'une publication prolongée de ses expériences. Tant qu'il exerçait, la publicité faite autour de ses succès revêtait pour lui une valeur pratique. Depuis qu'il s'est définitivement retiré, et qu'il se consacre à la science et à l'apiculture, il a pris sa renommée en grippe, et il m'a sommé de ne pas contrarier son désir de silence. Il a fallu que je lui représente que La Deuxième Tache ne serait éditée que lorsque les temps seraient propices, et que je lui démontre à quel point la plus importante affaire internationale qu'il ait jamais prise en main serait une conclusion appropriée à cette longue suite d'épisodes. J'ai réussi à arracher son consentement, sous réserve des précautions habituelles. Si par conséquent certains détails de ce récit demeurent un tant soit peu dans le vague, que le lecteur m'excuse : il comprendra vite que ma réserve est dictée par d'excellentes raisons. Ceci se passait donc dans une année, et même dans une décade que je ne préciserai pas. Un mardi matin d'automne, deux visiteurs de réputation européenne se présentèrent dans notre modeste appartement de Baker Street. L'un, austère, au profil altier, avec des yeux d'aigle dominateurs, n'était autre que lord Bellinger, deux fois premier ministre de Grande-Bretagne. Le deuxième, brun, imberbe, élégant, ayant à peine dépassé la quarantaine, doté de toutes les grâces de l'esprit et du corps, était le très honorable Trelawney Hope, secrétaire aux Affaires européennes et le plus prometteur des jeunes hommes d'État anglais. Ils s'assirent côte à côte sur notre canapé encombré de papiers. D'après leurs visages tourmentés, il ne nous fut pas difficile de conjecturer que c'était une affaire de la plus haute importance qui les amenait. Les doigts minces, fins, veinés de bleu du premier ministre se crispaient sur le manche d'ivoire de son parapluie, tandis que sa figure décharnée, ascétique, se tournait lugubrement de Holmes à moi. Le secrétaire aux Affaires européennes tirait nerveusement sur sa moustache ou jouait avec les breloques de sa chaîne de montre. – Quand j'ai découvert cette perte, monsieur Holmes, disaitil, c'est-à-dire à huit heures ce matin, j'ai aussitôt informé le premier ministre. Il a suggéré que nous allions ensemble vous voir. – Avez-vous mis la police au courant ? – Non, monsieur ! répondit le premier ministre sur le ton vif, incisif, qui l'avait rendu célèbre. Nous ne l'avons pas fait, et il n'est pas possible que nous le fassions. Mettre la police au courant, c'est, finalement, mettre le public au courant. Voilà justement ce que nous souhaitons particulièrement éviter. –Et pourquoi, monsieur ? – Parce que le document en question est d'une importance si considérable que sa publication provoquerait sans doute, et même probablement, des complications européennes très sérieuses. Il n'est pas excessif de dire que la paix ou la guerre en dépendent. Si on ne le retrouve pas dans le plus grand secret, alors peu importe qu'il soit récupéré : car le but de ceux qui l'ont dérobé est de le faire connaître, de le publier. – Je comprends. Maintenant, monsieur Trelawney Hope, je vous serais très obligé si vous vouliez me dire exactement dans quelles conditions ce document a disparu. – Peu de mots suffiront, monsieur Holmes. La lettre (car il s'agit d'une lettre d'un souverain étranger) a été reçue voici six jours. Elle était si importante que je ne la laissais pas la nuit dans le coffre de mon bureau, mais que chaque soir je l'emportais avec moi à mon domicile, à Whitehall Terrace, où je la déposais dans ma chambre dans un coffret fermé à clé. Elle était là la nuit dernière. De cela je suis sûr. Pendant que je m'habillais pour le dîner, j'ai ouvert le coffret et j'ai vu la lettre à l'intérieur. Ce matin, elle n'y était plus. Or toute la nuit le coffret est resté à côté de la glace sur la coiffeuse de ma chambre. J'ai le sommeil léger ; ma femme aussi. Tous deux nous pourrions jurer que personne n'est entré. Et pourtant la lettre a disparu, je vous le répète. – A quelle heure avez-vous dîné ? – A sept heures et demie. – Combien de temps après êtes-vous monté vous reposer ? – Ma femme était allée au théâtre. Je l'ai attendue. Il était onze heures et demie quand nous sommes montés dans notre chambre. – Donc pendant quatre heures le coffret est demeuré sans surveillance ? – Personne n'est autorisé à pénétrer dans notre chambre, sauf la domestique qui nettoie le matin, et mon valet de chambre ou la femme de chambre de ma femme dans le courant de la journée. Ce sont tous des domestiques de confiance qui sont depuis longtemps à notre service. En outre, ils ne pouvaient pas supposer que dans mon coffret il y avait quelque chose d'une valeur plus grande que les papiers ordinaires de mon département. – Qui connaissait l'existence de cette lettre ? – Personne chez moi. – Votre femme, certainement, le savait ? – Non, monsieur. Je n'avais rien dit à ma femme avant d'avoir découvert ce matin que le papier manquait. Le premier ministre approuva d'un signe de tête. – Je connais depuis longtemps, monsieur, votre sens élevé du devoir. Je suis convaincu. que dans le cas d'un secret pareil, votre dévouement aux affaires publiques s'est haussé au-dessus des liens les plus intimes. Le secrétaire aux Affaires européennes s'inclina. – Vous ne faites que me rendre justice, monsieur. Avant ce matin je n'avais soufflé mot de l'affaire à ma femme. – N'aurait-elle pas pu deviner ? – Non, monsieur Holmes, elle n'aurait pas pu deviner… Personne n'aurait pu deviner ! – Aviez-vous auparavant perdu un document quelconque ? – Non, monsieur. – Qui en Angleterre connaissait l'existence de cette lettre ? – Tous les membres du cabinet en ont été informés hier. Mais la garantie du secret qui entoure les délibérations du cabinet s'est trouvée renforcée par le solennel avertissement qu'a donné le premier ministre. Mon Dieu, quand je pense que quelques heures plus tard je l'avais perdue moi-même ! Un spasme de désespoir contracta son fier visage, et il porta une main crispée à ses cheveux. Pendant un moment nous distinguâmes l'homme au naturel : impulsif, ardent, profondément sensible. Mais le masque aristocratique retomba bientôt, et la voix rassérénée reprit – En dehors des membres du cabinet, il y a deux fonctionnaires de mon département, peut-être trois, qui connaissent l'existence de la lettre. Personne d'autre en Angleterre, monsieur Holmes, je vous l'affirme ! – Mais à l'étranger ? – Je crois que personne à l'étranger ne l'a vue, à l'exception de son auteur. Je suis persuadé que ses ministres… que les moyens habituels de transmission n'ont pas été employés. Holmes réfléchit quelque temps. – Maintenant, monsieur, il faut que je vous demande plus précisément ce qu'est ce document, et pourquoi sa disparition entraînerait des conséquences aussi terribles ? Les deux hommes d'État échangèrent un rapide regard. Les sourcils broussailleux du premier ministre se rejoignirent dans un froncement subit. – Monsieur Holmes, l'enveloppe est longue, mince, bleu pâle. Elle est cachetée d'un sceau de cire rouge représentant un lion couché. Elle est adressée à… – Je crains, dit Holmes, que, pour aussi intéressants et même essentiels que soient ces détails, mes questions ne se rapportent davantage au fond des choses. Qu'y avait-il dans la lettre ? – Il s'agit d'un secret d'État excessivement important, et j'ai peur de ne pouvoir vous le communiquer. D'ailleurs je ne vois pas que ce soit nécessaire. Si à l'aide des facultés que, paraît-il, vous possédez, vous pouvez retrouver une enveloppe comme celle que je vous ai décrite, avec son contenu à l'intérieur, vous aurez bien mérité de votre pays et vous aurez gagné toutes les récompenses qu'il nous sera possible de vous offrir. Holmes se leva en souriant. – Vous êtes les deux hommes les plus occupés de ce pays, ditil. Moi aussi, plus modestement, je dois répondre à beaucoup d'appels urgents. Je regrette de ne pouvoir vous aider dans cette affaire. Toute prolongation de notre conversation serait une perte de temps. Le premier ministre bondit en décochant à Holmes ce regard farouche devant lequel un cabinet s'était incliné. – Je n'ai pas l'habitude… commença-t-il. Il maîtrisa sa colère et se rassit. Pendant quelques instants nous demeurâmes tous silencieux. Puis le vieil homme d'État haussa les épaules. – Nous sommes obligés d'accepter vos conditions, monsieur Holmes. Sans doute avez-vous raison : il est déraisonnable de notre part d'espérer que vous agirez si nous ne vous avons pas fait auparavant confiance absolue. – Je partage votre sentiment, monsieur ! dit le plus jeune ministre. – Je vais donc vous mettre au courant, me fiant en cela à votre honneur et à celui de votre collègue le docteur Watson. Je puis également en appeler à votre patriotisme, car je n'imaginerais pas de plus grand malheur pour notre pays que la divulgation de cette affaire. – Vous pouvez vous reposer entièrement sur nous. – La lettre émane d'un souverain étranger que contrarie notre récent développement colonial. Elle a été écrite à la hâte et elle n'engage que lui. Des sondages nous ont confirmé que ses ministres l'ignorent. D'autre part, elle est rédigée en des termes si malheureux, certaines de ses phrases rendent un son si provoquant que sa publication provoquerait dans ce pays des réactions de sensibilité extrêmement vives. La fermentation des esprits serait telle, monsieur, qu'en pesant mes mots je n'hésite pas à dire que dans les huit jours qui suivraient nous pourrions être engagés dans une grande guerre. Holmes écrivit un nom sur une feuille de papier, qu'il tendit au premier ministre. – Vous avez deviné. C'est lui. Et c'est sa lettre, une lettre qui peut engager des dépenses de plusieurs milliers de millions de livres ainsi que cent mille vies humaines, c'est sa lettre qui s'est égarée d'une manière incroyable. – Avez-vous averti l'expéditeur ? – Oui, monsieur. Un télégramme chiffré lui a été adressé. – Peut-être souhaite-t-il la publication de la lettre ? – Non, monsieur. Nous avons de solides raisons de croire qu'il comprend qu'il a agi d'une façon aussi importune qu'impulsive. Si cette lettre venait à sortir, les répercussions seraient encore plus graves pour lui que pour nous. – Dans ce cas, pourquoi la lettre sortirait-elle ? Qui aurait intérêt à la voler et à la publier ? – Là, monsieur Holmes, nous nous transportons dans les sphères de la haute politique internationale. Mais si vous examinez la situation de l'Europe, vous ne serez pas long à deviner le motif. Toute l'Europe est un camp en armes. La puissance militaire s'équilibre par une double ligue. La GrandeBretagne tient le fléau de cette balance. Si la Grande-Bretagne était entraînée dans une guerre contre l'une de ces deux ligues, l'autre en retirerait la suprématie, qu'elle se joigne ou non à nous. Me suivez-vous ? – Très facilement. Il est donc dans l'intérêt des ennemis de ce monarque de s'emparer de cette lettre et de la publier, ceci afin de creuser une brèche entre son pays et le nôtre ? – Oui, monsieur. – Et si ce document tombait aux mains de l'un de ces ennemis, à qui serait-il envoyé ? – À n'importe laquelle des grandes chancelleries européennes. Peut-être voyage-t-il déjà, au moment où nous parlons, à la vitesse maxima de la vapeur. M. Trelawney Hope baissa la tête et poussa un gémissement. Le premier ministre posa gentiment une main sur son épaule. – C'est un malheur, mon cher ami ! Personne ne peut vous en blâmer. Vous n'aviez négligé aucune précaution. Voyons, maintenant, monsieur Holmes, vous voilà en possession de tous les faits : quelle méthode nous recommandez-vous ? Holmes secoua la tête tristement. – Vous croyez, monsieur, que si ce document est irrécupérable, ce sera la guerre ? – Je pense que c'est une forte probabilité. – Alors, monsieur, préparez-vous pour la guerre ! – Voilà qui est dur à entendre. – Considérez les faits, monsieur. Il est inconcevable que le document ait été volé après onze heures et demie, puisque M. Hope et sa femme se trouvaient tous deux dans la chambre à partir de cette heure-là et jusqu'au moment où le vol a été découvert. Il a donc été dérobé hier soir entre sept heures trente et onze heures trente, probablement plus près de sept heures trente que de onze heures trente puisque le voleur savait de toute évidence qu'il était là et qu'il avait donc intérêt à s'en emparer le plus tôt possible. Or, monsieur, si un document de cette importance a été volé à pareille heure, où peut-il être maintenant ? Personne n'a un motif pour le détenir. Il est entre les mains de ceux qui pourront l'utiliser. Quelle chance avonsnous de le rattraper ou même de retrouver sa trace ? Il est parti hors de notre portée. Le premier ministre se leva. – Ce que vous dites est parfaitement logique, monsieur Holmes. Je sens que l'affaire déjà nous a échappé. – Supposons pour l'amour de l'argumentation que le document a été volé par la femme de chambre ou le valet… – Tous deux sont de vieux serviteurs éprouvés. – Vous m'avez dit que votre chambre était située au deuxième étage, qu'elle n'avait pas d'entrée directe de l'extérieur, et que de l'intérieur personne ne pouvait y pénétrer sous peine de se faire remarquer. Il faut donc que ce soit quelqu'un de la maison qui l'ait volé. A qui le voleur l'a-t-il porté ? A l'un de ces espions internationaux et agents secrets dont je connais assez bien les noms. Il y en a trois dont on peut dire qu'ils sont à la tête de leur profession. Je commencerai mes recherches en me renseignant pour savoir s'ils sont tous à leur poste. Si l'un d'eux est absent, et s'il s'est absenté spécialement depuis cette nuit, nous aurons une information sur la direction où est parti le document. – Pourquoi serait-il absent ? questionna le secrétaire aux Affaires européennes. Il pourrait tout aussi bien porter la lettre à une ambassade étrangère à Londres. – Cela m'étonnerait. Ces agents travaillent en dehors des ambassades, avec lesquelles leurs rapports sont fréquemment tendus. Le premier ministre acquiesça. – Je crois que vous êtes dans le vrai, monsieur Holmes. L'agent en question obtiendrait d'ailleurs une somme beaucoup plus importante s'il portait lui-même la lettre à son quartier général. Je pense que votre point de vue est excellent. En attendant, Hope, nous ne pouvons négliger à cause de ce malheur les autres devoirs qui nous incombent. S'il y avait durant la journée des suites à cet événement, nous vous ferions signe. De votre côté, faites-nous connaître le résultat de vos démarches. Les deux hommes d'État nous saluèrent gravement et nous quittèrent. Aussitôt Holmes alluma une pipe et s'enfonça dans une profonde méditation. J'avais ouvert le journal du matin et je m'étais plongé dans le récit d'un crime sensationnel qui s'était déroulé à Londres dans le courant de la nuit, quand mon ami poussa une exclamation, sauta sur ses pieds et posa sa pipe sur la cheminée. – Oui, dit-il, il n'y a pas de meilleure manière pour aborder là-dedans ! La situation est quasi désespérée, mais tout espoir n'est pas perdu ! Même maintenant, si nous pouvions être sûr de l'identité du voleur, il se pourrait que le document fût encore à notre portée. Après tout, avec ces gens-là, c'est une question d'argent, et j'ai la trésorerie britannique derrière moi. S'il se trouve sur le marché, je l'achète ! Même au prix d'un décime supplémentaire pour les contribuables assujettis à l'impôt sur le revenu. Peut-être le voleur le détiendra-t-il quelque temps pour examiner les offres. Je ne connais que trois hommes pour jouer ce jeu : Oberstein, La Rothière et Eduardo Lucas. Je vais aller les voir tous les trois. Je jetai un coup d'œil à mon journal du matin. – Est-ce Eduardo Lucas de Godolphin Street ? – Oui. – Vous ne le verrez pas. – Pourquoi ? – Il a été assassiné cette nuit à son domicile. Mon ami m'avait si souvent stupéfié au cours de nos aventures que ce fut avec une vraie joie que je mesurai combien à mon tour je venais de l'abasourdir. Il me regarda, puis m'arracha le journal. Voilà l'article que j'étais en train de lire quand il se leva de sa chaise : UN CRIME DANS WESTMINSTER « Un crime d'un caractère monstrueux a été commis la nuit dernière au 16 de Godolphin Street, l'une des artères les plus anciennes et les plus retirées qui, avec ses maisons du XVIIIe siècle, sont situées entre la Tamise et l'abbaye, presque à l'ombre de la grande tour du Parlement. Cette maison, petite mais élégante, était habitée depuis plusieurs années par M. Eduardo Lucas, bien connu dans les cercles mondains tant en raison de sa personnalité pleine de charme que parce qu'il jouissait de la réputation parfaitement méritée d'être l'un des meilleurs ténors du pays. M. Lucas est célibataire, il a trente-quatre ans. Sa domesticité se compose de Mme Pringle, femme de charge âgée, et de son valet de chambre Mitton. La femme de charge s'était retirée de bonne heure et elle loge sous les toits. Le valet de chambre était sorti pour aller rendre visite à un ami dans Hammersmith. A partir de dix heures, M. Lucas se trouva seul dans sa maison. Que se passa-t-il ? Nous ne pouvons pas encore le dire avec exactitude. Toujours est-il qu'à minuit moins le quart l'agent Barret, faisant sa ronde dans Godolphin Street, remarqua que la porte du N° 16 était entrebâillée. Il frappa mais n'obtint pas de réponse. Il aperçut de la lumière dans la pièce du devant. Il avança dans le couloir, frappa à nouveau, toujours sans réponse. Alors il poussa la porte et entra. La pièce était tout en désordre. Tout le mobilier avait été rejeté d'un côté, une chaise était renversée au centre. A côté de la chaise dont il tenait encore l'un des barreaux, gisait l'infortuné propriétaire de la maison. Il avait reçu un coup de couteau en plein cœur et sa mort dut être instantanée. L'arme du crime était un poignard hindou recourbé, arraché à une panoplie d'armes d'Orient qui décorait l'un des murs. Le vol ne semble pas être le mobile du crime, car l'assassin n'a rien fait pour s'emparer des objets de valeur de la pièce. M. Eduardo Lucas était si sympathiquement connu que sa mort violente et mystérieuse éveillera un intérêt douloureux ainsi qu'un immense regret dans un large cercle d'amis. » – Hé bien ! Watson, qu'en pensez-vous ? – C'est une amusante coïncidence ! – Une coïncidence ! Voilà l'un des trois hommes que nous avons désignés comme les acteurs possibles de ce drame, et il trouve une mort violente au cours des heures qui ont suivi immédiatement le drame ! Contre cette coïncidence les chances sont énormes, inchiffrables ! Non, mon cher Watson, les deux événements sont liés… Doivent être liés ! C'est à nous de découvrir le lien. – Mais à présent toute la police officielle doit être sur l'affaire ? – Oui, mais ils ne savent pas tout. Ils savent ce qu'ils ont vu à Godolphin Street. Ils ne savent rien, et ils ne sauront rien de ce qui s'est passé à Whitehall Terrace. Nous seuls sommes au fait des deux événements, nous seuls pouvons établir un rapport entre les deux ! Il y a un point d'évidence qui aurait, en tout cas, tourné mes soupçons contre Eduardo Lucas. Godolphin Street, Westminster, ce n'est qu'à quelques minutes de Whitehall Terrace. Les autres agents secrets dont je vous ai donné les noms habitent à l'autre bout de West End. Il était par conséquent plus facile pour Lucas que pour les autres d'organiser des liaisons et de recevoir un message émanant du personnel domestique du secrétaire aux Affaires européennes. Une petite chose ? Mais quand tant d'événements sont comprimés en quelques heures, cette petite chose peut s'avérer essentielle. Hello ! qu'est-ce que c'est ? Mme Hudson était entrée avec une carte sur son plateau. Holmes y jeta un coup d'œil, haussa le sourcil et me la tendit. – Priez lady Hilda Trelawney Hope d'avoir l'obligeance de monter, dit-il. Un moment plus tard, notre modeste logis, déjà si noblement fréquenté ce matin, fut honoré de la visite de la plus jolie femme de Londres. J'avais souvent entendu vanter la beauté de la plus jeune fille du duc de Belminster, mais aucune description, aucune photographie en couleurs ne m'aurait préparé au charme délicat autant que subtil et à la merveilleuse carnation de ce visage exquis. Et cependant, telle qu'elle nous apparut par ce matin d'automne, ce n'était pas sa beauté qui nous impressionna davantage. Les joues étaient un velours, mais l'émotion les avait décolorées. Les yeux brillaient : la fièvre visiblement les allumait. La bouche sensible était crispée dans un effort douloureux pour acquérir la maîtrise de soi. La terreur, et non la beauté, voilà ce qui nous frappa d'abord quand notre blonde visiteuse s'encadra un moment sur le seuil. – Mon mari est-il venu chez vous, monsieur Holmes ? – Oui, madame, il est venu. – Monsieur Holmes, je vous supplie de ne pas lui dire que, moi, je suis venue ! Holmes s'inclina froidement et indiqua un siège à lady Trelawney Hope. Il reprit : – Vous me placez, madame, dans une situation très délicate. Je vous prie de vous asseoir et de me faire part de vos désirs. Mais je crains de ne pas pouvoir vous faire la promesse inconditionnelle. Elle s'avança dans la pièce et s'assit le dos à la fenêtre. Elle avait un port de reine. Elle était grande, gracieuse, et merveilleusement féminine. – Monsieur Holmes, dit-elle en nouant et dénouant ses mains, je vous parlerai franchement en espérant être payée de retour. Entre mon mari et moi il existe une confiance totale excepté sur un seul plan : celui de la politique. Sur ce plan-là, ses lèvres ne se descellent jamais. Il ne me raconte rien. Je sais maintenant qu'il s'est produit dans notre maison cette nuit quelque chose d'infiniment déplorable. Je sais qu'un papier a disparu. Mais parce qu'il s'agit de politique, mon mari refuse de me donner des détails. Or maintenant il est essentiel… Oui, essentiel ! Il faut que je sache tout. Vous êtes, en dehors de ces hommes d'État, la seule personne qui connaissiez la vérité. Je vous demande, monsieur Holmes, de me raconter exactement ce qui s'est passé et les conséquences du vol. Dites-moi tout, monsieur Holmes ! La considération que vous avez des intérêts de votre client ne doit pas vous arrêter, car je vous jure que ses intérêts, si seulement il y consentait, seraient mieux servis, moi étant sa confidente. Quel papier a été volé ? – Ce que vous me demandez, madame, est réellement impossible. Elle gémit en cachant son visage entre ses mains. – Admettez les choses telles qu'elles sont, madame. Si votre mari juge convenable de ne rien vous dire sur l'affaire, est-ce à moi, moi qui n'ai connu les faits que sous le sceau du secret professionnel, de révéler son contenu ? Il n'est pas loyal de me le demander. C'est à lui qu'il faut le demander. – Je l'ai questionné. Je suis venue vous voir en dernier ressort. Mais sans me donner des renseignements précis, monsieur Holmes, vous pourriez me rendre un grand service si vous me répondiez sur un point. – Lequel, madame ? – Est-ce que la carrière politique de mon mari risque d'être compromise à la suite de cet incident ? – Ma foi, madame, si les choses ne s'arrangent pas, les suites risquent d'être fort fâcheuses. – Ah ! Elle aspira de l'air comme quelqu'un dont les derniers doutes sont ôtés. – Encore une question, monsieur Holmes. D'une phrase que mon mari a prononcée sous le premier choc de cette catastrophe, j'ai déduit que de terribles événements pourraient survenir à la suite de la perte de ce document. – S'il l'a dit, ce n'est pas à moi de le contredire. – De quelle nature, ces événements ? – Non, madame ! Là encore vous me demandez plus que je ne saurais raisonnablement vous répondre. – Alors je ne veux pas prendre davantage de votre temps. Je ne peux pas vous blâmer, monsieur Holmes, pour avoir refusé de vous exprimer plus franchement. De votre côté vous ne me blâmerez pas non plus, j'en suis sûre, pour désirer partager, même contre son gré, les angoisses de mon mari. Encore une fois, je vous prie de ne pas faire état de ma visite. A la porte elle se retourna, et j'eus une dernière image du beau visage troublé, des yeux alarmés et de la bouche serrée. Puis elle sortit. – Dites, Watson, le beau sexe est votre département ? sourit Holmes quand le frou-frou de la robe se fut évanoui. Quel jeu joue cette dame blonde ? Que voulait-elle exactement ? – Mais ce qu'elle vous a dit est certainement vrai ! Son anxiété me semble tout à fait normale ! – Hum ! Pensez à ses manières. Watson, à son attitude nerveuse, à son excitation, à son obstination pour me poser des questions. Rappelez-vous : elle est d'une caste qui n'exhibe pas facilement ses émotions. – Il y avait de quoi être émue – Rappelez-vous aussi le soin curieux qu'elle a mis pour nous affirmer que son mari s'en trouverait mieux s'il lui confiait : tout. Que voulait-elle dire ? Et vous avez certainement remarqué, Watson, comment elle a manœuvré pour tourner le dos à la lumière. Elle ne tenait pas à ce que nous vissions trop nettement ses expressions. – Oui. Elle a choisi dans cette pièce la seule chaise qui tournait le dos à la lumière. – Et cependant les mobiles qui font agir les femmes sont impénétrables ! Vous souvenez-vous de cette femme de Margate que j'avais soupçonnée pour la même raison ? Elle n'avait pas de poudre sur le nez, voilà pourquoi elle s'était assise à contre-jour. Comment bâtir quelque chose sur ce sable mouvant ? Leurs actions les plus banales peuvent se rapporter à quelque chose de très grave, mais leur comportement extraordinaire dépend parfois d'une épingle à cheveux ou d'un fer à friser. Au revoir, Watson ! – Vous partez. – Oui, je vais passer la matinée rue Godolphin avec nos amis de l'administration officielle. La solution de notre problème passe par Eduardo Lucas… Et pourtant je n'ai pas la moindre idée de ce qu'en définitive elle sera. Montez la garde, mon bon Watson, et accueillez bien tout nouveau visiteur. Si je peux, je vous retrouverai pour déjeuner. Tout ce jour-là, et le lendemain, et le surlendemain, Holmes se montra d'une humeur que ses amis auraient baptisée taciturne, et les autres maussade. Il sortait en courant, il courait pour rentrer, il fumait sans arrêt, il jouait sur son violon des impromptus qu'il interrompait pour sombrer dans d'interminables rêveries, il dévorait des sandwiches à n'importe quelle heure, il répondait à peine aux questions qu'il m'arrivait de lui poser. Quelque chose clochait, j'en avais la conviction. Il ne me parla pas une fois de l'affaire, et ce fut par les journaux que j'appris les détails de l'enquête en cours sur la mort d'Eduardo Lucas, l'arrestation puis la relaxe de John Mitton, le valet de chambre. Le jury rendit une sentence concluant à un « homicide prémédité », mais les coupables demeurèrent inconnus. On cherchait vainement un mobile. La chambre du crime regorgeait d'objets de valeur : aucun n'avait disparu. On n'avait pas touché aux papiers de la victime. Les enquêteurs les avaient soigneusement examinés, et ils avaient établis que Lucas étudiait avec beaucoup d'intérêt les problèmes de politique internationale, qu'il était un causeur infatigable, un linguiste remarquable, et qu'il écrivait avec autant de facilité qu'il parlait. Il avait été intimement lié avec les vedettes politiques de plusieurs pays. Mais, dans les documents qui remplissaient ses tiroirs, on n'avait rien découvert de sensationnel. Ses relations féminines semblaient avoir été nombreuses, mais superficielles. Il avait peu d'amies femmes, et il n'était amoureux d'aucune. Il avait des habitudes régulières. Sa conduite avait été irréprochable. Sa mort demeurait un mystère total ; elle le resterait sans doute longtemps. L'arrestation de John Mitton, le valet de chambre, avait été opérée en désespoir de cause : il fallait agir ! Mais l'enquête échoua à retenir quoi que ce fût contre lui. Cette nuit-là, il était bien allé chez des amis dans Hammersmith. L'alibi était formel. Il est exact qu'il partit pour rentrer chez son maître à une heure qui aurait dû lui permettre d'être de retour avant la découverte du crime, mais il expliqua qu'il était rentré en partie à pied, ce que justifiait la douceur de la température. Il était arrivé à minuit, et ce drame imprévu l'avait visiblement bouleversé. Il s'était toujours bien entendu avec son maître. Plusieurs objets appartenant à la victime furent trouvés dans ses affaires, notamment une petite boîte de rasoirs. Mais il allégua que le défunt lui en avait fait cadeau, et la femme de charge le confirma. Mitton était au service de Lucas depuis trois ans. On remarqua que Lucas n'emmenait pas Mitton avec lui sur le continent. Par exemple il partait pour Paris, où il lui arriva même de rester trois mois, mais Mitton demeurait pour prendre soin de la maison de Godolphin Street. Quant à la femme de charge, elle n'avait rien vu, rien entendu. Lorsque son maître avait le soir un visiteur, il l'introduisait lui-même. Ainsi, le mystère demeura entier pendant trois jours, du moins d'après ce que je lisais dans les journaux. Si Holmes en savait plus, il le gardait pour lui. Mais quand il me dit que l'inspecteur Lestrade lui avait parlé de l'affaire, je compris qu'il suivait toujours de très près tout développement possible. Le quatrième jour, une dépêche de Paris parut dans la presse, et toute la question parut réglée. « Une découverte vient d'être faite par la police parisienne, écrivit le Daily Telegraph, qui lève le voile entourant le sort tragique de M. Eduardo Lucas, qui mourut assassiné lundi dernier chez lui dans Godolphin Street. Nos lecteurs se rappellent que la victime fut trouvée poignardée dans un salon, et qu'un soupçon avait pesé sur son valet de chambre qui fournit un alibi irréfutable. Hier, une dame, connue sous le nom de Mme Henri Fournaye et demeurant rue d'Austerlitz dans une petite villa, a été dénoncée comme folle par ses propres domestiques aux autorités de police. Un examen a révélé qu'elle était effectivement atteinte d'une manie dangereuse et pernicieuse. L'enquête de la police a établi que Mme Henri Fournaye était rentrée mardi dernier d'un voyage à Londres et que ce déplacement n'était pas sans rapport avec le crime de Godolphin Street. Une comparaison de photographies a clairement démontré que M. Henri Fournaye et M. Eduardo Lucas étaient en réalité une seule et même personne, et que le défunt avait mené pour une raison non encore précisée une double vie à Londres et à Paris. Mme Fournaye, d'origine créole, est d'un tempérament extrêmement irritable, et jadis elle a traversé des crises de jalousie qui la menaient au bord de la folie. On suppose que c'est sous l'emprise de cette jalousie qu'elle a commis le crime qui a provoqué à Londres une telle sensation. L'emploi de son temps dans la soirée de lundi n'a pas été reconstitué exactement, mais il est incontestable qu'une femme dont la description correspond point pour point à la sienne a attiré l'attention des voyageurs à la gare de Charing Cross mardi matin par son air farouche et ses gestes violents. Deux hypothèses sont à retenir : ou bien elle aurait commis son crime sous l'emprise de la folie, ou bien l'effet immédiat de son acte a déclenché chez cette malheureuse femme une crise de démence. Pour l'instant elle n'est pas en état de faire le récit de son déplacement, et les médecins n'ont guère d'espoir qu'elle recouvre un jour la raison. Quoi qu'il en soit, il est désormais prouvé qu'une femme qui pourrait être Mme Fournaye a été remarquée pendant plusieurs heures dans Godolphin Street lundi soir, observant la maison de la victime. » – Qu'en pensez-vous, Holmes ? Je lui avais lu cet article à haute voix tandis qu'il terminait son petit déjeuner. – Mon cher Watson, me dit-il en se levant de table et en arpentant notre salon, vous supportez mal mon silence ! Mais si je ne vous ai rien dit depuis trois jours, c'est parce qu'il n'y a rien à dire. Même ce rapport de Paris ne nous aide pas beaucoup. – Il met tout de même un point final en ce qui concerne la mort de Lucas. – La mort de Lucas est un accident, un épisode banal, qui ne saurait se comparer à notre tâche réelle, laquelle consiste, vous ne l'ignorez pas, à retrouver la piste du document et à éviter une catastrophe européenne. La seule chose importante qui se soit produite depuis trois jours est qu'il ne s'est, justement, rien produit. J'ai des informations du gouvernement presque à chaque heure, et il est certain que nulle part en Europe personne ne bouge. Évidemment, si cette lettre s'était perdue… Non, elle ne peut pas s'être égarée ! Mais si elle ne s'est pas égarée, alors où peut-elle être ? Qui la détient ? Pourquoi la garde-t-il ? Voilà la question qui bat dans ma tête comme un marteau. Est-ce vraiment une coïncidence que Lucas ait été tué pendant la nuit où cette lettre a disparu ? Est-ce que la lettre lui est bien parvenue ? Si oui, pourquoi ne l'a-t-on pas trouvée dans ses papiers ? Sa folle de femme l'a-t-elle emportée ? Dans ce cas, est-elle dans sa maison de Paris ? Comment aller la chercher là-bas sans donner l'éveil à la police française ? C'est une affaire, mon cher Watson, où la loi joue aussi dangereusement que les criminels contre nous. Tout est contre nous, et pourtant les intérêts en jeu sont colossaux. Si je réussissais, ce serait le coup d'éclat de ma carrière. Ah ! voici les dernières nouvelles du front !… Il lut rapidement le billet qui venait de lui être apporté. – … Tiens ! Lestrade semble avoir observé quelque chose d'intéressant. Mettez votre chapeau, Watson, et allons faire un tour dans Westminster. C'était ma première visite à la maison du crime. Elle était bâtie en hauteur, défraîchie, étroite, compassée, solide à l'image du siècle où elle avait été construite. La figure de bouledogue de Lestrade se détacha de la fenêtre du devant. Quand un agent rondouillard nous eut ouvert la porte, l'inspecteur nous accueillit chaleureusement. Il nous conduisit aussitôt dans la pièce où le meurtre avait été commis. Il ne restait plus aucune trace du drame, à l'exception d'une tache irrégulière sur le tapis. Ce tapis était un petit carré qui occupait le milieu de la pièce et qui faisait ressortir un parquet magnifiquement entretenu. Au-dessus de la cheminée il y avait une très belle panoplie dont un ornement avait été l'arme de la tragédie. Près de la fenêtre s'étalait un superbe bureau. Tous les détails témoignaient d'un goût de luxe presque efféminé. – Vous avez vu les nouvelles de Paris ? interrogea Lestrade. Holmes fit oui de la tête. – Nos amis français ont l'air d'avoir mis cette fois-ci dans le mille. Sans aucun doute les choses se sont passées comme ils l'ont dit. Elle a frappé à la porte : visite-surprise, je pense, car il avait dans sa vie des cloisons étanches. Il l'a fait entrer. Il ne pouvait pas la laisser dans la rue ! Elle lui a déclaré qu'elle l'avait suivi, elle lui a adressé des reproches. La dispute s'est envenimée, et tout s'est terminé avec ce poignard qu'on tient si bien en main. L'affaire a dû cependant être chaude car ces sièges étaient renversés, et il en tenait un comme s'il avait essayé de se défendre. Tout cela est aussi évident que si nous l'avions vu. Holmes leva les sourcils. – Et pourtant vous m'avez demandé de venir ? – Ah ! oui ! Il y a autre chose, un simple détail, une bagatelle, mais exactement le genre de choses qui vous plaît. Étrange, vous savez ? Bizarre même ! Ça n'a rien à voir avec le fait principal. Non, rien à voir, apparemment… – Quoi donc ? – Vous savez qu'après un crime pareil nous prenons bien soin de garder les meubles et les divers objets dans l'état où nous les avons trouvés. Rien n'a été déplacé. Un agent est resté de faction ici nuit et jour. Ce matin, comme l'homme était enterré et l'enquête close, du moins en ce qui concerne cette pièce, nous avons pensé que nous pourrions nettoyer un brin… Ce tapis. Vous voyez, il n'est pas fixé ; il est simplement posé là, au milieu. Nous avons eu l'occasion de le soulever. Nous avons découvert… – Oui. Vous avez découvert ?… La figure de Holmes se tendit sous l'anxiété qui l'assaillait. – Hé bien ! je parie qu'en mettant cent ans à réfléchir vous ne devineriez pas ce que nous avons découvert. Vous voyez cette tache sur le tapis ? Une grande partie du sang aurait dû s'infiltrer à travers le tapis, n'est-ce pas ? – Naturellement ! – Hé bien ! vous serez bien surpris d'apprendre qu'il n'y a pas de tache sur le beau plancher correspondant. – Pas de tache ? Mais il aurait dû… – Oui. Vous avez raison de dire : il aurait dû… Mais le fait est qu'il n'y avait pas de tache. Il prit dans sa main le coin du tapis, le retourna et montra qu'effectivement il n'y avait pas de tache sur le plancher. – Mais le dessous est aussi taché que le dessus. Il aurait dû laisser une trace Lestrade gloussa de satisfaction : il avait embarrassé le célèbre expert. – Maintenant, je vais vous montrer l'explication. Il y a une deuxième tache, mais elle ne correspond pas avec la première. Regardez vous-même. Tout en parlant, il avait retourné une autre partie du tapis et là, bien visible, s'étalait une grande tache rougeâtre sur le plancher étincelant. – Qu'en pensez-vous, monsieur Holmes ? – Cela me paraît simple. Les deux taches ont correspondu à un moment donné, mais le tapis a été tourné. Comme il n'était pas fixé et comme c'est un carré, l'exploit n'a pas été difficile. – La police officielle, monsieur Holmes, n'avait pas besoin de vous pour savoir que le tapis a été tourné. C'est assez clair, puisque les deux taches vont juste l'une sur l'autre si l'on place le tapis comme cela. Mais ce que je voudrais savoir, c'est qui a tourné le tapis, et pourquoi ? Je devinai qu'à l'abri du masque impassible de son visage, Holmes se débattait contre une excitation intense. – Dites, Lestrade ! fit-il. L'agent dans le couloir est-il resté de faction continuellement ? – Oui. – Alors suivez mon avis. Interrogez-le avec soin. Pas devant nous. Nous attendrons ici. Prenez-le dans la chambre du fond. Vous parviendrez plus facilement à lui tirer une confession. Demandez-lui comment il a osé introduire des gens et les laisser seuls dans cette pièce. Ne lui demandez pas s'il l'a fait : agissez comme si vous en étiez sûr ! Dites-lui que vous savez que quelqu'un est venu ici. Bousculez-le. Dites-lui que des aveux complets sont sa seule chance de pardon. Faites exactement ce que je vous conseille. – Je vous jure que s'il sait quelque chose, je le lui arracherai ! s'écria Lestrade. Il se précipita dans les vestibules. Quelques instants plus tard, ses aboiements retentissaient dans la pièce du fond. – Maintenant, Watson ! Maintenant ! s'exclama Holmes avec une passion qu'il ne contrôlait plus. Toute sa force démoniaque qu'il camouflait sous une apparence si nonchalante se déploya soudain avec une incroyable énergie. Il rejeta le tapis et, à genoux, tenta de secouer de ses mains crochues chaque plinthe du plancher. Lorsqu'il enfonça ses ongles dans le rebord de l'une d'elles, je la vis se déplacer sur le côté, se relever comme le couvercle d'une boîte. Une petite cavité noire apparut. Holmes plongea avidement sa main, la retira avec un ricanement de colère et de déception. Elle était vide. – Vite, Watson ! Vite ! Replacez-la ! Je replaçai la plinthe, le couvercle retomba, je remis le tapis droit. A ce moment la voix de Lestrade se fit entendre dans le couloir. L'inspecteur entra pour trouver Holmes négligemment appuyé contre la cheminée, résigné, patient, essayant de dissimuler des bâillements irrésistibles. – Désolé de vous avoir fait attendre, monsieur Holmes ! Je vois que toute cette affaire vous assomme. Entrez, MacPherson. Apprenez à ces messieurs votre conduite parfaitement inexcusable. Le gros agent, aussi rouge que contrit, se glissa dans la pièce. – Je ne voulais pas faire du mal, monsieur ! Une jeune dame est venue frapper à la porte hier soir. Elle s'était trompée de maison, qu'elle m'a dit. Nous avons un peu parlé. On se sent seul quand on a été de garde ici toute une journée ! – Alors, que s'est-il passé ? – Elle avait envie de regarder l'endroit où le crime avait été commis… Qu'elle l'avait lu dans les journaux, qu'elle m'a dit ! C'était une jeune femme bien respectable, qui parlait bien, monsieur. Et je n'ai pas vu de mal à lui laisser jeter un coup d'œil. Quand elle a repéré la tache sur le tapis, elle est dégringolée comme si elle était morte sur le coup. J'ai couru dans le fond pour lui chercher un peu d'eau, mais ça ne lui a rien fait. Alors j'ai été demander au bar du coin, au Plant-de-Lierre, un peu de cognac. Le temps que j'y aille et que-je revienne, la jeune dame avait repris connaissance et elle s'était sauvée… un peu honteuse, je penserais ! Pour ne pas me voir ensuite, quoi ! – Ce tapis qui a été tourné ? – Hé bien, Monsieur, quand je suis revenu, il était un peu dérangé, froissé. Vous comprenez : elle était tombée dessus, et ce tapis est disposé sur une surface cirée sans rien pour le tenir. Je l'ai remis en place après coup. – Apprenez en tout cas, agent MacPherson, que vous êtes incapable de me rouler ! déclara Lestrade avec une grande dignité. Vous pensiez sans doute que personne ne découvrirait jamais cette défaillance dans votre service. Or du premier regard j'ai su que quelqu'un avait déplacé le tapis. C'est une chance pour vous, mon bonhomme, que rien n'ait disparu ! Autrement c'était un petit tour en prison ! Je suis désolé de vous avoir dérangé pour une affaire aussi peu importante, monsieur Holmes, mais je pensais que cette deuxième tache qui ne correspondait pas avec la première serait de nature à vous intéresser. – Certainement, cela m'a vivement intéressé… Est-ce que cette femme n'est venue qu'une fois ici ? – Oui, monsieur, une seule fois. – Qui était-ce ? – Sais pas le nom, monsieur. Elle venait pour répondre à une annonce au sujet d'une dactylo, et dans la rue elle s'est trompée de numéro. Très agréable, très gentille jeune femme, monsieur ! – Grande ? Jolie ? – Oui, monsieur. Une jeune femme bien bâtie. Je crois que vous l'auriez trouvée jolie. Peut-être certains mêmes l'auraient-ils trouvée très jolie. »Oh ! Monsieur l'agent ! Juste un petit coup d'œil ! » qu'elle me disait. Elle avait des manières câlines, comme vous diriez. Et j'ai pensé qu'il n'y aurait pas de mal à lui faire passer la tête dans la pièce. – Comment était-elle habillée ? – Pas de façon voyante, monsieur. Un long manteau lui recouvrait les chevilles. – Quelle heure était-il ? – La nuit tombait. Quand je suis revenu avec le cognac, les allumeurs de réverbères passaient dans la rue. – Très bien ! fit Holmes. Venez, Watson, je pense que du travail plus important nous attend ailleurs. Quand nous quittâmes la maison, Lestrade demeura dans la pièce du devant, tandis que l'agent repentant ouvrit la porte pour nous faire sortir. Holmes se retourna sur le perron et leva quelque chose qu'il tenait dans sa main. L'agent s'immobilisa stupéfait. – Seigneur Dieu, monsieur ! s'écria-t-il. Holmes posa un doigt sur ses lèvres, replaça sa main dans la poche de son gilet et éclata de rire quand nous eûmes fait quelques pas dans la rue. – Excellent ! fit-il. Venez, Watson ! Le rideau va se lever sur le cinquième acte. Vous serez soulagé d'apprendre qu'il n'y aura pas de guerre, que le très honorable Trelawney Hope n'a pas compromis sa brillante carrière, que le monarque importun ne sera pas puni de son importunité, que le premier ministre n'aura pas à régler des complications européennes, et qu'avec un peu de tact et de ménagement personne n'aura à payer un penny supplémentaire d'impôt pour ce qui aurait pu devenir un événement très fâcheux. Mon admiration pour cet homme extraordinaire explosa. – Vous avez résolu le problème ? m'écriai-je. – Presque, Watson. Il y a quelques détails qui ne sont pas encore éclaircis. Mais nous savons tant de choses que ce sera uniquement de notre faute si nous ne savons pas le reste. Nous allons droit à Whitehall Terrace. Quand nous arrivâmes à la résidence du secrétaire aux Affaires européennes, ce fut lady Hilda Trelawney Hope que Sherlock Holmes demanda. Nous fûmes introduits dans un petit salon. – Monsieur Holmes ! s'exclama lady Trelawney Hope dont le visage s'enflamma d'indignation. Voici qui est déloyal et peu généreux de votre part. Je désirais, comme je vous l'ai expliqué, que ma visite chez vous fût tenue secrète, sinon mon mari penserait que je me mêle de ses affaires. Et vous me compromettez en venant ici. C'est publier qu'il y a eu entre nous des rapports ! – Malheureusement, madame, je n'avais pas le choix. J'ai reçu la mission de récupérer ce papier si extrêmement important. Je dois donc vous prier, madame, d'avoir la bonté de me le remettre en main propre. Lady Trelawney Hope bondit. Toute couleur avait disparu de son merveilleux visage. Ses yeux étincelèrent, elle chancela. Je crus qu'elle allait s'évanouir. Au prix d'un grand effort, elle se reprit. L'étonnement, la colère chassèrent sur ses traits tout autre sentiment. – Vous… Vous m'insultez, monsieur Holmes ! – Allons, madame ! Inutile ! Donnez-moi la lettre. Elle courut vers la sonnette. – Le maître d'hôtel va vous reconduire à la porte. – Ne sonnez pas, lady Hilda. Si vous sonnez, alors tous mes efforts pour éviter un scandale seront anéantis ! Donnez-moi la lettre, et tout ira bien. Si vous travaillez avec moi, je pourrai tout arranger. Si vous travaillez contre moi, je serai obligé de vous démasquer. Elle demeura immobile, avec son maintien de reine, dans une attitude de défiance, les yeux fixés sur lui comme si elle voulait lire dans son âme. Sa main était posée sur le cordon de sonnette, mais elle ne le tirait pas. – Vous essayez de m'intimider, de me faire peur. Ce n'est pas très joli, monsieur Holmes, de venir ici et de brusquer une femme. Vous dites que vous savez quelque chose. Que savez-vous donc ? – Je vous prierai de vous asseoir, madame. Vous vous feriez du mal si vous tombiez. Je ne parlerai pas avant de vous voir assise. Merci. – Je vous donne cinq minutes, monsieur Holmes. – Une me suffira, lady Hilda. Je sais que vous vous êtes rendue chez Eduardo Lucas, que vous lui avez donné ce document, que vous êtes astucieusement revenue chez lui, hier soir, et je sais aussi comment vous avez récupéré la lettre dans la cachette sous le tapis. Elle le considéra avec stupéfaction. Son visage était gris comme de la cendre. Elle ouvrit la bouche deux fois avant de pouvoir émettre un son. – Vous êtes fou, monsieur Holmes ! Vous êtes fou ! cria-t-elle enfin. Il tira de sa poche un petit morceau de carton. C'était la tête d'une femme découpée dans une photographie : – Je l'ai apportée, sachant que ce pourrait être utile, répondit Holmes. L'agent vous a reconnue. Elle sursauta, hoqueta, sa tête glissa en arrière sur sa chaise. – Allons, lady Hilda. Vous avez la lettre. L'affaire peut encore s'arranger. Je ne désire pas troubler votre vie. Mon devoir prend fin à partir du moment où je remets la lettre perdue à votre mari. Suivez mon conseil : soyez franche avec moi. C'est votre unique chance. Son courage était admirable. Même à ce moment-là elle refusa d'admettre sa défaite. – Je vous répète, monsieur Holmes, que vous vous trompez de la manière la plus absurde. Holmes se leva. – Je suis désolé pour vous, lady Hilda. J'ai fait tout ce que je pouvais pour vous. Je vois que j'ai eu tort… Il sonna. Le maître d'hôtel entra. – M. Trelawney Hope est-il chez lui ? – Il rentrera, monsieur, à une heure moins le quart. Holmes regarda sa montre. – Dans un quart d'heure ? dit-il. Très bien, j'attendrai. A peine le maître d'hôtel avait-il refermé la porte que lady Hilda se traînait à genoux aux pieds de Holmes, levant vers lui ses mains jointes et son beau visage ruisselant de larmes. – Épargnez-moi, monsieur Holmes ! Épargnez-moi ! suppliat-elle. Pour l'amour de Dieu, ne lui dites rien ! Je l'aime tant ! Je ne voudrais pas apporter la moindre ombre dans sa vie, et cette histoire, je le sais, lui briserait le cœur ! Holmes la releva. – Je vous suis reconnaissant, madame, de ce que vous ayez retrouvé tout votre bon sens, même à ce dernier quart d'heure. Il n'y a pas un instant à perdre. Où est la lettre ? Elle se précipita vers un petit bureau, ouvrit un tiroir et en exhuma une longue enveloppe bleue. – La voici, monsieur Holmes ! Puissé-je ne l'avoir jamais vue ! – Comment la lui restituer ? murmura Holmes. Vite, vite, il faut que nous trouvions un moyen ! Où est le coffret ? – Toujours dans notre chambre. – Quel coup de chance ! Vite, madame, allez me le chercher ! Elle reparut bientôt avec une boîte rouge. – Comment l'avez-vous ouverte ? Vous possédiez une double clé ? Oui, naturellement. Ouvrez-le ! De son corsage, lady Hilda avait tiré une petite clé. Le coffret s'ouvrit. Il était rempli de papiers. Holmes enfouit l'enveloppe bleue parmi eux, entre les feuillets d'un autre document. Le coffret une fois refermé, lady Hilda alla le reporter dans la chambre. – Maintenant nous sommes parés ! dit Holmes. Il nous reste dix minutes. J'irai loin pour vous couvrir, lady Hilda. En échange, vous me raconterez de bonne foi ce que signifie cette affaire extraordinaire. – Monsieur Holmes, je vous dirai tout ! s'écria-t-elle. Oh ! monsieur Holmes, moi qui me couperais la main droite plutôt que de lui causer un instant de tristesse ! Il n'y a pas une femme dans tout Londres qui aime plus son mari que moi. Et pourtant, s'il savait comment j'ai agi, comment j'ai été forcée d'agir, jamais il ne me pardonnerait ! Il a une telle passion pour son honneur qu'il ne pourrait pas oublier ni pardonner une défaillance dans l'honneur d'autrui. Aidez-moi, monsieur Holmes ! Mon bonheur, son bonheur, notre vie en dépendent ! – Vite, madame, les minutes passent ! – Il s'agit d'une lettre de moi, monsieur Holmes. D'une lettre que j'avais écrite avant mon mariage. Une lettre stupide, la lettre impulsive d'une amoureuse. Il n'y avait rien de mal, et pourtant, s'il l'avait lue, il l'aurait trouvée criminelle ! Sa confiance en moi aurait été à jamais détruite. Il y a des années de cela. J'avais cru que toute l'affaire était oubliée. Puis un jour j'appris qu'elle était parvenue entre les mains de Lucas et qu'il allait la remettre à mon mari. Je l'ai supplié. Il m'a dit qu'il me rendrait ma lettre si en échange je lui transmettais un document que mon mari avait caché dans son coffret. Je ne sais pas quel espion au ministère l'avait informé de son existence. Il m'avait assuré que cette perte n'affecterait pas mon mari. Mettez-vous à ma place, monsieur Holmes, que devais-je faire ? – Vous confier à votre mari. – Mais. je ne pouvais pas, monsieur Holmes ! Je ne pouvais pas ! D'un côté, je devais m'attendre à la ruine totale de notre bonheur. De l'autre, malgré cette responsabilité terrible que j'assumais en prenant un papier à mon mari, j'ignorais les conséquences politiques qui pouvaient en découler, tout en me rendant fort bien compte que notre amour et sa confiance me demeureraient assurés par ce moyen. Alors je l'ai fait, monsieur Holmes ! J'ai pris une empreinte de la clé, et cet individu m'a procuré le double. J'ai ouvert le coffret et pris le papier que j'ai apporté aussitôt dans Godolphin Street. – Et là, madame, que s'est-il passé ? – J'ai frappé à la porte, comme convenu. Lucas m'a ouvert. Je l'ai suivi dans une pièce, mais j'ai laissé la porte de l'entrée ouverte car j'avais peur de me trouver seule avec lui. Je me rappelle qu'il avait une femme dans la rue, quand je suis entrée. Notre affaire n'a pas traîné. Il avait ma lettre sur son bureau. Je lui ai remis le document. Il m'a donné la lettre. A ce moment nous avons entendu du bruit du côté de l'entrée, puis des pas dans le couloir. Lucas a rapidement retourné le tapis, placé le papier dans une cachette qu'il a aussitôt recouverte. « Ce qui s'est passé ensuite ressemble à un drame effrayant. J'ai gardé la vision d'un visage brun, passionné, le souvenir d'une voix de femme qui hurlait en français : « Ce n'est pas en vain que j'ai attendu ! Enfin je te trouve avec elle ! » Il y a eu une lutte sauvage. Je les ai vus tous deux, lui avec une chaise qu'il avait empoignée, elle avec un poignard qui luisait… Je me suis enfuie, j'ai couru jusque chez moi, et c'est le lendemain que, dans le journal, j'ai appris le dénouement. Mais cette nuit-là j'ai été heureuse : j'avais récupéré ma lettre, je ne me doutais pas de ce que l'avenir me réservait. « Le lendemain matin, j'ai compris que je n'avais fait que changer de drame. L'angoisse de mon mari, quand il a découvert sa perte, m'a poignardé le cœur. J'ai eu bien du mal à ne pas tomber à ses genoux et à lui avouer tout : mais ç'aurait été encore une fois revenir sur le passé ! Je me suis donc rendue chez vous pour essayer de mesurer l'énormité de ma faute. A partir du moment où je l'ai réalisée, je n'ai plus eu qu'une idée en tête : reprendre le papier. Il avait dû rester là où Lucas l'avait caché, car il l'avait dissimulé avant que cette horrible femme n'entrât dans le salon. Si elle n'était pas venue, jamais je n'aurais connu sa cachette. Mais comment rentrer dans cette pièce ? Pendant deux jours j'ai surveillé les lieux, mais la porte était toujours fermée. Hier soir j'ai tenté le tout pour le tout. Vous savez déjà comment je m'y suis prise. J'ai rapporté le papier chez moi, j'avais pensé le détruire puisque je ne voyais pas le moyen de le restituer à mon mari sans lui confesser ma faute… Mon Dieu, j'entends son pas dans l'escalier Le secrétaire aux Affaires européennes, très surexcité, entra dans le salon. – Vous avez une nouvelle, monsieur Holmes ? – Quelques espoirs. – Ah ! que Dieu soit béni ! s'écria-t-il avec un visage radieux. Le premier ministre déjeune avec nous. Partagera-t-il vos espoirs ? Je sais qu'il a des nerfs d'acier, mais depuis ce terrible événement il a à peine dormi. Jacobs, voulez-vous prier le premier ministre de monter ? Quant à vous, ma chérie, je crains que nous ne parlions exclusivement de politique. Nous vous rejoindrons dans la salle à manger. Le premier ministre paraissait calme, mais il n'était pas difficile de lire dans ses yeux qu'il partageait intérieurement l'énervement de son jeune collaborateur. – Je dois comprendre que vous avez une nouvelle à nous communiquer, monsieur Holmes ? – Jusqu'ici elle est purement négative, répondit mon ami. Je me suis informé, et je suis sûr qu'aucun danger n'est à redouter. – Mais ce n'est pas suffisant, monsieur Holmes ! Nous ne pouvons pas continuer à vivre sur un volcan. Il nous faut quelque chose de précis. – J'espère l'obtenir. Voilà pourquoi je suis ici. Plus j'ai réfléchi, plus j'ai acquis la conviction que cette lettre n'a jamais quitté la maison. – Monsieur Holmes ! – Si elle était sortie d'ici, elle aurait été déjà publiée. – Mais qui l'aurait prise pour la garder ici ? – Je suis persuadé que personne ne l'a prise. – Alors comment a-t-elle disparu du coffret ? –Je ne crois pas qu'elle ait disparu du coffret. – Monsieur Holmes, cette plaisanterie est déplacée ! Vous avez ma parole qu'elle a quitté mon coffret. – L'avez-vous examiné depuis mardi matin ? – Non. Pourquoi l'aurais-je fait ? – Vous pouvez ne pas l'avoir vue alors qu'elle y était encore. – Impossible ! – Je n'en suis pas persuadé. J'ai déjà assisté à des choses semblables. Je suppose que ce coffret contient d'autres papiers. Après tout, la lettre a peut-être été mélangée avec eux. – Elle était sur le dessus. – Quelqu'un peut avoir secoué le coffret et l'avoir déplacée. – Non. J'ai tout sorti. – En tout cas, Hope, il est facile de s'en assurer ! dit le premier ministre. Faites apporter le coffret : nous verrons bien. Le secrétaire aux Affaires européennes sonna. – Jacobs, apportez ici mon coffret. C'est du temps dépensé en pure perte. Mais, si rien d'autre ne peut vous satisfaire, allonsy !… Merci, Jacobs. Posez-le là. J'ai toujours la clé attachée à ma chaîne de montre. Voici les papiers. Regardez : une lettre de lord Merrow, un rapport de sir Charles Hardy, le mémorandum de Belgrade, une note sur les accords commerciaux russo-allemands, une lettre de Madrid, une note de lord Flowers… Mon Dieu ! Qu'est ceci ? Lord Bellinger ! Lord Bellinger l… Le premier ministre lui arracha des mains l'enveloppe bleue. – Oui. C'est l'enveloppe. Et la lettre est dedans, intacte. Hope, je vous félicite ! – Merci ! Merci ! Quel poids vous levez de mon cœur ! Mais c'est incroyable !… Impossible ! Monsieur Holmes, vous êtes un sorcier, un magicien ! Comment avez-vous su qu'elle était là ? – Parce que je savais qu'elle n'était nulle part ailleurs. Il courut vers la porte comme un fou. –… Où est ma femme ? Il faut que je lui dise que tout est dans l'ordre. Hilda ! Hilda l… Nous entendîmes ses appels dans l'escalier. Le premier ministre décocha à Holmes un clin d'œil. – Allons, monsieur ! dit-il. Dans cette affaire tout n'a pas été dit. Comment cette lettre est-elle revenue dans le coffret ? En souriant, Holmes détourna son regard de ces yeux extraordinaires. – Nous avons aussi nos secrets diplomatiques ! fit-il. Et, prenant son chapeau, il se dirigea vers la porte. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA MAISON VIDE Le retour de Sherlock Holmes (septembre 1903) La maison vide Au printemps de 1894, tout Londres s'émut, et la haute société s'épouvanta, de la mort de l'honorable Ronald Adair assassiné dans des circonstances étranges, inexplicables. L'enquête de police a mis en lumière certains détails, mais tout n'a pas été dit : en effet l'accusation disposait d'une base si solide qu'elle n'a pas jugé nécessaire de produire les faits dans leur totalité. Aujourd'hui seulement, c'est-à-dire dix ans après, me voici en mesure de présenter au public l'enchaînement complet des événements. Certes le crime lui-même ne manquait pas d'intérêt ! Mais ses suites m'apportèrent la surprise la plus grande et le choc le plus violent d'une vie pourtant fertile en aventures. Encore maintenant, lorsque j'y réfléchis, je retrouve en moi un écho de cette subite explosion de joie, de stupeur et d'incrédulité qui m'envahit alors. Que le lecteur me pardonne ! Je sais jusqu'à quel point il s'est passionné pour les quelques histoires qui lui ont révélé les pensées et les actes d'un homme tout à fait exceptionnel. Mais qu'il ne me blâme pas de ne pas lui avoir appris plus tôt la nouvelle ! Ç'aurait été mon premier devoir si je n'avais été empêché de le remplir par défense formelle qui m'avait été faite et qui n'a été levée que le 3 du mois dernier. Mon étroite amitié avec Sherlock Holmes avait suscité et développé un goût profond pour l'enquête criminelle. Ce goût survécut à la disparition de mon camarade. Je ne manquai jamais par la suite d'étudier les diverses énigmes que l'actualité proposait au public. Plus d'une fois, mais uniquement pour mon plaisir personnel, je voulus m'inspirer de ses méthodes pour trouver des solutions… avec, j'en conviens, un succès inégal. Rien néanmoins n'aviva plus ma curiosité que la tragédie dont Ronald Adair fut la victime. Et quand je lus dans la presse les témoignages recueillis au cours de l'enquête qui avait entraîné un verdict d'assassinat contre inconnu ou inconnus, je mesurai toute l'étendue de la perte que la mort de Sherlock Holmes avait infligée à la société. Cette affaire mystérieuse fourmillait de particularités qui, j'en étais sûr, l'auraient déchaîné. La police aurait vu son action secondée, et probablement anticipée, par l'agilité intellectuelle et la prodigieuse faculté d'observation du premier détective d'Europe. Je me rappelle que ce jour-là, tout en passant la revue de mes malades, je tournai et retournai dans ma tête les éléments dont je disposais pour reconstituer le drame sans pouvoir mettre sur pied une explication satisfaisante… Allons, au risque de répéter une vieille histoire trop connue, je vais récapituler d'abord les faits établis par l'enquête. L'honorable Ronald Adair était le deuxième fils du comte de Maynooth, gouverneur à l'époque d'une colonie australienne. La mère d'Adair était rentrée d'Australie pour subir l'opération de la cataracte. Elle habitait avec son fils Ronald et sa fille Hilda au 427 de Park Lane. Le jeune homme fréquentait la meilleure société ; selon tous les renseignements recueillis, il n'avait pas de mauvais penchants et on ne lui connaissait pas d'ennemis. Il avait été fiancé à Mlle Edith Woodley, de Carstairs ; mais les fiançailles avaient été rompues quelques mois plus tôt d'un commun accord, et rien ne permettait de penser que cette rupture eût laissé derrière elle des regrets profonds. L'existence de Ronald Adair déroulait ses orbes régulières à l'intérieur d'un petit monde bien délimité ; et son tempérament ne le portait guère au sentiment ni à la sensiblerie. Tel était le jeune aristocrate sur qui une mort étrange s'abattit au soir du 30 mars 1894, entre dix heures et onze heures vingt. Ronald Adair aimait les cartes. Il jouait beaucoup, mais jamais à des taux scandaleux. Il faisait partie des Cercles Baldwin, Cavendish, et de Bagatelle. Après dîner, le jour de sa mort, il joua un tour de whist au Cercle de Bagatelle. Dans l'après-midi, et au même endroit, il avait également fait une partie. Ses partenaires, M. Murray, sir John Hardy et le colonel Moran, témoignèrent que les jeux avaient été sensiblement d'égale force et qu'il n'y avait pas eu de grosse différence d'argent. Adair avait peut-être perdu cinq livres, mais pas davantage. Jouissant d'une fortune considérable, il n'avait aucune raison d'être affecté par une perte de cet ordre. Avec régularité, il fréquentait tantôt un cercle, tantôt un autre : c'était un joueur prudent, qui gagnait souvent. Récemment, avec le colonel Moran comme partenaire, il avait gagné la coquette somme de deux cent quarante livres contre Godfrey Milner et lord Balmoral. Le soir du crime, il était rentré chez lui exactement à dix heures. Sa mère et sa sœur étaient sorties : elles passaient la soirée chez une parente. La domestique déposa qu'elle l'avait entendu pénétrer dans la pièce du devant du deuxième étage qu'il utilisait comme salon personnel. Auparavant, elle y avait allumé du feu ; celui-ci dégageant de la fumée, elle avait ouvert la fenêtre. Le salon demeura silencieux jusqu'à onze heures vingt. Lady Maynooth et sa fille, dès leur retour, voulurent dire bonsoir à Ronald. Lady Maynooth essaya d'entrer. La porte était fermée de l'intérieur. Elles frappèrent, appelèrent, mais leurs cris demeurèrent sans réponse. Finalement, la porte fut forcée. Le corps de l'infortuné jeune homme gisait près de la table, la tête horriblement fracassée par une balle explosive de revolver, mais dans la pièce on ne retrouva aucune arme. Sur la table, il y avait deux billets de dix livres, plus dix-sept livres et dix schillings en pièces d'or et d'argent disposées en petites piles de valeur différente. Sur une feuille de papier figuraient aussi quelques chiffres avec en regard des noms d'amis de club. On en déduisit qu'avant sa mort il était en train de chiffrer ses gains et ses pertes aux cartes. Un examen minutieux acheva de rendre l'affaire inexplicable. En premier lieu, il fut impossible de déceler le motif pour lequel le jeune homme se serait enfermé à clé. Restait l'hypothèse où la porte aurait été fermée par l'assassin, qui se serait ensuite enfui par fenêtre. Mais la fenêtre était bien à sept mètres au-dessus d'un parterre de crocus en plein épanouissement. Or ni les fleurs ni le sol ne présentaient la moindre trace de désordre, et on ne releva aucune empreinte de pas sur l'étroite bande d'herbe qui séparait la maison de la route. Apparemment donc, c'était le jeune homme qui s'était lui-même enfermé. Mais comment avaitil été tué ? Personne n'aurait pu grimper par le mur jusqu'à la fenêtre sans laisser trace de son escalade. Et si l'assassin avait tiré par la fenêtre, ç'aurait été un tireur absolument hors de pair puisqu'il avait infligé avec un revolver une blessure aussi effroyable. Par ailleurs, Park Lane est une artère fréquentée : il y a à moins de cent mètres une station de fiacres. Personne n'avait entendu le coup de feu. Et pourtant le cadavre était là, ainsi que la balle de revolver, aplatie comme toutes les balles à pointe tendre, qui avait dû provoquer une mort instantanée. Tels étaient les éléments du mystère de Park Lane, que compliquait encore l'absence de mobile valable puisque, comme je l'ai déjà dit, le jeune Adair n'avait pas d'ennemi connu et que l'argent était resté sur la table. Toute la journée donc je réfléchis à ces faits. Je m'efforçai de mettre sur pied une théorie capable de les concilier, de découvrir cette ligne de moindre résistance que mon pauvre ami considérait comme le point de départ de toutes ses enquêtes. J'avoue que Je n'aboutis à rien. Dans la soirée, je fis un tour dans le Park, je le traversai et me trouvai vers six heures du côté de Park Lane. Un groupe de badauds, le nez pointant vers une certaine fenêtre, m'indiqua la maison du crime. Un grand gaillard maigre avec des lunettes à verres fumés, qui me fit l'impression d'être un policier en civil, était en train d'émettre une théorie de son cru que les autres écoutaient. Je m'approchai pour tendre l'oreille, mais ses propos me parurent si stupides que je me retirai du groupe en pestant contre le sot discoureur. En reculant, je me heurtai à un vieillard difforme qui se tenait derrière moi, et je fis tomber quelques livres qu'il portait sous son bras. Je les ramassai, non sans avoir remarqué que le titre de l'un d'eux était : L'Origine de la Religion des Arbres. Certainement son propriétaire était un pauvre bibliophile qui, soit professionnellement, soit par marotte, collectionnait des livres peu connus. Je lui présentai mes excuses, mais le bonhomme devait attacher un grand prix aux livres que j'avais si involontairement maltraités, car il vira sur ses talons en poussant un grognement de mépris, et je vis son dos voûté et ses favoris blancs disparaître parmi la foule. J'eus beau observer le 427 de Park Lane, je n'avançai guère dans la solution de mon problème. La maison était séparée de la rue par un mur et une grille dont la hauteur n'excédait pas un mètre cinquante. Il était donc facile pour n'importe qui de pénétrer dans le jardin. Mais la fenêtre me sembla tout à fait inaccessible en raison de l'absence de gouttières ou de tout objet pouvant faciliter l'escalade d'un homme agile. Plus intrigué que jamais, je repris le chemin de Kensington. J'étais dans mon cabinet depuis cinq minutes quand la bonne m'annonça un visiteur. A ma grande surprise, elle introduisit mon vieux bibliophile de tout à l'heure : son visage aigu, parcheminé, se détachait d'un encadrement blanc comme neige ; il portait toujours sous son bras ses précieux livres, une douzaine au moins. – Vous êtes surpris de ma visite, monsieur ? me demanda-t-il d'une voix qui grinçait bizarrement. Je reconnus que je l'étais. – Hé bien ! monsieur, c'est que j'ai une conscience, voyezvous ! Je marchais clopin-clopant quand vous êtes entré dans cette maison. Alors je me suis dit que j'allais dire un mot à ce monsieur poli pour lui expliquer que si j'avais été un tant soit peu brusque dans mes manières, il ne fallait pas m'en vouloir, et que je le remerciais beaucoup de m'avoir ramassé mes livres. – N'en parlons plus ! répondis-je. Puis-je vous demander comment vous saviez qui j'étais ? – Ma foi, monsieur, je suis un peu votre voisin. Vous trouverez ma petite boutique au coin de Church Street et je serai très heureux de vous y voir, monsieur. Peut-être êtes-vous collectionneur vous-mêmes ? Voici Oiseaux anglais, et un Catulle, et La Guerre sainte… Une véritable affaire, monsieur, chacun de ces livres. Tenez, cinq volumes rempliraient juste la place qu'il y a sur le deuxième rayon derrière vous. Ce vide-là donne à penser que vous n'êtes pas très ordonné, monsieur, n'est-ce pas ? Je tournai la tête pour regarder le rayon en question, puis je la tournai à nouveau vers mon bibliophile… Sherlock Holmes était debout de l'autre côté de la table, souriant. Je bondis sur mes pieds, je le contemplai stupéfait pendant quelques instants, et puis, pour la première et dernière fois de ma vie, je dus m'évanouir. En tout cas un brouillard gris tourbillonna devant mes yeux, et, quand il se dissipa, je m'aperçus que mon col était déboutonné ; j'avais encore sur les lèvres un vague arrière-goût de cognac. Holmes était penché au-dessus de mon fauteuil, un flacon dans la main. – Mon cher Watson ! me dit la voix dont je me souvenais si bien, je vous dois mille excuses. Je ne pensais pas que vous étiez aussi sensible. Je l'empoignai par le bras. – Holmes ! m'écriai-je. Est-ce bien vous ? Se peut-il que vous soyez réellement vivant ? Est-il possible que vous ayez réussi à sortir de ce gouffre infernal ? – Attendez un peu ! Êtes-vous sûr que vous êtes en état de discuter ? Je vous ai infligé une belle secousse avec cette apparition dramatique ! – Oui, oui, je me sens très bien. Mais en vérité, Holmes, j'en crois à peine mes yeux. Seigneur ! Penser que vous… que c'est vous entre tous les hommes qui êtes là dans mon cabinet !… A nouveau je le saisis par la manche, mais je pinçai son long bras maigre et nerveux. – … Au moins vous n'êtes pas un pur esprit ! dis-je en lui voyant faire la grimace. – Cher ami ! – Je suis au comble de la joie. Asseyez-vous et dites-moi comment vous êtes sorti vivant de cet horrible abîme ! Il s'assit en face de moi et il alluma une cigarette avec sa vieille nonchalance accoutumée. Il portait la redingote râpée du marchand de livres, mais il avait posé sur la table la perruque blanche et les vieux bouquins. Il me parut plus mince, et son profil plus aigu, mais le fond blanc de son teint me révéla qu'il n'avait pas mené une existence bien saine depuis sa disparition. – Je suis ravi de m'étirer, Watson ! Figurez-vous que ce n'est pas drôle pour un homme de ma taille de se raccourcir plusieurs heures de suite d'une trentaine de centimètres… Mais ce n'est pas le moment des explications, mon cher ami ! Nous avons, si toutefois je puis compter sur votre coopération, une rude et dangereuse nuit de travail qui nous attend. Peut-être vaudrait-il mieux que je vous raconte tout quand ce travail aura été achevé ? – Je suis la curiosité en personne. Je préférerais de beaucoup vous entendre tout de suite ! – M'accompagnerez-vous cette nuit ? – Quand vous voudrez, où vous voudrez ! – Comme au bon vieux temps, alors ? Avant de partir, nous pourrons manger un morceau. Voyons, hé bien ! à propos de ce gouffre ? Ma foi, Watson, je n'ai pas eu beaucoup de mal à en sortir, pour la bonne raison que je ne suis jamais tombé dedans. – Vous n'êtes pas tombé dedans ? – Non, Watson ! Je ne suis pas tombé dedans. Et pourtant ma lettre, pour vous, était absolument sincère. Je ne doutais guère que je fusse arrivé au terme de ma carrière quand je vis la sinistre silhouette de feu le professeur Moriarty se dresser sur le sentier. Je lus dans ses yeux gris mon arrêt de mort. J'échangeai quelques répliques avec lui et il m'accorda fort courtoisement la permission de vous écrire le court billet que vous trouvâtes ensuite et que je laissai avec mon porte-cigarettes et mon alpenstock. Puis je m'engageai dans le sentier, Moriarty sur mes talons. Arrivé au bord du précipice, je m'arrêtai, aux abois. Il n'avait pas d'armes, mais il se jeta sur moi et ses longs bras se nouèrent autour de mon corps. Il savait qu'il avait perdu. Il ne pensait plus qu'à se venger. Juste au-dessus du gouffre, nous chancelâmes ensemble. Vous n'ignorez point que j'ai un peu pratiqué le haritsu ; c'est une méthode de lutte japonaise qui dans bien des cas m'a rendu d'éminents services. J'échappai à son étreinte, tandis que lui, poussant un cri horrible, battait l'air de ses deux mains sans pouvoir se raccrocher à rien. Impuissant à recouvrer son équilibre, il tomba dans le gouffre. A plat ventre, penché audessus de l'abîme, je surveillai sa chute. Il heurta un rocher, rebondit, et s'écrasa au fond de l'eau. J'écoutai en souriant cette explication que Holmes me conta entre deux bouffées de cigarette. – Mais les traces ! m'écriai-je. J'ai vu, de mes yeux vu, deux traces de pas se diriger vers le précipice, et aucune en sens inverse. – Voici pourquoi. A l'instant même où le professeur disparaissait, je mesurai la chance réellement extraordinaire que m'offrait le destin. Je savais que Moriarty n'était pas seul à avoir juré ma perte. J'en connaissais au moins trois autres ; la mort de leur chef exaspérerait sans aucun doute leur volonté de vengeance. Tous étaient des individus très dangereux. L'un ou l'autre finirait évidemment par m'avoir ! D'autre part, si le monde entier était convaincu que j'étais mort, ces individus prendraient quelques libertés, se découvriraient et, tôt ou tard, je les détruirais. Alors il serait temps pour moi d'annoncer que j'étais demeuré au pays des vivants. Tout cela s'ordonna dans mon esprit avec une telle rapidité que je crois qu'avant même que le professeur Moriarty eût touché le fond des chutes de Reichenbach j'avais déjà formulé ma conclusion. « Je me relevai et j'examinai la muraille rocheuse derrière moi. Dans le compte rendu fort pittoresque que vous avez écrit et que j'ai lu quelques mois plus tard, vous avez affirmé que le roc était lisse. Ce n'était pas tout à fait exact ! Quelques petites marches se présentaient, et il y avait un soupçon de saillie. La muraille était si haute qu'il m'était impossible de l'escalader. Mais d'autre part le sentier était si mouillé que je ne pouvais l'emprunter sans y laisser trace de mon passage. J'aurais pu, c'est vrai, mettre mes souliers à l'envers : cela m'est déjà arrivé. Mais trois séries d'empreintes orientées dans le même sens auraient suggéré évidemment une tromperie. Que pouvais-je faire de mieux que me hasarder dans l'escalade ? Ce ne fut pas une plaisanterie, Watson ! J'avais les chutes qui grondaient audessous de moi. Je vous jure que je ne suis pas un délirant, mais je croyais entendre Moriarty qui m'appelait du fond du gouffre. La moindre faute m'eût été fatale. Plusieurs fois, quand j'arrachais des touffes d'herbe ou quand mon pied dérapait entre les interstices humides du rocher, je me croyais à mes derniers moments. Mais je continuai à grimper. Finalement je m'agrippai à une sorte de plate-forme couverte d'une tendre mousse verte. Là je pouvais me dissimuler très confortablement. Et j'étais étendu à cette place, mon cher ami, quand je vous ai vus arriver, vous et tous les gens qui vous suivaient, pour enquêter de la manière la plus sympathique et la plus efficace sur les circonstances de ma mort. « Lorsque vous eûtes tiré vos conclusions, aussi inévitables qu'erronées, vous reprîtes le chemin de l'hôtel et je demeurai seul. Je m'étais imaginé que mes aventures étaient terminées, mais un incident tout à fait imprévu m'avertit que des surprises m'étaient encore réservées. Un gros rocher tomba d'en haut, dévala à côté de moi et dégringola dans le gouffre. D'abord je crus à un hasard. Mais, levant le nez, j'aperçus une tête d'homme qui se détachait sur le ciel qui s'assombrissait, et un deuxième rocher frappa le rebord de la plate-forme sur laquelle j'étais allongé, passa à vingt centimètres de mon crâne… Évidemment, je n'avais plus le droit d'avoir des illusions ! Moriarty n'était pas venu seul. Un complice (et je n'eus pas besoin de le regarder deux fois pour comprendre combien ce complice était déterminé à tout) s'était tenu à l'écart pendant que le professeur m'attaquait. A distance, et sans que je l'eusse vu, il avait grimpé jusqu'en haut de la muraille rocheuse ; de là il s'efforçait de réussir ce que son compagnon avait manqué. « Je ne perdis pas beaucoup de temps à réfléchir, Watson ! A nouveau ce visage sinistre apparut au-dessus de moi et je compris que cette apparition présageait un autre rocher. Alors je décidai de redégringoler jusqu'au sentier. Je ne crois pas que je l'aurais fait de sang-froid. Les difficultés de la montée étaient multipliées par cent. Mais je n'eus pas le loisir de considérer tous les dangers, car une troisième pierre déboula en sifflant pendant que je me retenais par les mains au bord de la plate-forme. A mi-côte, je me laissai glisser : grâce à Dieu, j'atterris sur le sentier. Mais dans quel état ! Déchiré, saignant aux mains, aux genoux, au visage… Je pris mes jambes à mon cou, marchai toute la nuit à travers les montagnes, abattis quinze kilomètres d'une seule traite… Bref, huit jours plus tard, je me retrouvai à Florence : seul, avec la certitude que personne au monde ne savait ce que j'étais devenu. « Je n'eus qu'un seul confident : mon frère Mycroft. Je vous dois beaucoup d'excuses, mon cher Watson, mais il était trop important qu'on me crût mort, et vous n'auriez certainement pas écrit un récit si convaincant de ma triste fin si vous n'aviez pas été vous-même persuadé que cette fin était véritable. Il m'arriva plusieurs fois, au cours de ces trois dernières années, de tremper une plume dans l'encrier pour vous écrire ; mais craignant une imprudence de votre amitié, je renonçai à courir le risque d'une indiscrétion qui aurait trahi mon secret. Et c'est pour cette même raison que je vous ai tourné le dos ce soir quand vous avez fait tomber mes livres, car je me trouvais en danger, et le moindre signe de surprise ou d'émotion de votre part eût pu me dénoncer et entraîner des conséquences fâcheusement irréparables. Quant à Mycroft, j'avais besoin de le mettre dans ma confidence afin d'avoir l'argent qu'il fallait. Le cours des événements à Londres n'avait guère répondu à mes espérances : le procès de la bande Moriarty laissa en liberté deux de ses membres les plus dangereux, qui étaient mes ennemis les plus acharnés. Je voyageai pendant deux ans au Tibet, visitai Lhassa et passai plusieurs jours en compagnie du dalaï-lama. Peut-être avez-vous entendu parler par la presse des explorations remarquables d'un Norvégien du nom de Sigerson ? Mais je suis sûr que vous n'avez jamais pensé que vous receviez ainsi des nouvelles de votre ami. Ensuite j'ai traversé la Perse, visité La Mecque, discuté de choses fort intéressantes avec le calife de Khartoum dont les propos ont été immédiatement communiqués au Foreign Office. Je suis retourné en France ; là, j'ai passé quelques mois à faire des recherches sur les dérivés du goudron de houille dans un laboratoire de Montpellier. Une fois obtenus les résultats que j'en attendais, j'appris que, sur mes deux ennemis, il n'en restait plus qu'un en liberté à Londres. Je me préparais tranquillement à rentrer quand me parvint la nouvelle du très remarquable mystère de Park Lane : non seulement cette énigme avait de quoi m'intéresser en tant que telle, mais elle me parut offrir quelques possibilités d'un intérêt particulier pour votre serviteur. Je me hâtai de boucler mes valises, arrivai à Londres, réclamai à Baker Street un entretien avec moi-même, déclenchai chez Mme Hudson une violente crise de nerfs, et découvris que Mycroft avait laissé mon appartement et mes papiers parfaitement en état. Et c'est ainsi, mon cher Watson, que vers deux heures cet après-midi, je me trouvais assis sur mon vieux fauteuil dans mon vieux salon, et je ne souhaitais plus qu'une chose : voir mon vieil ami Watson dans le fauteuil d'en face qu'il avait si souvent occupé. Tel fut le récit extraordinaire que j'écoutai en cette soirée d'avril. Récit qui n'aurait rencontré que mon incrédulité s'il ne m'avait été confirmé par la présence de ce corps mince, interminable, et de ce visage ardent aux traits accusés que je n'aurais jamais espéré revoir. Il avait sans doute appris quelque chose de la tristesse où m'avait plongé la perte que j'avais faite : son attitude me le révéla plus que ses paroles. – Le travail est le meilleur antidote au chagrin, mon cher Watson ! Or j'ai pour nous deux un joli travail en vue : un travail qui pourrait justifier toute une vie d'homme sur cette planète !… En vain je le priai de m'en dire davantage. – Avant demain matin, vous verrez et entendrez beaucoup ! me répondit-il. Nous avons d'abord à nous raconter des tas de choses. Mais à neuf heures et demie, en route pour la maison vide ! Ce fut tout à fait comme au bon vieux temps : à l'heure dite, je me trouvai assis dans un fiacre à côté de lui, un revolver dans la poche et au cœur un petit frisson des grandes aventures. Holmes était froid, sérieux, taciturne. Les réverbères m'apprirent qu'il avait les sourcils froncés sous l'intensité de la réflexion, et qu'il serrait ses lèvres minces. J'ignorais quelle bête féroce nous allions chasser dans la jungle londonienne du crime, mais, étant donné l'attitude du chasseur, j'étais sûr que cette aventure était d'une gravité exceptionnelle. De temps à autre, un petit sourire sarcastique déformait ses traits austères : mauvais présage pour le gibier ! J'avais cru que nous nous rendions à Baker Street, mais Holmes fit arrêter le cocher au coin de Cavendish Square. Je remarquai que lorsqu'il en descendit, il regarda soigneusement à droite et à gauche. D'ailleurs, par la suite, il se retourna à chaque croisement de rues pour s'assurer que nous n'étions pas suivis. Notre route fut assez singulière. Holmes connaissait son Londres comme sa poche ; il n'y avait pas une ruelle qu'il ignorât. Ce soirlà, il me conduisit avec autant de célérité que d'assurance dans un dédale de passages dont je n'avais jamais soupçonné l'existence. Finalement nous émergeâmes dans une petite rue, bordée de vieilles maisons lugubres, qui aboutissait dans Manchester Street. Nous allâmes jusqu'à Blandford Street. Là, il tourna vivement dans une rue étroite, poussa une porte en bois, franchit une cour déserte, ouvrit avec une clé la porte de service d'une maison, et la referma derrière nous. L'obscurité était complète. Mais il m'apparut tout de suite que nous étions dans une maison vide. Sur le plancher nu, nos pas craquaient et résonnaient. La main que j'avais tendue devant moi pour me guider toucha un mur d'où le papier pendait en lambeaux. Les doigts glacés et maigres de Holmes emprisonnèrent mon poignet pour me faire traverser un long vestibule. Je distinguai confusément un vasistas au-dessus de la porte du devant. Holmes vira carrément sur sa droite et nous entrâmes dans une grande pièce carrée vide dont les angles étaient plongés dans l'ombre et le milieu faiblement éclairé par les lumières de la rue. Il n'y avait pas de lampadaire à proximité, et la poussière sur les vitres formait une couche si opaque que nous pouvions tout juste distinguer nos silhouettes. Mon compagnon posa une main sur mon épaule et approcha sa bouche de mon oreille. – Savez-vous où nous sommes ? chuchota-t-il. –Certainement dans Baker Street, répondis-je en indiquant la vitre sale. – Exact. Nous sommes dans la maison Camden, qui est située juste en face de notre ancien appartement. – Mais pourquoi sommes-nous ici ? – Parce que nous jouissons d'une vue excellente sur cette chère vieille demeure si pittoresque. Puis-je vous prier, Watson, de vous rapprocher davantage de la fenêtre, en prenant bien garde toutefois à ne pas vous montrer, et de regarder notre ancien logement, point de départ de tant d'aventures communes ! Vous verrez si mes trois ans d'absence m'ont ôté le pouvoir de vous surprendre. Je m'avançai à quatre pattes jusqu'à la fenêtre et regardai de l'autre côté de la rue. Mes yeux remontèrent jusqu'à une fenêtre bien connue, et je ne pus m'empêcher de pousser un cri de stupéfaction. Le store était baissé ; à l'intérieur de la pièce, une grosse lampe était allumée. L'ombre d'un homme assis sur une chaise se détachait avec une netteté admirable sur l'écran lumineux de la fenêtre. Il n'y avait pas moyen d'hésiter sur le port de tête, la charpente des épaules, le profil aigu que produisait cette ombre chinoise : c'était Holmes. Sous le coup de la surprise, j'allongeai le bras pour être sûr que Holmes en chair et en os se tenait bien à côté de moi. Il s'accorda un petit rire silencieux. – Alors ? me dit-il. – C'est merveilleux ! – Je pense que l'âge n'a pas affaibli ni affadi mon sens imaginatif ! fit-il d'une voix que je reconnus pour celle de l'artiste fier de sa création. Est-ce que ça me ressemble, ou non ? – J'aurais juré que c'était vous ! – Ce petit chef-d'œuvre est dû au talent de M. Oscar Meunier, de Grenoble, qui a passé plusieurs jours à faire le moulage. Il s'agit d'un buste en cire. J'ai complété la mise en scène cet aprèsmidi au cours de mon passage à Baker Street. – Mais pourquoi ? – Parce que, mon cher Watson, j'avais toutes les raisons du monde pour faire croire à certaines personnes que j'étais là, pendant que je me trouve réellement ailleurs. – Et vous pensiez que l'appartement était surveillé ? – Je savais qu'il était surveillé. – Par qui ? – Par mes vieux ennemis, Watson ! Par la bande charmante dont le chef repose sous les chutes de Reichenbach. Rappelezvous qu'ils savaient, et eux seuls le savaient, que j'étais encore vivant. Ils se disaient que tôt ou tard je reviendrais chez moi. Aussi, ils ont monté une garde constante, et ce matin ils m'ont vu arriver. – Comment le savez-vous ? – Parce que j'ai reconnu une de leurs sentinelles quand j'ai jeté un coup d'œil par la fenêtre. C'est un type assez inoffensif, qui s'appelle Parker, étrangleur professionnel et remarquable joueur de guimbarde. Je ne me suis pas soucié de lui. Mais je me suis soucié bien davantage du formidable individu qui se tient derrière lui, l'ami de cœur de Moriarty, l'homme qui a essayé de m'écraser à coups de rochers, le criminel le plus rusé et le plus dangereux de Londres. Voilà qu'il s'attaque à moi ce soir, Watson ; mais il ne sait pas que nous, nous allons nous attaquer à lui. Les plans de mon ami commençaient à acquérir de la consistance dans mon esprit. De cet abri bien placé, les guetteurs étaient guettés et les chasseurs pris en chasse. L'ombre bien dessinée là-haut était l'appât et nous étions à l'affût. Nous demeurâmes debout en silence dans l'obscurité, surveillant les formes humaines qui passaient et repassaient devant nous. Holmes était immobile et muet, mais il n'avait pas ses yeux dans sa poche : il fixait intensément chaque passant. La nuit froide, venteuse, n'encourageait pas les flâneurs, dont beaucoup avaient relevé leur col. Une ou deux fois, je crus reconnaître une silhouette que j'avais déjà vue passer, et je remarquai en particulier deux hommes qui semblaient se protéger du froid en se collant contre la porte d'une maison un peu plus haut. Je voulus les désigner à mon compagnon, mais il eut un geste d'impatience et il continua à regarder dans la rue. A plusieurs reprises, il s'agita et tambourina légèrement sur le mur. Visiblement, il commençait à s'énerver ; ses projets ne devaient pas s'exécuter comme il l'avait espéré. Enfin, vers minuit, la rue se vida lentement. Il se mit à marcher de long en large, en proie à un énervement incontrôlable. J'allais lui dire je ne sais quoi, quand je levai mes yeux vers la fenêtre éclairée, et à ce moment je reçus un nouveau choc de surprise. Je pris le bras de Holmes et le forçai à regarder. – L'ombre a bougé ! m'écriai-je. De fait, ce n'était plus le profil de Holmes mais son dos qui était à présent tourné vers nous. Trois années n'avaient évidemment pas émoussé les aspérités de son caractère, ni diminué son dédain envers une intelligence moins vive que la sienne. – Bien sûr, elle a bougé ! me répondit-il. Suis-je donc assez idiot, Watson, pour avoir érigé un mannequin reconnaissable de loin en m'imaginant que l'un des bandits les plus astucieux d'Europe allait se laisser prendre à cette attrape grossière ? Nous sommes ici depuis deux heures ; huit fois Mme Hudson est venue apporter une légère modification à cette silhouette : une fois tous les quarts d'heure. Elle la manipule par-devant, de façon que son ombre n'apparaisse pas. Ah !… Il retint son souffle. Je le vis avancer la tête ; toute son attitude était contractée, rigide. Mes deux hommes de tout à l'heure étaient peut-être bien encore tapis contre leur porte, je ne les apercevais plus. La rue était paisible et sombre, sauf cet écran jaune lumineux sur lequel se détachait l'ombre noire. Je l'entendis aspirer de l'air sur une note sifflante, ténue, qui traduisait une excitation difficilement contenue. Il me tira en arrière dans l'angle le plus noir de la pièce, et je sentis sa main se poser sur mes lèvres pour m'avertir de ne faire aucun bruit. Ses doigts tremblaient. Jamais je n'avais vu mon ami pareillement ému ; et pourtant la rue était déserte, lugubrement déserte devant nous. Mais soudain je pris conscience de ce que ses sens aiguisés avaient déjà perçu. Un bruit furtif parvint à mes oreilles : non pas de Baker Street, mais de derrière nous. On ouvrit une porte, puis on la referma. Un moment plus tard, des pas résonnèrent dans le couloir : des pas qui voulaient être silencieux mais dont le bruit se répercutait à travers la maison vide. Holmes se colla littéralement contre le mur, et je l'imitai, non sans avoir refermé une main sur la crosse de mon revolver. En sondant l'obscurité, je distinguai une vague forme humaine légèrement plus sombre que le noir de la porte ouverte. L'homme s'arrêta un instant, puis avança lentement, recroquevillé, menaçant, dans la pièce. Il parvint à trois mètres de nous. Déjà je m'étais ramassé pour le recevoir, mais je réalisai qu'il ne se doutait pas le moins du monde de notre présence. Il passa tout près de nous, et doucement, avec précaution, il alla soulever la fenêtre à guillotine de quelques centimètres. Quand il s'agenouilla pour se poster devant cette ouverture, les lumières de la rue qui n'étaient plus tamisées par la crasse des carreaux l'éclairèrent en plein. Il semblait être sous le coup d'une passion folle. Ses yeux brillaient comme deux étoiles, des tics convulsifs déformaient son visage. Il avait un certain âge, un nez mince très accentué, un front haut et dégarni, une grosse moustache poivre et sel, un haut-de-forme rejeté derrière la tête ; il était en habit, et son plastron blanc étincelait sous le pardessus déboutonné. Sa figure était bronzée, maigre, creusée par des rides profondes qui lui donnaient un aspect féroce. Dans une main il portait quelque chose qui ressemblait à une canne, mais, quand il le posa par terre, l'objet rendit un son métallique. Il tira d'une poche de son manteau un instrument volumineux et il s'absorba ensuite dans une opération qui se termina sur un bruit sec, comme si un ressort ou un verrou s'était déclenché. Toujours agenouillé sur le plancher, il se courba en avant et appuya de toute sa force et de tout son poids sur le levier ; j'entendis un long grincement qui se termina encore sur un déclic. Il se redressa alors, et je vis qu'il tenait à la main une sorte de fusil avec une crosse bizarre. Il ouvrit la culasse, introduisit à l'intérieur quelque chose et la referma. Puis, blotti par terre, il fit reposer le bout du canon sur le rebord de la fenêtre entrouverte. Je vis sa moustache caresser la crosse et ses yeux briller en cherchant la ligne de mire. Je l'entendis pousser un petit soupir de satisfaction quand il épaula : cette cible étonnante, l'homme noir bien dessiné sur le fond jaune, était dans l'axe de son fusil. Il s'immobilisa. Enfin son doigt pressa la gâchette. J'entendis un bruit sourd, un sifflement, et le son argentin d'une vitre brisée. Au même instant, Holmes bondit comme un tigre sur le dos du tireur et le jeta face contre terre. L'homme se releva pourtant et avec une force convulsive attrapa Holmes par la gorge. Je m'élançai et l'assommai d'un coup de crosse de mon revolver. Je tombai sur lui et le maintins tandis que mon camarade lançait un coup de sifflet aigu. Sur le trottoir des pas se précipitèrent ; deux agents et un policier en civil firent irruption par la porte de devant. – Est-ce vous, Lestrade ? demanda Holmes. – Oui, monsieur Holmes. J'ai pris moi-même l'affaire en main. Je suis bien content de vous voir de retour à Londres, monsieur ! – Je crois que vous avez un peu besoin d'un concours extraofficiel. Trois crimes impunis en une année, c'est trop, Lestrade ! Mais vous avez conduit l'affaire Molesey avec moins de… c'est-àdire très brillamment, Lestrade ! Nous nous étions tous relevés. Notre prisonnier, encadré par les agents, haletait. Déjà des badauds se rassemblaient dans la rue, Holmes tira la vitre, ferma la fenêtre baissa le store. Lestrade s'était muni de deux bougies. Les agents démasquèrent leurs lanternes. Je pus enfin observer à ma guise l'homme que nous avions capturé. Il avait un visage viril et sinistre. Le front était d'un penseur, la mâchoire d'un jouisseur. Il était doué, au départ de la vie, également pour le bien et pour le mal. Mais on ne pouvait pas regarder ses yeux bleus cruels, ses paupières cyniquement tombantes, son nez agressif, son front sillonné de plis menaçants sans être frappé par l'avertissement que nous donnait la nature sur le côté dangereux de son caractère. Il ne faisait nulle attention à nous ; son regard était fixé sur Holmes ; la haine et l'admiration s'y mêlaient. – Démon ! marmonna-t-il. Démon de l'enfer ! Vous êtes d'une habileté infernale. – Ah ! colonel ! fit Holmes en remettant de l'ordre dans son col froissé. Les voyages finissent toujours par réunir les amoureux, comme on dit ! Je ne crois pas que j'ai eu le plaisir de vous voir depuis que vous m'avez comblé d'attentions quand j'étais sur ma plate-forme au-dessus des chutes de Reichenbach. Le colonel continuait à contempler mon ami comme s'il était hypnotisé. – Rusé démon ! Démon de l'enfer ! C'était tout ce qu'il pouvait dire. – Je n'ai pas encore fait les présentations, minauda Holmes. Cet homme, messieurs, est le colonel Sebastian Moran, ancien officier de l'armée des Indes, et le meilleur tireur de gros gibier de tout notre Empire d'Orient. Je crois que je ne me trompe pas, colonel, en disant que votre record de tigres tués est toujours debout ? Le farouche vieil homme ne dit rien, mais ses yeux ne quittaient pas mon compagnon. Avec son regard féroce et sa moustache hérissée, il ressemblait lui-même à un tigre. – Je m'étonne qu'un stratagème aussi simple ait pu tromper un vieux renard comme vous, dit Holmes. Vous deviez pourtant avoir l'habitude : attacher à un arbre un agneau ou une chèvre, l'avoir bien à portée de votre fusil, et attendre que l'appât attire le tigre ? Cette maison vide est mon arbre, et vous êtes mon tigre. Vous deviez posséder d'autres fusils en réserve pour le cas où plusieurs tigres viendraient ou pour le cas, beaucoup plus improbable, où vous rateriez votre coup ? Voici mes autres fusils. La réplique est parfaite. Le colonel Moran avança d'un pas en poussant un véritable cri de rage. Mais les agents le tirèrent en arrière. La fureur qui se lisait sur sa figure était horrible à voir. – J'avoue que vous m'avez tout de même réservé une petite surprise, poursuivit Holmes, imperturbable. Je n'avais pas prévu que vous feriez usage de cette maison vide et de cette fenêtre adéquate. Je m'imaginais que vous opéreriez de la rue, où vous attendaient mon ami Lestrade et ses joyeux compagnons. Cette exception mise à part, tout s'est passé comme je m'y attendais. Le colonel Moran se tourna vers le policier officiel. – Vous pouvez avoir, ou ne pas avoir, un motif sérieux pour m'arrêter, dit-il. Mais il n'y a aucune raison pour me soumettre aux railleries de ce personnage. Si je suis entre les mains de la loi, que les choses se déroulent alors dans la légalité ! – Ma foi, voilà qui est assez raisonnable ! fit Lestrade. Vous n'avez rien à dire de plus, monsieur Holmes, avant que nous prenions congé de vous ? Holmes avait ramassé le puissant fusil à vent ; il en examinait soigneusement le mécanisme. – C'est une arme admirable, unique en son genre ! fit-il. Elle ne fait pas de bruit et sa puissance de feu est terrible. J'ai connu von Herder, l'ingénieur allemand aveugle qui l'a construite sur la commande de feu le professeur Moriarty. Depuis des années je connaissais son existence, mais je n'avais jamais eu l'occasion de la manier. Je la recommande tout spécialement à votre attention, Lestrade, ainsi que les balles qui s'y adaptent. – Faites-moi confiance pour cela, monsieur Holmes ! répondit Lestrade, qui ajouta en se dirigeant vers la porte : Vous n'avez rien d'autre à dire ? – Simplement une question : quelle accusation avez-vous l'intention de produire ? – Quelle accusation, monsieur ? Mais, naturellement, celle d'avoir voulu assassiner M. Sherlock Holmes ! – Non, non, Lestrade ! Je ne tiens pas du tout à paraître dans cette histoire. A vous, et à vous seul, revient le mérite d'avoir opéré une arrestation sensationnelle. Oui, Lestrade, mes compliments ! Avec votre habituel mélange d'audace et d'astuce, vous l'avez eu. – Je l'ai eu ? Eu qui, monsieur Holmes ? – L'homme que tout Scotland Yard a vainement recherché ! Le colonel Sebastian Moran, qui a tué l'honorable Ronald Adair avec une balle explosive de fusil à vent tirée par la fenêtre ouverte du deuxième étage du 427, Park Lane, le 30 du mois dernier. Voilà l'accusation, Lestrade. Et maintenant ; Watson, si vous pouvez supporter le courant d'air d'un carreau cassé, je crois qu'une demi-heure passée dans mon bureau en compagnie d'un bon cigare vous divertira confortablement. Notre ancien appartement n'avait pas changé, grâce à la vigilance lointaine de Mycroft Holmes et à celle, plus immédiate, de Mme Hudson. Quand j'entrai, je remarquai, c'est vrai, un manque de désordre qui me choqua un peu. Mais les vieux points de repère étaient tous à leur place. Il y avait le coin pour la chimie et la table en bois blanc, avec ses taches d'acide. Sur une étagère, il y avait en file tous les registres formidables et tous les carnets que tant de nos compatriotes auraient brûlés avec joie. Les graphiques, l'étui du violon, le râtelier à pipes, et même la babouche au fond de laquelle il y avait du tabac m'accueillirent comme par le passé. Dans la pièce se tenaient deux personnes. L'une était Mme Hudson, qui rayonnait quand nous fîmes notre entrée. L'autre, cet étrange mannequin qui avait tenu un rôle si important dans notre aventure de la soirée. C'était une figure de cire représentant mon ami, si admirablement composée qu'on pouvait à bon droit, de loin s'y méprendre. Elle était posée sur un petit pupitre, le bas du buste enveloppé dans une vieille robe de chambre de Holmes. – J'espère que vous avez observé toutes les précautions possibles, Mme Hudson ? questionna Holmes. – Je me déplaçais à genoux, monsieur, comme vous me l'aviez dit. – Excellent ! Vous avez admirablement joué le coup. Avezvous repéré la trajectoire de la balle ? – Oui, monsieur. Je crains qu'elle n'ait abîmé votre beau buste, car elle a traversé la tête et elle s'est aplatie contre le mur. Je l'ai ramassée sur le tapis. La voilà ! Holmes me la tendit. – Une balle tendre de revolver, comme vous voyez, Watson. C'est une idée géniale, car qui s'attendrait à ce qu'un pareil projectile fût tiré par un fusil à vent ? Très bien, madame Hudson ! Je suis fort obligé pour le concours que vous m'avez apporté. Et maintenant, Watson, il y a plusieurs points dont j'aimerais discuter avec vous. Il avait retiré la redingote râpée. Du coup, c'était le Holmes d'autrefois, drapé dans la robe de chambre gris souris qu'il avait arrachée au mannequin. – Les nerfs du vieux colonel n'avaient rien perdu de leur équilibre, ni ses yeux de leur acuité ! fit-il en riant pendant qu'il examinait le front fracassé de son buste. Le plomb au milieu de la nuque visait le cerveau en plein ! Il était le meilleur tireur des Indes, et je ne crois pas qu'il y en ait beaucoup de plus forts que lui en Angleterre. Le connaissiez-vous de nom ? – Ma foi non ! – Voilà bien la renommée ! Il est vrai que, si mes souvenirs ne me trompent pas, vous ne connaissiez pas non plus le nom du professeur Moriarty, l'un des plus grands cerveaux de ce siècle. Faites-moi passer, s'il vous plaît, mon index des biographies qui est sur l'étagère. Bien enfoncé dans son fauteuil, il tourna paresseusement les pages en soufflant de gros nuages de fumée. – Ma collection de M est assez remarquable ! dit-il. Il suffirait déjà de Moriarty pour rendre n'importe quelle lettre illustre, et voici Morgan l'empoisonneur, et Merridew d'abominable mémoire, et Matthews qui knock-outa ma canine gauche dans la salle d'attente de Charing Cross, et, enfin, voici notre ami de ce soir. Il me repassa le livre et je lus : « Moran, Sebastian, colonel. Sans emploi. Précédemment au 1er Pionniers du Bengale. Né à Londres en 1840. Fils de sir Augustus Moran, compagnon de l'Ordre du Bain, jadis ministre britannique en Perse. Élevé à Eton et à Oxford. A servi dans la campagne du Jowacki, dans la campagne d'Afghanistan, dans la campagne du Charasiah (aux dépêches), dans le Sherpur et à Kaboul. Auteur de La Chasse aux Fauves dans l'Ouest himalayen, de 1881 ; de Trois Mois dans la Jungle, de 1884. Adresse : Conduit Street. Clubs : l'Anglo-Indien, le Tankerville, le Cercle de Bagatelle. » Sur la marge était écrit de la main ferme de Holmes : « Le dangereux N° 2 à Londres. » – Ceci est étonnant ! remarquai-je en lui rendant le livre. Le passé de cet homme est celui d'un officier des plus honorables. – Exact ! répondit Holmes, jusqu'à un certain moment, il a agi correctement. Il a toujours possédé des nerfs d'acier, et on raconte encore aux Indes comme il est descendu dans une tranchée pour poursuivre un tigre blessé qui dévorait des hommes. Il y a des arbres Watson, qui poussent jusqu'à une certaine hauteur et puis qui tout à coup développent une protubérance horrible. Souvent les hommes ressemblent à de tels arbres. Je professe une théorie selon laquelle l'individu représente dans son développement toute la série de ses ancêtres, ses brusques orientations vers le bien ou vers le mal traduisant une puissante influence qui trouve son origine dans son pedigree. L'individu devient, en quelque sorte, le résumé de l'histoire de sa propre famille. – Théorie assez fantaisiste ! – N'insistons pas. Pour je ne sais quelle cause, le colonel Moran a mal tourné. Il n'y eut pas aux Indes de scandale à proprement parler, mais il lui fut impossible d'y séjourner plus longtemps. Il prit sa retraite, vint à Londres, et s'y fit encore une triste réputation. Ce fut à ce moment qu'il fut embauché par le professeur Moriarty, à qui il servit quelque temps de chef d'étatmajor. Moriarty lui fournissait libéralement de l'argent et ne se servit de lui que pour une ou deux affaires de très grande classe qu'aucun criminel banal n'aurait pu réussir. Vous rappelez-vous la mort de Mme Stewart, de Lauder, en 1887 ? Non ? Hé bien ! je suis sûr que Moran en fut l'artisan ; mais pas de preuves, comprenez-vous ? Le colonel était si habilement camouflé que, lorsque la bande Moriarty fut démasquée, il nous fut impossible de l'incriminer. Vous souvenez-vous de ce soir où je vins chez vous, et où je fermai les volets par crainte du fusil à vent ? Vous m'avez cru en plein délire. Or je savais exactement ce que je faisais, car je n'ignorais pas l'existence de cette arme formidable, et j'avais de solides raisons de croire que l'un des meilleurs tireurs du monde était derrière. Quand nous étions en Suisse, il nous suivait avec Moriarty, et c'est lui, indubitablement, qui me fit transpirer sang et eau pendant ces cinq minutes mortelles audessus des chutes de Richenbach. « Vous pensez bien que, durant mon séjour en France, je lisais attentivement les journaux. Je guettais la première occasion de le pincer. Tant qu'il se trouvait à Londres et en liberté, il était inutile que je me remisse à vivre comme avant : nuit et jour la menace aurait plané sur moi, et tôt ou tard il aurait eu sa chance. Que faire ? Le tuer à vue ? J'aurais été condamné par tous les jurys d'Angleterre. Faire appel à un magistrat ? Mais un magistrat ne peut pas intervenir sur ce qui lui aurait paru n'être qu'un soupçon insensé. Je ne pouvais donc rien tenter. Je me bornais à me tenir au courant des nouvelles criminelles et des faits divers, attendant mon jour. Sur ces entrefaites, j'appris la mort de ce Ronald Adair. Enfin la chance se remettait dans mon jeu ! Sachant ce que je savais, comment douter que l'assassin fût le colonel Moran ? Il avait joué aux cartes avec la victime ; il l'avait suivie du cercle jusqu'à sa demeure ; il l'avait tuée en tirant par la fenêtre ouverte. Voyons, le doute n'est pas permis ! Les balles seules suffisent à lui faire passer la tête dans le nœud coulant. J'arrivai immédiatement à Londres. Je me fis voir par la sentinelle qui, bien entendu, avertit le colonel de ma présence à Baker Street. Le colonel ne pouvait pas manquer d'établir un rapprochement entre mon retour inopiné et le crime, donc d'être sérieusement inquiet. J'étais sûr qu'il essaierait sans perdre un jour de se débarrasser de moi et qu'il se servirait de son arme secrète pour m'abattre. Je lui offris une cible excellente derrière ma fenêtre et j'avertis la police que je pourrais avoir besoin d'elle… A propos, Watson, vous avez témoigné d'un flair infaillible en me signalant la présence de ces deux subordonnés de Lestrade se dissimulant dans une porte… J'ai pris poste dans ce que je croyais être un excellent observatoire, mais jamais je n'avais pensé qu'il choisirait le même endroit pour son affût. A présent, mon cher Watson, reste-t-il quelque chose à vous expliquer ? – Oui. Vous ne m'avez pas dit pourquoi le colonel Moran avait assassiné l'honorable Ronald Adair. – Ah ! mon cher Watson, là nous entrons dans le domaine des conjectures où l'esprit le plus logique peut être pris en défaut ! A chacun de se forger une hypothèse d'après les faits connus ; la vôtre peut s'avérer aussi juste que la mienne. – Donc vous avez une idée ? – Je crois qu'il est assez facile d'expliquer les faits. Il a été établi que le colonel Moran et le jeune Adair avaient gagné ensemble une somme d'argent considérable. Or je sais depuis longtemps que Moran ne joue pas correctement aux cartes. Je crois que le jour du crime, Adair découvrit que Moran trichait. Très vraisemblablement il lui avait parlé en tête à tête et l'avait menacé de le démasquer s'il ne démissionnait pas du cercle de son plein gré et s'il ne lui donnait pas sa parole d'honneur qu'il ne toucherait plus une carte. Un jeune homme comme Adair ne se serait pas risqué à provoquer un scandale public en démasquant un homme connu et beaucoup plus âgé que lui. Il a dû agir comme je vous l'ai dit. Mais pour Moran son exclusion des cercles de jeu signifiait la ruine, puisqu'il vivait de ses gains illicites. Voilà pourquoi il a tué Adair au moment où celui-ci essayait de faire le compte de l'argent qu'il voulait restituer, car le jeune aristocrate ne voulait pas profiter des tricheries de son partenaire. Et il avait fermé sa porte, de peur que les dames ne le surprissent et ne voulussent savoir ce qu'il était en train de faire avec ces noms et cet argent. Est-ce une hypothèse admissible ? – C'est sûrement la vérité ! Vous avez mis dans le mille. – Au procès, nous verrons si je me suis trompé. En attendant, le colonel Moran ne nous causera plus de soucis, le fameux fusil à vent de von Herder embellira le musée de Scotland Yard, et voici à nouveau M. Sherlock Holmes libre de vouer son existence, s'il lui plaît, aux petits problèmes dont fourmille la vie londonienne. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE MALADE À DEMEURE Les mémoires de Sherlock Holmes (août 1893) Le malade à demeure En jetant un regard sur la série un peu décousue des Mémoires dont je me suis efforcé d'illustrer quelques-unes des particularités intellectuelles de mon ami Sherlock Holmes, j'ai été frappé par la difficulté que j'ai éprouvée pour choisir les exemples qui répondent en tout point à mon objet. En effet, dans bien des affaires où Holmes a accompli quelques tours de force de raisonnement analytique et où il a démontré la valeur de ses singulières méthodes d'investigation, les faits eux-mêmes étaient souvent si insignifiants ou si banals que je ne m'estimais pas en droit de les mettre sous les yeux du public. D'autre part, il est fréquemment arrivé qu'il s'est intéressé à quelque enquête où les faits ont revêtu un caractère tout à fait remarquable et dramatique, mais où la part qu'il a prise à en déterminer les causes a été moins prédominante que son biographe ne le souhaiterait. La petite affaire que j'ai racontée sous le titre d'Une étude en rouge, et plus tard cette autre associée à la perte du Gloria Scott peuvent servir d'exemple des dangers qui menacent toujours son historien. Il se peut que dans l'affaire que je vais maintenant relater son rôle ne fût pas suffisamment marqué ; et pourtant toute la suite des circonstances est si remarquable que je ne puis me résoudre à l'omettre de cette série de Mémoires. Cette journée d'octobre avait été lourde et pluvieuse. « Temps malsain, Watson, me dit mon ami ; mais le soir a rapporté la brise avec lui. Que dites-vous d'une excursion à travers Londres ?… » J'étais las de notre petit studio et j'acceptai avec plaisir. Pendant trois heures nous avons erré ensemble, considérant le kaléidoscope toujours changeant de la vie qui afflue et reflue dans Fleet Street et le Strand. La conversation caractéristique de Holmes avec son observation pénétrante du détail et sa subtile puissance de déduction ne cessèrent de m'amuser et de me charmer. Il était 10 heures quand nous sommes rentrés à Baker Street. Un coupé attendait à notre porte. – Hum ! Une voiture de docteur ; médecine générale, à ce que je vois, dit Holmes. N'exerce pas depuis longtemps, mais a eu pas mal à faire. Venu pour nous consulter, je suppose. Une chance que nous soyons rentrés. J'étais assez familier avec les méthodes de Holmes pour pouvoir suivre son raisonnement et voir que la nature et l'état des divers instruments médicaux qui se trouvaient dans la corbeille en osier suspendue près de la lampe à l'intérieur du coupé lui avaient fourni les données de sa rapide déduction. La lumière à notre fenêtre, là-haut, montrait que cette tardive visite nous était, en effet, bien destinée. Assez curieux de savoir ce qui pouvait nous amener un confrère à pareille heure, j'ai suivi Holmes dans notre sanctuaire. Un homme pâle, dont le visage mince et allongé s'encadrait de favoris blonds, se leva d'une chaise près du feu quand nous entrâmes. Il ne pouvait avoir plus de trente ou trente-quatre ans, mais son air hagard et son teint maladif révélaient une existence qui, en minant ses forces, lui avait enlevé sa jeunesse. Sa manière d'être était nerveuse et timide comme celle d'un mondain trop sensible, et la main blanche et mince qu'il posa sur la cheminée en se levant était celle d'un artiste plutôt que d'un chirurgien. Ses vêtements étaient discrets et sombres : une redingote noire, pantalon foncé et un soupçon de rouge dans la cravate. – Bonsoir, docteur, dit Holmes d'une voix allègre. Je suis heureux de voir que vous n'avez attendu que quelques minutes à peine. – Vous avez donc parlé à mon cocher ? – Non, c'est la bougie sur ce buffet qui m'a renseigné. Je vous en prie, reprenez votre siège et dites-moi en quoi je puis vous être utile. – Je suis le docteur Percy Trevelyan et je demeure au 403 de Brook Street. – N'êtes-vous pas l'auteur d'une monographie sur les lésions nerveuses obscures ? demandai-je. Ses joues pâles rougirent de plaisir lorsqu'il apprit que je connaissais son œuvre. – J'entends si rarement parler de cet ouvrage que je le croyais bien mort, dit-il. Ce que mes éditeurs me disent de sa vente me décourage tout à fait. Vous êtes vous-même médecin, je suppose ? – Chirurgien militaire en retraite. – J'ai toujours eu un faible pour les maladies nerveuses. Je voudrais en faire tout à fait ma spécialité, mais, naturelle ment, il faut d'abord prendre ce qu'on peut avoir. Toutefois tout cela est à côté de la question, monsieur Sherlock Holmes, et j'apprécie fort bien à quel point votre temps est précieux. Le fait est qu'une série d'événements très singuliers se sont déroulés récemment chez moi, dans Brook Street ; c'en est arrivé ce soir à un tel degré que j'ai senti qu'il m'était absolument impossible d'attendre une heure de plus avant de vous demander votre avis et votre aide. Sherlock Holmes s'assit et alluma sa pipe. – Vous êtes bienvenu pour l'un et pour l'autre, dit-il ; je vous en prie, faites-moi le récit détaillé des circonstances qui vous ont inquiété. – Il y en a une ou deux qui sont si triviales, vraiment, que j'ai presque honte de les mentionner. Mais la chose est tellement inexplicable et le tour récent que cela a pris est si compliqué que je vous exposerai tout pour que vous jugiez ce qui est essentiel et ce qui ne l'est pas. « Je suis obligé, pour commencer, de dire quelque chose de ma carrière d'étudiant. Je suis sorti de l'université de Londres, vous le savez, et je suis sûr que vous ne me croirez pas en quête de louanges déplacées si je dis que mes professeurs considéraient ma carrière d'étudiant comme vraiment pleine de promesses. Mes études terminées, j'ai continué de me consacrer à des recherches ; tout en n'occupant qu'une position secondaire à King's College Hospital, je fus assez heureux pour susciter un intérêt considérable par mes recherches sur la pathologie de la catalepsie et pour remporter finalement le prix et la médaille Bruce Pinkerton avec cette monographie sur les lésions nerveuses à laquelle votre ami a fait allusion tout à l'heure. Je n'exagérerais pas si je disais qu'à ce moment-là l'impression générale était qu'une carrière remarquable s'ouvrait devant moi. « Mais la grosse pierre d'achoppement pour moi, c'était le manque de capitaux. Comme vous le comprendrez facile ment, un spécialiste qui a de hautes visées est contraint de débuter dans l'une quelconque de cette douzaine de rues du quartier de Cavendish Square, qui toutes impliquent des loyers énormes et de grands frais d'installation. En plus de ces dépenses préliminaires, il faut qu'il soit préparé à subvenir à ses besoins pendant quelques années et à louer une voiture et un cheval présentables. Tout cela était au-delà de mes moyens et je pouvais tout au plus espérer qu'en économisant il me serait possible, en une dizaine d'années, de mettre assez d'argent de côté pour m'établir. Tout à coup, cependant, un incident inattendu m'ouvrit une perspective toute nouvelle. « Ce fut la visite d'un certain M. Blessington qui m'était complètement inconnu. Il entra dans mon cabinet un matin et, tout de suite, se lança à fond dans son sujet. « – Vous êtes bien, dit-il, Percy Trevelyan qui a eu une carrière si distinguée et a obtenu un grand prix il n'y a pas longtemps ? « Je m'inclinai. « – Répondez-moi franchement, continua-t-il, vous verrez que c'est votre intérêt. Vous avez toute l'habileté qui fait qu'un homme réussit, mais possédez-vous le doigté ? « Je ne pus m'empêcher de sourire de la brusquerie de cette question. « – J'espère, dis-je, en avoir ma part. « – Pas de mauvaises habitudes ? Pas de penchant pour la boisson, hein ? « – Mais, monsieur !… m'écriai-je. « – Bon, bon ! ça va très bien ! mais il fallait que je le demande. Avec toutes ces qualités, pourquoi n'avez-vous pas une grande clientèle ? « J'ai haussé les épaules. « – Allons Allons ! dit-il de sa manière agitée. C'est de la vieille histoire. Plus de cervelle dans la tête que d'argent dans la poche, hein ? Que diriez-vous si je vous lançais dans Brook Street ? « Je le regardai stupéfait. « – Ah ! je le ferais pour moi et non pour vous, s'écria-t-il. Je veux être tout à fait franc avec vous et, si ça vous convient, ça me conviendra à merveille. J'ai quelques milliers de livres à placer, voyez-vous, et je crois bien que je les placerai sur vous à fonds perdu. « – Mais pourquoi ? ai-je balbutié. « – Eh bien ! c'est une spéculation comme une autre, et plus sûre que bien d'autres. « – Que faut-il donc que je fasse ? « – Je vais vous le dire. Je prendrai la maison, je la meublerai, je paierai le personnel et je me chargerai de tout. Tout ce que vous aurez à faire, ce sera de rester assis sur votre chaise dans votre cabinet de consultation. Je vous donnerai l'argent de poche et le nécessaire. Par contre, vous me passerez les trois quarts de vos gains et vous garderez l'autre quart pour vous. « Voilà, monsieur Holmes, l'étrange proposition avec laquelle cet homme Blessington m'aborda. Je ne vous ennuierai pas en vous racontant comment nous avons négocié et fait affaire. Cela finit ainsi : à l'Assomption suivante, j'ai emménagé dans la maison et j'ai ouvert mon cabinet à très peu de chose près dans les conditions qu'il avait suggérées. Lui-même est venu dans la maison comme malade à demeure. Son cœur était faible, semblet-il, et il avait besoin d'une surveillance médicale constante. Il aménagea les deux meilleures pièces du premier en studio et en chambre à coucher pour son usage personnel. Homme aux habitudes singulières, il évitait la société et sortait très peu. Sa vie était irrégulière, mais sous un seul rapport il était la régularité même. Chaque soir, à la même heure, il venait dans mon cabinet de consultation, examinait les livres, déposait sur le bureau cinq shillings et trois pences pour chaque guinée que j'avais gagnée et emportait le reste dans son coffre-fort, dans sa chambre. « Je peux dire en toute confiance qu'il n'a jamais eu l'occasion de regretter sa spéculation. Dès le début ce fut un succès. Quelques cas intéressants et la réputation que j'avais acquise à l'hôpital me mirent rapidement en vedette et, depuis un an ou deux, j'ai fait de lui un homme riche. « En voilà assez, monsieur Holmes, sur mon passé et mes relations avec M. Blessington. Il ne me reste à présent qu'à vous dire ce qui est survenu pour m'amener ici ce soir. « Il y a quelques semaines, M. Blessington descendit chez moi, dans un état, me semble-t-il, de très grande agitation. Il me parla d'un cambriolage qui, disait-il, avait été commis dans le West End. Il me parut, je m'en souviens, tout à fait inutilement surexcité à ce sujet et annonça qu'il ne se passerait pas un jour avant que nous ne fassions poser des verrous plus forts aux portes et aux fenêtres. Toute une semaine, il demeura dans un singulier état d'agitation ; il regardait sans cesse par la fenêtre et avait renoncé à la petite promenade qui, d'ordinaire, préludait à son dîner. Son attitude me suggéra qu'il avait une peur mortelle de quelque chose ou de quelqu'un, mais quand je lui posai une question, il se montra si désagréable que je fus forcé de laisser tomber le sujet. Peu à peu, avec le temps, ses craintes semblèrent se dissiper et il avait repris ses anciennes habitudes quand un nouvel événement le réduisit au pitoyable état de dépression dans lequel il se trouve à présent. Ce qui est arrivé est ceci. Il y a deux jours j'ai reçu la lettre que je vais vous lire. Elle ne porte ni adresse ni date : « “Un noble Russe, qui séjourne présentement en Angleterre, serait heureux de profiter de l'aide professionnelle du Percy Trevelyan. Il est depuis quelques années sujet à des crises de catalepsie et on sait que le Dr Trevelyan fait autorité en la matière. Il se propose de lui rendre visite demain vers 6 h 15, si le Dr Trevelyan peut sans inconvénient se trouver chez lui.” « Cette lettre m'a profondément intéressé, parce que la principale difficulté dans l'étude de la catalepsie, c'est la rareté de la maladie. Vous croirez donc sans peine que j'étais dans mon cabinet de consultation quand, à l'heure fixée, mon jeune domestique introduisit le malade. « C'était un homme d'âge mûr, mince, d'allure modeste et banale – nullement l'idée qu'on se fait d'un noble Russe. Je fus bien plus frappé par l'aspect de son compagnon. Celui-ci était un homme jeune, grand, d'une beauté remarquable, avec une figure sombre, pleine de feu, les membres et la poitrine d'un hercule. Il avait, pour entrer, passé sa main sous le bras de l'autre et il l'aida à s'asseoir avec une tendresse qu'on n'aurait guère attendue d'un homme de son aspect. « – Vous m'excuserez d'entrer, docteur, dit-il en anglais avec un léger zézaiement, monsieur est mon père et sa santé est pour moi de la plus haute importance. « Je fus touché par cette anxiété filiale. « – Peut-être désireriez-vous rester pendant la consultation ? dis-je. « – Non, pour rien au monde, fit-il avec un geste d'horreur. Cela m'est plus pénible que je ne saurais le dire. Si je devais voir mon père dans une de ces terribles crises, je suis convaincu que je n'y survivrais pas. Mon propre système nerveux est d'une sensibilité exceptionnelle. Avec votre permission, je resterai dans la salle d'attente, pendant que vous étudierez le cas de mon père. « A cela, bien entendu, j'ai consenti, et le jeune homme s'est retiré. « Le malade et moi nous nous sommes alors plongés dans la discussion de son cas et j'ai pris quantité de notes. Il n'était pas d'une intelligence remarquable et me faisait souvent des réponses embrouillées que j'attribuais à sa connaissance restreinte de notre langue. Soudain, pendant que j'étais assis, en train d'écrire, il cessa tout à fait de répondre à mes questions et, quand je me tournai vers lui, je fus saisi de voir qu'assis, droit et raide sur sa chaise, il me regardait avec un visage d'une rigidité parfaitement inexpressive. Il était une fois de plus la proie de sa mystérieuse maladie. « Ce que j'ai d'abord éprouvé, je viens de le dire, ce fut de la pitié et de l'horreur. En second lieu, ce fut, j'en ai peur, une satisfaction professionnelle. J'ai noté les pulsations et la température de mon malade, j'ai éprouvé la rigidité de ses muscles, examiné ses réflexes. Il n'y avait, dans l'ensemble, rien de sensiblement anormal et toutes les observations concordaient avec mes expériences passées. J'avais, dans des cas semblables, obtenu de bons résultats par l'inhalation de nitrite d'annyle et ce me semblait une admirable occasion d'en éprouver une fois encore les vertus. Le flacon se trouvait en bas, dans mon laboratoire ; laissant donc mon malade assis sur sa chaise, je courus le chercher. J'ai un peu tardé à le trouver – mettons cinq minutes – puis je suis revenu. Jugez de mon étonnement en constatant que la pièce était vide et le malade disparu. « Naturellement, la première chose que je fis fut de courir dans la salle d'attente. Le fils aussi était parti. La porte du vestibule avait été tirée, mais non fermée. Le garçon qui introduit les clients est nouveau et nullement prompt. Il attend en bas et monte pour faire sortir tes malades, quand je sonne de mon cabinet. Il n'avait rien entendu et l'affaire demeura tout à fait mystérieuse. M. Blessington est rentré peu après mais je ne lui en ai pas soufflé mot, car, à dire vrai, j'en suis venu depuis quelque temps à communiquer avec lui aussi peu que possible. « Eh bien ! Je pensais certes ne jamais revoir le Russe et son fils, aussi vous pouvez imaginer mon étonnement quand, ce soir, exactement à la même heure, ils sont entrés dans mon cabinet, juste comme ils l'avaient fait auparavant. « – Je sens que je vous dois mille excuses pour mon brusque départ d'hier, docteur, dit mon malade. « – J'avoue que j'en ai été très surpris, dis-je. « – Le fait est que lorsque je me remets de ces attaques, mon esprit est un peu brouillé en ce qui concerne tout ce qui a précédé. Je me suis éveillé dans une pièce inconnue (à ce qu'il m'a semblé) et en une sorte de transe éblouie, je suis sorti dans la rue pendant que vous étiez parti. « – Et moi, dit le fils, en voyant mon père franchir le seuil de la salle d'attente, j'ai cru, tout naturellement, que la consultation était terminée. Ce ne fut qu'une fois rentré à la maison, que j'ai commencé de me rendre compte du véritable état de choses. « – Fort bien, dis-je en riant ; il n'y a pas de mal, si ce n'est que vous m'avez terriblement intrigué ; si donc vous voulez bien passer dans la salle d'attente, je serai heureux de reprendre la consultation qui s'est terminée si brusquement. « Pendant une demi-heure à peu près, j'ai discuté de ses symptômes avec le vieux monsieur, puis après lui avoir fait une ordonnance, je l'ai vu s'en aller au bras de son fils. « Je vous ai dit que M. Blessington choisissait en général cette heure de la journée pour prendre un peu d'exercice. Il rentra peu après et monta chez lui. Un instant plus tard, je l'entendis dégringoler l'escalier et il entra dans mon cabinet comme un homme que la panique a rendu fou. « – Qui est allé dans ma chambre ? cria-t-il. « – Personne, dis-je. « – C'est un mensonge ! hurla-t-il. Venez voir. « Je ne fis pas attention à la grossièreté de ses propos, car la peur semblait lui faire perdre à moitié la tête. Je suis monté avec lui, et il m'a montré plusieurs empreintes de pied sur le tapis de couleur claire. « – Vous n'allez pas me dire que ce sont là les traces de mes pas ? cria-t-il. « Beaucoup plus grandes, certes, que celles qu'il aurait pu laisser, elles étaient évidemment toutes fraîches. Il a beaucoup plu cet après-midi, comme vous le savez, et mes deux malades furent les seuls à me rendre visite. Il s'ensuivait donc que, pendant que je m'occupais de l'autre, l'homme de la salle d'attente était, pour une raison ignorée, monté à la chambre de mon malade à demeure. On n'avait touché à rien, on n'avait rien pris, mais les traces des pas prouvaient que cette visite d'un intrus était un fait indéniable. « M. Blessington m'a paru plus surexcité à propos de cette affaire que je ne l'aurais cru possible, quoique, naturellement, c'en était assez pour troubler la tranquillité d'esprit de n'importe qui. Il s'est assis dans un fauteuil et s'est bel et bien mis à pleurer, et j'ai eu beaucoup de peine à le faire parler raisonnablement. Ce fut lui qui suggéra qu'il fallait que je vienne vous trouver et, naturellement, j'ai vu tout de suite la justesse de son idée, car, bien qu'il m'ait l'air d'en exagérer beaucoup l'importance, l'incident est certainement très singulier. Si seulement vous vouliez bien venir avec moi dans mon coupé, vous sauriez, du moins, calmer mon hôte, bien que je ne puisse guère espérer qu'il vous sera possible d'expliquer cet étrange événement. » Sherlock Holmes avait écouté ce long récit avec une attention qui témoignait du vif intérêt qu'il éveillait en lui. Son visage était aussi impassible que jamais, mais ses paupières s'étaient abaissées plus lourdement sur ses yeux et la fumée montait de sa pipe en cercles plus épais, comme pour ponctuer plus fortement chaque épisode curieux du récit du docteur. Comme notre visiteur concluait, Sherlock se leva aussitôt sans mot dire ; il me passa mon chapeau, prit le sien sur la table et suivit le Dr Trevelyan à la porte. En moins d'un quart d'heure, celui-ci nous déposait devant sa demeure dans Brook Street. C'était l'une de ces maisons à façade plate et sombre que l'on associe à l'idée d'un médecin du West End. Un jeune domestique nous fit entrer et, tout de suite, nous prîmes un grand escalier recouvert d'un superbe tapis. Mais soudain nous fûmes arrêtés net par une interruption singulière. La lumière du haut s'éteignit brusquement et, de l'obscurité, une voix sifflante et tremblante partit. – J'ai un revolver ! criait-elle, et je vous donne ma parole que je fais feu si vous approchez. – Vraiment, cela passe toutes les bornes, monsieur Blessington, s'exclama le Dr Trevelyan. – Ah ! c'est donc vous, docteur ? dit la voix avec un grand soupir de soulagement. Mais il y a d'autres gens ; pour qui se donnent-ils ? Nous eûmes conscience que, de l'obscurité, on nous examinait longuement. – Oui ! oui ! ça va bien ! dit-on enfin. Vous pouvez monter, et je regrette que mes préoccupations vous aient ennuyés. Ce disant, il refit la lumière dans l'escalier et nous vîmes devant nous un homme à l'air étrange dont l'aspect aussi bien que la voix trahissaient la tension nerveuse. Il était très gras, mais apparemment il avait, à un certain moment, été beaucoup plus gras encore, de sorte que sa peau pendait autour de son visage en poches flottantes comme les bajoues d'un lévrier. Son teint était maladif et ses cheveux, peu fournis et roux, semblaient se hérisser tant son émotion était grande. Il tenait à la main un revolver qu'il fourra dans sa poche quand nous nous avançâmes. – Bonsoir, monsieur Holmes, dit-il, je vous assure que je vous suis fort obligé d'être venu ici. Personne n'a jamais eu plus besoin de vos conseils que moi. Je suppose que le Dr Trevelyan vous a parlé de cette injustifiable intrusion dans ma chambre ? – Parfaitement, monsieur Blessington. Qui sont ces deux hommes et pourquoi désirent-ils vous molester ? – Là ! là ! dit le malade nerveusement, c'est difficile de vous dire cela, naturellement. Vous ne pouvez guère compter que je vais vous répondre, monsieur Holmes. – Voulez-vous dire que vous n'en savez rien ? – Venez par ici, s'il vous plaît. Ayez simplement la bonté d'avancer par ici. Il nous mena dans sa chambre à coucher, qui était grande et confortablement meublée. – Vous voyez ça ? dit-il, nous montrant du doigt une grande boîte noire au pied de son lit. Je n'ai jamais été très riche, monsieur Holmes, je n'ai jamais fait qu'un seul placement d'argent dans ma vie, le Dr Trevelyan vous le dirait. Je n'ai jamais voulu me fier à un banquier. Entre nous, le peu que je possède est dans cette boîte, alors vous pouvez comprendre ce que cela signifie pour moi quand des gens inconnus forcent l'entrée de mon appartement. Holmes le regarda de son air interrogateur et hocha la tête. – Il n'y a pas possibilité pour moi de vous donner un conseil si vous essayez de me tromper, dit-il. – Mais je vous ai tout dit. Holmes tourna les talons avec un geste de dégoût. – Bonne nuit, docteur, dit-il. – Et pas un conseil pour moi ! s'écria Blessington, la voix brisée. – Mon conseil pour vous, monsieur, c'est de dire la vérité. Une minute plus tard, nous étions dans la rue en train de rentrer chez nous. Nous avions traversé Oxford Street et nous étions à mi-chemin de Harley Street, que je n'avais pas encore tiré un mot à mon compagnon ; à la fin il parla : – Désolé de vous avoir emmené dans cette course stupide, dit-il. Pourtant, dans le fond, c'est une affaire intéressante. – Je n'y peux rien démêler, ai-je confessé. – Eh bien ! il est tout à fait évident qu'il y a deux individus – peut-être davantage, mais deux au moins – qui, pour une raison quelconque, sont résolus à joindre ce Blessington et qu'à la seconde occasion le jeune homme est entré chez lui pendant que son complice, par un stratagème ingénieux, empêchait le docteur d'intervenir. – Et la catalepsie ? – Une frauduleuse imitation, bien que je n'oserais point insinuer pareille chose devant notre spécialiste. C'est une maladie qu'on peut facilement imiter. Moi-même, je l'ai fait. – Et alors ? – Par le plus grand hasard, Blessington était sorti les deux fois. S'ils ont choisi une heure aussi peu ordinaire pour une consultation, c'était, évidemment, afin d'être sûrs qu'il n'y aurait pas d'autre malade dans la salle d'attente. Il s'est trouvé, pourtant, que cette heure a coïncidé avec la promenade hygiénique de Blessington, ce qui paraît indiquer qu'ils n'étaient pas très au courant de ses habitudes journalières. Naturellement, s'ils n'avaient voulu que le voler, ils auraient au moins essayé de trouver quelque chose. En outre, je lis dans les yeux d'un homme, quand c'est pour sa peau qu'il craint. Il est inconcevable que ce bonhomme ait pu, sans le savoir, se faire deux ennemis aussi vindicatifs que ceux-ci semblent l'être. Je suis donc à peu près certain qu'il sait parfaitement qui sont ces hommes et que, pour des raisons à lui, il ne le dit pas. Il se peut que demain le trouve d'humeur plus communicative. – N'y a-t-il pas une alternative, ai-je suggéré, improbable et grotesque, sans doute, mais possible quand même, après tout ? Toute l'histoire de ce Russe avec sa catalepsie, et de son fils, ne pourrait-elle être une machination du Dr Trevelyan qui chercherait, pour ses propres fins, à pénétrer dans l'appartement de Blessington. Sous la lumière du gaz, je vis que Holmes souriait d'un air amusé en m'entendant me lancer ainsi. – Mon cher ami, ce fut là une des premières solutions qui s'offrirent à moi, mais je me suis vite trouvé en mesure de corroborer le récit du docteur. Le jeune homme a laissé sur le tapis de l'escalier des empreintes qui rendaient superflu pour moi de demander à voir celles qu'il avait faites dans la chambre. En outre, quand je vous aurai dit qu'il portait des souliers à bouts carrés et non à bouts pointus, comme ceux de Blessington, et que lesdits souliers sont d'un pouce un tiers plus longs que ceux du docteur, vous reconnaîtrez qu'il ne saurait y avoir de doute quant à sa personne. Mais nous pouvons dormir là-dessus maintenant, car je serais bien surpris s'il ne nous vient pas quelque chose de nouveau de Brook Street demain matin. La prophétie de Sherlock Holmes s'accomplit bientôt et de dramatique façon. A 7 h 30, le lendemain matin, dans la première et vague lumière du jour, je le trouvai debout, en robe de chambre, près de mon lit. – Il y a un coupé qui nous attend, Watson, dit-il. – Qu'y a-t-il donc ? – L'affaire de Brook Street. – Des nouvelles fraîches ? – Tragiques, mais ambiguës, dit-il en levant la jalousie. Regardez ceci – une feuille arrachée d'un carnet avec : Pour l'amour de Dieu, venez tout de suite. P. T. griffonné au crayon. Notre ami le docteur était dans un grand embarras quand il a écrit cela. Venez, mon cher, car c'est là un appel urgent. Au bout d'un quart d'heure nous nous retrouvions chez le médecin. Il descendit en courant à notre rencontre, son visage était empreint d'horreur. – Oh ! quelle affaire ! s'écria-t-il en portant les mains à ses tempes. – Qu'y a-t-il donc ? – Blessington s'est suicidé ! Holmes siffla. – Oui, il s'est pendu pendant la nuit ! Nous étions entrés, et le docteur nous avait précédés dans ce qui était évidemment sa salle d'attente. – C'est à peine si je sais ce que je fais, dit-il. La police est déjà là-haut. Ça m'a donné une secousse terrible. – Quand l'avez-vous découvert ? – Tous les matins, de bonne heure, on lui porte une tasse de thé. Quand la bonne est entrée, vers 7 heures, le malheureux était là, pendu au milieu de la chambre. Il avait accroché sa corde au crochet auquel pendait autrefois une lourde lampe et il avait pris son élan en montant sur la boîte même qu'il nous a montrée hier. Holmes, pendant un moment, demeura profondément absorbé. – Avec votre permission, dit-il enfin, j'aimerais aller là-haut pour étudier un peu cette affaire. Nous sommes montés tous les deux, avec le docteur derrière nous. Un terrible spectacle s'offrit à nos yeux dès que nous eûmes franchi la porte de la chambre à coucher. J'ai parlé de l'impression de chairs flasques que donnait ce Blessington. Mais pendu à ce crochet, cette impression s'exagérait et s'intensifiait encore, à tel point qu'il n'avait que bien juste l'aspect d'un être humain. Le cou s'allongeait comme celui d'un poulet plumé, ce qui, par contraste, faisait paraître le reste du corps plus obèse et plus étrange. Il n'était vêtu que de sa longue chemise de nuit, au bas de laquelle ses chevilles enflées et ses pieds vulgaires pointaient fortement vers l'avant. Auprès du cadavre, un inspecteur de police, d'allure élégante, prenait des notes dans un carnet. – Ah ! monsieur Holmes, dit-il quand mon ami entra. Je suis enchanté de vous voir. – Bonjour, Launer. Vous ne me considérez pas comme un intrus, j'en suis sûr. Savez-vous quelque chose des événements qui ont amené cette affaire ? – Oui, j'en connais quelques-uns. – Vous êtes-vous formé une opinion ? – Autant que je peux voir, c'est la peur qui a fait perdre la tête au bonhomme. Il s'est bien couché, vous le voyez. Voici, dans le lit, la place bien marquée de son corps. C'est vers 5 heures du matin, vous le savez, que les suicides sont les plus courants ! C'est vers cette heure-là qu'il s'est pendu. Il me semble que ç'a été de sa part une chose mûrement réfléchie. – Je dirais, en effet, qu'il y a trois heures qu'il est mort, si j'en juge par la rigidité des muscles, dis-je. – Rien remarqué de particulier dans la chambre ? demanda Holmes. – Trouvé un tournevis et quelques vis sur le lavabo. Semble aussi avoir beaucoup fumé pendant la nuit. Voilà quatre bouts de cigares que j'ai ramassés dans l'âtre. – Hum ! fit Holmes. Avez-vous son fume-cigare ? – Non. Rien de ce genre. – Son étui à cigares, alors ? – Oui, il était dans la poche de son costume. Holmes l'ouvrit et flaira l'unique cigare qu'il contenait. – Oh ! ça, c'est un havane ; or, les autres sont de cette espèce particulière que les Hollandais importent de leurs colonies des Indes orientales. Ils sont, d'ordinaire, entourés de paille, comme vous le savez, et plus minces par rapport à leur longueur que ceux de n'importe quelle autre marque. Il prit les quatre mégots et les examina avec sa loupe de poche. – Deux ont été fumés avec un fume-cigare et deux sans. On en a coupé deux avec un couteau qui n'était pas très aiguisé, et d'excellentes dents ont mordu les bouts des deux autres. Ce n'est pas un suicide, monsieur Launer. C'est un assassinat, très habilement arrangé, et commis de sang-froid… – Impossible ! s'écria l'inspecteur. – Et pourquoi ? – Pourquoi assassinerait-on un homme de façon si incommode, en le pendant ? – C'est là ce qu'il nous faut découvrir. – Comment ont-ils pu entrer ? – Par la porte de devant. – Elle était, ce matin, fermée au moyen d'une barre. – Elle a été fermée après leur entrée. – Comment le savez-vous ? – J'ai vu leurs traces. Si vous m'excusez un moment, je serai en mesure de vous donner de plus amples renseignements à ce sujet. Holmes retourna à la porte et, faisant jouer la serrure, il l'examina à sa façon méthodique. Il prit ensuite la clé qui était à l'intérieur et l'inspecta aussi. Successivement il examina le lit, le tapis, les chaises, le manteau de la cheminée, le cadavre et la corde et, enfin, se déclara satisfait ; avec mon aide et celle de l'inspecteur, il coupa la corde et dépendit le malheureux, qu'avec sollicitude il recouvrit d'un drap. – D'où vient donc cette corde ? demanda-t-il. – On l'a prélevée là-dessus, dit le Dr Trevelyan, en en tirant de dessous le lit un gros rouleau… Il avait une peur morbide et nerveuse du feu et il gardait toujours cela à sa portée, de façon à pouvoir s'échapper par la fenêtre au cas où l'escalier brûlerait. – Cela leur a épargné la peine d'en apporter, dit Holmes, songeur. Oui, les faits véritables sont très clairs et je serais surpris si je ne pouvais, cet après-midi, vous fournir aussi les raisons. Je vais prendre cette photographie de Blessington qui est sur la cheminée ; elle pourra m'aider dans mes recherches. – Mais vous ne nous avez rien dit ! s'exclama le docteur. – Oh ! il ne saurait y avoir de doute sur l'enchaînement des événements. Il y en avait trois dans l'affaire : le jeune homme, le vieux, et un troisième sur l'identité duquel je n'ai aucun indice. Les deux premiers, j'ai à peine besoin de le mentionner, sont ceux-là mêmes qui se sont fait passer pour un comte russe et son fils ; nous sommes donc à même d'en donner un signalement complet. Ils ont été introduits par un complice à l'intérieur de la maison. Si j'ai un conseil à vous donner, inspecteur, ce serait d'arrêter ce jeune domestique qui, si j'ai bien compris, n'est entré que tout récemment à votre service, docteur ? – Le petit vaurien, on ne peut le retrouver, dit le Dr Trevelyan ; la bonne et la cuisinière viennent de le chercher partout. Holmes haussa les épaules. – Il a joué dans ce drame un rôle qui est loin d'être sans importance, dit-il. Les trois hommes, après avoir monté l'escalier sur la pointe des pieds, le vieux d'abord, le jeune homme ensuite et l'inconnu à l'arrière… – Mon cher Holmes ! me récriai-je. – Oh ! cela ne saurait faire de doute, les empreintes supposées des pieds sont formelles. A cet égard j'étais documenté dès hier soir. Ils sont donc montés à la chambre de M. Blessington dont ils ont trouvé la porte fermée à clé. A l'aide d'un fil de fer, pourtant, ils ont repoussé le pêne. Même sans la lampe, vous verrez, par les égratignures sur la gâche, l'endroit où la pression a été exercée. « Quand ils sont entrés dans la pièce, la première chose qu'ils firent fut, sans doute, de bâillonner M. Blessington. Peut-être dormait-il, peut-être la terreur l'a-t-elle paralysé au point qu'il fut incapable de crier. Ces murs sont épais et on peut concevoir que son cri, s'il a eu le temps d'en pousser un seul, ne fut pas entendu. « Pour moi, il est évident qu'après s'être assurés de sa personne, ils ont tenu une sorte de conseil, quelque chose, sans doute, qui avait l'allure d'un jugement et qui dut durer quelque temps, car ce fut alors qu'on fuma les cigares. Le vieux était assis sur cette chaise en osier ; c'était lui qui se servait du porte-cigares, le plus jeune était assis là-bas, il faisait tomber sa cendre contre la commode. Le troisième individu allait et venait. Blessington, je crois, était assis, tout raide, sur son lit, mais de cela je ne saurais me dire absolument certain. « Pour finir, ils ont saisi Blessington et l'ont pendu. La chose avait été si bien arrangée d'avance que j'ai la conviction qu'ils avaient apporté cette espèce de poulie pour remplacer éventuellement la potence. J'imagine que ce tournevis et ces vis étaient destinés à l'assujettir. Toutefois en voyant le crochet au plafond, ils ne se sont pas donné cette peine. Quand ils ont eu fini leur besogne, ils sont partis et la porte a été barricadée derrière eux par leur complice. C'était avec le plus profond intérêt que nous avions écouté Holmes esquisser ce drame nocturne qu'il avait déduit de traces si subtiles, si menues que, même quand il nous les avait montrées, nous avions peine à le suivre dans ses raisonnements. L'inspecteur sortit aussitôt en toute hâte, pour rechercher le domestique, pendant que Holmes et moi nous rentrions déjeuner à Baker Street. – Je reviendrai vers 3 heures, dit-il quand nous eûmes fini. L'inspecteur et le docteur nous retrouveront ici à cette heure-là, et j'espère qu'à ce moment-là j'aurai éclairci tout ce qu'il peut rester d'obscur dans cette affaire. Nos visiteurs arrivèrent à l'heure fixée, mais il était 3 h 45 lorsque mon ami fit son apparition. Toutefois, rien qu'à son air, je vis, quand il entra, que tout avait marché à son gré. – Rien de neuf, inspecteur ? – Nous tenons le domestique. – Excellent ! Moi, j'ai les hommes. – Vous les avez ! Ce fut notre cri à tous les trois. – Eh ! du moins je connais leur identité. Ce soi-disant Blessington est, comme je m'y attendais, bien connu à la direction de la police, et ses assassins le sont aussi. Ils s'appellent Briddle, Hayward et Moflat. – La bande de la banque Workington ! s'écria l'inspecteur. – Précisément. – Alors Blessington devait être Sutton ? Tout cela devient maintenant clair comme de l'eau de roche ! dit l'inspecteur. Mais Trevelyan et moi nous nous regardions, ahuris. – Vous devez vous rappeler sûrement la grande affaire de la banque Workington, dit Holmes ; il y avait cinq hommes dans cette affaire ces quatre-ci et un cinquième nommé Cartwright. Tobin, le gardien, fut assassiné, et les voleurs prirent la fuite avec sept mille livres. Cela se passait en 1875. Ils furent arrêtés tous les cinq, mais les témoignages n'étaient nullement décisifs. Ce Blessington, ou Sutton, qui était le pire de la bande, se fit délateur. Ce fut sur son témoignage que Cartwright fut pendu et que les trois autres attrapèrent quinze ans chacun. Quand on les a relâchés, l'autre jour, quelques années avant qu'ils eussent purgé toute leur peine, ils ont entrepris, comme vous le voyez, de traquer le traître et de venger sur lui la mort de leur camarade. Deux fois ils ont essayé de le joindre, et ont échoué ; la troisième fois, ça n'a pas raté. Y a-t-il encore quelque chose que je puisse vous expliquer, docteur ? – Je crois que vous avez admirablement tout éclairci, dit le docteur. Sans doute le jour où il était si agité était-il celui où il venait d'apprendre par les journaux la mise en liberté de ses complices ? – Exactement. Son histoire de cambriolage n'était que poudre aux yeux. – Mais pourquoi ne pouvait-il vous révéler ce qu'il en était ? – Eh bien, mon cher, connaissant le caractère vindicatif de ses anciens associés, il a essayé de cacher à tout le monde sa propre identité aussi longtemps qu'il l'a pu. Son secret était un secret honteux et il ne pouvait se résoudre à le divulguer. Toutefois, tout misérable qu'il fût, il vivait encore sous le bouclier de la loi anglaise, et je ne doute pas, inspecteur, que vous ne vous rendiez compte que, si ce bouclier n'a pas réussi à le protéger, le glaive de la justice est toujours là pour la vengeance. Telles furent les circonstances singulières de l'affaire du malade à demeure et du docteur de Brook Street. Depuis cette nuit-là, la police n'a plus jamais entendu parler des trois assassins, de sorte qu'on a supposé à Scotland Yard qu'ils se trouvaient parmi les passagers de l'infortuné North Creina, ce vapeur qui, il y a quelques années, se perdit corps et biens sur la côte portugaise, à quelques lieues au nord d'Oporto. L'instruction contre le domestique fut abandonnée, faute de preuves, et « le mystère de Brook Street », comme on l'a appelé, n'a jamais, jusqu'à présent, fait le sujet d'une étude complète imprimée et offerte au public. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE MANOIR DE L'ABBAYE Le retour de Sherlock Holmes (septembre 1904) Le Manoir de l'Abbaye Il faisait très froid ce matin-là de l'hiver 1897, où je fus réveillé par une main qui me secouait l'épaule. C'était Holmes. La bougie qu'il tenait éclairait son visage aigu. Du premier regard, je compris que quelque chose n'allait pas. – Debout, Watson ! me cria-t-il. Il y a du neuf. Non, pas de questions. Enfilez vos vêtements et venez ! Dix minutes plus tard nous roulions en fiacre dans les rues silencieuses vers la gare de Charing Cross. Les premières lueurs blafardes de l'aube commençaient à paraître. De temps à autre nous apercevions la silhouette confuse d'un ouvrier qui se rendait à son travail, à travers la brume opalescente de Londres. Holmes, silencieux était emmitouflé dans son épais manteau. Je l'imitai car l'air était très vif, et nous n'avions rien mangé depuis la veille. A la gare, nous avalâmes une tasse de thé brûlant, avant de prendre place dans le train du Kent, et nous nous sentîmes suffisamment dégelés, lui pour parler, moi pour écouter. Holmes tira de sa poche une lettre qu'il lut à haute voix. « Manoir de l'Abbaye, Marsham, Kent, trois heures trente du matin. « Mon cher Monsieur Holmes, je serais heureux de vous voir auprès de moi pour une affaire qui promet d'être très extraordinaire. Elle est tout à fait dans votre genre. Sauf en ce qui concerne la femme qui a été déliée, les choses sont demeurées exactement dans l'état où je les ai trouvées. Mais je vous prie de ne pas perdre une minute, car il est difficile de laisser Sir Eustace là où il est. « Votre bien dévoué, « Stanley Hopkins. » – Hopkins m'a alerté sept fois, et chaque fois son appel s'est trouvé amplement justifié, ajouta Holmes. Je crois que ces sept affaires ont trouvé place dans votre collection. A propos, Watson, je conviens que votre sélection des cas compense les défauts que je déplore dans vos récits. Vous avez la détestable habitude de considérer toute chose du point de vue du conteur et non du point de vue du chercheur scientifique. Par là, vous avez démoli ce qui aurait pu être une suite instructive et même classique de démonstrations. Vous négligez la finesse et la délicatesse de mes déductions pour insister sur des détails dont le caractère sensationnel excite peut-être la curiosité du lecteur mais ne l'éduque sûrement pas ! – Pourquoi n'écrivez-vous pas vos mémoires vous-mêmes ? lui demandai-je non sans amertume. – Je le ferai, mon cher Watson, je le ferai ! A présent je suis très occupé, vous le savez. Mais je me propose de consacrer les années de ma vie déclinante à réunir en un seul volume tout l'art du détective. Dans l'affaire qui nous vaut la convocation de Hopkins, il doit s'agir d'un meurtre. – Vous pensez que ce Sir Eustace est mort ? – Je le croirais. L'écriture de Hopkins témoigne d'une agitation extrême, et ce n'est pas un émotif. Oui, je pense qu'il y a eu homicide et qu'il a laissé le corps pour que nous l'examinions. Un simple suicide ne lui aurait pas donné l'idée de m'alerter. Quant à la dame déliée, il veut dire sans doute qu'elle a été ligotée dans sa chambre pendant le drame. Nous allons avoir affaire avec la haute société, Watson : ce papier qui craque, le monogramme « E. B. », les armoiries, le lieu pittoresque… J'espère que notre ami Hopkins ne fera pas mentir sa réputation et que nous aurons une matinée intéressante. Le crime a été commis avant minuit la nuit dernière. – Comment pouvez-vous avancer cela ? – En calculant les horaires des trains et en tenant compte des délais. La police locale a été appelée d'abord. Elle a communiqué avec Scotland Yard. Hopkins a dû partir. Et à son tour il m'a prévenu. Tout cela a demandé une nuit. Mais nous voici à Chislehurst. Nous saurons bientôt de quoi il retourne au juste. Après une course de cinq kilomètres sur d'étroits chemins de campagne, nous arrivâmes devant la grille d'un parc. Une vieille concierge à la figure bouleversée nous ouvrit. L'avenue traversait un parc splendide et était bordée de chaque côté par des ormes antiques. Elle aboutit à une grande maison basse dont la façade était décorée de colonnades fort élégantes. La partie centrale était évidemment fort ancienne ; elle était recouverte de lierre ; mais de grandes fenêtres montraient que des changements y avaient été apportés ; une aile semblait entièrement neuve. La silhouette jeune, agile et le visage ardent de l'inspecteur Stanley Hopkins nous accueillirent sur le perron. – Je suis bien content que vous soyez venu, monsieur Holmes ! Et vous aussi, docteur Watson ! Mais en vérité, si c'était à refaire, je ne vous aurais pas dérangés, car la dame, depuis qu'elle a repris ses sens, m'a fait un récit si clair de l'affaire qu'il ne nous reste plus grand-chose à démêler. Vous vous rappelez le gang des cambrioleurs de Lewisham ? – Comment, les trois Randall ? – Mais oui : le père et les deux fils. Ce sont eux qui ont fait le coup. J'en suis sûr. Ils ont opéré à Sydenham il y a une quinzaine de jours : on les a vus et décrits. Il faut avoir de l'audace pour recommencer si tôt et si près ! Mais il n'y a pas de doute. Cette fois la corde les attend ! – Sir Eustace est mort, alors ? – Oui. Il a eu la tête fracassée d'un coup de son tisonnier. – Sir Eustace Brackenstall, m'a dit le cocher ? – Exactement. L'un des plus riches propriétaires du Kent. Lady Brackenstall est dans le petit salon. Pauvre femme ! Elle a vécu une aventure terrible. Quand je l'ai vue, elle était aux trois quarts morte. Le mieux serait de la voir et d'écouter son récit. Puis nous irons ensemble examiner la salle à manger. Lady Brackenstall n'était pas une personne banale. Rarement me suis-je trouvé en face d'une silhouette plus gracieuse, d'une féminité plus délicate, d'un visage plus ravissant. Blonde avec des cheveux d'or, elle nous aurait sans doute montré le teint parfait qui s'harmonise si bien avec cette couleur si les récents événements ne l'avaient laissée crispée et décomposée. Elle souffrait d'ailleurs dans son corps comme dans son âme : audessus d'un œil s'étalait une énorme bosse tuméfiée couleur de prune qu'une grande femme de chambre austère baignait consciencieusement avec de l'eau vinaigrée. Lady Brackenstall reposait sur le dos dans un canapé mais son regard prompt et perçant ainsi que la mobilité de ses traits nous apprirent que ni son intelligence ni son courage n'avaient été ébranlés. Elle était drapée dans une ample robe de chambre bleue et argent, mais une robe noire de dîner était suspendue à côté d'elle. – Je vous ai tout raconté, monsieur Hopkins ! fit-elle d'un air las. Ne pourriez-vous le redire à ma place ?… Hé bien ! puisque vous le jugez nécessaire, je vais expliquer à ces messieurs ce qui est arrivé. Sont-ils déjà allés dans la salle à manger ? – J'ai pensé qu'il était préférable qu'ils entendissent d'abord votre récit, madame. – Je suis impatiente que vous en finissiez. C'est horrible pour moi de penser qu'il est toujours là… Elle frissonna et enfouit pendant quelques secondes son visage entre ses mains. Ce geste fit glisser la robe de chambre sur son avant-bras. Holmes poussa une exclamation. – Mais vous avez d'autres blessures, madame ! Qu'est ceci ? Deux taches d'un rouge violent se détachaient sur le membre blanc et rond. Elle se hâta de les recouvrir. – Ce n'est rien. Sans aucun rapport avec l'horrible affaire de cette nuit. Si vous voulez vous asseoir, ainsi que votre ami, je vous dirai tout ce que je peux. « Je suis l'épouse de sir Eustace Brackenstall. Nous nous sommes mariés, il y a environ un an. Je suppose qu'il est inutile que j'essaie de vous présenter cette union comme heureuse. Tous nos voisins me démentiraient. Peut-être suis-je en partie responsable. J'ai été élevée dans l'ambiance plus libre, moins conventionnelle de l'Australie méridionale, et cette vie anglaise, avec ses convenances et son air guindé, ne me convient guère. Mais la raison véritable, principale, de notre désaccord résidait dans le fait que Sir Eustace était un ivrogne invétéré. Passer une heure dans la société d'un tel homme est déplaisant. Imaginez ce que cela représentait pour une femme sensible et ardente d'être attachée à lui jour et nuit ! C'est un sacrilège, un crime, une vilenie de soutenir qu'un mariage pareil constitue un lien ! Je vous assure que vos lois monstrueuses apporteront une malédiction sur ce pays… Non, le Ciel ne permettra pas que cette abomination subsiste ! Elle se dressa sur son séant, joues enflammées, yeux étincelants sous la terrible tuméfaction qui marquait son front. Puis la forte main de la femme de chambre l'obligea à reposer doucement sa tête sur les coussins, et la colère furieuse fit place à des sanglots passionnés. Finalement elle reprit : – Je vais vous parler de la nuit dernière. Vous ignorez peutêtre que dans cette maison tous les domestiques dorment dans l'aile moderne. Cette partie centrale se compose des pièces de séjour, avec la cuisine derrière et notre chambre au-dessus. Ma femme de chambre Theresa dort au-dessus de ma chambre. Il n'y a personne d'autre. Aucun bruit ne pourrait alerter les gens qui habitent dans l'aile. Ce détail devait être connu des cambrioleurs. Sinon ils n'auraient pas agi comme ils l'ont fait. « Sir Eustace s'est retiré à dix heures et demie. Les domestiques avaient déjà gagné leurs chambres. Seule ma femme de chambre veillait : elle était demeurée dans sa chambre tout en haut de la maison, attendant que j'eusse besoin de ses services. Je restai assise jusqu'à onze heures passées dans cette pièce. Un livre me tenait compagnie. Je fis un tour pour m'assurer que tout était normal avant de monter. J'en avais l'habitude ; je le faisais moi-même car, comme je vous l'ai dit, je ne pouvais pas toujours me fier à Sir Eustace. J'allai dans la cuisine, dans l'office, dans la salle d'armes, dans la salle de billard, dans le salon et enfin dans la salle à manger. Quand je m'approchai de la fenêtre, qui est protégée par des rideaux épais, je sentis soudain le vent me souffler au visage, et je compris qu'elle était ouverte. J'écartai le rideau et je me trouvai face à face avec un homme âgé aux larges épaules qui venait de se glisser dans la pièce. La fenêtre est plutôt une porte-fenêtre qui donne sur le jardin. Je tenais à la main la bougie de ma chambre et, grâce à cette lumière, j'aperçus derrière cet homme deux autres qui étaient en train d'entrer. Je reculai, mais l'individu en question se jeta sur moi. Il me saisit d'abord par le poignet, puis à la gorge. J'ouvris la bouche pour crier, mais il me frappa sauvagement de son poing fermé au-dessus de l'œil et ce coup me jeta par terre. J'ai dû perdre connaissance pendant quelques instants, car lorsque je suis revenue à moi je me suis trouvée ligotée par le cordon de sonnette qu'ils avaient arraché ; j'étais attachée solidement au fauteuil en chêne qui préside à la table de la salle à manger. J'étais si bien immobilisée qu'il m'était impossible de faire un geste. Un mouchoir sur la bouche m'interdisait d'émettre le moindre son. C'est à ce moment que mon malheureux mari pénétra dans la pièce. Sans doute avait-il entendu des bruits suspects, et il arrivait tout prêt à n'importe quelle éventualité. Il avait passé une chemise et des pantalons, et il tenait à la main son gourdin d'épine favori. Il se rua sur l'un des voleurs, mais un autre, le plus âgé, se baissa, ramassa le tisonnier et lui en assena un coup terrible. Il tomba comme une masse et ne bougea plus. Je m'évanouis une fois encore, mais sûrement pas plus de quelques minutes. Quand j'ouvris les yeux, je constatai qu'ils avaient sorti l'argenterie du buffet, qu'ils avaient débouché une bouteille, que chacun avait un verre à la main. Je vous ai déjà dit, je crois, que l'un d'eux était âgé, avec une barbe, tandis que les deux autres étaient de jeunes garçons imberbes. On aurait dit un père avec ses deux fils. Ils parlaient à voix basse. Puis ils s'approchèrent et vérifièrent mes liens. Après quoi ils se retirèrent en fermant la porte-fenêtre derrière eux. Il me fallut un bon quart d'heure avant que je pusse libérer mes mains. Quand j'y fus parvenue, mes cris alertèrent ma femme de chambre, qui descendit. Les autres domestiques furent réveillés, et nous envoyâmes chercher la police locale. Voilà vraiment tout ce que je peux vous dire, messieurs, et j'espère qu'il ne me sera pas nécessaire de le redire encore une fois. – Avez-vous une question à poser, monsieur Holmes ? demanda Hopkins. – Je n'imposerai pas à la patience et au temps de lady Brackenstall une nouvelle épreuve, dit Holmes. Avant de me rendre dans la salle à manger, je serais heureux d'entendre votre témoignage. Il s'adressait à la femme de chambre. – J'ai aperçu les voleurs avant qu'ils n'entrent dans la maison, dit-elle. J'étais assise près de la fenêtre de ma chambre et j'ai vu au clair de lune trois hommes non loin de la grille du parc. Sur le moment je n'y ai pas prêté attention. C'est une heure plus tard que j'ai entendu crier ma maîtresse. Alors je suis descendue en courant et je l'ai trouvée, pauvre agnelle, comme elle vous l'a dit. Et lui était couché par terre, sa cervelle et son sang répandus dans la pièce. C'était suffisant pour provoquer l'évanouissement d'une femme, ligotée là, avec sa robe toute tachée de ce sang. Mais elle n'a jamais manqué de courage quand elle était Mlle Mary Fraser d'Adélaïde, et lady Brackenstall du manoir de l'Abbaye est restée pareille. Vous l'avez interrogée assez longtemps, vous, messieurs ! Maintenant elle va regagner sa chambre, avec sa vieille Theresa, pour prendre le repos dont elle a tant besoin ! Avec une tendresse maternelle, la vieille servante passa un bras autour de la taille de sa maîtresse et l'entraîna hors du salon. – Depuis toujours, elle est avec elle ! expliqua Hopkins. Elle a été sa nourrice, puis elle l'a accompagnée en Angleterre quand elles partirent d'Australie il y a dix-huit mois. Elle s'appelle Theresa Wright, et c'est ce genre de femme de chambre qu'on ne trouve plus aujourd'hui. Par ici, monsieur Holmes, s'il vous plaît. L'expression de Holmes laissait deviner qu'avec le mystère tout le charme de l'aventure s'en était allé. Il restait une arrestation à effectuer, mais il n'avait pas à s'en mêler. Pourtant le spectacle dans la salle à manger du manoir de l'Abbaye était assez singulier pour retenir son attention et ressusciter l'intérêt évanoui. C'était une pièce monumentale : très haute et très grande. Le plafond était lambrissé de chêne. Les murs étaient joliment décorés de têtes de cerf et d'armes anciennes. Face à la porte il y avait la porte-fenêtre dont nous avions entendu parler. Trois fenêtres plus petites, sur le mur de droite, laissaient filtrer la pâle lumière d'un soleil d'hiver. A gauche se dressait une immense cheminée très profonde, surplombée par un chambranle en chêne massif. Un lourd fauteuil de chêne à tapisserie armoriée trônait à côté ; un cordon pourpre était passé entre les barres de bois ; il avait été attaché par chaque extrémité à la barre transversale. Pour se libérer, lady Brackenstall avait fait glisser ses liens, mais les nœuds n'avaient pas été défaits, et ils étaient intacts. C'est seulement plus tard que ces détails retinrent notre attention. Pour l'instant elle était accaparée par l'image terrible du corps étendu sur la peau d'ours devant la cheminée. C'était le corps d'un homme de grande taille, qui pouvait avoir quarante ans. Il gisait sur le dos, le visage tourné vers la lumière. Ses dents blanches luisaient dans sa courte barbe noire. Ses deux mains crispées étaient levées au-dessus de la tête, et le gourdin d'épine était encore posé en travers. Ses nobles traits aquilins étaient déformés, convulsés par un rictus de haine vindicative qui donnait à la physionomie de ce mort un aspect diabolique. Il était certainement au lit quand un bruit l'avait alerté, car il portait une élégante chemise de nuit, et ses pieds nus émergeaient de ses pantalons. Il avait à la tête une horrible blessure. Toute la pièce témoignait de la fureur sauvage du coup qui l'avait abattu. A côté du cadavre, le lourd tisonnier s'était courbé sous le choc. Holmes l'examina ainsi que la blessure. – Ce vieux Randall doit être costaud ? fit-il. – Oui, dit Hopkins. D'après ce dont je me souviens, il n'a rien d'un client commode ! – Pour le capturer, pas de difficultés en vue ? – Pas la moindre. Nous l'avions tenu un moment sous surveillance, et nous avions cru qu'il était parti pour l'Amérique. Mais maintenant que nous savons que la bande est par ici, je ne vois pas comment ils pourraient nous échapper. Nous avons alerté déjà tous les ports ; d'ici ce soir, une récompense sera offerte. Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est pourquoi ils ont fait cela, sachant fort bien que lady Brackenstall donnerait leur description et que nous les identifierions à coup sûr. – Très juste. Il aurait été plus normal qu'ils se fussent débarrassés aussi de lady Brackenstall. – Ils ne se sont sans doute pas rendu compte, suggérai-je, qu'elle avait repris connaissance. – Vraisemblablement. Si elle leur a donné l'impression qu'elle était toujours évanouie, ils l'ont épargnée. Que savez-vous sur ce pauvre diable, Hopkins ? Je me rappelle vaguement qu'il courait d'étranges histoires sur son compte. – Quand il était sobre il avait bon cœur, mais quand il avait bu c'était un vrai démon. Ou plutôt : quand il était à moitié ivre, car il allait rarement jusqu'au bout de l'ivrognerie. Mais à de pareils moments, il agissait comme s'il avait porté le diable en lui, il était capable de tout. D'après ce que je connais, il a bien failli de temps à autre, en dépit de sa fortune et de son titre, nous mettre dans l'obligation de nous occuper de lui. Il y a eu un scandale à propos d'un chien qu'il a inondé d'essence et qu'il a brûlé vif… le chien de lady Brackenstall, ce qui n'arrangea rien entre eux ! L'affaire fut étouffée, mais pas sans mal. Une autre fois, il a lancé à la tête de Theresa Wright une carafe de vin. Il fallut encore arranger les choses. Entre nous, la maison sera plus vivable maintenant ! Que regardez-vous ? Holmes, à genoux, examinait avec une vive attention les nœuds du cordon rouge avec lequel lady Brackenstall avait été ligotée. Puis il inspecta soigneusement la rupture à l'endroit où le cambrioleur l'avait arrachée. – Quand il a tiré dessus pour l'arracher, observa-t-il, la sonnerie de la cuisine a dû faire un beau vacarme. – Personne ne pouvait l'entendre. La cuisine est tout au fond de la maison. – Comment le cambrioleur savait-il que personne ne l'entendrait ? Comment a-t-il osé tirer le cordon de sonnette avec autant d'insouciance ? – Exactement, monsieur Holmes, exactement ! Vous venez de soulever un problème que je me suis posé moi aussi. Il est hors de doute que cet individu était au fait des habitudes d'ici et connaissait la maison. Il devait certainement savoir que les domestiques seraient tous couchés à cette heure relativement peu tardive, et que personne n'entendrait la sonnette dans la cuisine. Donc il a reçu les confidences d'un valet. C'est évident ! Mais il y a ici huit domestiques, tous de confiance. – Toutes choses étant égales, dit Holmes, le soupçon devrait se porter naturellement sur celle à la tête de qui son maître a lancé un carafon. Et pourtant, cette complicité impliquerait une trahison à l'égard d'une maîtresse pour qui elle semble manifester une grande dévotion. Après tout, ce point est peu important. Quand vous aurez mis la main sur Randall, il ne vous sera sans doute pas bien difficile d'arrêter ses complices. Le récit de lady Brackenstall paraît être confirmé, pour autant qu'il ait besoin de l'être, par tout ce que nous pouvons voir ici… Il alla vers la porte-fenêtre et l'ouvrit. –… Aucune empreinte par terre, mais le sol glacé est dur comme fer. Il ne faut donc pas s'en étonner. Je vois que ces bougies sur la cheminée ont été allumées. – Oui. C'est grâce à celles-ci et à celles de la chambre de lady Brackenstall que les cambrioleurs ont trouvé leur chemin. – Et qu'ont-ils emporté ? – Ma foi, pas grand-chose : une demi-douzaine d'objets de vaisselle dans le buffet. Lady Brackenstall pense qu'ils étaient affolés par la mort de Sir Eustace, ce qui les a empêchés de piller la maison. – Qu'ils auraient évidemment pillée en toute autre occasion ! Et ils ont bu du vin, je crois ? – Pour calmer leurs nerfs. – Bien sûr ! Ces trois verres sur le buffet n'ont pas été touchés, je suppose ? – Non. Et la bouteille non plus. – Voyons un peu… Tiens, tiens ! Que veut dire ceci ? Les trois verres étaient rassemblés. Ils étaient teintés par le vin. L'un d'eux contenait quelques pellicules comme on en voit dans du vieux porto. La bouteille était placée à côté, pleine aux deux tiers. Le bouchon était long, très coloré. La poussière sur la bouteille et l'aspect de ce vénérable bouchon indiquaient clairement que les assassins ne s'étaient pas contentés d'un vin ordinaire. L'attitude de Holmes se transforma soudain. Ses yeux éteints se rallumèrent. Il prit le bouchon et l'examina minutieusement. – Comment l'ont-ils retiré ? demanda-t-il. Hopkins désigna un tiroir entrouvert où l'on apercevait du linge de table et un gros tire-bouchon. – Lady Brackenstall vous a-t-elle dit qu'ils se sont servis du tire-bouchon ? – Non. Rappelez-vous : elle était évanouie au moment où ils ont débouché la bouteille. – C'est vrai. En fait, ils ne se sont pas servis de ce tirebouchon. C'est un tire-bouchon de poche qui a été utilisé, sans doute l'un de ceux qui sont adaptés sur un canif ou un couteau. Il n'avait pas plus de cinq centimètres de long. Si vous examinez le haut du bouchon vous remarquerez que le tire-bouchon a été enfoncé trois fois avant que le bouchon n'ait pu être extrait. Le bouchon n'a pas été transpercé de part en part. Or ce long tirebouchon l'aurait transpercé et en une fois il serait venu à bout du bouchon. Quand vous attraperez votre meurtrier, vous constaterez qu'il possède un couteau à multiples usages. – Bravo ! fit Hopkins. Mais ces verres m'intriguent, je l'avoue. Lady Brackenstall a bien vu boire les trois hommes, n'est-ce pas ? – Oui, elle a été formelle là-dessus. – Alors n'en parlons plus ! Et pourtant ces verres sont dignes d'intérêt, Hopkins ! Comment, vous ne voyez pas pourquoi ? Bon, bon, passons ! Il se peut après tout qu'un homme qui a quelques connaissances particulières et des facultés non moins particulières incline à chercher midi à quatorze heures… Bien sûr, ce doit être un hasard, ces verres ! Hé bien ! au revoir, Hopkins. Je ne vois pas quels services je pourrais vous rendre, puisque l'affaire paraît si claire… Faites-moi savoir quand Randall sera arrêté, et, s'il y a des développements imprévus, avertissez-moi. J'espère que je pourrai bientôt vous féliciter de votre succès. Venez, Watson ; sans doute nous occuperons-nous d'une manière plus profitable à Baker Street qu'ici. Au cours de notre voyage de retour, je remarquai que Holmes était très intrigué par une observation qu'il avait faite. Au prix d'un effort, il parlait de l'affaire comme s'il ne subsistait rien d'obscur, puis des doutes le reprenaient et je voyais son front se plisser, ses yeux se vider de toute expression : son esprit le ramenait au manoir de l'Abbaye, dans la grande salle à manger qui avait été le théâtre du drame de minuit. Enfin, dans une impulsion soudaine, au moment où notre train démarrait d'une gare de banlieue, il bondit sur le quai et m'entraîna derrière lui. – Excusez-moi, mon cher ami ! s'écria-t-il pendant que nous regardions les derniers wagons du convoi disparaître dans un virage. Je suis désolé de faire de vous une victime de ce qui peut vous sembler un simple caprice. Mais sur mon âme, Watson, je vous jure qu'il m'est impossible d'abandonner une affaire dans ces conditions. Tous mes instincts s'accordent pour protester. Tout est faux ! Oui, tout est faux… J'en ferais le serment : il y a tromperie ! Et pourtant l'histoire de lady Brackenstall était sans failles, sa confirmation par la femme de chambre suffisante, tout était presque exact. Qu'ai-je à opposer à cela ? Trois verres de vin, un point c'est tout. Mais si je n'avais pas considéré les choses comme sûres et certaines, si j'avais procédé à mes examens avec le soin que j'aurais déployé si nous avions abordé l'affaire l'esprit libre, sans histoires toutes faites pour me brouiller la cervelle, n'aurais-je pas alors découvert une piste sur laquelle nous aurions pu galoper ? Bien sûr que si ! Asseyons-nous sur ce banc, Watson, jusqu'à l'arrivée d'un train pour Chislehurst, et permettez-moi de vous énumérer les faits d'évidence… A une condition pourtant : chassez de votre esprit l'idée que les récits de la maîtresse et de la femme de chambre sont forcément véridiques. La charmante personnalité de lady Brackenstall ne doit pas porter atteinte à notre jugement. « Il y a des détails dans son histoire qui, si nous y réfléchissions de sang-froid, éveilleraient nos soupçons. L'autre semaine, ces cambrioleurs à Sydenham firent beaucoup de tapage. On a parlé d'eux dans les journaux, on a communiqué leur signalement. Naturellement, si quelqu'un voulait inventer une histoire, ils étaient tout indiqués pour jouer le rôle de cambrioleurs. Mais en règle générale, les cambrioleurs qui ont réussi un joli coup sont trop heureux d'en profiter en paix et ne s'embarquent pas de sitôt dans une deuxième aventure périlleuse. D'autre part, les voleurs opèrent plus tard. Par ailleurs, des cambrioleurs se garderaient bien de frapper une femme pour l'empêcher de crier, car ils savent que c'est au contraire le meilleur moyen de lui arracher des cris. Ajoutez à cela qu'ils ne tuent pas lorsqu'ils sont suffisamment nombreux pour maîtriser un homme. Également, ils n'ont pas l'habitude de se contenter d'un maigre butin quand ils n'ont que l'embarras du choix pour piller. Enfin, je soutiens que des gaillards pareils n'abandonnent jamais une bouteille avant de l'avoir vidée complètement. Que pensez-vous de ces anomalies, Watson ? – Leur effet cumulatif est évidemment considérable. Toutefois chacune prise à part est tout à fait plausible. Il me semble que la plus forte anomalie est que lady Brackenstall ait été ligotée sur le fauteuil. –Je ne suis pas sûr que ce soit une chose extraordinaire, Watson, car de deux choses l'une : ou bien ils devaient la tuer, ou bien ils devaient l'attacher solidement afin qu'elle ne donnât pas l'alarme trop tôt après leur départ. Mais, de toute façon, n'ai-je pas montré que l'histoire de lady Brackenstall comportait un certain élément d'improbabilité ? Or voici que pour comble apparaît ce détail des verres de vin. – Hé bien ! quoi ! Ces verres de vin… – Les revoyez-vous avec les yeux de la mémoire ? – Très distinctement. – On nous a dit que les trois hommes avaient bu chacun dans son verre. Trouvez-vous cela vraisemblable ? – Pourquoi pas ? Il restait encore quelques gouttes de vin dans chaque verre. – Oui. Mais il n'y avait de pellicules de porto que dans un seul des verres. Vous l'avez remarqué. Qu'est-ce que ce détail vous suggère ? – Le verre qui a été rempli le dernier peut fort bien avoir reçu des pellicules, et pas les deux premiers. – Non. La bouteille était pleine de pellicules. Il est donc inconcevable que les deux premiers verres en aient été exempts et le troisième abondamment pourvu. Il y a deux explications possibles, et deux seulement. La première est que, une fois le deuxième servi, la bouteille a été violemment secouée, si bien que le troisième a reçu des pellicules. Explication qui paraît douteuse… Non, non ! Je suis sûr que j'ai raison. – Que supposez-vous, alors ? – Que deux verres seulement ont été utilisés et que les fonds de ces deux verres ont été versés dans un troisième pour donner l'impression mensongère que trois personnes étaient là. Dans ce cas, toutes les pellicules seraient tombées dans le dernier verre, n'est-ce pas ? Oui, je suis persuadé que les choses se sont passées ainsi ! Mais si mon explication de cet insignifiant phénomène est juste, du coup l'affaire cesse d'être banale, et elle devient très intéressante, puisqu'il ressortirait que lady Brackenstall et sa femme de chambre ont menti dans leurs dépositions, qu'il n'y a pas un mot de vrai dans ce qu'elles nous ont dit, et qu'elles ont une raison majeure pour protéger le criminel réel, donc que nous devons reconsidérer l'affaire sans leur aide. Et pour cette mission qui nous attend, Watson, voilà le train de Chislehurst. Notre retour surprit considérablement le manoir de l'Abbaye. Stanley Hopkins était parti pour faire son rapport à Scotland Yard. Sherlock Holmes prit donc possession de la salle à manger, s'enferma à l'intérieur et consacra deux bonnes heures à l'une de ces investigations patientes et minutieuses sur lesquelles il étayait ensuite ses brillants édifices déductifs. Assis dans un coin comme un étudiant qui observe avec intérêt la démonstration de son professeur, je suivis pas à pas cette recherche passionnante. La porte-fenêtre, les rideaux, le tapis, le fauteuil, le cordon, tout fut inspecté tour à tour. Le corps de l'infortuné Sir Eustace avait été retiré ; à cette seule exception près, les choses étaient restées telles que nous les avions vues le matin. Puis, à ma stupéfaction, Holmes grimpa sur le chambranle de la cheminée. Au-dessus de sa tête pendaient quelques centimètres de cordon rouge qui était demeuré attaché au fil de la sonnette. Pendant un long moment il le contempla. Puis il voulut s'en approcher davantage et il posa son genou sur une console en bois accrochée au mur. Sa main parvint tout près du bout du cordon. Mais ce fut sur la console que son attention se porta surtout. Finalement il sauta à terre et poussa une exclamation de satisfaction. – Tout va bien, Watson ! L'affaire est dans le sac. Une affaire qui comptera parmi les plus intéressantes de notre collection. Mais, mon Dieu, comme j'ai eu l'esprit lent ! Et comme j'ai été près de commettre la gaffe de ma vie ! Maintenant, je crois qu'avec quelques maillons qui me manquent encore ma chaîne sera complète. – Vous avez vos hommes ? – Mon homme, Watson. Un homme. Mais formidable ! Fort comme un lion : regardez plutôt comment d'un coup il a plié le tisonnier ! Il mesure un mètre quatre-vingt-dix, il est agile comme un écureuil, il est habile de ses doigts. En outre il a l'esprit remarquablement vif, car c'est lui l'auteur de toute cette ingénieuse histoire. Oui, Watson, nous sommes tombés sur un individu de grande classe. Et cependant, dans ce cordon de sonnette, il nous a donné l'indice qui devait lever tous nos doutes. – Où, l'indice ? – Voyons, Watson, si vous arrachiez un cordon de sonnette, où la cassure se produirait-elle naturellement ? A l'endroit où le cordon est attaché au fil. Pourquoi celui-ci s'est-il cassé à une dizaine de centimètres plus bas ? – Parce qu'il était abîmé là ? – Exactement. Ce bout de cordon sur le fauteuil, que nous pouvons examiner, est abîmé, effiloché. L'homme a été assez astucieux pour le taillader avec son couteau. Mais l'autre bout près du fil n'est pas abîmé. Vous ne pouvez pas le voir d'où vous êtes, mais si vous montiez sur la cheminée vous vous apercevriez qu'il est coupé net sans aucune trace d'effilochage. Reconstituons ce qui est arrivé. L'homme avait besoin du cordon. Il ne voulait pas l'arracher brutalement par peur d'alerter les domestiques en déclenchant la sonnerie. Qu'a-t-il fait ? Il est grimpé sur la cheminée, il n'a pas pu atteindre tout à fait le bout du cordon, il a posé son genou sur la console… La trace en est restée imprimée dans la poussière… Et il a sorti son canif pour taillader le cordon. Comme il s'en faut de dix centimètres que j'aie pu atteindre ce bout, j'en déduis qu'il mesure au moins dix centimètres de plus que moi. Regardez cette marque sur le siège de ce fauteuil en chêne ! Qu'est-ce ? – Du sang. – Bon, du sang. Ceci seul détruit toute la version de lady Brackenstall. Si elle était assise sur le fauteuil quand le crime a été commis, comment cette trace de sang serait-elle venue ? Non, non ! Elle a été placée sur le fauteuil après la mort de son mari. Je parierais que la robe de dîner porte une marque correspondante ! Nous n'en sommes pas encore à la victoire totale, Watson, mais voici notre Marengo, qui commença par une défaite et se termina par un succès. J'aimerais bien dire deux mots à cette Theresa. Mais il nous faudra être circonspects si nous voulons obtenir les dernières informations qui nous manquent. Cette sévère gouvernante australienne était une personnalité très intéressante. Taciturne, méfiante, désagréable, elle mit du temps à se dégeler devant les manières aimables de Holmes et la disposition qu'il affichait de la croire sur parole. Enfin elle se départit de sa réserve. Elle n'essaya nullement de dissimuler la haine qu'elle portait à feu Sir Eustace. – Oui, monsieur, c'est vrai, l'histoire de la carafe qu'il m'a lancée à la tête. Je l'avais entendu insulter ma maîtresse et je lui avais dit qu'il ne lui parlerait pas sur ce ton si le frère de Madame était présent. Il aurait bien pu me jeter une douzaine de carafes à la tête pourvu qu'il laisse en paix mon pauvre petit oiseau. Il était parti pour la maltraiter toute sa vie, et elle, monsieur, était bien trop fière pour se plaindre. A moi-même, elle ne racontait pas tout ce qu'il lui faisait. Elle ne m'avait jamais parlé de ces marques sur le bras que vous avez vues ce matin. Mais je peux bien vous le certifier d'où elles viennent : d'un coup d'épingle à chapeau ! Ce maudit démon sournois… Que le Ciel me pardonne de ne pas tenir ma langue puisqu'il est mort !… Mais c'était un vrai démon, Satan en personne ! Quand nous l'avons connu, il était tout miel. Cela remonte à dix-huit mois. Il nous avait à toutes deux donné l'impression qu'il était un gamin de dix-huit ans. Elle venait d'arriver à Londres. Oui, c'était son premier voyage : elle n'avait jamais quitté sa maison auparavant. Il l'a conquise avec son titre, son argent, ses hypocrites manières londoniennes. Si elle s'est trompée, elle a payé ! A quel mois nous avons fait sa connaissance ? Hé bien ! juste après notre arrivée. Nous sommes arrivées en juin, ils se sont rencontrés en juillet, et les noces ont été célébrées en janvier de l'an dernier. Oui, elle est redescendue dans son petit salon, et elle vous recevra bien volontiers, mais ne lui en demandez pas trop, car elle a supporté tout ce que la chair et le sang peuvent supporter. Lady Brackenstall reposait sur le même canapé, mais elle avait meilleure mine que le matin. La femme de chambre était entrée avec nous, et elle recommença à soigner la plaie qui ornait toujours le front de sa maîtresse. – J'espère, dit lady Brackenstall, que vous n'êtes pas revenus pour m'interroger encore ? – Non, répondit Holmes de sa voix la plus douce. Je ne vous causerai pas de soucis inutiles, lady Brackenstall. Je ne désire qu'une chose : tout vous faciliter, car je suis convaincu que vous avez été très éprouvée. Si vous consentez à me traiter en ami et à vous fier à moi, vous constaterez que je justifierai cette confiance. – Que voulez-vous que je fasse ? – Me dire la vérité. – Monsieur Holmes ! – Non, lady Brackenstall. Ce n'est pas la peine ! Peut-être avez-vous entendu parler de ma petite réputation. Je la joue tout entière sur le fait que votre histoire est entièrement inventée. La maîtresse et la femme de chambre fixèrent Holmes avec des yeux épouvantés. – Vous êtes un effronté ! cria Theresa. Voulez-vous dire que ma maîtresse a menti ? Holmes se leva. – Vous n'avez rien à me dire ? – Je vous ai tout dit. – Réfléchissez, lady Brackenstall !Ne vaudrait-il pas mieux être sincère ? Un instant, l'hésitation se lut sur le beau visage pâli. Mais une force nouvelle lui imposa de reprendre son masque. – Je vous ai dit tout ce que je savais. Holmes prit son chapeau et haussa les épaules. – Je regrette ! fit-il. Sans ajouter un mot, nous quittâmes le salon et le manoir. Il y avait dans le parc un étang, et mon ami se dirigea par là. L'étang était gelé, mais il y avait un trou dans la glace pour les ébats d'un cygne solitaire. Holmes le contempla, puis nous passâmes la grille. Chez la concierge il écrivit une courte lettre pour Stanley Hopkins, qu'il laissa dans la loge. – Peut-être le coup est-il réussi, peut-être est-il manqué, mais nous sommes obligés de faire quelque chose pour l'ami Hopkins, ne serait-ce que pour justifier notre deuxième visite, dit Holmes. Je ne le mets pas tout à fait dans la confidence. Je pense que notre prochain théâtre d'opérations doit être le bureau de la ligne maritime Adélaïde- Southampton, qui se trouve, je crois, au bout de Pall Mall. Il existe une deuxième ligne de paquebots, mais nous allons d'abord nous adresser à la plus importante. Holmes fit passer sa carte au directeur, qui se montra fort complaisant et qui nous fournit rapidement les renseignements dont nous avions besoin. En juin 1895, un seul navire de la ligne avait atteint un port anglais. En se référant à la liste des passagers, il nous apprit que Mlle Fraser, d'Adélaïde, avait fait avec sa femme de chambre la traversée à son bord. Le bateau voguait à présent vers l'Australie, il devait se trouver quelque part au sud du canal de Suez. Ses officiers étaient les mêmes qu'en 1895, à l'exception d'un seul. Le premier officier, M. Jack Croker, avait été nommé capitaine et devait assumer le commandement d'un nouveau navire, le Bass-Rock, qui devait quitter Southampton le surlendemain. Il habitait à Sydenham, mais il passerait certainement bientôt pour prendre des ordres. Si nous désirions lui parler, nous pouvions l'attendre. Non. M. Holmes ne désirait pas le voir. Mais il serait heureux de connaître ses états de service et son caractère. Ses états de service étaient splendides. Il n'y avait pas un officier de la marine marchande pour rivaliser avec lui. Quant au caractère, il était parfait en mer ; mais, à terre, violent, risquetout, bouillant, irascible ; et cependant loyal, honnête, bon. Nanti de ces renseignements, Holmes quitta le bureau de la ligne Adélaïde-Southampton. Il héla un fiacre et donna l'adresse de Scotland Yard. Mais, au lieu d'entrer, il demeura assis dans la voiture, les sourcils froncés, méditatif. Finalement, il donna au cocher l'ordre de nous déposer au bureau de poste de Charing Cross, expédia un message, et nous rentrâmes à Baker Street. – Non, Watson, je n'ai pas pu le faire ! me dit-il dès que nous fûmes de retour chez nous. Si un mandat était lancé, rien sur la terre ne pourrait plus le sauver. Une ou deux fois déjà dans ma carrière j'ai senti que j'avais commis plus de mal véritable en découvrant le criminel qu'il n'en avait fait, lui, par son crime. J'ai donc appris la prudence et je préfère jouer des tours à la loi anglaise plutôt qu'à ma propre conscience. Avant d'agir, attendons d'en savoir un peu plus. La journée n'était pas terminée que nous reçûmes la visite de l'inspecteur Stanley Hopkins. Il avait l'air déprimé. – Vous êtes un sorcier, monsieur Holmes. Parfois je crois que vous possédez des facultés suprahumaines. Comment diable avezvous su que l'argenterie volée se trouvait au fond de l'étang ? –Je ne le savais pas. – Mais vous m'avez dit de le draguer. – Alors vous l'avez trouvée ? – Oui, je l'ai trouvée. –Je suis très heureux de vous avoir aidé. – Mais vous ne m'avez pas aidé ! Vous avez rendu toute l'affaire infiniment plus compliquée. Quels sont ces cambrioleurs qui volent de l'argenterie et puis qui vont la jeter au fond de l'étang le plus proche ? – C'est en effet un comportement assez excentrique ! Je m'étais abandonné à l'idée que l'argenterie avait été prise par des gens qui n'en avaient pas besoin, qui simplement l'avaient volée pour simuler un cambriolage, et qui naturellement désiraient s'en débarrasser. – Mais pourquoi une telle idée vous est-elle venue à l'esprit ? – Ma foi, j'ai pensé qu'elle n'était pas impossible. Quand ils sont sortis par la porte-fenêtre, ils ont vu l'étang, avec un petit trou tentant dans la glace juste sous leur nez. Pouvait-il y avoir une meilleure cachette ? – Ah ! une cachette ?… Voilà mieux ! s'écria Hopkins. Oui, je comprends tout, à présent. Il était de bonne heure, il y avait encore du monde sur les routes, ils ont eu peur d'être repérés avec cette argenterie, et ils l'ont jetée dans l'étang avec l'idée d'y revenir quand le coin ne serait plus surveillé. Bravo, monsieur Holmes ! C'est mieux que votre idée d'une feinte. – N'est-ce pas ? Voilà une théorie admirable. Les miennes étaient plutôt erronées, mais enfin elles vous ont permis de découvrir l'argenterie. – Oui, monsieur, oui ! C'est vous qui avez tout fait. Mais j'ai un coup dur. – Un coup dur ? – Oui, monsieur Holmes. Le gang des Randall a été arrêté ce matin… à New York. – Mon Dieu, Hopkins ! Cet événement s'accorde mal avec votre thèse selon laquelle ils ont commis un assassinat dans le Kent la nuit dernière. – C'est terrible, monsieur Holmes ! Terriblement décisif ! Heureusement, il y a d'autres gangs à trois que les Randall ; et il s'en est peut-être constitué un que la police ne connaît pas. – Bien sûr ! C'est tout à fait possible. Comment, vous partez ? – Oui, monsieur Holmes. Il n'y aura pas de repos pour moi tant que je n'aurai pas découvert le fin mot de l'affaire. Je suppose que vous n'avez pas de tuyau à me donner ? – Je vous en ai donné un. – Lequel ? – Je vous ai suggéré une feinte. – Mais pourquoi, monsieur Holmes, pourquoi ? – Ah ! c'est toute la question, évidemment ! Mais je vous recommande cette suggestion. Peut-être finirez-vous par trouver qu'elle n'est pas si oiseuse qu'elle en a l'air. Vous ne restez pas dîner ? Hé bien ! bonsoir ! Tenez-nous au courant. Nous avions fini de dîner et la table était desservie avant que Holmes ne fit une nouvelle allusion à l'affaire. Il avait allumé sa pipe et il avait allongé ses jambes près du feu. Soudain il regarda sa montre. – J'attends les suites, Watson. – Pour quand ? – Pour maintenant. Dans quelques minutes. Dites, vous trouvez que j'ai mal agi vis-à-vis de Stanley Hopkins ? – Je me fie à votre jugement. – Réponse très sensée, Watson ! Considérez les choses sous cet angle : ce que je sais n'est pas officiel ; ce qu'il sait est officiel. J'ai le droit d'avoir un jugement personnel, privé. Lui, non. Il faut qu'il rapporte tout, sinon il trahit son mandat. Dans un cas douteux, je ne l'aurais pas placé dans une situation aussi pénible. Je réserve mes informations jusqu'à ce que toute l'affaire soit bien éclaircie dans mon esprit. – Mais quand sera-ce ? – Maintenant. Vous allez assister à la dernière scène de ce petit drame remarquable. Des pas résonnèrent dans notre escalier, et notre porte livra passage à l'un des plus beaux types d'hommes qui l'aient jamais franchie. Il était jeune, grand, blond avec des moustaches dorées, il avait les yeux bleus et une peau brûlée par le soleil des tropiques, son pas élastique montrait qu'il était aussi leste que fort. Il referma la porte derrière lui, puis se tint debout les mains crispées, haletant, en proie à une émotion bouleversante. – Asseyez-vous, capitaine Croker. Vous avez reçu mon télégramme ? Notre visiteur sombra dans un fauteuil et nous regarda alternativement avec des yeux interrogatifs. – J'ai reçu votre télégramme et je suis venu à votre heure. J'ai appris que vous étiez passé au bureau. Il n'y a pas moyen de vous échapper. Je suis prêt à entendre le pire. Qu'allez-vous faire de moi ? M'arrêter ? Parlez, monsieur ! Vous n'allez pas jouer avec moi comme le chat avec une souris ! – Donnez-lui un cigare, me dit Holmes. Mordez ça, capitaine Croker, et ne vous laissez pas entraîner par vos nerfs. Je ne resterais pas assis avec vous, je ne fumerais pas un cigare avec vous si je pensais que vous étiez un vulgaire criminel, croyezmoi ! Soyez sincère, et nous pourrons vous faire du bien. Rusez avec moi, et je vous réduirai en miettes. – Que me voulez-vous ? – Je voudrais que vous me donniez une version vraie de tout ce qui s'est passé au manoir de l'Abbaye la nuit dernière. Une version vraie, s'il vous plaît ! Sans rien ajouter et sans rien retrancher. J'en connais déjà suffisamment pour que, si vous vous écartez d'un pouce de la ligne droite, j'appelle la police par ce sifflet à travers la fenêtre, et votre affaire cessera pour toujours de dépendre de moi seul. Le marin réfléchit un instant. Puis il se frappa la jambe de sa grande main hâlée. – Je joue cette chance ! s'écria-t-il. Je crois que vous êtes un homme d'honneur, un homme propre, et je vous dirai toute l'histoire. Mais d'abord ceci. En ce qui me concerne, je ne regrette rien, je ne crains rien, je le referais si c'était à refaire, et j'en serais fier. Mais c'est Mary… Mary Fraser, car jamais je ne l'appellerai de cet autre nom maudit. L'idée de lui créer des ennuis, à moi qui donnerais ma vie pour amener un sourire sur son doux visage, voilà ce qui me rend fou. Et pourtant… Et pourtant, pouvais-je agir autrement ? Je vais vous dire mon histoire, messieurs, et puis je vous demanderai, d'homme à homme, si je pouvais agir autrement. « Il faut que je revienne un peu en arrière. Vous paraissez tout savoir. Je pense donc que vous n'ignorez pas que je l'ai rencontrée pour la première fois à bord du Rock-of-Gibraltar ; elle y était passagère et moi officier en premier. Depuis le jour où je l'ai vue, elle est devenue la femme de ma vie. Et chaque jour, au long de cette traversée, je l'ai aimée davantage. Bien des fois il m'est arrivé de m'agenouiller dans l'obscurité pendant un quart de nuit et de baiser le pont du bateau parce que ses pas l'avaient foulé. Nous n'avons échangé aucune promesse. Elle m'a traité aussi honnêtement que jamais femme traita un homme épris. Je n'ai pas à me plaindre. De mon côté c'était l'amour, rien que l'amour. Du sien c'était de l'amitié, de la bonne camaraderie. Quand le voyage prit fin, elle était demeurée une femme libre, mais moi je ne pouvais plus jamais être un homme libre. « Quand je revins d'un deuxième voyage, j'appris son mariage. Mais pourquoi n'aurait-elle pas épousé celui qui lui plaisait ? Un titre de noblesse, de l'argent, quelle femme en était plus digne ? Elle était née pour tout ce qui est beau et délicat. Je ne me lamentai pas sur son mariage. Je n'étais pas égoïste. Je me suis réjoui de ce qu'elle avait trouvé le bonheur, et mieux qu'un marin sans le sou. Voilà comment j'aimais Mary Fraser. « Hé bien ! je croyais ne plus jamais la revoir ! Mais après le dernier voyage, j'ai été promu capitaine, le nouveau bateau n'était pas encore lancé, j'avais deux mois à attendre en famille à Sydenham. Un jour, en me promenant dans la campagne, je suis tombé sur Theresa Wright, sa vieille gouvernante. Elle m'a parlé d'elle, de lui, de tout. Je vous le jure, messieurs, j'ai failli en devenir enragé. Ce chien, qui se permettait de lever la main sur elle alors qu'il n'était pas digne de lacer ses chaussures ? J'ai revu Theresa. Puis j'ai revu Mary. Je l'ai vue et revue… Jusqu'au jour où elle n'a plus voulu me revoir. Mais comme j'avais reçu une note m'avisant que je devrais embarquer dans huit jours, alors j'ai décidé de la revoir une fois encore avant de partir. Theresa avait toujours été bien disposée à mon égard, car elle aimait Mary et haïssait presque autant que moi son bandit de mari. Elle m'a indiqué comment entrer dans le manoir. Mary avait l'habitude de lire tard dans son petit salon au rez-de-chaussée. Cette nuit-là j'ai rampé jusque-là et j'ai gratté à la fenêtre. D'abord elle n'a pas voulu m'ouvrir ; mais je connais à présent son cœur : elle m'aime, elle n'aurait pas voulu m'abandonner à cette nuit glaciale. Elle m'a chuchoté de faire le tour et d'aller devant la porte-fenêtre, que j'ai trouvée ouverte ; j'ai pu me glisser dans la salle à manger. A nouveau j'ai entendu de sa bouche des choses qui m'ont mis le sang en ébullition, et j'ai encore une fois maudit la brute qui maltraitait la femme que j'aimais. Hé bien ! messieurs, j'étais debout près d'elle dans l'embrasure de la porte-fenêtre, en toute honnêteté, j'en prends Dieu à témoin, quand tout à coup il s'est précipité dans la pièce, l'a traitée des noms les plus grossiers, et l'a frappée à la tête d'un coup du gourdin qu'il tenait à la main. J'ai bondi sur le tisonnier. Le combat entre nous était égal. Regardez mon bras : voilà où est tombé son premier coup. Ensuite ç'a été mon tour : j'y suis allé de bon cœur, comme si j'avais tapé sur une citrouille. Vous croyez peut-être que j'en ai eu du remords ? Oh ! non ! C'était ou sa vie ou la mienne. Et mieux encore : c'était ou sa vie, à lui ; ou sa vie, à elle. Car comment aurais-je pu la laisser au pouvoir de ce furieux ? Donc je l'ai tué. Avais-je tort ? Ma foi, messieurs, qu'auriez-vous fait à ma place ? « Elle avait crié quand il l'avait frappée. La vieille Theresa aussitôt était accourue. Il y avait une bouteille de vin sur le buffet. Je l'ai débouchée et j'en ai versé quelques gouttes entre les lèvres de Mary. car elle était à demi morte d'émotion. Puis j'en ai bu aussi un peu. Theresa avait gardé tout son sang-froid : elle a monté la comédie autant que moi. Nous devions faire croire que c'étaient des cambrioleurs qui avaient tué le mari. Theresa répétait sans se lasser sa leçon à sa maîtresse, tandis que je grimpais pour couper le cordon de sonnette. Puis je l'ai ligotée au fauteuil, j'ai tailladé l'extrémité du cordon pour ajouter à la vraisemblance ; sinon, on se serait demandé comment un cambrioleur aurait pu grimper pour le couper. J'ai pris quelques pièces d'argenterie afin de confirmer la thèse d'un vol, et je les ai laissées en leur disant de ne donner l'alarme qu'un quart d'heure après mon départ. J'ai jeté l'argenterie dans l'étang et je suis rentré à Sydenham avec l'impression que pour une fois dans ma vie j'avais fait quelque chose de bien. Voilà la vérité, toute la vérité, monsieur Holmes. Tant pis si elle me coûte la vie ! Holmes continua à fumer quelques instants en silence. Puis il traversa la pièce pour aller serrer la main de notre visiteur. – C'est exactement ce que je pensais, dit-il. Je sais que vous m'avez dit la vérité. Personne en dehors d'un acrobate ou d'un marin n'aurait pu attraper ce cordon de sonnette en prenant appui sur la console, et seul un marin était capable de faire les nœuds qui attachaient le cordon au fauteuil. Or lady Brackenstall n'avait approché des marins qu'une fois, pendant sa traversée. Et il s'agissait bien de quelqu'un qui socialement était son égal puisqu'elle tentait si fort de le protéger, montrant par là qu'elle l'aimait. Vous voyez comme cela me fut facile de remonter jusqu'à vous, une fois que je fus lancé sur la bonne piste. – Je croyais que la police ne devinerait jamais notre truc ! – La police ne l'a pas deviné. Et je crois qu'elle ne le devinera jamais. Maintenant, attention, capitaine Croker ! Il s'agit d'une affaire grave, très grave. Certes, j'admets que vous ayez agi sous l'effet de la pire des provocations qu'un homme puisse supporter. Je ne suis pas sûr que, votre acte, qui a été commis en état de légitime défense, ne soit pas justifiable. Toutefois c'est à un jury anglais d'en décider. En attendant, j'éprouve pour vous une sympathie si vive que si vous décidiez de disparaître dans les prochaines vingt-quatre heures, je vous promets que personne ne vous donnera la chasse. – Et après, tout sortira ? Certainement. Le marin rougit de colère. – Est-ce une sorte de marché à proposer à un homme ? Je connais suffisamment la loi pour comprendre que Mary serait accusée de complicité. Croyez-vous que je la laisserais seule affronter la musique pendant que je courrais me mettre à l'abri ? Non, monsieur ! Qu'on fasse de moi ce qu'on voudra, mais, monsieur Holmes, pour l'amour de Dieu, trouvez un moyen de tenir ma pauvre Mary à l'écart. Pour la deuxième fois Holmes tendit sa main au marin. – Je voulais seulement vous mettre à l'épreuve. A chaque coup vous résonnez clair ! Hé bien ! c'est une grande responsabilité que je prends, mais j'ai donné à Hopkins un excellent tuyau. S'il n'est pas capable de s'en servir, tant pis ! Écoutez-moi, capitaine Croker : nous allons régler cela avec les apparences de la loi. Vous êtes prisonnier. Watson, vous serez le jury anglais. Je ne connais personne plus digne d'en représenter un. Je suis le magistrat. Messieurs les jurés, vous avez entendu les dépositions. Considérez-vous le prisonnier coupable ou non coupable ? – Non coupable, monsieur le président ! répondis-je. – Vox populi, vox Dei. Vous êtes acquitté, capitaine Croker. Tant que la loi n'aura pas trouvé une autre victime, je vous laisse en liberté. Dans un an, revenez vers cette dame. Puissent son avenir et le vôtre justifier le jugement que nous avons prononcé cette nuit ! Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE SIGNE DES QUATRE (février 1890) Chapitre I La déduction est une science Sherlock Holmes prit la bouteille au coin de la cheminée puis sortit la seringue hypodermique de son étui de cuir. Ses longs doigts pâles et nerveux préparèrent l'aiguille avant de relever la manche gauche de sa chemise. Un instant son regard pensif s'arrêta sur le réseau veineux de l'avant-bras criblé d'innombrables traces de piqûres. Puis il y enfonça l'aiguille avec précision, injecta le liquide, et se cala dans le fauteuil de velours en poussant un long soupir de satisfaction. Depuis plusieurs mois j'assistais à cette séance qui se renouvelait trois fois par jour, mais je ne m'y habituais toujours pas. Au contraire, ce spectacle m'irritait chaque jour davantage, et la nuit ma conscience me reprochait de n'avoir pas eu le courage de protester. Combien de fois ne m'étais-je pas juré de délivrer mon âme et de dire ce que j'avais à dire ! Mais l'attitude nonchalante et réservée de mon compagnon faisait de lui le dernier homme avec lequel on pût se permettre une certaine indiscrétion. Je connaissais ses dons exceptionnels et ses qualités peu communes qui m'en imposaient : à le contrarier, je me serais senti timide et maladroit. Pourtant, cet après-midi-là, je ne pus me contenir. Était-ce la bouteille du Beaune que nous avions bue à déjeuner ? Était-ce sa manière provocante qui accentua mon exaspération ? En tout cas, il me fallut parler. « Aujourd'hui, lui demandai-je, morphine ou cocaïne ? » Ses yeux quittèrent languissamment le vieux livre imprimé en caractères gothiques qu'il tenait ouvert. « Cocaïne, dit-il, une solution à sept pour cent. Vous plairait-il de l'essayer ? – Non, certainement pas ! répondis-je avec brusquerie. Je ne suis pas encore remis de la campagne d'Afghanistan. Je ne peux pas me permettre de dilapider mes forces. » Ma véhémence le fit sourire. « Peut-être avez-vous raison, Watson, dit-il. Peut-être cette drogue a-t-elle une influence néfaste sur mon corps. Mais je la trouve si stimulante pour la clarification de mon esprit, que les effets secondaires me paraissent d'une importance négligeable. – Mais considérez la chose dans son ensemble ! m'écriai-je avec chaleur. Votre cerveau peut, en effet, connaître une acuité extraordinaire ; mais à quel prix ! C'est un processus pathologique et morbide qui provoque un renouvellement accéléré des tissus, qui peut donc entraîner un affaiblissement permanent. Vous connaissez aussi la noire dépression qui s'ensuit : le jeu en vaut-il la chandelle ? Pourquoi risquer de perdre pour un simple plaisir passager les grands dons qui sont en vous. Souvenezvous que ce n'est pas seulement l'ami qui parle en ce moment, mais le médecin en partie responsable de votre santé. » Il ne parut pas offensé. Au contraire, il rassembla les extrémités de ses dix doigts et posa ses coudes sur les bras de son fauteuil comme quelqu'un s'apprêtant à savourer une conversation. « Mon esprit refuse la stagnation, répondit-il ; donnez-moi des problèmes, du travail ! Donnez-moi le cryptogramme le plus abstrait ou l'analyse la plus complexe, et me voilà dans l'atmosphère qui me convient. Alors je puis me passer de stimulants artificiels. Mais je déteste trop la morne routine et l'existence ! Il me faut une exaltation mentale : c'est d'ailleurs pourquoi j'ai choisi cette singulière profession ; ou plutôt, pourquoi je l'ai créée, puisque je suis le seul au monde de mon espèce. – Le seul détective privé ? dis-je, levant les sourcils. – Le seul détective privé que l'on vienne consulter, précisat-il. En ce qui concerne la détection, la recherche, c'est moi la suprême Cour d'appel. Lorsque Gregson ou Lestrade, ou Athelney Jones donnent leur langue au chat – ce qui devient une habitude chez eux, soit dit en passant – c'est moi qu'ils viennent trouver. J'examine les données en tant qu'expert et j'exprime l'opinion d'un spécialiste. En pareils cas, je ne demande aucune reconnaissance officielle de mon rôle. Mon nom n'apparaît pas dans les journaux. Le travail en lui-même, le plaisir de trouver un champ de manœuvres pour mes dons personnels sont ma plus haute récompense. Vous avez d'ailleurs eu l'occasion de me voir à l'œuvre dans l'affaire de Jefferson Hope. – En effet. Et jamais rien ne m'a tant frappé. A tel point que j'en ai fait un petit livre, sous le titre quelque peu fantastique de Une Étude en rouge. » Il hocha tristement la tête. « Je l'ai parcouru, dit-il. Je ne peux honnêtement vous en féliciter. La détection est, ou devrait être, une science exacte ; elle devrait donc être constamment traitée avec froideur et sans émotion. Vous avez essayé de la teinter de romantisme, ce qui produit le même effet que si vous introduisiez une histoire d'amour ou un enlèvement dans la cinquième proposition d'Euclide. – Mais l'élément romantique existait objectivement ! m'écriai-je. Je ne pouvais accommoder les faits à ma guise. – En pareil cas, certains faits doivent être supprimés ou, tout au moins, rapportés avec un sens équitable des proportions. La seule chose qui méritait d'être mentionnée dans cette affaire, était le curieux raisonnement analytique remontant des effets aux causes, grâce à quoi je suis parvenu à la démêler. » J'étais agacé, irrité par cette critique ; n'avais-je pas travaillé spécialement pour lui plaire ? Son orgueil semblait regretter que chaque ligne de mon petit livre n'eût pas été consacrée uniquement à ses faits et gestes… Plus qu'une fois, durant les années passées avec lui à Baker Street, j'avais observé qu'une légère vanité perçait sous l'attitude tranquille et didactique de mon compagnon. Je ne répliquai rien, et m'occupai de ma jambe blessée. Une balle Jezail l'avait traversée quelque temps auparavant, et bien que je ne fusse pas empêché de marcher, je souffrais à chaque changement du temps. « Ma clientèle s'est récemment étendue aux pays du continent, reprit Holmes en bourrant sa vieille pipe de bruyère. La semaine dernière François le Villard est venu me consulter. C'est un homme d'une certaine notoriété dans la Police Judiciaire française. Il possède la fine intuition du Celte, mais il lui manque les connaissances étendues qui lui permettraient d'atteindre les sommets de son art. L'affaire concernait un testament et soulevait quelques points intéressants. J'ai pu le renvoyer à deux cas similaires, l'un à Riga en 1857, l'autre à SaintLouis en 1871 ; cela lui a permis de trouver la solution exacte. Voici la lettre reçue ce matin me remerciant pour l'aide apportée. » Il me tendait, en parlant, une feuille froissée d'aspect étrange. Je la parcourus ; il s'y trouvait une profusion de superlatifs, de magnifique, de coup de maître, de tour de force, qui attestaient l'ardente admiration du Français. « Il écrit comme un élève à son maître, dis-je. – Oh ! l'aide que je lui ai apportée ne méritait pas un tel éloge ! dit Sherlock Holmes d'un ton badin. Il est lui-même très doué ; il possède deux des trois qualités nécessaires au parfait détective : le pouvoir d'observer et celui de déduire. Il ne lui manque que le savoir et cela peut venir avec le temps. Il est en train de traduire en français mes minces essais. – Vos essais ? – Oh ! vous ne saviez pas ? s'écria-t-il en riant. Oui, je suis coupable d'avoir écrit plusieurs traités, tous sur des questions techniques, d'ailleurs. Celui-ci, par exemple, « Sur la discrimination entre les différents tabacs ». Cent quarante variétés de cigares, cigarettes, et tabacs y sont énumérées ; des reproductions en couleurs illustrent les différents aspects des cendres. C'est une question qui revient continuellement dans les procès criminels. Des cendres peuvent constituer un indice d'une importance capitale. Si vous pouvez dire, par exemple, que tel meurtre a été commis par un homme fumant un cigare de l'Inde, cela restreint évidemment votre champ de recherches. Pour l'œil exercé, la différence est aussi vaste entre la cendre noire d'un « Trichinopoly » et le blanc duvet du tabac « Bird's Eye », qu'entre un chou et une pomme de terre. – Vous êtes en effet remarquablement doué pour les petits détails ! – J'apprécie leur importance. Tenez, voici mon essai sur la détection des traces de pas, avec quelques remarques concernant l'utilisation du plâtre de Paris pour préserver les empreintes… Un curieux petit ouvrage, celui-là aussi ! Il traite de l'influence des métiers sur la forme des mains, avec gravures à l'appui, représentant des mains de couvreurs, de marins, de bûcherons, de typographes, de tisserands, et de tailleurs de diamants. C'est d'un grand intérêt pratique pour le détective scientifique surtout pour découvrir les antécédents d'un criminel et dans les cas de corps non identifiés. Mais je vous ennuie avec mes balivernes ! – Point du tout ! répondis-je sincèrement. Cela m'intéresse beaucoup ; surtout depuis que j'ai eu l'occasion de vous voir mettre vos balivernes en application. Mais vous parliez, il y a un instant, d'observation et de déduction. Il me semble que l'un implique forcément l'autre, au moins en partie. – Bah, à peine ! dit-il en s'adossant confortablement dans son fauteuil, tandis que de sa pipe s'élevaient d'épaisses volutes bleues. Ainsi, l'observation m'indique que vous vous êtes rendu à la poste de Wigmore Street ce matin ; mais c'est par déduction que je sais que vous avez envoyé un télégramme. – Exact ! m'écriai-je. Correct sur les deux points ! Mais j'avoue ne pas voir comment vous y êtes parvenu. Je me suis décidé soudainement et je n'en ai parlé à quiconque. – C'est la simplicité même ! remarqua-t-il en riant doucement de ma surprise. Si absurdement simple qu'une explication paraît superflue. Pourtant, cet exemple peut servir à définir les limites de l'observation et de la déduction. Ainsi, j'observe des traces de boue rougeâtre à votre chaussure. Or, juste en face de la poste de Wigmore Street, la chaussée vient d'être défaite ; de la terre s'y trouve répandue de telle sorte qu'il est difficile de ne pas marcher dedans pour entrer dans le bureau. Enfin, cette terre est de cette singulière teinte rougeâtre qui, autant que je sache, ne se trouve nulle part ailleurs dans le voisinage. Tout ceci est observation. Le reste est déduction. – Comment, alors, avez-vous déduit le télégramme ? – Voyons, je savais pertinemment que vous n'aviez pas écrit de lettre puisque toute la matinée je suis resté assis en face de vous. Je puis voir également sur votre bureau un lot de timbres et un épais paquet de cartes postales. Pourquoi seriez-vous donc allé à la poste, sinon pour envoyer un télégramme ? Éliminez tous les autres mobiles, celui qui reste doit être le bon. – C'est le cas cette fois-ci, répondis-je après un moment de réflexion. La chose est, comme vous dites, extrêmement simple… Me prendriez-vous cependant pour un impertinent si je soumettais vos théories à un examen plus sévère ? – Au contraire, répondit-il. Cela m'empêchera de prendre une deuxième dose de cocaïne. Je serais enchanté de me pencher sur un problème que vous me soumettriez. – Je vous ai entendu dire qu'il est difficile de se servir quotidiennement d'un objet sans que la personnalité de son possesseur y laisse des indices qu'un observateur exercé puisse lire. Or, j'ai acquis depuis peu une montre de poche. Auriez-vous la bonté de me donner votre opinion quant aux habitudes ou à la personnalité de son ancien propriétaire ? » Je lui tendis la montre non sans malice : l'examen, je le savais, allait se révéler impossible, et le caquet de mon compagnon s'en trouverait rabattu. Il soupesa l'objet, scruta attentivement le cadran, ouvrit le boîtier et examina le mouvement d'abord à l'œil nu, puis avec une loupe. J'eus du mal à retenir un sourire devant son visage déconfit lorsqu'il referma la montre et me la rendit. « Il n'y a que peu d'indices, remarqua-t-il. La montre ayant été récemment nettoyée, je suis privé des traces les plus évocatrices. – C'est exact ! répondis-je. Elle a été nettoyée avant de m'être remise. » En moi-même, j'accusai mon compagnon de présenter une excuse boiteuse pour couvrir sa défaite. Quels indices pensait-il tirer d'une montre non nettoyée ? « Bien que peu satisfaisante, mon enquête n'a pas été entièrement négative, observa-t-il, en fixant le plafond d'un regard terne et lointain. Si je ne me trompe, cette montre appartenait à votre frère aîné qui l'hérita de votre père. – Ce sont sans doute les initiales H. W. gravées au dos du boîtier qui vous suggèrent cette explication ? – Parfaitement. Le W. indique votre nom de famille. La montre date de près de cinquante ans ; les initiales sont aussi vieilles que la montre qui fut donc fabriquée pour la génération précédente. Les bijoux sont généralement donnés au fils aîné, lequel porte généralement de nom de son père. Or, votre père, si je me souviens bien, est décédé depuis plusieurs années. Il s'ensuit que la montre était entre les mains de votre frère aîné. – Jusqu'ici, c'est vrai ! dis-je. Avez-vous trouvé autre chose ? – C'était un homme négligent et désordonné ; oui, fort négligent. Il avait de bons atouts au départ, mais il les gaspilla. Il vécut dans une pauvreté coupée de courtes périodes de prospérité ; et il est mort après s'être adonné à la boisson. Voilà tout ce que j'ai pu trouver. » L'amertume déborda de mon cœur. Je bondis de mon fauteuil et arpentai furieusement la pièce malgré ma jambe blessée. « C'est indigne de vous, Holmes ! m'écriai-je. Je ne vous aurais jamais cru capable d'une telle bassesse ! Vous vous êtes renseigné sur la vie de mon malheureux frère : et vous essayez de me faire croire que vous avez déduit ces renseignements par je ne sais quel moyen de fantaisie. « Ne vous attendez pas à ce que je croie que vous avez lu tout ceci dans une vieille montre ! C'est un procédé peu charitable qui, pour tout dire, frôle le charlatanisme. – Mon cher docteur, je vous prie d'accepter mes excuses, dit-il gentiment. Voyant l'affaire comme un problème abstrait, j'ai oublié combien cela vous touchait de près et pouvait vous être pénible. Je vous assure, Watson, que j'ignorais tout de votre frère et jusqu'à son existence avant d'examiner cette montre. – Alors, comment, au nom du Ciel, ces choses-là vous furent-elles révélées ? Tout est vrai, jusqu'au plus petit détail. – Ah ! c'est de la chance ! Je ne pouvais dire que ce qui me paraissait le plus probable. Je ne m'attendais pas à être si exact. – Ce n'était pas, simplement, un exercice de devinettes ? – Non, non ; jamais je ne devine. C'est une habitude détestable, qui détruit la faculté de raisonner. Ce qui vous semble étrange l'est seulement parce que vous ne suivez pas mon raisonnement et n'observez pas les petits faits desquels on peut tirer de grandes déductions. Par exemple, j'ai commencé par dire que votre frère était négligent. Observez donc la partie inférieure du boîtier et vous remarquerez qu'il est non seulement légèrement cabossé en deux endroits, mais également couvert d'éraflures ; celles-ci ont été faites par d'autres objets : des clefs ou des pièces de monnaie qu'il mettait dans la même poche. Ce n'est sûrement pas un tour de force que de déduire la négligence chez un homme qui traite d'une manière aussi cavalière une montre de cinquante guinées. Ce n'est pas non plus un raison- nement génial qui me fait dire qu'un héritage comportant un objet d'une telle valeur a dû être substantiel. » Je hochai la tête pour montrer que je le suivais. « D'autre part, les prêteurs sur gages ont l'habitude en Angleterre de graver sur la montre, avec la pointe d'une épingle, le numéro du reçu délivré lors de la mise en gage de l'objet. C'est plus pratique qu'une étiquette qui risque d'être perdue ou transportée sur un autre article. Or, il n'y a pas moins de quatre numéros de cette sorte à l'intérieur du boîtier ; ma loupe les montre distinctement. D'où une première déduction : votre frère était souvent dans la gêne. Deuxième déduction : il connaissait des périodes de prospérité faute desquelles il n'aurait pu retirer sa montre. Enfin, je vous demande de regarder dans le couvercle intérieur l'orifice où s'introduit la clef du remontoir. Un homme sobre ne l'aurait pas rayé ainsi ! En revanche, toutes les montres des alcooliques portent les marques de mains pas trop sûres d'elles-mêmes pour remonter le mécanisme. Que reste-t-il donc de mystérieux dans mes explications ? – Tout est clair comme le jour, répondis-je. Je regrette d'avoir été injuste à votre égard. J'aurais dû témoigner d'une plus grande foi en vos capacités. Puis-je vous demander si vous avez une affaire sur le chantier en ce moment ? – Non. D'où la cocaïne. Je ne puis vivre sans faire travailler mon cerveau. Y a-t-il une autre activité valable dans la vie ? Approchez-vous de la fenêtre, ici. Le monde a-t-il jamais été aussi lugubre, médiocre et ennuyeux ? Regardez ce brouillard jaunâtre qui s'étale le long de la rue et qui s'écrase inutilement contre ces mornes maisons ! Quoi de plus cafardeux et de plus prosaïque ? Dites-moi donc, docteur, à quoi peuvent servir des facultés qui restent sans utilisation ? Le crime est banal, la vie est banale, et seules les qualités banales trouvent à s'exercer icibas. » J'ouvris la bouche pour répondre à cette tirade, lorsqu'on frappa à la porte ; notre logeuse entra, apportant une carte sur le plateau de cuivre. « C'est une jeune femme qui désire vous voir, dit-elle à mon compagnon. – Mlle Mary Morstan, lut-il. Hum ! Je n'ai aucun souvenir de ce nom. Voulez-vous introduire cette personne, madame Hudson ? Ne partez pas, docteur ; je préférerais que vous assistiez à l'entrevue. » Chapitre II Présentation de l'affaire Mademoiselle Morstan pénétra dans la pièce d'un pas décidé. C'était une jeune femme blonde, petite et délicate. Sa mise simple et modeste, bien que d'un goût parfait, suggérait des moyens limités. La robe, sans ornements ni bijoux, était d'un beige sombre tirant sur le gris. Elle était coiffée d'un petit turban, de la même couleur blanche sur le côté. Sa beauté ne consistait pas dans la régularité des traits, ni dans l'éclat du teint ; elle résidait plutôt dans une expression ouverte et douce, dans deux grands yeux bleus sensibles et profonds. Mon expérience des femmes, qui s'étend à plusieurs pays des trois continents, ne m'avait jamais montré un visage exprimant mieux le raffinement du cœur. Elle prit place sur le siège que Sherlock Holmes lui avança. Je remarquai aussitôt le tremblement de sa bouche et la crispation de ses mains ; tous les signes d'une agitation intérieure intense étaient réunis. « Je viens à vous, monsieur Holmes, dit-elle, parce que vous avez aidé Mme Cecil Forrester pour qui je travaille, à démêler une petite complication domestique. Elle a été très impressionnée par votre talent et votre obligeance. – Mme Cecil Forrester ? répéta-t-il pensivement. Oui, je crois lui avoir rendu un petit service. C'était pourtant, si je m'en souviens bien, une affaire très simple. – Ce n'est pas son avis. Mais en tout cas, vous n'en direz pas autant de mon histoire. Je puis difficilement en imaginer une plus étrange, plus complètement inexplicable. » Holmes se frotta les mains. Ses yeux brillèrent. Il pencha en avant dans son fauteuil son profil d'oiseau de proie, et ses traits fortement dessinés exprimèrent soudain une extraordinaire concentration. « Exposez votre cas », dit-il. Il avait pris le ton d'un homme d'affaires. Ma position était embarrassante et je me levai : « Vous m'excuserez, j'en suis sûr ! » A ma grande surprise, la jeune femme me retint d'un geste de sa main gantée : « Si votre ami avait l'amabilité de rester, dit-elle, il pourrait me rendre un grand service. » Je n'eus plus qu'à me rasseoir. « Voici brièvement les faits, continua-t-elle. Mon père était officier aux Indes ; il m'envoya en Angleterre quand je n'étais encore qu'une enfant. Ma mère était morte et je n'avais aucun parent ici. Je fus donc placée dans une pension, d'ailleurs excellente, à Édimbourg, et j'y demeurai jusqu'à dix-sept ans. En 1878, mon père, alors capitaine de son régiment, obtint un congé de douze mois et revint ici. Il m'adressa un télégramme de Londres annonçant qu'il était bien arrivé et qu'il m'attendait immédiatement à l'hôtel Langham. Son message était plein de tendresse. En arrivant à Londres, je me rendis à Langham ; je fus informée que le capitaine Morstan était bien descendu ici, mais qu'il était sorti la veille au soir et qu'il n'était pas encore revenu. J'attendis tout le jour, en vain. A la nuit, sur les conseils du directeur de l'hôtel, j'informai la police. Le lendemain matin, une annonce à ce sujet paraissait dans tous les journaux. Nos recherches furent sans résultat ; et depuis ce jour je n'eus plus aucune nouvelle de mon malheureux père. Il revenait en Angleterre le cœur riche d'espoir pour trouver un peu de paix et de réconfort, et au lieu de cela… » Elle porta la main à la gorge, et un sanglot étrangla sa phrase. « La date ? demanda Holmes, en ouvrant son carnet. – Il disparut le 3 décembre 1878, voici presque dix ans. – Ses bagages ? – Étaient restés à l'hôtel. Mais ils ne contenaient aucun indice ; des vêtements, des livres, et un grand nombre de curiosités des îles Andaman. Il avait été officier de la garnison en charge des criminels relégués là-bas. – Avait-il quelque ami en ville ? – Un seul, que je sache : le major Sholto, du même régiment, le 34e d'infanterie de Bombay. Le major avait pris sa retraite un peu auparavant et il vivait à Upper Norwood. Nous l'avons joint, bien entendu ; mais il ignorait même que son ami était en Angleterre. – Singulière affaire ! remarqua Holmes. – Je ne vous ai pas encore raconté la partie la plus déroutante. Il y a six ans, le 4 mai 1882, pour être exacte, une annonce parut dans le Times, demandant l'adresse de Mlle Mary Morstan et déclarant qu'elle aurait avantage à se faire connaître. Il n'y avait ni nom, ni adresse. Je venais d'entrer, alors, comme gouvernante dans la famille de Mme Cecil Forrester. Sur les conseils de cette dame, je fis publier mon adresse dans les annonces. Le même jour, je recevais par la poste un petit écrin en carton contenant une très grosse perle du plus bel orient ; rien d'autre. Depuis ce jour, j'ai reçu chaque année à la même date, un colis contenant une perle semblable, et sans aucune indication de l'expéditeur. J'ai consulté un expert : ces perles sont d'une espèce rare, et d'une valeur considérable. Jugez vousmême si elles sont belles ! » Elle ouvrit une boîte plate, et nous présenta six perles : les plus pures que j'aie jamais vues. « Votre récit est très intéressant, dit Sherlock Holmes. Y a-til eu autre chose ? – Oui. Pas plus tard qu'aujourd'hui. C'est pourquoi je suis venue à vous. J'ai reçu une lettre ce matin. La voici. – Merci, dit Holmes. L'enveloppe aussi, s'il vous plaît. Estampille de la poste : Londres, secteur Sud-Ouest. Date : 7 juillet. Hum ! La marque d'un pouce dans le coin ; probablement celui du facteur. Enveloppe à six pence le paquet. Papier à lettres luxueux. Pas d'adresse. « Soyez ce soir à sept heures au Lyceum Theater, près du troisième pilier en sortant à partir de la gauche. Si vous n'avez pas confiance convoquez deux amis. Vous êtes victime d'une injustice qui sera réparée. N'amenez pas la police. Si vous le faisiez, tout échouerait. Votre ami inconnu. » « Eh bien, voilà un très joli petit mystère ! Qu'avezvous l'intention de faire, mademoiselle Morstan ? – C'est exactement la question que je voulais vous poser. – Dans ce cas, nous irons certainement au rendez-vous ; vous, moi, et… oui, bien entendu, le docteur Watson. Votre correspondant permet deux amis ; le docteur est exactement l'homme qu'il faut. Nous avons déjà travaillé ensemble. – Mais voudra-t-il venir ? demanda-t-elle d'une voix pressante. – Je serai fier et heureux, dis-je avec ferveur, si je puis vous être de quelque utilité. – Vous êtes très aimables tous les deux ! répondit-elle. Je mène une vie retirée, et je n'ai pas d'amis à qui je puisse faire appel. Je pense que nous aurons le temps si je reviens ici à six heures ? – Pas plus tard, dit Holmes. Une autre question, si vous permettez. L'écriture sur cette enveloppe est-elle la même que celle que vous avez vue sur les boîtes contenant les perles ? – Je les ai ici, répondit-elle, en montrant une demidouzaine de morceaux de papier. – Vous êtes une cliente exemplaire ; vous savez intuitivement ce qui est important. Voyons, maintenant. » Étalant les papiers sur la table, il les compara d'un regard vif et pénétrant. « L'écriture est déguisée, sauf sur la lettre, mais l'auteur est certainement une seule et même personne, dit-il. Regardez comment l'e grec réapparaît à la moindre inattention ; et la courbure particulière de l's final ! Je ne voudrais surtout pas vous donner de faux espoirs, mademoiselle Morstan, mais y a-til une ressemblance quelconque entre cette écriture et celle de votre père ? – Aucune. Elles sont très différentes. – Je m'attendais à cette réponse. Eh bien, à ce soir six heures, donc ! Permettez-moi de garder ces papiers. Il n'est que trois heures et demie et je peux en avoir besoin avant votre retour. Au revoir ! – Au revoir », répondit la jeune femme. Reprenant sa boîte de perles, elle gratifia chacun de nous d'un charmant sourire et se retira rapidement. Je la regardai par la fenêtre marcher dans la rue d'un pas vif, jusqu'à ce que le turban gris et la plume blanche se fondissent dans la foule. « Quelle séduisante jeune femme ! » m'écriai-je en me retournant vers mon compagnon. Il avait rallumé sa pipe et s'était renfoncé dans son fauteuil, les yeux fermés. « Vraiment ? dit-il languissamment. Je n'avais pas remarqué. – Vous êtes un véritable automate ! dis-je. Une machine à raisonner. Je vous trouve parfois radicalement inhumain. » Il sourit pour répliquer : « Il est essentiel que je ne me laisse pas influencer par des qualités personnelles. Un client n'est pour moi que l'élément d'un problème. L'émotivité contrarie le raisonnement clair et le jugement sain. La femme la plus séduisante que j'aie connue, fut pendue parce qu'elle avait empoisonné trois petits enfants afin de toucher l'assurance vie contractée sur leurs têtes. D'autre part, l'homme le plus antipathique de mes relations est un philanthrope qui a dépensé près de 250 000 livres pour les pauvres. – Dans ce cas particulier, cependant… – Je ne fais jamais d'exception. L'expression INFIRME la règle. Avez-vous jamais eu l'occasion d'étudier le caractère de quelqu'un à travers son écriture ? Que pensez-vous de celle-ci ? – Elle est lisible et régulière, répondis-je. Celle d'un homme habitué aux affaires, et doué d'une certaine force de caractère. » Holmes secoua la tête. « Regardez les lettres à bouche : elles se différencient à peine du reste. Ce d pourrait être un a, et ce l un e. Les hommes de caractère différencient toujours les lettres à bouche, aussi mal qu'ils écrivent. Les k vacillent un peu, et les majuscules dénotent une certaine vanité… Bien ! Maintenant, je vais sortir ; j'ai besoin de quelques renseignements. Laissez-moi vous recommander ce livre, Watson ; il est remarquable. C'est Le Martyre de l'Homme, de Winwood Reade. Je serai de retour dans une heure. » Je pris le volume et m'installai près de la fenêtre, mais mes pensées s'éloignèrent bientôt des audacieuses spéculations de l'écrivain. Je revoyais la jeune femme, son sourire ; j'entendais à nouveau sa voix flexible et mélodieuse racontant l'étrange mystère qui planait sur sa vie. Si elle avait dix-sept ans au moment de la disparition de son père, elle en avait vingt-sept maintenant : le bel âge ! La jeunesse, encore éclatante, et dépouillée de son égoïsme, tempérée par l'expérience… Ainsi rêvais-je, assis dans mon fauteuil, jusqu'à ce que des pensées dangereuses me vinssent à l'esprit : alors, je me précipitai à mon bureau et me jetai à corps perdu dans le dernier traité de pathologie. Que me croyais-je donc, moi, simple chirurgien militaire affligé d'une jambe faible et d'un compte en banque encore plus faible, pour me laisser aller à de telles idées ? Cette jeune femme n'était que l'un des éléments, des facteurs du problème. Si mon avenir était sombre, mieux valait le regarder en face, comme un homme, plutôt que de le camoufler sous les fantaisies irréelles de l'imagination. Chapitre III En quête d'une solution Holmes ne revint qu'à cinq heures et demie. Alerte et souriant, il paraissait d'excellente humeur (état d'esprit qui alternait, chez lui, avec des accès de dépression profonde). « Il n'y a pas grand mystère dans cette affaire ! dit-il en prenant la tasse de thé que je venais de lui verser. Les faits ne semblent admettre qu'une seule explication. – Quoi ! Vous avez déjà trouvé la solution ? – Ma foi, ce serait aller trop loin ! J'ai découvert un fait significatif, c'est tout ; mais il est très significatif. Il manque encore les détails. Je viens de trouver en effet, en consultant les archives du Times, que le major Sholto, de Upper Norwood, ancien officier du 34e régiment d'infanterie, est mort le 28 avril 1882. – Je suis peut-être très obtus, Holmes, mais je ne vois rien de significatif en cela. – Non ? Vous me surprenez ! Eh bien, veuillez considérer les faits que voici : Le capitaine Morstan disparaît. La seule personne qu'il connaissait à Londres est le major Sholto. Or, celuici affirme ignorer la présence du capitaine en Angleterre. Quatre ans plus tard, Sholto meurt. Dans la semaine qui suit sa mort, la fille du capitaine Morstan reçoit un présent d'une grande valeur, lequel se répète chaque année. La lettre d'aujourd'hui la décrit comme victime d'une injustice. Or, cette jeune femme a-t- elle subi d'autres préjudices que la disparition de son père ? Et pourquoi les cadeaux commencent-ils immédiatement après la mort de Sholto, sinon parce que son héritier, sachant quelque chose, veut réparer un tort ? A moins que vous n'ayez une autre théorie qui cadre avec tous ces faits !… – Tout de même, n'est-ce pas une étrange façon de compenser la disparition d'un père ? Et quelle curieuse manière de procéder ! Pourquoi, d'autre part, écrire cette lettre aujourd'hui, plutôt qu'il y a six ans ? Enfin, il est question de réparer une injustice. Comment ? En lui rendant son père ? On ne peut admettre qu'il soit encore vivant. Or, cette jeune femme n'est victime d'aucune autre injustice. – Il y a des difficultés ! Mais notre expédition de ce soir les aplanira toutes. Ah ! voici un fiacre ; Mlle Morstan est à l'intérieur. Êtes-vous prêt ? Alors, descendons, car il est six heures passées. » Je pris mon chapeau et ma plus grosse canne. J'observai que Holmes prenait son revolver dans le tiroir et le glissait dans sa poche. Il pensait donc que notre soirée pourrait se compliquer. Mlle Morstan était enveloppée d'un manteau sombre ; son visage fin était pâle, mais calme. Il aurait fallu qu'elle fût plus qu'une femme pour ne pas éprouver un malaise devant l'étrange expédition dans laquelle nous nous embarquions. Cependant elle était très maîtresse d'elle-même, à en juger par les claires réponses qu'elle fit aux questions que Holmes lui posa. « Dans ses lettres, papa parlait beaucoup du major Sholto, dit-elle. Ils devaient être amis intimes. Ils s'étaient sans doute trouvés très souvent ensemble puisqu'ils commandaient les troupes des îles Andaman. Pendant que j'y pense, un étrange document a été trouvé dans le bureau de papa. Personne n'a pu le comprendre. Je ne pense pas qu'il soit de la moindre importance, mais peut-être aimeriez-vous en prendre connaissance. Le voici. » Holmes déplia soigneusement la feuille de papier et la lissa sur son genou. Puis il l'examina à l'aide de sa loupe. « Le papier a été fabriqué aux Indes, remarqua-t-il. Il fut, à un moment, épinglé à une planche. Le schéma dessiné semble être le plan d'une partie d'un grand bâtiment pourvu de nombreuses entrées, couloirs et corridors. Une petite croix a été tracée à l'encre rouge ; au-dessus d'elle, il y a : 3, 37 à partir de la gauche » écrit au crayon. Dans le coin gauche, un curieux hiéroglyphe ressemblant à quatre croix alignées à se toucher. A côté, en lettres malhabiles et grossières, il est écrit : “Le Signe des Quatre. Jonathan Small, Mahomet Singh, Abdullah Khan, Dost Akbar.” « Non, j'avoue ne pas voir comment ce document pourrait se rattacher à notre affaire. Mais il est certainement important ; il a été soigneusement rangé dans un portefeuille, car le verso est aussi propre que le recto. – Je l'ai en effet trouvé dans son portefeuille. – Gardez-le précieusement, mademoiselle Morstan ; il pourrait nous servir. Je commence à me demander si cette affaire n'est pas plus profonde et subtile que je ne l'avais d'abord supposé. Il me faut reconsidérer mes idées. » Il se rencogna dans le siège de la voiture. A son front plissé et à son regard absent, je devinai qu'il réfléchissait intensément. Mlle Morstan et moi conversâmes à mi-voix sur notre présente expédition et ses résultats possibles, mais Holmes se cantonna dans une réserve impénétrable jusqu'à la fin du voyage. Nous étions en septembre ; la soirée s'annonçait aussi lugubre que le jour. Un brouillard dense et humide imprégnait la grande ville. Des nuages couleur de boue se traînaient misérablement au-dessus des rues bourbeuses. Le long du Strand, les lampadaires n'étaient plus que des points de lumière diffuse et détrempée, jetant une faible lueur circulaire sur le pavé gluant. Les lumières jaunes des vitrines éclairaient par places l'atmosphère moite. Il y avait, me semblait-il, quelque chose de fantastique et d'étrange dans cette procession sans fin de visages surgissant un instant pour disparaître ensuite : visages tristes ou heureux, hagards ou satisfaits. Glissant de la morne obscurité à la lumière pour retomber bientôt dans les ténèbres, ils symbolisaient l'humanité entière. Je ne suis pas généralement impressionnable, mais cette ambiance et les bizarreries de notre entreprise s'allièrent pour me déprimer. L'attitude de Mlle Morstan reflétait la mienne. Holmes, lui, pouvait s'élever audessus d'influences semblables. Il tenait son carnet ouvert sur son genou et, s'éclairant de sa lampe de poche, il inscrivait de temps à autre des phrases et des chiffres. Au Lyceum Theater, la foule se pressait devant les entrées latérales. Le long de la façade, défilait une ligne ininterrompue de fiacres et de voitures particulières qui déchargeaient leur cargaison d'hommes et de femmes en tenue de soirée. A peine étions-nous parvenus au troisième pilier, lieu de notre rendezvous, qu'un petit homme brun et vif, vêtu en cocher nous accostait. « Êtes-vous les personnes qui accompagnent Mlle Morstan ? demanda-t-il. – Je suis mademoiselle Morstan, et ces deux messieurs sont mes amis », dit-elle. Il leva vers nous un regard étonnamment scrutateur. « Vous m'excuserez, mademoiselle, dit-il d'un ton plutôt rogue, mais il faut que vous me donniez votre parole d'honneur qu'aucun de ces messieurs n'est un policier. – Je vous en donne ma parole », répondit-elle. Il émit un sifflement aigu ; un gamin amena une voiture dont il ouvrit la porte. L'homme qui nous avait abordés monta sur le banc du conducteur tandis que nous prenions place à l'intérieur. À peine étions-nous installés que le cocher fouetta ses chevaux et nous entraîna dans les rues brumeuses à une allure folle. Notre situation était curieuse : nous nous rendions dans un endroit inconnu pour des raisons inconnues. Cependant cette invitation était, ou bien une mystification complète, hypothèse difficile à soutenir, ou bien la preuve que des événements importants se préparaient. Mlle Morstan paraissait plus résolue et plus décidée que jamais. J'entrepris de la distraire par le récit de certaines de mes aventures en Afghanistan. Mais, à dire vrai, j'étais moi-même si curieux de notre destination, que mes histoires s'embrouillèrent quelque peu. Aujourd'hui encore elle affirme que je lui ai raconté une émouvante anecdote, selon laquelle la gueule d'un fusil ayant surgi à l'intérieur de ma tente au milieu de la nuit, j'aurais empoigné un fusil de chasse et tiré en cette direction. En tout cas, notre itinéraire m'intéressait plus que ces vieilles histoires. J'avais suivi au début la direction dans laquelle nous allions ; mais, bientôt, le brouillard, la vitesse, et ma connaissance limitée de Londres me fit perdre le fil. Je ne sus plus rien, sinon que nous faisions un long trajet. Mais Sherlock Holmes suivait notre route. Il murmurait le nom des quartiers et des rues tortueuses que notre voiture dévalait à grand bruit. « Rochester Row, dit-il. Maintenant, Vincent Square. Nous arrivons sur la route du pont de Vauxhall. Apparemment, nous nous dirigeons du côté du Surrey. Oui, c'est ce que je pensais. Nous sommes sur le pont, à présent. Vous pouvez apercevoir les reflets du fleuve. » Nous pûmes distinguer, en effet, une partie de la Tamise dans laquelle les lampadaires miroitaient faiblement. Mais déjà notre véhicule s'engageait de l'autre côté dans un labyrinthe de rues. « Wandsworth Road, dit mon compagnon. Priory Road. Larkhall Lane. Stockwell Place. Robert Street. Coldharbour Lane. Notre enquête ne semble pas nous mener vers un quartier bien élégant… » Il est vrai que l'aspect des rues n'était pas encourageant. La monotonie des maisons de briques n'était coupée, çà et là, que par les cafés situés aux croisements. Puis apparurent des villas à deux étages, chacune possédant son jardin miniature. Et ce fut à nouveau l'interminable alignement de bâtiments neufs et criards qui ressemblaient à des tentacules monstrueux que la ville géante aurait lancés dans la campagne environnante. Notre voiture stoppa enfin à la troisième maison d'une rue nouvellement percée. Les autres immeubles paraissaient inhabités. Celui devant lequel nous nous étions arrêtés était aussi sombre que les autres, mais une faible lueur brillait à la fenêtre de la cuisine. Dès que l'on frappa, la porte fut ouverte par un serviteur hindou nanti d'un turban jaune et d'amples vêtements blancs serrés à la taille par une ceinture également jaune. Il y avait quelque chose d'incongru dans cette apparition orientale qui s'encadrait dans la porte d'une banale maison de banlieue. « Le sahib vous attend ! » dit-il. Au même moment, une voix pointue et criarde s'éleva de l'intérieur. « Faites-les entrer, khitmutgar ! cria-t-elle. Introduis-les ici tout de suite ! » Chapitre IV Le récit de l'homme chauve Nous suivîmes l'Hindou le long d'un couloir sordide, mal éclairé et encore plus mal meublé ; au bout il ouvrit une porte sur la droite. L'éclat d'une lampe jaune nous accueillit. Au milieu de cette clarté soudaine se tenait un petit homme au crâne immense, nu, étincelant : une couronne de cheveux roux autour de la tête évoquait irrésistiblement le sommet d'une montagne surgissant d'entre une forêt de sapins. L'homme, debout, tordait nerveusement ses mains. Les traits de son visage s'altéraient sans cesse et l'expression de sa physionomie passait du sourire à la maussaderie sans qu'on sût pourquoi. En outre, il était affligé d'une lèvre inférieure pendante qui laissait voir une rangée de dents jaunes et mal plantées ; il tentait de les dissimuler en promenant constamment sa main sur la partie inférieure de son visage. Il paraissait jeune, malgré sa calvitie : de fait, il venait d'avoir trente ans. « Je suis votre serviteur, mademoiselle Morstan ! répétait-il de sa voix pointue. Votre serviteur, messieurs ! Je vous prie d'enter dans mon petit sanctuaire. Il n'est pas grand, mademoiselle, mais je l'ai aménagé selon mon goût : une oasis de beauté dans le criant désert du Sud de Londres. » Nous fûmes tous abasourdis par l'aspect de la pièce dans laquelle il nous conviait. Elle paraissait aussi déplacée dans cette triste maison qu'un diamant de l'eau la plus pure sur une monture de cuivre. Les murs étaient ornés de tapisseries et de rideaux d'un coloris et d'un travail incomparables ; ici et là, on les avait écartés pour mieux faire ressortir un vase oriental ou quelque peinture richement encadrée. Le tapis ambre et noir était si doux, si épais, que le pied s'y enfonçait avec plaisir comme dans un lit de mousse. Deux grandes peaux de tigre ajoutaient à l'impression de splendeur orientale. Un gros narghileh, posé sur un plateau, ne déparait pas l'ensemble. Suspendu au milieu de la pièce par un fil d'or presque invisible, un brûle-parfum en forme de colombe répandait une odeur subtile et pénétrante. Le petit homme se présenta en sautillant : « M. Thaddeus Sholto ; tel est mon nom. Vous êtes Mlle Morstan, bien entendu ? Et ces messieurs… ? – Voici M. Sherlock Holmes et le docteur Watson. – Un médecin, eh ? s'écria-t-il, très excité. Avez-vous votre stéthoscope ? Pourrais-je vous demander… ? Auriez-vous l'obligeance… ? J'ai des doutes sérieux quant au bon fonctionnement de ma valvule mitrale, et si ce n'était trop abuser… ? Je crois pouvoir compter sur l'aorte, mais j'aimerais beaucoup avoir votre opinion sur la mitrale. » J'auscultai son cœur comme il me le demandait, mais je ne trouvai rien d'anormal, sauf qu'il souffrait d'une peur incontrôlable : il tremblait d'ailleurs de la tête aux pieds. « Tout semble normal, dis-je. Vous n'avez aucune raison de vous inquiéter. – Vous voudrez bien excuser mon anxiété, mademoiselle Morstan, remarqua-t-il légèrement. Je suis de santé fragile, et depuis longtemps cette valvule me préoccupait. Je suis enchanté d'apprendre que c'était à tort. Si votre père, mademoiselle, n'avait fatigué son cœur à l'excès, il pourrait être encore vivant aujourd'hui. » J'aurais voulu le gifler. J'étais indigné par cette façon grossière et nonchalante de parler d'un sujet aussi pénible. Mlle Morstan s'assit ; une pâleur extrême l'envahit ; ses lèvres devinrent blanches. « Au fond de moi, je savais qu'il était mort ! murmura-t-elle. – Je peux vous donner tous les détails, dit-il. Mieux, je puis vous faire justice. Et je le ferai, quoi qu'en dise mon frère Bartholomew. Je suis très heureux de la présence de vos amis ici. Non seulement parce qu'ils calment votre appréhension, mais aussi parce qu'ils seront témoins de ce que je vais dire et faire. Nous quatre pouvons affronter mon frère Bartholomew. Mais n'y mêlons pas des étrangers ; ni police, ni d'autres fonctionnaires ! S'il n'y a pas d'intervention intempestive, nous parviendrons à tout arranger d'une manière satisfaisante. Rien n'ennuierait plus mon frère Bartholomew que de la publicité autour de cette affaire. » Il s'assit sur un pouf et ses yeux bleus, fables et larmoyants, nous interrogèrent. « En ce qui me concerne, ce que vous direz n'ira pas plus loin », fit Holmes. J'acquiesçai d'un signe de tête. « Voilà qui est bien ! dit l'homme. Très bien ! Puis-je vous offrir un verre de chianti, mademoiselle Morstan ? Ou de tokay ? Je n'ai pas d'autre vin. Ouvrirai-je une bouteille ? Non ? J'espère alors que la fumée ne vous incommode pas ? Le tabac d'Orient dégage une odeur balsamique. Je suis un peu nerveux, voyez-vous, et le narghileh est pour moi un calmant souverain. » Il approcha une bougie et bientôt la fumée passa en bulles joyeuses à travers l'eau de rose. Assis en demi-cercle, tête en avant, le menton reposant sur les mains, nous regardions tous trois le petit homme à l'immense crâne luisant, qui nous faisait face en tirant sur sa pipe d'un air mal assuré. « Après avoir décidé d'entrer en relation directe avec vous, dit-il, j'ai hésité à vous donner mon adresse. Je craignais que, ne tenant pas compte de ma demande, vous n'ameniez avec vous des gens déplaisants. Je me suis donc permis de vous donner un rendez-vous de telle manière que Williams puisse d'abord vous voir. J'ai complètement confiance en cet homme. Je lui avais d'ailleurs recommandé de ne pas vous amener au cas où vous lui sembleriez suspects. Vous me pardonnerez ces précautions, mais je mène une vie quelque peu retirée. De plus, rien n'est plus répugnant à ma sensibilité – que je pourrais qualifier de raffinée – qu'un policier. J'ai une tendance naturelle à éviter toute forme de matérialisme grossier ; et c'est rarement que j'entre en contact avec la vulgarité de la foule. Je vis, comme vous pouvez le constater, dans une ambiance élégante. Je pourrais m'appeler un protecteur des Arts. C'est ma faiblesse. Ce paysage est un Corot authentique. Un expert pourrait peut-être formuler quelque réserve en ce qui concerne ce Salvator Rosa ; mais ce Bouguereau, en revanche, n'offre pas matière à discussion. J'ai un penchant marqué pour la récente École française, je l'avoue. – Vous m'excuserez, monsieur Sholto, dit Mlle Morstan, mais je suis ici, sur votre demande, pour entendre quelque chose que vous désirez me dire. Il est déjà très tard, et j'aimerais que l'entrevue soit aussi courte que possible. – Même si tout va bien, ce sera long ! répondit-il. Il nous faudra certainement aller à Norwood pour voir mon frère Bartholomew. Nous essaierons tous de lui faire entendre raison. Il est très en colère contre moi parce que j'ai fait ce qui me semblait juste. Nous nous sommes presque querellés la nuit dernière. Vous ne pouvez imaginer comme il est terrible lorsqu'il est en colère. – S'il nous faut aller à Norwood, nous ferions peut-être aussi bien de partir tout de suite ? » hasardai-je. Il rit au point d'en faire rougir ses oreilles. « Ce n'est pas possible ! s'écria-t-il. Je ne sais comment il réagirait si je vous amenais d'une façon aussi impromptue. Non, je dois d'abord expliquer nos positions respectives. Et tout d'abord, il y a plusieurs points que j'ignore moi-même dans cette histoire. Je puis seulement vous exposer les faits tels qu'ils me sont connus. « Le major John Sholto, qui appartenait à l'armée des Indes, était mon père, comme vous l'avez peut-être deviné. Il prit sa retraite il y a environ onze ans et vint s'installer à Pondichery Lodge, situé dans Upper Norwood. Il avait fait fortune aux Indes ; il en ramena une somme d'argent considérable, une grande collection d'objets rares et précieux, et enfin quelques serviteurs indigènes. Il s'acheta alors une maison et vécut d'une manière luxueuse. Mon frère jumeau Bartholomew et moi étions ses seuls enfants. « Je me souviens fort bien de la stupéfaction que causa la disparition du capitaine Morstan. Nous lûmes les détails dans les journaux et, sachant qu'il avait été un ami de notre père, nous discutâmes librement le cas en sa présence. D'ailleurs, il prenait part aux spéculations que nous fîmes pour expliquer le mystère. Jamais, l'un ou l'autre, nous n'avons soupçonné qu'il en gardait le secret caché en son cœur. Pourtant, il connaissait, et lui seul au monde, le destin d'Arthur Morstan. « Ce que nous savions, c'est qu'un mystère, un danger positif, pesait sur notre père. Il avait grand-peur de sortir seul, et il avait engagé comme portiers deux anciens professionnels de la boxe. Williams, qui vous a conduit ce soir, était l'un d'eux. Il fut en son temps champion d'Angleterre des poids légers. Notre père ne voulait pas nous confier le motif de ses craintes, mais il avait une aversion profonde pour les hommes à jambe de bois. A tel point qu'un jour il n'hésita pas à tirer une balle de revolver contre l'un d'eux, qui n'était qu'un inoffensif commis voyageur en quête de commandes. Il nous fallut payer une grosse somme pour étouffer l'affaire. Mon frère et moi avions fini par penser qu'il s'agissait d'une simple lubie. Mais les événements qui suivirent nous firent changer d'avis. « Au début de 1882, mon père reçut une lettre en provenance des Indes. Il faillit s'évanouir devant son petit déjeuner en la lisant, et de ce jour il dépérit. Nous n'avons jamais découvert le contenu de cette lettre, mais je pus voir, au moment où il en prenait connaissance, qu'elle ne comportait que quelques phrases griffonnées. Depuis des années mon père souffrait d'une dilatation du foie ; son état empira rapidement. Vers la fin avril, nous fûmes informés qu'il était perdu et qu'il désirait nous entretenir une dernière fois. « Quand nous entrâmes dans sa chambre, il était assis, soutenu par de nombreux oreillers, et il respirait péniblement. Il nous demanda de fermer la porte à clef et de venir chacun d'un côté du lit. Étreignant nos mains, il nous fit un étrange récit. L'émotion autant que la douleur l'interrompaient. Je vais essayer de vous le dire en ses propres termes : « En ce dernier instant, dit-il, une seule chose me tourmente l'esprit : la manière dont j'ai traité l'orpheline de ce malheureux Morstan. La maudite avarice qui fut mon péché capital a privé cette enfant d'un trésor dont la moitié au moins lui reve nait. Et pourtant, je ne l'ai pas utilisé moi-même, tant l'avarice est aveugle et stupide. Le simple fait de posséder m'était si cher que je répugnais à partager, si peu que ce fût. Voyez-vous ce chapelet de perles à côté de ma bouteille de quinine ? Je n'ai pu me résoudre à m'en séparer ! Et pourtant, je l'ai sorti avec le ferme dessein de le lui envoyer. Vous, mes enfants, vous lui donnerez une part équitable du trésor d'Agra. Mais ne lui envoyez rien, pas même le chapelet, avant ma mort. Après tout, bien des hommes plus malades que moi se sont rétablis ! « Je vais vous dire comment Morstan est mort, poursuivitil. Depuis longtemps il souffrait du cœur, mais il ne l'avait dit à personne. Moi seul était au courant. Aux Indes, par un concours de circonstances extraordinaires, lui et moi étions entrés en possession d'un trésor considérable. Je le transportai en Angleterre et dès le soir de son arrivée, Morstan vint me réclamer sa part. Il avait marché depuis la gare, et ce fut mon fidèle Lal Chowder, mort depuis, qui l'introduisit. Nous discutâmes de la répartition du trésor, et une violente querelle éclata. Au comble de la fureur, Morstan s'était levé, mais il porta soudain la main au côté ; son visage changea de couleur ; il tomba en arrière ; dans la chute sa tête heurta l'angle du coffre au trésor. Quand je me penchai sur lui, je constatai avec horreur qu'il était mort. Un long moment je restai immobile dans mon fauteuil, le cerveau vidé, sans savoir quoi faire. Ma première pensée fut, bien sûr, de courir chercher de l'aide. Mais n'avais-je pas toutes les chances d'être accusé de meurtre ? Sa mort était survenue au cours d'une querelle ; et il y avait cette entaille à la tête qu'il s'était faite en tombant : autant de lourdes présomptions contre moi. De plus, une enquête officielle dévoilerait à propos du trésor certains faits que je ne tenais nullement à divulguer. Morstan m'avait dit que personne au monde ne savait qu'il s'était rendu chez moi ; il ne me paraissait pas nécessaire que quiconque l'apprît jamais. « J'étais en train de remuer tout cela dans ma tête quand, levant les yeux, je vis Lal Chowder dans l'encadrement de la porte. Il entra sans bruit, et ferma à clef derrière lui. « Ne craignez rien, sahib ! dit-il. Personne n'a besoin de savoir que vous l'avez tué. Allons le cacher au loin. Qui pourrait savoir ? « – Je ne l'ai pas tué ! » « Lal Chowder secoua la tête et sourit. « J'ai entendu, sahib ! dit-il. J'ai entendu la dispute, et j'ai entendu le coup. Mais mes lèvres sont scellées. Tous dorment dans la maison. Emmenons-le au loin. » « Ces paroles arrachèrent ma décision. Si le plus fidèle de mes serviteurs ne pouvait croire en mon innocence, comment convaincrais-je les douze lourdauds d'un jury ? Lal Chowder et moi nous fîmes disparaître le corps cette même nuit. Et quelques jours plus tard, les journaux londoniens s'interrogeaient sur la disparition mystérieuse du capitaine Morstan. Vous comprenez, par mon récit, que sa mort ne saurait m'être imputée. Ma faute réside en ceci : j'ai caché non seulement le corps, mais aussi le trésor dont une part revenait de droit à Morstan ou à ses descendants. Je désire donc que vous fassiez une restitution. Venez tout près. Le trésor est caché dans… » « A cet instant, l'horreur le défigura : ses yeux s'affolèrent et sa mâchoire tomba. « Chassez-le ! Au nom du Christ, chassez le ! » cria-t-il d'une voix que je n'oublierai jamais. « Nous avons regardé vers la fenêtre sur laquelle son regard s'était fixé. Un visage surgi des ténèbres nous observait. C'était une tête chevelue et barbue dont le regard cruel, sauvage, exprimait une haine ardente. Nous nous précipitâmes vers la fenêtre, mais l'homme avait disparu. Quand nous revînmes vers notre père, son menton s'était affaissé, et son pouls avait cessé de battre. « Nous fouillâmes le jardin cette nuit-là, mais sans trouver d'autre trace que l'empreinte d'un pied unique dans le lit de fleurs. Sans cette marque, peut-être aurions-nous cru que seule notre imagination avait fait surgir ce visage féroce. Nous eûmes cependant une autre preuve, encore plus flagrante, que des ennemis nous entouraient : le lendemain matin, on trouva ouverte la fenêtre de la chambre de notre père ; placards et tiroirs avaient été fouillés ; et sur la poitrine du mort était fixé un morceau de papier avec ces mots griffonnés : le Signe des Quatre. Nous n'avons jamais appris ce que signifiait cette expression, ni qui en était l'auteur. A première vue rien n'avait été dérobé, et pourtant tout avait été mis sens dessus dessous. Mon frère et moi avons fait un rapprochement normal entre ce mystérieux incident et la peur dont notre père souffrit durant sa vie. Mais le mystère pour nous reste entier. » Le petit homme s'arrêta pour rallumer son narghileh et il fuma quelques instants en silence. Nous étions tous assis, immobiles, sous le coup de ce récit extraordinaire. Durant les brefs instants où la mort de son père avait été décrite, Mlle Morstan était devenue livide et j'avais craint qu'elle ne s'évanouît. Elle s'était cependant reprise après avoir bu un verre d'eau que je lui avais discrètement versé d'une carafe vénitienne à ma portée. Sherlock Holmes s'était renfoncé dans son siège dans une attitude absente, les yeux à peine ouverts. Je ne pus m'empêcher de penser en le regardant, que le matin même, il s'était plaint de la banalité de l'existence ! Là en tout cas, il tenait un problème qui allait mettre sa sagacité à l'épreuve… Le regard de M. Thaddeus Sholto allait de l'un à l'autre ; manifestement fier de l'effet produit par son histoire, il en reprit le fil, s'interrompant parfois pour tirer une bouffée. « Mon frère et moi étions fort intéressés, comme vous pouvez l'imaginer, par ce trésor dont notre père avait parlé. Pendant des semaines et des mois nous avons fouillé et retourné chaque parcelle du jardin sans pourtant trouver la cachette. La pensée que le secret était sur ses lèvres quand il mourut nous rendait fous de dépit. Nous pouvions préjuger de la splendeur de ce trésor d'après le chapelet de perles qui en faisait partie. Nous eûmes d'ailleurs une discussion à ce sujet, mon frère et moi. Les perles étaient évidemment d'une grande valeur et Bartholomew ne voulait pas s'en séparer. Il avait hérité, soit dit entre nous, le penchant de mon père vers l'avarice. Il pensait aussi que le chapelet exciterait la curiosité et pourrait nous attirer des ennuis. Tout ce que je pus obtenir de lui fut que je trouverais l'adresse de mlle Morstan et que je lui enverrais une perle à intervalles réguliers, afin qu'elle ne se trouve jamais dans le dénuement. – C'était très charitable de votre part, dit la jeune femme spontanément. Je vous en suis très reconnaissante ! » Le petit homme agita sa main. « Point du tout ! dit-il. Nous étions votre dépositaire. Telle était du moins mon opinion ; mais j'avoue que mon frère Bartholomew ne m'a jamais suivi jusque-là. Nous jouissions nousmême d'une belle aisance. Je ne désirais pas plus. D'ailleurs, il eût été du plus mauvais goût de se montrer aussi ladre envers une jeune femme. Le mauvais goût mène au crime, comme disent les Français non sans élégance… Bref, notre désaccord s'accentua au point que je trouvai préférable de m'installer chez moi. J'ai donc quitté Pondichery Lodge, emmenant avec moi Williams et le vieux khitmutgar. Mais hier j'ai appris une nouvelle de grande importance : le trésor a été découvert. J'ai aussitôt écrit à Mlle Morstan et il ne nous reste plus qu'à nous rendre à Norwood pour réclamer notre part. J'ai déjà exposé mon point de vue à mon frère la nuit dernière. Notre visite n'est sans doute pas souhaitée, mais elle est attendue. » M. Thaddeus Sholto se tut, mais ne cessa pas pour autant de s'agiter sur son pouf de luxe. Nous restions tous silencieux pour mieux réfléchir aux nouveaux développements de cette mystérieuse affaire : Holmes fut le premier à se lever. « Vous avez fort bien agi, monsieur, du commencement à la fin ! dit-il. Nous serons peut-être à même de vous prouver modestement notre reconnaissance en éclaircissant ce qui vous est encore obscur. Mais il est tard, comme l'a remarqué Mlle Morstan, et nous ferions bien de ne pas perdre de temps. » Notre hôte enroula soigneusement le tuyau de son narghileh, puis sortit de derrière un rideau un long et lourd manteau pourvu d'un col et de parements d'astrakan. Il le boutonna soigneusement malgré la douceur oppressante de la nuit, et il ajusta sur sa tête une casquette en peau de lapin dont les pans se rabattaient sur les oreilles. « Ma santé est quelque peu fragile, remarqua-t-il, tout en nous conduisant dans le couloir. Je suis donc obligé de prendre de grandes précautions. » La voiture nous attendait. Notre voyage était apparemment prévu, car le conducteur partit aussitôt à vive allure. Thaddeus Sholto ne cessa pas de parler d'une voix de tête qui dominait le bruit des roues sur le pavé. « Bartholomew est un homme plein d'idées, commença-t-il. Comment pensez-vous qu'il découvrit le trésor ? Il était arrivé à la conclusion qu'il se trouvait quelque part dans la maison. Il se mit donc à calculer les dimensions exactes de celle-ci, puis à les reporter et les vérifier ; de cette manière pas un seul centimètre de la construction ne pouvait échapper à ses investigations. Il s'aperçut, entre autres choses, que la hauteur du bâtiment était de 25 mètres, mais qu'en additionnant la hauteur des pièces superposées, il ne trouvait que 23, 70 mètres, même en tenant largement compte de l'espace entre le plafond et le plancher. Il manquait donc 1, 30 mètre ; ce mètre 30 ne pouvait être situé qu'au sommet du bâtiment. Mon frère fit alors un trou dans le plafond de la plus haute pièce et découvrit une petite mansarde ; étant complètement emmurée, elle était restée inconnue de tous. Le coffre au trésor était là, au milieu, reposant sur deux poutres. Il le fit descendre par le trou et prit connaissance du contenu, dont il estime la valeur à cinq cent mille livres sterling, au moins. » A l'énoncé de cette somme gigantesque, nous nous regardâmes les yeux écarquillés. Si nous parvenions à assurer ses droits, Mlle Morstan, gouvernante dans le besoin, deviendrait la plus riche héritière d'Angleterre ! Un ami loyal ne pouvait évidemment que se réjouir d'une telle nouvelle. Cependant, je dois avouer, pour ma honte, que mon égoïsme fut le plus fort et que mon cœur devint de plomb. Je balbutiai quelques mots de félicitations puis, affaissé sur mon siège, la tête baissée, je m'abîmai dans ma déception, sans écouter le bavardage de Thaddeus Sholto. C'était un hypocondriaque authentique. Je l'entendais vaguement qui dévidait un chapelet interminable de symptômes et qui implorait des renseignements sur la composition et l'action thérapeutique d'innombrables remèdes de charlatan ; il en avait dans la poche quelques spécimens soigneusement rangés dans un étui en cuir. J'espère qu'il ne se souvient d'aucune des réponses que je lui ai faites cette nuit-là ! Holmes assure qu'il m'a entendu le mettre en garde contre le danger de prendre plus de deux gouttes d'huile de ricin. J'aurais même, par contre, recommandé la strychnine en dose massive, comme sédatif ! Quoi qu'il en eût été, je fus certainement soulagé quand la voiture s'arrêta après une dernière secousse. Le cocher sauta de son siège pour nous ouvrir la porte. « Voici Pondichery Lodge, mademoiselle Morstan », dit Thaddeus Sholto en lui tendant la main pour descendre. Chapitre V La tragédie de Pondichéry Lodge Il était près de onze heures. Nous avions laissé derrière nous la brume humide de la grande ville, et la nuit était assez belle. Un vent tiède charriant des nuages lourds et lents soufflait de l'ouest à travers le ciel. Une demi-lune faisait des apparitions intermittentes. La clarté naturelle suffisait pour voir à quelle distance, mais Thaddeus Sholto s'empara d'une des lanternes de la voiture. Pondichéry Lodge possédait un vaste jardin ; un très haut mur de pierres hérissé de tessons de bouteilles l'isolait complètement. Une porte étroite renforcée de barres de fer constituait le seul moyen d'accès. Notre guide frappa suivant un certain code. « Qui est là ? cria une voix peu avenante. – C'est moi, McMurdo. Depuis le temps, vous connaissez certainement ma façon de frapper, voyons ! » Il y eut en réponse un bruit inarticulé, puis le cliquetis d'un trousseau de clefs. La porte tourna lourdement sur ses gonds ; un petit homme à la carrure forte se montra dans l'embrasure, nous regardant d'un œil soupçonneux qui clignotait à la lumière de notre lanterne. « C'est bien vous, monsieur Thaddeus ? Mais qui sont ces personnes ? Je n'ai pas d'ordre à leur sujet. – Non ? Vous m'étonnez, McMurdo ! J'ai prévenu mon frère hier soir que je viendrais avec mes amis. – Il n'est pas sorti de sa chambre aujourd'hui, monsieur Thaddeus, et je n'ai pas reçu d'instructions spéciales. Vous savez très bien que les ordres sont stricts. Je peux vous laisser entrer, mais vos amis resteront dehors. » Devant cet obstacle inattendu, Thaddeus Sholto nous regarda d'un air perplexe. « Vous faites preuve de mauvaise volonté ! dit-il enfin au portier. Il devrait vous suffire que je réponde d'eux. Parmi nous il se trouve une jeune dame ; elle ne peut pas attendre sur la route à une heure pareille ! – Je regrette beaucoup, monsieur Thaddeus ! dit l'homme d'une voix inexorable. Ces personnes peuvent être vos amis sans être pour autant ceux du patron. Je suis payé, et bien payé, pour exécuter certains ordres : il n'y a pas à sortir de là. Je ne les connais pas vos amis, moi ! – Oh, si ! Vous en connaissez un, McMurdo ! s'écria Sherlock Holmes d'une voix avenante. Je ne pense pas que vous ayez pu m'oublier. Ne vous rappelez-vous pas le boxeur amateur qui combattit contre vous pendant trois rounds ? C'était il y a quatre ans, chez Alison, lors de la nuit organisée à votre bénéfice. – Vous ne voulez pas dire M. Sherlock Holmes ? s'écria l'ancien boxeur. Mais si ! Au nom du Ciel, comment ne vous aije pas reconnu ? Au lieu de rester là tranquillement, vous auriez dû me donner ce satané crochet du menton. Pour sûr qu'alors je vous aurais reconnu tout de suite. Ah ! vous avez bien gaspillé vos dons, vous, alors ! Vous auriez pu aller loin si vous aviez voulu consacrer au noble art… – Vous voyez, Watson, que si tout venait à me manquer, il me resterait encore une dernière profession scientifique, dit Holmes en riant. Je suis sûr que maintenant cet ami ne nous laissera pas exposés aux rigueurs de la nuit. – Entrez, monsieur ! répondit-il. Entrez donc, vous et vos amis… Je suis désolé, monsieur Thaddeus, mais vous savez combien les ordres sont sévères ! Il fallait que je sois bien sûr de vos amis avant de les laisser entrer. » A l'intérieur de l'enceinte, un chemin semé de gravier serpentait à travers un terrain vague jusqu'à une énorme maison à l'architecture banale, plongée dans une obscurité totale sauf en un coin où le clair de lune se reflétait dans une lucarne. Ce grand bâtiment sombre et silencieux dégageait une atmosphère oppressante. Même Thaddeus semblait mal à l'aise, et la lanterne au bout de son bras avait des soubresauts singuliers. « Je ne comprends pas ce qui se passe, dit-il. Il doit y avoir un malentendu. J'avais pourtant dit clairement à Bartholomew que nous viendrions ce soir. Pourquoi n'y a-t-il pas de lumière à sa fenêtre ? Je me demande ce que cela veut dire. – Fait-il toujours garder l'entrée avec autant de vigilance ? s'enquit Holmes. – Oui, il a conservé les habitudes de mon père. C'était le fils préféré, vous savez, et je me demande parfois s'il ne lui en a pas dit plus long qu'à moi. La fenêtre de Bartholomew est éclairée par la lune à présent ; je ne crois pas qu'il y ait de la lumière à l'intérieur. – Non, dit Holmes. Mais j'aperçois une faible clarté à la petite fenêtre du côté de la porte. – Ah ! c'est la chambre de la femme de charge. La vieille Mme Berstone va pouvoir nous dire ce que tout cela signifie. « Cependant, vous ne verrez peut-être pas d'objection à m'attendre ici une minute ou deux ? Si elle n'est pas avertie de notre venue et qu'elle nous voie arriver tous, elle prendra peutêtre peur. Mais chut ! Qu'est-ce que cela ? » Il éleva la lanterne ; sa main tremblait tellement que le cercle de lumière dansait tout autour de nous. Mlle Morstan saisit mon poignet ; nous restâmes tous immobiles, le cœur battant, tendant l'oreille. De la grande maison noire jaillit la plus pitoyable, la plus triste des voix ; elle résonnait lamentablement dans la nuit silencieuse ; c'était le sanglot d'une femme épouvantée. « Mme Berstone ! expliqua Sholto. Elle est la seule femme dans la maison. Attendez ici. Je reviens. » Il se hâta vers la porte et frappa suivant son code. Nous pûmes voir une grande femme âgée ouvrir et s'ébrouer d'aise en le voyant. « Oh ! monsieur Thaddeus ! Je suis si heureuse de vous voir ! Oui, je suis vraiment bien contente que vous soyez ici, monsieur. » La porte se referma sur eux ; les manifestations de soulagement firent place à un monologue assourdi. Notre guide nous avait laissé la lanterne. Holmes la balança lentement au bout de son bras, scrutant attentivement la maison et les tas de gravats disséminés sur le terrain. Mlle Morstan et moi restions immobiles l'un près de l'autre la main dans la main. L'amour est décidément d'une subtilité merveilleuse ! Ainsi nous, qui ne nous étions jamais vus avant ce jour, nous qui n'avions jamais échangé de regard ou de paroles d'affection, nous obéissions à la même impulsion : nos mains se cherchaient. Je m'en suis émerveillé depuis lors, mais ce soir-là, il me paraissait tout naturel de me rapprocher d'elle ; et de son côté, elle m'a confié plus tard qu'elle avait trouvé normal de se tourner vers moi pour obtenir protection et réconfort. Nous étions donc comme deux enfants ; nous nous tenions par la main, et malgré les ténèbres mystérieuses qui nous entouraient de toutes parts, nous connaissions la paix. « Quel lieu étrange ! soupira-t-elle. – On dirait que toutes les taupes de l'Angleterre ont été rassemblées ici, dis-je. J'ai vu quelque chose de similaire sur le flanc d'une colline, près de Ballarat, après une époque de prospection fébrile. – Et pour les mêmes raisons, intervint Holmes. Ce sont les traces de la fouille au trésor. Il ne faut pas oublier qu'ils l'ont cherché pendant six ans ; rien d'étonnant à ce que l'endroit ressemble à un carreau de mine. » A ce moment, la porte d'entrée s'ouvrit violemment, et Thaddeus Sholto courut vers nous, les bras levés, les yeux emplis de terreur. « Il doit être arrivé quelque chose à Bartholomew ! cria-t-il. J'ai peur ! Mes nerfs n'y résisteront pas. » Il hoquetait de peur, en effet. Encadré par le grand col d'astrakan, son visage aux traits mous avait l'expression suppliante et désespérée d'un enfant terrifié. « Entrons dans la maison, dit Holmes avec calme et fermeté. – Oui, s'il vous plaît, dit Thaddeus Sholto. Je ne sais plus ce qu'il faut faire. » Nous le suivîmes tous dans la chambre de la femme de charge, située sur la gauche dans le couloir. La vieille femme arpentait la pièce en se rongeant les ongles. La vue de Mlle Morstan parut cependant l'apaiser. « Dieu bénisse votre doux visage ! s'écria-t-elle d'une voix hystérique. Cela fait du bien de vous voir. J'ai connu tant de tourments aujourd'hui ! » La jeune femme prit sa main émaciée et usée par l'ouvrage en murmurant quelques mots de réconfort. Sa bienveillance affectueuse ramena quelque couleur sur les joues exsangues de la femme de charge. « Monsieur s'est enfermé et ne veut pas me répondre, expliqua-t-elle. J'ai attendu toute la journée qu'il m'appelle. Je sais qu'il aime rester seul, mais j'ai fini par me demander s'il n'y avait pas quelque chose. Alors je suis montée, il y a environ une heure, et j'ai regardé par le trou de la serrure. Il faut que vous y alliez, monsieur Thaddeus. Il faut que vous y alliez, et que vous voyiez vous-même. Depuis dix ans j'ai connu M. Bartholomew Sholto dans la peine et dans la joie, mais jamais je ne l'ai vu avec un tel visage. » Sherlock Holmes prit la lampe et s'aventura le premier, car Thaddeus Sholto, claquant des dents, semblait pétrifié. Je dus l'aider à monter l'escalier : ses jambes se dérobaient sous lui. Par deux fois durant notre ascension, Holmes sortit sa loupe pour examiner attentivement quelques marques là où je ne voyais que de simples traces de boue sur les fibres de cocotier qui servaient de tapis dans l'escalier. Il gravissait lentement chaque marche, plaçant la lampe contre ceci ou contre cela, et explorant autour de lui avec un regard fureteur. Mlle Morstan était restée derrière nous auprès de la femme de charge. Le troisième étage aboutissait à un assez long couloir ; sur le mur de droite se trouvait une grande tapisserie des Indes ; trois portes s'alignaient sur la gauche. Nous suivions immédiatement Holmes qui avançait de la même manière lente, méthodique. Nos ombres s'étiraient derrière nous. La troisième porte était celle qui nous intéressait. Holmes y frappa sans obtenir de réponse, puis, tournant la poignée tenta de l'ouvrir de force. En approchant la lampe, nous vîmes qu'elle était solidement verrouillée de l'intérieur. La clef engagée dans la serrure et tournée dans le pêne laissait toutefois un espace partiellement libre. Sherlock Holmes s'accroupit, y plaqua un œil, mais se releva aussitôt, le souffle coup. « Il y a quelque chose de démoniaque là-dedans, dit-il d'une voix que je n'avais jamais entendue aussi émue. Que pensezvous que cela signifie, Watson ? » Je m'accroupis à mon tour devant la serrure, mais je reculai d'horreur. La lune éclairait la pièce d'un rayon pâle et froid ; alors je vis, me regardant droit dans les yeux, et se détachant sur les ténèbres, un visage qui paraissait flotter dans l'air ; c'était la reproduction de Thaddeus : même crâne haut et luisant, même teint blafard… Mais les traits s'étaient crispés cependant sur un horrible sourire ; ce rictus figé était plus effrayant sous cette clarté lunaire que n'importe quelle grimace. C'était tellement le portrait de notre petit ami que je me retournai pour m'assurer qu'il était bien avec nous. Alors, je me souvins de l'avoir entendu dire que son frère et lui étaient jumeaux. « Ceci est terrible ! murmurai-je. Que faut-il faire, Holmes ? – Il faut que la porte cède ! » Il s'élança, pesant de tout son poids sur la serrure. La porte crissa, grinça, mais résista. Ensemble, cette fois, nous nous jetâmes à l'assaut. Avec un brusque craquement la porte s'ouvrit et nous fûmes projetés dans la chambre de Bartholomew Sholto. On aurait dit un laboratoire : une double rangée de flacon bouclés s'alignaient contre le mur en face de la porte ; la table était jonchée de becs Bunsen, d'éprouvettes et de cornues. Dans les angles il y avait des bonbonnes d'acide cerclées d'osier ; l'une d'elle devait être cassée ; de toute façon elle fuyait, car un liquide sombre s'en était écoulé qui avait imprégné l'air d'une odeur de goudron particulièrement forte. Dans un coin de la pièce, au milieu d'un tas de gravats, un escabeau montait vers une ouverture du plafond, assez large pour qu'un homme puisse y passer. Au bas de l'escabeau une longue corde gisait en tas. Près de la table se tenait Bartholomew Sholto, tassé sur un fauteuil, la tête inclinée sur l'épaule gauche et souriant de ce même sourire indéchiffrable. Le corps était raide et froid. La mort remontait à plusieurs heures. Il me sembla que les contorsions singulières du visage se retrouvaient sur les membres pour conférer au cadavre une apparence fantastique. Sur la table, à portée de sa main, je vis un instrument bizarre : une sorte de manche en bois brun, auquel était grossièrement ficelée une masse de pierre. Mais à côté, il y avait une feuille de papier déchirée sur laquelle quelques mots étaient griffonnés. Holmes y jeta un coup d'œil, puis me la tendit. « Vous voyez ! » dit-il en levant les sourcils d'un air significatif. J'approchai la lanterne et je tressaillis d'horreur en lisant : Le Signe des Quatre. « Au nom du Ciel ! Qu'est-ce que tout cela signifie donc ? demandai-je. – Un assassinat, répondit-il en se penchant sur l'homme mort… Ah ! je m'y attendais ! Regardez ici… » Son doigt désignait une sorte de longue épine noire fichée dans la peau, juste au-dessus de l'oreille. « Cela ressemble à une épine, dis-je. – C'en est une. Vous pouvez la retirer. Mais faites attention ; elle est empoisonnée ! Je la saisis entre le pouce et l'index. Elle se détacha très facilement, en ne laissant presque pas de trace. Seule, une petite gouttelette de sang indiquait l'endroit de la piqûre. « Ce mystère me paraît insoluble ! dis-je. Au lieu de s'éclaircir, il s'embrouille de plus en plus. – Au contraire ! répondit Holmes. L'affaire se simplifie à mesure. Il ne manque que quelques détails pour la compléter. » Depuis que nous avions forcé la porte, nous avions presque oublié Thaddeus. Il se tenait sur le seuil, il tordait ses mains, il gémissait : c'était une vivante image de la terreur. Mais soudain, un cri de rage lui échappa : « Le trésor n'est plus là ! dit-il. Ils ont volé le trésor ! Voilà l'ouverture par laquelle nous l'avions descendu. Je le sais ; je l'ai aidé. Je suis la dernière personne qui l'ait vu ! Il était dans sa chambre et je l'ai entendu verrouiller la porte derrière moi. – Quelle heure était-il, alors ? – Il était dix heures. Et maintenant, il est mort. Et la police va venir. Et je serai soupçonné, suspecté, accusé… Oh ! oui, j'en suis sûr ! Mais vous, messieurs, vous ne pensez pas que j'aurais pu… ? Vous ne pensez pas que c'est moi, n'est-ce pas ? Je ne vous aurais pas amenés ici, voyons ! Oh ! Ciel. Oh ! Ciel. J'en deviendrai fou, je le sais. » Il agitait les bras, il trépignait ; une sorte de panique frénétique le possédait tout entier. « Vous n'avez aucune raison d'avoir peur, monsieur Sholto ! dit Holmes gentiment, en posant sa main sur son épaule. Suivez mes conseils. Faites-vous conduire au poste de police. Racontez le meurtre et proposez votre aide. Nous attendrons ici votre retour. » Le petit homme acquiesça d'un air à moitié hébété, et nous l'entendîmes descendre l'escalier d'un pas trébuchant. Chapitre VI Sherlock Holmes fait une démonstration « Maintenant, Watson, nous voici avec une demi-heure devant nous, dit Holmes en se frottant les mains. Il s'agit d'en profiter. Mon dossier est, comme je vous l'ai dit, presque complet. Mais ne péchons pas par excès de confiance ! Aussi simple que semble l'affaire à présent, elle peut avoir des ramifications souterraines. – Simple ? m'écriai-je. – Certainement ! dit-il avec l'air d'un professeur d'hôpital s'expliquant devant ses internes. Asseyez-vous dans ce coin-là pour que l'empreinte de vos pas ne complique pas les choses. Bien. Au travail, maintenant ! Tout d'abord, comment ces gens sont-ils venus ? La porte n'a pas été ouverte depuis la nuit dernière. Et la fenêtre ? » Il l'éclaira avec la lanterne tout en faisant des observations qui, bien qu'articulées à haute voix, s'adressaient plutôt à luimême qu'à moi. « La fenêtre est fermée de l'intérieur. Le châssis est solide. Pas de gonds sur le côté. Ouvrons… aucune gouttière dans le voisinage. Le toit est tout à fait inaccessible d'ici… Et pourtant, un homme est monté par la fenêtre ; car il est tombé un peu de pluie la nuit dernière, et voici l'empreinte d'un pied boueux sur le rebord. Là, se trouve une marque terreuse de forme circulaire ; la voici encore sur le plancher, et à nouveau près de la table. Regardez ici, Watson ! C'est vraiment une très jolie démonstration. » Je me penchai sur l'empreinte bien nette d'une sorte de disque. « Cela ne vient pas d'un pied, dis-je. – C'est beaucoup plus précis et précieux que cela. C'est la marque d'un pilon de bois. Regardez sur le rebord ; voilà une lourde botte au talon large et ferré ; à côté, se trouve la marque de l'autre pied, mais circulaire cette fois. – C'est l'homme à la jambe de bois. – Exact. Mais il y eut quelqu'un d'autre ; un allié très capable et très efficace. Voyons, pourriez-vous escalader cette façade, docteur ? » Je regardai par la fenêtre ouverte. La lune éclairait encore cette face de la maison. Le sol était à plus de vingt mètres. Et même en écarquillant les yeux, je ne pus distinguer le moindre point d'appui ni la moindre faille dans le mur de briques. Je secouai la tête en déclarant : « C'est impossible ! – Impossible tout seul, oui. Mais si vous aviez un ami à cette fenêtre, et si cet ami vous faisait descendre cette corde solide que je vois dans le coin, après l'avoir attachée à ce grand crochet dans le mur ? Je crois alors que, si vous étiez tant soit peu en forme, vous parviendriez à vous hisser jusqu'ici, jambe de bois comprise. Et vous repartiriez, bien entendu, de la même manière. Après quoi votre allié remonterait la corde, la détacherait du crochet, fermerait la fenêtre, la verrouillerait de l'intérieur, et enfin s'en irait par où il est venu… J'ajouterai un détail secondaire, poursuivit-il en tripotant la corde. Notre ami à la jambe de bois, bien que bon grimpeur, n'est pourtant pas un matelot. Il n'a pas les mains calleuses. Ma loupe montre plus d'une trace de sang, surtout vers la fin. J'en déduis qu'il s'est laissé glisser à une vitesse telle que ses mains en furent écorchées. – Tout cela est très bien, dis-je. Mais cette histoire est plus incompréhensible que jamais. Quel est donc cet allié mystérieux ? Comment a-t-il pu pénétrer dans cette pièce ? – Ah ! oui, l'allié ? répéta Holmes, d'un air songeur. Il apporte des éléments intéressants cet allié. Grâce à lui, l'affaire sort de l'ordinaire. Je crois bien que cet allié introduit du neuf dans les annales criminelles de ce pays. Des cas similaires se présentent cependant à l'esprit, notamment en Inde et, si ma mémoire est bonne, en Sénégambie. – Mais comment est-il venu ? insistai-je. La porte était verrouillée, la fenêtre est inaccessible. Serait-ce par la cheminée ? – La grille est trop petite, répondit-il. J'y avais déjà pensé… – Alors, qui ? par où ? – Vous ne voulez donc pas appliquer mes principes ?… Combien de fois vous ai-je dit que, une fois éliminées toutes les impossibilités, l'hypothèse restante, aussi improbable qu'elle soit, doit être la bonne ! Nous savons qu'il n'est venu ni par la porte, ni par la fenêtre, ni par la cheminée. Nous avons aussi qu'il n'était pas dissimulé dans la pièce, puisque celle-ci n'offre aucune cachette. D'où, alors, peut-il être venu ? – Par un trou dans le toit ? m'écriai-je. – Bien sûr ! Il faut que ce soit par-là. Si vous aviez l'amabilité de me tenir cette lampe, nous pousserions nos recherches jusqu'à ce grenier secret où le trésor a été découvert. » Il gravit l'escabeau et, après avoir pris appui de ses mains sur deux poutres, il se hissa dans le grenier. Là, s'aplatissant sur le ventre, il me débarrassa de la lampe pour que je puisse le suivre. La pièce avait à peu près 3, 50 mètres de long sur 2 mètres de large. Le plancher était formé par des poutres, et il fallait sauter de l'une à l'autre, car il n'y avait entre elles que des lattes minces. Le toit remontant en angle était évidemment la partie intérieure du vrai toit de la maison. La pièce était absolument vide. La poussière des ans reposait en couche épaisse sur le sol. « Et nous y voilà ! dit Sherlock Holmes, en mettant sa main sur le mur en pente. C'est une tabatière qui donne sur le toit. Je puis la pousser ; le toit apparaît descendait en pente douce. Voici donc le chemin par lequel le Numéro Un est entré. Voyons si nous pouvons trouver d'autres marques qui l'identifieraient. » Il approcha la lampe du plancher et, pour la seconde fois cette nuit-là, je vis son visage prendre une expression de surprise choquée. Suivant son regard, je sentis ma peau se hérisser sous mes vêtements. Car le plancher était couvert d'empreintes de pieds nus ; elles étaient claires, parfaitement délimitées, mais leur taille ne dépassait pas la moitié de l'empreinte d'un pied normal. « Holmes ! murmurai-je. Un enfant aurait donc fait cette chose horrible ? » Il avait tout de suite retrouvé sa maîtrise de soi. « J'ai été surpris sur le moment ! dit-il. Pourtant il n'y a rien là que de très naturel. Ma mémoire a eu une défaillance, car j'aurais pu le prévoir. Nous n'avons plus rien à découvrir ici. Redescendons. – Quelle est donc votre théorie concernant ces empreintes ? interrogeai-je lorsque nous fûmes revenus dans la pièce du bas. – Mon cher Watson, analysez donc un peu vous-même ! ditil avec un soupçon d'impatience dans la voix. Vous connaissez mes méthodes. Mettez-les en application. Il sera intéressant de comparer nos résultats. – Je ne puis concevoir quoi que ce soit qui s'accorde avec les faits, répondis-je. – Tout vous paraîtra bientôt très clair, jeta-t-il avec désinvolture. Je pense qu'il n'y a plus rien d'important ici, mais je vais m'en assurer. » Il nettoya sa loupe, sortit son mètre, et se mit à parcourir la pièce à quatre pattes ; il mesurait, comparait, examinait, son long nez fin frôlant le parquet ; ses yeux enfoncés dans les orbites brillaient d'un éclat nacré. Ses mouvements étaient rapides, silencieux et furtifs ; ceux d'un limier cherchant une piste. Et je ne pus m'empêcher de penser qu'il eût fait un bien dangereux criminel s'il avait tourné sa sagacité et son énergie contre la loi, au lieu de les exercer pour sa défense. Il n'arrêtait pas de murmurer inintelligiblement en travaillant. Finalement, il explosa en un grand cri d'allégresse. « Nous avons le hasard avec nous ! s'écria-t-il. Nous ne devrions plus avoir d'ennui, maintenant. Notre Numéro Un a eu la malchance de marcher dans la créosote. On peut apercevoir le contour de son petit pied ici, à côté de ce puant gâchis. La bonbonne est cassée, comprenez-vous ? Et son contenu s'est répandu. – Et alors ? demandai-je. – Et bien, nous le tenons, c'est tout ! Je connais un chien qui suivrait une odeur aussi tenace au bout du monde. Nous le tenons : c'est aussi mathématique qu'une règle de trois… Mais, qu'est-ce que j'entends ? Les représentants accrédités de la loi, assurément ! » D'en bas montaient des voix bruyantes : des pas lourds résonnèrent ; la porte d'entrée se referma avec fracas. « Avant qu'ils arrivent, posez votre main sur le bras de ce pauvre garçon, dit Holmes. Maintenant là, sur sa jambe. Que sentez-vous ? – Les muscles sont aussi durs que du bois, répondis-je. – Tout à fait. Ils sont dans un état d'extrême contraction qui dépasse de beaucoup l'ordinaire Ricor Mortis. Ajoutez à cela la distorsion du visage, ce sourire d'Hippocrate, ou Risus Sardonicus, comme l'appelaient les anciens. Quelle conclusion, docteur ? – Mort provoquée par un alcaloïde végétal très puissant, répondis-je sans hésiter. Une substance comme la strychnine qui provoquerait le tétanos. – C'est aussi l'idée qui m'est venue, aussitôt que j'ai vu l'hypertension des muscles faciaux. En entrant dans la chambre, j'ai cherché tout de suite le moyen par lequel le poison avait pénétré dans le corps. J'ai découvert une épine qui avait été ou poquée, ou projetée, dans le cuir chevelu, mais en tout cas, sans grande force ! Vous observerez que, si l'homme était assis droit dans son fauteuil, la partie atteinte faisait face au trou dans le plafond. Maintenant, examinez cette épine. » Je m'en emparai avec précaution, et la regardai à la lumière de la lanterne. Elle était longue, noire, pointue ; son extrémité paraissait vernissée, comme si une substance gommeuse y avait séché ; la pointe émoussée avait été taillée et arrondie au couteau. « Est-ce une épine qu'on trouve en Angleterre ? demanda-til. – Non, certainement pas ! Eh bien, avec toutes ces données, vous devriez pouvoir faire quelques inférences correctes. Mais voici les officiels. Les forces auxiliaires peuvent donc sonner la retraite. » Comme il parlait, les pas se firent entendre bruyamment dans le couloir, et un homme trapu, sanguin, corpulent, vêtu d'un costume gris, pénétra lourdement dans la pièce. Il avait le visage gras ; des paupières bouffies, les yeux très petits et clignotants filtraient un regard perçant. Immédiatement derrière lui, apparurent un inspecteur en uniforme et Thaddeus Sholto qui paraissait toujours aussi ému. « Bon Dieu, en voilà une affaire ! s'écria le gros homme d'une voix rauque et voilée. Une belle histoire, oui ! Mais qui sont ces gens ? Ma parole, cette maison est aussi encombrée qu'un terrier. – Je crois que vous pouvez me reconnaître, monsieur Athelney Jones, dit Holmes tranquillement. – Ah ! mais oui. Bien sûr ! fit-il d'une voix essoufflée. Monsieur Sherlock Holmes, le théoricien. Vous reconnaître ? Je n'oublierai jamais la petite conférence que vous nous avez faite à tous sur les causes, inférences, effets, dans l'affaire du joyau de Bishopgate. C'est vrai que vous nous avez mis sur la bonne piste ; mais vous admettrez bien, maintenant, que c'était plus par hasard que par l'effet d'une découverte véritable. – Il suffisait d'un raisonnement très simple. – Oh ! allons, allons. Il ne faut jamais avoir honte d'admettre la vérité. Mais ceci ? Sale affaire ! Sale affaire, hein ! Des faits précis, n'est-ce pas ? pas de place pour les théories. Quelle chance j'ai eue de me trouver à Norwood pour une autre affaire ! J'étais au commissariat quand la nouvelle est arrivée. D'après vous, de quoi l'homme est-il mort ? – Oh ! c'est une affaire qui ne laisse aucune place pour les théories, dit Holmes sèchement. – Non, non. Mais enfin, on ne peut nier que vous touchez juste, quelquefois. Mon Dieu ! la porte était verrouillée, m'a-ton dit. Un demi-million de joyaux disparus. Comment était la fenêtre ? – Fermée de l'intérieur ; mais il y a des traces de pas sur le rebord. – Bien, bien. Mais si elle était fermée, les pas n'ont rien à voir dans l'histoire. C'est une question de bon sens. L'homme est peut-être mort d'une attaque ; seulement les joyaux manquant. Ah ! J'ai une idée. J'ai parfois de ces éclairs. Laissez-moi, inspecteur ; vous aussi, monsieur Sholto. Votre ami peut rester, Holmes. Dites-moi ce que vous pensez de ceci : Sholto a avoué, de lui-même, qu'il était hier soir avec son frère. Ce dernier meurt d'une attaque, et Sholto part avec le trésor. Qu'en ditesvous ? – Après quoi, le mort, craignant sans doute de s'enrhumer, s'est levé pour verrouiller la porte. – Hum ! Il y a une faille. Voyons, usons un peu de bon sens. Ce Thaddeus Sholto était avec son frère ; et il y eut une querelle. Cela, nous le savons. Le frère est mort, et les joyaux sont disparus. Nous savons aussi cela. Nul n'a vu le frère depuis le départ de Thaddeus. Le lit n'est pas défait ; la victime ne s'est donc pas couchée. D'autre part, Thaddeus est, de toute évidence, dans un état d'esprit agité. Il est… voyons, disons : peu sympathique. Vous voyez que je suis en train de tisser ma toile. Le filet se resserre autour de lui. – Vous n'êtes pas encore tout à fait en possession des faits, dit Holmes. Cet éclat de bois que j'ai toutes les raisons de croire empoisonné, était fiché dans le cuir chevelu ; la marque s'y trouve encore. Cette carte, et l'inscription que vous pouvez y voir, étaient sur la table à côté de ce curieux instrument formé d'un manche et d'une masse en pierre. Comment tout ceci s'applique-t-il à votre théorie ? – Chaque détail s'en trouve confirmé au contraire ! répliqua le gros détective pompeusement. La maison est pleine de curiosités des Indes. Thaddeus a pu apporter cet instrument qui, utiliser à des fins meurtrières cet éclat de bois, si celui-ci s'avère empoisonné. La carte est un truc, une fausse piste, probablement. La seule question est : comment est-il parti ? Ah ! évidemment ! Il y a un trou dans le plafond. » Il bondit sur l'escabeau, avec une vitesse surprenante pour un homme aussi corpulent et il se fraya un chemin à travers l'ouverture. Puis, nous l'entendîmes annoncer triomphalement qu'il avait trouvé la tabatière. « Il peut découvrir quelque chose, remarqua Holmes, en haussant les épaules. Il a parfois des lueurs d'intelligence. Il n'y a pas de sots si incommodes que ceux qui ont de l'esprit ! – Vous voyez ! dit Jones en redescendant les marches de l'escabeau. Les faits valent mieux que les théories après tout. Mon opinion sur l'affaire se confirme. Il y a une tabatière qui est même entrouverte. – C'est moi qui l'ai ouverte. – Tiens ! Vous l'aviez donc remarquée ? dit-il en baissant sa voix d'un ton. Quoi qu'il en soit, cela nous montre comment notre monsieur est sorti de la pièce. Inspecteur ! – Oui, monsieur, dit une voix dans le couloir. – Demandez à M. Sholto de venir. Monsieur Sholto, mon devoir me commande de vous informer que tout ce que vous direz pourra se retourner contre vous. Au nom de la reine, je vous arrête, comme étant impliqué dans le meurtre de votre frère. – Eh bien voilà ! Est-ce que je ne vous l'avais pas dit ? s'écria à notre adresse le pauvre homme en levant les bras. – Ne vous inquiétez pas, monsieur Sholto ! dit Holmes. Je vous promets d'apporter la preuve de votre innocence. – Ne faites pas trop de promesses, monsieur le théoricien ! coupa le détective officiel d'un ton cassant. Ne promettez pas trop ! Vous pourriez éprouver plus de difficultés que vous ne le pensez à tenir vos engagements. – Non seulement je le laverai de tout soupçon, monsieur Jones, mais je vais, dès à présent, vous faire un cadeau : le nom et la description de l'une des deux personnes qui pénétrèrent ici la nuit dernière. J'ai toutes raisons de croire qu'il s'appelle Jonathan Small. C'est un homme peu instruit, petit, agile et qui a perdu sa jambe droite ; il porte un pilon de bois dont le côté intérieur est usé. Sa botte gauche possède une semelle épaisse et carrée avec un fer au talon. C'est un ancien condamné d'âge moyen, à la peau très brunie. Ces quelques indications vous aideront peut-être. J'ajouterai encore que la paume de ses mains est ensanglantée. Quant à l'autre homme… – Ah ! l'autre homme ? » demanda Jones en ricanant. Il était néanmoins visible que les manières précises de Holmes l'avaient impressionné. « C'est un être plutôt curieux ! dit mon ami, en tournant les talons. J'espère pouvoir vous les présenter tous deux d'ici très peu de temps. J'ai un mot à vous dire, Watson. » Il me conduisit vers l'escalier pour me chuchoter. « Cet événement imprévu nous a plutôt fait perdre de vue la raison première de notre voyage. – J'étais en train d'y penser, répondis-je. Il n'est pas bon que Mlle Morstan reste dans cette maison de malheur. – Non. Vous allez la raccompagner. Elle vit chez Mme Cecil Forrester, dans le Lower Camberwell ; ce n'est donc pas très loin. Je vous attendrai ici si vous voulez revenir. Mais peut-être serez-vous trop fatigué ? – Absolument pas. Je serais incapable de me reposer avant d'en savoir davantage sur cette affaire fantastique. Je connais déjà la vie sous un certain nombre de ses aspects, et non des plus tendres ! Mais je vous jure que cette succession rapide de coups de théâtre m'a brisé les nerfs ! Tout de même, j'aimerais bien aller avec vous jusqu'au bout, puisque je suis déjà si loin… – Votre présence m'aidera beaucoup ! répondit-il. Nous allons laisser ce Jones se satisfaire de toutes les vessies qu'il voudra prendre pour des lanternes, et travailler seuls. J'aimerais que vous alliez au n° 3, Pinchin Lane, à Lambeth, près du bord de l'eau, lorsque vous aurez reconduit Mlle Morstan. La troisième maison sur la droite est celle d'un empailleur d'oiseau. Il s'appelle Sherman. Vous verrez à la fenêtre une belette tenant un lapin. Donnez mon meilleur souvenir à ce vieux Sherman et dites-lui que j'ai besoin de Toby tout de suite. Vous le ramènerez avec vous dans la voiture. – Un chien, j'imagine ? – Oui, un curieux bâtard doué d'un odorat étonnant. Je préférerais l'aide de Toby à celle de tout Scotland Yard. – Bon. Je vous ramènerai Toby… Il est une heure du matin. Je devrais être de retour avant trois heures si je peux changer de cheval. – Et moi, dit Holmes, je vais voir ce qu'il y a à tirer de mme Berstone et du serviteur hindou. Ce dernier dort dans la mansarde à côté, m'a dit M. Thaddeus. Puis j'étudierai les méthodes de Jones, le grand détective, en écoutant ses sarcasmes peu subtils. "Wir sind gewohnt dass die Menschen verhôhnen was sie nicht verstehen" (« On se moque toujours de ce que l'on ne comprend pas. » N. D. T.) Goethe est décidément toujours plein de sève. » Chapitre VII L'épisode du tonneau La police avait amené une voiture ; je la pris pour ramener Mlle Morstan chez elle. Selon la manière angélique des femmes, elle avait tout supporté aussi longtemps qu'il lui avait fallu réconforter quelqu'un de plus faible qu'elle. Je l'avais trouvée placide et souriante aux côtés de la femme de charge qui n'était pas revenue de ses frayeurs. Mais dans la voiture, elle défaillit et fondit en larmes, tant les aventures de cette nuit l'avaient ébranlée. Elle m'a dit depuis qu'elle m'avait trouvé froid et distant pendant ce voyage… Quel combat, pourtant, se livrait dans mon cœur ! Et quels efforts dus-je faire pour me contenir ! Mon amour et mon amitié s'élançaient vers elle, tout comme dans le jardin ma main avait cherché la sienne. Des années d'une vie conventionnelle ne m'auraient pas mieux révélé sa nature douce et courageuse que ces quelques heures étranges. Cependant, les mots affectueux ne passaient pas ma bouche ; deux pensées la scellaient. D'abord, elle était faible, sans défense, avec l'esprit désemparé : serait-il correct d'imposer à un tel moment mon amour ? Par ailleurs, elle était riche ! Si les recherches de Holmes aboutissaient, elle deviendrait une héritière enviée ; était-il juste, étaitil honorable, qu'un chirurgien en demi-solde tirât un tel avantage d'une intimité dont le hasard était seul responsable ? Ne pourrait-elle me prendre alors pour un vulgaire aventurier ? Qu'une telle idée pût lui traverser l'esprit m'était intolérable. Entre nous se dressait le trésor d'Agra, obstacle insurmontable. Il était près de deux heures quand nous arrivâmes chez Mme Forrester. Les domestiques avaient depuis longtemps quitté leur service, mais le message reçu par Mlle Morstan avait tant intrigué Mme Forrester, qu'elle avait veillé. Elle nous ouvrit la porte elle-même. C'était une femme gracieuse, d'un certain âge ; elle accueillit la jeune fille d'une voix maternelle et passa tendrement son bras autour de sa taille. Je pris plaisir à constater qu'elle n'était pas une simple gouvernante salariée, mais une amie estimée. Je fus présenté, et aussitôt Mme Forrester me pria d'entrer et de lui raconter nos aventures. Mais je lui expliquai l'importance de ma mission et promis avec sincérité de venir les instruire des progrès que nous pourrions faire. Tandis que la voiture s'éloignait, je me retournai vers elles. Il me semble encore voir leur petit groupe sous le porche, les deux gracieuses silhouettes enlacées, la porte entrouverte, la lumière de l'entrée brillant à travers la vitre de couleurs, le baromètre et la rampe d'escalier luisante. Cette image, même fugitive, d'un tranquille intérieur anglais était un entracte reposant dans cette sombre affaire. Plus j'y réfléchissais d'ailleurs, plus elle me paraissait compliquée. Je repassai en revue les événements dans leur ordre chronologique. Pour ce qui était du problème original, il était maintenant clair. La mort du capitaine Morstan, l'envoi des perles, l'annonce dans le journal, la lettre, autant de détails débrouillés. Mais nous n'en avions pas moins été conduits vers un mystère encore plus profond et beaucoup plus tragique. Ce trésor des Indes, la curieuse carte trouvée dans les bagages du capitaine, l'apparition au moment de la mort du major Sholto, la redécouverte du trésor, et celle-ci immédiatement suivie du meurtre de son auteur, les circonstances fort singulières entourant le crime, les marques de pas, l'arme inusitée, les mots sur la feuille de papier qui correspondaient avec la carte du capitaine, il y avait de quoi donner sa langue au chat pour tout homme moins doué que Sherlock Holmes. Pinchin Lane était un alignement de douteuses maisons de brique à deux étages, dans le bas quartier de Lambeth. Il me fallut frapper assez longtemps au n° 3 pour obtenir un résultat. La lueur d'une bougie filtra enfin derrière le volet et un visage regarda par la fenêtre supérieure. « Allons, du vent, poivrot ! gronda une voix. Si tu n'arrêtes pas ton tapage, je lâche mes quarante-trois chiens à tes trousses ! – C'est exactement ce que je suis venu chercher. Si vous vouliez en laisser sortir un… – Va te faire voir ailleurs ! répondit la voix. J'ai là un bon morceau de fonte. Du diable si je ne te l'envoie pas sur la tête. – Mais il me faut un chien ! criai-je. – Pas de discussion ! hurla M. Sherman. Du balai, maintenant ! Je compte jusqu'à trois et je balance ma fonte… – M. Sherlock Holmes… » Commençai-je. Le nom eut un effet magique. La fenêtre se referma instantanément, la porte fut déverrouillée et ouverte dans la minute qui suivit. Monsieur Sherman était un long vieillard efflanqué aux épaules tombantes, au cou noueux ; il portait des lunettes teintées de bleu. « Les amis de M. Sherlock Holmes sont toujours les bienvenus ! prononça-t-il. Entrez donc, monsieur ! Ne vous approchez pas du blaireau : il mord. Ah ! méchante, méchante ! Tu voudrais attraper le monsieur, hein ? » Cette dernière phrase s'adressait à une hermine passant sa tête avide et ses yeux rouges à travers les barreaux de sa cage. « Ne vous occupez pas de celui-là ! continua-t-il. C'est seulement un lézard. Il n'a pas de crocs ; je le laisse en liberté, car il chasse les scarabées. Il ne faut pas m'en vouloir si je ne vous ai pas trop bien reçu tout à l'heure : je suis un peu la tête de turc des gamins, et ils viennent souvent m'embêter. Que désire M. Sherlock Holmes ? – Un de vos chiens. – Toby, je parie ? – Oui, c'est bien Toby. – Il habite au n° 7, ici à gauche. » Élevant sa bougie, il avança lentement parmi la curieuse faune animale qu'il avait rassemblée autour de lui. A la lueur incertaine et dansante de la flamme, je vis, sortant de chaque fente ou recoin, des yeux vifs qui nous regardaient. Même les poutres au-dessus de nos têtes étaient parées de volailles d'allure solennelle qui, dérangées dans leur sommeil, changeaient paresseusement de position d'une patte sur l'autre. Toby était vraiment laid ! Il avait les oreilles pendantes, le poil long, et il marchait avec un dandinement très disgracieux ; moitié épagneul, moitié berger, il avait le poil blanc et roux. Il accepta, avec quelque hésitation, le morceau de sucre que le vieux naturaliste m'avait remis ; puis, ayant ainsi conclu un pacte, il me suivit jusqu'à la voiture et ne fit pas de difficulté pour m'accompagner. L'horloge du Palais sonnait trois heures lorsque je me retrouvai à nouveau à Pondichery Lodge. J'appris que l'ancien champion de boxe McMurdo avait été arrêté pour complicité, et que M. Sholto et lui avaient été conduits au commissariat. Deux agents gardaient l'étroite entrée, mais ils me laissèrent passer avec le chien lorsque je mentionnai le nom du détective. Holmes se tenait devant le porche, fumant sa pipe, les mains dans ses poches. « Ah ! vous l'avez amené ? dit-il. En voilà un bon chien ! Athelney Jones est parti. Il y a eu un formidable déploiement d'activité depuis votre départ. Il a mis en arrestation non seulement notre ami Thaddeus, mais le portier, la femme de charge et le serviteur hindou. Nous avons le champ libre, à part l'agent là-haut. Laissez le chien ici et remontons. » J'attachai Toby à la table dans l'entrée et le suivi. La pièce était telle que nous l'avions laissée, sauf qu'un drap avait été jeté sur la victime. Un brigadier de police à l'air fatigué s'était adossé dans un coin. « Prêtez-moi votre lanterne, brigadier, dit mon compagnon. Maintenant, attachez-la avec ce bout de ficelle autour de mon cou, afin qu'elle pende devant moi. Merci. Il me reste à enlever chaussures et chaussettes. Vous les porterez en bas. Watson. Je m'en vais faire un peu d'escalade. Trempez donc mon mouchoir dans la créosote. C'est parfait. Maintenant, montez un instant avec moi dans le grenier. » Nous nous hissâmes à travers l'ouverture. Holmes approcha à nouveau la lumière des empreintes de pas dans la poussière. « Je voudrais que vous examiniez attentivement ces marques, dit-il. Voyez-vous quelque chose qui vaut la peine d'être remarqué ? – Elles appartiennent à un enfant ou à une petite femme, dis-je. – Mais en dehors de leur taille ? N'y a-t-il rien d'autre ? – Elles ressemblent à n'importe quelle autre empreinte de pas. – Absolument pas ! Regardez ici ! Voici l'empreinte d'un pied droit. A présent, j'imprime mon pied dans la poussière, à côté, quelle est la différence essentielle ? – Vos doigts sont tous resserrés. L'autre empreinte montre chacun des doigts de pied distinctement séparé des autres. – Exactement. Voilà l'important. Souvenez-vous-en. Maintenant, ayez l'amabilité d'aller près de cette fenêtre et d'en sentir le rebord. Je reste ici, car ce mouchoir dans ma main pourrait brouiller la piste. » Je fis ce qu'il me demandait, et je perçus immédiatement une forte odeur de goudron. « C'est donc là où il a mis son pied en sortant. Si vous pouvez sentir sa trace, je pense que Toby n'aura pas de difficultés. Descendez, maintenant ; lâchez le chien et venez voir l'acrobate. » Le temps d'arriver dans le jardin, Sherlock Holmes était parvenu sur le toit, et je pouvais le suivre, comme un énorme ver luisant, rampant très lentement le long de la crête. Je le perdis de vue derrière un groupe de cheminées, mais il réapparut bientôt, pour s'évanouir à nouveau de l'autre côté. Je fis le tour de la maison et le retrouvai assis tout au bord, à l'angle du toit. « Est-ce vous, Watson ? cria-t-il. – Oui. – Voilà l'endroit. Quelle est cette masse noire, juste en bas ? – Un tonneau d'eau. – Avec un couvercle dessus ? – Oui. – Pas de trace d'une échelle ? – Non. – Quel diable d'homme ! C'est un chemin à se rompre vingt fois le cou. Mais je dois pouvoir descendre par où il est monté. La gouttière semble solide. En tout cas, allons-y ? » Il y eut un frottement de pieds, et la lanterne commença de descendre régulièrement sur le côté du mur. Puis, d'un saut léger, il parvint sur la barrique, et de là atterrit. « C'était une piste facile, dit-il en remettant ses bas et ses chaussures. Les tuiles étaient déplacées tout au long de sa course. Dans sa hâte, il a laissé tomber ceci, qui confirme mon diagnostic… comme vous dites, vous autres médecins. » L'objet qu'il me présentait avait l'aspect d'un petit portefeuille ou cartouchière fait d'une sorte de jonc coloré, tressé, et décoré de quelques pierres de couleur. Par la taille et la forme, il rappelait un étui à cigarettes. A l'intérieur, il y avait une demidouzaine d'épines en bois sombre dont l'une des extrémités était pointue, l'autre arrondie. Elles étaient identiques à celle qui avait frappé Bartholomew Sholto. « Ce sont des armes infernales ! dit-il. Faites attention de ne pas vous piquer. Je suis très content de les avoir en ma possession, car c'est probablement toute sa réserve. Il y a moins à craindre que l'un de nous en reçoive une prochainement dans la peau. Pour ma part, je préférerais encore recevoir une balle explosive. Êtes-vous d'attaque pour une randonnée de dix kilomètres, Watson ? – Certainement, répondit-je. – Votre jambe ira-t-elle jusqu'au bout ? – Oh ! oui. – Ah ! vous voilà, mon chien ? Brave vieux Toby ! Flaire, Toby ; renifle-le ! » Il mit sous le nez du chien le mouchoir imbibé de créosote. Toby se tint immobile, les pattes écartées, la tête inclinée sur le côté d'une façon tout à fait comique, comme un connaisseur reniflant le « bouquet » d'un cru fameux. Puis Holmes jeta le mouchoir au loin, attacha une corde solide au collier de la bête, et l'amena à côté du tonneau. Le chien poussa immédiatement une série de glapissements aigus et, le nez au sol, la queue en l'air, prit la piste à une allure si endiablée que, même freiné par sa laisse, il nous obligea de marcher aussi vite que possible. A l'est, le ciel s'étant éclairci peu à peu, et la lumière froide et grise de l'aube nous permettait de voir à quelque distance. L'énorme maison carrée se dressait derrière nous, avec ses hautes fenêtres vides et ses grandes façades nues. Notre route conduisit tout droit à travers un terrain bouleversé de tranchées et de trous qu'il nous fallut franchir. Avec ses monticules de terre éparpillés, et ses arbustes malingres, toute cette propriété avait un aspect de mauvais augure qui s'accordait bien avec la tragédie qui s'était abattue sur elle. Atteignant le mur d'enceinte, Toby se mit à le longer, gémissant impatiemment dans l'ombre ; il s'arrêta finalement dans un angle que masquait un jeune hêtre. A l'intersection des murs, plusieurs briques avaient été descellées ; les marches ainsi faites avaient dû être fréquemment utilisées à en juger par leur aspect usé et poli. Holmes grimpa sur le faîte puis, prenant le chien que je lui tendais, il le laissa retomber de l'autre côté. « Voilà la main de l'homme à la jambe de bois, remarqua-til, tandis que je le rejoignais au faîte du mur. Voyez-vous les légères traces de sang sur ce plâtre blanc ? Quelle chance qu'il n'y ait pas eu de fortes averses depuis hier ! L'odeur restera sur la route en dépit de leurs vingt-huit heures d'avance. » J'avoue que, personnellement, j'avais des doutes. Sur cette route de Londres, la circulation avait dû être intense dans l'intervalle. Cependant, mon scepticisme fut vite balayé. Sans jamais hésiter ni faire d'écart, Toby trottait à sa manière dégingandée : l'odeur entêtante de la créosote devait dominer toutes les autres. « N'allez pas imaginer, dit Holmes que mon succès dépend du pur hasard qui a voulu que l'un de ces individus posât le pied dans la créosote. J'en sais assez maintenant pour retrouver leurs traces de plusieurs façons. Celle-ci est la plus facile, et j'aurais tort de la négliger puisque la chance l'a mise entre nos mains. Toutefois, elle prive l'affaire d'un savant petit problème intellectuel qu'elle promettait tout à l'heure de me poser. J'avoue que sans cette indication vraiment trop évidente, il y aurait eu du mérite à percer l'énigme ! – Mais là où il y a du mérite, et à revendre, c'est dans la manière dont vous conduisez cette affaire ! dis-je. Je vous assure que je suis encore plus émerveillé que lors du meurtre de Jefferson Hope. Cette affaire me semble encore plus profonde et inexplicable. Comment, par exemple, avez-vous pu décrire avec une telle assurance l'homme à la jambe de bois ? – Peuh ! c'est la simplicité même, mon cher ami ! Je ne cherche pas à faire du théâtre, moi ! Tout est patent, tout est dans les faits. Deux officiers qui commandent un pénitencier apprennent un secret important à propos d'un trésor caché. Une carte est tracée à leur intention par un Anglais du nom de Jonathan Small. Souvenez-vous que nous avons vu ce nom sur le plan qui se trouvait dans les affaires du capitaine Morstan. Jonathan Small l'a signée en son nom et au nom de ses associés : « Le Signe des Quatre », telle était la désignation quelque peu dramatique qu'il avait choisie. A l'aide de ce plan, les officiers – ou peut-être l'un d'eux seulement – s'emparent du trésor et le ramènent en Angleterre, mais sans remplir, supposons-le, certaines obligations en échange desquelles le plan leur avait été remis. Et maintenant, pourquoi Jonathan Small ne s'est-il pas emparé lui-même du trésor ? La réponse est évidente. Le plan est daté d'une époque où Morstan se trouvait en contact avec des forçats. Jonathan Small n'a pas pris le trésor parce que ni lui ni ses associés, tous forçats, ne pouvaient se rendre à la cachette pour le récupérer. – Mais c'est une simple hypothèse ! – C'est la seule qui jusqu'ici cadre avec les faits. C'est donc plus qu'une hypothèse. Voyons si elle continue de cadrer avec la suite. Pendant quelques années, le major Sholto vit dans la paix et le bonheur que lui apporte la possession du trésor. Puis il reçoit une lettre des Indes qui lui cause une grande frayeur. Que pouvait-elle contenir ? Elle disait que les hommes qu'il avait trahis avaient été relâchés ? « Ou qu'ils s'étaient évadés ! Et cette éventualité est la plus probable, car il connaissait la durée de leur peine, et si celle-ci était arrivée à terme, il n'en aurait pas été surpris. Que fait-il au contraire ? Il cherche à se protéger. Il craint par-dessus tout un homme à la jambe de bois : un homme blanc, notez-le, puisque il va jusqu'à tirer par erreur sur un commis voyageur anglais !… Bien. Sur le plan, il n'y a qu'un nom ; les autres sont hindous ou mahométans. C'est pourquoi nous pouvons affirmer avec confiance que l'homme à la jambe de bois et Jonathan Small sont la même personne. Le raisonnement vous paraît-il avoir quelque défaut ? – Non : il est clair et précis. – Bon. Maintenant, mettons-nous à la place de Jonathan Small. Voyons les choses de son point de vue. Il vient en Angleterre avec eux buts : reprendre ce qu'il considère comme son bien, et se venger de l'homme qui l'a trahi. Il découvre où s'est établi Sholto et il est fort possible qu'il ait lié connaissance avec quelqu'un dans la maison. Il y a par exemple ce Lal Rao, le maître d'hôtel. Mme Berstone m'en a fait une description qui n'est guère élogieuse. Cependant, Small ne peut découvrir où le trésor est caché, car personne ne le sait : personne sauf le major et un fidèle serviteur mort depuis. Small apprend soudain que Sholto est sur son lit de mort. Pris de panique à l'idée que le secret du trésor pourrait être enseveli avec lui, il échappe à la surveillance des serviteurs et parvient jusqu'à la fenêtre derrière laquelle le major agonise ; seule la présence des deux fils l'empêche d'entrer. Sa haine contre le mort le rend fou ; il pénètre dans la chambre pendant la nuit et il fouille les papiers secrets dans l'espoir de découvrir quelque document ayant trait au trésor. Finalement, il laisse un souvenir de sa visite au moyen des mots inscrits sur la carte. Il avait sans doute prévu que, s'il lui advenait de tuer le major, il laisserait ce genre de marque pour indiquer qu'il ne s'agissait pas d'un meurtre banal, mais d'un acte de justice, du moins du point de vue des quatre associés. Des idées aussi étranges et baroques sont assez communes dans les annales du crime ; elles offrent généralement d'utiles indications quant à la personnalité du criminel. Me suivez-vous bien ? – Très bien. – Maintenant, que pouvait faire Jonathan Small ? Rien d'autre que d'observer discrètement les efforts entrepris pour trouver le trésor. Peut-être quitta-t-il l'Angleterre pour n'y revenir que de temps en temps. Mais survient la découverte du grenier ; il en est immédiatement informé. A nouveau, nous constatons la présence d'un allié dans la place. Jonathan est incapable, avec sa jambe de bois, d'atteindre la chambre si haut perchée de Bartholomew. Alors, il emmène un complice assez mystérieux qui escalade bien mais trempe son pied nu dans la créosote ! D'où Toby, et pour un officier en demi-solde avec un tendon d'Achille endommagé, une claudication sur dix kilomètres. – Mais c'est le complice, et non Jonathan qui a commis le crime ! – C'est exact. Et Jonathan en fut plutôt furieux, si j'en juge par la façon dont il arpenta la pièce quand il y fut parvenu. Il n'avait ni haine ni rancune contre Bartholomew Sholto ; il aurait préféré simplement le bâillonner et le ligoter. Il ne tenait pas du tout, cet homme, à se mettre la corde au cou ! Mais il n'avait pu empêcher les instincts sauvages de son complice de se donner libre cours ; le poison avait fait son œuvre. Jonathan laissa donc sa signature, fit descendre le trésor jusqu'au sol et prit le même chemin. Tel a été l'enchaînement des événements pour autant que j'aie pu les déchiffrer. Quant à son allure personnelle, il doit être évidemment d'un certain âge et fort bruni puisqu'il a purgé sa peine dans un four tel que les Andaman. Sa taille, je l'ai aisément calculée d'après la longueur de ses enjambées ; et nous savons qu'il portait la barbe. Son système pileux fut la seule chose qui impressionna Thaddeus Sholto quand il le vit à la fenêtre. A part cela… – Le complice ? – Eh bien, il n'y a pas grand mystère à cela ! Mais bientôt vous saurez tout… Comme l'air du matin est doux ! Regardez ce petit nuage : il flotte comme une plume rose détachée de quelque gigantesque flamant. Maintenant, le bord rouge du disque solaire se hisse au-dessus de la couche de nuages qui surplombe Londres. Ce soleil brille pour un bon nombre de gens, mais aucun, je parie, n'accomplit une mission plus étrange que la nôtre ! Comme nous nous sentons petits, avec nos ambitions aussi mesquines que nos efforts, en présence des grandes forces élémentaires de la nature ! Êtes-vous bien avancé dans votre JeanPaul ? – Assez. Je suis revenu à lui à travers Carlyle. – C'est remonter le ruisseau jusqu'à la source. Il fait une remarque curieuse mais profonde : à savoir que la première preuve de la grandeur de l'homme réside dans la perception de sa propre petitesse. Cela implique, voyez-vous, un pouvoir de comparaison et d'appréciation qui sont, en eux-mêmes, une preuve de noblesse. Richter donne beaucoup à penser ! Vous n'avez pas de revolver, n'est-ce pas ? – J'ai ma canne. – Il est possible que nous ayons besoin de quelque chose de ce genre si nous parvenons à leur tanière. Je vous abandonnerai Jonathan, mais si l'autre devient méchant, je l'abats raide ! » Tout en parlant, il avait pris son revolver. Il y introduisit deux balles puis le remit dans la poche droite de sa veste. Durant ce temps, Toby nous avait guidés le long de routes bordées de villages et menant vers Londres. Mais nous arrivions maintenant dans de véritables rues où dockers et ouvriers se rendaient à leur travail ; des femmes d'aspect négligé ouvraient leurs volets et balayaient les marches d'entrée. Des bistrots commençaient déjà à sortir des hommes à l'allure rude qui s'essuyaient la barbe d'un coup de manche après la lampée matinale. Des chiens minables, qui flânaient, nous observaient avec étonnement ; mais notre Toby, ne regardant ni à droite, ni à gauche, allait de l'avant, le nez au sol, traduisant parfois par un gémissement une nouvelle odeur fraîche. Nous avions traversé Streatham, Brixton, Camberwell, et nous étions maintenant dans Kennington Lane ; nous avions donc été déportés par des rues transversales à l'est de l'Oval. Les hommes que nous pourchassions semblaient avoir suivi une route en zigzag, probablement avec l'intention d'éviter d'être repérés. Pas une fois ils n'avaient pris une rue importante si une petite rue parallèle se présentait. Au début de Kenningston Lane, ils avaient biaisé vers la gauche à travers Bond Street et Miles Street. Toby s'arrêta à l'endroit où cette dernière rue tourne dans Knight's Place. Puis il se mit à courir en avant, en arrière, avec une de ses oreilles dressée et l'autre traînante : exactement l'image de l'indécision canine ! Enfin, il se mit à trottiner en rond, levant la tête vers nous de temps en temps, comme pour demander que l'on veuille bien comprendre son embarras. « Qu'est-ce qu'il a, ce chien, nom d'une pipe ? grogna Holmes. Ils n'ont sûrement pas pris de voiture, et ils ne se sont pas envolés en ballon, tout de même. – Peut-être se sont-ils arrêtés ici un moment ? suggérai-je. – Ah ! tout va bien : le voilà qui repart ! » dit mon compagnon avec soulagement. Toby était en effet à nouveau sur la piste. Il avait encore fait un autre tour en reniflant, puis s'était décidé tout d'un coup. Il s'élançait à présent avec une énergie et une détermination qu'il n'avait pas encore déployées. L'odeur apparaissait beaucoup plus fraîche qu'auparavant, car il n'avait même pas besoin de renifler le sol. Il tirait frénétiquement sur sa laisse et tentait de courir. Je pus voir au regard brillant de Holmes qu'il pensait arriver à la fin de notre voyage. Notre route nous conduisait maintenant vers Nine Elma. Nous arrivâmes au grand chantier par l'entrée latérale, où les scieurs étaient déjà au travail. Tirant sans relâche, Toby courut à travers sciure et copeaux, fonça dans un chemin, fila entre deux piles de bois et, poussant enfin un glapissement de triomphe, il sauta sur un gros tonneau encore posé sur le wagonnet qui l'avait amené. La langue pendante, les yeux clignotants, Toby trônait sur le couvercle, nous regardant l'un après l'autre, visiblement en quête d'une approbation. Les douves et les roues du wagonnet étaient enduites d'un liquide noir, et l'air ambiant était saturé de l'odeur de créosote. Sherlock Holmes et moi nous nous regardâmes d'un air déconcerté, pour, tout à coup, éclater d'un fou rire irrépressible. Chapitre VIII Les francs-tireurs de Baker Street « Et maintenant, demandai-je, Toby s'est trompé ? – Il a fait ce qu'on lui demandait, dit Holmes en le faisant descendre du tonneau et en le tirant hors du chantier. Si vous voulez bien réfléchir à la quantité de créosote qui est charriée dans Londres en un jour, il n'y a rien d'étonnant à ce que notre piste ait été coupée. On l'emploie beaucoup maintenant, surtout pour l'apprêt du bois. Le pauvre Toby n'est pas à blâmer. – Je suppose qu'il nous faut revenir à la première piste. – Oui. Heureusement, le chemin n'est pas long ! Ce qui a désorienté le chien au coin de Knight's Place c'est évidemment le fait que deux pistes se croisaient et s'éloignaient dans la direction opposée. Nous avons pris la mauvaise. Il ne nous reste qu'à suivre l'autre. » Cela n'offrit pas de difficultés. Revenu à l'endroit où il avait commis son erreur, Toby effectua un large cercle, puis bondit dans une nouvelle direction. « Il faudra veiller à ce qu'il ne nous mène pas à l'endroit d'où vient le tonneau de créosote ! observai-je. – Oui, j'y ai pensé. Mais remarquez qu'il reste sur le trottoir alors que le tonneau était véhiculé sur la chaussée. Non, Watson, nous sommes sur la bonne piste, à présent ! » Elle se dirigeait du côté du fleuve, passait à travers Belmont Place et Prince's Street. A la fin de Bond Street, elle descendit tout droit jusqu'au bord de l'eau où se trouvait une petite jetée de bois. Toby nous conduisit jusqu'à son extrémité, et se tint là, gémissant face à l'eau sombre. « Nous n'avons pas de chance, dit Holmes. Ils ont pris un bateau. Plusieurs barques et légers esquifs se balançaient sur l'eau au bord de la jetée. Nous guidâmes Toby vers chacun d'entre eux, mais ses reniflements vigoureux ne donnèrent aucun résultat. Non loin du quai rudimentaire, se trouvait une petite maison de brique ; à la deuxième fenêtre était pendue une pancarte en bois. « Mordecai Smith » était imprimé en grosses lettres ; en dessous « Bateaux à louer à l'heure ou à la journée ». Une deuxième pancarte au-dessus de la porte nous informa que la maison possédait également une chaloupe à vapeur. Je remarquai en effet un gros tas de coke près de la jetée. Holmes inspecta les environs avec un regard désabusé. « Mauvais, mauvais ! fit-il. Ces individus sont plus malins que je ne le pensais. Ils semblent avoir couvert leurs traces. J'ai peur qu'ils n'aient obéi à un plan soigneusement concerté d'avance. » Il s'approchait de la maison, lorsque la porte s'ouvrit ; un petit gamin frisé, d'environ six ans, sortit en courant, suivi d'une vigoureuse femme au visage coloré, tenant une grande éponge. « Jack, reviens ici te faire laver ! cria-t-elle. Reviens ici, petit diable ! Si ton père revient à la maison et te trouve dans cet état, il nous en fera entendre de belles… – Quel beau petit garçon ! s'écria Holmes pour établir des positions stratégiques. A-t-on idée d'avoir des joues aussi roses ! Dis-moi, Jack, y a-t-il quelque chose que tu aimerais avoir ? » Le marmot réfléchit un moment. « J'aimerais bien avoir un shilling ! répondit-il. – Rien d'autre que tu aimerais mieux ? – Je préférerais deux shillings, répondit le jeune prodige après un instant de réflexion. – Eh bien, les voilà ! Attrape ! C'est du vif-argent que vous avez là, madame Smith. – Dieu vous protège, monsieur ! Il est même plus que cela ! Il me donne bien du mal, parfois ; surtout quand mon homme s'en va pendant plusieurs jours. – Il est donc parti ? dit Holmes, d'une voix déçue. J'en suis désolé, car je voulais lui parler. – Il est parti depuis hier matin, mon bon monsieur, et pour dire vrai, je commence à m'inquiéter. Mais si c'est au sujet d'un bateau, monsieur, peut-être pourrais-je vous aider ? – Je voudrais louer sa chaloupe à vapeur. – Ah ! mon pauvre monsieur, c'est justement dans la chaloupe qu'il est parti. C'est bien ce qui m'étonne, car elle a tout juste assez de charbon pour aller à Woolwich et revenir. S'il était parti dans la péniche, je n'y penserais même pas : son travail l'entraîne souvent jusqu'à Gravesend, et quand il y a de quoi faire là-bas, il lui arrive de rester. Mais à quoi peut servir une chaloupe à vapeur sans charbon ? – Il a pu en acheter à l'un des quais, en descendant le fleuve. – Peut-être bien, monsieur ; mais ce n'est pas son habitude. Combien de fois l'ai-je entendu pester contre les prix qu'ils demandent pour quelques sacs. D'ailleurs, je n'aime pas cet homme à la jambe de bois avec son parler étranger : il a une sale tête ! Pourquoi vient-il toujours rôder par ici ? – Un homme à la jambe de bois ? demanda Holmes d'une voix innocemment étonnée. – Oui, monsieur, un type au visage tout brun qu'il en ressemble à un singe ! Il est venu plus d'une fois voir mon homme. C'est lui qui l'a réveillé, l'avant-dernière nuit. Ce qu'il y a de plus fort, c'est que mon homme savait qu'il viendrait, car il avait chargé la chaudière de la chaloupe. Je vous parlerai sans détours, monsieur : je me fais du souci ! – Mais enfin, ma chère madame Smith, vous vous effrayez sans raison ! dit Holmes en haussant les épaules. D'abord, comment vous est-il possible de dire que c'est bien l'homme à la jambe de bois qui est venu la nuit ? Je ne comprends pas comment vous pouvez être aussi affirmative. – C'est sa voix, monsieur. Je connais sa voix ; elle est comme qui dirait rauque et voilée. Il a frappé à la fenêtre : ça devait être vers les trois heures du matin : « Debout làdedans », qu'il a dit « il est temps d'aller relever la garde ». Mon homme a réveillé Jim – c'est le fils aîné – et les voilà partis, sans même me dire un mot. J'ai entendu le pilon de bois résonner sur les pierres. – Et cet homme à la jambe de bois, il était seul ? – Je ne pourrais dire pour sûr, monsieur ! Je n'ai entendu personne d'autre. – Je regrette beaucoup, madame Smith. Je voulais une chaloupe à vapeur, et j'avais entendu dire beaucoup de bien de la… Voyons, comment s'appelle-t-elle déjà ? – L'Aurore, monsieur. – Ah ! N'est-ce pas cette vieille chaloupe verte, bordée d'une ligne jaune et très large d'assiette ? – Non pas du tout ! C'est l'un des bateaux les plus allongés qu'il y ait sur le fleuve. Et elle vient d'être repeinte à neuf toute en noir avec deux bandes rouges. – Merci. J'espère que vous aurez bientôt des nouvelles de monsieur Smith. Je vais descendre le fleuve et si je vois l'Aurore, je dirai au patron que vous êtes inquiète. Une cheminée noire, disiez-vous ? – Non, monsieur. Noire avec une bande blanche. – Ah ! bien entendu ! Ce sont les côtés qui sont noirs. Au revoir, madame Smith. Voici un batelier et sa barque, Watson. Demandons à traverser le fleuve. « L'important avec les gens de cette espèce, continua Holmes comme nous prenions place près du gouvernail de l'embarcation, c'est de ne jamais leur donner l'occasion de supposer que ce qu'ils vous racontent présente pour vous de l'importance. Autrement, ils se ferment instantanément comme une huître ! Mais si, par contre, vous feignez de les écouter, pour ainsi dire, contre votre gré, vous avez des chances d'apprendre ce que vous désirez savoir. – En tout cas, nous savons ce qu'il nous reste à faire, dis-je. – Et quel serait votre plan ? – Louer une chaloupe et descendre la rivière sur les traces de l'Aurore. – Mais, mon cher ami, ce serait une tâche colossale ! L'embarcation a pu accoster à n'importe quelle jetée des deux rives entre ici et Greenwich. Passé le pont, les points d'accostage forment un labyrinthe de plusieurs kilomètres. Il vous faudrait je ne sais combien de jours pour tout explorer seul. – Faisons appel à la police, alors. – Non. Je me mettrai sans doute en rapport avec Athelney Jones, mais au dernier moment seulement. Ce n'est pas un méchant homme, et je ne voudrais rien faire qui puisse lui nuire professionnellement. Mais travailler seul m'amuse beaucoup plus : surtout maintenant que nous sommes si avancés ! – Peut-être pourrions-nous alors mettre une annonce demandant des renseignements aux gardiens des quais ? – De mal en pis ! Nos hommes sauraient alors que nous les talonnons, et ils quitteraient immédiatement le pays. Certes, ils partiront de toute façon, mais tant qu'ils se sentiront en parfaite sécurité, ils ne se presseront pas. L'énergie déployée par Jones, le détective, nous sera utile à ce sujet ! Les quotidiens vont certainement présenter son point de vue, et nos fuyards croiront que la police est sur une fausse piste. – Qu'allons-nous donc faire ? demandai-je comme nous touchions terre près de la prison de Millbank. – Nous allons prendre ce fiacre, rentrer à la maison, nous faire servir un petit déjeuner, et nous coucher une heure. Il est fort probable que nous soyons sur pied toute la nuit prochaine. Arrêtez-vous au premier bureau de poste sur votre chemin, conducteur ! Toby peut encore nous être utile : nous allons le garder. » La voiture s'arrêta devant la poste de Great Peter Street, et Holmes descendit envoyer un télégramme. « A qui croyez-vous que j'aie télégraphie ? me demanda-t-il à son retour. – Je n'en ai pas la moindre idée. – Vous souvenez-vous de la police spéciale de Baker Street ? J'avais fait un appel à eux dans l'affaire Jefferson Hope. – Oui, eh bien ? – C'est exactement le problème type où leur aide peut nous être très précieuse. S'ils échouent, j'ai d'autres moyens. Mais je vais d'abord essayer celui-là. Mon télégramme s'adressait à notre petit lieutenant, le dénommé Wiggins. Je pense que lui et sa bande viendront nous rendre visite avant que nous ayons terminé notre petit déjeuner. » Il devait être entre huit et neuf heures, maintenant, et les événements de la nuit commençaient à peser lourd. J'étais courbatu et las ; mon esprit s'embrouillait. Je n'avais pas, pour me soutenir, l'enthousiasme professionnel de mon compagnon, et il m'était impossible d'ailleurs de considérer abstraitement l'affaire comme un simple problème intellectuel. En ce qui concernait Bartholomew j'avais entendu dire peu de bien sur lui, et ses meurtriers ne m'inspiraient pas une trop violente aversion. Mais pour le trésor c'était une autre histoire ! Il appartenait de droit, en tout ou en partie, à Mlle Morstan. Tant qu'il resterait une chance de le recouvrer, je serais prêt à y consacrer ma vie ! Pourtant notre réussite placerait probablement la jeune fille hors de ma portée pour toujours. Mais mon amour aurait été bien égoïste et mesquin s'il s'était laissé influencer par une telle pensée ! Holmes pouvait travailler à la capture des criminels : j'avais, quant à moi, une raison dix fois plus forte de recouvrer le trésor. Un bain à Baker Street, suivi d'un complet changement de linge, me rafraîchit magnifiquement. Lorsque je descendis de ma chambre, je trouvai le petit déjeuner servi, et Holmes en train de verser le café. « On parle du meurtre, dit-il en désignant un journal ouvert. Un journaliste doué d'ubiquité et l'énergique Jones ont arrangé l'affaire entre eux. Mais vous devez en avoir assez de cette histoire ! Mangez d'abord vos œufs au jambon. » Je m'emparai du journal et lus le court article qui s'intitulait : UNE MYSTERIEUSE AFFAIRE A UPPER NORWOOD. « Hier soir, vers minuit », était-il écrit dans le Standard, « M. Bartholomew Sholto, de Pondichery Lodge, Upper Norwood, a été trouvé mort dans sa chambre. Les circonstances démontraient un acte criminel. » « Pour autant que nous le sachions, aucune trace de violence ne fut relevée sur la victime. Mais une précieuse collection héritée de son père, avait disparu. Le crime fut découvert par M. Sherlock Holmes et le docteur Watson, qui s'étaient rendus dans la maison en compagnie de M. Thaddeus Sholto, frère du décédé. Une chance singulière a voulu que M. Athelney Jones, le détective bien connu de Scotland Yard, se trouvât justement au commissariat de police de Norwood. Il fut ainsi sur les lieux moins d'une demi-heure après que l'alerte eut été donnée. Son expérience et son talent se tournèrent aussitôt vers la recherche des criminels. L'heureuse conséquence en fut l'arrestation du frère de la victime, Thaddeus Sholto, de la femme de charge, Mrs Berstone, du maître d'hôtel hindou, un dénommé Lal Rao, et du portier McMurdo. Il est en effet certain que le, ou les voleurs connaissaient bien la maison. Les connaissances techniques réputées de M. Jones s'alliant à ses dons non moins célèbres d'observation, lui ont permis de prouver irréfutablement que les bandits n'avaient pu pénétrer ni par la porte, ni par la fenêtre ; grimpant sur le toit du bâtiment, ils se sont introduits par une tabatière dans une pièce s'ouvrant sur la chambre où fut trouvé le corps. L'hypothèse d'un simple cambriolage par des étrangers se trouve ainsi définitivement écartée. L'action prompte et énergique des représentants de la loi montre qu'en de telles circonstances il y a grand avantage à ce que l'enquête soit menée par un seul esprit, vigoureux et maître de ses moyens. Nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'un tel résultat offre un argument de poids à ceux qui désireraient voir une décentralisation de nos forces de détectives ; ceux-ci se trouveraient alors en contact plus étroit et plus effectif avec les affaires sur lesquelles ils doivent enquêter. » « N'est-ce pas superbe ? dit Holmes en souriant au-dessus de sa tasse de café. Qu'en pensez-vous ? – Je pense que nous avons nous-mêmes frôlé l'arrestation. – C'est mon avis. Je n'oserais répondre de notre liberté s'il est repris tout à coup par une autre crise d'énergie ! » A cet instant précis un coup de sonnette prolongé résonna dans toute la maison. Nous entendîmes Mme Hudson, notre logeuse, pousser des lamentations et de véhémentes imprécations. « Bonté divine ! m'écriai-je en me soulevant de mon siège. Je crois, Holmes, qu'ils viennent vraiment nous arrêter. – Non, ce n'est pas aussi terrible que cela ! Je reconnais ma police auxiliaire, les francs-tireurs de Baker Street. » De fait, des cris aigus et une galopade de pieds nus retentirent dans l'escalier. Et une douzaine de petits voyous, sales et déguenillés, firent irruption dans la pièce. Je reconnais que malgré l'invasion bruyante, ils firent preuve de discipline. Ils se mirent immédiatement en rang, et leurs frimousses éveillées nous firent face. Après quoi l'un d'entre eux s'avança avec une supériorité nonchalante, fort drôle chez ce jeune garçon aussi peu engageant qu'un épouvantail. « Bien reçu votre message, monsieur ! dit-il. Je vous les amène au complet. Cela fait trois shillings et six pence de frais de transports. – Les voilà, dit Holmes en sortant de la monnaie. A l'avenir, ils vous feront leur rapport, et vous me les transmettrez. Il ne faut plus que la maison soit envahie. Cependant, j'aime autant que vous entendiez tous mes instructions. Je veux découvrir où se trouve une chaloupe à vapeur s'appelant l'Aurore. Le nom du patron est Mordecai Smith. Le bateau a dû descendre le fleuve et s'arrêter quelque part. Il est noir, bordé de deux lignes rouges ; sa cheminée, noire également, a une bande blanche. Il faut que l'un de vous se poste à l'embarcadère de Mordecai Smith, en face de Millbank, pour voir si le bateau revient. Les autres doivent se partager les deux rives et chacun explorer soigneusement sa portion. Prévenez-moi dès que vous aurez des nouvelles. Est-ce que tout est compris ? – Oui, mon colonel ! dit Wiggins. – Ce sera le même tarif que d'habitude, plus une guinée à celui qui trouvera le bateau. Voici un jour d'avance. Et maintenant, au travail ! » Il remit un shilling à chacun, puis les gamins dévalèrent l'escalier. Un instant plus tard, je les aperçus filant dans la rue. « Si la chaloupe est au-dessus de l'eau, ils la trouveront ! dit Holmes en se levant de table. Il alluma sa pipe. « Ils peuvent aller partout, tout voir, et tout entendre. Je compte qu'ils la découvriront avant ce soir. En attendant, nous ne pouvons rien faire. Il faut, pour reprendre la piste, retrouver l'Aurore ou M. Mordecai Smith. – Je suis sûr que Toby va se régaler de nos restes. Allezvous vous coucher, Holmes ? – Non, je ne suis pas fatigué. J'ai une curieuse constitution. Je ne me souviens pas d'avoir jamais été fatigué par le travail. En revanche, l'oisiveté m'épuise complètement. Je m'en vais fumer et réfléchir à cette étrange affaire que nous amena une cliente charmante. Si jamais tâche fut facile, la nôtre doit l'être. Les hommes à la jambe de bois ne sont pas légion. Quant à l'autre je pense qu'il est absolument unique en son genre. – Encore cet autre homme ! – Je ne tiens pas spécialement à jouer au mystérieux, Watson ! Cependant, vous devez bien vous être fait votre petite opinion, non ? Considérez les données : des petits pieds nus, dont les doigts ne furent jamais compressés par des chaussures ; une massue en pierre ; une grande agilité ; des fléchettes empoisonnées… – Un sauvage ! m'exclamai-je. Peut-être l'un de ces Hindous avec lesquels Jonathan Small était associé ? – C'est fort douteux ! dit-il. J'ai envisagé cette explication quand j'ai vu les armes étranges. Mais les empreintes singulières des pieds m'ont fait reconsidérer la question. Certains habitants des Indes sont en effet petits ; mais aucun n'aurait pu laisser de telles marques. L'Hindou a des pieds longs et minces. Le mahométan n'a que le pouce nettement séparé des autres doigts, car il porte des sandales avec une lanière qui passe entre le pouce et les orteils. De plus ces fléchettes ne peuvent se lancer que d'une seule manière : avec une sarbacane. D'où, alors, peut venir notre sauvage ? – De l'Amérique du Sud ? » hasardai-je. Il leva les bras vers l'étagère, et en tira un gros volume. « Voici le premier tome d'une encyclopédie en cours de publication. On peut la considérer comme la plus moderne. Qu'est-ce que je lis ? « Les îles Andaman sont situées à cinq cent soixante-dix kilomètres su nord de Sumatra, dans la baie du Bengale. » Hum ! Hum ! Qu'est-ce que tout ceci ? Voyons : climat humide, récifs de corail, requins, Port Blair, pénitencier, l'île Rutland, plantations de cotonniers… Ah ! nous y voici ! « les indigènes des îles Andaman pourraient prétendre au titre de la race la plus petite sur la terre bien que certains anthropologues le réservent aux Bushmen d'Afrique, aux Diggers d'Amérique, et aux habitants de la Terre de Feu. Leur taille moyenne ne dépasse pas un mètre trente, mais de nombreux adultes normalement constitués sont beaucoup plus petits. Cette race est farouche et intraitable. Cependant, lorsqu'on parvient à gagner l'amitié de l'un d'eux, il est capable du plus grand dévouement. » Souvenez-vous de cela Watson. Maintenant, écoutez la suite. « Ils sont d'une apparence hideuse. La tête est volumineuse et déformée ; les yeux sont petits ; les traits sont déformés ; les pieds et les mains d'une petitesse remarquable. Ils sont si farouches et si intraitables que les autorités britanniques ont échoué dans tous leurs efforts pour gagner leur confiance. Ils ont toujours été la terreur des naufragés qu'ils massacrent à l'aide de leurs massues de pierre, ou de leurs flèches empoisonnées. Ces tueries se terminent invariablement par un festin cannibale. » Voilà un peuple amical et paisible, Watson ! Si notre sauvage avait été laissé libre d'agir à sa guise, cette affaire aurait pu prendre une tournure encore plus macabre. J'imagine, pourtant, que même à présent Jonathan Small paierait cher pour ne l'avoir pas utilisé. – Mais comment s'est-il procuré un pareil complice ? – Ah ! je ne saurais vous en dire davantage ! Cependant, nous avons déjà déterminé que Small avait séjourné aux Andaman ; il n'y a donc rien de très étonnant à ce qu'il ait pour compagnon un indigène. Nous apprendrons tout cela en temps voulu, je n'en doute pas ! Allons, étendez-vous là sur le canapé, et voyons si je puis vous endormir. » Il prit son violon, et il commença de jouer tandis que je m'allongeais. C'était un air rêveur et mélodieux ; de sa propre composition certainement, car il savait improviser avec beaucoup de talent. Je me souviens vaguement de ses bras maigres, de son visage attentif, et du va-et-vient de l'archet. Puis il me sembla que je m'éloignais paisiblement, flottant sur une douce mer de sons, pour ensuite atteindre le royaume des rêves où le joli visage de Mary Morstan se penchait vers moi. Chapitre IX La chaîne se rompt L'après-midi était fort avancé quand je me réveillai, reposé ; Sherlock Holmes était toujours assis, exactement comme je l'avais laissé, sauf qu'il avait mis son violon de côté, et qu'il était plongé dans un livre. Au mouvement que je fis, il me regarda, et je constatai que son visage était sombre et ennuyé. – Vous avez dormi profondément, dit-il. J'ai eu peur que notre conversation ne vous éveillât. – Je n'ai rien entendu. Avez-vous donc des nouvelles fraîches ? – Je n'ai rien appris, malheureusement. J'avoue que je suis surpris et déçu. Je m'attendais à quelque chose de bien défini, à cette heure-ci. Wiggins vient de me faire son rapport. Il dit qu'on n'a pu trouver aucune trace de la chaloupe. C'est un contretemps ennuyeux, car chaque heure est importante. – Puis-je faire quelque chose ? Je suis tout à fait reposé présent, et tout prêt pour une autre sortie nocturne. – Non, nous ne pouvons rien faire. Nous ne pouvons qu'attendre. Si nous y allons, un message peut venir en notre absence, et provoquer un retard. Vous pouvez faire ce qu'il vous plaira, mais je dois rester de garde. – Alors, j'irai jusqu'à Camberwell rendre visite à madame Forrester. Elle m'en a prié hier. – À madame Cecil Forrester ? interrogea-t-il avec un sourire malicieux dans les yeux. – Eh bien ! À mademoiselle Morstan aussi, bien sûr. Elles étaient anxieuses de savoir ce qui arriverait. – Ne leur en dites pas trop. On ne saurait faire entièrement confiance aux femmes, pas même aux meilleures d'entre elles. Je ne m'arrêtai pas à discuter cette appréciation affligeante. – Je reviendrai dans une heure ou deux. – Ça va ! Bonne chance ! Mais, dites-moi, puisque vous passez de l'autre côté du fleuve, vous pouvez aussi bien reconduire Toby car, à mon avis, il n'est pas probable que nous en ayons encore besoin. Je pris donc le chien, et je le laissai chez le vieux naturaliste de Pinchin Lane, en même temps qu'un demi-souverain. A Camberwell, je trouvai mademoiselle Morstan un peu fatiguée par ses aventures de la nuit, mais très anxieuse d'en tendre les nouvelles. Madame Forrester aussi était pleine de curiosité. Je leur racontai tout ce que nous avions fait, en omettant toutefois les parties les plus terribles de la tragédie. Ainsi, après avoir parlé de la mort de monsieur Sholto, je ne dis rien de la manière exacte dont il avait été tué. En dépit de toutes mes omissions, pourtant, mon compte rendu comportait assez d'éléments pour les faire frémir. – C'est une histoire romanesque ! s'écria madame Forrester, une dame qu'on a lésée, un trésor d'un demi-million de livres, un cannibale noir et un bandit à jambe de bois. Ces derniers remplacent le conventionnel dragon et le méchant baron. – Et les deux chevaliers errants viennent à mon secours, ajouta mademoiselle Morstan en me jetant un regard plein de feu. – Eh bien, Mary, votre fortune dépend maintenant de l'issue de ces recherches. Il me semble que vous n'en soyez pas surexcitée. Imaginez ce que ça doit être d'être si riche, et d'avoir le monde à ses pieds ! De remarquer qu'à cette perspective mademoiselle Morstan ne manifestait aucun enthousiasme fit courir dans mes veines un petit frisson de joie. Au contraire, elle agita la tête fièrement, comme si elle ne prenait que peu d'intérêt à tout cela. – C'est pour monsieur Thaddée Sholto, dit-elle, que je suis inquiète. Rien d'autre n'a d'importance, mais je crois que d'un bout à l'autre sa conduite a été tout à fait bienveillante et très honorable. C'est notre devoir de le laver de cette terrible accusation sans fondement. Le soir était venu quand je quittai Camberwell, et il faisait tout à fait nuit quand je rentrai à la maison. Le livre et la pipe de mon compagnon étaient près de sa chaise, mais lui-même avait disparu. Je regardai çà et là dans l'espoir de trouver un billet, mais il n'y en avait pas. – Je suppose que monsieur Sherlock Holmes est sorti ? disje à madame Hudson quand elle monta pour abaisser les stores. – Non, monsieur. Il est allé dans sa chambre. Savez vous, monsieur (elle baissait la voix et ce n'était plus qu'un murmure impressionnant) que j'ai peur pour sa santé ? – Comment cela, madame Hudson ? – Eh ! Il est si étrange, monsieur. Après que vous êtes parti, il a arpenté la pièce au point que j'étais fatiguée de l'entendre aller et venir. Puis, je l'ai entendu qui parlait tout seul, qui marmonnait, et chaque fois qu'on sonnait il venait sur le palier et criait : « Qu'est-ce que c'est, madame Hudson ? » « Après il a claqué sa porte, mais je peux l'entendre aller et venir dans sa chambre, comme tout à l'heure. Je me suis risquée à lui toucher deux mots d'une potion calmante, mais il s'est retourné sur moi avec un air tel que je ne sais pas comment je suis sortie de la chambre. – Je ne pense pas, madame Hudson, que vous ayez aucune raison d'être inquiète. Je l'ai déjà vu comme cela. Il a quelque chose qui le tracasse et qui l'agite. Je tentais d'en parler à la légère à la digne madame Hudson. Je me sentis moi-même un peu inquiet quand, toute la longue nuit, j'entendis encore le bruit de ses pas, et que je devinai à quel point son esprit ardent s'irritait de cette inaction involontaire. A l'heure du déjeuner, il avait l'air usé, hagard, avec une petite rougeur de fièvre aux joues. – Vous vous éreintez, mon vieux, lui dis-je. Je vous ai entendu marcher toute la nuit. – Non, je ne pouvais pas dormir. Ce problème infernal me dévore. C'est trop fort d'être coincé par un obstacle aussi insignifiant, quand tout le reste a été débrouillé ! Je connais les hommes, la chaloupe, tout ce qui est important, et pour tant je n'ai pas de nouvelles. J'ai mis d'autres agences à l'œuvre, et j'ai employé tous les moyens dont je dispose. La rivière a été entièrement fouillée, des deux côtés, mais on n'a rien obtenu et madame Smith n'a pas entendu parler de son mari. J'en arriverai bientôt à la conclusion qu'ils ont camouflé la chaloupe. Mais il y a des objections à cela. – Ou que madame Smith nous a mis sur une fausse piste. – Non. Je crois qu'on peut écarter cette supposition. J'ai pris des renseignements, il y a bien une chaloupe avec ces caractéristiques. – Aurait-elle remonté la rivière ? – J'ai considéré aussi cette possibilité, et il y a un groupe de chercheurs qui ira jusqu'à Richmond. Si rien de nouveau ne me parvient aujourd'hui, je partirai moi-même demain et je rechercherai les hommes plutôt que le bateau. Mais, à coup sûr, nous saurons quelque chose. Nous n'apprîmes rien, pourtant. Pas un mot ne vint, soit de Wiggins, soit des autres agences. Il y avait, dans la plupart des journaux, des articles sur la tragédie de Norwood. Ils paraissaient tous être plutôt hostiles au malheureux Thaddée Sholto. Dans aucun, on ne trouvait de nouveaux détails, si ce n'est qu'une enquête judiciaire devait avoir lieu le lendemain. J'allai jusqu'à Camberwell dans la soirée pour informer ces dames de notre insuccès et, à mon retour, je trouvai Sherlock Holmes déprimé et assez morose. Il voulut à peine répondre à mes questions, et toute la soirée il s'occupa d'une analyse chimique délicate, qui impliquait le chauffage de nombreuses cornues et la distillation de vapeurs, ce qui finit par répandre dans la pièce une odeur qui m'en chassa bel et bien. Jusqu'au petit matin, je pus entendre distincte ment le tintement de ses éprouvettes, qui m'annonçait qu'il était toujours occupé à ses expériences malodorantes. – Je descends à la rivière, Watson, me dit-il. J'ai bien tourné et retourné ça dans ma tête, et je ne vois qu'un moyen d'en sortir. Ça vaut la peine d'essayer, en tout cas. – Je peux sans doute aller avec vous ? – Non, vous pouvez m'être beaucoup plus utile si vous voulez bien rester ici pour me représenter. Je m'en vais contrecœur, car il y a de grandes chances pour qu'un message arrive dans la journée, quoique Wiggins fût déjà assez découragé hier soir. Je vous prie d'ouvrir toutes les lettres, tous les télégrammes, et d'agir suivant votre propre jugement si quelque nouvelle vous parvient. Puis-je compter sur vous ? – Très certainement. – J'ai peur que vous ne puissiez me télégraphier, car je peux difficilement vous dire où j'ai des chances d'être. Si je suis en veine pourtant, peut-être ne serai-je pas parti trop longtemps. D'une façon ou d'une autre, j'aurai des nouvelles avant de rentrer. A l'heure du déjeuner, je n'avais rien appris le concernant. En ouvrant le Standard, cependant, je trouvai un prolongement à l'affaire. « En ce qui concerne la tragédie d'Upper Norwood, nous avons des raisons de croire que cette affaire promet d'être plus compliquée et plus mystérieuse qu'on ne le supposait d'abord. De nouveaux témoignages ont montré qu'il est tout à fait impossible que monsieur Thaddée Sholto ait pu y être impliqué d'une façon quelconque. Lui et la gouvernante, madame Bernstone, ont été tous deux remis en liberté hier soir. On croit toutefois que la police est sur la piste des vrais coupables, piste suivie par monsieur Athelney Jones, de Scotland Yard, avec toute l'énergie et la sagacité qu'on lui connaît. On doit s'attendre, à tout moment, à d'autres arrestations. » – C'est assez satisfaisant jusqu'ici, pensai-je. L'ami Sholto s'en tire, en tout cas. Je me demande ce que peut être la nouvelle piste, bien que cela semble une formule stéréo typée toutes les fois que la police a fait une gaffe. Je jetais le journal sur la table quand mon regard tomba sur une annonce dans la « Petite Correspondance » : « PERDU : Attendu que Mordecai Smith, batelier, et son fils Jim ont quitté le quai de Smith vers trois heures du matin mardi dernier dans la chaloupe à vapeur l'Aurore, noire avec deux bandes rouges, cheminée noire à bande blanche, on paiera la somme de cinq livres à quiconque pourra donner des renseignements à madame Smith, au quai de Smith, ou à 221 Baker Street, concernant les déplacements dudit Mordecai Smith et l'endroit où se trouve la chaloupe Aurore. » C'était là clairement ce qui se rapportait au travail de Sherlock. L'adresse de Baker Street le prouvait assez. Cela me parut plutôt ingénieux, car les fugitifs pouvaient lire cette annonce sans y voir autre chose que l'anxiété d'une femme pour son mari disparu. Ce fut une longue journée. Chaque fois que l'on frappait à la porte de la maison, chaque fois que j'entendais monter l'escalier, je m'imaginais que c'était ou bien Holmes qui rentrait ou une réponse à son annonce. Je tentais de lire, mais mes pensées vagabondes s'échappaient vers notre étrange enquête, vers ces deux canailles mal assorties que nous poursuivions. Y avaitil, me demandais-je, quelque faille radicale dans le raisonnement de mon compagnon ? Ne souffrait-il pas de quelque énorme erreur, par sa propre faute ? N'était-il pas possible que son esprit subtil et spéculatif eût bâti cette théorie fantastique sur de fausses prémisses ? Je ne l'avais jamais vu avoir tort, et pourtant le logicien le plus pénétrant peut parfois se tromper. Il était vraisemblable, pensais-je, qu'il tombât dans l'erreur par un raffinement exagéré de sa logique, préférant une explication subtile et bizarre, alors qu'une autre plus simple, plus terre à terre s'offrait à lui. D'autre part j'avais vu moi-même l'évidence des preuves et observé sa méthode déductive. Quand je me rappelais la longue chaîne de circonstances curieuses, plusieurs d'entre elles, banales en elles-mêmes, mais tendant toutes dans la même direction, je ne pouvais me dissimuler à moi-même que si l'explication de Holmes était erronée, la vraie solution devait être également étonnante, voire extraordinaire. A trois heures de l'après-midi, la sonnette retentit bruyamment. J'entendis dans le vestibule une voix autoritaire et, à ma grande surprise, je découvris monsieur Athelney Jones qui se présenta à moi. Il ne ressemblait guère, pourtant, au professeur de sens commun, brusque et supérieur, qui avait pris en charge l'affaire d'Upper Norwood. Il arborait un air abattu, montrait une affabilité inhabituelle, et l'on eût dit qu'il s'excusait. – Bonjour, monsieur ; monsieur Sherlock Holmes est sorti, je crois. – Oui, et je ne suis pas sûr de l'heure à laquelle il reviendra. Mais peut-être désirez-vous l'attendre ? Prenez cette chaise et goûtez un de ces cigares. – Je vous remercie. J'ai le temps. Il s'essuyait le visage avec un grand mouchoir de poche. – Un whisky ? – Merci, juste un demi-verre. Il fait très chaud pour la saison, et pas mal de choses m'ont ennuyé et fatigué. Vous connaissez ma théorie concernant l'affaire de Norwood ? – Je me souviens que vous en avez exposé une. – J'ai dû la réviser. J'avais étroitement resserré mon filet autour de monsieur Sholto, et ne voilà-t-il pas qu'il passe par un trou au beau milieu. Depuis le moment où il a quitté son frère, il y a des gens qui l'ont vu à plusieurs reprises. Ce n'est donc pas lui qui a pu monter sur le toit et passer par la trappe. C'est une affaire très obscure, et mon renom professionnel est en jeu. Je serais très heureux d'être un peu aidé. – Nous avons tous besoin d'aide, parfois. – Votre ami, monsieur Sherlock Holmes, est un homme étonnant, continua-t-il d'un ton bas et confidentiel. C'est un homme qu'on ne peut battre. J'ai vu cet homme, jeune encore, étudier bien des affaires, mais je n'en connais pas une sur laquelle il n'ait pu jeter quelque lumière. Il est peu conformiste dans ses méthodes, un peu prompt à sauter sur des théories mais, somme toute, je crois qu'il aurait fait un officier de police plein d'avenir, et je ne me cache pas pour le dire. J'ai reçu ce matin un télégramme de lui, qui me donne à comprendre qu'il tient une piste dans l'affaire Sholto. Le voici. Il tira le télégramme de sa poche et me le passa. Il était daté de Poplar à midi, et disait : « Allez tout de suite à Baker Street. Si je ne suis pas encore rentré, attendez-moi. Je suis sur les talons de la bande Sholto. Vous pourrez venir avec nous ce soir, si cela vous plaît, pour assister au dénouement. » – Voilà qui promet ; il a évidemment retrouvé la piste, disje. – Ah ! Il a donc été en défaut lui aussi ! s'écria Jones, manifestement satisfait. Même les meilleurs d'entre nous se perdent quelquefois. Naturellement, ça peut être encore une fausse alerte. Mais c'est mon devoir en tant qu'officier de police de ne laisser échapper aucune chance. Mais quelqu'un vient. C'est peut-être lui. On entendait un pas lourd dans l'escalier, une respiration bruyante, sifflante, celle d'un individu qui avait bien de la peine à souffler. Une fois ou deux, il s'arrêta comme si la montée était trop dure pour lui mais, à la fin, il arriva à notre porte et entra. Son aspect correspondait aux bruits que nous avions entendus. C'était un homme âgé, vêtu comme un matelot d'une vieille jaquette boutonnée jusqu'au cou. Le dos était voûté, les genoux vacillants, la respiration était pénible et asthmatique. Tandis qu'il s'appuyait sur un gros gourdin en chêne, ses épaules se levaient dans l'effort qu'il faisait pour aspirer l'air dans ses poumons. Il avait un gros cache-nez de couleur autour du cou, et je ne voyais guère de son visage qu'une paire d'yeux noirs et vifs qu'ombrageaient des sourcils blancs et touffus. Il portait aussi de longs favoris gris. Dans l'ensemble, il me donnait l'impression d'un respectable maître marinier, écrasé par les ans et la pauvreté. – Qu'est-ce que c'est, mon brave ? Il jeta un regard circulaire dans la chambre, à la façon méthodique des vieillards. – Monsieur Sherlock Holmes est-il ici ? – Non, mais je le remplace. Vous pouvez me confier tout message que vous auriez pour lui. – C'était à lui-même que je voulais le dire. – Mais je vous répète que je le remplace. Était-ce à propos du bateau de Mordecai Smith ? – Oui ; j'sais bien où il est, et j'sais où sont les hommes qu'il cherche. Et j'sais où est le trésor, j'sais tout. – Alors dites-le-moi, et je lui transmettrai. – C'est à lui que j'voulais le dire, répéta-t-il, obstiné. – Alors, il vous faut l'attendre ! – Non, je ne vais pas perdre une journée pour faire plaisir à quelqu'un. Si monsieur Holmes n'est pas ici, alors il devra trouver ça tout seul. Et puis, je n'aime pas votre air à tous les deux, et je ne veux pas dire un mot. Et, traînant les pieds, il se dirigea vers la porte, mais Jones se plaça en face de lui. – Attendez un peu, mon ami. Vous avez des renseignements importants, et vous ne vous en irez pas. Nous vous garderons, bon gré mal gré, jusqu'à ce que notre ami revienne. Le vieillard s'avança rapidement vers la porte, mais quand Jones y appuya son large dos, il reconnut l'inutilité de toute résistance. – Jolie façon de traiter les gens ! cria-t-il en tapant son bâton sur le plancher. Je viens ici pour voir un gentleman et vous deux que je n'ai jamais vus de ma vie, vous m'saisissez et vous m'traitez comme ça ! – Vous ne vous en porterez pas plus mal, dis-je. Nous vous paierons votre journée perdue. Asseyez-vous là, sur le canapé. Vous n'aurez pas à attendre longtemps. L'air grognon, il revint et s'assit, la tête reposant sur ses mains. Jones et moi nous reprîmes nos cigares et notre conversation. Soudain, la voix d'Holmes éclata : – Tout de même, vous pourriez bien m'offrir un cigare ! Nous sursautâmes sur nos chaises. Holmes était assis près de nous, avec un air de doux amusement. – Holmes ! m'écriai-je. Vous ici ! Mais où est le vieillard ? – Le voici, dit-il, tenant en main un tas de cheveux blancs. Tout y est : perruque, favoris, sourcils… Je pensais que mon déguisement n'était pas mauvais, mais je doutais qu'il supporte brillamment cette épreuve. – Ah ! Coquin ! s'écria Jones, enchanté. Vous auriez fait un acteur, et un rare !… Vous avez bien la toux rauque des vieux de l'asile et ces jambes flageolantes qui vous portaient valent bien dix livres par semaine. Tout de même, je croyais bien reconnaître l'éclat de vos yeux. Vous ne nous avez pas lâchés si facilement que ça, hein ? – J'ai travaillé toute la journée sous ce déguisement. Il y a, vous le savez, beaucoup de gens dans le milieu des criminels qui commencent à me connaître, surtout depuis que notre ami, ici présent, s'est mis à publier quelques-unes de mes affaires. Aussi, je ne peux partir sur le sentier de la guerre que sous quelque simple accoutrement comme celui- ci. Vous avez eu mon télégramme ? – Oui, c'est ce qui m'a amené ici. – Et comment votre affaire a-t-elle marché ? – Il n'en est rien sorti. J'ai dû relâcher deux de mes prisonniers. Il n'y a aucune preuve contre les deux autres. – Ne vous en faites pas. Nous vous en donnerons deux autres à leur place, mais vous devrez suivre mes instructions. Je vous cède volontiers tout l'honneur officiel du succès, mais vous devrez agir suivant mes directives. Est-ce convenu ? – Absolument, si vous voulez m'aider à prendre les coupables. – Eh bien, il faudra donc tout d'abord qu'un bateau de la police, rapide, une chaloupe à vapeur, se trouve aux escaliers de Westminster, à sept heures, ce soir. – C'est facile à arranger. Il y en a toujours une par là, mais je pourrais traverser la rue et téléphoner, pour en être sûr. – Puis, il me faudra deux hommes vigoureux, en cas de résistance. – Il y en aura deux ou trois dans le bateau. Quoi d'autre ? – Quand nous capturerons les hommes, j'aurai le trésor. Je crois que ce serait un plaisir pour mon ami ici présent d'apporter cette boîte à la jeune dame à qui revient légalement la moitié du contenu ; afin qu'elle soit la première à l'ouvrir. Hein, Watson ? – Ce serait pour moi un grand plaisir. – C'est une façon de procéder assez irrégulière, dit Jones en branlant la tête. Toutefois, comme rien n'est régulier dans cette affaire, je suppose que nous devrons fermer les yeux. Le trésor, plus tard, sera remis aux autorités jus qu'à la conclusion de l'enquête officielle. – Certainement. Un autre point : j'aimerais fort avoir quelques détails sur cette affaire de la bouche même de Jonathan Small. Vous savez que je tiens à connaître à fond les détails de mes enquêtes. Y aurait-il une objection à ce que j'aie avec lui une entrevue non officielle, soit ici, dans mon appartement, soit n'importe où, pourvu qu'il soit sur veillé de façon efficace ? – Vous êtes maître de la situation. Je n'ai pas eu de preuves encore de l'existence de ce Jonathan Small. Toutefois, si vous le prenez, je ne vois pas comment je pourrais vous refuser une entrevue avec lui. – C ‘est donc entendu ? – Parfaitement. Quelque chose d'autre encore ? – Seulement ceci : j'insiste pour que vous dîniez avec nous. Ce sera prêt dans une demi-heure. J'ai des huîtres et une paire de grouses, avec un bon petit choix de vins blancs. Watson, vous n'avez encore jamais reconnu mes mérites de maître de maison. Chapitre X La fin de l'insulaire Ce fut un joyeux dîner. Holmes, quand il le voulait, était un très brillant causeur ; ce soir-là, il le voulut. Il semblait être dans un état d'exaltation nerveuse et il se montra étincelant. Passant rapidement d'un sujet à l'autre, « Mystères » du Moyen Age, violons de Stradivarius, bouddhisme à Ceylan, navires de guerre de l'avenir, poterie médiévale, il traitait chacun d'eux comme s'il en eût fait une étude approfondie. Sa belle humeur contrastait avec la sombre dépression des deux derniers jours. Athelney Jones s'avéra d'un commerce agréable pendant ces heures de détente, et c'est en bon vivant qu'il prit part au repas. Quant à moi, j'étais soulagé à la pensée que nous approchions de la fin de l'affaire, et je me laissai aller à la joie communicative de Holmes. Nul d'entre nous ne parla durant le repas du drame qui nous avait réunis. Lorsque la table fut desservie, Holmes jeta un coup d'œil sur sa montre et remplit trois verres de porto. « Une tournée pour le succès de notre petite expédition ! ordonna-t-il… Et maintenant, il est grand temps de partir. Avezvous un pistolet, Watson ? – J'ai mon vieux revolver d'ordonnance dans mon bureau. – Vous feriez mieux de le prendre. Il faut tout prévoir. J'aperçois la voiture à notre porte. Je l'avais demandée pour six heures et demie. C'est un peu après sept heures que nous atteignîmes l'embarcadère de Westminster. Holmes examina d'un œil critique la chaloupe qui nous attendait. « Y a-t-il quelque chose qui révèle son appartenance à la police ? – Oui, cette lumière verte sur le côté. – Alors, il faudrait l'enlever. » Ce petit changement effectué, nous prîmes place dans le bateau et on lâcha les amarres. Jones, Holmes et moi, étions installés à la poupe. Il y avait un homme à la barre, un autre aux machines, et deux solides inspecteurs à l'avant. « Où allons-nous ? demanda Jones. – Vers la Tour. Dites-leur de s'arrêter en face des chantiers Jacobson. » Notre bateau était de toute évidence très rapide. Nous dépassâmes de longs trains de péniches chargées, aussi vite que si celles-ci étaient amarrées. Holmes eut un sourire de satisfaction en nous voyant rattraper une autre chaloupe et la laisser loin derrière nous. « Nous devrions pouvoir rattraper n'importe qui sur ce fleuve ! dit-il. – C'est peut-être beaucoup dire. Mais il n'y a pas beaucoup de chaloupes qui puissent nous distancer. – Il nous faudra intercepter l'Aurore qui a la réputation de filer comme une mouette. Je vais vous expliquer comment j'ai retrouvé le bateau, Watson. Vous souvenez-vous comme j'étais ennuyé d'être arrêté par une si petite difficulté ? – Oui. – Eh bien, je me suis complètement délassé l'esprit en me plongeant dans une analyse chimique. Un de nos plus grands hommes d'État a dit que le meilleur repos était un changement de travail. Et c'est exact ! Lorsque je suis parvenu à dissoudre l'hydrocarbone sur lequel je travaillais, je revins au problème Sholto, et passai à nouveau en revue toute la question. Mes garçons avaient fouillé sans résultat la rivière tant en amont qu'en aval. La chaloupe ne se trouvait à aucun embarcadère et n'était point retournée à son port d'attache. Il était improbable qu'elle eût été sabordée pour effacer toute trace. Je gardais cependant cette hypothèse à l'esprit en cas de besoin. Je savais que ce Small était un homme assez rusé, mais je ne le croyais pas capable de finesse. Je réfléchissais ensuite au fait qu'il devait se trouver à Londres depuis quelque temps ; nous en avions la preuve dans l'étroite surveillance qu'il exerçait sur Pondichery Lodge. Il lui était, en ce cas, très difficile de partir sur-lechamp ; il avait besoin d'un peu de temps, ne serait-ce que d'une journée, pour régler ses affaires. C'était tout du moins dans le domaine des probabilités. – Cela me semble assez arbitraire ! dis-je. N'était-il pas plus probable qu'il eût tout arrangé avant d'entreprendre son coup ? – Non, ce n'est pas mon avis. Sa tanière constituait une retraite trop précieuse pour qu'il eût songé à l'abandonner avant d'être sûr de pouvoir s'en passer. Et puis il y a un autre aspect de la question : Jonathan a dû penser que le singulier aspect de son complice, difficilement dissimulable de quelque manière qu'on l'habille, pourrait exciter la curiosité et peut-être même provoquer dans quelques esprits un rapprochement avec la tragédie de Norwood. Il est bien assez intelligent pour y avoir pensé. Ils étaient sortis nuitamment de chez eux, et Small devait tenir à être de retour avant le jour. Or, il était trois heures passées lorsqu'ils parvinrent au bateau ; une heure plus tard, il ferait jour, les gens commenceraient à circuler… J'en ai conclu, par voie de conséquence, qu'ils n'étaient pas allés très loin. Ils ont grassement payé Smith pour qu'il tienne sa langue et garde la chaloupe prête pour l'évasion finale ; et ils se sont hâtés avec le trésor vers leur logis. Deux ou trois jours plus tard, après avoir étudié de quelle manière les journaux présentaient l'affaire, et ayant ainsi vérifié si les soupçons s'orientaient de leur côté, ils s'en iraient en chaloupe, sous couvert de la nuit, vers quelque navire mouillé à Gravesend ou Downs ; ils avaient déjà certainement pris leur billet pour l'Amérique ou les Colonies. – Mais la chaloupe ? Ils ne pouvaient la prendre chez eux ! – D'accord ! Je décidai donc que la chaloupe ne devait pas être loin, bien qu'elle fût invisible. Je me suis mis alors à la place de Small et j'ai considéré le problème sous son angle, à lui. Il se rendait probablement compte du danger qu'il y aurait à renvoyer la chaloupe à son port d'attache où à la garder dans un embarcadère si la police venait à découvrir ses traces. Comment, alors, dissimuler le bateau et en même temps le maintenir à sa portée, prêt à être utilisé ? Comment ferais-je moi-même à sa place et dans des circonstances analogues ? Je cherchai et je ne trouvai qu'un seul moyen : Confier la chaloupe à un chantier de construction ou de réparations, avec ordre d'effectuer une légère modification. L'embarcation se trouverait ainsi sous quelque hangar, et donc parfaitement cachée. Et pourtant, elle pourrait être en quelques heures de nouveau à ma disposition. – Voilà qui semble assez simple. – Ce sont précisément les choses très simples qui ont le plus de chances de passer inaperçues. Je décidai donc de mettre cette idée à l'épreuve. Vêtu de ces inoffensifs vêtements de marin, je m'en fus aussitôt enquêter dans tous les chantiers en aval du fleuve. Résultat nul dans quinze d'entre eux. Mais au seizième, celui de Jacobson, j'appris que l'Aurore leur avait été confiée deux jours auparavant par un homme à la jambe de bois qui se plaignait du gouvernail. « Il n'avait absolument rien, ce gouvernail ! me dit le contremaître. Tiens, la voilà, c'te chaloupe ; celle avec les filets rouges. » « A ce moment, qui apparut ? Mordecai Smith, le patron disparu. Il était complètement soûl. Je ne l'aurais évidemment pas reconnu, s'il n'avait crié à tue-tête son nom et celui de son bateau. « Il me la faut pour huit heures précises, entendezvous ? J'ai deux messieurs qui n'attendront pas. » « Ils avaient dû le payer généreusement. Il débordait d'argent et distribua libéralement des shillings aux ouvriers. Je le pris en filature pendant quelque temps, mais il disparut dans un bistrot. Je revins alors au chantier et, rencontrant sur ma route un de mes éclaireurs, je le postai en sentinelle près de la chaloupe. Je lui dis de se tenir tout au bord de l'eau et d'agiter son mouchoir lorsqu'il les verrait partir. Placés comme nous le serons, il serait bien étrange que nous ne capturions pas tout notre monde et le trésor. – Que ces hommes soient, ou non, les bons, vous avez tout préparé très soigneusement, dit Jones. Mais si j'avais pris l'affaire en main, j'aurais établi un cordon de police autour du chantier de Jacobson et arrêté mes types dès leur venue. – C'est-à-dire jamais. Car Small est assez astucieux. Il enverra un éclaireur et à la moindre alerte, il se tapira pendant une semaine. – Mais vous auriez pu continuer à filer Mordecai Smith et découvrir leur retraite, objectai-je. – Dans ce cas, j'aurais perdu ma journée. Je crois qu'il n'y a pas plus d'une chance sur cent pour que Smith connaisse leur retraite. Pourquoi irait-il poser des questions, aussi longtemps qu'il est bien payé et qu'il peut boire ? Ils lui font parvenir leurs instructions. Non, j'ai réfléchi à toutes les manières d'agir et celle-ci est la meilleure. » Pendant cette conversation, nous avions franchi la longue série de ponts qui traversent la Tamise. Comme nous passions au cœur de la ville, les derniers rayons du soleil doraient la croix située au sommet de l'église Saint-Paul. Le crépuscule s'étendit avant notre arrivée à la Tour. « Voici le chantier Jacobson, dit Holmes, en désignant un enchevêtrement de mâts et de cordages du côté de Surrey. Remontons et redescendons le fleuve à vitesse réduite. Croisons sous couvert de ce train de péniches. » Il sortit une paire de jumelles de sa poche et examina quelques temps la rive opposée. « J'aperçois ma sentinelle à son poste, continua-t-il. Mais elle ne tient pas de mouchoir. – Et si nous descendions un peu le fleuve et les attendions là ? » proposa Jones avec empressement. Nous étions tous impatients, maintenant ; même les policiers et les mécaniciens qui n'avaient pourtant qu'une très vague idée de ce qui nous attendait. « Nous n'avons pas le droit de prendre le moindre risque, répondit Holmes. Il y a dix chances contre une pour qu'ils descendent le fleuve, évidemment, mais nous n'avons aucune certitude. D'où nous sommes, nous pouvons surveiller l'entrée des chantiers, alors qu'eux peuvent à peine nous distinguer. La nuit sera claire et nous aurons toute la lumière désirable. Il nous faut rester ici. Voyez-vous les gens, là-bas, grouiller sous les lampadaires ? – Ils sortent du chantier. La journée est finie. – Ils ont l'air bien dégoûtants ! Et dire que chacun d'eux recèle en lui une petite étincelle d'immoralité ! A les voir, on ne les supposerait pas : il n'y a pas de probabilité a priori. L'homme est une étrange énigme ! – Quelqu'un dit de l'homme qu'il est une âme cachée dans un animal, lui dis-je. – Winwood Read est intéressant sur ce sujet, dit Holmes. Il remarque que, tandis que l'individu pris isolément est un puzzle insoluble, il devient, au sein d'une masse, une certitude mathématique. Par exemple, vous ne pouvez jamais prédire ce que fera tel ou tel, mais vous pouvez prévoir comment se comportera un groupe. Les individus varient, mais la moyenne reste constante. Ainsi parle le statisticien. Mais est- ce que je ne vois pas un mouchoir ? Voilà : il y a là-bas quelque chose de blanc qui bouge. – Oui, c'est votre sentinelle ! criai-je. Je la vois distinctement. – Et voici l'Aurore ! s'exclama Holmes. Elle file comme le diable ! En avant toute, mécanicien ! Dirigez-vous vers cette chaloupe avec la lumière jaune. Nom d'un chien ! Je ne me pardonnerais jamais qu'elle fût plus rapide que nous. » Elle s'était faufilée à travers l'entrée des chantiers, en passant derrière deux ou trois petites embarcations. Elle avait ainsi atteint sa pleine vitesse, ou presque, avant qu'on l'eût aperçue. A toute vapeur, elle descendait maintenant le fleuve en longeant d'assez près la rive. Jones la regarda et secoua la tête. « Elle va très vite ! dit-il. Je doute que nous la rattrapions. – Il faut la rattraper ! cria Holmes. Bourrez les chaudières, mécaniciens ! Faites-leur donner tout ce qu'elles peuvent ! Il faut qu'on les ait, au risque de brûler le bateau ! » Nous commencions d'accélérer l'allure, à notre tour. Les chaudières rugissaient, les puissantes machines sifflaient et vibraient comme un grand cœur métallique. La proue acérée cou pait les eaux en rejetant de chaque côté deux vagues mugissantes. A chaque pulsation des machines, la chaloupe bondissait en frémissant comme une chose vivante. A l'avant, notre grande lanterne jaune projetait un long rayon de lumière vacillante. Une tache sombre sur l'eau indiquait la position de l'Aurore ; le bouillonnement de l'écume blanche derrière elle était révélatrice de son allure forcenée. Nous fonçâmes plus vite. Nous dépassions les péniches, les remorqueurs, les navires marchands, nous nous glissions derrière celui-ci, nous contournions celuilà. Des voix surgies de l'ombre nous interpellaient. Mais l'Aurore filait toujours et toujours nous la poursuivions. « Allons, les hommes ! Enfournez, enfournez ! » cria Holmes, regardant dans la chambre des machines en bas ; les chaudières rougeoyantes se réfléchissaient sur son visage impatient. « Donnez toute la vapeur. » – Je crois que nous la rattrapons un peu, dit Jones, dont le regard ne quittait pas l'Aurore. – J'en suis sûr ! dis-je. Nous l'aurons rejointe d'ici quelques minutes. » Juste à ce moment, un remorqueur tirant trois péniches se mit entre nous, comme si un malin génie l'eût placé là, tout exprès ! Nous n'évitâmes la collision qu'en poussant à fond le gouvernail. Le temps de contourner le convoi et de remettre le cap sur les fugitifs, l'Aurore avait regagné deux cents mètres. Elle restait bien en vue, cependant ! La lumière incertaine et trouble du crépuscule cédait la place à une nuit claire et étoilée. Les chaudières donnaient à plein ; l'énorme force qui nous propulsait faisait vibrer et grincer notre coque légère. Nous avions forcé à travers le Pool, dépassé les entrepôts West India, descendu le long de Deptford Reach, et remonté à nouveau après avoir contourné l'île des Chiens. Jones prit l'Aurore dans le faisceau de son phare ; nous pûmes alors voir distinctement les silhouettes sur le pont. Un homme était assis à la poupe, tenant entre ses jambes un objet noir sur lequel il se penchait. A côté de lui, reposait une masse sombre qui ressemblait à un terre-neuve. Le fils Smith tenait la barre, tandis que son père, dont la silhouette au torse nu se profilait contre le rougeoiement du brasier, enfournait de grandes pelletées de charbon à une cadence infernale. Peut-être avaient-ils eu des doutes au début quant à nos intentions ; mais à nous voir imiter chacun de leurs tournants, chacun de leurs zigzags, ils ne pouvaient plus en conserver. A Greeenwich, nous nous trouvions à environ cent mètres derrière elle. A Blackwall, nous n'étions pas à plus de quatre-vingts mètres. J'ai, au cours de ma carrière mouvementée, chassé de nombreuses créatures en de nombreux pays, mais jamais le sport ne m'a causé l'excitation sauvage de cette folle chasse à l'homme au milieu de la Tamise. Régulièrement, mètre par mètre, nous nous rapprochions. Dans le silence de la nuit, nous pouvions entendre le halètement et le martèlement des machines. L'homme sur le pont était toujours accroupi ; il bougeait ses bras comme s'il était occupé à quelque besogne ; de temps en temps, il mesurait du regard la distance qui nous séparait encore et qui diminuait implacablement. Jones les héla, et leur cria de stopper. Nous n'étions plus qu'à quatre longueurs. Les deux chaloupes filaient toujours à une vitesse prodigieuse. Devant nous, le fleuve s'étalait librement, avec Barking Level sur un côté et les marais désolés de Plumstead de l'autre. A notre appel, l'homme sur le pont sauta sur ses pieds et nous montra les deux poings, tout en jurant d'une voix rauque. Il était d'une bonne taille et puissamment bâti. Comme il nous faisait face, debout, les jambes légèrement écartées pour se maintenir en équilibre, je pus voir que depuis la cuisse sa jambe droite n'était qu'un pilon de bois. Au son de ses cris rageurs, la masse sombre à côté de lui se mit à bouger. Il s'en dégagea un petit homme noir, le plus petit que j'aie jamais vu : il avait la tête difforme et une énorme masse de cheveux ébouriffés. Hol- mes avait déjà sorti son revolver à la vue de cette créature monstrueuse, et je l'imitai. Le sauvage était enveloppé dans une sorte de cape sombre ou de couverture, qui ne laissait à découvert que le visage ; mais ce visage aurait suffi à empêcher un homme de dormir. Ses traits étaient profondément marqués par la cruauté et la bestialité. Ses petits yeux luisaient et brûlaient d'une sombre lumière ; ses lèvres épaisses se tordaient en un rictus abominable ; ses dents grinçaient et claquaient à notre intention avec une fureur presque animale. « Faites feu s'il lève la main ! » dit Holmes doucement. Nous étions à moins d'une longueur maintenant, et près d'atteindre notre proie. Je revois encore les deux hommes tels qu'ils se tenaient alors, à la lumière de notre lanterne : l'homme blanc, les jambes écartées, hurlant insultes et jurons ; et ce gnome avec sa face hideuse, et ses fortes dents jaunes qui faisaient mine de nous happer. C'était une chance que nous pussions le voir aussi distinctement ! Car sous nos yeux il sortit de dessous sa couverture un court morceau de bois rond, ressemblant à une règle d'écolier, et le porta à ses lèvres. Nos revolvers claquèrent en même temps. Il tournoya, jeta les bras en l'air, et bomba de côté, dans le courant, avec une sorte de toux étranglée. J'aperçus un instant ses yeux menaçants parmi le blanc remous des eaux. Mais au même moment, l'homme à la jambe de bois se jeta sur le gouvernail, et le braqua à fond ; la chaloupe pivota et fila droit sur la rive sud, tandis que nous la dépassions, frôlant sa poupe à moins d'un mètre. Un instant plus tard, nous avions modifié notre course, mais déjà ils avaient presque atteint le rivage. C'était un endroit sauvage et désolé. La lune brillait sur cette grande étendue marécageuse, pleine de mares stagnantes et de végétation croupissante. Avec un heurt sourd, la chaloupe s'échoua sur la rive boueuse, proue en l'air, poupe dans l'eau. Le fugitif sauta du bateau, mais on pilon s'enfonça aussitôt dans le sol spongieux. Il se débattit, se tordit de mille manières ; en vain ! Il ne pouvait ni avancer ni reculer d'un pas. Hurlant de rage impuissante, il frappait frénétiquement la boue de son autre jambe. Mais ses efforts ne faisaient qu'enfoncer plus profondément le pilon. Lorsque notre chaloupe vint atterrir tout près de lui, il était si fermement ancré dans la vase que nous fûmes obligés de passer une corde autour de sa poitrine afin de le tirer et de le ramener à nous, comme un poisson. Les deux Smith, père et fils, étaient assis renfrognés, dans leur chaloupe, mais ils montèrent très docilement à notre bord lorsque Jones le leur commanda. Puis il fallut tirer l'Aurore, que nous prîmes en remorque. Un solide coffre de fer, de fabrication indienne, se tenait sur le pont. C'était évidemment celui qui avait contenu le trésor si funeste de Sholto. Il était d'un poids considérable et nous le transportâmes avec précaution dans notre propre cabine. La serrure était dépourvue de clef. Remontant lentement la rivière, nous dirigeâmes notre projecteur tout alentour, mais sans voir la trace du petit monstre. Quelque part au fond de la Tamise, dans le limon, reposent les os de cet étrange touriste. « Regardez donc ici ! dit Holmes en désignant l'écoutille boisée. C'est tout juste si nous avons été assez rapides avec nos revolvers ! » Là, en effet, juste derrière l'endroit où nous nous étions tenus, était fichée l'une de ces fléchettes meurtrières que nous connaissions si bien. Elle avait dû passer entre nous à l'instant où nous avions fait feu. Holmes, suivant sa manière tranquille, sourit et se contenta de hausser les épaules. Mais quant à moi, j'avoue que j'eus le cœur retourné à la pensée de l'horrible mort qui nous avait frôlés cette nuit de si près. Chapitre XI Le grand trésor d'Agra Notre prisonnier s'assit dans la cabine en face du coffre en fer pour la possession duquel il avait tant attendu et lutté. Il avait le regard hardi, le teint hâlé. Sa figure était parcourue par un réseau de rides ; ses traits burinés, couleur acajou, indiquaient une dure vie de plein air. Son menton barbu agressif témoignait qu'il n'était pas un homme à se laisser facilement détourner de son but. Il devait avoir cinquante ans ; ses cheveux noirs bouchés étaient abondamment parsemés de fils gris. Détendu, son visage n'était pas déplaisant ; mais d'épais sourcils et la saillie du menton lui donnaient dans la fureur une expression terrible. Menottes aux mains, tête inclinée sur la poitrine, il était assis, et ses yeux vifs clignotaient vers le coffre, cause de tous ses méfaits. Dans son maintien rigide et contrôlé, je crus discerner plus de tristesse que de colère. Il leva les yeux vers moi, une fois ; il y avait comme une étincelle d'humour dans son regard. « Eh bien, je regrette que cette affaire en soit venue là, Jonathan Small ! dit Holmes en allumant un cigare. – Et moi donc, monsieur ! répondit-il. Je ne crois pas que je parviendrai à me disculper du meurtre. Et pourtant je peux vous jurer sur la Bible que je n'ai jamais levé la main sur M. Sholto. C'est Tonga, ce chien d'enfer, qui lui a décoché une de ses damnées fléchettes. Je n'y ai absolument pas participé, monsieur ! J'étais aussi désolé que s'il avait été quelqu'un de ma famille. J'ai battu le petit diable avec le bout de la corde ; mais la chose était faite ; je ne pouvais plus y remédier. – Tenez, prenez un cigare ! dit Holmes. Et vous feriez mieux d'avaler une gorgée de whisky, car vous êtes trempé. Mais, dites-moi, comment espériez-vous qu'un homme aussi petit et faible que ce noir puisse s'emparer de M. Sholto et le maintenir pendant que vous grimpiez avec la corde. – Vous semblez en savoir autant que si vous aviez été là, monsieur. La vérité, c'est que j'espérais trouver la chambre vide. Je connaissais assez bien les habitudes de la maison, et M. Sholto descendait généralement dîner à cette heure-là. Je ne veux rien cacher dans cette affaire. Ma meilleure défense est encore de dire la simple vérité. Si ç'avait été le vieux major, c'est le cœur léger que je l'aurais envoyé de l'autre côté. Je l'aurais égorgé avec désinvolture : la même, tenez, que celle avec laquelle je fume ce cigare ! Quelle poisse ! Dire que je vais être condamné à cause du jeune Sholto !… Je n'avais vraiment aucun motif de me quereller avec lui ! – M. Athelney Jones, de Scotland Yard, est responsable de vous. Il va vous conduire chez moi. Je vous demanderai un récit véridique de l'histoire. Si vous êtes absolument franc, si vous ne dissimulez rien, j'espère pouvoir vous venir en aide. Je pense qu'il me sera possible de prouver que le poison agit d'une manière si foudroyante que l'homme était mort avant même que vous ayez atteint la chambre. – Pour cela, il l'était, monsieur ! Jamais de mon existence, je n'ai reçu un tel choc que quand je l'ai vu, la tête sur son épaule, me regardant en ricanant pendant que j'entrais par la fenêtre. Cela m'a bien secoué, monsieur ! J'aurais à moitié tué Tonga s'il ne s'était enfui. C'est pour ça qu'il a laissé sa massue et quelques-unes de ses fléchettes, d'après ce qu'il m'a dit. Je suis sûr que cela vous a mis sur nos traces, hein ? Quoique je ne voie pas comment vous êtes parvenus à nous suivre jusqu'au bout. Je ne vous en porte pas rancune, vous savez ! Mais il est tout de même étrange que me voilà ici, alors que j'ai un droit légitime à posséder un demi-million de livres… J'ai passé la première moitié de ma vie à construire une digue dans les Andaman ; j'ai une bonne chance de passer la dernière à creuser des tranchées à Dartmoor ! Funeste jour que celui où j'ai vu Achmet le marchand et le trésor d'Agra ! Ce trésor, monsieur, a toujours été une malédiction pour ses détenteurs. Le marchand a été assassiné, le major Sholto a vécu dans la peur et la honte. Quant à moi, ce trésor ne m'a rapporté que toute une vie d'esclavage. » A ce moment, Athelney Jones passa sa tête ronde : « Mais c'est une vraie réunion de famille ! lança-t-il. Je crois, Holmes, que je vais goûter un peu de votre whisky. Eh bien, je pense que nous sommes en droit de nous féliciter mutuellement. Il est dommage que nous n'ayons pas pris l'autre vivant ; mais nous n'avions pas le choix ! En tout cas, Holmes, vous avouerez que nous les avons eus de justesse. Il a fallu donner toute la vapeur. – Tout est bien qui finit bien, dit Holmes. Mais j'ignorais en effet que l'Aurore était si rapide. – Smith dit que sa chaloupe est l'une des plus rapides sur le fleuve, et que s'il avait eu un autre homme aux machines pour l'aider, nous ne l'aurions jamais rattrapé. Il jure ne rien savoir du meurtre de Norwood. – C'est vrai ! s'écria notre prisonnier. Je ne lui en ai pas soufflé mot. J'ai porté mon choix sur sa chaloupe parce que j'avais entendu dire qu'elle filait comme le vent. Mais c'est tout. Je l'ai bien payé, et je lui avais promis une belle récompense s'il nous amenait à l'Esmeralda, à Gravesend, en instance de départ pour le Brésil. – Eh bien, s'il n'a fait rien de répréhensible, nous veillerons à ce qu'il ne lui arrive pas de mal ! Nous sommes assez rapides lorsqu'il s'agit d'attraper des types, mais nous le sommes moins pour condamner. » Il était divertissant de voir Jones se donner déjà des airs importants, maintenant que la capture était faite. J'aperçus un léger sourire sur le visage de Sherlock Holmes, à qui ce changement d'attitude n'avait pas échappé. « Nous allons arriver au pont de Vauxhall, dit Jones. Docteur Watson, je vais vous mettre à terre avec le coffre au trésor. Je n'ai pas besoin de vous dire que, ce faisant, j'endosse une très grave responsabilité : ce n'est absolument pas dans les règles ! Mais la chose était convenue ; je ne me dédis pas. Mon devoir m'oblige cependant à vous faire accompagner par un inspecteur, à cause de la grande valeur de ce coffre. Vous irez en voiture, sans doute ? – Oui, je me ferai conduire. – Il est vraiment dommage qu'il n'y ait pas de clef, afin que l'on puisse procéder à un inventaire préliminaire. Vous serez obligé de forcer la serrure. Dites-moi, Small, où est la clef ? – Au fond de la rivière. – Hum ! Il était vraiment inutile de nous infliger cette contrariété supplémentaire : vous nous avez donné assez de mal ! En tout cas, docteur, je n'ai pas besoin de vous recommander la plus grande prudence. Ramenez-nous le coffre à Baker Street. Nous vous y attendrons avant de nous rendre au dépôt. » Ils me débarquèrent à Vauxhall, moi et le lourd coffre de fer, plus un inspecteur costaud et sympathique. Une voiture nous conduisit chez Mme Cecil Forrester en moins d'un quart d'heure. La femme de chambre parut surprise d'une visite si tardive ; elle expliqua que Mme Forrester était sorti pour la soirée et rentrerait probablement très tard. Mais Mlle Morstan était dans le salon ; je me fis introduire au salon avec mon coffre ; l'inspecteur accepta de demeurer dans la voiture. Elle était assise près de la fenêtre ouverte, habillée d'une robe blanche diaphane que relevait une touche éclatante au cou et à la taille. Adoucie par l'abat-jour, la lumière de la lampe éclairait harmonieusement son visage délicat et donnait un éclat métallique aux bouches de son opulente chevelure. Appuyée au dossier de son fauteuil en rotin, un de ses bras pendant sur le côté, elle avait une pose triste et pensive. Pourtant, en m'entendant entrer, elle sauta sur ses pieds, et ses joues pâles s'enfiévrèrent de surprise et de plaisir. « J'avais bien entendu une voiture s'arrêter devant la porte, fit-elle. J'ai pensé que Mme Forrester revenait bien tôt, mais je n'aurais jamais cru que ce pût être vous. Quelles nouvelles m'apportez-vous ? – Mieux que des nouvelles ! » dis-je. Et je déposai le coffre sur la table. Mon cœur était lourd, et cependant je m'efforçai à la jovialité. « Je vous apporte quelque chose qui vaut plus cher que toutes les nouvelles du monde. Je vous apporte une fortune. » Elle jeta un coup d'œil sur la cassette. « Ainsi donc, voilà le trésor ? » demanda-t-elle. Sa voix exprimait un détachement ineffable. « Oui, c'est le grand trésor d'Agra. Une moitié revient à Thaddeus Sholto, et l'autre vous appartient. Vous aurez chacun quelque deux cent mille livres. Vous représentez-vous ce que c'est ? Il y aura peu de jeunes filles en Angleterre qui seront plus riches que vous. N'est-ce pas merveilleux ? » Sans doute avais-je un peu exagéré mes manifestations d'enthousiasme, et le ton de mes compliments n'était pas entièrement convaincant. Je la vis hausser légèrement le sourcil et me regarder curieusement. « Si je l'ai, dit-elle, c'est bien grâce à vous ? – Non pas ! répondis-je. Pas à moi, mais à mon ami Sherlock Holmes. Avec la meilleure volonté du monde, je n'aurais jamais pu démêler cet écheveau. D'ailleurs, nous avons bien failli perdre ce trésor en fin de compte… – Asseyez-vous, docteur Watson. Je vous en prie, racontezmoi tout. » Je lui narrai brièvement les événements tels qu'ils s'étaient déroulés depuis que je l'avais vue. La nouvelle méthode de recherches qu'avait employée Holmes, la découverte de l'Aurore, la venue d'Athelney Jones, nos préparatif, et la course folle sur la Tamise. Yeux brillants, lèvres frémissantes, elle écouta le récit de nos aventures. Lorsque je parlai de la fléchette qui nous avait manqués de si peu, elle devint pâle, comme si elle allait s'évanouir. « Ce n'est rien ! murmura-t-elle, tandis que je lui tendais un verre d'eau. Rien qu'un léger malaise : ç'a été pour moi un choc quand j'ai compris que j'avais exposé mes amis à un aussi horrible péril. – Ce n'est plus que du passé, répondis-je. Laissons de côté ces tristes détails. Parlons de quelque chose de plus gai : le tré sor est là. Que pourrait-il y avoir de plus gai ? J'ai obtenu l'autorisation de l'amener avec moi, pensant qu'il pourrait vous plaire d'être la première à le voir. – Cela m'intéresserait beaucoup ! » dit-elle. Sa voix marquait peu d'empressement. Mais sans doute pensa-t-elle qu'il serait peu aimable de paraître indifférente devant un trophée qui avait été si difficile à conquérir. « Quel beau coffre ! fit-elle, en l'examinant. Je suppose qu'il a été confectionné aux Indes ? – Oui, à Bénarès. – Et si lourd ! s'exclama-t-elle en essayant de le soulever. Le coffre à lui seul doit avoir de la valeur. Où est la clef ? – Small l'a jetée dans la Tamise, répondis-je. Il va falloir emprunter l'un des tisonniers de Mme Forrester. Il y avait sur le devant du coffre, un large et solide fermoir qui représentait un Bouddha assis. Je parvins à introduire pardessous l'extrémité du tisonnier, et j'exerçai une action de levier. La serrure céda avec un claquement bruyant. D'une main tremblante, je soulevai le couvercle. Nous restâmes tous deux pétrifiés : le coffre était vide ! Rien d'étonnant à ce qu'il fût si lourd. Le fer forgé, épais de près de deux centimètres, l'enveloppait complètement : il était soigneusement fait, massif, et robuste ; le coffre avait été certainement fabriqué dans le but de contenir des objets de grand prix. Mais à l'intérieur, pas le moindre fragment, pas le plus petit débris de métal ou de pierre précieuse. Le coffre était absolument et complètement vide. « Le trésor est perdu », dit Mlle Morstan avec un grand calme. Lorsque j'entendis ces mots et que je compris leur plein sens, il me sembla qu'une grande ombre s'éloignait de mon âme. J'ignorais à quel point ce trésor d'Agra avait pesé sur moi : je ne m'en rendis compte qu'au moment où je le vis enfin écarté. C'était égoïste, sans aucun doute ! C'était déloyal, méchant, de ma part ! Mais je ne pensais plus qu'à une seule chose : le mur d'or avait disparu entre nous. « Merci, mon Dieu ! » m'écriai-je du plus profond de mon cœur. Elle eut un sourire furtif et me regarda d'un air interrogateur : « Pourquoi dites-vous cela ? – Parce qu'à nouveau vous voici à ma portée, dis-je, en posant ma main sur la sienne. Parce que, Mary, je vous aime : aussi sincèrement que jamais homme aima une femme. Parce que ce trésor avec toute votre richesse me scellait les lèvres. Maintenant qu'il a disparu, je puis vous dire combien je vous aime. Voilà pourquoi, j'ai dit : « Merci, mon Dieu. » – Alors dans ce cas, moi aussi, je dis : « Merci, mon Dieu », murmura-t-elle. Quelqu'un avait sans doute perdu un trésor cette nuit-là ; mais moi, je venais d'en conquérir un. Chapitre XII L'étrange histoire de Jonathan Small C'était sûrement un trésor de patience que devait posséder l'inspecteur qui m'attendait dans la voiture, car je m'attardai longtemps près de la jeune fille. Mais le visage du policier s'assombrit lorsque je lui montrai le coffre vide. « Zut ! Voilà la récompense disparue ! fit-il d'un ton maussade. Pas d'argent, pas de prime. Le travail de cette nuit aurait bien rapporté dix shillings chacun à Sam Brown et à moi, si le trésor avait été retrouvé. – M. Thaddeus Sholto est riche ! dis-je. Il veillera à ce que vous soyez récompensés, même sans trésor. » Mais l'inspecteur secoua la tête d'un air abattu. « C'est du mauvais travail ! répéta-t-il. Et M. Athelney pensera la même chose. » Il ne se trompait pas. Le détective pâlit lorsque, parvenu à Baker Street, je lui montrai le coffre vide. Tous trois, Holmes, le prisonnier et lui, venaient d'arriver ; ils avaient modifié leurs plans et décidé de se présenter à un commissariat sur leur chemin. Mon ami était vautré dans le fauteuil avec sa nonchalance coutumière, tandis que Small se tenait droit sur sa chaise. Comme j'exhibai le coffre vide, il s'adossa confortablement pour éclater de rire. « Voilà encore un de vos méfaits, Small ! fit Athelney Jones furieux. – Oui ! je l'ai planqué dans un endroit d'où vous ne pourrez jamais le sortir ! cria-t-il. Ce trésor m'appartient ; puisque je ne pouvais en jouir, j'ai pris bougrement soin à ce que personne ne le récupère… Je vous dis que pas un être humain au monde n'y a droit en dehors de trois bagnards en train de pourrir aux Andaman, et de moi-même. Je ne peux pas en jour, et eux non plus. J'ai toujours agi pour eux autant que pour moi ! Le Signe des quatre a toujours existé entre nous. C'est pourquoi je suis sûr qu'ils m'approuveraient d'avoir jeté le trésor dans la Tamise plutôt que de le voir tomber entre les mains d'un parent de Sholto ou de Morstan. Ce n'est tout de même pas pour les rendre riches qu'Achmet est mort ! Vous trouverez le trésor là où se trouvent déjà la clef et le petit Tonga. Lorsque j'ai compris que votre chaloupe nous rattraperait sans faute, j'ai lancé les joyaux dans la flotte. Résignez-vous, il n'y aura pas de roupies pour vous ! – Vous essayez de nous tromper, Small ! dit Athelney Jones sévèrement. Si vous aviez voulu jeter le trésor dans la Tamise, il vous aurait été plus facile d'y jeter tout le coffre. – Plus facile pour moi de le jeter, mais plus facile pour vous de le repêcher, hein ? rétorqua-t-il avec un regard rusé. L'homme qui était assez droit pour m'attraper l'aurait été suffisamment encore pour retirer du fond du fleuve un coffre en fer. Ce sera plus difficile maintenant, car ils sont éparpillés sur plus de huit kilomètres. Dame, j'ai eu le cœur brisé en les jetant ! J'étais à moitié fou lorsque j'ai vu que vous alliez nous rejoindre. Mais il ne servait à rien de se lamenter. Dans ma vie, j'ai connu des hauts et des bas, et j'ai appris à ne pas pleurer devant les pots cassés. – Vous avez fait là une chose très grave, Small ! dit le détective. Si vous aviez aidé la justice au lieu de la contrarier ainsi, vous en auriez bénéficié au cours de votre jugement ! – La justice ! gronda l'ancien bagnard. Une belle justice, oui ! A qui appartient ce butin, si ce n'est pas à nous ? Quelle justice est-ce donc qui demande que je l'abandonne à des gens qui n'y ont aucun droit ? Moi, je l'avais gagné ! Vingt longues années dans ces marécages dévastés par la fièvre, au travail tout le jour sous les palétuviers, enchaîné toute la nuit dans des baraques repoussantes de saleté, harcelé par les moustiques, secoué par les fièvres, malmené par tous ces gardes noirs trop heureux de s'en prendre au Blancs : voilà ! Voilà comment j'ai conquis le trésor d'Agra. Et vous venez me parler de justice parce que je ne peux supporter l'idée d'avoir tant souffert à seule fin qu'un autre en profite ? Mais j'aimerais mieux être pendu dix fois ou avoir dans la peau une des fléchettes de Tonga, plutôt que de vivre dans une cellule en sachant qu'un autre homme prend ses aises dans un palais grâce à une fortune qui m'appartient ! » Small s'était départi de son impassibilité. Laissant libre cours à ses sentiments, débitant son discours en un torrent de mots bousculés, il avait des yeux flamboyants ; ses mains s'agitaient avec passion et les menottes s'entrechoquaient bruyamment. A voir cette fureur déchaînée, je compris que la terreur qui avait saisi le major Sholto à l'annonce de son évasion était fort bien fondée. « Vous oubliez que nous ne savons rien de tout cela, dit Holmes tranquillement. Nous n'avons pas entendu votre histoire et ne pouvons juger si le bon droit était originellement de votre côté. – Monsieur, vous m'avez traité avec humanité. Pourtant, c'est à vous que je suis redevable de ces bracelets… Allez, je ne vous en veux pas ! C'est la règle du jeu… Je n'ai aucune raison de vous taire mon histoire si vous désirez la connaître. Ce que je vais vous dire est la vérité du Bon Dieu, je vous l'affirme. Oui, merci, posez le verre à côté de moi ; j'aurai peut-être la gorge sèche. « Je suis né ; près de Pershore, dans le Worcestershire. Si vous allez y voir, vous trouverez un tas de Small par là-bas. J'ai souvent eu l'idée d'aller faire un tour dans la région ; mais, comme à la vérité je n'ai jamais été un motif d'orgueil pour ma famille, je me demande si l'on aurait été très heureux de me revoir ! Ce sont tous des petits fermiers bien établis, allant à l'église, bien connus, bien respectés dans les environs. Moi, en revanche, j'ai toujours été un peu tête-brûlée. Enfin, vers l'âge de dix-huit ans, je ne leur ai plus causé d'ennuis. Mêlé à une violente bagarre au sujet d'une fille, je ne pus m'en sortir qu'en m'engageant dans le Troisième des Buffs, qui était sur le point de partir pour les Indes. « Cependant, je n'étais pas destiné à demeurer longtemps militaire. J'avais juste fini d'apprendre le pas de l'oie et le maniement de mon mousqueton, lorsque je fus assez fou pour prendre un bain dans le Gange. Heureusement pour moi, John Holder, le sergent de la Compagnie, était dans l'eau au même moment, et c'était l'un des meilleurs nageurs de l'armée. J'étais à mi-chemin de l'autre rive lorsqu'un crocodile m'attrapa la jambe droite qu'il sectionna au-dessus du genou aussi proprement qu'un chirurgien. Je me suis évanoui sous le choc, avec l'hémorragie, et j'aurais coulé, si Holder ne m'avait rattrapé et ramené au rivage. Je suis resté cinq mois à l'hôpital. Lorsque enfin j'en suis sorti, boitant avec ce pilon de bois attaché à mon moignon, je me suis trouvé réformé et inapte à toute occupation active. « Comme vous voyez, la malchance déjà ne m'épargnait pas. Je n'étais plus qu'un infirme inutile, et je n'avais pourtant pas encore vingt ans. Cependant mon infortune me valut bientôt un bienfait. Un type, Abel White, qui était venu pour des plantations d'indigo, cherchait un contremaître pour surveiller les indigènes et les faire travailler. C'était un ami de notre colonel, lequel s'intéressait à moi depuis mon accident. Abrégeons une longue histoire : le colonel appuya chaleureusement ma candidature, et, comme le travail se faisait la plupart du temps à cheval, mon infirmité n'entrait pas en ligne de compte ; mon moignon était en effet assez long pour me permettre de rester bien en selle. Mon travail consistait à parcourir la plantation à cheval, à surveiller les hommes au travail, et à signaler les fainéants. Le salaire était convenable, mon logement confortable ; dans l'ensemble, je n'aurais pas été mécontent de passer le reste de ma vie dans la plantation d'indigo. M. Abel White était un homme de cœur. Il venait souvent me rendre visite et fumer une pipe avec moi, car là-bas, les Blancs sont plus amicaux les uns envers les autres qu'on ne le sera jamais chez nous. « Mais il était dit que je n'aurais jamais longtemps la chance pour moi. Soudain, sans signe précurseur, la grande révolte éclata. Le mois précédent, l'Inde était aussi tranquille et paisible en apparence que le Surrey ou le Kent. Trente jours plus tard, le pays était un véritable enfer livré à deux cent mille diables noirs. Évidemment, vous connaissez la question, messieurs ; mieux que moi, probablement, car la lecture n'est pas mon fort ! Je sais seulement ce que j'ai vu de mes propres yeux. Notre plantation était située à Muttra, au bord des provinces du Nord-Ouest. Nuit après nuit, le ciel s'embrasait à la lueur des bungalows en flammes. Jour après jour, de petites caravanes d'Européens passaient à travers notre propriété avec femmes et enfants, en route pour Agra où se trouvaient les troupes les plus proches. Abel White était un homme têtu. Il s'était mis dans la tête que les proportions de la révolte avaient été exagérées, et que celleci s'éteindrait aussi soudainement qu'elle s'était déclenchée. Assis dans sa véranda, il sirotait tranquillement son whisky, fumait ses cigares, tandis que le pays flambait autour de lui. Dawson et moi, nous sommes restés avec lui bien sûr ! Dawson et sa femme s'occupaient de l'économat et tenaient les livres. Et puis, un beau jour, vint la catastrophe. J'avais été inspecter une plantation assez lointaine ; en revenant lentement dans la soirée, mes yeux tombèrent sur une sorte de paquet qui gisait au fond d'un fossé. Je m'approchai pour voir ce que c'était. Je devins glacé jusqu'aux os en reconnaissant la femme de Dawson, complètement lacérée, et à moitié dévorée par les chacals et les chiens sauvages. Un peu plus loin sur la route, je trouvai Dawson lui-même, étalé le visage dans la poussière, un revolver vide dans la main. Devant lui il y avait quatre corps de cipayes les uns sur les autres. Je tirai sur mes brides, ne sachant plus de quel côté me diriger, lorsque je vis une épaisse fumée s'élever du bungalow d'Abel White ; les flammes commençaient même à passer à travers le toit. Je sus alors que je ne pouvais plus être d'aucune aide à mon patron, et que je perdrais ma vie à me mêler de l'histoire. D'où je me tenais, je pouvais voir des centaines de ces démons noirs portant encore leur manteau rouge sur le dos qui dansaient et hurlaient autour de la maison en flammes. Quelques-uns me montrèrent du doigt et deux balles sifflèrent à mes oreilles. Je partis à travers les rizières et tard dans la nuit j'arrivai en sécurité à l'intérieur d'Agra. « Sécurité toute relative d'ailleurs ! Le pays entier s'agitait comme un essaim d'abeilles. Chaque fois qu'ils pouvaient se rassembler, les Anglais se contentaient de tenir le terrain sous le feu de leurs armes. Partout ailleurs, c'étaient des fugitifs sans défense. Le combat était inégal : des millions contre des centaines ! Le plus cruel de l'affaire était que ces hommes contre qui nous luttions : fantassins, cavaliers, artilleurs, faisaient tous partie des troupes spécialement sélectionnées, entraînées et équipées par nos soins, et qui maintenant utilisaient nos propres armes et jusqu'à nos propres sonneries de clairon. A Agra se trouvait le Troisième fusiliers du Bengale, quelques sikhs, deux sections de cavalerie, et une batterie d'artillerie. Un corps de volontaires composé de marchands et d'employés avait été constitué : je m'y fis admettre, moi et ma jambe de bois. Nous effectuâmes une sortie pour rencontrer les rebelles à Shahgunge, au début de juillet et nous les repoussâmes pour un temps, mais la poudre vint à manquer et il nous fallut nous replier dans la ville. « Les pires nouvelles nous arrivaient de tous les côtés. Ce n'est d'ailleurs pas étonnant, car si vous regardez sur une carte, vous verrez que nous étions au cœur de l'insurrection. Lucknow est situé à un peu plus de cent soixante kilomètres à l'est et Cawnpore à environ la même distance au sud. Aux quatre points cardinaux, ce n'étaient que tortures, meurtres et brigandages. « Agra est une grande ville bondée de fanatiques et de farouches adorateurs de toutes croyances. Parmi les ruelles étroites et tortueuses notre poignée d'hommes était inefficace. Le commandant décida donc de nous faire traverser la rivière et de prendre position dans le vieux fort d'Agra. Je ne sais si l'un de vous, messieurs, a jamais lu ou entendu quelque chose se rapportant à cette vieille citadelle. C'est un endroit très étrange, le plus étrange que j'aie connu ; et pourtant, j'ai été dans bien des coins bizarres ! Tout d'abord, ses dimensions sont gigantesques : plusieurs hectares. Il y a une partie moderne dans laquelle se réfugièrent garnison, femmes, enfants, provisions et tout le reste, sans pourtant épuiser toute la place. Mais ce coinlà n'est encore rien à côté de la dimension des vieilles parties du fort. Personne n'y va : elles sont abandonnées aux scorpions et aux mille-pattes. C'est plein de grands halls déserts, de passages tortueux, et d'un long labyrinthe de couloirs serpentant dans toutes les directions. On s'y perdait si facilement qu'il était rare que quelqu'un s'y aventurât. De temps en temps, pourtant, un groupe muni de torches partait en exploration. « Le fleuve coule devant le vieux fort et le protège. Mais sur l'arrière et les côtés, il y avait de nombreuses portes, aussi bien dans la vieille citadelle que dans la nouvelle ; il fallait toutes les garder bien entendu ! Nous manquions d'hommes. Il y en avait à peine assez pour surveiller les angles des remparts et servir les pièces d'artillerie. Il était donc impossible d'organiser une garde conséquente à chacune des innombrables poternes. Un détachement de réserve fut organisé au milieu du fort, et chaque porte fut placée sous la garde d'un homme blanc et de deux ou trois indigènes. Je fus chargé de la surveillance, une partie de la nuit, d'une petite poterne isolée au sud-ouest. Deux soldats sikhs furent placés sous mon commandement ; ma consigne était de faire feu de mon mousqueton en cas de danger. La garde centrale viendrait aussitôt à mon aide. Mais comme le détachement était à plus de deux cents pas, distance coupée de corridors et de passages sinueux, je doutais fort qu'il puisse arriver à temps pour me secourir en cas d'une véritable attaque. « Eh bien, j'étais assez fier d'être chargé de cette petite responsabilité ! Dame, j'étais une toute nouvelle recrue et infirme par-dessus le marché. Pendant deux nuits, j'ai monté la garde avec mes Punjaubees : deux grand gaillards au regard farouche ! Mahomet Singh et Abdullah Khan, ainsi se nommaient-ils, étaient deux vétérans de la guerre et ils s'étaient battus contre nous à Chilian Wallah. Ils parlaient assez bien l'anglais mais je ne pouvais en tirer grand-chose. Ils préféraient se tenir à l'écart et jacasser entre eux toute la nuit dans leur étrange dialecte sikh. Quant à moi, je me tenais au-dessus du portail, regardant le large serpentin du fleuve s'étalant en contrebas, ainsi que les lumières clignotantes de la grande ville. Le roulement des tambours et des tam-tams, les cris et les hurlements des rebelles ivres d'opium et de vacarme, se chargeaient de nous rappeler la nuit durant, le danger qui nous guettait de l'autre côté du fleuve. Toutes les deux heures, un officier faisait la ronde pour s'assurer que tout allait bien. « Pour ma troisième nuit de garde, le temps était sombre : il tombait une pluie fine et pénétrante ; c'était pénible ! J'essayai à maintes reprises d'engager la conversation avec les sikhs, mais sans grand succès. A deux heures du matin, la ronde passa, dissipant un moment la fatigue de la nuit. Désespérant de faire parler mes deux hommes, je sortis ma pipe et posai mon mousqueton à côté de moi pour gratter une allumette. En un instant, les deux sikhs furent sur moi. L'un s'empara de mon arme et la pointa sur moi, l'autre brandit un grand couteau près de ma gorge, jurant entre ses dents qu'il m'égorgerait si je faisais un pas. « Ma première pensée fut qu'ils étaient d'accord avec les rebelles, et que c'était le commencement d'un assaut. Si notre porte passait entre les mains des cipayes, le fort tombait ; quand aux femmes et aux enfants, ils seraient traités comme à Cawnpore. Peut-être allez-vous penser, messieurs, que je veux me donner un beau rôle. Je vous jure pourtant que, pensant à ce que serait un tel massacre, j'ouvris la bouche, bien que sentant la pointe du couteau sur la gorge, avec la femme intention de crier, ne serait-ce qu'une fois pour alerter la garde centrale. L'homme qui me tenait sembla lire mes pensées. Au moment où je prenais mon souffle, il murmura : « Pas un bruit ! Rien à craindre pour le fort. Il n'y a pas de chiens de rebelles de ce côté » Sa voix sonnait sincère. Je savais que si j'élevais la voix, j'étais un homme mort. Je pouvais le voir dans les yeux bruns de l'homme. J'attendis donc en silence pour savoir ce qu'ils me voulaient. « Écoute-moi, sahib, dit Abdullah Khan, le plus grand et le plus féroce des deux. Maintenant, tu vas choisir : ou avec nous, ou la mort. La chose est trop importante pour nous ; nous n'hésiterons devant rien ! Ou bien tu es avec nous, cœur et âme, et tu le jures sur la croix des chrétiens ; ou bien, nous jetterons ton corps dans le fossé et nous rejoindrons nos frères dans l'armée rebelle. Il n'y a pas d'autre alternative. Que décides-tu ? La vie ou la mort ! Nous ne pouvons pas te donner plus de trois minutes, car il faut que tout soit fini avant la prochaine ronde. « – Comment puis-je décider ! dis-je. Vous ne m'avez pas dit ce que vous voulez de moi. Mais si la sécurité de la forteresse est en jeu, alors vous pouvez m'égorger tout de suite ! Je préférerais cela. « – On n'a absolument rien contre la citadelle ! répondit Khan. Nous te demandons d'œuvrer avec nous pour la même chose qui amène ici tes compatriotes. Nous te demandons d'être riche. Si tu acceptes d'être avec nous ce soir, nous te jurons sur la lame du poignard et par les trois vœux qu'aucun sikh n'a jamais transgressés, que tu auras une part équitable du butin : il te reviendra un quart du trésor. Nous ne pouvons mieux te dire. « – De quel trésor s'agit-il donc ? demandai-je. J'ai envie, autant que vous deux, d'être riche. Montre-moi ce qu'il faut faire. « – Alors tu vas jurer sur les ossements de ton père, sur l'honneur de ta mère, sur la croix de ta foi, de ne parler contre nous ou de lever la main sur nous ni maintenant ni plus tard. « – Je le jurerai à la condition que le fort ne soit pas en danger. « – alors mon camarade et moi te jurerons que tu auras un quart du trésor, lequel sera divisé également entre nous quatre. « – Mais nous ne sommes que trois ! dis-je. « – Non, il y a la part de Dost Akbar. J'ai le temps de t'expliquer ce dont il s'agit en l'attendant. Tiens-toi à la poterne, Mahomet Singh et fais le guet. Je vais tout te raconter, sahib, parce que je sais que les Européens tiennent leurs serments et que je pus avoir confiance en toi. Si tu avais été un de ces vils Hindous et quand bien même tu aurais prêté serment sur tous les faux dieux de leurs temples, mon couteau serait entré dans ta gorge, et ton corps précipité dans le fleuve. Mais le sikh connaît l'Anglais et l'Anglais comprend le sikh. Écoute donc ce que je vais te dire. « – Il existe dans les provinces du Nord, un rajah qui possède de grandes richesses bien que ses terres soient peu étendues. Il en doit la plus grande partie à son père, mais il en a accumulé lui-même, car il est avare et il préfère entasser son or plutôt que de le dépenser. Quand commença la rébellion, il s'arrangea pour rester en bons termes avec le lion et le tigre ; avec les cipayes et les Anglais. Bientôt, pourtant, il lui sembla que les hommes blancs allaient être chassés. De l'Inde entière ne parvenaient des nouvelles que de leurs défaites et de leurs morts. Mais c'était un homme prudent, et il s'arrangea de telle sorte que, quel que fût le cours des événements, il ne perde pas plus de la moitié de son trésor. Il garda l'or et l'argent dans les caves de son palais. Mais il mit dans un coffre de fer ses pierres les plus précieuses et ses plus belles perles ; il les confia à un serviteur fidèle qui devait se présenter ici comme un marchand et garder la cassette en attendant que la paix soit rétablie. De cette manière, si les rebelles triomphaient il lui resterait son or. Mais si les Anglais reprenaient le pouvoir, ses joyaux lui resteraient. Après avoir ainsi divisé son magot, il se rangea du côté des cipayes qui étaient en force aux frontières de sa province. Remarque bien, sahib, qu'en faisant ainsi, ses biens revenaient de droit à ceux qui sont restés fidèles. « – Ce prétendu marchand qui a voyagé sous le nom de Achmet est maintenant dans la ville d'Agra ; il désire pénétrer dans la forteresse. Il voyage en compagnie de mon frère de lait, Dost Akbar, qui connaît son secret. Celui-ci lui a promis de le conduire cette nuit à une des poternes latérales du fort ; il a choisi la nôtre. Ils se présenteront donc d'une minute à l'autre. L'endroit est désert, et personne n'est au courant de sa venue. Le monde n'entendra plus jamais parler du marchand Achmet ; mais le grand trésor du rajah sera partagé entre nous. Qu'en dis-tu, sahib ? » « Dans le Worcestershire, la vie d'un homme semble sacrée. Mais on ne raisonne plus sous le même angle lorsque le feu et le sang vous cernent de tous côtés et que la mort vous guette à chaque pas. Que le marchand vive ou soit assassiné m'importait aussi peu que le destin d'un insecte. En revanche, l'idée du trésor me conquit. J'imaginais déjà tout ce que je pourrais faire en rentrant au pays ; la famille regarderait avec étonnement ce vaurien qui rentrait des Indes avec les poches pleines d'or. Ma décision fut vite prise. Mais Abdullah Khan, pendant que j'hésitais, tenta de me convaincre. « Réfléchis, sahib, que si cet homme est pris par le commandant, il sera pendu ou fusillé et ses joyaux seront confisqués par le gouvernement. Personne n'en sera plus riche d'une roupie ! Mais si nous le capturons, nous confisquerons par nousmêmes le trésor. Les joyaux seront aussi bien dans nos mains que dans les coffres du gouvernement. Il y en a assez pour faire de chacun de nous un homme riche et puissant. Personne ne connaît l'affaire ; nous sommes coupés du reste du monde. Quels risques courons-nous ? Allons, sahib, dis-moi maintenant si tu es avec nous, ou si nous devons te compter comme un ennemi. « – Je suis avec vous cœur et âme ! dis-je. « – Voilà qui est bien ! répondit-il en me tendant mon mousqueton. Tu vois que nous avons confiance en toi. Je sais que ton serment, pas plus que le nôtre, ne peut être délié. Il ne nous reste plus qu'à attendre la venue de mon frère et du marchand. « – Ton frère sait donc ce que tu vas faire ? demandai-je. « – C'est lui qui a conçu ce plan. Allons à la porte partager le guet avec Mahomet Singh. » « La pluie tombait toujours sans interruption ; la mousson commençait ; des nuages lourds et sombres dérivaient à travers le ciel. Il était difficile de voir à plus d'un jet de pierre. Un fossé s'étendait devant la porte que nous gardions, mais il était presque asséché par endroits et on pouvait le franchir facilement. Je trouvai bizarre d'être là, à côté de ces deux sauvages Punjaubees, attendant un homme qui courait à la mort. « J'aperçus soudain, de l'autre côté du fossé, la lueur d'une lanterne voilée. Elle disparut parmi les monticules, puis redevint visible ; elle se rapprocha de nous. « Les voici ! m'exclamai-je. « – Tu lanceras le qui-vive, sahib, comme à l'ordinaire, chuchota Abdullah. Ne lui donnons aucune cause d'inquiétude ! Envoie-nous à leur rencontre ; nous nous occuperons de lui pendant que tu resteras ici à monter la garde. Tiens-toi prêt à dévoiler la lanterne, afin que nous soyons sûrs que c'est bien l'homme. » « La lumière s'avançait en vacillant, s'arrêtant parfois puis revenant à nouveau. Je pus enfin distinguer deux silhouettes de l'autre côté du fossé. Je les laissai dégringoler la rive abrupte, patauger à travers la mare, et remonter à demi l'autre versant, avant de lancer le qui-vive. « Qui va là ? dis-je d'une voix étouffée. « – Des amis ! » répondit quelqu'un. « Je découvris la lanterne, jetant sur eux un filet de lumière. Le premier était un sikh gigantesque dont la barbe noire descendait presque jusqu'à la taille. Ailleurs que dans les cirques, je n'ai jamais vu d'hommes aussi grand. Son compagnon était petit, rond et gras, porteur d'un grand turban jaune sur la tête, et à la main il portait un paquet enveloppé d'un châle. Il tremblait de peur ; ses mains frémissaient comme s'il avait la fièvre et sa tête n'arrêtait pas de tourner de tous côtés ses petits yeux vifs aux aguets, à la manière d'une souris s'aventurant hors de son trou. J'eus froid dans le dos à la pensée de tuer cet innocent, mais la pensée du trésor me redonna un cœur de marbre. Lorsqu'il s'aperçut que j'étais européen, il poussa une petite exclamation de joie et se mit à courir vers moi. « Ta protection, sahib ! haleta-t-il. Ta protection pour le malheureux marchand Achmet. J'ai voyagé à travers Rajpootana afin de me mettre sous la protection du fort d'Agra. J'ai été volé et battu et trompé parce que j'étais l'ami des Anglais. Bénie soit cette nuit qui amène à nouveau la sécurité pour moi et mes pauvres biens. « – Qu'y a-t-il dans ce paquet ? demandai-je. « – Une boîte en fer, répondit-il. Elle ne contient qu'une ou deux affaires de famille ; des choses insignifiantes qui n'ont de valeur pour personne, mais que je serais désolé de perdre. Cependant, je ne suis pas un mendiant et je te récompenserai, jeune sahib et ton gouverneur aussi, s'il me donne l'abri que je demande. » « Je n'étais plus assez sûr de moi pour lui parler encore. Plus je regardais ce visage bouffi et apeuré, plus il me semblait difficile de le tuer ainsi de sang-froid. Il fallait en finir au plus vite. « Amenez-le à la garde principale, dis-je » « Les deux sikhs l'encadrèrent, tandis que le géant suivait derrière. Ils s'engagèrent ainsi dans le sombre passage. Jamais homme ne fut plus étroitement enserré par la mort. Je demeurai sur les remparts avec la lanterne. « Je pouvais entendre la cadence des pas résonner le long du corridor désert. Soudain, ce fut le silence ; puis, des voix, le bruit confus d'une bagarre, des coups assourdis. Un instant plus tard, j'entendis à ma grande horreur des pas précipités se dirigeant dans ma direction et la respiration bruyante d'un homme en train de courir. Je dirigeai ma lanterne en bas vers le long passage rectiligne ; et je vis le gros homme, courant comme le vent, le visage ensanglanté ; le grand sikh à la barbe noire le talonnait, bondissant comme un tigre et la lame d'un couteau brillait dans sa main. Je n'ai jamais vu un homme courir aussi vite que ce petit marchand : il distançait le sikh ! Je me rendis compte que s'il passait et parvenait à l'air libre, il pourrait encore se sauver. Mon cœur compatit pour lui mais, à nouveau, la pensée du trésor m'endurcit de cynisme. Je lançai mon fusil entre ses jambes quand il fila devant moi et il boula sur lui-même comme un lapin atteint d'une décharge. Avant qu'il ait pu se relever, le sikh était sur lui et lui plongeait par deux fois le couteau dans le dos. L'homme ne bougea pas, ne poussa pas un seul gémissement ; il demeura là où il était tombé. J'ai pensé depuis qu'il s'était peut-être rompu le cou dans sa chute. Vous voyez, messieurs, que je tiens ma promesse. Je vous raconte l'affaire exactement comme elle s'est passée, que ce soit ou non en ma faveur. » Il se tut et tendit ses mains attachées vers le verre de whisky que Holmes lui avait préparé. J'avoue que personnellement, cet homme m'inspirait la plus grande horreur ; non seulement à cause de ce meurtre accompli de sang-froid auquel il avait été mêlé, mais plus encore par la manière nonchalante et dégagée avec laquelle il nous en avait fait la narration. Quel que fût le châtiment qui l'attendait, je ne pourrais jamais ressentir pour lui la moindre sympathie ! Assis, les coudes sur les genoux, Sherlock Holmes et Jones paraissaient profondément intéressés par l'histoire ; mais la même répulsion était peinte sur leurs visages. Small le remarqua peut-être, car c'est avec un certain défi dans la voix qu'il reprit : « Bien sûr, bien sûr, tout cela est fort blâmable ! Mais je voudrais tout de même savoir combien de gens, à ma place, auraient refusé une part du butin en sachant que pour toute ré compense de leur vertu, ils seraient égorgés ! D'ailleurs depuis qu'il avait pénétré dans la forteresse, c'était ma vie ou la sienne. S'il s'en était sorti, toute l'affaire aurait été mise en lumière. Je serais passé devant le tribunal militaire et probablement fusillé, car en ces temps troublés, les gens n'étaient pas très indulgents. – Continuez votre histoire, coupa Holmes. – Eh bien, nous transportâmes le corps, Abdullah, Akbar et moi. Et bon poids qu'il faisait, malgré sa petite taille ! Mahomet Singh fut laissé en garde de la porte. Les sikhs avaient déjà préparé un endroit. C'était à quelque distance, à travers un tortueux passage donnant sur un grand hall vide dont les murs de brique s'effondraient par endroits. Le sol de terre battue s'était affaissé là pour former une tombe naturelle. Nous y laissâmes Achmet le marchand ; nous le recouvrîmes des briques descellées. Puis nous retournâmes au trésor. « Il était resté à l'endroit où l'homme avait été attaqué en premier lieu. Le coffre, c'est celui qui se trouve sur votre table. Une clef pendait, attachée par une corde en soie à cette poignée forgée sur le dessus. Nous l'ouvrîmes et la lumière de la lanterne se refléta sur une collection de joyaux comme j'en avais rêvé ou lu l'histoire quand j'étais un petit garçon à Pershore. Leur éclat nous aveuglait. Après nous être rassasié les yeux de ce spectacle, nous sortîmes tout du coffre pour établir la liste de son contenu. Il y avait là cent quarante-trois diamants de la plus belle eau ; l'un d'eux, appelé, je crois, « Le Grand Mongol » est considéré comme la seconde plus grosse pierre du monde. Il y avait également quatre-vingt-dix-sept émeraudes et cent soixante-dix rubis, mais dont certains étaient de petite taille. Nous dénombrâmes en outre deux cent dis saphirs, soixante et une agates, et une grande quantité de béryls, onyx, turquoises et autres pierres. Je me suis documenté sur les gemmes, mais à cette époque j'ignorais la plupart de ces noms. Enfin il y avait près de trois cents perles, toutes très belles ; douze d'entre elles étaient ser ties sur une petite couronne d'or. Je ne sais comment ces douzelà furent retirées du coffre ; mais je ne les ai pas retrouvées. « Après avoir compté nos trésors, nous les replaçâmes dans le coffre que nous apportâmes à la poterne afin de les montrer à Mahomet Singh. Là, fut renouvelé le serment solennel de garder le secret et de ne jamais nous trahir. Il fut convenu que le butin serait planqué dans un endroit sûr jusqu'à ce que la paix soit revenue dans le pays ; après quoi nous le partagerions également entre nous. Il était inutile d'effectuer ce partage maintenant, car si jamais des gemmes d'une telle valeur étaient trouvées sur nous, cela paraîtrait suspect ; d'autre part, nous ne disposions pas de logements personnels, ni d'aucun endroit où nous puissions les cacher. Le coffre fut donc transporté dans le hall où reposait le corps d'Achmet ; un trou fut ménagé dans le mur le mieux conservé et le trésor y fut placé et recouvert par des briques. Après avoir soigneusement repéré l'emplacement, je dessinai le lendemain quatre plans, un pour chacun d'entre nous et mis au bas Le Signe des Quatre ; nous nous étions en effet promis que chacun agirait toujours pour le compte de tous, afin que l'égalité soit préservée. Voilà un serment que je n'ai jamais rompu, je puis le jurer la main sur le cœur. « Il est inutile, messieurs, de vous raconter ce qu'il advint de la rébellion. Après que Wilson se fut emparé de Delhi et que Sir Colin eut dégagé Lucknow, la révolte eut les reins brisés. Des renforts ne cessaient d'affluer. Une colonne volante sous les ordres du colonel Greathed parvint jusqu'à Agra, et en chassa les rebelles. La paix semblait lentement s'étendre sur le pays. Nous espérions tous les quatre que le moment était proche où nous pourrions partir en toute sécurité avec notre part du butin. Mais en un instant, nos espoirs s'effondrèrent. Nous fûmes arrêtés pour le meurtre d'Achmet. « Voici comment cela se produisit. Le rajah avait remis les joyaux entre les mains d'Achmet, parce qu'il savait que celui-ci était un homme dévoué. Mais en Orient, les gens sont très méfiants. Que fit alors le rajah ? Il prit un deuxième serviteur encore plus digne de confiance et le chargea d'espionner Achmet, de le suivre comme une ombre et de ne jamais le perdre de vue. Il le suivit donc cette nuit-là, et le vit passer la poterne du fort. Pensant évidemment qu'il y avait trouvé refuge, il se fit admettre le jour suivant, mais ne parvint pas à retrouver la trace d'Achmet. Cela lui sembla si étrange qu'il en parla à un sergent qui fit parvenir l'histoire jusqu'aux oreilles du commandant. Une recherche approfondie fut rapidement organisée et le corps fut découvert. Ainsi, au moment même où nous croyions tout danger écarté, nous fûmes tous quatre saisis et jugés pour meurtre ; trois d'entre nous, parce que nous avions été de garde cette nuit-là et le quatrième parce que l'on savait qu'il avait été en compagnie de la victime. Il ne fut pas question des joyaux durant tout le procès. Le rajah avait été déposé et exilé et personne ne portait d'intérêt particulier à cette question. Les trois sikhs furent condamnés à la détention perpétuelle et moi à la peine de mort ; ma sentence fut ensuite commuée en détention perpétuelle. « Nous nous trouvions ainsi dans une situation plutôt bizarre ! Nous étions là, tous quatre, enchaînés par la cheville et presque sans espérance alors que nous connaissions un secret qui, si nous avions pu l'utiliser, nous aurait permis de mener une existence de seigneur. Il y avait de quoi se ronger le cœur d'être à la merci des coups de pied et des coups de poing de n'importe quel garde imbécile, de boire de l'eau et de ne manger que du riz, alors qu'une fortune fabuleuse attendait simplement qu'on veuille bien la prendre. Cela aurait pu me rendre fou. Mais j'ai toujours été plutôt obstiné. J'ai tenu bon, attendant des jours meilleurs. « Ceux-ci semblèrent enfin se dessiner. Je fus transféré d'Agra à Madras et de là à l'île Blair dans les Andaman. Ce camp comptait très peu de bagnards blancs et, comme je m'étais tou jours bien conduit, j'eus bientôt droit à une sorte de régime privilégié. Il me fut donné une hutte à Hope Town, village situé au flanc du mont Harriet, et on m'y laissa relativement tranquille. C'est un endroit morne, dévasté par les fièvres et cerné de toutes parts par la jungle infestée de sauvages toujours prêts à décocher un de leurs dards empoisonnés lorsque l'occasion d'une cible blanche se présente. Il y avait des tranchées à creuser, des remblais à construire, des plantations à aménager et des dizaines d'autres choses à faire. Nous trimions donc tout le jour, mais le soir on nous laissait un peu de temps libre. Entre autres fonctions, j'étais chargé de distribuer les médicaments ; j'acquis ainsi quelques connaissances médicales. J'étais sans cesse à l'affût d'une possibilité d'évasion. Mais la plus proche terre était à des centaines de kilomètres de notre île, et le vent souffle rarement par là. L'entreprise s'avérait donc très difficile. « Le médecin, docteur Somerton, était un jeune homme sportif et bon enfant. Les autres jeunes officiers se réunissaient souvent chez lui dans la soirée pour une partie de cartes. L'infirmerie où je préparais mes drogues était située à côté de leur pièce sur laquelle donnait un petit guichet. Souvent, lorsque je me sentais seul, j'éteignais la lumière de l'infirmerie et me postais près du guichet d'où je pouvais les entendre et les voir jouer. Il y avait le major Sholto, le capitaine Morstan et le lieutenant Bromley Brown, tous trois commandant des troupes indigènes. Le médecin était là, naturellement, ainsi que deux ou trois administrateurs du pénitencier ; ces derniers, joueurs habiles, endurcis, faisaient des parties adroites et sans risque. Cela donnait des réunions bien agréables. « Une chose me frappa très vite : les civils gagnaient toujours aux dépens des militaires. Remarquez que je ne dis pas qu'il y avait tricherie, mais le fait est là. Ces fonctionnaires de la prison n'avaient fait que jouer aux cartes depuis leur nomination aux Andaman et chacun connaissait parfaitement la façon de jouer des autres. Les militaires jouaient juste pour passer le temps et jetaient leurs cartes n'importe comment. Nuit après nuit, les officiers sortaient de table un peu plus pauvres et plus ils perdaient, plus ils s'acharnaient au jeu. Le major Sholto était le plus atteint. Au début, il jouait de l'argent liquide mais bientôt, il s'endetta lourdement et signa des reconnaissances de dettes. Il gagnait parfois quelques mains, histoire de reprendre courage, puis la chance se retournait à nouveau contre lui : pire qu'avant. Il errait tout le jour, sombre comme un orage ; et il se mit à boire plus qu'il n'aurait dû. « Une nuit, il perdit encore davantage qu'à l'ordinaire. J'étais assis dans ma hutte lorsque le capitaine Morstan et lui, regagnant leur demeure, passèrent à proximité. C'étaient des amis de cœur, ces deux-là ! On les voyait toujours ensemble. Le major se lamentait sur ses pertes. « C'est la fin, Morstan ! soupira-t-il en passant devant ma hutte. Il va falloir que je démissionne. Je suis un homme ruiné. « – Allons, ne dites pas de bêtises, mon vieux ! dit l'autre en lui tapant sur l'épaule. J'ai aussi de la déveine, moi-même, mais… » « C'est tout ce que je pus entendre ; cela me donna à réfléchir. Deux jours plus tard, le major se promenait sur le bord de la plage ; je tentai ma chance. « Je désire avoir votre avis, major, dis-je. « – Oui ! Eh bien, à quel sujet ? demanda-t-il en retirant son cigare de la bouche. « – Je voudrais vous demander, monsieur, à quelles autorités devrait être remis un trésor caché ? Je sais où se trouve plus d'un demi-million. Comme je ne puis l'utiliser moi-même, je pense que la meilleure chose à faire est sans doute de le remettre aux autorités. Ce geste me vaudrait peut-être une réduction de peine ? « – Un demi-million, Small ? balbutia-t-il tout en m'observant avec attention pour voir si je parlais sérieusement. « – Au moins cela, monsieur ; en perles et pierres précieuses. Il est à la portée de n'importe qui. Le plus curieux est que le vrai propriétaire ayant été proscrit, il n'a plus aucun titre sur ce trésor, qui appartient ainsi au premier venu. « – Au gouvernement, Small ! bégaya-t-il. Au gouvernement.¨ » « Mais il le dit d'une manière si peu convaincue que je sus avoir gagné la partie. « Vous pensez, monsieur, que je devrais donc donner tous les renseignements au gouverneur général ? dis-je tranquillement. « – Ah ! mais il ne faut pas agir avec précipitation ; vous pourriez le regretter. Racontez-moi tout, Small. Quels sont les faits ? » « Je lui racontai toute l'histoire, changeant toutefois quelques détails afin qu'il ne puisse identifier les endroits. Lorsque j'eus fini, il resta immobile, perdu dans ses pensées. Je pouvais voir par ses lèvres crispées qu'un combat se déroulait en lui. « C'est une affaire très importante, Small, dit-il enfin. N'en parlez à personne. Je vous reverrai bientôt. » « Quarante-huit heures plus tard, le capitaine Morstan et lui vinrent, lanterne à la main, me voir dans ma hutte au plus profond de la nuit. « Je voudrais que le capitaine entende l'histoire de votre propre bouche, Small », dit-il. « Cela sonne juste, eh ? dit-il. Cela vaut la peine d'essayer, non ? « Le capitaine Morstan opina de la tête. « Écoutez-moi, Small, dit le major. Nous en avons parlé, mon ami et moi, et nous avons conclu qu'un tel secret ne concernait vraiment pas le gouvernement. Il me semble que cela vous regarde seul, et que vous avez le droit d'en disposer comme il vous plaît. La question qui se pose est maintenant celle-ci : quelles sont vos conditions ? Nous pourrions peut-être les accepter, ou tout au moins en discuter pour voir si l'on peut parvenir à un arrangement. » « Il s'efforçait de parler d'une manière froide et détachée, mais ses yeux brillaient de convoitise et d'excitation. « A ce sujet, messieurs, un homme dans ma situation ne peut demander qu'une seule chose, répondis-je, m'efforçant moi aussi au calme, mais tout aussi excité que lui. Je vous demanderai de m'aider à gagner ma liberté et celle de mes trois compagnons. Nous vous donnerions alors un cinquième du trésor à vous partager. « – Hum ! dit-il. Un cinquième ! Cela n'est pas très tentant. « – Cela représente tout de même cinquante mille livres chacun ! dis-je. « – Mais comment pouvons-nous vous donner la liberté ? Vous savez très bien que vous demandez l'impossible. « – Pas du tout, répondis-je. J'ai réfléchi à la question jusque dans les moindres détails. Le seul obstacle à notre évasion est l'impossibilité d'obtenir un bateau capable d'un tel voyage et des provisions en quantité suffisante. Or, il y a à Calcutta ou Madras nombre de petits yachts ou yoles qui nous conviendraient parfaitement. Il vous suffira d'en amener un. Nous monterons à bord pendant la nuit ; et vous n'auriez rien d'autre à faire qu'à nous laisser en un point quelconque de la côte indienne. « – S'il n'y avait que l'un de vous… murmura-t-il. « – Ce sera tous les quatre ou personne ! nous l'avons juré. Nous devons toujours agir ensemble tous les quatre. « – Vous voyez, Morstan, dit-il, Small tient ses promesses. Il reste fidèle à ses amis. Je pense que nous pouvons avoir entièrement confiance en lui. « – C'est une sale affaire ! répondit l'autre. Mais comme vous dites, l'argent nous dédommagera largement de notre carrière. « – Eh bien, Small, dit le major, nous devons, je pense, essayer de remplir vos conditions. Mais, bien entendu, il nous faut d'abord être certains de la véracité de votre histoire. Dites-moi où est caché le coffre ; j'obtiendrai une permission et je prendrai le navire de ravitaillement pour aller voir sur place. « – Pas si vite ! protestai-je, car je devenais plus audacieux à mesure qu'il s'échauffait. Je dois obtenir le consentement de mes trois camarades. Je vous le dis ; c'est nous quatre ou personne. « – C'est ridicule ! s'écria-t-il. Qu'est-ce que ces trois Noirs ont à faire avec notre convention ? « – Noirs ou bleus, dis-je, ils sont avec moi, et nous faisons tout ensemble. » « Eh bien, l'affaire se termina par une deuxième entrevue à laquelle participaient Mahomet Singh, Abdullah Khan et Dost Akbar. Nous discutâmes à nouveau la question et les détails furent enfin arrangés. Nous donnerions à chacun des deux officiers un plan de la partie du fort d'Agra qui nous intéressait, en indiquant le mur et l'emplacement du trésor. Le major Sholto se rendrait aux Indes pour vérifier notre histoire. S'il trouvait le coffre, il devait le laisser en place et envoyer un petit yacht approvisionné pour un voyage. L'embarcation mouillerait à quelque distance de l'île Rutland à laquelle il nous faudrait parvenir. Après quoi, le major reviendrait prendre ses fonctions. Le capitaine Morstan demanderait à son tour une permission pour nous rencontrer à Agra. Le partage final du trésor aurait alors lieu là-bas. L'officier prendrait sa part et celle de Sholto. Les plus solennels serments que l'esprit peut concevoir et la bouche proférer scellèrent notre accord. Muni de papier et d'encre, je travaillai toute la nuit. Au matin, les deux plans étaient faits et paraphés du Signe des Quatre, c'est-à-dire, Abdullah, Akbar, Mahomet et moi. « Je dois vous lasser avec ma longue histoire, messieurs. Je sais que mon ami, M. Jones, est impatient de me mettre en cellule ; aussi je serai aussi bref que possible. L'infâme Sholto partit pour l'Inde, mais ne revint jamais. Le capitaine Morstan, peu de temps après son départ, me montra son nom sur une liste de passagers en route pour l'Angleterre. Son oncle était mort, lui laissant une fortune ; il avait quitté l'armée. Et pourtant, voilà comment il s'abaissa à traiter cinq hommes ! Morstan partit pour Agra quelque temps plus tard et découvrir, comme nous le pensions, que le trésor n'était plus là. Le gredin l'avait volé sans remplir les conditions en échange desquelles nous lui avions livré le secret. Depuis ce jour, j'ai vécu seulement pour me venger. J'y pensais le jour et j'en rêvais la nuit. Cela devint chez moi une obsession dévorante. Plus rien ne m'importait ; ni les lois, ni la pendaison. M'évader, retrouver Sholto, glisser ma main autour de son cou, je n'avais que cette pensée en tête. Le trésor d'Agra, en comparaison de la haine meurtrière que je vouais à Sholto, perdait à mes yeux de son importance. « Eh bien, je me suis fixé pas mal de buts dans ma vie, et je les ai toujours atteints ! Mais de longues, longues années passèrent avant que l'occasion puisse se présenter. Je vous ai dit que j'avais un peu appris à soigner. Un jour que le docteur Somerton était couché avec les fièvres, un groupe de prisonniers ramassa dans les bois un petit insulaire andaman et me l'amena. Gravement malade, il s'était rendu en un endroit isolé pour mourir. Bien qu'il fût aussi venimeux qu'un jeune serpent, je le pris en main et parvins à le guérir. Deux mois après il parvenait à marcher mais, s'étant attaché à moi, il repartit sans plaisir dans les bois et revint sans cesse rôder autour de ma hutte. J'appris un peu son dialecte, ce qui ne fit qu'accroître son affection. « Tonga, c'est ainsi qu'il s'appelait, possédait un grand canoë qu'il utilisait à merveille. Lorsque je fus convaincu que ce petit homme m'était tout dévoué et qu'il était prêt à faire n'importe quoi pour me servir, j'entrevis une possibilité d'évasion. Je lui en parlai. Il lui faudrait amener son bateau la nuit près d'un débarcadère désaffecté qui n'était jamais gardé et emporter plusieurs outres d'eau, le plus possible de yams, noix de coco et patates douces. « Il était fidèle et sincère, ce petit Tonga ! Jamais homme n'eut compagnon plus dévoué. Il amena son embarcation au quai la nuit indiquée. Mais le hasard voulut qu'un garde se trouvât là ; c'était un vil Pathan qui n'avait cessé de m'insulter et de me nuire. J'avais fait le vœu de me venger et maintenant la chance s'offrait à moi. C'était comme si le destin l'avait expressément placé sur mon chemin afin que je puisse payer ma dette avant de quitter l'île. Il se tenait sur le remblai, me tournant le dos, sa carabine en bandoulière. Je cherchai autour de moi un roc avec lequel lui casser la tête, mais je n'en vis aucun. « Une étrange pensée me traversa alors l'esprit. Je m'assis sans bruit dans l'obscurité et défis ma jambe de bois. En trois grands sauts, je fus sur lui. Il mit sa carabine à l'épaule, mais je le frappai de plein fouet et lui défonçai le crâne. Le pilon est fendu à l'endroit où j'ai tapé, vous pouvez voir. Nous nous écroulâmes tous les deux, car je ne pus garder mon équilibre. Mais quand je me relevai, lui resta étendu. Je me dirigeai vers le bateau ; une heure plus tard nous étions déjà loin en mer. Tonga avait emmené tout ce qu'il possédait sur terre, ses armes et ses dieux. Il avait entre autres, une longue lance en bambou et quelques nattes en fibre de cocotier, avec lesquelles je confectionnai une sorte de voile. Dix jours durant, nous naviguâmes au hasard, espérant que la chance nous sourirait. Le onzième, un cargo nous récupéra. Il transportait des pèlerins malais de Singapour à Jiddah. C'était une foule étrange ! Tonga et moi parvînmes bientôt à nous mêler à eux. Ils avaient en commun une précieuse qualité : ils ne posaient pas de questions et nous laissaient tranquilles. « Mais s'il fallait vous raconter toutes les aventures par lesquelles nous sommes passés, mon petit copain et moi, vous demanderiez grâce, car il me faudrait vous garder ici jusqu'au matin. Nous voyageâmes un peu partout dans le monde. Il surgissait toujours quelque chose pour nous empêcher d'arriver à Londres. Mais jamais durant ce temps, je ne perdais de vue mon but. Je rêvais de Sholto la nuit. Pourtant, enfin, nous nous trouvâmes un jour en Angleterre ; il y a de cela trois ou quatre ans. Il ne fut pas très difficile de découvrir où il vivait et je me mis en quête de savoir s'il avait vendu le trésor ou s'il le possédait encore. Je me liai avec quelqu'un qui pouvait m'aider. Je ne donne pas de noms, car je ne tiens pas à mettre qui que ce soit dans le bain. J'appris bientôt que Sholto avait encore les joyaux. Je tentai de bien des façons de parvenir jusqu'à lui ; mais il était rusé, méfiant, et il y avait toujours deux anciens boxeurs, en plus de ses fils et de son khitmutgar, pour le garder. « Puis un jour, j'appris qu'il se mourait. Je me précipitai dans le jardin, furieux qu'il échappe ainsi à mes griffes. Regardant par la fenêtre, je le vis, étendu sur son lit, ses deux fils de chaque côté. Je serais entré et j'aurais tenté le tout pour le tout contre eux trois, mais je vis sa mâchoire tomber et je sus qu'il venait de mourir. Je pénétrai dans sa chambre pendant la nuit pour fouiller ses papiers dans l'espoir d'y trouver une indication concernant le trésor. Il n'y avait pas un mot là-dessus ! Je m'en retournai amer et furieux comme vous pouvez le penser. Mais avant de partir, je pensai que mes amis sikhs seraient contents de savoir que j'avais laissé une preuve de notre haine. J'inscrivis donc le Signe des quatre, comme il était marqué sur les plans, et l'accrochai sur sa poitrine. Ainsi, au moins Sholto ne serait pas enseveli sans être marqué par les hommes qu'il avait volés et trahis. « Pour gagner notre vie à cette époque, nous parcourions les foires et autres endroits où j'exhibais le pauvre Tonga, le Noir cannibale. Il mangeait de la viande crue et exécutait ses danses guerrières. Nous parvenions ainsi à toujours remplir de petite monnaie mon chapeau en une journée de travail. J'avais régulièrement des nouvelles de Pondichery Lodge. Quelques années passèrent sans rien d'important ; on cherchait toujours le trésor. Enfin vint le jour attendu si longtemps. Le coffre venait d'être trouvé dans un faux grenier, au-dessus du laboratoire de M. Bartholomew Sholto. J'accourus immédiatement et inspectai les lieux. Mais je ne voyais pas comment, avec ma jambe de bois, je pourrais me hisser jusque-là. La tabatière sur le toit me donna la solution. Il m'apparut que la chose serait facile avec l'aide de Tonga. Calculant tout en fonction de l'heure du dîner de Bartholomew Sholto, j'amenai mon petit copain et lui enrou- lai une longue corde autour de la taille. Il pouvait grimper comme un chat et il parvint rapidement sur le toit. La malchance voulut que Bartholomew Sholto fût encore dans sa chambre ; cela lui coûta la vie. Tonga crut qu'en le tuant, il faisait quelque chose de très bien ; en effet, lorsque je parvins dans la pièce, il se promenait fier comme un paon. Il fut tout étonné lorsque je me précipitai sur lui, corde en main et que je le maudis en le traitant de petit démon sanguinaire. Je m'emparai du coffre au trésor, le fis descendre par la fenêtre et suivis le même chemin après avoir laissé sur la table Le Signe des Quatre pour montrer que les joyaux était enfin revenus à ceux qui y avaient droit. Puis Tonga ramena la corde à l'intérieur, ferma la fenêtre et reprit le chemin par lequel il était venu. « Je ne vois rien d'autre à vous dire. J'avais entendu un marin vanter la vitesse de la chaloupe de Smith, l'Aurore. Je pensai qu'elle serait bien pratique pour notre évasion. Je m'arrangeai avec le vieux Smith qui devait recevoir une grosse somme s'il nous amenait en sûreté jusqu'à notre navire. Il se doutait évidemment qu'il y avait quelque chose de louche, mais sans rien savoir de précis. Tout ceci est la vérité, messieurs. Et si je vous fais ce récit, ce n'est pas pour vous distraire ; je n'ai pas à être complaisant après ce que vous m'avez fait. Je pense seulement que la meilleure défense que je puisse adopter est la vérité absolue et sans réticence. Il faut que tout le monde sache combien le major Sholto m'a abusé et que je suis innocent de la mort de son fils. – Voilà une histoire remarquable ! dit Sherlock Holmes. Et dont les péripéties concordent parfaitement. Je n'ai absolument rien appris de neuf dans la dernière partie de votre récit, sinon que vous aviez apporté vous-même la corde ; cela je l'ignorais. Incidemment, j'avais espéré que Tonga avait perdu tous ses dards, mais il nous en a décoché un sur le bateau. – Il les avait tous perdu, monsieur. Mais il lui restait celui qui se trouvait alors dans sa sarbacane. – Ah ! oui, bien sûr ! dit Holmes. Je n'avais pas songé à cela. – Avez-vous d'autres questions à me poser ? demanda affablement le prisonnier. – Je ne pense pas, merci ! répondit mon compagnon. – Eh bien, Holmes ! dit Athelney Jones. Vous êtes un homme à qui on aime faire plaisir et nous avons tous que vous êtes un fin connaisseur du crime. Mais le devoir est le devoir et j'ai transgressé bien des règles pour faire ce que vous et votre ami m'avez demandé. Je me sentirai soulagé lorsque notre narrateur sera en sûreté derrière les verrous. La voiture attend toujours et il y a deux inspecteurs en bas. Je vous suis très obligé pour l'aide que vous m'avez apportée tous les deux. Bien entendu, votre présence sera requise lors du procès. Je vous souhaite le bonsoir. – Bonsoir, messieurs ! dit Small. – Vous d'abord, Small ! lança Jones prudemment comme ils quittaient la pièce. Je ne veux pas vous laisser la chance d'utiliser à nouveau votre jambe de bois comme vous l'avez fait avec cet homme aux îles Andaman. – Eh bien, voilà notre petit drame parvenu à sa conclusion, remarquai-je après un instant de silence. Mais je crains, Holmes, que ceci soit notre dernière affaire : Mlle Morstan m'a fait l'honneur de m'accepter comme son futur mari. » Il poussa un grognement des plus lugubres. « J'en avais peur ! dit-il. Je ne peux vraiment pas vous féliciter. » Je fus un peu peiné. « Avez-vous quelque raison de trouver mon choix mauvais ? demandai-je. – Absolument pas : c'est une des plus charmantes jeunes femmes que j'aie jamais rencontrées ! Je pense qu'elle aurait pu être très utile dans le genre de travail que nous faisons. Elle a certainement des dispositions ; témoin la façon dont elle a conservé ce plan d'Agra entre tous les autres papiers de son père. Mais l'amour est tout d'émotion. Et l'émotivité s'oppose toujours à cette froide et véridique raison que je place au-dessus de tout. Personnellement, je ne me marierai jamais de peur que mes jugements n'en soient faussés. – J'espère pourtant que ma raison surmontera cette épreuve, dis-je en riant. Mais vous avez l'air fatigué, Holmes ! – La réaction ! Je vais être comme une épave toute une semaine. – Il est étrange, dis-je, que ce que j'appellerais paresse chez un autre homme, alterne chez vous avec ces accès de vigueur et d'énergie, débordantes. – Oui, répondit-il. Il y a en moi un oisif parfait et un gaillard plein d'allant. Je pense souvent à ces vers du vieux Gœthe : Schade dass die Natur nur einen Mensch aus dir schuf. Den zum würdigen Mann war und üm Schelmen der Stoff. (« Il est dommage que la nature n'ait fait de toi qu'un seul homme. Toi qui avais l'étoffe d'un saint et d'un brigand. » N. D. T.) – Mais pendant que j'y pense, Watson, à propos de cette affaire de Norwood, vous voyez qu'ils avaient un complice dans la maison. Ce ne peut être que Lal Rao, le maître d'hôtel. Ainsi, Jones pourra se vanter d'avoir capturé tout seul un poisson dans son grand coup de filet. – Le partage semble plutôt injuste ! C'est vous qui avez fait tout le travail dans cette affaire. A moi, il échoit une épouse ; à Jones, les honneurs. Que vous reste-t-il donc, s'il vous plaît ? – A moi ? répéta Sherlock Holmes. Mais il me reste la cocaïne, docteur ! Et il allongea sa longue main blanche pour se servir. FIN Toutes les aventures de Sherlock Holmes L'Employé de l'Agent de Change (mars 1893) Le Gloria-Scott (avril 1893) Le Rituel des Musgrave (mai 1893) Les Propriétaires de Reigate (juin 1893) Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes La Maison Vide (26 septembre 1903) L'Entrepreneur de Norwood (31 octobre 1903) Les Hommes Dansants (décembre 1903) La Cycliste Solitaire (26 décembre 1903) L'École du prieuré (30 janvier 1904) Peter le Noir (27 février 1904) Charles Auguste Milverton (26 mars 1904) Les Six Napoléons (30 avril 1904) Les Trois Étudiants (juin 1904) Le Pince-Nez en Or (juillet 1904) Un Trois-Quarts a été perdu (août 1904) Le Manoir de L'Abbaye (septembre 1904) La Deuxième Tâche (décembre 1904) Son Dernier Coup d'Archet L'aventure de Wisteria Lodge (15 août 1908) Les Plans du Bruce-Partington (décembre 1908) Le Pied du Diable (décembre 1910) Le Cercle Rouge (mars/avril 1911) La Disparition de Lady Frances Carfax (décembre 1911) Le détective agonisant (22 novembre 1913) Son Dernier Coup d'Archet (septembre 1917) - Source : http://www.sherlock-holmes.org/ et numérisation complémentaire par le groupe http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LES CINQ PÉPINS D'ORANGE Les aventures de Sherlock Holmes (novembre 1891) Les cinq pépins d'orange Quand je jette un coup d'œil sur les notes et les résumés qui ont trait aux enquêtes menées par Sherlock Holmes entre les années 82 et 90, j'en retrouve tellement dont les caractéristiques sont à la fois étranges et intéressantes qu'il n'est pas facile de savoir lesquelles choisir et lesquelles omettre. Quelques-unes, pourtant, ont déjà bénéficié d'une certaine publicité grâce aux journaux et d'autres n'ont pas fourni à mon ami l'occasion de déployer ces dons exceptionnels qu'il possédait à un si haut degré et que les présents écrits visent à mettre en lumière. Quelquesunes, aussi, ont mis en défaut l'habileté de son analyse et seraient, en tant que récit, des exposés sans conclusion. D'autres, enfin, n'ayant été élucidées qu'en partie, leur explication se trouve établie par conjecture et hypothèses plutôt qu'au moyen de cette preuve logique absolue à quoi Holmes attachait tant de prix. Parmi ces dernières, il en est une pourtant qui fut si remarquable en ses détails, si étonnante en ses résultats, que je cède à la tentation de la relater, bien que certaines des énigmes qu'elle pose n'aient jamais été résolues et, selon toute probabilité, ne le seront jamais entièrement. L'année 87 nous a procuré une longue série d'enquêtes d'intérêt variable dont je conserve les résumés. Dans la nomenclature de cette année-là, je trouve une relation de l'entreprise de la Chambre Paradol, un exposé concernant la Société des Mendiants amateurs, un cercle dont les locaux somptueux se trouvaient dans le sous-sol voûté d'un grand magasin d'ameublement, des précisions sur la perte de la barque anglaise Sophie Anderson, sur les singulières aventures de Grace Patersons aux îles d'Uffa et enfin sur l'affaire des poisons de Camberwell. Au cours de cette enquête, Sherlock Holmes, on ne l'a pas oublié, parvint, en remontant la montre du défunt, à prouver qu'elle avait été remontée deux heures auparavant, et que, par conséquent, la victime s'était couchée à un moment quelconque de ces deux heures-là – déduction qui fut de la plus grande importance dans la solution de l'affaire. Il se peut qu'un jour je retrace toutes ces enquêtes, mais aucune ne présente des traits aussi singuliers que l'étrange suite d'incidents que j'ai l'intention de narrer. C'était dans les derniers jours de septembre et les vents d'équinoxe avaient commencé de souffler avec une rare violence. Toute la journée la bourrasque avait sifflé et la pluie avait battu les vitres, de telle sorte que, même en plein cœur de cet immense Londres, œuvre des hommes, nous étions temporairement contraints de détourner nos esprits de la routine de la vie, pour les hausser jusqu'à admettre l'existence de ces grandes forces élémentaires qui, tels des fauves indomptés dans une cage, rugissent contre l'humanité à travers les barreaux de sa civilisation. A mesure que la soirée s'avançait, la tempête se déchaînait de plus en plus, le vent pleurait en sanglotant dans la cheminée comme un enfant. Sherlock Holmes, pas très en train, était assis d'un côté de l'âtre, à feuilleter son répertoire criminel, tandis que, de l'autre côté, j'étais plongé dans un des beaux récits maritimes de Clark Russel, de telle sorte que les hurlements de la tempête au-dehors semblaient faire corps avec mon texte, et que la pluie cinglante paraissait se prolonger et se fondre dans le glapissement des vagues de la mer. Ma femme était en visite chez sa tante et, pour quelques jours, j'étais revenu habiter à Baker Street. – Eh mais ! dis-je en regardant mon compagnon, il n'y a pas de doute, c'est la sonnette ! Qui donc pourrait venir ce soir ? Un de vos amis, peut-être ? – En dehors de vous, je n'en ai point, répondit-il, je n'encourage pas les visiteurs. – Un client, alors ? – Si c'est un client, l'affaire est sérieuse. Sans cela, on ne sortirait pas par un tel temps et à une telle heure. Mais c'est vraisemblablement une des commères de notre logeuse, j'imagine. Sherlock Holmes se trompait cependant, car nous entendîmes des pas dans le corridor et on frappa à notre porte. Sherlock étendit son long bras pour détourner de lui-même le faisceau lumineux de la lampe et le diriger sur la chaise libre où le nouveau venu s'assiérait. – Entrez ! dit-il. L'homme qui entra était jeune, vingt-deux ans peut-être ; très soigné et mis avec élégance, ses manières dénotaient une certaine recherche et une certaine délicatesse. Tout comme le parapluie ruisselant qu'il tenait à la main, son imperméable luisant disait le temps abominable par lequel il était venu. Dans la lumière éblouissante de la lampe, il regardait anxieusement autour de lui, et je pus voir que son visage était pâle et ses yeux lourds, comme ceux d'un homme qu'étreint une immense anxiété. – Je vous dois des excuses, dit-il, tout en levant son lorgnon d'or vers ses yeux. J'espère que ça ne vous dérange pas, mais j'ai bien peur d'avoir apporté dans cette pièce confortable quelques traces de la tempête et de la pluie. – Donnez-moi votre manteau et votre parapluie, dit Holmes. Ils seront fort bien là sur le crochet et vous les retrouverez secs tout à l'heure. Vous venez du sud-ouest de Londres à ce que je vois. – Oui, de Horsham. – Ce mélange d'argile et de chaux que j'aperçois sur le bout de vos chaussures est tout à fait caractéristique. – Je suis venu chercher un conseil. – C'est chose facile à obtenir. – Et de l'aide. – Ce n'est pas toujours aussi facile. – J'ai entendu parler de vous, monsieur Holmes. J'en ai entendu parler par le commandant Prendergast que vous avez sauvé dans le scandale du Tankerville Club. – Ah ! c'est vrai. On l'avait à tort accusé de tricher aux cartes. – Il dit que vous êtes capable de résoudre n'importe quel problème. – C'est trop dire. – Que vous n'êtes jamais battu. – J'ai été battu quatre fois – trois fois par des hommes et une fois par une femme. – Mais qu'est-ce que cela, comparé au nombre de vos succès… – C'est vrai que d'une façon générale, j'ai réussi. – Vous pouvez donc réussir pour moi. – Je vous en prie, approchez votre chaise du feu et veuillez me donner quelques détails au sujet de votre affaire. – Ce n'est pas une affaire ordinaire. – Aucune de celles qu'on m'amène ne l'est. Je suis la suprême cour d'appel. – Et pourtant je me demande, monsieur, si dans toute votre carrière, vous avez jamais eu l'occasion d'entendre le récit d'une suite d'événements aussi mystérieux et inexplicables que ceux qui se sont produits dans ma famille. – Vous me passionnez, dit Holmes. Je vous en prie, donnezmoi depuis le début les faits essentiels et pour les détails je pourrai ensuite vous questionner sur les points qui me sembleront les plus importants. Le jeune homme approcha sa chaise du feu et allongea vers la flamme ses semelles détrempées. – Je m'appelle, dit-il, John Openshaw, mais ma personne n'a, si tant est que j'y comprenne quoi que ce soit, rien à voir avec cette terrible affaire. Il s'agit d'une chose héréditaire ; aussi, afin de vous donner une idée des faits, faut-il que je remonte tout au début. « Il faut que vous sachiez que mon grand-père avait deux fils – mon oncle, Elias, et mon père, Joseph. Mon père avait à Coventry une petite usine qu'il agrandit à l'époque de l'invention de la bicyclette. Il détenait le brevet du pneu increvable Openshaw, et son affaire prospéra si bien qu'il put la vendre et se retirer avec une belle aisance. « Mon oncle Élias émigra en Amérique dans sa jeunesse et devint planteur en Floride où, à ce qu'on apprit, il avait très bien réussi. Au moment de la guerre de Sécession, il combattit dans l'armée de Jackson, puis plus tard sous les ordres de Hood et conquit ses galons de colonel. Quand Lee eut déposé les armes, mon oncle retourna à sa plantation où il resta trois ou quatre ans encore. Vers 1869 ou 1870, il revint en Europe et prit un petit domaine dans le Sussex, près de Horsham. Il avait fait fortune aux États-Unis, mais il quitta ce pays en raison de son aversion pour les nègres et par dégoût de la politique républicaine qui leur accordait la liberté. C'était un homme singulier et farouche qui s'emportait facilement. Quand il était en colère, il avait l'injure facile et devenait grossier. Avec cela, il aimait la solitude. Pendant toutes les années qu'il a vécues à Horsham je ne crois pas qu'il ait jamais mis le pied en ville. Il avait un jardin, deux ou trois champs autour de sa maison, et c'est là qu'il prenait de l'exercice. Très souvent pourtant, et pendant des semaines de suite, il ne sortait pas de sa chambre. Il buvait pas mal d'eau-de-vie, il fumait énormément et, n'ayant pas besoin d'amis et pas même de son frère, il ne voulait voir personne. « Il faisait une exception pour moi ; en fait, il me prit en affection, car lorsqu'il me vit pour la première fois, j'étais un gamin d'une douzaine d'années. Cela devait se passer en 1878, alors qu'il était en Angleterre depuis huit ou neuf ans. Il demanda à mon père de me laisser venir habiter chez lui et, à sa manière, il fut très bon avec moi. Quand il n'avait pas bu, il aimait jouer avec moi au trictrac et aux dames, et il me confiait le soin de le représenter auprès des domestiques et des commerçants, de telle sorte qu'aux environs de ma seizième année, j'étais tout à fait le maître de la maison. J'avais toutes les clés et je pouvais aller où je voulais et faire ce qu'il me plaisait, à condition de ne pas le déranger dans sa retraite. Il y avait, pourtant, une singulière exception, qui portait sur une seule chambre, une chambre de débarras, en haut, dans les mansardes, qu'il gardait constamment fermée à clé, où il ne tolérait pas qu'on entrât, ni moi ni personne. Curieux, comme tout enfant, j'ai un jour regardé par le trou de la serrure, mais je n'ai rien pu voir d'autre que le ramassis de vieilles malles et de ballots qu'on peut s'attendre à trouver dans une pièce de ce genre. « Un matin, au petit déjeuner – c'était en mars 1883 – une lettre affranchie d'un timbre étranger se trouva devant l'assiette du colonel. Avec lui ce n'était pas chose courante que de recevoir des lettres, car il payait comptant toutes ses factures et n'avait aucun ami. « – Des Indes ! dit-il en la prenant. Le cachet de Pondichéry ! Qu'est-ce que ça peut bien être ? « Il l'ouvrit aussitôt et il en tomba cinq petits pépins d'orange desséchés qui sonnèrent sur son assiette. J'allais en rire, mais le rire se figea sur mes lèvres en voyant son visage. Sa lèvre pendait, ses yeux s'exorbitaient, sa peau avait la pâleur du mastic et il regardait fixement l'enveloppe qu'il tenait toujours dans sa main tremblante. « – K.K.K., s'écria-t-il, puis : Seigneur ! mes péchés sont retombés sur moi ! « – Qu'est-ce donc, mon oncle ? m'écriai-je. « – La mort, dit-il, et, se levant de table, il se retira dans sa chambre. « Je restai seul tout frémissant d'horreur. « Je ramassai l'enveloppe et je vis, griffonnée à l'encre rouge sur le dedans du rabat, juste au-dessus de la gomme, la lettre K trois fois répétée. À part les cinq pépins desséchés, il n'y avait rien d'autre à l'intérieur. Quel motif pouvait avoir la terreur qui s'était emparée de mon oncle ?… Je quittai la table et, en montant l'escalier, je le rencontrai qui redescendait. Il tenait d'une main une vieille clé rouillée, qui devait être celle de la mansarde, et, de l'autre une petite boîte en cuivre qui ressemblait à un petit coffret à argent. « – Qu'ils fassent ce qu'ils veulent, je les tiendrai bien encore en échec ! dit-il avec un juron. Dis à Marie qu'aujourd'hui je veux du feu dans ma chambre et envoie chercher Fordham, le notaire de Horsham. « Je fis ce qu'il me commandait et quand le notaire fut arrivé, on me fit dire de monter dans la chambre de mon oncle. Un feu ardent brûlait et la grille était pleine d'une masse de cendres noires et duveteuses, comme si l'on avait brûlé du papier. La boîte en cuivre était à côté, ouverte et vide. En y jetant un coup d'œil, j'eus un haut-le-corps, car j'aperçus, inscrit en caractères d'imprimerie sur le couvercle, le triple K que j'avais vu, le matin, sur l'enveloppe. « Je veux, John, dit mon oncle, que tu sois témoin de mon testament. Je laisse ma propriété, avec tous ses avantages et ses désavantages, à mon frère, ton père, après qui, sans doute, elle te reviendra. Si tu peux en jouir en paix, tant mieux ! Si tu trouves que c'est impossible, suis mon conseil, mon garçon, et abandonne-la à ton plus terrible ennemi. Je suis désolé de te léguer ainsi une arme à deux tranchants, mais je ne saurais dire quelle tournure les choses vont prendre. Aie la bonté de signer ce papier-là à l'endroit où M. Fordham te l'indique. « Je signai le papier comme on m'y invitait et le notaire l'emporta. Ce singulier incident fit sur moi, comme vous pouvez l'imaginer, l'impression la plus profonde et j'y songeai longuement, je le tournai et retournai dans mon esprit, sans pouvoir rien y comprendre. Pourtant, je n'arrivais pas à me débarrasser du vague sentiment de terreur qu'il me laissait ; mais l'impression devenait moins vive à mesure que les semaines passaient et que rien ne venait troubler le train-train ordinaire de notre existence. Toutefois, mon oncle changeait à vue d'œil. Il buvait plus que jamais et il était encore moins enclin à voir qui que ce fût. Il passait la plus grande partie de son temps dans sa chambre, la porte fermée à clé de l'intérieur, mais parfois il en sortait et, en proie à une sorte de furieuse ivresse, il s'élançait hors de la maison et, courant par tout le jardin, un revolver à la main, criait que nul ne lui faisait peur et que personne, homme ou diable, ne le tiendrait enfermé comme un mouton dans un parc. Quand pourtant ces accès étaient passés, il rentrait avec fracas et fermait la porte à clé, la barricadait derrière lui en homme qui n'ose regarder en face la terreur qui bouleverse le tréfonds de son âme. Dans ces moments-là, j'ai vu son visage, même par temps froid, luisant et moite comme s'il sortait d'une cuvette d'eau chaude. « Eh bien ! pour en arriver à la fin, monsieur Holmes, et pour ne pas abuser de votre patience, une nuit arriva où il fit une de ces folles sorties et n'en revint point. Nous l'avons trouvé, quand nous nous sommes mis à sa recherche, tombé, la face en avant, dans une petite mare couverte d'écume verte qui se trouvait au bout du jardin. Il n'y avait aucune trace de violence et l'eau n'avait que deux pieds de profondeur, de sorte que le jury tenant compte de son excentricité bien connue, rendit un verdict de suicide. Mais moi, qui savais comment il se cabrait à la pensée même de la mort, j'ai eu beaucoup de mal à me persuader qu'il s'était dérangé pour aller au-devant d'elle. L'affaire passa, toutefois, et mon père entra en possession du domaine et de quelque quatorze mille livres qui se trouvaient en banque au compte de mon oncle. – Un instant, intervint Holmes. Votre récit est, je le vois déjà, l'un des plus intéressants que j'aie jamais écoutés. Donnez-moi la date à laquelle votre oncle a reçu la lettre et celle de son suicide supposé. – La lettre est arrivée le 10 mars 1883. Sa mort survint sept semaines plus tard, dans la nuit du 2 mai. – Merci ! Je vous en prie, continuez. – Quand mon père prit la propriété de Horsham, il fit, à ma demande, un examen minutieux de la mansarde qui avait toujours été fermée à clé. Nous y avons trouvé la boîte en cuivre, bien que son contenu eût été détruit. À l'intérieur du couvercle se trouvait une étiquette en papier qui portait les trois initiales répétées K.K.K. et au-dessous « Lettres, mémorandums, reçus et un registre ». Ces mots, nous le supposions, indiquaient la nature des papiers que le colonel Openshaw avait détruits. Quant au reste, il n'y avait rien de bien important dans la pièce, sauf, éparpillés çà et là, de nombreux journaux et des carnets qui se rapportaient à la vie de mon oncle en Amérique. Quelques-uns dataient de la guerre de Sécession et montraient qu'il avait bien fait son devoir et s'était acquis la renommée d'un brave soldat. D'autres dataient de la refonte des États du Sud et concernaient, pour la plupart, la politique, car il avait évidemment pris nettement position contre les politiciens d'antichambre que l'on avait envoyés du Nord. « Ce fut donc au commencement de 1884 que mon père vint demeurer à Horsham et tout alla aussi bien que possible jusqu'à janvier 1885. Quatre jours après le Nouvel An, comme nous étions à table pour le petit déjeuner, j'entendis mon père pousser un vif cri de surprise. Il était là, avec dans une main une enveloppe qu'il venait d'ouvrir et dans la paume ouverte de l'autre cinq pépins d'orange desséchés. Il s'était toujours moqué de ce qu'il appelait mon histoire sans queue ni tête à propos du colonel, mais il paraissait très perplexe et très effrayé maintenant que la même chose lui arrivait. « – Eh ! quoi ! Diable ! Qu'est-ce que cela veut dire, John ? balbutia-t-il. « Mon cœur soudain devint lourd comme du plomb. « – C'est K.K.K., dis-je. « Il regarda l'intérieur de l'enveloppe. « – C'est bien cela ! s'écria-t-il. Voilà les lettres ! Mais qu'y at-il d'écrit au-dessus ? « Je lus en regardant par-dessus son épaule. Il y avait : « Mettez les papiers sur le cadran solaire ». « – Quels papiers ? Quel cadran solaire ? demanda-t-il. « – Le cadran solaire du jardin. Il n'y en a pas d'autre, dis-je. Mais les papiers doivent être ceux qui ont été détruits. « – Bah ! dit-il, faisant un effort pour retrouver du courage, nous sommes dans un pays civilisé, ici, et des niaiseries de ce genre ne sont pas de mise. D'où cela vient-il ? « – De Dundee, répondis-je en regardant le cachet de la poste. « – C'est une farce absurde, dit-il. En quoi les cadrans solaires et les papiers me concernent-ils ? Je ne veux tenir aucun compte de pareilles sottises. « – J'en parlerais à la police, à ta place, dis-je. « Il se moqua de moi pour ma peine. Pas de ça ! « – Alors, permets-moi de le faire. « – Non, je te le défends. Je ne veux pas qu'on fasse des histoires pour une pareille baliverne. « Il était inutile de discuter, car il était très entêté. Je m'en allai, le cœur lourd de pressentiments. Le troisième jour après l'arrivée de cette lettre, mon père quitta la maison pour aller rendre visite à un de ses vieux amis, le commandant Forebody qui commandait un des forts de Portsdown Hill. J'étais content de le voir s'en aller, car il me semblait qu'il s'écartait du danger en s'éloignant de notre maison. Je me trompais. Le second jour de son absence, je reçus un télégramme du commandant qui me suppliait de venir sur-lechamp : mon père était tombé dans une des profondes carrières de craie, qui sont si nombreuses dans le voisinage, et il gisait sans connaissance, le crâne fracassé. Je me hâtai de courir à son chevet, mais il mourut sans avoir repris connaissance. Il revenait, paraît-il, de Farham, au crépuscule, et comme le pays lui était inconnu et que la carrière n'était pas clôturée, le jury n'hésita pas à rapporter un verdict de « mort accidentelle ». Bien que j'aie soigneusement examiné les circonstances dans lesquelles il mourut, je n'ai rien pu trouver qui suggérât l'idée d'un assassinat. Il n'y avait aucune trace de violence, aucune trace de pas, rien n'avait été volé, et on n'avait signalé la présence d'aucun inconnu sur les routes. Et pourtant, je n'ai pas besoin de vous dire que j'étais loin d'avoir l'esprit tranquille et que j'étais à peu près certain qu'il avait été victime d'une infâme machination. « Ce fut en janvier 1885 que mon pauvre père mourut ; deux ans et huit mois se sont écoulés depuis. Pendant tout ce temps, j'ai coulé à Horsham des jours heureux et j'avais commencé à espérer que cette malédiction s'était éloignée de la famille et qu'elle avait pris fin avec la précédente génération. Je m'étais trop pressé, toutefois, à éprouver ce soulagement : hier matin, le coup s'est abattu sur moi sous la même forme qu'il s'est abattu sur mon père. Le jeune homme tira de son gilet une enveloppe chiffonnée et la renversant au-dessus de la table, il la secoua et en fit tomber cinq pépins d'orange desséchés. – Voici l'enveloppe, reprit-il. Le cachet de la poste est de Londres – secteur Est. À l'intérieur on retrouve les mêmes mots que sur le dernier message reçu par mon père : « K.K.K. », puis : « Mettez les papiers sur le cadran solaire. » – Qu'avez-vous fait ? demanda Holmes. – Rien. – Rien ! – À vrai dire, expliqua-t-il, en enfonçant son visage dans ses mains blanches, je me suis senti impuissant. J'ai ressenti l'impression que doivent éprouver les malheureux lapins quand le serpent s'avance vers eux en zigzaguant. Il me semble que je suis la proie d'un fléau inexorable et irrésistible, dont nulle prévoyance, nulle précaution ne saurait me protéger. – Ta-ra-ta-ta ! s'écria Sherlock Holmes. Il faut agir, mon brave, ou vous êtes perdu. Du cran ! Rien d'autre ne peut vous sauver. Ce n'est pas le moment de désespérer. – J'ai vu la police. – Ah ! – Mais ils ont écouté mon histoire en souriant. Je suis convaincu que l'inspecteur est d'avis que les lettres sont de bonnes farces et que la mort des miens fut réellement accidentelle, ainsi que l'ont déclaré les jurys, et qu'elle n'avait rien à voir avec les avertissements. Holmes agita ses poings en l'air. – Incroyable imbécillité ! s'écria-t-il. – Ils m'ont cependant donné un agent pour habiter si je veux la maison avec moi. – Est-il venu avec vous ce soir ? – Non, il a ordre de rester dans la maison. De nouveau, Holmes, furieux, éleva les poings. – Pourquoi êtes-vous venu à moi ? dit-il. Et surtout pourquoi n'êtes-vous pas venu tout de suite ? – Je ne savais pas. Ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai parlé à Prendergast de mes ennuis et qu'il m'a conseillé de m'adresser à vous. – Il y a deux jours pleins que vous avez reçu la lettre. Nous aurions déjà agi. Vous n'avez pas d'autres renseignements que ceux que vous nous avez fournis, je suppose, aucun détail qui pourrait nous aider ? – Il y a une chose, dit John Openshaw, une seule chose. Il fouilla dans la poche de son habit et en tira un morceau de papier bleuâtre et décoloré qu'il étala sur la table. – Je me souviens, dit-il, que le jour où mon oncle a brûlé ses papiers, j'ai remarqué que les petits bouts de marges non brûlés qui se trouvaient dans les cendres avaient tous cette couleur particulière. J'ai trouvé cette unique feuille sur le plancher de sa chambre et tout me porte à croire que c'est peut-être un des papiers qui, ayant volé loin des autres, avait, de la sorte, échappé à la destruction. Sauf qu'il y est question de « pépins », je ne pense pas qu'il puisse nous être d'une grande utilité. Je crois, pour ma part, que c'est une page d'un journal intime. Incontestablement, l'écriture est celle de mon oncle. Holmes approcha la lampe et tous les deux nous nous penchâmes sur la feuille de papier dont le bord déchiré prouvait qu'on l'avait, en effet, arrachée à un carnet. Cette feuille portait en tête : « Mars 1869 », et en dessous se trouvaient les indications suivantes : 4. Hudson est venu. Même vieille discussion. 7. Envoyé les pépins à Mac Cauley, Taramore et Swain, de St Augustin. 9. Mac Cauley disparu. 10. John Swain disparu. 12. Visité Taramore. Tout bien. – Merci, dit Holmes en pliant le papier et en le rendant à notre visiteur. Et maintenant il ne faut plus, sous aucun pré texte, perdre un seul instant. Nous ne pouvons même pas prendre le temps de discuter ce que vous m'avez dit. Il faut rentrer chez vous tout de suite et agir. – Mais que dois-je faire ? – Il n'y a qu'une seule chose à faire, et à faire tout de suite. Il faut mettre ce papier que vous venez de nous montrer dans la boîte en cuivre que vous nous avez décrite. Il faudra aussi y joindre un mot disant que tous les autres papiers ont été brûlés par votre oncle et que c'est là le seul qui reste. Il faudra l'affirmer en des termes tels qu'ils soient convaincants. Cela fait, il faudra, sans délai, mettre la boîte sur le cadran solaire, comme on vous le demande. Est-ce compris ? – Parfaitement. – Ne pensez pas à la vengeance, ou à quoi que ce soit de ce genre, pour l'instant. La vengeance, nous l'obtiendrons, je crois, par la loi, mais il faut que nous tissions notre toile, tandis que la leur est déjà tissée. Le premier point, c'est d'écarter le danger pressant qui vous menace. Après on verra à élucider le mystère et à punir les coupables. – Je vous remercie, dit le jeune homme, en se levant et en remettant son pardessus. Vous m'avez rendu la vie en même temps que l'espoir. Je ne manquerai pas d'agir comme vous me le conseillez. – Ne perdez pas un moment, et, surtout, prenez garde à vous, en attendant, car je ne pense pas qu'il y ait le moindre doute que vous ne soyez sous la menace d'un danger réel imminent. Comment rentrez-vous ? – Par le train de Waterloo. – Il n'est pas encore neuf heures. Il y aura encore foule dans les rues. J'espère donc que vous serez en sûreté, et pourtant vous ne sauriez être trop sur vos gardes. – Je suis armé. – C'est bien. Demain je me mettrai au travail sur votre affaire. – Je vous verrai donc à Horsham ? – Non, votre secret se cache à Londres. C'est là que je le chercherai. – Alors, je reviendrai vous voir dans un jour ou deux, pour vous donner des nouvelles de la boîte et des papiers. Je ne ferai rien sans vous demander conseil. Nous échangeâmes une poignée de main, et il s'en fut. Audehors, le vent hurlait toujours et la pluie battait les fenêtres. On eût dit que cette étrange et sauvage histoire nous avait été amenée par les éléments déchaînés, que la tempête l'avait charriée vers nous comme un paquet d'algues qu'elle venait maintenant de remporter. Sherlock Holmes demeura quelque temps assis sans mot dire, la tête penchée en avant, les yeux fixant le feu qui flamboyait, rutilant. Ensuite, il alluma sa pipe et, se renversant dans son fauteuil, considéra les cercles de fumée bleue qui, en se pourchassant, montaient vers le plafond. – Je crois, Watson, remarqua-t-il enfin, que de toutes les affaires que nous avons eues, aucune n'a jamais été plus fantastique que celle-ci. – Sauf, peut-être, le Signe des Quatre. – Oui, sauf peut-être celle-là. Et pourtant ce John Openshaw me semble environné de dangers plus grands encore que ceux que couraient les Sholto. – Mais êtes-vous arrivé à une idée définie de la nature de ces dangers ? – Il ne saurait y avoir de doute à cet égard. – Et quels sont-ils ? Qui est ce K.K.K. et pourquoi poursuit-il cette malheureuse famille ? Sherlock Holmes ferma les yeux et plaça ses coudes sur le bras de son fauteuil, tout en réunissant les extrémités de ses doigts. – Le logicien idéal, remarqua-t-il, quand une fois on lui a exposé un fait sous toutes ses faces, en déduirait non seulement toute la chaîne des événements qui ont abouti à ce fait, mais aussi tous les résultats qui s'ensuivraient. De même que Cuvier pouvait décrire exactement un animal tout entier en en examinant un seul os, de même l'observateur qui a parfaitement saisi un seul maillon dans une série d'incidents devrait pouvoir exposer avec précision tous les autres incidents, tant antérieurs que postérieurs. Nous n'avons pas encore bien saisi les résultats auxquels la raison seule est capable d'atteindre. On peut résoudre dans le cabinet des problèmes qui ont mis en défaut tous ceux qui en ont cherché la solution à l'aide de leurs sens. Pourtant, pour porter l'art à son summum, il est nécessaire que le logicien soit capable d'utiliser tous les faits qui sont venus à sa connaissance, et cela implique en soi, comme vous le verrez aisément, une complète maîtrise de toutes les sciences, ce qui, même en ces jours de liberté de l'enseignement et d'encyclopédie, est un avantage assez rare. Il n'est toutefois pas impossible qu'un homme possède la totalité des connaissances qui peuvent lui être utiles dans ses travaux et c'est, quant à moi, ce à quoi je me suis efforcé d'atteindre. Si je me souviens bien, dans une certaine circonstance, aux premiers temps de notre amitié, vous aviez défini mes limites de façon assez précise. – Oui, répondis-je en riant. C'était un singulier document. La philosophie, l'astronomie et la politique étaient notées d'un zéro, je me le rappelle. La botanique, médiocre ; la géologie, très sérieuse en ce qui concerne les taches de boue de n'importe quelle région située dans un périmètre de cinquante miles autour de Londres ; la chimie, excentrique ; l'anatomie, sans méthode ; la littérature passionnelle et les annales du crime, uniques. Je vous appréciais encore comme violoniste, boxeur, épéiste, homme de loi, et aussi pour votre auto-intoxication par la cocaïne et le tabac. C'étaient là, je crois, les principaux points de mon analyse. La dernière remarque fit rire mon ami. – Eh bien ! dit-il, je répète aujourd'hui, comme je le disais alors, qu'on doit garder sa petite mansarde intellectuelle garnie de tout ce qui doit vraisemblablement servir et que le reste peut être relégué dans les débarras de la bibliothèque, où on peut les trouver quand on en a besoin. Or, dans un cas comme celui que l'on nous a soumis ce soir, nous avons certainement besoin de toutes nos ressources ! Ayez donc la bonté de me passer la lettre K de l'Encyclopédie américaine, qui se trouve sur le rayon à côté de vous. Merci. Maintenant, considérons la situation et voyons ce qu'on en peut déduire. Tout d'abord, nous pouvons, comme point de départ, présumer non sans de bonnes raisons, que le colonel Openshaw avait des motifs très sérieux de quitter l'Amérique. À son âge, les hommes ne changent pas toutes leurs habitudes et n'échangent point volontiers le charmant climat de la Floride pour la vie solitaire d'une cité provinciale d'Angleterre. Son grand amour de la solitude dans notre pays fait naître l'idée qu'il avait peur de quelqu'un ou de quelque chose ; nous pouvons donc supposer, et ce sera l'hypothèse d'où nous partirons, que ce fut la peur de quelqu'un ou de quelque chose qui le chassa d'Amérique. Quant à la nature de ce qu'il craignait, nous ne pouvons la déduire qu'en considérant les lettres terribles que lui-même et ses successeurs ont reçues. Avez-vous remarqué les cachets postaux de ces lettres ? – La première venait de Pondichéry la seconde de Dundee, et la troisième de Londres. – De Londres, secteur Est. Qu'en déduisez-vous ? – Ce sont tous les trois des ports. J'en déduis que celui qui les a écrites était à bord d'un vaisseau. – Excellent, Watson. Nous avons déjà un indice. On ne saurait mettre en doute qu'il y a des chances – de très fortes chances – que l'expéditeur fût à bord d'un vaisseau. Et maintenant, considérons un autre point. Dans le cas de Pondichéry sept semaines se sont écoulées entre la menace et son accomplissement ; dans le cas de Dundee, il n'y a eu que trois ou quatre jours. Cela ne vous suggère-t-il rien ? – La distance est plus grande pour le voyageur. – Mais la lettre aussi a un plus grand parcours pour arriver. – Alors, je ne vois pas. – Il y a au moins une présomption que le vaisseau dans lequel se trouve l'homme – ou les hommes – est un voilier. Il semble qu'ils aient toujours envoyé leur singulier avertissement ou avis avant de se mettre eux-mêmes en route pour leur mis sion. Vous voyez avec quelle rapidité l'action a suivi l'avis quand celui-ci est venu de Dundee. S'ils étaient venus de Pondichéry dans un steamer, ils seraient arrivés presque aussi vite que leur lettre. Mais, en fait, sept semaines se sont écoulées, ce qui représentait la différence entre le courrier postal qui a apporté la lettre et le vaisseau à voiles qui en a amené l'expéditeur. – C'est possible. – Mieux que cela. C'est probable. Et maintenant, vous voyez l'urgence fatale de ce nouveau cas, et pourquoi j'ai insisté auprès du jeune Openshaw pour qu'il prenne garde. Le coup a toujours été frappé à l'expiration du temps qu'il faut aux expéditeurs pour parcourir la distance. Mais, cette fois-ci, la lettre vient de Londres et par conséquent nous ne pouvons compter sur un délai. – Grand Dieu ! m'écriai-je, que peut signifier cette persécution impitoyable ? – Les papiers qu'Openshaw a emportés sont évidemment d'une importance capitale pour la personne ou les personnes qui sont à bord du voilier. Il apparaît très clairement, je crois, qu'il doit y avoir plus d'un individu. Un homme seul n'aurait pu perpétrer ces deux crimes de façon à tromper le jury d'un coroner Il faut pour cela qu'ils soient plusieurs et que ce soient des hommes résolus et qui ne manquent pas d'initiative. Leurs papiers, il les leur faut, quel qu'en soit le détenteur. Et cela vous montre que K.K.K. cesse d'être les initiales d'un individu et devient le sigle d'une société. – Mais de quelle société ? – Vous n'avez jamais entendu parler du Ku Klux Klan ? Et Sherlock, se penchant en avant, baissait la voix. – Jamais. Holmes tourna les pages du livre sur ses genoux. – Voici ! dit-il bientôt. « Ku Klux Klan. Nom dérivé d'une ressemblance imaginaire avec le bruit produit par un fusil qu'on arme. Cette terrible société secrète fut formée par quelques anciens soldats confédérés dans les États du Sud après la guerre civile et elle forma bien vite des branches locales dans différentes parties du pays, particulièrement dans le Tennessee, la Louisiane, les Carolines, la Géorgie et la Floride. Elle employait sa puissance à des fins politiques, principalement à terroriser les électeurs nègres et à assassiner ou à chasser du pays ceux qui étaient opposés à ses desseins. Ses attentats étaient d'ordinaire précédés d'un avertissement à l'homme désigné, avertissement donné d'une façon fantasque mais généralement aisée à reconnaître, quelques feuilles de chêne dans certains endroits, dans d'autres des semences de melon ou des pépins d'orange. Quand elle recevait ces avertissements, la victime pouvait ou bien renoncer ouvertement à ses opinions ou à sa façon de vivre, ou bien s'enfuir du pays. « Si, par bravade, elle s'entêtait, la mort la surprenait infailliblement, en général d'une façon étrange et imprévue. L'organisation de la société était si parfaite, ses méthodes si efficaces, qu'on ne cite guère de personnes qui aient réussi à la braver impunément ou de circonstances qui aient permis de déterminer avec certitude les auteurs d'un attentat. Pendant quelques années, cette organisation prospéra, en dépit des efforts du gouvernement des États-Unis et des milieux les mieux intentionnés dans la communauté du Sud. Cependant, en l'année 1869, le mouvement s'éteignit assez brusquement, bien que, depuis lors, il y ait eu encore des sursauts spasmodiques. » « Vous remarquerez, dit Holmes en posant le volume, que cette soudaine éclipse de la société coïncide avec le moment où Openshaw est parti d'Amérique avec leurs papiers. Il se peut fort bien qu'il y ait là un rapport de cause à effet. Rien d'étonnant donc, que lui et les siens aient eu à leurs trousses quelques-uns de ces implacables caractères. Vous pouvez comprendre que ce registre et ce journal aient pu mettre en cause quelques personnalités de tout premier plan des États du Sud et qu'il puisse y en avoir pas mal qui ne dormiront pas tranquilles tant qu'on n'aura pas recouvré ces papiers. – Alors, la page que nous avons vue… – Est telle qu'on pouvait l'attendre. Si je me souviens bien, elle portait : « Envoyé les pépins à A. B. et C. » C'est-à-dire l'avertissement de la société leur a été adressé. Puis viennent les notes, indiquant que A. et B. ont ou disparu, ou quitté le pays, et enfin que C. a reçu une visite dont, j'en ai bien peur, le résultat a dû lui être funeste. Vous voyez, je pense, docteur, que nous pourrons projeter quelque lumière dans cet antre obscur et je crois que la seule chance qu'ait le jeune Openshaw, en attendant, c'est de faire ce que je lui ai dit. Il n'y a pas autre chose à dire, pas autre chose à faire ce soir. Donnez-moi donc mon violon et pendant une demi-heure, tâchons d'oublier cette misérable époque et les agissements plus misérables encore des hommes, nos frères. Le temps s'était éclairci le matin et le soleil brillait d'un éclat adouci à travers le voile imprécis qui restait tendu au-dessus de la grande ville. Sherlock Holmes était déjà en train de déjeuner quand je suis descendu. – Vous m'excuserez, dit-il, de ne pas vous avoir attendu. J'ai devant moi, je le prévois, une journée copieusement occupée à étudier le cas du jeune Openshaw. – Quelle marche allez-vous suivre ? – Cela dépendra beaucoup des résultats de mes premières recherches. Il se peut qu'en fin de compte je sois obligé d'aller à Horsham. – Vous n'irez pas en premier lieu ? – Non, je commencerai par la Cité. Sonnez, la servante vous apportera votre café. En attendant, je pris sur la table le journal non déplié encore et j'y jetai un coup d'œil. Mon regard s'arrêta sur un titre qui me fit passer un frisson dans le cœur. – Holmes, m'écriai-je, vous arrivez trop tard ! – Ah ! dit-il, en posant sa tasse. J'en avais peur. Comment ça s'est-il passé ? Sa voix était calme, mais je n'en voyais pas moins qu'il était profondément ému. – Mes yeux sont tombés sur le nom d'Openshaw et sur le titre : « Une tragédie près du pont de Waterloo. » En voici le récit : « Entre neuf et dix heures du soir, l'agent de police Cook, de la Division H, de service près du pont de Waterloo, entendit crier “Au secours”, puis le bruit d'un corps qui tombait à l'eau. La nuit, extrêmement noire, et le temps orageux rendaient tout sauvetage impossible, malgré la bonne volonté de plusieurs passants. L'alarme, toutefois, fut donnée et avec la coopération de la police fluviale, le corps fut trouvé un peu plus tard. C'était celui d'un jeune homme dont le nom, si l'on en croit une enveloppe qu'on trouva dans sa poche, serait John Openshaw, et qui habiterait près de Horsham. On suppose qu'il se hâtait afin d'attraper le dernier train qui part de la gare de Waterloo et que dans sa précipitation et dans l'obscurité il s'est trompé de chemin et s'est engagé sur l'un des petits débarcadères fluviaux, d'où il est tombé. Le corps ne portait aucune trace de violence et il ne fait pas de doute que le défunt a été la victime d'un malencontreux accident qui, espérons-le, attirera l'attention des autorités sur l'état fâcheux des débarcadères tout au long de la Tamise. » Nous restâmes assis pendant quelques minutes sans proférer une parole. Holmes était plus abattu et plus ému que je ne l'avais jamais vu. – C'est un rude coup pour mon orgueil, Watson, dit-il enfin. C'est là un sentiment bien mesquin, sans doute, mais c'est un rude coup pour mon orgueil ! J'en fais désormais une affaire personnelle et si Dieu me garde la santé, je mettrai la main sur cette bande. Penser qu'il est venu vers moi pour que je l'aide et que je l'ai envoyé à la mort ! Il bondit de sa chaise et, incapable de dominer son agitation, il se mit à parcourir la pièce à grands pas. Ses joues ternes s'empourpraient, en même temps que ses longues mains maigres se serraient et se desserraient nerveusement. – Ces démons doivent être terriblement retors, s'écria-t-il enfin. Comment ont-ils pu l'attirer là-bas. Le quai n'est pas sur le chemin qui mène directement à la gare. Le pont, sans doute, était encore trop fréquenté, même par le temps qu'il faisait, pour leur projet. Eh bien ! Watson, nous verrons qui gagnera la partie en fin de compte. Je sors. – Vous allez à la police ? – Non. Je serai ma propre police. Quand j'aurai tissé la toile, je leur laisserai peut-être capturer les mouches, mais pas avant… Toute la journée je fus occupé par ma profession et ce ne fut que tard dans la soirée que je revins à Baker Street. Sherlock Holmes n'était pas encore rentré. Il était presque dix heures, quand il revint, l'air pâle et épuisé. Il se dirigea vers le buffet et, arrachant un morceau de pain à la miche, il le dévora, puis le fit suivre d'une grande gorgée d'eau. – Vous avez faim, constatai-je. – Je meurs de faim. Je n'y pensais plus. Je n'ai rien pris depuis le petit déjeuner. – Rien ? – Pas une bouchée. Je n'ai pas eu le temps d'y penser. – Et avez-vous réussi ? – Fort bien. – Vous avez une piste ? – Je les tiens dans le creux de ma main. Le jeune Openshaw ne restera pas longtemps sans être vengé ! Watson, nous allons poser sur eux-mêmes leur diabolique marque de fabrique. C'est une bonne idée ! Il prit une orange dans le buffet, l'ouvrit et en fit jaillir les pépins sur la table. Il en prit cinq qu'il jeta dans une enveloppe. A l'intérieur du rabat il écrivit : « S. H. pour J. C. » Il la cacheta et l'adressa au « Capitaine James Calhoun. Trois-mâts Lone Star. Savannah. Georgie. » – Cette lettre l'attendra à son arrivée au port, dit-il en riant doucement. Elle lui vaudra sans doute une nuit blanche. Il constatera que ce message lui annonce son destin avec autant de certitude que ce fut avant lui le cas pour Openshaw. – Et qui est ce capitaine Calhoun ? – Le chef de la bande. J'aurai les autres, mais lui d'abord. – Comment l'avez-vous donc découvert ? Il prit dans sa poche une grande feuille de papier couverte de dates et de notes. – J'ai passé toute la journée, dit-il, à suivre sur les registres de Lloyd et sur des collections de journaux tous les voyages postérieurs des navires qui ont fait escale à Pondichéry en janvier et en février 83. On en donnait, comme y ayant stationné au cours de ces deux mois, trente-six d'un bon tonnage. De ces trente-six, le Lone Star attira tout de suite mon attention, parce que, bien qu'on l'annonçât comme venant de Londres, son nom est celui que l'on donne à une province des États-Unis. – Le Texas, je crois. – Je ne sais plus au juste, laquelle, mais je savais que le vaisseau devait être d'origine américaine. – Et alors ? – J'ai examiné le mouvement du port de Dundee et quand j'ai trouvé que le trois-mâts Lone Star était là en janvier 83, mes soupçons se sont changés en certitude. Je me suis alors informé des vaisseaux qui étaient à présent à l'ancre dans le port de Londres – Et alors ? – Le Lone Star est arrivé ici la semaine dernière. Je suis allé au Dock Albert et j'ai appris que ce trois-mâts avait descendu la rivière, de bonne heure ce matin, avec la marée. J'ai télégraphié à Gravesend d'où l'on m'a répondu qu'il venait de passer et, comme le vent souffle d'est, je ne doute pas qu'il ne soit maintenant audelà des Goodwins et non loin de l'île de Wight. – Qu'allez-vous faire, alors ? – Oh ! je les tiens. Lui et les deux seconds sont, d'après ce que je sais, les seuls Américains à bord. Les autres sont des Finlandais et des Allemands. Je sais aussi que tous trois se sont absentés du navire hier soir. Je le tiens de l'arrimeur qui a embarqué leur cargaison. Au moment où leur bateau touchera Savannah, le courrier aura porté cette lettre et mon câblogramme aura informé la police de Savannah qu'on a grand besoin de ces messieurs ici pour y répondre d'une inculpation d'assassinat. Mais les plans les mieux dressés des hommes comportent toujours une part d'incertitude. Les assassins de John Openshaw ne devaient jamais recevoir les pépins d'orange qui leur auraient montré que quelqu'un d'aussi retors et résolu qu'eux-mêmes, était sur leur piste. Les vents de l'équinoxe soufflèrent très longuement et très violemment, cette année-là. Longtemps, nous attendîmes des nouvelles du Lone Star ; elles ne nous parvinrent jamais. A la fin, pourtant, nous avons appris que quelque part, bien loin dans l'Atlantique, on avait aperçu, ballotté au creux d'une grande vague, l'étambot fracassé d'un bateau ; les lettres « L. S. » y étaient sculptées, et c'est là tout ce que nous saurons jamais du sort du Lone Star. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LES PROPRIÉTAIRES DE REIGATE Les mémoires de Sherlock Holmes (juin 1893) Les propriétaires de Reigate Au printemps de 1887, la santé de mon ami, M. Sherlock Holmes, s'était trouvée ébranlée par un surmenage excessif. L'affaire de la Compagnie de Hollande et Sumatra et les projets fantastiques du baron Maupertuis sont encore trop présents à la mémoire du public et trop intimement liés à de délicats problèmes politique et de finance pour trouver place dans cette galerie de croquis. Ils furent pourtant l'origine indirecte d'une démonstration par mon ami de l'excellence d'une arme nouvelle qu'il n'avait pas encore utilisée dans sa guerre aux criminels. Si je me réfère à mes notes, je constate que le 14 avril je reçus un télégramme de Lyon m'avisant que Holmes, malade, était alité à l'Hôtel Dulong. Dans les vingt-quatre heures, j'étais à son chevet ; à mon grand soulagement je ne découvris rien de grave dans les symptômes de son mal. Sa constitution de fer, cependant, n'avait pas résisté à la tension d'une enquête qui s'était prolongée pendant deux mois ; au cours de cette période, il n'avait jamais travaillé moins de quinze heures par jour ; il lui était même arrivé m'affirma-t-il, de ne pas se reposer une heure pendant cinq jours d'affilée. Le succès éclatant qui couronna ses efforts, ne le mit pas à l'abri d'une réaction, et tandis que l'Europe retentissait du bruit fait autour de son nom, que sa chambre était jonchée de télégrammes de félicitations dans lesquels on s'enfonçait jusqu'à la cheville, je le trouvai en proie à la plus noire des dépressions. Il savait qu'il avait réussi là où les polices de trois pays avaient échoué, et qu'il avait déjoué toutes les manœuvres du plus habile filou d'Europe : cela ne suffisait pas à le tirer de sa prostration nerveuse. Trois jours plus tard, nous étions de retour à Baker Street. Mais il était évident que mon ami tirerait le plus grand profit d'un changement d'air, et j'avoue que la perspective de passer une semaine à la campagne n'était pas personnellement pour me déplaire. Mon vieux camarade le colonel Hayter, que j'avais soigné en Afghanistan, s'était rendu acquéreur d'une maison près de Reigate, dans le Surrey, et il m'avait souvent invité à passer quelques jours chez lui. La dernière fois que je l'avais vu, il m'avait formellement déclaré que, si mon ami voulait m'accompagner, il serait heureux de le recevoir avec moi. Il me fallut user d'un peu de diplomatie, mais quand Holmes apprit que notre hôte était célibataire et qu'il jouirait de la plus entière liberté, il se laissa persuader. Une semaine après notre retour de Lyon, nous nous trouvions donc sous le toit du colonel. Hayter était un bon vieux soldat qui avait beaucoup voyagé, et, comme je l'avais prévu, il se découvrit avec Holmes de nombreux traits communs. Au soir de notre arrivée, nous étions réunis après dîner dans la salle d'armes ; Holmes s'allongea sur le canapé, tandis que Hayter et moi examinions sa collection d'armes à feu. – A propos, dit le colonel, je vais emporter là-haut un de ces revolvers pour le cas où nous aurions une alerte. – Une alerte ? m'écriai-je. – Oui, nous avons eu récemment une petite alerte. Le vieil Acton, qui est l'un de nos gros bonnets du comté, a été cambriolé lundi dernier. Il n'y a pas eu beaucoup de dégâts, mais les voleurs n'ont pas encore été arrêtés. – Pas de piste ? interrogea Holmes en lançant un coup d'œil au colonel. – Pas jusqu'ici. Mais c'est une affaire insignifiante, un petit fait divers de campagne, tout à fait indigne, monsieur Holmes, de retenir votre attention après cette grosse affaire internationale ! Holmes écarta de la main le compliment, mais son sourire montra qu'il y avait été sensible. – Pas de détails caractéristiques ? – Ma foi non. Les voleurs ont mis à sac la bibliothèque et ils n'ont guère été récompensés de leur travail. Toute la pièce a été mise sens dessus dessous, les tiroirs ouverts, les papiers dispersés, pour le butin que voici : un volume dépareillé de l'Homère de Pope, deux chandeliers en doublé, un petit baromètre en chêne, et une pelote de ficelle. – Quel curieux assortiment ! murmurai-je. – Oh ! les cambrioleurs ont évidemment mis la main sur ce qu'ils pouvaient emporter ! Sur son canapé, Holmes émit un grognement. – La police locale devrait tirer quelque chose de cela ! fit-il. Voyons, il est clair que… Mais je levai un doigt menaçant : – Vous êtes ici pour vous reposer, mon cher ! Au nom du Ciel, vous ne jetez pas sur un nouveau problème quand vos nerfs sont en loques. Holmes haussa les épaules, lança du côté du colonel un regard empreint de résignation comique, et la conversation dévia vers des sujets moins dangereux. Le destin voulut, cependant, que ma vigilance professionnelle eût été dépensée en pure perte, car le lendemain matin le problème nous assaillit de telle manière qu'il ne nous fut pas possible de l'ignorer, et notre séjour à la campagne prit une tournure tout à fait imprévue. Nous étions en train de prendre notre petit déjeuner quand le maître d'hôtel du colonel fit dans la salle à manger une entrée bruyante, très incompatible avec sa réserve habituelle. – Vous savez la nouvelle, monsieur ?… Chez les Cunningham, monsieur ! Le colonel s'immobilisa avec sa tasse de café entre la table et sa bouche. – Un cambriolage ? – Un meurtre ! Le colonel siffla entre ses dents. – Nom d'un chien ! s'écria-t-il. Qui a été tué ? Le juge de paix ou son fils ? –Ni l'un ni l'autre, monsieur. C'est William, le cocher. D'un coup en plein cœur, monsieur. Mort sans dire un mot. – Qui l'a tué ? – Le cambrioleur, monsieur. Il a disparu. Il venait de fracturer la fenêtre de l'office quand William est arrivé. William a perdu la vie en défendant le bien de son maître. – Quelle heure était-il ? – Cette nuit, monsieur. Vers minuit. – Bien. Nous irons faire un tour par là tout à l'heure, dit le colonel avec un grand sang-froid. Il attendit que le maître d'hôtel fût sorti pour ajouter : – Sale histoire ! C'est un personnage très influent par ici, ce vieux Cunningham ; de plus, un brave homme. Il sera fort affligé, car le cocher était à son service depuis de nombreuses années et c'était un excellent serviteur. Nous nous trouvons devant les mêmes brigands qui ont cambriolé la maison d'Acton. – Et qui ont volé cette collection si particulière ? demanda pensivement Holmes. – Exactement. – Hum ! Peut-être la chose est-elle d'une simplicité enfantine. Tout de même, à première vue, elle apparaît plutôt bizarre, n'estce pas ? Normalement, une bande de cambrioleurs opérant dans une région ne pratique point deux fois dans la même ville à quelques jours d'intervalle : elle a intérêt à transporter plus loin le théâtre de ses exploits ! Quand vous avez parlé hier soir de prendre des précautions, j'ai pensé que Reigate était sans doute la dernière paroisse de l'Angleterre qui intéresserait le ou les voleurs. Décidément, j'ai encore beaucoup à apprendre ! – S'il s'agit d'un professionnel local, dit le colonel, les maisons d'Acton et de Cunningham sont évidemment celles qu'il aurait choisies : elles sont de beaucoup les plus grandes du pays. – Et les plus riches ? – Elles devraient l'être. Mais leurs propriétaires sont tous deux engagés depuis des années dans un procès qui les ruine à mon avis. Le vieil Acton revendique la moitié du domaine de Cunningham ; des deux côtés, les hommes de loi se font payer cher… – Si c'est un coquin des environs, il ne devrait pas y avoir de grandes difficultés à lui mettre la main au collet ! fit Holmes en réprimant un bâillement. Ne vous inquiétez pas, Watson ! Je n'ai nulle envie de m'en mêler. – L'inspecteur Forrester, monsieur ! annonça le maître d'hôtel en ouvrant la porte. Le représentant de la police officielle, jeune, présentant bien, l'œil vif, pénétra dans la pièce. – Bonjour, colonel. J'espère que je ne vous dérange pas trop ? Mais nous avons appris que M. Holmes, de Baker Street, se trouvait ici… Le colonel désigna mon ami. L'inspecteur s'inclina. – … Nous avons pensé, monsieur Holmes, que peut-être vous voudriez bien faire quelques pas avec moi. – Le sort est contre vous, Watson ! s'écria Holmes en riant. Nous étions en train de discuter de l'affaire quand vous êtes entré, inspecteur. Consentirez-vous à nous donner quelques détails ? Quand je le vis s'adosser contre la chaise dans l'une de ses attitudes favorites, je compris que le cas était désespéré. – Nous n'avions aucun indice dans l'affaire Acton. Mais ici nous avons de quoi marcher, et sans aucun doute, dans les deux affaires, il s'agit de la même bande. L'homme a été vu. –Ah ! – Oui, monsieur. Mais il a détalé comme un daim après avoir tiré le coup de feu qui a tué net le pauvre William. M. Cunningham l'a vu de la fenêtre de sa chambre, et M. Alec Cunningham l'a vu de la porte de service. Il était minuit moins le quart quand l'alerte a été donnée. M. Cunningham venait de se mettre au lit, et M. Alec, en robe de chambre, fumait une pipe. Tous deux ont entendu William le cocher appeler au secours, et M. Alec est descendu quatre à quatre pour voir ce qui se passait. La porte de service était ouverte ; quand il arriva au bas des marches, il vit deux hommes qui se battaient dehors. L'un des deux hommes tira un coup de feu ; l'autre tomba ; le meurtrier se rua dans le jardin et escalada la haie. M. Cunningham, de la fenêtre de sa chambre, aperçut le bandit quand il atteignit la route, mais il le perdit de vue presque immédiatement. M. Alec s'arrêta pour regarder s'il pouvait porter secours au mourant, si bien que le meurtrier put s'échapper. En dehors du fait qu'il était de taille moyenne et vêtu d'étoffe sombre, nous n'avons pas d'autre indication particulière, mais nous nous livrons à une enquête serrée, et s'il est étranger au pays nous le trouverons bientôt ! – Que faisait là ce William ? A-t-il dit quelque chose avant de mourir ? – Pas un mot. Il habite avec sa mère la loge du concierge ; c'était un serviteur très dévoué ; aussi pensons-nous qu'il s'était dirigé vers la maison pour voir si tout était normal. Vous comprenez, l'affaire Acton avait alerté tout le pays. Le cambrioleur venait de forcer la porte de service (la serrure a été effectivement forcée) quand William lui est tombé dessus. – Est-ce que William a dit quelque chose à sa mère avant de sortir ? – Elle est très vieille et sourde. Impossible d'obtenir d'elle le moindre renseignement ! Le choc de la mort de son fils l'a assommée, mais je crois qu'elle n'a jamais été très vive d'esprit. Cependant il y a un élément extrêmement important. Regardez ! Il tira de son carnet de notes un petit morceau de papier déchiré, et il l'étala sur son genou. – Ce bout de papier a été trouvé entre le pouce et l'index de la victime. Il semble que ce soit le fragment angulaire d'une feuille plus grande. Vous remarquerez que l'heure qui y est indiquée est exactement l'heure à laquelle le pauvre diable est mort. Vous voyez que son meurtrier a pu lui arracher le reste du feuillet, à moins que William n'ait arraché ce fragment à son assassin. A lire ces quatre bouts de ligne, on dirait qu'il y a eu rendez-vous : « à onze heures trois quarts… apprendrez… beaucoup… utile. » Holmes s'empara du papier. – En supposant qu'il s'agisse d'un rendez-vous, poursuivit l'inspecteur, on peut admettre que ce William Kirwan, en dépit de sa réputation d'honnêteté, ait été de mèche avec le voleur. Il a pu le rencontrer là, ou il a pu l'aider à forcer la porte, et ensuite ils ont bien pu se quereller. – Ce papier présente un intérêt extraordinaire ! murmura Holmes en l'examinant avec une intense concentration d'esprit. Nous nous trouvons dans des eaux beaucoup plus profondes que je ne l'aurais cru ! Il se plongea la tête dans les mains tandis que l'inspecteur souriait complaisamment devant l'effet que produisait son affaire sur le célèbre spécialiste de Londres. –Votre dernière remarque, dit bientôt Holmes, relative à la possibilité d'une entente entre le cambrioleur et le cocher, et concluant que nous ayons là un billet de rendez-vous entre eux, est ingénieuse. Je ne dis pas que l'hypothèse soit improbable, mais ce papier nous ouvre… A nouveau, il enfouit son visage entre ses mains et il demeura quelques minutes enfermé dans ses pensées. Quand il releva la tête, je fus surpris de voir ses joues aussi colorées, ses yeux aussi brillants qu'avant sa maladie. Il sauta sur ses pieds avec toute sa vieille énergie. – Je vous dirai quoi ! reprit-il. J'aimerais examiner tranquillement les détails de l'affaire. Il y a quelque chose qui me fascine. Si vous m'y autorisez, colonel, je vais vous laisser avec mon ami Watson, et je vais faire un tour avec l'inspecteur pour vérifier quelques-unes de mes petites idées fantaisistes. Je serai de retour dans une demi-heure. Une heure et demie s'écoula avant que l'inspecteur ne revînt. Il était seul. – M. Holmes est en train de faire les cent pas dans le champ, expliqua-t-il. Il désire que tous les quatre nous nous rendions ensemble à la maison. – Chez M. Cunningham ? – Oui, monsieur. –Pour quoi faire ? L'inspecteur haussa les épaules. – Je l'ignore totalement, monsieur. Entre nous, je crois que M. Holmes n'est pas tout à fait rétabli de sa maladie. Il s'est conduit d'une façon bizarre, et il est très excité. – Je ne crois pas que vous ayez besoin de vous inquiéter, disje. D'habitude, il y a toujours de la méthode dans sa folie. – Certains pourraient dire qu'il y a de la folie dans sa méthode, marmonna l'inspecteur. Mais il est tout feu tout flamme pour partir, colonel ! Si vous êtes prêt, nous ferions mieux d'y aller. Nous retrouvâmes Holmes dehors. Il arpentait le champ. Il avait le menton enfoncé dans sa poitrine, les mains enfouies dans les poches de son pantalon. – L'affaire prend de l'intérêt, dit-il. Watson, votre promenade à la campagne sera une réussite remarquable. J'ai passé une matinée charmante. – Vous vous êtes déjà rendu sur les lieux du crime ? demanda le colonel. – Oui. L'inspecteur et moi avons effectué une petite reconnaissance. – Couronnée de succès ? – Ma foi, nous avons vu différentes choses très intéressantes. Tout en marchant, je vous dirai ce que nous avons fait. D'abord nous avons vu le cadavre de ce malheureux. Il est certainement mort d'une balle de revolver, comme on vous l'a dit. – Vous en doutiez ? – Oh ! il est toujours préférable de tout vérifier. Notre examen n'a pas été inutile. Nous avons eu ensuite une petite conversation avec M. Cunningham et son fils, qui nous ont montré l'endroit exact où le meurtrier était passé dans sa fuite à travers la haie. Ç'a été passionnant ! – Naturellement. – Puis nous avons vu la mère du pauvre diable. Elle n'a pu nous donner aucun renseignement, tant elle est vieille et faible. – Et le résultat de vos investigations est que… – Une conviction : ce crime n'est pas banal. Peut-être la visite que nous allons faire apportera-t-elle un élément qui la rendra moins obscure. Je crois que nous sommes bien d'accord, inspecteur, sur l'importance extrême à attacher au fragment de papier trouvé dans la main de la victime et sur lequel était écrite l'heure précise de sa mort ? – Il devrait nous donner une indication, monsieur Holmes. – Il nous donne une indication. La personne qui a écrit ce billet est celle qui a tiré William de son lit à cette heure-là. Mais où est le reste de cette feuille de papier ? – J'ai examiné le sol très soigneusement dans l'espoir de retrouver l'autre morceau, murmura l'inspecteur. – Le papier a été arraché de la main du mort. Pourquoi quelqu'un tenait-il tant à l'avoir ? Parce que le papier l'incriminait. Qu'en a-t-il fait ? Il l'aura sans doute mis dans sa poche, sans remarquer qu'un coin manquait et était demeuré dans la main du mort. Si nous pouvions récupérer le reste de ce feuillet, nous avancerions à grands pas vers la solution du problème. – Oui. Mais comment arriver à la poche du criminel avant d'avoir attrapé le criminel ? – Oh ! cela vaut la peine d'y penser ! Il y a un autre point évident. Le billet a été envoyé à William. L'homme qui l'a écrit ne le lui a pas remis, sinon il aurait communiqué son message verbalement et non par écrit. Qui donc a transmis le billet ? Ou bien serait-il arrivé par la poste ? – Je me suis livré à une enquête là-dessus, répondit l'inspecteur. William a reçu hier une lettre par le courrier de l'après-midi. Il a détruit l'enveloppe. – Excellent ! s'écria Holmes en tapant dans le dos de l'inspecteur. Vous avez vu le facteur. C'est un plaisir de travailler avec vous ! Bon. Voici la loge. Si vous voulez bien me suivre, colonel, je vous ferai les honneurs de la scène du crime. Nous dépassâmes la petite villa où avait vécu le cocher assassiné, et nous montâmes par une allée bordée de chênes vers une belle vieille maison construite au temps de la reine Anne : la date de Malplaquet était inscrite sur le fronton de la porte. Holmes et l'inspecteur nous firent faire le tour de la demeure jusqu'à ce que nous arrivions à une porte latérale ; quelques mètres carrés de jardin la séparaient de la haie qui longeait la route. Un policier se tenait de faction à la porte de service. – Ouvrez la porte, je vous prie ! dit Holmes. Maintenant, vous voyez cet escalier : c'est de ces marches que le jeune M. Cunningham aperçut les deux hommes qui luttaient à l'endroit où nous sommes. Le vieux M. Cunningham se tenait à cette fenêtre, la deuxième sur la gauche, et il a vu le meurtrier s'enfuir juste à gauche de ce buisson. Le fils l'a vu aussi. Ils sont tous deux formels à propos du buisson. Puis M. Alec a couru s'agenouiller à côté du cocher blessé. Le sol est très dur, comme vous pouvez le constater, il n'y a pas d'empreintes pour nous guider. Tandis qu'il parlait, deux hommes descendirent l'allée du jardin après avoir contourné la maison. L'un était âgé il avait une tête puissante, des traits burinés, des paupières lourdes. L'autre était un jeune homme vif, dont l'expression souriante, gouailleuse, contrastait étrangement avec la nature de l'affaire qui nous avait amenés dans sa maison. – Encore là-dessus, alors ? fit-il en s'adressant à Holmes. Je croyais que vous autres, gens de Londres, étiez imbattables. Vous n'avez pas l'air d'avancer bien vite ! – Ah ! il faut nous accorder un peu de temps ! répondit Holmes d'une voix enjouée. – Vous en aurez besoin ! déclara le jeune Alec Cunningham. Dites, je n'ai pas l'impression que nous possédions le moindre indice. – Un seul, répondit l'inspecteur. Nous pensons que si seulement nous pouvions trouver… Mon Dieu ! monsieur Holmes, que se passe-t-il ? Le visage de mon pauvre ami avait pris un aspect épouvantable. Ses yeux s'étaient révulsés, ses traits se tordirent sous l'effet de la souffrance ; en poussant un gémissement étouffé, il s'écroula par terre. Effrayés par la soudaineté et la violence de cette crise, nous le transportâmes dans la cuisine sur un large fauteuil où pendant quelques minutes il respira lourdement. Finalement, après s'être excusé de sa faiblesse, il se remit debout. – Watson vous dira que je relève d'une maladie pénible, expliqua-t-il. Je suis encore sujet à ces soudaines crises nerveuses. – Voulez-vous que je vous fasse reconduire dans mon cabriolet ? proposa le vieux Cunningham. – Hé bien ! puisque je suis ici, il y a un point à propos duquel je voudrais être fixé absolument. Nous pouvons le vérifier très facilement. – De quoi s'agit-il ? – Voilà : je me demande si l'arrivée de ce pauvre William a eu lieu avant ou après l'entrée du cambrioleur dans la maison. Vous semblez tenir pour certain que, bien que la porte eût été forcée, le voleur n'a jamais pénétré à l'intérieur. – Cela me paraît évident, répondit gravement M. Cunningham. Voyons, mon fils Alec n'était pas encore au lit : il aurait certainement entendu du bruit. – Où était-il assis ? – Dans mon cabinet de toilette, en train de fumer. – Quelle fenêtre ? – La dernière à gauche, à côté de celle de mon père. – Vos lampes, chez vous et chez votre père, étaient allumées ? – Sans aucun doute. – Il y a décidément quelques points singuliers dans cette affaire ! fit Holmes en souriant. N'est-il pas extraordinaire qu'un cambrioleur (et un cambrioleur non dépourvu d'expérience) entre de force dans une maison alors que deux lumières lui indiquent que deux membres de la famille sont encore debout ? – Il devait avoir un fameux sang-froid ! – N'est-ce pas, si l'affaire n'était pas bizarre, nous nous serions abstenus de faire appel à vous ? dit M. Alec. Mais pour en revenir à votre idée que le cambrioleur a dévalisé la maison avant d'être surpris par William, je la trouve absurde. N'aurions-nous pas trouvé les lieux en désordre et remarqué qu'il manquait divers objets ? – Cela dépend de la nature de ces objets, répondit Holmes. Rappelons-nous que nous avons à faire à un cambrioleur d'un type un peu spécial, et qui semble travailler d'une manière particulière. Considérez, par exemple, l'étrange assortiment qu'il a emporté de la maison d'Acton. Qu'est-ce qu'il y avait ? Une pelote de ficelle, un pèse-lettre, et je ne sais quoi ! – Nous nous en remettons entièrement à vous, monsieur Holmes ! dit le vieux Cunningham. Tout ce que vous suggérerez, vous ou l'inspecteur, sera certainement fait. – En premier lieu, j'aimerais que vous offriez une récompense, vous-même, car la police mettra du temps à fixer la somme, et il convient d'agir au plus vite. J'ai préparé une formule : voudriez-vous la signer ? Cinquante livres suffiront, je pense. – J'en donnerais volontiers cinq cents ! dit le juge de paix en prenant la feuille de papier et le crayon que Holmes lui tendait. Mais ceci ne m'apparaît pas tout à fait correct, ajouta-t-il en parcourant le papier. – Je l'ai écrit assez vite… – Voyez ! Vous commencez ainsi : « Attendu que, vers minuit trois quarts, une tentative… etc. » Or il était minuit moins le quart, onze heures trois quarts si vous préférez. Cette erreur me contraria, car je savais comme Holmes était susceptible, sensible à toute défaillance de sa part. Il était célèbre pour la précision quant aux faits. Décidément sa maladie l'avait secoué ! Ce simple petit incident me montrait éloquemment à quel point une convalescence prolongée lui serait salutaire. Pendant quelques instants il demeura embarrassé. L'inspecteur leva le sourcil. Alec Cunningham éclata de rire. Le vieux monsieur corrigea l'erreur et rendit le papier à Holmes. – Faites-le imprimer le plus tôt possible, dit-il. Je crois que votre idée est excellente. Holmes portefeuille. rangea soigneusement le papier dans son – Et maintenant, dit-il, ce serait une bonne chose si nous visitions ensemble toute la maison afin de nous assurer que ce cambrioleur un tant soit peu excentrique n'a rien emporté. Auparavant, Holmes examina la porte qui avait été forcée. Il était évident qu'un couteau robuste ou une cisaille avait été enfoncé, et que la serrure avait été repoussée. Les traces sur le bois étaient encore visibles. – Vous ne mettez pas de barres, par conséquent ? demanda Holmes. – Nous ne l'avons jamais jugé nécessaire. – Vous n'avez pas de chien ? – Si. Mais il est attaché de l'autre côté de la maison. – Quand les domestiques se retirent-ils ? – Vers dix heures. – D'habitude William était couché à cette heure-là ? – Oui. –Il est curieux que cette nuit précisément il ait été debout. A présent, monsieur Cunningham, je serais très heureux si vous vouliez bien nous faire visiter votre maison. Un couloir dallé, où débouchaient les cuisines, menait par un escalier en bois directement au premier étage de la maison. Sur le palier aboutissait un deuxième escalier plus décoratif qui venait du vestibule de devant ; on y voyait les portes du salon ainsi que de plusieurs chambres dont celles de M. Cunningham et de son fils. Holmes avançait lentement, observant toute l'architecture de la maison. D'après l'expression de son visage, je compris qu'il était sur une piste chaude ; mais je n'imaginais guère la direction où l'engageaient ses déductions. – Mon bon monsieur ! s'écria non sans impatience M. Cunningham, ceci n'est sûrement pas nécessaire. Ma chambre est là, au bout des marches, et celle de mon fils est la suivante. Je laisse à votre bon sens le soin de dire si le voleur a pu monter sans que nous l'ayons entendu. – Vous devriez faire demi-tour et chercher une autre piste, je crois ! fit le jeune Cunningham avec un sourire malicieux. – Je vous demanderai pourtant de tolérer encore un instant mon caprice. J'aimerais, par exemple, voir jusqu'où s'étend le champ visuel à partir des fenêtres. Ceci est la chambre de votre fils ? demanda Holmes en poussant la porte. Et voici le cabinet de toilette où il était assis en train de fumer quand l'alarme fut donnée. Sur quoi donne la fenêtre ? Il traversa la chambre, ouvrit une porte, et jeta un coup d'œil dans la pièce attenante. – J'espère que vous êtes satisfait maintenant ? interrogea avec humeur M. Cunningham. – Merci. Je pense que j'ai vu tout ce que je désirais voir. – Si c'est absolument nécessaire, nous pouvons entrer dans ma chambre. –Si cela ne vous dérange pas trop… Le juge de paix haussa les épaules et il nous conduisit dans sa propre chambre, fort confortablement meublée. Pendant que nous la traversions en direction de la fenêtre, Holmes ralentit pour se mettre à ma hauteur en queue du groupe. Au pied du lit il y avait une petite table carrée, qui supportait une carafe d'eau et un panier d'oranges. En passant à côté d'elle, Holmes, à ma grande stupéfaction, se pencha et la renversa. La carafe se brisa en mille morceaux, et les fruits roulèrent dans toutes les directions. – C'est malin, Watson ! s'exclama-t-il froidement. Vous avez bien arrangé le tapis ! Tout confus, je me baissai et commençai à ramasser les fruits. Certes, j'avais deviné que pour un motif quelconque mon compagnon désirait que j'assumasse la responsabilité de cette maladresse. Les autres firent avec moi la chasse aux oranges et nous remîmes la table d'aplomb. – Tiens ! s'écria l'inspecteur. Où est-il passé ? Holmes avait disparu. – Attendez-moi ici ! fit le jeune Cunningham. Ce type, à mon avis, n'est pas dans son assiette. Venez avec moi, papa. Ils se précipitèrent hors de la chambre. Nous demeurâmes tous trois, le colonel, l'inspecteur et moi, à nous regarder stupéfaits. – Ma foi, je commence à croire que M. Alec a raison ! murmura l'inspecteur. C'est peut-être une conséquence de sa maladie, mais tout de même… Il s'arrêta court : un cri, presque un hurlement, retentit : – Au secours ! A l'assassin ! Comme un fou je me précipitai sur le palier, car j'avais reconnu la voix de mon ami. Les cris s'étaient transformés en gémissements rauques, inarticulés. Ils provenaient de la pièce que nous avions visitée en premier. Je me ruai à l'intérieur, puis dans le cabinet de toilette. Les deux Cunningham étaient penchés au-dessus du corps prostré de Sherlock Holmes ; le fils lui serrait la gorge à deux mains ; le père lui tordait un poignet. En un éclair nous les eûmes arrachés à leur proie. Holmes se remit sur ses pieds, très pâle ; visiblement épuisé, il chancelait. – Arrêtez ces hommes, inspecteur ! haleta-t-il. – Sur quelle accusation ? – Celle d'avoir assassiné leur cocher, William Kirwan ! L'inspecteur le considéra avec ahurissement : – Allons, allons, monsieur Holmes ! fit-il. Je suis sûr que réellement vous ne voulez pas dire que… – Non ? Mais regardez-les, voyons ! cria Holmes. Jamais figures humaines ne confessèrent plus clairement l'aveu d'une culpabilité. Le vieux Cunningham semblait pétrifié : son visage buriné était empreint d'une dureté mauvaise. Le fils avait perdu toute sa jactance, toute sa gouaille ; dans ses yeux noirs luisait la férocité d'une dangereuse bête sauvage qui déformait ses traits. L'inspecteur ne dit rien, mais il alla vers la porte et sortit son sifflet. Deux de ses agents arrivèrent aussitôt. – Je n'ai pas le choix, monsieur Cunningham ! fit-il. J'espère que tout ceci se terminera par l'éclatante démonstration de votre innocence. Mais vous pouvez voir que… Ah ! vous voudriez ? – Lâchez-moi ça ! Il lança sa main en avant, et un revolver, que le jeune homme venait d'armer, tomba sur le plancher. – Gardez cette pièce ! dit Holmes qui mit le pied dessus. Elle sera utile au procès. Mais voici ce dont nous avions surtout besoin ! Il leva en l'air un petit bout de papier chiffonné. – Le reste du feuillet ? s'écria l'inspecteur. – Exactement. – Et où était-il ? – Là où j'étais sûr qu'il se trouvait. Je vais tout vous expliquer. Je pense, colonel, que vous et Watson pourriez rentrer maintenant ; je vous rejoindrai dans une heure au plus tard. L'inspecteur et moi devons avoir un petit entretien avec les prisonniers. Vous me reverrez certainement pour le déjeuner. Sherlock Holmes tint parole : vers une heure, il pénétra dans le fumoir du colonel. Il était accompagné d'un vieux monsieur qu'il présenta comme le M. Acton dont la maison avait été le théâtre du premier cambriolage. – Je désirais que M. Acton fût présent pour écouter ma démonstration, dit Holmes, car tout naturellement les détails ne lui sont pas indifférents. Je crains, mon cher colonel, que vous ne regrettiez amèrement l'heure où vous avez accueilli l'oiseau des tempêtes que je suis ! – Au contraire ! répondit chaleureusement le colonel. Je considère comme un grand privilège d'avoir été le témoin de vos méthodes de travail. J'avoue qu'elles dépassent tout à fait mon attente, et que je suis parfaitement incapable de comprendre comment vous êtes parvenu à ce résultat. Je n'ai pas encore vu le vestige d'un indice ! – J'ai peur que mes explications ne vous déçoivent, car j'ai toujours eu pour habitude de ne rien cacher de mes méthodes à ceux qui, comme mon ami Watson ou tout autre, s'y intéressent intelligemment. Mais tout d'abord, comme je suis encore sous le choc des coups que j'ai reçus dans le cabinet de toilette, je crois, colonel, qu'une rasade de votre cognac me fera grand bien. Mes forces ont été soumises à une dure épreuve. – Je croyais que vous étiez débarrassé de ces crises nerveuses… Sherlock Holmes rit de bon cœur. – Nous en parlerons tout à l'heure, dit-il. Je vais vous faire un récit chronologique de l'affaire, pour vous montrer les divers éléments qui m'ont guidé. Si quelque chose ne vous paraît pas tout à fait clair, ayez l'amabilité de m'interrompre. « Dans l'art du détective, il est excessivement important de distinguer entre les faits qui ne sont que des incidents et les faits essentiels. Sinon l'attention et l'énergie se dissiperaient au lieu de se concentrer. Pour cette affaire, depuis le début je n'ai pas eu le moindre doute : la clé de l'énigme devait être cherchée dans le bout de papier que la victime avait en main. « Avant d'aller plus loin, je voudrais vous faire remarquer que si le récit d'Alec Cunningham avait été correct, et si l'agresseur, après avoir tué William Kirwan, s'était immédiatement enfui, il n'aurait pas pu arracher et déchirer le papier que tenait le mort. Si ce n'était pas lui, c'était donc Alec Cunningham en personne, car avant que le vieux Cunningham fût descendu, plusieurs domestiques seraient accourus. C'est un détail simple, mais l'inspecteur l'a négligé parce qu'il est parti de l'hypothèse où ces gros bonnets du pays n'avaient rien à voir dans l'affaire. Or moi, je me fais une règle de n'avoir aucun préjugé et de suivre docilement la voie que m'ouvrent les faits. C'est pourquoi tout au début de mon enquête je me suis un petit peu méfié du rôle qu'avait joué M. Alec Cunningham. « Alors j'ai étudié de près le bout de papier que l'inspecteur nous avait montré. Tout de suite, je fus persuadé que c'était un document fort intéressant. Le voici. N'observez-vous rien de très suggestif ? – L'écriture est bien irrégulière, dit le colonel. – Mon cher monsieur, s'écria Holmes, il ne peut pas y avoir le plus léger doute : il a été écrit par deux personnes, chacune traçant un mot. Quand j'aurai attiré votre attention sur la barre accentuée dans les mots « trois » et « utile », et sur la fine barre du t dans le mot « quarts », vous en serez convaincu. Une très brève analyse vous permettrait d'affirmer que les mots « apprendrez » et « beaucoup » sont écrits d'une main ferme tandis que le mot « quarts » est tracé d'une main moins sûre, plus débile. – Mais c'est clair comme le jour ! s'écria le colonel. Pourquoi diable se mettre à deux pour écrire une lettre ? – Voilà : c'était une vilaine affaire ! L'un des deux, celui qui se méfiait de l'autre, était résolu à ce que chacun eût une part égale à ce qui arriverait. Mais des deux, celui qui écrivit « trois » et « utile » était certainement l'instigateur du coup. – Comment êtes-vous parvenu à cette conclusion ? – Nous pourrions le déduire simplement par la comparaison du caractère des deux écritures. Mais nous possédons des motifs plus valables que ce qui ne serait en somme qu'une supposition. Examinez soigneusement ce bout de papier ; vous constaterez que l'homme à la main ferme a écrit ses mots le premier en laissant des blancs pour que l'autre les remplisse. Ces blancs n'ont pas toujours été assez longs. L'homme à la main plus faible a eu du mal, par exemple, à intercaler son « heures » entre « onze » et « trois », mots qui indubitablement avaient été tracés avant. Je dis donc que l'homme qui a écrit ses mots le premier est assurément l'homme qui a machiné l'affaire. – Excellent ! s'écria M. Acton. – Mais très superficiel ! ajouta Holmes. Venons-en à présent à un élément d'importance. Vous ignorez peut-être que le calcul de l'âge d'après l'écriture est presque devenu une science exacte. Normalement, on peut, presque à coup sûr, dire l'âge d'un homme à dix ans près. Je répète : normalement. Car il y a des cas de maladie ou de déficience physique où se trouvent reproduits des signes de sénilité, même lorsque le sujet est jeune. Mais dans notre affaire, en examinant l'écriture ferme et décidée de l'un et l'écriture plus hésitante de l'autre (lisible certes, mais dont les t ont presque perdu leur barre), nous pouvions affirmer que l'un était jeune et l'autre d'un âge avancé quoique encore vert. – Excellent ! s'écria à nouveau M. Acton. – Un autre point, toutefois, est d'un intérêt plus subtil, et supérieur. Entre ces deux écritures, il existe des analogies. Elles émanent donc de deux êtres du même sang. Cela apparaît nettement dans l'e grec qui leur est commun. Mais d'autres ressemblances moins affirmées indiquent la même chose. Je suis absolument sûr qu'il existe une particularité familiale dans ces deux spécimens d'écriture. Je ne vous livre, naturellement, que les principaux résultats de mon examen. J'ai fait vingt-trois autres déductions qui intéresseraient surtout des experts spécialisés. Toutes tendaient à me confirmer dans l'impression que les Cunningham, père et fils, étaient les auteurs de cette lettre. « Étant arrivé jusque-là, il me restait, bien sûr, à examiner les détails du crime et à voir comment ils pouvaient nous aider. Je me rendis à la maison avec l'inspecteur, et je vis tout ce que j'avais à voir. La blessure sur le cadavre avait été provoquée, je l'ai déterminé avec une certitude absolue, par un coup de revolver tiré à un peu plus de quatre mètres. Il n'y avait pas sur les vêtements de traces de noircissement causé par la poudre. Alec Cunningham avait donc menti quand il avait déclaré que les deux hommes étaient aux prises quand le coup avait été tiré. D'autre part, le père et le fils étaient d'accord sur l'endroit où l'homme se serait enfui par la route. Or à cet endroit il y a un fossé qui était plein de boue, mais où manquaient les empreintes que j'aurais dû trouver s'ils avaient dit la vérité. Jamais un inconnu n'était intervenu dans l'affaire. « J'avais encore à découvrir le mobile du crime singulier. Dans ce but, je m'astreignis d'abord à déceler la raison pour laquelle un cambriolage avait été commis chez M. Acton. D'après ce que le colonel nous avait dit, je compris qu'un procès vous mettait aux prises, monsieur Acton, avec les Cunningham. Tout de suite j'eus l'idée qu'ils avaient forcé votre bibliothèque avec l'intention d'emporter un document qui aurait été d'importance pour la suite des débats judiciaires. – C'est exact, répondit M. Acton. Leurs intentions étaient nettes. J'ai des droits bien établis sur la moitié de leur domaine actuel ; s'ils avaient pu trouver un certain papier qui, par chance, est dans le coffre de mon avoué, ma position aurait été fort affaiblie. – Nous y voilà ! fit Holmes en souriant. C'était une tentative dangereuse, trop hardie, où je retrouve l'influence du jeune Alec. N'ayant rien découvert, ils ont essayé d'éloigner les soupçons en agissant comme de vulgaires cambrioleurs ; c'est pourquoi ils ont pris ce qui leur est tombé sous la main. Tout cela est assez clair, mais tout à l'heure était encore assez obscur. Ce que je voulais surtout, c'était récupérer la partie manquante du billet. J'étais persuadé qu'Alec l'avait arrachée de la main de la victime et presque certain qu'il l'avait fourrée dans la poche de sa robe de chambre. Où l'aurait-il mise ailleurs ? Toute la question était de savoir si elle s'y trouvait encore. Cet objectif méritait un effort. Voilà pourquoi nous sommes tous allés dans la maison. « Les Cunningham nous rejoignirent dehors, près de la porte de la cuisine. Il ne fallait absolument pas leur rappeler l'existence de ce papier ; sinon ils le détruiraient aussitôt. L'inspecteur était sur le point d'y faire allusion en leur expliquant l'intérêt que nous lui attachions. Un hasard bienveillant voulut alors que je subisse une sorte de syncope et que le sujet de la conversation s'en trouvât modifié. – Grands dieux ! s'exclama le colonel en riant. Est-ce à dire que nous avons gaspillé notre sympathie, et que votre syncope était une comédie ? – Formidablement bien jouée, du strict point de vue professionnel ! m'écriai-je en contemplant avec admiration cet homme dont l'astuce m'étonnait toujours. – Il y a des comédies utiles, répondit Holmes. Quand je me relevai, je tenais toute prête une ruse dont je ne suis pas mécontent pour amener le vieux Cunningham à écrire le mot « quarts » : je voulais absolument le comparer avec le mot « quarts » écrit sur le papier. – Oh ! quel âne j'ai été ! soupirai-je. – J'ai bien vu votre commisération à propos de ma faiblesse d'esprit ! fit Holmes en riant. J'étais désolé de vous faire ce petit chagrin inspiré par la sympathie que vous me portez… Nous sommes montés ensemble. Je suis entré dans la chambre. J'ai vu la robe de chambre suspendue derrière la porte. J'ai renversé une table pour détourner quelques instants leur attention, et je me suis défilé pour inspecter les poches. A peine avais-je déniché le papier qui se trouvait, comme je m'y attendais, dans l'une d'elles, que les deux Cunningham se jetèrent sur moi. Je crois véritablement qu'ils m'auraient bel et bien tué si vous n'étiez pas venus à mon secours avec autant de rapidité que d'efficacité. En ce moment encore je sens sur ma gorge les doigts du jeune homme ! Le père me tordit le poignet pour me faire lâcher le papier. Ils avaient compris que j'avais percé leur secret. Passant du sentiment de la plus parfaite sécurité à celui du désespoir, ils agirent en désespérés. « J'ai eu un petit entretien avec le vieux Cunningham, ensuite, pour me faire préciser le mobile du crime. Il se montra assez raisonnable, alors que son fils, parfait démon, aurait fait sauter la cervelle de tout le monde s'il avait pu remettre la main sur le revolver. Mais quand Cunningham vit que les charges qui pesaient sur lui étaient écrasantes, il entra dans la voie des aveux. Il semble que William ait secrètement suivi ses deux maîtres pendant la nuit où ils se livrèrent à leur expédition chez M. Acton ; comme il les tenait en son pouvoir, il essaya en les menaçant de les faire chanter. Mais M. Alec n'était guère homme à supporter ce jeu. De sa part ce fut un trait de génie de distinguer dans l'épouvante que les cambrioleurs avaient semée dans le pays, l'occasion de se débarrasser de l'homme qu'il redoutait. William fut attiré dans un guet-apens et exécuté. S'ils avaient seulement récupéré tout le billet qui lui assignait un rendez-vous, et s'ils n'avaient pas négligé quelques petits détails, il est fort possible qu'ils n'eussent jamais été soupçonnés. – Et ce fameux billet ? demandai-je. Sherlock Holmes le plaça devant nous en rapprochant les deux morceaux. Voici ce que nous lûmes : « Si vous voulez vous trouver à onze heures trois quarts à la porte de service, vous apprendrez quelque chose qui vous étonnera beaucoup et qui vous sera utile, à vous ainsi qu'à Annie Morrison. Mais n'en parlez à personne. » – C'est bien ce que je supposais, dit Holmes. Bien sûr, nous ne connaissons pas encore les relations qui ont pu exister entre Alec Cunningham, William Kirwan et Annie Morrison. A ne considérer que le résultat, le piège avait été adroitement tendu. Je suis sûr que vous serez ravis par les signes d'hérédité que révèlent les p et les q. L'absence des points sur les i dans les mots écrits par le vieux Cunningham est non moins caractéristique. Watson, je crois que nos petites vacances à la campagne m'ont admirablement réussi. Je rentrerai à Baker Street en pleine forme dès demain ! Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA LIGUE DES ROUQUINS Les aventures de Sherlock Holmes (août 1891) La Ligue des Rouquins Un jour de l'automne dernier, je m'étais rendu chez mon ami Sherlock Holmes. Je l'avais trouvé en conversation sérieuse avec un gentleman d'un certain âge, de forte corpulence, rubicond, et pourvu d'une chevelure d'un rouge flamboyant. Je m'excusai de mon intrusion et j'allais me retirer, lorsque Holmes me tira avec vivacité dans la pièce et referma la porte derrière moi. « Vous ne pouviez pas choisir un moment plus propice pour venir me voir, mon cher Watson ! dit-il avec une grande cordialité. – Je craignais de vous déranger en affaires. – Je suis en affaires. Très en affaires. – Alors je vous attendrai à côté… – Pas du tout… Ce gentleman, monsieur Wilson, a été mon associé et il m'a aidé à résoudre beaucoup de problèmes. Sans aucun doute il me sera d'une incontestable utilité pour celui que vous me soumettez. » Le gentleman corpulent se souleva de son fauteuil et me gratifia d'un bref salut ; une interrogation rapide brilla dans ses petits yeux cernés de graisse. « Essayez mon canapé, fit Holmes en se laissant retomber dans son fauteuil. (Il rassembla les extrémités de ses dix doigts comme il le faisait fréquemment lorsqu'il avait l'humeur enquêteuse.) Je sais, mon cher Watson, que vous partagez la passion que je porte à ce qui est bizarre et nous entraîne au-delà des conventions ou de la routine quotidienne. Je n'en veux pour preuve que votre enthousiasme à tenir la chronique de mes petites aventures… en les embellissant parfois, ne vous en déplaise ! – Les affaires où vous avez été mêlé m'ont beaucoup intéressé, c'est vrai ! – Vous rappelez-vous ce que je remarquais l'autre jour ? C'était juste avant de nous plonger dans le très simple problème de Mlle Mary Sutherland… Je disais que la vie elle-même, bien plus audacieuse que n'importe quelle imagination, nous pourvoit de combinaisons extraordinaires et de faits très étranges. Il faut toujours revenir à la vie ! – Proposition, que je me suis permis de contester… – Vous l'avez discutée, docteur ; mais vous devrez néanmoins vous ranger à mon point de vue ! Sinon j'entasserai les preuves sous votre nez jusqu'à ce que votre raison vacille et que vous vous rendiez à mes arguments… Cela dit, M. Jabez Wilson ici présent a été assez bon pour passer chez moi : il a commencé un récit qui promet d'être l'un des plus sensationnels que j'aie entendus ces derniers temps. Ne m'avez-vous pas entendu dire que les choses les plus étranges et pour ainsi dire uniques étaient très souvent mêlées non à de grands crimes, mais à de petits crimes ? Et, quelquefois, là où le doute était possible si aucun crime n'avait été positivement commis ? Jusqu'ici je suis incapable de préciser si l'affaire en question annonce, ou non, un crime ; pourtant les circonstances sont certainement exceptionnelles. Peut-être M. Wilson aura-t-il la grande obligeance de recommencer son récit ?… Je ne vous le demande pas uniquement parce que mon ami le docteur Watson n'a pas entendu le début : mais la nature particulière de cette histoire me fait désirer avoir de votre bouche un maximum de détails. En règle générale, lorsque m'est donnée une légère indication sur le cours des événements, je puis me guider ensuite par moi-même : des milliers de cas semblables me reviennent en mémoire. Mais je suis forcé de convenir en toute franchise qu'aujourd'hui je me trouve devant un cas très à part. » Le client corpulent bomba le torse avec une fierté visible, avant de tirer de la poche intérieure de son pardessus un journal sale et chiffonné. Tandis qu'il cherchait au bas de la colonne des petites annonces, sa tête s'était inclinée en avant, et je pus le regarder attentivement : tentant d'opérer selon la manière de mon compagnon, je m'efforçai de réunir quelques remarques sur le personnage d'après sa mise et son allure. Mon inspection ne me procura pas beaucoup de renseignements. Notre visiteur présentait tous les signes extérieurs d'un commerçant britannique moyen : il était obèse, il pontifiait, il avait l'esprit lent. Il portait un pantalon à carreaux qui aurait fait les délices d'un berger (gris et terriblement ample), une redingote noire pas trop propre et déboutonnée sur le devant, un gilet d'un brun douteux traversé d'une lourde chaîne cuivrée, et un carré de métal troué qui trimballait comme un pendentif. De plus, un haut-de-forme effiloché et un manteau jadis marron présentement pourvu d'un col de velours gisaient sur une chaise. En résumé, à le regarder comme je le fis, cet homme n'avait rien de remarquable, si ce n'étaient sa chevelure extra rouge et l'expression de chagrin et de mécontentement qui se lisait sur ses traits. L'œil vif de Sherlock Holmes me surprit dans mon inspection, et il secoua la tête en souriant lorsqu'il remarqua mon regard chargé de questions. « En dehors des faits évidents que M. Wilson a quelque temps pratiqué le travail manuel, qu'il prise, qu'il est franc-maçon, qu'il est allé en Chine, et qu'il a beaucoup écrit ces derniers temps, je ne puis déduire rien d'autre ! dit Holmes. » M. Jabez Wilson sursauta dans son fauteuil ; il garda le doigt sur son journal, mais il dévisagea mon camarade avec ahurissement. « Comment diable savez-vous tout cela, monsieur Holmes ? – Comment savez-vous, par exemple, que j'ai pratiqué le travail manuel ? C'est vrai comme l'Évangile ! J'ai débuté dans la vie comme charpentier à bord d'un bateau. – Vos mains me l'ont dit, cher monsieur. Votre main droite est presque deux fois plus large que la gauche. Vous avez travaillé avec elle, et ses muscles ont pris de l'extension. – Bon. Mais que je prise ? Et que je suis franc-maçon ? – Je ne ferai pas injure à votre intelligence en vous disant comment je l'ai vu ; d'autant plus que, en contradiction avec le règlement de votre ordre, vous portez en guise d'épingle de cravate un arc et un compas. – Ah ! bien sûr ! Je l'avais oublié. Mais pour ce qui est d'écrire ? – Que peut indiquer d'autre cette manchette droite si lustrée ? Et cette tache claire près du coude gauche, à l'endroit où vous posez votre bras sur votre bureau ? – Soit. Mais la Chine ? – Légèrement au-dessus de votre poignet droit, il y a un tatouage : le tatouage d'un poisson, qui n'a pu être fait qu'en Chine. J'ai un peu étudié les tatouages, et j'ai même apporté ma contribution à la littérature qui s'est occupée d'eux. Cette façon de teindre en rose délicat les écailles d'un poisson ne se retrouve qu'en Chine. Quand, de surcroît, je remarque une pièce de monnaie chinoise pendue à votre chaîne de montre, le doute ne m'est plus permis. » M. Jabez Wilson eut un rire gras : « Hé bien ! c'est formidable ! Au début, j'ai cru que vous étiez un as, mais je m'aperçois que ça n'était pas si malin, au fond ! – Je commence à me demander, Watson, dit Holmes, si je n'ai pas commis une grave erreur en m'expliquant. Omne ignotum pro magnifico, vous savez ? et ma petite réputation sombrera si je me laisse aller à ma candeur naturelle… Vous ne pouvez pas trouver l'annonce, monsieur Wilson ? – Si, je l'ai à présent, répondit-il, avec son gros doigt rougeaud posé au milieu de la colonne. La voici. C'est l'origine de tout. Lisez-la vous-même, monsieur. » Je pris le journal et je lus : « A la Ligue des Rouquins. En considération du legs de feu Ezechiah Hopkins, de Lebanon, Penn., USA, une nouvelle vacance est ouverte qui permettrait à un membre de la Ligue de gagner un salaire de quatre livres par semaine pour un emploi purement nominal. Tous les rouquins sains de corps et d'esprit, âgés de plus de vingt et un ans, peuvent faire acte de candidature. Se présenter personnellement lundi, à onze heures, à M. Duncan Ross, aux bureaux de la Ligue, 7, Pope's Court, Fleet Street. » « Qu'est-ce que ceci peut bien signifier ? » articulai je après avoir relu cette annonce extraordinaire. Holmes gloussa, et il se tortilla dans son fauteuil : c'était chez lui un signe d'enjouement. « Nous voici hors des sentiers battus, n'est-ce pas ? Maintenant monsieur Wilson, venons-en aux faits. Raconteznous tout : sur vous-même, sur votre famille et sur les conséquences qu'entraîna cette annonce sur votre existence. Docteur, notez d'abord le nom du journal et la date. – Morning Chronicle du 11 août 1890. Il y a donc deux mois de cela. – Parfait ! A vous, monsieur Wilson. – Hé bien ! les choses sont exactement celles que je viens de vous dire, monsieur Holmes ! dit Jabez Wilson en s'épongeant le front. Je possède une petite affaire de prêts sur gages à Coburg Square, près de la City. Ce n'est pas une grosse affaire : ces dernières années, elle m'a tout juste rapporté de quoi vivre. J'avais pris avec moi deux commis ; mais à présent un seul me suffit. Et je voudrais avoir une affaire qui marche pour le payer convenablement, car il travaille à mi-traitement comme débutant. – Comment s'appelle cet obligeant jeune homme ? s'enquit Holmes. – Vincent Spaulding, et il n'est plus tellement jeune. Difficile de préciser son âge !… Je ne pourrais pas souhaiter un meilleur collaborateur, monsieur Holmes. Et je sais très bien qu'il est capable de faire mieux, et de gagner le double de ce que je lui donne. Mais après tout, s'il s'en contente, pourquoi lui mettrais-je d'autres idées dans la tête ? – C'est vrai : pourquoi ? Vous avez la chance d'avoir un employé qui accepte d'être payé au-dessous du tarif ; à notre époque il n'y a pas beaucoup d'employeurs qui pourraient en dire autant. Mais est-ce que votre commis est tout aussi remarquable dans son genre, que l'annonce de tout à l'heure ? – Oh ! il a ses défauts, bien sûr ! dit M. Wilson. Par exemple, je n'ai jamais vu un pareil fanatique de la photographie. Il disparaît soudain avec un appareil, alors qu'il devrait plutôt chercher à enrichir son esprit, puis il revient, et c'est pour foncer dans la cave, tel un lièvre dans son terrier, où il développe ses photos. Voilà son principal défaut ; mais dans l'ensemble il travaille bien. Je ne lui connais aucun vice. – Il est encore avec vous, je présume ? – Oui, monsieur. Lui, plus une gamine de quatorze ans qui nettoie et fait un peu de cuisine. C'est tout ce qu'il y a chez moi, car je suis veuf et je n'ai jamais eu d'enfants. Nous vivons tous trois monsieur, très paisiblement ; et au moins, à défaut d'autre richesse, nous avons un toit et payons comptant. « Nos ennuis ont commencé avec cette annonce. Spaulding est arrivé au bureau, il y a juste huit semaines aujourd'hui, avec le journal, et il m'a dit : “Je voudrais bien être un rouquin, monsieur Wilson ! – Un rouquin ? et pourquoi ? lui ai je demandé. – Parce qu'il y a un poste vacant à la Ligue des rouquins et que le type qui sera désigné gagnera une petite fortune. J'ai l'impression qu'il y a plus de postes vacants que de candidats, et que les administrateurs ne savent pas quoi faire de l'argent du legs. Si seulement mes cheveux consentaient à changer de couleur, ça serait une belle planque pour moi ! – Quoi ? quoi ? qu'est-ce que tu veux dire ?… demandai je. Parce que, monsieur Holmes, je suis très casanier, moi ; et comme les affaires viennent à mon bureau sans que j'aie besoin d'aller au devant elles, la fin de la semaine arrive souvent avant que j'aie mis un pied dehors. De cette façon je ne me tiens pas très au courant de ce qui se passe à l'extérieur, mais je suis toujours content d'avoir des nouvelles. – Jamais entendu parler de la Ligue des Rouquins ? interroge Spaulding en écarquillant les yeux. – Jamais ! – Eh bien ! ça m'épate ! En tout cas, vous pourriez obtenir l'un des postes vacants. – Et qu'est-ce que ça me rapporterait ? – Oh ! pas loin de deux cents livres par an ! Et le travail est facile : il n'empêche personne de s'occuper en même temps d'autre chose.” « Bon. Vous devinez que je dresse l'oreille ; d'autant plus que depuis quelques années les affaires sont très calmes. Deux cents livres de plus ? cela m'arrangerait bien ! “Vide ton sac ! dis je à mon commis. – Voilà… (il me montre le journal et l'annonce). Vous voyez bien qu'à la Ligue, il y a un poste vacant ; ils donnent même l'adresse où se présenter. Pourtant que je me souvienne, la Ligue des rouquins a été fondée par un millionnaire américain, du nom d'Ezechiah Hopkins. C'était un type qui avait des manies : il avait des cheveux roux et il aimait bien tous les rouquins ; quand il mourut, on découvrit qu'il avait laissé son immense fortune à des curateurs qui avaient pour instruction de fournir des emplois de tout repos aux rouquins. D'après ce que j'ai entendu dire, on gagne beaucoup d'argent pour ne presque rien faire. – Mais, dis-je, des tas et des tas de rouquins vont se présenter ? – Pas tant que vous pourriez le croire. D'ailleurs c'est un job qui est pratiquement réservé aux Londoniens. L'Américain a démarré de Londres quand il était jeune, et il a voulu témoigner sa reconnaissance à cette bonne vieille ville. De plus, on m'a raconté qu'il était inutile de se présenter si l'on avait des cheveux d'un roux trop clair ou trop foncé ; il faut avoir des cheveux vraiment rouges : rouges flamboyants, ardents, brûlants ! Après tout, monsieur Wilson, qu'est-ce que vous risquez à vous présenter ? Vous n'avez qu'à y aller : toute la question est de savoir si vous estimez que quelques centaines de livres valent le dérangement d'une promenade.” « C'est un fait, messieurs, dont vous pouvez vous rendre compte : j'ai des cheveux d'une couleur voyante, mais pure. Il m'a donc semblé que, dans une compétition entre rouquins, j'avais autant de chances que n'importe qui. Vincent Spaulding paraissait si au courant que je me dis qu'il pourrait m'être utile : alors je lui commandai de fermer le bureau pour la journée et de venir avec moi. Un jour de congé n'a jamais fait peur à un commis : nous partîmes donc tous les deux pour l'adresse indiquée par le journal. Je ne reverrai certainement jamais un spectacle pareil, monsieur Holmes ! Venus du nord, du sud, de l'est, de l'ouest, tous les hommes qui avaient une vague teinte de roux dans leurs cheveux s'étaient précipités vers la City. Fleet Street était bondé de rouquins, Pope's Court ressemblait à un chargement d'oranges. Je n'aurais pas cru qu'une simple petite annonce déplacerait tant de gens ! Toutes les nuances étaient représentées : jaune paille, citron, orange, brique, setter irlandais, argile, foie malade… Mais Spaulding avait raison : il n'y en avait pas beaucoup à posséder une chevelure réellement rouge et flamboyante. Lorsque je vis toute cette cohue, j'aurais volontiers renoncé ; mais Spaulding ne voulut rien entendre. Comment se débrouilla-t-il pour me pousser, me tirer, me faire fendre la foule et m'amener jusqu'aux marches qui conduisaient au bureau, je ne saurais le dire ! Dans l'escalier, le flot des gens qui montaient pleins d'espérance côtoyait le flot de ceux qui redescendaient blackboulés ; bientôt nous pénétrâmes dans le bureau. – C'est une aventure passionnante ! déclara Holmes tandis que son client s'interrompait pour rafraîchir sa mémoire à l'aide d'une bonne prise de tabac. Je vous en prie, continuez votre récit. Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous m'intéressez ! – Dans le bureau, reprit Jabez Wilson, le mobilier se composait de deux chaises de bois et d'une table en sapin ; derrière cette table était assis un petit homme ; il était encore plus rouquin que moi. A chaque candidat qui défilait devant lui, il adressait quelques paroles, mais il s'arrangeait toujours pour trouver un défaut éliminatoire. Obtenir un emploi ne paraissait pas du tout à la portée de n'importe qui, à cette ligue ! Pourtant, quand vint notre tour, le petit homme me fit un accueil plus chaleureux qu'aux autres. Il referma la porte derrière nous ; nous eûmes ainsi la possibilité de discuter en privé. « “M. Jabez Wilson ambitionne, déclara mon commis, d'obtenir le poste vacant à la Ligue. – Ambition qui me semble très légitime ! répondit l'autre. Il possède à première vue les qualités requises, et même je ne me rappelle pas avoir vu quelque chose d'aussi beau !” « Il recula d'un pas, pencha la tête de côté, et contempla mes cheveux avec une sorte de tendresse. Je commençai à ne plus savoir où me mettre. Tout à coup il plongea littéralement en avant, me secoua la main et, avec une chaleur extraordinaire, me félicita de mon succès. « “La moindre hésitation serait une injustice, dit-il. Vous voudrez bien m'excuser, cependant, si je prends cette précaution…” « Il s'était emparé de ma tignasse, et il la tirait si vigoureusement à deux mains que je ne pus réprimer un hurlement de douleur. « “Il y a de l'eau dans vos yeux, dit-il en me relâchant. Tout est donc comme il faut que cela soit. Que voulez-vous ! la prudence est nécessaire : deux fois nous avons été abusés par des perruques, et une fois par une teinture… Je pourrais vous raconter des histoires sur la poix de cordonnier qui vous dégoûteraient de la nature humaine !” « Il se pencha par la fenêtre pour annoncer, du plus haut de savoir, que la place était prise. Un sourd murmure de désappointement parcourut la foule qui s'égailla dans toutes les directions. Quelques secondes plus tard, il ne restait plus, dans Pope's Court, en fait de rouquins, que moi-même et mon directeur. « “Je m'appelle Duncan Ross. Je suis moi-même l'un des bénéficiaires du fonds qu'a laissé notre noble bienfaiteur. Êtesvous marié, monsieur Wilson ? Avez-vous des enfants ?” « Je répondis que je n'avais ni femme, ni enfant. La satisfaction disparut de son visage. « “Mon Dieu ! soupira-t-il. Voilà qui est très grave ! Je suis désolé d'apprendre que vous n'avez ni femme ni enfants. Le fonds est destiné, bien entendu, non seulement à maintenir la race des rouquins, mais aussi à aider à sa propagation et à son extension. C'est un grand malheur que vous soyez célibataire !” « Ma figure s'allongea, monsieur Holmes ; je crus que j'allais perdre cette place. Après avoir médité quelques instants, il me dit que néanmoins je demeurais agréé. « “S'il s'agissait d'un autre, déclara-t-il, je serais inflexible. Mais nous devons nous montrer indulgents à l'égard d'un homme qui a de tels cheveux. Quand serez-vous à même de prendre votre poste ? – Hé bien ! c'est un petit peu délicat, car j'ai déjà une occupation. – Oh ! ne vous tracassez pas à ce sujet, monsieur Wilson ! dit Vincent Spaulding. Je veillerai sur votre affaire à votre place. – Quelles seraient mes heures de travail ? demandai-je. – De dix heures à deux heures.” « Vous savez, monsieur Holmes : les affaires d'un prêteur sur gages se traitent surtout le soir, spécialement le jeudi et le vendredi, qui précèdent le jour de la paie. C'est pourquoi cela me convenait tout à fait de gagner un peu d'argent le matin ! De plus, mon commis était un brave garçon, sur qui je pouvais compter. « “D'accord pour les heures, dis je. Et pour l'argent ? – Vous toucherez quatre livres par semaine. – Pour quel travail ? – Le travail est purement nominal. – Qu'est-ce que vous entendez par purement nominal ? – Hé bien ! vous devrez être présent au bureau pendant vos heures. Si vous sortez, le contrat sera automatiquement rompu sans recours. Le testament est formel là-dessus. Pour peu que vous bougiez du bureau entre dix heures et deux heures, vous ne vous conformeriez pas à cette condition. – Il ne s'agit que de quatre heures par jour. Je ne devrais donc même pas songer à sortir. – Aucune excuse ne sera acceptée, précisa M. Duncan Ross : ni une maladie, ni votre affaire personnelle, ni rien ! Vous devrez rester ici, faute de quoi vous perdrez votre emploi. – Et le travail ? – Il consiste à recopier l'Encyclopédie britannique. Le premier volume est là. A vous de vous procurer votre encre, votre plume et votre papier. Nous vous fournissons cette table et une chaise. Serez-vous prêt demain ? – Certainement. – Alors, au revoir, monsieur Jabez Wilson ; et encore une fois acceptez tous mes compliments pour la situation importante que vous avez conquise !” « Il s'inclina en me congédiant. Me voilà rentrant chez moi, accompagné de mon commis : je ne savais plus très bien ce que je faisais ou disais, tant j'étais heureux ! « Toute la journée, j'ai tourné et retourné l'affaire dans ma tête. Le soir, le cafard m'a pris. A force de réfléchir, je m'étais en effet persuadé que cette combinaison ne pouvait être qu'une mystification ou une supercherie d'envergure, mais je ne distinguais pas dans quel but. Il me semblait incroyable que quelqu'un pût laisser de semblables dispositions testamentaires, et impensable que des gens paient si cher un travail aussi simple que de recopier l'Encyclopédie britannique. Vincent Spaulding fit l'impossible pour me réconforter ; mais dans mon lit, je pris la décision de renoncer. Le lendemain matin, toutefois, je me dis que ce serait trop bête de ne pas voir d'un peu plus près de quoi il retournait. J'achetai donc une petite bouteille d'encre, une plume d'oie, quelques feuilles de papier écolier, puis, je partis pour Pope's Court. « Hé bien ! je dois dire qu'à mon grand étonnement tout se passa le plus correctement du monde. La table était dressée pour me recevoir ; M. Duncan Ross se trouvait là pour contrôler que je me mettais au travail. Il me fit commencer par la lettre A, et me laissa à ma besogne. Pourtant il revint me voir plusieurs fois pour le cas où j'aurais eu besoin de lui. A deux heures, il me souhaita une bonne journée, me félicita pour le travail que j'avais abattu, et quand je sortis, il referma à clé la porte du bureau. « Ce manège se répéta tous les jours, monsieur Holmes. Chaque samedi, mon directeur m'apportait quatre souverains d'or pour mon travail de la semaine. Le matin, j'étais là à dix heures et je partais l'après-midi à deux heures. M. Duncan Ross espaça peu à peu ses visites : d'abord il ne vint plus qu'une fois le matin ; au bout d'un certain temps il n'apparut plus du tout. Naturellement je n'osais pas quitter la pièce un seul instant : je ne savais jamais à quel moment il arriverait ; l'emploi n'était pas compliqué, il me convenait à merveille : je ne voulais pas risquer de le perdre. « Huit semaines s'écoulèrent ainsi. J'avais écrit des tas de choses sur Abbé, Archer, Armure, Architecture, Attique, et je comptais être mis bientôt sur la lettre B. Je dépensai pas mal d'argent pour mon papier écolier, et j'avais presque bourré une étagère de mes grimoires, lorsque soudain tout cassa. – Cassa ? – Oui, monsieur ! Et pas plus tard que ce matin. Je suis allé à mon travail comme d'habitude à dix heures, mais la porte était fermée, cadenassée : sur le panneau était fiché un petit carré de carton. Le voici : lisez vous-même ! » Il nous tendit un morceau de carton blanc, de la taille d'une feuille de bloc-notes. Je lus : « La Ligue des Rouquins est dissoute. 9 octobre 1890. » Sherlock Holmes et moi considérâmes successivement ce bref faire-part et le visage lugubre de Jabez Wilson, jusqu'à ce que l'aspect comique de l'affaire vînt supplanter tous les autres : alors nous éclatâmes d'un rire qui n'en finissait plus. « Je regrette : je ne vois pas ce qu'il y a de si drôle ! s'écria notre client, que notre hilarité fit rougir jusqu'à la racine de ses cheveux flamboyants. Si vous ne pouvez rien d'autre pour moi que rire, j'irai m'adresser ailleurs. – Non, non ! cria Holmes en le repoussant dans le fauteuil d'où il avait commencé à s'extraire. Pour rien au monde je ne voudrais manquer cette affaire : elle est… rafraîchissante ! Mais elle comporte, pardonnez-moi de m'exprimer ainsi, des éléments plutôt amusants. Veuillez nous dire maintenant ce que vous avez fait lors que vous avez trouvé ce carton sur la porte. – J'avais reçu un coup de massue, monsieur. Je ne savais pas à quel saint me vouer. Je fis le tour des bureaux voisins, mais tout le monde ignorait la nouvelle. En fin de compte, je me rendis chez le propriétaire : c'est un comptable qui habite au rez-dechaussée ; je lui ai demandé s'il pouvait me dire ce qui était arrivé à la Ligue des rouquins. Il me répondit qu'il n'avait jamais entendu parler d'une semblable association. Alors je lui demandai qui était M. Duncan Ross. Il m'affirma que c'était la première fois que ce nom était prononcé devant lui. « “Voyons, lui dis je : le gentleman du N°14 ! – Ah ! le rouquin ? – Oui. – Oh ! fit-il, il s'appelle William Morris. C'est un conseiller juridique : il se servait de cette pièce pour un usage provisoire ; Je la lui avais louée jusqu'à ce que ses nouveaux locaux fussent prêts. Il a déménagé hier. – Où pourrais je le trouver ? – Oh ! à son nouveau bureau. J'ai son adresse quelque part… Oui, 17, King Edward Street, près de Saint-Paul. – Je courus, monsieur Holmes ! Mais quand j'arrivai à cette adresse, je découvris une fabrique de rotules artificielles, et personne ne connaissait ni M. William Morris, ni M. Duncan Ross.” – Et ensuite, qu'avez-vous fait ? demanda Holmes. – Je suis rentré chez moi à Saxe-Coburg Square pour prendre l'avis de mon commis. Mais il se contenta de me répéter que, si j'attendais, j'aurais des nouvelles par la poste. Alors ça ne m'a pas plu, monsieur Holmes ! Je ne tiens pas à perdre un emploi pareil sans me défendre… Comme j'avais entendu dire que vous étiez assez bon pour conseiller des pauvres gens qui avaient besoin d'un avis, je me suis rendu droit chez vous. – Vous avez bien fait ! dit Holmes. Votre affaire est exceptionnelle, et je serai heureux de m'en occuper. D'après votre récit, je crois possible que les suites soient plus graves qu'on ne le croirait à première vue. – Plus graves ! s'exclama M. Jabez Wilson. Quoi ! j'ai perdu cette semaine quatre livres sterling… – En ce qui vous concerne personnellement, observa Holmes, je ne vois pas quel grief vous pourriez formuler contre cette ligue extraordinaire. Bien au contraire ! Ne vous êtes-vous pas enrichi de quelque trente livres ? Et je ne parle pas des connaissances que vous avez acquises gratuitement sur tous les sujets dont l'initiale était un A. Ces gens de la Ligue ne vous ont lésé en rien. – Non, monsieur. Mais je tiens à apprendre la vérité sur leur compte, qui ils sont, et pourquoi il m'ont joué cette farce, car c'en est une ! Ils se sont bien amusés pour trente-deux livres ! – Nous nous efforcerons donc d'éclaircir à votre intention ces problèmes, monsieur Wilson. D'abord, une ou deux questions, s'il vous plaît. Ce commis, qui vous a soumis le texte de l'annonce depuis combien de temps l'employiez-vous ? – Un mois, à peu près, à l'époque. – Comment l'avez-vous embauché ? – A la suite d'une petite annonce. – Fut-il le seul à se présenter ? – Non, il y avait une douzaine de candidats. – Pourquoi l'avez-vous choisi ? – Parce qu'il avait l'air débrouillard, et qu'il consentait à entrer comme débutant. – En fait, à demi-salaire ? – Oui. – Comment est-il fait, ce Vincent Spaulding ? – Il est petit, fortement charpenté, très vif, chauve, bien qu'il n'ait pas trente ans. Sur le front il a une tache blanche : une brûlure d'acide. » Holmes se souleva de son considérable s'était emparée de lui. fauteuil ; une excitation « Je n'en pensais pas moins ! dit-il. N'avez-vous pas observé que ses lobes sont percés comme par des boucles d'oreilles ? – Si, monsieur. Il m'a dit qu'une sorcière les lui avait trouées quand il était petit. – Hum ! fit Holmes en retombant dans ses pensées. Et il est encore à votre service ? – Oh ! oui, monsieur ! Je viens de le quitter. – Et pendant votre absence, il a bien géré votre affaire ? – Rien à dire là-dessus, monsieur. D'ailleurs il n'y a jamais grand-chose à faire le matin. – Cela suffit, monsieur Wilson. Je serai heureux de vous faire connaître mon opinion d'ici un jour ou deux. Nous sommes aujourd'hui samedi. J'espère que la conclusion interviendra lundi. » Quand notre visiteur eut prit congé, Holmes m'interrogea : « Hé bien ! Watson, qu'est-ce que vous pensez de tout cela ? – Je n'en pense rien, répondis je franchement. C'est une affaire fort mystérieuse. – En règle générale, dit Holmes, plus une chose est bizarre, moins elle comporte finalement de mystères. Ce sont les crimes banals, sans traits originaux, qui sont vraiment embarrassants : de même qu'un visage banal est difficile à identifier. Mais il faut que je règle rapidement cela. – Qu'allez-vous faire ? – Fumer, répondit-il. C'est le problème idéal pour trois pipes, et je vous demande de ne pas me distraire pendant cinquante minutes. » Il se roula en boule sur son fauteuil, avec ses genoux minces ramenés sous son nez aquilin puis il demeura assis ainsi, les yeux fermés ; sa pipe en terre noire proéminait comme le bec d'un oiseau étrange. Je finis par conclure qu'il s'était endormi, et j'allais moi aussi faire un petit somme quand il bondit hors de son siège : à en juger par sa mine, il avait pris une décision. Il posa sa pipe sur la cheminée. « Il y a un beau concert cet après-midi à Saint-James's Hall, dit-il. Qu'en pensez-vous, Watson ? Vos malades pourront-ils se passer de vos services quelques heures ? – Je suis libre aujourd'hui. Ma clientèle n'est jamais très absorbante. – Dans ce cas, prenez votre chapeau et partons. D'abord pour un petit tour dans la City ; nous mangerons quelque chose en route. Il y a beaucoup de musique allemande au programme, et elle est davantage à mon goût que la musique française ou italienne : elle est introspective, et j'ai grand besoin de m'introspecter. Venez ! » Nous prîmes le métro jusqu'à Aldergate. Une courte marche nous mena à Saxe-Coburg Square, l'une des scènes où s'était déroulée l'histoire peu banale que nous avions entendue. C'était une petite place de rien du tout, suant la misère sans l'avouer tout à fait ; quatre rangées crasseuses de maisons de briques à deux étages contemplaient une pelouse minuscule entourée d'une grille : un sentier herbeux et quelques massifs de lauriers fanés y défendaient leur existence contre une atmosphère enfumée et ingrate. Trois boules dorées et un écriteau marron avec Jabez Wilson écrit en lettres blanches, à l'angle d'une maison, révélèrent le lieu où notre client rouquin tenait boutique. Sherlock Holmes s'arrêta devant la façade. Il pencha la tête de côté et la contempla ; entre ses paupières plissées, ses yeux brillaient. Lentement, il remonta la rue puis la redescendit sans cesser de regarder les maisons, comme s'il voulait en percer les murs. Finalement, il retourna vers la boutique du prêteur sur gages ; il cogna vigoureusement deux ou trois fois le trottoir avec sa canne, avant d'aller à la porte et d'y frapper. Presque instantanément, on ouvrit : un jeune garçon imberbe, à l'aspect fort éveillé, le pria d'entrer. « Merci, dit Holmes. Je voudrais seulement que vous m'indiquiez, s'il vous plaît, le chemin pour regagner le Strand d'ici. – La troisième à droite, et la quatrième à gauche, répondit aussitôt le commis en refermant la porte. » « Il a l'esprit vif, ce type ! observa Holmes quand nous nous fûmes éloignés. Selon moi, il est, au royaume de l'habileté, le quatrième homme dans Londres ; quant à l'audace, il pourrait même prétendre à la troisième place. J'ai déjà eu affaire à lui autrefois. – De toute évidence, dis je, le commis de M. Wilson tient un rôle important dans cette mystérieuse affaire de la Ligue des rouquins. Je parierais que vous n'avez demandé votre chemin que pour le voir. – Pas lui – Qui alors ? – Les genoux de son pantalon. – Ah !… Et qu'y avez-vous vu ? – Ce que je m'attendais à voir. – Pourquoi avez-vous cogné le trottoir avec votre canne ? – Mon cher docteur, c'est l'heure d'observer, non de parler. Nous sommes des espions en pays ennemi. Nous avons appris quelque chose sur Saxe-Coburg Square. Explorons maintenant les ruelles qui se trouvent derrière. » La rue où nous nous retrouvâmes lorsque nous eûmes contourné l'angle de ce Saxe-Coburg Square contrastait autant avec lui que les deux faces d'un tableau. C'était l'une des artères principales où se déversait le trafic de la City vers le nord et l'ouest. La chaussée était obstruée par l'énorme flot commercial qui s'écoulait en un double courant : l'un allant vers la City, l'autre venant de la City. Nous avions du mal à réaliser que d'aussi beaux magasins et d'aussi imposants bureaux s'adossaient à ce square minable et crasseux que nous venions de quitter. « Laissez-moi bien regarder, dit Holmes qui s'était arrêté au coin pour observer. Je voudrais tout simplement me rappeler l'ordre des maisons ici. Il y a Mortimer's, le bureau de tabac, la boutique du marchand de journaux, la succursale Coburg de la Banque de la City et de la Banlieue, le restaurant végétarien, et le dépôt de voitures McFarlane. Ceci nous mène droit vers l'autre bloc. Voilà, docteur : le travail est fini, c'est l'heure de nous distraire ! Un sandwich et une tasse de café, puis en route vers le pays du violon où tout est douceur, délicatesse, harmonie : là, il n'y aura pas de rouquins pour nous assommer de devinettes. » Mon ami était un mélomane enthousiaste ; il exécutait passablement, et il composait des œuvres qui n'étaient pas dépourvues de mérite. Tout l'après-midi, il resta assis sur son fauteuil d'orchestre ; visiblement, il jouissait du bonheur le plus parfait ; ses longs doigts minces battaient de temps en temps la mesure ; un sourire s'étalait sur son visage ; ses yeux exprimaient de la langueur et toute la poésie du rêve… Qu'ils étaient donc différents des yeux de Holmes le limier, de Holmes l'implacable, l'astucieux, de Holmes le champion des policiers ! Son singulier caractère lui permettait cette dualité. J'ai souvent pensé que sa minutie et sa pénétration représentaient une sorte de réaction de défense contre l'humeur qui le portait vers la poésie et la contemplation. L'équilibre de sa nature le faisait passer d'une langueur extrême à l'énergie la plus dévorante. Je savais bien qu'il n'était jamais si réellement formidable que certains soirs où il venait de passer des heures dans son fauteuil parmi les improvisations ou ses éditions en gothique. Alors l'appétit de la chasse s'emparait de lui, et sa logique se haussait au niveau de l'intuition : si bien que les gens qui n'étaient pas familiarisés avec ses méthodes le regardaient de travers, avec méfiance, comme un homme différent du commun des mortels. Quand je le vis ce soir-là s'envelopper de musique à SaintJames's Hall, je sentis que de multiples désagréments se préparaient pour ceux qu'il s'était donné pour mission de pourchasser. « Vous désirez sans doute rentrer chez vous, docteur ? me demanda-t-il après le concert. – Oui, ce serait aussi bien. – De mon côté, j'ai devant moi plusieurs heures de travail. L'affaire de Coburg Square est grave. – Grave ? – Un crime considérable se mijote. J'ai toutes raisons de croire que nous pourrons le prévenir. Mais c'est aujourd'hui samedi, et cela complique les choses. J'aurais besoin de votre concours ce soir – A quelle heure ? – Dix heures ; ce sera assez tôt. – Je serai à Baker Street à dix heures. – Très bien… Ah ! dites-moi, docteur : il se peut qu'un petit danger nous menace ; alors, s'il vous plaît, mettez donc votre revolver d'officier dans votre poche. » Il me fit signe de la main, vira sur ses talons, et disparut dans la foule. Je ne crois pas avoir un esprit plus obtus que la moyenne, mais j'ai toujours été oppressé par le sentiment de ma propre stupidité au cours de mon commerce avec Sherlock Holmes. Dans ce cas-ci j'avais entendu ce qu'il avait entendu, j'avais vu ce qu'il avait vu ; et cependant !… Il ressortait de ses propos qu'il discernait non seulement ce qui s'était passé, mais encore ce qui pouvait survenir, alors que, de mon point de vue, l'affaire se présentait sous un aspect confus et grotesque. Tandis que je roulais vers ma maison de Kensington, je me remémorai le tout, depuis l'extraordinaire récit du copieur roux de l'Encyclopédie britannique jusqu'à notre visite à Saxe-Coburg Square, sans oublier la petite phrase de mauvais augure qu'il m'avait lancée en partant. Qu'est-ce que c'était que cette expédition nocturne ? Pourquoi devrais je y participer armé ? Où irions-nous ? Et que ferions-nous ? Holmes m'avait indiqué que le commis du prêteur sur gages était un as : un homme capable de jouer un jeu subtil et dur. J'essayai de démêler cet écheveau mais j'y renonçai bientôt : après tout, la nuit m'apporterait l'explication que je cherchais ! A neuf heures et quart, je sortis de chez moi et, par le parc et Oxford Street, je me dirigeai vers Baker Street. Devant la porte, deux fiacres étaient rangés. Passant dans le couloir, j'entendis au dessus un bruit de voix : de fait, quand j'entrai dans la pièce qui servait de bureau à Holmes, celui-ci était en conversation animée avec deux hommes. J'en reconnus un aussitôt : c'était Peter Jones, officier de police criminelle. L'autre était long et mince ; il avait le visage triste, un chapeau neuf et une redingote terriblement respectable. « Ah ! nous sommes au complet ! s'exclama Holmes en prenant son lourd stick de chasse, Watson, je crois que vous connaissez M. Jones, de Scotland Yard ? Permettez-moi de vous présenter M. Merryweather, qui va nous accompagner dans nos aventures nocturnes. – Vous voyez, docteur, dit Jones avec l'air important qui ne le quittait jamais, encore une fois nous voici partant pour une chasse à deux. Notre ami est merveilleux pour donner le départ. Il n'a besoin que d'un vieux chien pour l'aider à dépister le gibier. – J'espère, murmura lugubrement M. Merryweather, que nous trouverons en fin de compte autre chose qu'un canard sauvage. – Vous pouvez avoir pleine et entière confiance en M. Holmes ! dit fièrement l'officier de police. Il a ses petites méthodes qui sont, s'il me permet de l'avouer, un tout petit peu trop théoriques et bizarres. mais c'est un détective-né. Il n'est pas exagéré de dire qu'une fois ou deux, notamment dans cette affaire de meurtre à Brixton Road ou dans le trésor d'Agra, il a vu plus clair que la police officielle. – Oh ! si vous êtes de cet avis, monsieur Jones, tout est parfait ! s'écria l'étranger avec déférence. Pourtant, je vous confesse que mon bridge me manque. C'est depuis vingt-sept ans la première fois que je ne joue pas ma partie le samedi soir. – Je crois que vous ne tarderez pas à vous apercevoir, dit Holmes, que vous n'avez jamais joué aussi gros jeu ; la partie de ce soir sera donc passionnante ! Pour vous, monsieur Merryweather, il s'agit de quelque trente mille livres. Pour vous Jones, il s'agit de l'homme que vous voulez tant prendre sur le fait. – John Clay, assassin, voleur, faussaire, faux-monnayeur. C'est un homme jeune, monsieur Merryweather, et cependant il est à la tête de sa profession. Il n'y a pas un criminel dans Londres à qui je passerais les menottes avec plus de plaisir. Un type remarquable, ce John Clay ! Son grand-père était un duc royal ; lui-même a fait ses études à Eton et à Oxford. Il a le cerveau aussi agile que ses doigts ; à chaque instant, nous repérons sa trace, mais quant à trouver l'homme ! Un jour, il fracturera un coffre en Écosse, et le lendemain il quêtera dans les Cornouailles pour la construction d'un orphelinat. Il y a des années que je le piste, et je ne suis jamais parvenu à l'apercevoir ! – J'espère que j'aurai la joie de vous le présenter cette nuit. J'ai eu moi aussi affaire une ou deux fois à M. John Clay, et je vous concède que c'est un as. Mais il est plus de dix heures : il faut partir. Prenez tous deux le premier fiacre ; Watson et moi suivrons dans le second. » Tout au long de notre route, Sherlock Holmes ne se montra guère enclin à la conversation : du fond du fiacre, il fredonnait les airs qu'il avait entendus l'après-midi. Nous nous engageâmes dans un interminable labyrinthe de ruelles éclairées au gaz, jusqu'à ce que nous nous retrouvions dans Farrington Street. « Nous approchons ! constata mon ami. Ce Merryweather est un directeur de banque et cette affaire l'intéresse personnellement. J'ai pensé qu'il ne serait pas mauvais d'avoir Jones avec nous aussi. Ce n'est pas un mauvais bougre, quoique professionnellement je le considère comme un imbécile. Mais il a une qualité positive : il est aussi courageux qu'un bouledogue, et aussi tenace qu'un homard s'il pose ses pinces sur quelqu'un. Nous voici arrivés : ils nous attendent. » Nous avions atteint la même grande artère populeuse où nous avions déambulé le matin. Nous quittâmes nos fiacres et, guidés par M. Merryweather, nous nous engouffrâmes dans un passage étroit. Il nous ouvrit une porte latérale. Au bout d'un couloir, il y avait une porte en fer massif. Celle-ci aussi fut ouverte ; elle débouchait sur un escalier de pierre en colimaçon qui se terminait sur une nouvelle porte formidable. M. Merryweather s'arrêta pour allumer une lanterne, et il nous mena vers un passage sombre, qui puait la terre mouillée. Encore une porte, la troisième, et nous aboutîmes à une grande cave voûtée où étaient empilées tout autour des caisses et des boîtes de grande taille. « Par le haut, vous n'êtes pas trop vulnérable ! remarqua Holmes en levant la lanterne et en regardant autour de lui. – Ni par le bas ! dit M. Merryweather en frappant de son stick les dalles du sol… Mon Dieu ! s'écria-t-il, elles sonnent creux… – Je dois réellement vous prier de vous tenir un peu plus tranquille, dit Holmes avec sévérité. Vous venez de compromettre le succès de notre expédition. Pourrais-je vous demander d'être assez bon pour vous asseoir sur l'une de ces caisses et de ne vous mêler de rien ? » Le solennel M. Merryweather se percha sur une caisse, avec un air de dignité offensée. Holmes s'agenouilla sur le sol : à l'aide de la lanterne et d'une loupe, il examina les interstices entre les dalles. Quelques secondes lui suffirent ; il se remit debout et rangea la loupe dans sa poche. « Nous avons une bonne heure devant nous, déclara-t-il. En effet, ils ne prendront aucun risque avant que le prêteur sur gages soit couché. Seulement, ils ne perdront plus une minute, car plus tôt ils auront fini leur travail, plus ils auront de temps pour se mettre à l'abri. Nous nous trouvons actuellement, docteur, et vous l'avez certainement deviné, dans la cave d'une succursale, pour la City, de l'une des principales banques de Londres. M. Merryweather est le président du conseil d'administration, et il vous expliquera les raisons pour lesquelles les criminels les plus audacieux de la capitale n'auraient pas tort de s'intéresser à présent à cette cave. – C'est notre or français, chuchota le président. Et nous avons été avertis à plusieurs reprises qu'un coup était en préparation. – Votre or français ? – Oui. Il y a quelques mois, nous avons eu occasion de consolider nos ressources ; à cet effet, nous avons emprunté trente mille napoléons à la Banque de France. Mais, dans la City, on a appris que nous n'avons jamais eu besoin de cet argent frais, et qu'il était dans notre cave. La caisse sur laquelle je suis assis contient deux mille napoléons enveloppés de papier de plomb. Notre réserve métallique est beaucoup plus forte en ce moment que celle qui est généralement affectée à une simple succursale, et la direction redoute quelque chose… – Craintes tout à fait justifiées ! ponctua Holmes. Maintenant, il serait temps d'arranger nos petits plans. Je m'attends à ce que l'affaire soit mûre dans une heure. D'ici là, monsieur Merryweather, faites tomber le volet de votre lanterne. – Alors nous resterons… dans le noir ? – J'en ai peur ! J'avais emporté un jeu de cartes, monsieur Merryweather, et je pensais que, puisque nous serions quatre, vous auriez pu faire quand même votre partie de bridge. Mais l'ennemi a poussé si loin ses préparatifs que toute lumière nous est interdite. Première chose à faire : choisir nos places. Nos adversaires sont gens audacieux ; nous aurons l'avantage de la surprise, c'est entendu ; mais si nous ne prenons pas le maximum de précautions, gare à nous ! Je me tiendrai derrière cette caisse. Vous autres, dissimulez-vous derrière celles-là. Quand je projetterai de la lumière sur eux, cernez-les en vitesse. Et s'ils tirent, Watson, n'ayez aucun scrupule, abattez-les comme des chiens ! » Je posai mon revolver, armé, sur la caisse en bois derrière laquelle je m'accroupis. Holmes abaissa le volet de la lanterne. Nous fûmes plongés dans l'obscurité ; et cette obscurité me parut effroyablement opaque. L'odeur du métal chauffé demeurait pour nous convaincre que la lumière n'était pas éteinte et qu'elle jaillirait au moment propice. Mes nerfs, exaspérés par cet affût particulier, me rendaient plus sensible à l'atmosphère glacée et humide de la cave. « Ils n'ont qu'une retraite possible, chuchota Holmes. La maison de Saxe-Coburg Square. Je pense que vous avez fait ce que je vous avais demandé, Jones ? – Un inspecteur et deux agents font le guet devant la porte. – Par conséquent, tous les trous sont bouchés. Il ne nous reste plus qu'à nous taire et à attendre. » Comme le temps nous sembla long ! En confrontant nos souvenirs, ensuite, nous découvrîmes qu'il ne s'était écoulé qu'une heure et quart avant l'action ; nous aurions juré que la nuit entière avait passé et que l'aube blanchissait déjà le ciel au-dessus de nos têtes. J'avais les membres raides et endoloris, car j'avais peur de faire du bruit en changeant de position. Quant à mes nerfs, ils étaient tellement tendus que je percevais la respiration de mes trois compagnons : je distinguais même celle de Jones, plus lourde, de celle du président du conseil d'administration de la banque, qui ressemblait à une poussée régulière de soupirs. De ma place, je pouvais observer les dalles par-dessus la caisse. Soudain, mes yeux aperçurent le trait d'une lumière. D'abord ce ne fut qu'une étincelle rougeâtre sur le sol dallé. Puis elle s'allongea jusqu'à devenir une ligne jaune. Et alors, sans le moindre bruit, une fente se produisit et une main apparut : blanche, presque féminine, cette main se posa au centre de la petite surface éclairée ; elle tâtonna à l'entoure. Pendant une minute ou deux, la main, avec ses doigts crispés, émergea du sol. Puis elle se retira aussi subitement qu'elle était apparue. Tout redevint noir, à l'exception de cette unique lueur rougeâtre qui marquait une fente entre deux dalles. La disparition de la main, cependant, ne fut que momentanée. Dans un bruit de déchirement, d'arrachement, l'une des grosses dalles blanches se souleva sur un côté : un trou carré, béant, se creusa et une lanterne l'éclaira. Par-dessus le rebord, un visage enfantin, imberbe, surgit. Il inspecta les caisses du regard. De chaque côté de l'ouverture ainsi pratiquée dans le sol, une main s'agrippa. Les épaules émergèrent, puis la taille. Un genou prit appui sur le rebord. L'homme se mit debout à côté du trou. Presque au même instant se dressa derrière lui un complice : aussi agile et petit que lui, avec un visage blême et une tignasse d'un rouge flamboyant. « Tout va bien, murmura-t-il. Tu as les ciseaux, les sacs ?… Oh ! bon Dieu ! Saute, Archie, saute ! Je m'en débrouillerai tout seul. » Sherlock Holmes avait bondi et empoigné l'homme. L'autre plongea par le trou et je perçus le bruit d'une étoffe qui se déchirait car Jones l'avait happé par son vêtement. La lumière fit luire le canon d'un revolver, mais Holmes frappa le poignet d'un coup de stick, et l'arme tomba sur le sol. « Inutile, John Clay ! articula Holmes avec calme. Vous n'avez plus aucune chance. – J'ai compris, répondit le bandit avec le plus grand sangfroid. J'espère que mon copain s'en est tiré, bien que vous ayez eu les pans de sa veste… – Il y a trois hommes qui l'attendent à la porte, dit Holmes. – Oh ! vraiment ? Vous me paraissez n'avoir rien oublié. Puisje vous féliciter ? – Moi aussi, je vous félicite ! dit Holmes. Votre idée des rouquins était très originale… et efficace ! – Vous retrouverez bientôt votre copain, dit Jones. Il descend dans les trous plus vite que moi. Tendez-moi les poignets, afin que j'attache les menottes. – Je vous prie de ne pas me toucher avec vos mains crasseuses ! observa notre prisonnier tandis que les cercles d'acier se refermaient autour de ses poignets. Vous ignorez peut-être que j'ai du sang royal dans les veines ? Ayez la bonté, quand vous vous adresserez à moi, de m'appeler “Monsieur” et de me dire “s'il vous plaît”. – D'accord ! répondit Jones, ahuri mais ricanant. Hé bien ! voulez-vous, s'il vous plaît, Monsieur, monter par l'escalier ? Nous trouverons en haut un carrosse qui transportera Votre Altesse au poste de police. – Voilà qui est mieux, dit John Clay avec sérénité. » Il s'inclina devant nous trois et sortit paisiblement sous la garde du policier. « Réellement, monsieur Holmes, dit M. Merryweather pendant que nous remontions de la cave, je ne sais comment la banque pourra vous remercier et s'acquitter envers vous. Sans aucun doute, vous avez découvert et déjoué une tentative de cambriolage comme je n'en avais encore jamais vu dans une banque ! – J'avais un petit compte à régler avec M. John Clay, sourit Holmes. Dans cette affaire, mes frais ont été minimes : j'espère néanmoins que la banque me les remboursera. En dehors de cela, je suis largement récompensé parce que j'ai vécu une expérience pour ainsi dire unique, et que la Ligue des rouquins m'a été révélée ! Elle était très remarquable ! – Voyez-vous, Watson, m'expliqua-t-il dans les premières heures de la matinée, alors que nous étions assis à Baker Street devant un bon verre de whisky, une chose me sauta aux yeux tout d'abord : cette histoire assez incroyable d'une annonce publiée par la soi-disant Ligue des rouquins, et de la copie de l'encyclopédie britannique, ne pouvait avoir d'autre but que de retenir chaque jour hors de chez lui notre prêteur sur gages. Le moyen utilisé n'était pas banal ; en fait, il était difficile d'en trouver de meilleur ! C'est indubitablement la couleur des cheveux de son complice qui inspira l'esprit subtil de Clay. Quatre livres par semaine constituaient un appât sérieux ; mais qu'étaitce, pour eux, que quatre livres puisqu'ils en espéraient des milliers ? Ils insérèrent l'annonce : l'un des coquins loua provisoirement le bureau, l'autre poussa le prêteur sur gages à se présenter, et tous deux profitaient chaque matin de son absence. A partir du moment où j'ai su que le commis avait accepté de travailler à mi-salaire, j'ai compris qu'il avait un sérieux motif pour accepter l'emploi. – Mais comment avez-vous découvert de quel motif il s'agissait ? – S'il y avait eu des femmes dans la maison, j'aurais songé à une machination plus vulgaire. Mais il ne pouvait en être question. D'autre part, le bureau de notre prêteur sur gages rendait peu. Enfin, rien chez lui ne justifiait une préparation aussi minutieuse longue et coûteuse. Il fallait donc chercher dehors. Mais chercher quoi ? Je réfléchis à la passion du commis pour la photographie, et à son truc de disparaître dans la cave. La cave ! C'était là qu'aboutissaient les fils de l'énigme que m'avait apportée M. Jabez Wilson. Je posai alors quelques questions sur ce commis mystérieux, et je me rendis compte que j'avais affaire à l'un des criminels de Londres les plus audacieux et les plus astucieux. Il était en train de manigancer quelque chose dans la cave : quelque chose qui lui prenait plusieurs heures par jour depuis des mois. Encore une fois, quoi ? Je ne pouvais qu'envisager un tunnel, destiné à le conduire vers un autre immeuble. « J'en étais arrivé là quand nous nous rendîmes sur les lieux. Je vous ai étonné quand j'ai cogné le sol avec mon stick ; mais je me demandais si la cave était située sur le devant ou sur l'arrière de la maison. Au son, je sus qu'elle n'était pas sur le devant. Ce fut alors que je sonnai ; j'espérais bien que le commis se dérangerait pour ouvrir. Nous avions eu quelques escarmouches, mais nous ne nous étions jamais vus. Je regardai à peine son visage : c'était ses genoux qui m'intéressaient. Vous avez pu remarquer vousmême combien à cet endroit le pantalon était usé, chiffonné, et taché : de tels genoux étaient révélateurs du genre de travail auquel il se livrait pendant des heures. Le seul point mystérieux qui restait à élucider était le pourquoi de ce tunnel. En me promenant dans le coin, je constatai que la Banque de la City et de la Banlieue attenait à la maison de Jabez Wilson. Quand vous rentrâtes chez vous après le concert, j'alertai Scotland Yard et le président du conseil d'administration de la banque ; et la conclusion fut ce que vous avez vu. – Et comment avez-vous pu prévoir qu'ils feraient dès le soir leur tentative ? – A partir du moment où le bureau de la Ligue était fermé, il était certain qu'ils ne se souciaient plus que Jabez Wilson fût absent de chez lui. Par ailleurs, il était capital de leur point de vue qu'ils se dépêchassent, car le tunnel pouvait être découvert, ou l'or changé de place. Le samedi leur convenait bien, car ils avaient deux jours pour disparaître. C'est pour toutes ces raisons que je les attendais pour hier soir. – Votre logique est merveilleuse ! m'écriai je avec une admiration non feinte. La chaîne est longue, et cependant chaque anneau se tient. – La logique me sauve de l'ennui, répondit-il en bâillant. Hélas ! je le sens qui me cerne encore !… Ma vie est un long effort pour m'évader des banalités de l'existence. Ces petits problèmes m'y aident. – Et de plus, vous êtes un bienfaiteur de la société, ajoutai je. Il haussa les épaules : « Peut-être, après tout, cela sert-il à quelque chose ! “L'homme n'est rien ; c'est l'œuvre qui est tout”, comme Flaubert l'écrivait à George Sand. » Toutes les aventures de Sherlock Holmes Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes La Maison Vide (26 septembre 1903) L'Entrepreneur de Norwood (31 octobre 1903) Les Hommes Dansants (décembre 1903) La Cycliste Solitaire (26 décembre 1903) L'École du prieuré (30 janvier 1904) Peter le Noir (27 février 1904) Charles Auguste Milverton (26 mars 1904) Les Six Napoléons (30 avril 1904) Les Trois Étudiants (juin 1904) Le Pince-Nez en Or (juillet 1904) Un Trois-Quarts a été perdu (août 1904) Le Manoir de L'Abbaye (septembre 1904) La Deuxième Tâche (décembre 1904) Son Dernier Coup d'Archet L'aventure de Wisteria Lodge (15 août 1908) Les Plans du Bruce-Partington (décembre 1908) Le Pied du Diable (décembre 1910) Le Cercle Rouge (mars/avril 1911) La Disparition de Lady Frances Carfax (décembre 1911) Le détective agonisant (22 novembre 1913) Son Dernier Coup d'Archet (septembre 1917) Les Archives de Sherlock Holmes La Pierre de Mazarin (octobre 1921) Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.sherlock-holmes.org/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes et ce cher Watson : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE MARCHAND DE COULEURS RETIRÉ DES AFFAIRES Les Archives de Sherlock Holmes (décembre 1926) Le marchand de couleurs retiré des affaires Sherlock Holmes, tout pratique et actif qu'il fût, était ce matin-là d'humeur mélancolique et philosophante. – L'avez-vous vu ? me demanda-t-il. – Le vieux bonhomme qui vient de sortir ? – Oui. – Je l'ai rencontré à la porte. – Quelle impression vous a-t-il faite ? – Un être pathétique, futile, brisé. – Exactement, Watson. Pathétique et futile. Mais toute la vie n'est-elle pas pathétique et futile ? Son histoire n'est-elle pas un microcosme de l'ensemble ? Nous atteignons. Nous saisissons. Nous serrons les doigts. Et que reste-t-il finalement dans nos mains ? Une ombre. Ou pis qu'une ombre : la souffrance. – Est-il l'un de vos clients ? – Hé bien ! je suppose que je peux l'appeler un client. Il m'a été adressé par le Yard. Tout à fait comme un médecin adresse parfois un incurable à un charlatan. La police officielle estime qu'elle ne peut rien faire de plus, et que quoi qu'il advienne le malade ne s'en portera pas plus mal qu'aujourd'hui. – Quelle est son affaire ? Holmes prit sur la table une carte de visite plutôt sale. – Josiah Amberley. Il dit qu'il était l'associé en second de Brickfall & Amberley, fabricants de produits artistiques. On voit leurs noms sur des pots de peinture. Il a fait sa petite pelote, s'est retiré des affaires à soixante et un ans, a acheté une maison à Lewisham, et s'est installé pour se reposer après une existence de travail ininterrompu. Son avenir paraissait convenablement assuré. – Ma foi oui ! Holmes regarda quelques notes qu'il avait griffonnées au dos d'une enveloppe. – Il s'est retiré en 1896, Watson. Au début de 1897, il a épousé une femme qui avait vingt ans de moins que lui : une assez jolie femme, si la photographie ne la flatte pas. Il avait donc de quoi vivre, plus une femme, plus des loisirs : une route droite s'allongeait devant lui. Et cependant il n'a pas fallu plus de deux ans pour qu'il devienne, comme vous avez pu vous en rendre compte, le plus misérable et le plus anéanti des êtres qui rampent sous le soleil. – Que s'est-il passé ? – La vieille histoire, Watson. Un mauvais ami et une épouse inconstante. Amberley avait une marotte dans la vie : les échecs. Non loin de chez lui, à Lewisham, habitait un jeune médecin qui était aussi un passionné des échecs. J'ai noté son nom : le docteur Ray Ernest. Ernest venait souvent à la maison ; une certaine intimité naturelle entre lui et Mme Amberley est née de ces visites ; vous avez pu constater en effet que notre infortuné client n'est guère favorisé en charmes extérieurs, quelles que puissent être ses qualités intérieures. Le couple est parti la semaine dernière : destination inconnue. Plus, et pis si l'on veut, l'épouse infidèle a emporté la cassette du vieillard dans ses bagages, et elle n'a pas oublié de prendre la plus grosse partie des économies qui s'y trouvaient. Pourrons-nous retrouver la dame ? Pourrons-nous sauver l'argent ? Le problème jusqu'à présent est d'une banalité extrême, mais vital pour Josiah Amberley. – Qu'allez-vous faire ? – Mon cher Watson, la question immédiate qui se pose est : « Qu'allez-vous faire, vous ? » Si vous avez la bonté de bien vouloir me doubler ! Vous savez que je suis préoccupé par l'affaire des deux patriarches coptes, qui devrait aboutir aujourd'hui. Je n'ai réellement pas le temps de me rendre à Lewisham ; et pourtant une enquête locale est indispensable. Le vieux bonhomme a beaucoup insisté pour que j'y aille, mais je lui ai expliqué mes difficultés. Il est disposé à accueillir mon représentant. – Je ne crois pas, répondis-je, que je pourrai vous rendre beaucoup de services, mais je ferai de mon mieux. C'est ainsi que, par un après-midi d'été, je partis pour Lewisham. Je me doutais peu qu'avant une semaine l'affaire où je me trouvais engagé soulèverait dans toute l'Angleterre une émotion passionnée. La soirée était fort avancée quand je rentrai à Baker Street pour faire mon rapport. Holmes s'assit sur son fauteuil après avoir allumé sa pipe. De lentes volutes d'une fumée âcre montaient vers le plafond. Il avait laissé ses paupières retomber paresseusement sur ses yeux. J'aurais pu croire qu'il dormait si, lorsque je m'arrêtais pour reprendre haleine ou lorsque mon récit lui semblait mériter une précision supplémentaire, ses yeux gris n'apparaissaient brusquement, clairs et aigus comme des rapières, pour me transpercer d'un regard inquisiteur. – M. Josiah Amberley a baptisé sa maison Le Havre, expliquai-je. Je crois qu'elle vous intéresserait, Holmes. On dirait un patricien ruiné qui aurait sombré dans la société de ses inférieurs. Vous connaissez ce quartier spécial, ses rues monotones avec leurs maisons en brique, les mornes artères de cette banlieue. En plein milieu se dresse une oasis d'ancienne culture et de confort : c'est cette vieille maison, qu'entoure un haut mur baigné de soleil, marbré de lichens, tapissé de mousse ; le genre de mur qui… – Retranchez la poésie, Watson ! coupa Holmes avec sévérité. Je note simplement : un mur en brique, et haut. – Bien ! Je n'aurais pas su que c'était Le Havre si je ne m'étais renseigné auprès d'un badaud qui fumait dans la rue. J'ai mes raisons pour mentionner cet homme : il était grand, brun, il avait de fortes moustaches et une allure assez militaire. Il a répondu à ma question par un signe de tête et m'a lancé un coup d'œil curieusement interrogateur dont par la suite j'ai eu à me souvenir. » J'avais à peine franchi la grille que j'ai vu M. Amberley descendre l'allée. Je ne l'avais qu'aperçu ce matin, et il m'avait déjà donné l'impression d'un être bizarre ; mais quand je l'ai ren contré en pleine lumière, son aspect extérieur m'a paru encore plus anormal. – Je l'ai étudié, naturellement, me dit Holmes. Mais votre impression personnelle m'intéresse. – Il m'a semblé littéralement écrasé sous les soucis. Il avait le dos voûté comme s'il portait un fardeau pesant. Cependant il n'est pas aussi débile que je me l'étais imaginé : ses épaules et son thorax pourraient être ceux d'un géant, bien que sa silhouette aille en s'effilant par le bas pour se terminer sur deux jambes en fuseaux. – Le soulier gauche plissé, le soulier droit lisse. – Tiens, je ne l'ai pas remarqué ! – Non, vous ne l'auriez pas remarqué. J'ai repéré sa jambe artificielle. Mais poursuivez, Watson. – J'ai été frappé par les mèches sales de ses cheveux grisonnants qui bouclaient sous son vieux chapeau de paille, ainsi que par sa physionomie : des traits creusés, et une expression farouche, avide… – Très bien, Watson. Que vous a-t-il dit ? – Il a commencé par me faire le récit de ses chagrins. Nous avons marché ensemble dans le jardin, ce qui m'a permis d'inspecter les lieux. Je n'ai jamais vu un endroit plus mal entretenu. Le jardin est abandonné aux mauvaises herbes ; tout respire une négligence sauvage au sein de laquelle les plantes suivent les caprices de la nature plus que les règles de l'art. Je me demande comment une femme convenable a pu supporter un pareil décor. La maison en est au dernier degré du délabrement. Le pauvre homme semble s'en rendre compte et vouloir y remédier car un grand pot de peinture se trouvait dans l'entrée, et il tenait un gros pinceau dans la main gauche. Il était en train de repeindre les boiseries. » Il m'a introduit dans son sanctuaire défraîchi et nous avons longuement bavardé. Bien sûr, il était déçu que vous ne fussiez pas venu vous-même. » – Je n'escomptais guère, m'a-t-il dit, qu'un homme dans ma condition, surtout après mes gros déboires financiers, pût retenir l'attention d'une célébrité comme M. Sherlock Holmes. » Je lui ai certifié que la question d'argent n'était pas entrée en ligne de compte. » – Non, bien sûr ! m'a-t-il répondu. Il travaille pour l'amour de l'art. Mais même sur le plan artistique du crime, il aurait pu trouver ici quelque chose à étudier. Et la nature humaine, docteur Watson ! La noire ingratitude de tout cela ! Lui ai-je jamais refusé quelque chose ? Y a-t-il jamais eu femme plus choyée ? Et ce jeune médecin ! Il aurait pu être mon propre fils. Il avait libre accès chez moi. Il pouvait venir à n'importe quelle heure. Et pourtant, voyez comme ils m'ont traité ! Oh ! docteur Watson, ce monde est méchant, terrible ! » Voilà quel a été le thème de ses refrains pendant une bonne heure. Il n'avait pas soupçonné, je crois, leur intrigue amoureuse. Ils habitaient seuls ; une femme de charge venait dans la journée et partait à six heures du soir. Ce jour-là, le vieil Amberley, voulant faire plaisir à sa femme, avait pris deux places de balcon au Haymarket Théâtre. Au dernier moment, elle s'est plainte d'une migraine et a refusé de sortir. Il y est allé seul. Il me semble qu'il ne peut y avoir de doute là-dessus, car il m'a montré le billet inutilisé qu'il avait pris pour sa femme. – Très intéressant ! fit Holmes, dont l'attention paraissait s'éveiller. Continuez, Watson. Je trouve votre récit captivant. Avez-vous personnellement examiné le billet ? Vous n'auriez pas par hasard relevé le numéro ? – Justement si ! répondis-je avec une certaine vanité. Il s'est trouvé que c'était mon ancien numéro de collège, le 31 ; je l'ai donc facilement enregistré. – Bravo, Watson ! Son fauteuil était donc le 30 ou le 32. – Très juste ! répondis-je ironiquement. Et au rang B. – Je suis enchanté de vous, Watson. Que vous a-t-il dit encore ? – Il m'a montré ce qu'il appelle sa chambre forte. En réalité c'est bien une chambre forte, comme dans une banque, avec une porte en fer et des volets à toute épreuve, m'a-t-il proclamé. Cependant sa femme semble avoir eu le double des clés. Ils ont emporté à peu près sept mille livres en espèces et en titres. – Des titres ! Comment pourront-ils s'en défaire ? – Il m'a dit qu'il avait remis à la police une liste des valeurs, et qu'il espérait qu'elles seraient inutilisables. Il était rentré du théâtre vers minuit ; il avait trouvé les lieux pillés, la porte et la fenêtre ouvertes, et les fugitifs envolés sans le moindre message. Depuis, il n'a reçu aucune nouvelle. Il a aussitôt averti la police. Holmes médita quelques minutes. – Vous m'avez dit qu'il était en train de peindre. Que peignait-il ? – Il repeignait le couloir. Mais il avait déjà repeint la porte et les boiseries de cette chambre dont je vous ai parlé. – Cette occupation ne vous a-t-elle pas semblé bizarre étant donné les circonstances ? – Il m'a dit : « II faut bien que je fasse quelque chose pour me distraire. » Voilà son explication. Certes, c'est un peu bizarre, mais l'excentricité ne doit pas lui déplaire. Il a déchiré une photographie de sa femme devant moi, en montrant une fureur effroyable. « Je ne veux plus jamais revoir son visage maudit ! » criait-il. – Rien de plus, Watson ? – Si. Une chose qui m'a frappé plus que tout le reste. Je m'étais rendu à la gare de Blackheath et j'étais déjà dans le train quand j'ai vu un homme se précipiter dans le compartiment voisin du mien. Vous savez que j'ai l'œil vif pour reconnaître les visages, Holmes ? Hé bien ! c'était incontestablement l'homme grand et brun à qui je m'étais adressé dans la rue ! Je l'ai revu à London Bridge, puis je l'ai perdu dans la foule. Mais je suis persuadé qu'il me suivait. – Sans doute, dit Holmes. Un homme grand, brun, à lourdes moustaches, m'avez-vous dit, avec des lunettes de soleil ? – Holmes, vous êtes un sorcier. Je ne vous avais pas parlé de lunettes teintées, mais il avait des lunettes teintées. – Et une épingle de cravate maçonnique ? – Holmes ! – Enfantin, mon cher Watson ! Mais redescendons au niveau du pratique. Je dois vous confesser que l'affaire, qui me semblait absurdement simple, si simple qu'elle ne méritait guère mes attentions, se présente maintenant sous un jour très différent. Bien que vous soyez passé dans votre mission à côté de tout ce qui était important, les choses qui se sont imposées d'elles-mêmes à votre observation me donnent beaucoup à penser. – À côté de quoi suis-je passé ? – Ne vous vexez pas, mon cher ami ! Vous savez que je suis tout à fait objectif. Personne d'autre n'aurait fait mieux. Certains moins bien, peut-être. Mais vous êtes visiblement passé à côté de points essentiels. Que pensent les voisins de cet Amberley et de sa femme ? Voilà ce qu'il aurait été important de savoir. Et que pensent-ils du docteur Ernest ? Était-il le gai Lothario que l'on peut supposer ? Avec vos avantages naturels, Watson, n'importe quelle femme vous aide et devient votre complice. Avez-vous interrogé la postière ou la femme de l'épicier ? Je vous vois très bien chuchotant de petits riens à l'oreille de la jeune bonne de l'Ancre-Bleue et recevant en échange des tas de renseignements. Tout cela, vous l'avez négligé. – Je peux encore le faire. – C'est déjà fait. Grâce au téléphone et au concours du yard, je peux généralement obtenir l'essentiel sans quitter ma chambre. En fait, mes informations confirment l'histoire du bonhomme. Il a la réputation dans le pays d'être un avare en même temps qu'un mari rude et exigeant. Il est certain qu'il avait une grosse somme d'argent dans sa chambre forte. Il est également vrai que le jeune docteur Ernest, célibataire, jouait aux échecs avec Amberley et sans doute à d'autres jeux avec sa femme. Tout cela semble ne pas faire un pli ; on pourrait croire qu'il n'y a rien d'autre à dire ; et pourtant, pourtant !… – Qu'entrevoyez-vous ? – Mon imagination, sans doute, travaille… Bien. Restons-en là, Watson. Terminons une journée de labeur par un peu de musique. Carina chante ce soir à l'Albert Hall, et nous avons le temps de nous habiller, de dîner et de l'entendre. Le lendemain matin, je me levai de bonne heure ; mais des miettes de toasts et des coquilles vides m'apprirent que mon compagnon avait été encore plus matinal que moi. Sur la table je trouvai un billet écrit à la diable. « Cher Watson, « II y a un ou deux points que je souhaiterais établir avec M. Josiah Amberley. Quand ce sera fait, nous pourrons laisser tomber l'affaire… ou la reprendre. Je voudrais vous prier d'être disponible vers trois heures, car il serait possible que j'aie besoin de vous. S. H. » Je ne revis pas Holmes avant l'heure dite. Il rentra l'air grave, préoccupé, distant. Dans de tels moments, il était plus sage de le laisser seul. – Amberley est-il venu ? – Non. – Ah ! je l'attendais ! Il ne fut pas déçu, car bientôt le vieux bonhomme arriva avec une expression de lassitude et d'embarras sur son visage austère. – J'ai reçu un télégramme, monsieur Holmes. Je n'y comprends rien. Il le tendit à Holmes qui le lut à haute voix. « Venez tout de suite sans faute. Puis vous donner des renseignements sur votre récente perte. Elman, au presbytère. » – Expédié de Little Purlington à deux heures dix, dit Holmes. Little Purlington se trouve dans l'Essex, il me semble, non loin de Frinton. Hé bien ! naturellement, vous allez partir tout de suite ! Ce télégramme émane d'une personne responsable, le curé de l'endroit. Où est mon répertoire ? Voilà, nous l'avons. J. C. Elman, maître ès arts, habitant à Mossmoor, Little Purlington… L'indicateur, Watson, je vous prie ! – Il y a un train qui part à cinq heures vingt de Liverpool Street. – Parfait. Vous feriez mieux de l'accompagner, Watson. Il peut avoir besoin d'aide ou de conseils. Nous sommes parvenus à un tournant dans cette affaire. Mais notre client ne semblait pas du tout disposé à partir. – C'est complètement absurde, monsieur Holmes ! dit-il. Que peut savoir cet homme de ce qui m'est arrivé ? C'est du temps et de l'argent dépensés en pure perte ! – Il ne vous aurait pas télégraphié s'il n'avait du neuf à vous communiquer. Télégraphiez immédiatement que vous partez pour Little Purlington. – Je ne crois pas que je vais y aller. Holmes prit son air le plus sévère. – Vous produiriez sur la police et sur moi-même la pire impression, monsieur Amberley, si, lorsqu'une piste aussi évidente se révèle, vous refusiez de la suivre. Nous devrions alors penser que vous ne tenez pas beaucoup à approfondir cette enquête. Notre client parut horrifié. – Oh ! j'irai évidemment si vous le prenez ainsi ! dit-il. À première vue, il semble absurde que cet ecclésiastique sache quoi que ce soit, mais si vous croyez… – Oui, je le crois ! interrompit Holmes avec emphase. Il me prit à part avant que nous partions et me donna un conseil qui montrait l'importance qu'il attachait à cette démarche. – Ce qui compte, c'est qu'il parte ! me chuchota-t-il. S'il s'échappe, ou s'il rentre, filez à la poste la plus proche, et envoyezmoi un simple mot : « Décampé. » Je m'arrangerai pour qu'il m'atteigne où je serai. Little Purlington n'est pas d'un accès facile, car il est situé sur une voie secondaire. Le souvenir que j'ai gardé de mon voyage n'est pas désagréable : il faisait beau et chaud, le train roulait avec lenteur, mon compagnon de route ne soufflait mot, sauf pour lancer par intermittence une remarque sardonique sur la stupidité de ce voyage. Devant la gare, nous louâmes une voiture qui nous emmena jusqu'au presbytère, à plus de trois kilomètres. Nous fûmes reçus par un ecclésiastique solennel, imposant, presque majestueux. Notre télégramme était posé sur son bureau. – Hé bien ! messieurs, nous dit-il, que puis-je faire pour votre service ? – Nous sommes venus, expliquai-je, à la suite de votre télégramme. – Mon télégramme ? Je ne vous ai pas télégraphié ! – Je veux parler du télégramme que vous avez expédié à M. Josiah Amberley au sujet de sa femme et de son argent. – Si c'est une plaisanterie, monsieur, elle me paraît d'un goût douteux ! répondit l'ecclésiastique d'un ton sec. Je n'ai jamais entendu prononcer le nom de ce gentleman, et je n'ai télégraphié à personne. Notre client et moi, nous nous regardâmes avec stupéfaction. – Peut-être y a-t-il erreur ? dis-je. N'y aurait-il pas ici deux presbytères ? Voici le télégramme que nous avons reçu : il est signé Elman et daté du presbytère. – Il n'y a qu'un presbytère, monsieur, et un seul curé. Ce télégramme est un faux abominable, dont la police aura à connaître. En attendant, je ne vois pas pourquoi nous prolongerions cet entretien. M. Amberley et moi, nous nous retrouvâmes sur la route qui traversait le village probablement le plus primitif de l'Angleterre. Nous nous rendîmes au bureau de poste, mais il était déjà fermé. Cependant il y avait le téléphone à la petite auberge en face de la gare ; j'obtins Holmes au bout du fil ; mon ami partagea notre étonnement. – Très bizarre ! fit la voix lointaine. Très intéressant ! Je crains, mon cher Watson, qu'il n'y ait pas de train ce soir pour rentrer. Je vous ai bien involontairement condamné aux horreurs d'une auberge de campagne. Toutefois vous avez la nature, Watson, la nature et Josiah Amberley. Vous pourrez être en pleine communion avec les deux. J'entendis son petit rire quand il raccrocha. Je ne tardai pas à m'apercevoir que la réputation d'avarice de mon compagnon n'était pas usurpée. Il avait grommelé sur la dépense occasionnée par le voyage, il avait voulu voyager en troisième classe, le lendemain matin il contesta le détail de la note d'hôtel. Quand nous arrivâmes enfin à Londres, il était difficile de dire lequel de nous deux était de plus mauvaise humeur. – Vous feriez mieux de passer par Baker Street, lui dis-je. M. Holmes peut avoir de nouvelles instructions à vous donner. – Si elles valent les dernières, je ne vois pas à quoi elles pourraient me servir ! répondit Amberley en ricanant. Néanmoins il m'accompagna. J'avais déjà averti Holmes par télégramme de l'heure de notre arrivée, mais nous trouvâmes un message nous informant qu'il nous attendait à Lewisham. À cette surprise en succéda une autre. Nous découvrîmes qu'il n'était pas seul dans le petit salon de notre client. Un homme au visage grave, impassible, était assis à côté de lui ; il avait des lunettes teintées et une épingle de cravate maçonnique. – Je vous présente mon ami, M. Barker ! annonça Holmes. Il s'est intéressé également à votre affaire, monsieur Amberley, bien que nous ayons travaillé séparément. Mais nous avons tous deux la même question à vous poser ! M. Amberley s'assit pesamment. Il sentait l'imminence d'un danger. Je le devinai à ses yeux tirés et à sa physionomie agitée. – Quelle est cette question, monsieur Holmes ? – Simplement celle-ci : qu'avez-vous fait des cadavres ? L'homme bondit en poussant un cri. Ses mains osseuses battirent l'air. Il avait la bouche ouverte. Pendant un moment il ressembla à un très vilain rapace. En un éclair, nous eûmes la vision du véritable Josiah Amberley, démon dont l'âme était aussi tordue que le corps. Quand il retomba sur son siège, il porta une main à sa bouche comme pour étouffer un accès de toux. Holmes bondit comme un tigre, l'empoigna par la gorge et lui courba le cou jusqu'à ce que son visage touchât presque le plancher. Une pilule blanche s'échappa des lèvres du monstre. – Pas de raccourcis, Josiah Amberley ! Les choses doivent suivre leur cours normal et régulier. Alors, Barker ? – Un fiacre attend à la porte, répondit notre compagnon. – Nous ne sommes qu'à quelques centaines de mètres du commissariat. Je vais vous accompagner. Vous pouvez rester ici, Watson. Je serai de retour avant une demi-heure. Le vieux marchand de couleurs avait la force d'un lion dans la moitié supérieure de son corps ; mais entre les mains de deux sportifs expérimentés, il était réduit à l'impuissance. Il eut beau se débattre, il fut traîné jusqu'au fiacre et je pris ma faction solitaire dans cette maison sinistre. Holmes revint peu après en compagnie d'un jeune et élégant inspecteur de police. – J'ai laissé Barker veiller aux formalités, me dit Holmes. Vous ne connaissiez pas encore Barker, Watson ? C'est mon grand concurrent sur la côte du Surrey. Quand vous m'avez parlé d'un homme brun et de haute taille, je n'ai pas eu de mal à compléter le portrait. Il a plusieurs bonnes affaires à son actif, n'est-ce pas, inspecteur ? – Il est en effet intervenu à plusieurs reprises, répondit l'inspecteur avec quelque réserve. – Oui, ses méthodes ne sont pas toujours régulières. Les miennes non plus. Mais les irréguliers sont parfois utiles, vous savez ! Vous, par exemple, avec votre avertissement réglementaire que tout ce qu'il dirait pourrait être utilisé contre lui, vous n'auriez jamais arraché à ce bandit le début d'une confession. – Peut-être que non. Mais nous y serions arrivés tout de même, monsieur Holmes. Ne croyez pas que nous n'avions pas notre opinion sur l'affaire et que nous n'aurions pas arrêté ce bonhomme ! Vous nous excuserez si nous ne sommes guère contents lorsque vous intervenez avec des méthodes que nous ne pouvons pas employer, et que vous nous privez du crédit que nous aurions tiré d'un succès plus tardif. – Je ne vous retirerai aucun crédit, MacKennon ! Je vous affirme qu'à partir de maintenant je m'efface. Quant à Barker, il n'a fait que ce que je lui ai dit de faire. L'inspecteur sembla considérablement soulagé. – C'est très chic de votre part, monsieur Holmes. La louange ou le blâme vous importent peu sans doute, mais pour nous c'est très différent, quand la presse commence à poser des questions. – D'accord ! Mais comme de toute manière la presse pose des questions, il vaut mieux avoir les réponses toutes prêtes. Que direz-vous, par exemple, si un reporter intelligent vous demande les points précis qui ont éveillé vos soupçons et qui vous ont finalement convaincu de la réalité des faits ? L'inspecteur fut embarrassé. – Nous ne semblons pas tenir encore la réalité des faits, monsieur Holmes. Vous dites que le prisonnier, en présence de trois témoins, a pratiquement avoué, en essayant de se suicider, qu'il avait assassiné sa femme et l'amant de celle-ci. Quels autres faits possédez-vous ? – Avez-vous prévu une perquisition ? – Trois agents sont en route. – Alors vous aurez bientôt le fait le plus évident de tous. Les cadavres ne peuvent pas être bien loin. Fouillez les caves et le jardin. Ce ne devrait pas être trop long de remuer les endroits les plus vraisemblables. Cette maison est plus ancienne que les canalisations d'eau. Il doit donc y avoir quelque part un puits hors d'usage. Essayez votre chance de ce côté. – Mais comment l'avez-vous deviné, et comment le crime a-til été commis ? – Je vous montrerai d'abord comment il a été commis. Ensuite je vous fournirai les explications qui vous sont dues, à vous et à mon très patient ami dont l'assistance m'a été constamment inestimable. Mais en premier lieu, je voudrais vous éclairer sur la mentalité de cet individu. Elle est assez particulière, au point que je crois qu'il atterrira plus vraisemblablement à Broadmoor que sur l'échafaud. Il possède à un degré élevé cette sorte d'esprit qui caractérise plutôt le tempérament d'un Italien du Moyen Âge que celui d'un Anglais d'aujourd'hui. C'était un avare redoutable ; il s'est rendu tellement odieux par ses mesquineries qu'il a fait de sa femme une proie toute prête pour le premier aventurier venu. Ce personnage s'est présenté sous la personne du médecin joueur d'échecs. Amberley excellait aux échecs : ce qui dénotait, Watson, une intelligence capable de concevoir des plans. Comme tous les avares, il était jaloux ; sa jalousie est devenue une obsession poussée à la frénésie. À tort ou à raison, il a soupçonné une intrigue amoureuse. Il a décidé de se venger, et il a manigancé son projet avec une habileté diabolique. Venez ! Holmes nous mena dans le couloir d'un pas aussi assuré que s'il avait vécu dans la maison, et il s'arrêta devant la porte ouverte de la chambre forte. – Pouah ! Quelle affreuse odeur de peinture ! s'écria l'inspecteur. – Vous venez de tomber sur notre premier indice, dit Holmes. Vous pouvez remercier le docteur Watson qui avait remarqué l'odeur sans toutefois en déduire la raison. Voilà ce qui m'a mis le pied sur la piste. Pourquoi cet homme, à un pareil moment, remplissait-il sa maison d'odeurs fortes ? Évidemment afin de masquer une autre odeur qu'il voulait dissimuler : une odeur coupable, qui aurait éveillé des soupçons. Puis je pensai à cette chambre que vous voyez, avec sa porte en fer et ses volets à toute épreuve : une chambre hermétiquement close. Reliez ces deux faits ! où mènent-ils ? Je ne pouvais en décider qu'en examinant moi-même la maison. J'étais déjà certain que l'affaire était grave ; car j'avais pris mes renseignements au Haymarket Théâtre (autre information donnée par le docteur Watson, à qui rien n'échappe) et j'avais reçu l'assurance que ni le 30 ni le 32 du rang B du balcon n'avaient été occupés ce soir-là. Amberley n'était donc pas allé au théâtre ; son alibi tombait à l'eau. Il a commis une grosse erreur en permettant à mon astucieux ami de relever le numéro du fauteuil qu'il avait loué pour sa femme. La question qui se posait maintenant était de savoir comment je pourrais examiner les lieux. J'ai envoyé un agent dans un village impossible, et j'ai fait convoquer mon bonhomme à une heure telle qu'il ne pouvait pas rentrer le jour même. Pour prévenir tout accident, le docteur Watson l'a accompagné. J'avais pris le nom du curé, bien sûr, dans le répertoire des ecclésiastiques. Est-ce clair ? – C'est formidable ! répondit l'inspecteur. – Ne redoutant aucune interruption, je me suis mis en demeure de cambrioler la maison. Le cambriolage m'a toujours tenté, mais je ne m'y suis livré qu'en de rares occasions… Dommage ! J'aurais pu me faire un nom chez les gangsters… Observez bien ce que j'ai découvert. Voyez-vous le tuyau du gaz qui court le long de la bordure ? Très bien. Il grimpe dans l'angle du mur, et il y a un robinet ici dans le coin. Le tuyau se prolonge dans la chambre forte, comme vous pouvez le constater, et aboutit à cette rose de plâtre au centre du plafond, où il est dissimulé par l'ornementation. Cette extrémité du tuyau n'est pas bouchée. A n'importe quel moment, en tournant le robinet de l'extérieur, la chambre pouvait être inondée de gaz. Avec la porte et les volets clos, avec le robinet ouvert, je ne donnerais pas deux minutes de vie à quiconque se trouvant enfermé à l'intérieur. Par quelle ruse infernale les a-t-il attirés là-dedans ? Cela je l'ignore. Mais une fois pris au piège, ils ont été à sa merci. L'inspecteur examina le tuyau avec intérêt. – L'un de nos agents a noté une odeur de gaz, dit-il. Mais bien entendu la porte et la fenêtre étaient ouvertes, et la peinture déjà commencée. Il s'était mis juste la veille à repeindre, nous a-t-il dit. Et quoi encore, monsieur Holmes ? – Hé bien ! il s'est produit un incident imprévu. À l'aube, je m'éloignais par la fenêtre de la cuisine quand j'ai senti une main me prendre à la gorge, et une voix une m'a dit : » – Alors, mon gaillard, que faites-vous ici ? » Quand j'ai pu tourner la tête, j'ai reconnu les lunettes teintées de mon ami et concurrent M. Barker. C'était une curieuse rencontre ; nous en avons bien ri, je crois… Je pense qu'il avait été prié par la famille du docteur Ernest de procéder à quelques vérifications, et il en était venu à la même conclusion que moi. Depuis quelques jours il surveillait la maison, et il avait repéré le docteur Watson au nombre des visiteurs suspects. Il lui était difficile d'arrêter Watson, mais, quand il a vu un homme s'échapper par la fenêtre de la cuisine, il n'a pas pu se retenir. Je lui ai donc fait part de mes découvertes, et nous avons poursuivi l'affaire ensemble. – Pourquoi lui ? Pourquoi pas nous ? – Parce que j'avais l'intention de procéder à la petite expérience qui s'est révélée si concluante. J'avais peur que vous ne m'eussiez refusé d'aller aussi loin. L'inspecteur sourit. – Hé bien ! nous ne vous l'aurions peut-être pas refusé ! Je crois que j'ai votre parole, monsieur Holmes, que vous vous dégagez personnellement de l'affaire à présent, et que vous nous communiquerez tous vos résultats ? – Certainement. C'est mon habitude. – Hé bien ! au nom de la police officielle, je vous remercie ! Telle que vous nous avez présenté l'affaire, elle semble claire ; mais il y a encore les cadavres à trouver. – Je vais vous montrer un petit lambeau de preuve, dit Holmes. Je suis sûr qu'Amberley lui-même ne l'a pas vu. Vous n'obtiendrez de résultats, inspecteur, que si vous vous mettez toujours à la place de l'autre et si vous réfléchissez à ce que vous auriez fait dans son cas. Cette méthode requiert de l'imagination, mais elle est payante. Voyons, supposez que vous soyez enfermé dans cette petite pièce, que vous n'ayez que deux minutes à vivre, mais que vous teniez à faire match nul avec le démon en train de se moquer de vous de l'autre côté de la porte. Que feriez-vous ? – J'écrirais un message. – Voilà ! Vous auriez aimé que le public sût comment vous étiez mort. Mais vous n'auriez pas écrit sur du papier. Un papier se voit trop. Par contre, un œil exercé pourrait apercevoir ce que vous écririez sur le mur. Or, regardez ! Juste au-dessus du rebord est écrit au crayon rouge : « Nous av… » Voilà tout. – Que pensez-vous de cette inscription ? – Elle n'est qu'à trente centimètres au-dessus du plancher. Le pauvre diable était déjà étendu et agonisant quand il l'a écrite. Il a perdu connaissance avant d'avoir achevé sa phrase. – Il voulait écrire : « Nous avons été assassinés » ! – Je la traduis aussi de cette façon. Si vous trouvez sur le cadavre un crayon rouge… – Oh ! nous le chercherons ! Mais ces titres, ces valeurs ? Il n'y a pas eu le moindre cambriolage ! Et pourtant il les possédait ! Nous l'avons vérifié. – Vous pouvez être certain qu'il les a cachés en lieu sûr. Quand toute l'affaire aurait sombré dans l'oubli, il les aurait subitement retrouvés, il aurait annoncé que le couple coupable s'était repenti et lui avait renvoyé le butin… – Vous avez réponse à tout ! fit l'inspecteur. Bien entendu, il était obligé de nous alerter ; mais ce que je ne comprends pas, c'est qu'il se soit adressé à vous. – Simple gloriole ! dit Holmes. Il se sentait si malin, si sûr de lui, qu'il se croyait invulnérable. Il pouvait dire aux voisins : « Voyez ! J'ai consulté non seulement la police, mais même Sherlock Holmes ! » L'inspecteur se mit à rire. – Nous vous pardonnerons ce « même », monsieur Holmes ! Car vous avez réussi là un chef-d'œuvre ! Deux jours plus tard, mon ami me tendit un exemplaire du bihebdomadaire North Surrey Observer. Sous une série de manchettes flamboyantes qui commençaient par « L'horreur du Havre » et se terminaient par « Un brillant succès de la police », s'allongeait une colonne serrée qui donnait le compte rendu chronologique de l'affaire. Le dernier paragraphe était typique. Je lus : « La perspicacité remarquable avec laquelle l'inspecteur MacKennon déduisit de l'odeur de peinture qu'une autre odeur, celle du gaz par exemple, avait pu passer inaperçue ; la déduction hardie que la chambre forte pouvait être aussi la chambre de la mort ; l'enquête subséquente qui aboutit à la découverte des cadavres dans un puits hors d'usage habilement dissimulé sous une niche à chien, voilà bien l'exemple digne d'illustrer dans l'histoire du crime l'intelligence de nos détectives professionnels. » – Bah ! MacKennon est un brave type, commenta Holmes avec un sourire indulgent. Vous pourrez néanmoins classer cette affaire dans nos archives, Watson. Un jour ou l'autre vous raconterez sa véritable histoire. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois-Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE MYSTÈRE DE LA VALLÉE DE BOSCOMBE Les aventures de Sherlock Holmes (octobre 1891) Le mystère de la vallée de Boscombe Nous étions en train de déjeuner un matin, ma femme et moi, quand la bonne apporta une dépêche. Émanant de Sherlock, elle était ainsi libellée : « Avez-vous des jours disponibles ? On vient de me télégraphier de l'ouest de l'Angleterre au sujet de la tragédie de la vallée de Boscombe. Serais content si pouviez venir avec moi. Climat et site parfaits. Pars de Paddington par train 11 h 15. » – Qu'en dites-vous, chéri ? dit ma femme en me regardant. Irez-vous ? – Je ne sais pas trop. J'ai une liste de visites assez longue à présent. – Oh ! Amstruther ferait votre travail. Vous avez l'air un peu pâle depuis quelque temps. Je pense que le changement vous sera bénéfique ; et puis, vous portez toujours tellement d'intérêt aux enquêtes de M. Holmes ! – Quand on songe à ce que j'ai gagné dans l'une de ces enquêtes, je serais un ingrat s'il en était autrement ; mais si je dois y aller, il faut que je fasse ma valise tout de suite car je n'ai qu'une demi-heure. Mon expérience de la vie des camps en Afghanistan avait tout au moins eu pour résultat de faire de moi un voyageur prompt à se préparer. Je n'avais besoin que de quelques objets très simples, de sorte qu'avant l'heure fixée je roulais en fiacre avec ma valise vers la gare de Paddington. Sherlock Holmes faisait les cent pas sur le quai. Sa grande et maigre silhouette semblait encore plus grande et plus maigre en raison du long manteau de voyage, et de la casquette en drap qui lui serrait la tête. – C'est vraiment très aimable de votre part de venir Watson, dit-il. Cela me fait une telle différence d'avoir avec moi quelqu'un sur qui je puis compter absolument. L'aide qu'on trouve sur place est toujours ou insignifiante, ou réticente. Si vous voulez bien garder les deux places de coin, je vais prendre les billets. Mis à part l'immense brassée de journaux qu'Holmes emporta avec lui, nous eûmes tout le compartiment pour nous seuls. Jusqu'à ce que nous ayons dépassé Reading, il tourna, retourna et lut les quotidiens, ne s'interrompant que pour prendre des notes et pour réfléchir. Puis, d'un geste soudain, il fit du tout un énorme ballot qu'il jeta dans le filet. – Avez-vous entendu parler de cette affaire ? demanda-t-il. – Pas un seul mot, je n'ai pas vu les journaux ces jours-ci. – La presse londonienne n'en a pas eu des comptes rendus bien complets. Je viens de parcourir toutes les dernières éditions afin d'en bien posséder tous les détails. Il semble, à ce que je vois, que ce soit une de ces affaires toutes simples, qui sont si difficiles. – Ce que vous dites paraît un peu paradoxal. – Mais c'est profondément vrai. La singularité constitue presque invariablement une piste. Plus un crime est dénué de caractère distinctif, plus il est ordinaire, et plus il est difficile d'en trouver les auteurs. Dans le cas présent, cependant, on a très sérieusement mis en cause le fils de la victime. – Il s'agit donc d'un assassinat ? – Eh bien ! on le suppose. Je ne considérerai aucun point comme acquis, tant que je n'aurai pas eu l'occasion de l'étudier moi-même. Je vais vous expliquer succinctement où en sont les choses, autant que j'aie pu le comprendre. « La vallée de Boscombe est un coin provincial qui se trouve non loin de Ross, dans le comté du Herefordshire. Le plus grand propriétaire terrien de cette région est un certain M. John Turner, qui a gagné son argent en Australie et qui est revenu au pays, il y a quelques années. Une des fermes qu'il possédait, celle d'Hatherley, était louée à M. Charles Mac Carthy, lui aussi un ancien d'Australie. Les deux hommes s'étaient connus aux colonies, rien d'extraordinaire à ce fait sinon qu'en revenant se fixer en Angleterre ils avaient cherché à demeurer aussi près que possible l'un de l'autre. Selon toute apparence, Turner était le plus riche des deux ; Mac Carthy devint donc son locataire, mais pourtant, ils vivaient, semble-t-il, sur un pied de parfaite égalité, car ils étaient souvent ensemble. Mac Carthy avait un fils, un gars de dix-huit ans, et Turner une fille unique du même âge ; tous deux étaient veufs. Ils paraissent avoir évité la société des familles anglaises du voisinage et avoir mené une existence très retirée, bien que les deux Mac Carthy, amateurs de sport, fréquentassent souvent les hippodromes de la région. Les Mac Carthy avaient deux domestiques, un homme et une servante. Les Turner avaient une domesticité plus importante, une demi-douzaine de visiteurs au moins. C'est là tout ce que j'ai pu recueillir concernant les familles. Voyons maintenant les faits. « Le 3 juin – c'est-à-dire lundi dernier – Mac Carthy quitta sa maison d'Hatherley vers trois heures de l'après-midi et s'en alla, à pied, vers l'étang de Boscombe qui est un petit lac formé par le débordement du fleuve qui coule dans la vallée de Boscombe. Le matin, il était allé à Ross avec son domestique et il avait dit à celui-ci qu'il était obligé de se presser, car il avait à trois heures un rendez-vous important. De ce rendez- vous il n'est point revenu vivant. « De la ferme d'Hatherley à l'étang de Boscombe, il y a un quart de mile et deux personnes l'ont vu lorsqu'il traversait la propriété. L'une était une vieille femme dont on ne dit pas le nom, l'autre était William Cronder, garde-chasse au service de M. Turner. Ces deux témoins déclarent que Mac Carthy était seul. Le garde-chasse ajoute que quelques minutes après avoir vu passer M. Mac Carthy, il a vu son fils, M. James Mac Carthy, qui, un fusil sous le bras, suivait la même direction. À ce qu'il croit, le père était encore bel et bien en vue à ce moment- là et le fils le suivait. Il n'y pensa plus avant qu'il n'apprît, le soir, la tragédie qui s'était déroulée. « Les deux Mac Carthy ont encore été aperçus après le moment où William Cronder, le garde-chasse, les a perdus de vue. L'étang de Boscombe est entouré de bois épais, avec tout juste une bordure d'herbe et de roseaux sur sa rive. Une fille de quatorze ans, Patience Moran, la fille du gardien du domaine de la vallée de Boscombe, se trouvait en train de cueillir des fleurs dans un de ces bois. Elle déclare que, pendant qu'elle était là, elle a vu, à l'orée du bois et tout près du lac, M. Mac Carthy et son fils qui semblaient se quereller violemment. Elle a entendu le vieux Mac Carthy employer un langage très vif en s'adressant à son fils et elle a vu celui-ci lever la main comme pour frapper son père. Leur violence lui fit tellement peur qu'elle prit la fuite et, quand elle est arrivée chez elle, elle a dit à sa mère qu'elle avait laissé les deux Mac Carthy en train de se disputer près de l'étang de Boscombe et qu'elle craignait fort qu'ils ne fussent sur le point d'en venir aux mains. À peine avait-elle prononcé ces mots que le jeune Mac Carthy arrivait en courant au pavillon et annonçait qu'il avait trouvé son père mort dans le bois. Il venait demander de l'aide au gardien. Il était bien surexcité, il n'avait ni son fusil, ni son chapeau et on remarqua que sa main droite et sa manche étaient tachées de sang. En le suivant, on trouva le cadavre de son père étendu sur le gazon, près de l'étang. Les blessures étaient telles qu'elles pouvaient très bien avoir été faites par la crosse du fusil du fils, que l'on trouva dans l'herbe à quelques pas du corps. Étant donné ces circonstances, le jeune homme fut immédiatement arrêté et, l'enquête de mardi ayant abouti à un verdict de meurtre, on l'a en conséquence conduit à Ross, devant les magistrats, qui vont envoyer l'affaire aux prochaines assises. Voilà les faits essentiels, tels qu'ils ressortent de l'enquête du coroner et de l'exposé fait au tribunal. – On pourrait difficilement imaginer un crime plus abominable, remarquai-je, et si jamais les preuves indirectes fournies par les circonstances ont désigné un coupable, c'est bien en ce cas. – Les preuves indirectes tirées des circonstances sont très sujettes à caution, répondit Holmes, pensif. Elles peuvent avoir l'air d'indiquer nettement une chose, et puis, si l'on change un peu de point de vue, il arrive qu'on constate qu'elles indiquent, de façon non moins nette, quelque chose de tout à fait différent. Il faut avouer pourtant, que le cas du jeune homme semble excessivement grave et qu'il est certes bien possible qu'il soit coupable. Il y a pourtant plusieurs personnes dans le voisinage, et parmi elles Mlle Turner, la fille du propriétaire voisin, qui croient à son innocence et qui ont engagé Lestrade – vous vous le rappelez, il fut mêlé à L'Étude en rouge – pour mener une enquête qui lui soit favorable. Lestrade, assez embarrassé, s'en est remis à moi et voilà pourquoi deux messieurs entre deux âges volent dans la direction de l'ouest à cinquante milles à l'heure, au lieu de digérer tranquillement leur déjeuner chez eux. – J'ai bien peur, dis-je, qu'avec des faits si évidents vous ne récoltiez guère de gloire dans cette affaire. – Il n'y a rien de plus trompeur qu'un fait évident, répondit-il en riant. En outre, il se peut que nous découvrions par hasard d'autres faits qui, peut-être, n'ont nullement été évidents pour M. Lestrade. Vous me connaissez trop bien pour aller croire que je me vante lorsque je dis que je confirmerai sa théorie, ou la détruirai par des moyens qu'il est, pour sa part, absolument incapable d'employer, voire de comprendre. Pour prendre à portée de ma main le premier exemple venu, il m'apparaît clairement que, dans votre chambre à coucher, la fenêtre est du côté droit ; pourtant je me demande si M. Lestrade aurait remarqué une chose aussi évidente que celle-là. – Comment diable ?… – Mon cher ami, je vous connais bien. Je sais l'élégance militaire qui vous caractérise. Vous vous rasez tous les matins et, en cette saison, vous vous rasez à la lumière du jour mais, puisque votre barbe est de moins en moins parfaitement rasée à mesure que l'on examine le côté gauche – tant et si bien qu'elle est positivement négligée quand on tourne l'angle de la mâchoire – il est de toute évidence que ce côté est, chez vous, moins bien éclairé que l'autre ! Je ne saurais en effet supposer qu'un homme doué de vos habitudes, lorsqu'il se contemple sous un éclairage uniforme, se contente d'un résultat pareil. Je ne vous cite cela que comme un exemple banal d'observation et de déduction, mais c'est ce en quoi consiste mon métier et il est très possible qu'il me soit utile au cours de l'enquête qui nous attend. Il reste encore un ou deux points de moindre importance qui ressortent des recherches antérieures et qui méritent quelque attention. – Quels sont-ils ? – Il paraît que l'arrestation n'a pas eu lieu tout de suite, mais après le retour à la ferme d'Hatherley. Lorsque l'inspecteur de police informa le jeune homme qu'il était prisonnier, il remarqua qu'il n'était pas surpris de l'apprendre, et qu'il n'avait que ce qu'il méritait. Cette observation eut naturellement pour effet de chasser toute espèce de doute de l'esprit des jurés. – C'était un aveu ! m'écriai-je. – Non, car tout de suite après, il a protesté de son innocence. – En conclusion de tant d'infamies, cette remarque devenait tout au moins très suspecte. – Au contraire, c'est la plus brillante éclaircie que je voie jusqu'à présent dans les nuages. Si innocent qu'il soit, il ne peut pas être sot au point de ne pas voir que les circonstances l'accablent lourdement. S'il avait eu l'air surpris de son arrestation, ou s'il avait feint de s'en indigner, j'aurais regardé le fait comme grandement suspect, parce qu'une surprise ou une colère de ce genre, étant donné les circonstances, ne serait pas naturelle et pourrait apparaître comme la meilleure politique, adoptée après réflexion. Sa franche acceptation de la situation révèle, ou qu'il est innocent, ou qu'il possède une grande maîtrise de lui-même et une grande fermeté. Quant à sa remarque qu'il n'avait que ce qu'il méritait, elle n'était pas non plus extraordinaire, si vous considérez qu'il venait de se trouver auprès du cadavre de son père alors qu'il est hors de doute que, ce même jour, il avait oublié son devoir filial jusqu'à échanger des paroles violentes et même, suivant la fille dont le témoignage a une si grande importance, jusqu'à sembler sur le point de le frapper. Le reproche qu'il s'en faisait et le repentir dont témoigne sa remarque me paraissent dénoter un esprit sain plutôt qu'un individu coupable. Je hochai la tête et je remarquai : – On a pendu bien des hommes sur des témoignages beaucoup moins catégoriques. – C'est bien vrai. Et bien des hommes ont été pendus à tort. – Quel est le récit que le jeune homme fait des événements ? – Il n'est pas, je le crains, fort encourageant pour ses parti sans, bien qu'il y ait un ou deux points intéressants. Vous les trouverez ici, où vous pouvez les lire vous-même. Il tira du ballot un numéro du journal local et, après en avoir tourné une page, me montra du doigt le paragraphe dans lequel le malheureux jeune homme donnait sa propre version des événements. Je m'installai dans le coin du compartiment et le lus très soigneusement. En voici le texte : « M. James Mac Carthy, fils unique du défunt, fut alors appelé et témoigna de façon suivante : J'avais quitté la maison depuis trois jours et j'étais à Bristol. Je venais de rentrer dans la matinée de lundi dernier, le 3. Mon père était absent de la maison au moment de mon arrivée et la bonne m'informa qu'il était allé en voiture à Ross, avec John Cobb, le groom. Peu après mon retour, j'entendis les roues de la carriole dans la cour et, en regardant par la fenêtre, je le vis descendre et sortir rapidement de la cour, mais je ne vis point dans quelle direction il s'en allait. J'ai alors pris mon fusil et je suis parti faire un tour dans la direction de l'étang de Boscombe, avec l'intention de visiter la garenne qui est de l'autre côté. En chemin, j'ai vu William Cronder, le garde-chasse, ainsi qu'il l'a déclaré dans sa déposition, mais il s'est trompé en pensant que je suivais mon père. J'ignorais complètement que mon père était devant moi. Quand je me suis trouvé à une centaine de mètres environ de l'étang, j'ai entendu le cri “Hé ! Ho !”. C'était un signal dont nous nous servions ordinairement, mon père et moi. Je me suis donc pressé et je l'ai rejoint près de l'étang. Il a paru fort surpris de me voir et, assez rudement, il m'a demandé ce que je faisais là. Une conversation s'ensuivit, qui nous amena à un échange de mots très vifs et presque aux coups, car mon père était d'un caractère violent. Voyant que, dans sa colère, il ne se maîtrisait plus, je l'ai quitté et j'ai repris le chemin de la ferme d'Hatherley. Je n'avais toutefois pas fait plus de cent cinquante mètres quand j'entendis derrière moi un cri affreux qui me fit revenir sur mes pas en courant. J'ai trouvé mon père expirant sur le sol, la tête terriblement meurtrie. J'ai laissé tomber mon fusil et j'ai pris mon père dans mes bras, mais il est mort presque immédiatement. Je me suis agenouillé auprès de lui quelques minutes et je me suis rendu au pavillon de M. Turner, la maison la plus proche, pour y demander du secours. Je n'ai vu personne près de mon père quand je suis revenu et je n'ai aucune idée de la façon dont il a pu être blessé. Les gens ne l'aimaient pas beaucoup, parce qu'il était froid et cassant, mais, autant que je sache, il n'avait pas d'ennemis actifs. Je ne sais rien d'autre de l'affaire. Le Coroner. – Votre père ne vous a rien dit avant de mourir ? Le Témoin. – Il a marmonné quelques mots, mais je n'ai pu saisir qu'une allusion à un rat. Le Coroner. – Qu'avez-vous compris par là ? Le Témoin. – Ça n'avait pour moi aucun sens. J'ai cru qu'il délirait. Le Coroner. – Quel était le motif de cette dernière querelle entre votre père et vous ? Le Témoin. – Je préférerais ne pas répondre. Le Coroner. – C'est malheureusement mon devoir que de vous presser de répondre. Le Témoin. – Il m'est absolument impossible de vous le dire. Je peux vous affirmer que cela n'avait rien à voir avec la tragédie qui a suivi. Le Coroner. – La Cour en décidera. Je n'ai pas à vous faire observer que votre refus de répondre nuira considérablement à votre cause dans les poursuites qui pourront avoir lieu. Le Témoin. – Je dois pourtant refuser. Le Coroner. – Je comprends que le cri de “Hé ! Ho !” était un signal ordinaire entre vous et votre père ? Le Témoin. – En effet. Le Coroner. – Comment se fait-il alors qu'il ait proféré ce cri avant de vous voir et avant même de savoir que vous étiez revenu de Bristol ? Le Témoin, fortement démonté. – Je ne sais pas. Un Juré. – Vous n'avez rien vu qui ait éveillé vos soupçons quand vous êtes revenu sur vos pas, lorsque vous avez entendu le cri et que vous avez trouvé votre père mortellement blessé ? Le Témoin. – Rien de précis. Le Coroner. – Que voulez-vous dire par là ? Le Témoin. – J'étais si troublé et surexcité quand je me suis précipité dans la clairière que je ne pouvais penser à rien d'autre qu'à mon père. Pourtant, j'ai eu la vague impression que, tandis que je courais droit devant moi, il y avait quelque chose qui gisait sur le sol, à ma gauche. Ça m'a paru être quelque chose de gris, un vêtement quelconque ou un plaid, peut-être. Quand je me suis relevé d'auprès de mon père, je me suis retourné et je l'ai cherché. Il n'y était plus. Le Coroner. – Voulez-vous dire que cela avait disparu avant que vous n'alliez chercher du secours ? Le Témoin. – Oui, cela avait disparu. Le Coroner. – Vous ne sauriez dire ce que c'était ? Le Témoin. – Non, mais j'avais bien l'impression qu'il y avait quelque chose là. Le Coroner. – À quelle distance du corps ? Le Témoin. – A une douzaine de mètres, à peu près. Le Coroner. – Et à quelle distance de l'orée du bois ? Le Témoin. – À peu près autant. Le Coroner. – Alors, si on l'a enlevé, ce fut pendant que vous étiez à une douzaine de mètres ? Le Témoin. – Oui, mais le dos tourné à l'objet. Ainsi se termina l'interrogatoire du témoin. » – Je vois, dis-je en jetant un rapide coup d'œil au reste de la colonne du journal, que le coroner a plutôt été dur pour le jeune Mac Carthy. Il insiste, et non sans raison, sur la contradiction impliquée par le fait que son père lui a signalé sa présence avant qu'il ne l'ait vu, puis sur son refus de donner des détails sur sa conversation avec son père, et enfin sur la singularité des paroles du mourant. Tout cela, comme le remarque le coroner, constitue de lourdes charges contre le fils. Holmes rit doucement et s'étendit sur le siège garni de coussins. – Vous et le coroner, vous vous donnez bien du mal pour mettre en évidence les points mêmes qui militent le plus fortement en faveur du jeune homme. Ne voyez-vous pas que vous lui faites tour à tour l'honneur d'avoir trop d'imagination ou trop peu ? Trop peu, s'il n'a pas été capable d'inventer un motif de querelle qui lui aurait gagné la sympathie du jury ; trop, s'il a tiré de son propre fonds quelque chose d'aussi outré que l'allusion d'un mourant à un rat et l'incident de cette étoffe qui a disparu. Non, j'aborderai cette affaire en considérant que ce que dit ce jeune homme est vrai et nous verrons bien où nous conduira cette hypothèse. Mais j'ai là mon Pétrarque de poche, je ne dirai plus un mot à propos de cette enquête tant que nous ne serons pas sur les lieux. Nous déjeunons à Swindon, et je vois que nous y serons dans vingt minutes. Il était environ quatre heures quand, enfin, après avoir traversé la splendide vallée de la Stroude et passé au-dessus de la Severn étincelante et large, nous avons atteint la jolie petite ville de Ross. Un homme maigre, avec une figure de furet et l'air chafouin, nous attendait sur le quai. Malgré son long cachepoussière clair et les guêtres de cuir qu'il portait en hommage au milieu rustique, je n'eus aucune peine à reconnaître Lestrade de Scotland Yard. Il nous mena en voiture aux Armes d'Hereford, où il avait déjà retenu une chambre pour nous. – J'ai commandé une voiture, dit-il pendant que nous dégustions une tasse de thé. Connaissant votre tempérament actif, je sais que vous ne serez heureux qu'une fois sur les lieux du crime. – C'est très gentil et très flatteur de votre part, répondit Holmes, mais nous n'irons pas et c'est uniquement une question de pression atmosphérique. Lestrade eut l'air fort étonné. – Je ne vous suis pas tout à fait, dit-il. – Que dit le thermomètre ? Trois degrés au-dessous de zéro, à ce que je vois. Pas de vent, pas un nuage au ciel. J'ai un plein étui de cigarettes qui ne demandent qu'à être fumées et ce canapé est bien supérieur aux horreurs qu'on trouve d'ordinaire dans les auberges de campagne. Je ne pense pas que je me serve de la voiture ce soir. Lestrade sourit, indulgent. – Vous avez sans doute déjà tiré vos conclusions d'après les journaux, dit-il. La chose crève les yeux, et plus on l'approfondit, plus ça devient clair. Cependant, vous ne sauriez opposer un refus à une dame, surtout à une dame aussi décidée. Elle a entendu parler de vous et veut à toute force votre opinion, bien que je lui aie dit et redit qu'il n'y avait rien que vous puissiez faire que je n'eusse déjà fait. Mais… ma parole, voici sa voiture à la porte ! À peine avait-il achevé que se précipitait dans la pièce l'une des plus charmantes jeunes femmes que j'eusse jamais vue de ma vie. Ses yeux violets étincelaient et, en voyant ses lèvres entrouvertes et la teinte rose de ses joues, on devinait que sa réserve naturelle s'évanouissait devant le souci qui l'accaparait. – Oh ! monsieur Holmes ! s'écria-t-elle, très agitée, nous regardant l'un après l'autre, puis avec la promptitude de l'intuition féminine, arrêtant définitivement ses yeux sur mon compagnon. Je suis si contente que vous soyez venu ! Je suis descendue jusqu'ici pour vous le dire. Je sais que James n'est pas coupable. Je le sais et je veux que vous commenciez votre travail en le sachant, vous aussi. Ne vous laissez jamais aller à en douter. Nous nous connaissons depuis que nous sommes enfants, je connais ses défauts comme personne au monde ne les connaît, mais il a trop bon cœur pour faire du mal à une mouche. Une telle accusation est absurde quand on le connaît réellement. – J'espère que nous pourrons prouver son innocence, mademoiselle, dit Sherlock. Vous pouvez être sûre que je ferai tout mon possible. – Vous avez lu les dépositions. Vous êtes arrivé à une conclusion ? Vous n'y voyez pas une lacune, une fissure quelconque ? innocent ? Ne pensez-vous pas, vous-même, qu'il est – Je crois que c'est très probable. – Ah ! Vous l'entendez ? s'écria-t-elle en rejetant vivement la tête en arrière et en regardant Lestrade d'un air de défi. Vous entendez ? Lui me donne de l'espoir. Lestrade haussa les épaules. – J'ai peur, dit-il, que mon collègue n'ait été un peu prompt à former ses conclusions. – Mais il a raison. Oh ! je sais qu'il a raison. James n'est pas coupable. Et quant à sa dispute avec son père, je suis sûre que s'il n'a pas voulu en parler au coroner c'est qu'elle me concernait. – De quelle façon ? demanda Holmes. – Ce n'est pas le moment de cacher quoi que ce soit. James et son père ont souvent été en désaccord à mon sujet. M. Mac Carthy désirait fort que nous nous mariions. James et moi, nous nous sommes toujours aimés comme frère et sœur, mais, naturellement, il est jeune et connaît encore peu la vie.., et… et… eh bien !… il ne voulait pas encore en entendre parler. Alors il y avait des disputes et celle-ci, j'en suis sûre, était du nombre. – Et votre père ? demanda Holmes. Était-il favorable à cette union ? – Non, lui aussi y était opposé. À part M. Mac Carthy, personne n'en était partisan. Comme Holmes dirigeait sur elle un de ses regards perçants et perspicaces, une vive rougeur passa sur le visage jeune et frais de Mlle Turner. – Merci pour vos renseignements, dit Holmes. Pourrais-je voir votre père, demain ? – J'ai peur que le docteur ne le permette pas. – Le docteur ? – Oui, vous ne saviez pas ? Mon pauvre père n'a jamais été bien valide ces dernières années, mais cette affaire l'a complètement abattu. Il s'est alité et le Dr Willowe dit que ce n'est plus qu'une épave, que son système nerveux est ébranlé. De ceux qui ont connu mon père autrefois à Victoria, M. Mac Carthy était le seul survivant. – Ah ! À Victoria ! C'est important, ça. – Oui, aux mines. – Précisément, aux mines d'or où, si j'ai bien compris, M. Turner a fait sa fortune. – Oui, exactement. – Je vous remercie, mademoiselle Turner. Vous m'avez apporté une aide très sérieuse. – Vous me direz si vous avez des nouvelles demain ? Sans doute irez-vous à la prison voir James. Oh ! Si vous y allez, monsieur Holmes, dites-lui que je sais qu'il est innocent. – Je le lui dirai certainement, mademoiselle. – Il faut que je m'en aille maintenant, car papa est très malade et je lui manque beaucoup, quand je le quitte. Au revoir, et Dieu vous aide dans votre tâche ! Elle sortit de la pièce aussi vivement qu'elle y était entrée et nous entendîmes dans la rue le fracas des roues de sa voiture. – J'ai honte de vous, Holmes, dit Lestrade avec dignité après quelques minutes de silence. Pourquoi faire naître des espérances que vous serez obligé de décevoir ? Je ne pèche pas par excès de tendresse, mais j'appelle cela de la cruauté. – Je pense voir un moyen d'innocenter James Mac Carthy, répondit Holmes. Avez-vous un permis pour le voir en prison ? – Oui, mais seulement pour vous et moi. – Alors, je reviens sur ma résolution de ne pas sortir. Nous avons encore le temps de prendre un train pour Hereford et de le voir ce soir ? – Largement. – Allons-y donc. J'ai peur, Watson, que vous ne trouviez le temps long, mais je ne serai absent qu'une ou deux heures. Je descendis jusqu'à la gare avec eux et errai dans les rues de la petite ville pour revenir enfin à l'hôtel où, allongé sur un canapé, je tentai de m'intéresser à un roman. La mesquine intrigue était bien mince, toutefois, comparée au profond mystère dans lequel nous avancions à tâtons ; je constatai bientôt que mon attention quittait si constamment la fiction pour revenir à la réalité, qu'au bout du compte je lançai le roman à travers la pièce et m'absorbai tout entier dans la considération des événements du jour… À supposer que le récit de ce malheureux jeune homme fût absolument vrai, quel événement infernal, quelle calamité absolument imprévue et extraordinaire, avait donc pu survenir entre le moment où il avait quitté son père et l'instant où, ramené sur ses pas par les cris, il était revenu dans la clairière en courant ? Quelque chose de terrible avait eu lieu. Mais quoi ? La nature des blessures n'était-elle pas susceptible de révéler un détail quelconque à un médecin comme moi ? Sonnant un domestique, je lui demandai les hebdomadaires locaux qui donnaient le compte rendu in extenso de l'enquête. Dans son rapport, le chirurgien précisait que le tiers postérieur de l'os pariétal gauche et la moitié de l'os occipital avaient été brisés par un coup très lourd assené avec une arme contondante. Je marquai l'endroit sur ma propre tête. Évidemment, un coup de ce genre ne pouvait être porté que par-derrière. Jusqu'à un certain point, cette observation était favorable à l'accusé, puisque, au moment de leur querelle, ils étaient face à face. Toutefois, cela ne prouvait pas grand-chose, car le père avait pu se retourner avant que le coup ne tombât. Cela valait pourtant la peine d'y attirer l'attention d'Holmes. Il y avait aussi cette allusion singulière du mourant à un rat. Qu'est-ce que cela signifiait ? Ce ne pouvait être du délire. Une personne qui meurt d'un coup soudain ne délire généralement pas. Non, vraisemblablement, le vieillard tentait d'expliquer comment on l'avait tué. Mais qu'est-ce que cela pouvait vouloir dire ? Je me torturai l'esprit en quête d'une explication possible. Et encore cet incident de l'étoffe grise qu'avait vue le jeune Mac Carthy. Si la chose était vraie, l'assassin avait dû laisser tomber un vêtement quelconque, son pardessus sans doute, dans sa fuite, et il avait eu la témérité de revenir sur ses pas et de le reprendre pendant que le fils était agenouillé, le dos tourné, à une douzaine de pas de là. Quel enchevêtrement de mystères et d'improbabilités que tout cela ! L'opinion de Lestrade ne me surprenait pas, et pourtant j'avais tellement foi dans l'intuition de Holmes que je me refusais à abandonner tout espoir, et ce d'autant moins que chaque élément nouveau semblait renforcer mon ami dans sa conviction que le jeune Mac Carthy était innocent. Il était tard quand Sherlock Holmes revint, seul, car Lestrade avait pris ses quartiers en ville. – Le thermomètre n'a guère varié, remarqua-t-il en prenant un siège. Ce qu'il faut, c'est qu'il ne pleuve pas avant que nous allions sur le terrain. D'autre part comme il convient d'être très frais et très en forme pour une besogne aussi délicate que celle-là, je ne tenais pas à l'entreprendre alors que j'étais fatigué par un long voyage. J'ai vu le jeune Mac Carthy. – Et qu'en avez-vous appris ? – Rien. – Il n'a pu vous donner aucun éclaircissement ? – Absolument aucun. J'étais porté à croire tout d'abord qu'il savait qui avait fait le coup et qu'il couvrait l'assassin, homme ou femme, mais je suis maintenant convaincu qu'il est plus perplexe que n'importe qui. Le gaillard n'a pas l'esprit très prompt, bien qu'il soit beau garçon et, je crois, parfaitement droit. – Je ne saurais en tout cas admirer son goût, observai-je, si c'est vraiment un fait qu'il ne veut pas d'un mariage avec une jeune personne aussi charmante que Mlle Turner. – Ah ! Il y a là une histoire bien pénible. Le pauvre diable, il l'aime à la folie, il en perd la tête ; mais il y a à peu près deux ans, quand il n'était encore qu'un gamin, et avant qu'il ne connût bien Mlle Turner jeune fille, car elle a passé cinq ans en pension je ne sais où, est-ce que cet idiot n'est pas allé tomber entre les griffes de la serveuse d'un bar de Bristol qu'il a épousée clandestinement ! Personne n'en sait rien ; mais vous pouvez imaginer à quel point ce devait être affolant pour lui d'être tancé parce qu'il ne faisait point ce pour quoi il eût volontiers donné sa vie, tout en sachant que c'était absolument impossible. C'est bel et bien l'affolement en question qui lui faisait jeter les bras en l'air quand son père, lors de leur dernière rencontre, cherchait à le persuader de demander la main de Mlle Turner. D'un autre côté, il ne possédait aucun moyen de subvenir à ses propres besoins et son père qui, de l'avis unanime, était très dur, l'aurait jeté complètement par-dessus bord, s'il avait su la vérité… C'était avec la serveuse de bar, sa femme, qu'il venait de passer les trois jours précédant le crime et son père ignorait où il était. Notez bien ce point. Il a une grande importance. À quelque chose malheur est bon ! La serveuse, ayant appris par les journaux qu'il a des ennuis sérieux et qu'il risque d'être sans doute pendu, a pour sa part complètement renoncé à lui. Elle lui a écrit pour l'informer qu'elle a déjà un mari aux chantiers des Bermudes et qu'il n'existe, en réalité, aucun lien légal entre eux. Je crois que cette nouvelle a consolé le jeune Mac Carthy de tout ce qu'il a souffert. – Mais s'il est innocent, qui a commis le crime ? – Ah ! Qui ? Je voudrais attirer votre attention tout particulièrement sur deux points. Le premier, c'est que la victime avait un rendez-vous avec quelqu'un à l'étang et que ce quelqu'un ne pouvait être son fils, puisque le fils était absent et que le père ne savait pas quand il reviendrait. Le second point, c'est qu'on a entendu le défunt crier « Hé ! Ho ! » avant qu'il sût que son fils était revenu. Ça, ce sont les points cruciaux dont dépend toute l'enquête. Et maintenant, si vous le voulez bien, parlons littérature et laissons de côté pour demain les points sans importance. La pluie, comme Holmes l'avait prévu, ne tomba pas, et le matin éclatant brilla dans un ciel sans nuages. À neuf heures, Lestrade vint nous chercher avec la voiture et nous nous mîmes en route pour la ferme d'Hatherley et l'étang de Boscombe. – Il y a de graves nouvelles ce matin, dit Lestrade. On dit que M. Turner est si malade qu'on désespère. – Un homme d'âge mûr, sans doute ? dit Holmes. – Dans les soixante, mais sa constitution a été ébranlée par sa vie à l'étranger et depuis quelque temps sa santé décline. Cette affaire a eu sur lui un très mauvais effet. C'était un vieil ami de Mac Carthy et, il faut l'ajouter, son grand bienfaiteur, car j'ai appris qu'il lui abandonnait la ferme d'Hatherley sans réclamer aucune redevance. – Vraiment ! Voilà qui est intéressant, dit Holmes. – Oui. Il l'a aidé de cent autres façons. Tout le monde par ici parle de sa bonté pour lui. – Réellement ! Et cela ne vous paraît pas un peu singulier que ce Mac Carthy, qui semble avoir eu si peu de biens personnels et tellement d'obligations envers Turner, songeât encore, malgré cela, à marier son fils à la fille de Turner ? Le fait qu'elle est vraisemblablement l'héritière du domaine ne l'empêchait pas d'en parler avec une certitude écrasante, comme s'il n'y avait qu'à faire la proposition et que tout le reste eût suivi ! C'est d'autant plus étrange que nous savons que Turner lui-même ne voulait pas de ce mariage. La fille nous l'a dit. Vous n'en déduisez rien ? – Nous voici arrivés aux déductions et aux inductions, dit Lestrade en clignant de l'œil de mon côté. Je trouve, Holmes, qu'on a assez de mal à se débrouiller avec les faits, sans prendre notre vol avec les théories et l'imagination. – Vous avez raison, approuva Holmes posément, vous trouvez qu'on a de la peine à débrouiller les faits ? – En tout cas, j'en ai saisi un que vous paraissez trouver difficile à retenir, répliqua Lestrade en s'échauffant un peu. – Et lequel ? – Que Mac Carthy père est mort de la main de Mac Carthy fils, et que toutes les théories qui vont à l'encontre de ce fait sont de pures lubies, des rêvasseries au clair de lune. – Le clair de lune est une chose plus brillante que le brouillard, dit Holmes en riant. Mais, si je ne me trompe, voici à gauche la ferme d'Hatherley ? – Oui, c'est cela. C'était un vaste bâtiment d'aspect cossu, avec ses deux étages, son toit d'ardoises et ses murs gris semés de grandes taches de mousse. Les stores baissés et les cheminées qui ne fumaient pas lui donnaient toutefois un air de tristesse, comme si le poids de cette tragédie pesait encore sur lui. Nous nous présentâmes à la porte. Puis, à la requête de Holmes, la servante nous montra les chaussures que portait son maître au moment de sa mort, et aussi une paire de souliers qui appartenait au fils, bien que ce ne fût pas celle qu'il portait alors. Après les avoir mesurés très soigneusement en sept ou huit points différents, Holmes se fit conduire dans la cour, et de là nous suivîmes tous le sentier sinueux qui menait à l'étang de Boscombe. Quand il était lancé sur une piste comme celle-ci, Sherlock Holmes était transformé. Ceux qui n'ont connu que le raisonneur, le logicien tranquille de Baker Street, n'auraient jamais pu le reconnaître. Son visage tantôt s'enflammait, tantôt s'assombrissait. Son front se plissait de deux rides dures et profondes au-dessous desquelles ses yeux brillaient avec l'éclat de l'acier. Il penchait la tête, ses épaules se courbaient, ses lèvres se pinçaient et les muscles de son cou puissant saillaient comme des cordes. Ses narines semblaient dilatées par cette passion purement animale qu'est la chasse, et son esprit se concentrait si intégralement sur le but poursuivi que toute question ou remarque qu'on pouvait lui adresser frappait son oreille sans qu'il y prêtât attention, ou sans provoquer autre chose qu'un grognement d'impatience. Rapide et silencieux, il suivit le chemin qui traverse les prairies puis, par les bois, va jusqu'à l'étang de Boscombe. Le sol était humide et marécageux, comme l'est toute cette région, et il y avait de nombreuses traces de pas, tant sur le sentier que dans l'herbe courte qui le bordait de chaque côté. Tantôt Holmes se portait vivement en avant, tantôt il s'arrêtait net ; et une fois, il fit tout un petit détour et entra dans la prairie. Lestrade et moi marchions derrière lui, le détective avec un air d'indifférence et de mépris, alors que, moi, je ne quittais pas des yeux mon ami, car j'avais la conviction que chacun de ses gestes avait un but bien défini. L'étang de Boscombe est une petite nappe d'eau entourée de roseaux de quelque cinquante mètres de large, qui se trouve au point où les terres de la ferme de Hatherley bordent le parc particulier du riche M. Turner. Au-dessus des bois qui le longaient sur l'autre rive, nous pouvions voir les tourelles élancées qui indiquaient l'emplacement de la demeure de l'opulent propriétaire. Le long de l'étang, vers Hatherley, les bois étaient très épais, mais une étroite bande de terre détrempée, large de cinq ou six mètres, courait entre la rangée d'arbres et les roseaux du bord. Lestrade nous montra l'endroit précis où l'on avait trouvé le corps et, en fait, la terre était si humide que je pouvais voir nettement les traces qu'avait laissées le corps de l'homme abattu. Holmes, ainsi qu'en témoignaient l'ardeur de son visage et l'intensité de son regard, lisait encore bien d'autres choses dans cette herbe foulée. Il courait et virait comme un chien qui flaire une piste. Soudain, il s'en prit à mon compagnon : – Pourquoi êtes-vous allé dans l'étang ? – Je l'ai fouillé avec un râteau, pensant qu'il pourrait s'y trouver une arme ou un indice quelconque. Mais comment diable ?… – Assez, assez ! je n'ai pas le temps ! On le trouve partout, votre pied gauche légèrement tourné en dedans ! Une taupe même le verrait, et il se perd parmi les roseaux. Oh ! que la chose eût été simple, si je m'étais trouvé ici avant qu'ils ne viennent, comme un troupeau de buffles, patauger de tous côtés ! C'est ici que le gardien est venu avec les siens, près du corps : ils ont recouvert toutes les empreintes de pas à trois mètres à la ronde. Mais voici trois parcours distincts des mêmes empreintes. Il tira une loupe de sa poche, et s'allongea sur son imperméable pour mieux voir, sans cesser de parler, pour luimême plutôt que pour nous. – Voici les pas du jeune Mac Carthy. En deux occasions il marchait et une fois il courait, car les semelles sont profondément imprimées et les talons à peine visibles. Cela confirme son récit. Il a couru quand il a vu son père à terre. Et voici les pieds de son père alors qu'il allait et venait de-ci, de-là. Mais qu'est-ce que ceci ? C'est la crosse du fusil, alors que le fils restait là, à écouter. Et ça ? Ah ! ah ! Qu'avons-nous là ? Des bouts de souliers ! Des bouts de souliers ! Et carrés encore ! Des souliers tout à fait extraordinaires ! Ils vont, ils viennent, ils reviennent. Oui, bien sûr, pour le manteau. Et maintenant, d'où venaient-ils ? Il se mit à courir à droite et à gauche, tantôt perdant, tantôt retrouvant la piste, jusqu'au moment où nous fûmes à quelque distance de l'orée du bois et au pied d'un grand hêtre, le plus gros des arbres du voisinage. Holmes se dirigea vers l'autre côté du tronc et, une fois encore, s'aplatit avec un petit cri de satisfaction. Longtemps il resta là à retourner les feuilles et les brindilles sèches, à ramasser, pour le glisser dans une enveloppe, ce qui me parut être de la poussière. Il examina à la loupe non seulement le sol, mais même l'écorce de l'arbre, aussi haut qu'il pouvait atteindre. Une pierre rugueuse gisait dans la mousse ; il l'examina aussi soigneusement et la garda. Après quoi, en suivant un petit sentier à travers bois, il aboutit à la grand- route, où toutes les traces se perdaient. – Ç'a été une visite du plus vif intérêt, remarqua-t-il en revenant à son état normal. Je suppose que cette maison grise, à gauche, est celle du gardien. Je crois que je vais y aller dire deux mots à Moran et peut-être écrire un petit billet. Cela fait, nous pourrons repartir déjeuner. Vous pouvez regagner la voiture, je vous rejoins tout de suite. Il s'écoula à peu près dix minutes avant que nous ne remontions en voiture et que nous ne retournions à Ross ; Holmes tenait toujours la pierre qu'il avait ramassée dans le bois. – Ceci peut vous intéresser, Lestrade, dit-il, en la lui tendant. C'est avec cela que le crime a été commis. – Je n'y vois aucune trace. – Il n'y en a pas. – Alors, comment le savez-vous ? – L'herbe poussait sous cette pierre. Elle n'était là que depuis quelques jours. Il n'y avait aucune trace indiquant qu'on l'eût enlevée d'un endroit quelconque. Elle correspond bien aux blessures. Il n'y a pas trace d'une autre arme. – Et le meurtrier ? – C'est un homme grand, un gaucher, qui boite du pied droit ; il porte des souliers de chasse à semelles épaisses et un manteau gris ; il fume des cigares indiens et il a en poche un fume-cigare et un canif émoussé. Il y a encore quelques autres indices, mais ceux-là peuvent suffire à orienter nos recherches. Lestrade se mit à rire : – Je demeure sceptique, hélas ! Les théories, c'est très joli, mais nous avons affaire à un jury d'Anglais qui ont la tête dure. – Nous verrons, répondit Holmes avec calme. Travaillez selon votre méthode à vous, je travaillerai selon la mienne. Je serai très occupé cet après-midi et sans doute retournerai-je à Londres par le train du soir. – Et vous laisserez votre enquête inachevée ? – Non, achevée. – Mais le mystère ? – Éclairci. – Qui donc est le criminel ? – Le monsieur que j'ai décrit. – Mais qui est-ce ? – Ce ne sera sûrement pas difficile de le trouver. La région n'est pas tellement peuplée. Lestrade haussa les épaules : – Je suis un homme pratique, et je ne puis vraiment pas courir le pays à la recherche d'un gaucher qui boite. Je serais la risée de Scotland Yard. – Fort bien, dit Holmes tranquillement. Je vous aurai donné votre chance. Vous voici chez vous. Au revoir. Je vous laisserai un mot avant de m'en aller. Après avoir abandonné Lestrade à son domicile, nous nous rendîmes à l'hôtel, où le déjeuner était prêt. Holmes restait silencieux. Il semblait perdu dans ses pensées et son visage était empreint d'une expression pénible, celle de quelqu'un qui se trouve dans une situation angoissante. – Watson, dit-il, quand la table fut débarrassée, asseyez-vous là, sur cette chaise, et laissez-moi un instant vous prêcher un sermon. Je ne sais pas trop quoi faire et je voudrais votre avis. Allumez un cigare et laissez-moi développer ma pensée. – Je vous en prie, faites… – Eh bien ! Donc, en considérant cette affaire, il y a deux points dans le récit du jeune Mac Carthy qui nous ont tous les deux frappés sur-le-champ, bien qu'ils nous aient impressionnés, moi en sa faveur, et vous contre lui. L'un, c'était le fait que son père, suivant ce qu'il a dit, avait crié « Hé ! Ho ! » avant de le voir. L'autre, c'était cette singulière allusion du mourant à un rat. Il a marmonné plusieurs mots, vous le savez, mais ce fut là tout ce que l'oreille du fils put saisir. Or c'est de ce double point que nos recherches doivent partir et nous commencerons en supposant que ce que dit le jeune homme est absolument vrai. – Qu'est-ce que ce « Hé ! Ho ! » alors ? – De toute évidence il ne pouvait être à l'intention du fils. Le fils, pour ce que l'autre en savait, était à Bristol. Ce fut tout à fait par hasard qu'il se trouva à portée pour l'entendre. Le « Hé ! Ho ! » devait attirer l'attention de quelqu'un, n'importe qui, avec qui il avait rendez-vous. Mais « Hé ! Ho ! » est distinctement un cri australien et un cri qui est employé entre Australiens. Il a donc une forte présomption pour que la personne que Mac Carthy s'attendait à rencontrer à l'étang de Boscombe fût quelqu'un qui avait été en Australie. – Et le rat ? Sherlock Holmes tira de sa poche un papier plié et l'aplatit sur la table. – Ceci, dit-il, est une carte de la colonie de Victoria. Je l'ai demandée hier soir à Bristol par dépêche. Il posa la main sur une partie de la carte et demanda : – Que lisez-vous ici ? Je lus : Rat. – Et maintenant ? Il leva sa main. – Ballarat. – Exactement. C'est là le mot que l'homme a prononcé et dont le fils n'a saisi que la dernière syllabe. Il essayait de prononcer le nom de son assassin, un tel, de Ballarat. – C'est merveilleux ! m'écriai-je. – C'est évident. Et maintenant, vous le voyez, j'ai rétréci considérablement mon champ d'investigations. La possession d'un vêtement gris constitue, si l'on suppose exact le récit du fils, une troisième certitude. Nous sommes donc à présent sortis du vague absolu pour arriver à l'idée bien définie d'un Australien venu de Ballarat et qui porte un manteau gris. – Certainement. – Et d'un Australien qui était chez lui dans ce coin, car on ne peut s'approcher de l'étang que par la ferme ou par la grande propriété où ne pouvaient guère errer des étrangers. – Exactement. – Là-dessus se place notre expédition d'aujourd'hui. Par l'examen du terrain, j'ai obtenu sur la personne de l'assassin les détails insignifiants que j'ai donnés à cet imbécile de Lestrade. – Mais comment les avez-vous obtenus ? – Vous connaissez ma méthode. Elle est fondée sur l'observation des détails sans grande importance. – Sa taille, je sais que vous pouvez en juger approximativement d'après la longueur de ses enjambées. Ses chaussures aussi, vous pouvez les connaître par leurs empreintes. – Oui, c'étaient des chaussures particulières. – Mais sa claudication ? – L'empreinte de son pied droit était toujours moins marquée que la gauche. Il pesait moins dessus. Pourquoi ? Parce qu'il boitait. – Mais comment savez-vous qu'il était gaucher ? – Vous avez été vous-même frappé de la nature de la blessure, telle que le chirurgien l'a décrite lors de l'enquête. Le coup a été porté par-derrière et a pourtant atteint le côté gauche. Or, comment cela se pourrait-il s'il n'avait pas été donné par un gaucher ? Le meurtrier est resté derrière le hêtre pendant l'entrevue du père et du fils. Il y a même fumé. J'ai trouvé la cendre d'un cigare et mes connaissances spéciales en fait de cendres de tabac m'ont permis de dire que c'était un cigare indien. Je me suis, comme vous le savez, quelque peu intéressé à ces choses-là et j'ai écrit une petite monographie sur les cendres de cent quarante variétés de tabac pour la pipe, le cigare et les cigarettes. Après avoir trouvé la cendre, j'ai cherché aux alentours et découvert le mégot, dans la mousse où il l'avait jeté. C'était un cigare indien d'une variété qu'on roule à Rotterdam. – Et le fume-cigare ? – J'ai pu voir que le bout du cigare n'avait pas été dans la bouche. L'assassin se servait donc d'un fume-cigare. Le bout en avait été coupé, et non mordu, mais la coupure n'était pas nette, d'où j'ai déduit un canif émoussé. – Holmes, vous avez tissé autour de cet homme un filet d'où il ne saurait s'échapper et vous avez sauvé la vie d'un innocent aussi sûrement que si vous aviez tranché la corde qui le pendait. Je vois où convergent tous ces points. Le coupable, c'est… – M. John Turner ! annonça le garçon d'hôtel en ouvrant la porte de notre studio et en introduisant un visiteur. L'homme qui entrait avait une allure étrange, dont on était frappé dès l'abord. Sa démarche lente et claudicante, ses épaules voûtées lui donnaient un air de décrépitude, et pourtant ses traits profondément accentués et rugueux, autant que sa formidable stature, montraient qu'il était doué d'une force physique et morale extraordinaire. Sa barbe touffue, ses cheveux grisonnants, ses sourcils saillants et drus lui conféraient un air de dignité et de puissance, mais son visage était d'une blancheur de cendre, et ses lèvres et les coins de sa bouche se nuançaient d'une légère teinte bleue. Au premier coup d'œil, il m'apparut clairement que cet homme était la proie d'une maladie mortelle. – Je vous en prie, dit Holmes doucement, asseyez-vous sur le canapé. Vous avez reçu mon billet ? – Oui, le gardien me l'a apporté. Vous disiez que vous vouliez me voir ici afin d'éviter tout scandale. – J'ai pensé qu'on jaserait si j'allais au manoir. – Et pourquoi désiriez-vous me voir ? Il regardait mon compagnon avec du désespoir dans ses yeux fatigués, comme si déjà la réponse lui était connue. – Oui, dit Holmes, répondant au regard plutôt qu'aux paroles. C'est ainsi. Je n'ignore rien de ce qui concerne Mac Carthy. Le vieillard laissa tomber son visage dans ses mains. – Que le ciel me vienne en aide ! s'écria-t-il. Mais je n'aurais pas permis que le jeune homme en souffrît. Je vous donne ma parole que j'aurais parlé si, aux assises, le procès avait tourné contre lui. – Je suis content de vous l'entendre dire, fit Holmes avec gravité. – J'aurais parlé dès à présent, n'eût été ma fille. Cela lui briserait le cœur – cela lui brisera le cœur d'apprendre que je suis arrêté. – Il se peut qu'on n'en vienne pas là, dit Holmes. – Quoi ! – Je ne suis pas un agent officiel. Je sais que c'est votre fille qui a demandé que je vienne ici et j'agis dans son intérêt. Toutefois, il nous faut tirer de là le jeune Mac Carthy. – Je suis mourant, dit le vieux Turner. Depuis des années je souffre de diabète. Mon médecin dit qu'on peut se demander si je vivrai encore un mois. Pourtant, j'aimerais mieux mourir sous mon propre toit qu'en prison… Holmes se leva et alla s'asseoir à la table, la plume en main et du papier devant lui. – Dites-moi simplement la vérité, dit-il. Je noterai les faits. Vous signerez et Watson, que voici, en sera témoin. Alors je pourrai, à la toute dernière extrémité, produire votre confession pour sauver le jeune Mac Carthy. Je vous promets de ne m'en servir que si cela devient absolument nécessaire. – C'est bien, dit le vieillard. On ne sait pas si je vivrai jusqu'aux assises, cela a donc peu d'importance. Mais je voudrais épargner un pareil choc à Alice. Maintenant, je vais tout vous exposer clairement. Ça a été long à se produire, mais ça ne me prendra guère de temps pour vous le dire. « Vous ne le connaissiez pas, le mort, Mac Carthy. C'était le diable incarné. Je vous l'affirme. Dieu vous garde de tomber jamais dans les griffes d'un pareil individu. Pendant vingt ans j'ai été sa proie et il a ruiné ma vie. Je vous dirai tout d'abord comment il se trouva que je fus à sa merci. « C'était entre 1860 et 1864. J'étais alors jeune, aventureux et plein d'ardeur prêt à me mettre à n'importe quoi. Je me suis trouvé parmi de mauvais compagnons et je me suis mis à boire. Comme je n'avais pas de chance, aux mines, avec ma concession, j'ai pris le maquis et je suis devenu ce que, par ici, on appellerait un voleur de grands chemins. Nous étions six et nous menions une vie libre et sauvage ; de temps en temps nous attaquions un établissement, ou nous arrêtions les chariots sur la route des placers. Jack le Noir, de Ballarat, tel était le nom sous lequel on me connaissait, et dans la colonie on se souvient encore de notre groupe, qu'on appelle la bande de Ballarat. « Un jour, un convoi d'or descendait de Ballarat à Melbourne. Nous avons dressé une embuscade et nous l'avons attaqué. Il y avait six soldats et nous étions six ; ce fut donc une lutte serrée, mais à la première décharge nous en avions désarçonné quatre. Trois de nos gars, cependant, furent tués avant que nous ne nous emparions du butin. Je posai mon pistolet sur la tempe du conducteur du chariot ; c'était cet homme, ce Mac Carthy. Que je regrette, grand Dieu, de ne pas l'avoir tué alors ! mais je l'ai épargné ; pourtant, je voyais bien que ses petits yeux méchants se fixaient sur mon visage, comme pour s'en rappeler tous les traits. Nous sommes partis avec l'or, nous sommes devenus riches et nous sommes revenus plus tard en Angleterre, sans qu'on nous ait jamais soupçonnés. Je me suis donc séparé de mes anciens camarades, résolu à me fixer et à mener une vie tranquille. J'ai acheté cette propriété, qui se trouvait en vente, et je me suis efforcé de faire un peu de bien avec mon argent, pour réparer la façon dont je l'avais gagné. Je me suis marié et, bien que ma femme soit morte jeune, elle m'a laissé ma chère petite Alice. Même alors qu'elle n'était qu'un bébé, sa toute petite main semblait me conduire sur la voie du bien, comme rien jusqu'alors ne l'avait jamais fait. En un mot, j'avais changé de vie et je faisais de mon mieux pour racheter le passé. Tout allait bien, quand un jour Mac Carthy me prit dans ses filets. « J'étais allé à Londres pour placer des fonds et je le rencontrai dans Regent Street ; c'est à peine s'il avait un veston sur le dos et des souliers aux pieds. « – Nous voici, Jack ! dit-il en me touchant le bras. Nous serons pour toi comme une famille. Nous sommes deux, moi et mon fils, et tu as les moyens de nous entretenir. Si tu ne veux pas… l'Angleterre est un beau pays où l'on respecte la loi et où il y a toujours un agent de police à portée de voix. « Ils sont donc venus dans l'Ouest ; il n'y avait pas moyen de m'en débarrasser et, depuis ce temps-là, ils ont vécu, sans rien payer, sur la meilleure de mes terres. Pour moi, il n'y avait plus de paix, plus d'oubli. Partout où j'allais, sa face rusée et grimaçante était là, à côté de moi. À mesure qu'Alice grandissait, cela empirait, car il s'aperçut bientôt que je craignais moins la police que de voir ma fille connaître mon passé. Quoi qu'il me demandât, il fallait le lui donner, et quoi que ce fût, je le lui abandonnais sans aucune question : terre, argent, maison, jusqu'au jour où il me demanda quelque chose que je ne pouvais pas donner. « Il me demanda Alice. « Son fils, voyez-vous, avait grandi, et ma fille aussi, et comme on savait ma santé fragile, il lui semblait assez indiqué que son rejeton entrât en possession de mes biens. Mais, cette fois, j'ai tenu bon. Je ne voulais pas que sa maudite engeance fût mêlée à la mienne, non que le garçon me déplût, mais le sang du père était en lui, et c'était assez. Je suis resté ferme. Mac Carthy a proféré des menaces. Je l'ai mis au défi. Nous devions nous rencontrer à l'étang, à mi-chemin de nos deux maisons, pour en discuter. « Quand j'y suis allé, je l'ai trouvé qui parlait à son fils ; j'ai donc fumé un cigare derrière un arbre en attendant qu'il fût seul. Mais pendant que j'écoutais ce qu'il disait, tout ce qu'il y avait de noir et d'amer en moi semblait revenir à la surface. Il pressait son fils d'épouser ma fille avec aussi peu d'égards pour ses sentiments que si ç'eût été une garce des rues. Cela m'exaspéra de penser que moi-même et ce que j'avais de plus cher, nous étions à la merci d'un tel être. Ne pouvais-je donc briser ce lien ? J'étais déjà désespéré, mourant. J'avais encore l'esprit assez clair, les membres assez forts, et mon sort, je le savais, était réglé. Mais ma mémoire, mais ma fille ! L'une et l'autre seraient sauves, si seulement je parvenais à réduire au silence cette langue infâme. Je l'ai fait, monsieur Holmes. Je le ferais encore. Si fortement que j'aie péché, j'ai mené une vie de martyr pour racheter mes fautes. Mais que ma fille dût se trouver prise dans ces mêmes filets qui m'emprisonnaient, c'était plus que je n'en pouvais endurer. Je l'ai abattu sans plus de scrupules que s'il avait été une bête immonde et venimeuse. Son cri a fait revenir son fils, mais j'avais rejoint le couvert du bois ; je fus pourtant obligé de retourner chercher le manteau que j'avais laissé tomber dans ma fuite. Tel est, messieurs, le récit véridique de tout ce qui s'est passé. – C'est bien, dit Holmes, pendant que le vieillard signait la déclaration que mon ami avait écrite. Ce n'est pas à moi de vous juger, je souhaite seulement que nous ne soyons jamais placés dans une pareille position. – Je le souhaite aussi, monsieur. Qu'avez-vous l'intention de faire ? – En raison de votre santé, rien. Vous savez que vous aurez bientôt à répondre de vos actes devant un tribunal plus haut que les assises. Je garderai votre confession et, si le jeune Mac Carthy est condamné, je serai forcé de m'en servir. Sinon, nul œil humain ne la verra jamais et votre secret, que vous soyez vivant ou mort, ne risquera rien entre nos mains. – Adieu donc, dit le vieillard d'un ton solennel. Quand viendra pour vous l'heure de la mort, les moments en seront moins pénibles si vous pensez à la paix que vous aurez procurée à la mienne. Et d'un pas incertain et chancelant, tout son corps de géant frémissant, il sortit de la pièce. – Dieu nous vienne en aide ! dit Holmes après un long silence. Pourquoi le Destin joue-t-il de tels tours à de pauvres êtres impuissants ? Je n'entends jamais parler d'une affaire comme celle-ci sans penser aux mots de Baxter, et sans dire : « Ce coupable-là, sans la grâce de Dieu, ce pourrait être moi. » James Mac Carthy fut acquitté aux assises, grâce aux nombreuses et puissantes objections que Sherlock Holmes avait rédigées et soumises à son défenseur. Le vieux Turner vécut encore sept mois, après notre entrevue, mais il est mort maintenant, et tout laisse à prévoir que le fils et la fille pourront vivre heureux ensemble, dans l'ignorance du sombre nuage qui pèse sur leur passé. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA PENSIONNAIRE VOILÉE Les Archives de Sherlock Holmes (janvier 1927) La pensionnaire voilée Si l'on veut bien songer que M. Sherlock Holmes a exercé son activité pendant vingt-trois ans et que pendant dix-sept de ces vingt-trois ans j'ai pu collaborer avec lui et prendre des notes sur ses exploits, on conviendra que je dispose d'une masse considérable de documents. Le problème n'est donc pas de trouver, mais de choisir. Voici par exemple la longue rangée des agendas qui remplit toute une étagère. Et voici des malles et des valises bourrées de papiers : de quoi ravir non seulement l'étudiant en criminologie, mais aussi tous les amateurs de scandales sociaux et officiels de la fin de l'ère victorienne. Mais que se rassurent les auteurs de lettres angoissées qui nous supplient de ne pas compromettre l'honneur de leurs familles ni la réputation d'un aïeul célèbre : ils n'ont rien à craindre ! La discrétion et le sentiment élevé de ses devoirs professionnels qui ont toujours animé mon ami président à notre choix : aucun abus de confiance ne sera commis. Toutefois je désapprouve formellement de récentes tentatives en vue de s'emparer et de détruire ces papiers. Je connais leur origine. Je suis autorisé par M. Holmes à déclarer que si elles se renouvellent, toute l'histoire du politicien, du phare et du cormoran sera livrée à la curiosité du public. A bon entendeur, salut ! Il serait déraisonnable de supposer que chacune des affaires que traita Holmes lui fournît l'occasion de déployer les dons exceptionnels d'intuition et d'observation que je me suis efforcé de mettre en lumière. Tantôt il devait se donner beaucoup de mal pour cueillir le fruit, tantôt il n'avait qu'à se baisser pour le ramasser. Mais c'est souvent dans les affaires qui le mirent le moins en évidence que nous entrevîmes des tragédies humaines particulièrement terribles ; je vais en analyser une ; j'ai légèrement modifié les noms et les lieux, mais je rapporterai les faits sans en rien changer. Un matin de la fin de l'année 1896, je reçus un billet pressant de Holmes réclamant ma présence à Baker Street. Quand j'arrivai, je le trouvai assis dans une atmosphère lourde de fumée de tabac en face d'une femme assez mûre qui avait le type conventionnel de la logeuse londonienne. – Voici Mme Merrilow, de South Brixton, m'annonça mon ami. La fumée ne gêne pas Mme Merrilow ; aussi, Watson, si vous voulez vous livrer à votre vice abominable… Mme Merrilow a une histoire intéressante à nous conter, et cette histoire peut fort bien avoir des développements à propos desquels votre présence serait utile. – À votre disposition. – Vous comprenez, madame Merrilow, que si je vais voir Mme Ronder, je préfère avoir un témoin. Vous aurez à l'en persuader avant notre visite. – Que Dieu vous bénisse, monsieur Holmes ! s'écria la logeuse. Elle désire tant vous voir que vous pourriez vous faire accompagner de tout le quartier. – Nous irons donc au début de l'après-midi. Voyons si nous possédons tous les éléments du problème. En repassant notre leçon, nous aiderions le docteur Watson à réaliser la situation. Vous dites que Mme Ronder est votre pensionnaire depuis sept ans, et que vous n'avez vu qu'une fois sa figure ? – Et c'a été une fois de trop, monsieur Holmes ! – Elle était, je crois, horriblement abîmée ? – Mon Dieu, monsieur Holmes, on pourrait à peine dire que c'était une figure ! Notre laitier l'a aperçue une fois qui regardait par la fenêtre : il en a laissé tomber son seau, et tout le lait s'est répandu dans le jardin. Voilà le genre de figure qu'elle a. Quand je l'ai vue (elle ne s'était pas doutée que j'entrais chez elle), elle s'est rapidement couvert le visage et elle m'a dit : » – Maintenant, madame Merrilow, vous comprenez enfin pourquoi je ne lève jamais mon voile. – Connaissez-vous quelque chose sur son passé ? – Rien du tout ! – Quand elle est arrivée, vous a-t-elle fourni des références ? – Non, monsieur. Mais elle m'a réglé comptant, et une bonne partie d'avance, sans discuter les conditions. Par les temps que nous vivons, une pauvre femme comme moi ne peut pas s'offrir le luxe de tourner le dos à une chance pareille. – Vous a-t-elle dit pourquoi elle avait choisi votre maison ? – Ma maison est située assez loin de la route, et elle est plus isolée que beaucoup. Et puis je n'ai qu'une pensionnaire, et je suis sans famille. Je crois qu'elle en avait essayé d'autres et que la mienne lui a convenu davantage. C'est une sorte de retraite qu'elle cherche ; elle est disposée à payer pour l'avoir. – Vous dites qu'elle n'a jamais montré son visage sauf en une seule occasion fortuite. Hé bien ! c'est assez extraordinaire ! Je ne m'étonne pas que vous vouliez savoir de quoi il s'agit. – Oh ! cela m'est égal, monsieur Holmes ! Moi, du moment que je perçois mon loyer… Impossible de trouver un locataire plus tranquille et qui vous donne moins d'embarras ! – Alors qu'est-ce qui vous a décidée ? – Sa santé, monsieur Holmes. Elle dépérit. Et elle garde quelque chose de terrible dans la tête. « C'est un meurtre ! Un assassinat ! » crie-t-elle. Et je l'ai entendue une fois : « Bête féroce ! Monstre ! » qu'elle criait. C'était la nuit ; sa voix se répercutait dans toute la maison ; j'en avais des frissons ! Alors je suis allée la voir le lendemain et je lui ai dit : » – Madame Ronder, si vous avez quelque chose qui vous trouble l'âme, il y a le curé et il y a la police. De l'un des deux vous devriez tirer assistance ! » Elle m'a répondu : » – Pour l'amour de Dieu, pas la police ! Et le curé ne pourrait rien changer au passé… » Et puis elle a ajouté : » – Tout de même, je serais soulagée si quelqu'un connaissait la vérité avant que je meure. » Alors j'ai dit : » – Si vous ne voulez pas de la police officielle, il y a ce monsieur détective dont tout le monde parle… » Je vous demande pardon, monsieur Holmes ! Et elle, elle a sauté sur l'idée : » – C'est l'homme qu'il me faut ! Comment n'ai-je pas pensé à lui plus tôt ? Faites-le venir, madame Merrilow ! Et s'il ne veut pas se déranger, dites-lui que je suis la femme de Ronder le dompteur. Dites-le-lui, et communiquez-lui le nom d'Abbas Parva. » Elle m'a écrit le nom et elle a conclu : » – Cela le fera venir, s'il est bien tel que je me le représente. – Et j'irai ! fit Holmes. Très bien, madame Merrilow. J'aimerais avoir une petite conversation avec le docteur Watson : elle nous mènera jusqu'à l'heure du déjeuner. Vers trois heures nous serons chez vous à Brixton. À peine notre visiteuse avait-elle quitté la pièce que Sherlock Holmes bondit avec une énergie farouche sur la pile des recueils de faits notables qu'il entassait par terre dans un coin. Pendant quelques minutes, le bruit des pages qu'il feuilletait emplit le salon ; un grognement de satisfaction m'apprit qu'il avait mis la main sur ce qu'il cherchait. Il était si énervé qu'il ne prit pas la peine de se relever : il s'assit sur le plancher comme un étrange bouddha : jambes croisées, et entouré de gros livres dont l'un était ouvert sur ses genoux. – L'affaire à l'époque me tourmenta, Watson. Voici mes notes marginales qui sont là pour en témoigner. J'avoue que je n'ai rien pu en tirer. Et pourtant j'étais convaincu que le coroner se trompait. Avez-vous gardé le souvenir de la tragédie d'Abbas Parva ? – Pas le moindre, Holmes. – Et cependant, en ce temps-là, vous viviez avec moi ! Mais mon impression personnelle a dû être très superficielle, puisqu'on n'a rien pu établir et que d'ailleurs aucune des parties n'avait loué mes services. Peut-être voudriez-vous lire ces journaux ? – Si plutôt vous faisiez le point ? – Ce sera facile. Les faits vont vous revenir. Ronder était un personnage connu : rival de Wombwell et de Sanger, l'un des plus grands directeurs de ménagerie de son temps. Mais il se mit à boire ; son cirque et lui étaient sur le déclin quand survint la grande tragédie. La troupe s'était arrêtée pour un soir à Abbas Parva, petit village du Berkshire ; elle se dirigeait vers Wimbledon, voyageait par la route, et elle avait campé simplement, sans monter un spectacle, car il y avait si peu d'habitants à Abbas Parva qu'elle n'aurait pas couvert les frais d'une représentation. » Parmi les bêtes, il y avait un très beau lion d'Afrique du Nord, Sahara King. Ronder et sa femme avaient l'habitude de s'exhiber dans sa cage. Voici une photographie prise au cours d'une représentation. Vous observerez que Ronder était un colosse très porcin, tandis que sa femme était remarquablement belle. L'enquête établit que Sahara King avait manifesté certaines velléités inquiétantes ; mais, selon la coutume, la familiarité avec les fauves entraîna une confiance excessive, et ils ne tinrent pas compte de ces symptômes. » Chaque nuit, Ronder ou sa femme allait nourrir le lion. Parfois l'un des deux y allait seul ; parfois ils se dérangeaient tous les deux ; mais jamais ils ne permirent à quelqu'un de les remplacer ; ils croyaient en effet que tant qu'ils seraient ses nourriciers, le lion les considérerait comme des bienfaiteurs et ne les molesterait jamais. Ce soir-là, il y a sept ans, ils se rendirent tous deux dans la cage ; un accident épouvantable se produisit ; ses détails n'ont jamais été tout à fait éclaircis. » Il semble que toute la caravane ait été réveillée vers minuit par les rugissements du fauve et les hurlements de la dompteuse. Les divers valets et employés se précipitèrent hors de leurs tentes avec des lanternes ; un spectacle affreux les attendait. Ronder gisait, le crâne fracassé avec de profondes traces de griffes en travers de son cuir chevelu, à quelque dix mètres de la cage, qui était ouverte. Près de la porte, Mme Ronder était allongée sur le dos : le fauve était accroupi et grondait au-dessus d'elle. Il lui avait déchiré le visage avec une telle cruauté qu'il paraissait impossible qu'elle pût survivre à ses blessures. Plusieurs artistes du cirque, conduits par Leonardo l'hercule et Griggs le clown, écartèrent le lion avec des bâtons, le repoussèrent dans sa cage et l'y renfermèrent. On supposa que les Ronder avaient voulu pénétrer dans la cage, mais que lorsque la porte avait été ouverte le fauve avait bondi sur eux. L'enquête ne révéla rien d'autre, sinon que la dompteuse ne cessait de hurler dans son délire : « Lâche ! Le lâche ! » tandis qu'on la transportait à sa roulotte. Six mois s'écoulèrent avant qu'elle fût en état de témoigner, mais l'enquête avait déjà été close sur un verdict de mort par accident. – Quelle autre hypothèse pouvait être retenue ? m'exclamaije. – Certes ! Et pourtant quelques petits détails troublèrent le jeune Edmunds, de la police du Berkshire. Un garçon bien, celuilà ! Depuis il a été envoyé à Allahabad. Voilà comment je m'intéressai à l'affaire : il passa par ici et nous fumâmes quelques pipes au-dessus du dossier. – Un maigre avec des cheveux jaunes ? – Oui. J'étais sûr que vous vous remettriez sur la piste. – Mais par quoi était-il troublé ? – Hé bien ! tous les deux nous avons été troublés. C'était diablement difficile de reconstituer l'affaire. Placez-vous au point de vue du lion. Il est libéré. Que fait-il ? Il s'élance ; une demidouzaine de bonds en avant l'amènent sur Ronder. Ronder fait demi-tour pour s'enfuir (les traces des griffes sont situées sur le derrière de la tête), mais le lion le fait rouler sur le sol. Et voilà qu'au lieu de continuer à foncer et à s'évader, il revient sur la dompteuse qui était restée près de la cage, il la renverse et la défigure… puis encore, il y a les hurlements de Mme Ronder, qui semblent reprocher à son mari une certaine défaillance. Mais qu'aurait pu tenter le pauvre diable pour la secourir ? Vous voyez la difficulté ? – Très bien. – Il y a aussi un autre détail qui me revient à l'esprit pendant que je revis toute cette histoire. On a plus ou moins la preuve qu'au moment où le lion rugissait et la femme hurlait, un homme a poussé des cris de terreur. – Ronder, sans doute ? – Ma foi, avec le crâne fracassé, il y avait peu de chances pour qu'on entendît sa voix ! Deux témoins au moins ont certifié que des cris d'homme se mêlaient aux cris de la dompteuse. – Je suppose que tout le camp devait crier et hurler… Quant au reste, j'ai peut-être une explication à vous offrir. – Je serais ravi de l'entendre. – Les deux dompteurs étaient ensemble, à dix mètres de la cage, quand le lion est sorti. L'homme a voulu s'enfuir et a été abattu. La femme a conçu l'idée qu'elle pourrait rentrer dans la cage et s'y enfermer : c'était son unique refuge. Elle a essayé ; au moment où elle arrivait à la porte, le fauve a bondi sur elle et l'a jetée par terre. Elle en voulait à son mari parce qu'il avait encouragé la fureur du fauve en tentant de fuir. S'ils lui avaient fait face, peut-être l'auraient-ils impressionné. D'où ces cris de « Lâche ! » – Très brillant, Watson ! Une seule paille dans votre cristal – Laquelle ? – S'ils se trouvaient tous deux à dix mètres de la cage, comment le lion serait-il sorti ? – Ils avaient peut-être un ennemi qui aurait entrouvert la Porte. – Et pourquoi le fauve les aurait-il attaqués sauvagement alors qu'il les connaissait bien, qu'il jouait avec eux dans sa cage ? – Le même ennemi l'avait peut-être rendu préalablement furieux ? Holmes demeura pensif pendant quelques instants. – Ma foi, Watson, votre thèse peut s'étayer sur certains faits. Ronder avait beaucoup d'ennemis. Edmunds m'a dit que, lorsqu'il avait bu, il était terrible. Ce colosse chassait à coups de fouet tous ceux qui osaient lui résister. Je suppose que les cris que nous a rapportés Mme Merrilow, ces cris de « Monstre ! » étaient des réminiscences nocturnes concernant son cher défunt. Toutefois sont futiles, puisque nous ne connaissons pas les faits. Sur le buffet, Watson, il y a une perdrix en gelée et une bouteille de Montrachet. Restaurons nos énergies avant de faire appel à elles ! Quand notre fiacre nous déposa devant la maison de Mme Merrilow, la logeuse vint bloquer de sa silhouette majestueuse la porte de sa modeste demeure. Il était évident qu'elle craignait beaucoup de perdre une pensionnaire intéressante ; aussi nous supplia-t-elle, avant de nous laisser monter, de ne rien dire ni faire qui put aboutir à un résultat aussi affligeant. L'ayant rassurée, nous la suivîmes dans l'escalier recouvert d'un méchant tapis, et elle nous introduisit chez sa locataire mystérieuse. La pièce sentait le moisi et le renfermé ; elle était mal aérée. Après avoir gardé des fauves en cage, la pensionnaire semblait, par l'effet d'une quelconque revanche du destin, être devenue à son tour une bête en cage. Elle s'assit sur un fauteuil branlant dans le coin le plus sombre. De longues années d'inaction avaient engraissé sa silhouette mais elle avait dû être fort belle car son corps était encore plein et voluptueux. Un voile noir très épais recouvrait son visage ; fendu à la hauteur de la lèvre supérieure, il nous permit néanmoins de voir une bouche parfaite et un menton à l'ovale délicat. Certainement elle avait été une femme remarquable. Sa voix bien modulée ne manquait pas d'agrément. – Mon nom ne vous est pas inconnu, monsieur Holmes ! ditelle. Je pensais que vous viendriez. – C'est exact, madame, mais je ne sais pas comment vous pouvez vous douter que je me suis intéressé à votre affaire. – Je l'ai appris quand j'ai été rétablie et quand j'ai été interrogée par M. Edmunds, le policier du comté. Je crains de lui avoir menti. Peut-être aurais-je mieux fait de lui dire la vérité. – Il vaut toujours mieux dire la vérité. Mais pourquoi lui avez-vous menti ? – Parce que le destin de quelqu'un dépendait de ma déposition. Certes ce quelqu'un est un être indigne, mais je ne voulais pas avoir son anéantissement sur la conscience. Nous avions été si proches… si proches ! – Mais ce scrupule est levé à présent ? – Oui, monsieur. L'être auquel j'ai fait allusion est mort. – Alors pourquoi ne pas aller dire maintenant à la police tout ce que vous savez ? – Parce qu'il y a une autre personne en cause. Cette autre personne est moi-même. Je ne pourrais pas supporter le scandale et la publicité consécutive à une enquête de police. Je n'ai plus longtemps à vivre, mais je veux mourir tranquille. Et pourtant je voulais trouver un homme de bon jugement à qui conter ma terrible histoire, afin que lorsque je partirai tout soit su, et compris. – Vous me complimentez, madame. Mais je suis une personne responsable. Il se peut que, après vous avoir entendue, je juge de mon devoir d'aller en référer à la police. – Je ne pense pas, monsieur Holmes. Je connais très bien votre caractère et vos méthodes car je suis votre travail depuis quelques années. Lire est le seul plaisir qui me soit laissé ; je suis donc au courant de tout ce qui se passe dans le monde. Quoiqu'il advienne, je cours le risque. Après vous avoir parlé, j'aurai l'esprit en repos. – Mon ami et moi serons heureux de vous entendre. Elle se leva et prit dans un tiroir la photographie d'un homme. C'était un acrobate, un athlète magnifique. La photographie le représentait les bras croisés sur un torse vigoureux ; un sourire se dessinait sous une lourde moustache : le sourire satisfait de don Juan. – C'est Leonardo, dit-elle. – Leonardo l'Hercule, qui témoigna ? – Oui. Et celui-ci, c'est mon mari. Le visage était abominable : un porc humain, ou plutôt un ours sauvage fait homme, car il était formidable dans sa bestialité. On imaginait aisément la bouche vile mâchonnante et écumante de rage. Quant aux petits yeux vicieux, ils ne pouvaient que projeter de la méchanceté sur le monde. Une brute, un bravache, une bête : voilà l'impression que faisait cette tête aux lourdes bajoues. – Ces deux photographies vous aideront à comprendre, messieurs, mon histoire. J'étais une pauvre écuyère de cirque élevée sur la piste ; je sautais dans des cerceaux quand je n'avais pas encore dix ans. Lorsque je devins femme, cet homme m'aima, en admettant que je puisse baptiser d'amour son désir. Un jour de malheur, je l'épousai. À dater de ce jour, j'eus une vie d'enfer ; il était le diable qui me torturait. Tout le monde au cirque était au courant. Il me délaissait pour d'autres femmes. Lorsque je me plaignis, il me ligota et me battit à coups de cravache Tous avaient pitié de moi et le maudissaient, mais que pouvaient-ils faire ? Ils le redoutaient, ils avaient peur de lui. Car de tout temps il s'était montré terrible, et quand il avait bu il aurait tué. Plusieurs fois il eut des ennuis avec la justice, parce qu'il attaquait des hommes, ou parce qu'il maltraitait des animaux. Mais il gagnait beaucoup d'argent, et il se moquait des amendes. Ses meilleurs collaborateurs le quittèrent ; le cirque commença à décliner. Il n'y avait plus que Leonardo et moi pour le maintenir, ainsi que le petit Griggs le clown. Pauvre diable ! Il n'avait pas beaucoup de raisons d'être drôle, mais il faisait l'impossible pour tenir son rôle. » Leonardo entra de plus en plus dans ma vie. Vous voyez comme il était bel homme. Je sais maintenant quelle âme habitait ce corps ! Comparé à mon mari, il ressemblait à l'ange Gabriel. Il me prit en pitié, il m'aida. Finalement notre intimité se transforma en amour : un amour profond, profond ! Passionné. L'amour auquel j'avais toujours rêvé mais que je n'avais jamais espéré ressentir. Mon mari le soupçonna, mais il était aussi lâche que brutal, et Leonardo était le seul homme qu'il redoutait. Il se vengea à sa manière en me torturant plus que jamais. Un soir, mes cris attirèrent Leonardo à la porte de notre roulotte. Nous frôlâmes la tragédie cette nuit-là, et bientôt mon amant et moi nous comprîmes que nous ne pourrions l'éviter. Mon mari n'étant pas digne de vivre, nous décidâmes qu'il devait mourir. » Leonardo était intelligent, il avait un esprit organisateur. C'est lui qui conçut notre plan. Je ne le dis pas pour lui en faire grief, car j'étais résolue à tout pour faire ma vie avec lui. Mais je n'aurais jamais eu son idée. Nous fabriquâmes une massue (Leonardo la fabriqua) et dans l'extrémité plombée il ficha cinq longs clous en fer, pointes dehors, exactement comme une patte de lion. Cela afin d'assener à mon mari un coup mortel tout en laissant supposer que ce serait le lion (préalablement détaché par nous) qui l'aurait tué. » II faisait nuit noire quand mon mari et moi nous sortîmes, comme d'habitude, pour donner à manger au fauve. Nous avions emporté la viande crue dans un seau en zinc Leonardo s'était embusqué au coin de la roulotte devant laquelle nous devions passer avant d'arriver à la cage. Il fut trop lent. Nous arrivâmes avant qu'il fût en mesure de frapper, mais il nous suivit sur la pointe des pieds, et j'entendis le bruit mat du gourdin qui fracassa le crâne de mon mari. Mon cœur bondit de joie. Je partis en courant et je défis le cadenas qui fermait la porte de la cage. » Alors survint l'atroce. Vous savez peut-être que les fauves sont prompts à sentir le sang humain et que cette odeur les excite. Un instinct avait immédiatement averti cette bête qu'un être humain avait été blessé. Au moment où je retirai les barres, le lion s'élança et me sauta dessus. Leonardo aurait pu me sauver. S'il avait foncé et frappé le fauve avec le gourdin, il l'aurait repoussé. Mais il perdit la tête. Je l'entendis crier. Puis je le vis faire demi-tour et fuir… Juste à l'instant où les crocs du lion s'enfonçaient dans ma figure ! Le souffle chaud et nauséabond du fauve m'avait déjà à demi asphyxiée et je ne ressentis qu'une faible douleur. Avec les paumes de ma main, j'essayai de repousser ses grandes mâchoires fumantes, tachées de sang, et je hurlai au secours. J'eus conscience que la caravane s'agitait, et puis je me souviens d'un groupe d'hommes, Leonardo, Griggs et d'autres, qui me tiraient des griffes du fauve. Ce fut mon dernier souvenir, monsieur Holmes, pendant des mois abominables. Quand je fus rétablie, je me regardai dans une glace, et alors je maudis ce lion… Oh ! comme je le maudis !… Non pas parce qu'il avait détruit ma beauté, mais parce qu'il ne m'avait pas détruite, moi ! Je n'eus plus qu'un désir, monsieur Holmes, et j'avais assez d'argent pour le satisfaire : couvrir ce pauvre visage afin qu'il ne fût vu de personne, et habiter en un lieu où aucun de ceux que j'avais connus ne me découvrirait. Il ne me restait plus autre chose à faire. Je l'ai fait. Une misérable bête blessée qui a rampé jusqu'à son trou pour mourir : voilà la fin d'Eugenia Ronder. Nous demeurâmes quelque temps silencieux. Puis Holmes allongea son grand bras et lui caressa la main avec une force de sympathie qui me surprit. – Pauvre femme ! dit-il. Les voies du destin sont vraiment impénétrables ! S'il n'existe pas de compensation dans l'au-delà, alors le monde n'est qu'un jeu cruel. Mais qu'est devenu ce Leonardo ? – Jamais plus je ne l'ai vu. Jamais plus je n'en ai entendu parler. Peut-être ai-je eu tort d'éprouver une telle rancœur contre lui. Mais l'amour d'une femme ne se brise pas facilement. Il m'avait abandonnée sous les griffes du lion ; il avait fui alors que je criais au secours… Pourtant je n'ai pas été capable de l'envoyer à l'échafaud. Pour moi, je ne me souciais pas de ce qui pouvait m'arriver. Quoi de plus terrible que ma vie actuelle ? Je me suis quand même interposée entre Leonardo et son destin. – Et il est mort ? – Il s'est noyé le mois dernier en se baignant près de Margate. Je l'ai appris par le journal. – Et que fit-il de son gourdin à cinq clous, qui est bien le détail le plus bizarre de tout votre récit ? – Je n'en sais rien, monsieur Holmes. Il y avait une carrière de craie à côté du campement, avec une grande mare en bas. Peut-être au plus profond de cette eau… – Oh ! c'est sans importance maintenant ! L'affaire est close. – Oui, répéta la femme, l'affaire est close. Nous nous étions levés pour partir, mais il y avait eu dans la voix de l'ex-dompteuse un accent qui retint l'attention de Holmes. Il se tourna vers elle. – Votre vie ne vous appartient pas, lui dit-il. N'y attentez pas. – À qui peut-elle être utile ? – Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? L'exemple du malade qui souffre est la plus précieuse de toutes les leçons qui puisse être donnée à un monde impatient. La réponse de Mme Ronder fut terrible. Elle leva son voile et s'avança vers la lumière du jour. – Je me demande si vous le supporteriez ! dit-elle. C'était horrible ! Il n'y a pas de mots pour dépeindre le cadre d'un visage quand le visage n'est plus. Deux très beaux yeux noirs vivants émergeaient tristement d'une ruine effroyable et ajoutaient à l'horreur de cette vision. Holmes leva les mains dans un geste de pitié et de protestation. Ensemble nous quittâmes la pièce. Deux jours plus tard, quand je me rendis chez mon ami, il me désigna avec une certaine fierté une petite fiole bleue sur sa cheminée. Je la pris et l'examinai. Elle portait une étiquette « Poison ». Une agréable odeur d'amandes me flatta les narines quand je la débouchai. – Acide prussique ? – Exactement, me répondit Holmes. Elle m'est arrivée par la poste. « Je vous envoie ma tentation. Je suivrai votre conseil. » Voilà quel message l'accompagnait. Je crois, Watson, que nous pouvons deviner le nom de la femme courageuse qui a fait le paquet. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois-Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 PETER LE NOIR Le retour de Sherlock Holmes (février 1904) Peter le Noir Je n'ai jamais connu mon ami en meilleure forme, tant mentale que physique, qu'au cours de l'année 1895. Sa réputation grandissante lui avait amené une clientèle immense et je me rendrais coupable d'indiscrétion si je me bornais même à suggérer l'identité de certains des illustres clients qui franchirent notre humble seuil de Baker Street. Holmes, néanmoins, comme tous les grands artistes, vivait pour son art et, sauf dans le cas du duc d'Holdernesse, je ne l'ai que rarement vu réclamer une rétribution considérable pour ses inestimables services. Il était si détaché des biens de ce monde – ou si capricieux – qu'il a fréquemment refusé son aide à des personnes riches et puissantes quand le problème ne lui disait rien, tandis qu'il lui arrivait de consacrer des semaines d'intense concentration aux affaires de quelque humble client dont le cas présentait ces conditions d'étrangeté et cette atmosphère dramatique qui stimulaient son imagination et mettaient à l'épreuve sa perspicacité. En cette mémorable année 1895, une curieuse et disparate succession d'affaires avait retenu son attention. Elle allait de sa fameuse enquête sur la mort subite du cardinal Tosca – investigations menées sur le désir exprès de notre Saint-Père le pape – à l'arrestation de Wilson, le célèbre dresseur de serins, qui délivra les bas quartiers de Londres d'une abominable plaie. Presque immédiatement après ces deux affaires sensationnelles survint la tragédie de Woodman's Lee et les ténébreuses circonstances qui entourèrent la mort du capitaine Peter Carrey. Un exposé des exploits de M. Sherlock Holmes ne serait pas complet sans un récit de cette affaire tout à fait exceptionnelle. Pendant la première semaine de juillet, mon ami avait été si souvent et si longtemps absent de notre appartement que je savais qu'il avait quelque chose en train. Le fait que plusieurs gaillards de mauvaise mine étaient venus, au cours de cette période, demander le capitaine Basil, m'avait donné à entendre que Holmes travaillait quelque part sous l'un des nombreux noms et déguisements qui lui servaient à dissimuler sa formidable personnalité. Il possédait dans différents points de Londres cinq petits refuges au moins dans lesquels il était à même de changer d'identité. Il ne m'avait rien dit de l'affaire en question et il n'était pas dans mes habitudes de le contraindre à des confidences. Le premier signe positif qu'il me donna de la direction dans laquelle s'orientaient ses investigations fut vraiment extraordinaire. Il était parti avant le petit déjeuner et je m'étais assis à table pour ce repas matinal quand il entra à grands pas dans la pièce, le chapeau sur la tête et en tenant sous son bras, comme un parapluie, une lance énorme et à la pointe hérissée de barbes. – Grand Dieu, Holmes ! m'écriai-je, est-ce à dire que vous vous êtes promené dans Londres avec ça ? – Jusque chez le boucher et retour, oui. – Chez le boucher ? – Et j'en reviens avec un excellent appétit. On ne saurait mettre en doute, Watson, la valeur d'un peu d'exercice avant le petit déjeuner. Mais je suis prêt à parier que vous ne devinerez jamais de quelle nature fut l'exercice que j'ai pris. – Je n'essaierai même pas. Il se mit à rire tout en se versant du café. – Si vous aviez pu regarder dans l'arrière-boutique d'Allardyce, vous auriez pu voir un cochon mort pendu à un croc au plafond, et un monsieur en manches de chemise en train de le perforer furieusement avec l'arme en question. Cette personne énergique, c'était moi, et j'ai acquis la conviction qu'il n'y a pas de déploiement de force qui tienne pour traverser un cochon de part en part d'un seul coup. Ça vous dirait peut-être quelque chose de vous y essayer ? – Pas pour un empire. Et pourquoi ces essais ? – Parce que j'avais l'impression que cela aurait une répercussion indirecte sur le mystère de Woodman's Lee. Ah ! Hopkins, j'ai reçu votre télégramme hier soir et je vous attendais. Prenez donc quelque chose avec nous. Le visiteur à qui s'adressaient ces paroles était un homme extrêmement alerte, d'une trentaine d'années et vêtu d'un complet de drap d'Écosse fort discret ; il conservait toutefois le port et la raideur des gens qui revêtent d'ordinaire un uniforme. Je le reconnus aussitôt comme étant Stanley Hopkins, un jeune inspecteur de police sur l'avenir duquel Holmes entretenait de grandes espérances et qui, en retour, professait l'admiration et le respect d'un disciple pour les méthodes scientifiques du célèbre détective amateur. Le front d'Hopkins était sombre et il s'assit d'un air profondément dégoûté. – Non merci, monsieur. J'ai déjeuné avant de venir. J'ai passé la nuit à Londres, car je suis venu hier faire mon rapport. – Et qu'aviez-vous à rapporter ? – Un échec, monsieur. Un échec total. – Vous n'avez pas progressé ? – Pas du tout. – Aïe, aïe, aïe ! Il va falloir que je voie ça ! – Je le voudrais bien, monsieur Holmes. C'est la première belle occasion qu'on me donne et me voici à bout de ressources. Je serais joliment heureux si vous veniez me donner un coup de main. – Eh bien, il se trouve que j'ai déjà lu avec soin tous les éléments d'informations qu'on possède, y compris le compte rendu de l'enquête. Au fait, quel compte tenez-vous de la blague à tabac trouvée sur le théâtre du crime ? N'y a-t-il pas là un indice ? Hopkins eut l'air surpris. – C'était celle de la victime, monsieur. Il y avait ses initiales dedans. Et elle était en peau de phoques ; or, c'était un chasseur de phoques. – Mais il n'avait pas de pipe. – Non, monsieur, nous n'avons pas trouvé de pipe ; le fait est qu'il fumait fort peu. Mais il peut, quand même, avoir eu du tabac pour ses amis. – Sans doute. Je n'en parle que parce que si ç'avait été moi qui menais l'enquête j'aurais été enclin à en faire le point de départ de mes investigations. Toutefois, mon ami, le docteur Watson, ignore tout de ce problème et je ne m'en trouverais pas plus mal si vous me répétiez la suite des événements, une fois encore. Donnez-nous simplement un bref aperçu de l'essentiel. Stanley Hopkins sortit un papier de sa poche. – J'ai ici quelques dates qui vous fourniront la carrière du défunt, le capitaine Peter Carey. Il est né en 1845 – cinquante ans, donc. Ce fut un fort audacieux pêcheur de loutres et de baleines. En 1883, il commandait le baleinier Licorne des mers, de Dundee. Il fit alors plusieurs brillantes campagnes de suite et l'année d'après se retira. Après cela, il voyagea pendant plusieurs années et, finalement, acheta dans le Sussex, près de Forest Row, une petite maison appelée Woodman's Lee. Là il a vécu six ans, et là il est mort, il y a une semaine aujourd'hui. « Cet homme avait certaines particularités fort singulières. Dans la vie c'était un puritain strict – un type silencieux et morose. Sa maisonnée consistait en sa femme, sa fille, âgée de vingt ans, et deux bonnes. Ces dernières ne cessaient de changer, car leur position, qui n'était jamais fort réjouissante, devenait parfois insupportable. L'homme buvait à l'excès par intermittence et quand la crise d'ivrognerie le prenait, il devenait un véritable démon. On l'a vu jeter sa femme et sa fille à la porte au milieu de la nuit et les rosser dans le parc jusqu'à ce que tout le village, de l'autre côté des grilles, fût réveillé par leurs hurlements. « Il fut convoqué une fois devant le juge de paix pour des violences sauvages auxquelles il s'était livré sur la personne du vieux pasteur, venu lui faire des remontrances à propos de sa conduite. En bref, monsieur Holmes, vous iriez loin avant de trouver un homme plus dangereux que Peter Carey, et on m'a dit qu'il était exactement pareil quand il commandait son bateau. On le connaissait dans la navigation sous le nom de Peter le Noir, et le surnom ne lui avait pas été donné à cause de son teint basané et de sa grande barbe, mais en raison de son humeur qui répandait la terreur autour de lui. Je n'ai pas besoin de dire qu'il était honni et évité par tous ses voisins et que je n'ai pas entendu prononcer une seule parole de regret à propos de sa terrible fin. « Vous avez dû lire, monsieur Holmes, dans le compte rendu de l'enquête du coroner, des détails concernant la cabine – mais votre ami n'en a peut-être pas entendu parler. Carey s'était bâti à quelques centaines de mètres de sa maison une cabane en bois – il l'appelait toujours sa “cabine” – et c'est là qu'il couchait tous les soirs. C'était une petite bicoque qui ne comportait qu'une seule pièce de quatre mètres cinquante sur trois. Il en conservait la clé dans sa poche, faisait lui-même son lit et son ménage et ne laissait jamais personne en franchir le seuil. Il y a de petites fenêtres de chaque côté, mais elles étaient couvertes par des rideaux et jamais ouvertes. L'une d'elles était tournée dans la direction de la grand-route et quand la lumière y brillait la nuit, les gens se la montraient en se demandant ce que Peter le Noir pouvait être en train de faire. C'est cette fenêtre-là, monsieur Holmes, qui nous a donné un des rares éléments positifs d'investigation qui soient sortis de l'enquête. « Vous vous rappelez qu'un maçon, du nom de Slater, venant à pied de Forest Row vers une heure du matin, deux jours avant le meurtre, s'arrêta en passant devant la propriété pour regarder le carré de lumière qui brillait encore entre les arbres. II jure que l'ombre d'une tête d'homme se profilait, clairement visible sur le rideau, et que cette ombre n'était pas celle de Peter Carey, qu'il connaissait bien. C'était celle d'un homme barbu, mais à la barbe courte et pointant vers l'avant d'une manière toute différente de celle du capitaine. C'est du moins ce qu'a dit Slater, mais il avait passé deux heures au cabaret et il y a quelque distance entre la route et la fenêtre. En outre, cela concerne le lundi, or le crime fut perpétré le mercredi. « Le mardi, Peter Carey se montra de l'humeur la plus noire, surexcité par la boisson et aussi sauvage que la plus dangereuse bête fauve. Il ne cessa de rôder dans la maison et les femmes prenaient leurs jambes à leur cou quand elles l'entendaient arriver. Tard le soir, il descendit à sa bicoque. Vers deux heures le matin, sa fille, qui dormait la fenêtre ouverte, entendit un épouvantable hurlement qui venait de cette direction, mais comme il arrivait couramment à Carey de brailler et de crier quand il était pris de boisson, on n'y prit pas garde. En se levant à sept heures une des bonnes remarqua que la porte de la cabane était ouverte, mais si grande était la terreur provoquée par le bonhomme que ce ne fut pas avant midi que quelqu'un osa se risquer à aller voir ce qu'il devenait. En jetant un coup d'œil par la porte ouverte on vit un spectacle qui les mit toutes en fuite, livides, jusqu'au village. Une heure plus tard j'étais sur place et je prenais l'affaire en main. « Ma foi, j'ai les nerfs assez solides, vous le savez, monsieur Holmes, mais je vous donne ma parole que ça m'a secoué quand j'ai fourré le nez dans cette petite baraque. Elle ronflait comme un harmonium tant elle était pleine de mouches et le plancher et les murs étaient comme un abattoir. Il l'appelait sa cabine et c'en était bien une, car on s'y serait cru à bord d'un bateau. Il y avait une couchette à un bout, une malle de marin, des cartes terrestres et marines, une image de la Licorne des mers, une rangée de livres de bord sur un rayon, tout exactement tel qu'on s'attendrait à le trouver dans la cabine d'un capitaine. Et là, au milieu, se trouvait le bonhomme, le visage convulsé comme celui d'un damné à la torture, sa grande barbe tavelée pointant, en son agonie, vers le plafond. En plein dans sa poitrine, perforée de part en part, il avait un harpon d'acier qui s'était enfoncé profondément dans le bois de la paroi derrière lui. Il était épinglé comme un insecte sur un carton. Naturellement, il était on ne peut plus mort, et cela depuis l'instant où il avait proféré ce dernier hurlement d'agonie. « Je connais vos méthodes, monsieur, et je les ai mises en pratique. Avant de permettre qu'on touche à quoi que ce soit, j'ai examiné avec le plus grand soin le sol à l'extérieur et aussi le plancher de la pièce. Il n'y avait pas de traces de pas. – Vous voulez dire que vous n'en avez pas vu ? – Je vous assure, monsieur, qu'il n'y en avait pas. – Mon bon, j'ai enquêté sur bien des crimes, mais je n'en ai encore jamais vu qui ait été commis par une créature volante. Dès l'instant que le criminel reste sur deux jambes, il faut fatalement qu'il y ait au sol une sorte d'abrasion, de minime dérangement qu'un chercheur scientifique peut déceler. Il est incroyable que cette pièce souillée de sang n'ait contenu aucune trace susceptible de nous aider. J'ai vu, toutefois, d'après l'enquête, qu'il y avait des objets que vous n'avez pas réussis à négliger ? Le jeune inspecteur réagit à ces commentaires ironiques. – J'ai été inepte de ne pas vous appeler à ce moment-là, monsieur Holmes, mais de toute façon, il n'y a pas à y revenir. Oui, il y avait dans la pièce plusieurs objets qui réclamaient une attention particulière. L'un était le harpon qui avait servi pour le crime. On l'avait arraché d'une panoplie au mur. Il en restait deux et la place du troisième était vide. Sur le manche il y avait écrit : S.S. Licorne des mers, Dundee, ce qui semblait établir que le crime avait été commis dans un moment de fureur et que le meurtrier avait saisi la première arme qui lui était tombée sous la main. Le fait que le crime avait été commis à deux heures du matin, et que malgré cela Peter Carey était tout habillé, suggérait qu'il avait rendez-vous avec le meurtrier, ce que confirme la présence sur la table d'une bouteille de rhum et de deux verres sales. – Oui, dit Holmes, je crois que ces deux conclusions sont admissibles. Y avait-il d'autres alcools que ce rhum, dans la pièce ? – Oui, il y avait sur le coffre une cave à liqueurs qui contenait du whisky et du cognac. Elle est sans importance pour nous, toutefois, car les carafons étaient pleins et n'avaient par conséquent pas servi. – Sa présence a quand même une signification, dit Holmes. Néanmoins, parlez-nous encore de ceux des objets qui, selon vous, paraissent avoir une incidence sur l'enquête. – Il y avait sa blague à tabac sur la table. – Quelle partie de la table ? – Elle était dans le milieu. Elle était de phoque brut – avec le poil raide et une languette de cuir pour la nouer. A l'intérieur il y avait « P. C. » sur le rabat. Elle contenait une demi-once de fort tabac de marin… – Excellent. Quoi d'autre ? Stanley Hopkins tira de sa poche un calepin recouvert de tissu. L'extérieur en était rugueux et usé, les feuillets décolorés. Sur la première page étaient inscrites les initiales « J.H.N. » et le millésime « 1883 ». Holmes le posa sur la table et l'examina avec minutie tandis que Hopkins et moi regardions chacun par-dessus une de ses épaules. Sur la seconde page étaient imprimées les lettres « C.P.R. » et puis venaient plusieurs pages de nombres. Un autre en-tête portait Argentine, un autre Costa Rica, un autre Sâo Paulo, chacun précédant des pages de signes et de chiffres. – Quelle signification trouvez-vous à tout cela ? demanda Holmes. – Il semble que ce soient des listes de valeurs mobilières. Je pensais que « J.H.N. » étaient les initiales d'un courtier et que « C.P.R. » était peut-être le client. – Et qu'est-ce que vous diriez de Canadian Pacific Railway ? proposa Holmes. Stanley Hopkins jura entre ses dents et se donna un coup de poing sur la cuisse. – Quel imbécile je suis ! s'exclama-t-il. Naturellement, c'est cela ! Alors « J.H.N. » sont les seules initiales qu'il nous reste à deviner. J'ai déjà examiné toutes les listes anciennes de la Bourse, mais je ne trouve personne en 1883, soit parmi les agents de change, soit parmi les courtiers dont les initiales correspondent à celles-là. J'ai pourtant l'impression que cet indice est le plus important que je détienne. Vous admettrez, monsieur Holmes, qu'il existe une possibilité que ces initiales soient celles de la seconde personne – en d'autres termes, de l'assassin. Je voudrais aussi faire ressortir que l'introduction, dans l'enquête, d'un document concernant d'importantes quantités de valeurs nous fournit, pour la première fois, une indication du mobile du crime. Le visage de Sherlock Holmes montrait qu'il complètement pris de court par ces nouvelles perspectives. était – Je suis contraint d'admettre vos deux arguments, dit-il. Je reconnais que le carnet, qui n'a pas été produit à l'enquête, modifie l'idée que je m'étais formée. J'étais arrivé à une théorie du crime dans laquelle je ne trouve pas place pour cela. Vous êtes-vous efforcé de retrouver certaines des valeurs mentionnées là-dedans ? – On enquête maintenant dans les bureaux, mais j'ai peur que la liste complète des porteurs de ces titres d'Amérique du Sud ne se trouve dans ces contrées et qu'il ne faille quelques semaines avant qu'on puisse trouver la trace des actions. Holmes venait d'examiner la couverture du calepin au moyen de sa loupe. – Sûrement, il y a ici une décoloration, dit-il. – Oui, monsieur, c'est une tache de sang. Je vous ai dit que j'avais ramassé ce carnet sur le plancher. – La tache de sang était-elle dessus ou dessous ? – Sur la face en contact avec le parquet. – Ce qui prouve, naturellement, qu'on a laissé tomber le calepin une fois le crime commis. – Exactement, monsieur Holmes. J'ai tenu compte de cet argument et j'en ai conclu que le meurtrier l'avait laissé tomber dans sa fuite précipitée. Il était près de la porte. – Je suppose qu'aucune de ces valeurs n'a été trouvée dans ce que laisse le défunt ? – Non, monsieur. – Avez-vous une raison quelconque de soupçonner qu'il y eut vol ? – Non, monsieur. Il semble qu'on n'ait rien touché. – Eh mais, l'affaire paraît certes très intéressante. Et puis, il y avait un couteau, hein ? – Oui, avec un fourreau dont il n'avait pas été extrait. Il gisait aux pieds du mort. Mme Carey l'a reconnu comme appartenant à son mari. Holmes resta un instant perdu dans ses pensées. – Allons, dit-il, j'imagine qu'il faudra que j'aille jeter un coup d'œil à cela. Stanley Hopkins eut un cri de joie. – Merci, monsieur. Ça m'ôtera un rude poids. Holmes le menaça de l'index. – C'eût été plus facile il y a huit jours, dit-il. Mais même maintenant, ma visite peut n'être pas totalement vaine. Watson, si vous avez le temps, je serais très heureux de votre compagnie. Si vous voulez bien appeler un taxi, Hopkins, nous serons prêts à partir pour Forest Row dans un quart d'heure. Descendant à la petite gare en bordure de route, nous continuâmes en voiture pendant plusieurs kilomètres parmi les vastes vestiges des bois qui, à une certaine époque, faisaient partie de la grande forêt qui tint si longtemps en respect les envahisseurs saxons – cette impénétrable Weald ou région boisée qui constitua, soixante ans durant, le rempart des autochtones. De vastes secteurs en ont été rasés, car elle fut le siège des premières mines de fer d'Angleterre et on a abattu les arbres pour extraire le minerai. Maintenant pourtant cette industrie s'est reportée sur les champs, plus riches, du Nord, et rien ne montre plus le travail d'antan, si ce n'est les bois ravagés et les grandes cicatrices que porte le sol. Ici, dans une clairière, au flanc verdoyant d'une colline se trouvait une longue maison basse à laquelle on accédait par une allée qui courait en demi-cercle au milieu des champs. Plus près de la route, et entourée de trois côtés par des buissons, il y avait un petit pavillon, dont une fenêtre et la porte faisaient face dans notre direction. C'était le théâtre du meurtre. Stanley Hopkins nous conduisit d'abord à la maison ; il nous y présenta à une femme hagarde et aux cheveux gris, la veuve de la victime. Les traits accusés de son maigre visage, l'air de furtive terreur de ses yeux aux paupières rougies révélaient les années de malheur et de mauvais traitements qu'elle avait endurés. Sa fille était avec elle. Pâle, les cheveux blonds, elle nous dit, avec une étincelle de défi dans les yeux, qu'elle était heureuse de la mort de son père et qu'elle bénissait la main qui l'avait frappé. Terrible foyer que celui que Peter Carey le Noir s'était façonné, et ce fut avec un sentiment de soulagement que nous nous retrouvâmes dans le soleil, cheminant le long du sentier qu'avaient tracé au travers des champs les pieds du défunt. La cabane était des plus simples. Des parois de bois, pas de double toit, une fenêtre du côté de la porte et une du côté opposé. Stanley Hopkins sortit la clé de sa poche et il se penchait sur la serrure quand il s'arrêta, l'air attentif et surpris. – Quelqu'un y a touché, dit-il. Le fait ne faisait pas de doute. Le bois était coupé et des éraflures blanches rayaient la peinture, comme si on venait de les faire à l'instant. Holmes s'en fut examiner la fenêtre. – Quelqu'un a également essayé de la forcer. Qui que ce soit, il n'a pas pu entrer. Ce devait être un bien piètre cambrioleur. – C'est une chose vraiment extraordinaire, dit l'inspecteur. Ces marques n'étaient pas là hier, j'en jurerais. – Peut-être un villageois curieux ? suggérai-je. – Bien peu probable. Il y en a fort peu qui ont osé se risquer sur la propriété, et encore bien moins s'aventurer dans la cabine. Qu'en pensez-vous, monsieur Holmes ? – Je trouve que le sort est joliment aimable avec nous. – Vous voulez dire que la personne reviendra ? – C'est très probable. Il est venu avec l'idée que la porte serait ouverte. Il a essayé d'entrer en se servant de la lame d'un très petit canif. Il n'a pas pu y arriver. Que va-t-il faire ? – Revenir la nuit prochaine avec un instrument plus utile. – C'est mon opinion. Ce sera notre faute si nous ne sommes pas là pour le recevoir. En attendant, faites-moi voir l'intérieur de la cabine. Les traces de la tragédie avaient été enlevées, mais le mobilier de la petite pièce demeurait tel qu'il avait été la nuit du crime. Pendant deux heures, avec la plus intense concentration, Holmes examina tour à tour les objets, mais son visage montrait que ses recherches n'étaient pas fructueuses. Une fois seulement il interrompit ses patientes investigations. – Avez-vous pris quelque chose sur ce rayon, Hopkins ? – Non, je n'ai rien bougé. – On a pris quelque chose. Il y a moins de poussière sur ce coin du rayon qu'ailleurs. Il se peut que ç'ait été un livre posé à plat ; ou bien une boîte. Eh bien, je ne peux rien faire de plus. Allons jusqu'à ces bois magnifiques, Watson, et consacrons quelques heures aux oiseaux et aux fleurs. Nous vous retrouverons ici plus tard, Hopkins, pour voir s'il y a moyen d'approcher de plus près le monsieur qui nous a rendu cette visite nocturne. Il était plus de onze heures quand nous tendîmes notre petite embuscade. Hopkins était d'avis de laisser ouverte la porte de la cabane, mais Holmes considérait que ce geste éveillerait les soupçons de l'inconnu. La serrure était des plus simples et une forte lame suffisait à en repousser le pêne. Holmes suggéra aussi que nous attendions non pas au-dedans de la maisonnette, mais dehors, dans les buissons qui environnaient la fenêtre du fond. De cette façon, nous pourrions surveiller notre homme s'il s'éclairait et voir quel était le but de cette subreptice visite de nuit. Ce fut une longue et morne faction et pourtant il y avait en elle quelque chose du frisson que le chasseur ressent quand, tapi à proximité du point d'eau, il attend la venue des fauves assoiffés. Quel animal sauvage allait fondre sur nous du fond de l'obscurité ? Serait-ce un tigre féroce, criminel dont on ne viendrait à bout qu'au prix d'un combat où il se défendrait des crocs et des griffes, ou bien serait-ce un chacal rampant, dangereux seulement pour ceux qui sont faibles et désarmés ? Dans le plus complet silence, accroupis dans les buissons, nous attendions tout ce qui se présenterait. D'abord les pas de quelques villageois attardés, ou le bruit de voix qui nous venait de l'agglomération facilitèrent notre veillée ; mais une à une ces interruptions s'éteignirent et un calme absolu s'installa, coupé seulement par l'horloge de l'église qui nous renseignait sur l'avance de la nuit, et par le murmure et les froissements d'une petite pluie fine tombant sur le feuillage qui formait une voûte audessus de nous. Deux heures et demie venaient de sonner, annonçant l'heure plus sombre qui précède l'aurore, quand nous tressaillîmes tous trois en entendant un déclic bas, mais net, qui venait de la direction de la grille. Il y eut un autre silence prolongé durant lequel je me pris à craindre qu'il s'agissait d'une fausse alerte, puis on entendit un pas furtif de l'autre côté de la cabane et, un instant après, un bruit de métal qu'on grattait. L'homme essayait de forcer la serrure ! Cette fois il usa de plus d'adresse ou d'un meilleur outil, car on entendit un soudain claquement, puis des gonds qui craquaient. Là-dessus on gratta une allumette et l'instant d'après la lumière soutenue d'une bougie remplit l'intérieur de la baraque. A travers les rideaux de gaze, nos yeux se rivèrent à la scène qui se déroulait au-dedans. Le visiteur nocturne était un jeune homme, frêle et mince, avec une moustache noire qui accentuait la mortelle pâleur de son visage. Il ne pouvait guère avoir plus de vingt ans. Je n'ai de ma vie vu un être humain qui parût dans un état de plus pitoyable frayeur, car il tremblait de tous ses membres et claquait des dents. Il était vêtu comme un homme de la bonne société, en costume norfolk avec des culottes de golf et portait une casquette. Nous le vîmes regarder autour de lui avec de grands yeux effrayés. Puis il posa sa bougie sur la table et disparut de notre vue dans l'un des coins. Il en revint avec un grand livre, un des livres de bord qui se trouvaient alignés sur les rayons. S'appuyant à la table, il tourna rapidement les feuillets de ce volume jusqu'au moment où il trouva l'écriture qu'il cherchait. Alors, avec un geste coléreux de sa main crispée il referma le livre, le replaça dans le coin et éteignit la lumière. Il avait à peine fait demi-tour pour quitter la hutte quand la main d'Hopkins s'appesantit sur son collet. Il laissa échapper un cri de terreur quand il comprit qu'il était pris. On ralluma la bougie et nous vîmes notre misérable captif frissonnant et tout recroquevillé sous la poigne du détective. Il s'écroula sur le coffre de marin et ses yeux voyagèrent, désemparés, de l'un à l'autre d'entre nous. – Eh bien, mon brave, dit Stanley Hopkins, qui sommes-nous et que voulons-nous ici ? L'homme se ressaisit et nous fit face avec un certain effort pour retrouver la maîtrise de lui-même. – Vous êtes des policiers, j'imagine ? dit-il. Vous vous figurez que j'ai quelque chose à voir dans la mort du capitaine Peter Carey. Je vous assure que je suis innocent. – C'est ce que nous verrons, dit Hopkins. D'abord, votre nom ? – John Hopley Neligan. Je vis Holmes et Hopkins échanger un rapide coup d'œil. – Qu'est-ce que vous faites ici ? – Puis-je parler à titre confidentiel ? – Non ; certes non ! – Alors pourquoi vous le dirais-je ? – Parce que si vous n'avez pas de réponse à fournir, cela pourrait aller mal pour vous lors du procès. Le jeune homme accusa le coup. – Eh bien, je vais vous le dire, répondit-il. Et d'ailleurs, pourquoi pas ? Pourtant, cela m'ennuie que ce vieux scandale revienne à la surface. Vous avez entendu parler de Dawson et Neligan ? Le visage d'Hopkins exprimait que non, mais Holmes parut vivement intéressé. – Vous voulez parler, dit-il, de ces banquiers de la région de l'Ouest qui ont fait une énorme faillite et ruiné la moitié des grandes familles de Cornouailles ? Après quoi, Neligan disparut. – C'est cela. Neligan était mon père. Enfin nous tenions quelque chose de concret ! bien qu'il y eût un abîme entre ce banquier en fuite et le capitaine Peter Carey épinglé au mur avec un de ses propres harpons. Nous écoutâmes tous le jeune homme avec attention. – Le véritable responsable, dans cette faillite, c'était mon père. Dawson avait pris sa retraite. Je n'avais que dix ans à l'époque, mais j'étais assez grand pour ressentir la honte et l'horreur de la situation. On a toujours dit que mon père avait volé les titres et pris la fuite. Ce n'est pas vrai. Il croyait que si on lui donnait le temps de les réaliser, les choses s'arrangeraient et tous les créditeurs seraient remboursés. Il partit pour la Norvège dans son petit yacht juste avant que ne fût lancé son mandat d'amener. Je me rappelle cette dernière nuit où il dit adieu à ma mère. Il nous laissa une liste des titres qu'il emmenait et jura qu'il reviendrait la tête haute et qu'aucun de ceux qui avaient eu confiance en lui ne souffrirait de dommage. Eh bien, nous n'avons plus jamais eu de ses nouvelles. Le yacht et lui s'évanouirent intégralement. Nous croyions, ma mère et moi, qu'ils étaient tous deux disparus au fond de l'eau avec les valeurs qu'il avait prises. Nous avions, cependant, un ami fidèle qui est dans les affaires et ce fut lui qui découvrit, il y a quelque temps, que certains des titres que mon père détenait reparaissaient sur le marché de Londres. Vous pouvez imaginer notre stupéfaction. Je passai des mois à en chercher les traces, et après mille difficultés et démarches, je constatai que ces actions avaient été vendues en premier lieu par le capitaine Peter Carey, le propriétaire de cette cabane. « Naturellement, je me renseignai sur l'individu. J'appris qu'il avait commandé un baleinier qui devait revenir des mers polaires au moment même où mon père naviguait vers la Norvège. L'automne de cette année-là fut orageux, avec d'interminables périodes où le vent soufflait du sud. Il est fort possible que le yacht de mon père ait été emporté vers le nord et ait rencontré là le bateau du capitaine Carey. En ce cas, qu'était devenu mon père ? De toute façon, si je pouvais démontrer, d'après le témoignage de Carey, la façon dont ces titres avaient été introduits sur la place, ce fait établirait la preuve que mon père ne les avait pas vendus et qu'en les emportant, il n'avait pas l'intention de se les approprier. « Je vins dans le Sussex pour voir le capitaine, mais ce fut à ce même instant que sa mort affreuse se produisit. Je lus, dans le compte rendu de l'enquête, une description de sa cabine qui relatait la présence des vieux livres de bord de son bateau. Il me parut que si je pouvais voir ce qui s'était produit au cours du mois d'août 1883 à bord de la Licorne des mers, cela éclaircirait peutêtre le mystère dont s'entourait le destin de mon père. J'ai essayé hier soir d'arriver jusqu'à ces livres de bord, mais je n'ai pas pu ouvrir la porte. J'ai recommencé ce soir, avec succès, mais j'ai constaté que les pages qui concernent le mois qui m'intéresse, ont été arrachées du livre. C'est à ce moment-là que je suis devenu votre prisonnier. – C'est bien tout ? demanda Hopkins. – C'est tout, dit-il en détournant les yeux. – Vous n'avez rien d'autre à nous rapporter ? – Non, rien, répondit-il après un instant d'hésitation. – Vous n'êtes pas venu ici avant la nuit dernière ? – Jamais. – Alors, comment expliquez-vous la présence de cela ? s'écria Hopkins, brandissant l'irrécusable calepin, avec les initiales du prisonnier sur la tache de sang et la page de garde sur la couverture. L'infortuné s'écroula. Il enfouit son visage dans ses mains et se mit à trembler de tous ses membres. – Où l'avez-vous eu ? gémit-il. Je ne savais pas. Je croyais l'avoir perdu à l'hôtel. – Cela suffit, dit Hopkins d'un air sévère. S'il vous reste quelque chose à dire, gardez-le pour le tribunal. Vous allez venir avec moi au commissariat. Eh bien, monsieur Holmes, je vous suis très obligé, à vous et à votre ami, d'être venus m'aider. Il se trouve que votre présence n'était pas nécessaire et que j'aurais tout aussi bien mené l'affaire à bonne fin sans vous, mais je ne vous en suis pas moins reconnaissant. On nous a gardé des chambres à l'hôtel, nous pouvons descendre tous ensemble à pied au village. – Eh bien, Watson, qu'en pensez-vous ? me demanda Holmes, le lendemain, dans le train qui nous ramenait. – Je vois que cela ne vous satisfait pas. – Oh que si, mon cher Watson, cela me satisfait pleinement. Toutefois, les méthodes de Stanley Hopkins ne me ravissent pas. Il me déçoit, Stanley Hopkins. J'attendais mieux de lui. On devrait toujours envisager une autre éventualité possible et se prémunir contre elle. C'est la règle primordiale en fait d'enquêtes criminelles. – Et quelle est l'autre éventualité ? – Celle que je recherche moi-même. Il se peut qu'elle ne donne rien. Mais je la suivrai tout au moins jusqu'au bout. Plusieurs lettres attendaient Holmes à Baker Street. Il en saisit une, l'ouvrit et éclata d'un rire triomphant. – Excellent, Watson. L'autre éventualité prend tournure. Vous avez des formules de télégrammes ? Écrivez donc deux messages pour moi : « Sumner, agent maritime, Ratcliff Highway. Envoyez trois hommes pour être chez moi dix heures demain matin. Signé : Basil », c'est mon nom dans ces parages. Voici l'autre télégramme : « Inspecteur Stanley Hopkins, 46 Lord Street, Brixton. Venez déjeuner chez nous demain matin neuf heures trente. Important. Télégraphiez si pas possible. Sherlock Holmes. » Et voilà, Watson, cette histoire infernale m'a hanté dix jours durant. Je la bannis par la présente de mes pensées jusqu'à demain matin où je compte bien que nous en verrons la fin définitive. Exact à l'heure prescrite, l'inspecteur Stanley Hopkins arriva et nous nous mîmes à table devant l'excellent petit déjeuner qu'avait préparé Mme Hudson. Le jeune détective était aux anges de son succès. – Vous croyez vraiment que votre solution doit être correcte ? demanda Holmes. – Je ne vois pas comment le dossier pourrait être plus complet. – L'enquête ne m'a pas paru concluante. – Vous m'étonnez, monsieur Holmes. Qu'est-ce que vous voudriez de plus ? – Est-ce que votre explication répond à tout ? – Sans aucun doute. J'ai découvert que le jeune Neligan est arrivé à l'hôtel le jour même du crime, sous le prétexte de venir jouer au golf. Sa chambre était au rez-de-chaussée, de sorte qu'il pouvait sortir quand cela lui plaisait. Cette nuit-là, il est allé à Woodman's Lee, il a vu Peter Carey dans sa cabine, ils se sont pris de querelle et il l'a tué avec le harpon. Là-dessus, horrifié de ce qu'il avait fait, il s'est enfui de la cabane en laissant tomber le calepin qu'il avait apporté afin de questionner Peter Carey au sujet de tous les titres en question. Vous avez peut-être remarqué que certaines des valeurs étaient pointées et d'autres – la grande majorité – pas. Celles qui sont pointées ont été retrouvées sur la place de Londres ; mais pour les autres on pouvait penser qu'elles étaient encore en la possession de Carey, et le jeune Neligan, d'après ce qu'il nous a lui-même déclaré, était fort désireux de les récupérer afin d'agir correctement à l'égard des créanciers de son père. Après sa fuite il n'a plus, pendant un certain temps, osé approcher de la hutte mais, en fin de compte, il s'est contraint à y retourner, dans le but de recueillir les renseignements qu'il lui fallait. Il me semble que tout cela est simple et évident ! Holmes sourit. – Ça me paraît n'avoir qu'un inconvénient, Hopkins, c'est que ça se trouve intrinsèquement impossible. Avez-vous essayé de traverser un corps de part en part avec un harpon ? Non ? Bah ! ce sont, mon cher, des détails auxquels il faut faire attention. Mon ami Watson pourrait vous confirmer que j'ai passé toute une matinée à cet exercice. Ce n'est pas une petite affaire et cela exige un bras puissant et entraîné. Or, ce coup a été frappé avec une telle violence que la pointe de l'engin s'est profondément enfoncée dans la paroi. Croyez-vous ce jouvenceau anémique capable d'un pareil effort ? Est-il l'homme qui a fraternisé en buvant du rhum et de l'eau avec Peter le Noir en pleine nuit ? Était-ce son profil qu'on a vu se dessiner sur le rideau deux nuits avant ? Non, non, Hopkins, c'est quelqu'un d'autre, et de bien plus formidable qu'il faut que nous cherchions. Le visage de l'inspecteur n'avait cessé de s'allonger pendant qu'Holmes parlait. Ses espoirs et ses ambitions s'effondraient. Il ne consentit tout de même pas à abandonner sans lutte sa position. – Vous ne pouvez pas contester que Neligan était présent cette nuit-là, monsieur Holmes. Le carnet le prouve. Je crois que j'ai assez de preuves pour convaincre un jury, même si vous êtes en mesure d'y trouver des failles. En outre, monsieur, moi, je lui ai mis la main dessus, à mon homme. Tandis que votre type terrible, où est-il ? – Je croirais volontiers qu'il est dans l'escalier, dit Holmes avec sérénité. Je pense, Watson, que vous feriez bien de placer votre revolver à portée de votre main. (Il se leva, posa sur une table volante un papier couvert d'écriture, puis :) A présent, nous sommes prêts, conclut-il. On entendait dans l'antichambre des voix rudes et Mme Hudson vint ouvrir la porte pour rapporter que trois hommes demandaient à parler au capitaine Basil. – Faites-les entrer l'un après l'autre, dit Holmes. Le premier était un petit bonhomme rouge comme un pépin de pomme, avec des joues tannées et des favoris blancs et duveteux. Holmes avait sorti une lettre de sa poche. – Quel nom ? demanda-t-il. – James Lancaster. – Je regrette, Lancaster, mais la place est prise. Voilà un demi-souverain pour votre dérangement. Passez dans la pièce à côté et attendez quelques instants. Le second visiteur était un grand sec, aux cheveux plats et aux joues ternes. Il s'appelait Hugh Pattins. Lui aussi fut congédié avec un demi-souverain et invité à attendre. Le troisième postulant était un homme d'aspect remarquable. Un visage farouche de bouledogue, encadré d'une broussaille de cheveux et de barbe, et au milieu duquel deux yeux noirs brillaient, pleins d'aplomb, sous d'épais sourcils dont la masse s'abaissait vers les paupières supérieures. Il nous salua et se planta devant nous en vrai marin, pétrissant sa casquette entre ses doigts. – Votre nom ? demanda Holmes. – Patrick Cairns. – Harponneur ? – Oui, monsieur. Vingt-six campagnes. – De Dundee, j'imagine ? – Oui, monsieur. – Et prêt à partir avec un navire d'exploration ? – Oui, monsieur. – A quel tarif ? – Huit livres par mois. – Vous pourriez partir immédiatement ? – Le temps de réunir mon équipement. – Vous avez vos papiers ? – Oui, dit l'homme en sortant de sa poche une liasse de documents graisseux auxquels Holmes jeta un coup d'œil avant de les lui rendre. – Vous êtes l'homme que je cherche, lui dit-il. Voilà votre engagement sur la table. Si vous le signez, tout sera réglé. Le marin traversa la pièce et prit la plume. – Faut signer ici ? demanda-t-il en se penchant sur la table. Holmes s'inclina par-dessus l'épaule de l'homme et passa ses deux mains par-dessus son cou. – Ça ira comme cela, dit-il. J'entendis un déclic d'acier et un meuglement comme celui d'un taureau enragé. L'instant d'après, Holmes et le matelot roulaient à terre tous les deux. C'était un gaillard d'une force si gigantesque que, même avec les menottes que Holmes lui avait si adroitement passées aux poignets, il serait vite venu à bout de mon ami si Hopkins et moi n'étions arrivés à la rescousse. Ce ne fut que lorsqu'il sentit le canon froid du revolver contre sa tempe qu'il comprit enfin que la résistance était vaine. Nous ficelâmes ses chevilles avec une corde puis nous nous relevâmes, encore tout haletants de l'échauffourée. – Vraiment, je vous dois des excuses, Hopkins, dit Sherlock Holmes. J'ai bien peur que les œufs brouillés ne soient froids. Malgré cela, vous n'en goûterez que mieux le reste de votre repas, hein, du fait que vous avez maintenant apporté à votre enquête une solution triomphale. Stanley Hopkins restait muet de stupeur. – Je ne sais que dire, monsieur Holmes, bégaya-t-il enfin, le rouge aux joues. Il semble que, depuis le début, je n'aie cessé de me comporter comme un serin. Je comprends maintenant ce que je n'aurais jamais dû oublier, que je suis un élève et que vous êtes le maître. Même maintenant, je vois ce que vous avez fait, mais j'ignore encore comment vous l'avez fait et ce que cela signifie. – Allons, allons, dit Holmes avec bonne humeur, nous apprenons tous par l'expérience, et votre leçon, cette fois, c'est qu'il ne faut jamais perdre de vue l'autre éventualité. Vous étiez si absorbé par le jeune Neligan que vous ne parveniez pas à accorder une pensée à Patrick Cairns, l'authentique assassin de Peter Carey. La voix rauque du marin se mêla à notre conversation. – Dites voir, m'sieur, dit-il, je ne me plains pas d'avoir été malmené comme ça, mais je voudrais bien que vous appeliez les choses par leur vrai nom. Vous dites que j'ai assassiné Peter Carey ; moi je dis que je l'ai tué ; ça fait toute la différence. Vous ne le croyez peut-être pas ? Vous croyez que c'est du boniment ? – Du tout, dit Holmes. Racontez ce que vous avez à dire. – C'est vite raconté et, pardieu, c'est la pure vérité. Je connaissais Peter le Noir et quand il a sorti son couteau je l'ai vivement piqué avec le harpon, vu que je savais que ça serait lui ou moi. C'est comme cela qu'il est mort. Appelez ça un crime si vous voulez, mais je sais que j'aime encore mieux mourir la corde au cou qu'avec le couteau de Peter le Noir dans le cœur. – Comment en êtes-vous arrivé là ? demanda Holmes. – Je vais vous le narrer depuis le début. Redressez-moi seulement un peu que je puisse parler plus facilement. Ça s'est passé en 1883, au mois d'août. Peter Carey était le patron de la Licorne des mers et moi harponneur en second. On sortait de la banquise et on rentrait avec des brises contraires et une tempête de vent du sud qui durait depuis huit jours quand on a recueilli une petite embarcation qui avait été poussée vers le nord par la rafale. Il n'y avait qu'un homme à bord – un terrien. L'équipage, croyant que le yacht allait couler, était parti pour essayer de gagner la côte norvégienne dans la chaloupe. Ils ont tous dû se noyer. L'homme, on l'a pris à bord et le capitaine et lui ils ont eu dans la cabine des conversations qui n'en finissaient pas. Tout ce qu'il avait apporté avec lui sur notre navire, c'était une caisse en fer-blanc. Autant que je sache, on n'a jamais dit le nom de ce type et la seconde nuit, il a disparu comme s'il n'avait jamais existé. On a raconté qu'ou bien il s'était jeté par-dessus bord, ou bien il était tombé à l'eau par le gros temps qu'il faisait à ce moment-là. Il n'y a qu'un homme qui a su ce qui lui était arrivé, et celui-là, c'est moi, parce que, de mes propres yeux, j'ai vu le capitaine l'empoigner par les talons et le basculer par-dessus le parapet au cœur et au plus noir de la nuit, deux jours avant qu'on n'aperçoive les phares du Shetland. « Eh bien, j'ai gardé ce que je savais pour moi et j'ai attendu de voir ce qui en résultait. Rentrés en Écosse, l'affaire fut étouffée sans peine et personne ne posa de questions. Un inconnu était mort accidentellement et personne n'avait qualité pour se livrer à une enquête. Peu après, Peter Carey se retira et il me fallut des années pour trouver où il était. Je me doutais qu'il avait fait le coup pour avoir le contenu de la boîte en fer, et qu'il devait avoir le moyen de bien payer pour que je ne parle pas. « J'ai su où il était par un matelot qui l'avait rencontré à Londres et je suis allé le voir pour le pressurer. Le premier soir il était assez raisonnable et prêt à me donner de quoi me libérer du besoin de reprendre la mer. On devait régler la chose le surlendemain. Quand je revins, je le trouvai aux trois quarts ivre et d'une humeur atroce. On s'est assis, on a bu et parlé d'autrefois, mais plus il buvait, moins son air me plaisait. J'ai repéré le harpon au mur en me disant que j'en aurais peut-être besoin avant que ça ne soit fini. Puis, tout à coup, il s'est déchaîné contre moi et, crachant et jurant, son grand coutelas à la main, il s'est levé, une lueur de meurtre dans les yeux. Il n'a pas eu le temps de dégainer son couteau que je lui avais déjà passé le harpon au travers du corps. Tudieu, quel hurlement ! et cette figure, qui revient se mettre entre moi et le sommeil ! Je suis resté là, avec le sang qui coulait tout autour de moi et j'ai attendu. Mais tout était tranquille, alors j'ai repris du cœur. J'ai regardé autour de moi et j'ai vu la caisse en fer sur un rayon. Je l'ai prise – j'y avais, en tout cas, tout autant droit que Peter Carey – et je suis sorti de la cabane en laissant, comme un imbécile, ma blague à perlot sur la table. « Maintenant, je vais vous dire le plus curieux de l'histoire. Je venais tout juste de sortir de la baraque quand j'ai entendu qu'on venait. Alors, je me suis caché dans les buis sons. Un homme s'est amené en se faufilant, est entré dans la hutte, a poussé un cri comme s'il voyait un fantôme et a détalé à toutes jambes. Qui c'était et ce qu'il voulait, c'est plus que je n'en peux dire. Pour ma part, j'ai marché quatre lieues, trouvé un train à Tunbridge Wells et atteint Londres comme ça sans que personne ait rien su. « Eh bien, quand j'ai examiné la boîte, j'ai constaté qu'il n'y avait pas d'argent dedans, mais seulement des papiers que je n'oserais jamais vendre. J'avais perdu ce par quoi je tenais Peter le Noir, et je me trouvais tout seul à Londres sans un shilling. Je n'avais plus que mon état comme ressource. J'ai vu les annonces qui parlaient de harponneurs et de salaire élevé, alors je suis allé chez les agents maritimes qui m'ont envoyé ici. C'est tout ce que je sais et je répète que, si j'ai tué Peter le Noir, la loi m'en doit des remerciements, vu que je lui ai épargné le prix d'une corde en chanvre. – Une déposition fort claire, dit Holmes en se levant pour allumer sa pipe. Je crois, Hopkins, qu'il ne faut pas perdre de temps à mettre votre prisonnier en sûreté. Cette pièce n'est nullement appropriée au rôle de cellule et M. Patrick Cairns tient trop de place sur notre tapis. – Monsieur Holmes, dit Hopkins, je ne sais comment vous exprimer ma gratitude. Même maintenant, je ne comprends pas comment vous avez obtenu ce résultat. – Simplement parce que j'ai eu la bonne fortune de tomber sur la bonne piste dès le début. Il est fort possible que si j'avais été au courant du carnet, cela aurait égaré mes réflexions comme ce fut le cas pour vous. Mais tout ce dont j'avais entendu parler, l'adresse dans le maniement du harpon et la force prodigieuse qu'il y fallait, le rhum et l'eau, la blague en phoque, tout cela indiquait un marin, et plus spécialement un chasseur de baleines. J'étais convaincu que les initiales « P. C. » sur la blague résultaient d'une coïncidence et n'étaient pas celles de Peter Carey, puisqu'il fumait si peu qu'on n'avait pas même trouvé de pipe dans sa cabine. Vous vous souvenez que je vous ai demandé s'il y avait du whisky et du cognac dans celle-ci ? Vous m'avez répondu que oui. Combien y a-t-il de terriens qui boiront du rhum là où ils peuvent avoir d'autres alcools ? Oui, j'étais sûr que c'était un matelot. – Et comment l'avez-vous trouvé ? – Mon cher, le problème dès lors devenait très simple. Si c'était un marin, ce ne pouvait plus être qu'un marin qui avait été sur la Licorne des mers avec Carey. J'ai passé trois jours à télégraphier à Dundee et, au bout de ce temps-là, j'avais la liste de l'équipage en 1883. Une fois trouvé le nom de Patrick Cairns parmi les harponneurs, mes recherches approchaient de leur fin. Je raisonnai que mon homme était probablement à Londres et qu'il aurait envie de quitter le pays un certain temps. Je passai donc quelques jours dans le quartier du port, à mettre sur pied le projet d'une expédition arctique, laquelle annonça des conditions alléchantes ; pour les harponneurs qui voudraient servir sous les ordres du capitaine Basil… et en voici le résultat. – Merveilleux ! s'écria Hopkins. Merveilleux ! – Il faut faire libérer le jeune Neligan aussi vite que possible, dit Holmes. J'avoue que je crois que vous lui devez des excuses. La boîte en fer doit lui être retournée mais, bien entendu, les valeurs que Peter Carey a vendues sont perdues pour toujours. Voilà le fiacre, Hopkins, vous allez pouvoir emmener votre homme. Si vous avez besoin de moi pour le procès, mon adresse et celle de Watson seront quelque part en Norvège – je vous enverrai les précisions plus tard. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 L'AVENTURE DU PIED DU DIABLE Son dernier coup d'archet (décembre 1910) L'aventure du pied du Diable En publiant de temps à autre quelques-unes des expériences curieuses qui sont le fruit de ma longue et intime amitié avec M. Sherlock Holmes, je me suis constamment heurté à son aversion pour la publicité. Son esprit morose et cynique considérait un applaudissement du public comme quelque chose d'abominable, et rien ne l'amusa davantage à l'issue d'une affaire réussie que d'en créditer un fonctionnaire de la police officielle et d'écouter avec un sourire ironique le chœur des congratulations se trompant d'adresse. Cette attitude de mon ami (et absolument pas le manque de matériaux intéressants) est cause que, ces dernières années, je n'ai guère gâté le public. Ma participation à certaines de ses aventures était un privilège qui m'obligeait à la discrétion quand elle m'était commandée. C'est donc avec une surprise considérable que j'ai reçu mardi dernier un télégramme de Holmes (il n'écrivait jamais de lettre quand un télégramme pouvait suffire) ainsi conçu : « Pourquoi ne raconteriez-vous pas l'horreur des Cornouailles, qui est mon affaire la plus étrange ? » Je n'ai pas la moindre idée du motif qui lui a rafraîchi la mémoire, ni du caprice qui lui fait désirer de la publicité. Mais je me hâte, avant que ne me parvienne un nouveau télégramme contenant une injonction contraire, de fureter dans mes notes pour livrer cette histoire en pâture à mes lecteurs. Au printemps de 1897, la constitution de fer de Holmes commença à révéler quelques symptômes de lassitude sous le travail énorme qui l'accablait. En mars de cette année, le docteur Moore Agar de Harley Street (je raconterai quelque part la manière dramatique dont il fit la connaissance de Holmes), ordonna formellement au célèbre détective privé d'avoir à fermer tous ses dossiers et à prendre un repos complet, s'il voulait s'épargner une grave dépression nerveuse. Holmes ne s'intéressait nullement à son état de santé tant était absolu son détachement mental, mais la menace d'une incapacité permanente de travail l'incita à changer d'air et d'ambiance. Voilà pourquoi nous nous trouvâmes tous les deux aux premiers beaux jours de 1897 dans une petite villa près de Poldhu Bay, à la pointe extrême de la presqu'île de Cornouailles. L'endroit était un peu banal : il convenait particulièrement à l'humeur lugubre de mon malade. Par les fenêtres de notre maisonnette aux murs blancs qui se dressait sur un promontoire herbeux, nous avions vu sur tout le demi-cercle sinistre de la baie des Monts, vieux piège mortel pour voiliers, sur sa bordure de falaises noires et de récifs balayés par les vagues. Du côté de la terre les environs étaient aussi sinistres. C'était une région de landes brunes ; de loin en loin la tour d'une église indiquait l'emplacement d'un village vieux comme le monde. Partout sur la lande on relevait les traces d'une race disparue qui avait laissé en témoignage de son existence d'étranges édifices de pierre, des tumulus de forme irrégulière qui contenaient des cendres de morts, et d'étranges ouvrages en terre qui évoquaient les guerres de la Préhistoire. Cet endroit mystérieux et ensorcelant, cette ambiance déprimante de peuples oubliés fouettèrent l'imagination de mon ami, qui consacra une grande partie de son temps à de longues marches et à des méditations solitaires. Il s'intéressa aussi à l'ancienne langue parlée dans les Cornouailles ; je me rappelle qu'il s'était mis dans la tête qu'elle avait été introduite par les marchands phéniciens qui faisaient le commerce de l'étain. Il avait reçu un colis de livres de philologie et il s'était mis à rédiger sa thèse quand brusquement, à mon vif déplaisir et à sa grande joie, nous nous trouvâmes engagés, sur cette terre de rêves, dans un problème plus intense, plus riche de développements, plus mystérieux que tous ceux qui nous avaient fait quitter Londres. Notre existence simple et paisible, notre vie sainement routinière, en furent bouleversées et nous fûmes précipités dans une succession d'événements qui firent beaucoup de bruit non seulement dans les Cornouailles mais dans toute l'Angleterre. Nombreux sont certainement mes lecteurs qui se souviennent encore de ce qui fut appelé à l'époque « L'horreur des Cornouailles » (bien que l'affaire eût été imparfaitement traitée par la presse londonienne). Aujourd'hui, treize ans plus tard, je suis en mesure de publier les vrais détails de cette histoire incroyable. J'ai dit que çà et là des tours indiquaient l'emplacement des villages qui étaient disséminés dans cette partie des Cornouailles. Le plus proche était le hameau de Tredannick Wollas, dont les maisons étaient rassemblées autour d'une vieille église moussue. Le curé de la paroisse, M. Roundhay, était vaguement archéologue, ce qui détermina Holmes à lier connaissance avec lui. C'était un homme majestueux mais affable, qui pouvait avoir une quarantaine d'années, et pour qui les environs n'avaient pas de secret. Il nous avait invités à prendre le thé à la cure, et là nous fûmes présentés à M. Mortimer Tregennis, gentleman indépendant, qui augmentait les maigres ressources du clergyman en louant un appartement dans sa vaste maison. Le curé était ravi de cet arrangement, bien qu'il eût peu de traits communs avec son locataire, lequel était maigre, brun, portait lunettes, et se tenait voûté comme quelqu'un qui est affligé d'une infirmité physique. Je me rappelle que ce jour-là, pendant notre brève visite à la cure, l'ecclésiastique nous parut bavard à côté de ce personnage réticent, triste, timide, et qui méditait selon toute apparence sur ces affaires personnelles. Tels étaient les deux hommes qui firent irruption dans notre petit salon le mardi 16 mars, peu après le petit déjeuner, tandis que nous fumions une cigarette avant de partir sur la lande pour notre promenade quotidienne. « Monsieur Holmes, commença le curé d'une voix agitée, la nuit a été troublée par une affaire tragique peu ordinaire, la plus sensationnelle dont j'aie jamais entendu parler. Nous pouvons considérer votre présence ici comme une bénédiction de la Providence, car vous êtes de toute l'Angleterre l'homme qu'il nous faut ! » Je décochai à l'ecclésiastique un regard fort peu amical ; mais Holmes jeta sa cigarette et se redressa sur sa chaise comme un vieux chien courant qui entend la fanfare des chasseurs de renard. Il désigna le canapé ; notre visiteur hors d'haleine et son compagnon s'assirent côte à côte. M. Mortimer Tregennis se maîtrisait mieux que le clergyman, mais ses yeux sombres luisaient et le frémissement de ses mains montrait qu'il partageait l'émotion de son logeur. « Qui va parler, vous ou moi ? demanda-t-il. – Eh bien, dit Holmes, puisque c'est vous qui semblez avoir fait la découverte en question, et que le curé ne pourrait que répéter votre récit, peut-être vaut-il mieux que ce soit vous qui parliez. » Je considérai tour à tour le clergyman, qui visiblement s'était habillé en hâte, et son locataire correctement vêtu. La surprise que je lus sur leurs visages à propos de la simple déduction de Holmes m'amusa beaucoup. « Je crois que je ferais bien de dire d'abord quelques mots, intervint le curé. En suite vous déciderez si vous préférez entendre des détails de la bouche de M. Tregennis ou courir sans plus attendre sur la scène de cette mystérieuse affaire. Je vous indique donc que notre ami a passé la soirée d'hier dans la compagnie de ses deux frères, Owen et George, et de sa sœur Brenda, dans leur demeure de Tredannick Wartha, qui est située près de la vieille croix en pierre sur la lande. Il les a quittés à dix heures passées ; ils avaient joué aux cartes autour de la table de la salle à manger, en excellente santé et de très bonne humeur. Ce matin, comme il se lève tôt, il est allé se promener avant le petit déjeuner dans cette direction ; il a été rattrapé par la voiture du docteur Richards. Notre médecin lui a expliqué qu'il venait de recevoir un appel urgent de Tredannick Wartha. Naturellement M. Mortimer Tredannick est monté à côté de lui. Quand il est arrivé à Tredannick Wartha, il a trouvé la maison dans un état extraordinaire. Ses deux frères et sa sœur étaient assis autour de la table exactement comme il les avait laissés ; les cartes étaient étalées devant eux ; les bougies avaient brûlé jusqu'au fond des godets. La sœur était adossée raide-morte contre sa chaise, tandis que les deux frères assis à sa droite et à sa gauche criaient, riaient, chantaient : ils avaient perdu la raison. Tous les trois, la morte et les deux déments, avaient sur leurs figures la même expression de profonde horreur, d'une terreur convulsive qui était épouvantable à regarder. Personne ne se trouvait dans la maison, à l'exception de Mme Porter, la vieille cuisinière et femme de charge, qui a déclaré avoir dormi du sommeil du juste et n'avoir entendu aucun bruit pendant la nuit. Rien n'avait été volé ou déplacé, et on se perd en conjectures sur la nature de l'horreur qui a fait mourir une femme et rendu fous deux hommes dans la force de l'âge. Voilà en résumé la situation, M. Holmes, et si vous pouvez nous aider à voir clair, vous ferez un bon travail. » J'avais espéré que je finirais par obtenir de mon compagnon qu'il ne renonçât point à la tranquillité qui avait été le but de notre voyage ; mais, au premier regard que je lui lançai, son visage tendu et ses sourcils froncés m'avertirent que je n'avais pas à y compter. Il demeura un moment assis en silence, tout absorbé par ce drame étrange qui venait d'éclater sur notre paix. « Je vais m'occuper de l'affaire, dit-il enfin. Au premier abord elle semble exceptionnelle. Vous êtes-vous rendu là-bas, monsieur Roundhay ? – Non, monsieur Holmes. M. Tregennis m'a raconté tout cela à la cure, et immédiatement nous nous sommes précipités pour vous consulter. – A quelle distance est située la maison qui a servi de théâtre à cette singulière tragédie ? – A quinze cents mètres à l'intérieur des terres. – Alors nous irons à pied. Mais, avant de partir, je voudrais vous poser quelques questions, monsieur Tregennis. » Celui-ci était resté silencieux, mais je remarquai que son excitation, bien que mieux contrôlée, était plus grande que l'émotion visible du clergyman. Il était assis, les traits tirés, pâle ; son regard anxieux était fixé sur Holmes ; il se tordait les mains convulsivement. Ses lèvres blanches tremblaient depuis qu'il avait entendu le récit de la terrible aventure qui s'était abattue sur sa famille, et ses yeux noirs semblaient refléter quelque chose de l'horreur de la scène. « Posez-moi les questions que vous voudrez, monsieur Holmes, dit-il avec passion. Il n'est pas agréable de s'étendre sur une chose pareille, mais je vous répondrai en toute franchise. – Parlez-moi de la soirée d'hier. – Eh bien, monsieur Holmes, j'ai dîné là-bas, comme vous l'a dit le curé, et mon frère aîné George a proposé un whist. Nous nous sommes mis à jouer vers neuf heures. Il était dix heures moins le quart quand je me suis levé pour partir. Je les ai laissés autour de la table de jeu, aussi gais qu'ils pouvaient l'être. – Qui vous a ouvert la porte ? – Mme Porter était allée se coucher ; aussi c'est moi qui ai ouvert et refermé la porte de l'entrée. La fenêtre de la pièce où ils jouaient était fermée, mais le store n'était pas baissé. La porte et la fenêtre étaient ce matin dans le même état, et il n'y a aucune raison de supposer qu'un individu s'est introduit dans la maison. Et pourtant ils étaient là, fous de terreur, et Brenda morte de peur avec la tête qui pendait par-dessus le bras du fauteuil. Toute ma vie je reverrai ce spectacle ! – Tels que vous les narrez, les faits sont certainement extraordinaires ! dit Holmes. Si je vous comprends bien, vous ne voyez pas une explication à ce drame ? – C'est de la diablerie, monsieur Holmes ! De la diablerie ! s'écria Mortimer Tregennis. L'explication ne peut pas venir de ce monde. Dans cette pièce a pénétré quelque chose qui les a privés de raison. Quelle force humaine aurait pu y parvenir ? – Je crains, fit Holmes, que si l'affaire se situe sur un plan extra-humain elle ne me dépasse. Cependant nous devons épuiser toutes les explications naturelles avant d'admettre une théorie comme celle-ci. En ce qui vous concerne, monsieur Tregennis, je suppose que vous étiez plus ou moins séparé de votre famille puisqu'ils vivaient ensemble et que vous logiez à part ? – Oui, monsieur Holmes, bien que la cause de cette séparation remonte à un passé révolu. Nous étions une famille de mineurs d'étain à Redruth ; mais nous avons vendu notre entreprise à une société, et nous nous sommes retirés avec assez d'argent pour nos vieux jours. Je ne nierai pas que le partage de l'argent ait donné lieu à certains ressentiments qui se sont prolongé quelques temps, mais nous avions passé l'éponge, tout était oublié, et nous étions les meilleurs amis du monde. – Réfléchissez encore à cette soirée qui vous avait réunis. Ne vous rappelez-vous rien qui puisse jeter une lueur sur la tragédie ? Réfléchissez bien, monsieur Tregennis, car la moindre indication peut m'être utile. – Je ne vois rien du tout, monsieur. – Votre famille était de la même humeur que d'habitude ? – Ils n'avaient jamais été plus gais. – Vos frères et votre sœur étaient-ils nerveux ? N'ont-ils pas manifesté une vague appréhension à propos d'un danger éventuel ? – Absolument pas. – Vous n'avez rien à ajouter, par conséquent, qui puisse m'aider ? » Mortimer Tregennis réfléchit sérieusement un instant. « Je pense à quelque chose, dit-il enfin. Pendant que nous étions assis autour de la table ; je tournais le dos à la fenêtre, et mon frère George qui était mon partenaire lui faisait face. Je l'ai vu une fois regarder fixement par-dessus mon épaule, si bien que je me suis retourné et que j'ai regardé moi aussi. Le store était levé et la fenêtre fermée : je ne voyais pas au-delà des buissons que la pelouse, et il m'a semblé que je distinguais quelque chose qui se déplaçait. Je serais incapable de préciser si c'était un homme ou u animal, mais j'ai cru qu'il y avait une présence. Je lui ai demandé ce qu'il y regardait, et m'a répondu qu'il avait eu la même impression que moi. C'est tout ce que je puis dire. – Vous n'avez pas vérifié sur place ? – Non ; l'affaire en est restée là. – Vous les avez quittés sans aucun pressentiment ? – Pas le moindre. – Je n'ai pas bien compris comment vous aviez appris la nouvelle à une heure si matinale. – Je me lève toujours tôt, et généralement je marche un peu avant le petit déjeuner. Ce matin je venais de sortir quand le médecin m'a rattrapé dans sa voiture. Il m'a dit que la vieille Mme Porter venait de le faire appeler par un gamin pour quelque chose d'urgent. J'ai sauté à côté de lui et nous sommes repartis ensemble. Dès notre arrivée nous avons vu cette pièce terrible, où les bougies et le feu s'étaient éteints plusieurs heures auparavant ; ils étaient demeurés assis dans le noir jusqu'au lever du jour. Le médecin m'a dit que la mort de ma sœur Brenda remontait à six heures au moins. Il n'a relevé aucune trace de violence. Elle était penchée au-dessus du bras de fauteuil avec ce regard éperdu de terreur. George et Owen étaient en train de chanter des chansons et de pousser des sons inarticulés comme deux grands singes. Oh ! c'était affreux ! Je n'ai pas pu supporter ce spectacle ; le docteur lui-même était blanc comme un drap ; d'ailleurs il est tombé sur un fauteuil à demi évanoui, et nous avons dû nous occuper de lui. – Extraordinaire ! fit Holmes en se levant et en prenant son chapeau. Vraiment extraordinaire ! Je pense que nous ferions mieux de nous rendre à Tredannick Wartha sans délai. J'avoue que j'ai rarement vu un cas qui à première vue soulève un problème aussi singulier. » **** La matinée ne fit guère progresser notre enquête. Elle fut marquée, cependant, par un incident qui m'impressionna de façon sinistre. Pour parvenir au théâtre de la tragédie, nous avions emprunté un chemin étroit et à multiples virages comme il y en a beaucoup à la campagne. Nous entendîmes le fracas des roues d'une voiture qui se dirigeait vers nous, et nous nous rangeâmes pour la laisser passer. Quand elle fut à notre hauteur, j'aperçus à travers la vitre relevée une figure grimaçante, horriblement déformée, deux yeux fixes grimaçante, horriblement déformée, deux yeux fixes et des dents grinçantes : une vision de cauchemar. « Mes frères ! s'écria Mortimer Tregennis pâle comme un mort. On les emmène à Helston ! » Nous regardâmes s'éloigner en cahotant cette voiture noire, sans chercher à dissimuler l'horreur qui nous avait empoignés. Puis nous reprîmes notre marche vers la maison. Elle était vaste et clair : une vraie villa ; le grand jardin était déjà, dans cet air des Cornouailles, paré de fleurs printanières. La fenêtre du petit salon ouvrait sur ce jardin ; c'était de là, selon Mortimer Tregennis, qu'était venue cette chose de malheur qui les avait subitement rendus fous d'épouvante. Holmes se promena lentement et pensivement entre les parterres et sur l'allée avant que nous pénétrions dans la maison. Il était tellement préoccupé, je m'en souviens, qu'il buta contre l'arrosoir, le renversa et inonda de son contenu nos pieds et l'allée. A l'intérieur nous fûmes accueillis par la vieille femme de charge Mme Porter qui, aidée par une jeune fille, vaquait aux besoins de la famille. Elle répondit volontiers à toutes les questions de Holmes. Elle n'avait rien entendu dans le courant de la nuit. Ses maîtres étaient tous d'excellente humeur ces derniers temps, et elle ne les avait jamais vus aussi gais et aussi bien portants. Elle s'était évanouie en entrant le matin dans la pièce devant le spectacle de cette tablée terrible. Quand elle avait repris ses esprits, elle avait ouvert la fenêtre pour faire entrer l'air frais du matin, puis elle avait descendu l'allée et avait expédié un gamin de la ferme chez le médecin. La demoiselle était en haut sur son lit, si nous désirions la voir. Il fallut quatre hommes costauds pour enfermer les deux frères dans la voiture de l'asile. Elle ne voulait pas demeurer dans cette maison un jour de plus ; elle partirait dès l'après-midi pour rejoindre sa famille à SaintYves. Nous gravîmes l'escalier pour voir le corps de Mlle Brenda Tregennis ; elle avait été certainement très belle, bien que sa beauté eut commencé à se faner légèrement. Son visage à la peau brune et au dessin bien ferme était charmant jusque dans la mort, mais on y lisait encore un reste de cette convulsion d'épouvante qui avait été la dernière de ses émotions humaines. De sa chambre nous descendîmes un salon où s'était déroulé la mystérieuse tragédie. Les cendres carbonisées du feu se trouvaient dans la cheminée. Sur la table, il y avait quatre bouts de bougie et les cartes. Les chaises avaient été replacées contre les murs ; à cela près tout était demeuré en état. Holmes arpenta la pièce à pas rapides et légers ; il s'assit sur les divers sièges en les replaçant dans leur position de la veille. Il vérifia ce qui était visible dans le jardin. Il examina le plancher, le plafond, la cheminée. Mais pas une fois je ne discernai la lueur du regard ni la contraction des lèvres qui m'informaient habituellement de la découverte d'un petit indice… « Pourquoi du feu ? s'enquit-il. Dans cette petite pièce allume-t-on toujours un feu par une soirée de printemps ? » Mortimer Tregennis expliqua que la nuit était froide et humide. C'est pour cette raison qu'après son arrivée, le feu avait été allumé. « Qu'allez-vous faire maintenant, monsieur Holmes ? » demanda-t-il. Mon ami sourit et posa sa main sur son bras. « Je crois, Watson, que je vais me remettre à ce tabac-poison que vous avez si fréquemment et si justement condamné. Avec votre permission, messieurs, nous rentrons maintenant chez nous, car je ne crois pas découvrir ici un nouvel élément intéressant. Je vais réfléchir aux faits, monsieur Tregennis, et le cas échéant, je me mettrai en rapport avec vous et le curé. En attendant, je vous souhaite à tous deux une bonne matinée. » Ce n'est que longtemps après notre retour à Poldhu Cottage que Holmes rompit le silence dans lequel il s'était plongé. Recroquevillé sur son fauteuil, presque invisible au milieu des nuages de fumée, il était demeuré sourcils froncés, front plissé, l'œil vide. Finalement il posa sa pipe et sauta sur ces pieds. « Ca ne marche pas, Watson ! me dit-il en riant. Allons ensemble nous promener le long des falaises et cherchons des flèches en silex. Nous avons plus de chances d'en trouver que des indices pour ce problème. Faire travailler l'esprit sans des matériaux suffisants, cela équivaut à vouloir faire tourner un moteur sans essence… L'air de la mer, le soleil, et la patience, Watson… Tout viendra en son temps ! « Tout de même, réexaminons avec calme la situation, repritil pendant que nous longions la crête des falaises. Assimilons bien le tout petit peu que nous connaissons réellement, afin que, lorsque des faits nouveaux apparaîtront, nous soyons prêts à les imbriquer au bon endroit… Je commence par affirmer que ni vous ni moi ne sommes disposés à admettre une intervention hypothétique du diable dans les affaires des hommes. Que cette idée ne nous effleure plus ! Bien. Il reste que trois personnes ont été gravement victimes d'une intervention humaine consciente ou inconsciente. Cela, c'est du solide. Maintenant, quand le drame s'est-il produit ? Évidemment, si l'on tient pour véridique le récit du narrateur, tout de suite après le départ de Mortimer Tregennis. Voilà un point très important. Selon toutes présomptions, quelques minutes plus tard. Les cartes se trouvaient encore sur la table. L'heure normale d'aller au lit était déjà passée. Cependant ils n'avaient pas bougé de place et ils n'avaient pas reculé leurs chaises. Je répète, Watson, que l'événement a eu lieu aussitôt après son départ, et avant onze heures du soir. « Nous devons donc vérifier, dans la limite de nos possibilités, les faits et gestes de Mortimer Tregennis après qu'il eut quitté la pièce. Ses faits et gestes paraissent au-dessus de tout soupçon. Vous qui connaissez bien mes méthodes, vous avez compris que par le moyen de l'arrosoir renversé j'ai pu obtenir une empreinte très nette de son pied. Le sable mouillé de l'allée s'y est prêté à merveille. La soirée précédente avait été humide elle aussi, vous vous en souvenez, et il ne m'a pas été difficile, puisque j'avais un exemple de ses empreintes, de détecter sa trace parmi les autres et de la suivre. Il semble qu'il ait marché rapidement en direction de la cure. « Si donc Mortimer Tregennis disparaît de la scène, et si cependant quelqu'un d'autre a épouvanté les joueurs de cartes, comment identifier cette personne, et découvrir la cause de l'horreur suscitée ? L'inoffensive Mme Porter peut-être éliminée. Y a-t-il une preuve quelconque que quelqu'un ait rampé jusqu'à la fenêtre du jardin et ait produit un effet si terrifiant qu'il ait rendu fou ceux qui l'ont vu ? La seule suggestion en ce sens vient de Mortimer Tregennis lui-même, qui déclare que son frère aurait aperçu quelque chose qui bougeait dans le jardin. Voilà qui est remarquable, car la nuit était pluvieuse, nuageuse très sombre. N'importe qui, venu avec le dessein de faire peur à ces gens-là aurait été obligé de coller son visage contre le carreau pour être vu. A l'extérieur sous la fenêtre s'étend un parterre d'un mètre de large, mais je n'ai relevé aucune trace de pas. Il est difficile d'imaginer comment, dans ces conditions, un inconnu aurait pu produire une impression aussi terrifiante ; d'ailleurs jusqu'ici nous n'avons pas découvert le moindre motif qui explique une tentative aussi étrange que compliquée. Vous distinguez bien nos difficultés, Watson ? – Elles ne sont que trop claires ! répondis-je avec conviction. – Et pourtant, avec un petit supplément de matériaux, nous serions capables de démontrer qu'elles ne sont pas insurmontables. Je crois que dans vos archives, Watson, vous seriez en mesure de retrouver quelques cas presque aussi obscurs. En attendant, nous allons classer provisoirement l'affaire jusqu'à ce que des informations plus précises la revalorisent, et nous emploierons le reste de cette matinée à pourchasser l'homme néolithique. » J'ai peut-être fait ressortir déjà le pouvoir de détachement mental que possédait mon ami ; mais jamais il ne m'émerveilla davantage qu'en cette matinée de printemps dans les Cornouailles. Pendant deux heures il discourut sur les Celtes, les pointes de flèche, les tessons de poterie, avec autant de légèreté que s'il n'avait pas à élucider une énigme sinistre. Quand nous rentrâmes dans notre cottage au début de l'après midi, un visiteur reporta nos pensées vers le drame de Tredannick Wartha. Nous le reconnûmes de loin. Le corps de colosse, le visage taillé à coups de hache, les yeux farouches, le nez en bec de faucon, les cheveux poivre et sel qui frôlaient presque notre plafond, la barbe dorée aux pointes et blanches autour des lèvres sauf une tache de nicotine provoquée par un éternel cigare, tout cela était aussi célèbre à Londres qu'en Afrique et ne pouvait appartenir qu'à la formidable personnalité du docteur Leon Sterndale, grand explorateur et chasseur de lions devant l'Éternel. Nous avions appris qu'il se trouvait dans la région, et nous avions une fois ou deux entrevu sa haute silhouette se découpant sur la lande. Il ne nous avait pas fait d'avances, toutefois, et nous ne lui en aurions jamais fait tant il était notoire que c'était par amour de la solitude qu'il passait, entre deux expéditions, la plus grande partie de son temps dans un petit bungalow enfoui dans le bois isolé de Beauchamps Arriance. Là, parmi ses livres et ses cartes, il menait une existence retirée ; il vaquait à ses propres besoins, et apparemment se souciait peu des affaires des voisins. Je fus donc surpris de l'entendre demander à Holmes d'une voix ardente s'il avait progressé dans l'explication de ce drame mystérieux. « La police du comté est complètement désemparée, déclarat-il. Mais peut-être votre plus vaste expérience vous a-t-elle suggéré une hypothèse plausible ? Mon seul titre pour être indiscret est que, pendant mes nombreux séjours ici, j'ai fait la connaissance de cette famille Tregennis ; je peux même dire que je les connaissais très bien : en fait, par le côté cornouaillais de ma mère, nous étions un peu cousins. Leur étrange destin m'a naturellement bouleversé. J'étais arrivé à Plymouth où je devais m'embarquer pour l'Afrique, mais, quand j'ai appris ce matin la nouvelle, je suis rentré directement pour aider les enquêteurs. » Holmes releva les sourcils. « Et vous avez manqué votre bateau à cause de cela ? – Je prendrai le suivant. – Mon Dieu ! Voilà ce qui s'appelle de l'amitié. – Je vous dis que nous étions parents. – En effet : des cousins de votre mère. Vos bagages étaient déjà à bord ? – Une partie. Le principal est resté à l'hôtel. – Je vois. Mais cet événement n'avait pas encore été publié par les journaux de Plymouth ? – Non, monsieur. J'ai reçu un télégramme. – Puis-je me permettre de vous demander le nom de l'expéditeur ? » Une ombre passa sur le front décharné de l'explorateur. « Vous êtes très indiscret, monsieur Holmes. – C'est mon métier. » Au prix d'un effort visible, le docteur Sterndale reprit son sang-froid. « Je ne vois pas pourquoi je vous le cacherais, fit-il. C'est M. Roundhay, le curé, qui m'a adressé le télégramme. – Merci. Pour répondre à votre question, je peux vous assurer que je n'ai pas encore tout à fait élucidé l'affaire, mais que j'ai bon espoir d'arriver à une conclusion. Il serait prématuré d'en dire davantage. – Peut-être consentirez-vous à me préciser si vos soupçons s'orientent dans une direction déterminée ? – Non. Je ne peux pas vous le préciser. – Alors j'ai perdu mon temps ; je n'ai nul besoin de prolonger cette visite. » De très mauvaise humeur, le grand chasseur nous quitta sur ces mots. Moins de cinq minutes plus tard, Holmes sortit à son tour pour le suivre. Je ne le revis pas avant le soir, et il revint en traînant la jambe tandis que l'expression de sa physionomie m'affirmait qu'il n'avait pas beaucoup progressé. Il jeta un coup d'œil sur un télégramme qui l'attendait, et le lança dans la cheminée. « Du Plymouth Hotel, m'expliqua-t-il. J'en avais appris le nom par le curé et j'avais télégraphié pour m'assurer que le docteur Leon Sterndale nous avait dit vrai. Il semble qu'il ait bien passé la nuit là-bas et qu'il ait réellement laissé partir une partie de ses bagages pendant qu'il rentrait pour assister à l'enquête. Qu'en pensez-vous, Watson ? – Il s'y intéresse passionnément. – Oui. Il y a là un fil que nous n'avons pas encore exploré et qui pourrait nous conduire à travers l'écheveau. Courage, Watson ! Car je suis sûr que nous ne possédons pas encore tous nos éléments. Quand nous les aurons, alors nos difficultés ne seront plus qu'un souvenir. » Je me doutais peu de la rapidité avec laquelle la prophétie de Holmes allait se réaliser, et moins encore de la nature du nouveau développement de l'affaire. J'étais en train de me raser à la fenêtre le lendemain matin, quand j'entendis un galop. Une charrette anglaise descendit la route à fond de train : elle s'arrêta devant notre porte ; notre ami le curé s'élança à terre et se précipita dans l'allée de notre jardin. Holmes était déjà habillé ; nous courûmes à sa rencontre. Il était dans un état d'énervement qu'il pouvait à peine articuler les mots ; enfin, entrecoupée d'exclamations, la tragique histoire s'échappa de ses lèvres. « Nous sommes la proie du diable, monsieur Holmes ! Ma pauvre paroisse est la proie du diable ! Satan s'y déchaîne en personne ! Nous sommes tombés en son pouvoir !… » Il dansait, il aurait été presque grotesque sans son visage couleur de cendre et ses yeux exorbités. Finalement il nous lâcha la nouvelle. «… M. Mortimer Tregennis est mort durant la nuit, avec exactement les mêmes symptômes que le reste de sa famille. » Holmes bondit. « Vous pouvez nous prendre tous les deux dans votre voiture ? – Oui. – Watson, tant pis pour notre petit déjeuner. Monsieur Roundhay, nous nous mettons entièrement à votre disposition. Vite ! Dépêchez-vous ! Il faut que j'arrive là-bas avant qu'on ait tout dérangé. » Le locataire occupait deux pièces dans la cure ; elles étaient situées dans un angle, l'une au-dessus de l'autre. En bas un grand salon. En haut sa chambre. Elles donnaient sur un jeu de croquet qui aboutissait juste sous ses fenêtres. Nous arrivâmes avant le médecin et la police ; rien n'avait donc été touché ni déplacé. Je vais vous décrire la scène comme nous la vîmes en cette brumeuse matinée de mars ; elle n'a laissé une impression que rien ne pourra effacer. La pièce sentait horriblement le renfermé. La domestique qui était entrée la première avait ouvert la fenêtre, sans quoi l'atmosphère eût été irrespirable. Peut-être cela était-il dû au fait qu'une lampe brûlait et fumait sur la table au milieu de la chambre. A coté de la table était assis le cadavre, adossé à sa chaise, sa barbe mince pointant en avant, les lunettes remontées sur son front, sa maigre figure brune tournée vers la fenêtre et déformée par la même expression d'épouvante que nous avions vue sur le cadavre de sa sœur. Ses membres étaient tordus et ses doigts retournés comme s'il avait succombé à une peur trop affreuse. Il était tout habillé, mais il s'était habillé précipitamment. Déjà on nous avait informés qu'il avait dormi dans son lit et que cette fin tragique était intervenue au petit jour. Dès qu'il eut franchi le seuil de cet appartement, Holmes déploya une activité débordante. Il était dehors sur la pelouse, il rentrait par la fenêtre, il tournait autour du salon, il remontait dans la chambre. Il était comme un chien courant qui a levé son gibier. Il jeta un rapide coup d'œil dans la chambre et ouvrit la fenêtre, ce qui sembla l'exciter davantage encore car il se pencha à l'extérieur en poussant des exclamations qui traduisaient son intérêt et sa joie. Puis il redégringola l'escalier, sortit par la fenêtre, se jeta le visage contre terre sur la pelouse, regrimpa dans la chambre une fois de plus, tout cela avec l'énergie du chasseur à qui sa proie ne peut plus échapper. Il examina avec un soin particulier la lampe qui était d'une espèce standard, prit quelques mesures sur son pied. Il inspecta avec sa loupe la tôle de protection au-dessus du verre, gratta quelques cendres qui adhéraient à sa surface supérieure et les mit dans une enveloppe qu'il plaça dans son calepin. Enfin, quand apparurent le médecin et la police officielle, il fit un signe au curé et nous allâmes tous les trois sur la pelouse. « Je suis heureux de dire que mes investigations ne sont pas entièrement négatives, déclara-t-il. Je ne peux pas rester pour discuter de l'affaire avec la police, mais je vous serais très reconnaissant, monsieur Roundhay, si vous vouliez présenter mes compliments à l'inspecteur et attirer son attention sur la fenêtre de la chambre et sur la lampe du salon. L'une et l'autre, prises à part, sont suggestives ; ensemble elles sont presque concluantes. Si la police souhaite de plus amples renseignements, je serais heureux de voir n'importe lequel de ses représentants chez moi. Et maintenant, Watson, je crois que nous nous emploierons mieux ailleurs. » Il est possible que la police ait répugné à l'intrusion d'un amateur, ou qu'elle se soit crue sur une bonne piste ; mais ce qui est certain, c'est que nous n'entendîmes pas parler d'elle durant les deux premiers jours. Pendant ce temps Holmes fuma beaucoup et médita longuement. Mais surtout il fit de grandes marches solitaires dans la campagne, sans m'en révéler le but. Une expérience me dévoila le fil de ses enquêtes. Il avait acheté une lampe qui était exactement semblable à celle qui avait éclairé la chambre de Mortimer Tregennis le matin de la tragédie. Il la remplit du même pétrole que celui dont on se servait à la cure, et il compta soigneusement le temps au bout duquel le pétrole était consommé. Il fit une autre expérience d'une nature beaucoup plus déplaisante ; je ne suis pas près de l'oublier. « Vous vous rappellerez, Watson, me dit-il un après-midi, qu'il n'y avait qu'un seul point de ressemblance dans les divers rapports qui nous ont été faits. C'est dans les deux cas l'effet de l'atmosphère de la pièce sur la personne qui y est entrée la première. Vous vous rappellerez que Mortimer Treggennis, décrivant sa dernière visite à la maison de ses frères, nous conta que le médecin s'évanouit à demi et tomba sur un fauteuil. Vous l'aviez oublié ? Moi, j'en réponds ! Vous vous rappellerez aussi que Mme Porter, la femme de charge, nous déclara qu'elle-même s'était évanouie en entrant dans la pièce et qu'elle avait ensuite ouvert la fenêtre. Dans le deuxième cas, celui de Mortimer Tregennis, vous ne pouvez pas avoir oublié l'abominable atmosphère de la pièce quand nous sommes arrivés, bien que la domestique eût déjà ouvert la fenêtre. Cette servante, comme je l'ai appris depuis, en tomba malade et dut se mettre au lit. Vous admettrez, Watson, que ces faits sont significatifs. Dans les deux cas, l'atmosphère est empoisonnée. Dans les deux cas également, il y a eu une combustion en train dans la pièce : dans un cas, par feu ; dans l'autre par la lampe. Le feu étant indispensable étant donné la température, mais la lampe a été allumée, si l'on se réfère au pétrole consommé, longtemps après le lever du jour. Pourquoi ? Sûrement parce qu'il existe un rapport entre trois choses : la combustion, l'atmosphère suffocante et, enfin, la folie ou la mort de quatre malheureuses personnes. Est-ce clair, oui ou non ? – Il semble que oui. – Nous pouvons du moins l'accepter comme hypothèse de départ. Nous supposerons donc que dans les deux cas quelque chose a brûlé en produisant une atmosphère à effets curieusement toxiques. Très bien. Dans le premier exemple, celui de la famille Tregennis, cette substance a été placée dans le feu. La fenêtre était fermée, mais le feu transportait naturellement les fumées jusqu'à une certaine hauteur dans la cheminée. On pouvait donc s'attendre à des effets moins nocifs que dans le deuxième cas où les émanations avaient moins de facilités pour s'échapper. Le résultat semble indiquer qu'il fut réellement ainsi, puisque dans le premier cas seule la femme, qui avait sans doute l'organisme le plus délicat, succomba, les autres manifestant cette folie temporaire ou permanente qui est certainement le premier effet de cette drogue. Dans le deuxième cas, le résultat a été total. Les faits semblent donc étayer la théorie d'un poison qui aurait fait son œuvre par combustion. « Avec ce raisonnement en tête, j'ai cherché dans la chambre de Mortimer Tregennis avec l'espoir de trouver quelques dépôts de cette substance. L'endroit normal à examiner était la tôle de protection ou le verre de la lampe. Là j'ai aperçu des cendres floconneuses, et, autour de ces cendres, une frange de poudre brunâtre qui n'avait pas été encore consumée. J'en ai pris la moitié, vous l'avez vu, et je l'ai placée dans une enveloppe. – Pourquoi la moitié, Holmes ? – Il ne m'appartient pas, mon cher Watson, de me mettre en travers de la route des policiers officiels. Je leur ai laissé toute la preuve de ce que j'avais trouvé. Du poison est resté sur la tôle ; avec un peu d'intelligence ils le trouveront. Maintenant, Watson, nous allons allumer notre lampe. Toutefois nous prendrons la précaution d'ouvrir la fenêtre pour éviter le décès prématuré de deux membres distingués de la société des hommes. Vous vous assoirez près de la fenêtre ouverte dans un fauteuil, à moins que vous ne vous trouviez trop sensé pour jouer avec moi. Oh ! vous voulez tout voir ? Je reconnais bien là mon Watson ! Je dispose cette chaise en face de votre fauteuil, afin que nous nous trouvions à la même distance du poison, et face à face. La porte ? Laissons-là entrebâillée. Maintenant nous pouvons nous surveiller l'un l'autre et interrompre l'expérience si les symptômes semblent alarmants. Tout est-il clair dans votre esprit ? Bon, je prends donc notre poudre (ou du moins ce qu'il en reste) dans l'enveloppe, et je la répands au-dessus de la lampe qui brûle. Là ! Maintenant, Watson, asseyons-nous pour attendre la suite des événements. » Elle ne se fit pas désirer longtemps. A peine m'étais-je installé dans mon fauteuil que mes narines perçurent une odeur de musc, lourde et subtile à la fois, nauséabonde en tout cas. Dés la première bouffée que je respirai, je perdis tout contrôle sur mon cerveau et sur mon imagination. Un nuage noir et épais se mit à tourner devant mes yeux, et mon esprit me souffla que dans ce nuage était tapi, jusqu'à présent invisible, mais prêt à sauter sur mes sens épouvantés, tout ce qui était horrible, monstrueux, et incroyablement méchant dans l'univers. Des formes vagues tournoyaient et nageaient au sein du nuage noir : chacune semblait être l'annonce menaçante de quelque chose à venir, de l'arrivée d'un personnage indescriptible, inqualifiable, dont l'ombre suffirait à anéantir mon âme. Une horreur glacée s'empara de moi. Je sentis que mes cheveux se dressaient sur la tête, que mes yeux s'exorbitaient, que j'ouvrais la bouche et que j'avais la langue comme du cuir. Mon cerveau abritait un tel tourbillon que sûrement il allait craquer. J'essayai de crier ; j'entendis une sorte de grincement ; c'était ma propre voix, mais distante et comme ne m'appartenant pas. Au même moment, dans un suprême effort pour me libérer, je fouillai du regard ce nuage de désespoir, et j'entrevis la figure de Holmes, blanche, rigide, marquée de tous les symptômes de l'horreur, de la même expression que j'avais vue sur les visages des morts. Cette vision me procura un instant d'équilibre et de force. Je bondis de mon fauteuil, passai mes bras autour de Holmes, et ensemble nous titubâmes jusqu'à la porte pour aller nous jeter ensuite sur la pelouse où nous demeurâmes couchés côte à côte, attentifs seulement au soleil glorieux. La paix et la raison nous revinrent. Assis sur l'herbe, nous essuyâmes nos fronts moites, et nous nous examinâmes mutuellement, non sans appréhension, pour contempler les dernières traces de la terrible expérience à laquelle nous nous étions livrés. « Ma parole, Watson ! me dit Holmes d'une voix mal assurée, je vous dois à la fois des remerciements et mes excuses. L'expérience était trop dangereuse pour une personne, à plus forte raison pour deux. Je vous demande pardon ! – Vous savez bien, répondis-je avec l'émotion que m'inspira cette soudaine ouverture sur le cœur de Holmes, que vous aider est ma plus grande joie et mon meilleur privilège. » Il retrouva aussitôt sa veine mi-cynique mi-humoristique. « Il serait néanmoins superflu de nous rendre fous, mon cher Watson ! dit-il. Un observateur impartial déclarerait certainement que nous l'étions déjà avant de nous embarquer dans une expérience si redoutable. J'avoue que je n'aurais jamais cru que l'effet pouvait être si soudain et si sérieux ! » Il courut dans la maison et reparut en tenant la lampe allumée à bout de bras ; il la jeta dans un tas de ronces. « Il vaut mieux laisser aérer la pièce. Je pense, Watson, que vous n'avez plus l'ombre d'un doute sur le déroulement de ces tragédies ? – Plus l'ombre d'un doute, Holmes ! – Mais la cause demeure aussi mystérieuse. Passons sous la tonnelle, et discutons sérieusement de l'affaire. Cette effroyable substance semble encore collée dans ma gorge… Je crois que tout aboutit à ceci : Mortimer Tregennis a été le criminel dans la première tragédie, bien qu'il ait été la victime de la seconde. Rappelons-nous tout d'abord cette histoire de querelle familiale suivie d'une réconciliation. Jusqu'où est allée cette querelle, et la réconciliation a-t-elle été vraiment sincère ? Nous n'en savons rien. Je revois Mortimer Tregennis, sa tête de renard, ses petits yeux fourbes derrière ses lunettes, et il ne me fait pas l'effet d'un homme particulièrement disposé à pardonner. Ensuite, souvenezvous de sa déclaration touchant ce quelque chose qui remuait dans le jardin : elle nous a quelque temps distrait de la vraie cause de la tragédie, et elle émanait de lui seul. Pour nous égarer, il avait certainement un motif. Enfin, si ce n'est pas lui qui a jeté cette substance dans le feu, qui d'autre l'aurait fait ? Le drame est survenu immédiatement après son départ. Si quelqu'un d'autre était entré, la famille se serait levée de table… En outre, dans ce paisible pays des Cornouailles, les visiteurs n'arrivent pas après dix heures du soir. Nous pouvons admettre, par conséquent, que tout concorde pour désigner Mortimer Tregennis comme le coupable. – Alors il se serait suicidé ensuite ? – Eh bien, Watson, votre supposition n'est pas à priori absurde. L'homme dont la conscience était chargée d'un tel péché a pu être poussé par le remords à s'infliger le destin dont il accabla sa famille. De fortes objections s'opposent cependant à cette thèse. Heureusement, il existe un homme, seul dans toute l'Angleterre, qui sait la vérité, et je me suis arrangé pour que nous l'entendions de sa bouche cet après midi. Ah ! il est légèrement en avance ! Voudriez-vous venir par ici, docteur Leon Sterndale ? Nous avons procédé dans la maison à une expérience chimique, et notre salon serait indigne de recevoir un visiteur aussi distingué. » J'avais entendu grincer la porte du jardin ; l'imposante silhouette du grand explorateur africain apparut sur le petit chemin. Il se dirigea, visiblement surpris, vers la tonnelle où nous étions assis. « Vous m'avez fait appeler, monsieur Holmes ? J'ai reçu tout à l'heure votre billet et je suis venu, bien qu'en réalité je ne voie pas pourquoi j'obéirais à une convocation de vous. – Nous pourrons sans doute éclaircir ce point, répondit Holmes, avant la fin de notre entretien. En attendant je vous remercie infiniment de votre acquiescement courtois. Vous voudrez bien excuser cette réception en plein air, mais mon ami Watson et moi nous avons presque complètement terminé un chapitre additionnel à ce que la presse appelle « L'horreur des Cornouailles », et pour l'instant nous préférons une atmosphère pure. Peut-être, puisque l'affaire que nous avons à discuter vous concerne d'une manière très intime, vaut-il mieux que nous soyons en mesure de parler sans que des indiscrets écoutent aux portes. » L'explorateur retira son cigare de sa bouche et regarda fixement mon compagnon. « Je me demande bien, monsieur, de quelle affaire me concernant de manière très intime vous pourriez m'entretenir. – Du meurtre de Mortimer Tregennis », répondit Holmes. Pendant un moment, je regrettai que nous ne fussions pas armés. Sterndale était devenu rouge brique, ses yeux étincelèrent, les veines noueuses et passionnées de son front se gonflèrent ; il avança d'un pas vers mon camarade en serrant les poings… Heureusement il s'arrêta, et au prix d'un violent effort reprit son contrôle nerveux ; le calme rigide qu'il manifesta me parut plus dangereux que son explosion de colère. « J'ai si longtemps vécu parmi les sauvages et loin de la loi, dit-il, que d'une certaine manière je suis une loi pour moi-même. Vous feriez bien, monsieur Holmes, de ne pas l'oublier, car je ne désire pas vous nuire. – Je ne désire pas non plus vous nuire, docteur Sterndale. La preuve, c'est que, sachant ce que je sais, je me suis adressé à vous et non à la police. » Sterndale s'assit, dominé pour la première fois, peut-être, de sa carrière aventureuse. Dans l'attitude de Holmes il lisait une assurance et une puissance invincibles. Notre visiteur, tout en parlant, ouvrait et refermait sans cesse ses grosses mains. « Que voulez-vous dire ? Si c'est de votre part un bluff, monsieur Holmes, vous n'avez pas choisi le bon partenaire pour votre jeu. Inutile de continuer à battre les buissons. Droit au but ! Que voulez-vous dire ? – Vous allez le savoir, répondit Holmes. Et la raison pour laquelle je vais parler est que j'espère qu'à ma franchise succédera la vôtre. Ma prochaine démarche dépendra entièrement de la nature de votre défense. – De ma défense ? – Oui, monsieur. – Ma défense contre quoi ? – Contre une inculpation de meurtre que sur la personne de Mortimer Tregennis. » Sterndale passa son mouchoir sur son front. « Ma parole, dit-il, vous insistez ! Tous vos succès sont-ils basés sur un prodigieux pouvoir de bluff ? – Le bluff, répliqua fermement Holmes, est de votre côté et pas du mien, docteur Leon Sterndale. Pour vous le prouver je vais vous énumérer quelques-uns des faits qui sont à l'origine de mes conclusions. A propos de votre retour de Plymouth, et de cette expédition d'une partie de vos bagages en Afrique, je ne dirai rien d'autre que ceci : j'ai senti tout de suite que vous étiez l'un des éléments qui devaient entrer en ligne de compte dans ma reconstitution du drame. – Je suis revenu… – J'ai entendu vos raisons et je les considère comme non convaincantes et insuffisantes. Passons ! Vous êtes venu ici pour me demander sur qui portaient mes soupçons. J'ai refusé de vous répondre. Vous vous êtes alors rendu à la cure, vous avez attendu dehors quelques temps, puis vous êtes rentré chez vous. – Comment le savez-vous ? – Je vous ai suivi. – Je n'ai vu personne. – C'est en effet ce à quoi il faut vous attendre quand je vous suis. Vous avez passé une mauvaise nuit dans votre villa, et vous avez conçu certains plans que dès le matin vous avez commencé d'exécuter. Ouvrant votre porte au petit jour, vous avez rempli votre poche d'une sorte de gravier rougeâtre qui forme un tas près de votre grille… » Sterndale tressaillit et regarda Holmes avec stupéfaction. «… Puis vous avez marché d'un bon pas pendant les quinze cents mètres qui vous séparaient de la cure. Vous portiez aux pieds, j'ajoute, la même paire d'espadrilles de tennis qui vous chausse aujourd'hui. Parvenu à la cure, vous êtes passé par le verger et la haie latérale pour arriver sous la fenêtre du locataire Tregennis. Il faisait jour, mais personne ne bougeait encore. Vous avez sorti le gravier de votre poche, et vous l'avez lancé vers la fenêtre au-dessus de vous. » Sterndale sauta sur ses pieds. « Je crois que vous êtes le diable en personne ! » cria-t-il. Holmes sourit à ce compliment. « Il a fallu deux ou, peut-être, trois poignées de gravier avant que le locataire vienne à la fenêtre. Vous lui avez fait signe de descendre. Il s'est habillé en hâte et est descendu dans son salon. Vous êtes entré par la fenêtre. Un entretien (un bref entretien) a eu lieu, pendant lequel vous avez marché dans la pièce de long en large. Puis vous êtes sorti et avez refermé la fenêtre en demeurant sur la pelouse pour fumer un cigare et attendre ce qui devait inévitablement se produire. Finalement, après la mort de Tregennis, vous vous êtes retiré par le même chemin que celui par lequel vous étiez venu. Maintenant, docteur Sterndale, comment justifiez-vous votre conduite, et quels mobiles vous ont inspiré ? Si vous trichez avec moi, je vous donne ma parole que l'affaire ne dépendra plus jamais de moi seul. » Le visage de notre visiteur était devenu couleur de cendre. Il enfouit la tête dans ses mains. Puis, dans un geste impulsif, il tira une photographie de sa poche intérieure et la jeta sur la table rustique de la tonnelle. « Voilà pourquoi je l'ai fait ! » dit-il. La photographie montrait le buste et la tête d'une très jolie femme. Holmes se pencha au-dessus d'elle. « Brenda Tregennis ? fit-il. – Oui, Brenda Tregennis. Depuis des années je l'aimais. Depuis des années elle m'aimait. Voilà la raison de cette retraite en Cornouailles qui a intrigué tant de gens : j'étais près de celle qui était tout pour moi. Je ne pouvais pas l'épouser, car je suis marié ; ma femme m'a quitté il y a longtemps et cependant, par suite des déplorables lois anglaises, je n'ai pas pu divorcer. Pendant des années Brenda a attendu. Pendant des années j'ai attendu… » Un sanglot bouleversant secoua sa grande carcasse, et il porta une main à sa gorge. Puis il reprit son récit. «… Le curé était au courant. Nous l'avions mis dans notre secret. Il pourrait vous dire qu'elle était un ange. Voilà pourquoi il m'a télégraphié, pourquoi je suis revenu. Que m'importaient mes bagages ou l'Afrique à partir du moment où mon amour recevait un tel coup ? Vous avez là le mobile qui vous manquait, monsieur Holmes. – Poursuivez ! » dit mon ami. Le docteur Sterndale tira de sa poche un paquet et le posa sur la table. Il y était écrit : « Radix pedis diaboli » ; l'étiquette rouge des poisons figurait au-dessous. Il le poussa vers moi. « Je crois que vous êtes médecin, monsieur. Avez-vous déjà entendu parler de cette préparation ? – Racine de pied du diable ? Non, jamais. – C'est sans importance pour vos connaissances professionnelles, me dit-il. Je crois que, en dehors d'un échantillon que j'ai vu à Buda, il n'en existe pas d'autre en Europe. Il n'a fait son chemin ni dans la pharmacopée ni dans la littérature toxicologique. Cette racine a la forme d'un pied, moitié d'homme, moitié de bouc : d'où le nom fantaisiste, donné par un missionnaire botaniste. Il est utilisé comme poison de châtiment par les sorciers dans certaines régions de l'Afrique occidentale, et ils en gardent le secret entre eux. Cet échantillon-là, je l'ai obtenu en Oubangui dans des circonstances sortant de l'ordinaire. » Il ouvrit le paquet et découvrit un petit tas de poudre d'un brun rougeâtre qui ressemblait à du tabac. « Ensuite, monsieur ? demanda Holmes impassible. – Je vais tout vous dire, monsieur Holmes, car vous savez déjà tellement de choses qu'il est de mon intérêt que vous connaissiez la vérité complète. J'ai déjà expliqué la nature de mes relations avec la famille Tregennis. Pour l'amour de la sœur, j'étais devenu l'ami des frères. Une discussion d'argent indisposa ce Mortimer ; mais elle fut réglée rapidement, et je le revis par la suite autant que les autres. Il était sournois, malin, réfléchi ; différents indices me firent suspecter sa bonne foi, mais je n'eus aucun motif de me disputer ouvertement avec lui. « Un jour, il y a deux semaines de cela, il vint chez moi et je lui montrai quelques-unes de mes curiosités africaines. Entre autres, cette poudre. Je lui racontai ses propriétés étranges, comment elle stimulait les centres du cerveau qui contrôlent l'émotion de la peur, et je lui dis que la folie ou la mort scellait inéluctablement le destin du malheureux indigène soumis à cette épreuve par le prêtre de sa tribu. Je lui expliquai que la science européenne était incapable de le détecter. Comment put-il m'en dérober, je n'en sais rien : je n'avais pas quitté la pièce un instant, mais je suis sûr qu'à un moment donné, sans doute pendant que j'ouvrais des tiroirs ou me penchais sur des vitrines, il prit une certaine quantité de ma racine de pied du diable. Je me rappelle qu'il me posa des questions sur la dose et le temps que mettait l'effet à se produire, mais je me doutais peu des motifs personnels qui le poussaient à me questionner ainsi. « Je ne pensai plus à cette visite avant d'être touché par le télégramme du curé à Plymouth. Le scélérat avait cru que j'étais déjà en mer et que je resterais en Afrique pendant plusieurs années. Mais je revins séance tenante. Quand j'appris les détails, je fus certain que mon poison avait été utilisé. Je vins vous voir pour m'assurer qu'il n'y avait pas d'autre explication possible. Mais il n'y en avait pas. Mortimer Tregennis était donc le meurtrier ; par amour de l'argent et peut-être avec l'idée que, si tous les autres membres de sa famille devenaient fous, il pourrait jouir seul de tous leurs biens, il s'était servi de la poudre de pied du diable, il avait rendu fous ses deux frères et tué sa sœur Brenda, le seul être humain que j'eusse aimé et qui m'eût aimé. Tel était son crime. Quel serait son châtiment ? « Ferais-je appel à la loi ? Où étaient mes preuves ? Je savais que les faits étaient vrais, mais comment parviendrais-je à persuader de leur véracité un jury de campagnards ? Il y avait une chance sur deux pour que je réussisse. Or je ne pouvais pas courir le risque d'échouer. Mon âme réclamait une vengeance. Je vous ai dit tout à l'heure, Monsieur Holmes, que j'avais passé une grande partie de mon existence loin de la loi et que j'étais devenu en quelque sorte ma propre loi. Je décidai alors qu'il partagerait le destin qu'il avait procuré aux autres. Ce serait cela ou je le tuerais de mes propres mains. Dans toute l'Angleterre personne ne se soucie moins de sa vie que moi en ce moment. « Je vous ai tout avoué. Vous savez le reste. Comme vous l'avez dit, après une nuit où je n'ai pas fermé l'œil, je suis parti de chez moi de bonne heure. Prévoyant la difficulté que j'aurais à le réveiller, j'avais en effet pris du gravier sur le tas dont vous avez parlé, et je m'en suis servi pour le lancer contre sa fenêtre. Il est descendu et m'a fait passer par la fenêtre du salon. Je lui ai exposé son crime. Je lui ai dit que j'étais venu à la fois en juge et en bourreau. Le misérable s'est effondré sur une chaise à la vue de mon revolver. J'ai allumé la lampe, mis la poudre dessus, et je me suis tenu de l'autre côté de la fenêtre, prêt à tirer et à l'abattre s'il essayait de quitter la pièce. Cinq minutes plus tard il était mort. Mon Dieu ! Quelle mort ! Mais je n'ai aucune pitié, car il n'a enduré que ce que ma bien-aimée avait enduré par sa faute. Voilà mon histoire, monsieur Holmes. Peut-être, si vous aimiez une femme, en auriez-vous fait autant. En tout cas je suis entre vos mains. Agissez comme il vous plaira. Je le répète : personne ne redoute moins la mort que moi. » Holmes demeura assis quelque temps sans mot dire. « Quelles étaient vos intentions ? demanda-t-il enfin. – J'avais l'intention de m'enterrer en Afrique Centrale. Je n'ai accompli là-bas que la moitié de mon œuvre. – Allez-y et accomplissez l'autre moitié, dit Holmes. Moi du moins je ne suis pas disposé à vous en empêcher. » Le docteur Sterndale se leva, s'inclina gravement et quitta la tonnelle. Holmes alluma sa pipe et me tendit sa blague à tabac. « Un peu de fumée qui n'est pas nocive sera la bienvenue ! me dit-il. Je crois que vous êtes de mon avis, Watson : nous ne sommes pas tenus d'intervenir dans une telle affaire. Notre enquête a été indépendante, notre action le sera également. Dénonceriez-vous cet homme ? – Certainement pas ! – Je n'ai jamais aimé, Watson, mais si j'aimais et si la femme que j'aimais mourrait de la sorte, je pourrais fort bien me comporter comme notre chasseur de lions. Qui sait ? Bref, Watson, je n'offenserai pas votre intelligence en vous expliquant l'évidence même. Le gravier sur la vitre a été, bien sûr, le point de départ de mes recherches : il ne ressemblait pas à celui qui se trouvait dans la cour de la cure. Il n'y en avait que dans la villa du docteur Sterndale. La lampe éclairée en plein jour et les rester de poudre sur la tôle étaient les maillons d'une chaîne presque visible à l'œil nu. Et maintenant, mon cher Watson, je pense que nous pouvons chasser cette affaire de notre esprit et retourner avec une conscience pure vers ces racines chaldéennes dont on doit trouver trace dans la branche cornouaillaise du grand arbre de la langue celte. » Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) http://conan.doyle.free.fr/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA PIERRE DE MAZARIN Les Archives de Sherlock Holmes (octobre 1921) La pierre de Mazarin Le docteur Watson fut ravi de se retrouver une fois de plus dans l'appartement mal tenu du premier étage de Baker Street, point de départ de tant d'aventures extraordinaires. Il regarda autour de lui : les graphiques savants sur les murs, la table rongée par les acides où s'alignaient les produits chimiques destinés à diverses expériences, l'étui à violon debout dans un angle, le seau à charbon qui contenait comme autrefois des pipes et du tabac. Finalement ses yeux s'arrêtèrent sur le jeune visage souriant de Billy ; ce petit groom aussi perspicace que plein de tact avait un peu aidé à combler l'abîme de solitude et d'isolement où vivait le grand détective. – Pas de changement apparent, Billy. Vous non plus vous n'avez pas changé. J'espère que l'on peut dire la même chose de lui ? Billy jeta un coup d'œil non dépourvu de sollicitude dans la direction de la porte de la chambre à coucher ; elle était fermée. – Je crois qu'il est au lit et qu'il dort, dit-il. Il était sept heures du soir, et ce jour d'été avait été magnifique ; mais le docteur Watson était suffisamment familiarisé avec les heures irrégulières de son vieil ami pour ne pas éprouver la moindre surprise. – Autrement dit, il a une affaire en train ? – Oui, monsieur. Une affaire sur laquelle il vient de travailler dur. Je suis inquiet pour sa santé. Il pâlit, il maigrit, il ne mange pas… « Quand vous plaira-t-il de dîner, monsieur Holmes ? » a demandé Mme Hudson. « A sept heures trente après-demain », a-t-il répondu. Vous savez comment il est quand une affaire le préoccupe ! – Oui, Billy, je sais. – Il file quelqu'un. Hier il est sorti ; on aurait dit un ouvrier à la recherche d'un emploi. Aujourd'hui il s'est déguisé en vieille femme. Je me suis presque laissé attraper. Pourtant, je devrais le connaître maintenant !… Billy désigna en souriant une immense ombrelle appuyée contre le canapé. – … Elle faisait partie de l'ensemble de la vieille dame, ajoutat-il. – Mais de quel genre d'affaire s'agit-il ? Billy baissa la voix, comme s'il allait confier un grand secret d'État. – Ça ne me gêne pas de vous le dire, monsieur, mais que ceci reste entre nous ! C'est l'affaire du diamant de la Couronne. – Quoi ! Le vol du joyau qui vaut dans les cent mille livres sterling ? – Oui, monsieur. Il faut le récupérer, monsieur. Comprenez : nous avons eu ici le premier ministre et le ministre de l'Intérieur, assis sur ce même canapé. M. Holmes les a reçus très gentiment. Il les a tout de suite mis à l'aise, et il a promis de faire tout son possible. Puis il y a eu lord Cantlemere… – Ah ! – Oui, monsieur. Vous savez ce que ça veut dire. Un type plutôt rigide, si j'ose m'exprimer ainsi. Je m'entends bien avec le premier ministre, je n'ai rien contre le ministre de l'Intérieur qui me fait l'impression d'un homme obligeant, courtois ; mais ce lord, je ne peux pas le supporter ! Et M. Holmes est comme moi, monsieur. Vous voyez, il ne croit pas en M. Holmes, et il était opposé à ce qu'on l'emploie. Il serait bien content qu'il échoue ! – Et M. Holmes le sait ? – M. Holmes sait toujours tout ce qu'il y a à savoir. – Hé bien ! nous espérons qu'il n'échouera pas et que lord Cantlemere sera confondu. Mais dites-moi ; Billy, à quoi sert ce rideau tendu devant la fenêtre ? – M. Holmes l'a installé il y a trois jours. Nous avons mis quelque chose d'amusant derrière. Billy avança et tira la draperie qui masquait l'alcôve de la fenêtre en saillie. Le docteur Watson ne put réprimer un cri de stupéfaction. Était apparue une reproduction grandeur nature de son vieil ami en robe de chambre, la figure tournée de trois quarts vers la fenêtre et regardant en bas, comme s'il lisait un livre invisible, tandis que le corps était enfoncé dans un fauteuil. Billy détacha la tête et la tint en l'air à bout de bras. – Nous la disposons selon des angles différents, afin qu'elle soit plus vivante. Je n'oserais pas la toucher si le store n'était pas baissé. Mais quand il est levé, vous pouvez voir le faux M. Holmes de l'autre côté de la rue. – Une fois déjà nous nous sommes servis de ce truc-là. – Pas de mon temps, dit Billy. Il releva le store pour regarder dans la rue. – Il y a des gens qui nous épient de là-bas. Je distingue un type qui est à la fenêtre. Regardez vous-même. Watson avait avancé d'un pas quand la porte de la chambre s'ouvrit pour laisser passer la longue silhouette mince de Holmes ; il avait le visage pâle et tiré, mais le pas aussi alerte que d'habitude. D'un bond il fut à la fenêtre et baissa le store. – Ça suffit, Billy ! dit-il. Vous étiez en danger de mort, mon garçon, et je ne peux pas encore me passer de vous. Alors, Watson ? C'est bon de vous revoir dans ce vieil appartement ! Vous arrivez à un moment critique. – C'est ce qu'il me semblait. – Vous pouvez disposer, Billy… Ce garçon me pose un problème, Watson. Jusqu'à quel point ai-je raison de l'exposer au danger ? – Danger de quoi, Holmes ? – De mort subite. Je m'attends à quelque chose pour ce soir. – A quoi vous attendez-vous ? – A être assassiné, Watson. – Allons, vous plaisantez ! – Le sens limité de l'humour qui m'est imparti pourrait, je vous assure, engendrer de meilleures plaisanteries que celle-là. Mais en attendant ma mort, un peu de confort n'est pas interdit, n'est-ce pas ? L'alcool est-il prohibé ? Le gazogène et les cigares sont à leur vieille place. Ah ! laissez-moi vous regarder assis une fois de plus dans votre fauteuil préféré ! Vous n'avez pas appris, j'espère, à mépriser ma pipe et mon lamentable tabac ? C'était pour remplacer mes repas, ces jours-ci. – Mais pourquoi n'avez-vous pas mangé ? – Parce que les facultés s'aiguisent quand vous les faites jeûner. Voyons, mon cher Watson, en tant que médecin, vous admettez bien que ce que votre digestion fait gagner à votre sang est autant de perdu pour votre cerveau ? Je suis un cerveau, Watson. Le reste de mon individu n'est que l'appendice de mon cerveau. Donc, c'est le cerveau que je dois servir, d'abord ! – Mais ce danger, Holmes ? – Ah ! oui. Pour le cas où la menace se réaliserait, il vaudrait peut-être mieux que vous encombriez votre mémoire du nom et de l'adresse de l'assassin. Vous pourrez les communiquer à Scotland Yard, avec mes affections et ma bénédiction. Il s'appelle Sylvius, comte Negretto Sylvius. Écrivez le nom, mon vieux, écrivez-le ! 136, Moorside Gardens, N. W. Ça y est ? L'honnête visage de Watson était tourmenté par l'angoisse. Il ne connaissait que trop bien les risques immenses que prenait Holmes, et il se doutait que cette confidence était plutôt audessous qu'au-delà de la vérité. Watson était toujours porté à l'action ; il saisit l'occasion qui se présentait. – Comptez-moi dans le jeu, Holmes. Je n'ai rien à faire pendant quarante-huit heures. – Votre moralité ne progresse pas, Watson. A tous vos autres vices, voilà que vous avez ajouté le mensonge ? Vous avez manifestement l'air d'un médecin très pris, appelé à toute heure du jour et de la nuit par des malades. – Pas à ce point. Mais ne pouvez-vous pas faire arrêter cet individu ? – Si, Watson. Je pourrais le faire arrêter. Voilà ce qui lui déplaît tellement. – Mais pourquoi ne le faites-vous pas arrêter, alors ? – Parce que j'ignore où est le diamant. – Ah ! Billy m'en a parlé : le joyau manquant de la Couronne ? – Oui, la grosse pierre jaune de Mazarin. J'ai lancé mon filet et j'ai mes poissons. Mais je n'ai pas la pierre. Alors à quoi bon les prendre ? Certes, le monde serait meilleur si nous les mettons hors d'état de nuire. Mais ils ne m'intéressent pas. C'est le diamant que je veux. – Et ce comte Sylvius est l'un de vos poissons ? – Oui. Un requin. Il mord. L'autre est Sam Merton, le boxeur. Pas un mauvais type, ce Sam ; mais le comte s'en est servi. Sam n'est pas un requin. C'est un gros goujon stupide à tête ronde. Mais il fait quand même de gros sauts dans mon filet. – Où est ce comte Sylvius ? – Je me suis trouvé tout ce matin au coude-à-coude avec lui. Vous m'avez déjà vu en vieille dame, Watson ? Jamais je n'ai été plus séduisant que ce matin. Il m'a même tenu un moment mon ombrelle. « Avec votre permission, madame », m'a-t-il dit : à moitié Italien, vous savez, et il a toute la grâce méridionale dans les manières quand il est de bonne humeur, mais dans l'humeur opposée, il est le diable incarné. La vie est pleine de fantaisie, Watson. – Ç'aurait pu être une tragédie ! – Ma foi, peut-être ! Je l'ai suivi jusqu'à la boutique du vieux Straubenzee. Straubenzee a fabriqué un fusil à vent, un très joli joujou je crois, et j'ai tout lieu de penser que ledit fusil est placé dans la fenêtre d'en face à l'heure actuelle. Avez-vous vu le mannequin ? Bien sûr, Billy vous l'a montré ! Hé bien ! il peut recevoir à tout moment une balle dans sa magnifique tête. Ah ! Billy, qu'y a-t-il ? Le groom était entré en portant une carte de visite sur un plateau. Holmes la regarda en haussant le sourcil et sourit d'un air amusé. – Sylvius en personne ! Je ne m'y attendais guère. Il prend le tison par où il brûle, Watson ! Il ne manque pas d'aplomb. Vous le connaissez peut-être de réputation, comme chasseur de gros gibier. En vérité, ce serait une conclusion triomphale à son tableau de chasse s'il m'ajoutait à sa liste. Voilà la preuve qu'il sent mon orteil sur ses talons. – Faites venir la police ! – Oh ! je la ferai venir sans doute ! Mais pas encore. Voudriez-vous regarder précautionneusement par la fenêtre, Watson ? Ne voyez-vous personne qui flâne par là ? Watson souleva hardiment le bord du rideau. – Si, il y a un costaud près de la porte. – Sam Merton : le fidèle mais stupide Sam. Où est ce gentleman, Billy ? – Dans le salon d'attente, monsieur. – Quand je sonnerai, faites-le monter. – Oui, monsieur. – Si je ne suis pas dans cette pièce, introduisez-le quand même. – Oui, monsieur. Watson attendit que la porte fût close pour se tourner vers son compagnon. –Attention, Holmes ! Voici qui est tout bonnement impossible ! Il s'agit d'un homme prêt à tout, qui ne reculerait devant rien. Il vient peut-être vous tuer. – Cela ne m'étonnerait pas. – J'insiste pour demeurer près de vous. – Vous gêneriez terriblement. – Je le gênerais ? – Non, mon cher ami : vous me gêneriez. – Voyons, je ne peux pas vous quitter, Holmes ! – Si, Watson, vous pouvez. Et vous me laisserez, car vous avez toujours joué le jeu, et je suis sûr que vous le jouerez jusqu'au bout. Cet homme est venu pour un motif bien à lui, mais il se peut qu'il y reste pour un motif à moi… Holmes prit son calepin et griffonna quelques lignes. – …Prenez un fiacre et allez à Scotland Yard. Vous remettrez ceci à Doughal, du département des recherches criminelles. Revenez avec la police. L'arrestation du comte suivra. – Avec joie, Holmes ! – Avant votre retour, j'aurai peut-être juste le temps de découvrir où est la pierre… Il sonna. – …je crois que nous passerons dans la chambre. La deuxième issue est très utile dans certains cas. Et puis, j'aime voir mon requin sans qu'il me voie ; vous savez que j'y réussis assez bien quand je le veux. Ce fut donc dans une pièce vide que Billy, quelques instants plus tard, introduisit le comte Sylvius. Le célèbre chasseur, sportsman et homme du monde, était gros, basané, pourvu d'une formidable moustache noire qui protégeait une bouche cruelle aux lèvres minces et que surplombait un long nez recourbé en bec d'aigle. Il était bien habillé mais sa cravate brillante, son épingle étincelante, ses bagues flamboyantes produisaient trop d'effet. Quand la porte se referma derrière lui, il inspecta les lieux d'un regard farouche, perçant, comme s'il soupçonnait un piège dans chaque meuble. Il sursauta violemment quand il vit la tête impassible et le buste de la robe de chambre qui émergeaient du fauteuil devant la fenêtre. D'abord sa figure n'exprima que de la stupéfaction. Puis la lueur d'un espoir horrible éclaira ses yeux sombres, meurtriers. Il jeta un regard rapide autour de lui pour être sûr qu'il n'y avait pas de témoin ; et puis, sur la pointe des pieds, sa lourde canne à demi levée, il s'approcha de la silhouette immobile. Il était en train de se ramasser pour prendre son élan et frapper quand une voix froide, sardonique, l'interpella par la porte ouverte de la chambre à coucher. – Ne le cassez pas, comte ! Épargnez-le ! L'assassin recula, surpris. Il releva sa canne comme pour tourner sa violence de la copie vers l'original ; mais dans le regard gris acier et dans le sourire moqueur il lut quelque chose qui l'obligea à baisser la main. – C'est une jolie petite œuvre d'art, fit Holmes, en avançant vers le mannequin de cire. Tavernier, le modéliste français, en est l'auteur. Il est aussi adroit pour travailler la cire que votre ami Straubenzee pour fabriquer des fusils à vent. – Des fusils à vent, monsieur ? Que voulez-vous dire ? – Posez votre chapeau et votre canne sur ce guéridon. Merci ! Asseyez-vous, je vous prie. Cela vous gênerait de vous débarrasser de votre revolver ? Oh ! qu'à cela ne tienne ! Si vous préférez vous asseoir dessus !… Votre visite tombe à pic, car j'avais diablement envie d'avoir cinq minutes de tranquillité avec vous. Le comte grogna. Ses sourcils retombèrent, menaçants. – Moi aussi je désirais vous parler, Holmes. Voilà pourquoi je suis venu ici. Je ne nierai pas que j'avais l'intention de vous descendre. Holmes balança ses longues jambes pour poser ses talons sur le bord de la table. – J'avais vaguement dans l'idée que votre tête mijotait un projet de ce genre, dit-il. Mais pourquoi me combler de vos attentions particulières ? – Parce que vous êtes parti en guerre contre moi. Parce que vous avez attaché vos gens à ma personne. – Mes gens ! Je vous jure que non ! – Mensonge ! J'ai été suivi ! Et je les ai fait suivre ! C'est un jeu qui peut se jouer à deux, Holmes ! – Petit détail, comte Sylvius ! Mais peut-être pourriez-vous vous adresser correctement à moi ? Certes, avec mon travail routinier, je me trouve soumis à une certaine familiarité avec la moitié des bandits de ce monde ; vous conviendrez que, venant de vous, elle est désobligeante. – Très bien, donc, monsieur Holmes. – Bravo ! Mais je vous affirme que vous vous êtes trompé avec mes soi-disant agents. Le comte Sylvius eut un rire méprisant. – D'autres hommes possèdent un don d'observation égal au vôtre. Hier c'était un vieux chômeur. Aujourd'hui une vieille femme. De la journée ils ne m'ont pas quitté d'une semelle. – Vraiment, monsieur, vous me flattez ! Le vieux baron Dowson a dit à mon sujet, la veille du jour où il fut pendu, que ce que la loi avait gagné, la scène l'avait perdu. Et à votre tour voici que vous donnez à mes petits déguisements une louange si… agréable ! – C'était vous ? Vous-même ? Holmes haussa les épaules. – Vous pouvez voir dans ce coin l'ombrelle que vous m'avez si galamment tenue avant que vous ayez soupçonné quoi que ce soit. – Si j'avais su, jamais… – Jamais je ne serais rentré chez moi, n'est-ce pas ? Oh ! je le savais bien ! Nous laissons tous échapper des occasions, et nous les regrettons ensuite… Mais le fait est que vous ne m'avez pas reconnu, et nous voici face à face. Les sourcils du comte s'avancèrent plus pesamment audessus de ses yeux menaçants. – Ce que vous dites ne fait qu'envenimer les choses : il ne s'agissait pas d'agents à vous, mais de vous ! Vous convenez que vous m'avez suivi. Pourquoi ? – Du calme, comte ! Vous avez pris l'habitude de tuer des lions en Afrique. – Hé bien ? – Mais pourquoi ? – Pourquoi ? Le sport, le plaisir, le danger… – Et aussi, sans doute, pour libérer le pays d'un fléau ? – Exactement ! – Voilà un excellent résumé de mes motifs. Le comte sauta en l'air ; sa main se dirigea involontairement vers sa poche revolver. – Asseyez-vous, monsieur ! J'avais une autre raison, une raison plus pratique : il me faut ce diamant jaune ! Le comte Sylvius s'adossa avec un mauvais sourire. – Je vous donne ma parole… fit-il. – Vous saviez que c'était la raison pour laquelle je vous filais. Le véritable motif de votre venue ici ce soir est de savoir ce que je sais sur l'affaire et si ma suppression est absolument nécessaire. Hé bien ! je reconnais volontiers que, de votre point de vue, ma suppression est absolument indispensable. Car je sais tout, sauf une petite chose que vous allez me dire. – Tiens, tiens ! Et qu'est donc, je vous prie, cette petite chose ? – Où se trouve actuellement le diamant de la Couronne ? Le comte lança un regard âpre vers son interlocuteur. – Oh ! vous voulez le savoir, hé ? Comment diable voulezvous que je vous renseigne ? – Vous le pouvez, et vous le ferez. – Vraiment ? – Vous ne pouvez pas me bluffer, comte Sylvius !… Les yeux de Holmes, qui le fixaient, se contractèrent et se rétrécirent : on aurait dit deux pointes d'acier. – …Vous êtes absolument une glace sans tain. Je lis en vous jusqu'au fond de votre âme. –. Alors, vous savez où est le diamant. Holmes battit des mains et leva un doigt ironique. – Donc vous le savez. Vous venez de l'admettre ! – Je n'ai rien admis. – Allons, comte, si vous êtes raisonnable, nous pouvons faire affaire. Sinon, il vous arrivera malheur. Le comte Sylvius leva les yeux vers le plafond. – Et c'est vous qui parlez de bluff ! soupira-t-il. Holmes le regarda pensivement, comme un champion d'échecs qui médite son échec et mat. Puis il ouvrit le tiroir de la table et sortit un gros carnet. – Savez-vous qui je tiens dans ce livre ? – Non, monsieur, pas du tout ! – Vous – Moi ? – Oui, monsieur, vous ! Vous êtes tout entier ici, par chaque vilenie de votre vie ! – Dieu me pardonne, Holmes ! s'écria le comte. Ma patience a des limites. – Tout y est, comte. Les faits réels concernant la mort de la vieille Mme Harold qui vous avait légué le domaine de Blymer. Domaine que vous avez dilapidé au jeu… – Vous rêvez ! – Et toute l'histoire de la vie de Mlle Minnie Warrender. – Tut ! Vous ne pouvez rien en faire… – Ici, je trouve beaucoup mieux, comte. Par exemple le vol commis dans le train de luxe de la Riviera le 13 février 1892. Voici le faux chèque tiré la même année sur le Crédit Lyonnais. – Non. Là vous êtes dans l'erreur. – Je suis donc dans le vrai pour le reste. Allons, comte ! Vous êtes un joueur de cartes. Quand votre adversaire possède tous les atouts, vous n'avez plus qu'à jeter vos cartes. – Quel est le rapport entre tout ce bavardage et le joyau dont vous m'avez parlé ? – Doucement, comte ! Modérez votre impatience ! Laissezmoi marquer les points à ma manière. Je possède déjà tout cela contre vous. Mais, surtout, j'ai un dossier parfait contre vous et votre garde du corps dans l'affaire du diamant de la Couronne. – Vraiment ! – J'ai le cocher qui vous a conduit à Whitehall et le cocher qui vous a ramené. J'ai le commissionnaire qui vous a vu près de la vitrine. J'ai Ikey Sanders, qui a refusé de le débiter pour vous. Ikey a mouchardé : la partie est terminée. Les veines se gonflèrent sur le front du comte. Ses mains brunes, poilues, se crispèrent sous l'effet d'une violente émotion contenue. Il essaya de parler, mais les mots ne se façonnèrent pas dans sa bouche. – Voilà la main avec laquelle je joue, dit Holmes. J'ai abattu mes cartes sur la table. Il me manque une carte : le roi de carreau. Je ne sais pas où est le diamant. – Vous ne le saurez jamais. – Non ? Allons, comte, soyez raisonnable ! Considérez la situation. Vous allez être sous clé pendant vingt ans. Sam Merton également. Que tirerez-vous de votre diamant pendant ce tempslà ? Rien du tout. Mais si vous le rendez… hé bien ! je pactiserai avec le crime ! Nous ne vous voulons pas, vous, ni Sam. Nous voulons la pierre. Rendez-la-nous, et tout au moins en ce qui me concerne vous partirez libre et vous le resterez tant que vous vous comporterez honorablement dans l'avenir. Si vous commettez une nouvelle faute… Tant pis, elle sera la dernière ! Mais cette fois, j'ai mandat de récupérer la pierre, pas de vous mettre sous les verrous. – Et si je refuse ? – Hé bien ! malheureusement, si je n'ai pas la pierre, vous paierez. Billy avait paru en réponse à un coup de sonnette. – Je pense, comte, qu'il ne serait pas mauvais que votre ami Sam assiste à cet entretien. Après tout, ses intérêts sont en jeu. Billy, vous verrez devant la porte un gentleman gros et laid. Priezle de monter. – Et s'il ne veut pas, monsieur ? – Pas de violences, Billy ! Ne le brutalisez pas ! Si vous lui déclarez que le comte Sylvius le réclame, il montera tout de suite. – Qu'allez-vous faire maintenant ? interrogea le comte quand Billy eut disparu. – Mon ami Watson vient de me quitter. Je lui ai dit que dans mon filet j'avais un requin et un goujon. Maintenant je lève mon filet, et hop ! je les remonte tous les deux. Le comte s'était dressé et il avait porté la main à son dos. Holmes fit pointer dans sa direction un objet qui faisait une bosse dans la poche de sa robe de chambre. – Vous ne mourrez pas dans votre lit, Holmes ! – J'ai eu souvent la même idée. Est-ce si important de mourir dans son lit ? Après tout, comte, votre propre sortie de ce monde sera plus vraisemblablement verticale qu'horizontale. Mais finissons-en avec ces anticipations morbides. Pourquoi ne pas nous abandonner sans remords aux joies du présent ? Un éclair comme on en voit s'allumer dans les yeux des fauves passa dans le regard du criminel. Plus Holmes se tendait et se préparait à tout, plus il semblait grandir aux yeux de son adversaire. – Il ne sert de rien de chatouiller votre revolver, mon ami ! dit-il d'une voix calme. Vous savez pertinemment que n'oserez pas l'utiliser, même si je vous laissais le temps de tirer. Ce sont des instruments malpropres et bruyants, comte, les revolvers ! Tenez-vous-en plutôt aux fusils à vent. Ah ! je crois que j'entends le pas de fée de votre estimable partenaire. – Bonjour, monsieur Merton. Vous deviez vous ennuyer dans la rue, n'est-ce pas ? Le boxeur était un jeune homme à lourde charpente qui avait l'air aussi stupide qu'obstiné. Il demeura gauchement à la porte et regarda autour de lui avec étonnement. Cette attitude débonnaire de Holmes le surprenait ; il se rendait compte confusément qu'elle était hostile, mais il ne savait pas comment la contrer. Il se tourna vers son camarade. – Qu'est-ce que ça veut dire, comte ? Que nous veut ce type ? Que se passe-t-il ? Il avait la voix grave et rauque. Le comte haussa les épaules ; Holmes répondit à sa place. – Pour vous résumer la situation, monsieur Merton, je dirai que tout est terminé. Le boxeur continua à s'adresser à son associé. – Est-ce que ce pigeon essaie d'être drôle, ou quoi ? Moi je n'ai pas envie de rire ! – Je m'en doute, fit Holmes. Je peux même vous assurer que plus la soirée avancera, moins vous vous sentirez d'humeur riante. Maintenant, écoutez-moi, comte Sylvius ! Je suis un homme fort occupé et je ne peux pas perdre de temps. Je vais dans ma chambre. Je vous prie de vous considérer ici comme chez vous en mon absence. Vous pourrez expliquer la situation à votre ami sans être gêné par ma présence. Je vais attaquer la barcarolle d'Hoffmann sur mon violon. Dans cinq minutes, je reviendrai pour entendre votre réponse définitive. Vous avez bien saisi l'alternative, n'est-ce pas ? Ou vous, ou la pierre. Holmes se retira en emmenant son violon. Quelques instants plus tard, les premières notes plaintives du plus obsédant de tous les airs jaillirent de l'autre côté de la porte fermée. – Que se passe-t-il donc ? interrogea Merton avec anxiété. Il est au courant pour la pierre ? – Il est au courant de beaucoup trop de choses à propos de la pierre. Je me demande s'il ne sait pas tout. – Seigneur ! La figure maussade du boxeur blêmit. – Ikey Sanders nous a mouchardés. – Ah ! il nous a mouchardés ? Je jure que je l'étendrai pour le compte, s'il nous a trahis ! – Ce qui ne nous aiderait pas beaucoup. Il faut que nous décidions ce que nous allons faire. – Un petit moment ! dit le boxeur en regardant d'un air soupçonneux du côté de la porte de la chambre. C'est un pigeon isolé qui demande qu'on s'occupe de lui. Je suppose qu'il ne nous écoute pas ? – Comment pourrait-il écouter en jouant du violon ? – C'est vrai. Il y a peut-être quelqu'un derrière un rideau. Je trouve qu'il y a beaucoup de rideaux dans cette pièce. Regardant à droite et à gauche, il aperçut pour la première fois le mannequin à la fenêtre ; il s'arrêta net, trop ahuri pour dire un mot. – Tut ! C'est une reproduction, lui expliqua le comte. – Un faux, quoi ? Hé bien ! Mme Tussaud n'en a pas autant ! Formidable ! C'est craché ! Mais ces rideaux, Comte !… – Oh ! laissez tomber les rideaux ! Nous perdons notre temps, et nous n'en avons pas de trop ! Il peut nous envoyer au bagne, Sam, avec cette pierre. – Pour sûr qu'il le peut, si Ikey nous a mouchardés ! – Mais il nous laisse filer si nous lui disons où elle est. – Quoi ! Renoncer à la pierre ? Renoncer à cent mille livres ? – C'est l'un ou l'autre. Merton se gratta la tête. – Il est seul ici. Il n'y a qu'à entrer. Une fois débarrassés de lui, nous n'aurons plus rien à craindre. Le comte fit signe que non. – Il est armé. Il est prêt. Si nous le tuons, comment sortir d'un endroit pareil ? Par ailleurs il est probable que la police est au courant des preuves qu'il a réunies. Tiens ! Qu'est-ce que cela ? Un bruit vague sembla venir de la fenêtre. Les deux hommes écoutèrent, mais tout était calme. En dehors du mannequin assis sur son fauteuil, personne sûrement ne se trouvait dans la pièce. – Quelque chose dans la rue, dit Merton. Maintenant, à vous, patron ! C'est vous qui avez de la tête. Certainement vous allez trouver un truc pour nous en sortir. Si la pierre ne sert à rien, c'est à vous de le dire. – J'ai possédé des types plus forts que lui ! dit le comte. La pierre est dans ma poche. Je n'ai pas voulu courir le risque de m'en séparer. Elle peut être sortie ce soir d'Angleterre et coupée en quatre morceaux à Amsterdam avant dimanche. Il n'est pas au courant pour Van Seddar. – Je croyais que Van Seddar partait la semaine prochaine ? – Il devait partir seulement la semaine prochaine. Mais maintenant il faut qu'il parte par le prochain bateau. L'un ou l'autre de nous doit courir avec la pierre à Lime Street et le voir. – Mais le fond truqué n'est pas prêt ! – Qu'il prenne la pierre comme elle est et qu'il coure sa chance. Nous n'avons plus un instant à perdre… A nouveau, avec le sens du danger qui devient chez le chasseur un véritable instinct, il s'arrêta et regarda en direction de la fenêtre. Oui, c'était sûrement de la rue qu'était venu le bruit de tout à l'heure. – … Quant à Holmes, poursuivit-il, nous pouvons le mystifier assez facilement. Cet imbécile ne nous fera pas arrêter s'il peut récupérer la pierre. Hé bien ! nous lui promettrons qu'il aura la pierre. Nous le mettrons sur une fausse piste, et avant qu'il s'aperçoive que la piste est fausse, la pierre sera en Hollande et nous au diable ! – Pas mal ! s'écria Sam Merton. – Vous allez partir et dire au Hollandais qu'il se dépêche. Moi, je vais voir cette sangsue, et je l'occuperai avec une fausse confession. Je lui dirai que la pierre est à Liverpool. Oh ! au diable cette musique ! Elle me porte sur les nerfs. Pendant qu'il constatera qu'elle n'est pas à Liverpool, elle sera à Amsterdam et nous sur l'eau bleue. Revenez ici ensuite. Voici la pierre. – Je me demande comment vous osez la porter sur vous ! – Où serait-elle mieux en sécurité ? Puisque nous avons pu la voler à Whitehall, quelqu'un d'autre pourrait aussi bien la voler chez moi. – Laissez-moi la regarder un peu… Le comte Sylvius couvrit son complice d'un regard peu flatteur et dédaigna la main malpropre qui se tendait vers lui. – Hé bien ? Vous croyez que je vais la garder pour moi ? Dites donc, Mister, je commence à être un peu fatigué de vos manières ! – Allons, Sam, je ne voulais pas vous froisser ! Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d'une querelle en ce moment. Mettez-vous près de la fenêtre si vous voulez voir convenablement le joyau. Levez-le à la lumière ! Là ! – Merci ! D'un bond, Holmes avait sauté du fauteuil du mannequin et s'était emparé du précieux joyau. Il le tenait dans une main et de l'autre il pointait un revolver vers la tête du comte. Les deux bandits reculèrent, stupéfaits. Avant qu'ils se fussent repris, Holmes avait sonné. – Pas de violences, messieurs ! Aucune violence, s'il vous plaît ! Respectez mes meubles ! Votre situation est sans issue. La Police attend en bas. La stupéfaction du comte l'emporta sur la peur et la colère. – Mais comment diable ?… balbutia-t-il. – Votre surprise est tout à fait normale. Vous ne saviez pas qu'une deuxième porte de ma chambre ouvrait derrière ce rideau. J'ai eu peur que vous m'ayez entendu quand j'ai déplacé le mannequin, mais la chance était avec moi. Ce qui m'a donné l'occasion d'écouter votre conversation distinguée, laquelle aurait été contrariée si vous vous étiez doutés de ma présence. Le comte fit un geste de résignation. – Nous vous donnons gagnant, Holmes. Je crois que vous êtes le diable en personne. – Sinon lui, du moins un de ses proches parents ! répondit Holmes avec un sourire poli. L'esprit lent de Sam Merton commençait à réaliser la situation. Comme des pas pesants se faisaient entendre dans l'escalier, il rompit enfin le silence. – Un drôle de flic ! fit-il. Mais je ne comprends pas : cette rengaine ? Je l'entends encore. – Vous avez parfaitement raison, répondit Holmes. Le violon continue à jouer. Ces gramophones modernes sont une invention remarquable ! La police fit irruption, les menottes se refermèrent sur les poignets des criminels, ceux-ci furent emmenés vers le fiacre qui attendait en bas. Watson demeura avec Holmes et le complimenta sur le nouveau laurier qu'il venait d'ajouter à sa couronne. Mais leur conversation fut interrompue par l'imperturbable Billy, qui entra avec une carte de visite sur un plateau. – Lord Cantlemere, monsieur. – Faites-le monter, Billy. Voici le pair éminent qui représente de très hauts intérêts, dit Holmes. C'est un excellent personnage très loyal, mais qui date légèrement. L'assouplirons-nous un peu ? Oserons-nous prendre avec lui certaines libertés ? Il ne sait certainement pas ce qui vient de se passer. La porte s'ouvrit sur un homme maigre au visage austère, taillé à coups de hache, paré d'énormes favoris noirs mivictoriens qui s'harmonisaient assez mal avec les épaules voûtées et la taille mince. Holmes s'avança avec affabilité et serra une main molle. – Comment allez-vous, lord Cantlemere ? Il fait frais pour cette époque de l'année, mais dans un appartement la température est assez douce. Voulez-vous retirer votre manteau ? – Non, merci. Je le garde sur moi. Holmes posa une main insistante sur la manche. – Je vous en prie, permettez-moi ! Mon ami le docteur Watson vous dirait que ces changements de température sont traîtres. Sa Seigneurie se libéra avec quelque impatience. – Je suis très bien, monsieur. D'ailleurs je ne reste pas. Je suis simplement entré pour savoir si votre enquête progressait. – Elle est difficile, monsieur. Très difficile. – Je pensais bien que vous la trouveriez difficile… Le ricanement perçait sous les paroles et l'attitude du vieux courtisan. – … Chacun d'entre nous découvre ses limites, monsieur Holmes. Mais au moins cette découverte guérit-elle d'une faiblesse humaine : la satisfaction de soi-même. – Oui, monsieur, je suis très embarrassé. – Je n'en doute point. – Spécialement sur un point. Peut-être consentiriez-vous à m'aider ? – Vous me demandez conseil un peu tard aujourd'hui. Je croyais que vos méthodes suffisaient à tout. Toutefois je suis disposé à vous aider. – Voyez-vous, lord Cantlemere, nous pourrons sans aucun doute constituer un dossier contre les voleurs. – Quand vous les aurez pris. – En effet. Mais la question qui se pose est… Comment opérerons-nous contre le receleur ? – N'est-ce pas un peu prématuré ? – Il vaut mieux que nos plans soient tout prêts. A votre avis, quelle preuve pourrait être considérée comme formelle contre le receleur ? – Quelle preuve ? Hé bien ! qu'il ait réellement la pierre en sa possession ! – Cela vous paraît suffisant pour le faire arrêter ? – Naturellement ! Holmes riait rarement, mais cette fois il approcha vraiment du gros rire. – En ce cas, mon cher monsieur, je vais être sous la pénible nécessité de vous faire arrêter. Lord Cantlemere se mit très en colère. Ses joues creuses se colorèrent de vieilles flammes qu'on aurait pu croire irrévocablement éteintes. – Vous prenez de grandes libertés, monsieur Holmes ! En cinquante années de vie officielle, je ne me souviens pas d'une audace analogue. Je suis fort occupé, monsieur, engagé dans des affaires importantes, et je n'ai ni le goût, ni le temps de plaisanter stupidement. Je tiens à vous dire, monsieur, que je n'ai jamais cru en vos facultés, et que j'ai toujours considéré que l'affaire aurait été bien mieux menée par la police régulière. Votre comportement confirme toutes mes conclusions. J'ai l'honneur, monsieur, de vous souhaiter le bonsoir. Avec vivacité, Holmes s'était déplacé, et il s'était interposé entre le pair et la porte. – Un moment, monsieur ! lui dit-il. Partir pour de bon avec la pierre de Mazarin serait un crime beaucoup plus grave que d'être trouvé en sa possession provisoire. – Monsieur, voici qui est intolérable ! Laissez-moi passer ! – Plongez la main dans la poche droite de votre manteau. – Que voulez-vous insinuer, monsieur ? – Allons, allons ! Faites ce que je vous dis. Dans la minute qui suivit, le pair demeura pétrifié, clignant des yeux et bégayant, avec la grosse pierre jaune dans la paume de sa main tremblante. – Comment ! Quoi ! Monsieur Holmes ! – C'est trop fort, lord Cantlemere, trop violent, n'est-ce pas ? s'écria Holmes. Mon vieil ami Watson vous dira que les farces sont chez moi une habitude impie. Et aussi que je ne résiste jamais au plaisir de créer une situation dramatique. J'ai pris la liberté (une très grande liberté, j'en conviens !) de mettre la pierre dans votre poche tout au début de notre entretien. Le vieux lord regarda le visage souriant de Holmes. – Monsieur, je suis émerveillé. Mais… Oui, c'est bien la pierre de Mazarin ! Nous sommes grandement vos débiteurs, monsieur Holmes. Votre sens de l'humour peut, comme vous en avez convenu, être un tant soit peu déplacé et ses manifestations remarquablement hors de propos ; du moins je retire tout ce que j'ai pu dire sur vos stupéfiantes qualités professionnelles. Mais comment ?… Les détails attendront. Je ne doute pas, lord Cantlemere, que le plaisir que vous prendrez à raconter l'heureuse issue de cet incident dans les milieux supérieurs que vous allez retrouver rachètera quelque chose de ma mauvaise plaisanterie. Billy, voulez-vous reconduire Sa Seigneurie, et avertir Mme Hudson que je serais heureux si elle nous montait le plus tôt possible un dîner pour deux. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) http://conan.doyle.free.fr/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE PINCE-NEZ EN OR Le retour de Sherlock Holmes (juillet 1904) Le Pince-Nez en Or Quand je considère les trois épais volumes manuscrits qui rassemblent notre travail de l'année 1894, j'avoue qu'il m'est très difficile, dans une telle abondance, de sélectionner les affaires les plus intéressantes et les plus susceptibles d'illustrer les remarquables facultés qui ont fait la célébrité de mon ami. En tournant les pages, je retrouve mes notes sur la répugnante histoire de la sangsue rouge et l'effroyable mort de Crosby, le banquier. Là encore, je découvre le récit de la tragédie d'Addleton et l'étrange contenu de l'ancien cairn britannique. L'affaire de la célèbre succession Smith-Mortimer fait également partie de cette période, comme la traque et l'arrestation de Huret, l'assassin du Boulevard – une prouesse qui valut à Holmes une lettre autographe de remerciement du Président français et la Légion d'honneur. Toutes pourraient faire l'objet d'un récit. Mais dans l'ensemble, je suis d'avis qu'aucune n'offre autant de détails singuliers que l'épisode de Yoxley Old Place. Lequel ne comporte pas seulement la mort déplorable du jeune Willoughby Smith mais aussi ces développements consécutifs qui jettent une si étrange lumière sur les mobiles d'un crime. Le vent et la tempête faisaient rage cette nuit de la fin novembre. Holmes et moi étions restés silencieux toute la soirée. Lui, occupé avec une lentille puissante à déchiffrer les restes d'une inscription d'origine sur un palimpseste. Moi, plongé dans un récent traité de chirurgie. Dehors, le vent hurlait dans Baker Street tandis que la pluie frappait violemment les fenêtres. Il était étrange, ici, au cœur même de la ville, entouré de tous côtés par quinze kilomètres d'ouvrages bâtis de la main de l'homme, de sentir la poigne de la Nature. Face à la puissance des éléments déchaînés, tout Londres n'était rien de plus qu'une de ces taupinières qui parsèment les champs. Je me dirigeai vers la fenêtre et regardai la rue déserte. Les lampadaires espacés éclairaient la rue boueuse et le trottoir luisant. Un fiacre isolé débouchait d'Oxford Street dans les éclaboussures. – Eh bien, Watson, félicitons-nous de ne pas avoir à sortir ce soir, fit Holmes en reposant sa lentille avant de rouler le palimpseste. J'en ai fait assez pour une séance. C'est un travail pénible pour les yeux. D'après ce que j'ai pu déchiffrer, rien n'est plus passionnant que les comptes d'une abbaye de la seconde moitié du XVe siècle. Ho là ! Ho là ! Ho là ! De quoi s'agit-il ? Au milieu des rugissements du vent, nous parvinrent des trépignements de sabots de cheval et un long crissement de roues qui frottaient le trottoir. Le fiacre que j'avais vu s'était arrêté à notre porte. – Que peut-il vouloir ! m'exclamai-je tandis qu'un homme en descendait. – Vouloir ? C'est nous qu'il veut. Et nous, mon pauvre Watson, allons vouloir manteaux, foulards, caoutchoucs et tous les secours que les hommes ont inventés pour lutter contre les éléments. Mais attendez un peu ! Le fiacre s'en va ! Il y a encore de l'espoir. Il l'aurait gardé s'il avait voulu que nous l'accompagnions. Descendez vite, mon cher camarade, et ouvrez la porte car les gens de bien sont au lit depuis longtemps. Quand la lumière de la lampe de l'entrée tomba sur notre visiteur de minuit, je n'eus aucun mal à le reconnaître. Il s'agissait du jeune Stanley Hopkins, un inspecteur prometteur, pour la carrière duquel Holmes avait à plusieurs reprises témoigné un intérêt très pratique. – Est-il là ? me demanda-t-il avec empressement. – Montez, mon cher monsieur, fit la voix de Holmes audessus. J'espère que vous n'avez pas de desseins nous concernant par une nuit pareille. L'inspecteur grimpa les marches et notre lampe fit briller son imperméable. Je l'aidai à s'en débarrasser tandis que Holmes faisait renaître le feu d'un coup de pied dans les bûches de l'âtre. – A présent, mon cher Hopkins, approchez une chaise et réchauffez vos orteils, fit-il. Voici un cigare et le docteur a une ordonnance concernant de l'eau chaude et du citron, un excellent remède par une nuit pareille. Ce doit être une affaire d'importance qui vous a jeté dehors par une telle tempête. – En effet, Mr. Holmes. J'ai eu un après-midi très chargé, croyez-moi. Avez-vous lu quoi que ce soit concernant l'affaire Yoxley dans les éditions du soir ? – Je n'ai rien vu de plus récent que le XVe siècle aujourd'hui. – Il n'y avait qu'un entrefilet, et inexact qui plus est. Vous n'avez donc pas perdu grand-chose. Je n'ai pas traîné. C'est dans le Kent, à onze kilomètres de Chatham et cinq de la ligne de chemin de fer. Un télégramme m'est parvenu pour aller sur place à quinze heures quinze ; je suis arrivé à Yoxley Old Place à dixsept heures, j'ai mené mon enquête et j'étais de retour à Charing Cross par le dernier train. J'ai pris un fiacre et je suis venu vous voir directement. – Ce qui signifie, je suppose, que vous n'êtes pas tout à fait déterminé quant à votre affaire ? – Cela veut dire qu'elle n'a ni queue ni tête., D'après ce que j'ai vu, c'est l'affaire la plus embrouillée que j'aie jamais eue en main. Et pourtant, elle semblait de prime abord si simple qu'on ne pouvait se tromper. Il n'y a pas de mobile, Mr. Holmes. C'est ce qui m'ennuie. Je ne peux pas mettre la main sur un mobile. Un homme est mort – il n'y a pas à revenir là-dessus – mais pour autant que je sache, il n'existe aucune raison pour que quiconque ait souhaité sa mort. Holmes alluma son cigare et s'adossa à son siège. – Racontez-nous ça, fit-il. – Les faits sont transparents, reprit Stanley Hopkins. Tout ce que je désire, c'est savoir ce qu'ils signifient. L'histoire, telle que je peux vous la raconter, est la suivante. Il y a quelques années, cette maison de campagne, Yoxley Old Place, a été achetée par un homme assez âgé, le professeur Coram. C'est un invalide, gardant la chambre la moitié du temps, passant l'autre à clopiner dans la maison à l'aide d'une canne ou à se faire pousser dans le domaine par le jardinier dans un fauteuil roulant. Il est apprécié des quelques voisins qui le connaissent et il a là-bas la réputation d'être un homme très érudit. Sa maisonnée se résume à une vieille gouvernante, Mrs. Marker, et à une femme de chambre, Suzan Tarlton. Elles sont toutes les deux à son service depuis son installation et elles semblent d'excellent caractère. Le professeur rédige un livre important et il a estimé nécessaire, il y a environ un an, d'engager un secrétaire. Les deux premiers ne sont pas restés mais le troisième, Mr. Willoughby Smith, un très jeune homme sorti tout droit de l'université, semble avoir été tout ce que son employeur désirait. Son travail consistait à écrire chaque matin sous la dictée du professeur. Il passait généralement ses après-midi à rechercher des références et des extraits portant sur le travail, du lendemain. En tant qu'élève à Uppingham ou étudiant à Cambridge, ce Willoughby n'a rien contre lui. J'ai vu ses certificats et, depuis le premier, il est honnête, tranquille, travailleur, aucune faiblesse n'a été relevée contre lui. C'est pourtant le jeune homme qui a trouvé la mort ce matin dans le bureau du professeur, dans des circonstances qui ne peuvent que dénoncer un meurtre. Le vent mugissait aux fenêtres. Holmes et moi nous rapprochâmes du feu tandis que le jeune inspecteur, lentement et point par point, développait son étrange récit. – Vous pourriez fouiller toute l'Angleterre, commença-t-il, je ne crois pas que vous trouviez d'habitation plus isolée ou détachée de toute influence extérieure. Des semaines entières peuvent se passer sans qu'aucun des habitants ne franchisse les portes du domaine. Le professeur est plongé dans son travail et n'existe que pour lui. Le jeune Smith ne connaissait personne dans les environs et vivait presque comme son employeur. Les deux femmes n'ont rien qui les entraîne hors de la maison. Mortimer, le jardinier qui pousse le fauteuil roulant, est un militaire à la retraite – un ancien de Crimée d'excellente composition. Il n'habite pas dans la maison mais dans un cottage de trois pièces à l'autre bout du domaine. Voilà les seules personnes que vous trouverez sur les terres de Yoxley Old Place. Par ailleurs, les grilles de la propriété se trouvent à une centaine de mètres de la route principale qui va de Londres à Chatham. Elles se ferment par un simple loquet et il n'existe rien pour empêcher quiconque d'entrer. « Je vais maintenant vous faire part de la déposition de Suzan Tarlton, la seule personne à pouvoir dire quelque chose de précis sur l'affaire. Cela se passait dans la matinée, entre onze heures et midi. Elle était alors occupée à accrocher des rideaux dans la chambre de façade à l'étage. Le professeur Coram se trouvait encore au lit. Quand le temps est mauvais, il se lève rarement avant midi. La gouvernante vaquait à quelque tâche à l'arrière de la maison. Willoughby Smith était resté dans sa chambre, qui lui sert aussi de salon, mais la bonne l'a entendu passer dans le couloir et descendre au bureau juste en dessous d'elle. Elle ne l'a pas vu mais elle dit qu'elle ne peut se tromper sur sa démarche rapide et assurée. Elle n'a pas entendu la porte du bureau se fermer mais, à peu près une minute plus tard, elle a entendu un cri affreux dans la pièce en dessous. C'était un hurlement violent et rauque si bizarre et peu naturel qu'il pouvait aussi bien provenir d'un homme que d'une femme. Au même instant, il y eut un bruit sourd qui secoua la vieille maison puis tout retomba dans le silence. La femme de chambre resta un instant pétrifiée puis, retrouvant son courage, elle se précipita en bas. La porte du bureau était fermée et elle l'ouvrit. À l'intérieur, le jeune Mr. Willoughby Smith était étendu sur le sol. Elle ne vit tout d'abord aucune trace de blessure mais, en essayant de le soulever, elle remarqua que du sang s'écoulait de l'arrière de son cou. Il avait été transpercé par une minuscule mais profonde blessure qui avait coupé l'artère carotide. L'instrument qui avait causé la blessure était sur le tapis à côté de lui. C'était un de ces petits couteaux de cire à cacheter qu'on trouvait autrefois sur les bureaux, avec un manche d'ivoire et une lame dure. Il fait partie du propre attirail de bureau du professeur. « La bonne a d'abord pensé que le jeune Smith était déjà mort mais, en versant un peu d'eau d'une carafe sur son front, il ouvrit un instant les yeux. “Le professeur, murmura-t-il, c'était elle.” La femme de chambre est prête à jurer que ce sont ses paroles exactes. Il a désespérément tenté de dire autre chose et il a levé la main droite. Puis il est retombé mort. « Entre-temps, la gouvernante était arrivée sur les lieux, hélas trop tard pour entendre les derniers mots du jeune homme. Laissant Suzan avec le corps, elle s'est précipitée dans la chambre du professeur. Il était assis sur son lit, affreusement agité car ce qu'il avait entendu avait suffi à le convaincre que quelque chose de grave s'était produit. Mrs. Marker est prête à jurer que le professeur était encore en pyjama et, en effet, il lui est impossible de s'habiller sans l'aide de Mortimer qui avait reçu l'ordre de venir à midi. Le professeur déclare avoir entendu le cri lointain mais ne pas en savoir davantage. Il ne peut fournir aucun éclaircissement sur les derniers mots du jeune homme : “Le professeur, c'était elle”, mais pense qu'il s'agit d'un délire. Il est convaincu que Willoughby Smith n'avait aucun ennemi au monde et il ne peut donner aucune explication au crime. Sa première réaction a été d'envoyer Mortimer, le jardinier, chercher la police locale. Un peu plus tard, le chef de la police me faisait prévenir. Rien n'a été touché avant mon arrivée et des ordres stricts ont été donnés pour que personne ne marche sur l'allée qui mène à la maison. C'était une superbe occasion de mettre vos théories en pratique, Mr. Sherlock Holmes. Il ne manquait vraiment rien. – A l'exception de Sherlock Holmes, corrigea mon compagnon avec un sourire quelque peu sarcastique. Dites-nous un peu comment vous vous en êtes tiré. – Je dois d'abord vous demander, Mr. Holmes, de jeter un coup d'œil à ce plan grossier. Il vous donnera une idée générale de la situation du bureau du professeur et des divers aspects du problème. Il vous aidera à suivre les étapes de mon enquête. Il déplia un dessin rapide, que je reproduis ici, qu'il étendit sur les genoux de Holmes. Je me levai et, derrière Holmes, l'étudiai par-dessus son épaule. – Il est très approximatif, bien sûr, et ne concerne que les points qui me paraissent essentiels. Vous verrez le reste plus tard par vous-même. Bon, tout d'abord, supposant que l'assassin se soit introduit dans la maison, comment est-il, ou est-elle, entré ? Indubitablement par le sentier du jardin et la porte de derrière, qui offre un accès direct au bureau. N'importe quel autre chemin aurait été extrêmement compliqué. La fuite a également dû se produire par le même chemin car des deux issues de la pièce, l'une était bloquée par Suzan qui descendait les escaliers et l'autre conduit directement à la chambre du professeur. J'ai donc immédiatement porté mon attention sur le sentier, détrempé par la pluie récente, qui me fournirait certainement des empreintes. « Mon inspection me montrait que j'avais affaire à un criminel prudent et avisé. Aucune empreinte ne fut relevée sur le sentier. On ne pouvait cependant douter que quelqu'un était passé sur la bordure d'herbe qui longe le chemin et qu'il l'avait fait pour éviter de laisser des traces. Je n'ai rien découvert qui soit de nature à me donner une indication précise mais l'herbe avait été piétinée et quelqu'un était de toute évidence passé par là. Cela ne pouvait être que le meurtrier car ni le jardinier ni personne d'autre n'était là ce matin et la pluie n'avait commencé que durant la nuit. – Un instant, l'interrompit Holmes, où mène ce chemin ? – A la route. – Qui se trouve à quelle distance ? – Une centaine de mètres environ. – A l'endroit où le chemin franchit les grilles, vous pouvez certainement relever des traces ? – Le chemin est malheureusement dallé à cet endroit. – Bon, et sur la route ? – Non, elle était toute boueuse. – Tss-tss ! Bon, alors ces traces sur l'herbe, étaient-elles dans le sens de l'aller ou du retour ? – Impossible à dire. Il n'y avait aucun contour net. – Un grand ou un petit pied ? – Vous n'auriez pu le distinguer. Holmes lâcha un cri d'impatience. – Il a plu des cordes et il y a eu un véritable ouragan depuis, fit-il. Et ce sera plus difficile à déchiffrer que ce palimpseste. Bon, bon, on n'y peut rien. Qu'avez-vous fait, Hopkins, après vous être assuré que vous ne pouviez être sûr de rien ? – Je crois m'être assuré d'un certain nombre de choses, Mr. Holmes. Je sais que quelqu'un est prudemment entré dans la maison de l'extérieur. J'ai ensuite examiné le couloir. Il est recouvert d'un tapis de coco et n'a conservé aucune trace d'aucune sorte. Cela m'a conduit au bureau lui-même. C'est une pièce meublée au strict minimum. Le meuble principal est un imposant bureau doté d'une commode fixe. Cette commode consiste en deux colonnes de tiroirs séparées par un petit placard central. Les tiroirs étaient ouverts, le placard fermé. Les tiroirs, à ce qu'il semble, sont toujours ouverts. Ils ne contiennent rien de valeur. Il y avait des papiers de quelque importance dans le placard mais rien n'indique qu'ils ont été touchés et le professeur m'assure que rien ne manque. On peut affirmer qu'aucun vol n'a été commis. « J'en viens à présent à la dépouille du jeune homme. On l'a trouvé près du bureau, juste à sa gauche, comme indiqué sur ce plan. Le coup a été porté sur le côté droit du cou et d'arrière en avant, de sorte qu'il est presque impossible qu'il se le soit infligé lui-même. – A moins qu'il ne soit tombé sur le couteau, intervint Holmes. – Parfaitement. L'idée m'a effleuré. Mais nous avons découvert le couteau à quelque distance du corps, cela semble donc impossible. Et puis, naturellement, il y a les dernières paroles de la victime. Et enfin, il y a cette pièce à conviction très importante découverte serrée dans la main droite du mort. De sa poche, Stanley Hopkins sortit un petit paquet. Il déplia le papier et découvrit un pince-nez en or avec deux bouts de cordons de soie noire cassés. – Willoughby Smith avait une excellente vue, ajouta-t-il. Il ne fait aucun doute que cela a été arraché du visage ou de la personne de l'assassin. Sherlock Holmes prit les verres entre ses mains et les examina avec le plus grand intérêt. Il les posa sur son nez, s'efforça de lire avec, se dirigea ensuite vers la fenêtre et regarda dans la rue, les étudia le plus minutieusement à la lumière de la lampe et, finalement, avec un petit gloussement de rire, s'installa à son bureau et écrivit quelques lignes sur un morceau de papier qu'il tendit ensuite à Stanley Hopkins. – Voilà le mieux que je puisse faire pour vous, fit-il. Cela devrait s'avérer de quelque utilité. L'inspecteur ébahi lut la note à voix haute. Elle disait ceci : Recherche femme de bonne présentation, vêtue comme une dame. Elle possède un nez d'une longueur remarquable, avec des yeux très rapprochés. Elle a le front plissé, un regard de myope et des épaules probablement voûtées. Des indices laissent à penser qu'elle a eu recours aux services d'un opticien au moins à deux reprises au cours des derniers mois. Comme ses verres sont d'une puissance remarquable et étant donné que les opticiens ne sont pas si nombreux, retrouver sa trace ne devrait présenter aucune difficulté. Holmes sourit de la stupéfaction de Hopkins qui devait se refléter sur mes traits. – Mes déductions sont la simplicité même, fit-il. Il est difficile de nommer un objet fournissant un champ de déductions aussi vaste qu'une paire de lunettes, et particulièrement une paire aussi remarquable que celle-ci. Qu'elles appartiennent à une femme, je le déduis de leur finesse et aussi, bien sûr, des derniers mots du mourant. Quant à savoir qu'il s'agit d'une personne raffinée et bien habillée, les verres, comme vous le voyez, sont élégamment montés sur une monture en or massif et il est inconcevable qu'une personne portant de telles lunettes soit peu soignée à d'autres égards. Vous verrez que les clips sont trop larges pour votre nez, ce qui prouve que le nez de la dame est très large à la base. Ce genre de nez est généralement court et épais, mais il y a suffisamment d'exceptions pour m'éviter d'être dogmatique ou intransigeant sur ce point de ma description. Mon propre visage est étroit et je constate pourtant que mes yeux ne sont au centre, ni près du centre, de ces verres. C'est la raison pour laquelle les yeux de cette dame sont très rapprochés de la racine du nez. Vous remarquerez, Watson, que ces verres sont concaves et d'une puissance peu commune. Une femme dont la vision a été aussi extrêmement contrainte toute sa vie est certaine d'avoir les caractéristiques physiques d'une telle vision qui s'expriment sur le front, les paupières et les épaules. – Oui, acquiesçai-je, je suis tous vos arguments. Mais j'avoue être incapable de comprendre comment vous en venez à la double visite chez l'opticien. Holmes prit les verres entre ses mains. – Vous remarquerez, reprit-il, que les clips sont doublés de fins morceaux de liège pour adoucir leur pression sur le nez. L'un d'entre eux est décoloré et usé sur une petite superficie tandis que l'autre est neuf. Il est évident que l'un a été remplacé après être tombé. J'estime que le plus ancien n'a pas été posé depuis plus de quelques mois. Ils sont exactement semblables, d'où je déduis que la dame est retournée dans le même établissement pour le second. – Mon Dieu, c'est prodigieux ! s'exclama Hopkins, au comble de l'admiration. Penser que j'avais tous ces indices en main sans le savoir ! J'avais toutefois l'intention de faire le tour des opticiens londoniens. – Naturellement. En attendant, avez-vous autre chose à nous dire sur l'affaire ? – Rien, Mr. Holmes. Je crois que vous en savez maintenant autant que moi, probablement plus. Nous avons enquêté sur tous les étrangers aperçus sur les routes du comté ou dans les gares. Il n'y en a aucun. Ce qui me dépasse, c'est le manque total de mobile. Personne n'a pu me suggérer l'ombre d'un mobile. – Ah ! là, je ne suis pas en mesure de vous aider. Mais je suppose que vous voulez que nous vous accompagnions demain ? – Si ça n'est pas trop vous demander, Mr. Holmes. Il y a un train de Charing Cross à Chatham à six heures du matin, nous devrions arriver à Yoxley Old Place entre huit et neuf heures. – Nous le prendrons. Votre affaire présente quelques aspects fort intéressants et je serais ravi d'y jeter un œil. Bon, il est presque une heure et nous ferions mieux de prendre quelques heures de sommeil. Vous serez très bien sur le sofa devant le feu. J'allumerai ma lampe à alcool et vous préparerai une tasse de café avant de partir. Le lendemain, la tempête s'était calmée mais au moment de partir, la matinée était glaciale. Nous vîmes le froid soleil d'hiver se lever sur les sinistres marécages de la Tamise et le long des mornes rives de la rivière, que j'associerai toujours à notre poursuite de l'habitant de l'île d'Andaman aux premiers temps de notre carrière. Après un long et ennuyeux voyage, nous descendîmes à une petite gare à quelques miles de Chatham. Alors qu'on attelait un cheval à l'auberge locale, nous avalâmes un rapide petit déjeuner de sorte que, en arrivant enfin à Yoxley Old, nous étions prêts à travailler. Un agent nous accueillit à l'entrée du domaine. – Alors, Wilson, du nouveau ? – Non, monsieur, rien. – On ne vous a signalé aucun étranger dans les parages ? – Non, monsieur. A la gare, ils sont certains qu'aucun étranger n'est venu ou reparti hier. – Avez-vous enquêté dans les auberges et les pensions ? – Oui, monsieur : aucun inconnu. – Chatham n'est pas loin à pied. N'importe qui peut y descendre et prendre le train sans être remarqué. Voici le sentier dont je vous ai parlé, Mr. Holmes. Je vous donne ma parole qu'il n'y avait pas d'empreintes hier. – De quel côté se trouvaient les traces sur l'herbe ? De ce côté, monsieur. Cette étroite bande d'herbe entre le chemin et les plates-bandes. On ne les voit plus mais elles étaient très nettes hier. – Oui, oui, quelqu'un est passé par là, fit Holmes en s'arrêtant au-dessus de la bordure herbeuse. Notre dame a dû avancer avec précaution, sinon n'aurait-elle pas d'un côté laissé une empreinte sur le chemin ou de l'autre une encore plus nette sur le parterre meuble ? – Oui, monsieur, elle doit avoir une grande maîtrise d'ellemême. Je vis un air absorbé traverser le visage de Holmes. – Vous dites qu'elle a dû repartir par ici ? – Oui, monsieur, il n'y avait pas d'autre issue. – Sur cette bande d'herbe ? – Certainement, Mr. Holmes. – Hum, c'est une performance remarquable, tout à fait remarquable. Bon, je crois que nous avons épuisé le chemin. Poursuivons. Cette porte est généralement ouverte, j'imagine ? Alors la visiteuse n'a eu qu'à la pousser pour entrer. Elle ne pensait pas à commettre un meurtre ou bien elle aurait prévu une arme plutôt que d'avoir recours à ce couteau sur le bureau. Elle a avancé le long du couloir sans laisser de trace sur le tapis de coco. Puis elle s'est retrouvée dans le bureau. Depuis combien de temps y était-elle ? Nous n'avons aucun moyen de le savoir. Pas plus de quelques minutes, monsieur. J'ai oublié de vous dire que Mrs. Marker, la gouvernante est venue mettre de l'ordre peu de temps avant. A peu près un quart d'heure, dit-elle. – Bien, cela nous donne une limite. Notre dame est entrée dans cette pièce et que fait-elle ? Elle se dirige vers le bureau. Pour quoi ? Pas pour le contenu des tiroirs. S'il y avait eu quelque chose qui vaille la peine qu'elle s'en empare, ils auraient certainement été fermés à clef. Non, c'était quelque chose qui se trouvait dans ce petit placard de bois. Ho là ! Qu'est-ce que cette égratignure sur le devant ? Grattez une allumette, Watson. Pourquoi ne m'avez-vous pas parlé de ça, Hopkins ? La trace qu'il était en train d'examiner commençait sur le côté droit du tour de cuivre de la serrure et rayait sur dix centimètres le vernis de la surface. – Je l'avais remarqué, Mr. Holmes, mais on trouve toujours des rayures autour des serrures. – Celle-ci est récente, tout à fait récente. Voyez comme le cuivre brille là où il est entaillé. Une ancienne rayure aurait la même teinte que le reste. Observez-la à travers ma loupe. Regardez aussi le vernis, comme de la terre de chaque côté d'un sillon. Mrs. Marker est-elle là ? Une femme d'un certain âge au visage triste pénétra dans la pièce. – Avez-vous fait la poussière sur ce bureau hier matin ? – Oui, monsieur. – Avez-vous remarqué cette rayure ? – Non, monsieur, je n'ai rien remarqué. – J'en suis sûr parce qu'un chiffon à poussière aurait balayé ces minuscules copeaux de vernis. Qui a la clef de ce placard ? – Le professeur la porte sur sa chaîne de montre. – C'est une clef simple ? – Non, monsieur, c'est une clef de Chubb1. – Très bien. Vous pouvez disposer, Mrs. Marker. Bon, nous faisons quelques progrès. Notre dame entre dans la pièce, s'avance jusqu'au bureau et ouvre ou tente d'ouvrir le placard. Alors qu'elle est ainsi absorbée, le jeune Willoughby Smith entre à son tour. Dans sa précipitation à retirer la clef, elle laisse cette rayure sur la porte. Il s'empare d'elle et elle, ramassant vivement le premier objet qui lui tombe sous la main, qui se trouve être ce couteau, le frappe dans le but de lui faire lâcher prise. Le coup est fatal. Il tombe et elle s'enfuit, avec ou sans ce qu'elle était venue chercher. Est-ce que Suzan, la femme de chambre, est là ? Quelqu'un aurait-il pu s'échapper par cette porte après que vous avez entendu le cri, Suzan ? – Non, monsieur, c'est impossible. Avant de descendre les escaliers, je n'ai vu personne dans le couloir. D'ailleurs, la porte n'a pas été ouverte, je l'aurais entendu. – Voilà qui condamne cette issue. Alors il ne fait aucun doute que la femme soit partie par là où elle est entrée. J'ai compris que cet autre couloir ne conduit qu'à la chambre du professeur. Il n'y a pas d'issue de ce côté ? – Non, monsieur. – Nous allons l'emprunter et faire la connaissance du professeur. Ho là, Hopkins ! Voilà qui est très important, de la plus grande importance même. Le couloir du professeur est également recouvert de coco. – Et alors, monsieur ? Clef correspondant à une serrure qui ne peut être crochetée, inventée par Charles Chubb (1772-1846), serrurier londonien. 1 – Vous ne voyez pas le lien avec notre affaire ? Bon, bon. Je n'insisterai pas là-dessus. Nul doute que je me trompe. Et pourtant, cela me paraît troublant. Venez et présentez-moi. Nous franchîmes le couloir qui était de la même longueur que celui qui conduisait à la porte du jardin. A l'autre extrémité, se trouvait une courte volée de marches aboutissant à une porte. Notre guide frappa puis nous fit entrer dans la chambre du professeur. C'était une pièce très vaste, tapissée de livres innombrables qui, débordant des étagères, étaient entassés en piles dans les coins ou au pied des rayons. Le lit occupait le centre de la pièce et, soutenu par des oreillers, s'y trouvait le propriétaire des lieux. J'ai rarement vu une personne d'allure aussi remarquable. C'était un visage émacié, aquilin qui se tournait vers nous, avec des yeux sombres et perçants tapis au fond de profondes orbites sous des sourcils touffus et proéminents. Ses cheveux et sa barbe étaient blancs, cette dernière étant néanmoins curieusement teintée de jaune autour de sa bouche. Une cigarette luisait au milieu de cet enchevêtrement de poils blancs et l'air de la pièce était saturé d'une odeur fétide de tabac froid. Comme il tendait la main à Holmes, je remarquai qu'elle était également jaune de nicotine. – Fumeur, Mr. Holmes ? demanda-t-il dans un anglais choisi teinté d'un accent légèrement maniéré. Je vous en prie, prenez une cigarette. Et vous, monsieur ? Je peux vous les recommander car je les fais préparer spécialement pour moi par Ionides d'Alexandrie. Il m'en envoie un millier par commande et je suis désolé d'avouer que je dois organiser une nouvelle livraison chaque quinzaine. C'est mauvais, messieurs, très mauvais, mais un vieil homme n'a que peu de plaisirs. Le tabac et mon travail, c'est tout ce qui me reste. Holmes avait allumé une cigarette et décochait de petits coups d'œil partout dans la pièce. – Le tabac et mon travail, mais pas uniquement le tabac ! s'exclama le vieil homme. Hélas ! Quelle interruption fatale ! Qui aurait pu prévoir une telle catastrophe ? Un jeune homme si estimable ! Je vous assure qu'après quelques mois d'exercice, c'était un assistant admirable. Que pensez-vous de l'affaire, Mr. Holmes ? – Je n'ai pas encore d'opinion. – Je vous serais très reconnaissant de jeter quelque lumière là où tout nous semble si sombre. Pour un pauvre rat de bibliothèque invalide comme moi, un tel coup est paralysant. J'ai l'impression d'avoir perdu la faculté de réfléchir. Mais vous êtes un homme d'action, vous êtes l'homme de la situation. Cela fait partie de la routine quotidienne de votre existence. Vous gardez l'équilibre en toutes circonstances. C'est vraiment une chance pour nous que de vous avoir à nos côtés. Tandis que le vieux professeur parlait, Holmes arpentait un côté de la chambre. Je remarquai qu'il fumait avec une extraordinaire rapidité. Il partageait de toute évidence le même penchant pour les cigarettes alexandrines que notre hôte. – Oui, monsieur, c'est un coup accablant, poursuivait le vieil homme. C'est mon magnum opus – cette pile de papiers sur cette petite table là-bas. Mon analyse des documents découverts dans les monastères coptes de Syrie et d'Égypte, un travail qui va bouleverser les fondements mêmes de la religion révélée. Avec ma santé affaiblie, je ne sais pas si je pourrais jamais l'achever, maintenant que mon assistant m'a été arraché. Mon Dieu, Mr Holmes, vous êtes un fumeur encore plus fanatique que moi ! Holmes sourit. – Je suis connaisseur, fit-il en prenant une autre cigarette de l'étui – sa quatrième – et l'allumant au mégot de celle qu'il venait de finir. Je ne vais pas vous ennuyer avec un contre interrogatoire, professeur Coram, étant donné que vous étiez au lit à l'heure du crime et que je ne peux rien savoir de plus. Je ne vous demanderai que ceci : que pensez-vous que ce pauvre garçon voulait dire par ses derniers mots : « Le professeur, c'était elle » ? Le professeur hocha la tête. – Suzan est une fille de la campagne, fit-il, et vous connaissez l'incroyable stupidité de cette classe. J'imagine que le pauvre garçon a murmuré quelques paroles délirantes sans aucun sens et qu'elle les a transformées en ce message incohérent. – Je vois. Vous-même n'avez aucune explication pour cette tragédie. – Peut-être un accident, peut-être je n'effleure cette possibilité qu'entre nous – un suicide. Les jeunes hommes ont leurs souffrances cachées – quelque affaire de cœur, peut-être, que nous ne saurons jamais. C'est une supposition plus probable que le meurtre. – Mais les lunettes ? – Ah ! Je ne suis qu'un chercheur, un rêveur Je ne suis pas capable d'expliquer les choses pratiques de l'existence. Mais nous savons, mon ami, que les gages d'amour peuvent prendre des formes surprenantes. Je vous en prie, prenez une autre cigarette. C'est un plaisir de voir quelqu'un les apprécier autant. Un éventail, un gant, des lunettes qui sait quel objet chéri ou gage d'amour peut être emporté par un jeune homme qui a décidé de mettre fin à ses jours ? Ce gentleman parle d'empreintes dans l'herbe mais, après tout ; dans ce domaine, il est facile de se tromper. Comme pour le couteau, il a très bien pu être rejeté loin de l'infortuné jeune homme en tombant. Il se peut que je parle comme un enfant mais, en ce qui me concerne, Willoughby Smith est mort de sa propre main. Holmes parut frappé par l'avancée de cette théorie et il continua à marcher de long en large quelque temps, perdu dans ses pensées et fumant cigarette sur cigarette. – Dites-moi, professeur Coram, fit-il enfin, qu'y avait-il dans le coffre du bureau ? – Rien qui puisse intéresser un voleur. Des papiers de famille, des lettres de ma pauvre femme, des diplômes universitaires. Voici la clef. Vous pouvez vérifier par vous-même. Holmes prit la clef, l'observa quelques instants puis la rendit. – Non, je ne crois pas que cela me soit de quelque utilité, fitil. Je préfère descendre tranquillement au jardin-et réfléchir à tout ça. Il y a quelque chose à tirer de la théorie du suicide que vous avez soulevée. Excusez-nous de vous avoir dérangé, professeur Coram, je vous promets que nous ne viendrons pas vous importuner avant l'heure du déjeuner. Nous reviendrons à deux heures et vous rendrons compte de tout ce qui pourrait s'être passé dans l'intervalle. Holmes était curieusement distrait et nous déambulâmes quelque temps en silence dans le jardin. – Avez-vous une piste ? lui demandai-je enfin. – Cela dépend des cigarettes que j'ai fumées, me répondit-il. Il se peut que je me fourvoie complètement. Les cigarettes me le diront. – Mon cher Holmes, m'exclamai-je, comment diable… – Vous verrez vous-même. Sinon, aucun mal n'aura été fait. Nous pouvons toujours, naturellement, nous rabattre sur la piste de l'opticien mais, quand je le peux, je préfère prendre les raccourcis. Ah, voici la bonne Mrs. Marker ! Accordons-nous cinq minutes de bavardage instructif avec elle. J'ai déjà dû souligner que Holmes pouvait, quand il le voulait, se montrer très affable avec les femmes et qu'il établissait très facilement des liens de confiance avec elles. En la moitié du temps qu'il avait avancé, il avait gagné la bienveillance de la gouvernante et discutait avec elle comme s'il la connaissait de longue date. – Oui, Mr. Holmes, c'est comme vous dites, monsieur. Il fume quelque chose de terrible. Toute la journée et parfois toute la nuit, monsieur. Certains matins, sa chambre – eh bien, monsieur, vous diriez le brouillard londonien. Pauvre petit Mr. Smith, il était fumeur aussi mais pas aussi acharné que le professeur. Sa santé – eh bien, je ne sais pas si le tabagisme, c'est mieux ou pire. – Ah ! s'exclama Holmes, mais ça tue l'appétit. – Eh bien, je n'en sais rien, monsieur. – J'imagine que le professeur ne mange presque rien ? – Eh bien, ça dépend. Voilà ce que je dirais. – Je parie qu'il n'a pas pris de petit déjeuner ce matin et qu'il ne s'attaquera pas à son déjeuner après toutes les cigarettes que je l'ai vu fumer. – Eh bien, là, vous vous trompez, monsieur. Parce qu'il a avalé un petit déjeuner remarquablement copieux ce matin. Je ne me souviens pas qu'il en ait jamais pris de plus copieux et il a commandé un grand plat de côtelettes pour le déjeuner. Je suis moi-même étonnée parce que, depuis que je suis entrée dans cette pièce hier et que j'ai vu le jeune Mr. Smith étendu sur le sol, je ne supporte même pas la vue de la nourriture. Mais il faut de tout pour faire un monde et le professeur n'en a pas perdu l'appétit. Nous traînâmes dans le jardin toute la matinée. Stanley Hopkins était descendu au village pour enquêter sur les rumeurs d'une femme inconnue vue par des enfants sur la route de Chatham le matin précédent. En ce qui concernait mon ami, son énergie coutumière semblait l'avoir abandonné. Je ne l'avais jamais vu diriger une affaire avec aussi peu d'enthousiasme. Même les nouvelles rapportées par Hopkins, qui avait trouvé les enfants qui avaient indubitablement vu une femme correspondant exactement à la description de Holmes et portant des lunettes ou un pince-nez, ne parvint à lui arracher le moindre signe du plus petit intérêt. Il se montra plus attentif lorsque Suzan, qui nous servit le déjeuner, nous informa spontanément qu'elle se souvenait que Mr. Smith était sorti se promener la veille au matin et qu'il n'était revenu qu'une demi-heure avant la tragédie. Je ne pouvais comprendre moi-même les implications de cet incident mais je m'aperçus clairement que Holmes l'intégrait dans le plan d'ensemble que son cerveau avait conçu. II bondit brusquement de sa chaise et jeta un coup d'œil à sa montre. – Deux heures, messieurs, déclara-t-il. Nous devons monter et nous expliquer avec notre ami, le professeur. Le vieil homme venait juste d'achever son déjeuner et le plat vide témoignait sans aucun doute du solide appétit dont sa gouvernante l'avait crédité. Quand il tourna vers nous sa crinière blanche et ses yeux brillants, il avait, en fait, une curieuse expression. L'éternelle cigarette fumait entre ses lèvres. Il avait été habillé et se trouvait installé dans un fauteuil près de la cheminée. – Eh bien, Mr. Holmes, avez-vous résolu ce mystère ? Il poussa la grande boîte à cigarettes posée sur la desserte à ses côtés vers mon camarade. Holmes tendit la main au même instant et, entre eux deux, la boîte bascula sur le sol. Nous passâmes tous une minute ou deux à genoux à ramasser des cigarettes égarées dans des endroits impossibles. En nous relevant, je remarquai que Holmes avait les yeux brillants et que ses joues s'étaient légèrement colorées. Ce n'était qu'aux moments critiques que j'avais vu ces signes annonciateurs d'attaque. – Oui, répondit-il, je l'ai résolu. Stanley Hopkins et moi le dévisageâmes avec stupeur. Quelque chose comme un air moqueur frémit sur les traits émaciés du vieux professeur. – Vraiment ! Dans le jardin ? – Non, ici. – Ici, quand ? – A l'instant. – Vous plaisantez certainement, Mr. Holmes. Vous m'obligez à vous rappeler qu'il s'agit d'un sujet trop grave pour être traité de cette façon. – J'ai forgé et éprouvé chaque maillon de ma chaîne, professeur Coram et je suis sûr de sa solidité. Quels sont vos mobiles ou quel rôle exact vous avez joué dans cette étrange affaire, je ne suis pas encore capable de le dire. Je l'entendrai probablement de votre bouche dans quelques minutes. En attendant, je vais reconstituer pour vous ce qui s'est passé de sorte que vous sachiez les renseignements qui me manquent. « Une femme hier est entrée dans votre bureau. Elle est venue avec l'intention de s'emparer de certains documents qui se trouvaient dans le placard de bois entre les tiroirs. Elle avait sa propre clef. J'ai eu l'occasion d'examiner la vôtre et je n'y ai pas vu cette légère décoloration que l'égratignure sur le vernis aurait produite. Vous n'étiez donc pas complice et elle est venue, d'après ma lecture des faits, sans que vous le sachiez, pour vous voler. Le professeur lâcha un nuage de fumée entre ses lèvres. – Cela est fort intéressant et instructif, fit-il. Vous avez autre chose à ajouter ? Après avoir pisté cette dame jusqu'ici, vous pouvez certainement nous dire ce qu'elle est devenue. – Je vais m'efforcer de le faire. Tout d'abord, elle fut attrapée par votre secrétaire et l'a poignardé pour s'échapper. Une catastrophe que je suis enclin à considérer comme un malheureux accident puisque je suis convaincu, que la dame n'avait aucune intention d'infliger une blessure aussi grave. Un assassin ne vient pas sans arme. Horrifiée par ce qu'elle avait fait, elle a fui précipitamment la scène du drame. Malheureusement pour elle, elle avait perdu ses verres dans la bagarre et, comme elle est extrêmement myope, elle était complètement handicapée sans eux. Elle s'est précipitée dans un couloir, qu'elle croyait être celui qu'elle avait emprunté pour venir – les deux sont recouverts d'un tapis de coco – et ce ne fut que trop tard qu'elle comprit avoir pris le mauvais passage et que toute retraite était désormais coupée derrière elle. Que pouvait-elle faire ? Elle ne pouvait revenir en arrière. Elle ne pouvait rester où elle était. Elle ne pouvait qu'avancer. Elle poursuivit. Elle gravit un escalier, ouvrit une porte et se retrouva dans votre chambre. Le vieil homme, la bouche ouverte, dévisageait Holmes, les yeux écarquillés. La stupéfaction et la peur étaient gravées sur son visage éloquent. Puis, avec effort, il haussa les épaules et partit d'un rire faux. – Tout cela est très bien, Mr. Holmes, articula-t-il. Mais il y a un petit défaut dans votre excellente démonstration. Je me trouvais moi-même dans ma chambre et je ne l'ai pas quittée de là journée. – Je le sais, Mr. Coram. – Et vous voulez dire que je pouvais être étendu sur mon lit et ignorer qu'une femme était entrée dans ma chambre ? – Je n'ai jamais dit ça. Vous le saviez. Vous avez parlé avec elle. Vous l'avez reconnue. Vous l'avez aidée à s'enfuir Le professeur partit d'un nouveau rire aigu. Il s'était levé et ses yeux luisaient comme des charbons ardents. – Vous êtes fou ! cria-t-il. C'est complètement insensé. Je l'ai aidée à s'enfuir ? Où est-elle à présent ? – Elle est là, répondit Holmes en désignant une haute étagère dans le coin de la pièce. Je vis le vieil homme lever les bras, une affreuse convulsion tirer les traits de son visage sévère et il s'effondra dans son fauteuil. Au même instant, l'étagère que Holmes avait désignée pivota sur ses gonds et une femme en sortit. – Vous avez raison ! s'écria-t-elle avec un drôle d'accent étranger. Vous avez raison ! Je suis là. Elle était couverte de poussière et de toiles d'araignée ramassées sur les murs de sa cachette. Son visage aussi était strié de saleté mais, dans le meilleur des cas, elle n'aurait jamais pu paraître belle car elle possédait les caractéristiques physiques exactes que Holmes avait devinées et, en plus, un long menton obstiné. De sa cécité naturelle ou du passage de l'ombre à la lumière, elle était étourdie, clignant des yeux pour voir où et qui nous étions. Et pourtant, en dépit de tous ces désavantages, une certaine noblesse se dégageait de son attitude – une résolution dans le menton provocant et dans la tête dressée qui commandait le respect et l'admiration. Stanley Hopkins avait posé la main sur son bras et lui déclarait qu'elle était sa prisonnière mais elle le repoussa doucement et avec une dignité et une maîtrise imposant l'obéissance. Le vieil homme, le visage contracté et le regard inquiet, s'enfonça dans son fauteuil. – Oui, monsieur, je suis votre prisonnière. De l'endroit où j'étais, j'ai tout entendu. Je sais que vous avez appris la vérité. J'avoue tout. C'est moi qui ai tué le jeune homme. Mais vous avez raison, vous qui avez dit que c'était un accident. Je ne savais même pas que c'était un couteau que j'avais en main car, dans mon désespoir, j'ai ramassé n'importe quoi sur le bureau et je l'ai frappé avec pour qu'il me lâche. Je vous dis la vérité. – Madame, fit Holmes, je suis sûr qu'il s'agit de la vérité. Je crains que vous ne vous sentiez mal. Son visage était d'une couleur épouvantable, encore plus livide sous les rayures noires de poussière. Elle s'assit sur le bord du lit puis se ressaisit. – Il ne me reste que peu de temps, reprit-elle, mais je veux que vous sachiez toute la vérité. Je suis la femme de cet homme. Il n'est pas anglais. Il est russe. Je ne vous dirai pas son nom. Le vieil homme réagit pour la première fois. – Dieu te bénisse, Anna ! s'écria-t-il. Dieu te bénisse ! Elle jeta un regard lourd d'un profond mépris dans sa direction. – Pourquoi t'accrocher aussi fort à ta misérable existence, Sergius ? Elle a fait du mal à beaucoup et du bien à personne – pas même à toi. Ça n'est pourtant pas à moi d'en rompre le fil ténu avant l'heure décidée par Dieu. Mon âme est assez chargée depuis que j'ai franchi le seuil de cette maudite maison. Mais je dois parler tant que j'en ai le temps. « Je vous ai dit, messieurs, que j'étais la femme de cet homme. Il avait cinquante ans et j'étais une jeune écervelée de vingt ans quand nous nous sommes mariés. C'était dans une ville de Russie, une ville universitaire dont je tairai le nom. – Dieu te bénisse, Anna ! murmura de nouveau le vieillard. – Nous étions réformateurs – révolutionnaires – nihilistes, vous comprenez. Lui, moi et beaucoup d'autres. Puis vinrent des temps difficiles, un officier de police fut tué, beaucoup d'entre nous furent arrêtés, les preuves manquaient et, dans le but de sauver sa vie et de gagner une forte récompense, mon mari trahit sa propre femme et ses camarades. Oui, nous fûmes tous arrêtés sur ses aveux. Certains d'entre nous furent pendus, d'autres envoyés en Sibérie. Je faisais partie de ces derniers mais ma peine n'était pas à perpétuité. Mon mari s'installa en Angleterre avec ses gains mal acquis. Il y a vécu dans la plus grande discrétion, sachant très bien que si la Confrérie découvrait sa retraite, il ne se passerait pas une semaine avant que justice ne soit rendue. Le vieil homme tendit une main tremblante vers une cigarette. – Je suis entre tes mains, Anna, fit-il. Tu as toujours été bonne avec moi. – Je ne vous ai pas encore dit toute l'ampleur de son infamie, poursuivit-elle. Parmi nos camarades de l'Ordre, se trouvait un homme que j'aimais profondément. Il était noble, généreux, aimant – tout ce que mon mari n'était pas. Il haïssait la violence. Nous étions tous coupables – si tant est qu'il s'agisse de culpabilité – sauf lui. Il nous écrivait toujours pour nous détourner de nos voies. Ces lettres l'auraient sauvé. Comme mon journal, dans lequel, jour après jour, je consignais mes sentiments envers lui et les vues que chacun de nous défendait. Mon mari découvrit et garda lettres et journal. Il les cacha et il fit tout son possible pour briser la vie de ce jeune homme. En quoi il échoua mais Alexis fut condamné et envoyé en Sibérie où aujourd'hui, à cet instant, il travaille dans les mines de sel. Songe à ça, traître, traître ! – maintenant, maintenant, en ce moment même, Alexis, un homme dont tu ne mérites même pas de prononcer le nom, travaille et vit comme un esclave et j'ai ta vie entre les mains et pourtant je te la laisse. – Tu as toujours été une noble femme, Anna, fit le vieillard en tirant sur sa cigarette. Elle s'était levée mais retomba avec un faible cri de douleur. – Je dois finir, reprit-elle. Ma peine achevée, je me mis à la recherche des lettres et du journal qui, s'ils étaient envoyés au gouvernement russe, feraient relâcher mon ami. Je savais que mon mari était en Angleterre. Après des mois de recherche, j'ai découvert sa retraite. Je savais qu'il avait toujours mon journal car, quand j'étais en Sibérie, il m'avait envoyé une lettre me reprochant et citant certains extraits. Mais j'étais sûre qu'avec sa nature vengeresse, il ne me le donnerait jamais de son plein gré. Je devais l'obtenir par mes propres moyens. Dans ce but, j'engageai un détective privé dans une agence qui est entré chez mon mari comme secrétaire – ton second secrétaire, Sergius, celui qui t'a quitté si précipitamment. Il découvrit que les papiers étaient conservés dans le placard du bureau et fit un double de la clef. Il n'irait pas plus loin. Il me fournit un plan de la maison et m'informa que dans la matinée le bureau était toujours désert car le secrétaire travaillait ici. J'ai enfin pris mon courage à deux mains et je suis venue chercher les papiers moi-même. J'y parvins mais à quel prix ! « Je venais juste de les prendre et je fermais le placard quand le jeune homme m'attrapa. Je l'avais déjà vu dans la matinée. Il m'avait croisée sur la route et je lui avais demandé où habitait le professeur Coram sans savoir qu'il était à son service. – Parfaitement ! Parfaitement ! répéta Holmes. Le secrétaire est revenu et a parlé à son employeur de la femme qu'il avait rencontrée. Puis, dans son dernier souffle, il a tenté d'envoyer le message que c'était elle – elle dont il venait juste de discuter avec lui. – Laissez-moi terminer, intervint la femme d'une voix impérieuse tandis que son visage se contractait comme sous l'effet d'une souffrance. Quand il est tombé, je me suis précipitée hors de la pièce, choisissant la mauvaise porte et je me suis retrouvée dans la chambre de mon mari. Il prétendit me dénoncer. Je lui démontrai que, dans ce cas, sa vie était entre mes mains. S'il me livrait à la justice, je le livrais à la Confrérie. Non que je veuille sauver ma vie mais je désirais accomplir ma mission. Il savait que je ferais ce que j'avais dit – que son sort dépendait du mien. C'est pour cette raison, et pour aucune autre, qu'il m'a couverte. Il m'a jetée dans cette cachette sombre – un vestige du passé, connu de lui seul. Il a pris ses repas dans sa chambre pour m'en donner une partie. Nous étions convenus, que, lorsque la police quitterait les lieux, je m'échapperais de nuit pour ne jamais revenir Mais vous avez déjoué nos plans. Elle sortit un petit paquet de son corsage. – Ce sont mes derniers mots, déclara-t-elle, voici le paquet qui sauvera la vie d'Alexis. Je le confie à votre sens de l'honneur et votre amour de la justice. Prenez-le ! Vous le déposerez à l'ambassade de Russie. A présent, j'ai fait mon devoir et… – Arrêtez-la ! s'écria Holmes. Traversant la pièce d'un bond, il lui arracha une petite fiole des mains. – Trop tard ! fit-elle en s'effondrant sur le lit. Trop tard ! J'ai avalé le poison avant de sortir de ma cachette. La tête me tourne ! Je m'en vais ! Je vous demande, monsieur, de vous souvenir de ce paquet. – Une affaire élémentaire mais, sous certains aspects, enrichissante, commenta Holmes durant notre voyage de retour. Entièrement basée sur ce pince-nez. Si l'homme ne l'avait par un heureux hasard attrapé en mourant, je doute que nous eussions jamais découvert la vérité. A la puissance des verres, il ne faisait pour moi aucun doute que, sans eux, leur propriétaire devait être aveugle et démunie. Lorsque vous m'avez demandé de croire qu'elle avait marché sur une étroite bande d'herbe sans faire un seul faux pas, j'ai souligné, comme vous devez vous en souvenir, qu'il s'agissait là d'une remarquable performance. En mon for intérieur, je la jugeais impossible, à moins qu'elle ne possédât – éventualité des plus improbables – une seconde paire de lunettes. J'étais donc contraint de considérer sérieusement l'hypothèse selon laquelle elle se trouvait encore dans la maison. Remarquant la similitude des deux couloirs, il devint clair qu'elle avait très facilement pu les confondre et, dans ce cas, il était évident qu'elle avait dû pénétrer dans la chambre du professeur. J'étais donc très attentif à tout ce qui pourrait corroborer cette supposition et j'étudiai minutieusement la pièce, à la recherche de tout ce qui pouvait ressembler à une cachette. La moquette semblait continue et bien clouée, j'écartai donc l'idée d'une trappe. Il pouvait très bien y avoir un recoin derrière les livres. Comme vous le savez, de tels mécanismes sont courants dans les anciennes bibliothèques. Je remarquai que des livres étaient empilés un peu partout sur le sol mais qu'une seule étagère était dégagée. II devait donc s'agir de la porte. Il n'y avait aucune trace pour me guider mais la moquette était d'une couleur brun grisâtre se prêtant très facilement à l'inspection. Je fumai en conséquence une grande quantité de ces excellentes cigarettes et je jetai les cendres un peu partout devant l'étagère suspecte. C'était une ruse élémentaire mais extrêmement efficace. Puis je suis descendu et j'ai vérifié, en votre présence, Watson, sans que vous compreniez la portée de mes remarques, que la consommation de nourriture du professeur Coram s'était accrue – comme on peut s'y attendre de quelqu'un qui nourrit une personne supplémentaire. Nous sommes remontés dans la chambre où, en renversant cette boîte à cigarettes, j'obtenais une excellente vue du sol et fus capable de voir clairement aux traces laissées sur les cendres de cigarettes que la prisonnière était en notre absence sortie de sa cachette. Eh bien, Hopkins, nous voici à Charing Cross et je vous félicite du succès avec lequel vous avez mené cette affaire à terme. Vous rentrez au quartier général, sans doute. Je crois, Watson, que vous et moi allons pousser jusqu'à l'ambassade de Russie. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LES PLANS DU BRUCE-PARTINGTON Son dernier coup d'archet (décembre 1908) Les plans du Bruce-Partington Pendant la troisième semaine de novembre 1895, un épais brouillard jaune s'établit sur Londres. Du lundi au jeudi il nous fut, je crois, impossible de distinguer, de nos fenêtres de Baker Street, l'alignement des maisons d'en face. Holmes avait passé le premier jour à réviser son gros livre de références, et les deux jours suivants à travailler sur un sujet qui était devenu sa marotte : la musique au Moyen age. Mais quand, pour la quatrième matinée consécutive, il constata après le petit déjeuner que les mêmes volutes grasses, lourdes, brunes, se balançaient encore dans la rue et se condensaient en gouttes huileuses sur les carreaux, son tempérament nerveux se révolta. En proie à une fièvre d'énergie refoulée, il se mit à arpenter notre petit salon en se rongeant les ongles, en heurtant les meubles, en maudissant son inaction. « Rien d'intéressant demanda-t-il. dans le journal, Watson ? » me Je savais que par « rien d'intéressant », Holmes sousentendait « en matière criminelle ». Or, le journal contenait la nouvelle d'une révolution, des informations relatives à une guerre possible, et des échos sur un changement imminent de gouvernement. Tout cela se situait hors de l'horizon de Holmes. Dans le domaine du fait divers, aucun entrefilet ne méritait un intérêt particulier. Holmes gémit et reprit sa course en zigzags. « Le criminel londonien est vraiment un type à l'esprit obtus ! fit-il de la voix maussade du chasseur qui bat vainement les fourrés. Regardez par la fenêtre, Watson ! Considérez comme les silhouettes émergent à peine de ce brouillard ! Un voleur ou un assassin, par un jour pareil, pourrait rôder dans Londres comme un tigre dans la jungle, et choisir sa proie sans être vu jusqu'à ce qu'il lui saute dessus. – Il y a eu, lui dis-je, de nombreux vols insignifiants. » Holmes renifla avec mépris. « Ce grand théâtre mal éclairé vaut mieux que cela ! La société a bien de la chance que je ne sois pas un criminel. – Bien de la chance en effet ! – Supposez que je sois Brooks ou Woodhouse, ou n'importe lequel des cinquante hommes qui ont de solides raisons de m'en vouloir à mort ; combien de temps pourrais-je échapper à mes propres coups ? une convocation truquée, un faux rendez-vous, et c'en serait fini. Il est heureux que les pays latins, pays où l'on assassine volontiers, ne connaissent pas le brouillard ! Tiens… voici enfin quelque chose qui va nous tirer de cette monotonie mortelle. » La bonne entra avec un télégramme. Holmes l'ouvrit et éclata de rire. « Eh bien, c'est le jour des miracles ! dit-il. Mon frère Mycroft arrive. – Pourquoi un miracle ? – Pourquoi ? C'est comme si vous rencontriez un tramway sur un sentier de campagne. Mycroft a ses rails personnels et ne les quitte jamais. Son meublé de Pall Mall, le club Diogene, Whitehall, voilà sa ligne. Une fois, une seule fois il est venu ici. Quelle catastrophe a pu le faire sortir de ses rails ? – Il ne vous fournit aucune explication ? » Holmes ne tendit le télégramme de son frère. « “Désire te voir à propos de Cadogan West. J'arrive. Mycroft”… Cadogan West ? Ce nom me dit quelque chose. – A moi rien du tout. Mais que Mycroft se dérègle de cette manière, vous m'en voyez confondu ! C'est comme si une planète quittait son orbite. Au fait, savez-vous qui est Mycroft ? » Je me rappelais vaguement l'avoir appris à l'époque de l'interprète grec. « Vous m'avez dit qu'il occupait un petit poste sous les ordres du gouvernement. » Holmes rit sous cape. « A cette époque je ne vous connaissais pas encore très bien, et il faut être discret quand on parle des grandes affaires de l'État. Vous avez raison de croire qu'il est sous les ordres du gouvernement. Mais vous n'auriez pas tort non plus en disant qu'à l'occasion il est le gouvernement britannique. – Mon cher Holmes ! – Je pensais bien que je vous surprendrais. Mycroft gagne quatre cent cinquante livres par an, il est totalement dénué d'ambitions, et il ne recevra ni honneurs ni titre, mais il reste l'homme le plus indispensable du pays. – Comment cela ? – Sa situation est unique. Il se l'est faite tout seul. Jamais elle n'a eu de précédent, et il n'aura pas de successeur. Il possède le cerveau le plus ordonné et le plus méthodique qui existe, ainsi qu'une faculté incomparable pour enregistrer les faits. Les mêmes qualités que j'utilise pour la recherche des criminels, il les a mises au service de sa fonction. Les conclusions de chaque département ministériel lui sont communiquées, et il est le central, le bureau régulateur qui dresse au jour le jour la synthèse. Tous les autres hommes sont des spécialistes ; sa spécialité à lui est l'omniscience. Supposons qu'un ministre ait besoin d'un renseignement sur un problème qui intéresse à la fois la marine, les Indes, le Canada et le bimétallisme ; il peut recueillir des divers départements en cause des avis séparés sur chacune des questions soulevées ; mais seul Mycroft est capable de voir l'ensemble et d'expliquer sur-le-champ comment chaque facteur peut affecter les autres. On l'a d'abord utilisé comme une commodité pour gagner du temps ; à présent il s'est rendu indispensable. Dans sa tête chaque chose est classée, et il peut s'en servir le moment venu. Bien des fois il a eu son mot à dire pour décider de la politique du gouvernement. Il vit dans la politique. Il ne pense à rien d'autre sauf lorsque, en guise d'exercice intellectuel, je l'invite à me donner son avis sur l'un de mes petits problèmes. Mais aujourd'hui c'est Jupiter qui descend de son olympe. Que Diable peut-il me vouloir ? Qui est Cadogan West, et qu'est-il pour Mycroft ? – Je l'ai ! m'écriai-je après avoir plongé dans la pile de journaux. Oui, c'est bien lui ! Cadogan West est le jeune homme qui a été trouvé mort mardi matin dans le métro. » Holmes se redressa attentif, la pipe à mi-chemin des lèvres. « Voilà qui doit être grave, Watson. Une mort qui a incité mon frère à modifier ses habitudes n'est sûrement pas une mort ordinaire. Mais en quoi le concerne-t-elle ? L'affaire était banale, si je m'en souviens bien. Le jeune homme était tombé de la rame selon toute apparence, et il s'était tué dans sa chute. Il n'avait pas été dévalisé, et il n'y avait aucune raison de suspecter une malveillance quelconque. Est-ce exact, Watson ? – Une enquête a eu lieu, répondis-je. Et un certain nombre de faits nouveaux ont été mis au jour. Vu de plus près, je dirais que l'affaire est assez étrange. – A en juger par son effet sur mon frère, j'incline à penser qu'elle n'est pas banale… » Il se recroquevilla sur son fauteuil. « … Allons, Watson, quels sont ces faits nouveaux ? – L'homme s'appelait Arthur Cadogan West. Il avait 27 ans et était célibataire. Il travaillait comme secrétaire à l'arsenal de Woolwich. – Employé du gouvernement, donc. Voilà la liaison avec mon frère Mycroft. – Il a quitté Woolwich soudainement lundi soir. Sa fiancée Mlle Violet Westbury est la dernière personne qui l'ait vu ; il lui a dit au revoir assez brusquement ce soir-là à sept heures et demie dans le brouillard. Ils ne s'étaient pas disputés ; elle ne peut pas s'expliquer son geste. On ne sait plus rien de lui, sinon que son corps a été découvert par un poseur de voies juste à côté du quai de la station de métro d'Aldgate. Il était mort. – Quand ? – Le corps a été découvert à six heures mardi matin. Il gisait à l'écart des rails sur le côté gauche de la voie se dirigeant vers l'est, près de la station, à un endroit où la ligne émerge du tunnel qu'elle emprunte. La tête était fracassée : blessure qui peut avoir été provoquée par la chute. Car ce n'est qu'à la suite d'une chute que le corps a pu se trouver là. S'il avait été amené d'une rue voisine, il aurait fallu le faire passer par le portillon où se tient le poinçonneur. Ce point semble formellement éclairci. – Très bien. L'affaire se présente d'une façon assez claire. Mort ou en vie, l'homme est tombé, ou bien à été précipité d'une rame. Continuez. – Les trains qui empruntent la voie d'à côté de la quelle le corps a été découvert roulent de l'ouest vers l'est : certains sont uniquement intra-muros ; d'autres viennent de Willesden et d'embranchements extérieurs. Il peut être tenu pour certain que ce jeune homme, quand il trouva la mort, voyageait dans cette direction à une heure tardive de la nuit. Mais par contre, il est impossible de préciser à quelle station il monta dans la rame. – Son billet devrait l'indiquer, voyons ? – Il n'avait pas de billet dans ses poches. – Pas de billet ! Ma foi, Watson, voilà qui est très bizarre. Il est impossible d'accéder à un quai du métro sans présenter un ticket. Donc, vraisemblablement, ce jeune homme devait avoir le sien. Lui a-t-il été dérobé afin que ne soit révélée la station où il avait pris le métro ? C'est une hypothèse. A moins qu'il ne l'ait laissé tomber dans un compartiment ? Deuxième hypothèse ? Mais ce détail est curieux. Il ne semble pas avoir été dévalisé, n'est-ce pas ? – Non. Voici la liste des objets trouvés sur lui. Son portemonnaie avec deux livres quinze shillings. Un carnet de chèques délivré par la succursale de Woolwich de la Capital and Countries Bank. C'est grâce à ce carnet de chèque qu'il a pu être identifié. Il avait encore deux billets de premier balcon pour le théâtre de Woolwich, valables pour ce même soir. Et enfin un petit paquet de papiers techniques. » Holmes poussa une exclamation de contentement. « Nous avons tout, Watson ! Le gouvernement anglais – l'arsenal de Woolwich – papiers techniques – mon frère Mycroft : la chaîne est complète. Mais le voici qui arrive, si je ne me trompe pas, et qui va tout nous dire. » Une seconde plus tard notre porte s'ouvrit sur le grand et imposant Mycroft Holmes. Il était de stature lourde, massive ; extérieurement il donnait une impression de passivité physique et de gaucherie ; mais au-dessus de cette corpulence pesante, se dressait une tête dont le front était si dominateur, les yeux gris acier si vifs, les lèvres si fermes, la physionomie si subtilement nuancée qu'après le premier coup d'œil on oubliait le corps pour ne plus regarder que le visage. Sur ses talons notre vieil ami Lestrade le suivait : le policier de Scotland yard avait la figure grave. Leur mine annonçait un événement capital. Sans un mot le détective nous serre la main ; Mycroft Holmes émergea de son pardessus et chut dans un fauteuil. « Très ennuyeuse, cette affaire, Sherlock ! dit-il. Je déteste modifier mes habitudes, mais il fallait absolument que je vienne chez toi. Étant donné les nouvelles du Siam, il est regrettable que j'aie quitté mon bureau. Toutefois il s'agit d'une véritable crise. Jamais je n'ai vu le Premier Ministre aussi bouleversé. Quant à l'Amirauté… on y bourdonne comme dans une ruche retournée. Tu as lu ce que la presse en dit ? – Nous venons de lire un journal. De quels papiers techniques s'agissait-il ? – Ah ! voilà le hic ! Heureusement cette précision n'a pas été divulguée. Quel chahut dans la presse, si elle savait ! Les papiers que ce malheureux jeune homme avait dans sa poche étaient les plans du sous-marin Bruce-Partington. » Mycroft Holmes avait pris un ton solennel qui soulignait l'importance de l'affaire. Son frère et moi demeurâmes dans l'expectative. « Vous n'en avez pas entendu parler ? Je croyais que tout le monde était eu courant. – Je connais le nom, voilà tout. – Ces plans sont d'un intérêt vital : de tous les secrets du gouvernement, c'est celui qui a été le plus jalousement gardé. Apprends en résumé que toute guerre navale devient impossible dans le rayon d'action d'un Bruce-Partington. Il y a deux ans, une très forte somme a été prélevée dans le budget pour acheter le monopole de l'invention. Rien n'a été négligé pour tenir l'affaire secrète. Les plans, qui sont extrêmement compliqués, qui comportent une trentaine de brevets séparés dont chacun est indispensable à la réalisation de l'ensemble, étaient placés dans un coffre à toute épreuve, à l'intérieur d'un bureau privé attenant à l'arsenal ; les portes et les fenêtres de cette pièce sont inviolables. Sous aucun prétexte les plans ne devaient quitter le bureau. Si l'ingénieur en chef de la Marine désirait les consulter, il était obligé de se rendre dans le bureau de Woolwich. Et malgré toutes ces précautions, voilà que nous les trouvons dans les poches d'un jeune secrétaire en plein cœur de Londres. Du point de vue officiel, c'est tout simplement abominable ! – Mais ils ont été retrouvés ? – Non, Sherlock, non ! Nous ne les avons pas retrouvés. Dix plans ont été volés à woolwich. Il y en avait sept dans la poche de Cadogan West. Les trois plans les plus importants n'y étaient plus : ils ont disparu. Il faut que tu laisses tout tomber pour t'occuper de cela, Sherlock. T'es petites devinettes pour correctionnelle n'ont aucun intérêt. Il s'agit d'un problème international vital : tu dois le résoudre. Pourquoi Cadogan a-t-il les plans ? où sont ceux qui manquent ? comment est-il mort ? comment son cadavre est-il arrivé à l'endroit où on l'a trouvé ? comment le mal peut-il être réparé ? Réponds à chacune de toutes ces questions, et tu auras bien mérité de ton pays ! – Pourquoi ne résous-tu pas toi-même le problème, Mycroft ? tu vois aussi loin que moi… – C'est possible, Sherlock. Mais il faut avant tout réunir des éléments de détail. Donne-moi ces détails, et d'un fauteuil je te ferai une excellente synthèse digne d'un expert criminel. Mais courir ici et là, interroger contradictoirement des poseurs de voies, me coucher par terre avec une loupe collée à l'œil, non ! Ce n'est pas mon métier. Tu es le seul homme à pouvoir débrouiller l'affaire. S'il te prend la fantaisie de voir ton nom dans la prochaine promotion honorifique… » Mon ami secoua la tête en souriant. « Je joue le jeu uniquement pour l'amour du jeu, répondit-il. Mais ton problème présente diverses données qui ne sont pas dépourvues d'intérêt, et je serai heureux de m'en occuper. Fournis-moi quelques éléments supplémentaires, s'il te plaît. – J'ai griffonné les plus essentiels sur cette feuille de papier, et j'y ai joint quelques adresses utiles. Le gardien officiel actuel des papiers est le célèbre expert du gouvernement Sir James Walter dont les décorations et les titres remplissent au moins deux lignes dans un annuaire. Il a blanchi sous le harnois ; c'est un gentilhomme que se disputent les maîtresses de maison les plus titrées ; son patriotisme est à l'abri de tout soupçon. Il est l'un des deux hommes à posséder une clef du coffre. Je puis apporter que les plans étaient incontestablement dans le bureau pendant les heures de travail de lundi, et que Sir James est reparti pour Londres vers trois heures en emportant sa clef. Il a passé toute la soirée chez l'amiral Sinclair à Barclay Square, pendant que se commettait le vol. – Le fait a-t-il été vérifié ? – Oui. Son frère, le colonel Valentine Walter, a témoigné de son départ de Woolwich, et l'amiral Sinclair de son arrivée à Londres. Sir James n'est donc plus un facteur direct dans le problème. – Qui possédait l'autre clef ? – Le plus âgé des secrétaires qui est dessinateur, M. Sidney Johnson. Il a quarante ans, il est marié, il a cinq enfants. C'est un homme taciturne, maussade, mais il est considéré comme un fonctionnaire digne d'éloges. Ses collègues ne l'aiment guère, peut-être parce qu'il est grand travailleur. Il a déclaré, et cette déclaration n'a pu être confirmée que par sa femme, qu'il n'avait pas bougé de chez lui lundi soir en rentrant de son bureau, et que sa clef n'avait jamais quitté la chaîne de montre à laquelle elle était attachée. – Parlons de Cadogan West. – Depuis dix ans il était au service, et bien noté. Il avait la réputation d'être impulsif et impétueux, mais aussi d'avoir de la droiture et de la probité. Nous n'avons rien contre lui. Au bureau il était l'adjoint de Sydney Johnson. Ses fonctions l'obligeaient à manipuler chaque jour et personnellement les plans. Personne d'autre n'y touchait. – Qui a remis les plans dans le coffre ce soir-là ? – M. Sidney Johnson. – Eh bien, il n'est pas difficile de dire qui les a dérobés ! Ils ont été trouvés sur la personne de Cadogan West. Cela semble décisif, n'est-ce pas ? – Oui, Sherlock, et pourtant cette explication laisse bien des choses dans l'ombre. D'abord pourquoi les aurait-il dérobés ? – J'imagine qu'ils valaient de l'argent, non ? – Il aurait pu en tirer plusieurs milliers de livres, facilement. – Peux-tu me suggérer un autre motif plus valable pour qu'il les ait emportés à Londres ? – Non. – Alors, il nous faut prendre cette hypothèse comme base. Le jeune West a pris les papiers. Il n'a pu le faire qu'à l'aide d'une fausse clef. – De plusieurs fausses clefs. Il lui fallait ouvrir le bâtiment et le bureau. – Il possédait donc plusieurs doubles de clefs. Il a pris les papiers et les a emportés à Londres pour vendre le secret avec le projet, sans doute, de récupérer les plans assez tôt pour les replacer dans le coffre le lendemain matin, afin que personne ne découvre leur disparition. Pendant qu'il était à Londres pour perpétrer cette trahison il a trouvé la mort. – Comment ? – Nous supposerons qu'il regagnait Woolwich, et qu'il a été tué et jeté hors du compartiment. – Aldgate, où a été trouvé le corps, est au-delà de la station de London Bridge qui aurait été sa route normale pour Woolwich. – On peut imaginer quantité de raisons pour lesquelles il aurait laissé passer London Bridge. Par exemple il pouvait être absorbé par une conversation avec quelqu'un qui se trouvait dans le compartiment : conversation qui aurait mal tourné, abouti à une scène violente au cours de laquelle il aurait perdu la vie. Peut-être a-t-il essayé de quitter le compartiment, est-il tombé sur la voie et s'est-il fracassé le crâne. L'autre aurait refermé la porte. Le brouillard était dense ; personne n'a rien vu. – Étant donné ce que nous savons actuellement, il n'y a pas de meilleure explication. Et cependant réfléchis, Sherlock, à tout ce qu'elle ne couvre pas ! Supposons, pour le plaisir de discuter, que le jeune Cadogan West avait bel et bien décidé de porter ces plans à Londres. Tout naturellement il aurait eu un rendez-vous avec un agent étranger et il se serait gardé sa soirée libre. Or, il avait loué deux places de théâtre, il a accompagné sa fiancée jusqu'à la moitié du trajet, et il a disparu ! – Une feinte ! lança Lestrade qui écoutait impatiemment cette discussion entre les deux frères. – Bien bizarre, cette feinte ! Je t'ai soumis mon objection n°1. Passons à l'objection n°2. Supposons qu'il arrive à Londres et rencontre l'agent étranger. Il doit récupérer les plans avant le lendemain matin, sans quoi leur absence sera découverte. Il en avait pris dix. Il n'en restait que sept dans sa poche. Que sont devenus les trois autres ? il ne s'en est certainement pas dessaisi de son plein gré. Et puis, où est la récompense de sa trahison ? Il aurait dû avoir une grosse somme d'argent dans sa poche. – Tout me paraît, à moi, parfaitement clair, dit Lestrade. Je n'ai aucun doute sur le déroulement des événements. Il a pris les plans pour les vendre. Il a vu l'agent. Ils n'ont pu se mettre d'accord sur le prix. Il est reparti, mais l'agent étranger l'a accompagné. Dans le métro l'agent l'a assassiné, s'est emparé des papiers les plus importants et a jeté le corps hors du compartiment. Voilà qui rendrait compte de tout, si je ne m'abuse ? – Pourquoi n'avait-il pas de ticket de métro ? – Le ticket aurait révélé le nom de la station la plus proche du domicile de l'agent. L'agent l'a donc repris dans la poche de sa victime. – Bon, Lestrade, très bien ! dit Holmes. Votre théorie se tient. Mais si elle est vraie, alors l'affaire est close. Le traître est mort. Et les plans du sous-marin Bruce-Partington sont déjà probablement de l'autre côté de la Manche. Que nous reste-t-il à faire ? – A agir, Sherlock ! A agir ! s'écria Mycroft en se levant d'un bond. Tous mes instincts s'opposent à cette explication. Sers-toi de tes qualités ! Va sur les lieux du crime ! Interroge les gens qui ont quelque chose à dire ! Remue-toi ! Dans toute ta carrière tu n'as jamais eu de meilleure occasion de servir ton pays. – Bien ! fit Holmes en haussant les épaules. Venez, Watson ! Et vous, Lestrade, nous ferez-vous l'honneur de nous accompagner pendant une heure ou deux ? Nous commencerons par visiter la station d'Aldgate. Au revoir, Mycroft. Je te ferais parvenir un rapport avant ce soir, mais je te préviens : ne compte pas trop sur du nouveau. » **** Une heure plus tard, Homes, Lestrade et moi nous nous tenions sur la voie du métro, à l'endroit où il sort du tunnel juste à l'entrée de la station d'Aldgate. Un vieux monsieur courtois et rougeaud représentait la compagnie. « Voilà la place où était étendu le corps du jeune homme, nous dit-il. Il n'a pas pu tomber de là-haut puisque les murs sont pleins. Il n'a pas pu tomber que d'une rame, et cette rame, pour autant que nous avons pu l'identifier, a dû passer lundi vers minuit. – Les compartiments ont-ils été examinés, et y a-t-on relevé des traces de lutte ? – Aucune trace de lutte. Et son billet n'a pas été retrouvé. – On n'a pas constaté qu'une porte était restée ouverte ? – Non. – Nous avons enregistré ce matin un nouveau témoignage, dit Lestrade. Un passager qui était à bord d'une rame de métro passant par Aldgate vers onze heures quarante lundi soir déclare avoir entendu le bruit mat d'une chute lourde, comme celle d'un corps tombant sur la voie, juste avant que la rame n'atteigne la station. Mais il y avait un épais brouillard et il n'a rien vu. Sur le moment il n'avait aucune déposition… Eh bien, qu'avez-vous, monsieur Holmes ? » Mon ami regardait avec une intensité visible les rails du train qui dessinaient une courbe à la sortie du tunnel. Aldgate est un embranchement, et il y avait un système d'aiguillage. C'est sur cet aiguillage que son regard inquisiteur était fixé. Je vis sur son visage aigu et sensible cette crispation de la bouche, ce frémissement des narines, ce plissement du front que je connaissais bien. « L'aiguillage, murmura-t-il. L'aiguillage. – Eh bien ? Que voulez-vous dire ? – Je suppose qu'il n'y a pas beaucoup d'aiguillages que une ligne comme celle-ci ? – Non, il n'y en a que très peu. – Et un virage, aussi. Un aiguillage et un virage. Mon Dieu, si c'était aussi simple que cela ! – Que quoi, monsieur Holmes ? Avez-vous un indice ? – Une idée, pas plus. Mais l'affaire devient tout à fait intéressante. Unique, absolument unique ! Au fait, pourquoi pas ? Je ne vois pas de traces de sang sur la voie. – Il n'y en avait presque pas. – Mais je croyais qu'il s'agissait d'une blessure considérable ? – L'os avait été fracassé, mais la blessure externe n'était pas considérable. – Tout de même, je me serais attendu à des traces de sang. Me serait-il possible d'inspecter la rame à bord de laquelle le passager a entendu le bruit mat d'une chute dans le brouillard ? – Je crains que non, monsieur Holmes. La rame a été défaite, et ses voitures réparties sur d'autres trains. – Je puis vous donner l'assurance, monsieur Holmes, intervint Lestrade, que chaque voiture a été soigneusement examinée. J'y ai veillé personnellement. » Mon ami avait une grande faiblesse : il supportait malaisément des intelligences moins vives que la sienne. « Sans doute ont-elles été convenablement examinées, répondit-il en se détournant. D'ailleurs ce n'était pas les compartiments que je désirais regarder, Watson, nous n'avons plus rien à faire ici. Nous avons fini de vous importuner, monsieur Lestrade. Je crois que notre enquête doit se poursuivre à Woolwich. » A London Bridge, Holmes rédigea un télégramme pour son frère ; il me le tendit avant de l'expédier ; il était ainsi conçu : « Une lueur dans les ténèbres, mais elle peut s'éteindre. En attendant, aie l'obligeance de me faire porter par un messager à Baker Street une liste complète de tous les espions étrangers et agents internationaux connus en Angleterre, avec leurs adresses complètes. Sherlock. » Une fois installés dans le train de Woolwich, il me dit : « Précaution qui devrait nous être utile, Watson. Quoi qu'il advienne, nous devons être reconnaissants à mon frère Mycroft de nous avoir mêlés à une affaire qui promet d'être passionnante. » Son visage aigu avait conservé cette expression d'énergie intense où je lisais qu'un élément neuf était intervenu pour stimuler son intelligence. Regardez un chien courant dans un chenil : il a les oreilles basses et la queue tombante. Regardez le même chien qui, muscles tendus et yeux luisants, court sur une piste bien chaude. Vous aurez une idée du changement qui s'était opéré sur Holmes depuis ce matin. « Il y a de la matière. Il y a un champ d'action, me dit-il. J'ai été vraiment stupide de n'avoir pas entrevu tout de suite les possibilités de l'affaire. – Jusqu'ici, moi, je n'entrevois rien. – Remarquez que je n'entrevois pas tout, mais je suis sur une piste qui peut mener loin. L'homme a été tué ailleurs, et son cadavre était sur le toit d'un compartiment. – Sur le toit ! – Peu banal, n'est-ce pas ? Mais écoutez-moi bien. Est-ce par coïncidence que le corps a été découvert à l'endroit même où la rame tressaute et penche légèrement parce qu'elle vire sur l'aiguillage ? N'est-ce pas l'endroit où le plus vraisemblablement doit tomber un objet quelconque placé sur le toit ? l'aiguillage n'aurait rien provoqué à l'intérieur de la rame. Ou bien le cadavre est tombé du toit, ou bien il s'agit d'une coïncidence fort étrange. Maintenant réfléchissez aux traces de sang. Si le corps avait perdu son sang ailleurs il ne pouvait pas y en avoir beaucoup sur la voie. Chaque élément est assez évocateur par lui-même, je crois ? Reliés ensemble ils prennent une force très suggestive. – Et ils expliquent l'absence du ticket ! m'exclamai-je. – Mais oui ! Nous ne pouvions pas expliquer l'absence du ticket : la voilà expliquée. Tout cadre, Watson ! – Mais en admettant qu'il en eût été ainsi, nous sommes toujours aussi loin d'élucider le mystère de sa mort. Votre explication ne simplifie pas les choses : elle les rend plus bizarres. – Peut-être ! » répondit pensivement Holmes. Il tomba dans une profonde rêverie d'où il ne sortit que lorsque le train s'arrêta en gare de Woolwich. Il héla un fiacre et tira de sa poche le papier de Mycroft. « Nous avons une petite tournée de visites à accomplir cet après-midi, dit-il. Commençons par Sir James Walter. » Le célèbre fonctionnaire habitait une belle villa dont les pelouses descendaient jusqu'à la Tamise. Quand nous y arrivâmes, le brouillard se levait, et un maigre soleil perçait l'humidité. Un maître d'hôtel nous ouvrit la porte. « Sir James, monsieur ? s'écria-t-il d'une voix solennelle. Sir James est mort ce matin. – Grands Dieux ! s'exclama Holmes stupéfait. Comment est-il mort ? – Peut-être voudriez-vous entrer, monsieur, et voir son frère, le colonel Valentine ? – Oui, nous ne demandons pas mieux. » Nous fûmes introduits dans un salon peu éclairé où nous rejoignis bientôt un bel homme d'une cinquantaine d'années, très grand, le menton décoré d'un collier de barbe blonde : c'était le frère cadet du grand ingénieur. Ses yeux farouches, ses joues mal rasées, ses cheveux dépeignés révélaient la brutalité du coup qui avait frappé cette famille. Il avait du mal à articuler ses mots. « C'est ce scandale horrible ! nous dit-il. Mon frère avait un sens de l'honneur très délicat, et il ne pouvait pas survivre à une pareille affaire. Elle lui a brisé le cœur. Il était toujours très fier du rendement de ses services ! Il n'a pu supporter le choc. – Nous avions espéré qu'il aurait pu nous fournir quelques indications qui nous auraient aidés à élucider l'énigme. – Je vous assure que l'énigme était totale pour lui comme pour vous, comme pour nous tous. Il avait communiqué à la police tout ce qu'il savait. Naturellement il était persuadé de la culpabilité de Cadogan West. Tout le reste lui paraissait inconcevable. – Vous ne pouvez rien nous dire qui puisse jeter une lueur nouvelle sur l'affaire ? – Je ne connais rien moi-même en dehors de ce que j'ai lu ou entendu. Je ne cherche nullement à manquer à la courtoisie, mais vous comprenez, monsieur Holmes, comme nous sommes bouleversés actuellement, et je me permets de vous prier de considérer cet entretien comme terminé. » Nous regagnâmes notre fiacre. Holmes me dit : « C'est un développement tout à fait imprévu. Je me demande si cette mort est naturelle, ou si le pauvre diable ne s'est pas suicidé. S'il s'est suicidé, pouvons-nous en inférer qu'il se reprochait une négligence ? abandonnons cette question à l'avenir, qui se chargera d'y répondre. Pour l'instant, allons chez les Cadogan West. » A la lisière de la ville une petite maison bien tenue abritait la mère en larmes. La vieille dame était trop écrasée par son chagrin pour nous être de quelque utilité ; mais à côté d'elle se tenait une jeune fille pâle, qui se présenta sous le nom de Mlle Violet Westbury ; elle était la fiancée de l'homme qui avait été tué, la dernière personne qui l'avait vu en cette nuit fatale. « Je ne peux rien comprendre, monsieur Holmes ! dit-elle. Depuis le drame je n'ai pas fermé l'œil. Je ne fais que penser, penser, penser, le jour et la nuit, et je me demande encore ce que tout cela signifie. Arthur était le plus loyal, le plus chevaleresque, le plus patriote des hommes. Il se serait coupé la main droite plutôt que de vendre un secret d'état confié à sa garde. Tous ceux qui le connaissent trouveraient absurde, impossible, ridicule de le soupçonner ! – Mais les faits, mademoiselle Westbury ? – Je les admets, mais je ne me les explique pas. – Avait-il des besoins d'argent ? – Non. Il avait des goûts simples et son traitement lui suffisait amplement. Il avait économisé plusieurs centaines de livres, et nous devions nous marier dès le Nouvel An. – Il n'avait pas manifesté d'excitation mentale ? Allons, mademoiselle Westbury, soyez tout à fait sincère ! » L'œil vif de mon compagnon avait décelé un petit changement dans ses manières. Elle rougit, hésita. « Oui, fit-elle enfin. J'avais l'impression qu'il était préoccupé par quelque chose. – Depuis longtemps ? – Depuis une semaine environ. Il était pensif, inquiet. Je lui en ai demandé la raison. Il a reconnu qu'il y avait quelque chose, et qu'il s'agissait de son métier. « C'est trop grave pour que j'en parle, même à vous », m'a-t-il dit. Je n'ai rien pu en tirer d'autre. » Holmes prit un air très sérieux. « Continuez, mademoiselle Westbury. Même s'il vous semble que vous parlez contre lui, continuez. Nous ne savons absolument pas où nous allons. – Vraiment, je ne vois pas autre chose. Une ou deux fois j'ai eu l'impression qu'il était sur le point de me dire quelque chose. Un soir il m'a parlé de l'importance du secret, et je me rappelle l'avoir entendu dire que sans nul doute des espions étrangers paieraient cher pour en obtenir communication. » Le visage de mon ami devint encore plus grave. « Rien de plus ? – Il m'a dit que nous étions trop négligents à l'égard de ce genre d'affaires… Qu'il serait certainement facile à un traître de s'emparer des plans. – Cette confidence était-elle récente ? – Oui, très récente. – Parlez-moi maintenant de votre dernière soirée. – Nous devions nous rendre au théâtre. Le brouillard était si dense qu'il était inutile de songer à prendre un fiacre. Nous avons marché à pied, et cette marche nous a conduits près de son bureau. Tout à coup il s'est rué dans le brouillard. – Sans un mot ? – il a poussé une exclamation, c'est tout. J'ai attendu mais il n'a par reparu. Alors je suis rentrée à la maison. Le lendemain matin, après l'ouverture des bureaux, on est venu m'interroger. Vers midi, nous avons appris l'horrible nouvelle. Oh ! monsieur Holmes, si vous le pouvez, sauvez son honneur ! Il y tenait tant ! » Holmes secoua tristement la tête. « Venez, Watson ! me dit-il allons ailleurs. Nous nous arrêterons au bureau où les plans ont été volés… » Et il ajouta dans son fiacre : « … Tout était déjà assez défavorable au jeune homme, et nos investigations ne font que fortifier cette mauvaise impression. Ce projet de mariage fournit au crime un mobile. Naturellement il avait besoin d'argent ! Il avait l'idée en tête, puisqu'il en avait parlé. Il a presque fait de la jeune fille sa complice en lui confiant ses plans. C'est très mauvais. – Mais tout de même, Holmes, le caractère compte bien pour quelque chose ? Et puis, pourquoi laisser sa fiancée dans la rue et foncer pour commettre une félonie ? – Très juste ! Il y a des objections majeures. Mais c'est une affaire formidable à débrouiller ! » M. Sidney Johnson, le secrétaire principal, nous reçut au bureau avec le respect que s'attirait partout la carte de visite de mon ami. C'était un homme maigre, rébarbatif, portant des lunettes ; il n'avait pas d'âge ; ses joues étaient creuses ; ses mains étaient secouées de mouvements nerveux. « C'est terrible, monsieur Holmes, terrible ! Avez-vous appris que le chef était mort ? – Nous sortons de chez lui. – Tout est désorganisé ici. Le chef mort, Cadogan West mort, nos papiers volés. Et pourtant quand nous avons fermé la porte lundi soir, le bureau fonctionnait aussi bien que tous les autres bureaux du gouvernement. Mon Dieu, c'est affreux d'y penser ! Ce West, avoir fait une chose pareille ! – Vous êtes sûr qu'il est coupable, par conséquent ? – Je ne vois pas d'autre solution. Et cependant je lui aurais fait confiance autant qu'à moi-même. – A quelle heure le bureau a-t-il fermé lundi soir ? – A cinq heures. – Est-ce vous qui l'avez fermé ? – Je pars toujours le dernier. – Où étaient les plans ? – Dans ce coffre. Je les y avais mis moi-même. – Il n'y a pas de gardien affecté à ce bâtiment ? – Si. Mais il surveille d'autres bâtiments en même temps. C'est un vieux soldat, tout à fait de confiance. Il n'a rien vu ce soir-là. Rappelez-vous : le brouillard était très épais. – Supposez que Cadogan West ait voulu pénétrer dans le bâtiment après la fermeture. Il lui aurait fallu trois clefs, n'est-ce pas, pour parvenir jusqu'aux papiers du coffre ? – Oui. La clef de la porte extérieure. La clef du bureau, et la clef du coffre. – Seuls Sir James et vous possédiez ces clefs ? – Je n'avais pas les clefs des portes : je n'avais que la clef du coffre. – Sir James était-il un homme d'ordre ? – Oui, je crois. En ce qui concerne ces clefs il les gardait toujours sur le même anneau. Je les y ai souvent vues. – Et il emmenait cet anneau avec lui à Londres ? – C'est ce qu'il m'a dit. – Et votre clef ne vous a jamais quitté ? – Jamais. – Donc West, s'il est coupable, a dû se faire faire des doubles clefs. Et pourtant on n'en trouve aucune sur son cadavre. Autre chose : si un secrétaire de ce bureau désirait vendre les plans, ne lui serait-il pas plus simples de les copier plutôt que de dérober les originaux, comme cela s'est produit ? – Pour copier les plans convenablement, il faudrait posséder de grandes connaissances techniques. – Mais je suppose que Sir James, ou vous, ou West, vous possédiez ces connaissances techniques ? – Bien sûr ! Mais je vous prie de ne pas essayer de me mêler à l'affaire, monsieur Holmes. A quoi bon toutes ces discussions puisque les plans ont été trouvés sur West. – Parce qu'il est vraiment étrange qu'il ait couru le risque de dérober les originaux s'il pouvait les recopier en toute sécurité. – Étrange, certes… Pourtant c'est ce qu'il a fait ! – Dans cette affaire chaque investigation révèle quelque chose d'inexplicable. Trois plans manquent encore. Ce sont, à ce que l'on m'a dit, les plans essentiels ? – Oui. – Entendez-vous par-là que quelqu'un qui posséderait ces trois plans sans les sept autres pourrait construire un sous-marin Bruce-Partington ? – C'est ce que j'avais déclaré à l'Amirauté. Mais aujourd'hui je me suis penché à nouveau sur les plans, et je n'en suis plus aussi certain. Les doubles valves avec les rainures qui s'emboîtent les unes dans les autres sont dessinées sur l'un des plans qui ont été retrouvés dans les poches de West. Tant que les étrangers n'auront pas inventé ces valves eux-mêmes, ils ne pourront pas construire le submersible. Évidemment ce n'est pas un obstacle insurmontable… – Mais les trois plans manquants sont les plus importants ? – Incontestablement. – Je crois qu'avec votre permission je vais faire un tour sur les lieux. Je ne vois pas d'autre question à poser. » Il examina la serrure du coffre, la porte de la pièce, et finalement les volets enfer de la fenêtre. Ce n'est que lorsque nous nous retrouvâmes sur la pelouse que son intérêt se réveilla. Il y avait un laurier de l'autre côté de la fenêtre, et plusieurs de ses branches portaient des traces de torsion et de cassure. Il les examina soigneusement avec sa loupe, ainsi que quelques vagues empreintes au-dessous. Finalement après avoir prié le secrétaire principal de fermer les volets de fer, il me montra qu'ils se joignaient mal, que de l'extérieur quelqu'un pouvait voir ce qui se passait à l'intérieur du bureau. « Les indices sont abîmés par ce retard de trois jours. Ils peuvent ne rien signifier du tout. Eh bien, Watson, je ne crois pas que nous puissions apprendre grand-chose de plus à Woolwich. Notre moisson est maigre. Voyons si nous récolterons davantage à londres. » Pourtant avant de quitter Woolwich nous ajoutâmes un épi supplémentaire à notre moisson. Le préposé aux billets fut formel : il avait vu Cadogan West (qu'il connaissait bien de vue) lundi soir partir par le train de huit heures quinze pour London Bridge. Il était seul et avait pris un billet de troisième classe. L'employé avait été frappé par son énervement. Il paraissait si bouleversé qu'il avait eu du mal à ramasser sa monnaie : l'employé avait dû l'aider. En se référant à l'indicateur, nous constatâmes que ce train de huit heures quinze était le premier train que pouvait prendre West après avoir quitté sa fiancée vers sept heures trente. « Récapitulons, Watson ! fit Holmes au bout d'une demiheure de méditation silencieuse. Je ne me rappelle pas avoir jamais rencontré une affaire aussi difficile. Chaque fois que nous avançons d'un pas, c'est pour nous trouver devant un nouveau mur. Et pourtant nous avons progressé de façon appréciable. Notre enquête à Woolwich se solde par une conclusion peu favorable à Cadogan West. Toutefois les indices que j'ai relevés près de la fenêtre cadreraient avec une hypothèse moins désobligeante. Supposons, par exemple, qu'il ait été contacté par un agent étranger ? Ce contact peut avoir eu lieu de telle manière qu'il aurait été empêché d'en parler, mais qu'il en aurait été suffisamment affecté pour en avoir touché un mot à sa fiancée. Supposons maintenant que lorsqu'il se rendait au théâtre avec la jeune fille il aperçut, dans le brouillard, le même agent qui se dirigeait vers le bureau. West avait un tempérament bouillant, il était p^rompt à se décider, et il plaçait son devoir au-dessus de tout. Il a suivi l'homme, il s'est placé contre la fenêtre, il a assisté à la subtilisation des documents, et il a poursuivi le voleur. Ainsi nous liquidons l'objection que nul n'aurait pris des documents qu'il pouvait copier. Cet étranger devait, lui, s'en emparer parce qu'il ne pouvait pas les copier sur place ? Jusqu'ici tout se tient. – Et ensuite ? – Ensuite ? Les difficultés commencent. On pourrait imaginer qu'étant donné les circonstances le jeune Cadogan aurait dû commencer par mettre la main au collet du bandit et donner l'alerte. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Était-ce parce que c'était l'un de ses supérieurs qui prenait les papiers ? Cela expliquerait la conduite de West. Ou dans le brouillard le voleur a-t-il semé West, et West est-il parti immédiatement pour Londres afin de le retrouver chez lui, en supposant qu'il sût où il habitait ? L'affaire devait être bien urgente, puisqu'il a laissé la jeune fille seule dans le brouillard et qu'il n'a pas cherché à la rejoindre ? Ici, la piste se refroidit, et un trou béant s'étend entre mon hypothèse et le fait que le cadavre de West, avec sept plans dans sa poche, a été placé sur le toit d'une rame de métro. Mon instinct me commande à présent de repartir par l'autre bout de fil. Si Mycroft nous a préparé la liste des adresses que je lui ai demandées, peut-être identifierons-nous notre homme et suivrons-nous deux pistes au lieu d'une. » Naturellement une note nous attendait à Baker Street. Un messager officiel l'avait déposée. Holmes y jeta un coup d'œil et me la communiqua. « Le menu fretin est nombreux, mais peu d'hommes seraient capables de manipuler une pareille affaire. Les seuls dont les noms valent la peine d'être retenus sont Adolf Meyer, 13, Great George Street, Westminster ; Louis La Rothière, Campden Mansions, Notting Hill ; et Hugo Oberstein, 13, Caufield Gardens, Kensington. Ce dernier était à Londres lundi ; on m'assure qu'il n'y est plus. Heureux d'apprendre qu'une lueur est en vue. Le Cabinet attend ton rapport concluant avec une impatience anxieuse. Des représentations urgentes sont arrivées d'un milieu très haut placé. Toutes les forces de l'État sont à ta disposition si tu en as besoin. Mycroft. » « Je crains, commenta Holmes en souriant, que toute la cavalerie et toute l'infanterie de la Reine ne me soient d'aucun secours dans l'affaire… » Il étala un grand plan de Londres et se pencha dessus. « …Ah ! ah ! fit-il bientôt avec un air satisfait. Les choses prennent une tournure un peu plus favorable, Watson. Je crois honnêtement que nous allons débrouiller l'écheveau… » Il m'allongea une tape sur l'épaule en éclatant d'un rire soudain. « … Je vais sortir. Rien qu'une reconnaissance. Je ne ferai rien de sérieux sans mon bon camarade et cher biographe. Demeurez ici : il y a fortes chances pour que je sois de retour dans une heure ou deux. Si le temps vous paraît long, prenez du papier et une plume, et commencez à raconter comment nous avons sauvé l'État. » Sa joie était contagieuse. Je savais bien qu'il ne se serait pas départi de son flegme habituel sans une bonne raison. J'attendis pendant toute une longue soirée de novembre, de plus en plus impatient. Finalement, un peu après neuf heures, un message arriva avec ce billet : « Je dîne au restaurant Goldini, Gloucester Road, Kensington. Emportez une pince monseigneur, une lanterne sourde, un ciseau à froid et un revolver. S.H. » **** Bel équipement pour un citoyen respectable, à transporter au long des rues drapées de brouillard ! J'enfouis le tout dans mon manteau et je me fis conduire à l'adresse indiquée. Devant une petite table ronde près de la porte de ce restaurant italien de luxe, mon ami était assis : « Avez-vous mangé quelque chose ? alors prenez un café avec moi et un curaçao. Essayez l'un des cigares du patron : ils sont moins empoisonnés qu'on pourrait le craindre à première vue. Avez-vous les outils ? – Ici, dans mon manteau. – Bravo ! Je vais résumer brièvement ce que j'ai fait, et vous donner un aperçu de ce que nous allons faire. Il doit vous apparaître évident, Watson, que le corps du jeune homme a été déposé sur le toit du métro. J'en ai la certitude depuis le moment où j'ai établi que c'était du toit et non de la portière d'une voiture qu'il était tombé. – N'aurait-il pas pu avoir été projeté d'un pont ? – Impossible ! Si vous examinez les toits, vous constaterez qu'ils sont légèrement arrondis et qu'ils ne possèdent pas de balustrade tout autour. Nous pouvons tenir pour certain que le jeune Cadogan West a été déposé sur le toit d'une rame. – Comment aurait-on pu le déposer là ? – Voilà la question qui se posait. Il n'y a qu'une explication correcte. Vous savez que le métro roule en plein air dans certains endroits de West End. Je me suis rappelé vaguement que, un jour où je l'avais pris, j'avais aperçu des fenêtres juste au-dessus de ma tête. Si une rame s'arrête juste au-dessous de l'une de ces fenêtres, serait-il difficile de déposer un cadavre sur son toit ? – Cela me paraît tout à fait improbable, Holmes ! – Nous sommes obligés d'en revenir au vieil axiome selon lequel, quand toutes les autres éventualités ne cadrent pas, celle qui reste, aussi improbable soit-elle, doit être la vérité. Or, toutes les autres hypothèses ne cadrent pas. Quand j'ai découvert que le principal agent international, qui vient de quitter Londres, habitait dans l'une des maisons qui surplombent le métro, j'ai été si content que je me suis laissé aller à la petite familiarité qui vous a étonné. – Oh ! c'était pour cela ?… – Oui, c'était pour cela. M. Hugo Oberstein, du 13, Caulfield Gardens, étant devenu mon objectif, j'ai commencé mes opérations à la station de Gloucester Road : un employé très aimable m'a accompagné sur la voie et m'a permis de m'assurer, non seulement que les fenêtres de l'escalier de service de Caulfield Gardens donnent sur la voie, mais d'un fait encore plus important : étant donné un croisement tout proche avec des voies de chemin de fer, les rames de métro demeurent parfois immobilisées pendant quelques minutes à cet endroit. – Merveilleux, Holmes ! Vous avez résolu le problème. – Pas complètement, Watson ! Nous avançons, mais le but est encore loin. Après avoir contemplé les murs de derrière Caulfield Gardens, j'ai inspecté la façade et j'ai vérifié que l'oiseau s'était réellement envolé. Sa maison est très vaste, non meublée à ce que je crois dans les étages supérieurs. Oberstein vivait là avec un seul domestique, sans doute un complice qui a toute sa confiance. Nous devons nous rappeler qu'Oberstein est parti pour le continent afin de se défaire de son butin, mais non pour s'enfuir ; il n'avait aucune raison de redouter un mandat d'arrêt ou de perquisition, et il n'a jamais dû envisager qu'un amateur se livrerait à une visite domiciliaire. C'est précisément cette visite domiciliaire à laquelle nous allons nous livrer. – Ne pourrions-nous pas obtenir un mandat pour légaliser l'opération ? – Nous manquons de preuves formelles. – Que pouvons-nous espérer trouver dans cette perquisition ? – Peut être une correspondance intéressante. – Je n'aime pas cela, Holmes. – Mon cher ami, vous ferez le guet dans la rue, et je me réserverai le rôle criminel. L'heure n'est pas aux bagatelles. Réfléchissez à la note de Mycroft, à l'Amirauté, au Cabinet, à la personne d'un rang élevé qui attend des nouvelles. Nous sommes tenus d'agir. » Pour toute réponse, je me levai. « Vous avez raison, Holmes. Nous sommes tenus d'agir. » Il se leva également et me serra la main. « Je savais que vous ne flancheriez pas au dernier moment », me dit-il. Le temps d'un éclair, je lus dans ses yeux un sentiment qui se rapprochait de la tendresse. L'instant d'après il était redevenu maître de lui, et pratique. « C'est à environ huit cents mètres, mais nous n'avons pas besoin de nous presser. Marchons tranquillement. Je vous recommande de ne pas laisser tomber nos outils. Votre arrestation par un policeman soupçonneux serait une complication tout à fait regrettable. » Caulfield Gardens était l'une de ces artères du centre où s'alignaient des maisons à piliers et à porches du style victorien moyen comme on en voit tant dans le West End de Londres. Derrière la porte voisine devait se dérouler une réunion d'enfants, car le joyeux bourdonnement de voix jeunes et le fracas d'un piano résonnait dans la nuit. Le brouillard n'était pas dissipé et nous protégeait de son voile amical. Holmes avait allumé la lanterne pour éclairer la porte massive. « Sérieux obstacle ! fit-il. Elle est certainement défendue par des barres et verrouillées. Nous serions plus à notre aise dans la cour. Il y a une excellente voûte un peu plus bas pour le cas où un policeman trop zélé nous dérangerait. Donnez-moi un coup de main, Watson : je vous aiderai ensuite. » Bientôt nous nous trouvâmes tous les deux de l'autre côté du petit mur, dans la cour d'entrée. A peine avions-nous atteint le coin le plus ombreux que nous entendîmes au-dessus de nos têtes le pas d'un policeman. Quand il se fut éloigné, Holmes s'attaqua à la porte du bas. Je le vis se baisser et forcer jusqu'à ce que dans un craquement sec elle s'ouvrit ; aussitôt nous nous engouffrâmes la porte de la cour derrière nous. Holmes me précéda pour gravir un escalier de pierre nu. Son petit rayon de lumière jaune éclaira une fenêtre basse. « Nous y sommes, Watson. Ce doit être la bonne. » Il la força ; au même moment nous entendîmes un grondement bas, rude, qui se transforma en rugissement : c'était une rame de métro qui passait au-dessous de nous dans le noir. Holmes promena sa lanterne le long de l'appui qui était recouvert d'une couche de suie épaisse émanant des locomotives des trains ; mais la surface noire était par endroits barbouillée et effacée. « Vous voyez où ils ont posé le cadavre. Oh ! oh ! Watson ! qu'est cela ? Une tache de sang, sans aucun doute… » Il me désigna de faibles colorations sur la charpente de la fenêtre. « … En voilà une autre sur la pierre de l'escalier. La démonstration est complète. Demeurons ici jusqu'à ce qu'une rame s'arrête. » Nous n'eûmes pas longtemps à attendre. La rame suivante rugit comme la précédente en sortant du tunnel, puis, dans un grincement de freins s'arrêta exactement au-dessous de nous ; il n'y avait pas plus d'un mètre vingt entre le rebord de la fenêtre et le toit d'un compartiment. Holmes referma doucement la fenêtre. « Tout se confirme, me dit-il. Qu'en pensez-vous, Watson ? – Un chef-d'œuvre. Jamais vous ne nous êtes haussé jusquelà, Holmes ! – Je ne suis pas de votre avis. A partir du moment où j'ai eu l'idée que le cadavre était tombé du toit, idée qui évidemment n'était pas stupide, tout le reste allait de soi. Si de grands intérêts n'avaient pas été en jeu, l'affaire n'aurait été qu'insignifiante. Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines. Peut-être trouverons-nous ici de quoi nous aider. » Nous avions gravi l'escalier de la cuisine et nous avions pénétré dans l'enfilade des pièces du premier étage. L'une était une salle à manger, d'une simplicité sévère, qui ne contenait rien d'intéressant. Une deuxième était une chambre à coucher qui ne nous apporta aucun élément nouveau. La dernière pièce nous sembla plus prometteuse, et mon compagnon entreprit de l'examiner méthodiquement. Jonchée de livres et de journaux, elle servait de bureau. Rapidement, Holmes inspecta le contenu de chaque tiroir et de chaque armoire, mais je ne vis dans son regard aucun éclair de satisfaction. Au bout d'une heure de recherches il n'était pas plus avancé. « Ce chien malin a brouillé sa piste, me dit-il. Il n'a rien laissé qui puisse l'incriminer. Sa dangereuse correspondance a été détruite ou dissimulée ailleurs. Ceci est notre dernière chance. » Il s'agissait d'une petite cassette en fer blanc qui était posée sur le bureau. Holmes l'ouvrit avec son ciseau à froid. Il y avait à l'intérieur plusieurs rouleaux de papier couverts de chiffres et de calculs, sans aucune référence. Des mots revenaient sans cesse : « Pression de l'eau » et « Pression au centimètre carré. » Peut être concernaient-ils un sous-marin ? Holmes, impatienté, les jeta de côté. Il ne restait plus qu'une enveloppe qui contenait quelques coupures de journaux. Il les fit tomber sur la table ; tout de suite qon visage m'apprit que son espérance n'était pas déçue. « Que veut dire cela, Watson ? Eh ? Une série de messages dans la colonne des annonces personnelles d'un journal. Le Daily Telegraph, à en juger par le papier et les caractères. L'angle droit supérieur d'une page. Pas de dates, mais les messages se combinent. Celui-ci doit être le premier : “Espérais des nouvelles plus tôt. D'accord pour les conditions. Écrire à l'adresse indiquée sur la carte – Pierrot.” Voici le suivant : “Trop compliqué à décrire. Rapport complet est nécessaire. L'argent sera versé contre la marchandise – Pierrot.” Puis nous arrivons à : “Affaire presse. Dois retirer l'offre si contrat n'est pas exécuté. Donnez rendez-vous par lettre. Confirmerai par annonce – Pierrot.” Enfin : “Lundi soir après neuf heures. Deux coups ? Nous seuls ? Ne soyez pas si soupçonneux. Paiement cash contre remise de la marchandise – Pierrot.” Le procès-verbal est presque complet, Watson ! Si seulement nous pouvions attraper l'homme à l'autre bout !… » Il réfléchit un moment en tambourinant sur la table avec ses doigts. « … Après tout, cela ne sera peut-être pas difficile ! Nous n'avons rende plus à faire ici, Watson. Je pense que nous devrions aller jusqu'au Daily Telegraph, et conclure dignement une journée de bon travail. » **** Le lendemain matin après le petit déjeuner, Mycroft Holmes et Lestrade étaient accourus au rendez-vous que leur avait demandé Sherlock Holmes. Mon ami leur raconta les événements de la veille. Le policier professionnel hocha la tête quand il entreprit le récit de notre cambriolage. « Nous, dans la police, nous ne pouvons pas faire des choses pareilles, monsieur Holmes ! murmura-t-il. Je ne m'étonne plus que vous réussissiez mieux que nous ? Mais l'un de ces jours vous irez trop loin et vous aurez des ennuis, vous et votre ami ! – Pour l'Angleterre, pour la patrie, pour la beauté… hé, Watson ? Deux martyrs sur l'autel de la patrie. Mais toi, Mycroft, qu'en penses-tu ? – Excellent, Sherlock ! Admirable ! Mais à quoi cela te servira-t-il ? » Holmes s'empara du Daily Telegraph qui était sur la table. « Avez-vous lu l'annonce de Pierrot aujourd'hui ? – Comment ? Une autre ? – Oui. La voici : « Ce soir. Même heure. Même endroit. Deux coups. Importance vitale. Votre sécurité en jeu – Pierrot. » – Nom d'un tonnerre ! s'exclama Lestrade. S'il vient, nous l'avons ! – C'est bien ce que j'ai pensé quand j'ai fait insérer cette annonce. Je crois que si cela ne vous dérangeait pas, nous pourrions nous trouver vers huit heures à Caulfield Gardens : la solution devrait être proche. » **** L'une des particularités les plus remarquables de Sherlock Holmes était son pouvoir de distraire son cerveau de l'action et d'aiguiller ses pensées vers des sujets légers chaque fois qu'il était persuadé qu'il ne pouvait améliorer sa position. Je me rappelle que pendant toute cette journée mémorable il se plongea dans une monographie qu'il avait commencée d'écrire sur les motets polyphoniques de Lassus. Moi qui ne possédais pas cette faculté de détachement, je trouvai les heures interminables. L'importance nationale de la conclusion, les hautes sphères suspendues à notre enquête, la nature du procédé que nous avions mis en route, tout se combinait pour chatouiller mes nerfs. Je fus réellement soulagé quand enfin, à l'issue d'un dîner léger, nous partîmes en expédition. Lestrade et Mycroft nous attendaient à la sortie de la station de Gloucester Road. Nous avions laissé ouverte la porte de la cour d'entrés la nuit d'avant, et je dus, car Mycroft Holmes refusa formellement et avec indignation d'escalader la balustrade, entrer et ouvrir la porte du vestibule. Vers neuf heures, nous étions tous assis dans le bureau à attendre patiemment notre homme. Une heure s'écoula. Puis une autre. Quand onze heures retentirent, le carillon de l'église voisine sembla sonner le glas de nos espoirs. Lestrade et Mycroft s'agitaient sur leurs sièges et regardaient leurs montres deux fois par minute. Holmes était assis impassible, les paupières à demi-fermées, chaque sens en alerte. Soudain il leva la tête. « Le voici ! » fit-il. Un pas furtif était passé devant la porte. Le pas s'arrêta, fit demi-tour. Nous entendîmes quelqu'un traîner les pieds, puis deux coups au heurtoir. Holmes se leva, en nous faisant signe de demeurer assis. Dans le vestibule le gaz avait été baissé. Holmes ouvrit la porte de la rue ; une silhouette sombre se glissa à l'intérieur ; il referma la porte et la verrouilla. Nous l'entendîmes murmurer : « Par ici ! » L'instant d'après notre homme se tenait devant nous. Holmes l'avait suivi ; lorsque l'homme se retourna en poussant un cri de surprise et de peur, il le saisit par le col et le rejeta dans la pièce. Avant que notre prisonnier eût retrouvé son équilibre, la porte était refermée, et Holmes s'y était adossé. L'homme regarda autour de lui, tituba, et tomba inanimé sur le plancher. Dans sa chute son chapeau à larges bords s'envola, sa cravate descendit de sa bouche : alors apparurent les traits délicats et le collier de barbe ronde du colonel Valentine Walter. Holmes émit un petit sifflement de surprise. « Cette fois, vous pouvez dire de moi que je suis un âne, Watson ! dit-il. Il n'est pas l'oiseau que j'attendais. – Qui est-ce ? s'enquit âprement Mycroft. – Le frère cadet de feu Sir James Walter, chef du département des sous-marins. Oui, oui, je comprends la distribution des cartes maintenant… il revient à lui. Je pense que vous feriez mieux de me laisser le soin de l'interroger. » Nous avions porté le corps évanoui sur le canapé. Notre prisonnier se remit sur son séant, regarda autour de lui avec un visage révulsé par l'horreur, et promena une main sur son front comme quelqu'un qui n'en croit pas ses sens. « Que veut dire ceci ? demanda-t-il. Je suis venu pour causer avec M. Oberstein. – Tout est fini, colonel Walter ! répondit Holmes. J'avoue ne pas comprendre comment un gentleman anglais a pu se comporter de la sorte. Mais toute votre correspondance, toutes vos relations avec Oberstein nous sont connues. Et aussi les circonstances de la mort du jeune Cadogan West. Permettez-moi de vous donner un conseil : regagnez donc un peu de crédit par du repentir et une confession sincère. Il nous reste encore quelques détails à apprendre de vos propres lèvres. » L'homme gémit et enfouit son visage dans ses mains. Il demeura silencieux. « Je peux vous donner l'assurance, reprit Holmes, que nous savons l'essentiel. Nous savons que vous aviez des besoins d'argent pressants ; que vous aviez pris une empreinte des clefs de votre frère ; et que vous étiez entré en rapport avec Oberstein qui répondait à vos lettres par la colonne d'annonces du Daily Telegraph. Nous savons que vous êtes descendu au bureau dans le brouillard lundi soir, mais que vous avez été vu et suivi par le jeune Cadogan West, qui avait déjà motif de vous suspecter. Il a assisté au vol que vous avez commis, mais il ne pouvait pas donner l'alarme, car il était possible après tout que votre frère vous eût chargé de lui porter les plans à Londres. Sans plus penser à ses affaires privées, comme le bon citoyen qu'il était, il vous a suivi de près dans le brouillard et s'est attaché à vos talons jusqu'à ce que vous soyez arrivé à cette maison. Là il s'est montré, et c'est alors, colonel Walter, qu'à la trahison vous avez ajouté un assassinat particulièrement horrible. – Non, non ! Devant Dieu je jure que je ne l'ai pas tué ! cria notre misérable prisonnier. – Dites-nous dans ce cas comment Cadogan West est mort avant que vous ayez placé son cadavre sur le toit d'une rame de métro. – Je vais vous le dire. Je vous jure que je vais vous le dire ! J'ai fait le reste. Je l'avoue. Tout s'est passé comme vous venez de l'expliquer. J'avais à payer une dette de bourse. Il me fallait de l'argent à tout prix. Oberstein m'a offert cinq mille livres. C'était pour me sauver de la ruine. Mais pour ce qui est du meurtre, je suis aussi innocent que vous. – Expliquez-vous. – Il me soupçonnait en effet depuis quelque temps, et il m'a suivi. Je ne m'en suis pas aperçu avant d'être arrivé ici. Le brouillard était dense ; on ne voyait rien à plus de trois mètres. J'avais frappé deux coups, et Oberstein m'avait ouvert. Le jeune homme se rua par l'entrebâillement de la porte, et nous demanda ce que nous avions fait avec les plans. Oberstein avait une courte matraque. Il la portait toujours sur lui. Quand West s'est introduit dans la maison, Oberstein l'a assommé d'un grand coup sur le crâne. Cinq minutes plus tard, West mourait. Son corps gisait dans le vestibule, et nous ne savions comment nous en débarrasser. C'est alors qu'Oberstein songea aux trains qui s'arrêtaient sous la fenêtre de derrière. Mais d'abord il examina les plans que j'avais amenés. Il dit que trois étaient essentiels, et qu'il devait les garder. « Vous ne pouvez pas les conserver ! lui répondis-je. Ce sera une bagarre terrible à Woolwich si je ne les rapporte pas. » Il me répéta qu'il devait les conserver en arguant du fait qu'ils étaient techniquement si compliqués qu'il n'avait pas le temps d'en prendre copie. Je répliquai que tous devaient être rapportés cette même nuit. Il réfléchit un peu, puis s'écria qu'il avait une idée : « Je garderai les trois principaux, et nous mettrons les autres dans la poche du jeune homme. Quand il sera découvert, il endossera toute l'affaire. » Comme je n'entrevoyais aucun autre moyen, nous opérâmes ainsi qu'il l'avait suggéré. Nous guettâmes une demi-heure à la fenêtre en attendant qu'un métro s'arrête. Le brouillard était si épais que personne ne pouvait rien voir ; nous n'avons donc pas eu de difficultés à balancer le corps de West sur le toit du métro. En ce qui me concerne, l'affaire s'est terminée là. – Et votre frère ? – Il ne m'a rien dit, mais il m'avait surpris une fois avec des clefs, et je crois qu'il se méfiait de moi. J'ai lu dans ses yeux qu'il pensait que j'étais le coupable. Comme vous le savez, il ne me regardera plus jamais. » Un silence s'établit dans la pièce. Mycroft Holmes y mit un terme. « Ne pouvez-vous pas réparer ? Une réparation soulagerait votre conscience et réduirait votre châtiment. – A quelle réparation pensez-vous ? – Où est Oberstein avec les plans ? – Je ne sais pas. – Il ne vous a pas laissé d'adresse ? – Il m'a dit de lui écrire le cas échéant à l'hôtel du Louvre à Paris. – Alors vous pouvez réparer, dit Sherlock Holmes. – Tout ce qui est en mon pouvoir, je le ferai. Je ne dois rien à cet homme. Il a été la cause de ma déchéance. – Voici du papier et de l'encre. Asseyez-vous à ce bureau et écrivez sous ma dictée. L'adresse sur l'enveloppe, d'abord. Bien. Maintenant la lettre : “Cher Monsieur, à propos de notre accord, vous avez sans nul doute remarqué qu'un détail essentiel vous manque. Je possède un dessin qui complètera le tout. Toutefois j'ai dû surmonter de nouvelles difficultés, et je suis dans l'obligation de vous demander cinq cents livres supplémentaires. Je ne le confierai pas à la poste, et je n'accepterai que de l'or ou des billets de banque. J'irais bien à l'étranger pour vous rencontrer, mais mon départ ferait peut-être jaser actuellement. J'espère donc vous voir samedi à midi dans le fumoir du Charing Cross Hotel. J'insiste sur le fait que je n'accepterai que de l'or ou des billets de banque.” Voilà ! Je serais bien étonné si notre homme n'accourait pas. » **** Il accourut ! C'est un point d'histoire (de l'histoire secrète qui est souvent bien plus passionnante que l'histoire publique), qu'Oberstein, désireux de parachever le coup de sa vie, tomba dans le panneau et fut condamné à quinze ans de prison. Dans sa valise les plans du Bruce-Partington furent retrouvés : il s'apprêtait à les vendre aux enchères dans tous les bureaux européens de la marine. Le colonel Walter mourut en prison. Quant à Holmes il retourna avec un entrain renouvelé à sa monographie sur les motets symphoniques de Lassus ; elle a fait l'objet d'un tirage privé ; les experts affirment qu'elle a épuisé le sujet. Quelques semaines plus tard, j'appris par hasard que mon ami avait passé une journée à Windsor, d'où il était revenu avec une splendide émeraude montée en épingle de cravate. Quand je lui ai demandai s'il l'avait achetée, il me répondit que c'était le cadeau d'une certaine gracieuse dame pour le compte de laquelle il avait eu la chance de réussir une fois une petite affaire. Il ne m'en dit pas davantage ; mais je parierais bien que je connais le nom de cette auguste personne, et je crois que cette épingle de cravate rappellera toujours à mon ami l'aventure des plans du BrucePartington. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://conan.doyle.free.fr/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE POUCE DE L'INGÉNIEUR Les aventures de Sherlock Holmes (mars 1892) Le pouce de l'ingénieur Parmi tous les problèmes dont mon ami M. Sherlock Holmes entreprit de découvrir la solution au cours des années où nous vécûmes côte à côte, il n'en est que deux seulement sur lesquels je fus le premier à attirer son attention : celui du pouce de M. Hatherley et celui de la folie du colonel Warbuton. Le second de ces deux cas était sans doute mieux fait pour donner libre carrière à ses étonnantes facultés d'observation, mais le premier avait un caractère si étrange et si dramatique qu'il mérite peutêtre plus que l'autre d'être rapporté, même s'il ne doit pas mettre aussi ostensiblement en valeur les méthodes de déduction qui permettaient à Holmes d'arriver à d'aussi remarquables résultats. L'histoire a, je crois, été contée à plusieurs reprises dans les journaux ; mais, comme toujours, elle est beaucoup moins saisissante à lire dans un résumé succinct de reporter que lorsque l'on voit se dérouler lentement sous ses yeux les faits et se dissiper peu à peu le mystère au fur et à mesure que l'on avance vers la découverte de la vérité. Pour ma part, elle me causa sur le moment une impression très vive, et les deux années qui se sont écoulées depuis, en ont à peine diminué l'effet. C'est au cours de l'été 1889, peu de temps après mon mariage, que se produisirent les événements dont je me propose de faire le récit. J'avais repris une clientèle civile et laissé Holmes tout seul dans notre logement de Baker Street, mais j'allais fréquemment le voir et je réussissais même parfois à lui faire abandonner ses habitudes de bohème au point de le décider à nous rendre visite. Ma clientèle se développait maintenant d'une façon régulière et, comme j'habitais dans les parages presque immédiats de la gare de Paddington, je comptais quelques clients parmi les employés de Great Western. L'un d'entre eux, rétabli grâce à mes soins après une longue et douloureuse maladie, m'avait gardé une si profonde reconnaissance qu'il chantait mes louanges à qui voulait l'entendre et m'envoyait tous les malades qu'il pouvait décider à venir me voir. Un matin, un peu avant sept heures, je fus réveillé par la servante, qui frappa à ma porte pour m'annoncer que deux hommes de la gare de Paddington m'attendaient dans mon cabinet de consultation. Sachant par expérience qu'il s'agissait souvent, en pareil cas, de blessures graves, je m'habillai à la hâte et descendis sans perdre un instant. Mais j'étais à peine parvenu au bas de l'escalier que je vis mon vieil ami le chef de train sortir du cabinet en refermant avec soin la porte derrière lui. – Je l'ai mis là-dedans, m'expliqua-t-il à mi-voix en pointant derrière lui avec son pouce par-dessus son épaule ; il n'y a rien à craindre. – De quoi s'agit-il donc ? lui demandai-je un peu étonné, car, à ses allures, on aurait été tenté de croire qu'il venait d'enfermer dans le cabinet je ne sais quel animal étrange. – C'est un nouveau client, me confia-t-il toujours à voix basse. J'ai mieux aimé vous l'amener moi-même. Comme ça, il n'y a pas de danger qu'il vous échappe, et je suis plus tranquille. Mais maintenant, docteur, il faut que je me sauve ; je suis comme vous, j ‘ai mon travail qui m'attend. Et, sur ces mots, mon fidèle racoleur s'éclipsa sans même me laisser le temps de le remercier. En pénétrant dans mon cabinet, j'y trouvai un homme assis auprès de ma table. Il était modestement vêtu d'un complet de tweed couleur bruyère et avait posé sur mes livres sa casquette en drap. L'une de ses mains était entortillée d'un mouchoir taché de sang. Il était jeune – pas plus de vingt-cinq ans, je crois – et avait une physionomie très énergique ; mais je remarquai qu'il était excessivement pâle, et il me fit l'effet d'être en proie à une agitation qu'il avait toutes les peines du monde à surmonter. – Je m'excuse, docteur, de vous déranger à une heure aussi matinale, me dit-il, mais j'ai été victime, cette nuit, d'un très grave accident, et à mon arrivée à Paddington, ce matin, j'ai fait la rencontre d'un très brave homme qui, en apprenant que j'étais à la recherche d'un médecin, a eu la complaisance de me conduire chez vous. J'avais remis ma carte à votre domestique, mais je m'aperçois qu'elle l'a laissée sur ce guéridon. Je pris la carte et y jetai un coup d'œil : « M. Victor Hatherley, ingénieur en hydraulique, 16 bis, Victoria Street (3e étage). » Tels étaient le nom, la profession et l'adresse de mon matinal visiteur. – Je regrette de vous avoir fait attendre, lui dis-je en m'asseyant dans mon fauteuil. Vous venez, d'après ce que je vois, de voyager toute la nuit, ce qui n'a rien de bien divertissant, n'estil pas vrai ? – Oh ! je vous réponds que je n'ai pas eu le temps de m'ennuyer, s'écria-t-il en partant subitement d'un éclat de rire nerveux qui le secoua tout entier et qui, en ma qualité de médecin, m'inspira aussitôt d'assez vives inquiétudes. – Hé là ! hé là ! calmez-vous, mon ami, calmez-vous ! lui disje en versant de l'eau dans un verre et en le faisant boire. Mais ce fut peine perdue. Il était en proie à une crise insurmontable comme en ont même les hommes les mieux trempés lorsque survient la détente qui succède à une vive émotion. Au bout d'un certain temps pourtant, il se calma de luimême. – Je viens de me rendre ridicule, balbutia-t-il, tout pantelant et cramoisi de honte. – Mais non, mais non. Tenez, buvez ceci, lui dis-je en versant un peu de cognac dans son verre et en le lui tendant de nouveau. – Ça va mieux ! déclara-t-il enfin. Et maintenant, docteur, voulez-vous, s'il vous plaît, me soigner mon pouce, ou plutôt la place où était mon pouce ? Et, déroulant le mouchoir qui lui enveloppait la main, il la tendit vers moi. Malgré l'endurcissement que m'avait fait acquérir l'habitude de voir des blessures, je ne pus réprimer un tressaillement. A côté des quatre doigts allongés, là où aurait dû être le pouce, il n'y avait plus qu'une surface rouge et spongieuse d'un horrible aspect. Le pouce avait été totalement arraché ou écrasé. – Grand Dieu ! m'écriai-je. Mais vous devez atrocement souffrir ! Vous avez perdu beaucoup de sang ? – Oui, beaucoup. Sur le moment, j'ai tourné de l'œil, et je crois même que j'ai dû rester longtemps sans connaissance. Quand je suis enfin revenu à moi, je me suis aperçu que je saignais encore ; alors je me suis enveloppé la main dans mon mouchoir, je l'ai noué autour de mon poignet et j'ai serré en faisant un tourniquet avec un bout de bois. – Bravo ! Vous feriez un excellent chirurgien. – Dame, vous comprenez, ça se rattache un peu à l'hydraulique, et c'est de ma compétence. – Cette blessure – dis-je après avoir examiné la plaie – a sans doute été produite par un instrument très lourd et très tranchant. – Oui, quelque chose qui ressemblait à un tranchet. – Un accident, probablement ? – Pas du tout. – Comment ? Vous avez été attaqué ? – Oui, sauvagement ! – Quelle horreur ! Je lavai la plaie, la nettoyai, la pansai, puis procédai à un enveloppement complet avec des bandes antiseptiques. Il avait tout enduré sans sourciller, mais je l'avais vu se mordre plusieurs fois les lèvres pour ne pas crier. – Comment vous sentez-vous ? lui demandai-je quand ce fut fini. – Très bien ! Grâce à votre cognac et à vos bons soins, je suis déjà tout à fait retapé. Auparavant, je me sentais très faible, mais aussi j'étais passé par une épreuve pas ordinaire. – Vous feriez mieux de laisser de côté toute cette histoire ; cela vous impressionne inutilement. – Oh, non ! plus à présent. D'ailleurs, il va bien falloir que je mette la police au courant de la chose. Mais, entre nous, s'il n'y avait pas ma blessure pour montrer que je ne suis pas un menteur, je suis sûr que personne ne voudrait me croire. L'aventure qui m'est arrivée est si extraordinaire et j'ai si peu de preuves à fournir.., et puis, même si l'on consent à me croire, les indications que je suis à même de fournir sont tellement vagues que l'on aura sans doute bien du mal à découvrir le coupable. – Oh ! s'il s'agit d'une énigme à déchiffrer, m'écriai-je, je vous conseille vivement, au lieu de vous adresser à la police, d'aller plutôt trouver mon ami, M. Sherlock Holmes. Il s'en tire beaucoup mieux, soyez-en persuadé. – Oui, j'ai déjà entendu parler de lui, me répondit mon interlocuteur, et, s'il accepte de s'occuper de l'affaire, j'en serai enchanté, mais il faudra quand même que j'aille faire une déposition à la police. Vous pourriez me donner un mot d'introduction pour lui ? – Je ferai mieux. Je vous conduirai moi-même le voir. – Je ne sais comment vous remercier. – Prenons un cab et allons-y tout de suite. Nous arriverons juste à temps pour déjeuner avec lui. Vous sentez-vous la force de faire cela ? – Oh, oui ! Du reste, je ne serai pas tranquille tant que je n'aurai pas raconté tout ce qui m'est arrivé. – Alors, j'envoie ma domestique chercher la voiture, et je suis à vous dans un instant. Je remontai vivement au premier afin d'expliquer en quelques mots à ma femme de quoi il s'agissait, et, cinq minutes après, je partais, en compagnie de mon blessé, dans la direction de Baker Street. Ainsi que je l'avais prévu, nous trouvâmes Sherlock Holmes, en robe de chambre, qui flânait dans la salle à manger tout en lisant les annonces du Times et en fumant sa première pipe du matin, bourrée selon la coutume avec tous les résidus et déchets de tabac de la veille qu'il avait soin de recueillir et de mettre à sécher à cette intention sur le coin de sa cheminée. Il nous reçut avec la flegmatique amabilité qui le caractérisait, commanda des grillades et des œufs en supplément et mangea de bon appétit avec nous. Le repas terminé, il installa mon jeune compagnon sur le canapé, lui glissa un oreiller sous la tête et mit un verre d'eau mélangée de cognac à portée de sa main. – Il est facile de se rendre compte que l'aventure qui vous est arrivée n'est pas banale, monsieur Hatherley, dit-il. Allongezvous commodément et faites comme chez vous. Vous allez nous raconter ce que vous pourrez, mais il faudra vous arrêter de temps en temps et boire un peu de grog afin de vous soutenir. – Je vous remercie, monsieur, dit le blessé, mais je me sens déjà beaucoup mieux depuis que le docteur m'a fait ce pansement, et je crois que le bon déjeuner que vous venez de nous offrir a achevé de me remettre d'aplomb. Aussi vais-je commencer tout de suite, si vous le voulez bien, afin d'abuser le moins possible de votre temps. Holmes s'assit dans son grand fauteuil en fermant les yeux avec cette expression pleine de lassitude qui dissimulait si bien sa nature vive et ardente ; je pris place en face de lui et nous écoutâmes en silence l'étrange récit du jeune blessé. – Sachez d'abord, commença-t-il, que je suis orphelin et célibataire, et que j ‘habite seul à Londres dans un logement meublé. La profession que j'exerce est celle d'hydraulicien, et j'ai acquis une expérience considérable au cours des sept années d'apprentissage que j'ai passées chez Venner et Matheson, la maison bien connue de Greenwich. Il y a deux ans, ayant terminé cet apprentissage et me trouvant d'autre part à la tête d'une petite fortune que mon pauvre père m'avait laissée en mourant, je décidai de m'installer à mon compte et louai, à cette intention, un bureau dans Victoria Street. « Je crois que les débuts en affaires sont pénibles pour tout le monde quand on est seul et sans appui ; mais les miens le furent encore plus qu'ils ne le sont couramment. En deux ans, je récoltai en tout et pour tout trois consultations et une petite commande, et, au bout de ce temps, mes bénéfices nets étaient de vingt-sept livres dix shillings. Chaque jour, depuis neuf heures du matin jusqu'à quatre heures de l'après-midi, j'attendais vainement dans mon petit bureau, et, à force de ne voir venir personne, j'en arrivai à me décourager complètement et à me dire que jamais je ne trouverais de clients. « Hier pourtant, alors que, de guerre lasse, j'allais me décider à m'en aller, mon employé vint m'annoncer que quelqu'un demandait à me voir et me remit une carte portant le nom du “colonel Lysander Stark”. Un instant après, le colonel entrait sur ses talons. C'était un homme d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais excessivement maigre. Je ne crois pas avoir jamais vu de ma vie maigreur pareille : une figure en lame de couteau où tout faisait saillie à la fois, le nez, le menton et les pommettes, sur lesquelles la peau était si tendue qu'on eût dit qu'elle allait éclater. Cette maigreur anormale semblait néanmoins être due à son tempérament et non à une cause maladive quelconque, car il avait l'œil vif, le pas alerte et l'allure dégagée. Il était mis simplement, mais avec beaucoup de correction et semblait approcher de la quarantaine. « – C'est bien à monsieur Hatherley que j'ai l'honneur de parler ? me dit-il avec un accent un peu germanique. Vous m'avez été recommandé, monsieur Hatherley, non seulement comme un homme doué de grandes qualités professionnelles, mais encore comme quelqu'un de discret et en qui l'on pouvait avoir toute confiance. « Je m'inclinai, flatté comme tout débutant l'eût été à ma place. « – Peut-on savoir qui vous a fait un si bel éloge de moi ? lui demandai-je. « – Il est peut-être préférable que je ne vous le dise pas tout de suite. J'ai appris également, par la même source, que vous étiez à la fois orphelin et célibataire et que vous viviez seul à Londres. « – C'est parfaitement exact, répondis-je, mais je ne vois vraiment pas quel rapport cela peut avoir avec mes capacités professionnelles. N'est-ce donc point pour affaires que vous venez me voir ? « – Si fait, si fait, mais vous allez voir que tout cela a son importance malgré tout. Je désire traiter une affaire avec vous, oui, mais une affaire pour laquelle le secret le plus absolu, vous m'entendez bien ? le plus absolu, est indispensable. Or, il est tout naturel, n'est-ce pas, de compter sur plus de discrétion de la part d'un homme qui vit seul que de la part d'un homme qui vit au sein de sa famille. « – Du moment que je vous aurai promis de ne rien dire, répliquai-je, vous pouvez être certain à l'avance que je ne dirai rien. « Il n'avait pas cessé un seul instant de m'observer pendant que je parlais, et je ne me souviens pas d'avoir jamais été dévisagé avec autant de méfiance. « – Alors, vous me le promettez ? questionna-t-il enfin. « – Je vous le promets. « – Silence absolu et complet, avant, pendant et après ? Aucune allusion verbale ni écrite à cette affaire ? « – Ne vous en ai-je pas déjà donné ma parole ? « – Très bien. « Il bondit soudain sur pied, traversa mon bureau comme un éclair et ouvrit brusquement la porte. Il n'y avait personne dans le couloir. – C'est parfait, déclara-t-il en reprenant sa place. Je sais que les employés sont parfois curieux de connaître les affaires de leur patron. Nous allons maintenant pouvoir causer en toute tranquillité. Il approcha sa chaise tout contre la mienne et se remit à me dévisager d'un œil inquisiteur et pensif. Les allures bizarres de cet homme étique commençaient à m'inspirer un sentiment de répulsion voisin de la peur, et même la crainte de perdre un client ne put m'empêcher de manifester mon impatience. « – Monsieur, lui dis-je, je n'ai pas de temps à perdre ; veuillez m'expliquer de quoi il s'agit. « – Si l'on vous offrait cinquante livres pour une nuit de travail, reprit-il, accepteriez-vous ? « – Volontiers. « – J'ai dit une nuit de travail, mais il serait plus exact de dire une heure. J'ai simplement besoin de votre avis sur une presse hydraulique dont le fonctionnement est défectueux. Si vous voulez bien nous faire voir ce qui est dérangé dans le mécanisme, nous nous chargerons nous-mêmes ensuite de la remettre en ordre de marche. Que pensez-vous de ma proposition ? « – Je pense qu'elle est fort généreuse en comparaison du travail que vous me demandez. « – C'est aussi mon avis. Mais il faudra que vous veniez ce soir même par le dernier train. « – Où cela ? « – A Eyford, dans le Berkshire. C'est un petit pays, sur la limite de l'Oxfordshire, à moins de sept milles de Reading. Il y a un train partant de la gare de Paddington qui vous y mettra vers onze heures quinze. « – Entendu. « – Je viendrai vous chercher à la gare en voiture. « – C'est loin du pays, alors ? « – Oui, notre petite propriété est assez retirée. Il y a sept bons milles de la gare d'Eyford. « – En ce cas, nous n'y serons guère avant minuit, et il faudra que je passe la nuit chez vous, car je n'aurai plus de train pour me ramener. « – Qu'à cela ne tienne, on trouvera toujours bien moyen de vous loger. « – C'est très ennuyeux. Ne pourrais-je pas venir à une heure plus commode ? « – Non, nous avons jugé préférable que vous veniez ainsi, et c'est justement pour vous dédommager de ce dérangement que nous vous offrons, à vous qui débutez et qui n'êtes pas connu, une rétribution aussi élevée que celle que pourrait exiger un expert accompli. Néanmoins, si vous préférez renoncer à l'affaire, vous n'avez qu'à le dire : il est encore temps. « La pensée des cinquante guinées, qui pourraient m'être si utiles, me décida. « – Nullement, répondis-je, je suis tout disposé à faire ce que vous me demandez. Toutefois, je vous serai reconnaissant de m'expliquer un peu plus clairement en quoi consistera ma tâche. « – Il est très naturel que l'appel que nous avons fait à votre discrétion vous ait intrigué ; mais soyez tranquille, mon intention n'est pas de rien exiger de vous sans vous avoir exposé au préalable ce qui vous sera demandé. Vous êtes bien certain que nul ne peut nous entendre ? « – Très certain. « – Alors, voici : vous n'ignorez sans doute pas que la terre à foulon est un produit de valeur, et que l'on n'en peut trouver qu'à un ou deux endroits en Angleterre ? « – Je l'ai entendu dire. « – Eh bien ! dernièrement, j'ai acheté une terre… une toute petite terre, à une dizaine de milles de Reading, et j'ai eu le bonheur de découvrir qu'il existait, dans un de mes champs, un gisement de terre à foulon. Mais, après examen, je me suis aperçu que ce gisement était, somme toute, assez restreint et ne constituait en réalité qu'une veine reliant deux autres gisements beaucoup plus considérables situés l'un à droite et l'autre à gauche, mais, hélas ! sur les terres de mes voisins. Ces braves gens n'avaient aucune idée que leur terrain renfermait quelque chose de tout aussi précieux qu'une mine d'or, et j'avais naturellement intérêt à le leur acheter avant qu'ils s'en fussent aperçus. Malheureusement, je ne disposais pas de capitaux suffisants pour enlever l'affaire. Alors je confiai la chose à des amis qui me proposèrent de s'associer avec moi afin d'exploiter en secret mon petit gisement, ce qui nous permettrait de gagner assez d'argent pour acheter les champs voisins. Ce projet fut mis à exécution, et, pour faciliter notre travail, nous avons installé une presse hydraulique. Or, comme je vous l'expliquais tout à l'heure, le mécanisme de cette presse s'est dérangé, et nous voudrions avoir votre avis à ce sujet. Mais vous comprenez qu'il est indispensable que l'on ignore ce que nous faisons, car la présence d'un ingénieur, si elle était connue dans le pays, ne manquerait pas d'éveiller l'attention et, par la suite, de compromettre la réalisation de nos projets. Voilà pourquoi je vous ai fait promettre de ne rien dire à personne que vous iriez à Eyford cette nuit. J'espère que, cette fois, vous avez bien compris ? « – Parfaitement, répondis-je. La seule chose que je ne m'explique pas très bien, c'est à quoi peut vous servir une presse hydraulique pour extraire de la terre à foulon qui, d'après ce que j'ai entendu dire, s'extrait de la même façon que du gravier d'une carrière. « – Ah ! me répondit-il d'un ton détaché, c'est que nous avons notre procédé à nous. Nous comprimons la terre en briquettes de façon à pouvoir la transporter sans que l'on se rende compte de ce que c'est. Mais ce n'est là qu'un simple détail. Maintenant, monsieur Hatherley, ajouta-t-il en se levant, je crois avoir été assez loyal envers vous pour que vous me témoigniez autant de confiance que je vous en accorde moi-même. Donc, je compte sur vous. Vous serez à Eyford à onze heures quinze. « – J'y serai. « – Et pas un mot à personne, n'est-ce pas ? « Il me scruta du regard une dernière fois et, après m'avoir donné une poignée de main froide et moite, sortit de mon bureau d'un pas pressé. « Vous imaginerez sans peine à quel étonnement je fus en proie lorsque, de nouveau seul et en mesure de raisonner plus posément, je me pris à réfléchir à la proposition qui venait de m'être faite avec tant de brusquerie et tant d'imprévu. D'un sens, j'étais évidemment très content, car les honoraires que l'on m'offrait étaient dix fois plus élevés que ceux que j'aurais moimême demandés si l'on m'avait invité à fixer mon prix ; en outre, cette première expertise pourrait m'en valoir d'autres. Mais, d'un autre côté, la physionomie et les allures de mon client m'avaient laissé une désagréable impression, et son histoire de terre à foulon ne me paraissait pas suffisante pour justifier la nécessité d'un voyage en pleine nuit et d'une discrétion absolue. Néanmoins, repoussant toutes les inquiétudes qui m'étaient venues à l'esprit, je dînai de bon appétit, me fis conduire à Paddington et me mis en route en me conformant scrupuleusement à la recommandation qui m'avait été adressée de ne souffler mot à personne de mon voyage. « A Reading, il me fallut changer non seulement de train, mais aussi de réseau. Je réussis toutefois à prendre le dernier train pour Eyford et débarquai dans la petite gare mal éclairée un peu après onze heures. J'étais le seul voyageur à descendre à cette station et ne trouvai, sur le quai désert, qu'un homme d'équipe somnolent et nanti d'une lanterne. Mais, à la sortie, j'aperçus mon client du matin qui m'attendait dans l'ombre sur l'autre côté de la route. Sans mot dire, il me prit par le bras et me poussa vers une voiture dont la portière était ouverte. Dès que nous fûmes montés tous les deux, il releva les glaces de chaque côté et frappa contre la paroi. Notre cheval partit à fond de train… – Il n'y avait qu'un seul cheval ? interrompit Holmes. – Oui, un seul. – Avez-vous remarqué de quelle couleur il était ? – Oui, je l'avais vu à la lueur des lanternes pendant que nous, montions. C'était un alezan. – Était-il frais ou semblait-il fatigué ? – Oh ! très frais, et il avait le poil fort brillant. – Je vous remercie. Excusez-moi de vous avoir interrompu et veuillez continuer votre si captivant récit. – Nous partîmes donc, ainsi que je vous le disais, et roulâmes pendant au moins une heure. Le colonel Lysander Stark m'avait dit qu'il n'y avait que sept milles ; mais, à en juger par la vitesse où nous allions et par le temps que dura le trajet, je croirais plutôt qu'il y en avait pas loin de douze. Il continuait toujours à ne pas dire un mot, et chaque fois que mes yeux se portaient sur lui, je remarquais qu'il m'épiait avec la plus vive attention. Sans doute les chemins ne sont-ils pas fameux dans cette région, car nous étions sans cesse cahotés et souvent même projetés de droite ou de gauche. J'essayai de regarder par les portières afin de voir par où nous passions, mais les glaces étaient en verre dépoli, et c'est tout juste si l'on pouvait distinguer quelque vague clarté lorsque nous passions devant une lumière. De temps à autre, je tentais d'amorcer la conversation afin de rompre la monotonie du voyage, mais le colonel ne me répondait que par monosyllabes, et nous ne tardâmes pas à retomber dans le même silence qu'auparavant. Enfin les cahots de la route firent place à un roulement plus moelleux sur une allée de gravier et, un moment après, la voiture s'arrêta. Le colonel Lysander sauta à terre et, aussitôt que je fus descendu à mon tour, m'entraîna vivement sous un porche béant en face de nous. Nous venions à peine de quitter la voiture que nous étions déjà dans le vestibule, et il me fut absolument impossible d'entrevoir, ne fût-ce qu'un instant, la façade de la maison. Dès que j'en eus franchi le seuil, la porte se referma lourdement derrière nous, et j'entendis confusément le crissement des roues de la voiture qui s'éloignait. « Il faisait noir comme dans un four à l'intérieur de la maison, et le colonel se mit à chercher à tâtons des allumettes en bougonnant entre ses dents. Soudain, une porte s'ouvrit au fond du vestibule, et un long rayon de lumière jaunâtre se trouva projeté dans notre direction. Puis le vestibule s'éclaira davantage, et nous vîmes apparaître une femme qui tenait une lampe à bout de bras au-dessus de sa tête et se penchait en avant pour nous regarder. Je me rendis compte qu'elle était jolie, et les reflets soyeux que prenait sa robe sous la lumière me laissèrent supposer qu'elle portait une toilette de prix. Elle prononça quelques mots en langue étrangère sur un ton interrogatif, et la réponse monosyllabique que lui adressa d'un air bourru le colonel parut lui causer un tel saisissement qu'elle faillit en lâcher sa lampe. Alors le colonel s'approcha d'elle, lui chuchota quelque chose à l'oreille, puis, la repoussant dans la pièce d'où elle venait de sortir, revint vers moi en tenant lui-même la lampe dans sa main. « – Voulez-vous avoir l'obligeance de m'attendre ici quelques minutes ? dit-il, ouvrant une autre porte et me faisant entrer dans une pièce modestement meublée, au centre de laquelle il y avait une table ronde jonchée de livres allemands. Je reviens dans un instant, ajouta-t-il en posant la lampe sur un harmonium placé auprès de la porte et en s'éloignant dans l'ombre. « Je jetai un coup d'œil sur les livres éparpillés sur la table, et, bien que ne sachant pas l'allemand, je vis que deux d'entre eux étaient des traités scientifiques et les autres des volumes de poésie. Ensuite, j'allai jusqu'à la fenêtre, espérant avoir ainsi un aperçu du paysage, mais je m'aperçus qu'elle était masquée par d'épais volets de chêne assujettis à l'aide d'une solide barre de fer. Il régnait à l'intérieur de cette habitation un silence extraordinaire que troublait seul le tic-tac d'une vieille horloge quelque part dans le vestibule. Une vague sensation de malaise commençait à s'emparer de moi. Qui étaient ces Allemands et que faisaient-ils donc pour habiter ainsi dans cette étrange demeure écartée ? Et, en fin de compte, où étais-je ? Je savais bien que je devais me trouver à une dizaine de milles d'Eyford, mais c'est tout. Était-ce au nord, au sud, à l'est ou à l'ouest ? Je n'en avais pas la moindre idée. Au reste, Reading et d'autres grandes villes se trouvaient dans le même rayon ; donc, l'endroit où j ‘étais ne devait pas être, somme toute, si écarté ; et cependant, à en juger par le calme absolu qui nous environnait, nous devions être incontestablement en pleine campagne. Je me mis à marcher de long en large à travers la pièce en fredonnant un air pour me donner du courage. Décidément, je commençais à estimer que mes cinquante guinées seraient de l'argent bien gagné. « Tout à coup, au milieu du silence absolu, et sans qu'aucun bruit de pas à l'extérieur l'eût laissé présager, la porte de la pièce dans laquelle j'attendais s'ouvrit lentement. La femme apparut sur le seuil, se détachant sur le fond sombre du vestibule qui était derrière elle et fortement éclairée par-devant par la lumière jaune de la lampe posée sur l'harmonium. Son beau visage était bouleversé par une telle expression de frayeur que j'en fus moimême tout saisi. Elle leva un doigt tremblant pour me faire signe de me taire, et, tout en se retournant pour jeter des coups d'œil apeurés derrière elle, me jeta quelques mots en mauvais anglais. « – A votre place, je partirais, me dit-elle en faisant, me sembla-t-il, de grands efforts pour rester calme. A votre place, je partirais. Je ne resterais pas ici. Il n'est pas bon pour vous de rester ici. « – Mais, madame, objectai-je, je n'ai pas encore fait ce que je suis chargé de faire. Je n'ai pas encore examiné la machine. « – Il est inutile que vous attendiez, reprit-elle. Vous pouvez franchir la porte ; personne ne vous en empêchera. « Puis, voyant que je secouais la tête en souriant, elle abandonna subitement toute contrainte et fit un pas vers moi en se tordant les mains. « – Pour l'amour du ciel ! murmura-t-elle, allez-vous-en, allez-vous-en d'ici avant qu'il ne soit trop tard ! « Mais je dois vous dire que je suis têtu de mon caractère et me désiste d'autant moins volontiers quand je vois se dresser un obstacle devant moi. Je pensai à mes cinquante guinées perdues, au fastidieux voyage que j'aurais fait pour rien, à la désagréable nuit qui me serait réservée sans doute. Ne serais-je donc venu là que pour m'entendre dire cela ? Allais-je donc me sauver comme un voleur avant d'avoir exécuté le travail qui m'était confié et sans empocher l'argent qui m'était dû ? Et qui me prouvait que je n'avais pas tout bonnement affaire à une malheureuse atteinte de la folie de la persécution ? « Bien que plus sérieusement ébranlé par son attitude que je ne voulais me l'avouer à moi-même, je lui opposai donc un refus énergique en lui exprimant ma ferme volonté de rester. « Elle allait déjà se remettre à me supplier de partir quand on entendit une porte claquer à l'étage au-dessus et des pas descendre l'escalier. Elle prêta l'oreille un moment, leva les bras d'un geste désespéré et disparut aussi brusquement et aussi silencieusement qu'elle était venue. « Un instant après, je vis entrer le colonel Lysander Stark, accompagné d'un homme gros, à barbe frisée et à double menton, qu'il me présenta sous le nom de M. Ferguson. « – C'est mon secrétaire et gérant, ajouta le colonel. Ditesmoi, j'avais l'impression d'avoir fermé cette porte tout à l'heure en sortant. Je crains que vous n'ayez été incommodé par le courant d'air. « – Au contraire, répliquai-je, c'est moi qui l'ai ouverte parce que je trouvais qu'on manquait d'air. « Il me décocha un nouveau coup d'œil soupçonneux. « – Eh bien ! si nous nous occupions un peu de cette affaire ? insinua-t-il. Venez avec nous. M. Ferguson et moi, nous allons vous montrer la machine. « – Il vaut sans doute mieux que je prenne mon chapeau, n'est-ce pas ? « – Oh ! ce n'est pas la peine ; elle est dans la maison. « – Comment ? C'est dans la maison que vous extrayez cette terre à foulon ? « – Non, non, mais c'est là que nous la compressons. Du reste, ne vous inquiétez pas de cela. Tout ce que l'on vous demande, c'est d'examiner la machine afin de nous dire ce qu'il faut faire pour la remettre en état. « Nous montâmes l'escalier tous les trois ensemble, le colonel en tête avec la lampe, et le gros géant et moi derrière. C'était un véritable labyrinthe que cette vieille maison avec tous ses corridors, ses couloirs, ses escaliers étroits et tournants, et ses petites portes basses, aux seuils creusés par plusieurs générations. Sorti du rez-de-chaussée, on ne voyait plus ni tapis, ni meubles d'aucune sorte, et partout le plâtre se détachait des murs, laissant apparaître des plaques d'humidité verdâtres et malsaines. J'essayais de prendre un air aussi dégagé que possible ; mais, tout en n'ayant pas voulu tenir compte des avertissements qui m'avaient été donnés, je les gardais toujours présents à la mémoire et tenais constamment à l'œil mes deux compagnons. Ferguson me faisait l'effet d'un homme taciturne et morose, mais les quelques mots que je lui entendis prononcer me montrèrent que c'était en tout cas un compatriote. « Le colonel Lysander Stark s'arrêta enfin devant une porte basse, qu'il ouvrit à l'aide d'une clé. Cette porte donnait accès à une petite pièce carrée tellement exiguë qu'il semblait impossible qu'elle pût nous contenir tous les trois. Ferguson resta dehors, et le colonel m'y fit entrer avec lui. « – Nous sommes à présent, m'expliqua-t-il, à l'intérieur même de la presse hydraulique, et ce ne serait vraiment pas drôle pour nous si quelqu'un s'avisait de la faire fonctionner. Le plafond de cette petite casemate est en réalité le dessous du piston qui est refoulé jusqu'à ce plancher métallique avec une force de plusieurs tonnes. Il y a extérieurement de petites colonnes latérales renfermant de l'eau, qui reçoivent la force et la transmettent en la multipliant selon un principe que je n'ai pas besoin de vous expliquer, puisque c'est votre partie. A vrai dire, la machine fonctionne encore assez bien, seulement son mouvement s'est ralenti, et elle a perdu de sa force. Voulez-vous avoir l'obligeance de l'examiner et de nous dire ce qu'il faudrait faire ? « Je lui pris la lampe des mains et vérifiai soigneusement toutes les parties du mécanisme. C'était en vérité une machine très puissante et capable d'exercer une pression énorme. Mais, quand je ressortis et que j'appuyai sur les leviers de commande, je me rendis compte, au bruit anormal qui se produisait, qu'une légère fuite laissait refluer l'eau dans un des cylindres latéraux. En y regardant mieux, je m'aperçus alors que le caoutchouc qui garnissait la tête de l'une des tiges s'était raplati et n'appliquait plus le long du cylindre dans lequel elle fonctionnait. C'était là, à n'en point douter, la cause de la déperdition de force, ainsi que je le fis constater à mes deux compagnons. Ils m'écoutèrent avec une vive attention et me demandèrent quel serait le moyen le plus pratique de remédier à cet état de choses. Après leur avoir fourni les indications qu'ils réclamaient, je retournai dans la petite casemate constituant l'intérieur de la machine et l'observai minutieusement afin de satisfaire ma curiosité d'homme de métier. Il était facile de se rendre compte, du premier coup d'œil, que cette histoire de terre à foulon ne tenait pas debout, car il était absolument inadmissible que l'on employât une aussi puissante machine pour exécuter un travail aussi simple. Les parois de la casemate étaient en bois, mais ce qui lui tenait lieu de plancher ressemblait à un vaste creuset de fer, et, en me baissant pour le voir de plus près, je m'aperçus qu'il était entièrement revêtu d'une espèce de croûte métallique. Intrigué, je m'étais déjà mis à gratter avec mon ongle pour voir ce que c'était, lorsque j'entendis proférer une exclamation en allemand derrière moi, et, m'étant retourné, m'aperçus que le squelettique colonel avait les yeux fixés sur moi. « – Que faites-vous là ? me demanda-t-il. « J'étais furieux de voir qu'il m'avait berné en me racontant cette fable invraisemblable. « – J'admire votre terre à foulon, lui répondis-je, mais, si vous voulez savoir le fond de ma pensée, je crois que je pourrais vous donner de plus utiles conseils au sujet de votre machine si vous me disiez à quoi elle sert réellement. « Je n'avais pas achevé ma phrase que je compris avoir commis une stupide imprudence. La figure du colonel s'était brusquement durcie et des éclairs menaçants flambèrent dans ses yeux gris. « – Très bien, me dit-il, vous allez apprendre tout ce que vous désirez savoir. « Et, se rejetant brusquement en arrière, il claqua sur moi la petite porte et donna un tour de clé. Je me relevai d'un bond et cherchai à tourner le bouton, mais il n'y avait rien à faire, et j'eus beau frapper sur la porte à coups de poing et à coups de pied, rien n'y fit, elle était inébranlable. « – Holà ! hurlai-je. Holà ! colonel ! Ouvrez-moi ! « Tout à coup, dans le profond silence qui m'environnait, j'entendis deux bruits qui me glacèrent d'horreur : celui du levier de commande que l'on repoussait et celui de l'eau filtrant par la fuite du cylindre. Le misérable venait de mettre la machine en marche. « La lampe se trouvait encore par terre à côté de moi, où je l'avais posée pour examiner le creuset. A la lueur qu'elle projetait, je vis le noir plafond descendre lentement sur moi, d'un mouvement lent et saccadé, mais avec une force qui, je ne le savais que trop bien, allait, dans quelques instants, me broyer et me réduire à l'état de bouillie informe. Je me ruai comme un fou contre la porte en hurlant, je me déchirai les ongles contre la serrure, je suppliai désespérément le colonel de me délivrer, mais l'impitoyable grondement du mécanisme étouffait mes appels. Déjà, le plafond n'était plus qu'à un ou deux pieds au-dessus de ma tête, et, en levant la main, je pouvais en sentir la surface dure et rugueuse… « Alors tout à coup une pensée me vint comme un éclair : la mort qui allait me frapper serait plus ou moins atroce selon la position dans laquelle je serais placé à l'instant fatal. Si je me couchais à plat ventre, le poids se porterait d'abord sur ma colonne vertébrale, et je frémis à l'idée de l'effroyable rupture qui s'ensuivrait ! Peut-être, dans la position inverse, la mort seraitelle moins épouvantable après tout, mais aurais-je le courage de rester étendu sur le dos et de regarder descendre sur moi cette masse inexorable et noire ? Déjà il ne m'était plus possible de me tenir debout… quand soudain mes yeux se portèrent sur quelque chose qui me rendit une lueur d'espoir. « J'ai dit que, si le plafond et le plancher étaient de fer, les parois, par contre, étaient de bois. En jetant rapidement un dernier regard autour de moi, j'aperçus, dans l'interstice qui séparait deux planches, un mince filet de lumière jaune qui allait en s'élargissant de plus en plus au fur et à mesure qu'un petit panneau s'ouvrait. Sur le premier moment, je crus rêver : serait-il donc possible qu'il y eût là une porte par laquelle je pourrais échapper à la mort ? Mais, l'instant d'après, je m'étais élancé à travers l'ouverture, et je tombais à demi évanoui de l'autre côté. « Le panneau s'était immédiatement refermé derrière moi ; quelques moments plus tard, le bruit de la lampe qui s'écrasait, puis celui des deux plaques de métal qui entraient en contact, m'avertissaient que, si le salut ne m'avait été miraculeusement apporté à la dernière minute, j'aurais déjà cessé de vivre. « Je fus rappelé à moi par une vive étreinte autour de mon poignet, et je m'aperçus que j'étais allongé sur le dallage d'un étroit corridor, dans lequel une femme, penchée sur moi, cherchait à m'attirer de la main gauche en s'éclairant à l'aide d'une bougie qu'elle tenait de la main droite. C'était celle qui avait déjà si généreusement tenté de me sauver une première fois, et dont j'avais eu la stupidité de ne pas écouter les conseils. « – Venez ! venez ! me criait-elle d'une voix haletante. Ils vont venir d'un instant à l'autre, et ils s'apercevront que vous leur avez échappé. Oh ! ne perdez pas un temps si précieux, venez, je vous en supplie, venez ! « Cette fois, je vous prie de croire que je me rendis sans difficulté à ses instances, et, m'étant remis tant bien que mal sur pied, je la suivis en courant le long du corridor, puis dans l'escalier tournant auquel il aboutissait. Cet escalier nous amena dans un large couloir et, à la minute même où nous y parvenions, nous entendîmes un bruit de pas précipités accompagnés de cris poussés par deux voix qui se répondaient réciproquement, l'une partant de l'étage où nous étions et l'autre de l'étage au-dessous. La femme s'arrêta, regarda d'un air égaré autour d'elle comme si elle ne savait quel parti prendre, puis finit par ouvrir une porte, qui était celle d'une chambre à coucher à travers la fenêtre de laquelle filtraient de brillants rayons de lune. « – Voici l'unique chance de salut qui vous reste, me dit ma bienfaitrice. C'est haut, mais vous pourrez peut-être quand même sauter. « Au même instant, une lumière apparut brusquement à l'autre extrémité du couloir, et je vis accourir vers moi la haute et maigre silhouette du colonel Lysander Stark tenant d'une main une lanterne et de l'autre une arme qui ressemblait à un couperet de boucher. Je traversai la chambre d'un bond, ouvris la fenêtre et me penchai au-dehors. Quel calme et quelle paix sur ce jardin baigné de lune ! Et la distance qui m'en séparait ne devait guère dépasser trente pieds. Je montai sur le rebord de la fenêtre, mais j'hésitais à sauter avant de savoir ce qui allait se passer entre ma bienfaitrice et le scélérat qui me poursuivait. S'il devait la brutaliser, ma foi tant pis ! J'étais prêt à tout risquer pour la protéger à mon tour. Cette pensée avait à peine eu le temps de me traverser l'esprit que le colonel était arrivé à la porte et cherchait à repousser la femme pour s'élancer dans la chambre ; mais elle lui noua aussitôt ses deux bras autour du corps en essayant de le retenir. « – Fritz ! Fritz ! s'écria-t-elle en anglais, rappelez-vous ce que vous m'avez promis la dernière fois ! Vous m'avez juré de ne jamais plus recommencer. Il ne dira rien ! Oh ! non, il ne dira rien ! « – Vous êtes folle, Élise ! vociféra-t-il en se débattant pour lui faire lâcher prise. Vous voulez nous perdre. Il en a trop vu. Laissez-moi passer, vous dis-je ! « Il la rejeta de côté et, courant à la fenêtre, chercha à me frapper sauvagement avec son couperet. Je m'étais laissé glisser le long de la muraille et n'étais plus suspendu que par les mains au rebord de la croisée lorsqu'il me porta ce coup terrible. Je ressentis une douleur sourde, mes doigts s'ouvrirent et je tombai en bas dans le jardin. « La chute avait été brutale, mais, par bonheur, je ne m'étais brisé aucun membre. Aussi m'empressai-je de me relever et me mis-je à courir à toutes jambes à travers les massifs, car je me rendais nettement compte que je n'étais pas encore, à beaucoup près, hors de danger. Mais, tandis que je courais ainsi, un violent étourdissement s'empara de moi et je me sentis défaillir. Mes yeux se portèrent vers ma main, dans laquelle je ressentais de douloureux élancements, et c'est alors que, pour la première fois, je m'aperçus que j'avais le pouce tranché et que je perdais le sang en abondance. J'essayai de l'étancher en nouant mon mouchoir sur la blessure, mais tout à coup mes oreilles se mirent à bourdonner, et je tombai sans connaissance au milieu des rosiers. « Combien de temps restai-je évanoui de la sorte, je ne saurais vous le dire. Fort longtemps, sans doute, car lorsque je rouvris enfin les yeux, je m'aperçus que la lune était couchée et que le jour commençait à poindre. Mes vêtements étaient tout humides de rosée et ma manche trempée de sang. La douleur cuisante que me causait ma blessure me remémora, en l'espace d'une seconde, dans tous ses détails, mon aventure de la nuit, et je me remis vivement sur pied en songeant que je n'étais peutêtre pas encore à l'abri des poursuites de mes ennemis. « Mais, en regardant autour de moi, je fus profondément étonné de constater qu'il n'y avait plus là ni maison, ni jardin. J'étais au coin d'une haie, sur le bord de la grand- route, et je vis un peu plus loin un long bâtiment qui n'était autre, ainsi que je pus m'en rendre compte quand je m'en fus approché, que la station d'Eyford où j'étais descendu du train la veille au soir. Sans mon affreuse blessure à la main, j'aurais pu croire que tous les horribles souvenirs qui hantaient mon esprit ne provenaient que d'un mauvais rêve. « Encore tout étourdi, j'entrai dans la gare et m'informai de l'heure des trains. On me répondit qu'il y en avait un pour Reading dans moins d'une heure. Je retrouvai là le même homme d'équipe que j'y avais vu la veille et lui demandai s'il avait entendu parler du colonel Lysander Stark. Il me répondit que ce nom lui était inconnu. Je lui demandai ensuite s'il avait remarqué la voiture qui était venue me chercher la veille. Il me certifia que non. Alors je m'informai d'un poste de police. Il m'expliqua que le plus proche était à trois milles. « C'était trop loin. Malade et affaibli comme je l'étais, je me sentais incapable d'entreprendre une pareille marche. Je me résignai donc à attendre d'être revenu à Londres pour porter plainte. Il était un peu plus de six heures lorsque j'arrivai à Paddington. Mon premier soin fut naturellement d'aller me faire panser, et c'est alors que le docteur me proposa aimablement de me conduire ici. Main tenant que je vous ai conté toute mon aventure, dites-moi ce que je dois faire : je m'en rapporterai entièrement à vous. Nous restâmes tous deux un long moment silencieux après avoir écouté cet extraordinaire récit. Puis Sherlock Holmes prit sur un rayon l'un de ces gros recueils dans lesquels il cataloguait ses coupures de journaux. – Voici, dit-il, une annonce qui ne manquera pas de vous intéresser. Elle a paru dans tous les journaux il y a environ un an. Ecoutez bien : « Disparu, le 9 courant, M. Jeremiah Hayling, ingénieur en hydraulique. Était sorti de chez lui à dix heures du soir et n'a pas reparu depuis. Il était vêtu, etc. » Hein ? Ce devait être en cette dernière occasion que le colonel avait eu besoin de faire vérifier sa machine. – Grand Dieu ! s'exclama mon client. Mais alors cela expliquerait ce que cette femme m'a dit. – Sans aucun doute. Il est bien évident que ce colonel est un individu flegmatique et résolu qui ne reculerait devant aucun crime pour empêcher qu'on ne découvre ses machinations. Il est un peu comme ces pirates d'autrefois qui, lorsqu'ils capturaient un navire, en faisaient égorger tout l'équipage depuis le premier homme jusqu'au dernier. Eh bien ! j'estime que, si nous voulons tenter quelque chose, il n'y a pas de temps à perdre. Si donc vous vous sentez en état de le faire, je crois que le mieux que nous ayons à faire sera d'aller tout de suite à Scotland Yard. Ensuite nous nous dirigerons vers Eyford. Trois heures plus tard, nous étions tous dans le train qui, de Reading, devait nous conduire dans ce petit village du Berkshire. Il y avait là Sherlock Holmes, l'ingénieur en hydraulique, l'inspecteur Bradstreet, un agent en bourgeois et moi. Bradstreet avait étalé à côté de lui sur la banquette une carte d'état-major de la région et, à l'aide d'un compas, y avait tracé un cercle ayant Eyford pour centre. – Voilà, dit-il. Ce cercle représente un rayon de dix milles. Par conséquent, l'endroit que nous cherchons devrait se trouver quelque part sur cette ligne. C'est bien dix milles que vous avez dit, monsieur, n'est-ce pas ? – Approximativement, puisque le trajet en voiture a demandé une bonne heure. – Et vous supposez qu'on vous a fait refaire tout ce trajet en sens inverse pendant que vous étiez évanoui ? – C'est plus que probable. J'ai du reste vaguement souvenir d'avoir été enlevé à bras et transporté quelque part. – Ce que je ne peux pas comprendre, dis-je, c'est qu'ils vous aient épargné lorsqu'ils vous ont trouvé sans connaissance dans le jardin. Il faudrait donc admettre que le misérable s'est laissé attendrir par les supplications de cette femme. – J'en doute très fort, car jamais je n'ai vu à personne figure aussi dure qu'à lui. – Bah ! nous aurons tôt fait d'éclaircir tout cela, répliqua Bradstreet. Pour l'instant, ce que je voudrais bien savoir, c'est sur quel point de mon cercle se trouvent les individus que nous cherchons. – Je crois, dit Holmes imperturbable, que je pourrais facilement mettre le doigt dessus. – Pas possible ? s'écria l'inspecteur. Mais alors, votre opinion est déjà faite ? Eh bien ! nous allons voir un peu qui tombera d'accord avec vous. Moi, j'opine pour le sud, parce que la population m'y paraît plus clairsemée. – Moi, pour l'est, déclara mon client. – Moi, pour l'ouest, rétorqua l'agent en bourgeois. Il y a de ce côté-là pas mal de hameaux perdus. – Et moi, pour le nord, affirmai-je, car c'est une région peu accidentée, et notre ami nous a dit que la voiture n'avait pas monté de côtes. – Eh bien ! s'écria en riant l'inspecteur, voilà ce qui s'appelle une diversité d'opinions. Nous nous sommes partagé les quatre points cardinaux. Alors à qui accordez-vous votre voix, monsieur Holmes ? – Vous avez tous tort. – Tous ? Mais comment ? Ce n'est pas possible ! – Si, c'est possible. Voici l'endroit que je désigne, moi, dit mon ami en posant son doigt au centre du cercle. C'est là que nous les trouverons. – Mais le trajet de douze milles que j'ai effectué, dit Hatherley interloqué. – Rien de plus simple. Six à l'aller et six au retour. Vous avez déclaré vous-même que, lorsque vous étiez monté, le cheval était frais et avait le poil luisant. Comment aurait-il pu être en si parfait état s'il venait de parcourir douze milles sur de mauvaises routes ? – Après tout, c'est peut-être bien le truc qu'ils ont employé en effet, repartit pensivement Bradstreet. On voit bien à quel genre d'individus nous avons affaire. – Assurément, opina Holmes. Ce sont de faux monnayeurs qui travaillent en grand, et leur machine leur sert à former l'alliage qu'ils substituent à l'argent. – Il y a un certain temps déjà que nous connaissions l'existence de cette bande, poursuivit l'inspecteur. Elle a mis en circulation des milliers de pièces d'une demi-couronne. Nous avons même relevé ses traces jusqu'à Reading, mais il nous a été impossible de pousser plus loin, car, à partir de là, toutes les pistes étaient brouillées et si adroitement que ce ne pouvait être que par des gens de métier. Cette fois, grâce à cet heureux hasard, je crois que nous les tenons. Mais en cela l'inspecteur se trompait, car les criminels en question n'étaient pas destinés à tomber entre les mains de la justice. Au moment où notre train atteignait la station d'Eyford, nous vîmes, non loin de là, une gigantesque colonne de fumée qui s'élevait au-dessus d'un bouquet d'arbres et s'étalait ensuite en un immense panache sur toute la campagne environnante. – Il y a un incendie dans le pays ? s'informa Bradstreet tandis que notre train repartait. – Oui, monsieur, lui répondit le chef de gare. – Quand s'est-il déclaré ? – Il paraît que ça brûlait déjà cette nuit, monsieur, mais le feu s'est propagé depuis, et on dit qu'il gagne maintenant toute la maison. – A qui appartient-elle, cette maison ? – Au Dr Becher, monsieur. – Dites-moi, intervint l'ingénieur, le Dr Becher n'est-il pas un Allemand, très maigre, avec une figure en lame de couteau ? Le chef de gare eut un gros rire. – Oh ! non, monsieur, le Dr Becher est anglais, et il n'existe personne de plus ventru que lui dans le pays. Mais il a chez lui quelqu'un (un malade en traitement, d'après ce que j'ai compris) qui est étranger et à qui quelques bons biftecks ne feraient sûrement pas de tort ! Nous laissâmes là le chef de gare et partîmes incontinent dans la direction de l'incendie. Après avoir gravi une légère côte, nous aperçûmes en face de nous une importante construction aux murs blanchis à la chaux, d'où s'échappaient des flammes par toutes les fenêtres et dans le jardin de laquelle trois pompes en pleine action s'efforçaient vainement de combattre le sinistre. – C'est là ! s'écria tout à coup Hatherley en proie à la plus vive surexcitation. Voici l'allée de gravier et voilà les rosiers au milieu desquels je suis tombé. Tenez, c'est par cette fenêtre du second que j'ai sauté. – Eh bien ! en tout cas, répliqua Holmes, vous pouvez dire que vous êtes bien vengé. Je comprends maintenant ce qui s'est passé : votre lampe, en s'écrasant dans la presse, a mis le feu aux parois en bois de la casemate, et ils étaient sans doute si occupés à vous chercher qu'ils ne s'en seront pas aperçus à temps. Maintenant, ouvrez l'œil, et tâchez de voir si vous ne remarquez pas, parmi la foule des curieux, vos chers amis d'hier soir ; mais j'en doute, car je crois plutôt qu'ils sont déjà loin. Et, de fait, les craintes de Holmes se réalisèrent, car jamais plus depuis l'on n'entendit parler de la jolie femme, ni du sinistre Allemand, ni du taciturne Anglais. De bon matin, ce jour-là, un paysan avait rencontré une voiture, dans laquelle étaient entassées plusieurs personnes et plusieurs caisses volumineuses, qui s'éloignait rapidement dans la direction de Reading. Mais que devinrent-ils ensuite ? Personne ne le sut jamais, et Sherlock Holmes lui-même, en dépit de son ingéniosité, fut contraint de s'avouer battu. Les pompiers avaient été fort surpris par l'étrangeté de l'aménagement intérieur de la maison, mais ils le furent encore bien davantage en découvrant, sur le rebord d'une des fenêtres du deuxième étage, un pouce humain récemment tranché. Vers le soir, pourtant, ils furent récompensés de leurs efforts et parvinrent à se rendre maîtres du feu ; mais, sur ces entrefaites, le toit s'était effondré et les dégâts étaient si considérables qu'il ne restait plus que d'informes vestiges de la machine qui avait si bien failli coûter la vie à notre ami l'ingénieur, c'est-à-dire quelques cylindres crevés et quelques tuyaux tordus. On retrouva de grandes quantités de nickel et d'étain emmagasinées dans une dépendance de la maison, mais il n'y avait aucune pièce de monnaie nulle part, ce qui tendrait à expliquer à quoi avaient servi les volumineuses caisses auxquelles il a été fait allusion. Jamais nous n'aurions connu le mot de l'énigme en ce qui concerne la façon dont l'ingénieur avait été transporté du jardin jusqu'à l'endroit où il avait repris ses sens si l'humidité du terrain ne nous l'avait révélé. Les empreintes que nous y relevâmes prouvaient clairement en effet que deux personnes avaient coopéré à son enlèvement : l'une aux pieds singulièrement menus, l'autre aux pieds excessivement grands. Sans doute le taciturne Anglais, plus pusillanime ou moins criminel que son compagnon, avait-il aidé à mettre hors de danger le blessé évanoui. – Eh bien ! conclut d'un air sombre l'ingénieur tandis que nous nous installions dans le train qui allait nous ramener à Londres, voilà une aventure qui ne m'aura pas été précisément profitable ! J'y ai laissé mon pouce, j'y ai abandonné l'espoir de gagner cinquante guinées qui m'auraient rendu un précieux service, et, en somme, j'aurais mieux fait de me tenir tranquille, car j'avais plus à y perdre qu'à y gagner. – Pardon, protesta Holmes en cherchant à le faire rire, vous y avez, du moins, acquis quelque expérience, et, en somme, ce n'est pas à dédaigner, car, dorénavant, il vous suffira de relater votre aventure pour passer immédiatement pour un conteur émérite. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE PROBLÈME FINAL Les Mémoires de Sherlock Holmes (décembre 1893) Le problème final C'est le coeur serré que je prends la plume pour tracer ces lignes, les dernières où je parlerai jamais des dons singuliers qui faisaient de mon ami Sherlock Holmes un être d'exception. D'une façon assez décousue et, à mon sentiment, assez malhabile, je me suis efforcé d'écrire le récit des étranges aventures que j'ai vécues à ses côtés, depuis le jour où le hasard nous rapprocha, à l'époque d'Une étude en rouge, jusqu'à celui où Holmes intervint dans l'affaire que j'ai rapportée dans Le Traité naval. J'avais l'intention d'en rester là et de ne rien dire des événements qui créèrent dans mon existence un vide que deux années écoulées ont peu fait pour combler. Mais je me trouve avoir en quelque sorte la main forcée par la récente publication des lettres dans lesquelles le colonel James Moriarty défend la mémoire de son frère et je n'ai plus le choix : il est de mon devoir de placer les faits sous les yeux du public, tels qu'ils se sont déroulés. Je suis le seul à savoir toute la vérité sur l'affaire et j'ai la conviction que l'heure est venue où rien ne justifierait plus mon silence. Autant que je sache, l'histoire n'a été contée dans la presse que trois fois : le 6 mai 1891, dans un article du Journal de Genève ; le 7, dans une dépêche Reuter, reproduite par tous les journaux anglais ; et, tout dernièrement, dans les lettres auxquelles je viens de faire allusion. L'article et la dépêche étaient extrêmement brefs et les lettres, comme je le montrerai, dénaturent complètement les faits. Il m'appartient donc de dire, et pour la première fois, ce qui s'est réellement passé entre le Pr Moriarty et M. Sherlock Holmes. Je dois tout d'abord rappeler qu'après mon mariage, comme je m'étais décidé à me consacrer sérieusement à mes malades, mes relations avec Sherlock Holmes, jusqu'alors très intimes, se trouvèrent sensiblement modifiées. Il faisait encore appel à moi de temps en temps, lorsqu'il désirait que quelqu'un l'assistât dans ses enquêtes, mais la chose devenait de plus en plus rare et je constate qu'en 1890 je n'ai pris de notes que sur trois affaires seulement. Durant l'hiver de cette même année et dans les premiers jours du printemps de 1891, je vis dans les journaux français que le gouvernement français avait confié à mon ami une mission de toute première importance et je reçus de Holmes deux courts billets, datés l'un de Narbonne et l'autre de Nîmes, qui me donnaient à entendre que son séjour en France risquait de se prolonger longtemps. C'est donc avec quelque surprise que, le 24 avril au soir, je le vis entrer dans mon cabinet. J'eus l'impression qu'il était plus pâle et plus maigre que jamais. – Oui, me dit-il, répondant à ma question muette, je me suis un peu surmené ces temps-ci. J'ai eu passablement à faire. Vous ne voyez pas d'objection à ce que je ferme vos volets ? Il n'y avait dans la pièce d'autre lumière que celle de la lampe posée sur ma table. Holmes, longeant les murs, gagna la fenêtre, ferma les volets et les fixa solidement. – Vous avez peur de quelque chose ? demandai-je. – Exactement. – Et de quoi en particulier ? – Des carabines à air comprimé. – Qu'est-ce que vous me racontez là ? – Je crois, mon cher Watson, que vous me connaissez assez pour savoir que je ne suis pas accessible à la nervosité. Cependant, je considère qu'il y a plus de sottise que de courage à se refuser à voir le danger lorsqu'il est sur vous. Puis-je vous demander une allumette ? Il tira quelques bouffées de sa cigarette, puis reprit : – Je m'excuse de vous rendre visite à une heure si tardive et aussi d'être obligé de vous présenter une requête insolite : j'aimerais tout à l'heure m'en aller, non par la porte, mais pardessus le mur de votre jardin. – Mais qu'est-ce que tout cela signifie ? Il me montra sa main : deux de ses phalanges étaient ensanglantées. Souriant, il répondit : – Il ne s'agit pas d'un pur esprit, comme vous pouvez le constater, mais d'un être assez solide pour qu'on puisse se briser les os sur lui. Mme Watson est à la maison ? – Elle est à la campagne, chez une amie. – Alors, vous êtes seul ? – Rigoureusement. – Tant mieux ! Dans ces conditions, j'ai moins de scrupules à vous proposer de venir passer une semaine avec moi sur le continent. – Où, exactement ? – N'importe où ! Ça m'est égal. Il y avait dans tout cela quelque chose d'étrange. Il n'était pas dans le tempérament de Holmes de partir en vacances sans savoir où il se rendait et son visage fatigué me révélait qu'il avait les nerfs extraordinairement tendus. Mes yeux l'interrogeaient. Il s'en aperçut, s'assit dans un fauteuil et, les doigts entrecroisés et les coudes sur les genoux, entreprit de m'exposer la situation. – Vous n'avez probablement jamais entendu parler du Pr Moriarty ? – Jamais ! dis-je. – C'est bien là ce qu'il y a de merveilleux et de génial chez cet homme ! s'écria-t-il. Il règne sur Londres et personne n'a entendu parler de lui. C'est ce qui fait de lui le criminel des criminels. Je n'hésite pas à vous déclarer, Watson, en toute sincérité, que, si je pouvais réduire ce Moriarty à l'impuissance et délivrer de lui la société, je considérerais que ma carrière a atteint son apogée et que je serais tout prêt à adopter un genre de vie plus calme. Soit dit entre nous, les affaires dont je me suis occupé ces temps derniers, pour le compte de la famille royale de Suède d'abord, puis pour celui du gouvernement français, me laissent dans une situation de fortune suffisante pour que je puisse mener désormais l'existence paisible qui est celle que je préfère. Je pourrais me consacrer entièrement à mes travaux de chimie. Seulement, mon cher Watson, mon esprit ne connaîtrait pas le repos ! Il me serait impossible de rester tranquillement assis dans mon fauteuil et de me dire qu'un Moriarty circule impunément dans les rues de Londres et que personne ne s'intéresse à lui ! – Mais qu'a-t-il donc fait ? – Il a eu une vie extraordinaire. Il est de bonne famille et il a reçu une excellente éducation. Prodigieusement doué pour les mathématiques, à vingt et un ans il publiait une étude sur le binôme de Newton, qui fit sensation dans toute l'Europe et lui valut de devenir titulaire de la chaire de mathématiques dans une de nos petites universités. Tout donnait à penser qu'il allait faire une carrière extrêmement brillante. Mais l'homme avait une hérédité chargée, qui faisait de lui une sorte de monstre, avec des instincts criminels d'autant plus redoutables qu'ils étaient servis par une intelligence exceptionnelle. Des bruits fâcheux coururent bientôt sur lui dans l'Université, qui l'obligèrent à se démettre. Il vint à Londres où il se mit à donner des cours destinés aux officiers de l'armée. Cela, c'est ce que tout le monde sait. Ce que je vais vous dire maintenant, c'est ce que j'ai découvert, moi. « Comme vous ne l'ignorez pas, Watson, personne ne connaît mieux que moi la pègre criminelle de Londres. Depuis plusieurs années, j'ai la conviction absolue qu'il existe une puissance cachée derrière les crapules que la police a à combattre, une force bien organisée qui s'oppose à l'action des représentants de la loi et protège efficacement les malfaiteurs. Cette force, j'ai souvent senti sa présence à l'occasion des affaires les plus diverses – faux en écritures, vols, meurtres, etc. – et j'ai eu le sentiment que c'était elle qui avait tout machiné dans bien des crimes impunis, au sujet desquels on ne m'a pas consulté. Pendant des années, j'ai essayé d'écarter les voiles derrière lesquels elle se cache. J'ai fini par trouver une piste qui, après mille détours imprévus, m'a conduit à ce mathématicien célèbre qu'est l'ex-professeur Moriarty. « Cet homme, Watson, c'est le Napoléon du crime. Je le tiens pour responsable de la moitié des méfaits, connus ou inconnus, qui se commettent à Londres. Il a du génie. C'est un philosophe et un penseur. Un cerveau. Il ne bouge pas. Il est comme l'araignée au milieu de sa toile, une toile immense, qui a des milliers de ramifications, dont le moindre frémissement lui est sensible. Personnellement, il agit peu : il se contente de dresser des plans de campagne. Mais ses agents sont innombrables et merveilleusement organisés. Y a-t-il un crime à commettre, un document à voler, une maison à cambrioler, un homme à faire disparaître ? On alerte le professeur, il prépare le coup et on travaille sur ses données. L'agent d'exécution peut être pris. Dans ce cas, on trouve de l'argent pour le faire mettre en liberté provisoire et lui assurer un bon défenseur. Quant à la force occulte qui l'a mis en mouvement, elle n'est ni inquiétée ni même soupçonnée. Cette organisation, le raisonnement, Watson, me permettait d'affirmer qu'elle existait : j'entrepris de la combattre de toute mon énergie, résolu à la démasquer et à la détruire. « Je m'aperçus bientôt que les précautions de Moriarty étaient si savamment prises que, quoi que je pusse tenter, il me serait impossible de réunir les preuves indispensables pour obtenir contre lui une condamnation. Vous savez, Watson, ce dont je suis capable. Au bout de trois mois, j'étais pourtant obligé de convenir que, cette fois, je me heurtais à un adversaire qui, sur le plan intellectuel, était mon égal. L'horreur que m'inspiraient ses crimes se confondait avec l'admiration que j'éprouvais pour sa diabolique habileté. Il finit, cependant, par commettre une erreur, une toute petite erreur sans doute, mais qui était plus qu'il ne pouvait se permettre alors que j'étais sur sa trace. J'ai saisi l'occasion et, partant de là, j'ai tendu mes filets autour de lui : il ne me reste plus qu'à les fermer. Dans trois jours, c'est-à-dire lundi prochain, ce sera fait : le professeur et les principaux membres de sa bande tomberont aux mains de la police. Nous aurons ensuite le plus grand procès criminel du siècle, qui nous apportera la solution de plus d'une quarantaine d'affaires demeurées mystérieuses et se terminera par la corde pour tous les accusés. Cela dit, Watson, il faut bien comprendre que, si nous agissons trop vite, notre homme et ses complices peuvent nous échapper à la dernière minute. « Si j'avais pu prendre toutes mes dispositions sans que Moriarty se doutât de quelque chose, tout aurait été parfait. Mais il est trop fin pour que ce fût possible et aucun de mes mouvements ne lui a échappé. À plusieurs reprises, il a rompu pour retrouver sa liberté d'action. J'ai modifié mes plans et, souvent, repris l'avantage. Si le récit de cette lutte silencieuse pouvait être écrit, mon cher ami, il aurait sa place dans l'histoire de la police. Jamais on ne fit plus belle escrime, jamais je ne suis monté aussi haut, jamais adversaire ne m'a donné autant de mal. Quoi qu'il en soit, ce matin, tout était prêt et il ne me fallait plus que trois jours pour en terminer. Assis dans mon bureau, je réfléchissais, quand soudain la porte s'ouvrit. Je levai la tête : le Pr Moriarty était devant moi. « J'ai les nerfs solides, Watson, mais je dois avouer que j'ai reçu un choc quand j'ai aperçu, debout sur mon seuil, cet homme qui si souvent a occupé ma pensée. Son apparence m'était déjà familière. Il est très grand, mince, avec un vaste front bombé et des yeux profondément enfoncés dans les orbites. Rasé, pâle, il a une figure d'ascète et ses traits ont gardé quelque chose du professeur qu'il a été. Il se tient légèrement voûté et ne cesse de se balancer doucement de droite à gauche et de gauche à droite, un peu – cette curieuse comparaison m'est venue à l'esprit – à la manière des lézards. Les paupières plissées, il me dévisagea longuement, avec une attention soutenue. « – Vous avez le front moins développé que je ne supposais, me dit-il enfin. C'est une habitude dangereuse que de manipuler des armes à feu dans la poche de sa robe de chambre. « En le voyant entrer, j'avais immédiatement compris que la situation présentait pour moi de graves dangers et, d'un geste rapide, j'avais pris une arme dans mon tiroir, pour la glisser dans ma poche, le canon pressé contre le drap et tourné vers mon visiteur. Sa remarque me décida à poser mon revolver, tout armé, sur la table. Il sourit. D'un air si inquiétant que je me félicitai d'avoir une arme à portée de la main. « – Évidemment, dit-il, vous ne me connaissez pas ? « – Au contraire, répliquai-je. Mon attitude démontre que je vous connais fort bien. Asseyez-vous, je vous en prie ! J'ai cinq minutes à vous accorder si vous avez quelque chose à me dire. « – Tout ce que j'ai à vous dire vous est déjà passé par l'esprit ! « – Et vous connaissez probablement mes conclusions ? « – Votre ligne de conduite reste la même ? « – Absolument. « Il plongea la main dans sa poche. Immédiatement, je saisis mon revolver. Mais Moriarty se proposait seulement de s'aider de quelques notes jetées sur un agenda. « – Le 4 janvier, reprit-il, vous vous êtes mis en travers de ma route. Le 23 du même mois, vous m'avez donné quelques petits tracas et vous m'avez sérieusement ennuyé vers le milieu de février. À la fin de mars, mes plans étaient à revoir en entier et, aujourd'hui, par suite de votre acharnement contre moi, je me trouve placé dans une situation telle que ma liberté même est menacée. Ma position devient impossible. « – Avez-vous une suggestion à faire ? demandai-je. « – Oui, monsieur Holmes ! Il faut que vous passiez la main. Vous comprenez ? Il le faut. « – C'est ce que je ferai lundi prochain, répondis-je. « – Un homme de votre intelligence, monsieur Holmes, ne peut pas ne pas se rendre compte qu'il n'y a, à cette aventure, qu'une solution possible : vous devez vous retirer, c'est indispensable. Vous avez manoeuvré de telle sorte qu'il ne nous reste plus, à nous, qu'une ressource. La façon dont vous êtes intervenu dans cette affaire a été pour moi un véritable régal intellectuel et, je le dis en toute sincérité, il me serait pénible d'être contraint d'en venir aux mesures extrêmes. Vous souriez, mais je vous assure que c'est la vérité. « Je lui fis observer que le danger faisait partie de mon métier. « – Il ne s'agit pas de danger, répliqua-t-il, il s'agit d'une destruction inévitable. Vous barrez le chemin, non pas seulement à un individu, mais à une puissante organisation dont, si habile que vous soyez, vous ne soupçonnez pas les possibilités. Ou vous vous tiendrez tranquille, monsieur Holmes, ou vous serez piétiné ! « – Je crains, dis-je, me levant, que le plaisir de cette conversation ne soit en train de me faire négliger une affaire d'importance qui m'appelle ailleurs. « Il se mit debout, lui aussi, et, hochant la tête, me regarda longuement sans rien dire. « – Très bien ! déclara-t-il enfin. C'est dommage, mais j'aurai fait tout ce que je pouvais ! Je sais comment vous jouez votre partie, monsieur Holmes. Vous ne pouvez rien faire avant lundi. C'est un duel entre vous et moi et vous vous figurez que vous réussirez à m'amener dans le box des accusés. Permettez-moi de vous dire que vous ne m'y verrez jamais ! Vous espérez me battre, mais il n'en sera rien. Et, si vous êtes assez fort pour provoquer ma ruine, tenez pour certain que je serai assez fort, moi, pour vous écraser dans ma chute ! « – Monsieur Moriarty, répondis-je, vous m'avez dit des choses extrêmement flatteuses. Je pense vous faire un compliment, à mon tour, en vous disant que, si j'étais sûr de vous détruire, j'accepterais volontiers, me sacrifiant pour la communauté, d'être détruit, moi aussi ! « – Je puis vous promettre que vous le serez, mais non que je le serai, moi ! « Ayant dit, Moriarty ricana, tourna les talons et sortit, mettant fin à ce singulier entretien, qui me laissait, je l'avoue, sur une très désagréable impression. Il avait parlé sans élever la voix, avec la sobre précision d'un homme qui pense ce qu'il dit. Il ne bluffait pas, c'était incontestable. Naturellement, vous me direz : “ Mais pourquoi ne le signalez-vous pas à la police ? ” Réponse : parce que j'ai la conviction que ce n'est pas lui qui frappera, mais un de ses agents. J'ai les meilleures raisons du monde d'en être sûr. – Vous avez déjà été attaqué ? – Mon cher Watson, le Pr Moriarty n'est pas homme à laisser l'herbe pousser sous ses pas. Je suis sorti vers midi, mes affaires m'appelant dans Oxford Street. Venant de Bentinck Street, je traversais le carrefour pour gagner Welbeck Street quand une voiture de livraison, attelée de deux chevaux, m'est arrivée dessus à une allure folle. Je n'ai eu que le temps de faire un bond de côté, échappant à la mort par une fraction de seconde. La voiture, cependant, avait déjà disparu dans Marylebone Lane. Je me tins désormais sur le trottoir. Dans Vere Street, une tuile tombée d'un toit vint s'écraser à mes pieds. J'appelai un agent et fis examiner la maison. Le toit était effectivement en réparation, des tuiles attendaient d'être employées et on voulut me persuader que c'était le vent qui avait fait voler celle qui avait failli me fracasser le crâne. Je savais à quoi m'en tenir là-dessus, mais je n'avais pas de preuve. Je m'en allai, prenant un cab, qui me conduisit chez mon frère, dans Pall Mall, où je passai la journée. En venant chez vous, j'ai été attaqué par un voyou qui maniait la matraque avec virtuosité. Je l'ai mis knock-out et des agents l'ont pris en charge, mais je suis absolument convaincu qu'il sera impossible de démontrer qu'il existe une relation quelconque entre le gentleman sur la mâchoire duquel je me suis abîmé la main et le professeur de mathématiques qui se trouvait, j'en suis sûr, à dix milles du lieu de l'agression, étudiant au tableau noir quelque problème compliqué. Vous ne vous étonnerez donc pas, mon cher Watson, si la première chose que j'aie faite en arrivant chez vous a été de fermer les volets et si je me vois dans l'obligation de vous demander la permission de me retirer par une sortie plus discrète que la grande porte. J'avais souvent admiré le courage de mon ami, mais jamais plus qu'en cet instant où, calmement assis dans son fauteuil, il récapitulait cette série d'incidents qui avaient fait de sa journée quelque chose de terrible. – Pourquoi ne passeriez-vous pas la nuit ici ? demandai-je. – Parce que vous découvririez peut-être, mon cher ami, que je suis un hôte par trop dangereux. Mes plans sont dressés et tout ira bien. Au point où en sont les choses, les événements doivent se développer sans que j'intervienne, au moins jusqu'à l'arrestation, ma présence ne devenant indispensable que pour faire condamner le personnage. Par conséquent, je ne puis mieux faire que de m'éloigner durant les quelques jours qui restent à courir avant que la police ne puisse entrer en action. C'est pourquoi il me serait très agréable que vous acceptiez de venir sur le continent avec moi. – J'ai peu de malades en ce moment, dis-je, et j'ai un confrère avec qui je m'entends parfaitement. Je serai ravi de vous accompagner. – Et de partir demain matin ? – Si c'est nécessaire. – N'en doutez pas ! Voici donc vos instructions et je vous prie, mon cher Watson, de les suivre à la lettre, car, à partir de cet instant, nous avons, vous et moi, partie liée contre le bandit le plus intelligent qui soit en Europe et contre la plus puissante organisation criminelle du monde entier. Écoutez-moi bien ! Ce soir, vous ferez porter vos bagages par un homme sûr à la gare de Victoria. Aucune adresse sur votre malle, bien entendu. Demain matin, vous enverrez votre valet vous chercher un cab. Recommandez-lui de ne pas prendre le premier qui se présentera, non plus que le second. Vous sauterez dans la voiture et vous vous ferez conduire au bout du Strand, juste devant la Lowther Arcade. Cette adresse, vous la ferez connaître au cocher sur un morceau de papier, que vous aurez soin de récupérer. Vous tiendrez tout prêt le prix de la course et, dès que votre cab se sera arrêté, vous vous engouffrerez sous l'Arcade, vous arrangeant pour arriver de l'autre côté à 8 h 45 précises. Là, vous trouverez, vous attendant au bord du trottoir, un petit coupé, conduit par un homme qui portera un manteau noir à collet rouge. Vous grimperez dedans et vous arriverez à Victoria à temps pour vous installer dans le Continental Express. – Où vous retrouverai-je ? – À la gare. Le deuxième compartiment dans la première voiture de première classe nous est réservé. – Donc, rendez-vous au wagon ? – Vous l'avez dit ! Ce fut en vain que je priai Holmes de passer la soirée avec moi. De toute évidence, il estimait que sa présence risquait d'avoir des conséquences fâcheuses pour son hôte et qu'il n'avait pas le droit de l'imposer à personne. Il me fit encore quelques rapides recommandations pour le lendemain, puis s'en alla par le jardin. Je le vis escalader le mur et sauter dans Mortimer Street. Peu après, je l'entendis siffler un cab, dans lequel il s'éloigna. J'observai strictement ses instructions. Le lendemain matin, mon valet alla me chercher un cab et prit toutes les précautions nécessaires pour être sûr que celui qu'il choisissait n'avait pas été placé là spécialement à mon intention. Mon petit déjeuner pris, je me fis conduire à la Lowther Arcade, que je traversai en trombe. Le coupé était là, avec un cocher massif, enveloppé dans un lourd manteau noir à parements rouges. L'homme fouetta son cheval avant même que je ne fusse assis, me déposa à la gare de Victoria et disparut avec sa voiture sans même m'accorder un regard. Jusque-là, tout avait bien marché. Mes bagages m'attendaient et je trouvai sans difficulté le compartiment que Holmes m'avait indiqué et qui était d'ailleurs, dans tout le train, le seul sur les vitres duquel on eut apposé une affichette portant le mot « Réservé ». Mon seul souci était de ne point voir Holmes apparaître. Sept minutes seulement nous séparaient de l'heure fixée pour le départ et c'était vainement que je scrutais les groupes, dans l'espoir de découvrir, parmi les voyageurs et ceux qui étaient venus leur dire adieu, la mince silhouette de mon ami. Je passai quelques instants à venir au secours d'un vénérable prêtre italien qui, en très mauvais anglais, s'efforçait de faire comprendre à un porteur que ses malles devaient être enregistrées pour Paris. Après quoi, ayant encore une fois inspecté le quai d'un coup d'oeil, je regagnai mon compartiment pour m'apercevoir que le porteur, malgré l'affichette, nous avait donné pour compagnon de voyage le vieil ecclésiastique transalpin. Mon italien étant encore plus pauvre que son anglais, il était inutile d'essayer de lui expliquer qu'il occupait une place réservée. Je me résignai et m'approchai de la fenêtre, cherchant des yeux mon ami. Je commençais à me sentir inquiet : son absence ne signifiait-elle pas que quelque chose lui était arrivé durant la nuit ? On fermait les portières et la locomotive sifflait. – Mon cher Watson, dit une voix derrière moi, vous n'avez même pas daigné me dire bonjour ! Je me retournai, stupéfait. Le vieux prêtre italien me regardait. L'espace d'un instant, ses rides s'effacèrent, la lippe de la lèvre inférieure disparut, la bouche cessa de trembler, les yeux retrouvèrent leur éclat. Puis, subitement, tout rentra « dans l'ordre » : Holmes était parti aussi vite qu'il était venu. – Dieu de Dieu ! m'écriai-je. J'en suis encore abasourdi ! – Je ne puis négliger aucune précaution, me répondit-il dans un murmure. J'ai de bonnes raisons de penser qu'on est sur notre piste. Tenez ! voici Moriarty en personne ! Le train s'était mis en marche. Je regardai sur le quai et j'aperçus un homme de haute taille qui se frayait brutalement un chemin dans la foule, tout en faisant de grands signes, comme s'il avait eu l'espoir de faire arrêter la machine. Mais il était trop tard : nous prenions déjà de la vitesse et, peu après, nous avions quitté la gare. – Vous voyez, me dit Holmes en riant, que, malgré tout, nous l'avons échappé belle ! Il se leva, retira son chapeau et se dépouilla de sa soutane. Les accessoires de son déguisement rangés dans une mallette, il se tourna vers moi. – Vous avez lu les journaux du matin ? – Pas encore. – Alors, vous ne savez pas ce qui s'est passé à Baker Street ? – À Baker Street ? – On a mis le feu chez moi. Il y a peu de dégâts. – Le feu ! Mais c'est insensé ! – J'imagine qu'ils ont complètement perdu ma trace, hier soir, après l'arrestation de l'homme à la matraque. Sinon, ils n'auraient pas supposé que j'étais rentré chez moi. Évidemment, ils vous surveillaient et c'est ce qui a amené Moriarty à la gare. Vous n'avez pas fait de fausse manoeuvre en venant ? – Je m'en suis tenu rigoureusement à vos instructions. – Vous avez trouvé le coupé ? – Il m'attendait. – Vous avez reconnu le cocher ? – Non. – C'était mon frère Mycroft. C'est un sérieux avantage, dans des circonstances comme celles-là, que de pouvoir ne pas mettre un domestique dans la confidence. Il faudrait voir, maintenant, ce que nous allons faire au sujet de Moriarty. – Étant donné que nous sommes dans un express et que le bateau assure la correspondance, j'ai l'impression que nous l'avons semé pour de bon. – Mon cher Watson, je commence à croire que vous ne m'avez pas très bien compris quand je vous ai dit que, sur le plan intellectuel, cet homme était mon égal. Vous ne vous figurez tout de même pas que, si c'était moi qui lui donnais la chasse, je me laisserais arrêter par un obstacle si dérisoire ? Alors, pourquoi ne lui accordez-vous pas un peu plus de crédit ? – Que va-t-il faire ? – Ce que je ferais. – Alors, que feriez-vous ? – Je chaufferais un train spécial. – Il arrivera trop tard. – Jamais de la vie ! Notre train arrête à Canterbury et, au bateau, il faut compter au moins un quart d'heure avant le départ. Il nous rejoindra là-bas. – À vous entendre, on pourrait penser que c'est nous qui sommes les criminels. Faisons-le arrêter à l'arrivée ! – Ce serait détruire le travail de trois mois. Nous tiendrions la grosse pièce, mais les petits poissons se glisseraient à travers les mailles du filet et nous échapperaient. Or, lundi, nous devrions les coffrer tous. Non, l'arrestation est impossible. – Alors ? – Nous quitterons le train à Canterbury. – Et après ? – Eh bien, de là nous rallierons Newhaven, et Dieppe ensuite. Moriarty, une fois encore, fera ce que j'aurais fait. Il se rendra à Paris, repérera nos bagages et les surveillera, à la gare même, pendant quarante-huit heures. Pendant ce temps-là, nous nous offrirons chacun une mallette, encourageant par là l'industrie du pays que nous traversons, et, sans nous presser, nous gagnerons la Suisse, via Luxembourg-Bâle. Il y a trop longtemps que je voyage pour être ennuyé par la perte de mes bagages, mais je dois avouer que j'étais passablement vexé d'être obligé de modifier mon itinéraire et de me cacher, par la faute d'un homme dont les crimes ne se comptaient plus. Cependant, il était bien évident que Holmes était mieux placé que moi pour juger de ce que nous devions faire. Nous descendîmes donc du train à Canterbury. Il nous fallait attendre une heure celui qui nous emmènerait à Newhaven. Je regardais mélancoliquement s'éloigner le fourgon qui emportait mes vêtements de rechange quand Holmes me tira par la manche et me dit, l'index pointé vers la voie, en direction de Londres : – Il n'a pas traîné ! On apercevait au loin un filet de fumée, qui semblait s'élever des bois déjà verdoyants du Kent. Une minute plus tard, une locomotive attelée d'un unique wagon abordait à toute vitesse la large courbe qui précède la gare. Nous eûmes tout juste le temps de nous dissimuler derrière une pile de bagages quand elle passa devant nous, dans un vacarme assourdissant. Holmes, souriant, regardait le wagon tressauter sur tes aiguillages. – Voilà notre homme lancé ! dit-il. Il y a, vous le voyez, des limites à son intelligence. Il aurait véritablement réussi un coup de maître s'il avait reconstitué les déductions que je devais faire, moi, et agi en conséquence. – Que pensez-vous qu'il aurait fait s'il nous avait rejoints ? – Il n'y a pas le moindre doute là-dessus. Il aurait certainement essayé de m'assassiner. Seulement, c'est un jeu qui se joue à deux. Pour le moment, la question est de savoir si nous déjeunons ici, encore qu'il soit un peu tôt, ou si nous risquons de mourir de faim avant d'atteindre le buffet de Newhaven. Le même soir, nous arrivions à Bruxelles. Nous y passâmes deux jours, quittant ensuite la capitale belge pour gagner Strasbourg. Le lundi, Holmes, qui avait télégraphié à la police londonienne dans la matinée, reçut dans la soirée la réponse qu'il attendait. Il ouvrit la dépêche et, avec un juron, la jeta dans le feu. – J'aurais dû m'en douter, grogna-t-il. Il leur a échappé ! – Moriarty ? – Ils ont bouclé toute la bande, lui excepté. Il s'est joué d'eux comme il a voulu. Évidemment, moi parti, il ne restait personne en Angleterre pour lutter contre lui avec des chances de succès. Seulement, je me figurais leur avoir mâché la besogne. Je crois, Watson, que vous feriez bien de rentrer à Londres. – Mais pourquoi ? – Parce qu'à partir de maintenant, Watson, je deviens pour vous un dangereux compagnon. L'organisation de cet homme vient de s'écrouler. Il est perdu s'il rentre à Londres. Si je ne me trompe sur son compte, il va désormais consacrer toute son énergie à se venger. En fait, il ne me l'a pas caché au cours de notre entretien et j'ai idée qu'il parlait sérieusement. Je vous recommanderais vivement de retourner à votre clientèle. Venant d'un vieil ami dont j'avais été souvent le compagnon de lutte, un tel appel avait peu de chances d'être entendu. Nous discutâmes la question pendant une demi-heure, dans la salle à manger de l'hôtel, et, le soir même, poursuivant ensemble notre voyage, nous partions pour Genève. Pendant huit jours délicieux, nous remontâmes la vallée du Rhône, franchissant ensuite le col du Gemmi, encore enfoui sous la neige, pour gagner Interlaken, d'où nous nous mîmes en route pour Meiringen. Le paysage était adorable. Nous avions à nos pieds tout le vert du printemps et, au-dessus de nous, l'éclatante blancheur des neiges éternelles. Holmes, pourtant, n'oubliait pas l'ombre qui planait sur lui. Aussi bien dans les aimables petits villages des Alpes que dans les passes solitaires de la montagne, je me rendais compte, aux regards furtifs qu'il jetait de droite et de gauche, à la façon dont il scrutait les visages, qu'il restait convaincu que, si loin que nous portassent nos pas, ils ne pouvaient nous emmener assez loin pour qu'il nous fût possible de nous dire hors de danger. Une fois, je m'en souviens, sur le Gemmi, comme nous suivions l'étroit sentier qui domine le mélancolique Daubensee, un énorme morceau de roc se détacha de la muraille, sur notre droite, passa derrière nous en grondant et alla se perdre dans les eaux du lac. Holmes, tout aussitôt, escalada la paroi et, d'une plate-forme élevée, inspecta l'horizon du regard dans toutes les directions. Notre guide nous assura qu'au printemps les chutes de pierres n'étaient pas rares en cet endroit. Il perdait son temps. Holmes, sans répondre, souriait, de l'air de quelqu'un qui voit ses prévisions confirmées. Il se tenait sur ses gardes, mais n'était nullement déprimé. Au contraire, je ne me rappelle pas l'avoir jamais vu plus enjoué. Il se plaisait à me répéter que, s'il avait la certitude que la société n'aurait plus rien à craindre du Pr Moriarty, ce serait d'un coeur léger qu'il mettrait fin à sa propre carrière. – Et je crois pouvoir dire, mon cher Watson, me déclara-t-il un jour, que ma vie n'aura pas été complètement perdue. Si elle devait prendre fin ce soir, je pourrais encore considérer mon passé d'une âme égale. C'est un peu à cause de moi que, maintenant, l'air de Londres est plus pur. Dans plus de mille affaires, je suis certain d'avoir mis mes facultés au service des honnêtes gens, encore qu'en ces derniers temps j'aie été plus attiré par les problèmes posés par la nature elle-même que par ceux, bien moins passionnants, qu'engendre la structure artificielle de la société. Vos intéressants Mémoires, Watson, prendront fin le jour où j'apporterai un couronnement à ma carrière en arrêtant, ou peut-être en supprimant, le plus dangereux et le plus intelligent criminel de l'Europe entière. Il ne me reste que peu de choses à ajouter. Je serai bref et précis. Le sujet n'est pas de ceux que je pourrais avoir plaisir à développer, mais il est cependant de mon devoir de ne pas omettre un détail. Le 3 mai, nous atteignîmes le petit village de Meiringen, où nous prîmes pension à l'Hôtel des Anglais, alors tenu par Peter Steiler l'aîné. L'homme était intelligent et parlait un anglais excellent, car il avait pendant trois ans servi en qualité de garçon à Londres, au Grosvenor Hotel. Sur son conseil, nous nous mîmes en route, dans l'après-midi du 4, pour traverser la montagne et aller passer la nuit au hameau de Rosenlaui. Il nous avait bien recommandé de ne point passer à proximité des chutes de Reichenbach, qui sont à mi-chemin du sommet, sans faire un petit détour pour les voir. Le site, il faut en convenir, est effrayant. Le torrent, gonflé par la fonte des neiges, se précipite au fond d'une gorge, d'où l'écume s'élève en tourbillons comme de la fumée au-dessus d'une maison en feu. Le défilé dans lequel la rivière se rue est une sorte de ravin, aux parois d'un noir brillant de houille. Elle va se rétrécissant, dans un bouillonnement blanc, sous lequel se devinent d'insondables profondeurs. L'eau verte coule en mugissant sous un rideau d'écume et de l'abîme monte un grondement sourd et continu. Nous contemplâmes longuement ce paysage dantesque. Accroché au flanc de la montagne, le sentier sur lequel nous nous tenions avance jusqu'au-dessus de la chute, pour qu'on puisse mieux l'admirer, mais prend fin brusquement et le touriste ne peut se retirer qu'en revenant sur ses pas. C'était ce que nous allions faire quand nous vîmes accourir dans notre direction un jeune garçon du pays qui brandissait une lettre. L'enveloppe portait l'en-tête de l'hôtel et le pli m'était destiné. Il m'informait que, quelques minutes à peine après notre départ, une Anglaise était arrivée à l'hôtel. Tuberculeuse au dernier degré, elle avait passé l'hiver à Davos et elle se rendait à Lucerne, où elle devait retrouver des amis. Une hémorragie soudaine l'avait obligée à s'arrêter en route. Il était probable qu'elle n'avait plus que quelques heures à vivre, mais ce serait pour elle un grand réconfort que de voir un médecin anglais à son chevet. Steiler terminait en me priant de bien vouloir redescendre à l'hôtel, et, dans un post-scriptum, ajoutait qu'il me serait personnellement très reconnaissant de lui accorder cette faveur : la dame refusant obstinément de recevoir un médecin suisse, le brave homme se sentait écrasé par le sentiment de ses responsabilités. Il est des cris de détresse qu'on ne peut ignorer. Il était impossible de ne pas me rendre auprès d'une de mes compatriotes agonisant en pays étranger. Pourtant, j'avais scrupule à abandonner Holmes. Nous décidâmes finalement que le jeune messager suisse resterait avec lui, pour lui tenir compagnie et lui servir de guide, tandis que je regagnerais Meiringen. Holmes me dit qu'il s'attarderait un instant encore auprès des chutes et s'en irait ensuite tout doucement vers Rosenlaui, où je le rejoindrais dans la soirée. Je m'éloignai. Me retournant, j'aperçus Holmes, adossé, les bras croisés, à la paroi rocheuse et regardant en bas, vers le gouffre. Je ne devais plus le revoir en ce monde. Arrivé presque au pied de la descente, je me retournai de nouveau. D'où j'étais, les chutes étaient invisibles, mais j'apercevais distinctement le sentier qui y conduisait. Un homme le suivait, qui marchait d'un pas rapide. Je voyais sa silhouette noire qui se découpait sur un fond de verdure. Je remarquai mentalement qu'il était bien pressé, puis, songeant à la malade qui m'attendait, pensai à autre chose. Je dus mettre un peu plus d'une heure pour arriver à Meiringen. Le vieux Steiler prenait le frais sous le porche de l'hôtel. – Alors ? lui dis-je, un peu haletant encore. J'espère qu'elle ne va pas plus mal ? Il posa sur moi un regard étonné et, au froncement de ses sourcils, je sentis le coeur me manquer. Je tirai la lettre de ma poche. – Ce n'est pas vous qui avez écrit ça ? Il n'y a pas ici une Anglaise qui est malade ? – Certainement pas ! me répondit-il. Il regardait mon enveloppe. – Pourtant, reprit-il, cette lettre porte l'en-tête de l'hôtel. Je suppose qu'elle aura été écrite par cet Anglais qui est arrivé immédiatement après votre départ. Il a dit... Je n'attendis pas ses explications. Redoutant le pire, je descendais déjà en courant la grande rue du village pour rejoindre le sentier par lequel j'étais venu. Je me hâtai autant qu'il me fut possible, mais il ne m'en fallut pas moins de deux heures pour me retrouver au point d'où j'étais parti. L'alpenstock de Holmes était toujours là, posé contre le roc, à l'endroit même où je l'avais vu à mon départ, mais mon ami avait disparu. Je l'appelai longuement. Aucune réponse, sinon l'écho de ma propre voix, renvoyée par les rochers d'alentour. Ce qui me glaçait de terreur, c'était cet alpenstock, qui me prouvait que mon ami n'était pas allé à Rosenlaui. Holmes avait dû rester là, sur cet étroit sentier, bordé d'un côté par une paroi abrupte et de l'autre par un précipice, et c'était là que son ennemi l'avait surpris. Aucune trace du jeune Suisse, bien entendu, Moriarty l'avait payé, le gamin était parti, laissant les deux hommes face à face. Que s'était-il passé ensuite ? Qui pourrait jamais nous le dire ? Je demeurai là, une minute ou deux, cloué sur place, essayant de me ressaisir et de secouer l'horreur qui m'accablait. Puis, je pensai aux méthodes de Holmes et m'efforçai de les utiliser pour reconstituer le drame. Ce n'était, hélas, que trop facile ! Durant notre conversation, nous n'étions pas allés jusqu'à l'extrême bout du sentier et l'alpenstock marquait l'endroit exact où nous nous étions arrêtés. Le sol était entretenu dans un état d'humidité constante par l'écume pulvérisée qui jaillissait du ravin et un moineau, en trottinant, y eût laissé des empreintes. On voy2it nettement des traces de pas, formant une double piste qui s'éloignait vers l'extrémité du sentier. Mais rien n'indiquait qu'un des deux promeneurs fût revenu. À proximité du gouffre, la terre boueuse avait été piétinée et, le long du rocher, ronces et fougères avaient été foulées et écrasées. Je m'allongeai sur le sol et j'avançai la tête au-dessus de l'abîme. Le soir commençait à tomber et je ne distinguai rien, hormis le miroitement des noires parois rocheuses et, tout au fond, l'eau qui bouillonnait au pied des chutes. J'appelai de toute la force de mes poumons. Aucune réponse ne parvint à mes oreilles. Il était écrit, pourtant, que mon vieil ami m'adresserait un dernier adieu. Revenant près de son alpenstock, je remarquai, posé sur une saillie du roc, un objet qui brillait. J'avançai la main : c'était l'étui à cigarettes en argent que Holmes avait l'habitude de porter sur lui. Comme je le prenais, un petit papier carré tomba par terre. Je le ramassai et, le dépliant, je constatai qu'il s'agissait de trois pages arrachées à un carnet et à moi destinées. Remarque caractéristique et qui peint l'homme, le texte était aussi clair et l'écriture aussi nette que si, ce message, Holmes l'avait rédigé dans le calme de son cabinet de travail. Ce billet, le voici : Mon cher Watson, Si je puis vous écrire ces quelques lignes, je le dois à la courtoisie de M. Moriarty, qui veut bien attendre un instant avant de commencer avec moi la discussion qui mettra un point final à notre différend. Il m'a exposé de façon sommaire les procédés qu'il a mis en oeuvre pour échapper à la police britannique et être, d'autre part, informé de nos mouvements. Ce qu'il m'a dit m'a confirmé dans la très haute opinion que j'avais de ses dons et de ses possibilités. Je suis heureux de penser que je suis désormais en mesure de débarrasser la société de sa néfaste présence, malheureusement, je le crains, à un prix qui chagrinera mes amis, et vous tout spécialement, mon cher Watson. Cependant, je vous ai déjà fait remarquer que, de toute façon, ma carrière a atteint son apogée et que je ne pouvais mieux la terminer que je ne vais le faire. Je vous avouerai, et ma confession sera complète, que je n ‘ai pas douté un instant que la lettre qui vous a été apportée de Meiringen était une mystification et que je vous ai laissé partir très sûr de ce qui allait se produire. Dites à l'inspecteur Patterson que les papiers dont il a besoin pour faire condamner la bande se trouvent dans le casier « M », enfermés dans une enveloppe bleue, marquée « Moriarty ». J'ai pris, avant de quitter Londres, toutes mes dispositions quant à ce que doivent devenir mes biens, que je laisse à mon frère Mycroft. Présentez, je vous prie, mes respectueux hommages à Mme Watson et croyez-moi, mon cher vieux, Très sincèrement vôtre Sherlock HOLMES. Quelques mots me suffiront pour terminer. Il n'est pour ainsi dire pas douteux, d'après les conclusions des enquêteurs qualifiés, que les deux hommes se battirent et que la lutte prit fin comme il était fatal dans les conditions où elle était engagée, les deux adversaires roulant dans l'abîme, accrochés l'un à l'autre. Les recherches entreprises pour retrouver les corps étaient sans espoir. Au fond du terrifiant chaudron de Reichenbach demeurent engloutis pour l'éternité le pire criminel des temps modernes et le plus remarquable détective de sa génération. Le jeune Suisse qui avait porté la lettre ne fut jamais identifié et il est certain qu'il était l'un des nombreux agents à la solde de Moriarty. Quant à la bande, on n'a vraisemblablement pas oublié que les preuves accumulées par Holmes firent toute la lumière sur ses méfaits et que la main du mort s'appesantit lourdement sur les complices de Moriarty. Du chef lui-même, il fut peu parlé au cours des débats et, si je me suis trouvé dans l'obligation d'écrire une relation exacte de ce que fut sa carrière, c'est uniquement parce que des champions fâcheusement inspirés se sont trouvés pour essayer de réhabiliter sa mémoire en attaquant un homme que je regarderai toujours comme le meilleur et le plus sage que j'aie connu. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois-Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http ://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http ://www.sherlock-holmes.org/ http ://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE PROBLÈME DU PONT DE THOR Les Archives de Sherlock Holmes (mars 1922) Le problème du pont de Thor Quelque part sous les voûtes de la Banque Cox & Co, à Charing Cross, il y a une malle en fer-blanc cabossée qui a beaucoup voyagé et qui porte sur le couvercle mon nom : « John H. Watson, docteur en médecine, démobilisé de l'armée des Indes. » Elle est bourrée de papiers, de notes, de dossiers concernant les divers problèmes qu'eut à résoudre M. Sherlock Holmes. Certains, et pas les moindres, se sont soldés par des échecs et ne méritent donc pas d'être contés puisqu'ils demeurent inexpliqués. Un problème sans solution peut intéresser un amateur, mais il ennuierait le lecteur occasionnel. Au nombre de ces histoires sans conclusion figure celle de M. James Philimore qui, rentrant chez lui pour prendre son parapluie, ne reparut plus jamais. Non moins remarquable, celle du cutter Alicia qui, par une matinée de printemps, s'enfonça dans un petit banc de brume d'où il ne ressortit point. Une troisième histoire digne d'être citée est celle d'Isadora Persano, le journaliste et duelliste bien connu, qui un matin fut trouvé fou devant une boîte d'allumettes contenant un ver mystérieux que la science ignorait. En dehors de ces énigmes impénétrables, quelques problèmes relatifs à des secrets de famille sèmeraient, s'ils étaient révélés, l'effroi et la consternation dans de hautes sphères de la société ; je n'ai nul besoin de préciser qu'une semblable indiscrétion est impensable, et que ces archives seront mises à part et détruites, puisque mon ami a maintenant le temps de consacrer son énergie au classement de ses dossiers. Il reste une quantité considérable d'affaires d'un intérêt variable que j'aurais publiées déjà si je n'avais pas craint de saturer le public et d'affecter ainsi la réputation d'un homme que je révère par-dessus tous. J'ai été mêlé à certaines et je puis en parler en qualité de témoin oculaire ; pour d'autres au contraire, ou bien j'étais absent ou bien j'ai joué un rôle si modeste qu'elles ne pourraient être contées que par une troisième personne. L'histoire que voici est tirée de mon expérience personnelle. Par un triste matin d'octobre, j'observai tout en m'habillant l'envol des dernières feuilles que le vent arrachait au platane solitaire qui égayait la cour derrière la maison. Puis je quittai ma chambre pour prendre mon petit déjeuner et je m'apprêtai à affronter la morosité de mon compagnon car, semblable en cela à tous les grands artistes, il était fréquemment impressionné par l'ambiance extérieure. Erreur : il me témoigna une humeur joyeuse, avec cette porte de gaieté sinistre qui caractérisait ses meilleurs moments. – Vous avez en vue une affaire intéressante, Holmes ? – La faculté de déduction est certainement contagieuse, Watson ! Elle vous a permis de percer mon secret. Oui, j'ai une affaire intéressante en vue. Après un mois de banalités et de stagnation, la roue recommence à tourner. – Pourrai-je prendre ma part dans cette affaire ? – Il y a peu à partager. Mais nous en discuterons quand vous aurez dégusté les deux œufs à la coque que nous a préparés notre nouvelle cuisinière. Ils sont plus durs que mollets. Leur médiocrité n'est peut-être pas sans rapport avec l'exemplaire du Family Herald que j'ai remarqué hier sur la table de l'entrée. Un problème aussi vulgaire que la cuisson d'un œuf requiert une attention concentrée sur la marche du temps, incompatible donc avec le roman d'amour de cet excellent hebdomadaire. Un quart d'heure plus tard, la table étant desservie, nous nous installâmes face à face. Il tira une lettre de sa poche. – Vous connaissez de nom Neil Gibson, le roi de l'or ? me demanda-t-il. – Le sénateur américain ? – C'est-à-dire qu'il a été autrefois sénateur de je ne sais plus quel Etat de l'Ouest, mais il est aujourd'hui célèbre en tant que propriétaire des plus importantes mines d'or du monde. – Oui, je le connais. Il a dû vivre quelque temps en Angleterre. Son nom m'est très familier. – Exact. Il a acheté il y a cinq ans un domaine immense dans le Hampshire. Vous avez entendu parler de la fin tragique de sa femme ? – Bien sûr ! Je me la rappelle maintenant. Voilà pourquoi son nom me disait quelque chose. Mais je ne sais rien des détails. Holmes balança sa main vers quelques journaux sur une chaise. – Je ne me doutais nullement que j'aurais à m'occuper de cette affaire ; autrement j'aurais découpé tous les extraits de presse pour m'aider. De fait, le problème, bien que très sensationnel, ne semblait pas présenter de difficultés majeures. La personnalité intéressante de l'accusée ne diminue pas l'évidence des preuves. Ce point de vue fut soutenu par le coroner et aussi dans les délibérations du tribunal. L'affaire est à présent inscrite au rôle des assises de Winchester. Je crains que ce ne soit une affaire ingrate. Je peux découvrir des faits, Watson ; mais je ne peux pas les modifier. S'il n'en surgit pas de tout à fait neufs et imprévus, je ne vois pas ce que mon client a le droit d'espérer. – Votre client ? – Ah ! j'oubliais que je ne vous avais pas informé ! Vous voyez, Watson, je prends vos mauvaises habitudes : je raconte les histoires en commençant par la fin ! Lisez ceci. La lettre qu'il me tendit et dont voici le texte était d'une écriture ferme, imposante : « Claridge's Hotel, 3 octobre Cher Monsieur Sherlock Holmes, Il m'est impossible d'assister à la condamnation à mort de la meilleure femme que Dieu ait créée sans tenter le maximum pour la sauver. Je ne puis expliquer les choses. Je ne puis même pas essayer de les expliquer. Mais je sais, au-delà de tout doute, que Mlle Dunbar est innocente. Vous connaissez les faits. Qui les ignore ? Tout le pays en a parlé. Et jamais une voix ne s'est élevée en sa faveur ! C'est une pareille injustice qui me rend fou. Cette femme a un cœur tel qu'elle ne ferait pas de mal à une mouche. Je me rendrai donc chez vous demain à onze heures pour voir si vous ne pouvez pas apporter un rayon de lumière dans ces ténèbres. Peut-être ai-je un indice sans le savoir. N'importe comment, je mets à votre disposition si vous pouvez la sauver tout ce que je sais, tout ce que je possède et tout ce que je suis. Si jamais au cours de votre vie vous avez montré votre pouvoir, jetez-le tout entier dans cette affaire. Votre dévoué J. Neil Gibson. » – Voilà ! fit Sherlock Holmes en secouant les cendres de sa première pipe de la journée et en la remplissant à nouveau. Voilà le gentleman que j'attends. Pour ce qui est de l'histoire, vous manquez de temps pour assimiler tous les journaux ; aussi, je vais vous la résumer en quelques phrases afin que vous vous intéressiez intelligemment à ce cas. Gibson est la plus grande puissance financière du monde ; il a un caractère, je crois, aussi violent que formidable. Il a épousé une femme, la victime de cette tragédie, dont je ne sais rien sinon qu'elle n'était plus de la première jeunesse, ce qui me paraît d'autant plus regrettable qu'une gouvernante pleine d'attraits dirigeait l'éducation de deux jeunes enfants. Voilà les trois personnes en cause ; pour théâtre, un grand vieux manoir au centre d'un domaine anglais historique. Venons-en à la tragédie. On a trouvé l'épouse dans le parc, à près de huit cents mètres de la maison, tard dans la nuit, vêtue d'une robe de dîner et d'un châle sur les épaules, avec une balle de revolver dans la tête. Pas d'arme auprès d'elle. Aucun indice sur les lieux quant au meurtrier. Pas d'arme auprès d'elle, Watson ! Attention à ce point-là ! Le crime semble avoir été commis tard dans la soirée ; le corps a été découvert par un garde-chasse vers onze heures ; il a été examiné par la police et par le médecin avant d'avoir été ramené à la maison. Est-ce trop condensé, ou suivez-vous bien ? – Tout est gouvernante ? très clair. Mais pourquoi suspecter la – Hé bien ! parce que d'abord il y a eu une sorte de preuve très directe. Un revolver, avec une balle en moins et d'un calibre correspondant, a été trouvé sur le plancher de son armoire… Ses yeux s'immobilisèrent et il répéta : – … Sur… le… plancher… de… son… armoire. Puis il sombra dans un silence qui m'indiqua qu'il avait mis en route un raisonnement. Je n'étais pas assez stupide pour l'interrompre. Soudain il tressaillit et retomba dans la vie. – … Oui, Watson, ce revolver a été trouvé. Sale coup, n'est-ce pas ? La justice a pensé que c'était plutôt condamnable. Par ailleurs, la victime avait sur elle un billet lui donnant rendez-vous à cet endroit et signé de la gouvernante. Qu'en pensez-vous, hé ? Enfin, voici le mobile du crime : le sénateur Gibson ne manque pas de charme ; si sa femme meurt, qui peut la remplacer mieux que cette jeune demoiselle déjà comblée, selon tous les témoignages, d'attentions pressantes de la part de son employeur ? L'amour, la fortune, la puissance : tout cela dépendant d'une seule existence parvenue à mi-course… C'est laid, Watson ! Très laid ! – Oui, bien sûr, Holmes ! – Et elle n'a pas pu non plus se prévaloir d'un alibi. Au contraire, elle a dû admettre qu'elle était descendue près du pont de Thor (la scène du drame) vers la même heure. Elle n'a pas pu le nier, car un villageois qui passait par là l'avait vue. – Décisif, non ? – Et pourtant, Watson ! Et pourtant !… Ce pont (une seule arche de pierre avec parapets) passe au-dessus de la partie la plus étroite d'une longue nappe d'eau profonde et bordée de roseaux. On l'appelle l'étang de Thor. A l'entrée du pont gisait le cadavre de la femme de notre client. Tels sont les faits essentiels. Mais voici, si je ne me trompe, M. Gibson : il est bien en avance ! Billy avait ouvert la porte, mais le nom qu'il annonça n'était pas celui que nous escomptions. M. Marlow Bates nous était inconnu à tous deux. C'était un tout petit bout d'homme maigre et nerveux ; il avait des yeux pleins d'effroi et des manières hésitantes. Un seul regard professionnel m'avertit qu'il était au bord de la dépression nerveuse. – Vous semblez agité, monsieur Bates ! dit Holmes. Asseyezvous, je vous prie. Je crains de ne pouvoir vous accorder beaucoup de temps, car j'ai un rendez-vous à onze heures. – Je le sais, balbutia notre visiteur qui expulsait ses phrases comme quelqu'un qui aurait perdu haleine. M. Gibson va venir. M. Gibson est mon patron. Je suis le régisseur de son domaine. Monsieur Holmes, c'est un scélérat… Un infernal scélérat ! – Vous parlez raide, monsieur Bates ! – Je mets de l'emphase, monsieur Holmes, parce que mon temps est limité. Je ne voudrais pour rien au monde qu'il me trouve ici. Il ne va pas tarder maintenant. Mais je n'ai pas pu venir plus tôt. Son secrétaire, M. Ferguson, ne m'a informé que ce matin de son rendez-vous avec vous. – Et vous êtes son régisseur ? – Je lui ai remis ma démission. Dans quinze jours, j'en aurai terminé avec un maudit esclavage. C'est un homme dur, monsieur Holmes, dur pour tous ceux qui l'entourent. Ses charités publiques lui servent d'écran pour masquer ses iniquités privées. Mais sa femme a été sa principale victime. Il était brutal envers elle… Oui, monsieur, brutal ! Comment elle est morte, je n'en sais rien, mais je suis sûr qu'il l'avait rendue très malheureuse. Elle était originaire des tropiques, Brésilienne de naissance ; vous le savez sans doute ? – Non ; cela m'avait échappé. – Tropicale de naissance ; tropicale de tempérament. Fille du soleil et de la passion. Elle l'avait aimé comme peuvent aimer ce genre de femmes ; seulement quand ses charmes physiques ont perdu de leur éclat (il paraît qu'ils avaient été extraordinaires), plus rien ne l'a retenu. Tous nous aimions cette femme, nous compatissions, et nous le détestions pour la manière dont il la traitait. Mais il est enjôleur et rusé. Voilà ce que je voulais vous dire. Ne le jugez pas sur son extérieur. Il dissimule tant de choses derrière ! Maintenant je m'en vais. Non, ne me retenez pas ! Il va arriver ! Sur un ultime regard à notre horloge, notre étrange visiteur courut littéralement vers la porte et disparut. – Hé bien ! fit Holmes au bout d'un bref silence. M. Gibson semble avoir des employés d'une loyauté peu banale ! Mais cet avertissement n'est pas inutile ; nous n'avons plus qu'à attendre l'homme lui-même. À l'heure convenue, un pas lourd retentit dans l'escalier, et le célèbre millionnaire fut introduit. A le voir, je compris non seulement les frayeurs et la haine du régisseur, mais aussi les exécrations que tant de ses rivaux en affaires avaient entassées sur sa tête. Si j'étais sculpteur et si je désirais symboliser l'homme d'affaires qui réussit, ses nerfs d'acier et sa conscience en cuir, je choisirais M. Neil Gibson comme modèle. Sa grande silhouette maigre et osseuse suggérait la faim et la rapacité. Un Abraham Lincoln voué à des sentiments bas et non aux idéaux élevés donnerait une idée de l'homme. On aurait pu croire sa figure ciselée dans le granit, tant elle était dure, marquée, impitoyable. Des rides profondes évoquaient toutes sortes de crises. Ses yeux gris, glacés, pleins de finesse, nous dévisagèrent successivement. Il s'inclina courtoisement quand Holmes me présenta, puis, avec un air incomparable de propriétaire, tira une chaise vers mon compagnon et s'assit à côté de lui presque genoux contre genoux. – Permettez-moi de vous dire dès l'abord, monsieur Holmes, commença-t-il, que dans cette affaire l'argent ne compte pas. Vous pouvez le brûler si c'est nécessaire pour que la vérité éclate. Cette femme est innocente ; elle doit être lavée de ce dont elle est accusée ; à vous de le prouver. Fixez-moi votre chiffre ! – Mes frais professionnels sont établis d'après un barème fixe, répondit froidement Holmes. Je ne les modifie pas, sauf quand j'en tiens quittes certains clients. – Hé bien ! puisque les dollars vous importent peu, songez à votre réputation. Si vous tirez cette jeune femme d'affaire, tous les journaux d'Amérique et d'Angleterre chanteront vos louanges. Vous serez la coqueluche des deux continents. – Merci, monsieur Gibson. Je ne crois pas que j'aie besoin que l'on chante mes louanges. Vous serez sans doute surpris d'apprendre que je préfère travailler anonymement, et que seul le problème m'intéresse… Mais nous perdons du temps. Venons-en aux faits. – Je crois que vous trouverez les principaux dans les comptes rendus de la presse. Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter. Mais s'il y a un détail sur lequel vous souhaiteriez être éclairé, je suis ici pour vous aider. – Un point seulement. – Lequel ? – Quelle était exactement la nature de vos relations avec Mlle Dunbar ? Le roi de l'or sursauta et se souleva de son siège. Puis il reprit possession de son calme massif. – Je suppose que vous êtes dans votre droit, et même dans l'exercice de votre devoir, pour me poser une telle question, monsieur Holmes. – Nous sommes deux à le supposer, répondit Holmes. – Alors je puis vous assurer que nos relations ont toujours été celles d'un employeur à l'égard d'une jeune demoiselle avec laquelle il ne s'est jamais entretenu et qu'il n'a jamais vue que lorsqu'elle était en compagnie des enfants. Holmes se leva. – Je suis un homme occupé, monsieur Gibson ! dit-il. Je n'ai ni le loisir ni le goût des conversations inutiles. Je vous souhaite le bonjour. Notre visiteur s'était également levé, et il dominait Holmes de toute sa masse. Un éclair de fureur jaillit sous ses sourcils hérissés ; ses joues se colorèrent. – Que diable entendez-vous par cela, monsieur Holmes ? Vous récusez mon offre ? – Hé bien ! monsieur Gibson, vous du moins, je vous récuse. J'aurais cru que mes mots étaient clairs. – Tout à fait clairs, mais qu'y a-t-il derrière eux ? Une majoration de votre prix, ou la peur de vous mêler de l'affaire, ou quoi ? J'ai droit à une réponse claire. – En effet, dit Holmes. Et je vais vous la donner. Cette affaire est suffisamment compliquée au départ pour qu'il n'y soit pas ajouté la difficulté supplémentaire d'un faux renseignement. – Ce qui veut dire que je mens ? – Ma foi, j'essayais de l'exprimer avec toute la délicatesse possible, mais si vous insistez sur le terme, je ne vous contredirai point. Je me levai précipitamment, car le millionnaire était devenu apoplectique, et il avait levé son gros poing noueux. Holmes lui répliqua par un sourire nonchalant et il allongea le bras pour prendre sa pipe. – Ne soyez pas bruyant, monsieur Gibson ! Je considère qu'après le petit déjeuner la moindre discussion peut provoquer des troubles physiologiques. Je pense qu'une marche à pied au grand air du matin et un peu de repos vous feraient beaucoup plus de bien. Avec effort, le roi de l'or maîtrisa sa fureur. Je ne pus que l'admirer, car au prix d'un suprême domptage de ses nerfs la flamme de sa colère s'éteignit pour faire place à une indifférence glacée et méprisante. – Bien. Vous avez choisi. Je suppose que vous savez comment mener vos affaires. Je ne peux pas vous obliger contre votre volonté à vous occuper de ce cas. Vous vous êtes fait du tort ce matin, monsieur Holmes, car j'ai brisé plus forts que vous. Personne ne s'est mis en travers de ma route, jamais ! – J'ai souvent entendu des menaces, dit Holmes en souriant. Et pourtant je vis encore. Au revoir, monsieur Gibson. Vous avez encore beaucoup à apprendre. Notre visiteur fit une sortie bruyante, mais Holmes se mit à tirer sur sa pipe dans un silence imperturbable en fixant le plafond d'un regard rêveur. – Rien à me dire, Watson ? me demanda-t-il enfin. – Hé bien ! Holmes, je dois vous avouer que lorsque je considère qu'il s'agit d'un homme qui a l'habitude d'écarter de son chemin tout obstacle, et quand je me rappelle que sa femme a pu devenir un obstacle et un objet de répulsion, comme nous l'a expliqué ce Bates, il me semble… – Exactement. A moi aussi, il semble. – Mais quelles étaient ses relations avec la gouvernante et comment les avez-vous découvertes ? – J'ai bluffé, Watson ! Quand j'ai comparé le ton passionné, tout à fait hors des conventions et pas du tout commercial, de sa lettre avec son apparente maîtrise de soi et son attitude ici, il m'a paru évident que sa profonde émotion était plus axée sur l'accusée que sur la victime. Pour atteindre la vérité, il est indispensable que nous sachions l'exacte nature des relations entre les acteurs. Vous avez vu l'attaque frontale que j'ai déclenchée, et comme il l'a accueillie imperturbablement. Alors je l'ai bluffé en lui donnant l'impression que j'étais absolument sûr de la chose, tandis que je n'avais que de forts soupçons. – Peut-être reviendra-t-il ? – Il reviendra certainement ! Il est obligé de revenir, il ne peut pas en rester là. Ah ! N'a-t-on pas sonné ? Si, et je reconnais son pas. Monsieur Gibson, je venais justement de dire au docteur Watson que vous étiez légèrement en retard. Le roi de l'or fit dans notre pièce une entrée beaucoup moins bruyante que sa précédente sortie. La blessure infligée à son orgueil avait laissé une trace dans son regard, mais son bon sens lui avait montré que s'il voulait obtenir gain de cause il lui fallait céder. – J'ai réfléchi, monsieur Holmes, et je crois que j'ai été un peu trop vif en prenant mal vos observations. Vous avez raison de vouloir connaître tous les faits, quels qu'ils soient, et je vous en estime davantage. Je puis vous assurer néanmoins que les relations existant entre Mlle Dunbar et moi n'affectent en rien l'affaire. – C'est à moi d'en décider, n'est-ce pas ? – Oui, sans doute. Vous êtes comme le médecin qui veut connaître tous les symptômes avant d'établir son diagnostic. – En effet. La comparaison est juste. Et le malade qui voudrait taire quelques-uns de ses symptômes ne cherche qu'à tromper son médecin dans un but précis. – Peut-être. Mais vous conviendrez, monsieur Holmes, que la plupart des hommes s'échaufferaient quelque peu quand on leur demande de but en blanc d'indiquer la nature de leurs relations avec une femme… surtout si un sentiment sérieux y est mêlé. Je crois que la plupart des hommes possèdent un petit domaine privé dans un recoin de leur âme, où ils n'acceptent pas volontiers les intrus. Et vous l'avez forcé avec une certaine brusquerie… Mais votre but vous excuse, puisque vous avez agi pour essayer de la sauver. Bref, les jeux sont faits, le domaine vous est ouvert, vous pouvez l'explorer comme vous l'entendez. Que voulez-vous savoir ? – La vérité. Le roi de l'or demeura un instant silencieux, comme quelqu'un qui met de l'ordre dans ses pensées. Son visage s'assombrit et devint encore plus grave. – Je vous la dirai en quelques mots, monsieur Holmes. Certaines choses sont assez difficiles à exprimer, aussi n'irai-je pas plus profond qu'il n'est indispensable. J'ai fait la connaissance de ma femme pendant que j'étais chercheur d'or au Brésil. Maria Pinto était la fille d'un fonctionnaire du gouvernement à Manaos ; elle était très belle. A cette époque j'étais jeune et ardent ; mais aujourd'hui encore, quand je me reporte en arrière avec un esprit plus rassis et plus critique, je reconnais que sa beauté était extraordinairement rayonnante. Elle avait une nature riche, profonde, passionnée, entière, tropicale, mal équilibrée, très différente de celle des Américaines que j'avais connues. En résumé, je l'ai aimée et épousée. Ce n'est que lorsque le romanesque s'est épuisé (et il s'est maintenu pendant plusieurs années) que j'ai compris que nous n'avions rien, rien du tout de commun. Mon amour s'est affaibli. Si le sien avait suivi un cours parallèle, les choses Se seraient simplifiées. Mais vous connaissez les femmes ! J'aurais pu faire n'importe quoi, elle ne se serait pas détournée de moi. Lorsque j'ai été dur envers elle, brutal même comme on a pu le dire, c'était parce que je savais que si je pouvais tuer son amour, ou s'il se transformait en haine, tout deviendrait plus facile pour l'un comme pour l'autre. Mais rien n'a pu la faire changer. Elle m'a adoré dans ces bois d'Angleterre comme elle m'avait adoré vingt ans plus tôt sur les rives de l'Amazone. Quoi que je fisse, elle m'était aussi attachée qu'au premier jour. » Alors est apparue Mlle Grace Dunbar. Nous avions fait insérer une annonce pour trouver une gouvernante : elle est venue et a été engagée. Vous avez peut-être vu son portrait dans les journaux. Le monde entier a proclamé qu'elle aussi était une très jolie femme. Je ne me prétendrai pas plus moral que mon prochain, et je vous avouerai que je n'ai pas pu vivre sous le même toit avec une femme pareille et en contact quotidien avec elle sans éprouver pour elle un sentiment passionné. M'en blâmez-vous, monsieur Holmes ? – Je ne vous blâme pas d'avoir éprouvé ce sentiment. Je vous blâmerais si vous l'aviez exprimé, car cette jeune demoiselle se trouvait en un sens sous votre protection. – Peut-être ! fit le millionnaire, qui frémit sous le reproche. Je ne me fais pas meilleur que je suis. Je crois que toute ma vie je n'ai eu qu'à allonger le bras pour obtenir ce que je convoitais, et je n'ai jamais rien convoité davantage ni plus ardemment que l'amour et la possession de cette femme. Je le lui ai dit. – Oh ! vous le lui avez dit ? Holmes, quand il était ému, pouvait paraître formidable ! – Je lui ai dit que si je pouvais l'épouser, je l'épouserais, mais que c'était au-delà de mon pouvoir. Je lui ai dit que l'argent ne comptait pas et que je ferais tout mon possible pour son bonheur et son confort. – C'était très généreux, bien entendu ! fit Holmes en ricanant. – Écoutez, monsieur Holmes ! Je suis venu vous voir pour que vous démontriez son innocence, pas pour que vous me fassiez un cours de morale. Je ne sollicite pas vos critiques. – C'est uniquement à cause de la jeune fille que je m'intéresse à l'affaire, répondit Holmes. Je ne sais pas si ce dont on l'accuse est réellement pire que ce que vous venez d'admettre, à savoir que vous avez essayé de séduire une jeune fille sans défense qui était sous votre toit. Quelques hommes riches dans votre genre doivent apprendre que vous n'achèterez pas tout le monde pour racheter vos fautes. À mon étonnement, le roi de l'or accueillit le reproche sans protester. – C'est ainsi qu'aujourd'hui je vois les choses, dit-il. Je remercie Dieu que mes projets n'aient pas abouti comme je l'espérais. Elle n'a rien voulu entendre ; elle voulait quitter immédiatement la maison. – Pourquoi n'est-elle pas effectivement partie ? – D'abord parce que son salaire aidait à vivre d'autres personnes, et que la perte de sa situation aurait été catastrophique pour ses proches. Quand je lui ai promis, et je le lui ai promis avec toute la sincérité de mon cœur, que plus jamais je ne lui causerais de motifs d'inquiétude, elle a consenti à rester. Mais il y avait une autre raison. Elle connaissait l'influence qu'elle exerçait sur moi : influence plus puissante que n'importe laquelle au monde. Elle voulait l'utiliser pour le bien. – Comment cela ? – Elle était un peu au courant de mes affaires. Elles sont immenses, monsieur Holmes : plus importantes qu'on ne le croit généralement. Je peux faire et défaire ; et le plus souvent je défais, c'est-à-dire je brise. Pas seulement les individus : les collectivités, les villes, même les nations. Les affaires, c'est un jeu dur ; le faible succombe. J'ai joué le jeu à fond. Je n'ai jamais gémi, et jamais je ne me suis soucié des gémissements des autres. Mais elle voyait les choses sous un angle différent, et je crois qu'elle avait raison. Elle pensait et elle disait que toute fortune qui était plus importante que les besoins d'un homme ne devait pas être édifiée sur la ruine de dix mille hommes privés de leurs moyens d'existence. Voilà comment elle jugeait : elle regardait au-delà des dollars, vers quelque chose de plus durable. Elle s'est aperçue que je l'écoutais, et elle a cru faire le bien en influençant mes actions. Aussi est-elle restée… Et puis le drame est arrivé. – Pouvez-vous me donner là-dessus quelques lueurs ? Le roi de l'or s'interrompit encore une fois ; il avait plongé sa tête entre ses mains pour réfléchir. – Tout est très noir contre elle. Je ne peux pas le nier. Et les femmes mènent une vie intérieure, peuvent accomplir des choses qui dépassent le jugement de l'homme. Au début j'ai été si bouleversé, si abattu que j'ai été enclin à croire qu'elle avait été entraînée d'une manière extraordinaire, tout à fait contraire à sa nature habituelle. Puis une explication m'est venue en tête. Je vous la donne, monsieur Holmes, pour ce qu'elle vaut. Il n'y a aucun doute que ma femme était terriblement jalouse. La jalousie de l'âme peut être aussi fanatique que n'importe quelle jalousie charnelle. Bien que ma femme n'eût eu aucun motif pour être charnellement jalouse (et je crois qu'elle l'avait compris), elle se rendait compte que cette jeune Anglaise exerçait sur mon esprit et mes actes une influence qu'elle n'avait jamais acquise. C'était une bonne influence, mais qu'elle fût bonne n'arrangeait rien. Ma femme était folle de haine, et son sang brûlait de toute la chaleur de l'Amazone. Elle a pu projeter de tuer Mlle Dunbar… ou, dirons-nous, de la menacer d'un revolver et de lui faire peur pour l'obliger à partir. Une sorte de bagarre aurait peut-être éclaté entre elles, le revolver serait parti tout seul et aurait tué celle qui le tenait. – J'avais déjà envisagé cette possibilité, dit Holmes. C'est vraiment la seule hypothèse, en dehors du meurtre délibéré. – Mais elle le nie absolument. – Certes, mais ce n'est pas décisif, n'est-ce pas ?… On peut comprendre qu'une femme placée devant une situation aussi épouvantable ait pu rentrer en courant à la maison après avoir pris le revolver dans son affolement, qu'elle l'ait jeté parmi ses robes sans trop savoir ce qu'elle faisait, et que, lorsque le revolver a été découvert, elle ait essayé de s'en tirer par une dénégation totale puisque toute explication était impossible. Qu'y a-t-il contre une telle hypothèse ? – Mlle Dunbar elle-même. – Hé bien ! peut-être… Holmes regarda sa montre. – … Je suis sûr que nous pourrons obtenir ce matin les permis nécessaires et arriver à Winchester par le train du soir. Quand j'aurai vu Mlle Dunbar, il est possible que je vous sois utile. Je ne peux pourtant pas vous promettre que mes conclusions seront conformes à vos désirs. L'obtention des permis s'avéra moins rapide que Holmes l'avait cru. Au lieu d'arriver à Winchester ce jour-là, nous descendîmes à Thor, dans la propriété du Hampshire de M. Neil Gibson. Il ne nous accompagna pas personnellement, mais nous avions l'adresse de l'adjudant Coventry, de la police locale, qui avait instruit l'affaire le premier. C'était un homme long et maigre au visage cadavérique ; il avait des manières bizarrement mystérieuses qui donnaient l'impression qu'il en savait ou en soupçonnait beaucoup plus qu'il ne voulait dire. Il avait aussi la manie de baisser subitement la voix pour chuchoter comme s'il en était arrivé à un point d'une importance capitale, alors qu'il ne s'agissait que d'un détail assez banal. Mais derrière cette attitude, il se révéla bientôt un policier convenable, honnête, pas très fier d'avouer qu'il avait perdu pied et qu'il souhaitait de l'aide. – En tout état de cause, nous dit-il, j'aime mieux vous avoir ici que Scotland Yard ! Quand le Yard est appelé pour une affaire, alors la police locale perd tout crédit en cas de succès et elle se fait accabler en cas d'échec. Vous, vous jouez le jeu loyalement, à ce que l'on m'a dit. – Je ne tiens pas du tout à paraître dans l'affaire, répondit Holmes au soulagement visible de notre mélancolique interlocuteur. Si je peux l'éclaircir, je ne veux pas que mon nom soit mentionné. – Hé bien ! c'est très chic de votre part ! Et je peux aussi faire confiance à votre ami le docteur Watson, n'est-ce pas ? Maintenant, monsieur Holmes, avant que nous nous rendions sur les lieux, je vais vous poser une question. Je me garderais bien de la poser à quelqu'un d'autre… Il regarda autour de lui comme s'il craignait même de prononcer ces mots : – … Ne pensez-vous pas qu'un dossier pourrait être constitué contre M. Neil Gibson en personne ? – J'y ai pensé. – Vous n'avez pas vu Mlle Dunbar. C'est sur tous les plans une femme merveilleuse. Peut-être a-t-il voulu se débarrasser de sa femme. Et ces Américains sont plus prompts que nous au revolver. C'était son revolver à lui, vous savez ! – Ce fait a-t-il été prouvé ? – Oui, monsieur. Il possédait deux revolvers. C'était l'un des deux. – Deux revolvers ? Où est l'autre ? – Ma foi, ce gentleman possède tout un lot d'armes à feu de marques et de calibres différents. Nous n'avons jamais identifié l'autre en particulier. Mais l'étui était indubitablement fait pour deux revolvers. – Si le revolver que vous avez trouvé faisait partie d'une paire, vous auriez dû identifier l'autre. – Oh ! nous les avons tous mis de côté dans la maison ! Si cela vous intéresse d'y jeter un coup d'œil… – Plus tard, oui. Pour l'instant, allons sur les lieux du drame. Cette conversation avait eu lieu dans la petite pièce principale de l'humble villa de l'adjudant Coventry, laquelle servait de commissariat de police local. Une marche de huit cents mètres à travers la lande balayée par le vent et toute dorée par les fougères qui se fanaient nous mena devant une petite porte secondaire de la propriété de Thor. Une allée traversait la réserve de faisans ; d'une clairière nous aperçûmes la grande maison, mi-Tudor, miGeorge, sur la crête de la colline. A côté de nous était situé l'étang, resserré en son milieu, là où l'enjambait, sur un pont, l'avenue qu'empruntaient les voitures ; de chaque côté, il se divisait en petits lacs. Notre guide s'arrêta à l'entrée du pont et il désigna un endroit sur le sol. – Voilà où était étendu le corps de Mme Gibson. J'ai placé une pierre à l'endroit exact. – Je crois que vous êtes arrivé avant que le corps ait été ramené au manoir ? – Oui. On m'a tout de suite convoqué. – Qui ? – M. Gibson. Dès que l'alarme a été donnée, il a accouru avec les autres, et il a insisté pour qu'il ne soit touché à tien avant l'arrivée de la police. – Bonne idée ! J'ai lu dans la presse que le coup de feu avait été tiré de très près ? – Oui, monsieur, de très près. – Près de la tempe droite ? – Juste derrière la tempe droite, monsieur. – Comment le corps était-il placé ? – Sur le dos, monsieur. Aucune trace de lutte. Pas d'empreintes. Pas d'arme. Le petit billet de Mlle Dunbar était coincé dans sa main gauche. – Coincé ? – Oui, monsieur. Nous avons eu du mal à desserrer les doigts. – Ce fait est d'une grande importance ! Il exclut l'idée que quelqu'un aurait pu placer le billet dans la main de Mme Gibson après sa mort afin de lancer les enquêteurs sur une fausse piste. Mon Dieu ! Le billet, si je me rappelle bien, était fort bref : « Je serai au pont de Thor à neuf heures. G. Dunbar. » Est-ce bien cela ? – Oui, monsieur. – Mlle Dunbar a-t-elle reconnu l'avoir écrit ? – Oui, monsieur. – Quelle explication en a-t-elle donné ? – Aucune. Elle réserve sa défense pour les assises. – Le problème est vraiment très intéressant ! Cette histoire de billet est bien obscure, n'est-ce pas ? – Ma foi, monsieur, le billet m'a paru à moi, si je suis assez hardi pour le dire, le seul point tout à fait clair dans l'affaire. Holmes secoua la tête. – En admettant que le billet soit authentique et ait été bel et bien écrit par l'accusée, il a certainement été reçu quelque temps auparavant : disons une heure ou deux. Alors pourquoi cette dame le tenait-elle encore serré dans sa main gauche ? Pourquoi l'avait-elle si soigneusement emporté ? Au cours de l'entretien projeté avec la gouvernante, elle n'avait nul besoin de s'y référer. Cela ne vous semble-t-il pas bizarre ? – De la façon dont vous exposez les choses, oui, en effet, monsieur ! – Je crois que j'aimerais bien m'asseoir tranquillement par ici et réfléchir quelques minutes, dit Holmes. Il s'assit sur le rebord de pierre du pont ; je vis ses yeux gris et vifs interroger chaque direction. Soudain il sauta sur ses pieds, courut vers le parapet opposé, essuya la loupe qu'il avait tirée de sa poche, et inspecta la maçonnerie. – Voici qui est curieux ! dit-il. – Oui, monsieur. Nous avons vu l'éraflure sur le rebord. Je pense qu'elle a été faite par un passant. La maçonnerie était grise, mais à ce seul endroit elle était blanche sur une surface grande comme une petite pièce de monnaie. En l'examinant de près, on pouvait observer que la pierre avait été écornée par un coup sec. – Il a fallu de la force, et même de la violence, pour abîmer cette pierre ! murmura pensivement Holmes. Avec sa canne, il cogna à plusieurs reprises sur le parapet sans laisser de traces. – Un coup très violent ! reprit-il. Et à un endroit étrange, également. Un coup qui n a pas été assené de dessus, mais de dessous, car la trace se trouve sur le bord inférieur du parapet. – Mais au moins à cinq mètres du corps. – Oui, à cinq mètres du corps. Peut-être cela n'a-t-il rien à voir avec l'affaire, mais le détail est à noter. Je ne crois pas que nous ayons à apprendre ici quelque chose de plus. Pas d'empreintes de pas, m'avez-vous dit ? – Le sol était dur comme du fer, monsieur. Il n'y avait aucune empreinte. – Alors nous pouvons partir. Nous monterons d'abord à la maison pour jeter un coup d'œil sur les armes dont vous m'avez parlé. Puis nous nous rendrons à Winchester ; je voudrais en effet voir Mlle Dunbar avant de poursuivre mon enquête. M. Gibson n'était pas encore rentré, mais nous trouvâmes au manoir le neurasthénique M. Bates qui était venu nous voir le matin. Avec un soupir sinistre, il nous montra le formidable assortiment d'armes à feu de tous modèles et de toutes tailles qu'avait accumulées son patron tout au long de sa vie aventureuse. – M. Gibson a ses ennemis, ce qui n'étonnera pas ceux qui connaissent sa personne et ses méthodes, dit-il. Il dort avec un revolver chargé dans un tiroir à la tête de son lit. C'est un violent, monsieur, et en certaines occasions il nous a fait peur. Je suis sûr que la pauvre dame a été souvent terrorisée par lui. – Avez-vous été une fois le témoin oculaire de ses violences à l'égard de sa femme ? – Non, cela je ne peux pas le dire ! Mais j'ai entendu des mots qui valaient des actes : des mots de mépris glacial, coupant, même devant les domestiques. – Notre millionnaire ne paraît pas brillant dans sa vie privée, observa Holmes quand nous nous dirigeâmes vers la gare. Hé bien ! Watson, nous avons réuni quantité de faits, dont certains tout à fait nouveaux, et pourtant je me trouve encore assez loin de ma conclusion ! En dépit des sentiments que voue M. Bates à son maître, j'ai obtenu de lui l'assurance que lorsque l'alarme a été donnée, Gibson était incontestablement dans sa bibliothèque. Le dîner avait été servi à huit heures et demie et tout jusqu'alors avait été normal. Il est exact que l'alarme a été donnée assez tard dans la soirée, mais la tragédie s'est certainement déroulée à l'heure mentionnée dans le billet. Il n'y a aucune preuve que M. Gibson soit sorti après être rentré de Londres à cinq heures. Par ailleurs, Mlle Dunbar reconnaît qu'elle avait fixé un rendezvous à Mme Gibson devant le pont. Cela mis à part, elle ne veut rien expliquer, comme le lui a conseillé son avocat, et elle se réserve pour les assises. Nous avons plusieurs questions capitales à poser à cette jeune fille, et je n'aurai pas l'esprit en repos avant de l'avoir vue. Je confesse que l'affaire se présente très défavorablement pour elle, sauf un point. – Lequel, Holmes ? – La découverte du revolver dans son armoire. – Voyons, Holmes ! m'exclamai-je. A mon avis, c'est la preuve la plus concluante ! – Non, Watson. Ce point m'avait frappé tout de suite. Maintenant que j'examine l'affaire de plus près, je le considère comme l'unique base solide pour espérer. Nous avons le devoir de trouver du consistant. Quand il en manque, nous avons le devoir d'envisager une tromperie. – Je vous suis mal. – Voyons, Watson ! Supposez un instant que vous soyez cette femme qui, froidement, avec préméditation, entreprend de se débarrasser de sa rivale. Vous avez mûri votre plan. Vous avez écrit le billet. La victime est venue. Vous avez votre arme. Le crime est accompli. Me direz-vous qu'après avoir combiné et agi avec autant d'astuce et de précision, vous allez compromettre votre réputation de criminel en oubliant de jeter votre revolver dans l'un de ces petits lacs pleins de roseaux qui l'auraient englouti à jamais, et qu'au contraire vous auriez éprouvé le besoin de le rapporter chez vous, de le placer dans votre armoire qui est bien le premier endroit à fouiller ? Vos meilleurs amis, Watson, auraient du mal à vous prendre pour un homme capable de projets délibérés ; et pourtant je me refuse à croire que vous auriez fait quelque chose d'aussi stupide ! – Dans l'énervement du moment !… – Non, Watson ! Ce n'est pas possible, croyez-moi ! Lorsqu'un crime a été froidement prémédité, les camouflages ne sont pas prémédités moins froidement. J'espère donc que nous nous trouvons en présence d'une grave erreur de conception. – Mais il y a tellement de choses à expliquer ! – Hé bien ! nous allons essayer ! A partir du moment où vous changez de point de vue, tout ce qui était une lourde présomption devient un indice de vérité. Par exemple, le revolver. Selon notre nouvelle théorie, elle dit la vérité. Donc il a été placé dans son armoire. Qui l'y a placé ? Quelqu'un qui voulait lui faire endosser la responsabilité du crime. Ce quelqu'un n'est-il pas le vrai criminel ? Vous voyez comme ce raisonnement nous ouvre de nouveaux horizons ! Nous fûmes contraints de passer la nuit à Winchester, car toutes les formalités n'avaient pas été remplies. Mais le lendemain matin, en compagnie de M. Joyce Cummings, avocat dont la réputation montait en flèche et qui devait assurer sa défense, nous fûmes autorisés à voir la jeune fille dans sa cellule. Je m'étais attendu, d'après tout ce qui m'avait été dit, à une fort jolie femme ; mais jamais je n'oublierai l'effet que Mlle Dunbar produisit sur moi. Il n'était pas étonnant que le millionnaire luimême eût trouvé là un pouvoir supérieur au sien : pouvoir capable de le contrôler, de le guider. On avait aussi l'impression, en regardant ce visage ferme, net et pourtant sensible, que même si elle pouvait accomplir un acte impétueux, une noblesse innée de caractère la dirigeait constamment vers le bien. Elle était brune, grande, élancée. Elle nous en imposa. Mais dans ses yeux noirs luisait quelque chose qui ressemblait à l'expression de l'animal désespéré qui voit les filets se refermer sur lui et qui ne discerne pas le moyen de passer à travers. Quand elle comprit ce que signifiait pour elle la présence et l'assistance de mon illustre ami, alors ses joues reprirent un peu de couleur et l'espoir se ralluma dans son regard. – M. Gibson vous a peut-être dit ce qui s'était passé entre nous ? demanda-t-elle d'une voix sourde, frémissante. – Oui, répondit Holmes. Vous pouvez vous éviter un surcroît de chagrin avec ce chapitre de votre histoire. Après vous avoir vue, je suis disposé à tenir pour exactes les déclarations de M. Gibson, en ce qui concerne à la fois l'influence que vous aviez sur lui et l'innocence de vos relations communes. Mais pourquoi toute cette situation n'a-t-elle pas été révélée à l'instruction ? – Il me semblait incroyable qu'une accusation pareille pût être retenue. Je croyais que si nous attendions, toute l'affaire s'éclaircirait sans que nous fussions obligés d'entrer dans les détails pénibles de la vie privée de la famille. Mais je comprends à présent qu'au lieu de s'éclaircir, elle s'est au contraire aggravée. – Ma chère demoiselle, s'écria Holmes, je vous supplie de ne vous faire aucune illusion sur ce point ! M. Cummings qui est ici vous dira que toutes les cartes sont à présent contre nous, et que nous devons tenter l'impossible pour gagner. Prétendre que vous ne courez pas un grand danger serait vous tromper cruellement. Donnez-moi toute l'assistance en votre pouvoir pour que nous fassions éclater la vérité ! – Je ne vous cacherai rien ! – Alors parlez-nous de vos véritables relations avec la femme de M. Gibson. – Elle me détestait, monsieur Holmes ! Elle me détestait avec toute la violence de son tempérament tropical. C'était une femme qui ne faisait rien à demi ; elle aimait son mari autant qu'elle me détestait. Il est probable qu'elle s'est trompée sur la nature de nos relations. Je n'ai pas voulu lui nuire, mais elle aimait avec une telle intensité physique qu'elle ne pouvait guère comprendre le lien intellectuel, et même spirituel, qui attachait son mari à moi, ni imaginer que je ne désirais qu'exercer sur lui une bonne influence, et que c'était pour cela que je restais sous son toit. Je m'aperçois maintenant que j'ai eu tort de ne pas partir. Rien ne pouvait justifier ma présence là où j'étais une cause de malheur ; et cependant le malheur aurait certainement subsisté même si j'avais quitté la maison. – Mademoiselle Dunbar, dit Holmes, je vous prierai maintenant de nous confier exactement ce qui s'est passé ce soirlà. – Je puis vous dire la vérité pour autant qu'elle me soit connue, monsieur Holmes. Mais je suis dans l'impossibilité de prouver quoi que ce soit. Or il y a des faits, des faits essentiels, que je ne peux pas expliquer et à propos desquels je ne peux imaginer aucune explication. – Si vous nous communiquez les faits, peut-être d'autres que vous en trouveront l'explication. – En ce qui concerne, donc, ma présence au pont de Thor cette nuit-là, j'ai reçu le matin un billet de Mme Gibson. Je l'ai trouvé sur la table de la salle d'étude, et c'est peut-être elle qui l'a déposé. Ce billet me suppliait de la voir après le dîner, m'informait qu'elle avait quelque chose d'important à me dire, et me priait de lui laisser ma réponse sur le cadran solaire du jardin, car elle désirait que notre entretien fût secret. Je ne voyais pas pourquoi elle désirait le secret, mais j'ai accepté le rendez-vous. Elle me demandait aussi de détruire sa lettre ; je l'ai brûlée dans la cheminée de la salle d'étude. Elle avait très peur de son mari, qui la traitait avec une rudesse que je lui ai souvent reprochée. J'ai donc pensé qu'elle agissait ainsi parce qu'elle ne souhaitait pas qu'il fût au courant de notre entretien. – Et pourtant elle avait conservé soigneusement votre réponse ? – Oui. J'ai été surprise d'apprendre qu'elle la tenait dans sa main quand elle mourut. – Que se passa-t-il ? – Je suis descendue comme je l'avais promis. Quand je suis arrivée au pont, elle m'attendait. Jamais je n'avais mesuré jusquelà le degré de haine que me vouait cette pauvre femme. Elle était comme folle… En vérité, je crois qu'elle était folle, folle avec cette puissance d'hypocrisie que peuvent avoir les déséquilibrés. Autrement, comment aurait-elle pu me rencontrer chaque jour avec une indifférence apparente tout en nourrissant contre moi une pareille haine dans son cœur ? Je ne répéterai pas ce qu'elle m'a dit. Elle a déversé toute sa fureur dans un torrent de mots horribles. Je n'ai même pas répliqué. Je ne l'aurais pas pu ! C'était terrible. Je me suis bouché les oreilles et je me suis enfuie. Quand je l'ai quittée, elle se tenait debout à l'entrée du pont et m'accablait encore de malédictions. – Là où elle a été découverte ensuite ? – À quelques mètres. – Et cependant, en supposant qu'elle ait été tuée très peu de temps après votre départ, vous n'avez rien entendu ? – Non. Mais vraiment, monsieur Holmes, j'étais si bouleversée et horrifiée par cette explosion que je n'ai eu qu'une idée : retrouver la paix de ma chambre. J'ai été incapable de remarquer quoi que ce soit. – Vous dites que vous êtes retournée dans votre chambre. L'avez-vous quittée avant le lendemain matin ? – Oui. Quand l'alarme a été donnée, quand le bruit c'est répandu que cette pauvre femme avait été tuée, alors j'ai couru avec les autres. – Avez-vous vu M. Gibson ? – Oui. Il revenait du pont. Il avait envoyé des gens pour quérir le médecin et la police. – Vous a-t-il semblé très troublé ? – M. Gibson est un homme fort, très maître de lui. Je ne crois pas qu'il soit capable de trahir grand-chose de ses émotions. Mais moi qui le connaissais bien, j'ai pu constater qu'il était profondément touché. – Nous en venons maintenant au point le plus important. Ce revolver a été trouvé dans votre chambre. L'aviez-vous déjà vu ? – Jamais, je le jure ! – Quand a-t-il été découvert ? – Le lendemain matin, quand la police a commencé son enquête. – Parmi vos affaires ? – Oui. Sur le plancher de mon armoire, sous mes robes. – Vous ne savez pas depuis combien de temps il avait été placé là ? – Il n'y était pas la veille au matin. – Comment le savez-vous ? – Parce que j'avais nettoyé mon armoire. – Cela ne souffre pas de discussion. Donc quelqu'un est entré dans votre chambre et a placé ce revolver afin de vous faire inculper. – Sans doute. – Et quand ? – Il n'a pu le faire qu'à l'heure du repas, ou pendant les heures où je me trouvais dans la salle d'étude avec les enfants. – Là où vous étiez quand vous avez reçu le billet ? – Oui. J'y suis restée pendant toute la matinée. – Merci, mademoiselle Dunbar. Voyez-vous autre chose qui pourrait m'aider dans mes recherches ? – Non. Je ne vois rien. – J'ai relevé la marque d'un coup violent sur la maçonnerie du pont. Une trace toute fraîche. Une éraflure juste en face du corps. Vous ne voyez aucune explication possible là-dessus ? – Ce doit être une coïncidence. – Elle est étrange, mademoiselle Dunbar, très étrange ! Pourquoi cette trace au moment de la tragédie, et pourquoi précisément à cet endroit ? – Mais comment a-t-elle pu être faite ? Il aurait fallu un choc d'une extrême violence ! Holmes ne répondit pas. Son visage aigu et pâle avait brusquement revêtu cette expression lointaine, tendue que je connaissais bien pour l'avoir toujours vue dans ses moments d'inspiration géniale. Sa transformation indiquait un tel travail dans son esprit que personne n'osa l'interrompre et que tous, avocat, prisonnière et moi-même, nous demeurâmes assis à le regarder. Tout à coup il bondit de sa chaise, frémissant d'une énergie passionnée et dévoré du besoin d'agir. – Venez, Watson, venez ! s'écria-t-il. – Qu'y a-t-il, monsieur Holmes ? – Ne vous inquiétez pas, chère mademoiselle ! Vous aurez de mes nouvelles, monsieur Cummings. Avec l'aide du Dieu de justice, je vous remettrai un dossier qui fera du bruit en Angleterre ! Vous aurez demain de mes nouvelles, mademoiselle Dunbar, et jusque-là, croyez-en ma parole : les nuages se dissipent ; j'ai tout lieu d'espérer que la lumière de la vérité va les transpercer ! Le voyage n'était pas long de Winchester à Thor, mais il parut interminable à mon impatience, comme à celle de Holmes. Dans son agitation, il était incapable de rester calme ; il arpentait le compartiment, où il tambourinait des doigts contre les coussins. Toutefois, alors que nous approchions du lieu de notre destination, il s'assit en face de moi (notre compartiment de première classe ne contenait pas d'autres voyageurs) et, posant une main sur chacun de mes genoux, il plongea dans mes yeux un regard spécialement malicieux qui était l'une des caractéristiques de son humeur espiègle. – Watson, me dit-il, il me semble me rappeler que vous êtes toujours armé quand nous partons en promenade ? Il était bien heureux qu'il en fût ainsi ! Car il se souciait si peu de sa propre sécurité quand son esprit l'absorbait dans un problème que plus d'une fois mon revolver s'était avéré un ami sûr. Je ne me gênai nullement pour le lui rappeler. – Oui, oui ! Je suis légèrement distrait pour ces sortes d'affaires. Mais vous avez bien un revolver sur vous ? Je le tirai de ma poche : c'était une arme courte, maniable, petite, mais très utile. Il mit le cran de sûreté, fit tomber les cartouches et l'examina avec soin. – Il est lourd ! Bien lourd ! fit-il. – Oui, mais c'est un joli joujou ! Il rêvassa quelques instants. – Savez-vous, Watson ? Je crois que votre revolver va avoir un rapport très étroit avec le mystère que nous nous efforçons d'élucider. – Holmes ! Vous plaisantez ! – Non, Watson, je suis très sérieux. Un test s'offre à nous. Si le test se vérifie, tout s'éclaircira. Or le test dépend du comportement de cette petite arme. Mettons de côté une cartouche. Replaçons les cinq autres et n'oublions pas le cran de sûreté. Voilà ! Je n'avais aucune idée de ce qu'il avait en tête, et il se garda bien de me renseigner. Il se plongea dans ses réflexions jusqu'à notre arrivée à la petite gare du Hampshire. Nous louâmes une vieille guimbarde. Un quart d'heure plus tard, nous étions rendus chez notre ami discret, l'adjudant. – Un nouvel indice, monsieur Holmes ? – Tout dépend du comportement du revolver du docteur Watson, répondit mon ami. Le voici. Maintenant, pouvez-vous me donner dix mètres de ficelle ? Le bazar du village nous vendit la quantité souhaitée. – Je crois que nous avons ce qu'il nous faut, dit Holmes. Si vous le voulez bien, en route pour ce qui sera, je l'espère, la dernière étape de notre voyage. Le soleil déclinait et transformait la lande ondulée du Hampshire en un magnifique paysage d'automne. L'adjudant, dont les regards critiques et incrédules en disaient long sur ses doutes quant à l'équilibre mental de mon ami, marchait à côté de nous. Quand nous nous approchâmes de la scène du crime, je constatai que, sous son habituelle froideur, mon ami était réellement nerveux. – Oui, me dit-il en réponse à la remarque que je lui en fis, vous m'avez déjà vu manquer le but, Watson. J'ai un instinct pour ce genre de choses ; et cependant il m'a parfois joué des tours. J'ai eu dans la cellule de Winchester la révélation d'une certitude ; mais l'esprit agile a un inconvénient : c'est qu'il peut toujours concevoir des explications diverses qui rendraient cette certitude tout à fait illusoire. Et pourtant… Pourtant !… Ma foi, Watson, nous ne pouvons qu'essayer. Tout en marchant, il avait solidement attaché une extrémité de la ficelle à la crosse du revolver. Nous arrivions à présent devant le pont. Avec de grandes précautions, il marqua sur le sol, sous les directives du policier, l'endroit exact où avait été étendu le cadavre. Puis il fouilla la bruyère et les fougères jusqu'à ce qu'il eût trouvé une grosse pierre. Il attacha cette pierre à l'autre extrémité de la ficelle, et il la suspendit par-dessus le parapet du pont de façon qu'elle se balançât librement au-dessus de l'eau. Il se tint alors à la place du corps de Mme Gibson, à quelque distance du bout du pont, mon revolver à la main, la ficelle étant tendue entre l'arme et la lourde pierre. – Allons-y ! cria-t-il. À ces mots il leva son revolver à hauteur de sa tête, puis le lâcha. En une seconde, le revolver avait été entraîné par le poids de la pierre, avait heurté le parapet avec un bruit sec et avait été projeté par-dessus pour tomber dans l'eau. A peine avait-il quitté la main de Holmes que celui-ci courait s'agenouiller à côté de la maçonnerie du pont : un cri de joie nous avertit qu'il avait découvert ce qu'il cherchait. – Y a-t-il jamais eu démonstration plus parfaite ? s'exclama-til. Vous voyez, Watson, votre revolver a résolu le problème ! Tout en parlant, il me désigna une deuxième éraflure exactement de la même taille et de la même forme que la première. – Nous coucherons à l'auberge cette nuit ! reprit-il en regardant l'adjudant ahuri. Vous avez bien une épuisette avec laquelle vous récupérerez le revolver de mon ami ? Vous trouverez également à côté le revolver, la ficelle et le poids avec lesquels cette femme vindicative a tenté de déguiser son suicide et d'accabler une innocente d'une inculpation de meurtre. Vous ferez savoir à M. Gibson que je le verrai dans la matinée, quand le nécessaire aura été fait pour la défense de Mlle Dunbar. Tard dans la soirée, tandis que nous fumions paisiblement nos pipes à l'auberge du village, Holmes me donna un bref résumé de ce qui s'était passé. – Je crains, Watson, que vous n'ajoutiez rien à la réputation que j'ai pu acquérir en ajoutant l'affaire de Thor à vos archives. J'ai eu l'esprit paresseux et j'ai manqué de ce mélange d'imagination et de réalisme qui est la base de mon art. J'avoue que l'éraflure sur la maçonnerie du pont était un indice suffisant pour me suggérer la vraie solution, et je me reproche de ne pas l'avoir entrevue plus tôt. » Je conviens que le travail mental de cette malheureuse femme a été subtil et profond ; il était donc assez difficile de le deviner. Je ne crois pas que dans nos aventures nous ayons jamais rencontré un exemple plus étrange de ce que peut produire l'amour déçu. Que Mlle Dunbar fût sa rivale sur le plan physique ou sur le plan purement intellectuel, ces deux rivalités lui semblaient également impardonnables. Sans aucun doute rendait-elle cette innocente jeune fille responsable de tous les gestes discourtois et des grossièretés par lesquels son mari essayait de rebuter son amour. Elle résolut donc : 1° de mettre un terme à sa propre vie ; 2° de le faire d'une manière qui pût enchaîner sa victime à un destin bien pire qu'une mort brutale. » Nous pouvons suivre les étapes avec netteté, et elles montrent un étonnant esprit de finesse. Très habilement, la rédaction d'un billet fut imposée à Mlle Dunbar ; ce billet faisait apparaître clairement que c'était la gouvernante qui avait choisi la scène du drame. Tenant absolument à ce que ce billet fût découvert, elle exagéra en le gardant dans sa main jusqu'à la fin. Cela seul aurait dû éveiller plus tôt mes soupçons. » Puis elle s'empara de l'un des revolvers de son mari. Vous savez que la maison était un véritable arsenal. Elle le prit pour se tuer. Elle en dissimula un autre, exactement le même, pendant la matinée dans l'armoire de Mlle Dunbar après avoir brûlé une cartouche, ce qu'elle pouvait faire dans les bois sans attirer l'attention. Puis elle se rendit au pont où elle inventa cette méthode très ingénieuse pour se débarrasser de son arme. Quand Mlle Dunbar apparut, elle utilisa ses derniers souffles à expulser toute sa haine et puis, lorsque la gouvernante ne put plus l'entendre, elle exécuta son horrible dessein. Chaque maillon est à présent en place et la chaîne est complète. Les journaux pourront déplorer que l'étang n'ait pas été immédiatement dragué, mais il est toujours facile d'être malin après coup, et d'ailleurs un étang aussi étendu et aussi encombré de roseaux n'est pas d'un curage facile tant que l'on ne sait pas ce que l'on recherche exactement et où les rechercher… Hé bien ! Watson, nous avons assisté une femme remarquable, ainsi qu'un homme formidable ! Si dans l'avenir ils unissent leurs forces, comme c'est probable, le monde de la finance s'apercevra peut-être que M. Neil Gibson a appris quelque chose dans cette école du chagrin où nous sont enseignées nos leçons d'ici-bas. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois-Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE RITUEL DES MUSGRAVE Les mémoires de Sherlock Holmes (mai 1893) Le rituel des Musgrave Une anomalie qui m'a souvent frappé dans le caractère de mon ami Sherlock Holmes, c'était que, bien que dans ses façons de penser il fût le plus clair et le plus méthodique des hommes, et bien qu'il affectât dans sa mise une certaine recherche d'élégance discrète, il n'en était pas moins, dans ses habitudes personnelles, un des hommes les plus désordonnés qui aient jamais poussé à l'exaspération le camarade qui partageait sa demeure. Non pas que je sois, moi-même, le moins du monde, tatillon sous ce rapport. La campagne d'Afghanistan, avec ses rudes travaux, ses dures secousses, venant s'ajouter à une tendance naturelle chez moi pour la vie de bohème, m'a rendu un peu plus négligent qu'il ne sied à un médecin. Mais il y a une limite et, quand je découvre un homme qui garde ses cigarettes dans le seau à charbon, son tabac dans une pantoufle persane, et les lettres à répondre fichées à l'aide d'un grand couteau au beau milieu de la tablette en bois de la cheminée, alors, je commence à arborer des airs vertueux. J'ai toujours estimé, quant à moi, que la pratique du pistolet devait être strictement un exercice de plein air et, lorsque Holmes, dans un de ses accès de bizarrerie, prenait place dans un fauteuil, avec son revolver et une centaine de cartouches, et qu'il se mettait à décorer le mur d'en face d'un semis de balles qui dessinaient les initiales patriotiques V.R.1, j'ai chaque fois éprouvé l'impression très nette que ni l'atmosphère ni l'aspect de notre living n'y gagnaient. Nos pièces étaient toujours pleines de produits chimiques et de reliques de criminels qui avaient une singulière façon de s'aventurer dans des lieux invraisemblables, de se montrer dans le beurrier ou dans des endroits encore moins indiqués. Mais mon grand supplice, c'étaient ses papiers. Il avait horreur de détruire des documents, et surtout ceux qui se rapportaient à ses enquêtes passées ; malgré cela, il ne trouvait guère qu'une ou deux fois par an l'énergie qu'il fallait pour les étiqueter et les ranger, car, comme j'ai eu l'occasion de le dire en je ne sais quel 1 Victoria Regina. endroit de ces Mémoires décousus, les crises d'énergie et d'ardeur qui s'emparaient de lui lorsqu'il accomplissait les remarquables exploits auxquels est associé son nom étaient suivies de périodes léthargiques pendant lesquelles il demeurait inactif, entre son violon et ses livres, bougeant à peine, sauf pour aller du canapé à la table. Ainsi, de mois en mois, les papiers s'accumulaient, jusqu'à ce que tous les coins de la pièce fussent encombrés de paquets de manuscrits qu'il ne fallait à aucun prix brûler et que seul leur propriétaire pouvait ranger. Un soir d'hiver, comme nous étions assis près du feu, je me risquai à lui suggérer que, puisqu'il avait fini de coller des coupures dans son registre ordinaire, il pourrait employer les deux heures suivantes à rendre notre pièce un peu plus habitable. Il ne pouvait contester la justesse de ma demande, aussi s'en fut-il, le visage déconfit, à sa chambre à coucher d'où il revint bientôt, tirant derrière lui une grande malle en zinc. Il la plaça au milieu de la pièce et, s'accroupissant en face, sur un tabouret, il en leva le couvercle. Je pus voir qu'elle était déjà au tiers pleine de papiers réunis en liasses de toutes sortes avec du ruban rouge. – Il y a là, Watson, dit-il en me regardant avec des yeux malicieux, pas mal d'enquêtes. Je pense que si vous saviez tout ce que j'ai dans cette boîte, vous me demanderiez d'en exhumer quelques-unes au lieu d'en enfouir de nouvelles. – Ce sont les souvenirs de vos premiers travaux ? J'ai, en effet, souvent souhaité de posséder des notes sur ces affaires. – Oui, mon cher. Toutes ces enquêtes remontent au temps où mon biographe n'était pas encore venu chanter ma gloire. (Il soulevait les liasses l'une après l'autre, d'une façon en quelque sorte tendre et caressante.) Ce ne sont pas toutes des succès, mais il y a là quelques jolis petits problèmes. Voici les souvenirs des assassins de Tarleton, l'affaire de Vanberry, le marchand de vin, les aventures de la vieille Russe, et la singulière affaire de la béquille en aluminium, ainsi qu'un récit détaillé du pied-bot Ricoletti et de son horrible femme. Et voici… ah ! cela, c'est réellement un objet de choix ! Il plongea le bras au fond de la caisse et en retira une petite boîte en bois munie d'un couvercle à glissière, comme en ont celles où on range les jouets d'enfant. Il en sortit un morceau de papier chiffonné, une vieille clé en laiton, une cheville de bois à laquelle était attachée une pelote de corde et trois vieux disques de métal rouillé. – Eh bien, mon garçon, que dites-vous de ce lot-là ? demanda-t-il en souriant de l'expression de mon visage. – C'est une curieuse collection. – Très curieuse, et l'histoire qui s'y rattache vous frappera comme plus curieuse encore. – Ces reliques ont une histoire, alors ? – À tel point qu'elles sont bel et bien de l'Histoire. – Que voulez-vous dire par là ? Sherlock Holmes les prit une à une et les posa sur le bord de la table. Puis il se rassit dans son fauteuil et les considéra, une lueur de satisfaction dans les yeux. – C'est là, dit-il, tout ce qu'il me reste pour me rappeler l'épisode du Rituel des Musgrave. Je l'avais, à plusieurs reprises, entendu mentionner cette affaire, bien que je n'eusse jamais pu en recueillir les détails. – Je serais si content si vous vouliez m'en faire le récit… – Et laisser ce fouillis tel quel ? s'écria-t-il malicieusement. Votre amour de l'ordre n'en souffrira pas tellement, somme toute, Watson, et moi je serais content que vous ajoutiez cette affaire à vos Mémoires, car elle comporte certains points qui la rendent absolument unique dans les annales criminelles de ce pays et, je crois, de tous les pays. Une collection de menus exploits serait assurément incomplète si elle ne contenait point le récit de cette singulière enquête. Vous vous rappelez peut-être comment l'affaire du Gloria Scott et ma conversation avec le malheureux dont je vous ai raconté le sort dirigèrent pour la première fois mon attention vers la profession que j'allais exercer ma vie durant. Vous me connaissez, maintenant que mon nom s'est répandu partout, maintenant que le public et la police officielle admettent que je suis l'ultime instance à laquelle on fait appel dans les affaires douteuses. Même quand vous avez fait ma connaissance, au temps de l'affaire que vous avez perpétuée dans L'Étude en rouge, je m'étais déjà créé une clientèle considérable, bien que pas très lucrative. Vous ne pouvez guère vous rendre compte des difficultés que j'ai d'abord éprouvées et du temps qu'il m'a fallu avant de réussir à atteindre le premier rang. Quand je suis venu à Londres, à mes débuts, j'avais un appartement dans Montague Street, juste au coin en partant du British Museum, et là, j'attendais, occupant mes trop nombreuses heures de loisir à l'étude de toutes les branches de la science susceptibles de m'être profitables. De temps en temps, des affaires s'offraient à moi, grâce surtout à l'entremise de quelques anciens camarades d'études, car, dans les dernières années de mon séjour à l'université, on avait pas mal parlé de moi et de mes méthodes. La troisième de ces affaires fut le Rituel des Musgrave et c'est à l'intérêt qu'éveilla ce singulier enchaînement d'événements et aussi aux résultats auxquels il aboutit, que je fais remonter les premières étapes sérieuses de ma réussite actuelle. Reginald Musgrave avait été au même collège que moi et je le connaissais quelque peu. En règle générale il n'était pas très populaire parmi les étudiants, quoiqu'il m'ait toujours semblé que ce que l'on considérait chez lui comme de l'orgueil n'était, en réalité, qu'un effort pour couvrir un extrême manque naturel de confiance en soi. D'aspect, c'était un homme d'un type suprêmement aristocratique, mince, avec un long nez, de grands yeux, une allure indolente et pourtant courtoise. C'était, en effet, le rejeton d'une des plus vieilles familles du royaume, bien que sa branche fût une branche cadette qui s'était séparée des Musgrave du Nord à une certaine époque du XVIème siècle pour s'établir dans l'ouest du Sussex, où le manoir de Hurlstone constitue peutêtre le plus vieux bâtiment habité du comté. Quelque chose du lieu de sa naissance semblait adhérer à l'homme, et je n'ai jamais regardé son visage pâle et ardent, ou bien considéré son port de tête, sans les associer aux voûtes grises, aux fenêtres à meneaux et à toutes ces vénérables reliques d'un château féodal. De temps en temps, nous nous laissions aller à bavarder et je peux me rappeler que, plus d'une fois, il exprima un vif intérêt pour mes méthodes d'observation et de déduction. Il y avait quatre ans que je ne l'avais vu, quand, un matin, il entra dans mon logis de Montague Street. Il n'avait guère changé ; il était habillé comme un jeune homme à la mode – ce fut toujours un peu un dandy – et il gardait ces mêmes manières tranquilles et douces qui l'avaient jadis caractérisé. – Qu'êtes-vous donc devenu, Musgrave ? lui demandai-je après une cordiale poignée de main. – Sans doute avez-vous appris la mort de mon père, dit-il. Il a été emporté il y a deux ans environ. Depuis lors, j'ai, naturellement, dû administrer le domaine de Hurlstone, et comme je suis député de ma circonscription en mème temps, ma vie a été assez occupée ; mais j'ai appris, Holmes, que vous employiez à des fins pratiques ces dons avec lesquels vous nous étonniez. – Oui, dis-je, je me suis mis à vivre de mon intelligence. – Je suis enchanté de l'apprendre, car vos conseils aujourd'hui me seraient infiniment précieux. Il s'est passé chez nous, à Hurlstone, d'étranges événements sur lesquels la police a été absolument incapable de jeter une lumière quelconque. C'est vraiment la plus extraordinaire et la plus inexplicable affaire. Vous imaginez, Watson, avec quel empressement je l'écoutais, car c'était l'occasion même que j'avais si ardemment désirée pendant tous ces longs mois d'inaction, qui semblait se trouver à ma portée. Tout au fond de mon cœur, je me croyais capable de réussir là où d'autres échouaient et j'avais cette fois la possibilité de me mettre à l'épreuve. – Je vous en prie, donnez-moi les détails ! m'écriai-je. Reginald Musgrave s'assit en face de moi et alluma une cigarette que j'avais poussée vers lui. – Il faut que vous sachiez, dit-il, que, bien que célibataire, je dois entretenir à Hurlstone tout un personnel domestique, car les bâtiments sont vieux et mal distribués et il faut s'en occuper pas mal. J'ai aussi des chasses gardées et, pendant la belle saison, j'ai d'ordinaire beaucoup d'invités, de sorte que cela n'irait plus si on manquait de personnel. Il y a donc, en tout, huit bonnes, le cuisinier, le sommelier, deux valets de pied et un garçon. Le jardin et les écuries ont, naturellement, leur personnel à eux. « De ces domestiques, celui qui a été le plus longtemps à notre service était le sommelier Brunton. Quand il a été d'abord engagé par mon père ; c'était un maître d'école sans situation mais, homme de caractère et plein d'énergie, il devint vite inappréciable dans la maison. C'était aussi un bel homme, bien planté, au front magnifique et, bien qu'il ait été avec nous pendant vingt ans, il ne peut aujourd'hui en avoir plus de quarante. Avec ses avantages personnels, ses dons extraordinaires – car il sait plusieurs langues et joue presque de tous les instruments de musique –, c'est étonnant qu'il se soit si longtemps contenté d'une situation pareille, mais je suppose qu'il se trouvait confortablement installé et qu'il n'avait pas l'énergie de changer. Le sommelier de Hurlstone est un souvenir qu'emportent tous ceux qui nous rendent visite. « Mais ce parangon a un défaut. C'est un peu un don Juan, et vous pouvez imaginer que, pour un homme comme lui, le rôle n'est pas très difficile à jouer, dans ce coin tranquille de campagne. Quand il était marié, tout allait bien, mais depuis qu'il est veuf, les ennuis qu'il nous a faits n'ont pas cessé. Il y a quelques mois, nous espérions qu'il allait de nouveau se fixer, car il se fiança à Rachel Howells, notre seconde femme de chambre, mais il l'a jetée par-dessus bord depuis et s'est mis à courtiser Jane Trigellis, la fille du premier garde-chasse. Rachel, qui est une très bonne fille, mais celte et, par conséquent, d'un caractère emporté, a eu un sérieux commencement de fièvre cérébrale et circule maintenant – ou plutôt circulait hier encore – dans la maison comme l'ombre aux yeux noirs de ce qu'elle était naguère. Ce fut là notre premier drame à Hurlstone ; mais il s'en est produit un autre qui l'a chassé de nos pensées et qui fut précédé de la disgrâce et du congédiement du sommelier Brunton. « Voici comment cela s'est passé. Je vous ai dit que l'homme était intelligent, et c'est cette intelligence même qui a causé sa perte, car elle semble l'avoir conduit à se montrer d'une insatiable curiosité à l'égard des choses qui ne le concernaient nullement. Je n'imaginais pas où cela le mènerait, jusqu'au moment où un accident très simple m'a ouvert les yeux. « Je vous ai dit que la maison est assez mal distribuée. Une nuit de la semaine dernière – celle de jeudi pour être plus précis –, je constatai que je ne pouvais dormir, pour avoir, après dîner, sottement pris une tasse de café noir très fort. Jusqu'à deux heures du matin j'ai lutté contre cette insomnie, puis j'ai compris que c'était tout à fait inutile ; je me suis donc levé, et j'ai allumé la bougie, dans l'intention de continuer la lecture d'un roman. Comme j'avais laissé le livre dans la salle de billard, j'ai passé ma robe de chambre et je suis allé le chercher. « Pour parvenir à la salle de billard, je devais descendre un escalier, puis traverser l'amorce du couloir qui menait à la bibliothèque et à la salle d'armes. Imaginez ma surprise quand, en regardant le couloir devant moi, j'aperçus une lueur qui provenait de la porte ouverte de la bibliothèque. J'avais moimême éteint la lampe et fermé la porte avant d'aller me coucher. Naturellement je pensai tout d'abord à des cambrioleurs. Les murs des couloirs, à Hurlstone, sont abondamment ornés de trophées et d'armes anciennes. Saisissant une hache d'armes et laissant là ma bougie, je me suis avancé doucement sur la pointe des pieds et, par la porte ouverte, j'ai regardé à l'intérieur de la bibliothèque. « Brunton, le sommelier, était là, assis dans un fauteuil, avec, sur son genou, un petit morceau de papier qui ressemblait à une carte, le front appuyé dans sa main, il réfléchissait profondément. Je demeurai muet d'étonnement à l'observer d'où j'étais, dans l'ombre. Une petite bougie, au bord de la table, répandait une faible lumière, mais elle suffisait pour me montrer qu'il était complètement habillé. Soudain, pendant que je regardais, il se leva de son siège et, se dirigeant vers un bureau, sur le côté, il l'ouvrit et en tira un des tiroirs. Il y prit un papier et, revenant s'asseoir, le posa à plat près de la bougie, au bord de la table, et se mit à l'étudier avec une minutieuse attention. Mon indignation à la vue de ce tranquille examen de nos papiers de famille m'emporta si fort que je fis un pas en avant. Brunton, en levant les yeux, me vit dans l'encadrement de la porte. D'un bond il fut debout, son visage devint livide de crainte, et il fourra à l'intérieur de son vêtement le papier, qui ressemblait à une carte, qu'il était en train d'étudier. « – Quoi ! dis-je, c'est ainsi que vous nous remerciez de la confiance que nous avons mise en vous ? Vous quitterez mon service demain. « Il s'inclina, de l'air d'un homme qui est complètement écrasé et s'esquiva sans dire un mot. La bougie était toujours sur la table et à sa lumière je jetai un coup d'œil pour voir quel était le papier qu'il avait pris dans le bureau. À ma grande surprise, je vis que ce n'était pas une chose importante, mais simplement une copie des questions et des réponses de cette vieille règle singulière qu'on appelle le Rituel des Musgrave. C'est une sorte de cérémonie particulière à notre famille, que, depuis des siècles, tous les Musgrave, en atteignant leur majorité, ont accomplie – quelque chose qui n'a qu'un intérêt personnel et qui, s'il présente, comme nos blasons et nos écus, une vague importance aux yeux de l'archéologue, n'a, en soi, aucune utilité pratique, quelle qu'elle soit. – Nous reviendrons à ce papier tout à l'heure, dis-je. – Si vous pensez que c'est vraiment nécessaire… répondit-il, en hésitant un peu. Pour continuer mon exposé, cependant, j'ai refermé le bureau, en me servant pour cela de la clé que Brunton avait laissée, et j'avais fait demi-tour pour m'en aller quand je fus surpris de voir que le sommelier était revenu et se tenait devant moi. « – Monsieur Musgrave, monsieur, s'écria-t-il d'une voix que l'émotion étranglait, je ne puis supporter ma disgrâce, monsieur ; toute ma vie, ma fierté m'a placé au-dessus de ma situation et la disgrâce me tuerait ; vous aurez mon sang sur la conscience, monsieur – sur votre conscience, c'est un fait –, si vous m'acculez au désespoir. Si vous ne pouvez me garder après ce qui s'est passé, pour l'amour de Dieu, alors, laissez-moi vous donner congé et m'en aller dans un mois, de mon propre gré. Cela je pourrais le supporter, monsieur Musgrave, mais non d'être chassé au vu de tous les gens que je connais si bien. « – Vous ne méritez pas tant d'égards, Brunton, répondis-je. Votre conduite a été trop infâme : cependant, comme il y a longtemps que vous êtes dans la famille, je ne désire pas vous infliger un affront public. Disparaissez dans une semaine et donnez de votre départ la raison que vous voudrez. « – Rien qu'une semaine, monsieur ! s'écria-t-il d'une voix désespérée. Une quinzaine, dites : au moins, une quinzaine. « – Une semaine ; et vous pouvez estimer que je vous ai traité avec indulgence. « Il s'en alla sans bruit, la tête tombant sur la poitrine, comme un homme accablé, tandis que j'éteignais la lumière et regagnais ma chambre. « Pendant les deux jours qui suivirent cet incident, Brunton se montra fort zélé à remplir ses devoirs. Je ne fis aucune allusion à ce qui s'était passé et j'attendis avec quelque curiosité de voir comment il couvrirait sa disgrâce. Au matin du troisième jour, pourtant, il ne vint pas, comme c'était son habitude, après le petit déjeuner, prendre mes instructions pour la journée. Comme je quittais la salle à manger, je rencontrai par hasard Rachel Howells, la bonne. Je vous ai dit qu'elle n'était que tout récemment remise de maladie et elle avait l'air si lamentablement pâle et blême que je la grondai parce qu'elle travaillait. « – Vous devriez être au lit, dis-je. Vous reviendrez travailler quand vous serez plus forte. « Elle me regarda avec une expression si étrange que je commençai de la soupçonner d'avoir le cerveau dérangé. « – Je suis assez forte, monsieur Musgrave, répondit-elle. « – Nous verrons ce que dira le docteur ! Il faut en tout cas que vous cessiez de travailler, à présent, et, quand vous descendrez, voulez-vous dire à Brunton que je désire le voir ? « – Le sommelier est parti, dit-elle. « – Parti ! Parti où ? « – Il est parti. Personne ne l'a vu. Il n'est pas dans sa chambre. Oh, oui, il est parti – il est parti. « Elle recula et tomba contre le mur, en poussant des cris et en riant, et je restai là, horrifié par cette crise hystérique, puis, je me précipitai vers la cloche pour appeler à l'aide. Pendant qu'on emmenait dans sa chambre la fille toujours criant et sanglotant, je m'informai de Brunton. Il n'y avait pas de doute : il avait disparu. Il n'avait pas dormi dans son lit, personne ne l'avait vu depuis qu'il s'était rendu dans sa chambre la veille, et pourtant il était difficile de voir comment il avait pu quitter la maison, puisqu'on avait, au matin, trouvé les portes et les fenêtres fermées à clé. Ses habits, sa montre et même son argent étaient chez lui – mais le complet noir qu'il portait d'ordinaire n'était pas là. Ses pantoufles aussi avaient disparu, mais il avait laissé ses souliers. Où donc Brunton avait-il pu aller pendant la nuit et qu'était-il devenu à présent ? « Naturellement, nous avons fouillé la maison de la cave au grenier, mais il n'y avait aucune trace de l'homme. La maison est, je vous l'ai dit, un labyrinthe, surtout l'aile primitive qui, pratiquement, est maintenant inhabitée, mais nous avons tout retourné, dans chaque chambre, chaque mansarde, sans découvrir la moindre trace du disparu. Il me semblait incroyable qu'il ait pu s'en aller en laissant là tout ce qui lui appartenait, et pourtant où pouvait-il être ? J'ai fait venir la police locale, mais sans succès. Il avait plu la nuit précédente, et nous avons examiné la pelouse et les allées tout autour de la maison, mais en vain. Les choses en étaient là quand un nouvel incident détourna complètement notre attention de ce premier mystère. « Pendant deux jours, Rachel Howells avait été si malade, en proie tantôt au délire, tantôt à l'hystérie, qu'une infirmière s'occupait d'elle et la veillait. La troisième nuit qui suivit la disparition de Brunton, l'infirmière, jugeant sa malade placidement endormie, se laissa aller à sommeiller dans son fauteuil ; quand elle se réveilla, aux premières heures du matin, elle trouva le lit vide, la fenêtre ouverte et plus trace de la malade. Tout de suite on m'éveilla et, avec les deux valets de pied, je partis sans retard à la recherche de la disparue. Il n'était pas difficile de dire quelle direction elle avait prise, car, en partant de dessous sa fenêtre, nous pouvions aisément suivre la trace de ses pas à travers la pelouse jusqu'au bord de l'étang, où elles disparaissaient, tout près du chemin de gravier qui mène hors de la propriété. L'étang, à cet endroit, a huit pieds de profondeur, et vous imaginez ce que nous avons éprouvé quand nous avons vu que la piste de la pauvre démente s'arrêtait au bord même. « Tout de suite, naturellement, les barges furent là et on se mit au travail pour chercher le corps de la fille, mais nous n'avons pu en trouver trace ; par contre, nous avons ramené à la surface une chose des plus inattendues. C'était un sac de toile qui contenait, avec une masse de vieux métal rouillé et décoloré, plusieurs galets ou morceaux de verre de couleur sombre. Cette étrange trouvaille fut tout ce que nous avons pu extraire de l'étang et, bien que nous ayons fait hier toutes les recherches et enquêtes possibles, nous ne savons rien ni du sort de Rachel Howells, ni de celui de Richard Brunton. La police du comté y perd son latin, et je suis venu vers vous, parce que je vous considère comme mon ultime ressource. Vous pouvez supposer, Watson, avec quelle attention j'ai écouté cette extraordinaire suite d'événements et comme je m'efforçais de les ajuster ensemble et d'imaginer un fil quelconque auquel on pourrait les rattacher tous. Le sommelier était parti. La fille était partie. La fille avait aimé le sommelier, mais avait eu ensuite des raisons de le haïr. Elle avait de ce sang gallois, fougueux et passionné ! Elle avait été terriblement surexcitée aussitôt que l'homme avait disparu. Elle avait jeté dans l'étang un sac qui contenait des choses bizarres. Autant de facteurs qu'il fallait prendre en considération, et cependant aucun n'allait au fond de l'affaire. Il s'agissait de savoir quel était le point de départ de cet enchaînement d'événements, là se trouvait l'extrémité de cette filière embrouillée. – Il faut, Musgrave, dis-je, que je voie le papier qui, aux yeux de votre sommelier, valait assez la peine d'être consulté pour qu'il encoure le risque de perdre sa place. – C'est une chose assez absurde que notre Rituel, répondit-il, mais il a, du moins, pour le sauver et l'excuser, la grâce de l'antiquité. J'ai là une copie des questions et des réponses, si vous voulez prendre la peine d'y jeter un coup d'œil… Il me passa ce papier, celui que j'ai là, Watson, et voici l'étrange catéchisme auquel chaque Musgrave devait se soumettre quand il arrivait à l'âge d'homme. Je vous lis questions et réponses, telles qu'elles viennent : – À qui appartenait-elle ? – À celui qui est parti. – Qui doit l'avoir ? – Celui qui viendra. – Quel était le mois ? – Le sixième en partant du premier. – Où était le soleil ? – Au-dessus du chêne. – Où était l'ombre ? – Sous l'orme. – Comment y avancer ? – Au nord par dix et par dix, à l'est par cinq et par cinq, au sud par deux et par deux, à l'ouest par un et par un et ainsi dessous. – Que donnerons-nous en échange ? – Tout ce qui est nôtre. – Pourquoi devons-nous le donner ? – À cause de la confiance. – L'original n'est pas daté, mais il a l'orthographe du milieu du XVIème siècle, me signala Musgrave. J'ai peur toutefois qu'il ne puisse guère vous aider à résoudre ce mystère. – Du moins, dis-je, nous fournit-il un autre mystère, et celuici est même plus intéressant que le premier. Et il peut se faire que la solution de l'un se trouve être la solution de l'autre. Vous m'excuserez, Musgrave, si je dis que votre sommelier me semble avoir été un homme très fort et avoir eu l'esprit plus clair et plus pénétrant que dix générations de ses maîtres. – J'ai peine à vous suivre, répondit Musgrave. Ce papier me semble, à moi, n'avoir aucune importance pratique. – Et, à moi, il me semble immensément pratique et j'imagine que Brunton en avait la même opinion. Sans doute l'avait-il déjà vu avant cette nuit où vous l'avez surpris. – C'est bien possible. Nous ne prenions pas la peine de le cacher. – Il désirait simplement, en cette dernière occasion, se rafraîchir la mémoire. Il avait, si je comprends bien, une espèce de carte qu'il comparait avec le manuscrit et qu'il a mise dans sa poche quand vous avez paru ? – C'est bien cela. Mais en quoi pouvait l'intéresser cette vieille coutume de famille, et que signifie ce rabâchage ? – Je ne pense pas que nous éprouverons de grandes difficultés à l'établir, dis-je. Avec votre permission nous prendrons le premier train pour le Sussex et nous examinerons la question un peu plus à fond sur les lieux. Ce même après-midi nous retrouva tous les deux à Hurlstone. Peut-être avez-vous vu des images ou lu des descriptions de cette fameuse résidence, aussi n'en parlerai-je que pour vous dire que la construction a la forme d'un L dont la ligne montante serait la partie la plus moderne et la base, la portion originale sur laquelle l'autre s'est greffée. Au-dessous de la porte basse, au lourd linteau, au centre de cette partie antique, est gravée la date 1607, mais les connaisseurs conviennent tous que les poutres et la maçonnerie sont en réalité bien plus vieilles que cela. Les murs, d'une épaisseur énorme, et les fenêtres, toutes petites, ont, au siècle dernier, chassé la famille dans l'aile nouvelle et l'ancienne étant désormais utilisée comme réserve et comme cave, quand toutefois on s'en servait. Un parc splendide avec de beaux vieux arbres, entourait la maison, et l'étang dont avait parlé mon client s'étendait tout près de l'avenue, à deux cents mètres environ du bâtiment. J'étais déjà bien convaincu, Watson, qu'il ne s'agissait pas de trois mystères distincts, mais d'un seul et que si je pouvais déchiffrer sans erreur le Rituel, j'aurais en main le fil qui me guiderait vers la vérité, aussi bien en ce qui concernait le sommelier Brunton que pour Howells, la bonne. C'est à cela que j'ai appliqué toute mon énergie. Pourquoi ce domestique était-il si anxieux de bien posséder cette ancienne formule ? Évidemment parce qu'il y voyait quelque chose qui avait échappé à toutes ces générations de grands propriétaires et dont il escomptait quelque avantage personnel. Qu'était-ce donc et en quoi cela avait-il influencé son destin ? Pour moi, il était évident, à la lecture du Rituel, que les mesures devaient se rapporter à un certain endroit auquel le reste du document faisait allusion et que si nous parvenions à trouver cet endroit, nous serions sur la bonne voie pour apprendre quel était le secret que les vieux Musgrave avaient cru nécessaire de garder de façon si curieuse. Deux points de repère nous étaient fournis au départ : un chêne et un orme. Pour le chêne, cela ne pouvait faire de question. Juste en face de la maison, sur le côté gauche de l'avenue, se dressait un chêne patriarche, un des plus magnifiques arbres que j'eusse jamais vus. – Cet arbre était-il là, m'enquis-je comme nous passions à côté, lorsque votre Rituel a été écrit ? – Selon toute probabilité, il était là au temps de la conquête normande. Il mesure sept mètres de tour. Un de mes points était ainsi bien assuré. – Avez-vous de vieux ormes ? – Il y en avait un très vieux là-bas, mais il a été frappé par la foudre il y a dix ans, et on en a enlevé la souche. – On peut voir où il était ? – Oh ! oui. – Il n'y en a pas d'autres ? – Pas de vieux, mais il y a quantité de hêtres. – J'aimerais voir où se dressait l'orme. Nous étions venus en dog-cart et mon client me conduisit tout de suite, sans même entrer dans la maison, à l'excavation, dans la pelouse, où l'orme s'était dressé. C'était presque à michemin entre le chêne et la maison. Mon enquête semblait progresser. – Je suppose qu'il n'est pas possible de savoir quelle était sa hauteur ? demandai-je. – Je peux vous la donner tout de suite : un peu moins de vingt mètres. – Comment se fait-il que vous sachiez cela ? ai-je demandé, surpris. – Quand mon vieux précepteur me donnait à faire un exercice de trigonométrie, cela s'appliquait toujours à des hauteurs à déterminer. Dans ma jeunesse, j'ai calculé la hauteur de tous les arbres et de tous les bâtiments de la propriété. C'était un coup de veine inattendu. Mes données arrivaient plus vite que je n'aurais pu raisonnablement l'espérer. – Dites-moi, votre sommelier vous a-t-il jamais posé pareille question ? Reginald Musgrave me regarda, étonné. – Maintenant que vous me le rappelez, répondit-il, Brunton m'a effectivement demandé la hauteur de cet arbre, il y a quelques mois, à propos d'une petite discussion avec le valet d'écurie. C'était une excellente nouvelle, Watson, car elle me prouvait que j'étais sur la bonne voie. J'ai regardé le soleil ; il était encore assez bas dans le ciel et j'ai calculé qu'en moins d'une heure il serait juste au-dessus des branches les plus élevées du vieux chêne. Une des conditions stipulées dans le Rituel serait alors remplie. Et l'ombre de l'orme devait vouloir dire la partie la plus extrême de l'ombre, sans quoi on aurait pris le tronc comme point de repère. Il fallait donc trouver l'endroit où l'extrémité de l'ombre tomberait quand le soleil s'écarterait du chêne. – Cela à dû être difficile, Holmes, l'orme n'étant plus là. – Eh bien ! je savais du moins que si Brunton était capable de le trouver, je le pouvais aussi. En outre, il n'y avait vraiment pas de difficulté. Je suis allé avec Musgrave dans son bureau et là j'ai taillé moi-même cette cheville à laquelle j'ai attaché cette longue ficelle en y faisant un nœud tous les mètres. J'ai pris ensuite deux morceaux de canne à pêche qui mesuraient tout juste deux mètres, et je suis retourné avec mon client à l'ancien emplacement de l'orme. Le soleil effleurait tout juste le sommet du chêne. J'ai dressé la canne à pêche, j'ai marqué la direction de l'ombre et je l'ai mesurée. Elle avait trois mètres de long. Bien entendu le calcul était simple. Si une canne à pêche de deux mètres projetait une ombre de trois mètres, un arbre de vingt mètres en projetterait une de trente, et la direction dans les deux cas serait la même, bien entendu. J'ai mesuré la distance voulue, ce qui m'amena presque au mur de la maison, endroit où j'ai planté une fiche. Vous pouvez imaginer ma joie, Watson, quand, à moins de deux pouces de ma fiche, je découvris, dans le sol, un trou conique. J'étais sûr que c'était la marque qu'avait faite Brunton en prenant ses mesures et que j'étais sur sa piste. Depuis ce point de départ, je me mis à avancer, après avoir d'abord vérifié les points cardinaux à l'aide de la boussole de poche. Dix pas m'amenèrent sur une ligne parallèle au mur de la maison et de nouveau j'ai marqué cet endroit avec une cheville. Puis j'ai, avec grand soin, fait cinq pas à l'est et deux au sud, ce qui me conduisit au seuil même de la vieille porte. Deux autres pas à l'ouest impliquaient alors que je devais marcher vers le corridor dallé et que là était l'endroit qu'indiquait le Rituel. Je n'ai jamais ressenti un tel frisson de déception, Watson. Un moment, il me sembla qu'il devait y avoir une erreur radicale dans mes calculs. Le soleil couchant éclairait en plein le sol du corridor et je pouvais voir que son pavage de pierres grises, usées par les pas, était solidement assemblé par du ciment et n'avait certainement pas été bougé depuis de longues années. Brunton n'avait pas travaillé par là. J'ai frappé sur le sol, mais partout il rendait le même son et il n'y avait nul signe de fissure ou de crevasse. Par bonheur, Musgrave, qui avait commencé à saisir le sens de mes actes et qui ne se passionnait pas moins que moi, sortit son manuscrit pour vérifier mes calculs. – Et « en dessous » ? s'écria-t-il. Vous avez oublié le « et en dessous » ! J'avais pensé que cela voulait dire que nous devions creuser, mais alors, naturellement, je vis tout de suite que j'avais tort. – Il y a donc une cave sous ces dalles ? m'écriai-je. – Oui, et aussi vieille que la maison. En descendant ici, par cette porte. Nous descendîmes les degrés en colimaçon d'un escalier de pierre, et mon compagnon, frottant une allumette, alluma une grosse lanterne qui se trouvait sur un tonneau, dans un coin. Tout de suite il fut évident que nous étions enfin parvenus au bon endroit et que nous n'étions pas les seuls à le visiter depuis peu. On s'en était servi pour y emmagasiner du bois, mais les bûches, de toute évidence jetées auparavant en désordre partout sur le sol, avaient été empilées de chaque côté de façon à laisser un espace libre au milieu. Dans cet espace se trouvait une large et lourde dalle, munie au centre d'un anneau de fer rouillé, auquel un épais cache-nez à rayures était attaché. – Par Dieu ! s'exclama mon client, c'est le cache-nez de berger de Brunton ! Je le lui ai vu et je pourrais en jurer. Qu'est-ce que cette canaille est venue faire ici ? À ma demande, on fit venir deux agents de la police du comté pour qu'ils fussent présents et je me suis alors efforcé de soulever la pierre en tirant sur le cache-nez. Je ne pus que la bouger légèrement et ce ne fut qu'avec l'aide d'un des agents que je réussis enfin à la pousser sur un des côtés. Un grand trou noir s'ouvrit, béant, dans lequel nous regardâmes tous, pendant que Musgrave, à genoux sur le bord, y descendait sa lanterne. Une cavité carrée, profonde de deux bons mètres environ, et d'un peu plus d'un mètre de côté, s'ouvrait devant nous. Il s'y trouvait une boîte en bois plate et cerclée de laiton, dont le couvercle à charnières était relevé ; dans la serrure était engagée cette curieuse clé ancienne. L'extérieur était couvert d'une épaisse couche de poussière ; l'humidité et les vers avaient rongé le bois, de sorte qu'une foule de champignons poussaient au-dedans. Plusieurs disques de métal – sans doute de vieilles pièces de monnaie – comme ceux que j'ai là traînaient au fond de la boîte, mais elle ne contenait rien d'autre. À ce moment-là, toutefois, nous n'avons guère pensé à cette vieille boîte, car nos yeux étaient rivés sur une chose qu'on voyait accroupie tout à côté. C'était, tassé sur ses cuisses, le corps d'un homme, vêtu d'un complet noir, la tête affaissée sur le bord de la boîte, qu'il enserrait de ses deux bras. Cette position avait fait monter à son visage tout le sang, qui ne circulait plus, et nul n'aurait pu reconnaître ces traits, déformés et cramoisis ; toutefois la taille de l'homme, son costume, ses cheveux suffirent pour montrer à mon client, quand nous eûmes redressé le corps, que c'était bien le sommelier disparu. Il était mort depuis quelques jours, mais il n'y avait sur sa personne ni blessure, ni meurtrissure qui révélât comment était survenue cette fin terrible. Quand nous avons eu emporté son corps hors de la cave, nous nous sommes retrouvés en face d'un problème presque aussi formidable que celui par lequel nous avions commencé. J'avoue que jusque-là, Watson, j'avais été quelque peu déçu dans mes recherches. J'avais compté résoudre le mystère une fois que j'aurais trouvé l'endroit auquel le Rituel faisait allusion, mais maintenant, j'y étais et je demeurais apparemment aussi éloigné que jamais de connaître ce secret que la famille avait caché avec tant de laborieuses précautions. Il est vrai que j'avais fait la lumière sur le sort de Brunton, mais il me fallait à présent découvrir comment le destin l'avait surpris et quel rôle avait joué, en cette affaire, la bonne qui avait disparu. Je me suis assis sur un tonnelet dans un coin et j'ai avec soin passé en revue toute l'affaire. Vous connaissez mes méthodes en ces cas-là, Watson ; je me mets à la place de l'homme et, après avoir estimé son intelligence, j'essaie d'imaginer comment j'aurais moi-même pro-cédé dans les mêmes circonstances. Dans ce cas, la chose était simplifiée par l'intelligence de Brunton, qui était de premier ordre ; point n'était besoin, donc, de tenir compte de « l'équation personnelle », comme l'ont appelée les astronomes. Il savait qu'il y avait quelque chose de précieux caché quelque part. Il avait localisé l'endroit. Il avait constaté que la pierre qui couvrait cet endroit était trop lourde pour qu'un homme la soulevât sans aide. Qu'allait-il faire alors ? Il ne pouvait aller, même s'il avait eu quelqu'un à qui il pût se fier, chercher de l'aide à l'extérieur, débarricader les portes et courir un grand risque d'être découvert. Mieux valait, si possible, trouver l'aide voulue dans la maison. Mais qui pouvait-il solliciter ? Cette fille lui avait été très attachée. Si mal qu'il l'ait traitée, un homme a toujours beaucoup de peine à se rendre compte qu'il a pu perdre définitivement l'amour d'une femme. Il tenterait, grâce à quelques attentions, de faire la paix avec la bonne, puis l'engagerait à devenir sa complice. Une nuit, ils iraient ensemble à la cave et leurs forces réunies suffiraient pour soulever la pierre. Jusque-là je pouvais suivre leur action comme si je les avais effectivement vus. Mais pour deux personnes, dont l'une était une femme, ce devait être un bien lourd travail, que l'enlèvement de cette pierre. Un vigoureux policeman du Sussex et moi, nous n'avions pas trouvé la besogne facile. Alors qu'auraient-ils donc fait pour se faciliter la tâche ? Je me suis levé et j'ai examiné avec soin les bûches éparses sur le sol. Presque tout de suite, je suis tombé sur ce que je souhaitais. Un morceau de bois de presque un mètre de long portait à une de ses extrémités une entaille très nette, tandis que plusieurs autres étaient aplatis sur les côtés, comme s'ils avaient été comprimés par quelque chose de très lourd. Évidemment, une fois la pierre un peu soulevée, ils avaient glissé des billots de bois dans la fente jusqu'au moment où, l'ouverture étant enfin assez large pour s'y introduire, ils l'avaient maintenue ouverte à l'aide d'une bûche placée dans sa longueur et qui pouvait s'être entaillée à son extrémité du bas, puisque tout le poids de la pierre levée la pressait contre le bord de l'autre dalle. Jusque-là j'étais encore en terrain ferme. Et maintenant, comment allais-je procéder pour reconstruire ce drame nocturne ? Évidemment une seule personne pouvait descendre dans le trou, et cette personne c'était Brunton. La fille avait dû attendre sur le bord. Brunton avait alors ouvert la boîte, lui avait passé ce qu'elle contenait – je le présume, puisqu'on n'a rien trouvé –, et alors… alors, qu'était-il arrivé ? Quel feu de vengeance mal éteint se ranima-t-il tout à coup, flamba-t-il dans l'âme celte de cette passionnée, quand elle vit en son pouvoir l'homme qui lui avait nui – et peut-être bien plus que nous le soupçonnions ? Était-ce par hasard que le bois avait glissé et que la pierre avait enfermé Brunton dans ce qui était devenu son tombeau ? La seule culpabilité de la fille avait-elle été de garder le silence sur le sort de l'homme ? Ou, d'un coup brusque, avait-elle fait sauter le support de bois et laissé brutalement retomber la pierre en place ? Quoi qu'il en fût, il me semblait voir la silhouette de la femme étreignant toujours sa trouvaille et regrimpant à toute vitesse l'escalier sinueux, tandis que ses oreilles retentissaient peut-être des appels assourdis et du bruit des mains qui tambourinaient frénétiquement sur la dalle de pierre qui étouffait, jusqu'à le tuer, l'amant infidèle. C'était là le secret du visage blafard de cette fille, le secret de ses nerfs ébranlés, de son accès de rire hystérique du lendemain matin. Mais qu'y avait-il eu, dans la boîte et qu'en avait-elle fait ? Naturellement, ce devaient être les vieux morceaux de métal et les cailloux que mon client avait retirés de l'étang. Elle les y avait jetés aussitôt qu'elle l'avait pu, pour faire disparaître la dernière trace de son crime. Pendant vingt minutes, j'étais demeuré assis, réfléchissant à toute l'affaire. Musgrave était toujours debout, très pâle et, en balançant sa lanterne, il regardait dans le trou. – Ce sont des pièces de Charles Ier, dit-il, en me tendant celles qui étaient restées dans la boîte. Vous voyez que nous avions raison quand nous avons établi la date du Rituel. – Peut-être trouverons-nous autre chose de Charles Ier ! m'exclamai-je, comme, tout à coup, le sens probable des deux premières questions du Rituel s'imposait à ma pensée. Faites-moi voir le contenu du sac que vous avez retiré du lac. Nous sommes donc remontés à son bureau et il a placé les débris devant moi. En les regardant, j'ai pu comprendre qu'il les considérait comme de peu d'importance, car le métal était presque noir et les pierres, ternes et sombres. Toutefois j'en ai frotté une sur ma manche et, au creux sombre de ma main, elle s'est mise à briller comme une étincelle. Le gros morceau de métal avait l'apparence d'un double cercle, mais plié et tordu, il avait été déformé. – Vous ne devez pas oublier, dis-je, que le parti royaliste a résisté en Angleterre, même après la mort du roi, et que, quand à la fin ils se sont enfuis, ils ont probablement laissé enterrés derrière eux beaucoup de leurs biens les plus précieux, avec l'intention de venir les rechercher en des jours plus paisibles. – Mon ancêtre, Sir Ralph Musgrave, fut un cavalier éminent et le bras droit du roi Charles Ier lors de son exil et de sa vie errante, dit mon ami. – Vraiment ! Eh bien, je crois que ce fait doit nous fournir le dernier maillon qui manquait à notre chaîne. Je vous félicite d'entrer en possession, bien que de façon tragique, d'une relique qui a en elle-même une grande valeur, mais qui a plus d'importance encore comme curiosité historique. – Qu'est-ce donc ? balbutia Musgrave, étonné. – Ceci n'est rien de moins que l'ancienne couronne des rois d'Angleterre. – La couronne ? – Exactement. Considérez ce que dit le Rituel. Quelles sont les formules ? « À qui appartenait-elle ? – À celui qui est parti. » Cela se passait après l'exécution de Charles. Puis : « Qui doit l'avoir ? – Celui qui viendra. » Celui-là, c'était Charles II, dont on prévoyait déjà la venue. Je crois qu'on ne saurait mettre en doute que ce diadème bosselé et informe a jadis couronné la tête des rois Stuart. – Et comment est-il venu dans l'étang ? – Ah ! il nous faudra quelque temps pour répondre à cette question. Là-dessus je lui retraçai la longue chaîne de suppositions et de preuves que j'avais imaginée. La nuit était tombée et la lune brillait au ciel avant que j'eusse achevé mon récit. – Et comment se fait-il que Charles n'ait point repris sa couronne à son retour ? demanda Musgrave en remettant la relique dans son sac de toile. – Là, vous mettez le doigt sur le seul point que, sans doute, nous ne serons jamais capables d'élucider. Il est probable que le Musgrave détenteur du secret mourut dans l'intervalle et que, par négligence, il laissa ce Rituel à son descendant sans lui en expliquer le sens. À partir de ce moment-là, on se l'est transmis de père en fils, jusqu'au jour où il tomba enfin entre les mains d'un homme qui en déchiffra le secret, mais perdit la vie dans l'aventure. Et c'est là, Watson, l'histoire du Rituel des Musgrave. Ils ont la couronne, là-bas, à Hurlstone, bien qu'ils aient eu quelques ennuis avec la loi et une forte somme à payer pour obtenir la permission de la garder. Je suis sûr que si vous veniez de ma part, ils seraient heureux de vous la montrer. Quant à la femme on n'en a jamais entendu parler ; il est probable qu'elle a quitté l'Angleterre et que, emportant le souvenir de son crime, elle s'en est allée en quelque pays par-delà les mers. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.sshf.com/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 UN SCANDALE EN BOHÊME Les aventures de Sherlock Holmes (juillet 1891) I tellement supérieure à tout son sexe, qu'il ne l'appelle presque jamais par son nom ; elle est et elle restera la femme. Pour Sherlock Holmes, elle est toujours la femme. Il la juge Aurait-il donc éprouvé à l'égard d'Irène Adler un sentiment voisin de l'amour ? Absolument pas ! Son esprit lucide, froid, admirablement équilibré répugnait à toute émotion en général et à celle de l'amour en particulier. Je tiens Sherlock Holmes pour la machine à observer et à raisonner la plus parfaite qui ait existé sur la planète ; amoureux, il n'aurait plus été le même. Lorsqu'il parlait des choses du cœur, c'était toujours pour les assaisonner d'une pointe de raillerie ou d'un petit rire ironique. Certes, en tant qu'observateur, il les appréciait : n'est-ce pas par le cœur que s'éclairent les mobiles et les actes des créatures humaines ? Mais en tant que logicien professionnel, il les répudiait : dans un tempérament aussi délicat, aussi subtil que le sien, l'irruption d'une passion aurait introduit un élément de désordre dont aurait pu pâtir la rectitude de ses déductions. Il s'épargnait donc les émotions fortes, et il mettait autant de soin à s'en tenir à l'écart qu'à éviter, par exemple de fêler l'une de ses loupes ou de semer des grains de poussière dans un instrument de précision. Telle était sa nature. Et pourtant une femme l'impressionna : la femme, Irène Adler, qui laissa néanmoins un souvenir douteux et discuté. Ces derniers temps, je n'avais pas beaucoup vu Holmes. Mon mariage avait séparé le cours de nos vies. Toute mon attention se trouvait absorbée par mon bonheur personnel, si complet, ainsi que par les mille petits soucis qui fondent sur l'homme qui se crée un vrai foyer. De son côté, Holmes s'était isolé dans notre meublé de Baker Street ; son goût pour la bohème s'accommodait mal de toute forme de société ; enseveli sous de vieux livres, il alternait la cocaïne et l'ambition : il ne sortait de la torpeur de la drogue que pour se livrer à la fougueuse énergie de son tempérament. Il était toujours très attiré par la criminologie, aussi occupait-il ses dons exceptionnels à dépister quelque malfaiteur et à élucider des énigmes que la police officielle désespérait de débrouiller. Divers échos de son activité m'étaient parvenus par intervalles : notamment son voyage à Odessa où il avait été appelé pour le meurtre des Trepoff, la solution qu'il apporta au drame ténébreux qui se déroula entre les frères Atkinson de Trincomalee, enfin la mission qu'il réussit fort discrètement pour la famille royale de Hollande. En dehors de ces manifestations de vitalité, dont j'avais simplement connaissance par la presse quotidienne, j'ignorais presque tout de mon ancien camarade et ami. Un soir – c'était le 20 mars 1888 – j'avais visité un malade et je rentrais chez moi (car je m'étais remis à la médecine civile) lorsque mon chemin me fit passer par Baker Street. Devant cette porte dont je n'avais pas perdu le souvenir et qui sera toujours associée dans mon esprit au prélude de mon mariage comme aux sombres circonstances de l'Étude en Rouge, je fus empoigné par le désir de revoir Holmes et de savoir à quoi il employait ses facultés extraordinaires. Ses fenêtres étaient éclairées ; levant les yeux, je distingue même sa haute silhouette mince qui par deux fois se profila derrière le rideau. Il arpentait la pièce d'un pas rapide, impatient ; sa tête était inclinée sur sa poitrine, ses mains croisées derrière son dos. Je connaissais suffisamment son humeur et ses habitudes pour deviner qu'il avait repris son travail. Délivré des rêves de la drogue, il avait dû se lancer avec ardeur sur une nouvelle affaire. Je sonnai, et je fus conduit à l'appartement que j'avais jadis partagé avec lui. Il ne me prodigua pas d'effusions. Les effusions n'étaient pas son fort. Mais il fut content, je crois, de me voir. A peine me dit-il un mot. Toutefois son regard bienveillant m'indiqua un fauteuil ; il me tendit un étui à cigares ; son doigt me désigna une cave à liqueurs et une bouteille d'eau gazeuse dans un coin. Puis il se tint debout devant le feu et me contempla de haut en bas, de cette manière pénétrante qui n'appartenait qu'à lui. « Le mariage vous réussit ! observa-t-il. Ma parole, Watson, vous avez pris sept livres et demie depuis que je vous ai vu. – Sept, répondis-je. – Vraiment ? J'aurais cru un peu plus. Juste un tout petit peu plus, j'imagine, Watson. Et vous avez recommencé à faire de la clientèle, à ce que je vois. Vous ne m'aviez pas dit que vous aviez l'intention de reprendre le collier ! – Alors, comment le savez-vous ? – Je le vois ; je le déduis. Comment sais-je que récemment vous vous êtes fait tremper, et que vous êtes nanti d'une bonne maladroite et peu soigneuse ? – Mon cher Holmes, dis-je, ceci est trop fort ! Si vous aviez vécu quelques siècles plus tôt, vous auriez certainement été brûlé vif. Hé bien ! oui, il est exact que jeudi j'ai marché dans la campagne et que je suis rentré chez moi en piteux état ; mais comme j'ai changé de vêtement, je me demande comment vous avez pu le voir, et le déduire. Quant à Mary-Jane, elle est incorrigible ! ma femme lui a donné ses huit jours ; mais là encore, je ne conçois pas comment vous l'avez deviné. » Il rit sous cape et frotta l'une contre l'autre ses longues mains nerveuses. « C'est d'une simplicité enfantine, dit-il. Mes yeux me disent que sur le côté intérieur de votre soulier gauche, juste à l'endroit qu'éclaire la lumière du feu, le cuir est marque de six égratignures presque parallèles ; de toute évidence, celles-ci ont été faites par quelqu'un qui a sans précaution gratté autour des bords de la semelle pour en détacher une croûte de boue. D'où, voyez-vous, ma double déduction que vous êtes sorti par mauvais temps et que, pour nettoyer vos chaussures, vous ne disposez que d'un spécimen très médiocre de la domesticité londonienne. En ce qui concerne la reprise de votre activité professionnelle, si un gentleman qui entre ici, introduit avec lui des relents d'iodoforme, arbore sur son index droit la trace noire du nitrate d'argent, et porte un chapeau haut de forme pourvu d'une bosse indiquant l'endroit où il dissimule son stéthoscope, je serais en vérité bien stupide pour ne pas l'identifier comme un membre actif du corps médical. » Je ne pus m'empêcher de rire devant l'aisance avec laquelle il m'expliquait la marche de ses déductions. « Quand je vous entends me donner vos raisons, lui dis-je, les choses m'apparaissent toujours si ridiculement simples qu'il me semble que je pourrais en faire autant ; et cependant chaque fois que vous me fournissez un nouvel exemple de votre manière de raisonner, je reste pantois jusqu'à ce que vous m'exposiez votre méthode. Mes yeux ne sont-ils pas aussi bons que les vôtres ? – Mais si ! répondit-il en allumant une cigarette et en se jetant dans un fauteuil. Seulement vous voyez, et vous n'observez pas. La distinction est claire. Tenez, vous avez fréquemment vu les marches qui conduisent à cet appartement, n'est-ce pas ? – Fréquemment. – Combien de fois ? – Je ne sais pas : des centaines de fois. – Bon. Combien y en a-t-il ? – Combien de marches ? Je ne sais pas. – Exactement ! Vous n'avez pas observé. Et cependant vous avez vu. Toute la question est là. Moi, je sais qu'il y a dix-sept marches, parce que, à la fois, j'ai vu et observé. A propos, puisque vous vous intéressez à ces petits problèmes et que vous avez été assez bon pour relater l'une ou l'autre de mes modestes expériences, peut-être vous intéresserez-vous à ceci… – Il me tendit une feuille de papier à lettres, épaisse et rose, qui se trouvait ouverte sur la table. – Je l'ai reçue au dernier courrier, reprit-il. Lisez à haute voix. » La lettre n'était pas datée, et elle ne portait ni signature ni adresse de l'expéditeur : « On vous rendra visite ce soir à huit heures moins le quart. Il s'agit d'un gentleman qui désire vous consulter sur une affaire de la plus haute importance. Les récents services que vous avez rendus à l'une des cours d'Europe ont témoigné que vous êtes un homme à qui on peut se fier en sécurité pour des choses capitales. Les renseignements sur vous, nous sont, de différentes sources, venus. Soyez chez vous à cette heure-là, et ne vous formalisez pas si votre visiteur est masqué. » « Voilà qui est mystérieux au possible ! dis-je. A votre avis, qu'est-ce que ça signifie ? – Je n'ai encore aucune donnée. Et bâtir une théorie avant d'avoir des données est une erreur monumentale : insensiblement on se met à torturer les faits pour qu'ils collent avec la théorie, alors que ce sont les théories qui doivent coller avec les faits. Mais de la lettre elle-même, que déduisez-vous ? J'examine attentivement l'écriture, et le papier. – Son auteur est sans doute assez fortuné, remarquai-je en m'efforçant d'imiter la méthode de mon camarade. Un tel papier coûte au moins une demi-couronne le paquet : il est particulièrement solide, fort. – Particulièrement : vous avez dit le mot. Ce n'est pas un papier fabriqué en Angleterre. Regardez-le en transparence. » J'obéis, et je vis un grand E avec un petit g, un P, et un grand G avec un petit t, en filigrane dans le papier. « Qu'est-ce que vous en pensez ? demanda Holmes. – Le nom du fabricant, probablement ; ou plutôt son monogramme. – Pas du tout. Le G avec le petit t signifie Gesellschaft, qui est la traduction allemande de « Compagnie ». C'est l'abréviation courante, qui correspond à notre « Cie ». P, bien sûr, veut dire « Papier ». Maintenant voici Eg. Ouvrons notre Informateur continental… » Il s'empara d'un lourd volume marron. « Eglow, Eglonitz… Nous y sommes : Egria, située dans une région de langue allemande, en Bohême, pas loin de Carlsbad. “Célèbre parce que Wallensten y trouva la mort, et pour ses nombreuses verreries et papeteries.” Ah, ah ! mon cher, qu'en dites vous ? Ses yeux étincelaient ; il souffla un gros nuage de fumée bleue et triomphale. – Le papier a donc été fabriqué en Bohême, dis-je. – En effet. Et l'auteur de la lettre est un Allemand. Avez-vous remarqué la construction particulière de la phrase : “Les renseignements sur vous nous sont de différentes sources venus.” ? Ni un Français, ni un Russe ne l'aurait écrite ainsi. Il n'y a qu'un Allemand pour être aussi discourtois avec ses verbes. Il reste toutefois à découvrir ce que me veut cet Allemand qui m'écrit sur papier de Bohême et préfère porter un masque plutôt que me laisser voir son visage. D'ailleurs le voici qui arrive, sauf erreur, pour lever tous nos doutes. » Tandis qu'il parlait, j'entendis des sabots de chevaux, puis un grincement de roues contre la bordure du trottoir, enfin un vif coup de sonnette. Holmes sifflota. « D'après le bruit, deux chevaux !… Oui, confirma-t-il après avoir jeté un coup d'œil par la fenêtre un joli petit landau, conduit par une paire de merveilles qui valent cent cinquante guinées la pièce. Dans cette affaire, Watson, il y a de l'argent à gagner, à défaut d'autre chose ! – Je crois que je ferais mieux de m'en aller, Holmes. – Pas le moins du monde, docteur. Restez à votre place. Sans mon historiographe, je suis un homme perdu. Et puis, l'affaire promet ! Ce serait dommage de la manquer. – Mais votre client… – Ne vous tracassez pas. Je puis avoir besoin de vous, et lui aussi. Le voici. Asseyez-vous dans ce fauteuil, docteur, et soyez attentif. » Un homme entra. Il ne devait pas mesurer moins de deux mètres, et il était pourvu d'un torse et de membres herculéens. Il était richement vêtu : d'une opulence qui, en Angleterre, passait presque pour du mauvais goût. De lourdes bandes d'astrakan barraient les manches et les revers de son veston croisé ; le manteau bleu foncé qu'il avait jeté sur ses épaules était doublé d'une soie couleur de feu et retenu au cou par une aigue-marine flamboyante. Des demi-bottes qui montaient jusqu'au mollet et dont le haut était garni d'une épaisse fourrure brune complétaient l'impression d'un faste barbare. Il tenait un chapeau à larges bords, et la partie supérieure de son visage était recouverte d'un masque noir qui descendait jusqu'aux pommettes ; il avait dû l'ajuster devant la porte, car sa main était encore levée lorsqu'il entra. Le bas du visage révélait un homme énergique, volontaire : la lèvre épaisse et tombante ainsi qu'un long menton droit suggéraient un caractère résolu pouvant aller à l'extrême de l'obstination. « Vous avez lu ma lettre ? demanda-t-il d'une voix dure, profonde, fortement timbrée d'un accent allemand. Je vous disais que je viendrais… » Il nous regardait l'un après l'autre ; évidemment il ne savait pas auquel s'adresser. « Asseyez-vous, je vous prie, dit Holmes. Voici mon ami et confrère, le docteur Watson, qui est parfois assez complaisant pour m'aider. A qui ai-je l'honneur de parler ? – Considérez que vous parlez au comte von Kramm, gentilhomme de Bohême. Dois-je comprendre que ce gentleman qui est votre ami est homme d'honneur et de discrétion, et que je puis lui confier des choses de la plus haute importance ? Sinon, je préférerais m'entretenir avec vous seul. » Je me levai pour partir, mais Holmes me saisit par le poignet et me repoussa dans le fauteuil. « Ce sera tous les deux, ou personne ! déclara-t-il. Devant ce gentleman, vous pouvez dire tout ce que vous me diriez à moi seul. » Le comte haussa ses larges épaules. « Alors je commence, dit-il, par vous demander le secret le plus absolu pendant deux années ; passé ce délai, l'affaire n'aura plus d'importance. Pour l'instant, je n'exagère pas en affirmant qu'elle risque d'influer sur le cours de l'histoire européenne. – Vous avez ma parole, dit Holmes. – Et la mienne. – Pardonnez-moi ce masque, poursuivit notre étrange visiteur. L'auguste personne qui m'emploie désire que son collaborateur vous demeure inconnu, et je vous avouerai tout de suite que le titre sous lequel je me suis présenté n'est pas exactement le mien. – Je m'en doutais ! fit sèchement Holmes. – Les circonstances sont extrêmement délicates. Il ne faut reculer devant aucune précaution pour étouffer tout germe de ce qui pourrait devenir un immense scandale et compromettre gravement l'une des familles régnantes de l'Europe. Pour parler clair, l'affaire concerne la grande maison d'Ormstein, d'où sont issus les rois héréditaires de Bohême. – Je le savais aussi, murmura Holmes en s'installant dans un fauteuil et en fermant les yeux. » Notre visiteur contempla avec un visible étonnement la silhouette dégingandée, nonchalante de l'homme qui lui avait été sans nul doute dépeint comme le logicien le plus incisif et le policier le plus dynamique de l'Europe. Holmes rouvrit les yeux avec lenteur pour dévisager non sans impatience son client : « Si Votre Majesté daignait condescendre à exposer le cas où elle se trouve, observa-t-il, je serais plus à même de la conseiller. » L'homme bondit hors de son fauteuil pour marcher de long en large, sous l'effet d'une agitation qu'il était incapable de contrôler. Puis, avec un geste désespéré, il arracha le masque qu'il portait et le jeta à terre. « Vous avez raison, s'écria-t-il. Je suis le roi. Pourquoi m'efforcerais-je de vous le cacher ? – Pourquoi, en effet ? dit Holmes presque à voix basse. Votre Majesté n'avait pas encore prononcé une parole que je savais que j'avais en face de moi Wilhelm Gottsreich Sigismond von Ormstein, grand-duc de Cassel-Falstein, et roi héréditaire de Bohême. – Mais vous pouvez comprendre, reprit notre visiteur étranger qui s'était rassis tout en passant sa main sur son front haut et blanc, vous pouvez comprendre que je ne suis pas habitué à régler ce genre d'affaires par moi-même. Et pourtant il s'agit d'une chose si délicate que je ne pouvais la confier à un collaborateur quelconque sans tomber sous sa coupe. Je suis venu incognito de Prague dans le but de vous consulter. – Alors, je vous en prie, consultez ! dit Holmes en refermant les yeux. – En bref, voici les faits : il y a environ cinq années, au cours d'une longue visite à Varsovie, j'ai fait la connaissance d'une aventurière célèbre, Irène Adler. Son nom vous dit sûrement quelque chose. – S'il vous plaît, docteur, voudriez-vous regarder sa fiche ? murmura Holmes sans ouvrir les yeux. » Depuis plusieurs années, il avait adopté une méthode de classement pour collationner toutes les informations concernant les gens et les choses, si bien qu'il était difficile de parler devant lui d'une personne ou d'un fait sans qu'il ne pût fournir aussitôt un renseignement. Dans ce cas précis, je trouvai la biographie d'Irène Adler intercalée entre celle d'un rabbin juif et celle d'un chef d'état-major qui avait écrit une monographie sur les poissons des grandes profondeurs sous-marines. « Voyons, dit Holmes. Hum ! Née dans le New Jersey en 1858. Contralto… Hum ! La Scala… Hum ! Prima donna à l'Opéra impérial de Varsovie… Oui ! Abandonne la scène… Ah ! Habite à Londres… Tout à fait cela. A ce que je vois, Votre Majesté s'est laissé prendre aux filets de cette jeune personne, lui a écrit quelques lettres compromettantes, et serait aujourd'hui désireuse qu'elles lui fussent restituées. – Exactement. Mais comment… – Y a-t-il eu un mariage secret ? – Non. – Pas de papiers, ni de certificats légaux ? – Aucun. – Dans ce cas je ne comprends plus votre Majesté. Si cette jeune personne essayait de se servir de vos lettres pour vous faire chanter ou pour tout autre but, comment pourrait-elle prouver qu'elles sont authentiques ? – Mon écriture… – Peuh, peuh ! Des faux ! – Mon papier à lettres personnel… – Un vol ! – Mon propre sceau… – Elle l'aura imité ! – Ma photographie… – Elle l'a achetée ! – Mais nous avons été photographiés ensemble ! – Oh ! la la ! Voilà qui est très mauvais. Votre Majesté a manqué de distinction. – Elle m'avait rendu fou : j'avais perdu la tête ! – Vous vous êtes sérieusement compromis. – A l'évoque, je n'étais que prince héritier. J'étais jeune. Aujourd'hui je n'ai que trente ans. – Il faut récupérer la photographie. – Nous avons essayé, nous n'avons pas réussi. – Votre Majesté paiera. Il faut racheter. – Elle ne la vendra pas. – La dérober, alors. – Cinq tentatives ont été effectuées. Deux fois des cambrioleurs à ma solde ont fouillé sa maison de fond en comble. Une fois nous avons tendu une véritable embuscade. Aucun résultat. – Pas de trace de la photographie ? – Pas la moindre. » Holmes éclata de rire : « Voilà un très joli petit problème ! dit-il. – Mais qui est très grave pour moi, répliqua le roi sur un ton de reproche. – Très grave, c'est vrai. Et que se propose-t-elle de faire avec cette photographie ? – Ruiner ma vie. – Mais comment ? – Je suis sur le point de me marier. – Je l'ai entendu dire. – Avec Clotilde Lothman de Saxe-Meningen, la seconde fille du roi de Scandinavie. Vous connaissez peut-être la rigidité des principes de cette famille : la princesse elle-même est la délicatesse personnifiée. Si l'ombre d'un doute plane sur ma conduite, tout sera rompu. – Et Irène Adler ? – …Menace de leur faire parvenir la photographie. Et elle le fera. Je suis sûr qu'elle le fera ! Vous ne la connaissez pas : elle a une âme d'acier. Elle combine le visage de la plus ravissante des femmes avec le caractère du plus déterminé des hommes. Plutôt que de me voir marié avec une autre, elle irait aux pires extrémités : aux pires ! – Êtes-vous certain qu'elle ne l'a pas encore envoyée ? – Certain. – Pourquoi ? – Parce qu'elle a déclaré qu'elle l'enverrait le jour où les fiançailles seraient publiées. Or elles seront rendues publiques lundi prochain. – Oh ! mais nous avons encore trois jours devant nous ! laissa tomber Holmes en étouffant un bâillement. Heureusement, car j'ai pour l'heure une ou deux affaires importantes à régler. Votre Majesté ne quitte pas Londres ? – Non. Vous me trouverez au Langham, sous le nom de comte von Kramm. – Alors je vous enverrai un mot pour vous tenir au courant de la marche de l'affaire. – Je vous en prie. Je suis terriblement inquiet. – Et, quant à l'argent ? – Je vous laisse carte blanche. – Absolument ? – Je donnerais l'une des provinces de mon royaume en échange de cette photographie. – Et pour les frais immédiats ? » Le roi chercha sous son manteau une lourde bourse en peau de chamois et la déposa sur la table. « Elle contient trois cents livres sterling en or, et sept cents en billets, dit-il. » Holmes rédigea un reçu sur une feuille de son carnet, et le lui tendit. « Et l'adresse de la demoiselle ? demanda-t-il. – Briony Lodge, Serpentine Avenue, Saint John's Wood. Holmes la nota, avant d'interroger : – Une autre question : la photographie est format album ? – Oui. – Bien. Bonne nuit, Majesté. J'ai confiance. Nous aurons bientôt d'excellentes nouvelles à vous communiquer… Et à vous aussi, bonne nuit, Watson ! ajouta-t-il, lorsque les roues du landau royal s'ébranlèrent pour descendre la rue. Si vous avez la gentillesse de passer ici demain après-midi à trois heures, je serai heureux de bavarder un peu avec vous. » II A trois heures précises j'étais à Baker Street, mais Holmes n'était pas encore de retour. La logeuse m'indiqua qu'il était sorti un peu après huit heures du matin. Je m'assis au coin du feu, avec l'intention de l'attendre aussi longtemps qu'il le faudrait. Déjà cette histoire me passionnait : elle ne se présentait pas sous l'aspect lugubre des deux crimes que j'ai déjà relatés : toutefois sa nature même ainsi que la situation élevée de son héros lui conféraient un intérêt spécial. Par ailleurs, la manière qu'avait mon ami de maîtriser une situation et le spectacle de sa logique incisive, aiguë, me procuraient un vif plaisir : j'aimais étudier son système de travail et suivre de près les méthodes (subtiles autant que hardies) grâce aux quelles il désembrouillait les écheveaux les plus inextricables. J'étais si accoutumé à ses succès que l'hypothèse d'un échec ne m'effleurait même pas. Il était près de quatre heures quand la porte s'ouvrit pour laisser pénétrer une sorte de valet d'écurie qui semblait pris de boisson : rougeaud, hirsute, il étalait de gros favoris, et ses vêtements étaient minables. L'étonnant talent de mon ami pour se déguiser m'était connu, mais je dus le regarder à trois reprises avant d'être sûr que c'était bien lui. Il m'adressa un signe de tête et disparut dans sa chambre, d'où il ressortit cinq minutes plus tard, habillé comme à son ordinaire d'un respectable costume de tweed. Il plongea les mains dans ses poches, allongea les jambes devant le feu, et partit d'un joyeux rire qui dura plusieurs minutes. « Hé bien ! ça alors ! s'écria-t-il. » Il suffoquait ; il se reprit à rire, et il rit de si bon cœur qu'il dut s'étendre, à court de souffle, sur son canapé. « Que se passe-t-il ? – C'est trop drôle ! Je parie que vous ne devinerez jamais comment j'ai employé ma matinée ni ce que j'ai fini par faire. – Je ne sais pas… Je suppose que vous avez surveillé les habitudes et peut- être la maison de Mlle Irène Adler. – C'est vrai ! Mais la suite n'a pas été banale. Je vais tout vous raconter. Ce matin, j'ai quitté la maison un peu après huit heures, déguisé en valet d'écurie cherchant de l'embauche. Car entre les hommes de chevaux il existe une merveilleuse sympathie, presque une franc-maçonnerie : si vous êtes l'un des leurs, vous saurez en un tournemain tout ce que vous désirez savoir. J'ai trouvé de bonne heure Briony Lodge. Cette villa est un bijou : situé juste sur la route avec un jardin derrière ; deux étages ; une énorme serrure à la porte ; un grand salon à droite, bien meublé, avec de longues fenêtres descendant presque jusqu'au plancher et pourvues de ces absurdes fermetures anglaises qu'un enfant pourrait ouvrir. Derrière, rien de remarquable, sinon une fenêtre du couloir qui peut être atteinte du toit de la remise. J'ai fait le tour de la maison, je l'ai examinée sous tous les angles, sans pouvoir noter autre chose d'intéressant. J'ai ensuite descendu la rue en flânant et j'ai découvert, comme je m'y attendais, une écurie dans un chemin qui longe l'un des murs du jardin. J'ai donné un coup de main aux valets qui bouchonnaient les chevaux : en échange, j'ai reçu une pièce de monnaie, un verre de whisky, un peu de gros tabac pour bourrer deux pipes, et tous les renseignements dont j'avais besoin sur Mlle Adler, sans compter ceux que j'ai obtenus sur une demi-douzaine de gens du voisinage et dont je me moque éperdument mais il fallait bien que j'écoute aussi leurs biographies, n'est-ce pas ? – Quoi, au sujet d'Irène Adler ? demandai-je – Oh ! elle a fait tourner toutes les têtes des hommes de làbas ! C'est la plus exquise des créatures de cette terre : elle vit paisiblement, chante à des concerts, sort en voiture chaque jour à cinq heures, pour rentrer dîner à sept heures précises, rarement à d'autres heures, sauf lorsqu'elle chante. Ne reçoit qu'un visiteur masculin, mais le reçoit souvent. Un beau brun, bien fait, élégant ; il ne vient jamais moins d'une fois par jour, et plutôt deux. C'est un M. Godfrey Norton, membre du barreau. Voyez l'avantage qu'il y a d'avoir des cochers dans sa confidence ! Tous ceux-là le connaissaient pour l'avoir ramené chacun une douzaine de fois de Serpentine Avenue. Quand ils eurent vidé leur sac, je fis les cent pas du côté de la villa tout en élaborant mon plan de campagne. « Ce Godfrey Norton était assurément un personnage d'importance dans notre affaire : un homme de loi ! Cela s'annonçait mal. Quelle était la nature de ses relations avec Irène Adler, et pourquoi la visitait-il si souvent ? Était-elle sa cliente, son amie, ou sa maîtresse ? En tant que cliente, elle lui avait sans doute confié la photographie pour qu'il la garde. En tant que maîtresse, c'était moins vraisemblable. De la réponse à cette question dépendait mon plan : continuerais-je à travailler à Briony Lodge ? Ou m'occuperais-je plutôt de l'appartement que ce monsieur possédait dans le quartier des avocats ?… Je crains de vous ennuyer avec ces détails, mais il faut bien que je vous expose toutes mes petites difficultés si vous voulez vous faire une idée exacte de la situation. – Je vous écoute attentivement. – J'étais en train de peser le pour et le contre dans ma tête quand un fiacre s'arrêta devant Briony Lodge ; un gentleman en sortit- c'était un très bel homme, brun, avec un nez droit, des moustaches… De toute évidence, l'homme dont on m'avait parlé. Il semblait très pressé, cria au cocher de l'attendre, et s'engouffra a l'intérieur dès que la bonne lui eut ouvert la porte : visiblement il agissait comme chez lui… « Il y avait une demi-heure qu'il était arrivé ; j'avais pu l'apercevoir, par les fenêtres du salon, marchant dans la pièce à grandes enjambées ; il parlait avec animation et il agitait ses bras. Elle, je ne l'avais pas vue. Soudain il ressortit ; il paraissait encore plus nerveux qu'à son arrivée. En montant dans son fiacre, il tira une montre en or de son gousset : « – Filez comme le vent ! cria-t-il. D'abord chez Gross et Hankey à Regent Street, puis à l'église Sainte-Monique dans Edgware Road. Une demi-guinée pour boire si vous faites la course en vingt minutes ! « Les voilà partis. Je me demande ce que je dois faire, si je ne ferais pas mieux de les suivre, quand débouche du chemin un coquet petit landau ; le cocher a son vêtement à demi boutonné, sa cravate sous l'oreille ; les attaches du harnais sortent des boucles ; le landau n'est même pas arrêté qu'elle jaillit du vestibule pour sauter dedans. Je ne l'ai vue que le temps d'un éclair, mais je peux vous affirmer que c'est une fort jolie femme, et qu'un homme serait capable de se faire tuer pour ce visage-là « – A l'église Sainte-Monique, John ! crie-t-elle. Et un demi souverain si vous y arrivez en vingt minutes ! « C'est trop beau pour que je rate l'occasion. J'hésite : vais je courir pour rattraper le landau et monter dedans, ou me cacher derrière. Au même moment, voici un fiacre. Le cocher regarde à deux fois le client déguenillé qui lui fait signe, mais je ne lui laisse pas le temps de réfléchir, je saute : « – A l'église Sainte-Monique ! lui dis je. Et un demisouverain pour vous si vous y êtes en moins de vingt minutes ! « Il était midi moins vingt-cinq ; naturellement, ce qui se manigançait était clair comme le jour. « Mon cocher fonça. Je ne crois pas que j'aie jamais été conduit aussi vite, mais les autres avaient pris de l'avance. Quand j'arrive, le fiacre et le landau sont arrêtés devant la porte, leurs chevaux fument. Moi, je paie mon homme et me précipite dans l'église. Pas une âme à l'intérieur, sauf mes deux poursuivis et un prêtre en surplis qui semblent discuter ferme. Tous trois se tiennent debout devant l'autel. Je prends par un bas-côté, et je flâne comme un oisif qui visite une église. Tout à coup, à ma grande surprise, mes trois personnages se tournent vers moi, et Godfrey Norton court à ma rencontre. « – Dieu merci ! s'écrie-t-il. Vous ferez l'affaire. Venez ! Venez ! » « – Pour quoi faire ? « – Venez, mon vieux ! Il ne nous reste plus que trois minutes pour que ce soit légal. « Me voilà à moitié entraîné vers l'autel et, avant que je sache où j'en suis, je m'entends bredouiller des réponses qui me sont chuchotées à l'oreille ; en fait, j'apporte ma garantie au sujet de choses dont je suis très ignorant et je sers de témoin pour un mariage entre Irène Adler, demoiselle, et Godfrey Norton, célibataire. La cérémonie se déroule en quelques instants ; après quoi je me fais congratuler d'un côté par le conjoint, de l'autre par la conjointe tandis que le prêtre, en face, rayonne en me regardant. Je crois que c'est la situation la plus absurde dans laquelle je me sois jamais trouvé ; lorsque je me la suis rappelée tout à l'heure, je n'ai pu m'empêcher de rire à gorge déployée. Sans doute y avait-il un quelconque vice de forme dans la licence de mariage, le prêtre devait absolument refuser de consacrer l'union sans un témoin, et mon apparition a probablement épargné au fiancé de courir les rues en quête d'un homme valable. La fiancée m'a fait cadeau d'un souverain, que j'entends porter à ma chaîne de montre en souvenir de cet heureux événement. – L'affaire a pris une tournure tout à fait imprévue, dis je. Mais ensuite ? – Hé bien ! J'ai trouvé mes plans plutôt compromis. Tout donnait l'impression que le couple allait s'envoler immédiatement ; des mesures aussi énergiques que promptes s'imposaient donc. Cependant, à la porte de l'église, ils partirent chacun de leur côté : lui vers son quartier, elle pour sa villa. « – Je sortirai à cinq heures comme d'habitude pour aller dans le parc, lui dit-elle en le quittant. « Je n'entendis rien de plus. Ils se séparèrent, et moi, je m'en vais prendre des dispositions personnelles. – Lesquelles ? – D'abord quelques tranches de bœuf froid et un verre de bière répondit-il en sonnant. J'étais trop occupé pour songer à me nourrir, et ce soir, je serai encore plus occupé, selon toute vraisemblance. A propos, docteur, j'aurais besoin de vos services. – Vous m'en voyez réjoui. – Cela ne vous gênerait pas de violer la loi ? – Pas le moins du monde. – Ni de risquer d'être arrêté ? – Non, si la cause est bonne. – Oh ! la cause est excellente ! – Alors je suis votre homme. – J'étais sûr que je pourrais compter sur vous. – Mais qu'est-ce que vous voulez au juste ? – Quand Mme Turner aura apporté le plateau, je vous expliquerai. Maintenant, ajouta-t-il en se jetant sur la simple collation que sa propriétaire lui avait fait monter, je vais être obligé de parler la bouche pleine car je ne dispose pas de beaucoup de temps. Il est près de cinq heures. Dans deux heures nous devons nous trouver sur les lieux de l'action. Mlle Irène, ou plutôt Madame, revient de sa promenade à sept heures. Il faut que nous soyons à Briony Lodge pour la rencontrer. – Et après, quoi ? – Laissez le reste à mon initiative. J'ai déjà préparé ce qui doit arriver. Le seul point sur lequel je dois insister, c'est que vous n'interviendrez à aucun moment, quoi qu'il se passe. – Je resterai neutre ? – Vous ne ferez rien, absolument rien. Il y aura probablement pour moi quelques désagréments légers à encourir. Ne vous en mêlez point. Tout se terminera par mon transport dans la villa. Quatre ou cinq minutes plus tard, la fenêtre du salon sera ouverte. Vous devrez vous tenir tout près de cette fenêtre ouverte. – Oui. – Vous devrez me surveiller, car je serai visible. – Oui. – Et quand je lèverai ma main… comme ceci… vous lancerez dans la pièce, ce que je vous remettrai pour le lancer et, en même temps, vous crierez au feu. Vous suivez bien ? – Très bien. – Il n'y a rien là de formidable, dit-il en prenant dans sa poche un long rouleau en forme de cigare. C'est une banale fusée fumigène ; à chaque extrémité elle est garnie d'une capsule automatiquement inflammable. Votre mission se réduit à ce que je vous ai dit. Quand vous crierez au feu, des tas de gens crieront à leur tour au feu. Vous pourrez alors vous promener jusqu'au bout de la rue où je vous rejoindrai dix minutes plus tard. J'espère que je me suis fait comprendre ? – J'ai à ne pas intervenir, à m'approcher de la fenêtre, à guetter votre signal, à lancer à l'intérieur cet objet, puis à crier au feu, et à vous attendre au coin de la rue. – Exactement. – Vous pouvez donc vous reposer sur moi. – Parfait ! Il est presque temps que je me prépare pour le nouveau rôle que je vais jouer. » Il disparut dans sa chambre, et réapparut au bout de quelques minutes sous l'aspect d'un clergyman non conformiste, aussi aimable que simplet. Son grand chapeau noir, son ample pantalon, sa cravate blanche, son sourire sympathique et tout son air de curiosité bienveillante étaient dignes d'un plus grand comédien. Holmes avait pas seulement changé de costume : son expression, son allure, son âme même semblaient se modifier à chaque nouveau le. Le théâtre a perdu un merveilleux acteur, de même que la science a perdu un logicien de premier ordre, quand il s'est spécialisé dans les affaires criminelles. Nous quittâmes Baker Street à six heures et quart pour nous trouver à sept heures moins dix dans Serpentine Avenue. La nuit tombait déjà. Les lampes venaient d'être allumées quand nous passâmes devant Briony Lodge. La maison ressemblait tout à fait à celle que m'avait décrite Holmes, mais les alentours n'étaient pas aussi déserts que je me l'étais imaginé : ils étaient pleins au contraire d'une animation qu'on n'aurait pas espérée dans la petite rue d'un quartier tranquille. A un angle, il y avait un groupe de pauvres hères qui fumaient et riaient ; non loin, un rémouleur avec sa roue, puis deux gardes en flirt avec une nourrice ; enfin, plusieurs jeunes gens bien vêtus, cigare aux lèvres, flânaient sur la route. « Voyez ! observa Holmes tandis que nous faisions les cent pas le long de la façade de la villa. Ce mariage simplifie plutôt les choses : la photographie devient maintenant une arme à double tranchant. Il y a de fortes chances pour qu'elle ne tienne pas plus à ce que M. Godfrey Norton la voie, que notre client ne tient à ce qu'elle tombe sous les yeux de sa princesse. Mais où la découvrirons-nous ? – Oui. Où ? – Il est probable qu'elle ne la transporte pas avec elle, puisqu'il s'agit d'une photographie format album, trop grande par conséquent pour qu'une dame la dissimule aisément dans ses vêtements. Elle sait que le roi est capable de lui tendre une embuscade et de la faire fouiller, puisqu'il l'a déjà osé. Nous pouvons donc tenir pour certain qu'elle ne la porte pas sur elle. – Où, alors ? – Elle a pu la mettre en sécurité chez son banquier ou chez son homme de loi. Cette double possibilité existe, mais je ne crois ni à l'une ni à l'autre. Les femmes sont naturellement cachottières, et elles aiment pratiquer elles-mêmes leur manie. Pourquoi l'aurait-elle remise à quelqu'un ? Autant elle peut se fier à bon droit à sa propre vigilance, autant elle a de motifs de se méfier des influences, politiques ou autres, qui risqueraient de s'exercer sur un homme d'affaires. Par ailleurs, rappelez-vous qu'elle a décidé de s'en servir sous peu : la photographie doit donc se trouver à portée de sa main, chez elle. – Mais elle a été cambriolée deux fois ! – Bah ! Les cambrioleurs sont passés à côté… – Mais comment chercherez-vous ? – Je ne chercherai pas. – Alors ?… – Je me débrouillerai pour qu'elle me la montre. – Elle refusera ! – Elle ne pourra pas faire autrement… Mais j'entends le roulement de la voiture ; c'est son landau. A présent, suivez mes instructions à la lettre. » Tandis qu'il parlait, les lanternes latérales de la voiture amorcèrent le virage dans l'avenue ; c'était un très joli petit landau ! Il roula jusqu'à la porte de Briony Lodge ; au moment où il s'arrêtait, l'un des flâneurs du coin se précipita pour ouvrir la portière dans l'espoir de recevoir une pièce de monnaie ; mais il fut écarté d'un coup de coude par un autre qui avait couru dans la même intention Une violente dispute s'engagea alors ; les deux gardes prirent parti pour l'un des vagabonds, et le rémouleur soutint l'autre de la voix et du geste. Des coups furent échangés, et en un instant la dame qui avait sauté à bas de la voiture se trouva au centre d'une mêlée confuse d'hommes qui se battaient à grands coups de poing et de gourdin. Holmes, pour protéger la dame, se jeta parmi les combattants ; mais juste comme il parvenait à sa hauteur, il poussa un cri et s'écroula sur le sol, le visage en sang. Lorsqu'il tomba, les gardes s'enfuirent dans une direction, et les vagabonds dans la direction opposée ; les gens mieux vêtus, qui avaient assisté à la bagarre sans s'y mêler, se décidèrent alors à porter secours à la dame ainsi qu'au blessé. Irène Adler, comme je l'appelle encore, avait bondi sur les marches ; mais elle demeura sur le perron pour regarder ; son merveilleux visage profilait beaucoup de douceurs sous l'éclairage de l'entrée. « Est-ce que ce pauvre homme est gravement blessé ? s'enquit-elle. – Il est mort ! crièrent plusieurs voix. – Non, non, il vit encore ! hurla quelqu'un. Mais il mourra sûrement avant d'arriver à l'hôpital. – Voilà un type courageux ! dit une femme. Ils auraient pris à la dame sa bourse et sa montre s'il n'était pas intervenu. C'était une bande, oui ! et une rude bande ! Ah ! il se ranime maintenant… – On ne peut pas le laisser dans la rue. Peut-on le transporter chez vous, madame ? – Naturellement ! Portez-le dans le salon ; il y a un lit de repos confortable. Par ici, s'il vous plaît ! » Lentement, avec une grande solennité, il fut transporté à l'intérieur de Briony Lodge et déposé dans la pièce principale : de mon poste près de la fenêtre, j'observai les allées et venues. Les lampes avaient été allumées, mais les stores n'avaient pas été tirés, si bien que Je pouvais apercevoir Holmes étendu sur le lit. J'ignore s'il était à cet instant, lui, bourrelé de remords, mais je sais bien que moi, pour ma part, je ne m'étais jamais senti aussi honteux que quand je vis quelle splendide créature était la femme contre laquelle nous conspirions, et quand j'assistai aux soins pleins de grâce et de bonté qu'elle prodiguait au blessé. Pourtant ç'aurait été une trahison (et la plus noire) à l'égard de Holmes si je m'étais départi du rôle qu'il m'avait assigné. J'endurcis donc mon cœur et empoignai ma fusée fumigène. « Après tout, me disje, nous ne lui faisons aucun mal, et nous sommes en train de l'empêcher de nuire à autrui. » Holmes s'était mis sur son séant, et je le vis s'agiter comme un homme qui manque d'air. Une bonne courut ouvrir la fenêtre. Au même moment il leva la main : c'était le signal. Je jetai ma fusée dans la pièce et criai : « Au feu ! » Le mot avait à peine jailli de ma gorge que toute la foule des badauds qui stationnaient devant la maison, reprit mon cri en chœur : « Au feu ! » Des nuages d'une fumée épaisse moutonnaient dans le salon avant de s'échapper par la fenêtre ouverte. J'aperçus des silhouettes qui couraient dans tous les sens ; puis j'entendis la voix de Holmes affirmer que c'était une fausse alerte. Alors je me glissai parmi la foule et je marchai jusqu'au coin de la rue. Au bout d'une dizaine de minutes, j'eus la joie de sentir le bras de mon ami sous le mien et de quitter ce mauvais théâtre. Il marchait rapidement et en silence ; ce fut seulement lorsque nous empruntâmes l'une des paisibles petites rues qui descendent vers Edgware Road qu'il se décida à parler. « Vous avez très bien travaillé, docteur ! me dit-il. Rien n'aurait mieux marché. – Vous avez la photographie ? – Je sais où elle est. – Et comment l'avez-vous appris ? – Elle me l'a montrée, comme je vous l'avais annoncé. – Je n'y comprends goutte, Holmes. – Je n'ai pas l'intention de jouer avec vous au mystérieux, répondit-il en riant. L'affaire fut tout à fait simple. Vous, bien sûr, vous avez deviné que tous les gens de la rue étaient mes complices : je les avais loués pour la soirée. – Je l'avais deviné… à peu près. – Quand se déclencha la bagarre, j'avais de la peinture rouge humide dans la paume de ma main. Je me suis précipité, je suis tombé, j'ai appliqué ma main contre mon visage, et je suis devenu le piteux spectacle que vous avez eu sous les yeux. C'est une vieille farce. – Ça aussi, je l'avais soupçonné ! – Ils m'ont donc transporté chez elle ; comment aurait-elle pu refuser de me laisser entrer ? Que pouvait-elle objecter ? J'ai été conduit dans son salon, qui était la pièce, selon moi, suspecte. C'était ou le salon ou sa chambre, et j'étais résolu à m'en assurer Alors j'ai été couché sur un lit, j'ai réclamé un peu d'air, on a dû ouvrir la fenêtre, et vous avez eu votre chance. – Comment cela vous a-t-il aidé ? – C'était très important ! Quand une femme croit que le feu est à sa maison, son instinct lui commande de courir vers l'objet auquel elle attache la plus grande valeur pour le sauver des flammes. Il s'agit là d'une impulsion tout à fait incontrôlable, et je m'en suis servi plus d'une fois : tenez, dans l'affaire du Château d Arnsworth, et aussi dans le scandale de la substitution de Darlington. Une mère se précipite vers son enfant ; une demoiselle vers son coffret à bijoux. Quant à notre dame d'aujourd'hui, j'étais bien certain qu'elle ne possédait chez elle rien de plus précieux que ce dont nous étions en quête. L'alerte fut admirablement donnée. La fumée et les cris auraient brisé des nerfs d'acier ! Elle a magnifiquement réagi. La photographie se trouve dans un renfoncement du mur derrière un panneau à glissières juste au-dessus de la sonnette. Elle y fut en un instant et je pus apercevoir l'objet au moment où elle l'avait à demi sorti. Quand je criai que c'était une fausse alerte, elle le replaça, ses yeux tombèrent sur la fusée, elle courut au dehors, et je ne la revis plus. Je me mis debout, et après force excuses, sortis de la maison. J'ai bien songé à m'emparer tout de suite de la photographie, mais le cocher est entré ; il me surveillait de près : je crus plus sage de ne pas me risquer : un peu trop de précipitation aurait tout compromis ! – Et maintenant ? demandai-je. – Pratiquement notre enquête est terminée. J'irai demain lui rendre visite avec le roi et vous-même, si vous daignez nous accompagner. On nous conduira dans le salon pour attendre la maîtresse de maison ; mais il est probable que quand elle viendra elle ne trouvera plus ni nous ni la photographie. Sa Majesté sera sans doute satisfaite de la récupérer de ses propres mains. – Et quand lui rendrons-nous visite ? – A huit heures du matin. Elle ne sera pas encore levée, ni apprêtée, si bien que nous aurons le champ libre. Par ailleurs il nous faut être rapides, car ce mariage peut modifier radicalement ses habitudes et son genre de vie. Je vais télégraphier au roi. » Nous étions dans Baker Street, arrêtés devant la porte. Holmes cherchait sa clé dans ses poches lorsqu'un passant lui lança : « Bonne nuit, monsieur Sherlock Holmes ! » Il y avait plusieurs personnes sur le trottoir ; ce salut semble venir néanmoins d'un jeune homme svelte qui avait passé très vite. « Je connais cette voix, dit Holmes en regardant la rue faiblement éclairée. Mais je me demande à qui diable elle appartient ! » III Je dormis à Baker Street cette nuit-là ; nous étions en train de prendre notre café et nos toasts quand le roi de Bohême pénétra dans le bureau. « C'est vrai ? Vous l'avez eue ? cria-t-il en empoignant Holmes par les deux épaules et en le dévisageant intensément. – Pas encore. – Mais vous avez bon espoir ? – J'ai espoir. – Alors, allons-y. Je ne tiens plus en place. – Il nous faut un fiacre. – Non ; mon landau attend en bas. – Cela simplifie les choses. » Nous descendîmes et, une fois de plus, nous reprîmes la route de Briony Lodge. « Irène Adler est mariée, annonça Holmes. – Mariée ? Depuis quand ? – Depuis hier. – Mais à qui ? – A un homme de loi qui s'appelle Norton. – Elle ne l'aime pas. J'en suis sûr ! – J'espère qu'elle l'aime. – Pourquoi l'espérez-vous ? – Parce que cela éviterait à Votre Majesté de redouter tout ennui pour l'avenir. Si cette dame aime son mari, c'est qu'elle n'aime pas Votre Majesté. Si elle n'aime pas Votre Majesté, il n'y a aucune raison pour qu'elle se mette en travers des plans de Votre Majesté. – Vous avez raison. Et cependant… Ah ! je regrette qu'elle n'ait pas été de mon rang ! Quelle reine elle aurait fait ! » Il tomba dans une rêverie maussade qui dura jusqu'à Serpentine Avenue. La porte de Briony Lodge était ouverte, et une femme âgée se tenait sur les marches. Elle nous regarda descendre du landau avec un œil sardonique. « Monsieur Sherlock Holmes, je pense ? interrogea-t-elle. – Je suis effectivement M. Holmes, répondit mon camarade en la considérant avec un étonnement qui n'était pas joué. – Ma maîtresse m'a dit que vous viendriez probablement ce matin. Elle est partie, avec son mari, au train de cinq heures quinze à Charing Cross, pour le continent. – Quoi ! s'écria Sherlock Holmes en reculant. Voulez-vous dire qu'elle a quitté l'Angleterre ? » Son visage était décomposé, blanc de déception et de surprise. Elle ne reviendra jamais ! « Et les papiers ? gronda le roi. Tout est perdu ! – Nous allons voir… » Il bouscula la servante et se rua dans le salon ; le roi et moi nous nous précipitâmes à sa suite. Les meubles étaient dispersés à droite et à gauche, les étagères vides, les tiroirs ouverts : il était visible que la dame avait fait ses malles en toute hâte avant de s'enfuir. Holmes courut vers la sonnette, fit glisser un petit panneau, plongea sa main dans le creux mis à découvert, retira une photographie et une lettre. La photographie était celle d'Irène Adler elle-même en robe du soir. La lettre portait la suscription suivante : « A Sherlock Holmes, qui passera prendre. » Mon ami déchira l'enveloppe ; tous les trois nous nous penchâmes sur la lettre ; elle était datée de la veille à minuit, et elle était rédigée en ces termes : Mon cher Monsieur Sherlock Holmes Vous avez réellement bien joué ! Vous m'avez complètement surprise. Je n'avais rien soupçonné, même après l'alerte au feu. Ce n'est qu'ensuite, lorsque j'ai réfléchi que je m'étais trahie moimême, que j'ai commencé à m'inquiéter. J'étais prévenue contre lui depuis plusieurs mois. On m'avait informée que si le roi utilisait un policier, ce serait certainement à vous qu'il ferait appel. Et on m'avait donné votre adresse. Pourtant, avec votre astuce, vous m'avez amenée à vous révéler ce que vous désiriez savoir. Lorsque des soupçons me sont venus, j'ai été prise de remords : penser du mal d'un clergyman aussi âgé, aussi respectable, aussi galant ! Mais, vous le savez, j'ai été entraînée, moi aussi, à jouer la comédie ; et le costume masculin m'est familier : j'ai même souvent profité de la liberté d'allure qu'il autorise. Aussi ai-je demandé à John, le cocher, de vous surveiller ; et moi, je suis montée dans ma garde-robe, j'ai enfilé mon vêtement de sortie, comme je l'appelle, et je suis descendue au moment précis où vous vous glissiez dehors. Hé bien ! je vous ai suivi jusqu'à votre porte, et j'ai ainsi acquis la certitude que ma personne intéressait vivement le célèbre M. Sherlock Holmes. Alors, avec quelque imprudence, je vous ai souhaité une bonne nuit, et j'ai couru conférer avec mon mari. Nous sommes tombés d'accord sur ceci : la fuite était notre seule ressource pour nous défaire d'un adversaire aussi formidable. C'est pourquoi vous trouverez le nid vide lorsque vous viendrez demain Quant à la photographie, que votre client cesse de s'en inquiéter ! J'aime et je suis aimée. J'ai rencontré un homme meilleur que lui. Le roi pourra agir comme bon lui semblera sans avoir rien à redouter d'une femme qu'il a cruellement offensée. Je ne la garde pardevers moi que pour ma sauvegarde personnelle, pour conserver une arme qui me protégera toujours contre les ennuis qu'il pourrait chercher à me causer dans l'avenir. Je laisse ici une photographie qu'il lui plaira peut-être d'emporter. Et je demeure, cher Monsieur Sherlock Holmes, très sincèrement vôtre ! Irène Norton, née Adler. « Quelle femme ! Oh ! quelle femme ! s'écria le roi de Bohême quand nous eûmes achevé la lecture de cette épître. Ne vous avais-je pas dit qu'elle était aussi prompte que résolue ? N'auraitelle pas été une reine admirable ? Quel malheur qu'elle ne soit pas de mon rang ! – D'après ce que j'ai vu de la dame, elle ne semble pas en vérité du même niveau que Votre Majesté ! répondit froidement Holmes. Je regrette de n'avoir pas été capable de mener cette affaire à une meilleure conclusion. – Au contraire, cher monsieur ! cria le roi. Ce dénouement m'enchante : je sais qu'elle tient toujours ses promesses ! La photographie est à présent aussi en sécurité que si elle avait été jetée au feu. – Je suis heureux d'entendre Votre Majesté parler ainsi. – J'ai contracté une dette immense envers vous ! Je vous en prie ; dites-moi de quelle manière je puis vous récompenser. Cette bague… » Il fit glisser de son doigt une émeraude et la posa sur la paume ouverte de sa main. « Votre Majesté possède quelque chose que j'évalue à plus cher, dit Holmes. – Dites-moi quoi : c'est à vous. – Cette photographie ! » Le roi le contempla avec ahurissement. « La photographie d'Irène ? Bien sûr, si vous y tenez ! – Je remercie Votre Majesté. Maintenant, l'affaire est terminée J'ai l'honneur de souhaiter à Votre Majesté une bonne matinée. » Il s'inclina et se détourna sans remarquer la main que lui tendait le roi. Bras dessus, bras dessous, nous regagnâmes Baker Street. Et voici pourquoi un grand scandale menaçait le royaume de Bohême, et comment les plans de M. Sherlock Holmes furent déjoués par une femme. Il avait l'habitude d'ironiser sur la rouerie féminine ; depuis ce jour il évite de le faire. Et quand il parle d'Irène Adler, ou quand il fait allusion à sa photographie, c'est toujours sous le titre très honorable de la femme. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes La Maison Vide (26 septembre 1903) L'Entrepreneur de Norwood (31 octobre 1903) Les Hommes Dansants (décembre 1903) La Cycliste Solitaire (26 décembre 1903) L'École du prieuré (30 janvier 1904) Peter le Noir (27 février 1904) Charles Auguste Milverton (26 mars 1904) Les Six Napoléons (30 avril 1904) Les Trois Étudiants (juin 1904) Le Pince-Nez en Or (juillet 1904) Un Trois-Quarts a été perdu (août 1904) Le Manoir de L'Abbaye (septembre 1904) La Deuxième Tâche (décembre 1904) Son Dernier Coup d'Archet L'aventure de Wisteria Lodge (15 août 1908) Les Plans du Bruce-Partington (décembre 1908) Le Pied du Diable (décembre 1910) Le Cercle Rouge (mars/avril 1911) La Disparition de Lady Frances Carfax (décembre 1911) Le détective agonisant (22 novembre 1913) Son Dernier Coup d'Archet (septembre 1917) Les Archives de Sherlock Holmes La Pierre de Mazarin (octobre 1921) Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.sherlock-holmes.org/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LES SIX NAPOLÉONS Le retour de Sherlock Holmes (avril 1904) Les six Napoléons venir causer avec nous dans la soirée, et ces visites faisaient grand plaisir à Sherlock Holmes, car elles lui permettaient de se tenir au courant de toutes les nouvelles apprises par la police. En retour des récits que faisait Lestrade, Sherlock Holmes prêtait une grande attention aux détails des affaires dont le détective pouvait être chargé ; de temps en temps, il lui donnait des avis que justifiait sa longue expérience des affaires, des hommes et des choses. Ce soir-là, Lestrade avait parlé du temps, des journaux, puis la conversation était tombée tandis qu'il continuait à fumer son cigare. Holmes le regarda avec attention. – Rien d'intéressant ? dit-il. – Non, Monsieur Holmes, rien de particulier. – Alors… dites-le-moi. Lestrade se mit à rire. – Décidément, Monsieur Holmes, il n'y a rien à vous cacher. Oui, il y a bien quelque chose qui me préoccupe, et pourtant, c'est si absurde que j'hésite à vous en infliger le récit ; d'un autre côté, l'événement, tout en ne sortant pas de la banalité, paraît cependant assez bizarre. Je sais, il est vrai, que vous avez un goût marqué pour ce qui sort de l'ordinaire, mais, à mon avis, cette affaire paraît plutôt ressortir du domaine du Dr Watson que du vôtre. – Une maladie ? demandai-je. Il arrivait assez souvent à M. Lestrade de Scotland Yard de – En tout cas, de la folie, et une folie extraordinaire. Croiriezvous qu'il existe, de nos jours, un homme qui nourrit une telle haine contre Napoléon 1er qu'il brise impitoyablement toutes les statues qui le représentent ? Holmes s'enfonça dans sa chaise. – Cela ne me regarde pas, dit-il. – C'est précisément ce que je viens de dire. Mais comme l'homme en question se met à pénétrer avec effraction dans les maisons en vue de briser ces statues, il cesse d'appartenir au domaine du docteur pour passer dans celui de la police. Holmes se redressa. – Ah ! il y a des cas d'effraction ? Cela devient plus intéressant. Donnez-moi donc des détails. Lestrade prit son carnet de rapports, qu'il parcourut pour se rafraîchir la mémoire. – La première affaire a eu lieu il y a quatre jours, dit-il. Elle se passa chez Mrs Hudson, qui a un magasin de vente d'objets d'art dans Kennington Road. Le commis s'était un moment absenté du magasin, quand, tout à coup, il entendit du bruit à l'intérieur. Il revint en toute hâte et trouva, brisé en mille morceaux, un buste en plâtre de Napoléon qui était placé sur le comptoir, au milieu d'autres œuvres d'art. Il se précipita dans la rue, mais, malgré l'affirmation de plusieurs personnes, qui avaient vu un individu s'enfuir du magasin, il ne put le découvrir. Il crut donc voir dans ce fait un acte de vandalisme comme il s'en produit de temps en temps, et c'est dans ce sens que fut faite la déclaration à la police. Le buste ne coûtait que quelques shillings et l'affaire semblait trop anodine pour qu'on se livrât à une enquête. « Un second fait semblable se produisit, plus sérieux et plus étrange, la nuit dernière. Dans Kennington Road, à quelques centaines de mètres du magasin de Mrs Hudson, habite un médecin bien connu, le Dr Barnicot, qui a une clientèle très importante sur la rive gauche de la Tamise. Sa résidence, avec son cabinet de consultation, est dans Kennington Road, mais il a une clinique à Lower Brixton Road, distante d'environ deux milles. Le docteur est un admirateur enthousiaste de Napoléon ; sa maison est remplie de livres, de tableaux et de reliques se rapportant à l'histoire de l'empereur des Français. Il a acheté, précisément chez Moïse Hudson, deux plâtres absolument pareils du buste de Napoléon, par le sculpteur français Devine. Il a placé l'un d'eux dans le vestibule de sa maison de Kennington Road, et l'autre sur la cheminée de son cabinet de Lower Brixton. Quand le docteur est descendu ce matin, il a constaté que sa maison avait été cambriolée pendant la nuit, mais que rien n'avait été volé sinon le buste en plâtre du vestibule, qui avait été emporté et lancé avec violence contre le mur du jardin, au pied duquel en ont été découverts les débris. Holmes se frotta les mains. – Voilà qui n'est pas banal ! – Je pensais bien que cela vous intéresserait, mais ce n'est pas tout : le Dr Barnicot s'est rendu, à midi, à sa clinique, et jugez de son étonnement, en découvrant que la fenêtre avait été ouverte pendant la nuit et que les morceaux de son second buste jonchaient le sol. Il avait été réduit en miettes sur place. Nous n'avons pu découvrir aucun indice qui pût nous mettre sur la piste du criminel ou du fou qui était l'auteur de cette mauvaise plaisanterie. Maintenant, Monsieur Holmes, vous connaissez les faits. – Ils sont, en effet, assez bizarres, pour ne pas dire grotesques, dit Holmes. Je dois pourtant vous demander Si les deux bustes brisés chez le Dr Barnicot étaient des reproductions exactes de celui qui a été cassé dans le magasin de Morse Hudson. – Oui, ils provenaient du même moule. – Cette circonstance va à l'encontre de l'hypothèse que l'homme qui les a détruits, a été poussé à cet acte simplement par haine de Napoléon. Si l'on considère le nombre immense de statues de Napoléon qui existent à Londres, il est impossible de supposer que c'est par une simple coïncidence que cet homme a mis en pièces trois spécimens du même buste. – Je suis entièrement de votre avis, dit Lestrade. D'un autre côté, Mrs Hudson est le seul marchand d'objets d'art de ce quartier de Londres, et ce sont les seuls bustes de Napoléon qu'il ait eus en magasin depuis plusieurs années. Ainsi donc, bien qu'il existe à Londres, comme vous le dites, des centaines d'autres statues du grand homme, il est à présumer que celles qui ont été brisées sont les seules dans ce quartier. Dans ces conditions, il est tout naturel qu'un fanatique habitant le quartier ait commencé par elles. Qu'en pensez-vous, docteur ? – Il n'y a pas de limites à établir aux actes d'un fou ! répondisje. « L'idée fixe », comme l'appellent les psychologues français, a pour effet de fausser l'intelligence sur un point, en laissant souvent toute la raison sur d'autres. Un homme qui a étudié à fond Napoléon, ou dont la famille, au cours des guerres menées contre lui, aurait subi quelque injure pourrait se trouver atteint d'une idée fixe, sous l'empire de laquelle il aura accompli un acte de folie. – Ce n'est pas cela, mon cher Watson, dit Holmes en secouant la tête, toutes les idées fixes du monde ne lui auraient pas permis de découvrir où se trouvaient les bustes en question. – Alors, quelle explication ? – Je n'essaierai même pas d'en donner ; tout ce que je remarque, c'est une certaine méthode dans les procédés de cet homme excentrique. Par exemple, dans le vestibule du Dr Barnicot, où le bruit aurait pu donner l'éveil, le buste a été porté à l'extérieur avant d'être brisé, tandis qu'à sa clinique, où ce danger n'existait pas, il a été cassé sur les lieux mêmes. Cette affaire paraît bien ordinaire, mais je ne l'affirmerais pas, car, souvent, les affaires les plus difficiles que j'aie eues à élucider ont commencé de cette manière. Vous vous rappelez, Watson, comment me fut révélé le terrible drame dont fut victime la famille Abermetty : je commençai, s'il vous en souvient, par remarquer que le persil avait été enfoncé dans le beurre au lieu d'être placé tout autour. Votre histoire du bris de ces trois bustes ne me fait pas rire, Lestrade, et je vous serais très obligé de me tenir au courant de tout nouvel incident qui se produirait. Ces incidents, auxquels mon ami avait fait allusion, se produisirent plus rapidement et d'une manière plus tragique que nous ne l'aurions supposé. Le lendemain matin, j'étais en train de m'habiller dans ma chambre, quand on frappa à la porte. Holmes entra : il tenait à la main une dépêche qu'il me lut : « Venez de suite. 181 Pitt Street, Kensington. LESTRADE. » – Qu'y a-t-il ? lui demandai-je. – Je ne sais pas… Peut-être n'importe quoi, mais je soupçonne fort que c'est la suite de l'histoire des bustes. Dans ce cas, notre homme a dû recommencer ses opérations dans un autre quartier de Londres. Avalez vite votre café ; un cab nous attend à la porte. Une demi-heure après, nous arrivions à Pitt Street, petite rue bien tranquille dans un quartier des plus mouvementés de Londres. La maison portant le n° 131 était, comme ses voisines, d'aspect très ordinaire, sans aucune ornementation. En arrivant, nous trouvâmes auprès du grillage une foule de curieux. Holmes laissa entendre un petit sifflement de plaisir. – Pardieu ! s'écria-t-il, c'est au moins un meurtre ! Il faut un événement de cette sorte pour détourner de leurs occupations les commissionnaires de Londres. Rien qu'à voir le cou allongé par la curiosité de ce gaillard, là-bas, je devine qu'il s'agit d'un acte de violence. Qu'est-ce à dire, Watson ? Les marches supérieures de l'escalier ont été lavées à grande eau, et les autres sont sèches ! Ah ! voici Lestrade à la fenêtre : nous allons savoir le fin mot de l'affaire. Le détective nous reçut d'un air très grave, et nous fit entrer dans une pièce où se trouvait un homme d'âge moyen, en proie à la plus vive agitation, comme l'indiquait suffisamment le désordre de sa toilette. Il était vêtu d'une robe de chambre en flanelle. Il nous fut présenté comme le propriétaire de la maison : M. Horace Harker, membre du Syndicat de la presse. – Encore une histoire de buste de Napoléon ! dit Lestrade. Vous avez paru vous y intéresser hier au soir, et, maintenant que l'affaire prend une tournure plus grave, j'ai pensé que vous seriez content de la suivre. – Quelle tournure ? – Un meurtre ! Monsieur Harker, veuillez avoir l'amabilité de raconter à ces messieurs ce qui est arrivé. L'homme à la robe de chambre tourna vers nous une figure des plus tristes. – C'est extraordinaire ! dit-il. J'ai passé toute ma vie à commenter les affaires des autres, et maintenant qu'un drame sensationnel m'arrive pour mon propre compte, je suis si agité et si ému que je ne puis trouver mes mots. Si j'étais venu ici comme journaliste, je me serais interviewé moi-même et j'aurais trouvé le moyen de pondre deux colonnes dans les journaux du soir. Actuellement, je passe mon temps à raconter mon histoire à tout le monde et suis incapable de l'utiliser pour ma profession. J'ai entendu parler de vous, Monsieur Sherlock Holmes, et, Si vous pouvez trouver la clé de cette énigme, je me considérerai comme payé de l'ennui que j'éprouve à vous la raconter. Holmes s'assit et écouta. – Toute cette aventure paraît rouler sur ce buste de Napoléon que j'ai acheté, il y a quatre mois, pour orner cette pièce. Je l'ai eu à bon compte, tout près de High Street Station. Je travaille souvent très tard, et j'écris parfois jusqu'à l'aurore. C'est ce que j'ai fait cette nuit : j'étais assis dans mon cabinet, qui se trouve sur le derrière de la maison, au dernier étage, quand, vers trois heures du matin, il me sembla entendre du bruit au rez-dechaussée. J'écoutai et n'entendis plus rien ; j'en conclus qu'il venait de l'extérieur. Cinq minutes après, j ‘entendis tout à coup un cri terrible – le plus épouvantable que j'aie jamais entendu, Monsieur Holmes ! et qui retentira toute ma vie à mes oreilles. Je restai quelques instants glacé de frayeur, puis je saisis le tisonnier et je descendis. Quand j'entrai dans cette pièce, je constatai aussitôt que la fenêtre était grande ouverte et que le buste avait disparu. Je me demande encore comment un voleur a eu l'idée de s'emparer de cet objet en plâtre qui n'avait aucune valeur. – Vous pouvez voir par vous-même que, de la fenêtre, il était facile, en faisant une longue enjambée, d'atteindre le perron extérieur. C'était, évidemment, ce que le malfaiteur avait dû faire. J'allai donc immédiatement ouvrir la porte. A peine dehors dans l'obscurité, je trébuchai contre un corps gisant à terre. Je me hâtai d'aller chercher une lumière et je trouvai un malheureux, la gorge coupée par une horrible blessure d'où le sang s'écoulait à flots. Il était couché sur le dos, les jambes pliées, la bouche démesurément ouverte… Je le reverrai toujours dans mes rêves ! Je n'eus que le temps d'alerter la police par un coup de sifflet et je perdis connaissance, je ne me rappelle plus rien, sinon que je me trouvai dans le vestibule avec un policeman à côté de moi. – Quelle est la victime de cet assassinat ? demanda Holmes. – Nous ne connaissons pas son identité, dit Lestrade. Vous verrez le corps à la morgue ; jusqu'à présent, nous n avons aucun indice. C'est un homme de taille élevée, au teint bronzé, paraissant d'une force peu commune, âgé d'environ trente ans. Sa mise est plutôt modeste, mais il ne ressemble pas à un chemineau. A côté de lui, dans une mare de sang, nous avons retrouvé un couteau à virole avec manche de corne ; mais est-ce l'arme dont s'est servi l'assassin, ou appartenait-elle à la victime ? Je n'en sais rien. Aucun nom n'était inscrit à l'intérieur de ses vêtements et dans ses poches nous n'avons trouvé qu'une pomme, de la ficelle, un plan de Londres et la photographie que voici. Cette dernière avait été prise au moyen d'un Kodak. Elle représentait un homme alerte, aux traits simiesques très accentués, aux sourcils fort épais, la mâchoire inférieure proéminente comme celle d'un babouin. – Qu'est devenu le buste ? demanda Holmes après avoir examiné avec soin la photographie. – Nous venions de l'apprendre au moment où vous êtes arrivés. On l'a trouvé dans le jardin d'une maison inoccupée de Campden House Road. Bien entendu, il était en morceaux. Je vais de ce pas le voir. Venez-vous avec moi ? – Certainement, mais attendez un instant, que je jette un coup d'œil ici. Il examina le tapis et la fenêtre. – Le gaillard doit avoir les jambes très longues, ou c'est un homme très alerte, dit Sherlock Holmes. La maison ayant un sous-sol assez élevé, cela n'a pas dû être facile d'atteindre le rebord de la fenêtre et de l'ouvrir ; la descente a dû être plus aisée. Venez-vous avec nous pour voir ce qui reste de votre buste, Monsieur Harker ? L'inconsolable journaliste s'était assis à son bureau. – Il faut que j'essaie de faire le récit de tout cela, dit-il, quoique, sans aucun doute, les journaux de ce soir déjà imprimés, donnent force détails. C'est là ma veine ! Vous vous rappelez quand les tribunes des courses se sont effondrées à Doncaster ? J'étais le seul reporter à m'y trouver, et mon journal a été aussi le seul qui n'en ait pas donné le compte rendu, car j'avais éprouvé une telle émotion qu'elle m'avait rendu incapable d'écrire. Cette fois-ci, je serai le dernier à donner des détails sur un assassinat commis à ma porte. Quand nous quittâmes la pièce, sa plume cependant courait sur le papier. L'endroit où avaient été retrouvés les débris du buste était à une distance de quelques centaines de mètres. Pour la première fois, Holmes et moi, nous pûmes voir les restes du grand empereur, qui semblait avoir provoqué une haine si violente dans l'esprit d'un inconnu. Les morceaux gisaient sur le gazon. Holmes en ramassa plusieurs et les examina avec soin ; à son attitude, je compris qu'il avait enfin trouvé une piste. – Eh bien ? demanda Lestrade. Holmes haussa les épaules. Nous avons encore du chemin à faire, dit-il. Et pourtant, pourtant, nous avons déjà un point de départ. La possession de ce buste sans valeur était certainement plus importante pour cet étrange criminel que la vie d'un homme : voilà un point démontré. Il y a pourtant une circonstance à remarquer, c'est qu'il ne l'a pas brisé dans la maison ni même dans le voisinage immédiat, si toutefois son but unique était de le briser. – Il était peut-être inquiet de la rencontre qu'il avait faîte de sa victime… Il devait à peine savoir ce qu'il faisait. – C'est possible, mais j'appellerai tout spécialement votre attention sur la position de cette maison, dans le jardin de laquelle il a détruit le buste en question. Lestrade regarda autour de lui. – C'est une maison inoccupée, où il devait savoir qu'il ne serait pas inquiété. – Oui, mais il y en a une autre, dans les mêmes conditions, un peu plus haut dans la rue, devant laquelle il a dû passer avant d'arriver à celle-ci. Pourquoi ne l'a-t-il pas choisie, puisque chaque pas qu'il faisait en portant le buste augmentait sa chance d'être rencontré ? – Je n'y comprends rien ! dit Lestrade. Holmes montra le bec de gaz au-dessus de nos têtes. – C'est qu'ici il pouvait voir ce qu'il faisait, alors que plus haut cela lui était impossible. Voilà le motif certain. – Pristi ! c'est vrai ! dit le détective. Maintenant, je me rappelle que le buste du Dr Barnîcot a été brisé tout près de sa lanterne rouge1. Eh bien ! Monsieur Holmes, quelle conclusion tirez-vous de cela ? – Simplement qu'il faut se le rappeler et s'en servir au besoin. Nous trouverons peut-être quelque chose plus tard qui nous en fournira la raison. Quelle démarche proposez-vous de faire maintenant, Lestrade ? – A mon avis, ce qu'il y a de plus pratique, c'est d'établir l'identité du cadavre, et cela ne doit pas être très difficile. Quand nous l'aurons démontrée, quand nous aurons trouvé quelles étaient ses habitudes, ses relations, ce sera un grand pas de fait pour deviner ce qu'il faisait à Pitt Street, la nuit dernière, quel est celui qui l'a rencontré et tué sur le perron de M. Horace Harker. N'êtes-vous pas de mon avis ? – Sans doute, mais ce n'est pas de cette façon que je prendrais l'affaire. – Que feriez-vous alors ? – Oh ! je ne veux pas vous influencer ! Suivez donc votre idée et je suivrai la mienne ; nous comparerons ensuite nos résultats et nous nous aiderons mutuellement. – Très bien ! dit Lestrade. Pour faciliter les recherches pendant la nuit, beaucoup de médecins anglais ont établi à la porte de leurs maisons une lanterne rouge semblable à celles des commissaires de police de Paris. 1 – Si vous retournez à Pitt Street, vous pourrez revoir M. Horace Harker. Dites-lui de ma part que je suis certain que l'auteur du crime est un fou qui a pris en haine Napoléon. Cela lui sera utile pour son article. Lestrade le regarda bien en face. – Vous ne le pensez pas sérieusement, dit-il. Holmes sourit. – Peut-être ! mais je suis sûr que mon renseignement sera d'un grand intérêt pour M. Harker et pour les abonnés des journaux. Et maintenant, Watson, je pense que le travail qui nous attend aujourd'hui sera long et compliqué. Quant à vous, Lestrade, je vous donne rendez-vous à Baker Street ce soir à six heures ; laissez-moi jusque-là la photographie trouvée dans la poche de la victime. Peut-être aurai-je besoin de votre concours pour une expédition relative à ce crime, que nous aurons à faire cette nuit, Si mes raisonnements sont exacts. Allons, à ce soir, et bonne chance ! Sherlock Holmes et moi allâmes à pied jusqu'à High Street ; là, nous nous arrêtâmes au magasin de Harding frères, où le buste avait été acheté. Un jeune employé nous fit connaître que M. Harding n'était pas là, ne reviendrait que dans le courant de l'après-midi, et que lui-même, nouvellement arrivé dans la maison, ne pouvait nous donner aucun renseignement. Je lus le désappointement sur la figure de Holmes. – Enfin, me dit-il, on ne peut pas s'attendre à voir tout s'arranger comme on le désire, Watson. Il faudra revenir cette après-midi, puisque M. Harding est absent jusque-là. Je recherche, comme vous avez pu le deviner, l'origine exacte de ces bustes, afin de m'assurer s'il n'y aurait pas là un détail particulier, expliquant leurs aventures. Allons chez M. Morse Hudson, à Kennington Road, et nous verrons s'il peut nous éclairer sur ce point. Après une heure de voiture, nous arrivâmes chez le marchand d'objets d'art. C'était un homme de petite taille, assez gros, au visage rubicond, aux manières vives. – Oui, Monsieur, dit-il, sur mon comptoir ! Pourquoi nous fait-on payer des impôts puisqu'on laisse entrer le premier coquin venu chez nous pour briser nos marchandises ? C'est moi qui ai vendu au Dr Barnicot les deux statues… C'est honteux ! cela ne peut être que quelque complot seul un anarchiste a pu briser ces statues ; voilà ce que font les républicains rouges ! Vous m'avez demandé où je me les suis procurées ? Je ne vois pas en quoi ce détail peut se rapporter au crime ; cependant Si vous voulez le savoir, je les ai achetées chez Gelder et Cie, Church Street, Stepney, une maison honorablement connue depuis vingt ans. Combien j'en ai acheté ? Trois.. Deux et un font trois : deux bustes que j'ai vendus à M. Barnicot, et celui qu'on a brisé en plein jour sur mon comptoir. Si je connais cette photographie ? Non, je ne connais pas celui qu'elle représente. Si pourtant !… attendez !… Mais c'est Beppo l'Italien, un homme à tout faire que j'employais dans le magasin, qui savait dorer, encadrer et qui me rendait quelques services. Cet individu m'a quitté la semaine dernière, et je n'en ai pas entendu parler depuis. Je ne sais ni d'où il venait, ni où il allait. Je n'ai rien eu à lui reprocher pendant tout le temps qu'il est resté à mon service. Il est parti deux jours avant l'incident arrivé à mon buste. – C'est tout ce que nous pouvions raisonnablement attendre de Mr Morse Hudson ! dit Holmes quand nous fûmes sortis du magasin. Nous avons trouvé que Beppo avait été employé à Kennington, peut-être l'a-t-il été aussi à Kensington ; cela seul vaut bien notre course. Maintenant, il faut aller chez Gelder et Cie à Stepney, d'où viennent les bustes. Je serais bien surpris si je n'y recueillais pas un renseignement précieux. Nous traversâmes rapidement le Londres élégant, puis le Londres des hôtels, le quartier des théâtres, des auteurs et des commerçants, et enfin, nous atteignîmes les quartiers qui forment, au bord du fleuve, comme une ville cosmopolite, où vivent des centaines de milliers d'âmes. Dans une large rue habitée jadis par les marchands les plus riches de la capitale, nous découvrîmes l'établissement que nous cherchions. Au-dehors, se trouvait une immense cour remplie de pierres de taille ; à l'intérieur, une cinquantaine d'ouvriers étaient occupés à sculpter ou à mouler. Le directeur, un Allemand au type blond, nous reçut très poliment et répondit clairement aux questions posées par Holmes. En consultant ses livres, il constata qu'il avait été fait des centaines de moulages du buste en marbre de Napoléon sculpté par Devine et que trois d'entre eux avaient été envoyés à Morse Hudson une ou deux années auparavant. La fournée s'était composée de six exemplaires ; les trois autres avaient été vendus à Harding frères de Kensîngton. Le directeur n'avait aucun motif de soupçonner que ces six statues fussent différentes des autres et qu'une raison quelconque pût décider quelqu'un à les détruire. Cette idée même le fit sourire. Leur prix de fabrique était de six shillings, mais le revendeur pouvait les vendre douze. Le buste avait été pris au moyen de deux moulages, un de chaque côté de la tête ; les deux profils en plâtre de Paris avaient été juxtaposés pour faire le buste complet. Ce genre de travail était ordinairement fait par des Italiens. Quand les bustes étaient terminés, on les plaçait sur une table dans le corridor pour les faire sécher ; ils étaient ensuite portés à l'atelier. C'était tout ce qu'il pouvait nous faire connaître. Mais l'exhibition de la photographie produisit un effet surprenant sur le directeur ; sa figure devint rouge de colère et ses sourcils se froncèrent sur ses yeux bleus de Teuton. – Ah ! le gredin ! s'écria-t-il. Oui, vraiment, je le connais très bien ! Cette maison a toujours été honorable, et la seule fois que la police y mit les pieds, ce fut à propos de cet homme. Il y a de cela plus d'un an. Il avait donné, dans la rue, un coup de couteau à un autre Italien, puis il arriva, ayant la police à ses trousses, et il fut arrêté ici même. Il s'appelait Beppo, je n'ai jamais connu son nom de famille. Cela m'apprendra à engager un homme avec une pareille tête, c'était pourtant un bon ouvrier, un de nos meilleurs. – A combien fut-il condamné ? – La victime eut la chance de guérir ; il n'eut qu'un an de prison. Sans doute, il a fini son temps, mais il n'a pas eu l'aplomb de se montrer ici. Nous avons dans nos ateliers un de ses cousins, il pourra sans doute vous dire où il est. – Oh ! non ! dit Holmes, pas un mot au cousin, je vous en prie. L'affaire qui nous occupe est très importante, et plus je l'étudie, plus elle me paraît grave. Quand vous regardiez dans votre livre pour chercher la date de la vente de ces statues, j'ai constaté qu'elle avait eu lieu le 13 juin de l'année dernière. Pouvez-vous me dire à quelle date Beppo a été arrêté ? – Je puis vous le dire à peu près par notre registre de comptabilité. Oui, continua-t-il après avoir feuilleté le registre, il a été payé pour la dernière fois le 20 mai. – Merci, dit Holmes, je ne crois pas devoir abuser plus longtemps de vos instants. Puis, après lui avoir recommandé la plus entière discrétion, nous nous retirâmes. L'après-midi était déjà avancée quand nous prîmes un léger repas dans un restaurant. Un journal collé dans un cadre, à l'entrée, annonçait le crime de Kensington comme un assassinat commis par un fou et la lecture du journal nous montra que M. Harker avait réussi à faire imprimer à temps son compte rendu. Deux colonnes faisaient le récit de l'événement du jour. Holmes acheta le journal et, tout en mangeant, le parcourut avidement, mais avec des sourires à certains passages. – Ca va bien, Watson, dit-il, écoutez ceci : « Nous sommes heureux de faire connaître à nos lecteurs que les opinions les plus autorisées sont unanimes pour établir le mobile de cette affaire, car M. Lestrade, un de nos détectives les plus expérimentés de Scotland Yard, ainsi que M. Sherlock Holmes, l'expert bien connu, estiment tous les deux que les incidents qui se sont terminés d'une manière si tragique, sont l'œuvre d'un fou et non d'un criminel avéré. C'est la seule façon dont peuvent s'expliquer des faits semblables. » – La presse, voyez-vous, Watson, est un instrument remarquable quand on sait s'en servir. Et maintenant, Si vous le voulez bien, allons à Kensington, voir ce que le directeur de Rarding frères pourra nous raconter. Le fondateur du magasin était un homme de petite taille, à l'allure vive, vêtu avec le plus grand soin. Il avait les idées très nettes et la langue bien pendue. – J'ai déjà lu le compte rendu de l'affaire dans les journaux du soir. M. Horace Harker est un de nos clients ; nous lui avons livré le buste il y a quelques mois. Nous en avions commandé trois semblables à Gelder et Cie. Ils sont tous vendus maintenant ; nous saurons facilement vous dire à quelles personnes, en consultant nos livres. Les voici, d'ailleurs. L'un a été vendu à M. Harker, vous voyez… un autre à M. Josiah Brown, villa des Acacias, Labernum Vale, Chiswick… le troisième à M. Sandford, de Lower Grove Road, Reading… Je n'ai jamais vu l'homme dont vous me montrez la photographie, je n'aurais jamais oublié cette figure Si je l'avais vue, car on en rencontre rarement de plus remarquable par sa laideur… Nous avons plusieurs Italiens parmi nos ouvriers, oui, Monsieur ; si l'envie leur en était venue, ils auraient évidemment pu regarder dans nos livres de vente ; nous n'avons aucune raison de les tenir cachés. En tout cas, voilà une affaire étrange et si j ai pu vous être utile en quelque façon, j'espère qu'en retour vous voudrez bien m'en donner des nouvelles. Holmes, pendant la déclaration de M. Harding, avait pris plusieurs notes et je voyais que la tournure que prenait l'affaire lui plaisait beaucoup. Il ne fit cependant aucune remarque et se borna à observer que, si nous ne nous hâtions pas, nous serions en retard au rendez-vous de Lestrade. En effet, quand nous arrivâmes à Baker Street, il était déjà là et se promenait de long en large en proie à la plus vive impatience. Je vis, à son regard, qu'il n'avait pas perdu sa journée. – Eh bien ! demanda-t-il, quelles nouvelles, Monsieur Holmes ? – Nous avons eu une journée très chargée et qui n'a pas été inutile. Nous avons vu le fabricant qui a moulé les bustes et les négociants qui les ont vendus. Je puis, dès maintenant, suivre la piste de chacun des bustes depuis le commencement. – Les bustes ! les bustes !… s'écria Lestrade. Allons, vous avez vos méthodes, Monsieur Sherlock Holmes, et ce n'est pas à moi qu'il appartient d'en dire du mal, mais je crois que ma journée a été encore meilleure que la vôtre. J'ai établi l'identité du cadavre. – Pas possible ! – J'ai même découvert le mobile du crime. – Parfait ! – Nous avons un inspecteur chargé spécialement de Saffron Hill, le quartier des Italiens. Le cadavre portait une médaille au cou, et cette circonstance, jointe à la couleur de son teint, me fit penser que c'était un méridional. L'inspecteur Hill le reconnut aussitôt qu'il le vit. Il s'appelle Pietro Venucci, originaire de Naples, et c'est un des plus redoutables égorgeurs de Londres. Il fait partie de la Maffia, une des sociétés secrètes qui ont pour objet la propagande par le fait. Vous voyez maintenant que l'affaire commence à s'éclaircir. L'assassin est sans doute, lui aussi, un Italien affilié à la Maffia. Il en aura probablement violé les règlements d'une façon ou d'une autre, et Pietro aura été chargé de le découvrir. Sans doute, la photographie qui a été trouvée dans sa poche est-elle celle de son assassin, qui l'avait reçue pour éviter toute erreur de personne. Il a donc dû le suivre, le voir entrer dans une maison, puis la quitter, et c'est probablement au cours de la discussion qu'il a eue avec lui qu'il a été tué. Qu'en pensez-vous, Monsieur Sherlock Holmes ? Holmes applaudit. – Très bien, très bien, Lestrade ! s'écria-t-il, mais je n'ai pas bien suivi votre raisonnement sur la destruction des bustes. – Les bustes ! vous ne voyez que cela. Au fond, cela n'est rien, ce sont des larcins insignifiants qui valent, tout au plus, six mois de prison. C'est sur le meurtre que porte notre enquête et je tiens, désormais, tous les fils dans ma main. – Qu'allez-vous faire, maintenant ? – Oh ! c'est bien simple : je vais aller avec Hill dans le quartier des Italiens, j'y trouverai l'homme dont nous avons la photographie et je l'arrêterai sous l'inculpation d'assassinat. Viendrez-vous avec nous ? – Je ne crois pas. J'ai dans l'idée que nous arriverons au but d'une façon encore plus simple, je ne puis en être certain, tout cela dépend d'un élément qui échappe à notre contrôle ; cependant j ‘ai bon espoir. Je parierais même deux contre un que, si vous nous accompagnez cette nuit, je vous ferai mettre la main sur le coupable. – Dans le quartier des Italiens ? – Non, mais, je crois, à Chiswick. Si vous voulez venir avec nous, je vous promets que j'irai demain avec vous dans le quartier des Italiens, et que ce retard ne gênera en rien votre enquête. Je crois, maintenant, que quelques heures de sommeil nous feront du bien. Il ne faut pas partir avant onze heures ; nous serons de retour, sans doute, avant le lever du jour. Dînez donc avec nous, Lestrade, et vous vous étendrez sur ce canapé jusqu'au moment du départ. En attendant, ayez donc l'amabilité de sonner, je vais faire venir un exprès, car j'ai une lettre à envoyer sans aucun retard. Holmes passa la soirée à parcourir une pile de vieux journaux qui remplissaient notre grenier. Quand il descendit, ses yeux avaient une lueur de triomphe ; pourtant il ne nous fit part, ni à l'un ni à l'autre, du résultat de ses recherches. Pour ma part, j'avais suivi pas à pas la marche de cette affaire si compliquée et, tout en ne pouvant deviner le but que nous allions atteindre, j'entrevoyais clairement que, dans la pensée de Holmes, l'individu recherché ne manquerait pas de se livrer à un nouvel attentat sur l'un des deux bustes qui restaient et dont l'un, je me le rappelais, se trouvait à Chiswick. Le but de notre expédition était, sans doute, de le surprendre en flagrant délit et je ne pouvais qu'admirer l'astuce de mon ami qui avait lancé les journaux sur une fausse piste afin de donner à cet individu l'idée qu'il pouvait continuer ses exploits avec impunité. Je ne fus donc pas surpris quand Holmes m'invita à prendre mon revolver. Lui-même emporta son casse-tête, son arme favorite. Une voiture fermée nous attendait à la porte et nous conduisit jusqu'au-delà du pont de Hammersmith. Là, le cocher reçut l'ordre de nous attendre. Nous gagnâmes à pied une rue assez isolée, bordée, de chaque côté, de maisons élégantes, entourées chacune d'un jardin. A la lueur du bec de gaz, nous pûmes apercevoir le nom Villa des Acacias, inscrit sur la barrière. Le propriétaire devait être déjà couché, car on ne voyait aucune lumière – excepté au-dessus de l'imposte de la porte d'entrée, d'où une lueur éclairait vaguement l'allée du jardin. La barrière en bois qui séparait la propriété de la route rendait l'endroit plus obscur, et c'est là que Holmes nous fit cacher. – Nous aurons, je le crains, longtemps à attendre, dit Holmes ; nous avons, au moins, la chance qu'il ne pleuve pas. Il est plus prudent de ne pas fumer, ce qui nous ferait passer le temps. Enfin nous avons deux chances contre une de réussir, ce qui compensera notre peine. Cependant notre attente ne fut pas aussi longue que Holmes l'avait craint, et elle se termina de la façon la plus soudaine et la plus inattendue. Tout à coup, sans bruit qui eût pu éveiller notre attention, la barrière du jardin s'ouvrit et un individu, alerte comme un singe, s'avança rapidement dans l'allée. Nous le vîmes passer dans la traînée de lumière venant de la porte et disparaître derrière la maison ; puis il se fit un long silence pendant lequel nous eûmes soin de retenir notre respiration. Nous entendîmes bientôt un grincement ; on ouvrait une fenêtre. Le bruit cessa ; l'individu avait pénétré dans la maison. Nous vîmes le rayon d'une lanterne sourde dans une pièce ; ce qu'il cherchait ne s'y trouvait pas, il passa dans une autre, puis dans une troisième. – Allons à la fenêtre ouverte, dit Lestrade, nous le prendrons au moment où il sortira ! Avant que nous eussions fait un pas, l'homme était sorti. Nous pûmes constater qu'il portait, sous le bras, quelque chose de blanc. Il regarda tout autour de lui, le silence de la rue déserte le rassura. Il nous tournait le dos pour déposer son butin. Un instant après, nous perçûmes un bruit sec. L'homme était Si absorbé qu'il ne nous entendit pas traverser la pelouse. Holmes bondit comme un tigre et le saisit. En un instant, Lestrade et moi le prenions par le bras et lui passions les menottes. Je n'ai jamais rencontré une figure plus hideuse. Il nous contemplait, les traits convulsés… C'était l'homme de la photographie ! Holmes, cependant, ne parut pas s'occuper de notre prisonnier. Assis sur les marches du perron, il examina avec le plus grand soin les débris de l'objet que l'homme avait emporté à la maison. C'était un buste de Napoléon, semblable à celui que nous avions vu le matin même, et brisé de la même façon. Holmes regarda chacun des morceaux de plâtre à la lumière, mais ils étaient tous pareils. Il venait de terminer cet examen quand le vestibule s'éclaira et la porte s'ouvrit. Le propriétaire de la maison, un homme obèse, à l'air jovial, se présenta en bras de chemise. – M. Josiah Brown, je pense ? dit Holmes. – Lui-même, Monsieur, et vous êtes, sans doute, M. Sherlock Holmes. J'ai reçu votre lettre que m'a apportée l'exprès et j'ai suivi ponctuellement les instructions que vous m'aviez envoyées. Nous avons fermé toutes les portes à clé à l'intérieur et nous avons attendu les événements. Je suis très heureux de voir que vous avez pris ce bandit. Veuillez entrer maintenant, Messieurs, pour vous rafraîchir. Mais il tardait à Lestrade de mettre son prisonnier dans un lieu sûr ; on envoya donc chercher notre fiacre et nous repartîmes pour Londres. Notre homme n'ouvrit pas la bouche pendant le trajet et se borna à nous regarder d'un air furieux. Profitant même d'un moment où ma main était à sa portée, il la saisit et essaya de la mordre comme un loup affamé. Nous attendîmes au bureau de police pendant qu'on le fouillait ; on ne trouva sur lui que quelques shillings et un long couteau, sur le manche duquel se voyaient des traces de sang. – Ça va bien, dit Lestrade en nous quittant. Hill connaît toute la bande et il nous dira son nom. Vous verrez que mon hypothèse de la Maffia se trouvera justifiée, mais je vous suis très reconnaissant, Monsieur Holmes, de m'avoir si bien secondé dans cette arrestation, quoique je ne comprenne pas encore très bien comment vous avez pu opérer. – Il est trop tard pour vous expliquer, dit Holmes, et il y a un ou deux détails qui manquent encore à l'heure actuelle. C'est, croyez-le, une de ces affaires qui méritent d'être suivies jusqu'au bout. Si vous le voulez bien, trouvez-vous demain soir, à six heures, à mon appartement et je pourrai sans doute vous démontrer que vous n'avez pas encore compris ce mystère, absolument unique dans les annales du crime. Si jamais je vous permets, Watson, de raconter au public quelques-uns de mes problèmes, je prévois que vous ne manquerez pas de raconter celui des bustes de Napoléon. Quand nous nous retrouvâmes dans la soirée, Lestrade nous donna de nombreux détails sur notre prisonnier. Il s'appelait Beppo, nous dit-il, son autre nom était resté inconnu. Sa réputation était détestable dans la colonie italienne. Il avait été jadis connu comme un sculpteur remarquable et avait gagné honnêtement sa vie ; mais il n'avait pas tardé à entrer dans la mauvaise voie et il avait subi deux condamnations, l'une pour vol, l'autre pour tentative de meurtre sur l'un de ses compatriotes. Il parlait parfaitement l'anglais. On n'avait pu démontrer les motifs qui avaient pu le pousser à détruire les bustes, et il refusait de répondre à toute question posée sur ce sujet ; mais la police avait découvert que ceux-ci avaient probablement été faits par lui, car il avait été employé à ce genre de travail chez Gelder et Cie. Holmes écouta poliment ces détails qui n'avaient rien de nouveau pour nous, mais moi, qui le connaissais si bien, je voyais que sa pensée était ailleurs, je sentais dans son attitude un mélange d'inquiétude et d'impatience. Enfin, il fit un mouvement sur sa chaise et ses yeux étincelèrent ; on venait de sonner. Un instant après, nous entendîmes des pas dans l'escalier, et la domestique fît entrer un homme d'un âge mur, au teint coloré, aux favoris grisonnants. Il tenait à la main un sac de voyage en tapisserie qu'il posa sur la table. – M. Sherlock Holmes est-il ici ? Mon ami salua et sourît. – Vous êtes M. Sandford, de Reading ? dit-il. – Oui, Monsieur, et je crains d'être légèrement en retard, mais les trains sont si incommodes ! Vous m'avez écrit au sujet d'un buste que j'ai en ma possession. J'ai votre lettre sur moi, dans laquelle vous me dites que vous désirez avoir une reproduction du buste de Napoléon de Devine, et que vous êtes disposé à m'acheter dix livres celle que je possède. – Parfaitement. – Votre lettre m'a vivement surpris, et je me suis demandé comment vous aviez su que cet objet se trouvait en ma possession. – Votre surprise ne m'étonne pas. M. Harding, de la maison Harding frères, m'a affirmé vous avoir vendu le dernier et m'a donné votre adresse. – Ah ! c'est cela ! Vous a-t-il dit combien je l'avais payé ? – Non. – Bien que je ne sois pas riche, je suis un honnête homme, et je tiens à vous dire que ce buste ne m'a coûté que quinze shillings ; je trouve qu'il est de mon devoir de vous en avertir avant d'accepter vos dix livres. – Ce scrupule vous fait honneur, Monsieur, mais j'ai fixé mon prix et j'y tiens. – Vous êtes très généreux, Monsieur Holmes ; j'ai apporté avec moi le buste, ainsi que vous me l'aviez demandé. Le voici !Il ouvrit son sac, et enfin nous pûmes apercevoir sur notre table le buste entier que nous avions Si souvent vu en morceaux. Holmes tira de sa poche une feuille de papier et posa sur la table une bank-note de dix livres. – Voulez-vous avoir l'amabilité de signer en présence de ces témoins ce reçu qui me délègue tous droits sur ce buste ? Je suis un homme très méticuleux, voyez-vous, et on ne sait jamais la tournure que peut prendre une affaire… Allons, merci, Monsieur Sandford. Voici votre argent, je vous souhaite le bonsoir. Quand notre visiteur eut disparu, les mouvements de Sherlock Holmes attirèrent notre attention. Il commença par prendre dans un tiroir une nappe qu'il étendit sur la table, puis il plaça au centre le buste qu'il venait d'acheter ; enfin, saisissant un casse-tête, il frappa un violent coup sur la tête de Napoléon. Le buste se brisa en morceaux et Holmes se pencha avec intérêt sur ces débris. Tout à coup, il poussa un cri de triomphe et nous montra un des morceaux dans lequel nous aperçûmes encastré un petit objet sombre ; on eût dît un raisin dans un pudding. – Messieurs, s'écria-t-il, laissez-moi vous présenter la fameuse perle noire des Borgia ! Lestrade et moi, nous restâmes tous les deux stupéfaits, puis nous applaudîmes, comme au théâtre, au dénouement d'une scène palpitante. Une vive rougeur envahit les joues pâles de Holmes, et il nous salua comme un acteur qui reçoit les applaudissements de son auditoire. Il cessait d'être une machine à raisonner et montrait combien il était sensible à l'admiration. Cette même nature froide, qui ne se préoccupait pas de la gloriole aux yeux du vulgaire, était touchée par les louanges d'un ami. – Oui, Messieurs, dit-il, c'est une perle unique au monde, et j'ai en la bonne fortune, par une chaîne ininterrompue de déductions, de la suivre depuis la chambre à coucher de l'hôtel Dacre, où était descendu le prince Colonna et où il l'avait perdue, jusque dans l'intérieur de ce buste, le dernier des six qui avaient été moulés à Stepney par Gelder et Cie. Rappelez-vous, Lestrade, le bruit que fit la disparition de ce bijou de valeur et les efforts inutiles de la police métropolitaine pour le retrouver. Je fus jadis consulté à ce sujet et je ne pus trouver l'énigme. Les soupçons s'étaient portés sur la femme de chambre de la princesse, une Italienne ; il fut établi qu'elle avait un frère à Londres, mais on ne put trouver entre eux aucune trace de relations. La femme de chambre s'appelait Lucrezia Venucci et, sans nul doute, Pietro, qui a été assassiné l'autre nuit, devait être son frère. J'ai recherché les dates dans les journaux de l'époque, et j'ai découvert que la perle avait disparu deux jours avant l'arrestation de Beppo dans l'établissement de Gelder et Cie, au moment même où l'on moulait ces bustes. Vous vous rendez compte ensuite, bien que dans l'ordre inverse, de la marche des événements. Beppo a eu la perle en sa possession ; peut-être estce lui qui l'a volée à Pietro, peut-être était-il son complice, peutêtre enfin a-t-il servi d'intermédiaire entre Pietro et sa sœur ? Peu importe ! « Le fait certain est qu'il avait la perle par-devers lui, et qu'à ce moment, il était poursuivi par la police. Il courut donc à l'atelier où il travaillait, car il se rendait compte qu'il ne lui restait qu'un instant pour cacher ce joyau inestimable qu'on n'eût pas manqué de trouver sur lui quand on l'aurait fouillé ; six bustes de Napoléon étaient en train de sécher ; l'un d'entre eux était encore mou. En un instant, Beppo, qui était un ouvrier très habile, fit un trou dans le plâtre humide, y cacha la perle, et, avec quelques retouches, parvint à recouvrir l'ouverture. C'était une cachette admirable que personne ne pouvait soupçonner. Il fut condamné à un an de prison. Et pendant ce temps, ces six bustes furent vendus. Il lui était impossible de savoir lequel contenait son trésor, et c'est seulement en le brisant qu'il pouvait y parvenir. Il n'eût obtenu aucun résultat en se bornant à le secouer, car la perle devait adhérer au plâtre encore humide, ce qui d'ailleurs s'est produit. Beppo n'a pas perdu courage, et il a pratiqué ses recherches avec habileté et persévérance. Par son cousin qui travaille chez Gelder, il a réussi à se procurer les noms des marchands qui avaient acheté les bustes ; il a pu obtenir une place chez Morse Hudson et trouver aussi la trace de trois d'entre eux ; mais la perle ne se trouvait dans aucun. Avec l'aide, sans doute, de quelques employés de sa nationalité, il a su découvrir qui avait acheté les autres. Le premier était en la possession de Harker, chez qui Beppo, sans nul doute, fut suivi par son complice Pietro, qui le considérait comme responsable de la disparition de la perle. Une lutte eut lieu, au cours de laquelle Pietro trouva la mort. – Si c'était son complice, pourquoi portait-il sur lui sa photographie ? demandai-je. – Pour faciliter les recherches, dans le cas où il aurait à la montrer à quelqu'un pour le faire reconnaître ; voilà évidemment la raison. ! A la suite du meurtre, j'ai pensé que Beppo presserait le mouvement, car il devait craindre que la police ne réussît à pénétrer son secret, et tenait à ne pas être devancé par elle. Il m'était impossible d'être certain que la perle ne se trouvait pas dans le buste de Harker ; je ne pouvais même pas affirmer que c'était elle qu'il cherchait ; tout ce que je savais, c'est qu'il cherchait quelque chose, sans quoi il n'aurait pas eu de motif de briser le buste dans le jardin éclairé par le bec de gaz, surtout ayant en l'occasion de passer devant des maisons inoccupées plus rapprochées du lieu du crime. Néanmoins ce buste faisait partie des trois derniers, il y avait donc – ainsi que je vous l'ai dit alors – exactement deux chances contre une pour que la perle ne s'y trouvât pas. Restaient les deux autres bustes ; il était évident que Beppo s'occuperait d'abord de celui qui se trouvait à Londres. Je prévins alors les habitants de la maison, afin d'éviter un nouveau drame, et nous avons obtenu le résultat désiré. A ce moment, j'étais sûr que c'était à la recherche de la perle des Borgia que nous nous étions attachés. Le nom de la victime avait été le trait d'union. Il ne restait plus enfin qu'un seul buste, celui de Reading, dans lequel devait se trouver la perle. Je l'ai acheté en votre présence à son propriétaire… et la voici ! » Nous gardâmes le silence pendant quelques instants. – Eh bien ! dit Lestrade, je vous ai vu entreprendre bien des affaires, Monsieur Holmes, mais je n'en ai jamais vu de mieux conduite. Nous ne sommes pas jaloux de vous à Scotland Yard… Non, Monsieur, nous sommes au contraire très fiers de vous, et si vous y veniez demain, il n'y aurait pas un de nous, depuis le doyen des inspecteurs jusqu'au plus jeune de nos agents, qui ne serait heureux de vous serrer la main. – Merci, dit Holmes, merci ! – et tandis qu'il détournait la tête, il me parut plus ému que je ne l'avais jamais vu. Un instant après, il était redevenu le penseur froid et pratique que je connaissais. – Mettez la perle dans le coffre-fort, dit-il, et examinons maintenant cette affaire de faux de Cork-Singleton ! Au revoir, Lestrade, et n'oubliez pas que, si vous avez d'autres affaires délicates en main, je serai toujours très heureux de vous prêter mon concours. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.sherlock-holmes.org/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE SOLDAT BLANCHI Les Archives de Sherlock Holmes (octobre 1926) Le soldat blanchi Mon ami Watson n'a pas beaucoup d'idées ; mais il s'entête sur celles qui lui viennent à l'esprit. Depuis longtemps il me supplie de raconter l'une de nos aventures. Peut-être suis-je un peu le responsable de cette persécution, car j'ai eu maintes fois l'occasion de lui signaler combien ses propres récits étaient superficiels et de l'accuser de sacrifier au goût du public plutôt que de se confiner dans les faits et les chiffres. – Essayez donc vous-même, Holmes ! m'a-t-il répliqué. Je suis obligé de convenir que, plume en main, je commence à comprendre que l'affaire doit être présentée de manière qu'elle suscite l'intérêt du lecteur. Le cas auquel je pense y parviendra sans doute : il compte en effet parmi les plus étranges de ma collection, quoique Watson ne l'ait pas dans la sienne. Puisque je parle de mon vieil ami et biographe, je saisis l'occasion de faire remarquer que si je m'alourdis d'un compagnon dans mes diverses petites enquêtes ce n'est ni par sentiment ni par caprice : c'est parce que Watson possède en propre quelques qualités remarquables, auxquelles dans sa modestie il accorde peu d'attention, accaparé qu'il est par celle qu'il voue (exagérément) à mes exploits. Un associé qui prévoit vos conclusions et le cours des événements est toujours dangereux ; Mais le collaborateur pour qui chaque événement survient comme une surprise perpétuelle, et pour qui l'avenir demeure constamment un livre fermé, est vraiment un compagnon idéal. Mon carnet de notes me rappelle que c'est en janvier 1903, juste après la fin de la guerre des Boers, que je reçus la visite de M. James M. Dodd, gros Anglais assez jeune, bien campé, au visage hâlé. Le brave Watson m'avait à l'époque abandonné pour se marier : c'est l'unique action égoïste que j'aie à lui reprocher tout au long de notre association. J'étais seul. J'ai pour habitude de m'asseoir le dos à la fenêtre et de placer mes visiteurs sur le siège d'en face, afin qu'ils soient bien éclairés par la lumière du jour. M. James M. Dodd paraissait se demander comment entamer cet entretien. Je me refusai à l'aider, car son silence me donnait plus de temps pour l'observer. Ayant découvert qu'il n'était pas mauvais d'impressionner mes clients par l'étalage de mes facultés, je voulus lui communiquer certaines de mes conclusions. – Vous venez d'Afrique du Sud, monsieur, je vois… – Oui, monsieur ! me répondit-il surpris. – Volontaire dans la cavalerie impériale, je suppose. – C'est exact. – Corps du Middlesex, sans doute ? – En effet. Monsieur Holmes, vous êtes un sorcier ! Sa stupéfaction me fit sourire. – Quand un gentleman d'un aspect viril entre dans mon salon avec un visage trop bronzé pour le soleil d'Angleterre, et quand il met son mouchoir dans la manche et non dans la poche, il n'est pas difficile de le situer. Vous portez une barbe courte, ce qui révèle que vous n'êtes pas un soldat d'active. Vous avez un costume de cavalier. Pour ce qui est du Middlesex, votre carte m'a déjà informé que vous êtes agent de change dans Throgmorton Street : quel autre régiment auriez-vous rejoint ? – Rien ne vous échappe ! – Je ne vois pas plus de choses que vous, mais je me suis entraîné à remarquer ce que je vois. Toutefois, monsieur Dodd, ce n'est pas pour discuter sur la science de l'observation que vous êtes venu chez moi ce matin. Que s'est-il passé à Tuxbury Old Park ? – Monsieur Holmes !… – Mon cher monsieur, il n'y a aucun mystère. Votre lettre m'est parvenue avec cet en-tête, et vous avez sollicité ce rendezvous en termes si pressants que je suis sûr que quelque chose de soudain et d'important s'est produit. – C'est la vérité. Mais j'ai écrit la lettre dans l'après-midi, et depuis divers événements ont eu lieu. Si le colonel Emsworth ne m'avait pas flanqué à la porte… – Flanqué à la porte !… – Oui, cela revient au même. C'est un dur, le colonel Emsworth ! Le plus à cheval sur la discipline de toute l'armée en son temps, et un gaillard au langage rude, aussi ! Je n'aurais pas pu supporter le colonel s'il n'y avait pas eu Godfrey. J'allumai ma pipe et m'adossai confortablement. – Peut-être m'expliquerez-vous de quoi vous parlez ? Mon client sourit malicieusement. – Je commençais à croire que vous saviez tout avant qu'on vous le dise. Je vais vous livrer les faits, et j'espère que vous pourrez m'expliquer ce qu'ils signifient. Je n'ai pas fermé l'œil cette nuit parce que je faisais fonctionner ma cervelle ; mais plus je réfléchis, plus l'histoire devient incroyable. « Quand je me suis engagé en janvier 1901 (il y a juste deux ans), le jeune Godfrey Emsworth avait rejoint le même escadron que moi. C'était le fils unique du colonel Emsworth (Emsworth, avec la Victoria Cross pour la guerre de Crimée), et comme il avait la bagarre dans le sang, il n'est pas étonnant qu'il se soit porté volontaire. Dans le régiment, il n'y avait pas plus chic type. Nous devînmes amis, de cette amitié qui ne se noue que lorsqu'on vit la même existence et qu'on partage les mêmes joies et les mêmes peines. Il était mon copain, et dans l'armée un copain, ça compte ! Pendant une année de durs combats, nous avons connu ensemble le meilleur et le pire. Puis, au cours d'une action près de Diamond Hill, aux portes de Pretoria, il a reçu une balle d'un fusil pour éléphants. J'ai eu deux lettres de lui : la première émanait de l'hôpital du Cap, la seconde de Southampton. Depuis, pas un mot : pas un seul mot, monsieur Holmes, depuis six mois et plus, et il était mon meilleur copain. « Quand la guerre a pris fin, nous sommes tous rentrés ; j'ai écrit à son père et je lui ai demandé où se trouvait Godfrey. Pas de réponse. J'ai attendu, puis j'ai récrit. Cette fois j'ai reçu une réponse : brève, bourrue. Godfrey était parti pour faire le tour du monde et il ne rentrerait vraisemblablement pas avant un an. C'était tout. « Je ne me suis pas contenté de si peu, monsieur Holmes. Tout cela me semblait suprêmement anormal. Godfrey était un bon garçon, incapable de laisser tomber un copain comme ça. Puis j'ai appris qu'il était l'héritier d'une grosse fortune, et aussi que son père et lui ne s'étaient pas toujours bien entendus. Le vieil homme avait quelque chose d'une brute, et le jeune Godfrey avait trop de caractère pour le supporter. Non, je ne pouvais pas me contenter de si peu, et j'ai décidé de creuser jusqu'à la racine de l'affaire. Toutefois j'ai eu diablement besoin de remettre mes propres affaires en ordre, après deux ans d'absence, et ce n'est que cette semaine que j'ai eu le temps de reprendre le dossier Godfrey. Mais depuis que je l'ai rouvert, j'ai résolu de tout laisser tomber pour voir clair. M. James M. Dodd semblait appartenir à cette catégorie d'hommes qu'il vaut mieux avoir pour amis que pour ennemis. Ses yeux bleus étaient sévères, et quand il parlait ses mâchoires se crispaient. – Bien. Qu'avez-vous fait ? lui ai-je demandé. – Mon premier mouvement a été d'aller chez lui, à Tuxbury Old Park, près de Bedford, et de tâter le terrain. J'ai donc écrit à sa mère (j'en avais assez de son scrongneugneu de père) et je me suis lancé dans une attaque frontale. Godfrey était mon copain, je n'avais pas oublié nos aventures communes (que je pourrais d'ailleurs lui raconter), je serais dans les environs, voyait-elle un inconvénient à ce que je lui rende visite, etc. ? En réponse j'ai reçu une lettre fort aimable qui m'invitait à passer vingt-quatre heures chez elle. Je m'y suis rendu lundi. « Tuxbury Old Hall est inaccessible : à huit kilomètres de tout. Il n'y avait pas de voiture à la gare, et j'ai dû marcher en portant ma valise ; il faisait presque nuit quand je suis arrivé. C'est une grande maison perdue à l'intérieur d'un parc immense. Je crois que toutes les époques sont représentées dans l'architecture, depuis les fondations élisabéthaines à moitié en bois jusqu'à un porche victorien. A l'intérieur, tout est en chêne, avec des tapisseries et des vieux tableaux à demi effacés : une véritable maison pour revenants, pleine de mystères. Il y avait un maître d'hôtel, le vieux Ralph, qui paraissait aussi âgé que la maison ; sa femme aurait pu être son aînée ; elle avait été la nourrice de Godfrey, qui m'avait parlé d'elle, la plaçant immédiatement derrière sa mère dans la hiérarchie de ses affections ; j'étais donc attiré par elle en dépit de son étrange physique. La mère, gentille petite souris de femme, me plut aussi. Il n'y avait que le colonel que je ne pouvais pas supporter. « Nous nous sommes tout de suite chamaillés, et je serais retourné à pied à la gare si je ne m'étais pas dit qu'il fallait que je lise dans son jeu. J'ai été introduit dans son bureau ; il était assis derrière sa table : un colosse un peu voûté, avec une peau noircie et une barbe grise en désordre. Un nez à veines roses faisait saillie comme le bec d'un vautour ; deux yeux féroces et gris m'ont dévisagé sous des sourcils broussailleux. J'ai compris pourquoi Godfrey parlait rarement de son père. « – Alors, monsieur ? m'a-t-il demandé d'une voix de crécelle. Je voudrais bien connaître les véritables motifs de votre visite. « Je lui ai répondu que je les avais indiqués dans une lettre à sa femme. « – Oui. Vous lui avez dit que vous aviez connu Godfrey en Afrique. Nous sommes bien obligés de vous croire sur parole. « – J'ai ses lettres dans ma poche. « – Voudriez-vous me les montrer ? « Il a jeté un coup d'œil sur les deux lettres que je lui tendais, puis il me les a rendues. « – Alors, de quoi s'agit-il ? a-t-il repris. « – J'aimais beaucoup votre fils Godfrey, monsieur. De nombreux liens et quantité de souvenirs nous unissaient. N'est-il pas normal que je m'étonne de son silence soudain et que je cherche à savoir ce qu'il est devenu ? « – J'ai, monsieur, le vague souvenir que j'ai déjà correspondu avec vous et que je vous ai dit ce qu'il était devenu. Il est parti pour accomplir un voyage autour du monde. Après ses aventures en Afrique, il était en piteuse santé ; sa mère et moi, nous sommes tombés d'accord pour reconnaître qu'un repos complet et un changement radical lui étaient nécessaires. Je vous serais reconnaissant de transmettre cette explication à tous ses autres amis. « – C'est entendu, ai-je répondu. Mais peut-être aurez-vous la bonté de me communiquer le nom du paquebot et de la compagnie de navigation. Je pourrai sûrement lui faire parvenir une lettre. « Ma requête a paru à la fois embarrasser et irriter mon hôte. Il a froncé ses gros sourcils et il a tapoté des doigts sur la table. Il ressemblait tout à fait au joueur d'échecs qui voit son adversaire préparer un dangereux déplacement de pièces et qui a décidé de s'y opposer. « – Beaucoup de personnes, monsieur Dodd, m'a-t-il dit enfin, prendraient très mal votre opiniâtreté infernale et penseraient que cette insistance a atteint la limite de l'impertinence. « – Portez-la, monsieur, au crédit de ma sincère affection pour votre fils. « – Soit. J'ai déjà inscrit beaucoup de choses sur ce compte. Je dois néanmoins vous demander de mettre un terme à vos questions. Toutes les familles ont leur intimité propre et leurs motifs privés. Les étrangers ne peuvent pas toujours les comprendre. Ma femme souhaite vivement entendre parler de l'existence militaire de Godfrey dont vous êtes si bien au courant, mais je tiens beaucoup à ce que vous laissiez de côté le présent et l'avenir. De telles questions seraient inutiles, monsieur, et elles nous placeraient dans une situation délicate, voire difficile. « J'étais donc dans une impasse, monsieur Holmes. Il n'y avait pas moyen d'en sortir. Je ne pouvais qu'accepter la situation et faire en mon âme et conscience le serment que je n'aurais pas un moment de repos avant que ne soit éclairci le mystère relatif au destin de mon ami. La soirée a été terne. Nous avons dîné tous les trois tranquillement dans une vieille pièce lugubre, mal éclairée. La dame m'a avidement questionné au sujet de son fils, mais le colonel semblait morose, triste. Cette discussion m'avait tellement contrarié que je me suis excusé dès que la décence me l'a permis, et je me suis retiré dans ma chambre. C'était une grande chambre nue au rez-de-chaussée, aussi sinistre que le reste de la maison ; mais quand on a dormi une année sur le veldt, monsieur Holmes, on n'est pas trop chatouilleux pour son billet de logement. J'ai ouvert les rideaux et j'ai contemplé le jardin : la nuit était magnifique avec une demi-lune bien nette. Puis, je me suis assis auprès du feu, la lampe à côté de moi, et je me suis efforcé de me distraire avec un roman. Ma lecture a été toutefois interrompue par le vieux Ralph qui venait me porter une provision de charbon. « – J'avais peur que vous ne fussiez à court de charbon pendant la nuit, monsieur. Le vent est aigre, et les chambres fraîches… « Il a hésité avant de sortir de la pièce ; j'ai levé les yeux : il se tenait devant moi avec un air pensif. « – … Je vous demande pardon, monsieur, mais je n'ai pas pu m'empêcher d'écouter ce que vous avez dit à dîner sur le jeune M. Godfrey. Vous savez, monsieur, c'est ma femme qui a été sa nourrice, et moi j'ai été un peu son père nourricier. C'est normal que nous nous intéressions à lui. Alors vous dites qu'il s'est bien conduit, monsieur ? « – Il n'y avait pas plus brave dans tout le régiment ! Il m'a tiré une fois des fusils des Boers ; sans lui, je ne serais pas ici. « Le vieux maître d'hôtel se frotta les mains osseuses. « – Oui, monsieur, c'est tout M. Godfrey cela ! Il a toujours été courageux. Il n'y a pas un arbre du parc, monsieur, au haut duquel il n'ait grimpé. Rien ne l'arrêtait. C'était un brave enfant… et, oh ! monsieur, c'était un homme brave ! « J'ai bondi. « – Attention ! ai-je crié. Vous avez dit : «c'était… » Vous parlez de lui comme s'il était mort. Qu'est-ce que tout ce mystère ? Qu'est devenu Godfrey Emsworth ? « J'ai empoigné le vieillard par l'épaule, mais il s'est esquivé. « – Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur Demandez au maître. Lui sait. Ce n'est pas à moi de me mettre entre vous deux. « Il allait quitter la pièce, mais je l'ai retenu par le bras. « – Écoutez ! lui ai-je dit. Vous allez répondre à une seule question avant que vous partiez, même si je dois vous garder ici toute la nuit. Godfrey est-il mort ? « Il n'a pas pu soutenir mon regard. Il était comme un lapin hypnotisé. La réponse s'est échappée de ses lèvres. Elle était aussi terrible qu'imprévue. « – Je préférerais qu'il fût mort ! « Il a crié cela, s'est libéré et s'est précipité hors de la chambre. « Vous devinez, monsieur Holmes, dans quel état d'esprit je suis retourné à mon fauteuil. La phrase du vieillard ne me semblait pas offrir beaucoup d'explications. D'évidence, mon pauvre ami avait été impliqué dans une affaire criminelle, ou du moins infamante, qui mettait en cause l'honneur de la famille. Le colonel avait fait partir son fils pour le cacher au reste du monde de peur qu'un scandale n'éclatât. Godfrey était assez aventureux. Il se laissait facilement influencer par son entourage. Sans doute était-il tombé entre de mauvaises mains qui l'avaient entraîné. Sale affaire dans ce cas ! Néanmoins, mon devoir me commandait de le retrouver, de l'aider. J'étais en train de réfléchir quand j'ai tourné la tête : Godfrey Emsworth est apparu devant moi… Mon client s'interrompit, en proie à une émotion profonde. – Poursuivez, je vous en prie ! lui dis-je. Votre problème présente quelques données tout à fait particulières. – Il était de l'autre côté de la fenêtre, monsieur Holmes : dehors. Et il collait la tête contre le carreau. Je vous ai dit que j'avais contemplé la nuit. Ensuite j'avais laissé les rideaux partiellement ouverts. Sa silhouette s'est encadrée dans leur entrebâillement. La fenêtre était une porte-fenêtre : je pouvais donc le voir en entier ; mais c'est sa figure qui m'a frappé. Il était mortellement pâle : jamais je n'ai vu d'homme aussi blanc ; je suppose que les fantômes doivent avoir cette blancheur. Mais ses yeux me regardaient, et c'étaient des yeux d'homme vivant. Quand il a vu que je le regardais à mon tour, il a fait un bond en arrière et il a disparu dans la nuit. « En lui, monsieur Holmes, il y avait quelque chose de troublant. Je ne parle pas de ce visage spectral qui luisait tout blanc comme du fromage dans l'obscurité. Je pense à une impression plus subtile, à quelque chose de furtif, de sournois, de coupable. Quelque chose qui n'avait rien à voir avec le garçon franc et viril que j'avais connu. Je suis demeuré là, stupide, horrifié. « Mais quand on a joué au soldat pendant deux ans avec le frère Boer comme partenaire, on ne perd pas longtemps la tête et on réagit promptement. A peine Godfrey avait-il disparu que j'étais devant la fenêtre. La croisée fonctionnait mal et j'ai eu du mal à l'ouvrir. Finalement j'ai pu passer dans le jardin, et j'ai couru dans l'allée en suivant la direction que je l'avais vu prendre. « L'allée était longue et la lumière pas trop bonne, mais il m'a semblé apercevoir quelque chose qui se déplaçait devant moi. J'ai continué à courir, je l'ai appelé par son nom, mais sans succès. Quand je suis arrivé au bout de l'allée, je me suis trouvé à un croisement : plusieurs sentiers conduisaient dans diverses directions à des dépendances. Je suis resté hésitant ; c'est alors que j'ai entendu distinctement le bruit d'une porte qui se fermait. Pas derrière moi dans la maison, mais devant moi, quelque part dans l'obscurité. Assez distinctement en tout cas pour que je sois sûr, monsieur Holmes, que je n'avais pas été le jouet d'une hallucination. Godfrey s'était enfui, m'avait fui, et il avait refermé une porte derrière lui. Je l'aurais juré. « Quoi faire ? J'ai passé une nuit agitée ; j'ai tourné et retourné l'affaire dans ma tête tout en essayant de découvrir une théorie qui rendrait compte de tous les faits. Le lendemain, j'ai trouvé le colonel plus conciliant, et comme sa femme observait que dans le voisinage certains endroits ne manquaient pas d'intérêt, j'ai saisi cette occasion pour demander si je ne pourrais pas, sans les déranger, passer chez eux une autre nuit. Un acquiescement bourru du vieil homme m'a donné tout un grand jour pour me livrer à mon inspection. Déjà j'étais persuadé que Godfrey se cachait non loin, mais il me restait à savoir où et pourquoi. « La maison était si vaste, si pleine de coins et de recoins qu'un régiment aurait pu se dissimuler à l'intérieur sans que personne n'en eût rien su. Si elle abritait le secret, il serait bien difficile à découvrir. Mais la porte que j'avais entendue se fermer n'était certainement pas une porte de la maison. Je devais donc explorer le jardin. Exploration qui s'annonçait aisée, car mes hôtes avaient leurs occupations et me laissaient libre de me promener à mon gré. « Il y avait plusieurs petites dépendances ; mais au bout du jardin se dressait un bâtiment isolé assez important, assez grand pour servir de résidence à un jardinier ou à un garde-chasse. Ne serait-ce pas sa porte que j'avais entendue ? Je me suis approché d'un air désinvolte comme si je faisais le tour du domaine. Sur ces entrefaites, un petit homme barbu et alerte en habit noir et chapeau melon (pas du tout le type jardinier) est apparu sur la porte. A mon étonnement, il l'a refermée derrière lui, à clé, et il a mis la clé dans sa poche. Puis il m'a dévisagé non sans surprise. « – Vous faites un séjour ici ? m'a-t-il demandé. « J'ai expliqué qui j'étais et j'ai dit que j'étais un ami de Godfrey. « – C'est bien dommage, ai-je lancé négligemment, qu'il soit parti en voyage : il aurait été heureux de me voir. « – Sûrement ! C'est bien vrai ! m'a-t-il répondu d'une manière un peu hypocrite. Mais sans doute reviendrez-vous à une époque plus propice. « Là-dessus il s'est éloigné ; quand je me suis retourné, j'ai remarqué qu'il était resté à me surveiller, à demi caché par les lauriers qui formaient un massif au bout du jardin. « J'ai bien regardé la petite maison quand je suis passé devant, mais les fenêtres étaient protégées par de lourds rideaux ; à ce qu'il m'a semblé, elle était vide. Je risquais de gâcher mes chances et même d'être obligé de vider les lieux si j'étais trop audacieux, car je sentais que je continuais d'être surveillé. Je suis donc rentré en flânant à la maison, et j'ai attendu la nuit avant de reprendre mon enquête. Quand il a fait noir et que tout est devenu paisible, je me suis glissé dehors par la fenêtre, et je me suis dirigé aussi silencieusement que possible vers le pavillon mystérieux. « Je vous ai dit qu'il y avait aux fenêtres de lourds rideaux, mais en plus les volets avaient été fermés. A travers l'un d'eux cependant brillait une lueur qui a retenu mon attention. J'étais en veine : le rideau n'avait pas été tout à fait tiré, et dans le volet une fente me permettait de voir l'intérieur de la pièce. C'était une pièce assez gaie, avec une grosse lampe et un bon feu. En face de moi était assis le petit bonhomme que j'avais vu le matin. Il fumait la pipe et lisait un journal. – Quel journal ? demandai-je. Mon client parut ennuyé par cette interruption. – Quelle importance ? – Une importance extrême. – Réellement je n'y ai pas fait attention. – Peut-être avez-vous remarqué s'il avait le format d'un quotidien ou d'un hebdomadaire ? – Maintenant que vous m'y faites penser, il n'était pas d'un grand format. C'était peut-être le Spectator. Mais j'ai eu peu de temps à perdre pour de tels détails, car un deuxième homme était assis le dos à la fenêtre, et j'aurais juré que ce deuxième homme était Godfrey. Je ne distinguais pas son visage, mais je connaissais suffisamment la courbure de ses épaules. Il s'appuyait sur son coude dans une attitude de grande mélancolie, le corps tourné vers le feu. J'étais en train de me demander ce que je devais faire quand on m'a tapé brusquement sur l'épaule : le colonel Emsworth était à côté de moi. « – Par ici, monsieur, a-t-il commandé à voix basse. « Il a marché sans ajouter un mot jusqu'à la maison et je l'ai suivi dans ma chambre. En passant dans le vestibule, il avait pris un réveil. « – Il y a un train pour Londres à huit heures et demie, le cabriolet sera devant la porte à huit heures. « Il était blanc de rage. En vérité, je me sentais moi-même dans une situation si fausse que je n'ai pu que balbutier quelques excuses incohérentes en arguant de mes inquiétudes pour mon ami. « L'affaire ne souffre pas de discussion, m'a-t-il répondu d'un ton sec. Vous avez commis une intrusion indigne dans notre vie privée. Vous avez été accueilli comme un invité et vous vous êtes conduit comme un espion. Je n'ai rien à ajouter, monsieur, sinon que je désire ne jamais vous revoir ! « Alors j'ai perdu patience, monsieur Holmes, et j'ai parlé avec quelque chaleur. « – J'ai vu votre fils, et je suis convaincu que pour une raison qui vous est personnelle vous le dissimulez au monde. Je n'ai aucune idée des motifs qui vous poussent à le retrancher de la circulation, mais je suis sûr qu'il n'est plus un être libre. Je vous avertis, colonel Emsworth, que tant que je ne serai pas rassuré sur la sécurité et le bien-être de mon ami, je n'épargnerai aucun effort pour élucider le mystère, et je ne me laisserai intimider ni par une parole, ni par un acte. « Le vieux bonhomme m'a lancé un regard diabolique, et j'ai cru qu'il allait me sauter dessus. Je vous l'ai dépeint comme un vieux géant tout en os ; bien que je ne sois pas une mauviette, j'aurais eu du mal à lui tenir tête. Après un dernier regard furieux, il a pivoté sur ses talons et il a quitté ma chambre. Pour ma part, j'ai pris le train de huit heures et demie, avec l'intention d'aller tout droit chez vous et de solliciter conseils et assistance. Tel fut le problème que m'exposa mon visiteur. Il présentait, comme l'a déjà compris le lecteur attentif, de sérieuses difficultés, car le choix des moyens était limité pour trouver la solution. Élémentaire, il l'était, certes ! Il comportait pourtant quelques détails neufs et intéressants en l'honneur desquels il me sera pardonné de l'avoir exhumé de mes archives. Fidèle à ma méthode d'analyse logique, j'entrepris de serrer les éléments de plus près. – Les domestiques ? demandai-je. Combien y en avait-il dans la maison ? – A mon avis, il n'y a que le vieux maître d'hôtel et sa femme. La vie là-bas m'a paru des plus simples. – Dans le pavillon, pas de domestique ? – Aucun, à moins que le petit barbu n'en soit un. Il m'a semblé cependant être d'une classe supérieure. – Très intéressant. Vous êtes-vous rendu compte si les repas étaient portés d'un bâtiment dans l'autre ? – A présent que vous y faites allusion, j'ai vu le vieux Ralph qui portait un panier dans le jardin en se dirigeant vers le pavillon. Sur le moment je n'ai pas pensé que le panier pouvait contenir des provisions. – Avez-vous fait une enquête locale ? – Oui. J'ai bavardé avec le chef de gare et avec l'aubergiste du village. J'ai simplement demandé s'ils savaient quelque chose sur mon vieux camarade Godfrey Emsworth. Ils m'ont affirmé tous les deux qu'il faisait un voyage autour du monde. Après la guerre, il serait rentré à la maison, puis serait reparti presque tout de suite. L'histoire est évidemment acceptée par les gens des environs. – Vous n'avez pas manifesté de doutes ? – Non. – Très bien ! L'affaire mérite certainement une enquête. Je vous accompagnerai à Tuxbury Old Park. – Aujourd'hui ? Il se trouvait qu'à l'époque j'étais en train d'éclaircir le mystère qui, une fois élucidé, compromit si gravement le duc de Greyminster ; j'avais aussi reçu mandat du sultan de Turquie de me livrer à une opération que je ne pouvais négliger sans de sérieuses complications politiques. Ce ne fut donc pas avant le début de la semaine suivante, comme me le confirme mon agenda, que je pus partir en mission dans le Bedfordshire en compagnie de M. James M. Dodd. Sur notre route vers Euston, nous prîmes en charge un gentleman grave et taciturne à cheveux gris acier, avec lequel j'avais procédé à divers arrangements préalables. – Je vous présente un vieil ami, dis-je à Dodd. Il est possible que sa présence s'avère tout à fait superflue, à moins qu'elle ne soit au contraire capitale. Il n'est pas nécessaire d'en dire plus long dans l'état actuel des choses. Les récits de Watson ont sans doute accoutumé le lecteur au fait que je ne gaspille pas mes mots et que je ne dévoile pas mes plans tant qu'une affaire n'est pas réglée. Dodd parut surpris, mais ne dit rien, et tous trois nous poursuivîmes ensemble notre voyage. Dans le train, je posai à Dodd une question dont je désirais qu'elle fût entendue par notre compagnon. – Vous m'avez dit que vous aviez vu le visage de votre ami à la fenêtre, avec une netteté suffisante pour que vous ne puissiez douter de son identité ? – Je n'ai aucun doute. Il avait le nez collé contre le carreau. La lumière de la lampe l'éclairait à plein. – Ce ne pouvait pas être quelqu'un lui ressemblant ? – Pas du tout. C'était lui. – Mais vous m'avez dit qu'il avait changé ? – Seulement son teint. Il avait le visage… comment le dépeindre ?… le visage blanc comme un ventre de poisson. Il était complètement décoloré. – Était-il également blanc partout ? – Non, je ne pense pas. Mais je n'ai vu que son front quand il a collé la tête contre la fenêtre. – L'avez-vous appelé ? – J'étais trop stupéfait, trop horrifié aussi. Puis, je l'ai poursuivi, comme je vous l'ai raconté, mais sans résultat. Mon dossier était pratiquement complet ; il ne lui manquait plus qu'un petit élément. Quand, après une interminable randonnée en voiture, nous arrivâmes à l'étrange vieille maison de campagne qu'avait décrite mon client, ce fut Ralph, le maître d'hôtel âgé, qui nous ouvrit. J'avais loué la voiture pour la journée et j'avais prié mon ami de ne pas en bouger avant que je lui fisse signe. Ralph, ridé comme une pomme, portait le costume conventionnel (veste noire et pantalon poivre et sel) avec une seule variante curieuse : des gants de cuir brun qu'il se hâta de retirer dès qu'il nous vit et qu'il posa sur la table de l'entrée quand il nous introduisit. Je suis doté, comme mon ami Watson l'a parfois observé, de sens anormalement développés ; or une odeur, faible mais insistante, me chatouilla les narines ; elle semblait émaner de la table de l'entrée. Je me retournai, posai mon chapeau dessus, le fis tomber, me baissai pour le ramasser et amenai mon nez à moins de vingt-cinq centimètres des gants. Indiscutablement c'était des gants que provenait cette bizarre odeur de goudron. Mon dossier, cette fois, était complet. Hélas ! Quand je raconte moi-même les histoires, j'étale mes astuces, tandis que Watson, lui, cache soigneusement ce genre de maillons dans la chaîne, ce qui lui permet de produire des effets finals sensationnels. Le colonel Emsworth n'était pas dans sa chambre, mais au reçu du message de Ralph il ne tarda pas à arriver. Nous entendîmes son pas vif et pesant dans le couloir. Il ouvrit la porte brusquement et il se rua dans son bureau avec la barbe en bataille et le visage tordu de passion : jamais je n'avais vu de vieillard si terrible ! Il tenait à la main nos cartes de visite ; il les déchira en mille morceaux. – Ne vous ai-je pas déclaré, infernal touche-à-tout, que je vous chassais d'ici ? Que jamais je ne revoie votre maudite tête ! Si vous entrez ici à nouveau sans ma permission, je serai dans mon droit si j'use de violence. Je vous abattrai ! Par Dieu, oui, je vous abattrai, monsieur ! Quant à vous, monsieur… Il se tourna vers moi. – … Cet avertissement vaut également pour vous. Je connais. votre ignoble profession, mais allez exploiter ailleurs vos talents ; ici ils n'ont pas à s'exercer. – Je ne partirai pas d'ici, articula fermement mon client, avant d'avoir entendu de la bouche même de Godfrey qu'il ne subit aucune contrainte ! Notre hôte, malgré lui, sonna. – Ralph, dit-il, téléphonez à la police du comté et priez l'inspecteur d'envoyer deux agents. Dites-lui qu'il y a des cambrioleurs ici. – Un moment ! intervins-je. Vous devez savoir, monsieur Dodd, que le colonel Emsworth est dans son droit et que nous n'avons aucun statut légal chez lui. D'autre part il devrait reconnaître que votre action est uniquement dictée par votre sollicitude envers son fils. J'ose espérer que, si nous pouvons avoir cinq minutes de conversation avec le colonel Emsworth, je modifierai son point de vue sur l'affaire. – Je ne me laisse pas si aisément influencer, répondit le vieux soldat. Ralph, faites ce que je vous ai dit. Que diable attendezvous ? Appelez la police ! – Vous ne ferez rien de tel ! dis-je en m'adossant à la porte. Une intervention de la police provoquerait la catastrophe que vous redoutez… Je sortis mon carnet et écrivis un mot (un seul mot) sur une feuille que je tendis au colonel. – … Voilà ce qui nous a conduits ici, ajoutai-je. Il considéra la feuille de papier et de sa tête disparut toute autre expression que l'étonnement. Comment savez-vous ?… bégaya-t-il en se laissant tomber lourdement sur une chaise. – C'est mon affaire de savoir. C'est mon métier. Il demeura assis à méditer ; sa main osseuse tiraillait les poils de sa barbe. Puis il fit un geste de résignation. – Hé bien ! puisque vous voulez voir Godfrey, vous le verrez. Je n'y consens pas de mon plein gré, vous m'avez forcé la main. Ralph, prévenez M. Godfrey et M. Kent que dans cinq minutes nous les aurons rejoints. Quand ces cinq minutes furent écoulées, nous traversâmes le jardin et nous arrivâmes devant le pavillon du mystère. Un petit homme barbu se tenait devant la porte ; il avait l'air considérablement surpris. – Voilà qui est bien impromptu, colonel Emsworth ! fit-il. Tous nos plans se trouvent compromis. – Je n'y peux rien, monsieur Kent. Nous avons la main forcée. M. Godfrey peut-il nous recevoir ? – Oui. Il attend à l'intérieur. Il fit demi-tour et nous conduisit dans une grande pièce bien meublée. Un homme se tenait debout, le dos au feu ; quand il l'aperçut, mon client s'élança la main tendue. – Oh ! Godfrey, mon vieux, comme c'est chic de… Mais l'autre l'écarta d'un geste de la main. – Ne me touche pas, Jimmie. Garde tes distances ! Oui, tu peux me regarder de tous tes yeux. Je ne ressemble plus guère au brillant soldat de première classe Emsworth, de l'escadron B, n'est-ce pas ? Certes son aspect était extraordinaire. On pouvait voir qu'il avait été bel homme, avec une figure bronzée par le soleil d'Afrique ; mais sur la surface brunie du visage, des taches blanchâtres avaient par plaques décoloré sa peau. – Voilà pourquoi je ne vais pas au-devant des visiteurs, reprit-il. Je ne t'en veux pas, Jimmie, mais j'aurais préféré te voir sans ton ami. Je suppose que tu avais une bonne raison ; seulement tu me prends au dépourvu. – Je voulais être sûr que tout se passait bien pour toi, Godfrey. Je t'ai reconnu, la nuit où tu es venu regarder par la fenêtre, et je ne pouvais pas rester en paix avant d'avoir éclairci le mystère. – Le vieux Ralph m'avait dit que tu étais là, et je n'ai pas pu m'empêcher d'aller jeter un coup d'œil. J'espérais que tu ne me verrais pas ; j'ai couru jusqu'à mon terrier quand j'ai entendu la fenêtre s'ouvrir. – Mais au nom du Ciel, qu'y a-t-il ? – Oh ! l'histoire sera brève ! fit-il en allumant une cigarette. Tu te rappelles ce combat un matin à Buffelsspruit, à l'extérieur de Pretoria, sur la voie de chemin de fer de l'Est ? Tu as su que j'avais été touché ? – Oui, je l'ai appris ; mais je n'ai pas eu de détails. – Trois d'entre nous s'étaient séparés des autres. Le pays était accidenté, si tu t'en souviens. Il y avait Anderson, Simpson (le type que nous appelions Simpson le chauve) et moi. Nous étions partis en reconnaissance pour repérer nos frères Bœrs, mais ils s'étaient couchés et ils nous prirent pour cibles. Les deux autres furent tués. Je reçus dans l'épaule une balle pour éléphant. Néanmoins je me cramponnai à mon cheval ; il galopa pendant une dizaine de kilomètres avant que je m'évanouisse et roule à bas de ma selle. « Quand je revins à moi, la nuit était tombée ; je me relevai, mais je me sentais très mal en point et affaibli. A ma vive surprise, je vis une maison tout près de l'endroit où je me trouvais : une assez grande maison avec une véranda et de nombreuses fenêtres. Il faisait mortellement froid. Tu te rappelles l'espèce de froid engourdissant qui s'abattait le soir ? Un froid terrible à vous rendre malade, très différent du froid sec et sain d'ici. Ma foi, j'étais glacé jusqu'aux os ; mon seul espoir consistait à atteindre cette maison. Je titubai, vacillai, me tirai, à demi conscient de ce que je faisais. J'ai un vague souvenir d'avoir monté les marches d'un perron, d'avoir poussé une porte, d'être entré dans une grande chambre qui contenait plusieurs lits, et de m'être jeté sur l'un d'eux en poussant un petit cri de satisfaction. Le lit était défait, mais je ne m'en souciai guère. Je ramenai les draps sur mon corps secoué de frissons, et la minute d'après je dormais comme du plomb. « Quand je m'éveillai, c'était le matin. Il me sembla qu'au lieu d'être tombé sur un havre de santé, j'étais en plein cauchemar. Le soleil d'Afrique se déversait à flots à travers les grandes fenêtres sans rideaux ; chaque détail de ce vaste dortoir blanchi à la chaux, nu, ressortait avec une netteté absolue. En face de moi se tenait un homme tout petit, presque un nain, avec une tête énorme, qui très excité baragouinait du hollandais tout en agitant deux mains horribles qui me firent l'effet d'éponges brunes. Derrière lui se pressaient plusieurs personnes qui paraissaient très amusées par la situation ; mais j'eus froid dans le dos quand je les regardai. Aucun d'eux n'était un être humain normal. Tous étaient tordus, gonflés, défigurés d'une façon bizarre. Le rire de ces monstres était terrible à entendre. « Personne ne parlait anglais ; mais la situation avait grand besoin d'une mise au point, car le nain à grosse tête se mettait furieusement en colère ; poussant des hurlements de bête sauvage, il m'attrapa avec ses mains déformées et voulut me jeter à bas du lit, sans se soucier du sang qui coulait de ma blessure. Ce petit monstre était fort comme un taureau. J'ignore ce qu'il serait advenu de moi si un homme d'un certain âge, qui détenait visiblement une grande autorité, n'avait été attiré par le vacarme. Il prononça quelques mots fermes en hollandais, et mon persécuteur s'éclipsa. Alors il se tourna vers moi et me considéra avec stupéfaction. « – Comment diable êtes-vous arrivé ici ? me demanda-t-il. Attendez ! Je vois que vous êtes épuisé et que cette épaule blessée réclame des soins. Je suis médecin, et je vais vous la bander. Mais vous courez ici un bien plus grand danger que sur n'importe quel champ de bataille ! Vous êtes à l'hôpital des lépreux, et vous avez dormi dans un lit de lépreux. « As-tu besoin que je t'en dise davantage, Jimmie ? Je crois qu'en prévision de la bataille, tous ces pauvres diables avaient été évacués la veille. Puis, comme les Anglais avançaient, ils avaient été emmenés encore plus loin par leur médecin-chef. Celui-ci m'assura que, bien qu'il se crût immunisé contre la lèpre, il n'aurait jamais osé faire ce que j'avais fait. Il m'installa dans une chambre particulière, me traita avec bonté ; huit jours après j'étais évacué sur l'hôpital général de Pretoria. « Voilà mon drame. J'ai espéré contre toute espérance ; mais à peine étais-je rentré à la maison que les terribles symptômes apparurent : ceux que tu vois sur mon visage m'apprirent que j'avais été contaminé. Que devais-je faire ? J'habitais cette propriété isolée. Nous avions deux domestiques à qui nous pouvions nous fier totalement. Il y avait un pavillon où je pouvais vivre. Sous le sceau du secret, un médecin, M. Kent, accepta de demeurer avec moi. Selon ces données, les choses semblaient assez simples. L'autre branche de l'alternative était terrible : la ségrégation pour la vie parmi des étrangers sans le moindre espoir de jamais retrouver ma liberté ! Mais le secret absolu était nécessaire ; au moindre bavardage, dans cette campagne paisible, ç'aurait été une révolution, et j'aurais été abandonné à l'autre horrible destin. Même toi, Jimmie… Même toi tu ne devais pas savoir ! Pourquoi mon père a-t-il cédé, voilà ce que je n'arrive pas à comprendre. Le colonel Emsworth me désigna. – Voici le gentleman qui m'a forcé la main… Il déplia la feuille de papier sur laquelle j'avais écrit le mot « Lèpre ». – …Il m'a paru que puisqu'il en savait tant, mieux valait qu'il sût tout. – Et maintenant je sais tout, dis-je. Mais du bien en sortira peut-être. Je crois que M. Kent seul a vu le malade. Puis-je vous demander, monsieur, si vous faites autorité sur ce genre de maladies qui sont, je crois, d'origine tropicale ou semi-tropicale ? – Je possède uniquement les connaissances ordinaires d'un médecin ! me répondit-il avec une certaine raideur. – Je ne doute pas, monsieur, que vous soyez très compétent, mais je suis sûr que vous admettrez que pour un tel cas un deuxième avis serait souhaitable. Vous y avez renoncé, sans doute, parce que vous redoutiez qu'une pression pût être exercée sur vous pour que le malade fût relégué ? – C'est exact, répondit le colonel. – J'avais prévu cette situation, expliquai-je. J'ai amené avec moi un ami à la discrétion duquel vous pouvez vous fier absolument. J'ai pu jadis lui rendre un service professionnel ; il est disposé à vous donner un avis d'ami en même temps que de spécialiste. Il s'appelle sir James Saunders. La perspective d'un entretien avec lord Roberts n'aurait pas suscité plus d'émerveillement chez un soldat de deuxième classe que je n'en vis sur le visage de M. Kent. – Je serai très honoré ! murmura-t-il. – Alors je vais demander à Sir James de venir jusqu'ici. Il se trouve actuellement dans la voiture devant la maison. En attendant, colonel Emsworth, nous pourrions peut-être nous réunir dans votre bureau, où je vous fournirai les explications indispensables. Et voilà où me manque mon Watson ! Par des questions sournoises ou des exclamations de surprise, il aurait élevé la simplicité de mon art, qui n'est au fond que du bon sens systématisé, au niveau d'un prodige. Quand je raconte moimême, je ne bénéficie pas de cet adjuvant. Tant pis ! Je vais livrer le processus de mes pensées exactement comme je l'ai livré à mes quelques auditeurs auxquels s'était jointe la mère du Godfrey, dans le bureau du colonel Emsworth. – Ce processus, dis-je, est basé sur l'hypothèse que lorsque vous avez éliminé tout ce qui est impossible, il ne reste plus que la vérité, quelque improbable qu'elle paraisse. Il arrive que plusieurs explications s'offrent encore à l'esprit ; dans ce cas on les met successivement à l'épreuve jusqu'à ce que l'une ou l'autre s'impose irrésistiblement. Appliquons ce principe à l'affaire en cours. Dès le départ, je distinguai trois explications possibles de la réclusion ou de la ségrégation de ce gentleman dans un pavillon du domaine paternel. Il y avait l'explication qu'il se cachait en raison d'un crime commis, il y avait aussi l'explication qu'il était devenu fou et que l'on cherchait à lui épargner l'asile ; il y avait enfin l'explication qu'il était atteint d'une certaine maladie qui l'obligeait à vivre à part. Je ne pouvais pas envisager d'autres solutions possibles. J'avais donc à les examiner de près et à les peser l'une après l'autre. « L'explication criminelle ne résistait pas à l'examen. Aucun crime mystérieux n'avait été commis dans cette région. J'en étais sûr. S'il s'agissait d'un crime qui n'avait pas encore été découvert, l'intérêt de la famille consistait à se débarrasser du délinquant et à l'expédier au plus tôt à l'étranger : non à le cacher à la maison. « La folie me paraissait beaucoup plus plausible. La présence d'une deuxième personne dans le pavillon pouvait s'expliquer par la nécessité d'un gardien. Le fait qu'elle fermait la porte à clé quand elle sortait donnait du poids à cette hypothèse et laissait supposer qu'une contrainte était exercée. D'autre part, cette contrainte n'était pas trop sévère, puisque le jeune homme avait pu sortir et se rendre jusqu'à la maison pour apercevoir son ami. Vous vous rappellerez, monsieur Dodd, que j'ai cherché à vous arracher des précisions de détail : je vous ai demandé, par exemple, quel était le journal que lisait M. Kent. Si vous m'aviez dit The Lancet ou The British Medical journal, cela m'aurait rendu service. Toutefois la loi n'interdit pas de garder un fou en un lieu privé du moment qu'il est soigné par une personne qualifiée et que les autorités ont été régulièrement prévenues. Pourquoi, dans ces conditions, ce désir forcené de secret ? Une fois encore la théorie ne cadrait pas avec les faits. « Restait la troisième éventualité. Là, tous les faits inexpliqués semblaient recevoir leur justification. La lèpre n'est pas rare en Afrique du Sud. Par hasard ce jeune homme avait pu être contaminé. Et sa famille devait se trouver dans une situation terrible si elle voulait lui éviter la ségrégation. Le secret le plus absolu était indispensable : il fallait empêcher les langues de marcher et les autorités d'intervenir. Un médecin dévoué, et suffisamment payé, accepterait sans doute de prendre soin du malade. Il n'y avait aucune raison pour que celui-ci ne fût pas autorisé à se promener une fois la nuit tombée. Une peau blanchie est un effet normal du mal. L'affaire était d'importance. Si importante que je résolus d'agir comme si mon hypothèse était par avance confirmée et prouvée. Quand en arrivant ici je remarquai que le vieux Ralph, qui porte les repas, avait des gants imprégnés de désinfectant, mes derniers doutes furent levés. Un seul mot, monsieur, vous montra que votre secret avait été percé : si je l'ai écrit au lieu de le prononcer, c'était pour vous assurer que vous pouviez vous fier à ma discrétion. « J'étais en train d'achever cette petite analyse, quand la porte s'ouvrit ; le visage austère du grand dermatologue apparut. Pour une fois il s'était départi de son air de sphinx, et son regard brillait de chaleur humaine. Il se dirigea vers le colonel Emsworth et lui serra la main. – Mon rôle consiste généralement à annoncer de mauvaises nouvelles, dit-il. Cette fois, c'est le contraire : votre fils n'a pas la lèpre. – Comment ! – Il s'agit d'un cas classique de pseudo-lèpre ou ichthyosis, d'une maladie de peau ; la peau devient squameuse, peu agréable à la vue ; le mal est tenace, mais probablement curable, et certainement pas contagieux. Oui, monsieur Holmes, c'est une coïncidence remarquable ! Mais est-ce une coïncidence ? Certaines forces subtiles, dont nous ne savons rien, ne sont-elles pas entrées en action ? Est-il certain que la frayeur, qui a constamment habité le jeune homme depuis son exposition à. la contagion, n'ait pas produit un effet physique simulant ce qu'il redoutait ? A aucun prix je n'engagerais ma réputation professionnelle… Mais cette dame s'est trouvée mal ! Je crois que M. Kent ferait mieux de s'occuper d'elle afin qu'elle se remette au plus tôt de ce choc joyeux. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) http://conan.doyle.free.fr/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE TRAITÉ NAVAL Les Mémoires de Sherlock Holmes (octobre – novembre 1893) Le traité naval Le mois de juillet qui suivit mon mariage reste dans ma mémoire parce qu'il fut marqué par trois affaires intéressantes, où j'eus la bonne fortune d'être associé aux recherches de Sherlock Holmes et, par là même, d'étudier ses méthodes. Ces affaires, j'ai pris sur elles des notes que je retrouve dans mes carnets sous trois titres : La Seconde Tache, Le Traité naval et Le Capitaine fatigué. La première ne saurait être contée avant de longues années, non pas seulement parce que des intérêts considérables étaient en jeu, mais aussi parce que des personnalités appartenant aux premières familles du Royaume se trouvèrent impliquées dans l'aventure. Je dirai pourtant que jamais les raisonnements analytiques de Holmes ne me firent plus profonde impression qu'en cette occasion. Je me souviens presque mot pour mot des propos qu'il tint, le jour où il exposa les faits, tels qu'ils s'étaient passés, à M. Dubuque, de la Sûreté française, et à Fritz von Walbaum, le fameux policier de Dantzig, lesquels furent, l'un et l'autre, obligés de reconnaître qu'ils avaient perdu leur temps sur de fausses pistes. La relation de ces événements ne pouvant être rendue publique avant plusieurs années encore, c'est la deuxième de ces trois affaires que je raconterai aujourd'hui. Elle en vaut la peine, car les intérêts majeurs du pays étaient en jeu. Alors que je faisais mes études, j'avais été très lié avec un garçon qui s'appelait Percy Phelps, qui était à peu près de mon âge, encore qu'il fût, sur le plan scolaire, de deux ans en avance sur moi. C'était un élève brillant, qui raflait tous les prix de sa classe et qui, après avoir remporté tous les succès, réussit à décrocher une bourse qui l'envoya poursuivre à Cambridge sa triomphale carrière. Il était, il faut le dire, d'excellente famille et nous savions tous que sa mère était la sœur de lord Holdhurst, l'un des membres les plus éminents du parti conservateur. Cette parenté flatteuse, si elle le servit peu au collège, lui fut utile dans l'existence. Je l'avais perdu de vue, mais il m'était revenu que ses puissantes relations et ses talents personnels lui avaient valu un poste de choix au Foreign Office. Il se rappela à mon souvenir, après bien des années, par la lettre que voici : Briarbræ, Woking Mon cher Watson, Je ne doute pas que tu ne te souviennes de « Tadpole » Phelps, qui était en troisième alors que tu étais en cinquième. Il se peut même que tu aies entendu dire que, grâce à mon oncle, qui est un personnage influent, j'ai trouvé au Foreign Office une situation flatteuse, dont je dirais beaucoup de bien si des événements malheureux et imprévisibles n'étaient venus soudain compromettre ma carrière. Ces événements, je ne saurais par écrit te les conter en détail. Tu les connaîtras par le menu si tu acceptes de me rendre le service que je vais te demander. Je suis en convalescence après une fièvre cérébrale qui m'a tenu alité pendant neuf semaines, et je suis encore très faible. Crois-tu qu'il te serait possible de décider ton ami, M. Holmes, à venir me voir ? J'aimerais savoir ce qu'il pense d'une certaine affaire, encore que les autorités compétentes affirment qu'il n'y a plus rien à tenter. Essaie de me l'amener, je t'en conjure, et le plus tôt possible. J'attends ta réponse avec anxiété. Dis à M. Holmes que, si je ne l'ai pas appelé plus tôt, ce n'est nullement parce que je méconnais ses talents, mais parce que, du fait de mon état de santé, je n'étais pas en mesure de le faire. Maintenant, j'ai toute ma tête. Je n'ose pas trop réfléchir, par crainte d'une rechute, mais je compte sur toi. Je suis encore trop faible pour écrire et, ce mot, je suis obligé de le dicter. Persuade M. Holmes de venir et crois-moi ton vieux copain de « bahut », Percy PHELPS. Il y avait, dans cette lettre, quelque chose qui me toucha. Elle m'émut au point que j'aurais essayé de convaincre Holmes d'aller voir Phelps, même si la chose avait été difficile. Mais il n'en était rien : je savais que l'illustre détective aimait assez son art pour ne pas refuser son aide à quelqu'un qui pouvait en avoir vraiment besoin. Ma femme convint qu'il n'y avait pas une minute à perdre et qu'il fallait le mettre au courant sans délai. Je terminai mon petit déjeuner et, une demi-heure plus tard, je me retrouvai une fois encore dans le cabinet de Holmes, dans son appartement de Baker Street. Assis à une petite table, Holmes, en robe de chambre, poursuivait une expérience de chimie. Il m'accorda à peine un regard quand j'entrai dans la pièce et, comprenant que le moment était grave, je m'installai dans un fauteuil et j'attendis. Holmes continua à manipuler ses fioles pendant un instant, prenant avec une pipette de verre un peu de liquide, tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre, pour le verser dans une éprouvette. Sa solution prête, il se tourna vers moi. Il tenait à la main une petite feuille de papier au tournesol. – Mon cher Watson, me dit-il, vous êtes arrivé à la minute décisive. Si ce papier reste bleu, tout va bien. S'il tourne au rouge, un homme risque fort de laisser sa peau dans l'aventure. Il plongea le papier dans le liquide. La feuille prit immédiatement une coloration rouge sombre. – Je m'en doutais ! s'écria-t-il. Je suis à vous dans un instant, Watson ! Vous trouverez du tabac dans la babouche persane. Il alla s'asseoir à son bureau et rédigea rapidement quelques télégrammes. Les dépêches remises au gamin chargé de les envoyer, Holmes se carra dans son fauteuil, croisa ses longues jambes et, les mains fermées sur ses genoux, engagea enfin la conversation. – Au total, ce n'est là qu'un meurtre fort banal. J'imagine que vous m'apportez mieux, vous qui êtes un peu le pétrel du crime ! De quoi s'agit-il ? Je lui tendis la lettre de Phelps, qu'il lut avec attention. Voilà qui ne nous apprend pas grand-chose ! dit-il en me la restituant. – Elle ne nous dit même rien du tout. – L'écriture, pourtant, est intéressante. – Mais ce n'est pas la sienne ! – C'est justement pour ça ! C'est une écriture de femme. Je protestai. – Sûrement pas ! C'est une écriture d'homme ! – Non, Watson, de femme. J'ajouterai qu'il s'agit d'une femme qui a du caractère. Au début d'une enquête, voyez-vous, il est toujours utile de savoir que votre client est en relations étroites avec quelqu'un qui, que ce soit pour le Bien ou pour le Mal, est exceptionnellement doué. Cette affaire, dont je ne sais rien, m'intéresse déjà et, si vous êtes prêt à me suivre, nous nous rendrons à Woking sur-le-champ. J'ai hâte de voir ce diplomate qui est dans de si vilains draps et de connaître la dame à qui il dicte son courrier. Nous prîmes le train à la gare de Waterloo et, moins d'une heure plus tard, Woking nous apparaissait, avec ses bois de sapins et sa lande couverte de bruyère. « Briarbræ était une grande villa isolée, située dans une vaste propriété, à quelques minutes de marche de la gare. Nos cartes remises, nous fûmes introduits dans un salon meublé avec goût, où vint bientôt nous rejoindre un homme assez « fort », qui nous fit le meilleur accueil. Il ne devait pas être loin de la quarantaine, mais, avec ses joues vermeilles et ses yeux rieurs, il conservait quelque chose de l'adolescent grassouillet et malicieux qu'il avait dû être. – Je suis ravi que vous soyez venus, nous dit-il en nous serrant les mains avec effusion. Percy n'a parlé que de vous durant toute la matinée. Le pauvre vieux ne sait plus à quel saint se vouer ! Son père et sa mère m'ont prié de vous recevoir car la moindre allusion à cette malheureuse affaire leur est extrêmement pénible. – Nous ne sommes encore au courant de rien, lui fit remarquer Holmes. Je crois comprendre que vous n'êtes pas vous-même de la famille ? L'homme, une seconde, parut surpris. Puis, baissant les yeux sur une breloque qu'il portait à sa chaîne de montre, il se mit à rire. – Évidemment, c'est ce monogramme « J.H. » qui vous l'a appris. J'ai presque failli croire que vous veniez de faire quelque chose de très fort. Je m'appelle Joseph Harrison et je serai bientôt de la famille, puisque Percy va épouser ma sœur Annie. Vous la verrez dans la chambre de Percy, car depuis deux mois elle lui sert d'infirmière. Voulez-vous que nous allions le trouver maintenant ? Il est tellement impatient de vous voir ! La chambre de Percy, située au rez-de-chaussée, tenait à la fois du salon et de la chambre à coucher. Il y avait des fleurs dans tous les coins et, venant du jardin, tous les parfums de l'été entraient par la fenêtre grande ouverte. Un homme, encore jeune, au visage pâle et fatigué, était allongé sur un divan. Je reconnus Percy. Une femme qui était assise à côté de lui se leva à notre arrivée. – Je vous laisse, Percy ? Il la retint par la main et se tourna vers moi. – Bonjour, Watson ! Comment vas-tu ? Avec ta moustache, je crois bien que je ne t'aurais pas reconnu et j'ai tellement changé, moi, que je ne pourrais t'en vouloir de ne pas me reconnaître. J'imagine que Monsieur est ton illustre ami, M. Sherlock Holmes ? Je fis les présentations et nous nous assîmes. M. Joseph Harrison s'était retiré, mais sa sœur était restée, sa main toujours dans celle du malade. Elle était plutôt petite et courtaude, mais on sentait qu'elle ne manquait pas de personnalité. Son teint était mat et ses grands yeux, au regard sombre, auraient pu appartenir à une Italienne, comme d'ailleurs la lourde chevelure noire qui encadrait son visage volontaire. – Je ne vous ferai pas perdre votre temps, dit Phelps, se redressant sur sa couche, et c'est sans préambule que je vous exposerai l'affaire. J'étais un homme heureux, Monsieur Holmes, et j'étais sur le point de me marier lorsqu'une catastrophe, aussi terrible qu'inattendue, est venue ruiner toutes mes espérances. Ainsi que Watson a dû vous le dire, j'étais au Foreign Office où, l'influence de mon oncle, lord Holdhurst, aidant, je m'étais élevé rapidement à un poste comportant de sérieuses responsabilités. Lorsque mon oncle prit le ministère des Affaires étrangères, il me confia plusieurs missions de confiance, dont j'eus la bonne fortune de m'acquitter heureusement, de sorte qu'il en vint peu à peu à faire le plus large crédit à mes talents. Il y a deux mois et demi environ – c'était, je puis préciser la date, le 23 mai –, il me fit venir dans son bureau et, après m'avoir félicité des résultats que j'avais obtenus au cours de négociations particulièrement délicates que je venais de mener à bien, m'annonça qu'il avait de nouveau une tâche extrêmement importante à me confier. « Tirant d'un des tiroirs de son bureau un gros rouleau de papier gris, il me dit : « – Voici l'original du traité secret anglo-italien, traité auquel, j'ai le regret de le dire, il a déjà été fait quelques allusions dans la presse. Il est absolument indispensable que les indiscrétions en restent là. Pour savoir ce que contient ce document, les ambassades française et russe paieraient avec joie des sommes considérables et je ne le laisserais certainement pas sortir de mon cabinet si je ne me trouvais dans l'obligation de le faire copier. Vous avez dans votre bureau un meuble qui ferme à clé ? « – Oui, Monsieur. « – Alors, vous allez prendre ce traité et l'enfermer dans ce meuble. Ce soir, vous resterez après le départ de tout le monde, vous copierez le texte du document et, quand vous aurez fini, vous mettrez original et copie sous clé, pour me les donner en mains propres demain matin. « Je pris les papiers et… » Sherlock Holmes interrompit le récit. – Je vous demande pardon ! Pendant cette conversation, vous étiez seuls ? – Absolument seuls. – La pièce était-elle grande ? – Dix mètres sur dix, environ. – Vous étiez au milieu de la pièce ? – À peu près. – La conversation était tenue à haute voix ? – Mon oncle parlait très bas. Quant à moi, je n'ai pratiquement rien dit. – Merci ! dit Holmes, fermant les yeux. Continuez, je vous en prie. – J'agis exactement selon ses instructions et j'attendis l'heure de la fermeture des bureaux pour commencer ma tâche. Un de mes collègues, Charles Gorot, ayant du travail en retard à mettre à jour, je pris le parti d'aller dîner. À mon retour, il n'était plus là. Je m'attelai à la besogne, soucieux d'en finir vite, car Joseph – le M. Harrison que vous avez vu tout à l'heure – était à Londres, je savais qu'il rentrerait à Woking par le train de onze heures du soir et j'aurais été heureux de le prendre avec lui. « Au premier coup d'œil jeté sur le traité, je constatai que mon oncle n'avait pas exagéré en me disant qu'il présentait une importance considérable. Sans entrer dans les détails, je puis dire qu'il précisait la position de la Grande-Bretagne à l'égard de la Triplice et laissait prévoir ce que serait la politique anglaise dans l'hypothèse où la flotte française affirmerait une supériorité numérique manifeste sur la flotte italienne dans la Méditerranée. Le traité, qui ne s'occupait que de questions navales, était revêtu des signatures des hautes personnalités qui avaient mené les négociations. Après avoir parcouru le texte, j'entrepris de le copier. « Écrit en français et ne comportant pas moins de trente-six articles, le document était long et, à neuf heures du soir, je n'avais encore transcrit qu'une dizaine d'articles. Il était à peu près certain que je n'attraperais pas mon train. La tête lourde, un peu parce que j'avais bien mangé, un peu aussi parce que j'avais travaillé toute la journée, je me dis qu'une tasse de café me ferait du bien. Je sonnai pour appeler le garçon qui passe la nuit dans une petite logette installée au bas de l'escalier et qui a l'habitude de faire du café sur un réchaud à alcool, non pas seulement pour lui, mais aussi pour les employés du ministère qui se trouvent avoir à travailler jusqu'à une heure tardive. « À ma grande surprise, ce fut une femme que je vis arriver, une solide matrone en tablier, à l'air passablement vulgaire, qui m'expliqua qu'elle venait à la place de son mari et qu'elle était chargée du nettoyage des bureaux. Je lui demandai de m'apporter du café et je copiai encore deux articles. Me sentant de plus en plus fatigué, je posai la plume et me levai pour me dégourdir un peu les jambes. Mon café ne venait toujours pas et ce retard m'agaçait. J'ouvris la porte et j'avançai dans le couloir, un boyau étroit, mal éclairé, qu'on est obligé de suivre pour gagner la pièce où je travaillais. Il aboutit à un escalier en courbe, conduisant au hall dans lequel se trouve la logette du garçon. À mi-chemin, il y a un palier, où vient se terminer un petit couloir menant à un autre escalier qui descend directement sur une entrée de service, que les employés du ministère utilisent parfois, pour s'épargner quelques pas, quand ils viennent de Charles Street. Voici d'ailleurs un croquis sommaire qui vous fera mieux comprendre la disposition des lieux… » Holmes prit la feuille de papier que Phelps lui présentait, examina le dessin et invita le narrateur à poursuivre. – Je descendis l'escalier, reprit Phelps, et je trouvai le garçon, profondément endormi dans sa logette, à côté d'un coquemar qui crachait par le bec une partie de l'eau qui bouillait furieusement à l'intérieur. Mon arrivée n'avait pas tiré le bonhomme de son sommeil et j'avançais la main pour le secouer par l'épaule quand, au-dessus de sa tête, une sonnette se mit en branle qui le réveilla en sursaut. Il me regarda avec des yeux effarés. « – Monsieur Phelps ! « – Je suis venu voir si mon café était prêt. « – J'avais mis l'eau à bouillir, Monsieur, et je me suis endormi… « Écarquillant les yeux plus encore, il ajouta : « – Mais, Monsieur, puisque vous êtes ici, qui est-ce qui a bien pu faire marcher cette sonnette ? « – Où aboutit le cordon ? « – Au bureau où vous étiez… « J'eus l'impression qu'une main glacée s'appliquait sur ma gorge. Il y avait quelqu'un dans le bureau et le traité était sur la table ! Je me précipitai vers l'escalier, que je gravis quatre à quatre. Personne dans le corridor, personne non plus dans la pièce ! Tout était exactement dans l'état même où je l'avais laissé, à ceci près que les précieux papiers qui m'avaient été confiés avaient disparu. La copie était là, mais l'original était parti. » Je remarquai que Holmes se frottait les mains. C'était là un problème selon son cœur. – Alors, demanda-t-il, qu'avez-vous fait ? – Je me dis tout de suite que le voleur devait s'être enfui par le petit escalier et la porte de service. Je l'aurais forcément rencontré s'il avait pris l'autre chemin. – Vous êtes sûr qu'il ne se cachait pas dans le bureau ou dans ce corridor, dont vous nous avez dit qu'il était chichement éclairé ? – Absolument sûr. Un rat ne pourrait se cacher ni dans l'un, ni dans l'autre. Il n'y a pas d'endroit où se dissimuler. – Merci. Continuez, je vous prie ! – Le garçon, devinant à mon visage bouleversé qu'il avait dû se passer quelque chose de grave, m'avait suivi. Nous dégringolâmes rapidement l'escalier qui descend dans Charles Street. En bas, la porte était fermée, mais pas à clé. Je l'ouvris. À ce moment-là, je l'ai remarqué, l'horloge d'une église voisine sonna trois coups : il était exactement dix heures moins le quart. – Très intéressant, dit Holmes, jetant une note sur sa manchette. – La nuit était noire et une petite pluie, fine et chaude, tombait. Il n'y avait personne dans Charles Street, mais, au bout de la rue, Whitehall était, comme à l'ordinaire, très animé. Nous courûmes dans l'autre direction. Au coin, il y avait un agent. « – On vient de voler au Foreign Office un document extrêmement important, lui dis-je d'une voix haletante. Vous n'avez vu passer personne ? « – Il y a un quart d'heure que je suis ici, me répondit-il, et, pendant tout ce temps-là, je n'ai vu passer qu'une personne : une femme, plutôt grande et déjà âgée, avec un fichu brun. « – Ce n'est que ma femme ! s'écria le garçon. Vous n'avez vu personne d'autre ? Personne. « – Alors, c'est qu'il s'est sauvé de l'autre côté ! « L'homme me tirait par la manche et cherchait à m'entraîner, mais son insistance même commençait à me paraître suspecte. « – Cette femme, demandai-je à l'agent, de quel côté est-elle partie ? « – Je ne saurais pas vous dire, Monsieur. Je n'avais pas de raison de la surveiller, n'est-ce pas ? Elle avait l'air pressé. « – Il y a combien de temps de ça ? « – Oh ! pas longtemps. « – Plus ou moins de cinq minutes ? « – Sûrement pas plus ! « Le garçon intervint de nouveau. « – Vous êtes en train de perdre votre temps, Monsieur, et, en ce moment, les minutes comptent ! Croyez-moi, ma bourgeoise n'est pour rien dans l'affaire et nous ferions mieux d'aller voir à l'autre bout de la rue ! J'y vais… « Je le rattrapai après quelques pas. « – Où habitez-vous ? lui demandai-je. « – 16, Ivy Lane, à Brixton, me répondit-il. Mais, croyez-moi, Monsieur, ce n'est pas la peine de vous lancer sur une fausse piste ! Venez au bout de la rue ! Nous verrons bien si nous apercevons quelqu'un… « Je n'avais rien à perdre à suivre son conseil. Accompagnés par l'agent, nous courûmes vers Whitehall. Les passants étaient nombreux, qui se hâtaient sous la pluie, uniquement soucieux, semblait-il, de se mettre à l'abri le plus tôt possible. Il n'y avait là ni policeman, ni badaud susceptible de nous donner un renseignement quelconque. Nous retournâmes à mon bureau, procédant en cours de route à une minutieuse inspection de l'escalier et du couloir, dont le parquet est recouvert d'un linoléum qui garde admirablement les empreintes. Je l'examinai avec soin sans y relever la moindre trace de pas suspecte. » – Avait-il plu toute la soirée ? demanda Holmes. – Il pleuvait depuis sept heures. – Alors, comment se fait-il que cette femme de ménage qui est entrée dans votre bureau vers neuf heures n'ait point laissé d'empreintes ? Ses semelles devaient être humides et boueuses. – Je suis heureux que vous posiez la question. Elle m'était venue à l'idée, mais je me suis souvenu que les femmes de ménage ont l'habitude de retirer leurs chaussures dans la logette du garçon de bureau et de circuler en pantoufles dans le ministère. – Parfait. Donc, il pleuvait et vous n'avez remarqué aucune trace de pas. L'affaire me paraît fort intéressante. Qu'avez-vous fait ensuite ? – Nous avons examiné le bureau. Il n'a pas de porte secrète et les fenêtres sont à dix mètres du sol. Elles étaient, d'ailleurs, fermées toutes les deux. Aucune trappe dans le plancher, qui est couvert d'un tapis, non plus que dans le plafond, qui est uni. L'homme qui a volé le document n'a pu entrer et sortir que par la porte, j'en donnerais ma main à couper. – Quid de la cheminée ? – Il n'y en a pas. L'hiver, la pièce est chauffée par un poêle. Le cordon de la sonnette pend juste au-dessus de mon bureau. Il a fallu s'approcher de ma table pour le tirer. Mais pourquoi un voleur l'aurait-il tiré ? C'est ce qui reste pour moi un insoluble mystère. – La chose, certes, n'est pas banale, dit Holmes. Revenons à ce que vous avez fait ! J'imagine que vous avez cherché les indices que le malfaiteur pouvait avoir laissés derrière lui : cendres de cigarette, gant, épingle à cheveux, et cœtera ? – Je n'ai rien trouvé. – Aucune odeur particulière dans la pièce ? – Je n'ai pas songé à ça. – Dommage ! Dans une enquête de ce genre, il serait précieux de savoir que le voleur fumait tel ou tel tabac. – N'étant pas fumeur, il me semble que, s'il y avait eu une odeur de tabac dans le bureau, je l'aurais remarquée. Je n'ai donc relevé aucun indice. Le seul fait qui me parût digne d'être retenu, c'était ce départ précipité de la femme du garçon de bureau, Mme Tangey. Il ne pouvait, lui, nous l'expliquer d'aucune façon et se contentait de répéter qu'elle était partie à peu près à l'heure où elle s'en allait tous les soirs. L'agent et moi, nous jugeâmes que ce que nous avions de mieux à faire était de joindre la femme avant qu'elle n'eût eu le temps de se débarrasser des papiers, en admettant qu'elle les eût. « Cependant, Scotland Yard était alerté depuis un instant déjà et M. Forbes, le détective, arrivait, qui prit l'affaire en main avec beaucoup de décision. Nous sautâmes ensemble dans un cab et, une demi-heure plus tard, nous étions à l'adresse qui nous avait été donnée. Une jeune femme vint nous ouvrir. C'était la fille aînée de Mme Tangey. Elle nous apprit que sa mère n'était pas encore rentrée. Nous l'attendîmes dans une sorte de petit salon. « Nous étions là depuis une dizaine de minutes quand on frappa à la porte de la rue. Nous commîmes alors une erreur que je me reprocherai toujours : au lieu d'aller ouvrir nous-mêmes, nous laissâmes à la jeune femme le soin de le faire. Nous l'entendîmes annoncer à sa mère que deux messieurs l'attendaient. Presque aussitôt des pas se hâtèrent dans le couloir, filant vers le derrière de la maison. Forbes bondit, nous quittâmes vivement le petit salon, mais la femme était déjà dans la cuisine quand nous y arrivâmes à notre tour. Elle nous regardait d'un air de défi, qui se changea en stupéfaction quand elle me reconnut. « – Mais, s'écria-t-elle, c'est M. Phelps ! « – Allez ! allez ! dit Forbes. Pour vous sauver comme ça, qui vous figuriez-vous que nous étions ? « – Des créanciers ! Nous avons eu des ennuis, ces temps derniers, avec un fournisseur. « – L'excuse ne vaut pas grand-chose, répliqua Forbes. Nous avons des raisons de croire que vous vouliez surtout vous débarrasser de papiers importants que vous avez volés au Foreign Office. Vous allez venir avec nous à Scotland Yard, où vous passerez à la fouille ! « Elle eut beau protester et se débattre, elle fut bien obligée de nous suivre. Nous partîmes tous les trois en voiture vers le Yard. Auparavant, nous avions fait une minutieuse inspection de la cuisine, examinant tout spécialement le fourneau, où elle aurait très bien pu jeter les papiers avant notre arrivée. Nous n'avions rien trouvé. À Scotland Yard, Forbes la conduisit immédiatement à une femme qui la fouilla et dont j'attendis le rapport avec l'angoisse que vous pouvez imaginer. Mme Tangey n'avait pas le document sur elle. « Ce fut à ce moment-là que, pour la première fois, je me rendis pleinement compte du tragique de ma situation. Jus qu'alors j'avais fait quelque chose et l'action m'avait empêché de réfléchir. J'étais si sûr de remettre tout de suite la main sur le traité que je n'avais même pas voulu penser à ce qui se produirait si je n'y réussissais pas. Maintenant, ne sachant plus que tenter, j'avais tout loisir de faire le point et ma position m'apparaissait dans toute son horreur ! Watson pourra vous le confirmer, j'ai toujours été nerveux et hypersensible. C'est mon tempérament. Je songeai à mon oncle et à ses collègues du Cabinet, à la honte qui allait rejaillir sur lui, sur moi et sur toute ma famille. Vous me direz que j'étais victime d'une sorte d'extraordinaire “ accident ” C'est vrai, mais les “ accidents ” ne sont pas permis quand les intérêts supérieurs de la nation sont en jeu. J'étais déshonoré. Il ne me restait aucun espoir. Ce que je fis alors, je l'ignore. Je me souviens seulement, et de façon très vague, d'une petite foule d'agents et de fonctionnaires qui m'entouraient en faisant de leur mieux pour me calmer et je sais aussi que l'un d'eux m'accompagna à Waterloo pour me mettre dans le train de Woking. Il l'aurait sans doute pris avec moi si nous n'avions rencontré sur le quai de la gare le Dr Ferrier, qui, rentrant luimême à Woking, me prit en charge. Fort heureusement d'ailleurs, car je devais faire en route une crise de nerfs et c'est pratiquement un fou que le médecin ramena ici au milieu de la nuit. « Ce que fut mon arrivée, vous l'imaginez sans peine. À me voir dans cet état, la pauvre Annie et ma mère fondirent en larmes, le cœur brisé. L'agent qui m'avait conduit à la gare en avait dit suffisamment au Dr Ferrier pour qu'il pût donner une idée assez précise de ce qui s'était passé et son récit n'arrangeait pas les choses. On comprit que j'allais faire une longue maladie et Joseph se vit chassé de sa jolie chambre qui devint la mienne. Je suis resté couché, Monsieur Holmes, pendant plus de deux mois, totalement inconscient, avec des accès de fièvre cérébrale durant lesquels je délirais furieusement. Sans les soins attentifs du médecin et sans Miss Harrison, je ne serais pas en train de vous parler en ce moment. Miss Harrison m'a soigné durant la journée, une infirmière professionnelle s'occupant de moi la nuit. On ne pouvait, en effet, me laisser seul à aucun moment, car, pendant mes crises, j'étais capable de tout. Peu à peu, la raison m'est revenue, mais je n'ai vraiment recouvré la mémoire qu'en ces trois derniers jours. Je puis dire qu'il m'est plusieurs fois arrivé de le regretter. Mon premier geste a été de télégraphier à M. Forbes, dont on m'avait dit qu'il avait été chargé de poursuivre l'enquête. Il vint me voir et m'apprit que, bien qu'on eût fait tout ce qu'il était possible de faire, on n'avait découvert aucune piste sérieuse. Le garçon de bureau et sa femme avaient été longuement interrogés sans que l'affaire avançât d'une ligne. Les soupçons s'étaient ensuite portés sur mon jeune collègue Gorot, qui, je vous l'ai dit, était, ce soir-là, resté au ministère après l'heure de la fermeture des bureaux. Cette circonstance et son nom français pouvaient le rendre suspect, mais, en fait, je ne m'étais mis au travail qu'après son départ et, si sa famille est bien d'origine huguenote, il est aussi bon Anglais que vous et moi. On ne trouva rien à retenir contre lui et on le laissa tranquille. C'est donc, Monsieur Holmes, vers vous que je me tourne maintenant et vous êtes, je le dis en toute sincérité, mon unique et mon dernier espoir. Si vous ne réussissez pas, j'aurai tout perdu, ma situation aussi bien que mon honneur ! » Épuisé par le long récit qu'il avait fait, le malade laissa tomber sa tête sur ses oreillers. Son infirmière s'empressa et lui fit absorber quelques gouttes d'un cordial. Holmes resta un long moment immobile et silencieux, les paupières closes, dans une attitude qui pouvait intriguer un étranger, mais sur laquelle je ne pouvais, moi, me méprendre : il se concentrait et réfléchissait. – Vous avez été si clair et si précis, dit-il enfin, que vous ne m'avez presque pas laissé de questions à vous poser. Il en est une, pourtant, qui me paraît d'une importance capitale. Ce travail, que votre oncle vous avait confié, en aviez-vous parlé à quelqu'un ? – À personne. – Pas même, par exemple, à Miss Harrison ? – Non. Je ne suis pas revenu à Woking entre le moment où la tâche m'a été assignée et celui où j'ai commencé à l'exécuter. – Et vous n'avez, dans l'intervalle, rencontré personne de votre famille ? – Personne. – Vos parents sont-ils familiers avec les aîtres du ministère ? – Certainement ! Ils ont tous eu, un jour ou l'autre, l'occasion de venir à mon bureau. – Ces questions sont, d'ailleurs, sans intérêt, si vous n'avez rien dit à personne. – Je n'ai rien dit. – Savez-vous quelque chose du garçon de bureau ? – Rien, sinon que c'est un ancien militaire. – Quel régiment ? – Il se trouve que je le sais : les Coldstream Guards. – Je vous remercie. Je suis convaincu que Forbes me fournira des détails utiles. Les fonctionnaires, s'ils ne savent guère en tirer parti, sont excellents pour amasser des faits. Quelle jolie rose ! Holmes s'était levé pour s'approcher de la fenêtre ouverte et pencher sa haute silhouette sur une rose-mousse, qu'il retenait entre ses doigts pour mieux admirer sa couleur écarlate. C'était pour moi une nouveauté, car jamais encore je ne l'avais vu accorder quelque intérêt aux beautés de la nature. – Le raisonnement déductif, reprit-il, n'est jamais aussi nécessaire qu'en matière de religion. Il peut avoir, bien conduit, toute la rigueur des sciences exactes. Les fleurs sont la meilleure preuve que nous ayons de la bonté divine. Tout le reste, la force qui est en nous aussi bien que la nourriture que nous mangeons, est indispensable à notre existence même. Mais cette rose, c'est du luxe ! Son parfum et sa couleur, nous pourrions nous passer d'eux. Ils ne sont que pour embellir notre vie. Tout le superflu nous est donné par gentillesse et, je le répète, les fleurs nous sont une bonne raison d'espérer. Percy Phelps et son infirmière considéraient Holmes d'un air à la fois surpris et désappointé. La rose toujours entre les doigts, il était maintenant plongé dans une sorte de rêverie, qui se prolongea plusieurs minutes durant, avant que la jeune femme ne se décidât à l'interrompre. – Croyez-vous, Monsieur Holmes, demanda-t-elle d'une voix un peu acide, qu'il vous sera possible de venir à bout de ce mystère ? – Ah ! oui, le mystère… Brusquement rappelé à la réalité, Holmes répondit : – Il serait absurde de nier que l'affaire semble très obscure et très compliquée. Tout ce que je puis vous dire, c'est que je l'étudierai et que je vous tiendrai au courant. – Vous ne voyez pas quelque indice qui pourrait vous mettre sur la voie ? – Vous m'en avez donné sept, mais il faut, bien entendu, que je les examine avant de me prononcer sur leur valeur. – Soupçonnez-vous quelqu'un ? – Je me soupçonne… – Vous dites ? – … d'avoir tendance à conclure trop vite. – Alors, rentrez à Londres et voyez de près vos conclusions ! – Je crois, Miss Harrison, que vous me donnez là un excellent conseil et c'est exactement, Watson, ce que nous avons de mieux à faire. N'ayez pas trop d'espoirs, Monsieur Phelps ! Cette histoire me paraît terriblement embrouillée. – C'est dans la fièvre que je vais attendre votre prochaine visite, Monsieur Holmes ! – Je viendrai vous revoir demain, par le même train qui m'a amené aujourd'hui. Mais il est infiniment probable que je ne vous apporterai rien de positif… Le visage de Phelps s'éclaira d'un sourire. – Qu'importe, Monsieur Holmes ! Je me sens revivre à la seule idée qu'il y a peut-être quelque chose à faire. Au fait, je ne vous ai pas dit que j'avais reçu une lettre de lord Holdhurst ! – Comment a-t-il pris la chose ? – Mon Dieu ! il se montre assez froid, mais pas trop dur, vraisemblablement parce qu'il me sait malade. Il me rappelle que le document avait une importance énorme et ajoute qu'aucune décision en ce qui concerne ma carrière – c'est-à-dire ma mise à pied – ne sera prise avant que ma santé ne soit rétablie et que l'occasion ne m'ait été offerte de réparer ma faute. – Voilà, dit Holmes, qui me paraît plein de sagesse et de bienveillance. Venez, Watson ! Nous avons devant nous, à Londres, une belle journée de travail. M. Joseph Harrison nous conduisit à la gare en voiture et bientôt nous roulions vers Londres. Absorbé dans ses pensées, Holmes n'ouvrit pas la bouche durant le trajet. Nous avions déjà passé Clapham Junction quand il se décida à parler. – Il est très réconfortant, dit-il, de rentrer dans Londres par une de ces lignes qui dominent la ville et vous permettent de voir les maisons en contrebas. Je crus qu'il plaisantait, car le paysage était passablement sordide, mais il s'expliqua : – Regardez, Watson, ces groupes d'immeubles qui s'élèvent au-dessus des toits d'ardoise comme des îlots rouges au milieu d'une mer couleur de plomb. – Des collèges… – Vous voulez dire « des phares », mon vieux ! Les phares de l'avenir ! C'est là que s'élabore l'Angleterre de demain, qui sera meilleure et plus sage que celle d'aujourd'hui. Ce Phelps, ditesmoi, je suppose qu'il ne boit pas ? – Je ne crois pas. – Je ne le crois pas non plus, mais nous sommes forcés d'envisager toutes les hypothèses. Le pauvre type s'est fourré dans un invraisemblable bourbier et le problème est de savoir s'il nous sera possible de le ramener sur la terre ferme. Qu'est-ce que vous pensez de Miss Harrison ? – C'est une jeune femme qui a l'air d'avoir du caractère. – Oui, mais c'est une brave fille ou je me trompe beaucoup. Son père, un maître de forges du Northumberland, n'a eu que deux enfants : elle et ce Joseph Harrison que nous avons vu. Elle s'est fiancée à Phelps l'hiver dernier, au cours d'un voyage, et, escortée de son frère, elle est venue à Woking pour être présentée à la famille. Là-dessus est arrivée la catastrophe et elle est restée pour servir d'infirmière à son amoureux. Le frère, qui se trouvait très bien installé, s'est dit qu'il n'avait aucune raison de s'en aller. Vous voyez que, sans en avoir l'air, je me suis renseigné sur quelques petits à-côtés. Nous allons, d'ailleurs, dès aujourd'hui, mener une enquête sérieuse. – Ma clientèle… Holmes me coupa la parole assez sèchement. – Ah ! si vous trouvez vos affaires plus intéressantes que les miennes… – J'allais vous dire, repris-je, que ma clientèle se passerait fort bien de moi pendant un jour ou deux, étant donné que nous sommes à cette époque de l'année qui est la plus mauvaise qui soit pour les médecins. Cette déclaration lui rendit toute sa bonne humeur. – Parfait ! dit-il. C'est donc ensemble que nous allons travailler. Je crois que nous devrions commencer par voir Forbes. Il doit être en mesure de nous donner pas mal de « tuyaux », qui nous indiqueront peut-être comment nous pourrions approcher l'affaire. – Vous avez dit que vous possédiez un indice. – J'ai même dit que j'en avais plusieurs. Seulement, c'est notre enquête qui nous apprendra ce qu'ils peuvent valoir. Le crime le plus embarrassant est celui qui paraît avoir été commis sans mobile. Dans cette affaire, le mobile existe. À qui le vol peutil profiter ? Réponse : à l'ambassadeur de France, à son collègue russe, à quiconque peut espérer vendre le document à l'un ou à l'autre, et, enfin, à lord Holdhurst. – À lord Holdhurst ! – Dame ! On conçoit très bien qu'un homme d'État se trouve placé dans une position telle qu'il puisse sans chagrin voir détruire un document de ce genre. – Mais lord Holdhurst est un homme intègre, au passé irréprochable… – C'est une possibilité et nous ne pouvons pas nous permettre de la négliger. Nous rendrons visite à cet éminent personnage dans la journée et nous verrons bien s'il a quelque chose à nous dire. D'ici là, j'aurai peut-être eu un certain renseignement que j'attends. – Un certain renseignement ? – Oui. J'ai envoyé quelques télégrammes de la gare de Woking. Le petit avis que voici paraîtra dans tous les journaux du soir… Il me tendait une feuille de carnet, sur laquelle il avait griffonné au crayon les lignes suivantes : DIX LIVRES DE RÉCOMPENSE à qui fera connaître le numéro du cab qui, dans la soirée du 23 mai, à dix heures moins le quart, a déposé un client dans Charles Street, à la porte du Foreign Office ou à proximité. Se présenter 221, Baker Street. – Vous croyez que le voleur est arrivé en voiture ? demandaije. – Si je me trompe, il n'y a rien de perdu. Cependant, s'il est bien exact, comme l'affirme M. Phelps, qu'on ne peut se cacher ni dans son bureau, ni dans les couloirs, le voleur ne peut pas ne pas être venu du dehors. Il pleuvait et il n'a laissé aucune trace humide sur le linoléum, examiné quelques minutes à peine après son passage. Il est donc très probable qu'il descendait de voiture. Le cab me paraît très plausible. – En effet. – C'est là la première des pistes possibles dont j'ai parlé. La seconde, c'est, évidemment, ce coup de sonnette, qui est bien ce qu'il y a de plus curieux dans l'affaire. Pourquoi l'a-t-on donné ? Est-ce le voleur qui a voulu faire un geste de bravade ? Est-ce quelqu'un qui a fait ce qu'il a pu pour alerter le garçon de bureau ? Est-ce un accident ? Est-ce… Holmes n'acheva pas sa phrase et retomba dans sa songe rie. J'eus l'impression, le connaissant bien, qu'une possibilité nouvelle venait de lui apparaître brusquement. Il était trois heures vingt quand nous descendîmes de wagon. Après un rapide déjeuner au buffet de la gare, nous gagnâmes Scotland Yard. Forbes, prévenu par télégramme, nous attendait. C'était un homme de petite taille, qui ressemblait à un renard, très fin sans aucun doute, mais certainement peu aimable. Il nous accueillit avec une froideur qui se fit plus marquée encore quand Holmes lui eut fait connaître l'objet de notre visite. – Monsieur Holmes, dit-il avec aigreur, on m'a déjà parlé de vos façons de procéder. Vous recueillez les informations que nous voulons bien mettre à votre disposition et vous faites ce que vous pouvez pour terminer l'affaire tout seul, jetant ainsi le discrédit sur la police ! Holmes protesta énergiquement. – C'est tout le contraire ! répliqua-t-il. Dans les cinquantetrois dernières affaires dont je me suis occupé, il en est quatre seulement à l'occasion desquelles mon nom a été publié. Dans les quarante-neuf autres, j'ai laissé tous les lauriers à vos collègues. Je ne vous reproche pas de l'ignorer. Vous êtes jeune et vous manquez d'expérience, mais, si vous voulez faire votre chemin, vous ferez bien de travailler avec moi plutôt que contre moi. Forbes changea de ton. – Je ne dis pas, reprit-il, que je ne serais pas content qu'on me souffle un conseil ou deux. Jusqu'à présent, cette affaire ne m'a pas fait de bien… – Quelles sont les dispositions que vous avez prises ? – Je fais filer Tangey, le garçon de bureau. Il a quitté les Guards avec de bonnes notes et nous n'avons rien trouvé contre lui. Sa femme, elle, ne vaut pas grand-chose. J'ai idée qu'elle en sait plus long qu'elle ne prétend. – Vous la faites surveiller ? – Un de nos agents féminins l'a prise en filature. Elle boit. On l'a approchée à deux reprises alors qu'elle était « bien », mais on n'a rien pu tirer d'elle. – J'ai cru comprendre que le ménage avait des dettes ? – Il en a eu. Elles sont payées. – D'où venait l'argent ? – Rien à dire. Tangey avait touché sa pension. Depuis, il ne semble pas qu'ils aient fait des dépenses excessives. – Comment la femme a-t-elle expliqué le fait que c'est elle, et non pas Tangey, qui a répondu au coup de sonnette de M. Phelps, quand il a appelé pour se faire monter du café ? – Elle a dit que son mari était très fatigué et qu'elle avait voulu lui rendre service. – Ce qui semble plausible, puisque, peu après, il s'endormait sur sa chaise. En somme, vous n'avez rien contre eux ? La femme boit, c'est tout. Lui avez-vous demandé pourquoi elle était si pressée ce soir-là ? Au point que l'agent de police qui était dehors l'a remarqué. – Elle nous a déclaré qu'elle avait quitté le ministère plus tard que d'habitude et qu'elle avait hâte de rentrer chez elle. – Vous lui avez fait observer que, M. Phelps et vous, vous êtes partis vingt minutes après elle et que, malgré ça, vous êtes arrivés avant elle ? – Elle nous a répondu qu'il y a une différence entre un autobus et un fiacre. – Et vous a-t-elle dit pourquoi, dès son retour chez elle, elle s'est précipitée à la cuisine ? – Il paraît que c'est parce que c'était là qu'était l'argent qu'elle devait à ses créanciers. – Je vois qu'elle a réponse à tout. Lui avez-vous demandé si, en sortant du Foreign Office, elle a rencontré ou vu quelqu'un dans Charles Street ? – Elle dit n'avoir vu que l'agent qui était au coin de la rue. – J'ai l'impression que vous n'avez rien oublié dans votre interrogatoire. Qu'avez-vous fait d'autre ? – Gorot, qui travaille au Foreign Office, a été filé pendant deux mois. Aucun résultat. Nous n'avons rien contre lui. – Quoi d'autre encore ? – Ma foi… nous n'avons rien sur quoi marcher ! Pas l'ombre d'une piste ! – En ce qui concerne le coup de sonnette, avez-vous une théorie ? – Je dois avouer que ça, ça me dépasse ! Je ne sais pas qui a tiré sur le cordon, mais c'est un type qui avait un certain culot ! – Je vous l'accorde et je vous remercie de tout ce que vous avez bien voulu me dire. Si je peux mettre le coupable entre vos mains, je ne manquerai pas de vous faire signe. Vous venez, Watson ? Nous sortîmes. – Où allons-nous ? retrouvâmes dans la rue. demandai-je, quand nous nous – Nous allons bavarder avec lord Holdhurst, membre du gouvernement et futur « Premier » d'Angleterre. La chance était avec nous : lord Holdhurst n'avait pas encore quitté son cabinet quand nous nous présentâmes à Downing Street. Holmes lui fit passer sa carte et nous fûmes reçus immédiatement. L'homme d'État nous accueillit avec cette courtoisie d'un autre âge à laquelle il reste attaché et nous fit asseoir dans des fauteuils impressionnants, à droite et à gauche d'une vaste cheminée. Il resta debout entre nous deux. Grand et mince, le visage plein de distinction, avec une chevelure ondulée qui grisonnait à peine, il était le type parfait de ce personnage malgré tout assez peu courant : un gentilhomme vraiment digne de ce nom. – Je vous connais de réputation, Monsieur Holmes, dit-il en souriant, et je ne prétendrai pas ignorer les motifs de votre visite. Votre présence dans ces bureaux ne peut s'expliquer que d'une seule et unique façon. Ce que j'aimerais savoir, si la question n'est pas indiscrète, c'est quels intérêts exactement vous représentez ? – Ceux de M. Percy Phelps, répondit Holmes. – Ah ! ah ! mon neveu !… Vous devez vous rendre compte, Monsieur Holmes, que c'est justement parce que je suis son oncle qu'il m'est impossible de fermer les yeux et de le couvrir. J'ai bien peur que cette malheureuse affaire n'ait de très fâcheuses répercussions sur sa carrière. – Mais si l'on retrouvait le document ? – Évidemment, tout changerait ! – Il y a, lord Holdhurst, une question ou deux que j'aimerais vous poser. – Faites ! Je serai heureux de vous répondre, si c'est en mon pouvoir. – Est-ce dans la pièce même où nous nous trouvons que vous avez donné à M. Phelps des instructions quant à la copie qu'il devait faire du traité ? – Oui. – Il y a donc peu de chances que quelqu'un ait pu surprendre votre entretien ? – La question ne se pose même pas. – Avez-vous dit à quelqu'un que vous aviez l'intention de donner ce document à copier ? – À personne. – Vous en êtes sûr ? – Absolument. – Dans ces conditions, puisque vous n avez pas parlé, puisque M. Phelps n'a pas parlé, puisque personne n'était au courant de vos intentions, il faut admettre que le vol n'a pas été prémédité, que le voleur s'est trouvé là par hasard, qu'il a vu une occasion de faire une bonne affaire et qu'il s'est empressé de la saisir. L'homme d'État sourit. – Là, Monsieur Holmes, je ne suis plus sur mon terrain. Holmes réfléchissait. Au bout d'un instant, il reprit : – Il y a un autre point que je voudrais discuter avec vous. Vous redoutiez, si j'ai bien compris la situation, que la divulgation des clauses du traité n'eût, sur le plan international, de graves conséquences ? Une ombre passa sur le visage mobile de lord Holdhurst. – C'est exact. De très graves conséquences… – L'événement a-t-il prouvé que vos craintes étaient justifiées ? – Jusqu'ici, non. – Si le traité était parvenu entre les mains du ministre des Affaires étrangères de France, par exemple, ou de Russie, il est probable que vous en auriez eu vent ? – Sans aucun doute. Le visage de l'homme d'État faisait peine à voir. – Donc, poursuivit Holmes, puisque dix semaines ont passé, ou peu s'en faut, et que vous n'avez entendu parler de rien, il n'est pas aventuré de supposer que le traité n'a pas été remis à l'un de vos collègues étrangers ? Lord Holdhurst haussa les épaules. – Il est difficile d'imaginer, Monsieur Holmes, que le voleur s'est emparé d'un tel document à seule fin de le faire encadrer pour l'accrocher au mur. – Je vous l'accorde. Mais peut-être attend-il des offres supérieures à celles qu'il a pu recevoir ? – S'il tergiverse trop, il ne touchera sans doute rien du tout : le traité cessera d'être secret d'ici quelques mois. – Voilà qui est fort important, dit Holmes. Admettons que le voleur ait eu, subitement, une grave maladie… – Une fièvre cérébrale, par exemple ? Holmes, imperturbable, soutint le regard de l'homme d'État. – Je n'ai pas dit ça. Je crois, lord Holdhurst, que nous n'avons déjà que trop abusé de vos instants et nous allons vous demander la permission de prendre congé. Lord Holdhurst nous reconduisit jusqu'à la porte et ne nous quitta qu'après nous avoir, « en toute sincérité », souhaité de mettre la main sur le coupable, « quelqu'il fût ». – Ce n'est pas un mauvais type, me dit Holmes, comme nous nous retrouvions dans Whitehall. Seulement, il se débat pour défendre sa situation. Il n'est pas riche et il est très sollicité. Vous avez remarqué que ses souliers étaient ressemelés ? Sur quoi, Watson, je ne vous retiens pas et je vous restitue à vos chers malades. Je ne ferai plus rien aujourd'hui, à moins que quelqu'un ne réponde à ma petite annonce. Je vous rends votre liberté, mais vous me feriez plaisir en m'accompagnant de nouveau demain à Woking. Je prendrai le train que nous avons pris ce matin. Je retrouvai Holmes à la gare le lendemain. La petite annonce n'avait rien donné et il n'avait rien appris de neuf. Il avait, quand il le voulait, une impassibilité de Peau-Rouge et, encore que je le connusse bien, il m'aurait été impossible de dire s'il était ou non satisfait de la tournure que prenait son enquête. Durant le trajet, il ne me parla guère que du système anthropométrique de Bertillon, pour lequel il ne cachait pas son admiration. Notre client, sur lequel son infirmière continuait à veiller avec dévouement, me parut en bien meilleure santé que la veille. Il se leva pour nous recevoir et, tout de suite, posa à Holmes la question qu'on pouvait attendre. – Vous avez du nouveau ? Holmes secoua la tête. – Comme prévu, je suis obligé de vous répondre non. J'ai eu un entretien avec Forbes, j'ai vu votre oncle et j'ai commencé quelques recherches qui nous mèneront peut-être quelque part. – Vous n'avez donc pas perdu tout espoir ? Jamais de la vie ! – Dieu vous bénisse ! s'écria Miss Harrison. Je suis sûre que, si nous avons assez de courage et de patience, la vérité finira par se faire jour ! Phelps s'assit sur le divan. – Si vous n'avez rien à nous dire, déclara-t-il, nous avons, nous, quelque chose à vous apprendre. C'est un peu dans cet espoir que je suis venu, répondit Holmes. – Oui, reprit Phelps, il nous est arrivé cette nuit une aventure curieuse, qui mériterait peut-être un qualificatif plus inquiétant. Son visage avait pris une certaine expression de gravité et je dirais volontiers qu'il y avait comme de la peur dans ses yeux. – Savez-vous, poursuivit-il, que je commence à me demander si je ne suis pas au centre de quelque monstrueuse conspiration, dont j'ignore tout, et si l'on n'en veut pas à ma vie aussi bien qu'à mon honneur ? – Je vous écoute, dit Holmes. – Ça paraît incroyable, évidemment, car je n'ai pas, que je sache, un ennemi au monde… et, pourtant, après ce qui s'est passé cette nuit, il me serait difficile de parler autrement ! – Voyons ça ! – Je dois d'abord vous dire qu'hier soir, pour la première fois, l'infirmière ne passait pas la nuit dans ma chambre. Je me sentais tellement mieux qu'il m'avait semblé que je n'aurais certainement pas besoin de ses services. J'avais pourtant conservé une veilleuse. Vers deux heures du matin, je dormais, d'un sommeil sans doute très léger, car un bruit à peine perceptible suffit à me réveiller. Je crus qu'il s'agissait de quelque souris grignotant une plinthe et, machinalement, je tendis l'oreille. Bientôt, le bruit devint plus net et il y eut, du côté de la fenêtre, comme un claquement métallique. Surpris, je me dressai sur mes oreillers. Aucun doute possible : ce que j'avais entendu au début, c'était un instrument qu'on forçait dans le châssis et, ensuite, le loquet qu'on avait poussé. Je me tins coi, durant dix bonnes minutes, persuadé que, dehors, quelqu'un attendait pour savoir si le bruit m'avait ou non éveillé. La fenêtre craqua doucement, comme elle fait toujours quand on l'ouvre, quelque précaution qu'on prenne. Mes nerfs, malheureusement, ne sont plus ce qu'ils étaient et, à ce moment-là, je ne pus plus y tenir : je me levai d'un bond, je courus à la fenêtre et je tirai les volets1. Un homme était accroupi au pied de la fenêtre. Il était enveloppé dans une sorte de grand manteau, dont le col relevé lui cachait tout le bas du visage. Il tenait à la main un long poignard, dont j'ai vu luire la lame tandis qu'il prenait la fuite en courant. – Très intéressant, dit Holmes. Qu'avez-vous fait ensuite ? – Si j'avais eu un peu plus de forces, je me serais lancé à sa poursuite, mais, les choses étant ce qu'elles sont, je me suis contenté de donner l'alarme et d'ameuter la maison. Il m'a fallu pour cela un certain temps, car la sonnette retentit dans la cuisine et tous les domestiques couchent au second étage. Mes cris, cependant, furent entendus de Joseph, qui réveilla tout le monde. Il descendit et, avec le valet de chambre, releva des traces de pas dans le parterre de fleurs qui se trouve juste devant la fenêtre. Malheureusement, le temps a été si sec en ces dernières semaines que la piste se perdait bientôt dans la pelouse. Pourtant, d'après ce qu'ils ont dit, la barrière qui longe la route a été escaladée à un certain endroit. Naturellement, je n'ai pas prévenu la police. Je tenais à vous consulter. Le récit paraissait faire sur Holmes une impression extraordinaire : il allait et venait dans la pièce, comme quelqu'un qui ne peut tenir en place. – Comme vous voyez, conclut Phelps avec un sourire contraint, un malheur ne vient jamais seul ! Holmes s'arrêta. En Angleterre, les volets sont presque toujours à l'intérieur des fenêtres, qui sont toutes du modèle dit « à guillotine ». (N.d.T.) 1 – Il me semble que vous avez eu plus que votre part de malchance, dit-il. Croyez-vous qu'il vous serait possible de faire le tour de la maison avec moi ? – Certainement ! Un peu de soleil me sera bien agréable. Joseph nous accompagnera. – Et moi aussi ! dit Miss Harrison. Holmes secoua la tête. – J'ai peur que non, Miss Harrison. Je vais, tout au contraire, vous demander de rester assise où vous êtes. Laissant la jeune femme, assez contrariée, nous sortîmes, avec son frère qui était venu nous rejoindre. Contournant la pelouse, nous vînmes examiner le sol sous la fenêtre de Phelps. Les traces de pas dont il nous avait parlé étaient très visibles, mais confuses et peu révélatrices. Holmes se baissa pour les mieux regarder. Haussant les épaules, il se releva et conclut : – Ce sont là des empreintes dont personne ne saurait tirer grand-chose ! Faisons le tour de la maison et voyons s'il y avait une raison particulière pour que le cambrioleur choisît précisément cette fenêtre. À sa place, il me semble que j'aurais plutôt été attiré par les grandes portes-fenêtres du salon et de la salle à manger… – Oui, dit Joseph Harrison. Seulement, elles sont plus visibles de la route. – C'est juste ! Je n'y songeais pas. Cette porte, qui aurait pu le tenter aussi, qu'est-ce que c'est ? – L'entrée de service. Naturellement, le soir, elle est fermée à clé. – Est-ce que vous avez eu des tentatives de cambriolage dans le passé ? – Jamais ! répondit Phelps. – Y a-t-il dans la maison de l'argenterie, des bijoux, quelque chose enfin qui soit de nature à attirer les voleurs ? – Non. Rien de très grande valeur… Holmes marchait, les mains dans les poches, avec une affectation d'indifférence chez lui assez inhabituelle. – À propos, dit-il à Joseph Harrison, vous avez, m'a-t-on expliqué, découvert un endroit où le gaillard a escaladé la clôture. Si nous allions voir ça ? Joseph Harrison nous conduisit. Effectivement, la barrière avait été endommagée. Un morceau de bois pendait, à demi arraché. Holmes l'examina longuement. – Vous croyez que c'est d'hier soir ? demanda-t-il enfin. Ça me paraît remonter plus loin que ça ! – C'est bien possible ! – D'autre part, d'après le terrain, il ne semble pas qu'on ait sauté de l'autre côté. Je n'ai pas l'impression que nous ayons quoi que ce soit à apprendre ici. Rentrons ! Nous reprîmes le chemin de la maison. Percy Phelps marchait très lentement et s'appuyait sur le bras de son futur beau-frère. Holmes, auprès duquel je me tenais, traversa la pelouse à grandes enjambées, revint près de la fenêtre de la chambre à coucher et, du dehors, s'adressa à Miss Harrison, lui parlant avec une rare autorité. – Miss Harrison, lui dit-il, vous ne bougerez pas de cette pièce de toute la journée. Sous aucun prétexte. C'est extrêmement important ! La jeune fille, assez surprise, répondit que, puisque tel était le désir de mon ami, la chose était entendue. – D'autre part, reprit Holmes, quand vous irez vous coucher, je vous demande de fermer la porte de l'extérieur et de garder la clé. Vous me promettez de ne pas oublier ? – Mais Percy ? – Il rentre à Londres avec nous. – Et moi, il faut que je reste ici ? – C'est pour son bien et vous lui rendrez un grand service ! Décidez-vous vite ! C'est promis ? Elle acquiesça d'un bref signe de tête, comme les autres nous rejoignaient. Son frère, à son tour, l'interpellait. – Pourquoi restes-tu cloîtrée comme ça, Annie ? Viens donc un peu profiter du soleil ! – Merci, Joseph, mais j'ai un léger mal de tête et cette pièce est délicieusement fraîche… Percy Phelps, cependant, se tournait vers Holmes. Alors, Monsieur Holmes, quelles sont maintenant vos intentions ? – Cette enquête secondaire, Monsieur Phelps, ne doit pas nous faire perdre de vue celle pour laquelle vous m'avez appelé, qui est autrement importante. Vous me seriez d'un grand secours si vous pouviez rentrer à Londres avec moi. – Tout de suite ? – Mon Dieu ! aussi tôt qu'il vous sera possible. Disons dans une heure, voulez-vous ? – Je me sens assez de forces pour vous accompagner si vous croyez que je puis vous être utile. – Vous me rendrez un service inimaginable ! – Il faudra peut-être que je passe la nuit à Londres ? – J'allais vous le demander. – De sorte que, si mon visiteur nocturne revient ce soir, il trouvera l'oiseau envolé ? Parfait ! Monsieur Holmes, nous avons mis l'affaire entre vos mains, nous agirons donc selon vos instructions. Il serait peut-être bon que Joseph vînt avec nous, quand ce ne serait que pour s'occuper de moi ? – Du tout ! du tout ! Mon ami Watson est médecin, il veillera sur vous. Nous déjeunerons ici, si vous le voulez bien, et, à trois heures, nous partirons pour Londres. Tout se passa conformément aux désirs de Holmes et Miss Harrison, suivant ses recommandations à la lettre, s'excusa, invoquant sa migraine, de ne point assister au repas, afin de rester dans la chambre à coucher. Pourquoi Holmes lui avait-il donné cette étrange consigne ? Je me posai la question sans pouvoir y répondre, ayant peine à admettre que ce fût simplement pour tenir la jeune femme éloignée de Phelps. Holmes nous réservait d'ailleurs une autre surprise : après nous avoir installés dans notre compartiment, il nous annonça froidement qu'il n'avait, lui, nulle intention de quitter Woking ! – Il me reste quelques petits points à éclaircir avant de rentrer à Londres, nous dit-il. Votre absence, Monsieur Phelps, sert mes desseins. Vous me ferez plaisir, Watson, en vous faisant, dès votre arrivée, conduire à Baker Street, où vous resterez avec notre ami jusqu'à ce que je vienne vous retrouver. Vous avez été au collège ensemble, c'est une chance ! Je suis sûr que vous avez des tas de choses à vous dire. M. Phelps couchera dans la chambre d'ami et je prendrai le petit déjeuner avec vous, puisqu'il y a un train qui m'amène à Waterloo vers huit heures. – Mais votre enquête à Londres ? demanda Phelps d'un ton navré. – Nous nous en occuperons demain. Pour l'instant, j'ai le sentiment que je serai plus utile ici. Le train s'ébranlait. – Dites à Briarbræ que je pense être de retour demain soir ! lança Phelps, se penchant à la portière. – Je ne crois pas retourner à Briarbræ ! répondit Holmes, agitant la main en signe d'adieu. Phelps et moi, nous bavardâmes durant le trajet. La décision de Holmes nous paraissait, à l'un et à l'autre, totalement inexplicable. – Il est probable, dit Phelps, qu'il espère trouver quelque indice qui le mettra sur la piste du cambrioleur, si cambrioleur il y a. Car, à mon avis, il ne s'agit pas d'un voleur ordinaire. – Que crois-tu donc ? – Attribue ça, si tu veux, au lamentable état de mes nerfs, mais je suis absolument convaincu que je me trouve au centre de je ne sais quelle vaste intrigue politique et que, pour une raison qui m'échappe, ces gens-là en veulent à ma peau ! Ça peut sembler absurde et tu diras sans doute que je m'exagère ma petite importance, mais les faits sont là ! Pourquoi un voleur aurait-il essayé de s'introduire dans cette chambre à coucher, où il ne pouvait faire qu'un maigre butin, et surtout pourquoi aurait-il pris soin de pénétrer dans la maison, un couteau à la main ? – Tu es sûr que tu ne confonds pas et qu'il ne s'agit pas d'un outil professionnel, une pince-monseigneur, par exemple ? – Non, non ! C'était un poignard. J'ai distinctement vu les reflets de la lune sur la lame. – Mais pourquoi diable t'en voudrait-on à ce point ? – C'est bien ce que je me demande ! – Si Holmes voit les choses comme toi, sa décision est tout expliquée, tu ne trouves pas ? Admettons que ton hypothèse soit exacte. Si Holmes met la main sur le type qui a voulu s'introduire chez toi hier soir, son enquête aura fait un grand pas et il ne sera pas loin de découvrir qui s'est emparé du traité naval. Car il me semble difficile de supposer que tu as deux ennemis, un qui n'est qu'un voleur et l'autre qui en veut à ta vie. – Mais M. Holmes a dit qu'il ne retournait pas à Briarbræ. – Il y a un bout de temps que je le connais, dis-je, et je ne l'ai jamais vu faire quoi que ce fût sans raison. Sur quoi, nous parlâmes d'autre chose. La journée me sembla longue. Phelps, après sa longue maladie, était encore faible et ses malheurs l'avaient quelque peu aigri. Ce fut vainement que j'essayai de placer la conversation sur toutes sortes de sujets intéressants, vaine ment que je cherchai à l'entretenir des Indes, de l'Afghanistan et du problème social, il revenait tout de suite à ce traité qu'on lui avait volé, avec trois questions qui semblaient résumer ses préoccupations immédiates : Que faisait Holmes ? Quelles décisions lord Holdhurst allait-il prendre ? Qu'apprendrions-nous de neuf, le lendemain ? Vers le soir, Phelps me faisait vraiment de la peine. – Tu as vraiment confiance en Holmes ? me demanda-t-il enfin. – Je lui ai vu faire des choses étonnantes, répondis-je. – Mais pas dans des affaires aussi obscures que la mienne ? – Allons donc ! Je lui ai vu résoudre des problèmes où les indices étaient encore bien plus minces que ceux qu'il doit détenir actuellement. – Mais où les intérêts en jeu étaient loin d'être aussi considérables ? – Je n'en jurerais pas. À ma connaissance, trois fois au moins il a travaillé pour le compte de familles régnantes dans des affaires qui présentaient pour elles une importance vitale. – Enfin, Watson, tu le connais bien ! Il est tellement secret, tellement impénétrable, que moi, je ne sais que penser. As-tu l'impression, toi, qu'il a bon espoir d'arriver à un résultat ? Croistu qu'il est sûr de ne pas aller à un échec ? – Il ne m'a rien dit. – C'est mauvais signe ! – Au contraire. J'ai remarqué que, généralement, lorsqu'il a perdu la piste, il me le dit. C'est quand il la suit, mais sans être encore sûr de rien, qu'il se montre plus taciturne. Cela dit, mon cher vieux, ce n'est pas parce que nous nous énerverons à discuter cette histoire-là que les choses s'arrangeront et c'est pourquoi je suggère que nous allions nous coucher, de façon à être en bonne forme demain matin pour faire, quoi que ce soit, ce que la situation exigera de nous. Phelps finit par se laisser convaincre et gagna son lit, mais dans un état de surexcitation tel que j'étais à peu près sûr qu'il ne dormirait pas de la nuit. Je n'étais guère plus calme et, pendant des heures, je me retournai sur ma couche, imaginant pour résoudre l'étrange problème qui occupait mon esprit cent théories, dont la dernière était encore plus absurde que toutes les précédentes. Pourquoi Holmes était-il resté à Woking ? Pourquoi avait-il prié Miss Harrison de ne pas quitter la chambre de Phelps ? Pourquoi s'était-il bien gardé de révéler aux hôtes de Briarbræ qu'il avait l'intention de demeurer dans le voisinage ? Toutes ces questions, et bien d'autres, me torturèrent le cerveau jusqu'au moment où je m'endormis dans un dernier effort pour découvrir une solution qui expliquât tout. À sept heures du matin, dès mon réveil, j'allai trouver Phelps. Il avait les traits tirés de quelqu'un qui a passé une nuit blanche. Ses premières paroles furent pour me demander si Holmes était arrivé. – Il sera là à l'heure annoncée, répondis-je. Ni plus tôt, ni plus tard ! Je ne me trompais pas. Un peu après huit heures, un cab s'arrêtait devant la porte. Holmes en descendit. Nous étions à la fenêtre et je remarquai qu'il portait un pansement à la main gauche. Il était pâle et me parut d'humeur assez sombre. Il entra dans la maison, mais quelques instants s'écoulèrent avant qu'il ne montât à l'appartement. – Il a un air de vaincu ! murmura Phelps. Je dus avouer que c'était assez mon avis. – Après tout, ajoutai-je, c'est sans doute à Londres même qu'est la clé de l'énigme. Phelps émit une sorte de grognement. – Je ne sais comment ça se fait, dit-il, mais j'avais fondé tant d'espoirs sur son retour ! Cette blessure à la main, c'est nouveau, n'est-ce pas ? Il ne l'avait pas hier. Qu'a-t-il pu lui arriver ? Holmes entrait dans la pièce. – Vous n'êtes pas blessé ? lui demandai-je. – Non, me répondit-il, tout en nous souhaitant le bonjour du geste. C'est une simple égratignure, que j'ai récoltée par ma propre maladresse. Cette maudite affaire, Monsieur Phelps, est une des plus embrouillées que j'aie jamais vues ! – Je craignais bien qu'elle ne sortît des limites de votre compétence… – J'ai vécu des heures passionnantes. J'intervins. – Ce pansement, Holmes, parle d'aventures. Est-ce que vous ne nous raconterez pas ce qui s'est passé ? – Après le petit déjeuner, mon cher Watson ! N'oubliez pas que j'ai respiré ce matin l'air vivifiant du Surrey ! J'imagine qu'il n'y a toujours pas de réponse à ma petite annonce ? Le cabman ne s'est pas manifesté. Que voulez-vous ? On ne peut pas gagner à tous les coups ! Le couvert était mis et j'allais sonner quand Mme Hudson entra, apportant le thé et le café. Les éléments solides du repas arrivèrent peu après et, bientôt, nous nous trouvâmes à table, Holmes affamé, moi curieux et Phelps maussade et déprimé. – Mme Hudson s'est montrée à la hauteur des circonstances, déclara Holmes, soulevant le couvercle d'un plat qui contenait un poulet au curry. Sa cuisine est un peu limitée, mais, pour une Écossaise, elle a une assez heureuse conception du petit déjeuner. Qu'est-ce que vous avez là-bas, Watson ? – Des œufs au jambon. – Bravo ! Que préférez-vous, Monsieur Phelps ? Oeufs ou poulet ? – Je vous remercie. Je n'ai pas faim. – Voyons ! voyons ! Servez-vous ! Le plat est devant vous. – Non, vraiment, j'aimerais mieux ne rien prendre. Holmes eut un sourire malicieux. – Alors, voudriez-vous avoir la bonté de me servir ? Phelps souleva le couvercle du plat qui était devant lui et, au même moment, poussa une exclamation de stupeur. Son visage était devenu aussi blanc que son assiette et ses yeux semblaient ne pouvoir se détacher d'un rouleau de papier bleuté qui se trouvait dans le plat qu'il venait de découvrir. Il se décida enfin à le prendre. Il le déroula rapidement, jeta dessus un coup d'œil, puis nous le vîmes se lever d'un bond et se mettre à danser comme un fou autour de la pièce, en poussant des cris de joie et en pressant sur son cœur le précieux document. Il se laissa ensuite tomber dans un fauteuil. Il était épuisé et nous dûmes lui faire avaler une gorgée de cognac pour l'empêcher de s'évanouir. Holmes lui administra de petites tapes amicales sur l'épaule et s'excusa. – Je suis le premier à reconnaître, Monsieur Phelps, que j'aurais dû vous épargner cette émotion violente. Mais Watson, ici présent, vous expliquera que je n'ai jamais pu résister à ma passion de la mise en scène ! Phelps s'était emparé de sa main, qu'il embrassait. – Dieu vous bénisse, Monsieur Holmes ! Vous m'avez rendu mon honneur ! – Le mien était en jeu également, répliqua Holmes. Je puis vous certifier qu'il m'est aussi odieux d'enregistrer un échec qu'à vous de ne pas vous acquitter d'une mission qui vous a été confiée. Phelps enfouit le traité dans la poche intérieure de son veston. – Je me reprocherais de retarder encore votre petit déjeuner, mais je meurs d'envie de savoir comment vous avez récupéré le document… et où il était. Sherlock Holmes but une tasse de café, consacra pendant un instant toute son attention à ses œufs au jambon, puis, allumant une cigarette, alla s'asseoir dans son fauteuil. – Je vous expliquerai d'abord, dit-il, ce que j'ai fait et, ensuite, pourquoi je l'ai fait. Votre train parti, j'ai fait une ravissante promenade dans cette campagne du Surrey, qui est bien la plus jolie que je connaisse, et je suis allé prendre le thé au charmant petit village de Ripley, dans une auberge, où j'ai pris la précaution de remplir ma petite gourde de poche et de me faire préparer quelques sandwiches, que j'ai emportés. Je suis resté là jusqu'à la fin de l'après-midi et la nuit était déjà tombée quand je me retrouvai sur la grand-route, à proximité de Briarbræ. À cette heure-là, il n'y passe pas beaucoup de monde et j'ai pu, sans être aperçu de quiconque, escalader la barrière pour pénétrer sur vos terres. – Mais, fit remarquer Phelps, la grille devait être ouverte ? – Sans doute. Seulement, j'ai mes petites manies. J'avais soigneusement choisi mon endroit et, caché par un rideau de sapins, je me suis introduit dans la propriété avec la certitude que, de la maison, personne n'avait pu me voir. Progressant d'arbre en arbre, et souvent sur les genoux – regardez l'état dans lequel j'ai mis mon pantalon –, je vins me tapir tout près de la fenêtre de votre chambre à coucher, dans un bouquet de rhododendrons. Là, je m'allongeai sur le sol et j'attendis les événements. Le store n'était pas baissé et j'avais aperçu Miss Harrison, qui lisait, près de la table. De temps en temps, je jetais un coup d'œil. À dix heures un quart, elle abandonna son livre, mit les volets et se retira. La porte se ferma derrière elle et j'entendis nettement qu'elle donnait un tour de clé. – Un tour de clé ? répéta Phelps, surpris. – Oui. Je l'avais priée de fermer la porte à clé de l'extérieur et de garder la clé avec elle quand elle irait se coucher. Elle a suivi mes instructions scrupuleusement… et le traité ne serait pas dans votre poche, Monsieur Phelps, s'il en était allé autrement. Les lumières de la maison s'éteignirent. Je continuai à attendre, sans sortir de ma cachette. La nuit était belle, mais la surveillance n'en était pas moins pénible. Sans doute, j'étais soutenu par des sentiments analogues à ceux du chasseur à l'affût quand il sait que le gros gibier ne va pas tarder à déboucher, mais l'attente me paraissait longue. Presque aussi longue, Watson, qu'elle le fut, lorsque, dans cette chambre tragique que vous savez, nous veillions de compagnie dans cette petite affaire que vous avez appelée La Bande mouchetée. J'entendais l'horloge du clocher de Woking sonner les quarts et les demies et, plus d'une fois, je crus qu'elle s'était arrêtée. Enfin, vers deux heures du matin, je distinguai, à peine perceptible, le bruit d'une clé qui tournait dans une serrure et celui d'un verrou qu'on poussait. Presque aussitôt, la porte de service s'ouvrait et, à la lumière de la lune, je reconnaissais, sortant de la maison, M. Joseph Harrison. – Joseph ! s'écria Phelps. – Il était tête nue, mais il avait sur les épaules une sorte de fichu noir, qui devait, j'imagine, lui permettre de se cacher le visage à la moindre alerte. Marchant sur la pointe des pieds et se tenant dans l'ombre du mur, il s'approcha de la fenêtre et, introduisant dans le châssis la longue lame acérée d'un couteau, poussa doucement le loquet. La fenêtre ouverte, il glissa la lame de son couteau entre les volets, sou leva la barre et les écarta. « D'où j'étais, je voyais parfaitement l'intérieur de la pièce et ne perdais rien des mouvements de Harrison. Il alluma deux bougies qui se trouvaient sur le manteau de la cheminée et, après avoir levé le coin du tapis, tout près de la porte, s'agenouilla. Je le vis retirer une lame de parquet, celle-là même qu'on laisse mobile pour que les plombiers puissent avoir facilement accès aux raccords des conduites de gaz. Il y avait là une manière de cachette, dont il tira un rouleau de papier qu'il fourra dans sa poche. Il remit tout en ordre, éteignit les bougies et sortit par la fenêtre… pour tomber juste dans mes bras. Car il va de soi que je l'attendais ! « M. Joseph, je dois en convenir, était plus crapule encore que je ne le supposais. Il essaya de jouer du couteau et je dus par deux fois l'envoyer rouler sur le gazon avant d'avoir la situation en main. Je récoltai dans la bagarre une égratignure. Peu de chose, si l'on considère que l'ardent désir de tuer se lisait dans le seul œil qu'il eût encore ouvert à la fin de notre “ explication ”. Je lui fis entendre raison et récupérai le document que j'étais venu chercher. Cela fait, je le laissai aller, mais, aux premières heures du jour, j'envoyai par télégramme tous les renseignements utiles à notre ami Forbes. À lui de ne pas perdre de temps et de cueillir l'oiseau au nid ! S'il tergiverse si peu que ce soit, comme il est probable, tant pis pour lui… et tant mieux pour le gouvernement ! J'imagine que lord Holdhurst, en premier lieu, et aussi M. Percy Phelps, préféreraient de beaucoup que cette affaire ne vînt jamais devant un tribunal. » – Certes ! s'exclama Phelps. Après un silence, il ajouta : – Mais alors, si j'ai bien compris, pendant ces dix semaines épouvantables, le document volé a été dans la pièce même où je me trouvais ? – Exactement. – Et c'est Joseph qui l'aurait volé, Joseph qui serait mon voleur ? – Je crois, dit Holmes d'un ton calme, que Joseph est infiniment plus dangereux que son apparence ne le laisse rait croire. D'après ce qu'il m'a avoué ce matin, il a fait en Bourse de très lourdes pertes et il était prêt à tenter n'importe quoi pour se remettre à flot. Terriblement égoïste, ne songeant qu'à lui, quand une occasion lui a paru se présenter, il l'a saisie, sans vouloir considérer qu'il allait du même coup compromettre le bonheur de sa sœur et risquer dans l'aventure sa réputation d'honnête homme. Percy Phelps appuyait sa nuque sur le dossier de son fauteuil. – J'ai la tête qui tourne ! Tout ce que vous me dites me laisse abasourdi ! Holmes poursuivit, impassible comme un professeur à son cours : – Dans votre affaire, la principale difficulté consistait en ceci que les preuves étaient trop nombreuses. Elles attiraient l'attention sur l'accessoire et masquaient l'essentiel. Il nous fallait, entre tous les faits qui nous étaient proposés, choisir ceux qui présentaient quelque intérêt, les assembler pour leur donner un sens et reconstruire ainsi les événements dans l'ordre où ils s'étaient succédé. Mes soupçons se portèrent sur Joseph à partir de l'instant où je sus que vous aviez l'intention de rentrer avec lui à Woking, ce soir-là, ce qui me donnait à penser qu'il était fort possible qu'il fût venu vous chercher au Foreign Office, dont les accès lui étaient familiers. Quand j'appris qu'on avait essayé d'entrer dans votre chambre à coucher, dans laquelle Joseph seul avait pu cacher quelque chose – vous m'aviez dit qu'il en avait été, en quelque sorte, expulsé pour vous céder la place –, mes soupçons se transformèrent en certitude, d'autant plus qu'on avait choisi, pour essayer de pénétrer chez vous, la première nuit où votre infirmière ne demeurait pas à votre chevet, un détail qui prouvait que nous avions affaire à quelqu'un qui était très au courant de ce qui se passait dans la maison. – Ai-je pu être aveugle ! murmura Phelps. – Autant que j'aie pu les établir, les choses se sont passées de la façon suivante. Joseph Harrison est entré au Foreign Office par la porte de Charles Street. Connaissant les lieux, il est allé directement à votre bureau, où il est arrivé quelques secondes après le moment où vous en sortiez vous-même. Ne voyant personne, il a donné un coup de sonnette et, dans le même instant, son regard est tombé sur les papiers qui se trouvaient sur votre table. Il a tout de suite compris qu'il s'agissait de documents qui avaient une valeur considérable et, sans hésiter, il les a mis dans sa poche et il est parti. Le garçon de bureau n'ayant pas immédiatement attiré votre attention sur le coup de sonnette, Harrison a eu tout le temps de s'en aller avant votre retour. « Il est rentré à Woking par le premier train et, convaincu qu'il pourrait tirer de son butin un excellent parti, il l'a dis simulé dans ce qui lui parut être la meilleure des cachettes, se proposant de l'y reprendre vingt-quatre ou quarante-huit heures plus tard, afin d'aller l'offrir à l'ambassade de France ou à qui serait susceptible de le lui payer un bon prix. Sur quoi, vous êtes revenu. D'une minute à l'autre, il s'est trouvé mis à la porte de sa chambre, qu'il était obligé de vous céder et dans laquelle, à partir de ce moment, il y a toujours eu deux personnes au moins qui l'empêchaient de récupérer son trésor. La situation a dû lui paraître affolante. Le soir où l'infirmière s'est retirée, il a cru sa chance venue. Vous vous êtes réveillé et il a essuyé un échec. Sans doute vous rappellerez-vous que, cette nuit-là, vous aviez négligé de prendre votre potion pour dormir ? » – C'est exact. – J'ai idée qu'il avait pris des dispositions pour que cette potion fût particulièrement « corsée » et qu'il était convaincu que vous seriez plongé dans un sommeil de plomb. Il était évident, je n'en doutai pas un instant, qu'il ne resterait pas sur cet insuccès et renouvellerait sa tentative dès qu'il aurait l'impression de pouvoir le faire sans danger. En vous priant de venir à Londres, je lui offris l'occasion qu'il attendait. Je m'arrangeai pour que Miss Harrison restât dans la pièce toute la journée, afin qu'il ne pût pas me devancer, puis, ayant tout fait pour lui imposer la conviction qu'il pouvait opérer en toute tranquillité, j'allai prendre ma faction, ainsi que je vous l'ai dit. Je n'étais pas sûr que les papiers étaient dans la chambre, mais je n'avais aucun désir de tout bouleverser afin de les trouver et je préférais de beaucoup, afin de m'épargner de la besogne, qu'il m'indiquât lui-même où il les avait cachés. Voyez-vous encore quelque autre point qui aurait besoin d'être éclairci ? Je risquai une question. – Pourquoi, la première fois, a-t-il cherché à entrer par la fenêtre, alors qu'il pouvait passer par la porte ? – Par la porte, il lui fallait circuler dans des couloirs sur lesquels ouvrent sept chambres à coucher, alors que rien ne lui était plus facile que de sortir de la maison sans être vu. Rien d'autre ? Phelps hésita. – Vous ne croyez pas vraiment, demanda-t-il, qu'il avait l'intention de me tuer ? Ce couteau, pour lui, ce n'était pas une arme, mais un outil dont il avait besoin… – Possible ! répondit Holmes avec un haussement d'épaules. Tout ce que je sais, c'est que M. Joseph Harrison est un gentleman à la générosité duquel je me refuserais obstinément à faire confiance ! Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois-Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LES TROIS ÉTUDIANTS Le Retour de Sherlock Holmes (juin 1904) Les trois étudiants Ce fut au cours de l'année 1895 qu'un concours de circonstances, sur lesquelles je n'ai pas lieu de revenir, poussa Mr. Sherlock Holmes et moi-même à passer quelques semaines dans une de nos grandes villes universitaires. Ce fut au cours de cette période que la brève mais instructive aventure que je me propose de relater nous arriva. Il va sans dire que tout détail qui pourrait aider le lecteur à identifier précisément l'université ou le criminel serait aussi inconsidéré qu'offensant. Un scandale aussi pénible a droit à l'oubli. Avec toute la discrétion nécessaire, l'incident lui-même peut cependant être raconté tant il illustre certaines des capacités qui font de mon ami un homme remarquable. Je m'efforcerai, au cours de mon récit, d'éviter tous les termes qui contribueraient à situer les événements ou à donner une indication quant aux personnes concernées. Nous résidions alors dans un logement meublé à proximité d'une bibliothèque où Sherlock Holmes poursuivait des recherches laborieuses sur les premières chartes anglaises – recherches qui aboutirent à des résultats si frappants qu'elles pourraient faire l'objet d'une de mes futures narrations. Voici qu'un soir nous reçûmes la visite d'une de nos connaissances, Mr. Hilton Soames, directeur d'études et professeur à l'université de St. Luke. Mr. Soames était un homme grand, maigre et de tempérament nerveux. Je l'ai toujours connu remuant. Mais en cette occasion précise, il se trouvait dans un tel état d'agitation que je compris immédiatement la survenue d'un fait inhabituel. – J'espère, Mr. Holmes, que vous pourrez me consacrer quelques heures de votre précieux temps. Un incident très pénible s'est produit à St. Luke et, en toute vérité, n'eût été votre présence providentielle en ville, j'aurais été incapable de savoir comment agir – Je suis actuellement très occupé et ne souhaite aucune distraction, répondit mon ami. Je préférerais de beaucoup que vous fassiez appel à la police. – Non, non, mon cher monsieur, une telle éventualité est absolument impossible. Une fois qu'on fait appel à la loi, on ne peut s'y soustraire et il s'agit justement d'une de ces affaires pour lesquelles il est essentiel d'éviter tout esclandre. Il en va de l'honneur de l'université. Votre discrétion est aussi célèbre que vos facultés et vous êtes le seul homme au monde capable de m'aider. Je vous supplie, Mr. Holmes, de faire ce que vous pouvez. Depuis qu'il était séparé du cadre agréable de Baker Street, l'humeur de mon ami ne s'était pas améliorée. Privé de ses albums de coupures de journaux, de ses ustensiles de chimie et de son désordre confortable, il avait perdu de son caractère affable. Il haussa les épaules en un geste d'assentiment peu aimable tandis que notre visiteur avec un flot de paroles précipitées et une gesticulation nerveuse, nous racontait son histoire. – Je dois vous expliquer, Mr. Holmes, que demain débutent les examens pour la bourse Fortescue. Je fais partie des examinateurs. Ma discipline est le grec ancien et la première épreuve est une traduction d'un texte que les candidats ne connaissent pas. Cet extrait est imprimé sur du papier d'examen et le candidat qui pourrait le préparer à l'avance bénéficierait bien entendu d'un immense avantage. C'est pourquoi nous veillons tout particulièrement à tenir le sujet secret. « Aujourd'hui, vers trois heures, les épreuves sont arrivées de chez l'imprimeur. L'exercice consiste en la moitié d'un chapitre de Thucydide. Je dois le relire avec attention car le texte doit être rigoureusement correct. À quatre heures trente, ma tâche n'était pas achevée. J'avais, cependant, promis à un ami de prendre le thé avec lui, j'ai donc laissé les épreuves sur mon bureau. Je me suis absenté à peine plus d'une heure. « Vous savez, Mr. Holmes, que les portes de notre université sont doubles : une matelassée à l'intérieur et une lourde porte en chêne à l'extérieur. De retour, en approchant de ma porte extérieure, je m'étonnai de voir une clef dans la serrure. J'ai pensé une seconde que c'était la mienne que j'avais oubliée là. Mais en tâtant ma poche, je constatai que ça n'était pas le cas. Le seul double existant, pour autant que je sache, est celui de mon domestique, Bannister – un homme qui s'occupe de mon domicile depuis dix ans et dont l'honnêteté est absolument hors de soupçon. Je découvris que la clef était cependant la sienne, qu'il était entré dans mon bureau pour savoir si je voulais du thé et qu'avec la plus grande négligence il avait laissé sa clef sur la porte en partant. Sa visite a dû suivre de très près mon départ. Son étourderie à propos de la clef n'aurait pas été très grave en n'importe quelle autre occasion mais, ce jour-là, elle a eu les plus déplorables conséquences. « À l'instant où je posai les yeux sur mon bureau, je compris que quelqu'un avait fouillé dans mes papiers. Les épreuves tenaient sur trois grands feuillets. Je les avais laissés tous ensemble. L'un d'entre eux était à présent sur le sol, l'autre sur la desserte près de la fenêtre et le troisième là où je l'avais laissé. Holmes réagit pour la première fois. – La première page sur le sol, la deuxième devant la fenêtre, la troisième où vous l'aviez laissée, fit-il. – Exactement, Mr Holmes. Vous me stupéfiez. Comment pouvez-vous le savoir ? – Je vous en prie, poursuivez votre passionnant récit. – J'ai pensé une seconde que Bannister avait pris l'impardonnable liberté de fouiller mes papiers. Mais il a nié avec la plus grande vigueur et je suis convaincu qu'il dit la vérité. L'autre possibilité est que quelqu'un passant par là, voyant la clef sur la porte et sachant que j'étais sorti, est entré pour lire les épreuves. Une grosse somme d'argent est en jeu. La bourse d'étude est très élevée, et un homme peu scrupuleux pourrait très bien prendre des risques dans le but de posséder un avantage sur ses camarades. « L'incident a profondément bouleversé Bannister. Il s'est presque évanoui en découvrant que les épreuves avaient de toute évidence été touchées. Je lui ai servi un petit verre d'alcool et je l'ai laissé effondré dans un fauteuil tandis que j'inspectais très attentivement la pièce. Je découvris rapidement qu'en dehors des feuillets froissés, l'intrus avait laissé d'autres traces de sa présence. Sur la table près de la fenêtre, se trouvaient plusieurs copeaux de crayon qu'on avait taillé ainsi qu'un morceau de mine de plomb. De toute évidence, le vaurien, copiant l'épreuve en toute hâte, avait cassé son crayon et avait été obligé de retailler la mine. – Parfait ! s'exclama Holmes. Son intérêt croissant pour l'affaire, mon ami recouvrait sa bonne humeur. – La chance vous a souri. – Ça n'est pas tout. J'ai un nouveau bureau recouvert d'une fine épaisseur de cuir rouge. Je suis prêt à jurer, comme Bannister, qu'elle était lisse et sans tache. J'y ai découvert une entaille nette de sept à huit centimètres de long. Pas une simple égratignure, mais une coupure nette. Ça n'est pas tout. Sur la table, j'ai découvert une petite boule de pâte ou de terre noire, avec des grains qui ressemblent à de la sciure. Je suis sûr que ces traces ont été laissées par l'homme qui a lu les documents. Il n'y avait pas d'empreinte et aucun autre indice sur son identité. Je ne savais plus que faire quand brusquement je me suis souvenu de votre présence en ville et je suis venu aussitôt déposer cette affaire entre vos mains. Aidez-moi, Mr. Holmes. Vous voyez mon dilemme. Ou je découvre l'identité de cet homme ou l'examen sera repoussé, le temps de préparer un nouveau sujet, et comme cela ne peut être fait sans explication, il s'ensuivra un affreux scandale qui jettera une ombre non seulement sur le département mais sur l'université tout entière. Je désire par-dessus tout régler l'affaire dans la plus grande discrétion. – Je serai heureux de m'y pencher et de vous donner tous les conseils que je pourrai, assura Holmes en se levant pour mettre son manteau. L'affaire n'est pas totalement dénuée d'intérêt. Quelqu'un est-il venu vous rendre visite après que les épreuves vous ont été envoyées ? – Oui, le jeune Daulat Ras, un étudiant indien qui habite le même bâtiment. Il est venu me demander des précisions sur l'examen. – Pour lesquelles il est entré ? – Oui. – Et les épreuves étaient sur votre bureau ? – Pour autant que je m'en souviens, elles étaient roulées. – Mais pouvaient être identifiées comme étant le sujet ? – Peut-être. – Personne d'autre dans votre bureau ? – Non. – Quelqu'un savait-il que les épreuves s'y trouveraient ? – Personne à l'exception de l'imprimeur. – Ce Bannister était-il au courant ? – Non, certainement pas. Personne n'était au courant. – Où est Bannister en ce moment ? – Il se sentait très mal, le pauvre. Je l'ai laissé dans un fauteuil. J'avais hâte de venir vous voir. – Vous avez laissé votre porte ouverte ? – J'ai d'abord mis les épreuves sous clef. – Alors cela revient à dire, Mr. Soames que, à moins que l'étudiant indien n'ait reconnu le rouleau comme étant les épreuves de l'examen, l'homme qui les a touchées est tombé dessus par hasard, sans savoir qu'elles étaient là. – C'est également ce qu'il me semble. Holmes eut un sourire énigmatique. – Bien, fit-il, allons-y. Ça n'est pas une de vos affaires, Watson : intellectuelle, pas physique. Bon, venez si vous le voulez. À présent, Mr. Soames, nous sommes à votre disposition ! Le salon de notre client était doté d'une large fenêtre, basse et treillissée, qui donnait sur l'ancienne cour de l'établissement recouverte de lichen. Une porte voûtée de style gothique conduisait à un escalier de pierre usé. Au rez-de-chaussée, se trouvaient les appartements du directeur d'études. Au-dessus habitaient trois étudiants, un à chaque étage. Le crépuscule était presque tombé lorsque nous arrivâmes sur les lieux de notre problème. Holmes s'arrêta, observa la fenêtre avec un grand intérêt puis s'en approcha et, sur la pointe des pieds et le cou tendu, il jeta un coup d'œil dans la pièce. – Il a dû entrer par la porte. Il n'y a pas d'autre ouverture à part la vitre, nous confia notre guide érudit. – Vraiment ! répondit Holmes avec un sourire curieux à l'adresse de notre compagnon. Bien, s'il n'y a rien à apprendre ici, nous ferions mieux d'entrer. Le professeur ouvrit la porte extérieure et nous fit pénétrer chez lui. Nous restâmes dans l'entrée le temps que Holmes examine le tapis. – J'ai peur qu'il n'y ait aucun indice ici, fit-il. On peut difficilement y compter par une aussi sèche journée. Votre domestique semble avoir récupéré. Vous l'avez laissé dans un fauteuil, dites-vous. Lequel ? – Près de la fenêtre. – Je vois. Près de cette petite table. Vous pouvez entrer à présent. J'en ai fini avec le tapis. Voyons tout d'abord cette desserte. Naturellement, ce qui s'est passé est très clair. L'homme est entré et a pris les papiers, feuille à feuille, sur le bureau principal. Il les a apportés sur la table de la fenêtre parce que, de là, il pouvait vous voir traverser la cour et donc s'enfuir. – En fait, il n'a pas pu, rectifia Soames, parce que je suis rentré par la porte latérale. – Ah, très bien ! C'est, en tout cas, ce qu'il avait en tête. Voyons ces trois feuilles. Pas d'empreintes digitales, non. Bien, il a d'abord pris celle-ci et l'a copiée. Combien de temps lui a-t-il fallu en utilisant toutes les abréviations possibles ? Un quart d'heure, pas moins. Puis il l'a jetée et s'est emparé de la suivante. Il était concentré sur cette tâche lorsque votre retour l'a obligé à une retraite précipitée – très précipitée, parce qu'il n'a pas eu le temps de remettre les feuillets en place, bien qu'ils témoignent de sa présence. Vous n'avez pas entendu des pas précipités dans les escaliers en franchissant la porte extérieure ? – Non. – Bon, il a écrit à une telle allure qu'il a cassé son crayon et a dû, comme vous l'avez observé, le retailler. C'est ce qui est intéressant, Watson. Ce crayon n'est pas quelconque. Il est de taille courante, doté d'une mine tendre, sa couleur extérieure est bleue, le nom du fabricant est imprimé en lettres d'argent et le morceau qui reste ne doit mesurer que quatre centimètres de long. Cherchez un crayon qui corresponde, Mr. Soames, et vous aurez votre homme. Quand je vous aurai dit qu'il possède un grand couteau très peu tranchant, vous aurez un indice supplémentaire. Mr. Soames était quelque peu dépassé par ce flot d'informations. – Je peux suivre les autres points, fit-il, mais vraiment, en ce qui concerne la longueur… Holmes lui présenta un petit copeau avec les lettres NN suivies d'un espace de bois clair. – Vous voyez ? – Non, je crains que même avec ça… – Watson, je me suis toujours montré injuste envers vous. Je vais continuer. Que peuvent signifier ces NN ? Ces lettres sont à la fin d'un mot. Vous savez que Johann Faber est le nom du fabricant le plus courant. N'est-il pas clair qu'il reste juste assez de crayon pour ce qui suit généralement le Johann ? Il poussa la desserte jusqu'à la lumière électrique. – J'espérais, si le papier sur lequel il a écrit était assez fin, que des traces seraient restées sur cette surface polie. Non, je ne vois rien. Je ne crois pas en apprendre davantage ici. Passons au bureau. Cette petite boulette est, je présume, la masse terreuse noire dont vous nous avez parlé. De forme grossièrement pyramidale et creuse à ce que je constate. Comme vous le disiez, il semble y avoir des grains de sciure. Vraiment très intéressant. Et l'entaille : une indéniable déchirure, à ce que je vois. Elle commence avec une légère éraflure et finit par un trou déchiré. Je vous suis très reconnaissant d'avoir attiré mon attention sur cette affaire, Mr. Soames. Où conduit cette porte ? – À ma chambre. – Y êtes-vous entré depuis votre aventure ? – Non, je suis directement venu vous voir. – J'aimerais y jeter un œil. Quelle pièce agréable avec son charme suranné ! Voudriez-vous avoir l'amabilité d'attendre une minute, le temps que j'examine le sol. Non, je ne vois rien. À quoi sert ce rideau ? Vous suspendez vos vêtements derrière. Le lit étant trop bas et la penderie pas assez profonde, si quelqu'un était forcé de se dissimuler dans cette pièce, il devrait le faire ici. Il n'y a personne, je suppose ? Tandis que Holmes soulevait le rideau, j'avais conscience, à la raideur de son attitude, qu'il était prêt à toute éventualité. En fait, le rideau tiré ne dévoila rien d'autre que trois ou quatre costumes suspendus à une rangée de patères. Holmes se retourna et s'arrêta brusquement. – Oh là ! Qu'est-ce que c'est ? s'exclama-t-il. C'était une petite pyramide d'un genre de glaise noire, exactement semblable à celle trouvée sur le bureau. Holmes l'exposa dans sa paume ouverte à la lumière de la lampe électrique. – Votre visiteur semble avoir laissé des traces dans votre chambre autant que dans votre salon, Mr. Soames. – Qu'est-ce qu'il a bien pu venir chercher ici ? – Cela me semble assez clair. Vous êtes rentré par un chemin imprévu. Rien ne l'a donc prévenu de votre arrivée avant que vous ne soyez à la porte même. Que pouvait-il faire ? Il a ramassé tout ce qui pouvait trahir sa présence et s'est précipité dans votre chambre pour se cacher. – Juste ciel, Mr. Holmes, vous voulez dire que, durant tout le temps où je parlais à Bannister, l'homme était notre prisonnier si seulement nous l'avions su ? – C'est ainsi que je vois les choses. – Il y a certainement une autre explication, Mr. Holmes. Avez-vous observé la fenêtre de ma chambre ? – Fenêtre treillissée, châssis de plomb, trois vitres séparées dont une sur gonds et assez large pour qu'un homme puisse y passer. – Exactement. Et l'angle selon lequel elle donne sur un coin de la cour la rend partiellement invisible. L'homme a pu entrer par ici, laisser des traces en passant et, finalement, la porte étant ouverte, s'être enfui par là. Holmes secoua la tête avec impatience. – Soyons pratique, fit-il. Je vous ai entendu dire que trois étudiants utilisent cet escalier et ont l'habitude de passer devant votre porte. – Oui, c'est exact. – Et ils vont tous passer l'examen ? – Oui. – Avez-vous une raison de soupçonner l'un d'entre eux plus que les autres ? Soames hésita. – C'est une question délicate, commença-t-il. Personne n'aime semer le doute quand il n'y a aucune preuve. – Exprimez vos doutes, je me charge des preuves. – Alors je vais vous dépeindre en quelques mots le caractère des trois jeunes hommes qui habitent ces chambres. À l'étage le moins élevé, demeure Gilchrist, excellent étudiant et athlète. Il fait partie des équipes de rugby et de cricket de l'université et il a défendu nos couleurs dans la course de haies et le saut en longueur. C'est un brave et vigoureux garçon. Son père était le célèbre sir Jabez Gilchrist qui s'est ruiné au turf. Mon étudiant s'est retrouvé dans une grande pauvreté mais il est travailleur et appliqué. Il s'en sortira. « Le second étage est occupé par Daulat Ras, l'Indien. C'est un garçon paisible et impénétrable, comme le sont la plupart des Indiens. Il se débrouille bien dans son travail. Le grec est cependant son point faible. Il est sérieux et méthodique. Le dernier étage appartient à Miles McLaren. C'est un garçon brillant quand il décide de travailler – un des esprits les plus brillants de l'université ; mais il n'en fait qu'à sa tête, il est dissipé et sans scrupules. Il a failli être renvoyé suite à un scandale aux cartes au cours de sa première année. Il s'est montré très paresseux durant tout le trimestre et il doit redouter très sérieusement les examens. – C'est donc lui que vous suspectez ? – Je n'irais pas jusque-là. Mais il est le moins improbable des trois. – Précisément. À présent, Mr. Soames, voyons votre domestique, Bannister. C'était un petit homme blême, aux cheveux grisonnants, rasé de près et d'environ cinquante ans. Il souffrait encore de ce brusque désordre dans la tranquille routine de son existence. Son visage rebondi était contracté par la nervosité et ses doigts ne tenaient pas en place. – Nous enquêtons sur cette triste affaire, Bannister, expliqua son maître. – Oui, monsieur. – J'ai cru comprendre, fit Holmes, que vous aviez laissé votre clef sur la porte ? – Oui, monsieur. – N'est-ce pas tout à fait extraordinaire que cela se produise le jour précis où les épreuves sont livrées ? – C'est très regrettable, monsieur. Mais cela s'est déjà produit en d'autres occasions. – Quand êtes-vous entré dans la pièce ? – Il était aux alentours de quatre heures et demie. C'est l'heure du thé de Mr. Soames. – Combien de temps êtes-vous resté ? – Quand j'ai vu qu'il n'était pas là, je me suis aussitôt retiré. – Avez-vous regardé ces papiers sur le bureau ? – Non, monsieur, certainement pas. – Comment se fait-il que vous ayez oublié la clef sur la porte ? – Je portais le plateau du thé. Je me suis dit que je reviendrais chercher ma clef et puis j'ai oublié. – La porte extérieure est-elle équipée d'une serrure à pompe ? – Non, monsieur. – Elle est donc restée tout le temps ouverte ? – Oui, monsieur. – N'importe qui dans la pièce aurait pu sortir ? – Oui, monsieur. – Lorsque Mr. Soames est revenu et vous a appelé, vous étiez très perturbé ? – Oui, monsieur. Durant mes nombreuses années de service ici, une chose pareille ne s'est jamais produite. Je me suis presque évanoui, monsieur. – Je le comprends. Où vous trouviez-vous quand vous avez commencé à vous sentir mal ? – Où me trouvais-je, monsieur ? Eh bien, là, près de la porte. – C'est étrange parce que vous vous êtes assis dans ce fauteuil là-bas dans le coin. Pourquoi avoir passé ces autres sièges ? – Je ne sais pas, monsieur, je n'ai pas fait attention à l'endroit où je m'asseyais. – Je ne pense vraiment pas qu'il ait eu conscience de ça, Mr. Holmes. Il avait l'air très mal en point, une mine épouvantable. – Vous êtes resté ici après le départ de votre maître ? – Seulement une minute. Puis j'ai fermé la porte et je suis retourné dans ma chambre. – Qui soupçonnez-vous ? – Oh, je ne me hasarderais pas à répondre, monsieur. Je ne crois pas qu'il y ait un seul gentleman dans l'université capable de profiter d'une telle action. Non, monsieur, je n'en crois rien. – Merci, ça ira, fit Holmes. Oh, encore un mot. Vous n'avez pas fait mention d'un problème quelconque à l'un des trois gentlemen que vous servez ? – Non, monsieur, je n'ai rien dit. – Vous n'en avez vu aucun ? – Non, monsieur. – Très bien. À présent, Mr. Soames, si vous le voulez bien, allons nous promener dans la cour. Trois carrés jaunes de lumière brillaient au-dessus de nous dans l'obscurité croissante. – Vos trois oiseaux sont au nid, constata Holmes en levant les yeux. Oh là ! Qu'est-ce que c'est ? L'un d'entre eux semble assez agité. Il s'agissait de l'Indien dont la sombre silhouette était brusquement apparue derrière son store. Il arpentait rapidement sa chambre. – J'aimerais leur rendre une petite visite, fit Holmes. Est-ce possible ? – Pas la moindre difficulté, répondit Soames. Cette série d'appartements est la plus ancienne de l'université et des visiteurs viennent fréquemment les voir. Venez, je vais vous conduire personnellement. – Pas de nom, je vous en prie ! souffla Holmes alors que nous frappions à la porte de Gilchrist. Un jeune homme grand, blond et svelte, l'ouvrit et nous fit gracieusement entrer quand il comprit l'objet de notre visite. Il y avait quelques pièces d'architecture médiévale intérieure réellement très intéressantes. Holmes fut tellement séduit par l'une d'entre elles qu'il insista pour en faire un croquis dans son calepin, cassa son crayon, dut en emprunter un à notre hôte et emprunta finalement un couteau pour tailler le sien. Le même curieux incident se produisit dans les appartements de l'Indien – un garçon taciturne, petit et doté d'un nez crochu, qui nous regarda d'un œil soupçonneux. Il se montra de toute évidence soulagé quand les observations architecturales de Holmes prirent fin. Dans les deux cas, je ne pus savoir si Holmes avait trouvé l'indice qu'il cherchait. Mais à la troisième visite, nous échouâmes. La porte extérieure ne s'ouvrit pas à notre appel et rien de concluant ne nous parvint de l'autre côté, qu'un torrent d'injures. – Je me fiche de savoir qui vous êtes. Vous pouvez aller vous faire voir ! rugit une voix coléreuse. J'ai un examen demain et je ne veux pas qu'on me dérange. – Un garçon mal élevé, fit notre guide, rouge de colère, alors que nous descendions l'escalier. Il n'a naturellement pas réalisé que c'était moi qui avais frappé mais sa conduite est néanmoins des plus impolies et vraiment, étant donné les circonstances, des plus douteuses. La réaction de Holmes fut étrange. – Pouvez-vous me donner sa taille exacte ? demanda-t-il. – Réellement, Mr. Holmes, je ne saurais dire. Il est plus grand que l'indien mais pas aussi grand que Gilchrist. Je suppose dans les un mètre soixante-dix. – C'est très important, fit Holmes. Et maintenant, Mr. Soames, je vous souhaite une bonne nuit. Notre guide exprima bruyamment son étonnement et sa consternation. – Juste ciel, Mr. Holmes, vous n'allez tout de même pas m'abandonner aussi brutalement ! Vous n'avez pas l'air de comprendre la situation. Les examens débutent demain. Je dois prendre une décision ce soir. Je ne peux pas autoriser la session si un des sujets a été éventé, Il faut agir. – Ne faites rien. Je viendrai tôt demain matin et nous discuterons de tout ça. Il est possible que je sois alors en mesure d'agir. En attendant, ne changez rien. Rien du tout. – Très bien, Mr. Holmes. – Vous pouvez être parfaitement tranquille. Nous devrions sans aucun doute trouver le moyen de vous tirer d'embarras. Je vais emporter la glaise noire avec moi ainsi que les copeaux de crayon. Au revoir. Lorsque nous fûmes dans l'obscurité de la cour, nous levâmes une nouvelle fois les yeux sur les fenêtres. L'Indien arpentait toujours sa chambre. Les autres étaient invisibles. – Watson, qu'en pensez-vous ? me demanda Holmes alors que nous rejoignions la route principale. Un petit jeu de salon, un genre de tour à trois cartes, n'est-ce pas ? Vous avez trois jeunes hommes. Le coupable doit être l'un d'entre eux. Faites votre choix. Pour lequel optez-vous ? – Le grossier personnage du dernier étage. C'est lui qui a le pire casier judiciaire. Mais cet Indien est également sournois. Pourquoi arpente-t-il sa chambre sans cesse ? – Cela ne signifie rien. Beaucoup d'hommes agissent ainsi quand ils essayent d'apprendre quelque chose par cœur. – Il nous a regardés d'une drôle de façon. – Vous en auriez fait autant si une flopée d'étrangers venaient vous déranger alors que vous préparez un examen pour le lendemain et que chaque instant comptait. Non, je ne vois rien làdedans. Les crayons aussi et les couteaux, tout était satisfaisant. Mais ce type me laisse perplexe. – Qui ? – Mais Bannister, le domestique. Quel est son rôle dans cette affaire ? – Il m'a fait l'impression d'être un homme parfaitement honnête. – Moi aussi. C'est ça, le plus étrange. Pourquoi un parfait honnête homme… Enfin, voici une grande papeterie. Nous devrions commencer nos recherches ici. Il n'y avait que quatre papeteries de quelque importance en ville et, dans chacune d'entre elles, Holmes exhiba ses copeaux de crayon et réclama le modèle correspondant. Tous reconnurent qu'ils pouvaient le commander mais qu'il ne s'agissait pas d'un modèle courant et qu'ils en avaient rarement en stock. Mon ami ne sembla pas affecté par ces échecs et se contenta de hausser les épaules en un geste de résignation presque comique. – Tant pis, mon cher Watson. Ceci, le meilleur et décisif indice, n'a rien donné. Mais en fait, je ne doute pas que nous puissions éclaircir l'affaire sans lui. Par Jupiter, mon cher camarade, il est presque neuf heures et la patronne avait parlé de petits pois à sept heures trente. Ce qui, j'imagine, en plus de votre éternel tabac, Watson, et de votre irrégularité à table, va vous valoir votre congé et je vais devoir partager votre déchéance. Mais pas avant que nous ayons résolu le problème du directeur d'études nerveux, du domestique négligent et des trois étudiants audacieux. Holmes ne fit pas d'autre allusion à l'affaire ce jour-là bien qu'il restât perdu dans ses pensées longtemps après notre dîner tardif. À huit heures du matin, il entra dans ma chambre juste au moment où j'achevais ma toilette. – Bien, Watson, fit-il, il est temps d'aller à St. Luke. Pouvezvous le faire sans petit-déjeuner ? – Certainement. – Soames sera dans cet épouvantable état de nerfs tant que nous ne lui aurons rien dit de concret. – Vous avez quelque chose de concret à lui dire ? – Je crois. – Vous avez une conclusion ? – Oui, mon cher Watson, j'ai résolu le mystère. – Mais quel nouvel indice avez-vous pu dénicher ? – Ah ! ça n'est pas en vain que je me suis levé à six heures du matin. À cette heure matinale, j'en ai fourni deux de dur labeur et parcouru au moins huit kilomètres avec le résultat que voici. Regardez ! Il tendit la main. Dans sa paume se trouvaient trois petites pyramides de glaise noire. – Mais enfin, Holmes, vous n'en aviez que deux hier. – Et une de plus ce matin. C'est un argument des plus convaincants pour affirmer que, quelle que soit la provenance du no 3, elle est la même pour les nos 1 et 2. Hein, Watson ? Venez, allons sortir notre ami Soames de ses difficultés. Lorsque nous arrivâmes chez lui, l'infortuné directeur d'études était dans un état patent de pitoyable agitation. L'examen débutait dans quelques heures et il était toujours déchiré par le même dilemme : rendre les faits publics ou laisser le coupable concourir pour une bourse très élevée. Son excitation mentale était telle qu'il parvenait péniblement à se contenir. Il se précipita sur Holmes, deux mains avides tendues vers lui. – Dieu merci, vous êtes venu ! J'avais peur que vous n'ayez abandonné de désespoir Que vais-je faire ? Dois-je maintenir l'épreuve ? – Mais bien sûr. – Et ce vaurien ? – Il n'y participera pas. – Vous le connaissez ? – Je pense que oui. Si cette affaire ne doit pas être rendue publique, nous devons nous octroyer certains pouvoirs et nous constituer en petite cour martiale privée. Si vous voulez bien vous installer ici, Soames Watson, là ! Je prendrai le fauteuil du milieu. Je pense à présent que nous sommes suffisamment impressionnants pour emplir de terreur un esprit coupable. Je vous en prie, sonnez ! Bannister pénétra dans la pièce et recula de surprise et de peur face à notre apparence impartiale. – Voulez-vous fermer la porte ? fit Holmes. À présent, Bannister, voulez-vous nous dire la vérité à propos de l'incident d'hier ? L'homme pâlit jusqu'à la racine de ses cheveux. – Je vous ai tout dit, monsieur. – Vous n'avez rien à ajouter ? – Rien du tout, monsieur. – Alors laissez-moi vous faire quelques suggestions. Lorsque vous vous êtes assis sur ce fauteuil hier, l'avez-vous fait dans le but de dissimuler quelque objet qui aurait trahi celui qui avait pénétré dans la pièce ? Le visage de Bannister était livide. – Non, absolument pas. – Ça n'est qu'une suggestion, poursuivit Holmes d'une voix doucereuse. J'avoue franchement être incapable de le prouver. Mais cela semble suffisamment probable parce que, dès que Mr. Soames eut tourné le dos, vous avez relâché l'homme qui se cachait dans cette chambre. Bannister passa la langue sur ses lèvres desséchées. – Il n'y avait personne, monsieur. – Ah, quel dommage, Bannister. Jusqu'à présent, vous avez pu dire la vérité mais, maintenant, je sais que vous mentez. Le visage de l'homme afficha un air de bravade renfrognée. – Il n'y avait personne, monsieur. – Allons, allons, Bannister ! – Non, monsieur, il n'y avait personne. – Dans ce cas, vous ne pouvez nous fournir d'autres informations. Voulez-vous rester dans la pièce ? Mettez-vous là, près de la porte de la chambre. Maintenant, Soames, je vais vous demander d'avoir l'extrême amabilité de monter chez le jeune Gilchrist et de lui demander de descendre chez vous. Un instant plus tard, le directeur d'études revenait en compagnie de l'étudiant. C'était la silhouette élancée d'un homme grand, souple et agile, à la démarche élastique et au visage ouvert. Ses yeux bleus inquiets se posèrent sur chacun d'entre nous avant de s'arrêter avec consternation sur Bannister dans le coin le plus éloigné. – Fermez la porte, commanda Holmes. Bien, Mr. Gilchrist, nous sommes pratiquement seuls dans cette pièce et personne ne saura jamais un seul mot de ce qui va se passer entre nous. Nous pouvons être parfaitement francs les uns envers les autres. Nous voulons savoir, Mr. Gilchrist, comment vous, un homme d'honneur, en êtes venu à commettre une action telle que celle d'hier ? L'infortuné jeune homme recula en lançant un regard horrifié et lourd de reproches à Bannister. – Non, non, Mr. Gilchrist, monsieur, je n'ai pas dit un mot, pas un mot ! s'écria le domestique. – Non, mais vous venez de le faire, lança Holmes. Monsieur, après les propos de Bannister, nous pouvons considérer que votre position est sans espoir et que votre seule chance réside dans une franche confession. Durant un court instant, Gilchrist, les mains levées, s'efforça de contrôler ses traits déchirés. La seconde d'après, il s'écroulait à genoux à côté du bureau. Enfouissant sa tête entre ses mains, il éclata en de violents sanglots. – Allons, allons, l'encouragea gentiment Holmes, l'erreur est humaine. Au moins, personne ne peut vous accuser d'être un criminel dénué de pitié. Il serait peut-être plus facile pour vous que je raconte à Mr. Soames ce qui s'est passé. Vous m'arrêterez si je me trompe. Vous êtes d'accord ? Bon, bon, ne prenez pas la peine de répondre. Écoutez et veillez à ce que je ne vous fasse pas d'injustice. « À l'instant où vous m'avez dit, Mr. Soames, que personne, pas même Bannister, ne savait que les épreuves étaient dans votre bureau, l'affaire prit pour moi une tournure précise. L'imprimeur pouvait, naturellement, être écarté. Il pouvait consulter les documents dans son propre bureau. Je ne pensais rien non plus de l'Indien. Si les feuillets étaient roulés, il n'avait aucun moyen de savoir de quoi il s'agissait. Que par ailleurs, un homme s'aventurât à pénétrer dans le bureau le jour où précisément les papiers s'y trouvaient me paraissait une coïncidence inconcevable. J'écartai donc cette possibilité. L'homme qui était entré savait que les papiers s'y trouvaient. Comment le savait-il ? « Lorsque j'approchai de votre bureau, j'examinai la fenêtre. Vous m'avez amusé en supposant que j'envisageais la possibilité pour quelqu'un de l'avoir franchie en plein jour, au vu de tous les autres appartements. Une telle idée était absurde. Je mesurais en fait la taille que devait avoir un homme pour voir, en passant, quels papiers étaient sur le grand bureau. Je mesure un mètre quatre-vingt-trois et je pouvais le voir sans effort. Personne de plus petit n'en avait la possibilité. Comme vous le voyez, j'avais déjà une raison de penser que, si l'un de vos trois étudiants était d'une hauteur peu courante, il était le suspect le plus valable des trois. « J'entrai et je vous fis part de mes déductions quant à la petite table. Le bureau principal ne m'apprit rien jusqu'à ce que vous mentionniez le fait que Gilchrist pratiquait le saut en longueur. Tout se clarifia alors en une seconde, il ne me manquait plus que certaines preuves corroborant les faits, preuves que j'obtins rapidement. « Les choses se sont déroulées ainsi : ce jeune homme a passé son après-midi sur le terrain de sport où il a fait du saut. Il est revenu, ses chaussures de sport à la main, qui sont, comme vous le savez, munies de crampons pointus. En passant devant votre fenêtre, il vit, en raison de sa haute taille, les épreuves sur votre bureau et se douta de quoi il s'agissait. Rien ne serait arrivé si, en passant devant votre porte, il n'avait vu la clef oubliée par votre serviteur négligent. Une brusque impulsion le poussa à entrer pour voir s'il s'agissait bien des épreuves de l'examen. Ça n'était pas un exploit très risqué car il pouvait toujours prétendre être entré pour vous poser une question. « Ce ne fut qu'en constatant qu'il s'agissait effectivement des épreuves, qu'il céda à la tentation. Il posa ses chaussures sur le bureau. Qu'avez-vous déposé sur le fauteuil près de la fenêtre ? – Mes gants, fit le jeune homme. Holmes posa un regard triomphant sur Bannister. – Il posa ses gants sur le fauteuil et il prit les feuillets, un par un, pour les copier Il pensait que le directeur d'études rentrerait par l'entrée principale et qu'il le verrait. Comme nous le savons, il revint par la porte latérale. Il l'entendit brusquement à la porte d'entrée. Il n'y avait aucune issue possible. Oubliant ses gants, il attrapa ses chaussures et se précipita dans la chambre. Vous constaterez que la déchirure sur le bureau, légère d'un côté, s'approfondit en direction de la chambre. Cela suffit à nous prouver que la chaussure a été traînée dans cette direction et que c'est là que le coupable a trouvé refuge. La terre autour des crampons est restée sur le bureau et un second échantillon est tombé dans la chambre. Je dois ajouter que je suis allé sur le terrain de sport ce matin. J'y ai constaté que cette terre glaise et collante provenait de l'aire de saut et j'en ai prélevé un spécimen mêlé à la fine sciure qu'on y répand pour éviter aux athlètes de déraper. Ai-je dit la vérité, Mr. Gilchrist ? L'étudiant s'était relevé. – Oui, monsieur, c'est la vérité, confirma-t-il. – Seigneur ! Vous n'avez rien à ajouter ? s'écria Soames. – Si, monsieur, mais le choc de cette révélation déshonorante m'a assommé. J'ai une lettre avec moi, Mr. Soames, que je vous ai écrite très tôt ce matin, après une nuit sans repos. Avant que je sache que mon péché avait été découvert. La voici, monsieur. Vous lirez que « j'ai pris la décision ne pas participer à l'examen. On m'a proposé une mission dans la police rhodésienne et je pars sur-le-champ pour l'Afrique du Sud ». – Je suis extrêmement heureux d'apprendre que vous n'aviez pas l'intention de profiter de votre avantage déloyal, fit Soames. Mais pourquoi avoir changé d'avis ? Gilchrist désigna Bannister. – Voici l'homme qui m'a remis dans le droit chemin, dit-il. – Approchez, Bannister, demanda Holmes. Vous comprendrez, après ce que j'ai dit, que vous étiez le seul à pouvoir faire sortir ce garçon. Parce que vous étiez seul dans la pièce et que vous avez refermé la porte à clef en sortant. Sa fuite par la fenêtre était invraisemblable. Ne pourriez-vous éclairer le dernier point de ce mystère et nous dire les raisons de votre intervention ? – Vous l'auriez immédiatement compris, monsieur, si vous aviez su, mais malgré toute votre intelligence, vous ne pouviez pas être au courant. Il fut un temps, monsieur, où j'étais maître d'hôtel du vieux Sir Jabez Gilchrist, le père de ce jeune homme. Lorsqu'il fut ruiné, j'entrai à l'université comme domestique mais, oublié du monde, je n'en abandonnai pas pour autant mon ancien employeur. À cause des jours anciens, je veillais comme je pouvais sur son fils. Monsieur, quand je suis entré dans le bureau hier, l'alerte avait été donnée, la première chose que je vis, ce furent les gants de Mr. Gilchrist abandonnés sur ce fauteuil. Je les connaissais bien et j'ai compris ce qu'ils signifiaient. Si Mr. Soames les voyait, tout était fini. Je me suis effondré dans le fauteuil et rien ne m'en aurait délogé jusqu'au départ de Mr. Soames pour vous voir. Puis mon pauvre jeune maître, que j'avais tenu sur mes genoux, est sorti et m'a tout avoué. N'était-il pas naturel, monsieur, que je veuille le sauver et n'était-il pas naturel que j'essaie de lui parler comme son père l'aurait fait pour lui faire comprendre qu'il ne pouvait profiter d'un tel geste ? Peut-on me blâmer, monsieur ? – Certainement pas ! s'exclama Holmes avec chaleur en sautant sur ses pieds. Bien, Soames, je crois que nous avons éclairci notre problème et notre petit déjeuner nous attend chez nous. Venez, Watson ! Quant à vous, monsieur je suis sûr qu'un brillant avenir vous attend en Rhodésie. Vous êtes tombé une fois. Montrez-nous, à l'avenir quelles cimes vous pouvez atteindre. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois-Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LES TROIS GARRIDEB Les Archives de Sherlock Holmes (octobre 1924) Les trois Garrideb Est-ce une comédie ou une tragédie ? Un homme a perdu la raison, j'ai subi une saignée, et un autre homme a encouru les foudres de la loi. Cependant le comique n'a pas manqué. Vous jugerez par vous-mêmes. Je me rappelle fort bien la date, car Holmes venait de refuser le titre de chevalier pour des services rendus que je serai peut-être amené à raconter un jour. Je n'y fais qu'une brève allusion, car ma situation d'associé et de confident m'oblige à une discrétion exemplaire. Je répète toutefois que je suis en mesure de préciser la date : fin juin 1902, peu après la fin de la guerre en Afrique du Sud. Holmes avait passé plusieurs jours au lit, ce qui lui arrivait de temps en temps ; mais ce matin-là, il apparut tenant dans une main un long document sur papier ministre ; une lueur de malice brillait dans ses yeux. – Voici une occasion pour vous de gagner un peu d'argent, ami Watson ! me dit-il. Avez-vous déjà entendu le nom de Garrideb ? Je fus contraint d'admettre que non. – Hé bien ! si vous pouvez mettre la main sur un Garrideb, il y a de l'argent à gagner. – Pourquoi ? – Ah ! c'est une longue histoire ! Et une histoire assez baroque… Je ne crois pas que, au cours de toutes nos explorations des complexités humaines, nous ayons jamais rencontré quelque chose d'aussi bizarre. Le bonhomme va bientôt se présenter ici. Je n'ouvre pas le dossier avant qu'il soit arrivé. Mais en attendant, nous avons besoin d'un Garrideb. L'annuaire du téléphone se trouvait près de moi ; je tournai les pages à tout hasard. Or ce nom étrange figurait dans la liste des abonnés. Je poussai un cri de triomphe. – Le voici, Holmes ! Holmes me prit l'annuaire des mains. – Garrideb N., lut-il. 136, Little Ryder Street, W. Désolé de vous décevoir, mon cher Watson, mais ce Garrideb est l'homme que j'attends. L'adresse est écrite sur sa lettre. Nous avons besoin d'un autre Garrideb. Mme Hudson entra avec une carte de visite sur un plateau. Je la pris et y jetai un coup d'œil. – Hé bien ! le voici ! m'exclamai-je. L'initiale n'est pas la même. John Garrideb, conseiller juridique, Moorville, Kansas, USA. Holmes sourit en regardant la carte de visite. – Je crains que vous ne deviez faire un nouvel effort, Watson. Ce gentleman est déjà lui aussi dans la combinaison ; je ne m'attendais pourtant pas à le voir ce matin. Après tout, il peut nous donner quelques renseignements utiles. M. John Garrideb, conseiller juridique, était un homme râblé, musclé, et il avait le visage frais, rond et rasé de beaucoup d'hommes d'affaires américains. Il paraissait joufflu et naïf ; on avait l'impression d'un tout jeune homme qui souriait perpétuellement. Ses yeux par contre retenaient l'attention. J'ai rarement vu sur un visage humain deux yeux aussi expressifs : ils brillaient, ils étaient vifs, ils s'harmonisaient avec tout ce qui se passait dans la tête de leur propriétaire, lequel avait l'accent américain, mais se gardait de toute excentricité de langage. – Monsieur Holmes ? interrogea-t-il en nous dévisageant successivement. Ah ! oui. Vos photographies sont assez ressemblantes, monsieur, si je puis me permettre cette remarque. Je crois que vous avez reçu une lettre de mon homonyme, M. Nathan Garrideb, n'est-ce pas ? – Asseyez-vous, je vous en prie, dit Sherlock Holmes. Nous avons, je pense, un assez long entretien devant nous… Il s'empara des feuilles de papier ministre. – … Vous êtes, bien sûr, le M. John Garrideb cité dans ce document. Mais vous avez passé quelque temps en Angleterre ? – Pourquoi me dites-vous cela, monsieur Holmes ? Dans ses yeux, je lus une sorte de soupçon soudain. – Tout votre trousseau est anglais. M. Garrideb émit un rire contraint. – J'ai lu certaines de vos histoires, monsieur Holmes ; mais je n'aurais jamais cru que vos astuces me prendraient pour cible. A quoi avez-vous vu cela ? – A la coupe de votre veston à l'épaule, au bout relevé de vos chaussures… Qui pourrait ne pas le voir ? – Ma foi, je ne me doutais nullement que j'étais si évidemment Anglais. Mes affaires m'ont obligé à venir ici il y a quelque temps, et en effet presque tout mon trousseau, comme vous di- tes, provient de Londres. Cependant, je suppose que votre temps est mesuré et que nous ne nous sommes pas rencontrés pour parler de la coupe de mon costume. Si nous en venions à ce papier que vous avez en main ? Holmes avait dû froisser notre visiteur, dont le visage tout rond affichait une expression beaucoup moins aimable. – Patience, monsieur Garrideb, patience ! susurra mon ami. Le docteur Watson vous dirait que les petites digressions auxquelles je me livre parfois se révèlent en fin de compte fort utiles. Mais pourquoi M. Nathan ne vous a-t-il pas accompagné ? – Mais pourquoi vous a-t-il mêlé à tout ? demanda notre visiteur au bord de la colère. En quoi cette affaire vous regardet-elle ? Une conversation toute professionnelle s'était engagée entre deux gentlemen, et l'un d'eux éprouve le besoin d'appeler un détective à la rescousse ! Je l'ai vu ce matin, il m'a avoué l'idiotie qu'il avait commise : voilà pourquoi je suis venu ici. Mais je la trouve mauvaise, tout de même ! – Son initiative n'est pas dirigée contre vous, monsieur Garrideb. De sa part, il ne s'est agi que d'un effort pour toucher plus vite au but : but qui est, si j'ai bien compris, d'une importance capitale pour vous deux. Il savait que je dispose de certains moyens pour obtenir des renseignements ; il était donc tout naturel qu'il s'adressât à moi. Le visage de notre visiteur s'éclaira graduellement. – Bon. Voilà qui place les choses sous un angle différent, dit-il. Quand je suis allé le voir ce matin et qu'il m'a dit qu'il s'était adressé à un détective, tout de suite j'ai demandé votre adresse et j'ai foncé chez vous. Je ne veux pas que la police intervienne dans une affaire privée. Mais si vous vous contentez de nous aider à trouver l'homme, il n'y a aucun mal à cela. – C'est exactement ainsi que se présente l'affaire, répliqua Holmes. Et maintenant, monsieur, puisque vous êtes ici, nous aimerions bien avoir de votre bouche un récit bien clair. Mon ami Watson ne connaît pas les détails. M. Garrideb m'accorda un regard qui n'avait rien d'amical. – Est-il indispensable qu'il soit au courant ? demanda-t-il. – Nous avons l'habitude de travailler ensemble. – Après tout, il n'y a pas de raison pour garder le secret. Je vous résumerai les faits le plus brièvement possible. Si vous arriviez du Kansas, je n'aurais pas besoin de vous expliquer qui était Alexander Hamilton Garrideb. Il fit fortune dans les tran- sactions immobilières, puis à la bourse du blé à Chicago, mais il dépensa beaucoup d'argent en achetant quantité de terrains, certains aussi étendus que n'importe lequel de vos comtés, le long de la rivière Arkansas, à l'ouest de Fort Dodge. Ce sont des terres à pâturages, des bois, des terres arables, des terres avec un sous-sol riche en minerais, des terres enfin bonnes à rapporter gros à leur propriétaire. « Il n'avait ni ascendants ni descendants en vie. J'en aurais entendu parler. Mais il était fier de son nom peu banal. Voilà ce qui nous mit en contact. J'étais à Topeka, où je m'occupais de problèmes juridiques. Un jour je reçus la visite du vieux bonhomme. Il était stupéfait que quelqu'un portât son propre nom. Il se mit aussitôt à l'œuvre pour savoir s'il existait au monde d'autres Garrideb. – Trouvez-m'en un autre ! me dit-il. « Je lui dis que j'étais un homme occupé et que je ne pouvais pas consacrer ma vie à faire le tour du monde en quête de quelques Garrideb. « – Néanmoins, me répondit-il, c'est exactement ce que vous ferez si les choses se passent comme prévu. « Je crus qu'il plaisantait, mais il y avait une extraordinaire signification cachée dans ses paroles, comme je m'en aperçus bientôt. « Il mourut en effet dans l'année. Il laissa un testament. Testament qui s'avéra le plus étrange qui ait jamais été enregistré dans l'État du Kansas. Il avait divisé ses biens en trois parties, et je devais recevoir la jouissance de l'une à la condition que je trouve deux autres Garrideb qui se partageraient le reste. C'est une affaire de cinq millions de dollars pour chacun, mais nous n'avons pas le droit d'y toucher tant que nous ne sommes pas trois à nous présenter devant le notaire. « Cette chance était si extraordinaire que je quittai mon cabinet juridique pour partir à la recherche de deux Garrideb. Aux États-Unis, pas un. Je traversai l'Atlantique muni d'un peigne à dents serrées pour ratisser le pays. D'abord je trouvai un Garrideb dans l'annuaire du téléphone de Londres. J'allai le voir avant-hier et le mis au courant. Malheureusement il ne connaît aucun autre Garrideb mâle. Car le testament précise : trois adultes mâles. Il nous manque donc encore un Garrideb ; et si vous pouvez nous aider à remplir la place vacante, nous vous dédommagerons largement de vos frais. – Hé bien ! Watson ? me demanda Holmes en souriant. Je vous avais prévenu : ce n'est pas une affaire banale, n'est-ce pas ? J'aurais cru, monsieur, que votre moyen le plus sûr de dénicher un Garrideb aurait été d'insérer une annonce personnelle dans les journaux. – J'y ai songé, monsieur Holmes. Pas de réponse. – Ah ! ah ! Il s'agit certainement d'un curieux petit problème. Je m'en occuperai à mes heures de loisir. En passant, cela m'amuse que vous veniez de Topeka. J'y avais un correspondant (il est mort aujourd'hui), le vieux docteur Lysander Starr, qui fut maire en 1890. – Brave vieux docteur Starr ! s'exclama notre visiteur. Son souvenir est encore honoré là-bas. Hé bien ! monsieur Holmes, je suppose que nous ne pouvons rien faire de mieux que de vous tenir au courant de nos démarches. Je compte que nous nous reverrons sous peu. Sur cette promesse, notre Américain salua et sortit. Holmes avait allumé sa pipe ; il demeura quelque temps assis avec un curieux sourire sur les lèvres. – Alors ? interrogeai-je enfin. – Je me demande, Watson, je me demande… – Quoi ? Holmes retira sa pipe de sa bouche. – Je me demande, Watson, quel peut bien être le mobile qui pousse cet homme à nous débiter une telle quantité de mensonges. J'ai failli le lui demander à lui, car en certaines occasions une attaque frontale constitue la meilleure des politiques, mais j'ai estimé qu'il valait mieux le laisser croire qu'il nous avait roulés. Voici un individu qui porte un veston anglais effiloché au coude et un pantalon qui fait sac aux genoux parce qu'ils sont portés depuis un an, et cependant, d'après ce document et son propre récit, il est un Américain de province qui vient d'arriver à Londres. Aucune annonce personnelle n'a paru dans la presse. Vous savez que je les suis de près. J'ai utilisé mon truc classique pour lever un oiseau, et j'ai vu apparaître mon faisan : je n'ai jamais connu de docteur Lysander Starr à Topeka. Où que vous le sondiez, vous tombez sur du faux. Je crois qu'il est effectivement Américain, mais il a adouci son accent parce qu'il habite Londres depuis quelques années. Quel jeu joue-t-il ? Quel mobile se dissimule derrière cette absurde recherche des Garrideb ? Il mérite toute notre attention, car c'est certainement un grand coquin. Il faut que nous sachions si notre autre correspondant est lui aussi un imposteur. Appelez-le donc au téléphone, Watson. Au bout du fil, j'entendis une voix fluette, chevrotante. – Oui, ici M. Nathan Garrideb. M. Holmes est-il là ? J'aimerais beaucoup dire un mot à M. Holmes. Mon ami prit l'appareil et j'entendis l'habituel dialogue syncopé. – Oui, il est venu ici. Je crois que vous ne le connaissez pas… Depuis combien de temps ?… Deux jours seulement !… Oui, bien sûr, les perspectives sont captivantes. Serez-vous ce soir à votre domicile ? Je suppose que votre homonyme n'y sera pas… Très bien, nous viendrons donc car je voudrais avoir un petit entretien avec vous… Le docteur Watson m'accompagnera… Votre lettre m'a averti que vous ne sortiez pas souvent… Hé bien ! nous serons chez vous vers six heures. N'en dites rien au conseiller juridique américain… Très bien ! Bonsoir ! Une belle journée d'été touchait au crépuscule quand nous arrivâmes dans Little Ryder Street ; cette petite voie qui partait d'Edgware Road et qui se trouvait à un jet de pierre de Tyburn de sinistre mémoire paraissait toute dorée et féerique sous les rayons obliques du soleil couchant. La maison vers laquelle nous nous dirigeâmes était une vaste construction à l'ancienne mode dont la plate façade de briques était coupée seulement par deux grandes baies au rez-de-chaussée. Notre client habitait ce rez-de-chaussée ; les deux fenêtres à larges baies étaient situées, comme nous nous en aperçûmes, dans la grande pièce où il passait ses heures de veille. Holmes me montra la petite plaque de cuivre qui portait ce nom curieux. – Elle remonte à plusieurs années, Watson, me dit-il en indiquant la surface décolorée. C'est bien son nom. La maison avait un escalier commun pour tous les locataires ; dans l'entrée, diverses plaques indiquaient des bureaux ou des appartements privés. Elle n'avait rien d'un immeuble résidentiel ; elle abritait plutôt des célibataires voués à la bohème. Notre client nous ouvrit lui-même la porte et s'excusa en nous disant que la femme de charge s'en allait à quatre heures. M. Nathan Garrideb pouvait avoir une soixantaine d'années ; il était très grand, dégingandé, voûté, maigre et chauve. Il avait un visage cadavérique, et la peau grise de quelqu'un qui ne prend jamais d'exercice. De grandes lunettes rondes et un bouc en pointe se combinaient avec son attitude voûtée pour lui donner une expression de curiosité insinuante. En résumé, il me parut aimable, mais excentrique. La pièce était aussi peu banale que son occupant. Elle ressemblait à un petit musée. A la fois large et profonde, elle était bourrée d'armoires et de meubles à tiroirs débordant de spécimens géologiques et anatomiques. De chaque côté de l'entrée, il y avait des vitrines contenant des papillons et des insectes. Au centre, une grande table était jonchée de toutes sortes de débris, que couronnait le grand tube cuivré d'un puissant microscope. Je fus fort étonné, en regardant autour de moi, du nombre de choses auxquelles s'intéressait M. Nathan Garrideb. Ici, une vitrine protégeant des vieilles monnaies. Là, un tiroir plein d'instruments en silex. Derrière la table du milieu, une grande armoire remplie d'os fossilisés. Au-dessus, des crânes en plâtre qui portaient les noms de « Neanderthal », « Heidelberg ». « Cro-Magnon »… C'était assurément un étudiant ès divers. Pendant qu'il se tenait devant nous, il avait à la main une peau de chamois, avec laquelle il faisait briller une pièce de monnaie. – Syracuse, et de la meilleure époque ! nous expliqua t-il en la levant à la lumière. Elles ont perdu beaucoup de leur valeur vers la fin. Celles de la meilleure époque dépassent tout, à mon avis ; certains préfèrent les monnaies d'Alexandrie, mais… Vous trouverez un siège ici, monsieur Holmes. Permettez-moi de vous débarrasser de ces os… Et vous, monsieur… Ah ! oui, docteur Watson !… si vous vouliez avoir l'obligeance de pousser légèrement ce vase japonais… Vous voyez réunis les petits sujets qui m'intéressent. Mon médecin me gronde parce que je ne sors jamais, mais pourquoi sortirais-je quand tant de choses me retiennent ici ? Je puis vous affirmer que s'il me fallait inventorier l'un de ces meubles, j'en aurais largement pour trois mois. Holmes inspecta les lieux d'un regard amusé. – Mais vraiment ne sortez-vous jamais ? demanda-t-il à M. Nathan Garrideb. – De temps à autre je me fais conduire en fiacre chez Sotheby ou chez Christie, qui sont mes antiquaires préférés. Autrement je quitte rarement cette pièce. Je ne suis pas un colosse et mes recherches sont très absorbantes. Mais vous pouvez vous douter, monsieur Holmes, du choc terrible (agréable mais terrible) que j'éprouvai en apprenant cette bonne fortune sans précédent. Il ne manque plus qu'un Garrideb pour que l'affaire soit réglée ; sûrement nous en trouverons un ! J'avais un frère, mais il est mort, et les parentes du sexe féminin, paraît-il, ne comptent pas. Mais il y a certainement d'autres Garrideb de par le monde. On m'avait dit que vous vous occupiez d'affaires sortant de l'ordinaire ; voilà pourquoi j'ai fait appel à vous. Certes, ce gentleman américain n'a pas tort quand il me reproche de ne pas avoir pris son avis, mais j'ai agi pour le mieux. – Je pense que vous avez eu tout à fait raison d'agir ainsi. Mais désirez-vous vraiment acquérir un domaine en Amérique ? – Absolument pas, monsieur ! Rien ne pourrait me décider à abandonner mes collections. Mais ce gentleman m'a donné l'assurance qu'il me rachèterait ma part aussitôt que nos droits seraient reconnus. Il m'a parlé de cinq millions de dollars. Il existe une douzaine de spécimens actuellement sur le marché et qui combleraient certaines lacunes de mes collections ; or faute d'argent, je suis incapable de les acheter quelques centaines de livres. Pensez à ce que je pourrais faire, avec cinq millions de dollars ! J'ai l'embryon d'une collection nationale. Je serai le Hans Sloane de mon époque. Derrière ses lunettes, ses yeux brillaient. Visiblement, M, Nathan Garrideb ne s'épargnerait aucune peine pour découvrir un homonyme. – Je suis simplement venu pour faire votre connaissance, dit Holmes, et je ne vois pas pourquoi j'interromprais vos travaux. Je préfère toujours établir un contact personnel avec mes clients. Je désire vous poser très peu de questions, car j'ai en poche votre lettre, qui est très claire, et j'ai complété ses indications par celles que m'a fournies ce gentleman américain. Je crois que jusqu'à cette semaine vous ignoriez son existence ? – En effet. Il est venu me voir mardi dernier. – Vous a-t-il mis au courant de notre entretien d'aujourd'hui ? lère. – Oui, il est venu tout droit chez moi. Il avait été très en co– Pourquoi ? – Il semblait croire qu'il s'agissait d'une quelconque atteinte à son honneur. Mais quand il est revenu, il paraissait rasséréné. – Vous a-t-il suggéré un mode d'action ? – Non, monsieur, il ne m'a rien suggéré du tout. – Vous a-t-il demandé, ou a-t-il déjà reçu, de l'argent ? – Non, monsieur. – Vous ne voyez pas quel peut être son objectif ? – Non, en dehors de celui dont il fait état. – Lui avez-vous parlé de notre rendez-vous par téléphone ? – Oui, monsieur. Je l'ai mis au courant. Holmes réfléchit. Je m'aperçus qu'il était intrigué. – Possédez-vous dans vos collections des échantillons de grande valeur ? – Non, monsieur. Je ne suis pas riche. C'est une bonne collection, mais elle n'a pas une très grande valeur. – Vous n'avez pas peur des cambrioleurs ? – Aucunement. – Depuis combien de temps habitez-vous ici ? – Près de cinq ans. L'interrogatoire de Holmes fut interrompu par un coup de poing impératif à la porte. A peine notre client l'eut-il ouverte que le conseiller juridique d'Amérique fit irruption dans la pièce. Il semblait très énervé. – Ah ! vous êtes ici ! s'écria-t-il en brandissant un journal. J'espérais arriver à temps. Monsieur Nathan Garrideb, mes félicitations ! Vous êtes un homme riche, monsieur. Notre affaire se termine, et tout va bien. Quant à vous, monsieur Holmes, nous ne pouvons vous dire qu'une chose : c'est que nous regrettons de vous avoir dérangé inutilement. Il tendit le journal à notre client, qui tomba en arrêt sur une annonce marquée d'une croix. Holmes et moi nous la lûmes par-dessus son épaule. Elle était rédigée ainsi : HOWARD GARRIDEB Constructeur de machines agricoles. Lieuses, moissonneuses, charrues à main et à vapeur, perforatrices, herses, véhicules de ferme, etc. Estimations pour puits artésiens S'adresser à Grosvenor Building, Aston – Bravo ! cria notre hôte. Nous avons notre troisième homme. – J'avais entrepris des démarches à Birmingham, dit l'Américain, et mon agent m'a envoyé cette annonce parue dans un journal local. Nous devons nous hâter et régler l'affaire. J'ai écrit à notre homonyme, et je lui ai dit que vous le verriez à son bureau demain après-midi à quatre heures. – Vous voulez que ce soit moi qui le voie ? – Qu'en dites-vous, monsieur Holmes ? Ne pensez-vous pas que cela vaudrait mieux ? Me voici, moi, un Américain, qui débarque avec un conte de fées. Pourquoi me croirait-il sur parole ? Mais vous, vous êtes un Anglais avec de sérieuses références, et il vous croira. Je vous aurais volontiers accompagné, mais demain j'ai une journée très chargée ; d'ailleurs je pourrais aller vous retrouver si quelque chose n'allait pas. – Je n'ai pas fait un voyage pareil depuis des années ! – Ça ne fait rien, monsieur Garrideb. J'ai préparé votre trajet. Vous partez à midi et vous devriez arriver peu après deux heures. Vous pouvez revenir le soir même. Tout ce que vous avez à faire est de voir cet homme, lui expliquer de quoi il retourne, et obtenir de lui un certificat de vie. Par le Seigneur ! ajouta-t-il avec force, quand je pense que je suis venu du centre de l'Amérique, un voyage de cent cinquante kilomètres ne représente pas grand-chose pour mettre un point final à une telle affaire ! – Certainement ! intervint Holmes. Je crois que ce que dit ce gentleman est très juste. M. Nathan Garrideb haussa les épaules d'un air maussade. – Puisque vous insistez, j'irai, dit-il. Il serait ingrat de ma part de vous refuser quelque chose, puisque vous avez apporté tant d'espoirs à mes vieux jours. – C'est donc arrangé, dit Holmes. Je compte sur vous pour me tenir au courant dès que possible. – J'y veillerai ! assura l'Américain, qui regarda sa montre. Il faut que je m'en aille. Je viendrai vous voir demain, monsieur Nathan, et je vous mettrai dans le train de Birmingham. Puis-je vous déposer, monsieur Holmes ? Hé bien ! alors, au revoir ! Nous aurons de bonnes nouvelles pour vous demain soir. Je notai que le visage de mon ami s'éclaira quand l'Américain sortit : toute perplexité l'avait quitté. – J'aimerais bien regarder votre collection, monsieur Garrideb ! déclara Holmes. Dans ma profession, il n'y a pas de connaissances inutiles, et votre chambre est un véritable musée. Notre client rougit de plaisir ; ses yeux étincelèrent derrière les lunettes. – J'ai toujours entendu dire, monsieur, que vous étiez un homme remarquablement intelligent. Si vous avez le temps, je peux vous en faire faire le tour maintenant. – Malheureusement, mon temps est pris ce soir, répondit Holmes. Mais tous vos échantillons sont si bien classés et étiquetés que je pourrais me passer, je crois, de vos explications personnelles. Si vous m'autorisiez à venir ici demain, je serais heureux d'y jeter un coup d'œil. – Bien volontiers. Vous êtes le très bienvenu chez moi. L'appartement sera fermé à clé, mais vous trouverez Mme Saunders au sous-sol jusqu'à quatre heures et elle vous remettra la clé pour que vous entriez. – Il se trouve justement que demain après-midi je suis libre. Si vous aviez l'obligeance de dire un mot à Mme Saunders, ce serait parfait. A propos, qui est votre agent de location ? Notre client parut surpris par cette question. – Holloway & Steele, dans Edgware Road. Mais pourquoi ? – Je suis vaguement archéologue quand il s'agit de maisons, dit Holmes en riant. Je me demandais si celle-ci était de l'époque Queen Ann ou des George. – Des George, sans aucun doute. – Tiens ! Je l'aurais crue un peu plus ancienne. Toutefois la vérification est facile. Au revoir, monsieur Garrideb, et puissiezvous mener à bien votre voyage de Birmingham ! L'agent de location habitait tout près ; mais son bureau était fermé pour la journée ; nous rentrâmes donc à Baker Street. Après dîner, Holmes revint sur le sujet. – Notre petit problème touche à sa conclusion, me dit-il. Sans doute voyez-vous déjà la solution ? – Je m'y perds, Holmes. Il me paraît n'avoir ni queue ni tête. – La tête est assez nette ; quant à la queue, nous la verrons demain. N'avez-vous rien remarqué dans cette annonce ? – Les puits artésiens… – Oh ! vous aviez remarqué les puits artésiens, hé ? Ma foi, Watson, vous progressez tous les jours. On ne trouve guère de puits artésiens en Angleterre, alors qu'on s'en occupe beaucoup en Amérique. L'annonce était typiquement américaine. Qu'en pensez-vous ? – Je pense que cet Américain l'a fait insérer lui-même dans ce journal. Mais dans quel but, voilà ce que je ne comprends pas. – Plusieurs hypothèses sont possibles. Ce qui est certain, c'est qu'il voulait expédier à Birmingham ce bon vieux fossile. Voilà qui est clair. J'aurais pu l'avertir qu'il partait pour une chasse à l'oie sauvage, mais à la réflexion il m'a paru préférable qu'il débarrasse la scène. Demain, Watson… Hé bien ! demain vous apprendra la vérité ! Holmes se leva et sortit tôt. Quand il revint à l'heure du déjeuner, il avait le visage grave. – L'affaire est beaucoup plus sérieuse que je le croyais, Watson ! me dit-il. Il n'est que juste que je vous prévienne, bien que je sache parfaitement que ce sera une raison supplémentaire pour que vous fonciez. Je connais mon Watson ! Mais un danger existe réellement, et vous devez être au courant. – Bah ! ce n'est pas le premier que nous avons partagé, Holmes ! J'espère qu'il ne sera pas le dernier. Qu'a-t-il de spécial cette fois ? – Nous nous heurtons à une entreprise très dure. J'ai identifié M. John Garrideb, conseiller juridique. Il n'est rien de moins que « Killer » Evans, tueur de sinistre réputation. – Je ne suis pas plus avancé… – Ah ! cela ne fait pas partie de votre métier de porter dans votre tête un répertoire du crime. Je suis descendu voir notre ami Lestrade à Scotland Yard. Certes, il peut y avoir là parfois un manque d'intuition imaginative, mais pour ce qui est de la méthode et du travail approfondi, Scotland Yard mène le monde ! J'ai eu l'idée que nous pourrions trouver trace de notre Américain dans leurs archives. Et, bien sûr, j'ai découvert son visage poupin qui me souriait dans la galerie des portraits des bandits. Au-dessous, cette légende : « James Winter, alias Morecroft, alias Killer Evans »… Holmes tira de sa poche une enveloppe. – … J'ai gribouillé quelques détails de son dossier. Age : quarante quatre ans. Né à Chicago. Auteur d'un triple meurtre aux États-Unis. Échappé du bagne grâce à des influences politiques. Arrive à Londres en 1893. Abat un homme sur une table de jeu dans un night-club de Waterloo Road en 1895. L'homme meurt, mais les témoignages concordent pour affirmer qu'il a été l'agresseur. La victime est identifiée comme étant Rodger Prescott, célèbre comme faussaire et faux-monnayeur à Chicago. Libéré en 1901. Surveillé par la police. Mène une existence honnête. Individu très dangereux ; toujours armé et prêt à tirer… Tel est notre oiseau, Watson. Un beau gibier, comme vous en conviendrez. – Mais que cherche-t-il ? – Hé bien ! son jeu commence à se préciser. Je suis allé chez l'agent de location. Notre client, comme il nous l'a dit, loge là depuis cinq ans. Avant qu'il prenne possession des lieux, ceux-ci étaient inoccupés. Le locataire précédent était un gentleman qui s'appelait Waldron. Il a brusquement disparu, et personne n'a plus entendu parler de lui. C'était un homme grand, portant la barbe, très brun. Or Prescott, l'individu qu'a abattu Killer Evans, était, selon Scotland Yard, un homme brun, grand et barbu. En tant qu'hypothèse de départ, je pense que nous pouvons admettre que Prescott, bandit américain, vivait dans cet appartement, que notre innocent ami a transformé en musée. Voilà enfin un maillon de la chaîne, comprenez-vous ? – Et le maillon suivant ? – Hé bien ! nous allons de ce pas nous en occuper… Il saisit un revolver dans un tiroir et me le remit. – … J'ai sur moi mon préféré. Si notre ami du Far West essaie de nuire à son homonyme, il faut que nous soyons prêts. Je vous donne une heure pour votre sieste, Watson. Après quoi il sera temps de nous mettre en route pour notre aventure de Ryder Street. Quatre heures sonnaient quand nous arrivâmes dans la maison de Nathan Garrideb. Mme Saunders, femme de charge, allait sortir ; mais elle ne fit aucune difficulté pour nous laisser entrer, car la porte était munie d'une serrure à ressort, et Holmes promit de veiller à ce que tout fût en ordre avant de partir. La porte se referma sur nous ; son bonnet passa devant la baie vitrée ; nous restions seuls au rez-de-chaussée. Holmes examina rapidement les lieux. Dans un coin sombre, il y avait une armoire qui n'était pas tout à fait collée contre le mur. Ce fut derrière elle que nous nous dissimulâmes pour parer à toute éventualité. Holmes, dans un chuchotement, me confia les grandes lignes de son plan. – Il voulait que notre ami quitte cette pièce. Cela est absolument sûr. Comme le collectionneur ne sortait jamais, il a fallu le décider moyennant les préparatifs que vous connaissez. Toute l'histoire des Garrideb n'a pas d'autre but. Je dois dire, Watson, qu'il y a dans ce projet une certaine invention diabolique, même si le nom bizarre du locataire lui a fourni un prétexte qu'il n'avait peut-être pas prévu. Il a tissé sa trame avec une astuce remarquable. – Mais pourquoi ? – Ah ! voilà ce que nous allons découvrir ! Son projet à première vue n'a rien à voir avec notre client ; il se rapporte à l'individu qu'il a abattu : un homme qui a pu être son complice dans le crime. Dans cette pièce il y a un secret coupable. Voilà comment je lis la situation. D'abord j'ai cru que notre ami pouvait avoir dans ses collections quelque chose d'une valeur qu'il ignorait lui-même, quelque chose qui aurait mérité l'attention d'un grand criminel. Mais le fait que Rodger Prescott, de mauvaise mémoire, ait habité cette pièce m'incline à envisager un motif plus grave. Nous n'avons qu'une chose à faire, Watson : nous armer de patience et attendre ce que l'avenir nous apportera. Ce fut un proche avenir. Nous entendîmes bientôt la porte s'ouvrir et se refermer et nous nous accroupîmes dans l'ombre. Puis ce fut le bruit sec, métallique d'une clé ; l'Américain entra dans la pièce ; il ferma doucement la porte derrière lui, inspecta les lieux d'un regard vif, retira son manteau, et avança vers la table du milieu du pas décidé de quelqu'un qui sait exactement ce qu'il doit faire et comment le faire. Il repoussa la table sur le côté, releva le carré de tapis sur lequel elle était posée, le roula, puis, tirant une pince-monseigneur de sa poche intérieure, s'agenouilla et se mit vigoureusement à l'ouvrage sur le plancher. Bientôt nous entendîmes un bruit de planches qui glissaient ; l'instant d'après, un trou carré apparut. Killer Evans frotta une allumette, alluma un bout de bougie, et disparut. Notre heure était arrivée. Holmes me toucha légèrement le poignet ; ensemble, sur la pointe des pieds, nous arrivâmes au bord de la trappe. Nous avions eu beau marcher doucement, le vieux plancher avait gémi sous nos pieds, et la tête de l'Améri- cain émergea du trou. Il tourna vers nous une tête où se lisait une rage furieuse, qui s'apaisa progressivement quand il vit deux revolvers braqués sur lui. – Bon, bon ! fit-il froidement tout en remontant sur le plancher. Je crois que vous avez été de trop pour moi, monsieur Holmes. Vous avez percé mon jeu, je pense, depuis le début. Bien. Je vous l'accorde. Vous m'avez battu, et… En un dixième de seconde, il avait tiré un revolver d'une poche intérieure et fait feu, deux fois. Je sentis comme une cautérisation au fer rouge à la cuisse. Puis le revolver de Holmes s'abattit sur la tête de l'homme. J'eus la vision de Killer Evans s'étalant sur le plancher, de son sang qui s'écoulait de sa figure, et de Holmes le fouillant pour le désarmer. Enfin les bras de mon ami m'entourèrent et me conduisirent sur une chaise. – Vous n'êtes pas blessé, Watson ? Pour l'amour de Dieu, dites-moi que vous n'êtes pas touché ! Cela valait bien une blessure, beaucoup de blessures, de mesurer enfin la profondeur de la loyauté et de l'affection qui se cachaient derrière ce masque impassible ! Pendant un moment je vis s'embuer les yeux durs, et frémir les lèvres fermes. Pour la première fois de ma vie, je sentis battre le grand cœur digne du grand cerveau. Cette révélation me paya de toutes mes années de service humble et désintéressé. – Ce n'est rien, Holmes. Une simple égratignure. Il avait déchiré mon pantalon avec son canif. – Vous avez raison ! s'écria-t-il en poussant un immense soupir de soulagement. La blessure est très superficielle… Son visage prit la dureté du silex quand il se tourna vers notre prisonnier, qui se dressait sur son séant avec une figure ahurie. – …Cela vaut mieux pour vous. Si vous aviez tué Watson, vous ne seriez pas sorti vivant de cette pièce. A présent, monsieur, qu'avez-vous à nous dire pour votre défense ? Il n'avait pas grand-chose à dire pour sa défense ! Il se bornait à nous regarder de travers. Je m'appuyai sur le bras de Holmes, et ensemble nous regardâmes la petite cave où il était entré par la trappe secrète. Elle était encore éclairée par la bougie qu'Evans avait descendue avec lui. Nos yeux s'arrêtèrent sur une grosse machine rouillée, de grands rouleaux de papier, des bouteilles et, soigneusement alignés sur une table, de nombreux petits paquets bien enveloppés. – Une presse à imprimer… Tout l'attirail du fauxmonnayeur, dit Holmes. – Oui, monsieur ! reconnut notre prisonnier, qui essaya de se remettre debout et qui retomba sur sa chaise. Le fauxmonnayeur le plus formidable qui ait jamais vécu à Londres. C'est la machine de Prescott, et ces paquets sur la table renferment deux mille billets de cent livres qu'il a fabriqués et qui auraient pu passer partout. Servez-vous, messieurs ! Appelez ça une affaire, et laissez-moi décamper. Holmes se mit à rire. – Nous ne faisons pas de choses pareilles, monsieur Evans. Vous avez abattu ce Prescott, n'est-ce pas ? – Oui, monsieur, et j'ai tiré cinq ans pour ça, bien que ce soit lui qui m'ait attaqué. Cinq ans ! Alors que j'aurais dû recevoir une médaille large comme une assiette à soupe. Personne n'est capable de faire la différence entre Prescott et la Banque d'Angleterre. Si je ne l'avais pas mis hors jeu, il aurait inondé Londres de ses billets. J'étais le seul homme au monde à savoir où il les fabriquait. Vous étonnez-vous aussi que j'aie fait de mon mieux pour obliger ce vieux chasseur de papillons, qui ne sortait jamais, à vider les lieux pour quelques heures ? J'aurais peut-être été plus avisé si je l'avais descendu. Ça n'aurait pas été difficile. Mais que voulez-vous, j'ai le cœur doux, et je ne peux pas commencer à tirer si le copain d'en face n'a pas de revolver. Mais dites donc, monsieur Holmes, qu'ai-je fait de mal après tout ? Je ne me suis pas servi de la came. Je n'ai pas brutalisé le vieux machin. Qu'avez-vous contre moi ? – Rien qu'une tentative de meurtre, jusqu'ici, fit Holmes. Mais ce n'est pas notre affaire. Vous verrez bien ce qui se passera à la prochaine étape. Ce que nous voulions pour l'instant était votre précieuse personne. Voudriez-vous donner un coup de téléphone au Yard, Watson ? Je présume qu'il ne sera pas tout à fait une surprise pour nos amis. Tels sont les faits relatifs à Killer Evans et à sa remarquable invention des trois Garrideb. Nous apprîmes ultérieurement que notre pauvre ami ne se remit jamais du choc qui détruisit ses beaux rêves. Quand son château en Espagne s'effondra, il s'effondra lui aussi. Aux dernières nouvelles, il était dans une maison de santé à Brixton. Ce fut un beau jour pour le Yard quand l'attirail de Prescott fut découvert, car la police officielle connaissait son existence mais n'avait jamais pu, après la mort du faux-monnayeur, mettre la main dessus. Evans avait en réalité rendu un grand service, et il avait permis à plusieurs hauts fonctionnaires de dormir sur leurs deux oreilles, tant le fauxmonnayeur était un danger public. Ces hauts fonctionnaires auraient volontiers souscrit pour l'achat d'une médaille large comme une assiette à soupe, mais un tribunal en apprécia différemment et Killer Evans fut replongé dans l'ombre d'où il venait de sortir. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Gloria-Scott (avril 1893) Le Rituel des Musgrave (mai 1893) Les Propriétaires de Reigate (juin 1893) Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) Arthur Conan Doyle 1859-1930 LES TROIS–PIGNONS Les Archives de Sherlock Holmes (septembre 1926) Les Trois Pignons Je crois qu'aucune de mes aventures avec M. Sherlock Holmes n'a débuté d'une manière aussi brusque ou aussi dramatique que celle des Trois-Pignons. Je n'avais pas vu Holmes depuis plusieurs jours, et je n'avais aucune idée de la direction où se déployaient ses activités. Mais ce matin-là, il était d'humeur bavarde ; il venait de m'installer sur le fauteuil bas dans un angle de la cheminée et, pipe au bec, il s'était recroquevillé sur le siège en vis-à-vis, quand notre visiteur survint. Si j'avais dit : « un taureau enragé survint », j'aurais traduit plus exactement l'impression provoquée par son entrée. La porte s'ouvrit tout à coup et un nègre colossal fit irruption dans le salon. Cette apparition aurait peut-être été comique, si elle n'avait été terrifiante. Le nègre était en effet habillé d'un costume voyant gris à carreaux ; une cravate couleur saumon flottait autour de son cou. Il projeta en avant sa grosse figure et son nez aplati ; ses yeux sombres dans lesquels couvait une méchanceté certaine se posèrent alternativement sur Holmes et sur moi. – Lequel, messieurs, est M. Holmes ? Holmes leva sa pipe avec un sourire languissant. – Oh ! C'est vous ?… Notre visiteur avança d'un pas furtif pour faire le tour de la table. – … Dites, monsieur Holmes, mettez vos pieds ailleurs que dans les affaires des autres. Laissez les gens régler leurs petits problèmes comme ça leur plaît. Compris, monsieur Holmes ? – Continuez, répondit Holmes. J'ai plaisir à vous entendre. – Oh ! du plaisir, hé ? grommela le sauvage. Ça ne vous ferait peut-être pas autant de plaisir si je vous dressais le poil. J'en ai maté quelques-uns de votre espèce avant vous, et ça n'avait pas l'air de leur faire plaisir quand je m'occupais d'eux. Regardez cela, monsieur Holmes ! Il balança un poing énorme sous le nez de mon ami. Holmes l'examina de près avec une physionomie très intéressée. – Êtes-vous né avec ça ? lui demanda-t-il. Ou bien l'avez-vous fait pousser progressivement ? Peut-être fut-ce la froideur glacée de mon ami ou le léger bruit que je fis en m'emparant du tisonnier. En tout cas notre visiteur baissa le ton. – Voilà ! Je vous ai averti loyalement, dit-il. J'ai un ami qui est intéressé du côté de Harrow… Vous voyez ce que je veux dire ?… Et il ne veut pas que vous vous mettiez en travers de son chemin. Compris ? Vous n'êtes pas la loi. Je ne suis pas la loi non plus. Si vous vous en mêlez, je m'en mêlerai aussi. Ne l'oubliez pas ! – Je désirais justement vous rencontrer depuis quelque temps, fit Holmes. Je ne vous invite pas à vous asseoir, car je n'aime pas votre odeur ; mais vous êtes bien Steve Dixie le cogneur ? – C'est mon nom, monsieur Holmes. Et je vous l'enfoncerai dans la gorge si vous me cassez les pieds ! – Il serait dommage que vous perdiez l'un de vos attraits les plus considérables ! répondit Holmes en regardant les énormes extrémités inférieures de notre visiteur. Mais je pensais au meurtre du jeune Perkins devant la porte du Holborn Bar… Comment ! Vous partez ? Le nègre avait bondi et reculé ; son visage était devenu gris. – Je n'ai pas à écouter vos boniments ! dit-il. Qu'ai-je à voir avec ce Perkins, monsieur Holmes ? J'étais à l'entraînement au Bull Ring à Birmingham quand ce gosse a eu des ennuis. – Vous raconterez cela au juge, Steve ! dit Holmes. Moi, je vous ai surveillé, vous et Barney Stockdale… – Oh ! monsieur Holmes !… – Ça suffit ! Filez d'ici. Quand j'aurai besoin de vous, je vous ferai signe. – Au revoir, monsieur Holmes. J'espère que vous ne m'en voulez pas trop de ma visite ? – Ça dépend. Dites-moi qui vous a envoyé. – Oh ! ça n'est pas un secret, monsieur Holmes : le même gentleman dont vous venez de citer le nom. – Et qui lui a commandé de vous envoyer à moi ? – Je vous le jure, monsieur Holmes, je n'en sais rien ! Il m'a juste dit : « Steve, va voir M. Holmes, et dis-lui que sa vie sera en danger s'il se promène du côté de Harrow. » C'est la vérité vraie ! Sans attendre d'autres questions, notre visiteur se précipita hors de la pièce aussi brusquement qu'il était entré. Holmes, riant sous cape, secoua les cendres de sa pipe. – Je suis heureux que vous n'ayez pas été obligé de fendre cette tête cotonneuse, Watson. J'avais suivi vos manœuvres avec le tisonnier. Mais c'est réellement un type inoffensif, un grand bébé musclé, idiot, balbutiant, et facilement maîtrisable comme vous vous en êtes aperçu. Il fait partie du gang de Spencer John et il a joué son rôle dans quelques sales affaires dont je m'occuperai quand j'aurai le temps ; son chef immédiat, Barney, est plus malin. C'est une bande spécialisée dans des agressions, des coups d'intimidation, et le reste. Ce que je voudrais savoir, c'est qui tire les ficelles en cette occasion précise. – Mais pourquoi chercher à vous intimider ? – Pour l'affaire de Harrow Weald. Du coup, je vais m'en occuper ; puisque quelqu'un s'y intéresse tellement, elle ne doit pas être banale. – Je ne connais rien de cette affaire, Holmes. – J'allais justement vous en parler quand nous avons eu cet intermède comique. Voici la lettre de Mme Maberley. Si vous aviez envie de m'accompagner, nous lui télégraphierions et partirions tout de suite. Je lus la lettre suivante : Cher Monsieur Holmes, J'ai eu toute une série d'incidents bizarres à propos de cette maison, et j'aimerais beaucoup avoir votre avis. Vous me trouverez chez moi demain à n'importe quelle heure. La maison est à une courte marche de la gare de Weald. Je crois que mon regretté mari, Mortimer Maberley, a été l'un de vos premiers clients. Votre dévouée, Mary Maberley. L'adresse était : « Les Trois-Pignons, Harrow Weald. » – C'est tout ! dit Holmes. Et maintenant, si vous avez un peu de temps, Watson, nous irons faire un tour par là. Un court voyage en chemin de fer, une plus courte promenade en voiture, et nous arrivâmes devant la maison. C'était une villa construite en bois et en brique, bâtie sur son propre terrain qui était une prairie encore jeune. Trois maigres saillies au-dessus des fenêtres du haut s'efforçaient de justifier le nom des Trois-Pignons. Derrière, un petit bois de pins mélancolique rassemblait quelques troncs rabougris. Le lieu respirait la pauvreté et la tristesse. Néanmoins la maison était bien meublée, et la dame qui nous reçut me parut une personne sympathique, d'un certain âge, visiblement cultivée et même raffinée. – Je me rappelle fort bien votre mari, madame ! lui dit Holmes. Et pourtant voilà des années qu'il a requis mes services pour je ne sais plus quelle bagatelle. – Peut-être le nom de mon fils Douglas vous sera-t-il plus familier ? Holmes la considéra avec un vif intérêt. – Mon Dieu ! Seriez-vous la mère de Douglas Maberley ? Je ne l'ai guère approché. Mais, bien entendu, tout Londres le connaissait. Quel être magnifique ! Où est-il maintenant ? – Il est mort, monsieur Holmes. Mort ! Il avait été nommé attaché à Rome, et il est mort là-bas d'une pneumonie le mois dernier. – Je suis désolé. Il m'était impossible d'associer la mort avec un homme pareil. Jamais je n'ai connu quelqu'un de plus amoureux de la vie. Il vivait intensément… par toutes ses fibres. – Trop intensément, monsieur Holmes. Voilà ce qui l'a miné ; vous vous rappelez comme il était : généreux, splendide ! Vous n'avez pas vu l'être morose, maussade, cafardeux qu'il était devenu. Il eut le cœur brisé. En l'espace d'un seul mois, il s'était transformé en cynique. – Une affaire d'amour ? Une femme ? – Ou un démon ! Enfin, ce n'est pas pour vous parler de mon pauvre fils que je vous ai demandé de venir, monsieur Holmes. – Le docteur Watson et moi-même, nous sommes à votre disposition. – Divers incidents très étranges se sont produits. Voici plus d'un an que j'habite cette maison ; comme je désirais mener une existence retirée, je connais peu mes voisins. Il y a trois jours, j'ai reçu la visite d'un agent immobilier. Il m'a dit que cette demeure conviendrait parfaitement à l'un de ses clients et que si je voulais m'entendre avec lui, les questions d'argent seraient vite résolues. J'ai trouvé bizarre cette démarche, étant donné qu'il existe dans la région bon nombre de maisons vides à vendre ou à louer, mais tout de même sa proposition m'a intéressée. J'ai donc indiqué un prix, supérieur de cinq cents livres à la somme que j'avais déboursée. Il n'a pas discuté le chiffre, mais il a ajouté que son client désirait acheter aussi l'ameublement, et il m'a priée de fixer mon prix. Une partie de mon mobilier provient de ma famille ; comme vous pouvez le voir, il est en bon état ; aussi ai-je arrondi mon chiffre. Il a acquiescé aussitôt. J'ai toujours eu la passion des voyages : j'avais fait une si bonne affaire qu'il me semblait que j'aurais de quoi vivre confortablement jusqu'à la fin de mes jours. » Hier, l'agent s'est présenté avec l'acte tout prêt. Je l'ai montré à mon avocat, M. Sutro, qui dit : » – C'est un papier très bizarre. Avez-vous compris que si vous le signez, vous ne pourrez légalement rien retirer de la maison, même pas vos objets personnels ? » Quand l'agent est revenu le soir, je le lui ai fait remarquer, et je lui ai précisé que je n'entendais vendre que le mobilier. » – Non, pas du tout ! m'a-t-il répondu. Le prix d'achat englobe tout. » – Mais mes vêtements ? mes bijoux ? » – Nous pourrons vous consentir une dérogation pour vos objets personnels. Mais rien ne devra être retiré de la maison sans avoir été préalablement vérifié. Mon client est très généreux, mais il a ses marottes et ses façons d'agir. Avec lui, c'est tout ou rien. » – Alors, rien ! ai-je déclaré. » Et l'affaire en est restée là ; toutefois elle m'a paru si extraordinaire que j'ai pensé… Mais une interruption peu banale se produisit. Holmes leva sa main pour obtenir le silence. Puis il traversa la pièce, ouvrit brusquement la porte et tira à l'intérieur une grande femme décharnée qu'il avait saisie par l'épaule. Elle entra en se débattant comme un grand poulet maladroit qu'on aurait arraché de sa cage. – Laissez-moi ! Que faites-vous donc ? gémit-elle. – Hé bien ! Susan, que veut dire cela ? – Mais, madame, je venais demander si les visiteurs restaient ici pour le déjeuner, quand cet homme m'a sauté dessus. – II y a plus de cinq minutes que je l'entends, mais je ne voulais pas interrompre un si intéressant récit. Un tout petit peu asthmatique, Susan, n'est-ce pas ? Vous avez la respiration trop forte pour ce genre de travail. Susan tourna vers Holmes une tête maussade mais étonnée. – Qui êtes-vous ? Et de quel droit me tourmentez-vous ainsi ? – Uniquement parce que je désirais poser une question en votre présence. Avez-vous confié à quelqu'un, madame Maberley, votre intention de m'écrire et de me consulter ? – Non, monsieur Holmes, à personne. – Qui a posté votre lettre ? – Susan. – Bien sûr ! Maintenant, Susan, à qui avez-vous écrit ou qui avez-vous fait prévenir que votre maîtresse allait me demander conseil ? – C'est un mensonge ! Je n'ai prévenu personne. – Écoutez, Susan ! Les asthmatiques parfois ne vivent pas longtemps. C'est un gros péché de raconter des histoires. A qui avez-vous écrit ? – Susan ! s'écria sa maîtresse. Vous êtes une mauvaise femme, vous m'avez trahie. Je me rappelle maintenant que vous avez parlé à quelqu'un par-dessus la haie. – C'est mon affaire, répondit Susan. – Et si je vous disais que c'était à Barney Stockdale que vous parliez ? demanda Holmes. – Hé bien ! puisque vous le savez, pourquoi m'interrogezvous ? – Je n'en étais pas sûr ; mais à présent je sais. Écoutez-moi bien, Susan : cela vous rapportera dix livres si vous me dites qui se tient derrière Barney. – Quelqu'un qui pourrait m'offrir mille livres chaque fois que vous m'en proposeriez dix. – Un homme si riche ? Non ! Vous avez souri. Une femme riche, alors ? Maintenant que nous en sommes arrivés là, vous pouvez bien me donner son nom et gagner vos dix livres ? – Je vous verrai en enfer d'abord ! – Oh ! Susan ! Quel langage ! – Je m'en vais. J'en ai assez de vous tous ! Je ferai prendre ma valise demain. Elle se dirigea vers la porte. – Bonsoir, Susan. L'élixir parégorique est un bon remède… Attention ! reprit-il en quittant son air enjoué dès que la femme furieuse eut refermé la porte, ce gang travaille vite. Voyez comme ils serrent le jeu : votre lettre porte le cachet de la poste de dix heures du soir. Susan passe le mot à Barney. Barney a le temps d'aller trouver son chef et de prendre ses instructions ; lui ou elle (je pense qu'il s'agit d'une femme quand je revois le petit sourire de Susan s'imaginant que je me trompais) dresse son plan. Black Steve est convoqué, et le lendemain matin à onze heures je reçois l'avertissement. C'est de l'ouvrage vite fait, vous savez ! – Mais ouvrage qui rime à quoi ? – Oui, voilà la question ! Qui était le propriétaire précédent ? – Un officier de marine à la retraite, qui s'appelait Ferguson. – Vous ne savez rien de spécial sur lui ? – Je n'ai rien entendu dire. – Je me demandais s'il n'avait pas enterré quelque chose ici. De nos jours certes, quand les gens enterrent un trésor, c'est dans un coffre en banque. Mais il y a toujours des fantaisistes de par le vaste monde. Sans eux nous nous ennuierions fort. D'abord j'ai pensé à un trésor enfoui quelque part. Mais pourquoi, dans ce cas, vouloir votre ameublement ? Vous ne possédez pas par hasard un Raphaël ou une édition originale de Shakespeare sans le savoir ? – Non, je crois que je ne possède rien de plus précieux qu'un service à thé du derby de la couronne. – Ce qui justifierait difficilement tout ce mystère. D'autre part, pourquoi ne précise-t-on pas ce qu'on veut ? Si l'on convoite votre service à thé, on n'a qu'à vous en offrir un prix sans vous empêcher de sortir autre chose. Non, plus j'y pense, et plus je suis sûr que vous possédez sans le savoir un objet que vous ne vendriez pas si l'on vous proposait de l'acheter. – C'est aussi mon avis, dis-je. – Voyez : le docteur Watson est de mon avis, ce qui règle tout. – Mais, monsieur Holmes, quel peut être cet objet ? – Voyons si, simplement par analyse mentale, nous ne pouvons pas aller plus loin. Il y a une année que vous habitez ici ? – Presque deux ans. – Tant mieux ! Pendant cette longue période, personne ne vous a rien demandé. Maintenant tout à coup, en trois ou quatre jours, on vous soumet des propositions pressantes. Qu'en pensezvous ? – Cela signifie seulement, répondis-je, que l'objet qui intéresse l'acquéreur vient d'arriver dans la maison. – Voilà encore une fois qui règle tout ! fit Holmes. Madame Maberley, un nouvel objet vient-il d'arriver ici ? – Non. Je n'ai rien acheté de neuf cette année. – Vraiment ? Extraordinaire ! Hé bien ! je crois que nous ferions mieux de laisser les choses se développer un peu pour avoir une vue plus claire de l'affaire. Cet avocat que vous avez consulté est-il capable ? – M. Sutro est très capable ! – Avez-vous une autre domestique ? Ou cette charmante Susan qui vient de claquer votre porte était-elle seule employée à votre service ? – J'ai une jeune bonne. – Essayez d'obtenir de Sutro qu'il passe une nuit ou deux dans votre maison. Vous aurez peut-être besoin d'être protégée. – Contre qui ? – Qui sait ? L'affaire est obscure ! Si je ne peux pas découvrir ce qu'on recherche, je devrai la prendre par l'autre bout, et m'efforcer d'aboutir à la principale personne en cause. Cet agent immobilier vous a-t-il laissé son adresse ? – Simplement son nom et sa profession : Haines-Johnson, agent immobilier et expert. – Je ne pense pas que nous le trouvions dans le répertoire. Les hommes d'affaires honnêtes indiquent sur leurs cartes l'endroit où ils travaillent. Hé bien ! faites-moi connaître chaque développement ultérieur de l'affaire. Je m'occupe de vous ; jusqu'à ce que l'énigme soit éclaircie, fiez-vous à moi. Quand nous passâmes dans l'entrée, les yeux de Holmes, qui ne laissaient rien échapper, se posèrent sur plusieurs malles et valises entassées dans un angle. Des étiquettes étaient encore accrochées. – Milan, Lucerne. Ces bagages viennent d'Italie. – Ce sont les affaires de mon pauvre Douglas. – Vous ne les avez pas encore déballées ? Depuis combien de temps les avez-vous reçues ? – Elles sont arrivées la semaine dernière. – Mais vous m'avez dit… Hé bien ! voilà certainement le maillon qui nous manquait ! Comment savons-nous si elles ne contiennent pas un objet de valeur ? – C'est bien peu probable, monsieur Holmes. Mon pauvre Douglas n'avait que son traitement et une petite rente. Quel trésor aurait-il pu acheter ? Holmes réfléchissait. – Ne tardez pas, madame Maberley ! lui dit-il enfin. Faites monter ces bagages dans votre chambre. Examinez-les le plus tôt possible et dressez-en l'inventaire. Je viendrai demain pour que vous me mettiez au courant. Il était évident que les Trois-Pignons étaient sous surveillance quand nous eûmes contourné la haute haie au bout du sentier, le boxeur nègre se tenait dans l'ombre. Nous tombâmes sur lui tout à fait soudainement : dans cet endroit isolé, il paraissait sinistre, menaçant. Holmes mit une main à sa poche. – Cherchez votre revolver, monsieur Holmes ? – Non, Steve. Mon flacon de sels. – Vous êtes un rigolo, monsieur Holmes, hein ? – Je vous jure que vous ne rigolerez pas, Steve, si je m'intéresse à vous. Ce matin, je vous ai loyalement averti. – Hé bien ! monsieur Holmes, je n'ai pas cessé de penser à ce que vous m'avez dit, et je ne voudrais plus parler de cette affaire de M. Perkins. Si je peux vous aider, monsieur Holmes, je vous aiderai. – Alors dites-moi qui est derrière toute cette affaire. – Je le jure devant Dieu, monsieur Holmes ! Je vous ai dit la vérité tout à l'heure. Je ne sais pas. Mon patron Barney me donne des ordres, et c'est tout. – Alors rappelez-vous bien, Steve, que la dame dans cette maison, et tout ce qui est sous ce toit, est placé sous ma protection. Ne l'oubliez pas ! – Très bien, monsieur Holmes. Je m'en souviendrai. – Je crois que je lui ai fait peur pour sa peau, observa Holmes quand nous reprîmes notre marche. Je crois qu'il moucharderait son patron s'il savait qui il est. J'ai eu de la chance de connaître les agissements de la bande de Spencer John, et de savoir que Steve en faisait partie ! Au fond, Watson, c'est une affaire pour Langdale Pike, et je vais aller le voir tout de suite. Quand je reviendrai, mon dossier aura peut-être pris tournure. Je ne revis pas Holmes de la journée, mais je me doutais bien de la manière dont il l'avait employée, car Langdale Pike était son livre humain de références sur toutes les affaires scandaleuses de la société. Cet étrange personnage languissant passait ses heures dans un bow-window d'un club de Saint James Street, et il était la station réceptrice et émettrice de tous les cancans. Il se faisait, paraît-il, un revenu de quatre mille livres par les entrefilets qu'il remettait chaque semaine aux journaux d'échos. Si un remous bizarre se produisait au plus profond des bas-fonds de la capitale, il était automatiquement enregistré à la surface par cette machine impitoyable. Holmes renseignait parfois Langdale, et celui-ci lui rendait occasionnellement des services. Quand j'aperçus mon ami le lendemain matin de bonne heure, je devinai qu'il était satisfait, mais une surprise désagréable ne tarda pas : elle prit l'aspect du télégramme suivant : Vous prie de venir d'urgence. La maison de la cliente a été cambriolée cette nuit. La police est sur les lieux. Sutro. Holmes émit un sifflement. – La crise est survenue plus vite que je ne le pensais. Derrière l'affaire se tient une personne de grande envergure, Watson. La crise ne me surprend pas après ce que j'ai appris. Ce Sutro, bien sûr, n'est qu'un avocat. Je crains d'avoir commis une faute en ne vous demandant pas de passer la nuit sur place à monter la garde. Ce type s'est révélé un vrai roseau ! Hé bien ! nous n'avons qu'à nous rendre à Harrow Weald. Les Trois-Pignons ne ressemblaient guère à la maison bourgeoise de la veille. Un petit groupe de badauds s'était rassemblé près de la grille du jardin, tandis que deux agents examinaient les fenêtres et les parterres de géraniums. A. l'intérieur, nous fûmes accueillis par un vieux gentleman à cheveux gris, qui se présenta comme l'avocat de Mme Maberley, ainsi que par un inspecteur affairé et rubicond qui salua Holmes comme un vieil ami. – Ma foi, monsieur Holmes, j'ai peur qu'il n'y ait rien pour vous dans cette affaire. Uniquement un cambriolage banal, ordinaire, tout à fait dans la limite des capacités de cette pauvre vieille police. Les experts sont bien inutiles. – Je suis sûr que l'affaire est en de très bonnes mains, répondit Holmes. Uniquement un cambriolage, dites-vous ? – Mais oui ! Nous connaissons assez bien les hommes qui l'ont effectué et nous savons à peu près où les retrouver : C'est ce gang de Barney Stockdale, avec le gros nègre… On les a vus dans les environs. – Bravo ! Qu'ont-ils emporté ? – Hé bien ! ils ne semblent pas avoir emporté grand-chose. Mme Maberley a été chloroformée, et la maison… Mais voici la dame elle-même. Notre amie de la veille, paraissant très pâle et malade, était entrée dans la pièce en s'appuyant sur une petite bonne. – Vous m'aviez donné un bon conseil, monsieur Holmes ! ditelle en souriant tristement. Hélas, je ne l'ai pas suivi ! Je ne voulais pas gêner M. Sutro, et je suis demeurée sans protection. – J'entends parler de cela ce matin pour la première fois ! s'écria l'avocat. – M. Holmes m'avait conseillé d'avoir un ami chez moi. J'ai négligé de l'écouter. J'ai payé cette négligence. – Vous paraissez très fatiguée, dit Holmes. Pourrez-vous me dire néanmoins ce qui est arrivé ? – Tout est consigné ici ! fit l'inspecteur en tapant sur un énorme carnet. – Si toutefois Mme Maberley n'était pas trop fatiguée… – Il y a en vérité si peu de choses à raconter ! Je suis sûre que cette Susan avait préparé un plan pour qu'ils pussent pénétrer. Ils connaissaient la maison par cœur. J'ai été un moment consciente de l'éponge de chloroforme qu'on m'a appliquée sur la bouche, mais je n'ai aucune idée du temps pendant lequel je suis restée sans connaissance. Quand je me suis réveillée, un homme se trouvait à côté de mon lit, et un autre se relevait avec un paquet qu'il avait pris dans les bagages de mon fils : ceux-ci étaient partiellement défaits et épars sur le plancher. Avant qu'il ait pu s'enfuir, j'ai bondi et l'ai empoigné. – Vous avez couru là un gros risque ! murmura l'inspecteur. – Je me suis cramponnée à lui, mais il s'est libéré et l'autre a dû me frapper car je ne me rappelle plus rien. Mary, ma petite bonne, a entendu le bruit et s'est mise à crier par la fenêtre. La police est arrivée, mais les voleurs étaient déjà partis. – Qu'ont-ils emporté ? – Je ne crois pas qu'il manque des objets de valeur. Je suis sûre qu'il n'y en avait pas dans les malles de mon fils. – Les voleurs ont-ils laissé des indices ? – Il y avait une feuille de papier que j'ai sans doute arrachée à l'homme que j'ai empoigné. Elle était toute froissée sur le plancher. Le texte est de l'écriture de mon fils. – Autrement dit, ce papier ne nous sera pas très utile, commenta l'inspecteur. Toutefois, s'il a été entre les mains du cambrioleur… – Exactement ! dit Holmes. Quel bon sens ! Je serais curieux de le voir. L'inspecteur tira de son calepin une feuille de papier pliée. – Je ne laisse jamais passer un détail, dit-il pompeusement. En vingt-cinq ans de service, j'ai appris ma leçon. On peut toujours trouver une trace de doigt ou n'importe quoi. Holmes examina la feuille de papier. – Qu'en pensez-vous, inspecteur ? – On dirait la fin d'un roman, pour autant que j'en puisse juger. – Il s'agit certainement de la fin d'un conte bizarre, observa Holmes. Vous avez remarqué les chiffres au haut la page : 245. Où sont les autres deux cent quarante quatre pages ? – Hé bien ! je suppose que les cambrioleurs les ont emportées. Grand bien leur fasse ! – Il est tout de même étrange qu'on cambriole une maison pour voler des papiers pareils. Cela ne vous intrigue pas, inspecteur ? – Si, monsieur. Mais je pense que dans leur hâte les coquins ont agrippé ce qui leur est tombé sous la main. Je leur souhaite beaucoup de joie avec leur butin ! – Pourquoi se sont-ils intéressés aux affaires de mon fils ? interrogea Mme Maberley. – Parce qu'ils n'ont pas trouvé en bas d'objets de valeur, et qu'ils ont tenté leur chance au premier étage. Voilà comment je comprends les choses. Quel est votre avis, monsieur Holmes ? – Il faut que je réfléchisse encore, inspecteur. Venez à la fenêtre, Watson. Côte à côte, nous lûmes ce morceau de papier. Le texte commençait au milieu d'une phrase ; le voici : « … figure saignait considérablement par suite des coupures et des coups, mais ce n'était rien à côté de ce que saigna son cœur quand il vit ce merveilleux visage, le visage pour lequel il aurait volontiers sacrifié sa vie, assister à son angoisse et à son humiliation. Elle souriait. Oui, par le Ciel, elle souriait, comme le démon qu'elle était, alors qu'il la regardait ! Ce fut alors que l'amour mourut et que naquit la haine. L'homme doit vivre pour quelque chose. Si ce n'est pas pour vos baisers, milady, ce sera sûrement pour votre perte et ma revanche totale. » – Étrange syntaxe ! dit Holmes en souriant et en rendant le papier à l'inspecteur. Avez-vous remarqué comme le « il » s'est subitement changé en « ma » ? L'auteur a été tellement captivé par son propre récit qu'il s'est imaginé en être le héros au moment suprême. – Bien pauvre texte ! murmura l'inspecteur, qui replaça le manuscrit dans son carnet. Comment ! Vous nous quittez, monsieur Holmes ? – L'affaire me semble en si bonnes mains que je ne vois pas pourquoi je resterais plus longtemps. Dites-moi, madame Maberley, ne m'aviez-vous pas dit que vous aimeriez voyager ? – Ç'a été mon rêve depuis toujours, monsieur Holmes. – Où auriez-vous envie d'aller ? Au Caire, à Madère, sur la Riviera ? – Oh ! si j'avais assez d'argent, je voudrais faire le tour du monde ! – Bonne idée. Le tour du monde. Hé bien ! au revoir ! Je vous enverrai peut-être un mot dans la soirée. Quand nous passâmes devant la fenêtre, j'aperçus l'inspecteur qui souriait et secouait la tête. « Ces types intelligents ont toujours quelque chose de dérangé ! » Voilà ce que je lus sur les lèvres de l'inspecteur. – Maintenant, Watson, en route pour la dernière étape de notre petit voyage ! me dit Holmes quand nous nous retrouvâmes dans le centre de Londres. Je pense que l'affaire peut être liquidée tout de suite, et je préfère que vous m'accompagniez, car il vaut mieux avoir un témoin quand on traite avec une femme comme Isadora Klein. Nous avions pris un cab et nous trottions vers Grosvenor Square. Holmes, plongé dans ses réflexions, s'agita soudain. – A propos, Watson, je suppose que tout est lumineux maintenant dans votre esprit ? – Non, je ne saurais l'affirmer. Je pense que nous nous rendons maintenant chez la dame qui se tient derrière cela ? – En effet ! Mais le nom d'Isadora Klein ne vous dit-il rien du tout ? Bien sûr, elle a été la beauté célèbre : jamais une femme n'a pu rivaliser avec elle. C'est une pure Espagnole, elle a du sang des conquistadores dans les veines, et sa famille a gouverné Pernambuco pendant des générations. Elle a épousé Klein, le vieux roi allemand du sucre, et bientôt elle est devenue la plus adorable et la plus riche de toutes les veuves de la terre. Un intervalle d'aventures a suivi, au cours desquelles elle s'est livrée à ses fantaisies. Elle a eu plusieurs amants, et Douglas Maberley, l'un des hommes les plus remarquables de Londres, a compté au nombre des élus. D'après ce que l'on a raconté, elle eut avec lui beaucoup plus qu'une simple aventure. Il n'avait rien d'un papillon mondain ; c'était un homme fort et fier qui donnait tout et réclamait tout en échange. Mais elle est la « belle dame sans merci » des romans. Une fois son caprice assouvi, elle rompt. Et si le partenaire a du mal à comprendre, elle sait comment lui ouvrir les yeux. – Il s'agissait donc de la propre histoire de Douglas Maberley ? – Tiens, vous vous décidez à faire la synthèse ! J'ai appris qu'elle allait épouser le jeune duc de Lomond qui pourrait être son fils. La mère de Sa Grâce peut négliger la différence d'âge, mais pas un gros scandale en perspective ; aussi il était impératif… Ah ! nous voici arrivés ! C'était l'une des plus belles maisons de West End. Un valet prit nos cartes comme un automate, puis revint nous dire que la dame était sortie. – Bien, fit Holmes. Dans ce cas nous attendrons son retour. L'automate se détraqua. – Sortie, cela signifie sortie pour vous ! dit-il. – Bien, répéta Holmes. Cela signifie que nous n'aurons pas longtemps à attendre. Voulez-vous avoir l'obligeance de porter ce billet à votre maîtresse ? Il griffonna trois ou quatre mots sur une feuille de son carnet, la plia et la remit au valet. – Qu'avez-vous écrit, Holmes ? – Tout simplement ceci : « Alors, ce sera la police ? » Je crois qu'elle nous recevra. Et elle nous reçut. Une minute plus tard, avec une célérité surprenante, nous fûmes introduits dans un salon pour conte des Mille et Une Nuits, vaste et merveilleux, plongé dans une demiobscurité que coupaient par places des lumières tamisées. La dame était parvenue, je pense, à cet âge de la vie où la beauté la plus orgueilleuse se complaît dans les éclairages doux. Quand nous entrâmes, elle se leva d'un canapé. Elle était grande, elle avait un maintien royal, son visage était adorablement artificiel : deux yeux noirs espagnols nous assassinèrent. – Quelle est cette intrusion ? Et que veut dire ce message insultant ? interrogea-t-elle en brandissant le papier. – Je n'ai pas besoin, madame, de vous donner des explications. J'ai trop de respect pour votre intelligence… Quoique j'avoue que cette intelligence s'est étrangement trouvée en défaut ces derniers temps ! – Comment cela, monsieur ? – En supposant que les bravaches que vous avez loués pourraient m'empêcher par la peur d'accomplir mon travail. Jamais un homme n'embrasserait ma profession si à ses yeux le danger n'était pas un attrait. C'est donc vous qui m'avez obligé à me pencher sur l'affaire du jeune Maberley. – Je n'ai nulle idée de ce dont vous me parlez. Qu'ai-je à voir avec des bravaches que j'aurais loués ? Holmes se détourna d'un air las. – Décidément, j'avais surestimé votre intelligence ! Tant pis, bonsoir ! – Arrêtez ! Où allez-vous ? – A Scotland Yard. Nous n'étions encore qu'à mi-chemin de la porte qu'elle nous avait rattrapés et avait pris Holmes par le bras. De l'acier elle avait viré au velours. – Allons, messieurs, asseyez-vous ! Parlons encore un peu. Je sens que je puis être franche avec vous, monsieur Holmes. Vous avez les sentiments d'un gentleman. Comme l'instinct féminin est prompt à le découvrir ! Je veux vous traiter en ami. – Je ne puis vous assurer de la réciprocité, madame. Je ne suis pas la loi, mais je représente la justice dans la limite de mes modestes facultés. Je suis prêt à vous écouter ; je vous dirai ensuite comment j'agirai. – Sans doute était-ce puéril de ma part de menacer un homme aussi brave que vous ! – Ce qui surtout a été puéril, madame, c'est que vous vous êtes placée entre les mains d'une bande de coquins qui peuvent vous faire chanter ou vous dénoncer. – Non, je ne suis pas si naïve ! Puisque j'ai promis d'être sincère, je vous dirai que personne, sauf Barney Stockdale et Susan sa femme, ne se doute de l'identité de l'employeur. Quant à ces deux-là, hé bien ! ce n'est pas la première… Elle sourit et fit un signe de tête empreint d'une charmante coquetterie. – Je vois. Vous les avez déjà mis à l'épreuve ? – Ce sont de bons chiens qui courent en silence. – De tels chiens, tôt ou tard, mordent la main qui les nourrit. Ils seront arrêtés pour ce cambriolage. La police est à leurs trousses. – Ils accepteront les conséquences. C'est pour cela qu'ils sont payés. Je ne paraîtrai pas dans l'affaire. – A moins que je ne vous y fasse paraître. – Non, vous ne me ferez pas paraître. Vous êtes un gentleman. Il s'agit d'un secret de femme. – Premièrement, vous devez rendre ce manuscrit. Elle éclata de rire, et se dirigea vers la cheminée. Il y avait une masse calcinée qu'elle dispersa avec le tisonnier. – Le rendrai-je ? dit-elle. Pendant qu'elle se tenait devant nous avec un sourire de défi, elle semblait si mutine et si exquise que je devinai que de tous les criminels auxquels Holmes avait eu affaire, c'était elle qui allait lui donner le plus de mal. Cependant je le savais immunisé contre le sentiment. – Voilà qui scelle votre destin, déclara-t-il froidement. Vous êtes très prompte à l'action, madame, mais cette fois vous vivez allée trop loin. Elle jeta le tisonnier. – Comme vous êtes dur ! s'écria-t-elle. Puis-je vous raconter toute l'histoire ? – Je crois que je pourrais vous la raconter. – Mais vous devez la lire avec mes yeux, monsieur Holmes ! Vous devez la comprendre, du point de vue d'une femme qui voit toute l'ambition de sa vie risquant d'être anéantie au dernier moment. Une telle femme est-elle à blâmer si elle se protège ? – Le péché originel a été commis par vous ! – Oui ! J'en conviens. Douglas était un charmant garçon, mais il ne convenait malheureusement pas à mes desseins. Il voulait m'épouser. M'épouser, monsieur Holmes, lui un bourgeois sans le sou ! Il ne voulait rien de moins. Il s'entêta. Parce que je m'étais donnée, il paraissait penser que je devais me donner toujours, et à lui seul. C'était intolérable. Enfin j'ai dû le lui faire comprendre. – En louant des brutes qui l'ont rossé sous votre fenêtre. – Vous avez l'air de tout savoir ! Oui, c'est exact. Barney et ces hommes l'ont chassé et ont été, je l'admets, un peu rudes. Mais alors que fit-il ? Aurais-je jamais cru qu'un gentleman pouvait envisager une chose pareille ? Il écrivit un livre dans lequel il raconta sa propre histoire. Moi, bien sûr, j'étais le loup ; lui, l'agneau. Tout y était, sous des noms supposés bien sûr ! Mais qui à Londres ne nous aurait pas reconnus ? Allons que dites-vous de cela, monsieur Holmes ? – Après tout, il était dans son droit ! – C'était comme si l'air de l'Italie était entré dans son sang en lui insufflant la vieille cruauté italienne. Il m'a écrit, il m'a envoyé un exemplaire de son livre pour que j'aie la torture de l'anticipation. Il m'a dit qu'il y en avait deux exemplaires : un pour moi, l'autre pour son éditeur. – Comment saviez-vous que l'éditeur ne l'avait pas reçu ? – Parce que je savais qui était l'éditeur. Ce n'est pas le premier roman de Douglas, vous savez. J'appris donc que l'éditeur ne l'avait pas reçu. Puis presque aussitôt j'appris la mort subite de Douglas. Aussi longtemps que cet autre manuscrit risquait d'être mis en circulation, je ne pouvais pas me sentir en sécurité. Il était sûrement dans ses affaires, qui allaient être restituées à sa mère. J'ai mis le gang à l'œuvre. Susan est entrée comme domestique chez Mme Maberley. Je voulais agir honnêtement. Réellement, vraiment oui, je le voulais ! J'étais disposée à acheter la maison et tout ce qu'elle contenait. J'ai accepté le prix qu'elle m'a demandé. Je n'ai tâté de l'autre moyen que lorsque le premier a échoué. Maintenant, monsieur Holmes, en admettant que j'aie été trop dure pour Douglas – et Dieu sait si je m'en repens ! – que pouvais-je faire d'autre avec tout mon avenir en jeu ? Sherlock Holmes haussa les épaules. – Bien ! fit-il. Je suppose que je vais devoir pactiser avec le crime, comme d'habitude. Combien coûte un voyage autour du monde en première classe ? La jeune femme le regarda avec ahurissement. – Pas plus de cinq mille livres, je suppose ? – Non, je ne crois pas. – Parfait. Vous voudrez bien me signer un chèque de ce chiffre, et je veillerai à ce qu'il parvienne à Mme Maberley. Vous lui devez un petit changement d'air. En attendant, madame… Il leva un doigt avertisseur. – … Faites attention ! Attention ! Vous ne jouerez pas éternellement avec des objets tranchants sans abîmer ces mains délicates ! Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 UN TROIS-QUARTS A ÉTÉ PERDU Le retour de Sherlock Holmes (août 1904) Un trois-quarts a été perdu Nous étions assez habitués à recevoir à Baker Street des télégrammes étranges, mais j'ai gardé le souvenir en particulier d'un qui nous parvint par une morose matinée de février, il y a sept ou huit ans de cela et qui causa à M. Sherlock Holmes un quart d'heure de perplexité. Il lui était adressé et se lisait comme suit : « Prière m'attendre. Terrible désastre. Trois-quarts aile droit manquant ; indispensable demain. OVERTON. » – Cachet de la poste du Strand et expédié à dix heures trentesix, dit Holmes après l'avoir lu et relu. M. Overton était de toute évidence surexcité à l'extrême quand il l'a envoyé, de sorte qu'il s'est trouvé incohérent en proportion. Allons, allons, il sera là, je pense, d'ici que j'aie fini de jeter un coup d'œil au Times et nous serons fixés. Même le plus insignifiant problème sera le bienvenu en ces jours de stagnation. Le fait est qu'il n'y avait pas eu, dans nos parages, beaucoup de mouvement et j'avais appris à redouter ces périodes d'inaction, car je savais par expérience que le cerveau de mon compagnon était d'une activité si exceptionnelle qu'il devenait dangereux de le laisser sans un thème sur lequel l'exercer. Au cours des années, j'étais parvenu à le guérir progressivement de cette toxicomanie qui avait à une certaine époque menacé d'entraver sa remarquable carrière. Je savais maintenant que dans des conditions normales il n'éprouvait plus le besoin de stimulants artificiels ; toutefois je me rendais bien compte que le démon n'était pas mort, mais seulement assoupi et j'avais appris que son sommeil était bien léger et son réveil bien proche en voyant, dans certaines périodes de loisirs, les traits ascétiques de Holmes se tirer et ses yeux insondables et profondément enfoncés dans les orbites se faire de plus en plus méditatifs. Ce pourquoi je bénissais ce M. Overton, quel qu'il fût, d'être venu, avec son message énigmatique, rompre le calme qui amenait à mon ami plus de périls que toutes les tempêtes dont s'animait sa vie tumultueuse. Comme nous l'escomptions, le télégramme fut bientôt suivi par son expéditeur et la carte de visite de M. Cyril Overton, étudiant au Collège de la Trinité, à Cambridge, nous annonça la présence d'un énorme jeune homme, dont les cent kilos, tout en os et muscles, bloquaient d'un montant à l'autre à hauteur des épaules notre porte d'entrée. Il nous regarda tour à tour et son visage régulier nous parut égaré d'anxiété. – Monsieur Sherlock Holmes ? Mon compagnon s'inclina. – Je suis allé à Scotland Yard, monsieur Holmes. J'ai vu l'inspecteur Stanley Hopkins. Il m'a conseillé de m'adresser à vous. Il m'a assuré que l'affaire, autant qu'il en pouvait juger, était plus de votre ressort que de celui de la police régulière. – Asseyez-vous, je vous en prie, et dites-moi de quoi il s'agit. – C'est affreux, monsieur Holmes, tout simplement affreux ! Je me demande pourquoi je n'en ai pas les cheveux gris. Godfrey Staunton – naturellement, vous avez entendu parler de lui ? Il est le pivot de notre équipe. J'aimerais mieux me passer de deux hommes dans la mêlée et avoir Godfrey en trois-quarts. Qu'il s'agisse de passe, de plaquage ou de dribbling, il n'y en a pas un pour l'approcher ; en outre, il a de la tête et il sait nous tenir, tous. Alors que faire ? Je vous le demande, monsieur Holmes ! Il y a bien Moorhouse, notre premier remplaçant, mais il s'est entraîné comme demi et il est toujours collé à la mêlée au lieu de garder son couloir à la touche. C'est un excellent botteur, d'accord, mais il n'a aucun coup d'œil et son sprint ne vaut pas tripette. Allons donc, mais Morton ou Johnson, les deux lévriers d'Oxford, lui mettraient, je ne sais combien dans la vue. Stevenson l'a, lui, la vitesse, mais il ne faut pas lui demander un drop des vingt-deux ; or un trois-quarts qui ne sait ni trouver la touche ni passer un drop ne mérite pas sa place uniquement à cause de son déboulé. Non, monsieur Holmes, nous sommes fichus si vous ne pouvez pas nous aider à retrouver Godfrey Staunton. Mon ami avait écouté avec une surprise amusée ce long discours prononcé avec une vigueur et une intensité extraordinaires, chaque point important se trouvant souligné par une claque que l'orateur, d'une main bronzée, administrait à son genou. Quand notre visiteur se tut, Holmes étendit le bras et prit la lettre S de son répertoire courant. Pour une fois, il fouilla en vain cette mine d'informations variées. – Il y a Arthur H. Staunton, un jeune faussaire qui monte, ditil, et il y a eu Henry Staunton, que j'ai contribué à faire pendre, mais le nom de Godfrey Staunton est nouveau pour moi. Ce fut au tour de notre visiteur de paraître surpris. – Comment, monsieur Holmes, je vous croyais renseigné ? dit-il. Je suppose, alors, si vous n'avez jamais entendu parler de Godfrey Staunton, que vous ne connaissez pas non plus Cyril Overton ? Holmes fit non de la tête avec beaucoup de bonne humeur. – Mille bombardes ! s'écria l'athlète. Comment ? mais j'ai été premier remplaçant de l'équipe d'Angleterre contre le pays de Galles et toute cette saison j'ai commandé l'équipe de l'université. Mais ça n'est rien. Je n'aurais pas cru qu'il y avait une seule personne en Angleterre qui ne connaissait pas Godfrey Staunton, le trois-quarts vedette de Cambridge et de Blackheath, cinq fois international. Seigneur, monsieur Holmes, mais où donc avezvous vécu ? Holmes se mit à rire du candide étonnement de ce jeune colosse. – Vous vivez dans un univers très différent du mien, monsieur Overton, plus paisible et plus propre. Mes ramifications s'étendent dans de nombreux secteurs de la société, mais jamais, je suis heureux de le dire, à ce sport amateur qui est ce qu'il y a de meilleur et de plus sain en Angleterre. Toutefois, votre visite de ce matin me montre que même dans le monde de l'air pur et du franc-jeu il se peut que je trouve du travail ; alors, cher monsieur, je vous en prie, asseyez-vous et dites-moi sans hâte et tout tranquillement ce qui s'est passé et en quoi vous désirez que je vous vienne en aide. Le visage du jeune Overton revêtit l'air désorienté de l'homme qui a plus l'habitude de se servir de ses muscles que de son intellect, mais peu à peu, avec maintes redites et obscurités que je puis sans inconvénient omettre, il nous exposa son étrange histoire. – Voici ce qu'il en est, monsieur Holmes. Comme je vous l'ai dit, je suis le capitaine de l'équipe de rugby de l'université de Cambridge et Godfrey Staunton est notre meilleur joueur. Demain nous jouons contre Oxford, ici, à Londres. Hier nous sommes tous venus à Londres et nous sommes descendus au Bentley. A dix heures du soir, je fis ma tournée pour m'assurer que tous mes gars étaient couchés, parce que je suis d'avis que, pour tenir une équipe en forme, il faut un entraînement sévère et beaucoup de sommeil. J'ai parlé un peu à Godfrey avant qu'il ne rentre dans sa chambre. Il m'avait l'air pâle et ennuyé. Je lui ai demandé ce qu'il y avait. Il m'a dit qu'il allait bien – juste un peu mal à la tête. Je lui ai dit bonsoir et je l'ai quitté. Une demi-heure plus tard, le portier me dit qu'un barbu de mauvaise mine est venu apporter un mot pour Godfrey. Il n'était pas couché et on lui a porté le mot dans sa chambre. Godfrey l'a lu, et il est tombé à la renverse dans un fauteuil, comme assommé. Le portier en a été tellement effrayé qu'il allait venir me chercher, mais Godfrey l'a retenu, a bu un verre d'eau et s'est remis. Là-dessus, il est descendu, a dit quelques mots au type qui attendait en bas et ils sont partis ensemble. Quand le portier les a vus pour la dernière fois, ils couraient presque en suivant la rue qui va vers le Strand. Ce matin, la chambre de Godfrey était vide, son lit pas défait et ses affaires étaient dans l'état où je les avais vues la veille. Il était parti illico avec cet inconnu et pas un mot de lui depuis. Je ne crois pas qu'il revienne jamais. C'était un sportif, Godfrey, jusqu'à la moelle, et il n'aurait pas lâché l'entraînement et laissé son capitaine dans le pétrin si ce n'était pas pour un motif au-delà de ses forces. Non, j'ai comme l'impression qu'il est parti pour de bon et que nous ne le reverrons plus jamais. Sherlock Holmes écouta ce singulier récit avec la plus profonde attention. – Qu'avez-vous fait ? demanda-t-il. – J'ai télégraphié à Cambridge pour savoir si on avait de ses nouvelles là-bas. J'ai reçu la réponse. Personne ne l'a vu. – Aurait-il pu retourner à Cambridge ? – Oui. Il y a un train à onze heures et quart du soir. – Mais, autant que vous puissiez vous en assurer, il ne l'a pas pris ? – Non, on ne l'a pas vu. – Qu'avez-vous fait ensuite ? – J'ai télégraphié à lord Mount-James. – Pourquoi à ce lord Mount-James ? – Godfrey est orphelin et lord Mount-James est son plus proche parent – son oncle, je crois. – Bah ! Voilà qui éclaire la question d'un jour nouveau. Lord Mount-James est l'un des hommes les plus riches d'Angleterre. – C'est ce que j'ai entendu dire par Godfrey. – Et votre ami était de ses proches ? – Oui, il était son héritier, et le vieux a près de quatre-vingts ans – pourri de goutte, qui plus est. Il a les jointures tellement calcifiées que ça talque l'intérieur de ses gants. Il n'a jamais de sa vie accordé un radis à Godfrey, car c'est un avare induré, mais Godfrey n'en héritera pas moins. – Lord Mount-James vous a-t-il répondu ? – Non. – Quel motif votre ami pourrait-il avoir d'aller chez lord Mount-James ? – Eh bien, comme quelque chose l'agaçait le soir, et s'il s'agissait d'une question d'argent, il se pourrait qu'il soit allé chez son plus proche parent qui en a tellement, quoique, d'après ce que j'en sais, il n'aurait guère de chances d'en obtenir. Godfrey n'avait aucune affection pour le vieux. Il ne s'adresserait pas à lui s'il pouvait faire autrement. – C'est une chose que nous aurons vite fait de déterminer. Si c'était chez son parent lord Mount-James qu'allait votre ami, il faut alors que vous expliquiez la visite à une heure aussi tardive de ce bonhomme de mauvaise mine et l'agitation qu'a causée sa venue. – Je n'y comprends rien ! dit Cyril Overton en se prenant la tête à deux mains. – Allons, j'ai devant moi une journée entière et je serai heureux d'approfondir la question, dit Holmes. Je vous conseillerais vivement de vous préparer au match sans tenir compte de ce jeune homme. Comme vous le disiez, il a dû falloir une nécessité qui le dépasse pour l'arracher ainsi à ses occupations et il y a toutes chances que la même nécessité le retienne. Descendons ensemble jusqu'à l'hôtel, pour voir si le portier peut nous apporter des lumières nouvelles. Sherlock Holmes excellait dans l'art de mettre un humble témoin à son aise et, très vite, dans la tranquillité de la chambre abandonnée par Godfrey Staunton, il tira du portier tout ce qu'il avait à dire. Le visiteur de la veille n'était pas un monsieur, et pas davantage un travailleur. C'était simplement ce que le portier décrivit comme « un type d'aspect moyen » : la cinquantaine, la barbe grisonnante, le visage pâle, et sans rien de particulier dans son costume. Le portier, en prenant le billet, avait remarqué que sa main tremblait. Godfrey Staunton avait fourré ce mot dans sa poche. Il n'avait pas serré la main de l'homme dans le vestibule. Ils avaient échangé quelques phrases, dont le portier n'avait distingué qu'un seul mot : « temps ». Là-dessus, ils étaient partis en hâte, de la façon déjà décrite. L'horloge du hall marquait dix heures et demie. – Voyons, dit Holmes en s'asseyant sur le lit de Staunton. Vous êtes le portier de jour, n'est-ce pas ? – Oui, monsieur. Je quitte mes fonctions à onze heures. – Le portier de nuit n'a rien vu, j'imagine ? – Non, monsieur. Des gens qui étaient allés au théâtre sont rentrés tard ; mais personne d'autre. – Vous avez été de service toute la journée d'hier ? – Oui, monsieur. – Avez-vous reçu un message quelconque pour M. Staunton ? – Oui, monsieur ; un télégramme. – Ah ! voilà qui est intéressant. Quelle heure était-il ? – A peu près six heures. – Où se trouvait M. Staunton quand il l'a reçu ? – Ici dans sa chambre. – Étiez-vous là quand il l'a ouvert ? – Oui, monsieur. J'ai attendu pour voir s'il y avait une réponse. – Et y en avait-il une ? – Oui, monsieur. Il l'a écrite. – C'est vous qui l'avez portée ? – Non. Il l'a portée lui-même. – Mais il l'a écrite devant vous ? – Oui. J'étais debout près de la porte et lui me tournait le dos, à cette table. Quand il l'a eu écrite, il m'a dit : « Ça ira, portier, je vais la porter moi-même. » – Avec quoi l'a-t-il écrite ? – Une plume, monsieur. – La formule de télégramme était de celles qui sont sur cette table ? – Oui, monsieur. Il a pris celle du dessus. Holmes se leva. Prenant le paquet de formules, il les porta jusqu'à la fenêtre et examina minutieusement celle qui se trouvait sur le dessus. – Dommage qu'il ne l'ait pas écrite au crayon, dit-il en les reposant avec un geste de déception. Comme vous avez sans doute eu de fréquentes occasions de l'observer, Watson, l'impression traverse en général le papier – un fait qui a rompu nombre d'heureuses unions. Quoi qu'il en soit, je ne trouve aucune trace. Je suis heureux de constater toutefois qu'il a écrit avec cette plume à gros bec, et je ne doute pas que nous trouvions quelque chose d'imprimé sur le buvard. Mais oui : voici ce que je cherche. Il déchira la feuille et nous montra une bande sur laquelle se trouvaient d'illisibles hiéroglyphes. Très surexcité, Cyril Overton suggéra : – Regardez-le dans la glace ! – Ce n'est pas nécessaire, dit Holmes. La feuille est mince et nous lirons le message en transparence. Voyez : Il le retourna et nous lûmes : « Ne nous lâchez pas, pour l'amour de Dieu ! » – Voilà donc la fin du télégramme que Godfrey Staunton a expédié quelques heures avant sa disparition. Les premiers mots du message nous échappent, mais ce qu'il reste : « Ne nous lâchez pas, pour l'amour de Dieu ! » prouve que le jeune homme voyait s'approcher de lui un formidable danger dont quelqu'un d'autre pouvait le protéger. « Nous », notez bien ! Une autre personne est dans l'affaire. Qui serait-ce, sinon le barbu pâle qui paraissait luimême tellement nerveux ? Quel est, alors, le lien qui unit Godfrey Staunton à ce monsieur ? Et quelle est la troisième source dont l'un et l'autre sollicitaient l'aide contre le danger qui les pressait ? Notre enquête s'est déjà réduite à cela. – Il ne nous reste qu'à trouver à qui est adressé ce télégramme, suggérai-je. – Exactement, mon cher Watson. Votre réflexion, toute profonde qu'elle est, m'était déjà passée par l'esprit. Mais j'ose dire que vous avez dû remarquer que si vous entrez dans un bureau de poste pour demander à voir le double du message d'une autre personne, vous risquez de vous heurter à une certaine réticence de la part des fonctionnaires. Ils sont d'un pointilleux, sur ces questions ! Cependant, je ne doute pas qu'avec un peu de délicatesse et de finesse nous ne parvenions à nos fins. En attendant, j'aimerais, en votre présence, monsieur Overton, jeter un coup d'œil aux papiers qui sont restés sur la table. C'était un certain nombre de lettres, de notes et de calepins que Holmes retourna et examina de ses doigts nerveux et de ses regards acérés et pénétrants. – Rien là-dedans, dit-il enfin. Au fait, je suppose que votre ami était un jeune homme en pleine santé – il n'avait rien qui clochait ? – Solide comme un chêne. – A-t-il été malade, à votre connaissance ? – Pas un seul jour. Il a été immobilisé par un coup de pied sur le tibia et une fois il s'est démis la rotule, mais rien d'autre. – Il n'était peut-être pas aussi fort que vous le supposez. Je croirais qu'il avait quelque ennui secret. Avec votre permission, je vais mettre dans ma poche un ou deux de ces papiers, pour le cas où ils auraient quelque chose à voir avec notre enquête. – Un instant, un instant ! s'écria une voix bougonne, et nous aperçûmes, dans l'entrée, un étrange petit vieillard qui gesticulait en se trémoussant. Vêtu d'un costume noir rougeâtre, il portait un haut-de-forme à très large bord et une cravate blanche fort lâche, l'ensemble produisant l'effet d'un pasteur des plus paysans ou d'un croquemort fantaisiste. En dépit pourtant de son aspect négligé et même absurde, l'homme avait dans sa voix un grésillement autoritaire et dans ses manières une sorte d'intensité hâtive qui commandait l'attention. – Qui donc êtes-vous, monsieur ? et de quel droit touchezvous aux papiers de ce monsieur ? demanda-t-il. – Je suis un détective privé et je m'efforce d'expliquer sa disparition. – Ah ! oui, vraiment ? Et qui vous en a donné l'ordre, hein ? – Ce monsieur, qui est l'ami de M. Staunton et qui m'a été adressé par Scotland Yard. – Et vous, monsieur, qui êtes-vous ? – Cyril Overton. – Alors c'est vous qui m'avez télégraphié. Je suis lord MountJames. Je suis venu aussi vite qu'a pu m'amener l'omnibus de Bayswater. Alors, vous avez commis un détective ? – Oui, monsieur. – Et vous êtes prêt à en payer les frais ? – Je ne doute pas, monsieur, que mon ami Godfrey, quand nous le trouverons, ne soit prêt à le faire. – Et si on ne le retrouvait jamais, hein ? Qu'est-ce que vous avez à répondre à ça ? – En ce cas, sans doute sa famille… – Jamais de la vie ! hurla le petit bonhomme. N'attendez pas un sou de moi ! Pas un sou ! vous avez bien compris, monsieur le détective ! Ce jeune homme n'a pas d'autre famille que moi et je vous avertis que je ne m'en tiens pas responsable. S'il a des espérances, il les doit à ce que jamais je n'ai gaspillé l'argent et je n'ai pas l'intention de commencer maintenant. Quant à ces papiers avec lesquels vous prenez tant de libertés, je peux vous dire que s'il se trouvait dedans quelque chose qui eût une valeur quelconque, vous serez responsable de tout ce que vous pourriez en faire. – Parfait, monsieur, dit Sherlock Holmes. Puis-je vous demander en attendant si vous avez vous-même une théorie qui explique la disparition de ce jeune homme ? – Non, monsieur, aucune. Il est assez grand et assez âgé pour savoir ce qu'il fait, et s'il est assez serin pour se perdre, je refuse absolument d'endosser la responsabilité de financer ses recherches. – Je comprends à merveille votre position, dit Holmes, avec, dans les yeux, un éclair de rosserie. Peut-être ne saisissez-vous pas tout à fait la mienne. Il semble que Godfrey Staunton était pauvre. Si on l'a enlevé, ce n'est pas pour ce qu'il possède luimême. Mais la renommée de votre opulence s'est répandue, lord Mount-James, et il est parfaitement possible qu'une bande de voleurs se soit assurée de la personne de votre neveu pour obtenir de lui des renseignements sur votre domicile, vos habitudes et vos trésors. Le visage du désagréable petit visiteur devint aussi blanc que sa cravate. – Ciel ! en voilà une idée ! Allez donc imaginer pareille fourberie ! Quelles hideuses canailles il y a au monde ! Mais Godfrey est un chic garçon – un garçon solide. Rien ne pourrait l'amener à trahir son vieil oncle. Je ferai porter dès ce soir la vaisselle plate à la banque. Dans l'intervalle, faites tout le nécessaire, monsieur le détective. Remuez ciel et terre, c'est moi qui vous en prie, pour nous le ramener sain et sauf. Quant à l'argent, jusqu'à concurrence de cinq livres, et même de dix, vous pouvez toujours compter sur moi. Même dans cet état de repentir, le noble avare ne put nous fournir aucune information de nature à nous aider ; la vie privée de son neveu ne lui était guère connue. Notre seule piste résidait en ce télégramme tronqué et ce fut avec une copie de celui-ci à la main que Holmes se mit en route pour trouver le second maillon de la chaîne. Nous nous étions débarrassés de lord Mount-James et Overton était parti conférer avec ses équipiers au sujet de la catastrophe qui les frappait. Il y avait un bureau de télégraphe à peu de distance de l'hôtel. Nous nous arrêtâmes devant. – Ça vaut la peine d'essayer, Watson, dit Holmes. Naturellement, avec un mandat du juge, on pourrait demander à voir les souches, mais nous n'en sommes pas encore à ce stade. Je ne pense pas que dans un endroit où ils ont tant à faire, ils se rappellent les physionomies. Nous allons risquer le coup. « Désolé de vous déranger, dit-il de son ton le plus suave à la jeune femme derrière le grillage. Il y a eu une petite erreur commise hier dans un télégramme que j'ai expédié. Je n'ai pas eu de réponse et j'ai grand-peur d'avoir oublié de mettre mon nom au bout. Pourriez-vous me dire si c'est le cas ? La jeune personne feuilleta un paquet de doubles. – Quelle heure était-il ? demanda-t-elle. – Un peu plus de six heures. – A qui était-ce adressé ? Holmes posa un doigt sur ses lèvres et m'indiqua du coin de l'œil, comme si je ne devais pas le savoir. – Les derniers mots étaient : « pour l'amour de Dieu », chuchota-t-il d'un air de confidence. Je suis très inquiet de ne pas recevoir de réponse. La jeune femme prit l'une des formules. – Le voici. Il ne porte pas de signature, dit-elle en le défroissant sur le comptoir. – Alors cela explique, bien entendu, pourquoi je ne reçois pas de réponse ! dit Holmes. Que c'est bête de ma part ! Au revoir, mademoiselle, et merci beaucoup de m'avoir rassuré. Il gloussait de satisfaction et se frottait les mains quand nous nous retrouvâmes dans la rue. – Alors ? demandai-je. – Nous progressons, Watson, nous progressons. J'avais sept petits plans différents pour obtenir la possibilité de jeter un coup d'œil à ce télégramme, mais je n'espérais guère réussir du premier coup. – Et qu'y avez-vous gagné ? – Un point de départ pour nos investigations – et en appelant un fiacre, il lui ordonna : Gare de King's Cross. – Nous partons en voyage, alors ? – Oui, il faut que nous fassions un saut jusqu'à Cambridge. Toutes les indications ont l'air de nous aiguiller dans cette direction. – Dites-moi, lui demandai-je, pendant que la voiture parcourait Gray's Inn Road, vous n'avez pas encore de soupçon concernant le motif de la disparition ? Je ne crois pas que dans toutes nos enquêtes j'en aie vu une dont les mobiles soient aussi imprécis. Vous n'imaginez naturellement pas qu'il a été enlevé pour lui soutirer des renseignements concernant son richissime parent ? – Je reconnais, Watson, que cette explication ne me paraît que très improbable. Elle m'a frappé, toutefois, comme celle qui avait le plus de chances d'intéresser ce vieillard déplaisant à l'excès. – Elle a certes réussi. Mais quelles autres explications voyezvous ? – Je pourrais en citer plusieurs. Il faut admettre qu'il est curieux et suggestif que cet incident se produise à la veille d'un match capital et qu'il porte sur le seul homme dont la présence paraisse essentielle pour le succès de son équipe. Il se peut que ce ne soit qu'une coïncidence, mais c'est intéressant. Le sport amateur n'est pas soumis à la sujétion des paris, mais le public à côté parie tout de même pas mal, et on peut concevoir que cela vaille la peine pour quelqu'un d'empêcher un athlète de jouer comme les nervis du turf empêchent un cheval de courir. Voilà déjà une explication. Une seconde, qui va de soi, c'est que ce jeune homme est en fait l'héritier d'une grosse fortune, bien que ses moyens actuels soient modestes ; il n'est donc pas impossible qu'on ait ourdi un complot pour s'emparer de lui et ne le libérer que moyennant rançon. – Ces théories ne tiennent pas compte de la dépêche. – En effet, Watson. Le télégramme demeure la seule chose solide sur laquelle nous puissions tabler et il ne faut pas le perdre de vue. C'est pour obtenir des lumières sur le but de ce télégramme que nous nous rendons à Cambridge. La voie de nos investigations est pour l'instant obscure, mais je serais fort surpris si, d'ici ce soir, nous ne l'avions pas déblayée et si nous n'avions pas fait de chemin. Il faisait sombre déjà quand nous arrivâmes dans la vieille ville universitaire. Holmes prit un fiacre à la gare et ordonna au cocher de le conduire à la maison du docteur Leslie Armstrong. Quelques instants plus tard, nous nous arrêtions devant une vaste habitation du quartier le plus animé. On nous fit entrer et, après une longue attente, nous fûmes admis dans le cabinet de consultation où nous trouvâmes le docteur assis à son bureau. Le fait que le nom de Leslie Armstrong m'était inconnu montre à quel point j'avais perdu contact avec ma profession. Maintenant, je sais qu'il est non seulement l'un des maîtres de l'École de médecine de l'université, mais aussi un penseur dont la réputation est européenne dans plusieurs sciences. Cependant, même sans être au courant de sa brillante carrière, on ne pouvait pas ne pas être impressionné au premier coup d'œil qu'on portait sur cet homme – sur son visage massif et carré ; sur les yeux, songeurs sous d'épais sourcils ; sur le modelé inflexible de sa mâchoire de granit. Un homme au caractère profond, à l'esprit alerte, farouche, ascétique, concentré et redoutable – voilà comment je vis le docteur Leslie Armstrong. Il tenait à la main la carte de mon ami et ce fut avec une expression de déplaisir sur son visage austère qu'il nous considéra. – J'ai entendu parler de vous, monsieur Sherlock Holmes, et je n'ignore pas votre profession, qui est de celles que je n'approuve pas. – Sous ce rapport, docteur, vous vous trouverez d'accord avec tous les criminels du pays, dit tranquillement mon compagnon. – Tant que vos efforts ont pour objet de supprimer le crime, ils doivent forcément, monsieur, avoir l'approbation de tous les membres sensés de la communauté, bien que je ne doute pas qu'à cet effet l'organisme officiel ne soit amplement suffisant. Où votre état donne prise à la critique, c'est quand vous fouillez les secrets des particuliers ; quand vous déterrez des affaires de famille qu'il vaut mieux cacher et quand, incidemment, vous gaspillez le temps de personnes plus occupées que vous. A l'heure qu'il est, par exemple, je devrais être en train de rédiger un traité au lieu de converser avec vous. – Sans doute, docteur ; et malgré cela, la conversation se révélera peut-être plus importante que le traité. En passant, permettez-moi de vous dire que nous faisons exactement l'inverse de ce que vous blâmez à juste titre, et que nous nous efforçons d'empêcher que soit livrées au public des affaires privées dont la révélation devient inévitable dès que la police officielle s'empare carrément d'une enquête. Vous pouvez me considérer comme un franc-tireur, un pionnier qui marche en avant des forces régulières du pays. Je suis venu vous parler de M. Godfrey Staunton. – Qu'est-ce qu'il a fait ? – Vous le connaissez, n'est-ce pas ? – C'est un de mes amis intimes. – Vous savez qu'il a disparu ? Les traits accusés du docteur ne laissèrent paraître aucun changement d'expression. – Ah bah ! fit-il. – Il est parti de l'hôtel hier soir. On n'a pas de ses nouvelles. – Il reviendra probablement. – Demain a lieu le match contre Oxford. – Je n'ai aucune sympathie pour ces enfantillages. Le sort du jeune homme m'intéresse profondément, parce que je le connais et l'apprécie. Mais le match de rugby sort totalement de mon horizon. – J'invoquerai donc l'intérêt que vous lui portez pour que vous m'aidiez à savoir ce qu'il est devenu. Savez-vous où il est ? – Certainement pas. – Vous ne l'avez pas vu depuis hier ? – En aucune façon. – Monsieur Staunton était-il en bonne santé ? – Absolument. – A-t-il été malade à votre connaissance ? – Jamais. Holmes produisit une feuille de papier qu'il fourra sous les yeux du médecin. – Peut-être voudrez-vous alors m'expliquer cette note d'honoraires de treize guinées, payée par M. Godfrey Staunton au docteur Leslie Armstrong, de Cambridge ? Je l'ai trouvée parmi les papiers qui étaient sur sa table. Le docteur rougit de colère. – Je ne vois aucune raison de vous fournir une explication, monsieur Holmes. Holmes remit la note dans son portefeuille. – Si vous préférez une explication publique, elle viendra forcément tôt ou tard, dit-il. Je vous exposais tout à l'heure que je suis à même de faire le silence sur ce que d'autres sont contraints de publier, et que ce serait plus sage de votre part de me faire entière confiance. – Je ne sais pas ce que cela signifie. – M. Staunton a-t-il communiqué avec vous, de Londres ? – Certainement pas. – Aïe, aïe, aïe ! encore les services postaux ! soupira Holmes avec lassitude. Une dépêche des plus urgentes vous a été expédiée de Londres par Godfrey Staunton à six heures quinze hier soir – un télégramme qui est sans aucun doute lié à sa disparition – et voilà que vous ne l'avez pas reçue ! C'est très fautif. J'irai certainement déposer une plainte écrite au bureau en question. Derrière son bureau, le docteur Leslie Armstrong bondit, le visage cramoisi de fureur. – Je vous prierai de sortir d'ici, monsieur, dit-il. Dites à celui qui vous emploie, à lord Mount-James, que je ne veux avoir affaire ni à lui ni à ses émissaires. Non, monsieur, pas un mot de plus ! Il sonnait avec frénésie. – John, reconduisez ces messieurs ! ordonna-t-il à un domestique pompeux qui, l'air sévère, nous accompagna jusqu'à la porte. Dans la rue, Holmes éclata de rire. – Le docteur Armstrong possède certainement de l'énergie et du caractère, dit-il. Je n'ai jamais vu un homme qui, s'il voulait bien y appliquer ses talents, serait plus apte à faire une carrière criminelle. Et maintenant, mon pauvre Watson, nous voilà, coupés de tout, sans amis, dans cette cité inhospitalière qu'il ne nous est pas possible de quitter sans abandonner notre enquête. La petite auberge que voici, juste en face de la maison d'Armstrong, convient singulièrement à nos besoins. Si vous vouliez y retenir une chambre sur le devant et acheter les quelques objets qui nous sont nécessaires pour ce soir, j'aurais peut-être le temps de faire quelques investigations. Ces quelques investigations, toutefois, se révélèrent plus laborieuses que Holmes ne l'avait imaginé, car il ne revint à l'auberge qu'à presque neuf heures du soir. Pâle et déconfit, il était couvert de poussière, en même temps qu'affamé et harassé. Un souper froid était prêt sur la table et quand sa faim fut apaisée et sa pipe allumée, Holmes se retrouva à même de prendre les événements sous cet angle mi-humoristique, mi-philosophique qui lui était naturel quand ses recherches allaient de travers. Un bruit de roues de voiture le fit se lever et aller regarder à la fenêtre : un coupé attelé de deux chevaux gris s'arrêtait sous le bec de gaz en face de la porte du docteur. – Il a été parti trois heures, dit Holmes. Sorti à six heures et demie, le voilà de retour. Cela lui donne un rayon de trois ou quatre lieues et il le fait une fois, parfois deux, dans la journée. – C'est assez courant pour un médecin qui fait la clientèle. – Seulement Armstrong n'exerce pas vraiment. Il fait des cours et donne des consultations, mais ne se soucie pas de médecine générale qui le distrairait de son travail littéraire. Pourquoi, alors, entreprend-il ces longues courses, qui doivent lui sembler ennuyeuses au possible, et qui va-t-il voir ? – Son cocher… – Mon cher Watson, pouvez-vous douter un seul instant que ce n'est pas à lui que je me suis adressé tout d'abord ? Je ne sais si c'est venu de sa propre perversité naturelle ou si son maître lui avait fait le mot, mais il a été assez impoli pour lancer un chien contre moi. Ni l'homme ni le chien, toutefois, n'ont vu ma canne d'un bon œil et l'affaire n'a pas eu de suites. Mais, après, les relations étaient tendues et toute autre demande de renseignements devenait hors de question. Tout ce que j'ai appris, je l'ai su par un naturel complaisant que j'ai rencontré dans la cour même de notre auberge. C'est lui qui m'a parlé des habitudes du docteur et de son expédition quotidienne. C'est à ce moment que, comme pour illustrer ses dires, la voiture est venue se ranger devant la porte. – Vous n'auriez pas pu la suivre ? – Excellent, Watson ! Vous êtes éblouissant, ce soir. L'idée m'est effectivement venue. Il y a, comme vous avez pu le remarquer, un magasin de bicyclettes à côté. Je m'y suis rué, j'ai loué une machine et j'ai pu me mettre en route avant que la voiture n'ait disparu. Je l'ai promptement rejointe, puis, restant à discrète distance d'une centaine de mètres environ, j'ai suivi ses lanternes jusqu'à ce que nous soyons sortis de la ville. On était bien engagés sur une route de campagne quand un incident quelque peu mortifiant s'est produit… La voiture s'est arrêtée, le docteur en est descendu, il est revenu d'un bon pas jusqu'au point où j'avais moi-même fait halte et il m'a dit, excellemment, mais sur le mode sardonique, qu'il craignait que la route ne fût un peu étroite et qu'il espérait que sa voiture ne gênerait pas le passage de ma bicyclette. Rien de plus admirable que sa façon d'exprimer cela. Je dépassai aussitôt le coupé, et, me tenant sur la route principale, poursuivis pendant quelque distance avant de m'arrêter à un endroit propice pour voir si la voiture passait. Elle ne vint pas, toutefois, de sorte qu'il me fallut admettre qu'elle avait dû prendre une des assez nombreuses voies latérales que j'avais remarquées. Je fis demi-tour, sans revoir davantage la voiture, et maintenant, comme vous le constatez, elle est revenue derrière moi. Certes, je n'avais, à l'origine, aucune raison particulière de voir une corrélation entre la disparition de Godfrey Staunton et ces courses et j'étais enclin à ne les étudier que parce que tout ce qui concerne le docteur Armstrong prend de l'intérêt pour nous. Mais maintenant que je découvre qu'il regarde si attentivement si on le suit durant ces excursions, l'affaire prend de l'importance et je ne serai satisfait que quand je l'aurai tirée au clair. – Nous pourrons le suivre demain. – Ah oui ? C'est moins facile que vous n'avez l'air de le croire. Vous ne connaissez pas le paysage de la région de Cambridge, hein ? Il ne se prête guère à la dissimulation. Toute la campagne où j'ai roulé ce soir est aussi plate et nue que la paume de votre main et l'homme que nous suivons n'est pas bête, ainsi qu'il l'a montré fort nettement ce soir. J'ai télégraphié à Overton pour qu'il nous avise, à cette adresse-ci, de ce qu'il arriverait à Londres et, dans l'intervalle, nous ne pouvons que nous consacrer au docteur Armstrong dont je dois le nom à l'obligeance de la jeune personne du télégraphe qui m'a permis de lire le double du message urgent de Staunton. Il sait où est Staunton – cela, j'en jurerais – et s'il le sait, alors ce sera bien notre faute si nous n'arrivons pas à le savoir aussi. Pour l'instant, il faut bien reconnaître qu'il a fait le pli, mais, comme vous ne l'ignorez pas, Watson, il n'est pas dans mes habitudes d'abandonner la partie dans ces conditions. Malgré cela, le lendemain ne nous vit pas plus proches de la solution du mystère. On nous remit après le déjeuner un mot que Holmes me passa avec un sourire : « Monsieur, je puis vous assurer que vous perdez votre temps à filer mes déplacements. Il y a, comme vous avez pu le constater hier soir, une vitre à l'arrière de ma voiture et si vous désirez faire huit ou dix lieues dans la campagne et revenir à votre point de départ, vous n'avez qu'à me suivre. Cependant, je puis vous informer que le fait de m'espionner ne peut être d'aucun secours à Godfrey Staunton, et je suis convaincu que le meilleur service que vous puissiez rendre à celui-ci est de retourner tout de suite à Londres et notifier à la personne qui vous emploie que vous ne parvenez pas à le retrouver. Vous perdez certainement votre temps à Cambridge. Bien vôtre, Leslie ARMSTRONG. » – Un adversaire honnête et qui ne mâche pas ses mots, ce docteur, dit Holmes. Eh, eh ! il pique ma curiosité et il faut absolument que j'en sache davantage avant de le lâcher. – Sa voiture est devant chez lui, dis-je. Il y monte. Je l'ai vu qui, en même temps, regardait notre fenêtre. Si je tâtais de la bicyclette, à mon tour ? – Non, non, mon cher Watson ! Malgré tout le respect que je porte à votre perspicacité naturelle, je ne crois pas que vous soyez tout à fait de la force du digne docteur. Je crois que je pourrai peut-être arriver à nos fins par une exploration indépendante effectuée de mon côté. Je suis, hélas, obligé de vous laisser à vos propres desseins, car l'apparition de deux étrangers enquêtant dans une campagne assoupie pourrait faire jaser plus que je ne le désire. Vous trouverez sûrement dans cette vénérable cité des curiosités qui vous distrairont et j'espère vous rapporter avant ce soir un rapport plus favorable. Une fois de plus, toutefois, mon ami devait rentrer déçu. Il revint à la nuit, très las et sans avoir obtenu de résultat. – Un jour pour rien, Watson. Ayant pris note de l'orientation générale des sorties du docteur, j'ai passé la journée à visiter tous les villages situés de ce côté-là de Cambridge et à échanger des impressions avec les cabaretiers et autres diffuseurs des nouvelles locales. J'ai fait pas mal de chemin : Chesterton, Histon, Waterbeach, Oakington ont tous été explorés et se sont tous révélés décevants. Dans des trous aussi ensommeillés, l'apparition quotidienne d'une voiture à deux chevaux n'aurait jamais pu passer inaperçue. Encore un point à l'actif du docteur. Y a-t-il un télégramme pour moi ? – Oui, je l'ai ouvert. Le voici : « Demandez Pompée à Jérémie Dixon, Collège de la Trinité. » Je ne le comprends pas. – Oh ! il est assez clair. Il vient de notre ami Overton et répond à une question que je lui ai posée. Je vais tout bonnement envoyer un mot à M. Jérémie Dixon et je ne doute pas que la chance ne tourne en notre faveur. Au fait, a-t-on des nouvelles du match ? – Oui, le journal d'ici en donne un excellent compte rendu dans sa dernière édition. Oxford a gagné par deux essais et un but. La dernière phrase commente ainsi le résultat : « La défaite des Bleus Clairs peut être intégralement imputée à la malencontreuse absence du fameux international Godfrey Staunton qu'on ne cessa de déplorer d'un bout à l'autre de la partie. Le manque de combinaisons chez les trois-quarts, et leur faiblesse en attaque aussi bien qu'en défense firent plus que neutraliser les efforts d'une ligne d'avants puissante et courageuse. » – Alors, les pressentiments de notre ami Overton se vérifient, dit Holmes. Personnellement, je suis de l'avis du docteur Armstrong, le rugby sort totalement de mon horizon. Coucher de bonne heure, ce soir, Watson, car je prévois que demain pourrait être bourré d'événements. Quand je vis Holmes pour la première fois, le lendemain matin, j'en fus épouvanté car il était assis près du feu avec une petite seringue hypodermique à la main. J'associai le fait avec la seule faiblesse naturelle que je lui connaissais et je me mis à craindre le pire quand je vis briller l'objet entre ses doigts. Mon expression de détresse le fit rire et il posa la seringue sur la table. – Non, non, mon vieux, il n'y a pas de quoi vous alarmer. Ce n'est pas, en l'occurrence, un engin maléfique, mais j'espère plutôt qu'elle va se révéler comme la clé qui forcera ce mystère. Dans cette seringue reposent tous mes espoirs. Je viens de rentrer d'une expédition en éclaireur et tout se présente bien. Déjeunez bien, Watson, car je me propose de me lancer sur la piste du docteur Armstrong aujourd'hui et une fois que nous serons en route, il n'y aura ni repos ni aliments tant que nous ne l'aurons pas traqué dans son repaire. – En ce cas, dis-je, nous ferons bien de prendre notre petit déjeuner dans notre poche car le voilà qui s'en va de bonne heure. La voiture est à sa porte. – Peu importe. Qu'il parte. Il sera malin s'il trouve moyen d'aller à un endroit où je ne puisse pas le suivre. Quand vous aurez terminé, nous descendrons ensemble et je vous présenterai un détective qui est un très éminent spécialiste du travail qui nous attend. Une fois en bas, je suivis Holmes dans la cour de l'écurie et là, il ouvrit la porte d'une caisse à claire-voie et en fit sortir un chien blanc et beige, court sur pattes et aux oreilles pendantes, quelque chose entre le briquet et le fox-hound. – Permettez-moi de vous présenter Pompée, dit-il. Pompée est la perle des chiens courants de la région ; pas un foudre de vitesse, comme en témoigne sa structure, mais un limier puissant en fait de flair. Eh bien, Pompée, sans être bien rapide, je crois que tu le serais encore trop pour une paire de Londoniens entre deux âges comme nous, alors, je vais me permettre d'attacher à ton collier cette laisse de cuir. Allez, mon garçon, en avant, fais voir ce que tu sais faire. Il le mena jusqu'à la porte du docteur. Le chien tourna un instant en rond en reniflant, puis, avec un petit jappement, se mit en route le long de la rue en tirant sur sa laisse tant il s'efforçait d'aller vite. Au bout d'une demi-heure nous étions hors de la ville et nous suivions à toute allure une route campagnarde. – Qu'avez-vous fait, Holmes ? demandai-je. – Un procédé usé jusqu'à la corde et vénérable, mais utile en l'occurrence. Je suis entré dans la cour du docteur ce matin et j'ai arrosé d'une seringue pleine d'anis la roue de derrière de sa voiture. Un chien comme Pompée suivra l'anis à la trace jusqu'à l'autre bout de l'Angleterre et il faudrait que notre ami Armstrong passe une rivière à gué pour se débarrasser de lui. Ah ! le rusé coquin ! Voilà donc comment il m'a faussé compagnie l'autre soir ! Le chien venait tout à coup de quitter la grand-route pour s'engager dans un chemin herbeux. A un petit kilomètre de là, celui-ci donnait sur une autre grand-route et la piste repartait d'un seul coup à droite dans la direction de la ville que nous venions de quitter. – Ce détour était entièrement à notre intention, alors ? dit Holmes. Je ne m'étonne plus que mon enquête dans les villages n'ait rien donné. Le docteur a vraiment fait tout ce qu'il a pu et on voudrait bien savoir pourquoi il s'est donné tant de peine pour nous tromper. A notre droite, ce devrait être le village de Trumpington. Et, mâtin ! voici la voiture qui tourne le coin ! Vite, Watson, vite, ou nous sommes perdus ! Il bondit dans un pré, entraînant avec lui Pompée qui ne venait pas de bon gré. A peine nous étions-nous tapis derrière la haie que la voiture passa à grand bruit. Je vis, à l'intérieur, le docteur Armstrong, les épaules voûtées, la tête entre les mains, l'image même de la détresse. Je constatai, à la gravité dont son visage était empreint, que mon ami l'avait vu comme moi. – J'ai peur que la fin de nos recherches ne soit assez sombre, dit-il. En tout cas, nous serons bientôt fixés. Allons. Pompée ! Ah ! c'est cette maisonnette dans le champ… Il ne faisait pas de doute que nous avions atteint la fin de notre voyage. Pompée courait en tous sens et gémissait devant la porte d'entrée, à l'endroit où les roues du coupé avaient laissé une trace encore visible. Un sentier conduisait au cottage isolé et nous nous empressâmes de le prendre après que Holmes eut attaché le chien à la haie. Mon ami frappa à la petite porte rustique, une fois, puis deux, sans obtenir de réponse. Pourtant la maisonnette n'était pas abandonnée car un bruit sourd venait à nos oreilles, une sorte de plainte désespérée, d'une mélancolie indescriptible. Holmes hésitait, puis il jeta un coup d'œil dans la direction de la route que nous venions de traverser. Une voiture la suivait, et il n'y avait pas à se tromper sur les deux chevaux qui la tiraient. – Pardieu ! s'écria Holmes, voilà le docteur qui revient ! Ça tranche la question. Il faut que nous voyions ce que cela signifie avant qu'il n'arrive. Il ouvrit la porte et nous passâmes dans le vestibule. La plainte s'enflait de plus en plus, tant et si bien qu'elle résonnait à nos oreilles comme un long et profond gémissement de détresse. Elle venait d'en haut. Holmes y courut, et je l'y suivis. Il poussa une porte à demi fermée et nous restâmes tous deux pétrifiés devant le spectacle qui s'offrait à nous. Une femme, jeune et belle, gisait morte sur le lit. Son visage était calme et pâle, et ses grands yeux d'un bleu intense regardaient fixement en l'air, sous une opulente masse de cheveux d'or. Au pied du lit, mi-assis, mi-agenouillé, sa figure enfouie dans les couvertures, se trouvait un jeune homme dont le corps était secoué de sanglots. Il était si absorbé par son amer chagrin qu'il n'eut pas un regard pour nous jusqu'au moment où Holmes lui toucha l'épaule. – C'est vous, monsieur Godfrey Staunton ? – Oui, c'est moi… Mais vous arrivez trop tard. Elle est morte. Le pauvre garçon était dans un tel désarroi qu'il ne voulait pas admettre que nous puissions être autre chose que des médecins venus pour l'assister. Holmes essayait de murmurer quelques mots de condoléances et de lui expliquer l'alarme qu'avait causée à ses amis sa soudaine disparition quand on entendit dans l'escalier un pas lourd et le visage massif et grave du docteur Armstrong apparut dans l'entrée. – Ainsi, messieurs, dit-il, vous êtes arrivés à vos fins et vous avez, certes, choisi un moment particulièrement délicat pour cette intrusion. Je ne voudrais pas soulever une querelle en présence de la mort, mais je puis vous assurer que si j'étais plus jeune, votre conduite monstrueuse trouverait sa juste rétribution. – Veuillez m'excuser, docteur, je crois qu'il y a un malentendu, dit avec dignité mon ami. Si vous voulez bien descendre, nous pourrons mutuellement nous fournir des éclaircissements au sujet de cette malheureuse affaire. Un instant plus tard, le sévère docteur et nous nous trouvions dans la pièce d'en dessous. – Eh bien, monsieur ? dit-il. – Je voudrais que vous compreniez, tout d'abord, que je ne suis pas à la solde de lord Mount-James et que mes sympathies en cette affaire vont du côté opposé à ce monsieur de qualité. Quand un homme a disparu, il est de mon devoir de savoir ce qu'il est devenu, mais cela fait, l'affaire est terminée en ce qui me concerne et, dès l'instant qu'il n'y a rien de criminel, je suis bien plus désireux d'étouffer les scandales particuliers que de leur donner une publicité quelconque. Si, comme je l'imagine, il n'y a dans ce qui s'est passé rien d'illégal, vous pouvez compter sur mon entière discrétion et sur mon aide pour empêcher la chose d'être divulguée par la presse. Le docteur Armstrong fit un pas en avant et, spontanément, serra la main de Holmes. – Vous êtes un brave homme, dit-il, et je vous avais mal jugé. Je remercie le ciel de ce que mon remords de laisser le pauvre Staunton seul en ces instants tragiques m'ait fait faire demi-tour et permis de vous rencontrer. Sachant tout ce que vous savez déjà, la situation ne demande guère d'explications. Il y a un an, Godfrey Staunton, logeant à Londres pour quelque temps, s'attacha passionnément à la fille de la personne chez qui il habitait et l'épousa. Elle était aussi bonne que belle, et aussi intelligente que bonne. Mais Godfrey était le neveu de ce vieux hobereau racorni et il ne faisait pas de doute que l'annonce de son mariage l'aurait fait déshériter. Je connaissais bien le garçon, et je l'aimais à cause de toutes ses qualités. Je l'ai, tant que j'ai pu, aidé à arranger les choses. Nous avons fait de notre mieux pour garder le secret, car sitôt qu'un murmure circule, il n'y en a pas pour longtemps avant que cela ne se sache partout. Grâce à cette maisonnette solitaire et à sa propre discrétion, Godfrey avait réussi jusqu'ici à ce que son secret ne fût connu que de moi, si j'excepte un excellent serviteur qui est pour l'instant allé chercher de l'aide à Trumpington. Mais à la fin survint un coup terrible : la maladie de sa femme. Elle était atteinte d'une tuberculose à évolution rapide. Le pauvre garçon était à demi fou de douleur et il fallait quand même qu'il aille à Londres jouer ce fameux match, car il ne pouvait pas y échapper sans fournir des explications qui révéleraient son secret. J'essayai de lui remonter le moral par un télégramme et, en réponse, il m'en adressa un dans lequel il me suppliait de faire tout ce que je pouvais. C'est cette dépêche que vous semblez, de je ne sais quelle inexplicable façon, avoir réussi à voir. Je ne lui ai pas révélé à quel point le danger était imminent, car je savais que sa présence ici ne servirait à rien, mais j'avisai de la vérité le père de la jeune femme et c'est lui qui, manquant de jugement, alla trouver Godfrey. Le résultat fut qu'il revint dans un état voisin de la folie et qu'il est demeuré dans ce même état, prostré au pied du lit, jusqu'à ce matin où la mort a mis fin aux souffrances de cette malheureuse. Voilà tout, monsieur Holmes, et je suis sûr que je puis compter sur votre discrétion et sur celle de votre ami. Holmes serra la main du docteur. Venez, Watson, me dit-il, et, de cette maison du chagrin, nous passâmes dans le pâle ensoleillement d'une matinée d'hiver. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 UN ESTROPIÉ Les mémoires de Sherlock Holmes (juillet 1893) Un estropié Un soir d'été, quelques mois après mon mariage, j'étais assis auprès de l'âtre, et je fumais une dernière pipe en somnolant sur un roman, car ma journée de travail avait été épuisante. Ma femme était montée dans notre chambre et le bruit qu'on avait fait en fermant la porte quelque temps auparavant avait notifié que les domestiques, eux aussi, s'étaient retirés. Je m'étais levé de mon fauteuil et je secouais les cendres de ma pipe quand, soudain, j'entendis retentir la sonnette. Je regardai l'horloge ; il était minuit moins le quart. A une heure aussi tardive, ça ne pouvait être une visite. Un malade, évidemment, et peut-être une séance de toute la nuit. Avec une grimace, j'allai dans le vestibule et j'ouvris la porte. A ma grande surprise, je vis Sherlock Holmes sur le seuil. – Ah ! Watson, dit-il, j'avais l'espoir de ne pas arriver trop tard pour vous trouver. – Mon cher, je vous en prie. Entrez. – Vous avez l'air surpris et ce n'est pas étonnant. Soulagé aussi, j'imagine ! Hum ! Vous fumez toujours le mélange d'Arcadie de vos jours de célibat, donc ! Il n'y a pas à s'y méprendre, avec cette cendre pelucheuse sur votre paletot. Il est facile de dire que vous avez été accoutumé à porter l'uniforme, Watson ; vous ne passerez jamais pour un pur civil tant que vous aurez l'habitude de mettre votre mouchoir dans votre manche. Pouvez-vous me donner asile ce soir ? – Avec plaisir. – Vous m'avez dit que vous aviez une chambre pour une personne seule et je vois que vous n'avez aucun visiteur pour le moment : votre porte-chapeaux le proclame. – Je serai enchanté si vous voulez rester. – Merci ! Je vais donc occuper une de ces patères. Je regrette de constater que vous avez affaire à domicile avec l'ouvrier britannique. C'est toujours signe de dégâts. Ce n'est pas l'eau, j'espère ? – Non, le gaz. – Ah ! il a laissé deux marques de clous de souliers sur votre linoléum, là où tombe la lumière. Non, merci, j'ai pris un léger souper à Waterloo, mais c'est avec plaisir que je fumerai une pipe avec vous. Je lui tendis ma blague et il s'assit en face de moi et, pendant quelque temps, fuma en silence. Je savais bien que seule une affaire importante l'avait amené chez moi à pareille heure, aussi j'attendis sans impatience qu'il en vînt au fait. – Je vois que votre profession vous occupe pas mal en ce moment, dit-il en me regardant avec attention. – Oui, ma journée a été très occupée, répondis-je. Mais, cela va vous sembler peut-être bien sot, ajoutai-je, je ne vois pas de quoi vous l'avez déduit. Holmes rit tout bas. – J'ai l'avantage, Watson, de connaître vos habitudes. Quand votre tournée est restreinte, vous allez à pied, et quand elle est longue, vous prenez un fiacre. Comme je vois que vos chaussures, bien que portées toute la journée, ne sont pas sales du tout, je ne saurais douter que vous êtes à présent assez occupé pour que cela justifie l'usage d'un fiacre. – Excellent ! m'écriai-je. – Élémentaire, dit-il. C'est un de ces exemples dans lesquels le logicien peut produire un effet qui paraît remarquable à son voisin parce que l'autre n'a pas saisi le petit détail qui sert de base à la déduction. On peut en dire autant, mon cher, de l'effet produit par quelques-uns de vos petits récits, effet tout factice, puisqu'il résulte de ce que vous gardez par-devers vous quelquesuns des éléments du problème, dont vous ne faites pas part au lecteur. Or, je suis, à présent, dans la même position que ces lecteurs ; je tiens en ma main plusieurs fils d'une des affaires les plus étranges qui aient jamais intrigué le cerveau d'un homme, et pourtant il me manque un, peut-être deux, des fils qu'il me faut pour compléter ma théorie. Mais je les aurai, Watson, je les aurai ! Ses yeux étincelaient, et une légère rougeur monta à ses joues maigres. Un instant le voile qui cache sa nature ardente et intense se souleva, mais ce ne fut qu'un instant. Quand de nouveau je regardai son visage, il avait repris cette impassibilité de PeauRouge qui fait que tant de gens le considèrent comme une machine plutôt que comme un homme. – Ce problème offre des caractères intéressants. Je dirais même des caractères exceptionnellement intéressants. J'y ai déjà jeté un coup d'œil et je suis arrivé, je pense, en vue de ma solution. Si vous pouviez m'accompagner dans ma dernière démarche, vous pourriez me rendre un très grand service. – J'en serais enchanté. – Pourriez-vous venir jusqu'à Aldershot demain ? – Je ne doute pas que Jackson ne se charge de mes malades. – Très bien. J'ai l'intention de partir à 11 h 10 de Waterloo. – Ça me donnera le temps nécessaire. – Alors, si vous n'avez pas trop sommeil, je vais vous esquisser ce qui m'est arrivé et ce qu'il reste à faire. – J'avais sommeil avant votre arrivée. Je suis bien éveillé maintenant. – Je résumerai l'histoire autant qu'on peut le faire sans omettre rien d'essentiel. Il est même probable que vous avez pu en lire un récit quelconque. Il s'agit de l'assassinat présumé du colonel Barclay, du Royal Mellows, à Aldershot ; c'est le sujet de mon enquête. – Je n'en ai pas entendu parler. – Cela n'a pas encore fait grande sensation, sauf dans la région. Les faits ne datent que de deux jours. En bref les voici : le Royal Mellows est, vous le savez, un des plus fameux régiments irlandais de l'armée britannique. Il a fait des merveilles tant à la guerre de Crimée qu'au moment de la rébellion et il s'est, depuis lors, distingué dans toutes les occasions possibles. Jusqu'à lundi soir il était commandé par James Barclay, un brave vétéran qui a commencé comme simple soldat, a été promu officier pour sa bravoure lors de la rébellion, puis a vécu assez longtemps pour finir à la tête du régiment dans lequel il a jadis porté le fusil. « Le colonel Barclay s'était marié lorsqu'il était sergent, et sa femme, de son nom de jeune fille Nancy Devoy, était la fille d'un ex-sergent qui fut garde du drapeau dans le même régiment. Il y eut donc, comme on le peut imaginer, quelque friction dans la société quand le jeune couple (car ils étaient encore jeunes) fit son entrée dans son milieu nouveau. Ils semblent, pourtant, s'être adaptés rapidement, et Mme Barclay, d'après ce que j'ai appris, a toujours été aussi bien vue des dames du régiment que l'était son mari des officiers. J'ajoute que c'était une femme d'une très grande beauté et que, même aujourd'hui, après plus de trente ans de mariage, sa beauté demeure remarquable. « La vie familiale du colonel Barclay semble toujours avoir été heureuse. Le commandant Murphy, à qui je dois la plupart de ces renseignements, m'assure qu'il n'a jamais entendu parler d'un désaccord dans le ménage. Dans l'ensemble, il croit que la dévotion de Barclay pour sa femme était plus grande que celle de l'épouse pour le mari. S'il la quittait une journée, il était si inquiet que cela en faisait mal. Elle, de son côté, toute dévouée et fidèle qu'elle fût, se montrait moins ostensiblement affectueuse ; néanmoins on les considérait, dans le régiment, comme le modèle même d'un couple entre deux âges. Il n'y avait absolument rien dans leurs rapports qui fût de nature à préparer le public à la tragédie qui allait survenir. « Le colonel Barclay paraît, pour sa part, avoir eu dans son caractère quelques traits singuliers. C'était d'ordinaire un vieux soldat, audacieux et jovial, mais en certaines occasions il semblait faire preuve d'une nature violente et vindicative. Il n'apparaît pas, toutefois, que sa femme ait eu à souffrir de ce côté de son caractère. « Un autre fait qui a frappé le commandant Murphy et trois des cinq autres officiers avec qui je me suis entretenu, c'était une espèce de dépression qui s'emparait parfois du colonel. Pour employer les mots du commandant, alors même qu'il venait de prendre sa part de tous les plaisirs et de tous les bavardages de la table du mess, le sourire s'évanouissait de ses lèvres comme si une main invisible l'en avait chassé. Des jours de suite, quand il tombait dans cette humeur, il restait en proie à la plus profonde mélancolie. C'était là, outre une légère teinte de superstition, les seuls traits anormaux de son caractère que les officiers, ses collègues, eussent remarqués. Le dernier trait se traduisait surtout par une aversion à demeurer seul, en particulier dans l'obscurité… Ce trait, puéril chez un homme remarquablement brave, avait souvent fait naître des commentaires et des suppositions. « Le premier bataillon du Royal Mellows (qui est l'ancien est, depuis quelques années, caserné à Aldershot. Les officiers mariés ne demeurent pas dans la caserne et le colonel a, de tout temps, occupé une villa qu'on appelle “Lachine”, à environ un demi-mille du Camp Nord. La maison est entourée d'un jardin, mais vers l'ouest elle n'est guère à plus de trente mètres de la grand-route. Un cocher et deux bonnes constituent tout le personnel domestique. Ceux-ci, avec leur maîtresse et leur maître, étaient les seuls habitants de la villa, car les Barclay n'avaient pas d'enfants et ne recevaient guère de visiteurs à demeure. 117e) « J'arrive maintenant aux événements qui se sont déroulés à “Lachine”, lundi soir, entre 9 et 10… « Mme Barclay était, paraît-il, membre de l'Église catholique romaine ; comme telle, elle s'était fort intéressée à la création de l'Association de Saint-Georges qui, sous les auspices de la chapelle de Watt Street, a pour but de procurer aux pauvres de vieux vêtements. Ce soir-là, à 8 heures, avait lieu une réunion de l'association et Mme Barclay avait dîné rapidement afin d'y assister. Quand elle quitta la maison, le cocher l'entendit faire à son mari quelques remarques insignifiantes et lui donner l'assurance qu'elle serait bientôt de retour. Elle est alors passée prendre Mlle Morrisson, une jeune fille qui habite la villa voisine, et toutes deux se sont rendues ensemble à leur réunion. Celle-ci a duré quarante minutes et à 9 h 15 Mme Barclay est rentrée chez elle, après avoir quitté Mlle Morrisson à sa porte, en passant. « Il y a à “Lachine” une pièce, que l'on appelle le petit salon, qui fait face à la grand-route, et qui, par une grande porte vitrée à deux battants, donne sur la pelouse. Cette dernière a trente mètres de largeur et n'est séparée de la route que par un mur bas, surmonté d'une grille en fer. Ce fut dans cette pièce que Mme Barclay entra à son retour. Les jalousies n'en étaient pas baissées, car on se servait rarement de cette pièce le soir, mais Mme Barclay alluma elle-même la lampe, puis sonna et demanda à la bonne, Jeanne Stewart, de lui apporter une tasse de thé, ce qui était tout à fait contraire à ses habitudes. Le colonel était demeuré dans la salle à manger, mais en entendant que sa femme était revenue, ii la rejoignit au petit salon. Le cocher l'y a vu entrer après avoir traversé le vestibule. On ne l'a jamais plus revu en vie. « Le thé commandé fut apporté au bout d'une dizaine de minutes, mais la bonne, en approchant de la porte, fut surprise d'entendre les voix de son maître et de sa maîtresse qui se disputaient furieusement. Elle frappa sans recevoir de réponse, elle tourna même la poignée, mais ce ne fut que pour constater que la porte était fermée à l'intérieur. Naturellement, elle descendit en courant informer la cuisinière, et toutes les deux montèrent avec le cocher dans le vestibule pour écouter la dispute qui faisait toujours rage. Tous sont d'accord qu'on n'entendait que deux voix, celles de Barclay et de sa femme. Barclay s'exprimait d'une voix étouffée mais saccadée, de sorte que ceux qui écoutaient n'en percevaient rien. En revanche, les répliques de la dame étaient très âpres et, quand elle élevait la voix, on pouvait l'entendre nettement. “Lâche ! répéta-t-elle à maintes reprises. Que peut-on faire à présent ? Rendez-moi ma vie. Je ne veux jamais plus fût-ce respirer le même air que vous ! Vous êtes un lâche ! un lâche !” Ce sont là des bribes de leur conversation, qui se termina soudain par un cri perçant que poussa l'homme puis, après un grand fracas, par un autre cri perçant que poussa la femme. Convaincu qu'une tragédie venait de se dérouler, le cocher se jeta sur la porte et tenta de l'ouvrir de force, tandis que, à l'intérieur, les cris continuaient. Le cocher ne réussit pourtant pas à entrer et les bonnes étaient trop éperdues de peur pour lui être d'aucun secours. Une pensée soudaine lui vint, toutefois ; il franchit en courant la porte du vestibule et se dirigea vers la pelouse sur laquelle ouvrait la haute porte vitrée. Un des deux battants s'en trouvait ouvert, fait, paraît-il, tout à fait extraordinaire en été ; notre homme entra donc dans la pièce sans difficulté. Sa patronne, qui avait cessé de crier, était étendue sans connaissance sur un canapé, tandis que, avec ses pieds, posés sur le bras d'un fauteuil et la tête sur le plancher du gardefeu, l'infortuné soldat gisait, raide mort, dans une mare de son propre sang. « Naturellement, la première pensée du cocher, en voyant qu'il ne pouvait rien faire pour son maître, fut d'ouvrir la porte. Mais là une difficulté inattendue et bizarre se présenta. La clé n'était pas à l'intérieur sur la serrure, et il ne put la trouver nulle part dans la pièce. Il sortit donc par la fenêtre et revint quand il se fut procuré l'aide d'un agent de police et d'un médecin. La dame, toujours sans connaissance et sur qui pesaient les plus graves soupçons, fut transportée dans sa chambre. On plaça le corps du colonel sur le divan et on se livra à un examen soigneux du théâtre de la tragédie. « On trouva que la blessure qui avait tué l'infortuné soldat était une entaille irrégulière, et longue de deux pouces, pratiquée à la nuque, de toute évidence par un instrument qu'il n'était pas difficile d'identifier, car sur le plancher, tout près du corps, gisait un étrange bâton en bois dur sculpté, muni d'une poignée en os. Le colonel possédait une collection d'armes diverses rapportées des différents pays où il s'était battu, et la police suppose que ce bâton comptait parmi ses trophées. Les domestiques nient l'avoir jamais vu avant, mais parmi toutes les curiosités de la maison il se peut qu'on ne l'ait pas remarqué. La police n'a fait dans la pièce aucune autre découverte de quelque importance, mis à part le fait inexplicable que, ni sur la personne de Mme Barclay, ni sur celle de la victime, ni nulle part ailleurs, on n'a pu trouver la clé disparue. Un serrurier d'Aldershot a, par la suite, ouvert la porte. « Telle se présentait la situation, Watson, quand, mardi matin, à la requête du commandant Murphy, je suis allé à Aldershot aider la police dans ses efforts. Vous reconnaîtrez, je crois, que le problème offrait déjà pas mal d'intérêt, mais mes observations firent que je me rendis vite compte qu'il était, en vérité, bien plus extraordinaire qu'il ne le paraissait d'abord. « Avant d'examiner la pièce, j'ai interrogé les domestiques, mais je n'ai réussi qu'à en tirer les faits que j'ai déjà exposés. Jeanne Stewart, la femme de chambre, se souvint toutefois d'un détail intéressant. Vous vous rappelez qu'en entendant le bruit de la querelle, elle était descendue et qu'elle était revenue avec les autres. Elle dit que, quand elle était seule, la première fois, les voix de ses patrons étaient si basses qu'elle pouvait à peine les entendre et que c'est à leur ton, plus qu'à leurs paroles, qu'elle a jugé qu'ils s'étaient pris de querelle. En insistant, cependant, elle se souvint qu'elle avait entendu le mot “David”, prononcé deux fois par la dame. Ce point est de la plus haute importance, car il nous aiguille vers la cause de la soudaine querelle : le nom du colonel, vous ne l'avez pas oublié, est James. « Il y avait, dans cette affaire, une chose qui avait fait la plus profonde impression tant sur les domestiques que sur la police. C'était l'affreuse contraction du visage du colonel. Il était figé, suivant leur propre récit, dans l'expression la plus terrible de crainte et d'horreur que visage humain pût prendre. Plusieurs personnes s'évanouirent rien qu'à sa vue, tant l'effet en était hideux. Il était par conséquent certain que le défunt avait vu venir son sort et qu'il en avait éprouvé une immense horreur. Naturellement, cela cadrait avec la théorie de la police, si le colonel avait pu voir sa femme essayer de l'assassiner. Le fait que la blessure se trouvât à la nuque n'était pas non plus un obstacle décisif à cette théorie, car il avait fort bien pu se détourner pour éviter le coup. Impossible, d'ailleurs, de tirer aucun renseignement de la dame qui, pour le moment, en proie à une crise aiguë de fièvre cérébrale, déraisonnait. « Par la police, j'ai appris que Mlle Morrisson, qui, ce soir-là, vous vous le rappelez, était sortie en compagnie de Mme Barclay, assurait ignorer complètement ce qui avait, au retour, provoqué la mauvaise humeur de son amie. « Après avoir recueilli ces faits, Watson, j'ai fumé plusieurs pipes en y songeant et en m'efforçant de séparer ceux qui étaient essentiels de ceux qui se trouvaient purement accidentels. On ne pouvait mettre en doute que le point le plus caractéristique, et le plus riche en suggestions était, en l'occurrence, la disparition de la clé de la porte. Une fouille minutieuse n'avait pas réussi à la faire retrouver dans la pièce. Donc, on l'avait prise. Mais ni le colonel ni sa femme n'avaient pu la prendre. Voilà qui était tout à fait clair. Une tierce personne avait donc dû entrer et cette tierce personne n'avait pu entrer que par la fenêtre. Il me sembla qu'un examen sérieux de la pièce et de la pelouse révélerait peut-être des traces de ce mystérieux personnage. Vous connaissez mes méthodes, Watson. Il n'y en a pas une que je n'aie employée dans mes recherches. Et je finis par découvrir des traces, mais bien différentes de celles que j'avais escomptées. Il y avait eu un homme dans la pièce et, venant de la route, il avait traversé la pelouse. J'ai pu dénicher cinq empreintes très nettes de ses pas ; l'une sur la route même, au point où il a grimpé sur le mur, deux sur la pelouse et deux, très faibles, sur des planches couvertes de terre près de la fenêtre où il est entré. Sans doute avait-il traversé la pelouse en courant, car les pointes des pieds étaient bien plus profondément marquées que les talons. Mais ce ne fut pas l'homme qui me surprit, ce fut son compagnon. – Son compagnon ! Holmes tira de sa poche une grande feuille de papier de soie et là déplia soigneusement sur son genou. – Que dites-vous de ça ? demanda-t-il. Le papier portait les calques des empreintes de pattes d'un petit animal. Il y en avait cinq, très nettes, avec la marque de longues griffes et l'ensemble d'une empreinte était à peu près de la dimension d'une cuillère à café. – C'est un chien, dis-je. – Vous avez déjà vu un chien grimper à un rideau ? J'ai trouvé des traces fort nettes qui prouvaient que cet animal l'a fait. – Un singe, alors ? – Mais ce n'est pas l'empreinte d'un singe. – Qu'est-ce que ça peut donc être ? – Ni chien, ni chat, ni singe ; ce n'est pas un animal qui nous soit familier. J'ai essayé de le reconstruire d'après les mesures. Voici quatre empreintes prélevées à un endroit où la bête est restée immobile. Vous voyez qu'il n'y a pas moins de quarante centimètres entre la patte de devant et la patte de derrière. Ajoutez à cela la longueur du cou et de la tête et vous avez un animal d'au moins soixante centimètres de long – probablement davantage, s'il a une queue. Mais remarquez, à présent, cette autre mesure. L'animal s'est déplacé et nous avons la longueur de ses pas : dans chaque cas, ceux-ci ont tout au plus huit centimètres de long. Et cela nous indique, vous le voyez, un long corps juché sur de très courtes pattes. L'animal n'a pas eu la prévenance de laisser des poils derrière lui, mais sa forme générale doit être celle que j'ai dite. En outre, il est capable de grimper à un rideau et carnivore. – De quoi déduisez-vous cela ? – De ce qu'il a grimpé au rideau. Il y avait une cage à serin pendue à la fenêtre et son but semble avoir été d'arriver jusqu'à l'oiseau. – Mais quelle bête était-ce donc ? – Ah ! si je pouvais lui donner un nom, cela nous mènerait loin sur la voie de la solution de notre affaire. Tout compte fait, c'était sans doute un animal de la famille de la belette ou de l'hermine – et pourtant il est plus fort qu'aucune de celles que j'aie vues. – Mais quelle part a-t-il au crime ? – Cela aussi reste obscur ; tout de même nous avons appris pas mal de choses, vous voyez. Nous savons qu'un homme est resté sur la route, debout, à regarder les Barclay se disputer – les jalousies étaient levées et la pièce éclairée. Nous savons aussi que cet homme a traversé la pelouse en courant, qu'il est entré dans la salle avec un animal inconnu et que, ou bien il a frappé le colonel, ou bien, ce qui est également possible, le colonel est tombé de pure frayeur en le voyant et s'est fendu la tête sur l'extrémité du garde-feu. Enfin, nous avons le fait curieux que l'intrus a emporté la clé de la porte, en s'en allant. – Vos découvertes semblent laisser l'affaire plus obscure qu'elle ne l'était au début, dis-je. – Très juste. Elles ont indiscutablement montré que cette affaire était bien plus compliquée qu'on ne l'a d'abord supposé. Je l'ai reconsidérée et j'en suis arrivé à la conclusion qu'il faut l'aborder d'un autre point de vue. Mais, vraiment, Watson, je vous tiens debout et il me serait tout aussi possible de vous dire tout cela demain en nous rendant à Aldershot. – Merci. Vous êtes allé trop loin pour en rester là. – Donc, il était absolument certain que, quand Mme Barclay est partie de chez elle à 7 h 30, elle était en bons termes avec son mari. Elle n'a jamais fait, je crois vous l'avoir dit, étalage de son affection, mais le cocher l'a entendue bavarder amicalement avec le colonel… Or, il était non moins certain qu'immédiatement après son retour elle était allée dans la pièce où elle avait le moins de chances de voir son mari, qu'elle avait aussitôt demandé du thé, comme le fait une femme agitée, et enfin qu'elle avait éclaté en reproches violents quand son mari était venu la rejoindre. Entre 7 h 30 et 9 heures, donc, il s'était passé quelque chose qui avait complètement changé ses sentiments envers son mari. Or, Mlle Morrisson ne l'avait pas quittée de toute cette heure et demie. Il était donc absolument certain que, malgré ses dénégations, elle devait savoir quelque chose de l'affaire. « Ma première supposition fut que, peut-être, il y avait eu, entre cette jeune femme et le vieil officier, certaines relations dont elle avait fait l'aveu à son épouse. Cela expliquerait le retour irrité de celle-ci chez elle et aussi l'affirmation de celle-là qu'il n'était rien arrivé. Et ce n'était pas non plus en désaccord avec la plupart des paroles qu'on avait surprises. Seulement il y avait cette allusion à David, et aussi l'affection bien connue du colonel pour sa femme ; deux choses qui allaient fort à l'encontre de cette idée, sans parier de l'intrusion de l'autre homme qui, naturellement, pouvait être sans aucun rapport avec ce qui s'était produit. Il n'était pas facile de se diriger mais, tout bien pesé, j'étais porté à écarter l'idée qu'il s'était passé quelque chose entre le colonel et Mlle Morrisson, et j'étais plus convaincu que jamais que cette jeune personne pouvait me mettre sur la voie des raisons qui avaient poussé Mme Barclay à prendre soudain son mari en horreur. Je résolus donc de lui rendre visite, de lui expliquer que j'étais tout à fait certain qu'elle connaissait tous les faits et de lui donner l'assurance que son amie, Mme Barclay, pourrait bien s'asseoir au banc des accusés avec une inculpation d'assassinat si l'affaire n'était pas tirée au clair. « Mlle Morrisson est un petit brin de femme rêveuse, avec des yeux timides et des cheveux blonds, mais je ne l'ai nullement trouvée dénuée de finesse et de bon sens. Quand j'ai eu parlé, elle est restée quelque temps à réfléchir, puis, se tournant vers moi d'un air alerte et bien décidé, elle s'est lancée dans un récit remarquable que je vais résumer à votre intention. « – J'ai promis à mon amie de ne rien dire de cette affaire, et une promesse est une promesse, dit-elle. Mais si je peux vraiment lui venir en aide, la pauvre, quand on porte contre elle une accusation aussi grave, et quand la maladie lui ferme la bouche, je crois que cela me délie de ma promesse. Je vais donc vous dire exactement tout ce qui lui est arrivé lundi soir. « “Nous revenions de la mission de Watt Street vers 8 h 45. Notre chemin nous faisait traverser Hudson Street, qui est une voie très tranquille. Il n'y a dans cette rue qu'un réverbère du côté gauche et, comme nous en approchions, j'ai vu un homme qui venait vers nous. Il avait le dos très courbé et portait quelque chose qui ressemblait à une boîte suspendue à une de ses épau1e par une courroie. Il paraissait tout à fait difforme, car sa tête s'inclinait très bas en avant et il marchait les genoux pliés. Nous passions à côté de lui quand il leva le visage pour nous regarder dans le cercle de lumière que projetait le réverbère et, ce faisant, il s'arrêta et s'écria d'une voix terrible : “Grand Dieu ! c'est Nancy.” Mme Barclay devint d'une pâleur mortelle et elle serait tombée si cet être d'aspect terrifiant ne l'avait retenue. J'allais appeler la police, mais, à ma grande surprise, elle répondit tout à fait poliment à cet individu. « – Je vous croyais mort depuis trente ans, Henry, dit-elle d'une voix tremblante. « – Et c'est vrai, dit-il, et il y avait quelque chose d'effrayant dans le ton dont il prononçait ces paroles. Son visage était sombre, épouvantable et il avait dans les yeux une flamme qui me revient dans mes rêves ; ses cheveux et ses favoris étaient semés de gris et sa figure était toute gercée, craquelée comme une pomme flétrie. « – Faites quelques pas, ma chère, me dit Mme Barclay, je voudrais échanger quelques mots avec cet homme. Il n'y a rien à craindre. « Elle s'efforçait de parler d'un ton dégagé, mais elle était toujours mortellement pâle et elle pouvait à peine énoncer ses mots, tant ses lèvres tremblaient. « Je fis ce qu'elle me demandait et ils causèrent pendant quelques minutes. Elle me rejoignit ensuite, ses yeux étincelaient, quant au malheureux estropié, je le vis, debout près du réverbère, qui agitait dans l'air ses poings crispés, comme s'il était fou de rage. Elle ne prononça pas un mot avant que nous ne fussions à ma porte. Alors elle me prit la main et me pria de ne souffler mot à quiconque de ce qui venait d'arriver. “C'est quelqu'un que j'ai connu, il y a longtemps, et qui a eu des revers dans la vie”, m'expliqua-t-elle. Quand j'eus promis de ne rien dire, elle m'embrassa, et je ne l'ai plus revue depuis. Je vous ai maintenant rapporté toute la vérité, et si je l'ai cachée à la police, c'est que je ne me rendais pas compte alors du danger où se trouvait mon amie. Je sais qu'il ne peut être qu'à son avantage que tout soit connu. – Telle fut sa déclaration, Watson, et pour moi, comme vous pouvez l'imaginer, elle fut comme une lumière dans la nuit. Tout ce qui auparavant était sans lien aucun commença tout de suite à prendre sa vraie place et j'eus comme un vague pressentiment de toute la suite des événements. Ma première démarche, évidemment, consistait maintenant à trouver l'homme qui avait produit sur Mme Barclay une si remarquable impression. S'il était encore à Aldershot, ce ne devait pas être une tâche difficile. Il n'y a pas un bien grand nombre de civils à Aldershot et un estropié avait sûrement dû attirer l'attention. J'ai passé une journée à le chercher, et le soir – ce soir même, Watson – je me suis presque heurté à lui. L'homme s'appelle Henry Wood et il loge dans la rue même où ces dames l'ont rencontré. Il n'y a que cinq jours qu'il est là. En me faisant passer pour un agent du contrôle, j'ai fait une causette très intéressante avec sa logeuse. C'est, par profession, un prestidigitateur et un saltimbanque, il visite les cantines, à la nuit tombée, et y donne un petit divertissement. Il porte avec lui dans une boîte une bête dont la logeuse semble avoir grand-peur, car elle n'a jamais vu un animal pareil. A ce qu'elle dit, il s'en sert pour certains de ses tours. Voilà ce que la femme a pu me dire, et aussi qu'on se demandait comment cet homme était en vie, tant il est difforme, et enfin qu'il parlait parfois une langue étrange, que les deux dernières nuits elle l'avait entendu gémir et pleurer dans la chambre où il couche. Quant à l'argent tout allait bien, mais dans le dépôt qu'il lui a confié, il lui avait donné une pièce qui avait l'air d'un mauvais florin. Elle me l'a montrée, Watson : c'était une roupie indienne. « Et maintenant, mon cher ami, vous voyez exactement où nous en sommes et pourquoi j'ai besoin de vous. Il est évident que lorsque ces dames l'eurent quitté, cet homme les a suivies d'un peu loin, que, par la fenêtre, il a vu le mari et la femme se quereller, qu'il s'est rué dans la pièce et que la bête qu'il portait dans la boîte s'est échappée. Tout cela est tout à fait certain. Mais il est la seule personne au monde qui puisse nous dire exactement ce qui s'est passé dans cette pièce. – Et vous voulez le lui demander ? – Très certainement, mais en présence d'un témoin. – Et le témoin, ce sera moi ? – Si vous le voulez bien. S'il peut éclaircir l'affaire, fort bien. S'il refuse, nous n'aurons pas d'autre ressource que de solliciter un mandat d'arrêt. – Mais comment savez-vous qu'il sera là quand nous retournerons là-bas ? – Soyez tranquille : j'ai pris mes précautions. J'ai un de mes petits bonshommes de Baker Street qui monte la garde et le surveille, et qui se collera à lui comme un glouteron, partout où il pourra aller. Nous le trouverons demain dans Hudson Street, Watson ; et en attendant, je serais un criminel moi-même si je vous empêchais plus longtemps d'aller vous coucher. Il était midi lorsque nous nous sommes trouvés sur le lieu de la tragédie et, guidés par mon compagnon, nous nous sommes sans retard dirigés vers Hudson Street. En dépit de la façon dont il excelle à cacher ses émotions, je pouvais facilement voir que Holmes était dans un état de surexcitation qu'il maîtrisait, cependant que je frémissais moi-même de ce plaisir mi-sportif, mi-intellectuel, que j'éprouvais invariablement quand je me trouvais associé à ses recherches. – Voici la rue, dit-il en prenant une petite voie bordée de simples maisons en brique à deux étages. Ah ! voici Simpson qui vient au rapport. – Tout va bien, monsieur Holmes ; il est là-haut, s'écria un petit gamin des rues, en accourant à nous. – C'est bien, Simpson ! dit Holmes en posant la main sur sa tête. Venez, Watson. Voici la maison. Il fit passer sa carte avec un mot qui disait qu'il était venu pour une affaire importante ; un instant après, nous étions en face de l'homme que nous venions voir. Bien que le temps fût chaud, il était penché sur le feu et la petite chambre ressemblait à un four. L'homme était assis, tout tordu et recroquevillé sur sa chaise, de telle façon qu'il produisait une indéfinissable impression de difformité ; toutefois, la figure qu'il tourna vers nous, bien que fatiguée et basanée, avait dû être autrefois d'une exceptionnelle beauté. Ses yeux, striés d'un jaune bilieux, nous considéraient d'un air soupçonneux et, sans parler, sans se lever, d'un simple signe, il nous montra deux chaises. – Vous êtes bien monsieur Henry Wood, anciennement résidant aux Indes, dit Holmes avec affabilité. Je suis venu au sujet de cette petite affaire qu'est la mort du colonel Barclay. – Qu'est-ce que vous voulez que j'en sache ? – C'est ce dont je voulais m'assurer. Vous savez, je suppose, que si la chose n'est pas tirée au clair, Mme Barclay, qui est une de vos vieilles amies, sera très probablement poursuivie pour assassinat. L'homme tressaillit violemment. – Je ne sais qui vous êtes, s'écria-t-il, ni comment vous avez appris ce que vous savez, mais voulez-vous me jurer que ce que vous me dites est bien la vérité. – Ma foi ! on attend seulement qu'elle reprenne ses sens pour l'arrêter. – Mon Dieu ! Êtes-vous de la police vous-même ? – Non. – Alors, en quoi cette affaire vous regarde-t-elle ? – C'est l'affaire de tout le monde de veiller à ce que justice soit faite. – Vous pouvez me croire sur parole : elle est innocente. – Alors vous êtes coupable ? – Non, je ne le suis pas non plus. – Qui donc a tué le colonel James Barclay ? – C'est un destin équitable qui l'a tué. Mais, comprenez-moi bien : je lui aurais fait sauter la cervelle, comme j'avais à cœur de le faire, qu'il n'aurait eu, de ma part, que ce qu'il méritait. Si le remords ne l'avait pas terrassé, il est bien probable que j'aurais eu son sang sur la conscience. Vous voulez que je vous raconte l'histoire ? Eh bien ! je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas, car je n'ai aucune raison d'en rougir. « Voici comment ça s'est passé, monsieur. Vous me voyez aujourd'hui avec mon dos comme un chameau et mes côtes tout de travers ; mais il a eu un temps où le caporal Henry Wood était l'homme le plus élégant du 1l7e d'infanterie. Nous étions alors aux Indes, cantonnés dans un endroit que nous appelions Bhurtee. Barclay, qui est mort l'autre jour, était sergent dans la même compagnie que moi, et la belle du régiment – mieux que cela, la plus belle fille qui ait jamais aspiré l'air du bon Dieu entre ses lèvres –, c'était Nancy Devoy, la fille du sergent de la garde au drapeau. Il y avait deux hommes qui l'aimaient, mais elle n'en aimait qu'un seul ; et vous sourirez quand, considérant ce pauvre être recroquevillé devant le feu, vous m'entendrez dire qu'elle m'aimait pour ma fière allure. « Eh bien ! quoique son cœur fût à moi, le père avait décidé qu'elle épouserait Barclay. J'étais étourdi, insouciant, tandis que lui, il avait de l'éducation et se trouvait désigné pour être promu officier. Mais la fille me restait fidèle et il semblait bien qu'elle serait à moi lorsque la mutinerie éclata et tout l'enfer se déchaîna dans la région. « Nous avons été enfermés dans Bhurtee, tout le régiment avec une demi-batterie d'artillerie, une compagnie de Sikhs et quantité de civils et de femmes. Dix mille rebelles qui nous encerclaient et ils étaient aussi enragés qu'une meute de foxterriers autour d'une cage à rats. Vers la seconde semaine, l'eau manqua et la question se posa de savoir si nous pourrions communiquer avec la colonne du général Neill, qui s'avançait, quelque part dans la région. C'était notre seul espoir car, avec toutes les femmes et les enfants, nous ne pouvions escompter sortir les armes à la main. Je me suis alors proposé comme volontaire pour aller informer le général Neill du danger où nous étions. Mon offre fut acceptée et je m'en entretins avec le sergent Barclay, qui était censé connaître le pays mieux que n'importe qui. Il me dessina le chemin par où je pourrais traverser les lignes rebelles. A 10 heures, ce même soir, je me mis en route. Il y avait mille existences à sauver, mais je ne pensais qu'à une seule quand je me suis laissé tomber de l'autre côté du mur, cette nuit-là. « Mon chemin suivait un cours d'eau desséché qui, nous l'avions espéré, me cacherait à la vue des sentinelles ennemies, mais au moment où je me glissais doucement à un détour, j'ai marché tout droit sur six d'entre elles qui, tapies dans l'obscurité, m'attendaient. En un clin d'œil je reçus un coup terrible qui m'étourdit, et on me ligota les mains et les pieds. Mais le véritable coup me frappa au cœur et non à la tête, car lorsque je revins à moi et que j'écoutai tout ce que je pouvais saisir de leur conversation, j'en entendis assez pour comprendre que mon camarade, celui-là même qui m'avait tracé la route à suivre, m'avait, avec la complicité d'un domestique indigène, trahi et livré aux mains des ennemis. « Il n'est pas nécessaire que j'insiste sur cette partie de mon histoire. Vous savez à présent ce dont James Barclay était capable. Bhurtee fut délivré par Neill le lendemain, mais les rebelles m'emmenèrent avec eux dans leur retraite et de longues années s'écoulèrent pour moi sans revoir un visage blanc. J'ai été torturé, j'ai essayé de m'échapper, on m'a repris et on m'a torturé de nouveau. Vous voyez vous-même l'état dans lequel on m'a laissé. Un groupe de rebelles qui s'enfuirent au Népal m'emmenèrent avec eux et, plus tard, on me conduisit du côté de Darjeeburg. Là-haut, les gens des collines massacrèrent les rebelles qui me détenaient et je devins leur esclave pendant quelque temps, jusqu'au jour où je m'évadai, mais au lieu d'aller vers le Sud, j'ai dû monter vers le Nord, car je me suis en fin de compte trouvé chez les Afghans. Là, j'ai erré pendant de longues années et je suis enfin revenu au Punjab où j'ai vécu parmi les indigènes grâce aux tours de prestidigitation que j'avais appris. A quoi cela m'aurait-il servi, pauvre estropié que j'étais, de revenir en Angleterre et de m'y faire reconnaître par mes anciens camarades ? Même mon désir de vengeance ne pouvait m'y résoudre. Je préférais laisser Nancy et mes frères d'armes de jadis penser qu'Henry Wood était mort, le dos toujours bien droit, plutôt que de me montrer tel que j'étais vivant, étayé d'un bâton comme un chimpanzé. On n'a jamais douté de ma mort et je voulais qu'on n'en doute pas. J'ai appris que Barclay avait épousé Nancy, qu'il était rapidement monté en grade dans le régiment, mais même cela ne m'a pas fait parler. « Seulement, en vieillissant, on se prend à regretter la patrie. Pendant des années j'ai rêvé des champs verts et brillants, des haies de l'Angleterre. A la fin j'ai résolu de les revoir avant de mourir. J'ai économisé assez d'argent pour faire la traversée et puis, je suis venu ici, où il y a des soldats, car je connais leurs habitudes et je sais les amuser pour gagner ma pitance. – Votre récit est fort intéressant, dit Sherlock Holmes. J'étais déjà au courant de votre rencontre avec Mme Barclay et je sais comment vous vous êtes reconnus. Vous l'avez ensuite suivie, je crois, jusque chez elle et, par la fenêtre, vous avez assisté à la querelle qu'elle a eue avec son mari et au cours de laquelle, sans doute, elle lui a jeté à la face la façon dont il s'était conduit envers vous. Vos sentiments ont pris le dessus, vous avez traversé la pelouse en courant et vous avez fait irruption dans la salle. – C'est vrai, monsieur, et à ma vue il a changé à tel point que je n'avais jamais vu avant un homme avec cet air-là, puis il est tombé, la tête sur le garde-feu. Mais il était mort avant de tomber. Je lisais la mort sur son visage, aussi clairement que je lis ce texte au-dessus de la cheminée. Ma seule vue a été pour lui comme une balle au travers de son cœur coupable. – Et ensuite ? – Ensuite, Nancy s'est évanouie et j'ai pris dans sa main la clé de la porte, dans l'intention d'ouvrir et d'appeler au secours. Mais au moment de le faire, il m'a semblé qu'il valait mieux ne pas m'en occuper et partir, car les choses pourraient mal tourner pour moi et, de toute façon, mon secret serait connu si j'étais pris. Dans ma hâte j'ai fourré la clé dans ma poche et j'ai laissé tomber mon bâton, en cherchant à rattraper Teddy qui était grimpé au rideau. Quand je l'ai eu rentré dans sa boîte, d'où il s'était échappé, j'ai filé aussi vite que possible. – Qui est Teddy ? demanda Holmes. L'homme se pencha dans le coin sur une espèce de cage dont il souleva le couvercle. Aussitôt en sortit vivement un animal d'un beau rouge brun, fin et souple, avec les pattes d'une belette, un long nez effilé et deux yeux qui étaient les plus beaux yeux rouges que j'aie jamais vus dans la tête d'une bête. – Une mangouste ! m'écriai-je. – Oui, il y en a qui l'appellent comme cela et d'autres un ichneumon, dit l'homme. « Attrape serpent », voilà comment, moi, je l'appelle, car Teddy est d'une vivacité étonnante pour saisir les cobras. J'en ai un là, dépourvu de ses crochets à venin, et Teddy l'attrape chaque soir pour amuser les gars des cantines. Rien d'autre, monsieur ? – Il se peut que nous demandions à vous revoir, au cas où Mme Barclay se trouverait sérieusement en difficulté. – En ce cas, bien sûr, je viendrais. – Mais sans cela, il n'y a aucune raison d'évoquer ce scandale qui accable un mort ; si viles qu'aient été les actions de celui-ci, vous avez, du moins, la satisfaction de savoir que, pendant trente ans de sa vie, sa conscience lui a amèrement reproché son infamie. Ah ! voici le commandant Murphy qui passe sur le trottoir d'en face. Au revoir, Wood. Je veux savoir s'il s'est produit quelque chose depuis hier. Nous rejoignîmes le commandant avant qu'il n'eût atteint le coin de la rue. – Ah ! Holmes, dit-il, je suppose que vous savez que tout ce bruit qu'on a fait n'a, en fin de compte, abouti à rien ? – Comment cela ? – L'enquête vient de se terminer. Le témoignage du médecin a démontré de façon concluante que la mort est due à l'apoplexie. Vous le voyez, c'était, somme toute, une affaire bien simple. – Oh remarquablement superficielle, dit Holmes en souriant. Allons, Watson, je ne pense pas qu'on ait encore besoin de nous à Aldershot. – Il reste une chose, dis-je, tout en descendant vers la gare. Si le nom du mari était James et celui de l'autre, Henry, pourquoi at-on parlé de David ? – Ce seul mot, mon cher Watson, aurait dû me révéler toute l'histoire, si j'avais été le logicien idéal que vous aimez tant à dépeindre. C'était, de toute évidence, un mot de reproche. – De reproche ? – Oui, David pécha un peu de temps en temps, vous le savez et, en une certaine occasion, il s'écarta du droit chemin de la même façon que le sergent Barclay. Vous n'avez pas oublié la petite affaire d'Une et de Bethsabée ? Mes connaissances bibliques sont un peu rouillées, j'en ai peur, mais vous trouverez cette histoire dans le premier ou le second livre de Samuel. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 UNE AFFAIRE D'IDENTITÉ Les aventures de Sherlock Holmes (septembre 1891) Une affaire d'identité Nous étions assis au coin du feu dans son logement de Baker Street, et Sherlock Holmes me dit : « La vie, mon cher, est infiniment plus étrange que tout ce que l'esprit humain pourrait inventer ! Il y a certaines choses que nous n'oserions pas concevoir, et qui sont pourtant de simples banalités de l'existence. Je suppose que nous soyons capables de nous envoler tous les deux par cette fenêtre : nous planerions audessus de Londres et nous soulèverions doucement les toits, nous risquerions un œil sur les choses bizarres qui se passent, sur les coïncidences invraisemblables, les projets, les malentendus, sur les merveilleux enchaînements des événements qui se sont succédé à travers les générations pour aboutir à des résultats imprévus à l'origine ; n'importe quel roman, avec ses développements conventionnels et son dénouement normal, nous paraîtrait par comparaison étriqué et intéressant. – Je n'en suis pas encore tout à fait convaincu, répondis-je. Les intrigues et toutes les affaires que nous lisons sur du papier imprimé sont généralement assez plates. Prenez les rapports de police : le réalisme y est poussé jusqu'à l'extrême ; ils n'en sont pour cela ni passionnants ni riches en effets d'art… – Pour produire un effet artistique, remarqua Holmes, la sélection et la discrétion sont indispensables. C'est ce qui manque dans un rapport de police, où la platitude du style de l'auteur ressort davantage que les détails, lesquels constituent cependant le fond de toute l'affaire. Je crois que la banalité est très anormale. » Je secouai la tête en souriant : « Je comprends très bien pourquoi vous professez cette opinion. Vous occupez la situation d'un conseiller officieux, vous aidez tous ceux qui, à travers trois continents, se débattent au sein d'énigmes indéchiffrables. Vous vous trouvez donc en contact avec l'étrange, le bizarre... Mais prenons le journal de ce matin : livrons-nous à une expérience pratique. Voyez ce titre : “La cruauté d'un mari envers sa femme”. Il y a une demi-colonne de texte ; mais je n'ai pas besoin de la lire pour savoir que le sujet traité m'est parfaitement familier : je devine déjà la maîtresse, l'alcool, les disputes, les coups, le bruit, une logeuse au bon cœur et la sœur de charité… Les écrivains les plus réalistes ne pourraient rien imaginer de plus réel. – Vous avez choisi malheureusement un mauvais argument pour étayer votre thèse ! dit Holmes en prenant le journal pour y jeter un coup d'œil. Il s'agit de l'affaire du divorce des Dundas : or, par hasard, on m'a demandé d'éclaircir quelques points en connexion avec ce petit drame. Hé bien ! le mari militait dans la Ligue antialcoolique ; il n'avait pas de maîtresse ; le seul côté blâmable de sa conduite était la détestable habitude qu'il avait prise de lancer, à la fin de chaque repas, son dentier à la tête de sa femme. Quel romancier moyen aurait imaginé cela ?… Un peu de tabac, docteur, pour vous aider à reconnaître que je viens de marquer un point contre vous ! » Il me tendit une tabatière de vieil or ; au centre du couvercle s'étalait une grosse améthyste. Cette splendeur contrastait tellement avec la simplicité de ses goûts que je ne pus m'empêcher de m'en étonner. « Ah ! me dit-il. J'oubliais que je ne vous avais pas vu depuis plusieurs semaines : c'est un petit souvenir que m'a envoyé le roi de Bohème pour me remercier des services que je lui ai rendus à propos d'Irène Adler. – Et cette bague ? demandai-je en désignant un brillant magnifique qui scintillait à son doigt. – Elle m'a été donnée par la famille régnante de Hollande ; mais l'affaire qui m'a valu cette récompense était délicate, très délicate… Je ne pourrais la raconter, même à vous qui avez eu la gentillesse de relater pour la chronique quelques-uns de mes petits problèmes. – En avez-vous un sur le chantier, en ce moment ? demandaije avec curiosité. – Une douzaine, mais sans intérêt. Ils sont importants, vous comprenez ? mais nullement intéressants. Savez-vous ce que j'ai découvert ? Hé bien ! que c'est généralement dans les affaires peu importantes que l'observation peut le mieux se déployer, ainsi que cette vivacité dans l'analyse des causes et des effets qui donne à une enquête tout son piment. Les plus grands crimes sont les plus simples, car plus grand est le crime et mieux le mobile apparaît : c'est la règle. Parmi ces dix ou douze affaires sur le chantier, comme vous dites, en dehors d'une, assez embrouillée, qui m'a été soumise de Marseille, je ne vois rien qui présente de l'intérêt. Cependant il est possible que d'ici quelques minutes j'aie mieux à vous offrir, car, ou je me trompe fort, ou voici une cliente. » Il s'était levé de son fauteuil et était allé se poster derrière le store pour plonger son regard dans la rue morne et incolore. Penché par dessus son épaule, j'aperçus sur le trottoir d'en face une forte femme qui s'était arrêtée. Un lourd boa pendait à son cou. Elle était coiffée d'un chapeau à larges bords, piqué d'une grande plume rouge, qu'elle portait sur l'oreille, selon la mode qu'avait coquettement lancée la duchesse de Devonshire. A l'abri de ce dais imposant, elle risquait des coups d'œil hésitants, énervés, vers nos fenêtres. Son corps oscillait d'avant en arrière et d'arrière en avant. Ses doigts tripotaient les boutons de ses gants. Tout à coup, comme si elle se jetait à l'eau, elle traversa la rue en courant, et un coup de sonnette retentit. « J'ai déjà vu ce genre de symptômes, dit Holmes en lançant sa cigarette dans la cheminée. Oscillations sur le trottoir, cela signifie toujours affaire du cœur. Elle aimerait être conseillée, mais elle se demande si cette affaire n'est pas trop délicate pour être communiquée à quelqu'un. Et même à ce point, nous pouvons opérer encore une discrimination : quand une femme a été gravement bafouée par un homme, elle n'oscille plus, le symptôme habituel est un cordon de sonnette cassé. Pour ce casci, nous pouvons supposer qu'il s'agit d'une affaire d'amour, mais que la dame est moins en colère qu'embarrassée ou affligée. On frappa à la porte, et le groom annonça Mlle Mary Sutherland. La visiteuse surgit derrière la petite silhouette noire, comme un navire marchand aux voiles gonflées derrière un minuscule bateau pilote. Sherlock Holmes l'accueillit avec l'aisance et la courtoisie qu'il savait pousser jusqu'au raffinement. Il referma la porte sur elle, lui indiqua un fauteuil, et la regarda de cette façon minutieuse et pourtant abstraite qui n'appartenait qu'à lui. « Ne trouvez-vous pas, dit-il, qu'avec votre myopie, c'est un petit peu pénible de taper tellement à la machine ? – Oui, au début ; mais maintenant je tape sans regarder les touches. » Elle avait répondu sans réaliser la portée exacte des paroles de Sherlock Holmes. Mais à peine avait-elle fermé la bouche qu'elle sursauta : ses yeux se posèrent avec effroi et ahurissement sur mon ami. « On vous a parlé de moi, monsieur Holmes ! Autrement comment auriez-vous su cela ? – Aucune importance ! dit Holmes en riant. C'est mon métier de connaître des tas de choses. Peut-être me suis-je entraîné à voir ce que d'autres ne voient pas… Sinon, d'ailleurs, pourquoi seriez vous venue me consulter ? – Je suis venue vous voir, monsieur, parce que Mme Etherge m'a parlé de vous. Vous vous rappelez ? Vous avez si facilement retrouvé son mari alors que tout le monde, police comprise, le donnait pour mort !… Oh ! monsieur Holmes, je voudrais que vous fassiez autant pour moi ! Je ne suis pas riche, mais je jouis en propre de cent livres par an, et je gagne un supplément en tapant à la machine. Je donnerais tout pour savoir ce qu'est devenu M. Hosmer Angel. – Pourquoi êtes-vous partie avec précipitation ? » demanda Sherlock Holmes. une pareille Il avait rassemblé les extrémités de ses dix doigts, et il contemplait le plafond. L'étonnement bouleversa encore une fois les traits quelconques de Mlle Mary Sutherland. « Oui, dit-elle. Effectivement, je me suis précipitée hors de chez moi parce que j'étais furieuse de voir M. Windibank, mon père, prendre la chose aussi facilement. Il ne voulait pas avertir la police, il ne voulait pas aller vous voir ! Alors moi, finalement, comme il ne faisait rien, et qu'il se bornait à m'affirmer qu'il n'y avait pas de mal, je me suis mise en colère, j'ai filé droit chez vous. – Votre père ? observa Holmes. Votre beau-père, sans doute, puisque vous ne portez pas le même nom. – Oui, mon beau-père. Je l'appelle père, bien que cela sonne bizarrement ; il n'a que cinq ans et deux mois de plus que moi. – Et votre mère vit toujours ? – Oh ! oui. Maman vit toujours, et elle se porte bien. Ça ne m'a pas fait plaisir, monsieur Holmes, quand elle s'est remariée si tôt après la mort de papa : surtout qu'il s'agissait d'un homme qui avait quinze ans de moins qu'elle. Papa était plombier à Tottenham Court Road ; il a laissé derrière lui une affaire en ordre. Maman l'a continuée avec son contremaître, M. Hardy. Mais il a suffi que M. Windibank survienne pour qu'elle vende son affaire ; il lui était très supérieur : c'est un courtier en vins ! Ils en ont tiré quatre mille sept cents livres pour la clientèle et pour le fonds : si papa avait vécu, il en aurait tiré bien davantage, lui ! » Je m'attendais à ce que Sherlock Holmes témoignât de l'impatience devant un récit aussi décousu, mais je le vis au contraire qui concentrait son attention au maximum. « Votre petit revenu, demanda-t-il, vient-il de l'affaire ? – Oh ! non, monsieur. Il n'a rien à voir avec elle. C'est un héritage de mon oncle Ned, d'Auckland. Des valeurs de Nouvelle Zélande, qui me rapportent 4, 5 %. Le total faisait deux mille cinq cents livres, mais je touche juste l'intérêt. – Cette histoire me passionne, dit Holmes. Voyons ! Cent livres, bon an mal an, vous parviennent ; de plus vous gagnez un peu d'argent, il vous arrive donc de faire des petits voyages et de vous offrir quelques fantaisies. Il me semble qu'une jeune fille seule peut très bien s'en tirer avec un revenu voisinant soixante livres. – Je pourrais me débrouiller encore avec beaucoup moins, monsieur Holmes ! Mais aussi longtemps que je vivrai à la maison, je ne veux pas être à charge : aussi c'est eux qui encaissent. Bien sûr, cette convention n'est valable que tant que je resterai à la maison. Tous les trimestres, M. Windibank touche mes intérêts, les rapporte à maman. Moi, je me suffis avec ce que je gagne en tapant à la machine à écrire : à deux pence la page. Et je tape souvent de quinze à vingt pages par jour. – Vous m'avez très bien décrit votre situation, dit Holmes. Mais vous pouvez parler devant le docteur Watson, qui est mon ami, aussi librement qu'à moi-même. S'il vous plaît, abordons, à présent, le chapitre de vos relations avec M. Hosmer Angel. » Mlle Mary Sutherland rosit légèrement ; ses doigts s'agitèrent sur le bord de son chemisier ; tout de même elle commença : « Je l'ai rencontré la première fois au bal des employés du gaz. Ils avaient l'habitude d'envoyer des places à papa de son vivant ; ils se souvinrent de nous après sa mort, et ils les adressèrent à maman. M. Windibank ne tenait pas à ce que nous y allions. D'ailleurs il ne tenait pas à ce que nous allions nulle part. Si j'avais voulu, par exemple, sortir avec mes camarades de l'école du dimanche, il serait devenu fou ! Mais cette fois j'étais décidée à aller au bal, et j'irais ! De quel droit m'en empêcheraitil ? Il prétendait que ce bal n'était pas fréquenté par des gens pour nous ; or, tous les amis de papa y étaient. Il me dit aussi que je n'avais rien à me mettre, alors que j'avais ma robe de panne rouge que je n'avais pas encore étrennée. A la fin, comme je ne voulais pas changer d'avis, il partit pour la France en voyage d'affaires pour sa firme ; mais maman et moi, nous nous fîmes accompagner de M. Hardy, l'ancien contremaître de papa, et nous allâmes au bal : ce fut là que je rencontrai M. Hosmer Angel. – Je pense, dit Holmes, que lorsque M. Windibank rentra de France, il fut très fâché d'apprendre que vous étiez allée au bal. – Oh ! il se montra très gentil ! Il rit, je m'en souviens, et il haussa les épaules. Il dit même que c'était bien inutile d'empêcher une femme de faire ce qui lui plaisait, car elle se débrouillait toujours. – Bon. Donc, à ce bal des employés du gaz, vous avez rencontré un gentleman du nom de Hosmer Angel ? – Oui, monsieur. Je l'ai rencontré ce soir-là ; le lendemain il vint nous rendre visite pour savoir si nous étions bien rentrées ; après quoi nous l'avons revu… C'est-à-dire, monsieur Holmes, je l'ai revu deux fois et nous nous sommes promenés ensemble. Mais ensuite mon père est rentré, et M. Hosmer Angel ne pouvait plus revenir à la maison. – Non ? – Parce que, vous comprenez, mon père n'aimait pas beaucoup ces choses-là. S'il avait pu, il n'aurait jamais reçu de visiteurs. Il disait qu'une femme devait se contenter du cercle de famille. Mais, comme je l'ai dit souvent à maman, une femme voudrait bien commencer à le créer, son propre cercle ! Et moi, je n'avais pas encore commencé le mien. – Et ce M. Hosmer Angel n'a-t-il pas cherché à vous revoir ? – Voilà : mon père devait repartir pour la France pendant une semaine. Hosmer m'écrivit qu'il serait plus raisonnable de ne pas nous voir avant son départ. Mais nous correspondions ; il m'écrivait chaque jour. C'était moi qui prenais les lettres le matin dans la boîte ; aussi, mon père n'en savait rien. – A cette époque, étiez-vous fiancée à ce gentleman ? – Oh ! oui, monsieur Holmes ! Nous nous étions fiancés dès notre première promenade. Hosmer… M. Angel… était caissier dans un bureau de Leadenhall Street… et… – Quel bureau ? – Voilà le pire, monsieur Holmes : je ne le sais pas. – Où habitait-il alors ? – Il dormait là où il travaillait. – Et vous ne savez pas son adresse ? – Non. Sauf que c'était Leadenhall Street. – Où adressiez-vous vos lettres ? – Au bureau de poste de Leadenhall Street, poste restante, il disait que si je lui écrivais au bureau, tous les autres employés se moqueraient de lui, Alors je lui ai proposé de les taper à la machine, comme il faisait pour les siennes. Mais il n'a pas voulu : il disait que quand je les écrivais moi-même, elles semblaient bien venir de moi, mais que si je les tapais à la machine, il aurait l'impression que la machine à écrire se serait interposée entre nous deux. Ceci pour vous montrer, monsieur Holmes, combien il m'aimait, et à quelles petites choses il songeait. – Très suggestif ! opina Sherlock Holmes. J'ai toujours pris pour un axiome que les petites choses avaient une importance capitale. Vous ne pourriez pas vous rappeler encore d'autres petites choses sur M. Hosmer Angel ? – C'était un garçon très timide, monsieur Holmes. Ainsi, il préférait sortir avec moi le soir plutôt qu'en plein jour : il disait qu'il détestait faire des envieux. Il avait du tact, et des bonnes manières. Jusqu'à sa voix qui était douce. Il avait eu des angines et les glandes engorgées dans son enfance, paraît-il, et ça lui avait laissé une gorge affaiblie : il parlait un peu en chuchotant, en hésitant… Et toujours bien mis, très propre, et simplement… Il n'avait pas une bonne vue, lui non plus ; il portait des lunettes teintées pour se protéger les yeux. – Bien. Et qu'arriva-t-il M. Windibank, rentra de France ? lorsque votre beau-père, – M. Hosmer Angel était revenu à la maison, et il m'avait proposé de nous marier avant le retour de mon père. Il était terriblement pressé, et il me fit promettre, les mains posées sur la Bible, que quoi qu'il arrive, je lui serais toujours fidèle. Maman déclara qu'il avait raison de me faire promettre, et que c'était une belle marque d'amour. Maman était pour lui depuis le début ; elle en était même plus amoureuse que moi. Puis, quand ils envisagèrent notre mariage dans la semaine, je demandai comment mon père prendrait la chose. Ils me répondirent tous deux que je n'avais pas à m'inquiéter du père, que je lui annoncerais mon mariage ensuite, et maman me dit qu'elle s'en arrangerait avec lui. Cela, monsieur Holmes, ne me plaisait pas beaucoup. Il semblait bizarre que j'eusse à lui demander l'autorisation puisqu'il était à peine plus âgé que moi. Mais je voulais agir au grand jour. Alors je lui écrivis à Bordeaux, où la société avait ses bureaux français ; mais la lettre me fut retournée le matin même de mon mariage. – Il ne la reçut donc pas ? – Non, monsieur. Il était reparti pour l'Angleterre juste avant l'arrivée de ma lettre à Bordeaux. – Ah ! voilà qui n'est pas de chance ! Votre mariage était donc prévu pour le vendredi. A l'église ? – Oui, monsieur, mais sans cérémonie. Il devait avoir lieu à Saint-Sauveur, près de King's Cross, et nous aurions eu ensuite un lunch à l'Hôtel Saint-Pancrace. Hosmer vint nous chercher en cab ; mais comme j'étais avec maman, il nous fit monter et sauta lui-même dans un fiacre à quatre roues qui semblait être le seul fiacre de la rue. Nous arrivâmes à l'église les premières ; quand le fiacre à quatre roues apparut, nous nous attendions à le voir descendre, mais personne ne bougeait, le cocher regarda à l'intérieur de la voiture : Hosmer n'y était plus ! Le cocher dit qu'il n'y comprenait rien, qu'il l'avait pourtant vu monter de ses propres yeux… Ceci se passait vendredi dernier, monsieur Holmes, et je n'ai eu depuis aucune nouvelle ; le mystère de sa disparition reste entier ! – Il me semble que vous avez été bien honteusement traitée ! dit Holmes. – Oh ! non, monsieur ! Il était trop bon et trop honnête pour me laisser ainsi. Comment ! Toute la matinée il n'avait pas cessé de me répéter que, quoi qu'il puisse arriver, je devais lui rester fidèle ; que même si un événement imprévu nous séparait, je devais me souvenir toujours que nous étions engagés l'un à l'autre et que tôt ou tard il réclamerait ce gage… C'est peut-être une curieuse conversation pour un matin de noces ; mais les circonstances lui ont donné tout son sens ! – En effet, tout son sens ! Votre opinion est donc qu'il a été victime d'une catastrophe imprévue ? – Oui, monsieur. Je crois qu'il prévoyait un danger ; sinon il ne m'aurait pas tenu ces propos. Et je pense que ce qu'il prévoyait s'est produit. – Mais vous n'avez aucune idée de ce qu'il prévoyait ? – Aucune. – Encore une question. Comment votre mère prit-elle la chose ? – Elle était furieuse. Elle me dit qu'il ne fallait plus que je m'avise de lui reparler de Hosmer. – Et votre père ? L'avez-vous mis au courant ? – Oui. Il pensa, comme moi, que quelque chose s'était produit et il m'affirma que j'aurais sous peu des nouvelles de Hosmer. Ainsi qu'il me l'a dit : « Quel intérêt aurait un homme à te mener à la porte de l'église, puis à t'abandonner ? » D'autre part, s'il m'avait emprunté de l'argent, ou si nous nous étions mariés et si j'avais mis mon argent sur son compte, c'aurait pu être une raison. Mais Hosmer et moi n'avons jamais parlé d'argent… Pourtant, monsieur, qu'est-ce qui a pu se passer ? Pourquoi ne m'a-t-il pas écrit ? Je deviens folle quand j'y pense ! Et je ne peux plus fermer l'œil. – Je vais prendre cette affaire en main, dit Holmes en se mettant debout. Et je ne doute pas que nous n'obtenions un résultat décisif. Ne faites plus travailler votre cerveau : je me charge de tout. Mais d'abord, tâchez d'effacer M. Hosmer Angel de votre mémoire, aussi complètement qu'il s'est effacé de votre vie. – Alors… Vous croyez que je ne le reverrai plus ? – Je crains que non. – Mais qu'est-ce qui a pu lui arriver ? – Je répondrai à cette question. J'aimerais avoir une description exacte de lui, et une des lettres qu'il vous a adressées. – J'ai fait insérer une annonce sur lui dans le Chronicle de samedi dernier, dit-elle. Voici la coupure, et quatre lettres de lui. – Merci. Votre adresse ? – 31, Lyon Place, Camberwell. – Vous n'avez jamais eu l'adresse de M. Angel, m'avez-vous dit. Où travaille votre père ? – Il voyage pour Westhouse & Marbank, les grands importateurs de vins de Fenchurch Street. – Merci. Votre déclaration a été très claire. Laissez vos lettres et la coupure ici, et rappelez-vous le conseil que je vous ai donné. Tout ceci doit être comme un livre scellé que vous n'ouvrirez plus jamais : il ne faut pas que votre vie en soit affectée. – Je vous remercie, monsieur Holmes. Mais c'est impossible : je dois avoir confiance en Hosmer. Quand il reviendra, il me trouvera prête pour lui. » En dépit du chapeau absurde et du visage un peu niais, il y avait quelque chose de noble, dans cette fidélité de notre visiteuse, qui forçait le respect. Elle posa sur la table son petit tas de papiers et s'en alla, après nous avoir promis qu'elle reviendrait à la première convocation. Sherlock Holmes resta assis quelques instants silencieux ; il avait de nouveau rassemblé les extrémités de ses dix doigts ; ses longues jambes s'étiraient devant lui, il regardait fixement le plafond. Puis il retira de son râtelier la bonne vieille pipe qui était un peu sa conseillère. Il l'alluma, s'enfonça dans son fauteuil, envoya en l'air de larges ronds de fumée bleue… Son visage s'assombrit sous une sorte de langueur. « Très intéressante à étudier, cette jeune fille ! dit-il. Je l'ai trouvée plus intéressante que son petit problème qui est, soit dit en passant, assez banal. Vous trouverez un cas analogue si vous consultez mon répertoire à Andover en 1877, et un autre, presque le même, à La Hague l'an dernier. Pour aussi usée que soit l'idée, toutefois il y a eu aujourd'hui un ou deux détails assez nouveaux pour moi. Mais la jeune fille elle-même m'a appris bien davantage. – On dirait que vous avez lu sur elle des tas de choses qui sont demeurées pour moi tout à fait invisibles, hasardai-je. – Pas invisibles : mais vous ne les avez pas remarquées, Watson. Vous ne savez pas regarder, c'est ce qui vous fait manquer l'essentiel. Je désespère de vous faire comprendre un jour l'importance des manches, ou ce que peut suggérer un ongle de pouce, voire un lacet de soulier. Qu'avez-vous déduit de l'allure de cette femme ? Décrivez-la moi, d'abord. – Voyons : elle avait un chapeau à larges bords, couleur gris ardoise, avec une plume rouge brique. Sa jaquette était noire, avec des perles noires, cousues dessus, et bordée d'une parure noire comme du jais. Elle avait une robe brune, plus foncée que couleur café, avec une petite peluche pourpre au cou et aux manches. Ses gants étaient gris, usés à l'index droit. Je n'ai pas observé ses souliers. Elle porte des petites boucles d'oreilles en or. Elle est d'apparence aisée, quoique vulgaire, confortable. » Sherlock Holmes battit des mains, et gloussa ironiquement. « Ma parole, Watson, vous êtes en gros progrès ! En vérité vous n'avez pas oublié grand-chose : sauf un détail d'importance, mais je vous félicite pour votre méthode, et vous avez l'œil juste pour la couleur. Ne vous fiez jamais à une impression générale, cher ami, mais concentrez-vous sur les détails. Mon premier regard, s'il s'agit d'une femme, est pour ses manches. S'il s'agit d'un homme, pour les genoux du pantalon. Vous l'avez remarqué, cette femme avait de la peluche sur ses manches, et la peluche est un élément très utile, car elle conserve des traces. Ainsi la double ligne, un peu au-dessus du poignet, à l'endroit où la dactylo appuie contre la table. La machine à coudre, à la main, laisse une marque semblable, mais seulement sur le bras gauche et du côté le plus éloigné du pouce. Ensuite j'ai examiné son visage et j'ai constaté la trace d'un pince-nez ; j'ai aventuré une remarque sur sa myopie et sur la machine à écrire ; elle en a été fort étonnée. – Moi aussi. – Pourtant cette remarque allait de soi. J'ai ensuite été surpris, et intéressé, en faisant descendre mon regard vers les souliers : c'étaient d'étranges souliers ! Je ne dis pas qu'ils appartenaient à deux paires différentes ; mais l'un avait un bout rapporté à peine nettoyé, et l'autre propre. De ces souliers, qui étaient d'ailleurs des bottines, l'un était boutonné seulement par les deux boutons inférieurs, et l'autre aux premier, troisième et cinquième boutons. Hé bien ! Watson, quand on voit une jeune dame, par ailleurs vêtue avec soin, sortir de chez elle dans un pareil désordre de chaussures, il n'est pas malin de penser qu'elle est partie en grande hâte. – Et quoi encore ? demandai-je, vivement intéressé une fois de plus par la logique incisive de mon camarade. – J'ai remarqué, en passant, qu'elle avait écrit une lettre ou une note avant de sortir, mais alors qu'elle était habillée. Vous avez observé que son gant droit était usé à l'index, mais vous n'avez pas vu qu'à la fois le gant et le doigt étaient légèrement tachés d'encre violette. Elle était pressée, et elle a enfoncé trop loin sa plume dans l'encrier. Cela ne doit pas remonter à plus tard que ce matin ; autrement la trace n'aurait pas été si nette. Tout ceci est bien amusant ! Un peu élémentaire, sans doute… Mais il faut que je me mette au travail, Watson. Auriez-vous l'obligeance de me lire le texte de l'annonce qui donne la description de M. Hosmer Angel ? » J'approchai la petite coupure de la lampe, et je lus : « Titre “On recherche…” Voici le texte : “Un gentleman, nommé Hosmer Angel a disparu depuis le 14 au matin. Taille à peu près 1, 70 m : bien bâti, teint jaune, cheveux noirs, début de calvitie au sommet, favoris noirs et moustache. Lunettes teintées. Léger défaut de prononciation. La dernière fois qu'il fut aperçu, portait une redingote noire, bordée de soie, un gilet noir, une chaîne de montre en or, des pantalons gris de tweed écossais, des guêtres brunes sur des souliers à côtés élastiques. A été employé dans un bureau de Leadenhall Street. Toute personne qui pourra contribuer, etc.” – Cela suffit, dit Holmes. Passons aux lettres… Elles sont d'une banalité ennuyeuse, et ne nous apprennent rien sur M. Angel, sauf qu'en une occasion il cite Balzac. Cependant, voici un détail important qui vous frappera sans doute. – Elles sont tapées à la machine à écrire… – Certes ; mais la signature également est tapée à la machine à écrire. Voyez ce net petit “Hosmer Angel”, au bas. Il y a bien la date, mais pas l'adresse, sauf Leadenhall Street, ce qui est assez vague. Ce détail de la signature est très suggestif ; je devrais dire : concluant ! – En quoi ? – Mon cher ami, est-il possible que vous ne discerniez point son importance ? – Je ne saurais vous dire que je discerne quelque chose, sauf, peut-être, que ce monsieur voulait se réserver la possibilité de renier sa signature pour le cas où serait engagée une action judiciaire pour rupture de contrat. – Non, ce n'est pas cela. Tout de même, je vais écrire deux lettres qui devraient résoudre le problème. L'une à une firme de la City, l'autre au beau-père de la jeune demoiselle, pour lui demander de nous rencontrer demain soir à six heures. C'est beaucoup mieux d'avoir affaire à des hommes ! Et maintenant, docteur, nous ne pouvons rien faire avant d'avoir reçu réponse à ces deux lettres ; d'ici là, rangeons ce petit problème dans un tiroir que nous fermerons à clé. » J'avais eu tellement de bonnes raisons de me fier à la subtilité du raisonnement de mon ami ainsi qu'à l'énergie de son activité que je sentis qu'il ne devait pas manquer de bases solides pour traiter avec cette sorte de désinvolture le singulier mystère qui lui avait été soumis. Je ne l'avais vu se tromper qu'une fois, dans l'affaire du roi de Bohème et de la photographie d'Irène Adler. Et si je me reportais aux péripéties du Signe des Quatre, ou de l'Etude en Rouge, je me disais qu'il n'existait pas au monde une énigme qu'il ne fut capable de déchiffrer. Je le laissai donc en tête à tête avec sa pipe noire. J'avais la conviction que, lorsque je reviendrais le lendemain soir, je le trouverais tenant dans sa main les divers fils qui lui permettraient de découvrir le fiancé de Mlle Mary Sutherland. Toute mon attention fut d'ailleurs requise par un cas médical d'une extrême gravité, et je passai presque toute la journée au chevet du malade. Je ne pus me libérer que quelques minutes avant six heures, mais je sautai dans un fiacre et me fis conduire à Baker Street. Je ne voulais pas manquer d'assister au dénouement de l'affaire. Sherlock Holmes était seul ; il dormait à moitié, pelotonné au fond de son fauteuil. Une formidable armée de bouteilles et d'éprouvettes, parmi des relents d'acide chlorhydrique, m'apprit qu'il avait consacré sa journée à ses chères expériences chimiques. « Hé bien ! vous avez trouvé ? demandai-je en entrant. – Oui. C'était le bisulfate de baryte. – Non, non : la clé de l'énigme ? – Ah ! l'énigme ? Je pensais au sel sur lequel j'ai travaillé. Mais il n'y a jamais eu d'énigme, mon cher ! Bien que quelques détails m'aient intéressé, comme je vous le disais hier. Ce qui m'ennuie, c'est qu'aucune loi, je le crains, ne doit s'appliquer au coquin. – Qui est-ce donc ? Et pourquoi a-t-il abandonné Mlle Sutherland ? Ma phrase n'était pas terminée, et Holmes ouvrait déjà la bouche pour me répondre, que nous entendîmes un bruit de pas dans le couloir ; quelqu'un frappa à la porte. – Voilà le beau-père de la demoiselle, M. James Windibank, annonça Holmes. Il m'avait répondu qu'il serait là à six heures. Entrez ! » Le visiteur était un homme robuste, de taille moyenne. Il paraissait trente ans. Sur son visage jaunâtre, ni moustache, ni barbe, ni favoris. Il avait l'allure doucereuse, insinuante. Ses yeux gris étaient magnifiques de vivacité et de pénétration. Il nous décocha à chacun un regard interrogateur, posa son chapeau sur le buffet, s'inclina légèrement et se laissa glisser sur la chaise la plus proche. « Bonsoir, monsieur James Windibank, dit Holmes. Je suppose que cette lettre tapée à la machine, qui confirme notre rendez-vous pour six heures, est bien de vous ? – Oui, monsieur. Je suis un peu en retard, mais je ne suis pas mon maître, n'est-ce pas ? Vous me voyez désolé que Mlle Sutherland vous ait ennuyé avec cette petite affaire ; il me semble en effet préférable de ne pas étaler son linge sale en public. C'est tout à fait contre ma volonté qu'elle est venue ; mais elle a un naturel impulsif, émotif, comme vous avez pu le remarquer, et il est difficile de la raisonner quand elle a pris une décision. Bien sûr, je suis moins gêné que ce soit à vous qu'elle se soit adressée, puisque vous n'avez rien à voir avec la police officielle, mais je ne trouve pas agréable que l'on fasse tant de bruit autour d'un malheur de famille. Enfin, il s'agit là de frais inutiles : car comment pourriez-vous retrouver cet Hosmer Angel ? – Au contraire, dit paisiblement Holmes. J'ai toute raison de croire que je réussirai à découvrir M. Hosmer Angel. » M. Windibank sursauta et laissa tomber ses gants. « Je suis ravi de cette nouvelle ! dit-il. – C'est étonnant, fit Holmes, comme les machines à écrire possèdent leur individualité propre ! presque autant que l'écriture humaine. A moins qu'elles ne soient tout à fait neuves, elles n'écrivent jamais de la même façon. Certaines lettres sont plus usées que d'autres, il y en a qui ne s'usent que d'un côté… Tenez, dans votre lettre, monsieur Windibank, sur tous les e on relève une petite tache ; de même les t ont un léger défaut à leur barre. J'ai compté quatorze autres caractéristiques ; ces deux-là sautent aux yeux. – C'est sur cette machine qu'au bureau nous faisons toute notre correspondance ; indubitablement elle n'est plus en très bon état. » Tout en répondant, notre visiteur pesa sur Holmes de toute l'acuité de son regard. « Et maintenant je vais vous montrer, monsieur Windibank, une étude réellement très intéressante, poursuivit Holmes. Je compte écrire bientôt une brève monographie sur la machine à écrire et son utilisation par les criminels. C'est un sujet auquel j'ai accordé quelques méditations. J'ai ici quatre lettres qui m'ont été présentées comme émanant du disparu. Elles sont toutes tapées à la machine. Chacune présente les petites taches sur les e et des barres en mauvais état sur les t. Si vous consentez à prendre ma loupe, je vous montrerai les quatorze autres caractéristiques aux quelles je faisais allusion tout à l'heure. » M. Windibank sauta de sa chaise et empoigna son couvrechef. « Je n'ai pas de temps à perdre pour une conversation aussi fantaisiste, monsieur Holmes ! dit-il. S'il est en votre pouvoir de rattraper l'homme, rattrapez-le : quand ce sera fait, vous me préviendrez. – Certainement ! fit Holmes en se levant et en fermant la porte à double tour. Apprenez donc que je l'ai rattrapé… – Comment ! Où ? cria M. Windibank tout pâle et regardant autour de lui comme un rat pris au piège. – Oh ! cela ne fait rien… Rien du tout ! dit Holmes non sans suavité. Il n'y a plus moyen de vous en tirer, monsieur Windibank. Tout était trop transparent, et vous m'avez fait un mauvais compliment quand vous avez avancé qu'il me serait impossible de résoudre un problème aussi simple. Allons ! Asseyez-vous, et parlons ! » Notre visiteur s'effondra dans un fauteuil. Il était blême et de la sueur perlait sur son front. « La… La justice ne peut rien contre moi ! bégaya-t-il. – J'en ai peur. Mais entre nous, Windibank, le tour que vous avez joué est abominablement mesquin, cruel, et égoïste… Je vais retracer le cours des événements, et vous me corrigerez, si je me trompe. L'homme était blotti dans son fauteuil, avec la tête rentrée dans la poitrine. Littéralement aplati ! Holmes cala ses pieds contre le coin de la cheminée et, s'appuyant en arrière avec les deux mains dans les poches, commença à parler. J'avais l'impression qu'il se parlait à lui-même, plutôt qu'à nous. – L'homme a épousé pour de l'argent une femme beaucoup plus âgée que lui, dit-il. Et il a joui de l'argent de la fille qui vivait avec eux. Cela faisait une somme considérable pour des gens dans leur situation ; s'ils la perdaient, la différence serait d'importance ; un effort méritait donc d'être tenté. La fille possédait un tempérament naturellement bon et aimable ; mais elle était sensible et elle avait, à sa manière, le cœur chaud. De toute évidence, en tenant compte de son attrait personnel et de sa petite fortune, il fallait s'attendre à ce qu'elle ne demeurât point longtemps célibataire. Or son mariage représentait, aux yeux de son beau-père, la perte de cent livres par an. Que fit ledit beaupère pour l'empêcher de se marier ? Il commença, c'est la règle, par lui interdire de sortir et d'aller avec des garçons de son âge. Il ne tarda pas à découvrir que cette interdiction ne serait pas éternellement valable : elle se rebella, fit valoir ses droits, et finalement annonça son intention de se rendre à un certain bal. Quelle idée germa alors dans l'esprit fertile du beau-père ? Oh ! il est plus logique de la porter au crédit de sa tête que de son cœur ! Avec la complicité et l'aide de sa femme, il se déguisa : il masqua ses yeux vifs derrière des lunettes teintées, il se para de favoris postiches ; il mua cette voix claire en un chuchotement doucereux, et, profitant de la myopie de sa belle-fille, il apparut sous les traits de M. Hosmer Angel : ainsi éloignait-il les amoureux en jouant lui-même l'amoureux passionné. – Au début, il ne s'agissait que d'une farce ! gémit notre visiteur. Nous n'avions jamais pensé qu'elle s'enflammerait aussi facilement. – Peut-être. Quoi qu'il en soit, la jeune fille s'est enflammée comme elle croyait son beau-père en France, l'idée d'une supercherie n'effleura jamais son esprit. Elle était flattée par les attentions du gentleman, et cette sorte de vanité qu'elle en tirait était encore renforcée par l'admiration hautement laudative de la mère. « M. Hosmer Angel dut alors se déclarer : l'affaire pouvait aller aussi loin qu'il le souhaitait. Il y eut des rencontres, des fiançailles : si bien que toute la capacité affective et amoureuse de la jeune fille se trouvait concentrée sur ce faux objet de tendresse. La tromperie ne pouvait cependant pas se prolonger indéfiniment. Que restait-il à faire ? Rien d'autre que de brusquer la conclusion de l'affaire d'une manière si dramatique que la jeune fille en demeurerait profondément impressionnée : assez du moins pour écarter à l'avenir tous les soupirants possibles. D'où ce serment de fidélité sur la Bible ; d'où, également, ces allusions à une éventualité quelconque le matin même des noces. James Windibank tenait à ce que Mlle Mary Sutherland fût si amoureuse de Hosmer Angel, et si incertaine quant à son sort, que pendant les dix prochaines années elle n'écoutât point d'autre homme. Il la mena jusqu'à la porte de l'église ; là, comme il ne pouvait aller plus loin, il s'évanouit… C'est un vieux truc de se glisser hors d'un fiacre par la porte opposée à celle par laquelle on est entré ! Me suis-je trompé sur le cours de l'enchaînement des circonstances, monsieur Windibank ? » Notre visiteur avait repris un peu d'assurance pendant le monologue de Holmes. Il se leva : son pâle visage ricanait. « Vous ne vous êtes peut-être pas trompé, monsieur Holmes, dit-il. Mais puisque vous êtes si malin, vous devriez savoir que si quelqu'un est en contravention avec la loi à présent, c'est vous, et non moi. Depuis le début, je n'ai rien commis qui intéresse la justice. Mais vous, aussi longtemps que vous tiendrez cette porte fermée à clé, vous tombez sous le coup d'une plainte pour violence et séquestration arbitraires. – Comme vous dites, vous n'êtes pas en contravention avec la loi, dit Holmes en ouvrant la porte toute grande. Et cependant vous méritez la punition la plus cruelle : si la jeune fille avait un frère ou un ami, vous seriez châtié à coups de fouet !… » Comme le ricanement de l'homme s'accentuait, Sherlock Holmes rougit de colère. « Cela ne fait pas partie des services que je rends à mes clients, mais voici un joli stick de chasse, et vous allez en goûter… » Il saisit son stick, mais avant qu'il eût eu le temps de l'empoigner, il entendit une dégringolade dans l'escalier : la lourde porte de l'entrée claqua ; de la fenêtre, nous aperçûmes M. James Windibank qui dévalait la rue à toutes jambes. « C'est un coquin à sang-froid ! » proclama Holmes. Il éclata de rire et se jeta dans son fauteuil. « Ce type, déclara-t-il, ira loin : de crime en crime, jusqu'à ce qu'il finisse à la potence ! C'est pourquoi cette affaire n'était pas tout à fait dénuée d'intérêt. – Tout de même, dis-je, je n'ai pas suivi parfaitement la marche de vos déductions. – Allons ! Depuis le début il était clair que ce M. Hosmer Angel avait une bonne raison pour se comporter aussi bizarrement. Clair également que le seul qui eût profité des événements était le beau-père. Or jamais les deux hommes ne se sont trouvés ensemble. Il y en avait un qui apparaissait quand l'autre disparaissait : c'était déjà une indication ! Et puis les lunettes teintées, la voix particulière : deux maquillages, comme les favoris… Mes soupçons furent confirmés par la signature tapée à la machine ; il s'agissait de cacher une écriture, trop familière pour que la jeune fille ne la reconnût point à quelque signe. Tous ces détails isolés, rassemblés et combinés à d'autres moins évidents, me conduisaient dans une seule et même direction. – Et comment les avez-vous vérifiés ? – Ayant détecté mon homme, rien n'était plus facile que de réunir des preuves. Je connaissais la société pour qui il travaillait. Je possédais son portrait, paru dans un journal. Je commençai par éliminer tout ce qui pouvait être le produit d'un déguisement : les favoris, les lunettes, la voix. Je l'envoyai à la société, en demandant qu'elle ait l'obligeance de m'avertir si ce signalement correspondait à l'un de ses représentants. Déjà j'avais relevé les particularités de la machine à écrire, et j'écrivis à mon bonhomme une lettre, adressée à sa société, le priant de passer me voir. Comme je m'y attendais, il me répondit par une lettre tapée à la machine à écrire, et cette lettre présentait les défauts caractéristiques que j'avais relevés sur les autres. Le même courrier m'apporta une lettre de Westhouse & Marbank, de Fenchurch Street, qui me confirmait que la description que j'avais faite répondait trait pour trait à celle de leur représentant, M. James Windibank. Voilà tout ! – Et Mlle Sutherland ? – Si je lui dis la vérité, elle ne me croira pas. Vous rappelezvous le vieux proverbe persan ? “Il risque gros, celui qui arrache à une tigresse son petit ! Mais celui qui ôte à une femme ses illusions risque davantage.” Dans Hâfiz, il y a autant de sagesse que dans Horace, et une connaissance des humains aussi profonde ! » Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.sherlock-holmes.org/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 UNE ÉTUDE EN ROUGE (novembre 1887) Chapitre premier M. Sherlock Holmes En 1878, reçu médecin à l'Université de Londres, je me rendis à Netley pour suivre les cours prescrits aux chirurgiens de l'armée ; et là, je complétai mes études. On me désigna ensuite, comme aide-major, pour le 5e régiment de fusiliers de Northumberland en garnison aux Indes. Avant que j'eusse pu le rejoindre, la seconde guerre d'Afghanistan avait éclaté. En débarquant à Bombay, j'appris que mon corps d'armée s'était engagé dans les défilés ; il avait même poussé très avant en territoire ennemi. A l'exemple de plusieurs autres officiers dans mon cas, je partis à sa poursuite aussitôt ; et je parvins sans encombre à Kandahar, où il stationnait. J'entrai immédiatement en fonctions. Si la campagne procura des décorations et de l'avancement à certains, à moi elle n'apporta que déboires et malheurs. On me détacha de ma brigade pour m'adjoindre au régiment de Berkshire ; ainsi je participai à la fatale bataille de Maiwand. Une balle m'atteignit à l'épaule ; elle me fracassa l'os et frôla l'artère sousclavière. Je n'échappai aux sanguinaires Ghazis que par le dévouement et le courage de mon ordonnance Murray : il me jeta en travers d'un cheval de bât et put me ramener dans nos lignes. Épuisé par les souffrances et les privations. Je fus dirigé, avec un convoi de nombreux blessés, sur l'hôpital de Peshawar. Bientôt, j'entrai en convalescence ; je me promenais déjà dans les salles, et même j'allais me chauffer au soleil sous la véranda, quand la fièvre entérique me terrassa : c'est le fléau de nos colonies indiennes. Des mois durant, on désespéra de moi. Enfin je revins à la vie. Mais j'étais si faible, tellement amaigri, qu'une commission médicale décida mon rapatriement immédiat. Je m'embarquai sur le transport Oronte et, un mois plus tard, je posai le pied sur la jetée de Portsmouth. Ma santé était irrémédiablement perdue. Toutefois, un gouvernement paternel m'octroya neuf mois pour l'améliorer. Je n'avais en Angleterre ni parents ni amis : j'étais aussi libre que l'air – autant, du moins, qu'on peut l'être avec un revenu quotidien de neuf shillings et six pence ! Naturellement, je me dirigeai vers Londres, ce grand cloaque où se déversent irrésistiblement tous les flâneurs et tous les paresseux de l'Empire. Pendant quelque temps, je menai dans un hôtel privé du Strand une existence sans but et sans confort ; je dépensais très libéralement. A la fin, ma situation pécuniaire m'alarma. Je me vis en face de l'alternative suivante : ou me retirer quelque part à la campagne, ou changer du tout au tout mon train de vie. C'est à ce dernier parti que je m'arrêtai ; et, pour commencer, je résolus de quitter l'hôtel pour m'établir dans un endroit moins fashionable et moins coûteux. Le jour où j'avais mûri cette grande décision, j'étais allé prendre un verre au Criterion Bar ; quelqu'un me toucha l'épaule. Je reconnus l'ex-infirmier Stamford, que j'avais eu sous mes ordres à Barts. Pour un homme réduit à la solitude, c'était vraiment une chose agréable que l'apparition d'un visage familier. Auparavant Stamford n'avait jamais été un réel ami, mais, ce jour-là, je l'accueillis avec chaleur, et lui, parallèlement, parut enchanté de la rencontre. Dans l'exubérance de ma joie, je l'invitai à déjeuner au Holborn ; nous partîmes ensemble en fiacre. « A quoi avez-vous donc passé le temps, Watson ? me demanda-t-il sans dissimuler son étonnement, tandis que nous roulions avec une bruit de ferraille à travers les rues encombrées de Londres. Vous êtes aussi mince qu'une latte et aussi brun qu'une noix ! » Je lui racontai brièvement mes aventures. « Pauvre diable ! fit-il avec compassion, après avoir écouté mon récit. Qu'est-ce que vous vous proposez de faire maintenant ? – Chercher un appartement, répondis-je. Peut-on se loger confortablement à bon marché ? – Voilà qui est étrange, dit mon compagnon. Vous êtes le second aujourd'hui à me poser cette question. – Qui était le premier ? – Un type qui travaille à l'hôpital, au laboratoire de chimie. Ce matin, il se plaignait de ne pas pouvoir trouver avec qui partager un bel appartement qu'il a déniché : il est trop cher pour lui seul. – Par Jupiter ! m'écriai-je. S'il cherche un colocataire, je suis son homme. La solitude me pèse, à la fin ! » Le jeune Stamford me regarda d'un air assez bizarre pardessus son verre de vin. « Si vous connaissiez Sherlock Holmes, dit-il, vous n'aimeriez peut-être pas l'avoir pour compagnon. – Pourquoi ? Vous avez quelque chose à dire contre lui ? – Oh ! non. Seulement, il a des idées spéciales… Il s'est entiché de certaines sciences… Autant que j'en puisse juger, c'est un assez bon type. – Il étudie la médecine, je suppose. – Non. Je n'ai aucune idée de ce qu'il fabrique. Je le crois ferré à glace sur le chapitre de l'anatomie, et c'est un chimiste de premier ordre ; mais je ne pense pas qu'il ait jamais réellement suivi des cours de médecine. Il a fait des études décousues et excentriques ; en revanche, il a amassé un tas de connaissances rares qui étonneraient les professeurs ! – Qu'est-ce qui l'amène au laboratoire ? Vous ne lui avez jamais posé la question ? – Non, il n'est pas facile de lui arracher une confidence… Quoique, à ses heures, il soit assez expansif. – J'aimerais faire sa connaissance, dis-je. Tant mieux s'il a des habitudes studieuses et tranquilles : je pourrai partager avec lui l'appartement. Dans mon cas, le bruit et la surexcitation sont contre-indiqués : j'en ai eu ma bonne part en Afghanistan ! Où pourrais-je trouver votre ami ? – Il est sûrement au laboratoire, répondit mon compagnon, tantôt il fuit ce lieu pendant des semaines, tantôt il y travaille du matin au soir. Si vous voulez, nous irons le voir après déjeuner. – Volontiers », répondis-je. La conversation roula ensuite sur d'autres sujets. Du Holborn, nous nous rendîmes à l'hôpital. Chemin faisant. Stamford me fournit encore quelques renseignements. « Si vous ne vous accordez pas avec lui, il ne faudra pas m'en vouloir, dit-il. Tout ce que je sais à son sujet, c'est ce que des rencontres fortuites au laboratoire ont pu m'apprendre. Mais puisque vous m'avez proposé l'arrangement, vous n'aurez pas à m'en tenir responsable. – Si nous ne nous convenons pas, nous nous séparerons, voilà tout ! Pour vouloir dégager comme ça votre responsabilité, Stamford, ajoutai-je en le regardant fixement, vous devez avoir une raison. Laquelle ? L'humeur du type ? Est-elle si terrible ? Parlez franchement. – Il n'est pas facile d'exprimer l'inexprimable ! répondit-il en riant. Holmes est un peu trop scientifique pour moi, – cela frise l'insensibilité ! Il administrerait à un ami une petite pincée de l'alcaloïde le plus récent, non pas, bien entendu, par malveillance, mais simplement par esprit scientifique, pour connaître exactement les effets du poison ! Soyons juste ; il en absorberait luimême, toujours dans l'intérêt de la science ! Voilà sa marotte : une science exacte, précise. – Il y en a de pires, non ? – Oui, mais la sienne lui fait parfois pousser les choses un peu loin… quand, par exemple, il bat dans les salles de dissection, les cadavres à coups de canne, vous avouerez qu'elle se manifeste d'une manière pour le moins bizarre ! – Il bat les cadavres ? – Oui, pour vérifier si on peut leur faire des bleus ! Je l'ai vu, de mes yeux vu. – Et vous dites après cela qu'il n'étudie pas la médecine ? – Dieu sait quel est l'objet de ses recherches ! Nous voici arrivés, jugez l'homme par vous-même. » Comme il parlait, nous enfilâmes un passage étroit et nous pénétrâmes par une petite porte latérale dans une aile du grand hôpital. Là, j'étais sur mon terrain : pas besoin de guide pour monter le morne escalier de pierre et franchir le long corridor offrant sa perspective de murs blanchis à la chaux et de portes peintes en marron foncé. A l'extrémité du corridor un couloir bas et voûté conduisait au laboratoire de chimie. C'était une pièce haute de plafond, encombrée d'innombrables bouteilles. Çà et là se dressaient des tables larges et peu élevées, toutes hérissées de cornues, d'éprouvettes et de petites lampes Bunsen à flamme bleue vacillante. La seule personne qui s'y trouvait, courbée sur une table éloignée, paraissait absorbée par son travail. En entendant le bruit de nos pas, l'homme jeta un regard autour de lui. Il se releva d'un bond en poussant une exclamation de joie : « Je l'ai trouvé ! Je l'ai trouvé ! cria-t-il à mon compagnon en accourant, une éprouvette à la main. J'ai trouvé un réactif qui ne peut être précipité que par l'hémoglobine ! » Sa physionomie n'aurait pas exprimé plus de ravissement s'il avait découvert une mine d'or. « Docteur Watson, M. Sherlock Holmes, dit Stamford en nous présentant l'un à l'autre. – Comment allez-vous ? » dit-il cordialement Il me serra la main avec une vigueur dont je ne l'aurais pas cru capable. « Vous avez été en Afghanistan, à ce que je vois ! – Comment diable le savez-vous ? demandai-je avec étonnement. – Ah çà !… » Il rit en lui-même. « La question du jour, reprit-il, c'est l'hémoglobine ! Vous comprenez sans doute l'importance de ma découverte ? – Au point de vue chimique, oui, répondis-je, mais au point de vue pratique… – Mais, cher monsieur, c'est la découverte médico-légale la plus utile qu'on ait faite depuis des années ! Ne voyez-vous pas qu'elle nous permettra de déceler infailliblement les taches de sang ? Venez par ici ! » Dans son ardeur, il me prit par la manche et m'entraîna vers sa table de travail. « Prenons un peu de sang frais, dit-il. (Il planta dans son doigt un long poinçon et recueillit au moyen d'une pipette le sang de la piqûre.) Maintenant j'ajoute cette petite quantité de sang à un litre d'eau. Le mélange qui en résulte, a, comme vous voyez, l'apparence de l'eau pure. La proportion du sang ne doit pas être de plus d'un millionième. Je ne doute pas cependant d'obtenir la réaction caractéristique. » Tout en parlant, il jeta quelques cristaux blancs ; puis il versa quelques gouttes d'un liquide incolore. Aussitôt le composé prit une teinte d'acajou sombre ; en même temps, une poussière brunâtre se déposa. « Ah ! ah ! s'exclama-t-il en battant des mains, heureux comme un enfant avec un nouveau jouet. Que pensez-vous de cela ? – Cela me semble une expérience délicate, répondis-je. – Magnifique ! Magnifique ! L'ancienne expérience par le gaïacol était grossière et peu sûre. De même, l'examen au microscope des globules du sang : il ne sert à rien si les taches de sang sont vieilles de quelques heures. Or, que le sang soit vieux ou non, mon procédé s'applique. Si on l'avait inventé plus tôt, des centaines d'hommes actuellement en liberté de par le monde auraient depuis longtemps subi le châtiment de leurs crimes. – En effet ! murmurai-je. – Toutes les causes criminelles roulent là-dessus. Mettons que l'on soupçonne un homme d'un crime commis il y a plusieurs mois ; on examine son linge et ses vêtements et on y décèle des taches brunâtres. Mais voilà : est-ce qu'il s'agit de sang, de boue, de rouille ou de fruits ? Cette question a embarrassé plus d'un expert, et pour cause. Avec le procédé Sherlock Holmes, plus de problème ! » Au cours de cette tirade, ses yeux avaient jeté des étincelles ; il termina, la main sur le cœur, et s'inclina comme pour répondre aux applaudissements d'une foule imaginaire. « Mes félicitations ! dis-je étonné de son enthousiasme. – Prenez le procès de von Bischoff à Francfort, l'année dernière, reprit-il. A coup sûr, il aurait été pendu si l'on avait connu ce réactif. Il y a eu aussi Mason de Bradford, et le fameux Muller, et Lefèvre de Montpellier et Samson de La Nouvelle-Orléans. Je pourrais citer vingt cas où mon test aurait été probant. – Vous êtes les annales ambulantes du crime ! lança Stamford en éclatant de rire. Vous devriez fonder un journal : Les Nouvelles policières du Passé ! – Cela serait d'une lecture très profitable », dit Sherlock Holmes en collant un petit morceau de taffetas gommé sur la piqûre de son doigt. Se tournant vers moi, avec un sourire, il ajouta : « Il faut que je prenne des précautions, car je tripote pas mal de poisons ! » Il exhiba sa main ; elle était mouchetée de petits morceaux de taffetas et brûlée un peu partout par des acides puissants. « Nous sommes venus pour affaires », dit Stamford. Il s'assit sur un tabouret et il en poussa un autre vers moi. « Mon ami, ici présent, cherche un logis. Comme vous n'avez pas encore trouvé de personne avec qui partager l'appartement, j'ai cru bon de vous mettre en rapport. » Sherlock Holmes parut enchanté. « J'ai l'œil sur un appartement dans Baker Street, dit-il. Cela ferait très bien notre affaire. L'odeur du tabac fort ne vous incommode pas, j'espère ? – Je fume moi-même le « ship », répondis-je. – Un bon point pour vous. Je suis toujours entouré de produits chimiques ; et, à l'occasion, je fais des expériences. Cela non plus ne vous gêne pas ? – Pas du tout. – Voyons : quels sont mes autres défauts ? Ah ! oui, de temps à autre, j'ai le cafard ; je reste plusieurs jours de suite sans ouvrir la bouche. Il ne faudra pas croire alors que je vous boude. Cela passera si vous me laissez tranquille. A votre tour, maintenant. Qu'est-ce que vous avez à avouer ? Il vaut mieux que deux types qui envisagent de vivre en commun connaissent d'avance le pire l'un de l'autre ! » L'idée d'être à mon tour sur la sellette m'amusa. « J'ai un petit bouledogue, dis-je. Je suis anti-bruit parce que mes nerfs sont ébranlés. Je me lève à des heures impossibles et je suis très paresseux. En bonne santé, j'ai bien d'autres vices ; mais, pour le moment, ceux que je viens d'énumérer sont les principaux. – Faites-vous entrer le violon dans la catégorie des bruits fâcheux ? demanda-t-il avec anxiété. – Cela dépend de l'exécutant, répondis-je. Un morceau bien exécuté est un régal divin, mais, s'il l'est mal !… – Allons, ça ira ! s'écria-t-il en riant de bon cœur. C'est une affaire faite – si, bien entendu, l'appartement vous plaît. – Quand le visiterons-nous ? – Venez me prendre demain midi. Nous irons tout régler ensemble. – C'est entendu, dis-je, en lui serrant la main. A midi précis. » Stamford et moi, nous le laissâmes au milieu de ses produits chimiques et nous marchâmes vers mon hôtel. Je m'arrêtai soudain, et, tourné vers lui : « A propos, demandai-je, à quoi diable a-t-il vu que je revenais de l'Afghanistan ? » Mon compagnon eut un sourire énigmatique. « Voilà justement sa petite originalité, dit-il. Il a un don de divination extraordinaire. Plusieurs ont cherché sans succès à se l'expliquer. – Oh ! un mystère ? A la bonne heure ! dis-je en me frottant les mains. C'est très piquant. Je vous sais gré de nous avoir mis en rapport. L'étude de l'homme est, comme vous le savez, le propre de l'homme. – Alors, étudiez-le ! dit Stamford en prenant congé de moi. Mais vous trouverez le problème épineux !… Je parie qu'il en apprendra plus sur vous que vous n'en apprendrez sur lui. Au plaisir, Watson ! – Au plaisir ! » répondis-je. Je déambulai vers mon hôtel, fort intrigué par ma nouvelle relation. Chapitre II La science de la déduction Nous nous sommes retrouvés le lendemain comme il avait été convenu et nous avons inspecté l'appartement au 221, Baker Street, dont il avait parlé lors de notre rencontre. Le logis se composait de deux confortables chambres à coucher et d'un seul studio, grand, bien aéré, gaiement meublé et éclairé par deux larges fenêtres. L'appartement nous parut si agréable et le prix, à deux, nous sembla si modéré que le marché fut conclu sur-le-champ et que nous en prîmes possession immédiatement. Le soir même je déménageais de l'hôtel tout ce que je possédais et le lendemain matin Sherlock Holmes me suivait avec plusieurs malles et valises. Un jour ou deux, nous nous sommes occupés à déballer et à arranger nos affaires du mieux possible. Cela fait, nous nous sommes installés tout doucement et nous nous sommes accoutumés à notre nouveau milieu. Holmes n'était certes pas un homme avec qui il était difficile de vivre. Il avait des manières paisibles et des habitudes régulières. Il était rare qu'il fût encore debout après dix heures du soir et invariablement, il avait déjeuné et était déjà sorti avant que je ne me lève, le matin. Parfois il passait toute la journée au laboratoire de chimie, d'autres fois, c'était dans les salles de dissection, et de temps à autre en de longues promenades qui semblaient le mener dans les quartiers les plus sordides de la ville. Rien ne pouvait dépasser son énergie quand une crise de travail le prenait ; mais à l'occasion une forme de léthargie s'emparait de lui et, pendant plusieurs jours de suite, il restait couché sur le canapé du studio, prononçant à peine un mot, bougeant à peine un muscle du matin jusqu'au soir. En ces circonstances j'ai remarqué dans ses yeux une expression si vide, si rêveuse que j'aurais pu le soupçonner de s'adonner à l'usage de quelque narcotique, si la sobriété et la rectitude de toute sa vie n'eussent interdit une telle supposition. À mesure que les semaines s'écoulaient, l'intérêt et la curiosité avec lesquels je me demandais quel but il poursuivait devinrent peu à peu plus grands et plus profonds. Sa personne même et son aspect étaient tels qu'ils ne pouvaient pas ne pas attirer l'attention de l'observateur le plus fortuit. Il mesurait un peu plus d'un mètre quatre-vingts, mais il était si maigre qu'il paraissait bien plus grand. Ses yeux étaient aigus et perçants, excepté pendant ces intervalles de torpeur auxquels j'ai fait allusion, et son mince nez aquilin donnait à toute son expression un air de vivacité et de décision. Son menton proéminent et carré indiquait l'homme résolu. Ses mains étaient constamment tachées d'encre et de produits chimiques et pourtant il avait une délicatesse extraordinaire du toucher, ainsi que j'avais eu fréquemment l'occasion de le constater en le regardant manipuler ses fragiles instruments. Il se peut que le lecteur me considère comme incorrigiblement indiscret quand j'avoue à quel point cet homme excitait ma curiosité et combien de fois j'ai tenté de percer le silence qu'il observait à l'égard de tout ce qui le concernait. Avant de me juger, pourtant, qu'on se rappelle à quel point ma vie était alors sans objet et combien peu de choses étaient capables de retenir mon attention. Ma santé m'empêchait de m'aventurer au-dehors à moins que le temps ne fût exceptionnellement beau ; je n'avais aucun ami qui vînt me rendre visite et rompre la monotonie de mon existence quotidienne. Dans ces conditions j'accueillais avec empressement le petit mystère qui entourait mon compagnon et je passais une grande partie de mon temps à m'efforcer de le résoudre. Il n'étudiait pas la médecine. Lui-même, en réponse à une question, m'avait confirmé l'opinion de Stamford à ce sujet. Il semblait n'avoir suivi aucune série de cours qui fussent de nature à lui valoir un diplôme dans une science quelconque ou à lui ouvrir l'accès des milieux scientifiques. Et pourtant son zèle pour certaines études était remarquable, et, dans certaines limites, ses connaissances étaient si extraordinairement vastes et minutieuses que ses observations m'ont bel et bien étonné. À coup sûr, nul homme ne voudrait travailler avec tant d'acharnement pour acquérir des informations si précises, s'il n'avait en vue un but bien défini. Les gens qui s'instruisent à bâtons rompus se font rarement remarquer par l'exactitude de leur savoir. Personne ne s'encombre l'esprit de petites choses sans avoir à cela de bonnes raisons. Son ignorance était aussi remarquable que sa science. De la littérature contemporaine, de la philosophie, de la politique, il paraissait ne savoir presque rien. Un jour que je citais Carlyle, il me demanda de la façon la plus candide qui ça pouvait être et ce qu'il avait fait. Ma surprise fut à son comble, pourtant, quand je découvris qu'il ignorait la théorie de Copernic et la composition du système solaire. Qu'un être humain civilisé, au dix-neuvième siècle, ne sût pas que la terre tournait autour du soleil me parut être une chose si extraordinaire que je pouvais à peine le croire. – Vous paraissez étonné, me dit-il, en soupirant de ma stupéfaction. Mais, maintenant que je le sais, je ferai de mon mieux pour l'oublier. – Pour l'oublier ! – Voyez-vous, je considère que le cerveau de l'homme est, à l'origine, comme une petite mansarde vide et que vous devez y entasser tels meubles qu'il vous plaît. Un sot y entasse tous les fatras de toutes sortes qu'il rencontre, de sorte que le savoir qui pourrait lui être utile se trouve écrasé ou, en mettant les choses au mieux, mêlé à un tas d'autres choses, si bien qu'il est difficile de mettre la main dessus. L'ouvrier adroit, au contraire, prend grand soin de ce qu'il met dans la mansarde, dans son cerveau. Il n'y veut voir que les outils qui peuvent l'aider dans son travail, mais il en possède un grand assortiment et tous sont rangés dans un ordre parfait. C'est une erreur de croire que cette petite chambre a des murs élastiques et qu'elle peut s'étendre indéfiniment. Soyez-en sûr il vient un moment où, pour chaque nouvelle connaissance que nous acquérons, nous oublions quelque chose que nous savons. Il est donc de la plus haute importance de ne pas acquérir des notions inutiles qui chassent les faits utiles. – Mais le système solaire ! protestai-je. – En quoi diable m'importe-t-il ? et sa voix était impatiente. Vous dites que nous tournons autour du soleil ; si nous tournions autour de la lune ça ne ferait pas deux liards de différence pour moi ou pour mon travail ! J'étais sur le point de lui demander ce que ce travail pouvait être, mais quelque chose dans sa manière me montra que la question ne serait pas bien accueillie. Je réfléchis toutefois à notre courte conversation, et m'efforçai d'en tirer mes déductions. Il m'avait dit qu'il ne voulait pas acquérir des connaissances qui soient sans rapport avec son travail. Par conséquent, toute la science qu'il possédait était susceptible de lui servir. J'énumérai, en pensée, les domaines divers dans lesquels il m'avait laissé voir qu'il était bien informé. Je pris même un crayon et les notai sur le papier. Quand j'eus terminé mon bilan, je ne pus m'empêcher d'en sourire. Le voici : Sherlock Holmes – Ses limites 1. Connaissances en Littérature : Néant. 2. Connaissances en Philosophie : Néant. 3. Connaissances en Astronomie : Néant. 4. Connaissances en Politique : Faibles. 5. Connaissances en Botanique : Médiocres, connaît bien la belladone, l'opium et les poisons en général. Ignore tout du jardinage. 6. Connaissances en Géologie : Pratiques, mais limitées. Dit au premier coup d'œil les différentes espèces de sol ; après certaines promenades a montré des taches sur son pantalon et m'a dit, en raison de leur couleur et de leur consistance, de quelle partie de Londres elles provenaient. 7. Connaissances en Chimie : Très fort. 8. Connaissances en Anatomie : Précis, mais sans système. 9. Connaissances en Littérature passionnelle : Immenses. Il semble connaître tous les détails de toutes les horreurs commises pendant ce siècle. 10. Joue bien du violon. 11. Est un maître à la canne, à la boxe et à l'épée. 12. Bonne connaissance pratique de la loi anglaise. Quand j'en fus arrivé là de ma liste, de désespoir je la jetai au feu. « Si je ne puis trouver ce que cet homme a en vue en faisant aller de front toutes ces qualités et si je suis incapable de découvrir une profession qui les requiert toutes, me dis-je, autant y renoncer tout de suite. » Je vois que j'ai fait allusion plus haut à ses talents de violoniste. Son don sous ce rapport était très grand, mais aussi excentrique que tous les autres. Qu'il pût s'attaquer à des partitions difficiles, je le savais, parce que, à ma prière il m'avait joué quelques Lieder de Mendelssohn et de mes autres compositeurs favoris ; cependant il ne consentait que rarement à jouer des morceaux connus. Le soir, renversé dans son fauteuil, il fermait les yeux et, comme en pensant à autre chose, grattait son violon qu'il avait posé sur ses genoux. Parfois les cordes étaient sonores et mélancoliques, parfois fantasques et joyeuses. De toute évidence, elles reflétaient les pensées qui l'occupaient, mais quant à savoir si la musique l'aidait à penser ou si le jeu était simplement le résultat d'un caprice ou d'une fantaisie, c'est plus que je ne saurais dire. J'aurais pu protester contre ces solos exaspérants, si cela ne s'était ordinairement terminé par une succession rapide de mes airs favoris qui constituait en quelque sorte une légère compensation pour l'épreuve à laquelle ma patience était soumise. Pendant la première semaine nous n'eûmes pas de visiteurs et je commençais à croire que mon compagnon avait aussi peu d'amis que moi-même. Bientôt, toutefois, je m'aperçus qu'il avait beaucoup de connaissances, et cela dans les classes les plus diverses de la société. Ce fut d'abord un petit bon homme blême, à figure de rat et aux yeux sombres qui me fut présenté comme M. Lestrade et qui vint trois ou quatre fois dans la même semaine. Un matin, ce fut une jeune fille qui vint. Habillée à la dernière mode, elle s'attarda une heure, si ce n'est plus. L'après-midi du même jour amena un visiteur assez pauvrement vêtu ; il était grisonnant et ressemblait à un colporteur juif ; il me parut fort excité et il fut suivi de très près par une femme déjà avancée en âge et tout à fait négligée. En une autre occasion, un monsieur à cheveux blancs eut avec lui une entrevue ; un autre jour vint un porteur de gare, dans son uniforme de velours. Quand l'un de ces indéfinissables visiteurs se présentait, Holmes me priait de le laisser disposer du studio et je me retirais dans ma chambre. II ne manquait jamais de s'excuser de me déranger ainsi : – Il faut, disait-il, que cette pièce me serve de cabinet d'affaires ! Ces gens sont mes clients. C'était une nouvelle occasion de lui demander de but en blanc de quelles affaires il s'agissait, mais mes scrupules m'empêchaient de forcer un homme à se confier à moi. Je m'imaginais alors qu'il avait de graves raisons de ne pas y faire allusion. Toutefois il dissipa bientôt cette idée en abordant lui-même ce sujet. C'était, j'ai de bonnes raisons de m'en souvenir, le 4 mars. Ce jour-là je m'étais levé un peu plus tôt que d'habitude et j'avais constaté que Sherlock Holmes n'avait pas encore achevé son petit déjeuner. Notre hôtesse était tellement habituée à mes heures tardives qu'elle n'avait pas mis mon couvert ou préparé mon café. Avec une vivacité irréfléchie, j'agitai la sonnette et, assez sèchement, lui déclarai que j'étais prêt. Làdessus, je pris sur la table une revue et essayai de lire pour passer le temps pendant que mon compagnon mangeait en silence ses rôties. Le titre d'un des articles de la revue avait été marqué d'un coup de crayon ; naturellement je me mis à le parcourir. Sous un titre plutôt prétentieux « Le Livre de la Vie », il essayait de montrer tout ce qu'un observateur pouvait apprendre d'un examen minutieux et systématique de tout ce qui se présentait à lui. Le tout me parut un remarquable mélange de finesse et d'absurdité. Le raisonnement était serré, mais les déductions me paraissaient tirées par les cheveux et exagérées. L'auteur prétendait pénétrer les pensées les plus intimes d'un homme par une expression momentanée de sa figure, par le mouvement d'un muscle, par un regard fugitif. Pour une personne rompue à observer et à analyser, l'erreur devenait chose impossible. Ses conclusions étaient aussi infaillibles qu'autant de propositions d'Euclide. Ses résultats apparaissaient si étourdissants aux noninitiés, que, tant qu'ils ne connaissaient pas la méthode pour les obtenir, ils pouvaient soupçonner leur auteur d'être sorcier. « En partant d'une goutte d'eau, disait l'auteur, un logicien pourrait déduire la possibilité d'un océan Atlantique ou d'un Niagara, sans avoir vu l'un ou l'autre, sans même en avoir jamais entendu parler. Ainsi toute la vie est une vaste chaîne dont la nature nous devient connue chaque fois qu'on nous en montre un seul anneau. Comme tous les autres arts, la Science de la Déduction et de l'Analyse est un art que l'on ne peut acquérir que par une longue et patiente étude, et la vie n'est pas assez longue pour permettre à un homme, quel qu'il soit, d'atteindre à la plus haute perfection possible en cet art. Avant de s'appliquer aux aspects moraux et mentaux de ce sujet qui sont ceux qui présentent les plus grandes difficultés, le chercheur fera bien de commencer par résoudre des problèmes plus élémentaires. Quand il rencontre un homme, qu'il apprenne, rien qu'en le regardant, à connaître l'histoire de cet homme, la profession, son métier. Tout puéril que cet exercice puisse paraître, il aiguise les facultés d'observation et il vous apprend où l'on doit regarder et ce que l'on doit chercher. Les ongles d'un homme, les manches de son vêtement, les genoux de son pantalon, les callosités de son index et de son pouce, ses manchettes, son attitude, toutes ces choses révèlent nettement le métier d'un individu. Il est presque inconcevable que, si tous ces éléments sont réunis, ils ne suffisent pas pour éclairer le chercheur expérimenté. » – Quel impossible fatras ! criai-je, en rejetant la revue sur la table. Je n'ai de ma vie lu de telles sornettes. – Qu'est-ce que c'est ? dit Sherlock Holmes. – Eh bien ! cet article ! Je vois que vous l'avez lu, puisque vous l'avez marqué. Je ne nie point qu'il soit bien écrit. Mais il m'irrite tout de même. Il est évident que c'est là une théorie bâtie par un oisif qui, dans son fauteuil, de son cabinet de travail, déroule gentiment tous ces petits paradoxes. J'aimerais le coincer dans un wagon de seconde classe du métro pour lui demander de me dire les métiers de tous les voyageurs. J'engagerais avec lui un pari à mille contre un. – Vous perdriez votre argent. Quant à l'article, j'en suis l'auteur. – Vous ? – Oui. L'observation et la déduction, j'ai un faible pour ces deux choses-là. Les théories que j'ai formulées là et qui vous semblent si chimériques sont, en réalité, extrêmement pratiques, si pratiques que j'en dépends pour mon pain et mon sel. – En quoi ? dis-je, involontairement. – Eh bien ! j'ai un métier qui m'est propre. Je suppose que je suis son seul adepte au monde. Je suis détective consultant, si vous pouvez comprendre ce que c'est. Ici, à Londres, nous avons des quantités de détectives officiels, des quantités de détectives privés. Quand ces gens-là se trouvent en défaut, ils viennent à moi et je m'arrange pour les remettre sur la bonne piste. Ils m'exposent les faits, les témoignages et je peux, en général, grâce à ma connaissance de l'histoire criminelle, leur indiquer la bonne voie. Il y a une forte ressemblance de famille entre tous les méfaits, et si on possède sur le bout des doigts les détails d'un millier de crimes, il est bien extraordinaire que l'on ne puisse débrouiller le mille et unième. Lestrade est un détective bien connu. Dernièrement il s'est fourvoyé à propos d'une histoire de faux, et c'est ce qui l'a amené ici. – Et les autres ? – Ils me viennent pour la plupart d'agences de recherches privées. Ce sont des gens qui se trouvent dans l'embarras pour une chose ou une autre et qui ont besoin d'être renseignés, d'y voir plus clair. J'écoute leur histoire, ils écoutent mes conseils et j'empoche mes honoraires. – Mais vous ne prétendez pas que, sans quitter votre chambre, vous pouvez résoudre ces difficultés à quoi d'autres n'ont pu rien comprendre, alors qu'eux ont tout vu ? – Exactement. J'ai sous ce rapport une sorte d'intuition. De temps en temps il se présente un cas plus compliqué. Alors il faut que je me démène un peu et que je voie les choses de mes propres yeux. Vous comprenez, j'ai énormément de connaissances spéciales que j'applique au problème et qui me facilitent étonnamment les choses. Les règles de déduction exposées dans l'article qui vient de provoquer votre mépris me sont d'une valeur inestimable dans la pratique. L'observation, chez moi, est une seconde nature. Vous avez paru surpris quand, à notre première rencontre, je vous ai dit que vous reveniez de l'Afghanistan. – On vous l'avait dit, sans doute. – Pas du tout. Je savais que vous reveniez de l'Afghanistan. Par suite d'une longue habitude, toute une série de pensées m'a si rapidement traversé l'esprit que je suis arrivé à cette conclusion sans avoir eu conscience des étapes intermédiaires. Ces étapes existent pourtant. Mon raisonnement coordonné, le voici. Ce gentleman est du type médecin, mais il a l'air d'un militaire. Sûrement c'est un major. Il revient des tropiques, car son visage est très brun, mais ce n'est pas la couleur naturelle de sa peau, puisque ses poignets sont blancs. Il a enduré des privations, il a été malade : son visage l'indique clairement. Il a été blessé au bras, à en juger par la raideur peu naturelle de celui-ci. Dans quelle partie des tropiques un major de l'armée anglaise peut-il avoir subi tant de privations et avoir été blessé au bras ? Évidemment en Afghanistan. Tout cet enchaînement de pensées n'a pas pris une seconde et je vous ai fait cette remarque que vous veniez de l'Afghanistan, dont vous avez été étonné. – Expliqué ainsi, c'est assez simple, dis-je en souriant. Vous me rappelez le Dupin de Poe. Je ne supposais pas qu'un type de ce genre existait en dehors des romans. Sherlock Holmes se leva et alluma sa pipe. – Sans doute croyez-vous me faire un compliment en me comparant à Dupin. Or, à mon avis, Dupin était un être très inférieur. Cette façon qu'il avait de deviner les pensées de ses amis après un quart d'heure de silence était très prétentieuse et superficielle. Il avait, sans doute, un certain génie de l'analyse, mais il n'était nullement un phénomène comme Poe semblait l'imaginer. – Avez-vous lu les ouvrages de Gaboriau ? Lecoq approche-til de votre idée d'un détective ? Sherlock Holmes eut un mouvement ironique. – Lecoq, dit-il d'un ton irrité, Lecoq était un gaffeur. Il n'avait qu'une chose en sa faveur : son énergie. Ce livre m'a positivement rendu malade. Il s'agissait d'identifier un prisonnier inconnu. Je l'aurais fait, moi, en vingt-quatre heures. Lecoq y a mis un mois ou presque. Cet ouvrage pourrait constituer à l'usage des détectives un livre élémentaire destiné à leur apprendre ce qu'il faut éviter. Je ressentais quelque indignation de voir ainsi maltraiter deux personnages que j'avais admirés. Je m'avançai jusqu'à la fenêtre et restai là à regarder la rue affairée, en pensant : «Ce garçon-là est peut-être très fort, mais il est certainement très fat.» Il n'y a pas de crimes et il n'y a pas de criminels de nos jours, dit-il d'un ton de regret. À quoi cela sert-il d'avoir un cerveau dans notre profession ? Je sais bien que j'ai en moi ce qu'il faut pour que mon nom devienne célèbre. Il n'y a aucun homme, il n'y en a jamais eu qui ait apporté une telle somme d'étude et de talent naturel à la déduction du crime. Et quel en est le résultat ? Il n'y a pas de crimes à découvrir ; tout au plus quelque maladroite crapulerie ayant des motifs si transparents que même un agent de Scotland Yard y voit clair tout de suite. Sa manière prétentieuse continuait de m'ennuyer ; je crus qu'il valait mieux changer le sujet de la conversation. – Je me demande ce que cherche ce type là-bas, demandai-je, désignant un grand individu habillé simplement qui suivait l'autre côté de la rue, en examinant anxieusement les numéros. Il tenait à la main une grande enveloppe bleue et, de toute évidence, portait un message. – Vous parlez de ce sergent d'infanterie de marine ? dit Sherlock Holmes. « Prétention et vantardise ! pensai-je à part moi. Il sait bien que je ne peux vérifier ce qu'il prétend deviner. » Cette pensée m'avait à peine passé par la tête que l'homme que nous regardions, apercevant le numéro de notre maison, traversa la rue en courant. Nous entendîmes frapper bruyamment à la porte d'entrée, puis une grosse voix, et enfin des pas lourds qui montaient l'escalier. – Pour M. Sherlock Holmes, dit-il en entrant dans notre studio et en tendant la lettre à mon ami. Une occasion se présentait de rabattre un peu la vanité de Holmes qui ne la prévoyait guère tout à l'heure, quand il se livrait à ses conjectures hasardeuses. – Puis-je vous demander, mon brave, dis-je doucement, quel est votre métier ? – Commissionnaire, monsieur, dit-il d'une voix brusque. Mon uniforme est en réparation. – Et qu'est-ce que vous faisiez avant ? Ce disant, je regardais malicieusement mon compagnon. – Sergent, monsieur, dans l'infanterie de marine. Pas de réponse, monsieur ? Parfait. Il fit claquer ses talons l'un contre l'autre, leva la main pour nous saluer et disparut. Chapitre III Le mystère de Lauriston Gardens Cette preuve toute fraîche que les théories de mon compagnon étaient applicables m'ébranla. Du même coup, crût mon respect pour sa puissance d'analyse. Toutefois, je me demandais encore si tout cela n'avait pas été préparé pour m'éblouir ; mais quel intérêt aurait eu Sherlock Holmes à m'en imposer de la sorte ? Je le regardai ; il avait fini de lire la lettre et ses yeux avaient pris une expression vague, terne, qui marquait chez lui la préoccupation. « Comment diable avez-vous pu deviner cela ? demandai-je. – Deviner quoi ? fit-il sans aménité. – Eh bien, qu'il était un sergent de marine en retraite ? – Je n'ai pas de temps à perdre en bagatelles ! répondit-il avec brusquerie avant d'ajouter dans un sourire : excusez ma rudesse ! Vous avez rompu le fil de mes pensées. Mais c'est peutêtre aussi bien. Ainsi donc vous ne voyiez pas que cet homme était un sergent de marine ? – Non, certainement pas ! – Décidément, l'explication de ma méthode me coûte plus que son application ! Si l'on vous demandait de prouver que deux et deux font quatre, vous seriez peut-être embarrassé ; et cependant, vous êtes sûr qu'il en est ainsi. Malgré la largeur de la rue, j'avais pu voir une grosse ancre bleue tatouée sur le dos de la main du gaillard. Cela sentait la mer. Il avait la démarche militaire et les favoris réglementaires ; c'était, à n'en pas douter, un marin. Il avait un certain air de commandement et d'importance. Rappelez-vous son port de tête et le balancement de sa canne ! En outre, son visage annonçait un homme d'âge moyen, sérieux, res pectable. Tous ces détails m'ont amené à penser qu'il était sergent. – C'est merveilleux ! m'écriai-je. – Peuh ! L'enfance de l'art ! dit Holmes, mais d'un air qui me parut trahir sa satisfaction devant ma surprise et mon admiration manifestes. Tout à l'heure, j'ai dit qu'il n'y avait plus de criminels. J'avais tort, à ce qu'il paraît. Voyez plutôt. » Il me lança la lettre apportée par le commissionnaire. « C'est épouvantable ! m'écriai-je après avoir parcouru quelques lignes. – Voilà qui semble, en effet sortir de l'ordinaire, dit-il avec sang-froid. Auriez-vous l'obligeance de me la relire à haute voix ? Voici la lettre : « Cher Monsieur Sherlock Holmes, « Il y a eu une triste affaire au numéro trois de Lauriston Gardens, qui aboutit à Brixton Road. Vers deux heures du matin, notre agent de service vit une lumière dans la maison ; ce fait éveilla ses soupçons, car il s'agit d'une maison inhabitée. Il trouva la porte ouverte et, dans la pièce de devant, qui est sans meuble, il découvrit la dépouille mortelle d'un individu bien mis, ayant dans sa poche des cartes au nom d'Enoch J. Drebber, Cleveland, Ohio, U.S.A. Il n'y a pas eu de vol et il n'y a pas non plus d'indice qui nous révèle la façon dont cet homme a trouvé la mort. On a relevé des traces de sang dans la pièce, mais le cadavre ne porte aucune blessure. Nous ne nous expliquons pas sa présence dans cette maison vide ; en fait, cette affaire est un casse-tête ! Si vous pouvez venir sur les lieux avant midi, vous m'y trouverez. En attendant votre réponse, j'ai laissé tout comme c'était. Si vous ne pouvez pas venir, je vous communiquerai de plus amples détails. Vous m'obligeriez beaucoup en me réservant la faveur de me dire votre opinion. « Agréez, cher Monsieur, etc. Tobias Gregson. » « Gregson est le meilleur limier de Scotland Yard, dit mon ami. Lui et Lestrade sont le dessus du panier, ce qui ne veut pas dire qu'ils valent grand-chose ! Rapides et énergiques, ils sont en revanche routiniers de façon scandaleuse. Par-dessus le marché, ils travaillent à couteaux tirés : jaloux l'un de l'autre comme des vedettes ! L'affaire ne manquera pas de piquant si on les lance tous deux sur la piste ! » Sa tranquillité me renversait. Je m'écriai : « Vous n'avez pas un moment à perdre ! Faut-il aller vous chercher un fiacre ? – Je ne sais pas encore si j'irai là-bas. Il n'y a pas plus paresseux que moi, du moins quand la flemme me prend ; d'autres fois, je suis assez allant… – Mais c'est la chance de votre vie, Holmes ! – Bah ! En supposant que je tire la chose au clair, vous pouvez être sûr que Gregson, Lestrade et consorts s'en attribueront tout le mérite. C'est l'inconvénient de ne pas être un personnage officiel. – Gregson mendie votre aide… – En effet, il reconnaît que je lui suis supérieur ; il me l'avoue bien dans le tête-à-tête, mais il s'arracherait la langue plutôt que d'en convenir en présence d'un tiers ! Allons quand même voir. Je ferai ma petite enquête personnelle. Si je n'y trouve pas mon compte, du moins je m'amuserai aux dépens de mes collègues… En route ! » Chez lui succéda soudain à sa flemme un accès d'activité ; il sauta sur son pardessus, puis : « Prenez votre chapeau, dit-il. – Vous voulez bien de moi ? – Oui, si vous n'avez rien de mieux à faire ! » L'instant d'après, nous roulions ensemble à une allure vertigineuse vers Brixton Road. La matinée était brumeuse, nuageuse. Le voile brun foncé qui enveloppait le toit des maisons semblait le reflet des rues pleines de boue. Mon compagnon était en verve. Il discourait sur les violons de Crémone, sur les mérites relatifs du stradivarius et de l'amati. Quant à moi, je restais silencieux, déprimé par le temps maussade comme par la lugubre affaire où nous nous engagions. A la fin, j'interrompis Holmes au beau milieu de sa dissertation. « Vous ne semblez pas penser beaucoup à l'affaire. – Faute de données, répondit-il. Chercher une explication avant de connaître tous les faits est une erreur capitale. Le jugement s'en trouve faussé. – Vous aurez bientôt vos données, dis-je. Car nous arrivons à Brixton Road. Voici la maison, si je ne me trompe. – En effet… Conducteur, arrêtez-nous ! » Nous en avions encore pour une centaine de mètres, mais il insista pour descendre tout de suite. Nous fîmes à pied le reste du chemin. Le numéro 3 de Lauriston Gardens offrait un aspect sinistre et menaçant. C'était une des quatre maisons qui se dressaient en retrait à quelque distance de la rue ; deux d'entre elles étaient habitées, les deux autres étaient vides. La dernière avait trois rangées de fenêtres sans rideaux, mélancoliques, nues, désolées ; ici et là, sur les vitres sales, s'étalait un écriteau : « A louer ». Un petit jardin parsemé de touffes de plantes malingres séparait chaque maison de la rue ; il était traversé par une allée étroite de couleur jaunâtre, mélange d'argile et de gravier. La pluie tombée pendant la nuit avait tout détrempé. Le jardin était bordé par un mur de briques, haut d'un mètre et muni d'une balustrade en bois. A ce mur était adossé un robuste agent de police entouré d'un petit groupe de badauds qui allongeaient le cou et écarquillaient les yeux dans le vain espoir de surprendre quelque chose de l'enquête menée à l'intérieur. Je m'étais imaginé que Sherlock Holmes s'engouffrerait dans la maison pour se plonger aussitôt en plein mystère. Au contraire, il prit un air insouciant qui, en la circonstance, frisait l'affectation ; nonchalamment, il arpenta le trottoir, effleurant du regard le sol, le ciel, les maisons d'en face, la balustrade. Puis il descendit l'allée ou plutôt la bordure d'herbe qui longeait l'allée, les yeux rivés au gazon. Il s'arrêta à deux reprises. Une fois, je l'entendis pousser un cri de joie. Le sol humide et argileux avait conservé les empreintes de plusieurs pas. Mais, comme les policiers, dans leurs allées et venues, l'avaient foulé tant et plus, je ne pouvais m'expliquer que mon compagnon pût encore en espérer quelque révélation. Toutefois, je savais que là où, moi, je n'apercevais rien, lui distinguait une foule de choses : il m'avait déjà donné une preuve extraordinaire de l'acuité de son regard. A la porte d'entrée, un homme de haute taille nous accueillit ; il avait un visage blafard et des cheveux couleur de lin ; il tenait à la main un calepin. Il se précipita et serra avec reconnaissance la main de mon compagnon. « C'est vraiment chic à vous d'être venu ! dit-il. J'ai laissé tout intact. – A part le jardin, répondit mon ami en désignant l'allée. Un troupeau de bisons n'aurait pas fait plus de dégâts ! J'espère que vous avez pris la précaution d'examiner le terrain avant d'autoriser vos hommes à le piétiner… – C'est que j'ai eu beaucoup de choses à faire là-dedans, répondit évasivement le détective. Mon collègue M. Lestrade est sur les lieux. J'avais pensé qu'il s'en chargerait. » Holmes me jeta un coup d'œil, puis relevant les sourcils : « Quand deux hommes tels que vous et Lestrade sont sur le même terrain, dit-il ironiquement, que reste-t-il à faire à un troisième ? » Gregson se frotta les mains content de lui-même. « J'estime que nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, répondit-il. Mais c'est un cas étrange et je connais votre goût pour ce genre d'affaires. – Vous n'êtes pas venu en fiacre ? demanda Sherlock Holmes. – Non. – Et Lestrade ? – Non plus… – Alors, allons voir la chambre. » Sur cette conclusion inattendue, il pénétra à grands pas dans la maison, suivi de Gregson étonné. Un petit corridor au plancher nu et poussiéreux conduisait à la cuisine et à l'office. A gauche et à droite, il y avait deux portes : l'une était apparemment fermée depuis plusieurs semaines ; l'autre donnait sur la salle à manger, la pièce même où s'était accompli le crime. Holmes y pénétra et je le suivis, non sans appréhension. C'était une grande chambre carrée que l'absence de tout meuble agrandissait encore. Un papier vulgaire tendait les murs, souillé de taches d'humidité : par place il pendait en longues déchirures qui laissaient à découvert le plâtre jaune. En face de la porte était une cheminée prétentieuse. A un bout de la tablette en faux marbre blanc, on avait planté une bougie rouge. L'unique fenêtre, très sale, filtrait une lueur trouble et incertaine qui faisait apparaître gris foncé toutes les choses, du reste ensevelies sous une épaisse couche de poussière. Ces détails, je les observai un peu plus tard. Mon attention fut d'abord captée par la forme humaine sinistrement immobile qui gisait sur le parquet ; grands ouverts, les yeux vides regardaient avec fixité le plafond déteint. C'était le cadavre d'un homme d'environ quarante-trois, quarante-quatre ans, de taille moyenne, large d'épaules, avec des cheveux noirs et crépus et une barbe de trois jours. Il portait un habit et un gilet de drap épais et un pantalon clair. Son col et ses manchettes étaient d'une blancheur immaculée. Un chapeau haut de forme, bien brossé et lustré, était posé sur le parquet, à côté de lui. Ses mains étaient crispées et ses bras étendus, tandis que ses membres inférieurs étaient entrecroisés. L'agonie avait dû être douloureuse ! Son visage rigide conservait une expression d'horreur ; je crus y lire de la haine aussi. Une grimace méchante, un front bas, un nez épaté, une mâchoire avancée donnaient à la victime une apparence simiesque. Sa posture insolite, recroquevillée, accusait encore davantage cette ressemblance. Il m'a été donné de voir la mort sous bien des aspects, mais elle ne m'est jamais apparue plus effroyable que dans cette maison macabre qui donnait sur l'une des artères principales de la banlieue de Londres. Lestrade, mince de taille, la mine chafouine, se tenait près de la porte. Il nous salua. « Cette affaire fera sensation ! dit-il. Elle passe tout ce que j'ai vu, et pourtant je ne suis plus un nouveau-né ! – Toujours pas d'indice ? s'enquit Gregson. – Toujours pas ! » répondit Lestrade en écho. Sherlock Holmes s'approcha du corps. Il s'agenouilla et l'examina attentivement. « Vous êtes sûrs qu'il n'a pas été blessé ? demanda-t-il en montrant du doigt alentour des caillots et des éclaboussures de sang. – Absolument ! s'exclamèrent ensemble les deux détectives. – Il faut donc que ce sang appartienne à un autre individu, au meurtrier, si meurtre il y a. Cela me rappelle les circonstances qui ont accompagné la mort de van Jansen, à Utrecht, en 1834. Vous souvenez-vous de cette affaire, Gregson ? – Non, je ne m'en souviens pas. – Eh bien, informez-vous, vous ne perdrez pas votre temps. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Tout ce qui est, a déjà été. » Tandis que Sherlock Holmes parlait, ses doigts agiles voltigeaient ici, là, partout ; ils palpaient, pressaient, déboutonnaient, fouillaient. Entre-temps, ses yeux avaient l'air lointain que j'avais déjà remarqué. L'examen fut fait avec une minutie qu'on n'aurait pas soupçonnée, tant il avait été rapide. Pour finir, il flaira les lèvres du mort, puis jeta un coup d'œil sur les semelles de ses chaussures vernies. « On ne l'a pas changé de place ? demanda-t-il. – On l'a remué seulement pour l'examiner. – Vous pouvez le porter à la morgue, dit Sherlock Holmes. Il ne peut plus rien m'apprendre. » Gregson avait à sa disposition une civière et quatre hommes. Ceux-ci arrivèrent à son appel ; ils soulevèrent le cadavre et l'emportèrent. Au moment où on l'enlevait, une bague tomba avec un son clair et roula sur le parquet. Lestrade s'en saisit et l'examina, l'air perplexe. « Il y a une femme ici ! s'exclama-t-il. C'est l'alliance d'une femme ! » Pour nous faire voir l'objet, tout en parlant, il l'avait posé sur la paume de sa main. Nous fîmes cercle autour de lui, tout yeux. Ce petit anneau en or avait, à n'en pas douter, orné jadis le doigt d'une mariée. « Ceci complique les choses, dit Gregson. Elles étaient pourtant assez compliquées comme ça ! – N'en sont-elles pas plutôt simplifiées ? dit Holmes. Rien ne sert de rester les yeux fixés sur la bague. Qu'est-ce que vous avez trouvé dans les poches de la victime ? – Tout est là, répondit Gregson, pointant du doigt des objets en tas sur la dernière marche de l'escalier. Une montre en or, numéro 97163, par Barraud, de Londres. Une chaîne giletière en or très lourde et très solide. Une bague d'or avec une devise maçonnique. Une épingle d'or à tête de bouledogue, avec des yeux en rubis. Un porte-cartes en cuir de Russie, contenant des cartes d'Enoch J. Drebber, de Cleveland, auxquelles correspondent les initiales E. J. D. du linge. Pas de bourse, mais de l'argent : sept livres treize shillings. Il y a encore une édition de poche du Décaméron portant sur la feuille de garde le nom de Joseph Stangerson ; et enfin deux lettres : l'une est adressée à E. J. Drebber et l'autre, à ce Joseph Stangerson. – A quelle adresse ? – American Exchange, Strand, poste restante. Les deux lettres proviennent de la Compagnie de navigation à vapeur Guion et il est question du départ de leurs bateaux de Liverpool. Il est clair que ce malheureux se disposait à repartir pour New York. – Avez-vous fait des recherches au sujet de ce Stangerson ? – Immédiatement, dit Gregson. J'ai envoyé des avis à tous les journaux, et un de mes hommes est allé à l'American Exchange. Il n'est pas encore revenu. – Avez-vous câblé à Cleveland ? – Ce matin même. – Comment avez-vous rédigé votre demande ? – Nous avons tout simplement exposé les circonstances et dit que nous accueillerions avec reconnaissance tout renseignement pouvant nous être utile. – Vous n'avez pas insisté sur un renseignement capital ? – Stangerson ? J'ai demandé qui il est. – C'est tout ? N'y a-t-il pas un fait sur lequel repose tout l'affaire ? Ne câblerez-vous pas de nouveau ? – J'ai dit tout ce que j'avais à dire », répondit Gregson, prenant un air offensé. Sherlock Holmes rit sous cape. Il s'apprêtait à faire une observation quand Lestrade – il était rentré dans la chambre tandis que nous en causions dans le vestibule – réapparut sur la scène en se frottant les mains avec suffisance. « Monsieur Gregson, dit-il, je viens de découvrir une chose de la plus grande importance. Elle serait passée inaperçue si je n'avais pas examiné soigneusement les murs. » Les yeux du petit homme jetaient des étincelles. Il contenait à peine sa joie de damer le pion à un collègue. « Venez ! fit-il en retournant avec empressement dans la chambre dont l'atmosphère semblait purifiée depuis l'enlèvement du cadavre. Bon. Maintenant, restez-là… » Il frotta une allumette contre sa semelle et l'éleva vers le mur. « Regardez ! s'écria-t-il triomphalement. J'avais remarqué que le papier s'était décollé par endroits. Dans ce coin de la chambre, un grand morceau décollé laissait à découvert un carré de plâtre jaune. En travers de cet espace nu, on avait griffonné en lettres de sang ce seul mot : RACHE. « Qu'est-ce que vous pensez de ça, s'écria le détective. Nous ne l'avions pas vu parce que c'était dans le coin le plus sombre. Personne n'a pensé à regarder par là. L'assassin a écrit avec son propre sang. Voyez cette traînée qui a dégouliné le long du mur ! En tout cas, toute hypothèse de suicide se trouve écartée désormais. Et pourquoi avoir choisi ce coin ? Je vais vous le dire. Vous voyez cette bougie, sur la cheminée ? Elle était allumée : ce coin qui est maintenant dans la partie la plus obscure se trouvait alors dans la plus éclairée. – Et quel sens prêtez-vous à votre trouvaille ? demanda Gregson d'un ton dédaigneux. – Quel sens ? Eh bien, on allait écrire Rachel, mais on a été dérangé. Retenez ce que je vous dis : quand on aura éclairci cette affaire, on saura qu'une femme prénommée Rachel était dans le coup… Riez, riez, monsieur Sherlock Holmes ! Vous pouvez être brillant et astucieux ; mais, à la fin, on s'apercevra que le vieux limier est encore le meilleur ! – Je vous demande bien pardon ! dit mon compagnon qui avait irrité le petit homme en pouffant de rire. Sans conteste, le mérite de cette découverte vous revient comme vous le dites. Tout prouve que l'inscription a été faite par l'autre acteur du crime. Je n'ai pas encore eu le temps d'examiner cette chambre ; mais, si vous m'y autorisez, je vais le faire à présent. » Tout en parlant, il sortit brusquement de sa poche un mètre en ruban et une grosse loupe ronde. Muni de ces deux instruments, il trotta sans bruit dans la pièce ; il s'arrêtait, il repartait ; de temps à autre, il s'agenouillait et, même une fois, il se coucha à plat ventre. Il semblait avoir oublié notre présence ; il monologuait sans cesse à mi-voix ; c'était un feu roulant ininterrompu d'exclamations, de murmures, de sifflements, et de petits cris d'encouragement et d'espoir. Il me rappelait invinciblement un chien courant de bonne race et bien dressé, qui s'élance à droite puis à gauche à travers le hallier, et qui, dans son énervement, ne s'arrête de geindre que lorsqu'il retrouve la trace. Pendant plus de vingt minutes, Holmes poursuivit ses recherches ; il mesurait avec le plus grand soin l'espace qui séparait deux marques invisibles pour moi, et, de temps à autre, tout aussi mystérieusement, il appliquait son mètre contre le mur. A un endroit du parquet, il mit, avec précaution, un peu de poussière en tas, puis la recueillit dans une enveloppe. Finalement, avec la plus grande minutie, il étudia à la loupe chaque lettre du mot inscrit sur le mur. Cela fait, il parut satisfait ; il remit dans sa poche le mètre et la loupe. « On a dit que le génie n'est qu'une longue patience, dit-il en souriant. Ce n'est pas très exact, mais cela s'applique assez bien au métier de détective. » Gregson et Lestrade avaient observé les manœuvres de l'amateur avec beaucoup de curiosité et un peu de mépris. Ils ne se rendaient évidemment pas compte d'un fait qui m'apparaissait enfin : les plus petites actions de Sherlock Holmes tendaient toutes vers un but défini et pratique. « Quel est votre avis ? demandèrent ensemble les deux hommes. – Si j'étais censé vous venir en aide, messieurs, je vous volerais le crédit que vous devez tirer de cette affaire. N'importe qui serait mal venu d'intervenir dans une enquête que vous avez si bien menée jusqu'à présent… » Ses paroles sentaient le sarcasme d'une lieue. « Si vous voulez me tenir au courant de vos recherches, ajouta-t-il, je serai heureux de vous apporter toute l'aide possible. Entre-temps, j'aimerais parler à l'agent qui a trouvé le corps. Pouvez-vous me donner son nom et son adresse ? » Lestrade consulta son calepin. « John Rance, dit-il. Il n'est pas de service en ce moment. Vous le trouverez au 46, Audley Court, Kensington Park Gate. » Holmes nota l'adresse. « Venez, docteur ! dit-il. Nous allons voir John Rance. » Puis, se tournant vers les deux détectives : « Je vais vous dire quelque chose qui pourra vous être utile. Il y a eu assassinat. Le meurtrier est un homme. Il a plus d'un mètre quatre-vingts ; il est dans la force de l'âge ; pour sa taille, il a de petits pieds ; il porte des brodequins à talons carrés ; et il fume des cigares de Trichinopoli. Il est venu ici, avec sa victime, dans un fiacre, tiré par un cheval qui avait trois vieux fers et un neuf à la patte antérieure droite. Selon toute probabilité, le meurtrier a un visage haut en couleur ; et les ongles de sa main droite sont remarquablement longs. Je ne vous donne que ces quelques indications, mais elles pourront vous être utiles. » Lestrade et Gregson s'entre-regardèrent avec un sourire incrédule. « Si cet homme a été assassiné, comment l'a-t-il été ? demanda le premier. – Empoisonné », dit Sherlock Holmes d'un ton péremptoire, avant de s'éloigner. Arrivé à la porte, il se retourna : « Autre chose. Sachez, Lestrade, que “Rache” est un mot allemand qui signifie vengeance. Ne perdez donc pas votre temps à chercher une Mlle Rachel. » Après cette flèche du Parthe, il sortit, laissant ses deux rivaux bouche bée. Chapitre IV Ce que John Rance avait à dire Il était une heure quand nous quittâmes Lauriston Gardens. Je suivis Sherlock Holmes au bureau de poste le plus près. Il expédia une longue dépêche. Puis il héla un fiacre et donna au conducteur l'adresse de John Rance. « Rien de tel que les renseignements de première main, dit-il. Mon opinion est déjà faite, mais il est prudent de chercher à tout connaître. – Vous m'ahurissez, Holmes ! dis-je. Certainement, vous n'êtes pas aussi sûr que vous le prétendez de tous les détails que vous leur avez fournis. – Pas d'erreur possible ! répondit-il. La première chose que j'aie remarquée en arrivant là-bas, c'est que les roues d'une voiture avaient creusé deux ornières près de la bordure du trottoir ; or, jusqu'à la nuit dernière, nous n'avions pas eu de pluie depuis une semaine ; par conséquent, les roues qui ont laissé une empreinte si profonde ont dû y passer la nuit dernière. Il y avait aussi la marque des sabots : le dessin de l'un d'eux était net ; le fer était donc neuf. Puisque le fiacre était là quand il pleuvait, et que, d'après Gregson, on ne l'a pas revu dans la matinée, il faut donc qu'il ait amené de nuit ces deux individus. – Cela est simple, dis-je, mais la taille du meurtrier ? – La taille d'un homme, neuf fois sur dix, se déduit de la longueur de ses enjambées. C'est un calcul assez facile, mais je ne veux pas vous ennuyer avec des chiffres. Les pas du meurtrier se voyaient dehors dans la boue, et, à l'intérieur, sur la poussière. Et j'ai eu un moyen de vérifier mon calcul. Quand un homme écrit sur un mur, il le fait d'instinct au niveau de ses yeux. Or, l'inscription était à un peu plus d'un mètre quatre-vingts du sol. Peuh ! un jeu d'enfant ! – Et son âge ? demandai-je. – Eh bien, un homme ne peut pas être tout à fait vieux s'il enjambe facilement un mètre trente. C'était la largeur d'une flaque d'eau dans le jardin. Les chaussures vernies l'avaient contournées et les talons carrés l'avaient sautée. Il n'y a rien de mystérieux làdedans. J'applique tout simplement aux choses de la vie quelques unes des règles d'observation et de déduction que j'ai préconisées dans mon article. Quelque chose vous intrigue encore ? – Oui, les ongles, le Trichinopoli, amorçai-je. – L'inscription sur le mur a été tracée par un index trempé dans du sang. J'ai pu observer à l'aide de ma loupe que le plâtre avait été légèrement égratigné autour des lettres, ce que n'aurait pas fait un ongle court. J'ai ramassé un peu de cendre éparpillée sur le plancher. Elle était sombre et feuilletée, comme ne peut en faire qu'un Trichinopoli. Je me suis livré à une étude spéciale sur la cendre des cigares ; j'ai même écrit une monographie sur le sujet ! Je me flatte de pouvoir reconnaître, d'un coup d'œil, la cendre de n'importe quelle marque connue de cigares ou de tabac. C'est justement dans ces détails qu'un détective compétent se distingue d'un Gregson ou d'un Lestrade. – Et la figure haute en couleur ? demandai-je. – Oh ! ça, c'est beaucoup plus hardi ! Mais je suis quand même sûr d'avoir raison. Ne me demandez pas d'explication pour le moment. » Je passai la main sur mon front. « J'ai le vertige. Plus on pense à cette affaire, plus elle devient mystérieuse. Pourquoi ces deux hommes, s'ils étaient deux, sont ils venus dans une maison vide ? Qu'est devenu le cocher qui les a amenés ? Comment l'un a-t-il pu forcer l'autre à prendre du poison ? D'où provenait le poison ? Quel était le mobile du crime, puisque ce n'est pas le vol ? Comment une bague de femme estelle arrivée là ? Et pourquoi avoir écrit le mot « Rache », avant de décamper ? J'avoue que je n'arrive pas à concilier ces faits. » Mon compagnon eut un sourire approbateur. « Vous avez résumé avec clarté et concision toutes les difficultés, dit-il. Il y a encore bien des points obscurs. Cependant, sur les principaux faits, j'ai mon idée. Quant à la découverte du pauvre Lestrade, c'était tout simplement une feinte ; en suggérant par là les sociétés secrètes, on a voulu lancer la police sur une fausse piste. L'inscription n'a pas été tracée par un Allemand. La lettre A, si vous avez remarqué, était écrite en gothique. Or, un allemand écrit toujours ses A en caractère latin. Nous pouvons donc affirmer à coup sûr que l'inscription a été faite, non par un Allemand, mais par un imitateur trop appliqué. C'était simplement une ruse pour engager l'enquête sur une mauvaise voie… Je ne m'étendrai pas davantage sur cette affaire, docteur ! Vous savez qu'un magicien perd son prestige en expliquant ses tours. Si je vous révélais toute ma méthode, vous penseriez qu'après tout, je suis un type très ordinaire. – Je ne penserai jamais une chose semblable, répondis-je. Jamais personne ne saurait mieux que vous ériger en science exacte la recherche des criminels. Mon compagnon rougit de plaisir. Autant de mes paroles que de l'enthousiasme avec lequel je les avais prononcées. J'avais déjà remarqué qu'il était aussi sensible à un compliment sur son art qu'une jeune fille peut l'être à une flatterie touchant sa beauté. « Je vous dirai encore une chose, fit-il. L'homme aux chaussures vernies et l'homme aux talons carrés sont arrivés dans le même fiacre. Ils ont franchi ensemble l'allée, sans doute bras des sus, bras dessous. Une fois dans la chambre de devant, ils l'ont arpentée ; plus précisément, les talons carrés allaient et venaient, tandis que les chaussures vernies se tenaient tranquilles. J'ai lu tout cela dans la poussière. La longueur de plus en plus grande des enjambées indiquait aussi une surexcitation croissante. Je suppose que l'homme aux talons carrés parlait tout le temps, et qu'il s'est monté jusqu'à une rage folle. C'est alors que le drame a eu lieu. Je vous ai dit tout ce que je sais de science certaine. Le reste est hypothèses et conjectures. Nous avons un bon point de départ. Il faudra faire vite. Je veux aller au concert de Hallé, cet après-midi, pour entendre Norman Neruda. » Notre fiacre avait filé à travers une longue suite de rues enfumées et de ruelles misérables. Dans la plus enfumée et la plus misérable, soudain il s'arrêta. « Voilà Audley Court ! annonça le cocher en indiquant une étroite faille dans l'alignement des maisons de brique terne. Je vous attendrai ici. » Audley Court n'était pas un lieu attrayant. Un passage exigu nous conduisit à un quadrilatère bordé de maisons sordides. Nous avançâmes avec précaution parmi des groupes d'enfants sales et à travers des rangées de linge déteint, jusqu'au numéro 46. La porte était ornée d'une petite plaque de cuivre sur laquelle était gravé le nom de Rance. On nous dit que l'agent était au lit et on nous fit entrer, pour l'attendre, dans un petit salon sur le devant. Il apparut bientôt, l'air un peu fâché d'avoir été dérangé dans son sommeil. « J'ai fait mon rapport au poste », grommela-t-il. Holmes tira de sa poche un demi-souverain et, d'un air pensif, il le fit sauter dans sa main. « Nous aimerions que vous nous en parliez. – A votre disposition, monsieur, répondit l'agent, les yeux fixés sur le petit disque en or. – Racontez-nous donc à votre manière ce qui s'est passé. » Rance s'installa sur le canapé de crin et joignit les sourcils ; il paraissait bien résolu à ne rien passer sous silence. « Je vais tout vous conter à partir du commencement. Je suis de service de dix heures du soir à six heures du matin. A onze heures, il y a eu de la bagarre au Cerf blanc ; mais, à part ça, tout était tranquille dans mon secteur. A une heure, il se mit à pleuvoir. J'ai rencontré Harry Murcher, celui qui a la ronde de Holland Grove. On a causé un peu ensemble, au coin de la rue Henrietta. Puis, à deux heures, peut-être un petit peu plus tard, je suis allé voir si tout était dans l'ordre du côté de Brixton Road. Il faisait joliment mauvais, je ne voyais pas un chat. J'ai vu passer un fiacre ou deux, je dois dire. Chemin faisant, je pensais, entre nous soit dit, qu'un gin chaud ferait bien mon affaire, quand tout à coup j'ai vu briller une lumière à la fenêtre de la maison. Pourtant c'était une des deux maisons inhabitées de Lauriston Gardens. Le tout dernier qu'a vécu là-dedans est mort de la fièvre typhoïde, rapport que le propriétaire n'a pas voulu faire assainir les fosses. Alors vous pensez si ça m'épatait de voir la fenêtre éclairée ! Tout de suite, j'ai pensé qu'il se passait quelque chose là. Arrivé à la porte… – Vous vous êtes arrêté, puis vous avez regagné la grille du jardin, interrompit mon compagnon. Pourquoi ? » Rance fit un sursaut violent et ouvrit de grands yeux. « Eh bien, c'est la vérité, monsieur, fit-il. Mais comment vous savez ça ? Dieu seul le sait. Voyez-vous, quand je suis arrivé devant la porte, tout était si tranquille et si désert que je me suis dit que ce serait tout aussi bien si j'avais quelqu'un avec moi… Je ne crains rien de ce côté-ci de la tombe, mais j'ai pensé que c'était peut-être le type qu'est mort de la typhoïde qui revenait examiner les fosses ! Cette idée-là m'a collé la trouille. Alors j'ai rebroussé chemin pour voir si je ne verrais pas la lanterne de Murcher. Mais, de lui ni de personne, pas de trace… – Il n'y avait personne dans la rue ? – Pas âme qui vive, monsieur ! Pas même un chien. J'ai pris sur moi et je suis retourné à la maison. J'ai poussé la porte. Tout était silencieux là-dedans. Alors je suis entré dans la chambre où il y avait de la lumière. Une bougie brûlait sur la cheminée, une bougie de cire rouge. Et à la lueur de cette bougie, qu'est-ce que j'aperçois !… – Cela, je le sais. Vous avez fait plusieurs fois le tour de la chambre et vous vous êtes agenouillé près du corps ; puis vous êtes allé au fond du corridor et vous avez essayé d'ouvrir la porte de la cuisine ; ensuite… » Rance se releva d'un bond, tout ensemble effrayé et soupçonneux. « Où étiez-vous caché pour voir tout ça ? s'écria-t-il. Vous m'avez tout l'air d'en savoir trop, vous. » Holmes se mit à rire. Il lui jeta sa carte par-dessus la table. « Ne me faites pas arrêter sous inculpation de meurtre, dit-il. Je suis un chien de chasse, je ne suis pas le loup ! M. Gregson et M. Lestrade répondent de moi. Mais continuez. Qu'est-ce que vous avez fait ensuite ? » Rance se rassit. Il ne paraissait pas trop rassuré. « J'ai regagné la grille et j'ai sifflé. Murcher est arrivé avec deux autres. – La rue était toujours déserte ? – Pour ainsi dire. – Comment cela ? Un large sourire épanouit le visage de l'agent. « J'ai déjà vu bien des types soûls, dit-il, mais des pafs comme ce gaillard-là, ma foi, non, jamais ! Quand je suis sorti, il était à la grille ; appuyé contre les barreaux, il chantait à s'époumoner. Il ne pouvait pas se tenir debout ; nous aider, encore moins ! – Quelle sorte d'homme était-ce ? » John Rance parut ennuyé de revenir sur ce sujet à côté de la question. « Un homme soûl comme il n'est pas permis d'être, réponditil. Il se serait retrouvé en taule si nous n'avions pas été si occupés ! – Mais son visage, ses vêtements, ne les avez-vous pas remarqués ? interrompit Holmes avec impatience. – Pour sûr que je les ai remarqués, parce que j'ai soutenu le type avec Murcher ! C'était un grand gaillard qu'avait la face toute rouge. Un cache-nez lui enveloppait la moitié de la figure… – Suffit ! s'écria Holmes. Qu'avez-vous fait de lui ? – On avait assez à faire sans nous en charger, dit l'agent en se cabrant sous le reproche. Je parierais qu'il a fini par rentrer chez lui. – Comment était-il vêtu ? – Il avait un pardessus brun. – Et un fouet à la main ? – Un fouet ?… Non. – Il l'avait sans doute laissé, murmura mon compagnon. Ensuite, vous n'avez pas par hasard vu et entendu un fiacre ? – Non. – Prenez ce demi-souverain, dit Holmes en se levant. Je crains fort, John Rance, que vous n'ayez jamais d'avancement dans la police. Votre tête ne devrait pas vous servir seulement d'ornement. Vous auriez pu gagner les galons de sergent, la nuit dernière. L'homme que vous avez tenu entre vos mains est celui que nous recherchons ; c'est lui qui tient la clef du mystère. Inutile de discuter ; c'est ainsi. Partons, docteur ! » Nous laissâmes notre informateur incrédule, mais évidemment mal à l'aise. « L'imbécile ! dit Holmes avec amertume, pendant que le fiacre nous ramenait chez nous. Dire qu'il a eu une pareille chance et qu'il n'en a pas profité ! – Je ne vois pas encore clair, dis-je. Le signalement de l'ivrogne concorde bien avec l'idée que vous vous faisiez du meurtrier. Mais pourquoi serait-il retourné sur les lieux de son crime ? Ce n'est pas l'habitude des criminels. – La bague, mon ami, la bague ! Voilà ce qu'il revenait chercher. S'il n'y a pas d'autre moyen de l'attraper, nous pourrons toujours appâter notre hameçon avec la bague. Je tiens mon homme, docteur ! Je parierais deux contre un que je le tiens ! Il faut que je vous remercie. Sans vous, je ne me serais peut-être pas dérangé et j'aurais manqué la plus belle étude de ma vie. Une étude en rouge, n'est-ce pas ? Pourquoi n'utiliserions-nous pas un peu l'argot d'atelier ? Le fil rouge du meurtre se mêle à l'écheveau incolore de la vie. Notre affaire est de le débrouiller, de l'isoler et de l'exposer dans toutes ses parties. Et maintenant, à table ! Et ensuite, Norman Neruda ! Ses attaques et son coup d'archet sont magnifiques. Quelle est donc la petite chose de Chopin qu'elle joue si admirablement ? Tra la la lira lira la. » Le limier amateur s'affala sur la banquette et se mit à chanter comme une alouette, tandis que je méditais sur la complexité de l'esprit humain. Chapitre V Notre annonce nous amène une visiteuse Cet après-midi là, j'étais à plat : les fatigues de la matinée avaient été excessives pour ma santé débile. Quand Holmes fut parti, je m'allongeai sur le canapé. J'essayai de dormir quelques heures, mais je n'y parvins pas. Tous ces événements m'avaient surexcité. Les fantaisies et les conjectures les plus folles l'emplissaient. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais le visage simiesque et tourmenté du cadavre. Il m'avait fait une impression des plus sinistres. J'éprouvais presque de la reconnaissance envers celui qui l'avait expédié ! Si jamais face humaine exprima le vice dans toute sa malice, ce fut bien celle d'Enoch J. Drebber de Cleveland !… Ce qui ne m'empêchait pas d'admettre qu'il fallait bien que justice se fît. La dépravation de la victime ne constitue pas une excuse aux yeux de la loi. L'homme, suivant l'hypothèse de mon compagnon, avait été empoisonné ; mais plus j'y réfléchissais, plus elle m'apparaissait invraisemblable. Pourtant, je le savais, elle reposait sur une observation : Holmes avait flairé les lèvres du cadavre… Et puis, quelle pouvait être la cause de la mort, sinon le poison ? Il n'y avait pas trace de blessure ni de strangulation. Mais d'autre part, ce sang qui avait éclaboussé le parquet de qui provenait-il ? Il n'y avait pas d'indice de lutte ; et, la victime, pour blesser son agresseur, ne disposait d'aucune arme. Tant que ces questions demeureraient sans réponse, nous aurions peine à nous endormir, Holmes et moi ! Son air tranquille m'avait donné à penser qu'il avait trouvé une explication cadrant avec tout. Mais laquelle ? Je n'arrivais pas à la deviner. Son absence se prolongea. Le concert n'avait sûrement pas pu le retenir si longtemps. Quand il rentra, le dîner était servi. « C'était magnifique ! dit-il en prenant place à table. Vous vous rappelez ce que Darwin dit de la musique ? Il prétend que, chez les hommes, la faculté de la produire et de l'apprécier a précédé de beaucoup la parole. C'est peut-être pour cela que l'influence qu'elle exerce sur nous est si profonde. Les premiers siècles de la préhistoire ont laissé dans nos âmes de vagues souvenirs. – Voilà une idée bien vaste ! dis-je. – Nos idées doivent être aussi vaste que la nature pour pouvoir en rendre compte, répondit-il. Mais qu'est-ce que vous avez ? Vous ne semblez pas être dans votre assiette. Cette histoire de Lauriston Gardens vous a bouleversé ? – Oui, je l'avoue ! dis-je. Mes expériences dans l'Afghanistan auraient dû m'endurcir davantage. J'ai vu mes propres camarades taillés en pièces sans perdre mon sang-froid. – Je comprends cela. Il y a dans cette affaire un mystère qui met l'imagination en branle. L'horreur ne va pas sans l'imagination. Avez-vous lu les journaux du soir ? – Non. – Ils rendent assez bien compte de l'affaire. Mais tous omettent de parler de la bague. C'est tant mieux. – Comment cela ? – Jetez un coup d'œil sur cet avis, répondit-il. Je l'ai envoyé à tous les journaux, ce matin. » Il me passa le journal par-dessus la table et je regardai à la place indiquée. C'était la première annonce dans la colonne « Objets trouvés ». Elle était conçue en ces termes : « Ce matin, à Brixton Road, on a trouvé une alliance en or uni, sur la chaussée entre la taverne du Cerf Blanc et Holland Grove. S'adresser au docteur Watson, 221 b, Baker Street, entre huit et neuf heures du soir. » « Je m'excuse de m'être servi de votre nom, dit-il. Si j'avais donné le mien, quelques-uns de ces lourdauds l'auraient reconnu et ils auraient voulu se mêler de mes affaires. – Vous avez bien fait ! répondis-je. Mais je n'ai pas d'alliance : pour peu que quelqu'un vienne… – Pardon ! vous en avez une, fit-il en me remettant une bague. Celle-ci fera très bien l'affaire. C'est presque un fac-similé. – Et qui cet avis nous amènera-t-il ? – Parbleu, l'homme au vêtement brun, notre ami aux joues rubicondes et aux talons carrés ! S'il ne se présente pas en personne, il enverra un complice. – Cette démarche ne lui semblera-t-elle pas trop compromettante ? – A mon avis, pas. Si mes suppositions sont justes, et j'ai tout lieu de le croire, cet homme risquera tout pour récupérer la bague. Pour moi, il l'a perdue en se penchant sur le cadavre de Drebber. Sur le coup, il ne s'en est pas aperçu. C'est après avoir quitté la maison qu'il a constaté sa disparition. Alors, il est revenu sur ses pas, en toute hâte ! Mais, par sa propre faute, parce qu'il avait laissé la bougie allumée, la police était déjà sur les lieux. Il simula l'ivresse pour écarter les soupçons qu'aurait pu faire naître son apparition à la grille. Maintenant, mettez-vous à la place de cet homme. Après réflexion, il doit s'être dit qu'il a peut-être perdu la bague dehors, sur la route. Alors que faire ? Parcourir avec empressement les journaux du soir pour voir si la bague se trouve au nombre des objets trouvés. Naturellement, mon avis lui saute aux yeux. Il exulte. Pourquoi soupçonnerait-il un piège ? Il ne peut imaginer que le docteur Watson établisse un rapport entre la bague et le meurtre. Il viendra. Il vient. Vous le verrez dans une heure. – Et alors ? demandai-je. – Je peux me charger de lui tout seul. Avez-vous des armes ? – Mon vieux revolver d'ordonnance avec quelques cartouches. – Vous feriez bien de le nettoyer et de le charger. Il se débattra avec l'énergie du désespoir. Je compte le prendre par surprise, mais il vaut mieux nous prémunir contre tout. » J'allai dans ma chambre et je fis ce qu'il m'avait conseillé. Quand je revins avec mon pistolet, on avait enlevé le couvert. Holmes grattait son violon. « Cela se corse ! dit-il, tout en continuant à se livrer à son occupation favorite. Je reçois à l'instant une réponse d'Amérique. Je ne me suis pas trompé. – C'est-à-dire ? demandai-je avec curiosité. – Si mon violon avait des cordes neuves, il n'en vaudrait que mieux, dit-il. Mettez votre pistolet dans votre poche. Quand le type sera là, parlez-lui d'un ton naturel. Je me charge du reste. Ne l'effrayez pas en le regardant avec trop d'insistance. – Il est maintenant vingt heures, dis-je en consultant ma montre. – Oui, quelques minutes encore. Entrouvrez la porte. C'est bien comme ça. Maintenant mettez la clef à l'intérieur. Merci. Voilà un curieux vieil ouvrage que j'ai trouvé hier chez un bouquiniste, De Jure inter Gentes, publié en latin à Liège, dans les Pays-Bas, en 1642. La tête de Charles Ier était encore solide sur ses épaules quand le papier de ce petit volume à dos brun fut tranché !… – Quel est le nom de l'imprimeur ? – Un Philippe de Croy quelconque. Sur la feuille de garde se trouvent ces mots d'une encre jaunie : « Ex libris Gulielmi Whyte. » Je me demande ce qu'était ce William Whyte. Quelque imposant homme de loi du XVIIe siècle, je suppose. Son écriture a la tournure du droit !… Je crois que voici notre homme. » Au même instant retentit un bref coup de sonnette. Doucement Sherlock Holmes se leva et rapprocha sa chaise de la porte. Les pas de la servante résonnèrent dans le vestibule. D'un bruit sec, elle fit sauter le loquet. « C'est ici qu'habite le docteur Watson ? » demanda une voix distincte, mais un peu éraillée. La réponse ne parvint pas à nos oreilles. La servante referma la porte. Quelqu'un se mit à monter l'escalier, d'un pas incertain et traînant qui surprit mon compagnon, puis avança avec lenteur dans le corridor et frappa doucement. « Entrez ! » criai-je. Au lieu de l'homme robuste et violent que nous attendions, nous vîmes entrer, traînant la jambe, une très vieille femme au visage tout ridé. Elle fit une révérence, puis se mit à fouiller dans sa poche ; elle avait des doigts nerveux, fébriles ; éblouis par l'éclat soudain de la lumière, ses yeux larmoyants, tournés vers nous, clignotaient. Je regardai mon compagnon et manquai d'éclater de rire : il avait l'air si désappointé ! La vieille finit par trouver un journal du soir et, montrant du doigt notre annonce : « C'est ça qui m'a amenée ici, mes bons messieurs ! dit-elle avec une seconde révérence. La bague en or… Brixton Road… elle appartient à ma fille Sarah, qu'était mariée seulement depuis un an à son mari qu'est garçon de cabine à bord d'un bateau de l'Union ; et qu'est-ce qui dira si il vient et la trouve sans sa bague, je n'ose pas y penser, lui qu'est déjà brutal dans ses meilleurs moments, mais quand il a bu !… Si vous voulez savoir, Sarah est allée au cirque, la nuit dernière, en compagnie de… – Cette bague est-elle la sienne ? demandai-je. – Dieu soit loué ! s'écria la vieille. C'est Sarah qui va être contente, cette nuit ! C'est bien là sa bague. – Et quelle est votre adresse ? demandai-je en prenant un crayon. – 13, rue Duncan, Houndsditch. Un fichu bout d'ici ! – Il n'y a pas de cirque entre Brixton Road et Houndsditch », fit sèchement Sherlock Holmes. La vieille femme tourna vers lui ses petits yeux bordés de rouge. « C'est mon adresse que le monsieur m'a demandée, dit-elle. Sarah, elle, vit en garni au N° 3, Mayfield Place, Peckham. – Et votre nom est ?… – Mon nom est Sawyer et le nom de ma fille est Dennis, et Tom Dennis est son mari – un bon gars, au fond, et intelligent avec ça. Tant qu'y est en mer, pas de garçon de cabine plus considéré ; mais, dame, à terre, ce qu'avec les femmes et ce qu'avec les débits de boisson… – Emportez la bague, madame Sawyer, interrompis-je sur un signe de mon compagnon. Il est clair qu'elle appartient à votre fille ; et je suis heureux de pouvoir la restituer à sa légitime propriétaire. » Tout en marmottant des bénédictions et des protestations de reconnaissance, la vieille taupe empocha la bague et elle descendit l'escalier en traînant le pied. Sitôt qu'elle fut partie, Sherlock Holmes se précipita dans sa chambre. L'instant d'après, il en sortait emmitouflé dans un ulster et un cache-nez. « Je vais la filer, dit-il vivement. Ce doit être une complice. Elle me conduira chez l'assassin. Attendez-moi. » La porte d'entrée venait à peine de se refermer sur la visiteuse que Holmes dégringola l'escalier. De la fenêtre, je le vis suivre de près la vieille femme clopinant de l'autre côté de la rue. Ou toute sa théorie est fausse, pensai-je, ou il va être conduit au cœur du mystère. Il m'avait prié bien inutilement de l'attendre : je sentais qu'il me serait impossible de dormir avant de connaître le résultat de sa démarche. Il était environ neuf heures quand il sortit. J'ignorais à quelle heure il rentrerait. Je m'installai stoïquement, avec ma pipe et la Vie de Bohême de Murger. Je tirais des bouffées et je sautais des pages. Dix heures sonnèrent. J'entendis le trottinement de la bonne qui allait se coucher. Onze heures. Le pas plus majestueux de la logeuse la conduisit à la même destination. Vers minuit, le bruit sec d'une clef m'avertit du retour de mon ami. Dès la porte, je vis à son air qu'il revenait bredouille. L'amusement et le dépit semblaient se disputer sa figure. Mais finalement Sherlock Holmes partit d'un franc éclat de rire. « Je ne voudrais pas pour tout l'or du monde que Scotland Yard apprît mon histoire ! s'écria-t-il en tombant sur une chaise. Ses hommes m'en rebattraient à jamais les oreilles pour se venger de tous mes sarcasmes ! Je peux me permettre de rire, parce que je sais que, tôt ou tard, je prendrai ma revanche. – Qu'est-ce qui s'est passé ? demandai-je. – Je vais vous faire rire à mes dépens, mais peu importe ! La vieille a traîné la jambe un bout de chemin, puis elle a fait semblant d'avoir mal à un pied. Elle s'est arrêtée et elle a hélé un fiacre qui se trouvait à passer. Je me suis arrangé pour être à portée de sa voix. Mais c'était une précaution tout à fait inutile : elle a crié son adresse de manière à être entendu de l'autre côté de la rue. « Conduisez-moi au numéro 13 de la rue Duncan, Houndsditch ! » Cela prenait tournure de vérité. Quand je l'ai eu vue bien installée à l'intérieur, je me suis perché à l'arrière. C'est un art dans lequel tout détective devrait exceller. Puis nous avons roulé sans arrêt jusqu'à la maison en question. Avant d'arriver devant la porte, j'ai sauté et j'ai fait à pied le reste du chemin, nonchalamment. Le fiacre s'est arrêté. Le cocher est descendu. Il a ouvert la portière et il a attendu. Quand je me rapprochai de lui, il fouillait avec furie sa voiture vide en dévidant tout un chapelet de blasphèmes. De la voyageuse, plus signe ni trace ! Je crains qu'il ne touche pas de sitôt le prix de sa course. Au numéro 13, nous avons appris que la maison appartient à un honnête colleur de papiers peints, qui s'appelle Keswick, et qui n'a jamais entendu parler ni de Sawyer ni de Dennis. – Vous ne voulez pas dire, m'écriai-je au comble de l'étonnement, que cette faible vieillarde soit sortie à votre insu du fiacre en marche ? – Le diable soit de la vieille femme ! dit Sherlock Holmes. C'est nous qui nous sommes laissé berner comme des vieilles femmes ! C'était sûrement un homme jeune et actif, et, de plus, un excellent comédien. Le déguisement était impayable. Il s'en est servi pour me semer. Ceci prouve que l'homme que nous recherchons n'est pas si isolé que je me l'imaginais. Il a des amis prêts à s'exposer pour lui… Docteur, vous avez l'air vanné ! Allez vous coucher, si vous m'en croyez. » J'obéis de bonne grâce à cette injonction : je me sentais à bout de forces. Holmes resta assis devant le feu qui couvait sous la cendre. Il médita longuement sur le problème qu'il avait à cœur de résoudre. Fort avant dans la nuit, j'entendis en effet les gémissements mélancoliques de son violon. Chapitre VI Tobias Gregson montre son savoir-faire Les journaux du lendemain ne parlaient que du « mystère de Brixton ». Tous en donnaient un compte rendu détaillé ; certains y consacraient même leur article de tête. Ils contenaient quelques renseignements nouveaux. J'ai gardé dans mes archives plusieurs coupures se rapportant à cette affaire. En voici un résumé. D'après le Daily Telegraph, les annales du crime fournissaient peu d'exemples de tragédies accomplies dans des circonstances plus mystérieuses. Le nom allemand de la victime, l'absence de tout mobile, la sinistre inscription sur le mur, tout dénonçait la main de réfugiés politiques et de révolutionnaires. Les socialistes comptaient aux États-Unis de nombreux adeptes. C'était ceux-ci qui, de toute évidence, avaient expédié Drebber pour une infraction quelconque à leurs lois non écrites. Après une brève allusion à la Wehmgericht, aux Carbonari, à la marquise de Brinvilliers, aux assassinats de la Grande Route de Ratcliff, l'article s'achevait sur une remontrance au gouvernement : il préconisait une surveillance plus étroite des étrangers en Angleterre. Les commentaires du Standard roulaient sur le fait que de tels outrages à la morale publique avaient généralement lieu sous un gouvernement libéral. Ils étaient un effet de l'ébranlement des convictions dans les masses populaires et de l'affaiblissement subséquent de toute autorité. La victime était un américain qui séjournait à Londres depuis quelques semaines. Il avait pris pension chez Mme Charpentier à Torquay Terrace, Camberwell. Il avait pour compagnon de voyage son secrétaire particulier, M. Joseph Stangerson. Tous deux avaient pris congé de leur hôtesse le mardi 4 courant et ils étaient partis pour la gare d'Euston avec l'intention déclarée de prendre l'express de Liverpool. On les avait vus ensuite sur le quai. De ce moment jusqu'à la découverte du cadavre de M. Drebber, dans une maison inhabitée sur la route de Brixton, à plusieurs kilomètres d'Euston, on ne savait pas ce qu'ils avaient fait. Qui avait amené Drebber dans cette maison ? De quelle manière y avait-il trouvé la mort ? Mystère ! On ignorait encore tout des allées et venues de Stangerson. On était heureux d'apprendre que MM. Lestrade et Gregson, tous deux de Scotland Yard, instruisaient conjointement cette affaire. Le crédit dont jouissaient ces deux officiers de police en faisait augurer l'éclaircissement à brève échéance. Pour le Daily News, le caractère politique du crime ne faisait point de doute. Le despotisme, la haine du libéralisme qui inspiraient les gouvernements du continent avaient eu pour effet d'attirer chez nous un grand nombre d'hommes qui auraient été d'excellents citoyens sans le souvenir amer des persécutions qu'ils avaient subies. Toute infraction au code d'honneur qui régissait ces hommes était punie de mort. Il ne fallait rien négliger pour trouver le secrétaire, Stangerson, et pour connaître certaines particularités des habitudes de Drebber. On avait fait un grand pas en découvrant l'adresse de la maison où il avait pris pension. Le résultat en était entièrement dû à la finesse et à la ténacité de M. Gregson de Scotland Yard. Sherlock Holmes et moi, nous lûmes ces articles en prenant notre petit déjeuner. Sherlock Holmes s'en amusa beaucoup. « Qu'est-ce que je vous avais dit ? De toute façon, Lestrade et Gregson triompheront ! – Cela dépendra de la tournure des événements. – Mais non, pas du tout ! Si l'homme est pincé, ce sera grâce à leurs efforts ; s'il échappe, ce sera en dépit de leurs efforts : c'est face, je gagne, et pile, tu perds. Quoi qu'ils fassent, ils auront des admirateurs. Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire. – Que se passe-t-il ? » m'écriai-je. Tout à coup le trépignement de pas nombreux dans le vestibule puis dans l'escalier s'était fait entendre, mêlé à de très sonores expressions de dégoût de notre logeuse. « C'est la section de la police secrète de Baker Street », dit gravement mon compagnon. Au même instant firent irruption dans notre pièce une demidouzaine de gamins des rues ; les plus sales et les plus déguenillés que j'eusse jamais vus. « Garde à vous ! » cria Holmes d'une voix de stentor. Aussitôt les six petits drôles se mirent en rang comme autant de statuettes minables. « A l'avenir, dit mon compagnon, Wiggins seul me présentera votre rapport. Vous l'attendrez dans la rue. Vous l'avez découvert, Wiggins ? – Non, monsieur, pas encore, dit un des enfants. – Je ne m'attendais pas à ce que vous réussissiez du premier coup. Poursuivez vos recherches. Voici votre salaire… » Il remit à chacun d'eux un shilling. « Maintenant filez ! Faites-moi un meilleur rapport, la prochaine fois ! » Il fit un signe. Ils dévalèrent l'escalier, comme des souris. L'instant d'après, dans la rue, ils perçaient l'air de leurs cris. « Il y a davantage à obtenir d'un de ces petits mendiants que d'une douzaine de détectives, dit Holmes. La seule vue d'une personne à l'air officiel scelle les lèvres des gens. Ces gosses vont partout, ils entendent tout. Et puis ils sont finauds. Tout ce qui leur manque, c'est l'organisation. – Est-ce que vous vous servez d'eux pour le crime de Brixton ? demandai-je. – Oui. Je veux m'assurer de quelque chose. C'est simplement une affaire de temps. Holà ! nous allons entendre parler de vengeance ! Voici Gregson qui descend la rue, le visage radieux. Il vient sûrement nous voir. Oui, il s'arrête… Il sonne ! » La sonnette fut tirée violemment et, en quelques secondes, le détective blond avait monté quatre à quatre l'escalier et fait irruption dans notre salon. « Mon cher, s'écria-t-il en tordant la main molle de Holmes, félicitez-moi ! J'ai rendu l'affaire aussi claire que le jour ! » Je crus voir passer une ombre d'anxiété sur le visage expressif de mon compagnon. « Seriez-vous sur la bonne piste ? demanda-t-il. – La bonne piste ! Nous avons arrêté le meurtrier. – Et quel est son nom ? – Arthur Charpentier, sous-lieutenant dans la marine de l'État », articula pompeusement Gregson. Il gonflait sa poitrine et frottait ses mains grassouillettes. Sherlock Holmes poussa un soupir de soulagement. Le sourire reparut sur ses lèvres. « Asseyez-vous et prenez un cigare, dit-il. Nous sommes impatients de savoir comment vous vous y êtes pris. Du whisky avec de l'eau ? – Volontiers, reprit le détective. Les terribles efforts que j'ai fournis ces deux derniers jours m'ont complètement épuisé. Pas tant l'effort physique cependant que l'effort d'imagination. Vous savez ce que c'est, monsieur Sherlock Holmes ? Vous aussi, vous travaillez avec votre tête ! – Vous me faites beaucoup d'honneur, dit gravement Sherlock Holmes. Expliquez-nous comment vous êtes parvenu à cet heureux résultat. » Le détective s'installa dans le fauteuil et tira quelques bouffées de son cigare ; puis soudain, au paroxysme de la gaieté, il se frappa la cuisse. « Le plus drôle, s'écria-t-il, c'est que cet imbécile de Lestrade, qui se croit si malin, s'est complètement fourvoyé. Il recherche partout le secrétaire Stangerson qui n'a pas plus trempé dans le crime qu'un bébé qui va naître. Je suis sûr qu'il l'a trouvé, à l'heure qu'il est ! » Cette idée fit tant rire Gregson qu'il s'étouffa. « Comment avez-vous trouvé la clef du mystère ? – Je vais tout vous dire. Bien entendu, docteur Watson, ceci doit rester entre nous. D'abord, il s'agissait de connaître les antécédents de l'Américain. D'autres auraient attendu qu'on réponde à leurs annonces dans les journaux ou bien encore que des complices apportent d'eux-mêmes des renseignements ! Ce n'est pas comme ça que travaille Tobias Gregson. Vous souvenez-vous du chapeau placé près de la victime ? – Oui, dit Holmes. Il portait le nom et l'adresse du chapelier : John Underwood et fils, 129, Camberwell Road. » Gregson perdit contenance. « Vous l'aviez remarqué ? dit-il, le visage allongé. Vous êtes allé à Camberwell Road ? – Non. – Ah ! fit Gregson en se redressant. Il ne faut jamais négliger une chance, si petite qu'elle soit ! – Rien n'est petit pour un grand esprit, dit sentencieusement Holmes. – Eh bien, moi, je suis allé voir Underwood ! Je lui ai demandé s'il avait vendu un chapeau de tel tour de tête et de telle forme… Il a ouvert son livre et il a trouvé tout de suite, il avait envoyé le chapeau à un M. Drebber, demeurant à la pension Charpentier, Torquay Terrace. Voilà comment je me suis procuré l'adresse. – Malin, très malin ! murmura Sherlock Holmes. – Ensuite, j'ai interrogé Mme Charpentier, continua le détective. Je l'ai trouvée très pâle, angoissée. Sa fille était présente (une fort jolie fille !), ses yeux étaient rouges et ses lèvres tremblaient quand je lui parlais. Cela n'a pas échappé à mon attention : il y avait quelque anguille sous roche. Vous connaissez cette impression, monsieur Sherlock Holmes : quand on tombe sur la bonne piste, on éprouve un petit pincement, là… « Avez-vous entendu parler de la mort mystérieuse de votre ex-pensionnaire, Enoch Drebber, de Cleveland ? » ai-je demandé. « La mère fit signe que oui. Elle semblait avoir peine à parler. Et la fille a fondu en larmes. Alors, là, je les ai vraiment soupçonnées de savoir quelque chose. « A quelle heure M. Drebber a-t-il quitté votre maison pour se rendre à la gare ? « – A huit heures, a-t-elle répondu avec effort. Son secrétaire, M. Stangerson, avait indiqué deux trains, l'un à neuf heures quinze et l'autre à onze heures. M. Drebber avait choisi le premier. « – C'est la dernière fois que vous l'avez vu ? » « Le visage de la femme a changé terriblement. Elle est devenue livide. Elle a été quelques secondes avant de pouvoir dire seulement oui, et encore l'a-t-elle fait d'un ton voilé, pas naturel. « Alors, il y a eu un moment de silence. Puis la jeune fille s'est jetée à l'eau : « Il ne peut rien sortir de bon d'un mensonge, maman, ditelle d'une voix claire et assurée. Soyons franches avec ce monsieur. Nous avons revu M. Drebber. « – Que Dieu te pardonne ! s'est écriée Mme Charpentier en levant les bras au ciel et en se renversant sur sa chaise. Tu as tué ton frère. « – Arthur m'approuverait, répondit la jeune fille, d'un ton ferme. « – Vous feriez mieux de me dire tout maintenant, leur ai-je conseillé. Un demi-aveu est pire qu'une dénégation. D'ailleurs, vous ne savez pas à quel point nous sommes renseignés. « – C'est toi qui l'auras voulu, Alice ! » s'écria la mère. « Puis, se tournant vers moi : « Je vais tout vous dire, monsieur. Vous voyez, je suis troublée. N'allez pas vous imaginer, cependant, que j'ai peur de voir mon fils impliqué dans cette horrible affaire. Non, il est parfaitement innocent ! Si je crains quelque chose, c'est qu'il ne soit compromis à vos yeux et à ceux des autres. Mais c'est impossible, certainement ! Son caractère élevé, sa profession, ses antécédents, tout empêcherait cela. « – Avouez-moi tout, c'est ce que vous avez de mieux à faire, lui ai-je répondu. Cela ne nuira pas à votre fils s'il est innocent, je vous le garantis. » « Alors, sur la prière de sa mère, la jeune fille s'est retirée. « Mon intention, monsieur, a-t-elle continué, était de ne rien vous dire. Mais, puisque ma fille a commencé à parler, je n'ai plus le choix. Maintenant que je suis décidée, je n'omettrai aucun fait. « – C'est ce qu'il y a de plus sage, ai-je dit. « – M. Drebber est resté chez nous à peu près trois semaines. Il avait voyagé auparavant sur le continent avec M. Stangerson, son secrétaire. Le dernier endroit où ils avaient séjourné, c'était Copenhague ; j'avais remarqué que chacune de leurs malles en portait l'étiquette. Stangerson était un homme calme, réservé ; mais son patron, je regrette de le dire, était tout le contraire. Des habitudes grossières, des manières brutales. La nuit même de son arrivée, il s'est enivré. En fait, chaque jour, à partir de midi, il était ivre. Il se permettait avec les bonnes des libertés et des familiarités dégoûtantes. Le pire de tout, c'est qu'il n'a pas respecté non plus ma fille Alice. Il lui a tenu des propos qu'elle est heureusement trop innocente pour comprendre. Une fois, il l'a prise dans ses bras et il l'a embrassée. Alors son propre secrétaire lui a reproché sa conduite malhonnête. « – Mais pourquoi avez-vous supporté tout cela ? ai-je demandé. Vous pouvez renvoyer vos pensionnaires quand bon vous semble, j'imagine. » « Mme Charpentier rougit. « J'aurais dû lui donner son congé dès le premier jour ! soupira-t-elle. Mais c'était une tentation cruelle. Chacun d'eux payait une livre par jour, soit quatorze livres par semaine ; et c'est la morte saison. Je suis veuve ; mon fils, dans la marine, m'a coûté cher. « J'hésitais à perdre cet argent. J'ai patienté. Mais l'insulte faite à ma fille, c'en était trop ! Je lui ai enfin donné son congé. Voilà pourquoi il est parti. « – Et alors ? « Quel soulagement ç'a été pour moi quand je l'ai vu s'en aller ! Mon fils est en ce moment en permission. Je ne lui ai rien dit de tout cela, parce qu'il est emporté, et qu'il adore sa sœur. Quand j'ai refermé la porte sur ces Américains, ça m'a ôté un poids de dessus la poitrine !… Hélas ! moins d'une heure après, ce Drebber était de retour ! Plus ivre que jamais. Il a pénétré de force dans le salon où je me trouvais avec Alice et il a dit en bredouillant qu'il avait manqué le train, à ce que, du moins, j'ai pu comprendre. Puis il s'est retourné vers ma fille et, à mon nez, il lui a proposé de s'enfuir avec lui ! « Vous avez le droit, disait-il. Vous êtes majeure. J'ai de l'argent en quantité, plus qu'il ne m'en faut. Ne tenez pas compte de la vieille. Venez tout de suite. Vous serez comme une princesse. » La pauvre petite était terrifiée. Elle a reculé, mais lui, l'a saisie eu poignet et il l'a traînée vers la porte. Alors j'ai crié. Arthur est arrivé. Ce qui s'est passé ensuite, je ne peux pas vous le dire. Je n'osais pas regarder, tellement j'avais peur. Ç'a été des jurons, puis des coups !… A la fin, quand j'ai relevé la tête, j'ai vu Arthur qui riait devant la porte, sa canne à la main. « Je ne pense pas que ce joli monsieur revienne nous embêter, a-t-il dit. Je vais le suivre un peu pour m'en assurer. » Il a mis son chapeau et il est sorti. C'est le lendemain que nous avons appris la mort mystérieuse de M. Drebber. » « Sa déposition avait été coupée de soupirs et de sanglots. A certains moments, elle parlait si bas que j'avais peine à l'entendre. J'ai pu cependant prendre des notes sténographiques de tout ce qu'elle m'a dit, afin qu'il n'y eût pas d'erreur possible. – C'est très excitant, fit Sherlock Holmes en bâillant. Comment tout cela a-t-il fini ? – Quand Mme Charpentier a eu terminé, reprit le détective, j'ai vu que tout reposait sur un point. Je l'ai regardée fixement, d'une manière qui m'a toujours semblé faire beaucoup d'effet sur les femmes ; et je lui ai demandé à quelle heure son fils était rentré. « Je ne sais pas, répondit-elle. « – Vous ne savez vraiment pas ? « – Non. Arthur a sa clef et… « – Étiez-vous couchée quand il est rentré ? « – Oui. « – A quelle heure vous êtes-vous couchée ? « – Vers vingt-trois heures. « – Par conséquent, votre fils a été absent pendant deux heures au moins ? « – Oui. « – Peut-être pendant quatre ou cinq heures ? « – Oui. « – Que faisait-il pendant ce temps-là ? « – Je ne sais pas. » « Elle était devenue pâle jusqu'aux lèvres. « Ce qu'il me restait à faire était tout simple. J'ai découvert où se planquait le lieutenant Charpentier ; j'ai pris deux agents et je l'ai arrêté. Quand je lui ai touché l'épaule, et que je l'ai engagé à nous suivre sans résistance, il m'a répondu avec un front d'airain : « Je suppose qu'on me soupçonne d'avoir trempé dans le meurtre de ce vaurien de Drebber ! » Comme nous ne lui en avions pas dit un mot, cette allusion était des plus suspectes. – En effet ! dit Holmes. – Il avait encore la lourde canne avec laquelle, d'après sa mère, il avait suivi Drebber. Un solide gourdin de chêne. – Et quelle est votre théorie ? – La voici : le lieutenant a suivi Drebber jusqu'à Brixton Road. Là, nouvelle altercation ; Drebber reçoit un coup, peut-être au creux de l'estomac, qui ne laisse pas de trace… Il tombe raide mort. Grâce à la pluie, pas de témoin. Charpentier traîne le cadavre dans la maison vide. Mais la bougie, le sang, l'inscription sur le mur et la bague ? me direz-vous. C'est, à mon avis, une mise en scène destinée à tromper la justice. – Très bien ! dit Holmes d'un ton encourageant. Vraiment, Gregson, vous êtes en progrès. Nous ferons quelqu'un de vous. – Ma foi, répondit le détective en se rengorgeant, j'ai mené rondement l'affaire ! Le jeune homme a avoué de lui-même avoir suivi Drebber quelque temps. Mais il a prétendu ensuite que, s'étant senti filé, ce dernier avait pris un fiacre pour le semer. En revenant chez lui, Charpentier aurait rencontré un vieux camarade de bordée et il aurait fait avec lui une longue marche. Où habite ce vieux camarade ? Il ne le sait pas lui-même ! Mon explication est cohérente dans toutes ses parties. Ce qui m'amuse, c'est de savoir Lestrade lancé sur une fausse piste. Il perd son temps. Hé ! le voici en chair et en os ! » C'était bien Lestrade, mais sans l'air désinvolte et pimpant qui lui était habituel. Son visage était bouleversé ; sa tenue, négligée. Il venait évidemment consulter Sherlock Holmes : en aperce vant son collègue, il parut très contrarié. Planté au milieu de la salle, il tourna et retourna son chapeau entre ses doigts tremblants. A la fin, il se décida à parler. « C'est, dit-il, l'affaire la plus extraordinaire, la plus incompréhensible. – Ah ! vous trouvez, monsieur Lestrade ! cria Gregson, triomphant. Je savais bien que vous aboutiriez à cette conclusion. Avez-vous réussi à découvrir le secrétaire, M. Joseph Stangerson ? – M. Joseph Stangerson, dit Lestrade d'un ton grave, a été assassiné vers six heures du matin à l'Holiday's Private Hotel. » Chapitre VII La lumière luit dans les ténèbres La nouvelle nous frappa de stupeur. En se relevant d'un bond, Gregson répandit le reste de son whisky. Je regardai en silence Sherlock Holmes. Il pinçait les lèvres et fronçait les sourcils. « Stangerson aussi ! murmura-t-il. Ça se complique. – C'était déjà bien assez compliqué comme ça ! grommela Lestrade en approchant une chaise. On dirait que je suis tombé dans une espèce de conseil de guerre. – Êtes-vous… êtes-vous tout à fait sûr de cette nouvelle ? balbutia Gregson. – Je sors à l'instant de sa chambre d'hôtel, dit Lestrade. J'ai été le premier à découvrir ce nouveau meurtre. – Gregson vient de nous faire part de son opinion sur l'affaire, dit Holmes. A votre tour, monsieur Lestrade, dites-nous ce que vous avez vu et ce que vous avez fait, si, toutefois, vous n'y voyez pas d'objection. – Je n'en vois aucune, répondit Lestrade en s'asseyant. Je vous avouerai franchement que j'ai cru que Stangerson était pour quelque chose dans la mort de Drebber. (Ce fait nouveau m'a montré que je m'étais trompé.) Pénétré de cette idée, je me suis mis à la recherche du secrétaire. Le 3 au soir, vers huit heures et demie, on l'avait vu à la gare d'Euston, en compagnie de Drebber. Or, le cadavre de ce dernier avait été découvert à Brixton Road à deux heures du matin. Il s'agissait donc de savoir ce que Stangerson avait fait dans l'intervalle et depuis lors. J'ai télégraphié son signalement à Liverpool avec avis de surveiller les bateaux américains. Puis, je me suis mis à perquisitionner dans tous les hôtels et meublés du voisinage d'Euston. Voici quel était mon raisonne ment. Si Drebber et son compagnon s'étaient séparés, ce dernier avait dû se loger pour la nuit dans le voisinage, le lendemain matin, afin de flâner aux abords de la gare. – Ils s'étaient sans doute donnés rendez-vous quelque part, dit Holmes. – C'est ce que la suite a montré. J'ai passé toute la soirée d'hier à chercher. J'ai continué de très bonne heure, ce matin. A huit heures, je suis entré à l'Holiday's Private Hotel, dans Little George Street. Je demande si un M. Stangerson loge actuellement à l'hôtel. « Vous êtes sans doute le monsieur qu'il attend, répondit-on. Il vous attend depuis deux jours. « – Où pourrais-je le trouver ? « – Il dort là-haut. Il a demandé qu'on le réveille à neuf heures. « – Je monte tout de suite », ai-je dit. « Dans mon idée, mon apparition soudaine, devait lui faire lâcher une parole. Le garçon d'étage s'est offert à me conduire. C'était au second. Il y avait un petit couloir à traverser. Le garçon m'avait indiqué la porte et il s'apprêtait à redescendre ; le cri que j'ai poussé l'a fait revenir sur ses pas. Ce que je venais d'apercevoir m'avait bouleversé, malgré mes vingt ans d'expérience. Un filet de sang avait coulé sous la porte ; il avait serpenté à travers le couloir et il avait formé une petite mare le long de la plinthe. En voyant cela, le garçon a manqué tomber dans les pommes ! La porte était fermée en dedans. Nous l'avons enfoncée à coups d'épaule La fenêtre de la chambre était ouverte et, près de la fenêtre, tout recroquevillé, gisait le corps d'un homme en chemise de nuit. Il était bel et bien mort, et il l'était depuis assez longtemps : ses membres étaient rigides et glacés. Nous l'avons retourné. Le garçon l'a reconnu tout de suite. C'était bien le monsieur qui avait loué la chambre sous le nom de Joseph Stangerson. Sa mort avait été causée par une entaille profonde au côté gauche. Le cœur a dû être atteint. J'arrive à la partie la plus étrange de l'affaire. Devinez ce que j'ai trouvé au-dessus du cadavre. » Je frémis d'horreur, avant même que Sherlock Holmes répondît. « Le mot « Rache » en lettres de sang. – Exactement », dit Lestrade d'une voix blanche. Il y eut un moment de silence. L'assassin inconnu rendait ses crimes encore plus horribles en les accomplissant avec autant de méthode que de mystère. Mon système nerveux, qui avait tenu bon sur le champ de bataille, commença à flancher. « On a vu l'assassin, reprit Lestrade. Un garçon laitier, qui se rendait à son travail, est passé par la ruelle entre l'écurie et le derrière de l'hôtel. Il a remarqué qu'une échelle, ordinairement couchée là, avait été dressée contre une des fenêtres du second, qui était grande ouverte. Après avoir dépassé l'hôtel, il s'est retourné et il a vu un homme descendre l'échelle. Il la descendait tout naturellement, sans précipitation, si bien qu'il l'a pris pour un menuisier ou un charpentier. « Il est de bonne heure à l'œuvre, celuilà ! » a-t-il pensé sans y attacher plus d'importance. D'après lui, l'homme est grand, il a un visage rougeaud et il porte un long vêtement brun foncé. Il doit être resté quelque temps dans la chambre à la suite de son crime : nous avons trouvé de l'eau teintée de sang dans une cuvette où il s'est lavé les mains, et des taches de sang sur les draps : il y a essuyé son couteau ! » Le signalement de l'assassin correspondait de point en point à la description qu'avait faite de lui Sherlock Holmes au moyen de quelques observations éparses. Je lui jetai un coup d'œil. Il n'y avait sur son visage aucune trace de fierté. « Vous n'avez rien trouvé dans la chambre qui puisse nous renseigner sur le meurtrier ? demanda-t-il. – Rien. Stangerson avait dans sa poche le portefeuille de Drebber. Cela semble assez naturel, puisque c'est lui qui réglait les dépenses. Il y avait à peu de chose près quatre-vingts livres ; on n'a rien pris. Le mobile de ces crimes extraordinaires est tout ce qu'on voudra, mais pas le vol. Il n'y avait ni papiers ni notes dans les poches du mort, à part un simple télégramme daté de Cleveland et remontant à un mois environ. Il contenait ce court message : « J. H. est en Europe. » Sans signature. – Rien d'autre ? demanda Holmes. – Le reste n'avait pas d'importance. Le roman que Stangerson avait lu pour s'endormir était abandonné sur le lit et sa pipe était posée sur une chaise, près du chevet. Il y avait un verre d'eau sur la table et, sur le rebord de la fenêtre, une petite boîte avec deux pilules. » Sherlock Holmes bondit en poussant un cri de joie : « Le dernier chaînon ! Je tiens tous les fils ! » Les deux détectives le regardèrent sans comprendre. « J'ai démêlé l'écheveau, dit mon compagnon avec assurance. Bien entendu, quelques détails me manquent encore ; mais je connais tous les principaux faits, depuis le moment où Drebber a quitté Stangerson jusqu'à celui où l'on a découvert le corps de ce dernier ; si j'avais vu tout de mes propres yeux, je n'en serais pas plus sûr ! Et je vous le prouve. Vous avez là les pilules ? – Les voici, dit Lestrade en montrant une petite boîte blanche. Je les ai emportées avec le portefeuille et le télégramme pour les déposer en sûreté au commissariat. Si je les ai prises, je dois dire, c'est par le plus grand des hasards : je n'y attache aucune importance. – Donnez ! ordonna Holmes. A votre avis, docteur, me demanda-t-il, est-ce que ce sont là des pilules ordinaires ? Tel n'était certainement pas le cas. Ces pilules étaient gris perle, petites, rondes, presque transparentes à la lumière. « D'après leur légèreté et leur quasi-transparence, dis-je, ces pilules doivent être solubles dans l'eau. – Exact, fit Holmes. Maintenant, voudriez-vous aller chercher ce pauvre petit fox qui est malade depuis si longtemps : hier, la logeuse vous a demandé de mettre fin à ses maux. » Je descendis et revins avec le fox dans mes bras. Sa respiration haletante et ses yeux vitreux laissaient présager sa fin prochaine. D'ailleurs, son museau blanchi dénotait qu'il avait déjà outrepassé les limites ordinaires de la vie d'un chien. Je le plaçai au creux d'un coussin sur le tapis. « Je coupe en deux une de ces pilules », dit Holmes. Il prit son canif et fit ce qu'il avait dit. « Je remets une moitié dans la boîte en vue d'expériences ultérieures. L'autre moitié, je la jette dans ce verre à vin contenant une cuillerée d'eau. Constatez que notre ami le docteur avait raison : cela se dissout rapidement. – Cette expérience peut être fort intéressante, dit Lestrade du ton d'une personne qui se croit bernée. Mais je ne vois pas quel rapport cela peut avoir avec la mort de M. Joseph Stangerson. – Patience, mon ami, patience ! Vous verrez en temps et lieu qu'il s'agit d'un rapport essentiel. J'ajoute un peu de lait pour rendre le mélange potable. Le chien va laper le tout sans répugnance. » Il versa le contenu du verre dans une soucoupe et il la plaça devant le chien qui lécha tout jusqu'à la dernière goutte. L'assurance de Sherlock Holmes nous en avait imposé. Nous étions en silence, les yeux fixés sur l'animal, à attendre quelque effet surprenant. Il ne se produisit rien de tel. Le chien continuait à haleter, ni mieux ni plus mal. Holmes en se rasseyant avait tiré sa montre ; et, à mesure que les minutes s'écoulaient, sa mine s'allongeait, il se mordillait les lèvres, il tambourinait des doigts sur la table ; il montrait tous les signes de l'anxiété. Son émotion intense me faisait mal. Ravis de l'échec qu'essuyait mon compagnon, les deux détectives sourirent. « Il ne peut pas s'agir d'une coïncidence ! » s'écria-t-il à la fin en se levant. Il se prit à arpenter la salle d'un pas déchaîné. « Il est impossible que ce soit une simple coïncidence. Ces pilules, j'en avais soupçonné l'emploi dans l'affaire Drebber ; on les découvre après la mort de Stangerson. Et voilà qu'elles sont anodines ! Comment cela se fait-il ? Pourtant mon raisonnement est juste. Alors ? Mais ce chien qui ne se porte pas plus mal… Ah ! j'y suis ! J'y suis ! » Avec un cri de joie, il se précipita vers la boîte ; il partagea en deux l'autre pilule ; il en fit fondre une moitié ; il ajouta du lait ; il présenta de nouveau la soucoupe au fox. A peine la malheureuse bête y avait-elle trempé sa langue, qu'elle frissonna de tous ses membres et tomba sur le coussin, raide et inanimée, comme frappée par la foudre. Sherlock Holmes poussa un long soupir et essuya la sueur de son front. « J'aurais dû être plus confiant ! dit-il. Lorsqu'un fait semble contredire une longue suite de déductions, c'est qu'on l'interprète mal. Une des deux pilules contenait un poison violent, tandis que l'autre était inoffensive. J'aurais dû le savoir avant même de voir la boîte. » Cette dernière déclaration me sembla si extravagante que je me demandai s'il avait tout son bon sens. Pourtant j'avais là, sous les yeux, le chien mort : le bien-fondé de son hypothèse ne faisait aucun doute. Peu à peu, les brouillards de mon esprit se dissipèrent ; la vérité m'apparut confusément. « Tout cela vous semble étrange, continua Holmes, parce que vous n'avez pas saisi l'importance du seul indice véritable qui s'est présenté à vous dès le début. J'ai eu la chance de mettre le doigt dessus. Depuis lors, tout ce qui est arrivé n'a fait que confirmer ma première supposition ; tout, en fait, en a découlé logiquement. Les choses qui vous ont semblé des complications embarrassantes m'ont éclairé et ont confirmé mes conclusions. L'extraordinaire est une chose, le mystère en est une autre. Le crime le plus banal est souvent le plus mystérieux : il ne présente aucun caractère dont on puisse tirer des déductions. Si, au lieu de découvrir le corps de la victime dans les circonstances sensationnelles qui ont révélé l'affaire, on l'avait trouvé tout simplement étendu sur la chaussée, l'enquête aurait été beaucoup plus difficile. Tous ces détails extraordinaires, loin de compliquer les choses, les ont, au contraire, simplifiées. » M. Gregson, qui avait écouté avec impatience, fut incapable de se contenir plus longtemps. « Voyons, monsieur Sherlock Holmes, dit-il, nous sommes tous disposés à reconnaître votre perspicacité et l'originalité de votre méthode de travail. Mais, à présent, nous désirons autre chose que de la théorie et du prêche. Il s'agit de capturer un assassin. J'en étais venu à une conclusion qui s'est révélée fausse. Le jeune Charpentier n'a pas pu prendre part au second crime. Lestrade a couru après Stangerson ; il se trompait lui aussi. Avec toutes les allusions que vous avez lancées par-ci, par-là, vous nous avez donné l'impression d'en savoir plus que nous. Ditesnous donc clairement ce que vous savez ! Pouvez-vous nous révéler le nom du coupable ? – Je ne peux que donner raison à Gregson, dit Lestrade. Nous avons chacun de notre côté essayé d'éclaircir l'affaire et nous avons échoué tous les deux. Depuis mon arrivée ici, vous nous avez laissé entendre à plusieurs reprises que vous saviez parfaitement à quoi vous en tenir. J'espère que vous ne nous ferez pas languir plus longtemps. – Tout délai apporté à l'arrestation de l'assassin pourrait lui laisser le temps de commettre un nouveau crime ! » ajoutai-je. Pressé par nous trois, Holmes parut hésiter. Il n'en continua pas moins à marcher de long en large, la tête basse et les sourcils froncés. Tout à coup, il s'arrêta et nous regarda bien en face. « Il ne commettra plus de crime ! dit-il. Là-dessus, vous pouvez être tranquilles. Vous m'avez demandé si je connaissais le nom de l'assassin ? Oui, je le connais ! Mais quelle importance ? Ce qui compte, c'est de le capturer. Or, j'ai bon espoir d'y arriver par mes propres moyens. Encore faudra-t-il du doigté !… L'homme est rusé, désespéré. De plus, et cela je le sais par expérience personnelle, il a un complice qui est aussi habile que lui. Tant qu'il ne se sait pas découvert, il y a des chances de lui mettre la main au collet ; mais, au moindre soupçon il changera de nom et disparaîtra parmi les quatre millions d'habitants de Londres. Sans vouloir vous froisser ni l'un ni l'autre, je dois dire qu'à mon avis, la police n'est pas de taille à lutter contre ces deux hommeslà. C'est pourquoi je n'ai pas fait appel à votre aide… Bien entendu, si, à mon tour, j'échoue, je serai blâmé d'avoir agi seul… Bah ! je joue gagnant ! Dès maintenant je vous promets ceci : quand je pourrai me mettre en rapport avec vous sans nuire à mes plans, je le ferai. » Apparemment, cette promesse, précédée de l'allusion méprisante à la police, ne satisfit guère Gregson ni Lestrade. Le premier avait rougi jusqu'à la racine de ses cheveux couleur de lin, tandis que les yeux en boutons de chaussure de l'autre avaient brillé de curiosité, puis de rancune. Ils n'eurent pas le temps de répliquer. On frappa. Le porte-parole des gavroches, Wiggins, montra sa frimousse. « Pardon, monsieur ! dit-il en relevant sa mèche de cheveux. Le fiacre est en bas. – Parfait, mon garçon ! dit Holmes, avec satisfaction… Pourquoi n'adoptez-vous pas ce modèle à Scotland Yard ? ajouta-t-il en sortant d'un tiroir une paire de menottes en acier. Voyez comme le ressort fonctionne bien. Elles se referment en un rien de temps. – Nos vieilles menottes suffiront, dit Lestrade, si nous attrapons jamais l'assassin. – Fort bien, fort bien ! fit Holmes en souriant. Au fait, le cocher pourrait m'aider à transporter mes bagages ? Demandez-lui de monter, Wiggins ! » Je fus surpris d'apprendre que mon compagnon partait en voyage : il ne m'en avait rien dit. Il y avait une petite valise dans la pièce ; Holmes alla la chercher et se mit à la sangler ; sur ces entrefaites, le cocher entra. Sans le regarder, Holmes lui dit en s'agenouillant : « Aidez-moi donc à attacher cette courroie, cocher ! » L'homme s'avança, l'air hargneux, un peu méfiant ; il se pencha et tendit les mains. Coup sec, bruit métallique. Holmes se releva. « Messieurs ! cria-t-il les yeux brillants. Je vous présente M. Jefferson Hope, l'assassin d'Enoch Drebber et de M. Joseph Stangerson. » Tout s'était passé en un tournemain, si rapidement que je n'avais pas eu le temps d'en prendre conscience ! J'ai gardé un souvenir vif de cet instant : l'air triomphant de Holmes et le timbre de sa voix ; le visage abasourdi, féroce du cocher lorsqu'il regarda les menottes qui brillaient à ses poignets : elles les avaient encerclés comme par magie. Durant quelques secondes nous fûmes comme des statues. Puis, avec un rugissement de colère, le cocher s'arracha à l'étreinte de Holmes et se rua par la fenêtre. Le bois et le verre volèrent en éclats ; mais, avant qu'il eût passé au travers, Gregson, Lestrade et Holmes sautèrent sur lui comme autant de chiens de chasse. Ils le ramenèrent de force. Une lutte terrible s'engagea. Il nous repoussa maintes et maintes fois tant il était fort. Il semblait avoir l'énergie convulsive d'un épileptique. Le verre avait affreusement tailladé son visage, mais il avait beau perdre du sang, il n'en résistait pas moins ! Lestrade réussit à empoigner la cravate ; il l'étrangla presque. Le cocher comprit enfin l'inutilité de ses efforts. Nous ne respirâmes cependant qu'après lui avoir lié les pieds et les mains. « Sa voiture est en bas, dit Sherlock Holmes. Elle nous servira pour le conduire à Scotland Yard… Et maintenant, messieurs, continua-t-il avec un sourire aimable, nous voilà arrivés à la fin de ce petit mystère. Posez-moi toutes les questions que vous voudrez, j'y répondrai très volontiers ! » Chapitre VIII La grande plaine salée Au nord-ouest des États-Unis, de la Sierra Nevada, du Nebraska et du fleuve Yellowstone au nord, jusqu'au Colorado au sud, s'étend un désert aride qui a, pendant de longues années, barré la route à la civilisation. Dans cette région désolée et silencieuse, la nature s'est plu à réunir de hautes montagnes aux pics neigeux avec des vallées sombres et mélancoliques, des rivières rapides qui s'engouffrent dans les cañons déchiquetés avec d'immenses plaines blanches en hiver, grises en été d'une poussière d'alcali salin. Mais tous ces paysages offrent au regard le même aspect dénudé, inhospitalier et misérable. Personne n'habite là. De temps à autre, une bande de Pawnies ou de Pieds Noirs en quête de nouveaux terrains de chasse traverse les plaines ; mais elles sont si terrifiantes que les plus braves d'entre eux sont heureux de les perdre de vue et de se retrouver dans leurs prairies. Le coyote se faufile parmi les broussailles ; le busard rôde dans l'air, qu'il bat mollement de ses ailes ; et, dans les ravins, à pas lents, le lourdaud grizzli cherche la maigre pitance que lui fournissent les rochers. Tels sont les seuls habitants de ce lieu sauvage. Le panorama qu'on peut contempler de la pente septentrionale de la Sierra Blanco est, du monde entier, le plus morne. A perte de vue s'étale une vaste plaine toute recouverte de plaques de sel et parsemée de massifs de chapparral nain. Et, dans tout cet espace, il n'y a aucun signe de vie : nul oiseau dans le ciel bleu acier, nul mouvement sur le sol terne. Il y règne un silence absolu. Pas un bruit. Du silence, rien que du silence ! Silence total, écrasant… Il a été dit que là rien de vivant n'apparaissait, c'est à peu près exact. Du haut de la sierra Blanco, on voit une piste qui serpente dans le désert et se perd dans le lointain. Des roues y ont creusé des ornières et de nombreux aventuriers y ont laissé l'empreinte de leurs pas. Ici et là, tranchant sur le fond sombre du dépôt de sel, des objets blancs brillent au soleil ; ce sont des ossements : les uns de grande dimension et grossièrement taillés, les autres plus petits et plus délicats. Les premiers ont appartenu à des bœufs ; les seconds, à des hommes. Sur une étendue de deux mille kilomètres, on peut retracer le chemin d'une caravane macabre au moyen de vestiges éparpillés des voyageurs tombés en route. Tel est le spectacle que, le 4 mai 1847, contemplait un homme solitaire. Son apparition aurait pu le faire passer pour le génie ou le démon de la région. Il aurait été difficile de dire s'il était plus près de soixante ans que de quarante. Il avait l'air hagard et le visage décharné ; sa peau parcheminée était comme collée à ses pommettes saillantes ; ses longs cheveux bruns et sa barbe étaient striés de fils blancs ; ses yeux enfoncés dans leur orbite brillaient d'un feu étrange ; et la main qui serrait son fusil était d'une maigreur squelettique. Il s'arc-boutait sur son arme, mais sa haute taille et la charpente de ses os, dénotaient une constitution robuste et nerveuse. Seul son visage hâve et ses vêtements flottants lui donnaient un air de décrépitude. Péniblement, il avait descendu le ravin et gravi ce monticule, dans le vain espoir de trouver de l'eau. Il voyait maintenant la grande plaine salée se dérouler jusqu'aux montagnes, à l'horizon, sans un arbre ou une plante qui pût indiquer quelque humidité. L'étendue du paysage ne permettait aucun espoir. Il regarda au nord, à l'est et à l'ouest, avec des yeux farouches, scrutateurs ; alors il comprit que son voyage touchait à sa fin : il allait mourir sur ce roc sans végétation. « Pourquoi pas ici plutôt que sur un lit de plume dans une vingtaine d'années ? », murmura-t-il en s'asseyant à l'ombre d'une grosse pierre. Avant de s'asseoir, il avait déposé sur le sol son fusil devenu inutile et un gros paquet enveloppé dans un châle gris qu'il avait porté en bandoulière. Ce fardeau était apparemment trop lourd pour lui, car, en le posant, il le laissa retomber un peu vite. Aussi tôt une plainte s'en exhala. Il en sortit un petit visage apeuré aux yeux bruns très brillants et deux petits poings potelés. « Tu m'as fait mal ! dit une voix d'enfant sur un ton de reproche. – C'est vrai ? répondit l'homme avec regret. Je n'ai pas fait exprès. » Tout en parlant, il déroula le châle gris qui enveloppait une jolie petite fille d'environ cinq ans. Les souliers coquets, l'élégante robe rose, le tablier de toile indiquaient des soins maternels attentifs. L'enfant était pâle et fatiguée, mais ses bras et ses jambes fermes montraient qu'elle avait moins souffert que son compagnon. « Ça va mieux ? demanda l'homme avec appréhension, en la voyant se frotter derrière la tête, sous ses bouches dorées. – Embrasse mon bobo pour le guérir ! dit-elle en lui indiquant avec gravité la place meurtrie. Maman faisait toujours comme ça… Où est maman ? – Maman est partie. Je pense que tu la reverras bientôt. – Partie ? dit la petite fille. Elle ne m'a pas dit au revoir, c'est curieux. Elle me disait toujours au revoir quand elle allait chez tante pour prendre le thé. Ça fait trois jours qu'elle n'est plus là. Dis, comme tout est sec ! Je peux avoir un peu d'eau et quelque chose à manger ? – Non, chérie, je n'ai plus rien. Prends patience. Appuie ta tête contre moi, comme ça tu te sentiras plus vaillante. Il n'est pas facile de parler avec des lèvres comme du cuir, mais il faut que je te dise ce qu'il en est… Qu'est-ce que tu ramasses ? – Les jolies choses ! s'écria la fillette, enthousiasmée par deux étincelants fragments de mica. Quand nous retournerons à la maison, je les donnerai à mon frère Bob. – Tu verras bientôt de plus jolies choses ! dit l'homme avec conviction. Attends un peu. Mais j'allais te dire… Tu te souviens quand nous avons quitté le fleuve ? – Oh ! oui. – Eh bien, tu comprends, nous comptions en atteindre un autre. Mais on s'est trompé. A cause de la boussole, ou de la carte, ou d'autre chose ; il n'y aura plus de fleuve… Il ne nous restait plus d'eau, sauf une goutte pour toi, et… – Tu n'as pas pu te laver, interrompit sa compagne en regardant le visage barbouillé. – Non, ni me laver ni boire. M. Bender, il a été le premier à partir, puis l'Indien Pete, puis Mme McGregor, puis ensuite Jonny Hones, et enfin, ma chérie, ta mère… – Alors maman aussi est morte ! » s'écria la petite fille. Elle cacha son visage dans son tablier et elle éclata en sanglots. « Oui… Tout le monde est mort, excepté toi et moi. Alors j'ai pensé que nous trouverions peut-être de l'eau par ici. Je t'ai prise sur mon épaule et je me suis mis en marche. Mais notre situation ne semble pas s'être améliorée… Il nous reste une bien faible chance… – Veux-tu dire que nous aussi, nous allons mourir ? demanda l'enfant en relevant son visage inondé de larmes. – Ça m'en a tout l'air. – Fallait le dire tout de suite ! s'écria-t-elle avec un joyeux sourire. Tu m'as fait une peur ! Mais, puisque nous allons mourir, nous allons retrouver maman. – Tu la retrouveras ! – Toi aussi. Je vais lui dire comme tu as été bon. Je parie que maman nous attend à la porte du Ciel avec une grosse cruche pleine d'eau et un tas de galettes de sarrasin toutes chaudes et rôties des deux côtés comme nous les aimons, Bob et moi. Ce sera long encore ? – Je ne sais pas… Pas trop. » Les yeux de l'homme étaient fixés à l'horizon nord. Sous la voûte bleue du ciel avaient apparu trois petites taches. D'instant en instant, elles grossissaient. Bientôt il put distinguer trois gros oiseaux bruns. Ils décrivirent des cercles au-dessus de leur tête, puis ils se posèrent sur la corniche au-dessus d'eux. C'étaient des busards. La présence de ces vautours de l'ouest présageait la mort. « Des poules ! » s'écria la fillette avec joie en montrant du doigt les oiseaux de mauvais augure. Elle frappa dans ses mains pour les faire s'envoler. « Dis, c'est le Bon Dieu qui a fait ce pays ? – Bien sûr ! répondit son compagnon, surpris par cette question. – Il a fait l'Illinois et il a fait le Missouri, mais cette partie-ci, ce doit être un autre qui l'a faite : ce n'est pas si bien que le reste. On a oublié l'eau et les arbres. – Si tu faisais ta prière ? proposa timidement l'homme. – Ce n'est pas encore la nuit, répondit-elle. – Ça fait rien. Ce n'est pas tout à fait dans les règles, mais il ne t'en voudra pas pour ça, tu peux être sûre. Répète les prières que tu avais coutume de dire chaque soir dans le chariot quand nous étions dans les plaines. – Pourquoi tu ne fais pas aussi tes prières ? demanda l'enfant, l'air étonné. – Je les ai oubliées, répondit-il. Je ne les ai pas dites depuis le temps que je n'étais pas plus haut que la moitié de ce fusil. Mais il n'est jamais trop tard. Récite tes prières tout haut, je les redirai après toi. – Alors tu vas te mettre à genoux, dit-elle en étendant le châle sur le sol. Croise tes doigts comme ceci. On se sent meilleur, les mains jointes. » Cette scène n'avait nul besoin d'avoir eu des busards comme témoins pour être extraordinaire. Les deux errants, la petite enfant babillant et le rude aventurier, étaient agenouillés côte à côte sur le châle étroit. La frimousse joufflue et le visage anguleux étaient tournés vers le ciel sans nuages pour implorer l'Être terrible avec lequel ils se trouvaient face à face. Deux voix, l'une faible et claire, l'autre grave et rauque, s'unissaient pour demander la grâce et le pardon divins. La prière finie, ils reprirent leur place à l'abri de la grosse pierre. La petite fille blottie contre la large poitrine de son protecteur, s'assoupit. Il veilla sur le sommeil pendant quelque temps. A la fin la nature reprit ses droits : il ne s'était accordé ni repos ni sommeil depuis trois jours et trois nuits ; ses paupières descendirent lentement sur ses yeux fatigués et la tête s'inclina de plus en plus sur sa poitrine ; la barbe grisonnante se mêla aux cheveux dorés ; il s'endormit à son tour, du même sommeil que sa petite compagne, profond et sans rêves. S'il était resté éveillé une demi-heure de plus, il aurait vu un spectacle inattendu. Au loin, tout à l'extrémité de la plaine salée, à peine distinct du brouillard, un nuage de poussière s'éleva et grandit peu à peu. Seul un grand nombre d'être en mouvement pouvait en soulever un semblable. Il aurait pu s'agir d'un de ces énormes troupeaux de bisons qui broutent les prairies. Mais le lieu était par trop aride pour qu'il en pût être question. Quand le tourbillon de poussière se rapprocha du rocher solitaire où dormaient nos deux voyageurs égarés, il laissa entrevoir des chariots couverts de toile et des cavaliers armés. C'était une grande caravane en route vers l'ouest. Et quelle caravane ! Elle se déployait du pied des montagnes jusque par-delà l'horizon. A travers l'immense plaine avançaient en désordre des chariots et des charrettes, des cavaliers et des piétons, d'innombrables femmes qui chancelaient sous leurs fardeaux et des enfants qui trottinaient entre les chariots ou qui regardaient furtivement de dessous les bâches. Ce n'était évidemment pas des émigrants ordinaires ! Bien plutôt un peuple nomade contraint par la force des choses à se chercher une nouvelle patrie. L'air résonnait de bruits de pas, de grondements sourds, de hennissements et de grincements de roues. Tout ce tintamarre ne réussit pas à réveiller nos deux dormeurs. En tête de la colonne chevauchaient une vingtaine d'hommes au visage dur et sévère, vêtus de gros drap et armés de fusils. Parvenus au bas du monticule, ils s'arrêtèrent pour tenir conseil. « Les sources se trouvent à droite, mes frères, dit l'un d'eux, un homme grisonnant aux lèvres fermes, au visage imberbe. – Prenons la droite de la Sierra Blanco pour atteindre le Rio Grande, dit un autre. – Ne craignez pas que l'eau vous manque ! cria un troisième. Celui qui a pu la faire jaillir du rocher n'abandonnera pas son peuple élu. – Amen ! Amen ! » répondit toute la troupe. Ils allaient se remettre en route, quand l'un des plus jeunes à la vue perçante poussa un cri ; il désigna le monticule. Au sommet flottait quelque chose de rose qui ressortait sur un fond de pierre grise. Ils piquèrent des deux tout en armant leurs fusils ; d'autres cavaliers se joignirent à eux. La nom de « Peaux Rouges » volait de bouche en bouche. « Il ne peut pas y avoir d'Indiens ici, dit l'homme âgé qui semblait être le chef. Nous avons dépassé les Pawnies et nous ne rencontrerons pas d'autres tribus avant les grandes montagnes. – Je vais voir, frère Stangerson ? demanda quelqu'un de la bande. – J'irai aussi ! J'irai aussi ! s'écrièrent une douzaine de voix. – Descendez de cheval ; nous vous attendrons ! » répondit l'homme âgé. Le temps de le dire, et les jeunes gens avaient sauté à terre, attaché leurs chevaux, et ils s'étaient mis à gravir la pente escarpée. Ils avançaient rapidement et sans bruit, avec la confiance et la dextérité d'éclaireurs exercés. D'en bas on les vit sauter de roche en roche, puis leurs silhouettes se découpèrent sous le ciel. Le jeune homme qui avait donné l'alarme marchait en tête. Les autres le virent lever les bras en l'air en signe de surprise et, quand ils le rattrapèrent, ils éprouvèrent la même sensation devant le tableau qui s'offrait à leurs yeux. Sur le petit plateau qui couronnait la colline se dressait une pierre énorme au pied de laquelle gisait un homme de haute taille, à la barbe longue, aux traits durs, d'une excessive maigreur. Son air calme et sa respiration régulière montraient qu'il dormait profondément. Un petit enfant reposait tout contre lui. Ses bras ronds et blancs entouraient le cou musclé. Sa tête blonde s'appuyait sur le veston de velours. Ses lèvres roses entrouvertes laissaient voir des dents blanches comme la neige et un sourire enjoué se jouait sur ses traits puérils. Ses petites jambes dodues, ses chaussettes blanches et ses souliers propres aux bouches brillantes contrastaient étrangement avec les longs membres desséchés de son compagnon. Sur la corniche du rocher qui surplombait ce couple étrange, se tenaient trois busards solennels qui, à la vue des nouveaux venus, jetèrent un cri rauque et s'envolèrent de mauvaise grâce. Le cri des oiseaux réveilla les deux dormeurs. Ils regardèrent autour d'eux avec stupéfaction. L'homme se leva en chancelant pour contempler la plaine, qu'il avait vue si déserte avant de s'endormir et qui était maintenant traversée par l'énorme défilé de gens et de bêtes. Il eut une expression d'incrédulité et il passa sa main osseuse sur ses yeux. « C'est ce qu'on appelle le délire, je pense », murmura-t-il. La petite se serrait contre lui, tenant un pan de son veston ; elle ne disait rien, mais elle regardait autour d'elle avec cet air émerveillé et questionneur des enfants. Ils ne doutèrent bientôt plus de la réalité de leur vision. L'un des sauveteurs saisit la petite fille et la hissa sur son épaule ; deux autres soutinrent son compagnon décharné jusqu'aux chariots. « Je me nomme John Ferrier, expliqua-t-il. Moi et cette petite, nous sommes les seuls survivants d'un groupe de vingt et une personnes ; tous les autres sont morts de soif et de faim, là-bas, dans le Sud. – Est-elle à vous ? demanda quelqu'un – Maintenant, oui ! s'écria Ferrier avec défi. Elle m'appartient, parce que je l'ai sauvée. Personne ne pourra me la prendre ! A partir d'aujourd'hui, elle s'appelle Lucy Ferrier. Mais qui êtes-vous ? s'enquit-il en regardant avec curiosité ses sauveteurs robustes et brunis par le soleil. Vous êtes en nombre ! – A peu près dix mille, dit l'un des jeunes. Nous sommes les enfants persécutés de Dieu, les élus de l'ange Mérona. – Je n'ai jamais entendu parler de lui, dit Ferrier. Mais il a une belle quantité d'élus ! – Ne plaisantez pas avec les choses sacrées ! répliqua l'autre en fronçant les sourcils. Nous sommes de ceux qui croient aux écritures saintes gravées en lettres égyptiennes sur des plaques d'or martelé qui ont été remises au très saint Joseph Smith, à Palmyre. Nous venons de Mauvoo, dans l'État de l'Illinois, où nous avions édifié notre temple. Nous cherchons un refuge, loin des hommes violents et impies ; et, s'il le faut, nous irons jusqu'au fond du désert. – J'y suis », dit Ferrier. Le nom de Mauvoo lui avait rafraîchi la mémoire. « Vous êtes les Mormons. – Nous sommes les Mormons, répondirent en chœur ses compagnons. – Et où allez-vous ? – Nous l'ignorons. La main de Dieu nous guide en la personne de son prophète. Il faut que vous vous présentiez devant lui. Il décidera de votre sort. » Ils avaient atteint le pied de la colline. Une troupe de pèlerins les entoura : des femmes au visage pâle, à l'air soumis ; des enfants vigoureux, rieurs ; des hommes au regard inquiet mais sérieux. De surprise ou de pitié, ils s'exclamèrent à l'envi en considérant les deux étrangers, l'un si misérable et l'autre si jeune. Leur escorte s'arrêta devant un chariot d'un faste voyant. Il était attelé de six chevaux, alors que les autres n'en avaient que deux, quatre au plus. A ôté du conducteur était assis un homme qui ne paraissait pas avoir plus de trente ans ; mais sa tête massive, son air résolu étaient ceux d'un chef. Il lisait un livre à couverture brune, qu'il mit de côté à l'approche de la foule. Il écouta le récit qui lui fut fait, puis il se tourna vers les deux rescapés. « Si nous vous prenons avec nous, dit-il avec gravité, ce ne peut être qu'en tant que nouveaux adeptes de nos croyances. Nous ne voulons pas de loups dans notre bercail. Si vous deviez être parmi nous comme le ver dans le fruit, il vaudrait mieux laisser blanchir vos os dans le désert. Acceptez-vous nos conditions ? – M'est avis que je vous suivrai à n'importe quelle condition ! » dit Ferrier avec une telle énergie que les graves anciens ne purent réprimer un sourire. Le chef resta impassible. « Emmenez-le, frère Stangerson, dit-il. Donnez-lui à boire et à manger, occupez-vous de l'enfant. Vous aurez la tâche de lui apprendre notre sainte croyance. Nous avons assez tardé. En route ! A Sion ! A Sion ! – A Sion ! En avant ! » crièrent les Mormons. Ces mots passèrent de bouche en bouche et se perdirent au loin dans un murmure confus. Il y eut des claquements de fouets et des grincements de roues. La caravane s'ébranla. De nouveau elle ondula dans le désert. Le frère Stangerson conduisit les rescapés à son chariot. Un repas les y attendait. « Restez ici et reposez-vous ! dit-il. Dans quelques jours, vous serez remis de vos fatigues. En attendant, rappelez-vous que notre religion est désormais la vôtre. Brigham Young l'a dit, et il a parlé avec la voix de Joseph Smith, qui est celle de Dieu. » Chapitre IX La fleur de l'Utah Ce n'est pas le lieu de rappeler les épreuves et les privations que subirent les fugitifs mormons avant de parvenir à leur port de salut. Depuis les rives du Mississippi jusqu'au versant occidental des montagnes Rocheuses, ils avaient lutté avec une constance presque sans pareille dans l'histoire. Leur ténacité anglo-saxonne avait surmonté tous les obstacles que la nature avait suscités sur leur chemin : l'Indien, la bête féroce, la faim, la soif, la fatigue et la maladie. Cependant leurs longues pérégrinations et les terreurs qu'ils durent vaincre avaient ébranlé le courage des plus vaillants. Tous s'agenouillèrent pour rendre grâce, du fond du cœur, quand ils virent à leurs pieds la grande vallée de l'Utah ensoleillée, et qu'ils apprirent de la bouche de leur chef que c'était la terre promise : tout cet espace vierge leur appartiendrait à jamais. Young se montra vite un administrateur avisé autant qu'un chef résolu. On dessina le plan de la cité future. On partagea les fermes des environs proportionnellement à l'importance de chaque individu. On rendit le commerçant à son négoce, et l'artisan à son métier. Des rues et des places apparurent comme par magie dans l'enceinte réservée à la ville et, à la campagne, on draina, on planta des haies, on déboisa, on ensemença ; l'été suivant la terre fut entièrement dorée par les blés. Cette colonie étrange connut une prospérité générale. Le temple, érigé au milieu de la ville, s'agrandit sans cesse. Ce sanctuaire élevé à Celui qui avait guidé les Mormons et qui les avait préservés de tant de dangers, résonnait, du matin au soir, du bruit des marteaux et du grincement des scies. John Ferrier et la petite fille qu'il avait adoptée suivirent les Mormons jusqu'au bout. La petite Lucy voyagea assez agréablement dans le chariot de Stangerson l'ancien, en compagnie des trois épouses du Mormon et de son fils, garçon volontaire et hardi, âgé de douze ans. La souplesse de l'enfance lui permit de se remettre du choc causé par la mort de sa mère et Lucy devint le chouchou des bonnes femmes. La vie en roulotte la conquit. De son côté, Ferrier se révéla, une fois rétabli, un guide précieux et un chasseur infatigable. Il gagna rapidement l'estime de ses nouveaux compagnons. Aussi, au terme du voyage convint-on à l'unanimité de lui attribuer un lot de terrain égal à celui de chacun des autres, à l'exception des quatre principaux anciens : Young, Stangerson, Kimball et Drebber. John Ferrier bâtit sur son terrain une solide maison de bois qui devint, avec les années, par agrandissements successifs, une villa spacieuse. C'était un homme pratique : âpre au gain et habile de ses dix doigts. Lové à une santé de fer, il consacra toutes ses journées à amender et à cultiver ses terres. Sa ferme et ses biens prospérèrent. Au bout de trois ans, il était déjà mieux parti que ses voisins ; trois ans plus tard, c'était un homme aisé ; trois autres années encore et il était devenu riche. Enfin, douze ans après son établissement, il n'y avait pas, dans tout Salt Lake City, six hommes aussi fortunés que lui. De la grande mer intérieure aux lointaines montagnes de Wahsa, aucun nom n'était plus avantageusement connu que celui de John Ferrier. Il ne froissait pas la susceptibilité de ses coreligionnaires que sur un point. Rien n'avait pu le persuader de prendre plusieurs femmes à la manière des Mormons. Sur ce chapitre-là, il était inflexible ; mais il ne s'expliquait pas. Certains l'accusaient de tiédeur à l'égard de sa nouvelle foi ; d'autres encore parlaient de sa fidélité au souvenir de son premier amour : une jeune fille aux cheveux blonds morte de langueur sur les bords de l'Atlantique. Quelle qu'en fût la raison, Ferrier restait strictement célibataire. Pour le reste, il se conformait aux préceptes de la jeune colonie et passait pour un homme droit et orthodoxe. Lucy Ferrier grandit près de son père adoptif et l'aida dans toutes ses entreprises. L'air vif des montagnes et l'odeur balsami que des pins suppléèrent aux soins d'une mère ou d'une nourrice. Chaque année la formait plus grande et plus vigoureuse ; ses joue devenaient roses, sa démarche élastique. Le bouton se changeait en fleur. L'année où John Ferrier compta au nombre des richissimes fermiers, elle était la plus jolie Américaine qu'on pût trouver sur tout le versant du Pacifique. Ce ne fut pas le père qui découvrit le premier que l'enfant s'était faite femme. Il en est souvent ainsi. Cette transformation mystérieuse s'opère avec trop de subtilité pour qu'on puisse lui attribuer une date précise. La jeune fille elle-même ne s'en rend mieux compte, jusqu'à ce que le son d'une voix, ou le contact d'une main fassent tressaillir son cœur ; alors, avec fierté mêlée de crainte, elle découvre en elle une nature neuve, plus vaste que l'ancienne. Généralement, on se souvient de ce jour-là ainsi que du petit incident qui a annoncé l'aube d'une vie nouvelle. Dans le cas de Lucy Ferrier, l'incident fut assez sérieux et influa non seulement sur sa destinée, mais sur celle de beaucoup d'autres. Par une chaude matinée de juin, les Saints des Derniers Jours s'affairaient comme les abeilles dont ils avaient pris la ruche pour emblème. Le bourdonnement du travail humain emplissait les champs et les rues. Sur les routes poudreuses, de longues files de mules lourdement chargées, des troupeaux de moutons et de bœufs venant de lointains pâturages, et des convois d'immigrants qui avaient l'air aussi harassés que leurs chevaux se dirigeaient vers l'Ouest : la fièvre de l'or avait éclaté en Californie, et pour s'y rendre il fallait passer par la ville des élus. A travers la foule bariolée des gens et des bêtes, Lucy se fraya un chemin au galop, avec l'adresse d'une amazone accomplie. Son beau visage était empourpré par l'exercice et ses cheveux noisette flottaient au vent. Elle ne pensait qu'à bien s'acquitter à la ville d'une commission que lui avait donnée son père : elle s'y rendait comme toujours, à fond de train, avec l'intrépidité du jeune âge. Les aventuriers salis par la poussière des routes et même les impassibles Indiens chargés de pelleteries l'admiraient au passage. Parvenue aux abords de Salt Lake City, elle trouva la route bloquée par un grand troupeau de bêtes à cornes que ramenaient des plaines une demi-douzaine de bouviers à la mine farouche. Dans son impatience, Lucy tenta de franchir cet obstacle : elle poussa son cheval dans ce qui lui avait paru une trouée. Mais, à peine s'y était-elle engagée que les bêtes se rejoignirent derrière elle. Elle était prise dans une masse mouvante de bœufs aux yeux féroces et aux longues cornes. Familiarisée avec le bétail, Lucy ne perdit pas son sang-froid. Elle profitait d'intervalles momentanés pour s'avancer. Par malchance, ou à dessein, un bœuf encorna le flanc du mustang qui se cabra, caracola et rua. La situation était critique. Chaque mouvement du cheval le mettait en contact avec les cornes et l'excitait davantage. Tout l'effort de Lucy était de se maintenir en selle, de peur d'être horriblement piétinée. Sa tête commençait à tourner, et elle relâchait sa prise sur les rênes. Le nuage de poussière et la transpiration des bêtes la faisaient suffoquer. Elle était à bout. Sur le point de s'évanouir, elle entendit une voix toute proche, et une main brunie, puissante, saisit par la gourmette le cheval emballé et tira rapidement Lucy du troupeau. « J'espère que vous n'êtes pas blessée, mademoiselle ! » interrogea respectueusement son sauveur. Elle leva les yeux sur son visage hâlé aux traits durs et sourit avec espièglerie. « J'ai eu la frousse ! dit-elle naïvement. Qui aurait pensé que Poncho serait effarouché par des vaches ? – Dieu merci, vous êtes restée en selle ! » fit-il. C'était un grand jeune homme à l'air sauvage. Il montait un robuste cheval rouan. Il portait l'habit d'un chasseur avec un fusil en bandoulière. « Je suppose que vous êtes la fille de John Ferrier. Je vous ai vue sortir de chez lui. Quand vous le reverrez, demandez-lui s'il se souvient de la famille Jefferson Hope, de Saint Louis. S'il est bien le Ferrier que nous avons connu, lui et mon père étaient très liés. – Ne feriez-vous pas aussi bien de venir le lui demander vousmême ? » dit-elle. Cette suggestion sembla plaire au jeune homme. Ses yeux noirs étincelèrent. « Soit ! Mais je viens de passer trois mois dans les montagnes. Je ne suis pas en tenue de visite. Il faudra me prendre comme je suis. – Papa vous doit des remerciements, et moi aussi, réponditelle. Il m'aime beaucoup. Si ces vaches m'avaient écrasée, il ne s'en serait jamais consolé. – Ni moi ! – Ni vous ?… Je ne vois pas pourquoi. Vous n'êtes même pas un de nos amis. » Le visage du jeune chasseur se rembrunit. Lucy éclata de rire. « Je ne voulais pas dire cela, dit-elle. Maintenant, bien entendu, vous êtes notre ami. Il faut venir nous voir. Je continue mon chemin, sans quoi papa ne me confierait plus jamais ses affaires ! A bientôt. – A bientôt », répondit-il. Il souleva son large sombrero et il se pencha sur la petite main de Lucy. Elle fit faire demi-tour à son cheval, lui donna un coup de cravache et partit comme un trait sur la route au milieu d'un nuage de poussière. Taciturne et triste, Jefferson Hope rejoignit ses compagnons. Ils avaient prospecté dans les montagnes du Nevada et ils revenaient à Salt Lake City avec l'espoir d'y réunir assez de fonds pour exploiter des filons d'argent. Il s'était, comme eux, passionné pour cette affaire. Mais ses idées prenaient maintenant un autre cours. La vue de cette jeune fille, fraîche et saine comme la brise de la sierra, avait bouleversé son cœur indompté. Quand il la vit disparaître, il se rendit compte de la tempête qui s'était levée en lui. Désormais les affaires d'argent ne pourraient pas lutter avec son amour. Car il ne s'agissait pas d'un caprice de jeune homme ; c'était bien de l'amour : l'amour impétueux, violent d'un homme volontaire, dominateur. Il avait toujours été heureux dans ses entreprises : aussi se jura-t-il d'obtenir la main de Lucy. Il rendit visite à John Ferrier le soir-même. Il revint ensuite plusieurs fois. Bientôt il fut un habitué. Au cours des douze dernières années, John, isolé dans la vallée, et absorbé par son travail, avait eu peu d'occasions d'apprendre les nouvelles de l'extérieur. Jefferson lui en apportait : il intéressait Lucy comme son père. Il avait été pionnier en Californie, et il connaissait plus d'une histoire de fortunes faites et défaites dans ces jours tantôt terribles, tantôt sereins. Il avait été aussi guide, trappeur, prospecteur, éleveur. Partout où pouvaient se trouver des aventures excitantes, il y avait couru. Le vieux fermier le prit en affection. Il faisait volontiers son éloge. Alors Lucy se taisait, mais ses joues rougissaient et ses yeux qui brillaient montraient clairement que son cœur ne lui appartenait plus. Ces signes passaient peut-être inaperçus de son brave père, mais ils n'échappaient pas au principal intéressé. Un soir d'été, il arriva au triple galop. Lucy, qui se trouvait à la porte, marcha au devant de lui. Il jeta la bride sur la clôture et s'engagea dans l'allée. « Je pars, Lucy, dit-il en lui prenant les deux mains et en la regardant avec tendresse. Je ne vous demande pas de m'accompagner cette fois-ci. Mais quand je serai de retour, consentirez-vous à devenir ma femme ? – Quand reviendrez-vous ? » s'enquit-elle. Elle rougissait et elle riait tout ensemble. « Je reviendrai vous chercher dans deux mois. Dans l'intervalle, tout ce qui nous séparera, c'est la distance. – Et papa ? demanda-t-elle. – Il me donne son consentement si mon affaire de mines réussit. Je n'ai pas de crainte à ce sujet. – Si vous avez tout arrangé avec papa, je n'ai plus rien à dire ! murmura-t-elle, la joue contre la large poitrine du jeune homme. – Dieu soit loué ! » fit-il d'une voix étranglée. Il se pencha et l'embrassa. « Alors c'est convenu ?… Si je m'attarde, je ne pourrai plus m'en aller. Les camarades m'attendent au cañon. Adieu, ma chérie, adieu. Dans deux mois !… » Il s'arracha de ses bras, sauta sur son cheval et piqua des deux, sans détourner la tête. Lucy le suivit des yeux jusqu'au moment où il disparut, puis elle quitta la grille pour rentrer chez elle. Elle était la plus heureuse fille de l'Utah ! Chapitre X John Ferrier s'entretient avec le prophète Trois semaines s'étaient écoulées depuis que Jefferson Hope et ses compagnons avaient quitté Salt Lake City. Le cœur de John Ferrier supportait mal la pensée que le jeune homme reviendrait : car il perdrait alors sa fille adoptive. Cependant le visage radieux de Lucy lui fit accepter cette éventualité mieux que n'aurait pu le faire toute autre considération. Cet homme entêté s'était d'ailleurs promis de ne jamais marier sa fille à un Mormon : une seule union ne lui semblait pas un mariage, mais une honte et un déshonneur. Sur ce point, il était inébranlable, quelle que fût son opinion sur le reste de la doctrine mormone. Il ne s'en ouvrait à personne : à cette époque, il ne faisait pas bon émettre une idée non orthodoxe dans le Pays des Saints ! A telle enseigne que même les plus saints osaient à peine chuchoter tout bas ce qu'ils pensaient sur la religion : une parole tombée de leurs lèvres pouvait attirer sur eux un prompt châtiment si elle était interprétée à contresens. Les victimes de la persécution étaient, à leur tour, devenues des persécuteurs de la pire espèce. Ni l'Inquisition espagnole, ni la Wehmgericht allemande, ni les sociétés secrètes d'Italie ne mirent en marche machine plus redoutable que celle qui assombrit jadis l'État de l'Utah. Ce qui rendait plus terrible cette organisation, c'était son invisibilité et le mystère qui l'entourait. Elle semblait omnisciente et omnipotente ; et cependant, on ne pouvait ni la voir ni l'entendre. L'homme qui résistait à l'Église disparaissait sans laisser de trace. En vain sa femme et ses enfants l'attendaient : il ne revenait pas dire comment ses juges secrets l'avaient traité. Lâchait-on un mot, commettait-on une imprudence ? on était anéanti. Et les colons ne connaissaient pas la nature de cette puissance terrible dont ils sentaient constamment la menace suspendue sur leur tête ! Leur vie n'était que crainte et tremblement. Même isolés au fond du désert, ils n'osaient murmurer les doutes qui les accablaient. Au début, ce pouvoir ne s'exerça que sur les récalcitrants qui, après avoir embrassé la foi des Mormons, tentèrent ensuite de la réformer ou de l'abandonner. Mais bientôt il étendit le champ de son activité. La polygamie menaça de devenir lettre morte : on manquait de femmes. D'étranges rumeurs commencèrent à circuler ; il y était question d'immigrants assassinés et de camps pillés en des régions où l'on n'avait jamais vu d'Indiens. Dans les harems des anciens, on voyait de nouvelles femmes, éplorées et languissantes ; elles portaient sur leur visage le reflet d'une atrocité inoubliable. Des voyageurs surpris par la nuit dans les montagnes avaient vu se glisser dans l'ombre des bandes d'hommes armés et masqués. Ces racontars se précisèrent, se confirmèrent. A la fin un nom résuma tout : les Anges Vengeurs. C'est encore un nom sinistre et de mauvais augure dans les ranches solitaires de l'Ouest. La peur que cette organisation inspirait aux hommes s'accrut au lieu de diminuer quand ils la connurent mieux. On ne savait rien de ses membres. Les noms de ceux qui, sous prétexte de religion, se livraient à des actes de violence, étaient soigneusement tenus secrets. L'ami auquel vous communiquiez vos soupçons sur le Prophète et sa mission pouvait être de ceux qui viendraient la nuit vous infliger, par le feu, un terrible châtiment. Chacun se méfiait de son voisin. Chacun taisait ce qu'il avait le plus à cœur. Un beau matin, comme John Ferrier s'apprêtait à partir pour ses champs de blé, il entendit ouvrir la grille. Il regarda par la fenêtre et vit dans l'allée un homme trapu, d'âge moyen, les cheveux d'un blond roux. Son sang ne fit qu'un tour : le visiteur inattendu n'était autre que le grand Brigham Young en personne. Tremblant de tous ses membres – cette apparition ne présageait rien de bon -, il courut à la porte pour accueillir le chef des Mormons. Celui-ci reçut froidement les salutations de son hôte et il le suivit dans le salon sans quitter son air sévère. « Frère Ferrier, dit-il en approchant une chaise et en le regardant en dessous, les adeptes de la vraie foi vous ont traité comme un frère. Nous vous avons recueilli quand vous étiez sur le point de mourir de faim dans le désert. Nous avons partagé notre nourriture avec vous. Nous vous avons conduit sain et sauf à cette Vallée choisie. Nous vous avons donné une bonne part de terre et nous vous avons permis de faire fortune sous notre protection. Ai-je dit vrai ? – Tout à fait ! répondit John Ferrier. – Nous vous avons demandé en retour une seule chose : embrasser la vraie foi et y conformer votre vie. Vous nous avez promis de le faire, mais, si la rumeur publique ne m'abuse, vous avez manque à votre parole. – Mais en quoi ? demanda Ferrier en levant les bras en signe de protestation. N'ai-je pas donné à la caisse commune ? Est-ce que je n'ai pas assisté régulièrement aux offices ? Est-ce que je n'ai pas… – Où sont vos épouses ? demanda Young en regardant autour de lui. Faites-les venir, que je les salue. – Je ne me suis pas marié, je l'avoue, répondit Ferrier. Les femmes étaient rares. Et il y avait beaucoup de partis plus avantageux. Du reste, je n'étais pas seul. Ma fille avait soin de moi. – C'est de cette fille que je voudrais vous parler, dit le chef des Mormons. En grandissant, elle est devenue la fleur de l'Utah. Plusieurs de nos anciens la regardent d'un bon œil. » John étouffa une plainte. « A son sujet, continua Young, on raconte des histoires auxquelles je ne veux ajouter foi. On dit qu'elle est promise à un Gentil. Ce ne peut être là qu'un commérage. Quel est le treizième article du code du saint Joseph Smith ? « Que chaque fille de la vraie foi épouse un des élus, car, si elle épouse un Gentil, elle commet un péché grave. » Vous qui faites profession de notre sainte croyance, vous ne laisseriez pas votre fille agir à l'encontre. » John Ferrier ne répondit pas. Il jouait nerveusement avec sa cravache. « Sur ce seul point, nous allons éprouver toute votre foi. Il en a été décidé ainsi par le Conseil sacré des Quatre. La fille est jeune : nous ne voudrions pas la voir épouser un grison ; nous ne voudrions pas non plus lui enlever le droit de choisir. Nous autres, les anciens, nous avons de nombreuses génisses (Dans un de ses sermons, Heber C. Kimbal fait allusion à cent femmes avec ce terme d'affection.) mais il faut aussi pourvoir nos enfants. Stangerson et Drebber ont chacun un fils. L'un ou l'autre accueillerait avec joie votre fille chez lui. Qu'elle choisisse entre les deux. Ils sont jeunes, ils sont riches, et ils pratiquent la vraie religion. Qu'en dites-vous ? » Ferrier se recueillit en fronçant le sourcil. « Donnez-nous du temps, dit-il enfin. Ma fille est très jeune : à peine est-elle d'âge à se marier. – Un mois ! tonna Young en se levant. D'ici là, elle aura fait son choix. » Sur le seuil de la porte, il se retourna, le visage empourpré et les yeux brillants. « Pour vous et pour elle, s'écria-t-il, il vaudrait mieux être des squelettes blanchis dans la Sierra Blanco, que de dresser vos faibles volontés contre les ordres des Quatre Saints ! » Avec un geste de menace, il s'éloigna en écrasant de son pas lourd le gravier de l'allée. Assis, le coude sur le genou, Ferrier se demandait de quelle manière il rapporterait cet entretien à Lucy. Une main se posa doucement sur la sienne. Il releva la tête. Sa fille était debout près de lui. Un seul regard lui apprit qu'elle avait tout entendu : elle était blême. « Je n'ai pas pu ne pas entendre, dit-elle. (Sa voix résonnait dans toute la maison.) Oh ! papa, que faire ? – Ne te tourmente pas ! » répondit-il. Il l'attira à lui et il caressa les beaux cheveux de sa grosse main rugueuse. « Ça va s'arranger d'une manière ou d'une autre. Tu l'aimes toujours, ton promis, n'est-ce pas ? » Elle eut un sanglot et pressa la main de son père. « Bien sûr que oui ! Je serais fâché du contraire. C'est un beau gars et puis c'est un chrétien. Il l'est beaucoup plus que les gens d'ici malgré leurs prières et leurs sermons. Un groupe de voyageurs part demain pour le Nevada ; je vais m'arranger pour envoyer un message à Hope : comme ça, il saura dans quel pétrin nous sommes. De ses mines à ici, il ne fera qu'un saut ! Plus vite que le télégraphe ! » Lucy sourit à travers ses larmes. « Quand il sera là, dit-elle, nous chercherons ensemble le meilleur parti à prendre. Mais c'est pour toi que je crains, papa. On raconte de si affreuses histoires sur ceux qui désobéissent au Prophète ! Il leur arrive toujours quelque chose de terrible. – Mais nous n'avons pas encore désobéi ! répondit-il. C'est après qu'il faudra veiller au grain. Nous avons un mois entier devant nous. Réflexion faite, je pense que le mieux à faire est de quitter l'Utah. – Quitter l'Utah ! – C'est le mieux. – Et la ferme ? – Nous réaliserons le plus d'argent possible et nous abandonnerons le reste. A vrai dire, Lucy, ce n'est pas la première fois que j'y songe. Je renâcle à ramper devant un simple mortel, comme je le vois faire aux gens d'ici devant leur maudit Prophète. Cela n'est pas de mon goût. Je suis un citoyen de la libre Amérique, moi ! Pour changer, je suis trop vieux. Si on vient rôder par ici, on pourrait bien recevoir une volée de chevrotines ! – Mais ils ne nous laisseront pas partir, objecta sa fille. – Quand Jefferson sera là, nous nous arrangerons ensemble. En attendant, ma petite chérie, cesse de pleurer. Il ne faut pas que tu aies les yeux gonflés ; sinon, quand il te reverra, il va tomber dessus ! Il n'y a rien à craindre. Il n'y a pas du tout de danger ! » Ces paroles rassurantes furent dites sur le ton qui convenait. N'empêche que, ce soir-là, Lucy observa que son père, contre son habitude, vérifia la fermeture des portes, et nettoya, puis chargea le vieux fusil de chasse qui s'était rouillé au mur de sa chambre. Chapitre XI La fuite Le lendemain matin, à Salt Lake City, John Ferrier trouva une personne de sa connaissance qui partait pour les montagnes du Nevada ; il lui confia son message à Jefferson Hope ; le danger qui les menaçait, lui et sa fille, et la nécessité de son retour auprès d'eux. Cela fait, il retourna chez lui, l'esprit plus tranquille et le cœur plus léger. En approchant de sa ferme, il s'étonna de voir deux chevaux attachés à la grille. Et davantage encore de trouver son salon occupé par deux jeunes gens. L'un d'eux, renversé dans le rockingchair et les pieds sur le poêle, avait un visage allongé et pâle ; l'autre, planté devant la fenêtre, les mains dans les poches, avait une grosse face bouffie aux traits communs, un cou de taureau ; il sifflait un air populaire. Tous deux firent un petit salut de la tête en voyant entrer Ferrier. Celui qui était affalé sur le rocking-chair amorça la conversation. « Vous ne nous connaissez peut-être pas, dit-il. Voilà le fils de Drebber l'Ancien ; moi, je suis Joseph Stangerson. Nous avons voyagé avec vous dans le désert quand le Seigneur a étendu sa main et vous a réuni à son troupeau. – Comme il fera de toutes les nations quand bon lui semblera, ajouta l'autre d'une voix nasillarde. Il moud lentement, mais il moud très fin. » John Ferrier salua froidement. Il avait deviné à qui il avait affaire. « Nous sommes venus, reprit Stangerson, sur le conseil de nos pères, vous demander la main de votre fille pour celui de nous deux que, vous et votre fille, vous choisirez. Je n'ai que qua- tre femmes ; frère Drebber, lui, en a sept ; j'ai donc de meilleurs titres. – Non, non, frère Stangerson ! s'écria l'autre. La question n'est pas là. Il ne s'agit pas de savoir combien de femmes nous avons, mais combien de femmes nous pouvons entretenir. Mon père m'a cédé ses mines ; je suis le plus riche. – Mais j'ai plus d'avenir, repartit Stangerson. Quand le Seigneur m'enlèvera mon père, j'hériterai la tannerie et sa fabrique de cuir. Et puis, je suis l'aîné ; j'occupe un rang supérieur dans l'Église. – A la jeune fille de décider, répliqua Drebber, souriant à son image reflétée par la glace. Nous nous en remettons à elle. » Pendant cet échange, John Ferrier, debout sur le seuil, bouillait de colère : il avait envie de tomber à coups de cravache sur le dos des deux intrus. « Écoutez, dit-il enfin en avançant à grands pas vers eux. Quand ma fille vous convoquera, vous pourrez venir ; mais d'ici là, je ne veux pas revoir vos deux têtes ! » Les deux jeunes Mormons tombèrent des nues. Rien n'était, à leurs yeux, plus honorable pour le père et la jeune fille que leur compétition. « Vous pouvez sortir d'ici de deux manières, continua Ferrier en élevant la voix. Voici la porte et voici la fenêtre. Choisissez ! » Son visage bruni avait pris une expression féroce. Ses mains osseuses firent un geste menaçant. Les deux jeunes gens se levèrent d'un bond et battirent promptement en retraite. Le vieux fermier les suivit jusqu'à la porte. « Quand vous vous serez mis d'accord, vous me le ferez savoir ! dit-il ironiquement. – Il vous en cuira ! s'exclama Stangerson, blême de rage. Vous avez bravé le Prophète et le Conseil des quatre. Vous vous en repentirez jusqu'à la fin de votre vie ! – La main du Seigneur s'appesantira sur vous ! hurla le jeune Drebber. Il se lèvera et vous frappera. – Eh bien, moi, je n'attendrai pas ! » rugit Ferrier en colère. Il montait quatre à quatre chercher son fusil ; Lucy le retint. Il se dégagea, mais le galop des chevaux l'avertit qu'ils étaient déjà hors d'atteinte. « Hypocrites ! Gredins ! lança-t-il en essuyant la sueur de son front. J'aimerais mieux te savoir couchée dans la tombe, ma fille, que dans le lit de l'un d'eux ! – Moi aussi je le préférerais ! répondit-elle avec énergie. Mais Jefferson ne tardera pas à arriver. – Tant mieux ! Car je me demande ce qu'ils nous réservent ! » Le père et la fille avaient bien besoin de l'aide d'un allié avisé ! Une pareille leçon d'atteinte à l'autorité des anciens ne s'était encore jamais vue dans toute l'histoire de la colonie. Or, si la sanction des fautes mineures était si rigoureuse, quel serait le châtiment d'une telle rébellion ? Ferrier savait que sa fortune ne le mettrait pas à couvert : on en avait fait disparaître d'aussi riches et d'aussi notables, et l'Église s'était appropriée leurs biens. Il avait beau être courageux, il tremblait devant le danger indéfinissable qui le menaçait. Braver un danger connu n'était rien, mais cette incertitude ébranlait ses nerfs. Il feignait l'insouciance pour dissimuler ses craintes à Lucy. Mais avec la perspicacité de l'amour filial, Lucy devinait facilement son inquiétude. Il prévoyait un message, ou une remontrance quelconque de la part de Young. Il ne se trompait pas, bien que le message lui parvînt d'une manière inattendue. Quand il se leva le matin suivant, il trouva, à sa grande surprise, un feuillet épinglé au couvrelit à la place de sa poitrine. On y avait écrit en caractères gras tout de travers : « Tu as 29 jours pour t'amender, et ensuite… " Les points de suspension étaient plus effrayants que la plus effrayante des menaces. John Ferrier se creusa la tête pour savoir comment cet avertissement était venu. Les domestiques couchaient dans une dépendance ; il avait vérifié la fermeture des portes et des fenêtres. Il froissa le papier et n'en dit mot à sa fille. Mais l'incident lui avait glacé le cœur. Les vingt-neuf jours, c'était évidemment ce qui restait du mois de réflexion que Young lui avait octroyé. Que pouvaient la force ou le courage contre un ennemi jouissant d'un pouvoir aussi mystérieux ? La main qui avait fiché l'épingle aurait tout aussi bien pu le frapper au cœur : le meurtrier serait demeuré inconnu. Il fut encore tout troublé le lendemain. Il s'apprêtait à prendre son petit déjeuner en compagnie de Lucy, quand celle-ci poussa un cri de surprise et leva le doigt. Au milieu du plafond était griffonné comme au charbon le nombre 28. Lucy n'en comprenait pas la signification et son père ne la lui expliqua pas. Cette nuit-là, armé de son fusil, il monta la garde. Il ne vit ni n'entendit rien. Pourtant, au matin suivant, il trouva le nombre 27 en gros chiffres peints sur l'extérieur de sa porte ! Chaque matin, il trouva ainsi affiché le nombre de jours qui lui restaient sur le mois de grâce ; ses ennemis invisibles l'inscrivaient à différents endroits bien en vue, tantôt sur un mur, tantôt sur le parquet, d'autres fois sur de petits placards accrochés à la grille du jardin ou à un barreau de la clôture. Malgré sa vigilance, Ferrier ne pouvait découvrir comment ces avertissements quotidiens lui parvenaient. Rien qu'à les voir, une crainte quasi-superstitieuse le bouleversait. Il devint hagard, agité. Ses yeux avaient le regard angoissé d'un animal traqué. Il gardait un espoir : le jeune chasseur du Nevada. Le nombre fatal était tombé de 20 à 15, puis de 15 à 10, sans que Jefferson eût donné de ses nouvelles. Les nombres allèrent diminuant, un par un : toujours pas de nouvelles ! Chaque fois que le vieux fermier entendait passer un cavalier sur la route ou crier un conducteur après son attelage, il se précipitait à la grille : en vain ! Quand il vit le nombre tomber de 5 à 4, puis à 3, le courage et l'espérance désertèrent son cœur. Sans aide, et connaissant mal les montagnes qui entouraient la colonie, comment s'évaderaient-ils ? Les routes étaient surveillées d'une manière stricte ; personne ne pouvait les utiliser sans une permission du Conseil. Il avait beau chercher, il ne voyait aucun moyen de détourner le coup suspendu sur sa tête. Jamais, cependant, sa résolution ne faiblit : les Mormons n'auraient pas sa fille ; il mourrait plutôt ! Un soir, il était seul et réfléchissait. Le matin même, on avait inscrit le chiffre 2 sur un mur. Ce serait ensuite le dernier jour du délai accordé. Qu'adviendrait-il ? Son imagination était pleine de visions vagues et terribles. Et sa fille, que ferait-on d'elle quand il ne serait plus là ? Comment échapper au filet qui les enveloppait ? Comment échapper au filet qui les enveloppait ? Il laissa tomber sa tête sur la table et éclata en sanglots. Soudain il se redressa. Il avait entendu un léger grattement : faible, mais distinct dans le silence de la nuit. Ce bruit était venu de l'extérieur. Ferrier se glissa dans le vestibule et tendit l'oreille. Il y eut une brève pause, puis le bruit faible, insinuant, recommença. De toute évidence, quelqu'un frappait doucement à la porte. S'agissait-il d'un assassin venant à minuit exécuter la sentence du tribunal secret ? Ou bien d'un agent marquant le chiffre du dernier jour ? Bah, une prompte mort vaudrait encore mieux que cette attente qui lui figerait le sang ! Il prit son élan, tira le verrou et ouvrit toute grande la porte. Dehors, tout était calme et silencieux. La nuit était brillante d'étoiles. Le fermier ne vit personne dans le petit jardin fermé par la clôture et la grille, ni sur la route. Il poussa un soupir de soulagement. Il regarda encore à droite, à gauche, enfin à ses pieds. Quelle ne fut pas sa surprise : un homme était allongé sur le sol, la face contre terre ! Sidéré, Ferrier dû s'appuyer contre le mur et porter la main à sa gorge pour ne pas crier. Sa première pensée fut que l'homme était blessé, peut-être mourant. Mais il le vit ramper sur le sol et entrer dans le vestibule aussi rapidement et silencieusement qu'un serpent. Une fois dans la maison, l'homme se dressa vivement sur ses pieds pour fermer la porte ; il se retourna : le visage farouche de Jefferson Hope apparut au fermier. « Bonté divine ! balbutia John Ferrier. Que vous m'avez fait peur ! Pourquoi diable êtes vous entré comme ça ? – Donnez-moi à manger, dit l'autre d'une voix éraillée. J'ai été quarante-huit heures sans boire ni manquer. » Il se jeta sur le pain et la viande froide qui restaient du repas de son hôte. « Comment va Lucy ? demanda-t-il, sa faim apaisée. – Bien, répondit Ferrier. Mais elle ne se doute pas du danger que nous courons. – Tant mieux ! La maison est gardée de tous côtés. Voilà pourquoi je suis venu en rampant. Ils sont peut-être malins, mais pas assez pour pincer un chasseur des montagnes de la Nevada. » John Ferrier se sentait un autre homme. Il saisit la main calleuse de l'ami dévoué et la serra avec force. « Je suis fier de vous ! dit-il. Il n'y en a pas beaucoup qui seraient venus partager notre danger et nos peines. – Vous l'avez dit ! répondit le jeune chasseur. J'ai du respect pour vous, mais, si vous aviez été seul dans cette affaire, j'y aurais regardé à deux fois ! C'est pour Lucy que je suis venu. Avant qu'il lui arrive le moindre mal, la famille Hope comptera un membre de moins ! – Qu'allons-nous faire ? – C'est demain le dernier jour. Si vous n'agissez pas cette nuit, vous êtes perdu. Deux chevaux et une mule nous attendent au cañon de l'Aigle. Combien d'argent avez-vous ? – Deux mille dollars en or et cinq mille en billets. – Cela suffit. J'en ai autant. Il faut nous rendre à Carson City par les montagnes. Faites lever Lucy. C'est une chance que les domestiques ne couchent pas dans la maison. » Pendant l'absence de Ferrier, Jefferson Hope fit un petit paquet de tout ce qu'il put trouver de comestible et il emplit d'eau une jarre de grès : il s'avait par expérience que, dans les montagnes, les sources sont rares. A peine avait-il terminé ces préparatifs, que le fermier revint avec Lucy tout habillée et prête à partir. Les épanchements entre les amoureux furent tendres, mais brefs : il n'y avait pas une minute à perdre. « Partons tout de suite ! dit Jefferson Hope, de la voix basse mais résolue d'un homme qui a mesuré la grandeur du péril mais qui s'est armé de courage pour l'affronter. Le devant et le derrière de la maison sont surveillés ; mais, en faisant bien attention, nous devrions pouvoir nous enfuir par une fenêtre sur le côté et de là à travers champs. Une fois sur la route, nous ne serons plus qu'à trois kilomètres du ravin où nos montures attendent. A l'aube, nous devrions être en pleine montagne. – Et si on nous arrête ? » dit Ferrier. Hope frappa la crosse du revolver qui gonflait sa tunique. « S'ils sont trop nombreux, dit-il avec un sourire sinistre, nous en emmènerons deux ou trois avec nous ! » Ils avaient éteint les lumières. De la fenêtre, Ferrier contempla pour la dernière fois ses champs. Il s'était longtemps préparé à en faire le sacrifice. L'honneur et le bonheur de sa fille lui importaient beaucoup plus que sa fortune. Tout respirait une paix profonde : les arbres au bruissement léger et les grands champs de blé silencieux. Le moyen de croire que des meurtriers s'y tenaient tapis à l'affût ? Cependant, le visage blême et l'expression figée du jeune chasseur en disaient long sur ce qu'il avait pu observer en s'approchant de la maison. Ferrier porterait le sac d'or et de billets ; Jefferson Hope, les maigres provisions, et Lucy, un petit paquet : ses choses les plus chères. Ils ouvrirent la fenêtre, lentement, doucement ; quand un nuage rendit l'obscurité plus complète, ils se glissèrent dans le jardin, l'un après l'autre ; tout recroquevillés et retenant leur souffle, d'un pas hésitant ils atteignirent la haie. Ils la longèrent jusqu'à une trouée qui s'ouvrait sur un champ de maïs. Là, le jeune homme saisit le bras de ses compagnons et les fit rentrer dans l'ombre, où ils restèrent muets et tremblants. Ayant heureusement vécu dans la prairie, Jefferson Hope avait l'oreille très fine. Lui et ses amis venaient de se tapir, quand, à quelques mètres d'eux, se fit entendre le triste ululement d'un hibou, auquel répondit immédiatement un autre un peu plus loin. Au même instant, une ombre déboucha de la trouée et répéta le même signal plaintif. Un deuxième homme surgit. « Demain à minuit ! ordonna le premier. Quand l'engoulevent aura crié trois fois. – Entendu ! dit l'autre. Je préviens frère Drebber ? – Transmets-lui l'ordre. Lui le transmettra aux autres. Neuf à sept ? – Sept à cinq ! » répondit l'autre. Les deux ombres se séparèrent. Les dernières paroles échangées étaient sans doute des mots de passe. Le bruit des pas se perdit au loin. Jefferson se releva d'un bond. Il aida ses compagnons à passer par la trouée et il les mena à travers champs en courant de toutes ses forces. « Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! les exhortait-il de temps en temps d'une voix entrecoupée. Nous franchissons le cordon de sentinelles. Tout dépend de notre rapidité. Dépêchez-vous ! » Il soutint et porta presque la jeune fille hors d'haleine. Une fois sur la route, ils foncèrent à grandes enjambées. Ils n'aperçurent qu'un seul homme ; encore celui-ci ne les reconnutil pas : ils avaient eu le temps de se cacher dans un champ. Un peu avant la ville, ils prirent un sentier caillouteux qui conduisait aux montagnes. Au-dessus d'eux se dressaient deux pics sombres et dentelés. Le défilé qui les traversait, c'était le cañon de l'Aigle où attendaient les chevaux et la mule. Avec un instinct infaillible, Jefferson Hope se dirigea parmi de grosses pierres, puis le long du lit d'un torrent desséché, vers un endroit retiré derrière des rochers. C'était là qu'il avait attaché les bêtes. La jeune fille s'assit sur la mule et son père qui avait le sac à argent, enfourcha l'un des chevaux. Jefferson Hope ouvrit la marche dans le col escarpé et dangereux. Chemin effroyable pour quiconque n'était pas habitué aux pires sautes d'humeur de Dame Nature ! D'un côté s'élevait sur plus de trois cents mètres le flanc abrupt, noir, morne et menaçant d'une montagne ; des colonnes de basalte saillant sur la surface rugueuse ressemblaient aux côtes d'un monstre pétrifié. De l'autre côté, un obstacle infranchissable : un indescriptible chaos de pierres et de débris. Au milieu, le col faisait le lacet ; de place en place, il se resserrait : il fallait aller en file indienne ; enfin, c'était un chemin tout à fait impraticable sinon pour des cavaliers expérimentés. Néanmoins, malgré toutes les difficultés, les fugitifs se reprenaient à espérer : chaque pas augmentait la distance qui les séparait des despotes qu'ils fuyaient ! Cependant, ils n'étaient pas encore sortis du territoire des Saints ; ils en eurent bientôt la preuve. A l'endroit le plus sauvage et le plus désolé du col, la jeune fille poussa un cri de surprise en désignant le sommet du roc qui les dominait : la silhouette d'une sentinelle solitaire se découpait sur le ciel. Le garde fit retentir le ravin silencieux de la sommation militaire : « Qui vive ? – Des voyageurs en route pour le Nevada », répondit Jefferson Hope en saisissant le fusil qui pendait à sa selle. Le garde empoigna son fusil : la réponse lui semblait louche, sans doute. « Avec la permission de qui ? demanda-t-il. – Des Quatre Saints », répondit Ferrier. Sa connaissance des Mormons lui avait appris que c'était la meilleure autorité qu'il pût invoquer. « Neuf à sept ! cria le garde. – Sept à cinq ! répondit aussitôt Jefferson qui se rappela le mot de passe entendu dans le jardin. – Passez, et que le Seigneur soit avec vous ! dit la voix d'en haut. En se retournant, ils virent la sentinelle appuyée sur son fusil. Ils avaient franchi le dernier poste du peuple élu : la liberté devant eux ! Chapitre XII Les Anges Vengeurs Ils passèrent la nuit à franchir une succession d'inextricables défilés et de sentiers tortueux jonchés de pierres. Ils s'égarèrent plusieurs fois, mais, grâce à l'expérience de Hope, ils retrouvèrent leur chemin. Au lever du jour, un spectacle aussi merveilleux que sauvage, s'offrit à leurs yeux. De toutes parts, des pics altiers couverts de neige les enserraient ; chacun d'eux regardait, comme par-dessus l'épaule d'un autre, l'horizon lointain. Les mélèzes et les pins qui poussaient à leurs flancs presque verticaux semblaient suspendus au-dessus du col : il aurait suffi du moindre souffle de vent pour les y précipiter ! Il ne s'agissait d'ailleurs pas d'une pure illusion : l'aride vallée était encombrée d'arbres et de grosses pierres qui y avaient roulé. Une fois, sur leur passage, une énorme roche dégringola avec un bruit de tonnerre qui réveilla les échos dans les gorges silencieuses, et fit partir au galop les chevaux harassés. Le soleil se leva lentement à l'orient ; les pics s'allumèrent, l'un après l'autre, comme les lanternes d'une fête ; à la fin, ils resplendirent tous. Ce magnifique panorama réchauffa le cœur des trois fugitifs et leur donna une nouvelle énergie. A un torrent fougueux qui dévalait d'un ravin, ils firent une halte ; et, tandis que leurs chevaux s'y abreuvaient, ils prirent un repas hâtif. Lucy et son père auraient volontiers prolongé cette pause, mais Jefferson Hope ne l'entendit pas ainsi. « En ce moment, dit-il, nos ennemis sont à nos trousses. Tout dépend encore de notre rapidité. Une fois hors de leur atteinte à Carson, nous pourrons nous reposer le reste de notre vie. » Ils poursuivirent leur route. Entre eux et leurs ennemis, d'après le calcul qu'ils firent ce soir-là, ils avaient mis une quarantaine de kilomètres. A la base d'un rocher en surplomb abrité du vent glacial qui soufflait, serrés l'un contre l'autre, ils purent goûter quelques heures de sommeil. Avant l'aube, toutefois, ils s'étaient remis en marche. Jefferson Hope commençait à croire qu'ils avaient enfin échappé à la terrible société qu'ils avaient défiée. Quelle erreur ! La main de fer allait bientôt se refermer sur eux et les broyer. Vers le milieu du second jour, les provisions manquèrent. Le chasseur ne s'en inquiéta guère : les montagnes étaient giboyeuses et lui-même avait souvent vécu de chasse. Sous un enfoncement, il fit un feu de branches sèches autour duquel ils se réchauffèrent ; l'air était vif à dix-huit cents mètre d'altitude ! Il attacha les chevaux, fit ses adieux à Lucy, puis, le fusil sur l'épaule, il partit en quête de gibier. Ayant tourné la tête, il vit le vieil homme et la jeune fille penchés au-dessus du brasier ; les chevaux et la mule se tenaient immobiles à l'arrière-plan. D'un ravin à l'autre, il marcha quelques trois kilomètres sans rien trouver. Cependant, d'après des traces sur l'écorce des arbres et quelques autres indices, de nombreux ours devaient se trouver dans le voisinage. Après trois heures de recherches, étant bredouille, il songea à rebrousser chemin. Alors, il regarda en l'air et tressaillit de joie : à cent mètres au-dessus de lui, au bord d'une corniche, se tenait une espèce de mouton aux cornes gigantesques : à proprement parler, un mouton des montagnes Rocheuses. La bête gardait sans doute un troupeau qu'il ne voyait pas. Par bonheur, elle lui tournait le dos ; elle n'avait pas flairé sa présence. Il se coucha à plat ventre, il appuya son fusil sur une pierre et il visa longuement avant de presser la détente. L'anima fit un bond ; il chancela un instant au bord u précipice, puis il tomba au fond de la vallée. Il n'avait pas la force d'emporter le mouton ; il se contenta de couper une hanche et une partie du flanc. Il chargea ce trophée sur son épaule et revint sur ses pas en toute hâte : la nuit était proche. Il se rendit bientôt compte de la difficulté du retour. Dans son ardeur, il s'était beaucoup éloigné des ravins qu'il connaissait. La vallée où il se trouvait se divisait et se subdivisait en plusieurs gorges indistinctes. Il s'engagea dans l'une d'elles ; un kilomètre plus loin, il découvrit un torrent qu'il n'avait jamais vu aupara vant : il avait fait fausse route. Il retourna en arrière ; il essaya une autre gorge ; même insuccès. La nuit tomba tout d'un coup. Il faisait presque noir quand il retrouva son chemin. Même alors, c'était encore une affaire que de ne pas s'en écarter : dans ce défilé encaissé, l'obscurité était profonde et la lune n'avait pas fait son apparition. Fourbu à la suite de ses efforts et pliant sous son fardeau, il avançait en trébuchant ! Pour s'encourager, il se disait que chaque pas le rapprochait de Lucy, et qu'il apportait de quoi la nourrir jusqu'à la fin du voyage. Il était parvenu à l'entrée du défilé où il les avait laissés. Malgré l'obscurité, il reconnaissait les escarpements qui le bordaient. Ils devaient, pensait-il, l'attendre anxieusement : son absence avait duré presque cinq heures. Pour leur annoncer son retour, il mit ses mains en porte-voix et fit répéter à l'écho un sonore cri d'appel. Il fit une pause et prêta l'oreille. Pas de réponse, rien que son propre cri qui, maintes et maintes fois, lui revint du fond des mornes ravins solitaires. Il cria de nouveau, encore plus fort. Ses amis, qu'il avait quittés tout à l'heure, demeurèrent silencieux. Une crainte vague, indéfinissable s'empara de lui. Il se prit à courir comme un fou. Dans sa panique, il laissa tomber la précieuse nourriture. Après le dernier détour, il aperçut l'endroit où il avait allumé un feu. Il couvait encore sous un tas de cendres ; de toute évidence, on ne l'avait pas entretenu depuis son départ. Un silence effrayant régnait toujours partout à la ronde. Craignant le pire, il se précipita en avant. Il n'y avait, près des braises, aucun être vivant : le vieillard, la jeune fille, les bêtes, tout avait disparu. Hope devina tout de suite que, pendant son absence, une catastrophe était intervenue, une catastrophe qui s'était abattue sans laisser aucune trace. Étourdi par ce coup du sort, il eut le vertige ; il dut s'appuyer sur son fusil pour ne pas tomber. Mais c'était par définition un homme d'action : il surmonta vite ce moment de défaillance. Il saisit un morceau de bois à demi consumé, il souffla dessus et s'en servit ensuite comme d'une torche pour examiner le petit camp. Alors il vit sur le sol les traces de nombreux chevaux. Une troupe de cavaliers avait surpris les fugitifs et, d'après la direction des empreintes, elle avait ensuite regagné Salt Lake City. Avaientils emmené le père et la fille ? Jefferson Hope en était presque persuadé lorsque ses regards tombèrent sur un objet qui le fit sursauter : un tas de terre rougeâtre, peu élevé, à quelques pas du camp. Ce ne pouvait être qu'une tombe nouvellement creusée. On y avait planté un bâton et on y avait fixé un morceau de papier. L'inscription était brève, mais précise : JOHN FERRIER Ancien habitant de Salt Lake City. Mort le 4 août 1860 Le robuste vieil homme, qu'il avait quitté quelques heures auparavant, était donc bien mort ! Et c'était là toute son épitaphe… Fébrilement, il chercha une autre tombe ; mais il ne trouva rien. Lucy était donc condamnée à faire partie du harem d'un fils d'ancien ! Quand le jeune homme eut compris qu'il ne pouvait plus rien empêcher, il regretta de n'avoir pas été tué comme le vieux fermier. Désespéré, il tomba dans une sorte de léthargie ; mais, de nouveau, son esprit actif l'en tira. S'il était impuissant à secourir Lucy, du moins pourrait-il la venger : il y consacrerait sa vie ! Jefferson Hope était vindicatif autant que patient et persévérant, c'est-à-dire terriblement vindicatif ! Peut-être tenait-il ces qualités et ce défaut des Indiens avec lesquels il avait vécu… Il regarda le tas de cendres et il comprit que seule une vengeance complète, parfaite, adoucirait son chagrin. « Désormais, se jura-t-il, toute ma force de volonté, toute mon énergie y seront consacrées ! » Blême, menaçant, il revint sur se pas jusqu'à l'endroit où il avait laissé tomber la viande ; il en fit cuire assez pour s'alimenter quelques jours : puis, tout fatigué qu'il était, il se lança sur la piste des Anges vengeurs. Pendant cinq jours, épuisé, les pieds blessés, il se traîna par les défilés qu'il avait déjà traversés à cheval. La nuit, il se jetait parmi les pierres pour quelques heures de sommeil ; mais avant l'aube il avait repris sa marche. Le sixième jour, il atteignit le cañon de l'Aigle. De là-haut, il contempla le repaire des Saints. Il s'appuya sur son fusil et menaça du poing la ville silencieuse. Des rues pavoisées et quelques autres signes de festivités attirèrent son attention. Il était en train de se demander ce que cela signifiait quand le bruit des sabots d'un cheval se fit entendre. Un cavalier se dirigeait de son côté. Hope le reconnut. C'était un Mormon nommé Cowper, à qui il avait rendu quelques services. Peutêtre savait-il ce qu'il était advenu de Lucy ? Hope l'arrêta. « Je suis Jefferson Hope, dit-il. Vous vous souvenez de moi ? » Le Mormon le regarda avec stupéfaction : comment retrouver dans ce vagabond au visage livide, à l'œil hagard, le jeune et pim- pant cavalier de naguère ? A la fin, toutefois, Cowper le reconnut. Sa surprise se mua en consternation. « Vous êtes fou de venir ici ! cria-t-il. Et si l'on me voit avec vous, je suis un homme mort. Un mandat d'amener a été lancé contre vous. Les Quatre Saints vous accusent d'avoir aidé les Ferrier à prendre la fuite. – Je me fiche d'eux et de leur mandat ! répondit Hope avec vivacité. Vous devez savoir ce qui se passe, Cowper. Au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, je vous conjure de répondre à quelques questions. Nous avons toujours été bons amis. Pour l'amour de Dieu ne me refusez pas cela ! – Eh bien, qu'est-ce que vous voulez savoir ? demanda le Mormon, très mal à son aise. Soyez bref : les rochers entendent, les arbres voient ! – Qu'est devenue Lucy Ferrier ? – On lui a fait épouser hier le jeune Drebber. » Cette nouvelle sembla porter un coup mortel à son interlocuteur. « Du courage, mon gars ! Du courage ! reprit Cowper, troublé. – Ne faites pas attention ! » dit Hope d'une voix éteinte. Il était pâle comme un linge. Il se laissa tomber sur une pierre. « Vous dites qu'elle est mariée ? – Oui, depuis hier. C'était pour la noce, les drapeaux. Il y a eu pas mal de tiraillements entre le jeune Stangerson et le jeune Drebber : ils voulaient tous les deux avoir la fille. Tous les deux avaient pris part à la chasse aux Ferrier. C'était le jeune Stangerson qui a abattu le père ; cela lui donnait un avantage très net sur l'autre… pourtant, quand on a discuté la chose au Conseil, c'est au jeune Drebber que le Prophète a donné la préférence parce que son parti y est le plus fort. Mais il n'en profitera pas beaucoup ! Hier, la mort se peignait sur le visage de sa nouvelle femme. Ce n'est plus une femme, c'est un spectre… Maintenant, sauvezvous ! – Oui, je m'en vais ! » répondit Jefferson Hope qui s'était relevé. Son visage, d'une pâleur de marbre, avait pris une expression féroce. L'éclat de ses yeux avait quelque chose de sinistre. « Où allez-vous ? – Vous en faites pas ! » dit-il. Et le fusil sur l'épaule, à grandes enjambées, il se rua dans l'étroit sentier qui menait en plein cœur de la montagne pour aller vivre parmi les bêtes sauvages. Non, il n'y en aurait pas de plus féroce, de plus dangereux que lui ! La prédiction de Cowper ne tarda point à se réaliser. Soit à cause de la mort affreuse de son père, soit par suite de l'abominable mariage auquel on l'avait contrainte, la pauvre Lucy languit pendant un mois, puis mourut. Son mari, qui l'avait épousée pour avoir les biens de Ferrier, témoigna très peu de chagrin en la perdant ; en revanche, comme c'est l'usage chez les Mormons, les autres femmes de Drebber la pleurèrent et elles passèrent auprès de son corps la nuit précédant l'enterrement. Au matin, elles étaient encore groupées autour du cercueil, quand elles furent frappées d'un étonnement et d'une frayeur indicibles : la porte s'ouvrit brusquement, un homme en guenilles, sauvage d'aspect, au visage basané, pénétra dans la chambre mortuaire sans jeter un regard ni adresser une parole aux femmes agenouillées, il s'approcha du corps immobile et blanc où l'âme pure de Lucy Ferrier avait résidé ; il se pencha et baisa le front glacé ; puis il s'empara de la main de la morte et en arracha l'alliance en rugissant : « On ne l'enterrera pas avec ! » Avant que les veilleuses n'eussent eu le temps de donner l'alarme, il s'était éclipsé. L'incident leur sembla si étrange, il avait été si soudain, qu'elles auraient pu se croire dupes d'une illusion, sans un fait indéniable : la disparition de l'anneau nuptial. Jefferson Hope s'attarda plusieurs mois dans les montagnes ; il menait une vie sauvage tout en nourrissant un ardent désir de vengeance. En ville, les histoires se multipliaient sur l'être mystérieux qui rôdait aux abords de la cité et qui hantait les défilés solitaires de la montagne. Un jour, une balle tirée par la fenêtre s'aplatit sur le mur, à quelques centimètres de Stangerson. Une autre fois, Drebber passait le long d'un escarpement, et une grosse pierre tomba près de lui : il n'avait échappé à une mort affreuse qu'en se jetant par terre. Les deux jeunes Mormons n'hésitèrent pas à mettre un nom sur l'auteur de ces attentats. Pour le capturer ou le tuer, ils organisèrent plusieurs expéditions dans les montagnes ; sans succès. Ils n'osaient plus se montrer seuls ni sortir après la tombée de la nuit ; ils firent garder leurs maisons. Au bout d'un certain temps, leur vigilance se relâcha : leur ennemi n'avait plus donné signe de vie. Ils se prirent à espérer qu'il avait perdu de sa férocité. Au contraire son appétit de vengeance, loin de diminuer, s'était exaspéré. Il dominait son esprit au point que tout autre sentiment en était banni. Mais Jefferson Hope était par-dessus tout un homme pratique. Bientôt, il se rendit compte que sa constitution, si robuste qu'elle fût, ne résisterait pas aux rigueurs des saisons et au manque de nourriture saine : peu à peu, il perdait ses forces. Comment pourrait-il se venger s'il mourait comme un chien au milieu des montagnes ? Or, c'était ce qui l'attendait pour peu qu'il s'obstinât à mener cette existence. Ferait-il donc le jeu de ses ennemis ? Il retourna dans le Nevada pour rétablir sa santé et amasser un peu d'argent : ensuite il pourrait se consacrer tout entier à son projet. Il avait compté revenir au bout d'une année ; mais un enchaînement de circonstances imprévues le retint cinq ans dans la région des mines. Ce temps écoulé n'avait pas estompé le souvenir des torts qu'on lui avait faits, et il souhaitait autant se venger que lors de cette nuit inoubliable qu'il avait passée près de la tombe de John Ferrier. Il regagna Salt Lake City, sous un déguisement et un nom d'emprunt. Peu lui importait sa vie. L'essentiel était qu'il se fît justice. En arrivant chez le Peuple Élu, il apprit de mauvaises nouvelles : un schisme avait éclaté quelques mois auparavant. Plusieurs des plus jeunes membres de l'Église s'étaient rebellés contre l'autorité des anciens et un certain nombre de mécontents avaient quitté l'Utah pour se faire Gentils. Drebber et Stangerson étaient parmi ceux-là. Personne ne savait où ils se trouvaient. D'après la rumeur publique, Drebber s'était arrangé pour convertir en argent une grande partie de ses propriétés ; il était parti bien nanti ; au contraire, Stangerson, qui l'accompagnait, était relativement pauvre. Là se bornaient les renseignements que Jefferson Hope recueillit. En face de ces difficultés, un autre aurait abandonné la partie ; mais Jefferson Hope ne renonça pas. Avec ses petites économies, grossies de ce qu'il gagnait en route, il voyagea de ville en ville à la recherche de ses ennemis. Des années passèrent. Ses cheveux noirs commencèrent à grisonner. Mais, tel un véritable limier, il cherchait toujours ; sa vengeance était devenue son unique raison de vivre. A la fin sa persévérance fut récompensée. Un jour, à Cleveland, il aperçut par une fenêtre les deux hommes qu'il recherchait. Il rentra dans son misérable logis pour méditer un plan. Mais Drebber l'avait reconnu sous ses haillons, et il avait surpris son regard meurtrier. Accompagné de Stangerson qui était devenu son secrétaire particulier, il courut chez le juge de paix à qui il exposa le danger de mort que leur faisaient courir la haine et la jalousie d'un ancien rival. Le soir même, Jefferson Hope fut arrêté. Faute de répondant, il fut détenu quelques se- maines. Il ne sortit de prison que pour trouver vide la maison de Drebber. Lui et son secrétaire étaient partis pour l'Europe. Ce nouvel échec ne fit que stimuler son zèle. L'argent manquait ; il retravailla et il économisa sou par sou en vue de son prochain voyage. Quand il eut amassé assez, il s'embarqua à son tour. Puis la chasse recommença, de capitale en capitale ; mais ses ennemis lui échappaient toujours. Pour régler ses dépenses, il accepta toutes sortes de besognes serviles ; cela lui faisait perdre du temps. Quand il arriva à Saint-Pétersbourg, Drebber et Stangerson avaient quitté cette ville pour Paris : parvenu à Paris, il apprit qu'ils venaient de se mettre en route vers Copenhague ; là encore, il fut en retard : ils se dirigeaient sur Londres. C'est à Londres qu'il réussit enfin à les acculer. Pour la suite, il n'est que de citer le propre récit du vieux chasseur, consigné dans le journal intime du docteur Watson, auquel nous sommes déjà redevables de beaucoup. Chapitre XIII Suite des Mémoires du docteur John Watson Il ne fallait voir aucune animosité à notre égard dans la résistance acharnée que notre prisonnier nous opposa. Convaincu de son impuissance, il nous sourit d'un air affable ; il souhaitait n'avoir blessé personne dans la bagarre. « Je suppose que vous allez me conduire au poste, dit-il à Sherlock Holmes. Ma voiture est à la porte. Si vous voulez me détacher les jambes, je vous y mènerai, car je ne suis pas si léger qu'il y a vingt ans. » Gregson et Lestrade se regardèrent, méfiants : cette proposition n'était pas de leur goût. Mais Holmes écouta le prisonnier et dénoua la serviette qui attachait ses chevilles. L'homme se releva, étendit ses jambes : il pouvait marcher. Je le regardai : jamais je n'avais vu un individu aussi solidement bâti. Son visage basané indiquait une énergie et une résolution aussi remarquables que sa force. « Si la place de chef de police devenait libre, dit-il en regardant Sherlock Holmes avec une véritable admiration, elle ne vous irait pas mal ! La manière dont vous m'avez dépisté vaut toutes les recommandations. – Accompagnez-nous donc ! fit Holmes aux deux détectives. – Je sais conduire, dit Lestrade. – Très bien. Vous, Gregson, venez avec nous à l'intérieur du fiacre. Vous aussi, docteur ; vous vous êtes intéressé à cette affaire ; suivez-la jusqu'au bout » J'acceptai volontiers, et nous descendîmes tous ensemble. Notre prisonnier ne tenta nullement de s'échapper. Calme, il entra dans son fiacre où nous le suivîmes. Lestrade monta sur le siège, fouetta le cheval, et nous conduisit vite à destination. On nous fit pénétrer dans une petite salle. Un inspecteur nota le nom du prisonnier et ceux des hommes qu'il était accusé d'avoir tués. Cet officier au teint blême, à l'air flegmatique, remplit ses fonctions machinalement. « Le prisonnier comparaîtra devant ses juges dans le courant de la semaine, dit-il. Monsieur Hope, avez-vous une déclaration à faire ? Mais je dois vous prévenir que nous noterons vos paroles, et qu'elles pourront être utilisées contre vous. – J'ai beaucoup à dire, répliqua Jefferson Hope. Messieurs, je vais tout vous raconter ! – Ne feriez-vous pas mieux de garder cela pour le tribunal ? dit l'inspecteur. – Il se peut qu'il n'y ait pas de procès, dit Hope. Ne sourcillez pas. Je ne songe pas au suicide. » Il tourna vers moi ses yeux noirs et farouches. « Vous êtes médecin, je crois ? – Oui, répondis-je. – Alors, posez votre main là », dit-il en souriant. Il leva vers sa poitrine ses poignets liés par les menottes. Je m'exécutai. Je constatai un extraordinaire battement de cœur. Sa poitrine tremblait et frémissait comme la cloison d'une frêle construction secouée par une puissante machine en marche. En l'auscultant dans le silence, j'entendis siffler et bourdonner sourdement. « Eh bien, dis-je, vous avez un anévrisme de l'aorte. – Oui, c'est ce qu'on m'a dit, répondit-il placidement. J'ai été voir un docteur la semaine dernière. Et il m'a dit que ça éclaterait sous peu. Ça empire depuis des années. J'ai attrapé cela dans les montagnes de Salt Lake où j'ai souffert du froid et de la faim. Mais ma tâche est accomplie : je suis prêt à partir. Tout de même, je voudrais bien m'expliquer avant. Je ne veux pas qu'on se souvienne de moi comme d'un vulgaire assassin. » L'inspecteur et les deux détectives devaient-ils le laisser raconter son histoire ? Ils en discutèrent non sans vivacité. « Docteur, me demanda enfin l'inspecteur, croyez-vous qu'il y ait un danger imminent ? – J'en suis sûr ! – Alors, notre devoir est clair ; dans l'intérêt de la justice, il nous faut recueillir sa déposition. Vous pouvez parler, monsieur ; mais je vous préviens encore une fois que nous enregistrons vos paroles. – Avec votre permission, dit Hope, je m'assieds. Cet anévrisme me fatigue beaucoup, et la lutte de tout à l'heure ne m'a pas arrangé ! J'ai un pied dans la tombe. Et je n'ai aucune raison de mentir ! Tout ce que je vais vous dire est scrupuleusement vrai. L'usage que vous ferez de mes paroles, ça m'est égal. » Jefferson Hope se renversa sur sa chaise et commença son récit. Il parla d'une manière calme et méthodique, comme s'il se fût agi de choses assez ordinaires. Je peux garantir l'exactitude du compte rendu qui suit ; je l'ai confronté avec les notes de Lestrade qui avait tout pris en sténo. « Peu vous importe pourquoi je haïssais ces hommes. Je vous dirai seulement qu'ils étaient coupables du meurtre de deux personnes, le père et la fille, et qu'ils l'ont payé de leur vie. C'était un crime trop vieux pour que j'en appelle à un tribunal quelconque. Mais, comme je savais qu'ils étaient coupables, je décidai que je serai, à moi tout seul, le juge, le jury et le bourreau. Si vous avez du cœur au ventre, vous auriez agi comme moi. « La jeune fille était ma fiancée il y a vingt ans. On la maria de force à Drebber ; elle en mourut, le cœur brisé. Je fis glisser l'alliance du doigt de la morte, et je me jurai de la mettre sous les yeux de son bourreau au moment de sa mort. Elle lui rappellerait son crime et il saurait pourquoi je le punissais. Je portais l'alliance toujours sur moi. J'ai cherché ce misérable et son complice à travers les deux continents. Enfin, j'ai pu les joindre. Ils avaient cru que je me fatiguerais, mais ils se sont trompés. Si je meurs demain, ce qui est probable, je mourrai content : ma tâche est faite et bien faite. Ils sont morts tous les deux de ma main. Il ne me reste plus rien à espérer, ni à désirer. « Ils étaient riches et j'étais pauvre : il m'était difficile de les suivre. Quand j'arrivai à Londres, je n'avais plus le sou. Je me mis en quête d'un emploi. Conduire un cheval ou une voiture est pour moi une chose aussi naturelle que de marcher. J'allai donc chez un loueur qui m'employa. Chaque semaine, je devais remettre tant à mon patron. Le surplus était pour moi. C'était peu, mais je m'arrangeais pour joindre les deux bouts. Le plus difficile, c'était de m'orienter. Quel embrouillamini, Londres ! J'avais un plan sous la main cependant ; quand je sus bien situer les gares et les principaux hôtels, cela commença à marcher. Je mis un certain temps à trouver le domicile de mes deux gentlemen. Je cherchai, cherchai… Ils étaient logés dans une pension à Camberwell, sur l'autre rive. Là, ils étaient à ma merci. J'avais une barbe : ils ne pouvaient pas me reconnaître. Je voulais les pister jusqu'au moment favorable. J'étais bien décidé à ne pas les laisser s'envoler ! Oh ! ils ont été bien près de le faire ! Pourtant, j'étais continuellement sur leurs talons. Parfois, je les suivais à pied ; d'autres fois, avec mon fiacre. Cette manière était la meilleure : alors ils ne pouvaient pas me semer. Ce n'était que tôt le matin et tard le soir que je pouvais gagner quelque chose. Je commençais à être en dette à l'égard du patron, mais ça m'était égal. La seule chose qui comptait était que je mette la main sur mes bonshommes. J'avais affaire à des gens rusés. Ils avaient sans doute peur d'être suivis, car ils allaient toujours ensemble ; et, la nuit tombée, ils ne sortaient plus. Je les suivis avec mon fiacre quinze jours durant, et jamais je ne vis l'un sans l'autre. La moitié du temps Drebber était ivre, mais Stangerson veillait. J'avais beau les guetter, jamais l'ombre d'une chance ne se présenta. Je ne me décourageai pas. Quelque chose me disait que l'heure de la vengeance approchait. Ma seule crainte était que ce truc dans ma poitrine n'éclate un peu trop tôt, et que je n'aie pas le temps d'agir. « Enfin, un soir que j'allais et venais sur Torquay Terrace – leur rue – je vis un cab s'arrêter à leur porte. On le chargea de bagages ; puis Drebber et Stangerson montèrent et la voiture démarra. Je fouettai mon cheval et je les suivis de loin. Peut-être allaient-ils quitter Londres ? J'étais inquiet. Ils descendirent à la gare d'Euston. Je confiai mon cheval à un gamin et je les suivis sur le quai. Ils se renseignèrent sur l'heure des trains pour Liverpool. Un train venait justement de partir. Il n'y en aurait pas d'autre avant quelques heures. Stangerson parut très fâché de ce retard et Drebber content. J'étais si près d'eux, parmi la foule, que je pouvais entendre ce qu'ils disaient. Drebber avait une petite besogne à terminer ; il demanda à Stangerson de l'attendre : il ne serait pas long. Son compagnon lui rappela qu'ils étaient convenus de ne jamais se séparer. « Il s'agit d'une affaire délicate, dit Drebber, je dois être seul pour la traiter. » La réponse de l'autre m'échappa. Mais Drebber se mit à jurer ; entre autres, il rappela à son compagnon qu'il n'était que son employé. Il n'avait pas d'ordre à recevoir de lui, n'est-ce pas ? Le secrétaire le laissa partir. Il se contenta de demander qu'il le rejoigne à l'Holiday's Private Hotel, au cas où il manquerait le dernier train. Drebber répondit qu'il serait à la gare avant onze heures, et il partit. « Enfin, mon jour était arrivé ! Mes ennemis étaient en mon pouvoir. A deux, ils pouvaient se protéger, mais, en se séparant, ils se livraient eux-mêmes. Pourtant, j'évitai toute précipitation. Mon plan était déjà arrêté. On ne savoure pas sa vengeance si la victime n'a pas le temps de reconnaître son juge ni de savoir par qui elle est frappée et pourquoi. Je m'étais arrangé pour bien faire comprendre au criminel qu'il expiait son péché. « Le hasard me servit : quelques jours auparavant, un monsieur qui venait de visiter des appartements dans Brixton Road avait laissé tomber dans ma voiture la clef d'une de ces maisons. Le même soir, on me réclama cette clef. Mais j'avais eu le temps d'en relever l'empreinte et d'en faire exécuter une semblable. Ainsi, je possédais un endroit où agir librement, sans crainte d'être dérangé. Le problème était d'y amener Drebber. « Sur son chemin, Drebber s'arrêta dans deux tavernes ; dans la dernière, il resta plus d'une demi-heure. Quand il en sortit, il titubait ; il était à moitié noir. Un fiacre passait. Il lui fit signe. Je le suivis de près : le nez de mon cheval à un mètre du sapin. Nous traversâmes le pont Waterloo et nombre de rues ; puis nous nous trouvâmes, à ma grande surprise, devant la pension de Drebber. Je ne pouvais pas m'imaginer pourquoi il retournait sur ses pas. Je stoppai ma voiture à environ cent mètres de là. Il entra dans la maison ; sa voiture partit… S'il vous plaît, donnez-moi un verre d'eau. J'ai la gorge sèche. » Je lui tendis un verre qu'il vida d'un trait. « Ça va mieux, dit-il. « Donc, j'attendis. Un quart d'heure s'écoula. Soudain, un bruit de lutte : on se battait dans la maison. Peu après la porte s'ouvrit brusquement et deux hommes apparurent : Drebber et un jeune que je n'avais jamais vu. Le type tenait Drebber au collet ; parvenu aux marches, il lui donna une bourrade et un coup de pied qui l'envoyèrent rouler sur la chaussée. « Chien ! s'écria-t-il en brandissant sa canne, je vais t'apprendre à insulter une honnête fille ! » Il était furieux. Je pensais même qu'il allait s'acharner sur Drebber avec son gourdin. Mais le misérable s'échappa ; il chancelait, mais il courait aussi vite qu'il le pouvait. Au coin de la rue, il bondit dans ma voiture. « Conduisez moi à l'Holiday's Private Hotel », dit-il. « De le savoir enfermé dans mon fiacre, mon cœur se mit à battre avec une telle violence que je craignis que mon anévrisme ne me joue un mauvais tour. Je partis très lentement ; je me demandais ce qu'il y avait de mieux à faire. J'aurais pu le conduire dans les champs, et là, dans un chemin désert, avoir avec lui un dernier entretien. J'allais prendre ce parti, mais il résolut tout seul le problème. Son envie de boire l'avait repris. Il me fit arrêter devant un cabaret. Il me dit : « Attendez-moi » et il entra. Il resta là jusqu'à la fermeture. Il en sortit ivre mort : il était à moi ! « N'allez pas croire que je voulais le tuer de sang-froid. En agissant ainsi, j'aurais fait bêtement justice. Je ne pouvais pas m'y résoudre. Je m'étais décidé depuis longtemps à lui laisser une chance. Au cours de ma vie errante, j'avais fait bien des métiers en Amérique ! Pendant quelque temps, j'avais été concierge et balayeur au laboratoire du New York College. Un jour, le professeur faisait un cours sur les poisons ; il montra aux étudiants un alcaloïde – c'est son mot- ça sert à empoisonner les flèches en Amérique du Sud ; son effet est violent. Il en faut moins que rien pour provoquer une mort immédiate. Je remarquai bien la fiole ; une fois seul, j'en soutirai un tout petit peu. J'étais un préparateur assez adroit ; avec cet alcaloïde, je fabriquai deux petites pilules solubles dans l'eau. Je mis chaque pilule dans une boîte et j'y ajoutai une autre pilule semblable, mais inoffensive. A ce moment, je décidai que, dès que j'en aurai la possibilité, j'offrirais une pilule à chacun de mes ennemis. Moi, j'avalerais l'autre. Ce serait aussi meurtrier et plus silencieux que de tirer dans un mouchoir. A partir de ce jour, je portais toujours sur moi les deux petites boîtes. J'allais donc m'en servir. « Il était près d'une heure du matin. Un vent violent soufflait, la pluie tombait à torrents. Mais malgré la tristesse alentour, je ressentais un tel bonheur que je me retenais avec peine de crier ma joie. Messieurs, si pendant plus de vingt ans vous avez poursuivi un but, et si, tout à coup, vous voyez que vos désirs sont sur le point de se réaliser, vous comprendrez mes sentiments. J'allumai un cigare pour me calmer : mes mains tremblaient, mes tempes battaient. Chemin faisant, je voyais dans l'obscurité aussi distinctement que je vous vois ici le vieux John Ferrier et ma douce Lucy qui me souriaient. Ils m'accompagnèrent durant tout le trajet, l'un à droite, l'autre à gauche de mon cheval jusqu'à notre arrivée à la maison de Brixton Road. Là, il n'y avait pas un chat ; on n'entendait pas d'autre bruit que le clapotement de la pluie. Par la portière, je vis Drebber tassé sur lui-même, dormant à poings fermés. Je le secouai par le bras. « Il faut sortir de là ! « – Voilà, voilà ! » répondit-il. « Sans doute se croyait-il arrivé à l'hôtel, car il descendit sans rien dire et me suivit dans le jardin. Je dus le soutenir, car il perdait l'équilibre. La porte franchie, je le fis entrer dans la chambre de devant. Je puis vous jurer que, pendant tout ce temps, je voyais le père et la fille nous montrer le chemin. « Il fait noir comme dans un four ! dit-il en tâtonnant. « – Nous allons y voir », répondis-je. Je grattai une allumette ; j'enflammai une bougie que j'avais apportée. Maintenant, Enoch Drebber, me reconnaissez-vous ? » criai-je. « Je m'étais tourné vers lui et j'avais approché la bougie de mon visage. Ses troubles yeux d'ivrogne me regardèrent, s'emplirent d'horreur, et ses traits se crispèrent. Il m'avait reconnu ! Il se rejeta en arrière, pâle comme un mort ; je vis des gouttes de sueur sur son front ; ses dents claquaient. Appuyé contre la porte, j'éclatai de rire. J'avais toujours pensé que la vengeance me serait douce, mais je n'avais jamais espéré ressentir une telle joie. « Chien ! m'écriai-je. Je t'ai suivi depuis Salt Lake City jusqu'à Saint-Pétersbourg et tu m'as toujours échappé. Mais enfin, te voici arrivé au terme de tes voyages : il faut que l'un de nous meure avant l'aube ! « A ces mots, il recula encore, et je vis à son air qu'il me croyait fou. En fait, je l'étais. Mes artères me battaient aux tempes comme des marteaux. J'aurais eu une attaque si je n'avais abondamment saigné du nez. « Te rappelles-tu Lucy Ferrier ? hurlai-je en fermant la porte et en agitant la clef sous son nez. L'expiation s'est fait attendre, mais elle arrive ! » Je vis ses lèvres trembler. Il m'aurait supplié de l'épargner s'il ne s'était pas rendu compte qu'il ne pourrait pas me fléchir. « Oseriez-vous m'assassiner ? bégaya-t-il. « – T'assassiner ! On n'assassine pas un chien enragé ! As-tu pris en pitié ma fiancée quand tu l'as arrachée à son père pour l'entraîner dans ton harem infâme ? « – Ce n'est pas moi qui ai tué son père, hurla-t-il. « – Mais c'est toi qui as brisé le cœur de Lucy ! » « Je criai plus fort que lui, puis je lui tendis la petite boîte de pilules. « Que le Dieu tout-puissant soit notre juge ! Choisis et avale. Une de ces pilules contient un poison mortel, l'autre est inoffensive. Je prendrai celle que tu laisseras. Nous allons voir s'il y a une justice en ce monde ou si nous sommes seulement menés par le hasard. » « Il s'agenouilla avec des hurlements sauvages ; il me suppliait de l'épargner. Je tirai mon couteau, je le lui mis sur la gorge pour le faire avaler la pilule. Je pris l'autre pilule et nous restâmes face à face quelques instants. Qui de nous deux mourrait ? Je n'oublierai jamais on expression lorsque l'empoisonnement s'annonça. J'éclatai de rire et lui montrai l'alliance de Lucy. Mais l'effet de l'alcaloïde fut foudroyant. Un spasme douloureux tordit ses traits, il étendit les bras, tituba, puis, avec un cri rauque, il s'effondra. Du pied, je le retournai et je mis la main sur sa poitrine : aucun battement. Il était mort ! « Pendant tout ce temps, mon nez avait saigné ; je ne m'en étais pas occupé. Je ne sais pas l'idée qui me prit d'écrire avec mon sang sur le mur ! Je me sentais joyeux, le cœur léger, et j'imaginai de jouer ce bon tour à la police. Je me souvenais qu'à New York, on avait trouvé le mot « Rache » écrit sur le corps d'un allemand assassiné. Et les journaux de l'époque avaient accusé les sociétés secrètes. Ce qui avait intrigué les New-Yorkais, pensaisje, intriguerait autant les Londoniens ! Alors, je trempai mon doigt dans mon sang et j'écrivis le mot sur le mur bien en vue. Je regagnai mon fiacre. Il n'y avait personne. Le temps était toujours abominable. J'avais déjà fait un bout de chemin, quand je m'aperçus que je n'avais plus l'alliance de Lucy. Cette découverte me fut un coup terrible, je n'avais d'elle que ce souvenir. J'avais dû la perdre en me penchant sur le cadavre. Je fis demi-tour, et, après avoir laissé ma voiture dans une rue transversale, je courus à la maison, car je voulais retrouver l'anneau coûte que coûte. Je tombai pile sur un agent qui sortait de là ; il me fallut jouer l'ivresse pour ne pas être soupçonné. « C'est ainsi que mourut Enoch Drebber. Pour venger la mort de John Ferrier, il ne me restait plus qu'à en faire autant à Stangerson. Je savais qu'il résidait à l'Holiday's Private Hotel ; toute la journée, je flânai autour. Mais l'homme resta caché. Sans doute, n'ayant pas vu revenir Drebber à la gare, se méfiait-il. Ce Stangerson était malin et toujours sur le qui-vive. Mais il se trompait absolument s'il espérait m'échapper en restant à l'hôtel. Je repérai bientôt la fenêtre de sa chambre. Le lendemain, au petit jour, à l'aide d'une échelle qui se trouvait là, j'y grimpai. Je réveillai Stangerson. « Ta dernière heure est venue, lui dis-je. Tu vas payer pour le crime que tu as commis autrefois. » Je lui racontai la fin de Drebber et je lui offris les pilules. Au lieu d'accepter cette planche de salut, il se précipita hors de son lit et me sauta à la gorge. En état de légitime défense, je lui portai un coup de couteau en plein cœur. N'importe comment, il devait mourir. Sa main était criminelle ; la Providence lui aurait fait choisir le poison. « Je n'ai plus grand-chose à dire… Heureusement, parce que je suis à bout ! Pour retourner en Amérique, il me fallait un peu d'argent. J'ai continué mon métier de cocher. Tout à l'heure, j'étais dans la cour, un gamin tout déguenillé est venu me dire qu'un monsieur habitant au numéro 221 b, de Baker Street réclamait une voiture. Sans rien soupçonner, je m'y suis rendu. Pas le temps de dire ouf ! Ce jeune homme m'avait déjà passé les menottes… Voilà toute mon histoire, messieurs ! Vous pouvez me prendre pour un meurtrier ; moi, je soutiens que je suis, tout comme vous, un justicier. » Nous avions écouté en silence ce récit bouleversant. Les détectives officiels, tout blasés qu'ils fussent, avaient suivi avec un intérêt visible la confession de Jefferson Hope. Un silence tomba, troublé seulement par le crayon de Lestrade qui prenait ses dernières notes en sténo. « Quelque chose encore, dit à la fin Sherlock Holmes. Qui était votre complice, cet homme qui est venu réclamer la bague après l'annonce passée dans les journaux ? » Avec un clin d'œil, le prisonnier réplique : « Je peux révéler mes secrets, mais je ne voudrais pas causer d'ennui à d'autres. J'ai lu votre annonce ; j'étais perplexe. S'agissait-il d'un piège ou bien aviez-vous véritablement trouvé l'alliance ? Mon ami eut l'obligeance d'aller voir. Avouez qu'il a rempli sa mission avec adresse ? – Tout à fait de votre avis ! reconnut franchement Holmes. – A présent, messieurs, déclara solennellement l'inspecteur, il faut se conformer au règlement. Jeudi prochain, le prisonnier comparaîtra devant les juges. Votre présence sera requise. D'ici là, je suis responsable de cet homme. » Il sonna. Sur son ordre, deux gardiens emmenèrent Jefferson Hope. Holmes et moi quittâmes le poste. Un fiacre nous ramena à Baker Street. Chapitre XIV Conclusion Nous avions tous été assignés à comparaître devant les juges, le jeudi suivant ; mais, quand ce jour arriva, ils n'avaient plus besoin de notre témoignage : un juge supérieur avait pris l'affaire en main. Jefferson Hope avait été appelé devant un tribunal où justice lui aura été pleinement rendue. Son anévrisme se rompit dans la nuit qui succéda à son arrestation ; on le trouva étendu sur le pavé de sa cellule ; son visage conservait un calme sourire, comme si, au moment de sa mort, il avait pu constater que sa vie n'avait pas été inutile, et que sa tâche avait été accomplie. « Gregson et Lestrade vont être fous de rage, avec cette mort ! me dit Holmes, le lendemain matin. Quelle publicité ils perdent là ! – Il me semble pourtant que, dans cette affaire, ils n'ont pas fait grand-chose ! répondis-je. – Ce que vous faites n'a pas d'importance aux yeux du public, repartit mon compagnon avec amertume. Ce qui compte, c'est ce que vous lui faites croire !… Tant pis d'ailleurs ! reprit-il sur un ton de meilleure humeur, après un moment de silence. Pour rien au monde je n'aurais voulu manquer cette enquête. Le cas était des plus intéressants. Tout simple qu'il était, il présentait beaucoup de points instructifs. – Simple ? m'écriai-je. – Comment le qualifier autrement ? demanda Sherlock Holmes en souriant. Il était essentiellement simple ; et la preuve, c'est qu'un très petit nombre de déductions faciles m'a permis de prendre le criminel en moins de trois jours. – C'est vrai ! – Je vous ai déjà expliqué qu'un fait hors de l'ordinaire est plutôt un indice qu'un embarras. Pour résoudre un problème de cette nature, le principal est de savoir raisonner à rebours. C'est un art très utile, qui est peu pratiqué. On le néglige parce que la vie de tous les jours fait appel plus souvent au raisonnement ordinaire. Pour cinquante personnes capables d'un raisonnement synthétique, à peine en est-il une qui sache faire un raisonnement analytique. – Je ne vous suis pas trop bien, avouai-je. – J'aurais été surpris du contraire… Voyons, si je peux m'expliquer plus clairement. Je suppose que vous racontiez une série d'événements à un groupe de personnes, et qui vous leur demandiez de vous en dire la suite ; elles les repasseront dans leur esprit et la plupart d'entre elles trouveront ce qui en découle Maintenant, le contraire : vous leur donnez d'abord la fin d'une autre série d'événements ; combien pourront en inférer la série ? Fort peu. C'est cette dernière opération que j'appelle le raisonnement analytique ou le raisonnement à rebours. – J'ai compris, dis-je. – Or, dans cette affaire, ce qui était donné, c'était le résultat ; il s'agissait d'en inférer le reste. Voici quel a été mon raisonnement. Commençons par le commencement. J'approchai de la maison, comme vous savez à pied, et l'esprit parfaitement libre de tout préjugé. D'abord, naturellement, j'examinai la route. Comme je vous l'ai déjà dit, je découvris la trace d'un fiacre qui avait dû passer la nuit là – l'enquête vérifia ce fait, du reste. Je m'assurai que c'était bel et bien un fiacre et non une voiture de maître par l'étroit écartement des roues : le fiacre londonien est, en général, moins large que le coupé d'un gentleman. « Je tenais une première donnée. Ensuite, je marchai lentement dans l'allée du jardin. Le sol argileux semblait fait exprès pour retenir les empreintes. Où vous ne voyiez sans doute que de la boue piétinée comme à plaisir, mes yeux exercés interprétaient les moindres marques. Il n'existe pas, dans la science du détective, une branche aussi négligée que l'examen des vestiges. Par bonheur j'ai tant pratiqué cet art qu'il est devenu chez moi une seconde nature. Je remarquai les empreintes profondes des agents de police, mais je distinguai encore celles de deux hommes qui avaient traversé le jardin avant eux. Il était évident qu'ils y avaient passé les premiers : de place en place, leurs pas avaient été effacés par les pas des autres. Ainsi j'établis un second fait d'après lequel les visiteurs nocturnes étaient au nombre de deux, l'un d'une haute stature – calculée sur la longueur des enjambées – et l'autre, vêtu d'une manière fashionable, à en juger par l'empreinte élégante de son soulier. « Cette dernière déduction se confirma quand j'entrai dans la maison. L'homme coquettement chaussé gisait devant moi. Par conséquent, c'était l'autre, je veux dire le grand, qui avait commis le meurtre, si meurtre il y avait. Le cadavre ne présentait aucun signe de blessure ; en revanche, son expression tourmentée laissait croire qu'il avait vu la mort s'approcher : celle d'un homme emporté par une crise cardiaque ou par tout autre cause naturelle ne traduit jamais une semblable agitation. Je flairai les lèvres. Il s'en exhalait une odeur aigrelette ; j'en inférai qu'il avait été empoisonné de force. Qu'il l'eut été de force se devinai d'après son visage à la fois haineux et terrifié. C'est par la méthode d'exclusion que j'étais arrivé à ce résultat ; en effet, aucune autre hypothèse ne s'ajustait aux faits. D'ailleurs, ne vous imaginez pas que l'idée de faire prendre du poison de force soit bien nouvelle : elle se retrouve dans les annales du crime. Tout toxicologue se rappellera les cas de Dolsky, à Odessa, et de Leturier, à Montpellier. « Quel était le motif ? voilà le hic ! Ce ne pouvait pas être le vol : on n'avait rien pris. La question se posait donc ainsi : était-ce la politique ou une femme ? Cette dernière supposition m'apparut de prime abord comme étant la bonne. Sitôt sa besogne accomplie, l'assassin politique file. Au contraire, l'assassin que je cher chais avait pris son temps ; de plus, il avait négligé toute précaution ; témoin les nombreuses traces laissées dans la pièce par lui. La politique étant hors de cause, cette vengeance méthodique avait dû être provoquée par une offense personnelle. L'inscription sur le mur, cet attrape-nigaud, ne réussit qu'à me confirmer dans mon idée, et ensuite la découverte de l'alliance me donna raison. Sans aucun doute, le meurtrier s'en était servi pour rappeler à sa victime une femme absente, sinon morte. A ce moment-là, je posai une question à Gregson ; dans son télégramme à Cleveland, avait-il demandé si Drebber avait eu des histoires dans le passé ? Il me répondit que non, vous vous souvenez. « L'examen minutieux de la pièce confirma mon hypothèse sur la stature du meurtrier ; en outre, il me fournit des détails sur les cendres de son cigare et la longueur de ses ongles. Étant donné l'absence de toute trace de lutte, j'en étais arrivé à la conclusion que le sang répandu sur le parquet avait coulé du nez du meurtrier dans son énervement. La traînée de sang suivait la trace de ses pas. C'est en général, chez les tempéraments sanguins qu'une violente colère provoque un tel accident. Je hasardai que le criminel était un type robuste avec un visage haut en couleur. Je ne me trompais pas, comme on l'a vu par la suite. « Une fois dehors, je me dépêchai de faire ce que Gregson avait négligé : je télégraphiai au chef de la police de Cleveland pour savoir dans quelles circonstances Enoch Drebber s'était marié. La réponse fut concluante. « J'appris que Drebber avait déjà invoqué la protection de la loi contre un ancien rival, Jefferson Hope, actuellement en Europe. Là, je tenais la clef du mystère ; il ne me restait plus qu'à prendre le meurtrier. « C'était le conducteur du fiacre qui était entré dans la maison avec Drebber ; j'en avais la certitude. Les marques sur la route montraient que le cheval avait erré à droite et à gauche ; il avait donc été livré à lui-même. Pendant ce temps, où se trouvait le cocher, sinon dans cette maison ? Or, un homme sensé n'aurait pas commis délibérément son crime en présence d'un tiers ! Enfin, pour qui veut pister quelqu'un à Londres, le métier de cocher est tout indiqué ! Ma conclusion : Jefferson Hope était un cocher de la capitale. « En admettant qu'il fût cocher, il ne changerait sans doute pas de métier, du moins pour l'instant, afin de ne pas attirer l'attention sur lui. Vraisemblablement, il continuerait à exercer quelque temps encore. Mais prendrait-il un faux nom ? C'était bien improbable : personne à Londres ne le connaissait. J'organisai une bande de gamins en corps de détectives et, systématiquement, je les envoyai chez tous les loueurs de voitures, jusqu'au moment où ils me dénichèrent mon homme. Leur réussite et le parti que j'en tirai aussitôt sont encore présents à votre mémoire. Quant au meurtre de Stangerson, je ne l'avais pas prévu. En tout cas, il n'y avait pas moyen de l'empêcher. Alors j'entrai en possession des pilules que j'avais devinées. Voilà. Tout n'est qu'un enchaînement de déductions. – C'est merveilleux ! m'écriai-je. Il faut que vos mérites soient reconnus. Publiez un compte rendu de cette affaire. Si vous ne le faites pas, moi, je le ferai ! – A votre idée, docteur ! répondit-il. Tenez ! » continua-t-il en me tendant un journal. C'était l'Écho du jour, et le paragraphe qu'il me signalait avait trait à l'affaire : Le public a été frustré d'un régal sensationnel par la mort subite du dénommé Hope, l'assassin présumé de MM. Enoch Drebber et Joseph Stangerson. Par suite de ce dénouement, on ignorera sans doute toujours les détails de cette affaire. Cependant, nous savons de bonne source que le crime a été la conclusion d'une vieille et romantique inimitié, où l'amour et le mormonisme ont joué un rôle. Les deux victimes ont fait partie, dans leur jeune âge, des Saints des Derniers Jours, et Hope, le détenu qui vient de mourir, venait lui-même de Salt Lake City. A tout le moins, cette affaire aura servi à mettre en lumière de la façon la plus frappante la valeur de notre police, et elle fera comprendre à tous les étrangers que, désormais, ils feront bien de vider leurs querelles dans leurs pays respectifs plutôt que sur le sol britannique. C'est le secret de Polichinelle que le mérite de cette prompte arrestation revient entièrement aux célèbres détectives de Scotland Yard, MM. Lestrade et Gregson. L'individu a, paraît-il, été appréhendé dans l'appartement d'un certain M. Sherlock Holmes qui a lui-même fait preuve de quelque talent comme détective amateur et qui, avec de tels maîtres, peut espérer rivaliser un jour avec leur compétence. On s'attend à ce qu'une décoration soit attribuée aux deux agents en juste reconnaissance de leurs services. – Ne vous l'avais-je pas dit ? s'écria Sherlock Holmes en riant aux éclats. Voilà tout le résultat de notre Étude en rouge : nous avons décroché pour ces messieurs une décoration ! – Peu importe ! répondis-je. Tout est consigné dans mes notes, et le public jugera. Pour l'instant, contentez-vous de la bonne conscience que vous donne votre réussite, tel le pauvre romain : Qu'importe leur sifflet quand, enchanté, je contemple Le spectacle, chez moi, des trésors de mon coffre ! FIN Toutes les aventures de Sherlock Holmes Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes La Maison Vide (26 septembre 1903) L'Entrepreneur de Norwood (31 octobre 1903) Les Hommes Dansants (décembre 1903) La Cycliste Solitaire (26 décembre 1903) L'École du prieuré (30 janvier 1904) Peter le Noir (27 février 1904) Charles Auguste Milverton (26 mars 1904) Les Six Napoléons (30 avril 1904) Les Trois Étudiants (juin 1904) Le Pince-Nez en Or (juillet 1904) Un Trois-Quarts a été perdu (août 1904) Le Manoir de L'Abbaye (septembre 1904) La Deuxième Tâche (décembre 1904) Son Dernier Coup d'Archet L'aventure de Wisteria Lodge (15 août 1908) Les Plans du Bruce-Partington (décembre 1908) Le Pied du Diable (décembre 1910) Le Cercle Rouge (mars/avril 1911) La Disparition de Lady Frances Carfax (décembre 1911) Le détective agonisant (22 novembre 1913) Son Dernier Coup d'Archet (septembre 1917) Les Archives de Sherlock Holmes La Pierre de Mazarin (octobre 1921) Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) Arthur Conan Doyle 1859-1930 LA VALLÉE DE LA PEUR (septembre 1914 – mai 1915) I. La Tragédie de Birlstone CHAPITRE I L'avertissement – J'incline à penser… commençai-je. – Et moi donc ! coupa brutalement Sherlock Holmes. J'ai beau me compter parmi les mortels les plus indulgents de la terre, le sens ironique de cette interruption me fut désagréable. – Réellement, Holmes, déclarai-je sévèrement, vous êtes parfois un peu agaçant ! Il était bien trop absorbé par ses propres réflexions pour honorer mon reproche d'une réplique. Il n'avait pas touché à son petit déjeuner. Appuyé d'une main sur la table, il contemplait la feuille de papier qu'il venait de retirer de son enveloppe. Ensuite il prit l'enveloppe, l'exposa à la lumière et se mit à en étudier très attentivement l'extérieur et la patte. – C'est l'écriture de Porlock, dit-il songeur. Je suis à peu près sûr que c'est l'écriture de Porlock bien que je ne l'aie pas vue plus de deux fois. L'e grec, avec l'enjolivure en haut, est caractéristique. Mais si Porlock m'envoie un message, celui-ci doit être extrêmement important. Ma contrariété céda devant la curiosité. – Qui est donc ce Porlock ? lui demandai-je. – Porlock, Watson, est un pseudonyme, un simple symbole d'identification. Derrière ce nom de plume se dissimule un être fuyant et roublard. Dans une lettre précédente, il m'a carrément informé qu'il ne s'appelait pas Porlock, et il m'a mis au défi de le démasquer. Porlock m'intéresse beaucoup. Non pour sa personnalité, mais pour le grand homme avec qui il se trouve en contact. Transposez, Watson : c'est le poisson pilote qui mène au requin, le chacal qui précède le lion. Un minus associé à un géant. Et ce géant, Watson, n'est pas seulement formidable, mais sinistre. Sinistre au plus haut point. Voilà pourquoi je m'occupe de lui. Vous m'avez entendu parler du professeur Moriarty ? – Le célèbre criminel scientifique, qui est aussi connu des chevaliers d'industrie… – Vous allez me faire rougir, Watson ! murmura Holmes d'un ton désapprobateur. – J'allais dire : « Qu'il est inconnu du grand public. » – Touché ! Nettement touché ! s'écria Holmes. Vous développez en ce moment une certaine veine d'humeur finaude, Watson, contre laquelle il faut que j'apprenne à me garder. Mais en traitant Moriarty de criminel, vous le diffamez aux yeux de la loi ; et voilà le miraculeux ! Le plus grand intrigant de tous les temps, l'organisateur de tout le mal qui se trame et s'accomplit, l'esprit qui contrôle les bas-fonds de la société (un esprit qui aurait pu façonner à son gré la destinée des nations), tel est l'homme. Mais il plane si haut au-dessus des soupçons, voire de la critique, il déploie tant de talents dans ses manigances et il sait si bien s'effacer que, pour les mots que vous avez dits, il pourrait vous traîner devant le tribunal et en sortir avec votre pension en guise de dommages-intérêts. N'est-il pas l'auteur renommé de La Dynamique d'un Astéroïde, livre qui atteint aux cimes de la pure mathématique et dont on assure qu'il échappe à toute réfutation ? Un médecin mal embouché et un professeur calomnié, voilà comment la justice vous départagerait. C'est un génie, Watson ! Mais si des malfaiteurs moins importants m'en laissent le temps, notre heure sonnera bientôt. – Puissé-je être là ! m'exclamai-je avec ferveur. Mais vous me parliez de ce Porlock. – Ah ! oui. Ce soi-disant Porlock est un maillon dans la chaîne, non loin de l'attache centrale. Maillon qui, entre nous, n'est pas très solide. Jusqu'à présent, Porlock me paraît être la seule défectuosité de la chaîne. – Mais la résistance de la chaîne est fonction de son maillon le plus faible ! – Exactement, mon cher Watson. D'où l'importance considérable que j'attache à Porlock. Poussé par des aspirations rudimentaires vers le bien, encouragé par le stimulant judicieux d'un billet de dix livres que je lui envoie de temps en temps par des moyens détournés, il m'a deux ou trois fois fourni un renseignement valable, de cette valeur qui permet d'anticiper et d'empêcher le crime au lieu de le venger. Je suis sûr que si nous avions son code, nous découvririons que son message est de cette nature-là. Holmes étala le papier sur son assiette. Je me levai et, passant ma tête par-dessus son épaule, examinai la curieuse inscription que voici : 543 C2 13 127 36 31 4 17 21 41 DOUGLAS 109 203 5 37 BIRLSTONE 26 BIRLSTONE 9 47 17 1 – Qu'en pensez-vous, Holmes ? – C'est évidemment un moyen pour me faire parvenir un renseignement. – Mais à quoi bon un message chiffré si vous n'avez pas le code – Dans ce cas précis, le message ne me sert à rien du tout. – Pourquoi dites-vous « dans ce cas précis » ? – Parce qu'il y a beaucoup de messages chiffrés que je pourrais lire aussi facilement que je lis dans les annonces personnelles. Ce genre de devinettes amuse l'intelligence sans la fatiguer. Mais ici … je me trouve en face de quelque chose de différent. Il s'agit clairement d'une référence à des mots d'une page d'un certain livre. Tant que je ne saurai pas quel est ce livre et quelle est cette page, je ne pourrai rien en tirer. – Mais pourquoi « Douglas » et « Birlstone » ? – De toute évidence, parce que ces mots ne se trouvaient pas dans la page en question. – Alors pourquoi n'a-t-il pas précisé le titre du livre ? – Votre perspicacité naturelle, mon cher Watson, ainsi que cette astuce innée qui fait les délices de vos amis, vous interdirait sûrement d'inclure le code et le message dans la même enveloppe : si votre pli se trompait de destinataire, vous seriez perdu. Selon la méthode de Porlock, il faudrait que le message et le code se trompent tous deux de destinataire, ce qui serait une coïncidence surprenante. Le deuxième courrier ne va pas tarder : je serais bien surpris s'il ne nous apportait pas une lettre d'explication ou, plus vraisemblablement, le volume auquel se réfèrent ces chiffres. Les prévisions de Holmes se révélèrent exactes : quelques minutes plus tard, Billy, le chasseur, vint nous présenter la lettre que nous attendions. – La même écriture ! observa Holmes en décachetant l'enveloppe. Et cette fois signée ! ajouta-t-il d'une voix triomphante en dépliant la feuille de papier. Allons, nous avançons, Watson !… Mais quand il lut les lignes qu'elle contenait, son front se plissa. – … Mon Dieu, voilà qui est très décevant ! Je crains, Watson, que tous nos espoirs ne soient déçus. Pourvu que Porlock ne s'en tire pas trop mal… Il me lut la lettre à haute voix. « Cher Monsieur Holmes, Je ne me risque pas davantage dans cette affaire. Elle est trop dangereuse. Il me soupçonne. Je devine qu'il me soupçonne. Il est venu me voir tout à fait à l'improviste, alors que j'avais déjà écrit cette enveloppe avec l'intention de vous faire parvenir la clé du chiffre. J'ai pu la dissimuler. S'il l'avait vue, ça aurait bardé ! Mais j'ai lu dans ses yeux qu'il me soupçonnait. Je vous prie de brûler le message chiffré, qui maintenant ne peut plus vous être d'aucune utilité. Fred Porlock. » Holmes s'assit. Pendant quelques instants il, tortilla la lettre entre ses doigts. Les sourcils froncés, il regardait le feu. – … Après tout, dit-il enfin, c'est peut-être sa conscience coupable qui l'a affolé. Se sachant un traître, il s'est imaginé avoir lu l'accusation dans les yeux de l'autre. – L'autre étant, je suppose, le professeur Moriarty ? – Pas moins. Quand un membre de cette bande dit « il », on sait de qui il est question. Il n'y a qu'un seul « il » pour eux tous. – Mais que peut-il faire ? – Hum ! c'est une grosse question. Quand on possède l'un des premiers cerveaux de l'Europe et toutes les puissances des ténèbres à sa dévotion, les possibilités sont infinies. En tout cas, l'ami Porlock a une peur bleue. Voulez-vous comparer l'écriture du billet avec celle de l'enveloppe qui a été rédigée, nous dit-il, avant cette visite de mauvais augure ? L'adresse a été écrite d'une main ferme. Le billet est presque illisible. – Pourquoi l'a-t-il écrit ? Il n'avait qu'à tout laisser tomber. – Il a eu peur que son silence subit ne m'incite à me livrer à une petite enquête et qu'elle ne lui attire des ennuis. – Vous avez raison. Naturellement… J'avais pris le message chiffré pour l'examiner avec soin. – … Il est vexant de penser qu'un secret important figure sur ce bout de papier et qu'aucune puissance humaine n'est capable de l'élucider. Sherlock Holmes repoussa le plateau de son petit déjeuner auquel il n'avait toujours pas touché, et il alluma la pipe puante qui accompagnait d'ordinaire ses plus profondes réflexions. – Cela m'étonnerait ! fit-il en s'adossant dans son fauteuil et en levant les yeux au plafond. Peut-être certains détails ont-ils échappé à votre esprit machiavélique ? Considérons le problème sous l'angle de la raison pure. Cet homme se réfère à un livre. Voilà notre point de départ. – Plutôt vague ! – Voyons en tout cas si nous ne pouvons pas le préciser. Depuis que je me concentre, le problème me paraît moins insoluble. Quelles indications possédons-nous relativement à ce livre ? – Aucune. – Allons, allons, Watson, vous êtes trop pessimiste ! Le message chiffré commence par 534, n'est-ce pas ? Admettons comme hypothèse de base que 534 soit la page d'un livre. Notre livre devient déjà un gros livre, ce qui est autant de gagné. Quelles autres indications possédons-nous quant à la nature de ce gros livre ? Le symbole suivant est C2. Que pensez-vous de C2, Watson ? – Chapitre deuxième, sans doute. – J'en doute, Watson. Vous conviendrez que la page étant indiquée, le numéro du chapitre n'a aucune importance. De plus, si la page 534 appartient au deuxième chapitre, la longueur du premier défierait toute imagination ! – Pas chapitre ! Colonne ! m'écriai-je. – Bravo, Watson ! Vous faites des étincelles ce matin. Si ce n'est pas colonne, ma déception sera grande ! Vous voyez : nous pouvons déjà nous représenter un gros livre, imprimé sur deux colonnes qui sont chacune d'une longueur considérable puisque l'un des mots porte dans notre document le numéro 203. Avonsnous atteint les limites de ce que la raison peut nous offrir ? – J'en ai peur. – Vous êtes injuste envers vous-même ! Pressez un peu plus votre cervelle, mon cher Watson. Une nouvelle onde va s'émettre … Si le volume de référence n'était pas d'un usage courant, il me l'aurait adressé. Or je lis qu'il avait l'intention, avant que ses projets eussent été chamboulés par « lui », de m'envoyer la clé du chiffre dans cette enveloppe. Il le dit noir sur blanc. Ce qui semblerait indiquer qu'il s'agit d'un livre que je dois pouvoir me procurer sans difficulté. D'un livre qu'il possède, et dont il pense que je le possède aussi. Donc, Watson, c'est un livre très courant. – Ce que vous avancez est certainement plausible. – Notre champ de recherches se limite par conséquent à un gros livre, imprimé sur deux colonnes et d'un usage courant. – La Bible ! m'écriai-je victorieusement. – Bien, Watson, bien ! Mais pas très, très bien, si j'ose dire. La Bible ne me paraît pas devoir être le livre de chevet de l'un des complices de Moriarty. En outre, il y a tant d'éditions de la Bible que mon correspondant ne serait pas sûr que nos deux exemplaires aient la même pagination. Non, il s'agit d'un livre standardisé. Porlock est certain que sa page 534 correspond exactement à ma page 534. – Ce qui réduit le champ ! – En effet ! Là réside notre salut. Notre enquête s'oriente vers les livres standardisés que tout le monde possède chez soi. – L'indicateur des chemins de fer ! – Explication, Watson, qui soulève des difficultés. Le vocabulaire de l'indicateur des chemins de fer est sec et concis. Les mots qui y figurent se prêteraient difficilement à la confection d'un message courant. Nous éliminons l'indicateur ! Le dictionnaire est, je crois, récusable pour la même raison. Que nous reste-t-il donc ? – Un almanach. – Excellent, Watson ! Je serais bien étonné si vous n'aviez pas tapé dans le mille. Un almanach ! Examinons le Whitaker's Almanac. Il est d'usage courant. Il a le nombre de pages requis. Il est imprimé sur deux colonnes. Quoique limité dans le vocabulaire du début, il devient, si je me souviens bien, très éloquent sur la fin … Il s'empara du livre qui était sur son bureau. – … Voici la page 534, colonne 2. Je vois un grand morceau de littérature sur le commerce et les ressources des Indes anglaises. Inscrivez les mots, Watson. Le numéro 13 est « Mahratte ». Hum ! Ce début ne me dit rien qui vaille. Le numéro 127 est « gouvernement », ce qui au moins est sensé, mais n'a rien à voir avec nous et le professeur Moriarty. Maintenant, essayons encore. Que fait le Gouvernement mahratte ? Hélas ! Le mot suivant est « soie de porc ». Fini, mon bon Watson ! Nous avons perdu !… Il avait pris le ton de la plaisanterie, mais une certaine déformation de ses sourcils broussailleux révélait son amertume et son irritation. Découragé, je m'assis auprès du feu. Le silence prolongé qui suivit fut brusquement interrompu par une exclamation de Holmes. Il se précipita vers l'armoire, d'où il exhuma un deuxième gros volume à couverture jaune. – … Nous voilà punis, Watson, pour être trop à la page ! s'écria t-il. Nous nous tenons en avance sur notre époque : il faut en payer le prix. Comme nous sommes le 7 janvier, nous avons tout, naturellement compulsé le nouvel almanach. Mais il est plus que probable que Porlock a pris son message dans celui de l'année dernière ; et il nous l'aurait d'ailleurs précisé s'il avait écrit sa lettre d'explications. Voyons ce que nous réserve la page 534. Numéro 13 : « Un. » Ah ! voilà qui est plus prometteur ! Le numéro 127 est « danger »… Les yeux de Holmes brillaient de surexcitation ; ses doigts fins et nerveux se crispaient pendant qu'il comptait les mots. – … Ah ! Capital, Watson ! « Un danger … » Écrivez, Watson ! Écrivez : « Un… danger… imminent… menace… très… vraisemblablement… le… nommé… » Ici, nous avons « Douglas ». « Riche… provincial… demeurant… à… Birlstone… House… Birlstone… Certitude… danger… pressant. » Là, Watson ! Que pensez-vous de la raison pure ? Si l'épicier vendait quelque chose qui ressemblât à une couronne de lauriers, j'enverrais Billy me l'acheter. Je relus l'étrange message que j'avais griffonné sur une feuille de papier pendant que Holmes le déchiffrait. – Quelle façon compliquée de s'exprimer ! soupirai-je. – Au contraire, dit Holmes, Porlock a opéré d'une manière remarquable ! Si vous cherchez sur une seule colonne les mots destinés à exprimer votre pensée, il vous sera bien difficile de les trouver à peu près tous : vous serez obligé de laisser la bride à l'initiative de votre correspondant. Ici, au contraire, la teneur est parfaitement claire. Une diablerie se trame contre un certain Douglas, qui est sans doute un riche propriétaire de province. Porlock est sûr (il a mis « certitude » parce qu'il n'a pas trouvé « sûr » dans sa colonne) que le danger est pressant. Voilà notre résultat, et nous nous sommes livrés à un véritable petit chefd'œuvre d'analyse. Holmes arborait la joie impersonnelle du véritable artiste devant sa meilleure réussite. Il l'éprouvait toujours, même quand il se lamentait sur la médiocrité du travail qui lui était imposé. Il avait encore le sourire aux lèvres quand Billy ouvrit la porte pour introduire l'inspecteur MacDonald de Scotland Yard. Cela se passait dans les années quatre-vingt-dix : à cette époque, Alec MacDonald n'avait pas acquis la réputation nationale dont il peut se glorifier aujourd'hui. Il n'était qu'un jeune détective officiel plein d'allant qui s'était déjà distingué dans plusieurs affaires. Sa grande charpente osseuse en disait long sur sa force physique exceptionnelle, son crâne développé, ses yeux brillants et profondément enfoncés dans leurs orbites attestaient aussi l'intelligence aiguë qui pétillait derrière ses sourcils touffus. C'était un garçon taciturne, précis, d'un naturel austère. A deux reprises, Holmes l'avait aidé à réussir en n'acceptant comme récompense que le plaisir intellectuel d'avoir résolu un petit problème, ce qui expliquait le respect et l'affection que vouait l'Écossais à son collègue amateur ; il consultait Holmes chaque fois qu'il se trouvait en difficulté. La médiocrité n'admet rien de supérieur à elle-même, mais le talent reconnaît instantanément le génie. MacDonald disposait d'un talent professionnel suffisant pour n'éprouver aucune humiliation à quêter l'assistance d'un détective dont les dons et l'expérience étaient incomparables. Holmes n'avait pas l'amitié facile, mais le grand Écossais lui plaisait. – Vous êtes un oiseau matinal, monsieur Mac ! lui dit-il. Je vous souhaite bonne chance pour vos vermisseaux. Mais je crains que votre visite à pareille heure n'indique un mauvais coup quelque part. – Si vous aviez dit : « J'espère », au lieu de : « Je crains », vous auriez sans doute été plus proche de la vérité, n'est-ce pas, monsieur Holmes ? répondit l'inspecteur avec le sourire d'un psychologue. Non, je ne tiens pas à fumer. Merci. Il faut que je me remette bientôt en route, car les premières heures d'une affaire sont, vous le savez bien, les plus profitables. Mais… mais… L'inspecteur s'arrêta tout à coup. Il avait vu le papier sur lequel j'avais transcrit le message énigmatique. Et il le contemplait stupéfait. – Douglas ! balbutia-t-il. Birlstone ! Que veut dire cela, monsieur Holmes ? C'est de la pure sorcellerie ! Au nom de tous les miracles, d'où, tenez-vous ces noms ? – C'est un message en code que le docteur Watson et moi avons eu l'occasion de déchiffrer. Mais qu'est-ce qui vous trouble, à propos de ces noms ? L'inspecteur ahurissement. nous dévisagea successivement avec – Simplement ceci, monsieur Holmes, répondit-il. Un M. Douglas, de Birlstone Manor House, a été affreusement assassiné ce matin. CHAPITRE II M. Sherlock Holmes discourt C'était pour ce genre d'instants dramatiques que mon ami existait. Il serait excessif de dire qu'une information aussi extraordinaire le bouleversa ou même l'émut. Absolument dépourvu de cruauté, il s'était néanmoins endurci à force de vivre dans le sensationnel. Mais si ses émotions étaient émoussées, son intelligence n'en avait pas moins conservé son agilité exceptionnelle. Sur son visage, je ne lus rien de l'horreur qui me secouait : j'y découvris plutôt l'expression calme et intéressée du chimiste qui voit, d'une solution saturée à l'excès, les cristaux tomber en place. – Remarquable ! fit-il. Remarquable ! – Vous ne paraissez pas surpris. – Intéressé ? Oui, monsieur Mac ! Surpris ? Pas beaucoup. Pourquoi serais-je surpris ? Je reçois une communication anonyme provenant d'un quartier que je connais et m'avertissant qu'un danger menace une certaine personne. Dans l'heure qui suit, j'apprends que ce danger s'est matérialisé et que la personne est morte. Je suis donc intéressé, comme vous le voyez, mais je ne suis pas surpris. En quelques mots, il expliqua à l'inspecteur les faits concernant la lettre et le code. MacDonald s'assit, cala son menton sur ses mains, et ses yeux ne furent plus que deux fentes jaunes. – Je me préparais à descendre ce matin à Birlstone, dit-il. J'étais passé ici pour vous demander si vous aimeriez m'accompagner. Mais après ce que vous m'avez dit, je me demande si nous ne ferions pas un meilleur travail dans Londres même. – Je ne le pense pas, fit Holmes. – Voyons, monsieur Holmes ! s'écria l'inspecteur. Demain ou après-demain, les journaux seront pleins du mystère de Birlstone ; mais où est le mystère puisque dans Londres il se trouve quelqu'un qui a prédit le crime avant qu'il soit commis ? Mettons la main au collet de ce prophète et le reste suivra. – Sans doute, monsieur Mac. Mais comment envisagez-vous de mettre la main au collet du soi-disant Porlock ? MacDonald retourna la lettre que Holmes lui avait remise. – Postée à Camberwell. Ce qui ne nous avance pas beaucoup. Le nom, m'avez-vous déclaré, est usurpé. Évidemment, notre base de départ est mince ! Ne m'avez-vous pas dit que vous lui aviez envoyé de l'argent ? – Deux fois. – Par quel moyen ? – Des billets de banque déposés au bureau de poste de Camberwell. – Ne vous êtes-vous jamais soucié de voir la tête de celui qui venait les toucher ? – Non. L'inspecteur parut vaguement étonné et choqué. – Pourquoi non ? – Parce que je tiens toujours parole. Lorsqu'il m'écrivit la première fois, j'avais promis que je n'essaierais pas de le pister. – Vous pensez qu'il y a quelqu'un derrière lui ? – Je ne le pense pas ; je sais. – Ce professeur dont vous m'avez parlé – Exactement. L'inspecteur MacDonald sourit, et il me lança un clin d'œil. – Je ne vous cacherai pas, monsieur Holmes, qu'au Yard nous estimons que vous exagérez un tant soit peu à propos de ce professeur. J'ai procédé moi-même à quelques enquêtes sur son compte tout indique qu'il s'agit d'un homme très respectable, savant et plein de talents. – Je suis heureux que vous ayez mentionné ses talents. – Mon cher, on ne peut que s'incliner ! Après vous avoir entendu exprimer votre point de vue, je me suis arrangé pour le voir. J'ai eu avec lui un petit entretien sur les éclipses (du diable si je me rappelle comment la conversation en arriva là), mais avec une lanterne et un globe il m'a tout expliqué en une minute. Il m'a prêté un livre dont j'avoue volontiers qu'il était trop calé pour moi, bien que j'aie reçu une bonne instruction à Aberdeen. Il aurait fait un grand ministre avec son visage glabre, ses cheveux gris et son langage un peu solennel. Quand il m'a pris par l'épaule au moment où nous nous sommes séparés, on aurait dit un père bénissant son fils partant pour le monde froid et cruel. Holmes émit un petit rire et se frotta les mains. – Merveilleux ! fit-il. Dites-moi, ami MacDonald, cet entretien agréable et touchant avait lieu, je suppose, dans le bureau du professeur ? – En effet. – Une belle pièce, n'est-ce pas ? – Très belle. Oui, très jolie ma foi, monsieur Holmes. – Vous étiez assis en face de sa table ? – Oui. – Le soleil dans vos yeux, et son visage à lui dans l'ombre ? – C'était le soir ; mais je me rappelle que la lampe était tournée de mon côté. – Naturellement. Avez-vous observé un tableau au-dessus de la tête du professeur ? – Je ne néglige pas grand-chose, monsieur Holmes. Je tiens peut-être cette habitude de vos leçons… Oui, j'ai vu le tableau : une jeune femme avec la tête sur les mains et qui vous regarde de biais. – Le tableau est un Greuze… L'inspecteur s'efforça de sembler intéressé. – Jean-Baptiste Greuze, reprit Holmes enjoignant les extrémités de ses doigts et en s'adossant sur sa chaise, est un peintre français dont la carrière se situe entre 1750 et 1800. La critique moderne a dans son ensemble ratifié le jugement flatteur formé sur lui, par ses contemporains. Les yeux de l'inspecteur se relâchèrent. – Ne ferions-nous pas mieux… commença-t-il. – Tout ce que je vous dis, interrompit Holmes, a un rapport vital et direct avec ce que vous avez appelé le mystère de Birlstone. En fait, nous sommes au centre du mystère. MacDonald ébaucha un sourire sans chaleur et me lança un regard de détresse. – Vous pensez un tout petit peu trop vite pour moi, monsieur Holmes. Vous sautez un ou deux pas et je ne peux combler mon handicap. Comment diable y a-t-il une relation entre ce peintre du siècle précédent et l'affaire de Birlstone ? – Un détective doit tout connaître, observa Holmes. Le fait banal qu'en 1865 un tableau de Greuze intitulé La Jeune Fille à l'agneau n'est pas allé chercher moins de quatre mille livres à la vente Portalis peut faire démarrer tout un train de réflexions dans votre matière grise. Fut-ce le démarrage ? L'inspecteur se gratta la tête. – … Puis-je vous rappeler, poursuivit Holmes, que le traitement du professeur Moriarty est facilement vérifiable puisqu'il figure sur les barèmes. Il est de sept cents livres par an. – Alors, comment a-t-il pu acheter ?… – Voilà. Comment a-t-il pu ? – Hé ! c'est passionnant ! fit l'inspecteur, dont le train roulait à présent à vive allure. J'adore vous entendre bavarder, monsieur Holmes. C'est merveilleux. Holmes sourit. Il aimait bien l'admiration naïve. – Que s'est-il passé à Birlstone ? s'enquit-il. – Nous avons le temps, dit l'inspecteur en regardant sa montre. Un fiacre m'attend à la porte, et il faut vingt minutes pour arriver à victoria. Mais au sujet de ce tableau … je croyais que vous m'aviez affirmé, monsieur Holmes, n'avoir jamais rencontré le professeur Moriarty ? – Je ne l'ai jamais rencontré. – Alors, comment connaissez-vous son appartement ? – Ah ! c'est une autre affaire ! Je suis allé trois fois chez lui. Deux fois je l'ai attendu sous des prétextes divers et je suis parti avant son retour… Une fois… Allons, j'ai quelque scrupule à me confesser à un détective officiel ! Bref, c'est cette fois-là que j'ai pris la liberté de parcourir ses papiers, avec un résultat tout à fait imprévu. – Vous avez trouvé quelque chose de compromettant ? – Absolument rien. Voilà ce qui m'a déconcerté. Mais vous voyez l'importance du détail du tableau. Il implique que le professeur est très riche. Comment a-t-il acquis sa fortune ? Il n'est pas marié. Son frère cadet est chef de gare dans l'Ouest. Sa chaire lui rapporte sept cents livres par an. Et il possède un Greuze. – Alors ? – Alors la déduction me paraît simple. – Vous inférez qu'il a de gros revenus et qu'il se les procure d'une manière illégale ? – Exactement. Cette opinion, bien sûr, ne se base pas que sur le Greuze. Je dispose de douzaines de fils ténus qui me conduisent tous plus ou moins vers le centre de la toile où se tapit cette bête venimeuse et immobile. J'ai mentionné le Greuze uniquement parce qu'il situait l'affaire dans les limites de votre champ visuel. – Eh bien ! monsieur Holmes, je conviens que ce que vous dites est intéressant. C'est plus qu'intéressant : tout simplement captivant. Mais si vous le pouvez, creusons donc encore un peu. Est-ce par des escroqueries, de la fausse monnaie, des cambriolages qu'il se fait de l'argent ? – Avez-vous jamais lu quelque chose sur Jonathan Wild ? – Ce nom me dit quelque chose. Ne serait-ce pas un personnage de roman ? Je ne fais pas collection de romans policiers, vous savez ! Les détectives accomplissent toujours des merveilles mais ils ne vous expliquent jamais comment ils réussissent. – Jonathan Wild n'était pas un détective, ni un héros de roman. C'était un maître criminel. Il vivait au siècle dernier, vers 1750. – Alors il ne me servirait à rien. Je suis un homme pratique. – Monsieur Mac, la chose la plus pratique que vous pourriez faire dans votre vie serait de vous enfermer pendant trois mois et de lire douze heures par jour les annales du crime. Tout se répète, même le professeur Moriarty. Jonathan Wild était la force secrète des criminels de Londres, à qui il avait vendu son cerveau et ses dons d'organisateur moyennant une commission de 15 %. La vieille roue tourne ; le même rayon reparaît. Tout a déjà été fait, tout sera encore fait. Je vous raconterai deux ou trois choses sur Moriarty qui vous amuseront peut-être. – Je suis toutes oreilles. – Il se trouve que je sais qui est le premier maillon dans sa chaîne. Une chaîne avec ce Napoléon du mal à une extrémité et à l'autre une centaine de boxeurs ruinés, de pickpockets, de maîtres chanteurs, de tricheurs ; entre les deux extrémités, toutes les variétés du crime. Son chef d'état-major est le colonel Sebastian Moran, aussi haut placé socialement, aussi bien gardé et aussi intouchable aux yeux de la loi. Combien le paie-t-il, à votre avis ? – J'aimerais le savoir. – Six mille livres par an C'est ce qui s'appelle payer le cerveau, selon un principe cher aux Américains. J'ai appris par hasard ce détail. Le colonel Moran gagne plus que le premier ministre. Voilà qui vous donne une idée des gains de Moriarty et de l'échelle sur laquelle il travaille. Un autre point. Je me suis occupé de pister récemment quelques chèques de Moriarty : uniquement des chèques innocents, ceux avec lesquels il paie son train de maison. Ils étaient tirés sur six banques différentes. Ce détail ne vous impressionne-t-il point ? – Il est curieux, sans aucun doute. Mais qu'en déduisezvous ? – Qu'il ne désire pas qu'on bavarde sur sa fortune. Nul ne doit savoir ce qu'il possède. Je suis à peu près certain qu'il a une vingtaine de comptes en banque, et que le gros de sa fortune est à l'étranger, soit au Crédit Lyonnais, soit à la Deutsche Bank. Si vous avez quelques mois à perdre, je vous recommande l'étude du professeur Moriarty. L'inspecteur MacDonald sombra dans une méditation d'où le tira bientôt son intelligence écossaise pratique. – Pour l'instant, il peut continuer ! fit-il. Vous nous avez entraînés diablement loin avec vos anecdotes, monsieur Holmes. Ce que je retiens surtout, c'est votre conviction qu'il existe un rapport entre le professeur et le crime. Et le fait que vous avez reçu un avertissement de ce Porlock. Ne pourrions-nous aller pratiquement plus loin ? – Nous pouvons nous former une idée quant aux mobiles du crime. Vous nous avez dit que ce crime était inexplicable, ou du moins inexpliqué jusqu'à présent. Si nous supposons qu'il a pour origine celle que nous soupçonnons, deux mobiles différents sont à envisager. Tout d'abord, sachez que Moriarty régente son monde avec une verge de fer. Il impose une discipline terrible. Son code pénal ne comporte qu'un châtiment : la mort. Nous pouvons donc supposer que la victime, Douglas (ce Douglas dont le destin immanent était connu de l'un des subordonnés de l'archi-criminel), avait trahi le chef. Son châtiment a suivi, et la publicité faite autour de sa mort insufflera une peur salutaire à toute la bande. – C'est une suggestion, monsieur Holmes. – L'autre est que le crime a été monté par Moriarty à titre d'affaire courante. Y a-t-il eu vol ? – Je ne l'ai pas entendu dire. – S'il y avait eu vol, cela irait à l'encontre de ma première hypothèse et serait en faveur de la seconde. Moriarty peut avoir été poussé à ce crime par une promesse de partage de butin, ou il peut avoir été payé pour l'organiser. Les deux éventualités sont possibles. Mais en tout cas, et même en admettant qu'il y ait une troisième explication, c'est à Birlstone que nous devons chercher la solution. Je connais trop bien notre homme pour penser qu'il ait laissé ici quelque chose pouvant nous conduire sur sa trace. – Allons donc à Birlstone ! s'écria MacDonald en sautant de sa chaise. Ma parole ! Il est plus tard que je ne le croyais. Je puis vous accorder, messieurs, cinq minutes pour vos préparatifs, mais pas une seconde de plus. – C'est amplement suffisant pour nous deux, déclara Holmes en troquant sa robe de chambre contre son veston. Pendant le voyage, monsieur Mac, je vous prierai d'avoir la bonté de me dire tout ce que vous savez. Ce « tout » se révéla peu de choses ; assez pourtant pour éveiller l'intérêt de l'expert. En écoutant les détails menus mais remarquables que lui communiqua MacDonald, il se frotta les mains et ses joues prirent un peu de couleur. Nous venions de vivre quelques semaines particulièrement stériles. Nous nous trouvions enfin devant un mystère digne de ses qualités exceptionnelles. Dans l'inaction, Holmes sentait son cerveau se rouiller. Par contre ses yeux brillaient et tout son visage s'éclairait d'une flamme intérieure quand le travail l'appelait. Penché en avant dans le fiacre, il prêta une oreille attentive au résumé que lui fit MacDonald du problème qui l'attendait dans le Sussex. L'inspecteur ne tenait ses renseignements, comme il nous l'expliqua, que d'un compte rendu hâtif venu par le premier train du matin. Le fonctionnaire local de la police, White Mason, était l'un de ses amis personnels : voilà pourquoi il avait été prévenu beaucoup plus rapidement que ne l'est généralement Scotland Yard quand des provinciaux réclament son concours. « Cher inspecteur MacDonald, était-il écrit sur la lettre qu'il nous lut, une réquisition officielle destinée à vos services se trouve dans une enveloppe à part. Ceci est pour vous seul. Télégraphiez-moi l'heure du train que vous prendrez ce matin pour Birlstone, et j'irai à votre rencontre ou je vous ferai accueillir si je suis trop occupé. Il s'agit d'un problème qui va nous donner du fil à retordre. Ne perdez pas une minute pour venir. Si vous pouvez vous faire accompagner de M. Holmes, n'hésitez pas, car il trouvera une affaire selon ses goûts. On croirait que tout a été monté pour un effet de théâtre s'il n'y avait un cadavre au milieu de la scène. Ma parole, c'est bien compliqué ! » – Votre ami me semble assez caustique, observa Holmes. – En effet, monsieur, White Mason est plein d'allant. – Bon. Avez-vous quelque chose d'autre ? – Non. Il nous communiquera tous les détails dès notre arrivée. – Alors, comment avez-vous su que M. Douglas avait été affreusement assassiné ? – C'était dans le rapport officiel. Sauf le mot « affreusement » qui ne fait pas partie du vocabulaire officiel. Le rapport citait le nom de John Douglas, et mentionnait qu'il avait été tué par une balle de fusil de chasse en pleine tête. Il indiquait également l'heure de l'alerte ; un peu avant minuit la nuit dernière. Il ajoutait qu'il s'agissait indubitablement d'un assassinat, mais qu'aucune arrestation n'avait été opérée, et que l'affaire présentait quelques aspects troublants et extraordinaires. Voilà tout ce que nous possédons pour l'instant, monsieur Holmes. – Hé bien ! avec votre permission, monsieur Mac, nous en resterons là ! La tentation de former des théories prématurées sur des informations insuffisantes est la maladie de notre profession. Pour le moment, je ne vois que deux certitudes : un grand cerveau à Londres et un cadavre dans le Sussex. Il nous reste à découvrir la chaîne qui les relie. CHAPITRE III La Tragédie de Birlstone Et maintenant, je demande la permission de me retirer quelque temps de la scène pour décrire les événements tels qu'ils se déroulèrent avant notre arrivée, à la lumière des renseignements que nous recueillîmes sur place. Ainsi le lecteur pourra-t-il se faire une idée des personnages du drame et du cadre dans lequel ils évoluèrent. Le village de Birlstone est une petite et très ancienne agglomération de maisonnettes à moitié en bois, sur la lisière nord du comté du Sussex. Pendant plusieurs siècles, il n'avait pas changé d'aspect ; mais ces dernières années, son pittoresque attira des résidents aisés dont les villas surgirent d'entre les bois environnants. Ces bois, dit-on dans le pays, seraient la bordure extrême de la grande forêt du Weald qui va s'amincissant jusqu'au pied des dunes crayeuses de la côte. Un certain nombre de petits magasins se sont ouverts pour subvenir aux besoins d'une population sans cesse croissante : il se pourrait donc que Birlstone devînt un jour une ville moderne. C'est en tout cas le chef-lieu d'une vaste région, puisque Tunbridge Wells, le centre le plus proche, se trouve à une vingtaine de kilomètres à l'est, dans le Kent. A huit cents mètres de l'agglomération, l'ancien manoir de Birlstone se dresse dans un vieux parc réputé pour ses grands hêtres. Une partie de ce vénérable bâtiment remonte au temps de la première croisade, quand Hugo de Capus édifia une place forte au centre du domaine qui lui avait été accordé par le roi Rouge. Un incendie la détruisit en 1543 ; quelques-unes de ses pierres d'angle noircies par la fumée furent utilisées lorsque, au temps des Jacques, une maison de campagne en brique s'éleva sur les ruines du château féodal. Le manoir, avec ses nombreux pignons et ses petites fenêtres à carreaux en losange, ressemble encore beaucoup à ce qu'en avait fait son architecte au début du XVIIe siècle. Des deux douves qui avaient autrefois protégé les anciens propriétaires, celle de l'extérieur avait été asséchée et confinée au rôle moins stratégique de jardin potager, mais celle de l'intérieur avait subsisté : elle avait bien douze mètres de large tout autour de la maison, mais sa profondeur n'excédait pas un mètre. Un petit cours d'eau l'alimentait et poursuivait au-delà son vagabondage, si bien que cette nappe liquide, pourtant bourbeuse, n'était jamais malsaine comme l'eau d'un fossé. Les fenêtres du rez-de-chaussée s'ouvraient à une trentaine de centimètres au-dessus de sa surface. L'unique accès au manoir était un pont-levis, dont les chaînes et le treuil avaient longtemps été rouillés et démolis. Les châtelains actuels avaient pris cependant la décision caractéristique de le faire réparer : il était levé chaque soir, baissé chaque matin. Cette restauration d'une coutume féodale faisait du manoir, la nuit, une île : métamorphose qui eut un rapport très direct avec le mystère qui passionna l'opinion anglaise. La maison n'avait pas été habitée depuis quelques années et elle menaçait ruine quand les Douglas en prirent possession. Cette famille se limitait à deux personnes : John Douglas et sa femme. Douglas était un homme remarquable, tant par le caractère que par la personnalité. Il pouvait être âgé de cinquante ans. Il avait une forte mâchoire, des traits rudes, une moustache poivre et sel, des yeux gris particulièrement vifs, une charpente robuste et un air viril. Il était bon et enjoué avec tout le monde, plutôt désinvolte de manières, et il donnait l'impression qu'il avait jusque-là vécu dans des couches sociales nettement inférieures à la société du comté. Accueilli avec une curiosité nuancée de réserve par ses voisins plus cultivés, il s'était néanmoins forgé une grande popularité parmi les villageois : il souscrivait généreusement à toutes les manifestations locales, il s'occupait des concerts et, comme il était doué d'une excellente voix de ténor, il était toujours disposé à rendre service avec une bonne chanson. Il semblait avoir beaucoup d'argent ; on disait qu'il l'avait gagné dans les mines d'or de Californie ; en tout cas, il suffisait de l'entendre parler pour être sûr qu'il avait passé une partie de sa vie en Amérique. La bonne impression produite par ses largesses et ses mœurs démocratiques s'accrut encore lorsqu'il affirma sa parfaite indifférence au danger. Bien qu'il fût un détestable cavalier, il s'engageait à chaque concours hippique et son entêtement lui valut quelques chutes stupéfiantes. Quand le presbytère prit feu, il se distingua aussi par l'intrépidité qu'il déploya en rentrant dans le bâtiment pour sauver le mobilier alors que les pompiers locaux y avaient renoncé. Voilà comment, en cinq ans, John Douglas du manoir s'était taillé une grande réputation à Birlstone. Sa femme était également appréciée par ses amies et connaissances ; il faut dire que ses relations étaient assez peu nombreuses, car la mode anglaise réprouvait les visites faites sans présentation en règle à des étrangers installés dans le pays. Mais leur petit nombre suffisait largement à une maîtresse de maison qui était naturellement réservée et qui consacrait beaucoup de temps, selon toute apparence, à son mari et à ses devoirs de châtelaine. On savait que cette dame anglaise de la bonne société avait fait à Londres la connaissance de M. Douglas, veuf à l'époque. Elle était très belle, grande, brune, mince, de vingt ans plus jeune que son mari ; cette différence d'âge ne paraissait troubler en rien leur entente. Leurs proches remarquèrent, toutefois, qu'entre eux la confiance n'était peut-être pas totale, car l'épouse se montrait toujours fort discrète sut le passé de son mari, comme si elle ne le connaissait qu'imparfaitement. Quelques observateurs notèrent également que Mme Douglas était parfois nerveuse et visiblement mal à l'aise chaque fois que son mari rentrait plus tard que prévu. Dans une campagne paisible où tous les cancans sont les bienvenus, ce point faible de la châtelaine avait fait l'objet de divers commentaires, qui rebondirent avec emphase quand les événements lui accordèrent une signification très spéciale. Il y avait encore quelqu'un qui vivait au manoir, d'une manière intermittente il est vrai, mais dont la présence à l'époque de la tragédie suscita de nombreuses controverses dans le public. C'était Cecil James Barker, de Hales Lodge, Hampstead. La grande silhouette dégingandée de Cecil Barker était familière à tout le village de Birlstone, car il venait fréquemment au manoir, où il était toujours choyé. On disait qu'il était le seul témoin du passé inconnu de M. Douglas que celui-ci eût admis dans sa nouvelle résidence. Barker était incontestablement Anglais, mais son langage prouvait qu'il avait d'abord connu Douglas en Amérique et qu'il avait vécu là-bas avec lui sur un pied d'intimité. Il semblait jouir d'une fortune considérable et il passait pour célibataire. Il était un peu plus jeune que Douglas : quarante-cinq ans au maximum ; il était grand, il se tenait droit, il avait le torse large, il ne portait ni barbe, ni favoris, ni moustache, il était épais et fort comme un boxeur professionnel, il avait des sourcils noirs et surtout une paire d'yeux noirs dominateurs qui pouvaient, même sans l'aide de ses poings, lui permettre de fendre une foule hostile. Il ne montait pas à cheval. Il ne chassait pas. Il passait ses journées à se promener autour du vieux village, la pipe à la bouche. A moins qu'il ne partageât une voiture avec son hôte, ou en son absence avec son hôtesse, pour parcourir la campagne. « Un gentleman insouciant et généreux », déclara Ames, le maître d'hôtel, qui ajouta : « Mais, ma parole, je n'aurais pas voulu le contredire ! » Il était cordial avec Douglas ; pas moins avec sa femme. Leur amitié sembla irriter plus d'une fois le mari ; en tout cas, les domestiques le prétendirent. Tel était le troisième personnage présent sur les lieux le jour de la catastrophe. Pour ce qui est des autres habitants du manoir, nous mentionnerons simplement l'alerte, respectable et digne Ames, ainsi que Mme Allen, fraîche et rondelette, qui secondait la maîtresse de maison dans certaines de ses tâches. Les six autres domestiques n'ont rien à voir dans les événements de la nuit du 6 janvier. C'est à minuit moins le quart que l'alarme fut donnée au petit commissariat local, où le sergent Wilson, de la police du Sussex, était de service. M. Cecil Barker, surexcité, avait tapé de toutes ses forces à la porte et tiré furieusement sur la sonnette. Au manoir s'était déroulée une terrible tragédie : M. John Douglas avait été assassiné. Telle fut la substance de son message. Aussitôt après l'avoir transmis, il avait regagné en hâte le manoir. Le sergent de police était arrivé sur la scène du crime un peu après minuit : il avait alerté entre-temps les autorités du comté. Le sergent avait trouvé le pont-levis baissé, les fenêtres éclairées, et toute la maison dans un état indescriptible de confusion et d'affolement. Les domestiques livides se serraient les uns contre les autres dans le vestibule, tandis que le maître d'hôtel, épouvanté, se tordait les mains sur le seuil. Seul Cecil Barker semblait maître de lui et de ses émotions. Dans le vestibule, il avait ouvert la porte la plus proche de l'entrée, et il avait invité le sergent à le suivre. Au même moment était arrivé le docteur Wood, médecin du village, homme vif et sérieux. Tous trois pénétrèrent ensemble dans la pièce du drame. Le maître d'hôtel les suivit et referma soigneusement la porte derrière lui afin que les bonnes ne vissent point l'affligeant spectacle. La victime gisait sur le dos, membres étendus, au centre de son bureau. Il n'était vêtu que d'une robe de chambre rose qui recouvrait ses vêtements de nuit. Il avait aux pieds des pantoufles. Le médecin s'agenouilla auprès de lui et s'éclaira avec la lampe posée sur la table. Un seul regard lui suffit pour déclarer que ses soins seraient inutiles. John Douglas avait été horriblement abîmé. Une arme bizarre était placée en diagonale sur sa poitrine : c'était un fusil de chasse dont le canon avait été scié à trente centimètres de la double gâchette. De toute évidence, le coup avait été tiré à bout portant. John Douglas avait reçu la décharge en pleine figure ; il avait la tête fracassée. Les deux gâchettes avaient été reliées par du fil de fer, afin de rendre la décharge simultanée plus destructrice. Le policier se sentit débordé par la responsabilité énorme qui lui incombait si soudainement. – Ne touchons à rien avant l'arrivée de mes supérieurs ! déclara-t-il d'une voix blanche en considérant, horrifié, la face affreusement mutilée de la victime. – Rien n'a été touché jusqu'ici, affirma Cecil Barker. J'en réponds. Tout est dans l'état où je l'ai découvert moi-même. – A quelle heure était-ce ? Le sergent avait tiré son carnet. – Juste à onze heures et demie. Je n'avais pas encore commencé à me déshabiller, et j'étais assis devant le feu dans ma chambre quand j'ai entendu la détonation. Elle n'était pas très forte. Elle semblait étouffée. Je me suis précipité en bas. Je suppose qu'il ne m'a pas fallu plus de trente secondes avant d'arriver ici. – La porte était-elle ouverte ? – Oui. Le pauvre Douglas était étendu tel que vous le voyez. La bougie de sa chambre brûlait sur la table. C'est moi qui ai allumé la lampe un peu plus tard. – Avez-vous vu quelqu'un ? – Non. J'ai entendu Mme Douglas descendre l'escalier derrière moi et je suis ressorti pour lui épargner cette triste image de son mari. Mme Allen, sa femme de chambre, était accourue ; elle l'a emmenée. Ames est arrivé ; alors nous sommes rentrés ensemble dans le bureau. – Mais je croyais que le pont-levis était levé toutes les nuits ? – Il l'était ; c'est moi qui l'ai baissé pour aller vous prévenir. – Alors, comment un meurtrier aurait-il pu s'enfuir ? Le problème se pose autrement : M. Douglas a dû se suicider. – Nous y avons pensé. Mais regardez … Barker écarta le rideau et montra la haute fenêtre aux carreaux en losange : elle était grande ouverte. – … Et regardez encore ceci !… Il approcha la lampe de l'appui de la fenêtre et découvrit une tache de sang qui ressemblait à l'empreinte d'une semelle – … Quelqu'un est passé par là, c'est évident. – Vous voulez dire que quelqu'un se serait enfui en franchissant la douve ? – Exactement. – Mais si vous êtes arrivé ici moins d'une demi-minute après le crime, il devait être dans l'eau à ce moment-là. – Certainement. Ah ! comme je regrette de ne m'être pas précipité à la fenêtre ! Mais le rideau lui faisait écran, vous voyez, et je n'en ai pas eu l'idée. Puis j'ai entendu le pas de Mme Douglas. Je ne pouvais pas la laisser entrer ici. Ç'aurait été trop horrible. – Horrible, en effet ! murmura le médecin. Je n'ai jamais vu une bouillie pareille depuis le déraillement de Birlstone. – Mais dites donc ! observa le sergent de police, dont le bon sens bucolique, un peu lent, s'attardait sur la fenêtre ouverte. C'est très joli, votre histoire d'un homme qui se serait échappé en traversant la douve ! Mais comment aurait-il pu pénétrer dans le manoir puisque le pont était levé ? – Ah ! voilà toute la question ! dit Barker. – A quelle heure l'a-t-on levé ? – Il était près de six heures, répondit Ames. – J'ai entendu dire, insista le sergent, qu'on le relevait généralement au coucher du soleil. Ce qui, en cette saison, est plus près de quatre heures et demie que de six heures. – Mme Douglas avait reçu pour le thé, expliqua Ames. Je ne pouvais pas toucher au pont avant que ses invités fussent partis. C'est moi qui l'ai relevé. – Alors nous en arrivons à ceci, dit le sergent. Si des gens sont venus de l'extérieur, en admettant qu'il en soit venu, ils ont dû entrer par le pont avant six heures et se cacher ensuite, puisque M. Douglas est venu dans cette pièce après onze heures. – C'est exact. Tous les soirs, M. Douglas faisait le tour du manoir avant de se coucher, afin de vérifier si toutes les lampes étaient éteintes. C'est sa ronde qui l'a conduit ici. L'homme l'attendait et l'a tué à bout portant. Puis il s'est enfui par la fenêtre en abandonnant son fusil. Voilà comment je conçois les choses ; aucune autre explication ne cadre avec les faits. Le sergent se pencha pour ramasser un bout de carton qui se trouvait à côté du cadavre et sur lequel les initiales V.V., suivies du nombre 341 étaient grossièrement écrites. – Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il en le levant en l'air. Barker le regarda avec curiosité. – Je ne l'avais pas remarqué, dit-il. Le meurtrier doit l'avoir laisse tomber dans sa fuite. – V.V. 341. Je n'y comprends rien… Le sergent tournait et retournait le carton entre ses gros doigts. – … V.V. ! Les initiales de quelqu'un peut-être ? Qu'avez-vous là, docteur Wood ? Le médecin avait ramassé un marteau de bonne taille sur la carpette devant la cheminée. Un marteau solide. Cecil Barker désigna une boîte de clous à tête de cuivre sur la cheminée. – M. Douglas avait modifié l'emplacement des tableaux dans la journée d'hier, expliqua-t-il ; Je l'ai vu debout sur cette chaise et fixant ce grand tableau au-dessus. Voilà l'explication de la présence de ce marteau. – Nous ferions mieux de le replacer sur la carpette, dit le sergent en se grattant la tête d'un air perplexe. Il faudra les meilleures têtes du Yard pour aller jusqu'au fin fond de l'affaire… Il prit la lampe et fit lentement le tour du bureau. – … Oh ! oh ! fit-il en écartant le rideau de la fenêtre. A quelle heure ce rideau a-t-il été tiré ? – Quand on allume les lampes, répondit le maître d'hôtel. Un peu après quatre heures. – Quelqu'un s'est caché ici, c'est sûr … Il baissa la lampe ; dans le coin, des traces de souliers boueux étaient très visibles. – … Je suis obligé d'admettre que cette découverte confirme votre théorie, monsieur Barker. On dirait que l'homme a pénétré dans le manoir après quatre heures, une fois les rideaux tirés, et avant six heures, quand le pont a été relevé. Il s'est glissé ici, parce que c'était la première pièce qu'il a trouvée, et il s'est caché derrière ce rideau. Tout cela me paraît assez clair. Il est vraisemblable que son idée était de cambrioler la maison ; mais M. Douglas est tombé sur lui à l'improviste ; alors il l'a tué et il s'est enfui. – C'est à peu près mon avis, dit Barker. Mais ne croyez-vous pas que nous perdons un temps précieux ? Ne pourrions-nous partir en expédition pour fouiller les environs avant que le meurtrier nous échappe ? Le sergent réfléchit un moment. – Il n'y a pas de train avant six heures du matin ; il ne peut donc pas s'enfuir par chemin de fer. S'il prend la route avec son pantalon tout trempé, il ne passera pas inaperçu. De toute façon, je ne peux quitter les lieux avant d'avoir été relevé. Et je pense aussi que personne ne doit sortir d'ici avant que les faits aient été éclaircis. Le médecin s'était emparé de la lampe pour examiner à nouveau le cadavre. – Quelle est cette marque ? demanda-t-il. Se pourrait-il qu'elle eût un rapport avec le crime ? Le bras droit du mort était dénudé jusqu'au coude. A mihauteur de l'avant-bras, le dessin brun d'un triangle dans un cercle se détachait sur la peau. – Ce n'est pas un tatouage, déclara le médecin. Je n'ai jamais rien vu de pareil. Cet homme a jadis été marqué au fer chaud, comme on marque du bétail. Que signifie cela ? – Je ne prétends pas le savoir, dit Cecil Barker, mais j'ai vu cette marque sur Douglas quantité de fois depuis dix ans. – Moi aussi je l'ai vue, dit le maître d'hôtel. Bien souvent, quand mon maître relevait ses manches, je l'avais remarquée. Et je me demandais ce qu'elle voulait dire. – Donc elle n'a pas de rapport avec le crime, conclut le sergent. Mais tout de même elle n'est pas ordinaire. Dans cette affaire rien n'est banal. Eh bien ! que se passe-t-il maintenant ? Le maître d'hôtel avait poussé une exclamation de surprise, et il montrait la main tendue du mort. – On lui a pris son alliance ! balbutia-t-il. – Quoi ? – Mais oui ! Mon maître portait toujours son alliance d'or au petit doigt de la main gauche, au-dessous de cette bague avec la pépite, tandis qu'il portait au troisième doigt la bague avec le serpent tordu. Voilà la pépite, voilà le serpent, mais l'alliance a disparu. – Il a raison, dit Barker. – Vous venez bien de déclarer, répéta le sergent, que l'alliance était au-dessous de l'autre bague ? – Toujours au-dessous ! – Alors le meurtrier, ou qui vous voudrez, a d'abord retiré cette bague à pépite, puis l'alliance, et ensuite il aurait replacé la bague à pépite ? – C'est ainsi. Le digne policier du comté hocha la tête. – Plus tôt nous mettrons Londres au courant, mieux cela vaudra, conclut-il. White Mason est un type remarquable : aucune affaire ne l'a jamais embarrassé ici ! Il ne va pas tarder maintenant. Mais je suis bien certain que, pour une fois, il demandera du renfort à Londres. En ce qui me concerne, j'avoue sans honte que celle-là est un peu trop compliquée pour mon goût. CHAPITRE IV Obscurité A trois heures du matin, le chef détective du Sussex, répondant à l'appel urgent du sergent Wilson de Birlstone, arriva de son quartier général dans une légère charrette anglaise. Par le train de cinq heures quarante, il avait fait partir son message pour Scotland Yard, et il se trouvait à midi à la gare de Birlstone pour nous accueillir. M. White Mason avait un air tranquille et confortable, un visage rougeaud et rasé, un corps bâti en force ; il portait un ample costume de tweed et des guêtres ; il ressemblait à un petit fermier, à un garde-chasse en retraite, bref, à toute autre chose qu'à un échantillon très honorable de la police criminelle provinciale. – Une affaire qui va nous donner beaucoup de fil à retordre, monsieur MacDonald ! ne cessait-il de répéter. Nous allons voir s'abattre ici tout un essaim de journalistes quand la presse s'apercevra que c'est un vrai mystère. J'espère que nous aurons fait du bon travail avant qu'ils fourrent leur nez dans notre enquête et brouillent toutes les pistes. Il y a des détails qui ne vous déplairont pas, monsieur Holmes. Et à vous non plus, docteur Watson, car les toubibs auront leur mot à dire. Votre appartement est retenu aux Armes-de-Westville. C'est le seul hôtel de l'endroit, mais on m'a assuré qu'il était propre et décent. Le porteur va s'occuper de vos bagages. Par ici, messieurs, s'il vous plaît ! Il était charmant et dynamique, ce détective du Sussex ! En dix minutes nous avions trouvé nos chambres. Dix minutes plus tard nous étions assis dans le petit salon de l'auberge et informés des faits tels que le lecteur les a lus dans le chapitre précédent. MacDonald prenait des notes. Holmes avait l'air du botaniste surpris et respectueux qui contemple une fleur rare. – Remarquable ! s'exclama-t-il quand l'histoire lui fut contée. Tout à fait remarquable ! Je ne me rappelle guère d'affaire ayant présenté un aspect aussi singulier ! – Je pensais bien qu'elle vous enchanterait, monsieur Holmes ! dit White Mason ravi. Nous ne sommes pas en retard sur notre époque, dans le Sussex. Je vous ai exposé la situation telle que je l'ai apprise du sergent Wilson entre trois et quatre heures du matin. Ma parole, ma vieille jument a bien trotté ! Mais je n'avais pas besoin de tant me presser, puisque, dans l'immédiat, je ne pouvais rien faire. Le sergent Wilson était en possession de tous les faits. Je les ai vérifiés. J'y ai réfléchi, et j'ai légèrement complété leur collection. – Vous avez du neuf ? interrogea avidement Holmes. – Voilà. D'abord j'ai examiné le marteau. Le docteur Wood m'y a aidé. Nous n'avons relevé dessus aucune trace de violence. J'espérais que, si M. Douglas s'était défendu avec le marteau, nous aurions pu relever un indice quelconque. Mais le marteau ne présentait aucune tache. – Cela ne prouve rien du tout, fit remarquer l'inspecteur MacDonald. De nombreux crimes commis à coups de marteau n'ont laissé aucune trace sur le marteau. – C'est exact. Mais s'il y avait eu des taches, elles nous auraient aidés. Le fait est qu'il n'y en avait pas. Puis j'ai examiné le fusil. Il avait été chargé de chevrotines. D'autre part, ainsi que l'avait remarqué le sergent Wilson, les deux gâchettes avaient été attachées ensemble, de telle sorte qu'en appuyant sur la gâchette postérieure les deux canons se déchargeaient simultanément. L'inventeur de ce procédé était certainement bien résolu à ne pas rater son homme. Le fusil scié n'avait pas plus de soixante-cinq centimètres de long ; il était donc facilement transportable sous un manteau. Le nom complet du fabricant n'y figurait pas, mais les lettres « PEN » étaient gravées sur la cannelure entre les deux canons ; le reste du nom avait été scié. – Un P majuscule, avec une enjolivure au-dessus, et un E et un N plus petits ? s'enquit Holmes. – En effet. – Pennsylvania Small Arm Company, firme américaine bien connue, dit Holmes. White Mason eut pour mon ami le regard que lance le petit médecin de campagne au spécialiste de Harley Street qui d'un mot résout le problème qui l'embarrassait. – Voilà un grand pas de fait, monsieur Holmes. Vous avez sûrement raison. Merveilleux ! Merveilleux ! Gardez-vous dans votre mémoire les noms de tous les fabricants d'armes du monde entier ?… Holmes écarta le sujet d'un geste de la main. – … Sans aucun doute, c'est un fusil de chasse américain, reprit White Mason. J'ai lu quelque part qu'un fusil de chasse scié était une arme utilisée dans certaines régions de l'Amérique. Il y a donc de fortes présomptions pour que l'individu qui s'est introduit dans le manoir et qui a tué le maître de maison soit un Américain. MacDonald hocha la tête. – Mon cher, vous allez trop vite ! dit-il. Je n'ai pas encore eu la preuve qu'un étranger s'était effectivement introduit dans le manoir. – La fenêtre ouverte, le sang sur l'appui de la fenêtre, le carton bizarre, des traces de souliers dans le coin, le fusil… – Rien là-dedans qui n'ait pu être arrangé d'avance. M. Douglas était Américain, ou du moins il avait longtemps vécu en Amérique. M. Barker également. Vous n'avez pas forcément besoin d'introduire un Américain de l'extérieur pour trouver une explication à ces détails américains. – Ames, le maître d'hôtel… – Est-il digne de confiance ? – Il est resté dix ans en place chez sir Charles Chandos : aussi solide qu'un roc. Il est chez les Douglas depuis leur installation au manoir, c'est-à-dire depuis cinq ans. Il n'a jamais vu un fusil pareil dans la maison. – Ce fusil n'était pas destiné à être exhibé. C'est la raison pour laquelle les canons avaient été sciés. Il aurait tenu dans n'importe quelle boîte. Comment Ames peut-il jurer qu'il n'y avait pas dans la maison un fusil de ce genre ? – En tout cas, il ne l'a jamais vu. MacDonald secoua sa tête obstinée. – Je ne suis pas encore convaincu de la présence d'un étranger, dit-il. Je vous prie de réfléchir à ce qui découle de la supposition que ce fusil aurait été apporté par quelqu'un de l'extérieur et que l'individu en question aurait agi comme vous nous l'avez dit. Voyons, c'est inconcevable ! C'est un défi au bon sens ! J'en appelle à vous, monsieur Holmes, en jugeant par ce que nous venons d'apprendre. – Eh bien ! procédez à votre déposition, monsieur Mac ! fit Holmes de sa voix la plus « juge d'instruction ». – Le meurtrier n'est pas un vulgaire cambrioleur, en supposant qu'il s'agisse d'un individu venu de l'extérieur. L'histoire des bagues et le carton semblent indiquer un meurtre prémédité pour je ne sais quelle raison privée. Très bien ! Voici donc un homme qui se glisse dans une maison avec l'intention délibérée de commettre un crime. Il sait, bien entendu, qu'il se heurtera à une difficulté pour s'échapper puisque le manoir est entouré d'eau. Quelle arme choisira-t-il donc ? Vous me répondrez, naturellement : une arme silencieuse ; ce faisant, il pourrait espérer, une fois son crime accompli, se glisser rapidement par la fenêtre, barboter dans la douve, puis s'enfuir tranquillement. Cela, je l'admettrais. Mais ce qui est incompréhensible, c'est qu'il ait choisi l'arme la plus bruyante qui soit au monde, sachant parfaitement que la détonation provoquera instantanément l'irruption de tous les habitants de la maison sur les lieux et que, selon toute vraisemblance, il sera découvert avant d'avoir pu franchir la douve. Cette thèse est-elle plausible, monsieur Holmes ? – Évidemment, vous exposez l'affaire d'une manière péremptoire ! répliqua mon ami en réfléchissant. Mais tout requiert une justification. Puis je vous demander, monsieur White Mason, si vous avez examiné tout de suite l'autre côté de la douve pour tenter de déceler une trace de l'homme sortant de l'eau ? – Il n'y avait aucune trace, monsieur Holmes. Mais le rebord étant en pierre, il aurait été difficile d'y relever quelque chose. – Aucune trace, aucune empreinte, rien ? – Absolument rien ! – Ah ! Voyez-vous une objection, monsieur White Mason, à ce que nous nous rendions immédiatement sur les lieux ? Peut-être y subsiste-t-il un petit détail suggestif ? – J'allais vous le proposer, monsieur Holmes. Mais je pensais qu'il valait mieux vous mettre au courant avant d'aller là-bas. Je suppose que, si quelque chose vous frappait… White Mason dévisagea l'amateur d'un air dubitatif. – J'ai déjà travaillé avec M. Sherlock Holmes, dit l'inspecteur MacDonald. Il joue le jeu. – Je joue ma conception personnelle du jeu en tout cas, ajouta Holmes en souriant. Je m'intéresse à une affaire pour aider les fins de la justice et le travail de la police. Si je me tiens à l'écart de la police officielle, c'est d'abord parce qu'elle me tient à l'écart. Je n'ai nul désir de marquer des points à ses dépens. Cela dit, monsieur White Mason, je revendique le droit de travailler selon mes méthodes personnelles et de vous communiquer en mon temps mes résultats… une fois complets, plutôt que par étapes. – Nous sommes très honorés par votre présence, dit White Mason, et nous vous montrerons tout. Venez, docteur Watson ! Nous espérons avoir tous, le moment venu, une place dans votre œuvre. Nous descendîmes la rue paisible du village, que bordait une double rangée d'ormes étêtés. En bas, deux vieux piliers de pierre moussus et tachés supportaient quelque chose qui avait autrefois été le lion rampant des Capus de Birlstone. Nous nous engageâmes dans une allée qui serpentait au milieu de pelouses et de chênes comme on n'en voit plus que dans l'Angleterre rurale. Après un dernier virage aigu, nous aperçûmes la vieille maison basse en briques défraîchies qu'entouraient des ifs coupés à l'ancienne mode, le pont-levis en bois, et la belle et large douve qui brillait comme du mercure sous le froid soleil de l'hiver. Le manoir avait trois siècles : siècles de naissances et de retours au foyer, de danses villageoises et de rendez-vous de chasse. Après tant d'années paisibles, pourquoi ses murs vénérables avaient-ils abrité un tel drame ? – Voilà la fenêtre, annonça White Mason. Celle qui est tout de suite à droite du pont-levis. Elle est restée ouverte exactement comme elle l'était cette nuit. – Elle me paraît bien étroite pour permettre le passage d'un homme. – Le meurtrier n'était certes pas obèse. Nous n'avons pas eu besoin de vos déductions, monsieur Holmes, pour nous en rendre compte. Mais vous ou moi, nous pourrions néanmoins fort bien passer par cette fenêtre… Holmes s'approcha de la douve et examina la pierre du rebord ainsi que le gazon. – … J'ai bien regardé, monsieur Holmes ! insista White Mason. Il n'y a rien. Aucun signe que quelqu'un soit sorti de l'eau. Mais pourquoi aurait-il forcément laissé une trace de son passage ? – Bien sûr ! Pourquoi aurait-il forcément laissé une trace de son passage ? Est-ce que l'eau est toujours bourbeuse ? – Généralement elle est de cette couleur. Le courant apporte de la terre argileuse. – Quelle est sa profondeur ? – A peu près soixante centimètres sur les côtés et un mètre au milieu. – Nous pouvons donc écarter résolument l'hypothèse que l'homme se serait noyé en traversant la douve ? – Un enfant ne pourrait pas s'y noyer. Nous franchîmes le pont-levis, et un personnage falot, noueux, desséché nous ouvrit la porte : c'était Ames. Le pauvre diable était livide et tremblait encore. Le sergent de police du village, grand gaillard mélancolique, montait la garde dans la salle du crime. Le médecin était parti. – Rien de neuf, sergent Wilson ? demanda White Mason. – Rien, monsieur. – Alors vous pouvez rentrer chez vous. Vous avez eu assez de travail. Si nous avons besoin de vous, nous vous ferons prévenir. Le maître d'hôtel ferait aussi bien d'attendre dehors. Dites-lui de prévenir M. Cecil Barker, Mme Douglas et la femme de chambre que nous aurons peut-être bientôt un mot à leur dire. Maintenant, messieurs, je crois préférable que je vous communique mon point de vue ; ensuite vous formerez le vôtre… Il m'impressionnait, ce policier de province ! Il maîtrisait bien les faits, et il possédait un bon sens froid, clair, qui le ferait sans doute progresser dans sa profession. Holmes l'écouta avec une grande attention sans manifester le moindre signe d'impatience (c'était, de sa part, exceptionnel !). – … Est-ce un suicide ? Est-ce un meurtre ? Voilà, n'est-ce pas, messieurs, notre première question. S'il s'agit d'un suicide, alors nous devons croire que cet homme a commencé par retirer son alliance et la cacher ; puis qu'il est descendu ici en robe de chambre, qu'il a piétiné avec des souliers boueux dans un coin derrière le rideau afin de donner l'idée que quelqu'un l'avait attendu, qu'il a ouvert la fenêtre, qu'il a mis du sang… – Nous pouvons écarter cette hypothèse, interrompit MacDonald. – C'est mon avis. Un suicide est hors de question. Donc un meurtre a été commis. Nous avons à déterminer si son auteur appartient ou n'appartient pas à la maisonnée. – Nous écoutons votre argumentation. – Dans les deux cas, nous nous heurtons à des difficultés considérables. Et pourtant il n'y a pas de troisième hypothèse. C'est l'une ou l'autre. Supposons en premier lieu que le meurtrier ou les meurtriers soient gens du manoir. Ils ont abattu Douglas à une heure où tout était tranquille, mais où cependant personne ne dormait encore. Par ailleurs ils ont commis leur crime avec l'arme la plus étrange et la plus bruyante qui se puisse trouver, de façon que tout le monde sût ce qui était arrivé. Une arme qui auparavant n'avait jamais été vue dans la maison… Cela ne paraît pas un point de départ très vraisemblable, qu'en pensez-vous ? – Non, en effet. – Tous les témoignages concordent sur le fait suivant : une fois l'alarme donnée, il ne s'est pas écoulé plus d'une minute avant que toute la maisonnée soit sur les lieux : pas seulement M. Cecil Barker, qui affirme être arrivé le premier, mais Ames et tous les autres. Me direz-vous que pendant ce laps de temps le coupable s'est débrouillé pour faire des traces de pas dans le coin, ouvrir la fenêtre, tacher de sang l'appui, retirer l'alliance du cadavre, etc. ? C'est impossible ! – Vous posez le problème très clairement, approuva Holmes. J'incline à partager votre opinion. – Alors nous sommes contraints de revenir à la théorie selon laquelle le crime a été commis par quelqu'un de l'extérieur. De grosses difficultés nous guettent encore ; mais il ne s'agit plus d'impossibilités. Le meurtrier est entré dans la maison entre quatre heures trente et six heures, c'est-à-dire entre le crépuscule et le moment où le pont-levis a été relevé. Il y avait des invités, la porte était ouverte, rien ne pouvait l'arrêter. Peut-être était-ce un vulgaire cambrioleur. Peut-être avait-il une rancune personnelle contre M. Douglas. Puisque M. Douglas a passé une grande partie de son existence en Amérique, et puisque ce fusil de chasse semble être d'origine américaine, l'hypothèse de la rancune personnelle est la plus vraisemblable. Il s'est glissé dans cette pièce parce qu'elle était la plus proche de l'entrée, et il s'est caché derrière le rideau. Il y est resté jusqu'à onze heures passées. A cette heure-là, M. Douglas a pénétré dans son bureau. L'entretien a dû être fort court, en admettant qu'il y en ait eu un, car Mme Douglas a déclaré que son mari ne l'avait pas quittée depuis plus de quelques minutes quand elle entendit le coup de feu. – La bougie le confirme, dit Holmes. – D'accord. La bougie, qui était neuve, n'a brûlé que sur un centimètre et demi. Il avait dû la poser sur la table avant d'être attaqué ; sinon elle serait tombée quand il s'est écroulé. Cela montre qu'il n'a pas été attaqué dès son entrée dans la pièce. Quand M. Barker est arrivé, la lampe était éteinte et la bougie allumée. – Tout cela est clair. – Nous pouvons donc maintenant reconstituer le drame sur ces données. M. Douglas entre dans la pièce. Il pose la bougie. Un homme surgit d'entre les rideaux. Il est armé de ce fusil. Il réclame l'alliance. Dieu sait pourquoi, mais les choses ont dû se passer ainsi. M. Douglas la lui remet. Alors soit de sang-froid, soit au cours d'une lutte (Douglas a pu saisir le marteau qui a été trouvé sur la carpette), l'inconnu tue Douglas de cette manière effroyable. Il laisse tomber son fusil et aussi, sans doute, cet étrange carton « V.V. 341 » ; puis il s'échappe par la fenêtre et la douve au moment où Cecil Barker découvre le crime. Qu'en pensez-vous, monsieur Holmes ? – Très intéressant, mais pas tout à fait convaincant. – Mon cher, ce serait d'une invraisemblable stupidité, voyons ! s'écria MacDonald. Quelqu'un a tué cet homme. Quel que soit l'assassin, je pourrais vous démontrer qu'il s'y serait pris autrement. Pourquoi a-t-il couru le risque de voir sa retraite coupée ? Pourquoi se serait-il servi d'un fusil de chasse alors que seule une arme silencieuse lui permettait de s'échapper ? Allons, monsieur Holmes, c'est à vous de nous tendre le fil conducteur, puisque vous venez de dire que la théorie de M. White Mason n'était pas convaincante ! Holmes avait écouté cette controverse avec un intérêt passionné. Il n'en avait pas perdu un mot. Ses yeux perçants allaient de droite à gauche et de gauche à droite. Son front se plissait sous l'effort de la réflexion. – J'aimerais quelques faits supplémentaires avant de m'aventurer à formuler une théorie, monsieur Mac, dit-il en s'agenouillant à côté du cadavre. Oh ! Oh ! Ces blessures sont vraiment épouvantables. Pouvons-nous faire entrer le maître d'hôtel quelques instants ?… Ames, je crois que vous avez vu souvent ce dessin tout à fait anormal, un triangle à l'intérieur d'un cercle, marqué au fer chaud sur l'avant-bras de M. Douglas ? – Souvent, oui, monsieur. – Vous n'avez jamais entendu une réflexion de nature à expliquer ce que cette marque signifiait ? – Non, monsieur. – Elle a dû être très douloureuse quand elle a été faite. C'est incontestablement une brûlure. Maintenant je vois, Ames, un petit morceau de taffetas sur le menton de M. Douglas. L'aviezvous remarqué ? – Oui, monsieur. Il s'était coupé en se rasant hier matin. – Se coupait-il quelquefois en se rasant ? – Presque jamais, monsieur. – Intéressant ! fit Holmes. Bien sûr, il peut s'agir d'une simple coïncidence. A moins que cette coupure n'indique qu'il appréhendait un danger. Aviez-vous remarqué quelque chose d'inhabituel dans son comportement d'hier, Ames ? – J'ai eu l'impression qu'il était un peu agité et nerveux, monsieur. – Ah ! cette agression n'a peut-être pas été totalement inattendue. Nous paraissons avoir un peu progressé, n'est-ce pas ? Désirez-vous procéder vous-même à l'interrogatoire, monsieur Mac ? – Non, monsieur Holmes. Je l'abandonne à de meilleures mains. – Eh bien ! alors, passons à ce carton. « V.V. 341. » C'est un carton de mauvaise qualité. Y en a-t-il de semblables dans la maison ? – Je ne crois pas, monsieur. Holmes alla vers le bureau et versa sur le buvard quelques gouttes d'encre de chacun des encriers. – L'inscription n'a pas été tracée ici, dit-il. Elle a été rédigée à l'encre noire ; les autres sont rougeâtres. Et rédigée également avec une plume à gros bec, alors qu'ici les plumes sont à bec fin. Non, elle a été écrite ailleurs. Attribuez-vous une signification quelconque à l'inscription, Ames ? – Non, monsieur, aucune. – Qu'en pensez-vous, monsieur Mac ? – Elle me fait penser à une société secrète. La même que celle de la marque sur l'avant-bras. – C'est aussi mon idée, dit White Mason. – Nous pouvons l'adopter en tant qu'hypothèse de départ ; nous verrons bien si elle fait disparaître nos difficultés. Un membre d'une société secrète pénètre dans le manoir, attend M. Douglas, lui fracasse la tête en tirant à bout portant, puis s'échappe par la douve après avoir laissé auprès de la victime un carton qui, publié par les journaux, avertira les autres membres de la société que la vengeance a été accomplie. Tout cela tient. Mais pourquoi ce fusil, de préférence à toute autre arme ? – Exactement. – Et pourquoi l'alliance a-t-elle disparu ? – D'accord. – Et pourquoi n'a-t-on arrêté personne ? Il est quatorze heures maintenant. Je suppose que depuis l'aube toute la police cherche dans un rayon de soixante kilomètres un inconnu trempé et crotté ? – Vous ne vous trompez pas, monsieur Holmes. – S'il ne dispose pas d'un terrier tout proche, et s'il n'a pas pu changer de vêtements, la police peut difficilement le manquer. Et pourtant elle l'a manqué jusqu'ici… Holmes se dirigea vers la fenêtre et examina à la loupe la tache de sang sur l'appui. – … C'est bien l'empreinte d'un pied. Elle est anormalement large. On dirait celle d'un pied plat. Autre bizarrerie : pour autant qu'on puisse découvrir une trace de pas par terre dans ce coin taché de boue, le pied semble être plus normalement constitué. Il est vrai que tout est bien indistinct. Que vois-je sous la petite table ? – Les haltères de M. Douglas, répondit Ames. – Les haltères ? Il n'y en a qu'un. Où est l'autre ? – Je ne sais pas, monsieur Holmes. Il n'y en avait peut-être qu'un. Je n'ai pas regardé là-dessous depuis des mois. – Un haltère… commença Holmes gravement. Mais ses observations furent interrompues par un petit coup à la porte. Un homme de grande taille, bronzé, rasé, au visage intelligent, pénétra dans la pièce et nous regarda. Je n'eus aucun mal à deviner que c'était Cecil Barker. Ses yeux impérieux firent le tour des têtes présentes comme pour nous interroger. – Je regrette d'interrompre votre conférence, dit-il, mais je voulais vous apprendre la dernière nouvelle. – Une arrestation ? – Malheureusement non. Mais on a trouvé la bicyclette. Le criminel l'avait abandonnée. Venez. Elle est à moins de cent mètres de la porte. Quelques valets et badauds groupés dans l'avenue contemplaient une bicyclette qu'on venait de retirer d'un massif où elle avait été dissimulée. C'était une Rudge-Whitworth usagée ; elle était couverte d'éclaboussures comme si elle avait fait un long parcours. Le sac de selle renfermait une clé anglaise et un flacon d'huile, mais il ne livra aucune indication quant au propriétaire. – La tâche de la police serait bien simplifiée, soupira l'inspecteur, si ces machines étaient numérotées et enregistrées. Bah ! Ne médisons pas de ce que nous avons trouvé. Si nous ne pouvons découvrir où court son propriétaire, du moins finironsnous par savoir d'où il est venu. Mais au nom de tous les miracles, pourquoi ce type-là a-t-il laissé derrière lui sa bicyclette ? Et comment a-t-il pu prendre du champ en partant à pied ? Nous ne semblons pas détenir la moindre lueur dans cette affaire, monsieur Holmes ! – Vous croyez ? répondit mon ami. Je me le demandais, justement ! CHAPITRE V Les personnages du drame – Avez-vous vu tout ce que vous désiriez voir dans le bureau ? demanda White Mason quand nous sortîmes, de la pièce fatale. – Pour l'instant, oui, répondit l'inspecteur. Holmes se borna à un signe de tête affirmatif. – Peut-être voudriez-vous entendre maintenant les témoignages de quelques-uns des habitants du manoir ? Nous utiliserons la salle à manger, Ames. Veuillez entrer le premier et nous dire tout ce que vous savez. Le récit du maître d'hôtel fut aussi simple que clair, et il produisit une impression convaincante de sincérité. Il avait été engagé cinq ans plus tôt quand M. Douglas était arrivé à Birlstone. M. Douglas était un homme riche et comme il faut, qui avait fait fortune en Amérique. Il s'était montré un patron bon et généreux : pas tout à fait le genre de patron auquel Ames était habitué, mais on ne peut pas tout avoir, n'est-ce pas ? Il n'avait jamais remarqué chez M. Douglas des symptômes de frayeur : au contraire, M. Douglas était l'homme le plus intrépide qu'il eût jamais connu. Il avait donné l'ordre que le pont fût relevé chaque soir afin de renouer avec une ancienne coutume de la vieille demeure, et il aimait observer les habitudes d'autrefois. M. Douglas se rendait rarement à Londres et ne quittait pas souvent le village ; pourtant, la veille du crime, il était allé faire des emplettes à Tunbridge Wells. Lui, Ames, avait noté le lendemain une certaine nervosité dans l'attitude de M. Douglas : de l'impatience, de l'irritation ; ce qui était tout à fait exceptionnel. Ames n'était pas encore couché à l'heure du crime ; il était demeuré à l'office au fond du manoir pour serrer l'argenterie ; c'était là qu'il avait entendu un violent coup de sonnette. Il n'avait pas entendu la détonation, mais comment aurait-il pu l'entendre puisque l'office et les cuisines étaient séparées du bureau par plusieurs portes fermées et un long couloir ? La violence du coup de sonnette avait fait sortir de chez elle la femme de chambre, et tous deux s'étaient dirigés ensemble vers les pièces du devant. Quand ils étaient arrivés au bas de l'escalier, Mme Douglas le descendait. Non, elle ne se hâtait pas. Il n'avait pas eu l'impression qu'elle était particulièrement agitée. Juste au moment où elle parvenait à la dernière marche, M. Barker s'était précipité hors du bureau. Il avait arrêté Mme Douglas et l'avait priée de remonter. – Pour l'amour de Dieu, rentrez dans votre chambre ! avait-il crié. Le pauvre Jack est mort. Vous ne pouvez rien faire. Au nom du Ciel, retirez-vous ! Il avait dû insister auprès de Mme Douglas pour qu'elle consentît à regagner sa chambre. Elle n'avait pas crié. Elle n'avait pas mené grand tapage, Mme Allen, la femme de chambre, l'avait aidée à remonter et était restée auprès d'elle. Ames et M. Barker étaient entrés alors dans le bureau et ils n'avaient touché à rien avant l'arrivée de la police. La bougie n'était pas allumée à ce moment-là, mais la lampe l'était. Ils avaient regardé par la fenêtre, mais la nuit était très obscure et ils n'avaient rien vu ni entendu. Ils s'étaient alors précipités dans le vestibule, où Ames avait tourné le treuil qui abaissait le pont-levis. M. Barker était parti à toutes jambes pour alerter la police. Tel fut en substance le témoignage du maître d'hôtel. La déposition de Mme Allen, la femme de chambre, corrobora complètement ce récit. Sa chambre était légèrement plus proche du devant de la maison que l'office où travaillait Ames. Elle se préparait à se mettre au lit quand elle avait entendu le violent coup de sonnette. Elle était un peu dure d'oreille : peutêtre était-ce la raison pour laquelle elle n'avait pas entendu la détonation ; de toute façon, le bureau était loin. Elle se rappelait avoir entendu un bruit qu'elle avait pris pour une porte qui claquait : mais c'était beaucoup plus tôt, au moins une demiheure avant le coup de sonnette. Quand M. Ames avait couru vers les pièces du devant, elle l'avait accompagné. Elle avait vu M. Barker, très pâle, très surexcité, sortir du bureau. Il s'était précipité au-devant de Mme Douglas qui descendait l'escalier. Il l'avait suppliée de remonter et elle lui avait répondu quelque chose, que Mme Allen n'avait pas compris. – Emmenez-la ! Restez auprès d'elle ! lui avait ordonné M. Barker. Elle l'avait donc fait remonter dans sa chambre et elle avait essayé de la calmer. Mme Douglas, très nerveuse, tremblait de tous ses membres ; mais elle n'avait pas cherché à redescendre. Elle était demeurée assise en robe de chambre auprès du feu, la tête dans les mains. Mme Allen ne l'avait pas quittée de la nuit. Quant aux autres domestiques, ils étaient tous couchés, et ils ne furent alertés que très peu de temps avant l'arrivée de la police. Ils dormaient à d'autre extrémité de la maison : il leur aurait été impossible d'entendre quoi que ce fût. Et voilà pour la femme de chambre qui ne put rien ajouter en réponse aux questions posées, sinon des lamentations et des exclamations de stupéfaction. M. Cecil Barker lui succéda. En ce qui concernait les événements de la nuit, il avait très peu de choses à ajouter à ce qu'il avait déjà dit au sergent Wilson. Personnellement, il était persuadé que le meurtrier s'était enfui par la fenêtre. Selon lui, la tache de sang ne permettait pas d'en douter. D'ailleurs, comme le pont était relevé, il n'avait pas d'autre moyen de s'échapper. Il ne pouvait pas s'expliquer comment l'assassin avait pu disparaître, ou pourquoi il n'avait pas pris sa bicyclette, en admettant que ce fût la sienne. Il ne s'était certainement pas noyé dans la douve puisqu'elle n'avait nulle part plus d'un mètre de profondeur. Il professait sur le meurtre une opinion très précise. Douglas était peu communicatif ; il ne parlait jamais de certains chapitres de sa vie. Il avait émigré en Amérique, venant d'Irlande, alors qu'il était jeune homme. Il avait réussi, et Barker avait fait sa connaissance en Californie ; ils s'étaient associés dans une concession minière qui avait été un grand succès et qui était située dans un endroit appelé Benito Canyon. Brusquement, Douglas avait vendu sa part et était parti pour l'Angleterre. A l'époque, il était veuf. Parker avait réalisé son argent un peu plus tard et il était venu vivre à Londres. Voilà comment ils avaient renoué leurs relations d'amitié. Douglas lui avait donné l'impression qu'un danger planait au-dessus de sa tête, et Barker avait toujours pensé que son brusque départ de Californie et aussi son installation dans cet endroit paisible de l'Angleterre étaient en rapport avec ce danger. Il s'était imaginé qu'une société secrète, organisation implacable, s'acharnait sur les traces de Douglas et n'aurait de cesse qu'elle l'eût supprimé. Quelques remarques de son ami avaient fait germer cette idée dans sa tête, bien que Douglas ne lui eût jamais dit quelle était cette société ni comment il s'en était fait une ennemie. Il supposait que l'inscription sur le carton se référait à cette société secrète. – Combien de temps êtes-vous resté avec Douglas en Californie ? demanda l'inspecteur MacDonald. – Cinq ans environ. – Il était célibataire ? – Veuf. – Savez-vous d'où venait sa première femme ? – Non. Je me rappelle l'avoir entendu dire qu'elle était d'origine suédoise, et j'ai vu son portrait. C'était une très belle femme. Elle mourut de la typhoïde au cours de l'année qui précéda notre rencontre. – Vous ne situez pas son passé dans une région définie de l'Amérique ? – Il m'a parlé de Chicago. Il connaissait bien cette ville, et il y avait travaillé. Il m'a également parlé des districts miniers de charbon et de fer. Il avait beaucoup voyagé. – S'occupait-il de politique ? Cette société secrète avait-elle un but politique ? – Non. La politique ne l'a jamais intéressé. – Vous ne pensez pas qu'il pouvait s'agir d'une société criminelle ? – Absolument pas ! Je n'ai jamais connu d'homme plus droit, plus net. – Sur sa vie en Californie, pouvez-vous nous donner des détails particuliers ? – Il préférait rester dans notre concession dans les montagnes. Il ne se rendait dans les endroits habités que lorsqu'il y était obligé. Voilà pourquoi j'avais pensé que quelqu'un le poursuivait. Quand il est parti si soudainement pour l'Europe, j'en ai eu en quelque sorte la confirmation. Je crois qu'il avait dû recevoir un avertissement. Moins d'une semaine après son départ, une demi-douzaine d'hommes se sont présentés : ils le recherchaient. – Quel genre d'hommes ? – Eh bien ! des gens qui n'avaient pas l'air commode ! Ils sont montés à la concession et voulaient savoir où il était. Je leur ai répondu qu'il était parti pour l'Europe et que j'ignorais sa destination exacte. Ils ne lui voulaient pas du bien : c'était facile à voir ! – Ils étaient Américains ? Californiens ? – Californiens, je n'en sais rien. Mais Américains sûrement. Ce n'étaient pas des mineurs. Je ne sais pas qui ils étaient, mais j'ai été rudement content quand ils m'ont montré leur dos. – Cela remonte à six ans ? – Presque sept. – Et vous aviez passé cinq ans ensemble en Californie. Cette affaire de société secrète remonterait donc à onze ans au moins ? – En effet. – Il faut qu'il s'agisse d'une haine bien tenace pour s'obstiner si longtemps. D'une haine qui ne doit pas avoir des mobiles insignifiants. – Je pense qu'elle a assombri toute sa vie. Elle était sans cesse présente à son esprit. – Mais, si un homme est menacé d'un danger, et s'il sait lequel, ne pensez-vous pas que normalement il se tourne vers la police pour être protégé ? – Peut-être s'agissait-il d'un danger contre lequel la police ne pouvait rien ? Il y a une chose qu'il faut que vous sachiez. Il ne sortait jamais sans armes. Il avait toujours son revolver dans sa poche. Par malchance il était hier soir en robe de chambre et il avait laissé son revolver dans sa chambre. Quand le pont était relevé, il se croyait sans doute en sécurité. – J'aimerais un peu plus de précision dans les dates, dit Mac Donald. Il y a six bonnes années que Douglas a quitté la Californie. Vous l'avez imité l'année suivante, n'est-ce pas ? – En effet. – Et il est marié depuis cinq ans. Vous êtes donc rentré en Angleterre à l'époque de son mariage ? – Un mois avant. J'étais son témoin. – Connaissiez-vous Mme Douglas avant son mariage ? – Non. J'avais quitté l'Angleterre depuis dix ans. – Mais vous l'avez beaucoup vue depuis ? Barker regarda le détective avec une grande fermeté. – Je l'ai vu, lui, beaucoup depuis son mariage, répondit-il. Si je l'ai vue, elle, c'est parce qu'on ne peut pas séjourner chez un homme sans connaître sa femme. Si vous imaginez qu'il y a je ne sais quel lien … – Je n'imagine rien, monsieur Barker. Je suis tenu de rechercher tout ce qui peut se rapporter à l'affaire. Mais je ne veux offenser personne. – Il y a des recherches blessantes, répliqua sèchement Barker. – Nous ne voulons que des faits. Il est de votre intérêt et de l'intérêt de tous qu'ils soient clairement établis. Est-ce que M. Douglas approuvait totalement votre amitié avec sa femme ? Barker pâlit, et il serra convulsivement ses mains puissantes. – Vous n'avez pas le droit de me poser des questions pareilles ! s'écria-t-il. En quoi celle-ci concerne-t-elle l'affaire sur laquelle vous enquêtez ? – Je dois répéter la question. – Eh bien ! moi je refuse de répondre ! – Vous pouvez refuser de répondre, mais vous devez vous rendre compte que ce refus constitue en lui-même une réponse. Car vous ne refuseriez pas de répondre si vous n'aviez pas quelque chose à cacher. Barker demeura immobile un moment, avec son visage tendu et ses gros sourcils noirs froncés. Puis il se détendit et nous regarda en souriant. – Après tout, je vois, messieurs, que vous faites uniquement votre devoir, et que je n'ai pas à m'y opposer. Je vous prierais seulement de ne pas tourmenter là-dessus Mme Douglas, car elle a suffisamment de chagrin en ce moment. Je peux vous dire que le pauvre Douglas était affligé d'un défaut, d'un seul défaut d'ailleurs : la jalousie. Il m'aimait beaucoup. Je n'ai jamais eu de meilleur ami. Et il était très attaché à sa femme. Il était content quand je venais ici ; il me réclamait quand je ne venais pas. Si cependant sa femme et moi parlions ensemble ou si une sorte de sympathie se manifestait entre nous, une vague de jalousie le submergeait et il s'emportait jusqu'à me dire des choses effroyables. Plus d'une fois j'ai juré que je ne remettrais plus les pieds ici. Mais quand je le boudais, il m'écrivait des lettres si repentantes, si gentilles, que je ne pouvais plus lui en vouloir. Vous pouvez m'en croire, messieurs, et ce sera mon dernier mot ; nul n'a eu femme plus aimante, plus fidèle qu'elle, et non plus, j'ai le droit de le dire, ami plus loyal que moi ! Il s'était exprimé avec force et une visible intensité de sentiments. Mais l'inspecteur MacDonald ne put pas s'empêcher de revenir sur le sujet. – Vous savez, dit-il, que l'alliance de la victime a été retirée de son doigt ? – Vraisemblablement. – Que voulez-vous dire par « vraisemblablement » ? Vous savez bien que c'est un fait. Barker sembla embarrassé. – Quand j'ai dit « vraisemblablement », je voulais dire qu'il était concevable que lui-même eût retiré son alliance. – Le simple fait que l'alliance ait disparu, quel que soit celui qui l'a retirée, suggérerait à n'importe qui un rapport quelconque entre son mariage et le drame, n'est-ce pas ? Barker haussa ses larges épaules. – Je ne me hasarderai pas à dire ce qu'il suggère, répondit-il, mais si vous entendez insinuer par-là qu'il compromet l'honneur de cette dame… (ses yeux étincelèrent, et il eut besoin de toute son énergie pour maîtriser son émotion) … eh bien ! vous faites fausse route, voilà tout ! – Je ne crois pas que j'aie pour l'instant autre chose à vous demander, dit froidement MacDonald. – Un petit détail ! intervint Sherlock Holmes. Quand vous êtes entré dans le bureau, il n'y avait qu'une bougie allumée sur la table, n'est-ce pas ? – Oui. – C'est à la lueur de cette bougie que vous avez vu qu'un terrible événement s'était produit ? – En effet. – Vous avez aussitôt sonné pour donner l'alarme ? – Oui. – Et on est arrivé au bout de très peu de temps ? – Moins d'une minute après, je pense. – Et cependant, quand les gens sont arrivés, ils ont trouvé la bougie éteinte et la lampe allumée. N'est-ce pas étonnant ? A nouveau Barker manifesta quelque embarras. – Je ne vois pas ce qu'il y a d'étonnant, monsieur Holmes, répondit-il après un silence. La bougie éclairait mal. Ma première pensée fut une meilleure lumière. La lampe était sur la table : je l'ai allumée. Et vous avez éteint la bougie ? – Oui. Holmes ne posa pas d'autre question, et Barker, sur un dernier regard très ferme à chacun de nous (un regard de défi, me sembla-t-il), quitta la pièce. L'inspecteur MacDonald avait fait parvenir un billet à Mme Douglas pour l'avertir qu'il la verrait dans sa chambre, mais elle avait répondu qu'elle descendrait dans la salle à manger. Elle entra à son tour. C'était une grande et belle femme de trente ans, réservée et remarquablement maîtresse de ses nerfs, très différente de la silhouette tragique et effondrée à laquelle je m'attendais. Certes elle avait le visage pâli et tiré d'une personne qui a subi un gros choc ; mais elle était calme, et sa main délicate, qui reposait sur le bord de la table, ne tremblait pas plus que la mienne. Ses yeux tristes nous dévisagèrent l'un après l'autre avec une expression curieusement interrogative. Puis ce regard inquisiteur fit place tout à coup à une question brusque : – Avez-vous enfin découvert quelque chose ? Fut-ce un effet de mon imagination ? Il me sembla que la peur, plutôt que l'espoir, avait inspiré le ton. – Nous avons pris toutes les mesures nécessaires, Mme Douglas, répondit l'inspecteur. Vous pouvez être sûre que rien ne sera négligé. – N'épargnez pas l'argent, dit-elle d'une voix éteinte. Je désire que le maximum soit fait. – Peut-être pourrez-vous projeter un peu de lumière sur l'affaire ? – Je crains que non, mais je suis à votre disposition. – Nous avons entendu M. Cecil Barker nous dire que vous ne vous êtes pas rendue dans le bureau où le drame venait de se dérouler. – Non. Il m'a fait remonter l'escalier. Il m'a priée de regagner ma chambre. – C'est cela. Vous aviez entendu la détonation et vous êtes descendue aussitôt ? – J'ai passé ma robe de chambre et je suis descendue. – Combien de temps s'est écoulé entre le moment où vous avez entendu la détonation et celui où vous avez été arrêtée au bas de l'escalier par M. Barker ? – Deux minutes, peut-être. Il est difficile de calculer le temps dans des moments pareils. Il m'a suppliée de ne pas entrer. Il m'a assuré que je ne pouvais plus rien faire. Puis Mme Allen, la femme de chambre, m'a fait remonter l'escalier. Tout cela s'est passé comme dans un rêve épouvantable. – Pouvez-vous nous donner une idée du temps qui s'est écoulé entre le moment où votre mari est descendu et celui où vous avez entendu la détonation ? – Non. Il venait de son cabinet de toilette, et je ne l'ai pas entendu descendre. Il faisait le tour de la maison tous les soirs, car il avait peur d'un incendie. C'est la seule peur que je lui aie connue. – Voilà justement le point où je voulais arriver, madame Douglas. Vous avez connu votre mari en Angleterre, n'est-ce pas ? – Oui. Nous nous étions mariés il y a cinq ans. – L'avez-vous jamais entendu parler de quelque chose qui aurait eu lieu en Amérique et qui aurait pu entraîner la menace d'un danger ? Mme Douglas réfléchit sérieusement avant de répondre. – Oui, dit-elle enfin. J'ai toujours eu l'intuition qu'un danger le menaçait. Il refusait d'en discuter avec moi. Ce n'était pas par manque de confiance. Entre nous l'amour était aussi total que la confiance. Mais il tenait essentiellement à m'épargner toute appréhension. Il pensait que, si j'étais au courant, je m'inquiéterais : voilà la raison de son silence. – Comment le saviez-vous, dans ce cas ? La figure de Mme Douglas s'éclaira d'un sourire. – Un mari peut-il conserver toute sa vie un secret qu'une femme aimante ne pourrait pas soupçonner ? Je connaissais l'existence de ce secret par divers indices. Je le connaissais parce qu'il refusait de me parler de certains épisodes de sa vie en Amérique. Je le connaissais par différentes précautions qu'il prenait. Je le connaissais par des mots qui lui échappaient. Je le connaissais par la manière dont il regardait des étrangers qui survenaient à l'improviste. J'étais parfaitement sûre qu'il avait quelques ennemis puissants, qu'il croyait sur sa piste et contre lesquels il se tenait toujours sur ses gardes. J'en étais si sûre que depuis des années j'avais très peur quand il rentrait plus tard que prévu. – Puis-je vous demander, madame, interrogea Holmes, quels furent les mots qui éveillèrent votre attention ? – « La vallée de la peur », répondit Mme Douglas. C'est une expression qu'il avait employée quand je l'avais questionné : « Je suis allé dans la vallée de la peur. Je n'en suis pas encore sorti. » Quand je le voyais plus grave que de coutume, je lui demandais : « Ne sortirons-nous jamais de cette vallée de la peur ? » Et il me répondait : « Parfois je pense que nous n'en sortirons jamais. » – Naturellement vous lui avez demandé ce qu'il voulait dire par ces mots : la vallée de la peur ? – Oui. Mais alors il s'assombrissait et secouait la tête. « Il est déjà assez mauvais que l'un de nous se soit trouvé sous son ombre, me répliquait-il. Plaise à Dieu qu'elle ne s'étende jamais sur vous ! » C'était une véritable vallée où il avait vécu et où un événement terrible le concernant s'était produit. De cela je suis certaine, mais je ne peux pas vous en dire davantage. – Et il n'a jamais cité de noms ? – Si. Il y a trois ans, il a eu un accident de chasse et la fièvre l'a fait délirer. Je me rappelle un nom qui sortait continuellement de sa bouche. Un nom qu'il prononçait avec colère et aussi, m'a-til semblé, avec horreur. Ce nom était McGinty. Le chef de corps McGinty. Quand il s'est rétabli, je lui ai demandé qui était ce chef de corps McGinty, et de quel corps il était le chef. « Il ne l'a jamais été du mien, Dieu merci ! » m'a-t-il répondu en riant. Mais un lien existe entre le chef de corps McGinty et la vallée de la peur. – Un autre détail maintenant, dit l'inspecteur MacDonald. Vous avez rencontré M. Douglas dans une pension de famille de Londres, n'est-ce pas, et vous vous êtes fiancés dans la capitale. Ce mariage comportait-il un élément secret ou mystérieux ? Un élément romanesque ? – Du romanesque ? Il y en a eu. Il y a toujours du romanesque. Il n'y a rien eu de mystérieux. – Avait-il un rival ? – Non. J'étais entièrement libre. – Vous avez appris, naturellement, l'enlèvement de son alliance. Ce fait vous suggère-t-il un indice quelconque ? En supposant que l'un de ses anciens adversaires l'ait pisté jusqu'ici et ait commis le crime, à quel motif aurait-il obéi en lui retirant son alliance ? Pendant un instant, j'aurais juré avoir vu l'ombre d'un sourire flotter autour des lèvres de Mme Douglas. – Je n'en sais rigoureusement rien, répondit-elle. C'est tout à fait extraordinaire. – Eh bien ! nous ne vous retiendrons pas plus longtemps ; et nous regrettons vivement de vous avoir infligé cet ennui à un moment pareil ! dit l'inspecteur. Sans doute reste-t-il encore différents points à examiner, mais nous pourrons toujours faire appel à vous le cas échéant. Elle se leva, et je surpris encore une fois le regard interrogateur qu'elle porta sur notre groupe. « Quelle impression vous a fait ma déposition ? » Elle aurait pu aussi bien le demander à haute voix. Puis elle quitta la salle à manger. – Une belle femme ! Une très belle femme ! murmura pensivement MacDonald dès la porte refermée. Ce Barker a longtemps vécu ici. C'est un homme qui plaît aux femmes. Il a admis que Douglas était jaloux ; peut-être sa jalousie n'était-elle pas dépourvue de fondement. Et puis il y a cette alliance. Nous ne pouvons pas négliger cela. L'homme qui arrache à un cadavre son alliance … Qu'en pensez-vous, monsieur Holmes ? Mon ami était assis, la tête reposant sur ses mains, perdu dans ses pensées. Il se leva et sonna. – Ames, dit-il quand entra le maître d'hôtel, où est maintenant M. Cecil Barker ? – Je vais voir, monsieur. Il revint quelques instants plus tard pour annoncer que M. Barker était dans le jardin. – Pouvez-vous vous rappeler, Ames, comment était chaussé M. Barker la nuit dernière quand vous l'avez retrouvé dans le bureau ? – Oui, monsieur Holmes. Il avait des pantoufles. Je lui ai apporté des souliers quand il est sorti pour aller prévenir la police. – Où sont ces pantoufles maintenant ? – Elles sont encore sous la chaise du vestibule. – Très bien, Ames. Il est, vous comprenez, très important pour nous de pouvoir distinguer entre les traces qu'a pu laisser M. Barker et celles de quelqu'un de l'extérieur. – Oui, monsieur. Je puis vous dire que j'avais remarqué qu'elles étaient tachées de sang ; mais les miennes aussi. – C'est bien normal, étant donné l'état du bureau ! Très bien, Ames. Nous sonnerons si nous avons besoin de vous. Quelques minutes plus tard, nous étions de retour dans le bureau. Holmes avait ramassé les pantoufles dans le vestibule. Comme Ames l'avait déclaré, elles étaient rouges de sang. – Bizarre ! murmura Holmes en se tenant devant la fenêtre pour les examiner attentivement. Très bizarre en vérité ! Il se baissa avec un geste souple de félin et plaça la pantoufle sur la tache de sang de l'appui. Elle correspondait exactement. Il sourit en regardant ses collègues. L'inspecteur fut bouleversé, surexcité. – Mon cher, s'écria-t-il, il n'y a aucun doute. Barker a placé lui-même une empreinte sur la fenêtre. Elle est nettement plus large qu'une empreinte ordinaire. Je me rappelle que vous avez dit que c'était un pied plat ; voilà l'explication. Mais quel jeu jouet-il, Monsieur Holmes ? Quel jeu joue-t-il ? – Hé ! oui. Quel jeu joue-t-il ? répéta mon ami en réfléchissant. White Mason émit un petit rire et se frotta les mains avec une satisfaction toute professionnelle. – Je vous avais prévenus ! s'écria-t-il. Du fil à retordre ! Et un drôle de fil, celui-là ! CHAPITRE VI Une lueur naissante Les trois détectives ayant à vérifier de nombreux points de détail, je décidai de rentrer seul dans nos appartements du village. Mais auparavant je voulus faire le tour du jardin qui flanquait le manoir. Entouré par des ifs vénérables, il contenait une belle pelouse au centre de laquelle était placé un antique cadran solaire ; son aspect reposant avait de quoi détendre mes nerfs. Dans cette ambiance profondément paisible, il devenait possible d'oublier (ou de s'en souvenir seulement comme d'un cauchemar fantastique) ce sombre bureau et le cadavre étendu, souillé de sang, sur le plancher. Et pourtant, pendant que j'essayais d'y rafraîchir mon âme, un incident imprévu reporta mes pensées vers la tragédie et m'impressionna fâcheusement. J'ai dit que des massifs d'ifs cernaient le jardin. Du côté le plus éloigné du manoir ils s'épaississaient pour former une haie continue. Derrière cette haie, dissimulé aux regards des promeneurs venant du manoir, il y avait un banc de pierre. M'en approchant, je perçus le bruit d'une phrase prononcée par la voix grave d'un homme et, en réponse, un petit rire aigu féminin. Un moment plus tard j'avais contourné la haie, et je vis Mme Douglas et Barker. La physionomie de Mme Douglas me stupéfia. Dans la salle à manger, elle s'était montrée grave et réservée. A présent, tout simulacre de chagrin avait disparu. Ses yeux pétillaient de la joie de vivre, et son visage frémissait encore du plaisir amusé qu'avait provoqué la phrase de son compagnon. Lui était assis, penché en avant, les mains jointes et les coudes sur les genoux ; un sourire éclairait son fier visage viril. Dès qu'ils me virent, mais un peu tard, ils reprirent un air solennel. Ils se chuchotèrent quelques mots brefs ; puis Barker se leva et se dirigea vers moi. – Excusez-moi, monsieur, dit-il. N'est-ce pas au docteur Watson que j'ai l'honneur de parler ?… Je saluai avec une froideur qui dût devoir lui montrer, je pense, l'impression que j'avais ressentie. – … Nous pensions que c'était vous, dont l'amitié avec M. Sherlock Holmes est notoire. Auriez-vous l'obligeance de venir par ici ? Mme Douglas désirerait vous dire deux mots. Je le suivis en fronçant le sourcil. J'avais encore en mémoire l'image du mort défiguré sur le plancher. Or, à quelques heures de la tragédie, sa femme et son meilleur ami riaient ensemble derrière un buisson dans le jardin qui lui avait appartenu. Je saluai Mme Douglas avec réserve. J'avais sympathisé avec le chagrin qu'elle avait manifesté dans la salle à manger. A présent j'affrontais son visage implorant d'un œil inexpressif. – Je crains que vous ne me considériez comme une femme sans cœur ? me dit-elle. Je haussai les épaules. – Ce n'est pas mon affaire. – Peut-être me rendrez-vous justice un jour. Si vous compreniez seulement … – Il n'est pas nécessaire que le docteur Watson comprenne, interrompit Barker. Comme il l'a dit lui-même, ce n'est vraiment pas son affaire. – Exactement, dis-je. Et voilà pourquoi je vais vous demander permission de reprendre ma promenade. – Un instant, docteur Watson ! s'écria Mme Douglas. Il y a une question à laquelle vous pouvez répondre avec plus d'autorité que n'importe qui au monde, et j'attends beaucoup de cette réponse-là. Vous connaissez M. Holmes et ses relations avec la police mieux que quiconque. En supposant qu'une affaire soit portée confidentiellement à sa connaissance, est-il absolument indispensable qu'il la communique aux détectives officiels ? – Oui, voilà la question ! approuva Barker avec une sorte de passion. Travaille-t-il pour lui seul, ou est-il complètement associé avec eux ? – Je ne sais vraiment pas si je suis qualifié pour en discuter. – Je vous en prie ! Je vous assure, docteur Watson, que vous nous aiderez, que vous m'aiderez grandement si vous nous renseignez sur ce point ! Il y avait dans la voix de Mme Douglas un tel accent de sincérité que sur le moment j'oubliai toute sa légèreté et que je ne songeai plus qu'à lui faire plaisir. – M. Holmes est un enquêteur indépendant, lui dis-je. Il est son propre maître et il agira selon son propre jugement. D'autre part, il ne peut que se montrer loyal envers les détectives officiels qui travaillent sur la même affaire, et il ne leur dissimulerait rien qui serait de nature à les aider à traduire un criminel devant la justice. Cela posé, je ne saurais vous en dire plus, et je vous renverrais à M. Holmes en personne si vous désiriez plus ample information. Sur ces mots, je soulevai mon chapeau et je repris mon chemin en les laissant assis derrière la haie. Quand j'arrivai au bout des ifs, je me retournai : ils continuaient à discuter entre eux ; comme ils me suivaient du regard, ma déclaration faisait certainement l'objet de leur entretien. – Je ne souhaite nullement leurs confidences, me répondit Holmes quand je lui fis part de ma conversation. Il avait passé tout l'après-midi au manoir avec ses deux collègues, et il était rentré vers cinq heures avec un appétit dévorant pour le thé que j'avais commandé. – Pas de confidences, Watson ! me répéta-t-il. Elles seraient bien encombrantes si l'on venait à une arrestation pour entente délictueuse et meurtre. – Vous croyez que nous nous acheminons vers cela ? Il était d'humeur charmante, débonnaire. – Mon cher Watson, quand j'aurai exterminé ce quatrième œuf, je serai disposé à vous décrire toute la situation. Je ne dis pas que nous avons résolu l'énigme, loin de là ! Mais quand nous aurons retrouvé l'haltère manquant … – L'haltère ! – Mon Dieu, Watson, est-il possible que vous n'ayez pas deviné que toute l'affaire tourne autour de cet haltère absent ? Allons, allons ! Ne prenez pas une mine de chien battu, car entre nous je ne crois pas que l'inspecteur MacDonald ou l'excellent spécialiste local ait évalué à sa juste valeur l'importance exceptionnelle de ce détail. Un haltère, Watson ! Un seul haltère ! Considérez un athlète avec un seul haltère. Représentez-vous le développement unilatéral, le risque évident d'une déviation de la colonne vertébrale ! C'est choquant, Watson : choquant, voyons ! Il avait la bouche pleine d'une tartine et ses yeux étincelaient de malice. Son appétit était un gage de succès, car je me rappelais certains jours et certaines nuits où il ne songeait ni à manger ni à boire parce que son esprit butait sur un problème. Finalement, il alluma sa pipe et, installé au coin du feu de notre vieille auberge de campagne, il se mit à parler lentement et d'une façon un peu décousue, plutôt comme quelqu'un qui pense à haute voix que comme un détective faisant une déposition bien mûrie. – Un mensonge, Watson. Un gros mensonge. Un mensonge énorme, flagrant, absolu. Voilà ce qui nous attendait dès l'abord. Voilà notre point de départ. Toute l'histoire de Barker est un mensonge. Mais l'histoire de Barker est corroborée par Mme Douglas. Donc elle ment aussi. Tous deux mentent dans une entente délictueuse. Aussi nous trouvons-nous maintenant en face du problème simple que voici : pourquoi mentent-ils, et quelle est la vérité qu'ils essaient avec tant de soin de nous cacher ? Tentons, Watson, vous et moi, de percer ce rideau de mensonges et de reconstituer la vérité. » Comment sais-je qu'ils mentent ? Parce qu'ils ont édifié un échafaudage qui tout bonnement ne tient pas. Réfléchissez ! Selon l'histoire qui nous a été contée, l'assassin a disposé de moins d'une minute après le crime pour prendre l'alliance, qui était sous une autre bague, pour replacer l'autre bague (chose qu'il n'aurait jamais faite) et pour déposer ce carton singulier auprès de sa victime. Je dis que c'est impossible ! Vous pouvez ergoter et dire par exemple (mais je respecte trop, Watson, votre jugement, pour supposer que vous le ferez) que l'alliance a pu être retirée avant la mort de Douglas. Mais le fait que la bougie n'a pas brûlé longtemps montre que l'entretien a dû être bref. En outre, un homme comme Douglas, dont nous avons entendu vanter le courage intrépide, aurait-il retiré son alliance à la première injonction du meurtrier ? Et même pouvons-nous imaginer qu'il s'en serait séparé devant le pire des risques ? Non, Watson, l'assassin est resté seul avec le cadavre quelque temps après avoir allumé la lampe. J'en suis sûr. Mais le coup de feu a été apparemment la cause de la mort. Donc le coup de feu a dû être tiré un peu plus tôt qu'on ne nous l'a déclaré. Et dans une affaire pareille, il ne saurait s'agir d'une erreur involontaire ! Nous nous trouvons par conséquent en présence d'une véritable entente délictueuse de la part des deux personnes qui ont entendu la détonation : Barker et la femme Douglas. Quand pour comble je suis en mesure d'établir que la tache de sang sur l'appui de la fenêtre a été délibérément disposée là par Barker afin d'induire la police en erreur, vous admettrez que l'affaire prend des proportions inquiétantes pour lui. » Maintenant nous allons tenter de préciser l'heure réelle à laquelle le crime a été commis. Jusqu'à dix heures et demie, les domestiques ont circulé dans le manoir ; donc il n'a pas eu lieu avant dix heures et demie. A onze heures moins le quart, ils étaient tous rentrés chez eux, sauf Ames, qui était à l'office. Après votre départ cet après-midi, je me suis livré à quelques expériences, et j'ai constaté qu'aucun des bruits que faisait MacDonald dans le bureau ne parvenait à l'office quand toutes les portes étaient fermées. Il en est différemment, toutefois, de la pièce où loge la femme de chambre. Elle n'est pas loin du corridor ; de chez elle, j'ai pu vaguement entendre un bruit de voix quand on parlait très fort. Le son d'une détonation est jusqu'à un certain point étouffé quand le coup est tiré à bout portant, et ç'a été incontestablement le cas ; elle n'a sans doute pas été bien bruyante ; tout de même, dans le silence de la nuit, elle aurait dû être perçue dans la chambre de Mme Allen. Elle nous a dit qu'elle était un peu dure d'oreille ; n'empêche qu'elle a déposé avoir entendu une porte claquer une demi-heure avant l'alarme. Une demi-heure avant l'alarme, cela fait onze heures moins le quart. Je suis à peu près certain que ce qu'elle a entendu était la détonation, et que c'est à cette heure-là qu'il faut situer le crime. S'il en est ainsi, nous avons à présent à déterminer ce qu'ont fait M. Barker et Mme Douglas, en admettant qu'ils ne soient pas les véritables meurtriers, entre onze heures moins le quart, lorsque le bruit de la détonation les a fait descendre et onze heures et quart, lorsqu'ils ont sonné pour appeler les domestiques. Que faisaient-ils ? Pourquoi n'ont-ils pas aussitôt donné l'alarme ? Telle est la question qui se pose à nous. Quand nous y aurons répondu, nous aurons réalisé un grand pas pour résoudre le problème. – Quant à moi, dis-je, je suis convaincu qu'il existe une complicité entre ces deux personnes. Il faut qu'elle n'ait vraiment pas de cœur pour rire quelques heures après la mort de son mari ! – En effet. Elle ne se conduit guère comme une bonne épouse, et pendant sa déposition elle paraissait bien froide. Je ne suis pas un admirateur forcené du sexe faible, comme vous le savez, Watson, mais si j'en juge par mon expérience de la vie, peu de femmes éprouvant le moindre sentiment à l'égard de leur mari auraient accepté qu'une simple parole les éloignât du cadavre dudit mari. Si je me marie un jour, Watson, j'espère inspirer à ma femme un sentiment qui lui interdira de se laisser emmener par la femme de chambre quand mon cadavre sera à quelques mètres. Là, la mise en scène a été mauvaise, car le plus nul des enquêteurs serait frappé par l'absence des habituelles lamentations féminines. A défaut d'autre chose, cet incident m'aurait suggéré une entente délictueuse préalablement conclue. – Vous pensez donc, en définitive, Mme Douglas sont coupables du meurtre ? que Barker et – Il y a dans vos questions, Watson, une consternante absence de nuances ! soupira Holmes en me menaçant de sa pipe. Elles m'arrivent comme autant de boulets de canon. Si vous voulez dire que Mme Douglas et Barker connaissent la vérité sur le crime et s'entendent pour la cacher, alors je puis vous répondre avec certitude : oui. Mais votre conclusion, beaucoup plus terrible, ne me paraît pas tout à fait aussi démontrée. Examinons un instant les difficultés que nous avons à surmonter en chemin. » Supposons que ce couple ; soit uni par les liens d'un amour coupable, que Barker et Mme Douglas aient décidé de se débarrasser de l'homme qui est leur suprême obstacle. C'est une supposition audacieuse, car une enquête discrète auprès des domestiques et des gens du pays ne permet absolument pas de l'établir. Au contraire, tout semble indiquer que les Douglas étaient très unis. – De cela je suis sûr, que non, dis-je en me rappelant le beau visage souriant que j'avais vu dans le jardin. – Au moins ils donnaient cette impression. Supposons par conséquent que le couple coupable était extraordinairement astucieux, suffisamment pour tromper tout le monde et pour conspirer la mort du mari. Il se trouve que celui-ci, sur la tête duquel planait un certain danger… – Hypothèse qui nous a été suggérée par eux seuls ! Holmes réfléchit. – Je vois, Watson. Vous êtes en train de bâtir une théorie selon laquelle tout ce qu'ils disent est faux depuis le commencement. Selon vous, il n'y a jamais eu de menace latente ni de société secrète, ni de vallée de la peur, ni de chef de corps M. Je-ne-sais-qui. Considérons ce que nous apportent vos dénégations. Ils inventent cette théorie pour expliquer le crime. Puis ils ont l'idée de laisser une bicyclette dans le parc afin de prouver l'existence d'un étranger. La tache sur l'appui de la fenêtre participe de la même idée. De même, le carton sur le cadavre, qui aurait pu être préparé au manoir. Tout cela cadre avec votre hypothèse, Watson. Mais maintenant nous tombons sur le mauvais angle, sur des bouts de faits qui ne cadrent plus. Pourquoi un fusil scié ? Et pourquoi un fusil américain ? Comment auraient-ils pu avoir la certitude que le coup de feu ne serait entendu de personne ? C'est pur hasard, en effet, que Mme Allen ne soit pas sortie de sa chambre à cause de cette porte qui aurait claqué. Pourquoi votre couple coupable aurait-il agi de la sorte, Watson ? – J'avoue que je ne peux pas l'expliquer. – Et puis, si une femme et son amant s'entendent pour tuer le mari, vont-ils afficher leur crime en retirant son alliance après sa mort ? Est-ce une éventualité probable, Watson ? – Non. – Et encore ceci : si vous aviez eu l'idée de laisser une bicyclette dissimulée à l'extérieur, ne l'auriez-vous pas écartée en réfléchissant que le détective le plus obtus dirait tout naturellement qu'il lait d'une feinte, puisque la bicyclette était la première chose dont le fugitif avait besoin pour réussir sa fuite ? – Je ne conçois pas d'explications. – Et cependant aucune combinaison d'événements n'échappe à l'explication humaine. Une sorte d'exercice mental, sans aucune garantie de vérité, m'indique une ligne possible qui correspond aux faits. C'est, je le confesse, un travail de pure imagination ; mais combien de fois l'imagination ne s'est-elle pas révélée mère de la vérité ? » Supposons qu'il existait un secret coupable, un secret réellement honteux, dans la vie de ce Douglas. Cela aboutit à son assassinat par quelqu'un de l'extérieur, je suppose un vengeur. Ce vengeur, pour un certain motif que j'avoue être encore impuissant à préciser, a subtilisé l'alliance du mort. La vendetta pourrait raisonnablement remonter au premier mariage de Douglas, ce qui justifierait le vol de l'alliance. Avant que ce vengeur ait pu fuir, Barker et Mme Douglas sont entrés dans le bureau. L'assassin a pu les convaincre que son arrestation entraînerait la publication d'un scandale abominable. Ils se sont ralliés à cette idée et ont préféré le laisser fuir. Dans ce but, ils ont probablement abaissé le pont-levis, ce qu'ils pouvaient faire sans bruit, et ils l'ont relevé ensuite. L'assassin a donc pu s'échapper et, pour une raison que j'ignore, il a pensé qu'il valait mieux partir à pied qu'à bicyclette. Il a donc laissé son vélo là où celui-ci ne risquait pas d'être découvert avant qu'il ait pris du champ. Jusque-là nous sommes dans les limites du possible, non ? – C'est possible, sans doute ! répondis-je sans conviction. – Nous devons nous rappeler, Watson, que ce qui s'est passé sort à coup sûr du banal. Reprenons mon hypothèse. Le couple, pas forcément un couple coupable, réalise après le départ du criminel qu'il s'est placé dans une situation délicate : car comment prouver qu'ils n'ont pas tué ou qu'ils n'étaient pas de connivence avec le criminel ? Rapidement, et assez maladroitement, ils ont arrêté leurs décisions. Barker a placé l'empreinte de sa pantoufle tachée de sang sur l'appui de la fenêtre pour suggérer le mode d'évasion du meurtrier. De toute évidence eux seuls avaient entendu la détonation : ils ont donc donné l'alarme, mais une bonne demi-heure après l'événement. – Et comment vous proposez-vous de prouver tout cela ? – D'abord, s'il s'agit d'un étranger, je ne désespère pas qu'il soit arrêté. Ce qui serait la meilleure des preuves. Mais sinon… Eh bien ! les ressources de la science sont loin d'être épuisées ! Je pense qu'une soirée seul dans ce bureau m'aiderait beaucoup. – Une soirée là-bas tout seul ! – J'ai l'intention d'y aller tantôt. J'ai tout arrangé avec l'estimable Ames. Je m'assoirai dans cette pièce dont l'atmosphère, m'inspirera peut-être. Je crois dans le genius loci. Vous souriez, ami Watson ? Eh bien ! nous verrons, A propos, vous avez bien votre gros parapluie ici, n'est-ce pas ? – Il est là. – Je vais donc vous l'emprunter, si vous le permettez. – Certainement. Mais… Quelle mauvaise arme ! Si un danger se présente… – Aucun danger sérieux, mon cher Watson. Autrement je solliciterais votre concours. Mais je prendrai, le parapluie. Pour l'instant, je n'attends plus que le retour de nos collègues de Tunbridge Wells, où ils cherchent à identifier le propriétaire de la bicyclette. La nuit était tombée quand l'inspecteur MacDonald et White Mason rentrèrent de leur expédition. Ils exultaient. Ils avaient fait avancer l'enquête d'un grand pas. – Mon cher, vous savez que je doutais fort de l'intrusion de quelqu'un de l'extérieur, dit MacDonald. Mais ces doutes tombent. Nous avons identifié la bicyclette, et nous tenons le signalement de notre homme. – J'ai l'impression que nous touchons au commencement de la fin, dit Holmes. Je vous félicite tous deux de tout mon cœur. – Voilà. Je suis parti du fait que M. Douglas avait paru contrarié la veille du crime, à son retour de Tunbridge Wells. C'était donc à Tunbridge Wells qu'il avait eu la révélation d'un danger quelconque. Par conséquent, si quelqu'un était venu ici à bicyclette, il était vraisemblablement parti de Tunbridge Wells. Nous avons emmené la bicyclette et nous l'avons montrée dans les hôtels. Tout de suite le directeur de l'Aigle-Commercial l'a identifiée comme appartenant à un soi-disant Hargrave, qui avait loué une chambre depuis deux jours. Ce Hargrave n'avait pour tout bagage que sa bicyclette et une petite valise. Il s'était fait inscrire comme venant de Londres, sans préciser davantage son adresse. La valise est une valise de Londres ; son contenu est anglais ; mais l'homme lui-même était incontestablement un Américain. – Hé ! hé ! fit joyeusement Holmes. Vous avez fait du très bon travail pendant que je demeurais assis à échafauder des théories avec mon ami Watson. Voilà ce que c'est que d'être pratique, monsieur Mac ! – Hé ! oui, vous l'avez dit ! répondit l'inspecteur avec une satisfaction évidente. – Mais cette découverte peut cadrer avec votre théorie, dis-je à Holmes. – Oui ou non. Mais écoutons la fin. Dites-moi, monsieur Mac, n'avez-vous rien trouvé qui permettrait d'identifier cet homme ? – Si peu de choses que de toute évidence il prenait grand soin à conserver l'incognito. Ni papiers, ni lettres, ni marques sur les vêtements. Sur sa table, il y avait une carte de la région. Il a quitté son hôtel hier matin après le petit déjeuner, il a enfourché sa bicyclette, et on n'a plus entendu parler de lui. – Voilà justement ce qui me tracasse, monsieur Holmes ! intervint White Mason. Puisque ce type ne voulait pas attirer l'attention, il aurait dû revenir et rester à l'hôtel comme un touriste inoffensif. Il n'est pas sans savoir que le directeur de l'hôtel va signaler sa disparition à la police et que celle-ci établira un rapprochement entre sa disparition et le crime. – Sans doute. Jusqu'ici en tout cas il n'a qu'à se louer de son astuce puisqu'il n'a pas été arrêté. Mais son signalement, le possédez-vous ? MacDonald se reporta à son carnet… – Nous l'avons tel qu'il nous a été donné. On ne paraît pas avoir observé particulièrement notre homme, mais enfin le portier, l'employé de la réception et la femme de chambre sont d'accord sur les points suivants : il ne mesure pas loin d'un mètre quatre-vingts, il est âgé de cinquante-cinq ans environ, il a des cheveux légèrement grisonnants, il porte une moustache non moins grisonnante, il a le nez busqué et un visage que tous m'ont dépeint comme farouche et peu engageant. – Ma foi, à l'exception de ce dernier trait, on jurerait une description de Douglas lui-même ! dit Holmes. Il a un peu plus de cinquante ans, des cheveux poivre et sel, une moustache grisonnante, et il est approximativement de la même taille. Avezvous quelque chose d'autre ? – Il était habillé d'un gros costume gris, d'un pardessus jaune et court, et il était coiffé d'un chapeau mou. – Rien sur le fusil ? – Un fusil de soixante-cinq centimètres de long pouvait parfaitement tenir dans sa valise et être dissimulé sous le pardessus. – Et- comment situez-vous ces informations dans le cadre général de l'affaire ? – Eh bien ! monsieur Holmes, répondit MacDonald, quand nous aurons notre homme (et croyez-moi, son signalement a été transmis par télégramme dans les cinq minutes qui ont suivi), nous serons mieux placés pour en discuter. Mais dans l'état actuel des choses, nous savons qu'un Américain prétendant s'appeler Hargrave est arrivé avant-hier à Tunbridge. Wells avec une bicyclette et une valise. Dans : celle-ci il y avait un fusil de chasse scié. Il est donc venu dans l'intention délibérée de commettre un crime. Hier matin, il s'est rendu à bicyclette à Birlstone, et il avait dissimulé son fusil sous son pardessus. Personne ne l'a vu arriver ici, du moins à notre connaissance ; mais il n'avait pas besoin de traverser le village pour atteindre la grille du parc, et nombreux sont les cyclistes qui empruntent la route. Je présume qu'il a caché aussitôt son vélo au milieu des lauriers, là où il a été découvert, et qu'il s'y est sans doute blotti lui-même tout en surveillant la maison et en attendant que sorte M. Douglas. Le fusil de chasse est une arme dont l'usage apparaît anormal à l'intérieur d'une maison ; mais le meurtrier avait l'intention de s'en servir dehors ; là, le fusil de chasse présentait deux avantages évidents : d'abord il tue son homme à coup sûr ; ensuite le bruit de la détonation aurait été si banal dans une campagne anglaise giboyeuse que personne n'y aurait prêté attention. – C'est très clair ! dit Holmes. – Mais M. Douglas ne sortit pas. Que pouvait faire dès lors le meurtrier ? Il abandonna sa bicyclette et s'approcha du manoir entre chien et loup. Il trouva le pont abaissé et les environs déserts. Il courut son risque, en ayant sans doute préparé une excuse pour le cas où il rencontrerait quelqu'un. Il ne rencontra personne. Il se glissa dans la pièce la plus proche et se cacha derrière le rideau. De là, il put voir le pont-levis se relever, et il comprit qu'il lui faudrait traverser la douve pour s'échapper. Il attendit jusqu'à onze heures et quart : à cette heure, M. Douglas, faisant sa ronde habituelle, pénétra dans le bureau. Il le tua et s'enfuit. Il savait que sa bicyclette pourrait être reconnue par les gens de l'hôtel ; voilà pourquoi il l'abandonna et se rendit par un autre moyen de locomotion à Londres ou dans toute autre cachette. Qu'en pensez-vous, monsieur Holmes ? – Eh bien ! monsieur Mac, c'est très bien, très clair pour l'instant. Moi, je crois que le crime a été commis une demi-heure plus tôt qu'on ne nous l'a dit ; que Mme Douglas et M. Barker s'entendent tous les deux pour cacher quelque chose ; qu'ils ont aidé le meurtrier à s'enfuir, ou du moins qu'ils sont entrés dans le bureau avant qu'il se soit enfui ; qu'ils ont fabriqué l'indice permettant de croire qu'il s'est sauvé par la fenêtre ; que selon toute vraisemblance ils l'ont laissé partir en abaissant le pontlevis. Voilà comment je lis la première moitié. Les deux détectives hochèrent la tête. – Si votre version est exacte, monsieur Holmes, dit l'inspecteur MacDonald, nous ne faisons que changer de mystère. – Et par certains côtés nous heurter à un mystère plus indéchiffrable encore, ajouta White Mason. Mme Douglas n'est jamais allée en Amérique. Quelle relation possible aurait-elle avec un assassin américain – relation assez forte pour l'inciter à le protéger ? – J'admets toutes les difficultés qui se présentent, dit Holmes. Je me propose de procéder ce soir à une petite enquête de mon cru, et il n'est pas impossible qu'elle contribue à la cause commune. – Pouvons-nous vous aider, monsieur Holmes ? – Non, non ! L'obscurité et le parapluie du docteur Watson. Mes besoins sont modestes. Et Ames, le fidèle Ames, me fera bien une petite concession. Toutes mes pensées convergent invariablement sur le même problème de base : pourquoi un athlète développe-t-il ses muscles avec un instrument aussi anormal qu'un seul et unique haltère ? Il était tard lorsque Holmes rentra de son excursion solitaire. Nous couchions dans une chambre à deux lits : c'était le maximum qu'avait pu faire pour nous une petite auberge de campagne. J'étais déjà endormi quand il arriva. – Alors, Holmes, murmurai-je, avez-vous découvert quelque chose ? Il se tenait près de moi sans parler, une bougie à la main. Il se pencha pour me chuchoter à l'oreille : – Dites, Watson, vous n'avez pas peur de dormir dans la même chambre qu'un fou, un âne bâté, un individu au cerveau ramolli, un idiot qui a perdu la raison ? – Pas le moins du monde, répondis-je tout étonné. – Eh bien ! c'est heureux ! soupira-t-il. Et sans un mot de plus, il se coula entre les draps. CHAPITRE VII La solution Le lendemain matin, après le petit déjeuner, nous nous rendîmes auprès de l'inspecteur MacDonald et de M. White Mason ; ils étaient réunis dans la salle du commissariat de police local. Sur la table derrière laquelle ils étaient assis, des lettres et des télégrammes soigneusement classés s'empilaient. – Toujours sur la trace du cycliste insaisissable ? leur demanda gaiement Holmes. Quelles sont les dernières nouvelles de ce coquin ? MacDonald désigna d'un geste maussade son tas de correspondance. – Il est simultanément signalé à Leicester, Nottingham, Southampton, Derby, East Ham, Richmond, et dans quatorze autres lieux. Dans trois endroits, East Ham, Leicester et Liverpool, il est arrêté. Le pays semble regorger de fugitifs à pardessus jaune. – Mes pauvres amis ! s'exclama Holmes d'une voix empreinte de la plus cordiale sympathie. Mais écoutez-moi, monsieur Mac, et vous, monsieur White Mason ! Je voudrais vous donner un avis très sérieux. Quand je me suis intéressé à l'affaire, j'ai déclaré, vous vous en souvenez certainement, que je ne vous présenterais pas de théories à moitié prouvées, mais que je travaillerais en franc-tireur tant que je ne serais pas sûr de l'exactitude de mes hypothèses. Voilà la raison qui m'empêche de vous confier dès maintenant tout, ce que j'ai dans la tête. Par ailleurs, j'ai dit que je jouerais loyalement le jeu avec vous : or je ne crois pas qu'il soit loyal de ma part de vous laisser gaspiller votre énergie sur des tâches inutiles et sans profit. Je suis donc venu vous voir ce matin pour vous donner mon avis. Cet avis se résume en trois mots : abandonnez l'affaire. MacDonald et White Mason regardèrent avec ahurissement leur célèbre collègue. – Vous la considérez comme désespérée ? s'écria l'inspecteur. – Je considère que l'affaire, telle que vous la menez, est désespérée. Mais je ne considère pas qu'il faille désespérer d'atteindre la vérité. – Pourtant, ce cycliste ! Il n'est pas une invention, tout de même ! Nous avons son signalement, sa valise, sa bicyclette. Il doit bien se trouver quelque part ! Pourquoi ne mettrions-nous pas la main dessus ? – Si, si ! Sans aucun doute il se trouve quelque part, et sans aucun doute nous le trouverons, mais je ne voudrais pas que vous perdiez votre temps du côté de Liverpool ou de East Ham. Je suis certain que nous parviendrons au but dans un rayon beaucoup plus restreint. – Vous nous cachez quelque chose. Ce n'est pas chic de votre part ! protesta l'inspecteur, visiblement contrarié. – Vous connaissez mes méthodes, monsieur Mac. Ce que je sais, je vous le cacherai le moins de temps possible. Je désire seulement vérifier les détails ; cette vérification sera bientôt faite ; après quoi je vous tirerai ma révérence et rentrerai à Londres, non sans vous avoir communiqué tous mes résultats. Je me sens trop votre débiteur pour agir autrement, car j'ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne me rappelle pas une étude plus singulière et plus intéressante. – Tout cela me dépasse, monsieur Holmes. Nous vous avons vu hier soir, à notre retour de Tunbridge Wells, et vous étiez d'accord, en gros, sur nos résultats. Que s'est-il donc passé entretemps qui a transformé radicalement votre point de vue ? – Eh bien ! puisque vous me le demandez, j'ai passé quelques heures hier soir au manoir. – Et alors ? – Ah ! Pour le moment, il m'est impossible de sortir des généralités. A propos, j'ai lu un document bref, mais clair et passionnant, sur le manoir ; je l'avais acheté pour la modique somme d'un penny chez le buraliste local… Holmes tira de la poche de sa veste une petite feuille de papier ornée d'une gravure rudimentaire représentant l'ancien château féodal. – … Ce genre de document ajoute énormément au piquant d'une enquête, mon cher monsieur Mac, quand on éprouve de l'attrait pour l'atmosphère historique du lieu. Ne vous impatientez pas ! Je vous assure qu'un texte, même dépouillé comme celui-ci, procure à l'esprit une bonne représentation du passé. Permettez-moi de vous en lire un extrait : « Érigé dans la cinquième année du règne de Jacques II, construit sur l'emplacement d'un château beaucoup plus ancien, le manoir de Birlstone offre l'une des plus belles images intactes d'une résidence à douves de l'époque des Jacques… » – Vous vous moquez de nous, monsieur Holmes ! – Tut, tut, monsieur Mac ! Voilà la première fois, depuis que je vous connais, que je vous vois manifester de la mauvaise humeur. Bon. Je ne poursuivrai pas ma lecture puisqu'elle semble vous ennuyer. Mais si j'ajoute néanmoins que ce document fait état de la prise du manoir par un colonel du Parlement en 1644, du fait que le roi Charles s'y est caché quelques jours pendant la guerre civile, et que George II y a séjourné, vous conviendrez qu'il y a place pour diverses associations d'idées. – Je n'en doute pas, monsieur Holmes, mais ce n'est pas notre affaire. – Tiens, tiens ! Vous croyez ? La largeur de vues, mon cher monsieur Mac, est l'une des qualités essentielles de notre profession. L'effet réciproque des idées et l'usage oblique de la culture présentent fréquemment un intérêt extraordinaire. Vous pardonnerez ces observations à un homme qui, bien que vulgaire amateur en science criminelle, est plus âgé et peut-être plus expérimenté que vous. – Je suis le premier à en convenir, répondit le détective spontanément. Vous parvenez au but, je l'admets, mais vous avez une manière un peu enveloppée d'y arriver. – Bien ! Je laisserai tomber l'histoire du passé, et j'en viendrai aux faits du présent. Je me suis rendu, comme je vous l'ai déjà dit, hier soir au manoir. Je n'ai vu ni M. Barker, ni Mme Douglas. Je ne voyais pas la nécessité de les déranger, mais j'ai été heureux d'apprendre que la châtelaine ne dépérissait pas à vue d'œil et qu'elle avait fort bien dîné. Ma visite avait spécialement pour objet ce bon M. Ames, avec qui j'ai échangé quelques amabilités qui se sont terminées par son autorisation, dont il ne parlera à personne, à demeurer seul quelque temps dans le bureau du crime. – Comment ! A côté de … m'écriai-je. – Non. Tout est maintenant remis en ordre. Vous en avez accordé la permission, monsieur Mac, d'après ce qui m'a été dit. La pièce se trouvait donc dans son état normal, et j'y ai passé des moments instructifs. – Comment cela ? – Eh bien ! je ne vous ferai pas mystère d'une chose aussi simple : je cherchais l'haltère manquant. Dans mon appréciation des faits, l'haltère disparu pesait très lourd. J'ai fini par le retrouver. – Où ? – Ah ! Là nous touchons au domaine de ce qui n'est pas vérifié. Laissez-moi poursuivre encore un tout petit peu mes investigations, et je vous promets que vous saurez ensuite tout ce que je sais. – Nous sommes bien obligés d'en passer par où vous voulez, grogna l'inspecteur. Mais de là à admettre que nous devons abandonner l'affaire… Enfin, au nom du Ciel, pourquoi abandonner l'affaire ? – Pour la simple raison, mon cher monsieur Mac, que vous n'avez pas la moindre idée du but de votre enquête. – Nous enquêtons sur le meurtre de M. John Douglas du manoir de Birlstone. – Eh bien ! oui ! Voilà sur quoi vous enquêtez. Mais ne prenez pas la peine de rechercher le mystérieux touriste à bicyclette. Je vous affirme que cette recherche ne vous mènera à rien. – Alors, que nous suggérez-vous ? – Je vous dirai exactement quoi faire, si vous le faites. – Ma foi, je reconnais que vous avez toujours eu raison en dépit de toutes vos bizarreries. Je ferai ce que vous me conseillerez. – Et vous, monsieur White Mason ? Le détective local faisait une drôle de tête. M. Holmes et ses méthodes, c'était du nouveau à Birlstone. – Eh bien ! puisque l'inspecteur s'en contente, je m'en contenterai moi aussi, répondit-il piteusement. – Bravo ! fit Holmes. Je vais donc vous recommander à tous deux une excellente petite promenade à la campagne. On m'a dit que le panorama sur le Weald, de la crête de Birlstone, était tout à fait remarquable. Sans aucun doute, nous pourrons déjeuner dans une hôtellerie convenable, bien que mon ignorance du pays m'interdise d'en citer une. Ce soir, fatigués mais contents… – Mon cher, vous dépassez les limites de la plaisanterie ! s'exclama MacDonald, qui, furieux, se leva de sa chaise. – Bon ! Passez donc la journée comme vous l'entendrez, dit Holmes en lui administrant de petites tapes sur l'épaule. Faites ce qui vous plaira et allez où vous voudrez, mais retrouvez-moi ici sans faute avant ce soir. Sans faute, monsieur Mac ! – C'est de la folie pure ! – Je voulais vous donner un excellent conseil. Mais je n'insiste plus, du moment que vous serez ici à l'heure où j'aurai besoin de vous. Maintenant, avant que je vous quitte, je désire que vous écriviez un mot à M. Barker. – Oui ? – Je vous le dicterai, si vous préférez. Prêt ? « Cher Monsieur, J'ai pensé qu'il est de notre devoir de vider la douve, dans l'espoir que nous pourrions trouver… » – Impossible ! protesta l'inspecteur. J'ai procédé à des recherches, pour savoir si c'était faisable : on ne peut pas assécher la douve. – Tut, tut, mon cher monsieur ! Écrivez, je vous prie, ce que je vous demande d'écrire. – Bien. Continuez. « … dans l'espoir que nous pourrions trouver un élément nouveau en rapport avec l'enquête. J'ai pris mes dispositions : les ouvriers se mettront au travail demain matin de bonne heure pour détourner le cours d'eau… » – Je vous répète que c'est impossible ! « … pour détourner le cours d'eau. J'ai jugé préférable de vous en avertir au préalable. » – A présent, signez. Faites remettre ce message en main propre vers quatre heures. C'est l'heure à laquelle nous nous retrouverons ici. En attendant, amusons-nous les uns et les autres comme il nous plaira, car je vous certifie que l'enquête en est arrivée au point mort. Le soir tombait quand nous nous rencontrâmes à nouveau. Holmes était très sérieux ; moi, j'étais curieux et les détectives visiblement sceptiques. – Eh bien ! messieurs, commença-t-il gravement, je vous prie maintenant de bien vouloir vérifier en ma compagnie tout ce que je vais vous soumettre. Vous jugerez par vous-même si les observations que j'ai faites justifient les conclusions auxquelles je suis parvenu. La soirée est fraîche, et j'ignore combien de temps durera notre expédition ; aussi vous recommanderai-je de mettre vos vêtements les plus chauds. Il est de la première importance que nous soyons à notre poste avant qu'il fasse complètement nuit ; avec votre permission, nous allons partir tout de suite. Nous longeâmes la lisière extérieure du parc du manoir et nous arrivâmes devant une ouverture de la clôture. Nous nous glissâmes par ce trou ; Holmes nous mena derrière un massif situé presque en face de la porte principale et du pont qui n'avait pas été relevé. Holmes s'accroupit derrière les lauriers ; nous l'imitâmes. – Alors, qu'allons-nous faire ? interrogea MacDonald d'une voix bourrue. – Armer nos âmes de patience et faire le moins de bruit possible, répondit Holmes. – Mais enfin, pourquoi sommes-nous ici ? Vraiment, je pense que vous auriez dû vous montrer plus franc ! Holmes se mit à rire. – Watson, dit-il, revient toujours sur un thème qui lui est cher : il déclare que dans la vie réelle je suis un dramaturge. Il y a en moi une certaine veine artistique qui me réclame avec insistance sur la scène. Notre profession, monsieur Mac, serait bien terne, bien sordide, si nous ne procédions pas de temps en temps à une savante mise en scène pour glorifier nos résultats. L'inculpation brutale, la main au collet, que peut-on faire d'un pareil dénouement ? Mais la subtile déduction, le piège malin, l'habile prévision des événements avenir, le triomphe vengeur des théories les plus hardies, tout cela n'est-il pas la fierté et la justification du travail de notre vie ? A présent, vous frémissez sous l'enchantement de la situation, vous vibrez de l'anticipation du chasseur. Seriez-vous dans cet état si j'avais été aussi précis qu'un horaire de chemin de fer ? Je vous demande seulement un peu de patience, monsieur Mac, et tout s'éclairera. – Eh bien ! j'espère que la fierté, et la justification, et le reste nous seront accordés avant que nous soyons morts de froid ! murmura le détective londonien avec une résignation comique. Nous eûmes tous de bonnes raisons pour nous associer à ce vœu, car notre faction traîna fastidieusement en longueur. Lentement les ombres s'obscurcirent au-dessus de la façade sombre et allongée de la vieille maison. Une brume glacée venue de la douve nous gelait jusqu'aux os et nous faisait claquer des dents. Une seule lampe était allumée au-dessus de la porte ; un globe lumineux brillait dans la pièce du crime. Ailleurs c'était la nuit noire. – Combien de temps cela va-t-il durer ? demanda tout à coup l'inspecteur. Et qu'est-ce que nous attendons ici ? – Je ne sais pas plus que vous quelle sera la durée de notre attente, répondit Holmes sèchement. Si les criminels réglaient toujours leurs déplacements comme des rames de métro, cela nous arrangerait tous. Quant à ce que nous… Hé bien ! voici ce que nous attendions ! Tandis qu'il parlait, la lumière du bureau se trouva occultée par quelqu'un qui passait et repassait devant elle. Les lauriers où nous étions tapis étaient juste en face de la fenêtre et à guère plus d'une quarantaine de mètres. Bientôt la fenêtre s'ouvrit en grinçant et nous aperçûmes un profil masculin scrutant les ténèbres. Pendant quelques minutes, les yeux de l'homme fouillèrent la nuit d'une manière furtive, comme s'il voulait être sûr de ne pas être vu. Puis il se pencha en avant et, dans le silence absolu, nous entendîmes le léger clapotis d'une eau agitée. J'eus l'impression qu'il plongeait dans la douve un objet qu'il tenait à la main. Finalement il leva quelque chose, avec le mouvement du pêcheur qui a ferré un poisson : quelque chose de gros et de rond qui masqua la lumière en passant par la fenêtre ouverte. – Maintenant ! cria Holmes. Allons-y ! Nous bondîmes, titubant derrière lui tant nos membres étaient engourdis. Holmes, avec l'une de ces explosions d'énergie nerveuse qui pouvait faire de lui en certaines occasions l'homme le plus agile ou le plus fort que j'aie jamais connu, traversa à toutes jambes le pont-levis et sonna violemment. De l'autre côté de la porte, des verrous tournèrent ; Ames, stupéfait, apparut sur le seuil. Holmes l'écarta sans un mot et, suivi de nous trois, se rua dans la pièce où se trouvait l'homme dont nous avions guetté les gestes. La lampe à pétrole sur la table représentait le globe lumineux que nous avions vu de l'extérieur. Elle était pour l'instant dans la main de Cecil Barker, qui la dirigea vers nous quand nous entrâmes. Elle éclaira son visage résolu, énergique, ses yeux menaçants. – Que signifie cela ? s'écria-t-il. Que cherchez-vous donc ? Holmes jeta un rapide regard autour de lui, puis se précipita vers un paquet détrempé et ficelé qui avait été jeté sous le bureau. – Voilà ce que nous cherchions, monsieur Barker. Ce paquet, lesté d'un haltère, que vous venez de retirer du fond de la douve. Barker regarda Holmes avec stupéfaction. – Comment diable connaissez-vous l'existence de cet haltère ? demanda-t-il. – Simplement parce que je l'avais placé là. – Vous l'aviez placé là ? Vous ? – Peut-être aurais-je dû dire : replacé là, rectifia Holmes. Vous vous rappelez, inspecteur MacDonald, que j'avais été frappé de l'absence d'un haltère. Je vous en avais parlé, mais sous la pression d'autres événements, vous n'aviez guère eu le temps de lui accorder la considération qui vous aurait permis d'en tirer quelques déductions. Quand l'eau est toute proche et qu'un poids manque, il n'est pas téméraire de supposer que quelque chose a été immergé. L'idée valait du moins la peine d'être vérifiée. Avec le concours d'Ames, qui m'a introduit dans la pièce, et le bec de la poignée du parapluie du docteur Watson, j'ai pu la nuit dernière relever ce paquet et l'examiner. Il était toutefois capital de pouvoir prouver qui l'avait placé là. Nous y sommes parvenus grâce à votre annonce de l'assèchement de la douve pour demain ; elle obligeait en effet l'homme qui avait dissimulé ce paquet à le retirer dès que l'obscurité lui semblerait propice. Nous sommes là quatre témoins qui citeront le nom de celui qui a profité de l'occasion. Je pense donc, monsieur Barker, que vous allez devoir vous expliquer… Sherlock Holmes posa le paquet encore dégouttant d'eau sur la table à côté de la lampe et défit la ficelle qui l'entourait. Il commença par extraire un haltère, qu'il envoya rejoindre son frère jumeau dans le coin. Puis il tira une paire de souliers. – … Des souliers américains, comme vous le voyez ! fit-il en désignant les bouts carrés. Il plaça ensuite sur la table un long couteau dans sa gaine. Enfin il démêla un ballot de vêtements qui comprenait un assortiment de linge, des chaussettes, un costume de tweed gris, et un pardessus court et jaune. – … Les vêtements sont ordinaires, déclara Holmes. Seul le par-dessus est assez suggestif… Il l'étala tendrement devant la lumière ; ses longs doigts minces coururent sur l'étoffe. – … Ici, comme vous le constaterez, la poche intérieure se prolonge dans la doublure de telle sorte qu'elle peut amplement abriter un fusil scié. L'étiquette du tailleur est sur le col : « Neale, tailleur, Vermissa, USA. » J'ai passé l'après-midi dans la bibliothèque du directeur de l'école, et j'ai parfait ma culture en apprenant que Vermissa est une petite ville prospère située dans l'une des plus célèbres vallées de fer et de charbon des États-Unis. Si je me souviens bien, monsieur Barker, vous avez établi un rapport entre les districts miniers et la première femme de M. Douglas ; il ne serait sans doute pas trop audacieux de déduire que le V.V. sur le carton trouvé auprès du mort signifie vallée de Vermissa, et que cette même vallée, qui envoie si loin des messagers de mort, est bien la vallée de la peur dont nous avons entendu parler. Tout cela est suffisamment clair. Et maintenant, monsieur Barker, à votre tour ! Le spectacle qu'offrit le visage de Cecil Barker pendant l'exposé du grand détective ne fut pas banal. La colère, la stupéfaction, la consternation et l'embarras s'y exprimèrent tour à tour. Finalement, il se réfugia dans l'ironie amère. – Vous connaissez tellement de choses, monsieur Holmes, que vous feriez peut-être mieux de nous en dire davantage, ricana-t-il. – Je pourrais sans doute vous en dire davantage, monsieur Barker, mais il serait plus gracieux de votre part de prendre le relais. – Oh ! vous croyez ? Eh bien ! tout ce que je puis dire est que s'il existe un secret ici, il n'est pas mon secret, et que je ne suis pas homme à le trahir ! – Si vous le prenez ainsi, monsieur Barker, dit tranquillement l'inspecteur, nous serons dans l'obligation de vous garder à vue jusqu'à ce que nous recevions un mandat d'arrêt. – Vous pouvez agir comme bon vous semblera ! répondit Barker sur un ton de défi. La confrontation semblait terminée, car il suffisait de regarder cette tête de granit pour comprendre qu'aucune menace ne l'amènerait à parler contre sa volonté. Mais une voix de femme remit tout en question. Mme Douglas, qui avait écouté derrière la porte entrouverte, pénétra dans le bureau : – Vous avez assez fait pour nous, Cecil ! dit-elle. Quoi qu'il advienne dans l'avenir, vous avez assez fait ! – Assez et plus qu'assez ! approuva gravement Sherlock Holmes. J'ai beaucoup de sympathie pour vous, madame, et je vous adjure fortement de vous fier à notre juridiction et de mettre spontanément la police au courant de tout. Il se peut que je sois moi-même fautif pour n'avoir pas profité de la démarche que vous avez faite auprès de mon ami le docteur Watson. Mais à ce moment-là, j'avais toutes raisons de croire que vous étiez directement impliquée dans le crime. Maintenant, je sais que non. Tout de même, beaucoup de choses demeurent encore inexpliquées. Je vous incite vivement à obtenir de M. Barker qu'il nous raconte toute son histoire. Aux derniers mots de Holmes, Mme Douglas poussa un cri de surprise. Les détectives et moi-même y fîmes probablement écho quand nous aperçûmes un homme qui semblait être sorti tout vivant du mur et qui s'avançait vers nous en émergeant progressivement de l'obscurité d'où il était apparu. Mme Douglas se retourna et se jeta à son cou. Barker lui serra affectueusement la main qu'il lui tendait. – C'est mieux ainsi, mon chéri ! répétait sa femme. Je suis sûre que cela vaut mieux ! – Vraiment oui, monsieur Douglas, opina Sherlock Holmes. J'en suis certain, moi aussi. Douglas clignait des yeux comme quelqu'un qui serait brusquement passé des ténèbres à la lumière. Il avait une tête remarquable : des yeux gris hardis, une moustache dure grisonnante, un menton carré et proéminent, une bouche sensible. Il nous dévisagea successivement, puis, à mon vif étonnement, il se dirigea vers moi et me tendit une liasse de papiers. – Je vous connais, me dit-il d'une voix qui n'était ni tout à fait anglaise ni tout à fait américaine, mais qui était douce et agréable. Vous êtes l'historien de l'équipe. Eh bien ! docteur Watson, vous n'avez jamais eu une telle histoire entre les mains : je parierais mon dernier dollar là-dessus. Racontez-la dans votre style, mais ce sont des faits et vous ne manquerez pas de public. J'ai été cloîtré pendant deux jours et j'ai consacré mes heures de lumière, en admettant que j'aie eu de la lumière dans ce trou à rats, à exposer toute affaire. Elle sera bien accueillie par vous et par vos lecteurs. C'est d'histoire de la vallée de la peur. – Voilà pour le passé, monsieur Douglas, intervint paisiblement Sherlock Holmes. Mais nous désirons maintenant entendre l'histoire du présent. – Vous allez l'avoir, monsieur, répondit Douglas. Puis-je fumer en parlant ? Merci, monsieur Holmes. Vous êtes vousmême un fumeur, et vous devinez ce que c'est que de rester assis pendant deux jours avec du tabac dans sa poche sans oser fumer, de peur que l'odeur de la fumée ne vous trahisse… Il était appuyé contre la cheminée et tirait sur le cigare que Holmes lui avait offert. – … J'ai entendu parler de vous, monsieur Holmes. Je ne pensais pas que je ferais un jour votre connaissance. Mais quand vous aurez lu tout cela (il désigna les papiers qu'il m'avait remis), vous direz que je vous ai appris quelque chose de neuf. L'inspecteur MacDonald ne le quittait pas des yeux. – Eh bien ! voilà qui passe ma compréhension ! s'écria-t-il enfin. Si vous êtes M. John Douglas, du manoir de Birlstone, sur la mort de qui nous enquêtons depuis deux jours, d'où venez-vous maintenant ? Vous avez surgi comme un diable d'une boîte ! – Ah ! monsieur Mac ! dit Holmes en agitant un index chargé de reproches. Vous n'avez pas voulu lire cette excellente compilation locale qui décrivait la manière dont le roi Charles s'était caché. A cette époque, les gens ne se cachaient que dans des cachettes à toute épreuve. Une cachette utilisée au XVIIe siècle pouvait fort bien resservir de nos jours. J'étais sûr que nous trouverions M. Douglas sous son toit ! – Et depuis combien de temps nous avez-vous joué la comédie, monsieur Holmes ? demanda l'inspecteur en colère. Combien de temps nous avez-vous laissés poursuivre une enquête que vous saviez absurde ? – Pas beaucoup, mon cher monsieur Mac ! Je n'ai arrêté qu'hier soir mon point de vue sur l'affaire. Comme il ne pouvait pas être prouvé avant ce soir, je vous ai invités, vous et votre collègue, à prendre un jour de vacances. S'il vous plaît, que pouvais-je faire de mieux ? Quand j'ai trouvé le ballot d'habits dans la douve, j'ai tout de suite pensé que le cadavre que nous avions trouvé ne pouvait pas être celui de M. John Douglas, mais bien plutôt celui du cycliste de Tunbridge Wells. Il n'y avait pas d'autre conclusion possible. J'avais donc à déterminer l'endroit où se cachait M. John Douglas avec, selon toutes probabilités, l'aide de sa femme et de son ami. Il devait se trouver dans un endroit capable d'abriter un fugitif, et attendre là le moment où il pourrait disparaître du pays. – Vous aviez bien raisonné, déclara M. Douglas. Je croyais pouvoir esquiver votre loi anglaise, car je n'étais pas sûr de ne pas avoir de démêlés avec elle ; d'autre part, je tenais là une chance de me débarrasser une fois pour toutes des chiens lancés à mes trousses. Remarquez bien que du début jusqu'à la fin je n'ai rien fait dont je doive rougir, rien que je ne recommencerais si c'était à refaire. Vous jugerez par vous-mêmes en écoutant mon histoire. Inutile de m'avertir, inspecteur ! Je suis prêt à dire toute la vérité. » Je ne commencerai pas par le commencement, qui est là… Il montra les papiers que je n'avais pas lâchés. – … Vous y découvrirez une histoire peu banale, je vous le jure ! Je résume : il existe quelques hommes qui ont de bonnes raisons pour me haïr, et qui donneraient leur dernier dollar pour avoir ma peau. Tant que je serai vivant, tant qu'ils seront vivants, il n'y aura dans ce monde aucune sécurité pour moi. Ils m'ont pisté de Chicago en Californie ; puis ils m'ont obligé à quitter l'Amérique. Mais quand je me suis marié et que je me suis installé dans ce petit coin tranquille, je croyais que mes dernières années seraient sans histoire. Je n'ai jamais expliqué à ma femme ce qu'il en était. Pourquoi l'aurais je mêlée à cela ? Elle n'aurait plus eu dès lors un instant de repos, constamment elle aurait vécu dans la terreur. Je suppose qu'elle a deviné quelque chose, car il m'est arrivé de laisser échapper une parole de temps à autre ; mais jusqu'à hier, après que vous, messieurs, l'aviez interrogée, elle ne savait rien du fond de l'histoire. Elle vous a dit tout ce qu'elle connaissait. Et Barker également. La nuit où s'est produit le drame, nous n'avions guère le temps de nous expliquer. Elle sait tout maintenant, et j'aurais été plus avisé de le lui dire plus tôt. Mais c'était difficile, ma chérie… Il emprisonna sa main quelques secondes entre les siennes. – Et j'ai agi pour le mieux. » Eh bien ! messieurs, la veille de ces événements, j'étais allé à Tunbridge Wells, et j'avais aperçu quelqu'un dans la rue. Je ne l'avais aperçu que le temps d'un éclair, mais j'ai l'œil vif, et j'étais sûr de ne m'être pas trompé. C'était mon pire ennemi : celui qui m'avait pourchassé pendant toutes ces années, comme un loup affamé pourchasse un caribou. J'ai compris que des tracas m'attendaient. Je suis rentré chez moi et j'ai pris mes dispositions. Je pensais que je m'en tirerais très bien tout seul. Il fut un temps où ma chance était proverbiale aux États-Unis. Je ne doutais pas qu'il en serait de même encore une fois. » Je me suis tenu sur mes gardes tout le lendemain et je ne suis pas sorti une seule fois dans le parc. Cela valait mieux, car il aurait pu décharger sur moi son fusil de chasse sans que j'eusse pu l'en empêcher. Une fois le pont relevé (j'étais toujours plus tranquille quand le pont était levé le soir), je n'ai plus voulu penser à l'affaire. Je n'avais pas envisagé une seconde qu'il pénétrerait dans le manoir et qu'il m'y attendrait. Mais quand j'ai fait ma ronde en robe de chambre comme j'en avais l'habitude, je n'ai pas plus tôt posé le pied dans mon bureau que j'ai flairé un danger. Je crois que lorsqu'un homme a mené une vie dangereuse, il possède une sorte de sixième sens qui agite le drapeau rouge. J'ai vu le signal, et pourtant je ne saurais pas vous dire comment. Tout de suite j'ai aperçu un soulier qui dépassait sous le rideau de la fenêtre. Dans la seconde qui a suivi, j'ai vu l'homme en entier. » Je n'avais pour m'éclairer que la bougie que je tenais à la main, mais une bonne lumière provenant de la lampe du vestibule passait par la porte ouverte. J'ai posé la bougie et j'ai bondi pour m'emparer du marteau que j'avais laissé sur la cheminée. Au même moment il a sauté sur moi. J'ai vu briller la lame d'un couteau et je l'ai frappé d'un revers de marteau. Je l'ai atteint sûrement quelque part, car le couteau est tombé sur le plancher. Leste comme un daim, il a fait le tour de la table et il a tiré son fusil, qu'il avait dissimulé sous son pardessus. J'ai entendu qu'il l'armait, mais avant qu'il ait pu tirer, j'ai empoigné le fusil. Je le tenais par le canon, et nous avons durement lutté pour savoir qui s'en rendrait maître. Cette bagarre a duré une ou deux minutes. Nous savions que celui qui le lâcherait était un homme mort. Il ne l'a jamais lâché, mais il l'a tenu crosse en bas une seconde de trop. C'est peut-être moi qui ai appuyé sur la gâchette. C'est peut-être lui en se débattant. C'est peut-être nous deux en même temps. Toujours est-il qu'il a reçu la double décharge dans la figure, et je suis resté là, stupide, à contempler ce qui restait de Ted Baldwin. Je l'avais reconnu à Tunbridge Wells. Je l'avais bien reconnu aussi quand il avait bondi sur moi. Mais sa propre mère ne l'aurait pas reconnu si elle l'avait vu après le coup de feu. J'ai pourtant l'habitude de spectacles pas trop ragoûtants, mais j'ai failli me trouver mal. » J'étais cramponné au rebord de la table quand Barker est accouru. J'ai entendu aussi ma femme qui arrivait ; je me suis précipité à la porte et je l'ai arrêtée. Ce n'était pas quelque chose à montrer à une femme. Je lui ai promis que je la reverrais bientôt. J'ai dit deux mots à Barker ; il avait tout compris au premier coup d'œil ; et nous avons attendu les gens du manoir. Mais personne n'est venu. Alors nous avons compris que personne n'avait entendu la détonation, et que ce qui était arrivé n'était connu que de nous. » C'est à ce moment-là que j'ai eu une idée. Je l'ai trouvée formidable ! La manche de Baldwin s'était relevée et la marque de la loge s'étalait sur son bras. Regardez !… Douglas releva sa propre veste et sa manche de chemise pour nous montrer un triangle brun à l'intérieur d'un cercle, semblable à celui que nous avions vu sur le cadavre. – … C'est quand je l'ai vu que j'ai échafaudé mon plan. Il avait la même taille, les mêmes cheveux, la même silhouette que moi. Pour la figure, personne ne ferait de différence, pauvre diable ! Je suis remonté dans ma chambre pour aller chercher un costume ; un quart d'heure plus tard, Barker et moi lui avions passé ma robe de chambre, et nous l'avons disposé comme vous l'avez trouvé. Nous avons fait un paquet de toutes ses hardes, et je l'ai lesté avec le seul poids que j'avais sous la main avant de le jeter par la fenêtre. Le carton qu'il avait eu l'intention de déposer sur mon cadavre, nous l'avons installé auprès du sien. Nous avons mis mes bagues à ses doigts, mais quand est venu le tour de mon alliance… Il tendit sa main musclée. – … J'avais atteint mes limites. Je ne l'ai pas retirée depuis le jour de mon mariage et il m'aurait fallu une lime pour l'ôter. Je ne crois pas, d'ailleurs, que je me serais décidé à m'en séparer ; mais en admettant que je l'eusse voulu, j'en aurais été incapable. Nous avons donc laissé au hasard le soin de régler ce détail. Par contre je me suis débarrassé d'un bout de taffetas que j'avais sur le menton et je l'ai posé au même endroit sur ce qui restait de la tête de mon ennemi. Là, monsieur Holmes, vous avez commis une négligence, tout malin que vous êtes : car si par hasard vous aviez soulevé le taffetas, vous auriez découvert qu'il n'y avait pas de coupure au-dessous. » Voilà quelle était la situation. Si je pouvais me cacher quelque temps, puis partir pour un endroit où ma femme me rejoindrait, nous aurions enfin la chance de vivre en paix le reste de nos jours. Ces démons ne me laisseraient pas tranquille tant qu'ils me sauraient vivant, mais s'ils lisaient dans les journaux que Baldwin avait abattu son homme, mes ennuis se trouveraient terminés. Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour tout expliquer à Barker et à ma femme ; ils en ont compris suffisamment pour m'aider. Je connaissais cette cachette ; Ames aussi ; mais il n'a jamais eu l'idée d'établir un rapport entre elle et l'affaire. Je me suis enfermé dedans, et j'ai laissé à Barker le soin de faire le reste. » Je suppose que vous pouvez deviner ce qu'il a fait. Il a ouvert la fenêtre et a marqué l'empreinte sur l'appui afin de suggérer le mode de fuite utilisé par l'assassin. C'était sans doute un peu gros ; mais le pont était levé : il n'y avait pas d'autre issue. Quand tout a été prêt, il a tiré de toutes ses forces sur le cordon de sonnette. Vous savez la suite. Maintenant, messieurs, vous pouvez agir comme vous voudrez, mais je vous ai dit la vérité, toute la vérité : que Dieu m'aide à présent ! J'ai quelque chose à vous demander : quelle est ma situation par rapport à la loi anglaise ? Il y eut un silence, que rompit Sherlock Holmes. – La loi anglaise est, à tout prendre, une loi juste. Elle se montrera équitable envers vous. Mais je voudrais que vous me disiez comment cet homme a su que vous habitiez ici, et comment pénétrer chez vous, puis s'y cacher. – Je n'en ai pas la moindre idée. Holmes était très pâle, très grave. – L'histoire n'est pas terminée, je le crains ! murmura-t-il. Vous risquez d'affronter encore des dangers pires que la loi anglaise, ou même que vos ennemis d'Amérique. Je vois de gros ennuis devant vous, monsieur Douglas. Suivez mon conseil : tenez-vous sur vos gardes ! Et maintenant, patients lecteurs, je vais vous inviter à m'accompagner quelque temps, loin du manoir de Birlstone, loin aussi de l'an de grâce où nous accomplîmes ce voyage fertile en événements. Je vous convie à voyager dans le passé, à revenir de vingt ans en arrière, à traverser quelques milliers de kilomètres vers l'ouest, afin que je vous raconte une histoire singulière et terrible. Si singulière, si terrible que vous aurez peut-être du mal à croire qu'elle s'est déroulée comme je vais vous la présenter. Ne pensez pas que je commence une histoire avant que l'autre soit finie. En poursuivant votre lecture, vous vous apercevrez qu'il n'en est rien. Et quand je vous aurai narré par le détail ces épisodes lointains dans le temps et l'espace, nous nous retrouverons encore une fois dans cet appartement de Baker Street où le dernier chapitre s'écrira, comme lors de tant d'autres aventures extraordinaires. II. Les Éclaireurs CHAPITRE I L'homme 4 février 1875. L'hiver avait été rude. La neige s'entassait dans les gorges des monts de Gilmerton. Le chasse-neige avait toutefois déblayé la voie ferrée, et le train du soir qui reliait les nombreux centres miniers de charbon et de fer ahanait en grimpant lentement la côte qui partait de Stagville dans la plaine pour Vermissa, la principale agglomération située au débouché de la vallée de Vermissa. A partir de là, la voie ferrée redescendait vers le croisement de Barton et la région exclusivement agricole de Merton. Elle était la voie unique, mais à chaque embranchement (et ils étaient nombreux) de longues files de wagonnets chargés de charbon ou de minerai de fer attestaient la richesse cachée qui avait attiré une population rude et provoqué une activité considérable dans ce coin le plus sinistre des ÉtatsUnis d'Amérique. Car il était sinistre. Le premier pionnier qui s'y était aventuré aurait eu du mal à imaginer que les plus belles prairies et les pâturages les plus gras ne vaudraient rien à côté de cette région de rochers noirs et de forêts de broussailles. Dominant les bois sombres et presque tous impénétrables qui les entouraient, de hautes cimes dénudées (neige blanche et roc déchiqueté) isolaient entre elles une longue vallée tortueuse et éventée. C'était cette vallée que remontait le petit train poussif. On venait d'allumer les lampes à pétrole dans le premier wagon de voyageurs où étaient assises vingt ou trente personnes. La plupart étaient des ouvriers qui rentraient de leur travail du fond de la vallée. Une douzaine au moins, à en juger par leurs figures barbouillées et la lanterne de sécurité qu'ils portaient, étaient des mineurs : ils fumaient et bavardaient à voix basse non sans lancer de fréquents coups d'œil à deux policiers en uniforme qui se tenaient à l'autre bout du wagon. Plusieurs ouvrières et deux ou trois voyageurs qui devaient être des commerçants locaux complétaient le lot. Mais il y avait aussi, seul dans un coin, un jeune homme. C'est lui qui nous intéresse. Examinons-le bien : il en vaut la peine. Il a le teint frais ; il est de taille moyenne ; il ne doit pas être loin de sa trentième année. Il a de grands yeux gris pleins de sagacité et de drôlerie, qui pétillent de curiosité derrière des lunettes quand ils regardent les gens qui l'entourent. Visiblement, c'est un garçon sociable et simple, qui ne souhaite que d'être l'ami de tout le monde. Au premier abord, on pourrait le prendre pour un homme d'habitudes grégaires et d'un naturel communicatif : un homme à l'esprit vif et toujours prêt à sourire. Mais en l'étudiant de plus près, on constaterait une certaine solidité de la mâchoire et autour des lèvres un pli sévère, laissant deviner que cet agréable jeune Irlandais aux cheveux bruns serait capable de s'imposer en bien ou en mal dans n'importe quel milieu où il serait introduit. Ayant tenté à deux ou trois reprises d'engager la conversation avec le mineur le plus proche de lui et n'ayant obtenu en guise de réponse que quelques mots bourrus, notre voyageur se résigna au silence et il regarda d'un air maussade par la vitre le paysage qui disparaissait dans l'ombre. La vue n'était pas particulièrement réjouissante. A travers l'obscurité croissante se succédaient les lueurs rouges des fours accrochés aux flancs des montagnes. De grands crassiers et des tas de scories se profilaient de chaque côté, ainsi que de hauts puits de mines. Des agglomérations de petites maisons en bois, aux fenêtres desquelles commençaient d'apparaître des lampes, étaient disséminées ici et là le long de la voie. Les haltes étaient fréquentes ; à chaque arrêt descendaient des travailleurs au teint basané. Les vallées du district de Vermissa n'étaient pas une résidence pour oisifs ou intellectuels. Partout s'étalaient les symboles austères d'une rude bataille pour la vie, du rude travail à faire et des rudes ouvriers qui l'accomplissaient. Le jeune voyageur contemplait ce pays lugubre avec intérêt et répulsion ; son expression montrait qu'un pareil décor était nouveau pour lui. Par moments il tirait de sa poche une lettre volumineuse à laquelle il se référait, et il écrivait sur les marges quelques notes griffonnées à la hâte. En une occasion il sortit de derrière sa ceinture un objet qu'on ne se serait pas attendu à trouver dans la possession d'un homme aux manières si douces : c'était un gros revolver de la marine. Lorsqu'il le tourna de biais vers la lampe, un reflet indiqua qu'il était chargé. Il l'enfouit rapidement dans sa poche, mais un ouvrier qui était assis sur la banquette voisine l'avait vu. – Oh ! oh ! camarade ! dit-il. Tu me parais fin prêt ! Le jeune homme sourit. Il parut légèrement embarrassé. – Oui, dit-il. Dans l'endroit d'où je viens, on en a besoin quelquefois. – Et d'où viens-tu donc ? – De Chicago. – Tu n'es jamais venu par ici ? – Non. – Tu t'apercevras peut-être qu'il te sera utile, dit l'ouvrier. – Ah ! vraiment ? Le jeune homme prit un air intéressé. – Tu n'as jamais entendu parler de ce qui se passait par ici ? – Non, jamais. – Moi qui croyais qu'on ne parlait que de ça dans le pays ! Tu ne tarderas pas à le savoir. Pourquoi es-tu venu dans la vallée ? – Parce qu'on m'a dit qu'il y avait toujours du travail pour un homme de bonne volonté. – Es-tu syndiqué ? – Bien sûr ! – Alors tu trouveras du travail, je pense. As-tu des amis ? – Pas encore, mais j'ai le moyen de m'en faire. – Comment cela ? – Je suis membre de l'Ordre ancien des hommes libres. Il y a une loge dans chaque ville, et là où il y a une loge je trouve des amis. Cette déclaration produisit un effet singulier sur son auditeur. Il regarda leurs compagnons de voyage d'un œil soupçonneux. Les mineurs continuaient à bavarder entre eux. Les policiers somnolaient. Il s'approcha du jeune homme, s'assit tout près de lui et lui tendit la main. – Serrez-la-moi, dit-il. Ils échangèrent une certaine poignée de main. – Ça va. Vous m'avez dit la vérité. Mais je préférais en être sûr… Il leva sa main droite à hauteur de l'œil droit. Le voyageur leva aussitôt sa main gauche à hauteur de l'œil gauche. – Les nuits obscures sont déplaisantes, dit l'ouvrier. – Oui, pour les étrangers qui ont à voyager, répondit l'autre. – En voilà assez. Je suis le frère Scanlan, loge 341, vallée de Vermissa. Heureux de vous voir dans la région. – Merci. Je suis le frère John McMurdo, loge 29, Chicago. Chef de corps : J.-H. Scott. J'ai de la chance d'avoir rencontré un frère si tôt. – Oh ! nous sommes nombreux par ici ! Nulle part l'ordre n'est plus florissant que dans la vallée de Vermissa. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'un syndiqué aussi plein d'allant que vous n'ait pas trouvé du travail à Chicago. – J'ai trouvé tout le travail que je souhaitais, répondit McMurdo. – Alors, pourquoi êtes-vous parti ? McMurdo désigna en souriant les deux policiers. – Je suppose que ces gaillards ne seraient pas fâchés de l'apprendre, dit-il. Scanlan grogna avec sympathie. – Des ennuis ? chuchota-t-il. – Graves. – Bon pour la prison ? – Et le reste. – Pas un meurtre ? – Il est un peu tôt pour parler de ça, répondit McMurdo avec l'air d'un homme qui s'aperçoit qu'il en a dit plus qu'il ne l'aurait voulu. J'ai mes raisons pour avoir quitté Chicago. Que cela vous suffise ! Pour qui vous prenez-vous, pour m'interroger de la sorte ? Ses yeux gris derrière ses lunettes s'enflammèrent de colère. – N'en parlons plus, camarade. Je ne voulais pas vous offenser. Les copains ne penseront pas de mal de vous, quoi que vous ayez fait. Où allez-vous maintenant ? – A Vermissa. – C'est le troisième arrêt. Où logerez-vous ? McMurdo sortit une enveloppe et l'approcha de la lampe qui fumait. – Voici l'adresse : Jacob Shafter, Sheridan Street. C'est une pension de famille qui m'a été recommandée par quelqu'un de Chicago. – Je ne connais pas. Mais Vermissa n'est pas dans mon secteur. J'habite à Hobson's Patch. C'est la prochaine station. Mais, dites, je vais vous donner un petit conseil avant que nous nous séparions. Si vous avez des ennuis à Vermissa, allez tout droit à la maison syndicale et voyez le patron McGinty. C'est lui le chef de corps de la loge de Vermissa. Il ne se passe rien par ici sans son assentiment. Au revoir, camarade. Peut-être nous rencontrerons-nous en loge un de ces soirs. Mais rappelez-vous mes paroles : si vous avez des ennuis, allez voir McGinty. Scanlan descendit, et McMurdo resta seul avec ses pensées. La nuit était tombée, et les flammes des nombreux fourneaux grondaient et léchaient les ténèbres. Dans ce décor blafard, des silhouettes sombres se courbaient, se tordaient, tiraient, virevoltaient avec des mouvements d'automates, au rythme d'un éternel rugissement métallique. – J'ai l'impression que l'enfer doit vaguement ressembler à cela, dit une voix. McMurdo se retourna : l'un des policiers avait pris place à côté de lui et contemplait ce spectacle sinistre. – Oui, acquiesça l'autre policier. S'il y a en enfer de pires diables que certains d'ici dont je pourrais citer les noms, j'en serais bien étonné. Je suppose que vous êtes nouveau venu dans les parages, jeune homme ? – Et quoi alors, dans ce cas ? répondit McMurdo d'un ton hargneux. – Tout simplement cela : que je vous conseillerais de faire attention au choix de vos amis. Si j'étais vous, je ne commencerais pas par Mike Scanlan ou sa bande. – Mais qu'est-ce qu'ils peuvent bien vous faire, mes amis ? gronda McMurdo d'une voix qui fit tourner toutes les têtes dans le compartiment. Vous ai-je demandé votre avis, ou me prenezvous pour un bébé qui n'est pas assez grand pour marcher tout seul ? Vous parlerez quand on vous le demandera et, par le Seigneur, vous aurez à attendre longtemps avec moi ! Il avait lancé son visage en avant et il souriait de toutes ses dents aux policiers, comme un bouledogue prêt à bondir. Les deux policiers étaient de braves types, un peu lourds ; ils furent stupéfaits de la violence extraordinaire avec laquelle leurs avances amicales venaient d'être repoussées. – Ne le prenez pas mal, étranger ! dit l'un d'eux. C'était un avertissement pour votre bien. Nous vous l'avons donné en voyant que vous ne connaissiez pas le coin. – Je ne connais pas le coin, mais je connais bien les gens de votre espèce ! cria McMurdo en proie à une rage froide. Je sais que vous êtes les mêmes partout, et que vous donnez des conseils à ceux qui ne vous en demandent pas. – Il se pourrait que nous vous connaissions davantage d'ici peu, dit un policier. Vous m'avez l'air d'un drôle de pistolet, à première vue. – Oui, renchérit l'autre. Je parie que nous ne tarderons pas à nous revoir ! – Vous ne me faites pas peur. Ne vous imaginez surtout pas que je vous crains ! répondit-il McMurdo. Je m'appelle John McMurdo, sachez-le. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez chez Jacob Shafter, dans Sheridan Street, à Vermissa. Je ne me cache pas, hein ? De jour ou de nuit, je suis prêt à vous regarder en face. Tâchez de ne pas l'oublier ! Un murmure de sympathie et d'admiration s'éleva du groupe des mineurs devant les manières indomptables du nouveau venu. Les policiers haussèrent les épaules et se remirent à bavarder entre eux. Quelques minutes plus tard, le train entra dans une gare mal éclairée ; nombreux furent ceux qui descendirent, car Vermissa était de loin la plus grosse agglomération sur la ligne. McMurdo prit son sac. Il allait s'enfoncer dans l'obscurité quand l'un des mineurs l'accosta : – Sapristi, camarade, vous savez comment parler aux flics ! dit-il d'une voix pleine de respect. C'était merveilleux de vous entendre. Je vais porter votre sac et vous montrer la route. Pour rentrer chez moi, je passe devant la maison de Shafter. Il y eut un chœur de « bonsoir ! » quand ils croisèrent les autres mineurs sur le quai. Avant même d'avoir mis le pied dans Vermissa, McMurdo y était devenu un personnage. L'aspect de la campagne était lugubre, mais dans un sens la ville était encore plus déprimante. Au fond de cette longue vallée, il y avait du moins une certaine grandeur sinistre qui s'exprimait par d'énormes feux et des nuages de fumée ; d'autre part, la force et l'industrie de l'homme avaient façonné des monuments dignes d'elles dans les montagnes déformées par ses monstrueuses excavations. La ville, par contre, affichait une saleté et une laideur uniformes. La circulation avait transformé la rue principale en une horrible bouillie de neige boueuse. Les petites rues étaient étroites et défoncées. Les nombreux lampadaires ne servaient qu'à révéler une longue enfilade de maisons en bois, chacune avec une véranda en façade, toutes mal entretenues. Quand ils approchèrent du centre, des magasins illuminés projetèrent une lumière plus vive ; tout un groupe d'habitations n'étaient que cafés et maisons de jeu où les mineurs dépensaient des salaires généreux, mais péniblement gagnés. – Voilà la maison syndicale, annonça le guide en désignant un cabaret qui se haussait presque à la dignité d'un hôtel. Jack McGinty est le patron, là-dedans. – Quelle sorte d'homme est-ce ? demanda McMurdo. – Comment ! Vous n'avez jamais entendu parler du patron ? – Comment aurais-je pu entendre parler de lui, puisque vous savez que je suis un étranger ? – Ma foi, je croyais qu'il était connu à travers tout le pays ! Il a eu son nom dans les journaux assez souvent pour ça ! – Pourquoi a-t-il eu son nom dans les journaux ? – Eh bien !… Le mineur baissa la voix. – … Pour des affaires. – Quelles affaires ? – Grands dieux, l'ami, vous êtes un drôle de bonhomme, si je puis dire sans vous offenser ! Il n'y a qu'un seul genre d'affaires dont vous entendrez parler par ici : les affaires des Éclaireurs. – Ah ! il me semble avoir lu quelque chose à Chicago sur les Éclaireurs ! Une bande d'assassins, n'est-ce pas ? – Taisez-vous, sur votre vie ! s'écria le mineur affolé en regardant avec effroi son compagnon. Mon ami, vous ne ferez pas de vieux os dans les parages si vous parlez comme ça en pleine rue ! J'en connais qui ont été liquidés pour moins. – Moi, je ne connais rien sur eux. C'est seulement ce que j'ai lu. – Je ne dirai pas que vous avez lu le contraire de la vérité… L'homme regardait constamment autour de lui tout en parlant ; il scrutait la nuit et les ombres comme s'il redoutait un danger précis. – … Si tuer est commettre un assassinat, alors Dieu sait qu'il y a eu des assassinats à revendre ! Mais surtout ne vous avisez pas d'y associer tout haut le nom de McGinty, étranger ! Car tout murmure lui revient, et il n'est pas homme à tolérer qu'on chuchote de pareilles choses sur son compte. Voilà la maison que vous cherchiez : celle qui se tient un peu en arrière de la rue. Vous découvrirez vite que le vieux Jacob Shafter est le plus honnête des habitants de la ville. – Je vous remercie, dit McMurdo en serrant la main de sa nouvelle connaissance. Il empoigna son sac, monta d'un pas lourd le chemin qui conduisait à la maison, et frappa à la porte qui s'ouvrit aussitôt sur quelqu'un qui ne ressemblait nullement à la personne qu'il s'attendait voir. C'était une femme, jeune et exceptionnellement jolie. Elle avait le type suédois ; elle était blonde avec de beaux cheveux dorés qui contrastaient de façon piquante avec deux yeux noirs magnifiques ; elle regarda l'inconnu avec surprise, et son embarras plaisant engendra une vague de couleur sur son visage. Encadrée comme elle l'était par la lumière du vestibule, elle parut à McMurdo le plus beau tableau qu'il eût jamais vu, et d'autant plus attrayante que les environs étaient sordides. Une fraîche violette s'épanouissant sur un crassier ne l'aurait pas davantage étonné. Il la contemplait dans une telle extase qu'il ne dit pas un mot et que ce fut elle qui rompit le silence. – Je croyais que c'était mon père, dit-elle avec un très léger accent suédois. Êtes-vous venu pour le voir ? Il est dans la ville. Il va rentrer d'une minute à l'autre. McMurdo continua à l'admirer jusqu'à ce qu'elle baissât les yeux devant le regard indiscret de l'inconnu. – Non, mademoiselle, répondit-il enfin. Je ne suis nullement pressé de le voir. Mais votre maison m'avait été recommandée pour y prendre pension. Je pensais bien qu'elle me conviendrait. Maintenant j'en suis sûr. – Vous êtes prompt à vous décider ! dit-elle en souriant. – Il faudrait être aveugle pour hésiter, répondit l'autre. Ce compliment la fit rire. – Entrez donc, monsieur. Je suis Mlle Ettie Shafter, la fille de M. Shafter. Ma mère est morte, et c'est moi qui m'occupe de la pension. Vous pourrez vous asseoir auprès du poêle dans la pièce du devant en attendant mon père. Ah ! le voici justement ! Vous n'aurez qu'à vous arranger avec lui. Un homme âgé au pas pesant entrait en effet dans la maison. En peu de phrases, McMurdo lui expliqua le motif de sa visite. Un dénommé Murphy lui avait donné l'adresse à Chicago. Murphy la tenait lui-même de quelqu'un d'autre. Le vieux Shafter fut rapidement d'accord : l'étranger ne discuta pas ses conditions, et paraissait avoir de l'argent. Pour douze dollars par semaine, payés d'avance, il aurait la pension et le gîte. Voilà comment McMurdo, qui avait avoué avoir fui la justice, s'installa sous le toit des Shafter ; première étape dans une sombre succession d'événements dont le dernier devait se dérouler dans un lointain pays. CHAPITRE II Le chef de corps McMurdo était un homme qui ne pouvait pas passer inaperçu. Partout où il se trouvait, ses voisins remarquaient vite sa présence. Au bout d'une semaine, il était devenu le personnage le plus important de la Pension Shafter. Celle-ci hébergeait une douzaine de locataires, honnêtes contremaîtres ou simples employés de commerce, d'un calibre tout différent de celui du jeune Irlandais. Quand le soir ils étaient tous réunis, c'était lui qui avait toujours le mot pour rire, la conversation la plus vive, la meilleure chanson. Il était naturellement gai compagnon ; son magnétisme personnel répandait la bonne humeur autour de lui. Et cependant il se révélait de temps à autre, comme dans le compartiment de chemin de fer, capable de colères terribles, soudaines, qui lui attiraient le respect et même la crainte de ceux qui les affrontaient. A l'égard de loi et de ses représentants, il affichait un mépris total qui réjouissait ou inquiétait les pensionnaires. Dès son arrivée, il voua ouvertement de l'admiration à la jeune fille de la maison, et il ne chercha pas à dissimuler qu'elle avait conquis son cœur à partir du moment où sa beauté et sa grâce lui étaient apparues. Il n'avait rien d'un courtisan timide. Lui ayant déclaré le deuxième jour qu'il l'aimait, il ne cessa de lui répéter le même refrain sans se soucier le moins du monde de ce qu'elle pouvait dire pour le décourager. – Quelqu'un d'autre ? s'écriait-il. Au diable le quelqu'un d'autre ! Qu'il s'occupe de ses affaires ! Vais-je perdre la chance de ma vie et tous les désirs de mon cœur à cause de quelqu'un d'autre ? Vous pouvez continuer à me dire non, Ettie. Un jour viendra où vous me direz oui, et je suis assez jeune pour attendre. C'était un amoureux dangereux, avec sa faconde irlandaise et ses gentilles manières enjôleuses. Et puis, il était auréolé du charme que diffusent l'aventure et le mystère (charme qui suscite l'intérêt, et bientôt l'amour d'une femme). Il pouvait parler des douces vallées du Monaghan d'où il venait, de la belle île lointaine, des basses montagnes et des champs verts qui semblaient d'autant plus merveilleux que l'imagination les comparait avec ce lieu de crasse et de neige. D'autre part, il connaissait bien la vie dans les villages du Nord ; à Detroit, dans les campements de coupeurs de bois du Michigan, à Buffalo, et finalement à Chicago, où il avait travaillé dans une scierie. Le romanesque surgissait ensuite, avec le sentiment que d'étranges choses lui étaient arrivées dans cette grande ville, si étranges, si secrètes qu'il ne s'en expliquerait jamais. Il évoquait d'un air songeur et triste un brusque départ, une rupture de liens anciens, une fuite dans un monde mystérieux avec cette vallée lugubre pour aboutissement. Ettie écoutait ; ses yeux noirs brillaient de pitié et de sympathie (deux qualités qui parfois se fondent rapidement pour faire de l'amour). McMurdo avait obtenu un emploi provisoire de comptable, car il avait de l'instruction. Ce travail l'occupait presque toute la journée, et il n'avait pas encore trouvé l'occasion de se présenter à la loge de l'Ordre ancien des hommes libres. Cette omission lui fut rappelée cependant par Mike Scanlan, le frère qu'il avait rencontré dans le train, et qui vint un soir à la Pension Shafter. Scanlan était un petit bout d'homme nerveux, aux yeux sombres et au profil coupant. Il parut content de le revoir. Après quelques gorgées de whisky, il aborda l'objet de sa visite. – Dites, McMurdo, je me rappelais votre adresse ; c'est ce qui m'a encouragé à passer ici. Comment se fait-il que vous ne vous soyez pas encore présenté au chef de corps ? – Tout simplement parce qu'il fallait que je cherche un emploi. J'ai été occupé. – Débrouillez-vous pour trouver le temps d'aller voir McGinty. Bon Dieu, il faut que vous soyez fou pour n'être pas passé à la maison syndicale le lendemain matin du jour où vous êtes arrivé ! Si vous faites des bêtises avec lui… D'ailleurs, vous ne devez pas faire de bêtises avec lui ! Entendez-vous ? C'est tout ! McMurdo parut surpris. – Je suis depuis plus de deux ans un membre de la loge, Scanlan. Mais on ne m'avait jamais dit que ce genre d'obligation était si urgent. – Peut-être pas à Chicago ! – Ici, c'est la même société, voyons – La même ?… Scanlan le regarda fixement. Il y avait dans ses yeux une lueur sinistre. – Pas la même ? – Nous en reparlerons dans un mois. J'ai appris que vous aviez eu des mots avec les policiers, l'autre jour, dans le train. – Comment le savez-vous ? – Oh ! ça circule ! Les choses par ici circulent beaucoup pour le bien ou pour le mal. – Eh bien ! oui ! J'ai dit à ces flics ce que je pensais d'eux. – Seigneur ! Vous serez un homme selon le cœur de McGinty – Pourquoi ? Il déteste la police, lui aussi ? Scanlan éclata de rire. – Allez le voir, mon garçon ! dit-il en se levant. Ce ne sera pas la police, mais vous qu'il détestera, si vous le boudez plus longtemps. Suivez l'avis d'un ami : allez-y tout de suite ! Le hasard voulut que ce soir-là McMurdo eût une conversation d'un autre genre, mais plus pressante encore, qui le poussa dans la même direction. Peut-être affichait-il davantage ses attentions à l'égard d'Ettie ; peut-être avaient-elles fini par impressionner l'esprit lent du brave Suédois. Toujours est-il que le logeur invita le jeune homme à passer dans sa chambre et qu'il entra sans circonlocutions dans le vif du sujet. – J'ai l'impression, dit-il, que vous êtes en train de faire la cour à mon Ettie. Est-ce exact, ou bien est-ce que je me trompe ? – C'est exact, répondit McMurdo. – Hé bien ! je vais vous dire que vous perdez votre temps. Quelqu'un vous a devancé. – Elle me l'a dit. – Vous pouvez être sûr qu'elle ne vous a pas menti ! Mais vous a-t-elle dit qui c'était ? – Non. Je le lui ai demandé. Mais elle n'a pas voulu me le dire. – Tiens, tiens ! Peut-être qu'elle ne voulait pas vous effrayer. – M'effrayer ! McMurdo, à ce mot, prit feu. – Hé ! oui, l'ami ! Vous n'auriez pas à rougir d'avoir peur de lui. C'est Teddy Baldwin. – Et qui diable est ce Baldwin ? – L'un des patrons des Éclaireurs. – Les Éclaireurs ! J'en ai déjà entendu parler. J'ai entendu prononcer le nom ici ou là, mais toujours à voix basse. De quoi avez-vous donc peur, tous, tant que vous êtes ? Qui sont les Éclaireurs ? Instinctivement, le logeur baissa le ton. – Les Éclaireurs, dit-il, ce sont les membres de l'Ordre ancien des hommes libres. Le jeune homme sursauta. – Moi aussi, je suis un membre de l'ordre ! – Vous ? Jamais je ne vous aurais accepté chez moi si je l'avais su ! Quand bien même vous m'auriez payé cent dollars par semaine. – Mais qu'est-ce qui vous choque dans l'ordre ? Il est pour l'entraide et la bonne camaraderie. Lisez le règlement ! – Peut-être ailleurs. Pas ici ! – Qu'est-il ici, donc ? – Une secte d'assassins, tout simplement ! McMurdo répliqua par un rire incrédule. – Comment pouvez-vous me le prouver ? demanda-t-il. – Le prouver ? Mais cinquante meurtres sont là pour le prouver ! Tenez, il y a eu Milman, Van Shorst, la famille Nicholson et le vieux M. Hyam, et le petit Billy James, et tous les autres… Le prouver ! Mais dans la vallée il n'existe pas un homme ou une femme qui l'ignore ! – Écoutez ! dit sérieusement McMurdo. Je veux que vous retiriez ce que vous avez dit, ou alors que vous me l'expliquiez. Avant que je quitte cette chambre, vous ferez l'un ou l'autre. Mettez-vous à ma place. Me voici, moi, étranger dans la ville. J'appartiens à une société dont je suis prêt à garantir l'honorabilité. Vous la trouverez partout dans les États-Unis, et partout honorable. Au moment où je compte me présenter ici à sa loge, voilà que vous me dites qu'elle est la même chose qu'une secte d'assassins qui s'appellent les Éclaireurs. Je pense que vous me devez ou des excuses ou une explication, monsieur Shafter. – Je ne peux que vous répéter ce que tout le monde dit. Les patrons de l'une sont les patrons de l'autre. Si vous faites du tort à l'une, c'est l'autre qui vous frappe. Nous en avons eu la preuve trop souvent ! – Des histoires ! dit McMurdo. Je veux de vraies preuves ! – Si vous restez quelque temps à Vermissa, vous aurez vos preuves. Mais j'oubliais que vous faisiez partie de leur bande : bientôt vous ne vaudrez pas plus cher que les autres ! En attendant, vous chercherez ailleurs une pension, monsieur. Je ne peux pas vous garder chez moi. N'est-ce pas déjà assez désagréable que l'un d'eux vienne courtiser mon Ettie et que je n'ose pas le flanquer à la porte ? Et il faudrait que j'en aie un autre comme pensionnaire ? Je vous le dis, vous ne dormirez pas ici demain soir ! Ainsi, McMurdo se trouva condamné à un double bannissement, loin de sa chambre confortable et de la jeune fille qu'il aimait. Il alla trouver Ettie dans le petit salon, et il lui confia ses ennuis. – Votre père vient de me donner congé, soupira-t-il. Je m'en ficherais bien s'il ne s'agissait que de ma chambre ; mais pour tout dire, Ettie, bien qu'il n'y ait qu'une semaine que je vous connaisse, vous êtes pour moi le souffle de la vie, et je ne pourrais vivre sans vous. – Oh ! taisez-vous, monsieur McMurdo ! Ne parlez pas ainsi ! dit la jeune fille. Je vous ai prévenu, n'est-ce pas, que vous étiez arrivé trop tard ? Quelqu'un vous a devancé, et si je ne lui ai pas promis de l'épouser tout de suite, du moins je ne peux me promettre à personne d'autre. – Supposez que j'aie été le premier, Ettie ; aurais-je eu une chance ? La jeune fille enfouit son visage entre ses mains. – Je jure devant Dieu que j'aurais voulu que vous me parliez le premier ! sanglota-t-elle. McMurdo tomba aussitôt à ses genoux. – Pour l'amour de Dieu, Ettie, ne vous laissez pas faire ! s'écria-t-il. Ruineriez-vous votre vie et la mienne pour la bagatelle de cette promesse ? Suivez votre cœur, je vous en conjure ! C'est un guide meilleur que la promesse que vous avez donnée avant de savoir le sens des mots que vous prononciez !… Il avait saisi les mains blanches d'Ettie. – … Dites que vous serez à moi et que nous ferons notre vie ensemble ! – Pas ici ? – Si, ici ! – Non, non, Jack !… Il l'enlaça. Elle ne se défendit pas. – … Ici, ce serait impossible. Mais… ne pourriez-vous pas partir avec moi ? Pendant quelques instants, une lutte intérieure bouleversa les traits de McMurdo, puis son visage se durcit dans une résolution farouche. – Non, ce sera ici ! dit-il. Je vous défendrai contre le monde entier, Ettie, ici où nous sommes ! – Pourquoi ne partirions-nous pas ensemble ? – Non, Ettie, je ne peux pas partir. – Pourquoi ? – Je n'oserais plus jamais marcher la tête haute si j'avais le sentiment que j'avais été chassé d'ici. En outre, de quoi aurionsnous peur ? Ne sommes-nous pas des citoyens libres dans un pays libre ? Si vous m'aimez et si moi je vous aime, qui oserait s'interposer ? – Vous ne savez pas, Jack ! Vous êtes ici depuis trop peu de temps. Vous ne connaissez pas ce Baldwin. Vous ne connaissez pas Mc Ginty et ses Éclaireurs. – Non, je ne les connais pas, mais ils ne me font pas peur, et je ne crois pas en leur puissance ! s'écria McMurdo. J'ai vécu parmi des hommes rudes, ma chérie, et cela s'est toujours terminé de la même manière : ce n'était pas moi qui les craignais, mais eux qui me redoutaient. Toujours, Ettie ! C'est fou, voyons ! Si ces hommes, comme me l'a affirmé votre père, ont commis crime sur crime dans la vallée, et si tout le monde est au courant, comment se fait-il qu'ils n'aient pas été traduits en justice ? Répondez à cela, Ettie ! – Parce que personne n'ose témoigner contre eux : celui qui le ferait mourrait dans le mois. Et aussi parce qu'ils ont toujours des hommes prêts à jurer que l'accusé se trouvait à mille lieues de la scène du crime. Mais sûrement, Jack, vous avez lu les journaux ! On m'avait dit que toute la presse des États-Unis en parlait. – J'avais bien lu différents articles, c'est vrai, mais j'avais cru que c'était du roman. Peut-être ces Éclaireurs ont-ils une raison valable pour agir ainsi ? Peut-être leur a-t-on nui et n'ont-ils pas d'autre moyen de se défendre ? – Oh ! Jack, je ne veux pas vous entendre parler ainsi ! C'est comme cela qu'il parle… l'autre ! – Baldwin ? Ah ! il parle comme cela, n'est-ce pas ? – Et c'est pourquoi je le déteste tant. Oh ! Jack, maintenant, je peux vous dire la vérité ! Je le déteste de tout mon cœur, mais j'ai peur de lui. J'ai peur de lui pour moi-même, et par-dessus tout, j'ai peur de lui pour mon père. Je sais qu'une catastrophe s'abattrait sur nous si j'osais dire tout haut ce que je ressens. Voilà pourquoi je l'ajourne avec des demi-promesses. Mais si vous partiez avec moi, Jack, nous pourrions emmener mon père et vivre pour toujours loin du pouvoir de ces méchants. A nouveau la physionomie de McMurdo trahit le combat qui se livrait en lui ; à nouveau une résolution inébranlable conclut son débat intérieur. – Il ne vous arrivera aucun mal, Ettie, ni à vous, ni à votre père. Pour ce qui est des méchants, je me demande si vous ne me découvrirez pas aussi mauvais que le pire d'entre eux avant que nous soyons mariés ! – Non, non, Jack ! Je vous fais confiance… pour toujours ! McMurdo eut un rire amer. – Seigneur ! Comme vous me connaissez peu ! Votre âme innocente, ma chérie, n'a même pas pu deviner ce qui se passait dans la mienne. Mais, holà ! qui est ce visiteur ? La porte s'était ouverte brusquement, et un jeune homme était entré avec l'air avantageux de celui qui se sent chez lui. Il était beau, élégant ; il avait à peu près le même âge et la même taille que McMurdo. Sous son chapeau de feutre noir à larges bords, qu'il n'avait pas pris la peine d'enlever, il observait avec des yeux farouches le couple qui était assis auprès du poêle ; son nez busqué, son profil d'aigle n'adoucissaient pas l'expression de son regard. D'un bond, Ettie s'était mise debout ; elle était plus que confuse : affolée. – Je suis heureuse de vous voir, monsieur Baldwin ; dit-elle. Vous arrivez plus tôt que je ne l'espérais. Asseyez-vous. Baldwin, mains aux hanches, fixait McMurdo. – Qui est celui-ci ? demanda-t-il brusquement. – Un de mes amis, monsieur Baldwin. Un nouveau pensionnaire. Monsieur McMurdo, puis-je vous présenter à M. Baldwin ? Les deux jeunes gens échangèrent un signe de tête bourru. – Mlle Ettie vous a peut-être mis au courant de nos relations ? dit Baldwin. – Je n'ai pas compris qu'une relation quelconque existait entre vous. – Ah ! oui ? Hé bien ! vous allez le comprendre, et vite ! Vous pouvez m'en croire : cette jeune personne est à moi, et vous trouverez la soirée très agréable pour une promenade. – Merci. Je ne suis pas d'humeur à me promener. – Tiens, tiens !… Les yeux de M. Baldwin s'embrasèrent de fureur. – … Vous seriez plutôt d'humeur à vous battre, peut-être, monsieur le pensionnaire ? – Vous l'avez deviné ! cria McMurdo en sautant sur ses pieds. vous n'avez jamais dit une parole plus juste. – Oh ! pour l'amour de Dieu, Jack ! s'écria la pauvre Ettie bouleversée. Oh ! Jack, Jack, il va vous faire du mal ! – Oh ! on l'appelle déjà Jack, paraît-il ? dit Baldwin. En seriez-vous si tôt arrivés là ? – Oh ! Ted, soyez raisonnable ! Soyez bon ! Pour l'amour de moi, Ted, si jamais vous m'avez aimée, soyez généreux et pardonnez-lui ! – Je pense, Ettie, dit tranquillement McMurdo, que si vous nous laissiez entre nous, nous pourrions régler convenablement cette affaire. A moins que, monsieur Baldwin, vous ne préfériez faire un tour avec moi dans la rue. La soirée est belle, vous l'avez dit, et il y a un terrain approprié derrière le bloc voisin. – Je vous revaudrai cela sans avoir besoin de me salir les mains, répondit son rival. Vous regretterez d'avoir posé le pied dans cette maison avant même que je me sois débarrassé de vous. – Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras ! s'écria McMurdo. – Je choisirai mon heure. Vous pouvez m'en laisser le soin. Regardez… – Il releva sa manche et montra sur son avant-bras un signe particulier qui semblait avoir été imprimé au fer chaud. C'était un triangle dans un cercle. – Savez-vous ce que cela signifie ? – Je n'en sais rien et je m'en moque ! – Eh bien ! vous l'apprendrez ! Je vous jure que vous l'apprendrez. Et d'ici peu ! Mlle Ettie pourra vous renseigner. Quant à vous, Ettie, vous me reviendrez à genoux. Entendez-vous, ma fille ? A genoux ! Et ensuite je vous dirai quel sera votre châtiment. Vous avez semé… Par le Seigneur, je veillerai à ce que vous récoltiez ! Il leur jeta un dernier regard furieux. Puis il pivota sur ses talons et claqua la porte derrière lui. Pendant un instant, McMurdo et la jeune fille demeurèrent immobiles et silencieux. Puis elle se jeta contre lui et l'entoura de ses bras. – Oh ! Jack, comme vous avez été courageux ! Mais cela ne sert à rien : il vous faut fuir ! Ce soir, Jack ! Cette nuit ! C'est votre seule chance. Il vous tuera. Je l'ai lu dans ses yeux horribles. Quelle chance auriez-vous contre une douzaine d'hommes, avec le chef McGinty et tout le pouvoir de la loge derrière eux ? McMurdo se dégagea, l'embrassa et la poussa doucement vers une chaise. – Là, ma chérie, là ! Ne vous faites pas de mauvais sang pour moi. Je suis aussi un Homme libre. Je l'ai dit à votre père. Je ne vaux peut-être pas mieux que les autres ; ne me prenez pas pour un saint. Ne me détestez-vous pas, moi aussi, maintenant que je vous ai tout dit ? – Vous détester, Jack ! Tant que je vivrai, je ne pourrai pas vous détester. On m'a dit qu'ailleurs, il n'y avait aucun mal à être un Homme libre. Pourquoi donc vous blâmerais-je ? Mais puisque vous êtes un Homme libre, Jack, pourquoi ne pas vous rendre à la loge et gagner l'amitié de McGinty ? Oh ! dépêchezvous, Jack ! Parlez-lui le premier ; sinon la meute se déchaînera contre vous. – J'avais la même idée, dit McMurdo. J'y vais tout de suite pour tout arranger. Vous pourrez dire à votre père que je coucherai ici ce soir et que demain j'aurai trouvé une autre chambre. Le bar du cabaret de McGinty regorgeait de la foule des habitués qui groupait les bas-fonds de la ville. L'homme était populaire ; sep façons joviales lui servaient de masque. Cependant la peur qu'il inspirait non seulement à Vermissa, mais sur les cinquante kilomètres de la vallée et sur l'autre versant des montagnes, aurait suffi à remplir son bar : personne en effet ne pouvait s'offrir le luxe de négliger sa bienveillance. En plus de ces pouvoirs occultes que de l'avis unanime il exerçait sans la moindre pitié, McGinty était un personnage public il avait été élu conseiller municipal et commissaire pour les routes par les votes des bandits et des brutes qui en échange espéraient recevoir des faveurs. Les impôts et les contributions étaient énormes, les travaux publics notoirement délaissés, les comptes rendus devant des auditeurs corrompus ; le bon citoyen se voyait contraint de se soumettre au chantage public et à se taire, de crainte qu'il ne lui arrivât pis. Voilà pourquoi, d'année en année, les épingles de cravate en diamants du patron McGinty devinrent de plus en plus voyantes, ses chaînes d'or augmentèrent de poids, et son cabaret prit de l'extension au point qu'il menaçait d'absorber tout un côté de la place du Marché. McMurdo poussa la porte du cabaret et se fraya son chemin parmi la cohue, dans une atmosphère souillée de fumée de tabac et de relents d'alcool. La salle était très éclairée ; d'immenses glaces dorées sur chaque mur réfléchissaient et multipliaient cette débauche de lumières. Il y avait plusieurs serveurs qui, en manches de chemise, confectionnaient mélanges sur mélanges pour les clients qui assiégeaient le large comptoir. Tout au bout, le buste reposant sur le bar, un cigare formant avec le coin de la bouche un angle aigu, se tenait un homme grand fort, à lourde charpente, qui ne pouvait être que le célèbre McGinty en personne. Il avait une crinière noire qui lui retombait sur le col, une barbe qui lui mangeait les joues, le teint bistré d'un Italien, des yeux fixes et noirs qui, louchant légèrement, étaient effrayants à affronter. Tout le reste (un corps bien proportionné, des traits fins, des manières franches) convenait parfaitement à la jovialité et au bon garçonnisme qu'il affectait. Voici, aurait dit un visiteur non prévenu, un brave et honnête gaillard qui ne doit pas manquer de cœur en dépit de la grossièreté accidentelle de son langage. Mais lorsque ses yeux fixes, noirs, profonds, implacables, se braquaient sur son interlocuteur, celui-ci commençait à frissonner, à sentir qu'il se trouvait en face d'un véritable génie du mal que rendaient mille fois plus dangereux la force, le courage et la ruse qui l'habitaient. Après avoir bien observé son homme, McMurdo joua des coudes avec son insouciance coutumière et il écarta le petit groupe de courtisans qui, rassemblés autour du patron, riaient aux éclats de ses moindres plaisanteries. Les yeux hardis du jeune étranger fixèrent avec impavidité les yeux noirs qui le dévisageaient d'un regard pénétrant. – Dites donc, jeune homme, votre tête ne me rappelle rien ! – Je suis nouveau ici, monsieur McGinty. – Pas assez nouveau, tout de même, pour ne pas appeler par son titre un homme comme il faut ? – C'est le conseiller McGinty, jeune homme ! expliqua quelqu'un du groupe. – Désolé, conseiller ! Je ne connais pas encore les habitudes de l'endroit. Mais on m'avait conseillé de vous voir. – Hé bien ! vous me voyez. Vous me voyez tout entier. Que pensez-vous de moi ? – C'est bien tôt pour le dire ! Mais si votre cœur est aussi large que votre corps, et votre âme aussi belle que votre figure, je m'en contenterai ! répondit McMurdo. – Sapristi, en voilà un qui a une langue irlandaise dans la bouche ! s'écria le tenancier en se demandant s'il devait plaisanter avec cet audacieux visiteur ou se cantonner dans la dignité. Ainsi vous consentez à vous déclarer satisfait de mon physique ? – Sûr ! – Et on vous avait dit de passer me voir ? – Oui. – Qui ? – Le frère Scanlan, de la loge 341, de Vermissa. Je bois à votre santé, conseiller, et à notre meilleure connaissance. Il porta à ses lèvres un verre qui lui avait été servi, et il leva le petit doigt en buvant. McGinty, qui le surveillait attentivement, arqua ses gros sourcils noirs. – Oh ! c'est comme ça ? fit-il. Il faudra que j'examine votre cas d'un peu plus près, monsieur… ? – McMurdo. – D'un peu plus près, monsieur McMurdo, car ici on ne croit pas les gens sur parole. Passez un instant derrière le bar. Il y avait là une petite salle avec des tonneaux alignés contre les murs. McGinty referma soigneusement la porte puis s'assit sur un tonneau. Tout en mordant son cigare, il examinait son compagnon de ses yeux inquiétants. Deux minutes s'écoulèrent ainsi. McMurdo supporta cette inspection avec bonne humeur ; il avait une main dans la poche de sa veste ; l'autre tortillait sa moustache brune. Tout à coup, McGinty se pencha et exhiba un gros revolver qui avait l'air méchant. – Regardez cela, mon bonhomme ! dit-il. Si je pensais que vous vouliez nous jouer un tour, voilà qui vous expédierait sans délai dans l'autre monde. – C'est bien curieusement accueillir un frère étranger, répondit McMurdo non sans dignité, quand on est le chef de corps d'une loge d'Hommes libres. – Voilà justement ce que vous allez me prouver, dit McGinty. Et si vous ne me le prouvez pas, que Dieu vous aide ! Où avezvous été initié ? – Loge 29, Chicago. – Quand ? – Le 24 juin 1872. – Chef de corps ? – James-H. Scott. – Qui était le responsable de votre district ? – Bartholomew Wilson. – Hum ! Vous ne vous en tirez pas mal jusqu'ici. Que faitesvous à Vermissa ? – Je travaille, comme vous, mais dans un emploi moins rémunérateur. – Vous avez la réplique facile. – Oui, j'ai toujours eu la langue prompte. – Et dans l'action, êtes-vous prompt ? – J'en avais la réputation, parmi ceux qui me connaissaient bien. – Eh bien ! nous vous mettrons peut-être à l'épreuve plus tôt que vous le pensez. Avez-vous entendu parler de notre loge ? – On m'a dit qu'il fallait être un homme pour faire un frère. – C'est vrai, monsieur McMurdo. Pourquoi avez-vous quitté Chicago ? – Que je sois pendu si je vous le dis ! McGinty écarquilla les yeux. Il n'avait pas l'habitude d'entendre de telles réponses ; celle-là l'amusa. – Pourquoi ne voulez-vous pas me le dire ? – Parce qu'un frère n'a pas le droit de mentir à un autre frère. – Donc la vérité n'est pas assez bonne pour être dite ? – Prenez-le ainsi si vous voulez. – Écoutez, jeune homme. Vous ne pouvez pas espérer que moi, chef de corps, j'introduise dans la loge quelqu'un dont je ne connaîtrais pas le passé. McMurdo parut embarrassé. Puis il tira de sa poche intérieure une vieille coupure de journal. – Vous ne moucharderez pas ? demanda-t-il. – Je vais vous casser la figure si vous me parlez sur ce ton ! s'emporta McGinty. – Vous avez raison, conseiller ! murmura humblement McMurdo. Je vous fais mes excuses. J'ai parlé sans réfléchir. Je sais qu'entre vos mains je suis en sécurité. Regardez cette coupure de presse. McGinty parcourut des yeux le compte rendu du meurtre d'un certain Jonas Pinto, au bar du Lac, dans la rue du Marché à Chicago, pendant la nuit du le, janvier 1874. – Un boulot que vous avez fait ?… interrogea-t-il en rendant le journal. McMurdo répondit par un signe de tête affirmatif. – Pourquoi l'avez-vous descendu ? – J'aidais l'oncle Sam à faire des dollars. Peut-être les miens n'étaient-ils pas d'un or aussi pur que les siens, mais ils avaient l'air aussi bons, et ils coûtaient moins cher à fabriquer. Ce Pinto m'aidait à mettre les dollars en circulation. Un jour, il a raconté qu'il me dénoncerait. Il l'a peut-être fait. Je n'ai pas attendu d'en avoir la preuve. Je l'ai descendu, et je suis parti pour le pays du charbon. – Pourquoi le pays du charbon ? – Parce que j'avais lu dans les journaux qu'on n'était pas trop difficile par-là. McGinty se mit à rire. – Vous avez d'abord été un faux-monnayeur, puis un tueur, et vous êtes venu ici parce que vous pensiez qu'on vous accueillerait bien ? – C'est à peu près cela, répondit McMurdo. – Eh bien ! vous irez loin ! Dites, pouvez-vous encore fabriquer des dollars ? McMurdo en tira une demi-douzaine de sa poche. – Ceux-ci ne sont jamais passés à la frappe de Washington, dit-il. – Sans blague ?… McGinty les plaça devant la lumière ; il les tenait dans son énorme main, aussi poilue que la patte d'un gorille. – … Je ne vois pas de différence ! Sapristi, mais dites donc : vous serez un frère puissamment utile ! Nous pouvons accepter chez nous deux ou trois mauvais garçons, ami McMurdo, car il y a des occasions où nous sommes obligés de nous défendre. Nous serions bientôt le dos au mur si nous ne faisions pas reculer ceux qui nous poussent contre. – Ma foi, je crois que je tiendrai ma place dans la défense. – Vous me semblez avoir les nerfs solides. Vous n'avez pas sourcillé quand j'ai braqué ce pistolet sur vous. – Ce n'était pas moi qui étais en danger. – Qui donc ? – Vous, conseiller !… McMurdo tira un pistolet chargé de la poche latérale de sa veste. – … Je vous visais tout le temps. M'est avis que mon coup aurait été aussi rapide que le vôtre. McGinty devint rouge de colère, puis il éclata de rire. – Nom d'un chien ! fit-il. Dites donc, nous n'avons pas beaucoup de terreurs dans votre genre qui débarquent à Vermissa ! J'ai l'impression qu'un jour la loge sera fière de vous. Qu'est-ce que c'est ? Je ne peux donc pas parler cinq minutes en tête à tête avec un gentleman sans que vous nous dérangiez ? Le serveur baissa la tête. – Je regrette, conseiller. Mais c'est M. Ted Baldwin. Il veut vous voir tout de suite. Ce message était inutile, car la figure résolue, cruelle du visiteur passa par-dessus l'épaule du serveur. Il l'écarta et referma la porte. – Ainsi, dit-il en lançant un regard furieux à McMurdo, vous êtes arrivé ici le premier, hein ? J'ai deux mots à vous dire, conseiller, au sujet de cet individu. – Alors, dites-les tout de suite, et devant moi ! s'écria McMurdo. – Je les dirai à mon heure, et à ma façon. – Tut, tut ! intervint McGinty en se levant de son tonneau. Jamais de la vie ! Nous avons ici un nouveau frère, Baldwin, et nous ne devons pas l'accueillir de cette manière. Tendez-lui la main, mon vieux, et faites la paix. – Jamais ! cria Baldwin. – Je lui ai offert de se battre avec moi s'il croyait que je lui avais fait du tort, dit McMurdo. Je le rencontrerai à poings nus ou, si cela ne lui convient pas, avec l'arme qui lui plaira. Maintenant je vous laisse le soin, conseiller, de nous départager comme un chef de corps doit le faire. – Qu'y a-t-il donc entre vous ? – Une jeune demoiselle. Elle est libre de son choix, je pense ! – L'est-elle ? s'écria Baldwin. – Puisqu'il s'agit de deux frères de la loge, elle est libre, déclara le chef. – Oh ! telle est votre loi, peut-être ? – Oui, telle est ma loi, Ted Baldwin ! répondit McGinty en le regardant méchamment. Est-ce vous qui vous y opposeriez ? – Vous rejetteriez quelqu'un qui depuis cinq ans se tient à vos côtés, en faveur d'un homme que vous n'avez jamais vu de votre vie ? Vous n'êtes pas chef de corps pour l'éternité, Jack McGinty, et, pardieu, au prochain vote… Le conseiller bondit comme un tigre. Il referma ses mains autour du cou de l'autre et le renversa par-dessus l'un des tonneaux. Fou de rage, il l'aurait égorgé si McMurdo n'était intervenu. – Du calme, conseiller ! Pour l'amour du Ciel, lâchez-le ! criat-il. Il le tira en arrière. McGinty desserra son étreinte. Baldwin, dompté et secoué, cherchant à reprendre son souffle, tremblant de tous ses membres, était la vivante image de l'homme qui revient des frontières de la mort. Il s'assit sur le tonneau d'où il avait été basculé. – Il y a longtemps que vous méritiez cela, Ted Baldwin. Maintenant vous l'avez eu ! cria McGinty. Vous imagineriez-vous que, si je n'étais pas réélu chef de corps, vous prendriez ma place ? La loge en décidera. Mais tant que je serai le chef, personne n'élèvera la voix contre moi ou mes décisions. – Je n'ai rien contre vous, bégaya Baldwin en se frictionnant la gorge. – Eh bien ! alors, s'exclama l'autre en retombant d'un coup dans sa grosse jovialité, nous sommes tous bons amis, et voilà une affaire réglée ! Il prit dans un casier une bouteille de champagne et en fit sauter le bouchon. – Écoutez, dit-il en remplissant trois flûtes, buvons le videquerelles de la loge. Après ce toast, vous le savez, aucune dispute n'est plus possible. Maintenant donc, la main gauche sur ma pomme d'Adam, je vous dis, Baldwin : quelle est l'offense, monsieur ? – Les nuages sont lourds, répondit Baldwin. – Mais ils se dissiperont pour ne plus jamais revenir. – Et cela, je le jure ! Ils vidèrent leur verre, et la même cérémonie se répéta entre Baldwin et McMurdo. – Là ! s'écria McGinty en se frottant les mains. La dispute est terminée. Si elle reprend, vous tomberez sous la férule de la loge, et à Vermissa elle sévit avec rudesse, comme ne l'ignore pas le frère Baldwin, et comme vous vous en apercevrez bientôt, frère McMurdo, si vous cherchez des histoires. – Parole, je n'y tiens pas ! répondit McMurdo en tendant la main à Baldwin. Je suis prompt à me quereller, mais aussi prompt à pardonner. On me dit que c'est mon sang chaud d'Irlandais. Mais pour moi c'est réglé, et sans rancune ! Baldwin fut obligé de serrer la main qui lui était offerte, car les yeux du patron ne le quittaient pas. Mais son air maussade montrait que les paroles de McMurdo ne l'avaient guère converti. McGinty les prit tous les deux par les épaules. – Tut ! Ah ! ces femmes ! Ces femmes ! soupira-t-il. Dire que le même jupon oppose l'un à l'autre deux de mes garçons ! C'est un mauvais coup du diable. Après tout, cette question échappe à la compétence d'un chef de corps : que le Seigneur en soit loué ! Nous en avons assez sur les bras, sans les femmes. Frère McMurdo, vous serez affilié à la loge 341. Nous avons nos habitudes, et des méthodes qui ne sont pas celles de Chicago. Nous nous réunissons de samedi soir. Si vous venez, vous serez pour toujours un affranchi dans la vallée de Vermissa. CHAPITRE III La loge 341 à Vermissa Dès le lendemain de cette soirée fertile en événements passionnants, McMurdo quitta la Pension Shafter et alla s'installer chez la veuve MacNamara, à la lisière de la ville. Scanlan, dont il avait fait connaissance dans le train, eut peu après l'occasion de séjourner à Vermissa, et tous deux habitèrent ensemble. Ils étaient les seuls pensionnaires d'une vieille Irlandaise accommodante et discrète ; ils bénéficièrent donc d'une grande liberté pour parler et agir, et cette liberté était indispensable à des hommes qui avaient des secrets en commun. Shafter avait consenti à laisser McMurdo prendre ses repas chez lui quand il le désirait ; ses relations avec Ettie n'étaient donc nullement interrompues. Au contraire, au fur et à mesure que les semaines passaient, elles devenaient plus étroites et plus intimes. Dans sa nouvelle chambre, McMurdo se sentit suffisamment en sécurité pour sortir ses moules à frapper des pièces de monnaie ; sous le sceau de la discrétion, plusieurs frères de la loge furent autorisés à venir chez lui et à repartir les poches pleines de fausse monnaie : les pièces étaient si adroitement imitées qu'elles passèrent toujours sans difficulté. Pourquoi, puisqu'il possédait ce talent merveilleux, McMurdo condescendait-il à travailler ailleurs ? Ses compagnons s'en étonnaient ; mais il répondait à tous ceux qui lui posaient la question que s'il vivait sans moyens normaux d'existence, la police ne tarderait pas à enquêter sur son compte. Un policier, d'ailleurs, s'intéressa bientôt à lui. Mais l'épisode qui le révéla fit à l'aventurier plus de bien que de mal. Après sa première visite au cabaret de McGinty, il y passa de nombreuses soirées afin de mieux connaître les « garçons », ainsi que s'appelaient gentiment les membres de la bande qui répandait la terreur dans la région. Sa fougue naturelle, son langage intrépide le rendirent populaire auprès d'eux ; et la rapidité alliée à la technique avec laquelle il régla le compte de son adversaire dans une bagarre qui avait éclaté au cabaret lui attira le respect unanime. Peu après, un autre incident le hissa plus haut encore dans leur estime. Un soir où il y avait beaucoup de monde, un homme entra : il portait l'uniforme bleu et la casquette à visière de la police du charbon et du fer. C'était une unité spéciale qui avait été levée par les dirigeants des chemins de fer et des houillères pour seconder les efforts de la police civile ordinaire, laquelle se trouvait parfaitement impuissante en face du banditisme organisé qui contrôlait la région. Quand il pénétra dans le bar, un silence général s'établit ; il fut la cible de tous les regards ; mais, aux États-Unis, les relations entre policiers et criminels ne sont pas comme ailleurs. McGinty, qui se tenait derrière le comptoir, ne témoigna d'aucune surprise quand l'inspecteur s'installa au milieu des habitués. – Un whisky sec, car la nuit est fraîche ! commanda l'officier de police. Je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés, conseiller ? – C'est vous, le nouveau capitaine ? interrogea McGinty. – C'est moi. Nous faisons appel à vous, conseiller, ainsi qu'aux autres citoyens éminents, pour nous aider à maintenir la loi et l'ordre dans cette ville. Je m'appelle Marvin. Le capitaine Marvin, du charbon et du fer. – Nous nous débrouillerions mieux sans vous, capitaine Marvin ! répondit froidement McGinty. Car nous avons notre propre police communale, et nous n'avons pas besoin de produits d'importation. Vous n'êtes que l'instrument appointé du capital, payé par les capitalistes pour matraquer ou abattre vos concitoyens plus pauvres. – Bah ! Nous ne discuterons pas là-dessus ! dit en souriant l'officier de police. Nous accomplissons notre devoir comme nous l'entendons, mais tout le monde peut ne pas être du même avis… Il avait vidé son verre, et il allait sortir quand son regard tomba sur McMurdo qui ricanait à côté de lui. – … Hello ! s'écria-t-il en le toisant de haut en bas. Voici une vieille connaissance ! McMurdo s'écarta. – Je n'ai jamais été votre ami ni l'ami d'un flic quelconque ! dit-il. – Une connaissance n'est pas forcément un ami, fit le capitaine Marvin en souriant de toutes ses dents. Vous êtes Jack McMurdo, de Chicago, et vous ne pouvez pas le nier. McMurdo haussa les épaules. – Je ne le nie pas, dit-il. Croyez-vous que j'aie honte de mon nom ? – Vous n'auriez pas tort d'en rougir, cependant ! – Voulez-vous me dire tout de suite ce que vous entendez parlà ? rugit McMurdo, qui serra les poings. – Non, Jack. Inutile de jouer au matamore avec moi ! J'étais fonctionnaire à Chicago avant d'atterrir ici, et quand je vois un malfaiteur de Chicago, je le reconnais encore. McMurdo parut décomposé. – Vous n'êtes tout de même pas le Marvin de l'administration centrale de Chicago ! s'exclama-t-il. – Je suis toujours le même vieux Teddy Marvin à votre service. Nous n'avons pas encore oublié la façon dont a été tué Jonas Pinto. – Je ne l'ai pas tué. – Vraiment ? C'est curieux ! Sa mort vous a bien arrangé néanmoins, car vous étiez près de passer à la casserole avec son témoignage ! Enfin, ne parlons plus du passé car je vous le dis entre nous et je vais peut-être plus loin que je ne le devrais professionnellement parlant, l'affaire n'était pas absolument claire à votre sujet. Demain vous pourriez rentrer à Chicago ; vous ne seriez pas inquiété. – Je me trouve très bien où je suis. – Ma foi, je vous ai donné le tuyau : vous auriez pu avoir un mot de remerciement ! – En supposant que vous vouliez me faire plaisir, je vous remercie, répondit McMurdo sans enthousiasme. – Tant que je vous verrai sur le bon chemin, je me tairai, dit le capitaine. Mais si vous faites encore une fois l'idiot, ce sera une autre histoire ! Bonsoir. Bonsoir, conseiller ! Il quitta le cabaret, mais il avait créé un héros local. Le bruit s'étant répandu que McMurdo avait fait des siennes à Chicago. Quand on l'avait interrogé, il avait éludé la question avec le sourire de quelqu'un qui ne souhaitait pas qu'on en fit grand cas. Mais la chose venait de se trouver officiellement confirmée. Les habitués l'entourèrent et lui serrèrent affectueusement la main. Désormais, il eut une place de choix dans la communauté. Il était capable de boire sec sans le laisser paraître ; mais ce soir-là, si son camarade Scanlan ne s'était pas trouvé chez McGinty pour le faire rentrer, le nouveau héros aurait sûrement terminé sa nuit sous le comptoir. Un certain samedi soir, McMurdo fut présenté à la loge. Comme il avait été initié à Chicago, il croyait qu'il n'y aurait pas de cérémonie pour son admission. Mais Vermissa s'enorgueillissait de rites spéciaux, et tout postulant devait s'y soumettre. La réunion eut lieu dans une grande salle réservée à cet effet dans la maison syndicale. Une soixantaine de membres étaient présents : ils ne représentaient qu'une faible partie de l'organisation, car plusieurs autres loges fonctionnaient dans la vallée ainsi que sur l'autre versant des montagnes ; elles échangeaient leurs adhérents entre elles quand une affaire sérieuse était montée, si bien qu'un crime pouvait être commis par des étrangers à la localité. Ils n'étaient pas moins de cinq cents affiliés dans tout le district du charbon. Les assistants étaient réunis autour d'une longue table ; la salle était dépourvue de tout ornement. Sur un côté, une autre table était dressée ; elle était chargée de bouteilles et de verres ; déjà quelques frères louchaient dans sa direction. McGinty s'assit au haut bout de la grande table ; il était coiffé d'une toque plate de velours noir, et une sorte d'étole pourpre recouvrait ses épaules : il avait l'air d'un prêtre officiant pour une messe noire. Les plus hauts dignitaires de la loge l'entouraient, et parmi eux Ted Baldwin ; chacun arborait une écharpe ou une médaille qui symbolisait sa fonction et son titre. Pour la plupart, c'étaient des hommes d'âge mûr ; mais le reste de l'assistance se composait de jeunes gens qui avaient entre dix-huit et vingt-cinq ans et qui servaient d'exécutants à leurs aînés. Sur les visages de la plupart de ceux-ci, on devinait une âme féroce et indomptable ; mais quand on regardait les jeunes, on avait peine à croire que ces garçons ardents et sincères constituaient vraiment une bande dangereuse de criminels. Hélas ! Leurs esprits avaient succombé à une perversité morale si complète qu'ils mettaient un horrible amour-propre à être « efficaces », et qu'ils vouaient le plus profond respect à celui qui avait la réputation de réussir « un coup sans bavures ». Radicalement corrompus, ils estimaient qu'il y avait de la chevalerie et du courage à se porter volontaires pour régler le compte de quelqu'un qui ne leur avait jamais nui et que, neuf fois sur dix, ils n'avaient jamais vu. Une fois le crime consommé, ils se querellaient pour savoir lequel avait assené le coup fatal, et ils s'amusaient à décrire les supplications et les spasmes de l'agonie de leur victime. Au début, ils avaient observé le secret sur leurs agissements, mais à l'époque où se situe ce récit, ils ne se gênaient plus pour en parler, car les échecs répétés de la loi leur avaient prouvé deux choses : d'abord que personne n'oserait témoigner contre eux, ensuite qu'ils disposaient d'un nombre illimité de faux témoins auxquels ils pouvaient faire appel, ainsi que d'un trésor bien garni où ils n'avaient qu'à puiser pour se faire défendre par les plus éminents avocats des États Unis. Au cours de dix longues années, aucun d'entre eux n'avait subi la moindre condamnation ; le seul danger qui menaçait les Éclaireurs résidait flans la victime elle-même qui, bien que débordée par le nombre et l'effet de surprise, risquait de laisser un souvenir (ce qui se produisait quelquefois) à ses agresseurs. McMurdo avait été averti qu'une sorte de cérémonie l'attendait, mais personne n'avait voulu lui dire en quoi elle consisterait. Il fut introduit dans une salle isolée par deux frères solennels. A travers la cloison en planches perçait le brouhaha de voix nombreuses dans la grande salle. Une ou deux fois il entendit son nom. On discutait donc de sa candidature. Puis un homme de garde entra dans la pièce où il se tenait, avec une écharpe verte et or en travers du buste. – Le chef de corps commande qu'il soit attaché, qu'il ait les yeux bandés, et qu'il soit présenté, dit-il. A eux trois, ils lui retirèrent sa veste, relevèrent la manche de chemise de son bras droit et serrèrent une corde au-dessus de ses coudes. Puis ils posèrent sur sa tête une casquette noire de tissu épais et l'enfoncèrent pour qu'elle recouvrît la partie supérieure de son visage et qu'il ne pût rien voir. Ainsi accoutré, il fut conduit dans la salle de réunion. Sous cette espèce de cagoule, il avait l'impression qu'il faisait nuit noire, et il respirait mal. Il entendit les chuchotements des assistants ; puis la voix de McGinty parvint étouffée à ses oreilles. – John McMurdo, dit la voix, êtes-vous déjà membre de l'Ordre ancien des hommes libres ? Il inclina affirmativement la tête. – Votre loge est bien la loge 29 à Chicago ? Il inclina à nouveau la tête. – Les nuits obscures sont déplaisantes, dit la voix. – Oui, pour les étrangers qui ont à voyager, répondit-il. – Les nuages sont lourds. – Oui, un orage approche. – Les frères sont-ils satisfaits ?… demanda le chef de corps. Il y eut un murmure général d'assentiment. – … Nous savons, frère, par votre signe et par votre contresigne, que vous êtes réellement l'un des nôtres, dit McGinty. Nous voulons cependant que vous sachiez que, dans ce district et dans d'autres districts environnants, nous avons certains rites et aussi certaines obligations qui exigent de la bravoure. Êtes-vous prêt à les subir ? – Oui. – Êtes-vous courageux ? – Oui. – Faites un pas en avant pour le prouver. A ces mots, il sentit deux pointes dures devant ses yeux ; deux pointes qui les pressaient de telle manière qu'il avait l'impression que s'il avançait, il aurait les yeux crevés. Néanmoins il avança résolument d'un pas ; la pression disparut. Il entendit un discret concert de louanges. – Il est courageux, dit la voix. Pouvez-vous supporter la souffrance ? – Aussi bien que n'importe qui, répondit-il. – Mettez-le à l'épreuve. Il eut besoin de toutes ses forces pour s'empêcher de hurler, car une douleur terrible lui avait transpercé l'avant-bras. Il faillit s'évanouir tant le choc avait été brutal ; mais il se mordit les lèvres et serra les poings pour dissimuler sa souffrance. – Je peux supporter davantage encore, dit-il. Cette fois les applaudissements éclatèrent. Jamais la loge n'avait vu néophyte plus résolu. On lui flanqua de grandes claques sur le dos et on lui retira sa cagoule. Il demeura debout, clignant des yeux et souriant, pendant que les frères le complimentaient. – Un dernier mot, frère McMurdo, dit McGinty. Vous avez déjà prêté le serment du secret et de la fidélité. Vous n'ignorez pas qu'un parjure entraînerait instantanément votre mort ? – Je le sais. – Et vous acceptez la loi du chef de corps dans n'importe quelles circonstances ? – Oui. – Alors, au nom de la loge 341, de Vermissa, je vous convie à ses privilèges et à ses rites. Vous pouvez nous servir à boire, frère Scanlan : vous viderons un verre en l'honneur de notre digne frère. On rapporta à McMurdo sa veste ; mais avant de la remettre, il examina son bras droit, encore affligé de la même douleur cuisante. Sur la chair de l'avant-bras se dessinait un cercle bien tracé, avec un triangle à l'intérieur, tel que le fer chaud l'avait imprimé. Ses voisins relevèrent leurs manches et lui montrèrent l'insigne de la loge. – Nous aussi nous l'avons reçu, dit l'un d'eux ; mais pas avec autant de vaillance. – Bah ! ce n'est pas terrible ! répondit-il. Mais la douleur continuait à le brûler. Quand, verre en main, fut fêtée la cérémonie d'initiation, la loge aborda l'examen des affaires courantes. McMurdo, qui ne connaissait que les débats prosaïques de Chicago écouta de toutes ses oreilles (et avec plus de surprise qu'il n'en témoigna ouvertement) ce qui suivit. – La première affaire inscrite à l'ordre du jour, déclara McGinty, est une lettre émanant du maître de division Windle, de Merton, loge 249. La voici : « Cher Monsieur, Il y a un petit travail à effectuer sur Andrew Rae, de Rae & Sturmash, propriétaire des mines voisines. Vous vous rappellerez que votre loge nous doit une compensation, puisqu'elle a bénéficié du concours de deux de nos frères dans l'affaire du policier l'automne dernier. Si vous nous envoyez deux volontaires, ils seront pris en charge par le trésorier Higgins de notre loge, dont vous connaissez l'adresse. Il leur indiquera comment agir, où et quand. Fraternellement vôtre, J. W. Windle. « Windle ne nous a jamais refusé le prêt d'un ou deux hommes quand nous en avons eu besoin ; nous n'allons pas lui refuser aujourd'hui un service… Mc Ginty s'interrompit. Ses yeux firent le tour de la salle. – … Qui se propose pour ce petit travail ? Plusieurs jeunes garçons levèrent une main. Le chef de corps leur dédia un sourire approbateur. – Vous irez, Tiger Cormac. Si vous vous débrouillez aussi bien que la dernière fois, tout se passera normalement. Vous aussi, Wilson. – Je n'ai pas de revolver, déclara le volontaire, qui n'avait pas encore quinze ans. – C'est votre première expédition, n'est-ce pas ? Eh bien ! Il faut commencer par le baptême du feu ! Le départ sera bon. Quant au revolver, vous en trouverez un sur place : tranquillisez- vous. Si vous vous présentez là-bas lundi prochain, il sera assez tôt. Vous serez chaleureusement fêtés à votre retour. – Et la prime, cette fois ? demanda Cormac. C'était un jeune homme brun, trapu, qui avait l'air d'une brute, et dont la férocité lui avait valu le surnom de « Tiger ». – Peu importe la prime. Vous marchez pour l'honneur. Quand le coup sera fait, peut-être trouvera-t-on quelques vieux dollars au fond de la caisse. – Qu'a fait le type en question ? s'enquit le jeune Wilson. – A coup sûr ce n'est pas votre affaire de demander ce qu'il a fait. Il a été jugé là-bas. Cela ne nous regarde pas. Tout ce que nous devons faire, c'est de régler l'affaire à leur place, comme ils le feraient pour nous. A propos, deux frères de la loge de Merton viendront ici la semaine prochaine pour un petit travail dans notre coin. – Lesquels ? demanda quelqu'un. – Ma foi, il est plus sage de ne pas poser de pareilles questions. Si vous ne savez rien, vous ne pouvez jurer de rien, et tout ennui se trouve évité. Mais ce sont des hommes qui font du beau sport quand on le leur demande. – Il sera grand temps ! s'écria Ted Baldwin. Les gens se relâchent par ici. Rien que la semaine dernière, trois de nos hommes ont été congédiés par le contremaître Blaker. Nous sommes en dette avec lui depuis longtemps ; il faudra que nous la lui remboursions intégralement. – Rembourser comment ? chuchota McMurdo à l'oreille de son voisin. – Par une cartouche de fusil de chasse ! cria l'interpellé en éclatant d'un rire gras. Que pensez-vous de nos méthodes, frère ? McMurdo semblait s'être déjà assimilé l'esprit de l'association criminelle dont il faisait maintenant partie. – Je ne les déteste pas, dit-il. Le coin est bon pour un gaillard qui n'a pas froid aux yeux. Ses voisins l'applaudirent. – Que se passe-t-il ? cria le chef de corps à l'autre bout de la table. – C'est notre nouveau frère, monsieur, qui trouve nos méthodes à son goût. McMurdo se leva aussitôt. – Je voulais dire, vénérable maître, que si vous avez besoin d'un homme, je considérerai comme un honneur d'être désigné pour aider la loge. De vifs applaudissements saluèrent cette déclaration. On sentit qu'un nouveau soleil poussait sa frange au-dessus de l'horizon. Quelques aînés trouvèrent cependant qu'il allait un peu trop vite. – Je propose, intervint le secrétaire Harraway, vieille barbe grise assis à côté du président, que le frère McMurdo attende que le bon plaisir de la loge soit de l'employer. – Bien sûr ! C'est ce que je voulais dire. Je suis entièrement à votre disposition, répondit McMurdo. – Votre heure sonnera, frère ! dit le président. Nous avons remarqué que vous êtes un homme de bonne volonté, et nous croyons que vous ferez de l'excellent travail dans la région. Ce soir, vous participerez à une petite affaire si le cœur vous en dit. – J'attendrai quelque chose qui vaille la peine. – Vous pourrez nous aider ce soir, en tout état de cause ; et vous comprendrez mieux ce que nous défendons dans cette communauté. Je m'expliquerai plus tard. Pour le moment, j'ai quelques points à préciser devant l'assemblée. En premier lieu, je demanderai au trésorier de nous communiquer la balance des comptes. Il faut payer une pension à la veuve de Jim Carnaway. Il a été abattu en travaillant pour la loge et il nous appartient de faire en sorte qu'elle n'y perde rien. – Jim a été tué le mois dernier au cours d'une tentative pour descendre Chester Wilcox, de Marley Creek, expliqua à McMurdo l'un de ses voisins. – La caisse est actuellement florissante, indiqua le trésorier avec son livre de banque devant lui. Les firmes ont été généreuses ces derniers temps. Max Linder & Co ont payé cinq cents dollars pour que nous les laissions tranquilles. Les frères Walker nous ont fait parvenir cent dollars, mais j'ai pris sur moi de les leur renvoyer et d'en réclamer cinq cents. Si je n'ai pas de leurs nouvelles mercredi prochain, leur treuil risque d'avoir un accident ; l'an dernier, nous avons été obligés de brûler leur concasseur pour qu'ils deviennent raisonnables. Par ailleurs la West Section Coaling Company a payé sa contribution annuelle. Nous disposons de fonds suffisants pour faire face à n'importe quelle obligation. – Et l'affaire Archie Swindon ? interrogea un frère. – Il a tout vendu et quitté le district. Le vieux démon a laissé une lettre pour nous, dans laquelle il déclare qu'il préférerait balayer les rues de New York plutôt que d'être un gros propriétaire de mines contrôlé par une bande de maîtres chanteurs. Sapristi, il a bien fait de lever l'ancre avant que sa lettre nous parvienne ! Je gage qu'il n'osera plus jamais reparaître dans la vallée. Un homme d'un certain âge, dont le visage glabre respirait la bonté, se leva au bout de la table qui faisait face à celui du président. – Monsieur le trésorier, demanda-t-il, puis-je vous prier de nous faire savoir qui a acheté le terrain de cet homme que nous avons fait fuir du district. – Oui, frère Morris. Il a été acheté par la Compagnie des chemins de fer de Merton. – Et qui a acheté les mines de Todman et de Lee qui ont été mises en vente l'an dernier pour la même raison ? – La même compagnie, frère Morris. – Et qui a racheté les forges de Manson et de Shuman, de Van Deher et d'Atwood, qui ont été abandonnées récemment ? – Elles ont toutes été rachetées par la West Gilmerton General Mining Company. – Je ne vois pas, frère Morris, intervint le président, pourquoi le nom des acheteurs serait susceptible de nous intéresser puisqu'ils ne peuvent pas transporter les forges hors du district. – Avec tout le respect que je vous dois, vénérable maître, je pense au contraire que nous sommes fortement intéressés par cette question. Voilà dix bonnes années que le même procédé se renouvelle : nous chassons progressivement tous les petits entrepreneurs. Quel en est le résultat ? Nous trouvons à leur place de grandes sociétés comme les chemins de fer ou la General Company, qui ont leurs directeurs à New York ou à Philadelphie et qui ne se soucient nullement de nos menaces. Nous pouvons liquider les petits patrons locaux, mais des gros surviennent à leur place. Et nous nous exposons à de graves dangers. Les petits patrons ne pouvaient pas nous faire de mal : ils ne possédaient pour nous nuire ni argent ni influence. Tant que nous ne les pressurions pas trop, ils demeuraient sous notre pouvoir. Mais si ces grosses sociétés s'aperçoivent que nous nous interposons entre elles et leurs gains, elles n'épargneront ni efforts ni dépenses pour nous pourchasser et nous traduire devant la justice… Ces mots de mauvais augure suscitèrent un grand silence. Les visages s'assombrirent. Des regards sinistres s'échangèrent. Ils avaient été tellement puissants, si peu défiés, qu'ils en étaient arrivés à oublier qu'un revirement de la fortune était toujours possible. L'idée froidement exprimée par le frère Morris fit passer un frisson sur les épidermes les plus coriaces. – … Mon avis est donc, poursuivit l'orateur, que nous pesions moins lourdement sur les petits patrons. Le jour où ils auront tous été contraints de partir, le pouvoir de notre société sera brisé. Toute vérité n'est pas bonne à dire. Quand le frère Morris se rassit, des cris de colère saluèrent sa conclusion. McGinty se leva. Il avait le front mauvais. – Frère Morris, commença-t-il, vous avez toujours été un prophète de malheur. Tant que les membres de la loge se serreront les coudes, aucun pouvoir aux États-Unis ne parviendra à entamer le nôtre. Voyons, n'avons-nous pas été maintes fois traduits devant les tribunaux ? Je pense que les grosses sociétés trouveront plus simple de payer que de nous combattre, et qu'elles feront comme les petites sociétés. Et maintenant, frères – (McGinty retira sa toque de velours noir et son écharpe), cette loge a terminé ses travaux pour ce soir. Il ne reste plus à régler qu'une petite affaire dont nous reparlerons avant de nous séparer. Le temps est venu de nous rafraîchir et de faire un peu de musique, fraternellement. La nature humaine est vraiment bizarre. Ces familiers du meurtre avaient fait disparaître bien des pères de famille à l'égard desquels ils ne professaient aucune haine particulière, sans accorder la moindre compassion à la veuve ni aux orphelins ; et cependant une musique tendre et pathétique était capable de leur arracher des larmes. McMurdo avait une belle voix de ténor. Eûtil échoué jusque là, à conquérir la sympathie de la loge, elle lui aurait été acquise immédiatement après qu'il eut chanté : « Je suis assis sur l'échalier, Mary » et «Sur les rives du grand fleuve ». Dès la première soirée, la nouvelle recrue était devenue l'un des frères les plus populaires, que chacun devinait promis à de hautes fonctions. Mais d'autres qualités étaient requises chez les Hommes libres ; il s'en rendit compte avant la fin de la soirée. La bouteille de whisky avait passé plusieurs fois de mains en mains ; les garçons étaient rouges, mûrs pour n'importe quoi ; le chef de corps reprit la parole. – Mes enfants, dit-il, il y a dans cette ville un homme qui a besoin d'une leçon, et il vous appartient de la lui administrer. Il s'agit de James Stanger, du Herald. Vous avez vu qu'il a recommencé à ouvrir contre nous sa grande gueule ?… Un murmure d'assentiment lui répondit, entrecoupé çà et là de quelques jurons en sourdine. McGinty tira de son gilet un bout de journal. – … « La loi et l'ordre… » Voilà le titre. « La terreur règne dans le district du charbon et du fer. Douze années se sont écoulées depuis les premiers assassinats qui ont prouvé l'existence d'une organisation criminelle dans notre région. Depuis ce jour, les crimes n'ont pas cessé. Maintenant, ils ont atteint une ampleur qui fait de nous l'opprobre du monde civilisé. Est-ce pour en arriver là que notre grand pays accueille en son sein les étrangers qui fuient le despotisme tout-puissant en Europe ? Ces réfugiés, ces bannis deviendront-ils des tyrans ? Imposeront-ils leur loi aux hommes qui leur ont accordé le refuge dont ils avaient tant besoin ? Un état de terreur et d'anarchie s'établira-t-il à l'ombre des plis sacrés du drapeau de la liberté ? Les responsables sont connus. L'organisation travaille à découvert, publiquement. Combien de temps devrons-nous le supporter ? Vivrons-nous donc… » J'ai lu assez de cette prose ! s'écria le président en jetant le journal sous la table. Voilà ce qu'il dit de nous. La question que je vous pose est celle-ci : que lui dirons-nous, à lui ? – A mort ! crièrent une douzaine de voix féroces. – Je proteste ! dit le frère Morris (celui dont le visage respirait la bonté). Je vous dis, frères, que notre main s'abat trop lourdement dans cette vallée, et que le jour est proche où tous les citoyens s'uniront pour nous écraser. James Stanger est un vieillard. Il est respecté dans la ville et dans le district. Son journal soutient les valeurs solides de la vallée. Si vous descendez cet homme, tout l'État s'agitera jusqu'à ce que nous soyons anéantis. – Et comment nous anéantiraient-ils, monsieur le dégonflé ? s'écria McGinty. Par la police ? Allons donc ! La moitié de la police est à notre solde et l'autre moitié a peur de nous. Par les tribunaux et le juge ? Ils ont déjà essayé, et qu'en est-il advenu ? – Il y a un juge Lynch qui pourrait rendre son verdict ! répliqua le frère Morris. Une exclamation éventualité. de colère générale accueillit cette – Je n'aurais qu'à lever mon doigt, dit McGinty, et je pourrais faire venir dans cette ville deux cents hommes qui la nettoieraient d'un bout à l'autre !… Puis tout à coup, il haussa le ton et pencha en avant son front qui se rida d'une façon effroyable. – … Écoutez, frère Morris ! Je vous tiens à l'œil, et cela depuis quelque temps. Vous n'avez personnellement aucun courage, et vous essayez de détruire le courage des autres. Ce sera un jour fâcheux pour vous, frère Morris, quand votre nom figurera sur notre ordre du jour. Je commence à penser que je devrais l'inscrire sans tarder. Morris était devenu mortellement pâle. Quand il retomba sur sa chaise, l'assistance aurait pu croire que ses genoux s'étaient dérobés sous lui. D'une main tremblante, il porta son verre à ses lèvres et il le vida avant de répondre. – Je vous présente mes excuses, vénérable maître, à vous et à tous mes frères de cette loge si j'en ai dit plus que je n'aurais dû. Je suis un membre fidèle et loyal (tous, vous le savez !) et c'est la peur d'un événement irréparable qui me fait parler avec cette anxiété. Mais j'ai une plus grande confiance en votre jugement que dans le mien, vénérable maître, et je vous promets que je ne vous offenserai plus. Le froncement de sourcil du chef de corps s'atténua devant l'humilité du frère. – Très bien, frère Morris. C'est moi qui serais désolé d'avoir à vous infliger une leçon. Mais tant que j'occuperai le poste que vous tous m'avez confié, nous formerons une loge unie en paroles et en actes. Et maintenant, les garçons… Il lança un coup d'œil circulaire à l'assistance. – … Je vous préviens que si Stanger recevait tout ce qu'il mérite, nous aurions plus d'ennuis que nous n'en souhaitons. Ces journalistes se tiennent tous ; tous les journaux des États-Unis réclameraient de la police et des troupes. Mais je pense que vous pouvez lui donner un avertissement sévère. Voulez-vous vous en occuper, frère Baldwin ? – Certainement ! enthousiasme. répondit le jeune homme avec – Combien d'hommes vous faut-il ? – Une demi-douzaine, plus deux pour garder la porte. Vous viendrez, Gower ; et vous, Mansel ; vous, Scanlan, et les deux Willaby. – J'avais promis à notre nouveau frère qu'il participerait à l'expédition, dit le président. Ted Baldwin regarda McMurdo avec des yeux qui montrèrent qu'il n'avait rien oublié ni pardonné. – Eh bien ! qu'il vienne donc ! dit-il d'une voix acide. Nous sommes assez. Plus tôt le travail sera fait, mieux cela vaudra. L'assistance se sépara sur des cris, des glapissements et des refrains de chansons d'ivrognes. Le bar était encore encombré de bambocheurs ; beaucoup de frères s'y arrêtèrent. La petite équipe de service sortit et se divisa afin de ne pas attirer l'attention. Il faisait très froid ; Une demi-lune brillait dans un ciel glacé et constellé. Les garçons se rassemblèrent dans une cour qui faisait face à un grand bâtiment. Les mots Vermissa Herald étaient gravés en lettres dorées entre des fenêtres brillamment éclairées. A l'intérieur, les presses d'imprimerie ronronnaient. – Ici, vous ! dit Baldwin à McMurdo. Vous resterez en bas devant la porte et vous veillerez à ce que la route soit libre et dégagée pour notre sortie. Les autres, accompagnez-moi ! Ne craignez rien, les garçons, car nous avons une douzaine de témoins qui certifieront que nous nous trouvons en ce moment au bar de la maison syndicale. Il était presque minuit. La rue était déserte. Le groupe traversa la chaussée et, après avoir poussé la porte des bureaux du journal, Baldwin et ses hommes se ruèrent dans l'escalier qui leur faisait face. McMurdo et un autre étaient restés en bas : ils entendirent au premier étage un cri, un appel au secours, des bruits de pas et un fracas de chaises. Un instant plus tard, un homme aux cheveux gris se précipita sur le palier. Avant de pouvoir aller plus loin, il fut empoigné et ses lunettes tombèrent aux pieds de McMurdo. Le bruit sourd d'une chute fut suivi d'un gémissement. Il demeura étendu la face contre terre. Une demidouzaine de bâtons s'abattirent sur son dos. Il se tortillait, ses longs membres minces tremblaient sous les coups. Ses agresseurs s'arrêtèrent enfin ; seul Baldwin, avec un sourire de dément, s'acharna sur la tête de la victime, qui essayait de se protéger avec ses mains. Des taches de sang apparurent parmi ses cheveux blancs. Baldwin, penché au-dessus du vieillard, ajustait un dernier coup qui l'aurait sans doute achevé, quand McMurdo grimpa l'escalier et l'écarta. – Vous allez le tuer ! dit-il. Assez ! Baldwin le considéra avec stupéfaction. – Allez-vous-en au diable ! cria-t-il. Qu'est-ce qui vous prend, vous qui êtes nouveau à la loge ? Reculez ! Il leva son gourdin. Mais McMurdo avait déjà sorti son revolver. – Reculez vous-même ! cria-t-il. Si vous portez la main sur moi, je vous brûle la cervelle. Quant à la loge, le chef de corps n'at-il pas commandé que Stanger ne soit pas mis à mort ? Or vous, que faites-vous sinon le tuer ? – C'est vrai, ce qu'il dit ! approuva l'un des garçons. – Vous feriez bien de vous dépêcher ! cria l'homme de faction au rez-de-chaussée. Les fenêtres s'allument ; vous allez avoir toute la ville à vos trousses. De fait, on entendait des cris au-dehors, et un petit groupe de typographes et linotypistes se rassemblait dans le couloir pour passer à la contre-attaque. Laissant le corps inanimé du rédacteur en chef en haut des marches, les criminels descendirent quatre à quatre et s'enfuirent dans la rue. Quand ils eurent atteint la maison syndicale, quelques-uns se mêlèrent à la foule des clients pour chuchoter à l'oreille de McGinty que le travail avait été fait. D'autres, dont McMurdo, s'égaillèrent dans de petites rues pour rentrer chez eux. CHAPITRE IV La vallée de la peur Quand McMurdo s'éveilla le lendemain, il se rappela immédiatement qu'il avait été initié à la loge : la quantité d'alcool qu'il avait bu lui avait donné la migraine, et son bras, à l'endroit où il avait été marqué au fer chaud, était brûlant et enflé. Comme il avait ses revenus personnels, il ne travaillait qu'irrégulièrement ; ce matin-là, il prit fort tard son petit déjeuner et ne bougea pas de chez lui. Il écrivit une longue lettre à un ami. Puis il parcourut le Herald. Dans une « dernière heure », il lut : « Agression contre les bureaux du Herald. Le rédacteur en chef grièvement blessé ». Suivait un bref compte rendu des faits qu'il connaissait mieux que quiconque. L'article se terminait ainsi : « L'affaire est maintenant commise aux soins de la police. Mais on peut à peine espérer que ses efforts soient couronnés d'un plus grand succès que par le passé. Certains agresseurs ont été reconnus ; une condamnation devrait intervenir. A l'origine de cet attentat, faut-il le préciser, on retrouve cette société infâme qui tient la ville en esclavage depuis si longtemps, et contre laquelle le Herald a pris nettement position. Les nombreux amis de M. Stanger se réjouiront d'apprendre que, bien qu'il ait été frappé avec une sauvagerie cruelle et qu'il porte de nombreuses blessures à la tête, sa vie n'est pas en danger immédiat. » Au-dessous de l'article, un entrefilet annonçait qu'une garde fournie par la police du charbon et du fer, armée de winchesters, assurerait désormais la défense des bureaux. McMurdo avait rejeté le journal et il était en train d'allumer une pipe d'une main mal assurée quand on frappa à sa porte ; la logeuse lui apportait un billet qu'un jeune garçon venait de lui remettre pour son pensionnaire. Non signé, il était conçu en ces termes : Je voudrais vous parler, mais je préférerais que ce soit hors de chez vous. Vous me trouverez à côté du mât du drapeau au haut de Miller Hill. Si vous venez maintenant, je vous dirai quelque chose d'important pour vous et pour moi. McMurdo lut et relut ce billet avec la plus vive surprise, car il ne pouvait deviner ce qu'il signifiait ni qui en était l'auteur. S'il avait été rédigé par une main de femme, il aurait pu supposer que c'était le commencement de l'une de ces aventures dont il avait été friand. Mais c'était une écriture masculine, et même l'écriture d'un homme instruit. Il hésita puis décida qu'il éclaircirait l'affaire. Miller Hill est un jardin public mal tenu en plein centre de la ville. En été, les promeneurs y sont nombreux, mais en hiver il est peu fréquenté. D'en haut, on a une bonne vue non seulement sur toute la ville, mais sur la vallée. McMurdo gravit l'allée qui conduisait au restaurant désert en cette saison. A côté du restaurant il y avait un mât, et au pied du mât un homme au chapeau rabattu sur les yeux et au col de manteau relevé. Quand il se tourna vers lui, McMurdo le reconnut : c'était le frère Morris, qui la veille au soir avait encouru les foudres du chef de corps. Ils échangèrent entre eux le salut de la loge. – Je désirais vous dire deux mots, monsieur McMurdo, commença le vieil homme sur un ton hésitant qui montrait qu'il se mouvait sur un terrain délicat. Je vous remercie d'être venu. – Pourquoi n'avez-vous pas signé votre billet ? – Il faut être prudent, monsieur. On ne sait jamais, par les temps qui courent, les conséquences de la moindre des choses. On ne sait jamais non plus à qui se fier. – On peut tout de même se fier aux frères de la loge ? – Non, non ! Pas toujours ! cria Morris avec véhémence. Quoi que nous disions, quoi que nous pensions même, tout revient à ce McGinty. – Écoutez-moi bien ! déclara McMurdo avec fermeté. Ce n'est qu'hier soir, vous le savez bien, que j'ai juré fidélité à notre chef de corps. Me demanderiez-vous aujourd'hui de me parjurer ? – Si c'est ainsi que vous prenez les choses, murmura tristement Morris, je vous répondrai seulement que je suis désolé de vous avoir dérangé. Les choses en sont arrivées à une bien mauvaise passe si deux Hommes libres ne peuvent pas se communiquer l'un à l'autre leurs pensées. McMurdo, qui avait surveillé attentivement son interlocuteur, se détendit un peu. – Bien entendu, je ne parlais que pour moi, dit-il. Je suis un nouveau, vous ne l'ignorez pas, et je ne sais rien. Ce n'est pas à moi d'ouvrir la bouche, monsieur Morris, mais si vous croyez utile de me dire quelque chose, je suis venu ici pour vous écouter. – Et pour le rapporter à McGinty, ajouta amèrement Morris. – En vérité, vous êtes injuste envers moi ! s'écria McMurdo. Je serai loyal à l'égard de la loge, je vous l'ai dit carrément ; mais je serais un pauvre type si j'allais répéter à quelqu'un d'autre ce que vous me diriez en confidence. Vos paroles resteront entre nous, ce qui ne m'empêche pas de vous avertir que vous n'avez à attendre de moi ni aide ni sympathie. – Depuis longtemps, j'ai renoncé à l'une et à l'autre ! dit Morris. Il se peut qu'en vous parlant franchement je remette ma vie entre vos mains, mais, tout mauvais que vous êtes, et hier soir j'ai eu l'impression que vous preniez modèle sur les pires de la bande, vous êtes un nouveau et votre conscience n'est certainement pas aussi endurcie que les leurs. Voilà pourquoi je voulais vous parler. – Qu'avez-vous à me dire ? – Si vous me dénoncez, que la malédiction soit sur vous ! – Je vous ai dit que je ne vous dénoncerais pas. – Je voulais vous demander si, lorsque vous vous êtes affilié à la Société des hommes libres de Chicago et que vous avez prononcé des vœux de charité et de fidélité, vous avez jamais pensé que cela vous conduirait au crime. – En admettant que ce soit au crime… répondit McMurdo. – En admettant !… s'écria Morris dont la voix vibrait de passion. Vous ne connaissez pas grand-chose à la vie si vous pouvez trouver un autre nom. N'était-ce pas un crime hier soir que de frapper un homme, assez âgé pour être votre père, jusqu'à ce que le sang s'étale sur ses cheveux blancs ? Si ce n'était pas un crime, qu'était-ce donc alors ? – Certains diraient que c'est la guerre, dit McMurdo. La guerre entre deux classes, totale, inexpiable ; la guerre où chaque camp frappe le plus fort possible. – Eh bien ! pensiez-vous à une guerre pareille quand vous avez sollicité votre admission à la Société des hommes libres de Chicago ? – Non. Je conviens que non. – Moi non plus, quand je me suis affilié à Philadelphie. C'était tout bonnement une société de secours mutuels, un lieu de rencontre entre camarades. Puis j'ai entendu parler de cet endroit. Maudite soit l'heure où le nom m'est entré dans l'oreille ! Je suis venu ici pour améliorer ma situation. Mon Dieu, améliorer ma situation ! Ma femme et mes trois enfants m'ont accompagné. J'ai fait démarrer un magasin de tissus place du Marché, et j'ai prospéré. On a appris que j'étais un Homme libre ; j'ai été obligé d'adhérer à la loge locale comme vous hier soir. J'ai cette marque de honte sur mon avant-bras, et quelque chose de pire marqué au fer chaud dans le cœur. J'ai découvert que j'étais sous les ordres d'un affreux scélérat et que je me trouvais pris dans un réseau de criminels. Que pouvais-je faire ? Tout ce que je disais pour tenter de remédier à cet état de faits était considéré comme une trahison ; vous l'avez vu hier soir. Je ne peux pas m'enfuir : tout ce que je possède au monde est dans mon magasin. Si je quitte la société, ma démission sera le signal de mon assassinat et de Dieu sait quoi pour ma femme et mes enfants. Oh ! mon cher, c'est affreux, horrible ! Il enfouit son visage entre ses mains et son corps fut secoué de sanglots convulsifs. McMurdo haussa les épaules. – Vous étiez trop mou pour ce truc-là, dit-il. Pas du tout la sorte d'homme qui convenait ! – J'avais une conscience et une religion. Ils ont fait de moi un criminel comme eux. J'ai été désigné pour une affaire. Si j'avais cané, je savais ce qui m'attendait. Je suis peut-être un poltron. C'est peut-être la pensée de ma pauvre petite femme et de mes enfants qui m'a rendu lâche. Quoi qu'il en soit, j'y suis allé. Je crois que je ne l'oublierai jamais. C'était une maison isolée, à trente kilomètres d'ici, de l'autre côté de la montagne. On m'avait posté à la porte, comme vous hier soir. Ils ne me faisaient pas confiance pour autre chose. Ils sont entrés. Quand ils sont ressortis, ils avaient les mains rouges de sang jusqu'aux poignets. Nous sommes partis, mais derrière nous un enfant hurlait : c'était un garçonnet de cinq ans qui venait d'assister au massacre de son père. Je me suis presque évanoui d'horreur ; mais il fallait que je garde le sourire, car je savais bien que sinon ce serait de ma maison qu'ils sortiraient la prochaine fois avec les mains rouges, et que ce serait mon petit Fred qui hurlerait de terreur. Mais j'étais devenu un criminel ; j'avais tenu un rôle dans un assassinat, j'étais perdu dans ce monde et perdu aussi pour le monde à venir. Je suis bon catholique ; le prêtre que je suis allé trouver n'a pas voulu m'entendre quand je lui ai dit que j'étais un Éclaireur, et je suis excommunié de ma religion. Voilà où j'en suis. Or je vous vois descendre la même pente, et je vous demande comment cela finira. Êtes-vous prêt à devenir un meurtrier de sang-froid, comme les autres, ou pouvons-nous faire quelque chose pour arrêter cela ? – Que voudriez-vous faire ? dit brusquement McMurdo. Vous ne voudriez pas moucharder ? – Dieu m'en garde ! s'écria Morris. Cette pensée seule me coûterait la vie. – C'est bien, dit McMurdo. Je crois que vous êtes un faible, et que vous prenez les choses trop à cœur. – Trop à cœur ! Attendez d'être un peu plus vieux dans le pays ! Regardez la vallée. Voyez le nuage de cent cheminées qui la recouvre. Je vous dis que le nuage du crime pèse cent fois plus lourd, cent fois plus épais au-dessus des habitants. C'est la vallée de la peur. La vallée de la mort. La terreur oppresse tous les cœurs depuis le crépuscule jusqu'à l'aube. Attendez, jeune homme : vous verrez vous-même ! – Eh bien ! je vous ferais savoir ce que je penserai quand j'en aurai vu davantage ! répondit McMurdo avec insouciance. Ce qui saute aux yeux, c'est que vous n'êtes pas fait pour vivre ici, et que plus tôt vous liquiderez votre affaire, même en ne retirant qu'un dollar de votre stock, mieux cela vaudra pour vous. Ce que vous m'avez dit restera entre nous, mais, sapristi, si je pensais que vous étiez un indicateur… – Non ! cria Morris. – Alors restons-en là. Je me souviendrai de notre conversation, et un jour peut-être je m'y référerai. Je crois que vous m'avez parlé dans une bonne intention. Maintenant, je vais rentrer chez moi. – Encore un mot avant que vous partiez, dit Morris. Il se peut que nous ayons été vus ensemble. Il se peut qu'on veuille savoir de quoi nous avons parlé. – Ah ! c'est juste ! – Je vous ai offert une place d'employé dans mon magasin. – Et je l'ai refusée. Voilà l'affaire que nous avons débattue ensemble. Eh bien ! à un autre jour, frère Morris ! Et je vous souhaite meilleure chance pour l'avenir. – Dans l'après-midi, alors que McMurdo méditait en fumant à côté du poêle du petit salon, la porte s'ouvrit et dans son encadrement apparut la gigantesque silhouette de McGinty. Il fit le signe de la loge et s'assit en face du jeune homme ; il le regarda fixement ; ce regard lui fut retourné avec une intensité égale. – Je ne viens pas en visiteur, frère McMurdo, dit-il enfin. J'ai déjà beaucoup à faire avec les gens qui me rendent visite. Mais j'ai pensé que je pourrais faire une mise au point chez vous. – Je suis fier de vous accueillir, conseiller ! répondit chaleureusement McMurdo, qui sortit du buffet sa bouteille de whisky. C'est un honneur auquel je ne m'attendais pas. – Comment va le bras ? interrogea le chef de corps. McMurdo fit la grimace. – Je serais incapable de l'oublier, répondit-il. Mais je pense que la chose en vaut la peine. – Oui, approuva l'autre. La chose en vaut la peine pour les fidèles, pour ceux qui apportent leur concours à la loge. De quoi parliez-vous donc ce matin avec le frère Morris en haut de Miller Hill ? La question avait été si soudainement posée qu'il se révéla préférable que la réponse eût été préparée d'avance. McMurdo éclata d'un gros rire. – Morris ne savait pas que je pouvais gagner ma vie ici chez moi. Il ne le saura jamais, car je trouve qu'il a un peu trop de scrupules pour mon goût. Mais c'est un brave vieux bonhomme. Il s'imaginait que je n'avais pas de travail, et il avait pensé bien faire en m'offrant une place d'employé dans son magasin de tissus. – Oh ! c'était cela ? – Oui. – Et vous avez refusé ? – Évidemment ! Je gagnerais dix fois plus dans ma chambre avec quatre heures de travail. – C'est vrai. Mais à votre place, je ne verrais pas trop souvent le frère Morris. – Pourquoi ? – Simplement parce que je vous dis de ne pas le faire. Pour la plupart des gens de la région, cette explication suffit. – Peut-être pour la plupart des gens de la région, mais pas pour moi, répondit crânement McMurdo. Si vous êtes connaisseur en hommes, vous devez le savoir. Le géant le dévisagea, et sa patte poilue se referma autour du verre comme s'il avait envie de le lancer à la tête de McMurdo. Puis il se mit à rire. – Vous êtes vraiment un type peu ordinaire ! dit-il. Vous voulez des raisons ? Eh bien ! je vais vous en donner. Est-ce que Morris ne vous a rien dit contre la loge ? – Rien. – Ni contre moi ? – Non. – Alors c'est parce qu'il n'a pas osé se fier à vous. Mais au fond de son cœur, il n'est pas loyal. Nous le connaissons bien ; nous le surveillons ; et nous attendons le moment de l'admonester comme il le mérite. Je pense que ce moment n'est pas très éloigné. Il n'y a pas de place dans notre bergerie pour des brebis galeuses. Si vous vous liiez avec un homme déloyal, nous pourrions penser que vous êtes déloyal, vous aussi. Vous voyez ? – Il n'y a aucune chance pour que je me lie avec lui, car il ne me plaît pas, répondit McMurdo. Mais pour ce qui est d'être déloyal, si le mot avait été prononcé par un autre, il ne serait pas dit deux fois. – Bien. En voilà assez, dit McGinty en vidant son verre. J'étais venu pour vous donner un avis. Vous l'avez entendu. – Je voudrais bien savoir, fit McMurdo, comment vous avez pu apprendre que j'avais causé avec Morris. McGinty sourit. – C'est mon affaire de savoir ce qui se passe dans la ville, ditil. N'oubliez jamais que je finis par tout savoir. Bon. Il est maintenant l'heure, et… Mais un incident imprévu se produisit au moment où il se levait pour s'en aller. La porte s'ouvrit toute grande, sous une poussée brutale, et trois têtes décidées, coiffées des casquettes à visière de la police, les dévisagèrent sans aménité. McMurdo se leva d'un bond. Il allait empoigner son revolver quand il vit deux winchesters braqués sur lui ; il baissa le bras. Un homme en uniforme s'avança dans la pièce : il avait au poing un revolver à six coups. C'était le capitaine Marvin, qui venait de Chicago et qui appartenait maintenant à la police du charbon et du fer. Il hocha la tête et adressa un petit sourire à McMurdo. – Je pensais bien que vous vous attireriez des ennuis, monsieur l'aigrefin McMurdo, de Chicago, dit-il. Vous ne pouviez pas vous tenir tranquille, n'est-ce pas ? Prenez votre chapeau, et suivez-nous. – Je crois que cette plaisanterie vous coûtera cher, capitaine Marvin ! intervint McGinty. Qui vous croyez-vous donc, je vous prie, pour pénétrer ainsi dans une maison et inquiéter des hommes honnêtes qui respectent la loi ? – Vous êtes en dehors de cette affaire, conseiller McGinty, dit le capitaine Marvin. Nous n'avons rien contre vous, seulement contre ce McMurdo. Vous devez nous aider, et non pas nous gêner dans l'accomplissement de notre devoir. – C'est l'un de mes amis, et je me porte garant de sa conduite, dit le chef de corps. – D'après tout ce que l'on dit, monsieur McGinty, vous pourriez bien avoir à répondre de votre propre conduite l'un de ces jours ! répliqua l'officier de police. Ce McMurdo était un malfaiteur avant d'arriver ici ; il l'est demeuré. Couchez-le en joue, sergent, pendant que je le désarme. – Voilà mon pistolet, dit froidement McMurdo. Mais si vous et moi étions seuls face à face, capitaine Marvin, vous ne viendriez peut-être pas si facilement à bout de moi. – Où est votre mandat ? demanda McGinty. Nom d'une pipe ! On se croirait en Russie et non à Vermissa, en voyant des policiers agir de la sorte. Je vous jure que vous en entendrez parler ! – Agissez selon votre conception du devoir, conseiller. Nous, nous obéissons à la nôtre. – De quoi suis-je accusé ? interrogea McMurdo. – D'être mêlé à l'agression contre le vieux Stanger aux bureaux du Herald. Ce n'a pas été de votre faute si vous êtes inculpé d'agression et non de meurtre. – Eh bien ! si c'est tout ce que vous avez à lui reprocher, s'écria McGinty en riant, vous vous épargnerez bien des ennuis en laissant tomber. Cet homme était hier soir dans mon cabaret ; il jouait au poker ; il est resté jusqu'à minuit chez moi ; je pourrai amener une douzaine de témoins pour vous le prouver. – C'est votre affaire. Vous l'établirez devant le tribunal demain. En attendant, venez, McMurdo. Et tenez-vous tranquille si vous ne voulez pas recevoir un coup de crosse sur la tête. Tenez-vous au large, monsieur McGinty. Je vous préviens que je ne tolère aucune résistance quand je suis de service. Le capitaine avait l'air si résolu que McMurdo et son chef de corps durent s'incliner. McGinty se débrouilla pour échanger quelques mots avec le prisonnier avant qu'ils soient séparés. – Et votre… ? Il leva un pouce pour indiquer la machine à frapper les dollars. – En sûreté, murmura McMurdo, qui avait aménagé une cachette sous le plancher. – Je vous dis à bientôt, déclara le chef de corps. Je vais de ce pas voir Reilly, l'avocat, et je m'occupe de la défense. Croyez-moi sur parole : ils ne vous garderont pas. – Je n'en mettrais pas ma tête à couper, répliqua Marvin. Surveillez votre prisonnier, vous deux, et abattez-le s'il essaie de vous jouer un tour pendant que je vais fouiller sa chambre. Apparemment, l'officier de police ne découvrit pas la machine. Quand il redescendit, il escorta McMurdo au commissariat de police. L'obscurité était tombée ; un vent aigre soufflait ; les rues étaient presque désertes, mais quelques badauds suivirent le groupe et, enhardis par les ténèbres, lancèrent quelques imprécations au prisonnier. – Lynchez ce maudit Éclaireur ! Lynchez-le ! Ils assistèrent avec de gros rires et de bonnes plaisanteries à son entrée au commissariat. Après un interrogatoire de pure forme, il fut conduit dans la cellule commune. Il y retrouva Baldwin et trois autres criminels de la veille ; ils avaient tous été arrêtés dans l'après-midi, et ils attendaient leur procès, qui devait avoir lieu le lendemain matin. Mais même à l'intérieur de cette forteresse de la loi, le bras long des Hommes libres pouvait se déployer. Dans la soirée, un geôlier leur apporta de la paille pour qu'ils dorment mieux ; de la paille, ils tirèrent deux bouteilles de whisky, quelques verres, et un jeu de cartes. Ils passèrent une nuit joyeuse, sans éprouver la moindre inquiétude à l'égard de la cérémonie du lendemain. Ils avaient bien raison ! Le magistrat se trouva dans l'incapacité, devant les témoignages produits, de prononcer le verdict qui aurait porté l'affaire devant une juridiction supérieure. D'une part les ouvriers de l'imprimerie furent obligés de convenir que l'éclairage était mauvais, qu'ils étaient eux-mêmes très troublés, et qu'il leur était difficile de se prononcer absolument sur l'identité des agresseurs ; certes, ils croyaient bien que les accusés faisaient partie du groupe d'assaillants ; mais de là à le jurer… Au cours de l'interrogatoire contradictoire qui fut dirigé par l'éminent avocat engagé par McGinty, ils se montrèrent encore plus hésitants. Le blessé avait déjà déposé qu'il avait été surpris par la soudaineté de l'attaque et qu'il ne pouvait rien certifier en dehors du fait que le premier qui l'avait frappé portait une moustache. Il ajouta qu'il ne pouvait s'agir que d'Éclaireurs, puisqu'il n'avait pas d'autres ennemis dans la ville et qu'ils l'avaient menacé depuis longtemps pour ses éditoriaux qui les mettaient en cause. D'un autre côté, il fut clairement démontré par le témoignage formel de six citoyens, au nombre desquels le célèbre conseiller municipal McGinty, que les accusés avaient joué aux cartes à la maison syndicale jusqu'à une heure bien postérieure à celle de l'attentat. Inutile de dire qu'ils furent relaxés, avec les excuses du tribunal pour les dérangements qu'ils avaient subis à la suite de la légèreté du capitaine Marvin et de la police. Le verdict fut salué par de vifs applaudissements dans une enceinte où McMurdo reconnut nombre de visages familiers. Des frères de la loge souriaient et battaient des mains. Mais d'autres spectateurs demeurèrent impassibles et figés quand les accusés sortirent libres du tribunal. L'un d'entre eux, un petit bonhomme à barbiche noire, exprima leurs sentiments en s'écriant : – Maudits assassins ! Nous aurons pourtant votre peau un jour CHAPITRE V L'heure la plus sombre S'il avait fallu quelque chose pour ajouter à la popularité de Jack McMurdo parmi ses compagnons, son arrestation et son acquittement y auraient pourvu. Dans les annales de la société, c'était un record qu'un nouvel adhérent eût accompli la nuit même de son affiliation un acte qui l'avait conduit devant le tribunal. Déjà il avait la réputation d'un joyeux luron, d'un agréable convive, et d'un caractère qui ne laissait jamais passer une insulte (eût-elle été prononcée par le tout-puissant chef de corps). Mais cette fois ses camarades acquirent la certitude que dans leur groupe il était le seul à concevoir rapidement un dessein sanguinaire et à l'exécuter aussitôt. « Il sera irremplaçable pour les coups durs », se disaient les aînés les uns aux autres. McGinty ne manquait pas d'instruments pour exécuter ses volontés, mais il reconnut de bonne grâce que McMurdo était le plus capable. Il avait l'impression qu'il tenait en laisse un limier féroce. Certes, les roquets ne lui manquaient pas pour les petites affaires, mais il entrevoyait le jour où il lâcherait son chien de race sur une proie qui en vaudrait la peine. Quelques membres de la loge, dont Ted Baldwin, se hérissaient devant la rapide ascension du nouveau venu et le haïssaient, tout en se gardant de broncher devant lui, car il était aussi prêt à se battre qu'à rire. Mais s'il gagnait la sympathie de ses camarades, il y avait un endroit, qui lui importait pourtant beaucoup plus, où il avait perdu tout crédit. Le père d'Ettie Shafter ne voulait plus lui adresser la parole, et il ne le laissait même plus pénétrer sous son toit. Ettie était trop profondément amoureuse pour renoncer à lui ; cependant son bon sens lui représentait les conséquences d'un mariage avec un homme qui passait pour un criminel. Un matin, après une nuit sans sommeil, elle résolut d'aller le voir, peut-être pour la dernière fois, et de tenter un gros effort pour le tirer hors de ces mauvaises influences qui l'aspiraient vers le bas. Elle se rendit donc chez lui, comme il l'en avait plusieurs fois suppliée, et elle entra dans la pièce dont il avait fait son petit salon. Il était assis devant la table. Il lui tournait le dos. Il avait une lettre devant lui. L'idée d'une espièglerie lui vint : elle n'avait que dix-neuf ans. Il ne l'avait pas entendue quand elle avait ouvert la porte. Elle s'avança sur la pointe des pieds, et elle posa doucement ses mains sur les épaules de McMurdo. Si elle avait espéré le surprendre, elle réussit pleinement ; mais ce fut à son tour d'être surprise. D'un bond de tigre, il sauta sur elle et la saisit à la gorge avec sa main droite ; de l'autre main il fit une boulette du papier qui était devant lui. Puis il la regarda. Alors la stupéfaction et la joie remplacèrent la férocité qui avait déformé ses traits. Férocité devant laquelle elle avait reculé, horrifiée, jusqu'au mur. – C'est vous ! fit-il en s'essuyant le front. Quand je pense que vous venez me voir, cœur de mon cœur, et que je ne trouve rien de mieux que de vouloir vous étrangler ! Venez, chérie… Il lui tendit ses bras. – Je vais vous dédommager maintenant. Mais elle était encore sous le coup de la découverte qu'elle avait faite sur le visage de McMurdo : elle y avait lu une peur coupable. Tous ses instincts féminins l'avertirent qu'il ne s'agissait pas de la simple peur d'un homme surpris. Non, c'était bien de la culpabilité. De la culpabilité et de la peur. – Qu'est-ce qui vous a pris, Jack ? s'écria-t-elle. Pourquoi avez-vous eu si peur de moi ? Oh ! Jack, si vous aviez la conscience tranquille, vous ne m'auriez pas regardée ainsi ! – Dame ! J'étais en train de réfléchir à des tas d'autres choses ; quand vous vous êtes approchée si légèrement sur vos pieds de fée…. – Non, Jack. C'était plus que cela… Un soupçon lui traversa l'esprit. – … Laissez-moi voir cette lettre que vous étiez en train d'écrire. – Ah ! Ettie, je ne le peux pas ! Ses soupçons se transformèrent en certitude. – C'était à une autre femme ! s'écria-t-elle. J'en suis sûre. Sinon, pourquoi ne me la montreriez-vous pas ? Était-ce à votre femme que vous écriviez ? Comment pourrais-je savoir que vous n'êtes pas déjà marié, vous, un étranger que personne ne connaît ? – Je ne suis pas marié, Ettie. Regardez-moi : je vous le jure ! Vous êtes pour moi la seule femme sur la terre. Par la croix du Christ, je le jure ! Il avait pâli ; la passion grave qu'il mit dans sa réponse la convainquit qu'il ne mentait pas. – Alors, pourquoi ne voulez-vous pas me montrer cette lettre ? – Je vais vous le dire, ma chérie. J'ai fait le serment de ne pas la montrer, et de même que je ne voudrais pas être parjure envers vous ; je ne voudrais pas trahir une parole donnée à d'autres. C'est une affaire de la loge ; une affaire secrète, même pour vous, Et si j'ai eu peur quand une main s'est posée sur moi, comprenez que j'avais peur que ce fût celle d'un policier ?… Elle sentit qu'il disait la vérité. Il la prit dans ses bras ; ses baisers balayèrent frayeurs et doutes. – … Asseyez-vous près de moi. C'est un trône bizarre pour une pareille reine, mais c'est le meilleur que puisse vous offrir votre pauvre amant. Un jour il fera mieux pour vous, je pense. Vous voilà rassurée maintenant ? – Comment pourrais-je l'être, Jack, quand je sais que vous faites partie d'une bande de criminels, quand je m'attends chaque jour à vous voir assis dans le box des accusés ? McMurdo l'Éclaireur, voilà comment l'un de nos pensionnaires vous a appelé hier. Je l'ai ressenti comme un coup de poignard. – Croyez-moi, ma chérie, je ne suis pas aussi mauvais que vous le pensez. Nous ne sommes que de pauvres gens qui essayons à notre manière de faire respecter nos droits. Ettie passa son bras autour du cou de son amant – Abandonnez cela, Jack ! Pour l'amour de moi, pour l'amour de Dieu, laissez tomber ! Je suis venue ici pour vous en supplier. Oh ! Jack, je vous le demande à genoux ! Je m'agenouille devant vous, et je vous adjure d'abandonner Il la releva et il l'apaisa entre ses bras. – Voyons, ma chérie, réfléchissez à ce que vous me demandez ! Comment pourrais-je laisser tomber puisque ce serait me parjurer et abandonner mes camarades ? Si vous saviez tout ce qui se passe, jamais vous ne me le proposeriez. De plus, même si je le voulais, comment pourrais-je le faire ? Vous ne supposez pas que la loge permettrait à l'un de ses adhérents de se retirer avec tous ses secrets ? – J'y ai réfléchi, Jack. J'ai tout prévu. Père a un peu d'argent de côté. Il est fatigué de cet endroit, où notre existence est assombrie par la terreur. Il est prêt à partir. Nous pourrions nous enfuir ensemble à Philadelphie ou à New York. Là, nous serions en sécurité. McMurdo se mit à rire. – La loge a le bras long. Croyez-vous qu'elle ne pourrait pas l'étendre d'ici jusqu'à Philadelphie ou New York ? – Eh bien ! dans ce cas, allons dans l'Ouest, ou en Angleterre, ou en Suède. N'importe où, pourvu que nous sortions de cette vallée de la peur. McMurdo pensa au vieux frère Morris. – Voilà la deuxième fois que j'entends ce nom, dit-il. L'ombre ne semble pourtant pas peser trop lourdement sur certains habitants de cette vallée. – Elle obscurcit chaque instant de notre existence. Vous imaginez-vous que Ted Baldwin nous a pardonné ? Si ce n'était qu'il vous craint, il nous aurait déjà anéantis. Il me suffit de voir ses yeux noirs de bête affamée quand par hasard il me rencontre ! – Ah ! ah ! Je lui apprendrai de meilleures manières si je l'y prends. Mais écoutez-moi bien, petite fille : je ne peux pas partir d'ici. Je ne peux pas. Enregistrez cela une fois pour toutes. Mais si vous me laissez choisir ma propre voie, j'essaierai de trouver le moyen d'en sortir honorablement. – Il n'y a pas d'honneur dans une affaire pareille ! – Mon Dieu, cela dépend du point de vue auquel on se place ! Mais si vous me donnez six mois, je m'arrangerai pour partir d'ici sans avoir honte de regarder les autres en face. – Six mois ! s'exclama la jeune fille dans une explosion de joie. C'est une promesse ? – Écoutez : ce sera peut-être sept ou huit. Mais avant un an au maximum, nous aurons quitté la vallée. – Ettie ne put rien obtenir de plus précis ; mais enfin c'était déjà quelque chose : une sorte de phare lointain qui éclairait les ténèbres de l'avenir immédiat. Elle rentra chez son père, plus allègre qu'elle ne l'avait jamais été depuis que Jack McMurdo avait fait irruption dans sa vie. Il aurait pu penser qu'en tant que membre de la société, tous les agissements de celle-ci lui seraient connus ; mais il ne tarda pas à découvrir que l'organisation était beaucoup plus étendue et plus complexe que la simple loge. McGinty lui-même ignorait beaucoup de choses, car il y avait un dignitaire appelé le délégué du district, habitant à Hobson's Patch, au bas de la voie ferrée, qui avait tout pouvoir sur plusieurs loges qu'il régentait d'une façon imprévue et arbitraire. McMurdo ne le vit qu'une fois : il avait l'air d'un petit rat timide à poils gris ; il avait une démarche furtive et un regard oblique chargé de malignité. Il s'appelait Evans Pott ; devant lui, le grand patron de Vermissa ressentait un peu de la répulsion et de la peur que Robespierre devait inspirer à Danton. Un jour Scanlan, qui était le camarade de pension de McMurdo, reçut un billet de McGinty accompagnant une lettre d'Evans Pott. Le «grand patron » informait McGinty qu'il lui adressait deux hommes, Lawler et Andrews, munis d'instructions pour agir dans les environs ; il lui disait aussi qu'il était préférable pour la cause de ne pas divulguer de détails quant au but de cette mission : il demandait au chef de corps de veiller à ce que ces deux exécutants fussent logés et bien traités jusqu'à l'heure de l'action. McGinty avait ajouté pour Scanlan que personne ne pouvait loger clandestinement à la maison syndicale et qu'il serait obligé à Scanlan et McMurdo d'accueillir chez la veuve MacNamara ces deux nouveaux pensionnaires. Ils arrivèrent le soir même, chacun muni d'un sac. Lawler avait un certain âge ; il avait le visage austère ; il était taciturne et réservé ; il était habillé d'une vieille redingote noire qui, avec son chapeau mou et sa barbe grisonnante hirsute, lui donnait l'air d'un prédicateur itinérant. Son compagnon, Andrews, n'était pas beaucoup plus qu'un enfant : il avait le visage ouvert et gai, et il ressemblait à un écolier en vacances. Tous deux ne buvaient que de l'eau, et ils se conduisirent en tous points comme des membres exemplaires de la société, à cela près qu'ils étaient l'un comme l'autre assassins patentés. Lawler avait accompli quatorze missions de meurtre, et Andrews trois. McMurdo découvrit qu'ils ne demandaient pas mieux que de raconter leurs exploits passés ; ils le firent avec cette sorte de fierté timide qu'arborent les hommes qui ont rendu de bons et loyaux services à la communauté. Mais ils se montrèrent réticents pour parler de l'affaire en cours. – On nous a choisis parce que ni moi ni le petit ne buvons d'alcool, expliqua Lawler. On sait que nous n'en dirons jamais plus qu'il ne faut. Vous ne devez pas le prendre en mauvaise part, mais c'est aux ordres du délégué du district que nous obéissons. – Bien sûr ! répondit Scanlan. – Si vous y tenez, nous pourrons vous raconter l'histoire de la mort de Charlie Williams, ou de Simon Bird. Mais jusqu'à ce que notre travail soit fait, nous n'en parlerons pas. – Il y a dans les environs une bonne demi-douzaine de types à qui je dirais volontiers deux mots ! déclara McMurdo en jurant. Je suppose que ce n'est pas Jack Knox qui est votre cible ? J'irais au bout du monde pour le voir recevoir ce qu'il mérite. – Non. Ce n'est pas lui. Pas encore lui. – Ou Hermann Strauss ? – Lui non plus. – Ma foi, si vous ne voulez rien dire, nous ne pouvons pas vous forcer à parler. Mais ça me démange ! Lawler sourit et secoua la tête. Il ne se laissait pas tirer les vers du nez. En dépit de la réticence de leurs hôtes, Scanlan et McMurdo étaient bien décidés à assister à ce qu'ils appelaient « la bonne blague ». Quand un matin très tôt McMurdo les entendit descendre l'escalier à pas feutrés, il réveilla Scanlan et tous deux s'habillèrent rapidement. Quand ils furent prêts, ils trouvèrent la porte ouverte et leurs compagnons disparus. L'aube ne pointait pas encore, mais à la lueur des lampadaires ils les aperçurent dans la rue à quelque distance devant eux. Ils les suivirent prudemment. La neige étouffait le bruit de leurs pas. La pension de famille était située près de la lisière de la ville ; bientôt ils arrivèrent à un carrefour en pleine campagne. Trois hommes attendaient ; Lawler et Andrews s'entretinrent quelques instants avec eux, puis tous se mirent en route. Il s'agissait donc d'un travail important qui nécessitait du monde. A cet endroit, plusieurs chemins conduisaient à diverses mines. Les étrangers prirent celui qui menait au Crow Hill, grosse affaire aux mains énergiques et intrépides d'un directeur de la Nouvelle-Angleterre, Josiah Dunn, qui y avait maintenu l'ordre et la discipline malgré la terreur qui régnait dans la vallée. Le jour se levait maintenant ; une file d'ouvriers, isolés ou en groupe, se hâtait sur ce chemin noirci. McMurdo et Scanlan se mêlèrent à eux, sans perdre de vue les hommes qu'ils suivaient. Une brume épaisse les entourait ; un sifflet à vapeur déchira l'air : c'était le signal donné dix minutes avant la descente des cages et le début de la journée de travail. Quand ils atteignirent l'espace à découvert devant le puits de mine, une centaine de mineurs attendaient en battant la semelle et en soufflant dans leurs doigts ; le froid était en effet très vif. Les étrangers formaient un petit groupe dans l'ombre du bâtiment des machines. Scanlan et McMurdo grimpèrent sur un tas de scories, d'où ils pouvaient voir toute la scène. Ils reconnurent l'ingénieur de ma mine, un grand Écossais barbu du nom de Menzies, qui sortait du bâtiment et qui lança un coup de sifflet pour la descente des cages. Au même moment, un grand jeune homme dégingandé au visage, sérieux s'approcha de la fosse. Il aperçut le groupe immobile et silencieux qui se tenait près du bâtiment. Les hommes avaient rabattu leurs chapeaux et relevé leurs cols pour se dissimuler le visage. Pendant quelques instants, le pressentiment de la mort dut glacer le cœur du directeur. Mais il l'écarta et ne songea plus qu'à accomplir son devoir à l'égard d'intrus suspects. – Qui êtes-vous ? demanda-t-il en se dirigeant vers eux. Pourquoi traînez-vous par ici ? Il n'y eut aucune réponse ; simplement le petit Andrews fit un pas en avant et lui logea une balle dans l'estomac. Les cent mineurs qui attendaient ne bougèrent pas plus que s'ils avaient été frappés de paralysie. Le directeur de la mine appuya ses deux mains contre la plaie et se plia en deux. Il tenta de s'éloigner en titubant, mais un autre assassin fit feu, et il tomba sur le côté, grattant le sol de ses pieds et de ses mains. Menzies l'Écossais poussa un hurlement de rage et se rua avec une clé à molette sur les agresseurs, mais il reçut deux balles dans la tête et il s'écroula raide mort à leurs pieds. La foule des mineurs fut alors secouée d'une sorte de houle et elle émit un faible cri de colère et de pitié ; des ouvriers s'élancèrent vers les assassins. Mais deux revolvers à six coups se déchargèrent au-dessus de leurs têtes ; ils s'arrêtèrent net, puis reculèrent, et commencèrent à s'égailler ; certains même coururent jusque chez eux. Quand les plus braves se furent rassemblés et qu'ils se précipitèrent vers le bâtiment, les étrangers avaient disparu dans la brume matinale. Il n'y avait pas un seul témoin qui pût prêter serment pour identifier les hommes qui, devant cent spectateurs, avaient commis ce double crime. Scanlan et McMurdo regagnèrent leur pension. Scanlan était assez déprimé, car c'était le premier meurtre qu'il avait vu se dérouler sous ses yeux, et il trouvait « la bonne blague » moins drôle qu'il l'avait espéré. Les cris horribles de la veuve du directeur les poursuivirent tandis qu'ils se hâtaient vers la ville. McMurdo était songeur et silencieux, mais la faiblesse de son compagnon n'éveilla en lui aucun écho. – Quoi ! C'est comme une guerre, répétait-il. Ce n'est qu'une guerre entre eux et nous, et nous rendons les coups du mieux que nous le pouvons. Il y eut une grande fête à la loge ce soir-là. Non seulement pour célébrer l'assassinat du directeur et de l'ingénieur de la mine de Crow Hill, assassinat qui rangerait cette entreprise parmi celles qui se soumettaient aux chantages et à la terreur. Mais aussi pour un succès acquis au loin et qui était dû à la loge ellemême. Il apparut en effet que lorsque le délégué du district avait envoyé cinq hommes à Vermissa, il avait demandé en échange que trois hommes de Vermissa fussent secrètement choisis pour faire disparaître William Hales, de Stake Royal, l'un des propriétaires de mines les plus connus et les plus populaires du district de Gilmerton, un homme qui croyait ne pas avoir un seul ennemi tant il était un employeur modèle. Ayant toutefois la manie du rendement dans le travail, il avait congédié certains ivrognes ou fainéants qui étaient membres de la toute-puissante organisation. Des cercueils expédiés à son adresse n'avaient pas modifié son caractère ; voilà pourquoi, dans un pays de liberté et de civilisation, il s'était trouvé condamné à mort. L'exécution venait d'avoir lieu. Ted Baldwin se pavanait sur le siège d'honneur à la droite du chef de corps : il avait commandé les tueurs. Sa figure congestionnée, ses yeux vitreux et injectés de sang révélaient une nuit blanche et de nombreuses libations. Lui et ses deux complices avaient passé vingt-quatre heures au milieu des montagnes. Ils étaient crottés et sales. Mais peu de héros, au retour d'une aventure désespérée, reçurent un accueil aussi chaleureux de la part de leurs camarades. Ils durent raconter cent fois leur histoire, que ponctuèrent des cris de joie et des éclats de rire. Ils avaient guetté leur victime pendant qu'il rentrait chez lui le soir ; ils avaient pris leur faction en haut d'une colline abrupte, à un endroit où son cheval marcherait forcément au pas ; il était tellement emmitouflé pour se protéger du froid qu'il n'avait pas pu mettre la main sur son revolver. Ils l'avaient tiré à bas de son cheval et ils avaient déchargé leurs armes sur lui. Dans un meurtre, l'élément dramatique fait rarement défaut, et ils avaient montré aux Éclaireurs de Gilmerton que ceux de Vermissa n'avaient pas froid aux yeux. Il y avait eu un contretemps : un homme et sa femme étaient arrivés à cheval tandis qu'ils déchargeaient leurs revolvers dans le corps voué au silence éternel. Ils avaient envisagé de les tuer eux aussi, mais c'étaient des gens inoffensifs qui n'avaient rien à voir avec les mines ; ils avaient été instamment priés de poursuivre leur route et de tenir leur langue, s'ils ne voulaient pas qu'il leur arrivât pis. Le cadavre rouge de sang avait été abandonné dans la neige en guise d'avertissement dédié à tous les patrons au cœur dur, et les trois nobles vengeurs avaient pris le chemin du retour. Ç'avait été un grand jour pour les Éclaireurs. L'ombre s'était encore appesantie sur la vallée. Mais de même que le général avisé choisit le moment de la victoire pour redoubler d'efforts afin que l'ennemi n'ait pas le temps de se reformer après la défaite, de même McGinty avait conçu une nouvelle offensive contre ses adversaires. Cette nuit-là, alors que la société à demi ivre se séparait, il toucha le coude de McMurdo et le mena dans le petit salon où ils avaient eu leur première conversation. – Écoutez-moi, mon garçon, lui dit-il. J'ai un travail enfin digne de vous. Vous aurez à en prendre toute la responsabilité. – Je suis fier de votre choix, répondit McMurdo. – Vous pourrez prendre deux hommes avec vous : Manders et Reilly. Ils ont été prévenus. Nous ne serons jamais tranquilles dans ce district tant que le cas de Chester Wilcox ne sera pas réglé. Vous aurez droit aux bénédictions de toutes les loges du district minier si vous réussissez à le descendre. – Je ferai de mon mieux. Qui est-il ? Et où le trouverai-je ? McGinty tira du coin de sa bouche son éternel cigare à moitié mâché, à moitié fumé, avant de déchirer de son carnet une page où était dessiné un plan rudimentaire. – C'est le principal contremaître de la Compagnie Iron Dyke. Citoyen sévère et vieux sergent de la guerre. Nous avons déjà essayé deux fois de l'abattre, mais la chance ne nous a pas été favorable, et Jim Carnaway y est resté. A présent, c'est à vous de prendre votre risque. Voici la maison, isolée au carrefour de Iron Dyke, comme vous le voyez sur ma carte ; il n'y a pas d'autre habitation en vue. Il ne faut pas y aller de jour. Il est armé. Il tire vite et juste sans se préoccuper de sommations. Mais la nuit… Bref, il habite là, avec sa femme, trois enfants et une domestique. Vous n'avez pas le choix. C'est tout ou rien. Si vous pouviez mettre un sac d'explosifs devant sa porte avec une mèche… – Qu'a fait cet homme ? – Je vous ai dit qu'il avait tué Jim Carnaway ! – Pourquoi l'a-t-il tué ? – Qu'est-ce que ça peut bien vous faire ? Carnaway se trouvait dans les parages un soir, et il l'a tué. Cela suffit pour moi et pour vous. Pour le reste, débrouillez-vous ! – Il y a les deux femmes et les trois enfants. Faudra-t-il aussi les faire monter au ciel ? – Évidemment ! Sinon, comment l'avoir, lui ? – C'est dommage pour eux, s'ils n'ont rien fait de mal ! – En voilà un langage ! Vous vous dégonflez ? – Du calme, conseiller ! Qu'ai-je dit ou fait qui vous suggère que je refuserais d'obéir à un ordre émanant du chef de corps de ma loge ? Bonne ou mauvaise, la décision vient de vous. – Alors vous l'exécuterez ? – Bien sûr ! – Quand ? – Eh bien ! accordez-moi une nuit ou deux, afin que je repère la maison et que je dresse mon plan. Et puis… – Très bien, déclara McGinty en lui serrant la main. Je m'en remets à vous. Ce sera un grand jour, celui où vous nous rapporterez la nouvelle. Ce dernier coup les mettra tous à genoux devant nous. McMurdo réfléchit à la mission qui venait de lui être confiée inopinément. La maison isolée qu'habitait Chester Wilcox était située à une douzaine de kilomètres dans une vallée adjacente. La nuit même il partit seul pour préparer sa tentative. Il faisait grand jour quand il revint de sa reconnaissance. Le lendemain, il s'entretint avec ses deux subordonnés, Manders et Reilly, jeunes garçons sans pitié, qui se montrèrent aussi enchantés que s'il s'agissait de chasser le sanglier. Le surlendemain, ils se réunirent hors de la ville ; ils étaient armés tous les trois ; l'un d'eux portait un sac bourré de poudre utilisée dans les carrières. Il était deux heures du matin quand ils arrivèrent devant la maison. Il faisait grand vent ; les nuages glissaient rapidement sous une lune qui en était à son troisième quartier. Ils avaient été prévenus d'avoir à se méfier des chiens de garde ; aussi avancèrent-ils prudemment, revolver au poing. Mais il n'y eut d'autre bruit que le gémissement du vent et le bruissement des branches. McMurdo colla l'oreille contre la porte ; personne ne bougeait à l'intérieur. Alors il cala le sac de poudre, le troua avec son couteau et y attacha la mèche. Quand il l'eut allumée, lui et ses deux camarades s'enfuirent à toutes jambes ; ils étaient parvenus à une certaine distance et ils venaient de se coucher dans un fossé, quand l'explosion retentit : un sourd grondement précéda l'effondrement de la maison ; leur travail était accompli. Jamais succès plus complet n'avait été enregistré dans les annales de la société. Hélas ! la minutie des préparatifs, la finesse de la conception et la hardiesse dans l'exécution se révélèrent inutiles : se doutant qu'il était promis à l'anéantissement, Chester Wilcox avait déménagé la veille et il avait emmené sa famille dans un lieu plus sûr et moins connu, que gardait la police. L'explosion n'avait soufflé qu'une maison vide, et le vieux sergent continuait d'inculquer la discipline aux mineurs de Iron Dyke. – Laissez-le-moi, dit McMurdo. Je m'en charge. Je jure que je l'aurai, même si je dois attendre mon heure pendant une année ! Une motion de remerciements et de confiance fut votée par la loge à l'unanimité, et l'affaire fut mise en sommeil. Quand, quelques semaines plus tard, les journaux annoncèrent que Wilcox avait affronté des coups de feu dans une embuscade, tout le monde comprit que McMurdo tenait à achever le travail commencé. Telles étaient les méthodes de la Société des hommes libres, tels étaient les actes des Éclaireurs. Ainsi gouvernaient-ils par la peur ce grand district si riche. Pourquoi ces pages seraient-elles souillées par d'autres crimes ? N'en ai-je pas assez dit pour situer ces hommes et leurs procédés ? Leurs agissements font partie de l'histoire ; ils sont consignés dans des dossiers. On y apprendra, par exemple, comment ont été tués les policiers Hunt et Evans parce qu'ils avaient osé arrêter deux membres de la société : ce double assassinat fut préparé dans la loge de Vermissa et perpétré de sang-froid. On lira également le récit des derniers instants de Mme Larbey, assassinée pendant qu'elle soignait son mari, lequel venait d'être battu à mort sur les ordres de McGinty. Le meurtre du vieux Jenkins, les mutilations de James Murdoch, la disparition de la famille Staphouse, la tuerie des Stendal se succédèrent au cours de cet hiver terrible. L'ombre s'obscurcissait sur la vallée de la peur. Le printemps surgit enfin, avec son cortège de ruisselets en cascade et d'arbres en fleurs. Il y avait de l'espoir pour toute la nature maintenue de longs mois sous la rude poigne de l'hiver ; mais nulle part ne se levait la moindre espérance pour les hommes et les femmes assujettis à la terreur. Au-dessus de leurs têtes, jamais les nuages ne s'étaient amoncelés si noirs et si menaçants qu'au début de l'été 1875. CHAPITRE VI Danger C'était l'apogée du règne de la terreur. McMurdo, qui avait déjà été nommé diacre intérieur et qui avait toutes chances de succéder un jour à McGinty comme chef de corps, s'était tellement rendu indispensable aux réunions de ses camarades que rien ne s'organisait sans son concours et son avis. Mais plus sa popularité gagnait chez les Hommes libres, plus significatifs étaient les regards qu'il affrontait dans les rues de Vermissa. En dépit de leurs frayeurs, les habitants s'efforçaient maintenant de se liguer contre leurs oppresseurs. La loge avait appris que des réunions secrètes se tenaient dans les bureaux du Herald, et que des armes à feu avaient été distribuées aux tenants de la loi. Mais McGinty et ses hommes ne prêtaient qu'une oreille distraite à de telles rumeurs. Ils étaient nombreux, résolus, bien armés. Leurs adversaires étaient dispersés et sans influence ; tous leurs efforts se solderaient, comme par le passé, par des parlotes sans effet. C'était du moins l'avis de McGinty, de McMurdo et de tous les esprits forts. Un samedi soir de mai (la loge se réunissait toujours le samedi soir), McMurdo allait sortir de chez lui pour assister à l'assemblée, quand Morris, le faible de l'ordre, survint. Il avait le front soucieux, les yeux hagards. – Puis-je vous parler en toute liberté, monsieur McMurdo ? demanda-t-il. – Bien sûr ! – Je n'oublie pas que je vous ai vidé mon cœur l'autre jour, et que vous n'en avez rien dit, même au chef de corps qui était venu vous interroger sur notre entretien. – Puisque vous vous étiez confié à moi, que pouvais-je faire d'autre ? D'ailleurs mon silence ne signifiait nullement une approbation. – Je le sais. Mais vous êtes le seul à qui je puisse m'adresser en toute sécurité. J'ai un secret ici… Il posa une main sur sa poitrine. – … Un secret qui me ronge le cœur. J'aurais voulu qu'il tombe entre les mains de n'importe qui, mais pas entre les miennes. Si je le révèle, un meurtre s'ensuivra, j'en suis certain. Si je ne le révèle pas, il peut sonner notre glas à tous. Que Dieu m'aide ! Je n'en peux plus. McMurdo regarda attentivement son interlocuteur. Morris tremblait de tous ses membres. Il lui versa du whisky dans un verre et lui tendit. – Voilà le remède pour des gens comme vous, dit-il. Maintenant dites-moi ce qui vous chiffonne. Morris vida son verre ; la couleur revint sur ses joues. – Je peux vous le dire d'une phrase : il y a un détective sur notre piste. McMurdo le considéra avec stupéfaction. – Mais voyons, mon vieux, vous êtes cinglé ! s'écria-t-il. Vermissa n'est-il pas bourré de policiers et de détectives ; or, quel mal ont-ils jamais fait ? – Non, non ! Il ne s'agit pas d'un homme du district. Comme vous l'avez dit, nous les connaissons et ils ne peuvent pas faire grand-chose. Mais avez-vous entendu parler des hommes de Pinkerton ? – Ce nom-là me dit quelque chose. – Eh bien ! vous pouvez m'en croire : une fois sur votre piste, ils ne vous lâchent pas ! Ce n'est pas une entreprise du gouvernement, ce ne sont pas des fonctionnaires. C'est une organisation qui veut des résultats et qui fait tout pour les obtenir. Si un homme de Pinkerton est sur notre affaire, nous serons tous anéantis. – Il faut le supprimer ! – Ah ! voilà la première idée qui vous vient ! Il en sera de même à la loge. N'avais-je pas raison de vous dire que cela finirait par un meurtre ? – Bien entendu, cela finira par un meurtre ! N'est-ce pas une conclusion banale par ici ? – Sans doute. Mais ce n'est pas à moi de désigner l'homme à abattre. Je n'aurais jamais la conscience tranquille. Et cependant ce sont nos propres têtes qui sont en jeu. Au nom du Ciel, que dois-je faire ? Il arpentait la pièce, en proie à la plus grande indécision. Mais ses paroles avaient profondément ému McMurdo. Il suffisait de le voir pour comprendre qu'il partageait l'opinion de Morris quant au danger et à la nécessité d'y parer. Il empoigna l'épaule de son compagnon et le secoua violemment. – Écoutez-moi bien ! lui cria-t-il. Vous n'obtiendrez rien en vous lamentant comme une vieille femme. Des faits d'abord ! Qui est ce type ? Où est-il ? Comment avez-vous appris son existence ? Pourquoi êtes-vous venu me trouver ? – Je suis venu vous trouver parce que vous êtes le seul homme capable de me donner un conseil. Je vous ai dit qu'avant de m'établir ici, j'avais un magasin dans l'Est. J'y ai laissé de bons amis ; l'un d'eux est au service postal du télégraphe. J'ai reçu hier une lettre de lui. C'est ce passage, depuis le haut de la page. Vous pouvez le lire. Et voici ce que lut McMurdo : Comment se comportent les Éclaireurs dans votre région ? Nous lisons dans les journaux beaucoup de choses sur leur compte. De vous à moi, je m'attends à avoir de vos nouvelles d'ici peu. Cinq grosses corporations et deux compagnies de chemin de fer ont pris la chose en main et s'en occupent sérieusement. Elles veulent aboutir. Vous pouvez parier sans crainte qu'elles y parviendront. Pinkerton dirige les opérations sur leur ordre, et il a envoyé sur place son meilleur agent, Birdy Edwards. On s'attend à ce que l'abcès soit crevé d'un moment à l'autre. – Maintenant lisez le post-scriptum. Bien sûr, ces indications sont ce que j'ai appris dans mon travail ; aussi n'en faites état devant personne. Ils utilisent un code bizarre que vous pourriez travailler pendant des jours sans rien y comprendre. McMurdo demeura silencieux quelques instants sans lâcher la lettre. La brume venait de se dissiper : un gouffre béant s'ouvrait devant lui – Quelqu'un d'autre est-il au courant ? demanda-t-il. – Je n'en ai parlé à personne. – Mais cet homme, votre ami, ne connaît-il personne à qui il aurait écrit la même chose ? – Je pense qu'il doit connaître deux ou trois habitants d'ici. – Affiliés à la loge ? – Vraisemblablement. – Je vous le demandais parce qu'il aurait pu leur donner un signalement de ce Birdy Edwards. Nous serions alors en état de le démasquer. – C'est possible. Mais je ne pense pas qu'il le connaisse. Il n'a fait que me transmettre des informations qu'il a recueillies dans son travail. Comment connaîtrait-il personnellement ce lieutenant de Pinkerton ? McMurdo fit un bond. – Sapristi ! s'écria-t-il. Je le tiens ! Quel imbécile j'ai été de ne le deviner plus tôt ! Seigneur, nous avons de la chance ! Nous lui réglerons son compte avant qu'il puisse nous nuire. Dites, Morris, me laissez-vous le soin de m'en occuper ? – Bien sûr ! Du moment que vous m'en déchargez !… – Je m'en occuperai. Vous pouvez être tranquille, et me laisser faire. Votre nom ne sera même pas cité. Je prendrai tout sur moi comme si la lettre m'avait été adressée. Cela vous suffitil ? – Je ne demande rien de plus. – Alors restons-en là, et pas un mot à qui que ce soit ! Pour l'instant, je descends à la loge, et nous fournirons bientôt au vieux Pinkerton une occasion de se lamenter. – Vous ne tuerez pas le détective ? – Moins vous en saurez, ami Morris, plus vous aurez la conscience tranquille et mieux vous dormirez. Ne me posez pas de questions. Je tiens désormais l'affaire en main. Morris hocha tristement la tête. – J'ai l'impression que j'ai son sang sur les mains, gémit-il. – La légitime défense n'est pas un assassinat, répondit McMurdo avec un sourire sinistre. C'est lui ou nous. Je suppose que cet homme nous anéantirait tous si nous le laissions trop longtemps dans la vallée. Eh bien ! frère Morris, vous serez sûrement élu chef de corps, car vous avez sauvé la loge ! Mais ses actes indiquèrent clairement qu'il prenait cette menace plus au sérieux que ses paroles ne l'auraient fait croire. Peut-être était-ce sa conscience coupable ; peut-être la réputation de l'organisation de Pinkerton ; peut-être la nouvelle que de grosses et puissantes sociétés s'étaient attelées à la tâche de détruire les Éclaireurs. Toujours est-il qu'il agit comme quelqu'un se préparant au pire. Avant de quitter sa pension, il détruisit tous les papiers qui pouvaient l'incriminer. Cela fait, il poussa un long soupir de satisfaction, car il lui semblait qu'à présent il se trouvait en sécurité. Tout de même il devait craindre encore quelque danger, car il s'arrêta devant la pension du vieux Shafter. L'entrée de la maison lui était interdite, mais quand il frappa à la fenêtre, Ettie sortit. Toute espièglerie irlandaise avait disparu de la physionomie de son amant. Sur la gravité de son visage, elle lut l'approche d'un danger. – Il est arrivé quelque chose ! s'écria-t-elle. Oh ! Jack, vous êtes en danger ! – Le danger n'est pas encore terrible, ma chérie. Mais nous ferions peut-être bien de partir avant qu'il devienne pire. – Partir ! – Je vous ai promis un jour que je partirais. Je pense que l'heure est venue. J'ai eu des nouvelles ce soir, de mauvaises nouvelles, et je vois des ennuis qui menacent. – La police ? – Un Pinkerton. Mais naturellement vous ne savez pas ce que c'est, petite fille. Sachez que je suis engagé trop profondément dans cette affaire et que je veux m'en sortir sans délai. Vous m'avez dit que vous m'accompagneriez si je partais. – Oh ! Jack, ce serait votre salut ! – Dans certains cas, je suis un honnête homme, Ettie. Je ne toucherais pas à un seul de vos cheveux fins pour tout ce que le monde pourrait m'offrir, et je ne vous descendrais pas d'un pouce de ce trône doré où je vous vois déjà au-dessus des nuages. Me faites-vous confiance ?… Sans un mot elle mit sa main dans la sienne. – … Bien. Alors, écoutez ce que je vais vous dire et agissez exactement comme je vais vous l'ordonner, car nous n'avons pas le choix des moyens. Les événements vont se précipiter dans cette vallée. Je le sens, j'en suis sûr. Il se peut que beaucoup d'entre nous aient à se débrouiller. Dont moi, de toute façon. Si je pars, de jour ou de nuit, vous devez partir avec moi ! – Je vous suivrai, Jack. – Non : vous partirez avec moi. Si cette vallée m'est interdite et si je ne peux jamais revenir, comment pourrai-je vous laisser derrière moi ? Je me cacherai peut-être de la police, sans pouvoir vous faire parvenir un message. C'est avec moi que vous devez partir : en même temps que moi. Je connais une brave femme dans l'endroit d'où je viens ; c'est chez elle que je vous laisserai jusqu'à ce que nous soyons mariés. Viendrez-vous ? – Oui, Jack. Je viendrai. – Que Dieu vous bénisse pour votre foi en moi ! Si j'en abusais, je serais un démon de l'enfer. Maintenant, attention, Ettie ! Sur un mot, un mot seulement, vous abandonnerez tout, vous irez directement à la gare, et vous resterez à la salle d'attente jusqu'à ce que j'arrive. – De jour ou de nuit, je partirai sur un mot de vous, Jack. L'esprit plus tranquille puisque ses préparatifs de fuite étaient en bonne voie, McMurdo se rendit à la loge. L'assemblée était déjà ouverte, et il lui fallut multiplier les signes et les contresignes pour franchir la garde à la porte. Il fut accueilli à l'intérieur par des murmures de satisfaction et de bienvenue. La grande salle était bondée ; à travers la fumée du tabac, il aperçut la crinière noire du chef de corps, la figure cruelle et inamicale de Baldwin, le profil de faucon de Harraway le secrétaire, ainsi qu'une douzaine de dignitaires de la loge. Il se réjouit à la pensée que tous délibéreraient sur la nouvelle qu'il apportait. – Nous sommes heureux de vous voir, frère ! dit le président. Nous traitons là une affaire pour laquelle il nous faut un Salomon. – II s'agit de Lander et Egan, lui expliqua son voisin quand il s'assit. Tous deux réclament la prime d'argent offerte par la loge pour le meurtre de Crabbe à Stylestown. Qui dira qui a tiré là une bonne balle ? McMurdo se leva et étendit le bras. L'expression inhabituelle de son visage captiva l'intérêt de l'assistance. Le silence s'établit comme par miracle. – Vénérable maître, déclara-t-il d'une voix solennelle, je demande l'urgence. – Le frère McMurdo demande l'urgence, répéta McGinty. C'est un droit qui, selon nos règlements, s'exerce par priorité. A présent, frère, nous vous écoutons. McMurdo tira la lettre de sa poche. – Vénérable maître et frères, dit-il, je suis aujourd'hui porteur de mauvaises nouvelles ; mais il vaut mieux que vous en preniez connaissance et que vous en discutiez avant que tombe sur nous un coup imprévu qui nous détruirait tous. J'ai reçu un renseignement que je vous communique aussitôt : les plus puissantes et les plus riches sociétés de cet État se sont associées pour nous détruire ; en ce moment même, un détective de Pinkerton, un certain Birdy Edwards, travaille dans la vallée à recueillir les témoignages capables de passer une corde au cou de beaucoup d'entre nous et d'envoyer tous ceux qui sont ici dans une cellule de bagne. Telle est la situation à propos de laquelle j'ai demandé une discussion d'urgence. Un silence mortel accueillit cette déclaration. Le président le rompit néanmoins le premier. – Quelle preuve nous en apportez-vous, frère McMurdo ? demanda-t-il. – Elle est dans cette lettre qui est venue entre mes mains… répondit McMurdo. Il lut à haute voix le passage important. – … C'est pour moi une question d'honneur : je ne peux pas vous donner de plus amples informations sur cette lettre, ni la faire circuler parmi vous. Mais je vous assure qu'elle ne contient rien d'autre qui affecte les intérêts de la loge. Je vous expose l'affaire comme elle m'a été communiquée. – Permettez-moi de dire, monsieur le président, intervint un frère âgé, que j'ai entendu parler de Birdy Edwards, et qu'il a la réputation d'être le meilleur lieutenant de Pinkerton. – Quelqu'un le connaît-il de vue ? demanda McGinty. – Oui, répondit McMurdo. Moi. Un murmure d'étonnement courut dans la salle. – Je crois que nous le tenons dans le creux de notre main, reprit McMurdo avec un sourire de triomphe. Si nous agissons vite et avec perspicacité, nous pourrons nous en sortir. Si j'ai votre confiance et votre appui, nous n'avons pas grand-chose à redouter. – Que pourrions-nous avoir à redouter ? Que connaît-il de nos affaires ? – Vous pourriez parler ainsi si tout le monde était aussi intègre que vous, conseiller. Mais cet homme dispose des millions de capitalistes. Pensez-vous qu'il n'existe pas un frère assez faible, dans l'une de nos loges, qui accepte de se laisser acheter ? Le détective finira bien par connaître nos secrets ; peut-être les connaît-il déjà. Il n'y a qu'un remède à cela. – Il ne faut pas qu'il quitte la vallée ! articula lentement Baldwin. McMurdo approuva. – Bravo, frère Baldwin ! répondit-il. Vous et moi, nous avons été séparés par quelques différends, mais ce soir vous avez bien parlé. – Où est-il donc ? Comment le reconnaître ? – Vénérable maître, déclara avec sérieux McMurdo, je voudrais vous faire sentir que c'est un sujet trop vital pour que nous en discutions en pleine loge. Dieu me garde de laisser planer le moindre doute sur n'importe qui ici, mais si un bavardage parvenait aux oreilles de cet homme, nous n'aurions plus aucune chance de le tenir à notre merci. Je voudrais prier la loge d'élire un comité de confiance, monsieur le président. Vous-même, si je puis me permettre une suggestion, le frère Baldwin, et cinq autres frères. Alors je pourrai parler librement de ce que je sais et des mesures que je conseillerais de prendre. La proposition fut immédiatement adoptée, et le comité désigné. En dehors de McGinty et de Baldwin, Harraway, le secrétaire au profil de faucon, Carter le trésorier, Tiger Cormac, et les frères Willaby, tueurs prêts à tout, furent désignés. La petite fête hebdomadaire de la loge se termina de bonne heure et dans la mélancolie, car une menace préoccupait tous les esprits, et nombreux étaient ceux qui voyaient pour la première fois le nuage de la loi vengeresse apparaître dans le ciel serein sous lequel ils avaient vécu si longtemps. Les horreurs qu'ils avaient obligées aux autres étaient si bien entrées dans leurs mœurs que la Perspective d'un châtiment leur semblait incroyable. Ils se séparèrent tôt et laissèrent leurs chefs tenir conseil. – Allez, McMurdo ! commanda McGinty quand ils furent seuls. Les sept membres du comité étaient de glace sur leurs fauteuils. – J'ai dit tout à l'heure que je connaissais Birdy Edwards, expliqua McMurdo. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'est pas ici sous son nom. Il est brave, je crois, mais il n'est pas fou. Il a pris le nom de Steve Wilson, et il habite à Hobson's Patch. – Comment le savez-vous ? – Parce que je lui ai parlé par hasard. Je pensais peu à Pinkerton à l'époque, et je ne me serais jamais rappelé son existence si je n'avais pas reçu cette lettre. Mais à présent, je suis sûr que c'est notre homme. Je l'ai rencontré dans le train quand je suis descendu mercredi dernier pour l'affaire difficile que vous connaissez. Il m'a dit qu'il était journaliste. Je l'ai cru. Il voulait tout savoir sur les Éclaireurs et sur ce qu'il appelait leurs crimes. Il était là pour le New York Press. Il m'a posé toutes sortes de questions soi-disant pour avoir quelque chose à envoyer à son journal. Vous pensez bien que je ne lui ai rien lâché. « Je paierais, et je paierais cher pour avoir des détails qui plairaient à mon directeur », m'a-t-il dit. Je lui ai raconté ce que j'ai pensé qui lui conviendrait le mieux, et il m'a remis un billet de vingt dollars pour mes renseignements. « Il y en aura dix fois autant pour vous, a-t-il ajouté, si vous pouvez me procurer tout ce dont j'ai besoin.» – Que lui aviez-vous donc raconté ? – Tout ce qui m'est passé par la tête. – Comment savez-vous qu'il n'était pas journaliste ? – Je vais vous le dire. Il est descendu à Hobson's Patch. Moi aussi. Par hasard je suis entré au bureau de poste comme il en sortait. » – Dites donc, m'a dit l'opérateur du télégraphe, j'ai l'impression que j'aurais dû lui faire payer double tarif pour ça ! » – Je pense comme vous, lui ai-je répondu. » Il avait rempli la formule d'une prose qui aurait bien pu être du chinois. L'opérateur m'a confié qu'il écrivait une grande feuille tous les jours, aussi incompréhensible. Je lui ai expliqué que sans doute c'étaient des informations pour son journal, et qu'il redoutait d'être copié par d'autres. Je le croyais bien ce jour-là, mais maintenant je pense différemment. – Je crois que vous avez raison, dit McGinty. Mais, à votre avis, que devons-nous faire ? – Pourquoi ne pas descendre là-bas et lui régler son compte ? demanda quelqu'un. – Le plus tôt serait le mieux. – Je partirais sur-le-champ si je savais où le trouver, répondit McMurdo. Il habite Hobson's Patch, mais je ne sais pas dans quelle maison. J'ai un plan tout prêt, néanmoins, si vous voulez bien m'écouter. – Lequel ? – Je vais me rendre demain matin à Hobson's Patch. Je le découvrirai grâce à l'opérateur du télégraphe. Je suppose qu'il pourra me le situer. Bien. Je lui dirai que je suis moi-même un Homme libre. Je lui offrirai les secrets de la loge contre un bon prix. Vous pouvez être sûr qu'il tombera dans le panneau. Je lui dirai que les documents sont chez moi, mais qu'il commettrait une folie en venant en plein midi. Il trouvera ça normal. Je lui donnerai rendez-vous à dix heures du soir, pour qu'il prenne connaissance des papiers. Cela l'attirera, comme de juste. – Et alors ? – Arrangez la suite comme vous l'entendrez. La pension de la veuve MacNamara est une maison isolée. Ma logeuse est sûre et dure d'oreille. Elle n'a pour pensionnaires que Scanlan et moi. Si j'ai sa promesse qu'il viendra, et je vous en avertirai, je voudrais que tous les sept vous soyez chez moi à neuf heures. Nous le prendrons au piège. Si jamais il s'en sort vivant… eh bien ! il pourra parler de la chance de Birdy Edwards pour le restant de ses jours ! – Ou je me trompe fort, ou il y aura un poste vacant chez Pinkerton, conclut McGinty. D'accord sur tout, McMurdo. A neuf heures demain soir nous serons chez vous. Il ne vous restera qu'à refermer la porte derrière lui, et à nous abandonner le reste. CHAPITRE VII Le panneau de Birdy Edwards Comme McMurdo l'avait dit, la maison dans laquelle il habitait était très isolée, donc parfaitement utilisable pour le crime projeté. Elle était située à l'extrême lisière de la ville, et bien en arrière de la route. Dans tout autre cas, les conspirateurs auraient simplement convoqué leur homme, comme ils l'avaient déjà fait bien des fois, et ils auraient vidé leurs revolvers sur lui. Mais cette occasion-là n'était pas comme les autres : il leur fallait apprendre ce qu'il s'avait, comment il l'avait su, et ce qu'il avait transmis à ses employeurs. S'il avait déjà fait son travail, ils pourraient au moins se venger sur le dénonciateur. Mais ils espéraient que le détective n'avait rien appris de réellement important puisqu'il s'était donné la peine de transcrire les renseignements fumeux que McMurdo affirmait lui avoir communiqués. Ils voulaient néanmoins tout entendre de sa propre bouche. Oh ! une fois entre leurs mains, il parlait ! Ils n'en étaient pas à leur premier témoin récalcitrant. McMurdo se rendit comme convenu à Hobson's Patch. La Police sembla s'intéresser particulièrement à lui ce matin-là, et le capitaine Marvin, celui qui avait proclamé leurs vieilles relations à Chicago, lui adressa la parole pendant qu'il attendait le train à la gare. McMurdo se détourna et refusa de lui répondre. Il rentra dans l'après-midi. Aussitôt il alla trouver McGinty à la maison syndicale. – Il viendra ! annonça-t-il. – Bravo ! applaudit le chef de corps. Le géant était en bras de chemise ; en travers de son gilet étincelaient de nombreuses chaînes et breloques ; un diamant lançait ses feux derrière sa barbe hirsute. L'alcool et la politique avaient fait de lui un homme riche, puissant. La perspective de la prison ou de l'échafaud, qu'il avait entrevue la veille au soir, lui paraissait d'autant plus terrible. – Croyez-vous qu'il en sache beaucoup ? demanda-t-il. McMurdo hocha lugubrement la tête. – Il est ici depuis six semaines au moins. Je suppose qu'il n'est pas venu dans la vallée pour jouir du panorama. S'il a travaillé parmi nous tout ce temps-là, avec l'argent de ses employeurs, il a dû obtenir des résultats et les transmettre. – Il n'y a pas un faiblard dans la loge ! s'écria McGinty. Tous loyaux comme de l'acier ! Et cependant, par le Seigneur, que vaut ce Morris ? Qu'en pensez-vous ? Si quelqu'un nous a mouchardés, ce ne peut être que lui. J'ai envie de lui envoyer deux garçons avant ce soir, pour lui infliger une correction et tirer de lui ce qu'ils pourront. – Ma foi, il n'y aurait pas grand mal à cela ! répondit McMurdo. Je ne vous cache pas que j'ai un faible pour Morris et que cela m'ennuierait s'il lui arrivait quelque chose. Il m'a parlé deux ou trois fois des affaires de la loge ; bien qu'il ne les voie pas du même œil que vous et moi, il ne m'a pas donné l'impression d'un mouchard. Mais après tout, ce n'est pas à moi de m'interposer entre vous deux. – Je lui réglerai son compte ! déclara McGinty. Je le surveille depuis plus d'un an. – Vous savez ce que vous avez à faire, dit McMurdo. Mais attendez plutôt demain, car il ne faut pas que nous attirions l'attention sur nous avant que l'affaire Pinkerton soit menée à son terme. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe de mettre la police en état d'alerte aujourd'hui. – Vous avez raison ! Et nous apprendrons de Birdy Edwards en personne de qui il tient ses renseignements, même si nous devons pour cela lui arracher le cœur. A-t-il paru flairer un piège ? McMurdo se mit à rire. – Je crois que je l'ai pris par son point faible, répondit-il. Pour avoir un bon dossier, il ramperait jusqu'à New York. J'ai pris son argent… McMurdo tira de sa poche une liasse de dollars. – … Il m'en remettra autant quand il aura vu mes documents. – Quels documents ? – Je n'ai pas de documents, bien sûr ! Mais je lui ai mis l'eau à la bouche à propos de constitutions, de livres de règlements, de bulletins d'adhésion. Il est persuadé qu'avant de partir d'ici, il aura touché le fond de l'affaire. – Là, il n'a pas tort ! murmura McGinty d'une voix menaçante. Ne vous a-t-il pas demandé pourquoi vous ne lui aviez pas apporté les documents ? – Comme si j'allais transporter un bagage pareil, moi si suspect, à qui le capitaine Marvin a voulu parler ce matin encore à la gare ! – Oui, on me l'a raconté, dit McGinty. J'ai peur que ce ne soit vous qui ayez en fin de compte à supporter tout le poids de l'affaire. Quand nous lui aurons réglé son compte, nous pourrons le faire disparaître dans un vieux puits, mais nous ne pourrons pas supprimer le double fait que cet homme habitait Hobson's Patch et que vous y êtes allé aujourd'hui. McMurdo haussa les épaules. – Si nous opérons adroitement, le meurtre ne sera jamais prouvé, dit-il. Personne ne pourra le voir se rendre chez moi une fois la nuit tombée, et je gage que personne ne le verra sortir. Maintenant, conseiller, écoutez-moi. Je vais vous révéler mon plan, et vous mettrez les autres dans le secret. Vous serez tous là à l'heure dite. Très bien. Il arrivera à dix heures. Il doit taper trois fois ; c'est moi qui lui ouvrirai la porte. Je passe derrière lui et je la referme. Nous tenons notre homme. – Oui, c'est simple comme bonjour. – Mais la suite mérite réflexion. Voilà un homme qui appartient à une organisation sérieuse. Il sera armé. Je crois l'avoir bien entortillé ; n'empêche qu'il se tiendra sans doute sur ses gardes. Supposez que je l'introduise tout droit dans une pièce où sept hommes l'attendent, alors qu'il me croit seul. Il y aura un échange de balles, avec des risques pour quelques-uns. – Exact. – Et le bruit peut attirer tous les flics de la ville. – Il me semble que vous avez raison. – Voici donc comment je vois les choses. Vous serez tous dans la grande pièce, celle où nous avons eu ensemble un petit entretien. Je lui ouvrirai la porte d'entrée, je l'introduirai dans le salon à côté de la porte, et je le laisserai là pendant que j'irai chercher mes documents. Je reviendrai le trouver avec quelques faux papiers. Pendant qu'il les lira, je lui sauterai dessus et je l'immobiliserai. Vous m'entendrez appeler, et vous accourrez. Le plus vite possible, s'il vous plaît, car il est aussi fort que moi, et je peux écoper plus que je ne le souhaite ! Mais je garantis que je pourrai tenir jusqu'à votre arrivée. – C'est un bon plan, dit McGinty. La loge sera votre débitrice. J'ai l'impression que lorsque je quitterai mon fauteuil présidentiel, mon successeur sera tout désigné. – Évidemment, conseiller, je ne suis plus tout à fait un bleu ! répondit McMurdo, dont le visage montrait ce qu'il pensait du compliment décerné par le grand homme. Quand il rentra chez lui, il fit ses préparatifs pour la sinistre soirée en perspective. En premier lieu, il nettoya, graissa et chargea son Smith and Wesson. Puis il inspecta la pièce où le piège devait être tendu au détective : elle était vaste, avec une longue table au milieu et un gros poêle dans le fond. Des deux côtés, il y avait des fenêtres sans volets, pourvues seulement de légers rideaux. McMurdo les examina avec attention. Sans doute trouva-t-il que cette pièce était bien exposée pour une affaire si secrète. Mais la distance à laquelle se trouvait la route réduisait les risques. Finalement il mit au courant Scanlan, qui logeait avec lui. Scanlan, bien qu'Éclaireur, était un petit bonhomme inoffensif, trop lâche pour se dresser contre l'avis de ses camarades, mais qui était horrifié par les actes sanguinaires dont il avait été parfois le témoin. McMurdo lui exposa en peu de mots ce qui était prévu. – Et si j'étais à votre place, Mike Scanlan, ajouta-t-il, j'irais coucher ailleurs cette nuit. Il y aura du sang dans la pension avant demain matin. – Le fait est, Mac, répondit Scanlan, que ce n'est pas la volonté qui me manque ; mais les nerfs. Quand j'ai vu le directeur Dunn abattu l'autre jour, devant le puits de mine, ç'a été plus que je ne peux supporter. Je ne suis pas fait pour ce genre de travail, moi, comme vous ou McGinty. Si la loge ne me juge pas mal, je suivrai votre conseil, et je vous laisserai ce soir entre vous. Les assassins arrivèrent en temps voulu. Extérieurement, ils avaient l'air de citoyens respectables, bien vêtus et propres ; mais un connaisseur en physionomies aurait laissé peu de chances à Birdy Edwards devant ces bouches crispées et ces yeux impitoyables. Dans cette pièce, il n'y avait pas un homme dont les mains n'eussent trempé une douzaine de fois dans le sang. Ils étaient aussi endurcis au meurtre qu'un boucher devant un mouton. En tête, naturellement, venait le formidable McGinty. Harraway, le secrétaire, était un homme maigre aux membres nerveux et au long cou flasque : incorruptible lorsqu'il s'agissait des finances de l'ordre, il n'avait plus aucune notion de justice ni d'honnêteté quand un autre était en cause. Le trésorier Carter avait un certain âge ; il avait l'air morose et il était jaune comme un parchemin ; il s'était révélé un organisateur capable : presque tous les attentats avaient été fignolés par son cerveau précis. Les deux Willaby étaient des hommes d'action, jeunes, grands, souples. Leur compagnon Tiger Cormac était redouté pour la férocité de son tempérament, même par ses camarades. Leur hôte avait placé du whisky sur la table, et ils s'étaient empressés de se réchauffer en vue du travail qui les attendait. Baldwin et Cormac étaient arrivés déjà à moitié ivres ; l'alcool alluma leur cruauté naturelle. Cormac posa un instant ses mains sur le poêle qui avait été allumé. – Comme température, ça ira ! fit-il. – Oui, approuva Baldwin qui avait compris le sens de sa réflexion. S'il est ligoté à ce poêle, il nous crachera toute la vérité. – Ne craignez rien : nous lui tirerons les vers du nez ! dit McMurdo. Il avait des nerfs d'acier, cet homme ! Bien que toute l'affaire reposât sur lui, il était aussi froid, aussi calme que d'habitude. Les autres le remarquèrent. – Vous vous débrouillerez seul avec lui, dit le chef de corps. Il ignorera notre présence tant que votre main ne l'aura pas saisi à la gorge. C'est dommage que ces fenêtres n'aient pas de volets ! McMurdo alla de l'une à l'autre et tira sur les rideaux pour les serrer davantage. – Comme cela, personne ne pourra nous espionner. L'heure approche. – Peut-être ne viendra-t-il pas. Peut-être aura-t-il flairé le danger, dit le secrétaire. – Il viendra, je vous en réponds ! déclara McMurdo. Il a autant envie de venir ici que vous avez envie de le voir. Écoutez ! Ils se figèrent comme des personnages de cire, quelques-uns avec le verre arrêté à mi-hauteur des lèvres. Trois grands coups avaient retenti à la porte. – Silence ! McMurdo leva une main pour recommander la prudence. Un même regard de triomphe brilla dans les yeux des sept hommes ; ils posèrent leurs mains sur leurs armes. – Pas un bruit maintenant ! chuchota McMurdo, qui sortit et ferma soigneusement la porte derrière lui. L'oreille tendue, les assassins attendirent. Ils écoutèrent le pas de leur camarade dans le couloir. Puis ils l'entendirent ouvrir la porte extérieure. Il y eut quelques mots échangés : des mots d'accueil. Puis ils perçurent un pas hésitant à l'intérieur de la maison et une voix qu'ils ne connaissaient pas. Un instant plus tard, la porte claqua et une clé tourna dans la serrure. Leur proie était prise au piège. Tiger Cormac éclata d'un rire abominable ; McGinty lui ferma la bouche d'un revers de sa grosse patte. – Tenez-vous tranquille, espèce d'idiot ! murmura-t-il. Vous allez être la cause de notre échec. Dans la chambre voisine, le murmure d'une conversation bourdonnait. Il sembla interminable. Puis la porte s'ouvrit, et McMurdo apparut, un doigt sur les lèvres. Il alla vers un bout de la table et regarda les visages silencieux qui l'entouraient. Un changement subtil s'était opéré en lui. Son attitude était celle d'un homme qui va accomplir une grande tâche. Il avait une figure de granit. Ses yeux brillaient de passion derrière ses lunettes. Il s'était visiblement métamorphosé en conducteur d'hommes. Ils le contemplèrent avidement, mais il ne dit rien. Toujours du même singulier regard, il dévisageait ses compagnons. – Eh bien ! s'écria enfin McGinty. Est-il ici ? Est-ce que Birdy Edwards est ici ? – Oui, répondit lentement McMurdo. Birdy Edwards est ici. C'est moi, Birdy Edwards ! Dix secondes s'écoulèrent. Dix secondes pendant lesquelles on aurait cru que la pièce était vide, tant le silence était profond. La bouilloire sur le poêle émit un sifflement aigu, strident. Sept figures livides, toutes fixées dans la direction de l'homme qui les dominait, demeuraient glacées de terreur. Dans un fracas de verre brisé, des canons de fusil luirent à chaque fenêtre ; les rideaux furent arrachés de leurs tringles. Alors McGinty poussa le rugissement d'un ours blessé et plongea vers la porte entrouverte. Il se heurta au revolver et aux yeux bleus du capitaine Marvin derrière la mire. Le chef de corps recula et retomba sur sa chaise. – Vous serez mieux là, conseiller ! approuva celui qu'ils avaient connu sous le nom de McMurdo. Et vous, Baldwin, si vous ne lâchez pas votre revolver, vous ne ferez pas connaissance avec le bourreau. Lâchez-le ! Sinon, par le Dieu qui m'a créé… Là, cela ira. Il y a quarante hommes armés autour de cette maison ; calculez les chances qui vous restent. Retirez-leur leurs revolvers, Marvin. Sous la menace de ces fusils, aucune résistance n'était possible. Les assassins furent désarmés. Maussades, craintifs, ahuris, ils étaient toujours assis autour de la table. – Je voudrais vous dire un mot avant que nous nous séparions, déclara l'homme qui leur avait tendu le piège. Je pense que nous ne nous verrons plus avant que je prenne place à la barre devant le tribunal. Je vais donc vous livrer des sujets de méditation qui vous occuperont jusque-là. Vous avez compris qui j'étais. J'abats mes cartes. Je suis Birdy Edwards de l'organisation Pinkerton. J'ai été désigné pour anéantir votre bande. J'ai dû jouer un jeu dur et dangereux. Pas une âme, pas une âme, même pas mes plus proches ou mes plus chers, personne ne savait que je le jouais. Personne, à l'exception du capitaine Marvin et de mes supérieurs. Mais la dernière levée est faite ce soir, Dieu merci, et c'est moi qui ai gagné !… Les sept visages figés, livides, le regardaient. Dans leurs yeux brûlait la flamme d'une haine inexpiable. Il lut la menace. – … Vous croyez peut-être que la partie n'est pas terminée ? Eh bien ! je joue ma chance qu'elle l'est. De toute façon elle est finie pour vous sept, et cette nuit même soixante de vos acolytes coucheront en prison. Je vous déclare ceci : quand j'ai été mis sur l'affaire, je ne croyais absolument pas en l'existence d'une société comme la vôtre. Je croyais qu'il s'agissait d'un bla-bla de journalistes, et que j'en administrerais la preuve. On m'avait dit que j'aurais affaire avec les Hommes libres ; je suis donc allé à Chicago et je suis devenu un Homme libre. Là, j'ai été vraiment persuadé que c'était des histoires de journaux, car dans l'ordre je n'ai rien trouvé de mal, mais au contraire beaucoup de bonnes choses. Comme je devais aller jusqu'au bout de mon enquête, je suis descendu dans les vallées du charbon. Quand je suis arrivé ici, j'ai compris que je m'étais trompé et que la réalité dépassait tous les romans. Alors je suis resté pour étudier la chose de plus près. Je n'ai jamais tué un homme à Chicago. Je n'ai jamais fabriqué de faux dollars. Ceux que je vous ai remis étaient des dollars comme les autres, mais je n'ai jamais plus joyeusement dépensé de l'argent. Je savais comment, entrer dans vos bonnes grâces ; voilà pourquoi j'ai prétendu être pourchassé par la loi. » J'ai donc été initié à votre loge infernale, et j'ai pris part à vos conseils. Peut-être dira-t-on que j'ai été aussi mauvais que vous. Qu'on dise ce qu'on veut, du moment que je vous tiens ! Mais quelle est la vérité ? La nuit où j'ai été initié, vous avez attaqué le vieux Stanger. Je ne pouvais pas l'avertir ; je n'en avais plus le temps ; mais j'ai retenu votre main, Baldwin, quand vous alliez le tuer. Si je vous ai suggéré certaines affaires, afin de garder ma place parmi vous, c'étaient des affaires que je pouvais empêcher d'aboutir. Je n'ai pas pu sauver Dunn et Menzies, car je n'en savais pas assez, mais je veillerai à ce que leurs assassins soient pendus. J'ai averti Chester Wilcox pour qu'il puisse s'échapper, lui, sa femme et ses enfants, avant que je fasse sauter sa maison. Il y a eu beaucoup de crimes que je n'ai pas pu prévenir. Mais si vous réfléchissez, si vous pensez au nombre de fois où votre homme est rentré chez lui par une autre route, ou bien se cachait dans la ville quand vous étiez à ses trousses, ou encore restait chez lui quand vous croyiez qu'il allait sortir, vous mesurerez l'étendue de mon travail. – Maudit traître ! siffla McGinty entre ses dents. – Ma foi, McGinty, vous pouvez m'appeler du nom qu'il vous plaira ! Vous et vos pareils vous avez été dans la vallée les ennemis de Dieu et de l'humanité. Il fallait un homme pour s'interposer entre vous et les pauvres diables que vous teniez sous votre férule. Il n'y avait qu'un seul moyen de réussir : celui que j'ai choisi. Vous me traitez de « traître », mais je parie que plusieurs milliers de personnes m'appelleront un « libérateur », qui est descendu aux enfers pour les sauver. J'y ai passé trois mois. Je ne voudrais pas revivre trois mois semblables, même pour tout le trésor de Washington ! Il fallait que je reste jusqu'à ce que je possède tout, chaque homme, chaque secret, là, dans le creux de cette main. J'aurais attendu encore un peu si je n'avais appris que mon secret allait être percé. Une lettre est arrivée dans la ville : j'étais donc obligé d'agir, et d'agir promptement. Je n'ai rien d'autre à vous dire, sinon que je mourrai plus tranquille en songeant au travail que j'ai accompli dans cette vallée. Maintenant, Marvin, je ne vous retiens plus. Mettez-les sous clé. Le reste suivra. Il n'y a plus grand-chose à conter. Scanlan avait reçu un pli cacheté à déposer à l'adresse de Mlle Ettie Shafter : mission qu'il avait acceptée avec un clin d'œil et un sourire de connivence. Aux premières heures du matin, une jolie jeune fille et un homme très emmitouflé montèrent dans un train spécial qui avait été mis à leur disposition par la compagnie des chemins de fer, et ils quittèrent à toute vapeur cette terre de danger. Ce fut la dernière fois qu'Ettie et son amant foulèrent le sol de la vallée de la peur. Dix jours plus tard, ils se mariaient à Chicago ; le vieux Shafter servit de témoin à cette union. Le procès des Éclaireurs eut lieu loin de l'endroit où leurs camarades auraient pu terroriser les gardiens de la loi. Ils se défendirent en vain. En vain l'argent de la loge (cet argent extorqué par le chantage) coula comme de l'eau pour tenter de les sauver. La déposition claire, lucide, objective de celui qui connaissait tous les détails de leur existence, de leur organisation et de leurs crimes parut irréfutable, et les astuces de la défense ne purent effacer l'impression qu'elle produisit. Enfin, après tant d'années, les Éclaireurs étaient brisés, dispersés ! Pour toujours le nuage se dissipait au-dessus de la vallée. McGinty mourut sur l'échafaud ; quand sonna l'heure de l'exécution, il rampa en geignant. Huit de ses principaux lieutenants partagèrent son sort. Cinquante furent condamnés à des peines diverses d'emprisonnement. Le succès de Birdy Edwards était total. Et pourtant, ainsi qu'il l'avait pressenti, la partie était loin d'être terminée. Il y eut une autre donne à jouer, puis une autre, et encore une autre. Ted Baldwin, par exemple, échappa à l'échafaud ; les Willaby également, ainsi que plusieurs autres redoutables chenapans de la bande. Pendant dix ans ils demeurèrent incarcérés ; puis ils retrouvèrent la liberté. Ce jourlà, Edwards, qui connaissait son monde, sut qu'il en avait fini avec la vie paisible qu'il menait. Sur tout ce qu'ils considéraient de plus sacré, ils avaient juré que son sang vengerait leurs camarades. Ils s'acharnèrent à tenir leur serment. Il dut quitter Chicago, après deux attentats qui furent si près de réussir qu'à coup sûr le troisième aurait été le bon. Il partit de Chicago sous un nom d'emprunt pour la Californie ; là la lumière sortit quelque temps de sa vie quand Ettie Edwards mourut. Une fois il faillit être tué. Travaillant dans un canyon sous le nom de Douglas avec un associé qui s'appelait Barker, il amassa une fortune. Un avertissement lui parvint : les chiens assoiffés de sang avaient de nouveau pisté sa trace. Alors il s'embarqua, juste à temps, pour l'Angleterre. Nous retrouvons ainsi le même John Douglas qui se remaria avec une femme également digne et qui vécut cinq années en gentilhomme campagnard dans le Sussex, jusqu'à ces événements étranges que nous avons relatés. EPILOGUE La police correctionnelle avait conclu son enquête. Le cas de John Douglas fut soumis aux assises. Il fut acquitté pour avoir agi en légitime défense. Holmes écrivit à sa femme : A tout prix, faites-le quitter l'Angleterre. Il existe ici des organisations plus puissantes que celles auxquelles il a échappé. Il n'y a pas de sécurité possible en Angleterre pour votre mari. Deux mois s'étaient écoulés. L'affaire était plus ou moins sortie de nos préoccupations. Un matin, un billet énigmatique fut glissé dans notre boîte aux lettres. Mon pauvre Monsieur Holmes ! Oh là là ! Tel était le texte de cette singulière épître anonyme. J'éclatai de rire. Holmes devint grave. – Une diablerie, Watson ! me dit-il. Et il s'assit, le front soucieux. Tard dans la soirée, Mme Hudson, notre propriétaire, nous communiqua un message : un gentleman désirait voir Holmes pour une affaire d'une extrême importance. Le visiteur fut aussitôt introduit : c'était M. Cecil Barker, notre ami du manoir aux douves. II avait les traits tirés, les yeux hagards. – J'apporte de mauvaises nouvelles. Une nouvelle terrible, monsieur Holmes ! – C'est bien ce que je craignais, dit Holmes. – Vous avez reçu un câble, n'est-ce pas ? – J'ai reçu un billet de quelqu'un qui a reçu, lui, un câble. – C'est le pauvre Douglas. On m'assure qu'il s'appelle Edwards, mais pour moi il restera toujours Jack Douglas du canyon de Benito. Je vous avais dit qu'ils étaient partis ensemble pour l'Afrique du Sud à bord du Palmyra il y a trois semaines. – En effet. – Le bateau a mouillé au Cap hier soir. J'ai reçu ce matin de Mme Douglas le câble suivant : « Jack perdu par-dessus bord au cours d'une tempête au large de Ste-Hélène. Personne ne sait comment l'accident s'est produit Ivy Douglas. » – Ah ! c'est arrivé comme ça ? fit Holmes en réfléchissant Eh bien ! la mise en scène a été parfaite ! – Vous voulez dire que vous ne croyez pas à la version de l'accident ? – Absolument pas. – Il a été assassiné ? – Certainement ! – Je le pense aussi. Ces Éclaireurs de l'enfer, cette bande vindicative de criminels… – Non, non, mon cher monsieur ! dit Holmes. Il y a ici une main de maître. Il ne s'agit plus d'un fusil de chasse scié, ni de revolvers à six coups. Vous pouvez reconnaître un vrai maître à son coup de pinceau : je peux désigner un Moriarty quand j'en vois un. Ce crime ne provient pas d'Amérique, mais de Londres. – Pour quel motif ? – Parce qu'il est perpétré par un homme qui ne peut pas se permettre d'échouer : un homme dont la situation réellement unique dépend du fait que tout ce qu'il entreprend doit réussir. Un grand cerveau et une organisation colossale se sont occupés de la disparition d'un seul homme. C'est, si vous voulez, écraser une noix avec un marteau-pilon : dépense d'énergie extravagante, mais la noix est tout de même écrasée. – Comment cet homme a-t-il eu quelque chose à voir dans cette affaire ? – Je peux seulement dire que la première information qui nous soit parvenue provenait de l'un de ses lieutenants. Ces Américains ont été bien avisés. Ayant projeté un coup en Angleterre, ils se sont associé un grand expert criminel, comme tout criminel étranger l'aurait fait. A partir de ce moment, le destin de leur homme était scellé. D'abord Moriarty s'est contenté de mettre sa machinerie en branle pour découvrir leur cible. Puis il a indiqué comment l'affaire pouvait être menée à bien. Finalement, quand il a appris que l'assassin envoyé d'Amérique avait échoué, il l'a prise en main pour lui donner une touche magistrale suprême. Vous m'avez entendu avertir Douglas au manoir de Birlstone. Je lui disais que les dangers à venir seraient plus grands que les dangers du passé. Avais-je tort ? Barker se frappa le front de son poing fermé, dans un accès de colère impuissante. – Me direz-vous que nous sommes contraints d'accepter cela ? Êtes-vous sûr que personne ne se haussera au niveau de ce roi des démons ? – Non, je n'en suis pas sûr ! répondit Holmes, dont les yeux semblaient déchiffrer un avenir lointain. Je ne dis point qu'il ne peut pas être battu. Mais vous devez me laisser du temps… Oui, vous devez me laisser du temps ! Nous demeurâmes silencieux pendant quelques minutes. Le regard prophétique cherchait encore à percer le voile. Toutes les aventures de Sherlock Holmes Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes La Maison Vide (26 septembre 1903) L'Entrepreneur de Norwood (31 octobre 1903) Les Hommes Dansants (décembre 1903) La Cycliste Solitaire (26 décembre 1903) L'École du prieuré (30 janvier 1904) Peter le Noir (27 février 1904) Charles Auguste Milverton (26 mars 1904) Les Six Napoléons (30 avril 1904) Les Trois Étudiants (juin 1904) Le Pince-Nez en Or (juillet 1904) Un Trois-Quarts a été perdu (août 1904) Le Manoir de L'Abbaye (septembre 1904) La Deuxième Tâche (décembre 1904) Son Dernier Coup d'Archet L'aventure de Wisteria Lodge (15 août 1908) Les Plans du Bruce-Partington (décembre 1908) Le Pied du Diable (décembre 1910) Le Cercle Rouge (mars/avril 1911) La Disparition de Lady Frances Carfax (décembre 1911) Le détective agonisant (22 novembre 1913) Son Dernier Coup d'Archet (septembre 1917) Les Archives de Sherlock Holmes La Pierre de Mazarin (octobre 1921) Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) - Source : http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images - Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Arthur Conan Doyle 1859-1930 LE VAMPIRE DU SUSSEX Les Archives de Sherlock Holmes (janvier 1924) Le vampire du Sussex Holmes avait attentivement lu une lettre que lui avait apportée le dernier courrier. Puis, avec le petit rire sec qui chez lui pouvait passer pour un véritable éclat de rire, il me la tendit. – En fait de mélange de moderne et de médiéval, de pratique et de sauvagement fantaisiste, je crois que ceci est un comble ! me dit-il. Qu'en pensez-vous, Watson ? Je lus ce qui suit : « 46, Old Jewry, 19 novembre. « Affaire Vampire. « Monsieur, « Notre client M. Robert Ferguson, de Ferguson & Muirhead, courtiers en thé de Mincing Lane, nous a posé quelques questions par lettre à propos des vampires. Comme notre société est spécialisée exclusivement dans l'expertise des thés, l'affaire semble échapper à notre compétence ; aussi avons-nous recommandé à M. Ferguson, par ce même courrier, d'entrer en rapport avec vous et de vous soumettre son dossier. Nous n'avons pas oublié votre réussite dans l'affaire de Matilda-Briggs. « Nous sommes, Monsieur, fidèlement vôtres, « Morrison, Morrison & Dodd. » – Matilda-Briggs n'est pas le nom d'une jolie femme, Watson. C'était un navire qui fut mêlé à l'affaire du rat géant de Sumatra (histoire à laquelle le monde n'est pas encore préparé). Mais que savons-nous des vampires ? Les vampires sont-ils aussi de notre compétence ? Tout vaut mieux que l'inaction, mais en vérité je crois qu'on nous a branchés sur un conte de Grimm. Allongez le bras, Watson, et voyons un peu ce que nous indiquera la lettre V. Je me penchai en arrière pour m'emparer du gros volume de références auquel il avait fait allusion. Holmes le posa en équilibre sur ses genoux, et ses yeux parcoururent lentement, et avec amour, la liste de vieilles affaires mélangées avec des renseignements accumulés depuis plusieurs lustres. – Voyage du Gloria-Scott, lut-il tout haut. Vilaine affaire ! J'ai vaguement le souvenir que vous avez raconté l'histoire, Watson, et que je me suis trouvé dans l'incapacité de vous féliciter de votre version des faits. Victor Lynch, le faussaire. Venimeux lézards : le gila, un cas sortant tout à fait de l'ordinaire, celui-là ! Vittoria, la belle du cirque. Vanderbilt et le Yeggman. Vipères. Vigor, la merveille de Hammersmith. Brave vieil index ! Imbattable ! Écoutez bien, Watson ! Vampirisme en Hongrie. Et vampires en Transylvanie… Il tourna rapidement les pages, se pencha avec avidité sur sa découverte, mais il rejeta bientôt le gros livre en poussant une exclamation de déception. – … Ça ne vaut rien, Watson ! Rien du tout. Qu'avons-nous à voir dans des histoires de cadavres qui se promènent s'ils ne sont pas cloués dans leurs tombeaux par des pieux fichés en plein cœur ? Nous sommes en pleine folie ! – Mais le vampire, objectai-je, n'est pas forcément un mort ! Un être vivant pourrait être un vampire. J'ai lu, par exemple, quelque chose sur des monstres qui suçaient le sang des enfants pour conserver leur jeunesse. – Vous avez raison, Watson. Cette légende est mentionnée dans mon index. Mais prendrons-nous au sérieux de telles fariboles ? Notre agence a les pieds sur la terre, et j'entends qu'elle les y maintienne. Le monde est assez vaste pour notre activité : nous n'avons pas besoin de fantômes. Je crains que nous ne puissions nous occuper de ce M. Ferguson. Après tout, cette autre lettre émane peut-être de lui, et contient-elle des renseignements plus précis sur ce qui le tracasse. Il prit une deuxième lettre que je n'avais pas remarquée sur la table, tant il avait été absorbé par la première. Il commença à la lire avec un sourire amusé qui progressivement disparut pour faire place à une expression d'intérêt et de concentration mentale intense. Quand il eut fini, il demeura quelques instants silencieux. La lettre dansait entre ses doigts. Finalement, d'un mouvement brusque, il émergea de sa rêverie. – Cheeseman's, Lamberley. Où se trouve Lamberley, Watson ? – Dans le Sussex, au sud de Horsham. – Pas très loin, hé ? Et Cheeseman's ? – Je connais cette région, Holmes. Elle est pleine de vieilles maisons qui ont été baptisées du nom des hommes qui les ont construites il y a plusieurs siècles. Par exemple Odley's, ou Harvey's, ou Carriton's. Les gens ont sombré dans l'oubli, mais leurs noms vivent encore dans leurs maisons. – En effet, dit Holmes non sans froideur. L'une des caractéristiques de sa nature fière et indépendante était que, tout en enregistrant dans sa cervelle très rapidement et avec précision une information nouvelle, il témoignait rarement de la gratitude à celui qui la lui communiquait. Il reprit un peu plus tard : – J'ai l'impression que nous allons mieux connaître Cheeseman's, Lamberley, dans les heures qui viennent. Comme je l'avais espéré, cette lettre est de Robert Ferguson. D'ailleurs il vous connaît. – Il me connaît ? – Lisez plutôt. Il me fit passer la lettre. Elle portait en en-tête l'adresse mentionnée plus haut. « Cher Monsieur Holmes, « Mes hommes de loi m'ont conseillé de m'adresser à vous, mais il s'agit d'une affaire si extraordinairement délicate qu'elle est très difficile à exposer. Elle concerne l'un de mes amis au nom duquel j'agis. Ce gentleman, il y a cinq ans, a épousé une Péruvienne, fille d'un négociant péruvien dont il avait fait la connaissance au cours d'un voyage d'importation de nitrates. La jeune fille était d'une grande beauté, mais sa qualité d'étrangère et sa religion éloignée de la nôtre entraînèrent bientôt des divergences sentimentales entre le mari et la femme : l'amour du mari s'attiédit, et il ne tarda pas à se demander si leur union n'avait pas été une erreur. Il sentait qu'il ne pourrait jamais explorer et comprendre certains aspects de son caractère. Le plus pénible était qu'elle l'adorait, et que selon toutes apparences elle lui était très attachée. « Venons-en maintenant au sujet sur lequel je m'expliquerai mieux quand nous nous rencontrerons. Cette lettre n'a pour but que de vous fournir une idée générale de la situation et de vous demander si vous consentiriez à vous y intéresser. La femme de mon ami commença à manifester quelques traits curieux, très éloignés de sa douceur extraordinaire et de sa gentillesse naturelle. Son mari avait eu, d'une première femme, un fils. Cet enfant, qui a aujourd'hui quinze ans, est charmant, affectueux, bien que malheureusement il ait été victime d'un accident dans sa jeunesse. A deux reprises la femme de mon ami fut surprise en train de battre ce pauvre garçon, qui ne l'avait nullement provoquée. Une fois, elle le frappa à coups de canne, avec une telle violence qu'il en garda une faiblesse au bras. « C'était peu, néanmoins, à côté de son comportement envers son propre fils, qui n'a pas encore un an. Il y a un mois, la nurse avait laissé l'enfant seul pendant quelques minutes. Un cri du bébé, un vrai cri de douleur, fit accourir la nurse. Quand elle entra dans la chambre, elle vit sa maîtresse, la mère du bébé, penchée au-dessus de l'enfant à qui elle mordait le cou. Une petite blessure était visible sur le cou, et le sang s'en échappait. Horrifiée, la nurse voulut prévenir le père, mais la mère la supplia de n'en rien faire et lui fit cadeau de cinq livres pour qu'elle se tût. Elle ne fournit de son acte aucune explication, et l'affaire fut passée sous silence. « Elle n'en laissa pas moins une terrible impression sur l'esprit de la nurse. Depuis, elle se mit à surveiller de près sa maîtresse et à monter la garde auprès du bébé qu'elle aimait tendrement. Il lui semblait que, tandis qu'elle surveillait la mère, celle-ci la surveillait également, et que, chaque fois qu'elle devait quitter l'enfant, la mère n'attendait que ce prétexte pour s'en approcher. Jour et nuit la nurse veillait sur le bébé ; jour et nuit la mère paraissait aux aguets comme le loup guette l'agneau. Cela doit vous sembler incroyable ; pourtant je vous demande de prendre ce récit au sérieux, car la vie d'un enfant et l'équilibre d'un homme sont en cause. « Enfin le jour terrible arriva où les faits ne purent plus être dissimulés. Les nerfs de la nurse cédèrent ; incapable de supporter cette tension, elle libéra sa conscience devant le père. Réagissant comme vous peut-être aujourd'hui, il écouta la nurse comme il aurait écouté une histoire de sauvages. Il savait que sa femme l'aimait et qu'elle était, exception faite des mauvais traitements qu'elle avait infligés à son beau-fils, une mère tendre. Pourquoi, dès lors, aurait-elle blessé leur cher petit bébé ? Il répondit à la nurse qu'elle rêvait, que ses soupçons étaient dignes d'une hystérique, et qu'il ne tolérerait plus de tels racontars sur sa maîtresse. Pendant qu'ils discutaient, ils entendirent un cri de souffrance. La nurse et son maître se précipitèrent dans la nursery. Imaginez les sentiments de mon ami, Monsieur Holmes, quand il vit sa femme se redresser (elle était agenouillée à côté du berceau) et le sang couler sur le cou découvert de l'enfant et sur le drap. Il poussa une exclamation d'horreur, attira le visage de sa femme à la lumière : elle avait du sang autour des lèvres. C'était elle, elle sans le moindre doute, qui avait bu le sang du pauvre petit. « L'affaire en est là. La mère est maintenant recluse dans sa chambre. Il n'y a eu aucune explication. Mon ami est à moitié fou. Il ne connaît, et moi non plus, pas grand-chose sur le vampirisme en dehors du nom. Nous avions cru que c'étaient des histoires de sauvages dans des pays lointains. Et cependant ici, au cœur du Sussex anglais, il existe… Nous pourrons en discuter ensemble demain matin. Me recevrez-vous ? Emploierez-vous vos grandes facultés pour secourir un homme aux abois ? Si vous acceptez, ayez l'obligeance de télégraphier à Ferguson, Cheeseman's, Lamberley, et je serai chez vous demain à dix heures. « Votre dévoué « Robert Fergusson « P.S. – Je crois que votre ami Watson a joué au rugby dans l'équipe de Blackheath, pendant que j'étais trois-quarts dans l'équipe de Richmond. C'est la seule introduction personnelle dont je puisse faire état. » – Bien sûr, je me souviens de lui ! dis-je en reposant la lettre. Big Bob Ferguson, le meilleur trois-quarts qu'ait jamais possédé Richmond ! Il était enjoué, toujours de bonne humeur. Je le vois tout à fait se penchant avec sollicitude sur le cas d'un ami. Holmes me regarda du coin de l'œil et hocha la tête. – Je ne connaîtrai jamais vos limites, Watson ! fit-il. Vous êtes plein de possibilités inexplorées. Tenez, faites porter cette dépêche, comme le brave type que vous êtes : « Examinerons votre cas avec plaisir. » – Votre cas ? – Nous n'allons pas le laisser sur l'impression que cette agence est dirigée par des faibles d'esprit. Voyons, c'est son propre cas, à lui ! Envoyez-lui ce télégramme et laissons l'affaire en repos jusqu'à demain matin. Ferguson se fit annoncer à dix heures précises. J'avais gardé de lui le souvenir d'un athlète long et mince à muscles souples, doué d'une jolie pointe de vitesse qui lui permettait de crocheter facilement l'arrière d'en face. Hélas ! rien dans la vie n'est plus pénible que de revoir l'épave d'un grand sportif qu'on a connu au summum de sa condition ! Sa haute charpente s'était voûtée, ses cheveux blonds avaient presque totalement disparu, ses épaules étaient arrondies. Je crains d'avoir suscité chez lui une émotion correspondante. – Hello ! Watson ! me dit-il d'une voix encore profonde et chaleureuse. Vous ne ressemblez plus tout à fait à l'homme que vous étiez quand je vous ai balancé par-dessus les cordes dans la foule à Old Deer Park. J'ai dû changer un peu moi aussi. Mais ce sont ces derniers jours qui m'ont fait vieillir. Votre télégramme, monsieur Holmes, m'a appris qu'il serait inutile que je me fasse passer pour le représentant de quelqu'un. – Il est plus simple d'être direct, répondit Holmes. – Certes ! Mais vous pouvez imaginer comme il est malaisé de s'exprimer à l'égard de la femme à qui l'on doit aide et assistance. Que puis-je faire ? Comment me rendre à la police avec une telle histoire ? Et pourtant mes gosses ont le droit d'être protégés ! Est-ce de la folie, monsieur Holmes ? Est-ce un vice dans le sang ? Avez-vous déjà rencontré un cas analogue ? Pour l'amour de Dieu, conseillez-moi, car je suis au bout de mon rouleau ! – C'est bien naturel, monsieur Ferguson ! Maintenant asseyez-vous et reprenez votre sang-froid, car j'ai besoin de réponses précises et nettes. Je vous assure que moi, je ne suis pas du tout au bout de mon rouleau et que je crois fermement que nous trouverons une solution. D'abord, dites-moi quelles sont les décisions que vous avez prises. Votre femme se trouve-t-elle encore auprès des enfants ? – Nous avons eu une scène terrible. C'est une femme très amoureuse, monsieur Holmes. Si jamais une femme a aimé avec tout son cœur et toute son âme, c'est elle. Elle m'aime passionnément. Elle a été déchirée parce que j'avais découvert son secret horrible, incroyable. Elle ne voulait même pas parler. Elle n'a pas répondu à mes reproches ; elle s'est contentée de me regarder avec dans les yeux une sorte de regard sauvage, désespéré. Puis elle s'est précipitée dans sa chambre, où elle s'est enfermée. Depuis elle a refusé de me voir. Elle a une femme de chambre qui la servait déjà avant notre mariage et qui s'appelle Dolores : une amie plutôt qu'une domestique. C'est elle qui lui apporte ses aliments. – L'enfant n'est donc pas en danger immédiat ? – La nurse, Mme Mason, m'a juré qu'elle ne le quitterait ni le jour ni la nuit. Je peux lui faire absolument confiance. Je suis moins tranquille pour le pauvre jack qui, comme je vous l'ai dit dans ma lettre, a été maltraité deux fois par ma femme. – Mais elle ne l'a jamais mordu ? – Non, elle l'a frappé brutalement. C'est d'autant plus terrible qu'il s'agit d'un infirme inoffensif… La physionomie farouche de Ferguson s'adoucit. – … On croirait pourtant que la triste condition de mon cher enfant devrait attendrir n'importe quel cœur : une chute, et la colonne vertébrale déviée, monsieur Holmes ! Mais il possède le cœur le plus affectueux, le meilleur qui soit. Holmes avait repris la lettre de la veille et la relisait. – Qui habite votre maison, monsieur Ferguson ? – Deux domestiques qui ne sont pas chez nous depuis longtemps. Un garçon d'écurie, Michael, qui couche dans la maison. Ma femme, moi-même, mon fils Jack, le bébé, Dolores et Mme Mason. C'est tout. – Je suppose qu'à l'époque de votre mariage vous ne connaissiez pas très bien votre femme ? – Je ne la connaissais que depuis quelques semaines. – Depuis combien de temps cette Dolores est-elle à son service ? – Quelques années. – Dolores connaît donc mieux que vous le caractère de votre femme ? – Oui, vous avez raison. Holmes écrivit quelques mots. – Je pense, dit-il, que je serai plus utile à Lamberley qu'ici. C'est par excellence un cas pour investigations personnelles. Si votre femme demeure dans sa chambre, notre présence ne peut ni l'ennuyer ni la gêner. Bien entendu, nous descendrions à l'auberge. Ferguson parut soulagé. – C'est tout ce que j'espérais, monsieur Holmes. Il y a à deux heures un excellent train à Victoria, si vous pouviez le prendre. – Nous le prendrons ! Le calme règne à Londres ; je peux donc vous consacrer toute mon énergie. Watson, naturellement, m'accompagnera. Mais avant de partir, je voudrais obtenir quelques petites précisions de détail. Cette malheureuse femme, si j'ai bien compris, a été prise en flagrant délit contre les deux enfants, son bébé et votre propre fils ? – Oui. – Mais ces mauvais traitements n'ont pas été les mêmes, n'est-ce pas ? Elle a battu votre fils. – Une fois avec une canne, et une autre fois très brutalement avec ses mains. – A-t-elle expliqué pourquoi elle le frappait ? – Elle a simplement dit qu'elle le détestait. Elle l'a répété à plusieurs reprises. – Cela n'est pas nouveau chez les belles-mères. Nous dirons : une jalousie posthume. Votre femme est-elle d'un tempérament jaloux ? – Oui. Elle est très jalouse. Jalouse avec toute la violence d'un amour tropical fanatique. – Mais ce garçon… Il a quinze ans, et il a sans doute l'esprit très développé puisque son corps a des capacités limitées. Ne vous a-t-il pas donné une explication de ces attaques ? – Non. Il m'a déclaré qu'il n'avait rien fait pour les mériter. – En d'autres circonstances, étaient-ils bons amis ? – Non. Jamais il n'y a eu de tendresse entre eux. – Pourtant vous m'avez dit qu'il était affectueux ? – Sur cette terre, je ne connais pas de fils plus attaché. Ma vie est toute sa vie. Il s'absorbe dans ce que je dis ou fais. A nouveau Holmes écrivit quelques mots. Pendant un moment il réfléchit. – Vous et votre fils étiez sans doute de bons camarades avant votre deuxième mariage. Le deuil vous avait rapprochés, n'est-ce pas ? – En effet. – Et l'enfant, de par sa nature très affectueuse, était fidèle, probablement, au souvenir de sa mère ? – Très fidèle. – C'est certainement un garçon fort intéressant. Un autre détail au sujet de ces attaques, de ces agressions… Se sont-elles produites sur votre fils et sur le bébé à la même époque ? – La première fois, oui. Ç'a été comme si une sorte de frénésie s'était emparée d'elle, et qu'elle assouvissait sa fureur sur les deux. La deuxième fois, c'est Jack seul qui en a pâti. Mme Mason n'a rien remarqué sur le bébé. – Voilà qui complique les choses, évidemment ! – Je ne vous suis pas très bien, monsieur Holmes. Peut-être. On élabore des théories provisoires et on attend que le temps ou des éléments nouveaux en démontrent la fausseté. Mauvaise habitude, monsieur Ferguson ! Mais la nature humaine est faible. Je crains que votre ami Watson n'ait vanté à l'excès mes méthodes scientifiques. Tout ce que je peux vous dire actuellement est que votre problème ne m'apparaît pas insoluble et que vous pouvez compter sur nous pour le train de deux heures à Victoria. C'est au soir d'une maussade journée brumeuse de novembre que, après avoir laissé nos bagages aux « Chequers » de Lamberley, nous nous fîmes voiturer à travers l'argile du Sussex, le long d'un interminable chemin en zigzag, pour atteindre finalement l'ancienne ferme isolée où habitait Ferguson. C'était un grand bâtiment, très ancien au centre, très neuf aux ailes, avec des cheminées Tudor et un toit moussu à forte inclinaison. Les marches du perron étaient usées ; sur les vieilles pierres qui s'alignaient au-dessus du porche était gravé le rébus d'un fromage et d'un homme, d'après le nom du premier bâtisseur. A l'intérieur, les plafonds étaient chevronnés de lourdes poutres de chêne, et les planchers inégaux fléchissaient pour dessiner des courbures accentuées. Partout on respirait une odeur de vieux et de délabrement. Ferguson nous conduisit dans une très grande pièce centrale où, dans une immense cheminée à l'ancienne mode pourvue d'une plaque en fer datée de 1670, brûlait allégrement un magnifique feu de bûches. Je regardai la pièce, singulier mélange disparate d'époques et de continents. Les murs à demi recouverts de boiseries devaient dater du petit propriétaire du XVIIe siècle. Ils étaient cependant ornés dans la moitié inférieure d'une rangée de peintures à l'eau modernes et de bon goût. Au-dessus, là où le plâtre jaune succédait au chêne, était accrochée toute une belle collection d'instruments et d'armes de l'Amérique du Sud, qu'avait apportée sans doute la Péruvienne d'en haut. Holmes se leva, avec cette curiosité alerte qui lui était particulière, et l'examina attentivement. Il se retourna. Ses yeux étaient pensifs. – Oh ! oh ! s'écria-t-il. Oh ! Un épagneul était sorti d'un panier dans l'angle. Il avançait lentement vers son maître ; il marchait avec difficulté. Ses pattes de derrière fonctionnaient irrégulièrement, et sa queue traînait par terre. Il alla lécher la main de Ferguson. – Qu'y a-t-il, monsieur Holmes ? – Le chien. Qu'a le chien ? – Le vétérinaire est bien intrigué ! Une sorte de paralysie. Une myéloméningite, m'a-t-il dit. Mais elle est en voie de disparition. Il sera bientôt rétabli, n'est-ce pas, Carlo ? Un frémissement approbatif courut le long de la queue pendante. Les yeux tristes du chien nous interrogèrent. Il savait que nous discutions de son cas. – Cela lui est-il arrivé tout à coup ? – En une seule nuit. – Il y a longtemps ? – Quatre mois environ. – Très intéressant. Très instructif. – Qu'y voyez-vous, monsieur Holmes ? – Une confirmation de mon pronostic. – Au nom du Ciel, quel est votre pronostic, monsieur Holmes ? Il s'agit peut-être pour vous d'un simple puzzle intellectuel ; mais pour moi c'est la vie et la mort ! Ma femme une soi-disant meurtrière, mon enfant constamment en danger ! Ne jouez pas avec moi, monsieur Holmes ! C'est trop terriblement grave ! Le gros trois-quarts de rugby tremblait de tous ses membres. Holmes posa doucement une main sur son bras. – Je redoute que vous n'ayez à souffrir, monsieur Ferguson, quelle que soit la solution ! dit-il. Je vous épargnerai au maximum. Pour le moment, je ne veux pas en dire davantage, mais avant d'avoir quitté cette maison j'espère pouvoir être plus précis. – Que Dieu vous entende ! Si vous voulez bien m'excuser, messieurs, je vais monter dans la chambre de ma femme et voir s'il n'y a rien de nouveau. Il s'absenta quelques minutes, que Holmes occupa à examiner à nouveau les curiosités suspendues au mur. Quand notre hôte revint, son visage défait nous apprit qu'il n'avait accompli aucun progrès. Il ramenait avec lui une grande fille mince au visage basané. – Le thé est prêt, Dolores ! dit Ferguson. Veillez à ce que votre maîtresse ait tout ce qu'elle désire. – Elle est très malade ! cria la fille en regardant son maître avec indignation. Elle ne veut pas manger. Elle est très malade ! Elle a besoin d'un médecin. J'ai peur de rester seule avec elle sans médecin. Ferguson me regarda. Dans ses yeux, je lus une question. – Je serais très heureux de pouvoir être utile. – Votre maîtresse voudra-t-elle voir le docteur Watson ? – Je le fais monter. Pas besoin de sa permission. Il faut un médecin. – Je vous accompagne tout de suite. Dolores tremblait d'une forte émotion ; je la suivis dans l'escalier et le long d'un vieux couloir qui aboutissait à une porte massive cloutée de fer, et je me dis que si Ferguson voulait parvenir de force jusqu'à sa femme, il aurait du mal. La femme de chambre tira une clé de sa poche, et les vieux ais de chêne craquèrent sur leurs gonds antiques. J'entrai ; elle colla à mes talons ; elle referma la porte derrière nous. Sur le lit était étendue une femme qui visiblement avait une forte fièvre. Elle n'était qu'à demi consciente ; quand j'entrai, je vis toutefois une paire d'yeux magnifiques mais épouvantés qui me regardèrent avec terreur. Voyant s'approcher un inconnu, elle sembla rassurée et retomba en soupirant sur les oreillers. Je prononçai quelques paroles destinées à la mettre en confiance, et elle ne bougea pas pendant que je prenais son pouls et sa température. L'un et l'autre étaient nettement supérieurs à la normale ; toutefois j'eus l'impression que son état était plutôt la conséquence d'une excitation mentale et nerveuse que d'une véritable maladie. – Elle est comme ça depuis deux jours. J'ai peur qu'elle ne meure, dit Dolores. Mme Ferguson tourna vers moi son visage enfiévré. – Où est mon mari ? – En bas. Il désirerait vous voir. – Je ne veux pas le voir. Je ne le verrai pas !… Puis elle me parut livrée au délire. – … Un démon ! Un démon ! Oh ! que ferai-je avec ce diable ? – Puis-je vous aider d'une façon ou d'une autre ? – Non. Personne ne peut m'aider. C'est fini. Tout est détruit. Quoi que je fasse, tout est anéanti. Elle semblait se faire étrangement illusion. Je ne pouvais pas me représenter l'honnête Ferguson sous la forme d'un diable ni d'un démon. – Madame, lui dis-je, votre mari vous aime tendrement. Il souffre beaucoup de ce qui est arrivé. A nouveau elle tourna vers moi ses yeux merveilleux. – Il m'aime. Oui. Mais moi, est-ce que je ne l'aime pas ? Estce que je ne l'aime pas assez même pour me sacrifier plutôt que de briser son cher cœur ? Voilà comment je l'aime. Et pourtant il a pu penser de moi… Il a pu me parler ainsi ! – Il est plein de chagrin, et il ne peut pas comprendre. – Non, il ne peut pas comprendre. Mais il devrait me faire confiance. – Ne voulez-vous pas le voir ? suggérai-je. – Non.- Je ne puis oublier ces mots terribles ni ce regard sur son visage. Je ne veux pas le voir. Partez maintenant. Vous ne pouvez rien pour moi. Dites-lui seulement ceci : je veux mon enfant. J'ai des droits sur mon enfant. Tel est le seul message que je peux lui adresser. Je revins en bas. Ferguson et Holmes étaient assis près du feu. Ferguson écouta avec tristesse le récit de mon entretien. – Comment puis-je lui envoyer l'enfant ? dit-il. Comment saurai-je à quelle impulsion elle obéira ? Comment oublierais-je que je l'ai vue se lever à côté du berceau avec du sang autour de ses lèvres ?… Ce souvenir le fit frissonner. – … L'enfant est en sécurité avec Mme Mason, reprit-il. Il restera là. Une servante accorte avait apporté le thé. Pendant qu'elle emplissait les tasses, la porte s'ouvrit et un jeune garçon pénétra dans la pièce. C'était un enfant peu banal : pâle de visage, blond, avec des yeux bleu clair qui s'allumèrent d'une flamme d'émotion et de joie quand ils se posèrent sur son père. Il courut et passa ses bras autour de son cou avec l'abandon d'une amoureuse. – Oh ! papa ! s'écria-t-il. Je ne savais pas que vous étiez déjà rentré. Autrement je serais venu à votre rencontre. Oh ! je suis si content de vous revoir ! Ferguson se dégagea doucement de cette étreinte, non sans embarras. – Mon cher petit garçon ! dit-il en lui caressant la tête avec tendresse. Je suis revenu de bonne heure parce que mes amis, M. Holmes et le docteur Watson, ont accepté de descendre jusqu'ici et de passer une soirée avec nous. – C'est M. Holmes, le détective ? – Oui. Le jeune garçon nous dévisagea d'un regard très pénétrant et aussi, me sembla-t-il, peu amical. – Et votre autre enfant, monsieur Ferguson ? s'enquit Holmes. Pourrions-nous faire la connaissance du bébé ? – Demandez à Mme Mason de nous descendre le bébé, dit Ferguson. Le jeune garçon sortit. Sa démarche bizarre, traînante, m'informa qu'il souffrait d'une faiblesse de la colonne vertébrale. Il revint bientôt ; derrière lui apparut une grande femme maigre qui portait dans ses bras un très beau bébé aux yeux noirs, aux cheveux d'or. Ferguson lui était évidemment très attaché ; il le prit dans ses bras et le cajola avec une tendresse touchante. – Je m'étonne bien que quelqu'un ait eu le courage de lui faire du mal ! murmura-t-il en regardant la petite cicatrice rouge sur la gorge du chérubin. A ce moment, par hasard, je regardai Holmes, et je vis sa physionomie se durcir. Son visage était aussi rigide que s'il avait été sculpté dans du vieil ivoire, et ses yeux, qui s'étaient portés sur le père et le bébé, fixaient à présent avec une curiosité passionnée un point situé de l'autre côté de la pièce. Suivant son regard, je compris qu'il observait à travers la fenêtre le jardin détrempé et mélancolique. Il est vrai qu'un volet était à demi clos derrière les vitres et obstruait la vue, mais néanmoins c'était certainement sur la fenêtre que Holmes concentrait toute son attention. Puis il sourit, et ses yeux se reportèrent sur le bébé. Sur son cou bien rose, il y avait cette petite marque rouge. Sans dire un mot, Holmes l'examina avec soin. Finalement il secoua l'un des poings à fossettes qui se tendaient vers lui. – Bonsoir, petit homme. Vous avez fait un curieux départ dans la vie. Nurse, je souhaiterais vous dire un mot en particulier. Il la prit à part et lui parla sérieusement pendant quelques minutes. Je n'entendis que la dernière phrase : – Vos angoisses, je l'espère, touchent à leur terme. La nurse, qui semblait être une sorte de personne revêche et taciturne, se retira avec le bébé. – A quoi ressemble Mme Mason ? demanda Holmes. – Elle n'est peut-être pas d'un physique très avenant, comme vous avez vu, mais elle a un cœur d'or et elle aime beaucoup l'enfant. – Et vous, Jack, aimez-vous Mme Mason ? Brusquement Holmes s'était tourné vers le jeune garçon, dont le visage mobile, expressif, s'assombrit. Jack secoua négativement la tête. – Jacky est un passionné, capable de détester autant que d'aimer, commenta Ferguson en passant un bras autour de son fils. Par chance, je suis de ceux qu'il aime. Le garçon se mit à roucouler et blottit sa tête contre l'épaule de son père. Celui-ci se dégagea. – Allez-vous-en, petit Jacky ! commanda-t-il avec gentillesse. D'un regard aimant il suivit son fils pendant qu'il sortait de la pièce. Puis il se retourna vers Holmes. – Je crois, monsieur Holmes, que je vous ai entraîné dans une affaire stupide, car que pouvez-vous d'autre que me témoigner votre sympathie ? De votre point de vue, vous devez la trouver singulièrement délicate et complexe ! – Elle est sûrement délicate, répondit mon ami en souriant. Mais je ne la crois pas trop complexe. Elle a été à l'origine une affaire de déduction intellectuelle ; mais quand cette déduction intellectuelle originelle se trouve confirmée point par point par un certain nombre d'incidents fortuits, alors le subjectif devient l'objectif, et nous pouvons déclarer en confiance que le but est atteint. En fait, j'avais formé mes conclusions avant mon départ de Baker Street, et le reste n'a été qu'observations et confirmations. Ferguson posa sa grosse main sur son front plissé. – Au nom du Ciel, monsieur Holmes ! s'écria-t-il. Si vous connaissez la vérité, ne me tenez pas en suspens ! Que dois-je faire ? Peu m'importe la manière dont vous avez découvert les faits, du moment que vous les avez bel et bien découverts. – Je vous dois une explication, et vous l'aurez. Mais me permettez-vous de régler l'affaire à ma façon ? Mme Ferguson est-elle capable de nous recevoir, Watson ? – Elle est malade, mais elle est très raisonnable. – Bien. C'est seulement en sa présence que nous pouvons tout éclaircir. Montons chez elle. – Elle ne veut pas me voir ! cria Ferguson. – Oh ! si, elle le voudra bien ! fit Holmes, qui écrivit quelques lignes sur une feuille de papier. Vous, Watson, vous avez vos entrées. Aurez-vous la bonté de remettre ce billet à Mme Ferguson ? Je remontai l'escalier et tendis le billet à Dolores, qui avait entrouvert précautionneusement la porte. Une minute plus tard, j'entendis un cri à l'intérieur de la chambre : cri où la joie et la surprise me parurent mêlées. Dolores sortit. – Elle veut bien les voir, dit-elle. Elle écoutera. J'appelai Ferguson et Holmes. Quand nous entrâmes, Ferguson avança vers sa femme qui s'était redressée dans le lit mais qui le repoussa d'un geste de la main. Il s'effondra dans un fauteuil, tandis que Holmes, après s'être incliné devant Mme Ferguson, qui le contemplait avec une stupéfaction visible, prit place sur une chaise à côté de lui. – Je pense que nous pouvons nous passer de Dolores, dit Holmes. Oh ! très bien, madame ! Si vous préférez qu'elle reste, je n'y vois aucune objection. Monsieur Ferguson, je suis un homme très occupé, très demandé : j'userai donc d'une méthode simple et directe. La chirurgie la plus rapide est la moins douloureuse. Je vous dirai d'abord ce qui vous apaisera : Mme Ferguson est une femme très bonne, très aimante, à l'égard de qui vous avez commis une grande injustice. Ferguson sursauta en poussant une exclamation de joie. – Prouvez-moi cela, monsieur Holmes, et je serai votre débiteur pour toujours ! – Je vais vous le prouver ; mais je vous préviens que cette démonstration vous fera cruellement souffrir par ailleurs. – Je ne m'en soucie pas, du moment que vous lavez ma femme de tout soupçon. Rien sur la terre ne saurait se comparer à cela. – Alors je vais vous dire le raisonnement qui s'est enchaîné dans ma tête à Baker Street. L'idée d'un vampire m'a tout de suite semblé absurde. En Angleterre, il ne se commet pas de tels crimes. Et cependant vous aviez fait une observation précise : vous aviez vu votre femme se relever du berceau de votre bébé avec du sang sur les lèvres. – Oui. – N'avez-vous jamais pensé qu'une blessure pouvait être sucée dans un autre but que pour en aspirer le sang ? Dans l'histoire de l'Angleterre, une reine n'a-t-elle pas sucé une blessure de ce genre pour en retirer le poison ? – Du poison ! – Vous avez ici des souvenirs de l'Amérique du Sud. J'avais par instinct détecté la présence de ces armes sur le mur avant que mes yeux les eussent aperçues. Le poison aurait pu avoir une autre origine, mais j'avais pensé à ces armes. Quand j'ai vu le petit carquois vide à côté de l'arc pour oiseaux, c'était exactement ce que j'avais pressenti. Si le bébé était piqué par l'une de ces flèches trempée dans du curare ou une autre drogue diabolique, la mort serait survenue si le poison n'avait pas été immédiatement aspiré. « Et le chien ! Si quelqu'un avait eu l'intention d'utiliser ce poison, ne l'aurait-il pas essayé d'abord pour être sûr qu'il n'avait rien perdu de sa force ? Je n'avais pas prévu le chien, mais quand je l'ai vu à moitié paralysé, j'ai compris aussitôt ; cette expérience cadrait tout à fait avec ma construction intellectuelle. « Comprenez-vous à présent ? Votre femme redoutait ce genre d'attaques. Elle en a vu une et elle a sauvé la vie du bébé ; mais elle n'a pas voulu vous dire toute la vérité, car elle savait que vous aimiez votre fils, et elle craignait de briser votre cœur. – Jacky ! – Je l'ai surveillé tandis que vous berciez le bébé il n'y a qu'un instant. Son visage était parfaitement réfléchi sur la vitre de la fenêtre, derrière laquelle le volet formait un fond noir. J'ai vu une jalousie, et une haine cruelle… Je ne me rappelle pas en avoir jamais vu autant sur une figure d'homme. – Mon Jacky ! – Vous devez faire front, monsieur Ferguson. Cela vous sera d'autant plus pénible que c'est un amour déformé, une tendresse excessive à votre endroit et aussi sans doute à l'égard de sa mère défunte, qui ont inspiré ses actes. Son âme se consume dans la haine qu'il a vouée à ce bébé splendide, dont la beauté et la santé contrastent avec sa propre infirmité. – Mon Dieu ! C'est incroyable ! – Ai-je dit la vérité, madame ? Mme Ferguson sanglotait, le visage enfoui dans les oreillers. Elle se tourna vers son mari. – Comment pouvais-je vous le dire, Bob ? Je me doutais de la gravité du coup qui vous accablerait. Il valait mieux que j'attende et que la vérité vous soit connue par d'autres lèvres que par les miennes. Quand ce gentleman, qui a un pouvoir magique, m'a écrit qu'il savait tout, j'ai été si heureuse !… – Ma prescription pour maître Jacky serait une année en mer ! dit Holmes en se levant. Une seule chose n'est pas encore éclaircie, madame. Nous pouvons parfaitement comprendre que vous ayez battu Jacky : la patience d'une mère a ses limites. Mais comment avez-vous osé laisser l'enfant depuis deux jours ? – J'avais mis Mme Mason au courant. – Parfait. C'est bien ce que j'avais supposé. Ferguson, bouleversé, se tenait à côté du lit ; il tendit à sa femme ses grosses mains tremblantes. – C'est l'heure, Watson, où je suppose que nous devons nous esquiver, me chuchota Holmes. Si vous prenez un coude de la trop fidèle Dolores, je prendrai l'autre… Quand il eut refermé la porte derrière lui, il ajouta : – Je pense que nous pouvons les laisser conclure l'affaire entre eux. Sur cette aventure, je n'ai retrouvé qu'une note postérieure. C'est la lettre qu'écrivit Holmes pour répondre à celle par laquelle le récit débuta. La voici : « Baker Street, 21 novembre. « Affaire Vampire « Monsieur, « En réponse à votre lettre du 19, je vous prie de noter que je me suis livré à l'enquête demandée par votre client, Monsieur Ferguson, de Ferguson & Muirhead, courtiers en thé, et qu'une conclusion satisfaisante a été donnée à l'affaire. Avec mes remerciements pour votre recommandation, « Je suis, Monsieur, votre dévoué « Sherlock Holmes » Toutes les aventures de Sherlock Holmes Liste des quatre romans et cinquante-six nouvelles qui constituent les aventures de Sherlock Holmes, publiées par Sir Arthur Conan Doyle entre 1887 et 1927. Romans Les Aventures de Sherlock Holmes Les Mémoires de Sherlock Holmes Le Tordu (juillet 1893) Le Pensionnaire en Traitement (août 1893) L'Interprète Grec (septembre 1893) Le Traité Naval (octobre / novembre 1893) Le Dernier Problème (décembre 1893) Le Retour de Sherlock Holmes Son Dernier Coup d'Archet Les Archives de Sherlock Holmes * La Pierre de Mazarin (octobre 1921) * Le Problème du Pont de Thor (février et mars 1922) * L'Homme qui Grimpait (mars 1923) Le Vampire du Sussex (janvier 1924) Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) L'Illustre Client (8 novembre 1924) Les Trois Pignons (18 septembre 1926) Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) La Crinière du Lion (27 novembre 1926) Le Marchand de Couleurs Retiré des Affaires (18 décembre. 1926) * La Pensionnaire Voilée (22 janvier 1927) * L'Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) http://conan.doyle.free.fr/ http://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images – Sites WEB à consulter sur Sherlock Holmes : http://www.sshf.com/ Le site de référence de la Société Sherlock Holmes de France http://www.sherlock-holmes.org/ http://conan.doyle.free.fr/ – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À CONTRIBUER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. LE GENTILHOMME PAUVRE Hendrik Conscience (1851) I Vers la fin du mois de juillet 1842, une calèche découverte roulait sur l'une des trois grandes chaussées qui conduisent des frontières hollandaises à Anvers. Bien que cette calèche eût été nettoyée avec une évidente sollicitude, tout en elle portait les traces d'un certain dénuement. La caisse, ébranlée par un long usage, se disjoignait sous les cahots ; elle vacillait de côté et d'autre sur la soupente, et craquait, comme un squelette, dans ses moyeux usés. La cape, à demi rabattue, resplendissait au soleil, grâce à l'huile dont elle était enduite ; mais cet éclat d'emprunt ne dissimulait pas les déchirures et les crevasses nombreuses qui en sillonnaient le cuir. La poignée des portières et les autres parties en cuivre étaient, à la vérité, soigneusement écurées ; mais les vestiges d'argenture, encore visibles dans le creux des ornements, attestaient une ancienne opulence grandement amoindrie, sinon totalement disparue. L'équipage était attelé d'un grand et robuste cheval au pas court et pesant, à la vue duquel un connaisseur eût deviné sans peine qu'il était ordinairement employé à de plus rudes travaux et qu'il avait l'habitude de traîner le chariot et de creuser les sillons. Sur le siège de devant était assis un jeune paysan de dixsept ou dix-huit ans ; il était en livrée ; un ruban d'or ornait son chapeau, et des boutons de cuivre brillaient à son habit ; mais le chapeau tombait jusqu'à ses oreilles, et l'habit était si large, que le jeune homme s'y perdait comme dans un sac. Assurément ces vêtements, propriété du maître, avaient servi aux prédécesseurs du laquais qui les portait et avaient dû, pendant une longue suite d'années, passer de main en main jusqu'à leur usufruitier actuel. La seule personne qui se trouvât dans le fond de la voiture était un homme d'une cinquantaine d'années. Personne ne se fût douté qu'il était le maître de ce laquais novice, et le propriétaire de ce vieil équipage en désarroi, car tout en lui commandait le respect et la considération. Le front penché, abîmé dans une profonde méditation, il demeurait immobile et rêveur jusqu'à ce qu'un bruit quelconque annonçât l'approche d'une autre voiture. Alors il relevait la tête. Son œil s'adoucissait et prenait le serein éclat du regard de l'homme heureux ; mais à peine avait-il échangé un gracieux salut avec les passants, qu'un voile de tristesse s'étendait sur ses traits et que sa tête s'affaissait lentement sur sa poitrine. Un instant d'attention suffisait pour qu'on se sentît attiré vers cet homme par une secrète sympathie. Son visage, bien qu'amaigri et creusé de rides nombreuses, était si régulier et si noble, son regard à la fois si doux et si profond, son large front si pur et si imposant, qu'on ne pouvait douter qu'il ne fût doté de tous les trésors de l'esprit et du cœur. Selon toute apparence, cet homme avait beaucoup souffert. Si l'expression de sa physionomie n'en eût pas donné la complète conviction, il suffisait, pour l'attester, des cheveux blancs qui, de si bonne heure, attachaient à son crâne une couronne argentée, et du feu sombre et étrange qui brillait parfois dans ses yeux noirs, comme un reflet des pensées qui l'accablaient. Le costume concordait parfaitement avec l'extérieur de celui qui le portait ; il était marqué du cachet de cette riche et l'on pourrait dire magnifique simplicité que peuvent seuls donner une grande habitude du monde et un sentiment exquis des convenances. Son linge était d'une remarquable blancheur, le drap de son habit d'une extrême finesse, son chapeau d'une fraîcheur parfaite. De temps en temps, lorsque quelqu'un passait sur la chaussée, il tirait une belle tabatière d'or et y prenait une prise d'une façon si distinguée, que, rien qu'à ce geste significatif, on eût pu dire qu'il appartenait aux classes les plus élevées de la société. Il est vrai qu'un œil inquisiteur et malveillant eût pu, par un sévère examen, découvrir que la brosse avait usé jusqu'à la trame le drap de l'habit de ce gentilhomme ; que les soies de son chapeau étaient ramenées avec peine sur certains endroits usés, et que ses gants avaient été raccommodés plusieurs fois. Et même, si l'on eût pu voir au fond de la voiture, on eût remarqué que la botte gauche était crevée de côté, et que le bas gris qui se trouvait au-dessous était noirci d'encre ; mais tous ces indices d'indigence étaient dissimulés avec tant d'art, ces habits étaient si bien portés avec l'aisance et la désinvolture de la richesse, que tout le monde eût pensé que, si leur propriétaire n'en mettait pas de meilleurs, c'était uniquement parce que cela ne lui plaisait pas. La calèche, qui marchait passablement vite, suivait la chaussée depuis deux heures, lorsque le domestique fit arrêter le cheval, hors de la ville d'Anvers, sur la digue, en face d'une petite auberge. L'hôtesse et le garçon d'écurie sortirent et aidèrent à dételer le cheval en comblant de marques de profond respect le maître du vieil équipage. Ce personnage était sans doute un hôte habituel de l'auberge, car chacun l'appelait par son nom. – Il fait beau temps, n'est-ce pas, monsieur de Vlierbecke ? Mais il fera chaud aujourd'hui. S'il pleuvait un peu, cela ne ferait pas de mal dans les hautes terres, n'est-il pas vrai, monsieur de Vlierbecke ? Faut-il donner au cheval de notre avoine ? Ah ! le domestique a apporté le picotin avec lui ! Avez-vous besoin de quelque chose, monsieur de Vlierbecke ? Pendant que l'hôtesse lui faisait, avec une extrême volubilité, ces questions et bien d'autres, M. de Vlierbecke descendait de voiture. Il adressa quelques paroles flatteuses à l'hôtesse, lui fit compliment sur sa santé, s'informa de chacun de ses enfants, et finit par lui annoncer qu'il devait se rendre en ville à l'instant. Il lui serra cordialement la main, mais avec une sorte de bienveillance protectrice qui laissait intacte la distance qui les séparait ; et, après avoir donné quelques ordres à son domestique, il salua avec affabilité, et se dirigea à pied vers le pont qui conduit en ville. M. de Vlierbecke s'arrêta un instant sur un point isolé des glacis extérieurs, secoua la poussière qui couvrait ses vêtements, brossa son chapeau avec son foulard, et franchit ensuite la porte Rouge. En entrant en ville, où il allait rencontrer de nombreux passants et se trouver constamment en butte aux regards, il redressa la tête et la taille ; sa physionomie prit cette sereine expression de contentement de soi qui fait croire aux autres que l'on est heureux. Et cependant, tandis qu'une inaltérable satisfaction se peignait sur son visage, son âme était en proie à de profondes et douloureuses angoisses. Il allait au-devant d'une humiliation, et d'une humiliation dont la seule probabilité faisait saigner son cœur. Mais il y avait au monde un être qu'il aimait plus que sa vie, plus que son honneur, sa fille ! Pour elle, il avait si souvent sacrifié son orgueil ! pour elle, il avait tant de fois souffert comme un martyr ! Et cependant son amour le dominait tellement, que chaque souffrance, chaque épreuve nouvelle l'élevait à ses propres yeux et lui faisait considérer la douleur comme une chose qui ennoblit et sanctifie ! Néanmoins son cœur était ému et précipitait le sang dans ses veines avec plus de violence, à mesure qu'il s'enfonçait vers l'intérieur de la ville et s'approchait de la maison où il allait faire une pénible tentative. Il s'arrêta bientôt devant une porte, et, malgré l'admirable puissance qu'il avait sur lui-même, sa main trembla en tirant le cordon de la sonnette. À la vue du domestique qui lui ouvrait, il redevint maître de lui. – M. le notaire est-il chez lui ? demanda-t-il. Le domestique lui répondit affirmativement, l'introduisit dans un petit salon, et alla avertir son maître. Demeuré seul, M. de Vlierbecke posa précipitamment le pied droit sur le gauche, et s'assura que, grâce à cette attitude, on ne pouvait s'apercevoir du désastre de sa chaussure ; il tira sa tabatière d'or et s'apprêta à prendre une prise. Le notaire entra ; son visage avait un air officieux, et il se préparait à faire un salut poli et prévenant ; mais à peine eut-il reconnu celui qui l'attendait, que sa physionomie s'assombrit et prit cette expression de réserve dont on s'arme lorsqu'on prévoit une demande importune à laquelle on veut opposer un refus. Bien loin d'étaler le luxe de paroles qui lui était habituel, le notaire se borna à quelques mots de froide politesse, et vint s'asseoir devant M. de Vlierbecke, en gardant un silence qui était une muette interrogation. Humilié et blessé de rencontrer un accueil aussi peu bienveillant, M. de Vlierbecke fut saisi d'un frisson glacial et pâlit légèrement. Mais il reprit courage aussitôt et dit d'un ton suppliant : – Veuillez m'excuser, monsieur le notaire. Pressé par une impérieuse nécessité, je viens encore une fois faire appel à votre bonté et solliciter de votre générosité un petit service. – Et que désire monsieur de moi ? demanda le notaire avec méfiance. – Je voudrais, monsieur le notaire, que vous me trouvassiez encore une somme de mille francs ou même moins, garantie par une hypothèque sur mes propriétés. Toutefois ce n'est pas là une demande spéciale ; j'ai absolument besoin d'argent aujourd'hui, et je désire que vous me prêtiez deux cents francs ce matin même. J'ose espérer, monsieur le notaire, que vous ne me refuserez pas ce léger secours qui doit me sauver d'un extrême embarras. – Mille francs ? sur hypothèque ? grommela le notaire. Et qui en servira la rente ? Vos biens sont grevés au delà de leur valeur. – Oh ! vous vous trompez, monsieur le notaire, s'écria M. de Vlierbecke avec une profonde émotion. – Pas le moins du monde. Sur l'ordre des personnes qui vous ont avancé de l'argent, j'ai fait faire l'estimation de toutes vos propriétés au taux le plus élevé. Il en résulte que vos créanciers ne recouvreront leurs capitaux que dans le cas d'une vente extrêmement avantageuse. Vous avez fait une irréparable folie, monsieur ; si j'eusse été à votre place, je n'aurais pas sacrifié toute ma fortune et celle de ma femme pour secourir et sauver un ingrat, je dirais presque un trompeur, fût-il ou non mon frère. M. de Vlierbecke, accablé par un pénible souvenir, courba le front, mais laissa sans réponse l'accusation portée contre son frère. Ses doigts serraient convulsivement la tabatière d'or. Le notaire reprit : – Par cette imprudente action, vous vous êtes plongés dans la misère, vous et votre enfant ; car vous ne pouvez plus le dissimuler. Pendant dix années, – Dieu sait au prix de quelles souffrances, – vous avez pu garder le secret de votre ruine ; mais l'instant inévitable approche où vous serez forcé de vendre vos biens… Le gentilhomme fixait sur le notaire un regard où se lisaient l'angoisse et le doute. – Il en est ainsi cependant, poursuivit le notaire. M. de Hoogebaen est mort pendant son voyage en Allemagne. Les héritiers ont trouvé dans la maison mortuaire l'obligation de quatre mille francs à votre charge et m'ont donné avis qu'il ne fallait plus songer à la renouveler. Si M. de Hoogebaen était votre ami, ses héritiers ne vous connaissent pas. Pendant dix ans, vous avez négligé d'amortir cette dette ; vous avez payé deux mille francs d'intérêt ; pour votre avantage, il est temps que cela finisse. Il vous reste encore quatre mois, monsieur de Vlierbecke, quatre mois avant l'échéance de l'effet… – Encore quatre mois ! dit d'une voix sombre le gentilhomme, quatre mois, et alors, ô mon Dieu !… – Alors vos biens seront vendus de par la loi. Je comprends que cette perspective vous soit pénible ; mais, puisque vous êtes placé devant un destin que rien ne peut conjurer, il ne vous reste plus qu'à vous préparer à recevoir avec courage le coup qui vous menace. Laissez-moi mettre vos biens en vente pour cause de départ : vous échapperez ainsi à la honte d'une expropriation forcée. Depuis quelques instants, M. de Vlierbecke, voilant ses yeux des deux mains, paraissait écrasé par les lugubres paroles du notaire. Lorsque celui-ci l'engagea à faire vendre volontairement ses biens, le gentilhomme releva la tête et dit avec un calme douloureux : – Votre conseil est bon et généreux, monsieur le notaire, et cependant je ne le suivrai point. Vous savez que tous mes sacrifices, ma pénible existence, mes éternelles angoisses, ne tendent qu'à assurer le sort de mon unique enfant. Vous seul savez, monsieur le notaire, que tout ce que je fais n'a qu'un seul but, mais un but que je considère comme sacré. Eh bien, je crois que Dieu va exaucer la prière que je lui adresse depuis dix ans ; ma fille est aimée d'un jeune homme riche, dont j'admire les purs et généreux sentiments ; sa famille nous témoigne beaucoup de sympathie. Quatre mois ! le temps est court, c'est vrai ; mais faut-il que, par une vente anticipée, j'anéantisse toutes mes espérances ! Dois-je accepter dès maintenant, pour mon enfant et pour moi-même, une misère qui frappe tous les yeux, au moment où je vais peut-être atteindre le but dans la perspective duquel j'ai tant souffert ? – Vous voulez donc tromper ces gens ? Peut-être préparezvous par là à votre fille de plus grandes infortunes ! Le mot tromper fit tressaillir le gentilhomme ; un frisson nerveux parcourut ses membres, et la rougeur de la honte colora son noble front. – Tromper ? dit-il avec une amère ironie. Oh ! Non ! Mais je ne veux pas étouffer par l'aveu de ma misère l'amour qu'une réciproque sympathie fait doucement éclore dans deux jeunes cœurs. Seulement, lorsqu'il s'agira, de part ou d'autre, de prendre une décision, j'exposerai loyalement l'état de mes affaires. Si cette révélation amène l'anéantissement de mes espérances, je suivrai votre conseil, je vendrai tout ce que je possède, j'abandonnerai ma patrie et j'irai chercher, en donnant des leçons sur la terre étrangère, à y gagner pour ma fille et pour moi ce qui est nécessaire à la vie. Il se tut un instant, puis poursuivit à demi-voix et comme en lui-même : – Et cependant j'ai promis près du lit de mort de ma femme bien-aimée, j'ai promis sur la croix que ma fille ne partagerait pas ce misérable sort, mais qu'elle aurait une existence calme et heureuse ! Dix années de souffrances, dix années d'abaissement n'ont pu réaliser ma promesse. Maintenant enfin, un dernier rayon d'espoir éclaire notre sombre avenir… Il prit d'une main tremblante la main du notaire, le regarda dans les yeux d'un air égaré et s'écria d'une voix suppliante : – Oh ! mon ami, secondez-moi dans ce suprême et décisif effort ; ne prolongez pas ma torture, accordez-moi ce que je vous demande ; aussi longtemps que je vivrai, je bénirai le nom de mon bienfaiteur, le nom du sauveur de mon enfant ! Le notaire retira sa main, et répondit avec embarras : – Mais je ne comprends pas ce que tout cela peut avoir de commun avec la somme que vous voulez emprunter… M. de Vlierbecke mit la main dans sa poche et répondit d'une voix triste : – Ah ! c'est ridicule, n'est-ce pas, de tomber aussi bas et de voir son bonheur ou son éternel malheur dépendre de choses dont tout autre homme se raillerait ? C'est ainsi pourtant ! Ce jeune homme vient avec son oncle dîner demain chez nous ; l'oncle s'est invité lui-même ; nous n'avons rien à leur offrir ; ma fille a besoin de quelques bagatelles pour être convenablement mise ; à notre tour, nous serons sans doute conviés par eux… Notre isolement ne cachera plus longtemps notre misère ; des sacrifices de toute espèce ont été faits pour ne pas succomber sous la honte… En prononçant ces derniers mots, sa physionomie prit une expression déchirante ; il tira la main de sa poche, et, montrant au notaire deux francs environ en menue monnaie : – Voyez, dit-il en souriant amèrement, voilà tout ce que je possède encore ! Et demain des gens riches dînent chez moi ; et, si mon indigence se trahit en quelque chose, tout espoir pour ma fille est perdu ! Pour l'amour de Dieu, monsieur le notaire, soyez généreux, venez à mon aide ! – Mille francs ! murmura le notaire ; je ne puis tromper mes commettants. Or, quel gage garantira cette somme ? Vous ne possédez rien qui ne soit grevé outre mesure. – Mille… cinq cents… deux cents… s'écria le gentilhomme, mais prêtez-moi du moins de quoi sortir de ce cruel embarras !… – Je n'ai pas de fonds disponibles ! répondit froidement le notaire ; dans quinze jours peut-être, et encore ne puis-je l'assurer… – Eh bien, par amitié, je vous en supplie, dit le gentilhomme, prêtez-moi sur votre propre caisse ! – Je ne puis espérer que vous me rendiez jamais ce qui vous sera prêté, dit le notaire avec un visible dépit ; c'est donc une aumône que vous demandez ! Le gentilhomme s'agita péniblement sur son siège et devint tout pâle ; un éclair brilla dans ses yeux, et son front se plissa convulsivement… Cependant il réprima sur-le-champ sa violente émotion, inclina la tête et murmura avec une sombre résignation : – Une aumône ! Soit… buvons cette dernière goutte du calice de douleur ! C'est pour mon enfant ! Le notaire prit dans un tiroir quelques pièces de cinq francs et les présenta au gentilhomme. Soit que celui-ci se sentit blessé de se voir offrir une aumône véritable, soit que la somme lui parût trop minime pour lui être utile, il jeta sur l'argent un regard farouche et se laissa tomber sur son siège en poussant un soupir déchirant et en se couvrant le visage des deux mains. Un domestique vint annoncer un autre visiteur ; le gentilhomme se leva brusquement dès que le laquais eut quitté le salon, et essuya deux larmes qui brillaient dans ses yeux. Le notaire lui montra encore les pièces de cinq francs qu'il avait déposées sur le coin de la table ; mais M. de Vlierbecke détourna les yeux avec une espèce d'horreur et dit avec précipitation : – Monsieur le notaire, pardonnez-moi ma hardiesse ; je n'attends plus de vous qu'une grâce… – Et laquelle ? – Au nom de ma fille, gardez-moi le secret ! – Quant à cela, vous me connaissez depuis longtemps : soyez sans inquiétude… Vous refusez donc ce léger secours ? – Merci ! merci ! s'écria le gentilhomme en repoussant la main du notaire, et, tremblant comme si la fièvre l'eût saisi, il sortit du salon et franchit la porte de la rue sans attendre que le domestique vînt la lui ouvrir. Encore étourdi du coup qui venait de le frapper, hors de lui et mourant de honte, la tête penchée sur la poitrine et les yeux fixés sur le sol, le malheureux gentilhomme parcourut pendant quelque temps les rues, sans savoir où il se trouvait. Enfin le sentiment de la nécessité l'éveilla peu à peu de son rêve fiévreux ; il se dirigea vers la porte de Borgerhout et s'enfonça dans les fortifications jusqu'à ce qu'il se trouvât tout à fait seul. Là, une lutte terrible parut s'engager en lui ; ses lèvres s'agitaient rapidement ; sur sa physionomie se succédaient mille expressions diverses de honte et d'espoir. Cependant il tira de sa poche la tabatière d'or, considéra avec une amère tristesse les nobles armoiries qui y étaient gravées, et se plongea dans une rêverie désespérée, dont il sortit tout à coup comme s'il venait de prendre une solennelle résolution. Enfin, les yeux fixés sur la tabatière, il se mit à gratter les armes avec un canif et murmura d'une voix calme, quoique tremblante encore d'émotion : – Souvenir de mon excellente mère, talisman protecteur qui a si longtemps caché ma misère et que j'invoquais comme un bouclier sacré, toutes les fois que ma détresse allait se trahir, – ô toi, dernier des legs de mes ancêtres, il faut aussi que je te dise adieu ; il faut, hélas ! que je te profane de ma main ! Puisse ce dernier service que tu me rends nous sauver d'une humiliation plus grande ! Une larme coula sur ses joues et sa voix s'éteignit. Il poursuivit néanmoins son étrange travail et gratta le couvercle de la boîte jusqu'à ce que les armoiries eussent complètement disparu. Alors le gentilhomme rentra en ville et parcourut un grand nombre de petites rues solitaires en interrogeant toutes les enseignes d'un regard timide et détourné. Après avoir erré une heure, il entra dans une étroite ruelle du quartier Saint-André, et poussa soudain une exclamation de joie attestant qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait. Son œil s'était arrêté sur une enseigne qui portait pour inscription ces seuls mots : Commissionnaire juré du Mont-de-Piété. Dans cette maison, on prêtait sur toute espèce de gages, au nom de l'établissement que nous venons de nommer ! Le gentilhomme passa devant la porte et alla jusqu'au bout de la rue ; puis il revint sur ses pas, pressant ou ralentissant sa marche quand une autre personne se montrait dans la rue, jusqu'à ce qu'il eût trouvé enfin un moment favorable pour se glisser, en longeant les murs, dans la maison qui portait l'enseigne en question. Longtemps après, il en sortit et gagna précipitamment une autre rue. Une certaine joie brillait bien dans ses yeux, mais la vive rougeur qui colorait son visage témoignait assez qu'il n'avait obtenu le secours désiré qu'au prix d'une nouvelle humiliation. Il fut bientôt arrivé au centre de la ville. Là, il entra chez un marchand de comestibles et fit emballer dans une bourriche une poularde farcie, un pâté, des conserves et d'autres menues provisions de table ; il en paya le prix et dit qu'il enverrait son domestique prendre le tout. Plus loin, il acheta chez un orfèvre deux cuillers d'argent et une paire de boucles d'oreilles ; puis il s'éloigna de ce quartier pour aller probablement faire ailleurs de nouvelles emplettes. II Dans nos landes couvertes de bruyère, l'homme a entrepris une lutte victorieuse pour tirer le sol du sommeil éternel auquel il semblait condamné par la nature. Il a fouillé les stériles entrailles de la terre et l'a arrosée de ses sueurs ; il a appelé à son aide la science et l'industrie, desséché les marais, arrêté dans leur cours vers la Meuse les ondes bienfaisantes qui descendent des montagnes, et fait circuler ainsi de riches et vivifiantes artères dans un sol engourdi comme un cadavre depuis des milliers d'années. Glorieux combat de l'homme contre la matière ! Triomphe magnifique qui transformera un jour l'infertile Campine 1 en une contrée féconde et bénie ! En vérité, nos descendants n'y croiront pas lorsque, sous le regard charmé, le froment ondoiera comme une mer, ou que l'herbe verdoyante s'étendra au fond des vallées, là où le soleil brise maintenant ses rayons dans les prismes d'un sable aride et brûlant ! Cependant, au nord de la ville d'Anvers, dans la direction des frontières hollandaises, on remarque à peine aujourd'hui quelques traces de défrichement. Ce n'est guère que le long de la chaussée qu'on voit l'agriculture empiéter sur la lande sablonneuse ; plus loin, au cœur du pays, tout est encore inculte et sauvage. Là se déroulent, à perte de vue, des plaines arides qui n'ont pour toute végétation que de maigres bruyères, et parfois 1 On nomme Campine les vastes espaces incultes qui s'étendent au nord de la Belgique, des environs d'Anvers jusqu'à Venloo. Le défrichement de la Campine, entrepris sur une grande échelle depuis quelques années, donne déjà les plus heureux résultats. l'horizon n'est borné que par cette teinte bleuâtre et nuageuse qui dit que le désert s'étend bien au delà de la portée du regard. Mais, si l'on parcourt de grandes distances, on rencontre, de temps en temps, un ruisseau qui serpente en méandres capricieux et dont l'onde limpide, encadrée d'une verdoyante bordure, court au milieu de fraîches prairies et d'arbres pleins de sève et de vigueur. Le long des rives du filet murmurant ou dans les terrains un peu plus hauts s'élèvent des fermes isolées, des maisons de campagne, voire même des villages entiers, comme si l'homme, de même que la terre, ne demandait qu'une eau courante pour y trouver la nourriture et la vie. Dans un de ces endroits où la présence de prairies et de pâturages a rendu la culture possible se trouvait, au bord d'un chemin écarté, une ferme passablement importante. Les grands arbres, qui étendaient aux alentours leur ombre majestueuse attestaient que l'homme avait depuis des siècles pris possession de ces lieux. En outre, les fossés qui l'entouraient et le pont de pierre qui en précédait la porte principale, faisaient supposer, avec raison, que cette demeure avait dû être une propriété seigneuriale. On la nommait dans les environs le Grinselhof. Toute la partie antérieure était occupée par la métairie, c'est-à-dire l'habitation du fermier, les étables et les granges, si bien que le passant ne pouvait guère apercevoir ce qui se trouvait ou se faisait dans l'enceinte des fossés, que protégeaient, en outre, d'épais massifs de verdure. Et c'était en effet un mystère, même pour le fermier. Ces impénétrables massifs qui s'élevaient derrière sa demeure dérobaient, comme un rideau, l'intérieur de la campagne à son regard curieux. Ni lui ni aucun des siens ne pouvait franchir cette limite sans être spécialement appelé au delà. Au fond de la propriété, à l'abri d'un ombrage séculaire, se trouvait une vaste maison que les paysans nommaient le château ; là habitait, avec sa fille, un gentilhomme menant une vie aussi solitaire et aussi retirée que celle d'un ermite, sans valet ni servante, et fuyant avec soin toute société. On croyait dans le pays qu'une avarice, ou plutôt une ladrerie inexplicable, avait poussé ce gentilhomme, qui possédait de beaux biens au soleil, à se séquestrer ainsi loin du monde. Quant au fermier, il évitait soigneusement toute explication sur ce point et respectait la mystérieuse conduite de son maître. Ses affaires prospéraient, car la terre était fertile et le fermage peu élevé. Il en était reconnaissant envers le gentilhomme, et, chaque dimanche, lui prêtait volontiers un cheval qui, attelé à la vieille calèche, le conduisait avec sa fille, à l'église du village. De plus, dans les grandes circonstances, le jeune fils du fermier était au service du maître en qualité de laquais. C'est un des derniers après-dîners du mois de juillet. Le soleil a presque accompli sa course quotidienne et s'incline vers l'occident ; toutefois ses rayons, bien que moins ardents qu'à l'heure de midi, sont encore chauds et inondent l'air de brûlants effluves. Au Grinselhof aussi, les derniers feux du soleil couchant se jouent gaiement dans le feuillage ; tandis que les rayons obliques dorent la cime des arbres de teintes à la fois douces et éclatantes, la verdure prend du côté de l'orient des nuances plus sombres, et le fond des bosquets s'enveloppe d'une mystérieuse obscurité. Des ombres gigantesques s'étendent sur le sol, et après la suffocante chaleur du jour, la brise du soir s'éveille lentement et remplit l'atmosphère de senteurs rafraîchissantes. Et néanmoins tout est triste au Grinselhof : un silence de mort pèse, comme une pierre sépulcrale, sur l'habitation déserte ; les oiseaux se taisent, le vent repose, pas une feuille ne bouge, la lumière seule semble y vivre. À voir cette absence totale de mouvement et de bruit, on croirait la nature plongée ici pour jamais dans un magique sommeil. Le regard cherche en vain à sonder les ténébreuses profondeurs de la végétation abandonnée à elle-même, et l'on se surprend à frissonner comme si cette morne et muette solitude cachait dans son sein quelque lugubre mystère… Soudain le feuillage s'agite au fond de l'épais bosquet et les branches se courbent bruyamment sous la course rapide d'un être invisible. Une multitude d'oiseaux quittent leur retraite et s'envolent tumultueusement, comme s'ils fuyaient à l'approche d'un danger. La seule apparition d'un être humain apporterait-elle l'animation et la vie où semblaient régner à jamais le silence et la mort ? Le bosquet s'ouvre. Une jeune fille toute vêtue de blanc s'élance hors des coudriers et vole, un filet de soie à la main, à la poursuite d'un papillon. Elle court plus rapide qu'une biche ; le corps tendu, le bras levé, effleurant à peine le sol de la pointe des pieds, elle semble avoir des ailes plus légères que les oiseaux qui, sur son passage, ont abandonné leur asile. Ses cheveux flottent librement en boucles ondoyantes sur son cou charmant. Voyez, elle prend un élan, elle bondit… Qu'il est gracieux et magnifique, le papillon qui voltige et danse au-dessus de sa tête, comme s'il prenait plaisir à jouer avec elle : ses ailes dentelées sont semées d'yeux d'azur, de pourpre et d'or. Un cri de joie s'échappe de la poitrine de la jeune fille. Elle a failli saisir l'objet de son désir, mais elle a à peine effleuré du bout de son filet les ailes du papillon, qui, bien que mutilé, s'élève dans les airs hors de sa portée ; elle le suit tristement du regard jusqu'à ce que ses couleurs se perdent dans le ciel bleu. Un instant encore elle hésite, puis elle prend à pas lents un sentier plus praticable que le chemin qu'elle vient de suivre. Qu'elle est belle ! Le soleil a légèrement bruni son teint délicat ; mais le velouté vermeil de ses joues n'en ressort que mieux, et son visage y gagne une charmante expression d'énergie et de santé. Sous un front élevé, ses beaux yeux noirs brillent à travers de longs cils ; sa bouche finement découpée laisse briller des dents de perle entre des lèvres devant lesquelles pâlirait la rose qui vient d'éclore. Ce ravissant visage est encadré de cheveux flottants qui ondoient sur les épaules et ne laissent entrevoir que de temps en temps la neige d'un col de cygne. Sa taille est svelte et élancée : une simple robe blanche, ceinte d'un modeste ruban, ne dissimule pas ses formes délicates. Quand elle lève la tête et que son regard se perd dans l'azur du ciel, on croirait facilement voir en rêve une fille de l'air ; on la prendrait pour la fée du Grinselhof. Tantôt elle erre dans les sentiers perdus, absorbée par des souvenirs aimés et savourant les douces émotions qui agitent son cœur ; tantôt, de souriante devenue grave, elle s'arrête, et ses beaux yeux s'inclinent pensifs vers la terre. Elle se rapproche ainsi d'un parterre où des œillets, brûlés par les feux du jour, penchent leur tête languissante. Ces fleurs devaient être l'objet d'une affection particulière, car toutes étaient liées à un soutien en bois blanc et soigneusement préservées de l'invasion des mauvaises herbes. Le choix des fleurs, les soins enfantins dont elles étaient entourées, une espèce de délicate sollicitude qui se sent, mais ne s'exprime pas, tout témoignait qu'une main de femme – une main de jeune fille – élevait et choyait ces favorites. La jeune fille avait remarqué de loin qu'elles s'inclinaient épuisées et flétries ; elle s'approcha pleine d'anxiété, et dit, en relevant de la main le calice d'un œillet : – Ô mon Dieu, mes pauvres petites fleurs ! j'ai oublié de vous arroser ! Vous avez soif, n'est-ce pas ? Vous languissez en m'attendant, et vous courbez la tête comme si vous alliez mourir. Elle poursuivit, rêveuse : – Mais aussi, depuis hier, je suis si distraite, si joyeuse, si… Elle baissa les yeux, et, hésitant comme par pudeur, elle murmura d'une voix douce : – Gustave ! Immobile comme une statue, seule avec une vision enchanteresse, elle oublia un instant les fleurs et peut-être avec elles le monde entier. Bientôt ses lèvres s'émurent et murmurèrent à demi-voix : – Toujours, toujours son image devant mes yeux ! toujours sa voix qui me poursuit ! Impossible d'échapper à cette fascination ! Mon Dieu, que se passe-t-il en moi ? Mon cœur frémit dans ma poitrine ; tantôt le sang se précipite brûlant dans mes veines, tantôt il coule lent et glacé… J'étouffe… une secrète angoisse trouble mon âme… et cependant je suis heureuse… mon cœur se perd dans une inexprimable félicité… Elle se tut, puis elle parut s'éveiller soudain, releva vivement la tête, et rejeta en arrière les boucles épaisses de sa chevelure, comme si elle eût voulu se débarrasser de la pensée qui l'obsédait. – Attendez, mes chères fleurs, dit-elle aux œillets en souriant ; attendez, je vais vous apporter aide et fraîcheur ! Elle disparut dans le bosquet, et en rapporta bientôt des rameaux qu'elle disposa de manière à ombrager les fleurs. Après quoi, elle prit un petit arrosoir, et courut à travers l'herbe vers un bassin ou plutôt un petit étang creusé au milieu du gazon, et autour duquel des saules pleureurs laissaient pendre leurs rameaux ondoyants. La surface de l'eau était calme et unie à son arrivée ; mais à peine son image s'y fut-elle reflétée que le vivier parut fourmiller d'êtres vivants. Des centaines de dorades de toutes couleurs, – rouges, blanches, noires, – nageaient vers elle en frétillant, la gueule hors de l'eau et béante, comme si ces pauvres petits animaux s'étaient efforcés de parler à la jeune fille. Elle, se retenant d'une main au tronc du saule pleureur le plus proche, se courbait gracieusement sur l'eau, et s'efforçait de remplir l'arrosoir sans toucher les dorades. – Allons, allons, laissez-moi en paix ! disait-elle en les écartant avec précaution ; je n'ai pas le temps de jouer… Je vais vous apporter votre dîner tout à l'heure. Mais les poissons frétillèrent autour de l'arrosoir jusqu'à ce qu'elle l'eût retiré de l'étang ; et même, après le départ de la jeune fille, ils continuèrent de s'attrouper tout en émoi près du bord que son pied avait foulé. Elle vient d'arroser les fleurs ; l'arrosoir a lentement glissé de sa main sur le sol. La tête penchée, elle dirige ses pas vers l'habitation solitaire ; elle revient avec la même lenteur, jette du pain blanc aux dorades, et se remet, inattentive et toute absorbée par ses pensées, à parcourir les sentiers du jardin. Elle gagna enfin un endroit où un gigantesque catalpa étendait au-dessus du chemin, comme un vaste parasol, ses branches qui se courbaient jusqu'à terre. Sous ce frais ombrage se trouvaient une table et deux chaises. Un livre, un encrier, une broderie, témoignaient que la jeune fille s'était assise là peu auparavant. Maintenant encore, elle s'affaissa sur l'une des chaises, prit tour à tour en main le livre et la broderie, les laissa retomber l'un et l'autre, et bientôt, succombant sous les pensées qui l'accablaient, elle inclina sa belle tête sur son bras comme quelqu'un qui est las et veut se reposer. Pendant quelque temps, ses grands yeux demeurèrent fixés dans l'espace ; par intervalles, un doux sourire se jouait sur ses lèvres, et ses lèvres s'agitaient comme si elle se fût entretenue avec un ami. Parfois ses paupières fatiguées se fermaient ; mais les cils se relevaient toujours pour retomber plus lourdement encore, jusqu'à ce qu'enfin un profond sommeil parût s'emparer de la jeune fille. Dormait-elle ? Ah ! son âme du moins veillait et était heureuse, car le doux sourire animait toujours ses traits, et, s'il disparaissait parfois pour faire place à une expression plus calme, il revenait bientôt jeter le charmant reflet du bonheur et de la joie sur la pure et transparente physionomie de la jeune fille. On eût dit que ses rêveries avaient pris un corps et planaient devant ses yeux, inondant son cœur d'indicibles jouissances, comme une ronde magique bercée par la brise du soir. Depuis longtemps déjà, elle était plongée, par un songe séduisant, dans un oubli complet de la vie réelle lorsque, à la porte d'entrée, un bruit de roues et le puissant hennissement d'un cheval vinrent troubler le silence du Grinselhof. Cependant la jeune fille ne s'éveilla pas. La vieille calèche, revenue de la ville, venait de s'arrêter près de l'écurie de la ferme. Le fermier et sa femme accoururent pour saluer leur maître et aider à dételer le cheval. Tandis qu'ils s'occupaient de cette besogne, M. de Vlierbecke descendit de voiture et leur adressa quelques paroles bienveillantes, mais d'une voix si pleine de tristesse, que tous deux le contemplèrent avec étonnement. À la vérité, sa calme gravité ne l'abandonnait jamais, même lorsqu'il était le plus affable ; mais en ce moment sa physionomie dénotait un abattement tout à fait extraordinaire. Il semblait brisé de fatigue, et son regard, habituellement si plein de vie, s'éteignait, morne et languissant, sous ses sourcils abaissés. Le cheval était à l'écurie ; le jeune domestique, qui avait déjà déposé la livrée, tira de la voiture quelques paniers et quelques paquets qu'il déposa sur la table de la ferme. Sur ces entrefaites, M. de Vlierbecke s'approcha du fermier. – Maître jean, dit-il, j'ai besoin de vous. Il vient du monde demain au Grinselhof. M. Denecker et son neveu dînent ici. Le fermier, au comble de la stupéfaction, regardait son maître, la bouche béante ; il n'en pouvait croire ses oreilles. Après un instant, il demanda d'une voix pleine d'hésitation : – Ce gros riche monsieur qui, le dimanche à la grand'messe, se met près de vous au jubé ? – Lui-même, maître Jean ; qu'y a-t-il de si surprenant en cela ? – Et le jeune M. Gustave qui, hier après la messe, a parlé sur le cimetière à notre demoiselle ? – Lui-même ! – Oh ! monsieur, ce sont des gens si riches ! Ils ont acheté tous les biens qui sont autour d'Echelpoel ; ils ont bien, dans leur château, dix chevaux à l'écurie, sans compter ceux qu'ils ont encore en ville. Leur voiture est tout argent du haut en bas… – Je le sais, et c'est précisément pour cela que je veux les recevoir comme il convient à leur rang. Tenez-vous prêt, de même que votre femme et votre fils ; je viendrai vous appeler demain matin de très bonne heure. Vous donnerez volontiers un coup de main pour m'aider, n'est-ce pas ? – Certainement, certainement, monsieur ! Un mot de vous suffit… Je suis bien heureux de pouvoir faire quelque chose pour votre service… – Je vous remercie de votre bonne volonté. Ainsi, c'est dit ; à demain ! M. de Vlierbecke entra dans la ferme, donna au jeune homme quelques ordres relatifs aux objets tirés de la voiture, puis il gagna le bosquet et s'achemina vers le Grinselhof. Dès qu'il fut hors de la vue du fermier, sa physionomie prit une expression plus sereine ; un sourire se dessina sur ses lèvres, tandis qu'il promenait son regard autour de lui, comme s'il eût cherché quelqu'un dans la solitude du jardin. Au détour d'un sentier, son œil tomba soudain sur la jeune fille endormie. Comme fasciné par le ravissant tableau qui s'offrait à lui, il ralentit sa marche et bientôt s'arrêta en extase… Dieu, que l'enfant était belle dans son repos ! Le soleil couchant l'inondait d'ardents reflets et jetait une teinte de rose sur tout ce qui l'entourait. Les boucles épaisses de sa chevelure tombaient éparses sur ses joues dans un charmant désordre. Le catalpa avait semé sur elle et autour d'elle ses calices d'une blancheur de neige. Elle rêvait toujours : un sourire de calme bonheur se jouait sur ses traits ; ses lèvres émues balbutiaient d'inintelligibles paroles, comme si son âme se fût efforcée d'exprimer les sentiments qui débordaient en elle. M. de Vlierbecke retint son haleine, caressa du regard la douce jeune fille, et, saisi d'une émotion profonde, il leva les yeux au ciel et dit d'une voix basse et frémissante : – Sois béni, Père tout-puissant, elle est heureuse ! Que mon martyre se prolonge sur la terre, mais puissent mes souffrances te rendre miséricordieux pour elle ! Grâce, protection pour mon enfant ; puisse son rêve se réaliser, ô mon Dieu ! Après cette courte mais ardente prière, il s'affaissa sur la seconde chaise, posa avec précaution le bras sur la table, y appuya sa tête et demeura immobile, les traits illuminés par le doux sourire du bonheur et par une vive expression d'admiration. La contemplation de la virginale beauté de sa fille devait être pour lui la source de joies ineffables qui, par une magique puissance, lui faisaient oublier en un instant toutes ses douleurs, car ses yeux étaient fixés sur elle avec une douce extase, et sur sa physionomie se reflétait, comme dans un miroir fidèle, chaque émotion qui venait se peindre sur les traits délicats de la jeune fille. Tout à coup une rougeur pudique monta au front de celleci ; ses lèvres articulèrent plus distinctement. Le père l'épiait avec une pénétrante attention, et, bien qu'elle n'eût pas parlé, il saisit un de ces mots fugitifs qui allaient se perdre dans les airs avec son haleine. Ému d'une joie plus profonde encore, il murmura en luimême : – Gustave ! elle rêve de Gustave ! Son cœur est d'accord avec mes vœux. Puissions-nous réussir ! Puisse Dieu nous être propice !… Oh ! oui, mon enfant, ouvre ton âme aux enivrantes émotions de l'espérance… Rêve, rêve… car qui sait ? Mais, non, n'empoisonnons pas ces bienheureux instants par la froide image de la réalité !… Dors, dors, laisse savourer à ton âme les célestes enchantements de l'amour qui s'éveille ! M. de Vlierbecke demeura quelques instants encore en contemplation. Il se leva enfin, passa derrière la jeune fille et posa sur son front un long baiser. Rêvant encore à demi, elle ouvrit doucement les yeux ; mais à peine eut-elle reconnu celui qui l'éveillait, qu'elle l'enlaça d'un bond dans ses bras, se suspendit caressante à son cou en lui donnant le plus doux baiser filial, et l'accabla de mille questions. Le gentilhomme se dégagea de l'étreinte de sa fille, et dit d'un ton de douce plaisanterie : – Apparemment, Lénora, il est inutile que je te demande aujourd'hui quelles beautés tu as découvertes dans le Lucifer de Vondel ; le temps t'a sans doute manqué pour commencer la comparaison de ce chef-d'œuvre de notre langue maternelle avec le Paradis Perdu de Milton ! – Ah ! mon père, balbutia Lénora, mon esprit se trouve, en effet, dans d'étranges dispositions. Je ne sais ce que j'ai ; je ne puis même plus lire avec attention. – Allons, Lénora, ne t'attriste pas, mon enfant ! Assiedstoi ; j'ai à t'apprendre une importante nouvelle. – Tu ne sais pas pourquoi je me suis rendu en ville, aujourd'hui, n'est-ce pas ? Eh bien, c'est que nous avons demain du monde à dîner. La jeune fille, profondément étonnée, regarda son père d'un air interrogateur. – C'est M. Denecker, tu sais, ce riche négociant qui se place auprès de moi au jubé, et qui habite le château d'Echelpoel. – Oh ! oui, je le connais, mon père ; il me salue toujours avec tant d'affabilité, et ne manque jamais à me tendre la main pour descendre de voiture quand nous arrivons à l'église. Mais… – Tes yeux me demandent s'il vient seul ? Non, Lénora, une autre personne l'accompagnera… – Gustave ! s'écria involontairement la jeune fille d'un ton de joyeuse surprise et en rougissant en même temps. – En effet, c'est Gustave, répondit M. de Vlierbecke. Ne tremble pas pour cela, Lénora, et ne t'effraye pas de ce que ton âme encore ignorante s'ouvre à un nouveau sentiment. Entre toi et moi, il ne peut y avoir aucun secret que mon amour ne pénètre. Les yeux de l'enfant interrogèrent les yeux du père, et parurent demander à son bienveillant regard l'explication d'une énigme. Tout à coup, comme si une lumière soudaine se fut faite dans son âme, elle jeta ses bras au cou de M. de Vlierbecke, cacha son visage dans son sein, et murmura avec une profonde reconnaissance : – Mon père, mon père bien-aimé, votre bonté n'a pas de bornes ! Le gentilhomme se prêta quelques instants aux affectueuses caresses de sa fille ; mais peu à peu ses traits s'assombrirent ; une larme vint briller dans ses yeux, et il dit d'un accent très ému : – Lénora, quoi qu'il arrive dans notre vie, tu aimeras toujours ton père ainsi, n'est-ce pas ? – Oh ! toujours, toujours ! s'écria la jeune fille. – Lénora, mon enfant, reprit le père en soupirant, ta douce affection est ma récompense et ma vie ici-bas. N'enlève jamais à mon âme son unique consolation… Le ton triste de sa voix émut tellement la jeune fille, qu'elle lui prit les mains sans prononcer un mot, et, le front dans le sein de son père, elle se mit à pleurer silencieusement. Ils demeurèrent longtemps ainsi, immobiles, absorbés par une vive émotion, qui n'était ni de la tristesse ni de la joie, mais qui semblait emprunter sa profondeur au mélange de ces deux sentiments opposés. L'expression du visage du père changea la première : sa physionomie devint sévère ; il secoua la tête d'un air de doute et parut se faire un reproche à lui-même. En effet, les singulières paroles qui avaient fait couler les larmes de sa fille avaient surgi de son âme à la pensée qu'une autre personne allait partager avec lui l'affection de Lénora et la séparer de lui peut-être pour toujours. Il était prêt à tout sacrifice, fût-il infiniment plus grand, pourvu que ce sacrifice contribuât au bonheur de son enfant, et cependant la seule idée de la séparation avait fait saigner son cœur. Maintenant, il s'en veut de ce semblant d'égoïsme ; il chasse avec effort de son esprit les pensées tristes. Il relève sa fille, et dit, en lui prodiguant ses caresses : – Allons, Lénora, reprends ta gaieté, redeviens joyeuse ! N'est-il pas heureux que notre âme puisse s'alléger de temps en temps quand l'excès du sentiment l'accable ? Mais rentrons ; j'ai bien à te parler encore pour que nous recevions nos hôtes comme il convient. La jeune fille obéit silencieusement, et suivit son père à pas lents, tandis que ses beaux yeux laissaient encore échapper des larmes. Quelques heures plus tard, M. de Vlierbecke était assis dans la grande salle du Grinselhof, près d'une petite lampe, les coudes appuyés sur une table. L'appartement, éclairé sur un seul point tandis que les coins échappaient au regard dans une vague obscurité, était triste et morne. La flamme tremblotante de la lampe faisait ondoyer ses reflets en longues traînées sur les murailles et y dessinait mille formes fantastiques, tandis que les vieux portraits qui ornaient les panneaux semblaient fixer opiniâtrement sur la table leurs yeux immobiles. Du milieu de cette obscurité et de ce silence se détachait seule la belle et calme figure du gentilhomme ; le regard perdu dans les ténébreuses profondeurs de la nuit, immobile comme une statue, il semblait prêter l'oreille avec la plus grande attention. Il quitta enfin son siège avec précaution et alla, sur la pointe des pieds, jusqu'à l'autre extrémité de la salle, où il s'arrêta l'oreille collée à une porte fermée. – Elle dort ! se dit-il à voix basse. Et, levant les yeux au ciel, il ajouta en soupirant : – Que Dieu protège son repos ! Il revint à la table, y prit la lampe, et ouvrit une grande armoire ménagée dans le mur. Appuyé sur un genou, il prit dans le tiroir inférieur quelques serviettes et une nappe, en déploya les plis et parut s'assurer, avec une inquiète sollicitude, si au- cune tache n'en déparait la blancheur. Un sourire de contentement témoigna qu'il était satisfait du résultat de cet examen. Il se releva emportant un petit panier, et se rapprocha de la table, du tiroir de laquelle il tira un morceau d'étoffe de laine et de la craie. Il broya celle-ci avec le manche d'un couteau et se mit à frotter et à polir les cuillers et les fourchettes que contenait le panier. Il fit de même des salières et autres petits ustensiles de table, qui étaient la plupart en argent, et dont les ornements ciselés attestaient une certaine opulence. Pendant qu'il se livrait à cette occupation, son âme se laissa emporter par le flot des souvenirs ; l'immobilité de ses traits, la fixité de ses yeux dont le regard incertain semblait se perdre dans les ténèbres, témoignaient assez qu'il était absorbé dans ses pensées. De temps en temps ses lèvres murmuraient quelques paroles, et des larmes s'échappaient de ses paupières, larmes de bonheur peut-être, car un doux sourire éclairait son visage. Déjà dans son rêve, il avait redit tous les noms qui lui avaient été chers ici-bas, peut-être même avait-il savouré de nouveau les pures et joyeuses émotions de ses jeunes années. Sa voix devint plus distincte ; il disait en soupirant : – Pauvre frère ! un seul homme sait ce que j'ai fait pour toi, et cet homme t'accuse d'ingratitude et de mauvaise foi ! Et toi, tu erres dans les solitudes glacées de l'Amérique, en proie à la souffrance et à la maladie ; tu parcours, au prix d'un misérable salaire, des déserts où, pendant des mois entiers, nul regard humain ne s'arrête sur toi. Fils de noble race comme moi, tu t'es fait l'esclave des Anglais, et pour eux tu amasses ces fourrures destinées au luxe des riches. Oh ! j'endure un cruel martyre pour l'amour de toi ; mais Dieu m'est témoin que mon affection pour toi est demeurée entière. Puisse ton âme, ô mon frère, ressentir, dans l'isolement où tu souffres, cette aspiration de mon âme, et puisses-tu trouver un adoucissement à ta misère ! Le gentilhomme, absorbé quelque temps dans sa douloureuse méditation, secoua enfin son rêve et redevint attentif à son travail. Il disposa tous les objets d'argenterie, les uns à côté des autres, sur la table et dit en réfléchissant : – Six fourchettes, huit cuillers ! nous serons quatre à table. Il s'agira de se tenir sur ses gardes, sinon on s'apercevrait facilement qu'il manque quelque chose… Mais cela ira cependant ; je donnerai à la fermière des instructions précises ; c'est une femme entendue… En prononçant ces derniers mots, il renferma le tout dans l'armoire ; après quoi, il prit la lampe, quitta la salle à pas lents et circonspects, et descendit par un escalier de pierre dans une vaste salle voûtée, où il ouvrit une petite porte, et se courba dans un caveau surbaissé. À la lueur incertaine de la lampe, il tâtonna dans un bac parmi un grand nombre de bouteilles vides, et trouva enfin ce qu'il cherchait. Il retira du sable trois bouteilles et dit, la pâleur de l'angoisse sur le visage : – Ciel ! trois bouteilles seulement ! trois bouteilles de vin de table ! Et l'on dit que M. Denecker met son orgueil à bien boire… Que ferai-je, si, lorsqu'on aura vidé ces trois bouteilles, il en désire davantage ? Je ne bois point, Lénora boit peu ; ainsi deux bouteilles pour M. Denecker et une pour son neveu… cela pourra suffire ! Au reste, il ne servirait de rien de se lamenter ; le sort décidera ! Sans plus parler, le gentilhomme alla dans les coins de la cave, y prit avec la main quelques toiles d'araignée qu'il attacha artistement sur les bouteilles, et saupoudra celles-ci de poussière et de sable. Il regagna la salle et se mit à coller sur le mur, avec de l'amidon, un morceau de papier peint, à un endroit où la tapisserie avait été détériorée par quelque accident. Puis, après avoir passé près d'une demi-heure à brosser ses habits et à s'efforcer de dissimuler, à l'aide d'eau et d'encre, les traces blanchissantes que le temps avait imprimées au drap, à l'endroit des coudes et des genoux, il revint à la table et se prépara à une œuvre étrange. Il prit dans le tiroir un fil de soie, une alène, un morceau de cire jaune, posa sa botte sur ses genoux et se mit à en recoudre la fente avec l'habileté d'un homme du métier. À coup sûr, ce travail avilissant éveillait en lui des pensées de désespoir ; car un méprisant sourire plissait ses lèvres, comme s'il eût pris un amer plaisir à se railler lui-même. Bientôt de violentes contractions nerveuses se dessinèrent sur son visage, le rouge de la honte et la pâleur de l'oppression se succédaient sur ses joues ; enfin, comme s'il cédait à un mouvement de colère, il coupa vivement le fil de soie, le rejeta sur la table, se leva brusquement, et, la main étendue vers les portraits, il s'écria d'une voix difficilement contenue : – Oui, regardez-moi… regardez-moi, vous dont le noble sang coule dans mes veines ! Toi, vaillant capitaine qui, à côté d'Egmont, donnas ta vie pour ton pays à Saint-Quentin ; toi, homme d'État qui, après la bataille de Pavie, rendis comme ambassadeur de si éminents services au grand empereur Charles ; toi, bienfaiteur de l'humanité, qui dotas tant d'églises et d'hospices ; toi, prélat qui, comme prêtre et comme savant, as si courageusement défendu ta foi et ton Dieu… regardez-moi ! non pas seulement de cette toile inanimée, mais du sein du ToutPuissant ! Celui que vous voyez occupé à raccommoder ses bottes et qui consacre ses veilles à dissimuler les traces de sa misère, celui-là est votre descendant, votre fils ! Si le regard des hommes le torture, devant vous du moins il n'a pas honte de son abaissement. Ô mes ancêtres, vous avez combattu, avec l'épée et avec la parole, les ennemis de la patrie ! Moi, je lutte contre les railleries et la honte imméritée, sans espoir de triomphe ni de gloire ; j'endure d'indicibles souffrances, je sens mon âme s'affaisser sous leur fardeau, et le monde ne me réserve que blâme et mépris. Et cependant je n'ai pas souillé votre écusson ; ce que j'ai fait est grand et vertueux aux yeux de Dieu. Les sources de mon malheur sont la générosité, la pitié, l'amour… Oui, oui, fixez sur moi vos yeux étincelants, contemplez-moi dans l'abîme de misère où je suis tombé ! Du fond de mon humiliation, je lèverai hardiment le front vers vous, et votre regard ne fera pas baisser le mien. Ici, en votre présence, je suis seul avec mon âme, seul avec ma conscience ; ici, nulle honte ne peut atteindre celui qui, comme gentilhomme, comme chrétien, comme frère et comme père, souffre le martyre parce qu'il a su faire son devoir. En proie à une inexprimable exaltation, M. de Vlierbecke se promenait à grands pas et tendait les mains vers les images de ses aïeux comme pour les invoquer. Son attitude était pleine de majesté : le front levé, il semblait commander en maître ; ses yeux noirs étincelaient dans l'ombre ; son beau visage rayonnait de dignité ; tout en lui, paroles, gestes, physionomie, tout était singulièrement noble et imposant. Soudain il s'arrêta, porta la main à son front et reprit avec un sourire amer : – Pauvre insensé ! ton âme cherche la délivrance ; elle secoue les lourdes entraves de l'humiliation et rêve… Il joignit les mains et ajouta en levant les yeux au ciel : – Oui, c'est une illusion ! et cependant grâces vous soient rendues, ô Dieu miséricordieux, de ce que vous faites jaillir dans mon cœur la source du courage et de la patience !… Assez ! la réalité reparaît à mes yeux et grimace comme un spectre au fond des ténèbres… et pourtant je suis fort et je raille le fantôme sinistre de la ruine et de la misère… Il se tut, et, triste démenti à ses dernières paroles, une expression de profond découragement ne tarda pas à se peindre sur ses traits ; il courba la tête et dit avec un soupir d'angoisse : – Et demain, demain, l'œil défiant des hommes s'attachera sur toi ; tu trembleras sous le regard inquisiteur et blessant de ceux qui cherchent à deviner l'énigme de tes actions ; tu boiras à grands traits le calice de la honte ! Ah ! apprends bien ton rôle, prépare ton masque, continue de jouer ta lâche comédie… et souviens-toi de la noblesse de ta race pour saigner sur le banc de torture par toutes les fibres de ton cœur et mourir cent fois en une heure ! Va, ton travail nocturne est accompli ; va chercher le repos, demande au sommeil l'oubli de ce que tu es et de ce qui te menace ! Le repos ? le sommeil ? Raillerie ! c'est là que t'attend l'éternel spectacle de l'humiliation suprême ; là, tu pourras voir par toi-même comment l'on vend l'héritage de tes aïeux, comment l'on salue ta chute d'un insultant sourire, comment tu quittes avec ton enfant le pays natal, et vas chercher dans une contrée lointaine le pain de la misère ! Dormir ? Cela me fait trembler ! Le billet !… le billet !… Il répéta plusieurs fois ce mot avec une terreur croissante, en débarrassant machinalement la table de tous les objets qui s'y trouvaient, et bientôt, la lampe à la main, il disparut derrière la porte qui menait à sa chambre à coucher. III Le lendemain, dès que les premières rougeurs du matin vinrent colorer l'horizon, chacun se mit à l'œuvre au Grinselhof. La fermière et sa servante nettoyaient les escaliers et le corridor ; le fermier appropriait l'écurie ; son fils arrachait les mauvaises herbes des grandes allées du jardin. De bonne heure, Lénora époussetait tout, dans la salle à manger, et disposait artistement les petits objets de fantaisie qui garnissaient l'armoire et la cheminée. C'était une vie et un mouvement comme on n'en avait pas vu au Grinselhof depuis dix ans. On s'apercevait que les gens de la ferme y allaient de tout cœur ; sur leur visage resplendissait une expression de triomphe, comme s'ils eussent été enchantés de combattre cette mortelle solitude qui, pendant si longtemps, avait régné sans contestation dans ces lieux. M. de Vlierbecke, bien qu'il fût intérieurement plus ému que les autres, se promenait çà et là avec un calme apparent, et allait de l'un à l'autre, encourageant chacun par quelques paroles affables, et dirigeant tout sans laisser néanmoins paraître le moins du monde qu'il se préoccupât beaucoup de ce qui allait arriver. Il flattait, en souriant, l'amour-propre de ces gens simples, et leur donnait à entendre, sous le voile d'une bienveillante plaisanterie, que ce serait un honneur pour eux si ses hôtes se montraient satisfaits de la réception. Jamais le fermier ni sa femme n'avaient vu M. de Vlierbecke si bon et si gai ; et, comme ils l'honoraient et l'aimaient sincèrement, ils n'étaient pas moins joyeux de le voir dans cette disposition que si c'eût été kermesse au Grinselhof. Ils ne devi naient pas que le pauvre gentilhomme, ne pouvant les récompenser de leur zèle par de l'argent, s'efforçait de payer leur travail en témoignages d'affection et d'amitié. Lorsque les plus grands préparatifs furent faits et que le soleil fut plus haut dans le ciel, M. de Vlierbecke appela sa fille et lui donna ses instructions pour le dîner. Le rôle de la jeune fille se bornait à surveiller et à indiquer à la fermière comment elle devait préparer les mets qui lui étaient inconnus. Les vieux fourneaux furent allumés, le bois flamba et pétilla dans la cheminée, les charbons ardents rougirent sur les réchauds, et la fumée s'échappa au-dessus du toit en capricieux tourbillons. La bourriche fut ouverte : poulets farcis, pâtés et autres mets choisis apparurent ; on apporta des paniers remplis de petits pois, de fèves, de légumes de toute espèce ; les femmes se mirent à éplucher, écosser, nettoyer. Lénora elle-même prit part à ce travail, et engagea joyeusement la conversation avec la fermière et sa servante. Cette dernière, qui n'avait vu que très rarement la jeune fille de près et ne s'était jamais trouvée aussi longtemps en sa présence, contemplait ses traits fins et délicats, sa taille svelte et élancée, ses yeux pleins d'animation et de feu, avec une sorte d'admiration et de respect infini. Ces sentiments se peignirent plus profondément sur le visage de la servante, lorsque s'échappèrent de la bouche de Lénora rêveuse quelques notes d'une chanson populaire bien connue. La servante quitta sa chaise, s'approcha timidement de sa maîtresse, et lui dit, d'un ton de prière, à l'oreille, mais assez haut pour être comprise de Lénora : – Oh ! fermière, priez un peu la demoiselle de chanter un ou deux couplets de cette chanson. Je l'ai entendue avant-hier, et c'était si beau, si beau, que je suis restée un quart d'heure à pleurer derrière les noisetiers comme une imbécile que je suis. – Oh ! oui ! dit la fermière d'une voix suppliante, si cela ne vous fatigue pas trop, mademoiselle, cela nous fera tant de plaisir ! Vous avez une voix comme un rossignol, et je sais aussi, mademoiselle, que ma mère – elle est depuis longtemps auprès du bon Dieu – m'endormait toujours avec cette chanson. Ah ! chantez-nous-la ! – Elle est si longue ! dit Lénora en souriant. – Quand ce ne serait que quelques couplets ! C'est aujourd'hui un jour de joie ! – Eh bien, dit Lénora, puisque cela peut vous faire plaisir, pourquoi refuserais-je ? Écoutez donc ! « Au bord d'un rapide torrent était assise une jeune fille désolée ; elle pleurait et gémissait sur l'herbe baignée de ses larmes ; « Elle jetait dans le torrent les petites fleurs qui s'épanouissaient autour d'elle ; elle s'écriait : « Ah ! mon père chéri ! ah ! mon frère bien-aimé, revenez ! » « Un homme riche qui se promenait le long du ruisseau, remarque sa douleur amère. En voyant pleurer la jeune fille, son cœur compatissant se brise. « Il lui dit : « Parle, jeune fille, et n'aie pas de crainte ; dismoi pourquoi tu te lamentes et te plains ; si c'est possible je t'aiderai. » « Elle soupire, le regarde d'un air désolé, et dit : « Ah ! brave homme, vous voyez une pauvre orpheline que Dieu seul peut secourir. « Ne voyez-vous pas ce monticule verdoyant ? C'est la tombe de ma mère. Voyez-vous le rivage de ce torrent ? C'est de là que mon père est tombé… » « Le torrent impétueux l'emporta ; il lutta en vain et s'enfonça ; mon frère s'élança après lui : hélas ! lui aussi se noya. « Et maintenant j'ai fui la chaumière déserte, où il n'y a plus que désolation. » « Ainsi son cœur plein de tristesse exhale ses plaintes. « Le seigneur lui dit : « Oh ! ne te plains pas, mon enfant, ton cœur n'est pas fait pour le chagrin ; je veux être ton frère, ton ami et aussi ton père. » « Il lui prit doucement la main et la nomma sa fiancée ; il lui fit quitter ses misérables vêtements. « Maintenant elle a bonne chère et bons vins, et tout ce que son cœur désire. L'homme riche mérite bien d'être remercié pour avoir si noblement agi 2. » Au commencement de la dernière strophe, M. de Vlierbecke avait paru sur le seuil de la cuisine ; la fermière se leva respectueusement, et sembla craindre qu'il ne se 2 Cette chanson populaire connue sous le nom de l'Orpheline est très répandue dans la Campine. L'air en est triste, mais plein de douceur et de mélodie ; il a beaucoup de rapport avec l'air favori de madame Catalani : Nel cor piu mi sento, de la Molinera. montrât mécontent de ce qui se passait ; mais il fit signe à sa fille de continuer. Quand la chanson fut finie, il dit à la fermière d'une voix affable : – Ah ! ah ! l'on s'amuse ici ? J'en suis charmé, en vérité. J'ai besoin de vous pour quelques instants là-haut, ma chère femme. Suivi de la fermière, il remonta l'escalier qui menait à la salle à manger, où la table dressée était prête à recevoir les plats. Le jeune paysan y était déjà en livrée et la serviette sur le bras. Après que le gentilhomme eut, par une courte allocution, persuadé à la fermière et à son fils que ce qu'il allait faire tendait uniquement à les mettre à même de servir à table avec honneur, il commença avec eux une véritable comédie, et fit répéter à chacun son rôle plusieurs fois. L'heure du dîner approcha enfin. Tout était prêt dans la cuisine ; chacun était à son poste. Lénora s'était habillée et attendait, le cœur palpitant, derrière les rideaux d'une chambre voisine ; son père, assis sous le catalpa, un livre à la main, paraissait lire. Il dissimulait ainsi aux yeux des gens de la ferme son émotion croissante. Il était environ deux heures lorsqu'un magnifique équipage, attelé de superbes chevaux anglais, entra dans l'enceinte du Grinselhof, et vint s'arrêter devant l'escalier de pierre de la maison. Le gentilhomme souhaita la bienvenue à ses hôtes avec cette cordiale dignité qui lui était propre, et adressa quelques paroles affectueuses au jeune homme, tandis que le négociant donnait à son domestique l'ordre de venir le prendre à cinq heu- res, des affaires urgentes exigeant sa présence à Anvers le soir même. M. Denecker était un gros homme, vêtu avec luxe, mais dont le costume, négligé avec intention, trahissait la velléité de se donner un air de laisser-aller et d'indépendance. Au demeurant, sa physionomie était assez vulgaire ; à côté d'une certaine finesse rusée, elle dénotait une bonté de cœur peut-être trop tempérée par l'indifférence. Gustave, son neveu, avait un extérieur plus distingué : il réunissait à une belle taille et un visage mâle et fier les avantages d'une éducation parfaite, et chez lui la délicatesse des manières et du langage touchait de près au gentilhomme. Ses cheveux blonds et ses yeux d'un bleu foncé donnaient à ses traits une expression poétique, tandis que son regard plein d'énergie et les plis significatifs qui sillonnaient son front faisaient présumer qu'il était largement doté du côté de l'intelligence et du sentiment. M. de Vlierbecke introduisit ses hôtes, avec les compliments d'usage, dans le salon où se trouvait sa fille. Le négociant salua celle-ci avec un bienveillant sourire, et s'écria avec une véritable admiration : – Si belle ! si séduisante ! et demeurer cachée dans ce lugubre Grinselhof ! Ah ! M. de Vlierbecke, ce n'est pas bien ! Sur ces entrefaites, Gustave s'approchait de la jeune fille et murmurait quelques mots inintelligibles. Tous deux rougirent, baissèrent les yeux et se prirent à trembler jusqu'à ce que Gustave s'arrachât à cette émotion et adressât plus distinctement la parole à Lénora. Le négociant fit remarquer à M. de Vlierbecke le trouble étrange des jeunes gens, et lui dit à l'oreille : – Ne voyez-vous pas ce qui se passe ? Moi, je le vois bien ! La tête tourne à mon neveu ; votre fille l'aveugle. Je ne sais où en est leur affection ; mais, s'il ne vous convient pas que ce sentiment grandisse et devienne peut-être incurable, prenez à temps vos précautions… Il sera bientôt trop tard ; car, je vous en préviens, mon neveu, avec sa physionomie tranquille, n'est pas homme à reculer devant un obstacle… Et voyez ! les voilà déjà en pleine conversation : la peur a tout à fait disparu ! M. de Vlierbecke fut profondément touché par ces paroles du négociant, qui venaient confirmer sa dernière espérance ; mais il n'en laissa rien voir, et répondit : – Vous plaisantez, monsieur Denecker, il n'y a pas de danger. Tous deux sont jeunes : il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'une inclination naturelle les porte l'un vers l'autre, mais il n'y a là rien de sérieux. – Allons ! ajouta-t-il à haute voix ; on a servi ! À table, messieurs, à table ! Gustave offrit timidement son bras à Lénora, qui l'accepta en tremblant et en rougissant. Tous deux semblaient confus, embarrassés, et cependant une joie céleste rayonnait dans leurs yeux, et leurs cœurs battaient émus par un ineffable bonheur. L'oncle, souriant, menaça son neveu du doigt, comme s'il voulait dire : « je vois bien de quoi il s'agit ! » Ce signe d'intelligence fit rougir encore davantage le jeune homme, bien que l'assentiment apparent de son oncle lui donnât la plus douce espérance. Lénora ne s'était heureusement pas aperçu de la plaisanterie. On se mit à table ; le gentilhomme se plaça vis-à-vis de M. Denecker, à côté de Gustave, qui, lui, se trouva en face de Lénora. La fermière apportait les plats ; son fils servait les convives. Les mets étaient passablement bien préparés, et le négociant en témoigna à plusieurs reprises sa satisfaction. À part lui il s'étonnait du bon choix et même de l'abondance des mets, car il s'était attendu à un très maigre festin : M. de Vlierbecke n'étaitil pas connu partout aux environs comme un riche ladre, d'une avarice et d'une économie sans exemple ? Cependant, la conversation était devenue générale ; Lénora, ayant eu maintes fois à répondre à quelque question de sa compétence que lui faisait le négociant, se trouva plus à son aise et surprit beaucoup ses deux auditeurs par la haute raison et les connaissances dont elle fit preuve. Il en était autrement lorsqu'il lui fallait s'adresser directement à Gustave ; alors tout son esprit semblait l'abandonner, et c'était les yeux baissés qu'elle lui donnait une réponse hésitante et incompréhensible. Le jeune homme ne se montrait guère mieux, et, quoique tous deux fussent heureux au fond du cœur, ils se trouvaient vis-à-vis l'un de l'autre dans un égal embarras, et ne paraissaient pas s'amuser beaucoup. Quant à M. de Vlierbecke, il dirigeait la conversation sur tous les sujets qu'il pensait devoir être agréables à ses hôtes. Il écoutait avec une extrême condescendance le négociant, et lui donnait occasion de parler avec une espèce de supériorité de choses qu'il devait connaître particulièrement en sa qualité de commerçant. M. Denecker s'aperçut de cette prévenance, et en fut intérieurement reconnaissant. Il se sentait porté vers M. de Vlierbecke par un véritable sentiment d'amitié, et s'efforçait de ne pas demeurer envers lui en reste de cordiale politesse. Tout allait donc bien ; chacun était content des autres et de soi-même : le gentilhomme était particulièrement satisfait de ce que la fermière et son fils entendissent si bien leur service, et de ce que les cuillers et les assiettes dont on s'était servi fussent si tôt rapportées nettes, qu'il eût été impossible de s'apercevoir que le nombre de ces objets était insuffisant. Une seule observation commençait à causer au gentilhomme une profonde inquiétude. Il voyait avec angoisse que M. Denecker, tout en conversant, vidait verre sur verre ; le jeune homme, soit par prévenance, soit pour avoir un motif de parler à Lénora, engageait sans cesse celle-ci à accepter un peu de vin, de quoi il résulta que, dès le commencement du dîner, la première bouteille laissait déjà apercevoir le fond. De temps en temps, le gentilhomme examinait à la dérobée ce qui demeurait dans la bouteille, et tremblait intérieurement chaque fois que le négociant vidait son verre. Le laquais, sur l'ordre de son maître, apporta la seconde bouteille ; M. de Vlierbecke, pour modérer la soif de son hôte, commença à laisser peu à peu tomber la conversation ; car il avait remarqué que le négociant ne pouvait parler longtemps sans boire. Toutefois il s'était trompé ; car M. Denecker amena l'entretien sur le vin lui-même, se mit à porter aux nues cette généreuse liqueur, et manifesta son étonnement de l'incompréhensible sobriété du gentilhomme. En même temps il buvait plus encore qu'auparavant, et Gustave le secondait, bien que dans une moindre mesure. L'angoisse du gentilhomme croissait chaque fois que le négociant portait le verre à ses lèvres, et, bien qu'il en ressentît un vif déplaisir, il s'abstint de faire raison à son hôte, et fut au moins impoli dans la crainte de se voir exposé à une confusion plus grande. La seconde bouteille fut aussi bientôt vide. Le négociant dit d'un ton délibéré à M. de Vlierbecke, qui, le cœur serré, épiait avec anxiété tous ses mouvements, bien qu'il se montrât toujours joyeux et souriant : – Oui, monsieur de Vlierbecke, ce vin est vieux et excellent : je le reconnais ; mais, en fait de vins, il faut changer, sans cela le bouquet se perd. Je dois supposer que vous avez une bonne cave, à en juger par le premier échantillon. Faites-nous donc donner une bouteille de château-margaux ; et, si nous en avons le temps, nous terminerons notre entrevue par un coup de hochheimer. Je ne bois jamais de champagne, c'est un mauvais vin pour les vrais amateurs. Aux dernières paroles du négociant, une subite pâleur se répandit sur le visage de M. de Vlierbecke ; mais, pour dissimuler la terrifiante émotion qui l'accablait, il couvrit de la main son front et ses yeux, et demanda à son esprit une rapide inspiration qui le sauvât de la perplexité ou il se trouvait. Lorsque son hôte eut cessé de parler, il découvrit son visage ; un calme sourire y paraissait seul. – Du château-margaux ? demanda-t-il. Comme vous voudrez, monsieur Denecker. Et, se tournant vers le domestique : – Jean, dit-il, une bouteille de château-margaux ! à gauche, dans le troisième caveau… Le jeune paysan regarda son maître, bouche béante, comme si on lui eût parlé une langue inconnue et murmura quelques mots inintelligibles. – Excusez-moi ! dit le gentilhomme en se levant, il ne la trouverait pas. Un instant ! Il descendit l'escalier, entra dans la cuisine, y prit la troisième bouteille préparée, et se rendit à la cave. Là, seul, il s'arrêta, et reprit haleine en se disant à luimême : – Château-margaux ! hochheimer ! champagne ! Et rien que cette dernière bouteille de bordeaux ! Que faire ? Pas de temps pour réfléchir ! Le sort en est jeté, que Dieu me vienne en aide ! Il remonta l'escalier, reparut souriant dans la salle à manger, le tire-bouchon planté sur l'unique bouteille. Pendant son absence, Lénora avait fait changer les verres. – Ce vin a vingt ans d'âge au moins ; j'espère qu'il vous plaira, dit le gentilhomme, tandis qu'il remplissait les verres et épiait de côté sur le visage du négociant l'effet de son stratagème. À peine celui-ci eut-il porté les lèvres à son verre, qu'il l'éloigna et s'écria d'un ton désappointé : – Il y a méprise, sans doute ; c'est le même vin ! M. de Vlierbecke, feignant la surprise goûta le vin à son tour, et dit : – En effet, je me suis trompé. Mais la bouteille est débouchée ; si nous la vidions d'abord ? Nous en avons le temps. – Comme il vous plaira ! répondit le négociant, à condition toutefois que vous me seconderez mieux. Nous nous hâterons un peu. Le vin décrut aussi peu à peu dans la troisième bouteille jusqu'à ce qu'il n'y restât plus que deux ou trois verres. Le gentilhomme ne put cacher plus longtemps son émotion ; il détournait bien la vue de la bouteille, mais son regard s'y reportait chaque fois avec une anxiété plus profonde. À son oreille résonnait déjà le terrible mot : Château-margaux ! qui devait le couvrir de honte ; une sueur froide inondait son visage, dont la couleur changeait plusieurs fois en un instant. Mais il n'était pas à bout de ressources, et, comme un vaillant soldat, il luttait jusqu'au bout contre l'humiliation qui s'approchait. Il s'essuyait le front et les joues avec son mouchoir ; il toussait, il se détournait comme pour éternuer. Grâce à ses manœuvres, son trouble échappa à l'attention de ses hôtes jusqu'au moment où M. Denecker saisit la bouteille pour en verser la dernière goutte. À cette vue, un frisson saisit le gentilhomme, une pâleur mortelle couvrit ses traits, et sa tête fléchit, avec un soupir, contre sa chaise. Était-ce une feinte défaillance ? ou bien le pauvre gentilhomme profitait-il de son émotion réelle pour échapper au triste embarras dans lequel il se trouvait ? Tous se levèrent précipitamment ; Lénora poussa un cri perçant, et accourut près de son père, le regard plein d'inquiétude. Celui-ci s'efforça de sourire, et dit en se levant lentement : – Ce n'est rien ; l'air de cette chambre m'étouffe. Laissezmoi aller un instant au jardin ; je serai bientôt remis. En disant ces mots, il se dirigea vers la porte et descendit l'escalier de pierre qui menait au jardin. Lénora avait pris son bras et voulut le guider, bien qu'il n'eût pas besoin de ce soin. M. Denecker et son neveu accompagnèrent aussi le gentilhomme en lui témoignant un sincère intérêt. À peine M. de Vlierbecke était-il assis depuis quelques instants, sur un banc à l'ombre d'un gigantesque châtaignier, que la pâleur de son visage disparut, et qu'avec un visible retour de forces il tranquillisa, d'un ton dégagé, sa fille et ses hôtes sur son indisposition ; toutefois, il demanda qu'on le laissât quelque temps en plein air, de crainte que l'évanouissement ne revînt. Bientôt après, il se leva, et exprima le désir de faire une promenade. – Cela ne me plaît pas moins qu'à vous, dit le négociant ; ma voiture vient à cinq heures. Je dois me rendre en ville avec mon neveu, et j'ai failli partir d'ici sans voir votre jardin. Faisons un tour de promenade ; tout à l'heure, pour finir, nous boirons une bonne bouteille à notre amitié. En disant ces mots, il offrit le bras à Lénora qui l'accepta gaiement. Bien que M. Denecker lançât à son neveu des regards railleurs, le jeune homme n'était pas mécontent au fond de voir son oncle témoigner tant d'affection à la jeune fille. La promenade commença. On parla d'agriculture, de défrichement des bruyères, de chasse, et de mille autres choses. Lénora, en plein air et au bras du négociant, avait recouvré sa liberté d'esprit. La gaieté naturelle de son caractère se révéla unie au charme indicible d'une virginale ingénuité. Comme une biche folâtre, elle voulut forcer le négociant à courir ; elle sautillait à son côté avec toute sorte d'exclamations de bonheur et de joie. M. Denecker s'amusait infiniment des saillies étourdies de la jeune fille, et il faillit se laisser persuader de danser et de jouer avec elle. Il ne pouvait assez admirer ce ravissant visage tout rayonnant de bonheur, et se disait à lui-même, le sourire sur les lèvres, que l'avenir ne gardait pas de trop mauvais jours à son neveu. Mais, tandis que le gentilhomme était occupé à disserter avec son hôte et dessinait un croquis sur le sable, Lénora et Gustave avaient pris l'avance et semblaient s'entretenir fort sérieusement. Lorsque le père et son compagnon reprirent leur promenade, les jeunes gens avaient bien une avance d'une cinquantaine de pas ; fût-ce intention ou simplement l'effet du hasard, toujours est-il que cette distance continua à se maintenir entre eux. La jeune fille montra à Gustave ses fleurs, ses poissons dorés et tout ce qu'elle aimait et choyait dans sa solitude. À peine entendait-il les douces et enfantines explications de la jeune fille ; ce qu'elle disait se confondait pour lui en un chant céleste qui le ravissait et lui faisait rêver d'ineffables félicités. De son côté, M. de Vlierbecke mettait tout en œuvre pour amuser son hôte et l'empêcher de revenir à table. Il appelait tour à tour à son aide toutes les ressources que lui offraient ses profondes connaissances, ne tarissait pas en récits attachants, et cherchait à pénétrer les moindres replis du caractère du négociant pour lui mieux complaire ; il allait même jusqu'à la plaisanterie, lorsqu'il voyait la conversation languir : il faisait et disait des choses qui, bien que renfermées dans les limites d'une parfaite convenance, n'étaient cependant pas en harmonie avec son caractère sérieux et noble. Déjà approchait le moment que M. Denecker avait fixé pour son départ ; le gentilhomme remerciait Dieu du fond du cœur qu'il lui eût permis de sortir de cette épineuse situation, lorsque le négociant cria tout à coup à son neveu : – Hé ! Gustave, nous rentrons ; si tu veux boire avec nous le coup du départ, hâte-toi ; il est déjà cinq heures. M. de Vlierbecke redevint pâle ; muet et visiblement effrayé, il regardait le négociant, qui s'efforçait en vain de comprendre l'effet de ses paroles, et qui, cette fois, ne dissimula pas son étonnement. – Ne vous sentez-vous pas bien ? demanda-t-il. – Mon estomac se contracte au seul mot de vin, bégaya M. de Vlierbecke. C'est une étrange indisposition… Cependant, une expression plus sereine vint tout à coup éclairer son visage, tandis qu'il désignait la porte du doigt et disait : ker. – J'entends votre voiture dans l'avenue, monsieur DenecEn effet, la calèche entrait dans le Grinselhof. Le négociant ne parla plus de vin ; il trouvait fort étrange que l'on parût se réjouir de son départ ; et ce soupçon l'eût blessé à coup sûr si, d'un autre côté, l'extrême affabilité et la cordiale réception du gentilhomme ne lui eussent persuadé le contraire. Il crut devoir attribuer la mystérieuse conduite de M. de Vlierbecke à son indisposition, qu'il s'était peut-être efforcé de contenir et de dissimuler par politesse. M. Denecker serra donc la main du gentilhomme, et lui dit avec une sincère effusion : – M. de Vlierbecke, j'ai passé ici un délicieux après-dîner ; on se trouve vraiment heureux dans votre société et celle de votre charmante demoiselle ; je suis infiniment satisfait d'avoir fait votre connaissance, et j'espère que des relations plus amples me vaudront toute votre amitié. En attendant, je vous remercie du fond du cœur du franc et excellent accueil que vous nous avez fait. Gustave et Lénora s'étaient rapprochés. Le gentilhomme dit quelques mots d'excuse. – Mon neveu, poursuivit le négociant, conviendra volontiers comme moi qu'il a eu dans sa vie peu d'heures aussi agréables que celles que nous venons de passer au Grinselhof. Vous me ferez l'honneur, monsieur de Vlierbecke, de venir, à votre tour, dîner chez moi avec votre charmante fille. Mais je dois vous demander pardon du retard que je mettrai à vous recevoir. Je pars pour Francfort après-demain pour affaires de commerce ; peut-être serai-je absent deux mois. Si, pendant ce temps, mon neveu vient vous rendre visite, j'espère qu'il sera toujours chez vous le bienvenu. Le gentilhomme réitéra ses protestations d'amitié. Lénora se tut, bien que Gustave interrogeât son regard et parût demander d'elle aussi la permission de revenir. L'oncle se dirigea vers la voiture. – Et le coup du départ ? demanda Gustave avec surprise… Ah ! rentrons encore un instant ! – Non, non, dit M. Denecker en l'interrompant. Je comprends que si on voulait t'écouter nous ne partirions probablement jamais ; mais il est temps de nous mettre en route. N'en parlons plus ; un négociant doit tenir sa parole, et tu sais toimême ce que nous avons promis. Gustave et Lénora échangèrent un long regard où l'on pouvait lire la tristesse de se quitter et l'espoir de se revoir bientôt : le gentilhomme et M. Denecker se serrèrent la main avec une véritable effusion. On monta en voiture. Les convives quittèrent le Grinselhof en souriant, et en saluant de la main aussi longtemps qu'on put les voir. IV Le surlendemain du départ de son oncle, Gustave se rendit au Grinselhof. Il fut reçu par le père et la fille avec la même affabilité, passa avec eux la plus grande partie de l'après-dîner, et revint à la tombée du soir, le cœur plein d'heureux souvenirs, à son château d'Echelpoel. Il n'osa pas d'abord se faire annoncer trop souvent au Grinselhof, soit par un sentiment de convenance, soit par crainte d'être à charge au gentilhomme ; mais, dès la seconde semaine, la cordiale amitié de M. de Vlierbecke avait dissipé ces scrupules. Le jeune homme ne résista pas plus longtemps au penchant qui l'entraînait vers Lénora, et ne laissa plus s'écouler un jour sans en passer l'après-dîner au Grinselhof. Là, les heures fuyaient rapidement pour lui. Il parcourait avec Lénora et son père les sentiers ombreux du jardin, assistait aux leçons que le gentilhomme donnait à sa fille sur les sciences et les arts, écoutait avec ravissement la belle voix de la jeune fille quand elle faisait parfois retentir le feuillage de ses chansons, entretenait avec tous deux une conversation toujours pleine d'intérêt, ou, assis à l'ombre du catalpa, rêvait un avenir de bonheur en contemplant d'un œil plein d'amour celle qui, selon la prière qui montait incessamment de son cœur vers Dieu, devait être un jour sa fiancée. Si le noble et charmant visage de la jeune fille avait séduit Gustave dès la première fois qu'il l'avait vue dans le cimetière, maintenant qu'il connaissait aussi la beauté de son âme, son amour était devenu si ardent et si exclusif, que le monde entier lui paraissait terne et mort dès que Lénora n'était pas là pour jeter sur tout, par sa seule présence, la lumière et la vie. La plus pure inspiration religieuse et poétique ne pouvait évoquer pour lui d'ange plus beau que sa bien-aimée. Et, en vérité, bien qu'elle fût douée de toutes les grâces corporelles que le Créateur doit avoir départies à la première femme, dans son sein battait un cœur dont la pureté de cristal n'avait jamais été ternie par la moindre ombre, et d'où les sentiments les plus généreux jaillissaient comme une source limpide à la moindre émotion. Gustave ne s'était jamais encore trouvé seul avec Lénora : lorsqu'il était là, elle ne quittait pas la chambre où elle se tenait d'ordinaire avec son père, à moins que ce dernier n'exprimât le désir de faire une promenade en plein air ; jamais, d'autre part, le jeune homme n'avait eu l'idée de dissimuler son émotion devant M. de Vlierbecke, non plus que de dire à Lénora combien elle était chère à son cœur. Il eût été inutile d'expliquer par des paroles ce qui se passait dans l'âme de chacun d'eux : l'amour, l'amitié, le respect rayonnaient librement et sans contrainte de tous les yeux ; ces trois âmes vivaient dans une même aspiration, étroitement unies par un même lien, confondues dans un même sentiment d'affection et d'espoir. Bien que Gustave nourrît une profonde vénération pour le père de Lénora et l'aimât véritablement comme le plus tendre fils, une circonstance venait cependant parfois ébranler cette vénération. Ce qu'il avait entendu dire en dehors du Grinselhof de l'inconcevable avarice de M. de Vlierbecke était devenu pour lui une incontestable vérité. Jamais le gentilhomme ne lui avait offert un verre de vin ou de bière, bien moins encore l'avait-il engagé à prendre part au souper ; et souvent Gustave avait remarqué avec tristesse combien de peine on se donnait pour lui dissimuler cette économie sans pareille. L'avarice est une passion qui ne peut inspirer que l'aversion et le mépris, parce qu'on comprend naturellement que ce vice, en prenant possession de l'âme de l'homme, en arrache tout sentiment de générosité et la remplit d'une froide cupidité. Aussi Gustave dut-il lutter longtemps contre ce sentiment instinctif pour détourner son attention de ce défaut de M, de Vlierbecke et se tenir pour convaincu que c'était un caprice de son esprit, un seul travers de son cœur, travers qui d'ailleurs ne lui avait rien fait perdre de la noblesse native de son caractère. Si cependant le jeune homme eût su la vérité, si son regard eût pu pénétrer plus avant dans le cœur du gentilhomme, il eût vu que, sous chaque sourire qui apparaissait sur son visage, se cachait une douleur, que chacun de ces frémissements nerveux qui parfois le saisissaient comme un frisson, trahissait l'angoisse de son âme. Il ne savait pas, lui, heureux qu'il était, lui qui ne voyait que le doux regard de Lénora et s'enivrait au calice d'or de l'amour, il ne savait pas que la vie du gentilhomme était un éternel supplice ; que jour et nuit il avait devant lui un terrible avenir, et, la sueur de l'épouvante au front, comptait les heures qui s'écoulaient comme si chaque minute l'eût approché d'une inévitable catastrophe… ; et en effet le notaire ne lui avaitil pas dit : « Encore quatre mois ! encore quatre mois, et la lettre de change échoit… et vos biens seront vendus de par la loi ! » De ces quatre mois fatals, deux déjà étaient écoulés ! Si le gentilhomme semblait encourager l'amour du jeune homme, ce n'était pas seulement par sympathie pour lui. Non ; le drame de sa douloureuse épreuve devait se dénouer dans un temps marqué : sinon, pour lui et pour son enfant, le déshonneur, la mort morale ! Le sort allait décider irrévocablement si de cette lutte de dix années contre l'affreuse misère il sortirait vainqueur, ou si, vaincu, il tomberait dans l'abîme du mépris public. C'est pourquoi il cachait son indigence avec plus d'obstination que jamais, et, bien qu'il veillât comme un ange protecteur sur les jeunes gens, il ne faisait rien néanmoins pour arrêter le rapide essor de leur amour. Lorsque l'époque du retour de M. Denecker approcha, les deux mois de son absence parurent à Gustave s'être envolés comme un doux rêve. Bien qu'il fût à peu près certain que son oncle ne se prononcerait pas contre son inclination, il prévoyait cependant qu'il ne lui permettrait plus de passer autant de temps en dehors des affaires commerciales. La pensée d'être séparé de Lénora, pendant des semaines peut-être, lui faisait envisager avec anxiété et tristesse le retour de son oncle. Un jour, il exprimait ses craintes devant Lénora avec une profonde mélancolie, et dépeignait la douleur qui remplirait son cœur en son absence. Pour la première fois, il vit couler des larmes des yeux de la jeune fille. Il fut tellement touché de cette preuve d'intime affection, qu'il prit silencieusement la main de Lénora et demeura longtemps assis à côté d'elle sans prononcer une parole. Pendant ce temps, M. de Vlierbecke s'efforçait de le réconforter ; mais ses paroles ne parurent pas atteindre le but désiré. Cependant, après s'être longtemps désolé, Gustave se leva tout à coup et prit congé de Lénora, quoique l'heure ordinaire de son départ n'eût pas sonné. La jeune fille lut sur son visage qu'une révolution venait de se produire dans son âme et vit son regard étinceler de courage et de joie ; elle s'efforça de le retenir et d'obtenir l'explication de cette joie subite ; mais il se refusa doucement à satisfaire sa demande, dit que le lendemain seulement elle connaîtrait son secret, et quitta le Grinselhof à pas précipités, comme s'il eût été poursuivi par une pensée qui l'obsédait. M. de Vlierbecke crut avoir lu dans les yeux du jeune homme ce qui s'était passé dans son cœur. Cette nuit-là, de beaux rêves adoucirent son sommeil. Le lendemain, lorsque fut venue l'heure où Gustave arrivait d'ordinaire, le cœur du père de Lénora battit d'une attente pleine d'espoir. Bientôt il vit Gustave franchir la porte et se diriger vers la maison. Le jeune homme ne portait pas les habits d'étoffe légère qu'il avait d'habitude ; il était à peu près tout vêtu de noir, comme le jour où il était venu pour la première fois au Grinselhof. Un sourire de joie éclaira le visage du gentilhomme tandis qu'il allait au-devant de lui ; cette toilette recherchée confirmait son espoir et lui disait qu'on venait tenter auprès de lui une démarche solennelle. Gustave exprima le désir de se trouver seul avec lui pendant quelques instants. M. de Vlierbecke le conduisit dans un salon particulier, lui offrit un siège, s'assit lui-même en face de lui et dit avec un calme apparent, mais d'un ton très affectueux : – J'écoute, mon jeune ami. Gustave garda quelque temps le silence comme pour recueillir ses idées. Puis il dit d'une voix émue, et cependant décidée : – Monsieur de Vlierbecke, j'ose tenter auprès de vous une importante démarche ; votre extrême bonté me donne seule le courage nécessaire pour la faire, et, quelle que soit la réponse que vous ferez à ma demande, j'espère que vous voudrez bien excuser ma témérité. Il ne vous aura pas échappé, monsieur, que, dès la première fois que j'eus le bonheur de voir Lénora, un irrésistible penchant m'entraîna vers elle ; elle m'apparaissait comme un ange ; elle est demeurée telle pour moi depuis. Peutêtre, avant de laisser prendre à ce sentiment un si grand empire sur mon cœur, eussé-je dû vous demander votre assentiment ; mais je croyais voir dans votre prévenante amitié pour moi que vous aviez lu au fond de mon cœur… Le jeune homme se tut et attendit de la bouche du gentilhomme quelques mots d'encouragement ; celui-ci le regardait avec un sourire calme, mais qui n'exprimait pas toutefois jusqu'à quel point les ouvertures du jeune homme lui agréaient. Un signe de la main, comme s'il eût voulu dire : « Continuez ! » fut son seul mouvement. Gustave sentit toute sa résolution l'abandonner ; mais bientôt, surmontant ses craintes, il reprit courage et dit avec exaltation : – Oui, j'ai aimé Lénora dès la première fois que son regard s'est arrêté sur moi ; mais, si une étincelle d'amour a surgi alors dans mon cœur, depuis elle s'est changée en une flamme qui me tuera, si on veut l'éteindre. Vous croyez, monsieur, que sa beauté a seule éveillé mon amour ? Assurément, elle suffirait à charmer le plus insensible des hommes ; mais j'ai découvert dans le cœur de mon angélique amie un trésor bien plus précieux. Sa vertu, la pureté immaculée de son âme, ses sentiments à la fois doux et magnanimes, en un mot tous les dons que Dieu lui a si libéralement départis, voilà ce qui m'a conduit de l'amour à l'admiration, de l'admiration à l'adoration. Ah ! pourquoi donc vous le cacher plus longtemps ? Non : sans Lénora, je ne puis plus vivre ; la seule pensée d'être séparé d'elle m'accable de tristesse et me fait trembler. J'ai besoin de la voir tous les jours, à toute heure ; d'entendre sa voix, de puiser le bonheur dans son doux regard. Je ne sais, monsieur de Vlierbecke, quelle sera votre décision ; mais, si elle est contraire à mon amour, croyez-le, mon cœur sera brisé pour jamais. Si votre arrêt devait me séparer de ma chère et bien-aimée Lénora, ce serait pour moi un coup mortel, et je prendrais la vie en horreur ! Gustave avait prononcé ces mots avec une profonde émotion et une grande énergie ; M, de Vlierbecke lui prit la main avec compassion, et lui dit d'une voix douce : – Ne vous troublez pas tant, mon jeune ami ; je sais que vous aimez Lénora, et même qu'elle n'est pas insensible à votre amour ; – mais qu'avez-vous à me demander ? Le jeune homme répondit en baissant les yeux : – Si je doute encore de votre consentement après toutes les marques d'affection que vous m'avez données, c'est pour une raison qui me fait craindre que vous ne me jugiez pas digne du bonheur que j'implore. Je n'ai pas d'arbre généalogique dont les racines s'enfoncent dans le passé ; les hauts faits de mes ancêtres ne brillent pas dans l'histoire de la patrie ; le sang qui coule dans mes veines est roturier… – Croyez-vous donc, Gustave, que j'ignorasse cela le jour où vous êtes venu chez moi pour la première fois ? Votre cœur, du moins, est noble et généreux : sans cela, vous eussé-je aimé comme mon propre fils ? – Ainsi, s'écria Gustave avec une joyeuse espérance, ainsi vous ne me refuseriez pas la main de Lénora, si mon oncle donnait son assentiment à cette union ? – Non, répondit le gentilhomme, je ne vous la refuserais pas ; c'est même avec une véritable joie que je vous confierais le bonheur de mon unique enfant ; mais il existe un obstacle que vous ne connaissez pas… – Un obstacle ? dit le jeune homme avec un soupir et en pâlissant visiblement ; un obstacle entre moi et Lénora ? – Contenez votre amour pour un instant, reprit M. de Vlierbecke, et écoutez sans préoccupation l'explication que je vais vous donner. Vous croyez, Gustave, que le Grinselhof et les biens qui en dépendent sont ma propriété ? Vous vous trompez ; nous ne possédons rien. Nous sommes plus pauvres que le paysan qui habite cette ferme devant la porte… Le jeune homme regarda quelques instants son interlocuteur avec surprise et doute ; mais bientôt sur son visage se peignit un sourire d'incrédulité qui fit rougir et trembler le gentilhomme. Celui-ci reprit avec un accent plein de tristesse : – Ah ! je vois dans vos yeux que vous n'ajoutez pas foi à mes paroles. Pour vous aussi, je suis un avare, un homme qui cache son or, qui laisse manquer du nécessaire lui et son enfant pour amasser des trésors, et sacrifie tout à l'abjecte passion de l'argent ? Un ladre que l'on craint et que l'on méprise ? – Oh ! pardonnez-moi, monsieur de Vlierbecke, s'écria Gustave avec anxiété ; ma vénération pour vous est sans bornes… – Ne vous effrayez pas de mes paroles, dit le gentilhomme d'une voix plus calme ; je ne vous accuse pas, Gustave ; seulement, votre sourire me prouve que j'ai réussi vis-à-vis de vous aussi à cacher mon indigence sous l'apparence d'une exécrable avarice. Il est inutile que je vous donne maintenant de plus amples explications là-dessus. Ce que je vous dis est la vérité : je ne possède rien, rien ! Retournez à votre château sans voir Lénora ; examinez mûrement, et avec une entière tranquillité d'esprit, s'il n'y a pas de motifs qui doivent vous faire changer de résolution ; laissez la nuit passer sur vos réflexions, et, si demain Lénora, pauvre, vous est restée chère, si vous pensez encore pou- voir être heureux avec elle et être sûr de la rendre heureuse, demandez le consentement de votre oncle. Voici ma main : puissiez-vous un jour la presser comme la main d'un père, mon vœu le plus fervent serait accompli ! Le ton solennel et posé de ces paroles convainquit le jeune homme qu'on lui disait la vérité, quel que fût l'étonnement que lui causât cette révélation inattendue. Mais une expression de joyeux enthousiasme ne tarda pas à illuminer ses traits. – Si j'aimerai Lénora pauvre ? s'écria-t-il. Ô mon Dieu ! la recevoir pour épouse, lui être uni par le lien d'un amour éternel, vivre auprès d'elle et trouver à tout instant le bonheur dans son doux regard, dans sa voix enchanteresse ! savoir que j'ai le bonheur de la protéger et que mon travail fait son bonheur ! Ah ! palais ou chaumière, richesse ou pauvreté, tout m'est indifférent, pourvu que sa présence anime le lieu où je me trouverai ! La nuit ne m'apportera aucun conseil… Ah ! monsieur de Vlierbecke, si j'obtiens de votre générosité la main de Lénora, je vous remercierai à genoux de l'inestimable trésor que vous m'accordez ! – Soit ! répondit le gentilhomme, la vivacité des inclinations, la constance des sentiments, sont naturelles à votre caractère jeune et ardent ; mais votre oncle ? – Mon oncle ! murmura Gustave avec un visible chagrin. C'est vrai, j'ai besoin de son assentiment. Tout ce que je possède ou posséderai jamais au monde dépend de son affection pour moi ; je suis orphelin, fils de son frère. Il m'a adopté pour son fils et m'a comblé de bienfaits. Il a le droit de décider de mon sort ; je dois lui obéir… – Et lui qui est négociant estime probablement très haut l'argent, parce qu'il a appris ce qu'on peut en faire, dira-t-il aussi : « Pauvreté ou richesse, palais ou chaumière, peu importe ? » – Ah ! je n'en sais rien, monsieur de Vlierbecke, dit Gustave avec un triste soupir ; mais il est si bon pour moi, si extraordinairement bon, que j'ai bien des raisons d'espérer son consentement. Il revient demain ; en l'embrassant à son retour, je lui parlerai de mon projet, je lui dirai que mon repos, mon bonheur, ma vie, dépendent de son assentiment. Il estime, il aime infiniment Lénora, et paraissait même m'encourager à prétendre à sa main. Assurément, votre révélation le surprendra beaucoup ; mais mes prières le vaincront, croyez-le ! Le gentilhomme se leva pour mettre fin à l'entretien et ajouta : – Eh bien, demandez le consentement de votre oncle, et, si votre espoir se réalise, qu'il vienne traiter avec moi de cette union. Quelle que soit d'ailleurs l'issue de cette affaire, Gustave, vous vous êtes comporté vis-à-vis de nous en loyal et délicat jeune homme ; mon estime et mon amitié vous restent acquises. Allons, quittez le Grinselhof, sans voir Lénora cette fois ; elle ne doit plus paraître devant vous jusqu'à ce que ceci ait reçu une solution. Je lui dirai moi-même ce qu'il convient qu'elle en sache. Demi-content, demi-triste, le cœur plein de joie et d'anxiété en même temps, Gustave prit congé du père de Lénora. V Le lendemain après-midi, M. de Vlierbecke était assis dans son salon, la tête penchée sur ses mains. À coup sûr, il était plongé dans de profondes méditations, car son regard incertain errait dans le vague, tandis que sur son visage se peignaient tantôt le contentement et l'espoir, tantôt l'inquiétude et l'anxiété. Lénora faisait, de temps en temps, une apparition dans la place, s'arrêtait un instant inquiète, allait de côté et d'autre, regardait par la fenêtre dans le jardin, et descendait ensuite les escaliers comme si elle eût été poursuivie ; on ne pouvait méconnaître qu'elle attendît impatiemment quelque chose. Ses traits décelaient cependant une joie non dissimulée, qui laissait pressentir que son cœur débordait d'un doux espoir. Si elle eût pu voir quelles craintes venaient parfois troubler son père dans ses réflexions, elle n'eût peut-être pas, si gaie et si joyeuse, rêvé de bonheur et d'avenir ; mais M. de Vlierbecke comprimait ses émotions devant elle, et souriait à son impatience, comme si lui aussi eût vu, avec confiance, un bonheur s'approcher. Enfin, lasse d'aller et de venir, Lénora s'assit auprès de son père, et fixa sur lui son regard limpide et interrogateur. – Ma bonne Lénora, dit-il, ne sois pas si agitée ; nous ne pouvons encore rien savoir aujourd'hui. Demain peut-être ! Modère ta joie, mon enfant ; ta douleur sera d'autant plus facile à vaincre, si Dieu, dans cette affaire, décide contre ton espérance. – Oh ! non, mon père, balbutia Lénora, Dieu me sera favorable ; je le sens à l'émotion de mon cœur. Ne vous étonnez pas, mon père, que je sois si joyeuse ; je vois Gustave parlant à son oncle ; j'entends ce qu'il dit et ce que M. Denecker répond ; je le vois embrasser Gustave et donner son consentement ; sans doute, mon père, j'ai droit de l'espérer ; car M. Denecker m'aimait aussi, et il s'est toujours montré si bienveillant pour moi !… – Tu seras donc bien heureuse, Lénora, si Gustave devient ton fiancé ? demanda M. de Vlierbecke en souriant. – Ne jamais le quitter ! s'écria Lénora, l'aimer, faire le bonheur de sa vie, sa consolation, sa joie ! animer par notre amour la solitude du Grinselhof ! Ah ! nous serons deux alors pour vous faire une douce existence ; Gustave est plus fort que moi pour chasser la tristesse qui obscurcit parfois votre front ; vous vous promènerez, vous causerez, vous chasserez, vous serez heureux avec lui ; il vous aimera comme un fils, il vous vénérera, il vous entourera des plus tendres soins ; son seul souci sur la terre sera de vous rendre heureux, parce qu'il sait que votre bonheur fait le mien ; et moi, je le récompenserai de son dévouement ; je parsèmerai sa route des plus belles fleurs d'une âme reconnaissante. Oh ! oui, nous vivrons tous ensemble alors dans un paradis de joie et d'amour ! – Pauvre et ingénue Lénora, dit M. de Vlierbecke en soupirant, que le Seigneur entende ta prière ! Mais le monde est régi par des lois et des coutumes que tu ignores. Une femme doit suivre avec obéissance son mari partout où il lui plaît d'aller. Si Gustave choisit pour lui et pour toi une autre demeure, tu devras lui obéir sans réplique et te consoler peu à peu de mon absence. Une telle séparation me serait, en d'autres circonstances, très pénible ; mais, te sachant heureuse, la solitude ne m'attristera pas. La jeune fille regardait avec surprise et effroi son père tandis qu'il prononçait ces paroles ; lorsqu'il se tut, elle baissa lentement la tête sur sa poitrine, et des larmes silencieuses tombèrent de ses yeux. M. de Vlierbecke lui prit la main et dit d'une voix douce : – Je savais, Lénora, que j'allais t'attrister ; mais il faut t'habituer à l'idée de cette séparation. La jeune fille releva la tête et répondit avec résolution. – Comment ! Gustave voudrait que je vous quittasse ? Vous demeureriez seul au Grinselhof, passant vos jours dans une solitude désolée ? Et moi, j'entrerais dans le monde avec mon mari, et peut-être devrais-je le suivre au milieu des fêtes et des réjouissances ? Mais je n'aurais plus un instant de repos ; où que je me trouvasse, la voix de la conscience crierait dans mon cœur : « Fille ingrate et insensible, ton père souffre ! » Oui, j'aime Gustave, il m'est plus cher que la vie, et je recevrais sa main comme un bienfait de Dieu, et pourtant, s'il me disait : « Abandonnez votre père ! » s'il me donnait à choisir entre vous et lui… je le repousserais ! Je serais triste, je souffrirais horriblement, je mourrais peut-être, mais du moins dans vos bras, mon père ! Elle pencha un instant la tête, comme courbée sous le poids d'une triste pensée : mais elle fixa immédiatement sur les yeux de son père un regard courageux et ajouta : – Vous doutez de l'affection de Gustave pour vous ? Vous le croyez capable de remplir votre vie de chagrin, de me séparer de vous ? Ô mon père, vous ne le connaissez pas ! Vous ne savez pas combien il vous respecte et vous aime ! Vous ne savez pas quels trésors de bonté et d'amour renferme son cœur ! M. de Vlierbecke attira vers lui sa fille enthousiasmée, et posa sur son front un doux baiser. Il songeait à la calmer par des paroles consolantes ; mais soudain Lénora se dégagea de son bras, souriante et tremblante à la fois. Le doigt tendu vers la fenêtre, elle semblait écouter un bruit qui s'approchait. Le trépignement des chevaux et le roulement des roues sur le chemin firent comprendre à M. de Vlierbecke ce qui était venu si soudainement troubler sa fille. Son visage aussi s'anima d'une expression de joie : il descendit à la hâte et atteignait le seuil au moment où M. Denecker descendait de voiture. Le négociant semblait de très bonne humeur ; il serra cordialement la main du gentilhomme, en lui disant : – Ah ! monsieur de Vlierbecke, je suis enchanté de vous revoir ! Comment allez-vous ? Il me semble que mon neveu a su mettre à profit mon absence !… Tandis qu'il était introduit dans un salon par le gentilhomme avec les politesses d'usage, il frappa familièrement sur l'épaule de celui-ci et dit en riant : – Ah ! ah ! nous étions déjà bons amis, nous allons être compères, je l'espère du moins. Ce coquin de neveu n'a pas mauvais goût, il faut en convenir, et il chercherait longtemps avant de trouver une aussi aimable et aussi jolie femme que Lénora. Voyez-vous, monsieur de Vlierbecke, il faut que ce soit une noce dont on parle encore dans vingt ans ! Ce disant, ils étaient entrés dans le salon et s'étaient assis. Le gentilhomme, bien que son cœur battit d'une joyeuse émotion, n'osait croire ce que semblait lui dire le ton de M. Denecker, et regardait celui-ci d'un œil plein de doute. Le négociant reprit : – Eh bien, il paraît que Gustave aspire à son bonheur avec une ardente impatience ; il m'a supplié à genoux de hâter la chose ; j'ai vraiment pitié du jeune fou. C'est pourquoi j'ai laissé chômer pour un jour encore maison et affaires, et j'accours pour en finir. Il m'a dit du moins que vous aviez donné votre consentement. C'est bien à vous, monsieur. J'ai songé aussi à ce mariage pendant mon voyage ; car j'avais remarqué que les flèches de l'amour avaient percé de part en part le cœur de mon neveu ; mais ce n'était pas sans appréhension de vos intentions ; l'inégalité du sang – une idée du temps passé – eût pu parfois vous arrêter… – Ainsi Gustave vous a dit que je consentais à son mariage avec Lénora ? demanda le gentilhomme. – M'aurait-il trompé ? dit M. Denecker avec étonnement. – Non ; mais ne vous a-t-il pas fait une autre communication qui doit vous sembler d'une haute importance ? Le négociant hocha la tête en souriant, et dit d'un ton de plaisanterie : – Ah ! ah ! quelles folies vous lui avez fait accroire ! Mais, entre nous deux, ce sera bientôt éclairci. Il est venu me conter que le Grinselhof ne vous appartient pas et que vous êtes pauvre ! Vous avez trop bonne opinion de mon esprit, monsieur de Vlierbecke, pour croire que je vais ajouter foi à un pareil conte bleu ? Un frisson saisit le gentilhomme ; le ton de bonne humeur et de familiarité de M. Denecker lui avait fait espérer un instant qu'il savait tout, et que, nonobstant cela, il souscrivait au désir de son neveu ; mais les dernières paroles qu'il venait d'entendre lui apprenaient qu'il avait à recommencer les tristes révélations de la veille ; il se prépara avec un froid courage à subir une nouvelle humiliation, et dit : – Monsieur Denecker, ne gardez pas, je vous en prie, le moindre doute sur ce que je vais vous dire. Je veux bien consentir à l'instant à donner ma Lénora pour fiancée à votre neveu ; mais, je vous le déclare ici, je suis pauvre, affreusement pauvre ! – Allons, allons, s'écria le négociant. Je comprends bien que vous teniez terriblement à vos écus ; on le sait de longue date ; mais, au moment où vous mariez votre unique enfant, il faut cependant ouvrir le cœur et la bourse, et faire acte de bonne volonté en la dotant selon les convenances. On dit déjà, – pardonnez-moi de le répéter – on dit que vous êtes avare ; que sera-ce lorsqu'on saura que vous laissez partir votre fille unique sans une bonne dot ? Le gentilhomme, assis sur sa chaise, en proie à d'affreuses angoisses, luttait péniblement contre les plaisanteries incrédules de M. Denecker, plaisanteries qui ne lui permettaient pas de changer par de courtes et claires explications la tournure de cette conversation si humiliante pour lui. Ce fut d'une voix presque suppliante qu'il s'écria : – Pour l'amour de Dieu, monsieur, épargnez-moi ces amères allusions. Je vous déclare, sur ma parole de gentilhomme, que je ne possède rien au monde. – Eh bien, répondit le négociant avec un malin sourire, nous allons conclure l'affaire en chiffres sur la table et voir tout de suite si notre compte supporte la preuve. Vous croyez peutêtre que je suis venu vous demander de grands sacrifices ? Non, monsieur de Vlierbecke ; Dieu merci, je n'ai pas besoin d'y regarder de si près ; mais le mariage est une affaire qu'on entreprend à deux, et il est juste que chacun apporte quelque chose à la caisse commune, les parts fussent-elles d'ailleurs inégales ! – Mon Dieu, mon Dieu ! murmurait le gentilhomme en serrant convulsivement les poings. – Allons, reprit le négociant, je donne à mon neveu une somme de cent mille francs, et, s'il veut rester dans le commerce, mon crédit lui vaudra bien plus encore. Je ne veux pas, je ne désire même pas que vous dotiez Lénora d'une somme égale ; votre haute origine et surtout votre grâce parfaite, peuvent compenser ce qui manquera du côté de la dot – mais la moitié, cinquante mille francs, vous consentirez bien à cela, ou je me trompe fort. Qu'en dites-vous ? Nous donnons-nous la main ? Pâle et tremblant, le gentilhomme était comme anéanti sur son siège ; il dit avec un soupir et d'une voix triste et abattue : – Monsieur Denecker, cet entretien me tue… Cessez de me mettre au supplice. Je vous le répète, je ne possède rien. Et, puisque vous me forcez à parler avant de me faire connaître vos intentions, sachez que le Grinselhof et ses dépendances sont grevés de rentes dont le capital dépasse leur valeur réelle. Il est inutile de vous révéler l'origine de ces dettes ; qu'il me suffise de vous répéter que je dis la vérité, et je vous prie, sans aller plus loin, maintenant que vous connaissez l'état de mes affaires, de vouloir bien me déclarer quel est votre dessein au sujet du mariage de votre neveu. Cette déclaration faite avec une fiévreuse énergie ne convainquit pas encore le négociant. Un certain étonnement se peignit bien sur son visage ; mais il dit avec un sourire incrédule : – Pardonnez-moi, monsieur de Vlierbecke, il m'est impossible de vous croire ; je ne pensais pas que vous fussiez si dur à la détente ; mais soit ! chacun a son travers, l'un est trop avare, l'autre trop prodigue. Quoi qu'il en soit, je veux faire quelque chose pour épargner à Gustave un long chagrin. Voyons, donnez à votre fille vingt-cinq mille francs, sous la condition que le montant de la dot restera secret, car je ne veux pas non plus être tourné en ridicule… Vingt-cinq mille francs ! Vous ne direz pas que c'est trop… une pareille bagatelle suffira à peine à payer leur mobilier. Voyons, soyez raisonnable. Voici ma main ! Pris d'un frémissement nerveux, le gentilhomme se leva brusquement et fit tourner d'une main tremblante la clef d'une armoire encastrée dans le mur. Bientôt il jeta sur la table une liasse de papiers et dit : – Tenez, lisez, convainquez-vous ! Le négociant se mit à parcourir les papiers ; sa physionomie changea peu à peu ; et, de temps en temps, il hochait la tête en réfléchissant profondément. Pendant ce temps, le gentilhomme disait d'une voix ironique et incisive : – Ah ! vous ne vouliez pas me croire ! Eh bien, basez votre décision sur ces papiers seuls. Il faut que vous sachiez tout ; je ne veux plus revenir sur ce banc de torture : il y a encore une lettre de change de quatre mille francs que je ne puis payer ! Vous le voyez, je suis plus que pauvre, j'ai des dettes ! – C'est cependant la vérité ! dit M. Denecker avec stupéfaction. Vous ne possédez rien. Je vois dans ces pièces que mon notaire est aussi le vôtre ; je lui ai parlé de votre fortune… et il m'a laissé dans mon opinion ou, pour mieux dire, dans mon erreur. Comme si un rocher fût tombé de sa poitrine, le gentilhomme respira plus librement, et son visage reprit en quelque sorte la calme et digne expression qui lui était habituelle. Il se rassit et dit avec une froideur contenue : – Maintenant que vous ne doutez plus de ma pauvreté, je vous demande, monsieur Denecker, quelles sont vos intentions. – Mes intentions ? repartit le négociant. Mes intentions sont pour que nous restions bons amis comme devant ; quant au mariage, l'affaire tombe à l'eau, nous n'en parlerons plus. Comment donc avez-vous fait votre compte, monsieur de Vlierbecke ? Je commence seulement à y voir clair ; vous croyiez faire une bonne affaire et vendre votre marchandise aussi cher que possible… – Monsieur ! s'écria le gentilhomme, le regard flamboyant, parlez avec respect de ma fille ! Pauvre ou riche, n'oubliez pas qui elle est ! – Ne vous fâchez pas, ne vous fâchez pas, monsieur de Vlierbecke, répondit le négociant ; je ne veux pas vous insulter. Loin de là ; si vous eussiez réussi dans vos vues, je vous eusse peut-être admiré ; mais fin contre fin fait mauvaise doublure. Et, puisque vous êtes si susceptible sur le point d'honneur, permettez-moi de vous demander si vous avez agi bien loyalement envers mon neveu en l'amadouant et en laissant grandir dans son cœur ce malheureux amour ? M. de Vlierbecke courba la tête pour cacher la rougeur de la honte qui couvrait son front et ses joues. Il demeura affaissé sous une émotion mortelle jusqu'à ce que le négociant le rappelât à lui-même par ce mot : – Eh bien ? – Ah ! balbutia M. de Vlierbecke, ayez un peu pitié de moi. Peut-être l'amour de mon enfant m'a-t-il égaré. Dieu a départi à ma Lénora tous les dons qui peuvent orner une femme sur la terre ; j'espérais que sa beauté, la pureté de son âme, la noblesse de son sang étaient des trésors au moins aussi précieux que l'argent… – C'est-à-dire pour un gentilhomme peut-être, mais non pour un négociant, murmura M. Denecker. – Ne me reprochez pas d'avoir amadoué votre neveu ; ce mot me blesse profondément, et il est injuste : en voyant naître en même temps chez Gustave et Lénora une sympathie réciproque, je n'ai pas comprimé le penchant qui les attirait l'un vers l'autre. Au contraire, j'ai, chaque jour dans mes prières, rendu grâces à Dieu, qu'il eût envoyé sur notre route un sauveur pour mon enfant, Oui… un sauveur… car Gustave est un honnête jeune homme qui l'eût rendue heureuse, non par l'argent, mais par la noblesse de son caractère, par la loyauté de ses sentiments. Est-ce donc un si grand crime pour un père que d'inévitables malheurs ont jeté dans l'indigence, d'espérer que son enfant échappera à la misère ? – Assurément non, répondit le négociant ; le tout est de réussir ; et, pour cela, vous vous êtes mal adressé, monsieur de Vlierbecke ; je suis homme à examiner deux fois la marchandise avant de conclure le marché, et il est bien difficile de me faire accepter des pommes pour des citrons… Cette manière de parler, empruntée à la langue du commerce, parut faire souffrir cruellement le gentilhomme et le soumettre à une effroyable torture ; car il se leva brusquement et dit avec une colère croissante : – Vous n'avez donc aucune pitié de mon malheur ? Vous prétendez que j'avais le projet de vous tromper ? Mais est-ce vous qui avez découvert mon indigence ? Après les révélations que je vous ai faites sans que rien m'y forçât, n'êtes-vous pas libre d'agir comme vous le voudrez ? Et, croyez-le bien, si j'écoute humblement vos reproches, si je reconnais moi-même mon erreur, ma faute, cependant tout sentiment de dignité n'est pas mort dans mon âme. Vous parlez de marchandise comme si vous veniez ici acheter quelque chose ? Est-ce ma Lénora ? Tous vos trésors n'y suffiraient pas, monsieur ! Et, si à vos yeux l'amour n'est pas assez puissant pour faire disparaître l'inégalité pécuniaire qui nous sépare, sachez que je m'appelle de Vlierbecke, et que ce nom, même dans la misère, pèse plus que tout votre or ! Pendant cette sortie, une ardente indignation s'était peinte sur le visage du gentilhomme ; ses yeux lançaient des éclairs de feu sur le négociant, qui, troublé par la parole exaltée et le geste animé de M. de Vlierbecke, reculait devant lui en le regardant avec stupéfaction. – Mon Dieu ! dit-il enfin, il ne faut pas tant de grands mots ; chacun reste ce qu'il est, chacun garde ce qu'il a, et l'affaire finit là. Seulement, il me reste une demande à vous faire, c'est que vous ne receviez plus mon neveu… Autrement… – Autrement ! s'écria le gentilhomme d'une voix courroucée ; une menace à moi ? Mais il se contraignit, et dit avec une froideur apparente : – Assez ! M. Denecker ? Faut-il faire approcher la voiture de – Comme il vous plaira, répondit le négociant ; nous ne pouvons faire affaire ensemble, ce n'est pas un motif pour devenir ennemis… – C'est bien ! brisons là, monsieur ! Cet entretien me blesse… il doit finir… En disant ces mots, il conduisit le négociant jusqu'au seuil, et prit congé de lui par un bref salut. M. de Vlierbecke rentra dans le salon, se laissa tomber sur une chaise, et porta convulsivement les mains à son front, tandis qu'un rauque soupir montait de sa poitrine haletante et oppressée à sa gorge contractée. Il demeura quelque temps silencieux et immobile ; mais bientôt ses mains retombèrent lourdement sur ses genoux. Il était pâle comme la mort ; son âme s'enfonçait dans l'abîme des plus déchirantes pensées ; cependant pas un mouvement nerveux, pas une seule ride ne trahissait sur sa physionomie le martyre de son cœur. Tout à coup il entendit un bruit de pas dans la chambre supérieure. Il revint à lui, et, tremblant d'angoisse et d'effroi : – Dieu ! ma pauvre Lénora ! s'écria-t-il. Elle vient ! Je n'ai point encore assez souffert ; il me faut briser le cœur de ma fille, lui arracher avec une froide cruauté toutes ses espérances, anéantir ses plus doux rêves, la voir sous mes yeux succomber de douleur ! Ah ! si je pouvais éviter cette désolante révélation ! Que dire ? comment exprimer ?… Un sourire plein d'amertume contracta ses lèvres ; il reprit avec une triste ironie : – Ah ! cache tes souffrances, reprends courage ! Si ton cœur est saignant et déchiré, si le désespoir ronge tes entrailles, oh ! souris, souris… Oui, la vie est pour toi une éternelle raillerie ; mais que peux-tu faire, misérable avorton, sinon te soumettre, céder sans lutte, et accepter le joug comme un impuissant esclave que tu es ? Arrière tout sentiment de révolte ! Silence, silence, voici ton enfant ! En effet, Lénora ouvrait la porte du salon et courait à son père en fixant sur lui un regard interrogateur, mais rempli d'espoir. Quelque effort que fit sur lui-même M. de Vlierbecke pour dissimuler son anxiété, il n'y réussit pas cette fois. Lénora lut bientôt sur ses traits qu'il était en proie à une profonde douleur. Comme il gardait le silence, elle se prit à trembler et demanda avec une fiévreuse impatience : – Eh bien, eh bien, mon père ? – Hélas ! mon enfant, dit le gentilhomme en soupirant, nous ne sommes pas heureux : Dieu nous éprouve par de rudes coups ; inclinons-nous devant sa toute-puissante volonté. – Que voulez-vous dire ? Que dois-je craindre ? dit Lénora hors d'elle. Parlez, mon père. A-t-il refusé ? – Il a refusé, Lénora ! – Non, non, s'écria la jeune fille, ce n'est pas possible ! – Refusé parce qu'il possède des millions, et qu'auprès de lui nous ne sommes que de pauvres gens. – C'est donc vrai ! Gustave est perdu pour moi ? perdu sans espoir ? – Sans espoir ! répéta le père d'une voix sombre. Un cri aigu s'échappa de la bouche de la jeune fille ; elle courut à la table, y laissa tomber sa tête en pleurant amèrement ; des sanglots déchirants soulevaient sa poitrine, et, de temps en temps, elle murmurait d'une voix désespérée le nom de son bien-aimé. Le gentilhomme se leva et contempla un instant la douleur de sa fille. Une inexprimable tristesse était empreinte sur son visage ; son regard, si ardent d'habitude, était terne et abattu, et il serrait convulsivement les poings. Il s'approcha de la jeune fille, et, joignant les mains, lui dit d'une voix suppliante : – Lénora, aie pitié de moi ! Dans cette fatale entrevue avec M. Denecker, j'ai souffert tous les tourments qui peuvent torturer le cœur d'un gentilhomme, le cœur d'un père ; j'ai bu à longs traits le fiel de la honte ; j'ai vidé jusqu'à la lie la coupe de l'humiliation… Mais tout cela n'est rien auprès de ta douleur. Oh ! je t'en supplie, remets-toi, montre-moi ton doux visage que j'aime tant, laisse-moi retrouver des forces dans ta résignation… Lénora !… ah ! ma tête se perd ; je me sens mourir de désespoir ! En prononçant ces mots, il s'affaissa sur une chaise, brisé par la foudroyante émotion qui l'accablait. Lénora s'approcha de son père, appuya la tête sur son épaule, et dit d'une voix entrecoupée de sanglots : – Ne le revoir jamais ! renoncer à son amour ! perdre ce bonheur si longtemps rêvé ! hélas ! hélas ! il en mourra de chagrin… – Lénora ! Lénora ! dit le gentilhomme d'un ton suppliant. – Oh ! mon père bien-aimé, s'écria la jeune fille, perdre Gustave pour toujours ! Cette affreuse pensée m'accable ; tant que je serai près de vous, je bénirai et je remercierai Dieu… Mais les larmes m'étouffent maintenant ; ah ! je vous en prie, laissez-moi pleurer ! M. de Vlierbecke serra plus étroitement sa fille sur son sein, et respecta silencieusement l'affliction de l'infortunée Lénora. Un silence de mort régnait autour d'eux. Ils restèrent longtemps enlacés dans les bras l'un de l'autre, jusqu'à ce que l'excès même de la douleur relâchât leur étreinte et ouvrit leurs cœurs à de mutuelles consolations. VI Quatre jours s'étaient écoulés depuis que M. Denecker avait refusé de consentir au mariage de Gustave avec Lénora, lorsque parut dans la lande de bruyère, à une demi-lieue environ du Grinselhof, une voiture de louage, qui s'arrêta bientôt dans un chemin détourné. Un jeune homme en descendit et indiqua au cocher une auberge assez éloignée ; les chevaux firent un demi-tour, et la voiture reprit la route qu'elle venait de suivre, tandis que le jeune homme s'avançait d'un pas rapide dans la direction opposée. Il paraissait en proie à une vive agitation, et frissonnait parfois comme épouvanté par ses propres pensées. Dès que le Grinselhof apparut à travers les arbres, il se mit à marcher avec précaution le long de la haie ou à passer d'un côté à l'autre du chemin en cherchant les endroits où l'épaisseur du feuillage pouvait le cacher. Arrivé à l'allée qui précédait la cour, il poussa un cri de joie : la porte était ouverte. Grâce aux arbres et aux buissons, il se glissa sans être vu jusqu'au pont, passa sur la pointe du pied devant la ferme, et franchit l'épais massif qui ceignait le Grinselhof comme un mur. À peine eut-il fait quelques pas dans le jardin, qu'il s'arrêta tremblant. Lénora était assise sous le catalpa, la tête appuyée sur le bord de la table ; de violents sanglots soulevaient son sein, et, à travers ses doigts qui voilaient son regard, des larmes brillantes tombaient comme des perles sur le sable du chemin. Le jeune homme s'avança d'un pas léger ; mais, si doucement qu'il marchât, la jeune fille leva la tête, et bondit toute tremblante en arrière, tandis que le nom de Gustave s'échappait de sa poitrine comme un cri d'angoisse. Elle voulut fuir ; mais, avant qu'elle eût pu faire un pas, le jeune homme, à genoux devant elle, saisissait convulsivement ses mains, et disait avec une fiévreuse émotion : – Lénora, Lénora, écoutez-moi ! Si vous me fuyez, si vous me refusez la consolation de vous dire, dans un dernier adieu, ce que je souffre et ce que j'espère, je meurs à vos pieds ou je pars, le cœur brisé, pour aller m'éteindre loin de ma patrie, loin de vous, ma sœur, ma bien-aimée, ma fiancée. Ah ! Lénora, au nom de notre amour si doux et si pur, ne me repoussez pas ! Bien que Lénora tremblât de tous ses membres, ses traits prirent une expression de dignité et d'orgueil blessé. Elle répondit d'un ton froid et réservé : – Votre hardiesse m'étonne, monsieur ! Il vous a fallu un bien triste courage pour reparaître au Grinselhof après l'affront qui a été fait à mon père. Il est au lit, malade ; son âme a succombé sous le poids de l'outrage, et la fièvre l'a saisi. Est-ce là la récompense de mon affection pour vous ? – Mon Dieu, mon Dieu, vous m'accusez, Lénora ! Quel crime ai-je donc commis ? s'écria le jeune homme avec désespoir. – Il n'y a plus rien de commun entre nous, reprit la jeune fille ; si nous ne sommes pas aussi riches que vous, monsieur, le sang qui coule dans nos veines ne souffre pas d'injure ! Levezvous, partez ; je ne dois plus vous voir ! – Grâce ! pitié ! dit Gustave, le regard suppliant et en levant les mains vers elle ; grâce ! je suis innocent, Lénora ! La jeune fille cacha les larmes qui germaient dans ses yeux, et se détourna de lui, prête à s'éloigner. – Cruelle ! s'écria le jeune homme d'une voix déchirante, vous me quittez pour toujours, sans un adieu, sans un mot de consolation ? Vous demeurez sourde à ma prière, insensible à ma douleur ? C'est bien, je subirai mon sort : vous l'avez voulu ! Il se releva brusquement, puis sa tête se pencha sur la table, tandis qu'il continuait en versant des larmes amères : – Lénora, mon amie, vous me condamnez à mourir ! Je vous pardonne : soyez heureuse sur la terre sans moi ! Adieu, adieu pour toujours ! En disant ces mots, ses forces l'abandonnèrent ; il tomba sur le siège que venait de quitter Lénora, et ses bras défaillants s'affaissèrent sur la table. Lénora avait fait deux ou trois pas pour s'éloigner ; mais les tristes plaintes de Gustave l'avaient retenue. On pouvait lire sur son visage un violent combat entre le devoir et l'amour. Enfin, son cœur parut faiblir dans la lutte, et des larmes abondantes jaillirent de ses yeux. Elle s'approcha lentement du jeune homme, prit une de ses mains, et murmura d'une voix attendrie et pleine de sanglots : – Gustave, mon pauvre ami, nous sommes bien malheureux, n'est-ce pas ? Au contact de cette main chérie, au doux son de cette voix aimée, le jeune homme revint à lui. Son regard s'arrêta sur les yeux de la jeune fille avec un ineffable sourire, et, à demi égaré par la joie, il lui dit : – Lénora, chère Lénora, vous êtes revenue à moi ! Vous avez pitié de mes douleurs ! Vous ne me haïssez donc pas ? – Un amour comme le nôtre s'éteint-il en un jour, Gustave ? dit la jeune fille en soupirant. – Oh ! non, non, s'écria le jeune homme avec exaltation, il est éternel ! N'est-ce pas, Lénora, éternel, tout-puissant contre le malheur, impérissable tant que le cœur bat dans la poitrine ? La jeune fille pencha la tête, baissa les yeux, et répondit d'une voix solennelle : – Ne croyez pas, Gustave, que notre séparation me fasse souffrir moins que vous ; si l'assurance de mon amour peut adoucir pour vous les peines de l'absence, soyez fort et courageux. Mon cœur désolé gardera votre souvenir ; je vous suivrai en esprit et je vous aimerai jusqu'à ce que la mort vienne combler l'abîme qui nous sépare aujourd'hui. Nous nous retrouverons là-haut, auprès de Dieu, mais jamais sur la terre ! – Vous vous trompez, Lénora ! s'écria Gustave avec une sorte de joie, il y a encore de l'espoir ! Mon oncle n'est pas inexorable : il cédera par pitié pour mon désespoir ! – C'est possible ; mais le sentiment de l'honneur est inflexible chez mon père, répondit la jeune fille d'une voix triste et fière à la fois. Éloignez-vous, Gustave ; j'ai trop longtemps déjà oublié l'ordre de mon père, et méconnu ce que je dois à mon honneur en demeurant seule avec un homme qui ne peut deve- nir mon époux ! Partez ! Si quelqu'un nous surprenait, mon malheureux père en mourrait de honte et de chagrin. – Un seul instant encore, ma bonne et chère Lénora ! Écoutez bien ce que je vais vous dire : mon oncle m'a refusé votre main ; j'ai pleuré, prié, je me suis arraché les cheveux. Rien n'a pu le faire changer de résolution ; le désespoir m'a jeté hors de moi ; je me suis révolté contre mon bienfaiteur, je l'ai menacé comme un ingrat, j'ai dit des choses qui m'ont donné horreur de moi-même même lorsque l'accès de fièvre a été dissipé. Je lui ai demandé pardon à genoux ; mon oncle a un bon cœur : il m'a pardonné à condition que j'entreprendrais avec lui, immédiatement et sans résistance, un voyage en Italie depuis longtemps projeté. Il espère que je vous oublierai ! Moi, vous oublier, Lénora ! J'ai consenti à ce voyage avec une joie secrète. Ah ! je vais, pendant des mois entiers, me trouver seul avec mon oncle ; je vais le combler de soins et d'amour, je vais l'attendrir par un dévouement sans bornes, le supplier sans relâche de me donner son consentement, le vaincre enfin et revenir triomphant, Lénora, pour vous offrir ma vie et ma main, parer votre front de la joyeuse couronne de fiancée, et vous proclamer à genoux, à la face des saints autels, la compagne de mon choix. Un doux sourire éclaira le visage de la jeune fille, et dans son limpide regard se peignit le ravissement que lui faisait éprouver la peinture enchanteresse d'un bonheur encore possible ; mais le prestige s'évanouit bientôt. Elle répondit avec une morne tristesse. – Pauvre ami, il est cruel d'arracher ce dernier espoir de votre cœur, et cependant il le faut. Votre oncle consentirait peut-être ; mais mon père ? – Votre père, Lénora ? Il pardonnera tout, et me recevra dans ses bras comme un fils retrouvé… – Non, non, ne croyez pas cela, Gustave ; on l'a blessé dans son honneur : comme chrétien, il pardonnerait ; comme gentilhomme, il n'oubliera jamais l'outrage qu'il a reçu ! – Ah ! Lénora, vous êtes injuste envers votre père. Si je reviens avec l'assentiment de mon oncle, et si je lui dis : « Je ferai le bonheur de votre enfant ; donnez-moi Lénora pour épouse ; j'embellirai sa vie par toutes les joies que l'amour d'un époux a jamais données à une femme ; son sort ici-bas sera digne d'envie ! » si je lui dis cela, que croyez-vous qu'il réponde ? Lénora baissa les yeux. – Vous connaissez sa bonté infinie, Gustave. Mon bonheur est son unique préoccupation ; il vous bénirait en remerciant Dieu. – N'est-il pas vrai, Lénora, qu'il consentirait ? Vous voyez bien que tout n'est pas perdu. Un joyeux rayon éclaire encore notre avenir. Abandonnez-vous à ce doux espoir, ma bienaimée. Oh ! oui ! ne vous désolez pas : laissez-moi emporter, dans mon triste voyage, l'assurance que vous m'attendrez avec confiance dans la bonté de Dieu. Puis souvenez-vous de moi dans vos prières, prononcez quelquefois mon nom dans ces sentiers ombragés où les premières aspirations de l'amour ont si doucement ému nos cœurs, où, pendant deux mois, j'ai goûté près de vous toute une éternité de bonheur ; souriez-moi du fond de votre solitude, mon âme entendra votre lointain salut ; votre souvenir sera mon unique joie, et j'y puiserai le courage de supporter l'absence… Lénora pleurait silencieusement ; la douce et émouvante parole du jeune homme avait tout à fait vaincu son orgueil ; son cœur n'avait plus de place que pour l'amour et la tristesse. Gustave s'en aperçut. – Je pars, Lénora, dit-il, fort de votre affection ! C'est avec un ferme espoir que je quitte mon pays et ma bien-aimée. Quoi qu'il arrive maintenant, je ne me laisserai abattre ni par le chagrin, ni par le découragement. Lénora, vous penserez à moi, tous les jours, n'est-ce pas ? – Mon Dieu, j'ai promis à mon père de vous oublier ! murmura la jeune fille avec une sorte d'effroi. – M'oublier ? Vous vous efforcerez de m'oublier ? – Non, Gustave, dit-elle d'une voix douce ; je désobéirai pour la première fois à mon père ; je sens mon impuissance à tenir une vaine promesse, je ne puis vous oublier ; je vous aimerai jusqu'à ma dernière heure : c'est ma destinée sur la terre ! – Oh ! merci, merci, Lénora, s'écria Gustave avec exaltation. Tes douces paroles me font puissant contre le sort. Reste ici, ma bien-aimée, sous la garde de Dieu ; ton image me suivra comme un ange protecteur ; dans mes joies et dans mes douleurs, le jour et la nuit, toujours… toujours tu seras sous mes yeux, Lénora ! La séparation brise mon cœur ; mais le devoir commande, je sais qu'il faut obéir. Adieu, adieu ! Il saisit convulsivement les mains de la jeune fille, les serra d'une étreinte fébrile, et disparut sous les massifs de verdure. – Adieu, adieu, Gustave ! s'écria Lénora hors d'elle. Et, comme anéantie, elle chercha un siège d'une main tremblante, y tomba épuisée, abîmée dans une douleur inexprimable et versant un torrent de larmes. VII Lénora avait révélé à son père la dernière visite de Gustave et s'était efforcée de faire accepter à son cœur le doux espoir d'un avenir meilleur ; mais M. de Vlierbecke avait écouté son récit comme s'il y eût été insensible ; il l'avait écouté en souriant amèrement et sans donner à sa fille une seule réponse positive. Depuis ce jour, le Grinselhof était devenu plus solitaire et plus triste qu'auparavant. Le gentilhomme, visiblement torturé par une secrète douleur, était le plus souvent assis, le front dans les mains, le regard pensif et fixé sur le sol. Sans doute apparaissait à ses yeux le fatal jour d'échéance de la lettre de change, jour qui s'approchait menaçant et inévitable, et qui devait plonger pour toujours dans la plus affreuse misère le malheureux père et son enfant. Lénora dissimulait ses propres souffrances pour ne pas accroître par sa tristesse l'inexplicable chagrin de son père. Bien que son âme débordât de pensées désolantes, elle feignait d'être consolée et joyeuse. Elle faisait et disait tout ce que lui inspirait son cœur aimant pour arracher le gentilhomme à ses mornes rêveries. Mais tous ses efforts étaient vains ; son père la récompensait bien par un sourire ou par une tendre caresse, mais le sourire était triste, la caresse contrainte et languissante. Si parfois Lénora, les larmes aux yeux, demandait à son père la cause de sa douleur, il savait toujours éviter toute explication sur ce point. Pendant des jours entiers, il errait seul et absorbé par de sombres pensées, dans les allées les plus obscures du jardin, et semblait fuir la présence de sa fille elle-même. Si Lénora l'apercevait de loin, elle surprenait dans son regard une expression farouche où se mariaient l'irritation et le désespoir, et qu'accompagnaient des gestes brusques et convulsifs. S'approchait-elle de lui pour adoucir son chagrin par les marques de l'amour le plus dévoué, il répondait à peine à ses affectueuses questions et la quittait pour chercher dans la maison un refuge où il trouvât la solitude. Un mois entier se passa ainsi, un mois de morne tristesse et de silencieuses souffrances. Cependant Lénora remarquait avec désespoir le rapide amaigrissement et la croissante pâleur du visage de son père, et combien son œil si vif perdait chaque jour de son éclat : on eût dit qu'une maladie de langueur minait sa santé et consumait sa vie. Vers cette époque, un changement dans la conduite de son père vint convaincre la jeune fille qu'un triste secret, un secret terrible peut-être, pesait sur son cœur. Depuis huit jours s'allumait parfois dans ses yeux un ardent éclair ; il semblait toujours en proie à une fièvre violente ; ses paroles, ses gestes, toutes ses actions témoignaient d'une vive et profonde inquiétude. Puis, chaque semaine, il se rendait deux ou trois fois en voiture à Anvers, sans laisser pressentir le moins du monde ce qu'il y allait faire. Il revenait tard au Grinselhof, s'asseyait à la table du souper, silencieux et résigné, et engageait bientôt Lénora à s'aller reposer, tandis que lui-même se retirait avec une lampe dans sa chambre à coucher. Mais sa fille désolée savait qu'il n'y trouvait pas le repos ; car, pendant les longues heures que l'angoisse dérobait au sommeil, elle entendait souvent le plancher qui craquait sous les pas de son père, et alors elle tremblait dans son lit de tristesse et d'effroi. Lénora était très courageuse de sa nature et devait à son éducation exceptionnelle une force d'âme presque masculine ; peu à peu grandissait en elle la résolution de forcer son père à lui révéler son secret. Bien que le respect qu'elle lui portait la fît hésiter, son dévouement inquiet lui donnait chaque jour plus de courage et de hardiesse. Souvent elle était allée à la recherche de son père avec l'intention d'accomplir son dessein ; mais le regard pénétrant du gentilhomme et l'expression de sa physionomie l'avaient chaque fois retenue. Elle voyait que son père, devinant ses intentions, tremblait en sa présence, de peur qu'elle ne l'interrogeât. Un jour, M. de Vlierbecke était de nouveau parti de très bon matin pour la ville. L'heure de midi était déjà passée. Lénora, en proie à de tristes réflexions, errait lentement dans la maison. Des paroles entrecoupées lui échappaient, elle s'arrêtait brusquement, elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux. Distraite et sans savoir ce qu'elle faisait, elle ouvrit le tiroir de la table qui servait habituellement de bureau à son père. Peut-être le désir de pénétrer le secret de son père la poussait-il à cette action sans qu'elle s'en rendît compte. Elle trouva dans le tiroir un seul papier déployé. À peine son regard s'y fut-il arrêté, qu'une pâleur soudaine se répandit sur ses joues, et ce fut en frissonnant qu'elle prit connaissance de la pièce découverte. Bientôt elle referma le tiroir tout épouvantée ; elle quitta la chambre, la tête penchée, la démarche lente, profondément accablée. Arrivée dans la chambre voisine, elle s'assit, demeura un instant muette, immobile, les yeux baissés, et murmura enfin : – Vendre le Grinselhof ! Pourquoi ? M. Denecker a insulté mon père parce que nous n'étions pas assez riches ? Quel est ce secret ? Serions nous vraiment pauvres ? Quel trait de lumière ! Mon Dieu, c'est donc là le mot de l'énigme ! c'est là la cause de la tristesse de mon père ! Elle retomba dans une sombre rêverie. Mais peu à peu sa physionomie s'éclaira, ses lèvres s'agitèrent, ses yeux brillèrent de résolution. Tandis qu'elle cherchait à se roidir contre le sort, et se préparait à lutter victorieusement contre l'infortune et la misère, elle aperçut tout à coup la vieille voiture qui rentrait au Grinselhof. À peine sur le seuil de la maison, elle vit son père affaissé sur lui-même plutôt qu'assis, le front penché sur la poitrine, comme un homme privé de sentiment, et, lorsqu'il descendit et qu'elle put considérer ses traits, la pâleur mortelle qui les couvrait la fit frissonner. Profondément émue, elle n'eut pas la force d'adresser un mot à son père, et, muette, elle le laissa entrer dans la maison pour se réfugier sans doute encore dans la chambre la plus retirée. À peine cependant fut-elle demeurée un instant sur la porte, qu'une vive rougeur colora son front et ses joues, et que la flamme d'une ferme résolution brilla dans ses yeux noirs encore humides de larmes. Elle s'élança sur les pas de son père en se disant à elle-même avec une fiévreuse énergie : – Un sentiment de respect doit-il m'arrêter plus longtemps ? Dois-je laisser mourir mon père ? Ah ! non, non ! Je veux tout savoir, je veux arracher de son cœur le ver qui le ronge, je veux le sauver par mon amour ! Sans regarder derrière elle, elle parcourt deux ou trois chambres en ouvrant vivement les portes et sans s'annoncer ; dans la dernière pièce, elle vit son père assis, les coudes appuyés sur une table, le front dans les mains ; des larmes abondantes coulaient de ses yeux. Lénora s'élança vers lui, tomba à ses genoux en sanglotant, et, levant vers lui des mains suppliantes, elle s'écria : – Pitié pour moi, mon père ! je vous en supplie à genoux, partagez avec moi votre tristesse ; dites-moi ce qui déchire votre cœur. Je veux savoir pourquoi mon père se réfugie, pour pleurer, dans la solitude ! – Lénora, seul trésor qui me reste sur la terre, répondit le gentilhomme d'une voix brisée, le désespoir peint sur ses traits, et en relevant sa fille ; Lénora, je t'ai bien fait souffrir, n'est-il pas vrai ? Oh ! viens, viens, cherche un asile sur mon sein : un coup terrible va nous frapper, ma pauvre enfant ! La jeune fille parut ne pas faire attention à ces plaintes ; elle échappa à l'étreinte paternelle, et, d'un ton qui accusait une ferme résolution, elle reprit : – Mon père, je suis venue avec l'immuable dessein d'apprendre la cause de vos souffrances ; je ne partirai pas sans savoir quel sentiment hostile ou quel malheur m'a si longtemps privée de votre amour. Quelque infinie que soit ma vénération pour vous, le devoir me parle toutefois plus haut encore. Je veux, je dois connaître le secret de vos douleurs ! – Toi, privée de l'amour de ton père ? dit le gentilhomme. Le secret de mes douleurs est précisément mon amour pour toi, mon enfant adorée. Pendant dix ans, j'ai bu au calice le plus amer, en priant Dieu chaque jour qu'il te rende heureuse ici-bas. Hélas ! il a pour jamais rejeté ma prière ! – Je serai donc malheureuse ? demanda Lénora sans trahir la moindre émotion. – Malheureuse par la misère qui nous attend, répondit le père ; le malheur qui nous frappe nous dépouille de tout ce que nous possédons, il nous faut quitter le Grinselhof. Ces dernières paroles, qui confirmaient pleinement ses craintes, parurent frapper un instant la jeune fille de consternation ; mais elle comprima bientôt cette émotion et dit avec un courage croissant : – Ce n'est pas parce que ce malheur vous frappe que vous languissez et que vous mourez lentement ; je connais votre invincible force de caractère, mon père ; non, c'est parce que je dois partager votre pauvreté que votre cœur faiblit et succombe. Soyez béni pour votre fervente affection. Mais, dites-moi, si l'on venait m'offrir toutes les richesses de la terre à condition que je consentisse à vous voir souffrir un seul jour, que croyez-vous que je répondrais ? Muet et surpris, le gentilhomme contemplait sa fille en proie à une généreuse exaltation, et dont le regard brillait d'un feu héroïque. Un doux serrement de main fut sa seule réponse. – Ah ! continua-t-elle, je refuserais tous les trésors du monde, et, sans regret, j'accepterais la misère… Et vous, mon père, si l'on vous offrait tout l'or de l'Amérique pour la perte de votre Lénora, que feriez-vous ? – Ciel ! s'écria le père d'une voix entrecoupée, donne-t-on sa vie pour de l'or ? – Ainsi, reprit la jeune fille, le bon Dieu nous a laissé à tous deux ce qui nous est le plus cher en ce monde. Pourquoi nous plaindre lorsque nous avons à bénir sa miséricorde ? Que votre cœur reprenne courage, mon père ; quel que soit le sort qui nous attend, et dussions-nous habiter une chaumière, rien ne pourra nous abattre, tant que nous serons l'un près de l'autre ! Un sourire où se confondaient la surprise et l'admiration éclaira le visage du gentilhomme ; il semblait déconcerté, comme si quelque chose d'inouï se fût passé sous ses yeux. Il joignit les mains et s'écria : – Lénora, Lénora, mon enfant, tu n'appartiens pas à la terre, tu es un ange. Mon esprit s'égare ; je ne comprends pas ta grandeur d'âme ! La jeune fille vit avec une joie indicible qu'elle avait vaincu ; la flamme du courage s'était rallumée dans le regard de son père, sa noble tête se relevait lentement sous l'impulsion du sentiment de dignité qui gonflait son sein. Lénora contempla un instant, avec un sourire céleste, l'effet qu'avaient produit ses paroles, et s'écria d'un ton inspiré : – Debout, debout, mon père ! Venez dans mes bras ! Plus de chagrin ! Unis comme nous le sommes, le sort est impuissant contre nous ! Le père et la fille s'élancèrent en effet l'un vers l'autre et demeurèrent quelques instants abîmés dans une profonde félicité. Après ce fervent et saint embrassement, ils s'assirent, la main dans la main, l'un auprès de l'autre, et sur les traits de tous deux rayonnait un inexprimable sourire de bonheur ; on eût dit qu'ils avaient oublié le monde entier. Le gentilhomme était encore plus ému que sa fille ; les larmes aux yeux, il reprit d'une voix exaltée : – Un nouveau sang ranime mon cœur ; une vie nouvelle circule dans mes veines ! Oh ! je suis coupable, Lénora ; j'ai mal fait de ne pas te dire tout ; mais il faut me pardonner ; la crainte de t'affliger, l'espoir de trouver une porte de salut, m'ont arrêté. Je ne te connaissais pas encore tout entière ; je ne savais pas bien encore quel inestimable trésor Dieu m'avait donné dans sa bonté. Tu vas tout savoir ; aussi bien ne pourrais-je te cacher plus longtemps le secret de ma conduite et de mon chagrin ; l'époque fatale est arrivée, le coup que je redoutais est imminent, et ne peut plus être détourné. Es-tu prête à entendre une révélation, Lénora ? La jeune fille, heureuse de voir le calme et radieux sourire de son père, répondit d'une voix douce et caressante : – Ô mon père, épanchez toutes vos douleurs dans mon cœur, mais ne me cachez rien ; ma part doit être entière. Vous sentirez combien, à chaque confidence, votre cœur sera soulagé. Le gentilhomme prit la main de sa fille et répondit d'un ton solennel : – Prends donc ta part de mes souffrances et aide-moi à porter ma croix. Je ne te dissimulerai rien. Ce que je vais te dire est une triste et lamentable histoire, mais ne tremble pas, mon enfant ; si quelque chose doit t'émouvoir, ce sera le tableau des tortures de ton père. Tu sauras aussi pourquoi M. Denecker a pu agir envers nous comme il l'a fait. Il laissa la main de sa fille et, sans détourner d'elle son regard, commença son récit d'une voix calme. « Tu étais petite encore, Lénora ; mais, aimante et douce comme aujourd'hui, tu faisais la joie et le bonheur de ta mère. Nous habitions l'humble manoir de nos pères, sans que rien vînt troubler la paix de notre existence, et, grâce à l'économie, nous trouvions dans nos revenus le moyen de faire honneur à notre nom et à notre rang. « J'avais un frère plus jeune que moi, doué d'un excellent cœur, généreux, mais imprudent. Il habitait la ville et avait épousé une femme de race noble, qui n'était pas plus riche que lui-même. Celle-ci, poussée par l'ostentation, l'excita-t-elle à tenter par des moyens chanceux d'augmenter ses revenus ? C'est ce que j'ignore. Toujours est-il qu'il spéculait sur les fonds publics. Tu ne comprends pas ce que je veux dire ? C'est un jeu auquel on peut en un instant gagner des millions, mais un jeu qui peut aussi vous plonger en peu de temps dans la plus profonde misère, un jeu qui, gentilhomme ou millionnaire, vous réduit, comme par magie, à la besace du mendiant. « Mon frère fit d'abord des bénéfices considérables, et monta sa maison sur un tel pied que les plus riches pouvaient lui porter envie. Il venait souvent nous voir ; il t'apportait, à toi qui étais sa filleule, mille cadeaux, et nous témoignait d'autant plus d'affection que sa fortune allait dépassant la nôtre. « Bien souvent je lui remontrai combien les opérations auxquelles il se livrait étaient périlleuses, et je m'efforçai de lui faire sentir qu'il ne convenait pas à un gentilhomme de risquer chaque jour sa fortune et son honneur sur une nouvelle incertaine. Comme le succès lui donnait raison contre moi, mes remontrances se trouvaient impuissantes : la passion du jeu, car c'est un jeu, l'emportait sur la sagesse de mes conseils. « Le bonheur qui l'avait longtemps favorisé parut enfin vouloir l'abandonner ; il perdit une bonne partie de ses premiers gains, et vit peu à peu sa fortune s'amoindrir. Cependant le courage ne l'abandonna pas. Au contraire, il parut se roidir avec obstination contre le sort, et se tint pour certain qu'il forcerait la chance inconstante à tourner en sa faveur. Fatale illusion ! « Un soir d'hiver, je tremble quand j'y pense ! j'étais au salon, prêt à m'aller coucher ; tu étais déjà au lit et ta mère priait à ton chevet comme elle en avait l'habitude. Un ouragan terrible grondait au dehors ; des tourbillons de grêle fouettaient les vitres ; le vent rugissait dans les arbres et semblait vouloir arracher la maison de ses fondements. Sous l'influence de la tempête, j'étais tombé dans de sombres pensées. Tout à coup un violent coup de sonnette retentit à la porte, tandis que des hennissements annonçaient l'arrivée d'une voiture. Un domestique – nous en avions deux alors – un domestique alla ouvrir ; une femme s'élança dans la chambre et tomba à mes pieds en fondant en larmes ! C'était la femme de mon frère ! « Tremblant de surprise et d'effroi, je veux la relever ; mais elle embrasse mes genoux et implore mon aide, les joues baignées par un torrent de larmes. Elle implore de moi, en paroles entrecoupées et obscures, la vie de mon frère, et me fait frémir en me laissant soupçonner un épouvantable malheur… « Ta mère entra sur ces entrefaites ; tous deux nous nous efforçâmes de calmer la pauvre femme, à demi folle de désespoir ; les marques d'intérêt et d'affection que nous lui prodiguions réussirent à la ramener à elle. « Hélas ! mon frère avait tout perdu, tout, et même plus qu'il ne possédait. Le récit de sa femme était déchirant, et plus d'une fois il nous arracha des larmes ; mais la fin surtout nous jeta dans une affreuse et inexprimable anxiété. Mon frère, accablé par la certitude de ne pouvoir faire honneur à son nom, poursuivi par la pensée que la loi et la justice allaient intervenir dans ses affaires, mon frère était tombé dans un morne désespoir : l'infortuné avait voulu attenter à sa vie. Sa malheureuse femme, guidée par Dieu, l'avait surpris dans l'accomplissement de sa coupable résolution, et lui avait arraché l'arme meurtrière dont il allait se frapper. Il était enfermé dans une chambre, muet, anéanti, le front sur les genoux, et surveillé de près par deux amis fidèles. Si quelqu'un sur la terre pouvait le sauver, c'était assurément son frère. « Ainsi en avait jugé la pauvre femme ; elle s'était jetée dans une voiture et, seule, par la nuit et l'orage, était venue à moi comme à son seul recours dans cette terrible extrémité. Elle était là, agenouillée à mes pieds, me suppliant de l'accompagner à la ville. Je ne balançai pas un instant ; ta bonne mère, frappée non moins que moi par l'affreuse nouvelle, et prévoyant bien ce qu'on demandait de nous, me criait encore au moment où je montais en voiture : – Oh ! sauve-le ! n'épargne rien ; j'approuve tout ce que tu feras ! « Le cocher, qui heureusement connaissait très bien le chemin, fouetta ses chevaux, et plus vite que le vent nous nous enfonçâmes dans les ténèbres. Tu pâlis et tu trembles, Lénora ? Elle était effroyable, cette sombre nuit ; tu ne sauras jamais quelle terrible impression elle fit sur moi ; mes cheveux blanchis avant l'âge sont le triste souvenir des anxiétés que j'éprouvai… Courage, mon enfant, écoute jusqu'au bout. » La jeune fille, comme écrasée par ces tristes révélations, fixait un regard plein d'anxiété su son père. Celui-ci poursuivit : « Il est inutile de te peindre l'état de désespoir et d'égarement dans lequel je trouvai mon malheureux frère, et de te dire pendant combien d'heures je dus lutter pour faire pénétrer une faible lueur d'espérance dans son esprit troublé. Il n'y avait qu'un seul moyen de sauver son honneur et en même temps sa vie ; mais quel moyen, mon Dieu ! Il me fallait engager le peu de biens que je possédais, comme garantie des dettes de mon frère ; le manoir de nos aïeux, la dot de ta mère, tout ton héritage, Lénora ; il fallait tout aventurer, avec la certitude d'en perdre pour toujours la plus grande partie. À cette condition, l'honneur de mon frère était sauf ; à cette condition, il renonçait à son projet d'échapper à la honte par la mort. Ce ne fut pas lui qui me demanda cela, au contraire, il ne supposait pas que je pusse ou dusse le faire ; mais j'avais, moi, la conviction qu'il mettrait à exécution son criminel projet, si je ne rétablissais immédiatement ses affaires par le plus grand sacrifice. Et cependant je n'osais m'y résoudre. » – Oh ! s'écria Lénora avec terreur, mon père, mon père, vous avez refusé ? Un sourire de bonheur apparut sur le visage du gentilhomme, et, au lieu de s'émouvoir de l'exclamation accusatrice de sa fille, son regard s'éclaircit au contraire, son front se redressa digne et fier, et il reprit d'une voix plus ferme : « Ah ! Lénora, j'aimais mon frère ; mais je t'aimais davantage encore, toi, mon unique enfant. Ce qu'on me demandait, c'était la misère pour toi et pour ta mère… » – Mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria Lénora avec une impatiente anxiété. « D'un côté, cette pensée déchirait mon cœur, brisé de l'autre par le spectacle de l'inexprimable désespoir que j'avais sous les yeux. Enfin la générosité l'emporta dans cette lutte suprême. Le jour était venu ; j'allai trouver les principaux ; créanciers, et je signai de ma main l'écrit qui sauvait l'honneur et la vie de mon pauvre frère, et condamnait en même temps les deux êtres qui m'étaient le plus chers, ma femme et mon enfant, à la dernière misère… » – Merci, mon Dieu ! s'écria Lénora avec joie, comme si elle eût été soudain délivrée d'un pénible cauchemar. Soyez béni, mon père, pour votre bonne et généreuse action ! Elle se leva lentement, passa les bras au cou de son père, et lui donna un ardent baiser, avec une gravité singulière pourtant, comme si elle eût voulu imprimer à ce baiser si plein d'amour quelque chose de solennel. – Tu me bénis pour avoir agi ainsi ? dit le gentilhomme avec un regard plein de reconnaissance ; c'est pourtant l'action pour laquelle je dois implorer ton pardon, mon enfant ! – Mon pardon ? s'écria Lénora surprise. Ah ! si vous eussiez agi autrement, combien n'aurais-je pas souffert de douter de la générosité de mon père ! Maintenant, je vous aime plus encore qu'auparavant. Pardonner ! Est-ce donc un crime de sauver la vie de son frère lorsqu'on le peut ? – Le monde n'en juge pas ainsi, Lénora ; on ne pardonne jamais la pauvreté à un gentilhomme. Réduit à cet état, il expie l'humiliation que bien des gens voient pour eux-mêmes dans l'existence de la noblesse ; il doit payer, et payer double pour tous les autres. C'est alors qu'on l'accable de railleries et de mépris, et qu'on le traite comme un paria de la société. Ses égaux le fuient pour ne pas paraître solidaires de sa misère ; les bourgeois et les paysans rient de son malheur et l'insultent, comme si sa chute était pour eux une douce vengeance. Heureux celui à qui, en pareille circonstance, Dieu a donné un ange qui verse dans son âme consolation et soulagement, et qui le rend fort contre l'infortune et la douleur. Mais écoute, mon enfant ! « Mon frère fut sauvé ; le secret le plus profond cacha l'aide que je lui avais prêtée ; il quitta le pays, et partit avec sa femme pour l'Amérique, où, depuis lors, il a gagné par son travail de quoi soutenir une misérable existence ; sa femme était morte pendant la traversée. Quant à nous, nous ne possédions plus rien : le Grinselhof et nos autres propriétés étaient hypothéquées pour des dettes dont le capital dépassait leur valeur. En outre, je m'étais vu forcé d'emprunter à un gentilhomme de ma connaissance une somme de quatre mille francs, reconnue par une lettre de change. « Lorsque ta mère apprit l'étendue du sacrifice que je venais de consommer, elle ne me fit pas le moindre reproche ; dans le premier instant, elle approuva pleinement ma conduite ; mais bientôt la misère vint nous imposer de si amères privations, que le courage de ta mère succomba peu à peu sous leur poids, et qu'elle tomba dans une maladie de langueur qui ne lui arrachait aucune plainte, mais qui l'épuisait rapidement. « Pénible situation ! Pour cacher notre ruine et sauver le nom de nos pères de l'injure et du mépris, nous devions épargner avec le dernier scrupule l'argent nécessaire pour payer la rente de nos dettes. « Dans l'espace de trois mois, nos gens et nos chevaux disparurent peu à peu ; nous oubliâmes bientôt le chemin qui menait chez nos amis, et nous refusâmes systématiquement toutes les invitations, afin de ne pas être forcés de recevoir quelqu'un à notre tour. Une rumeur d'improbation s'éleva contre nous parmi les habitants du village et les familles nobles avec lesquelles nous étions liés jadis. On disait qu'une ignoble ladrerie nous poussait à vivre dans l'isolement le plus complet. Nous acceptâmes avec joie ce reproche et même la rancune publique qui en fut la suite ; c'était un voile qu'on jetait sur nous et à l'abri duquel notre indigence se dissimulait avec sécurité. « Hélas ! Lénora, je tremble ; mon cœur se serre. Je touche dans mon récit au moment le plus douloureux de ma vie. Aie le courage d'entendre sans pleurer ce que je vais te dire. « Ta pauvre mère était devenue très maigre ; ses yeux s'étaient enfoncés peu à peu dans l'orbite ; une livide pâleur avait envahi ses joues. En la voyant dépérir, elle que j'aimais plus que la vie, en voyant sans cesse la mort imprimée sur ses traits en signes si clairs et si menaçants, je devins à moitié fou de désespoir et de chagrin. » Lénora baissait les yeux, et des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. Le gentilhomme, tremblant d'émotion, la contempla un instant ; mais il reprit bientôt son triste récit. « Pauvre mère, elle ne faisait que pleurer ! Chaque fois qu'elle regardait son enfant, sa petite Lénora, des larmes remplissaient ses yeux. Ton nom était sans cesse sur ses lèvres. C'était une prière continuelle qu'elle adressait au ciel. Enfin, elle entendit la voix de Dieu qui la rappelait à lui ; le prêtre l'avait préparée au dernier voyage. On t'avait arrachée de ses bras et conduite à la ferme. Je me trouvais seul, au milieu de la nuit, seul avec elle, dont les lèvres glacées m'avaient déjà donné le baiser de l'éternel adieu ; mon cœur saignait, le désespoir rongeait mes entrailles… Combien ses dernières heures furent douloureuses, mon Dieu ! Elle ressemblait déjà à un cadavre, et un torrent de larmes coulait encore de ses yeux éteints, tandis que ses lèvres s'efforçaient de bégayer le nom de son enfant comme une plainte suprême. Agenouillé devant son lit, les mains levées vers le ciel, j'implorais l'adoucissement de ses souffrances et le pardon de ce que j'avais fait ; ou bien, debout, je touchais de mes mains ses joues pâles, et j'essuyais par mes baisers les sueurs de l'agonie. J'étais hors de moi… Tout à coup elle parut reprendre le sentiment : c'était la dernière étincelle de la vie qui allait s'éteindre. Elle m'appela par mon nom ; je bondis et fixai sur ses yeux un œil égaré. Elle dit d'une voix distincte : – C'en est fait, mon ami ; adieu ! Dieu n'a pas adouci pour moi la dernière heure ; je meurs avec la conviction que mon enfant sera malheureuse sur la terre. « Je ne sais ce que mon amour pour elle m'inspira et me fit dire ; mais je lui promis, en prenant Dieu à témoin de ma promesse, que tu échapperais à la misère, Lénora, et que l'existence serait pour toi douce et heureuse. Un sourire céleste parut sur le visage de ta mère mourante ; en cet instant solennel, elle crut à ma promesse. Elle passa encore une fois avec effort les bras autour de mon cou, et ses lèvres effleurèrent les miennes. Mais je sentis bientôt ses bras défaillir, et son âme monta vers Dieu dans un dernier soupir. Hélas ! Lénora, tu n'avais plus de mère ! Ma pauvre Marguerite était morte ! » Le gentilhomme pencha la tête sur sa poitrine et se tut. Lénora, muette aussi, pleurait ; un silence de mort régnait autour d'eux. Bientôt la jeune fille rapprocha sa chaise de son père et prit sa main sans prononcer un mot. Ils demeurèrent longtemps ainsi, plongés dans une profonde tristesse. Enfin, Lénora se leva et s'efforça de consoler son père par ses caresses. M. de Vlierbecke, comme s'il eût eu hâte de terminer son récit, reprit d'une voix plus libre : « Ce qui me reste à te dire, Lénora, n'est pas aussi triste que ce que tu viens d'entendre ; cela ne regarde que moi seul. Peut-être ferais-je bien de te le taire ; mais j'ai besoin d'une amie qui sache ce que j'ai souffert, qui connaisse tous mes secrets, et me permette de verser dans son cœur ce qui, depuis dix ans, est resté enseveli et caché. « Ta mère, mon unique soutien, m'était ravie ; je demeurais seul au Grinselhof avec toi, mon enfant, et avec ma promesse, une promesse faite devant Dieu à une mourante ! Que devais-je faire pour l'accomplir ? Abandonner mon patrimoine héréditaire, errer à l'aventure dans un pays étranger, travailler afin de gagner notre vie à tous deux ? C'était impossible ; c'eût été accepter sur-le-champ la misère pour toi. Je ne pouvais songer à ce moyen. Après de longues et pénibles méditations, il me sembla qu'un trait de lumière éclairait mon esprit, et je m'arrêtai plein d'espoir au seul projet dont la réalisation pouvait promettre, sinon à moi, du moins à mon enfant, un heureux avenir. « Je résolus de dissimuler notre indigence avec plus de soin que jamais, et de consacrer tous mes instants à enrichir ton intelligence. Dieu t'a libéralement douée de la beauté du corps, Lénora ; ton père voulut t'initier aux arts et aux sciences, et te donner, avec la connaissance du monde, la vertu, la piété, la modestie. Il voulut faire de toi, de l'âme comme du corps, une femme accomplie… Et il osa espérer que la noblesse de ton sang, les charmes de ton visage, les trésors de ton esprit et de ton cœur, pourraient compenser la dot qu'il ne pouvait te donner. Il se berçait de la pensée que tu parviendrais ainsi à faire un bon mariage qui te rendrait dans le monde, en partie du moins, le rang auquel ton origine semblait te donner droit. « Pendant dix ans, mon enfant, j'ai eu pour unique souci ton éducation et ton instruction. Ce que j'avais oublié ou ce que j'ignorais, je l'apprenais la nuit afin de pouvoir t'en faire part. Tandis que j'écartais de ton chemin, avec une religieuse sollicitude, tout chagrin et toute émotion triste, et que je te donnais, dans une certaine mesure, tout ce que semblait exiger notre apparente aisance ; tandis que le sourire continuel de mon visage te réjouissait sans cesse, la crainte, l'anxiété, la honte, rongeaient mon cœur à tout instant, et je comptais avec effroi les pas du temps qui me rapprochaient de plus en plus de l'heure fatale. Ah ! Lénora, faut-il te le dire ? j'ai souffert de la faim et soumis mon corps aux plus rudes privations. J'ai passé la moitié de mes nuits à un travail d'esclave, raccommodant mes vêtements, bêchant le jardin, apprenant et exerçant, dans les ténèbres, toute sorte de métiers, afin de cacher notre pauvreté à toi et aux autres. « Mais tout cela n'était rien ; dans le silence de la nuit, je n'avais à rougir devant personne. Le jour, il fallait me roidir sans cesse contre les humiliations, et, le cœur saignant, dévorer l'affront et l'insulte… » La jeune fille contemplait son père d'un œil humecté par les larmes de la pitié. M. de Vlierbecke étreignit sa main pour la consoler, et continua : « Ne sois pas triste, Lénora. Si la main du Seigneur me faisait de profondes blessures, chaque fois aussi, dans sa miséricorde, il me donnait le baume qui les guérit. Un seul sourire de ton doux visage suffisait pour faire monter de mon cœur vers le ciel une prière de reconnaissance. Toi, du moins, tu étais heureuse ; en cela, ma promesse était remplie. « Enfin, je crus que Dieu lui-même avait envoyé sur notre route quelqu'un qui te sauverait de la misère imminente. Une douce inclination se forma entre Gustave et toi. Un mariage paraissait devoir en être la conséquence. Dans ces circonstances, j'ai fait connaître à M. Denecker, lors de sa dernière visite, le déplorable état de mes affaires. Sur cette révélation, il s'est irrévocablement refusé à accéder au désir de son neveu. Comme si ce coup terrible, qui anéantissait mes plus chères espérances, n'eût pas suffi à m'accabler, j'appris presque en même temps que l'ami qui m'avait prêté quatre mille francs avec la faculté de renouveler chaque année mon obligation envers lui, était mort en Allemagne, et que les héritiers réclamaient le payement de la dette. J'ai parcouru toute la ville, sonné à toutes les portes amies, remué ciel et terre dans mon désespoir, pour échapper à cette dernière ignominie, tous mes efforts ont été infructueux. Demain peut-être, on affichera sur la porte du Grinselhof un placard annonçant la vente non seulement de tous nos biens, mais même du mobilier et des objets que le souvenir nous a rendus chers. Le point d'honneur exige que nous livrions à l'enchère publique tout ce qui a quelque valeur, afin que le montant de nos dettes soit couvert. Si le sort était assez bienveillant pour nous permettre de satisfaire tout le monde, ce serait en- core un grand bonheur dans notre misère, mon enfant. Ton sourire est si doux, Lénora ! La joie brille dans tes yeux ; cette ruine fatale ne t'attriste-t-elle donc pas ? » – C'est là ce qui vous fait dépérir, mon père ? Vous n'avez pas d'autre chagrin ? Votre cœur ne garde aucun secret ? demanda la jeune fille. – Aucun, mon enfant, tu sais tout. – Assurément, reprit Lénora gravement, un coup pareil, je le sais, serait considéré par d'autres comme un épouvantable malheur ; mais que peut-il sur nous ? Pourquoi vous-même parlez-vous avec tant de calme, mon père ? Pourquoi semblez-vous, comme moi, indifférent, à l'heure qu'il est, à l'inexorable arrêt du sort ? – Ah ! c'est parce que tu m'as rendu courage et confiance, Lénora ; c'est parce qu'après une si longue contrainte, je rentre franchement en pleine possession de ton amour ; c'est parce que tu me laisses espérer que tu ne seras pas trop malheureuse. Je ne sais ce que tu vas me répondre, noble enfant que Dieu m'a donnée comme un bouclier contre toutes les douleurs ! Eh bien, j'accepterai la ruine sans fléchir le front, et je me soumettrai avec résignation à la volonté de Dieu… Hélas ! poursuivit-il avec tristesse, qui sait cependant quelles souffrances nous sont réservées ! Errer par le monde, chercher loin de ceux qu'on aime et qu'on connaît un asile ignoré, gagner par le travail de ses mains le pain de chaque jour ! Tu ne sais pas, Lénora, combien il est amer, ce pain de misère ! La jeune fille frémit en voyant la tristesse redescendre comme un voile sombre sur le front de son père. Elle saisit ses mains avec effusion, et, le regard plongeant dans son regard, elle lui dit d'une voix suppliante : – Ah ! mon père, que le sourire du bonheur ne quitte pas votre visage ! Croyez-moi, nous serons heureux. Transportezvous en esprit dans la position qui nous attend. Qu'y a-t-il donc là de si effrayant ? Je suis adroite dans tous les ouvrages de femme ; et puis vous m'avez rendue assez savante pour que je puisse enseigner aux autres ce que je vous dois en fait d'arts et de sciences. Je serai forte et active pour nous deux. Dieu bénira mon travail. Nous voyez-vous, mon père, seuls dans une petite chambre bien coquette, en paix, le cœur tranquille, toujours ensemble, nous aimant l'un l'autre, défiant le sort, au-dessus de l'infortune, vivant dans le ciel que nous prépare notre commun sacrifice, dans le ciel d'un amour infini ? Ah ! il me semble que le vrai bonheur de l'âme va seulement commencer pour nous ! Et vous, mon père, pouvez-vous vous désoler encore, lorsqu'un bonheur nous sourit, un bonheur tel que peu d'hommes peuvent en jouir en ce monde ? M. de Vlierbecke contemplait sa fille avec ravissement ; cette voix enthousiaste, mais toujours douce, l'avait tellement ému, ce courage dont il pénétrait les nobles motifs lui inspirait une telle admiration, que d'heureuses larmes remplirent ses yeux. D'une main, il attira Lénora sur son sein ; il posa l'autre main sur ce front chéri, et son regard s'éleva vers le ciel dans une religieuse extase. Il demeura ainsi, sans parole, les yeux élevés vers Dieu. Une prière recueillie, une bénédiction pour son enfant, un remercîment plein d'effusion, montaient de son cœur, comme la flamme sacrée de l'autel, vers le trône de celui qui lui avait donné l'angélique Lénora. VIII Un jour ou deux après, comme M. de Vlierbecke l'avait dit à Lénora, l'annonce de la vente de tous ses biens fut insérée dans les journaux et affichée partout, en ville et dans les communes environnantes. L'affaire fit un certain bruit, et chacun s'étonna de la ruine du gentilhomme, qu'on avait cru si riche et si avare. Comme la vente était annoncée pour cause de départ, on n'eût pu en deviner le véritable motif, si de la ville n'était venue la nouvelle que M. de Vlierbecke s'y était résolu pour payer ses dettes, et qu'il était tombé dans la dernière misère. La cause même de son malheur, c'est-à-dire le secours qu'il avait prêté à son frère, était connue, bien qu'on n'en sût pas les circonstances particulières. Depuis le placement des affiches, le gentilhomme vivait encore plus retiré, afin d'éviter toute explication. Il attendait avec résignation l'époque de la vente ; et, bien que le chagrin fît souvent effort pour s'emparer de son âme, il trouvait dans les encouragements incessants de sa fille la force de voir arriver le jour fatal avec une sorte d'orgueil. Sur ces entrefaites, il avait reçu de Rome une lettre de Gustave, lettre qui contenait en même temps quelques lignes pour sa fille. Le jeune homme annonçait que l'absence avait rendu plus vive que jamais son affection pour Lénora, et que sa seule consolation était l'espoir de pouvoir un jour lui être uni par les liens du mariage. Mais, d'un autre côté, sa lettre n'était pas aussi encourageante : il y disait, en se plaignant tristement que tous ses efforts pour amener son oncle à changer de résolution étaient jusque là demeurés vains. M. de Vlierbecke ne dissimula pas à Lénora qu'il n'avait plus aucun espoir dans la possibilité de son union avec Gustave, et qu'il serait sage à elle-même d'oublier ce malheureux amour pour ne pas se préparer de nouveaux chagrins. Maintenant que la pauvreté de son père était publiquement connue, Lénora elle-même était convaincue qu'il lui fallait renoncer à toute espérance ; cependant elle se sentait heureuse et fortifiée par la pensée que Gustave l'aimait encore, que celui dont le souvenir et l'image remplissaient son cœur songeait toujours à elle et gémissait de son absence ! Elle aussi tenait fidèlement ses promesses : que de fois elle prononçait dans la solitude le nom de son bien-aimé ! que de soupirs s'échappaient de son sein sous le catalpa, comme si elle eût voulu confier au zéphir la mission de porter vers des climats plus doux les vœux de son âme ! Elle redisait seule ses plus tendres aveux, et, dans ses promenades rêveuses sous l'ombrage des chemins préférés, elle s'arrêtait à chaque endroit où un mot, un serrement de main, un regard de lui l'avait émue… Comme si tous les malheurs qui pouvaient briser le cœur du gentilhomme devaient l'accabler à la fois, il reçut d'Amérique la nouvelle de la mort de son frère. L'infortuné avait succombé à une cruelle maladie de langueur, dans les déserts qui s'étendent au delà de la baie d'Hudson. M. de Vlierbecke pleura pendant quelques jours la perte d'un frère tendrement aimé ; mais son esprit se détourna forcément de ce malheur pour se reporter sur la décision imminente de son propre sort… Enfin le jour de la vente arriva. De bon matin, le Grinselhof fut envahi par toute sorte de gens qui, mus par la curiosité ou par le désir d'acheter, parcoururent toutes les chambres de l'habitation de M. de Vlierbecke pour visiter le mobilier et estimer dans leur for intérieur la valeur de chaque objet. L'infortuné gentilhomme avait fait transporter et disposer dans les plus grandes pièces tous les objets susceptibles d'être vendus. Aidé de sa fille, il avait passé toute la nuit précédente à nettoyer ceux-ci et à les mettre en bon état, afin que les amateurs en offrissent le prix le plus avantageux. Ce soin ne lui avait pas été inspiré par l'intérêt personnel ; car, les biens-fonds ayant été vendus quelques jours auparavant très désavantageusement, il lui était démontré que la vente totale de son avoir ne pourrait en aucun cas dépasser le montant de ses dettes. C'était un sentiment de probité qui avait poussé le gentilhomme à sacrifier le repos de la nuit à l'intérêt de ses créanciers, afin de diminuer autant que possible leurs pertes. Probablement que M. de Vlierbecke avait le dessein de ne pas prolonger son séjour au Grinselhof après la vente ; car, parmi les lots exposés aux enchères, on pouvait remarquer deux garnitures complètes de lit et une grande quantité de vêtements appartenant à lui ou à sa fille. Lénora s'était rendue de bonne heure à la ferme et y attendait que tout fût fini. À dix heures, la salle où devait commencer la vente était remplie de monde ; des gentilshommes et de nobles dames s'y trouvaient mêlés aux fripiers et aux usuriers, que l'espoir de faire de bons marchés avait attirés de la ville ; il y avait des paysans discourant à voix basse et avec surprise sur la ruine de M. de Vlierbecke ; il y avait même des gens qui riaient à gorge déployée, et s'égayaient par toute sorte de plaisanteries en attendant que le notaire donnât lecture des conditions de la vente. Celle-ci commença une demi-heure après. Le garde champêtre était debout sur une table, à titre de crieur ; le notaire mettait à prix une belle armoire, lorsque apparut M. de Vlierbecke lui-même, qui vint se placer près de la table aux enchères. Son apparition causa un mouvement général parmi les spectateurs ; les têtes se rapprochèrent, on se mit à chuchoter ; on considérait le gentilhomme déchu avec une sorte de curiosité insolente à laquelle se mêlait, chez quelques-uns des assistants, un sentiment de pitié ; chez la plupart, on ne remarquait qu'indifférence et raillerie. Cette attitude malveillante de l'assemblée ne dura qu'un instant ; bientôt le ferme et imposant visage du gentilhomme inspira à tous le respect et l'admiration. Il était pauvre, la fortune l'avait frappé matériellement ; mais, dans son mâle regard, dans ses traits calmes rayonnait une âme indépendante et courageuse à laquelle l'infortune ne semblait rien avoir ôté de sa grandeur ni de sa noble fierté. Cependant le notaire continua la vente, aidé dans l'appréciation des objets par M. de Vlierbecke, qui donnait des renseignements sur leur origine, leur antiquité et leur juste valeur. De temps en temps, quelque gentilhomme du voisinage, qui s'était trouvé autrefois en relation avec le père de Lénora, s'approchait de lui pour lui parler de son malheur ; mais il échappait par d'adroites réponses à ces consolations indiscrètes, il s'exprimait si librement, il demeurait tellement maître de lui, qu'on ne trouvait pas l'occasion de lui témoigner une inutile compassion. Bien plus, il y avait dans son attitude et dans ses gestes quelque chose de si élevé et de si grand, qu'on ne le quittait pas sans une respectueuse émotion. Si le visage de M. de Vlierbecke était calme, si dans son regard brillait une invincible force d'âme et un haut sentiment de sa propre dignité, son cœur était déchiré par les plus cuisantes douleurs. Tout ce qui avait appartenu à ses ancêtres, des objets qui portaient les armes de sa famille et qui depuis deux ou trois siècles y étaient religieusement conservés, tout cela, il le voyait vendre à vil prix et passer dans les mains des usuriers. À mesure que ces reliques historiques apparaissaient sur la table, les annales de son illustre race se déroulaient sous les yeux du gentilhomme : cruelle épreuve où il lui semblait que chaque objet arrachât un souvenir de son cœur saignant… La vente touchait à sa fin lorsqu'on détacha du mur, pour les mettre aux enchères, les portraits des hommes éminents qui avaient porté le nom de Vlierbecke. Le premier – celui du héros de Saint-Quentin – fut adjugé à un vieux fripier pour un peu plus de trois francs ! Il y avait dans la vente de ce portrait et dans le prix dérisoire qu'on en avait donné une si amère ironie pour le gentilhomme, que, pour la première fois, le supplice qui torturait son âme se fit jour sur son visage. Il baissa les yeux et s'abîma dans de sombres et pénibles réflexions ; après quoi, il releva le front, et, en proie à une vive émotion, il quitta la salle pour ne pas être présent à la vente des autres portraits… Le soleil n'avait plus à fournir que le quart de sa course quotidienne pour atteindre l'horizon. Au Grinselhof, un silence de mort a remplacé la foule avide des brocanteurs ; il n'y a plus personne dans les chemins solitaires du jardin ; la porte est refermée, tout est rentré dans le calme accoutumé : on dirait que rien ne s'est passé dans ces lieux. La porte de l'habitation de M, de Vlierbecke s'ouvre ; deux personnes paraissent sur le seuil : un homme déjà avancé en âge et une jeune fille. Ils portent tous deux un petit paquet à la main et semblent prêts à se mettre en voyage. Il est difficile sous ces humbles vêtements de reconnaître M. de Vlierbecke et sa fille ; on ne s'en douterait même pas, et pourtant ce sont eux. On voit qu'ils ont fait effort pour se dépouiller des dehors de l'aisance et pour prendre l'humble extérieur de la pauvreté. Lénora porte une robe d'indienne de couleur sombre ; elle est coiffée d'un bonnet, et son cou est entouré d'un petit fichu carré ; on ne voit pas ses cheveux, soit parce que le bonnet les cache, soit parce qu'ils sont tombés sous les ciseaux. Le gentilhomme est revêtu d'une redingote de drap noir boutonnée jusqu'au-dessus du menton, et coiffé d'une casquette dont la large visière dissimule presque entièrement ses traits. Cependant, ces vêtements, malgré leur simplicité, ne manquent pas d'une certaine distinction. Quelques efforts qu'aient faits ceux qui les portent pour dissimuler leur ancienne condition, il reste dans leur démarche, et dans la manière même de porter leur modeste costume quelque chose d'indéfinissable, mais qui révèle clairement un rang élevé. Les traits du père ne sont pas altérés ; mais il est impossible de dire s'ils trahissent la joie, l'indifférence ou la douleur. Lénora semble forte et résolue, bien qu'elle quitte le lieu de sa naissance et se sépare pour toujours de tout ce qu'elle a aimé depuis son enfance, – de ces arbres séculaires à l'épais feuillage, sous l'ombre desquels le premier sentiment d'amour s'est éveillé dans son sein ému, de ce catalpa si cher au pied duquel le timide aveu de Gustave vint frapper son oreille comme une parole du ciel… Oui, elle est forte et courageuse, bien que ce solennel adieu remplisse son âme d'une amère tristesse. Mais elle doit soutenir son père souffrant, elle doit épier sur son visage toutes les émotions qui agitent son cœur, elle doit veiller sur ce cœur comme une sentinelle attentive, pour repousser par son énergie et ses témoignages d'affection le chagrin qui veut s'en emparer. Voilà pourquoi son regard est si limpide et si doux quand il s'efforce de rencontrer celui de son père. Le père et la fille se dirigent à pas lents vers la ferme. Ils y entrent pour prendre congé du fermier et de sa femme. Cette dernière se trouvait seule avec sa servante dans la chambre d'en bas. – Mère Beth, dit le gentilhomme d'un ton calme et bienveillant, nous venons vous dire adieu. La fermière, le cœur saisi d'une douloureuse anxiété, examina un instant les deux voyageurs, contempla avec un pénible étonnement leur costume, et, portant son tablier à ses yeux, elle sortit en gémissant par la porte de derrière. La servante posa sa tête sur l'appui de la fenêtre, et se mit à sangloter tout haut, malgré tous les efforts de Lénora, qui s'était approchée d'elle pour la consoler. Bientôt la fermière reparut avec son mari, qu'elle était allée chercher dans la grange. – Hélas ! c'est donc vrai, monsieur, dit le fermier d'une voix étouffée, vous quittez le Grinselhof ? Et nous ne vous reverrons peut-être jamais ! – Allons, bonne mère Beth, dit le gentilhomme en prenant la main de la fermière, ne pleurez pas pour cela. Vous voyez bien que nous supportons notre sort avec résignation. La pauvre femme leva la tête, jeta encore un regard sur les vêtements de ses anciens maîtres, et recommença à pleurer plus fort sans qu'il lui fût possible d'articuler un mot. Depuis un instant, le fermier réfléchissait, les yeux fixés sur le sol. Tout à coup il dit au gentilhomme d'un ton résolu : – Je vous en prie, monsieur, permettez-moi de vous dire quelques mots… à vous seul ! M. de Vlierbecke le suivit dans la pièce voisine. Le fermier ferma soigneusement les portes, et dit en hésitant : – Monsieur, je n'ose presque pas vous dire ma demande ; me pardonnerez-vous si elle vous déplaît ? – Parlez franchement, mon ami, répondit le gentilhomme avec un affable sourire. – Voyez-vous bien, monsieur, balbutia le laboureur ému, tout ce que j'ai gagné, je vous en suis redevable. Quand j'ai pris notre Beth pour femme, nous n'avions rien, et pourtant, dans votre bonté, vous nous avez donné cette ferme pour un petit fermage. Par la grâce de Dieu et votre protection, nous avons marché en avant. Et vous, au contraire, vous, notre bienfaiteur, vous êtes malheureux ; vous allez errer au hasard, le bon Dieu sait où !… Peut-être souffrirez-vous misère et privations. Cela ne doit pas être ; je me le reprocherais toute ma vie et ne m'en consolerais jamais. Ah ! monsieur, tout ce que je possède est à votre service… M. de Vlierbecke pressa d'une main tremblante la main du fermier, et dit avec émotion : – Vous êtes un brave homme, je suis heureux de vous avoir protégé ; mais renoncez à votre projet, mon ami ; gardez ce que vous avez gagné à la sueur de votre front. Ne vous inquiétez pas de nous ; avec l'aide de Dieu, nous trouverons une vie supportable… – Oh ! monsieur, dit le fermier d'une voix suppliante et en joignant les mains, ne repoussez pas le léger secours que je vous offre ! Il ouvrit une armoire et montra un petit tas de pièces d'argent. – Voyez, dit-il, ce n'est pas encore la centième partie du bien que vous nous avez fait. Accordez-moi la grâce que j'implore de votre générosité. Prenez cet argent ; s'il peut vous épargner une seule souffrance, j'en remercierai Dieu tous les jours de ma vie. Des larmes d'attendrissement remplirent les yeux du gentilhomme, et ce fut d'une voix altérée qu'il répondit : – Merci, mon ami ; je dois refuser ; toute instance serait inutile. Quittons cette chambre. – Mais, monsieur, s'écria le fermier avec désespoir, où allez-vous donc ? Pour l'amour de Dieu, dites-le-moi. – Cela m'est impossible, répondit M. de Vlierbecke ; je ne le sais pas moi-même. Et, quand même je le saurais, la prudence m'ordonnerait de ne pas le dire. À peine avait-il prononcé ces paroles, qu'il rentra dans l'autre pièce. Il trouva tout le monde et même sa fille fondant en larmes. Celle-ci s'était jetée au cou de la fermière, tandis que la servante portait en pleurant sa main à ses lèvres. Le gentilhomme comprit qu'il fallait mettre fin à cette pénible scène. Il dit à sa fille quelques paroles empreintes d'une mâle énergie, et Lénora parut sortir d'un triste songe. Il y eut encore des serrements de mains fiévreux ; on échangea le dernier baiser d'adieu ; après quoi, le père et la fille, reprenant en main leur petit paquet, franchirent le pont du Grinselhof et entrèrent dans la bruyère. Longtemps les gens de la ferme les suivirent des yeux, en pleurant, jusqu'à ce qu'ils eussent disparu derrière un massif de chênes. M. de Vlierbecke avait suivi, sans parler, le chemin qui traversait la bruyère jusqu'à une hauteur au delà de laquelle un épais bois de sapins masquait l'horizon. Il savait qu'aussitôt qu'il serait entré dans ce bois le Grinselhof échapperait à ses regards. Il s'arrêta et se retourna lentement. Il contempla encore une fois ce lieu, berceau de ses ancêtres et de lui-même. Ce qui se passa en cet instant dans son âme dut être déchirant, car Lénora frémit en voyant l'altération de sa physionomie ; cependant, elle ne se sentit pas la force de troubler cette douleur solennelle. Enfin, deux grosses larmes coulèrent sur les joues du gentilhomme. Alors Lénora lui sauta au cou, essuya ces larmes sous des baisers, et l'entraîna par la main, en lui adressant mille paroles consolatrices. Bientôt ils disparurent dans le sentier tortueux qui s'enfonçait, en serpentant, dans les sombres profondeurs du bois. IX À peine M. de Vlierbecke était-il parti depuis huit jours, qu'il arriva d'Italie une lettre pour lui. Le facteur voulut savoir du fermier où l'ancien propriétaire du Grinselhof avait fixé sa demeure ; mais il ne put obtenir aucun renseignement sur ce point, personne ne sachant où M. de Vlierbecke et sa fille s'étaient rendus. Les informations prises auprès du notaire demeurèrent également sans résultat. L'administration des postes mit au rebut cette première lettre, de même que trois ou quatre autres qui la suivirent, venant toujours d'Italie ; personne ne s'inquiéta davantage du sort du malheureux gentilhomme, à l'exception du seul fermier du Grinselhof, qui, le vendredi, au marché, demandait toujours aux paysans des autres villages s'ils n'avaient pas vu son ancien maître ; mais personne ne pouvait lui en donner la moindre nouvelle. Près de quatre mois s'étaient écoulés lorsque, par une certaine matinée, une riche chaise de poste s'arrêta devant la maison du notaire. La portière s'ouvrit. Un jeune homme, en habit de voyage, s'élança hors de la voiture, et entra précipitamment dans la maison. – Monsieur le notaire ? demanda-t-il d'une voix impatiente au domestique. Celui-ci s'excusa en disant que son maître ne serait visible que dans quelques instants ; il introduisit ensuite l'étranger dans une chambre, lui présenta un siège et le pria d'attendre un moment ; après quoi, il disparut. Le jeune homme eut l'air très contrarié de ce retard et s'assit en murmurant. Son visage avait une expression de tristesse ; ses yeux se baissèrent vers le parquet, et il parut s'absorber tout entier dans de profondes réflexions. Peu à peu, néanmoins, ses traits s'éclaircirent ; un doux sourire vint errer sur ses lèvres. Il releva le front et se dit à lui-même, tandis que son regard étincelait de joie : – Ah ! comme le désir fait battre mon cœur ! Qu'elle est douce l'espérance, la certitude qu'aujourd'hui même je la reverrai ; qu'aujourd'hui même je la récompenserai de sa constance et lui offrirai le dédommagement de six mois de souffrances ; qu'aujourd'hui même, à genoux devant elle, je pourrai lui dire : « Lénora, Lénora, ma douce fiancée, voici le consentement à notre mariage ! Je t'apporte la richesse, l'amour, le bonheur ! Je reviens avec la volonté et le pouvoir de rendre douce la vieillesse de ton père ; je reviens pour vivre avec vous deux dans ce paradis qui nous était promis… Ô ma bien-aimée, presse-moi dans tes bras, accepte mon baiser de retour, je suis ton fiancé ; rien sur la terre ne peut nous séparer… Viens, viens ! qu'un même embrassement, qu'un même lien éternel unisse le père et ses enfants ! Ah ! oui, je sens nos âmes consumées par un même désir, par une même aspiration : aimer ! Oh ! merci, merci, mon Dieu ! » En prononçant ces paroles, emporté par la contemplation du bonheur qui lui était promis, il avait quitté son siège pour donner à son corps une liberté de mouvement en harmonie avec l'ardente agitation de son âme. Un bruit qu'il crut entendre à la porte de la chambre le rappela à la conscience de lui-même. Il comprima son émotion, et sa physionomie prit une expression plus calme, mais toujours souriante. Peu d'instants après, il retomba dans une profonde méditation ; un autre sentiment devait s'être emparé de son cœur, car il fut saisi d'un léger tremblement, et l'anxiété se peignit sur ses traits. – Mais si je me trompais ? murmura-t-il en soupirant. Mes lettres sont restées sans réponse ; n'est-on pas demeuré insensible à mes prières et à mes larmes ? Et Lénora… Il s'arrêta immobile, la main appuyée sur le front. Mais il repoussa soudain la sombre pensée et dit avec une conviction enthousiaste : – Arrière, arrière, la défiance qui veut, comme un serpent, se glisser dans mon cœur ! Lénora m'oublier, me repousser ? Non, non, ce n'est pas possible ! Ne m'a-t-elle pas dit : « Notre amour est éternel, impérissable » ? les lèvres de Lénora peuvent-elles mentir ? un cœur comme le sien peut-il être infidèle et traître ? Ah ! silence, silence ! tu la calomnies ! À peine avait-il prononcé ces derniers mots avec énergie, que la porte s'ouvrit. Le jeune homme dissimula son émotion, et alla au-devant du notaire. Celui-ci entra cérémonieusement, prêt à mesurer ses paroles et son attitude sur la position de son visiteur ; mais il eut à peine reconnu le jeune homme, qu'un sourire ouvert et amical parut sur son visage ; il alla vers Gustave en lui tendant la main et lui dit : – Bonjour, bonjour, monsieur Gustave. Je vous attendais depuis quelques jours déjà, et suis vraiment heureux de vous revoir. Nous aurons sans doute à régler ensemble quelques affaires d'importance ; je vous suis reconnaissant de ce que vous voulez bien m'accorder votre confiance. Et, à propos, qu'advient-il de la succession ? Y a-t-il un testament ? Gustave parut attristé par un souvenir. Tandis qu'il portait la main à sa poche et tirait d'un portefeuille quelques papiers, ses traits exprimaient une douleur sincère. Le notaire s'en aperçut et ajouta : – Je suis peiné, monsieur, de la perte que vous avez faite. Votre excellent oncle était mon ami, et je déplore sa mort plus que qui que ce soit. Dieu l'a retiré du monde lorsqu'il était loin de son pays ; c'est un grand malheur, mais tel est le sort de l'homme. Il faut se consoler par la pensée que nous sommes tous mortels. Mais votre oncle avait pour vous une affection particulière, monsieur ; il ne vous a sans doute pas oublié dans ses dernières dispositions ? – Veuillez voir par vous-même combien il m'aimait, répondit le jeune homme en posant sur la table une liasse de papiers. Le notaire se mit à les parcourir. Assurément ce qu'il y vit dut le surprendre, car son visage trahit une joyeuse stupéfaction. Pendant ce temps, Gustave, les yeux baissés, se trouvait dans une agitation qui témoignait d'une vive impatience. Au bout d'un instant, le notaire se leva, et, d'une voix respectueuse : – Permettez-moi, dit-il, de vous féliciter, monsieur Denecker ; ces pièces sont régulières et inattaquables légalement. Légataire universel ! Mais savez-vous bien tout, monsieur ? Vous êtes plus que millionnaire ! – Nous parlerons de cela une autre fois, dit Gustave en l'interrompant. Si je me suis rendu chez vous immédiatement, c'est parce que j'ai à demander un service à votre obligeance. – Parlez, monsieur ! – Vous êtes le notaire de M. de Vlierbecke ? – Pour vous servir. – J'ai appris par feu mon oncle que M. de Vlierbecke est tombé dans l'indigence. J'ai des raisons pour désirer que son malheur ne se prolonge pas. – Monsieur, dit le notaire, je suppose qu'il s'agit d'un bienfait… Il ne pourrait, en effet, être mieux placé ; je sais comment M. de Vlierbecke a été poussé à sa ruine et ce qu'il a souffert. C'est une victime de sa générosité et de sa probité. Peut-être même a-t-il porté ces vertus jusqu'à l'imprudence et à la folie ; mais il n'en est pas moins certain qu'il méritait un meilleur sort. – Eh bien, monsieur le notaire, je voudrais que vous eussiez la bonté de me dire, avec les moindres détails, ce qu'il faudrait faire pour secourir M. de Vlierbecke, sans blesser sa dignité. Je connais l'état de ses affaires : mon oncle m'en a dit assez sur ce point. Il y a, entre autres dettes, une obligation de quatre mille francs au profit des héritiers de Hoogebaen. Je désire posséder sur-le-champ cette obligation, dussé-je la payer dix fois ce qu'elle vaut. Le notaire regarda le jeune Denecker avec un étonnement visible et sans répondre. Gustave demanda avec anxiété : – Pourquoi cette question vous déconcerte-t-elle ? Vous me faites trembler ! – Je ne comprends pas votre émotion, dit le notaire, mais j'ai lieu de croire que la nouvelle que j'ai à vous apprendre vous affligera profondément. J'ose à peine parler. Si mes prévisions sont fondées, je vous plains à bon droit, monsieur. – Que dites-vous, mon Dieu ! s'écria Gustave avec effroi. Expliquez-vous ; la mort a-t-elle visité le Grinselhof ? Hélas ! la seule espérance de ma vie est-elle anéantie ? – Non, non ! dit le notaire avec précipitation. Ne tremblez pas ainsi ; ils vivent tous deux ; mais un grand malheur les a frappés… – Eh bien ?… eh bien ?… dit le jeune homme, en proie à une fiévreuse angoisse. – Soyez calme, reprit le notaire. Asseyez-vous et écoutez, monsieur ; cela n'est pas aussi terrible que vous le pensez, puisque votre fortune vous permet, en tous cas, d'adoucir leur misère. – Ah ! Dieu soit loué ! s'écria Gustave avec joie ; mais, je vous en conjure, monsieur le notaire, hâtez-vous, rassurez-moi ; votre lenteur me met à la torture. – Sachez donc que la lettre de change en question est échue pendant votre absence. M. de Vlierbecke a, durant plusieurs mois, fait d'inutiles efforts dans le but de trouver l'argent nécessaire pour y faire honneur. D'un autre côté, ses propriétés étaient grevées de rentes au service desquelles elles ne pouvaient suffire. Pour échapper à la honte d'une aliénation forcée, M. de Vlierbecke a fait exposer en vente publique tous ses biens et jusqu'à son mobilier. Le produit atteignit à peu près le montant des dettes ; chacun a été satisfait, grâce à la noble et loyale conduite de M. de Vlierbecke, qui s'est plongé dans la plus extrême misère pour faire honneur à son nom. – Ainsi, M. de Vlierbecke habite le château de sa famille à titre de locataire ? – Pas du tout, il l'a quitté. – Et quelle résidence a-t-il choisie ? Je veux le voir et lui parler aujourd'hui même. – Je ne le sais pas. – Comment, vous ne le savez pas ? – Personne ne le sait : ils ont quitté la province sans informer qui que ce soit de leurs projets. – Ciel ! que dites-vous ? s'écria Gustave dans une profonde consternation. Je serais forcé de vivre plus longtemps encore loin d'eux ? Ne pas savoir ce qu'ils sont devenus ! Ah ! je tremble ; une affreuse anxiété m'oppresse. Ainsi, vous ne pouvez m'indiquer leur demeure ? Personne, personne ne sait où ils sont ? – Personne, répliqua le notaire. Le soir même de la vente, M. de Vlierbecke a quitté le Grinselhof à pied, et a suivi dans la bruyère un chemin inconnu. J'ai fait, depuis, quelques démarches pour découvrir son domicile, mais toujours sans le moindre résultat. À cette triste nouvelle, le jeune homme fut pris d'un tremblement nerveux et pâlit visiblement ; désespéré, il porta convulsivement les mains à son front comme s'il eût voulu cacher deux grosses larmes qui coulaient de ses yeux. Ce que le notaire lui avait dit auparavant sur le malheur du père de Lénora, quoique affectant douloureusement son cœur, l'avait moins frappé, parce qu'il connaissait déjà sa misère ; mais la certitude de ne pouvoir immédiatement revoir sa bien-aimée et l'arracher à sa triste position, accablait son cœur d'un morne chagrin, tandis que le doute même sur son sort le faisait trembler dans la crainte de malheurs plus grands. Le notaire, l'œil fixé sur le jeune homme, haussait les épaules de temps en temps, et son visage avait pris une expression de pitié. Enfin, il dit d'un ton consolant : – Vous êtes jeune, monsieur, et, selon l'habitude de votre âge, vous exagérez joie et douleur. Votre désespoir n'est pas fondé ; il est facile, au temps où nous vivons, de découvrir les gens que l'on veut bien rechercher. Avec un peu d'argent et de l'activité on est à peu près sûr d'avoir, en peu de jours, des renseignements sur le domicile de M. de Vlierbecke, quand même il habiterait un pays étranger. Si vous voulez me charger des recherches, je n'épargnerai ni temps ni peine pour vous donner, dans un bref délai, des nouvelles satisfaisantes. Gustave arrêta sur le notaire un œil plein d'espoir, lui serra la main, et lui dit avec un sourire où se reflétait sa reconnaissance : – Rendez-moi cet inestimable service, monsieur le notaire ; n'épargnez pas l'argent ; remuez ciel et terre, s'il le faut ; mais, au nom de Dieu, faites que je sache, et que je sache bientôt, où se sont retirés M. de Vlierbecke et sa fille. Il m'est impossible de vous dire quelles souffrances déchirent mon cœur et combien est ardent le désir que j'ai de les retrouver. Soyez sûr que la première bonne nouvelle que vous me donnerez me sera plus douce que si vous me rendiez la vie. – Ne craignez rien, monsieur ; pour vous être agréable, mes clercs écriront toute la nuit des lettres à ce sujet. Demain, je me rendrai de bonne heure à Bruxelles, et j'y réclamerai le secours de l'administration de la sûreté publique. Du moment où vous me permettez de n'épargner aucuns frais, cela ira de soimême. – Moi, de mon côté, je mettrai à contribution les nombreux correspondants de notre maison de commerce, et ferai d'incessants efforts pour les découvrir, dussé-je moi-même entreprendre pour cela de longs voyages. – Reprenez donc courage, monsieur Denecker, dit le notaire ; je ne doute pas qu'en peu de temps nous n'atteignions notre but. Maintenant que vous êtes assuré de mes bons offices, il me serait agréable que vous me permissiez de causer un instant avec vous tranquillement et sérieusement. Je n'ai pas le droit de vous demander quels sont vos projets, et moins encore le droit de supposer que ces projets puissent être autres que respectables de tout point. Votre dessein est donc d'épouser mademoiselle Lénora ? – C'est mon dessein immuable ! répondit le jeune homme. – Immuable ? reprit le notaire. Soit ! Mais la confiance que m'a toujours témoignée votre vénérable oncle et mon titre de notaire m'imposent le devoir de vous mettre sous les yeux, avec sang-froid, ce que vous allez faire. Vous êtes millionnaire, vous portez un nom qui, dans le commerce, représente à lui seul un important capital. M. de Vlierbecke ne possède rien ; sa ruine est connue de tous, et le monde, injuste ou non, condamne le gentilhomme ruiné à l'ignominie et au mépris. Avec votre fortune, votre jeunesse, votre extérieur, vous pouvez obtenir la main d'une opulente héritière et doubler vos revenus. Gustave avait écouté les premiers mots de cette tirade avec une impatience pénible ; mais bientôt il avait détourné les yeux pour songer à d'autres choses. Il se retourna tout à coup vers le notaire, interrompit son discours et répondit d'un ton bref : – C'est bien, vous faites votre devoir ; je vous remercie ; mais assez là-dessus. Dites-moi, à qui appartient le Grinselhof aujourd'hui ? Le notaire parut plus ou moins déconcerté de l'interruption et du peu d'effet de ses conseils ; cependant, il dissimula son dépit dans un malin sourire, et répondit : – Je vois que monsieur a pris une ferme résolution ; qu'il fasse donc selon sa volonté. Le Grinselhof a été acheté par les créanciers hypothécaires, attendu qu'il est resté avec ses dépendances manifestement au-dessous de sa valeur. – Qui l'habite ? – Il est resté inhabité. On ne va pas à la campagne en hiver. – Ainsi, on pourrait le racheter aux propriétaires ? – Sans doute ; je suis même chargé de l'offrir de la main à la main pour le montant des hypothèques… – Le Grinselhof m'appartient ! s'écria Gustave. Veuillez, monsieur le notaire, en donner immédiatement avis aux propriétaires. – C'est bien, monsieur ; considérez dès maintenant le Grinselhof comme votre propriété. Si vous avez le désir de le visiter, vous trouverez les clefs chez le fermier. Gustave prit son chapeau, et, se disposant à quitter le notaire, il lui serra la main avec une véritable cordialité : – Je suis las et ai besoin de repos ; mon âme a été trop fortement secouée par la triste nouvelle que vous m'avez apprise. Dieu vous aide, monsieur le notaire ! et commencez sans retard à remplir votre promesse ; ma reconnaissance dépassera tout ce que vous pouvez imaginer. Adieu ; à demain ! Gustave s'éloigna, la tristesse dans le cœur et gémissant du coup imprévu qui venait de l'atteindre si douloureusement. X Depuis longtemps déjà, le doux printemps a dépouillé la terre des voiles funèbres de l'hiver et rendu à toute la création une vie nouvelle et de nouvelles forces. Le Grinselhof aussi a repris toute la magnificence de sa sauvage et libre nature ; les chênes majestueux déploient leur vaste dôme de verdure, les rosiers des Alpes sont en pleine floraison, le seringa charge l'air de senteurs parfumées, les oiseaux chantent joyeusement leurs amours, les hannetons volent en bourdonnant, le soleil rajeuni inonde de ses chauds rayons les teintes délicates de la végétation renaissante… Rien ne semble changé au Grinselhof : ses chemins sont toujours déserts, et morne est le silence qui règne sous ses ombrages ; pourtant, autour de l'habitation même, il y a plus de mouvement et de vie qu'autrefois. Deux domestiques y sont occupés à laver une magnifique voiture et à en enlever la poussière et la boue ; on entend dans l'écurie hennir et piétiner des chevaux. Une jeune servante, debout sur le seuil, rit et jase avec les domestiques. Tout à coup, le timbre clair et argentin d'une sonnette retentit dans l'intérieur de la maison ; la jeune fille rentre précipitamment en disant d'une voix effrayée : – Ah ! mon Dieu, monsieur qui demande son déjeuner : il n'est pas prêt ! Cependant, un instant après, elle monte l'escalier portant le déjeuner sur un plat magnifique ; elle entre dans un salon du premier étage, et dépose silencieusement le plat sur une table, devant un jeune homme qui semble absorbé dans ses pensées. La servante quitte la place, toujours sans mot dire. Le jeune homme sort de sa rêverie, et se met à déjeuner d'un air distrait ; il paraît ne pas savoir ce qu'il fait. Le mobilier qui garnit la salle offre des contrastes singuliers : tandis que certains objets, remarquables par leur richesse et l'élégance de leur forme, se font reconnaître pour des produits du dernier goût, à côté se trouvent des sièges, des bahuts, des armoires, dont la sombre couleur brune et les sculptures roides et tourmentées accusent une haute antiquité ; il en est même, dans le nombre, qui ont visiblement défié les atteintes du temps pendant trois ou quatre siècles. Aux murailles sont suspendus de nombreux tableaux enfumés dont les cadres poudreux et souillés ont perdu tout éclat. Ce sont des portraits de guerriers, d'hommes d'État, d'abbés et de prélats. Ces portraits portent les armoiries de la maison de Vlierbecke ; plusieurs autres objets sont marqués du même signe distinctif. On sait cependant que jadis eut lieu à Grinselhof une vente publique qui dispersa entre les mains d'une foule de gens tout ce qui appartenait à M. de Vlierbecke. Comment se fait-il que ces portraits soient revenus à cette place qu'ils semblaient avoir abandonnée pour jamais ? Le jeune homme se lève de table toujours distrait ; il parcourt la salle à pas lents, s'arrête, contemple les portraits d'un regard attristé, reprend sa marche, couvre ses yeux de la main, comme pour creuser plus avant sa pensée, et s'approche d'une cassette antique posée sur une encoignure. Il l'ouvre avec une apparente indifférence et en tire quelques modestes bijoux, une paire de boucles d'oreilles et un collier de corail rouge. Il considère longtemps ces objets avec un sourire doux mais triste ; un long soupir s'échappe de sa poitrine, ses yeux se lèvent vers le ciel, comme pour y porter une plainte, et sa main renferme soigneusement les bijoux dans la cassette. Il quitte la salle, descend l'escalier et gagne la cour. Domestiques et servantes saluent sur son passage ; il leur répond par une muette inclination de tête, et disparaît dans le plus sombre sentier du jardin. Il s'arrête au pied d'un châtaignier sauvage et croise les bras sur sa poitrine ; ses lèvres balbutient des paroles incompréhensibles ; mais peu à peu sa voix devient distincte. – C'est ici, se dit-il, que, pour la première fois, l'aveu solennel est tombé de sa bouche virginale. Une pudique rougeur colorait son front ; confuse, elle baissait les yeux et sa douce voix murmurait les ravissantes paroles de l'amour… Et moi, ému, troublé, le cœur inondé d'une indicible félicité, j'étais à côté d'elle, tremblant comme si l'immensité de mon bonheur m'eût fait peur ! Ô toi dont le feuillage a si souvent recueilli les sons de sa douce voix, toi, témoin des pures aspirations de nos cœurs, le printemps a rendu à ton front une jeune et verdoyante couronne ; mais, à ton pied, joies et bonheur ne sont pas revenus. Les tristes gémissements d'un cœur souffrant montent seuls vers toi ; tout est morne et triste aux alentours, celle dont la présence enchantait ta solitude est loin d'ici ! Nous l'avons perdu, cet ange dont une seule parole faisait de ces lieux un paradis, et qui répandait autour d'elle la joie et la consolation, comme le soleil répand la lumière et la vie. Hélas ! elle nous a quittés, la douce enfant ! Rien, plus rien que le souvenir ! Après un instant de silence, il s'avança lentement dans un autre sentier, et s'enfonça plus avant dans les massifs de verdure ; de temps en temps, il s'arrêtait devant les objets qui lui étaient chers à titre de témoins des émotions qui jadis avaient remué son cœur et qui lui parlaient de celle dont il déplorait si amèrement la perte. Au bord de l'étang, il contempla d'un œil troublé le rapide essaim des dorades, et, plus loin, le long de la grande allée, son regard se fixa, avec une sorte d'amour, sur les œillets qu'elle avait élevés et soignés avec une si tendre sollicitude. Il poursuivit sa rêverie et continua de se plaindre à tout ce qui l'avait connue, à tout ce qu'elle-même avait aimé, jusqu'au moment où, épuisé par cette surexcitation morale, il s'affaissa sur un siège, à l'ombre du catalpa. Depuis longtemps il était là, tout entier à sa douleur, lorsque la fermière vint à lui, un livre à la main, et lui dit d'une voix joyeuse : – Monsieur, voici un livre dans lequel mademoiselle Lénora avait l'habitude de lire ; mon homme a reconnu hier, au marché, le paysan qui l'avait acheté le jour de la vente ; il a accompagné le paysan jusque chez lui pour rapporter ce livre. Cela doit être bien beau, et, s'il ne venait pas de notre demoiselle, il ne sortirait de mes mains ni pour or ni pour argent ; mon homme dit qu'il s'appelle Lucifer ! Pendant que la fermière parlait ainsi, le jeune homme avait pris le livre avec une joie profonde ; il le feuilletait, sans paraître faire attention à ce que disait la brave femme. Enfin, il leva les yeux sur celle-ci, et lui dit avec un affectueux sourire : – Je vous remercie de votre amicale attention, excellente mère Beth ; vous ne pouvez savoir combien je suis heureux, chaque fois que je retrouve une chose qui a appartenu à votre maîtresse. Soyez sûre que je n'oublierai pas vos bons services. Après avoir adressé ce remercîment à la fermière, il reprit le livre et parut lire attentivement. Néanmoins, la bonne femme ne s'éloigna pas, et l'interrompit bientôt d'un ton attristé. – Monsieur, me permettez-vous de vous demander s'il n'est pas encore arrivé de nouvelles de notre demoiselle ? Le jeune homme secoua négativement la tête, et répondit : – Pas la moindre nouvelle, hélas ! mère Beth. Toutes les recherches sont inutiles. – C'est pourtant bien malheureux, monsieur. Dieu sait maintenant où elle est et ce qu'elle souffre ! Elle m'a dit, lors du départ, qu'elle travaillerait pour son père ; mais, pour gagner de ses mains de quoi vivre, il faut avoir travaillé depuis ses jeunes années… Ah ! quand j'y pense, mon cœur s'en va… Notre bonne demoiselle en est peut-être réduite à servir les gens, et, comme une pauvre esclave, se tue pour avoir un mauvais morceau de pain… J'ai servi aussi, moi, monsieur ; et je sais ce que c'est que travailler du matin jusqu'au soir pour les autres. Et elle est si belle, si savante, si bonne, si bienfaisante ! c'est terrible ; je ne puis m'empêcher de pleurer quand je songe à sa misérable vie… Se sentant en effet prête à pleurer, elle essuya deux larmes qui débordaient. Le jeune homme, ému par le ton sympathique de sa voix, demeurait immobile, les yeux fixés sur la table. La femme reprit d'une voix saccadée : – Et dire qu'elle pourrait maintenant être si heureuse, qu'elle pourrait redevenir maîtresse du Grinselhof, où elle est venue au monde et où elle a grandi ; que, maintenant, M. de Vlierbecke pourrait passer ici ses vieux jours sans chagrin et sans inquiétude, tandis qu'ils errent par le monde, qu'ils sont pauvres, malades peut-être, et abandonnées de tout le monde ! Ah ! monsieur, c'est bien triste, de savoir ses bienfaiteurs si malheureux, et de ne rien pouvoir faire pour les secourir, que prier le bon Dieu et espérer dans sa miséricorde. La naïve femme avait sans intention remué dans le cœur de son nouveau maître les cordes les plus sensibles, et l'avait profondément ému ; elle s'aperçut enfin que des larmes silencieuses s'échappaient de ses yeux, et que ses doigts se crispaient convulsivement. Elle reprit avec une certaine anxiété : – Pardonnez-moi, monsieur, de vous avoir fait tant de chagrin ; mon cœur en est trop plein : cela déborde, et je parle presque sans le savoir. Si j'ai mal fait, vous êtes si bon que vous ne vous fâcherez pas de ce que j'aime tant notre demoiselle et que je pleure de la savoir malheureuse. Monsieur n'a-t-il rien à m'ordonner ? Elle voulut partir ; mais le jeune homme leva la tête, et, comprimant ses larmes, dit d'une voix profondément altérée : – Moi, fâché contre vous, mère Beth, et fâché parce que vous montrez votre affection pour la pauvre Lénora ? Oh ! non, mon cœur vous bénit, au contraire ! Elles me font du bien, ces larmes que vous arrachez de mes yeux ; car je souffre affreusement, ma chère femme, et je suis bien malheureux. La vie me pèse, et si Dieu, dans sa miséricorde, voulait m'ôter de la terre, je mourrais avec joie. Tout espoir de la revoir en ce monde disparaît… Peut-être m'attend-elle là-haut dans le ciel ! – Ah ! monsieur, monsieur, que dites-vous là ? s'écria la fermière avec terreur. Non, cela ne peut pas être ! – Vous gémissez, bonne femme, et vous pleurez sur elle, poursuivit le jeune homme sans avoir égard à l'interruption ; mais ne comprenez-vous pas que mon âme à moi doit être consumée de regrets et de douleur ? Ne comprenez-vous pas qu'il ne se passe pas un instant dans ma vie où une nouvelle peine ne vienne déchirer mon cœur ? Hélas ! avoir, pendant des mois entiers, imploré de Dieu comme une grâce suprême le bonheur de la revoir ; avoir surmonté tous les obstacles, pouvoir la nommer ma fiancée, pouvoir la rendre heureuse, devenir fou de joie et d'impatience, voler comme l'éclair vers le pays… et, pour toute récompense, pour toute consolation, rencontrer le plus affreux isolement. Savoir qu'elle est pauvre et languit peutêtre, abreuvée d'humiliations, épuisée par le besoin ; savoir que ma noble et bien-aimée Lénora gémit sous le poids d'une épouvantable infortune, et ne rien pouvoir faire pour la sauver ; être condamné à compter, dans un impuissant désespoir, ses jours d'affliction, et même n'être pas sûr que la douleur ne l'a pas encore tuée !… Un profond silence suivit ces tristes plaintes ; la fermière avait courbé la tête et était profondément émue ; cependant, après quelques instants, elle essaya de le consoler : – Ah ! monsieur, je comprends trop combien vous souffrez ; mais aussi, pourquoi désespérer ? Qui sait s'il n'arrivera pas tout d'un coup des nouvelles de notre demoiselle ? Dieu est bon ; il entendra nos prières… Et la joie de son retour nous fera oublier tous nos chagrins !… – Puisse votre prophétie se réaliser, ma bonne femme ! Mais il y a déjà sept mois qu'ils sont partis ; depuis trois mois, cent personnes ont reçu mission de s'informer d'eux ; dans toutes les villes on a fait mille recherches pour les découvrir, et l'on n'a rien obtenu, pas un seul renseignement, pas le moindre signe qu'ils soient encore de ce monde ! Ma raison me dit aussi qu'il ne faut pas désespérer ; mais mon cœur saignant et déchiré exalte encore mon malheur, et me crie que je l'ai perdue… perdue pour toujours ! Il se disposait à quitter le catalpa et voulait s'éloigner de la fermière, quand il leva tout à coup les yeux avec surprise, en montrant du doigt la route qui aboutissait au château. – Écoutez ! n'entendez-vous rien ? s'écria-t-il. – C'est un cheval au galop, répondit la fermière sans comprendre pourquoi ce bruit faisait sur son maître une si forte impression. – Pauvre fou ! dit le jeune homme en soupirant et avec un triste sourire, que me fait, en effet, un cheval qui passe au galop ? – Voyez, voyez, il entre dans l'avenue ! s'écria la fermière avec une émotion croissante. Mon Dieu ! c'est un messager qui apporte des nouvelles, bien sûr ! Puissent-elles être bonnes ! En effet, le cavalier franchit la porte au grand galop, et arrêta sa monture dès qu'il vit le jeune homme et la fermière se précipiter vers lui. Il mit pied à terre, tira une lettre de sa poche, et la tendit au maître du Grinselhof en disant : – Monsieur Denecker, je viens de la part de M. le notaire, qui m'a chargé de vous apporter cette lettre sans reprendre haleine. Après ces mots, il emmena vers l'écurie son cheval fumant de sueur. M. Denecker brisa d'une main tremblante le cachet de la lettre, tandis que la fermière, souriante d'espoir et les yeux grands ouverts, suivait tous les mouvements de son maître. À la lecture des premières lignes, M. Denecker pâlit horriblement ; à mesure qu'il poursuivit il se mit à trembler de tous ses membres, jusqu'à ce qu'enfin un rire égaré contractât ses traits, et que, levant les mains au ciel, il s'écriât : – Merci, mon Dieu ! elle m'est rendue ! – Monsieur, monsieur, s'écria la fermière, est-ce une bonne nouvelle ? – Oui… oui !…, réjouissez-vous tous ! Lénora vit ; je sais où elle est ! Je vais la chercher, répondit M. Denecker à demi fou de bonheur. Puis il se mit à courir vers la maison, appelant tous ses domestiques par leur nom, et leur disant précipitamment : – Allons, la voiture de voyage, les chevaux anglais ! Ma malle ! mon manteau ! Vite… volez ! Et, se mettant lui-même à l'œuvre, il apporta dans la voiture qu'on avait tirée de la remise plusieurs objets nécessaires au voyage. Les chevaux furent attelés, et, bien qu'ils creusassent la terre du pied comme des lions impatients, et fussent tellement ardents qu'on eût dit qu'ils allaient broyer le mors, on leur cingla impitoyablement les reins d'un vigoureux coup de fouet. La voiture, comme emportée par le vent, traversa la porte avec la rapidité d'une flèche, et souleva bientôt jusqu'au ciel la poussière de la route d'Anvers. XI Nous aussi, voyageons en esprit, et transportons-nous en France, à Nancy, à la recherche de M. de Vlierbecke et de sa fille. Parcourons nombre de petites rues étroites du quartier dit, la Vieille-Ville, et arrêtons-nous enfin devant une petite boutique de cordonnier. C'est ici. Traversez la boutique, montez l'escalier… Plus haut encore… Ouvrez cette petite porte. Tout ici annonce l'indigence, bien qu'il règne partout une netteté et une propreté exquises. Les rideaux du petit lit sont d'une blancheur de neige ; le poêle de fonte est soigneusement poli par la mine de plomb ; le sol est saupoudré de sable à la mode flamande… Devant la fenêtre ouverte, des marguerites et des violettes fleurissent au soleil… À côté est suspendue une cage où est renfermé un pinson. Quel calme règne dans cette petite chambre ! Pas un souffle n'en trouble la paisible solitude. Cependant, près de la fenêtre est assise une jeune fille ; mais elle est tellement occupée d'un travail de lingerie, qu'on ne remarque en elle d'autre mouvement que le rapide va-et-vient de sa main droite conduisant l'aiguille. Le costume de la jeune ouvrière est des plus humbles ; mais il est ajusté avec tant de goût, et tout en elle est si pur et si gracieux, qu'une atmosphère de fraîcheur et de joie semble l'envelopper comme une auréole. Pauvre Lénora, c'est donc là le sort qui t'était réservé ! Cacher ta noble origine sous l'humble toit d'un artisan, chercher loin du lieu de ta naissance un refuge contre l'insulte et le mépris, travailler sans relâche, lutter contre le besoin et les privations, s'affaisser sous le poids du chagrin et de la honte, le cœur déchiré par les inguérissables blessures de l'humiliation et du désespoir ! Ah ! sans doute la misère a donné à ton charmant visage ses tons jaunes et blafards ; la tristesse a brisé ton âme et ôté à ton regard son doux et rayonnant éclat. Fleur mourante, rongée par un mal caché ! … Oh non ! Dieu merci, il n'en est pas ainsi ! Le sang héroïque qui coule dans tes veines t'a rendue forte contre le destin. Ton angélique beauté est plus saisissante encore qu'autrefois. Si ta vie, renfermée dans un étroit espace, a fait perdre à ton teint ses bruns reflets, la douce expression de ton visage n'en est que plus touchante, ton beau front n'en est que plus pur et plus éclatant, les teintes rosées de tes joues n'en sont que plus fraîches. Ton œil noir rayonne encore, plein de feu et de vie, sous ses longs cils ; ta bouche fine et charmante a gardé toutes les séductions de son doux et virginal sourire. Peut-être ton cœur renferme-t-il un trésor de courage et d'espérance ; peut-être une image chérie flotte-t-elle encore sous ton regard. N'est-ce pas à la source du souvenir que tu puises la force de lutter victorieusement contre l'adversité ? Voyez ! un songe s'empare de la jeune fille. Sa main s'arrête ; elle ne travaille plus. La tête inclinée sur son ouvrage, elle semble regarder fixement le sol ; son âme, emportée vers d'autres contrées, s'abandonne au courant d'une douce et aimante rêverie. Elle dépose la toile sur la chaise et se lève lentement. Penchée vers la fenêtre, elle contemple un instant ses humbles fleurs, cueille une marguerite et l'effeuille avec distraction ; puis son regard plonge dans l'espace et va s'arrêter sur un châtaignier dont la cime séculaire s'élève au milieu des toits. La vue de ce feuillage trop connu impressionne vivement son cœur ; un incompréhensible sourire apparaît sur ses lèvres ; ses yeux se remplissent de larmes ; en proie à une ardente surexcitation morale, elle aspire à pleine poitrine l'air frais du printemps et les chauds effluves du soleil. L'expression de sa physionomie change souvent ; on dirait que son imagination la transporte au milieu d'êtres aimés, et qu'elle leur parle de joie et de bonheur. Ses lèvres balbutient un nom inintelligible qu'accompagne chaque fois un sourire languissant. Peut-être murmure-t-elle le nom de son bien-aimé absent ! Bientôt son regard s'attache avec compassion sur le pinson qui sautille avec inquiétude autour de la cage et s'efforce de briser à coups de bec le treillage de sa prison. – Pourquoi cherches-tu à nous quitter, cher petit oiseau ? dit-elle d'une voix douce. Pourquoi veux-tu partir, toi, notre fidèle compagnon dans nos tristesses ? Réjouis-toi donc ! mon père est guéri ! La vie va redevenir pour nous chère et heureuse… Qu'est-ce donc qui te fait voler tout haletant dans ta cage ? Oh ! c'est dur, n'est-ce pas, cher petit, d'être captif quand on sait qu'au dehors règnent joie et liberté, quand on est né au milieu des champs et des bois, quand on sait que, là seulement, sous le beau soleil de Dieu, on mène une vie indépendante et douce ? Ah ! pauvre oiseau, comme toi je suis une enfant de la nature ; moi aussi, j'ai été arrachée du lieu de ma naissance ; moi aussi, je pleure la majestueuse solitude où s'est écoulée mon enfance et les calmes ombrages qui abritaient mon berceau. Mais un ami t'a-t-il été, comme à moi, ravi pour toujours ? L'image de celui que tu as jadis aimé vient-elle se mêler à ta tris- tesse ? Pleures-tu aussi autre chose que l'espace et la liberté ? Mais que te demandé-je là ? Le temps d'aimer est revenu, n'estce pas ? Aimer est aussi pour toi le plus doux bonheur de la vie ! je t'ai acheté dans des temps meilleurs ; tu as été si longtemps mon seul compagnon, mon ami… En prononçant ces mots, la jeune fille porta la main à la cage et poursuivit : – Mais je devine tes douleurs ; je ne veux pas être plus longtemps pour toi ce qu'est pour moi l'inexorable sort. Tiens, prends ton vol ! Que Dieu te protège ! Va et savoure pleinement les deux plus grands bonheurs de toute créature vivante : la liberté et l'amour !… Ah ! quel cri de joie, et comme tu ouvres tes ailes toutes grandes ! Adieu ! Adieu !… Lénora suivit de l'œil l'oiseau, qui montait vers le ciel en fendant l'air avec la rapidité d'une flèche. Puis elle revint s'asseoir avec un sourire de douce satisfaction, reprit son ouvrage, et se remit à travailler avec le même zèle qu'auparavant. Un quart d'heure s'était écoulé. Lénora leva tout à coup la tête, prêta l'oreille, et s'écria d'une voix joyeuse : – Ah ! voici mon père ! Puisse-t-il avoir été heureux ! Elle quitta sa chaise, et alla vers la porte. M. de Vlierbecke entra dans la chambre un rouleau de papiers à la main, et gagna à pas lents un siège sur lequel il s'affaissa, épuisé et haletant. Il était devenu très maigre ; ses yeux s'étaient en quelque sorte enfoncés dans l'orbite, son regard était morne et languissant, ses joues pâles, toute sa physionomie altérée et abattue. On s'apercevait qu'une grave maladie avait affaibli en même temps chez lui les forces du corps et celles de l'âme. Il était très pauvrement vêtu. On voyait bien pourtant qu'il avait longtemps lutté pour cacher les traces de la misère ; on n'eût pu découvrir sur ses habits ni une tache, ni un grain de poussière ; mais l'étoffe en était usée jusqu'à la trame ; çà et là se trahissaient des raccommodages mal dissimulés ; en outre, ses vêtements étaient trop amples et trop larges pour son corps amaigri. Peut-être l'infortune et la maladie avaient-elles énervé l'âme forte et virile du gentilhomme, peut-être son courage était-il abattu et son cœur brisé ! tion. Lénora le contempla un instant avec une profonde afflic– Mon Dieu, mon père, êtes-vous redevenu malade ? – Non, Lénora, répondit-il ; mais j'ai tant de malheur ! La jeune fille l'embrassa tendrement, et, en serrant sa main d'une étreinte caressante : – Père, père, reprit-elle, il y a huit jours à peine, vous étiez encore au lit, faible et souffrant. Nous avons demandé au ciel votre rétablissement comme le plus grand bonheur qui pût nous être accordé sur la terre. Dieu a exaucé nos prières : vous êtes guéri… et voilà que vous vous désolez de nouveau dès la première contrariété. Vos démarches n'ont pas réussi aujourd'hui, n'est-il pas vrai ? Je le vois sur votre visage attristé. Eh bien, qu'est-ce que cela fait ? En quoi cela nous empêche-t-il d'être heureux ? Allons, allons, sachons comme autrefois lutter contre le destin ; soyons forts, et regardons la misère en face et la tête levée : le courage est aussi une richesse. Ainsi, père, oubliez votre chagrin ; regardez-moi, suis-je triste ? Est-ce que je me laisse abattre par des pensées de désespoir ? Oui, j'ai pleuré, j'ai gémi, j'ai souffert parce que vous étiez miné par la maladie… Mais, maintenant, vous êtes guéri ; maintenant, vienne ce qui voudra, votre Lénora remerciera toujours Dieu de sa bonté !… Le père, souriant doucement à la courageuse exaltation de sa fille, répondit avec un soupir : – Pauvre Lénora ! tu cherches à te rendre forte pour me raffermir et me consoler. Que le ciel te récompense de tant d'amour ! Je sais où tu puises tout ton courage ; et cependant, cher ange que Dieu m'a donné, ta parole et ton sourire ont une telle puissance sur moi, qu'on dirait qu'une part de ton âme passe avec eux dans mon âme. Je suis revenu le cœur brisé, la tête perdue, affaissé par le désespoir ; ton regard a suffi pour me consoler… – Allons, père, dit la jeune fille en l'interrompant et en multipliant ses caresses, racontez-moi vos aventures ; je vous dirai ensuite quelque chose qui vous réjouira. – Hélas ! mon enfant, je me suis rendu au pensionnat de M. Roncevaux pour reprendre nos leçons d'anglais. Pendant ma maladie, un Anglais en a été chargé ; nous avons donc perdu notre meilleur morceau de pain. – Et la leçon d'allemand de mademoiselle Pauline ? – Mademoiselle Pauline est partie pour Strasbourg ; elle ne reviendra plus. Tu le vois bien, Lénora, nous perdons tout à la fois. N'avais-je pas de bonnes raisons pour m'affliger ? Toimême parais frappée par cette malheureuse nouvelle ; tu pâlis, il me semble. La jeune fille, en effet, baissait les yeux et paraissait surprise et consternée ; mais l'appel de son père lui rendit la cons- cience d'elle-même, et elle répondit en faisant un effort pour paraître joyeuse : – Je songeais à la peine que ces congés ont dû vous faire, mon père, et vraiment j'en étais profondément affligée ; et cependant je trouve encore des motifs d'être joyeuse. Oui, père, car moi, au moins, j'ai de bonnes nouvelles !… – En vérité ? Tu m'étonnes ! La jeune fille montra du doigt sa chaise. – Voyez-vous cette toile ? Je dois en faire une douzaine de chemises, de chemises fines ! Et, quand cela sera fini, on m'en rendra autant ! On me donne un beau salaire… Et je sais quelque chose qui vaut mieux encore ; mais ce n'est qu'une espérance… Lénora avait prononcé ces paroles avec une joie si vive et si réelle, que le père en subit l'influence et sourit lui-même de contentement. – Eh bien, eh bien, demanda-t-il, qu'est-ce donc qui te rend si heureuse ? Comme si la jeune fille se reprochait de perdre le temps, elle se rassit et se remit à coudre. Elle était visiblement enchantée d'avoir triomphé de la tristesse de son père. Elle répondit en plaisantant à demi : – Ah ! vous ne le devineriez jamais ! Savez-vous, mon père, qui m'a donné tout cet ouvrage ? C'est la riche dame qui habite la maison à porte cochère du coin de la rue. Elle m'a fait appeler ce matin, et je suis allée chez elle pendant votre absence. Vous êtes surpris, n'est-ce pas, père ? – En effet, Lénora. Tu parles de madame de Royan, pour laquelle on t'avait chargée de broder ces beaux cols ? Comment te connaît-elle ? – Je ne le sais pas. Probablement la maîtresse qui m'a confié ce travail difficile lui aura dit qui l'avait fait. Elle doit même lui avoir parlé de votre maladie et de notre pauvreté ; car madame de Royan en sait sur nous bien plus que vous ne pourriez le supposer. – Ciel ! elle ne sait cependant pas… ? – Non, elle ne sait rien ni sur notre nom, ni sur notre pays… – Continue, Lénora ; tu piques ma curiosité. Je vois bien que tu veux me tourmenter. – Eh bien, père, puisque vous êtes bien fatigué, je vais abréger. Madame de Royan m'a reçue avec beaucoup d'affabilité ; elle m'a fait compliment sur mes belles broderies ; puis elle m'a interrogée sur nos malheurs passés, et m'a consolée et encouragée. Et voici ce qu'elle m'a dit en me faisant donner la toile par sa femme de chambre : « Allez, mon enfant, travaillez avec courage et soyez toujours aussi sage : je serai votre protectrice. J'ai moi-même passablement de couture à faire faire ; vous allez travailler pour moi seule pendant deux mois, peut-être ; mais ce n'est pas assez ; je vous recommanderai à mes nombreuses connaissances ; et je veillerai à ce que vous trouviez dans votre travail de quoi vous mettre, vous et votre père malade, au-dessus de tout besoin… » Et moi, les larmes aux yeux, j'ai saisi sa main et l'ai baisée. Cette noble et délicate façon d'agir qui me donnait, non une aumône, mais du travail, m'avait profondément touchée. Madame de Royan lut ma reconnaissance dans mes yeux, et me dit avec bien plus de bienveillance encore, en me posant la main sur l'épaule : « Et main- tenant, courage, Lénora ; un temps viendra où vous devrez prendre des apprenties pour vous aider ; et c'est ainsi qu'on arrive par degrés à devenir maîtresse d'atelier. » Oui, père, voilà ce qu'elle a dit ; je sais ses paroles par cœur ! Elle s'élança vers son père, l'embrassa et ajouta avec effusion : – Qu'en dites-vous maintenant, père ? ne sont-ce pas là de bonnes nouvelles ? Qui sait ? Des apprenties, un atelier, un magasin, une servante… Vous tenez les livres et faites l'achat des étoffes… Je suis dans l'atelier, derrière un comptoir, surveillant le travail des ouvrières. Oh ! mon Dieu, c'est beau pourtant, d'être heureux et de savoir qu'on doit tout au travail de ses mains… Alors, mon père, votre promesse serait bien remplie, alors vous pourriez passer vos vieux jours dans un doux bienêtre ! Il y avait dans le sourire de M. de Vlierbecke une si éclatante sérénité, une si vive expression de bonheur se reflétait sur son visage amaigri, qu'on voyait qu'il s'était laissé fasciner par les paroles de sa fille, au point d'oublier tout à fait leur situation présente. Lui-même s'en aperçut bientôt et dit en secouant la tête : – Lénora, Lénora, douce magicienne, comme tu me séduis facilement ! Comme un enfant, j'ai été attaché à tes paroles et j'ai cru fermement au bonheur que tu nous promets. Quoi qu'il en soit, nous n'en avons pas moins à remercier Dieu… Mais parlons sérieusement. Le cordonnier m'a parlé de nouveau du loyer et m'a prié de le payer. Nous lui devons encore vingt francs, n'est-ce pas ? – Oui, vingt francs de loyer, et douze francs environ chez l'épicier. C'est tout. Dès que ces chemises seront faites, nous donnerons mon salaire comme acompte au cordonnier, et il sera content. L'épicier consent encore à nous faire crédit. J'ai reçu deux francs et demi pour mon dernier ouvrage. Vous le voyez bien, père, nous sommes encore riches, et, avant un mois, nous n'aurons plus de dettes. Vous êtes guéri, vos forces reviendront bien vite… l'été arrive, tout nous sourit… Ah ! nous allons redevenir heureux ! M. de Vlierbecke paraissait tout consolé ; un nouveau courage brillait dans ses yeux noirs, et son regard s'était tout à fait rasséréné Il s'approcha de la table, et, ouvrant le rouleau de papiers : – J'ai un peu de travail aussi, Lénora. M. le professeur Delsaux m'a donné quelques morceaux de musique à copier pour ses élèves. Cela me rapportera bien quatre francs en une couple de jours. Maintenant, demeure un peu tranquille, ma chère fille ; mon esprit est encore si distrait, qu'en parlant je ferais trop de fautes et gâterais peut-être le papier. – Je puis chanter pourtant, n'est-ce pas, père ? – Oh oui ! loin de me troubler, tout chant me réjouit, au contraire, sans détourner mon attention… Le père se mit à écrire, tandis que Lénora, d'une voix douce et joyeuse, redisait toutes ses chansons et épanchait son cœur dans de ravissantes mélodies. Elle cousait en même temps d'une main diligente, et jetait de temps en temps un regard sur son père, épiant sur ses traits, pour la combattre au besoin, toute pensée triste qui aurait pu se glisser dans son esprit. Tous deux étaient occupés ainsi depuis très longtemps, lorsque Lénora entendit sonner l'heure à l'église paroissiale. Elle déposa son ouvrage, prit un panier derrière le poêle, et, le passant à son bras, se disposa à quitter la chambre. Le père, qui avait remarqué ces préparatifs, demanda d'une voix surprise : – Quoi ! déjà, Lénora ? – Onze heures et demie viennent de sonner, père. Sans faire aucune autre observation, M. de Vlierbecke reporta les yeux sur ses feuilles de musique et continua d'écrire. La jeune fille descendit l'escalier d'un pas rapide et léger. Elle fut bientôt de retour, rapportant son panier rempli de pommes de terre et un autre objet encore, enveloppé dans du papier, mais qu'à son entrée dans la chambre, elle cacha sous son tablier. Elle versa de l'eau dans un pot, plaça celui-ci auprès d'elle et commença à peler les pommes de terre en chantant. Très habile à la besogne, les pelures fuyaient rapidement sous ses doigts, et elle eut bientôt fini. Elle alluma le poêle, lava les pommes de terre et les mit sur le feu. Sur la buse, elle plaça un petit pot avec un peu de beurre et beaucoup de vinaigre. Jusque-là, le père ne s'était pas détourné de son travail ; il voyait tous les jours préparer le dîner : et il était rare que quelque mets nouveau parût sur le feu. Mais, cette fois, à peine les pommes de terre furent-elles cuites, qu'un agréable fumet se répandit dans la chambre. M. de Vlierbecke regarda sa fille avec surprise et dit d'un ton de reproche : – De la viande ! un mercredi ! Lénora, mon enfant, nous devons être économes, tu le sais bien. – Ah ! mon père, répondit Lénora souriant à demi, ne vous fâchez pas : le docteur l'a ordonné. – Tu me trompes pour le coup, n'est-ce pas ? – Non, non, le docteur a dit que vous aviez besoin de viande trois fois par semaine au moins, si nous pouvions nous en procurer. Cela vous fera tant de bien, père, et ranimera si vite vos forces. – Et nos dettes arriérées, Lénora ? – Allons, allons, père, laissez-moi faire ; chacun recevra satisfaction et sera content. Ne vous, en inquiétez pas davantage ; je réponds de tout. Et maintenant, ayez la bonté de ranger vos papiers pour que je mette la nappe. Le père secoua la tête et fit ce que demandait Lénora. Celleci couvrit la table d'une nappe petite, mais blanche comme la neige, et posa dessus deux assiettes et le plat de pommes de terre. C'était une humble table où tout était pauvre et vulgaire ; mais aussi tout était si net, si frais, si appétissant, que l'humble table eût souri même à un riche. Le père et la fille prirent place et courbèrent le front en joignant les mains pour remercier Dieu de la nourriture qu'il leur avait accordée. La calme prière montait encore vers le ciel comme un doux murmure, lorsqu'un bruit de voix se fit soudain entendre dans l'escalier. Lénora, saisie d'un tremblement violent, interrompit subitement sa prière. L'œil tout grand ouvert, et penchée vers la porte, elle écoutait une chose qui lui semblait inexplicable et impossible, et qui pourtant la frappait de surprise et d'effroi. Le père, interdit à la vue de l'étrange émotion de sa fille, regardait celle-ci comme s'il voulait lui demander la cause de son trouble ; mais Lénora lui fit signe de la main pour lui imposer silence. De nouvelles exclamations retentirent plus distinctement jusqu'à la petite chambre. Lénora reconnut l'accent de cette voix. Comme si un coup de foudre l'eût frappée, elle s'élança d'un bond avec un cri d'angoisse vers la porte, la ferma et appuya de la main et des épaules pour empêcher d'entrer. – Lénora, pour l'amour de Dieu, que crains-tu ? s'écria le père épouvanté. – Gustave ! Gustave ! dit la jeune fille d'une voix frémissante. Il est là ! il vient ! Oh ! ôtez tout, cela de cette table ! Lui seul ne doit pas s'apercevoir de notre misère ! Le visage de M. de Vlierbecke s'assombrit ; sa tête se releva avec fierté ; son regard s'alluma et prit une expression sévère. Il s'avança muet vers sa fille et l'écarta de la porte. Lénora s'enfuit à l'extrémité de la chambre et pencha son front, où montait la rougeur de la honte. La porte s'ouvrit vivement ; un jeune homme s'élança dans la chambre avec un cri de joie, et courut, les bras tendus vers la jeune fille tremblante, en mêlant, dans son égarement, le nom de Lénora à des mots inintelligibles. Sans doute, dans son aveugle transport, il eût sauté au cou de Lénora ; mais la main étendue et le regard austère du père l'arrêtèrent tout à coup. Il s'arrêta donc, promena un regard stupéfait autour de la chambre, et remarqua le triste repas et les misérables vêtements du vieillard et de la jeune fille. Cet examen dut l'affecter péniblement, car il porta convulsivement les mains à ses yeux et s'écria avec désespoir : – Mon Dieu ! c'est donc ainsi qu'il a vécu ! Mais il ne demeura pas longtemps sous le poids de cette amère réflexion ; il s'élança de nouveau vers Lénora, s'empara de force de ses deux mains et les étreignit fiévreusement, disant : – Ô Lénora, ma bien-aimée, regarde-moi, que je sache si ton cœur a conservé le doux souvenir de notre amour ! La jeune fille répondit par un regard plein d'émotion, un regard où se révélait tout entière son âme pure et aimante. – Ô bonheur ! s'écria Gustave avec enthousiasme, c'est toujours ma douce et chère Lénora ! Dieu soit béni ! aucune puissance ne peut plus m'enlever ma fiancée ! Ô Lénora, reçois, reçois le baiser des fiançailles ! Il tendit les bras vers elle ; Lénora, tremblante d'angoisse et de bonheur à la fois, demeura immobile, rougissante et le regard baissé, comme si elle eût attendu ce baiser solennel ; mais, avant que le jeune homme eût eu le temps de céder à la passion qui l'emportait, M. de Vlierbecke était près de lui et, saisissant énergiquement sa main, paralysait son élan. – Monsieur Denecker, dit d'une voix sévère le père ému, veuillez modérer votre joie. Assurément, nous sommes heureux de vous revoir… mais il n'est permis ni à vous ni à nous d'oublier ce que nous sommes… Respectez notre indigence… – Que dites-vous ? s'écria Gustave. Ce que vous êtes ? Vous êtes mon ami, mon père ! Lénora est ma fiancée !… Ciel ! pourquoi ce regard de reproche ? je m'égare… Je ne sais ce que je fais… Il ressaisit la main de Lénora, l'attira près de son père, et dit avec précipitation : – Écoutez !… Mon oncle est mort en Italie ; il m'a fait son héritier universel ; il m'a ordonné à son lit de mort d'épouser Lénora ; j'ai remué ciel et terre pour vous trouver ; j'ai souffert et pleuré longtemps loin de ma bien-aimée, je vous ai découverts enfin ! Et maintenant, je viens chercher la récompense de mes souffrances ; ma fortune, mon cœur, ma vie, je mets tout à vos pieds, et, en échange, j'implore le bonheur de conduire Lénora à l'autel. Ô mon père, accordez-moi cette insigne faveur ! Venez, le Grinselhof vous attend ; je l'ai acheté pour vous : tout s'y trouve encore ; les portraits de vos ancêtres ont repris leur place, tout ce qui vous était cher y est revenu. Venez, je veux vous rendre heureux, si heureux ! J'aimerai votre Lénora… L'expression du visage de M. de Vlierbecke n'avait pas changé ; seulement, ses yeux paraissaient s'humecter lentement : – Ah ! s'écria Gustave avec une exaltation croissante, rien sur la terre ne peut m'enlever Lénora… pas même le pouvoir d'un père ! C'est Dieu qui me l'a donnée ! Il tomba à genoux devant M. de Vlierbecke, leva vers lui des mains suppliantes en murmurant : – Oh ! pardon ! Non, non ; vous ne voudrez pas me frapper du coup de la mort. Mon père, mon père, au nom de Dieu, donnez-moi votre bénédiction… Votre froideur me fait mourir ! M. de Vlierbecke semblait avoir oublié le jeune homme, et ses yeux étaient levés au ciel comme s'il eût adressé à Dieu une fervente prière. Sa voix se fit enfin entendre distinctement ; il disait, le regard plein de larmes : – Marguerite, Marguerite, réjouis-toi dans le sein de Dieu ; ma promesse est accomplie ; ton enfant sera heureuse sur la terre ! Gustave et Lénora, tremblants d'espoir, interrogeaient ses yeux ; il releva le jeune homme, l'embrassa avec effusion, et dit : – Gustave, mon fils chéri, que le Ciel bénisse ton amour. Rends ma fille heureuse ; elle est ta fiancée ! – Gustave ! Gustave, mon fiancé ! s'écria la jeune fille en se jetant en même temps dans leurs bras à tous deux, et en les embrassant dans une même étreinte. Et le premier baiser d'amour, le baiser sacré des fiançailles, fut échangé sur le sein de cet heureux père, qui versait les plus douces larmes sur la tête de ses enfants prosternés, en étendant au-dessus d'eux ses mains bénissantes. Et maintenant, cher lecteur, je dois vous avertir que, pour certains motifs, je vous ai caché la situation et même le nom du château des seigneurs de Vlierbecke. Par conséquent, aucun de vous ne saura où Gustave habite avec sa douce Lénora. Quant à ce qui me concerne, j'ai vu et je connais monsieur et madame Denecker, et même je me suis souvent promené autour du Grinselhof avec leurs deux gentils enfants et avec M. de Vlierbecke, leur grand-père. Il est encore profondément gravé dans mon souvenir, le ravissant tableau de bonheur domestique, de paix et d'amour qu'il m'a été donné de contempler parfois, lorsque le vieux gentilhomme, assis sur un banc du jardin, cherchait déjà à faire comprendre à ces deux petits anges las de jouer, les grandes forces qui agissent dans la nature, que la petite Adeline montait sur ses genoux pour lui caresser les joues, et que le remuant Isidore chevauchait avec une joie folle sur sa jambe complaisante, tandis que M. Denecker et sa femme muets et se serrant la main, contemplaient avec une intime jouissance le bonheur de l'aïeul et les jeux des enfants… Je ne vous dirai pas qui m'a raconté cette histoire ; il vous suffira de savoir que je connais toutes les personnes qui y jouent un rôle, et même que je me suis plus d'une fois assis à la table de Jean, le fermier, avec sa femme Beth et la servante Catherine, qui aiment passablement à jaser et surtout à dire du bien de leurs bienfaiteurs. FIN Bibliothèque malgache / 20 André Coppalle Voyage à la capitale du roi Radama VOYAGE DANS L'INTÉRIEUR DE MADAGASCAR ET À LA CAPITALE DU ROI RADAMA PENDANT LES ANNÉES 1825 ET 1826 André Coppalle Bulletin de l'Académie malgache 1909-1910 NOTE DE Mr DE FROBERVILLE DÉTENTEUR DU MANUSCRIT DE COPPALLE L'auteur du voyage dans l'intérieur M. André Coppalle faisait partie de l'université de France. C'était un lettré, un esprit fin et distingué. Pendant son séjour à Maurice, il remplissait les fonctions de professeur de dessin au Collège Royal. Cette fonction lui valut tout naturellement d'être agréé de suite par Radama. Ses notes primitives, son journal écrit au jour le jour pendant le voyage n'existent plus. La bibliothèque de la Pigeonnière possède seulement trois rédactions autographes à peu près semblables de ces notes. Celle dont nous donnons la copie est la plus correcte quant au style et à la netteté de l'écriture. Elle était destinée par l'auteur à être publiée. Coppalle, après quelques temps de repos à Maurice au retour de son voyage, avait commencé à préparer l'impression de son ouvrage. Il avait cherché des souscripteurs, rédigé un prospectus. Quelques signatures avaient été recueillies, entre autres celle de sir G. Lowry-Cole, gouverneur de Maurice, auquel une des rédactions que je possède avait été soumise. L'auteur revenu en France, n'avait pu continuer la révision définitive de ses manuscrits. Sa santé était fortement altérée par le séjour à Madagascar, il se trouvait sans ressources, et dut reprendre du service dans l'Université. Il fut nommé proviseur du collège d'Albi, où il ne tarda pas à mourir laissant inachevée sa tâche. Les deux autres rédactions du voyage sont complètes. Leur comparaison éclaire et précise certains faits, certaines assertions. Elle permet d'apprécier la consciencieuse exactitude des vues et considérations de l'auteur, et ne laisse aucun doute sur la haute valeur des documents recueillis par ce remarquable voyageur. INTRODUCTION Avant de commencer la lecture d'un voyage, on aime généralement à connaître ; par qui il a été entrepris, quels en ont été les motifs et quel but on se proposa en en publiant la relation. Ces notions préliminaires aident à l'intelligence des faits, donnent aux assertions une autorité proportionnée à l'opportunité des circonstances dans lesquelles s'est trouvé l'observateur, et fixent presque toujours l'opinion du lecteur. Puissent celles qui suivent créer une prévention qui me soit favorable ! La passion des voyages, qui m'avait fait quitter à l'âge de 20 ans ma patrie et ma famille, et qui m'avait successivement conduit des côtes de l'Amérique septentrionale aux rivages de la Méditerranée et dans diverses parties de la mer des Indes, me rendait insupportable la longue inaction où quelques affaires me retenaient dans les deux îles de Maurice et de Bourbon. Je désirais surtout visiter Madagascar, cette grande île sur laquelle on a tant écrit, qui est fréquentée depuis si longtemps par les Européens1, qui en est si peu connue encore, et dont l'intérieur vient enfin d'être ouvert à la constance britannique. Tout ce que j'apprenais de ce pays curieux augmentait l'envie que j'avais d'aller moi-même m'assurer de la vérité, et me faisait regretter de ne pouvoir exécuter de longtemps le projet que j'en avais conçu. J'éprouvais une sorte de jalousie en voyant dans les feuilles publiques le nom de ceux qui venaient de voyager parmi les industrieux sauvages qui peuplent Madagascar ; et les détailsi qu'ils publiaient me semblaient autant de richesses qui m'étaient enlevées à moi-même. Cependant en considérant que la plupart des relations étaient contradictoires, souvent exagérées, et qu'elles respi1 Les Européens ont découvert Madagascar dans le XVe siècle. raient une sorte d'enthousiasme toujours ennemi de la vérité, d'où l'on pouvait présumer que les voyageurs avaient peu on mal vu, ou que le penchant pour le merveilleux, si naturel à l'homme, les avait emportés au-delà du vrai, je voyais avec quelque satisfaction qu'il restait encore beaucoup de choses à observer et à dire après eux. Un défaut assez commun chez les voyageurs, c'est de faire des réflexions générales sur les pays qu'ils parcourent, au lieu de se borner à recueillir des faits et des observations locales, et c'est justement celui dans lequel est tombée une bonne partie des écrivains qui ont parlé de Madagascar. Pour l'éviter moi-même, je méditais déjà de ne faire entrer dans la relation du voyage vers lequel se portaient toutes mes idées, que la narration des faits dont j'aurais été le témoin, accompagnée de quelques réflexions propres à en faire apercevoir les causes et les conséquences. Je me plaisais à tracer d'avance le plan de ce travail ; et j'économisais scrupuleusement les modiques fruits de mes occupations journalières pour me mettre à même de subvenir aux frais d'un voyage dont je ne prévoyais point encore l'époque. Une circonstance heureuse vint à mon aide et hâta mon départ. RADAMA, roi de Madagascar, désira se faire peindre : j'offris mes talents, qui furent acceptés ; et je partis sous les auspices de Son Excellence Lowry Cole, gouverneur de Maurice, qui voulut bien recommander à M. l'agent britannique, J. Hastie, qui pendant deux années que j'ai passées à Madagascar, m'a plutôt traité en ami qu'en étranger1, et dans la conversation duquel j'ai puisé d'excellents renseignements sur les mœurs et les coutumes des Malgaches. Je dois aussi beaucoup sur ce point à M. Hastie accueillait de même tous les étrangers recommandables, sans distinction de pays ni de religion. Sa bourse était ouverte à tous les indigents ; et je l'ai vu à toute heure du jour, courir, à pied, par la plus grande ardeur du soleil, et au milieu des plus violens orages, à l'aide des malheureux que la fièvre venait d'atteindre. Cet homme respectable, à qui plusieurs français doivent la vie, est mort à Tananarive au mois d'octobre 1826, par suite de divers accidents. 1 MM. les missionnaires et en particulier à MM. Jones et Griffith dont la société est aussi agréable que leur conduite est régulière et édifiante. Malgré ces secours, je n'ai pu exécuter qu'une très petite partie de mes projets. Voyageant à mes propres frais, il m'avait était impossible de me procurer divers instruments dont le voyageur le plus instruit ne saurait se passer. Les miens se bornaient à une boussole, un mauvais cercle et son horizon. Je n'avais d'autres livres qu'une Connaissance des tems, une table de logarithmes, et un Horace tout étonné de voyager si loin et en telle compagnie. Ce n'est, pas, au reste, celui dont la société m'a été la moins agréable ; et dans une infinité de petites vicissitudes dont j'épargnerai le récit à mes lecteurs, je n'ai point ouvert mon Horace sans éprouver quelque consolation. À chacun des vers de l'aimable poëte, je voyais attachée une anecdote de collège, et ceux qui savent avec quel plaisir on revoit, loin de sa patrie, et dans les pays étrangers, un ami de jeunesse, comprendront combien ces souvenirs devaient former dans mes idées une agréable diversion. C'est alors que j'appréciais à sa juste valeur le magnifique éloge que Cicéron fait de l'étude des sciences et des lettres dans son discours pour le poète Archias : « Hoc studia adolescentiam alunt, senectutem oblectant, secundas redornant, adversis perfugium ac solatium praebent, delectant domi, non impediunt foris, pernoctant nobiscum, peregrigrinantur, rusticantur »1. Mais revenons à mon sujet. Il m'a fallu 1 Le Virgile français a ainsi imité ce passage : « Beaux-arts ! ah, dans quel lieu n'avez-vous droit de plaire ? « Est-il à votre joie une joie étrangère ? « Non : le sage vous doit ses moments les plus doux : « Il s'endort dans vos bras, il s'éveille pour vous, « Vous consolez ses maux, vous parez son bonheur ; « Vous êtes ses trésors, vous êtes son honneur, « L'amour de ses beaux ans, l'espoir de son vieil âge, « Ses compagnons des champs, ses amis de voyage ; « Et de paix, de vertus, d'études entouré, « L'exil même avec vous est un abri sacré. » Les Géorgiques françaises, chant 1er retourner à Maurice sans avoir pu terminer mon travail. Je projetais une seconde expédition : mais dis aliter visum. Voilà un an que je suis de retour, et comme je ne verrai probablement plus Madagascar, je livre au public la relation de mon voyage. Elle a le mérite d'avoir été écrite sur les lieux dont elle donne la description, et (je puis le dire) en présence même des faits. Son ordre est celui des dates. Si l'on y trouve des réflexions peu conséquentes entre elles, c'est qu'en m'instruisant j'ai dû nécessairement changer quelques fois d'opinion. Quant aux faits, j'en crois pouvoir garantir la certitude, n'ayant moi-même admis que ceux dont j'ai été, en quelque sorte, le témoin oculaire, ou dont j'ai pu vérifier l'authenticité. On ne trouvera donc en cet ouvrage que la description des lieux que j'ai parcourus. Et ce qui sera dit des mœurs, usages, etc., quoique dans des termes généraux, ne sera applicable qu'aux peuples au milieu desquels j'ai vécu. J'ai joint à cette relation un aperçu grammatical de la langue malgache, et un petit vocabulaire dont les mots malgaches ont été copiés avec le plus grand soin sur un manuscrit qui me fut donné par la princesse Ravao, sœur de Radama, et qu'elle avait écrit de sa propre main. La prononciation est figurée ; et j'ai joint à chaque mot une phrase qui en détermine l'application. Sur le point d'envoyer mon manuscrit en Europe pour y être publié, MM. les commissaires d'enquête, venus à Maurice par l'ordre du gouvernement britannique, m'ayant fait l'honneur de m'adresser quelques questions au sujet de Madagascar, je leur ai demandé la permission de reproduire ici, avec mes propres réponses, celles de ces questions qui m'ont paru les plus intéressantes. J'ai encore quelques matériaux que je réserve pour un second ouvrage, si, comme je l'espère, le public accueille favorablement le premier. Port-Louis (Ile Maurice), le 10 novembre 1827 Signé : A. COPPALLE. AVERTISSEMENT (DE COPPALLE) Tous les mots malgaches qui se trouvent dans cette relation sont écrits suivant la prononciation française, et accompagnés d'un renvoi à une note qui les répète avec leur véritable orthographe, et donne la traduction littérale. Je n'ai désigné les animaux et les plantes que j'ai eu l'occasion d'observer que par leur nom malgache, ayant besoin, pour y appliquer la nomenclature savante, des conseils de personnes plus instruites que moi, et d'un travail personnel auquel mes autres occupations ne m'ont pas encore permis de me livrer. Pour la même raison, je n'ai rapporté qu'une partie de mes observations géographiques, me proposant de rétablir ces omissions dans le nouvel ouvrage qui m'occupe en ce moment. PREMIÈRE PARTIE Arrivée et séjour de l'auteur à Foulpointe Du 31 mai 1825. Madagascar, que les brumes dont il est toujours environné font aisément reconnaître, ne semble offrir à ma vue qu'une vaste étendue de forêts1. La côte, d'abord très-basse, s'élève ensuite graduellement, et présente, en s'avançant vers le centre de l'île, plusieurs plans consécutifs dont on estime la plus grande élévation à 800 toises. Une poignée d'arbres s'élève du sein de la mer ; c'est la petite Île-aux-prunes que chaque flot semble engloutir, et que la vitesse du navire me fait bientôt perdre de vue. Les premiers rayons du soleil se sont échappés des mers, et commencent à colorer les objets. Un massif d'arbres touffus, surmonté de quelques cocotiers, attire mes regards au fond d'une baie environnée de récifs à fleur d'eau. J'aperçois le village de Foulpointe, dont les petites cabanes, encore à moitié plongées dans l'ombre des arbres qui les environnent, se dessinent avec précision sur un lointain de montagnes bleuâtres qui terminent l'horizon. Le navire a mouillé dans le Nord-Est et près d'une pointe de sable très-basse, qui sépare la baie en deux parties d'inégale grandeur. commençais ces notes au moment où le navire qui me portait à Madagascar se trouvait par le travers de l'Île aux Prunes, à environ 2 lieues de terre. Il était 6 heures, et le soleil allait paraître. 1 Je En arrivant à terre, je suis allé saluer le gouverneur, Rafaralah-Andriantiane 1 qui, après s'être informé des motifs de mon voyage, m'a offert les secours qui étaient à sa disposition et m'a invité à dîner. Ce Rafaralahy est un homme de 40 ans ; d'une taille ordinaire et assez bien proportionnée. Il a la tête grosse, le nez large et épaté, les lèvres épaisses, le teint cuivré et les cheveux plats. Il est habillé à l'Européenne et son maintien annonce la gêne d'un costume qui ne lui est pas familier. Obligé de converserii avec lui par l'entremise d'un interprète, il m'a été difficile de bien juger de son esprit ; cependant j'ai cru trouver dans quelques-unes de ses réflexions, certaine finesse de tact que ne donne pas toujours l'éducation. À 4 heures de l'après-midi un officier est venu m'appeler pour dîner. J'ai trouvé nombreuse compagnie, et en très peu de tems, j'ai été à même de reconnaître que M. le gouverneur n'était pas difficile sur le choix de ses convives. Au reste ces sortes de réunions ne sont pas sans mérite pour l'observateur qui aime à s'égayer. J'ai eu à remarquer dans cette société deux femmes de Rafaralahy qui ne m'ont paru ni jeunes ni jolies ; et leur habillement, moitié malgache, moitié européen n'était certainement pas propre à relever leurs attraits. Elles étaient placées à droite et à gauche de leur époux qui n'a pas mal fait les honneurs de sa table, servie comme du tems d'Ulysse. 10 juin. Foulpointe, ou Mâvéloune2, comme l'appellent les gens du pays, a beaucoup perdu depuis que les français n'y ont plus 1 Rafaralahy-Andrian-tiana = Cadet-chéri-du-Roi. = Qui rend la santé. Qui a pu mériter à Foulpointe, tombeau de tant de français le nom de salubre ? Le rétablissement subit d'un chef Bétsimsarake, nommé Tam, qui y vint malade de Ste Marie et qui trois jours après son arrivée se trouva guéri. 2 Mahavelouna d'établissement. À peine y peut-on compter cinquante cabanes de roseaux dont les plus grandes appartiennent aux étrangers. Les habitans s'y divisent en trois classes : les naturels du pays même, ou Bétsimsarakes1 ; les naturels de l'intérieur ou Ambaniandres2 ; et les commerçants étrangers connus sous le nom de traitans. Les Betsimsarakes sont les anciens maîtres de Mâvéloune. Il ont été soumis par Radame, roi des Ambaniandres, qui entretient chez eux une garnison sors la conduite d'un chef qui, suivant l'usage du pays, porte le nom de Panjake. C'est Rafaralahy qui est le Panjake actuel. Les Betsimsarakes, en dépit de l'insalubrité attribuée à leur pays, sont grands, robustes et vigoureux. Leur couleur cuivrée tient le milieu entre celle du Cafre et du Malais. Leur chevelure est longue, mais laineuse, leurs traits sont doux et agréables. Les femmes sont jolies. L'habillement des hommes consiste en une large toile bleue, dont ils s'enveloppent comme d'un manteau, et qu'ils savent disposer avec certaine élégance. Celui des femmes se compose des deux pièces : d'un cimbou, sorte de jupe fort ample dont les plis réunis forment un gros nœud sur la hanche gauche, et d'un skanzou ou corset à manches, qui ne descend qu'à la moitié du sein, de sorte que la partie du corps qui est entre la poitrine et les hanches demeure entièrement découverte. La coiffure des deux sexes est la même. Leurs cheveux soigneusement tressés et divisés en six grosses boules, offrent un aspect plus bizarre qu'agréable. Je ne sais s'il existe un peuple plus gai ou plus rieur que le Betsimsarake. Les étrangers leur font généralement un crime de ce caractère, et ne peuvent surtout leur pardonner de ne répondre à leurs emportements que par des rires inextinguibles. Mais quel est le plus fou, de celui qui s'emporte parce qu'il voit rire, ou de celui qui rit parce qu'il voit s'emporter sans raison ? 1 Bé-tsy-misaraka = Beaucoup, ne se séparant point. 2 Ambany-androu = Sous le jour. La colère est un sentiment presque inconnu du Bétsimsarake, les effets, du moins, s'en font difficilement et rarement apercevoir chez lui : point de contraction dans les traits, ni d'altération dans sa voix : un mouvement brusque et une exclamation courte, mais expressive, sont les seules marques de son mécontentement, qui disparaît plus vite que le sujet qui l'a fait naître, et qui presque toujours est suivi d'un éclat de rire. Les étrangers, comme je l'ai déjà dit, sont tous commerçants ou traitans. Ils échangent de la toile, du sel, des liqueurs fortes, etc., contre du riz et des bœufs. Mélange de blancs, de mulâtres, d'arabes, etc., tous confondus par les naturels sous le nom de vazaha1, qui ne veut pas dire blanc, mais homme civilisé, ils doivent pour la plupart donner une fâcheuse idée de notre civilisation. Les traitans sont emménagés avec des femmes du pays qui leur servent à la fois de truchements et de courtiers. Ces femmes que l'amour de l'argent, passion dominante du malgache, retient auprès des étrangers qu'elles n'aiment pas, et qu'elles trompent sans cesse, accourent en foule sur le rivage à l'approche des vaisseaux, et se prostituent avec une vénalité si impudente qu'on ne peut rien imaginer de semblable. Le prix de la prostitution se stipule en public, et les juges du peuple connaissent des différends qui ont lieu à ce sujet. Les Ambaniandres ou soldats de Radama, ne se trouvant ici que comme garnison, je remets à en parler à l'époque où je traiterai de leur pays. Foulpointe est situé au fond d'une anse formée par une plaine sablonneuse bornée à l'ouest par une chaîne de montagnes peu éloignées, et s'étendant indéfiniment vers le nord et le sud. Le sol de cette plaine, composé en grande partie d'un sable où dominent le granit et le mica, doit en partie son existence veut dire littéralement étranger industrieux ; les ambaniandres disent en parlant d'un homme dont l'adresse les surprend : Izy ny vazaha toukona : c'est vraiment un vazaha. Cette métaphore me paraît confirmer l'exactitude de ma traduction. On dit : Vazaha fontsy, Vazahamenty : vazaha blanc, vazaha noir. 1 Vazaha aux débris des montagnes qui l'avoisinent. On aperçoit aussi en plusieurs endroits et notamment auprès du lac de Taratase, les sommets de quelques rochers souterrains, formés d'une pierre primitive que les torrens n'ont encore pu endommager. Les sables ne font donc que recouvrir le sol primitif ; et c'est ce qui rend raison de la beauté de la végétation dans les arbres à longues racines et de la santé languissante des arbrisseaux et de certaines plantes potagères1. Il est pourtant remarquable que le sol est plus productif ; qu'il est, je veux dire, plus favorable aux légumes, à 20 toises des bords de mer, qu'à une plus grande distance ; mais cela s'explique en considérant que cette largeur de 20 toises est précisément celle de la barre de sable qui, poussée sans cesse par les flots de la mer, forme l'embouchure des rivières et des ruisseaux, et les oblige à déposer sur ses bords les débris de végétaux qu'ils apportent de l'intérieur. Je ferai observer, en passant, que cette barre de sable est probablement aussi la cause indélébile de l'insalubrité de la côte de Madagascar. Une multitude d'arbrisseaux épineux bordent le rivage. On remarque surtout le tinetoune2 qui porte un fruit à pépins dont la forme et le goût rappèlent la prune ; le vantaka arbrisseau assez semblable au précédent, mais dont le fruit gros comme les plus belles oranges, et absolument de la même couleur, trompe les yeux des étrangers. Ces deux fruits se mangent : mais le voavantaka, ou fruit du vantaka, ne plaît pas à tous les goûts. Les citronniers ne se trouvent qu'à quelques lieues dans l'intérieur. Ce n'est aussi qu'à cette distance que l'on commence à cultiver le riz, le tabac, la canne à sucre, etc. Dans le petit nombre d'excursions que j'ai faites depuis mon arrivée, je n'ai remarqué d'arbres éminemment utiles que l'Arounga, qui produit la gomme gutte et dont la feuille soumise à l'ébullition donne une teinture égale à celle du fernampotagers des traitans sont dans des enclos qui avaient d'abord servi de parc à leurs bœufs ; la beauté des légumes qui y croissent ne peut donc détruire mon assertion. 2 Voa tintouny = fruit du tintoune, ou prunier malgache. 1 Les boue ; le ravina-tsare espèceiii de muscadier fort connu dans les colonies de Maurice et de Bourbon ; le férafère, ou poivre de Madagascar ; le fenguère, sorte de figuier, dont la sève coagulée devient une gomme élastique : le raofia de la feuille duquel se tirent ces fils déliés qui servent à faire les belles toiles connues à Maurice sous le nom de pagnes ; le ravina ou ravenal, dont les feuilles et éventail forment à leur centre commun un réservoir où se conserve dans toute sa limpidité l'eau que les pluies y ont déposée ; ces feuilles servent, au Bétsymsarake de nappe, d'assiette, de cuiller, de coupe, et font d'excellents toits pour les maisons ; l'asse, espèce de palmier dont la tige déliée sert de chevrons pour les toits, et avec lesquels on fait une sarbacane appelée tsirika ; le bambou, espèce de roseau bien connu, et qui est le plus utile peut-être aux naturels de Madagascar. La demeure du Panjake est au milieu d'un vaste enclos formé d'un triple rang de pieux. Cette maison qui n'a qu'un seul appartement, avec deux ouvertures du même côté, est faite de madriers équarris plantés en terre et unis dans leur partie supérieure par des arêtiers qui soutiennent le toit dont le faîte est orné de deux fourches. Tout près est un petit belvédère avec un mât de pavillon. Dans cette même enceinte se voient les ruines de quelques édifices, bâtis par les français, et une pierre de possession aux armes du Roi de France. À deux cent pas dans l'Ouest de l'enclos, quelques arbres environnés de pieux indiquent d'anciennes sépultures, et sous un buisson dont les ronces gardent l'approche, on lit avec peine sur une roche couverte de mousse l'inscription suivante : « Augustus Couillandeau de la Touche Chirurg. die decimo septimo octobris obivit, anno domini M. DCC. LXIX, actatis vero LII. »1 La baie de Foulpointe est très-poissonneuse, mais les huîtres et les coquillages en général, ont sans doute déserté depuis Couillandeau de la Touche, Chirurg. mourut le 17 octobre de l'année 1769, à l'âge de 52 ans. 1 Auguste le passage de M. l'abbé Rochon, car personne ici n'en connaît, ni ne se rappelle en avoir jamais vu1. À deux milles environ dans le Nord de Foulpointe on trouve l'embouchure d'une jolie rivière nommée par les naturels Aonibé2. Celle que l'en appelle Taratase3 n'est réellement qu'un lac qui communique avec l'Aonibé et qui est sans doute formé par elle, et qui s'avance en suivant la côte jusqu'à un demi-mille de Foulpointe. Le lac de Taratase, environné d'arbrisseaux marécageux, est le repaire d'une multitude de caïmans qui en rendent la navigation très-dangereuse. Il est aussi habité par une foule d'oiseaux aquatiques parmi lesquels on distingue le vanoufoutsy, ou cygne blanc, le langourou, le tsiriry, le vivy, le kabouke, le dougoutra, etc. On trouve en général dans les environs de Foulpointe un grand nombre d'oiseaux de diverses espèces, la plupart inconnues en Europe, et presque tous remarquables par la beauté de leur plumage. Les amateurs de la chasse y peuvent aisément satisfaire leur goût pour cet exercice, auquel il faut pourtant se livrer avec une certaine modération à cause de l'insalubrité du climat. Il y a fort peu d'animaux nuisibles à Foulpointe. Les divers serpents qu'on y remarque (un seul excepté, qu'il n'approche pas des habitations) ne sont point dangereux. Une grosse couleuvre vient quelquefois dans les maisons, mais c'est pour faire la chasse aux rats pour qui seuls elle est à craindre. Le scorpion et le cent-pieds n'y sont pas plus venimeux qu'à Maurice. Au résumé Foulpointe offrirait aux étrangers un séjour agréable sans l'humidité presque continuelle qui y règne et sans la difficulté qu'on y éprouve pour se procurer de l'eau potable. Celle que l'on y boit communément provient de Taratase, mais sa couleur rouge qu'elle doit aux décompositions végétales annonce qu'elle est peu salubre ; celle que l'on obtient en creusant 1 Voyage à Madagascar, par l'Abbé Rochon, 1791, page 262. 2 Aonibe = grande rivière. 3 Taratasy = papier. dans le sable des trous qui se remplissent d'eau par infiltration, tient en dissolution des sels dont le moindre inconvénient est de donner une saveur désagréable. Le village de Foulpointe est par les 17° 40' de latitude Sud, et par les 47° 33' de longitude à l'Est du Méridien de Paris. 19 juin. En remontant la rivière d'Aonibé l'espace d'environ 15 milles on arrive à un petit village nommé par les naturels d'Amboudyriane1 mot que l'on ne peut traduire en français avec la même concision, et qui signifie la fin de l'eau qui coule au milieu des cailloux. Vingt ou trente cabanes dont la fragilité annonce tout-à-lafois, et l'heureuse insouciance des habitants, et la douceur d'un climat qui ne leur fait pas sentir le besoin de demeures plus solides. Aux pieds de ces cabanes, une eau claire comme le cristal coulant avec rapidité sur un sable étincelant de particules d'un brillant métallique ; De l'autre côté de l'eau, une chaîne de petites montagnes couvertes de bambous dont le vert un peu foncé s'affaiblit en s'éloignant et se perd en un lointain bleuâtre ; sur le penchant des collines quelques habitations éparses environnées de champs de riz dont la couleur tendre laisse agréablement reposer la vue : Tel est Amboudiriane, lieu vraiment intéressant pour le voyageur dont l'âme peut s'émouvoir à l'aspect imposant des grands accidents de la nature, et n'être pourtant pas insensible aux naïves beautés d'un site riant et champêtre. Les commerçants de Foulpointe ont des maisons de Traite à Amboudiriane, où la rivière commence à être navigable aux Amboudy-riana. – Les malgaches appellent riana une rivière dont les roches divisent le cours et l'empêchent d'être navigable. Aony indique au contraire une rivière navigable. 1 pirogues qui y viennent de Foulpointe pour chercher les riz traités. Les terres d'Amboudiriane, quoique sablonneuses, paraissent de bonne qualité et propres à la culture. En descendant la rivière, on voit sur la rive droite les traces d'une ancienne habitation d'Européens. Elles se reconnaissent à une belle avenue de manguiers et à plusieurs autres arbres exotiques disposés symétriquement. Le lac de Taratase par lequel on passe pour se rendre d'Amboudiriane à Foulpointe, est presque entièrement couvert de plantes et d'arbrisseaux aquatiques. On navigue réellement au milieu d'une forêt dont les sentiers sont étroits, et à chaque instant interrompus par les branches et les herbes. 29 juin. Dès le lendemain de mon arrivée à Foulpointe, Rafaralah avait écrit au Roi pour m'annoncer et lui demander ses ordres. La réponse n'était point encore venue, et une révolte presque générale des naturels de la côte de l'est, rendait chaque jour de plus en plus difficile les communications avec l'intérieur. L'orage après avoir longtemps grondé dans le nord, s'était enfin approché jusqu'au point de nous faire craindre ses coups. Le malate Sasse, chef des Bétsymsarakes révoltés, marchait sur Foulpointe, augmentant chaque jour son armée des naturels qu'il trouvait sur sa route. Quelques soldats Ambaniandres envoyés à sa rencontre avaient été massacrés ; et Rafaralah, au lieu d'en envoyer de nouveaux pour s'emparer des passages les plus importants, se tenait renfermé dans son enclos, immobile de frayeur, et expédiant courriers sur courriers à Jean-René, gouverneur de Tamatave, pour lui demander du secours. Après avoir quelque tems balancé, Jean-René qui n'était pas lui-même sans crainte, envoya une petite pièce de campa- gne, 20 soldats Ambaniandres, et environ 200 Bétaniménes1 indisciplinés. Rafaralahy encouragé par ce renfort, se préparait à attaquer Sassy qui n'était plus qu'à 2 lieues de Foulpointe, mais celui-ci ne lui en donna pas le temps. Le 27 juin au matin, quelques coups de fusil tirés dans le nord du village ont annoncé l'attaque des ennemis. J'étais à déjeuner, un émissaire du Panjaka vient m'appeler à la défense commune. J'y cours sans trop savoir en quoi je pourrais être utile. On me conduit après de la pièce de campagne dont je dois faire le service avec deux autres Européens déjà installés dans leurs fonctions. Ces messieurs devaient sans doute à leurs talents militaires le poste qu'on leur avait confié ; mais quant à moi, j'avoue ingénument que je n'avais nul droit au choix honorable que la sagesse du Panjaka avait déterminé en ma faveur. C'était pour la première fois de ma vie que j'approchais d'un canon ; et si celui que j'ai été chargé de pointer en ce jour a commis quelque meurtre, c'est la fatalité seule qui est coupable ; car je déclare qu'ayant la vue basse, je n'ai même pas aperçu l'ennemi vers lequel je dirigeais mes coups. Il paraîtrait pourtant que j'aurais été un des héros de cette journée ; et des personnes très-croyables ont dit qu'elles m'avaient vu sourire au sifflement des balles qui passaient sur nos têtes2. Quoiqu'il en soit, l'action n'a pas été très-chaude, et le capitaine ambaniandro venu de Tamatave, ennuyé de voir tirailler sans succès, a marché à-la-bayonnette sur les ennemis, avec une audace aussi incroyable que la lâcheté de ses adversaires, qui, au nombre de plus de 2.000, se sont enfuis en désordre devant 20 hommes groupés, en une petite masse qu'une seule décharge de fusil eut pu anéantir. Telle a été l'issue du combat. En poursuivant les malates, nous avons vu avec surprise trois retranchements successifs, bien construits et avantageu= beaucoup-de-terre-rouge, province de Madagascar, dont Tamatave ou Tamasy est la capitale. 2 Ce qui rend cette assertion un peu douteuse, c'est que nous étions hors la portée du fusil. 1 Bétany-mena sement placés. Cinquante hommes eussent pu y arrêter la petite armée de Rafaralah ; mais la lâcheté ne connaît de salut que dans la fuite. Les pauvres malates, pour rendre la leur plus légère, avaient jeté jusqu'à leurs armes. La route était parsemée de laïfou1, de bâtons pointus et durcis au feu, de bonnets2, de vases pour faire cuire le riz, etc. Rafaralah pendant tout le combat, s'est tenu renfermé dans son enclos dont il n'est sorti que pour aller avec ses femmes célébrer sur le champ de bataille, une victoire qui lui avait peu coûté et dont il a abusé en insultant aux cadavres des ennemis et en faisant tuer les prisonniers dont la tête a été exposée sur des piquets le long de la voie publique, et le corps jeté à la voirie. Je m'arrête un instant pour faire une réflexion de quelque intérêt. J'ai dit que le caractère du malgache était un fond de gaîté presque inaltérable. Ce caractère ne l'abandonne pas même au sein des horreurs. J'ai vu le Bétsimsaraka dans ses fêtes, et dans l'intérieur de sa vie privée, je l'ai retrouvé au combat parmi les meurtres et le carnage, et j'ai constamment remarqué en lui le même visage riant. Cette gaieté ne disparaît que dans un danger imminent, et c'est en faisant place à un découragement total qui ôte à l'individu toutes ses facultés physiques et morales. Les Betsimsarakas commencent le combat en poussant des cris aigus qu'ils renouvellent à chaque succès ; et ils se servent pour sonner les charges, d'un coquillage qu'ils nomment Antsouve3 dont le son éclatant ressemble à celui du cor avec lequel les bergers de la Bretagne appellent leurs troupeaux. Leurs armes sont la lance et le fusil. Ils combattent sans ordre, et se postent ordinairement derrière quelque buisson d'où ils puissent, sans être vus, ajuster leur ennemi. = sorte de lance dont les Betsimsarakas se servent avec beaucoup d'adresse. 2 Satouka = bonnet ou chapeau de jonc. 3 Antsouvy = appeler. 1 Laïfou Les 20 hommes venus de Tamatave et qui ont chargé l'ennemi avec une si heureuse audace, sont armés, habillés et disciplinés à l'Européenne ; et je ne sais si des Européens eussent mieux fait qu'eux. 1er juillet. Sasse, ce chef malate qui est venu attaquer Foulpointe, et dont la fuite a abattu le parti, est l'ancien maître de ce village. Ses guerres continuelles avec Tsy-montana, son frère, avaient longtemps nui au commerce, lorsque Radama, dont la puissance venait d'être augmentée par la conquête des Bezounzounes, peuple limitrophe des Betsimsarakas, profita de la mésintelligence des deux frères pour s'emparer du pays dont ils se disputaient l'autorité. Sasse, obligé de céder à la force, s'était retiré dans le nord, attendant pour secouer le joug une occasion qui vient enfin de s'offrir ; mais dont le peu de courage de ses partisans ne lui a pas permis de profiter, ainsi que je viens de le dire. Tsymontana, d'un caractère faible, s'était soumis de bonne foi à Radama, et loin de participer à la révolte de son frère, il est resté avec nous à Foulpointe où je le vois fréquemment. Son physique n'a rien de distingué, et je ne me suis pas aperçu que les événements de ces jours derniers aient fait sur lui la moindre impression. Sa famille et celle de Sasse m'entourent. Craignant également amis et ennemis, les femmes Betsimisarakas ont l'habitude de se réfugier dans la maison des blancs, auxquels dans toutes les guerres, on a jusqu'à présent, laissé au moins la vie. La mère de Sasse est du nombre de réfugiées. Cette femme a conservé dans l'état privé auquel les évènements l'ont réduite, une dignité fort rare parmi les Betsymsarakes, son air taciturne et ses yeux humides de larmes annoncent malgré elle les chagrins qu'elle ressent. On l'appelle Bessane elle a près d'elle Moutsou, sa fille, qui n'a de recommandable que sa naissance. Elle semble indifférente à tout ce qui se passe. Il y a beaucoup de versions différentes, tant sur l'origine des Malates, que sur l'étymologie de leur nom. Plusieurs vieillards que j'ai consultés à ce sujet, s'accordent pourtant à dire que cette famille, (à laquelle appartient Sasse) descend des blancs qui habitaient autrefois Ste Marie… Quant à leur nom de Malate je ne serais pas surpris que ce fût une altération de celui de Mulâtre. Leur couleur beaucoup plus claire que celle des autres naturels donnerait quelque vraisemblance à ces opinions. Ils ont une très grande influence sur le peuple de la côte. La toute-puissance de Radama pourra les détruire, mais leur crédit leur survivra de longtemps chez un peuple qui les associe à la divinité1. 30 juillet J'ai reçu le 22 de ce mois une lettre de Radama qui me remercie des services que je lui ai rendus dans le combat de Foulpointe et par laquelle il m'invite à monter de suite à sa capitale. Depuis longtemps Foulpointe n'avait été aussi brillant qu'il l'est en ce moment. Sept bâtiments en rade, parmi lesquels on remarque deux corvettes l'une française et l'autre anglaise ; à terre M. l'agent anglais Hastie, et Jean-René, gouverneur de Tamatave, qui arrive enfin lui-même au secours de Rafaralah, lorsque la guerre est terminée. Ce Jean-René a une physionomie fort originale ; sa grosse tête aplatie du sommet, son teint rouge et inégal, ses joues creuses, ses yeux enfoncés à moitié cachés par un sourcil épais, ses moustaches à la bouzarde lui donnent un air plus sauvage que celui d'aucun naturel de Madagascar. Il est créole de Maurice. D'abord traitant à Tamatave, il est ensuite devenu chef, et prend en ce moment le titre de Prince des Bétanimènes. M. Hastie est venu me voir et a bien voulu me donner quelques conseils relatifs à mon prochain voyage. 1 Les Betsimsarakes, dans leurs cérémonies, invoquent le Dieu des malates. La corvette anglaise, n'est ici qu'accidentellement. Elle s'en allait dans le nord, élongeant la côte à une petite distance de terre. M. Hastie lui a fait un signal, et elle est venue de suite au mouillage. Deux cents soldats Ambaniandres s'y embarquent en ce moment. M. Hastie qui les accompagne, doit partir demain pour la Pointe à Laré où s'effectuera le débarquement. Il paraît que l'intention de M. l'agent anglais est de couper la retraite aux malates qui depuis l'affaire de Foulpointe, s'en vont à petites journées vers le nord où est le foyer de la révolte. Quatre-vingt soldats Ambaniandres, et deux cents Bétanimènes viennent aussi d'être expédiés par terre du même côté. Les nouvelles les plus surprenantes se débitent en ce moment à Foulpointe. Messieurs les traitans ont l'esprit inventif, et il est intéressant de remarquer que ce génie créateur est accompagné en eux d'une certaine bonhomie qui les rend eux-mêmes leurs premières dupes, et tel a fabriqué le matin une nouvelle, qui l'entendant raconter le soir, avec une foule de circonstances corroborantes, finit lui-même par se laisser persuader. De tout ce qui se dit voici, je crois ce que l'on peut admettre ; que la corvette française est venue apporter une lettre pour Radama ; que Jean-René et Rafaralahy ne sont pas en trop bonne intelligence ; qu'enfin M. Hastie a fait à Rafaralahy des reproches sérieux sur son inaction et l'a déterminé à envoyer des soldats dans le nord. La nouvelle du massacre des Ambaniandres dans les environs du Fort-Dauphin paraît aussi se confirmer. 7 août. M. Hastie arrivé hier à cinq heures de l'après-midi, est reparti ce matin pour Tamatave où il prétend être ce soir même. Il faut que cet homme soit d'un tempérament bien robuste pour pouvoir résister à la fatigue de tant de voyages qu'il fait toujours à pied, quelque temps qu'il fasse et n'ayant pour se prémunir contre la pluie et contre l'ardeur du soleil qu'un manteau et un chapeau de paille recouvert de toile. C'est, dit-il, cet exercice continuel qui le garantit de la fièvre. M. Hastie a rapporté la nouvelle du premier avantage remporté par les troupes de Radama sur les chefs Malates du nord, dont l'un a été tué. Voici l'extrait d'une lettre adressée à JeanRené par son général Henry. Le style emphatique de cette missive pourra peut être donner une idée de l'esprit qui règne à la cour du potentat Bétanimène. « À Son Altesse Sérénissime le prince René, Gouverneur Général des Bétanimènes, etc., etc. « PRINCE, « Enfin, nous les avons joints ces fiers Malates, et notre bras a fait mordre la poussière à cinq de leurs satellites ; le reste est en fuite. « Nous n'avons à regretter que deux de nos braves, etc., etc. « (Signé) HENRY, général des Bétanimènes. Il paraît que ce genre de style plaît beaucoup à Tamatave. J'ai eu occasion de lire quelques lettres d'un M. Coroller, neveu de Jean-René, qui prend le titre d'officier d'état-major madécasse, et le plaisir qu'elles m'ont procuré me fait regretter de n'en pouvoir donner ici un extrait. Une petite armée de Betsimsarakes, amis de Radama, vient de partir pour la guerre ; et ce départ, qui prive de leur époux presque toutes les femmes de Foulpointe, m'a fait connaître un usage qui mérite d'être remarqué. Les épouses en l'absence de leur mari (éloigné par la guerre), se barbouillent le visage avec du blanc. Ces balafres indiquent qu'elles sont mifady ; c'est-àdire sacrées, inviolables. C'est un charitable avertissement aux galants de ne pas perdre leurs peines en tentatives inutiles ; c'est peut être un appui à la faiblesse contre les dangers de la séduction, dangers bien réels chez un peuple qui ne punit l'adultère que dans cette seule circonstance, et avec une rigueur d'autant plus surprenante que les lois, en tout autre cas, le lais- sent commettre avec plus de licence. Les coupables sont ordinairement livrés à la discrétion de l'époux outragé. Comme l'avait autrefois observé l'abbé Rochon, les femmes malgaches, pendant la guerre, ne cessent de chanter le jour et une bonne partie de la nuit. Elles se rassemblent à cet effet devant la porte du Panjake, qui leur envoie de tems en tems des liqueurs fortes pour ranimer leurs chants. 9 août. Rafaralah vient de me communiquer une lettre de Radama qui m'invite de nouveau à me rendre à Tananarive, et lui donne l'ordre de me procurer ce qui m'est nécessaire pour ce voyage. Jean-René est reparti ces jours derniers pour Tamatave. Nous avons eu ensemble divers entretiens qui m'ont mis à même d'étudier ce personnage, dont la conversation est aussi plaisante que son extérieur est original. Il ne paraît pas aimer les Ambaniandres qu'il dépeint comme les plus flatteurs et les plus rusés de tous les hommes. Il ne tarit pas de plaisanteries au sujet de leur avarice et de leur malpropreté, ayant toujours soin d'appuyer d'un bon nombre d'anecdotes fort drôles les traits sous lesquels il les représente. Quelque plaisir que j'ai eu à entendre ces petites historiettes, je n'en crois devoir rapporter aucune, ne voulant admettre dans mon journal que les faits dont j'aurai été témoin ou dont j'aurai vérifié l'authenticité. Il appelle les relations amicales du gouvernement anglais avec Radama, le marché de la finesse civilisée avec la finesse sauvage. Il prétend que le gouvernement anglais donne ses emplois au plan capable d'agir, et le gouvernement français à celui qui parle le mieux ; que les anglais n'estiment que leurs compatriotes et ceux qui les entourent, et les français que les gens qu'ils n'ont jamais vu et qui habitent à l'autre extremité du monde. Jean-René, comme on le voit par ces traits, ne manque ni de tact ni même d'esprit. J'ai de lui quelques lettres assez bien dites et correctement écrites. C'est, au surplus, un homme incapable de grandes choses. Il a quelque ambition, mais pas assez de hardiesse pour chercher à la satisfaire, et encore moins d'énergie pour travailler au succès. Sorti d'une classe mercantile des moins relevées, il en a d'ailleurs conservé tous les goûts et toutes les habitudes ; et l'on s'aperçoit aisément, dans toutes ses conversations, que ses vues ambitieuses se borneraient à certains privilèges de commerce qui le rendissent maître du bien de ses administrés et à quelques prérogatives de cérémonial qui le désignassent aux étrangers comme le maître d'un pays dont il n'est réellement que l'administrateur très-précaire. Il est poli avec les français dont il aime la société, flatteur envers les anglais dont il a besoin, craintif et soumis avec Radama qu'il redoute et qu'il hait. 23 août. C'est à Iharan, joli village à 9 milles dans le sud-ouest de Foulpointe, que je trace ces lignes. Me voilà enfin sur la route de Tananarive avec une escorte de 80 hommes sous la conduite d'un capitaine d'Ambaniandre. Je crus, malgré la faiblesse que j'éprouve après une maladie grave et récente, devoir me mettre en route, espérant trouver mon entier rétablissement dans le changement d'air et de climat. Je viens d'avoir la fièvre de Madagascar, et je crois pouvoir être utile aux voyageurs en la décrivant de mon mieux, et en faisant connaître les remèdes auxquels j'en attribue la guérison. Depuis quelques jours je ressentais des lassitudes douloureuses aux articulations. J'éprouvais plusieurs fois dans la journée de ces serrements de cœur sans motif, que le vulgaire qualifie de pressentiments, et que les savants attribuent, je crois à la difficulté de la circulation des fluides ; mon sommeil était agité, et fréquemment interrompu. Le 9 de ce mois, au matin, je fus pris d'un mal de tête qui devint si violent vers les deux heures de l'après-midi, qu'il m'occasionnait une sorte de délire. Un traitant qui me vit en cet état, m'engagea à prendre de suite l'émétique. Durant et après son effet qui ne se fit pas attendre, j'éprouvai une fièvre brû- lante et des transports qui ne me laissaient jouir que d'une partie de mes facultés intellectuelles. Un second vomitif, administré à minuit, n'opéra dans ma situation aucun changement notable. Le 10, une forte dose du purgatif de Le Roy produisit de nombreuses évacuations, et aidé d'une mouche qu'on m'avait apposée au bras, il dissipa en grande partie les douleurs affreuses que je ressentais à la tête : j'avais toujours de la fièvre ; mais ma connaissance était entièrement revenue. Je passai la nuit du 10 au onze dans une agitation extrême qui augmentait encore pendant le sommeil : je sentais intérieurement une chaleur brûlante qui me faisait rechercher successivement toutes les parties de l'appartement où j'espérais trouver quelque fraîcheur. Le 11, deux onces de sel de Glauber prises successivement ne produisirent aucun effet. Le 12, le 13, le 14 et le 15, on me donna le purgatif de Le Roy. Durant cet espace de tems, la fièvre alla toujours diminuant d'intensité, mais elle ne me quitta entièrement que le 16, et c'est en faisant place à une faiblesse si grande que j'avais peine à me soutenir, même à l'aide d'un bâton. Cette faiblesse a duré jusqu'au 20, époque à laquelle j'ai commencé à trouver quelque saveur aux aliments. Enfin je me suis cru assez fort aujourd'hui, pour entreprendre le long voyage d'Émerne1. Les naturels écrivent Emerina et prononcent Émerne. C'est le nom de la province dont Tananarive est la capitale. 1 DEUXIÈME PARTIE Itinéraire de Foulpointe à Tananarive par les pays des Bezounzounes 24 août 1825. Iharan, comme je l'ai déjà dit, est éloigné de Foulpointe d'à peu près 9 milles. C'est un assez grand village bâti sur une éminence au pied de laquelle passe une rivière qui porte aussi le nom d'Iharan et qui est navigable aux plus fortes pirogues, depuis la barre de sable qui ferme son embouchure jusqu'à 6 milles au-dessus du village. Ses bords marécageux sont divisés en canaux destinés à la culture du riz. J'ai logé à Iharan chez Diamanire, chef de l'endroit, C'est un homme de soixante ans. Sa figure est agréable. Il connaît nos colonies et parle assez bien le français. Sa conversation est intéressante, fort instruit de tout ce qui a rapport à l'histoire de son pays, on aime à lui entendre raconter comment les français vinrent s'établir à Foulpointe, quelle fut leur conduite envers les naturels, comment leurs excès en ont obligé les autres à se retirer, etc. Il a été témoin d'une partie des faits, il connaît les autres par tradition, mais l'altération du nom des personnages qu'il cite, et le défaut absolu d'ordre chronologique dans les évènements qu'il rapporte, rendent sa narration moins utile que curieuse. Diamanire m'a accueilli en hôte prévenant et poli, et a demandé à m'accompagner à Tananarive, offre que j'ai acceptée avec empressement. Nous avons fait ensemble un souper à la malgache. Tous les convives assis ou plutôt couchés sur une large natte et le coude gauche appuyé sur un oreiller que l'on appelle oundana, entouraient une feuille de Ravenal, servant à la fois de table et de plat, et contenant une énorme quantité de riz auquel on avait ajouté une volaille toute dépecée. Chacun armé d'une cuiller faite d'un morceau de feuille de Ravenal artistement plié, la remplissait de riz, et la présentait à la maîtresse du logis qui y versait le bouillon de la volaille dont les membres étaient servis aux convives. L'appétit rassasié on a distribué de nouvelles cuillers semblables aux premières et remplies de ranou-pane1, boisson peu agréable, mais salutaire, dont tous les Betsimsarakes font usage, et qu'ils regardent comme un préservatif de la fièvre ; c'est de l'eau bouillie sur des croûtes de riz modérément brûlées qui lui donnent une couleur rousse, et une légère amertume à laquelle on s'habitue aisément. Après ce repas dont la femme de Diamanire a fait les honneurs, ce bonhomme m'a conduit dans une autre maison et chez une autre épouse qui nous attendaient avec un apprêt de festin semblable au premier. J'ai témoigné l'impossibilité de renouveler un souper déjà suffisant pour mon estomac ; mais Diamanire m'ayant averti de faire au moins semblant de goûter les mets servis, j'ai pris place au milieu des convives qui ont bien dédommagé la maîtresse de maison de mon oisiveté pendant ce repas. Les meubles d'une maison Betsimsarake ne sont pas nombreux : Deux on trois vases de terre pour cuire le riz2, une marmite de fer3, quelques corbeilles nattées4, une hache5, etc. Le foyer est dans un coin de la maison : Trois roches y forment un trépied permanent ; au-dessus, quatre piquets soutiennent une espèce de cage qui sert à fumer les viandes et les bananes : point de cheminée, et la fumée répandue dans l'appartement est quel1 Ranou panou = eau-brûlée, ou cuite. 2 Vilany. 3 Vilany-vy. 4 Sirounkely. 5 Hansy. quefois si épaisse qu'on a de la peine à distinguer les objets. Derrière le foyer, quelques paniers en forme de calice servent de nid aux poules couveuses. Les Betsimsarakes n'ont pas de lit, ils couchent sur des nattes étendues sur le plancher qui est fait de bambous aplatis, et élevés de terre d'au moins deux pieds. Les volailles sont admises sous le même toit que leur maître qui doit à l'habitude le repos dont il jouit, malgré le chant d'une demidouzaine de coqs et les acclamations bruyantes des oies et des dindes, qui annoncent, avec la régularité d'une horloge, toutes les heures de la nuit. 26 août. En sortant d'Iharan pour s'avancer dans l'ouest, on a à traverser une plaine marécageuse dont une partie est plantée de riz, et le reste couvert de joncs et de ravenals sous lesquels se retirent les nombreux caïmans qui sont la terreur de ces parages : et après deux heures d'une marche aussi pénible que désagréable on arrive à Boumarive1, village situé au milieu des marais. Quelque tems après avoir quitté Boumarive, le pays devient montueux. On traverse un bois large d'environ 4 milles, et s'étendant à perte de vue du nord au sud, en suivant la crête des montagnes, dont le sol est un mélange de terre jaune et de mica en parcelles très-divisées. Les arbres sont assez beaux et généralement de la même espèce que ceux de Maurice et de Bourbon, quelques uns sont couverts de plantes parasites de divers genres, et toutes fort curieuses. La végétation paraît active dans ces montagnes qui ne présentent dans les ravins qu'y ont creusé les torrents, que très-peu de roches, toutes isolées et de la nature du granit. Le sol du fond de ces ravins et celui des bords de leurs escarpements sont évidemment de même nature, et la légère nuance de brun qui se remarque en approchant de la superficie de la terre, est due au mélange de décompositions végétales. 1 Bouhy-marivou = le petit-monticule. Au sortir du bois, on redescend dans une plaine marécageuse et totalement inculte. Les montagnes que l'on aperçoit de l'autre côté sont couvertes de bambou sous lesquels on remarque de distance en distance quelques maisons isolées, que l'on prendrait plutôt pour le repaire de quelques animaux, que pour des demeures humaines. C'est le pays d'Ambanivoule1, si renommé par sa fertilité et par la beauté du riz dont il approvisionne Maurice et Bourbon. C'est au surplus un pays fort monotone et fort triste. Cette immense forêt de bambous, qui recouvre uniformément une ennuyeuse chaîne de collines uniformes dont rien ne fait présumer le terme, présente au voyageur découragé l'aspect d'un vaste désert où aucun objet n'appelle sa vue et ne lui laisse reposer les regards. Cependant, on s'enfonce dans cette forêt dont les sentiers étroits et glissants sont aussi difficiles que dangereux, à cause des nombreux éclats de bambous contre lesquels il faut se prémunir et la figure et les pieds. Le voyageur, la tête baissée et le bras droit appuyé sur un bâton qui lui sert à se maintenir en équilibre sur un terrain boueux et glissant, avance lentement, écartant de la main gauche les feuillages entrelacés qui s'opposent à son passage, et levant de tems en tems les yeux pour voir s'il n'apercevrait point enfin le terme de ses travaux. Quelques rivières se rencontrent sur cette route, mais leur abord fangeux ne permet pas au voyageur de s'y arrêter ; et ce n'est qu'après 30 milles aussi ennuyeux que fatigans que l'on arrive enfin à Tsyrananbate 2 , petit village des Anbanivoules, que la fatigue du voyage fait regarder comme un lieu de délices. Je n'y ai pourtant pas trouvé le repos. Ce village dont la dernière guerre avait fait fuir les habitans, était désert depuis quelques semaines ; et à peine entrés dans ces maisons inhabitées, nous y avons été attaqués par une foule d'ennemis affamés, qui après s'être précipités sur nos bagages et nos provisions, se sont ensuite jetés sur nous avec une audace incomparable. Inu1 Anbany-voulou = sous-les-bambous. 2 Tsy ranou-any-batou, point-d'eau-entre-les-cailloux. tilement avons-nous essayé de les combattre ; inutilement avons-nous jonché la terre de leurs morts ; leur nombre toujours renaissant eut fini par nous accabler, si nous n'eussions pris le parti de la fuite et si nous ne fussions allés camper à quelque distance du village, emportant avec nous ce que nous avons pu dérober à la voracité de nos ennemis, dont quelquesuns ont préféré se laisser transporter avec nos bagages, plutôt que de lâcher prise. Or ces intrépides corsaires, à qui nous avons été si honteusement obligés de céder, et qui nous ont harcelé jusque dans le lieu de notre retraite, c'étaient des kakerlaques d'une grosseur si prodigieuse, si friands de chair humaine, et en si grand nombre, que nous eussions cru compromettre notre repos nocturne en nous obstinant à leur disputer des logements dont une possession antérieure les rendait incontestablement les maîtres. Le désir de la tranquillité avait déterminé notre fuite, et nous n'avons pas pu recueillir le fruit de notre concession. D'autres ennemis nous attendaient, mais plus perfides que les premiers, ils nous ont laissé nous livrer au sommeil pour nous attaquer avec plus de succès et moins de danger. C'en était fait cette fois de nos provisions (c'était toujours le but des attaques), si un ennemi tombant lourdement sur le visage d'un de mes compagnons n'eut provoqué ses cris et mis l'alarme dans le camp. Mais les rats (car c'en était, et leur vue avait changé en éclats de rire le tumulte de la frayeur), les rats, dis-je, sans s'épouvanter de ce bruit ont continué de butiner à nos dépens. Jamais je n'en avais vu un si grand nombre et surtout d'aussi alertes et de si expéditifs à couper les cordons des paquets et à transporter à une très-grande distance les objets qu'ils avaient enlevés. Mes compagnons étaient obligés de veiller attentivement à la conservation de leurs sacs de voyage, moi à celle de mes souliers et mon chapeau. Enfin le jour est venu mettre fin à cette anxiété, et après avoir bien déjeuné pour réparer nos forces épuisées, nous nous sommes remis en route. 2 septembre. Anboudy-mongue et Amboudy-atafe sont deux villages que l'on rencontre successivement au sortir de Tsyrananbate dans la direction de l'ouest S.O. Ce dernier en est éloigné d'environ 46 milles. Les chemins sont toujours difficiles, mais moins ennuyeux que les précédens. Quelques bouquets de bois interrompent de temps en temps la triste uniformité des bambous ; les montagnes plus élevées sont aussi moins fréquentes ; les bas-fonds sont moins marécageux ; les rivières qui y coulent, présentent une eau fraîche et limpide, et charrient, au lieu d'un sable fangeux, des cailloux, des cristaux, et des fragments de granit. Le sol des montagnes ne présente pas de différence sensible ; toujours du sable et du mica, même sur les sommets. Dans tous les villages où je m'arrête je suis accueilli par le chef de l'endroit, qui après m'avoir conduit dans sa propre maison, me laisse un instant reposer, puis revient accompagné des principaux habitants du village, m'offrir quelques provisions. Cette offrande est toujours accompagnée d'un long discours auquel mon bonhomme Diamanire se charge de répondre pour moi. Les Malgaches ont un usage qui choque un peu nos bienséances européennes. Ils ne saluent point en entrant dans une maison et ce n'est qu'après s'y être assis, et avoir longuement repris leurs esprits qu'ils adressent leurs saluts aux maîtres du logis qui y répondent brièvement et leur demandent le but de leur visite. J'ai vu à Anboudy-atafe, entre les mains des naturels un animal qu'ils appellent Alaze. En petit, il ressemble au renard d'Europe, dont il a aussi les mœurs, comme je l'ai appris de nos compagnons de route. Les Malgaches le mangent, et les habitants d'Anboudyatafe se sont régalés de celui-ci après l'avoir rôti sur des charbons sans l'ouvrir, et sans même le dépouiller de son épaisse fourrure. Encore 12 milles au sud-ouest d'Anboudy-atafe au milieu des bambous et quelquefois dans le lit des rivières, et le pays change entièrement d'aspect. Les montagnes deviennent plus hautes et plus escarpées, leurs cimes sont couvertes de forêts, Les rivières, plus encaissées, descendent avec bruit des sommets, et coulent au milieu des blocs de cailloux et de grès, qui se sont échappés des montagnes, ou que les torrents ont découverts sous la terre où ils prirent naissance. Le voyageur s'avance jusqu'au pied des monts qu'il doit gravir et dont la hauteur étonne son courage. Cependant la nécessité lui défend d'hésiter. Il grimpe péniblement et non sans danger, sur ces roches énormes où de faibles arbrisseaux rassurent sa main tremblante plutôt qu'il ne la soutiennent. Les pierres qui s'échappent de sous ses pas, et roulent avec fracas dans l'abîme, l'avertissent à chaque moment du choix qu'il doit faire du lieu où va reposer son pied. Parfois les eaux d'une source, filtrant au travers des rochers, rendent les passages si difficiles et si glissants que les voyageurs sont obligés de former entre eux une chaîne afin de s'aider mutuellement. Enfin l'on arrive aux sommets. On s'enfonce dans la forêt qui couvre ces plateaux humides. On contemple avec surprise la hauteur prodigieuse de ces arbres d'où pendent une multitude de lianes et de plantes parasites de diverses espèces. Là règne un profond silence qui n'est interrompu que pour quelques instants par la voix bruyante du babacote, et le cri perçant du varikioundah1 épouvantés à l'aspect de l'homme. Là se fait sentir une fraîcheur vive et pénétrante, qui, aux approches de la nuit, devient un froid d'autant plus piquant qu'on y est moins habitué. Le sol de ces montagnes offre plusieurs minéraux curieux, parmi lesquels on remarque diverses espèces de pyrites, des lamesiv de mica, des quartz colorés, et plusieurs sortes de cristaux dont quelques-uns présentent la cristallisation régulière d'un prisme hexaèdre. La végétation est forte, et entièrement différente de celle du pays d'Ambanivoule. 1 Babacota, varykioundahy = animaux du genre des makis. 3 septembre. Le voyageur après 60 milles de route dans cette forêt, où il ne trouve d'autres traces humaines que quelques cabanes construites par ceux qui l'ont précédé, arrive enfin à Sahamalazane1, premier village des Antankaïes2 situé sur la lisière du bois et dans l'ouest-nord-ouest d'Anboudy-atafe. Sahamalazane fut autrefois la capitale d'un petit royaume. Ses maisons en ruines n'ont plus pour habitants qu'une trentaine de soldats que Radame change tous les six mois. Elle a pour remparts une palissade de madriers qui n'offre que deux issues. En arrivant au haut d'une colline assez rapide qui est dans l'est de Sahamalazane, je m'étais arrêté pour considérer une pyramide de petites pierres, qui me parut encore plus curieuse quand j'eus vu chacun de mes compagnons de voyage déposer silencieusement un caillou qu'ils avaient recueilli dans la rivière qui coule au pied de ce vallon. En vain les ai-je questionnés sur le motif de leur action, aucun n'a daigné me répondre ; et Diamanire aussi discret que les autres, ou peut-être également ignorant, s'est borné à me dire en son mauvais français, que c'était pour prier bon Dieu. Au sortir de Sahamalazane, on a encore quelques milles de forêts, puis la scène change tout à coup. C'est le pays d'Ankaïe3 dont les collines, couvertes d'herbe seulement, et séparées par des bas-fonds ombragés, forment une plaine ondulée qui se termine vers le nord par un rameau de la haute chaîne des montagnes que l'on vient de quitter. De jolis ruisseaux coulent entre ces vallons et entretiennent sur leurs bords une verdure qui forme un agréable contraste avec la couleur jaune des sommets. Mais l'œil cherche en vain dans toute cette contrée quelques vestiges de culture et d'habitation ; et les idées riantes qu'avait 1 Saha-ma-lazany = pays-maître-du-langage. On désigne ici l'écho. 2 Ant'ankahy = habitant de la plaine-aux-herbes. 3 Ankahy, pour an-hahy = plaine couverte d'herbes. inspirées d'abord l'aspect de ces sites pittoresques, font place à l'ennui de la solitude. Ce n'est qu'après une demi-journée de marche que l'on commence à apercevoir quelques villages et des troupeaux de bœufs ; mais les arbres ont disparu sans retour ; on ne voit de toutes parts qu'une herbe courte et brûlée ; et la rencontre de quelques maisons isolées ne dédommage pas de la privation de verdure. Cependant les montagnes s'aplanissent peu à peu vers le nord, et l'on commence à apercevoir une plaine marécageuse divisée en carreaux qui annoncent qu'elle est cultivée. On descend une colline qui est au sud de cette plaine et rendu à micôte, on franchit le fossé peu profond de fortifications en ruine, et l'on entre dans Manakambaïne1, grand village à 18 milles dans l'ouest-sud-ouest de Sahamalazane. Les maisons de Manakambaïne sont grandes et propres, et semblent avoir été toutes construites et meublées sur le même modèle. Leurs bordages de roseaux adroitement entrelacés sont solides et élégants ; leurs deux portes toujours situées dans l'ouest, doivent sans doute cette place à l'expérience qui a voulu les mettre à l'abri des vents du sud-est, qui règnent ici une grande partie de l'année. L'intérieur des maisons est plus soigné et plus meublé que chez les Betsimsarakes, et outre les ustensiles qui lui sont communs avec les peuples de la côte, l'habitant de Manakambaïne a de grandes jarres de terre pour mettre de l'eau et conserver le riz, de louvia, ou assiettes de terre de la forme des patères antiques, des cuillers de bois et de corne d'une forme singulière, des sièges de bois d'une seule pièce et un lit de planches ornées de sculptures grossières et surmonté d'un dais incliné. Manakambaïne nourrit un grand nombre de troupeaux et de volailles. On cultive dans la plaine un riz rouge moins estimé 1 Manak'ambaïny =les étrangers s'y arrêtent. que celui d'Ambanivoule. Les femmes font des toiles de coton et de la poterie. On remarque dans les environs de ce village plusieurs longues fourches plantées en terre et chargées de têtes de bœufs. Ce sont des indications de tombeaux, et le nombre de ces têtes marque le degré d'opulence du mort, ou d'ostentation de ses héritiers. Les habitans de Manakambaïne font partie d'un peuple connu sous le nom de Bezouzounes, soumis à Radama depuis plusieurs années. 5 septembre. Le nom de Manakambaïne est dû à un évènement dont la tradition a transmis l'histoire. Un français nommé La Bigorne, le même dont parle l'abbé Rochon, et que les naturels connaissent sous le nom de lahytsara1 avait été appelé par les Antanbanivoules2 pour les défendre contre l'invasion des Antankayes. La Bigorne battit les ennemis et ayant eu la curiosité de les suivre jusqu'au-delà des forêts qui les séparent du pays d'Ambanivoule, il fut tout surpris de voir un pays si différent de celui qui avoisine la côte de l'est. Il se préparait à pousser plus loin ses découvertes et ne songeait à rien moins qu'à gagner la côte de l'ouest ; mais les Antambanivoules refusèrent absolument de le suivre dans une contrée dont ils lui dépeignirent les habitants sous les traits les plus redoutables, et où une terre aride et inculte ne leur offrirait aucunes des racines si communes dans la forêt, et qui dispensent le voyageur de se munir d'aliments. Il fut donc obligé de s'arrêter et les naturels du pays, rentrant après son départ dans les villages d'où il les avait chassés, nommèrent Manakambaïne, celui qui avait été le terme du voyage des étrangers3. 1 Lahy-tsara = le bon homme. 2 Ant' anbany-voulou = habitants des bambous. 3 Voyez dans une note précédente la traduction de Manakambaïne. On reconnaît encore à présent, à quelques manguiers rabougris, les traces du passage de La Bigorne, qui avait coutume de dire en les plantant, qu'un jour les Français viendraient en recueillir le fruit. Les naturels ont la plus grande vénération pour ces arbres et pour tout ce qui rappelle le souvenir de La Bigorne. « Si tous Vazah comment Lahy-tsare (dit Diamanire dans son patois) Radame jamais gagne Foulpointe, Français va maître partout »1. En quittant Manakambaïne pour s'avancer dans le SudOuest, le pays ne présente plus que des montagnes arides et brûlées par l'ardeur du soleil. Pas un arbre. Des ravins profonds, creusés par les torrents dont ils retracent l'impétuosité, en offrant au fond de leur lit des blocs de pierre d'une grosseur prodigieuse, évidemment arrachés à des carrières éloignées de plusieurs milles, et roulés de distance en distance dans des avalaisons successives, sillonnent le sol dans toutes les directions, et tendent à se réunir vers le Nord. On remarque fort peu de villages, mais en portant ses regards vers le Nord-Ouest, en aperçoit une plaine dont l'œil ne peut mesurer toute l'étendue, c'est le pays d'Antsyanake2. Une large rivière y coule en serpentant, et semble se diriger vers le Nord-Est ; c'est la Manangoure dont l'embouchure se voit, sur la côté de l'Est, dans le Sud de la pointe à Laré. La route qui pendant l'espace de 18 milles, s'était assez constamment dirigée vers l'Ouest, tourne tout à coup vers le Nord-Ouest : on descend du côté d'une jolie plaine dont quelques collines cachent encore l'étendue. Enfin l'on y arrive et les regards étonnés se promènent avec satisfaction sur des champs immenses, de riz, de manioc, de coton, etc., de toutes parts on voit des troupeaux de bœufs, de tous côtés on aperçoit des villa- tous les blancs eussent ressemblé à La Bigorne, jamais Radame ne fût devenu maître de Foulpointe, et les Français commanderaient partout ». 2 Antsy-anaka = Là-point d'enfants. 1 « Si ges. La culture est soignée, et quelques clôtures en haies vives, bien alignées, annoncent un peuple qui n'est plus sauvage. J'ai été joint en cet endroit par le colonel Andriantsalame, beau-frère de Radame et commandant de la province des Bézounzounes. Il montait un joli cheval qu'il maniait avec adresse, et dont il est descendu pour venir me saluer à ma sortie du palanquin, où je voyageais depuis que les chemins me l'avaient permis. Ambatoundrajake1, terme de mes courses pour cette journée, n'étant plus éloigné que d'un mille, j'ai fait à pied cette route avec Andriantsalame, qui a eu le tems dans ce court trajet, de me demander tous les détails de la guerre des Malates, et de m'informer de l'absence de Radame qui est pour deux mois en partie de chasse dans le pays des Sacalaves. En arrivant à Ambatoundrajake le commandant m'a conduit au logement qui m'était préparé depuis plusieurs jours, et s'est retiré pour me laisser reposer. Une heure après, il est revenu m'offrir de la part du Roi, de la sienne, et de celle des officiers de la garnison, trois bœufs, deux moutons, et je ne sais combien d'oies et de canards. Tout cela a été fait avec une politesse qui m'a singulièrement étonné de la part de gens que je considérais comme sauvages. Ambatoundrajake est le chef-lieu du pays des Bézounzounes ; moins grand et moins fortifié que Manakambaïne, je ne sais ce qui a déterminé à y fixer la résidence des troupes qui sont en cantonnement dans ces parages. Il passe pour malsain et je suis porté à le croire. Renfermé du côté du sud par des montagnes, il a dans le nord-est des marécages, dont les miasmes destructeurs lui sont apportés par les brises chaudes de l'été. Ce village est à 20 milles dans l'ouest de Manakambaïne, et par les… Les maisons d'Ambatoundrajake ressemblent à celles de Manakambaïne, et leur ameublement est le même. On y conserve le riz dans des tonneaux de bambou surmontés d'un 1 Ambatou-ny-Rajaka =La Roche-Rajaka. toit. Les vols sont sans doute rares dans ce pays, car ces greniers sont tous assez loin des maisons et sans gardiens. C'est une remarque que j'avais déjà été à même de faire chez les peuples d'Ambanivoule, dont les greniers ne sont ni plus solides, ni mieux gardés. On fait ici, comme dans tous les villages des Bézounzounes, des poteries et de la toile. Ce sont les femmes qui s'occupent de ce soin, ainsi que de la filature du coton dans laquelle elles réussissent v de manière à surprendre même l'Européen, qui connaît le produit des machines destinées à cet usage. Les travaux de l'agriculture, la construction des maisons, et la fabrique des ustensiles de ménage, sont le partage des hommes. Les Bézounzounes sont laborieux, généralement plus petits que les Betsimsarakes, ils sont néanmoins plus robustes. L'habillement et la coiffure des deux sexes sont à peu près les mêmes. Les femmes pourraient paraître agréables sans leur excessive saleté. On élève à Ambatoundrajake beaucoup de troupeaux de la plus grande beauté. Les oies, les canards, et en général les oiseaux aquatiques y sont réellement innombrables. La chasse est facile, mais dangereuse pour les étrangers qui ne sont pas acclimatés. Le lendemain de mon arrivée à Ambatoundrajake, j'ai éprouvé une indisposition qui m'a donné lieu de connaître une nouvelle pratique malgache. Lorsque quelqu'un est malade, un bouchon de paille suspendu devant sa porte, annonce au public importun qu'il n'y a permission d'entrer que pour ceux qui l'ont nominalement obtenue1. 12 septembre. À quelques centaines de pas dans le nord-ouest d'Ambatoundrajake, est un champ de foire très-fréquenté des naturels qui y viennent de toutes les provinces voisines, le jeudi de chaque semaine. On le traverse pour se rendre à Anbohy1 Cet usage existe aussi à l'Émerne. mangue, petit village à 8 milles du précédent. C'est en cet endroit que l'on quitte la plaine pour reprendre la route du sudouest et s'enfoncer dans les montagnes. Dès lors plus de culture, plus de villages, plus de végétation. Des coteaux arides, à peine revêtus d'une courte bruyère qui ne peut pas même cacher la couleur rouge de ce sol ferrugineux. Des remparts escarpés, que le voyageur côtoie avec effroi, et dont les bords dangereux semblent à chaque instant vouloir se dérober sous ses pieds ; des sentiers montueux et apriques1 où le voyageur ne rencontre pas un arbre, pas même un buisson pour le défendre de l'ardeur du soleil. La chaleur, la fatigue, l'ennui, tout contribue à l'accabler, et il succomberait à son désespoir si un ruisseau limpide ombragé de quelques feuillages, tel que l'oasis du désert, ne venait tout à coup récréer son imagination et lui offrir un lieu de repos. Mais bientôt il faut quitter cet asile et rentrer dans le désert. Si encore quelques oiseaux, quelques créatures vivantes se rencontraient sur cette route ; mais qu'y viendraient-ils faire ? Quelle serait leur nourriture ? Où trouveraient-ils un abri ? Enfin trois arbres chétifs s'aperçoivent ; leur tronc rabougri se recourbe tristement vers la terre, et leurs feuilles desséchées font à peine observer une ombre légère sur le sol brûlé qui leur a donné naissance. Auprès sont quelques maisons entourées d'un fossé, seules traces humaines qu'offre cette affreuse contrée. Mouratélou2 est le nom de ce petit village dont les habitants paraissent aussi joyeux, aussi satisfaits que ceux de la ville la plus opulente. De quoi vivent-ils ? Du produit de leurs bœufs, qui malgré la stérilité du sol, paraissent en assez bon état. Mouratélou est à 20 milles dans le sud-sud-ouest d'Anbouhymangue3. 1 Aprique, du mot latin apricus = exposé au soleil. 2 Moura-telou = les trois repos. = montagne bleue. Il y a plusieurs villages de ce nom. Le plus remarquable se trouve dans l'ouest de Tananarive, c'est là 3 Anbouhy-manga J'avais oublié de faire remarquer que, jusqu'à présent, les chaînes de montagnes ont eu une direction nord et sud, du moins les plus hautes ; mais il est maintenant fort difficile d'estimer cette direction qui au surplus n'est pas constante. Au sortir de Mouratélou on a encore quelques milles de déserts, puis enfin l'on commence à trouver des vallons cultivés, et quelques habitations éparses et isolées. Le pays s'anime à mesure que l'on avance : des champs de riz divisés en petits carreaux que séparent des fossés de terre glaise remplissent les bas-fonds ; tandis que le manioc naissant commence à revêtir le penchant des collines dont quelques troupeaux des bœufs et de moutons paissent tranquillement les sommets jaunâtres, en s'acheminant vers la demeure de leurs maîtres, que l'on n'aperçoit pas toujours, mais dont la cime d'un vieil arbre tutélaire fait déjà présumer la place. Je suis arrivé à Tsyranoubé1 après 19 milles de route vers le sud-ouest. Il n'est pas encore venu de blancs dans ce village où les habitants effrayés ne voulaient pas me donner asile, et il a fallu employer le nom de Radame pour les y déterminer. Peu à peu pourtant, ils se sont apprivoisés et bientôt la curiosité les a rendus familiers jusqu'à l'importunité. La même chose m'était arrivée à Manakambaïne où il n'était point venu de blancs depuis la Bigorne. Rien n'est comparable à la surprise de ces bonnes gens en voyant ma montre et mon parasol. J'ai joué de la flûte, et en peu de tems j'ai été entouré de plus de deux cents personnes dont une grande partie était accourue des villages voisins. Cette troupe m'écoutait jouer dans le plus grand silence et sitôt que j'avais fini, se répandait en longues exclamations. Les malgaches ont eux-mêmes plusieurs instruments de musique. Et un de leurs virtuoses, jaloux sans doute du succès que je venais d'obtenir, s'est mis à jouer d'une espèce de galoubet dont il tirait des sens assez agréables. qu'est le fameux tombeau d'Andrian-Anpouine, qui est vraiment enseveli au milieu d'un monceau de piastres. 1 Tsy-rano-bé = peu-d'eau. À ces airs patriotiques vous eussiez vu tout l'auditoire se mettre à gesticuler, déjà les danses sont formées, et mes compagnons de voyage, oubliant la fatigue du jour, vont grossir cette joyeuse troupe dont les plaisirs se sont prolongés fort avant dans la nuit. 14 septembre. Tsyranoubé est le dernier village des Bézounzounes. En le quittant on entre dans les gorges de la chaîne de montagnes qui sépare cette province de celle d'Émerne. Ces montagnes peu élevées et couvertes de bois et de bruyères, se dirigent du sudest au nord-ouest, et me paraissent une branche de la haute chaîne qui sépare les Antankaïes du pays d'Ambanivoule. Les chemins y sont difficiles. J'ai, pendant quelques heures, suivi une rivière dont les bords escarpés, dominés eux-mêmes par d'énormes rochers, ne présentaient qu'un sentier étroit, souvent interrompu par des éboulements qu'il fallait franchir. J'ai frémi plus d'une fois quand une roche saillante me repoussant vers les bords de l'abîme, m'en découvrait la profondeur. Un mouvement involontaire me faisait alors incliner de tout mon corps du côté opposé au précipice où semblait m'attirer une force invisible. Rendu au sommet des montagnes, on découvre le pays d'Émerne dont le sol montueux et déchiré ressemble à celui des Bézounzounes. On n'aperçoit réellement d'abord aucune différence ; ce sont toujours des coteaux arides, des vallons incultes, des habitations rares et isolées. Mais peu à peu les déserts disparaissent ; quelques bouquets d'arbres viennent égayer la vue ; de petits villages environnés de cultures diverses, et diversement bâtis, sortent de derrière les collines qui les tenaient cachés ; des troupeaux de bœufs bordent les routes, attirés par une sorte de curiosité à la rencontre du voyageur qui, tout occupé des nouveaux objets qui se succèdent sans interruption, ne s'aperçoit pas du chemin qu'il parcourt, et approche sans s'en douter du terme de sa course pour cette journée. Il passe la Mananare1, grande rivière dont les gens du pays placent la source à la jonction des deux chaînes de montagnes dont j'ai parlé au commencement de cet article, et qui coulant vers le nord-ouest, en faisant plusieurs circuits, se rend dans la baie de Bombetoke ou de Mouzangaïe. Il traverse une plaine assez étendue, gravit une montagne dont la pente un peu roide est adoucie par des degrés, franchit, à l'aide d'un pont-levis, un rempart profond, et entre par une voûte dans la cité d'Anbouhy-beloume2, véritable place forte, dont la rencontre est d'autant plus surprenante que ses fortifications annoncent par leur décrépitude une construction fort antérieure à la venue des Européens à Madagascar. Je ne sais si mon étonnement sera partagé par les personnes qui liront ces notes ; mais quoiqu'il arrive, elles voudront bien me permettre de leur faire part des réflexions que m'a suggérées la vue de travaux dignes d'un peuple civilisé, et que je vais commencer par décrire. Anbouhy-beloume est bâti au sommet d'une montagne environnée du côté du sud et de l'ouest par d'autres collines de la même hauteur, et dont le sommet est également habité. On y arrive par deux chemins couverts pratiqués dans une espèce de terre glaise et de tuf qui forme le sol de cette montagne, et conduisant l'un à une poterne par laquelle on pénètre dans la ville, l'autre sur une petite plate-forme séparée de la ville par deux remparts d'une profondeur presque égale à la hauteur de la montagne même. En face de cette plate-forme est une porte voûtée percée dans un mur de briques solidement construit et large de 19 à 20 pieds. 1 Mananare. Il est presque impossible d'indiquer la prononciation de ce mot, dont l'n surmonté d'un trait participe du son du g, sans toutefois ressembler à l'n con tilde des Espagnols. Cependant la syllabe gna prononcée par aspiration, sans mouvement de langue et sans articulation, produit un son qui ne diffère du véritable que par le degré de force de l'aspiration. 2 Anbouhy-beloume = la montagne de santé. Au milieu de cette voûte qui est basse et étroite, on a ménagé dans l'épaisseur du mur une coulisse où se roule une pierre de la forme d'un disque, de six pieds de diamètre et épaisse de dix-huit pouces, destinée à fermer cette porte. Les maisons d'Anbouhy-beloume sont en bois, et enduites à leur intérieur d'une espèce de craie blanche mélangée de fiente de bœuf. Elles n'ont que deux ouvertures placées dans l'ouest et fermées par des portes de bois d'une seule pièce, sur lesquelles on remarque plusieurs sculptures bizarres, et notamment les deux seins d'une femme, symbole de l'hospitalité et de la vie domestique : C'est, disent les malgaches, une bonne épouse qui, après avoir préparé le riz et fait cuire le lait de ses vaches, attend à la porte de la maison le retour de son mari pour partager avec lui ces alimens, et invite le voyageur fatigué à s'arrêter sous un toit hospitalier. La population d'Anbouhy-beloume paraît considérable et le peu d'étendue du plateau que circonscrivent les fortifications a tellement fait rapprocher les maisons, qui sont d'ailleurs placées sans beaucoup d'ordre, que cette petite ville est un véritable labyrinthe, où il est fort difficile de se reconnaître. Joignez à cela que les troupeaux, qui durant le jour se dispersent dans la plaine, rentrent tous les soirs dans la ville dont ils remplissent les petites rues, de sortes qu'après le coucher du soleil, il n'est plus possible de sortir des maisons. Ici comme dans le pays des Bézounzounes, on ne brûle que de la fiente de bœuf, dont la fumée et l'odeur sont fort incommodes. Anbouhy-beloume appartenait au père de Rafaralah qui y a soutenu un siège mémorable contre Andrianampouine père de Radama, qui ne l'a prise qu'au bout de trois ans. On voit encore sur les montagnes voisines les travaux que ce prince avait faits pour empêcher la communication de la ville assiégée avec les autres parties de la province. Elle fut prise d'assaut sur un petit nombre d'habitants qui avaient échappé à la soif, à la famine, et aux maladies occasionnées par un si long siège. Anbouhy-beloume est à 24 milles dans le Sud-Ouest de Tsyranoubé, et fait partie de la province d'Émerne. Je viens maintenant aux réflexions que j'ai annoncées : Anbouhy-beloume, dont je viens de décrire la situation et les fortifications, nulle part sans doute ne rappelle les travaux de l'Européen du 19e, ni même du 15e siècle ; mais peut-on qualifier de sauvage le peuple qui a apprécié les bienfaits de la vie sociale ; qui a su reconnaître l'avantage d'une défense commune ; qui a pu distinguer les lieux les plus favorables à cette défense ; qui a eu le talent d'ajouter à la force naturelle de ces lieux par des travaux grossiers il est vrai, mais néanmoins étonnans, quelques fois gigantesques, toujours redoutables ; qui élève des troupeaux, cultive la terre, distingue les propriétés, construit des maisons durables ; qui reconnaît des chefs héréditaires ou électifs ; qui a des lois, des tribunaux, des juges ; qui admet des distinctions sociales, des lois de politesse adaptées à la différence des rangs et aux différentes situations du commerce domestique ; qui, enfin, reconnaît l'union conjugale, et conserve pour la sépulture un respect inviolable ? Non, certainement, et si tout cela n'est pas ce que nous nommons civilisation, je suis dans une erreur complète à l'égard de la signification de ce mot1. Sans doute les peuples d'Émerne ne sont pas civilisés au même degré que les Européens, sans doute même ils le cèdent encore beaucoup aux Chinois ; mais enfin ils ne sont plus sauvages et il reste à savoir à qui ils doivent ces commencements, ou plutôt ces restes de civilisation. Ce n'est pas aux Arabes, car si l'on excepte quelques pratiques religieuses (communes d'ailleurs à plusieurs autres peuples), je ne vois ni au physique ni au moral, aucun trait de ressemblance entre l'Anbaniandre, doux et paisible cultivateur, et le robuste et infatigable nomade du désert ; les devraient-ils aux Européens ? bien moins encore et il suffit d'avoir habité quelque tems les établissements de la côte de l'est, pour se convaincre que, mal1 Parmi les qualités civiles que j'attribue aux peuples d'Émerne, on ne voit point figurer la connaissance des arts et des sciences, que je n'étais point encore à même d'observer ; et je laisse au lecteur le mérite de juger si la civilisation peut en être indépendante. gré deux cents ans d'une fréquentation presque continuelle, les naturels n'ont encore acquis de nous que quelques vices. On a observé il y a déjà longtemps (et les Anglais ont la prétention d'avoir fait cette observation les premiers) que le visage des peuples de Madagascar, leur teint, leur langage, leurs mœurs, leurs religions, etc., avaient avec ceux des malais le rapport le plus frappant ; j'admets cette opinion, mais en restreignant cette comparaison aux seuls Anbaniandres ou peuples de la province d'Émerne, que je considère comme la race primitive de l'île, et les seuls à qui elle soit applicable. Mais voilà à propos d'Anbouhy-beloume et de ses maisons enfumées, une assez longue dissertation philosophique que le bonhomme Diamanire qui me sert de pupitre, m'avertit de terminer pour déjeuner et me remettre en route. 16 septembre. C'est quand on a quitté Anbouhy-beloume que la route devient réellement intéressante. Ce ne sont plus des sentiers étroits et à peine frayés, c'est un chemin large bordé de fossés sur lequel on rencontre à tout moment des voyageurs. On ne voit plus de terrains totalement incultes. Les hauteurs sont destinées à la patate, à la barvade, au coton, au manioc, au haricot, etc. ; les bas-fonds au riz et à la canne à sucre ; les coteaux au maïs. Les villages en grand nombre, et presque tous bâtis en terre jaune, jettent un éclat qui trompe la vue, et fait prendre d'humbles chaumières pour de magnifiques maisons de plaisance. Des cases isolées, environnées d'une large clôture circulaire et presque toujours accompagnées d'un arbre unique, se font remarquer de tems en tems et excitent la curiosité de l'étranger. Ce sont des fermes où la demeure d'esclaves ou serfs du roi, appelés en ce pays siroundah. On arrive à Anbouhytrabibe1 grand village à 20 milles dans le sud-sud-ouest d'Anbouhybeloume. C'est encore une place forte entourée de fossés et de remparts. Les maisons sont en 1 Anbouhitra-biby = la montagne de la bête. bois et solidement construites. L'une d'elles se distingue par sa grandeur et sa forme qui se rapproche des constructions européennes. C'est un local destiné à l'instruction de la jeunesse, sous la direction des missionnaires anglais de Tananarive. Les villages d'Émerne paraissent très-peuplés, et l'on y remarque surtout une quantité étonnante d'enfants. Le peuple paraît laborieux, et les femmes surtout sont constamment occupées à filer le coton ou à faire de la toile. Des officiers de Radame sont venus me joindre à Anbouhytrabibe. Ils arrivaient du pays des Sacalaves, d'où le prince, qui y faisait la chasse du bœuf, les avait envoyés à ma rencontre, et leur avait donné l'ordre de m'accompagner jusqu'à Tananarive, qui n'est éloigné d'Anbouhitrabibe que de 22 milles. Dans ce court espace, on a à traverser plusieurs grands villages, et ceux que l'on aperçoit de chaque côté de la route sont vraiment innombrables. Tout annonce l'approche d'une ville populeuse. Nous sommes entrés à 6 heures du soir dans la capitale, et l'on m'a conduit dans un des pavillons du palais, que l'on m'avait destiné pour logement. C'est une maison à étages dont l'intérieur est tapissé de nattes de jonc qui font un effet agréable. Elle est divisée en trois appartements qui forment chacun un étage, qui communique aux deux autres par des ouvertures faites au plafond et recouvertes de trappes épaisses, et d'une seule pièce. À l'étage supérieur est un alcôve et un lit à l'Européenne qui servait au Roi avant mon arrivée, et qu'il a bien voulu me céder ; faveur que mes introducteurs ont fait sonner fort haut et qui les a fait s'écrier que j'étais bien heureux et que jamais Radame n'avait encore si bien traité un Vazah ! J'avoue qu'au sortir des misérables chaumières sous lesquelles j'habitais depuis plusieurs mois, l'appartement où je me trouve maintenant, peut, malgré les échelles qui y servent d'escaliers, me sembler un boudoir de petite-maîtresse, et je ne m'attendais certes pas à trouver si bon gîte. TROISIÈME PARTIE Un an de séjour dans le palais du roi Radama et excursions dans diverses parties de la province d'Émerne 25 septembre 1825. Tananarive est bâti sur un rocher situé au milieu d'une plaine environnée de petites montagnes. J'évalue la population à 12 ou 15 mille âmes. Toutes les maisons, j'en excepte celles qui avoisinent le palais, sont placées sans ordre et sans symétrie, là où il a convenu au propriétaire de les construire. Une seule rue tortueuse sert de communication entre les deux extrémités de la ville. Pour pénétrer dans les autres parties, on est obligé de suivre des sentiers plus ou moins difficiles. Ici comme dans tous les villages d'Émirne et des Bezounzounes, les maisons n'ont généralement que deux ouvertures, toutes deux situées dans l'ouest, elles se construisent en bois, ou en joncs, ou en terre ; mais ces dernières sont proscrites du centre de la ville et reléguées dans les faubourgs. Ainsi donc chez tous les hommes la rareté des choses en fait le mérite. Le bois est cher à Tananarive, on l'y apporte de fort loin, tandis qu'au sein même de la ville se trouve une terre jaune excellente pour bâtir. Les quartiers principaux de Tananarive sont : AnbouhyNounga, où est situé le palais, Anbouhy-Poutsy, AnbatouFandranou, Andou-Hely, Anbatou-Miangara, Ampary-Be, Ampary-Drahasaly. Le palais ou rouvy occupe le mamelon le plus élevé de la montagne. C'est un enclos assez vaste formé de trois enceintes particulières. La première et la plus remarquable est celle où demeure le roi. La seconde sert de logement aux femmes du roi et à quelques étrangers. C'est là qu'est ma maison. La troisième est un sérail destiné à la demeure des concubines. C'est la seule où l'on ne puisse pas être admis, et la porte en est gardée nuit et jour par des femmes. L'enclos du palais est situé sur une plate-forme de 4 à 5 pieds au-dessus du niveau de la rue. Le trottoir qui l'environne est construit en pierres de taille fort bien liées. Cette enceinte est faite de madriers équarris, disposés de manière à former une suite de cannelures perpendiculaires qui font un assez bon effet. Au-dessus est une haie de lances qui sert à la fois de défense et d'ornement. La maison du roi est isolée. Elle diffère de toutes les autres par sa galerie (nouvellement construite), par sa peinture en bandes rouges, blanches et jaunes et par une infinité de clous d'argent placés autour des ouvertures, et disposés en forme d'écailles sur les bordages des pignons. Le roi paraît beaucoup aimer les miroirs. L'intérieur de ses appartements en est orné, on en voit à l'extérieur ; il y en a jusque sur la porte principale de l'entourage. Ils sont tous très petits ; et il est remarquable qu'en raison de leur situation perpendiculaire et de leur grande élévation, il n'en est aucun qui puisse réfléchir le spectateur. L'enceinte qui sert de demeure aux reines est la plus vaste. C'est une petite ville qui contient, outre la maison des princesses, une douzaine de cabanes, appelées par les naturels : Tranomasina (maison sacrée) ; ce sont les tombeaux de quelques princes de la famille de Radama. Ces petites cabanes sont ouvertes, mais il est pourtant défendu d'y entrer, sous peine de ne pouvoir approcher du roi pendant plusieurs jours et d'être exclu pendant le même temps de toutes les cérémonies publiques. Le roi a en ce moment sept femmes légitimes mais il est toujours supposé en posséder douze. Aussi le nom collectif des reines est-il : rou-anbouny-foulou-vavy (les douze femmes) On trouve encore dans cette même enceinte la musique du roi, ses écuries, sa salle d'armes, l'école royale, les chanteuses, etc. Ma maison était, avant mon arrivée, destinée aux plaisirs du roi qui l'avait nommée : Marivou-lanitra (la plus près du ciel) ; en raison de son élévation, elle touche l'entourage du roi sur lequel elle domine. De ma fenêtre, je vois l'intérieur du principal appartement de Radama. Je ne sais encore rien de la 3e enceinte, sinon que c'est un sérail. Dans l'ouest du palais est un petit cours planté d'arbres. C'est là que se rend la justice. Les juges ordinairement assis, enveloppés de leurs Toutouranes (la Toutourane, ou Toutouranou, est aux Malgaches ce qu'était la toge aux Romains), sur le trottoir qui environne le palais, donnent en plein air leurs audiences au peuple, qui se place au-dessous d'eux sur la terrasse du cours. Ces juges s'appellent Andriana-Beventy (les très gros nobles). Ce sont des vieillards de la première noblesse. Ils ne jugent ordinairement que les matières civiles, le criminel appartient au roi. Au-dessous de ce même cours est le marché ou Seny, comme ils l'appellent. Il se tient tous les jours, mais il n'est en ce moment ni bien approvisionné ni beaucoup fréquenté. On y tue les bœufs destinés à la consommation ; et leur chair dépecée sur le lieu même où on les a égorgés est d'une mal-propreté dégoûtante. Andouhely est une petite place située au fond d'une vallée à mi-côte de la montagne et à un demi-mille dans le nord du palais. On y voit une pierre sacrée sur laquelle le roi seul a le droit de poser le pied lorsqu'il tient un Cabary national (il est fort difficile de traduire ce mot, qui signifie à la fois et une assemblée délibérante et une conversation particulière, quelque-fois même les bruits publics. Rochon le traduit par Palabre. Prononcez Cabarre) ; c'est aussi sur cette même place qu'est en ce moment le chantier de Mr. Gros, constructeur européen qui fait pour le roi un palais qui aura 130 pieds carrés. Ce Mr. Gros est très-habile ; il a d'ailleurs le mérite d'avoir formé depuis 6 ans qu'il habite ce pays une soixantaine d'ouvriers dont quelques uns sont très capables ; et il semble merveilleusement secondé dans ses leçons par l'aptitude naturelle des jeunes Ambaniandrou ses élèves. En quittant Mr. Gros on arrive sur un rempart naturel, d'où l'œil plonge avec un plaisir mêlé de quelque effroi dans la jolie plaine d'Ampary-Be, dont les petites maisons noircies annoncent la demeure des armuriers, forgerons, orfèvres, etc., tous compris par les Malgaches sous le nom générique de Panefy (Faiseurs de fer). Ce rempart offre quelque trace du travail des hommes : c'est une petite porte voûtée construite en pierres et en briques. Derrière un rang d'arbres assez jolis, se voit une grande maison récemment bâtie et à l'européenne, c'est la prêche protestante, le local de l'école missionnaire et la demeure du Révérend Grifith. À l'est de Mr. Grifith est Ambatou-fandranou, quartier profane, où le roi ne peut aller ni aucune personne de sang royal. Pour quel motif ? Je l'ignore. C'est pourtant un des jolis endroits de Tananarivou, et je ne serais pas surpris que quelque voyageur ne trouvât bientôt le peuple revenu de cette prévention. Parmi les quartiers les plus intéressants de Tananarivou, on ne doit pas oublier celui d'Ampary-d'rahasaly, où se trouve le jardin du roi, créé en quelque sorte par le naturaliste Boyer qui y a introduit quelques arbres curieux. On y trouve plusieurs sources d'une excellente eau et un petit lac habité par des oiseaux aquatiques. L'eau est généralement répandue dans toutes les parties de la montagne de Tananarive et c'est ce qui la distingue particulièrement des autres montagnes qui toutes en sont privées. 10 octobre. J'ai eu en arrivant à Tananarivou la visite du général Brody ; c'est un mulâtre des Antilles, il était sergent des troupes anglaises à Maurice, à l'époque de la malheureuse expédition de Monsieur Lesage qui l'emmena à Madagascar pour instruire les soldats de Radama. Il y est resté jusqu'à ce moment et Radama lui doit l'armée avec laquelle il vient de conquérir Madagascar ; le monarque malgache l'a récompensé de ses services par le grade de général. Mr. Brody m'a appris en même temps et l'absence du roi qui est en ce moment à la chasse, et les ordres de Sa Majesté au sujet de l'accueil qu'on devait me faire. J'ai eu aussi la visite du premier ministre Rahalala, qui est venu m'apporter lui-même toutes les provisions qu'il a jugées devoir m'être agréables. C'est à Rahalala qu'est confiée l'administration civile en l'absence du roi. Mr. Brody s'occupe du militaire. La curiosité ou la politesse a également amené dans ma demeure quelques princesses dont la figure et le costume m'ont paru plus agréables que chez les femmes de la côte. Elles se sont présentées avec décence. Elles étaient suivies de plusieurs servantes proprement mises. La conversation a été enjouée, et quelques saillies spirituelles, quoique mal rendues par mon interprète, m'ont donné une idée favorable des dames de la cour Anbany-Androu (sous le jour). Je suis allé à mon tour saluer les princesses que j'ai trouvées bien petitement et bien modestement logées pour des reines. Une seule, la princesse Rassalima, occupe une maison plus grande et un peu plus agréable. Rassalima est la fille de Ramitra, roi de Menabé. Radama l'a épousée par politique. Il espérait par cette alliance tenir en repos Ramitra que les guerres du nord ne lui permettaient pas encore de chercher à soumettre. Cette princesse paraît âgée de 18 à 19 ans. Ses cheveux crépus et son teint cuivré la distinguent entièrement des Anbany-Androu qui ont les cheveux plats et le teint des Malais. Le dimanche 2 octobre, je suis allé à l'office protestant où j'ai trouvé réunie une centaine de jeunes naturels des deux sexes ; MM. les missionnaires font les prières avec décence, mais j'ai remarqué avec peine que la tendresse maternelle de quelques dames troublait parfois le recueillement de l'auditoire. Une bonne mère donnant le sein à son enfant et souriant à ses jeux est un tableau qui nous rappelle trop la créature en un lieu où l'on ne doit penser qu'au créateur. J'ose croire que l'on me pardonnera cette réflexion qui n'est due qu'à mon respect pour la religion et au désir que j'ai de voir les prédicants joindre l'exemple au précepte. En sortant du Temple, je me suis acheminé avec M. l'agent anglais vers son habitation qui est éloignée du palais d'environ 2 milles. La maison de Mr. Hastie est propre et agréable, elle est située au milieu d'un jardin dont la disposition et l'entretien annoncent dans le propriétaire un agriculteur éclairé. Ce n'est pas le seul mérite de M. Hastie, sa conversation est celle d'un homme à qui les lettres et même les sciences ne sont pas étrangères. J'ai plus d'une raison pour croire que Radama lui doit une bonne partie de sa grandeur. M. Hastie est à Madagascar depuis 1816 ; il a suivi le roi dans presque toutes ses expéditions et il parle des différentes contrées qu'il a parcourues en homme qui sait observer. Dans l'ouest de la montagne de Tananarive on voit trois monticules que l'on s'occupe à aplanir pour y édifier le palais du roi. Dans le cours de mes promenades, je me suis arrêté quelques instants à considérer la tombe des compagnons de Mr. Lesage. On aimerait à y trouver quelque inscription qui rappelât l'époque des premières relations entre le roi Ambaniandre et les Anglais. Ces tombeaux sont dans le sud de Tananarive, auprès sont deux portes souterraines par lesquelles on sort de la ville, pour se rendre sur une belle place située au pied même de la montagne ; c'est là que se tient un marché nombreux le vendredi de chaque semaine. On y vend du riz, des bestiaux, de la toile, de la poterie, du fer, du coton, de la soie, etc. La piastre d'Espagne entière (frada), ou coupée par morceaux (vaky-vaky), a seule cours à Émirne. On pèse ces morceaux pour faire une valeur désignée. Les poids qu'ils nomment Vatou sont d'une demi-piastre (louzou), d'un quart (kiroubou), d'un huitième (sikadsiny), d'un douzième (rouvouamena) ; il est encore d'autres fractions de bien moindre valeur (1/24 : Vouamena, 1/72 : Erounoubatou, 1/144 : Vary-dimy-venty, 1/720 : Varyrey-venty) ; mais quoique dénommés, on n'a pas de poids particulier pour les éprouver. On les donne et reçoit plutôt comme une marchandise que comme un représentatif d'une valeur fixe. Le marchand Ambaniandre surfait par habitude, et il n'est pas rare de voir obtenir un objet pour la moitié du prix demandé. Le commerce des objets et ustensiles de peu de valeur se fait par échange. Du riz, du tabac, de la poterie contre de la viande, du sel et même de petits morceaux d'argent qui, dans ce cas, n'ont pas de valeur déterminée. L'usage que l'on a de couper l'argent est sujet à plusieurs inconvénients dont le plus grand sans doute est celui de faciliter aux fripons le moyen de circuler de la fausse monnaie qu'il est très difficile de distinguer parmi une multitude de petits morceaux d'argent de forme irrégulière. Les Ambaniandres sont adroits faux-monnayeurs, et j'ai vu quelques piastres de leur fabrique qui font regretter que les talents de l'ouvrier ne soient mieux employés. 21 octobre. Le Roi est à quelques lieues de Tananarive ; on annonce son entrée pour jeudi 27 mais ses sorciers peuvent encore l'engager à différer. Les Ambaniandres ont des jours heureux et malheureux ; ils consultent aussi les entrailles des victimes, et Radama qui ne croit plus à ces superstitions ne veut cependant pas s'en affranchir ouvertement. M. Hastie m'a dit que, par respect pour ces préjugés, ce prince il y a quelques années, était demeuré 16 jours a la porte de Tananarive et qu'une guerre survenue dans ces entrefaites l'avait obligé de repartir sans entrer dans sa capitale. Les Ambaniandres admettent un Être suprême qu'ils nomment Andria-Manitra, mais ils ne lui rendent point de culte régulier. Je ne crois pas qu'on doive les qualifier d'idolâtres malgré leurs toiles sacrées, leurs petites figures de bois ou de pierre, parce que ces objets de leur vénération et auxquels ils ont recours dans leurs calamités, ne sont considérés par eux que comme un talisman que la divinité a bien voulu douer de quelques uns de ses attributs. L'approche du Monarque met tout Tananarive en mouvement. On balaie les rues, on nettoie les maisons. En ce moment les princesses rédigent en commun une lettre qui exprime le désir unanime qu'elles ont de revoir leur royal époux. C'est la princesse Ravao qui fait les fonctions de secrétaire. Cette jeune femme qui est à la fois demi-sœur et belle-fille de Radama, rappelle un usage bien étranger de nos mœurs. Un père meurt et son fils hérite même de ses femmes, à l'exception pourtant de celle qui lui donna le jour. 29 octobre. Le roi est enfin à Tananarive, il a fait son entrée le 27 ; l'affluence du peuple était extraordinaire et je ne me faisais pas auparavant une idée de la population vraiment incroyable d'Émirne. Dès le matin les rues étaient remplies d'une foule de personnes de tout âge et de tout sexe. À midi les reines et toutes les femmes de distinction sont allées s'asseoir sur les degrés qui conduisent à la principale porte du palais. Elles avaient pour vêtement une tunique de soie rayée recouverte d'une longue Toutourane blanche. Leurs chevelures divisées en grosses boucles artistement arrangées étaient ornées d'une fleur de nénuphar jaune. Les princesses se distinguaient des autres femmes par des colliers, des bracelets en or. À deux heures de l'après midi, on a tiré du canon pour annoncer le départ du roi ; et un instant après on a aperçu son cortége défilant au milieu de la plaine qui est dans l'ouest de Tananarive. Le prince était accompagné de sa garde composée d'environ 3.000 hommes y compris les Tsi-mandoua (qui n'ont point de mal au cœur), ou gardes du corps. Toutes ces troupes armées et habillées à l'anglaise, s'avançaient en bon ordre sur quatre rangs ; l'artillerie ouvrait la marche, venait ensuite la musique, puis les compagnies de la garde. Radama, monté sur un joli cheval bai-brun, venait immédiatement après, accompagné d'officiers aussi à cheval. Il avait un frac bleu, un chapska rouge et un pantalon blanc ; quelqu'un lui tenait au-dessus de sa tête un grand parasol de satin blanc. Deux femmes placées à droite et à gauche lui donnaient de l'air avec une espèce d'éventail indien. La marche avec une espèce d'éventail indien. La marche était terminée par les Tsimandoua, sorte de troupe irrégulière qui accompagne le roi nuit et jour. Les Tsimandoua avaient pour unique vêtement une ceinture rouge et noire, deux écharpes de même couleur qui se croisaient sur la poitrine et sur le dos, et un bonnet de poil. Le Roi, en arrivant sur la place d'Andouhely, est descendu un instant pour y recevoir les compliments de son peuple, puis il a continué sa route vers le palais. Pendant tout ce temps, les spectateurs n'ont pas cessé de chanter et claquer des mains en cadence. Arrivé au palais, Radama a été tour à tour complimenté par ses femmes, ses ministres, etc. Il était debout dans sa galerie environné de ses principaux officiers. Les femmes et les ministres étaient assis par terre au-dessous de la galerie. À 6 heures du soir le Général Brody et le colonel Ravelou-solam sont venus m'inviter à dîner de la part du Roi qui m'a fait un accueil fort gracieux. Il parle assez bien français. C'est un homme de 30 ans, petit mais bien proportionné ; son teint est plus clair que celui des Malais. Sa physionomie est agréable, ses yeux annoncent de l'esprit, il est d'une vivacité extraordinaire. Les conversations gaies et légères sont de son goût, et ses brusques interpellations annoncent qu'il n'aime pas à voir traiter trop longuement un sujet. Le Roi a congédié de bonne heure ses convives, mais non pour aller lui-même prendre du repos, car les danses et les chants n'ont pas eu d'interruption toute la nuit. Ce matin, de bonne heure, on a immolé un taureau et une vache ; et immédiatement après cette cérémonie, le Roi est sorti avec la musique, ses chanteuses et ses Tsimandoua pour aller, je ne sais où, remplir quelque devoir religieux. Il n'était pas encore de retour, lorsque un orage violent accompagné de grêle et de pluie a éclaté sur la ville ; mais le mauvais temps, loin d'interrompre les plaisirs bruyants de la cour, a semblé au contraire en accroître l'ardeur. On dansait en plein air, malgré la pluie et la boue devant le palais du prince qui est venu lui-même les pieds et la tête nus, revêtu d'une simple Ca- chêne (toile de soie qui se fabrique à Émirne), se mêler à ces singuliers amusements. C'est au son du tambourin, des cymbales et d'une sorte de hautbois qu'ont lieu ces danses qui sont de vraies pantomimes où chaque acteur semble improviser. 5 novembre. J'ai commencé le portrait de Radama qui vient poser le matin lorsque les plaisirs de la nuit ne le retiennent pas trop longtemps au lit. Ce prince mène une vie fort extraordinaire. L'heure de ses repas comme de ses occupations n'a d'autres règles que son caprice. C'est aussi son caprice qui dirige ses amusements. Je suis quelquefois réveillé au milieu de la nuit par des chants, des hurlements, des décharges de mousqueterie, etc. La musique ne cesse pas de jouer pendant tout le jour et une bonne partie de la nuit. Les danses quelquefois cessent vers minuit. Il y a un moment de calme, puis tout à coup le bruit recommence, des chevaux passent au galop, c'est le roi auquel il vient de prendre fantaisie de faire une promenade à cheval. Radama mange ordinairement seul ; presque jamais ses femmes ne sont admises à sa table, quelquefois ses sœurs et les étrangers qui lui paraissent mériter cette distinction. Il est servi en vaisselle plate, il aime les mets simples et boit peu du vin auquel il préfère l'eau-de-vie et le gin ; cependant je n'ose pas encore assurer qu'il en fasse un usage immodéré. Dans un des courts et rares intervalles pendant lesquels le palais est en silence, le Roi m'a fait inviter à aller visiter son école royale. Je l'y ai trouvé lui-même entouré d'une centaine de jeunes filles qui écrivaient sous sa dictée. J'y ai remarqué de jolies écritures, et quelques problèmes d'arithmétique, proposés devant moi, ont été résolus avec beaucoup d'exactitude. Cette école qui est sous la surveillance immédiate du prince a été fondée par un français appelé Robin et est actuellement dirigée par ses plus forts élèves. M. Robin est encore le fondateur de l'école militaire qui se tient dans le même local à une heure différente. Les élèves em- ploient dans leur écriture les caractères européens, et pour éviter les défauts de ces caractères, il fut convenu entre M. Hastie, les missionnaires James et Jeffreys et M. Robin que l'on prononcerait les consonnes comme les anglais et les voyelles comme les français. On devait retrancher de l'alphabet les lettres inutiles à la langue ambaniandre, mais ces sages dispositions ne sont pas exécutées, l'élève lit toujours dans son alphabet : c, q, w et x dont il n'a pas l'emploi, et les maîtres anglais prononcent toujours les voyelles à la manière anglais. 7 novembre. Aucun peuple n'eut pour son roi une plus grande vénération que l'ambaniandre ; elle est même poussée jusqu'à l'idolâtrie, aussi leur dévouement pour lui n'a pas de bornes. Le malgache dans son obéissance aveugle n'écoute pas même la voix sacrée de la nature. Un voleur, il y a quelque temps, fut crucifié par ordre du roi ; deux jours après sa femme fut aperçue dans une fête, « Malheureuse, lui dit quelqu'un, comment peux-tu, être gaie ? » « Eh quoi ! répond cette femme, m'est il permis d'être triste lorsque Radama est satisfait ! » Un père en ce pays livre lui-même la tête de son fils coupable. Un frère qui ne jetterait pas la pierre à son frère qu'on lapide courrait le risque d'éprouver le même sort tant est forte la prévention en faveur du Roi-Dieu. Il n'y a point ici de gens de police et nulle part un coupable n'est plus promptement et plus sûrement arrêté. Le proscrit n'a point d'asile chez les Ambaniandres ; il périra si le Roi veut qu'il périsse. La princesse Rassalima, lasse des mauvais procédés que lui attirait sa qualité d'étrangère, prend le parti de s'enfuir avec un officier du roi son père. On ne s'aperçoit de son évasion que le 3e jour, et le 5e elle était arrêtée à 40 lieues de Tananarive. Radama est non seulement roi, il est pontife ; il est même quelque chose de plus aux yeux de ses sujets. Une députation du peuple est venue ces jours derniers lui demander de la pluie pour les riz que la sécheresse menace de faire périr. J'ai assisté ces jours derniers à un mariage. Cette cérémonie se fait en famille et sans l'intermédiaire d'aucun officier public. Le père présente sa fille au futur époux en l'engageant à rendre son épouse heureuse et à ne pas lui faire regretter la maison paternelle, puis il prévient la jeune personne sur les nouveaux devoirs qu'elle aura à remplir et termine ses conseils en disant que si son mari ne la traitait pas d'une manière convenable, elle pouvait revenir dans la maison de son père où on la reverrait toujours avec plaisir. Les divorces se font avec la même simplicité que les mariages et l'on se quitte dès l'instant que l'on ne se convient plus. Cependant l'adultère est fort commun, mais si parfois les lois semblent le tolérer, il est aussi des circonstances où elles le punissent avec la dernière rigueur. Toute femme (Mifady) qui est faible en l'absence de son mari, peut, si l'époux offensé l'exige, être punie de la peine capitale, mais son complice n'est pas même supposé coupable. Comment concilier cette loi atroce avec le relâchement des mœurs de l'Ambaniandre et son insouciance conjugale ? Il est remarquable au surplus, que si le mari se trouvait dans la province d'Émirne pendant l'infidélité de sa femme, il n'a pas droit de s'en plaindre. Souvent même la coupable vient elle même annoncer son délit à son mari, en lui disant qu'il a cessé de lui plaire et qu'elle a fait un autre choix. Il n'est je pense aucun lieu du monde où le libertinage soit plus effréné qu'à Tananarive et en général à Madagascar. Nulle idée de pudeur. J'ai vu plus d'une fois des femmes du peuple courir entièrement nues au milieu de la ville. 13 novembre. J'ai dîné hier avec le Roi ; ce prince m'a fait beaucoup de questions sur les Gouvernements de l'Europe, sur leur industrie, leur commerce, leurs ressources militaires. Il paraît avoir la plus grande envie de s'instruire, son esprit est juste et pénétrant, mais il aime beaucoup trop les plaisirs. Il a soumis à mon interprétation une lettre qu'il vient de recevoir de Maurice. Elle est d'un M. B…n, qui s'annonce à la fois comme militaire, négociant, chimiste, homme d'état, etc., etc., et finit sa volumineuse épître par une demande de premier ministre secrétaire d'État. La lecture que j'ai faite de cette extravagante production a beaucoup amusé le Roi. Il m'a aussi demandé ma façon de penser à l'égard d'une Société projetée, dont le plan avait été soumis à son approbation par les Missionnaires ; et comme je n'entrevoyais ni pour lui, ni pour ses sujets aucun inconvénient dans cette association de Bienfaisance, je lui ai répondu suivant ma pensée. J'avais déjà eu moi-même connaissance de ce projet par MM. Jones et Griffith qui étaient venus me proposer d'y souscrire. Il s'agissait d'établir à Madagascar une congrégation qui aurait pour but la propagation de la religion chrétienne dans cette île et la civilisation de ses habitants. Une institution de ce genre s'accordait trop avec mes principes pour être arrêté par des motifs de politique auxquels j'ai toujours pensé qu'un simple particulier doit demeurer étranger jusqu'au moment où son gouvernement réclame ses services. (Je ne crois pas que l'on puisse me reprocher, comme catholique-romain, de m'être agrégé à une Société protestante, car je crois fermement que quand il s'agit de faire le bien, toutes les sectes chrétiennes doivent se réunir). J'ai donné sans hésitation ma signature. Le Roi, naturellement méfiant, n'a pas pris aussi promptement une détermination. Il a d'abord ajourné une réunion des sociétaires pour aller lui-même s'instruire du véritable but de la Société ; puis le jour indiqué, au lieu de se rendre à la salle des séances il a envoyé deux de ses officiers peur ordonner aux membres de se séparer. 18 décembre. Le Roi s'est enfin décidé à autoriser les réunions de la Société missionnaire. C'est aux talents de M. Hastie que l'on doit la réussite de cette entreprise que le zèle un peu indiscret de quelques membres avait pensé faire échouer. Radama aime la gloire ; il est surtout jaloux de se rendre favorable l'opinion de l'Europe civilisée, et M. Hastie sait avec adresse tirer parti de la crainte qu'a le Roi qu'on ne le signale aux princes européens comme un homme ennemi de la civilisation, pour le diriger vers ce qu'il y a de meilleur dans nos institutions et détruire peu à peu les nombreux abus auxquels ce pays est livré. Mais M. Hastie ne réussit pas toujours et s'il est quelquefois favorisé par l'amour-propre du Monarque, il est encore plus souvent entravé par la passion de ce prince pour les plaisirs, passion malheureuse qui détruit momentanément en lui une partie de ses belles qualités, affaiblit les ressorts de son âme et ruine sa santé. Radama, depuis son arrivée, n'a mis que quelques instants d'interruption à ses bruyantes orgies. Cependant le peuple est malheureux, et ses souffrances qui vont toujours en augmentant sont bien capables d'attirer l'attention du monarque et l'engager à les adoucir, si véritablement il est ami de la civilisation. Les nouvelles les plus fâcheuses arrivent chaque jour des bords de mer où la fièvre et la famine enlèvent tous les soldats. Il faudrait renouveler les troupes, et les mères regardent en frémissant partir leurs fils qu'elles ne doivent plus revoir. Car ils ont à redouter à la fois la maladie, la guerre et la famine. Les princes malgaches n'habillent point, ne nourrissent point, ne paient point leurs soldats. (Je ne crois pas que l'on puisse regarder comme paie la petite gratification d'un Kiroubou que le soldat reçoit une fois par an. M. Hastie s'occupe en ce moment d'améliorer le sort des troupes). Ces malheureuses victimes de l'ambition après avoir consommé leur modique fortune sont obligés pour vivre d'engager la liberté de leurs femmes, de leurs enfants, la leur même ; et si le hasard de la guerre vient à les épargner, un sort plus affreux que la mort les attend dans leur patrie. Le guerrier qui a exposé ses jours pour la défense de son roi, en rentrant dans son pays natal, est vendu comme une bête de somme par un créancier qui ne fait qu'exécuter les lois barbares de son pays. J'ai moi-même acheté et rendu à la liberté le fils d'un de ces malheureux soldats dont l'épouse gémit encore dans les fers de l'esclavage. Le bourgeois Ambaniandre n'est guère moins malheureux que le militaire, et si sa vie est moins en danger, sa liberté est bien autant exposée. Outre l'exorbitant impôt de la dîme (Efasoulou), l'imposition personnelle et une capitation sur les esclaves, l'Ambaniandre est encore sujet à la Corvée ; quatre jours de la semaine il travaille pour le Roi, les princes, les ministres et les soldats. (On laboure les terres des soldats que la guerre tient éloignés de leur pays). Si les 3 qui lui restent ne lui suffisent pas pour se nourrir et payer les impôts, il est vendu à l'encan. C'est le sort qui attend tout débiteur insolvable ; et comment ne pas le devenir, lorsque l'on se trouve dans la malheureuse nécessité d'emprunter en un pays où l'intérêt légal et de 33,1/3 %, intérêt bien modique comparativement à celui de 60 en usage il y a quelque temps, et dont la réduction n'a été obtenue qu'avec les plus grandes peines par Mr. Hastie, qui souvent est obligé de se contenter de ces légers succès sur l'ignorance et l'avarice, pour ne pas tout détruire par un zèle intempestif. 24 décembre. Toute la cour est depuis quelques jours en pèlerinage au tombeau d'Andrian-Ampoïny, ancien roi d'Émirne et père de Radama. Ce monarque fit autrefois le bonheur de ses sujets qui ont conservé l'habitude de s'adresser à lui dans leurs calamités. Les pluies, qui tous les ans, depuis le mois de novembre jusqu'à celui de mars, viennent régulièrement chaque jour abreuver les terres et les fertiliser, retardent beaucoup cette année, et font craindre pour les récoltes. Une députation de cultivateurs est venue supplier Radama d'intercéder pour eux auprès de son père. Quelques jours avant le départ de la cour, il y avait eu chez Mr. Hastie une réunion nombreuse pour y voir une machine à dévider la soie. La beauté des fils obtenus par cette mécanique et la promptitude de l'exécution causèrent beaucoup de surprise aux assistants habitués dans leur pays à voir filer la soie comme le coton. Mr. Hastie depuis longtemps les avait engagés à suivre les fils du cocon au lieu de le réduire en bourre. Mais l'Ambaniandre n'en croit que ses yeux. Pour lui la théorie est inutile s'il ne voit pas en même temps l'application, et ce n'est pas le seul trait de ressemblance que l'on puisse trouver entre lui et le Chinois. J'ai été témoin hier d'une cérémonie funèbre. Quatre-vingt ou cent personnes des deux sexes, les cheveux épars, accompagnaient en silence une bière recouverte de drap rouge. Un homme portant un drapeau blanc précédait la marche. De temps en temps on faisait des décharges de mousqueterie. Arrivé au lieu destiné pour la sépulture, le drapeau a été planté à une des extrémités de la tombe, puis l'on a immolé un certain nombre de bœufs dont chaque assistant a emporté un morceau. Les Ambaniandres paraissent avoir le plus grand respect pour les tombeaux, qui sont tous construits en pierres ou en briques, de la forme d'un prisme rectangulaire assis sur une base plus ou moins élevée. Chaque famille a un lieu particulier pour la sépulture de ses membres, et le plus grand malheur qu'ait à redouter un Ambaniandre est de ne pas être enseveli dans le tombeau de ses pères. Aussi, lorsque la guerre ou la contagion fait périr quelqu'un loin de son pays, ses parents vont au péril de leur vie chercher ses os pour les déposer dans le tombeau de famille. Parmi les fléaux qui désolent cette année Madagascar, on ne peut oublier les sauterelles. Leurs nuages épais obscurcissent réellement l'éclat du soleil. Elles semblent profiter des petites brises du Nord-Est pour s'élever au-dessus des montagnes, dont elles se précipitent dans les plaines de riz. Les naturels les chassent en poussant de grands cris, et soit par goût, soit pour se délivrer d'un ennemi dangereux, ils en emportent chez eux de grands sacs qu'ils font sécher pour les manger. 18 janvier 1826. J'ai terminé et présenté au roi son portrait, pour lequel il m'a donné 1.500 piastres d'Espagne. Ce prince est depuis long- temps revenu de son pèlerinage qui a eu tout le succès qu'on en attendait. Radama, au surplus, ne croit pas à l'efficacité de ces sortes de dévotions, et encore moins au pouvoir divin que la superstition lui attribue. Il en rit quelquefois, et il m'a dit à moimême que c'était une affaire de politique. Il me questionnait un jour sur mes opinions religieuses, et lui ayant à mon tour adressé quelques questions à ce sujet, il me répondit entre autres choses que les religions n'étaient que des institutions politiques, propres à conduire les enfants de tous les âges. C'est au reste un homme dont il est bien difficile de connaître les opinions et surtout le caractère. Il est ambitieux et passe sa vie dans les plaisirs ; il voudrait civiliser son peuple, et semble être jaloux des étrangers que ce dessein amène dans son pays. Les amusements nocturnes ont repris avec une nouvelle ardeur au palais, et le tambourin Ambaniandre et les cymbales Sacalaves et la cornemuse Antalotte et l'Antsoury Betsimisaraka viennent tour à tour briser l'oreille de leurs sons éclatants. Quelquefois, le croira-t-on, du milieu de ce tintamarre épouvantable, il sort des chants qui flattent et durant les fréquentes insomnies auxquelles m'expose le voisinage du Roi, je me suis amusé à noter quelques airs que j'ai entendus avec plaisir dans la bouche des Chanteuses du Roi. En voici deux motifs qui ne seront peut-être pas trouvés sans mérite par les personnes qui songeront que l'Ambaniandre n'a point de musique écrite. Outre les instruments que j'ai nommés précédemment et dont l'usage est borné aux seules fêtes publiques, les Malgaches en ont encore deux autres dont ils se servent pour accompagner la voix. Le premier est une flûte que je n'ai fait qu'entrevoir. L'autre est une sorte de lyre faite avec un bambou. Les cordes ne sont autre chose que des fils déliés levés sur la surface de ce même bambou. Ces cordes au nombre de 8 sont dans le ton naturel et disposées par intervalle de tierce. Sous la main droite du joueur se trouvent les accords d'Ut majeur, et ceux de La mineur sous la gauche. Ils tirent bon parti de cet instrument qu'ils nomment Valy, et dont ils s'accompagnent avec méthode. Un aveugle d'Anvatou-Malaza venait assez souvent demander l'aumône à Tananarive en jouant du Valy, et je n'oserais dire ce qui me paraissait le plus admirable de la pureté des sons qu'il tirait de sa lyre, ou de la dextérité avec laquelle il en parcourait les cordes. 28 janvier L'Ambaniandre a le plus grand désir d'imiter en toute chose l'Européen, mais trop fier pour vouloir en recevoir des leçons, il préfère souvent son ignorance à l'aveu de son infériorité. Cet orgueil se démontre dans toutes ses actions. Montrezvous au Malgache quelque production des arts qu'il ne connaît pas encore, il s'efforcera de cacher sa surprise. Lui demandezvous s'il en pourrait faire autant, il n'hésitera pas à répondre affirmativement. Rarement un Ambaniandre se dérange pour l'étranger qui le croise en son chemin, mais lui-même heurte sans ménagement celui qui se trouve à sa rencontre. J'attribuais leur impolitesse à l'ignorance de nos usages, mais le Roi m'a dit lui-même que c'était par orgueil. Un capitaine de la garde entre un jour chez M. Gros, le chapeau sur la tête. M. Gros le lui arrache et le jette dans la rue. Le Roi, à qui le militaire offensé porta plainte, rassembla tous les officiers et après avoir publiquement blâmé le capitaine de son impolitesse, il adressa à tous un discours dans lequel on peut remarquer à la fois et le bon sens de l'orateur et la frivolité du caractère des auditeurs, parfaitement connue du monarque. « Généraux, colonels, capitaines et officiers de tous les grades, écoutez la parole du roi Radama : Chaque jour les Vazaha ont à se plaindre de votre impolitesse. Est-ce moi qui vous donne l'exemple de cette grossièreté ? Serait-ce mon père Andrian-Ampouiny ? Avez-vous donc oublié qu'en mourant il m'a recommandé de rechercher l'amitié des Vazaha ? Et n'ai-je pas toujours, suivant ses désirs, fait mon possible pour les attirer dans mon pays ? Auriez-vous à vous plaindre de leur séjour parmi vous ? Mais, dites-le moi, qu'étiez-vous avant leur venue, et qu'êtes-vous maintenant ? Qui vous a appris à lire et à écrire ? À qui devez-vous la poudre, les canons, les fusils, etc. ? » Et il ajoutait : « Ne sont-ce pas les Vazaha qui vous ont apporté les habits de drap, les parasols, l'eau de Cologne, etc. ? » Il terminait son discours en ordonnant aux auditeurs d'avoir pour les Vazaha les égards qu'il leur montrait lui-même, sous peine d'encourir sa disgrâce. Les vols sont ici beaucoup moins fréquents qu'on ne devrait s'y attendre d'un peuple pauvre et avide de richesses. Serait-ce le châtiment terrible réservé aux voleurs qui les épouvanterait ? L'esclavage, quelquefois la mort. Mais les lois européennes ne sont guère moins rigoureuses, et le vol y est infiniment plus commun. On ne connaît guère d'autres meurtres à Émirne que ceux de la guerre et ceux qui sont commandés par le prince. Car la souveraine puissance gâte les meilleurs caractères, et l'ambition de régner étouffe les sentiments les plus sacrés de la nature. Andrian-Ampouïny, dont la mémoire est si vénérée, a pourtant fait périr lui-même un de ses fils pour en favoriser un autre, et Radama, élevé au milieu des meurtres de l'ambition, a dû se rendre coupable des mêmes atrocités. Ses frères ont disparu, et l'ami de l'humanité, en voyant un trône élevé sur les tombeaux de la famille, plaint le malheur d'un prince qui n'est pas guidé par les lumières de la civilisation. Voici un trait dont je n'ai pas été témoin, mais le caractère des personnes de qui je le tiens m'est un sûr garant de son authenticité. Le roi, mécontent de son beau-frère Jagarvouny, fait appeler le soir sa sœur au palais, la comble de caresses, lui montre divers bijoux et l'engage à prendre ceux qui pourront lui plaire. Cependant le général Reiny-Cheroubou s'était rendu à la maison de Jagarvouny. Il le trouva seul auprès du feu, attendant pour souper le retour de son épouse. Jagarvouny était curieux de belles armes ; sa maison était ornée de sabres, d'épées, de lances et de diverses armes à feu toutes fort élégantes. ReinyCheroubou prend une lance comme pour en examiner la beauté, et après l'avoir quelque temps vibrée, il la plonge tout entière dans le sein du malheureux jeune homme. Il était déjà tard, et la jeune épouse, satisfaite de l'accueil que lui avait fait son frère, le priait de la congédier. « Demeure, lui dit Radama, ton mari est mort ». L'épouse verse quelques larmes mais bientôt le préjugé fait taire la nature. « Vivez prince, dit-elle, votre volonté est celle de Dieu même ». Jagarvouny était fils d'Andria-Manba, second ministre de Radama. Ce malheureux père a vu périr tous ses fils d'une manière tragique ; deux ont été tués à la guerre, et le quatrième, nommé Ratsi-Tatany, après avoir été exilé de Madagascar, où on le soupçonnait à tort d'avoir voulu attenter à la vie du roi, vint en 1821 à Maurice, d'où il devait passer à Rodrigue, lieu désigné pour son exil. Quelques esclaves du PortLouis, profitant de son séjour dans cette île, le mirent à la tête d'une insurrection dont le signal devait être l'embrasement de la ville. Moins coupable que ceux qui l'avaient séduit, Ratsi-Tatany eut le même sort qu'eux, et sa mort enleva à Andriamanba le dernier de ses fils. Je reviens aux Ambaniandres. Il n'y a point chez eux d'exécuteurs publics, et l'homme désigné par le roi pour en remplir momentanément les fonctions, se trouve fort honoré de ce choix. Une exécution est une sorte de fête à laquelle le peuple se fait un plaisir de participer en augmentant les souffrances du patient. Encore une fois, comment concilier ces horreurs avec le caractère doux et léger du malgache ? En rapportant les traits de cruauté qui ont ensanglanté la jeunesse de Radama, je dois lui rendre la justice de dire que depuis fort longtemps on ne voit plus rien de semblable autour de lui. Chaque année ses mœurs s'adoucissent, et c'est encore ici le lieu de donner à Mr. Hastie et aux missionnaires les justes éloges qu'ils méritent pour cette amélioration qui leur est due toute entière. 4 janvier 1826. M. Hastie vient de partir précipitamment pour Tamatave. Il. m'a dit que dans son voyage, il allait faire planter des cannes à sucre dans les Bétanymènes, pour y établir une sucrerie. Il essaie aussi en toute occasion de diriger l'industrie des Malgaches vers les travaux qui peuvent l'enrichir. On a enfin reçu quelques nouvelles du Fort-Dauphin avec lequel on ne pouvait plus communiquer depuis la révolte des Anta-tsimou (habitants du Sud). On lit aujourd'hui sur la principale porte du palais l'affiche suivante : Antananarivou, 27 Alaosy 1826. Nandrianalaza aviany for-diphin. Ary Tsarabe indrindra Zénéral Mananoulouna, fort difain, houy Mananoulouna. Sadivy Madagascar M. f. panjaka. RAMANANOULOUMA. Traduction littérale : À Tananarive, le 27 Alaosy 1826. Nandrianlaze est arrivé du Fort-Dauphin. Or le Général Mananoule du Fort-Dauphin se porte trèsbien ; ainsi parle Mananoule. Salut au roi de Madagascar. Signé : RAMANANOULE. La langue Ambaniandre à laquelle je suis un peu initié me met ainsi au cours de ce qui se passe et facilite mes recherches sur les mœurs et les usages du pays. Cette langue est belle et beaucoup moins pauvre qu'on l'imaginerait du langage d'un peuple dont les besoins sont si bornés. Elle est douce et tout ce qui peut blesser l'oreille ou gêner la prononciation en est sévèrement banni. Les Ambaniandres craignent hiatus, le redoublement des consonnes. Tous leurs mots finissent par ou, a et y ; mais ces finales ont presque toujours le son presque insensible de l'e muet des français. Ils n'ont qu'un seul genre et un seul nombre. Ils conjuguent non seulement les verbes, mais encore plusieurs adverbes et conjonctions. Les verbes neutres mêmes ont un passif, et ce passif des verbes s'emploie de préférence à l'actif, surtout à l'impératif. Au lieu de verbes auxiliaires, ils ont quelques lettres ou quelques syllabes initiales qui en tiennent lieu. Ces mêmes lettres initiales sont fort souvent l'unique différence qui se trouve entre le verbe qui indique l'action, le substantif qui en désigne l'effet ou la cause, et même entre tous ses divers attributs. Pianatra veut dire : apprenti ; Mianatra, apprendre ; Ampianatra, celui qui enseigne ; et Mampianatra est le verbe enseigner. Manao veut dire faire ; Panao est celui qui fait ; Fanao est l'instrument qui sert à faire. Tous les noms d'hommes, d'animaux, de lieu, etc., sont caractéristiques. Je veux dire que les noms d'hommes par exemple font une allusion, ou aux circonstances de la naissance de l'individu, ou à son physique, ou à son état futur, etc. L'une des sœurs du roi s'appelle : Ra-Tsy-manoumpou, qui ne sert personne ; une autre Raboudou-saondra, fleur de lys droite. Une jeune fille délaissée par sa famille presqu'au moment de sa naissance fut nommée : Rai-tian-nou-havana, ceux qui m'aiment sont ma famille. La particule Ra, qui précède une grande partie des noms propres, est purement honorifique et n'a de sens que dans cet emploi. Les mots français : Sieur et Dame ne la rendent pas avec exactitude, mais je n'en connais pas de plus rapprochés. Une partie de ces réflexions sur la langue Ambaniandre m'a été suggérée par les missionnaires, qui dans toutes les circonstances ont mis à satisfaire ma curiosité la plus grande complaisance. Cet aveu est destiné tout à la fois à inspirer à mes lecteurs quelque confiance dans mes assertions et à leur faire connaître que je n'ai point envie de me parer du savoir d'autrui. Après une série de vingt-deux observations méridiennes faites avec le cercle répétiteur et l'horizon artificiel, M. Hastie et moi avons trouvé pour latitude de sa maison, située à environ deux milles du palais, 18° 52' 19". M. Hastie avait précédemment trouvé 18° 53' avec le sextant. 3 février. Les environs de Tananarive présentent en ce moment un aspect des plus intéressants. Une plaine immense de riz divisée en carreaux plus ou moins verts suivant le degré de maturité ; de nombreux villages placés comme des Îles au milieu de cette mer verdoyante ; une infinité de canaux et de rivières prome- nant au hasard dans cette belle plaine leurs sillons tortueux remplis d'une eau limpide où vient se peindre l'image tremblotante des montagnes rembrunies qui terminent l'horizon ; une multitude d'hommes, de femmes, d'enfants, occupés les uns aux travaux de l'irrigation, les autres à transplanter les riz, etc., tel est le tableau dont jouit l'habitant de Tananarive dans les belles matinées de janvier, et jusqu'au moment où les nuages noirs qui se sont peu à peu amassés vers l'Ouest commencent à s'élever, au-dessus des montagnes. La scène change alors, une brume épaisse s'avance sur la plaine qu'elle dérobe bientôt aux yeux du spectateur, de larges sillons en parcourent l'espace en silence. Bientôt le tonnerre se fait entendre. Des trombes dévastatrices fondent sur les habitations dont elles ne laissent plus de traces. La pluie coule par torrents… À minuit le temps redevient serein pour s'obscurcir encore le lendemain à la même heure, car peu de jours sont exempts de cette variation régulière de la température qui fait la richesse d'Émirne, en fournissant aux riz une humidité qui leur est indispensable. À Émirne on cultive le maïs, le manioc, la batate, la barvade, le coton et surtout le riz. C'est à cette dernière culture quevi se rapportent presque tous les travaux de l'Ambaniandre, et c'est aux fruits qu'il en retire qu'il doit son aisance. Mais par combien de peines et de travaux cette aisance est achetée, si tant est qu'il l'obtient ! Le riz ne se cultive que dans les plaines ou sur le penchant des montagnes arrosées de quelque source ; car il faut constamment de l'eau pour cette culture, et le premier travail de l'Ambaniandre cultivateur de riz est de creuser des canaux pour aller chercher l'eau, de préparer son terrain pour la recevoir, l'y conserver tant qu'elle sera nécessaire, et l'en faire sortir lorsqu'elle devient nuisible. Plusieurs cultivateurs réunissent leurs forces pour creuser ces canaux qui ont quelquefois 15 et 18 milles de longueur. Le propriétaire dont le terrain est le plus élevé reçoit l'eau le premier ; son champ est divisé en petits carreaux bien nivelés qui sont entourés de fossés de terre glaise dont l'élévation est pro- portionnée à la quantité d'eau nécessaire au riz. Lorsque ce réservoir est plein, le superflu de l'eau déverse par dessus les fossés et va arroser les carreaux et les champs inférieurs. On accélère et l'on dirige quelquefois l'irrigation ou la dessiccation par le moyen de petites écluses ; mais les places sont ordinairement disposées avec tant d'art et la hauteur des fossés si bien calculée, que les eaux déversent fort également et se trouvent pour l'ordinaire absorbées à l'époque où elles deviendraient nuisibles. L'Ambaniandre laboureur n'a pas d'autre instrument qu'une longue bêche qu'il enfonce péniblement dans une terre dure et tenace pour lever une à une les glèbes qu'il laisse sécher pour les disposer ensuite à recevoir la semence qu'il y jette en profusion. Parvenu à la hauteur d'un pied, le riz se transplante brin à brin dans un terrain préparé comme celui destiné à la semence, et où on le laisse parvenir à sa maturité. On coupe le chaume au ras de terre, et la paille liée en faisceaux est envoyée au marché pour y être vendue comme combustible ; et le riz se jette dans des puits d'où on le tire au fur-et-à-mesure que les besoins du propriétaire l'exigent. Je n'ai pas besoin de faire remarquer combien l'usage de la charrue et des bœufs allégerait le travail des Ambaniandres, mais je crois devoir avertir que les innovations sont difficilement accueillies par un peuple ignorant, et Mr. Hastie a souvent lieu de connaître cette vérité. 16 mars. On annonce la mort de J. René, et Mr. Hastie arrivé depuis deux jours repart demain pour Tamatave où il est appelé comme exécuteur testamentaire du prince des Bétanimena. La princesse Rassalima, accouchée le 7 d'une fille, a fait aujourd'hui son entrée au palais d'où elle était sortie pour aller faire accoucher à la campagne. Les troupes ont été sous les armes tout le jour. À 3 heures de l'après-midi, le roi et les reines sont allés jusqu'à l'entrée de la ville au-devant de l'accouchée dont l'approche a été annoncée par un coup de canon. À 4 heures le cortège s'est cortège s'est mis en marche vers le palais. Le roi était à la tête accompagné de ses premiers officiers, de sa musique et entouré de ses Tsimandoua. Le général Raphigena et sa femme, tous deux à cheval, escortaient deux palanquins où l'on voyait Rassalima et son enfant sur les genoux d'une nourrice. Les autres reines vêtues de manteaux rouges, suivaient les palanquins, grimpées sur les épaules de six robustes Ambaniandres. Venait ensuite une longue file de jeunes femmes vêtues de Toutouranes blanches ; deux rangs de soldats environnaient le cortège qui ne s'est arrêté qu'au palais où l'on a dansé toute la nuit. Le soir de l'accouchement de Rassalima, le roi, transporté de joie, avait accordé à son peuple une permission qui excita le courroux religieux des missionnaires et désola Mr. Hastie, à qui elle manifesta le peu de progrès de son élève dans la civilisation. Par ordre du monarque, les femmes de toutes les classes, mariées ou non, Mifady ou non Mifady, furent mises pour une nuit à la discrétion des jeunes gens. Je n'ai partagé ni l'indignation des missionnaires, ni même la désolation de Mr. Hastie, parce que j'ai pensé qu'un roi ne donne point des ordres de cette nature à une nation qui n'est point disposée à les suivre, et qu'avant d'espérer la réforme morale du prince, il faut que la masse du peuple soit éclairée ; mais j'ai vu dans cette permission licencieuse, qui du reste appartient à un usage établi longtemps avant Radama, la confirmation de ce que j'ai précédemment fait remarquer à l'égard du débordement des mœurs de l'Ambaniandre. Je dis que cet usage est fort antérieur à Radama, et il suffit en effet de converser quelque temps avec les Ambaniandres pour s'en convaincre. Longtemps avant ce prince, il y avait certaines fêtes durant lesquelles tout était permis ; et il existe encore quelques familles, qui en raison des services de leurs ancêtres, ont le droit de voler impunément. 28 mars. Plusieurs réunions de la Société missionnaire ont eu lieu depuis son installation. Dans la séance du premier lundi de fé- vrier, j'ai soumis une proposition qui a été adoptée par la grande majorité. La voici, telle qu'elle est consignée dans les Archives de la Société : « Le moyen le plus sûr pour accélérer la civilisation d'un peuple est, on n'en peut douter, devii lui ouvrir une communication facile avec les nations civilisées par le moyen de l'étude des langues. Mais tous les individus d'une grande nation ne sauraient se livrer à cette étude toujours pénible et souvent incompatible avec d'autres occupations. « On obvie à cet inconvénient par la traduction des écrits auxquels le monde civilisé accorde le plus d'estime. Par cette méthode un peuple neuf profite de l'expérience des autres nations et ne tarde pas à se mettre au niveau des connaissances du siècle. « D'après ces considérations, le soussigné propose à la Société missionnaire de décerner un prix aux élèves qui auront le mieux réussi dans la traduction en langue malgache de quelques morceaux choisis de l'Écriture Sainte. Ce prix sera décerné publiquement tous les trois mois, et l'on priera Sa Majesté Radama d'honorer cette cérémonie de sa présence ou au moins d'y envoyer quelques uns de ses premiers officiers. Pour subvenir aux frais de cette distribution de prix, il va être ouvert une souscription dont la somme sera placée à l'intérêt légal du pays, et le produit de cet intérêt au bout de trois mois sera distribué aux jeunes élèves ; à savoir deux tiers au plus méritant, et un tiers à celui qui en approchera le plus. « Remarque : « Comme les élèves ne sont peut être pas encore en état de traduire, le prix sera donné le premier trimestre à celui qui répondra le mieux aux questions qui lui seront faites sur les passages de l'écriture qu'on lui a déjà appris. « Tananarive, le lundi février 1826. « Signé : COPPALE. » Cette distribution de prix a eu lieu hier à la suite d'un examen de l'école qui avait aussi été arrêté dans une autre séance de la Société. J'ai été chargé de faire le rapport de cette cérémonie, et la copie en a été envoyée en Angleterre. Je crois devoir la reproduire ici, en priant le lecteur de reporter sa mémoire vers ce que je lui ai dit des opinions religieuses du roi. « Rapport sur la séance du 27 mars tenue à l'église protestante de Tananarive pour l'examen des écoles de la mission « Conformément aux arrêtés pris dans les diverses séances de la Société Missionnaire, tous les élèves des diverses écoles de Tananarive et des villages voisins se sont réunis aujourd'hui dans le temple protestant pour la distribution des prix destinés à ceux qui par leurs talents et leurs progrès dans les différentes branches d'enseignement l'emporteraient sur leurs condisciples. « Les sociétaires de l'école missionnaire étaient présents à cette distribution, et sa Majesté Radama a bien voulu y assister avec ses principaux officiers. On a commencé par l'examen des feuilles d'écriture des écoles de Tananarive, puis on a donné à résoudre aux élèves quelques problèmes d'arithmétique. Le roi a lui-même procédé à l'examen avec beaucoup d'intérêt, et lorsque l'on a été fixé sur le choix de l'écolier dont la supériorité avait mérité le prix, Sa Majesté, outre la récompense décernée par l'école, a accordé au jeune vainqueur une médaille d'argent, en accompagnant ce don de paroles obligeantes et propres à l'encouragement. « L'examen des écoles de Tananarive terminé, on a procédé .à celui des écoles circonvoisines. Le prince a ensuite donné le prix d'excellence à ceux des élèves des deux sexes qui lui ont été désignés comme l'ayant généralement emporté sur tous les autres par leurs progrès, leur assiduité, leur bonne conduite. « Les jeunes garçons ont obtenu une médaille de Sa Majesté, qui a de plus accordé aux jeunes filles une couronne de rubans qu'il a bien voulu ceindre lui-même autour de leur front. « Des plumes, de l'encre, du papier, des crayons ont été ensuite distribués aux jeunes précepteurs des villages pour les besoins de leurs écoles. « Pour terminer la séance, on a donné aux élèves à traduire de l'anglais en langage malgache un verset de l'Écriture Sainte. L'élève qui a le mieux réussi, en recevant son prix des mains du roi, lui a dit qu'il regardait cette récompense comme un avertissement de travailler sans cesse à se rendre capable d'être, par la suite, utile à sa patrie et à son roi. En même temps, la musique a joué le God save the king, et la séance a été levée. « En s'en retournant à son palais, le roi a fait rassembler sur la place d'Andouhely les élèves au nombre d'environ deux mille, que la petitesse du local du temple ne lui avait pas permis de réunir à la fois ; et là, après avoir félicité la plus grande partie des écoles sur leurs progrès, il a adressé à quelques unes des reproches bien capables de réveiller leur amour-propre et de les exciter à imiter le zèle de leurs condisciples. « Radama a ensuite donné dix bœufs aux élèves, en accompagnant ce don de ces paroles : « Indry ny sakafou anareo » – Voilà votre souper. Puis, il les a congédiés en leur disant : « Matahoura ny Andria-manitra, manaraka ny andriana manjaka » – Allez-vous en maintenant, craignez Dieu et obéissez au roi. » À Tananarive, le 27 mars 1826. Signé : COPPALLE. Je certifie l'exactitude du présent rapport : Le roi de Madagascar, Signé : RADAMA. 31 mars. On lit aujourd'hui sur la porte du palais deux affiches dont je donne ici la copie avec leur traduction littérale : « Antananarivou 21 adijady 1826. « Ary houy Lahy-Dama manjaka ; Lazaikiou aminareo raha misy oulouna mividy touaka amy ny vazaha very vady anianza- naka ; ary ny vazaha ividiany kiousa gadrana, dia terina amy ny tany ny touirany » « houy RADAMA. » À Tananarive, le 21 adijade. Or, voici la parole du roi Lahy-Dama : Je vous déclare à tous que si quelqu'un achète des liqueurs fortes avec les étrangers, il sera fait esclave avec toute sa famille. Quant à l'étranger qui aura vendu, on le mettra aux fers et on le renverra dans son pays. A dit RADAMA. « Antananarivou, 22 Adalou 1826. « Ary houy Lahy-Dama manjaka ; Lazaikiou Aminareo Ambaniandrou tsy mivaroutra tany amy ny vahiny, raha tsy tany houentiny manoumpou. « houy RADAMA ». À Tananarive, le 22 Adale 1826. Or, voici la parole du roi Lahy-Dama : Ambaniandres, je vous défends de vendre aux étrangers les terres qui ne sont point sujettes à impôts. A dit RADAMA. La première de ces ordonnances renouvelle une loi très sage d'Andrian-Ampouiny. Elle ne concerne que la seule province d'Émirne. Je ne sais trop quel est le motif de la seconde. Ce n'est que depuis peu de temps que les lois sont promulguées par voie d'affiche. Elles étaient auparavant notifiées de vive voix au peuple, sur la place du marché. 7 avril. Il me souvient en ce moment d'une conversation que j'ai eue avec le roi il y a quelques jours. Je lui parlais de la civilisation et des avantages qu'elle procure aux peuples qui ont le bonheur de la connaître. Il m'interrompit brusquement : « J'étais, me dit-il, à Foulpointe avec mon armée ; une frégate anglaise commandée par M. Moresby se trouvait en rade. À neuf heures du soir, nos gens sont venus se plaindre des matelots anglais qui étaient entrés de force dans leurs tentes pour enlever leurs femmes. « Eh bien, continua Radama en m'adressant la parole, sont-ce là les fruits de la civilisation ? » J'eus beau lui dire que les matelots étaient pour l'ordinaire des gens grossiers, et que ce n'était pas par eux qu'il fallait juger de la civilisation, il feignit de ne me pas entendre et changea de conversation. Une autre fois, il faisait à table quelques plaisanteries au sujet des missionnaires et de leurs doctrines religieuse ; un convive maladroit s'avisa pour défendre les prédicants de dire que leurs préceptes étaient au moins fort bons pour les enfants. Comment, reprit vivement le roi, les enfants ne deviendront-ils pas des hommes ? Ce même jour il me parlait d'un M. Albran, qui pendant son séjour à Foulpointe avait été chargé près de lui d'une mission du Gouvernement français. « Ce Mr., me dit-il, annonça qu'il était porteur d'une lettre du Gouverneur de Bourbon, et qu'il désirait me voir. Je lui fis savoir qu'étant en ce moment malade de la fièvre, je ne pouvais pas le recevoir et que je le priais de remettre la lettre à mon aide-de-camp. M. Albran répondit qu'il ne pouvait remettre cette lettre qu'à moi-même et qu'il allait retourner à Bourbon ; il partit en effet quelques instants après. « Comment, ajouta le roi, M. Albran a-t-il pu trouver mauvais que je ne voulusse pas le recevoir ? Le roi de France malade est-il obligé de donner audience à qui la demande ? » 18 avril. Après 18 distances du soleil à la lune, j'ai trouvé pour terme moyen de la longitude du jardin d'Ampary-drahasaly, 43° 59' 20" à l'Est du méridien de Paris. M. Hastie avait trouvé précédemment 43° 57' 44". On est venu ces jours derniers demander au roi la permission de donner le Tangainy (prononcez Tangaine) à six personnes accusées de maléfices, et le prince a eu la faiblesse de consentir à cette affreuse pratique dont pourtant il connaît l'abus. Deux des accusés sont morts sur le champ, et les quatre autres, épouvantés de leur sort, ont avoué qu'ils étaient réellement sorciers, et ont demandé comme une grâce d'être faits esclaves au lieu de prendre le Tangainy. Ce Tangainy est le suc vénéneux d'un fruit assez commun à Madagascar. Deux personnes s'accusent réciproquement d'un crime. Si elles ne peuvent produire de preuves convaincantes de leur innocence, elles sont forcées à prendre le Tangainy. Celle des deux qui survit aux effets du poison est considérée comme innocente, mais il n'est pas rare de voir périr les deux parties. Radama, éclairé par M. Hastie, reconnaît depuis longtemps le peu d'efficacité du Tangainy pour le but que l'on se propose en l'administrant, et le tort réel qu'il fait à la population ; mais il est difficile de détruire tout d'un coup des préjugés profondément enracinés. Le prince s'était borné pour le moment à défendre que l'on donnât le Tangainy aux hommes, et il fut décidé que dorénavant deux chiens, choisis par les parties, seraient soumis aux épreuves à la place de leurs maîtres. Une autre coutume non moins cruelle désolait Madagascar. J'ai déjà dit que les Ambaniandres reconnaissaient des jours heureux et malheureux. Tous les enfants qui naissaient dans ces jours malheureux étaient immolés sans rémission. Le roi a encore aboli cet affreux usage, et les peines sévères qui ont été décernées contre ceux qui se rendaient coupables de ces meurtres font espérer qu'ils vont au moins devenir fort rares. C'est ainsi que M. Hastie (car c'est toujours à lui qu'il faut rapporter une bonne partie du bien qui se fait en ce pays) c'est ainsi, dis-je, que M. Hastie détruit peu à peu, et l'un après l'autre, les nombreux préjugés qui s'opposent au développement de l'esprit naturel de l'Ambaniandre et conduit ce peuple vers les arts, auxquels son génie particulier semble l'avoir destiné. M. Hastie est fortement secondé par Messieurs les missionnaires dont le zèle est véritablement digne d'éloges. Une petite promenade que je viens de faire avec quelques uns de ces Messieurs m'a tout-à-fait donné lieu de connaître et la difficulté de la tâche qu'ils ont à remplir, et le succès vraiment extraordinaires qu'ils ont déjà obtenus de leur travail. Nous sommes d'abord allés à Fenouarivou (mille complet), beau et grand village à 9 milles dans l'Ouest de Tananarive. Le chemin qui y conduit est une longue chaussée pratiquée dans la plaine marécageuse qui environne la capitale. Plusieurs ponts d'une construction assez difficile à décrire, et dont l'un a neuf arches, se rencontrent sur cette route qui est coupée de trois rivières et de nombreux canaux. On faisait en ce moment la récolte du riz et la plaine était couverte de moissonneurs qui recueillaient fort silencieusement le fruit de leurs travaux. Des essaims d'oies, de canards glanaient auprès des moissonneurs, tandis que les troupes de chiens affamés donnaient la chasse aux sauterelles. Il y a à Fenouarrive une école dirigée par M. Canham qui peut être fier de ses élèves, dont j'ai surtout admiré les jolies écritures. M. Canham s'occupe dans ses instants de loisir d'un vocabulaire Ambaniandre qui offre déjà une collection de 9.000 mots. Les campagnes de Fenouarrive, aussi déboisées que celles de la capitale, sont beaucoup plus fertiles. Au sortir de Fenouarivou nous nous sommes rendus chez M. Rowland, autre missionnaire qui demeure à 12 milles plus loin dans le SudOuest, en un village nommé Antsaha-diniteny (la terre des sangsues). Cet endroit est très montagneux. L'habitation de M. Rowland est sur un monticule d'où l'on aperçoit un grand nombre de villages, tous situés au sommet des montagnes. Les guerres continuelles qui ont désolé Émirne pendant le règne des prédécesseurs de Radama obligeaient les naturels de choisir ces positions pour se préserver de l'invasion de leurs ennemis. Aussi tous les villages de cette contrée sont-ils fortifiés et environnés de fossés dont la profondeur est vraiment étonnante et a dû exiger des travaux longs et pénibles. En promenant mes regards sur le pays très aride qui environne Antsaha-diniteny, sur le pays très aride qui environne Antsaha-diniteny, j'ai remarqué avec étonnement une énorme roche suspendue au sommet d'une montagne à une grande distance dans le Sud du village. Elle m'a paru mériter une visite, et je m'y suis rendu avec le missionnaire Chick. Rien en effet n'est plus admirable : une masse de granit haute de 250 pieds et large de 200 environ sans veine ni gerçure, et placée comme par enchantement sur le sommet d'une montagne sur laquelle elle s'incline de 15 degrés ; telle est Anvatou-malaza la Roche fière, nom parfaitement approprié à l'idée que fait naître son aspect vraiment imposant. Un seul côté de cette roche présente aux curieux un accès fort difficile. M. Chick m'a proposé d'y monter, mais j'ai cru devoir le laisser courir seul cette périlleuse aventure. Suivant son récit, Anvatoumalaza présente un plateau de 40 pieds carrés au milieu duquel il y a une petite citerne qui paraît être l'œuvre des hommes. Cette roche, en effet, fut autrefois habitée. Elle était la retraite d'une troupe de brigands qui, profitant des guerres qui désolaient la province, se répandaient la nuit dans les campagnes pour enlever les femmes et les enfants qu'ils allaient ensuite vendre aux étrangers. Plusieurs roches, toutes prodigieuses, se voient au pied d'Anvatou-malaza ; quelques unes ont roulé jusque dans la plaine qui est dans l'Est de la montagne, et les éclats énormes qui les environnent attestent encore de leur épouvantable chute dont la commotion a pu se faire ressentir jusqu'à Tananarive. Croira-t-on qu'un village populeux est caché parmi ces roches caverneuses ? Croira-t-on aussi que le bœuf, animal ami des plaines, se promène paisiblement au milieu de ces précipices avec le cabri et le mouton ? Les habitants d'Avantou-malaza m'ont paru aussi sauvages que le site où ils passent leur vie. Une pauvre chaumière dans laquelle nous sommes allés nous mettre à l'abri de la pluie, nous a offert le tableau de la plus profonde misère. Un vieillard aveugle a chanté en s'accompagnant du valy les louanges de Radama et les nôtres. Les Ambaniandres sont improvisateurs, mais il ne faut pourtant pas leur en faire un trop grand mérite, car ces impromptus ne sont que quelques épithètes dictées par la flatterie et reproduites sans cesse dans le même chant avec des inversions qui multiplient les expressions sans ajouter au sens. En nous en retournant à Tananarive les missionnaires se sont arrêtés dans plusieurs villages pour y inspecter leurs écoles dont les élèves m'ont paru beaucoup plus instruits que je l'imaginais. 20 avril. J'ai remis jusqu'à présent à parler de l'industrie des Ambaniandres afin de traiter ce sujet avec plus de connaissance. Les besoins très circonscrits de ce peuple ne lui ont encore fait imaginer qu'un très petit nombre de professions dont deux sont exercées par les femmes. Le fer, l'or et l'argent sont travaillés par des ouvriers appelés panefy (forgerons), ou panao-voula (faiseurs d'argent), réunis en deux corporations rivales nommées Avaradranou (nord de l'eau) et Emerinatsimou (sud d'Émirne). Il sort de la main de ces hommes des ouvrages d'autant plus surprenants que leurs outils sont en très petit nombre et fort imparfaits. Tout l'atelier d'un forgeron Ambaniandre consiste en une enclume carrée du poids de 25 livres, un marteau de 2 livres et un soufflet. Ce soufflet mérite d'être décrit : c'est une pièce de bois percée de deux trous cylindriques disposés comme les canons d'un fusil double. Dans la partie intérieure de chaque cylindre est un petit trou dans lequel on insère une des branches d'un tuyau de fer en forme d'Y dont le conduit principal réunit le vent, que deux refouloirs à soupape pressent alternativement au fond des cylindres. C'est pourtant à l'aide d'instruments si grossiers que l'industrieux Ambaniandre imite nos sabres, nos batteries de fusil et même notre argenterie ciselée. C'est de ces pauvres ateliers que sortent ces jolies chaînes d'or et d'argent qui étonnent même les orfèvres européens. Les Pandrafitou sont les charpentiers ou menuisiers du pays ; leurs outils sont en plus petit nombre et plus grossiers encore que ceux des panefy. Les couvreurs, Panao-tafountrana, et les maçons, Panaovatou, forment encore deux professions distinctes. Ce sont les femmes qui font les poteries et la toile ; les poteries se font à la main, sans tour ; et chaque pièce est cuite séparément au milieu d'un brasier de charbon. Ces sortes d'ouvrages sont grossiers et peu solides ; mais je ne sais ce qui mérite le plus d'admiration, de la beauté des tissus des Ambaniandres on de la simplicité avec laquelle on les fait. On distingue trois sortes de tissus : ceux de coton, Toutouranou ; de soie, Cacheny ou Lamba-mena ; et de rafia, Zabou. Il est difficile de décrire les métiers dont on se sert pour faire ces toiles parce que chaque ouvrière l'arrange à sa guise. Ce sont ordinairement quatre piquets plantés en terre, sur lesquels sont soutenus et fixés deux bois cylindriques, servant, l'un à retenir l'extrémité des fils, et l'autre à rouler la toile à mesure qu'elle avance. Un long bâton poli et fourchu sert de navette. Deux rateaux auxquels sont attachés autant de petits fils qu'il y en a dans la trame, servent à hausser et à abaisser alternativement ces derniers. Lorsque l'on voit une belle Cacheny sur le métier, et que l'on considère l'imperfection de cet instrument, on a réellement de la peine à en croire ses yeux. Quelle patience pour conduire heureusement à sa fin un ouvrage aussi délicat avec un métier si désavantageux ! Une de ces jolies toiles demande 5 mois d'un travail assidu. J'en ai vu qui allaient sortir du métier après ce long espace de temps, et la soie en était aussi propre, aussi fraîche que le premier jour. À quel point de perfection dans les arts la civilisation ne doit-elle pas conduire un peuple que la nature seule a déjà mené si loin ! 7 mai. Ce jour est une grande fête chez les Ambaniandres ; c'est le premier de leur année qui est lunaire. On se prépare à cette fête qui se nomme fondrouiny par le bain, la lessive des vêtements et le nettoiement des maisons. Le roi prend son bain en public et l'eau dans laquelle il s'est plongé, devenue lustrale par cette cérémonie, est répandue sur le peuple qui reçoit cette aspersion par des acclamations réitérées de : Trarantitra aza maroufy, (Qu'il vive longtemps sans incommodités). Le lendemain, à la pointe du jour, une quantité considérable de bœufs, assemblés pendant la nuit dans la cour du palais, reçoit la bénédiction du roi, après quoi les Ambaniandres se dispersent, emmenant avec eux les bœufs bénis qu'ils s'en vont tuer. Toute la ville n'est plus qu'une dégoûtante boucherie. Ici une troupe de naturels se partage avec avidité la chair de l'animal qu'ils venaient d'abattre ; quelques uns plus loin font déjà rôtir ses entrailles encore palpitantes. Là un taureau auquel on vient d'enfoncer le couteau se relève furieux sous le coup qui l'a frappé ; le désespoir lui donne des forces, il va au moins venger sa mort, il se précipite sur ses meurtriers ; tout fuit à son approche, mais bientôt il retombe ; on se jette sur lui ; il n'a pas encore expiré et déjà son corps est mis en morceaux. Cependant de toutes parts arrivent au palais des hommes portant chacun sur la tête le quartier de derrière d'un bœuf avec sa queue. Ce sont des offrandes que l'on fait au roi et à la famille royale. Nul Ambaniandre n'oserait se dispenser de cet hommage ; mais toutes les offrandes ne sont pas acceptées, et l'on se contente de l'intention. Le jour du fandrouiny, on s'envoie réciproquement en cadeau des morceaux de viande, et lorsque l'on se présente dans une maison, le maître vient au-devant de vous avec une assiette de riz et de viande qu'il vous invite à partager avec lui. Il faut se rendre à cette invitation et goûter au moins le mets présenté, puis chaque personne se met sur la tête une pincée de riz en prononçant ces paroles : Samba-samba Andriamanitra. – Trarantitra Andrian-manjaka. « Que Dieu vous bénisse et accorde une longue vie au roi » C'est ainsi que le nom du roi se mêle à toutes les cérémonies religieuses, et même aux souhaits dictés par la politesse ou la reconnaissance. Lorsque vous rendez quel- que service à un Ambaniandre, il vous en remercie en souhaitant au roi toutes sortes de prospérités, et à vous l'amitié de ce prince chéri : « Trarantitra Andriamanjaka, veloma hianao tompokolahy ». C'est ordinairement le lendemain du fandrouiny que le roi part pour la guerre avec tout son peuple, mais cette année il demeura à Tananarive. 12 mai. J'ai dit que l'année Ambaniandre était lunaire ; elle est composée de douze mois qui sont : Alahamady, Adaorou, Adizaoza, Asouroutany, Alahasaty, Asoumboula, Adimizana, Alakarabou, Alakaosy, Adijady, Adalou, Alauhoutsy. Le mois Alahamady, qui est le premier de l'année, commence avec la lune de mai. Chaque mois a quatre semaines qui, comme les nôtres, sont composées de sept jours, qui se nomment : Alatsinainy, Talata, Alaroubia, Alakamisy, Zouma, Asaboutsy, Alahady, ce dernier répond à notre Dimanche. Cette division de la semaine et de l'année, ainsi que la connaissance d'un seul Dieu et la circoncision paraissent avoir été apportés à Madagascar par les Arabes. C'est à eux aussi sans doute que les Ambaniandres doivent leurs connaissances astronomiques qui, sans être étendues, leur donnent au moins une idée assez juste de la forme et du mouvement de notre système planétaire. L'art de s'orienter par l'inspection des astres est chez eux d'un usage si fréquent qu'il semble familier même aux enfants. On a divisé l'horizon en 16 parties ; et lorsque vous demandez à un Ambaniandre la direction d'une route ou la demeure d'un particulier, au lieu de vous répondre d'une manière vague comme le fait le peuple en Europe, il vous indiquera nommément et avec précision les points de l'horizon vers lesquels vous devez successivement vous diriger. J'ai eu plus d'une fois l'occasion de reconnaître ce talent pour s'orienter même au milieu des bois et dans des pays tout à fait inconnus à mes compagnons de route. Leurs quatre points cardinaux sont : le Nord, avaratra ; l'Est, atsinanana ; le Sud, atsimo ; l'Ouest, andrefana. J'eusse dû peut-être, en parlant des forgerons, dire quelque chose de la manière dont ils travaillent le fer, du pays où ils trouvent ce métal et des procédés qu'ils emploient pour exploiter la mine ; mais ces notes, fruit de l'inspiration du moment, n'ont d'autre ordre que celui de mes idées. Aujourd'hui je traite un sujet et je ne dis qu'une partie de ce qu'il y a à dire, parce que ma mémoire ne m'en fournit pas davantage en ce moment. Une autre fois j'y reviens et je m'occupe presque au même instant de deux sujets tout à fait étrangers l'un à l'autre. M. Chick, ouvrier missionnaire fort instruit, prétend que le fer de Madagascar est supérieur à tous ceux que nous connaissons en Europe. Sa malléabilité peut être comparée à celle du cuivre. Toute la partie de Madagascar que j'ai parcourue annonce la présence du fer ; mais dans la province de Mourankahy qui est dans l'Ouest de celle d'Émirne, la mine en est si abondante que les naturels la ramassent à la surface de la terre où elle se trouve sous la forme d'un sable noir luisant, de la grosseur du doigt et au-dessous, et très attirable à l'aimant. Rien de plus simple que la manière dont les Ambaniandres fondent le fer. Un petit fourneau de pierres enduites de terre glaise, découvert dans la partie supérieure et percé au bas de deux trous, dont l'un sert à donner une issue aux cendres et l'autre à faire passer le tuyau du soufflet à double cylindre précédemment décrit, reçoit le minerai qui y est placé sur des couches alternatives de charbon. Au bout de six heures la fusion commence, et comme la chaleur n'est jamais égale, tout ne fond pas à la fois. À mesure qu'une partie devient liquide elle se précipite au fond du fourneau où on la trouve après l'opération sous la forme de scories moins impures qu'elles ne le paraissent et qu'elles ne devraient être, et déjà susceptibles d'être aisément travaillées au marteau. Le malgache ne connaît point la manière de purifier le fer mais il le bat avec tant de patience, le passe si souvent au feu, et la mine d'ailleurs est de si bonne qualité que le fer obtenu par le procédé que je viens de décrire est supérieur même à celui de Suède. 21 mai. Un incendie terrible a consumé cette nuit le chantier de Mr. Gros, architecte du roi, avec quinze maisons du voisinage. Le roi a couru des premiers au feu ; on a battu l'alarme, et dans un instant tout Tananarive s'est transporté sur le lieu de l'incendie. Malgré ce secours, on n'a pu rien sauver. Cet accident m'a encore fait connaître un usage du pays que je trouve plus propre à encourager des fléaux de ce genre qu'à en arrêter le cours. Tous les débris de l'incendie appartiennent au public qui se les partage avec une rapidité au moins égale à celle du feu. Les gens qui demeurent dans l'ouest de l'incendie ont seul droit au partage des débris incendiés ; ceux de l'est n'y peuvent prétendre. Est-ce superstition ? Je le crois, car tout est superstition chez un peuple ignorant. Une épidémie règne en ce moment dans l'ouest de la province d'Émirne. Le Lamba-mena (Toile rouge) y a été transporté. C'est une flamme de drap rouge que les superstitieux Ambaniandres regardent comme un talisman protecteur. Presque tous les villages ont le leur, et son nom change suivant les vertus qu'on lui attribue. Le roi en a un dans son palais que l'on nomme Manjaka-tsy-Roua (Il n'y a pas deux rois). C'est le gardien du trône et le défenseur de la légitimité. Le roi dans les grandes fêtes danse avec lui au milieu de son peuple ; seul il a le droit d'y toucher, et la colère du ciel punirait infailliblement le particulier dont la main sacrilège y serait portée. On voit à Anvatou-mangue (Pierre bleue) une petite figure de pierre nommée Ra-oudy-vatou (La pierre médecine) à cause de ses propriétés reconnues de tous les bons Ambaniandres. Un événement malheureux vient de se passer en un village à 2 lieues dans le sud de Fenouarrivou. Un Ambaniandre habitant de cet endroit avait parmi ses esclaves une jeune femme et deux enfants en bas âge. Cet homme dur et injuste maltraitait à chaque instant la pauvre famille que le sort avait réduite à le servir. La mère supportait avec patience et résignation les mauvais traitements qui lui étaient personnels, mais sa tendresse maternelle gémissait en secret chaque fois que la brutalité du maître s'étendait sur les innocentes créatures dont l'âge et la faiblesse eussent dû toucher le cœur le plus féroce. Un jour enfin son indignation ne put se contenir davantage, et elle osa déclarer à son maître qu'elle allait mettre sa famille à l'abri de ses vexations. Le lendemain à la pointe du jour elle se rendit avec ses deux enfants au milieu d'un champ de manioc, et là après avoir coupé la gorge à ses deux valeureux enfants, elle se pendit elle-même à un arbre. On a donné la sépulture aux deux enfants ; mais le corps de la mère est demeuré exposé au lieu même où elle a péri, en punition du triple meurtre dont elle s'est rendue coupable. Et le maître…, ne méritait-il aucune punition ? 27 mai. Je suis allé il y a quelques jours me promener avec des officiers du roi à Masouarive (mille yeux), village situé à trois milles dans le sud-est de Tananarive. Radama avait choisi cet endroit pour en faire sa résidence et déjà la population en était considérable ; mais un incendie occasionné par l'explosion de quelques barils de poudre a tout détruit et détourné Radama de ses projets. Masouarive est plus agréablement situé que Tananarive. Une jolie rivière navigable aux pirogues coule en serpentant dans la plaine sablonneuse qui est dans le sud-est du village et vient passer au pied même du petit monticule sur le penchant duquel était bâtie la ville. Dans l'ouest sont des terres à riz (Tany-vary) qui s'étendent jusqu'au pied de Tananarive dont la montagne toute déchirée de ravins et dont les maisons bâties en amphithéâtre offrent un aspect qui n'est pas sans agrément. Les campagnes d'Émirne, quoique déboisées, ne laissent pas de flatter agréablement la vue en raison de la diversité des cultures que l'on y remarque, et surtout à cause de la quantité vraiment étonnante de villages que l'on aperçoit sur toutes les montagnes et même au milieu des plaines marécageuses. Mes compagnons de voyage m'ont donné sur le commerce et les costumes de leurs compatriotes beaucoup de détails parmi lesquels j'ai choisi pour reproduire ici ceux qui s'accordent avec mes propres observations. Le malgache a l'esprit naturellement porté au commerce, et ce goût mercantile nuit même aux travaux de l'agriculture qu'il abandonne souvent pour se livrer à des spéculations peu lucratives, mais qui favorisent son penchant et sa paresse naturelle. Outre le marché journalier qui se tient à Tananarive au dessus du palais, il en existe encore chaque jour de la semaine dans différents endroits de la Province. C'est là que les naturels vont y trafiquer des différents produits de leur industriel. On y trouve encore des bœufs, des moutons, des porcs, des toiles de soie et de coton, du sel, du riz, etc. Les réunions sont nombreuses, les arabes et les indiens y viennent apporter de la soie teinte que les Ambaniandres ne savent pas encore colorer d'une manière agréable et solide. Les marchandises sont étalées par terre, sur des nattes. Chaque marchand est muni d'une petite balance, qui lui sert à peser l'argent. C'est encore au marché que se vendent les esclaves. (L'esclavage chez le malgache n'est point considéré comme avilissant par ce qu'étant accidentel, aucune classe de la société n'en est exempte. Le noble devenu esclave jouit toujours des prérogatives attachées à son rang. Tout esclave d'ailleurs a la faculté de se racheter). Costumes Le vêtement des deux sexes est à peu près le même, et le manteau des femmes ne diffère de celui des hommes que par un peu plus d'ampleur. Les uns et les autres le jettent à peu près comme les Romains leur toge. Ce vêtement est d'autant plus embarrassant qu'il est du bon ton de le laisser traîner par derrière. Outre ce vêtement qui porte le nom de Toutouranou, de Cacheny, etc., suivant qu'il est de coton ou de soie, etc., quelques femmes ont encore un petit justaucorps nommé Akanzou ; il est ordinairement de soie. Le costume des gens du peuple et des esclaves ne diffère de celui des grands que par la qualité des étoffes, et par une excessive saleté qui lui est particulière. Les Ambaniandres ont presque toujours la tête nue, leur coiffure est variée et généralement agréable. On peut compter jusqu'à 10 coiffures différentes pour les femmes. Voici les plus remarquables : Vouny-tsy, Tounga-tounga, Voany-fautouny, Voulou-farana, Fehy-voulou, Farangitra (coiffure en usage le jour de la circoncision) Vouny-tsira, Miha-voulou (coiffure de deuil), et Ampanga (coiffure de cérémonie). Les jeunes personnes qui ne sont pas encore mariées se rasent le derrière de la tête. QUATRIÈME PARTIE Itinéraire de Tananarive à Foulpointe et Tamatave par les provinces du Nord 3 juin. Ayant achevé et remis au roi les différents portraits qu'il m'avait demandés, j'ai cru devoir profiter du retour de la bonne saison pour me rapprocher des bords de la mer. Je suis allé en conséquence prendre congé de Sa Majesté, qui m'a témoigné le regret qu'il avait de me voir partir, et m'a engagé à revenir le voir lorsque son palais serait achevé. Le 29 mai, à 3 heures de l'après midi, je suis parti de Tananarive avec 100 hommes commandés par un colonel de la milice bourgeoise pour aller coucher au petit village d'Ankady-kely, qui n'est qu'à 9 milles dans le Nord-Est de la capitale. De là je me suis rendu à Ambouhitra-biby, village où j'avais séjourné l'année précédente, ensuite à Toumpounaly, que j'estime à 21 milles dans le N.-E. d'Ankady-kely. C'est là que m'ont quitté le colonel et les 100 hommes qui m'avaient accompagné depuis Tananarive. Ils ont de suite été remplacés par une escorte semblable et un nouveau colonel qui, pour me rendre plus agréable la soirée que j'avais à passer à Toumpounaly, a fait venir dans mon logement une troupe de chanteuses et de danseurs, parmi lesquels il a lui-même figuré. La danse Ambaniandre est agréable, son mouvement est celui de l'Anglaise. Le danseur y peut déployer de la grâce et de la souplesse. On y remarque des situations voluptueuses, mais jamais cette lascivité indécente du Sèga créole (danse des esclaves de Maurice), auquel j'ai vu avec la plus grande surprise assister des dames honnêtes. Le 1er juin, à 11 heures, je me suis arrêté à Ambouhitritankady, capitale de l'ancienne province de Zanakandrianisy, maintenant réunie à celle d'Émirne. C'est le domaine particulier de Rafaralahy Andriantiana, qui n'a plus dans ce pays, que son père gouvernait en roi, qu'une femme, une maison et des troupeaux. Ambouhitritankady a soutenu plusieurs sièges. On ne trouve à présent d'autres traces de son existence que des fossés profonds et quelques débris de murs couverts de mauve. Cet endroit est situé à 12 milles dans le nord-est de Toumpounaly. À 9 milles plus loin en s'avançant toujours vers le nord-est, on trouve Ranou-mahavelouna, dont les environs bien moins peuplés et cultivés que ceux de Tananarive, présentent au surplus la même conformation montueuse. Sur la route d'Ambouhitratankady à Ranou-mahavelouna, à peu de distance d'un village nommé Ambouhy-malaza, nous avons rencontré un cercueil élevé sur 4 piquets ; personne ne le gardait quoique couvert d'ornements précieux pour le pays. C'est encore là une preuve de ce que j'ai dit précédemment sur le peu d'inclination pour le vol que l'on remarque chez les Ambaniandres. J'ai passé la nuit à Ranou-mahavelouna, et le lendemain je me suis rendu d'une seule traite à Ankazoubé, dernière place forte de la province d'Émirne. Le colonel commandant a jugé à propos de m'y recevoir avec les honneurs militaires, et je suis entré dans le village au milieu d'une foule de femmes et d'enfants que la curiosité avait attirés sur mon passage. Il y a 30 milles de Ranou-mahavelouna à Ankazoubé. Ce dernier village est situé au pied et à l'ouest d'une chaîne de montagnes qui vient du sud et s'avance vers le nord en s'arrondissant peu à peu vers l'est. Ces montagnes et les plaines qui sont au-dessous paraissent arides et entièrement incultes. J'ai remarqué sur la route quelques rochers basaltiques d'un noir foncé. La terre qui les avoisine est jaune et rougeâtre. Quelques blocs de cailloux et beaucoup de craie blanche, toujours du mica. En sortant d'Ankazoubé, où j'ai encore changé de colonel et d'escorte, et après avoir grimpé avec peine jusqu'au sommet des montagnes, j'ai eu le déplaisir de voir la route se diriger vers le sud-est, point vers lequel nous n'avions aucune affaire. Enfin, au bout de quelques heures, nous avons repris la route du nordest qui nous a conduits à Anbandantsara, puis à Andouboufouhy, dernier village d'Émirne, à 18 milles à l'est-sud-est d'Ankazoubé. Rien n'a attiré mon attention dans ce court trajet, qu'une étonnante quantité de sauterelles, dont les colonnes serrées ne fuyaient pas même à notre approche et se laissaient écraser sous les pieds. Le pays s'abaisse sensiblement depuis Ankazoubé en s'avançant vers l'est. À peu de distance d'Andouboufouhy on trouve une chaîne de montagnes dont la crête est couverte de bois et de bruyères. Ce sont les limites de la province d'Émyrne. Au sortir de ces montagnes, on entre dans la plaine des Bezouzounes, dont le premier village est Anbakalouha, que j'estime à 9 milles dans le nord-est d'Andouboufouhy. Anbakalouha est de ces endroits privilégiés que la nature s'est plu à enrichir de tous ses dons. Qui fixera l'admiration du spectateur, de cette vaste plaine couverte d'une herbe aussi haute que les nombreux troupeaux qui y paissent, et coupée de rivières et de ruisseaux, de ces montagnes couvertes de forêts au milieu desquelles l'œil découvre à chaque instant un joli village qui avait d'abord échappé à ses regards et qui semble tout à coup sortir du feuillage comme par enchantement ; ou de ces rochers noirs sur lesquels vient enfin s'arrêter la vue après avoir parcouru une immense étendue de pays aussi plat que la surface d'un lac ! Le climat d'Anbakalouha doit être sain et les renseignements de mes compagnons de route confirment cette opinion que m'avait fait naître la position du pays. 8 juin. Au sortir d'Anbakalouha on entre dans un désert dont l'ennuyeuse solitude n'est réveillée que par quelques troupeaux de bœufs sans gardiens. On marche pendant 20 milles sans trouver trouver aucune sorte d'habitation, puis enfin le pays devient peuplé et cultivé ; l'on arrive à Mery-manjaka où j'ai vu des bœufs aussi beaux que ceux d'Europe. Les habitants paraissent riches et heureux. Encore 9 milles et l'on est à Anbatoudrajaka. J'y ai encore été accueilli par mon ancienne connaissance Andriantsalama, qui m'a engagé à prendre la route de la plaine pour me rendre à Foulpointe, comme plus praticable et même plus curieuse. À 9 milles dans le nord-est d'Anbatoudrajaka, je me suis arrêté au village d'Anbongabé, qui est le premier de la province ou plaine d'Antsyanaka. J'ai ensuite successivement rencontré Andrebou, village situé au milieu des marais ; Mery-salazana, petite place forte commandée par un officier Ambaniandre ; et enfin TsaraoulNaïnena qui est sur la lisière de la grande forêt. Dans ce trajet j'ai côtoyé le Grand lac d'Antsianaka qui a plus de 8 lieues de long sur au moins 4 de largeur. Sa direction est à peu près nordest-sud-ouest. Il donne naissance à la rivière de Manangourou, qui serait un grand fleuve sans les rochers nombreux qui divisent son cours. Les bords du lac et de la rivière sont peuplés d'oiseaux aquatiques dont on ne peut comparer le nombre prodigieux qu'à celui des troupeaux qui paissent sur ces mêmes bords. Antsianaka, dit-on, le pays le plus riche de Madagascar ; toute sorte de culture y réussit, mais le riz, le coton et la canne à sucre s'y font particulièrement remarquer. Si les communications avec la côte étaient plus faciles, je ne doute pas qu'Antsianaka ne devînt un des plus intéressants du monde par son commerce. On fait à Tsaraoulnaïnena et dans les autres villages d'Antsianaka avec le miel et le jus de cannes, une liqueur de bon goût et très capiteuse. Ce sont les femmes qui préparent cette boisson, et les maris, en parlant des bonnes qualités de leurs épouses, n'oublient pas de dire : Qu'elle est très entendue à faire le Touaka (Mahoy manao touaka). Mes compagnons de voyage ont pris tant de goût à cette liqueur qu'il m'a fallu demeurer un jour entier à Tsaraoulnaïnena pour attendre qu'ils fussent en état de continuer leur route. Je crois Tsaraoulnaïnena à 33 milles nord-est d'Anbongabé. Le pays d'Antsianaka passe pour très malsain ; cependant je crois qu'on ne veut alors parler que des villages situés dans la plaine, car je ne pense pas que le climat puisse être uniforme dans une vaste étendue de terre dont une bonne partie est montueuse et fort éloignée des marais dont les exhalaisons peuvent rendre l'air malfaisant. J'ai d'autant plus de raison de croire à la salubrité de la partie montueuse d'Antsianaka que, par la conformation et la nature de son lac, elle ressemble davantage à la province d'Émirne. 14 juin. En quittant Tsaraoulnaïnena, la route tourne vers l'est et l'on entre dans le bois. Les chemins qu'on y a frayés n'ont rien de remarquable que leur difficulté. On passe plusieurs rivières dont les plus considérables sont Mananbatou et Salanguiny, qui vont toutes deux se joindre à la Manangourou. Leur lit est large et profond. Elles roulent dans leur cours diverses sortes de pierres dont quelques-unes transparentes. Leur eau vive et pure contient beaucoup de sangsues, fort incommodes pour les voyageurs qui doivent boire avec précaution. Nous avons eu beaucoup à souffrir du froid durant ce trajet, pendant lequel la pluie n'a pas cessé un seul instant. Après 54 milles très pénibles, nous avons enfin aperçu avec plaisir le pays d'Ambanivoulou dont le climat doux nous a fait renaître. C'est au surplus le seul avantage qu'offre ce pays dont les montagnes mêmes sont tellement boueuses et glissantes qu'on y marche avec la plus grande difficulté. Nous avons couché à Oulontsy-maloutou, dont les habitants nous ont assez mal reçus. Le lendemain nous nous sommes acheminés vers Mahambou où nous sommes arrivés après une des journées les plus fatigantes et les plus désagréables de tout le voyage. Laïfiny, le chef du village, nous a au moins fait bon accueil, et nous nous sommes dédommagés chez lui des peines que nous avions eues pour nous y rendre. Le village de Mahambou est grand et bien situé ; une rivière assez considérable coule au pied des maisons, mais les hautes montagnes qui l'environnent doivent en concentrant la chaleur et en arrêtant la libre circulation de l'air rendre cet endroit malsain. Mahambou est à 74 milles est de Tsaraoulnaïnena. J'y ai été témoin d'une pratique que je ne m'étais pas encore trouvé à lieu de remarquer. Tandis que, suivant mon usage, j'étais à prendre note de mes observations sur la route, est arrivée malade la mère de Laïfiny. Ce bon fils, inquiet du sort de sa mère, a présenté aux vieillards qui m'accompagnaient un sac rempli d'une espèce de petites fèves en les priant de tirer le Sikidy (sort) de la malade. L'un d'eux a pris le sac, et après avoir invoqué Andriamanitra, a formé avec les fèves qu'il prenait au hasard, tantôt plus tantôt moins, trois carrés échiquetés dont chaque case contenait une ou deux ou même trois fèves. Puis il a demandé à Laïfiny le nom de sa mère, son âge, etc., et après avoir quelque temps réfléchi, il a dit avec un ton sentencieux : « Jeune homme, ta mère n'est pas encore morte » Cette réponse était fort adroite, et la mort de la femme qui eut lieu deux jours après ne pouvait pas même la démentir. La cérémonie du sikide terminée, le sorcier appelé Reny-tsy-matourou, qui avait remarqué l'attention avec laquelle je l'examinais, m'a demandé si j'étais initié aux mystères du sikidy (Mahalala manao sikidy). « Sans doute », ai-je répondu. « Cela ne m'étonne pas », a-t-il repris, « que peut-on ignorer quand on lit ce qui est sur le papier ! » Les Malgaches ont en général la plus haute idée de l'art qui nous sert à communiquer nos idées et à connaître celles d'autrui par le moyen de figures qui leur semblent des caractères magiques. (On sent bien qu'en ce moment je ne veux pas parler des Ambaniandres qui sont la plupart en état de lire). Laïfiny m'avait donné à lire quelques lettres écrites en malgache, dont ses connaissances ne lui permettaient pas de deviner le contenu. Rien ne pourrait exprimer l'étonnement de l'auditoire en me voyant m'énoncer tout à coup avec facilité dans une langue que je ne faisais que bégayer il y a quelques instants. Laïfiny surtout ne pouvait revenir de la surprise qu'il éprouvait en me voyant lui parler de ses affaires personnelles avec des détails qui ne pouvaient être connus que des personnes avec lesquelles il vivait. Au reste, cette admiration excessive pour le talent de la lecture disparaîtra dans peu. Déjà elle n'existe plus que dans les villages les plus éloignés de Tananarivou et du commerce des étrangers. Mais, en disparaissant, elle fait place à un amour pour l'instruction, que je n'ai jamais vu chez les peuples civilisés. À Tananarivou et en général dans la province d'Émirne, tout le monde veut savoir lire. On voit jusqu'à de vieilles femmes aller à l'école, et il n'est peut-être pas une maison dans laquelle on ne trouve un tableau où sont tracées les lettres de l'alphabet. 16 juin. La route de Mahambou à Foulpointe est longue et pénible, et ce n'est qu'après 57 milles au milieu de plaines fangeuses et de montagnes couvertes de bambous dont les souches et les rameaux entrelacés rendent la route aussi dangereuse que difficile, que l'on arrive enfin à Amboudiriana, puis à Foulpointe qui semble un lieu de délices au sortir de tant d'horreurs. Toute la route n'est cependant pas également triste. Il est même quelques endroits en petit nombre où le voyageur s'arrête avec une sorte de plaisir. De ce nombre est Antsahamarina, grand village à douze milles dans l'E.-S.-E. de Mahambo et Amboudiriana pour qui j'ai toujours conservé la même affection. J'avoue même que la pluie, qui est constamment tombée pendant ce trajet, peut bien avoir quelque part dans ma prévention contre cette partie des Ambanivoulou. J'ai eu à traverser plusieurs plantations de riz qui sont bien différentes de celles d'Émirne. Ici la terre, d'elle-même et sans contrainte, rend au centuple les fruits qu'on lui a confiés. Là elle a besoin d'y être forcée par le travail opiniâtre d'un peuple que la misère a rendu laborieux. Il y a dans les Ambanivoulou deux sortes de terres à riz : les taves ou défrichés et les ouraka ou marais. Les riz d'ouraka peuvent se cultiver presque toute l'année parce que l'humidité constante du sol alimente sans cesse la végétation ; mais on a pourtant choisi pour en faire la plantation les mois de juillet et août qui font espérer la maturité en novembre et décembre, époque à laquelle les pluies sont encore rares. Lorsqu'un Betsymisaraka a fait choix de l'ouraka où il veut planter, il y fait courir ses bœufs qui, s'enfonçant jusqu'au ventre dans ce terrain fangeux, le labourent dans tous les sens, mêlent l'eau avec la vase qu'elle recouvre et préparent un aliment substantiel qu'on y dépose immédiatement. C'est à cela que se borne toute la culture de l'ouraka, et le cultivateur attend avec patience l'instant fixé par la nature pour recueillir un fruit qui lui a si peu coûté. La culture des taves n'est guère plus pénible ; mais elle est bien funeste au pays qu'elle déboise sensiblement. Le Betsymisaraka ne connaissant pas l'art de fumer les terres ni celui d'empêcher les dégradations, est obligé à chaque récolte de faire de nouveaux défrichés qui puissent lui offrir à la fois une terre meuble et engraissée par les décompositions végétales. Il commence par mettre le feu dans les bois qu'il veut planter de riz, et aussitôt que les pluies arrivent, les femmes s'en vont jeter la semence sur le terrain inondé qu'elles se contentent de remuer légèrement avec le pied. C'est, je n'en doute pas, à ce pernicieux usage qu'est due la destruction presque totale des bois de l'intérieur et de la côte occidentale de Madagascar. J'ai trouvé à Foulpointe beaucoup de changements ; le nombre des maisons a beaucoup augmenté, et Rafaralahy instruit par le passé a reconstruit à neuf l'enceinte de madriers qui lui sert de retranchement et qu'il regarde maintenant comme imprenable. 24 juin. J'ai moins trouvé de changement dans le caractère des habitants de Foulpointe que dans leurs maisons. Les traitants sur- tout m'ont paru tels que je les avais laissés. Toujours flatteurs, toujours envieux, toujours menteurs, toujours crédules. Ils se plaignent sans cesse des tromperies de leurs femmes, et n'ont pas encore songé à examiner si l'on pourrait se passer dans le commerce de cette espèce de courtiers femelles. Sans cesse ils crient contre l'esprit soupçonneux des naturels et contre leur mauvaise fois, et ils oublient qu'on ne fait que suivre leur exemple. Hier Rafaralahy, dans un grand cabary auquel j'assistais, disait aux Malgaches réunis : « Quelques personnes se plaignent d'avoir été volées ; je ne dois pas vous en accuser. Les voleurs ne peuvent être que des gens de la maison des Vazaha ». Telle est l'opinion qu'a donnée des blancs en général la conduite méprisable de quelques-uns d'eux. Et doit-on être surpris du peu de progrès dans la civilisation qu'ont faits les naturels de la côte malgré la fréquentation continuelle des étrangers depuis plus de 100 ans, lorsqu'ils n'ont vu de nos mœurs que ce qu'il y a de plus corrompu ! Qu'il serait à désirer pour l'honneur européen et même pour le commerce, que quelques personnes estimables vinssent se fixer dans ce riche pays dont l'insalubrité n'est redoutable qu'à ceux auxquels leur inconduite serait également funeste dans tout autre pays. Il paraît qu'il est difficile de se préserver totalement de la fièvre, mais mon expérience, jointe à celle d'une infinité de personnes que je pourrais citer, fait voir qu'au moins on peut se garantir de ses effets funestes. Cette même expérience m'apprend encore qu'à quelques milles dans l'intérieur, il se trouve des lieux salubres. Anboudiriana, dont les montagnes sont élevées de plus de 200 toises au-dessus du niveau de la mer, et au pied desquelles coule sur un fond de cailloux une eau claire dont le cours rapide renouvelle l'air sans interruption, Anboudiriana serait-il une habitation insalubre ? Sa position sur le chemin de l'intérieur et auprès d'une rivière navigable dont l'embouchure n'est éloignée que de quelques milles, seraitelle désavantageuse au commerce ? Et si, engagé par la fertilité des terres qui l'environnent, l'habitant voulait joindre la culture au trafic, sa santé et ses intérêts auraient-ils à en souffrir ? Aucun sol ne convient mieux au café, aucun ne semble plus avantageux au mûrier et à l'éducation des vers à soie. Mais où trouver des bras pour cultiver la terre ? C'est là sans doute une grande difficulté, mais d'une part, la probité, la constance, et la douceur du propriétaire, de l'autre l'assistance du gouvernement malgache qui taxerait le salaire des ouvriers, fixerait leur tâche, leurs obligations, et les forcerait à remplir leurs engagements, viendraient à bout d'utiliser la force de l'indolent Betsymisaraka que l'espoir d'un gain assuré attirerait toujours dans le champ de l'agriculteur qui n'aurait plus à redouter leurs caprices. Puisse ce court aperçu d'amélioration produire l'effet que j'en désire. Puisse-t-il contribuer à acquérir à la civilisation un peuple bon, industrieux, parmi lequel j'ai trouvé des défauts et encore plus de vertus, chez qui j'ai goûté quelques instants de bonheur, et que je quitte avec regret. Le texte indique : délais. Dans le texte : conserver. iii Dans le texte : espère. iv Dans le texte : tames. v Dans le texte : réunissent. vi Dans le texte : que. vii Dans le texte : du. i ii Arrivée et séjour de l'auteur à Foulpointe Itinéraire de Foulpointe à Tananarive par les pays des Bezounzounes Un an de séjour dans le palais du roi Radama et excursions dans diverses parties de la province d'Émerne Itinéraire de Tananarive à Foulpointe et Tamatave par les provinces du Nord Note sur l'édition Le texte a été établi à partir de la réédition, sans date, du récit publié dans le Bulletin de l'Académie malgache de 1909 et 1910. (Copie faite en 1909 d'un manuscrit autographe de A. Coppalle, appartenant à la bibliothèque de M. de Froberville, à La Pigeonnière, commune de Chailles, Loir-et-Cher). Cette réédition comporte une présentation, des annotations et une carte de Christian G. Manteaux – non reprises ici. L'ouvrage m'a été confié par Christine Ratsimiebo, que je remercie. André Coppalle (ou le transcripteur du texte) utilise les italiques sans parcimonie ni méthode. J'ai respecté son incohérence, comme pour les noms propres qu'il semble presque incapable d'écrire deux fois de la même manière. En revanche, j'ai corrigé quelques fautes d'orthographes voyantes, et poussé l'audace jusqu'à remplacer quelques mots par d'autres quand il s'agissait de méprises évidentes à mes yeux – je le signale en notes de fin de texte. La mise en page doit tout au travail du groupe Ebooks libres et gratuits (http://www.ebooksgratuits.com/) qui est un modèle du genre et accueille les volumes de la Bibliothèque malgache. Je me suis contenté de modifier la « couverture » pour lui donner les caractéristiques d'une collection dont cet ouvrage constitue le vingtième volume. Sa vocation est de rendre disponibles des textes appartenant à la culture et à l'histoire malgaches. Toute suggestion maury@wanadoo.mg. est la bienvenue, à l'adresse Pierre Maury, mars 2007 Catalogue 1. CHARLES RENEL. La race inconnue (1910) 2. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 1, mars 1895 3. ADOLPHE BADIN. Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l'Expédition (1897) 4. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 2, avril-mai 1895 5. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 3, juin 1895 6. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 4, juillet 1895 7. GABRIEL DE LA LANDELLE. Le dernier des flibustiers (1884) 8. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 5, août 1895 9. PROSPER CULTRU. Un Empereur de Madagascar au XVIIIe siècle : Benyowsky (1906) 10. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 6, septembre 1895 11. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 7, octobre 1895 12. FRANÇOIS SAINT-AMAND. Madagascar (1857) 13. Désiré CHARNAY. Madagascar à vol d'oiseau (1864) 14. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 8, novembre 1895 15. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 9, décembre 1895 16. Charles RENEL. La coutume des ancêtres (1915 ?) 17. Bulletin du Comité de Madagascar, 2e année, n° 1, janvier 1896 18. Désiré CHARNAY. Madagascar à vol d'oiseau. Édition illustrée (1864) 19. Ida PFEIFFER. Voyage à Madagascar (1881) À paraître M. Ackerman. Histoire des révolutions de Madagascar, depuis 1642 jusqu'à nos jours. Librairie Gide, 1833 Lieutenant Ardant du Picq. Une peuplade malgache. Les Tanala de l'Ikongo. Le Tour du Monde, 1905 Carpeau du Saussay. Voyage de Madagascar. Nyon, 1722 Docteur Louis Catat. Voyage à Madagascar (1889-1891). D'après la prépublication dans Le Tour du Monde, 1893-1894 (en volume : Hachette, 1895) Marius Cazeneuve. À la cour de Madagascar. Magie et diplomatie. Delagrave, 1896 E. Colin et P. Suau, S.J. Madagascar et la mission catholique. Sanard et Derangeaon, 1895 Comité de Madagascar. Bulletin du Comité de Madagascar. 1896, 2e année : numéros 2 à 8 (février à août), sauf le n° 6 (juin) manquant 1897, 3e année : numéros 1 à 6 (juillet à décembre), après une interruption de la publication 1898, 4e année : 12 numéros 1899, 5e année : 6 numéros (janvier à juin), avant la transformation en Revue de Madagascar Comité de Madagascar. Revue de Madagascar. Bulletin du Comité de Madagascar. 1899 à 1911 (quelques numéros manquants) Léo Dex et M. Dibos. Voyage et aventure d'un aérostat à travers Madagascar insurgée. Mame, 1901 Adrien Domergue. Simples notes de voyage. Gabon. Madagascar. Guyane. Dupont, 1893 Henry Douliot. Journal du voyage fait sur la côte ouest de Madagascar (1891-1892). André et Cie, 1895 Lieutenant Victor Duruy. Mission dans le nord-Ouest de Madagascar (1897). Le Tour du Monde, 1899 Gabriel Ferrand. Les musulmans à Madagascar et aux îles Comores. 3 volumes, Leroux, 1891, 1893 et 1901 Etienne de Flacourt. Histoire de la grande isle Madagascar. Clouzier, 1661 Georges Foucart. Le commerce et la colonisation à Madagascar. Challamel, 1894 Gallieni (et capitaine X.). Cinq mois autour de Madagascar. Le Tour du Monde, 1899 (en volume : Hachette, 1901) Gallieni. Lettres de Madagascar (1896-1905). Société d'éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1928 Gallieni. Neuf ans à Madagascar. Le Tour du Monde, 1906 (en volume : Hachette, 1908) Henri Gindre. En Afrique australe et à Madagascar. Challamel, 1897 M. Guillain. Documents sur l'histoire, la géographie et le commerce de la partie occidentale de Madagascar. Imprimerie royale, 1845 Docteur Édouard Hocquard. L'expédition de Madagascar. Journal de campagne. Le Tour du Monde, 1897 Louis Lacaille. Connaissance de Madagascar. Dentu, 1862 Honoré Lacaze. Souvenirs de Madagascar. Berger-Levrault, 1881 Désiré Laverdant. Colonisation de Madagascar. Société maritime, 1844 Le Faure. La cantinière du 13e. Charavay, Mantoux et Cie, fin 19e ou début 20e siècle B.-F. Leguével de Lacombe. Voyage à Madagascar et aux îles Comores (1823-1830). 2 volumes, Desessart, 1840 Lyautey. Lettres du Tonkin et de Madagascar (1894-1899). Armand Colin, 1921 (je ne reprendrai, de cet ouvrage, que les Lettres de Madagascar) Macé Descartes. Histoire et géographie de Madagascar. Depuis la découverte de l'île, en 1506, jusqu'au récit des derniers événements de Tamatave. Bertrand, 1846 Evariste Parny. Chansons madécasses. 1787 Louis Pauliat. Madagascar. Calmann-Lévy, 1884 Jean-Baptiste Piolet. De la colonisation à Madagascar. Challamel, 1896 Jean-Baptiste Piolet. Douze leçons à la Sorbonne sur Madagascar. Challamel, 1898 Jean-Baptiste Piolet. Madagascar et les Hova. Delagrave, 1895 Jean-Baptiste Piolet. Madagascar, sa description, ses habitants. Challamel, 1895 Jean Joseph Rabearivelo. Presque-Songes, suivi de Traduit de la nuit. Imprimerie de l'Imerina, 134 ; Mirage, 1935 (à paraître en 2008) Charles Renel. Contes de Madagascar. Troisième partie : contes populaires. Leroux, 1930 Octave Sachot. Voyages du docteur William Ellis à Madagascar. Sarlit, 1860 Urbain Souchu de Rochefort. Relation du premier voyage de la Compagnie des Indes orientales en l'isle de Madagascar ou Dauphine. Pierre-Aubouin, 1648 Capitaine Tam. À Madagascar. Carnet de campagne d'un officier. Gaillard, fin 19e siècle Etc. Note : le catalogue est mis à jour au fur et à mesure des parutions sur le site Actualités culturelle malgache, à l'adresse http://cultmada.blogspot.com/ Dante Alighieri LA DIVINE COMÉDIE TOME III : LE PARADIS (1307-1313) CHANT I La gloire de Celui qui met le monde en branle remplit tout l'univers, mais son éclat est tel qu'il resplendit plus fort ou moins, selon les lieu 1. Je montai jusqu'au ciel qui prend de sa splendeur la plus grande partie, et j'ai connu des choses qu'on ne peut ni sait dire en rentrant de là-haut, car en se rapprochant de l'objet de ses vœux l'intelligence y court et s'avance si loin qu'on ne saurait la suivre avec notre mémoire. Mais tout ce que j'ai vu pendant ce saint voyage, tout ce que j'ai pu mettre au trésor de l'esprit servira maintenant de matière à mon chant. Rends-moi, doux Apollon, pour ce dernier labeur un vase bien rempli de ta propre vertu, que je sois digne enfin de ton laurier aimé. J'ai pu me contenter jusqu'à présent d'un seul des sommets du Parnasse : il me faut maintenant monter sur tous les deux, pour ce dernier parcours 2. Pénètre dans mon sein, partage-moi ton souffle, comme au jour d'autrefois où ton chant eut le don de tirer Marsyas du fourreau de ses membres 3 ! Ô divine vertu, livre-toi, que je puisse raconter pour le moins l'ombre du règne heureux, tel que je l'emportai gravé dans ma mémoire ; tu me verras monter vers l'arbre bien-aimé 4 et faire couronner mon front de son feuillage, le thème et ton concours m'en ayant rendu digne. Nous pouvons le cueillir si peu souvent, ô père, pour fêter d'un César, d'un poète la gloire (c'est là des passions l'opprobre et la rançon), que l'arbre pénéen et ses feuilles devraient inonder de plaisir le cœur du dieu de Delphes, chaque fois que nous point le soin de les gagner 5. La petite étincelle allume le grand feu ; et peut-être quelqu'un, d'une voix plus habile, va prier après moi, pour que Cyrrha 6 réponde. L'astre du jour se lève aux regards des mortels sur plus d'un horizon ; mais il en est un seul auquel on voit trois croix sortant des quatre cercles 7, où son éclat reluit sous de meilleurs auspices, suivant un cours meilleur, qui dispose et modèle plus à sa volonté la matière du monde. C'est à peu près ce point qui, faisant là le jour, portait chez nous la nuit ; et dans cet hémisphère tout s'habillait de blanc, et de noir dans le nôtre, quand je vis qu'ayant fait un demi-tour à gauche Béatrice rivait son regard au soleil, bien plus intensément que ne le peut un aigle. Comme l'on voit jaillir d'un rayon de lumière un rayon réfléchi qui monte vers le haut, semblable au pèlerin qui retourne chez lui, de même, mon maintien reproduisant le sien, tel que dans mon esprit il entrait par la vue, je fixai le soleil d'un regard plus qu'humain. Bien des choses, là-haut, qui ne sont pas permises à notre faculté, deviennent naturelles par la vertu du lieu conçu pour notre bien. J'en souffrais mal l'aspect, mais assez cependant pour voir étinceler les éclats qu'il jetait comme le fer ardent qu'on sort de la fournaise. On eût dit que le jour multipliait le jour, comme si tout à coup Celui qui peut tout faire avait mis sur le ciel deux soleils à la fois. Béatrice restait tout entière attachée par son regard intense aux sphères éternelles, et moi, l'en détachant, je le posais sur elle et en la contemplant je devins en moi-même tel que devint Glaucus, lorsqu'il eut goûté l'herbe qui le rendait égal aux autres dieux des mers 8. Traduire per verba cette métamorphose ne serait pas possible ; et l'exemple doit seul suffire à qui la grâce un jour l'enseignera. Amour, toi qui régis le ciel et qui m'as fait monter par ton effet, tu sais s'il me restait autre chose de moi, que le don de la fin 9. Lorsque la sphère enfin qui se meut le plus vite par le désir de toi 10, rappela mon regard avec tous ses accords que tu conduis et règles, j'y vis incendier de si vastes surfaces par le feu du soleil, qu'il n'est pas de déluge ou de fleuve qui pût faire un lac aussi grand. Ces accents surprenants, cette immense splendeur m'enflammaient du désir de connaître leur cause, tel que jamais avant je n'en eus de plus vif ; et elle, qui voyait en moi comme moi-même, pour apaiser la soif de l'âme, ouvrit la bouche plus vite encor que moi pour le lui demander et elle commença : « Tu t'étourdis tout seul par des pensers trompeurs, qui t'empêchent de voir ce qui serait très clair, si tu t'en secouais. Tu n'es pas sur la terre, ainsi que tu supposes 11 ; mais l'éclair qui descend du lieu de sa demeure est moins prompt à le fuir, que toi tu n'y reviens. » Si je me vis alors libre du premier doute, par ces propos si brefs, dits avec un sourire, un autre embarrassait davantage l'esprit. « De mon étonnement, lui dis-je, je reviens. Me voici satisfait ; mais ma surprise est grande, de me voir traverser ces éléments légers 12. » Elle poussa d'abord un soupir de pitié, me regardant ensuite avec l'expression de la mère veillant sur son fils qui délire, puis elle me parla : « Tous les objets du monde ont un ordre commun : et cet ordre est la forme qui fait de l'univers une image de Dieu. Les êtres de là-haut y retrouvent l'empreinte du pouvoir éternel, qui fait la fin suprême où tend la loi de tous, dont je viens de parler. Bien que tous les objets qui sont dans la nature dépendent de ces lois, la façon en diffère selon qu'ils sont plus loin ou plus près de leur source. Ils naviguent ainsi vers des ports différents sur l'océan de l'être, et chacun d'eux possède un instinct qui le guide et dont on lui fit don. C'est lui qui fait monter le feu jusqu'à la lune13 ; c'est lui, du cœur mortel le premier des moteurs ; c'est lui qui tient ensemble et compose la terre ; c'est lui qui, comme un arc, lance dans l'existence avec tous les objets privés d'intelligence tous les êtres doués d'intellect et d'amour. La Providence donc, qui gouverne le monde, porte par son éclat le repos éternel aux cieux au sein desquels roule le plus rapide ; et c'est là maintenant, comme à l'endroit prévu, que nous sommes lancés par la force de l'arc qui tire droit au but les flèches qu'il décoche. Il est vrai cependant que, comme bien souvent la forme reste sourde aux propos de l'artiste, qui ne peut pas plier la matière à ses fins, de même l'être peut s'écarter quelquefois du cours ainsi tracé, puisqu'il a le pouvoir, tout en étant guidé, de s'incliner ailleurs (comme au lieu de monter, le feu tombe des nues), si l'on vient dévier l'impulsion première par quelque faux plaisir qui pousse vers le sol 14. Si tu comprends cela, le fait qu'ainsi tu montes n'est pas plus étonnant que le cours d'un ruisseau qui descend des sommets au creux d'une vallée. Le surprenant serait que, libre des entraves, tu puisses demeurer prisonnier de la terre, ou que l'on puisse voir une flamme immobile. » Ensuite elle tourna son regard vers les sphères. CHANT II Ô vous, qui naviguez dans vos petites barques, désireux de m'entendre, et suivez à la trace la route de ma nef qui s'avance en chantant, retournez maintenant auprès de vos rivages ; ne vous hasardez pas au large, car peut-être, resterez-vous perdus, si vous vous écartez ! Personne n'a suivi la route que je prends ; Minerve tend ma voile et Apollon me guide, et ce sont les neuf sœurs qui me montrent les Ourses. Et vous, le petit chœur de ceux qui de bonne heure avez tendu le cou vers le pain angélique dont on vit ici-bas sans se rassasier 15, envoyez hardiment vos nefs en haute mer, mais en prenant bien soin de suivre mon sillage, tant que sur l'eau mouvante il n'est pas effacé. Les héros qui jadis abordaient en Colchide furent moins étonnés que vous ne le serez, lorsqu'ils virent Jason devenu laboureur 16. La soif perpétuelle, innée au cœur de l'homme, du royaume construit selon Dieu, nous portait aussi rapidement que le cours des étoiles. Béatrice fixait le ciel, moi Béatrice ; et le temps plus ou moins que mettrait un carreau à quitter l'arbalète et à frapper le but, je parvins en un point dont l'éclat merveilleux me donnait dans les yeux ; à l'instant cette dame, qui connaissait toujours le fond de ma pensée, se retourna vers moi, belle autant que joyeuse : « Élève ton esprit et rends grâces à Dieu, qui nous fait arriver à la première étoile 17 ! » Un nuage parut nous revêtir alors, épais et rutilant, éblouissant et dru, pareil au diamant où le soleil se baigne. Cet éternel joyau nous reçut dans son sein, comme l'onde reçoit un rayon de lumière restant en même temps parfaitement unie. Si j'étais corps (sur terre on ne saurait comprendre qu'un espace tolère un autre espace en soi, ce qui doit advenir, si deux corps se pénètrent), il devait s'enflammer d'un plus ardent désir de contempler l'essence en laquelle l'on voit comment notre nature est confondue en Dieu ; et nous verrons là-haut ce qu'ici nous croyons sans qu'on l'ait démontré, mais qui s'offre à l'esprit, de même que l'on croit aux principes premiers 18. Je répondis : « Ma dame, aussi dévotement qu'il est en mon pouvoir, je rends grâce à Celui qui me sépare ainsi du monde des mortels. Dites-moi cependant, que sont ces taches sombres 19 que l'on voit sur ce corps et qui là-bas, sur terre, ont fait croire à la fable où l'on nomme Caïn ? » Elle sourit un peu, puis dit : « Si des mortels le raisonnement court vers l'erreur, chaque fois qu'il ne peut se servir de la clef des cinq sens, par contre, désormais la pointe des surprises doit s'émousser pour toi : tu vois que la raison que desservent les sens a les ailes trop courtes. Mais fais-moi voir d'abord comment tu te l'expliques ! » « Les aspects différents que l'on y trouve, dis-je, sont l'effet, à mon sens, des corps plus ou moins denses20. » Elle dit : « Tu verras que ton opinion a sombré dans l'erreur, si tu suis avec soin mon exposition des arguments contraires. Dans la huitième sphère on observe un grand nombre d'astres, dont on voit bien que, pour la qualité comme pour la grandeur, l'aspect est différent. Si le rare ou le dense en étaient seuls la cause, on trouverait en tous une seule vertu, plus dans l'un, moins dans l'autre, ou bien pareillement. Mais nécessairement des vertus différentes de principes formels différents font la preuve ; dans ton raisonnement il n'en subsiste qu'un 21. Or, si la densité fut la cause des taches que tu veux t'expliquer, il s'ensuit que cet astre serait de part en part privé de sa matière ; ou bien, comme ces corps où l'on trouve à la fois le gras avec le maigre, ce serait un volume formé, selon l'endroit, de plus ou moins de feuilles 22. Si le premier était, il serait manifeste dans les éclipses : lors, les rayons du soleil traverseraient l'espace ainsi raréfié. Il n'en est pas ainsi : voyons donc l'autre cas ; et si je peux prouver qu'il n'est pas mieux fondé, il en résultera que tes raisons sont fausses. Puisque le clairsemé ne forme pas un trou, il s'ensuit qu'il existe un point où son contraire finit par l'empêcher de s'enfoncer plus loin et repousse à son tour les rayons du soleil, tout comme le cristal réfléchit les couleurs, lorsqu'on l'a fait doubler d'une couche de plomb 23. Tu pourrais répliquer que, si certains rayons se montrent plus obscurs que ceux venant d'ailleurs, c'est parce que leur source était plus reculée. Si tu veux l'éprouver, la simple expérience pourra facilement éliminer tes doutes, elle, qui sert de source au fleuve de vos arts. Ayant pris trois miroirs, à la même distance de toi, places-en deux ; et que ton œil retrouve entre ces deux premiers le dernier, mais plus loin. Puis tourne-toi vers eux et mets derrière toi un flambeau, prenant soin que les miroirs reçoivent et te rendent aussi tous les trois sa lueur. L'image qui viendra de plus loin paraîtra plus petite, sans doute, à l'égard des deux autres ; tu verras cependant qu'elle a le même éclat. Or, comme sous le coup des rayons de chaleur le terrain reste à nu, dégagé de la neige, libre de sa couleur et de son froid premier, telle reste à présent ta propre intelligence ; je m'en vais l'informer de si vives lumières, qu'elles te paraîtront des gerbes d'étincelles. Là-haut, au sein du ciel de la divine paix 24, tourne autour de lui-même un corps dont la vertu donne l'être et la vie à tout ce qu'il contient, Le ciel qui vient ensuite et contient tant d'étoiles répartit ce même être en diverses essences différentes de lui, mais en lui contenues. Les sphères d'au-dessous, chacune à sa manière, disposent à leur tour ces germes différents suivant leur origine et leur finalité. Comme tu vois déjà, ces organes du monde descendent de la sorte et changent de degré, recevant de plus haut et agissant plus bas. Observe maintenant comme je me dirige par ce moyen au vrai que tu prétends connaître : ensuite, tu sauras passer tout seul le gué. Comme l'art du marteau dépend du forgeron, le cours et la vertu de ces sphères célestes s'inspirent à leur tour des moteurs bienheureux ; et le ciel qu'embellit la ronde des flambeaux imite ainsi l'image et devient comme un sceau de ce savoir profond qui le fait se mouvoir. Et de même que l'âme, au fond de vos poussières, par des membres divers et spécialisés développe et produit des forces différentes, l'intelligence aussi produit et développe des dons multipliés par toutes les étoiles, et reste en même temps une seule et la même. Différentes vertus diversement s'allient avec le corps céleste animé par leurs soins, se fondant avec lui comme avec vous la vie. Et la nature heureuse où se tient son principe fait briller dans le corps la vertu composite, comme luit le bonheur dans le regard vivant. De là la différence entre un aspect et l'autre, qui ne dépendent pas du plus dense ou plus rare : ce principe formel est celui qui produit, selon sa qualité, le clair ou le confus. » CHANT III Ce soleil dont l'amour brûlait jadis mon cœur m'avait ainsi montré par le pour et le contre le visage enchanteur des belles vérités ; et moi, pour confesser que j'étais convaincu et tiré de l'erreur, ainsi qu'il convenait, je redressai la tête et voulus lui parler ; mais une vision m'apparut, qui soudain s'empara de l'esprit, d'une telle manière que de me confesser je n'avais plus mémoire. Comme dans le cristal transparent et poli ou dans l'onde immobile et claire comme lui, mais dont la profondeur ne cache point le fond, le visage et les traits se laissent refléter si confus et si flous, que sur un front de neige on distinguerait mieux la blancheur d'une perle, tels, prêts à me parler, j'aperçus des visages, ce qui me fit tomber dans une erreur contraire à l'erreur de cet homme amoureux des fontaines 25. Vivement, aussitôt que je les aperçus, croyant que leur image était un pur reflet, je tournai le regard, voulant chercher sa source ; mais n'ayant rien trouvé, je reportai les yeux droit dans ce même éclat qui brûlait, souriant, dans le regard sacré de ma très douce guide. « Ne sois pas étonné, si tu me vois sourire : ton penser enfantin, dit-elle, en est la cause ; ton pied n'a pas trouvé le sol de vérité et naturellement tu reviens les mains vides : ceux que tu vois là-bas sont des substances vraies, que l'on relègue ici pour manquement aux vœux 26. Parle-leur, si tu veux, écoute-les, crois-les, car la splendeur du vrai qui fait toute leur joie les oblige à rester à jamais dans ses voies. » Je dirigeai mes pas vers l'ombre qui semblait avoir de me parler plus envie, et lui dis, comme celui qu'émeut le désir de savoir : « Esprit bien conformé, qui ressens aux rayons de la vie éternelle une douceur si grande, qu'on ne la conçoit pas sans l'avoir éprouvée, tu me ferais plaisir, si tu voulais me dire le nom que tu portais et votre sort d'ici. » Elle, les yeux rieurs, répondit aussitôt : « Ici la charité ne refuse la porte à nul juste désir, obéissant à l'Autre, qui veut que dans sa cour tout lui soit ressemblant. J'ai vécu vierge et nonne au monde de là-bas ; et si ton souvenir se regarde en lui-même, ma nouvelle beauté ne peut pas me cacher, et tu reconnaîtras que je suis Piccarda qui, placée en ces lieux avec les bienheureux, demeure heureusement dans la plus lente sphère 27. Ici, nos sentiments, qu'embrase seulement le souci souverain de plaire au Saint-Esprit, tirent tout leur bonheur de leur soumission ; et ce sort, que la terre admire avec envie, nous est fait en ce lieu pour avoir négligé, mal accompli parfois, ou déserté nos vœux. » « Dans l'admirable aspect que je contemple en vous brille je ne sais quoi de divin, répondis-je, qui transforme les traits que j'ai d'abord connus ; et c'est pourquoi je fus si lent à te connaître : mais ce que tu me dis me remet sur la voie, et il m'est plus aisé de me ressouvenir. Mais dis-moi cependant, tout en étant heureux, ne désirez-vous pas un lieu plus éminent, soit pour mieux contempler ou pour être plus près ? » Elle sourit d'abord, avec les autres ombres, un peu, puis répondit avec tant d'allégresse qu'elle semblait brûler du premier feu d'amour : « Frère, la charité apaise pour toujours tous nos autres désirs, et nous ne souhaitons que ce que nous avons, sans connaître autre soif. Si jamais nous rêvions d'être placés plus haut, notre désir serait différent du vouloir de Celui qui nous mit à la place où nous sommes ; tu verras que cela ne serait pas possible ; dans cet orbe, obéir à l'amour est necesse : et tu sais bien quelle est de l'amour la nature ; car pour cet esse heureux il est essentiel de borner nos désirs aux volontés divines, puisque nos volontés ne font qu'un avec elles. Le fait d'être placés, à travers tout ce règne, sur plus d'un échelon, est agréable au règne ainsi qu'au Roi qui veut qu'on veuille comme lui. C'est dans sa volonté qu'est tout notre repos ; c'est elle, cette mer où vont tous les objets, ceux qu'elle a faits et ceux qu'a produits la nature. » Je compris clairement comment le Paradis est partout dans le ciel, quoique du Bien suprême n'y pleuve pas partout également la grâce. Mais il advient parfois qu'ayant assez d'un mets, tandis que l'appétit d'un autre dure encore, on rend grâce pour l'un et on demande l'autre. Je fis pareillement de geste et de parole, car je voulais savoir quelle était cette toile que n'avait pas fini de tisser sa navette. « Des mérites sans pair, une parfaite vie, dit-elle, ont mis plus haut la femme dont la loi dans le monde régit ce voile et cet habit 28, qui font qu'on veille et dort jusqu'au jour de la mort aux côtés de l'Époux satisfait de ces vœux qu'appellent à la fois son désir et l'amour. Jeune encore, j'ai fui le monde pour la suivre, et je vins me cacher sous son habit sacré, promettant de garder les chemins de son ordre. Mais des hommes bientôt, plus faits au mal qu'au bien, sont venus me ravir à ma douce clôture, et Dieu sait quelle fut depuis ce jour ma vie ! Vois cette autre splendeur qui se montre à tes yeux à ma droite, où paraît venir se refléter tout l'éclat lumineux de la sphère où nous sommes : ce que j'ai dit de moi convient pour elle aussi ; elle était au couvent et d'autres hommes vinrent l'arracher à l'abri du bandeau consacré. Ayant été rendue au monde de la sorte, contre son propre gré, contre les bons usages, son âme malgré tout resta fidèle au voile. Cet éclat est celui de la grande Constance 29 qui, depuis, du second ouragan de Souabe engendra la troisième et dernière tourmente. » Elle me dit ces mots et puis, ayant parlé, elle s'évanouit en chantant un Ave, comme un corps lourd qui roule au fond d'une eau sans fin. Mon regard la suivit aussi loin que je pus l'apercevoir encore, et lorsqu'il la perdit, il revint à l'objet de son plus grand désir, se fixant à nouveau sur Béatrice seule ; mais elle scintilla tout d'abord dans mes yeux si fort, que je ne pus en supporter la vue, et je fus moins pressé de la questionner. CHANT IV Choisir entre deux mets également distants et excitants serait, si le choix était libre, mourir de faim avant de toucher à l'un d'eux. Ainsi, l'agneau devrait sentir deux fois la peur de deux loups carnassiers qui s'avancent vers lui ; ainsi, le chien devrait rester entre deux daims 30. Si donc je me taisais, c'était bien malgré moi, suspendu que j'étais au milieu de mes doutes, et je n'en méritais ni blâme ni louanges. Je me taisais ; pourtant mon désir se montrait comme peint au visage, avec mes questions, beaucoup plus vivement que par un vrai discours. Béatrice imita ce que fit Daniel lorsqu'il tranquillisa Nabuchodonosor que sa rage rendait injustement cruel 31. Elle dit : « Je vois bien qu'un désir te tourmente, en s'opposant à l'autre, en sorte que ton soin s'embarrasse en lui-même et ne peut s'exprimer. Si persiste, dis-tu, la bonne intention, comment la volonté violente des autres pourrait-elle amoindrir l'éclat de nos mérites ? Tu trouves, d'autre part, des raisons de douter du retour supposé des âmes aux étoiles, si nous nous en tenons aux dires de Platon 32. Voici les questions qui sur ta volonté pressent également ; et pour cette raison je traiterai d'abord de la plus venimeuse. Celui des séraphins qui voit Dieu de plus près, Moïse et Samuel et celui des deux Jean que tu préféreras, aussi bien que Marie ne font pas leur séjour dans un ciel différent de celui des esprits que tu vis tout à l'heure, et leur être n'aura ni plus ni moins d'années 33 ; ils embellissent tous la première des sphères, quoique leur douce vie y coule en sens divers, selon qu'ils sentent plus ou moins l'esprit divin. Si. tu les vois ici, ce n'est pas que cet orbe leur soit prédestiné, mais comme témoignage de ce céleste état qui se trouve plus haut 34. C'est ainsi qu'il convient de parler à l'esprit de l'homme, qui n'apprend qu'à l'aide de ses sens ce qu'ensuite il transforme en biens de l'intellect. C'est pourquoi l'Écriture accepta de descendre jusqu'à vos facultés, attribuant à Dieu des jambes et des mains, qu'elle entend autrement, et que la sainte Église a fait représenter Gabriel et Michel sous un aspect humain, et ce troisième aussi, guérisseur de Tobie. Quant à ce qu'au sujet des âmes dit Timée, cela n'est pas d'accord avec ce que tu vois, admettant qu'il le faut prendre au pied de la lettre. S'il y dit que l'esprit retourne à son étoile, c'est qu'il croit qu'elle en fut autrefois détachée, quand la nature eh fit la forme de son corps. Peut-être sa pensée est-elle différente de ce que dit sa phrase, et son intention pourrait bien mériter mieux qu'une raillerie. Si par ce qui retourne à l'étoile il entend le blâme ou bien l'honneur de sa propre influence, il se peut que son trait frappe assez près du but. On sait que ce concept mal compris a fait naître jadis l'égarement de presque tout un monde qui révérait Mercure et Mars et Jupiter 35. Quant au doute second qui te préoccupait, il a moins de venin, car sa malignité ne lui suffirait pas pour t'éloigner de moi. Parfois notre justice, en effet, semble injuste aux regards des mortels, mais c'est un argument qui sert la foi plutôt que l'hérésie impie. Et comme il est possible à votre entendement de pénétrer au cœur de cette vérité, je vais te contenter au gré de ton désir. Dans toute violence où celui qui la souffre contre son oppresseur n'a pas fait résistance, les âmes n'ont pas eu d'excuse suffisante, car on n'étouffe pas un vouloir qui résiste, mais, pareil à la flamme, il redresse la tête, même si mille fois l'abat un dur effort. S'il finit par céder, que ce soit plus ou moins, il suit la violence : et celles-ci 36 l'ont fait, qui pouvaient retourner au refuge sacré. Car, si leur volonté fût demeurée entière, telle que l'eut toujours saint Laurent sur le gril, ou comme Mucius ennemi de sa main, elle les aurait fait revenir, sitôt libres, par le même chemin qu'on les forçait à prendre ; mais on ne trouve plus de telles volontés. Si tu pénètres donc le sens de mon discours, il devrait te suffire à supprimer l'erreur qui pouvait, malgré tout, t'inquiéter souvent. Mais voici maintenant qu'un écueil différent se présente à l'esprit, et tel que, par toi-même, tu te fatiguerais avant de l'éviter. J'ai mis dans ton esprit comme une certitude qu'une âme bienheureuse est du suprême Vrai la voisine éternelle, et ne saurait mentir ; mais tu viens d'écouter Piccarda qui disait que Constance a toujours gardé l'amour du voile : il semble qu'en cela nous nous contredisons 37. Frère, il est arrivé souvent dans le passé que, pour fuir le danger, on fît, bien malgré soi, des choses qu'autrement on ne voudrait pas faire : témoin cet Alcméon qui, prié par son père de mettre à mort sa mère, avait obtempéré, devenant criminel pour être obéissant 38. Or, dans un cas pareil, je veux que tu comprennes comment, la volonté se pliant à la force, l'offense qui s'ensuit devient impardonnable. Le vouloir absolu n'admet pas le péché ; et s'il a transigé, c'est parce qu'il craignait que son abstention n'augmente son malheur. Ainsi, quand Piccarda s'exprimait de la sorte, elle se référait au vouloir absolu, moi, je pensais à l'autre 39, et les deux disions vrai. » Tels étaient lors les flots de la sainte rivière qui jaillissaient du puits d'où sourd la vérité, apaisant à la fois l'un et l'autre désir. « Vous, du premier amant l'amour, lui répondis-je, dont le discours m'inonde et réchauffe mon cœur, si bien qu'il me ranime un peu plus chaque fois, toute ma gratitude est trop insuffisante pour rendre aux grâces grâce : ainsi donc, que Celui qui voit et qui peut tout réponde ici pour moi. Oui, j'ai bien remarqué que notre intelligence n'est jamais satisfaite, en l'absence du vrai hors duquel on ne trouve aucune vérité. Elle y va reposer comme la bête au gîte dès qu'elle l'a rejoint ; et elle peut l'atteindre, sinon, tous les désirs seraient pour nous en vain. Car ce sont eux qui font, comme une pousse, naître le doute au pied du vrai ; la nature elle-même monte de butte en butte et nous mène au sommet. Et c'est ce qui m'engage et ce qui me rassure pour demander, ma dame, avec tout le respect, une autre vérité qui demeure confuse. J'aimerais bien savoir si l'on peut satisfaire aux vœux abandonnés, au moyen d'autres biens qui ne soient pas mesquins, pesés dans vos balances. » Béatrice posa sur moi ses yeux remplis d'étincelles d'amour, d'un regard si divin que mon pouvoir vaincu ne put le soutenir et, baissant le regard, je faillis défaillir. CHANT V « Si je flambe à tes yeux dans le feu de l'amour, plus fort qu'on ne saurait le concevoir sur terre, au point que de tes yeux j'offusque le pouvoir, n'en sois pas étonné : cela vient de la vue parfaite qui, sitôt qu'elle aperçoit le bien, sans perdre un seul instant se dirige vers lui. J'observe cependant que ton intelligence fait déjà resplendir la lumière éternelle, qui donne de l'amour aussitôt qu'on la voit ; et si d'autres objets séduisent votre cœur, c'est que vous y trouvez les résidus informes de cet unique amour, brillant en transparence. Tu veux savoir de moi si par d'autres services, malgré des vœux manques, on pourrait obtenir lors du dernier procès l'assurance de l'âme. » C'est de cette façon que commença ce chant Béatrice ; après quoi, poursuivant son discours, elle développa son saint raisonnement : « La plus chère vertu que Dieu dans sa largesse mit dans sa créature et qui répond le mieux à sa propre bonté, la plus douce à ses yeux, ce fut la liberté de ses décisions, dont les êtres doués d'intelligence, eux seuls, furent alors pourvus et le sont depuis lors. Or, en y pensant mieux, tu comprendras sans doute l'importance d'un vœu, s'il fut fait de façon que Dieu consente aussi, quand tu consens toi-même, puisque l'homme, en signant ce contrat avec Dieu, spontanément s'engage à lui sacrifier ce trésor précieux dont j'ai dit l'intérêt. Partant, que pourrait-on proposer en échange ? Si tu crois que tes dons servent à cet usage, c'est d'un bien mal acquis vouloir de bons effets 40. Te voilà rassuré sur ce point capital ; pourtant, comme l'Église en donne des dispenses qui semblent infirmer ce que je viens de dire, il ne faut pas encore abandonner la table, car l'aliment trop cru que tu viens d'avaler demande encor qu'on l'aide avant d'être accepté. Ouvre donc ton esprit à ce que je te montre et retiens tout ceci : le savoir ne vient pas du seul fait de comprendre, il y faut la mémoire. Si de ce sacrifice on regarde l'essence, on y voit deux aspects : d'un côté l'on distingue un objet, et de l'autre une obligation. Or, on ne peut jamais supprimer celle-ci, sauf en l'exécutant ; et c'est à son sujet que je parlais tantôt avec tant de détail ; c'est pourquoi chez les Juifs on jugeait nécessaire le devoir de donner, bien que parfois l'offrande changeât de contenu, comme tu dois savoir. Pour l'objet, tu comprends qu'il s'agit de matière : il se peut qu'il soit tel qu'on puisse sans erreur le remplacer parfois par quelque autre matière 41. Mais personne ne doit faire changer d'épaule cette charge à lui seul ou de son propre chef, sans que tournent d'abord la clef blanche et la jaune 42 : la substitution est toujours insensée, si l'objet qu'on reprend n'était pas contenu comme quatre dans six dans l'objet qui remplace. Si donc du remplaçant la valeur n'est pas telle qu'irrésistiblement il penche la balance, on ne peut acquitter par aucune autre offrande. Ne prenez pas, mortels, les vœux à la légère ! Réfléchissez d'abord, ne soyez pas aveugles, évitez de Jephté l'erreur du premier vœu 43 ; car mieux valait pour lui dire : « J'ai mal agi ! » que de faire le pire en l'observant. De même, le commandant des Grecs ne fut pas moins stupide, qui fit sur sa beauté pleurer Iphigénie, et pleurer sur son sort les sages et les fous, en entendant parler d'un culte si nouveau. Soyez, chrétiens, plus lents dans vos décisions ! N'imitez pas la plume, emportée à tout vent, car n'importe quelle eau ne peut pas vous laver. Vous avez le Nouveau et le Vieux Testament ; le pasteur de l'Église est là pour vous guider : cela doit être assez, pour trouver le salut ! Et si la soif du gain vous inspire autre chose, il faut agir en hommes, et non pas en moutons, pour que chez vous le Juif ne se moque de vous. Et ne faites jamais comme l'agneau qui laisse de sa mère le lait par simple espièglerie, afin d'aller, par jeu, se battre avec son ombre. » Béatrice me dit ce que je viens d'écrire, puis elle se tourna, d'un grand désir poussée, vers cette région où le monde est plus vif 44. Son silence et l'aspect qui la transfigurait imposaient le silence à mon esprit avide, où d'autres questions se pressaient sans arrêt ; et pareil au carreau qui vient frapper le but dès avant que la corde ait cessé de vibrer, notre vol arrivait au second des royaumes. Là, je vis que ma dame était si radieuse, dès qu'elle eut pénétré dans l'éclat de ce ciel, que plus resplendissante en devint la planète. Si l'étoile sourit et changea de visage, que devais-je sentir, moi, qui de ma nature suis enclin à changer de toutes les façons ? Comme dans un vivier à l'eau tranquille et pure accourent les poissons vers tout ce qu'on leur jette du dehors, en pensant que c'est de la pâture, de même je vis là plus de mille splendeurs se diriger vers nous, et chacune disait : « Voici quelqu'un qui vient augmenter nos amours ! » 45 Et comme chacun d'eux s'approchait davantage, on pouvait voir l'esprit qui, rempli d'allégresse, résidait dans chacun des éblouissements. Pense, si le récit que je commence ici s'interrompait, lecteur, comme tu sentirais le désir angoissant d'en savoir davantage ; et par toi tu verras comment je désirais apprendre de ceux-ci quel était leur destin, aussitôt qu'à mes yeux ils se manifestèrent. « Ô toi, mortel heureux et bien né, que la grâce du triomphe éternel laisse admirer les trônes, avant d'abandonner l'état de la milice, nous sommes embrasés par l'éclat répandu dans tout ce ciel ; partant, si de nous tu désires savoir quoi que ce soit, satisfais ton envie ! » C'est ainsi que me dit l'un des pieux esprits ; et Béatrice : « Dis ; parle avec assurance, crois ce qu'ils te diront, comme l'on croit aux dieux ! » « Je vois bien, dis-je alors, que tu t'es fait un nid dans ta propre splendeur, qui jaillit de tes yeux, car je les vois briller pendant que tu souris ; j'ignore cependant qui tu fus, âme digne, et pourquoi tu jouis du cercle de ce globe 46 qui se voile aux mortels sous les rayons d'un autre. » Je demandai ceci, me tournant vers l'éclat qui parla le premier ; et il devint alors bien plus resplendissant qu'il n'était tout d'abord. Et pareil au soleil qui se cache parfois dans son éclat trop grand, à l'heure où la chaleur consume les vapeurs qui semblaient l'amoindrir, sa plus grande liesse également cachait cette sainte figure au creux de ses rayons ; et ainsi prise, prise elle me répondit comme chante le chant qui suit un peu plus loin. CHANT VI « Après que Constantin eut retourné les aigles contre le cours du ciel, qu'elles avaient suivi sur le pas de l'aïeul, époux de Lavinie 47, cent et cent ans et plus resta l'oiseau de Dieu au nid qu'il s'était fait sur le bord de l'Europe et non loin de ces monts dont il sortit d'abord ; et là, sous le couvert de ses plumes sacrées, passant de main en main, il gouverna le monde et, en changeant ainsi, termina par m'échoir. Oui, je fus empereur, je suis Justinien ; mû par la volonté d'un souverain amour, j'ai supprimé des lois l'excessif et le vain. Avant de consacrer mes soins à cet ouvrage, j'admettais dans le Christ une seule nature 48, et j'étais satisfait avec cette croyance, jusqu'à ce qu'Agapet, ce bienheureux qui fut le suprême pasteur, m'eût avec ses discours enseigné le chemin de la foi véritable. Je crus à sa parole, et maintenant son dire m'est devenu plus clair que pour toi la présence du faux pris dans le vrai des contradictions 49. Sitôt que je suivis les sentiers de l'Église, la divine faveur a voulu m'inspirer cet important ouvrage50, et j'y mis tout le temps, me fiant, pour la guerre, aux soins de Bélisaire : comme la main du ciel le protégeait partout, j'ai su que je devais m'en reposer sur lui. Je viens de contenter ta première demande par ce que je t'ai dit ; cependant sa nature m'oblige à t'ajouter une certaine suite, pour que tu puisses voir avec quels justes titres on veut se soulever contre l'emblème saint 51, les uns pour l'usurper, d'autres pour le combattre. Vois combien de hauts faits l'ont déjà rendu digne de respect, à partir de cette heure où Pallas pour lui faire un royaume avait donné sa vie 52. Tu sais comment dans Albe il fixa sa demeure pendant plus de cent ans, jusqu'au jour de la fin, quand les trois contre trois ont combattu pour lui. Tu sais ce qu'il a fait, du chagrin des Sabins au malheur de Lucrèce, aux mains de ses sept rois, soumettant alentour les peuplades voisines. Tu sais ce qu'il a fait, porté par les vaillants Romains contre Brennus et puis contre Pyrrhus, contre les autres rois, contre les républiques, grâce à quoi Torquatus et Quintius au nom tiré de ses cheveux mal peignés 53, Decius, Fabius, ont gagné le renom que je loue. C'est lui qui terrassa des Arabes54 l'orgueil passant sous Annibal les alpestres rochers d'où le courant du Pô descend dans la campagne. C'est sous lui que Pompée et Scipion jouirent tout jeunes du triomphe ; et il parut bien dur à ceux de la colline où tu vis la lumière 55. Puis, à peu près au temps où le ciel voulut rendre au monde l'ordre heureux qui fut partout le sien, César vint s'en saisir, avec l'accord de Rome. Ce qu'il a fait alors, du Var jusques au Rhin, l'Isère avec la Loire et la Seine l'ont vu, et tous les affluents qui grossissent le Rhône. Et ce qu'il fit ensuite, au départ de Ravenne, passant le Rubicon, fut d'un vol si hardi que la langue et la plume ont du mal à le suivre. Du côté de l'Espagne il porta son essor, puis contre Durazzo, frappant si fort Pharsale, que le Nil embrasé frémissait de douleur. Lors il revit l'Antandre avec le Simoïs où fut son nid premier, et le tombeau d'Hector, et puis reprit son vol, abattant Ptolémée. Tombant comme la foudre, il fonça sur Juba, puis vers votre Occident il redressa son aile, à l'heure où de Pompée éclatait la fanfare. Et tout ce qu'accomplit le suivant porte-enseigne, Brutus et Cassius là, dans l'Enfer, l'aboient, et Modène et Pérouse en ont porté le deuil. Il fit pleurer aussi la triste Cléopâtre qui, fuyant devant lui, demandait à l'aspic une mort ténébreuse aussi bien que soudaine. Il courut avec lui jusqu'aux ondes vermeilles, et le monde sous lui connut une paix telle, qu'on dut fermer la porte au temple de Janus. Mais ce que l'étendard qui conduit mon discours a fait par le passé, ce qu'il a fait ensuite au royaume mortel soumis à son pouvoir, apparaît comme obscur et insignifiant, si l'on voit d'un cœur pur et d'un œil clairvoyant ce qu'il fit dans la main du troisième César ; car le juge éternel qui dicte mes paroles lui céda, lorsqu'il fut dans la main que je dis, l'honneur de la vengeance où son courroux prit fin 56. Admire maintenant ce que j'ajoute ici : plus tard, avec Titus, il courut pour venger la vengeance, rachat de notre ancien péché. Et quand la dent lombarde ensuite voulut mordre l'Église, ce fut lui qui couvrit de son aile Charlemagne vainqueur, qui la vint secourir. Or, tu peux maintenant former un jugement sur ceux que j'accusais tantôt et sur leurs crimes, qui de tous vos malheurs sont la cause première. L'on oppose parfois l'universel symbole aux lis d'or ; l'on en fait l'emblème d'un parti 57 ; et l'on ne voit pas bien quel est le plus coupable. Qu'ils fassent leurs complots, mais sous une autre les Gibelins ; c'est mal servir sous celle-ci, enseigne, que de la maintenir si loin de la justice ! Que ce Charles 58 nouveau, secondé par ses Guelfes, ne pense pas l'abattre, et qu'il craigne la serre qui tira plus d'un poil à de plus fiers lions ! Souvent, dans le passé, les enfants ont pleuré par la faute du père ; et qu'on ne pense plus que Dieu pourrait changer ses armes pour les lis ! Cette petite étoile renferme en son enceinte les esprits vertueux qui se sont employés à faire que la gloire et l'honneur leur survivent ; et lorsque les désirs se proposent ce but, ce chemin détourné fait que de l'amour vrai le rayon monte au ciel avec plus de lenteur. Mais c'est un autre aspect de notre heureux état, que cette égalité du mérite et des gages, qui fait qu'on ne les veut ni moindres ni plus grands. Le vivant justicier modère dans nos cœurs si bien notre désir, que l'on ne peut jamais le tordre dans le sens de quelque iniquité. Diversité de voix fait la douce musique : de même parmi nous des sièges différents produisent dans nos cieux une douce harmonie. Et dans l'intérieur de cette marguerite brille d'un grand éclat ce Romieu, dont l'ouvrage, quoiqu'il fût grand et beau, fut mal récompensé 59. Mais tous les Provençaux qui tramaient contre lui n'en ont pas ri ; partant, mal choisit son chemin qui paie avec le mal le bien fait par un autre. Car Raymond Bérenger avait eu quatre filles, qui toutes ont régné : ce résultat était l'œuvre de ce Romieu, modeste et sans parents. Les intrigues, plus tard, de certains envieux lui firent demander des comptes à ce juste, qui lui rendit pour dix, sept et cinq à la fois. Et il partit, bien vieux et sans un sou vaillant ; si le monde savait ce qu'il avait au cœur, lorsqu'il dut mendier pour un morceau de pain, quoiqu'on le loue assez, on le louerait plus. » CHANT VII « Hosanna sanctus Deus Sabaoth superillustrans claritate tua felices ignes horum malacoth. »60 Ainsi, faisant retour aux notes de son chant, je vis bientôt après chanter cette substance sur laquelle se joint une double clarté 61. Avec d'autres esprits, elle reprit sa danse et comme un grand envol d'étincelles rapides ils plongèrent au fond des distances soudaines. Il me restait un doute et je pensais : « Dis-lui ! dis-le-lui ! dis-le-lui ! » me disais-je, à ma dame qui sait calmer ma soif avec de douces gouttes. Cependant, la ferveur qui s'empare de moi quand j'entends seulement prononcer B ou ice, me tenait engourdi, comme lorsqu'on s'endort. Béatrice ne put me voir dans cet état et elle commença, m'éclairant d'un sourire qui me rendrait heureux même au milieu du feu : « Ma perspicacité qui voit tout m'avertit que tu ne parviens pas à comprendre pourquoi il convient de punir une juste vengeance 62. Mais j'aurai vite fait de supprimer tes doutes ; écoute-moi donc bien, parce que mes paroles t'apporteront le don de vérités profondes. N'ayant pas accepté de mettre un frein utile à son vouloir, celui qui fut homme sans naître 63, damna toute sa race en se damnant lui-même. Par lui, l'espèce humaine est demeurée infirme, dans une grande erreur, pendant beaucoup de siècles, jusqu'au jour où de Dieu le Verbe est descendu et daigna réunir la nature éloignée de son premier auteur à sa propre personne, par la seule vertu de l'amour éternel. Réfléchis maintenant à ce que je te dis : cette même nature, unie au créateur telle qu'il l'avait faite, était bonne et sans tache ; mais par sa propre faute elle se vit ensuite bannir du Paradis, pour avoir délaissé la route véridique et son propre chemin. Ainsi, le châtiment imposé par la croix fut, en considérant la nature empruntée, plus juste que nul autre, avant ou bien depuis ; mais on ne fit jamais une plus grande offense, si l'on pense à Celui qui la dut supporter et à qui s'ajoutait la nature nouvelle. C'est pourquoi l'acte unique eut des effets divers : cette mort plut à Dieu en même temps qu'aux Juifs ; elle ébranla la terre et fit s'ouvrir le ciel. II ne te sera plus difficile d'admettre qu'on dise désormais qu'une juste vengeance fut vengée à son tour par une juste cour. Mais je vois maintenant ton esprit s'embrouiller de penser en penser, jusqu'à former un nœud dont il est désireux de se voir dépêtrer. Tu te dis : « Je comprends très bien ce que j'entends ; mais j'ignore toujours pourquoi précisément Dieu choisit ce moyen pour racheter les hommes. » Frère, ce décret-là demeure enseveli aux regards de tous ceux qui n'ont pas encor pu sublimer leur esprit aux flammes de l'amour. Pourtant, comme ce but a bien souvent été regardé, soupesé, bien mal interprété, je te dirai pourquoi ce moyen fut plus digne. La divine bonté, qui brûle en elle-même et qui repousse au loin tout penser égoïste, dispense son éclat aux beautés éternelles. Ce qui dérive d'elle immédiatement ne connaît pas de fin : la marque de son coin demeure inaltérable, une fois mis le sceau. Ce qui dérive d'elle immédiatement est libre tout à fait, car il n'est pas soumis aux vertus des objets nouvellement créés. Plus l'objet lui ressemble, et plus il doit lui plaire, car cette sainte ardeur qui rayonne sur tout a d'autant plus d'éclat qu'elle l'imite mieux. Or, quant à l'homme, il peut tirer des avantages de chacun de ces dons 64 ; et si l'un seul lui manque, on le voit aussitôt déchoir de sa noblesse. Le seul péché lui fait perdre sa liberté et toute ressemblance avec le Bien suprême, en sorte qu'il reçoit bien moins de sa clarté ; il ne retrouvera jamais sa dignité, sans bien remplir d'abord ce que vidaient ses fautes, payant d'un juste deuil ses coupables plaisirs. Votre nature humaine ayant dans son ancêtre péché toute à la fois, fut à la fin privée de cette dignité comme du paradis ; et si tu réfléchis avec attention, elle ne les pouvait recouvrer nullement, si ce n'est en passant par l'un de ces deux gués : ou bien que Dieu lui-même, usant de bienveillance, pardonnât, ou que l'homme eût enfin racheté par ses propres moyens son ancienne folie. Plonge donc ton regard au sein de cet abîme du conseil éternel ; autant que tu pourras, suis attentivement le fil de mon discours ! Pour l'homme, il ne pouvait, à cause de ses bornes, se racheter jamais, ne pouvant pas descendre et de son repentir fournir le témoignage, autant qu'en sa révolte il prétendait monter ; et pour cette raison il n'était pas à même de satisfaire au ciel par ses propres moyens. II fallait donc que Dieu, par l'emploi de ses voies, j'entends par l'une seule ou par les deux conjointes 65, vînt restituer l'homme à sa vie intégrale. Cependant, l'œuvre étant d'autant plus agréable à celui qui l'a fait, qu'elle fait mieux la preuve de la bonté du cœur qui la conçut d'abord, la divine Bonté qui modèle le monde voulut bien vous remettre à la hauteur d'avant, usant des deux moyens à la fois, dans ce but. Depuis le jour premier jusqu'à la nuit dernière on ne vit ni verra jamais de procédé plus noble et généreux, dans aucun des deux sens ; car, se donnant lui-même afin que l'homme pût se relever enfin, Dieu fut plus libéral que s'il avait voulu simplement pardonner. Pour sa justice aussi, tous les autres moyens étaient insuffisants, tant que le Fils de Dieu n'allait s'humilier en s'incarnant pour vous. Enfin, pour bien répondre à toutes tes demandes, je m'en vais t'éclairer certains autres détails, pour que tu puisses voir aussi clair que moi-même. Tu dis : « Je vois bien l'eau, je vois aussi le feu, l'air ainsi que la terre et que tous leurs mélanges, qui se corrompent tous et ne durent qu'un temps. Pourtant, tous ces objets furent aussi créés ; et, si ce qu'on m'a dit était la vérité, nulle corruption ne devrait les toucher. » Les anges seulement, frère, et ce pur pays où l'on est à présent, furent d'abord créés tout tels que tu les vois et dans leur être entier ; mais tous ces éléments que tu viens de nommer, ainsi que les objets qui se composent d'eux, ne sont que le produit d'une vertu créée. Leur matière, en effet, était chose créée ; la puissance informante elle aussi fut créée dans chaque astre qui tourne autour de leur destin 66. L'âme de l'animal ou celle de la plante vient aux complexions dûment potentiées de l'éclat et du cours de ces saintes lumières ; la suprême Bonté cependant fit votre âme immédiatement, la rendant amoureuse d'elle, pour qu'elle en soit sans cesse désirée. Partant de tout cela, tu pourras mieux comprendre la résurrection de vos corps, si tu penses comment on a formé la chair de tous les hommes, le jour où furent faits les deux premiers parents. » 67 CHANT VIII Les gens pensaient jadis, au temps de leur danger 68, que la belle Cypris faisait irradier le fol amour, tournant au troisième épicycle 69. C'est pourquoi les Anciens, dans leur antique erreur, lui rendaient des honneurs, faisant non seulement des invocations avec des sacrifices, mais adoraient aussi Dione et Cupidon, en tant que mère l'une et l'autre en tant que fils, et plaçaient cet enfant dans les bras de Didon 70. C'est d'elle, qui fournit le début de mon chant, qu'ils ont tiré le nom de l'astre dont tantôt le soleil vient flatter le front, tantôt la nuque. Je ne m'aperçus pas que j'y venais d'entrer 71 ; je fus pourtant bientôt certain de m'y trouver, en voyant devenir ma dame encor plus belle. Et comme dans la flamme on voit une étincelle, ou comme l'on distingue une voix dans une autre, quand l'une tient la note et l'autre vocalise, je vis dans sa clarté d'autres flambeaux encore qui s'agitaient en rond, tournant plus ou moins vite, je suppose, en suivant leur vue intérieure 72. Le vent, qu'il soit visible ou non, ne tombe pas des nuages glacés assez rapidement pour qu'il ne semble pas trop lent et empêché à celui qui verrait ces lumières divines arriver en courant, interrompant la ronde qu'ils commençaient plus haut, parmi les Séraphins. Dans celles que je vis venir plus près de nous sonnait un hosanna si beau, que par la suite le désir m'est resté de le rentendre encor. Puis l'une d'elles vint tout à fait près de nous et fut seule à parler : « Nous sommes toutes prêtes à te faire plaisir : dis ce que tu désires ! Nous faisons une ronde aussi vite et la même, avec la même soif, que ces princes célestes auxquels tu dis jadis, en chantant pour les hommes : « Vous, du troisième ciel intelligence active » 73 ; et notre amour est tel que, pour te satisfaire, un instant de repos nous serait aussi doux. » Ayant jeté d'abord vers ma dame un regard empreint d'un grand respect, et ayant reçu d'elle de son consentement une heureuse assurance, je retournai les yeux vers la voix de lumière qui venait de s'offrir : « Qui fûtes-vous, de grâce ? » lui demandai-je alors affectueusement. Comme et combien je vis s'augmenter tout à coup, à ce nouveau bonheur qui venait s'ajouter, quand je lui répondis, à sa première joie ! En brillant de la sorte, elle finit par dire : « Mon temps fut bref là-bas ; mais si j'avais vécu, bien des maux qui seront n'auraient jamais eu lieu. Mon état bienheureux qui rayonne alentour me dérobe au regard et te cache mes traits, à l'instar de l'insecte en ses langes de soie. Tu m'as beaucoup aimé : ce n'est pas sans raison, car, si j'avais vécu, je t'aurais pu montrer de mon amour pour toi plus que les simples feuilles 74. Le pays qui du Rhône atteint la rive gauche après que celui-ci reçoit l'eau de la Sorgue, savait que je devais être un jour son seigneur ; et d'Ausonie aussi cette pointe où fleurissent Gaëte avec Catone et Bari, lorsqu'on passe l'endroit où Tronte et Vert se jettent dans la mer. Mais déjà sur mon front scintillait la couronne de cet autre pays que baigne le Danube après avoir quitté les rives allemandes. Trinacria la belle en même temps (noircie de Pachine à Pélore, au-dessus de ce golfe qui soutient de l'Eurus les plus rudes assauts, par le soufre qui sort, et non pas par Typhée) 75, pourrait attendre encor les rois qui sont les siens et descendraient par moi de Rodolphe et de Charles, si le gouvernement de ces mauvais seigneurs, pesant comme il le fait sur le peuple opprimé, n'eût soulevé Palerme aux cris d'« À mort ! À mort ! » Si mon frère pouvait prévoir à temps ces maux, il saurait éviter l'avide pauvreté des Catalans 76, et fuir le danger qui le guette ; car effectivement il faut qu'il prenne soin lui-même ou quelqu'un d'autre, afin que son esquif, déjà trop alourdi, ne prenne plus de charge. D'ancêtres généreux il descendit avare ; et il aurait besoin de chercher des ministres qui sachent faire mieux qu'empiler dans les coffres. » « Croyant, comme je crois, que l'immense allégresse que ton discours, seigneur, verse dans ma poitrine, telle que je la vois, est visible à tes yeux, à l'endroit où tout bien se termine et commence, cela me réjouit d'autant ; et plus encore, sachant que tu la vois en regardant en Dieu. Toi qui me rends heureux, rends mon esprit plus clair, puisque par tes propos tu suscites ce doute : comment la graine douce engendre l'amertume ? » 77 Ainsi lui dis-je ; et lui : « Si je puis te montrer certaine vérité, tu verras clairement que tu tournes le dos à ce que tu dois voir. Le Bien qui met en branle et rend heureux le règne où tu montes, répand sa providence en sorte qu'elle devient vertu dans chacun de ces astres ; et son intelligence étant parfaite en soi, non seulement prévoit chaque nature à part, mais de chacune aussi le salut éternel. Ainsi donc, chaque trait qui jaillit de cet arc s'en va prêt à toucher la fin prédestinée, comme la flèche vole et touche droit au but. Si cela n'était pas, le ciel où tu chemines produirait ses effets dans un si grand désordre, qu'au lieu d'être un concert, ce seraient des ruines ; ce qui ne peut pas être, à moins d'être imparfaits les esprits dont le ciel reçoit le mouvement, et le premier de tous, qui les fit imparfaits 78. Sur cette vérité veux-tu plus de lumière ? » « Oh non ! lui répondis-je ; on ne saurait, je vois, fatiguer la nature en ce qu'elle doit faire. » « Maintenant dis, fit-il : sur la terre, la vie pour l'homme, sans cité, serait-elle aussi bonne ? » Je répondis : « Non, non : la preuve est inutile. » « Et la cité peut-elle exister, sans qu'on vive de diverses façons et dans divers états ? Si votre philosophe a bien écrit 79, c'est non. » Et progressant ainsi dans ses déductions, il conclut à la fin : « II faut donc que la source de vos effets futurs soit diverse elle-même : c'est ainsi que l'un naît Solon, l'autre Xerxès, l'autre Melchisédec, et l'autre enfin, celui qui perdit son enfant en volant dans les airs 80. Car les cercles des cieux, pour la cire mortelle, sont pareils à des sceaux qui font bien leur office, mais ne distinguent pas les objets de leur choix. De là vient qu'il fut si peu ressemblant à son frère Jacob ; et Quirinus descend d'un sang tellement vil, qu'on l'a fait fils de Mars 81. La nature engendrée emboîterait le pas, répétant simplement le pouvoir générant 82, si par la Providence elle n'était guidée. Or, tu vois devant toi ce qui restait derrière ; mais pour mieux te montrer mon plaisir de te voir, je vais y ajouter encore un corollaire. La nature qui trouve adverse la fortune, de même que le grain qui vient parfois tomber dans un mauvais terrain, ne donne rien de bon. Si le monde, là-bas, s'appliquait davantage à respecter les lois que dicte la nature, toutes les braves gens auraient de bonnes places. Pourtant, vous détournez vers la religion tel qui semble être fait pour empoigner le glaive, et laissez sur le trône un faiseur de sermons 83, ce qui met vos sentiers bien loin des bons chemins. » CHANT IX Lorsque ton Charles m'eut, belle Clémence 84, instruit sur chacun de ces points, il me dit les déboires que sa progéniture allait souffrir plus tard, mais ajouta : « Tais-toi ; laisse passer le temps ! » Partant, je n'en dis rien, sinon qu'il vous viendra une juste douleur derrière vos disgrâces 85. Déjà l'esprit vital de la sainte lumière se retournait pour voir le soleil qui le comble, comme l'unique lieu pour qui chacun est tout. Cœurs qui vous fourvoyez, créatures impies qui détournez les cœurs de ce bien souverain pour diriger vos vœux vers quelque vanité ! Voici qu'un autre éclat qui m'apparut soudain se rapprochait de moi, montrant par la splendeur qui rayonnait sur lui, son désir de me plaire. Les yeux de Béatrice étaient posés sur moi et, comme tout à l'heure, assuraient mon désir que j'avais obtenu son cher assentiment. « Ô bienheureux esprit, contente donc plus vite, lui dis-je, mon désir, et fournis-moi la preuve que tu peux réfléchir le fond de ma pensée ! » 86 Alors cette clarté, nouvelle encor pour moi, du profond d'elle-même, ayant fini son chant, heureuse de pouvoir bien agir, répondit : « Dans cette portion de terre italienne perverse, qui s'étend des bords du Rialto jusqu'au commencement du Piave et du Brenta, se dresse une hauteur de moyenne importance, d'où descendit jadis une torche allumée qui mit à sang et feu toute cette contrée 87. Elle et moi, nous sortons de la même racine ; mon nom fut Cunizza88 ; si tu me vois ici, c'est pour avoir senti le feu de cette étoile. Pourtant, je me pardonne allègrement moi-même la source de mon sort, et n'ai point de regret 89, ce qui pourrait sembler incroyable au vulgaire. Quant à ce cher joyau, baignant dans la clarté et qui dans notre ciel est le plus près de moi 90, il laisse un grand renom qui ne doit pas s'éteindre, même en multipliant notre siècle par cinq : vois si l'homme fait bien, lorsqu'il excelle en sorte qu'il gagne en sa première une seconde vie ! La foule d'à présent ne pense pas ainsi, qui vit entre l'Adige et le Tagliamento 91, et ne se repent pas, pour fort qu'on la flagelle. Pourtant, en peu de temps, vous allez voir Padoue changer l'eau du marais où se baigne Vicence, car son peuple obstiné se rebelle au devoir 92 ; et à l'endroit qui joint le Sile et Cagnano 93 tel tranche du seigneur et va la tête haute, quand déjà pour le prendre on prépare les rets. Et à son tour Feltro pleurera sur le crime de son pasteur pervers 94, qui doit sembler hideux bien plus qu'aucun de ceux qui conduisent à Malte 95. Le baquet serait grand, qui devrait recueillir tout le sang ferrarais, et l'on se lasserait si jamais on voulait peser once par once le sang que va livrer ce prêtre magnanime par esprit partisan : des présents de ce genre sont conformes d'ailleurs aux moeurs de ce pays. Plus haut sont ces miroirs (vous les appelez trônes) où resplendit pour nous la lumière de Dieu 96 : c'est pourquoi ce langage est à sa place ici. » Ensuite elle se tut, montrant par son aspect que son attention allait vers d'autres choses, et rentra dans la ronde où d'abord elle était. Quant à l'autre bonheur, qu'on m'avait signalé comme un objet de prix, il brilla tout à coup comme un rubis balais sous les feux du soleil. L'éclat s'acquiert là-haut à force d'allégresse, comme le rire ici ; mais les ombres d'en bas s'assombrissent d'autant qu'augmentent leurs tourments. « Dieu voit tout, dis-je alors ; ta vue, esprit heureux, plonge en son sein si bien, qu'aucun de mes désirs ne saurait échapper à tes yeux clairvoyants Ainsi, pourquoi ta voix, qui réjouit le ciel en s'unissant au chant de ces pieux flambeaux aux six ailes 97 qui font une espèce de cape, ne daigne-t-elle pas répondre à mes désirs ? Je n'attendrais pas, moi, que tu me le demandes, si je te pénétrais comme tu vois en moi. » « La fosse la plus grande où se rassemble l'eau », fut le commencement qu'il fit à son discours, « à part la grande mer qui fait le tour du monde, court si loin, tout au long de ses bords opposés, à rebours du soleil, que son méridien lui sert en même temps de premier horizon 98. Or, je fus riverain de cette grande fosse entre l'Elbe et Magra, dont la brève carrière a toujours séparé le Génois du Toscan 99. Presqu'au même couchant et au même levant sont Bougie et la ville où j'ai reçu le jour et qui fit de son sang rougir les eaux du port. Et Foulques 100 m'appelait la région du monde qui connaissait mon nom ; et j'imprègne ce ciel comme jadis lui-même était empreint en moi. La fille de Bellus, qui causa tant de tort à Sichée aussi bien qu'à Creuse 101, a brûlé moins que je ne l'ai fait, avant que de blanchir ; la Rhodopée aussi, celle qui fut trompée par son Démophoon 102, ou bien Alcide même, lorsqu'il portait au cœur caché le nom d'Iole 103. On ne s'en repent pas ici ; mais nous rions, non pas de notre faute à jamais oubliée, mais du fait du pouvoir qui pourvoit et ordonne. Ici, nous contemplons un art qui rend plus beau cet immense édifice, et admirons le bien par lequel le ciel haut fait tourner les plus bas. Si tu veux remporter pleinement satisfaits chacun de tes désirs conçus dans cette sphère, il faut continuer ces explications. Tu désires savoir quelle est cette clarté qui brille auprès de moi d'un aussi vif éclat qu'un rayon de soleil dans une eau transparente. Sache que dans son sein jouit de son repos Raab 104, laquelle, admise en notre compagnie, en porte au plus haut point la lumineuse empreinte. Car c'est dans notre ciel, où finit le coin d'ombre que votre monde fait 105, que le Christ triomphant la fit entrer jadis, avant tout autre esprit : ce n'est pas sans raison qu'on en fit un trophée commémorant aux cieux l'éclatante victoire qu'ont remportée alors les deux paumes ouvertes 106, puisqu'elle seconda la première des gloires que gagna Josué dans cette Terre sainte qui laisse indifférent le pape d'aujourd'hui. C'est ta cité, d'ailleurs, ouvrage de celui qui jadis a tourné le dos à son auteur et dont l'ancienne envie a causé tant de pleurs, qui produit et répand cette maudite fleur 107 qui fait que la brebis et son agneau s'égarent et que souvent le loup se transforme en berger. Pour elle l'on délaisse aussi bien l'Évangile que les docteurs sacrés : ce n'est qu'aux Décrétales que l'on s'applique encor, comme on le voit aux marges 108. Le pape même en rêve avec ses cardinaux ; plus jamais son penser ne va vers Nazareth, où l'ange Gabriel a déployé ses ailes. Mais tout le Vatican et les autres parties les plus saintes de Rome, qui furent cimetière des foules qui jadis "suivaient les pas de Pierre, se verront délivrés bientôt de l'adultère. » CHANT X Regardant en son Fils avec ce même amour qu'ils respirent les deux pour des siècles sans fin, la Puissance première et impossible à dire avec tant d'ordre a fait tout ce que l'on conçoit par l'esprit ou les sens, que, lorsque l'on y pense, " on ne peut le comprendre ou le voir sans l'aimer. Lève donc, ô lecteur, ton regard avec moi vers les sphères d'en haut, au point précisément où l'un des mouvements se pénètre avec l'autre 109, et deviens amoureux de cette omniscience du Maître, qui si fort aime son propre ouvrage, qu'il n'en détourne pas les yeux un seul instant. Vois comme c'est de là que vient se séparer obliquement le cercle où restent les planètes 110, afin de contenter le monde qui l'appelle ; et si leur route ici n'était pas inclinée, bien des forces du ciel iraient se perdre en vain et les vertus, là-bas, resteraient presque mortes ; ou si l'écart était plus ou moins important sur l'horizon, en haut aussi bien qu'à la base l'ordre de l'univers serait plus imparfait 111. Garde ta place au banc, ô lecteur, méditant aux choses dont ici je t'offre les prémices, et tu seras content bien avant d'être las. Voici ton aliment : sers-toi seul désormais, car pour moi, tous mes soins seront accaparés par l'unique sujet dont je suis l'interprète. Le premier serviteur de toute la nature, qui baigne l'univers dans la vertu du ciel et qui de sa clarté mesure notre temps, se trouvait sous le signe indiqué tout à l'heure et roulait maintenant avec les mêmes orbes où nous l'apercevons chaque matin plus tôt. Je m'y trouvais déjà 112, mais sans me rendre compte que je montais vers lui, comme l'on ne sent pas un penser nous venir, avant qu'il n'ait pris corps. Béatrice, en effet, conduit du bien au mieux d'une telle manière et si soudainement que tous ses mouvements ignorent la durée. Comme devaient-ils être étincelants eux-mêmes, ceux qui faisaient demeure au soleil où j'entrais et dont on distinguait l'éclat, non la couleur ! J'invoquerais en vain art, métier ou génie, car pour l'imaginer il faut plus que mon dire ; on peut pourtant y croire et rêver de le voir. Ce n'est pas étonnant, si notre fantaisie pour de telles hauteurs reste toujours trop basse, puisque l'œil n'a jamais soutenu le soleil. Telle restait là-haut la quatrième famille du Père tout-puissant, qui la comble toujours lui faisant voir comment il insuffle et engendre. Béatrice se prit à me dire : « Rends grâces, rends grâces au Soleil des anges, dont la grâce t'a permis de monter à ce soleil sensible ! » Jamais un cœur mortel ne fut mieux préparé, dans ses dévotions, pour l'abandon à Dieu avec tant de bonheur ni plus rapidement que je l'étais alors, au son de ces paroles, et mon amour mortel se mit si fort en lui, que l'aile de l'oubli me cacha Béatrice. Mais cela ne dut pas lui déplaire ; elle en rit, si bien que la splendeur de son regard heureux de mon attention divisa l'unité. J'aperçus des lueurs vives et pénétrantes former autour de nous une belle guirlande, la douceur de leurs voix surpassant leur éclat. C'est ainsi que parfois, quand l'air est plus épais, la fille de Latone apparaît entourée d'un halo qui retient le fil de sa ceinture. Au ciel, dans cette cour dont je suis revenu, le nombre est infini des joyaux chers et beaux qu'on prétendrait en vain sortir de leur royaume 113 : le chant de ces clartés en est un des plus beaux : qui n'aura pas assez de plumes pour s'y rendre, attende qu'un muet lui dise ce que c'est ! Lorsqu'en chantant ainsi ces soleils embrasés eurent tourné trois fois autour de nos personnes, comme l'étoile tourne autour des pôles fixes, je crus voir s'arrêter une ronde de dames, silencieusement, attendant que commencent les premiers mouvements de la prochaine danse. Et de l'un de ces feux j'entendis qu'on disait : « Le rayon de la grâce à la flamme duquel s'allume l'amour vrai, qui s'augmente en aimant, en toi se multiplie et resplendit si fort, qu'il te mène là-haut, le long de cette échelle que nul ne descendit sans pouvoir remonter. Qui te refuserait de sa gourde le vin à l'heure de ta soif, ne serait pas plus libre qu'un fleuve qui s'enlise et ne voit pas la mer. Tu voudrais bien savoir de quelles plantes s'orne la guirlande qui forme à cette belle dame qui t'enseigne le ciel, une cour tournoyante. Je fus l'un des agneaux de ce troupeau sacré conduit par Dominique dans un sentier qui fait que l'on s'engraisse bien, à moins qu'on ne s'égare 114. Celui qui, sur ma droite, est mon proche voisin fut jadis mon confrère et mon maître à la fois : c'est Albert de Cologne 115, et moi, Thomas d'Aquin. Et si tu veux savoir qui sont aussi les autres, suis avec le regard le fil de mon discours, fais avec moi le tour de l'heureuse couronne. Ce beau pétillement sort de l'heureux sourire de Gratien, qui rend de si brillants services à l'un et l'autre droit, qu'il plaît au Paradis 116. Le suivant, qui plus loin embellit notre chœur, est ce Pierre qui fit, à l'instar de la pauvre, offre à la sainte Église de son meilleur trésor 117. La cinquième clarté, parmi nous la plus belle, respire un tel amour, qu'au monde de là-bas on éprouve toujours la soif de ses nouvelles 118 ; dans son intérieur est cette intelligence d'un savoir si profond que, si le vrai dit vrai, nul second n'a surgi qui pût voir aussi loin 119. À ses côtés se tient l'éclat de ce flambeau qui, du temps de sa chair, avait mieux que nul autre pénétré la nature et l'office angéliques 120. Et dans l'autre splendeur qui sourit près de lui reste le défenseur des premiers temps chrétiens 121 : Augustin s'est souvent servi de son latin. Or, si de ton esprit le regard est venu de lumière en lumière, en suivant mes louanges, il te reste la soif de savoir la huitième. C'est là qu'en contemplant le suprême bonheur jouit cet esprit saint qui du monde trompeur à qui sait le comprendre a découvert les pièges 122 ; quant au corps dont l'esprit a dû se séparer, il repose à Cieldaure ; et au bout du martyre et de l'exil, son âme a trouvé cette paix. Au-delà, tu peux voir briller le souffle ardent d'Isidore, de Bède et celui de Richard, d'un esprit plus qu'humain comme contemplateur 123 ». Celui d'où ton regard s'en retourne vers moi est le repos d'une âme à qui la mort semblait venir trop lentement pour ses graves pensers : C'est l'éclat éternel de Siger 124, qui jadis, lisant rue au Fouarre, avait syllogisé des vérités d'où vint l'aliment à l'envie. » Puis, pareille à l'horloge appelant les fidèles quand l'épouse de Dieu se lève pour chanter matines à l'Époux, invoquant son amour, en sorte qu'un rouage entraîne et presse l'autre, en sonnant du tin tin l'agréable harmonie qui baigne dans l'amour les esprits bien dispos, je sentis s'ébranler la ronde glorieuse et une voix répondre à l'autre avec un son, avec une douceur qu'on ne saurait connaître qu'au seul endroit où dure à tout jamais la joie. CHANT XI Oh ! qu'il est insensé, l'intérêt des mortels ! De combien de défauts sont pleins les syllogismes 125 qui leur font battre l'aile et voler près du sol ! L'un exploitait les lois, l'autre les aphorismes, un troisième courait après le sacerdoce ; qui prétendait régner par la force ou l'astuce, qui projetait un vol, qui lançait une affaire, qui s'épuisait en proie aux plaisirs de la chair et qui s'abandonnait, enfin, à la paresse, à cet instant où moi, libre de tous ces soins, je me voyais là-haut, dans le ciel, accueilli si glorieusement auprès de Béatrice. Sitôt que chacun d'eux avait repris sa place au cercle qu'il avait d'abord abandonné, il s'arrêtait, plus droit qu'un cierge au chandelier. Et j'entendis, du sein de la même splendeur, la voix de tout à l'heure, à l'éclat redoublé, m'adresser ce discours comme dans un sourire : « Comme je réfléchis ses rayons en moi-même, de même, en regardant l'éternelle clarté, je vois dans ta pensée et j'aperçois sa source. Tu doutes ; tu voudrais qu'on expliquât pour toi en langage assez clair pour qu'il soit accessible à ton entendement, quelle était ma pensée quand je disais tantôt « que l'on engraisse bien » et lorsque je disais : « Nul second n'a surgi » 126 ; et il est important de distinguer d'abord. La haute Providence, administrant le monde avec cette sagesse où tout regard créé s'est perdu bien avant d'arriver jusqu'au fond, pour que se dirigeât vers l'Époux bien-aimé plus sûre d'elle-même et à lui plus fidèle l'épouse de Celui qui l'unit à lui-même 127 avec son sang béni, dans des cris de douleur, lui fit mander deux princes, dans le but de l'aider et de l'accompagner, chacun de son côté. L'un d'eux fut d'une ardeur tout à fait séraphique ; la sagesse de l'autre a paru sur la terre un éclat qui venait du chœur des chérubins 128. Je dirai de l'un seul, car en parlant de lui, quel qu'il soit, on a fait de tous les deux l'éloge, puisque de leurs efforts la fin était la même. Entre l'eau qui descend du mont qu'avait choisi le bienheureux Ubald et Topino, s'étale au pied de la montagne une côte fertile 129 d'où la chaleur descend, ou le froid, empruntant la Porte du Soleil, à Pérouse ; et plus loin gémissent sous leur joug Gualdo, puis Nocera. Et c'est sur cette côte, à l'endroit où la pente a perdu sa raideur, qu'un soleil vint au monde, comme le nôtre naît parfois des eaux du Gange ; aussi, voulant parler de l'endroit que je dis, on ne devrait pas dire Assise, c'est trop peu : pour être plus exact, il faut dire Orient. Il n'était pas encor bien loin de son lever, que déjà tout le monde avait pu contempler les premiers réconforts de sa grande vertu ; car, tout jeune, il faisait à son père la guerre en faveur d'une dame à qui, comme à la mort, nul n'ouvre avec plaisir la porte de chez lui, jusqu'au point qu'il voulut l'épouser à la fin, coram patrem, devant la Cour spirituelle, et qu'il aima depuis un peu plus chaque jour 130. Pour elle, veuve encor de son premier Époux 131, pendant mille et cent ans on l'avait méconnue et, jusqu'à lui, laissée obscure et négligée. C'est en vain qu'on a su qu'elle fut impassible chez le pauvre Amyclas, au son de cette voix qui faisait cependant trembler tout l'univers 132 ; c'est en vain qu'elle fut courageuse et constante et, tandis que pour elle restait en bas Marie, elle a suivi le Christ jusqu'en haut de la croix 133. Comme je ne veux pas procéder par énigmes, dans mon parler diffus il faut que tu comprennes par ces deux amoureux, François et Pauvreté. Leurs visages joyeux, leur bonne intelligence, leur amour admirable et leurs tendres regards ne produisaient jamais que de saintes pensées, tellement que Bernard le vénérable ôta sa chaussure et courut le premier vers la paix, et trouvait que sa course était encor trop lente. Ô richesse inconnue, ô féconde bonté ! Gilles se déchaussa, Sylvestre l'imita, voulant suivre l'époux, tant leur plaisait l'épouse 134 ! Lui, le père et le maître, il s'en fut par la suite errant avec sa femme et sa sainte famille qui se ceignait déjà de son humble cordon. Le signe d'un cœur vil ne marquait pas son front, quoiqu'il ne fût que fils de Pierre Bernardone135 et qu'on ne lui montrât qu'un merveilleux mépris ; mais souverainement ayant fait l'exposé de son projet austère, il obtint d'Innocent pour la première fois de son ordre le sceau 136. Tous les jours s'augmentait une foule de pauvres derrière celui-ci, dont la vie admirable dit la gloire du Ciel encor mieux que la sienne. Honorius, au nom de l'Esprit éternel, pour la seconde fois mit alors la couronne aux saintes volontés de cet archimandrite 137. Et lorsque, stimulé par la soif du martyre, il eut, sous les regards de l'orgueilleux Soudan, prêché le nom du Christ et de ceux qui suivirent 138, et qu'ayant rencontré cette gent trop rétive à la conversion, plutôt que d'y rester il vint cueillir le fruit des plants italiens, sur un âpre rocher entre l'Âme et le Tibre il prit de Jésus-Christ son ultime stigmate, dont il porta deux ans l'empreinte sur son corps 139. Quand il plut à Celui qui l'avait distingué de l'appeler en haut, pour cette récompense qu'il a su mériter par son humilité, à ses frères, qui sont ses droits héritiers, il a recommandé le soin de son épouse, ordonnant qu'on l'aimât avec fidélité ; et puis de son giron cette âme radieuse accepta de partir, rentrant dans son royaume ; et il ne voulut pas, pour son corps, d'autre bière. Tu vois, par lui, quel fut cet autre 140 qui l'aida à mener dignement la barque de saint Pierre flottant en haute mer vers le refuge élu. Et ce fut ce dernier qui fut mon patriarche ; et celui qui le suit, comme il l'a commandé, comme tu peux comprendre, a bien chargé sa nef. Son troupeau, cependant, de nouvelles pâtures est devenu friand, et ne peut s'empêcher d'aller s'éparpillant sur des chemins divers ; et plus de ce troupeau les brebis vagabondent, s'écartant du sentier qui leur était tracé, plus elles rentreront sans lait à leur bercail. II en existe encor qui, craignant le danger, se collent au berger, mais elles sont si rares qu'un bout de drap suffit pour tailler leurs manteaux. Ores, si mes propos ne sont pas trop fumeux, si tu m'as écouté bien attentivement et si tu te souviens de tout ce que je t'ai dit, tu dois voir tes désirs satisfaits en partie ; car tu sais où la plante est en train de casser et quel était le sens de ma correction : « Que l'on engraisse bien, à moins qu'on ne s'égare. » CHANT XII Dès le premier instant où la flamme bénie finit de prononcer les dernières paroles, la meule des élus se remit à tourner. Elle venait à peine de faire un tour complet, lorsqu'une autre guirlande entoura la première et rendit chant pour chant, allure pour allure, ce chant qui surpassait par sa douce harmonie celui de nos sirènes et de toutes nos muses, comme un rayon premier surpasse son reflet. Comme sur le fond flou d'un nuage s'inscrivent, peints aux mêmes couleurs, deux cercles concentriques, lorsque Junon en donne à sa servante l'ordre 141, et celui du dedans produit l'autre au-dehors, de la façon dont naît la voix de l'amoureuse que l'amour consuma comme brume au soleil 142, apportant aux humains sur terre l'assurance (suivant ce que jadis Dieu promit à Noé) qu'on ne reverra plus les vagues du déluge ; ainsi les deux bouquets de rosés éternelles faisaient tourner leur ronde autour de nous sans cesse, l'externe répondant à celui du dedans. Et lorsque enfin la danse et l'autre grande fête de leur chant et des feux qui rallumaient plus fort, par couples, leurs clartés amoureuses et gaies, s'arrêtèrent d'accord, à la même seconde comme, lorsqu'un plaisir les sollicite, on voit nos deux yeux se fermer et s'ouvrir de concert 143, alors, du cœur de l'un de ces éclats nouveaux, une voix s'éleva, qui me fit me tourner comme l'étoile fait l'aiguille la chercher 144, et elle commença : « L'amour qui me rend belle m'induit à te parler au sujet de ce chef qui fit, à son propos, si bien parler du mien. Où se trouve l'un d'eux, l'autre aussi doit paraître, car tout ainsi qu'ils ont ensemble combattu, il convient qu'à son tour leur gloire brille ensemble. La milice du Christ, dont le réarmement devait coûter si cher, derrière son enseigne s'ébranlait lentement, craintive et clairsemée, lorsque cet Empereur dont le règne est sans fin vint aider son armée en danger de se perdre, de par sa seule grâce et sans qu'elle en fût digne, et, comme on te l'a dit, secourut son épouse avec ces deux guerriers dont le faire et le dire du peuple dévoyé redressèrent la marche. Là-bas, dans la contrée où naît le doux zéphyr pour ouvrir les bourgeons de la feuille nouvelle dont on voit au printemps se revêtir l'Europe, assez près de l'endroit où se brisent les vagues qui cachent pour un temps aux regards des humains le soleil à la fin de sa carrière ardente 145, est le pays où gît Calaruega l'heureuse, sous la protection de ce superbe écu qui porte le lion à la pointe et au chef 146. C'est là qu'a vu le jour cet amant fortuné de la foi des chrétiens, cet athlète sacré qui fut doux pour les siens et dur pour l'ennemi. Et dès qu'il fut créé, son esprit se trouva si puissamment comblé des plus vives vertus, qu'avant de naître il fit prophétiser sa mère 147. Et lorsque entre lui-même et la foi fut conclu le mariage saint 148 sur les fonts où tous deux se promirent pour dot leur salut mutuel, la femme qui pour lui donnait l'assentiment dans un songe entrevit les admirables fruits qui devaient provenir de lui comme des siens et, pour qu'il fût de nom tel qu'il fut par nature, une inspiration lui fit donner le nom du possessif du maître auquel il appartient 149. Il fut dit Dominique ; et je parle de lui comme du jardinier qu'avait choisi le Christ, pour vaquer avec lui aux soins de son jardin. Il était messager et compagnon du Christ, car le premier amour qu'on a pu voir en lui fut le premier conseil qu'avait donné le Christ 150. Sa nourrice, souvent, le trouvait étendu en silence, éveillé, contre la terre nue, comme s'il avait dit : « Voilà pourquoi je viens151 ! » Que son père vraiment fut bien nommé Félix ! Que sa mère vraiment mérita d'être Jeanne, si, bien interprété, ce nom vaut ce qu'il dit 152 ! Et non pas pour le siècle, auquel pensent tous ceux que font peiner en vain l'Ostiense ou Thaddée 153, mais pour le seul amour de la manne réelle, il devint grand docteur, après un bref délai, tel qu'il se mit bientôt à travailler la vigne qu'un mauvais vigneron réduit vite à néant. Puis, au siège qui fut plus bénin autrefois aux pauvres méritants (non pas lui, mais plutôt celui qui l'occupait, et maintenant forligne) 154, ce n'est pas un rabais de deux ou trois sixièmes, ce n'est pas le premier bénéfice vacant, pas plus que decimas, quae sunt pauperum Dei, qu'il demanda ; mais bien licence pour combattre les erreurs de ce monde, au nom de la semence dont vingt-quatre fleurons tournent autour de toi 155. Puis ; fort de sa doctrine et de sa volonté, il est parti servir l'office apostolique, comme un torrent jailli d'une veine puissante, et il s'en fut porter aux déserts hérétiques son cours impétueux, d'autant plus vivement qu'avec plus de vigueur ceux-ci lui résistaient. Divers autres ruisseaux découlèrent de lui 156, qui vinrent arroser le jardin catholique, fortifiant ainsi ses nombreux arbrisseaux. Si telle est, dans le char, l'une de ces deux roues qui de la sainte Église assurent la défense, la faisant triompher dans la guerre civile, je crois que maintenant tu dois voir clairement l'excellence de l'autre, au sujet de laquelle Thomas fut si courtois avant mon arrivée. Cependant, le sillon qu'avait tracé le haut de sa rondeur 157 se trouve à présent délaissé, si bien qu'au lieu de tartre on n'a que moisissure 158 ; car ses héritiers, qui jadis marchaient droit tant qu'ils l'avaient suivi, cheminent en désordre, le premier fourvoyant celui qui vient derrière. Et l'on verra bientôt se lever la moisson de ce mauvais labeur ; et ce jour-là l'ivraie réclamera le droit de rentrer au grenier. Il n'est que naturel qu'en passant feuille à feuille notre volume, on puisse y trouver quelque page où l'on lise : « Je suis ce que je fus toujours », mais non pas dans Casal ni dans Acquasparta, qui n'augmentent le livre que de mauvais feuillets, l'un pour mieux l'éluder, l'autre pour le raidir 159. Je suis l'âme, pour moi, de ce Bonaventure de Bagnoreggio, qui, dans les grands offices, ai toujours méprisé ce que faisait la gauche 160. Augustin est là-bas, avec l'Illuminé 161, qui des pauvres déchaux furent deux des premiers dont le cordon gagna l'amitié de Dieu. Tu vois aussi près d'eux Hugues de Saint-Victor et Pierre le Mangeur et Pierre l'Espagnol, qui brille encor chez vous grâce à ses douze livres 162 ; le prophète Nathan et le métropolite Chrysostome, et Anselme, ainsi que ce Donat qui daigna s'occuper des rudiments de l'art 163 ; Raban est avec nous et, à côté de moi, tu vois briller l'abbé Joachim de Calabre 164, qui fut jadis doué d'un esprit prophétique. Ce furent de Thomas l'ardente courtoisie et le discret latin, qui m'ont encouragé à louer de la sorte un si grand paladin, entraînant avec moi toute ma compagnie. » CHANT XIII Que celui qui prétend voir ce que moi j'ai vu imagine (et qu'il garde aussi ferme qu'un roc cette image, le temps que dure mon discours) quinze astres resplendir dans des points différents du ciel, en y mettant une telle clarté qu'elle transpercerait n'importe quel brouillard. Qu'il imagine aussi ce char que notre ciel garde dans son giron la nuit comme le jour et qui reste visible en virant du timon. Qu'il imagine un cor avec son pavillon et dont le but commence à la pointe de l'axe autour duquel se meut la première des sphères, dessinant sur le ciel, de ses astres, deux signes pareils à ceux que fit la fille de Minos lorsqu'elle ressentit les affres de la mort ; et que, l'un se baignant dans les rayons de l'autre, ils tournent tous les deux, mais de telle manière que l'un va vers d'abord et l'autre vers tantôt 165. Il pourra voir alors du vrai groupe d'étoiles l'ombre ou peut-être moins, et de la double danse qui tournait tout autour du point où je restais ; car elle surpassait tout ce que nous savons, de même que le cours du ciel le plus rapide surpasse, sur le sol, le cours de la Chiana 166. Là-haut, on ne chantait ni Bacchus ni Péan, mais de la Trinité la nature divine, avec l'humaine en plus chez l'un seul de ces trois. La mesure finit du chant et de la danse, et ces saintes splendeurs se tournèrent vers nous, et chaque soin nouveau rendait leurs feux plus vifs. Le bienheureux silence à la fin fut rompu par la même clarté par qui du petit pauvre de Dieu j'avais d'abord appris la belle histoire 167. « Quand déjà, me dit-il, d'une paille broyée la graine est recueillie et rentrée au grenier, le doux amour m'invite à t'en fouler une autre. Tu penses que le sein d'où l'on tira la côte qui servit pour former cette belle figure dont vous payez si cher le palais trop gourmand, de même que celui qui, percé par la lance, expia tant l'après que l'avant, tellement qu'aucun péché ne peut emporter la balance, autant qu'il est permis à l'humaine nature d'acquérir de lumière, ils l'eurent tous les deux des mains de ce pouvoir qui les fit l'un et l'autre 168 : c'est pourquoi t'a surpris ce que j'ai dit plus haut, alors que j'affirmais qu'il n'eut pas de second, cet heureux que contient la cinquième clarté. Mais ouvre maintenant les yeux à ma réponse : tu verras ta croyance aussi bien que mes dires comme le centre au cercle englobés dans le vrai. Ce qui n'a pas de mort et ce qui peut mourir, l'un et l'autre, ne sont qu'un reflet de l'idée qu'engendre le Seigneur au moyen de l'amour ; car le vivant éclat qui se diffuse ainsi de Celui qui la fit, mais sans se séparer de lui ni de l'amour qui fait trois avec eux, grâce à sa qualité, rassemble les rayons et les reflète ensuite à travers neuf substances, en restant elle-même éternellement une 169. Elle descend ensuite aux dernières puissances en passant d'acte en acte, et s'affaiblit au point qu'il en sort seulement de brèves contingences. Or, quant à celle-ci, j'appelle de ce nom les êtres engendrés, qu'avec ou sans semence le mouvement du ciel pousse vers l'existence. La cire n'était pas la même, dans ces astres, ni ceux qui l'ont pétrie ; et c'est pourquoi, d'en bas, brille diversement leur essence idéale ; ce qui fait que parfois le même arbre produit des fruits plus ou moins bons, mais de la même espèce, et que l'on trouve en vous de si divers génies. Si la cire était prise à son meilleur moment et la vertu du Ciel au degré le plus haut, la clarté de l'empreinte y brillerait entière ; mais la nature fait qu'il y manque toujours quelque chose, et travaille à l'instar de l'artiste, qui connaît bien son art, mais que la main suit mal. Mais si le chaud Amour trace et empreint lui-même le portrait lumineux de la Vertu première, le sceau qui s'en dégage est parfait en tout point. C'est ainsi qu'autrefois il a créé la terre digne de recevoir un animal parfait ; c'est de cette façon que la Vierge conçut ; en sorte que j'admets ton premier point de vue, que le savoir humain ne fut et ne sera jamais aussi parfait que dans ces deux personnes 170. Or, si je m'arrêtais sans m'expliquer plus loin, ton premier mouvement serait pour demander : « Comment donc celui-ci n'eut-il pas son pareil ? » Pour que te semble clair ce qui paraît obscur, pense quel homme il fut et quelle était l'envie qui lui fit demander, lorsqu'on lui dit : « Demande ! » 171. J'ai parlé de façon que tu puisses comprendre qu'il voulut, étant roi, demander la sagesse, pour être suffisant dans son rôle de roi, et non pas pour connaître exactement le nombre des moteurs de là-haut 172, ni si le nécessaire avec le contingent donnent du nécessaire 173, ni si dare est primum motum esse non plus174, ni comment obtenir que dans un demi-cercle soit inscrit un triangle aux trois angles aigus 175. Si j'ajoute ces mots à tout ce qui précède, la prudence royale est la seule sagesse où s'adressait tantôt le trait de mon dessein. Et si d'un œil serein tu regardes surgi176, tu verras qu'il ne peut se rapporter qu'aux rois, qui sont assez nombreux, mais rarement parfaits. Entends donc mes propos avec cette réserve : je ne contredis plus, ainsi, ce que tu crois, sur notre premier père et sur le Bien-Aimé. Et que ceci te soit toujours du plomb aux pieds, pour te faire avancer lentement, comme las, vers le oui, vers le non que tu n'aperçois pas. Il faut que celui-là soit un sot, et des grands, qui, sans examiner, affirme ou bien conteste, quand dans un sens quelconque il donne son avis. Il arrive, en effet, que l'on voit bien souvent l'opinion des gens s'incliner vers l'erreur, et l'amour-propre sert d'entrave au jugement. Qui veut pêcher le vrai sans en connaître l'art s'éloignera du port pis qu'inutilement, car il ne rentre pas tel qu'il était parti 177. Vous avez de cela des preuves évidentes dans le monde, où Bryson, Mélissus, Parménide et d'autres sont partis sans savoir vers quels buts 178, comme Sabellius, Arius, et ces fous qui pour les saints écrits furent comme l'épée qui d'un visage droit en fait un de travers 179. On doit bien se garder de trop précipiter le jugement, pareils à ceux qui de leur blé fixent le prix sur pied, avant qu'il n'ait mûri ; car j'ai vu bien souvent quelque buisson paraître durant tout un hiver sec et couvert d'épines, et au printemps garnir de rosés le sommet ; et j'ai vu le bateau glisser facilement sur l'eau, cinglant tout droit pendant la traversée, et sombrer à la fin, à deux brasses du port. Donc, que Madame Berthe et le sieur Martin 180, ayant vu l'un voler, l'autre faire l'aumône, n'aillent pas préjuger du jugement du Ciel, car ils peuvent, les deux, s'élever ou tomber. » CHANT XIV Du centre au cercle, ou bien du cercle vers le centre, on voit l'eau se mouvoir dans un vase arrondi, suivant qu'on l'a touché sur le bord ou dedans. Dans mon esprit naquit tout à coup cette idée que je viens d'exprimer, dès le premier moment où l'esprit glorieux de Thomas s'était tu 181 ; car je pensais trouver certaine analogie dans ses propos, suivis de ceux de Béatrice, qui me fit la faveur de parler après lui : « II lui faut maintenant, quoiqu'il n'en dise rien de vive voix, ni même en sa propre pensée, atteindre à la racine une autre vérité. Dites-lui si l'éclat dont s'embellit ainsi votre substance propre est éternellement pour vous un compagnon tel qu'il est à présent ; et s'il doit vous rester, expliquez-lui comment, lorsque l'on vous rendra votre écorce visible 182, il n'aura pas le don d'offusquer votre vue. » Comme, pressés parfois par le vif aiguillon d'un plaisir grandissant, ceux qui dansent en ronde haussent d'un ton leur voix, où paraît leur liesse, de même, à la demande empressée et pieuse, une nouvelle joie envahit les saints cercles, traduite par leur danse et par leurs doux accords. Celui-là qui se plaint parce qu'on meurt sur terre pour vivre au ciel, le fait pour avoir ignoré le rafraîchissement de la pluie éternelle. Cet Un et Deux et Trois qui pour toujours existe et qui règne à jamais en Trois et Deux et Un et contient l'univers sans être contenu, était trois fois chanté par chacune des âmes, et leur belle chanson suffirait pour payer à leur plus juste prix les plus brillants mérites. Ensuite j'entendis dans l'éclat le plus saint 183 du cercle intérieur une voix aussi douce que celle de l'archange interpellant Marie répondre : « Aussi longtemps que durera la fête du Paradis, l'amour que nous portons en nous brillera de la sorte au sein de cette robe. L'éclat de sa splendeur se mesure à l'ardeur et l'ardeur à la vue ; et celle-ci dépend à son tour de la grâce impartie à chacun. Le jour où de la chair glorieuse et sans tache nous serons revêtus, nos personnes seront plus belles qu'aujourd'hui, pour être enfin entières ; ce qui doit augmenter la lumière d'amour que le plus grand des Biens nous donna par sa grâce ; et c'est par sa vertu qu'on le peut contempler. Alors, par conséquent, s'augmentera la vue et croîtra cette ardeur qui s'allume à son feu, ainsi que le rayon qui prend naissance d'elle. Mais, pareil au charbon qui produit une flamme mais dont le blanc éclat dépasse sa clarté, faisant qu'on le distingue aisément à travers, de même le brillant qui nous revêt ici se verra dépasser par l'aspect de la chair qui demeure à présent recouverte de terre. Sa splendeur ne pourra fatiguer nos regards, les organes des sens devenant assez forts pour porter ce qui doit servir à notre joie. » Et l'un et l'autre chœur me semblèrent alors si prompts et si contents d'ajouter leur « amen », qu'on sentait le désir de leurs corps trépassés ; non seulement, peut-être, pour eux, mais pour leurs mères, pour leurs pères, pour ceux qui leur furent si chers avant de devenir des flambeaux éternels. Voici que tout à coup, égal quant à l'éclat, un feu nouveau parut autour de ce premier, pareil à la clarté qui monte à l'horizon. Et comme l'on peut voir, à l'heure où la nuit monte, s'allumer lentement des feux nouveaux au ciel, revêtant un aspect à la fois faux et vrai, je crus apercevoir des substances nouvelles que je distinguais mal et qui formaient un cercle au-dehors, tout autour des deux cercles premiers. Ô vrai scintillement de l'Esprit sacro-saint ! Comme il est apparu soudain resplendissant à mes yeux qui, vaincus, ne pouvaient le souffrir ! Mais Béatrice alors découvrit à mes yeux un sourire si beau, qu'il faut que j'abandonne l'espoir de ranimer un pareil souvenir. Mon regard reprenant un peu plus de vigueur, je pus en faire usage et je nous vis, moi seul et ma dame, emportés vers un bonheur plus haut. Et je sus qu'en effet nous venions de monter en voyant le sourire incandescent de l'astre qui semblait rougeoyer plus qu'à son ordinaire 184. Du fond de ma poitrine, en parlant cette langue qui n'est qu'une pour tous 185, je fis offrande à Dieu, comme le requérait cette nouvelle grâce. L'ardeur de l'oraison ne s'était pas éteinte tout à fait dans mon cœur, que déjà je savais qu'on avait accueilli mes vœux avec faveur, car je vis des splendeurs qui formaient deux rayons, avec un tel brillant et rougeoyant si fort que je dis : « Hélios 186, comme tu les habilles ! » Comme la galaxie étend d'un pôle à l'autre un fleuve de clarté qui fait douter les sages, dans un miroitement de feux plus grands ou moindres, ces rayons constellés, de même, composaient aux profondeurs de Mars le signe vénérable que fait la jonction des cadrans dans un cercle 187. Ici, le souvenir l'emporte sur l'esprit : sur cette croix brillait d'un tel éclat le Christ, que je ne puis trouver un exemple assez digne ; mais qui porte sa croix et marche avec le Christ devra bien m'excuser sur ce que je dois taire, lorsqu'il reconnaîtra le blanc éclat du Christ. Du bout d'un bras à l'autre et du sommet au pied s'écoulaient des splendeurs qui scintillaient plus fort aux points de croisement de leurs brèves rencontres : c'est ainsi que l'on voit courir, droits ou tordus, lestes ou paresseux, plus longs ou bien plus courts, d'aspect toujours changeant, les grains de la poussière jouant dans un rayon qui projette un pont d'or au coin d'ombre que l'homme, en cherchant un abri, dispose par son art et son intelligence. Et comme un violon qui jouerait de concert avec la harpe, laisse entendre un son si doux même aux plus ignorants du fait de la musique, de même, des clartés qui paraissaient en haut, le long de cette croix, un air se composait, dont j'étais transporté sans en saisir les mots. Sans doute, je voyais que c'étaient des louanges, car « Ressuscite ! » ainsi que « Triomphe ! » venait 188 jusqu'à moi, qui pourtant écoutais sans comprendre. Je me sentais ravir par un amour si fort, que jusqu'à ce moment je n'ai vu nul objet qui m'attachât le cœur par de si douces chaînes. Peut-être ce propos paraîtra téméraire, qui subordonne ainsi l'amour du doux regard au spectacle duquel repose mon désir 189 ; mais celui qui comprend que les vives empreintes de toutes les beautés s'augmentent en montant, et que depuis tantôt je ne l'avais pas vue, pourra me pardonner ce dont, moi, je m'accuse pour m'excuser tout seul, et voir que je dis vrai : car je n'ai pas exclu cette sainte allégresse, puisque plus haut on monte, et plus elle s'épure. CHANT XV La douce volonté par laquelle s'exprime l'amour qui vole droit, comme la convoitise ne saurait s'exprimer si ce n'est par le mal, imposa le silence à cette aimable lyre et rendit le repos à ces cordes sacrées que la droite du ciel éveille et fait vibrer. Comment resteraient sourds à de justes prières ces esprits qui d'un coup, pour me donner envie de les interroger, se taisaient à la fois ? Celui qui, pour l'amour des choses éphémères, se dépouille à jamais, tout seul, de cet amour, n'a pas trop, pour pleurer, des siècles éternels. Telle que dans le soir tranquille et sans nuages file de temps en temps l'étincelle rapide appelant le regard qu'elle prend par surprise, en sorte qu'on dirait qu'une étoile voyage, quoique de cet endroit qui la vit s'allumer nulle ne s'en détache, et qu'elle dure à peine ; telle à côté du bras qui s'étend vers la droite un astre descendit, se séparant des autres qu'on y voyait briller, jusqu'au pied de la croix, le joyau demeurant toujours dans son écrin, et fila tout au long du pilier éclatant, comme un feu glisserait derrière un mur d'albâtre. Avec autant d'amour jadis, dans l'Elysée, si l'on croit ce qu'en dit notre meilleure Muse 190, courait l'ombre d'Anchise apercevant son fils. « O sanguis meus, o superinfusa gratia Dei, sicut tibi cui bis unquam caeli janua reclusa ? » 191 Ainsi disait l'éclat où je mis mon regard ; et puis je le tournai de nouveau vers ma dame, restant de part et d'autre également saisi ; car au fond de ses yeux brillait un tel bonheur que je crus, par les miens, toucher jusques au fond de ma grâce elle-même et de mon paradis. Plus bel encore à voir, qu'il était à l'entendre, à ce commencement il ajouta des choses que je ne compris pas, tant il était profond. Ce n'est pas qu'il cherchât à me paraître obscur : c'était sans le vouloir, car ses conceptions dépassaient de trop loin la mortelle mesure. Et lorsque enfin de l'arc de son amour ardent la flèche fut partie, et que de son discours le sens vint au niveau de notre entendement, les propos que d'abord j'entendis prononcer furent : « Béni sois-tu, Trois et Un à la fois, qui fis cette faveur à quelqu'un de ma race ! » Ensuite il poursuivit : « Le jeûne long et doux que je traîne avec moi, lisant le long volume où le blanc et le noir restent toujours pareil 192, ô mon fils, a pris fin au sein de la lumière d'où je te parle ainsi, par la grâce de celle qui te rendit ailé pour un vol si hautain. Tu crois que tes pensers par la première Essence arrivent jusqu'à moi, comme pour qui le sait le cinq comme le six viennent de l'unité ; c'est pourquoi tu t'abstiens de demander mon nom, ou la raison qui fait que je suis plus heureux que les autres esprits de cette foule allègre. Ce que tu crois est vrai, car tous, petits ou grands, dans la vie où je suis, nous voyons le miroir où le penser se montre avant qu'on l'ait pensé. Mais pour mieux contenter la sainte charité qui fait le seul objet de ma veille éternelle et qui me donne soif du plus doux des désirs, dis de ta propre voix sûre et joyeuse et ferme, dis quel est ton vouloir et quelle est ton envie, car ma réponse est prête et n'attend plus que toi Alors je regardai Béatrice ; elle sut mon désir sans discours et fit en souriant le signe qui donnait des ailes au désir. Et je dis à l'esprit : « L'amour et l'intellect, depuis que vous voyez l'égalité première, ont pour chacun de vous un seul et même poids, parce que du soleil qui vous brûle et vous baigne la chaleur et l'éclat sont tellement égaux, que les comparaisons seraient insuffisantes. Pourtant, chez les mortels, l'envie et les moyens, pour les raisons que vous, vous connaissez si bien, ont l'aile, bien souvent, diversement puissante, et moi, qui suis mortel, je ressens vivement cette inégalité : c'est pourquoi je rends grâces rien qu'avec tout mon cœur à cet accueil paterne. Pourtant, je t'en supplie, ô vivante topaze qui garnis de tes feux ce joyau sans pareil, satisfais mon désir de connaître ton nom ! » « Ô feuille de ma plante, ô toi que j'attendais avec tant de plaisir, vois en moi ta racine ! » 193 Tel fut le bref début qu'il fit à sa réponse ; et puis il poursuivit : « Celui dont est venu le nom de tous les tiens, fait depuis plus d'un siècle sur le premier palier le tour de la montagne. Il était mon enfant et fut ton bisaïeul ; et ce serait raison, si par tes bonnes œuvres tu voulais abréger cette longue fatigue 194. Florence, dans l'enclos de ses vieilles murailles d'où lui vient tous les jours l'appel de tierce et none, vivait jadis en paix, plus sobre et plus pudique. On n'y connaissait pas bracelets ou couronnes ou ces jupons brodés ou ces belles ceintures que l'on regarde plus que celle qui les met. La fille qui naissait n'était pas pour son père un objet de terreur : l'âge comme la dot ignoraient les excès en trop peu comme en trop. On vivait entassés dans des maisons modestes, puisque Sardanapal195 n'avait pas enseigné le parti que l'on peut tirer de simples pièces. Votre Uccellatojo n'avait pas surpassé le mont de Marius 196 ; mais comme il l'a vaincu par la splendeur, la chute en sera de plus haut. Bellincione Berti, de son temps, se ceignait de cuir et d'os 197 ; j'ai vu sa femme revenir du miroir, sans avoir maquillé son visage. Et j'ai vu les Nerli comme les Vecchio 198 se contenter souvent de leur peau toute nue, leurs femmes du fuseau et de leur quenouillée. Heureuses femmes ! Vous, vous saviez à l'avance où serait votre tombe ; aucune n'est restée toute seule en son lit, à cause des Français 199. L'une passait son temps veillant sur le berceau et, en le balançant, employait le langage qui fait l'amusement des pères et des mères ; l'autre, de son côté, tout en filant la laine, racontait aux enfants les histoires anciennes des Troyens, de Fiesole et de Rome la grande. On eût été surpris d'y voir des Cianghella, des Lapo Saltarello 200, plus qu'on serait de voir aujourd'hui Cornélie ou bien Cincinnatus. pans ce charmant repos, dans cette belle vie de tous les citoyens, dans cette république pleine d'honnêteté, dans ce si doux séjour m'a fait venir Marie à grands cris invoquée ; le baptistère ancien 201 m'avait vu recevoir, avec la foi du Christ, le nom de Cacciaguide. Moronte et Elysée ont été mes deux frères 202 ; ma femme descendait de la rive du Pô, et c'est d'elle que vient le surnom qu'on te donne 203. Ensuite, j'ai servi sous l'empereur Conrad 204 et fus reçu par lui dans sa propre milice 205, tant il avait en gré mes belles actions. Je marchai sur ses pas contre l'iniquité de la religion dont les sujets usurpent, aidés par vos pasteurs, votre droit légitime. Et c'est là que je fus par cette race immonde détaché des liens de ton monde trompeur dont le funeste amour avilit tant d'esprits, et j'obtins cette paix au prix de mon martyre. » 206 CHANT XVI Mesquine ambition de notre pauvre sang, si tu rends les mortels si glorieux et vains ici-bas, sur la terre où notre amour languit, je n'en serai jamais étonné désormais, puisque là, dans le ciel où mauvaise envie ne pousse pas, tu pus me rendre vain moi-même ! Mais tu n'es qu'un manteau qui bientôt reste court et que de jour en jour il nous faut rapiécer, car les ciseaux du temps le rognent de partout. Par ce « vous » que dans Rome on a d'abord admis et que ses habitants conservent moins que d'autres 207, je repris aussitôt le fil de mon discours ; et comme Béatrice était auprès de moi, le sourire qu'elle eut me rappelait la toux qui du premier faux pas avertissait Genièvre 208. Ainsi je commençai : « Vous êtes bien mon père, vous rendez à ma voix une entière assurance ; vous me relevez tant que je suis plus que moi ; et par tant de ruisseaux se remplit d'allégresse mon esprit, qu'en lui-même il se fait une fête de pouvoir la souffrir sans que le cœur se brise. Pourtant, veuillez me dire, ô mes chères prémices, quels furent vos aïeux, et quelle fut l'année qui de votre jeunesse a marqué le début ; et représentez-moi le bercail de saint Jean 209 tel qu'il était alors ; et quels étaient les hommes plus dignes d'y siéger aux places les plus hautes. » Comme au souffle du vent s'avive la couleur dans le charbon ardent, je vis cette clarté devenir plus brillante aux mots affectueux ; et comme elle devint plus belle à mes regards, elle dit, d'une voix plus douce et plus suave, mais non avec les mots que l'on sait maintenant : « À partir de ce jour où l'ange dit Ave jusqu'au jour où ma mère, à présent dans la gloire, se délivra de moi, dont elle était enceinte, cinq cent cinquante et trente est le nombre de fois que cet astre où je suis vint auprès du Lion pour ranimer sa flamme aux plantes de ses pieds 210. Mes ancêtres et moi, nous sommes nés au point par où font leur entrée au dernier des sextiers ceux qui courent chez vous aux jeux de tous les ans 211. II suffit de savoir cela de mes aïeux : car quels étaient leurs noms et d'où venait leur race, il semble plus séant de ne pas en parler. Tous ceux qui, dans ce temps, se trouvaient en état de s'armer, depuis Mars jusqu'à Saint Jean-Baptiste, des vivants d'à présent n'étaient que le cinquième 212 ; mais le commun du peuple, où maintenant se mêlent les gens de Castaldo, de Campi, de Figline 213, était alors très pur jusqu'au moindre artisan. Oh ! qu'il eût mieux valu n'être que les voisins de ces gens que j'ai dit, et fixer vos confins en deçà de Galuzze et de Trespiano 214, que de les accepter, souffrant la puanteur du vilain d'Aguglion, ou de celui de Signe dont l'œil déjà perçant promet les vols futurs 215 ! Et si le plus pourri des états des humains ne s'était pas montré marâtre pour César 216, mais une mère aimant son fils avec tendresse, tel devient Florentin et commerce et trafique, qui n'aurait pas quitté son bouge à Semifonte, où jadis son aïeul mendiait pour son pain 217. Montemurlo serait toujours aux mains des comtes 218 ; au doyenné d'Acone on verrait les Cerchi 219, et les Buondelmonti peut-être à Valdigrieve 220. Car la confusion de tous ces habitants fut le commencement des maux de la cité, comme de ceux du corps l'aliment superflu : le taureau qui voit mal tombe plus pesamment que l'agneau né sans yeux 221 ; et souvent une épée taille plus et fend mieux que cinq qu'on met ensemble. Tu n'as qu'à regarder Urbisaglia, Luni disparaître du monde, et comment derrière elles Chiusi, Sinigaglia suivent la même route 222 ; et d'entendre comment s'éteignent les familles ne te paraîtra plus étrange et difficile, si toute une cité peut disparaître ainsi. Enfin, toutes vos choses conduisent à la mort, vous y menant aussi, lorsqu'elles durent plus ; vous ne le voyez pas, mais la vie, elle, est brève. Comme le ciel lunaire avec son mouvement recouvre et met à nu sans cesse les rivages, ainsi fait la Fortune avec ceux de Florence. On ne devrait donc pas tenir pour surprenant ce que je te dirai des Florentins illustres dont le temps obscurcit la réputation. Oui, je les ai tous vus, Ughi, Catellini, Ormanni, Filippi, Greci, Alberichi, illustres citoyens, déjà sur le déclin ; et j'ai vu les maisons aussi grandes qu'anciennes de ceux de Sannella, comme de ceux d'Arca, Ardinghi, Botichi et Soldanieri. À côté de la porte à présent accablée par l'autre iniquité 223, qui lui pèse si lourd qu'elle fera bientôt crouler toute la barque, étaient les Ravignan, desquels sont descendus tous ceux qui par la suite, avec le comte Guide, ont hérité le nom du grand Bellincioni 224. Déjà Délia Pressa connaissait à merveille l'art du gouvernement, et les Galigaï portaient déjà la garde et le pommeau dorés 225. La colonne du Vair était alors bien grande 226, Sacchetti, Ginocchi, Fifanti, Barucci, Galli, comme tous ceux qu'un boisseau fait rougir 227. La source où sont venus plus tard les Calfucci était grande, et déjà l'on mettait les Sizi et les Arigucci sur la chaise curule 228. Qu'ils étaient grands alors, ceux que leur vanité a fait tomber depuis 229 ! Alors les boules d'or parmi les plus hauts faits accompagnaient Florence 230. Ainsi se sont conduits les pères de ceux-là qui, dès que votre église est vacante à présent, préfèrent s'engraisser aux dépens du chapitre 231. L'outrecuidant lignage acharné d'habitude contre celui qui fuit, et qui devient agneau dès qu'on lui laisse voir la bourse ou bien les crocs 232, commençait à monter, mais partait de bien bas ; Ubertin Donato ne s'est pas réjoui de voir que son beau-père en faisait des parents 233. Déjà Caponsacco habitait le Marché, descendant de Fiesole ; et les Giuda passaient, ainsi qu'Infangato, pour de bons citoyens 234. Je dirai cette chose incroyable, mais vraie : dans cette étroite enceinte on entrait par la porte qui rappelait le nom de ceux de la Pera 235. Et tous les possesseurs des belles armoiries de l'illustre baron dont à la Saint-Thomas on célèbre toujours le nom et la valeur 236, obtinrent la noblesse avec ses privilèges, bien qu'à présent l'un d'eux s'allie avec le peuple, oui depuis a brisé ses armes d'un pal d'or 237. Et les Gualterotti se trouvaient bien en place et les Importuni 238 ; Borgo serait plus calme, s'il n'eût ouvert la porte à de nouveaux voisins. Cette maison qui fut la source de vos larmes, pour la juste fureur qui causa tant de morts, et devait mettre un terme à votre vie heureuse 239, était au premier rang, elle et ses alliés ; il était bien mauvais, le conseil, Buondelmonte, qui t'a fait annuler l'union projetée ! 240 Beaucoup seraient contents, qui pleurent à présent, si Dieu t'avait laissé dans les flots de l'Ema dès la première fois que tu vins à la ville 241. Mais, à ce qui paraît, la pierre mutilée qui veille sur le pont242 réclamait de Florence, sur la fin de sa paix 243, une telle victime. Or, c'est avec ces gens et bien d'autres pareils que j'ai connu Florence au sein d'un tel repos, qu'on n'y trouvait alors de raison pour pleurer ; et c'est avec ces gens que j'ai connu son peuple si juste et triomphant, qu'on n'a pas vu son lis traîner dans la poussière au bout de sa bannière, ni devenir vermeil dans les combats civils. » 244 CHANT XVII Comme l'enfant qui vint demander à Clymène la vérité sur ce qu'on racontait sur lui 245 (les pères sont, depuis, moins complaisants aux fils), je n'étais pas tranquille ; et cela fut senti par Béatrice, ainsi que par la sainte lampe qui venait de quitter sa place pour moi seul. Alors ma dame dit : « Laisse jaillir du cœur la flamme du désir, qu'elle fasse apparaître de tes intentions l'empreinte claire et nette ! Non pas que tes propos à notre connaissance puissent rien ajouter, mais il faut t'enhardir à déclarer ta soif, pour qu'on puisse t'aider. » « Ô mon cher et beau tronc, qui t'élèves si haut que, comme moi, je vois qu'on ne peut faire place à deux angles obtus aux sommets d'un triangle, tu vois facilement les choses contingentes avant qu'on les produise, en regardant le Point pour lequel tous les temps ne sont que du présent ; aussi longtemps que j'eus Virgile auprès de moi, en gravissant le mont où guérissent les âmes et pendant la descente au monde des défunts, j'ai parfois entendu des paroles terribles concernant l'avenir, malgré que je me sente dur comme un tétragone envers les coups du sort. C'est pourquoi mon désir se verrait satisfait, si j'apprenais de toi le destin qui m'attend, car la flèche annoncée est plus lente à venir. » C'est ainsi que je dis à la même lumière qui me parla d'abord ; et comme Béatrice me l'avait demandé, je fis voir mon désir. Non par l'oracle obscur dont la gent insensée se laissait ébaubir, avant la mise à mort de cet Agneau de Dieu qui remet les péchés, mais dans des termes clairs, par des propos précis me répondit alors cet amour paternel visible et enfermé dans son propre sourire : « Le contingent, qui n'est, de votre point de vue, étendu qu'aux feuillets écrits par la matière, est dépeint tout entier dans l'aspect éternel 246. Pourtant il n'acquiert là nulle nécessité, pas plus que le bateau qui descend le courant ne dépend du regard dans lequel il se mire. C'est de là que me vient, comme à l'oreille arrivent les sons harmonieux qui font le chant de l'orgue, la vision des temps qui s'amorcent pour toi. Comme jadis d'Athènes Hippolyte est parti à cause de l'impie et perfide marâtre 247, il te faudra de même abandonner Florence. C'est ce que l'on désire et qui déjà se trame et sera vite fait par ceux qui s'en occupent dans la ville où l'on vend Jésus-Christ tous les jours 248. Le bruit commun voudra, comme toujours, donner le tort à l'offensé 249 ; pourtant le châtiment sera le sûr témoin du vrai qui l'a dicté. Ce que tu chériras plus tendrement au monde sera perdu pour toi : c'est là le premier trait qui de l'arc de l'exil jaillit et touche au cœur. Et tu feras l'essai du goût amer du sel sur le pain étranger ; tu sauras s'il est dur de monter et descendre les escaliers d'autrui. Mais ce qui pèsera le plus sur tes épaules, ce sera la méchante et folle compagnie qui roule avec toi-même au fond du même abîme ; car, devenue impie, insensée et ingrate, elle s'emportera contre toi ; mais bientôt c'est elle, et non pas toi, qui recevra les coups. Sa conduite sera la preuve suffisante de sa stupidité ; mais ce sera pour toi un grand honneur que d'être, à toi seul, ton parti. Ton asile premier, le premier de tes gîtes seront le bel accueil de l'illustre Lombard qui porte sur l'écu l'oiseau saint et l'échelle 250. Il te regardera d'un œil si bienveillant, qu'entre vous, demander et donner se suivront dans un ordre contraire aux usages des autres. Tu connaîtras chez lui celui dont le berceau reçut de cette étoile une forte influence, qui rendra ses exploits plus clairs que tout éloge 251. Comme il est trop petit, il est trop tôt encore pour s'en apercevoir, puisque à peine neuf fois a tourné cette sphère au-dessus de sa tête. Avant que le Gascon trompe le grand Henri 252, on verra les éclats de sa grande vertu, qui méprisera fort l'argent et la fatigue, et sa magnificence aura fait des effets si bien connus partout, que son propre ennemi ne pourra, malgré tout, les passer sous silence. Sois confiant en lui, n'attends que ses bienfaits : c'est lui qui changera le sort de bien des gens, tirant de leur état les pauvres et les riches. Tu porteras aussi dans ta mémoire écrit, sans le dire à personne… » Et il me dit des choses dont même des témoins pourraient encor douter. Et puis il ajouta : « Voilà le commentaire de ce qu'on t'avait dit, mon fils ; et vois aussi les embûches guettant sous de brèves années. Je ne veux pourtant pas que tu portes envie aux voisins : tu vivras bien loin dans l'avenir, au-delà du délai marqué pour les punir. » Et lors, à son silence ayant compris que l'âme avait déjà fini de me tisser la trame du canevas ourdi par moi pour commencer, je me mis à parler, comme celui qui veut, dans le doute, obtenir le conseil de quelqu'un qui voit et qui souhaite et aime saintement : « Ô mon père, je vois comment le temps se presse et se lance sur moi pour m'assener un coup qui serait bien plus dur, si je m'abandonnais. Pourtant, il me faudrait armer de prévoyance, pour que, si l'on me prend ce bien plus cher que tous 253, je n'en perde pas plus par l'effet de mon chant. Là-bas, au fond du monde infiniment amer et sur cette montagne au sommet de laquelle le regard de ma dame est venu me ravir, puis à travers le ciel, de lumière en lumière, j'ai su des choses qui, si je les dis aux autres, paraîtront à beaucoup d'une terrible aigreur. Si je suis, d'autre part, trop tiède ami du vrai, je crains fort que mon nom ne vivra pas pour ceux qui nommeront ancien le temps de maintenant. » L'éclat de la lumière où vivait mon trésor à peine découvert devint resplendissant comme au miroir d'un lac le rayon du soleil ; puis il me répondit : « La conscience impure à cause de sa honte ou de celle des autres, sans doute, trouvera ton jugement trop dur. Néanmoins, repoussant les attraits du mensonge, expose clairement le fond de ta pensée, et tu n'as qu'à laisser se gratter les galeux ! Si le ton de ta voix peut paraître incommode lors du premier abord, il doit laisser ensuite un aliment vital, une fois digéré. Tes révélations seront comme le vent, qui soufflette plus fort les cimes les plus hautes ; et ce sera pour toi le plus grand des mérites. C'est pourquoi sur le mont, au vallon des douleurs ainsi qu'en cette sphère, on t'a fait voir les âmes de ceux-là seulement que le renom connaît ; car l'esprit du lecteur ne prend nul intérêt et n'ajoute pas foi, si les exemples viennent d'une source inconnue ou qui reste cachée, ou si les arguments demeurent dans l'abstrait. » CHANT XVIII Cet esprit bienheureux jouissait déjà seul de sa propre pensée, et moi, je savourais la mienne, en tempérant l'amer avec le doux 254, quand la dame soudain, qui me menait vers Dieu, dit : « Laisse ce souci ! Souviens-toi que je suis aux côtés de Celui qui redresse les torts ! » Lors je me retournai vers cette tendre voix qui fait tout mon confort ; et je renonce à dire quel saint amour je vis se baigner dans ses yeux ; tant parce que je crains de ne savoir le dire, que parce que l'esprit ne peut se retourner en lui-même aussi loin, s'il n'est pas secouru. Tout ce que je pourrai répéter sur ce point, c'est qu'en la regardant je me sentais le cœur tout à fait délivré de tout autre désir, car l'éternel "bonheur dont les rayons tombaient sur Béatrice à pic, faisait qu'en ses beaux yeux je trouvais le bonheur de son aspect second 255. M'accablant de l'éclat de son brillant sourire, elle me dit ensuite : « Écoute et toi : le Paradis n'est pas dans mes yeux seulement ! » Et comme parmi nous on reconnaît parfois l'amour par le regard, s'il est assez puissant pour que l'esprit entier soit par lui transporté, dans le scintillement de la sainte splendeur 256 que je cherchais des yeux, je connus le désir qu'elle avait de finir l'entretien commencé. Puis elle dit ainsi : « Dans ce cinquième seuil de l'arbre qui reçoit de haut en bas la vie 257, donne toujours des fruits et ne perd pas ses feuilles, on voit d'heureux esprits qui furent sur la terre, avant d'aller au ciel, parmi les plus illustres et qui feraient l'orgueil de chacune des Muses 258. Examine avec moi les bras de cette croix : ceux que je vais nommer produiront, de leur place, des éclairs comme ceux qui traversent les nues. » Je vis une splendeur s'allumer sur la croix, aussitôt qu'elle eut dit le nom de Josué ; et le dire et le faire arrivaient à la fois. Au nom que j'entendis du fameux Macchabée je vis qu'un autre éclat se mit à tournoyer, et la joie emportait cette étrange toupie. Ainsi pour Charlemagne et pour Roland ensuite mon regard attentif en reconnut deux autres, comme l'œil du chasseur suit le vol du faucon. Et sur la même croix Guillaume et Rainouard s'offrirent au regard, l'un à côté de l'autre, et le duc Godefroi près de Robert Guiscard 259. Puis, allant se mêler à toutes ces lumières, l'âme qui jusqu'alors m'avait parlé montra quelle place elle avait dans le céleste chœur. Alors je me tournai du côté de ma droite, pour lire mon devoir dicté par Béatrice, dans un mot qu'elle eût dit ou dans un mouvement, et je vis dans ses yeux une telle liesse, une telle clarté, que sa beauté semblait plus grande que jamais et que son air dernier. Et comme en ressentant, parmi les bonnes œuvres, que le plaisir s'augmente, un homme réalise que sa vertu progresse et gagne tous les jours, je me suis aperçu que ma rotation suivait un plus grand arc, avec le ciel ensemble, rien qu'à voir ce miracle encor plus éclatant 260. Et comme en un instant le teint blanc d'une femme peut changer de couleur, sitôt que de la honte l'accablante couleur s'efface de ses joues, de même dans mes yeux, quand je me retournai, je reçus la candeur de l'astre tempéré, sixième à m'accueillir dans son intérieur. Dans l'astre jovial j'ai contemplé comment tout le scintillement de l'amour y régnant formait sous mes regards certaines de nos lettres. Comme un envol d'oiseaux quittant les bords d'un fleuve s'en va joyeusement chercher sa nourriture, en dessinant un cercle ou quelque autre figure, telles, dans leurs splendeurs, les saintes créatures chantaient en voletant et formaient d'elles-mêmes la figure d'un D, puis d'un I, puis d'un L. Elles partaient d'abord sur le rythme du chant, et quand un caractère avait été tracé, s'arrêtaient un instant et gardaient le silence. Divine Pégasée 261, où le poète trouve la gloire qui le fait vivre éternellement et fait vivre par toi royaumes et cités, verse-moi ton savoir, pour que je puisse peindre les dessins qu'on y fait, tels que je les ai vus, et que tout ton pouvoir se montre dans mes vers ! Ainsi donc, cinq fois sept voyelles et consonnes s'esquissaient sous mes yeux, et je les observais au fur et à mesure, en les voyant paraître. D'abord Diligite justitiam étaient les premiers verbe et nom de toute leur peinture ; qui judicatis terrant en furent les derniers 262. Puis toutes ces clartés se rangèrent sur l'M du dernier de ces mots, tant que de Jupiter l'argent me paraissait constellé de points d'or. Et je vis arriver d'autres clartés encore à l'endroit du sommet de l'M et s'y poser tout en chantant, je crois, le Bien qui les appelle. Et puis, comme du choc des tisons embrasés jaillit un jet brillant d'étincelles sans nombre d'où le niais prétend tirer des pronostics, plus de mille splendeurs parurent en sortir et remonter qui plus, qui moins, selon le sort que leur a réservé le soleil qui les brûle. Lorsque chacune enfin eut occupé sa place, je vis représenter sur le fond de ces flammes la tête d'un grand aigle à partir de son cou 263. Celui qui peint là-haut n'a jamais eu de maître ; c'est lui son propre maître, et c'est en lui qu'il trouve la force où tous les corps ont découvert leur forme. Les autres bienheureux, qui paraissaient d'abord vouloir faire de l'M une sorte de lis, presque sans se mouvoir complétaient cette image 264. Astre béni, combien et quelles pierreries m'ont alors démontré que l'humaine justice est un effet du ciel où tu resplendissais ! À cette Intelligence où prennent leur principe ta vie et ta vertu, je demande d'où vient, pour souiller ton éclat, cette épaisse fumée, afin qu'une autre fois elle s'irrite enfin de ce que l'on achète et l'on vende en ce temple 265 qu'ont bâti le miracle et le sang des martyrs. Vous, soldats glorieux du ciel que je contemple, priez toujours pour ceux qui restent sur la terre, tout à fait égarés, par l'exemple mauvais ! L'on faisait autrefois la guerre avec l'épée ; on la fait maintenant en privant son prochain du pain que notre Père a prévu pour chacun. Mais toi, qui n'as jamais écrit que pour biffer 266, pense que Pierre et Paul, qui sont morts pour la vigne détruite par tes soins, sont encore vivants ! Sans doute te dis-tu : « J'aime d'un tel amour celui qui voulut vivre autrefois au désert et qui dans une danse a trouvé le martyre 267, que je n'ai nul souci du pêcheur ni de Paul. » CHANT XIX Devant moi paraissait, les ailes déployées, ce symbole éclatant qui, dans le doux fruit 268, augmentait le bonheur des âmes enchâssées, et chacune semblait un tout petit rubis dans lequel scintillait le rayon du soleil si fort, que ses reflets offusquaient mon regard. Et ce que je voudrais rapporter à présent, l'encre ou la voix jamais ne l'ont écrit ou dit, et l'esprit des humains ne l'a jamais conçu. Je vis et j'entendis cet aigle qui parlait, et sa voix prononçait les mots « je » comme « mon », quand son intention disait « nous » ou bien « notre ». Il dit : « Pour être juste et fidèle à la fois, je me trouve exalté maintenant dans la gloire qui dépasse de loin le songe des humains. Sur la terre, là-bas, mon souvenir demeure, et son exemple est tel, que même les pervers en font partout l'éloge, et ne l'imitent pas. » Et comme d'un monceau de charbons embrasés une seule chaleur monte, de tant d'amours qui formaient ce portrait, ne sortait qu'une voix. Je répondis alors : « Ô fleurs perpétuelles du bonheur éternel, qui me faites ainsi tir tous les parfums à la fois, comme un seul, mettez par votre souffle une fin au grand jeûne qui depuis trop longtemps me tenait affamé, car je n'en trouve pas le remède sur terre ! Je sais que dans le ciel il est un autre empire dont forme son miroir la divine Justice ; mais le vôtre non plus ne le voit pas voilé. Vous savez que l'esprit s'apprête à vous entendre avec le plus grand soin ; et vous savez quel est ce doute, objet pour moi d'un si durable jeûne. » Et comme le faucon qui, sortant de sa coiffe, regarde tout autour et se flatte les ailes et dresse, impatient, sa tête vers le ciel, tel je vis se mouvoir cet emblème tissé par le chœur des chanteurs de la grâce divine, avec des chants que seuls connaissent les élus. Ensuite il commença : « Celui dont le compas fit les confins du monde et répartit en eux les objets que l'on voit et ceux qu'on ne voit pas, n'avait pas mis le sceau de sa toute-puissance dans tout ce qu'il a fait ; en sorte que son verbe demeure infiniment au-dessus du créé. Comme exemple on peut voir le premier orgueilleux, lequel, quoique au sommet de la création, n'attendit pas la grâce et tomba sans mûrir 269. II est d'autant plus clair que les natures moindres ne peuvent contenir mieux qu'il l'a fait, ce Dieu qui, n'ayant pas de fin, se mesure en lui-même. Donc, votre vision, qui nécessairement vient de quelque rayon de cette intelligence qui pénètre et remplit tous les objets du monde, ne saurait se trouver des forces suffisantes pour refuser de voir que son propre principe dépasse de bien loin les bornes du sensible 270. Et c'est pourquoi la vue accordée aux humains plonge pour pénétrer la justice éternelle comme fait le regard qui se perd dans la mer et qui peut voir le fond, étant sur le rivage, mais non en haute mer : il n'en est pas moins là, quoique sa profondeur empêche de le voir. Il n'est pas de lumière, à part le ciel serein que rien ne peut troubler ; tout le reste est ténèbres ou l'ombre de la chair ou, sinon, son venin. Voilà l'obscurité dissipée à présent, qui t'empêchait de voir la justice vivante et produisait en toi des doutes si fréquents. « Un homme, te dis-tu, qui naquit sur les bords de l'Indus, où le Christ ne lui fut pas prêché, où l'on n'enseigne pas et n'écrit pas sa loi, et dont tous les désirs, tous les actes sont justes autant que le conçoit notre humaine raison, qui ne pécha jamais en œuvres ou paroles, meurt sans avoir la foi, sans être baptisé : où donc est le bon droit qui le peut condamner ? et quelle est son erreur, s'il n'était pas croyant ? » 271 Mais toi, qui donc es-tu, qui veux monter en chaire et t'ériger en juge, à plus de mille milles, avec ton jugement qui porte à deux empans ? Évidemment, celui qui voudrait ergoter contre moi trouverait des raisons de douter, s'il n'avait à côté l'Écriture qui veille. Oh ! grossiers animaux, esprits par trop obtus ! La Volonté première et bonne par nature n'a jamais oublié qu'elle est le bien suprême ; et tout ce qui s'accorde avec elle est donc juste, et aucun bien créé ne peut disposer d'elle : c'est elle qui le fait, par son rayonnement. » Comme au-dessus du nid tourne en rond la cigogne, après avoir donné la pâture aux petits, et que ceux-ci, repus, la suivent du regard, tel je levais les yeux et telle s'agitait cette image sacrée, en battant des deux ailes que tant de volontés mettaient en mouvement. Elle traçait des ronds et chantait : « Comme toi, tu ne peux pénétrer le sens de ma musique, telle est pour vous, mortels, la justice de Dieu ! » L'incendie éclatant que fait le Saint-Esprit finit par s'arrêter, formant toujours l'emblème qui rendit les Romains maîtres de l'univers, puis il recommença : « Jusqu'à notre royaume nul n'est jamais monté, s'il ne crut pas en Christ, soit avant, soit après qu'on l'eut mis sur le bois ! » Nombreux sont cependant ceux qui s'écrient : « Christ ! qui, lors du jugement, s'en trouveront plus loin Christ ! » que d'autres qui, pourtant, n'ont pas connu le Christ ; et l'Éthiopien damnera les chrétiens, le jour où l'on verra diviser les deux chœurs, l'un riche à tout jamais et l'autre misérable. Que pourront dire alors les Perses à vos rois 272, lorsqu'on leur montrera le grand volume ouvert où de tous leurs méfaits on tient le compte à jour ? C'est là que l'on verra, parmi les faits d'Albert, ce fait dernier qui doit venir bientôt s'inscrire et changer en désert le royaume de Prague 273. C'est là que l'on verra le deuil que sur la Seine doit produire, en frappant de la fausse monnaie, celui pour qui la mort s'habillera de couenne 274. C'est là que l'on verra l'orgueil dont l'aiguillon rend dément l'Écossais aussi bien que l'Anglais 275 et les pousse à sortir de leurs justes limites. On verra la luxure et le dérèglement du souverain d'Espagne et du roi de Bohême 276, qui n'a jamais aimé ni connu la vertu. On verra le Boiteux, roi de Jérusalem, noté dans le journal de ses bienfaits d'un I, tandis qu'il porte un M à la colonne en face 277. On verra l'avarice avec la vilenie de celui qui régit l'île brûlante où vinrent se terminer enfin les errements d'Anchise 278 ; et pour mieux faire voir qu'il ne vaut pas beaucoup, son compte sera fait en sigles abrégés, donnant beaucoup de texte en un petit espace. Chacun y trouvera les œuvres repoussantes et de l'oncle et du frère : ils ont déshonoré leur illustre maison, avec leurs deux couronnes. Celui de Portugal et celui de Norvège 279 s'y feront bien connaître, et celui de Rascie, qui du coin de Venise eut d'injustes profits 280. Puisqu'elle n'admet plus qu'on la malmène encore, heureuse la Hongrie ! Heureuse la Navarre, si la montagne peut lui servir de rempart ! Il est à supposer que c'est en guise d'arrhes que déjà Nicosie, ainsi que Famagoste, se plaignent à grands cris de leur bête sauvage 281 qui va si bien de pair avec ceux que j'ai dit. » CHANT XX Au moment où celui qui fait chez nous le jour descend sur l'horizon, quittant notre hémisphère, et meurt de toutes parts la lumière du jour, le ciel, qui prend de lui sa lumière première, devient resplendissant bientôt et tout à coup, grâce aux nombreux flambeaux qui n'en répètent qu'un282. C'est cet aspect du ciel qui me vint à l'esprit, quand l'emblème du monde et de ceux qui le mènent mit fin à son discours, fermant son bec béni ; car presque au même instant, de tous ces vifs éclats devenus plus brillants, s'élevèrent des chants qui se sont envolés de ma faible mémoire. Ô doux amour sans fin, voilé dans un sourire, comme tu paraissais embrasé, dans ces flûtes dont le son ne répond qu'à de saintes pensées ! Puis, lorsque ces joyaux au doux et cher éclat, dont je vis s'enchâsser la sixième lumière 283, imposèrent silence aux échos angéliques, je crus entendre au loin le bruit d'une rivière dont le flot transparent descend de pierre en pierre, de sa veine première indiquant l'abondance. De même que le son prend forme sur le cou du rebec, ou dans l'air que l'on fait pénétrer par l'étroit embouchoir de quelque chalumeau, de même, impatient, ne voulant plus attendre, ce murmure montait et s'échappait de l'aigle et sortait de son cou comme d'un tuyau d'orgue. Par la suite il devint une voix qui sortit hors de son bec ouvert, sous forme de propos, tels que les attendait mon cœur, où je les mis : « L'organe de mon corps qui voit et qui supporte chez les aigles mortels le soleil 284, me dit-il, doit être examiné maintenant plus à fond ; car parmi tant de feux qui forment mon image, ceux qui font resplendir dans ma tête mon œil de tous ces rangs divers sont les plus importants. Celui qui forme au centre la brillante prunelle au temps jadis chanta le Saint-Esprit et fit transporter d'une ville à l'autre l'arche sainte 285 : il connaît maintenant de son chant le mérite (pour autant qu'il dépend de son propre vouloir), puisque la récompense est en proportion. Parmi les cinq qui font l'arcade de mon cil, celui qui de mon bec se trouve le plus près de la perte du fils a consolé la veuve 286 : il connaît maintenant combien il coûte cher de n'avoir pas suivi le Christ, puisqu'il a fait de notre douce vie et de l'autre l'épreuve. Et celui qui le suit sur la circonférence dont je viens de parler, fixé sur l'arc qui monte, a retardé sa mort par un vrai repentir 287 : il connaît maintenant que le juge éternel n'a point changé sa loi, quand de justes prières peuvent faire demain, sur terre, d'aujourd'hui. L'autre, qui vient après, avec les lois et moi, voulut bien faire (au vrai, les fruits en sont mauvais) et devint Grec, pour faire une place au pasteur 288 : il connaît maintenant que le mal qui provient de sa bonne action ne lui fait point de tort, bien que le monde entier en sorte ruiné. Et celui que tu vois là, sur l'arc qui descend, est Guillaume, que pleure aujourd'hui le pays qui ne fait que gémir sous Frédéric et Charles 289 : II connaît maintenant combien un juste roi est aimé dans le ciel, et il le laisse voir par tout ce beau semblant qui resplendit en lui. Et qui pourrait penser, au monde plein d'erreur, que le Troyen Riphée est ici, dans leur cercle 290, le dernier de ces cinq heureux et saints éclats ? il connaît maintenant ce que là-bas le monde ne put apercevoir de la grâce divine, bien que son œil ne puisse arriver jusqu'au fond. » Et comme dans les airs volent les alouettes tant que dure leur chant, puis se taisent, contentes de leurs derniers accords dont elles se délectent, telle apparut l'image où la joie éternelle semble se réfléchir, celle dont le désir peut rendre les objets à soi-même pareils. Comme j'étais alors, par rapport à mon doute, de même qu'un cristal pour la couleur qu'il couvre, l'esprit ne put souffrir l'attente et le silence, mais poussa de sa bouche un : « Qu'est-ce que tu dis ? » avec toute la force de son poids, dont je vis comme un grand tourbillon d'éclairs qui s'allumaient. Bientôt, tandis que l'œil devenait plus brillant, ce symbole béni se mit à me répondre, pour ne pas me laisser en proie à ma surprise : « Je vois bien que tu crois les choses que j'ai dites, parce que j'e les dis, sans en voir le comment, et, malgré ta croyance, elles restent cachées. Tu fais comme celui qui connaît une chose par son nom seulement, sans voir sa quiddité 291, tant que quelqu'un ne vient pour la lui faire voir. Regnum coelorum peut souffrir la violence d'une vive espérance et d'un amour ardent, qui suffit pour gagner la volonté divine ; mais non pas comme un homme abattu par un autre, mais parce qu'elle-même admet d'être vaincue et, vaincue, elle vainc par sa bénignité 292. Des cils la première âme ainsi que la cinquième 293 viennent de t'étonner, car tu ne pensais pas les voir orner ainsi la région des anges. Mais ils n'ont point laissé leurs corps, comme tu crois, païens, mais bien chrétiens, et croyant fermement aux pieds martyrisés ou promis au martyre 294. L'une, de cet enfer où l'âme ne se rend jamais à ses devoirs, vint retrouver sa chair, récompense accordée à la foi d'un vivant 295 : à la foi d'un vivant qui, de tout son pouvoir, sollicita de Dieu qu'il fût ressuscité, afin qu'on pût ainsi corriger son vouloir. Cet esprit glorieux dont il est question retourna dans sa chair et n'y resta que peu, assez pour croire en lui, qui le pouvait sauver, et sa foi s'embrasa dans les puissantes flammes de l'amour vrai, si fort, qu'à sa seconde mort il méritait déjà de s'unir à nos joies. L'autre296, par un effet de la grâce qui sourd d'une source profonde et telle que jamais l'œil mortel n'en a pu considérer le fond, sur terre consacra son cœur à la justice ; et puis, de grâce en grâce, il vint à voir en Dieu cette rédemption qui devait arriver. Cela fit qu'il y crut et ne put tolérer davantage l'horreur du vilain paganisme, et blâma tant qu'il put le peuple perverti. Lors il fut baptisé par les trois belles dames 297 qu'on te montra tantôt, près de la roue à droite, plus de mille ans avant qu'existât le baptême. Prédestination, ô comme ta racine est loin de se montrer à nos pauvres regards, qui ne voient qu'un aspect de la cause première ! Et vous aussi, mortels, soyez plus circonspects dans votre jugement : car nous, qui voyons Dieu, nous ignorons encor qui sont tous les élus. L'ignorance, pourtant, nous est bien agréable, puisque notre bonheur est fait de cette joie, de vouloir nous aussi ce que Dieu même veut. » C'est de cette façon que la divine image, afin de rendre clair mon regard empêché, venait de m'apporter le suave remède. Et comme un bon joueur de guitare accompagne la voix du bon chanteur du bruissement des cordes, en faisant que son chant donne plus d'agrément, ainsi je me souviens que pendant qu'il parlait j'apercevais la double et heureuse lumière, comme le clignement simultané des yeux, accompagner ces mots de son jeu d'étincelles. CHANT XXI Déjà mes yeux venaient se fixer à nouveau dans les yeux de ma dame, et mon âme avec eux, s'éloignant tout à coup de tout autre intérêt. Elle ne riait pas ; et elle m'expliqua : « Si je te souriais, tu deviendrais, dit-elle, pareil à Sémélé, qui fut réduite en cendre 298. Tu dus t'apercevoir que le long des degrés du palais éternel ma beauté se transforme à mesure qu'on monte et s'accroît toujours plus. Elle resplendirait si fort, si j'en montrais tout l'éclat, que ton cœur de mortel, devant elle, ne serait qu'une feuille au gré de l'ouragan. Voici que nous reçoit la septième splendeur 299 qui là, sous le poitrail du Lion enflammé, projette des rayons chargés de sa vertu. Que ton esprit s'applique à suivre ton regard ! Tâche de refléter dans tes yeux la figure qui deviendra pour toi visible en ce miroir ! » Si l'on a bien compris quelle était la pâture qu'avaient trouvée mes yeux sur son heureux visage, quand je l'abandonnai pour des soins différents, On pourra mieux saisir quel était son plaisir d'obéir de la sorte à ma céleste escorte, en faisant d'un désir le contrepoids de l'autre. Au-dedans du cristal qui tourne autour du monde et qui reçoit son nom d'après le doux seigneur du temps duquel la terre ignorait la malice 300, de la couleur de l'or qui scintille au soleil, j'aperçus une échelle allant de bas en haut si loin, que mon regard n'en trouvait pas le bout 301. Le long de ses degrés je vis tant de flammèches descendre, qu'on eût dit que toutes les étoiles qui paraissent au ciel venaient s'y rencontrer. Et comme, obéissant à leurs lois naturelles, la bande des corbeaux, sitôt que le jour pointe, s'ébat pour réchauffer les ailes engourdies, et puis les uns s'en vont pour ne plus revenir, les autres font retour à leur point de départ, ou bien restent sur place en tournoyant dans l'air ; de la même façon il me semblait voir là tous ces scintillements venir en même temps se placer à la fois sur un certain gradin. Celui qui se trouvait être plus près de nous devenait si brillant, que je dis en moi-même : « J'aperçois bien l'amour que tu veux me montrer ! » Mais celle dont j'attends de mon silence, ou dire le quand et le comment 302, se tait ; malgré l'envie je pense donc bien faire en ne demandant rien ; ce qui fit bientôt qu'elle, ayant vu mon silence au moyen du regard de Celui qui voit tout 303, elle dit : « Satisfais le désir dont tu brûles ! » « Bien que je sache, dis-je alors, que mon mérite ne me rend pas encor digne de ta réponse, au nom de celle-ci, qui permet qu'on t'en prie, ô bienheureux esprit qui te caches ainsi au sein de ton bonheur, laisse-moi donc apprendre la raison qui t'a fait venir plus près de moi ! Explique-moi pourquoi, dans cette sphère à vous, se tait du Paradis la douce symphonie, qui si dévotement résonne un peu plus bas. » « C'est que, comme ton œil, ton oreille est mortelle, me fut-il répondu ; pour la même raison nous suspendons nos chants, et ses ris Béatrice. Je descends les gradins de l'échelle sacrée pour mieux te faire fête, autant par mes propos que par cette clarté dont tu me vois drapé. Ce n'est pas plus d'amour qui me pousse vers toi : ici chacun en sent autant et davantage, et ces scintillements le rendent manifeste ; la charité suprême est celle qui nous presse de servir le vouloir qui gouverne le monde et qui, comme tu vois, nous dispose à son gré. » 304 « Je vois bien, répondis-je, ô lumière sacrée, comment un libre amour suffit dans cette cour pour accomplir les vœux d'une éternelle grâce. Ce qui paraît pourtant difficile à comprendre, c'est, parmi tant d'éclats, cette raison précise qui t'a prédestiné, toi seul, à cet office. » Avant d'avoir fini le dernier de ces mots, ayant fait de son centre un axe, ce flambeau se prit à tournoyer plus vite qu'une meule ; puis l'amour enchâssé au-dedans répondit : « C'est un éclat divin qui, sur moi projeté, traverse la clarté dont 6ont formés mes langes ; et sa propre vertu s'unissant à la vue vient m'élever si haut au-dessus de moi-même, que l'Essence suprême est visible pour moi. De là tout ce bonheur qui me fait scintiller, puisque, dans la mesure où s'épure ma vue, la splendeur de mon feu devient plus éclatante. Mais l'âme qui se baigne au ciel le plus serein, le même séraphin qui se mire dans Dieu plus fixement, ne peut répondre à ta demande : ce que tu veux savoir plonge dans les abîmes des décrets éternels, qui se trouvent si loin, que les regards créés ne sauraient les toucher. Lorsque tu reviendras au monde des mortels, répète tout ceci, pour que l'on n'ose plus se diriger en vain vers des buts trop abstrus. L'esprit qui brille au ciel est fumeux sur la terre : pense donc à part toi s'il peut savoir là-bas ce qu'il ignore encore au ciel qui l'a reçu. » Ces mots étaient pour moi de si fortes raisons que, renonçant au reste, il fallut me borner à prier humblement pour qu'il me dît son nom. « Là-bas, en Italie, entre ses deux rivages, non loin de ton berceau, sont deux rochers si hauts, qu'on entend le tonnerre au-dessous d'eux gronder. Ils forment l'éperon appelé Catria 305, au pied duquel se trouve une sainte chapelle seulement consacrée à l'adoration. » C'est ainsi qu'il reprit pour la troisième fois ; puis, en continuant, il dit : « C'est en ce lieu qu'au service de Dieu je me suis raffermi et qu'un maigre manger trempé de jus d'olives m'a suffi pour passer le froid et la chaleur, satisfait de mes seuls pensers contemplatifs. Ce cloître préparait de fertiles moissons pour le ciel ; à présent il devient si stérile, qu'il faut qu'un jour ou l'autre on le sache partout. Mon nom, dans cet endroit, fut Pierre Damien ; et Pierre le Pécheur dans cette autre maison, construite à Notre-Dame au bord Adriatique 306. Il me restait bien peu de mon âge mortel quand je fus appelé par la force au chapeau 307 qui passe maintenant toujours de mal en pis. Car Céphas aussi bien que l'illustre Vaisseau du Saint-Esprit 308, nu-pieds et ventre creux, allaient et cherchaient leur manger au hasard des auberges ; nos pasteurs d'aujourd'hui doivent le plus souvent s'appuyer sur quelqu'un à droite comme à gauche, tant ils se font pesants, et on les hisse en selle. Comme ils vont des manteaux couvrant leurs palefrois, sous une même peau l'on dirait voir deux bêtes : que de choses tu peux souffrir, ô patience ! » Je vis à ce moment de nombreuses flammèches descendre en voltigeant d'un échelon sur l'autre, et chacun de leurs tours les rendait plus brillantes. Ensuite, s'arrêtant autour de celle-ci, on entendit un cri qui retentit si fort, que rien ne le saurait évoquer ici-bas ; mais je n'ai rien compris, tant le bruit m'accabla. CHANT XXII Frappé par la stupeur, je m'étais retourné vers mon guide, semblable à quelque enfant qui court vers quelque ami qui sait gagner sa confiance. Elle, comme la mère arrive sans tarder pour secourir son fils tout pâle et haletant, de sa voix qui lui porte un peu de réconfort, elle dit : « Souviens-toi, nous sommes dans le ciel ! Ne sais-tu pas qu'ici, dans le ciel, tout est saint et que ce qui s'y fait obéit au bon zèle ? Tu conçois maintenant à quel point mon sourire, de même que le chant, pouvait t'abasourdir, puisque ce cri suffit pour t'ébranler si fort. Mais si tu comprenais ce que dit sa prière, tu connaîtrais déjà la vengeance imminente qu'il te sera donné de voir avant ta mort. Le glaive de là-haut ne frappe ni trop vite ni trop tard, si ce n'est du point de vue humain, car pour vous seuls l'attente est la crainte ou l'espoir. Tourne-toi maintenant vers ces autres esprits, car tu pourras en voir un grand nombre d'illustres, si tu veux regarder à l'endroit que je dis ! » Comme elle le voulait, je dirigeai mes yeux et je vis d'un côté cent globes réunis qu'embellissait l'éclat des rayons échangés. Je restais devant eux comme celui qui rentre la pointe du désir et n'ose pas poser toujours des questions, de crainte d'excéder. Mais la plus importante entre ces marguerites et la plus lumineuse arriva jusqu'à moi, pour contenter ma soif de savoir qui c'était. J'entendis dans son sein dire : « Si tu voyais l'amour qui nous éprend tous, comme je le vois, tu nous dirais déjà le fond de ta pensée ; mais pour que ton attente à la fin où tu montes n'apporte aucun retard, je répondrai de suite à ce même penser que tu veux refouler. Le sommet de ce mont qui porte sur son flanc le couvent de Cassin fut fréquenté jadis par les gens d'autrefois, aveuglés et pervers. Je suis l'homme qui fit pour la première fois y résonner le nom de Celui qui sur terre fit descendre le vrai qui nous sublime ici 309. Une si grande grâce a rayonné sur moi, que j'ai pu retirer les villes d'alentour hors de ce culte impie et qui trompait le monde. Quant à ces autres feux, ils furent tous des hommes contemplatifs, brûlant de cette passion, seule source à donner des fleurs et des fruits saints. Tu peux y voir Macaire et, avec Romuald 310, mes frères qui, jadis, à l'ombre du couvent arrêtèrent leurs pas d'un cœur toujours content. » Je répondis : « L'amour que tu m'as témoigné, en me parlant ainsi, comme le bon semblant que j'observe et je vois dans toutes vos ardeurs, a fait s'épanouir ma propre confiance comme rosé au soleil, lorsqu'il la fait s'ouvrir autant qu'il est donné de fleurir et d'éclore. C'est pourquoi je te prie, ô mon père, dis-moi si je puis obtenir une faveur si grande que de te contempler à face découverte. » « Frère, répondit-il, ton désir si louable se verra satisfait dans la sphère dernière 311, de même que le mien et ceux de tous les autres. N'importe quel désir devient là-haut parfait, entier et accompli ; c'est là-haut seulement qu'on voit chaque élément à sa place éternelle. Cette sphère 312 n'est pas dans un lieu, sous un pôle, et cette échelle-ci monte jusqu'à son centre : et c'est ce qui la fait se perdre ainsi de vue. Jacob le patriarche a vu qu'elle poussait par l'un de ses deux bouts jusqu'au ciel de là-haut, alors qu'il l'aperçut toute d'anges chargée. Personne maintenant ne détache ses plantes du sol, pour la gravir : jusqu'à ma propre règle qui ne sert aujourd'hui qu'à noircir du papier 313. Les murs où des couvents s'abritaient autrefois « ont changés en repaire, et les frocs de leurs moines ont comme autant de sacs de farine gâtée. Et pratiquer l'usure est un péché moins grave contre la loi de Dieu, que l'amour de ces rentes qui fait de chaque moine un nouveau forcené ; car les biens que détient l'Église n'appartiennent qu'au pauvre qui demande au nom de Dieu son pain, et non pas aux parents, ni moins à d'autres pires. Mais la chair des mortels devient si délicate, qu'un bon commencement n'assure plus là-bas que tout ce qui naît chêne un jour fera des glands. Pierre avait commencé sans or et sans argent ; moi-même, je l'ai fait par jeûnes et prières ; François édifia son couvent humblement. Pourtant, à regarder les débuts de nos ordres et à les comparer à leur point d'arrivée, tu verrais que le blanc tourne à présent au noir. Cependant le Jourdain remontant vers sa source, la mer se retirant sur un signe de Dieu seraient moins merveilleux qu'un remède à ces maux. » Ainsi me parla-t-il ; puis il alla rejoindre ses autres compagnons, qui s'étaient rassemblés et comme un tourbillon ils montèrent au ciel. La douce dame alors me poussa derrière eux, vers le haut de l'échelle, avec un simple geste, tellement son pouvoir subjuguait ma nature. Chez nous, où l'on descend et monte avec effort et naturellement, on n'a jamais pu voir une allure pareille à celle de mon aile. Puissé-je retrouver, ô lecteur, ce triomphe dévot, qui si souvent m'oblige à déplorer mes erreurs et frapper en pleurant ma poitrine, s'il est vrai que j'ai pu, moins vite qu'on ne met et tire un doigt du feu, reconnaître et atteindre en même temps le signe au-dessus du Taureau 314. Astres resplendissants, lumière qui produis les plus grandes vertus, à qui je reconnais que je dois, tel qu'il est, peu ou prou, mon génie, avec vous se levait et se couchait aussi celui qui sert de source à toute vie au monde, quand j'ai bu d'air toscan la première gorgée 315. Et puis, lorsque j'ai pu jouir du privilège de pénétrer au cercle où vous roulez, hautains, c'est votre région qui me fut impartie 316. Et c'est vers vous que monte à présent de mon âme le soupir recueilli, pour acquérir la force d'affronter l'examen qui paraît l'appeler 317. « Tu te trouves si près du suprême salut, qu'il te faut à présent, commença Béatrice, avoir l'œil plus perçant et plus clair que jamais. Pour cela, dès avant de te confondre en lui, regarde vers le bas et vois comment le monde se trouve, grâce à moi, rejeté sous tes pieds ; et d'un cœur plus joyeux qu'il ne le fut jamais tu te présenteras devant la sainte foule qui traverse gaiement cette sphère éthérée. » Je plongeai mon regard à travers les sept sphères du haut jusques au fond, et j'aperçus ce globe 318 tel, qu'il me fit sourire avec son vil aspect. J'approuve, pour ma part, comme meilleur l'avis qui l'estime le moins ; celui qui le méprise mérite assurément qu'on le tienne pour sage. La fille de Latone apparut en plein jour, sans cette tache d'ombre à cause de laquelle je la croyais d'abord rare et dense à la fois. Et l'aspect de ton fils me devint supportable, Hypérion ; je vis, Maïa, Dioné, les vôtres tournoyer tout près autour de lui. Plus loin, entre le père et le fils, au milieu, j'aperçus Jupiter ; et je vis clairement la variation de leurs déplacements. Là, j'ai pu contempler toutes les sept planètes, connaître leur grandeur, combien elles vont vite, comment chacune occupe une maison à part. Cette aire si mesquine et qui nous rend féroces m'apparut en entier, pendant que m'emportaient les Gémeaux éternels, des sommets aux rivages ; et puis, sur les beaux yeux je reposai mes yeux. CHANT XXIII De même qu'un oiseau dans le feuillage ami, ayant pris du repos au nid de ses doux fils tant que dure la nuit qui nous cache les choses, désireux de revoir au plus vite leurs traits et de trouver pour eux l'aliment qu'il leur faut et dont le soin pénible est pour lui du plaisir, en devançant le jour, sur la plus haute branche attend impatient le retour du soleil et guette sans bouger les rayons du matin ; de même se tenait ma dame qui, debout, regardait fixement en se tournant vers l'orbe sous lequel le soleil tourne moins vivement 319. En la voyant ainsi, pensive et absorbée, moi-même je devins comme ceux qui souhaitent tout à coup autre chose, et que l'espoir soutient. Mais le temps fut bien court de l'un à l'autre instant celui de mon attente et cet autre où je vis que le ciel devenait de plus en plus brillant. Béatrice me dit : « Voici les légions du triomphe du Christ 320, et voici tout le fruit que permet de cueillir la branche de ces sphères ! » Son visage semblait n'être plus qu'une flamme ; je lisais dans ses yeux un si parfait bonheur, u'il me faut passer outre et cesser d'en parler. Comme rit Trivia321 par un beau clair de lune au milieu de sa cour de nymphes éternelles dont la clarté fleurit tous les recoins du ciel, tel je vis qu'au-dessus de milliers de flambeaux un Soleil se montrait 322, qui les allumait tous, comme le nôtre fait les flambeaux de là-haut. Dans sa splendeur vivante on voyait apparaître la brillante Substance, avec tant de clarté que mon regard ne put soutenir son éclat. Ô Béatrice, ô douce et précieuse guide ! Elle me dit alors : « Ce qui t'aveugle ainsi est une force à qui rien ne peut résister. C'est là qu'est le Pouvoir, c'est là qu'est la Sagesse qui du ciel à la terre ont ouvert le chemin dont on eut autrefois une si longue envie. » Alors, pareil au feu qui jaillit des nuages pour s'être dilaté jusqu'à n'y plus tenir 323 et, contre sa nature, il descend vers le sol, de même mon esprit, que venait d'enrichir ce nouvel aliment, s'évada de lui-même et ne put s'expliquer ce qu'ensuite il advint. « Ouvre les yeux, dit-elle, admire ma beauté ! Tu viens de regarder des objets qui te rendent capable de souffrir l'éclat de mon sourire ! » J'étais comme celui qui, s'éveillant à peine, voit s'échapper son rêve et qui fait des efforts, mais en vain, pour garder les ombres qui le fuient, quand j'entendis l'appel qui sur ma gratitude a gagné de tels droits, qu'au livre qui raconte le passé, rien ne peut l'effacer désormais. Si j'avais le concours de tant de belles voix qu'avec ses autres sœurs Polymnie 324 a rendues, grâce à son lait si doux, plus richement fournies, pour mieux me seconder, je n'arriverais pas au millième du vrai, pour chanter le saint rire et l'éclat qu'il mettait sur le visage saint. C'est ainsi qu'il me faut peindre le Paradis dans mon poème saint, en faisant par endroits des sauts, comme qui voit sa route interceptée. Mais à considérer le poids de mon sujet, comme le dos mortel qui doit le supporter, on ne peut me blâmer d'hésiter sous le faix : ce n'est pas un parcours pour un petit navire, que celui dont ma nef fend hardiment les ondes, ni pour un nautonier qui veut se ménager. « Pourquoi donc mon regard te charme-t-il ainsi, au point d'en oublier le splendide jardin qui se remplit de fleurs sous le regard du Christ ? C'est ici qu'est la Rosé 325 où le Verbe divin devint chair ; c'est ici que se trouvent les lis dont l'odeur présidait au choix du bon chemin. » Ainsi dit Béatrice ; et moi, que ses conseils trouvaient pas rétif, j'affrontai de nouveau l'épreuve de chercher avec mes pauvres yeux. Comme autrefois mes yeux, dans l'ombre, contemplaient aux rayons d'un soleil qui perçait, lumineux, la fente d'un nuage, un pré couvert de fleurs. telles j'ai vu là-haut des foules de splendeurs que des rayons ardents faisaient pleuvoir du ciel, sans que je pusse voir le départ de leur pluie. Ô généreux Pouvoir, qui mets sur eux ta marque, tu te levais plus haut 326, pour laisser plus de champ aux yeux qui n'avaient point la force de te voir ! Et le nom de la fleur que j'invoque toujours, le matin et le soir, contraignit mon esprit à contempler d'abord la splendeur la plus grande 327. Et lorsque ma prunelle eut bien reçu l'empreinte des beautés et grandeurs de cette vive étoile qui vainc au ciel ainsi qu'elle vainquit sur terre, de la voûte d'en haut descendit un éclat de la forme d'un cercle ou bien d'une couronne, s'enroulant autour d'elle ainsi qu'une ceinture. Assurément le chant qui rend le plus doux son sur terre et qui ravit davantage nos cœurs, semble un nuage obscur qu'un tonnerre tourmente, au prix des doux accords sortant de cette lyre qui servait de couronne au plus beau des saphirs, Parmi ceux dont s'ornait le ciel le plus serein. « Je suis le pur amour des anges ; et je tourne autour du grand bonheur qui rayonne du sein où de notre désir fut jadis la demeure ; et tant que tu suivras, Reine du ciel, ton fils, et qu'en montant ainsi tu rendras plus divine la sphère de là-haut, je tournerai sans fin. » Sur ces mots terminait la mélodie en cercle ; et au même moment tous les autres flambeaux faisaient retentir haut le doux nom de Marie. Mais le royal manteau de tous les autres corps du monde 328, qui s'échauffe et qui brille le plus sous le souffle de Dieu et grâce à sa puissance, tenait encor si loin ses bornes du dehors au-dessus de nos chefs, qu'au point où je restais il ne m'apparaissait aucun de ses détails ; si bien que mon regard n'avait pas eu la force d'accompagner de loin la flamme couronnée qui venait de monter auprès de son Enfant 329. Et comme le bébé, lorsqu'il a pris le lait, tend ses deux petits bras pour chercher sa maman, pressé par cet amour qui se lit dans ses gestes, chacun de ces flambeaux étirait vers le haut le bout de sa flammèche, et rendait manifeste la grande passion qu'il avait pour Marie. Ensuite, s'arrêtant là-haut, sous mon regard, ils chantaient Regina caeli 330, si doucement que je n'en ai jamais oublié le plaisir. Ô la profusion qui remplit jusqu'aux bords ces opulents greniers, qui furent 6ur la terre les meilleurs travailleurs pour semer le bon blé ! Certes, c'est là qu'on vit, jouissant du trésor que l'on n'a pu gagner qu'en pleurant dans l'exil de Babylone 3311, où l'or n'avait plus de valeur ; et c'est là que jouit de sa victoire aussi, sous les ordres du Fils de Dieu et de Marie, accompagné du vieil et du nouveau concile 332, celui qui tient les clefs d'une si grande gloire 333. CHANT XXIV « Ô compagnie élue à cette grande cène de l'Agneau sacro-saint qui vous nourrit si bien que tous vos appétits se voient toujours comblés ! Si la grâce de Dieu veut que cet homme goûte les miettes qui pourront tomber de votre table, avant que la mort mette à son âge une fin, voyez l'immense amour qui le pousse ! Offrez-lui, vous qui buvez toujours à la source elle-même, d'où vient ce qu'il attend, la goutte de rosée ! » Ainsi dit Béatrice ; et ces âmes heureuses tournaient comme le globe autour des pôles fixes, brillant d'un feu plus vif que ne font les comètes. Comme une horloge marche au moyen des rouages qui tournent de façon que, lorsqu'on les regarde, l'une semble au repos, l'autre paraît voler, ces caroles, dansant chacune à sa manière, laissaient voir le degré de leur propre richesse, selon que leur allure était plus vive ou lente. De celle où je crus voir les plus grandes beautés se détacha soudain un feu si bienheureux, que nul ne laissait voir un éclat aussi vif. Il tourna par trois fois autour de Béatrice, au rythme de son chant, qui semblait si divin, nue mon esprit n'a pas le moyen de le dire ; ma plume saute donc, sans rien vouloir écrire, puisque la langue et même l'imagination, pour rendre de tels plis, sont des couleurs trop crues. « Ô ma très sainte sœur, qui si dévotement me le viens demander, l'ardeur de ton amour me fait me détacher de ma belle guirlande. » Cette flamme bénite, après s'être arrêtée, dirigea du côté de ma dame l'haleine qui prononçait les mots que je viens de citer. « Ô lumière sans fin, dit-elle, du grand homme à qui notre Seigneur a confié les clefs du suprême bonheur qu'il offrit à la terre 334, examine à ton gré celui-ci, sur des points simples ou délicats, concernant cette foi qui te faisait marcher sur la face des eaux ! S'il aime bien, s'il croit et s'il espère bien 335, tu ne l'ignores pas, car ton regard se pose au point où tout objet se trouve figuré. Mais comme ce royaume acquiert ses citoyens par la foi véritable, il convient qu'on lui donne ici l'occasion de parler à sa gloire. » Comme un bachelier se prépare en silence, attendant que le maître termine l'exposé, sinon pour le trancher, pour discuter ses termes 336, tel je me munissais de toutes les raisons, pendant qu'elle parlait, pour soutenir au mieux une pareille thèse, et devant un tel maître. « Parle donc, bon chrétien, dis-moi ce que tu sais : qu'est-ce donc que la foi ? » Moi, je levai la tête, pour mieux voir la clarté qui me soufflait ces mots. Puis je me retournai vers Béatrice ; et elle fit signe promptement de laisser s'épancher vers le dehors le flot des sources du dedans. « La grâce qu'on me fait, dis-je alors, de pouvoir ainsi me confesser au plus grand primipile 337, m'incite à formuler clairement ma pensée. » Je poursuivis : « Mon père, ainsi qu'avait écrit le stylet qui dit vrai du frère bien-aimé qui mit Rome, avec toi, sur le chemin du bien 338, la foi, c'est l'argument des choses invisibles et la substance aussi des choses espérées : si je l'ai bien compris, c'est là sa quiddité. » 339 Alors je l'entendis : « Ce que tu dis est vrai, si tu sais dire aussi, pourquoi l'a-t-il placée parmi les arguments et parmi les substances. » Je repris aussitôt : « Les mystères profonds qui me montrent ici leur face véritable restent si bien cachés aux regards de là-bas, que leur seule existence est la foi qu'on en a et dans laquelle on met notre suprême espoir : et c'est par là qu'elle a l'aspect d'une substance. Comme il faut, d'autre part, syllogiser sur elle nS qu'on puisse produire une preuve à l'appui, s, je acquiert de ce fait un aspect d'argument. » j'entendis qu'il disait : « Si tout ce qu'on apprend l'école, sur terre, était ainsi compris, verrait sans emploi tout l'esprit des sophistes. » Ce furent là les mots de cet esprit ardent ; ensuite il ajouta : « Nous avons déjà vu le poids de la monnaie, ainsi que son aloi ; mais dis-moi maintenant si tu l'as dans ta bourse. » Je dis : « Oui, je l'ai bien, si ronde et si brillante, que son coin ne fait pas le moindre objet de doute. » La profonde splendeur qui brillait devant moi dit ensuite ces mots : « Ce joyau précieux, qui fait le fondement de toutes les vertus. comment t'est-il venu ? » Je dis : « Du Saint-Esprit la copieuse ondée, autrefois épanchée au-dessus des nouveaux et des vieux parchemins 340, est le seul syllogisme où je l'ai vu prouver, mais si pertinemment, que, par rapport à lui, les démonstrations me paraîtraient obtuses. » Puis j'entendis : « Le texte ancien et le nouveau qui t'ont fait arriver à ces conclusions, pourquoi donc les tiens-tu pour parole divine ? » « La preuve, dis-je alors, qui m'a fait voir le vrai est la suite des faits, pour lesquels la nature n>a pas chauffé le fer ni frappé sur l'enclume. » 341 Il me fut demandé : « Mais dis-moi, qui t'assure que ces faits ont eu lieu ? Car ce qui les confirme, n'est-ce pas justement ce qu'il faudrait prouver ? » « Si tout le monde vint, dis-je, au christianisme sans miracle, ce fait en est un en lui-même, et tel que tout le reste est moins que le centième 342 ; car toi-même, tu vins bien pauvre et affamé au champ, quand tu voulus semer la bonne plante qui, vigne en d'autres temps, est ronce maintenant. » Après ces mots derniers, l'illustre et sainte cour fit retentir la sphère en chantant : « Louons Dieu ! » avec les doux accords qu'on ne sait que là-haut. Ce saint homme pourtant, qui m'avait entraîné avec son examen, sautant de branche en branche, au point de m'approcher des feuilles les plus hautes, reprit presque aussitôt : « La grâce qui se plaît à meubler ton esprit t'a fait ouvrir la bouche de la seule façon qui convient, jusqu'ici, et je suis bien d'accord avec ce qu'il en sort ; mais il faut maintenant dire ce que tu crois, et d'où cette croyance arriva jusqu'à toi. » « Ô mon saint père, esprit qui peux voir maintenant ce que tu crus jadis si fort, que tu vainquis, courant vers le tombeau, des pieds beaucoup plus jeunes, commençai-je, tu veux que je te manifeste, ici même, le fond de ma propre croyance, et demandes aussi quelle en fut la raison. Vois ce que je réponds : Je crois en un seul Dieu, seul, éternel, qui met les cieux en mouvement, par l'amour et l'espoir, sans être mû lui-même. À la preuve physique et la métaphysique de cette foi 343 j'ajoute aussi les arguments puisés dans tout le vrai qui coule à flots d'ici, par la voix de Moïse et celle des prophètes, les Psaumes, l'Évangile et par vous, écrivains que le feu de l'Esprit avait alimentés. Je crois à la Personne éternelle et triplée ; je crois que son essence est une et triple, en sorte qu'on peut dire qu'elle est et sont en même temps. Le mystère divin de sa condition que je commente ici, le texte évangélique l'a mis dans mon esprit à plus d'une reprise. Telle fut l'étincelle et tel fut le principe qui s'est épanoui dans une vive flamme et qui scintille en moi comme une étoile au ciel. » Comme le maître écoute un rapport qui lui plaît et, quand le serviteur s'est tu, vient l'embrasser, montrant qu'il est content de la bonne nouvelle, ainsi, me bénissant au milieu de son chant, trois fois vint m'entourer la flamme apostolique qui m'avait fait parler, sitôt que je me tus, tant il eut de plaisir à m'avoir entendu. CHANT XXV Si le destin permet que ce poème saint auquel ont mis la main et le ciel et la terre et qui m'a fait maigrir pendant bien des années, triomphe des haineux qui m'ont fermé la porte de ce joli bercail où je dormais agneau, mais ennemi des loups qui lui faisaient la guerre, j'y rentrerai poète, avec une autre voix, avec d'autres cheveux, recevoir la couronne, au-dessus des fonts mêmes où je fus baptisé 344 ; car c'est à cet endroit que j'entrai dans la foi qui désigne les cœurs au ciel, et pour laquelle Pierre ceignit mon corps comme je viens de dire. Ensuite une clarté se mit en mouvement vers nous, de ce bouquet d'où sortit l'éclaireur qu'avait laissé le Christ, de ses futurs vicaires. Et ma dame me dit, resplendissant de joie : « Regarde bien, regarde ! Il est là, le saint homme qui vous fait visiter la lointaine Galice ! » 345 De même que parfois la colombe se pose auprès de sa compagne, et l'une à l'autre montre, tournant et roucoulant, son amour réciproque, de même j'ai vu là se faire un bon accueil ces princes glorieux l'un à l'autre, en louant le céleste aliment qui les nourrit là-haut. Ces démonstrations une fois terminées, chacun d'eux, sans parler, s'arrêta coram me 346, si fulgurants tous deux, qu'ils m'avaient ébloui. Béatrice lui dit, souriant de bonheur : « Ô magnifique esprit, qui décrivis jadis la magnanimité de notre basilique 347, fais que dans ces hauteurs on parle d'espérance : tu peux le faire bien, toi qui la représentes, lorsque Jésus aux trois montre sa préférence. » 348 « Lève donc le regard et prends de I'as6urance, car ce qui vient ici du monde des mortels doit mûrir tout d'abord au feu de nos rayons ! » Cet encouragement me vint du second feu : ce qui me fit lever mon regard vers ces cimes dont le poids excessif me l'avait fait baisser. « Puisque notre Empereur, par sa grâce, t'octroie de pouvoir rencontrer, avant que tu ne meures, dans son salon secret, chacun de ses ministres, afin qu'ayant connu l'éclat de cette cour, tu puisses ranimer, en toi-même et dans d'autres, l'espérance qui fait, là-bas, aimer le bien, dis-moi donc ce qu'elle est, et comment ton esprit s'en arme ; et dis aussi d'où tu l'as obtenue ! » Ainsi continuait la seconde clarté. Mais la dame pieuse, elle, qui dirigea pour un aussi haut vol les plumes de mon aile, devança ma réponse en parlant comme suit : « Elle n'a pas de fils plus riche en espérance, l'Église militante, ainsi qu'il est écrit au soleil qui vêt d'or toute la sainte troupe 349 ; aussi l'a-t-on laissé venir depuis Égypte jusqu'à Jérusalem350, pour tout voir et connaître, avant que soit prescrit le temps de sa milice. Quant aux deux autres points, qu'on ne demande pas pour apprendre de lui, mais afin qu'il rapporte combien cette vertu te produit de plaisir, je le laisse parler : il n'a point à combattre ni chercher à briller : c'est à lui de répondre ; que la grâce de Dieu l'assiste en ce moment ! » Le meilleur écolier répond à son docteur, aussi rapidement sur ce qu'il sait très bien, afin que son savoir brille plus aisément, que je dis : « L'espérance est l'attente certaine de la gloire future, et se produit en nous par la grâce divine et le mérite ancien. La lumière m'en vient de nombreuses étoiles ; mais qui l'a tout d'abord dans mon cœur distillée, du suprême Seigneur fut le suprême chantre 351. Parmi ses chants sacrés, il dit aussi : « Qu'en toi mettent l'espoir tous ceux qui connaissant ton nom ! » Et comment l'ignorer, avec la foi que j'ai ? Tu m'abreuvas toi-même, après ce doux breuvage, du lait de ton épître 352, et tant que j'en déborde et je verse à mon tour de votre source aux autres. » Pans le noyau vivant de ce grand incendie, pendant que je parlais, tremblait une clarté qui semblait un éclair intense et frémissant. Il me dit à la fin : « L'amour dont je m'embrase pour la sainte vertu qui m'accompagne ici, jusqu'à gagner la palme et au sortir du champ 353, exige d'en parler avec toi, qui tant l'aimes : et c'est avec plaisir que je voudrais entendre dire ce que promet pour toi cette espérance. » « Les Écritures, dis-je, anciennes et nouvelles, nous démontrent le but, qui peut me l'enseigner, des âmes qui de Dieu deviennent les amies. C'est ainsi qu'Isaïe avait dit que chacune aurait dans sa patrie un double vêtement 354 : et sa seule patrie est cette douce vie. Ton frère, d'autre part, nous a manifesté plus clairement encor sa révélation, alors qu'il écrivait au sujet des étoles. » 355 À peine avais-je dit ces dernières paroles, lorsque Sperent in te 356 retentit sur nos têtes, et dans chaque carole il fut repris en chœur. Un éclat s'alluma soudainement entre elles tel que, si le Cancer possédait ce bijou, l'hiver serait un mois qui n'aurait qu'un seul jour 357. Comme se lève et va pour entrer dans la danse, sans arrière-penser, la vierge souriante, rien que pour faire honneur à la jeune épousée, telle je vis alors la splendeur éclatante se joindre aux autres deux qui tournaient en musique ainsi qu'il convenait à leur amour ardent. Elle entra dans le chant ainsi que dans la ronde ; et ma dame sur eux reposait son regard et semblait une épouse immobile et muette. « Voici venir celui qui coucha sur le sein de notre Pélican 358 : qui, du haut de la croix, avait été choisi pour un office insigne. » Ainsi parla ma dame ; et cependant ses yeux restaient toujours rivés avec attention, avant d'avoir parlé comme après ces propos. Pareil à qui prétend, en fixant le soleil, regarder une éclipse à l'œil nu, tant soit peu, et qui, voulant trop voir, cesse d'être voyant, tel me fit devenir cette dernière flamme, jusqu'à ce qu'elle dît : « Pourquoi donc t'aveugler à chercher un objet qui n'a pas lieu chez nous ? 359 Sur la terre, mon corps, avec celui des autres, est terre et le sera, tant qu'ici notre nombre n'aura point égalé le décret éternel 360. Seules les deux clartés qui viennent de monter restent au cloître heureux avec leur double étole 361 : tu peux en apporter la nouvelle à ton monde. » Au son de cette voix, la guirlande enflammée cessa de tournoyer, et la douce harmonie que formait l'unisson de ces trois voix prit fin, comme, pour éviter le risque ou la fatigue, les rames qui tantôt venaient frapper les ondes se posent à la fois, sur un coup de sifflet. Et quel trouble soudain s'empara de l'esprit, lorsque, m'étant tourné pour revoir Béatrice, je ne pus plus la voir, quoique je fusse alors toujours aussi près d'elle, au séjour des heureux. CHANT XXVI Tandis que je craignais d'avoir perdu la vue, l'éclat éblouissant qui me l'avait éteinte 362 laissa monter un souffle et semblant m'appeler me dit : « En attendant de recouvrer la vue, que tu viens de ternir pour trop vouloir me voir, tu peux dédommager cette perte en parlant. Commence donc, et dis vers quelle fin aspire ton âme ; et cependant redis-toi que la vue n'est pas morte pour toi, mais à peine engourdie. La dame qui conduit dans ces saintes contrées tes pas, dans son regard a la même vertu qu'autrefois possédait la main d'Ananias. » 363 Je dis : « Qu'à son plaisir, que ce soit tôt ou tard, puissent guérir ces yeux, portes qu'elle emprunta jadis, pour tous ces feux dont je brûle toujours. Le Bien qui rend heureux ce palais est pour moi l'alpha et l'oméga de toute l'écriture que m'enseigne l'Amour plus ou moins ardemment. » 364 Et cette même voix qui m'avait enlevé la crainte de rester soudainement aveugle, de nouveau me poussait à prendre la parole, en disant : « Il te faut, certes, passer cela par un tamis plus fin : il te faut maintenant dire qui, vers ce but, a dirigé ton arc. » « C'est grâce aux arguments de la philosophie et à l'autorité qui descend d'ici 365, dis-je, nue cet amour a pu pénétrer dans mon cœur, puisque le bien en tant que bien, sitôt conçu, nous incite à l'amour, d'autant plus fortement qu'en lui-même il comprend plus de perfection. C'est à l'Essence donc qui dépasse les autres tellement, que le bien qui se trouve hors d'elle n'est qu'un simple reflet de sa propre clarté, qu'il faut, grâce à l'amour, plus qu'à toute autre essence, que s'adresse l'esprit de tous ceux qui discernent l'abstruse vérité de ce raisonnement. Celui qui m'a montré le premier des amours de toute la substance existant à jamais 366, propose à mon esprit la même vérité. Du véritable Auteur la voix me la propose, qui disait à Moïse, en parlant de lui-même : « C'est moi qui te ferai connaître tout le bien. » 367 Tu me l'as dite aussi, dans l'illustre criée 368 dont l'exorde proclame au monde de là-bas les arcanes d'ici, mieux que nul autre héraut. » J'entendis qu'il disait : « Par intellect humain et par l'autorité qui concorde avec lui, ton amour le plus haut se dirige vers Dieu. Explique-moi, pourtant, si tu sens d'autres cordes qui te tirent vers lui, pour que tu rendes clair avec combien de dents cet amour-là te mord. » La sainte intention de cet aigle du Christ ne me fut point cachée ; et je vis tout de suite quel sens il faisait prendre à ma profession. Je recommençai donc : « En effet, les morsures qui peuvent ramener le cœur de l'homme à Dieu ont toutes concouru dans cette charité. L'existence du monde, avec mon existence, et la mort qu'il souffrit pour que je puisse vivre, et tout ce qu'avec moi les fidèles espèrent, et le savoir certain dont je viens de parler, m'ont tiré de la mer de l'amour dévoyé et m'ont mis sur le bord de l'amour le plus droit. Les feuilles dont remplit son jardin tout entier l'éternel Jardinier me sont d'autant plus chères, que sur chacune il met le sceau de sa vertu. » 369 Sitôt que je me tus, un chant des plus suaves retentit dans le ciel, et ma dame elle-même disait avec le chœur : « Saint, saint et trois fois saint ! » Comme, quand nous réveille une forte lumière, grâce à l'esprit visif qui court à la rencontre de la clarté passant d'une membrane à l'autre, le réveillé répugne à ce qu'il voit d'abord, tant le rappel soudain le laisse inadapté, s'il n'est pas assisté par son estimative ; de même Béatrice éloigna de mes yeux le tain qui les voilait, d'un seul rayon des siens dont l'éclat pénétrait à plus de mille milles. Grâce à cela, je vis, mieux que je n'avais vu, et, presque stupéfait, je fis des questions sur un quatrième feu que je vis près de nous. Et ma dame me dit : « Au sein de ces rayons aime son créateur la première des âmes qu'à la Vertu première il a plu de créer. » 370 Et pareil au rameau qui fait fléchir sa cime au passage du vent et se relève ensuite, par sa propre vertu qui la ramène en haut, tandis qu'elle parlait, tel je devins moi-même, de stupeur ; mais bientôt je repris assurance, pressé par le désir que j'avais de parler. Alors je commençai : « Ô fruit qui fus unique à naître déjà mûr, père antique de qui n'importe quelle épouse est la fille et la bru, le plus dévotement que je puis, je te prie de vouloir me parler ; car tu vois mon désir que je ne te dis plus, pour t'entendre plus tôt. » Comme un cheval bronchant sous le caparaçon, qui manifeste ainsi le besoin qui l'agite par la housse qui suit les mouvements du corps, de la même façon la première des âmes m'avait rendu visible à travers l'enveloppe avec combien de joie elle allait me complaire. Puis elle prononça : « Sans que tu me l'exprimes toi-même, je lis mieux dans ton propre désir que tu ne saurais voir les objets les plus clairs, puisque je les contemple au miroir véridique et qui contient en lui tous les autres objets, alors que rien ne peut le contenir lui-même. Tu veux savoir de moi depuis combien de temps Dieu m'a mis au jardin sublime où celle-ci te rend apte à gravir une si longue échelle ; combien de temps il fut de mes yeux la liesse ; du grand courroux de Dieu quelle est la cause vraie ; quelle langue j'ai faite et j'ai mise en usage. Or, mon fils, ce n'est pas le bruit de l'arbre en soi qui fournit la raison d'un aussi long exil, mais le fait seulement d'outrepasser les bornes. Et là-bas, d'où ta dame a fait venir Virgile, quatre mille trois cents et deux tours de soleil m'avaient vu désirer cette réunion 371. Je l'avais déjà vu passer par tous les signes qui marquent son chemin, neuf cent et trente fois, pendant que j'habitais moi-même sur la terre. La langue a disparu, que j'ai d'abord parlée, dès avant que Nemrod et son peuple perdissent leur peine au bâtiment qu'on ne pouvait finir ; car l'effet que produit la raison elle-même ne vit pas longuement, du fait du goût des hommes, qui sans cesse évolue et change avec le ciel. Le langage de l'homme est un fait naturel ; mais quant à la façon de parler, la nature vous permet de choisir selon qu'il vous convient. Avant que je descende à l'angoisse infernale, on donnait le nom d'I sur terre au Dieu suprême, à qui je dois la joie où je me suis logé. Plus tard on l'appelait El 372, et c'était normal, l'usage des mortels étant comme les feuilles : si l'une tombe, une autre aussitôt la remplace. Sur le mont le plus haut qui domine les ondes 373 je vécus innocent, puis je vécus coupable de prime jusqu'à l'heure héritant de la sexte, après que le soleil a changé de quadrant. » CHANT XXVII « Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit ! » fut le chant qu'au Paradis j'entendis commencer, si doux, que ses accents étaient comme une ivresse. Ce que j'apercevais me paraissait un rire de l'univers, si bien que cette même ivresse pénétrait à la fois par l'oreille et par l'oeil. Ineffable allégresse ! ô bonheur ! existence qui n'est faite de rien que d'amour et de paix ! ô richesse certaine, où manquent les envies ! Comme devant mes yeux se tenaient allumés les quatre feux, l'un d'eux, le premier arrivé s'était mis à briller d'un bien plus vif éclat, et son aspect fut tel que serait devenu Jupiter, si lui-même et Mars étaient oiseaux et venaient d'échanger tout à coup leur plumage 374. Et ce divin Pouvoir qui répartit les actes et les emplois là-haut, avait de toutes parts au choeur des bienheureux imposé le silence, quand j'entendis parler : « Si ma couleur se change, ne t'en étonne point, car, pendant que je parle, tu verras que les autres changeront à leur tour. Celui qui, sur la terre, usurpe et tient ma place 375, ma place, oui, je dis bien ma place, qui demeure en ce moment vacante aux yeux du Fils de Dieu, de mon propre sépulcre a fait une cloaque je pourriture et sang, qui fait que le pervers qui tomba d'ici-haut, dans son repaire en rit. » Je m'aperçus alors que le ciel se couvrait de la même couleur dont le soleil habille le matin et le soir le nuage opposé ; et comme, en conservant l'assurance à part soi, rougit l'honnête femme et perd sa contenance, entendant le récit des errements d'une autre, Béatrice changeait elle aussi de visage, je crois que dans les cieux l'éclipsé était pareille, lors de la passion du suprême Pouvoir. Puis, je pus écouter la suite du discours, mais faite d'une voix d'autant plus altérée, que son aspect visible demeurait inchangé : « Non, l'Épouse du Christ n'a pas été nourrie de mon sang, de celui de Lin et d'Anaclet 376, pour l'employer ensuite à ramasser de l'or ; mais c'est pour acquérir ce bonheur éternel, que Sixte ainsi que Pie et Calixte et Urbain ont versé tour à tour leurs larmes et leur sang. Nous n'avons pas voulu que du peuple chrétien nos propres successeurs composent deux partis, plaçant l'un à leur droite et l'autre à leur main gauche 377, ni que ces saintes clefs dont j'avais eu la garde, sur un drapeau guerrier puissent servir d'enseigne pour conduire au combat contre d'autres chrétiens ; ni que l'on fît de moi pour quelque privilège mensonger ou vendu la figure d'un sceau 378, qui m'a fait flamboyer et rougir bien des fois. Sous l'habit des pasteurs on aperçoit d'ici rôder parmi les prés les loups les plus rapaces : ô justice de Dieu, pourquoi tant sommeiller ? Cahorsins et Gascons préparent leurs boissons de notre propre sang 379 : ô bon commencement, dans quelle triste fin te faudra-t-il sombrer ? Pourtant, le même ciel qui produisit à Rome Scipion, défenseur de la gloire du monde, y portera remède, à ce que je prévois 380. Et toi-même, mon fils, que ton poids de mortel doit ramener sur terre, ouvre grande la bouche, dis tout haut ce que, moi, je ne t'ai point caché ! » Et comme dans nos airs foisonne vers le bas la vapeur congelée, au moment où la corne de la Chèvre du ciel a rejoint le soleil 381, ainsi j'ai vu l'éther se peupler tout à coup et voler vers le haut les vapeurs triomphantes qui faisaient jusqu'alors leur séjour près de nous. Ma vue en poursuivit les évolutions et les accompagna pendant que la distance ne dressa point de mur qu'elle ne pût franchir. Ma dame en ce moment, voyant que mon regard ne cherchait plus le haut, me dit : « Abaisse donc tes yeux, pour mesurer le chemin parcouru ! » Depuis l'heure où j'avais tout d'abord regardé, je vis comme déjà j'avais couru tout l'arc que fait du centre au bout notre premier climat 382. Au-dessus de Gadès, je contemplai d'Ulysse la folle traversée, et en deçà, la rive qui d'Europe jadis reçut le doux fardeau 383. J'aurais pu découvrir davantage, sans doute, de ce petit lopin, mais j'avais le soleil sous mes pieds et à plus d'un signe de distance 384. Mon esprit amoureux, qui ne fait qu'adorer ma dame à chaque instant, plus que jamais brûlait pressé de ramener sur elle mon regard. Si la nature ou l'art ont réuni des charmes ou dans la chair humaine, ou bien dans la peinture, pour toucher droit au cœur par le plaisir des yeux, tous ces attraits unis paraîtraient moins que rien, face au divin plaisir qui m'envahit soudain lorsque je me tournai vers son riant visage. Et alors la vertu qui vint de son regard m'arracha tout à coup au beau nid de Léda 385, me poussant vers le ciel qui tourne le plus vite. Sa zone la plus proche et la plus élevée était partout pareille, et je ne saurais dire où choisit Béatrice une place pour moi. Mais elle, qui voyait ma curiosité, se mit à m'expliquer, riant si bellement qu'on aurait dit que Dieu riait sur son visage : « La nature du monde, immobile en son centre et où tous les objets tournent autour de lui 386, commence dans ce point, qu'on peut dire sa source. Quant à ce ciel lui-même, il n'a pas d'autre lieu, sinon l'esprit divin duquel prennent leur feu la vertu qu'il répand et l'amour qui le tourne. La lumière et l'amour font son cercle, qui ceint les autres à son tour ; et Celui seulement qui le contient en lui, peut le comprendre aussi. Son mouvement n'est pas mesuré par les autres ; les autres, au contraire, y prennent leur mesure, comme dix est formé de deux moitiés de cinq. Et de quelle façon le temps a ses racines dans ce texte, et comment ses feuilles sont dans d'autres, tu peux dorénavant le voir plus clairement. Cupidité, qui mets les hommes sous tes pieds, tellement qu'aucun d'eux ne peut plus, par la suite, élever le regard au-dessus de tes flots ! La bonne volonté, certes, fleurit en nous ; mais la pluie incessante intervient pour changer en simples avortons les prunes véritables. L'innocence et la foi ne se rencontrent plus que chez les tout petits : l'une et l'autre s'enfuient, bien avant que la barbe apparaisse au menton. Tel jeûnait autrefois, lorsqu'il les balbutiait, qui dévore plus tard, la langue déliée, n'importe quel manger, sans voir le calendrier : tel apprit à parler, dans l'amour de sa mère et lui obéissant, qui, lorsqu'il a grandi, souhaiterait plutôt la voir ensevelie. C'est ainsi que la peau devient de blanche noire, aussitôt qu'apparaît la fille de celui qui vous fait le matin et vous laisse le soir 387. Pour toi, pour que cela ne te surprenne point, songe que l'on n'a pas qui gouverne sur terre : et c'est là ce qui perd la famille des hommes. Mais avant que l'hiver n'ait perdu janvier à force d'oublier les centièmes, là-bas 388, les cercles d'ici-haut rugiront tellement, qu'enfin cet ouragan longuement attendu retournera la poupe où se trouvait la proue, en sorte que la nef cinglera droit au port et que les fruits tiendront la promesse des fleurs. » CHANT XXVIII Lorsque celle qui met mon âme au Paradis m'eut de cette façon découvert toute nue notre vie actuelle à nous, pauvres mortels, comme au miroir paraît la lumière d'un cierge, que l'on voit s'allumer soudain derrière vous, sans qu'on ait vu le cierge et presque par surprise, nous faisant retourner pour voir si le cristal nous dit la vérité, et les trouvant d'accord comme le sont la note et le rythme du chant, ainsi je me souviens que j'avais fait moi-même, lorsque enfin mon regard plongea dans les beaux yeux dont l'amour fit les rets où je suis prisonnier. Et m'étant retourné pour prendre connaissance de tout ce qui paraît à travers ce volume, si dans son mouvement on l'examine bien, j'aperçus certain Point 389 d'où rayonnait si fort un éclat fulgurant, que le regard qu'il touche est aussitôt blessé par son scintillement ; mais l'astre qui paraît le plus petit chez nous semblerait une lune, à le mettre à côté, comme lorsqu'on compare entre elles les étoiles. À la distance ou presque à laquelle apparaît tout autour de l'éclat qui le forme, un halo, à l'heure où s'épaissit la vapeur qui le porte, tout autour de ce point un cercle incandescent tournait si vivement, qu'il semblait dépasser le mouvement qui ceint plus vite l'univers. On le voyait lui-même enveloppé d'un autre, qui l'était d'un troisième, ensuite d'un quatrième, celui-ci d'un cinquième et d'un sixième aussi. La septième suivait par-dessus, mais si vaste dans ses dimensions que, pour le contenir, l'envoyé de Junon serait insuffisant. Les huitième et neuvième étaient pareils, chacun tournait plus lentement, selon qu'il se trouvait porter un numéro plus loin de l'unité 390. Le cercle dont le feu resplendissait lé plus était le moins distant de la pure étincelle, comme touchant, je crois, sa vérité de près. Ma dame, qui voyait que j'étais absorbé dans mes réflexions, me dit : « C'est de ce point que dépendent le ciel et tout ce qu'il contient. Vois le cercle qui ceint de plus près sa nature, et sache que, s'il tourne aussi rapidement, c'est grâce à cet amour dont il se sent pressé. » Moi, je dis : « Si le monde était organisé selon les mêmes lois que je vois dans ces sphères, ce que tu viens de dire épuiserait ma soif. Dans le monde sensible on peut voir cependant le mouvement du ciel devenir plus divin à mesure qu'il est plus éloigné du centre 391. Si ma soif de savoir doit avoir une fin dans ce temple angélique et digne qu'on l'admire, dont lumière et amour sont les seules frontières, il faudrait m'expliquer la raison pour laquelle le modèle n'est pas conforme à la copie ; car, pour moi, plus j'y pense et moins je le comprends. ; « Ce n'est pas étonnant, si de tes doigts tout seuls tu ne réussis pas à défaire ce nœud que le long abandon rend encor plus ardu. » Ainsi parla ma dame, et puis elle ajouta : « Prends ce que je dirai, si tu veux t'en nourrir ; concentre ton esprit autour de ce problème ! Les cercles corporels 392 sont étroits ou plus amples, selon qu'est plus ou moins puissante la vertu qui vient se diffuser dans toutes leurs parties. La plus grande bonté fait la santé meilleure ; la plus grande santé réclame un corps plus grand, s'il peut avoir aussi des membres accomplis. Et d'autre part, ce ciel, entraînant avec lui l'univers tout entier, représente le cercle où l'amour est plus grand, le savoir plus profond. Pourtant, si tu veux bien appliquer ta mesure à la vertu qui tient dans toutes les substances qui montrent leur rondeur, non à ce qu'on en voit, tu pourras observer dans chacune des sphères accord admirable et fait à leur mesure, du grand avec le plus, du petit avec moins. » Comme on voit devenir sereine et transparente la profondeur du ciel, lorsqu'en enflant sa joue du côté qui reçoit plus souvent les caresses Borée enlève et rompt les voiles du brouillard qui l'avait obscurci, faisant rire le ciel et avec lui le chœur de toutes ses beautés, ainsi je fis moi-même, aussitôt que ma dame me fournit de la sorte une claire réponse, et le vrai m'apparut comme une étoile au ciel. Et dès qu'elle eut fini de tenir ce discours, les cercles à nouveau scintillèrent plus fort, brillant comme le fer qu'on a tiré du feu. Tous ces éclats nouveaux tournaient avec leurs flammes et leur nombre était tel, qu'il devait dépasser celui que l'on obtient en doublant les échecs 393. J'entendais hosanna chanté de chœur en chœur à ce Point qui les tient et les tiendra toujours rivés au même endroit qui leur fut assigné. Mais celle qui voyait que des pensers douteux agitaient mon esprit, dit : « Les séraphins restent, avec les chérubins, aux deux cercles premiers 394. Leur course est plus rapide, ainsi que tu peux voir, afin d'être à ce Point pareils le plus possible, et ils le peuvent bien, car ils le voient de près. Quant aux autres amours qui restent autour d'eux, du visage divin on les appelle trônes, et avec eux prend fin le premier des ternaires. Or, tu comprends déjà que leur félicité se fonde au premier chef sur l'acte de la vue, et non pas sur l'amour, qui passe en second lieu 395 ; et cette même vue est résultat d'un don que la grâce produit, avec le bon vouloir ; et le même ordre règne à chacun des degrés. Le ternaire suivant, qui, comme le premier, s'épanouit au sein de ce printemps sans fin que ne déflore pas le Bélier de la nuit, fait résonner ici l'éternel hosanna sur trois airs différents qu'on entend retentir dans trois ordres heureux qui font sa trinité. Dans cette hiérarchie on trouve trois essences : les Dominations d'abord, puis les Vertus, et au dernier des rangs se trouvent les Puissances. Puis, dans les chœurs de joie avant-derniers, voltigent tant les Principautés que l'ordre des Archanges ; le troisième est formé par les anges qui jouent. Ils contemplent en haut avec intensité et triomphent en bas tellement, que vers Dieu ils sont tous attirés et ils attirent tout. C'est avec tant d'amour que Denis s'était mis à contempler ces ordres, qu'il a pu les nommer et les distinguer tous, comme je viens de faire. Grégoire cependant était d'un autre avis 396 ; mais aussitôt qu'il put, dans le ciel où nous sommes, ouvrir les yeux lui-même, il rit de son erreur. Et le fait qu'un mortel ait pu dire à la terre un mystère aussi grand, ne doit pas t'étonner : quelqu'un qui l'avait vu 397 lui découvrit d'abord le secret de ce cercle, et bien d'autres encore. » CHANT XXIX Au moment où le fils de Latone et sa fille, à côté du Bélier ou bien de la Balance, forment de l'horizon leur ceinture commune 398, le temps que le zénith les tient en équilibre jusqu'à ce que les deux sortent de cette zone et changent d'hémisphère, est égal à celui pendant lequel se tut Béatrice, en tournant son visage où brillait le bonheur, pour fixer son regard sur le Point qui m'avait ébloui. « Je te dirai, fit-elle, et sans que tu demandes, ce que tu veux savoir, car je viens de le voir dans cet endroit que font tous les lieux et les temps. Ce n'est pas pour avoir un bien qui lui fût propre, ce qui n'a pas de sens, mais pour que sa splendeur pût, en brillant plus fort, affirmer : « Subsisto ! » 399 qu'en son éternité, hors de toute limite, hors des bornes du temps, pour son plaisir, l'Amour éternel s'est ouvert dans des amours nouvelles. Il n'était pas resté jusqu'alors inactif, puisque l'esprit de Dieu n'a plané sur ces eaux le temps qui précéda, ni celui qui suivit. La forme et la matière, ensemble ou séparées, pures de tout défaut, en procèdent, de même qu'un triple trait jaillit de l'arc à triple corde. Comme à travers le verre ou l'ambre ou le cristal un rayon resplendit si vite, qu'il ne passe nul espace de temps entre atteindre et briller, de même du Seigneur cette source triforme rayonna tout d'abord dans sa création, entière et sans connaître aucun commencement. La substance reçut un ordre Écritures dont elle fut empreinte ; et l'on mit les essences qu'engendre l'acte pur, au sommet du créé 400. On assigna le bras à la pure puissance ; et l'acte et la puissance ont été joints au centre dans des liens si forts, que rien ne les sépare. Jérôme a soutenu que les ordres des anges avaient été créés bien des siècles avant que l'univers entier n'eût reçu l'existence. Pourtant, la vérité paraît dans bien des pages de tous ces écrivains que l'Esprit saint inspire, et tu les trouveras, si tu sais regarder. Et la raison aussi la devine en partie, qui ne peut concevoir que les moteurs aient pu rester si longuement sans ce qui les parfait 401. Or, tu sais maintenant quand et où ces amours furent faits et comment ; en sorte que trois flammes au fond de ton désir sont éteintes déjà. On n'arriverait pas, en comptant, jusqu'à vingt dans le temps qu'il fallut aux anges révoltés pour troubler les bas-fonds des autres éléments. Pour ceux qui sont restés, ils avaient mis en œuvre avec un tel bonheur cet art que tu contemples, que jamais aucun d'eux n'a cessé de tourner. La cause de la chute était la malheureuse superbe de celui que tu pus contempler, écrasé sous le poids de l'univers entier 402. Ceux que tu vois ici furent assez modestes pour avouer leur dette envers cette Bonté qui les avait créés aptes à le comprendre ; et c'est pourquoi leur vue est améliorée par leur propre mérite, ainsi que par la grâce qui vint illuminer leur ferme volonté. Abandonnant le doute, il faut que tu sois sûr que recevoir la grâce est un mérite en soi, mesuré sur l'amour qui lui servit de porte. Tu peux dorénavant méditer longuement et sans autre secours sur ces réunions 403, si tu m'as écouté pendant tout ce discours. Pourtant, comme à l'école on prétend enseigner que les anges sont faits capables par nature d'entendre, de vouloir et de se souvenir, il faut que je poursuive, afin que tu connaisses la pure vérité, que vous rendez obscure en vous laissant tromper par de telles leçons. Après avoir joui du visage de Dieu, ces substances n'ont plus détourné leurs regards du sien, à qui jamais rien ne peut échapper. Ainsi, leur vision n'est pas interceptée par de nouveaux objets ; ils n'ont donc pas besoin de se ressouvenir des concepts oubliés 404. Et l'on rêve chez vous, avec les yeux ouverts, quand on parle autrement, soit qu'on y pense ou non ; mais l'un de ces deux semble et coupable et plus vil 405. Votre philosophie à vous ne suit jamais un sentier uniforme, tellement vous séduisent l'amour de l'apparence et la soif de briller. Dans le ciel, cependant, avec moins de colère on souffre cette erreur que celle d'oublier la divine Écriture, ou de changer son sens ; car vous ne pensez pas à tout le sang versé pour la semer au monde, et qu'il est agréable au ciel, que l'on confie en elle humblement. Pour se faire admirer, chacun vous vante et brode sa propre fantaisie, et les prédicateurs en font cas, oubliant d'ouvrir les Évangiles. L'un conte que la lune a rebroussé chemin, lors de la mort du Christ, et s'est interposée afin que le soleil refusât sa lumière : il ment, puisque le jour s'obscurcit de lui-même : c'est pourquoi cette éclipse était aussi visible aux Juifs, aux Indiens et jusqu'aux Espagnols. Les Lapi, les Bindi 406 ne sont point plus nombreux que les fables qu'on fait tous les ans à Florence et que les orateurs colportent de leur chaire, faisant que les brebis, qui n'ont pas le savoir, rentrent du pâturage ayant mangé du vent, en quoi leur ignorance est une piètre excuse. Le Christ n'avait pas dit à son premier chapitre : « Partez, allez partout prêcher des balivernes ! » mais leur donna le vrai qui leur servait d'assise, et ce vrai fut le seul qui sonna sur leurs lèvres, si bien qu'à leur combat pour propager la foi l'Évangile a fourni la lance et le bouclier. Avec des calembours et des bouffonneries on prêche maintenant ; et pourvu qu'on s'amuse, le capuce se gonfle et le moine est content. Mais souvent tel oiseau niche dans la cagoule que, s'il pouvait le voir, le vulgaire saurait la valeur des pardons qu'on lui vient proposer ; et la stupidité s'augmente sur la terre tellement que, sans preuve et sans aucun garant, vite on fait confiance aux plus folles promesses. Ainsi fut engraissé le porc de saint Antoine 407, et bien d'autres encor qui sont pis que des porcs, et en fausse monnaie on veut payer le monde. Mais sans nous éloigner du sujet, tourne donc désormais ton regard vers la plus courte route, pour économiser le chemin et le temps ! Des anges le modèle est souvent répété, cependant la parole et les concepts des hommes n'auraient pas le moyen d'en dire l'étendue. Et si tu te souviens de ce que nous révèle Daniel, tu verras qu'on ignore le chiffre de leur nombre précis, dont il dit les milliers 408. Leur nature reçoit la lumière première qui rayonne partout, en autant de manières qu'il existe d'éclats qui doivent l'accueillir 409 ; et l'acte de comprendre étant toujours suivi de l'amour, il ressort que la douceur d'aimer s'allume et bout en elle aussi diversement. Tu vois l'immensité de l'éternel Pouvoir et sa sublimité, puisqu'il s'est fait tout seul de si nombreux miroirs où son reflet se brise, tout en restant lui-même unique, comme avant. » CHANT XXX Lorsque la sixième heure erre à six mille milles plus ou moins de distance, et que de notre monde l'ombre penche déjà sur son lit allongé 410, le centre de la voûte, au point le plus profond pour nos yeux, devient tel que certaines étoiles ne se laissent plus voir aux bas-fonds où nous sommes ; et aussitôt qu'on voit l'esclave lumineuse du soleil 411 se montrer, le ciel paraît éteindre ses flambeaux tour à tour, jusqu'au plus beau de tous. De la même façon la danse triomphale tournant autour du Point qui m'avait ébloui et semblait contenir Celui qui la contient, s'éteignit sous mes yeux presque insensiblement ; et l'amour et le fait de ne rien voir me firent, comme toujours, tourner mes yeux vers Béatrice. Si tout ce que j'ai dit sur elle jusqu'ici pouvait s'amalgamer et faire un seul éloge, cela serait trop peu pour remplir cet office. La beauté que je vis en elle outrepassait ce que nous concevons et, je crois, plus encore, que son seul Créateur la possède en entier. Sur ce point, je confesse avoir été vaincu plus qu'aucun autre auteur, soit comique ou tragique 412, ne l'a jamais été par un aspect du thème ; car comme le soleil offusque le regard, ainsi le souvenir de son sourire heureux me prive en cet instant du secours de l'esprit. Depuis le premier jour où j'ai vu son visage dans le monde mortel, et jusqu'en cet instant, rien n'a pu m'empêcher de poursuivre mon chant ; mais il faut à présent que je mette une fin aux efforts que j'ai faits pour chanter sa beauté, puisque même notre art reconnaît des limites. Telle que je la laisse à des voix plus sonores que mon pauvre clairon, qui s'apprête lui-même à mettre fin bientôt au sujet trop ardu, elle recommença, sur le ton décidé d'un vrai chef : « Maintenant nous venons de sortir du plus grand corps au ciel fait de pure lumière 413 ; lumière de l'esprit, que l'amour entretient ; amour du bien réel, tout rempli d'allégresse ; allégresse au-dessus de toutes les douceurs. Tu pourras voir ici l'une et l'autre milice du Paradis, dont l'une a déjà l'apparence que tu reconnaîtras au dernier jugement. » 414 Comme un éclair s'allume à l'improviste et blesse les esprits de la vue, empêchant le regard de percevoir encor d'autres objets brillants, cette vive clarté m'avait paralysé, sa fulguration ayant mis sur mes yeux comme un épais bandeau qui me rendait aveugle. « L'amour qui fait toujours la paix de ce royaume accueille dans son sein par ce même salut, préparant la chandelle à recevoir sa flamme. » Ces brefs propos étaient à peine parvenus jusqu'à moi, qu'aussitôt je pus me rendre compte que je me surpassais au-delà de mes forces. Dans mes yeux s'allumait une seconde vue, telle qu'aucun éclat, pour lumineux qu'il fût, ne pouvait désormais arrêter mon regard. Je vis une splendeur en forme de torrent éclatant de clarté, serré dans ses deux rives qu'un printemps merveilleux émaillait de partout. Des flots je vis jaillir de vives étincelles qui de tous les côtés se posaient sur les fleurs et semblaient des rubis enchâssés dans de l'or. Ensuite, paraissant de parfum enivrées, elles allaient plonger dans le gouffre admirable ; et dès que l'une entrait, une autre en jaillissait. « Cet intense désir qui t'enflamme et te presse si fort, de pénétrer tout ce que tu contemples, m'enchante d'autant plus qu'il devient plus puissant. Mais il faut de cette eau que tu boives encore, si tu veux que ta soif puisse enfin s'apaiser. » C'est ainsi que parla le soleil de mes yeux. Elle ajouta : « Le fleuve, ainsi que les topazes qui font ce va-et-vient, le sourire de l'herbe, ne sont que la préface et l'ombre de leur vrai 415. Ce n'est pas que cela soit trop dur à comprendre ; il s'agit d'un défaut, dont la source est en toi, qui n'as pas encor l'œil superbe qu'il faudrait. « L'enfant ne tourne pas aussi rapidement vers le sein maternel sa face, le matin lorsqu'il s'est éveillé plus tard que de coutume, que je ne me tournai, pour faire de mes yeux un miroir plus fidèle, en me penchant sur l'onde qui s'épanche là-haut pour nous rendre meilleurs. Et sitôt que le bord de mes paupières vint se baigner dans ses eaux, je crus m'apercevoir que ce que j'avais pris pour longueur était rond. Puis, comme on voit quelqu'un qui demeurait masqué se montrer différent, sitôt qu'il se dépouille de l'aspect étranger qui nous donnait le change, les fleurs avaient changé, comme les étincelles, en un bonheur plus grand, et je vis tout à coup s'étaler sous mes yeux la double cour du ciel. Ô toi, splendeur de Dieu, qui m'as permis de voir le triomphe éternel du royaume du vrai, fais-le-moi raconter tel que je l'ai connu ! Il est une clarté là-haut, qui rend visible le Créateur lui-même à toute créature dont le bonheur consiste à contempler sa face. Cette clarté s'étale et forme comme un cercle, 6e déroulant si loin, que sa circonférence serait pour le soleil une ceinture lâche 416. Tout ce qu'on peut en voir est formé de rayons qui baignaient le sommet du mobile premier et lui donnent ainsi la vie et la puissance. Et de même qu'un mont se mire dans les eaux qui coulent à ses pieds, pour y voir sa parure, alors qu'il est plus riche en verdure et en fleurs, tel je vis, dominant tout autour cet éclat, s'y mirer longuement, du haut de mille marches, tous ceux qui d'entre nous ont fait retour là-haut. Et puisque le gradin le plus bas circonscrit un si vaste foyer, quelle ne doit pas être l'ampleur de cette rosé au bord de ses pétales ! Mes yeux ne perdaient rien de toute cette ampleur ni de sa profondeur, mais embrassaient très bien de ces félicités l'étendue et le mode. Là, d'être près ou loin n'ajoute ni n'enlève ; car lorsque Dieu gouverne immédiatement, les lois de la nature ont perdu leur pouvoir. Dans le centre doré de la rosé éternelle qui s'étale et s'étage et exhale un parfum de louange au Soleil du printemps éternel, pareil à qui se tait tout en voulant parler, m'attira Béatrice, en me disant : « Regarde comme il est grand, le chœur de ces blanches étoles ! Tu vois le tour qu'ici comprend notre cité ; et nos sièges, tu vois, sont déjà si remplis qu'il reste peu de place à ceux que l'on attend 417. Et quant à ce grand siège où ton regard s'arrête, parce qu'il est déjà marqué d'une couronne, avant qu'on ne t'invite à ces noces toi-même, il doit recevoir l'âme, auguste sur la terre, de Henri, qui viendra redresser l'Italie ; mais il doit arriver avant qu'elle soit prête 418. L'aveugle convoitise, en vous rendant stupides, vous pousse à réagir comme certains enfants qui, tout en ayant faim, repoussent leur nourrice. Le tribunal divin lors aura pour préfet un tel qui n'ira point sur le même chemin que lui, tant en secret qu'au su de tout le monde. Mais il ne sera plus supporté longuement par Dieu dans son office ; il descendra bientôt où la justice a fait tomber Simon le Mage, et celui d'Anagni s'enfoncera d'autant. » 419 CHANT XXXI Ainsi, sous cet aspect de rosé toute blanche, se montrait à mes yeux cette sainte milice qu'au prix de son sang même épousa Jésus-Christ. L'autre420, qui dans son vol voit et chante la gloire de Celui qui fait seul le but de son amour, ainsi que sa bonté qui la rendit heureuse, imitant un essaim d'abeilles qui tantôt se pose sur les fleurs, et qui tantôt retourne au point où la saveur de son butin augmente, descendait dans le sein de cette grande fleur qu'orne un nombreux feuillage, et remontait ensuite où l'Amour a fixé son siège pour toujours. Leurs visages à tous étaient de pure flamme ; leurs ailes étaient d'or, et le reste si blanc que la neige jamais ne le fut à ce point 421. Et descendant ainsi de gradin en gradin dans cette fleur, un peu de leur paisible ardeur acquise en voletant se répandait partout. Et cependant le vol de ces foules sans nombre venant s'interposer au-dessus de la fleur, n'empêchait nullement la vue ou la splendeur, car la clarté divine entre dans l'univers dans la proportion dont il se montre digne, et rien d'autre ne peut lui former un obstacle. Et ce royaume heureux, que rien ne peut troubler et où la gent antique abonde et la nouvelle, offrait au même endroit leur amour et leur joie. Brillante Trinité qui dans l'étoile unique qui scintille pour eux, fais ainsi leur bonheur, regarde vers le bas et vois nos infortunes ! Si jadis, descendant des rivages qu'Hélice contemple tous les jours de là-haut, en tournant, avec le fils qu'elle aime encore 422, les barbares restèrent stupéfaits, apercevant de Rome les superbes palais, du temps où le Latran 423 se trouvait au sommet des choses de ce monde, moi-même, qui venais de l'humain au divin et qui passais du temps à cette éternité et de notre Florence au peuple juste et pur, je laisse à deviner quelle était ma stupeur ! Et cependant par elle, ainsi que par la joie j'oubliais mon silence avec celui des autres. Comme le pèlerin qui se fait un bonheur de visiter le temple où l'appelait son vœu, en pensant aux récits qu'il doit à ses amis, tout en me promenant dans la vive lumière, je suivais du regard chacun de ces gradins vers le haut, vers le bas ou bien tournant en rond. J'y voyais dés regards invitant à l'amour du prochain, où brillait la lumière d'en haut sur leur propre sourire, et de dignes abords. Déjà de mon regard je pouvais embrasser l'aspect du Paradis pris dans tout son ensemble, sans m'arrêter encor sur aucun de ses points ; et je me retournais, pris par une autre envie, pour savoir de ma dame un peu plus de détails sur lesquels mon esprit restait comme en suspens. J'attendais une voix, une autre répondit424 : car je pensais trouver Béatrice, et je vis un vieillard habillé comme on l'est dans la gloire. On voyait son regard et son visage empreints d'un suave bonheur où brillait la bonté qui le rendait pareil au plus tendre des pères. « Où est-elle ? » ont été mes premières paroles. « Pour mener, me dit-il, ton désir à la fin, Béatrice m'a fait abandonner ma place. Regarde vers le haut, sur le troisième cercle à partir du sommet, et tu la reverras, assise sur le trône où la met son mérite. » Sans plus tarder alors, je levai mon regard et je la vis là-haut, portant une couronne que formaient les reflets des rayons éternels. L'œil mortel n'est jamais à si grande distance de la plus haute zone où gronde le tonnerre, même s'il a plongé jusqu'au fond de la mer 425, que Béatrice était de ma vue éloignée ; mais cela n'était rien, parce que son image parvenait jusqu'à moi, pure de tout milieu. « Ô dame, qui soutiens toute mon espérance et qui, pour mon salut, avais daigné laisser jusqu'au fond de l'Enfer la trace de tes pas, je reconnais tenir la grâce et la vertu de tant et tant d'objets que j'ai pu contempler, rien que de ta puissance et magnanimité. D'esclave, ta faveur vient de me rendre libre, grâce à tous les recours et par tous les moyens qui, pour mener au but, étaient en ton pouvoir. Conserve-moi toujours cette magnificence, en sorte que mon âme, enfin par toi guérie, sans les liens du corps, jouisse de ta grâce. « Telle fut ma prière ; et elle, d'aussi loin qu'elle semblait, sourit en regardant vers moi, puis elle se tourna vers la Source éternelle. Alors le saint vieillard : « Afin que s'accomplisse de point en point, dit-il, jusqu'au bout ton voyage auquel m'ont invité l'amour et la prière, survole du regard tout ce vaste jardin ! Sa contemplation préparera ta vue pour mieux monter ensuite aux célestes rayons. Et la Reine du ciel, qui fait brûler mon cœur du plus parfait amour, nous donnera sa grâce, car moi-même, je suis son fidèle Bernard. » 426 Comme celui qui vient, mettons de Croatie uniquement pour voir chez nous la Véronique 427 et ne peut assouvir sa faim qui vient de loin, mais se dit en son cœur, pendant qu'on la lui montre : « Ô Seigneur Jésus-Christ, ô Dieu de vérité, alors votre visage était-il ainsi fait ? » tel je restais, voyant l'active charité de celui qui chez nous, dans le monde d'en bas, goûtait en contemplant un peu de cette paix. « Fils de la grâce, fut son entrée en matière, comment connaîtras-tu cet état bienheureux, si tu gardes toujours les yeux fixés en bas ? Regarde donc plutôt ces cercles jusqu'en haut, et sur le plus lointain tu pourras voir la Reine à laquelle obéit saintement ce royaume ! « Lors je levai les yeux, et comme le matin le bord de l'horizon qui touche à l'Orient passe l'éclat de Vautre où le soleil se couche, de même, en promenant mon regard du plus bas au plus haut, j'aperçus un endroit au sommet, dont l'éclat dépassait tout le front opposé. Et tout comme le bord où l'on attend le char que Phaéton garda si mal, paraît brûler, tandis que de partout la clarté diminue, telle vers le milieu s'avivait l'oriflamme qui conduit à la paix, tandis que tout autour la clarté faiblissait de façon uniforme. Dans ce même milieu, les ailes déployées, l'air en fête, j'ai vu voler plus de mille anges, et chacun différait par I'aspect et l'éclat. Et là, parmi leurs jeux et parmi leur musique, je vis une beauté rire 428, qui dans les yeux de tous les autres saints devenait de la joie. Si j'avais l'éloquence aussi riche que l'est l'imagination, je ne craindrais pas moins d'affronter le portrait de sa grâce la moindre. Bernard, voyant mes yeux qui s'étaient arrêtés attentifs et fixés sur l'ardeur de sa flamme, tourna les siens vers elle, avec tant de tendresse que mon regard devint d'autant plus enflammé. CHANT XXXII Donc ce contemplateur, tout entier à sa joie, assuma librement l'office de docteur, commençant son discours par ces saintes paroles : « La blessure qu'oignit et que guérit Marie, ce fut la belle femme assise au-dessous d'elle 429 qui l'avait fait ouvrir et qui l'envenima. Au troisième degré que composent ces sièges est assise Rachel, auprès de Béatrice, comme tu peux le voir, un peu plus bas que l'autre. Sarah et Rebecca, Judith la bisaïeule de ce chantre royal qui disait dans ses vers miserere mei, regrettant ses erreurs 430, suivent, comme tu vois, de gradin en gradin, toujours en descendant, dans l'ordre de leurs noms formant de haut en bas de la fleur les pétales. Du septième gradin jusqu'en bas, comme aussi du sommet jusqu'à lui, une file de Juives, divisent en longueur la tête de la rosé ; car, suivant le regard dont on considéra la foi de Jésus-Christ, elles forment le mur d'où prennent leur départ ces escaliers sacrés 431. Du côté le plus proche, où tous les pétales semblent s'épanouir, tu vois rester assis ceux qui crurent d'abord dans le Christ à venir ; et de l'autre côté, dont le vide interrompt par endroits les degrés, restent assis ceux-là qui fixaient leurs regards sur le Christ advenu. Comme de ce côté le trône glorieux de la dame du ciel, avec les autres sièges, se trouvent au-dessous, formant comme un palier, il fait aussi pendant au trône du grand Jean 432 qui, toujours aussi saint, a souffert le désert et le martyre, et puis l'Enfer pendant deux ans 432bis ; et au-dessous de lui complètent la coupure François avec Benoît et avec Augustin et d'autres jusqu'en bas, passant de cercle en cercle. Admire ici de Dieu l'insigne providence ! Car l'un et l'autre aspect de cette même loi doivent également remplir tout ce jardin. Et sache aussi qu'en bas du gradin qui distingue deux étages égaux dans les deux hémicycles, on ne réside pas par son propre mérite, mais par celui d'autrui, sous certaines réserves 433 ; car ce sont les esprits de tous ceux qui sont morts sans avoir disposé de tout leur libre arbitre. Tu peux t'en rendre compte aisément aux visages et, s'il en est besoin, à leurs voix enfantines, si tu regardes bien ou si tu les écoutes. Tu doutes maintenant, mais sans vouloir le dire : je te dégagerai de ces fortes entraves dans lesquelles t'empêtre un penser trop subtil 434. Dans tout ce que comprend le royaume d'ici, nulle place n'est faite aux jeux du pur hasard, à la soif, à la faim ou bien à la tristesse, car tout ce que tu vois se trouve organisé par la loi éternelle, en sorte que partout, comme la bague au doigt, tout se trouve à sa place. C'est pourquoi cette gent, qui courut la première au bonheur éternel 435, n'est pas distribuée sans raison ici-haut, en plus ou moins parfaite. Car le Roi grâce à qui ce royaume repose au sein d'un tel amour et de telles délices, qu'aucune envie en vous n'oserait davantage, créant joyeusement et avec bienveillance les esprits, les dota de grâces inégales, selon son bon plaisir436 : le résultat suffit. Par ailleurs, l'Écriture exprime clairement la même vérité, parlant de ces jumeaux 437 qui s'étaient irrités dans le sein de leur mère. C'est par nécessité que la clarté d'en haut couronne dignement, en respectant toujours la couleur des cheveux de la grâce qu'on eut. Si donc ils sont placés sur des degrés divers, ils ne le doivent pas au mérite des actes, mais à la qualité de leurs vertus innées. Il suffisait jadis, pendant les premiers siècles, pour gagner le salut, en plus de l'innocence, le gage unique et seul de la foi des parents. Puis, quand des premiers temps fut révolu le cycle, la circoncision fournissait seule aux mâles la force nécessaire à leur aile innocente. Mais depuis que le temps de la grâce est venu, si l'on n'ajoute point le baptême du Christ, cette même innocence est reléguée en bas. Regarde maintenant le visage où le Christ paraît plus ressemblant, car sa seule splendeur pourra te préparer à contempler le Christ ! « Et je le vis baigné d'un si parfait bonheur, que venaient lui offrir les esprits sacro-saints créés pour survoler de si hautes contrées, qu'aucun objet de ceux que j'avais vus avant n'avait produit en moi tant d'admiration et ne s'était montré si ressemblant à Dieu. Et cet amour qui fut le premier à descendre devant elle, en chantant un Ave Maria gratia plena 438, vint étendre ses deux ailes. Alors de toutes parts le choeur des bienheureux répondit aussitôt à ce divin cantique, et sur chaque visage on voyait plus de joie. Je dis : « Ô père saint qui consentis pour moi à rester ici-bas, délaissant le doux lieu où l'éternel décret avait fixé ta place, quel est cet ange-là, qui si joyeusement regarde dans les yeux de notre sainte Reine, et avec tant d'amour qu'il paraît embrasé ? » C'est ainsi que je fis appel à la doctrine de celui qui prenait sa beauté de Marie, comme fait du soleil l'étoile du matin. Et il me répondit : « L'assurance et la joie pour autant qu'elles sont dans un ange et dans l'âme, sont entières en lui ; nous l'aimons bien ainsi, car Marie a reçu sur la terre la palme des mains de celui-ci, lorsque le Fils de Dieu a voulu se charger du poids de notre corps. Mais suis-moi maintenant du regard, à mesure que je vais te parler, et contemple les princes qui forment cette cour de justice et de foi. Les deux qui sont assis tout en haut, plus heureux comme étant d'Augusta 439 les plus proches voisins, de cette sainte fleur sont comme deux racines. Celui qui reste assis près d'elle et à sa gauche est l'ancêtre commun dont le goût trop osé fait goûter l'amertume à l'espèce des hommes. À sa droite tu vois le père vénérable de notre sainte Église, à qui jadis le Christ a confié les clefs de notre belle fleur. Et celui qui connut, étant encore en vie, tous les temps les plus durs de cette belle épouse dont l'amour fut acquis par la lance et les clous, est assis près de lui ; tu vois auprès de l'autre chef, au temps duquel s'était nourri de manne un peuple rebelle, inconstant et ingrat. Juste en face de Pierre, Anne a sa place assise, et son bonheur est tel de contempler sa fille, l chante hosanna sans la perdre des yeux. En face du plus grand des pères de famille tu vois Lucie aussi, qui t'envoya ta dame, lorsque, le front baissé, tu courais à ta perte. Mais puisque le temps fuit, qui te pousse à rêver 440, faisons un point ici, comme le bon tailleur qui coupe son habit selon le drap qui reste, et vers l'Amour premier dirigeons nos regards, pour qu'en le contemplant tu puisses pénétrer autant qu'il est possible à travers sa splendeur. Pourtant, comme je crains que le vol de tes ailes ne te porte en arrière, en pensant avancer, il te faut en priant demander cette grâce ; cette grâce de celle où le secours abonde ; tu devras donc me suivre avec le sentiment, pour ne pas écarter ton cœur de mes paroles. » Alors il commença cette sainte oraison. CHANT XXXIII « Toi, la vierge et la mère et fille de ton fils, humble et haute au-delà de toutes créatures, terme prédestiné du dessein éternel, tu rendis sa noblesse à l'humaine nature, puisque c'est grâce à toi que son Auteur lui-même a daigné devenir sa propre créature : et ce fut dans ton sein qu'a repris feu l'amour à la chaleur duquel, dans la paix éternelle, a pu s'épanouir cette fleur que voici. C'est toi, de notre amour flambeau méridien ici-haut et sur terre, au monde des mortels, c'est toi la source vive où jaillit l'espérance. Femme, tu fus si grande et ta puissance est telle que qui veut une grâce et n'accourt pas vers toi, veut que son désir vole et lui refuse l'aile. Ta bonté rejaillit en faveur de celui qui t'appelle au secours, et prévient bien souvent et libéralement la demande qui tarde. En toi miséricorde et en toi la pitié, en toi magnificence, en toi se réunit tout ce que le créé possède de bonheur. Voici que celui-ci, du plus profond abîme l'univers, venant jusqu'à notre sommet, a connu tour à tour les âmes et leurs vies. Il implore à présent de ta grâce la force je pouvoir élever ses yeux encor plus haut, afin de contempler le suprême salut. Et moi, qui n'ai jamais désiré pour mes yeux plus fort que pour les siens, je t'offre mes prières, te suppliant aussi de vouloir m'écouter, pour que par l'oraison tu dissipes toi-même tout le brouillard qu'il tient de sa forme mortelle, et que brille à ses yeux le suprême bonheur. Et je t'implore encore, ô Reine, car tu peux ce que tu veux, qu'il garde, après un tel spectacle, les mêmes sentiments immuables et purs. De son cœur trop humain que ta garde triomphe ! Regarde Béatrice et tous ces bienheureux, qui soutiennent mes vœux avec leurs deux mains jointes ! » Les yeux que Dieu chérit et vénère à la fois se fixèrent alors sur l'orateur, montrant combien ils ont en gré les prières dévotes. Puis ils furent chercher la Lumière éternelle où l'on se tromperait, pensant que l'œil mortel pourrait s'aventurer avec tant d'assurance. Et moi, qui m'approchais du terme de mes vœux, je sentis tout à coup, comme on doit le sentir, s'éteindre dans mon sein l'ardeur de mon désir. Bernard, en souriant, me montrait par des signes qu'il fallait regarder vers le haut ; mais déjà j'étais, par moi tout seul, tel qu'il m'avait voulu, puisque par le regard de plus en plus limpide j'entrais de plus en plus dans le bain de lumière de la clarté suprême où vit la vérité. À partir de ce point, ce que j'ai vu dépasse le pouvoir d'exprimer, qui cède à ce tableau, et la mémoire aussi cède à tout cet excès 441. Comme un homme qui voit des objets dans un songe et en se réveillant ne garde dans l'esprit que les impressions, et les détails s'effacent, tel je suis maintenant : ma vision s'estompe jusqu'à s'évanouir, mais il m'en reste encore dans le cœur la douceur que je sentais alors : telles sous le soleil disparaissent les neiges, tel le vent emportait sur de frêles feuillets les vers mystérieux qu'écrivait la Sibylle. Ô suprême clarté qui t'élèves si haut au-dessus des concepts des hommes, prête encore au souvenir l'éclat que je t'ai vu là-haut, et raffermis aussi ma langue par trop faible, que je puisse léguer à la gent à venir de toute ta splendeur au moins une étincelle. puisque, si tu reviens un peu dans ma mémoire et si tu retentis tant soit peu dans mes vers, on ne saurait y voir que ton propre triomphe ! je crois, tant était fort le rayon pénétrant e j'ai dû soutenir, que j'aurais pu me perdre, si j'avais détourné mes yeux de son éclat. Ce fut, je m'en souviens, cela qui m'enhardit à soutenir sa vue, et la Force infinie qui se fondait en elle et ne faisait plus qu'un. Ô grâce généreuse où j'ai pris le courage de plonger mon regard dans la Clarté suprême, jusqu'au point d'épuiser la faculté de voir ! Dans cette profondeur j'ai vu se rencontrer et amoureusement former un seul volume tous les feuillets épars dont l'univers est fait. Substances, accidents et modes y paraissent coulés au même moule et si parfaitement, que ce que j'en puis dire est un pâle reflet. Et je crois avoir vu la forme universelle de l'unique faisceau, puisque tant plus j'en parle, plus je sens le bonheur qui me chauffe le cœur. Ce seul point fut pour moi la source d'un oubli bien plus grand que vingt-cinq siècles pour l'entreprise où l'ombre de l'Argos intimidait Neptune. C'est ainsi que l'esprit qui restait en suspens regardait fixement, immobile, attentif, et son désir de voir ne pouvait s'assouvir. Tel est le résultat produit par sa lumière, qu'on n'imagine pas qu'on pourrait consentir à le quitter des yeux pour quelque autre raison puisque en effet le bien, objet de nos désirs, s'y trouve tout entier ; et tout ce qui s'y trouve, étant parfait en elle, est imparfait dehors. Désormais mon discours, pour ce dont j'ai mémoire, sera plus pauvre encor que celui d'un enfant dont le lait maternel mouille toujours la langue. Ce n'est pas que l'on vît dans le vivant éclat que j'admirais là-haut, plus qu'une simple image, car il est toujours tel qu'il a toujours été ; mais comme de mes yeux, pendant qu'ils regardaient, la force s'augmentait, mon propre changement modifiait aussi cet aspect uniforme. Dans la substance claire et à la fois profonde de l'insigne Clarté m'apparaissaient trois cercles formés de trois couleurs et d'égale grandeur 442 ; et l'un d'eux paraissait être l'effet de l'autre, comme Iris l'est d'Iris, tandis que le troisième jaillissait comme un feu des deux en même temps. Ah ! que ma langue est faible et revêt lâchement mon idée ! et combien, auprès de ce spectacle, celle-ci reste pauvre et semble moins que peu ! Éternelle clarté, qui sièges en toi-même, qui seule te comprends et qui, te comprenant, et comprise à la fois, t'aimes et te souris ! Lorsque j'eus observé quelque peu du regard ces cercles assemblés, qui paraissaient conçus en toi-même, à l'instar des rayons réfléchis, je pensai retrouver tout à coup dans leur sein, de la même couleur, une figure humaine 443 : c'est pourquoi mon regard s'y fondit tout entier. Comme le géomètre applique autant qu'il peut à mesurer le cercle son savoir, sans trouver, malgré tous ses efforts, la base qui lui manque, tel, devant ce tableau, j'étais resté moi-même : je voulais observer comment s'unit au cercle l'image, et de quel mode elle s'était logée. Mais j'étais hors d'état de voler aussi haut ; quand soudain mon esprit ressentit comme un choc un éclair qui venait combler tous mes désirs 444. L'imagination perdit ici ses forces ; mais déjà mon envie avec ma volonté tournaient comme une roue aux ordres de l'amour qui pousse le soleil et les autres étoiles. Notes de fin d'ouvrage Selon que les objets créés par lui sont plus ou moins rapprochés de la perfection, et donc plus ou moins aptes à le recevoir. Le Parnasse a deux sommets, l'un consacré aux Muses et l'autre à Apollon : Dante dit donc qu'il s'est contenté jusqu'à présent du seul concours des Muses. Apollon vainquit le satyre Marsyas dans un concours musical et s'adjugea pour trophée la peau du vaincu, qu'il écorcha lui-même. Le laurier, dont on fait les couronnes des poètes; il est appelé plus loin « l'arbre pénéen », car Daphné, qu'Apollon obligea de se transformer en laurier, était fille du fleuve Pénée. Le sens est clair; mais la forte anacoluthe, qui fait que le poète s'adresse d'abord à Apollon au vocatif, « ô père », et finit par parler à la troisième personne du « dieu de Delphes » a induit certains commentateurs à interpréter autrement. C'est ainsi, par exemple, que Federzoni, Studi e diporti danteschi, Bologne 1902, pp. 471-484, considère que le « dieu de Delphes » doit être plutôt le poète en général, et que l'idée de Dante est que le triomphe d'un poète devrait li1 de joie le cœur de tous ses confrères. Cette explication n'emporte pas la conviction. 6 L'un des deux sommets du Parnasse, consacré à Apollon. 5 4 3 2 1 Le cercle du zodiaque, l'équateur et le cercle équinoxial forment trois croix à leur intersection avec le quatrième cercle, celui de l'horizon; mais l'intention de Dante n'est pas claire, et les interprétations de cette indication varient considérablement. D'après l'opinion la plus courante, il faut entendre que le soleil se lève sur un horizon coïncidant avec les trois croix, ce qui se produit lorsqu'il se trouve dans le signe du Bélier, au commencement du printemps : c'est à cause du printemps qu'il est dit que le soleil suit alors « un cours meilleur ». Pour d'autres, les quatre cercles et les trois croix sont les quatre vertus cardinales et les trois théologales, et le soleil est l'image de Dieu. 7 Glaucus était un pêcheur de Béotie qui, d'après Ovide, avait vu ses poissons reprendre vie et sauter dans l'eau après avoir mangé d'une certaine herbe; il en fit de même, et devint dieu. L'âme, qui est insufflée à l'homme lorsque le corps est déjà formé : Dante pense donc qu'il est peut-être réduit à l'état de pur esprit. Le Premier Mobile, voisin immédiat de l'Empyrée, et qui tourne plus vite que les autres cieux « à cause de l'appétit immense de ce neuvième ciel » de se réunir avec dixième (Dante, Convivio, II, 3); cf. la note 391. Béatrice et Dante ont déjà abandonné la terre et se dirigent vers le premier ciel, qui est celui de la Lune. 12 En d'autres termes, de me voir voler. 11 10 9 8 Le feu tend normalement vers sa sphère, qui se trouve entre celle de l'air et la lune; cf. Purgatoire, note 190. Dante monte vers la Lune et puis vers les autres cieux « comme à l'endroit prévu » pour l'âme, qui s'y dirige naturellement et sans effort, sitôt qu'elle y a été appelée. Il est vrai que la loi qui pousse l'âme vers le haut peut être contrecarrée parfois par des lois ou des impulsions différentes, de même que le feu, qui est fait pour monter naturellement jusqu'à sa sphère, peut, dans des cas particuliers tomber des nues, sous forme de foudre, au lieu de monter. 15 14 13 Partis angelicus est l'équivalent de la sagesse; cf. Proverbes VIII:17. Jason, chef des Argonautes qui allèrent en Colchide conquérir la Toison d'or, dut recourir au subterfuge de se faire passer pour laboureur; cette nouvelle condition du chef de l'expédition était moins surprenante que les conditions dans lesquelles le changement s'était opéré : selon Ovide, les bœufs de Jason avaient les cornes de fer et les pieds de bronze, et ils soufflaient le feu par leurs naseaux. 17 16 La Lune était une étoile comme les autres, pour les astronomes anciens. Nous croyons en Dieu comme nous croyons à un axiome, qui s'impose à l'esprit sans qu'on l'ait démontre; ais ce n'est qu'aux cieux que nous verrons avec les yeux £, l'intelligence cette vérité. 18 Les taches lunaires, interprétées souvent par l'imagination populaire comme composant une figure humaine, essaient en Italie pour représenter Caïn; cf. plus haut, r, XX, 126. Dante explique donc les taches de la lune par une différence de densité dans la masse lunaire, qui donne à cette masse une luminosité inégale. Cette explication, qu'il tient d'Averroès, se trouvait déjà exposée dans le Convivio, II, 3. Béatrice reprend l'argument de Dante, mais ce n'est que pour en démontrer l'insuffisance. Dans le ciel des étoiles fixes, qui est le huitième, on voit beaucoup d'étoiles dont la luminosité est différente. Selon Dante, on devrait expliquer ces différences d'intensité par une seule cause, qui est la distribution inégale de leur matière. Mais ces étoiles possèdent des vertus différentes (puisque chaque étoile exerce au-dessou6 d'elle une influence bien caractérisée), et il est certain que les vertus différentes sont le résultat d'une différence dans les principes formels, c'est-à-dire dans la source qui a déterminé leur nature — ce qui s'oppose à l'explication à sens unique de Dante. S'il y a une inégalité dans la répartition des masses lunaires, elle s'explique ou bien par une absence totale de matière par endroits, ou par une raréfaction de cette matière. S'il y a une couche de matière moins dense, il existe aussi un point limite, à partir duquel la matière devient plus dense et reflète la lumière. Mais l'intensité de la lumière devrait être partout la même, s'il en était ainsi ; c'est ce qu'on peut prouver par l'expérience des trois miroirs placés à des distances inégales. L'Empyrée, autour duquel tourne le Premier Mobile Ce dernier, et tous les cieux au-dessous de lui, diffusent au-dessus d'eux leur influence, qui dépend des intelligences angéliques de leurs moteurs. Ce sont ces idées divines, qui se reflètent diversement dans les objets, qui expliquent, par le degré d'intensité d'irradiation de leur influence, les différences qui existent entre les objets, et, en ce cas précis, dans la luminosité de la lune. Narcisse, se regardant dans le miroir d'une source, prenait son image pour un être réel; Dante, par contre, prend des êtres réels pour des images. Le ciel de la Lune est le séjour des âmes bienheureuses, qui ont cependant manqué à leurs vœux. 26 25 24 23 22 21 20 19 Piccarda Donati, fille de Simone et sœur de Forese et de Corso Donati (cf. Purgatoire, note 253), était entrée au couvent de SainteClaire de Florence. Ses frères l'avaient promise en mariage à un certain Rossellino della Tosa; « et ceci étant parvenu à la connaissance de messire Corso, qui était pour lors podestat de la ville de Bologne, il laissa toute autre chose et courut audit couvent, et là par la force, contre la volonté de Piccarda et des sœurs et de l'abbesse du monastère, il l'en sortit et la donna à son dit mari, contre son gré. Mais elle tomba malade immédiatement et finit ses jours et passa aux bras du Christ, son époux, à qui elle s'était vouée elle-même » (Ottimo Commento). Sainte Claire d'Assise (1194-1253), fondatrice de l'Ordre des clarisses, auquel avait appartenu Piccarda. Constance (1154-1198), fille de Roger, roi de Naples, avait été femme de l'empereur Henri IV, le « second ouragan de Souabe », et mère de Frédéric II, dernier représentant de la maison de Souabe. Ce problème, que Dante avait pu trouver indiqué par saint Thomas d'Aquin, allait être repris par Buridan (1300-1358) ; c'est l'argument sophistique de la liberté d'indifférence, connu sous le nom d'âne de Buridan. Dante se posait deux questions également pressantes : 1. Si le manquement aux vœux est dû à une cause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendre responsables ? 2. Platon, dans Tintée (cité par Dante à travers la mention qu'en faisait saint Augustin, Cité de Dieu, XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant la naissance des hommes, et qu'elles y retournent après leur mort : cette opinion répond-elle à la réalité ? La réponse suit l'ordre contraire. Elle devine et interprète la pensée de Dante, comme Daniel avait deviné et interprété le songe de Nabuchodonosor. 32 Dante se posait deux questions également pressantes : 31 30 29 28 27 1. Si le manquement aux vœux est dû à une cause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendre responsables ? 2. Platon, dans Tintée (cité par Dante à travers la mention qu'en faisait saint Augustin, Cité de Dieu, XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant la naissance des hommes, et qu'elles y retournent après leur mort : cette opinion répond-elle à la réalité ? La réponse suit l'ordre contraire. Le séjour des bienheureux, leur bonheur ne sont différents pas d'après les cieux dans lesquels ils font leur demeure. Comme manifestation sensible de l'Empyrée, qui est le vrai séjour des âmes élues. Si l'on fait des étoiles l séjour des âmes, ce n'est pas parce que ce séjour leur a et' destiné, mais parce que l'imagination et l'intelligence de hommes ont besoin de points d'appui matériels, et que ce n'est qu'à partir de l'image visible des étoiles que l'on peut concevoir l'image invisible de l'Empyrée. Ainsi donc, Platon a tort, lorsqu'il dit que les âmes retournent aux étoiles Quoique Platon se trompe absolument, il a raison s'il ne se réfère qu'aux influences qui viennent aux âmes, des étoiles, puisqu'il est certain que ces influences existent. Cependant, elles ne sont pas telles, qu'elles suppriment le libre arbitre : et c'est à tort que le monde ancien avait transformé cette même influence en divinité. 36 Les âmes que Dante vient de 37 35 34 33 voir au ciel de la Lune. Béatrice avait dit au poète, au chant précédent, qu'il peut parler aux âmes élues, qui ne sauraient mentir, car le Vrai dont elles dépendent immédiatement « les oblige à rester à jamais dans ses voies » . Cependant, Piccarda venait de dire que l'impératrice Constance, tirée de force de son couvent (ce qui, d'ailleurs, n'est pas un fait historique), était restée « fidèle au voile » ; et maintenant Béatrice lui dit que ces âmes sont là parce qu'elles n'ont pas eu la « volonté entière » comme saint Laurent : il y a une contradiction apparente entre ces deux affirmations. 38 Cf. Enfer, note 193, et Purgatoire, note 123. Le vouloir relatif, qui pousse à accepter une mauvaise solution comme un moindre mal. Les vœux sont un sacrifice fait à Dieu du libre arbitre, qui est le don le plus précieux que Dieu ait fait à l'homme ; on ne saurait le compenser par rien d'aussi précieux. Selon Dante, un vœu est comparable à un contrat entre l'homme et Dieu. Ce contrat prévoit d'une part une obligation, qui reste inéludable : c'est pourquoi chez les juifs, chez qui l'offrande était une obligation, on pouvait, en certain cas, la permuter, mais non la supprimer ; et, d'autre part, un objet matériel qui, lui, est susceptible de substitution. 41 40 39 Les deux clefs qui sont le symbole du pouvoir spirituel de l'Église : elle seule peut décider si une substitution ou un changement de vœux est licite ou non. Jephté, juge d'Israël, avait fait vœu de sacrifier le premier être qui sortirait de chez lui, s'il gagnait la victoire contre les Ammonites : ce fut sa fille qui sortit la première. Ce sacrifice rappelle celui d'Iphigénie, cité plus bas. Vers le soleil, ou vers l'Empyrée, ce qui probablement revient au même, les deux se trouvant au-dessus de leurs têtes. L'ascension de Béatrice et de Dante s'effectue vers le haut, virtuellement vers le zénith ; leur prochaine étape sera le ciel de Mercure, où font leur demeure les âmes qui ont fait le bien, poussées par l'amour de leur réputation et de leur gloire.-351 Cf. Purgatoire, XV, 67-75, où il est expliqué par Virgile comment le bonheur céleste s'augmente avec le nombre des bienheureux. Mercure se trouve le plus souvent caché par le soleil, dont il est le satellite le plus rapproché. L'aigle romaine, apportée de Troie par Énée, fut ramenée en Orient, « contre le cours du ciel » et du soleil, du fait de la capitale de l'Empire fixée par Constantin à Byzance, non loin de Troie même. L'hérésie monophysite ne voyait dans le Christ que sa nature divine. Justinien n'était pas tombé dans cette erreur, que partageait, du moins, sa femme, Théodora : et Agapet Ier, pape de 533 à 536, n'eut pas l'occasion de le faire revenir à la véritable religion. Toute contradiction contient nécessairement une proposition vraie qui s'oppose à une proposition fausse. La réorganisation du droit romain, qui fut en réalité l'œuvre de Tribonien et de ses collaborateurs. L'aigle de Rome, qui n'est que l'emblème de l'Empire. Il n'y a pas de « justes titres » pour s'opposer à l'Empire, en sorte que l'expression de Dante doit être entendue comme une ironie. Pallas, fils d'Évandre, était mort en combattant aux côtés d'Énéas contre Turnus. Tout ce qui suit est une brève histoire de Rome, dans laquelle apparaissent tour à tour Albe la longue, première ville du 52 51 50 49 48 47 46 45 44 43 42 Latium, fondée par le ris d'Énée ; le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces ; l'enlèvement des Sabines ; le viol de Lucrèce ; etc. Quintius, surnommé Cincinnatus, à cause de ses cheveux frisés, de cincinni, « boucles » . 54 Des habitants de Carthage. 55 C'est Pompée qui assiégea et détruisit Fiésole. 56 53 C'est sous Tibère, le troisième César de Rome, que la vengeance de Dieu, suscitée par le péché d'Adam, prit fin par le sacrifice du Sauveur. Cette « vengeance » fut à son tour suivie, sous le règne de Titus, de la vengeance que Dieu tira de la mort du Christ, en disposant la défaite et la dispersion des juifs. Les Guelfes s'appuient contre l'Empire sur les lis de France, tandis que les Gibelins se servent du même Empire pour leurs propres fins. Charles II d'Anjou, roi de Naples, en qui les Guelfes cherchaient un protecteur. Romieu de Villeneuve (1209-1245) fut premier ministre de Raymond Bérenger IV, comte de Provence. Il ne mourut pas dans la disgrâce, mais survécut à son maître ; cf. A. Paul, Le Grand Romieu, dans Var illustré, 1921, pp. 15-16, 23-24. Les quatre filles qu'il maria si avantageusement furent Marguerite, reine de France, Eléonore, mariée à Henri III, roi d'Angleterre, Sanche, mariée à Richard de Cornouailles, roi de Germanie, et Béatrice, mariée à Charles, roi de Naples. « Hosanna, saint Dieu Sabaoth, qui illumines de ta clarté les flammes bienheureuses de ces royaumes ». Malacoth, plus correctement mamlacoth, est un mot hébreux que Dante a trouvé dans saint Jérôme ; mais il l'emploi tel qu'il l'y a trouvé, au génitif. L'explication de la double clarté est douteuse. Elle vient, pour les uns, de la nouvelle lumière que Dieu jette sur Justinien, et qui confirme ce que cet empereur vient de dire en latin (Torraca) ; ou de l'amour dont il témoigne à Dante, et qui s'ajoute à sa clarté habituelle ; ou de son titre d'empereur, qui réunit la double majesté des lois et des armes (Ottimo). Dante est en train de réfléchir aux mots de Justinien. Dieu a vengé sa colère, provoquée par le péché d'Adam : c'est une juste vengeance, qu'il a cependant punie par la suite, en se servant de Titus. 62 61 60 59 58 57 Pour les éléments, des causes médiates ont concouru à leur formation. De la même manière, l'âme végétative et l'âme sensitive sont un effet de l'influence des cieux et de leurs étoiles ; seule l'âme rationnelle est l'œuvre immédiate de Dieu. 63 Adam. Ils ont été énumérés dans les trois tercets précédents : ce sont l'immortalité, la liberté et la ressemblance à Dieu, dons que Dieu a faits à ce qui dérive de lui immédiatement, c'est-à-dire sans le concours des causes secondes. Pour l'homme, il a perdu le don de la liberté, du fait du péché originaire. 65 Par la voie de justice, ou par la voie de miséricorde. 64 Seule la création immédiate de Dieu possède les trois dons énumérés ci-dessus ; dans cette catégorie entrent les anges et le Paradis. Pour les éléments, des causes médiates ont concouru à leur formation. De la même manière, l'âme végétative et l'âme sensitive sont un effet de l'influence des cieux et de leurs étoiles ; seule l'âme rationnelle est l'œuvre immédiate de Dieu. Adam et Ève ont été l'œuvre immédiate de Dieu. Nous avons perdu l'immortalité du corps, du fait de la faute des premiers parents ; mais lors du Jugement dernier, les trois dons de Dieu se retrouveront entiers, en sorte que l'œuvre de Dieu deviendra ce qu'elle avait toujours dû être, immortelle de corps aussi bien que d'esprit. C'est ce qui rend évidente, pour les âmes, la nécessité de retrouver leurs corps immortels. Au temps de leur perdition, au temps où ils n'avaient pas le moyen de se sauver : à l'époque du paganisme. Vénus, la troisième étoile selon l'astronomie ancienne, passait pour diffuser une influence amoureuse et sensuelle. Il convient de répéter que la lune, les planètes et le soleil, du point de vue de Dante, sont tous des étoiles. Allusion à un passage de L'Énéide, où Cupidon prend l'aspect du fils d'Énée pour rendre Didon amoureuse de celui-ci. Suivant la croyance ancienne, Dante placera dans ce troisième ciel les âmes bienheureuses dont la vie a été marquée par l'influence de l'astre qui préside à l'amour. II a déjà été dit plus haut (Paradis, note 24) que les différences entre les objets s'expliquent par le degré d'intensité des influences venues 72 71 70 69 68 67 66 des cieux les plus hauts, et en dernière analyse par l'intensité de leur vision de Dieu. En italien : Voi che ‘ntendendo il terzo ciel movete. C'est le commencement d'une chanson de Dante (Convivio, II, 2), adressée précisément aux anges ou aux intelligences suprêmes qui mettent en mouvement le ciel de Vénus, et qui répandent, par conséquent, les influences amoureuses. Les anges qui dansent au troisième ciel appartiennent au chœur des princes. Celui qui parle est Charles Martel, fils aîné de Charles II d'Anjou, roi de Naples ; couronné roi de Hongrie en 1290, il mourut en 1295, lorsqu'il n'avait que vingt-quatre ans. En 1294, il avait fait un séjour à Florence, où il dut connaître Dante. La Provence méridionale et le Royaume de Naples auraient dû lui revenir, s'il n'était pas mort prématurément. La Sicile (anciennement Trinacria, à cause de sa forme triangulaire), qui voit sa côte ionienne, du cap Passaro (Pachino) au sud au cap Faro (Pélore) au nord, noircie par le volcan issu, non pas de la sépulture du géant Typhée, comme le prétend la légende, mais des émanations sulfureuses de cette région ; la Sicile elle-même appartiendrait toujours aux descendants de Rodolphe de Habsbourg et de Charles d'Anjou, si elle avait été mieux gouvernée, et si l'on avait su prévenir la sanglante révolte des Vêpres siciliennes. Robert, frère cadet de Charles Martel et roi de Naples à partir de 1309, avait été otage de son père en Catalogne, et en était revenu entouré d'une cour de Catalans, auxquels il aimait confier des postes importants. Comment d'un père tel que Charles II d'Anjou, connu pour ses largesses, peut-il naître un fils aussi avare que Robert ? Si tout n'était pas prévu par la Providence, il en résultait un désordre tel, que l'on serait obligé d'admettre que les anges sont imparfaits, puisque ce sont eux qui font tourner les cieux et disposent de leur influence ; et s'ils l'étaient, il en résulterait que leur auteur aussi, qui n'est autre que Dieu, serait imparfait. Aristote, qui, dans L'Éthique, avait démontré le besoin je variété dans les penchants et les métiers des hommes. 80 Dédale. 79 78 77 76 75 74 73 Des jumeaux tels qu'Esaù et Jacob peuvent ne pas se ressembler ; d'autres fois, les enfants ne ressemblent nullement aux parents, témoin Romulus, grand héros né d'un père vil. 82 Le fils serait en tout semblable au père. 81 C'est peut-être une allusion aux deux frères de Charles Martel lui-même. L'un, Louis, avait été franciscain et mourut archevêque de Toulouse ; l'autre, Robert, déjà cité plus haut, fut roi de Naples, mais aimait faire des sermons, dont on sait qu'il a composé et prononcé environ trois cents. Fille de Charles Martel (1290? -1328), femme en 1315 de Louis X le Hutin, roi de France. La femme de Charles Martel s'appelait aussi Clémence, mais elle était morte depuis 1295. 85 On ne sait à quoi le poète fait allusion. 84 83 Montre-moi que tu sais déjà, sans que j'aie à le dire ce que je voudrais te demander. Dans la marche de Trévise, qui comprend la région comprise entre les sources du Piave et du Brenta et l'île vénitienne de Rialto, se dresse la colline de Romano, avec le château où naquit Ezzelino Éthique da Romano, vicaire de l'empereur Frédéric II en Lombardie, qui désola et mit le feu, comme une « torche » , au nord-est de l'Italie, de Brescia à Padoue. Cunizza da Romano, sœur d'Ezzelino Énéide (1198-1279), se fit connaître par une vie scandaleuse, eut trois maris et plusieurs amants, parmi lesquels Sordello. Dante lui fait une place au Paradis, pour des raisons obscures, peut-être parce qu'il l'avait connue lorsque, dans les dernières années de sa vie, elle avait fait retour à Dieu. C'est le péché qui l'a ramenée vers Dieu et qui fut, dit-elle, la source de son bonheur éternel. 90 89 88 87 86 Foulquet de Marseille ; plus loin, il adresse lui-même la parole à Dante. Entre les limites de la même marche de Trévise, qu'Ezzelino da Romano avait mise à feu et à sang. Vous verrez les Padouans changer la couleur du marais formé près de Vicence par le Bacchiglione, le teignant de leur sang, à cause de leur désobéissance à l'empereur. Si c'est là ce que voulait exprimer 92 91 Dante, c'est une allusion à la victoire remportée en 1314 par Can Grande délia Scala, allié de Vicence, sur les Padouans. Mais d'autres commentateurs interprètent de manière différente. À Trévise, qui se trouve à la confluence de ces deux rivières. Allusion à Rizzardo da Camino, fils du bon Gherardo (cf. Purgatoire, note 176) et mari de Giovanna Visconti (cf. Purgatoire, note 78). Il fut capitaine de Trévise après la mort de son père, mais il fut assassiné par trahison le 9 avril 1312. Alessandro Novello, franciscain, évêque de Feltre de 1298 à 1329, ayant été sollicité par Pino délia Tosa, gouverneur de Ferrare pour le pape, lui livra un certain nombre d'exilés ferrarais qui s'étaient réfugiés à Feltre, et qui furent tous décapités. Malte était le nom d'une prison près de Bolsène, où étaient gardés les prisonniers ecclésiastiques ; cf. V. Cian, La Malta dantesca, Turin 1894 ; Dante pourrait aussi bien avoir employé ce nom dans le sens de « prison » en général. Les Trônes, le troisième ordre de la première hiérarchie des anges, séjournent dans l'Empyrée, et reflètent aux autres cieux la lumière divine, sous son aspect de justice infaillible. 97 C'est Isaïe, VI, 2, qui attribue six ailes aux séraphins. 98 La Méditerranée (qui est la plus grande des mers à l'exception de 96 95 94 93 l'Océan) s'étend tellement en longitude, de l'ouest à l'est, que le méridien d'une de ses extrémités est en même temps l'horizon de l'autre : ce qui vient à dire qu'elle s'étend sur 90 degrés de longitude. Magra forme, comme dit le poète, une partie de frontière de la Toscane avec la Ligurie. Celui qui parle a né quelque part, à égale distance de l'Ebre en Espagne et du Magra, c'est-à-dire à Marseille, qui a presque le même méridien que Bougie. Foulquet de Marseille, troubadour provençal nu entra plus tard dans les ordres, devint évêque de Toulouse (1205) et mourut en 1231. Il se distingua surtout par la violence de ses sentiments et de ses combats contre les Albigeois. Cf. N. Zingarelli, La personalità storica di Folco di Marsiglia, Bologne 1899. Didon, fille de Bellus ; ses amours firent du tort à Sichée, mari de Didon, et à Creuse, femme Énée ; mais le tort était posthume, car les deux étaient déjà morts. 101 100 99 Phyllis, qui habitait dans le Rhodope, oubliée par Démophon, qui devait venir l'épouser, se pendit et fut transformée en amandier. Iole fut la dernière passion d'Hercule : ce fut à cause de la jalousie qu'elle en ressentait que Déjanire, femme d'Hercule, lui envoya la tunique de Nessus. Raab, courtisane de Jéricho, aida les éclaireurs de Josué à se cacher et à se mettre à l'abri des Amalécites. Ce fut donc elle qui rendit possible la première victoire de Josué dans la Terre promise. D'après l'ancienne astronomie, c'est dans le ciel de Vénus que Prend fin le cône d'ombre que projette la Terre. 106 La victoire sur le démon, remportée grâce au sacrifice du Christ. 105 104 103 102 Le florin, dont le nom vient de la fleur de lis gravée l'avers des monnaies florentines. Comme l'intérêt conduit tout le monde, même les ‘études en sont profondément marquées. Celle de la théologie proprement dite est délaissée, et l'on ne travaille plus que sur les décrétales, ou sur le droit canon, qui offre les instruments servant à la défense des intérêts matériels. La preuve de cet intérêt est l'aspect des marges des manuscrits s'y rapportant, et qui portent les traces d'un usage intense. Au point où le mouvement diurne, qui suit le cercle équatorial, se croise avec le mouvement annuel, qui suit le cercle zodiacal. C'est en ce point de croisement que le soleil se trouve au moment de l'équinoxe. 110 Le cercle zodiacal ou écliptique. 109 108 107 C'est le croisement des deux plans inclinés de l'équateur et de l'écliptique qui produit les saisons et qui, selon la doctrine de Dante, préside à la distribution graduelle des influences célestes : si les deux cercles étaient parallèles, les influences seraient partout et toujours les mêmes. Béatrice et Dante sont arrivés au ciel du Soleil, le Quatrième, où font leur demeure les âmes des sages. Les beautés que l'on peut contempler au ciel peuvent être exprimées dans le langage des mortels en sorte qu'on ne peut pas les « sortir » pour les décrire et les rendre compréhensibles aux autres. En d'autres termes : « J'appartins à l'ordre de saint Dominique. » C'est saint Thomas d'Aquin qui parle ; et le sens de ce dernier vers se trouvera largement expliqué plus loin. Saint Thomas d'Aquin (1226114 113 112 111 1274), dominicain depuis 1243, sanctifié en 1323, fut élève d'Albert le Grand et professeur de théologie à Cologne, à Paris et à Naples. Ses ouvrages, dont les plus importants sont le commentaire d'Aristote, La Somme théologique et La Somme contre les Gentils, forment une encyclopédie du savoir théologique dont Dante a tiré profit assez souvent. Albert le Grand (1193-1280), dominicain en 1222, fut professeur aux universités de Cologne et de Paris, et l'un des philosophes les plus estimés de son temps, appelé aussi Docteur universel. Francesco Graziano, bénédictin, vécut vers le milieu du XIIe siècle et compila le célèbre recueil de droit canon connu sous le nom de Décret de Gratien. Pierre Lombard ( ? -1164), maître de théologie à Paris, auteur des Sentences, qui furent le premier essai d'encyclopédie dogmatique. « La pauvre » est celle de la parabole (Luc XXI : 1) qui donna à Dieu le peu qu'elle avait et dont le don fut mieux reçu que ceux des riches qui donnaient de leur superflu ; cette parabole était rappelée par Lombard lui-même, dans le prologue de ses Sentences. C'est Salomon. On était désireux d'avoir de ses nouvelles peutêtre parce que l'on discutait parmi les théologiens pour savoir s'il avait été admis au Paradis, malgré sa luxure. 119 Ce vers se trouvera largement commenté plus loin. 118 117 116 115 Saint Denys l'Aréopagite, que l'on tenait à tort pour auteur d'un traité De caelesti hierarchia ; c'est le livre que cite ici, et qui sera mis à contribution aux chants et XXIX, consacrés aux ordres et aux offices des anges. Cet écrivain des premiers temps chrétiens n'a pas été identifié de façon certaine. Pour les uns, il s'agit de Paul Orose, écrivain du Ve siècle, qui écrivit ses Histoires contre les Païens, à la demande de saint Augustin. Mais cette circonstance ne coïncide pas exactement avec l'indication du texte de Dante ; en sorte que d'autres pensent qu'il s'agit de saint Ambroise, de Lactance ou de saint Paulin de Nola. Boèce (470?-525), moraliste, auteur d'un traité De la Consolation philosophique ; il mourut en prison et fut enterré à Pavie, dans l'église de San Pietro in Ciel d'Oro ou Cieldauro. Isidore de Séville (5607-6367), auteur encyclopédique très estimé durant le Moyen Age ; Bède le Vénérable (674-735), auteur 123 122 121 120 d'ouvrages historiques et philosophiques ; Richard de Saint-Victor ( ? 1173?), théologien, nommé parfois le Grand Contemplateur. Siger de Brabant (1226?-12847), professeur de philosophie à Paris, rue du Fouarre, où avaient lieu certains cours de philosophie de l'Université. Ses propositions philosophiques furent condamnées en 1277 par l'évêque de Paris. Il alla se défendre devant la Curie, et en fut absous mais tenu sous surveillance, et finit assassiné à Orvieto. Nombre de ses propositions sentaient l'hérésie averroïste ; mais il déclara accepter par la foi ce qu'il ne pouvait affirmer par le moyen de la philosophie, et il semble que ce fut ce qui le sauva. Les termes qu'emploie Dante à son sujet ne sont pas clairs. On ne sait au juste pourquoi Siger trouvait la mort trop lente : peut-être est-ce une allusion à l'époque de ses malheurs, qui ne finirent qu'avec sa mort Les « vérités » qu'il syllogisait à Paris sont aussi étranges II est certain que parmi les 219 propositions condamnées en 1277, il y en avait qui n'étaient pas hétérodoxes, et que saint Thomas lui-même, disciple et puis confrère de Siger, allait soutenir par la suite. Les commentateurs pensent que c'est à ces vérités-là que se réfère le poète. Il n'en reste pas moins que Siger, réputé averroïste et auteur de propositions particulièrement audacieuses, a non seulement sa place au Paradis, mais aussi sa part dans l'éloge que fait, des plus grands noms de la théologie, saint Thomas d'Aquin : il serait difficile de lui accorder un meilleur certificat d'orthodoxie. Les raisonnements, les principes dont ils tiennent compte dans leur vie de tous les jours. Ce sont les deux passages du premier discours de saint Thomas, que nous venons de signaler, et que Dante voudrait se faire expliquer maintenant. Saint Thomas répondra d'abord, le long de tout ce chant, à la première question. 127 126 125 124 pour que l'Église, épouse du Christ, suive mieux la route du Sei- gneur. Le premier est saint François et le second, saint Dominique. C'est saint Thomas, qui avait été dominicain, qui fera l'éloge du premier ; plus loin, ce sera saint Bonaventure, franciscain, qui prononcera celui de saint Dominique. Cependant, à la fin de ces deux éloges, on fait la critique de la décadence monastique et des mœurs corrompues des moines : et c'est alors son propre ordre que chacun des orateurs critiquera, par souci de délicatesse sans doute. 128 La colline d'Assise, assise entre le Topino et le Chiascio : cette dernière rivière prend sa naissance dans la montagne de Gubbio, où saint Ubald Baldassini fut évêque de 1129 à 1160. Les villes citées plus loin entourent Assise ; mais il n'est pas clair si l'on doit entendre par « joug » la position de Gualdo et de Nocera au milieu de montagnes inhospitalières, ou leur situation politique. Ainsi qu'il est expliqué plus loin, cette dame que François aima tant s'appelait Pauvreté. 131 Jésus-Christ. 130 129 Amyclas, pauvre pêcheur dont parlait Lucain, dormait tranquillement, la porte ouverte, durant les guerres civiles, et n'ayant rien à perdre, il ne se troubla nullement lorsqu'il vit César entrer à l'improviste dans sa cabane. Parce que le Christ est sorti nu de ce monde ; peut-être aussi parce que la pauvreté, en tant que vertu recherchée et souhaitée, avait disparu avec lui. Ce sont là les premiers disciples de saint François : Bernard de Quintavalle, qui donna tous ses biens pauvres en 1209 ; Gilles, qui mourut en 1273 ; Sylvestre prêtre à Assise, qui se distingua d'abord par son amour de l'argent, mais qui se repentit par la suite et suivit les pas du saint. 135 pierre Bernardoni, son père, était simple marchand 134 133 132 Ou, pour mieux dire, la première approbation, fut que verbale, et qui date de 1210. La seconde approbation de la règle franciscaine fut accordée en 1223 par le pape Honorius III. 138 Pendant une mission qu'il accomplit en 1219. 137 136 Les stigmates de saint François apparurent pendant son séjour sur le Mont-Verna, en 1224. 140 Saint Dominique. 139 Iris, fille de Thaumas (cf. Purgatoire, note 235), était la servante de Junon. 142 Écho, amoureuse de Narcisse. 141 Avec la même simultanéité des yeux qui s'ouvrent et se ferment en même temps. 144 Comme l'aimant suit l'étoile du Nord. 143 En Espagne, où naît le zéphyr, vent de l'ouest, et où soleil plonge dans les vagues pendant la nuit, pour disparaître dans l'inconnu qui règne au-delà de Finisterre. Saint Dominique est né à Calaruega, en Vieille-Castille. L'écu d'armes des rois de Castille porte écartelé, avec lion au premier et au quatrième quartier, et un château dans les deux autres. La légende veut que sa mère, enceinte de lui, ait rêvé ‘elle allait donner naissance à un chien blanc et noir, portant dans la bouche un flambeau allumé : allusion visible à l'habit des dominicains et à leur mission de propagation de la foi. 148 Le baptême. 147 146 145 Dominicus, forme latine du nom du saint, signifie « appartenant au Seigneur » . Son premier amour fut l'amour de la pauvreté. On remarquera qu'ici et ailleurs, Dante fait rimer le nom du Christ avec lui-même, ne trouvant pas d'autre rime digne pour son nom. 151 La terre 152 153 150 149 nue a toujours été symbole de la pauvreté. Félix signifie « heureux » en latin. Jeanne vient d'un nom hébreu qui signifie « Grâce de Dieu » . Henri de Suze (?-1271), évêque d'Ostie, dit pour cette raison l'Ostiense, auteur d'un commentaire des Décrétâtes qui servait dans l'enseignement du droit canon ; Thadée d'Alderotto (1215?-1295), médecin de Florence. Ceux qui étudient de tels auteurs le font évidemment parce qu'ils poursuivent quelque intérêt matériel, en contraste la « manne réelle » de la sagesse théologique. Le siège de Rome. Le pape qui forlignait en 1300 était Boniface VIII, mort en 1303. Dominique ne demanda pas au Saint-Siège des avantages matériels, mais l'approbation de sa règle, qui lui fut accordée par Honorius III, en 1216. 155 154 L'Ordre des dominicains, les dominicaines, et le Tiers-Ordre de Saint-Dominique. Le sillon tracé par saint François lui-même ; cette interprétation semble s'imposer, mais l'expression du poète ne brille pas par la précision. Les fûts remplis de bon vin font du tartre ; si le vin est mauvais, ou si le fût n'est pas propre, celui-ci moisit. II y a encore de bons franciscains. Il ne faut pourtant pas les chercher dans Casai de Montferrat, patrie de Frère Ubertino de Todi, chef des spirituels, qui prétendaient « raidir » exagérément la doctrine de l'ordre et maintenir avec sévérité la rigueur de la règle ; ni dans Acquasparta, patrie de Matteo Bentivenga, ministre général de l'ordre et cardinal, chef du parti des conventuels, qui voulaient adoucir et relâcher la règle dictée par le fondateur de l'ordre. Saint Bonaventure (1221-1274), franciscain, ministre général de son ordre et cardinal, appelé aussi le Docteur séraphique, fut auteur d'un grand nombre d'ouvrages théologiques. Il dit avoir toujours méprisé les choses du monde et les avantages matériels, qui sont symbolisés par la main gauche. Augustin, qui mourut en même temps que saint François et Illuminato de Rieti, mort vers 1280, furent des compagnons de la première heure du saint d'Assise. Ils font partie, comme tous ceux que saint Bonaventure nomme en les montrant à Dante, de la ronde qui vient de approcher avec ce saint, et qui forment, avec le chœur de saint Thomas d'Aquin, les « vingt-quatre fleurons » déjà Mentionnés plus haut. Hugues de Saint-Victor (10977-1141), célèbre théologien mystique ; Pierre le Mangeur (7-1179), chancelier de l'Université de Paris, auteur d'une Histoire scolastique non moins célèbre ; Pierre l'Espagnol (1226-1277), en réalité d'origine portugaise, élu pape en 1276 sous le nom de Jean XXI, auteur de « douze livres » intitulés Summulae logicales. Nathan s'illustra par les reproches qu'il adressa à David, au sujet de la femme et de la mort d'Urie ; saint Jean Chrysostome (3477-407), patriarche de Constantinople, l'un des plus grands théologiens de Église orientale ; saint Anselme (10337-1109), abbé de Canterbury, bénédictin ; Élius Donat, grammairien du IVe siècle après J.-C., auteur d'une Ars grammatica qui servit de manuel scolaire pendant de longs siècles. 163 162 161 160 159 158 157 156 Raban Maur (7767-856), archevêque de Mayence et écrivain très fécond ; Joachim de Celico en Calabre, fondateur en 1189 d'un nouvel ordre et abbé du couvent de Fiore, fut commentateur de l'Apocalypse et passe pour avoir été auteur d'une série de prophéties qui circulèrent et s'imprimèrent souvent jusqu'au XVIe siècle. Il faut beaucoup d'imagination pour voir tout ce Dante veut montrer dans ces vers. Comme les deux rond d'esprits bienheureux, qui sont comme deux fois douze flambeaux, ont repris leur danse, l'une tournant dans un sens opposé à celui de l'autre, il veut rendre sensible leu mouvement lumineux par la comparaison avec des étoiles. Il faut voir quinze étoiles, qui feront vingt-quatre avec les sept de la Grande Ourse et les deux plus importantes de la Petite Ourse (figurée ici par le pavillon d'un cor) ; imaginer ces étoiles formant deux guirlandes pareilles à la constellation appelée Couronne d'Ariane ; et supposer que les deux guirlandes lumineuses tournent l'une dans l'autre, mais en sens contraire. Rivière en Toscane. Il faut croire que son cours n'était pas rapide du temps du poète : c'est ce dont nous assurent les commentateurs. Même s'il avait été aussi rapide qu'aujourd'hui, cela ne compromettrait nullement la comparaison. Par saint Thomas d'Aquin. Il expliquera au poète son second doute ; cf. plus haut, notes 119 et 126. Dante pense qu'Adam, qui fut la création immédiate de Dieu, aussi bien que Jésus-Christ, dont le sacrifice rachète « l'avant » et « l'après » , et pèse plus que tout le poids des péchés des hommes, et qui est Dieu lui-même, eurent toute l'intelligence que l'on peut avoir ; ce qui contredit l'affirmation de Thomas, selon laquelle Salomon n'eut pas de second. Il faut ajouter que le nom de Salomon n'a pas été prononcé, et qu'aucun indice ne permet croire que le poète l'avait déjà reconnu. Dieu se voit et se conçoit lui-même à travers son Fils qui est le Verbe, et qu'il engendre par le moyen de l'amour, qui est le Saint-Esprit. Tout l'être et toute la création sont compris dans cette idée divine, qui est la source première de l'existence et l'archétype des êtres : elle se reflète et s'irradie dans les neuf chœurs d'anges et de là elle se différencie selon les cieux d'où elle repart, pour répondre à la variété de la création, tout en restant essentiellement une. pans cette descente progressive, l'idée divine perd de sa vigueur première et, d'atténuation en atténuation, elle en arrive à ne produire que de « brèves contingences » , c'est-à-dire des existences accidentelles et des objets corruptibles, dans lesquels l' » essence 169 168 167 166 165 164 idéale » brille de façon inégale. C'est ici une nouvelle exposition de la doctrine de Dante concernant l'inégalité et la diversité des êtres, thème qu'il avait déjà touché auparavant ; cf. Paradis, chant VIII. 170 Adam et le Christ eurent le don d'intelligence au suprême degré. « Dieu apparut à Salomon une nuit, en songe, et lui dit : « Demande ce que tu voudras, et je te le donnerai. » Et Salomon répondit : « Donne à ton esclave un esprit clairvoyant, pour qu'il puisse juger ton peuple et distinguer le bien du mal. » (III Rois III : 5). Les quatre questions qui suivent embrassent la science telle qu'on la connaissait alors. La première appartient à la théologie, et prétend déterminer le nombre des anges ; cf. sur ce problème, Paradis, XXIX, 130-132, où il est dit que ce nombre est infini. Soit un syllogisme dont une prémisse est nécessaire et l'autre contingente : la conclusion sera-t-elle nécessaire ? c'est une question de logique. « S'il convient d'admettre qu'il existe moteur » , qui ne dépende pas d'un autre : conque : question de philosophie naturelle. 175 Question de géométrie. 174 173 172 171 Saint Thomas n'a pas dit que nul autre homme peut se comparer à Salomon, mais seulement que « nul second n'a surgi » . L'emploi de ce mot exclut donc l'idée que « nul second n'est né » , qui est l'interprétation qui s'offrait à l'esprit de Dante. Thomas voulait dire que nul autre roi ne s'est montré sur terre à la hauteur de la sagesse dont avait fait preuve Salomon. Si l'on ne cherche pas la vérité à tout prix, le risque de cette attitude est l'ignorance, qui n'est pas un péché -mais en la cherchant « sans en connaître l'art » , on risqué de tomber dans l'erreur et de se laisser séduire par le péché. Ce sont des philosophes grecs, qui avaient soutenu des vérités paradoxales, telles que la quadrature du cercle (Bryson), la génération par l'action du soleil (Parménide), l'incertitude de toutes choses (Mélissus). Aristote accusait déjà ces deux derniers de raisonner faussement, pour ne pas avoir appliqué les lois du syllogisme. Ce sont des hérésiarques, qui ont nié le dogme de la Trinité (Sabellius) ou l'éternité du Verbe (Arius). 179 178 177 176 Noms très communs, cités comme exemples d'individus quelconques, qui ne se distinguent pas dans la masse. « Domina Berta » est citée comme prototype du vulgaire par Dante lui-même dans De vulgari eloquio, II, 6. Saint Thomas parlait, de la ronde des esprits, à Dante, oui se trouvait au centre, avec Béatrice ; et lorsque celle-ci s'adresse à Thomas, du centre de la circonférence, ce double sens du dialogue rappelle au poète le mode de propagation des ondes concentriques, qui vont du centre du cercle vers les bords du vase, et retournent du bord vers le centre. Lors du Jugement dernier, qui sera en même temps la résurrection de la chair. 183 Celui de Salomon. 182 181 180 Mars, qui règne au cinquième ciel, et où font leur demeure les âmes de ceux qui sont tombés en combattant pour la foi. 185 Le langage de la prière. 184 Hélios est le nom grec du soleil, et celui-ci est souvent, dans le poème de Dante, le symbole de Dieu. On pense cependant qu'il est possible que le poète ait pris dans Ugoccione de Pise l'étymologie fantastique qui fait dériver Hélios de l'hébreu ely, « Dieu » . 187 Le signe de la croix. 186 « C'est le mot que l'Écriture sainte dit du Christ, car il est ressuscité et a vaincu le démon qui avait vaincu l'homme ; ce bien-ci est intelligible pour l'intelligence humaine. Mais les autres choses divines, qui furent faites Par le Christ et qui sont en lui, et qu'apprennent et prononcent les bienheureux (qui, eux, les comprennent) peuvent pas être comprises de nous, qui sommes des voyageurs. C'est donc à juste titre que notre auteur feint de rien comprendre, sauf ressuscite et triomphe ; il ne comprend pas le reste, puisqu'il était voyageur » (Buti). Les yeux de Béatrice ; mais depuis qu'ils sont au cinquième ciel, il ne les a pas regardés. Comme la beauté de Béatrice s'accroît à mesure qu'ils montent, il faut donc comprendre que la musique dont il parle avait plu au poète plus que le regard de Béatrice au quatrième ciel, mais moins que le même regard au cinquième. 190 Virgile, ou peut-être Calliope, la Muse de la poésie épique, qui était la première des Muses d'après l'art poétique de Dante, et qui parlait par la voix de Virgile. 190 189 188 «Ô mon sang ! ô grâce de Dieu supérieurement imprimée en toi ! qui donc, comme toi, a jamais vu s'ouvrir deux fois pour lui la porte du ciel ? » Le livre de l'éternité, où rien ne change, d'après les commentateurs ; ou peut-être le livre du temps, où il n'y a ni jour ni nuit. Le jeûne dont l'esprit parle était sans doute celui de voir Dante ; mais celui-ci a oublié, en faveur de son ancêtre, que les esprits bienheureux n'ont pas faim. 193 Celui qui parle ainsi est le trisaïeul de Dante, Caccia-guida. Pour 192 191 sa descendance, cf. L'Enfer, note 273 ; d'ailleurs, on ne sait de lui que ce qu'en dit le poète. Alighiero, fils de Cacciaguida, est également inconnu autrement. La place qu'on lui a faite sur le premier palier du Purgatoire semble indiquer qu'il était particulièrement orgueilleux : on a pu voir que Dante redoutait lui-même d'avoir un jour à porter les poids énormes dont on accable les orgueilleux, cf. Purgatoire, XIII, 136-138. 195 Le luxe, par antonomase. 194 L'Uccellatoio est une montagne à proximité de Florence, d'où l'on jouit d'une vue panoramique sur la ville ; il en est de même de Montemario, d'où l'on voit Rome. Ainsi donc, à l'époque dont parle Cacciaguida, Florence n'avait pas dépassé Rome en splendeur et en magnificence. Bellincione Berti, de la famille des Ravignan et père de Gualdrade (cf. Enfer, note 150), appartenait à l'une des maisons les plus en vue de Florence. Deux familles florentines des plus distinguées, appartenant au parti guelfe. Parce que c'était en France principalement que les Florentins allaient pour des affaires, et souvent aussi pour s'y établir. Cianghella dellia Tosa, morte vers 1330, s'était fait connaître par sa vie dissolue. « Cette femme revint à Florence après la mort de son mari, et elle y eut beaucoup d'amants et y vécut dans le libertinage. C'est pourquoi, à sa mort, un certain frère assez simple, prêchant à l'occasion de son enterrement, dit qu'il ne trouvait à cette femme qu'un seul péché, et c'était qu'elle avait mangé la ville de Florence » (Benvenuto de Imola). 200 199 198 197 196 Lapo Saltarello, juriste, banni pour concussion en 1302, « si amoureusement soigneux pour le manger et l'habillement, qu'il ne tenait pi compte de sa vraie condition » (Ottitno Commente » ). 201 Cf. Enfer, note 181. 202 On ne sait rien d'eux. 203 Elle était, d'après Boccace, originaire de Ferrare, où l'on trouve en effet, anciennement, une famille Aldighieri. Elle donna à l'un de ses fils, qui fut le bisaïeul du poète le nom d'Alighiero, qui était celui de sa maison, et qui se perpétua ensuite dans sa descendance. La chronologie indique qu'il doit s'agir de l'empereur Conrad III (1138-1162), qui prit part, en effet, à la seconde croisade, en 1147 ; mais il y a une difficulté, et c'est qu'il ne vint jamais en Italie — en sorte qu'on ne voit pas clairement comment Cacciaguida put se faire connaître et entrer dans sa « milice » . On a pensé à une confusion avec Conrad II (1024-1039), qui combattit les Sarrasins en Calabre. En italien : ed el mi cinse della sua milizia. On admet en général que ce vers signifie que l'empereur Conrad arma chevalier l'ancêtre de Dante, car miles est le terme courant pour chevalier. Cependant, nous doutons de l'exactitude de cette interprétation. Le poète dit que Cacciaguida fut distingué par l'empereur, pour ses belles actions ; et il est logique de penser que celles-ci ne sont pas, d'ordinaire, le fait des apprentis chevaliers ; outre que Dante ne dit pas miles, mais il parle de la sua milizia, qu'il est plus difficile d'interpréter de la même manière. nous l'avons dit, on ne sait au juste si Cacciaida mourut en Terre sainte, ou en combattant les Sarrasins en Italie du Sud. On admettait que la formule honorifique vous avait été employée pour la première fois à Rome, au moment où Jules César centralisa et prit en main tous les pouvoirs. Au temps de Dante, l'emploi de vous comme formule de courtoisie était moins courant à Rome qu'ailleurs. Dans le roman de Lancelot du Lac, la reine Genièvre, qu'impatiente la discrétion trop timide de Lancelot, finit par lui dire qu'elle sait bien qu'il l'aime : alors sa suivante, la dame de Malehaut, qui se trouvait un peu à l'écart, fit semblant de tousser, pour faire comprendre à Lancelot qu'elle connaissait désormais, elle aussi, son secret. 209 Saint Jean-Baptiste était le patron de Florence. 208 207 206 Comme 205 204 Depuis le jour de l'Assomption (le calendrier florentin faisait commencer l'année le 25 mars) jusqu'à ma naissance, Mars a fait 580 révolutions. Suivant les calculs astronomiques d'Alfragan, qui fait l'année martienne de 687 jours, Cacciaguida serait donc né en 1101. Pour d'autres commentateurs, qui lisent 553 révolutions, et font l'année martienne de deux années terrestres, il est né en 1106. Dans le sextier ou quartier de Porta San Pietro, au point où les participants au concours de la Saint-Jean Depuis le jour de l'Assomption (le calendrier florentin faisait commencer l'année le 25 mars) jusqu'à ma naissance, Mars a fait 580 révolutions. Suivant les calculs astronomiques d'Alfragan, qui fait l'année martienne de 687 jours, Cacciaguida serait donc né en 1101. Pour d'autres commentateurs, qui lisent 553 révolutions, et font l'année martienne de deux années terrestres, il est né en 1106. Dans le sextier ou quartier de Porta San Pietro, au point où les participants au concours de la Saint-Jean. Galuzzo est à deux milles de Florence, allant vers le nord, et Trespiano à trois milles du sud. Baldo d'Aguglione, juriste en vue, qui a eu peut-être d'autres crimes sur la conscience, mais qui commit l'erreur, en 1311, d'excepter Dante de la liste des bannis autorisés à rentrer à Florence. Église, l'État « le plus pourri », s'est opposée à l'action pacificatrice de l'Empire. Semifonte, dans le Valdelsa, avait été détruit par les Guelfes de Florence dès 1202, ce qui provoqua l'exode de ses habitants. Si donc les ennemis de l'empereur n'avaient pas détruit cette ville, on n'aurait pas vu un si grand nombre d'arrivants de Semifonte s'installer à Florence. On ne sait si cette allusion est impersonnelle et doit s'entendre comme un cas général, ou si elle se rapporte à un individu déterminé, tel que, par exemple, Lippo Velluti, qui s'était enrichi à Florence et était devenu l'un des chefs des Noirs. Quant à l'aïeul, certains commentateurs n'entendent pas qu'il mendiait, mais qu'il faisait le métier de marchand ambulant, ou peut-être de soldat mercenaire (andava alla cerca) : tous ces sens sont possibles, sans doute, mais même si Dante n'avait pas en vue celui que nous avons choisi, il est évident qu'une intention malveillante l'a fait opter pour cette expression ambiguë. 217 216 215 214 213 212 211 210 Montemurlo, entre Prato et Pistoia, avait dû être cédé aux Florentins par les comtes Guidi, qui n'étaient plus en mesure de le défendre contre Pistoia. Les Cerchi, chefs du « pays sauvage » ou des Blancs, étaient originaires d'Ancône ; ils y seraient peut-être restés, si les Florentins n'avaient pas accueilli tous les étrangers dans leur ville. Valdigrieve, ou vallée de la Grève, est un affluent de l'Arno. Là s'élevait le château des Buondelmonti, qu'ils durent céder aux Florentins en 1135. « Quelqu'un pourrait sans doute objecter que, si la ville s'est trop remplie de vilains, elle est du moins plus grande et plus forte et plus puissante. Il répond à cela par le moyen d'une comparaison ; car une communauté forte et violente, comme le taureau, tombera plus vite qu'une communauté humble et pacifique, comme l'agneau » (Benvenuto d'Imola). Urbisaglia, dans la marche d'Ancône, avait déjà été détruite au temps d'Alaric ; de Luni, disparue plus récemment, vient le nom de la Lunigiane. Chiusi, en Étrurie dans la région de Valdichiana, et Sinigaglia, dans la marche d'Ancône, étaient alors en pleine décadence. La nouvelle iniquité, des combats des Blancs et des Noirs (la première avait été celle des Guelfes avec les Gibelins), a pour chefs les Cerchi, dont la maison se trouvait près de la Porte San Piero. Bellincione Berti (cf. plus haut, note 197), père de la bonne Gualdrade, avait été, par celle-ci, le tronc commun de la célèbre famille des comtes Guidi. 225 C'était là un signe distinctif 226 224 223 222 221 220 219 218 réservé aux seuls chevaliers. La famille des Pigli, dont les armes portaient d'or au pal vair. Toutes les familles citées dans ce passage sont parmi les plus communément connues à Florence. Les Chiaramontesi ; l'un d'eux avait été chargé par la ville de la distribution du sel ; mais il avait retiré une douve circulaire du boisseau dont il se servait, pour rendre celui-ci plus petit et augmenter son gain illicite. 228 Aux premières magistratures de la ville. 227 Sans doute allusion aux Uberti, puissante famille dont le membre le plus représentatif avait été Farinata ; cf. Enfer, notes 88 et 93. 230 Les Lamberti, dont l'écu d'armes 231 229 portait d'azur aux boules d'or. Allusion aux familles des Visdomini et des Tosinghi, qui avaient pour privilège d'administrer les biens de l'évêché de Florence pendant les vacances du siège. Les Adimari : Boccaccio Adimari s'empara de la fortune du poète durant son exil, et s'opposa tant qu'il put à son retour à Florence. Bellincione Berti, déjà plus d'une fois mentionné, avait marié une de ses filles à Ubertino Donati et une autre à un Adimari. Ces trois familles, illustres au XIIe siècle, appartenaient au parti des Gibelins. L'auteur dit : « Qui pourrait croire que les Délia pera, eux aussi, étaient anciens ? Je dis qu'ils sont si anciens, qu'une porte de la première enceinte de la ville avait pris d'eux son nom ; mais ils sont tombés si bas, qu'on n'en parle plus maintenant » (Ottimo Commento). Cette explication a été généralement acceptée ; mais on ne voit pas pourquoi cela serait incroyable, étant donné que les Délia Pera étaient déjà inconnus. Peut-être Dante voulait-il mettre l'accent sur un autre détail, celui-là incroyable pour les hommes de 1300 : la ville était si petite, qu'on y entrait par la Porte de la Pera (ainsi nommée de la famille du même nom), qui avait été largement dépassée depuis. Hugues le Grand, marquis de Toscane, mourut en 1001, le jour de la Saint-Thomas. Il avait anobli un certain nombre de familles florentines, qu'il autorisa à porter son propre écu d'armes, composé de sept bandes alternées de gueules et d'argent. Probablement allusion à Délia Bella, dont la famille portait en effet les armes d'Hugues le Grand, et qui était banni depuis 1295. 238 237 236 235 234 233 232 Deux familles guelfes, qui vivaient au quartier de Borgo Santo Apostolo. Les Amidei, dont un membre tua Buondelmonte Buondelmonti en 1215 (cf. Enfer, note 270) ; cet incident signale le commencement des factions florentines et de la longue guerre civile entre Guelfes et Gibelins. -381 239 Buondelmonte avait donné parole de mariage à la fille de Lambertuccio Amidei, mais se retira par la suite conseillé par Gualdrada Donati, et surtout poussé par le désir d'épouser la fille de celle-ci. Buondelmonte habitait au château de Montebuoni dans le Valdigrieve (cf. plus haut, note 220) ; pour venir à Florence, il avait à traverser la rivière d'Ema. 242 La statue de Mars, cf. Enfer, note 129. 241 240 La fin de la paix pour la ville de Florence, puisque c'est ce meurtre qui déclencha la guerre civile. Les armes de Florence étaient un lis blanc sur champ rouge. En 1251, ayant expulsé les Gibelins, les Florentins changèrent ce blason et adoptèrent le lis rouge sur champ blanc. Phaéton, fils d'Apollon et de Climène, demanda à sa mère qui était son père. La complaisance que par la suite lui montra Apollon devait lui être fatale. Les choses contingentes, qui sont pour la connaissance humaine une succession de faits matériels, comme les feuillets d'un livre, se trouvent inscrites depuis toujours dans l'intelligence divine, mais sans qu'elles y prennent un caractère de nécessité. 247 Phèdre, la seconde femme de Thésée. 248 À Rome. 249 246 245 244 243 « La blessure de la Fortune, que bien souvent l'on impute injustement au blessé » (Dante, Convivio, I, 3). Bartolommeo délia Scala, seigneur de Vérone de 1301 à 1304 ; il portait comme armes parlantes l'échelle, à laquelle il avait ajouté en 1291 l'aigle impériale, parce qu'il avait épousé une descendante de l'empereur Frédéric II. Can Grande délia Scala, frère puîné du précédent, né en 1291, seigneur de Vérone de 1312 à 1329. Le pape Clément V, Gascon d'origine, trompa l'empereur Henri VII, qu'il fit venir en Italie et qu'il combattit ensuite. 253 La patrie. 252 251 250 Ce qu'il y avait d'agréable dans son discours, et ce qu'il m'annonçait de terrible. 254 Le reflet que l'on voyait dans son regard, de l'aspect de Dieu qu'elle contemplait. 256 Celle de Cacciaguida. 255 Le Paradis est comparé à un arbre, qui tiendrait ses racines dans la terre, mais qui reçoit son aliment par le haut, à partir de l'Empyrée. Sans doute faut-il entendre : l'orgueil de n'importe quel poète. Les actions des personnages qui suivent, et l'effet, sont propres de la Muse épique ; et d'ailleurs la piu. part d'entre eux descendent directement des chansons de geste. Guillaume au Court Nez, héros de la Chanson de Guillaume et de tout le cycle d'Orange ; Rainouard, qui appartient au même cycle, est surtout le héros du poème du Montage Rainouard ; Godefroy de Bouillon fut le premier roi de Jérusalem ; Robert Guiscard fut le fondateur du royaume normand de Naples et de Sicile. Rien qu'à voir augmenter la beauté de Béatrice, Dante se rend compte qu'il est en train de passer à un ciel plus haut. C'est le sixième, celui de Jupiter, où font leur séjour les âmes de ceux qui se sont distingués par leur justice et par leur piété. 261 Épithète des Muses en général. « Aimez la justice, vous qui jugez la terre » : c'est le début du Livre de la Sagesse. II faut partir, pour comprendre ces changements à vue, de l'image de l'M tel qu'on le faisait dans la calligraphie gothique, les deux jambages extérieurs arrondis, à peu de chose près comme un ω grec renversé. Lorsque des lumières viennent s'ajouter au sommet de la lettre, en prolongement du jambage médian, l'image ressemble à la fleur de lis héraldique ; mais c'est là une phase qui ne dure pas, car les mouvements des lumières transforment cette figure en celle d'un aigle, dont les deux jambages extérieurs de l'M représentent les ailes, et les lumières ajoutées au sommet forment le cou et la tête 264 Le symbolisme de ce passage de l'M à la fleur de lis et de celle-ci 263 262 260 259 258 257 à l'aigle ne semble pas difficile à pénétrer. La lettre représente sans doute l'idée de Monarchie : pour un esprit du Moyen Age, il ne pouvait s'agir que de la Monarchie universelle. Elle passe par la fleur de lis, mais sans s'arrêter : signe que ce n'est pas pour le roi de France que Dieu réserve cette monarchie, mais pour l'aigle impériale. 265 Église, qui trafique avec les biens de ce monde. On considère que c'est une allusion à Jean XXII, pape de 1316 à 1334, qui avait annulé beaucoup de bénéfices accordés par son prédécesseur, Clément V. Cette interprétation peut paraître douteuse : s'il en est ainsi, Jean XXII biffe, mais n'écrit pas. Peut-être Dante ne visait-il pas un pape déterminé, mais le successeur de Pierre, qui modifie ses décisions, afin de pouvoir favoriser le plus offrant. Saint Jean-Baptiste, dont l'image figurait sur la monnaie de Florence : le pape n'aimait donc pas le saint, mais les florins. 268 Jouissance, en latin. 269 Lucifer. 267 266 L'intelligence de l'homme reste très au-dessous de l'intelligence divine ; elle suffit cependant pour lui permettre de mesurer cette même distance qui la sépare de Dieu. C'est là le problème que se pose Dante, et que l'aigle va lui expliquer : peut-on se sauver sans avoir eu la foi ? sinon, la condamnation d'un juste qui a ignoré Dieu est-elle équitable ? 272 271 270 Les Perses et les Éthiopiens s'entendent pour les païens en gé- néral. Albert d'Autriche, empereur d'Allemagne de 1298 à 1308, saccagea la Bohême en 1304. Philippe le Bel, roi de France, poursuivi par un sanglier, tomba de son cheval et mourut des suites de sa chute, en 1314. Édouard II d'Angleterre (1307-1327) et Robert Bruce, roi d'Écosse (1306-1329). Fernand IV, roi de Castille (1295-1312), et Venceslas IV (12701305), ce dernier déjà mentionné ; cf. Purgatoire, note 66. Charles II d'Anjou, roi de Naples, dans le livre des comptes duquel on ne trouvera qu'un bienfait, et mille méfaits. Frédéric II d'Aragon, roi de Sicile ; il est ici en compagnie de son oncle, Jacques, roi de Majorque, et de son frère, Jacques II, roi d'Aragon. 278 277 276 275 274 273 279 Denys le Laboureur, roi du Portugal, et Haakon VIL roi de Nor- vège. Etienne II Ouroch, roi de Serbie (1276-1321), frappa des monnaies du poids de Venise mais de moins bon aloi. 281 Henri II de Lusignan, roi de Chypre. 280 Le soleil étant la source unique de la lumière, la lune et les étoiles étaient considérées comme possédant seulement une lumière réfléchie. 283 Le ciel de Jupiter, qui est le sixième. 284 Le soleil. 285 David. 286 282 « L'empereur Trajan. Sur la tradition du jugement en faveur de la pauvre veuve, et sur la légende de son entrée au paradis, cf. Purgatoire, note 104. Ezéchias, roi de Judas ; Isaïe lui ayant prophétisé la fin de ses jours, il obtint, par ses dévotes prières, un délai de quinze ans. L'empereur Constantin, qui transféra la capitale de l'Empire à la ville qui porta depuis son nom : Dante suppose qu'il partit de Rome à cause de la donation qu'il avait faite, aux papes, de cette ville. Guillaume II le Bon, roi de Naples (1166-1189). Son royaume échut plus tard à Charles II d'Anjou, roi de Naples (cf. la note 277) et à Frédéric II d'Aragon, roi de Sicile (cf. la note 278), qui furent loin d'imiter ses vertus. Ce qui semble avoir sauvé Riphée de l'oubli et de la damnation, c'est la présentation qu'en fait Virgile, Énéide II, 426, où il apparaît comme « le plus juste des Troyens celui qui aime le plus l'équité » . Son rôle dans la légende antique est assez effacé ; Dante l'a choisi pour personnage sans doute pour pouvoir discuter le problème de là rédemption des gentils. L'essence d'une chose, ce qui fait qu'elle existe et qu'elle est ce qu'elle est. Le royaume des cieux se laisse vaincre et conquérir par l'amour, mais c'est parce que sa bénignité accepte d'être vaincue. 293 Trajan et Riphée, qui furent tous les deux païens. 292 291 290 289 288 287 Les pieds du Christ, qui étaient déjà martyrisés du temps de Trajan, mais qui n'étaient que voués au martyre à l'époque où vivait Riphée. Comme il a été dit, Trajan fut sauvé par les prières de saint Grégoire le Grand, qui obtint de Dieu que Trajan fût ressuscité, juste le temps qu'il fallut pour recevoir le baptême. 296 Riphée. 295 294 Les trois vertus théologales. Le problème de savoir si les gentils ont pu se sauver a souvent préoccupé les théologiens ; voir à titre d'exemple l'ouvrage du célèbre L.E. Du Pin, De la Nécessité de la Foi en Jésus-Christ pour être sauvé, où l'on examine si les payens ou les philosophes qui ont eu connoissance d'un Dieu et qui ont moralement bien vécu, ont pu être sauvés sans avoir la foi en Jésus-Christ, Paris 1701. 298 Sémélé, fille de Cadmus, prétendit voir dans toute sa splendeur Jupiter, qui avait été son amant. Le visage de Béatrice resplendit plus fort que jamais : c'est donc que les deux pèlerins sont déjà arrivés dans un ciel différent. 299 Saturne, qui règne au septième ciel, séjour des âmes contemplatrices. Au mois de mars et d'avril 1300, Saturne se trouvait dans le signe du Lion. 300 297 Du nom de Saturne, du temps de qui la terre avait connu l'Age L'échelle du ciel, que le patriarche Jacob avait déjà vue dans un d'or. 301 songe. 302 Béatrice. Comme le regard de Béatrice réfléchit l'Intelligence divine, elle réfléchit aussi tout ce qu'elle contient de contingent, et qui s'y trouve inscrit depuis toujours (cf. plus haut, la note 246) : c'est en contemplant Dieu qu'elle a su quel était le désir du poète. Ce n'est pas une différence d'intensité de l'amour qui pousse cette âme vers Dante, mais un décret de Dieu. 305 L'un des contreforts des Apennins, en direction de mer Adriatique, dans la marche d'Ancône ; il domine couvent des camaldules appelé Santa Croce di Avellana. 304 303 II semble que Dante confond en une seule personne deux Pierre différents : cf. M. Barbi, Pier Damiano e Pietr Peccatore, dans Con Dante e coi suoi interpreti, Florence 1941, pp. 255-296. Pierre Damien (1007-1072) fut en effet abbé de Santa Croce di Fonte Avellana et évêque d'Ostie. Créé cardinal (1057), il fit retour à son couvent deux ans après. Il se faisait appeler et signait souvent Pétrus Peccator : ce qui explique assez la confusion qui s'est produite, pour Dante, entre sa personne et celle de Pietro degli Onesti, dit Pierre le Pécheur (1040-1110), qui fonda en 1096 (après la mort de Pierre Damien) le couvent de Santa Maria in Porto, sur l'Adriatique. Expression anachronique, car le chapeau cardinalice ne fut créé qu'en 1252. 308 Saint Pierre et saint Paul. 307 306 Celui qui parle est saint Benoît de Nurcie (480-543), fondateur de l'ordre bénédictin et du couvent de Montcassin, où s'élevait auparavant un temple d'Apollon. Saint Macaire, moine d'Orient au Ve siècle (il y a eu deux saints de ce nom) ; saint Romuald fut au Xe siècle le fondateur des camaldules. En effet, le poète verra saint Benoît et tous les autres bienheureux, à visage découvert, dans l'Empyrée ; cf. plus jota. XXXII, 35. L'Empyrée. Ce n'est pas à proprement parler un lieu, mais une conception de l'Intelligence première. 313 312 311 310 309 L'ordre bénédictin s'est justement 6ignalé par son amour de l'étude. 314 Les Gémeaux. Dante était né sous le signe des Gémeaux, donc entre la mi-mai et la mi-juin. Lorsque j'ai été admis à visiter les deux, c'est par vous que j'y suis entré. Les commentateurs entendent généralement qu'il s'agit de l'obligation où le poète se trouvera bientôt de décrire la partie la plus sublime et la plus difficile à exprimer, de son voyage ultra-terrestre. Il se peut cependant que par « à présent » il entende cette dernière phase de sa vie qui va vers son déclin, et que l'examen qu'il craint soit celui de la mort. 317 316 315 La terre, qu'il contemple de la hauteur du septième ciel, et qu'il aperçoit en même temps que la Lune, le Soleil fils d'Hypérion, Mercure fils de Maïa et Vénus, fille de Dioné, Jupiter et Saturne. 319 Sur le cercle méridien. Les deux pèlerins se trouvent maintenant au huitième ciel, où l'on contemple le triomphe du Christ 321 Diane, ou la Lune. 322 Le Christ, appelé aussi plus bas Substance brillante 323 320 318 On croyait que la foudre était une étincelle du feu prisonnier des nuages, qui s'échappait à force de presser sur la masse de ces mêmes nuages. 324 Tous les poètes, nourrissons des Muses. 325 La Vierge, rosé mystique ; les lis sont les Apôtres. 326 Le Christ remontait vers l'Empyrée. 327 La Vierge. 328 Le Premier Mobile, ou le neuvième ciel. 329 La Vierge vient de remonter vers l'Empyrée, sur les pas de son Fils. 330 Premières paroles d'une antienne à la gloire de la Vierge. Le bonheur de ces « opulents greniers » célestes a été acquis grâce aux tribulations de la vie terrestre, qui est comme un exil de Babylone. 332 Les justes de l'Ancien et du Nouveau Testament. 333 Saint Pierre. 334 Saint Pierre. 335 331 Il possède les trois vertus théologales, foi, espérance et charité. C'est 6ur ces trois points que le poète sera interrogé, dans les chants qui suivent. L'importance que l'on donne à cet examen n'est pas sans une signification précise : déjà dans De Monarchia, III, Dante avait proposé ces trois vertus comme préparation à la jouissance de l'aspect divin, qui est la finalité unique de la béatitude céleste. Lors de la soutenance d'une thèse, le maître l'exposait ou formulait ; il appartenait au candidat de la discuter ; et le plus souvent c'était le maître lui-même qui la tranchait, ou décidait. Le primipile était le porte-enseigne des légions romaines ; il avait le privilège de lancer au combat le premier javelot. Saint Paul : allusion à son Épître aux Hébreux, d'où sont tirés les éléments de l'exposé qui suit. 339 Cf. plus haut, note 120. 340 L'Ancien et le Nouveau Testament. 341 Les faits qui dépassent les possibilités de la nature, les miracles. 342 343 338 337 336 Cet argument semble avoir été pris à la Somme contre les Gentils de saint Thomas d'Aquin. Le poète ne répète pas ces arguments, qui sont exposés au commencement de la Somme de saint Thomas. Boccace, dans sa Vie de Dante, affirme que le poète aurait pu se faire couronner dans certaines villes italiennes mais qu'il s'y refusa toujours, pour ne vouloir recevoir la couronne poétique ailleurs que dans Florence, dans l'église de Saint Jean-Baptiste, où il avait été baptisé. C'est saint Jacques le Majeur, dont on vénérait le tombeau à Saint-Jacques-de-Compostelle, en Galice. 346 Devant moi. 345 344 Saint Jacques parle, dans sa première épître, de la largesse qui règne au ciel, qu'il qualifie de palais royal : c'est dans ce dernier sens qu'il faut entendre le mot « basilique ». Allusion au groupe des trois apôtres, saint Pierre, saint Jacques et saint Jean, qui accompagnaient seuls le Christ au Mont des Oliviers, à la résurrection de la fille de Jaïre et surtout lors de la Transfiguration. Certains interprètes des Écritures indiquaient au poète le symbolisme que rappelle Béatrice. 349 Dans Dieu, dans la contemplation de 350 348 347 qui Béatrice lit tout ce qui est. Égypte symbolise ici le temps de l'exil, c'est-à-dire i. vie sur terre, tandis que Jérusalem est le salut, ou le paradis. 351 David. La citation qui suit est tirée du Psaume IX. En réalité, le mot « espérance » n'est pas mentionné dans cette épître, mais l'idée n'en est pas moins présente. 353 352 353 jusqu'à la palme du martyre et à la fin du combat pour la foi. « Dans leur pays ils en posséderont deux ; et ils seront éternellement heureux » (Isaïe LXI : 7). Ce double vêtement est la béatitude de l'âme, complétée, après le Jugement dernier, par la béatitude de la chair. Saint Jean, dans l'Apocalypse VII : 9, parle du bonheur des élus qui jouissent de l'aspect de Dieu, « habillés d'étoles blanches » . Saint Jean n'était pas frère de saint Jacques le Majeur, mais de l'autre apôtre du même nom ; mais Dante, avec beaucoup de contemporains, les confond et les considère comme une seule personne. 356 Texte tiré du même psaume IX, cité plus haut. 355 354 Comme en janvier le soleil se couche juste quand le signe du Cancer se lève. Si un astre aussi brillant que celui dont parle le poète accompagnait le Cancer à cette époque de l'année, le jour durerait vingtquatre heures sur vingt-quatre, puisque cet astre et le soleil se remplaceraient régulièrement. C'est une façon de dire que ce nouvel éclat, qui est celui de saint Jean l'Évangéliste, brillait comme le soleil. On représente saint Jean, au moment de la Cène penché sur le sein du Seigneur, appelé ici pélican, parce que, pour le Moyen Age, cet oiseau passait pour se déchirer lui-même pour donner la nourriture à ses petits, de même que le Christ consentit à se sacrifier pour sauver l'humanité. On sait que le Christ crucifié désigna saint Jean comme fils adoptif de sa Mère. Dante prétendait donc distinguer dans le noyau de lumière le corps de l'Apôtre, mais le corps « n'a pas lieu » au Paradis. Dante, Convivio, II, 5, avait affirmé que le nombre des élus a été fixé de manière à égaler le nombre des anges rebelles, qu'ils sont appelés à remplacer. 361 Le Christ et sa Mère, seuls, sont 362 363 360 359 358 357 montés au ciel avec leur corps. Saint Jean, dont la splendeur avait tellement ébloui le poète, qu'il ne distinguait plus Béatrice ni rien de ce qui l'entourait. Ananias avait rendu la vue à saint Paul par la simple imposition des mains. 364 Je n'aime que le Bien du Paradis et je n'aspire qu'à lui. 365 La révélation. 366 La source indiquée ici est nécessairement une source philosophique, puisque l'exposé de Dante suit le plan tracé par lui-même, et présente d'abord les arguments de la philosophie, et ensuite ceux de la révélation. On a pensé à Aristote, qui, dans De causis, fait de Dieu la cause suprême et met dans les âmes le désir de s'y réunir ; ou bien à Platon, qui dans le Symposion fait de l'amour la première de toutes les substances éternelles. Mais ce sont là des idées que le poète pouvait trouver dans d'autres auteurs aussi. 367 Exode XXXIII : 19. 368 L'Apocalypse, conçu comme avertissement ou annonce de ce qui sera. Après avoir parlé de l'amour de Dieu, le poète parle aussi de l'amour du prochain. Il aime les « feuilles » , créatures du Jardinier éternel, dans la mesure où il retrouve en elles un reflet de la divine Vertu. 370 Adam. 371 Adam était resté dans l'Enfer pendant 4302 ans. Il faut additionner à ce chiffre les 930 ans de vie d'Adam et les 1266 qui avaient passé en 1300 depuis la mort du Christ et sa descente aux Enfers : on obtient ainsi l'âge de la création, selon le calcul de Dante. L'année 1300 serait l'année 6498 depuis la création du monde ; et Adam aurait été créé l'an 5198 avant J.-C. On ne sait où Dante avait trouvé la forme / qu'il indique pour le nom primitif de Dieu ; il est douteux qu'il l'ait forgée lui-même, comme le pensent les commentateurs — car il n'aurait pas construit des théories linguistiques sur des mots inventés à plaisir. La forme El est courante en hébreu, et Dante la mentionne aussi dans De vulgari eloquio, I, 4 ; cf. G. Colonna di Cesarò, II primo nome di Dio secondo Dante, dans Giornale dantesco, 1927 pp. 118-123. Dante l'avait trouvée sans doute dans Isidore de Séville, Etymologiae, VII, 1 : Primum apud Hebraeos Dei nomen el dicitur, secundum nomen Elois est. Cela permet de supposer que Dante avait peut-être consulté un manuscrit défectueux de cet ouvrage, dans lequel il trouvait ou croyait trouver aussi la forme mystérieuse 7, grâce à une corruption du texte, comme par exemple celle qui lui aurait permis de lire : Primum apud Hebraeos Dei i nomen, el dicitur secundum : nomen Elois est. 372 369 Le Paradis terrestre. Adam y vécut depuis la première heure du jour, soit depuis six heures du matin, jusqu'à une heure de l'après-midi. 374 La flamme de saint Pierre devient rouge, comme l'est Mars. 373 Le pape, successeur de saint Pierre. Il est peut-être légitime et régulièrement élu, du point de vue de la loi des hommes ; mais au ciel on le tient pour un usurpateur. C'est encore de Boniface VIII qu'il s'agit ici. 376 Successeurs immédiats de saint Pierre et, comme lui, martyrs. 375 Allusion aux partis politiques qui divisaient l'Italie, les Guelfes, favorisés par le pape, et les Gibelins, considérés par lui comme des ennemis. La bulle ou sceau papal porte, en effet, la double effigie de saint Pierre et de saint Paul. Allusion à Clément V, auparavant évêque de Bordeaux, et à Jean XXII, né à Cahors : ce sont les deux premiers papes qui transférèrent le siège pontifical à Avignon. Nouvelle allusion au sauveur qu'on attend, que ce soit le Lévrier, le Griffon ou le Dux. 381 380 379 378 377 Au solstice d'hiver, lorsque le soleil est dans le signe du Capri- corne. La première des sept zones parallèles entre lesquelles le globe terrestre avait été divisé par les géographes anciens, celle qui se déroule le long de l'équateur. Le centre du premier climat étant Jérusalem, et le bout l'Océan, ou Cadix, le poète avait parcouru 90 degrés depuis qu'il avait regardé la terre la dernière fois. Il est maintenant au-dessus de Cadix ; il faut donc en déduire que la première fois il était au-dessus de Jérusalem. 383 La Phénicie, où Jupiter avait déposé Europe. 384 À plus d'un signe zodiacal. Le poète se trouve dans les Gémeaux 382 et le soleil dans le Bélier ; il y a donc entre eux le signe du Taureau. La constellation des Gémeaux ; Léda était la mère de Castor et de Pollux. Dante et Béatrice s'élèvent maintenant vers le Premier Mobile ou neuvième ciel. L'univers a pour centre l'Empyrée, qui est immobile ; et c'est autour de lui que tourne tout le reste de la création. 386 385 Phrase inintelligible. Il s'agit peut-être d'une fille du soleil ; mais les conjectures qu'on a avancées ne sont pas suffisamment claires. On pense surtout à Circé, qui cependant ne transformait pas seulement la couleur de la peau. La réforme julienne du calendrier avait négligé une fraction de 13 minutes, dans le calcul de la durée du jour solaire ; et l'accumulation de ce reste, pendant des siècles, avait produit un important décalage du calendrier, sur lequel cf. Enfer, note 226. Ce défaut fut corrigé par la réforme grégorienne, au XVIe siècle. 389 Dieu. 390 388 387 Ce sont les neuf chœurs angéliques qui tournent autour de Dieu. La loi physique du mouvement de rotation fait que les points les plus éloignés du centre tournent le plus vite ; et ce qui choque le poète, c'est le fait de voir qu'ici les chœurs angéliques tournent, au contraire, d'autant plus vite qu'ils restent plus près du centre, qui est Dieu. Les neuf cieux. L'explication de Béatrice est loin d'être claire. Si nous la comprenons bien, l'idée qui y préside est que les sphères célestes sont de grandeur différente, non parce qu'elles s'éloignent plus ou moins du centre unique, mais parce qu'elles reçoivent de ce centre des vertus plus ou moins puissantes. Comme il y a un rapport certain entre la bonté et la santé, et ensuite entre la santé et la taille, il en résulte que le ciel où l'amour de Dieu est le plus fort sera nécessairement le plus grand ; et c'est ce qui arrive au Premier Mobile, qui est le plus près de Dieu et où, par conséquent, se réfléchissent mieux les vertus qui émanent de l'Empyrée. On sait que cette progression géométrique produit un nombre extraordinairement élevé. Les deux chœurs angéliques qui restent plus près de Dieu. La hiérarchie angélique, telle qu'elle sera présentée ici, est tirée de l'Ancien Testament, des épîtres de saint Paul et du traité De caelesti hierarchia, faussement attribué à saint Denis l'Aréopagite. Les Séraphins, les Chérubins et les Trônes, qui forment la première hiérarchie angélique, sont surtout consacrés à la contemplation. 396 Saint Grégoire le Grand. 397 Saint Paul, qui avait été ravi en extase jusqu'au Paradis. 395 394 393 392 391 Lorsque le soleil se lève dans le signe du Bélier, et la lune se couche sous celui de la Balance ; cela arrive au temps de la pleine lune, et les deux astres restent ensemble sur l'horizon, comme se faisant équilibre, pendant quelques instants seulement. « J'existe. » En termes de philosophie scolastique, c'est un attribut de Dieu, le seul être qui existe par lui-même. Selon saint Thomas d'Aquin, seul Dieu est acte pur Cependant il semble bien que Dante met aussi parmi les actes purs les anges — puisque c'est d'eux qu'il s'agit ici La pure puissance est la matière inerte ; et l'acte allié à la puissance doit s'entendre des cieux, qui sont à la fois l'œuvre de Dieu et source d'influences actives. Les anges, créés pour être les moteurs des cieux, seraient donc, si saint Jérôme avait raison, restés pendant bien des siècles sans la mission pour laquelle ils avaient été créés. 402 Lucifer. 403 Les chœurs angéliques. 404 401 400 399 398 Les anges contemplent toujours l'aspect de Dieu, dans lequel ils trouvent écrit depuis l'éternité tout ce qui est et sera. Ils n'ont donc pas besoin de mémoire, qu'on leur attribue à tort ; ils n'ont que l'entendement et la volonté. Les philosophies qui l'enseignent tout en étant convaincus qu'ils ont raison, ne pèchent que par ignorance ; les autres pèchent par malice. 406 405 Diminutifs (de Girolamo et d'Alessandrino) très communs à Florence. Le porc qui accompagnait saint Antoine au désert, et qui représente le diable. il y a beaucoup d'anges, tellement qu'on ne saurait exprimer leur nombre. Daniel, d'ailleurs, ne parle que de milliers de milliers d'anges, moins pour dire leur nombre que pour exprimer l'idée qu'ils sont innombrables. 409 Chaque ange a une individualité. 410 408 407 Lorsque l'aube pointe en Italie, et qu'en Inde, à 6000 milles, il est midi. 411 L'aurore. Non seulement son propre art, qui est inférieur, puisque son ouvrage est « comique » , mais même l'art poétique le plus élevé, la tragédie, n'y suffirait pas. Ils viennent de passer du Premier Mobile à l'Empyrée ou dixième ciel. Les chœurs des anges et des élus : ces derniers y ont déjà l'aspect qu'ils auront lors du Jugement dernier. 415 C'est une première impression qui fait croire à Dante qu'il voit ces objets : il se rendra compte bientôt qu'il n'y a là ni fleuve ni herbe. 416 La Rosé mystique ou Cour des élus, qu'il faut imaginer, selon les 414 413 412 propres images indiquées plus loin par Dante, comme une immense fleur ouverte, ou comme un amphithéâtre sur les gradins duquel se trouvent placées les âmes des élus. Béatrice et Dante se trouvent au milieu de la Rosé, qui les entoure de partout. Les commentateurs affirment que le peu de places libres encore s'explique par la décadence de l'humanité et par l'approche des siècles derniers. Ce serait plutôt parce que le nombre des élus ne doit pas être grand ; cf. par exemple O. Desbordes-Desdoires, La science du salut renfermée dans ces deux paroles : « II y a peu d'élus » , ou traité dogmatique sur le nombre des élus, Rouen 1701. Henri VII, empereur d'Allemagne (1308-1313), en qui Dante avait placé tout son espoir de redressement politique de l'Italie, mais qui mourut prématurément. Clément V, mort en 1314 ; Dante lui promet, parmi les simoniaques, la même place réservée tout d'abord à son prédécesseur, Boniface VIII. 420 La milice angélique. 419 418 417 C'est là plus ou moins l'aspect que leur attribuait déjà la vision d'Ézéchiel. Les barbares venus du nord, où règne la Grande Ourse, jadis Hélice, mère d'Arcade, qui fut transformé en Petite Ourse. 423 Rome ; la part pour le tout. 422 421 Béatrice a abandonné le poète et s'est fait remplacer auprès de lui par saint Bernard. Béatrice est partie sans rien dire et sans que le poète s'en fût aperçu ; et Virgile n'avait pas procédé autrement. C'est là un détail qui n'est peut-être pas indifférent ; il se peut que Dante ait voulu signaler par là que la transition de la raison à la foi, de la foi au suprême bonheur des élus est imperceptible et comme naturelle. La distance la plus grande que puisse embrasser le regard des hommes est celle qui va du fond de la mer au ciel ; elle est moindre que la distance qui séparait Dante de Béatrice. Saint Bernard, premier abbé de Clairvaux et fondateur de l'Ordre des cisterciens (1091-1153), est connu par sa dévotion pour la Vierge et par son ardeur mystique. Comme Virgile représentait les lumières naturelles, et Béatrice celles de la grâce, saint Bernard représente ici les lumières de la gloire ; cf. Ch. S. Singleton, Dante Studies, Cambridge (Mass.) 1958. Le mouchoir de sainte Véronique, relique conservée à SaintPierre de Rome : on y voyait imprimée l'image du Christ. 428 La Vierge. 429 Ève. 430 David, auteur du Psaume L, connu sous le nom de Miserere. 431 427 426 425 424 La Rosé mystique est séparée en deux par une file longitudinale de Juives : d'un côté se tiennent les élus de l'Ancien Testament, et de l'autre ceux du Nouveau Testament. Les travées de ce dernier groupe ne sont pas encore entièrement occupées. 432 En face du trône de Marie se trouve le trône de saint JeanEn face du trône de Marie se trouve le trône de saint Jean- Baptiste. 432bis Baptiste. De même qu'une coupe longitudinale traverse la Rosé mystique de haut en bas, un gradin fait tout son tour à la mi-hauteur, qui la sépare en deux moitiés superposées : la partie basse est réservée aux innocents, dont le salut ne fut pas le résultat de mérites propres. 434 Ce qui intrigue le poète, c'est de voir que les innocents, bien que 433 n'ayant pas de mérite propre, sont distribués à l'intérieur de la Rosé mys- tique sur des gradins différents, comme si leur degré de félicité n'était pas le même. 435 Les enfants, qui moururent avant le temps. C'est de la prédestination qui justifie les places différentes assignées aux innocents. Esaü et Jacob, dont l'un seul était élu de Dieu. Esaii, que Dieu n'aimait pas, avait des cheveux roux ; c'est ce qui fait dire, plus bas, au poète, que la prédestination tient compte de la couleur des cheveux. 438 L'ange Gabriel. 437 436 La Vierge. Elle a Adam et saint Pierre à ses côtés, avec, respectivement, Moïse et saint Jean, auteur de l'Apocalypse, auprès d'eux. Phrase diversement interprétée par les commentateurs. Elle pourrait signifier également : le temps de ta vision, de ton voyage imaginaire qui touche à sa fin ; le temps qu'il te sera permis de rêver en contemplant les plus sublimes vérités de la foi ; le temps de ta vie terrestre, qui n'est qu'un songe. Nous ne voyons pas de raison suffisante pour choisir. Dante connaît, par la contemplation, « la béatitude de la vie éternelle, qui consiste dans la jouissance de l'aspect divin » (De Monarchia, III). Les trois personnes de la Trinité, l'une d'elles procédant des deux autres. 443 L'image humaine du Christ, qui l'a accompagné au Paradis. 442 441 440 439 L'objet de la contemplation, qui est la confusion de l'âme en Dieu, a été atteint ; c'est l'extase, phase ultime de la contemplation, qui n'est pas une connaissance intellectuelle de Dieu, mais qui établit le contact entre lui et la volonté humaine. Sur ce processus de l'extase et sur les phases de la contemplation, que Dante semble avoir empruntées à Ultinerarium mentis in Deum de saint Bonaventure, cf. Et. Gilson, La conclusion de « La Divine Comédie » et la mystique franciscaine, dans Revue d'Histoire franciscaine, I, 1924, pp. 55-63. 444 Georges Darien BIRIBI DISCIPLINE MILITAIRE (1890) PRÉFACE Ce livre est un livre vrai. Biribi a été vécu. Il n'a point été composé avec des lambeaux de souvenirs, des haillons de documents, les loques pailletées des récits suspects. Ce n'est pas un habit d'Arlequin, c'est une casaque de forçat – sans doublure. Mon héros l'a endossée, cette casaque, et elle s'est collée à sa peau. Elle est devenue sa peau même. J'aurais mieux fait, on me l'a dit, de la jeter – avec art – sur les épaules en bois d'un mannequin. Pourquoi ? Parce que j'aurais pu, ainsi, mettre une sourdine aux cris rageurs de mes personnages, délayer leur fiel dans de l'eau sucrée, matelasser les murs du cachot où ils écorchent leurs poings crispés, idyliser 1 leurs fureurs bestiales, servir enfin au public, au lieu d'un tord-boyau infâme, un mêlé-cassis très bourgeois, – avec beaucoup de cassis. J'aurais pu, aussi, parler d'un tas de choses dont je n'ai point parlé, ne pas dédaigner la partie descriptive, tirer sur le caoutchouc des sensations possibles, et ne point laisser de côté, 1 Sic (N.d.E.) comme je l'ai fait, – volontairement, – des sentiments nécessaires : la pitié, par exemple. J'aurais pu, surtout, m'en tenir aux généralités, rester dans le vague, faire patte de velours, – en laissant voir, adroitement, que je suis seul et unique en mon genre pour les pattes de velours, – et me montrer enfin très digne, très auguste, très solennel, – presque nuptial, – très haut sur faux-col. Aux personnes qui me donnaient ces conseils, j'avais tout d'abord envie de répondre, en employant, pour parler leur langue, des expressions qui me répugnent, que j'avais voulu faire de la psychologie, l'analyse d'un état d'âme, la dissection d'une conscience, le découpage d'un caractère. Mais, comme elles m'auraient ri au nez, je leur ai répondu, tout simplement, que j'avais voulu faire de la Vie. Et elles ont ri derrière mon dos. Ce n'est pourtant pas si drôle que ça. J'ai mis en scène un homme, un soldat, expulsé, après quelques mois de séjour dans différents régiments, des rangs de l'armée régulière, et envoyé, – sans jugement, – aux Compagnies de Discipline. Sans jugement, car le Conseil de corps devant lequel il comparaît se contente de faire le total de ses punitions plus ou moins nombreuses, et le général, qui décide de son envoi à Biribi, suit l'avis du Conseil de corps. Il est incorporé aux Compagnies de Discipline comme forte tête, indiscipliné, brebis galeuse, individu intraitable donnant le mauvais exemple. Aucun tribunal, civil ou militaire, ne l'a flétri ; les folios de punitions de son livret matricule sont noirs, mais son casier judiciaire est blanc. Pas un malfaiteur, un irrégulier. Cet homme passe trois ans aux Compagnies de Discipline ; et comment il a usé ces trois années, j'ai essayé de le montrer. J'ai voulu qu'il vécût comme il a vécu, qu'il pensât comme il a pensé, qu'il parlât comme il a parlé. Je l'ai laissé libre, même, de pousser ces cris affreux qui crèvent le si- lence des bagnes et qui n'avaient point trouvé d'écho, jusqu'ici. J'ai voulu qu'il fût lui, – un paria, un désolé, un malheureux qui, pendant trois ans, renfermé, aigri, replié, n'a regardé qu'en luimême, n'a pas lu une ligne, n'a respiré que l'air de son cachot, – un cachot ouvert, le pire de tous. J'ai voulu, surtout, qu'il fût ce douloureux, fort et jeune, qui pendant longtemps ne peut pas aimer et qui finit par haïr. J'ai voulu qu'il souffrît, par devant témoins, ce qu'il a souffert isolé. Maintenant, a-t-on bien fait de l'envoyer là-bas ? A-t-on eu tort de le faire souffrir ? Peut-être. Mais ce sont des questions auxquelles je ne veux pas répondre. Mon livre n'est pas là. Il est tout entier dans l'étude de l'homme, il n'est point dans l'étude des milieux. Je constate les effets, je ne recherche pas les causes. Biribi n'est pas un roman à thèse, c'est l'étude sincère d'un morceau de vie, d'un lambeau saignant d'existence. Ce n'est pas non plus, – et ce serait commettre une grossière erreur que de le croire, – un roman militaire. Où voit-on l'armée dans ce livre, l'armée telle que nous la connaissons, l'armée telle que nous la rencontrons tous les jours, l'armée régulière, enfin ? Est-ce l'armée, cette poignée d'indisciplinés revêtus de la capote grise et soumis à des règlements inconnus dans les régiments ? Est-ce l'armée, ce bas-fond où croupissent les relégués militaires ? C'est l'armée comme le bagne est la société. L'armée ! Mais si j'eusse voulu parler d'elle, je n'aurais point été la chercher là. J'aurais été la chercher où elle est. Et, dans un roman prochain, L'Épaulette, je me réserve le droit de dire ce que j'en pense et de convaincre de mauvaise foi ceux qui m'auront mal jugé. Ah ! je le sais bien, le malheureux que je mets en scène, aigri par la souffrance, aveuglé par la haine, s'emporte violemment, parfois, contre le système militaire tout entier. Il le charge de tous ses crimes, lui fait porter le poids de toutes ses défaillances, l'accuse de toutes ses mauvaises passions… Mais c'était nécessaire, cela ! C'était nécessaire, cette exagération même des diatribes, cette outrance maladive de la colère et des imprécations ! La souffrance déclame. Seulement, cette déclamation-là, souvent, ce n'est pas un cri de révolte : c'est un bâillement. « La haine est immortelle », dit mon héros dans un des chapitres de ce livre. Non, elle finit par s'éteindre ; elle est tellement lourde à porter ! Si grandes qu'aient été sa misère et ses douleurs, si justes que puissent être ses ressentiments, l'homme, sortant du milieu où il a souffert, ne demande qu'à oublier. Il oubliera, lui aussi. Ou alors, il faudrait qu'il ne trouvât, dans la société où il est rentré, que la déception qui brise après l'humiliation qui ronge, que le désespoir morne après la souffrance rageuse. Mais cela n'est pas possible… Et il ne restera, de son existence sombre de paria, que ces confessions poignantes qu'il a arrachées brutalement, telles quelles, de son cœur encore endolori, et que je transcris ici, en ce livre incomplet sans doute, mais qui aura, du moins, le mérite d'être sincère. Paris, janvier 1890. GEORGES DARIEN. I – Alea jacta est !… Je viens de passer le Rubicon… Le Rubicon, c'est le ruisseau de la rue Saint-Dominique, en face du bureau de recrutement. Je rejoins mon père qui m'attend sur le trottoir. – Eh bien ! ça y est ? – Oui, p'pa. Je dis : Oui, p'pa, d'un ton mal assuré, un peu honteux, presque pleurnichard, comme si j'avais encore huit ans, comme si mon père me demandait si j'ai terminé un pensum que je n'ai pas commencé, si j'ai ressenti les effets d'une purge que je n'ai pas voulu prendre. Pourtant, je n'ai plus huit ans : j'en ai presque dix-neuf ; je ne suis plus un enfant, je suis un homme – et un homme bien conformé. C'est la loi qui l'assure, qui vient de me l'affirmer par l'organe d'un médecin militaire dont les lunettes bleues ont le privilège d'inspecter tous les jours deux ou trois cents corps d'hommes tout nus. – Marche bien, c't homme-là !… Bon pour le service !… Je répète cette phrase à mon père, qui m'écoute en écarquillant les yeux, la bouche entr'ouverte, l'air stupéfait. Toutes les deux minutes il m'interrompt pour me demander : – Tu as signé ? Alors ça y est ?… Ils t'ont donné ta feuille de route ? Alors, ça y est ?… Et, toutes les deux minutes un quart, je réponds : – Oui, p'pa. Je ne me borne pas, d'ailleurs, à cette affirmation – flanquée d'une constatation de paternité en raccourci. Je parle, je parle, comme si je tenais à bien faire voir que le médecin aux lunettes bleues ne m'a pas arraché la langue, comme si le coup de toise que j'ai reçu tout à l'heure sur la tête avait fait jaillir de ma cervelle des mondes d'idées. Tristes idées cependant que celles que j'exprime en gesticulant, au risque de faire envoler des arbres de l'Esplanade des Invalides que nous traversons tous les pierrots gouailleurs qui font la nique aux passants. Considérations banales sur l'état militaire, espoirs bêtes d'avancement rapide, lieux communs héroïquement stupides, expression surchauffée d'un patriotisme sentimental de café-concert ; tout cela compliqué du rabâchage obligé d'anecdotes d'une trivialité écœurante. Mon père paraît s'intéresser prodigieusement à ce que je lui raconte ; il incline la tête en signe d'approbation ; il murmure : – Certainement… évidemment… rien de plus vrai… Et, tout d'un coup, me regardant bien en face : – Alors, décidément ça y est ?… c'est fini ? Il a l'air de sortir d'un rêve, de revenir de très loin. Il n'a pas entendu un mot de tout ce que j'ai dit, c'est clair. Mon flux de paroles a seulement bercé ses pensées tristes que je devinais et que je voulais chasser, comme elles ont laissé froid mon cerveau que j'essayais de griser. Je me tais subitement, secoué d'un grand frisson, envahi soudain par une colère noire, un dégoût énorme, qui me porteraient à me donner des coups de pied à moi-même ou à me tirer les oreilles, si je n'avais peur de passer pour un aliéné. La chose que je viens de faire, je le sais, était une chose forcée ; mais je sens que c'est aussi une chose bête, triste, et, qui plus est, irréparable. Et nous marchons côte à côte, sans plus rien dire, traversant sur le pont désert des Invalides la Seine jaunâtre ridée par un vent froid, moi, le fils qui ai voulu mettre un terme à une situation douloureuse, et lui, le père désolé d'avoir été obligé de me laisser faire. Nous semblons deux étrangers. Et je me tais, aussi, parce que je sens que, si je recommençais à parler, je n'aurais plus dans la bouche les paroles bêtes et endormantes de tout à l'heure et que je ne pourrais plus trouver que des phrases amères et des mots méchants. Je m'étais pourtant bien promis de rester calme, depuis le moment où j'avais résolu de m'engager ; j'étais pourtant bien décidé encore, il y a cinq minutes à peine, à refouler les colères sourdes que je sentais gronder en moi. J'avais fait de grands gestes pour ne pas mettre la main dans ma poche où je sentais ma feuille de route, j'avais crié pour ne pas grincer des dents, j'avais ri parce que les contorsions douloureuses de mon visage et mon rictus de rageur disparaissaient sous la grimace du rire ; j'avais imité ces conscrits imbéciles qui chantent pour s'étourdir et qui épinglent à leur chapeau, chez le mastroquet, en hurlant des chansons patriotiques, le numéro qu'ils viennent de tirer en tremblant, la larme à l'œil, d'une urne placée entre deux gendarmes. Et, brusquement, j'ai senti que j'étais à bout d'efforts, moi qui n'ai pas bu d'alcool, et que je ne pouvais plus continuer cette comédie qui m'écœure et qu'on n'a pas prise au sérieux. Car mon père n'a pas été ma dupe. Il ne me le dit pas mais je le sens bien. Je le vois, marchant à six pas de moi, sur la contre-allée du Cours-la-Reine que nous descendons, la tête baissée, morne, affaissée. Il ouvre son parapluie et s'approche de moi. – Mets-toi à l'abri ; il pleut. En effet, quelques gouttes d'eau piquent de points bruns la poussière grise. – Oh ! bah ! ce n'est rien. – Mais tu n'as pas de parapluie. Ton chapeau va s'abîmer… – Qu'est-ce que ça fait ? Je ne le porterai plus demain. Mon père a tourné la tête à gauche, comme pour regarder quelque chose du côté des Champs-Élysées, mais pas assez vite pour que je n'aie eu le temps de voir une larme trembler au bord de ses cils. Cette larme-là me remue. Ah ça ! est-ce que je vais continuer à garder cet air d'enterrement, cette mine de pleureur aux pompes funèbres ? À quoi ça me sert-il, au bout du compte, de froncer les sourcils et de me payer une tête de bourreau de mélodrame ? Ce qui est fait est fait, n'en parlons plus. L'heure des récriminations est passée. Et, bravement, je demande à mon père ce qu'il regarde par là, à gauche. – Moi ? Rien, rien… – Ah ! à propos, figure-toi qu'au bureau de recrutement… Je lui raconte des histoires quelconques ; je lui parle d'un individu qui ne voulait pas ôter sa chemise pour passer la visite et d'un autre qui avait oublié de retirer ses bottes. Je trouve vraiment ces petits incidents très drôles. J'en ris aux éclats, je m'en tiens les côtes. Mon père se contente de sourire ; un sourire jaune. Il faut pourtant être gai, que diable ! Il faut arriver à lui faire croire que je ne suis pas trop mécontent de mon sort, que je pars de bon cœur, que la nouvelle vie que je vais mener ne m'inspire pas la moindre répulsion. Je me bats les flancs pour le dérider ; je ridiculise les passants ; je me moque d'un marchand de coco qui agite sa crécelle malgré la saison, et d'un monsieur qui, sur une impériale d'omnibus, bat la semelle avec rage. Rien n'y fait. Mes éclats de rire et mes explosions de gaîté ratent comme des fusées mouillées dont la baguette retombe piteusement à terre ; et, quand je quitte mon père, au bureau des tramways, il me serre les doigts un peu fort dans sa main moite et me dit : « À demain » avec une voix mouillée. Je le regarde s'éloigner, voûté, appuyé sur sa canne, triste et las… – Courcelles ! En voiture ! Je grimpe sur l'omnibus. Je vais au parc Monceau. À côté du parc Monceau, tout au moins, où habite mon oncle, avec sa femme et sa fille. Mon oncle, c'est une pompe à morale. Une pompe à morale vieux jeu, avec un cylindre apostolique, un piston prud'hommesque, une soupape système Guizot et une soupape système Berquin. Ma tante, elle, ne moralise pas pour son compte. Mais, lorsque son mari dogmatise, elle approuve. Et ma cousine ratifie. Que trouvez-vous à redire à ça ? – Absolument rien, n'estce pas ? Mais moi qui suis en proie à une irritation croissante, moi dont les nerfs agacés frémissent et se contractent, comme les muscles mis à nu d'un animal sous l'influence d'un courant électrique, à toutes les paroles de consolation et d'encouragement bêtes qu'on me prodigue depuis deux jours, moi qui sens bouillonner dans mon cerveau une colère dont je ne m'explique pas la cause mais dont je serais bien aise de me décharger sur quelqu'un, j'y trouve quelque chose à redire. Et je suis décidé, absolument décidé, à ne pas me laisser faire de morale et à jeter plutôt par-dessus bord, comme un chargement inutile, tous les sentiments affectueux – tous ! – qui m'unissent à cette branche respectable de ma famille. Je brusque les choses. J'entre chez mon oncle en criant : – Je viens de m'engager ! J'épie en même temps sur sa physionomie les signes de la stupéfaction, les marques de l'étonnement ; et, comme il va assurément tomber à la renverse, je me reproche de ne pas m'être assuré, avant de pousser mon exclamation, s'il avait un fauteuil derrière lui. Mais il ne tombe pas. Il me répond très tranquillement : – Ah ! tu viens de t'engager. Il répète ma phrase, tout simplement, en y ajoutant une interjection, une toute petite interjection. Est-ce que ça ne le surprendrait pas, par hasard ? Pas le moins du monde, car il ajoute : – Ça ne m'étonne pas de toi. Il me fait signe de m'asseoir, s'assied lui-même, croise les jambes et continue en se frottant les mains : – Ça ne m'étonne pas de toi, car je t'ai toujours regardé comme relativement intelligent. Relativement, bien entendu, car, à notre époque, il y a tant d'hommes de talent ! Tu as eu assez d'esprit pour comprendre que l'existence que tu mènes depuis ta sortie du collège ne pouvait pas toujours durer. Qu'avais-tu derrière toi depuis deux ans ? Une vie de fainéant, honteuse et indigne. Qu'avais-tu devant toi ? Mazas. Parfaitement, Mazas. Tu as beau hocher la tête, les enfants qui désobéissent à leurs parents, ne suivent pas les bons exemples et n'écoutent pas les bons conseils finissent toujours à Mazas. Si tu avais cinq ans de moins, je dirais la Roquette, mais tu as dixneuf ans. Je ne veux pas récriminer, te faire des reproches que tu as pourtant bien mérités ; je ne te parlerai pas de ton ingratitude envers nous que tu ne venais pas voir une fois tous les six mois, de ton indifférence à l'égard de ta tante à qui tu ne daignais même pas envoyer un bouquet pour sa fête. Nous qui avons toujours été si bons pour toi ! qui t'avons toujours donné de si bons avis, absolument comme si tu avais été notre fils ! nous qui te donnions tous les jours notre exemple ! nous qui… Tiens, je vais profiter de ce que nous sommes seuls pour te le dire : la semaine dernière, ta cousine a fait dire une messe à ton intention… pour que vous tourniez bien, Monsieur… Il se lève, se promène de long en large et s'écrie en roulant au plafond des yeux de poisson frit : – Dieu, qui voit le fond des cœurs, l'a sans doute exaucée ! mot. – Mon oncle… C'est bien possible, mais je ne serais pas fâché de placer un – Mais, malheureux ! tu as donc oublié jusqu'aux lois fondamentales de la politesse ? Tu ne sais donc plus qu'il est inconvenant de couper la parole aux personnes qui… qui… Tu verras, quand tu seras soldat, si tu interrompras impunément tes chefs ! Ah ! tu en as besoin, vois-tu, de manger de la vache enragée ! Ma tante, qui vient d'entrer avec ma cousine, a surpris ces dernières paroles. Elle s'approche de moi. – Tu t'es engagé ? Tu vas être soldat ? Eh bien ! entre nous, mon ami, ça ne te fera pas de mal de manger de la vache enragée. – Ça lui fera même beaucoup de bien, appuie ma cousine, avec un petit air convaincu. J'esquisse un geste de dénégation, mais mon oncle me jette un regard furieux. Cette fois, c'est bien entendu, j'ai besoin de manger de la vache enragée. Je n'ai plus qu'à me figurer que c'est un traitement à suivre, voilà tout. D'ailleurs, ça doit me faire beaucoup de bien. – Tu as toujours eu un caractère exécrable, continue mon oncle. Dès l'âge le plus tendre, tu faisais tourner le lait de ta nourrice… – C'est une horreur, dit ma tante. – Une abomination ! dit ma cousine. Mais sa mère lui lance un coup d'œil de travers. Une jeune fille ne doit pas faire semblant de savoir que les nourrices ont du lait. C'est très inconvenant. Mon oncle veut clore l'incident. – Tes instincts pervers, s'écrie-t-il, se sont développés avec l'âge !… Et il énumère les queues de lapins que j'ai tirées, les hannetons que j'ai fait rôtir, les mouches que j'ai écartelées. Ah ! ça ne l'étonne pas, que je me sois, plus tard, si mal conduit à l'égard de mes parents ! Quand on prend, si jeune, l'habitude de faire du mal aux bêtes… Ma tante intervient : – Mon ami, mon ami !… – C'est vrai, fait mon oncle qui s'aperçoit que la passion l'égare. C'est vrai ! Ce petit malheureux allait me faire dire des choses !… Je suis réellement bouleversé… Une conduite aussi déplorable !… – Ce n'est pas tout à fait sa faute, mon ami ; tu sais bien que sa religion… – En effet, ajoute ma cousine, tu sais bien, papa, que les protestants… Je m'y attendais. C'est l'excuse hypocrite dont ils affectent de couvrir ce qu'ils appellent mes fautes, excuse qui n'est en réalité, pour eux, qu'un outrage avec lequel ils me soufflètent. Sa religion ! Protestant ! Me les ont-ils assez jetés au nez, ces deux mots, tout en les susurrant d'une voix doucereuse et benoîte de cagot mielleux qui ne demande qu'à disculper et qui fait la part des choses ! Ont-ils jamais manqué une occasion de me les coller sur le visage, ainsi qu'un stigmate, dévotement, onctueusement, comme ils se collent à eux-mêmes de la cendre sur le front, le lendemain du mardi gras ? Et j'étais assez bête pour en rougir, assez mou pour avoir honte, assez lâche pour ne pas la défendre, cette religion dont les dogmes pourtant me font rire et dont je ferais bon marché si je ne sentais pas, derrière son rituel vieilli et ses doctrines surannées, deux grandes choses pour le triomphe desquelles elle a su trouver des confesseurs qui ont été des précurseurs et des martyrs qui ont été des héros : la vérité et la liberté. Est-ce que cette fois encore ?… Hélas ! oui, cette fois encore, je me contente de baisser la tête. Et la morale montait toujours !… Mon oncle a glissé légèrement sur mon enfance : il s'est appesanti sur mon adolescence et m'a reproché de n'avoir jamais eu de prix de thème grec. Il en est maintenant à ma jeunesse. Il ne comprend décidément pas que je n'aie pu arriver à m'entendre avec mes parents et que j'aie déserté le toit paternel. Il veut bien avouer que je n'ai peutêtre pas eu tous les torts, au début… – Mais enfin, que les parents fassent ceci ou cela, les enfants n'ont pas à s'en plaindre… Pourquoi pas ? – Les enfants ne doivent jamais s'occuper des affaires des parents… Même quand elles les regardent directement ? – Tu devais tout supporter en silence. Les enfants sont faits pour ça. D'ailleurs, lorsqu'il se passait chez toi des choses qui ne te plaisaient point, il y avait un moyen bien simple de ne pas s'en apercevoir. C'était de faire l'aveugle. L'aveugle ?… Je ne sais pas jouer de la clarinette. J'ai laissé échapper ça – tout haut. – Mon oncle se lève, furieux. – Comment, malheureux ! tu plaisantes ! tu oses plaisanter avec les choses sérieuses ! Mais tu n'as donc de respect pour rien ? Tu te moques donc de tout ? Tu n'as donc plus ni âme, ni cœur, ni conscience, ni… rien ?… Ah ! cette manie de dénigrement ! Le mal du siècle ! Cette manie de raisonner envers et contre tout !… Ah ! elle te coûtera cher, cette manie-là !… Quand tu seras soldat, je te conseille, mon ami, de continuer à discuter avec ton insolence habituelle. Sais-tu ce qu'on te fera, si tu raisonnes, si tu es insolent ? hein ? le sais-tu ? – Non, mon oncle. – On te passera par les armes. – On t'exécutera, dit ma tante. – On te fusillera, dit ma cousine. J'en ai la chair de poule ; et mon oncle, qui a produit son effet, continue son réquisitoire. – Depuis, qu'as-tu fait ? Tu as passé, je crois, deux mois dans un bureau. Au bout de ces deux mois, tu as jugé à propos de gifler un sous-chef et l'on t'a flanqué dehors. Continue à appliquer ce petit système-là dans l'armée, et ce ne sera pas dehors qu'on te mettra, ce sera dedans. Ma tante et ma cousine éclatent de rire. Je ris aussi, en me forçant un peu – je me chatouille la paume de la main avec le petit doigt. Que voulez-vous ? Mon oncle a soixante ans ; son répertoire de jeux de mots est bien vieux, c'est vrai ; mais on ne peut vraiment pas lui demander d'apprendre par cœur, à son âge, le nouveau recueil des coq-à-l'âne et des calembours, aug- menté d'une préface en vers. Je me mets à sa place. Je sais très bien que, lorsque j'aurai soixante ans et que je dirai, par exemple : « Ce qui est plus fort qu'un Turc, c'est deux Turcs, » j'éprouverai un grand plaisir à voir s'esclaffer mes auditeurs. Mon rire a déridé mon oncle. Il fait un geste vague de commisération indulgente. – Depuis ce temps, comment as-tu vécu ? Je l'ignore et ne veux pas le savoir. À quoi t'es-tu occupé ? À écrire. Des bêtises. Tu as fait des vers – on me les a montrés. Des vers abominables, dans lesquels tu appelles môssieur Thiers « Géronte assassin » et Gambetta « Cromwell de carton » et « diminutif de Mirabeau. » Sais-tu pourquoi, seulement ? Je fais signe que non. Je ne sais pas pourquoi. Mon oncle hausse les épaules. – Je m'en doutais ! – J'en étais sûre, fait ma tante. – Convaincue ! appuie ma cousine. – Tu es parti de chez ton père. Tu as dû mener une vie misérable, manger dans d'ignobles gargotes, coucher dans des repaires infâmes… Ma cousine se bouche les yeux. – D'ailleurs, tes vêtements en disent long… – À propos, fait ma tante, nous te retiendrions bien à dîner, mais, tu sais, c'est aujourd'hui vendredi ; nous faisons maigre et, comme tu es protestant… Je suis protestant, en effet, mais je crois que, pour le moment, ce sont mes habits qui protestent. – En effet, dit mon oncle, il faut respecter toutes les convictions. Ç'a toujours été mon avis. Eh bien ! mon ami, puisque tu vas entrer dans une nouvelle carrière, prends la ferme résolution de t'y bien conduire ; sois respectueux et obéissant à l'égard de tes chefs ; le régiment est une grande famille dont le père est le colonel et dont la mère est la France. Quels que soient les ordres qu'on te donne, ne les examine pas, ne les critique jamais ; exécute-les les yeux fermés… Ça ne doit pas toujours être commode. – Le plus bel avenir s'ouvre devant toi. Tu peux te faire en peu de temps une position magnifique… Tout soldat, a dit Napoléon, porte… – Oui, la giberne… le bâton de maréchal… – C'est ça ! c'est ça ! Moque-toi un peu des paroles d'un grand homme !… D'ailleurs, mon ami, tout ce que je t'ai dit, c'est dans ton intérêt. Tourne bien, tourne mal, ça ne peut rien nous faire, au fond. Nous déshonorer, ça, tu ne le peux pas : nous ne portons pas le même nom que toi. La charité chrétienne nous ordonne de faire des vœux pour toi et de te donner de bons préceptes ; quant au reste, ça nous est égal… C'est curieux, je m'en doutais presque. – Tâche de monter vite de grade en grade. C'est le meilleur moyen d'avoir un avancement rapide. Surtout, évite les mauvaises compagnies ; il y a partout des gens avec lesquels il ne faut se lier à aucun prix. Si tu es disposé à te bien conduire, à faire la joie de ta famille et l'honneur de ton pays, tu ne les fréquenteras point, tu les laisseras de côté. Du reste, vous ne pourriez pas vous accorder longtemps ; le vice n'a jamais fait bon ménage avec la vertu. Ça doit être vrai, mais ça ne me semble pas neuf. Je pense avoir lu autrefois, dans Lhomond, cet exemple étonnant : « La vertu et le vice sont contraires, » virtus et vitium sunt contraria. Tout le monde vient de se lever. Je crois la petite séance terminée et je me lève comme les autres. Ma tante me promet, en me quittant, de me faire cadeau de mon premier uniforme, quand je serai nommé officier. Ma cousine m'offrira un sabre, – un beau sabre. Décidément, elles n'ont pas l'air de croire outre mesure à mon avenir. Mon oncle ne me promet rien, mais, en me reconduisant jusqu'à la porte, il me donne quelque chose… Un conseil, un dernier conseil. – Quand tu auras des galons, mon ami… Souviens-toi bien de ce que je vais te dire, grave-le dans ta mémoire. – Oui, mon oncle. – Quand tu auras des galons, – sois sévère, mais juste. Il ferme la porte. Je descends l'escalier furieux. Furieux surtout contre moi. Quoi ! j'étais décidé, en entrant dans cette maison, à ne pas me laisser débiter trois mots de cette sempiternelle théorie de la vertu et des mœurs qui me dégoûte et m'assomme ! J'étais réso- lu à interrompre brutalement la coulée de cette avalanche moralisatrice qui vous engloutit sous ses phrases glacées ! J'étais déterminé à rompre avec éclat, avec insolence même – une insolence qui aurait été de la franchise – plutôt que de permettre à mon oncle de me tenir encore une fois ce langage qui n'est pas son langage à lui seul, mais qui est celui de tous les gens qui pensent comme lui, qui voient comme lui, qui pensent faux et qui voient faux – des gens que je méprise déjà et que, je le sens bien, je finirai par haïr. Et je n'ai pas trouvé une phrase pour lui répondre, pas un mot pour l'arrêter ! Est-ce que j'ai manqué de courage ? Est-ce que, encore cette fois-ci, j'ai capitulé devant sa morale bête ? Est-ce que je suis un imbécile ? Non. La vérité, c'est que je ne savais quoi lui répondre. Je ne savais pas. Je ne suis pas un imbécile, je suis un ignorant. Je sentais qu'il y avait bien des répliques à lui faire cependant, bien des objections à lui opposer, mais je ne trouvais rien, rien. Rien, à part peut-être des railleries sur la forme grotesque de leurs théories, sur la sottise dans laquelle ils délayent leurs pauvres vieilles idées, arlequins centenaires cuits toujours à la même sauce ; rien à part des moqueries sur la figure extérieure, gothique et maniérée, de leurs préceptes faux qu'ils étalent dogmatiquement. Et, si j'avais ri de la couche de ridicule dont ils badigeonnent leur férocité égoïste, si j'avais raillé la forme absurde qui s'enroule autour de leur vanité venimeuse comme les capsules molles et sans saveur autour de l'amertume des médicaments, ils m'auraient traité – pour de bon – de mauvais plaisant, de sans-cœur, de farceur qui ne respecte rien, qui n'a pas de considération pour les choses sérieuses. Ils auraient eu raison. Ce qu'il faut, ce ne sont pas les coups d'épingle de la moquerie, les coups de canif de la blague, dans ce voile de bêtise qu'ils ont tendu – peut-être exprès – devant leur méchanceté doucereuse. C'est le coup de couteau brutal qui crèverait la cotte de mailles faite de tous les lieux communs et de toutes les banalités cousus pièce à pièce dont ils couvrent leur morale étroite et hypocrite, et qui la mettrait à nu. Ce coup de couteau-là, je ne peux pas le donner – pas encore. Quand je fais des réflexions, je mets les mains dans mes poches. C'est, chez moi, une habitude prise. Je ne peux pas réfléchir les mains ballantes ; il n'y a pas à s'y tromper, quand j'ai les mains ballantes, je ne réfléchis pas. Je vis alors une vie sans pensée, la vie d'un être inconscient, la vie du fakir qui contemple son nombril, la vie du chien errant qui trôle dans les rues en compissant les devantures. Mais, pour le moment, comme je fais des réflexions graves, j'enfonce les mains très avant dans mes poches et, fort étonné, je sens rouler sous mes doigts des choses rondes. Ces choses rondes, ce sont des pièces de monnaie. Mon Dieu ! oui. Avant mon départ, on a fait une petite quête. Tout le monde a apporté son obole, tout le monde, jusqu'à la femme de chambre de ma tante, une vieille fille ridée et jaunâtre, au corsage plat, aux yeux glacés, et qui semble vouloir absolument mourir d'un pucelage rentré. Je compte les espèces. Je trouve dix-sept francs cinquante centimes. Maintenant, comme il faut être juste avec tout le monde, je dois avouer que ma poche est décousue et que j'ai entendu, tout à l'heure, quelque chose tomber à terre. C'était sans doute un sou. Il devait y avoir dix-sept francs cinquantecinq. Pourtant, je n'en suis pas sûr. Je n'en mettrais pas ma main au feu. Dix-sept francs cinquante, c'est mince ! Il n'y a pas de quoi faire la noce, assurément. Mais la sagesse antique et moderne ne nous apprennent-elles pas à nous contenter de peu ? D'ailleurs, ma cousine m'a promis d'appeler sur ma tête les bénédictions du ciel. En attendant, je pourrai toujours, ce soir, ajouter un petit extra à mon ordinaire assez maigre. Je mangerai un plat de plus, un dessert – pas des pruneaux, par exemple ! Ah ! non ; après la morale avunculaire, ils feraient double emploi !… Non bis in idem !… ********** Le lendemain soir, mon père m'a conduit à la gare. Nous avons parlé – de choses quelconques – en nous promenant. Il a attendu le dernier appel des voyageurs pour me laisser partir, et alors, me jetant les bras autour du cou, il a laissé échapper deux grosses larmes et je l'ai entendu qui me disait tout bas : « Tu sais, mon enfant, je t'ai toujours bien aimé ! » Ça m'a ému. Je ne le cache pas, ça m'a ému. Seulement, maintenant, je veux raisonner mes émotions, arriver à me les expliquer. J'y ai réfléchi toute la nuit, en chemin de fer… Je ne crois pas que ça suffise à un père, d'aimer ses enfants. Pourquoi ? – Je ne sais pas. J'y réfléchirai encore. J'arriverai peut-être à le savoir. II Voilà six mois que je suis à Nantes, canonnier de deuxième classe au 41e d'artillerie. Six mois ôtés de soixante, restent cinquante-quatre. – Ça commence à se tirer, dit mon camarade de lit, un Bordelais qui s'est engagé aussi, un cochon vendu comme moi. – C'est égal, c'est encore rudement long. – De quoi ? de quoi ? s'écrie un conducteur de la classe 76, un gros garçon qui va être libéré du service dans quelques jours et qui hurle : La classe ! toute la journée. – De quoi ? On trouve le temps long ? on s'embête ? Est-ce qu'on a été te chercher, dis donc, pour t'amener au régiment ? Est-ce que tu n'y es pas venu tout seul ? Il faut avoir un sacré toupet pour se plaindre de ce qu'on a demandé ! Pourquoi t'es-tu engagé, alors ? Pourquoi n'es-tu pas resté chez toi ? Alors, dans la chambrée, des rires éclatent, des ricanements grincent. – La planche à pain était tombée. – Le four était démoli. – Il avait mis sa soupière au Mont-de-Piété. Ah ! je les connais par cœur, ces vieilles railleries régimentaires, ces plaisanteries toujours les mêmes, qui me froissaient si fort, qui me faisaient si mal au cœur, les premiers jours. Maintenant encore, peut-être, elles me chatouillent désagréablement, mais elles ne me font plus monter le rouge au visage et ne me donnent plus l'envie de me jeter sur les blagueurs et de leur fermer la bouche à coups de poings, au risque de me rendre ridicule et d'ameuter contre moi la haine et le mépris. Je comprends qu'ils ont le droit de me regarder de haut, eux qui n'ont rejoint le régiment qu'au moment où les Pandores leur ont apporté leurs feuilles de route, eux qui sont arrivés au corps en rechignant, comme des chiens qu'on fouette, malgré les rubans de leurs chapeaux et leurs chansons mouillées d'eau-de-vie. Je ne leur en veux plus, quand ils me font sentir, même un peu lourdement, leur mépris de paysans ou d'ouvriers obligés de quitter la charrue ou le marteau pour empoigner un fusil, quand ils me jettent au nez leur commisération dédaigneuse – que je commence à trouver légitime – pour les propres-à-rien incapables de faire œuvre de leurs dix doigts et réduits, aussitôt qu'ils s'aperçoivent que leurs pères ne sont pas nés avant eux, à piquer une tête dans l'armée. Je ne leur en veux plus, mais je persiste à trouver le temps très long. Comment les ai-je passés ces six mois qui forment la dixième partie du temps que je me suis engagé à consacrer, avec fidélité et honneur, au service de mon pays ? Je serais bien embarrassé de le dire au juste. Je les ai passés, voilà tout. J'ai appris à monter à cheval, à faire l'exercice du sabre, du revolver et du mousqueton. J'ai désappris la manière de marcher d'une façon convenable, de porter les mains autrement que Dumanet et d'avoir l'air d'autre chose que d'un individu ficelé dans un uniforme terminé en bas par des bottes de porteur d'eau et en haut par un shako qui ressemble à un pot à cirage. Je sais réciter la théorie, mais je ne sais plus raisonner. J'ai appris à panser les chevaux, à les étriller et à leur laver la queue à grande eau. J'ai perdu l'habitude de me débarbouiller tous les jours et de me laver les pieds de temps en temps. Je ne porte plus de faux-cols, mais une belle cravate bleue dans laquelle il faut cracher très longtemps pour la contraindre à conserver les huit plis réglementaires. Je porte des bottes à éperons, mais je ne porte pas de chaussettes. Je sais que je dois le respect à mes supérieurs, mais je ne sais plus que je dois me respecter moimême. Pour sortir en ville, je mets un dolman, et ça me fait plaisir, parce qu'il descend un peu plus bas que ma veste et qu'on ne peut pas voir quand je me baisse ou quand je m'assieds, combien ma chemise est sale ; je mets aussi des gants blancs et ça m'ennuie, parce que je suis obligé de les retirer pour me moucher – avec le mouchoir du père Adam. Je m'astique, régulièrement quatre heures par jour, les fesses sur une selle. Je manœuvre d'une façon passable. Quand je suis de garde et de faction, j'ai l'air tout aussi bête qu'un factionnaire quelconque. Je tiens ma place assez convenablement aux revues, même aux revues à cheval. Ces jours-là, je l'avoue, je me pique d'honneur. Je ne voudrais pas ternir l'éclat de ces cérémonies guerrières dans lesquelles on voit défiler un matériel tout battant neuf, des chevaux aux crinières bien peignées et aux sabots noircis, portant des harnachements astiqués au sang de bœuf – du sang qu'on va chercher dans des seaux, à l'abattoir, – des hommes fourbis, dorés, brillants sur toutes les coutures et dont pas un, sur cent, n'a du linge propre. Ce ne sont pas les travaux engageants, les occupations intéressantes, les spectacles attrayants qui manquent ici, au contraire. Eh bien ! malgré tout, je m'ennuie. Je m'ennuie en me levant, à quatre heures du matin, pour la corvée d'écurie. Je m'ennuie au pansage, je m'ennuie à la manœuvre. Je m'ennuie en montant la garde ; je m'ennuie quand je sors en ville, la main gantée, tenant le sabre, à l'ordonnance, les yeux tournés à droite et à gauche pour chercher un supérieur à saluer. Je m'ennuie en pénétrant dans la cuisine, en me frottant aux cuisiniers raides de graisse, vêtus de pantalons immondes, de bourgerons infects. Je m'ennuie de ne jamais trouver dans ma gamelle que de la viande qui est de la carne, du bouillon, qui est de l'eau chaude, et des légumes qu'on a cueillis sur les tas d'ordures d'un marché au lieu de les récolter dans les champs. Je m'ennuie encore en la posant, cette gamelle, pour ne pas salir ma couverture, sur mon époussette, un magnifique carré de drap jaune – qui empeste la sueur de cheval. Et je m'ennuie surtout le soir, lorsque, étendu dans mon lit où les puces et les punaises ne me laissent pas fermer l'œil, je pense à la fatigante tristesse de la journée qui vient de finir. Je m'embête furieusement, mais je fais les plus grands efforts pour ne pas le laisser voir. J'espère que ça finira par se passer. Je prends mon courage à deux mains et tâche de faire preuve de bonne volonté. J'y mets du mien, tant que je peux. Je n'en mets pas assez, cependant. Il y a différentes choses… la théorie, notamment… Je la récite à peu près, pas trop mal – pas trop bien non plus – mais toujours d'un ton gnangnan, indifférent, sans conviction. Ça paraît me laisser froid, ne rien me dire. Je n'ai pas l'air de me figurer que l'avenir de la France est là-dedans. – Aucune de ces phrases : « Au commandement, Haut pistolet ! – La baguette en avant. – Les rênes passées sur l'encolure » ne font bondir votre cœur dans votre poitrine, m'a dit l'autre jour le capitaine-instructeur. C'est juste ; il est peu rebondissant, mon cœur. Si jamais on me dissèque, je crois que les carabins auront bien du mal à jouer à la raquette avec. Il y a encore une autre chose qui achève de me mettre mal dans les papiers de mes chefs. J'astique d'une façon déplorable ; et, malheureusement, on est assez porté, dans l'armée, à juger de l'intelligence d'un homme d'après le degré de luisant et de poli qu'il est capable de donner à un bout de fer ou à un morceau de cuir. « Faites-vous astiquer ! » me répète le capitaine, qui maintenant me fourre dedans, régulièrement, à chaque revue. Je n'ai pas le sou. Je ne peux pas me faire astiquer. – Alors, vous n'arriverez à rien. Ça ne m'étonnerait pas. – Vous devriez demander à vous faire rayer du peloton des élèves-brigadiers, me dit le mar'chef, un assez bon garçon. Vous feriez votre service tranquillement et personne ne vous punirait. Réfléchissez à ça. J'y réfléchirai. En attendant, je couche en permanence à la salle de police. Un soir, on vient m'y chercher. Il paraît qu'il y a du nouveau… On mobilise une batterie pour l'envoyer en Tunisie. On a dressé une liste des hommes qui la composent et je suis inscrit un des premiers. – Quand part-on ? – Dans deux jours. Vous emmenez vos chevaux – sans harnachement, sans rien – et vous allez vous faire armer à Vincennes. À Vincennes ? Pour aller en Tunisie ? Pourquoi pas à Dunkerque ? Quelle drôle d'idée ! Enfin, tant mieux ! Je reverrai peutêtre Paris, en passant. III J'ai revu Paris. Beaucoup trop, malheureusement. Au moment où nous étions prêts à nous embarquer pour le pays des Kroumirs, un contre-ordre est arrivé. On nous a démobilisés et l'on nous a versés dans les différentes batteries d'un des régiments casernés dans la place. Je suis resté presque un an à Vincennes. À Nantes, l'impression qu'avait produite sur moi le métier militaire était une impression d'ennui mal caractérisé, de fatigue physique et intellectuelle, de pesanteur cérébrale. J'avais d'abord été étonné, secoué comme on l'est toujours quand on pénètre dans un milieu inconnu, et, étourdi, ébloui, je n'avais vu que la surface des choses, je n'avais pu juger que leur ombre. Puis, sous l'influence de l'atmosphère alourdissante dans laquelle je vivais, me livrais chaque jour au même trantran monotone, je m'étais laissé aller peu à peu à l'observation animale des règlements, à l'accoutumance irréfléchie des prescriptions, à l'acceptation d'une vie toute machinale de bête de somme qui prend tous les matins le même collier pour le même travail et dont l'existence misérable est réglée d'avance, jour par jour et heure par heure, par la méchanceté ou l'idiotie d'un maître impitoyable. Un mois de plus, et ma personnalité sombrait dans le gouffre où s'en sont englouties tant d'autres. Je ne pensais plus. J'étais presque une chose. J'étais sur le point de faire un soldat. Un soldat – un bon soldat peut-être – mais rien de plus. Je n'avais pas perdu assez tôt mon caractère particulier, ce qui fait que, dans la vie civile, on est soi et non un autre, pour espérer arriver jamais à monter en grade. Je n'avais pas assez vite pris ma part de ce caractère général qui assimile si bien un troupier à un autre troupier, et qui ne les différencie quelque peu que par le degré de respect que la discipline leur inspire et par la somme de terreur qu'elle fait peser sur eux. – On avait eu le temps de s'apercevoir que je n'avais pas la foi. Je ne pouvais plus guère me sauver, même par les œuvres. Un ambitieux a tout à gagner, dans l'armée, à se laisser déprimer le cerveau, dès les premiers jours, par le coup de pouce des règlements. D'ailleurs, à moins de circonstances assez rares, d'événements qui rompent la monotonie d'une existence abêtissante, vous permettent de remettre la main sur votre personnalité, il faut toujours en venir là, tôt ou tard. Mais alors, on ne vous tient pas plus compte de votre soumission, de votre dressage – c'est le mot consacré – qu'on ne tient compte à un cheval vicieux de s'être laissé dompter par la fatigue. Je ne l'avais pas adopté assez vite, cet état d'esprit que les adjudicataires d'habillements militaires fournissent à trois cent mille hommes, en même temps que leurs vêtements en mauvais drap et leurs chaussures en cuir factice. Mais il n'est jamais trop tard pour bien faire. Un mois de plus, je le répète, j'étais dressé, et je faisais un soldat. Mon séjour à Vincennes a tout changé. Je ne suis pas un soldat. – Vous n'êtes pas un soldat ! Vous êtes un malheureux ! C'est le colonel, entouré de tous les officiers du régiment, qui vient de me dire ça en passant une revue de chambres. J'avais cru jusqu'ici que les deux termes : soldat et malheureux, étaient synonymes. Il paraît que non, car il a ajouté : – Les soldats, on les honore. Les malheureux comme vous, on les fait passer par des chemins où il n'y a pas de pierres. Là-dessus, tous les officiers m'ont fait de gros yeux terribles. Je m'y attendais : le colonel avait l'air furieux. S'il avait eu l'air gai, ces messieurs auraient fait leur bouche en cul de poule. J'ai toujours désiré avoir un colonel qui eût l'habitude de priser. Je suis convaincu que, chaque fois qu'il aurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué. En attendant, je dois passer incessamment par un chemin où il n'y a pas de pierres. Quel est ce chemin ? Je l'ignore, mais je sais très bien qu'il ne me conduira pas à Rome, quoi qu'en dise le proverbe. Les différents chemins que je suis depuis onze mois me mènent toujours au même endroit : la prison. Je n'en sors plus, de la prison ; ou, quand j'en sors, c'est pour attraper bien vite une nouvelle punition qui m'y réintègre pour un laps de temps déterminé, par le bon plaisir de qui de droit. Mon domicile habituel se compose d'une salle oblongue, privée de jour et dont l'atmosphère est continuellement viciée par des émanations qui s'échappent d'une espèce d'armoire mal fermée. Cette armoire est l'antre de Jules, Jules, l'inséparable compagnon des prisonniers, l'urne lacrymatoire des affligés. On le blague bien, ce pauvre Jules, mais comme, au bout du compte, il est indispensable, on ne lui en veut pas de faire sentir trop autocratiquement sa présence ; et c'est tout au plus si on lui tire un peu brutalement les oreilles, le matin, pour le punir d'avoir, pendant la nuit, abusé de la permission à lui accordée de repousser du goulot. Mon lit se compose de quelques planches inclinées et d'un couvre-pieds troué que le brigadier de garde me passe tous les soirs, couvre-pieds sur lequel les puces livrent aux punaises des batailles acharnées. On me fait sortir plusieurs fois par jour, ainsi que mes camarades, pour nous permettre de nous livrer à des exercices variés et intelligents. Nous commençons par la corvée des latrines ; après quoi nous nettoyons les abreuvoirs. Puis, nous passons au balayage. Le balayage est notre occupation dominante ; nous balayons partout, nous n'oublions rien ; nous nous montrons impitoyables ; le moindre fétu de paille ne trouve pas grâce devant nous ; et si, par hasard, un crottin apparaît, nous nous précipitons dessus comme des dévots sur un morceau de la vraie croix. Aussi, il est certainement impossible de trouver une cour plus propre que la cour de notre quartier. Une seule chose m'étonne : c'est que nous ne l'ayons pas encore cirée. Une existence pareille est bien indigne, bien vile, bien abrutissante, n'est-ce pas ? Eh bien ! je la préfère à la vie que mènent les bons soldats, – ceux qu'on honore, – à la vie qu'on mène dans ces trois grands corps de bâtiment à cinq étages, vie d'abrutissement malpropre, de misère monotone. Non, maintenant, je ne pourrai plus faire « mes cinq ans » comme les autres, courbant la tête sous les règlements, respectant les consignes, m'habituant à l'épouvantable banalité des tableaux de service. Je ne pourrai plus exécuter, sans les examiner – les yeux fermés – les ordres absurdes de brigadiers ou de sous-officiers stupidifiés par le métier imbécile. Je ne pourrai plus supporter sans murmurer l'ironie lourde ou la grossièreté bête du langage des officiers, triste langage qu'ils se transmettent les uns aux autres, au mess ou au cercle, comme les cabotines de café-concert de bas étage se repassent, dans la coulisse, leurs gants fanés et leurs bijoux en strass. La sensation que me fait éprouver l'état militaire n'est plus une sensation d'ennui, c'est une sensation de dégoût. Dégoût terrible, continuel, et d'autant plus invincible que je me suis efforcé de le vaincre. Oui, j'ai essayé d'en avoir raison tout d'abord, en revenant d'une permission de quatre jours, que j'avais passée à Paris, peu de temps après mon arrivée à Vincennes. J'avais quitté, chez un camarade, mon pantalon basané et mon shako en cuir bouilli pour reprendre des vêtements de civil. Et, tout d'un coup, je m'étais senti plus léger, plus dispos, délivré d'une gêne énorme, les épaules dégagées du manteau de plomb des règlements, – libre. – Je m'étais trouvé tout étonné de pouvoir agir à ma guise, sans nulle contrainte, me demandant presque si c'était bien vrai, me secouant et regardant en dessous, comme le chien longtemps enchaîné à qui l'on vient de retirer son collier. Chose étrange ! en dépouillant mon uniforme, j'avais dépouillé les tristes idées que j'avais acquises depuis mon entrée au service et j'avais retrouvé la faculté de penser. Pour la première fois depuis plusieurs mois, pendant ces quatre jours, j'ai pensé, j'ai réfléchi, j'ai raisonné ; je me suis aperçu que j'ai joué cinq ans de ma vie à pile ou face et que le profil qui reste à découvert me fait une vilaine grimace. Ah ! je l'avais bien prévu dès le premier jour, le jour où j'avais signé de si mauvais cœur ma feuille d'engagement, je l'avais bien prévu, que je ne ferais pas à l'armée, comme me le demandait mon oncle, l'honneur de mon pays et la gloire de ma famille. Mais, au moins, j'avais espéré que je pourrais y passer bêtement, mais tranquillement, les cinq années que je ne pouvais passer ailleurs. Et maintenant, j'en suis à me demander s'il n'aurait pas mieux valu faire le soldat imbécile, le numéro matricule que j'aurais fait si j'étais resté à Nantes, que de venir à Paris chercher l'aversion de ma profession, la haine de mon esclavage. Car, maintenant, c'est fait. Les résolutions de soumission et d'obéissance que j'ai abandonnées, je n'ai plus pu les reprendre. Je les ai laissées où elles étaient tombées, comme ces loques par trop sordides qu'un chiffonnier expulse avec dédain de son cachemire d'osier, qu'il remue quelque temps du bout du crochet et qu'il se décide à lâcher. Depuis, je suis retourné bien des fois à Paris. Seulement, comme je n'avais pas complété ma masse, en débet, et que mon capitaine me refusait systématiquement toute espèce de permission, je m'abstenais de lui réclamer ses petits carrés de papier et je partais « en bordée ». Je passais cinq ou six jours à Paris, seul ou presque seul, ne fréquentant que quelques camarades qui n'avaient pas toujours le temps de s'occuper de moi. Ma famille, je ne la voyais pas, naturellement. Quant au reste, je n'avais jamais connu que deux ou trois gamines, belles de la beauté du diable et bêtes comme des enseignes de modistes, qui s'étaient envolées je ne savais où. Pendant des journées, j'allais par les rues, flânant, me laissant guider par ma fantaisie, buvant avidement l'air libre. Là seulement je me sentais vivre, et bien des fois, en pensant aux années de servitude qui m'attendaient encore, l'envie m'est montée au cœur de terminer une de ces bordées par le suicide. Je revenais pourtant, ne voulant pas être puni comme déserteur, furieux contre moi au moment de rentrer au quartier. Je me reprochais le triste courage qui me portait à franchir la grille. J'aurais remercié avec effusion un passant qui, d'une poussée brutale, m'aurait jeté à l'intérieur. Immédiatement, j'étais mis en prison ; l'absence illégale, voilà le principal motif de mes punitions. J'en ai encore quelques-unes pour ivresse. Mon Dieu, oui ! Je me suis piqué le nez quelquefois… On me punit aussi assez souvent pour réponses inconvenantes. Je suis inconvenant, c'est vrai, mais ce n'est pas tout à fait de ma faute. C'est une mauvaise habitude qui m'est venue tout d'un coup, à la suite d'avanies faites de gaîté de cœur, de vexations idiotes, d'affronts de toutes sortes que longtemps j'avais avalés sans rien dire. Un beau jour, j'ai découvert que ce parti pris d'injures m'avait gonflé le cœur, aigri le caractère, comme ces gouttes d'eau qui, tombant une à une, commencent par glisser sur la pierre et finissent par la creuser. Mon horreur, ou plutôt mon dégoût de l'état militaire est maintenant si grand que je m'estime fort heureux de ne plus partager l'existence de ces hommes, mes camarades, que je vois aller et venir par la chambre, depuis que le colonel est sorti, marchant sur la pointe du pied, parlant bas, n'osant pas se montrer aux fenêtres, le grand chef se promenant encore dans la cour du quartier. Toute la semaine, ils ont vécu ainsi, courbaturés par la répétition inutile des mêmes manœuvres et des mêmes exercices, terrorisés par les dogmes de la religion soldatesque, pliés en deux sous le respect et la peur que leur inspire la doctrine de l'obéissance passive. Véritables bêtes de somme pour la plupart, loupeurs pour le reste, mal nourris, mal logés, blanchis le long des murs, dépouillés de toute espèce d'idée, les mêmes expressions et les mêmes locutions revenant sans cesse dans leur langage imbécile, ils n'ont plus que deux préoccupations, ils n'éprouvent plus que deux besoins : manger et dormir. Et, aujourd'hui, dimanche, comme ils ont la permission de sortir, ils vont aller traîner leurs sabres dans les rues, bêtement, deux par deux ou trois par trois, s'entretenant encore – exclusivement – pendant ces quelques heures de pseudo-liberté, des détails du service, des commandements, des consignes – esclaves si bien faits à leur servitude qu'ils ne savent plus, au moment du repos, parler d'autre chose que des coups de fouet qu'ils ont reçus ou de la solidité de leur manille. – Puis, ils s'en iront dans les cabarets louches, dans les ruelles où l'on vend de l'eau-de-vie qui râpe la gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ils s'attableront là, cinq ou six devant un litre, chantant à tue-tête : C'est à boire qu'il nous faut !… en attendant que la nuit tombe et qu'ils puissent aller s'engouffrer, gueulant bien fort et se tenant par les bras, dans ces bouges où il faut faire la queue, quelquefois, comme au théâtre, devant la porte des putains. Ô bétail aveugle et sans pensée, chair à canon et viande à cravache, troupeau fidèle et hébété de cette église : la caserne et de sa chapelle : le lupanar ! Ah, oui, je rejoindrai tout à l'heure, avec plaisir, la « boîte » dont je suis sorti hier et où je dois rentrer bientôt, le rapport me portant ce matin huit jours de prison pour réponse insolente. Plutôt la prison que le spectacle de cet avachissement stupide, de l'écœurante banalité de cette vie misérable ! Plutôt la désertion – le seul vrai remède peut-être – plutôt tout que de jouer un rôle, puisque j'ai conscience de son indignité, dans cette comédie ignoble, dans cette parade où Mangin s'impose aux spectateurs et arrive, à force de donner des coups de pied dans le derrière de Vert-de-Gris, à se faire prendre au sérieux – même par sa victime. J'entends sonner onze heures. Onze heures ! Et l'on n'est pas encore venu me chercher pour me conduire à la « Malle ! » Est-ce qu'ils ne penseraient plus à moi, par hasard ? Je m'étends sur mon lit, mon lit que je ne fatigue pas beaucoup, d'ordinaire ; ce qui, d'ailleurs, n'empêche pas le fourrier de m'imputer trimestriellement toutes les dégradations possibles. J'essaye de piquer un roupillon. Je commence à m'endormir. – Froissard, au bureau ! J'ouvre à demi l'œil gauche. C'est le mar'chef qui m'appelle. Qu'est-ce qu'il y a donc ? – Il y a qu'il faudrait d'abord vous lever quand on vous appelle et prendre la position militaire pour parler à vos supérieurs. Hum !… Réunissez tous vos effets et portez-les au magasin d'habillement. Vous êtes désigné pour faire partie d'un déta- chement de cinquante hommes qui va relever une partie de la 13e batterie bis, au Kef, en Tunisie. Vous partez demain. Comment ! on va en Afrique aussi simplement que cela, maintenant ? Autrefois, c'était plus compliqué : il fallait faire cinq ou six fois le tour de la France pour se faire armer et équiper. Il est vrai que ça n'en valait peut-être pas mieux pour ça. – Avez-vous fini vos réflexions ? On vous dit que vous partez demain soir et que dans trois jours vous prenez le bateau. Est-ce qu'il va sur l'eau, au moins, ce bateau-là ? IV Le Kef, ville principale de la Tunisie. Population : – Commerce : – Industrie : – Je laisse des blancs tout en donnant aux Cortamberts, qui ne sont jamais embarrassés, la permission de combler ces lacunes à leur fantaisie. De loin, la ville, bâtie en amphithéâtre sur le penchant d'une montagne, vous fait l'effet d'une dégringolade de fromage blanc entre des murailles en nougat ; le tout dominé par une pièce montée sur laquelle il aurait plu de la crème fouettée. On en mangerait. De près, ça change. Ce n'est plus qu'un amas de maisons misérables, bâties avec des cailloux et de la boue, aux rares et étroites fenêtres grillées, aux toits en coupole blanchis à la chaux. Çà et là, des ruelles pavées de pierres pointues percent cette agglomération de cahutes et s'en vont, avec des allures tortueuses de vrilles, aboutir dans des places carrées où s'ouvre la porte d'une mosquée. C'est dans ces places que, plusieurs fois par semaine, se tiennent les marchés. C'est là qu'on amène les petits bœufs secs et trapus, les biques aux longs poils noirs, les bourriques aux petites jambes nerveuses, au garrot ensanglanté, à l'échine meurtrie, les moutons sales et maigres, portant toute leur graisse dans une queue énorme qui se balance entre leurs pattes de derrière comme une grosse sabretache. C'est là que s'étalent, par terre, sous des lambeaux de toile, sur des tréteaux, l'or blond des céréales, le brun glacé des dattes, le vert criard et frais des pastèques aux chairs blanches et roses, le velours bleuâtre des figues, le violet des aubergines, l'incarnat des grenades, le jaune des citrouilles, le rouge froid des tomates et le rouge chaud des piments. Et, à côté de ces tas de légumes dont les couleurs vives éclatent sous le ciel clair, entre ces amoncellements de fruits qui sentent bon et sur lesquels le soleil jette de l'or, de hautes perches s'élèvent où pendent des lambeaux sanguinolents, quartiers de chairs que va découper sur un billot, à grands coups de coutelas, un boucher nu jusqu'à la ceinture, le torse éclaboussé de giclées sanglantes, les bras empâtés de rouge, la barbe souillée de caillots, effrayant. Et les ruelles montent vers la vieille Kasbah démantelée et ouverte, descendent vers les remparts croulants dont les courtines dentelées laissent passer de loin en loin la gueule antique d'un canon de bronze penché de travers ou couché sur les talus à côté de son affût pourri. Elles s'élargissent ici, en face des portes bardées de fer de magasins devant lesquels des dromadaires accroupis balancent, au bout de leurs longs cous, leurs petites têtes aux yeux mi-clos. Là, elles se rétrécissent et le marchand d'eau qui revient de la fontaine avec ses ânons chargés d'outres frappe à grands coups de bâton, en poussant des cris sauvages, son troupeau indocile qui se bouscule pour passer. Puis elles s'enfoncent sous les longs arceaux d'une voie sombre où s'ouvrent les boutiques de loudis qui vendent des étoffes, des armes ou des poteries, l'échoppe des savetiers arabes, l'antre d'un marchand de cacaouët ou de beignets à l'huile – une huile infecte dont l'âcre parfum vous poursuit. Elles passent devant des cafés maures où des Arabes accroupis sur des nattes, silencieux, vident à petits coups une tasse minuscule en jouant aux cartes ou en égrenant leur chapelet, pendant que le cafetier, impassible, entretient le feu de son fourneau en agitant doucement un petit écran d'alfa. Elles longent des cimetières où des taupinières étroites et pressées, couvertes de cailloux, indiquent les tombes, d'étroites terrasses où les dévots, le soir, font leur prière ; des porches larges et bas sous lesquels viennent s'asseoir parfois, les jambes croisées, des mendiants chanteurs. Ignobles, pouilleux, le capuchon d'un burnous en loques rabattu sur leur face simiesque, frappant de leurs longs doigts déchar- nés la peau jaunie d'un tambourin, ils commencent par laisser échapper des sons rauques de leurs gosiers secs, puis, peu à peu, s'animant eux-mêmes, sans s'occuper de leur auditoire, qu'une foule les entoure ou qu'ils n'aient devant eux que des chiens errants, se mettent à chanter un long poème, passant subitement des tons les plus sourds aux modulations les plus douces, des notes les plus attendrissantes aux cris les plus stridents, aux vociférations les plus déchirantes. On dirait qu'un souffle égare leur esprit et les exalte, qu'un grand frisson les parcourt tout entiers, qu'une fièvre les embrase, qu'un enthousiasme furieux les transporte. Alors, ils se transfigurent : ils deviennent très grands, ces frénétiques ; très beaux, ces exaltés rageurs ; magnifiques, ces visionnaires ; presque sublimes, ces inspirés ! Avatar de mendigos vermineux en Homères imperturbables. J'éprouve un grand plaisir, vraiment, depuis que j'ai quitté la France, depuis que j'ai abandonné l'horrible existence de la caserne pour la vie plus supportable des camps, à aller et venir à droite et à gauche. Je me reprends peu à peu. Et, pendant mes heures de liberté, assez fréquentes, je ne manque pas un des spectacles, toujours attrayants pour un nouveau venu, que peut offrir une ville africaine. Je ne me promène pas, du reste, que dans les quartiers arabes, je vais aussi dans le quartier européen. Il me plaît moins. Je serais bien embarrassé de dire pourquoi, par exemple. Il n'y manque absolument rien, non pas de ce qu'on pourrait souhaiter, mais de ce qu'on trouve le plus communément en France : des cartes et des billards, des cafés et des caboulots. De grandes pancartes indiquent à chaque pas les prix – très raisonnables – des différentes boissons que des dames de nationalités variées, en jupons courts et en corsages échancrés, sont toujours prêtes à vous servir. Les femmes, le jeu, l'alcool, voilà les trois produits de notre civilisation avec lesquels nous faisons honte aux indigènes de leurs mœurs grossières et sauvages. Ah ! le progrès doit leur apparaître sous les plus riantes couleurs, à ces braves Arabes ; ils se le représentent sous la forme des tonneaux de liqueurs que nous traînons derrière nos convois et à la queue de nos colonnes ; ils l'incarnent dans la personne d'un gouverneur militaire, d'un régime soldatesque qui fait peser sur eux son joug imbécile et lourd, et qui a pour complément indispensable la tourbe des juifs et des mercantis. De jolis cocos, ceux-là ! Les commerçants de nos colonies, les hardis pionniers de la civilisation ! L'écume de tous les peuples, bandits de toutes les nations, usuriers et voleurs, les épaules tuméfiées par l'application de ces vésicatoires qui sont des articles du Code, ayant tous une canne à polir – et quelle canne ! Pas très nombreux, mais bien brillant, l'élément européen. La plupart de ces gens-là ne font pas de fort belles affaires. Leur fonds acheté à crédit, ils se hâtent, avant l'échéance, d'en boire une partie et de manger l'autre. Ils finissent généralement par la faillite, si c'est faire faillite que de mettre un beau soir la clef sous la porte et de cingler pendant la nuit vers de nouveaux rivages. Quelques-uns cependant – des gens mariés ( !) le plus souvent – se maintiennent à flot. Ce sont des ambitieux qui entretiennent des idées folles, qui caressent des chimères. Ils espèrent qu'après avoir, pendant un certain temps, servi des pompiers et des perroquets dans une salle d'où madame s'échappe quelquefois pour aller visiter l'arrière-boutique en compagnie d'habitués, ils pourront un jour se retirer dans quelque bon fromage où ils mangeront à leur faim, sans nul souci, en travail- lant le moins possible. Leur rêve, c'est de lui coller un gros numéro, à ce fromage-là. Pourquoi pas, après tout ? S'il n'y a de sots métiers que ceux qui ne rapportent rien, celui-ci est assurément l'un des plus intelligents qu'on puisse exercer en Afrique. D'ailleurs, ils ont devant les yeux l'exemple de certains de leurs confrères d'Algérie, d'anciens honnêtes gens qui sont redevenus de très braves gens depuis qu'ils ont les poches pleines, que les gendarmes saluent très bas, qui arrivent à se faire nommer maires d'un village ou d'une bourgade et qui marient facilement leurs filles – grosse dot, petite tache de famille – à des conseillers de préfecture. On ne peut sérieusement, n'est-ce pas ? désespérer du redressement moral d'un peuple quand des apôtres comme ceuxlà ont entrepris sa conversion. Le fait est que, si les prédicateurs enseignent consciencieusement la foi nouvelle, il se trouve des gentils qui, de leur côté, y mettent du leur. Je ne parle pas, bien entendu, de ces vieilles bêtes affaissées dans les ornières de la routine, encroûtées au possible, qui ne comprennent pas quelle utilité il peut y avoir à tuer le ver tous les matins et à faire précéder chaque repas d'un ou de plusieurs verres d'extrait de vertde-gris. Raisonner avec des animaux pareils, c'est perdre son temps. Je parle d'une partie de la jeune génération qui commence à se laisser dessiller les yeux, à rejeter des doctrines surannées, à vouloir sérieusement rattraper le temps perdu. Ils n'y vont pas de main morte, ceux-là ! Ils chantent à plein gosier les louanges de l'alcoolisme ! Il y a de ces gaillards qui n'ont pas leurs pareils pour couper la verte et qui distinguent à l'œil – oui, à l'œil – le vrai Pernod de l'imitation. Au billard, ils vous en rendent dix de trente et gagnent à tous les coups. Quant aux enfants – aux mouchachous – ils donnent les plus belles espérances. Ils vous disent : « Et ta sœur ! » – en français – et vous taillent des basanes – en français. – On en trouve même qui commencent par parler argot ; qui ne savent pas dire : pain – mais qui disent : du gringle ; – qui ignorent la viande, mais qui connaissent la bidoche ; – voire même la barbaque. Oh ! ils apprennent très facilement. Il paraît même qu'ils retiennent bien. Que voulez-vous de plus ? – Ce que je voudrais, ce serait que le gouvernement fût un peu moins bête et un peu moins rosse. Je me retourne. Celui qui interrompt les réflexions que j'ai fini par me faire à haute voix est un colon dont j'ai fait la connaissance, il y a quelque temps. Ses concessions sont établies à une bonne journée de marche du Kef, non loin de la ligne de chemin de fer qui doit finir par relier l'Algérie à Tunis. – Oui, continue-t-il en me frappant sur l'épaule, voilà ce que je demande. Qu'est-ce que vous pensez, vous, de gens qui veulent à toute force avoir des colonies et qui, une fois qu'ils les ont, font tout ce qu'ils peuvent pour les empêcher de leur être utiles à quelque chose ? Je fais un geste vague. – Je vous ai, je crois, déjà raconté mon histoire ? – Oui, elle est édifiante. – Vous savez que, lorsque je suis arrivé en Tunisie, lorsque j'ai commencé à exploiter une concession qu'on m'a fait payer à beaux deniers comptant, je croyais pouvoir espérer l'appui, au moins moral, de l'administration… – Vous auriez aussi bien fait de compter sur les bénédictions de ce marabout qui chante son cantique là-haut. – J'ai essayé de passer plusieurs marchés pour la fourniture des grains et des fourrages militaires… – Ils étaient trop secs, vos fourrages. – Voyant qu'il n'y avait rien à faire de ce côté, j'ai essayé de tirer parti de mes produits en les envoyant sur les souks. J'ai donc entrepris de tracer une route directe et commode entre mes terrains et la gare la plus proche, à travers des terres en jachère. Aussitôt les papiers timbrés ont plu chez moi. – Ah bah ! – J'ai appris ainsi que ces vastes terrains incultes qui s'étendent à perte de vue appartiennent, sauf quelques parcelles concédées à des malheureux comme moi, à une Société anonyme dont le siège est à Paris. Cette Société, qui prétend avoir acheté ces terres, et qui les a peut-être achetées à un prix dérisoire qu'elle n'a probablement pas payé, ne veut en céder la moindre partie que contre des sommes exorbitantes. De sorte que si, plus tard, le gouvernement français – ou celui du bey, comme vous voudrez – prend la bonne résolution d'accorder des concessions gratuites à de nouveaux colons, il se verra obligé de racheter un franc le mètre au moins ce qu'il a donné pour rien. Voyez-vous d'ici ce que gagnera la Compagnie ? – Vingt sous du franc, exactement. – Tous les débouchés m'étant fermés, ou à peu près, j'ai végété quelque temps, tirant le diable par la queue à la lui arracher. L'autre jour, j'ai tenté une dernière chance. J'ai écrit au ministère pour lui demander le prêt d'une somme peu considérable, garantie d'ailleurs, et que je me faisais fort de rembourser en peu de temps. J'aurais pu marcher, avec ça… Au bout d'un mois, on m'a renvoyé ma demande en me disant qu'il fallait, avant tout, la faire passer par la voie hiérarchique. Aujourd'hui, je suis venu ici chercher la réponse qui vient d'arriver… – Toujours par voie hiérarchique ? – De plus en plus. – Et… est-elle satisfaisante, la réponse ? – Est-ce que vous vous foutez de moi ? Satisfaisante ! Tenez, lisez-moi ça : « Le ministre porte à la connaissance de l'intéressé que le gouvernement, quel que soit son désir de venir en aide aux colons, se voit dans l'obligation de ne leur accorder aucun secours, pécuniaire ou autre. Etc., etc. » Hein ! qu'est-ce que vous en dites ? – Dame ! s'ils n'ont pas le sou… – Quand on n'a pas le sou, on reste chez soi ! quand on n'a pas le sou, on ne cherche pas à conquérir des colonies pour en faire les cimetières des imbéciles assez bêtes pour s'y établir !… Ah ! je sais bien ce que vous allez me dire : « Il ne fallait pas y venir ; tu l'as voulu, c'est bien fait » – Je sais bien, je n'aurais pas dû avoir confiance ; mais, qu'est-ce que vous voulez ? À l'époque de mon départ je n'aurais jamais pu me figurer que c'était tout simplement pour permettre à une séquelle de bandits de spéculer sur des morceaux de papier achetés au poids aux palefreniers du Bardo, qu'on avait versé le sang et dépensé les millions de la France. Ce que c'est que d'être naïf !… Mes terres sont bonnes pourtant ; on pourrait faire deux récoltes par an… Quand je pense à tous ces beaux terrains que l'imbécillité de nos gouvernants laisse en friche, je me demande réellement comment il peut se trouver des gens assez simples pour ne pas éclater de rire en entendant prononcer ces deux mots : Colonies françaises. Moi, maintenant, je ne sais pas si je ne ferais pas mieux de m'acheter une corde pour me pendre que de continuer l'existence que je mène. À qui m'adresser, pour me faire avancer les sommes dont j'ai besoin et avec lesquelles je serais certain d'arriver, en peu de temps, à un beau résultat ? À qui ? À des établissements de crédit ? Allez-y voir ! D'ailleurs, vous savez aussi bien que moi que toutes ces boîtes-là prêtent au capital, mais non au travail… Alors, quoi ? Finir de manger mes quatre sous et piquer une tête dans la Medjerdah ? Ce serait peut-être le plus simple… Tenez, tout ça, voulez-vous que je vous dise ? c'est de la fouterie… Il m'a pris par les bras. – Venez donc boire quelque chose… À quoi ça sert-il, après tout, de se faire de la bile ? Quand je m'en fourrerais les quatre doigts et le pouce dans l'œil… Nous allons dîner ensemble, n'est-ce pas ? – Je ne demanderais pas mieux, mais il est déjà tard, et comme je dois être rentré au camp pour l'appel… – Bah ! l'appel ! je parie qu'ils ne le font pas une fois tous les quinze jours. Venez donc ; si vous rentrez une demi-heure ou une heure en retard, personne ne s'en apercevra… On s'en est aperçu. Le capitaine commandant la batterie vient de m'infliger huit jours de prison. Ce n'est pourtant pas un mauvais diable, ce capitaine, gros bonhomme toujours essoufflé, tapotant sans cesse avec son mouchoir son front qui ruisselle constamment de sueur. Du reste, il a eu soin de me faire prévenir par le fourrier qui m'a annoncé ma punition : « Dites-lui bien que ce n'est pas moi qui le punis, c'est le règlement. Le général m'a recommandé d'être très sévère et, ma foi, vous comprenez… c'est leur faute aussi, s'ils se font punir, ces gredins-là ; ils ne veulent rien entendre. » Si nous n'entendons rien, en effet, c'est bien que nous ne voulons rien entendre. Nous devons nous fourrer du coton dans les oreilles au moins une fois par semaine. Tous les samedis, régulièrement, le gros capiston vient assister à la lecture du rapport qu'il écoute tout en nouant la cravate de l'un et en boutonnant la veste de l'autre ; après quoi il nous fait un petit discours portant sur la nécessité de nous bien conduire et d'éviter les punitions, le tout entremêlé de recommandations morales et de prescriptions hygiéniques. L'exorde et le fond de la harangue varient un peu, suivant les circonstances, mais la péroraison est toujours la même : « Je ne saurais trop vous recommander d'être très propres. Ainsi, quand vous allez aux cabinets, n'oubliez jamais… (Il fait un geste) vous comprenez ? C'est très nécessaire dans ces pays-ci. Moi, je porte toujours dans ma poche une petite éponge destinée à cet usage-là. Tenez, la voilà. (Il sort de sa poche une chose ronde enveloppée d'un fragment de journal). Oui, je la mets dans du papier, à cause de l'humidité. Ah ! et puis, quand vous allez voir les femmes… oui, je comprends ça… les femmes… on n'est pas de bois… eh ! bien… beaucoup de précautions. Vous m'entendez ? L'eau ne coûte pas cher, n'estce pas ? Sans ça, quand vous serez rentrés en France, que vous serez mariés, vous aurez des enfants… des petits enfants… ça sera comme des petits lapins. » On m'a relégué, avec deux ou trois autres mauvais sujets, dans le marabout des hommes punis – une grande tente conique dressée devant le gourbi qui sert de corps de garde, à côté de la guérite en feuillage dans laquelle s'assied sans façon le factionnaire vêtu de toile blanche, son képi d'artilleur recouvert d'un couvre-nuque, son mousqueton posé dans un coin. Je regarde, à travers la portière relevée, derrière la corde à laquelle sont attachés nos chevaux et nos mulets, maigres et galeux, la route poudreuse et grisâtre, au sol rayé par les roues des arabas et moucheté par les pieds des bêtes de somme, qui se déroule comme un long ruban pour disparaître, tout là-bas, après l'âpre montée d'une côte rude, derrière le col de Gardimaou. Elle est bordée de l'autre côté, cette route, par des figuiers de Barbarie, aux larges feuilles épineuses d'un vert bleuâtre, dont les troncs rugueux s'enfoncent dans un amoncellement de feuilles mortes qui, tombées, ont l'air de grands écrans fauves. Derrière, tout en bas, on aperçoit la plaine, immense comme une mer, qui conduit en Algérie, et dont les aspérités et les déclivités disparaissent dans l'uniformité confuse des sables blonds. Le soir commence à descendre ; de longues ombres cendrées s'étendent rapidement et chassent les derniers rayons du soleil qui s'éparpillent en millions d'étincelles et s'enfuient à gauche, du côté de la trouée de Souk-Harras, qu'elles incendient, en tourbillons de poussière d'or, tandis qu'à droite, s'assombrissant de plus en plus, toute une suite d'éminences aux formes étranges, de montagnes aux bizarres découpures, la dégringolade des derniers contre-forts de l'Atlas, s'estompe en bleu sur les horizons sanglants du soir. – Le capitaine ! J'entends un bruit de grosses bottes, un cliquetis d'éperons. C'est lui. Il entre. – Froissard, vous êtes là ?… Ah ! oui… Eh bien ! j'ai une triste nouvelle à vous apprendre. Le général, sachant que vous avez déjà encouru beaucoup de punitions, m'a fait demander votre livret. Je crois qu'il a l'intention de vous faire passer devant un Conseil de corps. Voilà, voilà… je vous l'avais bien dit… Si vous aviez voulu m'écouter… mais non… on veut en faire à sa tête… Et patati et patata. Son petit laïus ne m'avance pas à grand'chose, évidemment ; mais c'est égal, ça me fait presque plaisir de l'entendre me bougonner, ce gros poussah qui, malgré tout, porte de l'intérêt à ses hommes et ne les regarde pas tout à fait comme des animaux. Il n'a pas l'air de se figurer qu'il est pétri d'une autre pâte qu'eux ; il a certainement le cœur moins racorni que tous ceux que j'ai rencontrés jusqu'ici, automates graissés de morgue tudesque et remontés tous les matins par la clef de l'orgueil idiot. C'est encore un homme, au bout du compte, ce vieux maboul que j'entends ronchonner en s'en allant : – Rien écouter… faire la noce… rentré en France… p'tits enfants… p'tits lapins… V Je viens d'être conduit à la Kasbah entre quatre hommes, baïonnette au canon, commandés par un brigadier, sabre au poing. J'attends dans la cour, un rectangle chauffé à blanc par le soleil qui tombe à pic, qu'on veuille bien m'introduire dans la salle où s'est réuni le Conseil de corps. De quoi est-il composé, ce Conseil ? Un planton, qui promène les chevaux, me renseigne à ce sujet. – Il y a le lieutenant et le sous-lieutenant de ta batterie, un lieutenant et un capitaine d'infanterie et un commandant des chasseurs d'Afrique. Ton capitaine a fait dire qu'il était malade. Il n'est pas régulièrement formé, mon Conseil de corps. Pourtant, étant donné le petit nombre d'officiers de mon régiment présents au Kef, je ne peux pas réclamer. Les règlements exigent bien, il est vrai, que ce tribunal ne renferme que des officiers du corps auquel appartient l'inculpé – puisque inculpé il y a. – Ces règlements ont évidemment leur raison d'être. Il est clair que, si l'homme qui a donné des preuves de son insubordination, qui a démontré qu'il était sous l'influence de ce que ces messieurs appellent un mauvais esprit, comparaît devant ceux mêmes qui lui ont infligé les punitions qui l'amènent devant eux, il y a au moins quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que ces accusateurs transformés subitement en juges reconnaissent qu'il y a lieu d'expédier le délinquant aux compagnies de discipline. Ça simplifie énormément les choses. Ça évite une perte de temps toujours désagréable. Pas de défense possible de la part de l'inculpé ; une accusation basée simplement sur les punitions plus ou moins nombreuses, et plus ou moins méritées portées par les juges eux-mêmes qui ne tiennent pas, naturellement, à se donner des démentis. La sentence n'a plus besoin que d'être ratifiée par le général commandant le corps d'armée, ce qui n'est qu'une question de jours. La justice reçoit un crocen-jambe, ce qui est déjà une bonne chose, mais elle le reçoit en très peu de temps, ce qui est une chose excellente. Moi, j'ai une chance énorme. Je vais passer devant un conseil composé en majorité d'officiers qui ne me connaissent pas et qui, par conséquent, ne doivent pas tenir outre mesure à faire preuve à mon égard de la plus grande sévérité. Il y a bien le sous-lieutenant et le lieutenant de ma batterie, deux pince-sansrire, mauvaise piquette de la Pi-po, fanatiques de la discipline à la prussienne ; mais, comme ils ne joueront en somme qu'un rôle assez effacé… – Faites entrer ! J'entre. La porte se referme. – Asseyez-vous, me dit le commandant. Je m'assieds sur un banc en face de ces messieurs, alignés en rang d'oignons, derrière une table recouverte du tapis vert traditionnel. Le commandant me regarde – d'un air assez bienveillant. Ma tête a l'air de lui revenir, décidément ; et c'est en hochant douloureusement le front qu'il continue : – Canonnier Froissard, vous avez eu, depuis votre entrée au service, une conduite déplorable. Vous avez encouru un grand nombre de punitions. Nous sommes réunis, vous le savez, pour décider de votre envoi aux Compagnies de discipline. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ? – Deux choses : 1° Que ma conduite n'a pas été mauvaise depuis mon entrée au service ; elle n'a commencé à l'être que du jour où les taquineries et les vexations de toute nature m'ayant poussé à bout, je suis devenu une de ces têtes de Turc sur lesquelles frappe à tour de bras l'aveugle cohue des galonnés ; que, d'ailleurs, dans l'armée, quand un homme a commencé à mettre le pied dans le bourbier des punitions, on n'essaye pas de le retirer, on l'enfonce. 2° Que, si j'ai commis des fautes – et, je le fais remarquer en passant, toutes fautes contre la discipline – je les ai expiées et que je ne crois pas qu'on puisse, raisonnablement, châtier deux fois, pour le même délit, un individu, si malintentionné qu'il soit. Que, par conséquent, j'ai beaucoup de peine à comprendre pourquoi l'on veut, aujourd'hui, m'infliger une peine énorme précisément parce que j'en ai déjà subi un nombre considérable. J'examine l'attitude de mes juges. Les deux officiers de ma batterie sont devenus tout verts, le petit pète-sec de souslieutenant principalement, qui pince ses lèvres blanches, qu'il vient de mordre. Le capitaine et le lieutenant d'infanterie n'ont pas bronché ; ils ont l'air de s'amuser comme deux croûtes de pain derrière une malle. Quant au commandant, il a ouvert de grands yeux ; il semble très étonné, ne s'étant jamais imaginé, probablement, qu'on pût envisager la question à un point de vue pareil. Il ne paraît pas furieux, tout au contraire ; on dirait même qu'il n'est pas fâché, mais pas fâché du tout, en vieux soldat d'Afrique qu'il est, de voir mettre à jour l'ineptie des règlements dont l'étroitesse et la dureté lui ont toujours semblé quelque peu ridicules. Seulement, il ne sait plus quoi dire et ce n'est qu'au bout de deux ou trois minutes qu'il se rappelle subitement qu'il a encore à accomplir une petite formalité. – Je vais vous lire vos punitions. Et il commence. Il commence, mais il n'a pas fini. Ah ! non. Les deux pages du livret sont pleines et l'on a été obligé d'ajouter plusieurs rallonges. Et des motifs d'une longueur ! Quand il n'y en a plus, il y en a encore. C'est comme la galette du père Coupe-Toujours, au Gymnase. Le commandant n'en peut plus. Il est tout rouge. Il a beau écourter en diable des motifs par trop chargés et sauter à pieds joints par dessus des punitions tout entières, il manque de salive, il est à bout de forces. Il va attraper une extinction de voix. Il pousse un long soupir et s'arrête. – Tenez, lieutenant, je vous en prie, lisez donc la suite. C'est si mal écrit, tout ça… Ouf !… Il passe le livret au petit sous-lieutenant qui esquisse un sourire méchant. Il ne passe rien, celui-là ; il appuie sur les mots, comme s'il voulait les forcer à entrer bon gré mal gré dans l'oreille de ses auditeurs ; il lit les motifs d'une voix indignée de procureur général qui énumère les méfaits de l'accusé, et traîne sur le texte des réponses inconvenantes, qu'il épelle presque, d'un ton strident et venimeux. Il dénombre les récidives. « C'est la dixième fois, messieurs. – Remarquez bien, messieurs, que c'est la onzième fois. » Je crois qu'il va demander ma tête. Il ne demande pas ma tête, mais il demande, aussitôt qu'il a refermé le livret, s'il ne pourrait pas présenter quelques observations personnelles. Il m'a étudié, il me connaît à fond ; il ne serait peut-être pas inutile… – Complètement inutile, fait le commandant qui a repris haleine, mais qui reste profondément vexé d'avoir été obligé de s'interrompre au plus beau moment et de céder son rôle à un sous-lieutenant ; le conseil est fixé. Et, se tournant vers moi : – Vous avez entendu la lecture de vos punitions. Les trouvez-vous méritées ? – Je n'ai à les trouver ni méritées ni imméritées. On me les a infligées à la suite de fautes que j'ai commises ; je crois donc avoir expié ces fautes. Je n'ai qu'à répéter ce que j'ai déjà dit tout à l'heure… – Tout à l'heure, vous disiez des choses qui n'ont pas le sens commun. Ne les répétez pas ! s'écrie le commandant en frappant la table avec mon livret, ce livret dont les quatre ou cinq pages de rallonges lui restent sur le cœur. Quand on a un pareil nombre de punitions, on ne mérite aucune pitié. D'ailleurs, on vous ferait grâce, que vous recommenceriez demain. Demandez plutôt à vos officiers. – C'est certain, siffle le petit sous-lieutenant. Il n'y pas à en douter. – Qu'en savez-vous, mon lieutenant ? Second sifflement : – J'en suis sûr. Pas un mot de plus. Le commandant est pressé d'en finir. Il vient de jeter un coup d'œil sur le capitaine et le lieutenant d'infanterie qui se sont assoupis, la tête dans la main, et qui menacent de s'endormir tout à fait. Il m'expédie avec une dernière phrase. – Le conseil sait à quoi s'en tenir sur votre compte. Je vous le répète, un soldat qui s'est fait punir aussi souvent que vous mérite d'être puni sérieusement. Du reste, on vous l'a dit, nous vous ferions grâce que vous recommenceriez demain. Et puis, vous donnez le mauvais exemple… Ah ! voilà, je m'y attendais ! Le mauvais exemple ! Et je m'écrie, d'une voix qui réveille les deux dormeurs et qui fait sauter le sous-lieutenant sur sa chaise : – Alors, c'est pour cela que vous m'envoyez au bagne, – car c'est le bagne, ces compagnies de discipline ? – C'est pour cela que vous me prenez trois ans de ma vie, – car j'ai encore trois ans à faire, vous le savez ! Pour cela ! parce que j'ai déjà souffert beaucoup de la méchanceté acharnée de mes supérieurs, parce que vous savez qu'ils ne me lâcheront pas, parce que vous savez que je serai puni demain, comme je l'ai été hier, comme je le suis aujourd'hui, parce que vous pensez que je donne le mauvais exemple ! De quoi m'accusez-vous, dites donc ? D'avoir été votre victime ! Pourquoi me jugez-vous ? pour des tendances ! Sur quoi me condamnez-vous ? sur des présomptions ! – Sortez ! sortez ! On m'a poussé dehors et l'on a refermé la porte… – Qu'est-ce qu'ils t'ont dit ? me demandent les hommes de garde qui me reconduisent au camp entre leurs baïonnettes. J'allais répondre : « Des infamies ! » Mais j'ai réfléchi. – Ils m'ont dit des bêtises… J'ai attendu pendant près d'un mois la décision du général. Je savais très bien que je pouvais compter sur un ordre d'envoi bien et dûment signé et paraphé, mais je trouvais le temps long. J'aurais préféré être fixé tout de suite. J'aurais voulu pouvoir avancer le cours du temps pour bannir toute incertitude, et j'aurais voulu en même temps le retarder, car on m'avait donné sur les compagnies de discipline, – Biribi, – des renseignements qui, franchement, me faisaient peur. Un matin, le maréchal des logis chef est venu me lire le rapport : « Par décision de M. le général commandant la division Nord de la Tunisie, le nommé Froissard (Jean), canonnier de 2e classe à la 13e batterie bis détachée au Kef, passera à la 5e Compagnie de Fusiliers de Discipline. » – Je dois vous prévenir, a-t-il ajouté, que le convoi qui va à Zous-el-Souk, où se trouve le dépôt de la compagnie, part aprèsdemain. On vous désarmera demain. Le lendemain soir, en effet, on m'appelle au bureau. Je rends mes armes, mes effets de grand équipement et je ne conserve que mon linge et mes chaussures. – Vous passerez la nuit au corps de garde, me dit le capitaine, qui entre comme j'allais sortir. Comme ça, vous aurez une couverture. Ah ! sacré farceur ! Quelle rage aviez-vous donc de vous faire fourrer dedans tout le temps ?… Enfin, vous avouerez que, moi, je n'y ai pas mis de méchanceté. Je n'ai même pas voulu aller dire ce que j'aurais été forcé de raconter ; je ne pouvais pas jurer que vous êtes un ange, n'est-ce pas ?… Et puis, cette idée d'aller engueuler ces messieurs, là-haut, à la Kasbah ! Sacrédié ! Il faut avoir diablement envie de casser des cailloux à un sou le mètre, avec un maillet en bois !… Donnez-moi une poignée de main tout de même, allez ! mauvaise tête… Je me suis retiré dans le gourbi du corps de garde où, jusqu'à dix heures, les camarades sont venus par groupes ou isolément, me faire leurs adieux et me remonter le moral. Ils ont une façon à eux, par exemple, de vous remonter le moral ; ils vous remontent ça à tour de bras, et allez donc ! Ils n'ont pas peur de casser le ressort. – Il faut bien te figurer une chose, c'est qu'aussitôt arrivé là-bas, tu vas voir tout le monde te tomber sur le dos. On va te commander des choses impossibles, te faire faire des corvées abominables ; tiens, j'ai entendu dire qu'ils distribuaient aux nouveaux arrivés des manches à balais, – tu entends, des manches à balais, – et qu'ils les forçaient à balayer le camp avec ça. Aussitôt que l'un d'eux se permettait de dire au chaouch : « Mais je ne peux pas balayer avec un morceau de bois, » le chaouch le mettait en prison. – Oui, ajoute un autre, rien de plus vrai. Ou bien, on les oblige à compter les cailloux du camp ou à arroser des poteaux jusqu'à ce qu'il y pousse des feuilles. À la moindre réflexion, au bloc. Tout ça, c'est pour s'assurer du caractère des individus qu'on leur envoie. Si vous avez le malheur de renauder le premier jour, vous êtes classés parmi les mauvaises têtes, et il y a bien des chances pour que vous finissiez mal. Le mieux, c'est de supporter tout sans rien dire ; de faire l'imbécile, en un mot. Il ne faut pas jouer au malin, là-dedans. Tu sais, on y laisse sa peau facilement. – Pour sûr ! s'écrie un troisième. J'ai vu le cimetière des Disciplinaires en passant, en allant à Aïn-Meleg. Il y a plus de petites croix qu'il n'y a de brins d'herbe. – Allons, allons ! reprend un brigadier qui trouve qu'on pousse les choses un peu trop au noir, il ne faut pas non plus charger le tableau de gaîté de cœur. On n'est pas bien à Biribi, c'est clair, mais on n'y claque pas toujours. Et puis, en se conduisant bien, on peut en sortir… – Ah ! bah ! avant la fin de son congé ? – Certainement. Au bout d'un an, de six mois même. Ça dépend. – Enfin, ce n'est qu'un mauvais quart d'heure à passer ; du moment que ça compte sur le congé, c'est le principal, me dit en me serrant la main un de mes compagnons de prison qui vient de s'échapper du marabout des hommes punis. Moi aussi, j'ai pas mal de punitions, et il n'y aurait rien d'impossible… ma foi, oui, je pourrais bien aller te rejoindre d'ici quelque temps. – C'est ça, viens me retrouver. Je te réserverai une pioche et je te ferai matriculer une brouette… Tout le monde est parti. J'essaye de dormir, mais je ne peux y arriver. En me retournant, j'aperçois quelque chose dans un coin. Qu'est-ce que c'est ? C'est un recueil de ces feuilletons que publie le Petit Journal et que découpent quotidiennement de religieux ciseaux de concierges. Comment sont-ils venus ici, ces deux cents morceaux de papier reliés d'un morceau de carton gris et collés avec de la sauce blanche ? Mystère. Le feuilleton est idiot, c'est évident, mais je me mets à le lire avec conviction, à la lueur vacillante d'un lampion. Je tourne les pages, sans comprendre grand'chose, ne cherchant même pas à comprendre, tellement l'histoire m'intéresse, mais m'évertuant à dénicher le sommeil que le feuilletoniste a certainement dissimulé adroitement, – comme on cache la baguette à cache-tampon, – entre les lignes vides de sens et les phrases creuses. J'ai beau faire, je ne puis le trouver, le sommeil. J'en suis furieux. Est-ce que je manque d'adresse, ou est-ce qu'il y a réellement tromperie sur la qualité de la marchandise ?… Que faire pour tuer le temps, pour chasser les pensées tristes, les idées noires qui m'assiègent, qui tourbillonnent autour de moi comme ces insectes de nuit qui vous harcèlent et qu'on ne peut écraser ? Les hommes de garde couchés à côté de moi ronflent à poings fermés. Je sors pour essayer de causer avec le factionnaire ; c'est justement un croquant, un Limousin pâteux qui n'est pas fichu d'expectorer deux mots en trois heures. De rage, je rentre et je reprends mon feuilleton. Cette fois-ci, quand le diable y serait, il me donnera le sommeil moral, puisqu'il n'a pas voulu m'accorder le sommeil physique ; et je me mets à le dévorer au grand galop, lisant à demi-voix pour m'étourdir, bredouillant comme un prêtre qui rabâche son bréviaire, me fourrant les doigts dans les oreilles comme un gosse qui s'aperçoit, à la dernière minute, qu'il ne sait pas un mot de sa leçon. C'est peut-être la dernière chose que je lis, pour longtemps, après tout, ce roman sans queue ni tête, cette élucubration inepte. Pendant trois ans, probablement, il me faudra vivre d'une véritable vie de brute, sans autre distraction intellectuelle que la lecture du Code pénal collé, comme une menace, à la fin de mon livret. Le jour commence à paraître. J'entends les conducteurs qui appellent les chevaux et qui traînent les harnachements. L'artillerie ne fournira que trois prolonges pour le convoi. Elles sont attelées ; elles sont prêtes à partir. Un maréchal des logis vient me chercher. La nuit m'a semblé bien longue, mais je ne puis d'empêcher de dire : – Déjà ! Oui, déjà. Il faut grimper à la Kasbah pour prendre des chargements et se joindre aux arabas de l'Administration et aux mulets de bât des tringlots. – Croyez-vous qu'on va me laisser libre jusqu'à Zous-elSouk ? – Je ne sais pas, mais je crains bien que non, me répond le sous-officier en montant la rampe qui mène à la vieille forteresse. On m'a donné l'ordre de vous conduire à la gendarmerie. À la gendarmerie ? Pourquoi faire ? Pourquoi faire ? Je vais le savoir, car on vient de m'introduire dans une salle dont la porte s'ouvre sur l'une des nombreuses cours intérieures de la Kasbah. Des lits sont rangés contre le mur, à la tête desquels sont accrochés des pantalons bleus à bandes noires, des képis bleus à tresse et à grenade blanches, et ces espèces de gibecières en cuir fauve qu'on est habitué à voir rebondir gracieusement sur les flancs élastiques des hirondelles de potence. – Ah ! ah ! voilà l'homme ! s'écrie le brigadier qui, devant une petite table, donne des instructions à un de ses satellites debout à côté de lui. Asseyez-vous là, une minute ; nous allons nous occuper de vous. J'attends un bon quart d'heure. Le brigadier a fini de faire des recommandations à son subordonné ; il a griffonné pendant cinq minutes et s'est mis ensuite à fouiller dans un tas de ferrailles, derrière la porte. Il ne semble pas s'occuper énormément de moi ; pourtant, il ne m'oublie pas tout à fait, car il me demande en souriant finement – tout est relatif bien entendu et nous sommes dans la boîte de Pandore : – Avez-vous l'habitude de dire votre chapelet quelquefois ? – Mon chapelet ?… Le brigadier éclate de rire ; les gendarmes encore couchés se tordent dans leurs couvertures et celui qui est déjà levé se tient littéralement les côtes. Je ne comprends pas très bien, mais ce doit être drôle. Je ne veux pas avoir l'air de faire bande à part, de ne pas trouver de sel à une plaisanterie qui peut être bonne, en définitive ; et je me mets à rire comme les autres. – Ah ! vous riez ? Eh bien ! approchez ici ; donnez-moi vos mains. – Mes mains !… Les menottes !… Est-ce que vous me prenez pour un filou, par hasard ? – Donnez-moi vos mains, que je vous dis ! et dépêchezvous. – Jamais de la vie ! Je saute en arrière, je m'accule dans un coin ; je n'en sortirai que quand on m'en arrachera. Est-ce que je suis un voleur, pour qu'on m'attache les poignets ? Est-ce que je suis un malfaiteur, pour qu'on m'enchaîne ? Est-ce que j'ai commis aucun des crimes ou des délits justiciables d'un tribunal, même des tribunaux militaires ? Ils n'y regardent pourtant pas à deux fois, ceux-là ! Est-ce qu'on peut me reprocher aucun acte contraire à l'honnêteté, aucun acte tombant sous le coup des répressions de la loi ? Moi, présenter les mains aux menottes, tranquillement, de bonne volonté, comme l'escarpe pris en flagrant délit ou le pégriot poissé sur le tas ! Plutôt me faire briser les membres !… – Alors, on vous les brisera. Ils se sont précipités sur moi, trois ou quatre, m'ont ramené les bras en avant et m'ont serré les poignets dans la chaîne infâme. – Encore un cran ! n'ayez pas peur de tirer dessus. Ça lui apprendra à rouspéter. Ça ne m'apprendra rien du tout. Ce que ça pourrait m'apprendre, je le sais depuis longtemps : c'est que le jour où j'ai jeté bas mes effets de civil pour endosser l'habit militaire, j'ai dépouillé en même temps ma qualité de citoyen et que, étant soldat, je suis un peu plus qu'une chose, puisque j'ai des devoirs, mais beaucoup moins qu'un homme, puisque je n'ai plus de droits. Le gendarme qui doit m'escorter m'a conduit à l'entrée de la cour, devant la route qui traverse la Kasbah et m'a fait asseoir sur une grosse pierre. – Attendez-moi là. J'attends. On doit me prendre pour une bête fauve exhibée à la porte d'une ménagerie pour attirer les curieux. Des individus viennent me regarder, les uns avec pitié, les autres avec dédain. Le fournisseur des fourrages, un voleur retour du bagne, condamné jadis à vingt ans de travaux forcés pour viol et incendie, passe à cheval et me lance un regard méprisant. Je n'en veux pas à cette canaille. Il est bien forcé, ce fagot, pour frayer avec les honnêtes gens, de prendre leurs façons ignobles et leurs manières écœurantes. Ceux qu'il fréquente depuis sa sortie du bagne ont déteint sur lui, ça se voit. Ils passent justement aussi, ceux-là : trois officiers d'administration, fringants, la cravache à la main, qui, en m'apercevant, prennent un air narquois qui s'accentue chez le premier et qui se change, chez les deux autres, en une grimace de dégoût. Ils laissent tomber sur mes menottes un coup d'œil dédaigneux et détournent vivement la tête. Ils ont l'estomac délicat ; ils n'en peuvent supporter davantage. Ah ! je les connais pourtant… Ils ne semblent pas se douter, les dégoûtés, que le prisonnier assis sur la borne, au bord du chemin, ne changerait pas sa conscience contre la leur et qu'il ne voudrait, pour rien au monde, troquer ses mains enchaînées contre leurs mains gantées de blanc, mais graissées, en dessous, par les pattes crochues des riz-pain-sel. Le gendarme – mon gendarme – arrive au trot. – Vous marcherez à côté de mon cheval, et tâchez de ne pas vous écarter. Le convoi s'ébranle, traverse la ville… Il est encore de bonne heure, heureusement. Pas grand monde pour nous regarder : quelques Arabes seulement et des mouchachous qui ont bien vite vu ma chaîne et se sont mis à crier : « Chapard ! chapard ! » La première étape n'est pas longue : dix-huit kilomètres, à peu près ; mais c'est très gênant pour la marche, d'avoir les mains attachées. Je demande au Pandore de me permettre de monter dans une prolonge. – Tout à l'heure ; nous sommes trop près de la ville. Il m'a laissé faire dix kilomètres à pied, le rossard. – Vous savez, m'a-t-il dit en arrivant à l'étape – un plateau absolument nu au bas duquel coule un ruisseau – ce n'est pas que j'aie peur que vous vous échappiez, mais je veux que vous restiez à côté de moi. Comme je suis responsable de vous, vous comprenez… Ainsi, maintenant, en attendant que la cuisine soit faite, j'ai envie de faire la sieste ; eh bien, vous allez la faire en même temps que moi… tenez, à l'ombre de cet olivier. – Mais je n'ai pas envie de dormir. – Ça ne fait rien. Elle n'est pas mauvaise ! Ils ont des idées à eux, ces gendarmes. Vouloir forcer les gens à dormir ! Et si je ne peux pas, moi ? Si je ne peux pas, je ne suis pas le seul : mon garde du corps non plus ne paraît pas trouver facilement le sommeil. Il se tourne et se retourne comme saint Laurent sur son gril. – Ah ! ça y est. Je ne dormirai pas ! sacré nom de nom ! Il se met sur son séant. – Vous non plus, vous ne dormez pas ? – Non. – Vraiment ! Ah ! à propos, vous ne m'avez pas raconté pourquoi l'on vous envoie à Biribi. Dites-moi donc ça ; cela fera passer le temps. Je lui donne des raisons quelconques : beaucoup de punitions pour différents motifs… Il cligne de l'œil. – Différents motifs… oui, je connais ça. Il y a une femme là-dessous. Une femme ?… à propos de quoi ?… Après tout, s'il y tient : – Oui… une femme… une femme… – Je parie que lorsque vous avez fait vos bêtises, vous étiez en garnison dans les environs de Paris ; car vous êtes de Paris, n'est-ce pas ?… Quand on est si près de chez soi, ça finit toujours mal. – Oui, j'étais tout à côté de Paris. – J'en étais sûr ! Tenez, je devine, vous deviez être à Versailles. Je ne veux pas le détromper, ça le mettrait de mauvaise humeur ; je lui déclare que j'étais à Versailles. Comme ça il va peut-être me laisser la paix. – Ah ! ah ! ce sacré Versailles. Ça me rappelle de fameux souvenirs. J'y ai tenu garnison, moi aussi. Il y a déjà quelques temps, par exemple. J'étais dans la garde mobile. Vous savez, la garde mobile ?… Nous faisions le service de la Chambre des députés… Nous avions des shakos avec des plaques et des V blancs argentés… – Ah ! oui. – Ce vieux Versailles ! J'y avais une bonne amie… je peux bien dire ça maintenant… une charcutière… la fille d'un charcutier… au coin de l'avenue de Paris et de la rue des Chantiers. Vous connaissez peut-être ? Vous l'avez sans doute vue, en passant ? Elle est toujours dans la boutique. Quel raseur ! Est-ce qu'il a l'intention de continuer longtemps ? Le meilleur moyen de le faire taire est peut-être encore d'abonder dans son sens. – Oui, en effet ; il me semble me rappeler… Une bien jolie fille… – Ah ! pour ça ! – Il fait claquer ses lèvres sur ses doigts. – Ce que je m'en suis payé, des parties ! Quelles noces ! J'ai sauté plus de quatre fois par dessus le mur, allez !… Ce que c'est que la vie, tout de même ! Dire que, si je m'étais fait pincer, j'aurais peut-être été envoyé à Biribi comme vous !… Mais, dame ! on ne s'est pas fait prendre et on est gendarme ! Il se frappe la poitrine avec enthousiasme. – Oui, on est gendarme ! – Ça se voit. – N'est-ce pas que ça se voit ? L'uniforme me va bien, c'est une justice à me rendre… Tenez, je vais enfreindre les règlements en votre faveur : je vais vous ôter les menottes. Je ne devrais pas, mais enfin… par exemple, il ne faut pas essayer de vous sauver… Là, ça y est. Vous pouvez aller passer la journée avec vos camarades. Seulement, vous savez, demain, pour arriver, je vous rattacherai. Vous comprenez, ça c'est forcé. – Tiens ! il s'est décidé à te lâcher, me disent les hommes du convoi. Ce n'est vraiment pas malheureux. Nous allons pouvoir passer la soirée ensemble, au moins. La cuisine est faite. On se met à manger et l'on descend, à la nuit tombante, chez le mercanti dont la baraque s'élève seule, dans l'étranglement de la vallée, le long d'un ruisseau. On a bu à ma bonne chance, à l'écoulement rapide du temps. Et je me suis senti le cœur serré, des larmes me sont venues aux paupières en recevant les consolations, banales peut-être, mais bien cordiales, de ces braves gens avec lesquels je trinquais pour la dernière fois. L'étape du lendemain est longue. Nous traversons de longues vallées stériles, nous longeons des précipices, nous gravissons des montagnes abruptes. Et, tout d'un coup, après la descente d'une dernière côte rude, de l'autre côté d'une rivière qu'on traverse à gué, on voit se dérouler une longue plaine au milieu de laquelle, à dix kilomètres au moins, s'élèvent des bâtiments blancs dont les toits de tuiles rouges éclatent au soleil. C'est Zous-el-Souk. Dans une heure et demie nous y serons. Nous y sommes. Le Pandore m'a remis les menottes et vient de confier son cheval à un tringlot. – Venez avec moi. Je le suis, traversant à grandes enjambées, sans mot dire, la voie du chemin de fer et longeant l'espèce de rue aux deux côtés de laquelle s'élèvent quelques maisons à l'européenne, auberges et cantines. Brusquement, devant nous, apparaît le parapet en terre des retranchements qui entourent le camp. Derrière, on aperçoit le sommet des marabouts et les toits de baraquements en briques. C'est là. Je franchis le parapet. Je suis dans le camp. Et le gendarme, – qui est plus gendarme que méchant, – après m'avoir soufflé à l'oreille : – Allons, mon garçon, du courage ! crie à un sous-officier qui se promène, les mains derrière le dos : – V'là un oiseau que j'vous amène ! VI – Ah ! il n'en manque pas de ce gibier-là ! s'écrie le sousofficier en ricanant. Et, s'adressant à moi : – Allons, ouvrez votre sac. J'ouvre le sac à distribution que j'ai apporté et j'en tire mes effets de linge et chaussures. Il examine le tout au fur et à mesure, minutieusement. – Vous n'avez pas d'argent sur vous ? – Non. – Vous ne pouvez pas dire : Non, sergent ? Où avez-vous donc appris la politesse, bougre de cochon ? Déshabillez-vous. Je me déshabille et il palpe mes habits scrupuleusement, froissant le col de la chemise et la ceinture du pantalon, fourrant les mains dans mes souliers. Il me fait ouvrir la bouche et cracher par terre. Il regarde s'il ne tombe pas des pièces de cent sous. – C'est bon. Si jamais l'on trouve sur vous de l'argent, du tabac ou d'autres choses défendues, gare à vous. – Venez avec moi. Je le suis, en chemise, mes effets sous le bras. Il me fait entrer dans une baraque dont la porte est surmontée d'un écriteau portant ces mots : « Magasin d'habillement ». Tout le long des murs courent des rayons chargés d'uniformes, de linge, de gros paquets enveloppés de papier gris ; au plafond sont suspendus des sacs, des ceinturons, des ustensiles de campement. – Encore un ! hurle un sous-officier qui, tout au fond, écrit sur un gros registre. On n'en finit jamais avec ces salauds-là. Flanquez-moi vos affaires dans un coin. Ça a l'air encore joliment propre, tout ça ! Plein de poux, au moins… Arrivez ici, nom de Dieu ! Il me jette à la figure un pantalon, une veste et une capote. – Essayez-moi ça. J'enfile le pantalon. Un pantalon de prisonnier, en drap gris, tout uni. J'endosse la capote, grise aussi, avec des boutons de cuivre sans grenade, sans numéro ; au collet éclate un gros 5 en drap rouge. Il n'y a pas de glace dans la baraque et je le regrette. Je voudrais bien pouvoir me regarder un peu. Je dois ressembler à un pensionnaire de Centrale. Il ne me manque plus que le bonnet. – Attrapez ça. Je reçois en pleine poitrine une chose en drap gris – toujours – dont je ne m'explique pas bien la nature. Je finis par m'apercevoir que c'est un képi. Un képi extraordinaire, par exemple. Très haut de forme, sans boutons, sans jugulaire, un 5 rouge simplement collé sur l'étoffe grise, orné d'une visière fantastique. Elle a au moins dix-huit centimètres de long, cette visière ; c'est un carré de cuir d'une épaisseur extravagante dans lequel un cordonnier intelligent trouverait moyen de découper une paire de semelles ; avec un peu d'industrie, il pourrait même réserver de quoi fabriquer les talons. Elle m'étonne, cette visière ; je n'en reviens pas. Quel a été le dessein du gouvernement en dotant les compagnies de discipline d'un couvre-chef comportant un accessoire de dimensions aussi exagérées ? A-t-il voulu faire preuve de sa mansuétude, même envers des indignes, en leur donnant le moyen de préserver des coups de soleil leurs nez indisciplinés ? N'a-t-il pas plutôt voulu leur fournir un petit meuble portatif, une tablette toujours utile dans les hasards des campements et qui peut leur servir à déposer la portion retirée de leur gamelle ou à étendre la feuille de papier à lettres qui doit porter de leurs nouvelles à leurs parents ? – Êtes-vous gêné dans votre uniforme ? me demande le sergent d'habillement. Pas le moins du monde. Je danse dedans. Les jambes du pantalon ressemblent à deux sacs dans lesquels mes tibias se perdent ; je pourrais mettre un locataire dans la capote. Quant au képi, deux fois trop grand, il ne me descend pas tout à fait sur les yeux parce que mes oreilles l'arrêtent en route. – Ça va bien. Tenez, voilà un fourniment, un fusil, un sac. Et votre veste, vous l'oubliez ? C'est vrai, j'oubliais ma veste que je n'ai pas essayée et qui est restée par terre. Le sergent paraît furieux de ma négligence. – La veste, ici, constitue la grande tenue. Vous entendez ? Pour le travail, vous mettrez votre pantalon de treillis et votre blouse. Pour les appels et à partir de la soupe du soir, le pantalon de drap et la capote. Le pantalon de drap et la veste sont réservés pour les circonstances exceptionnelles. Ça me paraît très logique. En effet, si les soldats de l'armée régulière revêtent la veste pour faire les corvées les plus dégoûtantes, celle des latrines, par exemple, il est clair qu'on ne peut mieux punir ceux qui se sont mal conduits qu'en les contraignant à endosser le même vêtement pour les revues de généralinspecteur. Il faudrait avoir le caractère bien mal fait, profon- dément perverti, pour ne pas être sensible à une prescription de ce genre-là. Cette réflexion me met en gaîté. J'esquisse un sourire léger – oh ! très léger. – Seulement, le sergent l'aperçoit tout de même. – Vous riez de mes observations, nom de Dieu ! Vous serez privé de vin pendant huit jours ! Venez, que je vous mène chez le perruquier. Le perruquier, qui a été averti, probablement, est à la porte avec ses instruments. Il repasse son rasoir sur une vieille semelle de godillot. Que va-t-il me faire ? Va-t-il se livrer sur moi à l'une de ces expériences dont on m'a parlé au Kef ? Tient-on absolument à connaître le fond de mon caractère ? Va-t-il me saigner aux quatre membres pour voir si je supporterai l'opération sans crier ? Va-t-il simplement me circoncire ? – Faites-le asseoir sur cette pierre au pied de votre marabout, lui dit le sergent à qui un de ses collègues vient de faire signe et qui est forcé de s'éloigner ; et je vous engage à le soigner. Ça y est. Je m'assois plus mort que vif. Je regarde mon bourreau dans les yeux, comme pour implorer sa pitié. Il n'a pas l'air méchant. Il a plutôt l'air triste. Il porte la tenue de travail – blouse et pantalon blancs – et un képi comme le mien. C'est un disciplinaire aussi, évidemment. J'en serai peutêtre quitte pour la peur. Il abandonne son rasoir et prend une paire de ciseaux. – Je vais commencer par les cheveux. Et il se met en devoir de me les tailler, le plus ras possible. Tout en travaillant il cause. – Tu es arrivé ce matin ? – Oui. – Combien as-tu encore de temps à faire ? – Trois ans. ser. – Trois ans ! – Il ricane – Assieds-toi un peu. Ça va se pas- Puis, s'apercevant sans doute que ses sarcasmes m'attristent, il reprend, d'une voix basse, de cette voix des prisonniers qui craignent d'être entendus et qui jettent, en parlant, des regards furtifs autour d'eux : – Tu sais, ce que je t'en dis, c'est pour blaguer. Le temps paraît long, ici ; mais enfin, ça se tire tout de même. Ainsi, moi, j'avais vingt mois à faire quand je suis arrivé et, dans trois mois, je serai libéré. – Ah ! – Oui. À moins que d'ici là il ne m'arrive quelque anicroche. On n'est jamais sûr du lendemain, ici. C'est à qui essayera de vous faire passer au conseil de guerre. Les congés sont en caoutchouc, on les rallonge facilement. C'est pourtant bien assez de nous faire faire notre temps jour pour jour. – Ah ! l'on fait ses cinq ans en entier ? – Tout juste. Tu ne savais pas ça ? Je parie que tu ne sais seulement pas comment ça se passe, ici ? Et il me donne des détails. Il m'apprend qu'aucun des règlements en vigueur dans l'armée régulière n'est applicable aux Compagnies de Discipline et qu'elles sont entièrement soumises, par le fait, au bon plaisir du capitaine. Il est formellement défendu de communiquer avec les soldats des autres corps ainsi qu'avec les indigènes et les colons ; quant aux lettres, il faut les décacheter devant le vaguemestre, qui s'assure qu'elles ne contiennent ni argent ni mandat, et qui retient même les timbres, quand elles en renferment. La nourriture ? Elle ne vaut pas cher ; l'ordinaire est mis en coupe réglée. Le prêt ? On le touche en nature – quand on le touche. On n'est admis au prêt qu'après deux mois au moins de séjour à la compagnie ; à la première punition de prison, on est rayé de la liste. – Alors, où passent les cinq centimes par jour et par homme alloués par l'État ? – Moi non plus. Probablement où passe le vin que les chaouchs suppriment régulièrement à la moitié de l'effectif. Tu sais ce que c'est qu'un chaouch ? C'est un pied-de-banc, ou simplement un pied. Et un pied-de-banc, c'est un sergent. – Nous, on nous appelle les Camisards. – Ah ! mais à propos, le sergent d'habillement m'a déclaré tout à l'heure que je serais privé de vin pendant huit jours. – Eh bien ! pendant huit jours il boira à ta santé le quart de vin accordé aux troupes de Tunisie. Tu commences bien, ajoutet-il en riant. Si tu continues comme ça, avant huit jours tu iras faire un voyage là dedans. Et il me désigne une petite cour fermée de murs derrière lesquels on entend les pas alourdis d'hommes pesamment chargés, le cliquetis des armes qu'on manœuvre, des commandements longuement espacés. – Qu'est-ce que c'est que ça ? – C'est la prison. Les prisonniers sont en train de faire le peloton. Tu ne connais pas la prison, ici ? et la cellule ? et les fers ? Je fais un signe de tête négatif. – Non ? Eh bien, je te souhaite de ne jamais faire connaissance avec. Et puis, tu peux te vanter d'avoir de la chance : tu arrives juste au moment où les silos sont supprimés. Tiens, tu vois, là-bas, au bout de la cour, ces trois trous à moitié bouchés avec du sable ? C'étaient les silos. J'en ai vu descendre, làdedans, des malheureux ! Ah ! là, là ! – Et on les a supprimés, ces silos ? – Oui, il y a un mois environ. On y avait mis un type auquel on avait attaché les mains derrière le dos. Il y est resté près de quinze jours. À midi et le soir on lui jetait, comme d'habitude son bidon d'eau qui se vidait en route et son quart de pain qu'il attrapait comme il pouvait. Je me souviens que, pendant les cinq ou six derniers jours, il criait constamment pour qu'on le fît sortir. Enfin, quand on l'a retiré, il était à moitié mangé par les vers. – Oui, mangé par les vers, reprend le perruquier qui a fini de me couper les cheveux et remue un vieux blaireau dans un quart de fer blanc. Tu comprends bien qu'ayant les mains attachées derrière le dos, il ne pouvait pas se déculotter. Il était forcé de faire ses besoins dans son pantalon. À force, les excréments ont engendré des vers et les vers se sont mis à lui manger la chair. Il avait le bassin et le bas-ventre à moitié dévorés. On l'a porté à l'hôpital et il est mort huit jours après. Le médecin en chef a fait du pétard et a réclamé au ministère. Alors, on a sup- primé les silos. Oh ! ça ne fait rien, il y a des choses qui les remplacent avantageusement. Tu verras. Lève le menton, que je te rase. Tu sais, ici, on rase tout, barbe et moustache. Les disciplinaires n'ont pas le droit d'en porter. C'est ce qui les distingue des condamnés aux travaux publics qui, eux, portent la barbe et la moustache, mais ont la tête complètement rasée à l'aide d'un rasoir. C'est pour ça qu'on les appelle les Têtes-de-Veaux. – Ah ! et pourquoi leur rase-t-on le crâne, à eux, et la face à nous ? – C'est ce qu'on se demande, me répond le perruquier. Sans doute, et c'est à quoi l'on ne peut trouver de réponse, la bêtise s'alliant toujours, et dans une large mesure, à la méchanceté, dans la rédaction des règlements militaires. Tout d'un coup, le clairon sonne. – C'est la breloque, me dit le perruquier qui a cessé de me raser, la sonnerie qui annonce la fin du travail. Tu vas voir les hommes revenir des chantiers. Oh ! ils ne sont pas beaucoup ; une cinquantaine, tout au plus. Le reste est à droite et à gauche, dans des détachements. Seulement, ils vont probablement rentrer tous au Dépôt un de ces jours ; on dit que la compagnie va partir prochainement pour le Sud. – Vraiment ? – Oui. Le capitaine est depuis deux jours à Tunis pour prendre des ordres… Tiens, les voilà. Ils rentrent en effet, les disciplinaires qui reviennent du travail ; quatre par quatre, correctement alignés, leurs outils sur l'épaule, ils pénètrent dans le camp et s'alignent devant la ran- gée des marabouts. Ils ont un air sinistre, avec leurs figures glabres, bronzées, leurs yeux sans expression sous leurs sourcils froncés, leurs physionomies d'esclaves éreintés et rageurs. Ils entrent l'un après l'autre dans une baraque où ils déposent leurs pelles et leurs pioches, que le sous-officier qui m'a reçu le matin compte au fur et à mesure, et disparaissent dans les tentes. Le sergent a fini de dénombrer les pelles et les pioches. Il ferme la porte de la baraque et m'aperçoit. – Qu'est-ce que vous foutez là ? Voulez-vous vous dépêcher d'aller astiquer vos armes et votre fourniment ! On ne vous a pas dit que vous comptiez à la 10e section ?… Vous comptez à la 10e. Voilà votre marabout, en face. Portez-y vos affaires. Et que je vous y repince, le bec en l'air !… J'entre dans la tente, traînant derrière moi mes effets entassés dans un couvre-pieds. Sept ou huit hommes, dans cette tente, accroupis sur des nattes, occupés à nettoyer leurs fusils. Je cherche une place. Aucun d'eux ne m'adresse la parole. On dirait qu'ils ont peur de se compromettre. – Tiens, mets-toi là, me dit à la fin un garçon sec et maigre, de taille assez exiguë, mais à la physionomie franche et ouverte, aux yeux noirs pleins d'énergie. Mets-toi là et nettoie tes affaires. Il y a revue d'armes à une heure. – À une heure ? Bah ! alors, j'ai le temps ; il est à peine dix heures. – Ah ! tu as le temps, s'écrient en même temps quatre ou cinq de mes nouveaux camarades. Tu vas voir ça tout à l'heure, comme on a le temps de faire quelque chose, ici ! Depuis cinq heures du matin nous sommes au travail, et jusqu'à huit heures du soir si tu nous trouves un quart d'heure de liberté, tu seras rudement malin. Ils ont eu raison. Je n'ai pas été assez malin pour trouver ce quart d'heure-là. À dix heures, on a sonné la soupe. Il a fallu aller s'aligner, se mettre en rangs et défiler un par un devant la cuisine où chacun prend, en passant, une gamelle à moitié vide. À onze heures, le clairon a sonné de nouveau. Encore un alignement, encore un défilé sous un hangar où l'on nous a rangés en cercle ; il s'agissait, cette fois-ci, d'une théorie de trois quarts d'heure sur le respect dû aux supérieurs. À midi, nouvelle sonnerie, nouvel alignement. On fait l'appel général. De midi et demie à une heure, les pieds-de-banc passent une revue d'armes dans les tentes. À une heure, le clairon appelle au travail. On s'aligne, on double par quatre et l'on part pour les chantiers dont on revient à cinq heures. À cinq heures et demie, clairon, alignement, défilé devant la cuisine, On a une demi-heure pour manger la soupe. À six heures, le clairon se fait encore entendre. On se dirige cette fois-ci – toujours après s'être alignés – vers un grand terrain où s'élèvent des appareils de gymnastique. Une heure et demie de trapèze, de barre fixe et de corde à nœuds ; la dernière demi-heure est consacrée aux sauts de piste. Le clairon sonne, comme la nuit tombe ; c'est la retraite. On rentre au camp, on s'aligne une dernière fois et les chaouchs procèdent à l'appel du soir. On a le droit de dormir jusqu'au lendemain, cinq heures du matin. De dormir, bien entendu ; il est défendu de parler, en effet, après l'appel du soir – ainsi qu'il est interdit de causer sur les chantiers – et les chaouchs veillent, en rôdant comme des chiens autour des tentes, à l'observation des règlements. Y ai-je assez souffert, mon Dieu ! sur ces chantiers, pendant les quatre mortelles heures de travail de l'après-midi ! Il s'agit de creuser une rampe conduisant facilement à la Medjerdah qui coule à deux cents mètres du camp. On m'avait muni d'une pioche. Il y avait certainement deux heures que je m'escrimais avec cet instrument, que je n'avais pas encore abattu assez de terre pour cacher le fond de la brouette. C'est qu'elle était dure en diable, cette terre ! Il m'en venait des calus aux mains, je suais à grosses gouttes, j'avais les bras rompus et je n'avançais pas. Les chaouchs qui nous gardaient, le revolver au côté, venaient bien, à tour de rôle, me menacer de me fiche dedans et me traiter d'imbécile. Ça m'encourageait un peu, évidemment, mais mon outil persistait à ne faire au sol tunisien que d'insignifiantes blessures. J'étais forcé de m'avouer que je n'étais pas plus adroit de mes mains qu'un cochon de sa queue. Je devais bénéficier, il est vrai, d'une circonstance atténuante : j'étais gêné, très gêné dans mes efforts. Chaque fois que je portais la tête en avant et que j'étendais les bras pour accompagner le coup de pioche, mon képi me descendait sur les yeux. Je n'y voyais plus clair du tout. À la fin, exaspéré, j'ai pris le parti de mettre mon couvre-chef en arrière, en casseur d'assiettes, la grande visière en l'air, toute droite, menaçant le ciel. Un caporal est accouru. – Vous n'en foutez pas un coup ! bougre de feignant ! Vous avez de la veine que ce soit la première journée ! Si vous travaillez comme ça demain, gare à votre peau ! Et puis, qu'est-ce que c'est que cette manière de se coiffer à la d'Artagnan, avec un air de se fiche du peuple ? Coiffez-vous droit ! – Caporal, mon képi me descend sur les yeux. Il est beaucoup trop grand. – Mettez de l'herbe dans le fond. J'ai arraché quatre ou cinq poignées d'herbes et je les ai mises dans le fond. Il m'en pend des brins sur le front et sur les joues. Je dois ressembler à un dieu marin qui voyage incognito, avoir l'air d'un palefrenier distrait qui craint de ne plus penser à la provende de son cheval, d'un herboriste en excursion qui a oublié sa boite de fer-blanc. Et puis c'est d'un gênant ! Ça vous pique, ça vous chatouille. On ne se figure pas comme c'est gênant, d'avoir des végétaux sur la tête. Enfin, la journée est finie. Ouf ! À propos, j'en ai encore combien, comme celle-là, à passer ? Trois fois trois cent-soixante-cinq font… Mille quatrevingt-quinze. Mille quatre-vingt-quinze jours pareils à celui-là ! Mais il y a de quoi devenir fou ! Et, m'étendant sur la natte qui me sert de matelas, je me plonge dans des réflexions lugubres. Mon voisin, celui qui, le matin, m'a indiqué une place à côté de lui, se tourne de mon coté. – Tu n'as pas de tabac, au moins ? – Non. Il me passe un paquet de tabac et du papier à cigarettes. Puis, il s'enveloppe la tête de son couvre-pieds pour enflammer une allumette qu'il fait craquer tout en toussant très fort. – Tu feras comme moi pour allumer et tu cacheras le feu. Il est défendu de fumer après l'appel et il ne faut pas faire voir la lumière. D'ailleurs, tu n'es pas admis au prêt ; tu n'a pas le droit de fumer. Je suis ses indications et, quand j'ai allumé une cigarette, il reprend : – Comment t'appelles-tu, déjà ? – Froissard. – Ne parle pas si fort ; on pourrait t'entendre et on te flanquerait dedans. On peut causer, mais tout bas. Moi, je m'appelle Queslier. Tu es de Paris ? – Oui. – Moi aussi. Il y en a pas mal de Parisiens, ici. Eh bien ! puisque nous sommes pays, je vais te donner un bon conseil : c'est de faire l'imbécile tant que tu pourras et de ne jamais répondre aux gradés ouvertement. Tu comprends, nous sommes au dépôt ; ils se sentent forts ; ils sont presque aussi nombreux que nous, et si ne marchions pas droit, ils ont des troupes régulières, à côté d'eux. Ah ! quand on est en détachement, c'est autre chose. Moi j'y étais. J'étais au détachement de Sandouch ; je suis tombé malade et l'on m'a expédié à l'hôpital. De là, on m'a envoyé ici. En détachement, on est beaucoup plus libre ; on est là quarante ou cinquante hommes, au plus, avec trois ou quatre gradés qui, quelquefois, n'en mènent pas large. – Et tu n'y retourneras pas, à Sandouch ? – Mais non. J'aime autant ça. Tout le monde y est malade. Sur cent vingt que nous étions, je suis sûr qu'il y en a à peine dix exempts de fièvres et de dysenterie. On nous faisait tracer une route dans des terrains marécageux ; alors, tu comprends… Du reste, la Compagnie ne va pas tarder à partir d'ici. – Tu crois ? Et où ira-t-on ? – Je ne sais pas. Dans le Sud. J'ai entendu le capitaine en parler l'autre jour. Il est justement à Tunis pour cette affaire-là. Dans le courant du mois prochain, tu verras rentrer les détachements. Seulement. je ne sais pas comment celui de San- douch s'y prendra pour revenir, à moins de faire les étapes à quatre pattes. – Ils sont si malades que cela ? demande un homme couché en face de moi, de l'autre côté de la tente, que j'ai vu revenir de Tunis, par le chemin de fer, dans la soirée, avec ses armes et son sac. Queslier ne répond pas ; et, quand on commence à entendre les ronflements de l'individu qui s'est décidé à s'endormir, il se penche vers moi. – Tu sais, quand tu auras quelque chose à dire, garde-le pour toi, ça vaudra mieux. Ne t'avise pas d'aller faire part de tes impressions au premier venu. Le camp est plein de bourriques. Et, comme je parais étonné de l'expression : – Oui, des bourriques, des moutons, des espions, si tu veux. C'en est plein. À part cinq ou six anciens, il n'y a ici que des jeunes, des nouveaux arrivés, un troupeau de vaches qui ne demandent qu'à se mettre bien dans les papiers des pieds-debanc. Pour ça, vois-tu, ils feraient tout. Ils se dénoncent réciproquement ; ils se cassent du sucre sur le dos les uns des autres. Ils vendraient leur père. Qu'est-ce que je dis ? Le vendre ? Ils sont bien trop bêtes pour ça : ils le donneraient. Défie-toi d'eux. Si je t'en parle, tu sais, c'est par expérience. Il y a assez longtemps que je suis à la Compagnie pour les connaître. – Depuis combien de temps y es-tu ? – Depuis dix mois. – Et combien en as-tu encore à faire ? – Quarante. – Quarante ? Mais tu y fais donc ton congé ? Il me raconte son histoire. Il est mécanicien-ajusteur. Depuis l'âge de dix-huit ans, il faisait partie d'un groupe socialiste dont il avait suivi assidûment les séances jusqu'au moment de la conscription. Après avoir tiré, au sort, un mauvais numéro, ne se sentant aucun goût pour l'état militaire, ne comprenant pas, d'ailleurs, pourquoi le gouvernement lui demandait cinq ans de sa vie, à lui, ouvrier, non-possédant, pour la défense de la propriété, il hésita fort à rejoindre le corps qui devait lui être désigné ultérieurement. Il s'adressa à quelques chefs du parti révolutionnaire qui l'engagèrent à faire son temps, tout au moins s'il était envoyé dans un régiment caserné en France. L'ordre de route arriva. On l'envoyait à Saint-Girons. Il s'y rendit et y passa près de trois mois, très tranquille, ne se livrant à aucune propagande. Un beau jour, le colonel le fit appeler et lui déclara qu'il avait l'intention de l'envoyer en Afrique ; le régiment y avait un bataillon, à Karmouan. Ce bataillon manquait de comptables ; le commandant en réclamait à chaque courrier. Queslier pouvait très bien faire l'affaire ; on avait pensé à lui ; il avait de bonnes notes, paraissait robuste, etc. Bref, il fut conduit à Marseille, embarqué sur un paquebot qui partait pour la Tunisie. Aussitôt qu'il fut arrivé à Karmouan, le commandant le fit demander et lui dit à brûle-pourpoint : « Vous êtes une canaille. Vous avez fait partie d'une société secrète qui s'appelle : la Dynamite. Du reste, voilà les notes qu'on m'a transmises à votre sujet. Le colonel n'a pas voulu vous traiter comme vous le méritiez, en France, à cause de ces sales journaux qui fourrent leur nez dans tout ce qui ne les regarde pas. C'est pour cela qu'il vous a envoyé ici. Et moi, je vous déclare ceci : c'est que, si vous ne filez pas droit, je vous montrerai comment je traite les communards. Vous voyez ces quatre galons-là ? Eh bien ! je n'en avais que trois avant la Commune ; le quatrième, on me l'a donné pour en avoir étripé quelques douzaines, de ces salauds !… Allez, crapule ! » Vingt-quatre heures après, Queslier avait quinze jours de prison pour avoir manqué à l'appel du soir. En réalité, il s'était trouvé en retard de deux minutes à peine. Il écrivit une lettre de réclamation au général commandant le corps d'occupation. Le commandant, ayant eu connaissance du fait, écrivit de son côté au général pour protester contre les calomnies enfermées dans la missive expédiée par un de ses soldats. Le général, édifié par les notes que le commandant avait jointes à sa lettre, considérant en outre que Queslier s'était servi d'encre violette pour correspondre avec lui, lui octroya généreusement soixante jours de prison. Queslier fit sans murmurer ces soixante jours. Au bout des deux mois, comme il allait sortir, le commandant eut l'idée de visiter les locaux disciplinaires. Il examina minutieusement les murs et finit par découvrir sur l'un d'eux l'inscription qu'il cherchait sans doute. On avait écrit sur la muraille : « Vive la Révolution sociale ! » Queslier protesta de son innocence. Néanmoins, il fut maintenu en prison jusqu'à nouvel ordre, passa au conseil de corps huit jours après et fut presque aussitôt dirigé sur la 5e compagnie de discipline. – Hein ? Qu'est-ce que tu en dis ? me demande Queslier. Est-ce assez canaille ? Est-ce assez jésuite ? Tu vois, maintenant, je n'ai pas d'intérêt à dissimuler, n'est-ce pas ? Eh bien ! je te jure que ce n'est pas moi qui avais écrit sur le mur. – C'est raide tout de même. – Écoute donc quelque chose de plus raide encore, si c'est possible. J'avais, dans le groupe dont je faisais partie, à Paris, deux camarades qui ont tiré au sort en même temps que moi. Ils ont eu de bons numéros. Ils n'avaient qu'un an à faire. On les a expédiés dans un régiment en garnison du côté de Bordeaux ; il y ont passé huit jours et, au bout de cette semaine, sans juge- ment, sans rien, sans les faire passer au conseil de guerre ni au conseil de corps, sans les prévenir, on leur a mis les menottes aux mains et on les a envoyés, entre deux gendarmes, comme deux malfaiteurs, dans un régiment dont j'ai oublié le numéro, mais qui occupe plusieurs points dans le Sud-Oranais. – Ah ! oui, continue-t-il au bout d'un instant, on voit de drôles de choses. Pourtant, à vrai dire, il n'y a là rien d'étonnant. Avec un gouvernement bourgeois !… Tu as l'air d'avoir reçu de l'éducation, toi ? Tu es bachelier, au moins ? – Oui. – T'es-tu occupé quelquefois des questions sociales ? – Très peu. – Ah ! Eh bien ! si tu veux, je t'instruirai là-dessus, moi. Tu verras qu'il n'y a pas que du coton dans nos idées, à nous, et qu'il n'y a pas besoin de savoir le latin pour voir clair. C'est curieux comme, généralement, les gens instruits sont bêtes. Tiens, il y a là, au bout de la tente, un grand garçon, bachelier aussi, pas mauvais diable, mais si peu malin ! Il ne se rend même pas compte de sa situation, l'animal, et, quand il sera rentré dans la vie civile, si jamais il y a un coup de chien, je suis sûr qu'il nous canardera avec plaisir, nous qui ne demanderions qu'à nous faire crever la peau pour mettre un terme à un état de choses dont il a été victime. Parole d'honneur, les illettrés ont l'intelligence plus ouverte ; celui qui est couché à côté de moi, là, il comprend très bien… – Celui qui a les bras couverts de tatouages ? – Les bras ? Si tu disais le corps. Il est tatoué des pieds à la tête. Il est tatoué en amiral. Il a le costume complet ; les palmes par devant, les pans de l'habit brodé sur les fesses, les épaulettes sur les épaules, les ornements sur le cou et les bandes du pantalon sur les jambes. On lui a même tatoué une paire de bottes avec des glands, sur les mollets et sur les pieds. Il se nomme Pormelle, mais on l'appelle l'Amiral, à cause de ses tatouages. C'est un très bon garçon. Dans la tente, tu peux te fier à lui et à Barnoux, le bachelier. Barca… Dis donc, voilà au moins une heure que nous causons. Si nous dormions un peu ? Oui, mais auparavant, je voudrais bien lui poser une question qui me brûle la langue. – On m'a dit qu'il y avait des sorties, qu'on pouvait, au bout d'un certain temps, sortir de la compagnie et être versé dans l'armée régulière. Est-ce vrai ? Queslier se met sur son séant. – Oui, c'est vrai. Pour sortir d'ici, il y a deux moyens : faire comme celui-ci… Et il étend le bras vers l'homme qui lui a adressé la parole tout à l'heure, et auquel il n'a pas voulu répondre. – Qu'est-ce qu'il a fait ? – Il a rendu un faux témoignage pour faire plaisir à un chaouch ; un chaouch qui voulait se débarrasser d'un pauvre diable qui l'embêtait. Le chaouch a prétendu faussement que l'individu en question l'avait insulté et ce lâche-là, auquel je casserais la gueule si je ne craignais qu'on ne me fît payer sa sale peau plus cher qu'elle ne vaut, a affirmé avoir entendu l'insulte. Il revient aujourd'hui de Tunis où il a servi de témoin à charge et a fait condamner l'autre à cinq ans de travaux publics. Quand on veut gagner une sortie, le plus simple est de faire comme lui. Maintenant, il y a encore un autre moyen. – Quel moyen ? – Lécher les pieds des gradés, se mettre à genoux devant eux. Ça, c'est moins difficile, mais, c'est égal, je n'ai jamais pu m'y habituer. Et Queslier s'allonge sur sa natte. Je réfléchis longtemps. Oui, c'est dégoûtant, c'est odieux, de faire partie de cette bande de chiens-couchants qui s'en vont, l'oreille basse et la queue en trompette, flatter leurs maîtres et lécher les mains de leurs bourreaux ; mais passer trois années ici, dans ce bagne, dans un pareil milieu !… C'est l'abrutissement, sans doute ; la mort, peut-être… En aurai-je la force, seulement ? Aurai-je la force de recommencer, sans paix ni trêve, des journées comme celle que je viens de finir ? Aurai-je le courage de souffrir, pendant trois ans, tout seul, sans personne pour me soutenir, – sans personne pour me regarder, – avec le fantôme de la liberté future qui fuira devant moi et le spectre de la liberté passée qui, déjà, grimace douloureusement ?… Me mettre à plat ventre dans la boue, alors ? Payer ma délivrance avec la sale monnaie qui a cours ici, ramasser ma grâce dans l'ordure ?… Ah ! malheureux !… Et je ne sais comment, tout d'un coup, se dresse devant mes yeux l'image d'une vieille parente qui m'a élevé, une protestante austère. Je me souviens d'un jour où, après avoir fait quelque sottise, je m'étais jeté à ses genoux pour lui demander pardon, et je me rappelle avec quelle force la vieille calviniste m'avait remis sur mes pieds en criant : – Relève-toi, gamin ! Un homme ne doit s'agenouiller que devant Dieu ! Je ne crois plus en Dieu – en son Dieu. Je ne me mettrai à genoux devant personne. VII Il me semble qu'il y a des siècles que je suis arrivé à la Compagnie, – et il n'y a que deux mois. Le temps ne m'a jamais paru aussi long. Les journées ont plus de vingt-quatre heures, ici… De toutes les sensations douloureuses qui m'avaient assailli au début et qui, peu à peu, m'abandonnent, celle de l'interminable longueur du temps est la seule qui persiste. Elle augmente d'intensité tous les jours. Elle m'assomme ; elle me désespère aussi, car elle me force à penser – et je voudrais ne plus penser. Je voudrais vivre en bête. Comme le bœuf qu'on fait sortir tous les matins de l'étable, le front courbé sous le même joug, qui trace aujourd'hui un sillon, demain un sillon parallèle, piétinant sans cesse le même champ fermé du même horizon, impassible, habitué au poids de la charrue, insensible à l'aiguillon du bouvier. Les coups d'aiguillon que je reçois, moi, ce sont les insultes. Ils ne m'épargnent pas, les chaouchs, durant les journées sans fin qui se ressemblent toutes, même les dimanches, consacrés aux travaux de propreté. Que je prenne part à un exercice, que j'assiste à une revue, que, pendant le travail, j'essuie mon front mouillé de sueur, l'injure pleut sur moi. – Ils te cherchent, m'a dit Queslier. Ta figure ne leur revient pas, probablement. Ils veulent trouver un prétexte pour te mettre en prison et pour t'envoyer de là au conseil de guerre. Ne dis rien, ne réponds rien. Je ne réponds rien. J'avale silencieusement les outrages, je ferme l'oreille aux provocations. C'est dur, tout de même ; je ne sais pas si j'aurai le courage de supporter cela pendant les trente-quatre mois que j'ai encore à faire. J'ai beau me répéter qu'on n'est jamais sali que par la boue et que ces gens qui s'acharnent lâchement sur moi sont des brutes et des canailles… Ah ! oui, des brutes et des canailles, ces sous-officiers et ces caporaux aussi dénués de cœur que d'intelligence, ces hommes qui demandent à aller exercer contre ceux qu'ils devraient considérer comme leurs frères, des soldats comme eux, le métier de garde-chiourme ! Quelle vie ignoble et vile ils mènent ! comme ils devraient trouver triste leur existence, s'ils savaient s'en rendre compte ! Haïs, méprisés, se jugeant peut-être méprisables, ils font ce qu'ils peuvent pour se venger de ce dédain et de ce dégoût qu'ils sentent peser sur eux. Rien ne leur coûte pour cela. Ils ne reculent ni devant les brutalités, ni devant les mensonges, ni devant les provocations, ni devant la calomnie. Il n'est pas de moyen qu'ils n'emploient, il n'est pas de manœuvre, basse et vile à laquelle ils ne se livrent pour arriver à avoir raison d'un individu qui ne se plie pas à toutes leurs fantaisies. Le sentiment de la haine contre les malheureux qu'ils ont sous leurs ordres et qu'ils commandent revolver au poing, celui de la vengeance idiote et lâche à satisfaire à tout prix, finissent par étouffer chez eux tout autre sentiment. L'homme est annihilé et remplacé par la bête fauve. Les neuf dixièmes sont des Corses. Parmi les officiers, quelques-uns, comme leurs sousordres, qu'ils valent bien, ont demandé à quitter leurs régiments pour venir aux Compagnies de Discipline ; D'autres y ont été envoyés par mesure disciplinaire ; ceux-là, n'ayant d'autre dessein que d'essayer de rentrer dans les cadres de l'armée régulière, font généralement preuve d'un zèle exagéré qui se traduit par des actes d'une sévérité excessive. La plupart du temps, ils évitent de se compromettre directement. À quoi bon ? N'ont-ils pas sans cesse sous la main les chaouchs toujours prêts à satisfaire leurs haines ou leurs rancunes ? Ils savent si bien se trans- former en chiens-couchants, ces bouledogues, et mettre leur avilissement et leur bassesse à l'égard de leurs supérieurs au niveau de leur morgue et de leur insolence vis-à-vis de leurs inférieurs ! Tout ce monde-là vit – est-ce vivre ? – sous la coupe du grand pontife : le capitaine. Un drôle de corps, celui-là : moitié calotin, moitié bandit. Un Robert-Macaire mâtiné de Tartufe, un Cartouche qui sait se métamorphoser en Basile. Un nez qui ressemble à un bec de vautour, des moustaches à la VictorEmmanuel, des yeux de cafard et un menton de chanoine ; l'air d'un bedeau assassin qui vous montre le ciel de la main gauche et qui vous assomme, de la main droite, avec un goupillon. Il porte son képi sur l'oreille, de la façon dont le capitaine Fracasse devait porter son feutre et tourne les pouces, en vous parlant, comme les dévotes, après déjeuner. Quand il a une méchanceté à dire, il sait comme pas un l'entortiller de phrases mielleuses qui semblent toutes fraîches pondues par un sacristain. La famille, la religion, cela revient sans cesse dans ses discours où il nous promet de nous faire passer au conseil de guerre pour la moindre peccadille. Il a l'air de donner l'absolution à un homme quand il le fourre en prison et de lui accorder la bénédiction papale lorsqu'il ordonne de le mettre aux fers. Il trafique de nous comme de simples nègres. Il vend notre travail aux mercantis du pays auxquels nous élevons des maisons, à son compte, en utilisant, bien entendu, les matériaux du gouvernement. Il se soucie fort peu de ce que nous pouvons en penser. Il offre au Dieu de paix et de charité la haine et le mépris qu'il peut inspirer aux malheureux qu'il a sous ses ordres. Du reste, il se commet le moins possible avec eux, les regarde comme des serfs taillables et corvéables à merci dont il doit simplement chercher à tirer tout le parti possible, et garde des allures de pontife difficilement abordable. Méchant, il l'est, et cela se conçoit. Un homme qui conserve encore au fond de lui quelques sentiments d'humanité ne demande pas à remplir de pareilles fonctions. Sans scrupule aussi, malgré ses mômeries de marguillier. Tout lui est bon, pourvu qu'il remplisse ses poches. Une cruauté ne lui déplaît pas, quand il n'a rien de mieux à faire. Autrement, il préfère un tripotage, une combinaison quelconque qui lui permettra de grossir le sac d'écus qu'il remplit à nos dépens. S'il avait été bourreau et qu'il eût aperçu, au moment de faire tomber le couperet, une pièce de dix sous sur la plate-forme de la guillotine, il aurait parfaitement laissé le cou du patient dans la lunette et eût ramassé la pièce avant de tirer la ficelle. – Tu as tort de t'emporter comme cela contre les hommes, me dit Queslier le soir, lorsque je lui fais part de l'amertume de mes réflexions. Il ne faut pas s'en prendre aux individus ; il faut s'attaquer au système. Le système, il y a longtemps qu'il le connaît et qu'il le déteste, cet ouvrier qui sait tout au plus ce qu'on enseigne à l'école primaire, mais qui a appris, à l'école de la misère, à penser bien et à voir juste. Il m'a expliqué, verset par verset, le texte de cet évangile que j'avais à peine feuilleté, dans mon dédain bourgeois, et dont les chapitres sont écrits avec le sang et les larmes des Douloureux, – quelquefois avec leur fiel. Je comprends aujourd'hui bien des choses que je ne m'expliquais pas hier. Je sais que les Compagnies de Discipline, les ateliers de Travaux Publics, sont la conséquence immédiate et forcée des armées permanentes. Je sais pourquoi une pénalité énorme est suspendue au-dessus de la tête du soldat indocile et pourquoi, lorsque celui-ci est assez habile pour se dérober, lorsque la griffe ignoble de la justice militaire n'a pas pu l'agripper, au lieu de le battre de verges et de lui donner des cartouches jaunes – ce qu'on faisait autrefois – on l'envoie à Biribi, – ce qui est pire. Je sais pourquoi la société bourgeoise qui, pour sauvegarder ses intérêts, fait d'un citoyen un soldat, fait d'un soldat un forçat le jour où celui-ci essaye de secouer le joug de la discipline écrasante qui l'humilie et l'abrutit. C'est parce qu'elle a besoin, comme toutes les sociétés usurpatrices, d'appuyer sa domination sur la terreur, parce qu'elle a besoin de se faire craindre sous peine de perdre son prestige et de risquer l'écroulement. Ce qu'elle veut, à tout prix, c'est une obéissance passive et aveugle, un abrutissement complet, un avilissement sans bornes, l'obéissance de la machine à la main du mécanicien, la soumission du chien savant à la baguette du banquiste. Prenez un homme, faites-lui faire abnégation de son libre-arbitre, de sa liberté, de sa conscience, et vous aurez un soldat. Aujourd'hui, à la fin du dix-neuvième siècle, quoi qu'on en dise, il y a autant de différence entre ces deux mots : soldats et citoyens, qu'il y en avait au temps de César entre ces deux autres : Milices et Quirites. Et cela se conçoit. L'armée, c'est la pierre angulaire de l'édifice social actuel ; c'est la force sanctionnant les conquêtes de la force ; c'est la barrière élevée bien moins contre les tentatives d'invasion de l'étranger que contre les revendications des nationaux. Les soldats, ces fils du peuple armés contre leur père, ne sont ni plus ni moins que des gendarmes déguisés. Au lieu d'une culotte bleue, ils portent un pantalon rouge. Voilà tout. Le but de leurs chefs, les souteneurs de l'État, est d'obtenir d'eux, textuellement, « une obéissance absolue et une soumission de tous les instants, la discipline faisant la force principale des armées. » Or, la discipline – on l'a dit – la discipline, c'est la peur. Il faut que le soldat ait plus peur de ce qui est derrière lui que de ce qui est devant lui ; il faut qu'il ait plus peur du peloton d'exécution que de l'ennemi qu'il a à combattre. C'est la peur. Le soldat doit avoir peur de ses chefs. Il lui est défendu de rire lorsqu'il voit Matamore se démasquer et Tranche-Montagne se métamorphoser en Ramollot. Il lui est défendu de s'indigner quand il voit commettre ces vilenies ou ces injustices qui vous soulèvent le cœur. Il lui est défendu de parler et même de penser, ses chefs ayant seuls le droit de le faire et le faisant pour lui. Et s'il rit, s'il s'indigne, s'il parle, s'il pense, s'il n'a pas peur, alors malheur à lui ! C'est un indiscipliné : disciplinons-le ! c'est un insurgé : matons-le ! Donnons un exemple aux autres ! – Au bagne ! – À Biribi ! Oui, cela, je le sais maintenant. Je le sens. – Je l'ai senti tout d'un coup, si brusquement que j'en suis tout troublé. La fouille où s'est effondré l'échafaudage branlant de mes vieilles idées bourgeoises, je n'ose encore la combler avec de nouvelles croyances. Je suis un converti, mais je ne suis pas un convaincu. – Il faut s'attaquer au système, répète Queslier, rien qu'au système. Vois-tu, lorsque le peuple saura bien ce que c'est que les armées permanentes, quand il saura qu'il est de son intérêt de jeter bas cette institution qui le ruine, quand il comprendra que ceux qui vivent de l'état militaire ne forment qu'une caste établie sur des préjugés et des intérêts égoïstes, il n'en aura pas pour longtemps… Un quart d'heure de réflexion et une heure de colère… Je hoche la tête. Je crois que pour arracher de leurs gonds les portes de l'enfer social, la colère ne suffit point. C'est la Foi qu'il faudrait. – Alors, tu penses que le peuple n'a pas la foi ? Tu ne crois pas au peuple ? Pas trop. Il passera de l'eau sous les ponts, j'en ai peur, avant qu'il prenne le parti de ne plus réserver ses adorations aux idoles qui boivent ses sueurs et son sang. Et je crains bien que ses admirations et son respect n'aillent longtemps encore à l'être empanaché, bariolé, couvert de clinquant, – reître, condottière, soudard ou soldat, – à celui qui a été l'Homme d'Armes, et qui devient aujourd'hui, par la force même des choses, le maquereau social. VIII – Voilà le détachement de Sandouch qui rentre ! s'écrie l'Amiral, qui vient de sortir pour aller reporter les gamelles à la cuisine. Nous nous précipitons tous hors des marabouts. Au loin, sur la route qui, à quinze cents mètres du camp, traverse la Medjerdah, on aperçoit une longue file de mulets dont les cacolets sont chargés d'hommes. Derrière, sans ordre, marchant par petits groupes ou isolément, des soldats revêtus de la capote grise qui, de loin, paraît noire, suivent lentement, s'arrêtant parfois un instant et reprenant leur marche titubante d'ivrognes ou d'hallucinés. On dirait un cortège macabre suivi d'une procession de croque-morts ivres. Ils arrivent, ils entrent dans le camp. Un défilé lamentable d'hommes harassés, éclopés, au teint plombé ou jaunâtre, aux yeux ternes, aux membres las. Une douzaine à peine portent leurs sacs ; une quarantaine, la figure terreuse, les yeux à moitié fermés ou agrandis par la fièvre et brillant d'un éclat qui fait mal, les mains osseuses pendant au bout des bras inertes, sont juchés sur les cacolets. Il faut les prendre sous les aisselles, à deux ou trois, pour les aider à descendre ; et, à peine à terre, sans se soucier des ruades des mulets, sourds aux ordres des chaouchs qui leur commandent de se lever, ils se laissent tomber au milieu du chemin, n'importe où, s'affalant comme des choses, incapables de faire un mouvement. Ils ont à peine la force de parler, ne répondant pas aux questions qu'on leur pose, demandant à boire d'une voix sourde, entrecoupée, en découvrant sous leurs lèvres violettes de longues dents jaunes que les frissons de la fièvre entrechoquent. Il faut prendre le parti de les aider à aller s'asseoir sur le soubassement en pierres d'une baraque. Un à un arrivent les traînards, boitant, tirant la jambe, couverts de poussière, quelques-uns avec leurs pantalons et leurs capotes tout mouillés – des fiévreux qui se sont agenouillés dans l'eau, pour boire, en traversant la Medjerdah. L'officier qui commande le détachement, un lieutenant aux longues moustaches blondes, les fait aligner sur un seul rang. Les hommes se rangent tant bien que mal, les plus malades s'appuyant sur leurs fusils ou sur les bâtons qui les ont aidés à marcher, pendant les étapes. Ils ont l'air tristement pensif des chevaux fourbus, des bêtes de somme éreintées qui s'affaissent dans les brancards, le corps tassé, appuyé dans l'avaloire, la tête morne, pendant hors du collier. Le capitaine arrive, sa canne à la main. Il jette sur les malheureux un long regard méprisant. – Beaucoup de malades, n'est-ce pas, monsieur Dusaule ? – Beaucoup, mon capitaine. Trente-huit hommes ont dû faire les étapes sur les cacolets. – Trente-huit ! C'est beaucoup trop ! Vous auriez dû les forcer – oh ! tout doucement – à revenir à pied. Rien n'est bon comme la marche pour chasser les maux de tête, les migraines. Et vous savez, ces fièvres-là, ce ne sont que des migraines. Un peu violentes, tout simplement… En voilà un qui a une sale figure, par exemple… – Il est très malade, mon capitaine. – A-t-il de bonnes notes ? Comment s'appelle-t-il ? – Palet. Vous lui avez infligé dernièrement quinze jours de prison. – Ah ! oui, je me souviens. En échange d'une punition de quatre jours de salle de police portée par le sergent Baltazi, pour avoir boutonné sa capote à gauche le seize du mois dernier. Il faut toujours faire bien attention à ce que les hommes boutonnent leurs capotes quinze jours à gauche et quinze jours à droite. C'est très important, voyez-vous, monsieur Dusaule. Sans ça, les plastrons s'usent toujours du même côté… Alors, vous disiez qu'il est très malade, ce Palet ? – Oui, mon capitaine. – Oui… oh !… peuh !… un mauvais garnement qui ne veut rien écouter. Je suis sûr que la moitié des gens qui sont là n'ont gagné leurs fièvres et leurs dysenteries que parce qu'ils ont enfreint les règlements. Ainsi, je parierais que ce Palet ne quittait pas, tous les jours, à cinq heures du soir, la tenue de toile pour endosser la tenue de drap. C'est pourtant bien prescrit. Si l'on prenait le parti de les fourrer dedans toutes les fois qu'ils n'obéissent pas, il y aurait moitié moins de malades. Il faut toujours agir avec douceur, Monsieur Dusaule, avec la plus grande douceur, la religion nous en fait un devoir, mais il faut se montrer sans pitié… Et se tournant vers Palet qui n'a pas bougé, collé contre le mur, la tête renversée en arrière, les bras pendant le long du corps : – Vous entendez : sans pitié ! Je suis décidé à me montrer sans pitié ! Palet ne bronche pas. On dirait que ça lui est égal. Il n'a pas seulement l'air de s'apercevoir que c'est à lui qu'on fait l'honneur de parler. Le capitaine se retourne, rageant à blanc, vers les hommes à peu près valides : – Ceux-là se portent bien, n'est-ce pas, monsieur Dusaule ? Oui…, oui…, ils ont assez bonne mine… ; ils ont besoin de se nettoyer un peu…, mais… Ah ! qu'est-ce que c'est que ces bâtons que j'aperçois là-bas ? Voulez-vous me jeter ça !… et un peu vite ! En voilà des façons ! Des soldats qui se promènent la canne à la main ! Qu'est-ce que votre famille dirait, si elle vous voyait ? Elle serait fière de vous, vraiment !… Vous avez grand tort, lieutenant, d'autoriser ces choses-là… Allons, vous, là-bas, le dernier, vous qui claquez des dents, m'avez-vous entendu ? Voulez-vous jeter ce bâton ? L'homme jette le bâton et tombe sur les genoux. – Voyez-vous, monsieur Dusaule, voyez-vous les effets de l'usage de la canne ? On s'y habitue, on ne peut pas s'en passer et, quand on vous la retire, on tombe par terre… Réellement, vous n'êtes pas assez sévère… Je suis très mécontent… Nous devons partir après-demain matin pour le Sud. À la pointe du jour, un train spécial doit venir chercher la compagnie pour la conduire à Tunis. Nous allons dans le sud de la Tunisie, paraît-il ; on ne sait pas au juste à quel endroit. Depuis deux jours, tous les autres détachements sont rentrés au dépôt. Ils ont été moins éprouvés que celui de Sandouch, mais ils contiennent de fortes têtes, des individus malfaisants dont le capitaine se méfie. Il a fait réunir tous les gradés et leur a recommandé la plus grande sévérité avant le départ et pendant la route. Il a passé ensuite une revue des 350 hommes de la compagnie – hors une vingtaine dont le médecin avait demandé l'envoi à l'hôpital le plus voisin – en tenue de campagne. Cette revue a été lamentable. Au milieu d'un mouvement, des hommes tombaient comme des masses, déclaraient ne plus pouvoir se relever et restaient là ; des files entières, composées d'hommes éreintés, ployant sous le poids du sac, ou de nouveaux arrivés expulsés des régiments casernés en France ou sortant de la cavalerie et non habitués à porter l'as de carreau, demeuraient honteusement en arrière. Les fusiliers venus des détachements, anciens disciplinaires, mauvaises têtes pour la plupart, profitaient de la confusion générale pour manœuvrer d'une façon pitoyable. Le capitaine était vert de rage. Il a ordonné pour ce soir une revue de détail. « Tout homme, a-t-il déclaré aux gradés, tout homme à qui il manquera quelque chose, si minime soit-elle, devra être mis immédiatement en prévention de conseil de guerre. Je n'admettrai aucune excuse. On ne doit rien perdre, ici, même pas une brosse à graisse, même pas un cordon de guêtre. Quand un de ces genslà vous dit qu'il a perdu un objet quelconque, votre devoir est de lui répondre qu'il l'a vendu et de le faire passer au conseil de guerre pour vente d'un effet de grand ou de petit équipement. Je compte sur vous. Il faut être sans pitié. » Il n'a pas prêché dans le désert, l'impitoyable. La revue a été terrible. Les chaouchs, lâchés comme des chiens auxquels on a enlevé leur muselière et à qui on a ordonné de mordre, vous demandaient compte des poils d'une brosse et des clous des godillots. Malgré leur zèle, ils étaient obligés de constater que rien ne manquait. Ils avaient envie d'en pleurer, les Corses surtout, cette race immonde qui n'a jamais su choisir qu'entre le couteau du bandit et le sabre du garde-chiourme. Dans leur dépit, ils s'en prenaient aux hommes qui se trouvaient devant eux, leur débitant, avec leur faux accent italien, tout le répertoire des idioties qui forment le fond de leur langage : – Tenez-vous droit !… Les mains dans le rang !… La tête droite !… Les talons joints !… Quatre jours de salle de police !… Vous en aurez huit… Tout d'un coup un pied-de-banc, qui n'a pas encore fini d'inspecter sa section, pousse un cri de triomphe. Il vient de s'apercevoir qu'un de ses hommes, le nommé Loupat, un petit chasseur à cheval, arrivé de France au bout de dix-huit mois de service, n'a pas le nombre réglementaire de cartouches. Le chaouch compte et recompte les cartouches et se relève enfin, souriant : – Il en manque deux. Je vais prévenir le capitaine. Cinq minutes après, il revient et, s'adressant à Loupat qui, le regard perdu, semble un animal qui voit venir le coup de masse qui doit l'assommer et ne sait comment l'éviter : – Vous pouvez rester avec vos camarades. Le capitaine a dit que ce n'était pas la peine de vous mettre en prison pour une nuit. En passant à Tunis, nous vous y laisserons. Ça vous apprendra à vendre vos cartouches. C'est la première fois que j'assiste à une scène semblable. Le conseil de guerre, la condamnation pour vol, la flétrissure indélébile imprimée sur le front d'un homme, parce qu'il a perdu deux cartouches !… L'indignation me fait frissonner. Mais c'est du noir, surtout, qui me descend dans l'âme, quand je pense que je serai si longtemps encore, tous les jours et plusieurs fois par jour, à la merci d'une pareille situation. Le lendemain matin, le clairon sonne le réveil à quatre heures. Il fait presque nuit. Il nous faut cinq minutes pour aller à la gare où le train doit venir nous prendre à cinq heures précises. À cinq heures moins vingt, la compagnie, sac au dos, est rangée par sections sur la route qui traverse le camp. Le clairon sonne l'appel et, sur toute la ligne, les Présent ! répondent aux noms criés par les sous-officiers. – Rendez l'appel ! Les pieds-de-banc défilent et rendent l'appel au capitaine. – Manque personne… Manque personne… – Il manque Loupat, mon capitaine. – Loupat ! celui d'hier ! – Ah ! la canaille ! Il a déserté cette nuit pour essayer de se soustraire au conseil de guerre ; mais, soyez tranquille, on le rattrapera. On n'échappe jamais à un juste châtiment. – Poursuivez… Les gradés continuent leur défilé. – Manque personne… Manque personne… – Mon lieutenant, regardez donc là-bas ! C'est un homme qui parle au lieutenant Dusaule, en étendant le bras du côté du gymnase. On a entendu ; tout le monde tourne les yeux dans cette direction. Sous le portique, tout contre le gros poteau de gauche, un corps se balance, noir, au bout d'une corde. Le lieutenant part en courant, grimpe à la corde à nœuds, palpe le pendu et revient en hochant la tête. – Mort ? lui demande de loin le capitaine. C'est Loupat, n'est-ce pas ? Le lieutenant fait signe que oui. – Il est déjà tout froid. – Le misérable ! s'écrie le capitaine. Attenter à ses jours ! Allez donc prêcher les bons sentiments à des gens pareils ! Rien ne les arrête, ni la religion, ni le souvenir de leur famille, rien, rien ! Enfin, il s'est fait justice lui-même… Par le flanc droit !… marche !… Le capitaine est à cheval. Il jette, en passant devant le gymnase, un coup d'œil sur le cadavre. Il murmure : – Il n'y a pas à dire, nous ne pouvons pas nous occuper de ça. Nous sommes déjà en retard. Le train n'attend pas. Il faudra que je pense à faire faire les écritures indispensables… Puis, il se penche vers le sous-officier qui, la veille, s'est aperçu de la disparition des deux cartouches : – Un mauvais soldat, ce Loupat, n'est-ce pas ?… Était-il fort en gymnastique ? – Non, mon capitaine, il ne savait absolument rien faire. Il pouvait à peine se tenir au trapèze. Tous les jours, je le privais de vin pour ça ; rien n'y faisait. – Voyez-vous ça ! et il trouve moyen, pour se pendre, de monter tout en haut de ce portique, d'attacher sa corde, de se la passer au cou et de se laisser tomber dans le vide. Ça doit être très difficile à faire, tout ça. Dire que ces canailles-là n'ont d'énergie que pour le mal !… Nous nous sommes embarqués dans les wagons qui se mettent en route pour Tunis. Je passe la tête à la portière et j'aperçois là-bas, tout là-bas déjà, car le train file vite, une petite forme noire qui se balance au vent, sous un gibet, et que commencent à venir lécher doucement les premiers rayons du soleil. IX Le train nous a débarqués à Tunis et nous avons traversé la ville, escortés par les poveri disgraziati ! des Italiens et les : Pauvres malheureux ! des Français, pour aller camper auprès de la caserne d'artillerie. Le lendemain matin, nous nous sommes mis en marche pour La Goulette. Il pleuvait. Le sol gras était détrempé et l'on n'avançait qu'avec une peine extrême. Malgré les pauses fréquentes, les traînards devenaient de plus en plus nombreux et, toutes les cinq minutes, un homme tombait qu'il fallait débarrasser de son sac ou hisser sur les mulets qui nous suivaient. Le capitaine galopait d'un bout à l'autre de la colonne, criant, tempêtant, exhortant, sans pouvoir venir à bout de la fatigue des uns et de la mauvaise volonté des autres, anciens disciplinaires, blasés sur les menaces et les mauvais traitements, se fichant du tiers comme du quart, et faisant exprès de ne pas avancer pour ne pas laisser en arrière leurs camarades malades. Les plus jeunes seuls, les derniers arrivés à la compagnie, voulaient bien l'écouter ; et ils marchaient en avant, en rangs serrés, presque alignés, toujours à cinq ou six cents mètres de la cohue des traînards. – Regarde donc les pierrots, là-bas, s'écrie l'Amiral, qui fait partie d'un groupe au milieu duquel je me trouve ; oh ! là, là ! regarde-les donc cavaler ; on dirait qu'ils ont le feu au cul ! – Qu'est-ce que tu veux ? répond Queslier. C'est tout bleu, ça arrive de France et, dame ! au moindre mot des chaouchs, ça fait dans ses pantalons. – C'est clair, riposte Bernoux, le bachelier qui couchait dans ma tente à Zous-el-Souk, et qui interrompt une discussion qu'il a engagée depuis au moins une heure, au sujet des mœurs carthaginoises, avec un jeune homme qui revient de détachement, un licencié ès lettres qui est poète. C'est clair. Seulement, il y a une chose regrettable : c'est que ces jeunes soldats, terrorisés par les cris et les menaces de messieurs les gradés, ne tarderont pas à se transformer en véritables mouchards. Il faudra faire bien attention à nous si nous ne voulons pas être victimes de leur couardise. Le licencié, Rabasse, approuve du geste ; mais Queslier ne partage pas son opinion. – Il y en aura toujours une bonne moitié qui ne se transformeront pas en bourriques. Quant aux autres… – Les autres, on les dressera, s'écrie l'Amiral. – On leur fera rentrer leurs bourriqueries dans la gueule à coups de riclos, riposte un grand gaillard sec et maigre, qu'on appelle le Crocodile, et qui, paraît-il, ne sort pas de la prison. – Y a que ça à faire, déclare tranquillement une espèce de gringalet à la figure osseuse, pâle sous le hâle, aux membres grêles, à la bouche crispée de voyou parisien dont il a l'accent canaille ; et, s'ils rouspettent, y a qu'à les faire en douceur, au père François. Tu sais, Crocodile, le coup du foulard ? Et il fait le geste, tranquillement cynique, grinçant un crac ! qui fait courir son rictus d'une oreille à l'autre et lui donne une physionomie d'un comique effrayant. Il le ferait comme il le dit, d'ailleurs, cet astèque qu'on a surnommé Acajou à cause de ses cheveux rouges et qui se vante d'avoir, à Paris, au cours d'une rixe, saigné un cogne dans l'escalier d'un bastringue. – Voulez-vous marcher, oui ou non ? s'écrie un pied-debanc que le capitaine a envoyé pour hâter l'allure des retardataires et qui est arrivé à notre groupe. – Sergent, répond Barnoux avec urbanité, je vous ferai observer que la marche s'exécute par une série de pas. Nous exécutons une série de pas. Donc, nous sommes en marche. Acajou proteste. – La marche, c'est pas ça. La marche, c'est ce qui vous tire des larmes des pieds. – Il est évident, ajoute Rabasse, sans se soucier de l'interruption, que, puisqu'il n'est question que de la marche et non de sa rapidité, la succession plus ou moins prompte des susdits pas ne fait absolument rien à l'affaire. – Avez-vous fini de me répondre, nom de Dieu ! hurle le chaouch. Je vais tous vous fourrer dedans. Acajou s'approche de lui : – Va donc un peu te baigner, eh ! sale outil ! – Un témoin ! un témoin ! rugit le sergent avec son accent corse. On m'a insulté ! Et, saisissant le bras de Queslier : – Vous avez entendu ce que m'a dit cet homme ? Queslier se dégage et ne répond rien. – Voulez-vous dire que vous l'avez entendu, hein ! voulezvous le dire ?… – Hé ! Queslier, ricane le Crocodile, il se figure peut-être que nous comprenons le corse. Nous autres, on est de Pantruche ; on n'entrave pas le corsico. Et, comme il marche derrière le sous-officier, il lui donne, comme par mégarde, un coup de pied dans les talons. – Pardon, excuse, sergent… c'est mon pied qu'a glissé. Le chaouch, rageur, m'attrape par le bras. – Vous avez entendu, vous ? Ne dites pas non ou je vous ferai passer en conseil de guerre. Je le jure par le sang du Christ. – Je n'ai rien entendu. Le Corse s'en va, la figure blanche, les poings crispés, mâchant des Porco di Cristo ! – Tu marcheras toujours avec nous pendant les étapes, me dit l'Amiral. Sans ça, les chaouchs chercheraient à te jouer un sale tour. Ne va jamais avec ces pierrots, là-bas… Tiens, où sontils ? on ne les voit plus. On ne les voit plus, en effet. La route est couverte, tout au loin, de traînards qui n'ont pas l'air très pressés d'arriver à l'étape. Ils s'en vont tranquillement, deux par deux ou trois par trois, à quinze ou vingt mètres les uns des autres, s'interpellant de temps en temps en temps pour se faire part des menaces que leur ont distribuées les pieds-de-banc et pour rire à gorge déployée de l'inutilité de leurs efforts. Notre groupe est un des derniers. Et Barnoux et Rabasse, qui n'ont pas terminé leur discussion, se prennent au collet toutes les cinq minutes et s'arrêtent pour se crier d'une voix furieuse : – Je te dis qu'il y avait un aqueduc pour amener l'eau à Carthage ! – Et moi, je te dis qu'il n'y avait que des citernes !… – C'est trop fort ! Lis Flaubert ! – Flaubert s'est trompé ! Nous avons mis plus de six heures pour faire les dix-huit kilomètres de l'étape. – Nous allons voir si ça se passera comme ça après le débarquement à Gabès, siffle entre ses dents serrées le capitaine qui, à cheval, assiste à l'arrivée des retardataires qu'il dévisage comme pour les reconnaître au besoin. X Nous avons été obligés de laisser un certain nombre de malades dans les hôpitaux, au Kram, à la Goulette et à Gabès. Nous ne sommes plus guère que trois cents quand nous levons les tentes, le lendemain de notre débarquement, à trois heures du matin, pour effectuer la première des six étapes qui doivent nous mener à Aïn-Halib, le nouveau dépôt de la Compagnie. Il fait encore nuit quand nous partons. Et, après avoir traversé un ruisseau, la rivière de Gabès, c'est encore au milieu de l'obscurité, épaissie par la voûte pesante des hautes frondaisons, que nous pénétrons dans l'oasis. Nous suivons un chemin brisé à chaque saillie des petits murs en terre dont les Arabes entourent leurs jardins, souvent pressés les uns sur les autres par l'étranglement de la route, nous heurtant au moindre écart, butant contre les racines des arbres et les pierres arrachées du sol poussiéreux par les pieds des chameaux. Il fait frais, sous ce dôme de feuillage, dont les découpures bizarres nous apparaissent toutes noires quand nous levons les yeux en haut, mais l'air est lourd ; on respire difficilement, la poitrine tendue violemment par le poids du sac dont les courroies coupent les épaules, la main gauche engourdie, la main droite fatiguée de tenir la bretelle du fusil dont la crosse frappe à chaque pas sur la cuisse, les oreilles agacées par le tintement du quart de fer blanc qui choque la poignée de la baïonnette. Les pas, alourdis par l'énorme poids du chargement et par la difficulté de cette marche de nuit dont les à-coups fatiguent et énervent, soulèvent une poussière dense qui remplit les narines et pique les yeux. On marche la bouche ouverte, le haut de la capote déboutonné, le mouchoir tout trempé à la main pour essuyer la sueur qui coule sur le visage, la respiration oppressée, avec la sensation d'une chaleur humide de cataplasme, dans le dos, à la place du sac. Pendant près d'une heure et demie, nous allons ainsi, le képi en arrière, le cou tendu, la tête basse, sans rien voir que les troncs des palmiers qui se succèdent comme de hautes colonnes au-dessus des parapets de terre fleuris de branches d'arbustes aux odeurs fortes et derrière lesquels on entend de loin en loin le clapotement d'un ruisseau. Tout d'un coup, après un dernier détour de la route, le rideau sombre du feuillage se déchire, une longue plaine de sable jaune, rosé tout au loin par les premiers rayons du jour, se déroule jusqu'au pied de montagnes bleues à la base et dont les sommets sont rouges. On hâte le pas et, tout en débouchant dans la plaine, on entonne des chansons de marche ; les anciens entament le Chant des Camisards, un chant monotone et plaintif dont j'entendrai bien des fois encore retentir les couplets ; un chant noirci par la résignation du paria et plaqué de rouge par l'ironie du galérien qui rêve de briser sa chaîne : Savez-vous ce qu'il faut faire En ce lieu ? Il faut tout voir et se taire, Nom de Dieu !… Nos chaouchs, qui sont des vaches, Nous emmerdent, nous attachent, Mais sur leur gourite on crache Quand on peut. Et, tous en chœur, ils se mettent à hurler le refrain : Répétons à l'envi Ce refrain sans souci : Vivent l'amour et le vin, La danse, les joyeux festins ! Oui, tout cela reviendra, Oui, tout cela reviendra, Quand le diable le voudra ! – Halte ! s'écrie le capitaine. Nous nous arrêtons et nous déposons nos sacs énormes qui nous montent à mi-corps, si pesamment chargés que les bretelles en craquent. Le mien me paraît tellement lourd, je suis tellement harassé, que je ne sais vraiment pas si, tout à l'heure, je serai capable d'arriver à la pause en même temps que les autres et si je ne serai pas forcé de rester en route, comme les traînards qu'on a laissés en arrière et qui sortent seulement maintenant de l'oasis. Nous les attendons, assis par terre, derrière les fusils réunis en faisceaux ; je respire largement l'air frais du matin, passant la main sur une touffe d'herbe humide de rosée. – Il fait bon, maintenant, me dit Queslier, mais ça ne va pas durer longtemps. Tu vas voir, d'ici un quart d'heure. Le jour, en effet, est complètement levé et le soleil, tout làbas, énorme boule rouge qui monte lentement, commence à envoyer ses rayons sur l'oasis dont il fait claquer les verdures puissantes, ensanglante les montagnes qui bornent l'horizon et vient accrocher, à la pointe des baïonnettes, des étincellements d'argent poli. À peine le dernier retardataire nous a-t-il rejoints et a-t-il déposé son sac, que le sifflet du capitaine retentit. – Garde à vos ! rompez faisceaux ! Par sections, à droite alignement ! – Qu'est-ce qu'il va nous faire faire ? dis-je au Crocodile, qui se trouve à côté de moi. – Je ne sais pas. Il est bien fichu de nous faire marcher comme ça, par sections, en colonnes de compagnie. Ah ! la vieille carne ! Eh ! parbleu, oui ! il était fichu de le faire, car il l'a fait. Au milieu du sable où l'on enfonce jusqu'aux chevilles, sous un soleil brûlant qui tombe d'aplomb, gravissant les monticules et descendant dans les ravinements que creusent les grands vents, nous avons fait les quinze ou seize kilomètres qui nous restaient encore à faire, alignés comme à la parade, les sections à distance entière, ainsi que sur le champ de manœuvres. Chaque fois qu'un homme tombait ou restait en arrière, le capitaine arrêtait la compagnie et lui faisait faire du maniement d'armes jusqu'à ce que le malheureux eût repris sa place dans les rangs. Deux fois seulement, il a commandé la halte et ne nous a permis de quitter nos sacs, pendant trois minutes, qu'après avoir rectifié l'alignement des faisceaux. – Alignez les crosses ! alignez les crosses ! Sergents, veillez à l'alignement des crosses ! Ils resteront sac au dos tant que l'alignement ne sera pas correct ! Rappelez-vous que, pendant la marche, je ne veux pas qu'il soit prononcé un seul mot. – Est-ce qu'il est permis de boire, mon capitaine ? crie l'Amiral, à la seconde pause, comme le kébir renouvelle ses recommandations. – Non ! On ne boit pas en route ! L'eau coupe les jambes ! Un éclat de rire énorme, homérique, secoue la compagnie d'un bout à l'autre. – Rompez faisceaux ! En avant…, marche ! – Ça nous fera dix kilomètres sans pause, ricane l'Amiral, mais il ne sera pas dit qu'on s'est fichu de la gueule des Camisards sans qu'ils rendent la pareille. – Voulez-vous vous taire ? crie un sergent qui marche à deux pas de nous. Des grognements sourds lui coupent la parole. La révolte commence à gronder, en effet, dans les rangs de ces hommes que l'on mène comme des chiens depuis trois heures, qui, exaspérés maintenant, deviennent insensibles à la fatigue, ne sentent plus le poids du sac, et qui, tout en tordant leurs doigts crispés sur la crosse de leurs fusils, lancent aux chaouchs qui marchent à côté d'eux, l'œil morne, des regards effrayants. Ils vont à grands pas, maintenant, irrités, rageurs, sombres, comme les bêtes cruelles, mises en fureur par les coups de fouet et les coups de fourche des valets, réveillées de leur abattement par le cinglement des cravaches, et qui rôdent à grandes enjambées dans leurs cages, voyant rouge, n'attendant que l'arrivée du dompteur pour lui sauter à la gorge. Il ne faut plus qu'une goutte d'eau pour faire déborder le vase, qu'une chiquenaude pour faire éclater les colères qu'on contient encore à grand'peine. Cette goutte d'eau, la versera-t-on ? La donnera-ton, cette chiquenaude ? Non, car à douze cents mètres à peine on aperçoit les roseaux et les hautes herbes qui bordent le petit ruisseau le long duquel nous allons camper… Eh bien ! si… Tout d'un coup, le sifflet du capitaine se fait entendre. – Halte ! Un homme est tombé, dans la deuxième section et, étendu comme une masse sur le sable, râlant, pâle de la pâleur de la mort, ne peut plus se relever. Les chaouchs s'empressent autour de lui, le prennent par les épaules, essayent de le remettre sur ses pieds. Il retombe, inerte. Nous avons eu le temps de le reconnaître. C'est Palet, ce pauvre diable qui revient de Sandouch, miné par la fièvre et la dysenterie, misérable qu'on force à traîner son agonie lamentable dans les sables qui recouvriront ses os. Car ce n'est déjà plus qu'un cadavre, cet homme dont la face exsangue, dans laquelle éclatent deux yeux énormes, nous a arraché à tous un cri de pitié. – Relevez-le de force ! crie le capitaine. Forcez-le à marcher ! C'est dans son intérêt ! Nous serions obligés de l'abandonner là ! Alors, comme un tonnerre, des exclamations indignées éclatent. – Il y a des mulets, derrière la compagnie ! – Qu'on décharge les sacs des pieds-de-banc, il y aura de la place pour les malades ! – C'est indigne ! – C'est affreux ! – C'est une honte ! – À bas les chaouchs ! Les menaces et les injures se croisent, les vociférations augmentent, le tumulte devient énorme. Le capitaine se dresse sur ses étriers : – Garde à vos !… Baïonnette… on ! En avant… Pas gymnastique… Marche ! – Pas gymnastique sur place ! s'écrie Acajou dont la voix vrillarde de voyou perce les grondements irrités. Et, comme à un mot d'ordre, la compagnie entière obéit au gamin dont la figure pâle est belle, vraiment, agrandie par la détente des nerfs toujours irrités du faubourien, éclairée par la lueur blafarde et féroce de l'héroïsme gouailleur. On fait du pas gymnastique sur place. On n'avance point d'une semelle. – Sergents ! hurle le capitaine, ces hommes-là ne veulent pas marcher ? Vous avez droit de vie et de mort sur eux ! Vous avez des revolvers, faites-en usage : brûlez-leur la cervelle ! Brusquement le tumulte s'apaise. Et, au milieu du silence effrayant, on entend le bruit sec que font les fusils qu'on arme. Le capitaine est tout pâle. Le lieutenant Dusaule s'approche de lui et lui parle à voix basse. Il pique son cheval et part au galop. Nous nous précipitons sur un mulet chargé des sacs des pieds-de-banc. Les sacs sont jetés à terre et Palet hissé sur le mulet. Les chaouchs ramassent leurs sacs et en passent les courroies sur leurs épaules, au milieu des éclats de rire, tandis que la compagnie, débandée, en désordre, chantant et hurlant, se dirige vers le ruisseau… – C'est égal, me dit Queslier en arrivant à l'étape, je regrette bien qu'aucun des chaouchs n'ait eu le cœur de décharger son revolver. Ah ! quel dommage ! quel dommage !… Ça commençait si bien !… – Il est regrettable en effet, dit Barnoux du ton le plus tranquille, que le départ précipité du principal acteur ait fait manquer le dernier acte. C'est un drame qui se termine en comédie. – Desinit in piscem, approuve Rabasse. C'est vraiment bien malheureux… – Ce qu'il y a de sûr, s'écrient le Crocodile et l'Amiral, c'est que le capiston ne nous y repincera pas demain, à sa petite promenade en colonne. Il peut se taper, s'il compte sur nous… Dans la soirée, le médecin de la compagnie, qui était resté à Gabès, est arrivé au camp avec le lieutenant-trésorier. Il s'est assis devant la tente du capitaine et a fait sonner la visite. C'est un petit freluquet, tout récemment sorti du Val-de-Grâce, très fier de son méchant galon d'or qui lui donne le droit d'estropier les gens au nom de la discipline et de leur faire prendre de l'ipécacuanha pour la plus grande gloire du drapeau. Cinquante hommes au moins sont accourus à la sonnerie. L'avorton aux parements de velours grenat en a tout d'abord renvoyé une trentaine dont les pieds écorchés lui ont semblé très sains et dont l'épuisement évident lui a paru quelque peu douteux. Quant aux vingt autres, il s'est décidé à les examiner un peu plus sérieusement. Le capitaine a apporté son pliant et est venu s'asseoir à côté du docteur, après s'être fait donner les livrets matricules des vingt malades. Il tenait ces livrets à la main et les feuilletait à mesure que les hommes passaient la visite. – Comme ça, major, voyez-vous, je me rendrai compte, d'après le nombre de leurs punitions, de leur capacité ou de leur incapacité de porter le sac et de faire la route. Vous dites, major, que vous êtes disposé à faire monter cet homme-là sur les cacolets… Voyons un peu… Lenoir… Lenoir… Voilà ; oui, assez bon soldat. Cependant, je remarque une punition pour réponse insolente. Hum ! hum ! Un homme qui répond insolemment, sur les cacolets… Exemptons-le du sac tout simplement, n'est-ce pas, docteur ? – Comme vous voudrez, mon capitaine. Et l'infirmier écrit sur son livre : « Exempt de sac », tandis que Lenoir s'en va en titubant. – Et celui-là ? – Mon Dieu, mon capitaine, pas grand'chose ; un peu de fièvre, voilà tout. Je crois qu'en l'exemptant de sac… – Voyons, voyons… Dupan… Dupan… Voilà… Pas une punition. Très bon soldat. Sur les cacolets, docteur ; sur les cacolets ! – Bien, mon capitaine. C'était d'ailleurs mon intention, car, réflexion faite… La comédie a duré trois quarts d'heure, à peu près. Un homme seul reste encore à visiter ; il est assis par terre, le dos tourné au médecin. – Eh bien ! vous, là-bas, voulez-vous venir ? demande ce dernier, impatienté. L'homme se lève avec peine et s'approche. – Ah ! c'est le fameux Palet ! s'écrie le capitaine en ricanant. Eh bien ! vous ne devez pas être trop fatigué, puisque vous avez achevé l'étape d'aujourd'hui sur les mulets… Bon pour la marche, docteur, et pour le sac aussi. Palet ne bouge pas ; mais, fixant sur le capitaine ses grands yeux hagards, il dit d'une voix sourde : – Mon capitaine, vous savez que je suis très malade. Vous m'en voulez. Vous m'avez empêché d'entrer à l'hôpital, à La Goulette. À Gabès, vous m'avez refusé l'autorisation d'aller passer la visite du médecin en chef. Ce matin, j'ai fait ce que j'ai pu pour faire l'étape ; je ne suis tombé que lorsque j'ai été à bout de forces. Si mes camarades m'ont mis sur un mulet, ce n'est pas ma faute. D'ailleurs, j'aurais autant aimé crever où j'étais. Maintenant, je n'en peux plus. Je viens vous demander de me reconnaître malade et de me faire mettre sur les cacolets ou au moins de m'exempter de sac. Voulez-vous ? Si vous voulez seulement me retirer mon sac, je me traînerai comme je pourrai et j'arriverai peut-être à faire l'étape. Si vous ne voulez pas, quand je ne pourrai plus aller, je tomberai et je crèverai là. Ça m'est bien égal, allez ! Si vous saviez ce que je m'en fiche !… Le médecin a l'air attendri. Il tâte le pouls du malade et hoche la tête. Le capitaine, devant cette pitié, n'ose pas se montrer trop dur : – Vous êtes un très mauvais soldat… Vous êtes criblé de punitions… Ce matin encore, vous avez commis un acte d'indiscipline impardonnable. Vous avez refusé de vous lever quand vos supérieurs vous l'ordonnaient. Rien que pour cela, je devrais vous faire passer au conseil de guerre… Et puis, vous venez d'exprimer des sentiments dont un chrétien doit avoir honte. Vous avez parlé de vous laisser mourir… Savez-vous que c'est le suicide, cela !… Enfin, vous êtes malade… N'est-ce pas, docteur, il est malade ? – Oui, mon capitaine. – Oh ! peut-être pas tant qu'il le paraît… Je ne peux pas, étant donnée votre conduite, vous faire monter sur les cacolets, ni même vous exempter de sac ; mais, comme je veux me montrer bon et compatissant, je vous retire votre seconde paire de souliers. Vous la donnerez aux muletiers qui la mettront dans leur chargement… Ah ! vous y joindrez vos guêtres de toile, si vous voulez. Palet s'en va en souriant d'un sourire lugubre… …Il fait encore nuit quand on sonne le réveil, et, aussitôt le café bu, Queslier me prend par le bras. – Mets ton sac, prends ton fusil et viens avec nous. – Où ça ? – Viens toujours. Ils sont une douzaine au moins qui, afin d'échapper aux vexations de la veille, partent en avant pour faire l'étape isolément. D'autres groupes sont déjà partis, paraît-il. – Tu comprends, me dit Barnoux, une fois dans la montagne – et nous y serons avant deux heures – nous nous cachons dans un ravin et nous laissons passer la compagnie. Après quoi, nous nous remettrons en marche tranquillement, et nous arriverons à Sidi-Ahmed, où nous devons coucher ce soir, une demi-heure après les autres. D'ailleurs, sois tranquille, nous ne serons pas les seuls traînards. L'étape, aujourd'hui, a plus de quarante kilomètres. Il faisait à peine jour que nous commencions à gravir les premières côtes de la montagne et, au lever du soleil, nous étions étendus derrière de gros rochers qui bordent la route. – Si nous cassions la croûte ? demandent le Crocodile et Acajou. Et ils débouclent leurs musettes qui sont bourrées de dattes. L'Amiral ouvre son sac et en tire un litre d'absinthe. Je demande à Barnoux d'où proviennent ces provisions. – Les dattes ont été achetées à des Arabes, mon cher, et l'absinthe à un mercanti de Gabès. Du reste, il y en a encore. N'est-ce pas, Queslier ? – Parbleu ! J'en ai deux litres dans mon sac. – Mais je croyais que les disciplinaires n'avaient pas d'argent, ne devaient pas en avoir. – Nous n'en avons pas non plus ; nous payons en nature. Nous payons avec les godillots du magasin. – Ça apprendra au sergent d'habillement à mieux faire coudre ses ballots, ajoute Acajou. Il faut qu'un ballot soit ouvert ou fermé ; moi, je ne sors pas de là. Nous venons d'achever notre dînette quand nous entendons, au bas de la côte, les cailloux rouler sous les pieds des hommes qui commencent à la gravir. Nous montons à tour de rôle sur une grosse pierre d'où nous pouvons, sans être vus, examiner, à travers une coupure du roc, ce qui se passe sur la route. Des hommes défilent, sans ordre, à des distances inégales les uns des autres, escortés par les chaouchs que l'Amiral désigne à mesure, à voix basse : – Tiens, voilà Salpierri, Lazaquo, Cavalli, Monsoti, Balanzi, Raporini, Norvi… – Toute la bande des macaronis, quoi ! murmure Acajou. S'il n'y a pas de quoi assaisonner ça avec du plomb en guise de fromage ! Tas de pantes, va ! Et il grimpe sur la pierre avec l'agilité d'un chat sauvage. – Ah ! ah ! attention ! voilà le capiston… Ah ! le mec, ce qu'il doit rager ! Il est tout pâle ; on dirait qu'il a la colique… Dire que si je voulais, d'ici, je le rayerais du tableau d'avancement aussi bien que le ministre… Qui est-ce qui me passe mon fling ? Tiens… toute la bande des pierrots qui le suit. Ah ! là, là ! il y a de quoi se gondoler. Ils font des enjambées comme s'ils voulaient se dévisser les jambes… Et les corsicos, par-derrière, qui les menacent de les ficher au bloc… Tiens, je n'aperçois pas mon ami Craponi… C'est bien dommage… Je lui aurais offert quelque chose avec plaisir ; c'est pas de la blague, j'aimerais mieux lui donner un verre d'arsenic que de le laisser crever de soif… Il ne passe plus personne… Ah ! voilà trois types qui viennent de s'asseoir sur les pierres, presque en face de nous… Je monte à mon tour. Je ne vois que les trois malheureux qui se sont accroupis au bord de la route, trois nouveaux arrivés à la compagnie, sans doute, peu habitués à la marche, et que je ne connais pas. J'entends les pas de deux chevaux. Ce sont le médecin et le lieutenant-trésorier qui s'avancent botte à botte, en riant. – Dites-donc, demande le major au lieutenant, en passant devant les trois pauvres diables qui viennent de secouer leurs bidons vides d'un air désespéré, dites-donc, est-ce qu'on leur laisse leurs vivres, aux hommes qui restent en arrière ? – Mais oui ; pourquoi ? – On devrait les leur enlever. Ils seraient forcés de suivre ou ils crèveraient de faim. Je suis descendu, indigné, et je me suis assis à côté des autres qui attendent, à l'ombre des rochers, que les mulets soient passés pour se remettre en route. Ils passent ; on entend le bruit de leurs sabots pesants qui frappent les cailloux, le cliquetis des chaînes qui les attachent deux par deux. – En route ! dit l'Amiral au bout d'une dizaine de minutes. Nous sortons de notre trou. Nous ne sommes pas les seuls traînards, comme l'avait prédit Barnoux. Au bas de la côte, on aperçoit encore des hommes qui ne sont pas décidés à la gravir. Et il faut monter, monter sans cesse, sous la chaleur grandissante, pour atteindre le col qui traverse la montagne. À un détour du chemin un homme est assis, s'essuyant la figure avec son mouchoir. Je le reconnais ; il me reconnaît aussi. C'est celui qui couchait dans mon marabout, à Zous-el-Souk, et auquel Queslier avait refusé de répondre, le soir de mon arrivée. Il me demande si je ne pourrais pas lui donner une gorgée d'eau. Pris de pitié, bien que l'individu ne m'inspire guère d'intérêt, je mets la main à mon bidon qui est encore presque plein. Mais Queslier m'a prévenu. Il a ramassé une grosse motte de sable et l'a brisée sur la tête du misérable en criant : – Les vaches, voilà ce qu'on leur donne à boire ! Il se tourne vers moi. – Ça t'étonne, ce que je fais là, n'est-ce pas ? Ça te semble dur ? Eh bien ! réfléchis un peu à ce qu'il a fait, lui, pour se concilier l'estime des gradés, pour tâcher de gagner une sortie. Pense un peu aux souffrances horribles qu'endure et que doit endurer encore pendant cinq longues années le malheureux qu'il a aidé à faire condamner, et tu me diras si mon action n'est pas juste. Tu me diras si j'aurais dû donner une goutte d'eau à cette canaille. Tu me diras si, au lieu d'une motte de terre, ce n'est pas un coup de fusil qu'il mérite !… Ah ! il ne faut pas faire le difficile, ici ; il ne faut pas faire la petite bouche ! Je t'ai vu tout à l'heure faire la grimace quand Barnoux t'a expliqué d'où provenaient les dattes que nous avons mangées. Nous avons volé le magasin, c'est vrai ; mais, est-ce qu'on ne nous vole pas tous les jours, nous ? Depuis plus de deux mois que tu es à la compagnie, combien de fois as-tu touché ton quart de vin ? Pas une. Combien de prêts t'a-t-on payés ? Pas un. Qu'est-ce qu'on met dans ta gamelle ? De l'eau chaude. À qui profite ton travail ? Aux filous qui t'exploitent. Volés ! je te dis, nous sommes volés du matin au soir et du premier janvier à la Saint-Sylvestre ! Réclamer ! À qui ? Tu sais bien que nous avons toujours tort, nous autres ! on ne nous fait pas justice ! nous sommes des parias ! Eh bien ! cette justice qu'on nous refuse, il faut nous la faire nous-mêmes. Et surtout, il faut expulser du milieu de nous et traiter comme des chiens ceux qui se conduisent comme des chiens, ceux qui sont assez lâches pour servir les rancunes d'une ignoble horde de garde-chiourmes… – Ah ! tonnerre de Dieu ! s'écrie l'Amiral, qui marche en avant ; il vient de tourner un coude de la route qui, longue et droite maintenant, traverse un plateau étroit entre deux pics élevés, pour redescendre sur l'autre versant. Ah ! bon Dieu ! regardez donc ! Et il part en courant. Nous le suivons. C'est horrible ! Le sac au dos, la bretelle du fusil passée autour du cou, les mains liées avec des cordes, un homme est attaché à la queue d'un mulet. Il n'a plus la force de lever les jambes, et ses pieds, qu'il traîne lamentablement, dans ses efforts pour suivre l'allure trop rapide de l'animal, soulèvent des nuages de poussière. Un sergent, une baguette à la main, cingle la croupe du mulet qui, impassible, ignorant la honteuse besogne qu'on lui fait faire, continue son chemin du même pas régulier. Tout d'un coup, l'homme bute contre un caillou. Il tombe sur les genoux et, entraîné par le mulet qui marche toujours, se renverse sur le côté, les jambes étendues, les bras raidis dans une tension effrayante. Et, en sa face pâle renversée en arrière, la bouche grande ouverte, toute noire, laisse échapper un hurlement de douleur. Le chaouch se retourne, la baguette à la main, pour frapper l'homme ; mais il nous a aperçus ; nous sommes à cent pas à peine. Et il a eu peur, l'infâme ! et il s'est sauvé, le lâche ! en courant de toutes ses forces. Le Crocodile a coupé la corde, et Palet – car c'est lui – est resté étendu sur le dos, incapable de faire un mouvement ; les habits déchirés, couvert de poussière, les poignets tuméfiés et bleuis par la pression des cordes. Nous nous empressons autour de lui, nous le débarrassons de son fourniment et nous lui faisons avaler quelques gorgées d'eau. Il se remet peu à peu. – Nous porterons tout ton attirail à nous tous, lui dit Barnoux. Pourras-tu marcher comme ça ? – Je pense que oui… en me reposant de temps en temps… – Quel est le pied qui était avec toi ? – C'est Craponi. – Craponi ! s'écrie Acajou. Ah ! je m'en doutais. Nous n'avons pas eu le temps de le reconnaître, mais je m'en doutais. Ah ! la canaille ! s'il avait eu le cœur de rester là, au moins ! J'ai justement un compte à régler avec lui… Ah ! ces Corses, ce que ça a le foie blanc, tout de même ! Aussi vrai que j'ai cinq doigts dans la main, je le saignais comme un cochon !… – Peuh ! dit Queslier en levant les épaules, les hommes, vois-tu, ça n'avance pas à grand'chose de les descendre. Un de perdu, dix de retrouvés. Rabasse est assez de cet avis. Seulement, il fait observer qu'on se débarrasse bien des animaux nuisibles et que, par conséquent… – Ah ! s'écrie l'Amiral, qui traduit la pensée commune, si jamais la guerre éclate et qu'on soit conduit par des êtres pareils, ce ne sont pas les Prussiens qu'on dégringolera les premiers ! Nous ne sommes arrivés à Sidi-Ahmed qu'à la chute du jour. On nous a appris que nous faisions partie d'un détachement formé des derniers traînards, au nombre d'une soixantaine, et qui allait occuper le poste d'El-Gatous. Nous ne devons donc plus marcher sous les ordres du capitaine qui, avec le gros de la compagnie, a encore quatre étapes à faire pour atteindre Aïn-Halib. – Ça m'étonne bien qu'on ne nous fasse pas appeler pour l'affaire de tantôt, dit le Crocodile. Craponi a dû porter plainte. – Tiens, le voilà justement qui vient par ici. Le Corse, figure basse et hypocritement féroce, s'approche en effet de l'endroit où nous avons monté notre tente. – Queslier, le capitaine vous demande. Queslier sort et revient trois minutes après. – Eh bien ? – Eh bien ! il m'a annoncé que je le suivais au dépôt en qualité de mécanicien. Il prétend qu'il aura besoin d'ouvriers ; ça m'embête rudement. – Il ne t'a pas parlé d'autre chose ? – Non, pas un mot. tête. – C'est bien étonnant, murmure le Crocodile en hochant la – Tais-toi donc ! crie Acajou en lui frappant sur l'épaule. Tu ne connais rien aux caractères, toi. Le capiston, c'est un rancunier ; il aime à laisser mûrir sa vengeance, comme on dit dans les romans. Moi, je comprends ça ; chacun son goût. Seulement, tu sais, je préfère ne pas monter avec lui à Aïn-Halib… XI Les quatre étapes que nous avons faites avec le lieutenant Dusaule, qui commande le détachement, ne nous ont pas semblé rudes. Il s'était empressé de faire monter les malades sur les cacolets et de forcer les gradés à porter leurs sacs. Ceux-ci, d'ailleurs, ne se sont pas trop fait tirer l'oreille ; ce sont, à l'exception d'un Corse qui, seul, n'ose pas trop faire preuve de méchanceté, de gros paysans qu'on a tirés presque par force de leurs régiments, pour les faire passer dans les cadres des Compagnies de Discipline. Le caporal de mon escouade, un Berrichon qui n'a pas inventé l'eau sucrée, m'a fait un aveu l'autre jour. Pour l'engager à venir en Afrique, son capitaine lui a assuré que là-bas, les gradés portaient un grand sabre. Il a hésité longtemps, mais le grand sabre l'a décidé. – Et puis, a-t-il ajouté tout bas, en regardant de tous côtés pour voir si personne ne pouvait l'entendre, et puis je ne savais pas au juste ce que c'était que ces Compagnies de Discipline. Ah ! si j'avais su ce que je sais maintenant, si j'avais pu prévoir qu'on me ferait faire un métier pareil !… Ah ! je ne suis pas malin, c'est vrai, mais soyez tranquille, je n'aurais pas été assez méchant pour accepter… Plus bêtes que méchants ? Oui, c'est bien possible. Mais est-ce une excuse ? Mille fois non. C'est nous qui en supportons le poids, de cette bêtise-là. Leur stupidité ! Est-ce qu'elle ne les met pas tous les jours aux pieds de ceux qui ont un galon plus large que le leur et qui leur commandent de se conduire en brutes ? Leur idiotie ! Est-ce qu'elle ne leur fait pas exécuter férocement des ordres qui leur répugnent peut-être mais qu'il leur serait facile de ne pas se faire donner ? Est-ce qu'ils ne pourraient pas, si le métier ignoble qu'ils font leur paraît si pesant, rendre leurs galons et demander à passer dans d'autres corps ? Qu'est-ce qui les retient ? qu'est-ce qui les force à se faire les bas exécuteurs des vengeances et des rancunes d'individus qu'ils méprisent ? Ah ! parbleu ! ce qui les retient, c'est l'amour du galon, la gloriole du grade, le désir imbécile de rentrer au pays, envers et contre tout, un bout de laine sur la manche. Ce qui les force à s'aplatir, c'est le respect de la discipline, des règlements qui ont fait de ces paysans des valets de bourreaux et leur ont mis à la main un fer rouge pour marquer leurs frères à l'épaule. Qu'ils aient le courage de leur opinion, alors, et qu'ils ne viennent pas se plaindre de l'abjection de leur état, sous prétexte qu'ils se sont fourrés bêtement dans un guêpier d'où il ne leur faudrait qu'un peu de cœur pour sortir ! Qu'ils ne viennent plus me corner leurs plaintes aux oreilles, à moi qui suis la tête de Turc sur laquelle ils taperont au moindre signe, car je leur dirai ce que je pense de leur conduite en partie double. Ah ! oui, coups pour coups, j'aime mieux les coups de fouet impitoyables d'un bourreau acharné qui frappe à tour de bras que la flagellation hypocrite d'un homme qui vous demande, chaque fois que le surveillant a le dos tourné : « Est-ce que je vous ai fait mal ? » – Pourtant, il y en a de qui il ne faut pas se plaindre, me dit un homme de mon marabout à qui je fais part de mes idées à ce sujet, un mois environ après notre arrivée à El Gatous. Ainsi, le lieutenant par exemple ; qu'as-tu à lui reprocher ? Crois-tu qu'on ne pourrait pas trouver pire ? Si, on pourrait trouver pire ; mais ce n'est pas une raison pour que je ne m'en plaigne pas. Il n'est sans doute pas méchant au fond, ce grand gaillard blond, sec, aux airs de casseur en go- guette, mais il affecte avec nous des allures de directeur de geôle indulgent qui me semblent au moins déplacées. Les travaux qu'il nous impose ne sont pas durs. Comme on ne lui a pas encore donné d'ordres pour la construction d'un fortin qu'on doit élever sur la montagne qui domine le camp, il nous envoie tout simplement chercher du bois dans la plaine. Nous rapportons deux fagots par jour, et voilà tout. Jamais d'exercice, pas de punitions. Il défend aux pieds-de-banc de nous priver de vin. Seulement, il est toujours tout prêt à vous lancer des boniments qui, comme dit le Crocodile, ne sont vraiment pas de saison. – Eh ! dites donc, vous, là-bas, espèce de repris de justice, ne passez donc pas si près de ma tente. J'ai oublié de fermer la porte. – Pourquoi est-ce que vous êtes si maigre, vous ? Il faudra que je regarde si les poches de votre pantalon ne sont pas percées. – Eh ! là-bas, l'homme qui a une tête de voleur – mais non, pas vous, vous avez une tête d'assassin – est-ce que vous vous fichez du peuple, pour ne pas apporter un fagot un peu plus gros ? Je parie que vous travailliez plus dur que ça, à la Roquette ou à la Santé. Quelques-uns se trouvent froissés, mais la plus grande partie passe là-dessus. Il est si bon zig qu'on peut bien lui pardonner ça, si ça l'amuse. D'ailleurs il a, aux yeux des anciens Camisards qui ont repris certaines habitudes forcément abandonnées, une qualité sans pareille ; il ferme les yeux sur un état de choses qui tend à établir, dans un coin du détachement, une Sodome en miniature. En qualité d'officier, il ferme les yeux, c'est vrai ; mais, comme blagueur, il tient à faire voir qu'on ne lui monte pas le coup facilement et qu'il s'aperçoit fort bien de ce qui se passe. Il donne des conseils aux « messieurs ». – Vous savez, vous, vous qui avez l'habitude de faire des grimaces derrière le dos du petit, à côté de vous, j'ai quelque chose à vous dire. Si vous réussissez à… comment dirais-je ? à faire souche, enfin, nous partagerons. – Quoi donc, mon lieutenant ? – Le million et le sac de pommes de terre que la reine d'Angleterre… Il se montre aussi très aimable vis-à-vis des « dames ». – Ne vous fatiguez pas trop… une position intéressante… je comprends ça. – Vous ne m'oublierez pas pour le baptême, hein ? Vous savez, je n'aime que les pralines… Et, comme l'un des individus soupçonnés se débattait l'autre jour contre une avalanche de compliments semblables, il lui a crié avec l'intonation et les gestes d'un rôdeur de barrières : – De quoi ? des magnes ? En faut pas ! ou je fais apporter une assiette de son. Je ne sais pas si j'arriverai, à la longue, à m'y faire, mais je crois que je mettrai du temps à m'habituer à ces grossièretés farcies de blague qui forcent parfois le camp tout entier à se tenir les côtes, à ces polissonneries de pitre autoritaire qui commande le rire et qui doit garder rancune, dans son orgueil blessé de paillasse qui ne déride pas son public, à ceux que ses saillies ne font pas s'esclaffer. D'ailleurs, j'ai de moins en moins envie de rire. Depuis quelques jours déjà je suis malade et je sens la fièvre me ronger peu à peu. J'ai beau essayer de réagir, un moment vient où je suis obligé d'aller m'étendre, avec sept ou huit autres, sur un tas d'alfa, dans le marabout des malades. Un jour, on a sonné la visite. Un médecin, qui passait par là, s'était décidé à nous examiner, sur la prière du lieutenant. Il a signé un bon d'hôpital pour une demi-douzaine d'hommes dont je fais partie, ainsi que Palet dont l'état, depuis deux mois que nous sommes à El Gatous, n'a guère fait qu'empirer, malgré un repos absolu. Nous devons partir, le soir même, pour AïnHalib où nous arriverons dans deux jours. – Combien sont-ils ? vient demander le lieutenant, comme les mulets qui doivent nous porter se disposent à se mettre en route. Comment ! six ! tant que ça ! Et dire que voilà la génération qui doit repousser l'Allemand !… Ah ! là, là ! quand ils seront mariés, c'est à peine s'ils seront fichus… J'allais dire quelque chose de pas propre… Chouïa… XII Aïn-Halib est situé au milieu des montagnes, au bout d'une vallée longue et étroite, profondément ravinée par les lits d'oueds à sec, semée par-ci par-là de bouquets d'oliviers maigres, de figuiers étiques et de cactus poussiéreux. À l'entrée de la vallée s'élève un village arabe aux maisons malpropres, construites avec des cailloux et de la boue, entourées de tas d'immondices d'une hauteur extravagante, sur lesquels jouent des mouchachous hideusement sales et complètement nus. De cette agglomération de cahutes dégoûtantes s'échappent des odeurs infectes, des relents repoussants. Les murs, qui tombent en ruine et sur lesquels courent des chiens hargneux qui aboient avec rage, suent la misère atroce, et, à travers l'entre-bâillement des portes devant lesquelles sont assis des sidis pouilleux, on aperçoit des grouillements d'êtres vêtus de loques, pataugeant, pêle-mêle avec les animaux, dans l'ordure excrémentielle. Tout, jusqu'au sol gris, poussiéreux, stérile, semé de cailloux – traînée de cendres jetées entre l'élévation de montagnes rougeâtres rongées à des hauteurs inégales, aux sommets pelés et galeux, donne l'idée d'une désolation profonde. Il n'y a pas même d'eau dans cet horrible pays ; il faut aller la chercher à plusieurs kilomètres, jusqu'à un puits d'où reviennent des moukères qui plient sous le poids des outres pleines. Elles passent à côté de nous, déjetées, hideuses, sans âge, les pieds nus tout gris de poussière, une odeur de fauve s'exhalant de leur corps de femelles en sueur, n'ayant plus rien de la femme. La tête entourée d'une loque noire, des lambeaux de toile bleue jetés sur le corps, d'énormes anneaux d'argent aux oreilles, elles descendent la côte avec des torsions et des soubre sauts ignobles, brisées, cassées en deux, scandant de geignements sourds leur titubante démarche d'animaux usés. On dirait de vieilles barriques défoncées des deux bouts qui roulent lamentablement, leurs douves desséchées et disjointes jouant en grinçant dans leur armature décrépite de cercles vermoulus. Les muletiers nous font descendre devant une grande tente qui sert provisoirement d'hôpital, à côté d'un marabout déchiré dans l'intérieur duquel on entrevoit trois planches posées sur des tréteaux ; au-dessous sont deux grands seaux remplis jusqu'aux bords d'une eau rougeâtre. – Tu vois ça ? me dit Palet qui a tout de suite deviné, avec l'instinct des mourants, la destination de la table sinistre ; eh bien ! c'est mon dernier lit. Un infirmier, un tablier sale autour du corps, nous fait signe d'entrer. Il est pitoyable, l'aspect de cette grande tente dont le toit usé par les pluies et les portes décousues laissent passer des courants d'air qui soulèvent la poussière du sol. Une vingtaine de lits de fer, tout au plus et, dans le bout, une agglomération de paillasses sur lesquelles des hommes sont roulés dans des couvertures. Il n'y a pas de draps pour tout le monde, et l'on a été obligé de faire lever un malade pour donner son lit à Palet auquel le major vient de tâter le pouls. – Foutu ! a grogné le toubib entre ses dents, sans même se donner la peine de détourner la tête. À nous, on a désigné des paillasses étendues par terre, dégoûtantes, mangées de vermine, et l'on nous a distribué des couvertures maculées par les déjections des malades. Qu'il est triste, cet hôpital, et combien sont longues ces journées qu'on passe en tête-à-tête avec des moribonds dont les souffrances aigrissent le caractère et dont il faut, bon gré mal gré, partager les terreurs et les angoisses ! Et quand, poussé par le dégoût universel et la tristesse morbide qui vous envahissent dans cet antre de la douleur malpropre et de la mort inconsolée, on sort en se traînant pour chercher un peu de soleil, on se sent si faible, si abattu, qu'on n'a même pas la force de marcher un peu. On s'assied, en plein soleil, frileux malgré la température, claquant des dents, la sueur inondant le corps. Et, à la nuit tombante, il faut rentrer dans cette tente, où l'on passe de si affreuses nuits troublées par d'épouvantables cauchemars, par des frayeurs subites et vagues qui vous prennent à la gorge et vous glacent le sang dans les veines. Oh ! ces nuits horribles, tuantes, où l'on voit des mourants écarter les draps, de leurs doigts maigres, et essayer de soulever leurs faces verdâtres qu'éclairent les rayons blafards d'une lanterne ! Ces nuits où des hommes qui seront bientôt des cadavres poussent tout à coup un cri strident et ramènent sur eux, avec rage, leurs couvertures agrippées, comme pour se défendre d'un ennemi invisible dont ils ont senti l'approche ! Ces nuits où l'on entend les sanglots enfantins de Palet qui a le délire et qui, dans sa lente agonie, appelle sa mère en pleurant ? – Maman !… maman !… Oh ! je les aurai toujours dans les oreilles, ces deux mots que, pendant trois nuits, j'ai entendu retentir sinistrement dans cet hôpital lamentable ! Ces plaintes, douces d'abord, humides de tendresse, et mouillées de larmes, finissant en hurlements qui vous faisaient dresser les cheveux sur la tête ! – Hurlements désespérés du mourant qui n'a plus conscience des choses, qui sait seulement qu'il va mourir, et qui proteste, dans un cri suprême, contre l'abandon de ceux qu'il a aimés. Ah ! il faut essayer de sortir de là, car je sens que peu à peu ma raison s'égare, mon corps s'affaiblit et que j'y laisserai ma peau, moi aussi. Rester là-dedans pour me guérir ? Allons donc ! Ce n'est pas le traitement qu'on me fait suivre, ce ne sont pas les soins qu'on me prodigue qui changeront quelque chose à mon état. Du sulfate de quinine, j'en prendrai tout aussi bien dehors, et des baignades au drap mouillé, je m'en passerai facilement. Le drap mouillé ? Parfaitement. L'eau est rare, à Aïn-Halib. Il faut aller la chercher au loin et la rapporter dans de petits barils qu'on place sur les bâts des mulets ! Aussi, ne faut-il pas penser à plonger les malades dans des baignoires qui, d'ailleurs, font défaut. Le major a imaginé de faire mouiller des draps et de faire rouler dans ces draps humides les hommes auxquels il a ordonné des bains. Il n'est pas souvent embarrassé pour ses prescriptions, le docteur, ni pour leur exécution non plus. Les hommes qui sont spécialement chargés de creuser des trous, là haut, sur la petite colline qui fait face à l'hôpital, doivent en savoir quelque chose. Ils n'ont pas le temps de chômer. – Tiens, vient me dire un infirmier qui m'apporte un thermomètre, colle-toi ça sous le bras. Tout à l'heure, tu me diras combien ça marque. Je regarde. Le thermomètre monte jusqu'à 38 degrés. Et je crie à l'infirmier : – Il marque 36. – 36 ! Mais alors, ça va très bien ! Le major arrive pour passer la visite du matin. C'est mon tour. Il s'arrête devant ma paillasse. – Eh bien ! vous, il paraît que vous allez mieux ? Levezvous, pour voir ; marchez un peu. Je marche en me raidissant, comme un grenadier prussien. J'ai si peur qu'il ne me trouve pas encore assez bien portant, qu'il ne me force à rester !… – Bon ! vous sortirez ce soir. XIII Acajou avait dit vrai, à Sidi-Ahmed. Le capitaine aime à laisser mûrir sa vengeance. Il paraît que son premier soin, en arrivant à Aïn-Halib, a été de faire réunir la compagnie à l'endroit où se croisent trois chemins dont deux disparaissent derrière les montagnes, à chaque bout de la vallée, et dont le troisième, espèce de sentier raboteux, gravit une petite colline où poussent parmi les cailloux quelques figuiers de Barbarie. – Vous voyez ces trois routes, a-t-il crié aux hommes qui le regardaient, intrigués. La première, à droite, est la route de France ; la seconde, à gauche, est celle de Bône, de Bougie, où sont les ateliers de Travaux-Publics et les Pénitenciers ; la troisième, en face de nous, est celle du cimetière. Vous choisirez. – On ne saurait être plus explicite, hein ? me demande Queslier qui est venu me voir dans ma tente et qui me donne ces détails. Tout est là, en effet. Vous voulez retourner en France ? Entassez lâchetés sur infamies, ignominies monstrueuses sur complaisances ignobles, et nous verrons. Vous ne voulez pas vous soumettre ? Nous vous ferons passer au conseil de guerre qui, pour un semblant de refus d'obéissance, une parole un peu vive, vous octroiera généreusement le maximum de la peine portée par le Code. Dans le cas où nous ne pourrions relever contre vous aucun motif de conseil de guerre, la chose est très simple : deux ou trois tours de trop aux fers, un nœud de plus au bâillon, quelques gamelles oubliées, et voilà tout. On n'a plus qu'à creuser une fosse. Ce n'est pas bien long, allez ! – Mais c'est monstrueux ! – Oui, monstrueux ! Et il a tenu parole, va, l'homme qui prêche la religion, la famille et les bons sentiments. Si ceux qui sont déjà là-haut, sur la colline, pouvaient parler, ils te nommeraient celui qui les y a envoyés ; tu peux aller te renseigner, aussi, auprès des malheureux qu'il laisse croupir en prison, dans un ravin, et auxquels il fait endurer les plus horribles supplices. Va leur demander quel est le régime qu'on leur impose, pourquoi on les fait mourir de soif et de faim, pourquoi on les met aux fers, à la crapaudine, pourquoi, au moindre mot, on leur met un bâillon. – Tu es sûr ? Tu les as vus ? – Si je les ai vus ? Déjà vingt fois. Et tu les verras aussi, toi, la première fois que tu seras de garde. Ah ! tu ne sais pas ce que c'est que la prison, aux Compagnies de Discipline ? Eh bien ! tu verras s'il y a de quoi rire… Tiens, on est si malheureux, ici, qu'il y a des hommes qui font exprès de passer au conseil de guerre pour quitter la compagnie. La semaine dernière, les gendarmes en ont emmené sept. Il y en a encore quatre, maintenant, au ravin, qui attendent le prochain convoi pour partir. Ils font exprès, entends-tu ? exprès. Ils aiment mieux rallonger leur congé que de continuer à mener une existence pareille. Et nous, nous qui ne sommes pas punis, tu ne peux te figurer combien nous sommes misérables. J'aimerais mieux ramer sur une galère que d'aller au travail avec les chaouchs qui nous mènent comme on ne mènerait pas des chiens. Les forçats, au bagne, sont certainement plus heureux. La nourriture ? Infecte. On crève littéralement de faim. Du pain que les mulets ne veulent pas manger ; des gamelles à moitié pleines d'un bouillon répugnant… Ah ! vrai, il faut avoir envie de s'en tirer, pour supporter tout ça sans rien dire… Il n'a point exagéré ; je l'ai bien vu, le lendemain matin. Je n'aurais jamais imaginé qu'on pût traiter des hommes comme nous ont traités, au travail, revolver au poing, des chaouchs qui ne parlaient que de nous brûler la cervelle chaque fois que nous levions la tête. J'ai été terrifié, d'abord. Puis, j'ai compris qu'ils étaient dans leur rôle, ces garde-chiourmes, en nous torturant sans pitié ; j'ai compris qu'il n'y avait ni grâce à attendre d'eux ni grâce à leur faire, et que c'était une lutte terrible, une lutte de sauvages qui s'engageait entre eux et nous. La colère m'est montée au cerveau et a chassé la fièvre. Je suis fort, à présent, plus fort que je ne l'étais avant de tomber malade ; et gare au premier qui m'insultera, qui me cherchera une querelle d'Allemand, qui tentera de me marcher sur les pieds ! Je laisserai mûrir ma vengeance, moi aussi ; et, puisqu'on a le droit de m'injurier en plein soleil et de me menacer en plein jour, j'outragerai dans l'ombre et je menacerai la nuit – quitte à frapper, s'il le faut. Je n'oublierai rien. Et je ne faiblirai pas, car j'aurai toujours, pour me soutenir : la rage. Un chaouch m'aborde. – Froissard, ce soir, aussitôt après le travail, vous vous mettrez en tenue, sans armes. Veste et pantalon de drap. Vous êtes commandé pour l'enterrement. – L'enterrement de qui, sergent ? – De Palet. XIV Nous sommes dix, six hommes en armes et quatre porteurs, commandés par l'adjudant, un chien de quartier bête et hargneux, qui la fait à la pose. Nous nous acheminons vers l'hôpital. – Par ici, nous dit un infirmier qui nous conduit au marabout déchiré devant lequel nous étions descendus de mulet, en arrivant à Aïn-Halib. Tenez, voilà. Et il retire un lambeau de toile qui recouvre deux caisses à biscuits clouées bout à bout, fermées, en guise de couvercle, par des morceaux de planches pourries. Nous avons le cœur serré en soulevant ce semblant de cercueil pour le placer sur la civière qui, dans un coin du marabout, sinistre et sanglante – car le sang, mal pompé par la sciure qui entoure le cadavre, coule parfois pendant le trajet – attend les misérables qu'elle conduit à leur dernière demeure. L'adjudant s'est éloigné pour parler avec le major qui, un peu plus loin, prend l'absinthe sous un olivier. L'infirmier, resté là en attendant la levée du corps, nous donne des détails. Palet est mort la veille, dans la nuit. – Avant de mourir, il a fait un vacarme épouvantable. Jamais je n'ai vu un gueulard pareil. Ce matin, on est venu chercher ses effets. Comme il avait une chemise presque neuve, votre sergent d'habillement n'a pas voulu le laisser enterrer avec. Il la lui a fait enlever et a envoyé, du magasin, une chemise hors de service. Le major l'a disséqué à neuf heures et prétend qu'il est mort de consomption et de fatigue autant que de la fièvre. Moi, vous savez… L'adjudant revient. Nous empoignons, trois hommes et moi, chacun un brancard de la civière. Les hommes en armes se placent derrière, leurs fusils sous le bras. – En avant, marche ! Nous suivons cinq minutes le chemin qui conduit au camp, puis nous gravissons le sentier qui mène au cimetière. À chaque instant, nous entendons le heurt du corps contre les planches des boîtes à biscuits, trop larges. Il est lugubre, ce bruit, et nous marchons à grands pas, pour en finir au plus vite, obsédés par la vision du cadavre disséqué et pantelant, croque-morts qui sentons peser sur nous la condamnation à mort qui a frappé le macchabée que nous trimballons. Sur le plateau, à côté de figuiers de Barbarie, derrière un petit mur en pierres sèches, une vingtaine de tombes dont les plus récentes forment des bourrelets sur la terre rougeâtre, surmontées de petites croix de bois noir. Au bout de la dernière rangée, une fosse est creusée auprès de laquelle se tiennent deux hommes appuyés sur des pelles. – Hé ! vous, là-bas, espèces de fainéants ! leur crie l'adjudant, vous ne pouvez pas profiter du temps qui vous reste, quand vous avez fini de creuser votre trou, pour remettre des pierres sur le mur ? Nous déposons le cercueil à côté de la fosse. On prépare les cordes. – Tâchez d'aller doucement, dit l'adjudant. Sans ça, les caisses se déclouent en route. Je vous fiche tous dedans, si vous n'allez pas doucement. Un des hommes en armes, que je ne connais pas, et qu'on me dit être un nommé Lecreux, employé au bureau, s'approche de lui, une feuille de papier à la main. – Mon adjudant, voulez-vous avoir la bonté de me permettre de prononcer quelques paroles sur la tombe de notre camarade ? – Dépêchez-vous, alors, nom de Dieu. Lecreux déplie sa feuille de papier et commence : « Cher camarade, c'est avec un bien vif regret que nous te conduisons aujourd'hui au champ du repos. Moissonné à la fleur de l'âge, comme une plante à peine éclose, tu as eu au moins, pour consoler tes derniers moments, le secours des sentiments religieux que garde dans son cœur tout Français digne de ce nom. Tombé au champ d'honneur, sur cette terre de Tunisie que tu as contribué à donner à ta patrie, ta place est marquée dans le Panthéon de tous ces héros inconnus qui n'ont point de monument. Ton pays, ta famille doivent être fiers de toi. Et pourquoi obscurcirait-elle ses vêtements, ta famille, en apprenant que tu as succombé en tenant haut et ferme le drapeau de la France, ce drapeau qui… religion – patrie – honneur – drapeau – famille… » – Foutez de la terre là-dessus, dit l'adjudant, quand c'est fini et qu'on a fait glisser dans la fosse le cercueil dont les planches ont craqué. Et rondement ; allez ! Nous sommes redescendus au camp, pensifs. Ah ! pauvre petit soldat, toi qui es mort en appelant ta mère, toi qui, dans ton délire, avais en ton œil terne la vision de ta chaumière, tu vas dormir là, rongé, à vingt-trois ans, par les vers de cette terre sur laquelle tu as tant pâti, sur laquelle tu es mort, seul, abandonné de tous, sans personne pour calmer tes ultimes angoisses, sans d'autre main pour te fermer les yeux que la main brutale d'un infirmier qui t'engueulait, la nuit, quand tes cris désespérés venaient troubler son sommeil. Ah ! je sais bien, moi, pourquoi ta maladie est devenue incurable. Je sais bien, mieux que le médecin qui a disséqué ton corps amaigri, pourquoi tu es couché dans la tombe. Et je te plains, va, pauvre victime, de tout mon cœur, comme je plains ta mère qui t'attend peut-être en comptant les jours, et qui va recevoir, sec et lugubre, un procès-verbal de décès… Eh bien ! non, je ne te plains pas, toi, cadavre ! Eh bien ! non, je ne te plains pas, toi, la mère ! Je ne vous plains pas, entendez-vous ? pas plus que je ne plains les fils que tuent les buveurs de sang, pas plus que je ne plains les mères qui pleurent ceux qu'elles ont envoyés à la mort. Ah ! vieilles folles de femmes qui enfantez dans la douleur pour livrer le fruit de vos entrailles au Minotaure qui les mange, vous ne savez donc pas que les louves se font massacrer plutôt que d'abandonner leurs louveteaux et qu'il y a des bêtes qui crèvent, quand on leur enlève leurs petits ? Vous ne comprenez donc pas qu'il vaudrait mieux déchirer vos fils de vos propres mains, si vous n'avez pas eu le bonheur d'être stériles, que de les élever jusqu'à vingt et un ans pour les jeter dans les griffes de ceux qui veulent en faire de la chair à canon ? Vous n'avez donc plus d'ongles au bout des doigts pour défendre vos enfants ? Vous n'avez donc plus de dents pour mordre les mains des sacrificateurs maudits qui viennent vous les voler ?… Ah ! vous vous laissez faire ! Ah ! vous ne résistez pas ! Et vous voulez qu'on ait pitié de vous, au jour sombre de la catastrophe, quand les os de vos enfants, tombés sur une terre lointaine, sont rongés par les hyènes et blanchissent au soleil dans les cimetières abandonnés ? Vous voulez qu'on vous plaigne et qu'on vénère vos larmes ?… Eh bien ! moi, je n'aurai pas de commisération pour vos douleurs et vos sanglots me laisseront froid. Car je sais que ce n'est pas avec des pleurs que vous attendrirez l'idole qui réclame le sang de vos fils, car je sais que vous souffrirez avec angoisses tant que vous ne l'aurez pas jetée à terre, de vos mains de femmes, tant que vous n'aurez pas déchiré le masque bariolé derrière lequel se cache sa face hideuse… Et si tu ne me crois pas, toi, la mère que le cadavre qui est couché là a appelée pendant trois nuits, viens ici. Parle-lui tout bas ; écoute ce qu'il répondra à ton cœur, si ton cœur sait le comprendre. Et tu verras s'il ne lui dit pas que c'est à toi qu'il doit sa mort et que c'est à ce qui l'a tué que s'adressait ici, sur sa tombe, comme un soufflet ironiquement macabre donné à ta faiblesse, le panégyrique d'un idiot… Le soir, je rencontre Lecreux. Au milieu d'un cercle de quinze ou vingt hommes qui écoutent, bouche béante, il lit et relit son discours. Les applaudissements pleuvent. – Ah ! très chic ! très chic ! très bien ! – Mais c'est au cimetière qu'il fallait l'entendre. Ça vous faisait un effet… Un des assistants m'aperçoit ; il m'interpelle. – N'est-ce pas, Froissard, c'était bien ? – Merde ! XV On travaille beaucoup à Aïn-Halib. On élève, à grands frais, un magasin de ravitaillement, un bordj pour les officiers, un Cercle et un hôpital. Ces bâtiments sont évidemment sous l'influence d'un mauvais esprit, car ils ont un mal du diable à se tenir debout. On dirait qu'ils sont fatigués avant d'être au monde et qu'ils n'ont aucune envie de figurer sur la carte de l'État-major ; au moindre vent, à la moindre averse, on les voit s'affaisser comme s'il leur prenait des faiblesses. Deux heures de mauvais temps détruisent l'ouvrage d'une semaine. L'hôpital surtout fait preuve d'une mauvaise volonté persistante. Voilà trois fois qu'on le reconstruit et trois fois qu'il s'écroule. L'énorme voûte de pierres qui lui sert de toiture abuse certainement de sa situation pour peser de tout son poids sur les deux murs latéraux ; et ceux-ci, fatigués des efforts qu'ils sont obligés de faire pour la soutenir, profitent de la première occasion, une méchante pluie par exemple, pour s'écarter comme les feuillets d'un livre qu'on a placé sur le dos. Il n'y a plus qu'à recommencer. Le capitaine du génie qui, aidé de quelques sapeurs, dirige les travaux, avoue bien qu'en faisant venir des tuiles, ce qui ne serait pas la mer à boire, on pourrait établir des couvertures un peu moins écrasantes pour les monuments. Seulement, ordre a été donné de former des voûtes, de couvrir en pierres. Et l'on forme des voûtes, et l'on couvre en pierres. Ça tient ce que ça tient. C'est toujours la France qui paye. Du reste, il déclare carrément qu'il se fiche de ça comme d'une guigne. On l'a envoyé à Aïn-Halib pour remettre debout des édifices peu solides, et il les remettra debout, malgré vent et marée. Il s'est mis à l'œuvre il y a un mois, paraît-il, et a commencé par faire tout flanquer par terre. Il a appris, le roublard, que la construction des bâtiments avait empli les poches de son prédécesseur, parti à Sfax pour y chercher la croix, et il ne veut pas paraître plus bête que lui. Il empochera même des bénéfices d'autant plus grands qu'il est décidé à employer les anciens matériaux. Il fait retailler les pierres et gratter soigneusement la chaux ou le plâtre qui y sont restés attachés. La sueur de camisard ne coûte pas cher, on s'en aperçoit. Du matin au soir, il faut trimer comme des chevaux, bûcher comme des nègres, mouiller sa chemise. Et encore, si l'on n'attrapait que des calus aux mains, si l'on ne souffrait que des ampoules ! Si l'on n'avait pas perpétuellement les entrailles tordues par la faim, le visage souffleté par les injures bestiales et les menaces féroces des chaouchs ! Si l'on était traités en hommes, au moins, et non en nègres courbés sous la matraque ! Ah ! je comprends ceux qui désertent, ceux qui s'échappent, souvent sans armes et sans vivres, du bagne intolérable ; malheureux dont quelques-uns ne reparaissent plus, mais dont le plus grand nombre est ramené par les gendarmes ou par des Arabes qui viennent toucher une prime. Je comprends qu'ils essayent, au risque de la mort ou du conseil de guerre, de se soustraire aux traitements qu'on leur fait endurer et de reconquérir la liberté dont on les a dépouillés sans motifs. Et comment ne pas les excuser, quand on en voit d'autres, âmes sensibles ou cerveaux plus faibles, amenés au suicide par les brutalités et les injustices des tortionnaires galonnés ? Poussés à bout, désolés, désespérés, accablés de douleur et de souffrance, ils se voient acculés dans la mort. Ils s'aperçoivent peu à peu que la vie ne leur est plus supportable. Plongés dans une misère noire et livrés à la faim angoissante, dégoûtés de tout, ils ne considèrent plus l'existence que comme une longue suite de souffrances que leur continuité même doit accroître. De jour en jour, ils envisagent la mort de plus près ; elle ne leur fait plus peur. Et, un beau matin, appuyant un canon de fusil sous leur menton, ils se font sauter la cervelle. Queslier avait bien raison de le dire : il faut avoir rudement envie de se tirer de là pour endurer tout cela patiemment… Moi aussi, j'ai songé au suicide ; moi aussi, j'ai pensé à la désertion. – Tu es fou, m'a dit Queslier. Déserter, ici, ce n'est pas possible, ou du moins c'est bien difficile. Si tu es repris, tu rallonges ton congé de plusieurs années, et, tu ne l'ignores pas, tu as quatre-vingt-dix chances sur cent contre toi. Te tuer, ce serait peutêtre un peu moins bête, mais je ne te conseillerai d'employer ce moyen-là qu'à la dernière extrémité. Il me semble, d'ailleurs, que tu es assez fort pour supporter des souffrances qui poussent quelques malheureux à se donner la mort. Je sais bien que nous avons encore plus de deux ans et demi à tirer, mais, tu verras, ça se passera. Il faut seulement bien nous déterminer à sortir d'ici ; il faut que cette pensée-là ne nous quitte pas, et nous en sortirons. – Et la menace du conseil de guerre toujours suspendue sur notre tête, pour quoi la comptes-tu ? – Il faut lui échapper, au conseil de guerre ; il le faut, entends-tu ? Mais je te jure bien que si jamais, par malheur, je me voyais sur le point d'y passer… – Eh bien ? – Eh bien ! ce n'est pas à cinq ans ni à dix ans de prison qu'on me condamnerait… – Tu te tuerais ? – Non, je les laisserais me tuer. Mais avant… Et il fait le geste de mettre en joue un pied-de-banc qui passe. Pourquoi pas, après tout ? La violence n'appelle-t-elle pas la violence ? Et quel nom donner à ces lois pénales auxquelles l'armée est soumise ? De quel nom les flétrir ? de quel nom les stigmatiser ? Tous les jours, à l'appel de midi, on nous fait former le cercle ; un cercle au milieu duquel se place un chaouch, un livret à la main, et autour duquel rôde l'adjudant, comme un chien qui cherche à mordre. Le chaouch fait, en ânonnant, appuyant sur les mots avec son insupportable accent corse, et comme pris d'un certain respect devant les feuillets infâmes, la lecture du code pénal. Oh ! ce code, tellement ignoble qu'il est horrible et tellement horrible qu'il est ignoble ! ce code qui n'a pour but que la vengeance pour le passé et la terreur pour l'avenir ! ce code où l'on entend revenir sans cesse ce mot : mort ! mort ! comme l'écho des lois féroces des temps barbares, comme le refrain de litanies sanglantes !… Ah ! bourgeois stupide, toi qui demandes qu'on dégage le soldat de l'énorme pénalité qui pèse sur lui, tu es donc assez aveugle pour ne pas voir que c'est pour te défendre, toi et tes biens, qu'on a écrit ce code épouvantable ? Tu ne sais donc pas que ces lois sauvages sont ta sauvegarde ? Tu ne comprends donc pas qu'il les faut, ces lois, pour te permettre de digérer en paix et de mâcher tranquillement ton cure-dents en accolant bêtement l'un à l'autre ces deux mots inconciliables : Patrie et humanité ? Tu ne comprends donc pas que, sans ce code qui t'assure de leur obéissance, tu n'aurais bientôt plus d'esclaves pour maintenir le bœuf qui foule tes grains dans la grange et auquel tu as lié la bouche ?… Esclaves ? Eh ! parbleu, oui ! nous le sommes, ilotes de l'armée, parias du militarisme, condamnés sans jugement à des travaux écrasants, condamnés à la faim, à la soif, à des tortures atroces, à la privation de tous moyens de distractions, aussi bien intellectuelles que physiques, à la privation de femmes, – avec toutes ses conséquences monstrueuses ? Esclaves ? Oui, mais pas plus – et moins peut-être – que les autres, les bons soldats, ceux qu'on n'a pas revêtus de notre livrée lugubrement ridicule et qui se figurent stupidement porter un uniforme quand ils n'ont sur le dos qu'une casaque de forçat. – Ça n'empêche pas que ceux-là, on les soigne, dit en riant d'un gros rire mon camarade de lit, un Bourguignon, bon garçon, pas très malin, nommé Chaumiette. Il n'y a pas de danger qu'on leur fasse faire des corvées de bois comme celle que nous allons faire… Tiens, entends-tu le clairon ? Il s'agit, en effet, d'aller chercher du bois dans la montagne pour chauffer une fournée de chaux que le capitaine a fait préparer. On a établi, au milieu du camp, une grande balance où chacun, en arrivant, doit venir peser ses fagots et en faire constater le poids. Quand ce poids n'est pas atteint, il faut retourner chercher le complément. – Viens avec moi, me dit Chaumiette. Je connais un coin où il y a beaucoup de bois. Nous trouverons de quoi faire notre charge. C'est le petit Lucas, tu sais, celui qui couche dans le marabout à côté du nôtre, qui m'a montré la place. Il va venir avec nous. Le petit Lucas arrive. – Vous savez, il ne faut rien en dire à personne… Juste dans cet endroit-là, il y a un vieux puits abandonné, très profond et, dedans, deux ou trois nids de pigeons. Les petits doi- vent commencer à être gros. S'ils sont bons à manger, j'irai les dénicher, nous les ferons cuire dans un ravin et nous boulotterons ça ce soir. Au bout d'une heure de marche dans la montagne, nous sommes arrivés au fameux endroit : une petite vallée pierreuse au bout de laquelle poussent quelques buissons d'épines. – Tenez, voyez-vous, dit Lucas, le puits est derrière les buissons. Et il nous conduit auprès d'une large ouverture béante au ras du sol. Le puits n'a jamais été maçonné ; il a été percé à même la terre qui, par place, s'est éboulée, laissant par-ci par-là de grosses pierres qui font saillie le long des parois. Des arbustes, des plantes, ont poussé au hasard, verticalement ou horizontalement, entremêlant leurs branches et leurs feuilles et, formant un fouillis tel, dans le rétrécissement sombre du puits, qu'on n'en peut apercevoir le fond, desséché sans doute, à trente ou quarante mètres peut-être. À quelques pieds seulement de l'ouverture, deux nids de pigeons apparaissent entre les larges feuilles d'un figuier sauvage. – Entendez-vous les cris des petits ? demande Lucas. Les voyez-vous ? Je vais descendre les chercher et je vous les passerai. – Veux-tu qu'on t'attache avec des ceintures ? demande Chaumiette. Si tu allais tomber… – Pas de danger. Il descend en s'aidant des aspérités des parois, se retenant aux branches. Il tient les deux nids. Il nous les passe l'un après l'autre. – Y en a-t-il, hein ?… Ah ! j'entends encore piauler en dessous… Il se penche pendant que, agenouillés au bord du puits, Chaumiette et moi, nous cherchons à voir. – Ah ! deux autres nids ! Tout… Nous poussons un cri. La touffe d'herbe à laquelle se cramponnait Lucas s'est arrachée et il est tombé dans le gouffre, la tête la première, au milieu d'un grand bruit de branches cassées et de feuillages froissés, accompagné dans sa chute par une avalanche de sable et de pierres qu'on entend seules rouler encore. – Lucas ! Lucas !… Rien ne répond. – Il nous faudrait des cordes, des ceintures, dit Chaumiette. Nous grimpons sur un monticule et, de là, nous appelons à l'aide à grands cris. Une dizaine d'hommes accourent. Un chaouch aussi. – Qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'il y a ? got. – Oui ? ricane le chaouch. En faisant son fagot ? Et ces deux nids de pigeons ? – Vite, des ceintures, crie Chaumiette. Nouez-les bout à bout. Je vais m'attacher par le milieu du corps et je vais descen– Lucas vient de tomber dans ce puits-là en faisant son fa- dre. Il n'est peut-être pas mort. En tous cas, il faut le remonter. On ne peut pas le laisser là une minute de plus. – Mais toi, tu risques ta vie aussi, en descendant là-dedans. – Bah ! laisse donc. Qu'est-ce que ça fout ? – Attends un peu, au moins, voilà des camarades qui arrivent. On pourrait doubler les ceintures… Chaumiette n'a rien voulu entendre. Il dégringole rapidement, retenu par la corde formée avec les ceintures que nous tenons à plusieurs. Tout d'un coup, il s'arrête. On ne le voit plus, mais on entend sa voix sortir du puits. – Tenez bien la corde… Je l'ai trouvé. Il ne remue plus. Passez-moi vite une autre corde, que je l'attache… Bon. Maintenant, tirez… doucement. Je le pousserai en dessous, tout en remontant. Trois minutes après, nous hissons le corps encore chaud de Lucas. Il s'est fracassé le crâne sur un rocher. Chaumiette, les mains et les bras en sang, les vêtements déchirés, la figure égratignée par les ronces et les épines, remonte à son tour. – Ah ! le pauvre gars ! il était tombé jusqu'au fond ! Il n'y a pas d'eau, dans ce puits-là… C'était plein de sang, par terre. Le chaouch jette sur le cadavre son regard froidement idiot de bête méchante : – Ça lui apprendra à aller chercher des nids au lieu de travailler… Le soir, on nous a fait réunir pour nous lire un rapport spécial du capitaine : « Le fusilier Lucas s'est tué, aujourd'hui, en tombant dans un puits. Il avait quitté le travail pour aller dénicher des nids de pigeons. Il est mort victime de son acte d'indiscipline et frappé aussi, sans doute, par la main de la Providence qui veut que nous fassions toujours preuve de mansuétude à l'égard des animaux et que nous ne les maltraitions point sans motif. Or, qu'y a-t-il de plus cruel que d'arracher du nid maternel, vivante image de la famille, de jeunes oiseaux sans plumes encore, pour les dévorer gloutonnement ? La punition qui frappe la désobéissance et l'inhumanité du fusilier Lucas doit servir d'exemple à tous les hommes de la compagnie et leur rappeler que Dieu, qui sonde nos cœurs, voit aussi toutes nos actions. » XVI – C'est la première fois que vous prenez la garde ? – Oui, sergent. – Venez avec moi. Je vais vous expliquer la consigne ; et, quand vous serez de faction, si les prisonniers ne vous écoutent pas, vous n'aurez qu'à venir me le dire. C'est la première fois, en effet, que je suis de garde à AïnHalib. Je suis descendu, à cinq heures du soir, avec une dizaine d'hommes en armes, pour garder pendant vingt-quatre heures les prisonniers parqués dans ce qu'on appelle « le ravin ». C'est, au bas du camp, un quadrilatère fermé par un mur en pierres sèches et en terre, entouré d'un fossé. Outre les tentes des prisonniers, il y a deux marabouts, l'un pour les hommes de garde, l'autre pour le chef de poste. Le sergent qui nous commande aujourd'hui passe pour une des plus belles rosses de la compagnie ; c'est un Corse, face plate agrémentée d'un nez énorme, qui ne donnerait pas ses deux mauvais galons pour tout l'or du Pérou et qui se redresse, quand il est en fonctions, comme un pou sur une gale. Il s'appelle Salpierri, mais on l'a surnommé Bec-de-Puce. Il bégaye en bavant et a l'habitude d'avancer les lèvres, en cul de poule, ne laissant entre elles qu'un tout petit interstice. Il me semble toujours, quand il me parle, qu'il a l'intention de me souffler un noyau de cerise à la figure. – Vous savez, a-t-il sifflé en crachotant, à sept heures, quand j'ai pris la faction, vous avez droit de vie et de mort sur ces gens-là. Et il m'a indiqué du doigt un écriteau cloué à un poteau et qui porte ces mots : « Les sentinelles sont autorisées à faire usage de leurs armes. » Usage ! quel usage ? Est-on autorisé à donner des coups de crosse ou des coups de baïonnette ? A-t-on le droit d'assommer les malheureux qu'on surveille ou de les fusiller à bout portant ? Elle ne vous renseigne guère à ce sujet, la pancarte. D'ailleurs, je m'en fiche, moi, de la pancarte, et je ne perdrai pas mon temps à en discuter la rédaction, comme les bourriques qui voudraient bien savoir au juste s'il leur est permis de larder leurs camarades ou simplement de leur enfoncer les côtes. J'étais déjà décidé, en arrivant au ravin, à ne pas me montrer dur pour les prisonniers ; mais, maintenant, je suis résolu à les laisser faire ce qu'ils voudront. Ils peuvent parler et même chanter, si ça leur fait plaisir. Je leur distribue mon tabac. Je leur fais cadeau de mes allumettes. Ils ont soif ; je leur apporte un seau d'eau que je trimballe de tente en tente. Ils boivent, ils fument et ils causent. Ils commencent à chantonner. Ils ont bien raison de ne pas se gêner. Une série de sifflements part du marabout du chef de poste. – Factionnaire, il me semble que j'entends du bruit. Si ça continue, je vous fiche dedans. Ça m'est égal. – Vous savez que vous avez le droit de faire usage de vos armes. Faire usage de mes armes ? De la peau ! Ah ! ça, pour qui me prend-il, ce Corse ? Est-ce qu'il se figure que j'ai, comme lui, dans les veines, du sang de ces bandits sinistres qui sont brigands dans les maquis ou garde-chiourmes dans les bagnes ? Est-ce qu'il croit, réellement, que j'aurai jamais la lâcheté de maltraiter ces hommes, qui sont là, couchés sur la terre nue, chacun sous une simple toile de tente si basse et si étroite qu'ils ne peuvent même pas s'y remuer. On les appelle des tombeaux, ces tentes montées avec la toile réglementaire portée par les deux moitiés de supports et haute à peine de cinquante centimètres, sur soixante de largeur. Les prisonniers y entrent en se mettant à plat ventre, rampant, usant de précautions infinies pour ne pas les démonter ; et une fois dedans, c'est tout au plus s'ils peuvent changer de position, quand ils ont tout un côté du corps complètement ankylosé. C'est sous ce lambeau de toile, exposés à toutes les intempéries, garantis du froid des nuits par un couvre-pieds dérisoire, qu'il leur faut réparer leurs forces. Et, chaque matin, en dehors des corvées les plus pénibles, ils doivent faire trois heures du peloton de chasse le plus éreintant ; autant l'après-midi, sous la chaleur accablante. Il est vrai qu'on les nourrit bien : ils ne touchent ni vin, ni café et n'ont de viande qu'une fois par jour. Leur seconde gamelle ne contient que du bouillon. Ah ! ils n'ont pas oublié la faim dans l'arsenal des peines atroces dont ils peuvent disposer, les tortionnaires ! Ils n'ont pas dédaigné ce châtiment infâme et qui déshonorerait un bourreau, ces hommes qui osent dire à des citoyens libres, au nom d'un hypocrite patriotisme de caste : « Il faut être soldat ou crever ! » Il n'y a pas que des hommes punis de prison, dans ces tombeaux devant lesquels je passe et je repasse, le fusil sur l'épaule ; il y a aussi des hommes punis de cellule. Ceux-là ne font pas le peloton. Ils restent nuit et jour étendus sous leur tente dont ils ne doivent sortir sous aucun prétexte. Seulement, ils n'ont droit qu'à une soupe sur quatre, soit une gamelle tous les deux jours. Ils restent donc un jour et demi sans manger, reçoivent une soupe, jeûnent encore pendant trente-six heures, et ainsi de suite pendant le nombre de jours de cellule qu'ils ont à faire. L'eau aussi, on la leur mesure. On leur en donne un bidon d'un litre tous les jours, pas une goutte de plus. La chaleur étant étouffante, à dix heures du matin cette eau est en ébullition. Je n'aurais jamais imaginé qu'on pût infliger à des hommes – surtout à des hommes qui ne sont sous le coup d'aucun jugement – des traitements semblables. Et ces deux punitions ne sont pas encore les plus terribles. Il en existe une troisième qui l'emporte de beaucoup sur elles en horreur et en ignominie : c'est la cellule avec fers. L'homme puni de fers est soumis au même régime alimentaire que l'homme puni de cellule : il n'a qu'une soupe tous les deux jours. De plus, on lui met aux pieds une barre, c'est-à-dire deux forts anneaux de fer qu'on lui passe à la hauteur des chevilles et qui sont réunis, derrière, par une barre de fer maintenue par un écrou accompagné d'un cadenas. Cette barre, longue d'environ quarante centimètres, est assez forte pour servir d'entrave à la bête féroce la plus vigoureuse. L'homme, une fois ses pieds pris dans l'engin de torture, doit se coucher à plat ventre. On lui ramène derrière le dos ses deux mains auxquelles on met aussi les fers. On lui prend les poignets dans une sorte de double bracelet séparé par un pas de vis sur lequel se meut une tringle de fer qu'on peut monter et descendre à volonté. On tourne cette tringle jusqu'à ce qu'elle serre fortement les poignets et on l'empêche de descendre en la fixant au moyen d'un cadenas. L'homme mis aux fers, on le pousse sous son tombeau. Quand on lui apporte sa soupe, tous les deux jours, il la mange comme il peut, en lapant comme un chien. S'il veut boire, il est obligé de prendre le goulot de son bidon entre ses dents et de pencher la tête en arrière pour laisser couler l'eau. S'il renverse sa gamelle, s'il laisse tomber son bidon, tant pis pour lui. Il lui faut rester vingt-quatre heures sans boire et trente-six heures sans manger. Et, si le malheureux fait entendre une plainte, si la souffrance lui arrache un cri, on lui met un bâillon ; on lui passe dans la bouche un morceau de bois qu'on assujettit derrière la tête avec une corde. Quelquefois – car il faut varier les plaisirs – les chaouchs préfèrent le mettre à la crapaudine. Rien de plus facile. Les fers des mains sont terminés par un anneau. On passe dans cet anneau une corde qu'on fait glisser autour de la barre ; on tire sur la corde et on l'attache au moyen d'un ou de plusieurs nœuds au moment précis où les poignets du patient sont collés à ses talons. Ils sont trois, là-bas, tout au bout du ravin, qui sont aux fers depuis plusieurs jours déjà, attachés comme on n'attache pas des bêtes fauves, les membres brisés, dévorés le jour par les mouches, la nuit transis de froid, mangés vivants par la vermine. Ils nous ont demandé, quand nous avons pris la garde, de verser un peu d'eau, par pitié, sur leurs chevilles en sang et sur leurs poignets gonflés et bleuis. Le Corse les a menacés, pour toute réponse, de leur mettre le bâillon s'ils disaient un mot de plus. Il a fallu que j'aille, tout à l'heure, à pas de loup, verser le contenu d'un bidon sur les chairs tuméfiées et meurtries de ces misérables qu'on torture, au nom de la discipline militaire, avec des raffinements de barbarie dignes de l'Inquisition. Et maintenant, en écoutant leurs plaintes douloureuses et le grincement des fers qu'ils font crier en essayant de se retourner, je pense à toutes sortes de choses atroces qui m'ont été racontées, là-haut, par des hommes sur lesquels s'est exercée, depuis de longues années, la férocité des buveurs de sang. Les ateliers de Travaux Publics, les Pénitenciers militaires… tous ces bagnes que remplissent des tribunaux dont les sentences iniques eussent indigné Torquemada et fait rougir Laubardemont ; ces bagnes dans lesquels les condamnés doivent produire une somme de travail déterminée par la cupidité des gardechiourmes, intéressés aux bénéfices ; ces bagnes dans lesquels les ressentiments des chaouchs se traduisent par des punitions épouvantables : trente, soixante jours de cellule, avec une soupe tous les deux jours ; les fers aux pieds, aux mains, la crapaudine, le Camisard. Le Camisard, un supplice qui dépasse en horreur tout ce qu'on pourrait imaginer : le détenu a les pieds pris dans des pédottes scellées au mur de sa cellule ; on lui passe une camisole qui lui maintient derrière le dos les bras qu'on tire verticalement et qu'on attache à un anneau scellé aussi au mur à la hauteur de la tête ; à cet anneau pend un collier qui enserre le cou. Il reste là, le patient, pendant quatre ou huit jours, au régime, au quart de pain, satisfaisant ses besoins sous lui, dormant debout… Et le fort Barreau, dont on lit périodiquement le régime dans les Pénitenciers, et où sont envoyés les détenus contre lesquels ont été épuisées toutes les mesures disciplinaires ! Quatrevingt-dix jours de cellule au quart de pain, dans une casemate absolument nue, avec bastonnades, aspersion de cellule, au moindre mot, au moindre signe ! Un régime tellement atroce que les malheureux qui doivent le subir y résistent à peine un mois et, épuisés, anémiés, tués à petit feu, doivent être dirigés sur un hôpital dont ils ne sortent, neuf fois sur dix, que les pieds en avant… Ah ! bon Dieu ! Et dire qu'on a aboli le servage, la torture et les oubliettes !… J'ai pensé toute la nuit à ces monstruosités. Le lendemain matin, quand j'ai pris la faction, à six heures, les prisonniers s'alignaient, un énorme sac au dos, pour le peloton. Ils sont huit. – Garde à vos ! crie Bec-de-Puce en sortant de sa tente, le revolver au côté. Et il passe devant le rang, inspectant la tenue, soulevant les sacs, pour s'assurer qu'ils ont bien le poids réglementaire – un poids incroyable. – Pourquoi n'avez-vous pas astiqué les boutons de votre capote, vous ? – Parce que j'ai peur de les user. – Comment vous appelez-vous, déjà ? – Hominard. – Bien, Vous aurez huit jours de salle de police avec le motif. Vous verrez si ça fait des petits. – Pourvu qu'ils soient moins vilains que toi, c'est tout ce qu'il me faut. Le chaouch ne répond pas. Il fait mettre baïonnette au canon et commande du maniement d'armes en décomposant : – Portez armes !… Deux !… Trois ! Et il espace ses commandements ! Chaque mouvement dure plus de cinq minutes. C'est qu'il est fait depuis longtemps, le pied-de-banc, à ces luttes quotidiennes entre gradés et disciplinaires qui, outrés, poussés à bout, se fichant de tout excepté du conseil de guerre, ont appris par cœur le code pénal et font essuyer à leurs bourreaux toutes les avanies, tous les outrages que la loi n'a pas prévus. Ce sont eux qui ont imaginé de ne jamais parler aux chaouchs qu'en les tutoyant, le tutoiement étant considéré comme un acte d'indiscipline, mais non comme une injure. Ils n'iront jamais, ceux-là, traiter un gradé d'imbécile ; mais ils lui diront, vingt-cinq fois par jour que, sur cent individus, lui compris, quatre-vingt-dix-neuf sont doués d'une intelligence de beaucoup supérieure à la sienne. Ils répondront à ses coups de fouet par des coups d'épingle et à ses brutalités par des vexations sanglantes. Picadores qui ont entrepris d'exciter le taureau et de le mettre en rage en le piquant d'aiguillons, sans que jamais la pointe acérée s'enfonce dans les chairs et fasse jaillir le sang. Le chaouch, les dents serrées, reçoit, sans rien dire, les quolibets et les railleries qui le font blêmir et les offenses qui le font trembler de colère. D'une voix saccadée, il continue à commander du maniement d'armes, en espaçant les temps de plus en plus. Il a l'air d'attendre quelque chose qui ne vient pas, et il attend, en effet. Il sait que la comédie se termine parfois en drame, et qu'il suffit d'un instant d'oubli pour que l'un des malheureux qu'il esquinte laisse échapper une parole un peu trop vive ou une exclamation irréfléchie. Il sait que, vaincu par la fatigue, à bout de forces, l'un d'eux refusera peut-être de continuer le peloton. C'est le conseil de guerre : cinq ans, dix ans de prison dans le premier cas, deux dans le second. Alors, il se frottera les mains ; il pourra s'arracher, pendant quelque temps, au pays perdu où il exerce son ignoble métier ; comme témoin à charge, il accompagnera sa victime à Tunis, où siège le tribunal ; là, il pourra s'amuser. Et il oubliera, entre les bouteilles d'absinthe et les filles à quinze sous, le malheureux qui gémit dans une cellule, seul avec la vision terrible de sa vie brisée. Combien en ai-je vu, déjà, de ces gradés, le lendemain d'un rengagement, exciter et provoquer odieusement des hommes, dans le dessein, s'ils arrivaient à les faire mettre en prévention de conseil de guerre, de les suivre comme témoins jusqu'à Tunis où ils pourront rigoler, au moins, en dépensant le montant de leur prime ! – Pas gymnastique… marche ! crie le sergent. Les huit hommes se mettent en mouvement et, en passant devant lui, chacun d'eux lui lance un coup de patte : – Tiens, ce pauvre Bec-de-Puce, il est tout pâle ! On dirait qu'il va claquer ! – C'est vrai que tu répètes ton rôle pour aller figurer à la Morgue ? – On ne voudrait pas de lui. On ne verrait plus que son nez dans l'établissement. – Tais-toi donc. Ça et ses pieds, c'est ce qu'il a de plus beau dans la figure. – Faut pas blaguer son tassot ; il sert de portemanteau à son camarade de lit. – C'est égal, il ferait un fameux chien de chasse ! – Oui ! mais c'est dommage qu'on lui voie la cervelle par les narines. La pluie pourrait l'endommager. – Faut-il tout de même qu'une femme soit malheureuse, pour être forcée de s'éreinter pendant neuf mois à porter un oiseau pareil ! Bec-de-Puce ne sourcille pas. – Par le flanc gauche… halte ! Reposez… armes ! Lentement, il passe devant le rang, les mains derrière le dos. Il rectifie les positions. – La crosse en arrière… les doigts allongés… Tubois, huit jours de salle de police… le canon détaché du corps. Hominard, joignez les talons… À chacune de ses observations répond un murmure dont je ne distingue guère le sens, bien que je ne sois qu'à cinq ou six pas. – Sergent, dit Hominard sans quitter la position, j'ai quelque chose à vous demander. – Après le peloton. – Sergent, c'est très pressé et ça vous regarde. – Qu'est-ce que c'est ? – Est-ce que c'est vrai qu'en Corse, quand on a envie de manger du dessert, on s'en va flanquer des coups de pied dans les chênes, pour faire tomber des pralines à cochons ? – Huit jours de salle de police, avec le motif. – Vache ! L'exclamation m'est parvenue, très distincte, cette fois. Bec-de-Puce se tourne vers moi. – Vous avez entendu, factionnaire ? – Quoi donc, sergent ? – Ce que cet homme vient de me dire. – Oui, sergent ; il vous a demandé si c'était vrai qu'en Corse… – Mais non, pas cela. Ce qu'il vient de dire. Il m'a appelé vache. – Je n'ai pas entendu. – Non ? – Non. – Très bien. Il griffonne quelques mots sur un bout de papier et appelle un des hommes de garde qui sort en courant du marabout. – Portez ça au capitaine. Vous attendrez la réponse. Elle ne s'est pas fait attendre, la réponse. Elle est laconique, mais expressive : « Mettez immédiatement aux fers cet indiscipliné. » On m'a mis aux fers. – Ce n'est pas la peine de faire voir votre colère, allez ! ricane Bec-de-Puce, comme je grince des dents en sentant la tringle, vissée sans pitié, me faire craquer les os. Moi, en colère ? Allons donc ! Et contre qui ? contre toi, peut-être, vil instrument, tortionnaire inconscient ? Contre toi ? Mais je ne t'en veux même pas, entends-tu ? de tes brutalités idiotes et de tes lâches sarcasmes. Et certes, si jamais l'heure de la justice vient à sonner, ce ne sera ni à toi ni à tes semblables que je crèverai la paillasse ; mais je me ruerai comme un fauve sur le système abject qui t'a jeté sur le dos, à toi, une livrée de bourreau et qui m'a revêtu, moi, d'un costume de forçat ; je l'agripperai à la gorge et je ne lâcherai prise que quand je l'aurai étranglé. Et, si je ne réussis pas à étouffer le monstre, s'il me saigne avant que j'aie pu en faire un cadavre, j'aurai du moins montré à d'autres comment il faut s'y prendre pour arriver à terrasser l'ennemi et pour le jeter, étripé et sanglant, comme une charogne immonde, dans le cloaque de la voirie. C'est pour cela que je ne me mets pas en colère. Je souffre… Je souffrirai encore longtemps, sans doute ; mais, tant que j'aurai un souffle, tant que je sentirai mon cœur d'homme battre sous ma capote grise de galérien, je résisterai à l'âpre montée des passions qui usent, des emportements stériles. Elle dure trop peu, vois-tu, la colère. Je n'ai que faire, moi, des délires que le vent emporte et des fureurs qu'une nuit abat. Ce qu'il me faut, ce que je veux emporter d'ici, tout entière, terrible et me brûlant le cœur, c'est la haine ; la haine que je veux garder au dedans de moi, sous l'impassibilité de ma carcasse. Car la haine est forte et impitoyable ; le temps ne l'émousse pas ; elle ne transige point. Elle s'accroît avec les années ; chaque jour d'abjection l'augmente ; chaque heure d'indi- gnation la féconde, chaque larme la fait plus saine, chaque grincement de dents plus implacable. La haine, c'est comme les balles : en la mâchant, on l'empoisonne. XVII Voilà des mois que je ne sors pas de la prison. Quand les chaouchs ont pris un homme en grippe, ils ne le lâchent point. Je souffre horriblement. Moralement d'abord. C'est une chose terrible que d'être obligé, avec un caractère violent, entier, d'avaler silencieusement tous les outrages et de ronger ses colères. Et puis, je suis seul. Personne, de près ni de loin, pour m'encourager, pour me mettre du cœur au ventre. Eh bien ! j'aime mieux cela, au fond. Je préfère cet isolement, cet abandon, aux pitiés qui usent l'énergie et aux lamentations qui émasculent. Cela m'ôterait du courage, je crois, de savoir qu'on pleure sur mon sort ; et je sais gré à tous ceux qui pourraient s'intéresser à moi de leur ingratitude égoïste ; je leur sais gré de n'avoir jamais fait luire à mes yeux ces feux follets de l'espérance menteuse qui ne brillent que pour vous faire tomber, en disparaissant, dans les fondrières de l'abattement. J'ai foulé aux pieds, depuis longtemps, les croyances bêtes de mon enfance et je n'écris plus à personne. Pas une seule fois, même dans les minutes les plus atroces, je n'ai pensé à appeler à mon aide les sentiments religieux ou le souvenir de la famille. Je ne veux pas donner à mes douleurs cette consolation puérile. Je serais obligé de l'enlever, plus tard, comme un appareil qu'on arrache brutalement d'une blessure mal fermée et qui laisse la plaie à vif. La rage seule me soutient. Je me repais de ma haine. J'irai jusqu'au bout ainsi, sans faiblir, car j'ai foi en l'avenir, car je sais que c'est avec les fers qu'il a trouvés dans les cachots de la Bastille que le peuple a forgé la Louisette. Je souffre physiquement, aussi. Et la souffrance morale pèse peu, peut-être, à côté de cette souffrance-là. Le peloton de chasse, avec le ventre vide, la gorge sèche, la sueur qui inonde le corps et dont les gouttes salées viennent piquer les yeux ; l'immobilité, pendant des heures, dans les poses les plus fatigantes du maniement d'armes ou de l'escrime à la baïonnette, en plein soleil ; les séries de pas de course, avec une charge à faire reculer une bête de somme, sur une piste dont la poussière soulevée altère et aveugle ! Les fers qui brisent les membres ; le bâillon qui fend la bouche et ensanglante la lèvre qui ne peut même plus s'indigner ! Et surtout la faim, la faim atroce qui tord les entrailles, qui affole ; la soif dévorante qui fait hurler ! Quoi de plus terrible que la fatigue immense, presque invincible, qui s'appesantit sur le corps exténué ? Quelles luttes à soutenir contre les forces qui s'en vont, contre l'énergie qui disparaît, contre l'avachissement qui ne tarderait pas à avoir raison de l'esprit énervé !… Il faut réagir, pourtant, résister jusqu'au dernier moment et rire au nez du Code pénal, – ce canon chargé, mèche allumée, devant lequel je dois vivre. Un homme de garde, en passant devant mon tombeau, laisse tomber un papier plié en quatre. Je le ramasse. C'est un billet de Queslier. Il m'avertit qu'il a pu disposer d'un pain et qu'il l'a caché, à mon intention, à un endroit qu'il m'indique. Je n'aurai qu'à m'esquiver, le soir, pour aller le chercher. C'est à deux cents mètres du ravin, tout au plus. Tant mieux, ma foi ! Je crève de faim, depuis huit jours que je suis en cellule, avec une soupe tous les deux jours. Je n'ai pas mangé depuis hier matin… Tiens, mais à propos, d'où provient-il, ce pain ? – Quelle blague ! me dit tout bas un de mes voisins, en cellule aussi et à qui j'ai promis d'en donner un morceau. Tu ne sais donc pas que, toutes les nuits, il y a des types qui vont chaparder des pains sur les rayons de la grande tente de l'administration ? Moi, je ne leur donne pas tort… Moi non plus. Je ne donnerai jamais tort à l'homme qui dérobera une boule de son. Je laisserai cette canaillerie sauvage aux tribunaux militaires, qui n'auront pas honte, s'ils sont jamais surpris, ces affamés, de leur infliger une condamnation pour vol, – le vol de la nourriture que leurs supérieurs leur grinchissent. Il fait presque nuit. J'allonge la tête pour examiner la place et voir la binette du factionnaire. Pourvu que ce ne soit pas une bourrique !… Non ; c'est Chaumiette. Avec lui, il n'y a pas de danger ; s'il me voit m'évader, il fera certainement semblant de ne pas me voir. Il est justement seul dehors. Les autres hommes de garde sont sous leur marabout, le pied-de-banc sous le sien. Allons-y. Je sors de mon tombeau en rampant ; je me glisse le long du mur sur lequel je me hisse sans bruit. Je prends mon élan pour sauter le fossé… Zut ! une pierre qui tombe et roule sur une vieille boîte de conserves… tant pis ! Je saute et je pars en courant, sans faire de bruit, sur la pointe des pieds ; j'ai déjà parcouru la moitié du chemin… – Halte-là !… Halte-là !… Halte-là, ou je fais feu. Un gros olivier est à côté de moi. Instinctivement, je me jette derrière, à plat ventre. Le tonnerre d'un coup de fusil éclate et la balle s'enfonce dans l'arbre, à un mètre de terre, avec le bruit mat d'une pomme cuite qu'on colle le long d'un mur. Bien visé ! Je me relève vivement et je fais tourner mes bras, comme les ailes d'un moulin à vent, pour indiquer que je reviens. On m'a mis aux fers. – Ils ont cru que je voulais déserter, les imbéciles ! Pendant la nuit, Chaumiette a repris la faction. Il s'est approché de mon tombeau. – Est-ce que tu dors ? – Non. – Tu sais, tout à l'heure… je t'avais bien vu partir, mais je ne disais rien… c'est le sergent qui t'a entendu… Il m'a commandé de tirer… tu comprends… il était à côté de moi… j'ai tiré en l'air !… – Lâche ! XVIII Lâche ! Pourquoi ? Est-ce que ce Chaumiette qui vient de tirer sur moi n'a pas risqué sa vie, il y a déjà quelques mois, pour retirer Lucas du puits où il était tombé ? C'est un lâche, cet homme qui, pouvant se dérober aussi bien que les autres, presque convaincu qu'il ne remonterait du gouffre qu'un cadavre, n'a pas même voulu attendre, pour y descendre, qu'on eût préparé une corde solide ? Un lâche, lui qui courait chance, en se laissant entraîner par sa générosité, de se briser le crâne, comme l'autre, contre la pointe d'un rocher ? Un lâche, ce garçon hardi, aux sentiments mâles, que le danger n'effraye pas et que le péril ne fait pas blêmir ? Allons donc !… Non, ce n'est pas un lâche. C'est un peureux. Un peureux qui se jettera dans le feu, aujourd'hui, pour sauver un camarade, et qui lui cassera la tête, demain, au moindre mot d'un chaouch. Son cœur n'est point bas ; il est timide. Son courage disparaît devant une consigne ; sa hardiesse tombe devant un mot d'ordre. Il est trop brave pour reculer ; il est trop poltron pour oser. Il a l'appréhension du châtiment, la crainte du règlement, la peur du galonné… La peur, oui, c'est bien la principale colonne du temple soldatesque. L'armée : une boutique dans laquelle on passe les consciences à la lessive et où les caractères, tordus comme des linges mouillés, sont placés sous le battoir ignoble de la discipline abrutissante. Ce n'est que par la peur que le système militaire a pu s'établir. Ce n'est que par la peur qu'il se maintient. Il doit peser sur les imaginations par la terreur, comme il doit remplir d'obscurité l'âme des peuples pour les empêcher de voir au delà de l'horizon stupide des frontières. Il doit s'entourer d'un appareil mystérieux, d'une sorte de pompe religieuse où l'horreur s'allie à la magnificence, où les fanfares retentissent au milieu des hurlements du carnage, où l'on distingue confusément, jetés pêlemêle sur le manteau sanglant de la gloire, les panaches des généraux et les menottes des gendarmes, le bâton de maréchal et les douze balles du peloton d'exécution, les palmes du triomphe et les ossements des victimes. Il lui faut cela pour que la foule s'étonne et le redoute, comme elle reste bouche bée devant un charlatan dont le clinquant et le panache l'attirent, mais dont elle se recule, craintive, aussitôt qu'elle a vu briller une pince dans la main de l'opérateur. Il faut cela pour que le peuple, toujours en extase devant le merveilleux qu'il ne cherche pas à approfondir, soit saisi, à son aspect, d'une frayeur vague qui confine parfois à l'admiration. Sauvage qui se prosterne, plein de terreur et de respect, devant l'arme à feu qu'il ne s'explique pas et qui doit le foudroyer. Nous sommes ici trois cents hommes, l'écume de l'armée, le vomissement de tous les régiments, mélange confus de tous les caractères, scories de toutes les classes de la société. On peut trouver de tout, parmi nous, depuis le fils de famille jusqu'au rôdeur de barrières, depuis le lettré jusqu'à l'ignorant, depuis l'ouvrier jusqu'au mendigo tireur de pieds de biche, depuis le travailleur qui ne cane pas devant le turbin jusqu'au trimardeur qui va faire la chasse aux croûtes de pain avec un fusil de toile. Eh bien ! sur ces trois cents hommes, je suis sûr qu'il n'y en a pas vingt qui soient conscients, qui sachent pourquoi ils se sont irrités contre les prescriptions bêtes et les règlements atroces, pourquoi ils se sont soulevés contre la discipline, qui ne soient pas, au fond, des insurgés pour rire, des révoltés à la manque… La peur les mène encore par l'oreille, ces réfractaires ; la peur, qui soutient tant d'abus et de préjugés pourris qu'on ficherait par terre en soufflant dessus, – s'ils n'étaient pas étayés par les dos terrifiés d'imbéciles qui ne raisonnent point. XIX Je suis sorti de prison hier soir, avec cinq ou six autres. Le capitaine a gracié les hommes auxquels il ne restait pas plus de quinze jours à faire. Cette clémence inusitée a une cause. Le général commandant la division doit venir, aujourd'hui, inspecter la 5e Compagnie de Discipline. Toute la compagnie, en grande tenue, est alignée, depuis près d'une heure, sur le front de bandière. Le capitaine, à pied, se promène avec les officiers, d'un air préoccupé. De temps en temps il jette un coup d'œil sur les rangs et crie à un chaouch : – Faites descendre le pantalon de cet homme-là… Remontez la plaque du ceinturon… Le képi droit !… Sergents, veillez à ce qu'ils aient leurs képis bien droits… et faites-leur dérouler leurs couvre-nuques, à tous !… Toutes les trois minutes, il s'arrête et regarde attentivement à droite, du côté de la route de Gabès. Il frappe du pied, il fronce le sourcil. Il semble impatient, anxieux. – Mais qu'est-ce que c'est donc que ce général-là ? me demande Hominard, qui est placé à côté de moi. Est-ce que c'est un phénomène en vacances ? Je ne sais pas au juste. Je n'en ai entendu parler que par quelques journaux qui, je ne me rappelle plus comment, me sont tombés entre les mains et par les racontars des nouveaux arrivés de France. Il paraît qu'on ne parle que de lui, là-bas, de ses grandes capacités, de son patriotisme, de ses sentiments républicains, de toutes les qualités, enfin, qui mettent un homme hors de pair et en font la bête blanche d'un peuple. Je ne serais pas fâché de le voir. C'est peut-être un phénomène, réellement… – Garde à vos ! Là-bas, tout au bout de la route, au milieu des manteaux rouges d'une trentaine de spahis, une voiture arrive au grand trot. Le capitaine se tourne vers l'adjudant et, lui frappant sur l'épaule : – Vous le voyez, celui-là ? Eh bien ! il sera ministre de la guerre ! La voiture est à cinquante pas. – Portez… armes ! Présentez… armes ! Prestement, le général est descendu et s'est avancé vers le capitaine. Nous l'avons vu. Nous avons vu sa belle barbe poivre et sel, ses bottes à éperons énormes et son képi à la Saumur, qui dissimule mal une coiffure de garçon boucher. Après les compliments d'usage, il s'est décidé à passer devant les rangs. Notre uniforme, qu'il n'a jamais vu, paraît l'étonner fortement. – Et de quelle couleur sont leurs képis ? demande-t-il au capitaine, intrigué qu'il est par la forme étrange de nos coiffures dont la nuance est cachée par nos couvre-nuques blancs. – Ils sont gris, mon général, comme leurs pantalons et leurs capotes. – Pas possible ! Alors, ils ne sont pas rouges ? – Non, mon général. – Quelle naïveté ! dis-je à mon voisin de droite, cet imbécile de Lecreux. – Ça échappe à tout le monde, ces choses-là, me répond-il tout bas. Ça ne l'empêche pas d'être très fort – oui, très fort. C'est possible. D'ailleurs, ça m'est égal. Mon enthousiasme n'a pas l'habitude de s'enflammer, pour éclater de tous les côtés, comme une chandelle romaine, à la moindre étincelle. – Mettez sac à terre, vous, et installez rapidement. Tiens, il est tout à côté de moi, le général, et c'est justement à Lecreux qu'il vient d'ordonner de placer, sur une serviette étendue par terre, le contenu de son sac. Il le regarde faire, tranquillement, les mains dans les poches, le képi en arrière, à la Jean-Jean. Je profite de l'occasion pour le dévisager à loisir. Tout à coup, il se baisse et se relève en souriant, une brosse à graisse à la main. – Pourriez-vous me dire, capitaine, pourquoi cette brosse n'est pas matriculée ? Le capitaine bredouille. Les officiers font des nez longs comme ça. Les chaouchs tremblent, comme des feuilles. Ils ont oublié de matriculer une brosse ! Le général s'aperçoit de l'embarras des galonnés. Il a l'air d'en jouir ; mais il ne veut pas se montrer féroce : – C'est un oubli, je l'admets… Cependant, rappelez-vous, capitaine, qu'il faut tout matriculer, à ces gens-là, jusqu'aux clous des souliers. Ils ne doivent rien perdre, rien égarer. Sans ça, le conseil de guerre… La discipline, voyez-vous, il n'y a que ça… la discipline !… oh ! moi, là-dessus, je me montrerai toujours impitoyable… moi, moi… je… voyez-vous… moi… On lui a amené son cheval. Il l'enfourche. – Lieutenant, prenez le commandement de la compagnie. Tous les officiers nous ont fait manœuvrer, à tour de rôle. Ils n'y étaient plus. Ils donnaient des ordres saugrenus qui faisaient heurter les sections les unes contre les autres, au milieu d'un inextricable pêle-mêle. Ils perdaient la tête, visiblement ensorcelés par le charme qui se dégageait du dieu, éblouis par son éclat, fascinés par l'ascendant de son regard. Et lui, tranquille, souriant, la jambe passée sur l'encolure de son cheval, les regardait de haut, paraissant leur savoir bon gré du trouble évident qu'il jetait dans leurs esprits, les remerciait du coin de l'œil – Louis XIV daignant se montrer charmé d'avoir embarrassé un pauvre homme. – Eh bien ! qu'en penses-tu, du général ? vient me demander Lecreux quand la revue est terminée. Crois-tu qu'en voilà un, au moins ? Ah ! s'ils étaient tous comme lui !… Il semble très content, Lecreux. Il a été choisi entre tous pour exposer aux yeux du grand chef ses chemises et ses godillots. Il en aurait reçu un coup de pied dans le derrière, qu'il paraîtrait peut-être encore plus fier ; mais ce peu lui suffit. Il a l'air radieux. Il y a des gens comme ça. Ce que je pense du général ? Beaucoup de choses ou rien du tout, comme on veut. Je le vois se promener, étalant ses grâces, ainsi qu'un paon qui fait la roue, devant le Cercle des officiers. Le capitaine l'accompagne, toujours à un pas en arrière, par déférence, ou peut-être pour éviter les grands gestes du personnage. Du reste, je n'ai plus besoin de le regarder, je l'ai bien examiné, tout à l'heure. Une tête de gouapeur banal, de godailleur vulgaire, de poisseux à la mie de pain. Un front étroit et bas ; des yeux grisbleu de larbin énigmatique, sournois et menteur, qui siffle le vin des singes dans l'escalier de la cave, et qui les débine, quand ils sont sortis ; l'allure louche et torse du laquais qui sait concilier toutes les complaisances et toutes les bassesses avec toutes les impertinences et tous les orgueils. Derrière la banalité du visage se cachent la duplicité et l'hypocrisie qu'on devine sous l'épiderme, comme des boutons malsains qui couvent sous la peau. On sent que cet homme, qui pourrait être un crâne, n'est qu'un crâneur. Sa physionomie fait soupçonner des choses qui étonnent : la hardiesse probable du caractère étranglée par l'abâtardissement de la conscience et l'étroitesse de l'esprit, l'énergie conservée seulement pour le mensonge, – le balai sale avec lequel il doit, impassible et cynique, écarter tous les obstacles. Il y a en lui du valet de bourreau patelin et du sacristain soûlard, de la culotte de peau et du rastaquouère. Il y a en lui l'étoffe d'un aventurier équivoque, d'un de ces Catilinas désossés auxquels le peuple, mastroquet stupide des gloires sophistiquées, est toujours disposé à flanquer, à l'œil, des muflées de vanité, des bitures de présomption… Le peuple, ridicule victime, au bout du compte, dupe imbécile, irrémédiablement prostitué aux sauteurs à épaulettes, toujours prêt à couper dans la pommade patriotique – à la moelle de meurt-de-faim… XX Je viens de m'étendre sur ma natte, fourbu, énervé, furieux comme je ne l'ai jamais été depuis les treize mois que je suis à la compagnie. C'était aujourd'hui le 14 Juillet. On a célébré la Fête nationale, à Aïn-Halib. Il y a eu, le matin, une grande revue et un tir d'honneur, deux distributions de vin et trois distributions de café et, l'après-midi, des courses en sacs et des courses à pied, des jeux du baquet et de la poêle. Un poteau de télégraphe enduit de suif servait de mât de cocagne et, à un cercle de barrique accroché au sommet, pendaient des paquets de tabac et de la cire à astiquer, des boîtes de cirage et des saucisses, des bâtons de sucre de pomme et des fioles à tripoli. Rien de profondément triste comme ces réjouissances de prisonniers, rien d'ironiquement lugubre comme cet anniversaire de la prise de la Bastille fêté dans un bagne !… Écœurés et fatigués par le spectacle de ces divertissements stupides, nous nous étions retirés, trois ou quatre, vers la fin de l'après-midi, dans un marabout. Un pied-de-banc qui passait et qui nous a entendus parler s'est précipité dans la tente : – Voulez-vous sortir, nom de Dieu ! et aller vous amuser avec les autres ? Est-ce que vous vous figurez que ç'a été inventé pour les chiens, le 14 juillet ?… Si je vous repince à ne pas vous amuser, je vous fiche dedans !… Et il nous a fallu assister, le soir, à une représentation théâtrale donnée dans une baraque en planches et en toile, construite tout exprès. Les acteurs s'étaient grimés tant bien que mal et ont joué deux ou trois pièces quelconques au milieu des applaudissements. Deux d'entre eux, qui remplissaient les rôles de femmes et qui portaient des jupes et des chapeaux pêchés je ne sais où, excitaient des murmures d'admiration – et de rage. J'ai vu, à leur apparition, des visages se contracter et des doigts se crisper sur les bancs, j'ai entendu des cris bestiaux de fauves en rut se mêler aux bis d'enfiévrés qui se fichaient pas mal de la pièce, mais qui voulaient se repaître, encore et encore, du gonflement factice des corsages et de l'énormité des croupes, de cette illusion de la chair femelle dont la faim, depuis longtemps, les torturait. Un petit officier, arrivé de France depuis deux mois à peine, le lieutenant Ponchard, s'est levé de la chaise qu'il occupait auprès du capitaine et, sous prétexte de donner des conseils aux acteurs, est entré dans les coulisses. – Ce qu'il fourgonne dans les jupes de celui qui fait la femme de chambre ! est venu nous dire un blagueur qui avait été regarder à travers une fente de la toile. Non, c'est rien que de le dire ! Dame ! c'est qu'ils sont aussi sevrés que nous, les officiers. – Mais ils peuvent au moins, de temps en temps, faire un voyage à Gabès ou ailleurs, dans une ville où il y a des femmes ! s'est écrié un de mes voisins ; tandis que nous !… Ah ! bon Dieu !… Moi, ce soir, c'est pas de la blague, je coucherais avec une truie !… J'ai ri – ou j'ai fait semblant de rire – de ces emportements furieux, de ces appétits que le jeûne n'a pas domptés, mais a rendus plus féroces. Mais maintenant que je suis seul, rêvant tout éveillé à côté de mes camarades endormis, je me demande si une grande partie du désespoir qui s'est emparé de moi, depuis ma sortie de prison, n'est point faite de la privation de ces plaisirs physiques que réclamait tout à l'heure, à grands cris, devant l'étalage de formes en papier et en fil de fer, la surexcitation des spectateurs. Je me demande si l'énorme ennui qui m'accable est bien produit par l'absence de distractions intellectuelles, s'il n'est pas plutôt l'effet du manque de sensations naturelles – dont les flagellations des chaouchs m'ont empêché de souffrir jusqu'ici. Perpétuellement en butte aux méchancetés sournoises des galonnés, sans cesse témoin et victime des iniquités rancunières des garde-chiourmes, je m'étais raidi contre les défaillances, et j'avais opposé aux faiblesses du corps et aux avachissements de l'esprit la surexcitation de la rage et la barrière d'airain de la haine. Je comptais jour par jour le temps qui me restait à faire et je regardais avec impatience, mais sans crainte, tourner l'aiguille sur le cadran de la liberté. Je savais que je finirais par entendre sonner l'heure de la délivrance – parce que je voulais l'entendre sonner – et voilà que ma force m'abandonne au moment où mes tourments diminuent, que mon énergie disparaît avec les souffrances qui l'avaient fait naître et les coups de fouet qui l'irritaient ! Voilà que je n'ai même plus la force de regarder en face les deux ans qui me restent à passer ici, devant ce code pénal dont je me moquais hier et qui me terrifie aujourd'hui ; voilà que j'aurais la lâcheté de les troquer, ces deux ans, tant j'ai peur du conseil de guerre, contre cinq années de bagne, avec la liberté assurée au bout ! Je n'avais encore jamais ressenti ce que j'éprouve à présent avec une intensité effrayante : le dégoût de tout, même de l'existence, ce dégoût énorme qui porterait un homme aux pires atrocités et le ferait marcher, tranquille et haussant les épaules, au devant des éventualités les plus terribles, les plus ignobles – ou les plus bêtes. – Je me sens, dans toute la force du terme, abruti… Et qui sait si ce n'est pas pour venir plus facilement à bout de ma résistance qui les irrite, que les chaouchs ont résolu de ne plus me mettre en prison à propos de bottes et de me forcer à vivre avec des moutons et des abattus dont la fréquentation affaiblit ? Qui sait si ce n'est pas pour me pousser à quelque extrémité qu'ils m'ont désigné pour aller, demain matin, avec une douzaine d'autres, renforcer le détachement d'El-Ksob ? ElKsob, le plus mauvais poste de la compagnie, commandé par un officier féroce, et d'où remontent toutes les semaines, pour être mis en prévention de conseil de guerre, des malheureux dont nous allons prendre la place. Ah ! j'aimerais mieux la prison… Je suis un torturé dont le courage consiste à braver les bourreaux dans la chambre de la question, mais qui se laisse aller à la dernière des faiblesses aussitôt qu'on l'a réintégré dans son cachot aux guichets traîtres. Ma rage a besoin d'être alimentée tous les jours par une nouvelle injure. Ma haine des tortionnaires m'abandonne aussitôt que leurs tenailles ont cessé de me pincer la chair. Ma haine !… Cette haine qui, ainsi qu'un roseau fragile, va se briser et me percer la main, et sur laquelle je pensais m'appuyer, comme sur un bâton, pour terminer l'étape horrible ; cette haine que je n'ai voulu sacrifier à rien, ni au souvenir ni à l'espoir, qui m'a fait repousser les consolations que m'offrait la nature, la nature magnifique, que j'ai refusé de regarder. Je n'ai pas voulu que sa splendeur, qui aurait illuminé la noirceur de mes rêves, émoussât le tranchant de ma volonté, comme la rosée du soir, qui relève les fleurs couchées par la chaleur du jour, détend les cordes des arcs. Ma haine… Je ne sais même plus si je hais. J'ai peur. Les ténèbres s'épaississent autour de moi. Toutes les formes du découragement se ruent à l'assaut de mon imagination fatiguée, malade. Et je me sens, peu à peu, rouler dans l'abîme du désespoir sans fond… J'ai froid à l'âme… XXI – Est-ce que tu connais quelqu'un à El-Ksob ? me demande Hominard, comme nous partons d'Aïn-Halib. – Ma foi, Queslier vient de me dire que nous y trouverions quelques copains. – Bien sûr, dit Queslier qui fait aussi partie du détachement. On a envoyé à El-Ksob une douzaine d'hommes d'ElGatous, pour aider à la construction du bordj. Nous allons retrouver le Crocodile, Acajou, Rabasse… – Et l'Amiral ? – L'Amiral aussi ; c'est lui qui conduit le tombereau du Génie. Il est venu une fois à Aïn-Halib, pour chercher de la chaux, pendant que tu étais en prison. Il m'a dit qu'ils étaient là-bas quelques bonnes têtes, mais pas mal de jeunes arrivés de France… Tu sais, il paraît que ça pète sec à El-Ksob. Avec les gradés qu'il y a : le caporal Mouffe, l'ancien calotin défroqué, l'Homme-Kelb… – Qu'est-ce que c'est que l'Homme-Kelb ? – Comment ! tu n'as pas entendu parler de l'HommeKelb ? L'Homme-Chien qui a du poil jusque dans les oreilles ? – Non. – Eh bien, tu ne vas pas tarder à faire sa connaissance, ainsi que celle de l'honorable capitaine Mafeugnat. Ah ! tu te figures que tu vas avoir affaire à des chaouchs ordinaires ? Pas du tout. Ce sont des chaouchs de choix, de première catégorie. On n'en fait plus comme ça. Le moule est perdu. Le capitaine d'abord : un capitaine en second qu'on a envoyé aux Compagnies de Discipline parce qu'il préférait les bouteilles pleines aux bouteilles vides et dont le nez ressemble à une pomme de terre pourrie ou à une poire blette… – Queslier ! s'écrie le caporal qui nous commande et qui a entendu la dernière phrase, je vous porte quatre jours de salle de police avec le motif, si vous dites un mot de plus. Queslier prend le parti de se taire et, haussant les épaules, force l'allure pour se porter en avant. Je le suis avec Hominard et bientôt nous marchons à une trentaine de pas de nos sept camarades ; entre leurs capotes et leurs képis gris, apparaissent le képi et le pantalon rouge du caporal. Nous descendons une côte caillouteuse. La route, étroite, bordée de grosses pierres, s'engage dans un défilé, le long du lit raviné d'un oued dont les galets grisâtres et polis recouvrent à demi des amas de roseaux desséchés ou les troncs noirâtres d'arbres déracinés et apportés là par les eaux, à l'époque des grandes pluies. Puis, après un dernier détour, nous entrons dans une vallée aride, semée de loin en loin de buissons d'épines et encaissée entre des collines taillées à pic, au terrain rougeâtre, sur lequel des touffes d'alfa font l'effet de petits bouquets verts. Tout d'un coup, après le passage d'un oued qui dégringole des montagnes de droite, la chaîne des collines s'écarte à gauche et laisse apercevoir une plaine immense piquée de broussailles et de grands arbres, et bornée tout là-bas, au diable, par des montagnes d'un bleu cru. La route tourne à droite et, au pied d'une éminence qu'elle gravit, s'élève un bouquet de gommiers. – Ouf ! dit Queslier en laissant tomber son sac, voilà douze kilomètres de faits : la moitié de l'étape. Nous pouvons bien nous reposer un quart d'heure. Hominard et moi nous mettons sac à terre et nous nous asseyons en attendant les camarades qui sont, maintenant, à plusieurs centaines de mètres en arrière. – Dites donc ! s'écrie le caporal en approchant, si vous profitez de ce que je ne suis pas méchant pour vous moquer de moi, je vous ficherai dedans, vous savez. – Qui est-ce qui se moque de vous, caporal ? demande Hominard. Est-ce pour moi que vous dites ça, par hasard ? – Pour vous, pour Froissard et pour Queslier. Je ne veux pas que vous marchiez en avant, comme vous venez de le faire. Nous n'aurions qu'à rencontrer un officier, sur la route… Je ne suis pas méchant, mais je n'aime pas qu'on ait l'air d'en avoir deux… Pour toute réponse, Hominard tire sa pipe de sa poche et la bourre tranquillement. Il se retourne pour me demander une allumette ; mais il reste le bras tendu, fixant les yeux sur la colline le long de laquelle serpente la route et que nous allons grimper tout à l'heure. – Tiens, regarde donc là-haut ? – Eh ! c'est le tombereau d'El-Ksob, dit Queslier, dont la vue perçante a reconnu l'attelage du génie. Et je parie que c'est l'Amiral qui le conduit… oui… oui… c'est bien lui. Il va au moins chercher quelque chose à Aïn-Halib. – Ma foi, tant mieux ; il pourra nous donner quelques renseignements sur El-Ksob. Et je m'avance sur la route. Le tombereau descend lentement la côte. Au-dessus des ridelles on voit s'élever quelque chose qui ressemble à une perche… Tiens, c'est un fusil avec la baïonnette enfoncée dans le fourreau, au bout. – Ohé ! l'Amiral ! L'Amiral esquisse un geste vague, mais ne répond pas. Il est accompagné par un sergent dans lequel je reconnais cet infâme Craponi qui avait attaché Palet à la queue d'un mulet. – C'est cette rosse de Craponi qui lui défend de nous répondre, murmure Queslier. Mais qu'est-ce qu'il a donc dans sa voiture ? Le tombereau n'est plus qu'à vingt pas. Je m'avance au devant du premier mulet, que je saisis par la bride. – Voulez-vous lâcher cet animal ! s'écrie Craponi. Et vous, marchez ! en avant ! je vous défends de vous arrêter, entendezvous ? Mais l'Amiral n'a pas l'air de comprendre que c'est à lui que le Corse s'adresse. Il a saisi le cordeau qu'il retient d'une main ferme et a mis sa voiture en travers de la route. – Vous pouvez regarder ce qu'il y a dedans, nous dit-il, sans serrer les mains que nous lui tendons. Ne vous pressez pas, allez ! je ne partirai pas avant que vous ayez vu. Et, se tournant vers le pied-de-banc : – Tu entends, toi, je ne partirai pas avant. Si ça ne te plaît pas, c'est le même prix. – Caporal ! crie Craponi au cabot qui, assis sous les gommiers, regarde la scène de loin, sans y rien comprendre ; caporal ! rappelez vos hommes, ou je vous porte une punition en arrivant à Aïn-Halib ! Le caporal s'élance en courant, mais Queslier est déjà monté sur une roue, moi sur l'autre. Au fond du tombereau un fusil dressé tout droit, un sac et un fourniment et, en travers, quelque chose comme un long paquet enveloppé de couvre-pieds gris. – Qu'est-ce que c'est que ça ? demande Queslier qui se penche et tire à lui les couvertures. Ça a l'air lourd… Ah !… Il pousse un cri et est obligé de se cramponner aux ridelles pour ne pas tomber à la renverse. Je me penche à mon tour, anxieux, et un cri d'horreur m'échappe aussi. Ce qu'enveloppent les couvre-pieds, c'est un cadavre. La tête amaigrie, aux joues creuses, au teint plombé, est collée dans un angle du tombereau et de cette face livide, affreusement contractée, aux yeux ouverts encore dans lesquels est restée figée l'expression d'une rage atroce, aux mâchoires fortement serrées l'une contre l'autre, se dégage une impression de souffrance épouvantable. Cette tête, je l'ai reconnue, Queslier aussi. C'est celle de Barnoux. Nous nous précipitons vers l'Amiral pour lui demander des détails, tandis que les huit hommes qui nous accompagnent, Hominard en tête, grimpent à l'envi sur la voiture. Le caporal, emporté par la curiosité, monte aussi sur un brancard. – Tu peux regarder, va ! lui cria Queslier. Ce sont tes confrères qui l'ont assassiné, celui-là. Si tu avais deux sous de cœur, tu rendrais tes galons à ceux qui te les ont donnés, après avoir vu ça ! Le caporal bégaye, pleurniche. – Pas de ma faute… moi… pas méchant… – Mets-y un clou, eh ! cafard ! gueule Hominard qui a porté la main à sa cartouchière ; mets-y un clou, ou je te fous une balle dans la peau ! Les assassins n'ont qu'à fermer leur boîte, ici, ou on leur crève la gueule comme à des kelbs ! Le cabot, terrifié, jette les yeux autour de lui. Il est tout seul. Craponi, prévoyant la scène, s'est éclipsé aussitôt qu'il nous a vus monter sur le tombereau. On l'aperçoit, tout au bout de la route, silhouette ignoble d'animal lâche et fuyant. – Je ne sais pas ce qui se passe en ce moment à El-Ksob, nous dit en terminant l'Amiral qui nous a expliqué comment Barnous est mort, étranglé par les chaouchs ; mais ce que je puis vous assurer, c'est que, lorsque je suis parti, ça chauffait dur. Les hommes ne veulent pas sortir du camp et les gradés, qui sont réunis autour du capitaine, n'osent pas s'approcher d'eux. Ce matin, le Crocodile et une vingtaine d'autres parlaient de descendre le cadre et de déserter, avec armes et bagages, en Tripolitaine. Je ne sais pas comment ça a tourné, mais les gradés n'en mènent pas large. Moi, je ne voulais pas, d'abord, conduire le corps à Aïn-Halib, mais j'ai réfléchi. Autant valait moi qu'un autre, car moi, je n'aurai pas peur de raconter au capitaine comment les choses se sont passées… – Ce n'est pas au capitaine qu'il faut aller porter plainte, s'écrie Queslier. Le capitaine ! Ah ! il s'en fiche pas mal ! C'est le général qu'il faudrait aller trouver, à Boufsa ! Et nous verrions bien s'il ne nous accorderait pas justice. Je suis assez de cet avis, bien que je ne compte guère sur la justice du général – précisément parce qu'il est général. – Le plus simple, ça serait encore de descendre toute la racaille à coups de flingot, insinue Hominard en fixant le cabot qui, tout pâle, flageole sur ses jambes. – C'est peut-être en bonne voie d'exécution, ce système-là, répond l'Amiral. Vous savez, après ce qui s'est passé ce matin, ça ne m'étonnerait pas qu'on ait déjà fait du bœuf à la mode avec la viande des pieds-de-banc… Tiens ! Eh bien ! où est-il passé mon Corsico ?… Ohé ! Craponi ! Fripouilli ! Macaroni !… Le caporal, tremblant, s'approche de l'Amiral. – Le sergent est parti depuis quelque temps déjà. Comme vous ne pouvez pas remonter sans escorte à Aïn-Halib, je vais vous accompagner. Les hommes iront bien tout seuls jusqu'à ElKsob. – C'est ça, dit Queslier, débarrasse-nous de toi. Il n'aurait qu'à nous prendre envie de te casser les pattes en route… Mais Hominard se récrie. – De quoi ? de quoi ? Monsieur a le flub ? Monsieur veut se trotter ? Ah ! mais non, par exemple ! Pas de ça ! On nous a donné un cabot pour nous conduire et je veux mon cabot. Un cabot comme ça, qui m'a menacé de me ficher dedans parce que je marchais trop vite ! Il n'y a pas de danger que je le lâche ! Et je vais le faire marcher devant moi, encore, avec accompagnement de coups de pied dans les talons s'il a l'air de vouloir caner… Ça ne marque pas, les coups de pied dans les talons… seulement, ça pince. Le caporal essaye de protester. – Je n'ai pas peur, je n'ai rien à redouter… Je n'ai jamais été méchant… c'est une justice à me rendre, je n'ai jamais été méchant… – Elle n'est pas mauvaise ! Mais qu'est-ce que ça nous fout, tout ça ? Méchant ou pas, si on décide de venger Barnoux sur la peau de tes copains d'El-Ksob, tu y passeras comme eux, en même temps… Ah ! maintenant, dans le cas où la représentation serait déjà finie quand nous arriverons, on jouerait une nouvelle pièce exprès pour toi… Plains-toi donc, eh ! taffeur !… Un duo à nous deux ! c'est moi qui jouerais de la clarinette ! – En route, nom de Dieu ! s'écrie Queslier. Et pas de halte jusqu'à El-Ksob ? Nous verrons ce qu'il y a à faire, avec les autres ; il faudra qu'ils le payent, leur assassinat ! Au revoir, l'Amiral ! Nous avons repris nos sacs et nous nous sommes mis en marche. Elle ne nous a pas semblé longue, la seconde moitié de l'étape. Excités par l'indignation, la rage au cœur, nous avons marché à grands pas, silencieux, mornes, distendant seulement les mâchoires dans un rire féroce chaque fois qu'Hominard, ce farceur que la blague ne quitte pas, même dans la colère, engueulait son cabot. Des impitoyables, souvent, ces rigoleurs qui dissimulent la violence de leur indignation sous les drôleries de la farce – comme on cache un stylet dans le manche d'un riflard – et qui jettent à pleines poignées, sur les éraflures que fait la pointe froide de la menace, le sel cuisant de l'ironie. – Allons, trotte donc ; on dirait que tu as peur de t'user la plante des pieds ! Tu ne ferais jamais tort qu'aux vers. Ils ne te diront pas merci pour une demi-livre de viande que tu leur apporteras en plus. Après ça, Monsieur a peut-être passé un traité avec les astibloches ? – Si tu ne marches pas plus vite, je ne te laisserai pas faire ton testament. Au bout d'une heure et demie, du haut d'une éminence qui domine une vallée, nous apercevons El-Ksob. Il est neuf heures du matin. Le blanc des marabouts, rosé au sommet, éclate sur le bleu pur du ciel, à gauche, tandis qu'à droite, le soleil qui vient de jeter sa pourpre caligineuse sur la pointe des montagnes, commence à rougir les contours de constructions inachevées dont les formes s'effacent et ne semblent plus qu'une masse violacée et confuse au milieu de l'éblouissement doré des rayons. XXII – Par ici ! caporal ! Par ici ! Ne laissez pas vos hommes entrer dans le camp, s'écrie le capitaine Mafeugnat aussitôt qu'il nous aperçoit. Et il sort, en faisant de grands gestes, d'une des deux maisonnettes bâties sur la petite esplanade qui précède les retranchements élevés autour de l'emplacement des marabouts. Les gradés, un sergent et un caporal, sortent aussi de leur cahute et font quelques pas au devant de nous. – Mais, qu'est-ce qu'il a à nous appeler ? me demande Queslier. Est-ce qu'il se figure que nous arrivons avec l'intention de lui servir de gardes du corps ? Ah ! mais non ! Moi, d'abord, j'ai bien envie d'aller tout de suite retrouver les autres. Ils nous appellent aussi, les autres. Ils sont réunis en groupe compact, au milieu du camp, devant les tentes et, pardessus le parapet, nous font signe de venir les rejoindre. Pourquoi pas ? Le capitaine va évidemment nous faire camper à part, nous enjoindre de ne pas communiquer avec eux et, si nous enfreignons sa défense, il pourra nous accuser d'avoir refusé de lui obéir. Jusqu'à présent, nous n'avons reçu aucun ordre direct ; le capitaine n'a parlé qu'au caporal qui nous conduit, – le caporal Fleur-de-Gourde, comme Hominard vient de le baptiser en route. – Queslier me pousse le coude… Nous sautons le fossé, lui et moi, et nous avons franchi le retranchement avant que le cabot ait eu le temps de se retourner. – Voulez-vous revenir ici ! s'écrie-t-il, furieux de s'être laissé manquer de respect devant un capitaine ; voulez-vous !… L'émotion arrête la parole dans sa gorge. Les huit camarades, Hominard en tête, viennent de lui passer entre les jambes et ont pris le même chemin que nous. – Vous aurez de mes nouvelles ! tas de bandits ! hurle le capitaine qui a vu de loin la scène et qui reprend le chemin de sa maison en nous tendant le poing. – Ses menaces et rien, dit le Crocodile en haussant les épaules, c'est absolument le même tabac. – Depuis ce matin, ajoute Acajou en ricanant, chaque fois qu'il nous donne un ordre, c'est comme s'il pissait dans un violon pour faire de la musique. Quand on a un frère à venger, conclut-il tragiquement, on ne connaît plus rien. Encore un drôle de type, ce gamin, dont l'impudence effrontée couvre la résolution audacieuse et qui écrase honteusement, entre deux phrases de mélodrame ou deux couplets de beuglant, sa sensibilité de petite fille. On sent qu'il a au plus haut degré la rancune de l'injure subie, cet avorton, qu'il l'a conservera pendant des années, s'il le faut, mais qu'il ne l'effacera complètement que lorsqu'il aura fait payer l'insulte à l'insulteur, par une mauvaise plaisanterie, un mauvais tour – ou un mauvais coup. – Pour le moment, il demande l'abatage immédiat des chaouchs, capitaine en tête. – Oeil pour œil, dent pour dent ! Qu'est-ce que tu en penses, Rabasse ? Rabasse nous explique comment Barnoux a été assassiné. Il avait, paraît-il, parmi les sapeurs du génie qui dirigent les travaux du bordj qu'on construit à côté du camp, un camarade, un Bordelais comme lui. Ce camarade est parvenu, hier, 14 Juillet, à la faveur du désordre qu'avaient produit les différents jeux organisés pour célébrer la fête, à lui passer quelques bouteilles de liqueur. Barnoux était en train de les vider, le soir, après l'extinction des feux, avec les hommes de son marabout, quand le sergent Craponi, faisant une ronde, a entendu du bruit et est entré dans la tente. Il s'est aperçu de ce qui se passait et a fait sortir Barnoux qu'il a amené devant le capitaine. – Dites-moi de qui vous tenez ces bouteilles, lui a dit Mafeugnat. Barnoux, naturellement, a refusé. Le capitaine a donné l'ordre de le mettre aux fers. Comme il résistait, Craponi, l'Homme-Kelb et Mouffe se sont précipités sur lui et l'ont mis à la crapaudine ; puis, pour que personne ne vînt le détacher, ils l'ont transporté devant leur maison. Là, Barnoux ayant poussé quelques plaintes, les trois brutes ont été prévenir le capitaine qui est venu demander au patient s'il voulait se taire. – Vos cris empêchent tout le monde de dormir. Voilà les sergents qui assurent que vous ne leur laissez pas fermer l'œil. – Mon capitaine, je ne crie et je ne me plains que parce que je souffre. On a serré les fers tellement fort que j'ai les poignets brisés. Vous pouvez regarder si ce n'est pas vrai. – Je m'en moque, vous n'avez que ce que vous méritez. – Mon capitaine, un homme ne mérite jamais d'être traité comme je le suis. Si vous aviez un peu de cœur, vous le comprendriez… – Le bâillon ! mettez-lui le bâillon ! s'est écrié le tortionnaire aux trois galons. Et les chaouchs, après avoir enfoncé de force un chiffon sale dans la bouche de leur victime, lui ont entouré la tête avec des serviettes et des cordes. – Toute la nuit, nous dit Rabasse, il est resté là, jeté sur le sable comme un paquet. Et ce matin, au jour, le factionnaire, ne le voyant pas remuer, s'est approché. Il l'a secoué et s'est aperçu qu'il était mort étouffé. Aussitôt, le capitaine l'a fait mettre dans le tombereau du génie et… – Oui, nous avons rencontré l'Amiral en route. – Ah ! si tu avais vu le camp ce matin ! s'écrie le Crocodile. Tout le monde était en révolution. Vrai ! je ne sais pas comment ils sont encore en vie, les chaouchs ! – Il faudrait pourtant se décider, dit Acajou. Moi, je mets une boule noire, et toi ? Moi, je mets une boule blanche. Oui, une boule blanche. Je viens de jeter un coup d'œil sur les visages des individus qui m'entourent et, certes, si j'ai découvert quelques faces décidées, j'ai vu bien des physionomies d'indécis et d'irrésolus. Je devine que j'ai devant moi des abêtis qui n'ont même pas eu le courage d'être lâches tout de suite et qui se sont emballés, ce matin, surtout parce qu'ils ont vu éclater l'indignation de quelques crânes. Leur demi-journée d'insoumission commence à leur peser, et je sens que, malgré eux peut-être, d'un instant à l'autre, leur colère va tomber à plat. Ces moutons transformés subitement en loups vont redevenir des moutons. Je sens qu'il n'y a rien à tenter avec ces molasses. Je sens que, si nous levions nos fusils contre les assassins de Barnoux, ils se précipiteraient pour nous retenir les bras, – heureux de racheter leur rébellion par de l'aplatissement, – ou nous casseraient la tête par derrière. Et puis, je ne suis pas d'avis de recourir à la violence. Si j'avais été là ce matin, à quatre heures, quand on a relevé le cadavre, j'aurais été le premier à prêcher la révolte et peut-être à envoyer une balle dans la peau d'un des étrangleurs. Maintenant il est trop tard. Il y a une autre raison encore. En dehors de la vengeance immédiate, toujours excusable, je ne comprends la mort d'un homme que comme sanction d'une idée juste. Ici, l'exécution des misérables ne prouverait rien. Elle serait la conséquence méritée de leur férocité, et voilà tout. Si, un jour, quand l'heure sera venue de jeter par terre le système militaire, il faut répandre du sang, – et il le faudra, – on les retrouvera, les tortionnaires. Eux ou d'autres, peu importe. Tous les individus qui composent une caste sont solidaires les uns des autres. Le fait brutal est là, pourtant. Il y a eu rébellion. Depuis le matin, le camp entier refuse d'obéir aux ordres donnés par les chefs. On a poussé des cris d'indignation, on a proféré des menaces. Il est temps de mettre un terme à cette situation fausse. Se soumettre sans rien dire ? Ils sont là une douzaine qui ne le voudraient pas ; et puis, ce serait avouer implicitement qu'on a eu tort. Se plaindre ? Oui, mais à qui ? – Au général, parbleu ! s'écrie Queslier, comme je le disais pendant la route ! Je saute sur cette idée. Je sais d'avance à quoi m'en tenir sur les résultats de la visite que nous allons faire au commandant du cercle. Je ne me fais pas d'illusion sur la portée des réclamations que nous pourrons lui adresser et qu'il sera à peu près forcé de prendre, pour la forme, en considération. Seulement, le projet de Queslier a un bon côté. Le général sera obligé d'admettre, si nous poussons jusqu'à lui, que le camp d'El-Ksob a agi de bonne foi et ne s'est révolté que sous l'influence de l'indignation. Rester là, ce serait risquer de se voir accuser d'avoir tout simplement obéi à des chefs de complot dont le plan a avorté et dont on demanderait les noms, – qui seraient livrés, indubitablement. Et puis, qui sait ? c'est peut-être un brave homme, ce général ? Il est capable de forcer Mafeugnat et ses acolytes à changer de corps ; il est capable de les faire passer au conseil de guerre… Il est capable… De quoi n'est-il pas capable ? – Parbleu ! s'écrient les hommes qui m'entourent et, auxquels je viens d'exposer ces dernières idées ; allons, en route tout de suite. Tout le détachement veut se mettre en marche, immédiatement, pour arriver à Boufsa, où se trouve le général, aprèsdemain matin. Il a fallu faire entendre raison à ces enragés, – des enragés qui commençaient à voir tout en rouge, après avoir vu tout en noir, et qui ne parlaient de rien moins que de la condamnation à mort de Mafeugnat, au conseil de guerre devant lequel le ferait passer le général. Il est décidé que nous partons à six, Queslier, le Crocodile, Acajou, moi et deux autres. Nous faisons la quête pour avoir du pain pendant les deux jours que nous aurons à marcher. Chacun nous apporte un croûton ou un morceau de biscuit. Nos musettes sont à peu près pleines. – Assez comme ça, dit Acajou. Sans ça, nous engraisserions et nous ne pourrions plus doubler les étapes. Quand on n'a pas l'habitude de manger à sa faim, vous comprenez… Nous empoignons nos fusils et nous sortons du camp à la queue leu-leu. Le capitaine, qui cause sur sa porte avec les chaouchs, nous aperçoit. – Halte-là ! où allez-vous ? – Nous allons à Boufsa, porter une lettre pressée au général, répond le Crocodile. Le capitaine devient tout pâle. – Rentrez dans le camp ! Je vous défends de faire un pas de plus ! Pour toute réponse, nous nous remettons en marche. D'un bond, Mafeugnat rentre chez lui et sort avec un revolver à la main. Il lève le bras. – Si vous ne vous arrêtez pas, je fais feu ! Nous sommes à dix pas de lui et il met en joue le Crocodile. Tous ensembles, nous prenons à la main nos fusils chargés pendant que les chaouchs, Fleur-de-Gourde en tête, se précipitent dans leur cahute sous prétexte de chercher leurs armes. – Allons, va donc raccrocher ton crucifix à ressort, dit Acajou au capitaine, tu vois bien qu'il ne nous fait pas peur. C'est des noyaux de cerises qu'il y a dedans. Mafeugnat est vert de rage. Il murmure, d'une voix brisée par la colère : – Je vous ferai tous passer en conseil de guerre ! – Après toi ! crie le Crocodile. Et Acajou, qui est resté le dernier, se retourne pour lui dire en riant : – À quoi ça te sert-il de faire tes yeux en boules de loto ? On sait bien que tu n'es pas méchant ; tu ne ferais pas de mal à un lion ; tu aimerais mieux lui donner un morceau de pain qu'un coup de pied… XXIII Le général, à Boufsa, a paru indigné de ce que nous lui avons appris. Il a prescrit une enquête et nous a promis, s'il y a lieu de le faire, de punir sévèrement les coupables. En attendant, il nous a fait reconduire à El-Ksob. Nous sommes retombés sous la coupe du capitaine Mafeugnat et de ses séides, qui nous en font voir de dures. Quelle canaille, que ce Mafeugnat ! Une face jaunie par la bile, percée de petits yeux de cochon et agrémentée d'un nez enflé, pourri, en décomposition, constamment enduit d'onguents ou de pommade ; une physionomie répugnante, rongée par le vice et crispée par la méchanceté ; une tête de bourreau malade, de tortionnaire galeux, d'inquisiteur constipé. Il est toujours en train de rôder, la tête baissée, comme une hyène dans sa cage, autour de sa maisonnette. On dirait qu'il est en quête d'une étrille ou qu'il est à la recherche d'un clysopompe. L'autre jour, je suis passé à dix pas de lui. Il s'est arrêté net et m'a lancé un regard furieux. Ce n'est pourtant pas de ma faute si ses pustules ne veulent pas guérir et si les hommes de corvée trouvent vide, tous les matins, le Jules qui lui est réservé. La maladie rend irritable et injuste, je le sais bien, mais ce n'est pas une raison pour avoir l'air d'accuser les gens d'avoir jeté un sort sur vos tumeurs et d'avoir enchanté votre os iliaque. – Vous, vous m'avez l'air de filer un mauvais coton, m'a dit hier le sergent qu'on appelle l'Homme-Kelb ; avec votre air de vous ficher du monde, je crois que vous n'irez pas loin… Et ne me regardez pas comme cela, quand je vous interloque… Je n'en veux pas, de ces coups de z'yeux !… Il ne veut pas qu'on le regarde, ce sauvage poilu, moulé dans un cor de chasse. Quel dommage ! Il est pourtant bien intéressant à voir, avec sa figure blafarde d'assassin lâche, son nez en pied de marmite où pend une roupie infecte et son poil roux de Judas hirsute qui lui envahit les yeux et cache ses larges oreilles aplaties. Et le caporal Mouffe, un ignoramus aux yeux morts de poisson vidé, qui a jeté le froc aux orties pour endosser une livrée de geôlier ! C'est lui, ce Mouffe, qui a fait saisir l'autre jour un malade atteint de dysenterie qui, n'ayant pas le temps d'aller au dehors du camp, avait posé culotte à quelques pas de sa tente. Il l'a fait renverser par terre et lui a fait traîner la figure dans les excréments. Il a trouvé un homme pour accomplir cette besogne lâche, un nommé Prey, sorte de brute inconsciente, qui porte ces mots tatoués sur le front : « Pas de chance. » Quand le malade s'est relevé, il avait les mains et les bras déchirés par les pointes des cailloux sur lesquels il était tombé, et du sang coulait à travers l'ordure dont était souillé son visage. C'est lui, ce Mouffe, qui, tous les soirs, après l'appel, chaussé de chaussons de lisière, rampe autour des marabouts pour épier le moindre bruit, et qui répète toutes les cinq minutes, d'une voix nasillarde de prêtre idiot : – Je veux entendre le plus profond silence ! Quels êtres, mon Dieu ! Ah ! mieux vaudrait mille fois vivre dans les montagnes, avec les bêtes, avec les chacals et les hyènes dont on entend les hurlements, la nuit, que de passer son existence avec ces brutes qui croient être des hommes ! Et il faut trimer, avec ça, comme des nègres. Nous travaillons à la construction d'un bordj, à côté du camp. Cinq heures de terrassement le matin, quatre le soir, avec les chaouchs, revolver au côté, se promenant sans cesse le long de la tranchée, punissant ceux qui lèvent la tête, punissant ceux qui travaillent mollement, punissant ceux qui n'arrivent pas à terminer leur tâche, engueulant tout le monde à tort et à travers. Je me moque de leurs menaces ; je me fiche de leurs engueulades. D'ailleurs, ils se sont décidés à me laisser assez tranquille ; ils se sont aperçus que j'abattais ma part de turbin assez consciencieusement. Le travail ne me fait plus peur, en effet. Je me suis habitué au maniement de la pioche et de la pelle, et la multiplicité des calus a rendu la peau de mes mains aussi dure et aussi rugueuse que de la peau de crocodile. C'est très utile, de ne pas avoir l'épiderme trop délicat lorsqu'on a à remuer un sol aussi rocheux et aussi rude à entamer que celui que nous éventrons, terrain pierreux dans lequel la pioche porte à faux et rebondit sur le roc, en envoyant dans les bras des contrecoups douloureux. Il ne manque pas de gens qui n'ont pas autant de chance que moi et qui se donnent un mal du diable sans arriver à des résultats appréciables. Il y a ainsi dans mon équipe un certain Dubuisson qui pourrait facilement emporter dans ses poches, à la fin de chaque séance, toute la terre qu'il a piochée. Il a commencé par travailler avec acharnement, mais, voyant que son courage ne lui servait à rien, il s'est ralenti peu à peu et se contente maintenant de gratter légèrement le sol avec la pointe de sa pioche. Quand il a abattu de quoi remplir un képi, il prend sa pelle et se met en devoir de débarrasser la fouille. – Dubuisson ! lui crie l'Homme-Kelb, voulez-vous lancer la terre plus fort que ça ! Elle retombe toute dans la tranchée. – Sergent, ce n'est pas de ma faute. Il y a un crochet au bout de ma pelle. – Tâchez de la charger un peu plus, votre pelle ! Et baissezvous pour ramasser ces pierres ! – Impossible, sergent ; la terre est trop basse. Mettez-la d'abord sur un billard et nous verrons. – Huit jours de salle de police !… Avec le motif… Impertinence flagrante ! Dubuisson, sans rien dire, continue à tapoter autour d'une grosse pierre. Voilà trois jours qu'il la gratte, cette pierre, tout doucement. On dirait qu'il a peur de lui faire du mal. Il prétend qu'elle est collée. – Oui, sergent, collée. Ou plutôt, voulez-vous que je vous dise ? Cette pierre-là, elle n'en a pas l'air, n'est-ce pas ? Eh bien ! c'est le commencement d'un banc. On s'en aperçoit bien quand on tape dessus. Tenez… pif ! paf ! Entendez-vous comme ça résonne ? Il n'y a pas à s'y tromper, c'est la tête d'un banc de pierre. Ça s'étend peut-être à plusieurs lieues… – Huit jours de salle de police… Fichez de ma fiole, nom de Dieu ! L'Homme-Kelb s'en va, furieux. Le caporal Mouffe s'approche à son tour. – Dubuisson, je commence par vous mettre quatre jours pour nonchalance au travail, et je vais vous en mettre huit si vous ne piochez pas plus fort que ça. – Je ne peux pas, caporal ; je n'ai pas les bras assez longs. Jugez vous-même. Ce n'est pas mauvaise volonté. Vous comprenez bien que je n'y peux rien, si maman m'a fait les bras courts. L'équipe a éclaté de rire au nez du cabot et l'on a surnommé Dubuisson : Bras-Court. Sacré Bras-Court ! Petit à petit, il est arrivé à imposer sa flemme. Les chaouchs continuent à le fourrer dedans, mais ont complètement renoncé à exiger de lui un travail sérieux. Comme il est musicien, il passe son temps, sur les chantiers, à nous chanter, à demi-voix, des morceaux en vogue au moment de son départ de France. De temps en temps, quand les pieds-de-banc ont le dos tourné, il place le manche de sa pelle sur son bras gauche, comme une guitare, tandis que, de la main droite, il pince des cordes imaginaires. Je suis heureux de l'avoir à côté de moi, ce fainéant obstiné. Il me met de la joie au cœur, avec ses morceaux de romances et ses bribes d'opéra-comique. Et nous ne nous plaignons pas de faire sa tâche, d'enlever un peu plus de terre ou d'aller vider quelques chignoles de plus, pourvu qu'il nous donne ses chansons. Un peu de gaîté fait oublier tant de choses ! Nous sommes si malheureux ! D'abord, nous crevons de faim. Depuis que je suis à ElKsob, je n'ai pas fait encore un seul repas avec du pain. Ce sont des chameaux qui nous l'apportent d'Aïn-Halib, le pain, tous les deux jours, à onze heures. On se jette dessus, littéralement. À midi, je crois qu'il serait impossible de trouver, dans tout le camp, de quoi reconstituer la moitié d'une boule de son. En garder un peu pour manger avec les gamelles, ce n'est pas la peine d'y songer. D'abord, la faim fait taire la prévoyance ; elle a besoin d'être calmée immédiatement. Et puis, entre nous, nous nous volons les croûtes qui restent. On m'en a volé, j'en ai volé. La morale ? Les affamés s'assoient dessus. Pendant une demi-heure, après la distribution du pain, on n'entend sous les marabouts qu'un grand bruit de mâchoires. Chacun, en silence, tortore son bricheton jusqu'à la dernière miette. Ce n'est pas long à avaler, les trois livres de gringle ! Ce qu'il y a de malheureux, c'est qu'il ne tient pas au corps, ce pain frais. Il s'en va avec une rapidité !… On a beau faire des efforts pour le conserver, c'est comme si l'on chantait. – C'est la faute de cette cochonnerie d'eau que nous avalons, déclarent, en hochant douloureusement la tête, des désolés qui, une heure à peine après avoir briffé leur boule, reviennent d'un endroit écarté en boutonnant leurs pantalons. C'est vrai, c'est la faute de l'eau que nous buvons, une eau saturée de magnésie, que les mulets vont chercher à un puits creusé dans une coupure, au pied d'une montagne. Elle débilite d'une façon effrayante, cette eau ; elle vous flanque des diarrhées atroces – quand ce n'est pas la dysenterie. – On a toujours l'estomac vide avec cette eau-là. On digère en mangeant. On fait la pige aux canards. Ah ! ils seraient à leur aise, ici, ceux qui prétendent que la liberté du ventre est la première des libertés ! La gamelle ne contient qu'une chopine d'eau chaude sur laquelle flottent deux tranches de pain et qui recouvre un morceau de viande gros comme le pouce. On trouve aussi, quelquefois, tout au fond, une douzaine de haricots qui, après avoir passé vingt-quatre heures dans la marmite, pourraient encore servir pour tuer des piafs, avec une fronde. « Comme les hommes sont bien nourris, a le toupet d'écrire le capitaine Mafeugnat dans les rapports que le caporal Fleur-de-Gourde, qui fait fonction de secrétaire, nous lit tous les jours, à midi, on peut exiger d'eux une grande somme de travail. Sur les quatre heures de repos ou de sieste, on prendra tous les jours une ou deux heures qui seront consacrées à des travaux nécessaires à l'amélioration du camp. » Et, quotidiennement, une décision ridicule émaillée de citations latines nous indique l'ouvrage à entreprendre. « Aujourd'hui, le détachement ira faire une corvée de bois ; les hommes seront envoyés de différents côtés, deux par deux. Numero Deus impare gaudet. » – « Aujourd'hui, le détachement divisé en trois parties coram populo, muni d'outils ex æquo, se rendra sur la route d'Aïn-Halib pour arracher des pierres ad hoc. » – Quel idiot ! s'écrie Rabasse ; ce qui me fait rager, moi, ce n'est pas tant d'être sur pied du matin au soir, que de me voir commandé par un imbécile de cette trempe-là ! Dire qu'on flanque des galons à des ânes pareils ! Moi, ce qui me fait rager, dans cet affreux camp d'El-Ksob, c'est chaque chose en particulier et tout en général. Je ne suis pas le seul, d'ailleurs ; presque tous les hommes du détachement, surmenés et agacés, sont surexcités d'une façon effrayante. Nous sentons peser sur nous la surveillance la plus étroite, l'espionnage le plus atroce. La moindre faute, le moindre écart, sont punis avec une sévérité exagérée. La fatigue et la faim sont érigées en système. Nous ne dormons qu'une nuit sur deux : tous les soirs, sur les cinquante hommes présents à l'effectif, on en commande vingt-quatre pour la garde. Il faut aller monter la faction à tous les coins du camp et jusque sur les montagnes, pour se remettre, le lendemain, au travail éreintant. Il devient de plus en plus dur, ce travail. Les chaouchs, au lieu d'avoir le revolver au côté, l'ont maintenant à la main et parlent, cinquante fois par séance, de vous brûler la cervelle. Craponi, qui est revenu d'Aïn-Halib, et qui nous a pris en grippe, Rabasse et moi, nous met régulièrement en joue deux fois par heure. Seulement, ils n'osent guère mettre leurs menaces à exécution, les couards. Ils lisent dans nos yeux notre exaspération. Ils savent bien qu'au premier coup de revolver toutes les pioches se lèveraient et que ce n'est pas dans le sol que leurs pics iraient s'enfoncer. – Mais tire donc ! a crié le Crocodile au caporal Mouffe qui le couchait en joue, tire donc, si tu as du cœur !… Hein ! tu canes ! taffeur ! Ah ! ah ! ça serait plus vite fait qu'une horloge, va, de te faire un talus dans le dos, si tu me manquais ! Le capitaine Mafeugnat, informé de l'irritation des esprits, n'a pas cédé. De l'intérieur de sa maison où il se tient enfermé, deux revolvers chargés sans cesse à sa portée, il continue à prescrire les mesures les plus rigoureuses. Il vient d'envoyer au Dépôt, en prévention de conseil, pour vol de vivres, deux malheureux qui avaient ramassé, autour de la cuisine, une dizaine de pommes de terre avariées. Il a eu aussi une idée de génie : il a interdit l'usage du pas accéléré ; nous ne devons plus marcher qu'au pas gymnastique. Le pas gymnastique partout : à l'intérieur ou à l'extérieur du camp, au travail, en corvée ; il faut courir pour aller chercher sa gamelle, courir pour la rapporter, courir pour aller remplacer un camarade en faction, courir pour aller aux cabinets, courir pour porter du mortier aux maçons. Nous vivons les coudes collés au corps, les jarrets raidis, les cuisses successivement levées horizontalement. On nous prendrait pour des fous. Nous semblons des monomanes de la course. Nous avons l'air d'avoir le délire de l'allure rapide. Et il ne faut pas s'amuser à jouer avec cette décision stupide. Les peines à appliquer aux délinquants sont arrêtées d'avance : quatre jours de prison au premier qui use du pas accéléré ; huit jours en cas de récidive ; quinze jours à la troisième fois. C'est très joli, tout ça, évidemment. C'est même trop beau pour durer. Justement les chaouchs redoublent de méchanceté ; ils viennent, paraît-il, de recevoir de mauvaises nouvelles. L'affaire Barnoux n'a pu être étouffée et le conseil de guerre réclame les bourreaux. L'Homme-Kelb, qui ce soir est chef de poste, se promène de long en large, en tirant rageusement les poils de sa barbe, devant les tombeaux sous lesquels sont étendus une douzaine de prisonniers. Acajou, qui est du nombre, lui demande la permission de sortir un instant pour aller satisfaire ses besoins. – Non ! vous profitez de cela pour aller causer avec les autres. C'est interdit par les règlements. Un homme puni ne doit pas avoir de rapports avec ses camarades. – Cependant, sergent… – Foutez-moi la paix. Chiez au pied de votre tente ; un homme de garde enlèvera ça avec une pelle. Acajou s'exécute. Et, quand il a fini, il interpelle le sergent qui a continué sa promenade et se trouve au bout du camp. – Sergent !… sergent !… – Qu'est-ce que vous voulez ? nom de Dieu ? vocifère l'Homme-Kelb. – Une poignée de ta barbe pour me torcher le cul. Le pied-de-banc s'est précipité sur l'avorton et, au milieu des huées générales, lui a mis les fers aux pieds et aux mains. – Tue-moi donc aussi, comme Barnoux ! crie Acajou. Va donc ! Un crime de plus ou de moins, qu'est-ce ça te fait ? Metsmoi donc le bâillon, eh ! barbe à poux ! – Oui ! je vous le mettrai, le bâillon, nom de Dieu ! hurle le chaouch. Ah ! vous avez l'air de vous moquer de moi parce qu'on vous a dit que je passais au conseil de guerre pour avoir fait mon devoir ? Ça ne m'empêchera pas de le faire, mon devoir, nom de Dieu ! et jusqu'au bout, sacré nom de Dieu ! Et j'en bâillonnerai encore, des Camisards ! Tous les hommes sont sortis des tentes et, au milieu du camp, se sont mis à hurler : – À l'assassin ! à l'assassin ! à l'assassin ! L'homme-Kelb, pris de peur, a abandonné sa victime et s'est sauvé. Le lendemain matin, nous sommes entrés vingt en prison. Nous avions l'intention de nous rebiffer, mais, réflexion faite, nous n'avons rien dit. Qu'est-ce que ça peut nous fiche, la prison ? Nous sommes sûrs maintenant que les tortionnaires vont passer devant le conseil de guerre. Nous sommes contents. Nous sommes restés quinze jours sous les tombeaux, faisant sept heures par jour d'un peloton de chasse épouvantable, crevant de faim. – Ce qu'on déclare ballon ! s'écrie de temps en temps BrasCourt qui fait sans doute allusion, en employant cette expression métaphorique, au gaz qui contribue seul à gonfler son abdomen. Sérieusement, je commence à avoir les dents gelées. C'est vrai ; je ne sais vraiment pas comment nous arrivons à nous soutenir. Nous souffrons de la soif, aussi, car la chaleur est accablante, et nous recevons à peine, par jour, le litre d'eau réglementaire. Mafeugnat a défendu expressément de nous en donner une goutte de plus, même pour laver notre linge. Nous ne le lavons pas. Nous sommes mangés vivants par les mies de pain à ressorts et par les pépins mécaniques. Un beau matin, un convoi est passé, qui a emmené les bourreaux à Tunis. L'officier qui a remplacé le capitaine Mafeugnat a fait sortir de prison tous les hommes punis. – Qu'est-ce que tu crois qu'ils attraperont, Mafeugnat et ses acolytes ? me demande Queslier d'un air gouailleur. – Ma foi, je ne sais pas. – Moi je le sais. Ils seront acquittés, comme je te l'ai déjà dit. Veux-tu parier ? Je parie un demi-biscuit. Il a eu raison, le sceptique. Deux mois après, nous avons appris qu'ils avaient été non seulement acquittés, mais qu'on les avait fait passer dans un régiment, en leur accordant des éloges pour leur conduite intrépide. XXIV C'est le lieutenant Ponchard, cet officier que j'avais vu pour la première fois à Aïn-Alib, le 14 juillet, qui a remplacé à ElKsob le capitaine Mafeugnat. Tout nouvellement arrivé de France, n'étant jamais sorti du Dépôt où il n'avait pas exercé de commandement direct, il n'a pas eu le temps d'acquérir la dureté et la sécheresse de cœur dont ses collègues se font gloire. On a fait descendre d'Aïn-Alib, avec lui, des gradés dont la sévérité et la violence n'ont rien d'exagéré. La fleur des pois des chaouchs. Par le fait, eu égard surtout au triste état dans lequel nous nous trouvions il y a quelques jours à peine, nous ne sommes pas trop malheureux. En dehors des heures de travail, on nous laisse à peu près tranquilles. Nous jouissons d'une certaine liberté – la liberté au bout d'une chaîne. Nous continuons à déclarer ballon, par exemple. Ah ! oui, nous claquons du bec sérieusement. – Maintenant, si l'on pouvait manger à peu près à sa faim, disait l'autre jour Rabasse, on n'aurait pas trop à se plaindre… Mais comment faire pour arriver à un pareil résultat ? À force de se creuser la tête et de retourner la question sous toutes ses faces, il est arrivé à découvrir un moyen : il s'est abouché en secret avec l'un des sapeurs du génie qui surveillent les travaux du bordj, et le sapeur, alléché par la promesse d'une forte prime, a consenti à se laisser adresser une certaine somme dont il remettra, en nature, le montant au disciplinaire. – Oui, mon cher, m'a dit Rabasse qui m'a fait part de sa combinaison, j'ai été obligé de lui promettre vingt-cinq pour cent. Et encore, il s'est fait tirer l'oreille, l'animal. Crois-tu que c'est assez salaud, des individus pareils ? Dame ! c'est un bon soldat, celui-là ; il est inscrit sur le tableau d'avancement ! Il verrait crever de soif un Camisard qu'il ne lui donnerait pas un verre d'eau, mais pour dix francs, il lui passera un litre d'absinthe. C'est joli, la solidarité dans l'armée. – À ta place, ai-je répondu, je le dénoncerais, quitte à perdre mon argent. Il ne l'aurait pas volé. – Bah ! qu'est-ce que tu veux ? Mieux vaut encore passer par là et ne pas crever de faim. Je commence à en avoir assez, vois-tu, d'entendre hurler mes boyaux. Moi aussi. Je pourrais, un jour sur deux, mettre mon estomac en location ou laisser mon tube digestif au vestiaire. Ce que j'ai souffert de la faim, dans ce satané pays !… – Tu devrais faire comme moi, a conclu Rabasse, et te faire envoyer de l'argent. Pourquoi pas ? Seulement, voilà : je ne sais pas par qui m'en faire envoyer. Mes parents ? Je les ai saqués d'une sale façon, il y a déjà longtemps ; d'ailleurs, pour rien au monde, je ne voudrais leur demander un sou… Alors, quoi ?… Paf ! voilà que mes souvenirs qui se sont mis à danser une sarabande dans mon cerveau d'affamé s'abattent sur la figure d'un cousin éloigné ; un brave garçon, que je n'ai pas vu depuis longtemps, mais qui m'a toujours porté un certain intérêt. Est-ce une raison pour croire qu'il va s'empresser de déposer son offrande sur l'autel de ma fringale ? Puis-je espérer que la victime viendra elle-même tendre au couteau, qui ne demande qu'à l'ouvrir, non pas sa gorge, mais sa bourse ? Essayons. Je joue du cousin. Je lui écris une lettre insidieuse et apitoyante. Je le prends par tous les bouts ; je le tâte de tous les côtés. J'ai l'air d'un rétiaire qui cherche à envelopper l'ennemi de son filet pour le percer de son trident. Quatre pages ! c'est assez. Je ne lui dis pas, dans ces quatre pages, que je suis aux Compagnies de Discipline. Je ne veux pas effaroucher sa pudeur, mettre en déroute ses instincts honnêtes de bon bourgeois, le forcer à coller les mains sur ses yeux. – J'aime bien mieux qu'il les mette à sa poche. – Je lui raconte une petite histoire : J'ai été envoyé dans le Sud, tout dans le Sud, pour escorter une mission scientifique chargée d'étudier les inscriptions romaines gravées sur les sables du désert. Il n'y a pas de bureaux de poste, dans ce pays-là. « Il y en aura peutêtre un jour ; espérons-le du moins, cher cousin. » En attendant, je serais très heureux si mon excellent parent consentait à m'envoyer une certaine somme au nom du sapeur Bompané qui me la fera parvenir sans faute. J'esquisse même un léger portrait du sapeur : la crème des honnêtes gens, un cœur d'or ; tout est sacré pour lui, etc. Je n'écris pas à mon père, ni à mon oncle, parce que je ne voudrais pas qu'ils se fissent du mauvais sang en me sachant si loin ; je ne sais pas au juste quand se terminera notre voyage. J'ai tout lieu de croire, cependant, que nous ne pousserons pas jusqu'aux sources du Nil. Relisons un peu, pour voir. C'est ça, c'est ça… tout y est : la chaleur, les gazelles, les palmiers, les chameaux. « Tous les jours, nous mangeons un bifteck de chameau… Quelquefois, nous sommes pressés par la soif. Que faisons-nous ? Nous ouvrons la bosse d'un chameau, ce réservoir dont la Providence a gratifié le vaisseau du désert, et nous nous désaltérons en remerciant Dieu… Les chameaux restent quarante jours sans manger. C'est très curieux. » Je parle aussi des lions ; je consacre deux lignes à la hyène et une phrase entière au boa constrictor. Allons, ça n'a pas l'air d'aller mal… Ah ! sacré nom d'une pipe ! j'ai oublié l'autruche ! Ça fait pourtant rudement bien, l'autruche ! Vite : « À l'approche du chasseur, l'autruche enfouit sa tête dans le sable. » Maintenant, ça peut marcher. Voila une lettre, au moins, qui prouve que les pays que je visite font quelque impression sur moi. J'éprouve des sensations. Je ressens quelque chose là, là, au spectacle des tableaux grandioses de la nature. Je ne vais pas le nez en l'air, comme un imbécile, sans rien voir, sans penser à rien. Ah ! mais non. Je sens, je vois, je vois même très bien ; et la preuve, c'est que je vois absolument comme tous ceux qui ont vu avant moi. En relisant Buffon, mon cousin pourra constater que je ne le trompe pas. Je porte ma lettre au vaguemestre et j'attends. Je sais que je ne pourrai pas avoir de réponse avant une dizaine de jours. Nous travaillons toujours à la construction du bordj, un quadrilatère garni de casemates couvertes de voûtes en pierres et défendu par des bastions, aux deux angles opposés. Le travail est moins dur, maintenant que nous n'avons plus sur le dos la bande des étrangleurs ; seulement, il est plus compliqué. Le lieutenant du génie, qui est un roublard, a embauché quelques Italiens pour la maçonnerie et nous a chargés, nous, d'extraire la pierre des carrières et de fabriquer la chaux et le plâtre nécessaires. Nous avons établi des fours et, pendant que les uns les remplissent, les autres s'en vont faire dans la montagne la provision de bois indispensable. On ne nous escorte pas dans nos pérégrinations et, pourvu que nous revenions avec un fagot à peu près raisonnable, personne ne nous chicane. Nous n'abusons pas outre mesure de la liberté qui nous est laissée ; nous en abusons un peu, naturellement, car l'homme n'est pas parfait et l'affamé moins que tout autre ; mais nous nous bornons à dévaliser par-ci par-là un Arabe dont les bourricots sont chargés de dattes, ou à enlever un agneau que nous faisons rôtir dans un ravin. Il y a aussi, derrière les montagnes, des jardins plantés de figuiers où nous allons pousser des reconnaissances assez souvent. Les Arabes se sont aperçus que leurs fruits disparaissaient comme par enchantement et se sont mis à monter la garde. Au lieu de les détrousser en cachette, nous les avons détroussés en leur présence et, comme ils ont fait mine de se rebiffer, nous leur avons flanqué une volée. Là-dessus, ils ont été se plaindre au camp, où le factionnaire, naturellement, les a reçus à coups de crosse. Les indigènes l'ont trouvée mauvaise ; ils ont pris le parti de déposer une plainte au bureau arabe, à Aïn-Halib. Et, lorsque nous sommes retournés dans les jardins pour faire notre petite provision, nous avons trouvé un vieil Arabe qui nous a fait voir de loin un bout de papier sortant à demi d'un étui de cuir qu'il portait sur la poitrine. Le vieillard nous a fait comprendre que ce papier lui donnait le droit de nous faire mettre en prison, si nous persistions à pénétrer sur ses terrains sans son autorisation. – Tiens, c'est drôle, me dit le Crocodile. Qu'est-ce que ça peut être que ce papier-là ? – Je ne sais pas, mais c'est bien facile à voir. Et je m'approche du vieux, qui recule en faisant de grands gestes. Il déclare qu'il a payé son papier cent sous au bureau arabe et qu'il ne le laissera pas prendre. Je lui explique que je ne tiens pas du tout à le lui prendre, mais que je voudrais bien le voir, même d'un peu loin. L'Arabe se retire à l'écart, sort son papier de l'étui, le déplie soigneusement et me le montre, à trois pas. J'en reste bleu. C'est une page de la Dame de Montsoreau ! – Et tu as payé ça cent sous ? L'Arabe me fait un signe affirmatif. – Douro, douro. Le Crocodile me frappe sur l'épaule. – Épatant, hein ? Et dire qu'on fait passer des hommes au conseil de guerre pour avoir perdu une brosse ou volé des pommes de terre. Un beau jour, on nous remplace dans nos fonctions de bûcherons et de chaufourniers par des indigènes qui rapportent du bois sur des bourricots et qui font de la chaux à la grâce de Dieu. Pour nous, nous sommes employés simplement à servir les maçons. Qu'est-ce que ce changement peut signifier ? Un sapeur, sur les chantiers, nous donne la clef de l'énigme. Le lieutenant du génie attend un général inspecteur des travaux. Or, comme il marque régulièrement et quotidiennement sur ses livres de comptes trente journées d'indigènes porteurs de bois et trente journées d'indigènes chaufourniers, il ne se soucie guère d'être pris en flagrant délit de contradiction avec lui-même. Il tient à établir, pour un ou deux jours, dans la pratique, l'équilibre qu'il a établi théoriquement entre les recettes et les dépenses. Le général est passé, a examiné, a félicité et s'est retiré on ne peut plus satisfait, promettant au lieutenant la croix qu'il a si bien méritée. Le soir même, les Arabes ont été congédiés et n'ont plus figuré, à l'état d'auxiliaires, que sur les livres où des états de solde sont dressés périodiquement. Quel roublard, cet officier du génie ! – Il la connaît dans les coins, dit Bras-Court en hochant la tête, le soir, quand nous sommes réunis dans un coin du camp pour causer ou écouter des contes. – Tout ça, voyez-vous, dit Acajou d'un ton sentencieux, c'est voleur et compagnie. Seulement, il vaut mieux ne pas dire tout haut ce qu'on en pense… Ah ! à qui le tour de raser ? À toi, l'Amiral ! L'Amiral secoue la tête. Ce n'est pas à son tour. Queslier qui est assis sur une pierre, dans un coin, pensif, a l'air de se réveiller en sursaut. – À qui le tour ?… C'est une histoire que vous voulez ? Eh bien ! je vais vous en raconter une. Elle est drôle ; vous allez voir. Et puis, c'est une histoire de voleurs, ça fera votre affaire. Écoutez : « Il y avait une fois un juif arabe qui s'appelait Choumka. Il était de Karmouan, une grande ville dont vous devez avoir entendu parler, si vous ne la connaissez pas. C'était un de ces industriels comme vous avez pu en voir partout, surtout au commencement de l'expédition ; suivant les colonnes, se promenant dans les villes de garnison porteur d'un méchant éventaire, criant : « Grand bazar ! À la bon marché ! À la concurrence ! Kif-kif madame la France ! » vendant du papier à cigarettes, l'article de Paris, la goutte et l'épicerie ; – la graine des mercantis, enfin, pelotant les soldats, les sous-officiers et les officiers, à mesure qu'ils avancent dans le commerce et devenant parfois fournisseurs des denrées d'ordinaire en même temps que procureurs pour les états-majors. « En 1883, les fonctionnaires compétents de la subdivision de Jouffe et le général E… qui la commandait, devaient adjuger à un ou plusieurs particuliers la fourniture des subsistances et des moyens de transport pour tous les postes situés entre Jouffe et Karmouan, sur un parcours d'environ 150 kilomètres. Il y avait là des millions à extorquer à l'État. Les gros bonnets le comprirent bien et se demandèrent pourquoi ils ne s'adjugeraient pas à eux-mêmes cette entreprise à laquelle on pouvait ajouter, d'ailleurs, celle de toutes les fournitures militaires : viande, alfa, orge et fourrages. Il n'y avait qu'une difficulté : l'adjudication était publique et il était difficile d'être en même temps adjudicateur et adjudicataire. L'état-major de Karmouan eut une idée splendide : il désigna à celui de Jouffe un individu qui pourrait servir d'homme de paille. Cet individu était Choumka. L'idée fut fort goûtée et Choumka fut accepté avec enthousiasme, entre la poire et le fromage d'une orgie dont il avait sans doute procuré l'élément féminin. « Tout le monde était émerveillé. Ce que c'était que le commerce ! Choumka, le mercanti, celui qui avait vendu la goutte aux soldats derrière la Kasbah, était devenu fournisseur de toutes les subsistances militaires et des moyens de transport ! Il avait un parc d'arabas à Jouffe, un autre à Karmouan ! Que n'avait-il pas ? Il avait tout ! « Ça alla bien assez longtemps. Les bailleurs de fonds et le titulaire de l'adjudication s'entendaient comme larrons en foire. Ce dernier se contentait de la part que le lion voulait bien lui laisser, sans préjudice de la vente – combien de fois répétée – des mêmes bottes d'alfa ou de foin et des mêmes sacs d'orge, qui ne sortaient de ses magasins que pour y revenir, le soir même, sur des prolonges escortées d'un maréchal des logis ou autre adjudant. Choumka était aussi fournisseur des matériaux pour le génie, pierres, chaux, plâtre, etc. Il sut obtenir les bonnes grâces du commandant supérieur du cercle et se fit donner des hommes de corvée qui travaillèrent à lui construire une maison sur une des places de la ville. Un bataillon d'infanterie fournissait les hommes ; le génie, les plans et devis, les outils et les ma- tériaux ; la maison avançait rapidement ; c'était une sorte de villa que devait habiter plus tard l'état-major… « Quelle mouche les piqua tous, tout d'un coup ? Quelle est la moukère que Choumka ne put ou ne voulut procurer pour une petite soirée à la Poste ? – C'était là qu'avaient lieu les orgies et tous les hommes de mon bataillon qui ont pris la faction au Trésor ont vu défiler les bacchanales. – Toujours est-il qu'on se fâcha. On enleva les outils du génie qui se trouvaient dans la bâtisse, on supprima les hommes de corvée. Choumka, qui était évidemment devenu quelqu'un et qui s'était enrichi à nombre de tripotages, eut l'air de se moquer carrément de ces messieurs. Il prit des ouvriers italiens et arabes et continua tranquillement sa maison. « L'état-major fut piqué au vif. Il résolut de se venger et de jouer quelque bon tour à l'insolent qui le narguait. Une occasion magnifique se présentait ; un sergent-major du génie venait justement de déserter avec une forte somme d'argent, et s'était embarqué à Jouffe dans un tonneau. On fit un inventaire au génie ; il manquait des outils. On fit des perquisitions et l'on trouva chez Choumka quelques pelles ou quelques pioches qui y avaient été oubliées – ou rapportées intentionnellement. – On mit Choumka en prison. Il se rebiffa, menaça de vendre la mèche. Alors, on voulut le faire sortir. Mais, tout d'un coup, il refusa. Il déclara que, puisqu'on l'avait mis en prison pour vol, il voulait qu'il y eût jugement ; et, malgré toutes les démarches tentées pour le dissuader, il ne voulut pas en démordre. Il intenta enfin un procès au général E. et à ses acolytes et fit venir à Jouffe un grand avocat de Paris. On se figurait que Choumka n'avait ni livres ni comptabilité ; tout au contraire, il produisit des registres d'entrée, de sortie, de doit et d'avoir on ne peut plus en règle. On avait devant soi un véritable négociant. L'affaire vint devant le conseil de guerre séant à Jouffe qui, quoi qu'il en eût, fut forcé d'accorder à Choumka des dommages- intérêts très considérables payables par le général E. et consorts, qui ne tardèrent pas à se voir rappelés en France. « Choumka, lui, est toujours adjudicataire de toutes les fournitures ; mais, maintenant, c'est parce que, grâce à sa fortune, il n'a plus de concurrents à redouter ; il détient tous les moyens de transport. Il va par Karmouan en burnous de soie, avec montre, chaîne et breloques en or massif au gousset. Sa maison est superbement finie et les officiers de la garnison y sont ses très humbles locataires. – Voilà ». Acajou, riant d'un rire sardonique, donne la moralité : – C'est un adroit filou qui en a roulé d'autres comme des chapeaux d'Auvergnats. – Ah ! parbleu ! s'écrie Rabasse, on l'a dit et c'est rudement vrai : les armées permanentes sont une cause permanente de démoralisation. Tant qu'elles existeront… – Oui, dit Queslier. Et elles existeront tant que la Révolution sociale ne les aura pas flanquées par terre. Ah ! ça ne serait pas malin, pourtant, vois-tu ; il y en a tant, de malheureux, qui ne demandent qu'à laisser là le pantalon rouge pour retourner chez eux ! Je suis sûr qu'avec un simple décret… J'interviens. – Laisse-moi faire une supposition, Queslier. Je suppose que la Révolution soit faite. On a décrété l'abolition des armées permanentes. Le décret est porté à la connaissance d'un colonel commandant un régiment dans une ville quelconque. Aussitôt, il fait réunir ses deux mille hommes et leur lit la décision en question. Les deux mille hommes sont disposés à partir, n'est-ce pas, Queslier ? et joyeusement, encore ? – Naturellement. – Oui. Mais le colonel fait suivre sa lecture de ces quelques mots : « Que ceux qui veulent abandonner le drapeau, délaisser les intérêts supérieurs de la patrie, que ceux-là s'en aillent. Mais qu'ils restent, ceux qui ne veulent pas déserter le champ d'honneur, qui veulent rester fidèles au devoir militaire et bien mériter de leur pays ! » Alors, sur ces deux mille, sais-tu combien sortiront des rangs ? Cinquante, à peine ! Et si le colonel crie aux autres : « Fusillez-moi ces cinquante hommes ! » ce sera à qui, parmi les dix-neuf cent cinquante, se précipitera pour les coller au mur ! Queslier réfléchit un instant. – Oui. C'est vrai. À moins que, sur les cinquante hommes, il ne s'en trouve un qui lève son fusil et envoie une balle dans la peau du colonel. Alors, tout le régiment partirait. Oui, il faudrait ça… c'est malheureux, pourtant !… Peut-être. Mais à qui la faute si, aux yeux de la foule, le Droit lui-même doit chercher sa sanction dans la force – la force inutile souvent, et bête quelquefois ? – À qui la faute si le peuple ne comprend pas encore qu'on puisse imprimer le sceau de l'éternité, autrement qu'avec du sang, sur la face des révolutions ? C'est l'aveuglement des peuples – ces parias hébétés par la misère et l'ignorance, ces souffrants dont les passions ont toujours, au fond, quelque chose de religieux – qui réclame de la foi révolutionnaire des sacrifices sanglants et des scapulaires rouges. XXV – Dis donc, toi, pourquoi as-tu cassé le manche de ta pioche, hier ? – Moi ! j'ai cassé un manche de pioche ? – Viens voir un peu ici, si ce n'est pas vrai. C'est le sapeur du génie Bompané qui m'interpelle et qui m'entraîne dans la casemate où l'on serre les outils tous les soirs. Qu'est-ce qu'il me chante, avec sa pioche ? – C'est une blague. Seulement, je voulais te parler sans attirer l'attention des pieds-de-banc. J'ai reçu ce matin une lettre d'un de tes parents, avec un mandat. Il y a une feuille pour toi. Tiens, la voilà. C'est la réponse du cousin. Il se déclare prêt à me faire parvenir tous les mois une certaine somme, par les voies que je lui ai indiquées. Il me souhaite une bonne santé et m'engage à manger du chameau le moins souvent possible. On lui a dit que c'était échauffant. Brave cousin ! il me demande aussi un peu plus de détails sur le pays. Je lui en donnerai des flottes. Je lui apprendrai comment on fabrique le couscous. Un post-scriptum : « Tu me rembourseras les sommes que je t'avancerai jusqu'à ta libération, à ton retour, lorsque tu auras réglé tes comptes ». C'est entendu. Maintenant, je vais pouvoir mastiquer à ma fantaisie. Il n'est vraiment pas trop tôt. Bompané doit me passer un pain tous les deux jours et, de temps en temps, un litre de vin ou d'absinthe. Après la misère, l'orgie. Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, qui jouisse du bien-être, qui me plonge dans les délices. Plusieurs de mes camarades ont usé du même moyen que moi et, soit par l'entremise des sapeurs du génie, soit par celle des ouvriers italiens, se sont fait envoyer de l'argent. – Est-ce que les purotains peuvent y mettre un doigt ? est venu demander Acajou qui, les dents longues et l'estomac creux, est entré l'autre jour dans le marabout où nous recevons mystérieusement nos provisions. Bien entendu. Pique dans le tas, mon gars, et avec la fourchette du père Adam, encore. Seulement, ne boulotte pas tout ; il faut que tout le monde vive. C'est Voltaire qui a dit ça. Ça n'étonne pas Acajou ; du reste, il est trop bien élevé pour se flanquer une indigestion. Il prétend que, rien que pour la santé, il vaut mieux rester sur sa faim. – Drôle de monture ! Nous sommes une cinquantaine, maintenant, au détachement, depuis qu'on y a fait descendre une douzaine de bleus récemment arrivés de France ; et sur ces cinquante, je ne crois pas qu'on en trouverait cinq disposés à se plaindre du régime que nous supportons. Nous n'avons presque rien à faire en dehors des heures de travail au bordj, nous nous arrangeons de façon à ne pas crever de faim ; nous buvons un petit coup de temps en temps et nous fumons comme des locomotives. Réellement, pour des forçats, nous ne sommes pas mal. Le lieutenant Ponchard, satisfait probablement de se voir chef de détachement et de ne relever que de lui-même, se confine de plus en plus dans sa maison où, paraît-il, il se flanque de jolies cuites avec les pieds-de-banc qui, de leur côté, nous laissent à peu près livrés à nous-mêmes. Nous l'apercevons de temps à autre, se promenant dans les environs du camp, bras dessus, bras dessous, avec son ordonnance. Un soldat de l'armée régulière, cette ordonnance, comme toutes celles des officiers sans troupes – et les Compagnies de Discipline ne sont considérées que comme des troupes irrégulières. Depuis quelque temps, il tranche du maître, ce larbin louche ; il prend l'habitude de nous surveiller du coin de l'œil et de fournir sur nous, à son patron, des rapports plus ou moins exacts. Il a même eu le talent de faire mettre en prison cette brute de Prey qui lui avait fait un compliment équivoque. – C'est moi que vous injuriez en insultant mon ordonnance ! est venu dire, d'une voix empâtée, le lieutenant Ponchard, ivre à ne pas se tenir debout. Prey, je vous mets quinze jours de prison. Et Prey a monté son tombeau… d'où l'officier l'a fait sortir le lendemain, après lui avoir fait subir un interrogatoire. – Vous êtes-vous bien rendu compte de ce que vous avez dit hier ? – Non, mon lieutenant. – Alors, vous êtes fou ? – J'sais pas, mon lieutenant. J'étais de faction, à deux pas. L'officier s'est tourné vers moi, l'œil encore allumé par la soulographie de la veille. – Et vous, factionnaire, croyez-vous qu'il soit fou ? – Oui, mon lieutenant, je le crois. – Alors, qu'il s'en aille… El-Ksob n'est pas une succursale de Charenton. Et il est parti en riant. Je n'ai pas menti. Prey est bien un fou, un pauvre fou. Aucune proportion entre les lignes de cette face bestiale qui porte tatoué : « Pas de chance » sur le front où descendent des cheveux hérissés ; le maxillaire inférieur avançant sur le supérieur et laissant entrevoir la pointe acérée des canines ; les yeux injectés de sang. On sent que, chez cet être au cerveau déséquilibré, la conscience n'existe pas. On sent que, dans sa naïveté cynique, il n'hésiterait pas à se servir, pour étendre du fromage sur son pain, du lingre à la virole encore rouge avec lequel il aurait suriné, la veille, un pante au coin d'une borne. – Un de ces prédestinés des fins lugubres, poussés vers le crime par une fatalité inéluctable, et sur le berceau desquels le couperet sinistre de la guillotine a projeté son ombre triangulaire. Je connais peu de sa vie. Le peu qu'il en sait lui-même et qu'il m'a raconté en riant, d'un air triste, avec des expressions baroques, magnifiques et atroces, qui font couler dans le dos le froid d'une lame de couteau et qui jettent parfois comme un rayon d'or sur des remuements de boue : le père au bagne, la mère indigne, la maison de correction à treize ans… Toute l'épopée lamentable d'un de ces parias dans la pauvre âme desquels la société ne sait pas voir et dont elle jette un jour le cadavre, la bourgeoise jouisseuse, dans le panier sanglant du bourreau. Il tuera, ce Prey, il tuera ; et, quand il aura payé sa dette – la dette de l'hérédité sombre et de son organisme morbide – des savants viendront, qui pèseront soigneusement son cerveau d'assassin, qui l'étudieront au microscope, qui déclareront que le criminel n'était que l'instrument aveugle d'une cause hors de lui et qu'il était irresponsable. Pauvre homme !… Ça ne fait rien, l'officier me prend pour un blagueur ; il me l'a dit carrément. – Vous croyiez que j'étais saoul, l'autre jour, quand vous m'avez dit que Prey était fou ? Vous êtes un fumiste… Mais vous avez raison d'essayer de tirer vos camarades de prison. À votre place, j'en ferais autant. C'est bien possible. D'autant plus possible qu'il a l'air de s'abrutir de jour en jour davantage. Un abrutissement doux d'ivrogne larmoyant, un laisser-aller compatissant de gaga expansif. Presque tous les soirs, après la soupe, il vient nous retrouver dans le coin du camp où nous avons pris l'habitude de nous réunir. Il écoute nos histoires, nous distribue du tabac et, quand il est gris comme un Polonais, nous fait chanter en chœur. – Chantez quelque chose de cochon… Moi, je n'aime que ce qui est cochon… Il accompagne au refrain. – Allons, encore une fois ! Je vous donnerai trois paquets de gros tabac… On dit que la reine des garces est morte, Est morte comme elle a vécu… À la fin, il essuie une larme d'attendrissement qui roule au bord de sa paupière rouge. – C'est tout de même trop cochon… Enfin, moi, je n'aime que ce qui est cochon… Heureusement qu'il n'y a pas de demoiselles ici, n'est-ce pas, toi ? Et il regarde son ordonnance qui est venu lui nouer un foulard autour du cou pour l'empêcher d'attraper un rhume… Après les chansons, on fait de longs récits, – des récits pornographiques. Ils se prolongent souvent très avant dans la nuit, ces contes sales, bien après l'heure du coucher, après l'heure de l'appel du soir qu'on ne sonne pas, le plus souvent. Et, au milieu de l'obscurité grandissante, dans la nuit que percent les feux des prunelles enflammées, on voit de temps en temps se lever des hommes qui se prétendent fatigués, qui se retirent dans leurs marabouts, qui sortent du camp, par couples, l'un suivant l'autre rapidement, sous des prétextes quelconques. On les blaguait, tout d'abord ; maintenant, on ne les blague plus. C'est tout au plus si l'on se pousse du coude quand on les voit partir. Le mépris a fait place à l'envie. – Pourquoi que tu ne te fais pas une gigolette ! m'a demandé l'autre jour le Crocodile, qui en est. Dame ! je sais bien, c'est un peu… Enfin, quoi ? ce n'est pas de notre faute si nous n'avons pas de grives et si nous sommes forcés de prendre des merles… XXVI Je suis plus malheureux que les pierres. Il s'agrandit de jour en jour, le trou que creuse depuis si longtemps dans mon âme le pic impitoyable de l'ennui. Ce trou me fait peur, mais je n'ai rien pour le combler. Rien, pas même la haine. Elle disparaît peu à peu, elle aussi, lorsque s'efface le souvenir de l'indignation qui l'avait fait sortir tout armée du cerveau, comme Athénée portant la lance. Il y a des moments où je ne me sens pas assez misérable, où je voudrais souffrir davantage, où je voudrais être torturé comme je ne l'ai pas encore été. J'ai soif de la douleur, parce que la douleur me donne la rage et que je suis assez fort pour triompher de l'abattement lorsque je suis plein d'amertume et que j'ai trempé dans le fiel la débilité de mon cœur. Oh ! si l'on pouvait haïr toujours ! Je me suis sondé et éprouvé, et j'ai reconnu ma faiblesse. D'abord, je suis seul, – tout seul. Je n'ai même pas ces compagnons qu'on appelle des souvenirs, ces remémorances qui font tressaillir et qui amènent, malgré lui parfois, la détente du sourire sur la face crispée de l'abandonné. Tous les jours de ma vie se sont engloutis les uns après les autres dans le même bourbier fangeux. C'est ma faute, peut-être. J'ai mal fait, sans doute, de me dépouiller toujours de mes émotions et de les précipiter dans le puits où je les écoutais, penché en riant sur la margelle, rebondir le long des parois avant de crever la prunelle glauque du grand œil qui brillait au fond. Je porte la peine de mon insensibilité voulue. J'ai toujours été un replié et un rétif. Mon enfance n'a point été gaie. Je n'ai jamais aimé ma famille où je n'avais trouvé que des sympathies insuffisantes, des effarouchements bébêtes et des défiances trop peu voilées. En butte aux animosités que j'avais excitées, profondément affecté par les injustices et plus encore par les mauvais traitements mérités, mais entêté comme un âne rouge, je lui ai fait une guerre sans merci, quitte à en souffrir moi-même, – comme je crevais les encriers de plomb du collège, nerveusement, par besoin de nuire, au risque de me noircir les doigts. Je lui en voulais moins de ses colères et de ses méchancetés que de ses ridicules et de ses tentatives de réconciliation. J'avais bien du mal, quelquefois, à résister à l'assaut des apitoiements bêtes, à me raidir contre la poussée des bons sentiments, ces béliers à têtes d'ânes des éducations idiotes qui battent en brèche les énergies, et avec lesquels on essayait de mettre à néant mes résistances. Je tenais bon, pourtant, gardant au dedans de moi une secrète rancune contre ceux qui avaient été sur le point de m'arracher une capitulation. J'aurais eu tellement honte de me laisser dompter ! Mes premières haines viennent de là. Je nourrissais aussi une aversion énorme contre ceux qui avaient de l'autorité sur moi, mes maîtres, les gens qui essayaient d'étouffer, sous le couvercle des bons conseils, mes aspirations vers un inconnu qui m'attirait, contre ceux surtout qui posaient, sur mes irritations douloureuses, le cataplasme émollient de leur bonté, – que je prenais, de parti pris, pour de l'hypocrisie. Plus tard, je me suis aperçu que j'étais devenu la proie de mon insensibilité moqueuse. J'étais assez sceptique pour ne croire à rien et assez cynique pour en rire. L'indifférence ironique était entrée en moi, peu à peu, comme un coin serré par le tronc dans lequel on l'enfonce et qu'on ne peut plus arracher. À ce moment-là, peut-être, par dégoût et par fatigue, j'aurais été capable de me faire trouer la peau pour une idée creuse quelconque – mais à condition de pouvoir blaguer, cinq minutes, l'utopie qui aurait causé ma mort, avant de tourner de l'œil. J'aurais été heureux, pourtant, de pouvoir croire, d'avoir une conviction qui fût à moi, bien à moi, qui me remplît le cerveau, que je ne pusse arriver à m'enlever à moi-même. J'ai tout fait pour cela, tout. J'ai compris qu'on ne guérissait pas le doute, cet ulcère, en le grattant avec ces tessons qui sont des raisonnements, quand ils ne sont pas des sophismes. J'ai voulu croire bêtement, aveuglement – parce que je voulais croire – avec la foi du charbonnier. Je n'ai pas pu. J'ai passé ainsi deux ans ; deux années sur le noir desquelles je ne pourrais plus rien voir si je n'avais sali leur voile sombre, de loin en loin, voluptueusement, de la tache rouge d'une cochonnerie ou de l'accroc d'une méchanceté. Il me fallait cela, de temps en temps. Ma foi, oui ! J'éprouvais un besoin énorme, irrésistible, de faire saigner un cœur qui s'était ouvert à moi, de cracher dans une main qu'on me tendait et que j'avais serrée bien des fois avec effusion. Les haines étaient trop lourdes à porter, le dégoût me pesait trop fort pour qu'il me fût possible de garder au dedans de moi, bien longtemps, une dépravation d'autant plus profonde que j'en avais parfaitement conscience. J'en arrivais fatalement à détester les gens qui me montraient de l'affection. Leur bonté m'agaçait, leur confiance m'énervait. J'avais envie de leur crier : « Mais vous ne me comprenez donc pas ?… Vous ne voyez donc pas que je suis fatigué de faire patte de velours et qu'il va falloir que j'étende les griffes ? » Puis, une idée me saisissait, implacablement me torturait. « Est-ce qu'ils me prennent pour un mouton, ces imbéciles ? Ils ne se doutent même pas que toute la douceur qu'ils me font avaler se change en fiel dans mes entrailles ! » Et un jour, n'en pouvant plus, exaspéré, je leur lançais au visage la giclée sale de ma méchanceté ! Alors, j'éprouvais une joie intense, véhémente, grandie encore par un serrement de cœur avec lequel je ne cherchais pas à lutter, car il irritait ma jouissance. Je ressentais une volupté âpre à me rappeler tous les détails de ma conduite indigne – plaisir d'assassin qui va et vient, fiévreusement, dans la rue où il a suriné sa victime. Je pourrais passer au crible tout le limon de mon enfance et de mon adolescence sans trouver une seule de ces paillettes d'or qu'on appelle des heures de joie. J'ai lutté longtemps avec les autres et avec moi-même, voilà tout. Je me suis engagé… Et maintenant, maintenant que j'ai l'âge de comprendre, maintenant que j'ai souffert, où en suis-je ? Ai-je trouvé le flambeau qui doit me guider dans la route sombre que j'ai choisie ? Pourrais-je placer une réponse après les interrogations qui, devant mon esprit d'enfant, venaient suspendre leurs silhouettes tordues par l'ironie et gonflées par le dédain au-dessus du point final des honnêtes phrases convenues ? Ai-je appris quelque chose, moi qui ai renié la famille parce que j'étouffais dans son atmosphère ? Je dois être fort, à présent, je dois être armé pour la lutte, cette lutte dont j'ai rêvé vaguement depuis si longtemps, je dois être descendu au fond des choses, je dois savoir… Hélas ! même aux questions que j'ai le plus creusées, j'ai à peine trouvé une réponse, tellement les solutions se démentent, tellement les contradictions se heurtent. J'ai pensé bien des fois aux dernières paroles de mon père, le jour où il m'a quitté, et je ne sais pas encore pourquoi il ne suffit point à un père d'aimer ses enfants. Je ne sais même pas s'il ne vaudrait pas mieux, pour lui et pour eux, qu'il ne les aimât point du tout. J'ai seulement pu entrevoir, au flanc de la famille, cette plaie puante et corrompue : l'héritage, l'argent… Non, je ne sais rien. Ma pauvre science, dont j'avais rêvé de faire une armure forgée de toutes pièces sur l'enclume de la souffrance avec le marteau de la haine, n'est toujours, malgré tout, qu'un assemblage de haillons et de morceaux graissés de la graisse du pot-au-feu et salis de l'encre de l'école – décrochemoi-ça lamentable de loques bourgeoises étiquetées par des pions. – C'est si dur à faire disparaître, les sornettes que l'on vous a fourrées de force dans la boule – vieux clous rouillés dans un mur et qu'on ne peut arracher qu'en faisant éclater le plâtre. Je suis toujours l'enfant que pousse son instinct, mais qui ne sait pas voir. La douleur ne m'a pas éclairé, la souffrance ne m'a pas ouvert les yeux… Ah ! Misère ! les épaules me saignent, cependant, d'avoir tiré ton dur collier ! Ah ! Vache enragée ! j'en ai bouffé, pourtant, de ta sale carne !… Oh ! avoir une vision nette ! avoir une perception juste ! Avoir la foi ! La foi ! oh ! si je l'avais, je n'éprouverais pas ce que j'éprouve, je ne me laisserais pas agripper, comme un pâle malfaiteur, par le désespoir et le découragement, ces gendarmes blêmes des consciences lâches. – Je ne hausserais pas les épaules devant les rages passées, je n'aurais pas le petit rire sec de la pitié moqueuse au souvenir des grands élancements qui si souvent m'ont brisé. Car j'en suis là, à présent. J'en suis à me demander si je n'ai pas été le cabotin qui se laisse empoigner par son rôle, le rhéteur qui se laisse emballer par ses sophismes ! J'en suis à me demander si ma haine du militarisme n'est pas une haine de carton, si ce n'est pas l'écho du rappel qu'a battu la Famine, avec ses doigts maigres, sur mon ventre creux, et si ce rappel ne va pas en s'assourdissant et en s'atténuant, aussitôt qu'on a mouillé la peau lâche avec un litre de vin ou une chopine d'absinthe ! De la blague, alors, mes cris de colère ? Du battage, mes emportements furieux ? Du chiqué, les frissons qui me glaçaient les moelles ? Quelle pitié ! Et comme c'est lugubre, tout de même, de ne pouvoir comprendre ce que l'on a dans le ventre, de ne pouvoir croire en soi ! Se figurer qu'on porte au cœur une plaie vive, quand on n'a peut-être sur la poitrine que l'emplâtre menteur d'un estropié à la flan ! Ah ! bon Dieu ! dire que j'ai été si misérable, pendant des années, parce qu'on voulait me forcer à voir les choses à travers un carreau brouillé ! Et voilà que je viens de m'apercevoir que, sur le trou qu'avait fait dans cette vitre mon poing d'enfant, j'ai collé, de mes mains d'homme, le papier huilé de la déclamation !… Je suis plus malheureux que les pierres. Je sens mon âme se fondre… Insensé ! Au lieu de vivre dédaigneux et sombre, les yeux fixés sur un avenir menteur, si tu avais pris ta part des joies saines de la famille, si tu n'avais pas étranglé tes émotions et fermé ton cœur, tu ne serais pas harcelé par le doute impitoyable, ou tu pourrais du moins trouver une consolation dans la tranquillité de tes souvenirs et la sérénité de tes espoirs. Ce serait si bon, de pouvoir calmer tes peines avec les réminiscences des affections anciennes ! Ce serait… Mensonge !… Ce n'est pas avec cette huile rance qu'il me faut panser la large blessure que m'ont faite à petits coups les stylets empoisonnés du dégoût et de la solitude. Ah ! je m'en fous pas mal, par exemple, du sourire béat des espérances à gueules plates ! Et comme je m'en bats l'œil, de ne pas avoir roulé ma jeunesse, ainsi qu'un merlan à frire, dans la farine fadasse des épanchements familiaux !… Ah ! c'est bien le doute qui me fait souffrir, vraiment !… C'est étrange, comme on aime à se tromper soi-même, comme on aime à transformer en palimpseste, aussitôt qu'on en a lu deux lignes, le livre grand ouvert de son cœur ! Car je sais quel est mon mal, à présent. Je la connais, l'affreuse bête qui se démène en moi, qui me surexcite et me torture, et plonge mon esprit dans la nuit. Oh ! il faut que je le hurle, que je fasse retentir mes cris de rage impuissante, comme le fauve qui, la nuit, dans la montagne, les flancs serrés et la gorge sèche, lance vers les étoiles impassibles le rugissement désespéré des ruts inassouvis. Une vision m'obsède. Un cauchemar me poursuit. Du jour où j'ai commencé à songer à l'amour, j'ai été perdu. C'est en vain que j'ai essayé d'étouffer le cri à la chair, c'est en vain que j'ai tenté de maîtriser mes crispations angoissantes. Toujours, de plus en plus impérieux, l'appel se faisait entendre, et je frémissais malgré moi, sursautant au milieu d'une accalmie, ainsi qu'au premier coup de langue de la diane, les dormeurs, réveillés en sursaut, ouvrent les yeux, effarés. Voilà des mois que cela dure, des mois que je roule ce rocher qui retombe sans cesse sur moi, au milieu des éclats de rire des corrompus qui m'entourent. Elles ont fini par me couper les bras, leurs railleries, et je viens de me coucher à côté du roc que, Sisyphe esquinté, je n'ai même plus la force de soulever. Ma cervelle est imbibée de luxure. C'est une éponge qu'il m'est impossible de presser sans faire couler à travers mes doigts le pus des passions sales. L'affreuse image qui s'y est incrustée devient de plus en plus confuse, comme celle d'un objet qui a posé trop longtemps devant l'appareil finit par se brouiller sur la plaque. Il est des choses que je voudrais taire, des abominations que je voudrais pouvoir passer sous silence. Je ressemble à l'un de ces arbres malingres et rabougris, couverts de végétations hideuses, de lèpres ignobles, de mousses galeuses, qui se tordent au fond d'un ravin sans air, au bord d'un fangeux marécage, et qui, plantés dans la vastitude solitaire de la plaine ou dans le resserrement fraternel de la forêt, auraient crevé le ciel libre de la saine poussée de leurs branches. Ah ! oui, je voudrais qu'ils se cachent, les infâmes qui, à mes côtés, se prêtent à la satisfaction des désirs que la privation de femmes a surexcités ! Je voudrais qu'ils se cachent, car il y a longtemps déjà que mon sang bouillonne en leur présence, et j'ai été pris, trop de fois, de l'envie terrible de les tuer – ou de les aimer. Ce n'est plus eux que je vois, ce n'est plus leur physionomie que je regarde avec dédain ; ce sont des intonations féminines que je recherche dans leurs voix, ce sont des traits de femmes que j'épie fiévreusement – et que je découvre – sur leurs visages ; ce sont des faces de passionnées et des profils d'amoureuses que je taille dans ces figures dont l'ignominie disparaît. Cette cristallisation infâme me remplit d'une joie âpre qui me brise. Oh ! les rêves que je fais, somnambule lubrique, dans ces interminables journées où mon corps s'affaiblit peu à peu sous l'action de l'idée troublante ! Oh ! les hallucinations qui m'étreignent dans ces nuits sans sommeil où les extravagances du délire s'attachent brûlantes à ma peau, comme la tunique du Centaure ! Ces nuits où j'écume de rage comme un fou, où je pleure comme un enfant ; ces nuits pleines d'accès frénétiques, d'espoirs ardents, de convulsions douloureuses, d'attentes insensées et d'anxiétés poignantes, où mon cœur cesse de battre tout à coup, ainsi qu'à un susurrement d'amour, au moindre bruissement du vent – où je me suis surpris, tressaillant de honte, à étendre mes mains tremblantes de désir vers les paillasses où les lueurs pâles de la lune, perçant la toile, me faisaient entrevoir, dans les corps étendus des dormeurs, de libidineuses apophyses !… Ah ! je ne veux point céder à la tentation ! N'importe quoi, plutôt… Ma foi, oui, n'importe quoi ! Je suis descendu au ravin où paissent les bourriques que mon voisin appelle ses mômes, et j'ai fait la cour, moi aussi, à mademoiselle Peau-d'Âne… Autant aurait valu essayer d'étancher ma soif avec du vinaigre. Maintenant, c'est fini… Je suis la proie du rêve malsain. Je ne suis plus moi ; j'appartiens à ce bourreau : l'idée abjecte. Je ne vois plus rien qu'une chose : la femme ; pas même la femme, l'organe ; pas même l'organe, quelque chose de monstrueux, de vague, d'innommable, la résultante affreuse de la rêverie infâme : deux cuisses ouvertes et, dans l'écartement attractif du compas de chair, le vide sans forme, sans nom, la chose quelconque, mais vivante, intelligente, humaine, consolante, celle qui seule peut donner : la Satisfaction… Oh ! qui me délivrera de cette obsession ? Qui brisera cette griffe immonde qui étreint mon cerveau ! Qui arrachera de devant mes yeux cette image qui m'exaspère, cet i grec de viande – qui me rendra fou !… XXVII J'ai de la veine. On vient de rendre justice à mon mérite. Le conducteur des mulets qui vont chercher de l'eau au puits ayant perdu l'estime des grosses légumes, a été destitué. C'est moi qu'on a choisi pour le remplacer. – Chançard, est venu me dire Rabasse, le poète, qui prétend savoir mener les bourdons, lui aussi, et qui aurait bien voulu se voir promu au grade de porteur d'eau ; tu n'as plus qu'à te battre les flancs, à présent ! Pas tout à fait. Il faut que je fasse au puits six voyages par jour : trois le matin, trois le soir. Un homme de corvée doit m'accompagner pour remplir les tonneaux que nous plaçons sur les bâts. Ce n'est pas éreintant. Nous avons le temps de nous amuser en route. Je n'en ai justement pas, d'homme de corvée. Il m'en faut un. Je n'aurai pas été préposé à la lavasse, comme dit Acajou, et investi d'une autorité – limitée – sur deux bêtes de somme et un subalterne, sans avoir usé des prérogatives que me confère ma charge. Il m'en faut un. – Sergent, je n'ai pas d'homme de corvée. – Je vais vous en désigner un. Le premier qui sortira de sa tente… Gabriel ! venez ici. Vous allez vous rendre au puits, avec Froissard ; jusqu'à nouvel ordre, vous continuerez. – Oui, sergent. Je reste cloué à ma place, stupide. Gabriel ! lui ! elle !… Mais je n'en veux pas !… Je… Et, tout d'un coup, je sens mes mains qui se glacent, tout mon sang qui me remonte au cœur. Il vient de me regarder en souriant… ********** XXVIII Je l'adore… Ah ! si je pouvais les passer ici, comme cela, les neuf mois qui me restent à faire !… C'est pour rire… Le lieutenant Ponchard vient d'être appelé au commandement d'une compagnie d'un bataillon d'Afrique, en Algérie, et c'est un sergent qui va le remplacer comme chef de détachement. Un Corse, ce sergent, et un Corse qui m'en veut, un Corse qui m'a gardé rancune : Craponi. Gare à moi ! Il n'y a pas une semaine qu'il est en fonctions que j'ai déjà pour plusieurs mois de bloc sur la planche. Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, sur lequel se soit appesantie sa vengeance : nous sommes une douzaine en prison. Les gradés, que maintenait la bonhomie du lieutenant, ont repris courage et ont complètement changé d'allures, depuis l'arrivée de Craponi. – Quel tas de vaches ! me dit Acajou, le soir, quand nous rentrons sous notre tombeau, après avoir fait le peloton. Il a raison, Acajou. Mais je n'ai plus que neuf mois à tirer, et je les défie bien de me faire faire un jour de plus. – Ne défie personne, me souffle le factionnaire qui nous garde et qui m'a entendu. Craponi parlait de toi tout à l'heure, avec Norvi ; tu sais, le pied-de-banc qui vient de se rengager ? J'insiste. Qu'ont-ils dit ? – Presque rien. Norvi a touché sa prime de rengagement et veut aller la manger – ou la boire – à Tunis. Pour arriver à ce beau résultat, il faut qu'il fasse passer un homme au conseil de guerre. – Et il a parlé de moi ? – De toi et du Crocodile. – Les canailles ! – Ils ne sont pas décidés. Ils vont jouer votre tête au piquet, en cent cinquante : Norvi joue pour le Crocodile et Craponi pour toi. J'ai entendu ça il y a cinq minutes, en passant devant leur baraque. Ils sont en train de jouer, à présent. – Promène-toi encore, sans avoir l'air de rien, et tâche de savoir… Un brusque éclat de voix me coupe la parole. – Quinte et quatorze, quatre-vingt-quatorze ! j'ai gagné de trente !… lit. Je ne pâlis peut-être pas – je ne sais pas – mais j'ai un petit tremblement nerveux. – C'est Craponi qui a gagné, me dit le factionnaire, qui pâ- – Oui, c'est lui, mon vieux, tu as raison ! Seulement, tout n'est pas dit. À nous deux, la belle ! Ça va être drôle !… Ça n'a pas été drôle du tout. Pendant un mois, les chaouchs m'ont cherché de toutes les façons sans arriver à aucun résultat, malgré leur méchanceté hypocrite. J'étais sûr de moi, certain d'aller jusqu'au bout, sans plier. Et je répétais la phrase lamentable du soldat martyrisé par ses chefs : « Ils auront la graisse, mais pas la peau. » Un soir, mon pied a tourné sur un caillou. Le lendemain matin j'avais la cheville gonflée et je pouvais à peine me tenir debout. J'ai vu qu'il me serait impossible de faire le peloton. – Va montrer ton pied au sergent, m'a dit un camarade. Comme il n'y a pas de médecin ici, il sera forcé de te faire remonter à Aïn-Halib et, pendant qu'on te soignera, tu seras mieux qu'ici, en prison. Je monte clopin-clopant jusqu'à la baraque des chaouchs. – Qu'est-ce que vous voulez ? vient me demander Craponi qui, étonné de me voir là, fait deux pas au-delà du seuil. – Sergent, je me suis foulé le pied et je viens vous demander… – Attendez-moi là un moment. Il est rentré dans la maison, et en est sorti deux minutes après. – Qu'est-ce que vous dites que vous avez ? – J'ai le pied foulé, sergent, et je voudrais monter à AïnHalib, pour me présenter devant le major, avec le convoi qui part aujourd'hui. – Empoignez-moi cet homme-là, Cristo ! – Vous m'insultez ! vous m'insultez ! Trois gradés, deux sergents et un caporal, se sont précipités hors de la baraque. Ils m'ont saisi par les bras et par le cou et m'ont traîné jusqu'à un gros arbre qui s'élève, seul et desséché, à une cinquantaine de pas de la route. – Apportez-moi des cordes ! crie Norvi à un homme de garde. – Mais qu'est-ce que j'ai fait, sergent ? Pourquoi m'attachez-vous ? – Silence ! porco ! ou je vous mets le bâillon ! Ils m'ont attaché les pieds, les mains, et m'ont lié étroitement à l'arbre ; puis ils m'ont laissé seul. Que penser ? que croire ? J'ai passé quatre heures à me les poser, ces deux questions, sans trouver de réponse, ou en trouvant trop ; ne sentant pas la morsure des cordes qui m'entraient dans les chairs, mais avec la sensation d'une douleur sourde, causée par un coup de masse, sur la tête. À neuf heures, le clairon sonne pour la lecture du rapport. Je tends l'oreille, mais il m'est impossible de surprendre autre chose qu'un bredouillement indécis. – Rompez les rangs, marche ! Craponi se dirige vers moi, son cahier de rapports à la main. Il s'arrête à trois pas, remuant deux secondes ses lèvres blêmes. – Froissard – huit jours de prison – lorsque le sergent chef de détachement lui faisait une observation, a répondu à ce dernier : « Tu me fais chier, bougre d'idiot ! » J'ai un hurlement. – C'est faux ! Je ne vous ai pas dit ça ! C'est faux ! – C'est vrai. Le Corse me regarde en dessous, une placidité douce dans ses deux yeux noirs d'hypocrite imperturbable. Il fait un demitour par principes et, en s'en allant : – Insulte à un supérieur pendant ou à l'occasion du service, dix ans de travaux publics. J'ai senti le froid d'une lame de couteau m'entrer entre les deux épaules. Je suis perdu ! XXIX Je suis perdu ! Cette pensée ne me quitte pas. Elle me harcèle ; je ne vois pas autre chose, rien, rien. Et, chaque fois que je m'écrie en moi-même, indigné : – Mais l'accusation portée contre moi est un infâme mensonge ! C'est faux ! J'entends la voix blanche du Corse qui répond : « C'est vrai ! » Et je sens que le Corse aura raison, toujours raison, et que mon témoignage à moi, Camisard revêtu de la capote grise, ne pèse pas plus, devant l'affirmation du galonné, qu'une plume devant un coup de vent… C'est à se briser la tête contre les murs ! Perdu !… Je me redis ce mot tout le long des vingt-cinq kilomètres que j'ai à faire, les mains attachées, pour arriver à AïnHalib. Perdu !… Je me le redis encore quand, le soir, on m'a mis les fers aux pieds et aux mains et qu'on m'a jeté dans le coin du ravin où l'on relègue les hommes en prévention. Dix ans de travaux publics ! Ah ! mieux vaudrait la mort, mille fois !… La mort… Et je me souviens de la réponse de Queslier, un jour où nous parlions du conseil de guerre : « Si jamais, par malheur, ils m'y faisaient passer, ce n'est ni à cinq ans ni à dix ans de prison qu'ils me condamneraient. » Et je vois son geste rapide mettant en joue un chaouch. – Est-ce un cadenas anglais que tu as à tes fers ? murmure une voix qui sort du tombeau voisin du mien. Je me retourne, tant bien que mal, et j'aperçois sous la toile relevée la moitié d'un visage qui ne m'est pas connu. – Oui, c'est un cadenas anglais. Pourquoi ? – Parce que j'ai une fausse clef que je me suis faite avec un morceau de fil de fer. Tu ne me connais pas, mais moi, je te connais, ou plutôt j'ai entendu parler de toi. Je vais aller te détacher. Et, en effet, rampant avec des précautions de sauvage, l'homme se glisse le long de mon tombeau et se met à travailler le cadenas. – Ça y est. Défaisons quatre ou cinq tours et refermons. Maintenant, tu peux mettre tes mains là dedans et les retirer à volonté. Tu es en prévention de conseil de guerre ? Tu viens d'El-Ksob ? – Oui. – Alors, on n'instruira ton affaire que demain dans l'aprèsmidi. Moi, j'ai déjà été appelé chez le capiston. Mon flanche est dans le sac. Je pars à la fin de la semaine pour passer au tourniquet. – Pourquoi passes-tu au conseil de guerre ? – Pour refus d'obéissance. J'attraperai deux ans de prison. Je l'ai fait exprès. Je m'embêtais ici… Il a un rire idiot. – Tu comprends, quand j'aurai fini mes deux ans, je serai versé dans une autre compagnie… J'y serai peut-être moins mal qu'ici… Tu sais, je t'ai détaché, mais tâche de ne pas le faire voir. Ne profite pas de ça pour aller te promener… Non, mon ami, non, je n'irai pas me promener. Pas aujourd'hui, du moins ; mais demain, après la confrontation avec les témoins chez le capitaine, si je vois que l'ignoble complot qu'on a formé contre moi réussit, si je vois que le crime que les abjects chaouchs ont depuis si longtemps prémédité est sur le point de s'accomplir, eh bien ! il se pourrait que j'aille faire une petite promenade, la nuit, quand on n'y voit point à trois pas. Il se pourrait que je monte là-haut, au camp, que je prenne une baïonnette dans un marabout et que j'entre tout doucement, sans me laisser voir de personne, dans la baraque où ronflent les pieds-de-banc, ou dans le bord où dort le capitaine. Et il pourrait se faire aussi, vois-tu, que j'aie du sang aux mains lorsque je viendrai réveiller le chef de poste, après ma promenade nocturne, pour le prier de m'écrouer. Tu ne m'aurais pas détaché, n'est-ce pas, si tu t'étais douté de ça ? Et si je te livrais mon secret maintenant, tu appellerais le chaouch de garde à grands cris, n'est-ce pas ? Mais tu ne te doutes de rien ; tu dors peut-être tranquillement, avec tes deux ans de prison en perspective, toi qui fais exprès de passer au conseil de guerre ! Et tu ne supposes pas qu'il y ait des gens assez fous pour ne vouloir y passer à aucun prix et pour préférer, lorsque les buveurs de sang ont résolu de leur voler dix années de leur vie, douze balles dans la peau à dix ans de travaux publics. XXX – Oui, mon capitaine, oui ! j'ai tout entendu. C'était moi qui faisais la cuisine des gradés, à El-Ksob. Vous savez probablement que, dans le mur de leur baraque, on a pratiqué une petite fenêtre, un guichet, pour passer les plats. Eh bien ! ce guichet était resté ouvert. Quand j'ai vu Froissard arriver, je me suis douté de quelque chose. Je me suis dissimulé le long du mur et j'ai prêté l'oreille… C'est Queslier qui parle, Queslier qui a fait des pieds et des mains pour remonter d'El-Ksob au dépôt, car il sait quelle infâme machination a été ourdie contre moi, car il ne veut pas, lui qui a vu tendre le traquenard dans lequel je suis tombé, que je sois la victime des imposteurs galonnés qui ont juré ma perte. Il dit tout, – et sans ménager ses expressions, ma foi : – la partie de piquet au sanglant enjeu jouée un mois auparavant ; la rentrée subite de Craponi dans sa maison, lorsque je me suis présenté sur le seuil, et la consigne atroce qu'il a donnée à ses sousordres. – Voici ses propres paroles, mon capitaine : « Froissard est là. Je vais ressortir et lui demander ce qui l'amène ; aussitôt qu'il aura dit cinq ou six mots, je crierai : « Vous m'insultez, misérable ! » Vous sortirez et vous le saisirez solidement. Nous le ferons passer au conseil et vous me servirez de témoins. Sarà divertevole. Comme ça, nous pourrons aller à Tunis. » – Vous mentez ! s'écrie le capitaine qui, assis devant le pupitre de la salle des rapports, a bondi sur sa chaise. Queslier étend la main. – Mon capitaine, je jure que je dis la vérité. – Prenez garde à ce que vous dites ! Si vous essayez de tromper la justice, de calomnier vos supérieurs, un châtiment épouvantable vous attend ! Réfléchissez à ce que vous allez dire. Jusqu'à présent je n'ai rien entendu. Je vous interrogerai encore dans cinq minutes. Réfléchissez, Queslier, réfléchissez ! Vous voulez sauver un camarade, malheureux ! Savez-vous s'il est digne de votre dévouement, d'abord ! Savez-vous s'il ne va pas faire des aveux, tout à l'heure ? Savez-vous s'il n'en a pas fait déjà ? Ah ! mon pauvre enfant ! Tenez, allez-vous-en ! sortez d'ici ! Profitez d'un moment d'indulgence. J'ai pitié de vous. Je ne suis pas seulement votre capitaine, votre commandant, je suis aussi votre père ; vous retournerez ce soir à votre détachement et j'ignorerai que vous êtes venu ici. Suivez le bon conseil que je vous donne, ne vous compromettez pas davantage, ne persistez pas… – Mon capitaine, ma place est ici. – Indiscipliné ! mauvaise tête ! rebelle ! canaille ! Gare à votre peau ! on ne rit pas avec moi ! Vous entendez ?… On ne rit pas !… Je vous le ferai voir, moi ! Bougre !… Le capitaine écume. Subitement, il se calme. Il croise les bras sur le pupitre. – À vous, Froissard. Qu'avez-vous à dire pour vous justifier ? On m'a fait asseoir sur une chaise dont la paille me brûle le derrière. J'ai des picotements par tout le corps, des fourmis dans les jambes. Je ne peux pas rester en place. C'est impossible. Pour cent mille francs et une montre en or, je ne demeurerais pas sur cette chaise. Je me lève. – Mon… – Asseyez-vous ! Je me rassieds. – Mon capitaine… C'est plus fort que moi, je me lève encore. – Asseyez-vous ! Je me rassieds. Oh ! cette chaise !… – Mon capitaine, lorsque je me suis présenté… – Asseyez-vous ! C'est vrai, je me suis encore levé. – Lorsque je me suis présenté devant… Je ne suis plus assis que sur une fesse. – …Devant le sergent Craponi… Je ne suis plus assis du tout ; je suis, à moitié courbé, comme si je faisais une révérence, et j'ai crispé mon poing derrière mon dos, sur le dossier du siège d'angoisse. – Je lui ai dit simplement… J'ai lâché le dossier et je me suis redressé. – … Sergent, je suis… – Asseyez-vous ! J'empoigne la chaise à deux mains et, à toute volée, je la lance contre le mur. On entend un craquement. – Vous avez brisé cette chaise, vous payerez ça. Tout se paye, ici. Sergent, donnez une autre chaise au prévenu. Ah ! non ! Qu'on me donne la question, si l'on veut, mais pas de chaise ! La commodité de la conversation, peut-être ; mais l'incommodité de la défense, pour sûr ! Et, afin que ça finisse plus vite, je m'écrie, sans faire semblant de m'apercevoir que l'horrible meuble est déjà derrière moi : – Je suis innocent ! Je n'ai insulté personne : la déposition de vos gardes-chiourme est un affreux mensonge ! – Vous payerez tout ça !… Asseyez-vous ! Si l'on veut. Maintenant, ça m'est égal. Le capitaine se tourne vers Queslier. – Persistez-vous dans vos précédentes déclarations ? Ce que vous avez dit est-il vrai ? – C'est vrai. – Sergent Craponi, est-ce vrai ? – C'est faux. Oh ! quelle différence d'intonation entre la voix franche de Queslier et la voix fausse du Corse ! Comme l'une a la clarté de la vérité et l'autre l'accent sourd du mensonge ! – Sergent Norvi, est-ce vrai ? – C'est faux. – Sergent Balanzi, est-ce vrai ? – C'est faux. – Caporal Balteux… J'entends d'avance sa réponse… Je suis foutu ! Mais Queslier s'est élancé vers le caporal et l'a saisi par le bras. – Caporal, vous êtes Français, vous ! Vous n'êtes pas Corse ! Les Français ne savent pas mentir ! Vous ne voudrez pas faire condamner un innocent, prêter la main… Le capitaine s'est levé. Il frappe du poing sur le pupitre et ses hurlements se croisent avec les exclamations de Queslier. – Caporal ! Suivez l'exemple de vos chefs… la hiérarchie !… la famille !… Vous retournerez voir votre famille avec des galons d'or… Vous serez sergent ! Vous êtes un des premiers sur le tableau d'avancement… – Vous savez tout ; ne soyez pas sergent, soyez honnête homme. Ça vaut mieux, allez ! Le caporal étend la main. Il fait signe qu'il veut parler. Un grand silence. – Les sergents vous ont trompé, mon capitaine. Froissard est innocent. Queslier a dit la vérité. Je le jure !… On nous a fait sortir, Queslier et moi. Je ne passerai pas au conseil de guerre. Seulement, j'aurai soixante jours de prison pour bris d'un ustensile appartenant à l'État. Ce qu'il est veinard, l'État ! Je voudrais bien être à sa place. Non, j'aimerais mieux avoir ce qui reste de la chaise, pour la casser tout à fait. Queslier aussi a soixante jours de prison. Lui, par exemple, c'est pour s'être permis de saisir familièrement par le bras un supérieur, pendant le service. – Qu'est-ce que ça fiche ? me dit-il au moment où l'on nous boucle. Pourvu que ça compte sur le congé. ********** Voilà trois mois, déjà, que l'affreux cauchemar est passé ; trois mois qu'il s'est effacé, l'horrible rêve de l'existence brisée comme une lame d'épée par le bâton d'un manant ; trois mois que le spectre du crime à accomplir a disparu de devant mes yeux. Ah ! je suis soulagé d'un grand poids. Il m'a rendu bien vil, l'infâme métier. J'ai volé, j'ai forniqué. Mais j'ai pu au moins écarter de mes doigts souillés et tremblants le fantôme de l'assassinat… … Cette phrase que je viens d'écrire me fait honte. Elle ment. Je ne l'efface pas, je la laisse. Je n'ai pas le courage, vraiment, de la biffer d'un trait de plume, car c'est bien dur de tout dire, même quand on s'est promis de faire une confession sincère – même quand on n'a pas de remords. Pas de remords, non. Je n'ai été, là encore, que l'agent contraint et aveugle d'une cause hors de moi. Avoir des ménagements pour moi, affolé qui, inconsciemment, ai agi en brute, ce serait avoir des égards pour ceux qui, depuis si longtemps, appuient sur mon esprit leur lourd talon. Et ce n'est que justice, après tout, si je secoue, sur leurs faces viles, mes mains tachées de sanie et de sang. J'ai assassiné. Ah ! je veux me hâter, maintenant. J'en ai assez de ces horreurs ; j'en ai trop de ces ignominies. Je sens que je ne pourrai bientôt plus dégorger goutte à goutte toute la honte qu'on m'a fait boire et plaquer de larges taches, sur le papier blanc, avec toutes les infamies qu'on m'a forcé à commettre… Il a fallu aller nettoyer les puits, à Bir-Tala. Travail dur, répugnant. On a choisi, pour l'accomplir, une équipe de prisonniers. Nous partons, douze, à huit heures du soir, pour faire, pendant la nuit, l'étape de quarante kilomètres, dans les montagnes où aucun chemin n'est tracé. Nous nous apercevons, en arrivant, le lendemain matin, que l'un de nous manque à l'appel. C'est un jeune soldat, peu habitué à la marche, qui a dû rester en arrière. Nous l'attendons en vain toute la journée et, la nuit venue, nous allumons de grands feux. – Ce saligaud-là s'est au moins fait pincer par les Arabes, ronchonne l'adjudant qui nous commande. Il n'est guère admissible qu'il soit resté dans la montagne. Enfin, si demain, à dix heures, il n'est pas là, je donnerai la demi-journée à six d'entre vous pour aller à sa recherche. La nuit et la matinée se passent. Personne. – Vous allez partir deux par deux, chacun d'un côté. Vous, Froissard, avec l'Amiral, par là ; vous, dans cette direction. – Mon adjudant, il nous faudrait de l'eau. On la mesure, l'eau. Celle qu'on pourrait tirer du puits n'est pas buvable, et il reste à peine un petit tonneau sur les quatre que les mulets ont apportés d'Aïn-Halib. La chaleur est accablante, justement. – Ce ne sera pas trop d'un bidon, dit l'Amiral. – Un bidon ! comme vous y allez ! s'écrie l'adjudant. Un demi-bidon, s'il vous plaît. – Mais, mon adjudant, puisque le tonneau était encore plein tout à l'heure… – Et ce qu'il m'a fallu pour ma toilette ? Nous avons un cri de stupéfaction. – Sa toilette ! le moment est bien choisi… – Qu'est-ce que c'est ? Demi-tour ! et vite ! Et nous partons, sous le soleil de plomb, gravissant les montagnes abruptes, dégringolant les pentes caillouteuses des oueds, avec cette chopine d'eau, bientôt bouillante, et dont il ne reste pas une goutte au bout d'une heure. Combien de temps avons-nous marché, l'Amiral et moi ? Je l'ignore. Mais je sais que jamais je n'ai tant souffert de la chaleur, que jamais la soif ne m'a torturé ainsi. Il vient un moment où, le corps en sueur, exténués, la gorge sèche, nous laissons tomber nos fusils par terre et nous nous étendons, haletants, sur le sable brûlant. Nous avons un doigt d'écume desséchée sur les lèvres ; nous ne pouvons plus parler. L'Amiral me tire par le bras et me fait signe de nous remettre en route. Où allonsnous ? Droit devant nous. Nous n'avons plus l'espoir de retrouver le camarade égaré. Il est mort, sans doute ; il est tombé entre les mains des Arabes et l'on n'entendra plus jamais parler de lui, pas plus que de ces traînards qui, à la queue des colonnes, disparaissent mystérieusement. Nous n'en pouvons plus. Il ne nous reste qu'à regagner le camp. Nous gravissons une crête pour nous orienter. L'Amiral marche à dix pas devant moi. Brusquement, il pousse un cri strident et, derrière un rocher, disparaît en courant. Je le suis… Alors, que s'est-il passé ? Comment dire cette chose ? Comment rendre cette image que j'ai là, devant les yeux ? Un puits avec une margelle de pierres rouges ; deux Arabes, un vieux et un jeune, un enfant de quinze ans, tirant de l'eau dont ils remplissent des outres placées sur un ânon ; l'Amiral saisissant le vieillard par le bras, le vieillard levant sa faucille dans un geste désespéré, une lame qui brille et l'Arabe tombant à la renverse, sa grande barbe blanche toute droite. Et je me vois aussi, moi, saisissant à la gorge l'enfant qui n'a pas le temps de jeter un cri et lui enfonçant, à trois reprises, ma baïonnette dans la poitrine… En moins d'une minute, tout cela. Et quoi encore ? Je ne me rappelle pas ; je ne sais plus. Les avons-nous précipités dans le puits, les cadavres ? Je l'ignore. En vérité, je l'ignore. Et je ne sais même pas si nous en avons bu beaucoup, de cette eau qui avait une petite teinte rouge et qui nous a semblé si bonne, quand la soif, qui nous avait subitement quittés, un instant, nous est revenue plus ardente… Ce que je vois bien, par exemple, – oh ! très distinctement ! – c'est l'Amiral assis près du puits dans lequel il s'amuse à jeter des cailloux en disant : – Ah ! le vieux chameau ! Il ne voulait pas me laisser boire dans sa guerba ! Et je ris doucement, moi, car je viens de faire reluire au soleil ma baïonnette que j'ai frottée avec du sable après l'avoir passée dans des touffes d'alfa. Parole d'honneur ! elle est plus propre et plus nette que si elle sortait de chez l'armurier. XXXI Je suis en prison – encore – et je fais le peloton – toujours. Ce n'est plus El-Ksob, ici. Je n'ai plus de vin, plus d'alcool, plus de tabac, plus de Louis-Quinze – plus même de pain. Je suis retombé dans la misère noire. Eh bien ! tant mieux ! Je suis content de m'être débarrassé de tout cela, d'avoir secoué toute cette honte. J'ai reconquis ma haine d'autrefois, la rage qui me met le feu au ventre, ma volonté d'énergumène. Je veux sortir du Barathre. Du courage, il m'en faut encore pendant une demi-année. J'en aurai. Je suis bien portant, d'ailleurs, malgré les fers, malgré les mauvais traitements, malgré les privations du régime cellulaire. Je me suis rhabitué à ne plus manger qu'une soupe sur quatre. De la blague, tout ça, lorsqu'on sait qu'on sera libre au bout de six mois ! Je me sens fort, en dépit de tout. Et j'ai même une pointe de vanité égoïste en jetant un coup d'œil, parmi les vingt hommes qui me suivent, sur deux ou trois malheureux qui clochent du pied et se traînent difficilement. Car c'est moi qui tiens la tête, c'est moi qui mène le bal, allant toujours, tant et plus, du même pas régulier, habitué à la charge énorme que je porte et qui ne pèse plus sur mes épaules, les bras rompus aux mouve- ments les plus pénibles et les plus prolongés du maniement d'armes que j'exécute machinalement, sans gêne. Je crois qu'un homme, lorsqu'il a pu dépasser un certain degré de fatigue et d'abattement, franchir, par un effort tenace de résolution, la limite qu'il s'est d'abord figuré ne pouvoir atteindre, est capable de continuer, sans plus souffrir, l'exercice qui lui a semblé impossible, de sauter, maintes et maintes fois, par dessus l'obstacle qu'il a pensé refuser. On arrive à s'insensibiliser. J'éprouve un serrement de cœur, pourtant, lorsque, à chaque tour de piste, j'arrive devant la petite butte de gazon sur laquelle est monté le sergent de garde qui nous fait manœuvrer. Un homme est assis, au pied du tertre, son sac à terre, à côté de lui, son fusil entre les jambes. C'est Queslier. Pauvre garçon ! Brave cœur ! Il y a longtemps qu'il souffre, déjà, car le climat meurtrier l'a anémié, car les tourments qu'on lui a fait endurer l'ont affaibli à tel point qu'il n'a pas pu continuer le peloton, ce matin, et qu'il a été forcé de se faire porter malade. On a été chercher le médecin-major. Il arrive. – C'est vous qui vous êtes fait porter malade ? Où avezvous mal ? – Partout, monsieur le major. – Mais enfin, de quoi vous plaignez-vous ? De quoi souffrez-vous ? – De la fatigue. Je n'en puis plus. – Ce n'est pas une maladie, cela. Voyons, vous n'avez pas autre chose ? – Mais, monsieur le major, examinez-moi. Je vous assure que je suis exténué, brisé, éreinté. Je n'ai plus trois gouttes de sang dans les veines. Mes jambes ne peuvent plus me porter… Un flot de paroles désespérées. – Mon ami, vous êtes peut-être fatigué, je n'en disconviens pas. Seulement, pour moi, cela ne suffit point. Je ne puis vous reconnaître malade. Et, se tournant vers le chef de poste, le major ajoute : – Sergent, vous pouvez commander à cet homme de continuer son exercice. Et il s'en va, tranquillement, les paillettes d'or de son képi éclatant au soleil au-dessus de la bande de velours ; frappant sa botte, à petits coups, de sa cravache à pomme d'argent. – Queslier, placez-vous le premier… en tête !… Pas gymnastique, marche ! Le malheureux fait cinq ou six pas en titubant. – Nom de Dieu ! Plus vite que ça ! Marchez-lui sur les talons, Froissard. Queslier s'arrête et laisse tomber son fusil. J'essaye de lui donner du courage ; mais je sens qu'il ne peut plus faire un pas. Ses jambes raidies flageolent sous lui. Ah ! bon Dieu ! – Queslier ! pour vous tout seul !… pas gymnastique, marQueslier ne bouge pas. – Les deux premiers, arrivez ici… Froissard et le suivant. Nous nous approchons du sergent qui est descendu du tertre et qui s'est dirigé vers Queslier. – Vous savez qu'aux termes d'une circulaire promulguée par le général commandant la division d'occupation de Tunisie, tout homme qui se fait porter malade au cours d'un exercice quelconque et qui n'est pas reconnu tel par le major, doit être considéré comme ayant refusé l'obéissance à son supérieur… Froissard et vous, vous êtes témoins que cet homme s'est fait porter malade au cours d'un exercice et n'a pas été reconnu tel ? Que faire ?… Il me vient une idée : – Sergent, vous ne lui avez pas lu le Code pénal. – C'est inutile. J'aurais même pu le faire mettre en prévention de conseil de guerre aussitôt après le départ du major. La circulaire du général m'y autorise. – Cependant, sergent, le code est déjà assez sévère… – Ce n'est pas l'avis du général, probablement… D'ailleurs, taisez-vous ! che ! – N'insiste pas, me dit Queslier, qui sourit tristement. Je ne peux plus mettre un pied devant l'autre. Et il me lance un regard que je comprends… – Vous êtes témoins, n'est-ce pas ? – Oui, sergent. On a emmené Queslier auquel on a mis, sous son tombeau, les fers aux pieds et aux mains. Le peloton est fini. Si je pouvais ne pas être aperçu !… Justement une bande de gradés fait son entrée dans le ravin avec un saladier de fer-blanc, énorme, plein de punch. Ils pénètrent dans le marabout du sergent de garde pour trinquer avec leur collègue de service. Il y a eu une promotion ce matin, paraît-il ; un des pieds-de-banc, Balanzi, a été nommé sergentmajor. C'est le factionnaire qui, tout bas, vient de me jeter cette nouvelle. Il a raison. J'entends des hurlements, mêlés à des éclats de rire, sortir du marabout. En chœur, les chaouchs entonnent une chanson : Nous avons un sergent-major… … Il a cinq pieds, six pouces, Et des galons en or ! Des galons en or ! Dire que c'est avec ça qu'on étrangle un peuple ! Personne ? Pas de danger ? La sentinelle tourne le dos. Sans bruit, je me glisse jusqu'au tombeau de Queslier. – Rien n'est perdu, vois-tu, rien. Je passerai au conseil, mais je m'en tirerai. Il n'est pas possible qu'ils osent me condamner. Si je croyais le contraire… Mais non, ce n'est pas possible… Tu as compris mon coup d'œil, tout à l'heure ? J'aime bien mieux que ce soit toi qui me serves de témoin. Tu me défendras, au moins, et tu pourras m'aider à me tirer de leurs pattes, à Tunis. Avec toi, je peux tout espérer, au lieu qu'avec une bourrique, j'aurais été frais !… Allons, mon vieux, ne te fais pas de bile, va ; ça n'en vaut pas la peine, tout ça. Nous retournerons à Paris, malgré eux, les crapules ! Et nous irons voir s'il y a encore de la place dans un jardin de la rue des Rosiers où l'on colle autre chose que des espaliers, le long des murs. XXXII On nous a mis en subsistance, à Tunis, à la caserne des zouaves et – naturellement – on nous a fourrés en prison. Queslier, lui, avec les hommes en prévention, est détenu à la Kasbah. Je m'y morfonds, dans cette prison, d'où je ne peux sortir qu'une heure et demie par jour, pour prendre l'air, et où je me trouve en tête-à-tête avec des hommes de différents corps qui passent leur temps à comparer les uns aux autres, partialement, les régiments auxquels ils appartiennent. Presque toujours ils se disputent. Quelquefois ils se battent. On dirait qu'il s'agit de choses sérieuses. Pauvres diables ! – L'affaire Queslier ne sera pas probablement appelée avant une quinzaine de jours, m'a dit un zouave, qui a un copain employé au tribunal, et qui vient d'entrer à la malle. Il n'y est resté que deux jours. Malheureusement, car il était moins bête que les autres et, dans mon égoïsme de reclus, j'aurais préféré le garder plus longtemps – pour pouvoir causer avec lui. – Je te ferai passer des journaux, m'a-t-il dit en s'en allant. Ça te distraira. Je l'ai remercié d'avance – tout en ne comptant guère sur lui. J'ai eu tort. Un des hommes de corvée qui nous apportent la soupe m'a remis ce soir, de sa part, un paquet de papiers. De vieux journaux de France, un roman-feuilleton et deux numéros d'un journal local, imprimé moitié en arabe, moitié en français. Voyons le dernier numéro… Tiens : « Conseil de guerre de Tunis. » Ce doit être intéressant. « Hier, le soldat Passaré, du 4e tirailleurs, ayant lancé son soulier à la tête du commissaire pendant que celui-ci lui lisait le jugement qui le condamnait aux travaux publics, a été, séance tenante, frappé d'une condamnation à mort. » Quels singuliers magistrats, que ces membres d'un tribunal qui s'érige en juge et en partie, dans sa propre cause ! Quelle drôle de justice, tout de même, que cette justice qui n'a même pas la pudeur de se considérer comme au-dessus des offenses et qui inflige la monstrueuse peine de mort à un malheureux exaspéré ! Poursuivons. « Avant-hier a eu lieu l'exécution d'un jeune soldat du 175e de ligne. Ce soldat s'était, à la suite d'une simple punition de deux jours de consigne, jeté sur son caporal et l'avait souffleté. Le coupable a été fusillé devant des détachements des divers corps de troupe de la garnison. Une foule énorme d'indigènes étaient accourus de la ville et des environs pour assister au spectacle. L'exécution d'un Français par des Français éveillait quelque peu la curiosité. Le condamné a fait preuve du plus grand courage et a conservé devant le peloton la plus ferme des attitu- des. Au point de vue du prestige moral du nom français en Afrique, nous ne saurions que nous en féliciter… » Quel est le plus misérable, le plus vil, du Code qui condamne à mort un homme qui en a giflé un autre, ou du journal qui déclare n'avoir qu'à se féliciter d'un semblable assassinat ?… XXXIII La salle banale d'un conseil de guerre. J'ai éprouvé, en entrant dans cette salle, non pas l'impression de respect craintif qu'on ressent en entrant dans un prétoire, mais la sensation de dégoût terrible et de défiance répulsive qui fait hésiter sur le seuil d'un abattoir, à l'entrée d'un corridor obscur dont on ignore l'issue et où le pied glisse sur les dalles gluantes. La composition ordinaire du tribunal : Un colonel de zouaves, président ; un commandant, un lieutenant et un souslieutenant d'autres corps ; un adjudant de chasseurs d'Afrique. Comme commissaire, un lieutenant de tirailleurs assisté d'un maréchal des logis de chasseurs, greffier. La défense est présentée par un avocat ou un officier quelconque. Le public ? Les témoins des différentes causes inscrites au rôle de l'audience. Derrière, des soldats d'infanterie, baïonnette au canon. Un tirailleur indigène, d'abord. Il a déserté. Il parle mal français, et un sergent de son régiment lui sert d'interprète. Ça ne dure pas longtemps, nom d'une pipe ! Cinq minutes à peine. Trois ans de travaux publics. Le Bico s'en va en pleurant. Un fantassin, ensuite. Attitude morne, abattue. Il est accusé d'avoir dit à son adjudant qui refusait de le laisser sortir du quartier : « Je te casserais bien une patte. » C'est un garçon très bien, à ce qu'on dit, de famille riche. Le fait est qu'il s'est payé un avocat civil qui a mis sa toque de travers et qui fait de grands gestes pour se débarrasser des manches de sa toge, beaucoup trop longues. Il plaide l'enfantillage, l'avocat civil. Ça ne réussit pas à son client : cinq ans de prison. C'est le minimum, après tout. – Affaire Queslier ! On nous a fait sortir, l'autre témoin et moi ; mais, de l'endroit où l'on nous a relégués, je puis entendre à peu près tout. Queslier, simplement, explique l'affaire. Il assure qu'au moment où il a dû cesser de faire le peloton, il était très malade et que, du reste, il l'est encore. Depuis qu'il est à Tunis, il a demandé la visite d'un médecin qui pourrait constater la véracité de ses affirmations. On lui a refusé cette visite. La voix du président s'élève, hargneuse. – Abrégez ! abrégez ! Le fait de se faire porter malade au cours d'un exercice est assimilé à un refus d'obéissance, lorsque le major ne reconnaît pas la maladie. Vous êtes-vous fait porter malade ? – Oui, mon colonel. – Que faisiez-vous en ce moment-là ? – Le peloton de punition. – Le major a-t-il constaté votre maladie ? – Non, mon colonel, mais… – Asseyez-vous ! On nous fait rentrer dans la salle pendant que le greffier lit l'acte d'accusation. Le colonel nous interroge, mon camarade et moi. Trois questions à chacun ; celles qu'il a déjà posées à Queslier. Impossible de placer un mot. Brutalement, il nous coupe la parole. Queslier sera condamné, le malheureux ; c'est certain. Le parti pris est gravé sur toutes ces faces de galonnés qui sont nos supérieurs, – et qui sont aussi nos juges. Le commissaire a la parole. Il n'en abuse point. Il se contente de lire les punitions du prévenu qui, affirme-t-il, est un sujet dangereux. C'est ainsi qu'il soutient une accusation, ce commissaire-là. Il est vrai qu'il demande le maximum de la peine. Le défenseur s'avance. C'est un sous-lieutenant de zouaves, tout jeune, qui tremble, devant son colonel, un peu plus fort que la feuille de papier qu'il tient à la main. C'est pourtant difficile. Il la lit, cette feuille de papier, en bredouillant, en mâchant les mots, en avalant des phrases entières. Oh ! la belle plaidoirie ! Et comme la confiance doit descendre dans l'âme d'un inculpé, lorsqu'il voit sa liberté ou sa vie disputée aux membres d'un tribunal par un orateur de cette force ! Tiens ! c'est fini… À propos, quelles sont ses conclusions, à l'avocat ? Moi, je ne sais pas. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Je n'entends plus. Que demande-t-il ? Le minimum, ou l'acquittement – ou le maximum ? Pourquoi pas ? puisque son supérieur – le commissaire – l'a demandé… – Queslier, avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? – J'ai à dire que je n'ai refusé d'obéir à personne. Étant malade, je n'ai pu continuer un exercice que j'accomplissais. Malheureusement pour moi, le major… – Asseyez-vous. Les juges font semblant de délibérer. Ils rendent le verdict : Deux ans de prison. Deux ans !… XXXIV Je suis revenu à Aïn-Halib, profondément écœuré, indigné. Ah ! je ne m'étais jamais fait d'illusions sur l'ignominie du système militaire ; mais c'est égal, il est des choses qu'on ne peut croire que lorsqu'on les a vues ; et j'en vois de drôles, depuis quelque temps. La sonde que j'ai laissée tomber dans la fange soldatesque n'a pas pu trouver le fond ; quel bourbier de vilenies, quelle sentine de bassesses ! Je sens que le mépris m'empoigne et que le dégoût me monte au cœur. C'est curieux, cela : le militarisme arrive à concilier dans mon esprit ces choses inconciliables d'ordinaire : la haine et le mépris, le dégoût et la crainte. Oui, la crainte. Une crainte particulière, par exemple. Celle probablement que peut faire éprouver l'appréhension du contact de l'ignoble chauve-souris ou du crapaud visqueux. Je n'avais pas ressenti cela, jusqu'à présent. Il est vrai que je n'avais guère eu connaissance que de la partie brutale du système, et que la partie plus particulièrement jésuitique était restée voilée à mes yeux. Maintenant que j'ai tout vu, maintenant que j'ai vu Tartufe porter des épaulettes et Laubardemont un panache, maintenant que je sais qu'il me faut redouter non seulement la griffe du tigre, mais la dent de la vipère et le dard du scorpion, j'ai peur. Sortirai-je jamais d'ici ? Encore quatre mois, mon Dieu !… comme c'est long ! Je passe des jours bien tristes et des nuits bien lugubres ! J'essaye, pourtant, d'atténuer la sensation trop forte du présent avec la vision de l'avenir. Je voudrais que cette image pût abolir dans mon esprit toutes les autres images et que le rose dont je l'enlumine mît un éclair de gaîté sur le fond noir de mes pensées… Un rien me trouble, le moindre incident me bouleverse. Les nerfs s'en mêlent. Les petites peurs, les grandes craintes, les crâneries passagères, les longs affaissements, les vigoureux espoirs qui vous enlèvent avec l'élasticité d'un tremplin, et le filet lâche de la désespérance dans lequel on retombe, mou et flasque – sans pouvoir se briser les os… Je me suis fait un petit calendrier sur lequel, tous les soirs, j'efface une journée. J'en ai encore, des coups de crayon à donner !… Une superstition stupide s'est emparée de moi, aussi. Partout je cherche des présages, heureux ou malheureux, des indices d'une libération prochaine ou d'un événement cruel. – Si le gros nuage gris, à gauche, a atteint la montagne avant le petit nuage blanc, à droite, ce sera bon signe pour moi. Et, si c'est le nuage blanc qui arrive premier, j'ai toujours d'assez bons yeux pour m'apercevoir qu'un coin du nuage gris – très léger, c'est vrai – a atteint le but avant lui. Dans ce dernier cas, pourtant, je ne suis pas parfaitement tranquille. Ma conscience me reproche tout bas une indélicatesse coupable. Je voudrais avoir un sou, pour jouer la chose à pile ou face. Comme ça, je ne pourrais pas tricher. Je n'ai pas un sou – heureusement. – Car, si j'avais le malheur de perdre, je sens bien que je n'aurais pas la force de me rebiffer contre la décision de l'oracle, et que je serais sans aucun doute la victime de ma crédulité idiote, mais forcenée. – Froissard, une lettre pour vous. Le vaguemestre me tend une enveloppe que je dois ouvrir devant lui. Tiens, une lettre de mon cousin, du cousin qui m'envoyait de l'argent à El-Ksob, au temps des orgies sardanapalesques avec les Gitons callipyges. Mais, à propos, comment a-t-il pu savoir mon adresse, le cousin ? Qui diable a pu lui apprendre… Voyons la lettre. « Mon cher cousin, ton secret est enfin dévoilé. Je sais tout. N'ayant pas reçu de tes nouvelles depuis quelque temps, j'ai été demander des renseignements au ministère de la guerre. Ces renseignements sont épouvantables… » Et patati et patata. On lui a dit que j'avais été envoyé aux Compagnies de Discipline pour mauvaise conduite et indiscipline, etc. – Un tas d'horreurs, quoi ! Le cousin se déclare scandalisé. Pauvre cousin ! « Personne n'y va, à ces Compagnies de Discipline. » Ça, c'est exagéré, cousin. Il vaudrait beaucoup mieux dire que tout le monde n'y va pas. « Quel malheur que tu n'aies pas pu sortir de là ! Quelle tache sur ton existence ! Tu n'as pour ainsi dire plus de famille, maintenant… » Et il entre dans de longs détails pour finir par me déclarer qu'à Paris, toutes les personnes que je connais me tourneront le dos… Ça me permettra de leur flanquer plus facilement mon pied quelque part, si elles ne sont pas polies. « Et qu'il faudra que j'aie un fier toupet pour oser me montrer dans les rues. » que. J'aurai ce toupet-là, cousin – et je ne mettrai pas de mas- Allons, une feuille de papier, une plume, et vite, vite, une réponse à l'aimable parent. Il pourrait, malgré tout, avoir conservé des illusions sur mon compte, et je ne veux point lui en laisser. Ce serait abuser de sa candeur. Et puis, ça me fera du bien, d'écrire un peu ce que je pense. C'est capable de me remonter. « On t'a dit vrai, cousin, on t'a dit vrai. Je t'avais monté un bateau. Je t'avais tiré une carotte… Je suis aux Compagnies de Discipline depuis bientôt trois ans. J'y ai été et j'y suis encore, physiquement et moralement, aussi malheureux qu'il est possible de l'être. On m'y a envoyé, t'a-t-on dit, d'abord pour mauvaise conduite, – une expression assez élastique, entre parenthèses – ce qui est à moitié faux ; ensuite pour indiscipline, ce qui est entièrement vrai. « J'ai bu un coup par-ci par là, c'est exact ; j'ai fait la noce quelquefois, je l'avoue. C'est tout. « Si j'étais un mauvais sujet invétéré, j'en ferais carrément l'aveu, car les potins et les cancans, vois-tu, je m'en fiche comme de Colin-Tampon. Voilà donc une des causes pour lesquelles m'ont envoyé à la Discipline – tu peux lire bagne, avec la condamnation en moins, mais les tortures en plus – des gens dont l'état d'ébriété est continuel, dix-neuf fois sur vingt grossiers par habitude et bêtes par nature, et chez lesquels l'absinthe et les règlements militaires combinés ont produit cette élévation intellectuelle et morale, et cette abnégation patriotique que nous aimons à admirer dans Bazaine – et compagnie. « La seconde cause de ma relégation – passe-moi le mot, il est à la mode depuis que les bourgeois qui nous gouvernent ont pris le parti de reléguer – surtout ne va pas lire : transporter – à Cayenne, les récidivistes, leurs victimes – la seconde cause de ma relégation loin des rangs de l'armée régulière, dis-je, c'est mon indiscipline. Ici, ma foi, je ne me défends point, oh ! point du tout. Je suis un indiscipliné, c'est vrai. Pas pour longtemps, pourtant ; car l'indiscipline ne pouvant exister qu'avec l'esclavage et le jour de la délivrance devant prochainement luire pour moi, j'espère être bientôt, non plus un indiscipliné, mais un insurgé. « … Si je n'ai pas écrit plus tôt, si je suis resté si longtemps sans donner de mes nouvelles, si je n'ai pas avoué la vérité, je l'ai fait pour deux raisons que voici : d'abord, quand j'ai un verre de fiel à boire, j'aime à le boire seul ; ensuite, j'ai craint que l'un de vous n'eût l'idée d'aller intercéder en ma faveur, pleurer ma grâce auprès de tel ou tel empanaché influent. Voilà surtout ce que je redoutais, car je tiens à la garder tout entière, ma haine contre les tortionnaires à galons d'or et les voleurs à culotte de peau. Je n'ai jamais courbé l'échine devant eux et j'aurais eu honte de voir quelqu'un le faire pour moi… Ce sont des bandits, vois-tu, et ils m'ont fait souffrir autant qu'on peut faire souffrir un homme. Mais, au moins, je partirai d'ici en espérant que, de même qu'on a hissé le dernier pirate à la grande vergue de son navire, on pendra le dernier buveur de sang à la hampe du chiffon ensanglanté qui lui sert de drapeau. Je partirai avec l'espoir d'entendre bientôt sonner l'heure de la justice – et la vengeance est le corollaire de la justice – pour tous ceux qui ont eu faim, pour tous ceux qui ont souffert, pour tous ceux qui ont pleuré… » Je viens de jeter la lettre à la boîte et je regrette presque, maintenant, de l'avoir envoyée. Ce pauvre cousin !… Et puis, tant pis, après tout ! Au diable la famille ! Ah ! la famille ! Elle peut se vanter d'avoir trouvé un fameux dissolvant dans l'armée. Ce ne sont jamais les quatre pages couvertes du gribouillage paternel ou des pattes de mouche de la mère qu'il cherche dans l'enveloppe qu'il vient d'ouvrir, le militaire. Et, s'il ne trouve pas, entre les deux feuilles de papier, le mandat qu'il espère, il ne se donne guère la peine de la lire, la lettre. Il s'en moque pas mal, allez ! Et les réponses ! – ces réponses qui sont des demandes – des demandes qu'on passe une heure à entourer de cinq ou six phrases qui veulent avoir l'air d'être affectueuses ! La famille, elle est plus loin du soldat, soyez-en sûrs, que la France des Polonais. Et, si vous ne le croyez pas, vous n'avez qu'à demander à un illettré, qui vous a prié d'écrire une lettre, ce qu'il désire que vous y mettiez. – Ce que tu voudras, comme pour toi… Comme pour toi, – je n'ai jamais pu en tirer autre chose. Comme pour toi ! XXXV Le dernier jour est arrivé ! Il y en a qui chantent ça, en descendant du magasin d'habillement. Moi, je ne chante pas. Je ne porte plus la triste livrée de la Compagnie, pourtant. On vient de me la retirer, en même temps que les fers – que je gardais depuis dix jours. J'ai un uniforme d'artilleur avec lequel je vais rentrer en France. Nous partons demain, dix ou douze libérables, à la pointe du jour, pour faire les six étapes qui doivent nous mener à Gabès, où nous prendrons le bateau. Je ne chante pas, non que je sois triste – au contraire ! – mais j'ai peur. Je suis comme le marin à qui le sol sur lequel il met le pied, après un long voyage, paraît chancelant. Et puis, une crainte folle m'a saisi, il y a un grand quart d'heure, au moment où je pénétrais dans le magasin d'habillement, sans retirer mon képi. – Voulez-vous vous découvrir, insolent ! m'a crié le sergent d'habillement d'une voix furieuse. J'ai compris que cet homme, outré de me voir partir, moi qu'il déteste, cherchait une querelle d'Allemand. Je n'ai rien dit. Je ne veux rien dire de toute la soirée. Il est six heures ; je vais aller me coucher sous un marabout dont je ne bougerai pas jusqu'à demain. Je ne veux pas me donner à moi-même l'occasion de faire une sottise, de compromettre ma liberté que je touche – enfin. Je suis étendu sous une tente. Je fais semblant de dormir, pour qu'on me laisse tranquille, mais je ne dors pas. Je pense. Je pense à cette armée que je vais quitter. Je l'envisage froidement, laissant de côté toutes mes haines. C'est une chose mauvaise. C'est une institution malsaine, néfaste. L'armée incarne la nation. L'histoire nous met ça dans la tête, de force, au moyen de toutes les tricheries, de tous les mensonges. Drôle d'histoire que celle-là ! Dix anecdotes y résument un siècle, une gasconnade y remplit un règne. Batailles ! batailles ! combats ! Elle a osé fourrer la Révolution dans la sabretache des généraux à plumets et jusque dans le chapeau de Bonaparte, comme elle a fait bouillir le grand mouvement des Communes qui précéda la bataille de Bouvines dans le chaudron où les marmitons de Philippe-Auguste ont écumé une soupe au vin. Elle prêche la haine des peuples, le respect du soudard, la sanctification de la guerre, la glorification du carnage… Ah ! Mascarille ! toi qui voulais la mettre en madrigaux, l'Histoire ! Elle nous a donné le chauvinisme, cette histoire-là ; le chauvinisme, cette épidémie qui s'abat sur les masses et les pousse, affolées, à la recherche d'un dictateur. L'armée incarne la nation ! Elle la diminue. Elle incarne la force brutale et aveugle, la force au service de celui qui sait lui plaire et – c'est triste à dire, mais c'est vrai – de celui qui peut la payer. « Cela s'est fait, mais ne se fera plus. » Si, la blessure ne se guérira point. La gangrène y est. L'armée, c'est le réceptacle de toutes les mauvaises passions, la sentine de tous les vices. Tout le monde vole, làdedans, depuis le caporal d'ordinaire, depuis l'homme de corvée qui tient une anse du panier, jusqu'à l'intendant général, jusqu'au ministre. Ce qui se nomme gratte et rabiau en bas s'appelle en haut boni et pot-de-vin. Tout le monde s'y déteste, tout le monde s'y envie, tout le monde s'y torture, tout le monde s'y espionne, tout le monde s'y dénonce. Cela, au nom de soi-disant principes de discipline dégradante, de hiérarchie inutile. Avoir un grade, c'est avoir le droit de punir. Punir toujours, punir pour tout. De peines corporelles, naturellement ; celles-là seules sont en vigueur… Ah ! c'est triste qu'un bout de galon permette à un homme de mettre en prison son ennemi – ou de faire fusiller son camarade. L'armée, c'est le cancer social, c'est la pieuvre dont les tentacules pompent le sang des peuples et dont ils devront couper les cent bras, à coups de hache, s'ils veulent vivre. Ah ! je sais bien : le patriotisme !… Le patriotisme n'a rien à faire avec l'armée, rien ; et ce serait grand bien, vraiment, s'il n'était plus l'apanage d'une caste, la chose d'une coterie, l'objet curieux que des escamoteurs ont caché dans leur gibecière, et qu'ils montrent de temps en temps, mystérieux et dignes, à la foule béante qui applaudit. Ce sentiment-là, je crois, n'est pas forcément cousu au fond d'un pantalon rouge. Il y a peut-être autant de patriotisme dans l'écrasement banal d'un maçon qui tombe d'un échafaudage ou dans la crevaison ignorée d'un mineur foudroyé par un coup de grisou, que dans la mort glorieuse d'un général tué à l'ennemi. Et il y a de bons patriotes, voyezvous, qui haïssent la guerre, mais qui la feraient avec joie – si l'on tentait d'assassiner la France – parce qu'ils auraient l'espoir grandiose, ceux-là, non pas d'écraser un peuple, mais d'anéan- tir, avec le gouvernement qui le régit, toutes les tendances rétrogrades, féodales, anachroniques – le caporalisme. Je réfléchis longtemps à ces choses. Je pense aussi aux trois années que j'ai passées ici, à mon existence de paria ! Quelle vie ! quel spectacle !… Et, lorsqu'ils ont défilé devant mes yeux, bien en lumière, tous ces affreux tableaux que j'évoque avec horreur, je m'aperçois que je n'en ai vu nettement qu'un côté, jusqu'à présent, et qu'une partie m'en a échappé, – la partie la plus ignoble, sans doute, de ces conséquences de la compression. Emporté par la passion, aveuglé par la haine, je n'ai jamais senti à mes côtés, parmi mes compagnons de servitude, que les insoumis, que ceux qui résistaient, ne voulaient pas plier ; les seuls événements qui aient frappé mon esprit sont ceux grâce auxquels s'est affirmée la lutte de l'homme qui veut rester libre contre la discipline abjecte. Les journées remplies de la farce grossière de l'existence servile n'ont rien laissé en moi. Je les ai subies, tout simplement. Et quant au grand troupeau des disciplinés, des soumis, des domestiqués, je ne l'ai même pas dédaigné, je ne l'ai point vu. Qu'une bassesse de ces malheureux, parci par-là, m'ait fait hausser les épaules, qu'une de leurs vilenies m'ait fait lever le cœur, c'est possible. Rien de plus. C'est pour cela que je les ai badigeonnés en rouge, tous les fonds couleur de cendre ; et je sens que je n'aurai jamais le courage, maintenant, de plaquer des rappels de gris sur les vigueurs des premiers plans. Ah ! c'est bien la platitude et la banalité, pourtant, qui s'étalent, comme de larges nappes d'eau croupissante, au- dessus desquelles font saillie, de loin en loin, les aspérités des caractères forts. Ce côté-là m'a échappé… Ma foi, tant mieux ! J'ai déjà remué tant de boue pour les retirer de la fange où ils gisaient, tous ces souvenirs amers… – Froissard, tu dors ? Ce sont des camarades, qui viennent me faire leurs adieux et me souhaiter un bon voyage. Quelques-uns, des Parisiens, me donnent des commissions… Le clairon ! Un coup de langue prolongé : c'est l'extinction des feux. Encore une nuit et je serai libre. Libre !… Demain ! XXXVI – Fontainebleau !… Melun !… Le train va vite. Dans une heure, nous serons à Paris… Oh ! Paris !… Paris !… C'est depuis Marseille seulement que j'ai commencé à librement respirer. Jusque-là, j'avais souffert, j'avais tremblé, m'attendant à chaque instant à une catastrophe ; intimement convaincu que quelque épouvantable difficulté allait s'élever, qu'un obstacle insurmontable s'opposerait à mon retour en France, que quelque chose de terrible allait me clouer, pour jamais, sur ce sol d'Afrique qui, j'en étais sûr, devait me garder. Je me trouvais dans la situation du chrétien livré aux bêtes, dans le cirque, et qui ne peut détacher ses yeux de la porte de la fosse qu'on va soulever tout à l'heure, et par où la bête va sortir. La bête ne s'est pas montrée, c'est un gendarme qui a paru. Un brave gendarme qui ne pensait pas à mal, certainement, et qui s'est trouvé subitement devant moi, sur le paquebot, au détour d'un rouf. J'ai eu une horrible peur. J'ai trébuché. J'ai été forcé de me retenir à un palan pour ne pas tomber à la renverse. – On voit que le vin du cambusier n'est pas mauvais, m'a dit le Pandore, qui m'a cru ivre, et qui s'est mis à rire, grassement… Deux ou trois frayeurs comme celle-là, et j'aurais perdu la boule. J'aurais été atteint, pour de bon, du délire de la persécution… Nous sommes partis de Marseille à trois heures de l'aprèsmidi, et, dans ma joie de me sentir enfin seul, livré à moi-même, débarrassé du sous-officier qui nous avait escortés jusque-là, je n'ai vu ni la gare, ni la grande salle d'attente retentissante des exclamations méridionales ; je suis passé rapidement devant le jardin planté d'arbres où se promènent, un panier au bras, des marchandes de provisions. Un jardin, une gare, des paniers, des marchands ? C'est possible. Je ne sais pas. Je suis entré tout droit dans la salle du départ et je me suis assis, contre la porte qui donne sur le quai, sur un banc. Mon cœur battait très fort, mes genoux tremblaient, un flot de sang me montait au visage. – Je n'avais plus de sang qu'à la tête. J'avais mon billet dans la poche de mon dolman et je le sentais, – oui, je le sentais, à travers la doublure, à travers la toile de ma chemise, comme s'il avait voulu m'entrer dans la chair ! Il me brûlait la peau, ce morceau de carton. Tout d'un coup, la porte s'ouvre. Je m'élance, bousculant l'employé, je me précipite dans un wagon comme une bête féroce dans la cage où saigne un quartier de viande. J'ai fermé la porte sur moi, à toute volée, et je me suis laissé tomber sur la banquette. Brusquement, je me suis senti libre. J'ai éprouvé, pendant une minute, une jouissance indéfinissable. Pour la première fois de ma vie – la seule peut-être – j'ai perçu, dans sa plénitude, la sensation de liberté. ********** – Froissard, as-tu faim ? Veux-tu manger un morceau ? Ce sont mes camarades de route qui finissent leurs provisions, avant d'arriver à Paris, et qui m'invitent à casser la croûte. Non, je n'ai pas faim ; non, je ne veux pas manger. Il me semble que je n'aurai plus jamais besoin de manger. – Ah ! non, toi, là-bas, garde le cervelas pour toi. Il y a de l'ail dedans, et, comme on va sucer la pomme à sa gonzesse… De gros rires. Quatre faubouriens, sur les sept que nous sommes. Quatre ouvriers qui vont reprendre leur métier, en arrivant, avec la misère qui les guettera au coin de l'établi et la débauche qui leur fera signe, au premier tournant de la rue. Rien à attendre d'eux, rien. Des récits fantastiques de leurs campagnes, peut-être, des histoires à dormir debout, des exagérations idiotes, des hâbleries… Ah ! il n'y a pas de danger qu'ils aillent porter, dans l'atelier, sur les chantiers, le récit sincère de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils ont enduré, – la haine du militarisme ! On les retrouvera arrêtés, badauds imbéciles, sur les boulevards où défilent les griffetons, au son d'une musique de sauvages ; à Longchamps, les jours de revue, et l'on pourra les entendre applaudir, bien fort, au passage d'un général peinturluré comme une image d'Épinal, d'un colonel dont le plumet se dresse, au-dessus du shako, comme un pinceau de treize sous au-dessus d'un pot à colle. À quoi ça leur sert-il d'avoir souffert ?… Des animaux, alors ? Pas même. Des bêtes sans rancune. Et les autres : Le premier est un garçon instruit, un éduqué que je connais peu. Il se livre à des comparaisons très intéressantes entre la végétation africaine et celle de la France. Ces comparaisons me font suer. Le second, c'est cet imbécile de Lecreux. Il est libéré en même temps que moi. Je ne lui ai pas dit quatre mots, je crois, depuis que nous sommes partis d'Aïn-Halib. C'est égal, je serais curieux de savoir à quoi il peut penser, cet être-là. Je vais le lui demander. Je l'appellerai « mon vieux Lecreux. » Ça le flattera. – Mon vieux Lecreux, tu ne dis rien. À quoi penses-tu ? – Je pense à une pièce de vers que j'ai faite… Il fait des vers ! J'aurais dû m'en douter !… – Que j'ai commencée, plutôt, à Aïn-Halib. Je veux arriver à démontrer l'inanité de tout système philosophique. Je viens justement de trouver deux vers. Tiens, les voici : Pythagore, Solon, Socrate et Cicéron Ont discouru longtemps sans rien dire de bon… – Comment trouves-tu ça ? – Fous-moi la paix ! – Tu dis ? – Fous-moi la paix, ou je te casse la gueule ! Ils se sont tous retournés. Ils m'ont cru fou. Tant pis pour eux. Le train siffle longuement. – Il entre en gare. – Il s'arrête. Je descends en courant ; je me sauve ainsi qu'un voleur, sans faire d'adieux, sans serrer une main, sans rien dire à personne – à personne ! J'ai envie de pleurer de rage… ********** Où suis-je ? Sur le boulevard Saint-Germain, près du pont Sully. Je suis venu là tout d'une traite, en grandes enjambées, sans regarder derrière moi, comme si j'avais la police à mes trousses. Ainsi, je suis à Paris ? Tiens ! comme c'est tranquille ! C'est drôle, je me figurais autre chose. Mon rêve a glissé sur le pavé gras dont la pente mène à l'égout, et s'en va à vau-l'eau, maintenant, roulé par les flots sales de ce fleuve qui coule, bête et jaune, dans les brumes grises, et dont le courant se partage, au tranchant des piles du pont, sans un bruissement, sans un bruit, sans une écume. Les maisons aux hautes façades pâles, aux fenêtres mornes, les longues avenues au sol cendré et froid où tremblotent les squelettes ridicules des arbres violets, le ciel blafard et décoloré comme une vieille bâche, les silhouettes vilaines des édifices mangés par les vapeurs caligineuses que piquent déjà les points jaunes des becs de gaz, les taches noires et frissonnantes des passants qui glissent vite, silencieusement… Ils ne me regardent même pas, ces passants… Si. Une jeune fille a jeté sur moi un coup d'œil étonné et je l'ai entendue qui disait tout bas à sa compagne : – Comme il est noir ! Comme il est noir !… C'est tout. Alors, on ne voit rien sur ma figure ? Il n'y a rien d'écrit, sur mon visage ? Les souffrances n'y ont pas laissé leur marque, les insultes n'y ont pas imprimé leur stigmate. Et l'on ne peut même pas, sur mes membres, comme sur l'échine d'une bête maltraitée, compter les coups que j'ai reçus, dénombrer toutes mes cicatrices ! Ah ! pourquoi ne m'a-t-on pas meurtri le corps, au lieu de me torturer l'âme ? Pourquoi la honte ne m'a-t-elle pas cinglé comme un fouet ? Pourquoi les douleurs n'ont-elles point été des couteaux et les affronts des fers rouges ? Je pourrais montrer les blessures de ma peau, au moins, puisque je ne peux faire voir les plaies saignantes de mon cœur. Je pourrais mettre ma chair lacérée sous les yeux des indifférents et fourrer dans mes ulcères les doigts blagueurs des incrédules ! Le découragement m'assomme. Un désir violent me saisit. Une envie atroce me tenaille : je voudrais être Lecreux. Je ne souffrirais pas comme ça, je ne ressentirais pas le mal lancinant qui me point. Et je m'écrierais gaîment, ce soir, à table, en débouchant une bouteille : – En voilà une que les chaouchs ne boiront pas ! Ce serait toute ma vengeance, ma foi ! et, après, je ne songerais plus au passé. Je n'aurais même pas la peine d'empêcher les souvenirs d'autrefois de se présenter à mon esprit. Je n'y penserais point, à cet autrefois – naturellement – pas plus qu'on ne pense à un médicament amer qu'on a avalé, à une tache de boue qui a sali vos vêtements et qu'un coup de brosse efface… Ma vengeance !… Est-ce que je veux me venger ? Oui, si c'est se venger que d'ouvrir devant tous le livre de son existence, de montrer ce qu'on a souffert, de dire ce qu'on a pensé. Je veux faire cela à présent. Si c'est vengeance, tant pis ; et si c'est justice, tant mieux. Je crois que ce sera justice, simplement. La haine me gonfle le cœur, c'est vrai. Mais elle est trop forte, je le sens bien, pour pouvoir jamais s'assouvir – ou se calmer. Elle ne me quittera plus, maintenant ; et c'est elle qui mettra un frein à mes emportements et brisera mes colères. Mais c'est elle aussi qui, calme et froide, me montre déjà le pilori auquel je dois clouer, ainsi qu'une pancarte au-dessus de la tête des malfaiteurs, l'ignominie de mes bourreaux. Je m'enfonce dans les profondeurs du boulevard désert. La nuit est tombée. Le brouillard s'est épaissi… C'est dans une nuit plus noire encore que les opprimés doivent élever la voix. C'est dans une obscurité plus grande qu'ils doivent faire éclater la trompette aux oreilles de la Société – la Société, vieille gueuse imbécile qui creuse elle-même, avec des boniments macabres, la fosse dans laquelle elle tombera, moribonde – sandwich qui se balade, inconsciente, portant, sur les écriteaux qui pendent à son cou et font sonner ses tibias, un grand point d'interrogation – tout rouge. Paris, 1888. FIN Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski HUMILIÉS ET OFFENSÉS (1861) INDEX DES PERSONNAGES ALEXANDRA SÉMIONOVNA, compagne de Philippe Philippytch Masloboïev. ALEXEÏ PETROVITCH, Aliocha, fils du prince Piotr Alexandrovitch Valkovski ; amant de Nathalia Nikolaïevna. ANNA ANDRÉIEVNA, née Choumilova, femme de Nikolaï Serguéitch Ikhméniev. BOUBNOVA (Anna Triphonovna), propriétaire de la maison habitée par Elena et sa mère. Se livre au proxénétisme. ELENA, Nelly, petite-fille de Smith, recueillie par Ivan Petrovitch. IKHMÉNIEV (Nikolaï Serguéitch), propriétaire foncier, ancien intendant du prince Piotr Alexandrovitch Valkovski. IVAN PETROVITCH, Vania, le narrateur. Ancien pupille des Ikhméniev, il est épris de Nathalia Nikolaïevna. KATERINA FIODOROVNA, Katia, riche héritière. Fiancée choisie par le prince Piotr Alexandrovitch Valkovski pour son fils Alexeï. MASLOBOÏEV (Philippe Philippytch), ancien camarade de collège d'Ivan Petrovitch. Vit d'expédients. NATHALIA NIKOLAÏEVNA, Natacha, fille unique de Nikolaï Serguéitch Ikhméniev et d'Anna Andréievna. Maîtresse d'Alexeï Petrovitch Valkovski. NIKOLAÏ SERGUÉITCH, voir IKHMÉNIEV. PIOTR ALEXANDROVITCH, voir VALKOVSKI. SMITH, ancien industriel d'origine anglaise, tombé dans la misère. VALKOVSKI (le prince Piotr Alexandrovitch), grand propriétaire foncier. Amant de la comtesse Zénaïda Fiodorovna. VANIA, voir Ivan PETROVITCH. ZÉNAÏDA FIODOROVNA (la comtesse), belle-mère de Katerina Fiodorovna. PREMIÈRE PARTIE I L'an dernier, le 22 mars au soir, il m'arriva une aventure des plus étranges. Tout le jour, j'avais parcouru la ville à la recherche d'un appartement. L'ancien était très humide et à cette époque déjà j'avais une mauvaise toux. Je voulais déménager dès l'automne, mais j'avais traîné jusqu'au printemps. De toute la journée, je n'avais rien pu trouver de convenable. Premièrement, je voulais un appartement indépendant, non sous-loué ; et, deuxièmement, je me serais contenté d'une chambre, mais il fallait absolument qu'elle fût grande, et bien entendu en même temps le meilleur marché possible. J'ai remarqué que dans un appartement exigu les pensées même se trouvent à l'étroit. En méditant mes futures nouvelles, j'ai toujours aimé à aller et venir dans ma chambre. À propos : il m'a toujours été plus agréable de réfléchir à mes œuvres et de rêver à la façon dont je les composerais que de les écrire et vraiment, ce n'est pas par paresse. D'où cela vient-il donc ? Le matin déjà, je n'étais pas dans mon assiette et vers le coucher du soleil je commençai même à me sentir très mal ; je fus pris d'une sorte de fièvre. De plus, j'étais resté sur mes jambes toute la journée et j'étais fatigué. Sur le soir, juste avant le crépuscule, je passai par l'avenue de l'Ascension. J'aime le soleil de mars à Pétersbourg, surtout le coucher du soleil, quand la journée est froide et claire, bien sûr. Toute la rue est brusquement éclairée, inondée d'une lumière éclatante. Toutes les maisons semblent se mettre à étinceler soudainement. Leurs teintes grises, jaunes, vert sale, perdent en un clin d'œil leur aspect rébarbatif ; c'est comme si l'âme s'illuminait, comme si l'on était saisi d'un frisson, ou si quelqu'un vous poussait du coude. Un regard nouveau, de nouvelles pensées… C'est étonnant ce que peut faire un rayon de soleil dans l'âme d'un homme ! Mais le rayon de soleil avait disparu ; le froid se faisait plus vif et commençait à vous picoter le nez ; l'obscurité s'épaississait ; le gaz brillait dans les magasins et les boutiques. Arrivé à la hauteur de la confiserie Müller, je m'arrêtai soudain comme cloué au sol et me mis à regarder l'autre côté de la rue, comme si je pressentais qu'il allait m'arriver tout de suite quelque chose d'extraordinaire ; et, à cet instant précis, du côté opposé, j'aperçus un vieillard et son chien. Je me souviens très bien que mon cœur se serra sous le coup d'une sensation des plus désagréables, et que je ne pus moi-même éclaircir de quelle nature était cette sensation. Je ne suis pas un mystique ; je ne crois presque pas aux pressentiments et aux divinations ; cependant il m'est arrivé dans ma vie, comme à tout le monde peut-être, plusieurs aventures assez inexplicables. Par exemple, quand ce ne serait que ce vieillard : pourquoi, lorsque je le rencontrai alors, ai-je senti immédiatement que ce même soir il m'adviendrait quelque chose qui ne serait pas tout à fait courant ? D'ailleurs, j'étais malade ; et les impressions maladives sont presque toujours trompeuses. D'un pas lent et incertain, avançant les jambes comme des baguettes, presque sans les plier, le dos arrondi et frappant légèrement de sa canne les dalles du trottoir, le vieux approchait de la confiserie. De ma vie, je n'avais aperçu silhouette si extravagante et si singulière. Auparavant déjà, avant cette rencontre, lorsque nous nous étions retrouvés chez Müller, il m'avait toujours causé une impression douloureuse. Sa haute taille, son dos voûté, son visage mort d'octogénaire, son vieux paletot, déchiré aux coutures, son chapeau rond tout cabossé qui datait de vingt ans, couvrant un crâne dénudé où avait subsisté, juste sur la nuque, une petite touffe de cheveux non pas blancs, mais jaunâtres, ses mouvements, qui semblaient dépourvus de sens et commandés par un ressort, tout cela frappait involontairement celui qui le rencontrait pour la première fois. Réellement, il paraissait étrange de voir ce vieillard, à la limite de son âge, seul, sans surveillance, d'autant plus qu'il ressemblait à un fou échappé à ses gardiens. Ce qui m'avait frappé aussi, c'était sa maigreur extrême ; il n'avait presque plus de corps, c'était comme s'il ne lui restait que la peau sur les os. Ses yeux, grands mais éteints, entourés d'un cerne bleu sombre, regardaient toujours droit devant eux, jamais de côté, et jamais ils ne voyaient rien, j'en suis convaincu. Tout en vous regardant, il marchait droit sur vous, comme s'il avait un espace vide devant lui. Je l'ai remarqué plusieurs fois. Il y avait peu de temps qu'il se montrait chez Müller, on ne savait d'où il venait, et il était toujours accompagné de son chien. Aucun des clients de la confiserie ne s'était jamais décidé à lui parler, et lui-même n'adressait la parole à personne. « Pourquoi se traîne-t-il chez Müller, et qu'a-t-il de y faire ? » songeai-je, planté de l'autre côté de la rue et le suivant irrésistiblement du regard. Une irritation, conséquence de la maladie et de la fatigue, commençait à bouillonner en moi. À quoi pense-t-il ? continuai-je à part moi, qu'a-t-il dans la tête ? Et pense-t-il encore à quelque chose ? Son visage est si mort qu'il n'exprime déjà absolument plus rien. Et où a-t-il déniché cet abominable chien qui ne le quitte jamais, comme s'il constituait avec lui un tout inséparable, et qui lui ressemble tellement ? Ce malheureux chien semblait lui aussi avoir près de quatre-vingts ans ; oui, il devait sûrement en être ainsi. Premièrement, il avait l'air plus vieux qu'aucun chien du monde, et deuxièmement, pourquoi, dès la première fois que je l'avais vu, m'était-il tout de suite venu à l'idée que ce chien ne pouvait pas être comme les autres chiens ; que c'était un chien extraordinaire, qu'il devait absolument y avoir en lui quelque chose de fantastique, de magique ; que c'était peut-être une sorte de Méphistophélès sous l'apparence d'un chien et que son destin avait été uni à celui de son maître par des liens mystérieux et inconnus. En le regardant, vous eussiez tout de suite convenu qu'il y avait à coup sûr une vingtaine d'années qu'il avait mangé pour la dernière fois. Il était maigre comme un squelette, ou, mieux encore, comme son maître. Son poil était presque entièrement tombé, même sur la queue qu'il tenait toujours entre ses jambes et qui était raide comme un bâton. Sa tête aux longues oreilles pendait lamentablement. Jamais je n'avais vu chien si répugnant. Lors qu'ils passaient tous deux dans la rue, le vieux en avant, le chien derrière, son museau touchant les pans du manteau de son maître comme s'il y était attaché, leur démarche et tout leur aspect semblaient dire à chaque pas : « Pour être vieux, nous sommes vieux, Seigneur, comme nous sommes vieux ! » Je me souviens qu'un jour il me vint encore à l'esprit que le vieux et son chien s'étaient échappés d'une page d'Hoffmann illustrée par Gavarni, et qu'ils se promenaient par le vaste monde sous forme d'affiches ambulantes pour une édition. Je traversai la rue et entrai derrière le vieillard dans la confiserie. Dans la boutique, le vieux se comportait de la façon la plus étrange, et Müller, debout derrière son comptoir, s'était même mis, les derniers temps, à faire une grimace de mécontentement à l'entrée de ce visiteur importun. Tout d'abord, ce client singulier ne demandait jamais rien. Chaque fois, il se dirigeait tout droit vers le coin du poêle et s'asseyait sur une chaise. Si sa place près du poêle était occupée, il restait debout un instant, dans une irrésolution stupide, devant le monsieur qui avait pris sa place, puis gagnait comme frappé de stupeur, l'autre coin, près de la fenêtre. Là, il choisissait une chaise, s'y asseyait lentement, ôtait son chapeau, le mettait à côté de lui sur le plancher, posait sa canne auprès du chapeau, puis, se renversant sur le dossier de sa chaise, il restait immobile pendant trois ou quatre heures. Jamais il ne prenait un journal, jamais il n'émettait ni une parole ni un son ; il se contentait de rester assis, regardant devant lui de tous ses yeux, mais d'un regard si hébété, si privé de vie, qu'on pouvait parier qu'il ne voyait rien de ce qui l'entourait et n'entendait rien. Quant au chien, après avoir tourné deux ou trois fois sur place, il se couchait d'un air morose à ses pieds, fourrait son museau entre les bottes de son maître, poussait un profond soupir et, après s'être allongé de tout son long sur le plancher, restait immobile lui aussi toute la soirée, comme s'il mourait pendant ce temps-là. On pouvait croire que ces deux êtres gisaient morts quelque part tout le jour et que, dès que le soleil était couché, ils ressuscitaient brusquement, uniquement pour se rendre à la confiserie Müller et s'acquitter ainsi de quelque mystérieuse obligation, inconnue de tous. Après être resté assis trois ou quatre heures, le vieux, enfin, se levait, prenait son chapeau et partait chez lui. Le chien se levait lui aussi, et, la queue entre les jambes, tête basse, de son même pas lent, le suivait machinalement. Les clients de la confiserie, les derniers temps, évitaient le vieillard de toute manière et ne s'asseyaient même pas à côté de lui, comme s'il leur inspirait de la répulsion. Lui, il ne remarquait rien de tout cela. Les habitués de cette confiserie étaient pour la plupart des Allemands. Ils venaient là de toute l'avenue de l'Ascension ; tous étaient patrons de différents établissements : serruriers, boulangers, teinturiers, fabricants de chapeaux, selliers, tous gens patriarcaux dans le sens allemand du mot. Chez Müller, en général, on observait les mœurs patriarcales. Le patron se joignait souvent à ses clients familiers, s'asseyait à leur table et l'on vidait force punchs. Les chiens et les petits enfants du patron venaient aussi trouver les clients, et ceux-ci caressaient et les enfants et les chiens. Tous se connaissaient et s'estimaient mutuellement. Et tandis que les habitués s'absorbaient dans la lecture des journaux allemands, derrière la porte, dans l'appartement du patron, vibraient les notes de « Mein lieber Augustin », joué sur un piano aux sons grêles par la fille aînée de l'hôte, une petite Allemande aux boucles blondes, qui ressemblait beaucoup à une souris blanche. La valse était accueillie avec plaisir. J'allais chez Müller les premiers jours de chaque mois lire les journaux russes. En entrant dans la confiserie, je vis que le vieillard était déjà assis près de la fenêtre et que son chien était comme les autres fois étendu à ses pieds. Je m'assis sans rien dire dans un coin et me posai intérieurement cette question : « Pourquoi suis-je entré ici ; alors que je n'ai absolument rien à y faire, que je suis malade, et qu'il serait plus indiqué de regagner ma maison, de boire du thé et de me coucher ? Est-il possible vraiment que je sois ici uniquement pour contempler ce vieillard ? » Je fus pris d'un mouvement d'humeur. « Qu'ai-je à m'occuper de lui ? » me dis-je en me rappelant cette sensation bizarre et maladive que j'éprouvais déjà en le regardant dans la rue. « Et qu'ai-je à faire avec tous ces Allemands ennuyeux ? Pourquoi cette humeur fantasque ? Pourquoi cette inquiétude de basse qualité pour des bêtises, inquiétude que je discerne en moi ces derniers temps et qui m'empêche de vivre et de porter sur la vie un regard clair, comme me l'a fait remarquer déjà un profond critique, dans son analyse indignée de ma dernière nouvelle ? » Mais, tout en hésitant et en m'affligeant, je restais à ma place et pendant ce temps mon malaise empirait, si bien qu'il me parut regrettable d'abandonner la douce température de la pièce. Je pris la gazette de Francfort, en lus deux lignes et m'assoupis. Les Allemands ne me gênaient pas. Ils lisaient, fumaient et de temps en temps seulement ; une fois toutes les demi-heures environ, se communiquaient, à bâtons rompus et à mi-voix, quelque nouvelle de Francfort ou encore quelque bon mot ou boutade du célèbre humoriste allemand Saphir ; après quoi, avec une fierté nationale accrue, ils se replongeaient dans leur lecture. Je somnolai près d'une demi-heure et fus réveillé par un violent frisson. Il fallait décidément que je rentre chez moi. Mais, à ce moment, une scène muette qui se déroulait dans la pièce me retint encore une fois. J'ai déjà dit que le vieux, dès qu'il s'était assis sur sa chaise, dirigeait son regard quelque part et ne le détournait pas de toute la soirée. Il m'advint à moi aussi de tomber sous ce regard, absurdement obstiné, qui ne distinguait rien ; la sensation était des plus déplaisantes, insupportable même, et d'ordinaire je changeais de place le plus vite possible. Pour l'instant, la victime du vieillard était un petit Allemand replet et miraculeusement propre, avec un col droit fortement empesé et un visage extraordinairement rouge. C'était un hôte de passage, un marchand de Riga, Adam Ivanytch Schultz, comme je l'appris par la suite, ami intime de Müller, mais qui ne connaissait pas encore le vieux ni bon nombre des habitués. Il lisait avec délices Dorf barbier et buvait son punch à petites gorgées lorsque soudain, levant la tête il aperçut le regard du vieillard fixé sur lui. Cela l'abasourdit. Adam Ivanytch était un homme très susceptible et très chatouilleux, comme le sont en général tous les Allemands « nobles ». Il lui parut étrange et offensant qu'on le dévisageât avec tant d'insistance et de sansgêne. Étouffant son indignation, il détourna les yeux du client indélicat, marmotta quelque chose dans sa barbe et, sans mot dire, se cacha derrière son journal. Mais il ne put y tenir et, quelques minutes après, jeta de derrière son journal un coup d'œil soupçonneux : même regard entêté, même contemplation dépourvue de sens. Adam Ivanytch se tut cette fois encore. Mais lorsque cette circonstance se reproduisit une troisième fois, il éclata et estima de son devoir de défendre sa noblesse et de ne pas laisser porter atteinte devant un public noble à la belle ville de Riga dont, vraisemblablement, il se considérait comme le représentant. Avec un geste d'impatience, il jeta son journal sur la table, en frappant énergiquement de la baguette dans laquelle il était inséré et, flambant de dignité, tout rouge de punch et de bravoure, il arrêta à son tour ses petits yeux enflammés sur l'irritant vieillard. On eût dit que tous deux, l'Allemand et son adversaire, voulaient venir à bout l'un de l'autre par la puissance magnétique de leurs regards et attendaient qui le premier perdrait contenance et baisserait les yeux. Le bruit de la ba- guette et la pose excentrique d'Adam Ivanytch attirèrent l'attention de tous les assistants. Tous, à l'instant, ajournèrent leurs occupations et, avec une curiosité grave et silencieuse observèrent les deux adversaires. La scène devenait très comique. Mais le magnétisme des petits yeux provocants du rubicond Adam Ivanytch demeura sans effet. Le vieux, sans se soucier de rien, continuait à regarder hardiment M. Schultz, fou de rage, et ne remarquait décidément pas qu'il était devenu l'objet de la curiosité générale. Tout comme s'il eût été dans la lune et non sur la terre. Finalement, Adam Ivanytch fut à bout de patience ; il fit explosion. « Pourquoi me regardez-vous avec tant d'attention ? » criat-il en allemand, d'une voix rude et perçante et d'un air menaçant. Mais son adversaire continuait à se taire, comme s'il n'avait pas compris ni même entendu la question. Adam Ivanytch se décida à parler en russe. « Che fous temante, pourquoi fous me recardez afec tant d'insistance ! vociféra-t-il avec une fureur redoublée. Che suis connu à la Cour, tantis que fous n'y êtes bas connu ! » ajouta-t-il en se levant brusquement. Mais le vieux ne cilla même pas. Un murmure d'indignation courut parmi les Allemands. Müller lui-même, attiré par le bruit, entra dans la pièce. Mis au fait de l'incident, il songea que le vieux était sourd et se pencha jusqu'à son oreille. « Monsieur Schultz fous a temanté te ne pas le recarder ainsi », dit-il aussi fort que possible en regardant droit dans les yeux l'incompréhensible visiteur. Le vieux jeta machinalement un coup d'œil sur Müller et, brusquement, son visage jusque-là immobile laissa voir les indi- ces d'une angoisse, d'une agitation inquiète. Il se mit à s'affairer, se pencha avec un gémissement vers son chapeau, le saisit précipitamment ainsi que sa canne, se leva, et, avec un sourire pitoyable, le sourire humilié du pauvre que l'on chasse de la place qu'il a occupée par erreur, se prépara à quitter la salle. Cette hâte docile et humble du malheureux vieillard branlant éveillait si bien la pitié et cette émotion qui littéralement fait chavirer le cœur dans la poitrine que toute l'assistance, à commencer par Adam Ivanytch, regarda aussitôt l'affaire avec d'autres yeux. Il était clair que le vieillard non seulement ne pouvait offenser personne, mais sentait lui-même à chaque minute qu'on pouvait le chasser de partout, comme un mendiant. Müller était un homme bon et compatissant. « Non, non, reprit-il en donnant des petites tapes réconfortantes sur l'épaule du vieux, asseyez-fous ! Aber Herr Schultz fous prie te ne pas le recarder si fixement. Il est connu à la Cour. » Mais le malheureux ne comprit pas davantage ; il s'agita plus encore, se pencha pour ramasser son cache-nez, un vieux cache-nez bleu foncé plein de trous qui était tombé de son chapeau, et se mit à appeler son chien qui était allongé immobile sur le plancher, et semblait plongé dans un profond sommeil, le museau recouvert par ses deux pattes. « Azor ! Azor ! zézaya-t-il d'une voix sénile et tremblante. Azor ! » Azor ne bougea pas. « Azor ! Azor ! » répéta le vieillard d'un ton angoissé ; il poussa le chien avec sa canne, mais celui-ci demeura dans la même position. La canne tomba de ses mains. Il se pencha, se mit à genoux et souleva à deux mains la tête d'Azor. Pauvre Azor ! Il était mort. Il avait expiré sans bruit aux pieds de son maître, peutêtre de vieillesse et peut-être aussi de faim. Le vieux le regarda un instant, comme stupéfait, ne semblant pas comprendre qu'Azor était déjà mort ; ensuite, il s'inclina doucement vers celui qui avait été son serviteur et son ami et pressa son visage pâle contre sa tête inerte. Il y eut une minute de silence. Nous étions tous attendris… Enfin, le malheureux se releva. Il était exsangue et tremblait comme pris de fièvre. « On peut l'embailler, dit le compatissant Müller, désirant consoler un peu le vieillard. On peut drès pien l'embailler ; Fiodor Karlovitch Krieger sait drès pien faire cela ; Fiodor Karlovitch Krieger est un crand ardisde, affirma Müller, en ramassant la canne et en la tendant au vieux. – Oui, je savais merfeilleusement embailler », confirma modestement Herr Krieger lui-même, se mettant en avant. C'était un Allemand vertueux, maigre et dégingandé, avec une tignasse rousse et des lunettes sur son nez bosselé. « Fiodor Karlovitch Krieger a un crand talent pour embailler egsellemment toutes zortes d'animaux, ajouta Müller que son idée commençait à enthousiasmer. – Oui, ch'ai un crand talent pour embailler toutes zortes d'animaux, soutint à nouveau Herr Krieger, et j'embaillerai votre chien cratis, ajouta-t-il dans un élan de renoncement magnanime. – Non, c'est moi qui fous baierai bour embailler le chien », cria d'un ton féroce Adam Ivanovitch Schultz, deux fois plus rouge, brûlant à son tour de générosité et se jugeant à tort la cause de tous les malheurs. Le vieux écoutait tout cela visiblement sans comprendre et continuait à trembler de tous ses membres. « Attendez ! Pufez un petit ferre de pon gognac ! » cria Muller, voyant que le visiteur énigmatique désirait partir. On servit le cognac. Le vieillard prit machinalement le verre, mais ses mains tremblaient : avant de le porter à ses lèvres, il en répandit la moitié et, sans boire une goutte, il le reposa sur le plateau. Ensuite, avec un sourire bizarre qui n'était pas du tout de circonstance, il sortit de la confiserie d'un pas rapide et saccadé, abandonnant Azor. Tous restaient debout, stupéfaits ; on entendit des exclamations. « Schwerenot ! Was für eine Geschichte ! » disaient les Allemands en se regardant avec de grands yeux. Je me précipitai à la suite du vieux. À quelques pas de la confiserie en tournant à droite, on trouve une rue étroite et sombre bordée d'énormes maisons. J'étais aiguillonné par la conviction que le vieux avait tourné là. La seconde maison à droite était en construction et toute couverte d'échafaudages. La palissade qui entourait la maison avançait presque jusqu'au milieu de la ruelle ; à cette palissade était ajusté un trottoir de bois pour les passants. Dans le coin sombre fait par la clôture et la maison, je trouvai le vieux. Il était assis sur le bord du trottoir et, les coudes sur les genoux, tenait sa tête dans ses mains. Je m'assis à côté de lui. « Écoutez, dis-je, sachant à peine comment commencer, ne vous chagrinez pas au sujet d'Azor. Venez, je vais vous conduire chez vous. Calmez-vous. Je vais tout de suite aller chercher un fiacre. Où habitez-vous ? » Le vieux ne répondit pas. Je ne savais à quoi me résoudre. Il n'y avait pas de passants. Soudain, il me saisit la main. « J'étouffe ! dit-il d'une voix rauque, à peine perceptible, j'étouffe ! – Allons chez vous ! criai-je en me levant et en le faisant lever à grand-peine. Vous boirez du thé et vous vous coucherez… Je vous amène tout de suite un fiacre… Je ferai appeler le docteur…, je connais un docteur. » Je ne me souviens pas de ce que je lui dis encore. Il voulut se dresser, se souleva un instant, mais retomba et recommença à marmotter quelque chose, de la même voix enrouée et sifflante. Je me penchai encore plus près de lui et écoutai. « À Vassili-Ostrov, râlait le vieillard, la sixième rue…, la sixième rue… » Il se tut. « Vous habitez à Vassili-Ostrov ? Mais ce n'est pas là que vous alliez ; c'est à gauche, non à droite. Je vais vous y conduire tout de suite… » Le vieux ne bougeait pas. Je lui pris la main ; cette main retomba comme privée de vie. Je le regardai au visage, le touchai : il était déjà mort. Il me sembla que tout ceci m'arrivait en rêve. Cette aventure me coûta beaucoup de démarches durant lesquelles ma fièvre passa toute seule. On découvrit l'appartement du vieux. Il ne demeurait d'ailleurs pas à VassiliOstrov, mais à deux pas de l'endroit où il était mort, dans la maison Klugen, sous les combles, au quatrième étage, dans un logis indépendant qui comprenait une petite entrée et une grande chambre très basse de plafond, avec trois fentes en guise de fenêtres. Il vivait misérablement. Comme meubles, il n'y avait en tout et pour tout qu'une table, deux chaises et un vieux, vieux divan, dur comme de la pierre et d'où le crin s'échappait de toutes parts ; et encore, cela appartenait au propriétaire. On voyait qu'on n'avait pas allumé le poêle depuis longtemps ; il n'y avait pas non plus de bougies. Maintenant je suis convaincu que le vieux allait chez Müller uniquement pour s'asseoir à la lumière des bougies et se chauffer. Sur la table, se trouvaient un pichet de terre vide et un croûton de pain. On ne trouva pas un sou. Il n'y avait même pas de linge de rechange pour l'ensevelir ; quelqu'un dut donner une chemise. Il était clair qu'il ne pouvait vivre ainsi, complètement seul ; assurément quelqu'un, ne fûtce que de temps à autre, venait lui rendre visite. Dans le tiroir de la table, on trouva son passeport. Le défunt était étranger, mais sujet russe ; il s'appelait Jérémie Smith, était mécanicien, et avait soixante-dix-huit ans. Sur la table se trouvaient deux livres : un résumé de géographie et un Nouveau Testament en russe, avec des marques au crayon et des coups d'ongle dans la marge. J'achetai ces livres. On interrogea les locataires, le propriétaire, ils ne savaient presque rien sur lui. Il y avait un grand nombre d'habitants dans cette maison, presque tous des artisans ou des Allemandes pourvues de domestiques qui tenaient pension. Le gérant, un noble, ne put également dire que peu de chose sur son ancien locataire, si ce n'est que l'appartement était à six roubles par mois, que le défunt y avait vécu quatre mois, mais qu'il n'avait pas donné un kopeck pour les deux derniers mois, de sorte qu'il allait falloir l'expulser. On demanda si quelqu'un venait le voir, mais personne ne put donner de réponse satisfaisante. La maison était grande : bien des gens allaient et venaient dans cette arche de Noé. On ne pouvait se souvenir de tous. La concierge, qui était en fonction depuis quatre ou cinq ans et qui, vraisemblablement, aurait pu nous éclairer tant soit peu, était parti en vacances quinze jours auparavant dans son pays, laissant à sa place son neveu, un jeune garçon qui ne connaissait pas encore personnellement la moitié des locataires. Je ne sais pas au juste comment se termina alors toute cette enquête, mais finalement on enterra le vieillard. Ces jours-là, entre autres démarches, j'allai à Vassili-Ostrov, sixième rue, et ce ne fut qu'une fois arrivé là-bas que je ris de moimême ; que pouvais-je voir dans la sixième rue, sinon des rangées de maisons ordinaires ? Mais pourquoi donc alors, pensaije, le vieux, en mourant, avait-il parlé de la sixième rue et de Vassili-Ostrov ? Peut-être délirait-il ? Je visitai l'appartement vide de Smith et il me plut. Je le retins. Point essentiel, il y avait une grande pièce, bien que très basse : les premiers temps, il me semblait toujours que j'allais donner de la tête contre le plafond. D'ailleurs, je m'y habituai rapidement. Pour six roubles par mois, on ne pouvait pas trouver mieux. Cela me séduisait d'être chez moi ; il ne restait qu'à s'inquiéter des domestiques, car il était impossible d'y vivre sans être servi du tout. Le concierge me promit de venir, les premiers temps au moins, une fois par jour pour me servir, à défaut de mieux. Et qui sait, me disais je, peut-être que quelqu'un viendra s'informer du vieillard ? Cependant, il y avait déjà cinq jours qu'il était mort et personne n'était encore venu. II À cette époque, il y a exactement un an, je collaborais encore à des revues, je faisais de petits articles et je croyais fermement que je parviendrais à écrire une grande et belle chose. J'étais attelé à un grand roman ; il n'empêche que le résultat de tout cela, c'est que me voici échoué à l'hôpital où je vais probablement bientôt mourir. Et si je dois bientôt mourir, il semble que cela n'ait pas grand sens de tenir un journal. Toute cette pénible dernière année de ma vie me revient malgré moi constamment à la mémoire. Maintenant, je veux tout noter et, si je ne m'étais pas inventé cette occupation, je crois bien que je serais mort d'ennui. Toutes ces impressions passées me troublent jusqu'à la souffrance, jusqu'à la torture. Sous ma plume, elles prendront un caractère plus rassurant, plus ordonné ; elles ressembleront moins au délire, au cauchemar, je crois. Le seul mécanisme de l'écriture a sa valeur ; il me calme, me refroidit, réveille mes anciennes habitudes d'écrivain, oriente mes souvenirs et mes rêves douloureux vers le travail, l'action… Oui, c'est une bonne idée que j'ai eue là. De plus, je pourrai léguer cela à l'assistant ; il pourra au moins coller mes papiers autour des fenêtres, quand on posera les châssis d'hiver. Ceci mis à part, j'ai commencé, je ne sais pourquoi, mon récit par le milieu. Si je veux vraiment tout écrire, il faut commencer par le commencement. Allons, reprenons au commencement. Ma biographie d'ailleurs ne sera pas longue. Je ne suis pas né ici, mais dans la lointaine province de N… Il faut supposer que mes parents étaient des gens honorables, mais ils me laissèrent orphelin dès l'enfance, et je grandis dans la maison de Nikolaï Serguéitch Ikhméniev, un petit propriétaire, qui me recueillit par pitié. Comme enfant, il n'avait qu'une fille, Natacha, de trois ans plus jeune que moi. Nous grandîmes elle et moi comme frère et sœur. Oh ! ma chère enfance ! Comme c'est stupide de te regretter à vingt-cinq ans et, à la veille de mourir, de n'avoir que de toi un souvenir exaltant et reconnaissant ! Le soleil était alors si éclatant, si différent de celui de Pétersbourg, et nos jeunes cœurs battaient avec tant d'ardeur et d'allégresse ! Autour de nous, alors, il y avait des champs et des bois et non un amas de pierres mortes comme aujourd'hui. Qu'ils étaient merveilleux, le jardin et le parc de Vassilievskoié où Nikolaï Serguéitch était intendant ! Dans ce jardin, nous nous promenions, Natacha et moi, et, après le jardin, il y avait une grande forêt humide où nous nous sommes égarés un jour, étant enfants… Quelle époque précieuse, magnifique ! La vie se manifestait pour la première fois, mystérieuse et attirante, et il était si doux de se familiariser avec elle ! C'était comme si derrière chaque arbre, chaque buisson, vivait encore un être mystérieux et inconnu ; ce monde féerique se confondait avec le monde réel ; et lorsque dans les vallées profondes s'épaississait la brume du soir, lorsqu'elle s'accrochait aux buissons en touffes blanches et floconneuses, se pressait aux flancs rocailleux de notre grand ravin, Natacha et moi, sur la rive, la main dans la main, nous jetions des regards curieux et craintifs sur le gouffre et attendions que quelqu'un brusquement en émergeât ou nous appelât dans le brouillard, du fond du ravin, et les contes de notre vieille bonne devenaient la vérité vraie, reconnue. Une fois, c'était longtemps après, je rappelai à Natacha que nous avions un jour trouvé la « Lecture Enfantine » et que nous nous étions aussitôt sauvés dans le jardin, vers l'étang, où, sous un vieil érable touffu, se trouvait notre banc préféré, que nous nous étions installés là-bas et avions commencé à lire le conte de fées « Alphonse et Dalinde ». Aujourd'hui encore, je ne peux me rappeler ce conte sans une bizarre révolution intime et lorsque, il y a un an de cela, j'en remémorai à Natacha les deux premières lignes : « Alphonse, le héros de mon récit, est né au Portugal : Don Ramir, son père… » etc., j'ai failli fondre en larmes. Cela dut sans doute paraître terriblement ridicule, et c'est probablement pour cela que Natacha a souri de façon si étrange devant mon enthousiasme. D'ailleurs, elle s'est reprise tout de suite (je m'en souviens) et pour me consoler s'est mise elle-même à me rappeler le passé. De fil en aiguille, elle aussi s'est attendrie. Cette soirée fut merveilleuse ; nous passâmes tout en revue. Et le jour où l'on m'envoya en pension, au cheflieu de la province ! (Mon Dieu, comme elle pleurait ce jour-là !) Et notre dernière séparation, lorsque cette fois-ci je dis adieu pour toujours à Vassilievskoié ! J'en avais déjà fini avec ma pension et je partais à Pétersbourg pour entrer à l'Université. J'avais alors dix-sept ans, elle quinze. Natacha dit que j'étais alors disgracieux et si dégingandé qu'on ne pouvait me regarder sans rire. Au moment des adieux, je l'emmenai à l'écart pour lui dire quelque chose d'extrêmement important ; mais ma langue brusquement resta muette et s'embarrassa. Elle se souvint que j'étais dans un grand trouble. Bien entendu, la conversation ne s'engagea pas. Je ne savais que dire, et elle ne m'aurait peut-être pas compris. Je me mis à pleurer amèrement, et partis sans avoir rien dit. Nous ne nous revîmes que longtemps après, à Pétersbourg. Il y a près de deux ans de cela, le vieil Ikhméniev était venu ici faire des démarches pour son procès et je venais à peine de me lancer dans la littérature. III Nikolaï Serguéitch Ikhméniev était issu d'une bonne famille, mais ruinée, depuis fort longtemps. Cependant, il hérita, à la mort de ses parents, d'une belle propriété et de cent cinquante âmes. À vingt et un ans, il entra aux hussards. Tout allait bien ; mais après six ans de service, il lui arriva, un malheureux soir, de perdre au jeu tout son bien. Il ne dormit pas de toute la nuit. Le soir suivant, il reparut dans la salle de jeu et mit une carte sur son cheval, la dernière chose qui lui restait. Sa carte gagna, puis une autre, puis une troisième, et une demi-heure après, il avait regagné un de ses villages, le petit hameau d'Ikhménievka, qui comptait cinquante âmes au dernier recensement. Il s'arrêta de jouer, et, dès le lendemain, demanda sa retraite. Cent âmes étaient perdues sans retour. Deux mois plus tard, il était mis à la retraite avec le grade de lieutenant et il partit dans son petit village. Jamais par la suite il ne parla de cette perte au jeu, et, malgré sa bonté bien connue, il se serait certainement brouillé avec celui qui aurait pris l'audace de la lui rappeler. Dans son village, il s'adonna consciencieusement à la gérance de son bien, et, à trente-cinq ans, il épousa une jeune fille noble et pauvre, Anna Andréievna Choumilova, qui n'avait pas la moindre dot, mais qui avait été élevée dans la pension noble du chef-lieu, chez l'émigrée de Mont-Revêche, ce dont Anna Andréievna se targua toute sa vie, bien que personne n'eût jamais pu deviner en quoi précisément consistait cette éducation. Nikolaï Serguéitch se révéla excellent intendant. Les propriétaires voisins apprenaient chez lui à administrer une propriété. Plusieurs années s'étaient écoulées lorsque brusquement, dans la terre voisine, le village de Vassilievskoié, qui comptait neuf cents âmes, arriva de Pétersbourg le propriétaire, le prince Piotr Alexandrovitch Valkovski. Son arrivée fit une assez forte impression dans tous les alentours. Le prince était un homme encore jeune, bien qu'il ne fût plus de la première fraîcheur. Il avait un grade élevé, des relations haut placées, c'était un bel homme, il avait du bien et, pour finir, il était veuf, ce qui était particulièrement intéressant pour les dames et les jeunes filles de tout le district. On racontait le brillant accueil que lui avait fait au chef-lieu le gouverneur dont il se trouvait quelque peu parent ; on disait « qu'il avait tourné la tête à toutes les dames de la ville par son amabilité », etc. En un mot, c'était un de ces brillants représentants de la haute société pétersbourgeoise, qui se montrent rarement en province, et qui, lorsqu'ils y paraissent, produisent un effet sensationnel. Au demeurant, le prince était loin d'être aimable, surtout avec ceux dont il n'avait pas besoin et qu'il jugeait inférieurs à lui, ne fût-ce que de peu. Il ne condescendit pas à faire connaissance avec les propriétaires voisins, ce qui lui valut aussitôt beaucoup d'ennemis. Aussi tous s'étonnèrent-ils grandement lorsque, soudain, il lui prit la fantaisie de rendre visite à Nikolaï Serguéitch. Il est vrai que Nikolaï Serguéitch était un de ses voisins les plus proches. Dans la maison des Ikhméniev, le prince fit sensation. Il les charma d'emblée tous les deux ; Auna Andréievna surtout était enthousiasmée. Peu de temps après, il était tout à fait de leurs intimes, venait les voir chaque jour, les invitait, faisait de l'esprit, leur racontait des anecdotes, jouait sur leur méchant piano, chantait. Les Ikhméniev n'en revenaient pas ; comment pouvait-on dire d'un homme si charmant et si aimable qu'il était fier, arrogant, sèchement égoïste, comme le clamaient en chœur tous leurs voisins ? Il faut croire que Nikolaï Serguéitch, homme simple, droit, désintéressé et noble, avait réellement plu au prince. D'ailleurs, tout s'éclaira bientôt. Le prince était venu à Vassilievskoié pour chasser son intendant, un Allemand débauché, ambitieux, un agronome, doté de respectables cheveux blancs, de lunettes et d'un nez crochu ; mais malgré tous ces avantages, il volait sans vergogne ni mesure et, qui plus est, avait fait mourir sous les coups plusieurs paysans. Ivan Karlovitch avait enfin été pris sur le fait : il était monté sur ses grands chevaux, avait beaucoup parlé de l'honnêteté allemande ; mais, en dépit de tout cela, on l'avait chassé et même de façon assez ignominieuse. Le prince avait besoin d'un intendant et son choix tomba sur Nikolaï Serguéitch, administrateur excellent et l'homme le plus honnête qui soit, cela ne faisait pas le moindre doute. Le prince désirait sans doute beaucoup que Nikolaï Serguéitch se proposât lui-même comme intendant ; mais cela n'arriva pas, et le prince un beau matin lui en fit l'offre, sous forme de la requête la plus respectueuse et la plus amicale. Ikhméniev refusa tout d'abord ; mais l'importance du traitement séduisit Anna Andréievna, et les amabilités redoublées du solliciteur dissipèrent les dernières irrésolutions. Le prince atteignit son but. Il faut croire qu'il connaissait bien les hommes. Durant la courte période de ses relations avec les Ikhméniev, il avait vu parfaitement à qui il avait affaire et avait compris qu'il fallait gagner Ikhméniev avec des manières cordiales et amicales, se l'attacher par le cœur, faute de quoi l'argent serait de peu de poids. De plus, il avait besoin d'un intendant à qui il pût se confier aveuglément et une fois pour toutes, afin de ne plus avoir jamais à mettre les pieds à Vassilievskoié, comme c'était bien son intention. La séduction qu'il avait exercée sur Ikhméniev avait été si puissante que celui-ci avait réellement cru à son amitié. Nikolaï Serguéitch était un de ces hommes excellents et naïvement romantiques comme nous en avons en Russie, qui sont si bons, quoi qu'on en dise, et qui, une fois qu'ils aiment quelqu'un (parfois Dieu sait pourquoi), lui sont dévoués de toute leur âme et poussent quelquefois leur attachement jusqu'au ridicule. Bien des années passèrent. Le domaine du prince prospérait. Les relations du propriétaire de Vassilievskoié et de son intendant se maintenaient sans le moindre désagrément d'aucun côté et s'étaient réduites à une sèche correspondance d'affaires. Le prince, qui ne s'ingérait jamais dans l'administration de Nikolaï Serguéitch, lui donnait parfois des conseils qui l'étonnaient par l'exceptionnel esprit pratique et réaliste qu'ils révélaient. Il était clair que non seulement il n'aimait pas les dépenses superflues, mais savait aussi gagner de l'argent. Cinq ou six ans après sa visite à Vassilievskoié, il envoya à Nikolaï Serguéitch une procuration pour l'achat d'une autre terre magnifique de quatre cents âmes dans la même province. Nikolaï Serguéitch fut aux anges ; il suivait la réussite du prince, ses succès, son avancement, comme s'il s'agissait de son propre frère. Mais sa joie atteignit son comble lorsqu'un jour le prince lui donna une marque extraordinaire de confiance. Voici comment cela se produisit… D'ailleurs je juge indispensable de mentionner ici quelques particularités de la vie de ce prince Valkovski, qui est un des principaux personnages de mon récit. IV J'ai déjà dit qu'il était veuf. Il s'était marié dans la première jeunesse et avait fait un mariage d'argent. De ses parents, qui s'étaient complètement ruinés à Moscou, il ne reçut presque rien. Vassilievskoié était hypothéqué et surhypothéqué ; il avait d'énormes dettes. À vingt-deux ans le prince, obligé alors de servir à Moscou dans un ministère, n'avait plus un kopeck et il entrait dans la vie « comme un gueux, descendant d'une antique lignée ». Un mariage avec la fille plus que mûre d'un fermier des eaux-de-vie le sauva. Son beau-père, bien entendu, l'avait trompé sur la dot, mais il put cependant, grâce à l'argent de sa femme, racheter et remettre sur pied son bien patrimonial. La fille de marchand qui était échue au prince savait à peine écrire, ne pouvait assembler deux mots, était laide et ne possédait qu'une seule qualité importante : elle était bonne et docile. Le prince mit à profit au maximum ce mérite ; après la première année de leur mariage, il laissa sa femme, qui à cette époque lui avait donné un fils, entre les mains de son père à Moscou, et luimême partit prendre du service dans la province de X… où, à force d'intrigues, il obtint, avec la protection d'un illustre parent de Pétersbourg, une place assez en vue. Son âme avait soif de distinctions, d'avancement, d'une belle carrière, et, ayant calculé qu'avec sa femme il ne pouvait vivre ni à Pétersbourg ni à Moscou, il s'était décidé, en attendant mieux, à faire ses débuts en province. On dit que, dès la première année de leur vie commune, il avait failli faire mourir sa femme par sa grossièreté à son égard. Ce bruit avait toujours révolté Nikolaï Serguéitch et il avait pris avec chaleur la défense du prince, affirmant que celuici était incapable d'une vilenie. Sept ou huit ans après, la princesse mourut enfin, et son époux resté veuf alla s'installer sans tarder à Pétersbourg. Même là-bas, son apparition fut remarquée. Encore jeune, beau garçon, possédant du bien, doué de qualités brillantes, avec un esprit indéniable, du goût, une gaieté intarissable, il se présentait non comme quêtant le bonheur et la protection, mais avec une certaine indépendance. On disait qu'il y avait réellement en lui quelque chose de charmeur, de dominateur, de fort. Il plut extrêmement aux femmes et une liaison avec une des beautés de la société lui valut un succès de scandale. Il déboursait l'argent sans compter, malgré un sens inné de l'économie qui allait jusqu'à l'avarice, perdait d'énormes sommes aux cartes quand il le fallait sans même sourciller. Mais ce n'étaient pas des distractions qu'il était venu chercher à Pétersbourg ; il lui fallait définitivement se mettre en chemin et consolider sa carrière. Il parvint à ses fins. Le comte Naïnski, son illustre parent, qui n'eût même pas fait attention à lui s'il s'était présenté comme un banal quémandeur, frappé de ses succès dans le monde, jugea possible et décent de lui prêter une attention particulière, et daigna même prendre dans sa maison, pour l'élever, son petit garçon âgé de sept ans. C'est vers cette époque que se place le voyage du prince à Vassilievskoié et son amitié avec les Ikhméniev. Enfin, après avoir reçu par l'intermédiaire du comte un poste important à l'une de nos plus grandes ambassades, il partit à l'étranger. Dans la suite, les bruits qui coururent sur son compte se firent quelque peu obscurs : on parla d'une aventure déplaisante qui lui était arrivée à l'étranger, mais personne ne put expliquer en quoi elle consistait. On savait seulement qu'il avait réussi à acheter encore quatre cents âmes, comme je l'ai dit plus haut. Il ne revint de l'étranger que de nombreuses années après avec un rang élevé et occupa aussitôt un emploi très important à Pétersbourg. À Ikhménievka, on raconta qu'il allait se remarier et s'allier avec une puissante, riche et illustre maison. « C'est un grand seigneur », dit Nikolaï Serguéitch en se frottant les mains de contentement. J'étais alors à l'Université de Pétersbourg, et je me souviens qu'Ikhméniev m'écrivit exprès pour me demander de me renseigner afin de savoir si le bruit de ce mariage était justifié. Il écrivit aussi au prince, en lui demandant pour moi sa protection ; mais le prince laissa sa lettre sans réponse. Je sus seulement que son fils, qui avait d'abord été élevé chez le comte, puis ensuite au lycée, venait alors, à dix-neuf ans, de terminer ses études de sciences. Je l'écrivis à Ikhméniev et je lui dis aussi que le prince aimait beaucoup son fils, le gâtait, se préoccupait dès maintenant de son avenir. J'avais appris tout cela par des étudiants, camarades du jeune prince. Ce fut à ce moment-là qu'un beau matin Nikolaï Serguéitch reçut du prince une lettre qui l'étonna au-delà de toute mesure… Le prince qui jusqu'ici, comme je l'ai déjà signalé, s'en était tenu, dans ses rapports avec Nikolaï Serguéitch à une sèche correspondance d'affaires, lui décrivait cette fois dans les détails avec un amical abandon sa vie de famille ; il se plaignait de son fils, disait que celui-ci le chagrinait par sa mauvaise conduite ; que, naturellement, il ne fallait pas encore prendre trop au sérieux les étourderies d'un pareil gamin (il s'efforçait visiblement de le disculper), mais qu'il s'était résolu, afin de punir son fils et de lui faire peur, à l'envoyer pour quelque temps à la campagne sous la surveillance d'Ikhméniev. Le prince écrivait qu'il se reposait entièrement sur « son très excellent et très noble Nikolaï Serguéitch, et en particulier sur Anna Andréievna », qu'il leur demandait à tous deux d'accueillir son écervelé sous leur toit, de le ramener au bon sens dans la solitude, de l'aimer si c'était possible, et surtout d'amender son caractère frivole et de lui « insuffler de salutaires et sévères principes, si indispensables dans la vie ». Bien entendu, le vieil Ikhméniev s'attela à la tâche avec joie. Le jeune prince arriva ; ils le reçurent comme leur propre fils. Au bout de peu de temps, Nikolaï Serguéitch l'aima passionnément, autant que sa Natacha ; même plus tard, après la rupture définitive entre le prince et les Ikhméniev, le vieux parlait parfois avec bonne humeur de son Aliocha, ainsi qu'il avait l'habitude d'appeler le prince Alexeï Petrovich. En fait, c'était un charmant garçon ; joli, faible et nerveux comme une femme, mais gai et simple, doué d'une âme généreuse, capable des sen- timents les plus nobles, d'un cœur aimant, droit et reconnaissant ; il devint l'idole de la maison Ikhméniev. En dépit de ses dix-neuf ans, c'était encore tout à fait un enfant. Il était difficile de se représenter la raison pour laquelle son père, qui, à ce qu'on disait, l'aimait beaucoup, l'avait exilé. On racontait que le jeune homme à Pétersbourg menait une vie oisive et frivole, qu'il ne voulait pas travailler et faisait ainsi de la peine à son père. Nikolaï Serguéitch ne questionna pas Aliocha, car le prince Piotr Alexandrovitch avait visiblement passé sous silence dans sa lettre la véritable cause de l'éloignement de son fils. Par ailleurs, on parlait d'une étourderie impardonnable d'Aliocha, d'une liaison avec une dame, d'une provocation en duel, d'une invraisemblable perte au jeu ; il était même fait allusion à l'argent d'un tiers qu'il aurait dépensé. Le bruit courait aussi que le prince avait résolu d'éloigner son fils non pour une faute mais par suite de certaine égoïste combinaison. Nikolaï Serguéitch repoussait cette rumeur avec d'autant plus d'indignation qu'Aliocha aimait infiniment son père qu'il n'avait pas connu pendant toute la durée de son enfance et de son adolescence ; il parlait de lui avec enthousiasme et animation ; il était visible qu'il subissait entièrement son influence. Aliocha faisait aussi parfois allusion à une comtesse à qui son père et lui avaient fait la cour ensemble ; c'était lui, Aliocha, qui l'avait emporté et son père s'était furieusement fâché contre lui. Il racontait toujours cette histoire avec orgueil, avec une naïveté enfantine et un rire joyeux et sonore ; mais Nikolaï Serguéitch l'arrêtait sur-le-champ. Alexeï confirmait aussi le bruit selon lequel son père désirait se remarier. Il avait déjà passé presque un an en exil ; il écrivait à date fixe à son père des lettres raisonnables et respectueuses, et, finalement, il s'était si bien fait à Vassilievskoié que lorsque le prince vint lui-même à la campagne pour l'été (il en avait à l'avance informé les Ikhméniev), l'exilé demanda lui-même à son père de lui permettre de rester le plus longtemps possible à Vassilievskoié, assurant que vivre à la campagne était sa vérita- ble vocation. Toutes les décisions, tous les entraînements d'Aliocha provenaient de son extraordinaire impressionnabilité nerveuse, de son cœur ardent, de sa légèreté qui allait parfois jusqu'à l'absurdité, d'une faculté peu commune de se soumettre à toute influence extérieure et d'une totale absence de volonté. Le prince écouta sa requête d'un air soupçonneux… Dans l'ensemble, Nikolaï Serguéitch avait peine à reconnaître son ancien « ami » : le prince Piotr Alexandrovitch avait extraordinairement changé. Il devint soudain particulièrement chicaneur avec Nikolaï Serguéitch ; dans la vérification des comptes du domaine, il montra une avidité et une avarice repoussantes et une incompréhensible méfiance. Tout ceci affligea profondément l'excellent Ikhméniev ; il s'efforça longtemps de ne pas y croire. Tout se passa cette fois contrairement à ce qui avait eu lieu lors de sa première visite à Vassilievskoié, quatorze ans auparavant ; le prince tint à faire la connaissance de tous ses voisins ; des plus importants, bien entendu ; quant à Nikolaï Serguéitch, il n'allait jamais le voir et le traitait comme un subalterne. Brusquement survint un événement incompréhensible : sans aucune raison apparente, une rupture violente se produisit entre le prince et Nikolaï Serguéitch. On entendit des paroles véhémentes, injurieuses, dites des deux côtés. Ikhméniev, indigné, quitta Vassilievskoié, mais l'affaire ne s'arrêta pas là. Dans tous les environs se répandirent brusquement d'infâmes commérages. On prétendait que Nikolaï Serguéitch, ayant percé le caractère du jeune prince, avait projeté d'employer tous ses défauts à son profit ; que sa fille, Natacha (qui avait alors dix-sept ans) avait su se faire aimer de ce jeune homme de vingt ans ; que le père et la mère protégeaient cet amour, tout en faisant semblant de ne rien remarquer ; que Natacha, rusée et « immorale », avait pour finir complètement ensorcelé le jeune homme, qui pendant toute une année, par ses soins, n'avait vu presque aucune des filles authentiquement nobles qui mûrissaient en si grand nombre dans les maisons honorables des propriétaires voisins. On affirmait enfin que les amoureux étaient déjà convenus de se marier, à quinze lieues de Vassilievskoié, dans le village de Grigorievo, soi-disant à l'insu des parents de Natacha, qui néanmoins connaissaient tout jusqu'au moindre détail et avaient mené leur fille par leurs conseils infâmes. Bref, un livre entier n'aurait pu contenir tout ce que les commères du district de l'un et l'autre sexe avaient réussi à échafauder à l'occasion de cette histoire. Mais le plus étonnant, c'était que le prince y ajoutait foi et que même il n'était venu que pour cela à Vassilievskoié, à la suite d'une dénonciation anonyme qui lui avait été envoyée à Pétersbourg. Bien entendu, aucun de ceux qui connaissaient tant soit peu Nikolaï Serguéitch n'aurait dû, semble-t-il, croire un seul mot de toutes les accusations portées à son compte ; et cependant tous s'agitèrent, tous bavardèrent, tous critiquèrent, tous hochèrent la tête et… le condamnèrent sans retour. Ikhméniev était trop fier pour innocenter sa fille devant les commères et il interdit sévèrement à son Anna Andréievna d'entrer dans aucune espèce d'explication avec les voisins. Quant à Natacha, qui avait été si calomniée, un an encore après elle ne savait presque rien de tous ces racontars ; on lui cacha soigneusement toute l'histoire et elle était gaie et innocente comme une enfant de douze ans. Pendant ce temps, la querelle ne cessait de s'envenimer. Les complaisants ne s'assoupirent point. On vit apparaître des dénonciateurs et des témoins qui arrivèrent finalement à faire croire au prince que la longue administration de Nikolaï Serguéitch était loin de se distinguer par une honnêteté exemplaire. Bien plus : que trois ans auparavant, lors de la vente d'un petit bois, Nikolaï Serguéitch avait dissimulé à son profit douze mille roubles-argent, qu'on pouvait en témoigner de la façon la plus claire et la plus légale devant le juge, d'autant plus que pour la vente de ce bois il n'avait aucune procuration du prince, qu'il avait agi de son propre chef, que ce n'était qu'après qu'il avait persuadé le prince de la nécessité de cette vente et lui avait produit pour le bois une somme incomparablement inférieure à celle qu'il avait reçue réellement. Il va de soi que tout ceci n'était que calomnies, ce fut prouvé par la suite, mais le prince crut tout et, devant témoins, traita Nikolaï Serguéitch de voleur. Ikhméniev ne le supporta pas et répondit par une injure du même acabit ; une scène terrible s'ensuivit. On commença immédiatement le procès. Nikolaï Serguéitch, faute de certains papiers, et surtout parce qu'il n'avait ni protecteurs ni expérience de la conduite à tenir dans ce genre d'affaires, perdit tout de suite son procès. On mit sa propriété sous séquestre. Le vieillard exaspéré abandonna tout et décida pour en finir de s'installer à Pétersbourg pour y suivre en personne son affaire ; il laissa en province un homme de confiance expérimenté. Le prince comprit sans doute rapidement qu'il avait outragé injustement Ikhméniev. Mais l'offense de part et d'autre était si grande qu'il ne restait plus un seul mot pour la paix, et le prince irrité déploya tous ses efforts pour faire tourner le procès à son avantage, c'est-à-dire en fait pour enlever à son ancien intendant son dernier morceau de pain. V Donc, les Ikhméniev étaient venus s'installer à Pétersbourg. Je ne décrirai pas ma rencontre avec Natacha après une aussi longue séparation. Pendant ces quatre années, je ne l'avais jamais oubliée. Bien sûr, je ne me souviens pas moi-même parfaitement du sentiment qui m'animait quand je pensais à elle ; mais lorsque nous nous revîmes, je pressentis bientôt qu'elle m'était promise par le destin. Tout d'abord, les premiers jours qui suivirent son arrivée, il me sembla qu'elle s'était peu développée pendant ces années ; on eût dit qu'elle n'avait pas changé et était demeurée la même petite fille qu'avant notre séparation. Mais ensuite, je découvrais chaque jour en elle quelque trait nouveau qui m'était resté jusqu'alors complètement inconnu et semblait m'avoir été dissimulé à dessein, comme si la jeune fille s'était tout exprès cachée de moi, et quelle félicité il y avait dans cette découverte ! Le vieux, après s'être installé à Pétersbourg, était les premiers temps nerveux et acariâtre. Ses affaires allaient mal : il s'indignait, sortait de ses gonds, fourrageait dans ses dossiers, et n'avait pas le temps de s'occuper de nous. Quant à Anna Andréievna, elle était comme éperdue et au début ne savait que penser. Pétersbourg lui faisait peur. Elle soupirait et tremblait, pleurait sur son ancienne existence, sur Ikhménievka, sur ce que Natacha était en âge de se marier et qu'il n'y avait personne pour penser à elle, et s'abandonnait avec moi à d'étranges confidences, faute d'un autre auditeur plus digne de ces épanchements amicaux. Ce fut juste à ce moment-là, peu de temps après leur arrivée, que je terminai mon premier roman, celui-là même qui marqua le début de ma première carrière. Étant novice, je ne savais pas tout d'abord où le caser. Je n'en avais jamais parlé aux Ikhméniev ; ils s'étaient presque brouillés avec moi parce que je vivais dans l'oisiveté, sans prendre de service ni m'efforcer de trouver un emploi. Le vieux me faisait des reproches amers et même acerbes ; c'était, bien entendu, par l'intérêt paternel qu'il me portait. Moi, j'avais tout simplement honte de leur dire à quoi je travaillais. Et aussi comment leur annoncer de front que je ne voulais pas postuler une fonction mais écrire des romans ? C'est pourquoi je leur avais menti jusqu'à présent, en leur disant qu'on ne me donnait pas de travail et que je faisais tout mon possible pour en trouver. Il n'avait pas le temps de vérifier mes dires. Je me souviens qu'un jour Natacha, qui avait eu les oreilles rebattues de nos conversations, m'emmena d'un air mystérieux à l'écart ; elle me supplia en pleurant de penser à mon avenir, me posa des questions, chercha à savoir ce que je faisais exactement et comme je ne lui livrai pas non plus mon secret, elle me fit jurer que je ne me perdrais pas dans une vie de paresse et d'oisiveté. Il est vrai que, bien que je ne lui eusse point avoué mes occupations, je me souviens que, pour un mot d'encouragement d'elle au sujet de mon travail, mon premier roman, j'aurais donné les réflexions les plus flatteuses des critiques et des appréciateurs que je m'entendis adresser dans la suite. Et voici qu'enfin mon roman était sorti. Longtemps avant sa parution, cela avait fait du tintamarre dans le monde littéraire. B… était joyeux comme un enfant en lisant mon manuscrit. Oui ! Si j'ai jamais été heureux, ce fut non pas lors des premières minutes enivrantes de mon succès, mais lorsque je n'avais encore ni lu ni montré mon manuscrit à personne : pendant ces longues nuits d'espérances exaltées, de rêveries et de passion pour le travail ; lorsque je vivais avec mon imagination, avec les personnages que j'avais moi-même créés comme avec des parents, des êtres réellement existants ; je les aimais, je me réjouissais et m'affligeais avec eux et parfois même je pleurais les larmes les plus sincères sur mon pâle héros. Je ne peux même pas décrire la joie des deux vieux à mon succès, bien qu'au début ils aient été très surpris : cela leur parut tellement étrange ! Anna Andréievna, par exemple, ne voulait pas croire que le nouvel écrivain, célébré par tout le monde, était ce même Vania, qui, etc., et elle hochait la tête. Le vieux de longtemps ne se rendit pas et les premiers temps même était effrayé ; il commença à parler de ma carrière de fonctionnaire perdue, de la vie déréglée de tous les écrivains en général. Mais la constance des nouvelles rumeurs, les notes dans les revues et, enfin, quelques mots louangeurs qu'il entendit prononcer à propos de moi par des personnalités en qui il croyait avec dévotion l'amenèrent à changer son point de vue. Lorsque enfin il vit que je me trouvais brusquement en possession d'argent et qu'il apprit quelle somme on pouvait recevoir pour un travail littéraire, ses dernières hésitations s'évanouirent. Passant rapidement du doute à une foi absolue et enthousiaste, se réjouissant comme un enfant de mon bonheur, il s'abandonna immédiatement aux espérances les plus effrénées, aux rêves les plus éblouissants pour mon avenir. Chaque jour, il bâtissait devant moi de nouvelles carrières, de nouveaux plans, et que n'y avait-il pas dans ces plans ! Il se mit même à me témoigner une certaine considération qu'il n'avait pas jusqu'alors à mon égard. Néanmoins, je me souviens que parfois ses doutes revenaient l'assaillir, au milieu des plus fougueuses imaginations, et le décontenançaient à nouveau. « Écrivain, poète. Ça fait drôle… Quand donc les poètes ont-ils fait leur chemin, ont-ils pris du rang ? Tous ces gens-là sont des vantards, des vauriens. » J'avais remarqué que ces doutes et ces questions épineuses se présentaient à lui le plus souvent au crépuscule (tellement je me souviens de tous les détails de cette époque bénie !). Vers le soir, notre vieil ami devenait toujours plus nerveux, plus impressionnable et plus méfiant. Natacha et moi savions déjà cela et nous en riions à l'avance. Je me souviens que je le remontais avec des anecdotes sur Soumarokov, qui avait été fait général, sur Derjavine, qui avait reçu une tabatière pleine de pièces d'or, sur la visite que l'impératrice avait faite à Lomonossov ; je lui parlais de Pouchkine, de Gogol. « Je sais, frère, je sais tout cela, répliqua le vieillard qui peut-être entendait toutes ces histoires pour la première fois. Hum ! Écoute, Vania, tu sais, je suis tout de même content que ta cuisine ne soit pas écrite en vers. Les vers, mon cher, ce sont des sornettes ; et n'ergote pas, crois-en un vieillard ; je te veux du bien ; ce sont de pures sornettes, une occupation inutile ! C'est bon pour les collégiens d'écrire des vers ; vous autres, jeunes gens, cela vous conduira à la maison de fous… Admettons que Pouchkine soit un grand homme, et après ? Ce sont des vers, et rien de plus ; c'est tellement éphémère… D'ailleurs, j'ai lu peu de choses de lui… La prose, c'est une autre affaire ! Là, l'écrivain peut même instruire…, parler de l'amour de la patrie, ou bien des vertus en général…, oui ! Je ne sais pas m'exprimer, mon ami, mais tu me comprends : c'est parce que je t'aime que je te dis cela. C'est bon, c'est bon, lis-nous cela, conclut-il d'un air quelque peu protecteur, lorsque enfin j'apportai mon livre et que nous nous installâmes tous, après le thé, autour de la table ronde : lis-nous ce que tu as griffonné là-dedans ; on crie beaucoup à ton sujet ! Nous allons voir, nous allons voir ! » J'ouvris le livre et m'apprêtai à lire. Ce soir-là, mon roman venait de sortir des presses et, après m'en être enfin procuré un exemplaire, j'étais accouru chez les Ikhméniev pour y lire mon œuvre. Comme j'avais été affligé et dépité de n'avoir pu le leur lire avant, sur le manuscrit qui était entre les mains de l'éditeur ! Natacha en avait pleuré de chagrin, elle m'avait querellé, m'avait reproché que d'autres eussent mon roman avant elle… Mais nous voici enfin assis autour de la table. Le vieux s'est composé une physionomie extraordinairement sérieuse et critique. Il voulait juger très sévèrement, « se faire une opinion par lui-même ». La vieille aussi avait un air solennel inusité ; un peu plus, et elle aurait mis un bonnet neuf pour cette lecture. Elle avait remarqué depuis longtemps déjà que je regardais avec un immense amour son incomparable Natacha ; que mon esprit prenait feu, que ma vue se troublait lorsque je lui adressais la parole, et que Natacha, elle aussi, me jetait des regards plus vifs qu'auparavant. Oui ! Il était venu, enfin, cet instant, il était venu dans un moment de succès, de radieuses espérances, et au sein du bonheur le plus absolu. Tout était venu à la fois, d'un seul coup ! La vieille s'était aperçue aussi que son mari lui-même s'était mis à me faire des compliments exagérés et à nous regarder d'une façon particulière, sa fille et moi…, et brusquement elle avait pris peur : malgré tout, je n'étais ni un comte, ni un prince régnant, ni même un conseiller de collège de la Faculté de Droit, jeune, décoré, et beau garçon ! Anna Andréievna n'aimait pas désirer à moitié. « On félicite un homme, se disait-elle à mon sujet, et on ne sait même pas pourquoi. Écrivain, poète… Mais qu'est-ce que c'est qu'un écrivain ? » VI Je leur lus mon roman en une seule séance. Nous commençâmes tout de suite après le thé et veillâmes jusqu'à deux heures du matin. Le vieux au début fronçait les sourcils. Il attendait quelque chose d'inaccessiblement élevé, quelque chose qu'il n'aurait peut-être pas pu comprendre, mais qui fût à coup sûr élevé ; et au lieu de cela, c'étaient des faits quotidiens, archiconnus, exactement ce qui se passe ordinairement autour de nous. Il eût fallu que le héros fût un grand homme ou un homme intéressant, ou bien un personnage historique, dans le genre de « Roslavlev » ou de « Iouri Miloslavski » ; or, on lui présentait un petit fonctionnaire obtus et même un peu bêta qui n'avait plus de boutons à son uniforme, et tout cela dans un style tellement simple, ni plus ni moins que le langage de tous les jours…, c'était bizarre ! La vieille jetait sur Nikolaï Serguéitch des regards interrogateurs, et faisait même un peu la tête, comme si quelque chose l'avait froissée. « Cela vaut-il la peine vraiment d'imprimer et d'écouter de pareilles bêtises, et on donne encore de l'argent pour cela ! » était-il écrit sur son visage. Natacha était toute attention, elle écoutait avidement, ne me quittait pas des yeux, regardait sur mes lèvres comment je prononçais chaque mot et remuait elle-même après moi ses jolies lèvres. Et le croiriez-vous ? Avant que j'eusse atteint la moitié de ma lecture, des larmes coulaient des yeux de tous mes auditeurs. Anna Andréievna pleurait sincèrement, compatissant de tout cœur au sort de mon héros et désirant très naïvement l'aider, fût-ce le moins du monde dans ses malheurs (je le compris d'après ses exclamations). Le vieux, lui, avait abandonné tous ses rêves de grandeur : « On voit dès le début que cela ne va pas bien loin, c'est seulement un petit récit ; mais ça vous empoigne, dit-il ; cela vous fait comprendre et vous rappelle ce qui se passe autour de vous ; on sent que le plus obscur, le dernier des hommes est un homme tout de même, un frère ; » Natacha écoutait, pleurait, et sous la table, à la dérobée, me serra fortement la main. La lecture prit fin. Elle se leva. Ses joues étaient en feu et il y avait de petites larmes dans ses yeux ; soudain, elle saisit ma main, la baisa et quitta la pièce en courant ; son père et sa mère échangèrent un regard. « Hum ! Comme elle est exaltée ! dit le vieux, frappé par l'acte de sa fille ; ce n'est rien, d'ailleurs, c'est bien, c'est bien, c'est un élan généreux ! C'est une bonne petite… », marmotta-til en glissant un regard vers sa femme, comme s'il désirait disculper Natacha, et tout en même temps, on ne sait pourquoi, m'innocenter, moi aussi. Mais Anna Andréievna, bien qu'elle eût été elle-même quelque peu troublée pendant ma lecture, avait maintenant un air qui semblait vouloir dire : « Bien sûr. Alexandre de Macédoine est un héros, mais il n'y a pas de quoi casser les vitres. » Natacha revint bientôt, gaie et heureuse, et en passant devant moi, elle me pinça sans mot dire. Le vieux allait commencer encore à donner une appréciation « sérieuse » sur ma nouvelle, mais, dans sa joie, il ne put se contenir et se laissa emporter : « Eh bien, Vania, mon ami, c'est bien, c'est bien ! Tu m'as fait plaisir ! Très plaisir, je ne m'y attendais pas. Ce n'est pas grand, ce n'est pas élevé, ça c'est clair… Là-bas, j'ai la « Libération de Moscou », c'est à Moscou même qu'on l'a écrit ; là, dès la première ligne, mon cher, l'homme plane dans les airs comme un aigle, pour ainsi dire… Mais sais-tu, Vania, chez toi, c'est plus simple, plus compréhensible. C'est justement pour cela que ça me plaît, parce qu'on comprend mieux ! C'est plus proche en quelque sorte ; c'est comme si tout cela m'était arrivé à moi- même. Et à quoi bon ces sujets nobles auxquels on ne comprend rien soi-même ? Mais j'aurais arrangé le style… Tu sais, je te fais des compliments, mais on dira ce qu'on voudra, ça manque malgré tout d'élévation… Tant pis, maintenant, il est trop tard, c'est imprimé. Dans la deuxième édition, peut-être ? Parce qu'il y aura une deuxième édition, j'espère ? Ça te fera encore de l'argent… Hum ! – Est-il possible que vous ayez reçu tant d'argent, Ivan Petrovitch ? observa Anna Andréievna. À vous regarder, ça me semble incroyable. Ah ! Seigneur ! À quoi est-ce qu'on dépense son argent à cette heure ! – Sais-tu, Vania ? poursuivit le vieux, s'emballant de plus en plus ; ce n'est pas un poste, c'est vrai, mais c'est tout de même une carrière. De grands personnages le liront. Tiens, tu disais que Gogol recevait chaque année une pension et qu'on l'avait envoyé à l'étranger. Et si on en faisait autant pour toi ? Hein ? C'est peut-être encore trop tôt ? Il faut encore écrire quelque chose ? Alors écris, frère, écris sans tarder ! Ne t'endors pas sur tes lauriers. Il ne faut pas bayer aux corneilles. » Et il dit ceci d'un air si convaincu, avec tant de bonté que je n'eus pas la force de l'arrêter et de refroidir son imagination. « Ou bien tiens, par exemple, on te donnera une tabatière… Pourquoi pas ? Il n'y a pas de règles pour la faveur. On voudra t'encourager. Et qui sait, peut-être que tu seras reçu à la Cour, ajouta-t-il à mi-voix avec un air important en clignant de l'œil gauche. Ou bien non ? C'est peut-être encore trop tôt ? – À la Cour ! dit Anna Andréievna, comme sur un ton de dépit. – Encore un peu, et vous me ferez général », répondis-je en riant de bon cœur. Le vieux lui aussi se mit à rire. Il était extrêmement satisfait. « Votre Excellence ? Ne désirez-vous pas vous mettre à table ? » cria l'espiègle Natacha, qui pendant ce temps nous avait préparé à souper. Elle éclata de rire, courut vers son père et le serra étroitement dans ses bras brûlants. « Mon cher, cher petit papa ! » Le vieux s'attendrit. « Allons, c'est bon, c'est bon. Tu sais, je dis cela comme ça, sans réfléchir. Général ou non, allons souper. Ah ! quelle sensitive ! ajouta-t-il en tapotant la joue empourprée de Natacha, comme il aimait à le faire à la première occasion. Vois-tu, Vania, j'ai dit cela parce que je t'aime. Bien que tu ne sois pas général (et il s'en faut !) tu es tout de même un illustre personnage, un auteur ! – Aujourd'hui, papa, on dit un écrivain. – On ne dit pas auteur ? Je ne savais pas. C'est bon, admettons, écrivain, mais voici ce que je voulais dire ; bien sûr on ne te nommera pas chambellan parce que tu as écrit un roman, il ne faut même pas y penser, mais tu peux faire ton chemin : par exemple, devenir attaché quelque part. On peut t'envoyer à l'étranger, en Italie, pour rétablir ta santé, ou ailleurs pour achever tes études, qui sait ; on te donnera des secours en argent. Bien entendu, il faut que de ton côté tu agisses noblement ; que ce soit pour ton travail, pour un vrai travail que tu acceptes l'argent et les honneurs, et non n'importe comment, par protection… – Mais ne fais pas trop le fier alors, Ivan Petrovitch, ajouta en riant Anna Andréievna. – Et surtout qu'on lui donne au plus vite une décoration, mon petit papa, sinon, attaché, qu'est-ce que c'est que ça ? » Et elle me pinça à nouveau le bras. « Elle est toujours en train de se moquer de moi, s'écria le vieux, en regardant avec orgueil Natacha dont les joues étaient enflammées et dont les petits yeux brillaient gaiement, comme des étoiles. Je me suis peut-être aventuré trop loin, mes enfants ; j'ai toujours été ainsi…, seulement, sais-tu, Vania, quand je te regarde : tu es tout simple… pa ! – Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Mais tout de même, Vania. Ton visage…, ce n'est pas du tout un visage de poète… Tu sais, on raconte que les poètes sont pâles, avec de longs cheveux, et quelque chose dans les yeux…, un Gœthe, ou quelqu'un d'autre dans ce genre…, j'ai lu cela dans Abbaddon… Eh bien quoi ? J'ai encore dit une sottise ? Voyez-moi cette gamine qui s'esclaffe à mes dépens ! Moi, mes amis, je ne suis pas instruit, mais je peux sentir. C'est bon, ne parlons plus du visage, ce n'est pas encore un grand malheur ; pour moi, le tien aussi est bien, et il me plaît beaucoup… Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire…, seulement sois honnête, Vania, sois honnête, c'est le principal ; vis honnêtement, et n'aie pas trop bonne opinion de toi ! La route est large devant toi. Fais loyalement ton travail ; voici ce que je voulais dire, c'est cela précisément que je voulais dire ! » – Ah ! mon Dieu ! Mais comment faudrait-il qu'il soit, pa- Quelle époque merveilleuse ! Toutes mes heures libres, toutes mes soirées, je les passais chez eux. J'apportais au vieux les nouvelles du monde littéraire, des littérateurs auxquels brusquement, on ne sait pourquoi, il avait commencé à s'intéresser passionnément ; il s'était même mis à lire les articles de critique de B… dont je lui avais beaucoup parlé et qu'il comprenait à peine mais qu'il louait avec enthousiasme et il se plaignait amèrement de ses ennemis qui écrivaient dans le « Bourdon du Nord ». La vieille nous surveillait avec vigilance, Natacha et moi ; mais elle n'avait pu nous surprendre ! Un mot avait déjà été prononcé entre nous, et j'avais entendu Natacha, baissant la tête et ouvrant à demi ses lèvres, me dire, presque tout bas : oui. Mais les vieux eux aussi l'avaient su ; ils avaient deviné, avaient réfléchi ; Anna Andréievna avait longtemps hoché la tête. Cela lui paraissait étrange, effrayant. Elle n'avait pas foi en moi. « Maintenant, c'est très bien, Ivan Petrovitch, vous avez du succès, disait-elle, et si brusquement vous n'en avez plus, ou qu'il arrive autre chose ; que se passera-t-il alors ? Si au moins vous preniez du service quelque part ! – Voici ce que je vais te dire, Vania, décida le vieux, après avoir longuement réfléchi : j'ai vu, j'ai remarqué, et même, je l'avoue, je me suis réjoui que toi et Natacha…, et il n'y aurait pas de mal à cela ! Vois-tu, Vania : vous êtes encore très jeunes tous les deux et mon Anna Andréievna a raison. Attendons. Tu as du talent, je l'admets, un talent remarquable même…, ce n'est pas du génie, comme on l'a clamé tout d'abord, mais du talent, tout simplement (hier encore je lisais cette critique sur toi dans le « Bourdon », on t'y traite bien mal, mais aussi qu'est-ce que c'est que ce journal-là !). Oui ! ainsi, tu vois : ça ne veut pas encore dire qu'on a de l'argent au mont-de-piété, le talent ; et vous êtes pauvres tous les deux. Attendons comme ça un an et demi ou au moins un an : si ça va bien, si tu t'affermis sur ton chemin, Natacha est à toi ; si tu ne réussis pas, juge toi-même !… Tu es un homme honnête ; réfléchis !… » Ils en restèrent là. Et un an après, voici ce qui arriva : Oui, c'était presque exactement un an après ! Par une claire journée de septembre, sur le soir, j'entrai chez mes vieux, malade, l'âme défaillante, et je tombai presque évanoui sur une chaise, si bien qu'ils prirent peur en me regardant. Mais si ma tête s'était mise à tourner alors, si mon cœur était navré au point que dix fois je m'étais approché de leur porte et dix fois m'en étais retourné sans entrer, ce n'était pas parce que je n'avais pas réussi dans ma carrière ni parce que je n'avais encore ni gloire, ni argent ; ce n'était pas parce que je n'étais pas encore « attaché » et parce qu'on était bien loin de m'envoyer en Italie pour y rétablir ma santé ; mais parce qu'on pouvait vivre dix années en une, et que durant cette année ma Natacha elle aussi avait vécu dix ans. Un infini se trouvait entre nous… Et voilà, je me souviens : j'étais assis devant le vieux, je me taisais et j'achevais de pétrir d'une main distraite les bords de mon chapeau déjà tout déformés ; j'étais assis et j'attendais, je ne sais pourquoi, que Natacha entrât. Mon costume était minable et m'allait mal ; j'avais maigri de visage et de corps, j'étais devenu jaune et pourtant j'étais loin de ressembler à un poète, et dans mes yeux ne se reflétait nullement cette grandeur dont s'était tant inquiété jadis le bon Nikolaï Serguéitch. La vieille me regardait avec une compassion non feinte et trop hâtive, et pensait à part soi : « Et dire que celui-ci a failli être le fiancé de Natacha. Dieu nous protège et nous ait en sa garde ! » « Eh bien, Ivan Petrovitch, voulez-vous du thé ? (le samovar bouillait sur la table). Comment allez-vous, mon cher ? Vous avez l'air bien malade », me demanda-t-elle d'une voix plaintive. Je l'entends encore. Je la vois comme si c'était maintenant ; elle me parle et dans ses yeux transparaît un autre souci, ce même souci qui assombrissait son vieux mari et qui l'occupait pour l'instant, assis devant une tasse de thé en train de refroidir et plongé dans ses pensées. Je savais qu'à ce moment-là leur procès avec le prince Valkovski qui n'avait pas très bien tourné pour eux les préoccupait beaucoup et qu'il leur était arrivé d'autres désagréments qui avaient abattu Nikolaï Serguéitch jusqu'à le rendre malade. Le jeune prince, qui était à l'origine de toute l'histoire de ce procès, avait, cinq ou six mois auparavant, trouvé l'occasion de rendre visite aux Ikhméniev. Le vieux, qui aimait son cher Aliocha comme son fils et parlait de lui presque chaque jour, l'accueillit avec joie. Anna Andréievna se souvint de Vassilievskoié et fondit en larmes. Aliocha se mit à aller les voir de plus en plus souvent, en cachette de son père ; Nikolaï Serguéitch, honnête, ouvert, d'esprit droit, rejeta avec indignation toutes précautions. Par fierté, par noblesse, il ne voulut même pas penser à ce que dirait le prince s'il apprenait que son fils était de nouveau reçu dans la maison des Ikhméniev et intérieurement il méprisait tous ses absurdes soupçons. Mais le vieux ne savait pas s'il aurait assez de force pour supporter de nouvelles offenses. Le jeune prince vint les voir presque chaque jour. Les vieux passaient de bons moments avec lui. Il restait chez eux des soirées entières et bien après minuit. Bien entendu, le père, finalement, apprit tout. Cela donna lieu aux plus infâmes commérages. Il fit à Nikolaï Serguéitch l'injure de lui adresser une lettre effroyable, toujours sur le même thème, et il interdit formellement à son fils de rendre visite aux Ikhméniev. Ceci s'était passé quinze jours avant ma visite. Le vieux était tombé dans une profonde affliction. Comment ! Mêler encore une fois sa Natacha, innocente et noble, à ces abjectes calomnies, à cette bassesse ! Son nom avait déjà été prononcé de façon outrageante par l'homme qui l'avait insulté… Et laisser tout cela sans demander réparation. Les premiers jours, il s'alita de désespoir. Je savais tout cela. L'histoire m'était parvenue en détail, quoique ces derniers temps, depuis près de trois semaines, malade et déprimé, je ne me fusse pas montré chez eux, gardant le lit dans mon appartement. Mais je savais encore…, non ! Je ne faisais encore que pressentir, je savais, sans y croire, qu'à part cette histoire il y avait quelque chose qui devait les inquiéter plus que tout au monde et je les observais avec une angoisse torturante. Oui, j'étais torturé ; j'avais peur de deviner, peur de croire et de toutes mes forces je désirais éloigner la minute fatale. Et cependant j'étais venu uniquement pour cela. Ce soir-là, j'étais littéralement attiré chez eux ! « Oui, Vania, me demanda brusquement le vieux, comme s'il reprenait ses esprits, n'as-tu pas été malade ? Pourquoi es-tu resté tout ce temps sans venir ? Je suis coupable envers toi : il y a longtemps que je voulais aller te rendre visite, et puis il y avait toujours quelque chose… » Et il se reprit à songer. « J'étais souffrant, répondis-je. – Hum ! souffrant, répéta-t-il cinq minutes plus tard. Cela ne m'étonne pas ! Je te l'avais dit, l'autre jour, je t'avais mis en garde, tu ne m'as pas écouté ! Hum ! non, mon cher Vania : décidément, la muse a toujours vécu affamée dans un galetas et y restera. Hé oui ! » Non, le vieux n'était pas de bonne humeur. S'il n'avait pas eu cette blessure au cœur, il ne m'aurait pas parlé de la muse affamée. Je le regardai au visage : il avait jauni, dans ses yeux se voyait une incertitude, une pensée en forme de question qu'il n'avait pas la force de résoudre. Il était brusque et caustique, contrairement à son habitude. Sa femme le regardait avec inquiétude et hochait du chef. À un moment, comme il s'était retourné, elle me le désigna de la tête à la dérobée. « Comment va Nathalia Nikolaievna ? Est-elle à la maison ? demandai-je à Anna Andréievna, toute soucieuse. – Mais oui, mais oui, mon ami, répondit-elle, comme si ma question l'embarrassait. Elle va venir tout de suite. Trois semaines sans se voir ! Ce n'est pas une petite affaire ! Et comme elle est devenue drôle, on n'arrive pas à comprendre si elle est malade ou en bonne santé. Dieu la protège ! » Et elle regarda timidement son mari. « Quoi donc ? Elle n'a rien du tout, répliqua Nikolaï Serguéitch à contrecœur et d'un ton bourru, elle va bien ; c'est comme cela, la fille prend de l'âge, ce n'est plus un nouveau-né, et c'est tout. Ces chagrins, ces caprices de fille, est-ce que quelqu'un y comprend quelque chose ? – Des caprices ! » reprit Anna Andréievna d'un ton piqué. Le vieux se tut et se mit à tambouriner des doigts sur la table. « Seigneur ! est-il possible qu'il y ait eu déjà quelque chose entre eux ? » songeai-je dans les transes. « Et comment cela va-t-il là-bas, chez vous ? reprit-il. B… fait-il toujours de la critique ? – Oui, répondis-je. – Hé ! Vania, Vania ! conclut-il avec un geste indifférent. La critique, quelle importance cela a-t-il ? » La porte s'ouvrit et Natacha entra. VII Elle tenait son chapeau à la main, et lorsqu'elle fut entrée, elle le posa sur le piano ; ensuite, elle s'approcha de moi et me tendit la main en silence. Ses lèvres remuaient légèrement : on eût dit qu'elle voulait me dire quelque chose, en guise d'accueil, mais elle ne dit rien. Cela faisait trois semaines que nous ne nous étions vus. Je la regardais avec perplexité et effroi. Comme elle avait changé pendant ces trois semaines ! Mon cœur se fendit de chagrin lorsque j'eus vu ces joues pâles et creuses, ces lèvres desséchées comme par la fièvre, ces yeux qui brillaient sous les longs cils sombres d'un feu ardent et d'une sorte de résolution farouche. Mais, grand Dieu, qu'elle était belle ! Jamais, ni auparavant, ni dans la suite, je ne la vis telle qu'elle était ce jour fatal. Était-ce là, était-ce là Natacha, était-ce là cette petite fille qui, un an encore plus tôt, sans me quitter des yeux et remuant les lèvres après moi, écoutait mon roman, qui riait si gaiement, avec tant d'insouciance, et plaisantait ce soir-là avec son père et avec moi pendant le dîner ? Était-ce Natacha qui alors, dans cette chambre, avait baissé la tête et, toute rougissante, m'avait dit : OUI ? Le son sourd d'une cloche appelant aux vêpres retentit. Elle tressaillit ; la vieille se signa. « Tu avais l'intention d'aller aux vêpres, Natacha, voici justement qu'on sonne, dit-elle. Va, ma petite, va prier, heureusement que ce n'est pas loin ! Et cela te fera faire un petit tour ! Pourquoi rester enfermée ? Vois comme tu es pâle ; on dirait qu'on t'a jeté le mauvais œil. – Je… n'irai… peut-être pas… aujourd'hui, dit Natacha lentement et, presque à voix basse : Je… ne me sens pas bien, ajouta-t-elle, et elle devint blanche comme un linge. – Tu ferais mieux de sortir, Natacha ; tu voulais sortir tout à l'heure et tu as apporté ton chapeau. Va prier, ma petite Natacha, va prier pour que Dieu t'envoie la santé, l'encourageait Anna Andréievna, regardant sa fille d'un air timide, comme si elle la craignait. – Mais oui ; va donc ; cela te sortira un peu, ajouta le vieux, en contemplant lui aussi avec inquiétude le visage de sa fille ; ta mère dit vrai. Vania t'accompagnera. » Je crus voir un sourire amer passer sur les lèvres de Natacha. Elle s'approcha du piano, prit son chapeau et le mit ; ses mains tremblaient. Tous ces gestes étaient comme inconscients, on eût dit qu'elle ne comprenait pas ce qu'elle faisait. Son père et sa mère la suivaient attentivement des yeux. « Adieu ! dit-elle d'une voix à peine distincte. – Pourquoi adieu, mon ange ? Tu ne vas pas loin ! Mais, du moins, cela te fera prendre l'air ; vois comme tu es pâlotte. Ah ! mais j'oubliais (j'oublie tout !), j'ai fini ton sachet, j'y ai cousu une prière, mon ange ; c'est une nonne de Kiev qui m'a appris cela l'an dernier, c'est une prière efficace, je l'ai cousue tout à l'heure. Mets-le, Natacha. Espérons que Dieu t'enverra la santé. Nous n'avons que toi. » Et la vieille sortit de sa table à ouvrage la petite croix de baptême de Natacha ; au même ruban était suspendu un sachet qui venait d'être cousu. « Porte-le pour ta santé ! ajouta-t-elle, en passant la croix à sa fille et en la signant. Autrefois je te signais ainsi chaque soir avant que tu t'endormes, je disais une prière et tu la récitais après moi. Mais maintenant, tu as changé et Dieu ne te donne pas la tranquillité de l'esprit. Ah ! Natacha, Natacha ! Les prières de ta mère elle-même ne te soulagent pas ! » Et la vieille fondit en larmes. Natacha lui baisa la main sans mot dire et fit un pas vers la porte ; mais brusquement, elle revint en arrière et s'approcha de son père. Sa poitrine frémissait d'émotion. « Papa, vous aussi, signez… votre fille », dit-elle d'une voix oppressée, et elle se laissa tomber à genoux devant lui. Nous restions tous debout, troublés par ce geste inattendu, trop solennel. Pendant quelques instants, son père la regarda, complètement désarçonné. « Ma Natacha, mon enfant, ma petite fille, ma chérie, que t'arrive-t-il ? s'écria-t-il, et des larmes jaillirent de ses yeux. Pourquoi te tourmentes-tu ? Pourquoi pleures-tu jour et nuit ? Je vois tout, tu sais ; je ne dors pas la nuit, je me lève et je vais écouter à ta porte !… Dis-moi tout, Natacha, confie-moi entièrement à ton vieux père, et nous… » Il n'acheva pas, la releva et la serra dans ses bras. Elle se pressa convulsivement contre sa poitrine et cacha sa tête sur son épaule. « Ce n'est rien, ce n'est rien, c'est comme ça…, je ne me sens pas bien, répétait-elle, suffoquant de larmes intérieure réprimées. – Que Dieu te bénisse comme je te bénis, ma chère enfant, ma précieuse enfant ! dit son père. Qu'Il t'envoie pour toujours la paix de l'âme et te préserve de tout mal. Prie Dieu, mon amie, pour que ma prière de pécheur monte jusqu'à Lui. – Et moi aussi, je te donne ma bénédiction ! ajouta la vieille, tout en larmes. – Adieu ! » murmura Natacha. Elle s'arrêta près de la porte, jeta un dernier regard sur eux, voulut dire quelque chose, mais ne put, et sortit rapidement de la pièce. Je me précipitai à sa suite, pressentant un malheur. VIII Elle marchait en silence, tête baissée, et sans me regarder. Mais lorsqu'elle eut atteint le bout de la rue et se fut engagée sur le qui, elle s'arrêta brusquement et me prit par la main. « J'étouffe ! dit-elle à voix basse, je suis oppressée… j'étouffe ! – Reviens, Natacha ! criai-je effrayé. – Est-ce que tu ne vois pas, Vania, que je suis partie pour toujours, que je les ai quittés et ne reviendrai plus jamais ? » dit-elle en me regardant avec une inexprimable tristesse. Le cœur me manqua. J'avais pressenti tout cela en allant les voir ; tout ceci s'était présenté à moi, comme dans un brouillard, peut-être même longtemps avant ce jour, mais, en cet instant, ses paroles me frappèrent comme la foudre. Nous suivîmes le quai tristement. Je ne pouvais parler ; j'imaginais, je réfléchissais, et j'étais complètement perdu. La tête me tournait. Cela me semblait tellement monstrueux, tellement impossible ! « Tu me trouves coupable, Vania, dit-elle enfin. – Non, mais… mais je ne le crois pas ; cela ne peut être !… répondis-je sans me rendre compte de ce que je disais. – Si, Vania, il en est ainsi ! Je les ai quittés et je ne sais ce qu'ils deviendront… je ne sais pas non plus ce que je deviendrai. – Tu vas chez LUI, Natacha ? Oui ? – Oui ! répondit-elle. – Mais c'est impossible ! criai-je avec exaltation, sais-tu que c'est impossible, ma pauvre Natacha ! C'est de la folie. Tu les tueras et tu te perdras toi-même ! Sais-tu cela, Natacha ? – Je le sais ; mais que puis-je faire ? Je ne suis plus libre, dit-elle, et dans ses paroles on sentait autant de désespoir que si elle allait au supplice. – Reviens, reviens avant qu'il soit trop tard », la suppliaije, et plus ardemment, plus instamment je la priais, plus je prenais conscience de toute l'inutilité de mes exhortations, de leur absurdité à la minute présente. « Comprends-tu, Natacha, ce que tu fais à ton père ? Y as-tu songé ? Tu sais que SON père est l'ennemi du tien ! tu sais que le prince a offensé ton père, qu'il l'a soupçonné d'avoir fait des détournements ; qu'il l'a appelé voleur… Tu sais qu'ils sont en procès… Et toi ! Cela encore, c'est le moindre mal, mais sais-tu, Natacha…, (ô grand Dieu, mais tu sais tout cela !) sais-tu que le prince a soupçonné tes parents de t'avoir eux-mêmes, à dessein, accordée avec Aliocha, lorsque Aliocha vivait chez vous à la campagne ? Réfléchis, représentetoi seulement combien ton père a souffert de cette calomnie. Ses cheveux sont devenus tout blancs pendant ces deux années, regarde-le ! Et surtout…, mais tu sais tout cela, Natacha. Seigneur mon Dieu ! Je ne parle même pas de ce qu'il leur coûte à tous deux de te perdre pour toujours ! Tu es leur trésor, tout ce qui leur reste dans leur vieillesse ! Je ne veux même pas en parler, tu dois le savoir toi-même : souviens-toi que ton père t'estime injustement calomniée, offensée par ces gens orgueilleux, non vengée ! Et maintenant, maintenant tout particulièrement, tout ceci s'est ravivé, toute cette vieille hostilité s'est rallumée parce que vous avez reçu Aliocha. Le prince a de nouveau insulté ton père, le vieux bout encore de rancœur sous cette dernière offense, et brusquement, tout cela, toutes ces accusations vont se trouver justifiés ! Tous ceux qui connaissent l'affaire donneront maintenant raison au prince et t'accuseront ainsi que ton père. Et qu'est-ce qu'il deviendra ? Cela le tuera ! La honte, le déshonneur, et par qui ? Par toi, sa fille, son unique et précieuse enfant ! Et ta mère ! Elle ne survivra pas à son vieux mari… Natacha, Natacha ! que fais-tu ? Reviens ! Sois raisonnable ! » Elle se taisait ; enfin, elle me jeta un regard comme chargé de reproche, et il y avait une douleur si aiguë, une si grande souffrance dans ce regard que je compris combien son cœur blessé saignait en ce moment, sans même tenir compte de mes paroles. Je compris combien sa décision lui coûtait et comme je la torturais, la déchirais avec ces mots tardifs et inutiles ; je comprenais tout cela et pourtant, je ne pus me contenir et poursuivis : « D'ailleurs, tu viens de dire toi-même à Anna Andréievna que, PEUT-ÊTRE, tu ne sortirais pas…, pour aller aux vêpres. C'est donc que tu voulais aussi rester ; c'est donc que tu n'étais pas encore tout à fait décidée ? » Pour toute réponse, elle n'eut qu'un sourire amer. Et pourquoi lui avais-je demandé cela ? Je pouvais bien comprendre que tout cela était déjà décidé sans retour. Mais j'étais moi aussi hors de moi. « Est-il possible que tu l'aimes tellement ? » m'écriai-je, la regardant avec un serrement de cœur, comprenant à peine moimême ce que je lui demandais. « Que puis-je te répondre, Vania ? Tu vois : il m'a ordonné de venir, et je suis là, je l'attends, dit-elle avec le même sourire amer. – Mais écoute-moi, écoute-moi au moins, recommençai-je à la supplier, me raccrochant à une paille ; on peut encore arranger tout cela, on peut encore s'en tirer d'une autre manière, d'une manière tout à fait différente ! Tu n'as qu'à ne plus sortir de chez toi. Je te dirai ce qu'il faut faire, ma petite Natacha. Je me charge d'arranger tout, les rendez-vous, et tout… Seulement ne sors plus de chez toi ! Je vous apporterai vos lettres : pourquoi pas ? Cela vaut mieux que ce qui se passe maintenant. Je saurai le faire ; je vous rendrai service à tous les deux ; vous verrez… Et tu ne te perdras pas comme maintenant, ma petite Natacha… Car tu te perds complètement, complètement ! Consens, Natacha : tout se passera bien, heureusement, et vous vous aimerez autant que vous voudrez… Et quand vos pères cesseront de se quereller (car ils cesseront sûrement de se quereller), alors… – Arrête, Vania, tais-toi, m'interrompit-elle, en me serrant fortement la main et en souriant à travers ses larmes. Bon, excellent Vania ! Tu es un homme bon et honnête ! Et pas un mot de toi ! Pourtant, c'est moi qui t'ai abandonné la première, et tu m'as tout pardonné, tu ne penses plus qu'à mon bonheur ! Tu veux nous faire passer nos lettres… » Elle fondit en larmes. « Je sais combien tu m'as aimée, Vania, combien tu m'aimes encore, et tu ne m'as adressé pendant tout ce temps ni un reproche, ni une parole amère ! Et moi, moi !… Mon Dieu, comme je suis coupable envers toi !… Tu te souviens, Vania, tu te souviens du temps que nous avons passé ensemble ? Oh ! il aurait mieux valu que je ne le connaisse pas, que je ne le rencontre jamais !… J'aurais dû vivre avec toi, Vania, avec toi, mon cher, cher ami !… Non, je ne te vaux pas ! Tu vois comme je suis : dans une minute pareille, je te parle à toi-même de notre bonheur passé, et tu souffres déjà sans cela ! Voici trois semaines que tu n'es pas venu : je peux te jurer, Vania, que pas une fois il ne m'est venu à l'esprit que tu m'avais maudite, que tu me haïssais. Je savais pourquoi tu étais parti : tu ne voulais pas nous gêner, être pour nous un reproche vivant. Qu'il devait t'être pénible de nous voir ! Comme je t'ai attendu, Vania, comme je t'ai attendu ! Écoute, Vania, si j'aime Aliocha comme une folle, comme une insensée, toi, je t'aime peut-être encore plus comme ami. Je sens même, je sais que je ne peux vivre sans toi ; tu m'es nécessaire, j'ai besoin de ton âme, de ton cœur d'or… Hélas ! Vania. Quel temps amer et douloureux vient pour nous ! » Elle était tout en larmes. Oui, elle était malheureuse ! « Ah ! comme j'avais envie de te voir, poursuivit-elle après avoir refoulé ses larmes. Comme tu as maigri, comme tu as l'air malade, comme tu es pâle ! Tu as vraiment été souffrant, Vania ? Et moi qui ne m'en inquiétais pas ! Je parle tout le temps de moi ; eh bien, et les journalistes ? Et ton nouveau roman, estce qu'il avance ? – Est-ce qu'il est question de romans, de moi, Natacha ! Et qu'importent mes affaires ! Elles ne vont ni bien ni mal, qu'elles aillent au diable ! Dis-moi, Natacha : c'est lui-même qui a exigé que tu viennes à lui ? – Non, ce n'est pas lui tout seul, mais plutôt moi. C'est vrai qu'il l'a dit, mais moi aussi… Tiens, mon ami, je vais tout te raconter : on recherche pour lui une jeune fille riche et d'un très bon rang, apparentée à des gens illustres. Son père veut absolument qu'il l'épouse, et comme tu le sais il est terriblement intrigant ; il a fait marcher tous les rouages ; en dix ans, on ne trouverait pas une occasion pareille. Les relations, l'argent… Et elle est très belle, à ce qu'on dit ; elle a de l'instruction, du cœur, elle est bien à tous les points de vue : Aliocha lui aussi est sous son charme. Et de plus son père veut s'en débarrasser le plus vite possible, pour se marier lui-même, c'est pour cela qu'il s'est promis de rompre nos relations coûte que coûte. Il a peur de moi et de mon influence sur Aliocha… – Mais le prince connaît-il votre amour ? l'interrompis-je avec étonnement. Il le soupçonnait seulement, je suppose, et encore ce n'est pas sûr. – Il sait, il sait tout. – Qui le lui a dit ? – C'est Aliocha qui lui a tout raconté dernièrement. Il m'a dit lui-même qu'il avait tout raconté à son père. – Seigneur ! Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ! Il a tout raconté lui-même, à un pareil moment ! – Ne l'accuse pas, Vania, interrompit Natacha, ne te moque pas de lui ! Il ne faut pas le juger comme tous les autres. Sois juste. Il n'est pas comme toi et moi. C'est un enfant : on ne l'a pas élevé comme il fallait. Est-ce qu'il comprend ce qu'il fait ? La première impression, la première influence étrangère peuvent l'arracher à tout ce à quoi il s'était donné la minute d'avant sous la foi du serment. Il n'a pas de caractère. Il te prêtera serment et le même jour, tout aussi sincèrement, il se livrera à un autre ; et encore il viendra le premier te le raconter. Il est capable de commettre une mauvaise action ; et il ne faudra pas l'accuser pour cette mauvaise action, mais seulement le plaindre. Il est capable aussi d'abnégation et de quelle abnégation ! Mais seulement jusqu'à la première impression ; et il oubliera tout à nouveau. IL M'OUBLIERA TOUT AUSSI BIEN, SI JE NE SUIS PAS CONSTAMMENT AUPRÈS DE LUI. Voilà comme il est ! – Ah ! Natacha, mais peut-être que ce ne sont que des mensonges, des bruits qui courent. Et peut-il se marier, c'est un gamin ! – Je te dis que son père a des vues précises. – Comment alors sais-tu que sa fiancée est si belle et qu'il est attiré par elle ? – Mais, parce qu'il me l'a dit lui-même. – Comment ! Il t'a dit lui-même qu'il pouvait en aimer une autre, et il exige de toi maintenant un pareil sacrifice ? – Non, Vania, non ! Tu ne le connais pas, tu l'as trop peu vu ; il faut le connaître plus intimement avant de le juger. Il n'y a pas au monde de cœur plus droit et plus pur que le sien ! Quoi ? Est-ce que ce serait mieux s'il mentait ? Et pour ce qui est de se laisser entraîner, il suffirait que je reste une semaine sans le voir et il m'oublierait et en aimerait une autre, mais dès qu'il me reverrait, il serait de nouveau à mes pieds. Non ! il est encore heureux que je sache qu'il ne me cache pas cela ; sinon, je serais dévorée de soupçons. Oui, Vania ! J'en ai pris mon parti : SI JE NE SUIS PAS TOUJOURS AUPRÈS DE LUI, CONSTAMMENT, À CHAQUE INSTANT, IL CESSERA DE M'AIMER, M'OUBLIERA ET ME QUITTERA. Il est ainsi fait ; n'importe quelle autre peut l'entraîner. Et que ferai-je alors ? Je mourrai… qu'est ce que mourir ? Je serais contente de mourir maintenant ! Tandis qu'il m'est insupportable de vivre sans lui ! C'est pire que la mort, pire que toutes les tortures ! Oh ! Vania, Vania. Ce n'est pourtant pas rien d'avoir abandonné pour lui mon père et ma mère ! Ne me fais pas la morale ; tout est décidé ! Il doit être près de moi à toute heure, à tout instant : je ne veux pas revenir en arrière. Je sais que je me perds et que j'en perds d'autres avec moi… Ah ! Vania, s'écria-t-elle soudain et elle se mit à trembler toute : et si réellement il ne m'aime pas ! Et si tu as dit la vérité tout à l'heure (je n'avais jamais dit cela), s'il me trompe et a seulement l'air aussi droit et aussi sincère, s'il est au fond méchant et vaniteux ? En ce moment, je le défends devant toi, et peut-être qu'à cette minute il rit au fond de lui-même avec une autre et moi, moi, abjecte créature qui ai tout quitté et qui vais dans les rues à sa recherche…, oh ! Vania. » Un gémissement si douloureux s'échappa de sa poitrine que mon âme défaillit d'angoisse. Je compris que Natacha avait déjà perdu tout empire sur elle-même. Seule une jalousie folle, aveugle, poussée à son paroxysme, pouvait l'amener à une résolution aussi extravagante. Mais en moi aussi la jalousie brûlait et débordait de mon cœur. Je ne pus y tenir : un sentiment infâme m'emporta. « Natacha, dis-je, il n'y a qu'une chose que je ne comprends pas : comment peux-tu l'aimer après ce que tu viens toi-même de me dire de lui ? Tu ne l'estimes pas, tu ne crois même pas en son amour, et tu vas à lui sans retour et tu nous perds tous pour lui ? Qu'est-ce que cela signifie ? Il te fera souffrir toute sa vie, et tu le feras souffrir aussi. Tu l'aimes vraiment trop, Natacha, tu l'aimes trop ! Je ne comprends pas un pareil amour. – Oui, je l'aime comme une folle, répondit-elle en pâlissant comme sous une douleur physique. Je ne t'ai jamais aimé ainsi, Vania. Et je sais moi-même que j'ai perdu l'esprit et que je ne l'aime pas comme il faut aimer. Je ne l'aime pas bien… Écoute, Vania : tu sais, même avant, même pendant nos moments les plus heureux, je pressentais qu'il ne m'apporterait que des souffrances. Mais que faire, si maintenant même les souffrances qu'il me cause sont un bonheur ? Est-ce que je cherche la joie en allant vers lui ? Est-ce que je ne sais pas d'avance ce qui m'attend auprès de lui et ce que j'endurerai par lui ? Tiens, il m'a juré de m'aimer, il m'a fait toutes sortes de promesses ; eh bien, je ne crois rien de ses promesses, je n'en tiens pas compte, je n'en ai jamais tenu compte, et pourtant je savais qu'il ne me mentait pas, qu'il ne pouvait pas mentir. Je lui ai dit moi-même que je ne voulais le lier en rien. Avec lui cela vaut mieux : personne n'aime à être lié, moi la première. Et pourtant, je suis heureuse d'être son esclave, son esclave volontaire ; de tout endurer de lui, tout, pourvu seulement qu'il soit avec moi, pourvu seulement que je le regarde ! Il me semble qu'il peut même en aimer une autre, si seulement cela se passe près de moi, si je suis aussi à ses côtés à ce moment-là… Est-ce de la bassesse, Vania ? » me demanda-t-elle soudain en portant sur moi un regard enflammé. Un instant, je crus qu'elle délirait. « C'est de la bassesse, n'est-ce pas, de désirer des choses pareilles ? Quoi ? Je dis moi-même que c'est de la bassesse et s'il m'abandonnait, je courrais après lui jusqu'au bout du monde, même s'il me repoussait, même s'il me chassait. Tiens, tu m'exhortes maintenant à rentrer, mais qu'est-ce qu'il en résulterait ? Je reviendrais, mais dès demain je m'en irais de nouveau ; il me donnerait un ordre et je m'en irais ; il me sifflerait, m'appellerait comme un petit chien, et je courrais après lui… La souffrance ! Je ne crains aucune souffrance qui me viendra de lui. Je saurai que c'est PAR LUI que je souffre… Oh ! mais tu ne raconteras pas cela, Vania ! » « Et son père, et sa mère ? » songeai-je. Elle semblait les avoir oubliés. « Ainsi, il ne t'épousera même pas, Natacha ? – Il me l'a promis, il m'a tout promis. C'est pour cela qu'il m'appelle maintenant, pour nous marier dès demain en cachette, à la campagne ; mais il ne sait pas ce qu'il fait. Il ne sait peut-être même pas comment on se marie. Et quel mari est-ce là ? Vraiment, c'est drôle. Et s'il se marie, il sera malheureux, il commencera à me faire des reproches… Je ne veux pas qu'il me fasse jamais de reproches. Je lui abandonnerai tout, mais lui, qu'il ne me donne rien. Et s'il est malheureux après le mariage ? Pourquoi donc le rendre malheureux ? – Voyons, c'est un rêve ! Natacha, lui dis-je. Quoi, tu vas maintenant le trouver directement ? – Non, il m'a promis de venir me prendre ici ; nous avons convenu… » Et elle regarda avidement le lointain, mais il n'y avait encore personne. « Mais il n'est pas encore là ! Et tu es arrivée LA PREMIÈRE », m'écriai-je avec indignation. Natacha parut chanceler sous le coup. Son visage grimaça de souffrance. « Peut-être qu'il ne viendra pas du tout, dit-elle avec un petit rire amer. Avant-hier, il m'a écrit que si je ne lui donnais pas ma parole que je viendrais, il serait obligé de remettre sa décision de partir et de se marier avec moi ; et que son père l'emmènerait chez sa fiancée. Il m'a écrit cela aussi naturellement, aussi simplement que si ce n'était rien du tout… Et s'il partait chez ELLE pour de bon, Vania ? » Je ne répondis pas. Elle me serra fortement la main et ses yeux se mirent à briller. « Il est chez elle, dit-elle d'une voix presque imperceptible. Il espérait que je ne viendrais pas, pour aller chez elle et dire ensuite que c'était lui qui avait raison, qu'il m'avait prévenue à l'avance et que je n'étais pas venue. Je l'ennuie, et il m'abandonne… Oh ! mon Dieu ! Je suis folle ! Mais il m'a dit la dernière fois que je l'ennuyais… Qu'est-ce que j'attends donc ! – Le voici ! » m'écriai-je : je venais de l'apercevoir au loin sur le quai. Natacha tressaillit, poussa un cri, fixa son regard sur Aliocha qui approchait et brusquement, lâchant ma main, se précipita vers lui. Lui aussi pressa le pas et une minute après elle était dans ses bras. Dans la rue, à part nous, il n'y avait presque personne. Ils s'embrassaient, riaient ; Natacha riait et pleurait tout ensemble, comme s'ils s'étaient retrouvés après une interminable séparation. Le sang était monté à ses joues pâles ; elle était comme transportée… … Aliocha m'aperçut et vint aussitôt vers moi. IX Je le regardais intensément, bien que je l'eusse vu souvent avant cet instant ; je fixais ses yeux comme si son regard pouvait résoudre toutes mes incertitudes, me révéler comment cet enfant avait pu l'ensorceler, faire naître en elle un amour aussi insensé, allant jusqu'à l'oubli de son premier devoir, jusqu'au sacrifice insensé de tout ce qui était le plus sacré jusqu'à présent pour Natacha ? Le prince me prit les deux mains, les serra vigoureusement et son regard, doux et clair, pénétra dans mon cœur. Je sentis que j'avais pu me tromper dans les conclusions que j'avais tirées à son sujet, uniquement parce qu'il était mon ennemi. Non, je ne l'aimais pas, et, seul peut-être parmi tous ceux qui le connaissaient, je n'avais, je l'avoue, jamais pu l'aimer. Beaucoup de choses en lui décidément me déplaisaient, même sa tenue élégante, précisément peut-être parce qu'elle était vraiment trop élégante. Plus tard, je compris que même là je jugeais avec partialité. Il était grand, bien bâti, fin ; son visage ovale était toujours pâle ; il avait des cheveux blond doré, de grands yeux bleus, doux et pensifs, dans lesquels brusquement, par accès, brillait parfois la gaieté la plus enfantine et la plus ingénue. Ses fines lèvres vermeilles, d'un dessin merveilleux avaient presque toujours un pli sérieux ; ce qui rendait d'autant plus inattendu et enchanteur le sourire qui y apparaissait brusquement, à ce point naïf et candide que vous-même, à son exemple, dans quelque disposition que vous fussiez, ressentiez la nécessité immédiate, en réponse, de sourire exactement comme lui. Il s'habillait sans recherche mais toujours avec élégance ; il était visible que cette élégance dans les moindres dé- tails ne lui coûtait pas le plus petit effort, qu'elle lui était innée. Il est vrai qu'il avait aussi quelques mauvaises manières, quelques regrettables habitudes de bon ton : la frivolité, la suffisance, une insolence courtoise. Mais il était trop candide et trop ingénu, et il était le premier à reconnaître ses erreurs et à s'en confesser en riant. Je crois bien que cet enfant, même pour plaisanter, n'aurait jamais pu mentir, et que s'il mentait c'était vraiment sans y voir rien de mal. Son égoïsme même était attirant, précisément peut-être parce qu'il était franc et non dissimulé. Il n'y avait rien de caché en lui. Il était faible, confiant et timide ; il n'avait aucune volonté. L'offenser, le tromper eût été et coupable et pitoyable, aussi coupable que de tromper ou offenser un enfant. Il était trop naïf pour son âge et ne comprenait presque rien de la vie réelle ; d'ailleurs il semblait que même à quarante ans il n'en aurait rien appris. Pareils êtres sont en quelque sorte condamnés à une éternelle minorité. Personne, je crois, ne pouvait ne pas l'aimer ; il vous aurait cajolé comme un enfant. Natacha avait dit la vérité : il pouvait peut-être commettre une mauvaise action, s'il y était contraint par une forte influence ; mais, après avoir pris conscience des conséquences de cette action, je crois qu'il serait mort de repentir. Natacha sentait d'instinct qu'elle le dominerait, qu'il serait sa victime. Elle goûtait à l'avance le délire d'aimer à la folie et de torturer jusqu'à la souffrance celui qu'on aime, précisément parce qu'on aime, et c'était pour cela peut-être qu'elle se hâtait de se sacrifier à lui la première. Mais lui aussi avait des yeux brillants d'amour, lui aussi la contemplait en extase. Elle me jeta un regard triomphant. En cet instant, elle avait tout oublié : et ses parents, et les adieux, et les soupçons… Elle était heureuse. « Vania ! s'écria-t-elle, je suis coupable envers lui et je ne le vaux pas ! Je croyais que tu ne viendrais pas, Aliocha. Oublie mes mauvaises pensées, Vania. J'effacerai cela ! » ajouta-t-elle en le regardant avec un amour infini. Il sourit, lui baisa la main et, sans lâcher cette main, dit, en se tournant vers moi ! « Ne m'accusez pas non plus. Il y a bien longtemps que je désirais vos embrasser comme un frère ; elle m'a tellement parlé de vous ! Jusqu'à présent, nous nous connaissions à peine et nous ne nous entendions pas très bien. Nous serons amis et… pardonnez-nous, ajouta-t-il à mi-voix en rougissant légèrement, mais avec un si beau sourire que je ne pus pas ne pas répondre de tout mon cœur à son accueil. – Oui, oui, Aliocha, appuya Natacha, il est des nôtres, c'est notre frère, il nous a déjà pardonné et sans lui nous ne serions pas heureux. Je te l'ai déjà dit… Oh ! nous sommes des enfants cruels, Aliocha ! Mais nous vivrons à trois… Vania ! poursuivitelle, et ses lèvres se mirent à trembler, tu vas maintenant rentrer chez EUX, à la maison ; tu as si bon cœur que même s'ils ne me pardonnent pas, ils s'adouciront peut-être tout de même un peu en voyant que tu m'as pardonné. Raconte-leur tout, tout, avec les mots qui te viendront du cœur ; trouve les mots qu'il faut… Défends-moi, sauve-moi ; dis-leur toutes mes raisons, tout ce que tu as compris. Sais-tu, Vania, que je ne me serais peut-être pas décidée à CELA si tu ne t'étais pas trouvé aujourd'hui avec moi ! Tu es mon salut ; j'ai tout de suite espéré que tu saurais de leur annoncer, que du moins tu adoucirais pour eux la première horreur. Oh ! mon Dieu, mon Dieu !… Disleur de ma part, Vania, que je sais qu'il est impossible de me pardonner maintenant ; eux, ils me pardonneront, mais Dieu ne me pardonnera pas ; mais que même s'ils me maudissaient, je les bénirais tout de même et prierais pour eux toute ma vie. Tout mon cœur est auprès d'eux ! Ah ! pourquoi ne sommesnous pas tous heureux ! Pourquoi, pourquoi !… Mon Dieu ! Qu'est-ce que j'ai fait ! » s'écria-t-elle brusquement comme si elle revenait à elle et, toute tremblante d'effroi, elle se couvrit le visage de ses mains. Aliocha la prit dans ses bras et, sans mot dire, la serra étroitement contre lui. Quelques minutes s'écoulèrent dans le silence. « Et vous avez pu exiger un pareil sacrifice ! dis-je en le regardant d'un air de reproche. – Ne m'accusez pas ! répéta-t-il, je vous assure que tous ces malheurs, quoiqu'ils soient très pénibles, ne dureront qu'un instant. J'en suis absolument convaincu. Il nous faut seulement la fermeté de supporter cette minute ; elle aussi m'a dit la même chose. Vous savez : la cause de tout est cet orgueil familial, ces querelles absolument oiseuses, et par là-dessus ces procès ! Mais… (j'y ai longuement songé, je vous prie de croire) tout cela doit cesser. Nous serons à nouveau tous réunis et nous serons alors parfaitement heureux, si bien que nos parents se réconcilieront en nous regardant. Qui sait, peut-être que c'est justement notre mariage qui servira de base à leur réconciliation. Je crois qu'il ne peut même en être autrement, qu'en pensez-vous ? – Vous dites : mariage, quand donc vous marierez-vous ? demandai-je en jetant un coup d'œil à Natacha. – Demain ou après-demain ; au plus tard, après-demain, c'est sûr. Voyez-vous, je ne sais pas moi-même encore bien et, pour dire vrai, je n'ai encore pris aucune décision. Je pensais que Natacha ne viendrait peut-être pas aujourd'hui. De plus, mon père voulait absolument me conduire aujourd'hui chez ma fiancée (car vous savez qu'on recherche une jeune fille en mariage pour moi ; Natacha vous l'a dit ? Mais je ne veux pas). Alors je n'ai pu encore prendre de dispositions fermes. Mais nous nous marierons tout de même sûrement après-demain. Du moins, c'est ce qu'il me semble parce qu'il ne peut en être autrement. Dès demain, nous partons par la route de Pskov. J'ai un camarade de lycée, un très brave garçon, qui habite là-bas, pas loin d'ici, à la campagne. Je vous ferai peut-être faire sa connaissance. Dans son village, il y a un prêtre, et d'ailleurs je ne sais pas au juste s'il y en a un ou pas. Il aurait fallu se renseigner à l'avance, mais je n'ai pas eu le temps… Du reste, à vrai dire, tout cela, ce sont des bêtises. Du moment qu'on a l'essentiel en vue. On peut inviter un prêtre d'un village voisin ; qu'en pensez-vous ? Car il y a bien des villages dans les environs ! La seule chose regrettable, c'est que je n'aie pas eu le temps d'écrire un mot ; il aurait fallu prévenir. Mon ami n'est peut-être pas chez lui en ce moment… Mais c'est là le moins important ! Quand on est décidé, tout s'arrange de soi-même, n'est-ce pas ? Et en attendant, jusqu'à demain ou après-demain s'il le faut, elle restera ici, chez moi. J'ai loué un appartement indépendant dans lequel nous vivrons quand nous serons rentrés. Je ne veux plus aller vivre chez mon père, n'est-ce pas ? Vous viendrez nous voir ; je me suis installé très gentiment. Mes camarades de lycée viendront me rendre visite ; je donnerai des soirées… » Je le regardai avec une perplexité anxieuse. Natacha me suppliait du regard de ne pas le juger sévèrement et d'être plus indulgent. Elle écoutait ses propos avec un sourire triste, et, en même temps, elle semblait l'admirer. Tout comme on admire un enfant gentil et gai, en écoutant son bavardage vide de sens, mais gracieux. Je lui jetai un regard de reproche. Je commençais à me sentir insupportablement mal à mon aise. « Mais votre père ? demandai-je, êtes-vous fermement persuadé qu'il vous pardonnera ? – Certainement ; que lui restera-t-il donc à faire ? C'est-àdire qu'au début, bien entendu, il me maudira ; j'en suis même convaincu. Il est ainsi ; et il est tellement sévère avec moi. Peutêtre qu'il se plaindra aussi à quelqu'un ; en un mot, il emploiera son autorité paternelle… Mais tout ceci n'est pas sérieux. Il m'aime à la folie ; il se fâchera, mais me pardonnera. Alors tout le monde se réconciliera et nous serons tous heureux. Son père aussi. – Et s'il ne vous pardonne pas ? Avez-vous pensé à cela ? – Il me pardonnera sûrement, seulement peut-être pas si rapidement. Et puis après ? Je lui montrerai que j'ai du caractère. Il me querelle toujours parce que je n'ai pas de caractère, parce que je suis frivole. Il verra maintenant si je suis frivole ou non… Avoir charge de famille, ce n'est pas une plaisanterie ; c'est alors que je ne serai plus un gamin… c'est-à-dire…, j'ai voulu dire que je serai comme les autres…, enfin comme ceux qui ont une famille. Je vivrai de mon travail. Natacha dit que c'est beaucoup mieux que de vivre aux crochets d'autrui, comme nous faisons tous. Si vous saviez toutes les bonnes paroles qu'elle m'a dites ! Je ne l'aurais jamais imaginé moi-même ; je n'ai pas grandi dans ces idées-là, on ne m'a pas élevé de cette façon. Il est vrai que je sais moi-même que je suis léger, que je ne suis presque bon à rien ; mais, savez-vous, j'ai eu avant-hier une idée étonnante. Je vais vous la dire, bien que ce ne soit pas le moment, parce qu'il faut que Natacha la connaisse et que vous nous donniez un conseil. Voici : je veux écrire des nouvelles et les vendre à des revues, comme vous. Vous m'aiderez auprès des journalistes, n'est-ce pas ? Je compte sur vous, et toute la nuit dernière j'ai imaginé un roman, comme ça, pour essayer, et il pourrait en sortir quelque chose de très gentil, vous savez. J'ai pris le sujet dans une comédie de Scribe… Mais je vous raconterai cela plus tard. L'essentiel, c'est qu'on me donne de l'argent pour cela… On vous paie bien ? » Je ne pus retenir un petit rire. « Vous riez, dit-il en souriant à son tour. Non, écoutez, ajouta-t-il avec une inconcevable naïveté, ne me jugez pas sur les apparences ; vraiment j'ai beaucoup d'esprit d'observation ; vous verrez vous-même. Pourquoi ne pas essayer ? Peut-être qu'il en sortira quelque chose… Et d'ailleurs, vous avez sans doute raison ; je ne sais rien de la vie réelle ; c'est ce que Natacha me dit aussi ; c'est du reste ce que tout le monde me dit ; quel écrivain serais-je donc ? Riez, riez, corrigez-moi ; c'est pour elle que vous faites cela, car vous l'aimez. Je vais vous dire la vérité : je ne la vaux pas, je le sens ; cela m'est très pénible et je ne sais pas comment il se fait qu'elle m'aime tant. Et il me semble que je donnerais ma vie pour elle ! Vraiment, jusqu'à cette minute je ne craignais rien, et maintenant j'ai peur : dans quoi nous lançons-nous ! Seigneur ! Se peut-il donc que lorsqu'un homme est tout à son devoir, comme par un fait exprès il manque de capacité et de fermeté pour l'accomplir ? Vous, du moins, notre ami, aidez-nous ! Vous êtes le seul ami qui nous restez. Seul, je ne comprends rien ! Pardonnez-moi de tant compter sur vous ; je vous tiens pour un homme extrêmement noble et bien meilleur que moi. Mais je m'amenderai, soyez-en sûr, et je serai digne de vous deux. » Là-dessus, il me serra de nouveau la main et dans ses beaux yeux brilla un bon et généreux sentiment. Il me tendait la main avec tant de confiance, il croyait si bien que j'étais son ami ! « Elle m'aidera à me corriger, poursuivit-il. Au surplus, n'ayez pas une trop mauvaise opinion de nous et ne vous affligez pas trop. J'ai malgré tout beaucoup d'espoir et nous serons délivrés de tout souci au point de vue matériel. Par exemple, si mon roman n'a pas de succès (pour dire vrai, j'ai déjà pensé que ce roman était une bêtise et je vous en ai parlé maintenant uniquement pour savoir votre avis), si mon roman n'a pas de succès, je peux, à la rigueur, donner des leçons de musique. Vous ne saviez pas que je m'y connaissais en musique ? Je n'aurai pas honte de vivre de ce travail, j'ai là-dessus des idées tout à fait modernes. À part cela, j'ai beaucoup de bibelots précieux et d'objets de toilette ; ils ne servent à rien. Je les vendrai et nous pourrons vivre longtemps là-dessus ! Enfin, en mettant les choses au pire, je peux prendre du service. Mon père en sera même ravi ; il me presse toujours de prendre un poste et j'allègue toujours mon état de santé pour refuser. (D'ailleurs, je suis inscrit quelque part.) Mais quand il verra que le mariage m'a fait du bien, m'a rendu plus posé et que je suis réellement entré en fonctions, il sera content et il me pardonnera… – Mais, Alexeï Petrovitch, avez-vous songé à l'affaire qui se trame en ce moment entre votre père et le sien ? Qu'est-ce que vous pensez qui va se passer ce soir chez eux ? » Et je lui montrai Natacha, qui pâlit comme une morte à mes paroles. J'étais sans pitié. « Oui, oui, vous avez raison, c'est terrible ! répondit-il, j'ai déjà pensé à cela et j'ai souffert moralement… Mais que faire ? Vous avez raison : si seulement ses parents nous pardonnaient ? Et comme je les aime tous les deux, si vous saviez ! Ce sont des parents pour moi, et c'est ainsi que je m'acquitte envers eux ! Oh ! ces querelles, ces procès ! Vous ne pouvez croire à quel point cela nous est pénible maintenant ! Et pourquoi se disputent-ils ! Nous nous aimons tous tellement, et nous nous disputons ! Nous devrions nous réconcilier et qu'on n'en parle plus ! C'est vrai, c'est ainsi que j'agirais à leur place… Ce que vous dites me fait peur. Natacha, c'est horrible ce que nous complotons, toi et moi ! Je te l'ai déjà dit…, c'est toi qui insistes… Mais écoutez, Ivan Petrovitch, peut-être que tout ceci s'arrangera au mieux ; qu'en pensez-vous ? Ils feront bien la paix, à la fin ? C'est nous qui les réconcilierons. Cela se fera ainsi, sûrement ; ils ne résisteront pas à notre amour… Qu'ils nous maudissent, nous, nous les aimerons tout de même ; et ils ne résisteront pas. Vous ne pouvez croire combien mon père a parfois bon cœur ! Il a seulement l'air comme ça en dessous, vous savez, mais dans d'autres circonstances il est très raisonnable. Si vous saviez avec quelle douceur il m'a parlé aujourd'hui et donné des conseils ! Et voici que le jour même je vais contre sa volonté ; cela me fait beaucoup de peine. Et tout cela pour ces préjugés stupides ! C'est tout simplement de la folie ! S'il la regardait seulement une bonne fois et passait ne fût-ce qu'une demi-heure avec elle, aus- sitôt, il nous donnerait son entier consentement. » En disant cela, Aliocha jeta sur Natacha un regard tendre et passionné. « Je me suis mille fois imaginé avec délices, continuait-il à jaser, qu'il l'aimerait dès qu'il la connaîtrait et qu'elle les étonnerait tous. C'est qu'aucun d'entre eux n'a jamais vu une fille pareille ! Mon père est convaincu que c'est tout simplement une intrigante. C'est mon devoir de la rétablir dans son honneur et je le ferai ! Ah ! Natacha ! Tout le monde t'aime, tout le monde, il n'y a personne qui puisse ne pas t'aimer, ajouta-t-il avec transport. Aime-moi, bien que je ne te vaille pas du tout, Natacha, et moi… Tu me connais ! Et il ne nous en faut pas beaucoup pour être heureux ! Non, je crois, je crois que ce soir doit nous apporter à tous et le bonheur, et la paix, et la concorde ! Que cette soirée soit bénie ! N'est-ce pas, Natacha ? Mais qu'est-ce que tu as ? Mon Dieu, que t'arrive-t-il ? » Elle était pâle comme une morte. Tout le temps qu'Aliocha pérorait, elle l'avait regardé fixement ; mais son regard était devenu de plus en plus trouble et immobile, son visage de plus en plus pâle. Il me sembla même qu'à la fin elle n'écoutait plus et était dans une sorte d'absence. L'exclamation d'Aliocha parut la réveiller brusquement. Elle se ressaisit, regarda autour d'elle et, soudain, se précipita vers moi. Rapidement, comme si elle se dépêchait et se cachait d'Aliocha, elle sortit une lettre de sa poche et me la tendit. La lettre était adressée à ses parents et datait de la veille. En me la remettant, elle me regarda avec insistance, comme si elle s'accrochait à moi par ce regard. Dans ses yeux, il y avait du désespoir ; je n'oublierai jamais ce terrible regard. La frayeur me saisit, moi aussi ; je vis que c'était maintenant seulement qu'elle sentait pleinement toute l'horreur de son acte. Elle s'efforça de me dire quelque chose ; elle commença même à parler et, soudain, perdit connaissance. J'arrivai à temps pour la soutenir. Aliocha pâlit d'effroi ; il lui frottait les tempes, lui baisait les mains, les lèvres. Deux ou trois minutes après, elle revint à elle. Non loin de là, se trouvait le fiacre dans lequel était venu Aliocha ; il le héla. Lorsqu'elle fut assise dans la voiture, Natacha, comme folle, me prit la main, et une larme brûlante tomba sur mes doigts. La voiture s'ébranla. Je restai longtemps encore à la même place, la suivant des yeux. Tout mon bonheur était mort en cette minute et ma vie était brisée en deux. Je le sentis douloureusement… Je revins lentement sur mes pas, chez les vieux. Je ne savais pas ce que je leur dirais, ni comment j'entrerais chez eux. Mes pensées étaient engourdies, mes jambes se dérobaient sous moi… C'est là toute l'histoire de mon bonheur ; c'est ainsi que prit fin et se dénoua mon amour. Je vais maintenant reprendre mon récit interrompu. X Quatre ou cinq jours après la mort de Smith, j'allai m'installer dans son appartement. Toute cette journée-là, j'avais éprouvé une intolérable tristesse. Le temps était gris, il faisait froid ; il tombait une neige humide, mélangée de pluie. Sur le soir seulement, en un clin d'œil, le soleil avait fait son apparition et un rayon égaré s'était, par curiosité sans doute, hasardé jusque dans ma chambre. Je commençais à me repentir d'avoir déménagé. La chambre pourtant était grande, mais basse, enfumée, sentant le renfermé, et si désagréablement vide, malgré les quelques meubles ! Dès cet instant, je me dis que je perdrais infailliblement dans cet appartement ce qui me restait de santé. C'est ce qui se réalisa. Tout le matin, je m'étais débattu avec mes papiers, les classant et les mettant en ordre. Faute de serviette, je les avais transportés dans une taie d'oreiller ; tout s'était mis en tas et mélangé. Après, je m'installai pour écrire. À cette époque, j'écrivais encore mon grand roman ; mais je n'avais pas le cœur à l'ouvrage ; d'autres soucis encombraient mon esprit… Je jetai ma plume et m'assis près d'une fenêtre. Le soir tombait, je me sentais de plus en plus triste. Diverses sombres pensées m'assaillaient. Il m'a toujours semblé qu'à Pétersbourg je finirais par périr. Le printemps approchait ; il me semblait que j'allais revivre en sortant de cette coquille à l'air libre, en respirant l'odeur fraîche des champs et des bois ; il y avait si longtemps que je ne les avais vus !… Je me souviens qu'il me vint aussi à l'idée qu'il serait bon, par sortilège ou par miracle, d'oublier complètement tout ce qui avait été, tout ce qu'on avait vécu ces dernières années ; oublier tout, se rafraîchir l'esprit et recommencer avec de nouvelles forces. Je rêvais déjà à cela et j'espérais une résurrection. « Aller dans une maison de fous, au besoin, décidai-je finalement, pour que tout le cerveau se retourne dans la tête et se remette en place, et ensuite se guérir. » J'avais soif de la vie. Je croyais en elle !… Mais je me souviens que sur le moment même je me mis à rire. « Qu'est-ce que j'aurais donc pu faire après la maison de fous ? Pas écrire des romans, toujours ?… » C'est ainsi que je rêvais et m'affligeais et cependant le temps passait. La nuit tombait. Ce soir-là, j'avais un rendezvous avec Natacha ; elle m'avait la veille convié instamment par un billet à venir la voir. Je bondis et commençai à me préparer. J'avais de toute façon envie de m'arracher au plus vite à cet appartement, fût-ce pour aller n'importe où, sous la pluie, dans la neige boueuse. À mesure que l'obscurité gagnait, ma chambre devenait plus vaste, semblait s'élargir de plus en plus. Je m'imaginai que, chaque nuit, dans chaque coin, je verrais Smith : il serait assis et me regardait fixement, comme il regardait Adam Ivanovitch dans la confiserie, et Azor serait à ses pieds. Et juste à ce moment, se produisit un événement qui me fit une forte impression. D'ailleurs, il faut être franc ; était-ce dû à l'ébranlement de mes nerfs, à ces sensations nouvelles dans un nouvel appartement, à ma récente mélancolie, mais peu à peu et graduellement, dès l'approche du crépuscule, je commençai à tomber dans cet état d'âme qui me vient si souvent la nuit, maintenant que je suis malade, et que je nomme TERREUR MYSTIQUE. C'est la crainte la plus pénible et la plus torturante d'un danger que je ne peux définir moi-même, d'un péril inconcevable et inexistant dans l'ordre des choses, mais qui, immanquablement, à cette minute même peut-être, va prendre forme, comme par dérision envers tous les arguments de la raison, qui viendra à moi et se tiendra devant moi, comme un fait irréfutable, effrayant, monstrueux et inexorable. Cette crainte habituellement se renforce de plus en plus en dépit de toutes les conclusions de la raison, si bien qu'à la fin, l'esprit, encore qu'en ces instants il acquiert peut-être une plus grande lucidité, perd néanmoins toute possibilité de s'opposer aux sensations. On ne l'écoute pas, il devient inutile, et ce dédoublement accroît encore l'angoisse apeurée de l'attente. Il me semble que telles sont en partie les transes des gens qui craignent les revenants. Mais dans mon angoisse l'indétermination du danger renforce encore les tourments. Je me souviens que je tournais le dos à la porte et que je prenais mon chapeau sur la table lorsque, brusquement, à cet instant précis, il me vint à l'esprit que lorsque je me retournerais, je verrais sûrement Smith ; tout d'abord il ouvrirait doucement la porte, resterait sur le seuil et ferait du regard le tour de la pièce ; ensuite, il entrerait silencieusement, tête basse, il s'arrêterait devant moi, fixerait sur moi ses yeux troubles et brusquement se mettrait à rire à ma barbe d'un rire silencieux, édenté et prolongé ; tout son corps en serait ébranlé et serait longtemps secoué de ce rire. Toute cette apparition se dessina soudain dans mon imagination de façon extraordinairement claire et précise, et en même temps s'installa aussitôt en moi la conviction la plus inébranlable et la plus absolue que tout ceci s'accomplirait inéluctablement, que c'était déjà arrivé, que seulement je ne le voyais pas, car je tournais le dos à la porte, et que peut-être en cet instant même la porte s'ouvrait déjà. Je me retournai rapidement : la porte s'ouvrait en effet, doucement, silencieusement, exactement comme je me le représentais la minute d'avant. Je poussai un cri. Pendant longtemps, personne ne se montra, comme si la porte s'était ouverte toute seule ; soudain sur le seuil apparut un être étrange : ses yeux, autant que je pus le distinguer dans l'obscurité, me regardaient fixement et avec insistance. Le froid envahit tous mes membres. À ma terreur extrême, je vis que c'était un enfant, une petite fille, et si cela avait été Smith lui-même, il ne m'aurait peut-être pas autant effrayé, que cette apparition étrange et inattendue d'une enfant inconnue dans ma chambre, à cette heure et dans un pareil moment. J'ai déjà dit qu'elle avait ouvert la porte très silencieusement et très lentement, comme si elle craignait d'entrer. Après s'être montrée, elle s'arrêta sur le seuil et me regarda longtemps comme frappée de stupeur, enfin elle fit lentement deux pas en avant et s'arrêta devant moi, toujours sans dire mot. Je l'examinai de plus près. C'était une fillette de douze à treize ans, de petite taille, maigre et pâle comme si elle relevait à peine d'une grave maladie. Ses grands yeux noirs en brillaient avec d'autant plus d'éclat. De sa main gauche, elle maintenait un vieux châle troué qui couvrait sa poitrine, toute frissonnante encore du froid du soir. On pouvait vraiment qualifier ses vêtements de guenilles ; ses cheveux noirs et épais, non lissés, pendaient en touffes. Nous restâmes plantés ainsi deux ou trois minutes, nous dévisageant mutuellement. « Où est grand-père ? » demanda-t-elle, d'une voix rauque à peine perceptible, comme si la poitrine ou la gorge lui faisait mal. Toute ma terreur mystique s'envola à cette question. On demandait Smith ; ses traces réapparaissaient soudainement. « Ton grand-père ? Mais il est mort ! » lui dis-je à brûlepourpoint, ne m'étant pas préparé à répondre à sa question, et je m'en repentis aussitôt. Une minute environ, elle resta debout dans la même position et, brusquement, elle se mit à trembler de la tête aux pieds, aussi violemment que si elle allait avoir une attaque de nerfs. Je la soutins pour l'empêcher de tomber. Au bout de quelques minutes, elle se sentit mieux et je vis claire- ment qu'elle faisait un effort surhumain pour me cacher son trouble. « Pardonne-moi, pardonne-moi, petite fille ! Pardonnemoi, mon enfant ! dis-je, je t'ai annoncé cela si brusquement et peut-être que ce n'est même pas cela…, pauvre petite !… Qui cherches-tu ? Le vieillard qui vivait ici ? – Oui, murmura-t-elle avec effort et en me regardant avec anxiété. – Son nom était Smith ? – Ou-oui ! – Alors, c'est lui…, c'est bien lui qui est mort… Mais ne t'afflige pas, mon petit. Pourquoi n'es-tu pas venue plus tôt ? D'où viens-tu maintenant ? On l'a enterré hier ; il est mort brusquement, subitement… Ainsi, tu es sa petite fille ? » La fillette ne répondit pas à mes questions désordonnées et pressées. Elle se détourna sans mot dire et quitta silencieusement la pièce. J'étais si frappé que je ne la retins même pas et ne lui posai plus d'autres questions. Elle s'arrêta encore une fois sur le seuil, et, se tournant à demi vers moi, me demanda : « Azor est mort aussi ? – Oui, Azor aussi est mort », répondis-je et sa question me parut bizarre : on eût dit qu'elle était convaincue qu'Azor devait infailliblement mourir en même temps que le vieux. Après avoir entendu ma réponse, la petite fille sortit sans bruit de la pièce et ferma soigneusement la porte derrière elle. Une minute plus tard, je me lançais à sa poursuite, me maudissant de l'avoir laissée partir. Elle était sortie si discrète- ment que je ne l'entendis pas ouvrir la seconde porte sur l'escalier. Je songeai qu'elle n'avait pas encore eu le temps de descendre, et m'arrêtai dans l'entrée pour prêter l'oreille. Mais tout était tranquille et l'on n'entendait aucun bruit. Seule, une porte claqua à l'étage inférieur, puis tout rentra dans le silence. Je descendis en hâte. L'escalier juste au sortir de mon appartement, du cinquième étage au quatrième, était en colimaçon ; dès le quatrième, il repartait droit. Il était toujours sombre, sale et noir, comme ceux qu'on trouve habituellement dans les maisons de la capitale divisées en petits appartements. À ce moment, il était même tout à fait obscur. Après être descendu à tâtons au quatrième étage, je m'arrêtai, et brusquement je fus comme poussé par la conviction qu'ici, dans l'entrée, il y avait quelqu'un qui se cachait de moi. Je commençai à tâtonner avec mes mains ; la petite fille était là, juste dans le coin, et, le visage tourné contre le mur, pleurait silencieusement. « Écoute, de quoi as-tu donc peur ? commençai-je. Je t'ai tellement effrayée ? C'est ma faute. Ton grand-père, en mourant, a parlé de toi ; ce furent ses dernières paroles… Il me reste aussi des livres ; ils sont à toi, naturellement. Comment t'appelles-tu ? Où habites-tu ? Il m'a dit que c'était dans la sixième rue… » Mais je n'achevai pas. Elle poussa un cri d'effroi, comme à la pensée que je savais où elle habitait, me repoussa de sa petite main maigre et décharnée et se précipita dans l'escalier. Je la suivis ; j'entendais encore ses pas en bas. Brusquement, ils s'interrompirent… Lorsque je bondis dans la rue, elle n'était déjà plus là. Après avoir couru tout d'une traite jusqu'à l'avenue de l'Ascension, je vis que toute recherche était vaine : elle avait disparu. Je me dis qu'elle s'était vraisemblablement cachée quelque part, tandis qu'elle descendait l'escalier. XI Mais dès que j'eu mis le pied sur le trottoir sale et humide de l'avenue, je me heurtai soudain à un passant, absorbé dans une profonde rêverie, qui marchait tête baissée et d'un pas rapide. À mon extrême stupéfaction, je reconnus le vieil Ikhméniev. C'était pour moi le soir des rencontres imprévues. Je savais que le vieux, trois jours avant, avait eu un grave malaise, et, brusquement, je le rencontrais dans la rue, par cette humidité ! De plus, il ne sortait presque jamais le soir et depuis que Natacha était partie, c'est-à-dire depuis près de six mois déjà, il était devenu tout à fait casanier. Il se réjouit plus qu'à l'ordinaire à ma vue, comme un homme qui a trouvé enfin un ami avec qui il peut partager ses pensées ; il me prit la main, la serra fortement et, sans me demander où j'allais, m'entraîna dans sa direction. Quelque chose le troublait, il était pressé, inquiet : « Où est-il allé ? » me dis-je à part moi. Il était superflu de le lui demander ; il était devenu extrêmement méfiant, et parfois voyait une allusion injurieuse, une offense dans la question ou la remarque la plus simple. Je l'examinai du coin de l'œil : il avait un visage de malade ; ces derniers temps, il avait beaucoup maigri ; il ne s'était pas rasé depuis près d'une semaine. Ses cheveux, devenus complètement blancs, sortaient en désordre de son chapeau cabossé et pendaient en longues mèches sur le col de son vieux paletot usé. J'avais déjà remarqué qu'il avait des moments d'absence : il oubliait, par exemple, qu'il n'était pas seul dans la pièce, se parlait à lui-même, gesticulait. Il était pénible de le regarder. « Eh bien, Vania, qu'est-ce qu'il y a ? commença-t-il. Où allais-tu ? Moi, j'étais sorti : les affaires. Tu vas bien ? – Et vous, comment allez-vous ? répondis-je, il y a si peu de temps encore vous étiez malade, et vous sortez ! » Le vieux ne répondit pas, il semblait ne pas m'avoir entendu. « Comment va Anna Andréievna ? – Elle va bien, elle va bien… D'ailleurs, elle aussi, elle est un peu souffrante. Je ne sais ce qu'elle a, elle est devenue triste…, elle a parlé de toi souvent ! Pourquoi ne viens-tu pas ? Mais peut-être que tu venais chez nous, Vania ? Non ? Peut-être que je te dérange, que je te détourne ? » demanda-t-il soudain, en me regardant d'un air quelque peu soupçonneux et méfiant. Le vieillard était devenu à ce point sensible et irritable que, si j'avais répondu à ce moment que je n'allais pas chez eux, il s'en serait certainement offensé et m'aurait quitté froidement. Je me hâtai de répondre affirmativement que j'allais précisément rendre visite à Anna Andréievna (je savais cependant que j'étais en retard et que peut-être je n'aurais pas le temps d'aller chez Natacha). « Voilà qui est bien, dit le vieux, entièrement rassuré par ma réponse, voilà qui est bien…, et brusquement il se tut et se mit à songer comme s'il n'achevait pas ce qu'il avait à dire. – Oui, c'est bien ! répéta-t-il machinalement quatre ou cinq minutes plus tard, comme s'il se réveillait d'une profonde songerie. Hum… vois-tu, Vania, pour nous tu as toujours été comme un fils ; Dieu ne nous a pas accordé de fils, à Anna Andréievna et à moi, c'est pourquoi Il t'a envoyé à nous ; c'est ce que j'ai toujours pensé. Ma vieille aussi…, oui ! Et tu t'es toujours montré respectueux et tendre envers nous, comme un fils reconnaissant. Que Dieu te bénisse pour cela, Vania, comme nous te bénissons tous deux et t'aimons…, oui ! » Sa voix se mit à trembler, il attendit près d'une minute. « Oui…, eh bien ? Est-ce que tu as été malade ? Pourquoi es-tu resté si longtemps sans venir nous voir ? » Je lui racontai toute mon histoire avec Smith et dis pour m'excuser que cette affaire m'avait retenu ; qu'outre cela, j'avais été à deux doigts de tomber malade et, qu'étant donné tous ces fracas, c'était trop loin pour moi d'aller les voir à Vassili-Ostrov. (C'était là qu'ils habitaient alors.) Je faillis laisser échapper que j'avais tout de même trouvé l'occasion d'aller voir Natacha, mais je m'arrêtai à temps. L'histoire de Smith intéressa beaucoup le vieux. Il devint plus attentif. Ayant appris que mon nouvel appartement était humide et peut-être pire encore que l'ancien et coûtait six roubles par mois, il se mit même en colère. En général, il était devenu extrêmement brusque et impatient. Seule, Anna Andréievna savait encore en venir à bout dans ces moments-là, et encore pas toujours. « Hum… Tout cela, c'est ta littérature, Vania ! s'écria-t-il presque avec haine : elle t'a conduit au galetas, elle te conduira au cimetière ! Je te l'ai dit dans le temps, je te l'ai prédit !… Et B…, est-ce qu'il fait toujours de la critique ? – Mais il est mort poitrinaire, vous le savez bien. Il me semble que je vous l'ai déjà dit. – Il est mort, hum…, il est mort ! C'est dans l'ordre. A-t-il laissé quelque chose à sa femme et à ses enfants ? Car tu m'as bien dit qu'il avait une femme ?… Pourquoi ces gens-là se marient-ils ? – Non, il n'a rien laissé, répondis-je. – C'est bien cela ! s'écria-t-il avec autant d'emportement que si l'affaire le touchait de près, et comme si le défunt B… était son propre frère. Rien ! absolument rien ! Et sais-tu, Vania, j'avais pressenti qu'il finirait ainsi, déjà à l'époque où tu ne tarissais pas d'éloges sur son compte, tu te souviens ? Il n'a rien laissé : facile à dire ! Hum…, il a mérité la gloire. Une gloire immortelle même, peut-être, mais la gloire ne nourrit pas. Dès cette époque, j'avais prévu tout cela pour toi aussi, mon cher ; je te félicitais, mais à part moi j'avais pressenti tout cela. Ainsi B… est mort ? Et comment ne pas mourir ? La vie est belle et… cet endroit est beau…, regarde ! » Et d'un geste rapide et involontaire de la main, il me désigna l'étendue brumeuse de la rue, éclairée par la faible lueur clignotante des réverbères dans le brouillard humide, les maisons sales, les dalles des trottoirs luisantes d'humidité, les passants transpercés jusqu'aux os, moroses et renfrognés, tout ce tableau qu'embrassait la coupole noire et comme imbibée d'encre de Chine du ciel de Pétersbourg. Nous avions débouché sur la place ; devant nous, dans l'obscurité, se dressait la statue de Nicolas 1er, éclairée d'en bas par les becs de gaz, et plus loin s'élevait l'énorme masse sombre de la cathédrale Saint-Isaac qui se détachait confusément sur la teinte obscure du ciel. « Tu m'as dit, Vania, que c'était un homme bon, magnanime, sympathique, ayant des sentiments, du cœur. Eh bien, ils sont tous comme cela, ces gens ayant du cœur : sympathiques ! Ils ne savent que multiplier le nombre des orphelins ! Hum…, et il a dû être content de mourir, j'imagine ! Hé, hé ! content de s'en aller n'importe où loin d'ici, fût-ce en Sibérie… Qu'est-ce que tu veux, ma petite ? » demanda-t-il soudain, en apercevant sur le trottoir une enfant qui demandait l'aumône. C'était une petite fille maigre de sept ans, huit ans au plus, couverte de haillons malpropres ; ses pieds nus étaient chaussés de bottines trouées. Elle s'efforçait de couvrir son petit corps tremblant de froid d'un semblant de manteau minuscule et usé qui était depuis longtemps trop court pour elle. Son mince visage maladif, pâle et émacié, était tourné vers nous ; elle nous regardait timidement, sans rien dire, et, avec une sorte de terreur soumise d'un refus, nous tendait sa menotte tremblante. Le vieux, lorsqu'il l'aperçut, se mit à frissonner de la tête aux pieds et se tourna si rapidement vers elle qu'elle prit peur. Elle tressaillit et s'écarta de lui. « Que désires-tu, ma petite ? s'écria-t-il. Que désires-tu ? la charité ? Oui ? Tiens, voilà pour toi, prends ! » Et, tout agité et tremblant d'émotion, il se mit à fouiller dans sa poche et en sortit deux ou trois pièces d'argent. Mais cela lui parut peu ; il chercha son porte-monnaie, en tira un billet d'un rouble (tout ce qui s'y trouvait) et posa le tout dans la main de la petite mendiante. « Le Christ te protège, ma petite fille…, mon enfant ! Que ton ange gardien soit avec toi ! » Et il signa plusieurs fois d'une main tremblante la petite pauvresse ; mais, soudain, s'apercevant que j'étais là et que je le regardais, il fronça les sourcils et s'éloigna d'un pas rapide. « Vois-tu, Vania, reprit-il après un assez long silence courroucé, je ne peux pas supporter de voir ces petites créatures innocentes frissonner de froid dans la rue…, à cause de leurs maudits parents. D'ailleurs, quelle mère condamnerait un si petit enfant à une pareille horreur, si elle n'étais pas malheureuse elle-même !… Sans doute, là-bas dans son coin, y a-t-il d'autres orphelins, et celle-ci est l'aînée ; la mère est malade elle-même ; et… hum. Ce ne sont pas des enfants de prince ! Il y en a beaucoup sur cette terre, Vania…, qui ne sont pas fils de prince ! Hum ! » Il se tut une minute, comme arrêté par une difficulté. « Vois-tu, Vania, j'ai promis à Anna Andréievna, commença-t-il en s'embrouillant quelque peu, je lui ai promis…, c'est-àdire que nous avons convenu ensemble d'adopter une orpheline…, comme cela, n'importe laquelle, pauvre, naturellement, et jeune aussi, bien entendu, et de la prendre complètement chez nous ; tu comprends ? Sinon, nous nous ennuyons, deux vieux tout seuls, hum…, seulement, vois-tu : Anna Andréievna s'est montée un peu contre cela. Alors parle-lui, pas de ma part bien sûr, mais comme si cela venait de toi…, raisonne-la…, tu me comprends ? Il y a longtemps que je voulais t'en prier…, afin que tu l'amènes à accepter, tandis que moi, cela me gêne de demander cela moi-même…, mais voilà assez de bêtises ! Qu'ai-je à faire d'une petite fille ? Je n'en ai pas besoin ; c'est juste pour m'amuser…, pour entendre une voix d'enfant…, et du reste, pour dire vrai, c'est pour ma vieille que je fais cela, tu sais ; ce sera plus gai pour elle que de vivre avec moi seul. Mais tout cela, ce sont des balivernes ! Dis donc, Vania, nous n'arriverons jamais si nous continuons comme cela : prenons un fiacre ; il ne faut pas nous éloigner, Anna Andréievna nous attend… » Il était sept heures et demie quand nous arrivâmes chez Anna Andréievna. XII Les vieux époux s'aimaient beaucoup. L'amour et une longue habitude les avaient unis indissolublement. Cependant, Nikolaï Serguéitch, ces temps derniers et même auparavant dans les périodes les plus heureuses, se montrait peu expansif avec son Anna Andréievna et la traitait même parfois rudement, surtout devant des tiers. Dans les natures sensitives, fines et tendres, il y a parfois une sorte d'obstination, une sorte de refus virginal de s'exprimer et de témoigner même à un être aimé sa tendresse, non seulement en public, mais même en tête-à-tête encore plus ; ce n'est que rarement qu'il leur échappe une caresse, et elle est d'autant plus fougueuse et plus ardente qu'elle a été plus longtemps contenue. Ainsi se conduisait le vieil Ikhméniev avec son Anna Andréievna depuis sa jeunesse. Il la respectait et l'aimait infiniment, bien que ce fût seulement une brave femme ne sachant rien faire d'autre que de l'aimer, et il s'irritait de ce qu'elle fût parfois, à son tour, dans sa simplicité, trop expansive avec lui. Mais après le départ de Natacha, ils devinrent plus tendres l'un avec l'autre ; ils sentaient douloureusement qu'ils restaient seuls sur terre. Et quoique Nikolaï Serguéitch fût par moments extrêmement sombre, ils ne pouvaient se séparer sans inquiétude et sans souffrance, même pour deux heures. Ils avaient convenu tacitement de ne pas dire un mot de Natacha, comme si elle n'avait pas existé. Anna Andréievna n'osait même pas faire ouvertement allusion à elle devant son mari, bien que cela lui fût très pénible. Elle avait depuis longtemps déjà pardonné à Natacha dans son cœur. Entre nous il y avait une sorte de convention : à chacune de mes visites, je lui apporterais des nouvelles de son enfant chérie à qui elle pensait toujours. La vieille était malade lorsqu'elle restait longtemps sans nouvelles, et lorsque je lui en apportais, elle s'intéressait aux plus petits détails, me questionnait avec une curiosité fiévreuse, se réconfortait à mes récits ; elle manqua mourir de frayeur lorsqu'un jour Natacha tomba malade ; il s'en fallut de peu qu'elle n'allât la voir elle-même. Mais c'était un cas extrême. Au début, même devant moi, elle ne se résolvait pas à exprimer le désir de voir sa fille, et presque toujours après nos entretiens, lorsqu'elle avait obtenu de moi tous les renseignements qu'elle voulait, elle jugeait indispensable de se contenir en quelque sorte de ma présence et d'assurer que, bien qu'elle s'intéressait au sort de sa fille, Natacha était une si grande criminelle qu'on ne pouvait lui pardonner. Mais tout cela était affecté. Parfois Anna Andréievna s'inquiétait jusqu'à l'abattement, pleurait, prodiguait devant moi à Natacha les noms les plus tendres, se plaignait amèrement de Nikolaï Serguéitch et devant lui commençait à FAIRE DES ALLUSIONS quoique très prudemment, à la fierté des gens, à leur dureté de cœur, à ce que nous ne savions pas pardonner les offenses et que Dieu Lui-même ne pardonnerait pas à ceux qui ne savaient pas pardonner ; mais devant lui, elle n'allait pas plus loin. À ces moments-là, le vieux se durcissait et s'assombrissait aussitôt, se taisait en fronçant les sourcils, ou bien, d'une voix forte et très maladroitement, se mettait soudain à parler d'autre chose, ou enfin partait chez LUI, nous laissant seuls et laissant ainsi à Anna Andréievna le loisir de déverser entièrement son chagrin dans mon sein par des larmes et des doléances. Il partait de même chez lui à chacune de mes visites, dès qu'il m'avait dit bonjour, pour me donner le temps de communiquer à Anna Andréievna toutes les nouvelles récentes de Natacha. Ainsi fit-il ce jour-là. « Je suis trempé, lui dit-il dès qu'il fut entré dans la pièce, je vais aller chez moi ; toi, Vania, reste ici. Il lui est arrivé une histoire, avec son appartement ; raconte-lui cela. Je reviens tout de suite… » Et il se hâta de sortir, s'efforçant même de ne pas nous regarder, comme s'il se faisait scrupule de nous avoir réunis. Dans ce cas-là, et particulièrement lorsqu'il revenait auprès de nous, il se montrait toujours rude et caustique avec moi et avec Anna Andréievna, et même tracassier, comme s'il s'en prenait à luimême et s'en voulait de sa faiblesse et de sa condescendance. « Voilà comme il est, me dit la vieille, qui, les derniers temps, avais mis de côté avec moi toute affection et toute arrière-pensée, il est toujours ainsi avec moi ; et pourtant il sait que nous voyons toutes ses ruses. Pourquoi donc prendre des airs devant moi ! Est-ce que je suis une étrangère pour lui ? Il était tout pareil avec sa fille. Tu sais, il pourrait lui pardonner, il désire peut-être même lui pardonner, Dieu sait. Il pleure la nuit, je l'ai entendu ! Mais extérieurement il tient ferme. L'orgueil l'a affolé… Ivan Petrovitch, mon cher, raconte-moi vite : où est-il allé ? – Nikolaï Serguéitch ? Je ne sais pas : je voulais vous le demander. – J'ai été épouvantée quand je l'ai vu sortir. Malade, avec ce temps, en pleine nuit, je me suis dit que c'était sans doute pour quelque chose d'important ; et qu'y a-t-il de plus important que l'affaire que vous connaissez ? Je me suis dit cela à part moi, mais je n'ai pas osé le questionner. Maintenant, je n'ose plus rien lui demander. Seigneur Dieu, à cause de lui, d'elle, je ne vis plus. Alors, je me suis dit qu'il était allé la voir ; il a peutêtre décidé de lui pardonner ? Car il sait tout, il est au courant de tout ce qui la concerne, même des nouvelles les plus récentes ; je suis persuadé qu'il les connaît, bien que je n'arrive pas à comprendre d'où il tient ses informations. Il était très inquiet hier soir, et aujourd'hui aussi. Mais pourquoi ne dites-vous rien ! Parlez, mon ami, qu'est-il arrivé encore ? Je vous attendais comme le Messie, j'étais aux aguets. Alors, le vaurien abandonne Natacha ? » Je racontai aussitôt à Anna Andréievna tout ce que je savais. Avec elle j'étais toujours entièrement franc. Je lui annonçai que Natacha et Aliocha s'acheminaient effectivement vers une sorte de rupture et que c'était plus sérieux que leurs dissentiments passés ; que Natacha m'avait envoyé un mot hier où elle me suppliait de venir la voir ce soir à neuf heures, et que c'était pourquoi je ne pensais même pas passer chez eux aujourd'hui : c'était Nikolaï Serguéitch qui m'avait amené. Je lui racontai et lui expliquai en détail que la situation maintenant était critique ; que le père d'Aliocha, revenu environ quinze jours auparavant, ne voulait rien entendre et s'en était pris sévèrement à Aliocha ; mais le plus grave était qu'Aliocha ne semblait rien avoir contre sa fiancée, et même, à ce qu'on disait, était amoureux d'elle. J'ajoutai encore que le mot de Natacha, autant qu'on pouvait le deviner, avait été écrit dans un grand trouble ; elle disait que ce soir tout devait se décider, mais on ne savait quoi ; il était étrange aussi qu'elle m'eût écrit hier et me priât de venir aujourd'hui à une heure précise : neuf heures. C'est pourquoi je devais absolument y aller le plus vite possible. « Vas-y, vas-y, mon cher, vas-y sans faute, se mit à s'agiter la vieille, dès qu'il reviendra, tu prendras un peu de thé. Ah ! on n'apporte pas le samovar ! Matriona ! Et le samovar ? Coquine !… C'est cela, tu vas prendre du thé, puis trouve un prétexte honorable pour te sauver. Et viens demain absolument me raconter tout ; arrive un peu plus tôt. Seigneur ! Et si c'était un nouveau malheur ? Pire qu'avant ! Tu sais, Nikolaï Serguéitch est au courant de tout, mon cœur me le dit. Moi, j'apprends beaucoup de choses par Matriona, celle-ci par Agacha, et Agacha est la filleule de Maria Vassilievna, qui habite dans la maison du prince…, mais tu sais cela. Aujourd'hui, mon Nikolaï était terriblement en colère. J'étais comme ci comme ça et il a failli crier après moi, puis ensuite il en a eu regret, et m'a dit qu'il n'avait plus beaucoup d'argent. Comme si c'était à cause de l'argent qu'il criait ! Mais tu connais nos conditions d'existence. Après le dîner, il est allé dormir. J'ai jeté un coup d'œil par la fente (il y a une petite fente dans sa porte, il ne le sait pas) : il était à genoux, le cher ami, il priait devant l'armoire aux images. Quand j'ai vu cela, mes jambes se sont dérobées. Il n'a pas bu son thé, il n'a pas fait la sieste, il a pris son chapeau et il est sorti. À cinq heures. Je n'ai même pas osé lui poser de questions : il se serait mis à crier après moi. Il a pris l'habitude de crier, le plus souvent après Matriona, et même après moi ; dès qu'il commence, mes jambes aussitôt se paralysent et il me semble qu'on m'arrache quelque chose du cœur. Ce sont seulement des caprices, je le sais, mais tout de même c'est terrible. J'ai prié Dieu une heure entière, quand il est sorti, pour qu'Il l'inspire bien. Mais où est le mot de Natacha, montre-le-moi ! » Je le lui montrai. Je savais que l'espoir secret et favori d'Anna Andréievna était qu'Aliocha, qu'elle traitait tantôt de vaurien, tantôt de gamin stupide et insensible, épousât enfin Natacha, et que son père, le prince Piotr Alexandrovitch, lui donnât son consentement. Elle s'était même trahie devant moi, quoique les autres fois elle s'en fût repentie et fût revenue sur ses paroles. Mais pour rien au monde elle n'aurait osé formuler ses espérances devant Nikolaï Serguéitch, bien qu'elle sût que le vieux les soupçonnait et que même plus d'une fois il le lui eût reproché indirectement. Je crois qu'il aurait définitivement maudit Natacha et qu'il avait cru à la possibilité de ce mariage. C'est ce que nous pensions tous alors. Il attendait sa fille avec tout le désir de son cœur, mais il l'attendait seule, repentante, ayant extirpé de son être jusqu'au souvenir de son Aliocha. C'était la seule condition du pardon, inexprimée il est vrai, mais à son point de vue compréhensible et indispensable. « Il n'a pas de caractère, il n'a pas de caractère, ce gamin, il n'a ni caractère ni cœur, je l'ai toujours dit, reprit Anna Andréievna. On n'a même pas su l'élever, c'est un écervelé, il abandonne pour cet amour, Seigneur mon Dieu ! Que va-t-elle devenir, la malheureuse ? Et qu'est-ce qu'il a trouvé dans l'autre, je n'en reviens pas ! – J'ai entendu dire, repris-je, que cette fille est charmante, d'ailleurs Nathalia Nikolaievna dit la même chose… – Ne le crois pas ! interrompit la vieille. Charmante ! Pour vous autres fanfarons, le premier jupon qui frétille est charmant. Et si Natacha fait son éloge, c'est par générosité. Elle ne sait pas le retenir ; elle lui pardonne tout, mais elle souffre. Combien de fois ne l'a-t-il pas trompée ! Le brigand, le sanscœur ! Pour moi, Ivan Petrovitch, j'en suis terrifiée. L'orgueil les a tous affolés. Si seulement mon vieux s'apaisait, pardonnait à ma petite chérie et la ramenait ici. Que je puisse l'embrasser, la regarder ! A-t-elle maigri ? – Oui, Anna Andréievna. – Ah ! mon ami ! Et il m'arrive un malheur, Ivan Petrovich ! J'ai pleuré toute la nuit et toute la journée…, mais je te raconterai cela plus tard ! Combien de fois j'ai été sur le point de lui demander de lui pardonner ! Je n'ose pas directement, alors je lui en ai parlé de loin, d'une manière adroite. Mais le cœur me manque ; je me dis qu'il va se mettre en colère et la maudire pour toujours ! Il ne l'a pas encore maudite…, et justement j'ai peur qu'il ne le fasse… Que se passerait-il alors ? Quand le père maudit, Dieu châtie aussi. C'est ainsi que je vis chaque jour, je tremble de frayeur. Quant à toi, Ivan Petrovitch, tu devrais avoir honte ; pourtant, tu as grandi dans notre maison et nous t'avons tous cajolé comme notre enfant, et tu t'es mis aussi dans l'idée qu'elle était charmante ! Mais qu'est-ce qui te prend ? Charmante ! Et voilà Maria Vassilievna qui va encore plus loin. (J'ai péché, je l'ai invitée une fois à prendre le café pendant que le mien était sorti tout un matin pour affaires.) Elle m'a dit tous les dessous de l'histoire. Le prince, le père d'Aliocha, a une liaison défendue avec une comtesse. On dit que la comtesse lui en veut depuis longtemps de ne pas l'épouser, mais lui traîne toujours. Et cette comtesse, lorsque son mari était encore en vie, s'était fait remarquer par sa mauvaise conduite. Quand son mari est mort, elle est partie à l'étranger et hardi les Italiens et les Français ! Elle a trouvé quelques barons ; c'est là-bas qu'elle a accroché aussi le prince Piotr Alexandrovitch. Pendant ce temps-là, sa belle-fille, la fille de son premier mari, un fermier des eaux-de-vie, grandissait. La comtesse, la belle-mère, jetait son argent par les fenêtres et Katerina Fiodorovna, pendant ce temps, grandissait, et les deux millions que son père lui avait laissés au mont-de-piété s'accroissaient. Maintenant on dit qu'elle en a trois ; le prince s'est dit tout de suite : « Voilà l'occasion de marier Aliocha. » (Il a l'œil ! Il ne laisse pas échapper ce qu'il tient !) Leur parent, un comte, un homme haut placé, qui est reçu à la Cour, tu te souviens, est aussi d'accord ; trois millions, ce n'est pas une plaisanterie. « C'est bon, a-t-il dit, mettez-vous d'accord avec la comtesse. » Le prince fait part de son désir à la comtesse. Celle-ci fait des pieds et des mains : c'est une femme sans principes, à ce qu'on dit, et insolente ; il paraît même qu'ici tout le monde ne la reçoit pas ; ce n'est pas comme à l'étranger. Elle a dit : « Non, prince, toi-même tu vas m'épouser, mais ma belle fille ne sera pas la femme d'Aliocha. » Et la jeune fille, à ce qu'on raconte, adore sa belle-mère ; elle a un culte pour elle, elle lui obéit en tout. Elle est douce, paraît-il, c'est un ange ! Le prince voit de quoi il retourne et dit : « Ne t'inquiète pas, comtesse. Tu as dépensé ton bien et tu n'as que des dettes. Mais si ta belle-fille épouse Aliocha, ils feront la paire : c'est une innocente et mon Aliocha est un bêta ; nous les prendrons en main, nous les tiendrons de concert sous notre tutelle : ainsi, tu auras de l'argent, toi aussi. Mais qu'as-tu besoin de m'épouser ? » C'est un homme rusé ! Un franc-maçon ! Cela se passait il y a six mois, la comtesse n'était pas décidée, et maintenant on dit qu'ils sont partis à Varsovie et qu'ils se sont mis d'accord là-bas. Voilà ce qu'on m'a dit, c'est Maria Vassilievna qui m'a raconté tout cela, du commencement à la fin ; elle le tient elle-même de quelqu'un de sûr. Ainsi voilà le fond de l'affaire : du bon argent, des millions, mais dire qu'elle est charmante ! » Le récit d'Anna Andréievna me frappa. Il coïncidait exactement avec tout ce qu'Aliocha m'avait dit il y a peu de temps. En me parlant, il m'avait juré que jamais il ne se marierait pour de l'argent. Mais Katerina Fiodorovna lui avait fait forte impression. Aliocha m'avait dit aussi que son père se remarierait peutêtre, bien qu'il démentît ces bruits afin de ne pas irriter la comtesse à l'avance. J'ai déjà dit qu'Aliocha aimait beaucoup son père : il l'admirait, en était fier, et croyait en lui comme dans un oracle. « Et elle n'est même pas de famille noble, ton enchanteresse ! poursuivit Anna Andréievna, exaspérée par mon éloge de la future fiancée du jeune prince. Natacha serait un meilleur parti pour lui. Celle-ci est la fille d'un fermier des eaux-de-vie, tandis que Natacha est de vieille lignée, de haute noblesse. Mon vieux, hier (j'ai oublié de vous le raconter), a ouvert sa cassette en fer forgé, vous savez ? et toute la nuit il est resté assis en face de moi à déchiffrer nos vieux parchemins. Il avait l'ait tellement sérieux. Je tricotais des bas, et j'avais peur de le regarder. Alors, il a vu que je me taisais, il s'est fâché, puis il m'a appelée et toute la soirée m'a expliqué notre généalogie. Il en sort que nous, les Ikhméniev, nous étions déjà nobles du temps d'Ivan le Terrible, et que mes parents, les Choumilov, étaient déjà connus sous Alexeï Mikhaïlovitch ; nous avons les documents et on en fait mention dans l'histoire de Karamzine. Ainsi, mon cher, nous en valons bien d'autres à ce point de vue. Quand le vieux a commencé à m'expliquer, j'ai compris tout de suite ce qu'il avait dans la tête. Lui aussi, cela le blesse qu'on méprise Natacha. Ils n'ont pas d'autre avantage sur nous que leur richesse. Que l'autre, Piotr Alexandrovitch, ce brigand, se démène pour une fortune : tout le monde sait qu'il a une âme cruelle et avide. On dit qu'il est entré secrètement chez les jésuites à Varsovie ? Estce vrai ? – Ce sont des stupidités, répondis-je, intéressé malgré moi par la persistance de ce bruit. Mais il était curieux d'apprendre que Nikolaï Serguéitch avait déchiffré ses papiers de famille. Auparavant, jamais il ne se targuait de son ascendance. – Ce sont tous des vauriens, des sans-cœur ! poursuivit Anna Andréievna : mais qu'est-ce qu'elle fait, elle, ma colombe, elle est triste, elle pleure ? Ah ! il est temps que tu ailles chez elle ! Matriona ! Matriona ! Scélérate ! Est-ce qu'on ne l'a pas offensée ? Parle donc, Vania. » Que pouvais-je répondre ? La vieille fondit en larmes. Je lui demandai quel était encore ce malheur qu'elle se préparait, à me raconter tout à l'heure. « Ah ! mon cher, il ne suffit pas d'être dans la détresse ! il faut croire que nous n'avons pas encore bu la coupe jusqu'à la lie ! Tu te souviens, mon ami, ou tu ne te souviens pas, que j'avais un médaillon en or, fait pour placer un souvenir, et qui contenait un portrait d'enfant de ma chère Natacha ; elle avait alors huit ans, mon petit ange. Nous avions commandé ce portrait à un peintre de passage, Nikolaï Serguéitch et moi, mais je vois que tu as oublié ! C'était un bon peintre, il l'avait représentée en amour ; elle avait alors des cheveux mousseux tout dorés. Il l'avait représentée dans une chemisette de mousseline, on voyait son petit corps à travers : elle était si jolie qu'on ne pouvait se lasser de la contempler. J'avais demandé au peintre de lui ajouter des petites ailes, mais il n'a pas voulu. Donc, mon ami, après toutes ces abominations, j'avais sorti ce médaillon de ma cassette et je l'avais pendu à mon cou à un cordon ; je le portais avec ma croix et j'avais peur que mon mari ne s'en aperçoive. Car il avait ordonné de jeter ou de brûler toutes ses affaires pour que rien ne nous la rappelle. Mais moi, il fallait au moins que je puisse regarder son portrait ; de temps à autre, je pleurais en le regardant, cela me faisait du bien et parfois, quand j'étais seule, je le mangeais de baisers, comme si c'était elle-même que j'embrassais ; je lui donnais des noms tendres, et je la signais toujours pour la nuit. Je parlais avec elle tout haut, quand j'étais seule, je lui demandais quelque chose et je me figurais qu'elle me répondait, et je lui demandais encore autre chose. Oh ! mon cher Vania, cela me fait mal rien que de le raconter ! Voilà, j'étais contente qu'au moins il ne sache rien du médaillon et n'ait rien remarqué ; seulement, hier matin, plus de médaillon ! il ne restait que le cordon qui pendait, il s'était cassé, je l'avais sans doute laissé tomber. J'en étais malade. J'ai cherché, cherché, rien ! Il avait disparu ! Où pouvait-il s'être fourré ? Je me suis dit qu'il avait dû sûrement glisser dans mon lit ; j'ai fouillé, rien ! S'il s'était détaché et était tombé quelque part, peut-être que quelqu'un l'avait trouvé, et qui pouvait le trouver sinon LUI ou Matriona ? Pour Matriona, il ne faut même pas y penser, elle m'est entièrement dévouée… Matriona, est-ce que tu apportes bientôt le samovar ? Alors, je me dis, s'il le trouve qu'est-ce qui va se passer ? Je reste sans rien faire à me lamenter et je pleure, sans pouvoir retenir mes larmes. Et Nikolaï Serguéitch est de plus en plus tendre avec moi ; il devient triste en me regardant, comme s'il savait pourquoi je pleure et il me plaint. Alors je me dis à part moi : comment peut-il le savoir ? Il a peut-être réellement trouvé le médaillon et il l'a jeté par la fenêtre. Car il en est capable ; il l'a jeté et maintenant il est triste, il regrette de l'avoir jeté. Là-dessus je suis allée dans la cour, chercher sous la fenêtre avec Matriona, je n'ai rien trouvé. Il a complètement disparu. J'ai passé toute la nuit à pleurer. C'était la première fois que je ne l'avais pas signé pour la nuit. Oh ! cela fera du vilain, cela fera du vilain, Ivan Petrovitch, cela n'annonce rien de bon ; ça fait un jour entier que je pleure sans discontinuer. Je vous attendais comme un envoyé de Dieu, pour me soulager au moins. » Et la vieille se mit à pleurer amèrement. « Ah ! oui, j'oubliais de vous dire ! reprit-elle soudain, tout heureuse : est-ce qu'il vous a parlé de l'orpheline ? – Oui, Anna Andréievna, il m'a dit que vous y aviez convenu d'adopter une fillette pauvre, privée de ses parents. Est-ce vrai ? – Je n'y ai même pas songé, mon ami, je n'y ai même pas songé ! Et je ne veux d'aucune orpheline ! Elle me rappellerait notre triste destin, notre malheur. Je ne veux personne d'autre que Natacha. Je n'avais qu'une fille, je n'en aurai qu'une. Mais qu'est-ce que cela veut dire qu'il ait imaginé cette petite fille ? Qu'est-ce que tu en penses, Ivan Petrovitch ? Est-ce pour me consoler, en voyant mes larmes, ou pour chasser complètement sa propre fille de son souvenir, et s'attacher à une autre enfant ? Qu'est-ce qu'il vous a dit de moi ? Comment vous a-t-il semblé, sombre, fâché ? Chut ! Il vient ! Plus tard, mon cher, vous me direz le reste plus tard !… N'oublie pas de venir demain… » XIII Le vieux entra. Il nous enveloppa d'un regard curieux et comme s'il avait honte de quelque chose, fronça les sourcils et s'approcha de la table. té ? « Et le samovar ? demanda-t-il, on ne l'a pas encore appor- – On l'apporte, mon ami, on l'apporte, le voilà », s'affaira Anna Andréievna. Matriona, dès qu'elle aperçut Nikolaï Serguéitch, apparut avec le samovar, comme si elle attendait que son maître entrât pour le mettre sur la table. C'était une vieille servante éprouvée et dévouée, mais la plus capricieuse et ronchonneuse de toutes les servantes de la terre, avec un caractère entêté. Elle craignait Nikolaï Serguéitch et en sa présence tenait toujours sa langue. Par contre, elle se dédommageait pleinement avec Anna Andréievna, elle la rudoyait à chaque pas et montrait la prétention manifeste de gouverner sa maîtresse, tout en lui portant ainsi qu'à Natacha un amour profond et sincère. J'avais déjà fait la connaissance de cette Matriona à Ikhménievka. « Hum…, c'est déjà désagréable d'avoir des vêtements trempés ; et par là-dessus on REFUSE de vous préparer le thé », grognait le vieux à mi-voix. Anna Andréievna me fit aussitôt un clin d'œil. Il ne pouvait supporter ces clins d'yeux à la dérobée et bien qu'en cette minute il s'efforçât de ne pas nous regarder, on pouvait deviner à son visage qu'Anna Andréievna juste en cet instant m'avait fait un clin d'œil en le désignant et qu'il le savait parfaitement. « Je suis sorti pour affaires, Vania, commença-t-il brusquement. Il se machine une de ces saletés. Est-ce que je t'ai dit ? On me condamne entièrement. Je n'ai pas de preuves ; les papiers nécessaires me manquent, l'enquête a été faite de façon injuste… Hum… » Il parlait de son procès avec le prince ; ce procès traînait toujours, mais prenait l'allure la plus défavorable pour Nikolaï Serguéitch. Je me taisais, ne sachant que lui répondre. Il me jeta un regard soupçonneux. « Et puis quoi ! reprit-il tout à coup, comme irrité par notre silence ; le plus tôt sera le mieux. Ils ne feront pas de moi un coquin, même s'ils me condamnent aux dépens. J'ai ma conscience pour moi, qu'ils me condamnent. Au moins ce sera fini ; ils me ruineront, mais ils me laisseront en paix après… J'abandonnerai tout et je partirai en Sibérie. – Seigneur ! Mais pourquoi si loin ? ne put s'empêcher de dire Anna Andréievna. – Ici, de quoi sommes-nous près ? demanda-t-il grossièrement, comme égayé par sa repartie. – Mais, tout de même…, des gens…, dit Anna Andréievna, et elle me jeta un regard anxieux. – De quelles gens ? s'écria-t-il en posant alternativement sur nous son regard courroucé, de quelles gens ? Des voleurs, des calomniateurs, des traîtres ? On en trouve partout : ne t'inquiète pas, en Sibérie aussi nous en trouverons. Et si tu ne veux pas venir avec moi, tu peux rester ; je ne te forcerai pas. – Nikolaï Serguéitch, mon ami ! Mais pour qui resterai-je sans toi ! s'écria la pauvre Anna Andréievna. Tu sais bien qu'à part toi dans le monde entier, je n'ai pers… » Elle s'embarrassa, se tut et tourna vers moi un regard effrayé, comme implorant une intervention, un secours. Le vieillard était irrité, il tiquait sur tout ; il était impossible de le contredire. « Laissez, Anna Andréievna, dis-je, en Sibérie on n'est pas si mal qu'on le croit. S'il arrive un malheur, s'il vous faut vendre Ikhménievka, le projet de Nikolaï Serguéitch est excellent. Il pourra trouver une bonne place en Sibérie, et alors… – Ah ! toi, au moins, Ivan, tu parles sérieusement. J'y ai bien réfléchi. Je lâche tout et je pars. – Eh bien, je ne m'attendais pas à cela ! s'écria Anna Andréievna en se frappant les mains l'une contre l'autre ; et tu dis comme lui, Vania ! Je n'attendais pas cela non plus de toi, Ivan Petrovitch… Vous n'avez jamais reçu de nous que des preuves d'affection, et maintenant… – Ha ! ha ! ha ! Et qu'est-ce que tu croyais ? De quoi vivrons-nous, songe un peu ! Notre argent est dilapidé, nous touchons à notre dernier kopek ! Tu vas peut-être me dire d'aller trouver le prince Piotr Alexandrovitch et de lui demander pardon ? Au nom du prince, la brave vieille se mit à trembler d'effroi. La cuiller qu'elle tenait tinta bruyamment en heurtant sa soucoupe. « Non, vraiment, appuya Ikhméniev en s'échauffant luimême avec une joie méchante et obstinée : qu'en penses-tu, Vania, il faut s'en aller, n'est-ce pas ? Pourquoi partir en Sibérie ? Il vaut mieux encore que demain je m'habille, je me peigne, je me fasse beau : Anna Andréievna me préparera une chemise neuve (impossible autrement quand on va chez un si grand personnage !), j'achèterai des gants pour être tout à fait de bon ton et je me rendrai chez son Altesse : « Mon bon monsieur, Altesse, mon bienfaiteur, mon père ! Pardonne-moi, aie pitié de moi, donne-moi un morceau de pain, j'ai une femme, des petits enfants !… » N'est-ce pas Anna Andréievna ? C'est cela que tu veux ? – Mais je ne veux rien, mon ami ! J'ai dit cela comme ça, par sottise ; pardonne-moi si je t'ai chagriné, mais ne crie pas », dit-elle en tremblant de plus en plus. Je suis convaincu qu'il avait l'âme toute dolente et toute remuée en cet instant, à la vue des larmes et de l'effroi de sa malheureuse épouse ; je suis convaincu qu'il souffrait encore plus qu'elle ; mais il ne pouvait pas se contenir. Cela arrive parfois à des êtres excellents mais nerveux, qui en dépit de toute leur bonté, se laissent entraîner jusqu'à la jouissance par leur chagrin et leur colère, en cherchant à s'exprimer coûte que coûte, fût-ce même en offensant un être innocent, de préférence celui qui leur tient de plus près. Une femme, par exemple, éprouve parfois le besoin de se sentir malheureuse, offensée, même s'il n'y a eu ni offense, ni malheur. Il y a beaucoup d'hommes qui ressemblent en ceci aux femmes, même des hommes qui ne sont pas faibles, et qui n'ont rien de tellement féminin. Le vieux éprouvait le besoin de se disputer, bien qu'il en souffrît le premier. Je me souviens qu'une idée me traversa alors l'esprit : n'avait-il pas fait juste avant une démarche du genre de celle que soupçonnait Anna Andréievna ? Qui sait, Dieu lui avait peut-être inspiré ce dessein et il allait peut-être chez Natacha et s'était ravisé en chemin, ou bien quelque chose avait accroché, sa résolution s'était ébranlée (comme cela devait arriver) et il était rentré chez lui, courroucé, humilié, honteux de son projet et de ses sentiments de tout à l'heure, cherchant sur qui décharger la colère que lui inspirait sa propre FAIBLESSE et choisissant précisément ceux qu'il soupçonnait le plus d'éprouver les mêmes désirs et les mêmes sentiments. Peut-être que, désirant pardonner à sa fille, il s'était justement représenté le transport et la joie de sa pauvre Anna Andréievna ; étant donné son échec, elle avait BIEN ENTENDU été la première à en supporter les conséquences. En la voyant accablée, tremblante de peur devant lui, il fut touché. Il sembla avoir honte de son emportement et se contint un instant. Nous nous taisions tous ; je m'efforçais de ne pas le regarder. Ce bon moment ne dura pas. Il lui fallait s'extérioriser coûte que coûte, fût-ce par un éclat, fût-ce par de malédictions. « Vois-tu, Vania, me dit-il soudain ; cela me fait mal, je n'aurais pas voulu parler, mais le moment est venu, et je dois m'expliquer ouvertement, sans détour, comme il convient à tout homme droit…, tu me comprends, Vania ? Je suis content que tu sois là et c'est pourquoi je veux dire tout haut en ta présence, afin que D'AUTRES le sachent aussi, que toutes ces sornettes, toutes ces larmes, ces soupirs, et ces malheurs m'ennuient à la fin. Ce que j'ai arraché de mon cœur, en le faisant souffrir et saigner, peut-être, n'y reviendra jamais. Oui ! Je ferai ce que j'ai dit. Je parle de ce qui s'est passé il y a six mois, tu me comprends, Vania ! et si j'en parle si franchement, si directement, c'est justement pour que tu ne puisses jamais te méprendre sur mes paroles, ajouta-t-il en me fixant de ses yeux enflammés et en évitant visiblement les regards effrayés de sa femme. Je le répète : je ne veux plus de ces absurdités ! Ce qui me met particulièrement en fureur, c'est que TOUS me jugent capable de sentiments aussi bas et aussi mesquins, comme si j'étais un imbécile et le plus vil des gredins… Ils croient que je suis fou de douleur… Bêtises que tout cela ! J'ai arraché, oublié mes anciens sentiments ! Je n'ai plus de souvenirs… Non, non et non !… » Il se leva brusquement et frappa du poing sur la table : les tasses se mirent à tinter. « Nikolaï Serguéitch ! Vous n'avez donc pas pitié d'Anna Andréievna ! voyez dans quel état vous la mettez », dis-je, n'ayant pas la force d'en supporter davantage et le regardant presque avec indignation. Mais je n'avais fait que verser de l'huile sur le feu. « Je n'ai pas pitié ! s'écria-t-il, en se mettant à frissonner et en pâlissant ; je n'ai pas pitié, parce qu'on n'a pas pitié de moi non plus ! Je n'ai pas pitié, parce que dans ma propre maison on trame des complots contre moi qui suis déshonoré, en faveur d'une fille débauchée, digne de tous les châtiments et de toutes les malédictions !… – Nikolaï Serguéitch, mon ami, ne la maudis pas !… Tout ce que tu voudras, mais ne maudis pas ta fille ! s'écria Anna Andréievna. – Je la maudirai ! cria le vieillard deux fois plus fort qu'avant ; parce que c'est de moi, qui suis offensé, outragé, qu'on exige que j'aille chez cette maudite et que je lui demande pardon ! Oui, oui, c'est ainsi. On me torture avec cela quotidiennement, jour et nuit, dans ma propre maison, avec des larmes, des soupirs, des allusions stupides ! On veut m'apitoyer… Tiens, Vania, ajouta-t-il, en tirant précipitamment d'une main tremblante des papiers de sa poche, voici des extraits de notre dossier. Il en ressort aujourd'hui que je suis un voleur, un fourbe, que j'ai dépouillé mon bienfaiteur !… Je suis diffamé, déshonoré à cause d'elle ! Tiens, regarde, regarde !… » Et il commença à tirer de la poche de son habit différents papiers qu'il jeta l'un après l'autre sur la table, en cherchant fébrilement parmi eux celui qu'il voulait me montrer ; mais, comme par hasard, il ne trouvait pas la pièce dont il avait besoin. Dans son impatience, il arracha de sa poche tout ce que sa main y trouva, et brusquement quelque chose de lourd résonna en tombant sur la table… Anna Andréievna poussa un cri. C'était le médaillon qu'elle avait perdu. Je pouvais à peine en croire mes yeux. Le sang monta à la tête du vieillard et empourpra ses joues ; il frissonna. Anna Andréievna, debout, les bras croisés, le regardait d'un air implorant. Son visage était illuminé d'une espérance radieuse. Cette rougeur, ce trouble du vieillard devant nous… Non, elle ne s'était pas trompée, elle comprenait maintenant comment son médaillon avait disparu ! Elle comprit que c'était lui qui l'avait trouvé, qu'il s'était réjoui de sa découverte et que, peut-être, tremblant de joie, il avait dérobé jalousement à tous les regards, que seul, en cachette, il avait contemplé avec un amour infini le petit visage de son enfant bien-aimée, sans pouvoir s'en rassasier ; que, peut-être, tout comme la pauvre mère, il s'était enfermé pour s'entretenir avec sa précieuse Natacha, imaginer ses réponses, y répondre lui-même ; et que la nuit, torturé par l'angoisse, étouffant ses sanglots dans sa poitrine, il avait caressé et embrassé l'image aimée, et qu'au lieu de malédiction, il avait appelé le pardon et la bénédiction sur celle que devant tous il refusait de voir et maudissait. « Mon cher ami, ainsi tu l'aimes encore ! » s'écria Anna Andréievna, ne se contenant plus devant ce père rigoureux qui, une minute auparavant, maudissait sa Natacha. Mais il eut à peine entendu son cri qu'une colère folle brilla dans ses yeux. Il saisit le médaillon, le jeta avec force sur le plancher, et se mit à le piétiner avec rage. « Quelle soit maudite pour toujours, pour toujours ! râlaitil en suffoquant. Pour toujours, pour toujours ! – Seigneur ! s'écria la bonne vieille, elle, elle ! Ma Natacha ! Son petit visage…, il le piétine ! Il le piétine ! Tyran ! Orgueilleux insensible et cruel ! » Après avoir entendu le gémissement de sa femme, le vieux fou s'arrêta, terrifié de ce qu'il avait fait. Il ramassa brusquement le médaillon et se précipita hors de la pièce ; mais après avoir fait quelques pas, il tomba sur les genoux, s'appuya des mains sur un divan qui se trouvait devant lui, et épuisé, y laissa tomber sa tête. Il sanglotait comme un enfant, comme une femme. Les sanglots l'oppressaient comme s'ils voulaient lui faire éclater la poitrine. Le terrible vieillard en l'espace d'un instant était devenu plus faible qu'un enfant. Oh ! maintenant, il était incapable de maudire, il n'avait plus honte devant aucun d'entre nous, et dans un accès convulsif d'amour il couvrit devant nous d'innombrables baisers le portrait qu'une minute avant il piétinait. Il semblait que toute sa tendresse, tout son amour pour sa fille, si longtemps contenu, tendait maintenant à s'échapper avec une force irrésistible, et que la violence de ce transport brisait tout son être. « Pardonne-lui, pardonne-lui ! s'écria en pleurant Anna Andréievna, en se penchant vers lui et en l'embrassant. Ramène-la dans la maison de ses parents, mon ami, et Dieu Luimême au jour du jugement te tiendra compte de ton humilité et de ta clémence ! – Non, non ! Pour rien au monde, jamais ! cria-t-il d'une voix rauque et étouffée. Jamais, jamais ! » XIV J'arrivai tard chez Natacha, à dix heures. Elle habitait alors à la Fontanka, près du pont Semenovski, dans la maison sordide du marchand Kolotouchkine, au troisième étage. Les premiers temps qui suivirent son départ, elle avait habité avec Aliocha un joli appartement, petit, mais coquet et confortable, au deuxième étage, sur la Liteinaia. Mais bientôt les ressources du jeune prince s'étaient épuisées. Il ne s'était pas fait professeur de musique, mais avait commencé à emprunter et avait contracté des dettes énormes pour lui. Il avait employé l'argent à embellir son appartement, à faire des cadeaux à Natacha, qui protestait contre ce gaspillage, le grondait, pleurait. Aliocha, sensible et intuitif, passait parfois une semaine entière à rêver au cadeau qu'il lui ferait, à la façon dont elle l'accepterait ; il s'en faisait une véritable fête, et me communiquait à l'avance avec enthousiasme ses attentes et ses rêves ; devant les reproches et les larmes de Natacha ; il tombait dans une mélancolie qui inspirait la pitié ; dans la suite, ils se firent, au sujet de ses cadeaux, des reproches, des chagrins et des querelles. En outre, Aliocha dépensait beaucoup d'argent à l'insu de Natacha ; il se laissait entraîner par des camarades, la trompait ; il allait chez différentes Joséphine et Mina ; mais cependant il l'aimait toujours beaucoup. Il l'aimait de façon torturante en quelque sorte ; souvent, il arrivait chez moi, déprimé et triste, disant qu'il ne valait pas le petit doigt de Natacha, qu'il était grossier et méchant, qu'il était incapable de la comprendre et indigne de son amour. Il avait en partie raison ; il y avait entre eux une complète inégalité ; il se sentait un enfant devant elle et elle le considérait toujours comme un enfant. Tout en larmes, il m'avouait ses relations avec Joséphine, me suppliant en même temps de ne pas en par- ler à Natacha : et lorsque, timide et tremblant, il se rendait avec moi chez elle après toutes ces confessions (il fallait que je fusse là car il m'assurait qu'il avait peur de jeter les yeux sur elle après son crime et que j'étais le seul à pouvoir le soutenir), Natacha au premier coup d'œil savait de quoi il retournait. Elle était très jalouse, mais, je ne comprends pas comment, lui pardonnait toujours ses étourdies. Habituellement, cela se passait ainsi : Aliocha entrait avec moi, lui adressait la parole timidement, la regardait d'un air tendre et craintif. Elle devinait tout de suite qu'il était coupable, mais n'en laissait rien voir, n'en parlait jamais la première, ne lui posait pas de questions : au contraire, elle redoublait de caresses, se faisait plus tendre, plus gaie, et ce n'était pas là un jeu ni une ruse. Non, pour cette créature admirable, il y avait une jouissance infinie à pardonner ; c'était comme si, dans le pardon lui-même, elle trouvait un charme aigu et particulier. Il est vrai qu'il ne s'agissait encore que de Joséphine. La voyant douce et clémente, Aliocha ne pouvait plus y tenir et avouait tout de lui-même sans y être prié, pour se soulager, « être comme avant », disait-il. Après avoir reçu son pardon, il était transporté, pleurait même parfois de joie et d'attendrissement, la prenait dans ses bras et l'embrassait. Ensuite, il s'égayait aussitôt, commençait avec une ingénuité puérile à raconter tous les détails de ses aventures avec Joséphine, riait aux éclats, couvrait Natacha de louanges et de bénédictions et la soirée se terminait gaiement. Lorsqu'il n'eut plus d'argent, il commença à vendre des objets. Sur les instances de Natacha, il trouva un petit logement à bas prix sur la Fontanka. Ils continuèrent à se défaire de leurs bibelots ; Natacha vendit même ses robes et chercha du travail ; lorsque Aliocha l'apprit, il fut au comble du désespoir ; il se maudissait, criait qu'il se méprisait, mais ne fit rien pour porter remède à la situation. Actuellement, ces dernières ressources elles-mêmes leur faisaient défaut ; il ne restait que le travail, mais il était rémunéré de façon insignifiante. Tout au début, lorsqu'ils habitaient encore ensemble, Aliocha avait eu une violente dispute avec son père. L'intention du prince de marier son fils à Katerina Fiodorovna Philimonovna, belle-fille de la comtesse, n'était encore qu'à l'état de projet, mais il s'en tenait énergiquement à ce projet ; il menait Aliocha chez sa future fiancée, l'exhortait à essayer de lui plaire, cherchait à le convaincre et par la sévérité et par le raisonnement ; mais l'affaire avait échoué par la faute de la comtesse. Le prince avait alors fermé les yeux sur la liaison de son fils avec Natacha, s'en était remis au temps, et avait espéré, connaissant l'étourderie et la légèreté d'Aliocha, que son amour passerait bientôt. Ces tout derniers temps, le prince avait même presque cessé de s'inquiéter d'un mariage possible entre son fils et Natacha. En ce qui concerne les amants, ils avaient ajourné ce dessein en attendant une réconciliation formelle avec le père de Natacha, et en somme un changement complet dans les événements. D'ailleurs Natacha visiblement ne désirait pas mettre l'entretien là-dessus. Aliocha laissa échapper devant moi que son père était assez content de toute cette histoire ; ce qui lui plaisait dans tout cela, c'était l'humiliation d'Ikhméniev. Pour la forme, cependant, il continuait à témoigner son mécontentement à son fils ; il réduisit les subsides déjà minces qu'il lui octroyait (il était très avare avec lui) et le menaça de tout lui retirer ; mais, peu après, il partit pour la Pologne avec la comtesse qui avait des affaires là-bas : il poursuivit sans relâche ses projets matrimoniaux. Il est vrai qu'Aliocha était encore trop jeune pour se marier ; mais la fiancée était tellement riche qu'il était impossible de laisser échapper pareille occasion. Le prince atteignit enfin son but. Le bruit nous était parvenu qu'au sujet de la demande on s'était enfin arrangé. Au moment que je décris, le prince venait de rentrer à Pétersbourg. Il avait accueilli son fils affectueusement, mais la persistance de sa liaison avec Natacha l'étonna désagréablement. Il se mit à douter, à trembler. Il exigea d'un ton sévère et impératif une rupture ; mais il s'avisa bientôt d'un moyen bien meilleur et conduisit Aliocha chez la comtesse. La belle-fille de celle-ci était quasiment une beauté, quoi que presque encore enfant, et elle avait un cœur rare, une âme limpide et innocente, gaie, spirituelle et tendre. Le prince comptait que ces six mois avaient fait leur œuvre, que Natacha n'avait plus pour son fils le charme de nouveauté et que maintenant il ne regarderait plus sa future fiancée avec les mêmes yeux que six mois auparavant. Il n'avait que partiellement deviné juste… Aliocha fut réellement séduit. J'ajouterai encore que le père se montra soudain particulièrement aimable avec son fils (tout en ne lui donnant pas d'argent). Aliocha sentait que sous cette aménité se cachait une résolution inflexible, inébranlable, et il s'en alarmait, beaucoup moins d'ailleurs qu'il ne se fût alarmé s'il n'avait vu quotidiennement Katerina Fiodorovna. Je savais qu'il y avait quatre jours qu'il ne s'était montré chez Natacha. En me rendant chez elle après avoir quitté les Ikhméniev, je me demandais avec anxiété ce qu'elle pouvait avoir à me dire. De loin, j'aperçus de la lumière à sa fenêtre. Il était depuis longtemps convenu entre nous qu'elle mettrait une bougie sur l'appui de sa fenêtre si elle avait un besoin urgent de me voir, de sorte que, s'il m'arrivait de passer à proximité (et cela m'arrivait presque chaque soir) je pourrais deviner, à cette lueur inhabituelle, qu'on m'attendait et qu'on avait besoin de moi. Ces derniers temps, elle mettait souvent la bougie… XV Je trouvai Natacha seule. Elle arpentait sa chambre à pas lents, les bras croisés, plongée dans une profonde rêverie. Un samovar éteint qui m'attendait depuis longtemps se trouvait sur la table. Elle me tendit la main sans mot dire, en souriant. Son visage était pâle et avait une expression douloureuse. Dans son sourire, il y avait quelque chose de souffrant, de tendre, de résigné. Ses yeux bleu clair semblaient plus sombres, ses cheveux plus épais, tout ceci venait de sa maigreur et de sa maladie. « Je pensais que tu ne viendrais plus, me dit-elle, en me tendant la main : je voulais même envoyer Mavra aux nouvelles chez toi ; je me demandais si tu n'étais pas retombé malade. – Non, on m'a retenu, je vais te raconter cela. Mais qu'astu, Natacha ? Qu'est-il arrivé ? – Rien, répondit-elle d'un air étonné. Pourquoi ? – Mais tu m'as écrit…, tu m'as écrit hier de venir, et tu m'as même fixé une heure pour que je ne vienne ni plus tôt ni plus tard. C'est assez singulier. – Ah oui ! C'est parce qu'hier je l'attendais. – Et il n'est pas encore rentré ? – Non. Et j'ai pensé que s'il ne venait pas, il faudrait que j'aie un entretien avec toi, ajouta-t-elle, après s'être tue un instant. – Et ce soir, tu l'attendais ? – Non : ce soir il est LÀ-BAS. – Crois-tu qu'il ne reviendra plus jamais ? – Il n'en est pas question, il reviendra », répondit-elle en me regardant d'un air particulièrement sérieux. La rapidité de mes questions lui déplaisait. Nous nous tûmes, tout en continuant à nous promener de long en large. « Il y a si longtemps que je t'attendais, Vania, reprit-elle avec un sourire ; et sais-tu ce que je faisais ? j'allais et venais en récitant des vers ; tu te souviens, la clochette, le chemin sous la neige : « Mon samovar bout sur la table de chêne… » Nous l'avons encore lu ensemble : La bourrasque est calmée ; la lune resplendit ; La nuit regarde de ses millions d'yeux ternes… et ensuite : Soudain je crois entendre une voix passionnée Qui s'unit au tintement de la clochette : « Un jour viendra où mon ami Posera sa tête sur mon sein ! Chez moi la vie est douce ! À peine l'aurore Joue-t-elle avec le givre de ma croisée, Mon samovar bout sur la table de chêne, Et le poêle pétille, éclairant dans un coin Le lit sous son rideau à fleurs… » – Comme c'est beau ! Quelle poésie poignante, Vania ! et quel tableau vaste et fantaisiste ! Il n'y a que le canevas, le des- sin est à peine indiqué, on peut y broder ce qu'on veut. Il y a deux impressions : la première et la dernière. Ce samovar, ce rideau de cretonne, tout cela est tellement familier… C'est comme dans les maisons bourgeoises de notre petite ville de district : il me semble même que je vois cette maison : neuve, en poutres, elle n'a pas encore son revêtement de planches… Et ensuite, c'est un autre tableau : Puis la même voix se fait entendre, Triste au son de la clochette : « Où est mon vieil ami ? Je crains qu'il n'entre Et me comble de baisers et de caresses ! Quelle vie est la mienne ! Je n'ai pour tout logis Qu'une chambre obscure et morose ; le vent souffle… Un seul cerisier croît devant ma fenêtre Mais le gel le dérobe à la vue. Peut-être a-t-il péri depuis longtemps. Quelle vie est-ce là ? Mon rideau est fané ; J'erre, malade, et ne connais plus mes parents ; Personne pour me gronder : je n'ai point d'amis. Seule une vieille marmonne… » – « J'erre, malade… »… comme ce « malade » est bien amené ici ! PERSONNE POUR ME GRONDER : que de tendresse, de langueur dans ce vers, que de souffrance causée par le souvenir, une souffrance qu'il provoque lui-même, dans laquelle il se délecte… Seigneur, comme c'est beau ! Comme c'est vrai ! » Elle se tut, et sembla étouffer un spasme qui l'avait prise à la gorge. « Mon cher Vania ! » me dit-elle au bout d'une minute, puis elle se tut à nouveau, comme si elle avait oublié ce qu'elle voulait dire ou comme si elle avait parlé ainsi sans réflexion, sous le coup d'une impression spontanée. Cependant, nous arpentions toujours la pièce. Devant l'icône, une lampe brûlait. Les derniers temps, Natacha était devenue de plus en plus pieuse et n'aimait pas qu'on lui en parlât. « Est-ce fête demain ? lui demandai-je, ta lampe est allumée. – Non…, mais assieds-toi donc, Vania, tu dois être fatigué. Veux-tu du thé ? Tu n'en as pas encore pris ? – Asseyons-nous, Natacha. J'ai déjà pris mon thé. – D'où viens-tu maintenant ? – De chez EUX. (C'est ainsi que nous nommions ses parents.) – De chez eux ? Comment as-tu eu le temps ? Tu y es passé de toi-même ou ils t'avaient invité ? » Elle me pressa de questions. Son visage avait pâli sous l'émotion. Je lui racontai en détail ma rencontre avec le vieux, ma conversation avec sa mère, la scène du médaillon. Je lui fis un récit minutieux, nuancé. Je ne lui cachais jamais rien. Elle m'écoutait avidement, buvant chacune de mes paroles. Des larmes brillaient dans ses yeux. La scène du médaillon la bouleversa. « Attends, attends, Vania, disait-elle, en interrompant fréquemment mon récit : donne-moi plus de détails, donne-m'en le plus possible ; tu racontes trop dans les grandes lignes !… » Je répétai une seconde et une troisième fois, répondant à chaque instant à ses questions incessantes. « Crois-tu vraiment qu'il venait me voir ? – Je ne sais pas, Natacha, je ne peux même pas m'en faire une idée. Qu'il souffre de ton absence et qu'il t'aime, c'est clair ; mais allait-il chez toi, ça…, ça… – Et il a baisé le médaillon ? m'interrompit-elle. Que disaitil en l'embrassant ? – Des mots sans suite, des exclamations ; il te donnait les noms les plus tendres, il t'appelait… – Il m'a appelée ? – Oui. » Elle se mit à pleurer silencieusement. « Les pauvres ! dit-elle. Mais s'il sait tout, ajouta-t-elle après un silence, ce n'est pas étonnant. Il est très bien informé aussi sur le père d'Aliocha. – Natacha, lui dis-je timidement : allons les voir… – Quand ? » demanda-t-elle en pâlissant et en se soulevant imperceptiblement de son fauteuil. Elle pensait que je lui disais de venir tout de suite. « Non, Vania, reprit-elle en me posant les deux mains sur les épaules et en souriant tristement : non, mon ami, tu reviens toujours à cela…, ne m'en parle plus, cela vaudra mieux. – Cette querelle odieuse ne finira-t-elle donc jamais, jamais ? m'écriai-je tristement. Es-tu orgueilleuse au point de ne pas vouloir faire le premier pas ? C'est toi qui dois donner l'exemple. Peut-être que ton père n'attend que cela pour te pardonner… C'est ton père et c'est toi qui l'as offensé ! Respecte sa fierté : elle est légitime, naturelle ! Tu dois le faire. Essaie ! il te pardonnera sans condition. – Sans condition ! C'est impossible ; ne me fais pas de reproches, Vania, c'est inutile. J'y ai pensé, j'y pense jour et nuit. Depuis que je les ai abandonnés, il n'y a peut-être pas de jour où je n'y aie pensé. Et combien de fois en avons-nous parlé ensemble ! Tu sais toi-même que c'est impossible ! – Essaie ! – Non, mon ami, je ne peux pas. Si je tentais cela, je l'indisposerais encore plus contre moi. On ne peut pas faire revenir ce qui est parti sans retour, et tu sais ce qu'il est impossible de faire revenir ! On ne fera pas revivre ces jours heureux de mon enfance que j'ai passés avec eux ! Même si mon père me pardonnait, il ne me retrouverait plus maintenant. Il aimait encore la petite fille, l'enfant. Il admirait mon ingénuité ; quand il me cajolait, il me caressait encore la tête, comme lorsque j'avais sept ans et qu'assise sur ses genoux je lui chantais mes petites chansons. Depuis mon enfance jusqu'au dernier jour, il est venu près de mon lit me signer pour la nuit. Un mois avant notre malheur, il m'a acheté des boucles d'oreilles, sans m'en prévenir (et je savais tout) ; il se réjouissait comme un enfant, en imaginant ma joie à ce cadeau, et il s'est fâché terriblement contre tout le monde et contre moi la première, quand il a appris, par moi d'ailleurs, que je savais depuis longtemps qu'il avait acheté ces boucles d'oreilles. Trois jours avant mon départ, il avait remarqué que j'étais triste, il s'est tout de suite inquiété à en tomber malade, et, croirais-tu, il a eu l'idée, pour me distraire, de me prendre un billet pour le théâtre !… Vraiment, il voulait me guérir ainsi ! Je te le répète, c'était la petite fille qu'il connaissait et aimait, et il ne voulait même pas penser qu'un jour je deviendrais aussi une femme… Cela ne lui venait pas à l'idée. Mainte- nant, si je rentrais, il ne me reconnaîtrait même pas. S'il pardonnait, qui accueillerait-il aujourd'hui ? Je ne suis plus la même, je ne suis plus une enfant, j'ai beaucoup vécu. Si je lui plaisais ainsi, ils soupirerait tout de même après le bonheur passé, il s'affligerait de ce que je ne sois plus tout à fait la même qu'autrefois, lorsqu'il m'aimait enfant ; et ce qui a été paraît toujours meilleur ! C'est un tourment de s'en souvenir ! Oh ! que le passé est beau, Vania ! s'écria-t-elle, se laissant entraîner, et s'interrompant par cette exclamation douloureuse qui s'échappait de son cœur. – Tout ce que tu dis est vrai, Natacha, repris-je. Ainsi, il lui faut maintenant apprendre à te connaître et à t'aimer, sûrement. Tu ne penses tout de même pas qu'il soit incapable de te connaître et de te comprendre, lui, lui, un cœur pareil ! – Oh ! Vania, ne sois pas injuste ! Qu'y a-t-il tant que cela à comprendre en moi ? Ce n'est pas ce que je voulais dire. Vois-tu, il y a encore autre chose : l'amour paternel, lui aussi, est jaloux. Ce qui le blesse, c'est que tout ait commencé et se soit dénoué avec Aliocha sans lui, et qu'il n'ait rien vu, rien deviné. Il se rend compte qu'il ne l'a même pas pressenti, et les suites malheureuses de notre amour, ma fuite, il les met au compte de ma « vile »hypocrisie. Je ne suis pas venue vers lui dès le début de mon amour, je ne lui ai pas avoué ensuite chacun des mouvements de mon cœur ; au contraire, je cachais tout en moi, je me cachais de lui, et, je t'assure, Vania qu'en secret il trouve cela plus outrageant que les conséquences de mon amour, que le fait que je me sois enfuie de chez eux et abandonnée tout entière à mon amant. Supposons qu'il m'accueille maintenant comme un père, avec chaleur et tendresse, le germe de l'inimitié resterait. Le lendemain ou le surlendemain commenceraient les susceptibilités, les doutes, les reproches. De plus, il ne me pardonnerait pas sans condition. Mettons que je lui dise la vérité du fond du cœur, que je lui dise que je comprends combien je l'ai offensé, à quel point je suis coupable envers lui. Et bien que cela me fasse mal, s'il ne voulait pas comprendre ce que m'a coûté tout ce bonheur avec Aliocha, quelles souffrances j'ai endurées, je ferais taire ma douleur, je supporterais tout : mais ce serait encore trop peu pour lui. Il exigerait de moi un dédommagement impossible : il demanderait que je maudisse mon passé, que je maudisse Aliocha et que je me repente de mon amour pour lui. Il voudrait l'impossible : ressusciter le passé et effacer de notre vie ces derniers six mois. Mais je ne maudirai personne, je ne peux pas me repentir…, ce qui est arrivé devait arriver… Non, Vania, maintenant c'est impossible. Le moment n'est pas encore venu. – Et quand viendra-t-il ? – Je ne sais pas… Il faut souffrir jusqu'au bout pour notre bonheur futur, l'acheter au prix de nouveaux tourments. La souffrance purifie tout… Oh ! Vania, comme on souffre dans l'existence ! » Je me tus et la regardai d'un air pensif. « Pourquoi me regardes-tu ainsi, Aliocha, non, Vania, je veux dire, me dit-elle, en se trompant et en souriant de son erreur. – Maintenant, je regarde ton sourire, Natacha. Où l'as-tu pris ? Tu ne souriais pas comme cela avant. – Qu'est-ce qu'il a, mon sourire ? – C'est vrai qu'il a encore la même naïveté enfantine… Mais quand tu souris, on dirait qu'en même temps quelque chose te serre le cœur. Comme tu as maigri, Natacha, et tes cheveux semblent plus épais… Qu'est-ce que c'est que cette robe ? C'est encore chez eux qu'elle a été faite ? – Comme tu m'aimes, Vania ! répondit-elle, en me jetant un regard affectueux. Mais et toi, qu'est-ce que tu fais maintenant ? Comment va ton travail ? – Cela n'a pas changé ; j'écris toujours mon roman, mais c'est difficile, ça n'avance pas. Je suis à bout d'inspiration. Si je m'en moquais, je pourrais peut-être sortir quelque chose d'intéressant ; mais c'est dommage de gâter une bonne idée. C'est une des idées auxquelles je tiens le plus. Et pour une revue, il faut absolument terminer dans les délais. Je pense même abandonner mon roman et imaginer rapidement une nouvelle, quelque chose de léger, de gracieux, sans aucune sombre tendance, ça absolument…, quelque chose qui amuse et qui réjouisse tout le monde !… – Pauvre tâcheron ! Et Smith ? – Smith est mort. – Il n'est pas venu te voir ? Je te parle sérieusement, Vania : tu es malade, tu as les nerfs ébranlés, tu as des rêves bizarre… Quand tu m'as dit que tu avais loué cet appartement, j'ai remarqué tout cela. Et ton appartement est humide, malsain ? – Oui ! Il m'est encore arrivé une histoire, tout à l'heure… D'ailleurs je te raconterai cela plus tard. » Elle ne m'écoutait déjà plus ; elle était absorbée dans une profonde rêverie. « Je ne comprends pas comment j'ai pu partir de chez EUX : j'avais la fièvre », dit-elle enfin en me regardant d'un air qui n'attendait pas de réponse. Si je lui avais adressé la parole en cet instant, elle ne m'aurait pas entendu. « Vania, dit-elle d'une voix à peine distincte, je t'ai prié de venir car j'avais quelque chose d'important à te dire. – Quoi donc ? – Je le quitte. – Tu le quittes ou tu l'as quitté ? – Il faut en finir avec cette vie. Je t'ai fait signe pour te dire tout, tout ce qui s'est accumulé, tout ce que je t'ai caché jusqu'à présent. » Elle commençait toujours ainsi lorsqu'elle me faisait part de ses intentions secrètes, et presque toujours il se trouvait que je connaissais ses secrets depuis longtemps parce qu'elle me les avait déjà dits. « Ah ! Natacha ! Je t'ai entendue cent fois dire cela ! Bien sûr, vous ne pouvez pas vivre ensemble : votre liaison a quelque chose d'étrange ; il n'y a rien de commun entre vous. Mais…, en auras-tu la force ? – Avant, j'en avais seulement l'intention, Vania ; mais maintenant, je suis tout à fait décidée. Je l'aime infiniment, et pourtant je me trouve être sa principale ennemie ; je compromets son avenir. Il faut que je lui rende sa liberté. Il ne peut pas m'épouser ; il n'a pas la force de résister à son père. Je ne désire pas non plus le lier. Et je suis même contente qu'il se soit épris de sa fiancée. Cela lui sera plus facile de me quitter. Je dois le faire ! C'est mon devoir… Si je l'aime, il faut que je sacrifie tout pour lui, que je lui prouve mon amour, c'est mon devoir ! N'estce pas ? – Mais tu ne pourras pas le convaincre. – Je ne chercherai pas à le convaincre. Je serai avec lui comme avant, il peut entrer tout de suite. Mais il faut que je trouve un moyen pour qu'il lui soit facile de me quitter sans remords. C'est ce qui me tourmente, Vania ; aide-moi. Que me conseilles-tu ? – Il n'y a qu'un seul moyen, lui dis-je ; cesser de l'aimer complètement et en aimer un autre. Mais je doute que ce soit un moyen. Tu connais son caractère ! Voici cinq jours qu'il n'est pas rentré. Suppose qu'il t'ait abandonnée tout à fait ; il suffit que tu lui écrives que tu le quittes toi-même, il accourrait aussitôt. – Pourquoi ne l'aimes-tu pas, Vania ? – Moi ! – Oui, toi, toi ! Tu es son ennemi, en secret et ouvertement ! Tu ne peux parler de lui qu'avec un sentiment de rancune. J'ai remarqué cent fois que ton plus grand plaisir est de l'humilier et de le noircir ! Oui, de le noircir, je dis la vérité ! – Tu me l'as déjà dit cent fois. Assez, Natacha, laissons cette conversation. – Je voudrais déménager, reprit-elle après un silence. Mais ne te fâche pas, Vania… – Et après ? Il viendrait dans l'autre appartement… Je te jure que je ne suis pas fâché. – L'amour est puissant : un nouvel amour peut le retenir. Même s'il revenait vers moi, ce serait juste pour un instant, qu'en penses-tu ? – Je ne sais pas, Natacha, en lui tout est au plus haut point inconséquent. Il veut et épouser l'autre et continuer à t'aimer. Il peut d'une certaine façon faire tout cela en même temps. – Si j'étais sûre qu'il l'aimait, je prendrais une décision… Vania ! Ne me cache rien ! Sais-tu quelque chose que tu ne veux pas me dire, ou non ? » Elle fixa sur moi un regard anxieux et inquisiteur. « Je ne sais rien, mon amie, je t'en donne ma parole d'honneur ; j'ai toujours été franc avec toi. D'ailleurs, je pense encore ceci : peut-être qu'il n'est pas du tout aussi épris de la belle-fille de la comtesse que nous le croyons. C'est un emballement, sans plus… – Tu crois cela, Vania ! Mon Dieu, si j'en étais sûre ! Oh ! comme je désirerais le voir en ce moment, rien que jeter un regard sur lui ! Je lirais tout sur son visage ! Et il ne vient pas ! il ne vient pas ! – Mais est-ce que tu l'attends, Natacha ? – Non, il est CHEZ ELLE ; je le sais ; j'ai envoyé aux nouvelles. Comme je voudrais la voir, elle aussi !… Écoute, Vania, je vais te dire une bêtise, mais il est impossible que je ne la voie jamais, que je ne la rencontre jamais ! Qu'est-ce que tu en penses ? » Elle attendait avec inquiétude ce que j'allais dire. sais. – Il me suffirait de la voir, ensuite je devinerais. Écoute : je suis devenue très bête, tu sais : je ne fais qu'aller et venir ici, « La voir, c'est faisable. Mais voir seulement, c'est peu, tu toujours seule, je passe mon temps à réfléchir ; ça fait comme un tourbillon dans ma tête, et ça me fatigue ! Et il m'est venu une idée, Vania : ne pourrais-tu pas faire sa connaissance ? Puisque la comtesse a fait l'éloge de ton roman ? (c'est toi-même qui me l'as dit) ; tu vas quelquefois aux soirées du prince R…, elle y va. Arrange-toi pour te faire présenter à elle. Ou bien Aliocha pourrait peut-être lui-même te faire faire sa connaissance ? Et tu me raconterais tout. – Natacha, mon amie, nous en reparlerons. Mais dis-moi : crois-tu sérieusement que tu aurais la force de le quitter ? Regarde-toi ! Tu ne dis pas cela calmement ? – J'en aurai la force ! répondit-elle d'une voix à peine distincte. Je ferai tout pour lui. Je donnerai ma vie entière pour lui. Mais tu sais, Vania, je ne peux pas supporter qu'il soit en ce moment chez elle : il m'a oubliée, il est assis à côté d'elle, il lui parle, il rit, tu te souviens, comme quand il était ici… Il la regarde dans les yeux ; il regarde toujours ainsi ; et il ne lui vient même pas à l'idée que je suis ici… avec toi. » Elle n'acheva pas et me jeta un regard désespéré. « Comment, Natacha, mais à l'instant, à l'instant même, tu m'as dit… – Tous ensemble, nous nous séparerons tous ensemble ! m'interrompit-elle avec un regard étincelant. Je le bénirai… Mais ce sera dur, Vania, quand il commencera à m'oublier le premier ! Ah ! Vania, quelle torture ! Je ne comprends pas moimême : mentalement, c'est une chose, mais en fait, c'est autre chose ! Que vais-je devenir ! – Arrête, Natacha, calme-toi ! – Et voici déjà cinq jours, chaque heure, chaque minute… Que je rêve, que je dorme, c'est lui, toujours lui ! Sais-tu, Vania : allons-y, conduis-moi là-bas ! – Calme-toi, Natacha… – Si, allons-y ! C'est pour cela que je t'attendais. Vania ! Voici trois jours que j'y pense. C'est au sujet de cela que je t'ai écrit… Il faut que tu m'y conduises, tu ne dois pas me refuser cela… Je t'ai attendu… trois jours… Ce soir il est là-bas…, il est là-bas…, allons-y ! » Elle semblait délirer. Il y eut du bruit dans l'entrée : on eût dit que Mavra se disputait avec quelqu'un. « Arrête, Natacha, qui est-ce ? lui demandai-je ; écoute ! » Elle prêta l'oreille avec un sourire incrédule et soudain pâlit affreusement. « Mon Dieu ! Qui est là ? » dit-elle d'une voix presque imperceptible. Elle voulut me retenir, mais j'allai retrouver Mavra dans l'entrée. C'était bien cela ! C'était Aliocha. Il posait des questions à Mavra, et celle-ci l'avait tout d'abord empêché d'entrer. « D'où sors-tu comme cela ? disait-elle, comme si c'était elle qui menait la maison. Hein ? Où as-tu traîné ? Allons, va, va ! Mais tu ne m'en feras pas rabattre ! Mais va donc ; que vastu répondre ? – Je ne crains personne ! Je vais entrer ! dit Aliocha, légèrement confus. – Eh bien, vas-y ! Tu es joliment leste ! – C'est ce que je vais faire ! Ah ! Vous êtes là, vous aussi ? dit-il en m'apercevant : comme c'est bien que vous soyez là aussi ! Eh bien, me voilà ; vous voyez ; comment vais-je… – Mais entrez, tout simplement, lui dis-je. Que craignezvous ? – Je ne crains rien, je vous assure ; car je ne suis pas coupable, j'en prends Dieu à témoin. Vous croyez que c'est ma faute ? Vous allez voir, je vais me justifier tout de suite. Natacha, peut-on entrer ? » cria-t-il avec une assurance apprêtée et en s'arrêtant devant la porte. Personne ne répondit. « Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il d'un air angoissé. – Rien, elle était là il y a un instant, répondis-je : à moins que… » Aliocha ouvrit prudemment la porte, et jeta autour de la chambre un regard timide. Il n'y avait personne. Soudain, il l'aperçut dans un coin, entre l'armoire et la fenêtre. Elle était là, debout, et semblait se cacher, plus morte que vive. Aujourd'hui encore, quand j'y songe, je ne peux m'empêcher de sourire. Aliocha s'approcha d'elle lentement, avec précaution. « Natacha, qu'est-ce que tu as ? Bonjour, dit-il timidement, en la regardant avec une sorte d'effroi. – Qu'est-ce qu'il y a ? non…, rien ! répondit-elle, terriblement émue, comme si c'était elle qui était coupable. Tu… veux du thé ? – Natacha, écoute…, dit Aliocha complètement éperdu. Tu crois peut-être que je suis coupable… Mais je ne suis pas coupable, pas le moins du monde ! Tu vas voir, je vais te raconter. – À quoi bon ? murmura Natacha, non, non, ce n'est pas la peine…, donne-moi plutôt le main, et… que ce soit fini…, comme toujours… » Elle sortit de son coin ; ses joues se colorèrent. Elle tenait les yeux baissés, comme si elle craignait de regarder Aliocha. « Oh ! mon Dieu ! s'écria-t-il avec enthousiasme. Mais si j'étais coupable, il me semble que je n'oserais même pas jeter les yeux sur elle après cela ! Regardez, regardez ! cria-t-il, en se tournant vers moi : voyez, elle me croit coupable ; tout est contre moi, toutes les apparences sont contre moi ! Voilà cinq jours que je ne suis pas rentré ! Elle entend dire que je suis chez ma fiancée, eh bien ? Elle me pardonne ! Elle me dit : « Donnemoi la main et que ce soit fini ! » Natacha, ma chérie, mon ange ! Je ne suis pas coupable, sache-le ! Je n'ai absolument rien fait de mal ! Au contraire ! Au contraire ! – Mais… Tu devais aller LÀ-BAS… On t'a invité… Comment se fait-il que tu sois ici ?… Quelle heure est-il ? – Dix heures et demie ! J'ai été là-bas… Mais j'ai dit que j'étais souffrant et je suis parti ; c'est la première fois depuis cinq jours que je suis libre, que j'ai pu leur échapper et venir près de toi, Natacha. C'est-à-dire que j'aurais pu venir plus tôt, mais j'ai fait exprès de ne pas venir ! Pourquoi ? Tu vas le savoir tout de suite, je te l'expliquerai : je suis venu pour te l'expliquer ; seulement, je te jure que cette fois-ci je ne suis nullement, nullement coupable envers toi ! » Natacha leva la tête et fixa les yeux sur lui… Mais le regard d'Aliocha brillait d'une telle sincérité, son visage était si radieux, si honnête, si joyeux, qu'il était impossible de ne pas le croire. Je pensais qu'ils allaient s'écrier et se jeter dans les bras l'un de l'autre, comme cela s'était passé déjà plus d'une fois lors de semblables réconciliations. Mais Natacha, comme suffoquée de bonheur, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et soudain… fondit silencieusement en larmes… Pour le coup, Aliocha n'y tint plus. Il se jeta à ses pieds. Il baisait ses mains, ses pieds, il était comme transporté. J'avançai une chaise à Natacha. Elle s'y assit. Ses jambes se dérobaient. DEUXIÈME PARTIE I Une minute après, nous riions tous comme des fous. « Mais laissez-moi donc, laissez-moi donc vous raconter, disait Aliocha, nous couvrant tous de sa voix sonore. Ils croient que tout est comme avant…, que je n'ai que des bêtises à dire… Je vous dis que c'est quelque chose de très intéressant. Mais vous tairez-vous à la fin ? » Il brûlait d'envie de faire son récit. À son air, on pouvait voir qu'il apportait des nouvelles d'importance. Mais la gravité apprêtée que lui donnait la naïve fierté d'être détenteur de ces nouvelles mit aussitôt Natacha en joie. Je me mis à rire aussi malgré moi. Et plus il se fâchait contre nous, plus nous riions. Le dépit, puis le désespoir enfantin d'Aliocha nous amenèrent enfin à cet état où il suffit de montrer le bout du petit doigt pour se pâmer de rire aussitôt. Mavra, sortie de sa cuisine, se tenait sur le pas de la porte et nous contemplait avec une sombre indignation, regrettant qu'Aliocha ne se fût fait proprement laver la tête par Natacha, comme elle l'attendait avec délices depuis cinq jours, et qu'au lieu de tout cela nous fussions tous joyeux. Enfin, Natacha, voyant que notre hilarité offensait Aliocha, s'arrêta de rire. elle. – Alors, est-ce qu'il faut apporter le samovar ? demanda Mavra, en interrompant Aliocha sans la moindre déférence. « Qu'est-ce que tu veux donc nous raconter ? demanda-t- – Va, Mavra, va, lui répondit-il en la congédiant hâtivement de la main. Je vais vous raconter tout ce qui est arrivé, tout ce qui est et tout ce qui arrivera, car je sais tout cela. Je vois, mes amis, que vous désirez savoir où j'ai été pendant ces cinq jours, et c'est ce que je veux vous raconter ; mais vous ne me laissez pas. Bon : tout d'abord, je t'ai trompée tout ce temps, Natacha, tout ce temps, cela fait un bon moment que cela dure, et c'est là le plus important. – Tu m'as trompée ? – Oui, depuis un mois ; j'ai commencé avant l'arrivée de mon père : maintenant le moment est venu où je dois être entièrement sincère. Il y a un mois, avant que mon père n'arrive, j'ai reçu de lui une interminable lettre et je vous l'ai cachée à tous deux. Il m'y annonçait tout bonnement (sur un ton si sérieux que j'en ai été effrayé) que mon mariage était arrangé, que ma fiancée était une perfection ; que, bien entendu, je ne la méritais pas, mais que je devais néanmoins absolument l'épouser. Qu'afin de m'y préparer, je devais me sortir toutes ces sottises de la tête, etc. etc. On sait quelles sont ces sottises. Et cette lettre, je vous l'ai cachée. – Tu ne nous l'as pas du tout cachée ! l'interrompit Natacha : il y a bien là de quoi se vanter ! En réalité, tu nous as tout raconté tout de suite. Je me souviens que tu es devenu brusquement très docile et très tendre, que tu ne me quittais plus, comme si tu t'étais rendu coupable de quelque chose, et tu nous as raconté toute la lettre par fragments. – C'est impossible, je ne vous ai sûrement pas dit l'essentiel. Vous avez peut-être tous les deux deviné quelque chose, ça, c'est votre affaire, mais moi je ne vous ai rien raconté. Je vous l'ai caché et j'en ai terriblement souffert. – Je me souviens, Aliocha, que vous me demandiez alors conseil à chaque instant et vous m'avez tout raconté, par bribes, bien sûr, sous forme de suppositions, ajoutai-je en regardant Natacha. – Tu nous as tout raconté ! Ne fais pas le fier, je t'en prie, appuya-t-elle. Est-ce que tu peux cacher quelque chose ? Est-ce que tu peux ruser ? Mavra elle-même sait tout. N'est-ce pas, Mavra ? – Bien sûr ! répliqua Mavra, en passant la tête par la porte ; tu as tout raconté les trois premiers jours. Cela ne te va pas de faire le cachottier ! – Ah ! comme c'est désagréable de parler avec vous ! Tu fais tout cela pour te venger, Natacha ! Et toi, Mavra, tu te trompes, toi aussi. Je me souviens que j'étais alors, comme fou ; te rappelles-tu, Mavra ? – Comment ne pas se le rappeler ! Aujourd'hui encore, tu es comme fou ! – Non, non, ce n'est pas ce que je veux dire. Tu te souviens ! Nous n'avions toujours pas de ressources, et tu es allée mettre en gage mon porte-cigarettes en argent ; et, surtout, permets-moi de te le faire remarquer, Mavra, tu t'oublies terriblement devant moi. C'est Natacha qui t'a appris tout cela. Soit ; admettons que je vous aie raconté dès cette époque-là, par bribes (je m'en souviens maintenant). Mais le ton, le ton de la lettre, vous ne le connaissez pas, et vous savez bien que dans une lettre l'essentiel, c'est le ton. C'est cela que je veux dire. – Eh bien, quel était ce ton ? demanda Natacha. – Écoute, Natacha, tu me demandes cela comme si tu plaisantais. NE PLAISANTE PAS. Je t'assure que c'est très impor- tant. Le ton de cette lettre était tel que les bras m'en sont tombés. Jamais mon père ne m'avait parlé ainsi : le monde périsse, si mon désir ne se réalise pas ! Voici quel en était le ton ! – C'est bon, raconte-nous cela ; et pourquoi devais-tu te cacher de moi ? – Ah ! mon Dieu ! Mais pour ne pas t'effrayer. J'espérais arranger tout moi-même. Donc, après cette lettre, dès que mon père est arrivé, mes tourments ont commencé. Je m'étais préparé à lui répondre fermement, sérieusement, en termes clairs, mais je n'en ai jamais eu l'occasion. Et il ne me posait même pas de questions : il est rusé ! Au contraire, il faisait comme si tout était déjà décidé, comme s'il ne pouvait pas y avoir entre nous aucune discussion, aucun malentendu. Tu m'entends : comme s'il NE POUVAIT même pas y en avoir ; quelle présomption ! J'en étais étonné. Comme il est intelligent, Ivan Petrovitch, si vous saviez ! Il a tout lu, il sait tout ; vous le regardez une seule fois, et il connaît déjà toutes vos pensées comme les siennes. C'est sûrement pour cela qu'on a dit qu'il était jésuite. Natacha n'aime pas que je fasse son éloge. Ne te fâche pas, Natacha. Ainsi donc…, mais à propos ! Il ne me donnait pas d'argent au début, et maintenant il m'en a donné, hier, Natacha ! Mon ange ! Notre misère a pris fin ! Tiens, regarde ! Tout ce qu'il m'avait retranché en punition depuis six mois, il me l'a rendu hier. Voyez combien cela fait, je n'ai pas encore compté. Mavra, regarde combien il y a d'argent ! Maintenant, nous n'aurons plus besoin de mettre nos cuillers et nos boutons de manchettes au mont-de-piété. » Il sortit de sa poche une assez grosse liasse de billets, environ quinze cents roubles-argent, et la posa sur la table. Mavra regarda les billets avec étonnement et félicité Alexeï. Natacha le pressait instamment. « Ainsi, je me suis demandé ce que j'allais faire, poursuivit Aliocha. Comment aller contre lui ? Je vous jure à tous deux que, s'il avait été méchant, s'il n'avait pas été aussi bon avec moi, je n'aurais pensé à rien de tout cela. Je lui aurais dit carrément que je ne voulais pas, que je n'étais plus un enfant, mais un homme et que maintenant, c'était fini ! Et j'aurais tenu bon, croyez-le. Tandis que là, qu'est-ce que je pouvais lui dire ? Mais ne m'accusez pas. Je vois que tu as l'air mécontente, Natacha. Qu'avez vous à échanger des clins d'yeux ? Vous pensez sans doute : ça y est, ils l'ont embobiné tout de suite et il n'a pas pour une once de fermeté. De la fermeté, j'en ai, et plus que vous ne pensez ! La preuve, c'est que, malgré ma situation, je me suis dit aussitôt : « C'est mon devoir, je dois tout, tout raconter à mon père. » J'ai commencé, et je lui ai tout raconté, et il m'a écouté jusqu'au bout. – Mais qu'est-ce que tu lui as dit en fait ? lui demanda Natacha d'un air inquiet. – Je lui ai dit que je ne voulais pas d'autre fiancée, parce que j'en avais une : toi. À vrai dire, je ne lui ai pas encore dit cela ouvertement, mais je l'y ai préparé, et je le lui dirai demain ; j'y suis décidé. Tout d'abord, j'ai commencé par dire que c'était honteux et vil de se marier pour de l'argent et que c'était pure stupidité de notre part que de nous considérer comme des aristocrates (car je parlais avec lui tout à fait librement, comme avec un frère). Ensuite je lui ai dit que j'étais du tiers-état et que le tiers-état c'est l'essentiel ; que j'en étais fier, que j'étais semblable à tout le monde, et que je ne voulais me distinguer de personne…, en un mot, je lui ai exposé toutes ces saines idées… Je parlais avec chaleur, avec élan. Je m'étonnais moi-même. Je lui ai démontré, pour finir, à son propre point de vue…, je lui ai dit tout net : « Quels princes sommes-nous ? Nous n'en avons que la naissance, mais au fond, qu'avons-nous de princier ? » Premièrement, nous ne sommes pas particulièrement riches, et la richesse est ce qu'il y a de plus important. Le plus grand prince de nos jours, c'est Rothschild. Deuxièmement, dans le grand monde aujourd'hui, il y a longtemps qu'on n'a plus entendu parler de nous. Le dernier avait été mon oncle, Sémione Valkovski, et encore il n'était connu qu'à Moscou, et uniquement parce qu'il avait perdu ses dernières trois cents âmes ; si mon père n'avait lui-même gagné de l'argent, ses petits-enfants auraient peut-être labouré la terre, comme font certains princes. Donc, il n'y a pas là de quoi s'enorgueillir. En un mot, je lui ai sorti tout ce qui bouillonnait de moi, tout, avec fougue, sans détour, et j'en ai même ajouté un peu. Il ne m'a même pas répondu, mais s'est mis seulement à me reprocher d'avoir abandonné la maison du comte Naïnski, puis il m'a dit ensuite qu'il fallait la cour à la princesse K…, ma marraine, et que si la princesse K… me recevait bien, cela voulait dire qu'on me recevrait partout et que ma carrière était faite, et il a continué à m'en conter ! Il faisait tout le temps allusion au fait que je les avais tous abandonnés depuis que je vivais avec toi, Natacha ; que c'était donc ton influence. Mais jusqu'à présent il ne m'a jamais parlé de toi, directement, on voit même qu'il évite ce sujet. Nous rusons tous les deux, nous nous épions, nous nous attrapons mutuellement, et sois certaine que notre jour viendra. – C'est bon ; mais comment cela s'est-il terminé ? Qu'a-t-il décidé ? C'est là le plus important. Quel bavard tu fais, Aliocha… – Dieu sait ! Impossible de démêler ce qu'il a décidé ; et je ne suis pas du tout bavard, je parle sérieusement ; il n'a rien décidé du tout ; à tous mes raisonnements, il se contentait de sourire, comme s'il avait pitié de moi. Tu sais, je sens que c'est humiliant, mais je n'en éprouve pas de honte. Il m'a dit : « Je suis tout à fait d'accord avec toi, allons chez le comte Naïnski, mais prends garde, ne dis rien de tout cela là-bas. Moi, je te comprends mais eux, ils ne te comprendraient pas. On dirait que lui-même n'est pas très bien reçu partout ; on lui en veut pour quelque chose. » En général, on fait grise mine à mon père en ce moment. Dès le début, le comte m'a reçu pompeusement, avec hauteur, comme s'il avait complètement oublié que j'avais grandi dans sa maison, il s'est même mis à rassembler ses souvenirs ! Il m'en voulait simplement de mon ingratitude et, vraiment, il n'y a là aucune ingratitude de ma part ; on s'ennuie horriblement chez lui, c'est pour cela que je n'y suis plus allé. Il n'a pas eu non plus beaucoup d'égards pour mon père ; il en a eu si peu que je ne comprends même pas comment mon père va làbas. Tout cela m'a révolté. Mon pauvre père doit presque plier l'échine devant lui ; je comprends qu'il fait tout cela pour moi, mais je n'en ai nul besoin. J'étais sur le point après de faire part de tous mes sentiments à mon père, mais je me suis retenu. À quoi bon ! Je ne transformerai pas ses convictions, je ne ferai que le chagriner davantage, et c'est déjà bien assez pénible sans cela pour lui. Alors je me suis dit que j'allais me mettre à ruser, que je les dépasserais tous en astuce, que je forcerais le comte à me prendre en considération ; et, croyez-vous, j'ai tout de suite atteint mon but ; en un jour, tout a changé ! Le comte Naïnski n'en a plus que pour moi. Et tout cela je l'ai fait seul, par ma propre ruse, mon père n'en revenait pas !… – Écoute, Aliocha, tu ferais mieux de nous raconter l'histoire, s'écria l'impatiente Natacha ; je croyais que tu allais nous parler de ce qui nous intéresse et tu veux seulement raconter comment tu t'es distingué chez le comte Naïnski. Je me moque de ton comte ! – Elle s'en moque ! Vous entendez, Ivan Petrovitch, elle s'en moque ! Mais c'est là le point capital. Tu vas voir, tu seras étonnée toi-même ; tout s'éclaircira vers la fin. Laissez-moi seulement vous raconter… Pour finir (pourquoi ne pas parler avec franchise), vois-tu, Natacha, et vous aussi, Ivan Petrovitch, je suis peut-être vraiment parfois très peu, très peu raisonnable ; mettons même (c'est arrivé) bêta, sans plus. Mais là, je vous affirme que j'ai montré beaucoup de ruse, oui…, et même d'intelligence ; et j'ai pensé que vous seriez contents de savoir que je ne suis pas toujours… stupide. – Ah ! que dis-tu, Aliocha, veux-tu te taire ? » Natacha ne pouvait supporter qu'on jugeât Aliocha inintelligent. Combien de fois ne m'avait-elle pas boudé, sans rien exprimer de vive voix, lorsque, sans trop de cérémonie, je démontrais à Aliocha qu'il avait fait quelque sottise ; c'était son point sensible. Elle pouvait d'autant moins souffrir qu'Aliocha fût humilié qu'à part elle sans doute elle avait conscience de ses limites. Mais jamais elle ne lui avait fait part de ce qu'elle pensait, craignant de le blesser dans son amour-propre. Quant à lui, il était particulièrement perspicace à ces moments-là, et il devinait toujours ses sentiments secrets. Natacha voyait cela et s'en faisait beaucoup de chagrin ; sur-le-champ, elle le flattait et le cajolait. C'est pourquoi en cet instant les paroles d'Aliocha avaient retenti douloureusement dans son cœur… « Laisse, Aliocha, tu es seulement étourdi, c'est tout, ajouta-t-elle, pourquoi t'humilies-tu toi-même ? – C'est bon ; mais laissez-moi finir. Après la réception du comte, mon père était furieux contre moi. Attends un peu, me suis-je dit ! Nous sommes allés chez la princesse, j'avais entendu dire depuis longtemps que, de vieillesse, elle avait quasiment perdu l'esprit. Qu'en plus elle était sourde et aimait à la folie les petits chiens. Qu'elle en avait toute une meute et les adorait. En dépit de tout cela, elle avait une immense influence dans le monde, et le comte Naïnski lui-même, le superbe, faisait antichambre chez elle. Aussi, en chemin, je jetai les bases d'un plan d'activité ultérieur, et sur quoi croyez-vous qu'il reposait ? Sur ce que tous les chiens m'aiment, oui, c'est comme je vous le dis ! J'ai remarqué cela. Est-ce qu'il y a une force magnétique en moi, ou est-ce parce que j'aime beaucoup moi-même tous les animaux ? Je ne sais, mais les chiens m'aiment, un point c'est tout ! À propos de magnétisme, je ne t'ai pas encore raconté, Natacha, que l'autre jour nous avons évoqué des esprits, j'ai été chez un expert en la matière ; c'est extrêmement curieux, Ivan Petrovitch ; cela m'a impressionné. J'ai évoqué Jules César. – Ah ! mon Dieu ! Mais qu'avais-tu besoin de Jules César ! s'écria Natacha, en éclatant de rire. Il ne manquait plus que cela ! – Mais pourquoi donc ?… Est-ce que je suis… Pourquoi n'ai-je pas le droit d'évoquer Jules César ? Qu'est-ce que cela peut lui faire ? La voilà qui rit ! – Bien sûr que cela ne lui fera rien… Ah ! mon cher ami ! Eh bien, qu'est-ce qu'il t'a dit, Jules César ? – Il ne m'a rien dit. Je tenais seulement un crayon, et le crayon marchait tout seul sur un papier et écrivait. C'est Jules César qui écrivait, à ce qu'on m'a dit. Je ne le crois pas. – Et qu'est-ce qu'il t'a écrit ? – Quelque chose dans le genre de « trempé », comme dans Gogol…, mais cesse de rire ! – Parle-nous alors de la princesse ! – Mais vous m'interrompez tout le temps. Nous sommes arrivés chez la princesse et j'ai commencé par faire la cour à Mimi. Cette Mimi, c'est une vieille chienne affreuse, tout à fait répugnante, de plus elle est entêtée et elle mord. La princesse en raffole ; on dirait qu'elles sont du même âge. J'ai commencé par bourrer Mimi de bonbons, et en dix minutes au plus, je lui avais appris à donner la patte, ce que de toute sa vie on n'avait pu lui faire faire. La princesse était aux nues ; elle manquait pleurer de joie : « Mimi ! Mimi ! Mimi ! donne la patte ! » Quelqu'un arrive : « Mimi donne la patte ! Mon filleul vient de lui apprendre ! » Le comte Naïnski entre : « Mimi donne la patte ! » Elle me regarde en pleurant presque d'attendrissement. L'excellente vieille ! elle me faisait pitié. Je n'ai pas laissé passer l'occasion, je lui ai fait sur-le-champ un autre compliment ; elle a sur sa tabatière son propre portrait, qui date du temps où elle était encore jeune fille, il y a une soixantaine d'années de cela. La voilà qui laisse tomber sa tabatière. Je la ramasse, et je dis comme si je ne savais rien : Quelle charmante peinture ! C'est la beauté idéale ! Pour le coup, elle fond complètement : elle me parle de ceci, de cela : où ai-je étudié, chez qui est-ce que j'habite, elle en débite. Je l'ai égayée aussi en lui racontant une histoire grivoise. Elle aime cela ; elle m'a seulement menacé du doigt mais elle a beaucoup ri. En me congédiant, elle m'embrasse et me signe et exige que je vienne la distraire chaque jour. Le comte me serre la main ; ses yeux s'étaient faits tout doucereux ; quant à son père, bien que, ce soit l'homme le meilleur, le plus honnête et le plus noble de la terre, vous me croirez si vous voulez, il en pleurait presque de joie, lorsque nous revînmes tous les deux à la maison ; il m'a embrassé et s'est laissé aller à me faire des révélations si mystérieuses à propos de carrière, de relations, d'argent, de mariage, qu'il y a beaucoup de choses que je n'ai pas comprises. Et c'est à ce moment-là qu'il m'a donné de l'argent. Cela se passait hier. Demain, je retourne chez la princesse, mais son père est malgré cela l'homme le plus noble qui soit, ne prenez pas cela en mauvaise part ; il m'éloigne de toi, c'est vrai, Natacha, mais c'est parce qu'il est aveuglé, parce qu'il désire les millions de Katia, et que tu ne les as pas ; mais il ne les désire que pour moi, et c'est uniquement par ignorance qu'il est injuste envers toi. Aussi quel père ne désire pas le bonheur de son fils ! Ce n'est pas sa faute s'il est habitué à estimer le bonheur en millions. Ils sont tous ainsi. Il faut le regarder de ce point de vue, pas autrement, et tout de suite on trouve qu'il a raison. Je me suis exprès hâté de venir te voir, Natacha, pour t'en persuader, car je sais que tu es prévenue contre lui et, bien entendu, ce n'est pas ta faute. Je ne t'en fais pas grief… – Ainsi, tout ce qui t'est arrivé, c'est de faire ta carrière chez la princesse ? C'est là toute ta ruse ? lui demanda Natacha. – Comment ? Qu'est-ce que tu dis ? Ce n'est qu'un commencement… je t'ai parlé de la princesse, parce que par elle je tiendrai mon père en main, tu comprends, mais mon histoire principale n'est pas encore commencée. – Alors, raconte-la-nous vite ! – Aujourd'hui, il m'est arrivé une autre aventure extrêmement étrange, j'en suis encore frappé, poursuivit Aliocha. Il faut que vous notiez que, bien que mon père et la comtesse aient décidé notre mariage, officiellement il n'y a pas encore rien eu de définitif : nous pourrions nous séparer sur-le-champ sans le moindre scandale ; il n'y a que le comte Naïnski qui soit au courant, mais on le considère comme un parent et un protecteur. Bien plus, quoique pendant ces deux dernières semaines j'aie souvent rencontré Katia, jusqu'à hier soir, nous n'avons pas parlé d'avenir, c'est-à-dire de mariage, ni… eh bien, oui, ni d'amour. De plus, on a décidé au début de demander le consentement de la princesse K… dont on attend une protection toutepuissante et une pluie d'or. Ce qu'elle dira, c'est ce que dira le monde ; avec les relations qu'elle a… Et on veut absolument me sortir dans le monde et me faire faire mon chemin. Mais c'est la comtesse, la belle-mère de Katia, qui insiste le plus sur ces dispositions. En effet, la princesse, peut-être à cause de toutes ses fredaines à l'étranger, ne la reçoit pas encore, et si la princesse ne la reçoit pas, les autres ne la recevront peut-être pas non plus ; or mes fiançailles avec Katia sont une occasion favorable. Aussi la comtesse, qui était tout d'abord contre ce mariage, s'est beaucoup réjouie aujourd'hui de mon succès chez la princesse, mais ceci, c'est un à-côté, voici le plus important : j'ai fait la connaissance de Katerina Fiodorovna dès l'an passé, mais j'étais encore un gamin et je ne pouvais rien comprendre, aussi je n'avais rien vu en elle à ce moment-là… – Simplement, tu m'aimais alors davantage, l'interrompit Natacha, c'est pourquoi tu n'avais rien vu en elle, tandis que maintenant… – Pas un mot, Natacha, s'écria Aliocha avec feu, tu te trompes complètement et tu me fais injure !… Je ne te répondrai même pas ; écoute-moi encore et tu comprendras tout… Oh ! si tu connaissais Katia ! Si tu savais quelle âme tendre et limpide c'est ! Mais tu le sauras ; écoute-moi, seulement jusqu'au bout ! Il y a quinze jours, lorsque, après leur arrivée, mon père me conduisit chez Katia, je me mis à l'observer attentivement. Je remarquai qu'elle aussi m'observait. Ceci piqua ma curiosité ; je ne parle même pas de mon intention de la connaître plus intimement, intention qui m'était venue depuis cette lettre de mon père qui m'avait tellement frappé. Je me tairai, je ne chanterai pas ses louanges, je dirai seulement ceci : elle est une éclatante exception dans tout ce cercle. C'est une nature si originale, une âme si droite et si forte, forte précisément par sa pureté et sa droiture, que devant elle je ne suis plus qu'un petit garçon, un frère plus jeune, bien qu'elle n'ait que dix-sept ans. J'ai encore remarqué une chose ; elle est profondément triste, comme si elle portait un secret ; elle n'est pas bavarde ; chez elle, elle se tait presque tout le temps, on dirait qu'elle a peur…, qu'elle réfléchit à quelque chose. Elle semble craindre mon père. Elle n'aime pas sa belle-mère, je l'avais deviné ; c'est la comtesse qui fait croire, dans quelque dessein, que sa belle-fille l'adore ; tout ceci est faux. Katia lui obéit surtout aveuglément comme si elles en étaient convenues toutes les deux. Il y a quatre jours, après toutes mes observations, je résolus de mettre mon projet à exécution et c'est que j'ai fait ce soir. C'est-à-dire : raconter tout à Katia, lui avouer tout, la faire pencher de notre côté et ensuite terminer l'affaire d'un seul coup… – Comment ! raconter quoi ? Avouer quoi ? demanda Natacha d'un ton inquiet. – Tout, absolument tout, répondit Aliocha, je remercie Dieu qui m'a inspiré cette pensée, mais écoutez, écoutez ! Il y a quatre jours, je décidai de m'éloigner de vous et de tout terminer moi-même. Si j'étais resté avec vous, j'aurais tout le temps hésité, je vous aurais écoutée et je n'aurais pris aucune détermination. Tandis que seul, m'étant mis justement dans une position où il me fallait à chaque instant me convaincre que JE DEVAIS en finir, j'ai réuni mon courage et j'ai été jusqu'au bout ! Je m'étais promis de revenir à vous avec une décision, et je reviens avec une décision ! – Comment donc ? Que s'est-il passé ? Raconte-nous vite ! – C'est très simple ! Je suis allé la trouver directement, honnêtement et hardiment. Mais, tout d'abord, il faut que je vous raconte un événement qui a précédé celui-là et qui m'a terriblement impressionné. Avant que nous sortions, mon père a reçu une lettre. Je suis entré à ce moment dans son cabinet et me suis arrêté sur le pas de la porte. Il ne me voyait pas. Il était tellement frappé par cette lettre qu'il parlait tout seul, poussait des exclamations, allait et venait par la chambre, hors de lui ; pour finir, il s'est mis à rire brusquement ; il tenait la lettre à la main. J'avais peur d'entrer, j'ai attendu encore, puis je me suis risqué. Mon père était très content ; il m'a adressé la parole d'un air assez étrange ; puis, soudain, il s'est interrompu et m'a ordonné de me préparer aussitôt à sortir, bien qu'il fût encore très tôt. Aujourd'hui, il n'y avait personne chez eux, nous étions seuls, et tu as eu tort de croire qu'il y avait là-bas une soirée, Natacha. On t'a mal renseignée. – Ah ! ne sors pas du sujet, Aliocha, je t'en prie ; dis-moi comment tu as tout raconté à Katia. – Heureusement, nous sommes restés seuls elle et moi deux bonnes heures. Je lui ai annoncé simplement que, malgré le désir qu'on avait de nous fiancer, notre mariage était impossible ; que toute ma sympathie allait vers elle et qu'elle seule pouvait me sauver. C'est alors que je lui ai tout révélé. Figure-toi qu'elle ne savait rien de notre histoire à tous les deux, Natacha ! Si tu avais vu comme elle était touchée ; au début même elle a été effrayée. Elle est devenue toute pâle. Je lui ai raconté toute notre histoire : que tu avais abandonné ta maison pour moi, que nous vivions seuls, que nous souffrions le martyre, avions peur de tout ; que maintenant nous accourions à elle (j'ai parlé aussi en ton nom, Natacha) afin qu'elle se rangeât elle-même de notre côté et dît tout net à sa belle-mère qu'elle ne voulait pas m'épouser ; que c'était là notre unique planche de salut, et que nous n'avions plus rien à attendre d'aucun côté. Elle m'a écouté avec tellement de curiosité, tellement de sympathie ! Quels yeux elle avait à ce moment-là ! On eût dit que toute son âme avait passé dans son regard ! Elle a des yeux bleus tout à fait couleur du ciel. Elle m'a remercié de ne pas avoir douté d'elle et m'a promis de nous aider de toutes ses forces. Ensuite, elle m'a posé des questions, sur toi, elle m'a dit qu'elle désirait beaucoup faire ta connaissance et m'a demandé de te dire qu'elle t'aimait déjà comme une sœur et que tu devais l'aimer toi aussi comme une sœur ; quand elle a appris qu'il y avait déjà cinq jours que je ne t'avais vue, elle m'a aussitôt expédié auprès de toi. » Natacha était émue. « Et tu as pu nous raconter d'abord tes exploits chez une princesse sourde ! Ah ! Aliocha, Aliocha ! s'écria-t-elle, en lui lançant un regard chargé de reproches. Et Katia ? Était-elle gaie, joyeuse, en te congédiant ? – Oui, elle était contente d'avoir eu l'occasion de faire un geste noble, et elle pleurait. Car elle m'aime aussi, tu sais, Natacha ! Elle m'a avoué qu'elle avait commencé à m'aimer, qu'elle voyait peu de gens et qu'il y avait longtemps que je lui plaisais. Elle m'avait distingué, surtout, parce qu'autour d'elle il n'y a que ruse et mensonge et que je lui avais paru sincère et honnête. Elle s'est levée et elle m'a dit : « Allons, Dieu vous protège, Alexeï Petrovitch, et moi qui croyais… » Elle n'a pas achevé, elle a fondu en larmes et elle est sortie. Nous avons décidé que, dès demain, elle dirait à sa belle-mère qu'elle ne voulait pas m'épouser et que, dès demain, je devrais aussi tout dire à mon père fermement et hardiment. Elle m'a reproché de ne pas lui avoir parlé plus tôt : « Un honnête homme ne doit rien craindre ! » Elle est tellement noble ! Elle n'aime pas non plus mon père ; elle dit qu'il est fourbe et qu'il court après l'argent. Je l'ai défendu : elle ne m'a pas cru. Si je ne réussis pas demain auprès de mon père (elle est certaine que je ne réussirai pas), alors elle est aussi d'avis que je me réfugie sous la protection de la princesse K… Car aucun d'entre eux n'oserait aller contre elle. Nous nous sommes mutuellement promis d'être comme frère et sœur. Oh ! si tu savais aussi son histoire, combien elle est malheureuse, quel dégoût elle éprouve pour sa vie chez sa belle-mère, pour toute cette mise en scène !… Elle ne me l'a pas dit franchement, comme si elle me craignait moi aussi, mais je l'ai deviné à certaines de ses paroles, Natacha, mon amie ! Comme elle t'admirerait, si elle te voyait ! Et quel bon cœur elle a ! Avec elle, c'est tellement facile ! Vous êtes faites toutes deux pour être sœurs et vous devez vous aimer. Je l'ai toujours pensé. Et c'est vrai : je vous réunirais, et je resterais à côté de vous, à vous contempler. Ne va pas te faire des idées, Natacha, et laisse-moi te parler d'elle. J'ai précisément besoin de te parler d'elle, et de lui parler de toi. Mais tu sais bien que je t'aime plus que tous, plus qu'elle… Tu es mon tout ! » Natacha le regardait en silence, avec une affection mêlée de tristesse. On eût dit que les mots d'Aliocha la caressaient et la torturaient en même temps. « Il y a longtemps, quinze jours déjà, que je me suis fait une opinion sur Katia, poursuivait-il. Je suis allé chez eux cha- que soir. Quand je revenais à la maison, je ne faisais que penser à vous deux, et vous comparer à l'autre. – Laquelle d'entre nous l'emportait ? lui demanda Natacha en souriant. – Tantôt toi, tantôt elle. Mais c'est toujours toi qui avais l'avantage. Lorsque je parle avec elle, je sens toujours que je deviens moi-même meilleur, plus intelligent, plus noble en quelque sorte. Mais demain, demain tout se décidera ! – Et tu n'as plus pitié d'elle ? Elle t'aime, tu le sais ; tu dis que tu t'en es aperçu toi-même. – Si, j'en ai pitié ! Mais nous nous aimerons tous trois, et alors… – Et alors adieu ! » dit doucement Natacha, comme en aparté. Aliocha la regarda d'un air perplexe. Mais notre entretien fut brusquement interrompu de la façon la plus imprévue. Dans la cuisine qui était en même temps l'antichambre, on entendit un léger bruit, comme si quelqu'un était entré. Une minute après, Mavra ouvrit la porte et fit à la dérobée un petit signe pour appeler Aliocha. Nous nous tournâmes tous vers elle. « On te demande, si tu veux bien venir, dit-elle d'un ton quasi mystérieux. – On peut me demander à cette heure ? dit Aliocha, en nous jetant un regard étonné. J'y vais ! » Dans la cuisine se tenait le valet du prince son père. On apprit que le prince, en rentrant chez lui, avait arrêté sa voiture devant l'appartement de Natacha et avait envoyé demander si Aliocha était chez elle. Après avoir fait la commission, le valet se retira sur-le-champ. « C'est bizarre ! Ce n'était encore jamais arrivé, dit Aliocha troublé en nous enveloppant du regard ; qu'est-ce que cela veut dire ? » Natacha le regarda d'un air anxieux. Soudain, Mavra rouvrit la porte. « Le prince vient lui-même », dit-elle précipitamment à voix basse et aussitôt elle disparut. Natacha devint pâle et se leva. Ses yeux se mirent soudainement à briller. Elle s'appuyait légèrement à la table et, toute troublée, regardait la porte par où devait entrer le visiteur importun. « Natacha, ne crains rien, je suis là ! Je ne lui permettrai pas de t'offenser », lui murmura Aliocha ému, mais maître de lui. La porte s'ouvrit et sur le seuil apparut le prince Valkovski en personne. II Il nous embrassa d'un regard rapide et attentif. On ne pouvait encore déceler d'après ce regard s'il se présentait en ami ou en ennemi. Mais je veux décrire son aspect par le menu. Ce soirlà, il me frappa particulièrement. Je l'avais déjà vu auparavant. C'était un homme d'environ quarante-cinq ans, pas plus, avec un visage régulier et extrêmement beau, dont l'expression changeait selon les circonstances ; mais elle changeait brusquement, totalement, avec une rapidité extraordinaire, passant de l'aménité même au mécontentement le plus renfrogné, comme par le déclenchement subit de quelque ressort. L'ovale pur de son visage légèrement basané, ses dents magnifiques, ses lèvres petites et assez fines, joliment dessinées, son nez droit un peu allongé, son haut front, où l'on ne voyait pas encore la plus petite ride, ses yeux gris assez grands, tout cela en faisait presque un bel homme, et cependant son visage ne produisait pas une impression agréable. Ce visage repoussait surtout parce que son expression semblait ne pas lui appartenir en propre, mais était toujours affectée, étudiée, empruntée, et la sourde conviction naissait en vous que jamais vous n'y liriez une expression authentique. En le considérant avec plus d'insistance, vous commenciez à soupçonner sous ce masque perpétuel quelque chose de mauvais, de cauteleux, et d'au plus haut degré égoïste. Ses beaux yeux gris grands ouverts retenaient particulièrement votre attention. Ils semblaient être les seuls à ne pouvoir se soumettre entièrement à sa volonté. Même s'il désirait vous regarder d'un air doux et affectueux, les rayons de son regard se dédoublaient en quelque sorte et, parmi les rayons doux et affectueux, d'autres brillaient, hargneux, inquisiteurs, durs, méfiants… Il était assez grand, bien bâti, un peu maigre, et paraissait considérablement plus jeune que son âge. Ses cheveux souples blond cendré avaient à peine commencé à grisonner. Ses oreilles, ses mains, les extrémités de ses pieds, étaient étonnamment belles, d'une beauté aristocratique. Il était vêtu avec une élégance et une fraîcheur raffinées, et il avait encore quelques allures de jeune homme, qui d'ailleurs lui seyaient. Il semblait le frère aîné d'Aliocha. Du moins, on ne l'eût jamais pris pour le père d'un aussi grand garçon. Il marcha droit sur Natacha et lui dit, en posant sur elle un regard assuré : « Mon arrivée chez vous à cette heure sans me faire annoncer est étrange et en dehors de toutes règles admises, mais j'espère que vous croirez que du moins je suis conscient de toute l'excentricité de ma démarche. Je sais également à qui j'ai affaire ; je sais que vous êtes compréhensive et généreuse. Accordez-moi seulement dix minutes, et j'espère que vous-même me comprendrez et m'approuverez. » Il dit tout cela poliment, mais avec force et fermeté. « Asseyez-vous », dit Natacha, qui n'était pas remise encore de sa première émotion et d'une sorte de frayeur. Il s'inclina légèrement et s'assit. « Avant tout, permettez-moi de lui dire deux mots, commença-t-il, en désignant son fils. Aliocha, dès que tu es parti, sans m'attendre et même sans nous dire adieu, on est venu prévenir la comtesse que Katerina Fiodorovna se trouvait mal. La comtesse allait se précipiter chez elle lorsque Katerina Fiodorovna est entrée brusquement, toute défaite et en proie à un grand trouble. Elle nous a dit sans détour qu'elle ne pouvait être ta femme. Elle a ajouté qu'elle allait entrer au couvent, que tu lui avais demandé son assistance et que tu lui avais confié que tu aimais Nathalia Nikolaievna. Cet incroyable aveu de Katerina Fiodorovna en un pareil instant avait été provoqué, bien entendu, par l'extrême étrangeté de l'explication que tu avais eue avec elle. Elle était presque hors d'elle. Tu comprends que cela m'a impressionné et effrayé. En passant à l'instant dans la rue, j'ai aperçu de la lumière à vos fenêtres, poursuivit-il en se tournant vers Natacha. Et une pensée qui me poursuit depuis longtemps s'est à ce point emparée de moi que je n'ai pu résister à son premier attrait et que je suis entré chez vous. Pourquoi ? Je vais vous le dire tout de suite, mais je vous prierai tout d'abord de ne pas vous étonner de la brutalité de mon explication. Tout ceci est venu si subitement… – J'espère que je comprendrai et que je saurai apprécier comme il faut ce que vous direz » dit Natacha en hésitant. Le prince la regarda avec insistance, comme s'il se hâtait de la DÉCHIFFRER entièrement en l'espace d'une minute. « Je compte aussi sur votre pénétration, reprit-il ; et si je me suis permis de venir vous voir ce soir, c'est précisément parce que je sais à qui j'ai affaire. Je vous connais depuis longtemps, bien que jadis j'aie été si injuste et si coupable envers vous. Écoutez : vous savez qu'il y a de vieilles dissensions entre votre père et moi. Je ne me justifie pas : peut-être que je suis plus coupable envers lui que je ne le pensais jusqu'à présent. Mais, s'il en est ainsi, c'est que moi-même j'ai été trompé. Je suis méfiant, je le reconnais. Je suis enclin à soupçonner le mal avant le bien, c'est un trait malheureux, propre aux cœurs secs. Mais je n'ai pas l'habitude de dissimuler mes défauts. J'ai ajouté foi à toutes ces calomnies et, lorsque vous avez quitté vos parents, j'ai pris peur pour Aliocha. Mais je ne vous connaissais pas encore. Les renseignements que j'ai fait prendre m'ont peu à peu rassuré entièrement. J'ai observé, étudié, et pour finir, j'ai acquis la conviction que mes soupçons étaient sans fondement. J'ai appris que vous aviez rompu avec votre famille, je sais aussi que votre père est de toutes ses forces opposé à votre mariage avec mon fils. Et d'ailleurs le seul fait qu'avec une telle influence, un tel pouvoir, puis-je dire, sur Aliocha, vous n'ayez pas jusqu'ici utilisé ce pouvoir et que vous ne l'ayez pas contraint de vous épouser, ce seul fait vous place sous un jour favorable. Malgré cela, je vous l'avoue, j'ai décidé alors de faire obstacle autant qu'il est en mon pouvoir à toute éventualité de mariage entre vous et mon fils. Je sais que je m'exprime trop franchement mais en ce moment il faut avant tout que je sois franc ; vous en conviendrez vous-même lorsque vous m'aurez écouté jusqu'au bout. Peu de temps après que vous ayez quitté votre maison, je suis parti de Pétersbourg ; mais je n'avais déjà plus de craintes au sujet d'Aliocha. J'espérais en votre noble fierté. J'avais compris que vous-même ne désiriez pas vous marier avant que nos désagréments familiaux n'aient pris fin ; que vous ne vouliez pas mettre la discorde entre Aliocha et moi, car je ne lui aurais jamais pardonné son mariage avec vous ; que vous ne souhaitiez pas non plus qu'on dise de vous que vous cherchiez un fiancé de lignée princière et une alliance avec notre maison. Au contraire, vous avez même témoigné du dédain à notre égard, et vous attendiez peut-être le moment où je viendrais moi-même vous prier de nous faire l'honneur d'accorder votre main à mon fils. Cependant, je suis obstinément resté votre ennemi. Je ne veux pas me disculper, mais je ne vous cacherai pas mes raisons. Les voici : vous n'avez ni nom ni fortune. J'ai du bien, il est vrai, mais il nous en faut davantage. Notre famille est déchue. Nous avons besoin de relations et d'argent. La belle-fille de la comtesse Zénaïda Fiodorovna, quoique sans relations, est très riche. Si nous tardions le moins du monde, des amateurs se présentaient et nous soufflaient la fiancée : il ne fallait pas laisser échapper pareille occasion, aussi, bien qu'Aliocha fût encore trop jeune, je décidai de le marier. Vous voyez que je ne vous cache rien. Vous pouvez regarder avec mépris un père qui reconnaît lui-même que, conduit par l'intérêt et par les préjugés, il a incité son fils à commettre une mauvaise action ; car abandonner une jeune fille au grand cœur qui lui a tout sacrifié et envers laquelle il est tellement coupable, c'est une mauvaise action. Mais je ne me justifie pas. La seconde raison de ce mariage projeté entre mon fils et la belle-fille de la comtesse Zénaïda Fiodorovna est que cette jeune fille est au plus haut point digne d'amour et de respect. Elle est belle, bien élevée, elle a un caractère remarquable et elle est fort intelligente, bien qu'à beaucoup d'égards elle soit encore une enfant. Aliocha n'a pas de caractère, il est étourdi, extraordinairement peu raisonnable, à vingtdeux ans c'est encore tout à fait un enfant ; il ne possède que de la dignité et un bon cœur, qualités dangereuses d'ailleurs étant donné ses autres défauts. Il y a longtemps que j'ai remarqué que mon influence sur lui commence à diminuer : l'ardeur et les entraînements de la jeunesse prennent le dessus et l'emportent même sur certaines obligations. Peut-être que je l'aime trop, mais je suis convaincu que je ne suffis plus à le tenir en main. Et cependant, il lui faut absolument être sous quelque influence bienfaisante et permanente. Il a une nature soumise, faible, aimante, il préfère aimer et obéir que de commander. Il restera toute sa vie ainsi. Vous pouvez vous représenter combien je me suis réjoui lorsque je rencontrai Katerina Fiodorovna, l'idéal de la jeune fille que j'aurais souhaitée pour femme à mon fils. Mais c'était trop tard ; sur lui déjà régnait sans conteste une autre influence : la vôtre. Je l'ai observé avec vigilance lorsque je suis revenu il y a un mois à Pétersbourg et j'ai remarqué avec étonnement en lui un changement sensible vers un mieux. Sa frivolité, son caractère enfantin restaient presque les mêmes, mais certaines aspirations nobles s'étaient affermies en lui ; il commençait à s'intéresser non plus uniquement à des jouets, mais à ce qui est élevé, noble, honnête. Il a des idées bizarres, instables, parfois absurdes ; mais ses désirs, ses emportements, son cœur sont meilleurs, et c'est là le fondement de tout ; et toutes ces améliorations viennent indiscutablement de vous. Vous l'avez rééduqué. Je vous avoue qu'à ce moment-là l'idée m'est venue que vous pourriez plus que n'importe qui faire son bonheur. Mais j'ai chassé cette pensée, je l'ai rejetée. J'avais besoin de vous l'enlever coûte que coûte ; j'ai commencé à agir et j'ai cru que j'avais atteint mon but. Il y a une heure encore, je pensais que la victoire était de mon côté. Mais l'incident survenu dans la maison de la comtesse a d'un coup renversé toutes mes suppositions. Un fait inattendu m'a surtout frappé : ce sérieux insolite chez Aliocha, la fermeté de son attachement pour vous, la persistance, la vivacité de ce lien. Je vous le répète, vous l'avez rééduqué définitivement. J'ai vu tout d'un coup que le changement qui s'était opéré en lui allait encore plus loin que je ne le pensais. Aujourd'hui il a donné devant moi des signes d'une intelligence que j'étais loin de soupçonner en lui et il a fait preuve en même temps d'une finesse, d'une pénétration rares. Il a choisi le chemin le plus sûr pour sortir d'une situation qu'il jugeait embarrassante. Il a effleuré et éveillé la faculté la plus noble du cœur humain : celle de pardonner et de rendre le bien pour le mal. Il s'est livré au bon plaisir de l'être qu'il avait offensé et a accouru vers lui en lui demandant sympathie et assistance. Il a touché la fierté d'une femme qui l'aimait déjà, en lui avouant qu'elle avait une rivale, et en même temps il lui a inspiré de la sympathie pour cette rivale et a obtenu pour lui-même le pardon et la promesse d'une amitié fraternelle et désintéressée. Affronter une pareille explication sans blesser, sans offenser, les hommes les plus sages et les plus adroits en sont parfois incapables, ceux qui le peuvent précisément sont les cœurs frais et purs, et bien dirigés, comme le sien. Je suis convaincu que vous n'avez pris part à sa démarche d'aujourd'hui ni par vos paroles ni par vos conseils. Peut-être ne l'avez-vous apprise qu'à l'instant même. Je ne me trompe pas, n'est-ce pas ? – Vous ne vous trompez pas, répéta Natacha dont le visage était en feu et dont les yeux brillaient d'un éclat étrange, comme inspiré. La dialectique du prince commençait à produire son effet. Je n'ai pas vu Aliocha pendant cinq jours, ajouta-t-elle. C'est lui qui a imaginé cela et qui l'a mis à exécution. – Il en est assurément ainsi, appuya le prince ; mais malgré cela, cette pénétration inattendue, cet esprit de décision, cette conscience de son devoir et pour finir toute cette noble fermeté, tout cela n'est qu'un effet de votre influence sur lui. Je me suis fait une opinion définitive là-dessus, j'y ai réfléchi en rentrant chez moi, et, après réflexion, je me suis senti la force de prendre une résolution. Nos projets de mariage sont compromis et ne peuvent être repris : et même si c'était possible, ils n'auraient plus de raison d'être. En effet, je suis persuadé que vous seule pouvez faire son bonheur, que vous êtes son véritable guide, que vous avez déjà posé les bases de son futur bonheur ! Je ne vous ai rien caché, je ne vous cache rien maintenant non plus ; j'aime beaucoup l'avancement, l'argent, la célébrité, le rang même ; je reconnais qu'il y a là une grande part de préjugés, mais j'aime ces préjugés et je ne veux décidément pas les fouler aux pieds. Mais il y a des circonstances où il faut admettre aussi d'autres considérations, où on ne peut tout mesurer à la même aune… De plus, j'aime passionnément mon fils. En un mot, je suis arrivé à la conclusion qu'Aliocha ne doit pas vous quitter, car sans vous il serait perdu. Et l'avouerai-je ? Il y a peut-être un mois que j'ai arrêté cela, et c'est seulement maintenant que j'ai reconnu que j'avais pris une juste décision. Bien sûr, pour vous faire part de tout cela, j'aurais pu tout aussi bien vous rendre visite demain et ne pas vous déranger à minuit ou presque. Ma hâte actuelle vous montrera peut-être quel intérêt ardent et surtout sincère je porte à cette affaire. Je ne suis plus un gamin ; je ne pourrais, à mon âge, me décider à un geste qui n'ait été mûrement réfléchi. Lorsque je suis entré ici, tout était déjà décidé et pesé. Je sais qu'il me faudra attendre encore longtemps avant de vous convaincre entièrement de ma sincérité… Mais au fait ! Vous expliquerai-je maintenant pourquoi je suis venu ici ? Je suis venu pour m'acquitter de ma dette envers vous, et solennellement, avec tout le respect infini que j'ai pour vous, je vous demande de faire le bonheur de mon fils en lui accordant votre main. Oh ! ne croyez pas que je me présente comme un père terrible qui a décidé, pour finir, de pardonner à ses enfants et de consentir gracieusement à leur bonheur. Non ! non ! Vous m'humilieriez en me prêtant de telles pensées. Ne croyez pas non plus que je sois à l'avance certain de votre consentement en me reposant sur ce que vous avez sacrifié pour mon fils ; non, encore une fois. Je suis, le premier à dire tout haut qu'il ne vous vaut pas et… (il est sincère et bon) il le reconnaîtra lui-même. Ce n'est pas tout. Il n'y a pas que cela qui m'ait attiré ici, à pareille heure…, je suis venu ici… (et il se leva avec une déférence quelque peu solennelle), je suis venu ici pour devenir votre ami ! Je sais que je n'y ai pas le moindre droit, au contraire ! Permettezmoi d'essayer de mériter ce droit ! Permettez-moi d'espérer !… » Il s'inclina respectueusement devant Natacha, et attendit sa réponse. Pendant tout le temps qu'il parlait, je l'avais observé attentivement. Il l'avait remarqué. Il avait prononcé son discours froidement, avec quelques prétentions à la dialectique, et, à certains passages ; même avec une sorte de négligence. Le ton de sa harangue ne correspondait pas toujours à l'élan qui l'avait jeté chez nous à une heure aussi indue pour une première visite et particulièrement dans ces circonstances. Certaines de ses expressions étaient visiblement préparées, et à d'autres endroits de ce discours long et étrange par sa longueur, il avait comme artificiellement pris les airs d'un original, s'efforçant de cacher sous les couleurs de l'humour, de l'insouciance et de la plaisanterie un sentiment qui cherche à s'exprimer. Mais je n'analysai tout cela que plus tard ; pour le moment, c'était une autre affaire. Il avait prononcé les derniers mots avec tant d'effusion, tant de sentiment, avec une expression si sincère de respect pour Natacha, qu'il fit notre conquête à tous. Quelque chose même qui ressemblait à une larme brilla un instant à ses cils. Le noble cœur de Natacha était captivé. Elle se leva à son tour, et, sans dire mot, profondément émue, lui tendit la main. Il la saisit et la baisa tendrement ; avec affection. Aliocha était hors de lui d'enthousiasme. « Qu'est-ce que je t'avais dit, Natacha ! s'écria-t-il. Tu ne me croyais pas ! Tu ne croyais pas que c'était l'homme le plus noble de la terre ! Tu vois, tu vois !… » Il se jeta vers son père qu'il embrassa avec fougue. Celui-ci le lui rendit mais se hâta de mettre fin à cette scène attendrissante, comme s'il avait honte de manifester ses sentiments. « C'est assez, dit-il en prenant son chapeau ; je m'en vais. Je vous ai demandé dix minutes, et je suis resté une heure, ajouta-t-il avec un petit rire. Mais je m'en vais avec l'impatience la plus brûlante de vous revoir le plus tôt possible. Me permettezvous de venir vous voir aussi souvent que j'en aurai le loisir ? – Oui ! oui ! répondit Natacha : aussi souvent que possible ! Je désire au plus vite…, vous aimer…, ajouta-t-elle toute confuse. – Comme vous êtes sincère, comme vous êtes honnête ! dit le prince, en souriant à ses paroles. Vous ne cherchez même pas à dissimuler pour dire une simple politesse. Mais votre sincérité est plus précieuse que toutes ces politesses simulées. Oui ! Je sens qu'il me faudra longtemps, longtemps, pour mériter votre amitié ! – Taisez-vous, ne me faites pas de compliments, c'est assez ! » lui murmura Natacha dans son trouble. Qu'elle était belle, en cet instant ! « Soit ! trancha le prince ; mais deux mots encore. Pouvezvous vous figurer combien je suis malheureux ! Car je ne pourrai venir vous voir ni demain ni après-demain. Ce soir, j'ai reçu une lettre, très importante, me demandant de prendre part sans délai à une affaire. Je ne peux en aucune façon m'y soustraire. Demain matin, je quitte Pétersbourg. Je vous en prie, ne pensez pas que je sois venu vous voir si tard précisément parce que je n'en aurais eu le temps ni demain ni après-demain. Vous ne le pensez sûrement pas, mais voici un petit échantillon de mon esprit soupçonneux ! Pourquoi m'a-t-il semblé que vous deviez infailliblement penser cela ? Oui, cette méfiance m'a beaucoup entravé au cours de ma vie, toute ma mésintelligence avec votre famille est peut-être seulement une conséquence de mon fâcheux caractère !… C'est aujourd'hui mardi. Mercredi, jeudi et vendredi je serai absent. J'espère revenir sans faute samedi et je viendrai vous voir le jour même. Dites-moi, puis-je venir passer toute la soirée ? – Bien sûr, bien sûr s'écria Natacha, je vous attendrai samedi soir avec impatience ! – Ah ! comme j'en suis heureux ! Je vous connaîtrai de mieux en mieux ! Allons…, je m'en vais ! Mais je ne peux m'en aller sans vous serrer la main, poursuivit-il en se tournant brusquement vers moi. Excusez-moi ! Nous parlons tous en ce moment de façon si décousue… J'ai déjà eu plusieurs fois le plaisir de vous rencontrer, et nous avons même été présentés l'un à l'autre. Je ne puis m'éloigner sans vous dire combien il m'a été agréable de renouveler connaissance. – Nous nous sommes rencontrés, c'est vrai, répondis-je en prenant la main qu'il me tendait, mais, je m'excuse, je ne me souviens pas que nous ayons été présentés. – Chez le prince R…, l'année dernière. – Pardonnez-moi, je l'avais oublié. Et je vous assure que cette fois je ne l'oublierai plus. Cette soirée restera pour moi particulièrement mémorable. – Oui, vous avez raison, pour moi aussi. Je sais depuis longtemps que vous êtes un véritable ami, un ami sincère de Nathalia Nikolaievna et de mon fils. J'espère être le quatrième entre vous trois. N'est-ce pas ? ajouta-t-il en se tournant vers Natacha. – Oui, c'est un véritable ami et il faut que nous soyons tous réunis ! répondit Natacha, inspirée par un sentiment profond. La pauvrette ! Elle avait rayonné de joie, lorsqu'elle avait vu que le prince n'oubliait pas de s'approcher de moi. Comme elle m'aimait ! – J'ai rencontré beaucoup d'admirateurs de votre talent, poursuivit le prince : je connais deux de vos lectrices les plus ferventes. Cela leur serait si agréable de vous connaître personnellement. Ce sont la comtesse, ma meilleure amie, et sa bellefille, Katerina Fiodorovna Philimonova. Permettez-moi d'espérer que vous ne me refuserez pas le plaisir de vous présenter à ces dames. – Ce sera un grand honneur, quoique en ce moment j'aie peu de relations… – Mais vous me donnerez votre adresse ? Où habitezvous ? J'aurai le plaisir… – Je ne reçois pas chez moi, prince, du moins pour l'instant. je… – Faites-moi ce plaisir, puisque vous insistez, cela me sera très agréable. J'habite rue N…, maison Klugen. – Maison Klugen ! » s'exclama-t-il. Il paraissait frappé. « Comment ! Vous… y habitez depuis longtemps ? – Cependant, quoique je ne mérite pas une exception…, – Non, il n'y a pas longtemps, répondis-je en le regardant involontairement. Je loge au numéro quarante-quatre. – Quarante-quatre ? Vous vivez…, seul ? – Absolument seul. – Ah ! oui ! C'est parce que…, il me semble que je connais cette maison. C'est d'autant mieux… J'irai vous voir sans faute, sans faute. J'ai beaucoup de choses à vous dire, et j'attends beaucoup de vous. Vous pouvez m'obliger à bien des égards. Vous voyez, je commence aussitôt par une requête. Mais au revoir ! Votre main, encore une fois ! » Il me serra la main ainsi qu'à Aliocha, baisa à nouveau la petite main de Natacha et sortit sans prier Aliocha de le suivre. Nous restâmes tous trois fort troublés. Tout ceci s'était fait si inopinément, si brusquement. Nous sentions tous qu'en un clin d'œil tout avait changé et que quelque chose de nouveau, d'inconnu, commençait. Aliocha s'assit sans dire mot à côté de Natacha et lui baisa doucement la main. De temps en temps, il lui jetait un regard qui semblait attendre ce qu'elle allait dire. « Aliocha, mon cher, va dès demain chez Katerina Fiodorovna, dit-elle enfin. – J'y pensais aussi, répondit-il ; j'irai sûrement. – Mais peut-être aussi qu'il lui sera pénible de te voir… Comment faire ? – Je ne sais pas, mon amie. J'y ai pensé. Je verrai…, je prendrai une décision. Eh bien, Natacha, maintenant tout a changé pour nous », ne put s'empêcher de dire Aliocha. Elle sourit et lui jeta un long regard tendre. « Et comme il est délicat ! Il a vu ton pauvre logement et il n'a pas dit un mot… – À quel sujet ? – Eh bien…, au sujet d'un déménagement… ou d'autre chose, ajouta-t-il en rougissant. – Veux-tu te taire, Aliocha, qu'est-ce que cela vient faire ? – Je veux dire qu'il est très délicat. Et comme il t'a fait des compliments ! Je te l'avais bien dit ! Oui, il peut tout comprendre, tout sentir ! Mais il a parlé de moi comme d'un enfant : tous me considèrent comme un enfant ! Et pourquoi pas ? j'en suis un, en effet. – Tu es un enfant, mais tu as plus de pénétration que nous tous. Tu es bon, Aliocha ! – Il a dit que mon bon cœur me faisait du tort. Comment cela ? je ne comprends pas. Sais-tu, Natacha ? Est-ce que je ne ferais pas bien d'aller le trouver tout de suite ? Je serai demain chez toi dès l'aube. – Va, va, mon ami. C'est une bonne idée. Et présente-toi chez lui sans faute, n'est-ce pas ? Demain, tu viendras dès que tu pourras. Cette fois-ci tu ne te sauveras plus pendant cinq jours ? ajouta-t-elle d'un ton malicieux, avec un regard caressant. Nous étions tous dans une joie sereine et complète. – Viens-tu avec moi, Vania ? cria Aliocha en quittant la pièce. – Non, il va rester ; nous avons encore à parler, Vania. Prends bien garde, demain, dès l'aube ! – C'est cela. Adieu, Mavra ! » Mavra était fort agitée. Elle avait écouté à la porte tout ce qu'avait dit le prince, mais elle était loin d'avoir tout compris. Elle aurait voulu percer le mystère, poser des questions. Mais pour l'instant, elle avait un air très sérieux, fier même. Elle sentait aussi qu'un grand changement venait de se produire. Nous demeurâmes seuls. Natacha me prit la main, et resta quelque temps silencieuse, comme cherchant ce qu'elle allait dire. « Je suis fatiguée ! dit-elle enfin d'une voix faible. Écoute : tu iras demain chez nous, n'est-ce pas ? – Certainement. – Parle à maman, mais ne lui dis rien À LUI. – Tu sais bien que je ne lui parle jamais de toi. – C'est vrai : il le saura sans cela. Mais tu noteras ce qu'il dira ? Comment il accueillera cela. Grand Dieu, Vania ! Est-il possible qu'il me maudisse pour ce mariage ? Non, ce n'est pas possible ! – Au prince d'arranger tout cela, répliquai-je précipitamment. Il faut absolument qu'il se réconcilie avec ton père ; ensuite, tout s'aplanira. – Oh ! mon Dieu ! Si c'était possible !… s'écria-t-elle d'une voix suppliante. – Ne t'inquiète pas, Natacha, tout s'arrangera. Cela en prend le chemin. » Elle me regarda avec insistance. « Vania ! Que penses-tu du prince ? – S'il a parlé sincèrement, c'est, selon moi, un homme parfaitement noble. – S'il a parlé sincèrement ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Mais il ne pouvait pas ne pas être sincère ! – C'est ce que je crois aussi, répondis-je. C'est donc qu'elle a quelque idée en tête, songeai-je à part moi. C'est bizarre ! – Tu le regardais tout le temps…, si fixement… – Oui, il m'a semblé un peu étrange. – À moi aussi. Il parle d'une telle façon… Je suis fatiguée, mon ami. Sais-tu ? Rentre chez toi, à ton tour ! Et viens me voir demain dès que tu pourras, quand tu auras passé chez eux. Écoute encore : ce n'était pas offensant, quand je lui ai dit que je voulais l'aimer le plus vite possible ? – Non…, pourquoi offensant ? – Et…, ce n'était pas bête ? Car cela voulait dire que je ne l'aimais pas encore. – Au contraire, c'était parfait, naïf, spontané. Tu étais si belle à ce moment-là ! C'est lui qui serait stupide s'il ne comprenait pas cela avec son usage du grand monde ! – Tu as l'air fâché contre lui, Vania ? Mais comme je suis mauvaise, méfiante et vaniteuse, tout de même ! Ne ris pas : tu sais que je ne te cache rien. Ah ! Vania, mon cher ami ! Si je suis de nouveau malheureuse, si le malheur revient, tu seras sûrement ici, à mes côtés, je le sais ; tu seras peut-être le seul ! Comment te rendrai-je tout cela ! Ne me maudis jamais, Vania ! De retour chez moi, je me déshabillai aussitôt et me couchai. Ma chambre était sombre et humide comme une cave. Un grand nombre de pensées et de sensations étranges m'agitaient et, de longtemps, je ne pus m'endormir. Mais il y avait un homme qui devait bien rire en ce moment, en s'endormant dans son lit confortable, si du moins il daignait encore rire de nous ! Il jugeait cela sans doute audessous de sa dignité ! III Le lendemain matin, vers dix heures, en sortant de mon appartement pour me rendre en hâte chez les Ikhméniev à Vassili-Ostrov, puis ensuite chez Natacha, je me heurtai sur le seuil de la porte à ma visiteuse de la veille, la petite-fille de Smith. Elle entrait chez moi. Je ne sais pourquoi, mais je me souviens que je fus très content de la voir. Hier, je n'avais pas eu le temps de bien la regarder et, de jour, elle m'étonna encore plus. Il était difficile de rencontrer créature plus étrange et plus originale, du moins en apparence. Petite, avec des yeux noirs étincelants, des yeux qui n'avaient rien de russe, avec des cheveux noirs en broussaille très épais, un regard obstiné, muet et énigmatique, elle pouvait retenir l'attention de n'importe quel passant dans la rue. C'était son regard surtout qui frappait. Il brillait d'intelligence, et en même temps il était soupçonneux et défiant. Sa méchante robe, sale et usée, ressemblait encore plus qu'hier à une guenille, à la lumière du jour. Il me sembla qu'elle était atteinte de quelque maladie chronique, lente et opiniâtre, qui graduellement, mais inexorablement, ruinait son organisme. Son visage maigre et pâle avait une teinte bilieuse, jaune brun, qui malgré toutes les difformités de la misère et de la maladie, elle n'était pas laide. Elle avait de jolis sourcils finement arqués, et surtout un beau front large et un peu bas et des lèvres bien dessinées au pli audacieux et fier, mais pâles, presque incolores. « Ah ! te voilà ! m'écriai-je : je pensais bien que tu reviendrais. Entre donc ! » Elle franchit le seuil lentement, comme hier, en jetant autour d'elle un regard méfiant. Elle examina attentivement la chambre où avait vécu son grand-père, comme si elle cherchait à y surprendre les changements qu'y avait introduits un nouveau locataire. Mais, tel grand-père, telle petite-fille, me dis-je à part moi. Ne serait-elle pas folle ? Elle se taisait toujours. J'attendais. « Je viens chercher les livres, murmura-t-elle enfin, en baissant les yeux. – Ah ! oui ! tes livres ! les voilà, prends-les. Je les ai gardés exprès pour toi. » Elle me regarda avec curiosité et eut une grimace bizarre qui semblait vouloir être un sourire incrédule. Mais l'ébauche de sourire disparut et fit place brusquement à l'ancienne expression, sévère et énigmatique. « Est-ce que grand-père vous a parlé de moi ? me demanda-t-elle en me regardant de la tête aux pieds d'un air ironique. – Non, il ne m'a pas parlé de toi, mais il… – Pourquoi donc saviez-vous que je viendrais ? Qui vous l'a dit ? demanda-t-elle en m'interrompant. – Parce qu'il me semblait que ton grand-père ne pouvait vivre seul, abandonné de tous. Il était si vieux, si faible ; aussi j'ai pensé que quelqu'un venait le voir. Tiens, voici tes livres. Tu étudies dedans ? – Non. – À quoi te servent-ils alors ? – Mon grand-père me donnait des leçons quand je venais le voir. – Et tu n'es plus venue près ? – Non…, je suis tombée malade, ajouta-t-elle, comme pour se justifier. – Est-ce que tu as une famille, un père, une mère ? » Elle fronça brusquement les sourcils et me lança un regard effrayé. Puis elle baissa les yeux, se détourna sans mot dire et sortit lentement de la pièce, sans daigner me répondre, exactement comme hier. Je la suivais des yeux avec stupéfaction. Mais elle s'arrêta sur le seuil. « De quoi est-il mort ? » demanda-t-elle brusquement en se tournant imperceptiblement vers moi, exactement avec le même geste et le même mouvement qu'hier, lorsque, sortant et regardant la porte, elle m'avait demandé des nouvelles d'Azor. Je m'approchai d'elle et commençai à lui faire un récit hâtif. Elle écoutait en silence, avec attention, tête baissée, me tournant le dos. Je lui racontai aussi que le vieux, en mourant, avait parlé de la sixième rue. « J'ai supposé, ajoutai-je, que làbas vivait sans doute quelqu'un qui lui était cher, c'est pourquoi j'attendais qu'on vienne prendre de ses nouvelles. Il t'aimait certainement, puisqu'il a parlé de toi à ses derniers instants. – Non, murmura-t-elle, comme à regret. Il ne m'aimait pas. » Elle était très émue. En lui parlant, je me penchai vers elle et regardai son visage. Je remarquai qu'elle faisait des efforts terribles pour étouffer son émotion, par fierté devant moi. Elle devenait de plus en plus pâle et se mordit violemment la lèvre inférieure. Mais ce qui me frappa surtout, ce furent les battements étranges de son cœur. Il battait de plus en plus fort, si bien qu'à la fin, on pouvait l'entendre à deux ou trois pas, comme lors d'un anévrisme. Je croyais qu'elle allait soudain éclater en pleurs, comme hier ; mais elle se domina. « Où est la palissade ? – Quelle palissade ? – Celle près de laquelle il est mort ? – Je te la montrerai…, quand nous sortirons. Mais écoute : comment t'appelles-tu ? – Ça ne vaut pas la peine… – Qu'est-ce qui ne vaut pas la peine ? – Rien…, je n'ai pas de nom, dit-elle brusquement ; elle semblait de mauvaise humeur, et fit le geste de s'en aller. Je la retins. – Attends, étrange petite fille ! Je te veux du bien, tu sais ; j'ai pitié de toi, depuis que tu as pleuré hier dans un coin de l'escalier. Je ne peux pas y penser… De plus, ton grand-père est mort entre mes bras et c'est sûrement à toi qu'il songeait lorsqu'il a parlé de la sixième rue, c'est donc un peu comme s'il t'avait confiée à moi. Il m'apparaît en rêve… Je t'ai gardé tes livres et tu es farouche, comme si tu avais peur de moi. Tu es sans doute très pauvre, orpheline peut-être, à la charge des autres ; ce n'est pas vrai ? » Je cherchais à la rassurer avec chaleur et je ne sais moimême ce qui m'attirait en elle. À mon sentiment était mêlé autre chose que de la pitié. Était-ce le caractère mystérieux de cette rencontre, l'impression produite par Smith, ou le caractère fantasque de ma propre humeur ? Je ne sais, mais j'étais irrésisti- blement entraîné vers elle. Il me sembla que mes paroles l'avaient touchée ; elle me regarda d'un air bizarre, non plus sévèrement cette fois, mais avec douceur et longuement ; ensuite, elle baissa de nouveau les yeux, comme irrésolue. « Elena, murmura-t-elle soudain, à l'improviste et presque à voix basse. – Tu t'appelles Elena ? – Oui… – Dis-moi, est-ce que tu viendras me voir ? – Je ne peux pas…, je ne sais pas…, si, je viendrai », murmura-t-elle, comme si elle luttait et débattait avec elle-même. À ce moment, une horloge sonna. Elle tressaillit et, me regardant avec une ineffable et douloureuse angoisse, elle me demanda : « Quelle heure est-il ? – Sans doute dix heures et demie. » Elle poussa en cri d'effroi. « Seigneur ! » dit-elle et elle s'enfuit sur-le-champ. Mais je l'arrêtai encore une fois dans l'antichambre. « Je ne te laisserai pas partir ainsi, lui dis-je. Que crainstu ? Tu es en retard ? – Oui, oui, je suis sortie en cachette ! Laissez-moi ! Elle va me battre ! s'écria-t-elle, en essayant de s'arracher de mes mains. – Écoute un peu et ne te débats pas : tu vas à VassiliOstrov, moi aussi, je vais dans la treizième rue. Je suis en retard et j'ai l'intention de prendre un fiacre. Veux-tu venir avec moi ? Je te reconduirai. Tu arriveras plus vite qu'à pied… – Il ne faut pas, il ne faut pas que vous veniez chez moi », s'écria-t-elle, en proie à une frayeur extrême. Ses traits se déformèrent de terreur à la seule pensée que je pouvais aller où elle habitait. « Mais je te dis que je vais dans la treizième rue, où j'ai affaire, et non chez toi ! Je ne te suivrai pas. Avec un fiacre, nous serons vite arrivés. Partons ! » Nous descendîmes en hâte. Je pris le premier véhicule venu, un méchant drojki. Elena était visiblement très pressée, puisqu'elle avait accepté de s'y asseoir avec moi. Le plus étonnant était que je n'osais même pas la questionner. Elle agita les bras et faillit sauter à terre, lorsque je lui demandai qui elle craignait tant chez elle… « Quel est ce mystère ? » me dis-je. Sur le drojki, elle était très mal assise. À chaque secousse, elle s'agrippait à mon paletot de sa main gauche, une main petite, sale et gercée. De l'autre main, elle serrait ses livres ; tout laissait voir que ces livres lui étaient très chers. En arrangeant sa robe, elle découvrit brusquement sa jambe, et je vis, à mon grand étonnement, qu'elle était pieds nus dans ses souliers percés. Bien que j'eusse résolu de ne plus lui poser de questions, je ne pus y tenir cette fois encore. « Quoi, tu n'as pas de bas ? lui demandai-je. Comment peux-tu sortir pieds nus avec cette humidité et ce froid ? – Non, je n'en ai pas, répondit-elle, d'un ton saccadé. – Ah ! mon Dieu, mais pourtant tu habites bien chez quelqu'un ? Tu aurais dû demander des bas, puisque tu avais besoin de sortir. – Ça me plaît comme ça. – Mais tu prendras mal, tu mourras ! – Ça m'est bien égal. » Elle répugnait visiblement à répondre et mes questions l'irritaient. « Tiens, c'est là qu'il est mort », lui dis-je, en lui montrant la maison près de laquelle était mort le vieillard. Elle regarda avec attention, et, brusquement, se tournant vers moi d'un air suppliant, elle me dit : « Pour l'amour de Dieu, ne me suivez pas ! Je viendrai, je viendrai ! Dès que je pourrai, je viendrai. – C'est bon, je t'ai déjà dit que je n'irais pas chez toi. Mais qui crains-tu ? Tu es sans doute malheureuse. Cela me fait peine de te regarder… – Je ne crains personne, répondit-elle avec une sorte d'exaspération dans la voix. – Mais tu as dit tout à l'heure : « Elle va me battre ! » – Qu'elle me batte ! répondit-elle et ses yeux se mirent à étinceler. Qu'elle me batte ! » répéta-t-elle d'un ton amer, et sa lèvre supérieure se souleva de façon méprisante et se mit à trembler. Enfin, nous arrivâmes à Vassili-Ostrov. Elle arrêta le cocher à l'entrée de la sixième rue et sauta du drojki en regardant autour d'elle d'un air inquiet. « Allez-vous-en, je viendrai vous voir ! répétait-elle dans une terrible anxiété, me suppliant de ne pas la suivre. Sauvezvous vite, vite ! » Je poursuivis mon chemin. Mais après avoir longé le quai un instant, je congédiai le cocher et, revenant sur mes pas jusqu'à la sixième rue, je passai rapidement sur l'autre trottoir. Je l'aperçus ; elle n'avait pas encore eu le temps de s'éloigner beaucoup, quoiqu'elle marchât très vite ; elle regardait à chaque instant autour d'elle ; elle s'arrêta même un instant, pour mieux épier si je la suivais ou non. Mais je me dissimulai sous une porte cochère et elle ne m'aperçut pas. Elle alla plus loin, et je lui emboîtai le pas, toujours de l'autre côté de la rue. Ma curiosité était excitée au dernier degré. Je m'étais promis de ne pas la suivre mais je voulais, à tout hasard, savoir dans quelle maison elle allait entrer. J'étais sous l'influence d'une impression lourde et étrange, semblable à celle qu'avait produite en moi son grand-père quand Azor était mort dans la confiserie. IV Nous marchâmes longtemps, jusqu'à la Petite Avenue. Elle courait presque ; enfin, elle entra dans une boutique. Je m'arrêtai pour l'attendre. Elle ne vit tout de même pas dans une boutique, me dis-je. En effet, une minute après, elle sortit, mais cette fois elle n'avait plus ses livres. Au lieu de livres, elle portait une sorte de terrine. Après avoir parcouru un court chemin, elle pénétra sous la porte cochère d'une maison de piètre apparence. Cette maison était petite, vieille, en brique, à deux étages, et peinte d'une couleur jaune sale. À l'une des trois fenêtres de l'étage inférieur, on voyait un petit cercueil rouge, enseigne d'un fabricant de cercueils. Les fenêtres de l'étage supérieur étaient extraordinairement petites et parfaitement carrées, avec des vitres ternes, vertes et fendues, à travers lesquelles on apercevait des rideaux de calicot rose. Je traversai la rue, m'approchai de la maison, et lus sur une plaque de fer, au-dessus de la porte : maison de la bourgeoise Boubnova. Mais à peine avais-je eu le temps de déchiffrer l'inscription qu'on entendit retentir, dans la cour de la dame Boubnova, un cri perçant, suivi d'invectives. Je jetai un coup d'œil par le guichet : sur la marche d'un petit perron de bois se tenait une grosse femme, vêtue comme à la ville, avec un bonnet et un châle vert. Son visage était d'une teinte écarlate repoussante ; ses petits yeux bouffis et injectés de sang luisaient de méchanceté. Il était évident qu'elle était en état d'ébriété, bien qu'on fût loin encore du dîner. Elle vociférait après la pauvre Elena, qui se tenait devant elle comme frappée de stupeur, la terrine dans les mains. Au bas de l'escalier, derrière le dos de la femme au visage rubicond, une créature mal peignée, toute barbouillée de blanc et de rouge observait la scène. Au bout d'un instant, la porte de l'escalier de l'entresol s'ouvrit et sur les marches se montra une femme d'âge moyen, sans doute attirée par les cris, vêtue pauvrement, de mine avenante et modeste. Par la porte entrouverte, d'autres locataires du premier étage passèrent la tête : un vieillard branlant et une jeune fille. Un robuste moujik de haute taille, sans doute le concierge, se tenait au milieu de la cour, un balai à la main, et regardait paresseusement toute la scène. « Ah ! maudite, ah ! sangsue, ah ! punaise ! » glapissait la femme, déchargeant toutes les injures de son répertoire, sans points ni virgules, mais avec une sorte de hoquet. « C'est ainsi que tu me récompenses du mal que je me donne, saleté ! On l'envoie juste chercher des concombres, et elle disparaît ! Mon cœur sentait qu'elle allait filer ! Mon cœur me faisait mal ! Hier soir, je lui ai déjà arraché tous ses tifs et aujourd'hui elle se sauve de nouveau ! Mais où vas-tu donc, dévergondée, où vastu ? Chez qui vas-tu, mécréante, vermine, poison, chez qui ! Parle, pourriture, ou je t'étrangle ! » Et la femme en furie se jeta sur la pauvre fillette ; mais, apercevant la locataire du premier étage qui la regardait sur le perron, elle s'arrêta brusquement et, se tournant vers elle, se mit à pousser des clameurs encore plus perçantes en agitant les bras, comme si elle la prenait à témoin du crime monstrueux de sa malheureuse victime. « Sa mère a crevé ! Vous le savez vous-mêmes, bonnes gens ; elle est restée seule, sans un sou. Je vois que vous l'avez sur les bras, malheureux qui n'avez déjà rien à manger ; allons, que je me suis dit, en l'honneur de saint Nicolas, je me donnerai cette peine, je recueillerai l'orpheline. Et je l'ai prise chez moi. Et qu'est ce que vous croyez ? Voilà déjà deux mois que je l'entretiens, en ces deux mois elle m'a bu tout mon sang, elle m'a dévorée. La sangsue ! le serpent à sonnettes ! le démon ! Elle ne dit rien, qu'on la batte, qu'on la laisse tranquille, elle ne dit jamais rien ; comme si elle avait la bouche pleine ! Elle me déchire le cœur, et elle ne dit rien ! Mais pour qui te prends-tu, pécore guenon ! Sans moi, tu serais morte de faim dans la rue. Tu devrais me baiser les pieds, avorton ! Sans moi, tu aurais déjà crevé ! – Mais qu'avez-vous à vous surmener ainsi, Anna Triphonovna ? Qu'a-t-elle fait pour vous contrarier encore ? demanda respectueusement la femme à qui s'adressait la mégère déchaînée. – Ce qu'elle a fait, ma bonne dame, ce qu'elle a fait ? Je ne veux pas qu'on aille contre ma volonté ! N'agis pas bien comme tu l'entends, mais fais mal à mon idée : voilà comme je suis ! Mais elle a failli me faire périr aujourd'hui ! Je l'envoie acheter des concombres, et elle ne revient qu'au bout de trois heures ! Mon cœur le pressentait, quand je l'ai envoyée ; il me faisait mal, il m'élançait ! Où est-elle allée ? Quels protecteurs s'est-elle trouvés ? Est-ce que je ne l'ai pas comblée de mes bienfaits ? Et dire que j'ai remis une dette de quatorze roubles-argent à sa coquine de mère, que je l'ai enterrée à mes frais, et que je me suis chargée de l'éducation de son diablotin ! Vous savez vousmême ce que c'est, ma brave dame ! Est-ce que je n'ai pas raison de la secouer, après ça ? Elle aurait dû avoir du sentiment et au lieu de ça, elle va contre moi ! Je voulais son bonheur. Je voulais lui faire porter des robes de mousseline, à cette traînée, je lui ai acheté des bottines au bazar, je l'ai habillée comme une princesse, une vraie fête ! Et qu'est-ce que vous croyez, brave gens ! En deux jours, elle a mis sa robe en pièces, en lambeaux et elle va comme ça ! Et elle l'a fait exprès, je ne mens pas, je l'ai vue de mes yeux : « Je veux une robe de coutil, qu'elle a dit, je ne veux pas de mousseline ! » Alors, je me suis soulagée, je l'ai si bien rossée qu'après j'ai dû appeler le médecin, lui donner de l'argent. Il y avait de quoi t'étrangler, punaise, et au lieu de ça, je t'ai juste privée de lait pour une semaine ! Pour la punir, je lui ai fait aussi laver les planchers ; et croyez-vous, la voilà qui lave, la charogne, elle lave ! Elle m'échauffe le cœur et elle lave ! Je me suis dit : elle va se sauver ! Et à peine j'avais eu cette idée qu'en un clin d'œil, hier, elle a disparu ! Vous avez vous-mêmes entendu, bonnes gens, comme je l'ai battue hier, je m'en suis rompu les mains, je lui ai enlevé ses bas et ses chaussures, je me suis dit qu'elle ne s'en irait pas nu-pieds, et aujourd'hui, elle remet ça ! Où as-tu été ? Parle ! Qui es-tu allée voir, mauvaise graine, à qui m'as-tu dénoncée ? Parle donc, bohémienne, parle ! » Et dans un accès de rage, elle se jeta sur l'enfant folle de terreur, l'attrapa par les cheveux et le jeta à terre. La terrine de concombres s'échappa et se brisa ; cela augmenta encore la fureur de la mégère ivre. Elle frappa sa victime au visage, à la tête ; mais Elena se taisait obstinément et ne laissa échapper ni un son, ni un cri, ni une plainte, même sous les coups. Je me précipitai dans la cour, hors de moi d'indignation, et allai droit sur la femme ivre. « Que faites-vous ? Comment osez-vous traiter ainsi une pauvre orpheline ? m'écriai-je en prenant la furie par le bras. – Quoi ? Mais qui es-tu ? se mit-elle à hurler, lâchant Elena et mettant ses poings sur ses hanches. Que venez-vous faire dans ma propre maison ? – Il y a que vous êtes sans pitié ! criai-je. Comment osezvous persécuter ainsi cette malheureuse enfant ? Ce n'est pas votre fille : je vous ai entendue moi-même dire qu'elle était seulement votre enfant adoptive, une pauvre orpheline… – Seigneur Jésus ! se mit à crier la furie, d'où sors-tu ? Tu es venu avec elle, peut-être ? C'est bon, je vais de ce pas chez le commissaire ! Andréï Timoféitch lui-même me considère comme noble ! Alors c'est chez toi qu'elle va ! Qui es-tu ? Tu viens mettre le trouble dans la maison des autres. Au secours ! » Elle se jeta sur moi, les poings fermés. Mais à cet instant retentit soudain un cri perçant et inhumain. Je regardai : Elena, qui était debout, comme privée de sentiments, s'abattit brusquement sur le sol avec un cri effrayant, anormal, et se débattit dans de terribles convulsions. Son visage grimaçait. C'était une crise d'épilepsie. La fille dépeignée et la femme d'en bas accoururent, la soulevèrent et l'emportèrent. « Si elle pouvait crever, la maudite ! glapit la femme. C'est la troisième crise du mois… Dehors, mouchard ! et elle se rejeta vers moi. – Qu'est-ce que tu as à rester planté là, toi, le concierge ? Pourquoi est-ce qu'on te paye ? – Dehors ! Ouste ! Veux-tu qu'on te caresse le dos ? me dit le concierge d'une voix basse et indolente comme pour la forme. Ne te mêle pas des affaires des autres. File ! » Il n'y avait rien à faire, je franchis la porte, convaincu que mon intervention avait été parfaitement inutile. Mais je bouillais d'indignation Je restai sur le trottoir, près de la porte et regardai par le guichet. Dès que je fus parti, la femme monta précipitamment, et le concierge, après avoir fait son travail, disparut lui aussi. Un instant après, la femme qui avait aidé à emporter Elena descendit le perron, se hâtant vers son logis. Lorsqu'elle m'aperçut, elle s'arrêta et me regarda avec curiosité. Son visage paisible et bon me réconforta. Je rentrai dans la cour et allai droit vers elle. « Permettez-moi de vous demander, commençai-je, qui est cette fille et ce que fait d'elle cette horrible femme ? Ne croyez pas, je vous prie, que je vous pose cette question par simple curiosité. J'ai rencontré cette enfant et, par suite d'une certaine circonstance, je m'intéresse beaucoup à elle. – Si vous vous y intéressez, vous feriez mieux de la prendre chez vous ou de lui trouver une place que de la laisser se perdre ici, dit la femme comme à regret, en faisant un mouvement pour s'éloigner de moi. – Mais que puis-je faire, si vous ne me renseignez pas ? Je vous le dis, je ne sais rien. C'est sans doute Mme Boubnova ellemême, la propriétaire ? – Oui, c'est elle. – Mais comment donc la petite fille est-elle tombée entre ses mains ? Sa mère est morte ici ? – En tout cas, elle est là… Ce n'est pas notre affaire. Et elle voulut derechef s'en aller. – Montrez-vous obligeante : je vous le dis, cela m'intéresse beaucoup. Je peux peut-être faire quelque chose. Qui est cette enfant ? Qui était ça mère, le savez-vous ? – Il paraît qu'elle venait d'ailleurs, que c'était une étrangère ; elle vivait en bas ; elle était bien malade ; elle s'en est allée de la poitrine. – Elle était très pauvre alors, si elle habitait un coin du sous-sol ? – Hélas ! la malheureuse ! Ça fendait le cœur de la voir. Nous avons déjà bien du mal à vivre, eh bien, elle nous devait six roubles après les cinq mois qu'elle est restée chez nous. C'est nous qui l'avons enterrée. C'est mon mari qui a fait la bière. – Alors pourquoi la Boubnova dit-elle que c'est elle qui l'a fait enterrer ? – Ça, c'est un peu fort, ce n'est pas elle ! – Comment s'appelait-elle ? – Je ne saurai pas te le prononcer, mon bon ; c'est difficile ; elle devait être Allemande. – Smith ? – Non, ce n'était pas tout à fait ça. Et Anna Triphonovna a pris la petite chez elle pour l'élever, qu'elle dit. Mais c'est pas bien beau… – C'est sans doute dans un but quelconque qu'elle l'a prise… – Elle fait de vilaines affaires, répondit la femme, comme si elle était irrésolue et hésitait à parler. Nous, ça ne nous regarde pas ; nous n'avons rien à y voir… – Et tu ferais mieux de tenir ta langue ! » Une voix d'homme retentit derrière nous. C'était un homme d'un certain âge, en robe de chambre avec un caftan par-dessus, et qui avait l'air d'un citadin, d'un artisan : le mari de mon interlocutrice. « Hé, monsieur, nous n'avons rien à vous dire ; ce n'est pas notre affaire…, dit-il en me jetant un regard de travers. Et toi, va-t-en ! Adieu, monsieur ; nous sommes fabricants de cercueils. Si vous avez besoin de quelque chose qui ait rapport à notre métier, ce sera avec le plus grand plaisir… Mais en dehors de cela, nous n'avons rien à faire avec vous… » Je sortis de cette maison perplexe et fort troublé. Je ne pouvais rien faire, mais je sentais qu'il m'était pénible d'abandonner tout ainsi. Certaines des paroles de la femme du fabricant de cercueils m'avaient remué. Là se cachait quelque affaire malpropre : je le pressentais. Je marchais, tête basse, tout à mes réflexions, lorsque soudain une voix rauque m'appela par mon nom de famille. Je regardai : devant moi se tenait un homme ivre, presque chancelant, vêtu assez proprement, mais enveloppé d'un mauvais manteau et coiffé d'une casquette graisseuse. Son visage m'était connu. Je m'arrêtai pour le regarder. Il me fit un clin d'œil et m'adressa un sourire ironique. « Tu ne me reconnais pas ? » V « Ah ! Mais c'est toi, Masloboiev ! m'écriai-je, reconnaissant soudain en lui un ancien camarade du lycée de ma province. En voilà une rencontre ! – Oui ! Six ou sept ans que nous ne nous sommes vus. C'est-à-dire que si, nous nous sommes rencontrés, mais Votre Excellence n'a pas daigné m'accorder un regard. Car vous êtes général, dans la littérature !… » En disant cela, il sourit d'un air moqueur. « Allons, frère, tu dis des sornettes, l'interrompis-je. Tout d'abord les généraux, même dans la littérature, ne sont pas faits comme moi, et, deuxièmement, permets-moi de te dire que je me souviens très nettement que je t'ai rencontré deux ou trois fois dans la rue, et que c'est toi qui visiblement m'as fui ; je ne vais pas m'approcher quand je vois qu'un homme m'évite. Et sais-tu ce que je pense ? Si tu n'étais pas ivre en ce moment, tu ne m'aurais pas appelé. Ce n'est pas vrai ? Allons, bonjour ! Je suis très content, très content de t'avoir rencontré. – Vrai ! Et je ne te compromettrai pas par mon aspect… incorrect ? Mais ce n'est pas la peine de demander cela ; ça n'a pas d'importance ; je me souviens toujours du gentil petit garçon que tu étais, frère Vania. Te souviens-tu qu'on t'a fouetté à ma place ? Tu n'as rien dit, tu ne m'as pas trahi, et moi, en guise de reconnaissance, je me suis moqué de toi pendant toute une semaine. Âme innocente que tu es ! Salut, mon âme, salut ! (Nous nous embrassâmes.) Ça fait combien d'années que je me débats tout seul, jour et nuit ; les jours passent, mais je n'oublie pas le passé. Je n'oublie pas. Et toi, et toi ? – Eh bien, moi aussi, je me débats tout seul… » Il me regarda longuement, avec la tendresse d'un homme affaibli par le vin. C'était au demeurant un excellent garçon. « Non, Vania, toi, c'est autre chose ! dit-il enfin, d'un ton tragique. J'ai lu, tu sais ; j'ai lu, Vania, j'ai lu !… Mais écoute : parlons à cœur ouvert ! Tu es pressé ? – Oui, et je te l'avoue, je suis très ébranlé par certain événement. Dis-moi où tu habites. Cela vaudra mieux. – Je vais te le dire. Mais ça ne vaut pas mieux ; dois-je te dire ce qui vaut le mieux ? – Eh bien, qu'est-ce que c'est ? – Voilà ! Tu vois ? » Et il me montra une enseigne, à dix pas de l'endroit où nous nous trouvions. « Tu vois : confiserie et restaurant. À vrai dire, c'est tout simplement un restaurant, mais c'est un bon endroit. Je te le dis, c'est un endroit correct ; quant à la vodka, inutile d'en parler ! j'en ai bu, très souvent, je la connais ; et ici on n'oserait pas me donner quelque chose de mauvais. On connaît Philippe Philippytch. Car je m'appelle Philippe Philippytch. Quoi ? Tu fais la grimace ? Non, laisse-moi achever. Il est onze heures et quart, je viens de regarder ; à midi moins vingt-cinq exactement, je te laisse partir. Et d'ici là nous taillerons une bavette. Vingt minutes pour un vieil ami, ça va ? – Si ce n'est que vingt minutes, ça va ; car j'ai à faire, mon cher, je te le jure… – Si ça va, ça va. Seulement voilà deux mots d'abord ; tu n'as pas l'air bien, on dirait qu'on vient de te contrarier, ce n'est pas vrai ? – C'est vrai. – J'ai deviné. Maintenant, frère, je m'adonne à l'étude de la physionomie, c'est une occupation comme une autre ! Mais allons, nous causerons. En vingt minutes, j'ai tout d'abord le temps de faire un sort à tout un samovar, d'avaler un petit verre de liqueur de bouleau, puis de livèche, puis d'orange, puis de parfait-amour et j'inventerai encore quelque chose d'autre. Je bois, frère ! Je ne vaux quelque chose que les jours de fête avant la messe. Mais toi, tu ne boiras pas, si tu ne veux pas. J'ai simplement besoin de toi. Si tu bois, tu témoigneras d'une particulière noblesse d'âme. Allons ! Nous bavarderons un peu, puis, pendant une dizaine d'années, chacun ira de nouveau de son côté. Je ne te vaux pas, frère Vania ! – Allons, ne jacasse pas, marchons plus vite. Je t'accorde vingt minutes et ensuite tu me laisseras tranquille. » Dans le restaurant, il fallait gagner le second étage en grimpant un escalier de bois en colimaçon avec un perron. Mais dans l'escalier, nous nous heurtâmes soudain à deux hommes complètement ivres. Lorsqu'ils nous virent, ils se rangèrent en chancelant. L'un d'entre eux était un garçon très jeune et encore imberbe, avec de petites moustaches à peine naissantes ; il avait une expression de bêtise renforcée. Il était vêtu avec élégance, mais de façon un peu ridicule ; on aurait dit qu'il avait endossé l'habit d'un autre ; il avait des bagues aux doigts, une coûteuse épingle de cravate et il était coiffé sottement, avec une sorte de toupet. Il ne faisait que sourire et ricaner. Son compagnon avait déjà une cinquantaine d'années : gros, ventru, vêtu assez négli- gemment ; il portait lui aussi une grosse épingle de cravate ; il était chauve, avec un visage grêle, flasque et aviné et des lunettes sur un nez en forme de bouton. L'expression de ce visage était mauvaise et sensuelle. Ses vilains yeux, méchants et soupçonneux, noyés dans la graisse, semblaient regarder comme à travers une fente. Ils connaissaient apparemment tous deux Masloboiev, mais l'homme au gros ventre, en nous croisant, fit une grimace de mécontentement qui disparut aussitôt, et le jeune se répandit en un sourire doucereux et servile. Il ôta même sa casquette. Il avait une casquette. « Pardonnez-moi, Philippe Philippytch, marmotta-t-il, en regardant celui-ci d'un air attendri. – Pourquoi ? – Parce que… (il se donna une chiquenaude sur le cou) Mitrochka est là. C'est un gredin, Philippe Philippytch, c'est clair. – Qu'est-ce que ça veut dire ? – Mais oui… Lui (il fit un signe de tête vers son camarade), la semaine dernière, grâce à ce même Mitrochka, ils lui ont, dans un mauvais lieu, barbouillé la frimousse avec de la crème… Hi, hi ! » Son compagnon le poussa du coude d'un air furieux. « Vous devriez venir avec nous, Philippe Philippytch, nous viderions une ou deux bouteilles, pouvons-nous espérer ? – Non, mon cher, je n'ai pas le temps maintenant, répondit Masloboiev. J'ai à faire. – Hi, hi ! Moi aussi, j'ai à faire, et à vous… » Son compagnon le poussa encore une fois du coude. « Plus tard, plus tard ! » Masloboiev semblait s'efforcer de ne pas les regarder. Mais dès que nous fûmes entrés dans la première pièce, que traversait dans toute sa longueur un comptoir assez propre, surchargé de hors-d'œuvre, de pâtés et de flacons de liqueurs de diverses couleurs, Masloboiev me conduisit rapidement dans un coin et me dit : « Le jeune, c'est le fils de Sizobrioukhov, le grainetier bien connu. Il a reçu un demi-million à la mort de son père et maintenant il fait la noce. Il est allé à Paris, il y a jeté un tas d'argent par les fenêtres, il a peut-être même tout dépensé ; puis il a hérité de son oncle, et il est revenu de Paris ; maintenant, il liquide le reste. D'ici un an, il sera probablement réduit à la besace. Il est bête comme une oie, il court les meilleurs restaurants, les caveaux, les cabarets et les actrices et il a fait une demande pour entrer dans les hussards. L'autre, le plus vieux, c'est Archipov, c'est aussi une espèce de marchand ou d'intendant, il s'est occupé de fermes d'eaux-de-vie, le coquin, le fripon, et maintenant c'est l'inséparable de Sizobrioukhov ; c'est Judas et Falstaff tout à la fois, il a fait banqueroute deux fois, c'est un être d'une sensualité répugnante, il a certains caprices. Je lui connais à ce propos une affaire criminelle ; mais il s'en est tiré. Dans un sens, je suis très content de l'avoir rencontré ici ; je l'attendais… Archipov, bien entendu, gruge Sizobrioukhov ; il connaît toutes sortes d'endroits, aussi il est précieux pour des gamins de cette espèce. Il y a longtemps que je lui garde une dent. Mitrochka, le gaillard là-bas en manteau paysan avec une tête de tzigane, qui est assis près de la fenêtre, lui en veut, lui aussi. Ce Mitrochka est maquignon et il connaît tous les hussards de la ville. Je vais te dire une chose : c'est un tel filou qu'il te fabriquera un faux billet sous le nez et que tu le lui échangeras tout de même, bien que tu l'aies vu faire. Avec son manteau de velours, il a l'air d'un slavophile (mais, d'après moi, cela lui va bien ; d'ailleurs mets- lui un froc tout ce qu'il y a de chic et tout le branle-bas, conduisle au Club Anglais et dis là-bas que c'est un quelconque prince régnant Barabanov, il trompera son monde deux heures durant, jouera au whist et parlera comme un prince, ils n'y verront goutte ; il les mettra dedans). Il finira mal. Donc, ce Mitrochka garde une dent au gros parce qu'il est à sec pour l'instant et que le gros lui a soufflé Sizobrioukhov qui était son ami avant, sans lui laisser le temps de l'étriller. S'ils se sont rencontrés tout à l'heure au restaurant, il a dû y avoir quelque histoire. Je sais même ce que c'est et je devine que c'est Mitrochka et nul autre qui m'a fait savoir qu'Archipov et Sizobrioukhov seraient ici et qu'ils rôdent dans les alentours en quête de quelque vilaine affaire. Je veux utiliser la haine de Mitrochka pour Archipov, j'ai mes raisons, et c'est un peu pour cela que je me suis montré ici. Mais je ne veux pas donner des idées à Mitrochka ; ne le regarde pas. Quand nous sortirons, il viendra sûrement de lui-même me dire ce que j'ai besoin de savoir… Et maintenant, entrons dans cette chambre-ci, Vania. Hé ! Stéphane, poursuivit-il en s'adressant au garçon : tu sais ce que je désire ? – Oui, monsieur. – Et tu vas nous l'apporter ? – Bien, monsieur. – C'est cela. Assieds-toi, Vania. Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Car je vois que tu me regardes. Ça t'étonne ? Il n'y a pas de quoi. Tout peut arriver à un homme, même des choses qu'il n'a jamais vues en rêve, et cela particulièrement lorsque…, eh bien, lorsque nous ânonnions Cornélius Népos tous les deux. Vois-tu, Vania, il y a une chose que tu dois croire : Masloboiev a beau s'être fourvoyé, son cœur est resté le même, ce sont les circonstances seules qui ont changé. Et bien que je me sois sali les mains, je ne suis pas plus vil qu'un autre. Je voulais être médecin, puis j'ai préparé le professorat de lettres russes, j'ai même écrit un article sur Gogol, ensuite j'ai voulu me faire chercheur d'or ; j'ai failli me marier, car un homme bien vivant aime le pain blanc ; ELLE avait consenti, bien que la maison regorgeât tellement qu'il n'y avait pas de quoi allécher un chat. J'allais me rendre à la cérémonie nuptiale et je voulais emprunter des bottes solides, car les miennes étaient trouées depuis un an et demi et… je ne me suis pas marié. Elle a épousé un professeur et j'ai pris du travail dans un bureau, tout simplement. Puis après, ç'a été une autre chanson. Les années ont passé, et quoique je n'aie pas d'emploi pour l'instant, je gagne de l'argent sans me fatiguer ; j'accepte des pots-de-vin et je défends la vérité ; je fais le brave devant les brebis, et devant les braves, je suis moimême brebis. J'ai des principes : je sais, par exemple, que c'est le nombre qui fait la force et… je vaque à mes occupations. Je travaille surtout dans les affaires officieuses… Tu saisis ? – Tu n'es pourtant pas un mouchard ? – Non, ce n'est pas cela, mais je m'occupe d'affaires, en partie officiellement et en partie pour mon propre compte. Voistu, Vania : je bois. Et comme je n'ai jamais noyé ma raison dans le vin, je sais quel sera mon avenir. Mon temps est passé : à laver un More, on perd sa lessive. Mais je te dirai une chose si l'homme ne parlait plus en moi, je ne me serais pas approché de toi aujourd'hui, Vania. Tu as dit vrai, je t'ai rencontré déjà, j'ai voulu bien des fois t'aborder, mais je n'osais pas, je remettais toujours. Je ne te vaux pas. Et tu as raison de dire que, si je t'ai accosté, c'est uniquement parce que j'étais soûl. Et bien que tout ceci soit un incroyable galimatias, nous cesserons de parler de moi. Parlons plutôt de toi. Eh bien, mon ami, je t'ai lu ! Je t'ai lu, et d'un bout à l'autre même ! Je parle de ton premier-né. Après l'avoir lu, j'ai failli devenir un homme rangé ! Il s'en est fallu de peu : mais j'ai réfléchi et j'ai préféré garder ma vie déréglée. Ainsi… Il me parla encore longtemps. Au fur et à mesure qu'il s'enivrait, il s'attendrissait de plus en plus, presque jusqu'aux larmes. Masloboiev avait toujours été un brave garçon mais il avait toujours été original et d'un développement au-dessus de son âge : rusé, intrigant, fourbe et chicaneur dès les bancs de l'école, bien qu'au fond il ne fût pas dépourvu de cœur, c'était un homme perdu. Il y a beaucoup de gens de cette sorte parmi les Russes. Souvent, ils sont très doués : mais tout se brouille en eux, et surtout, par faiblesse sur certains points, ils sont capables d'aller sciemment contre leur conscience, et non seulement ils se perdent toujours, mais ils savent eux-mêmes d'avance qu'ils vont à leur perte. Masloboiev, entre autres, se noyait dans le vin. « Maintenant, mon ami, encore un mot, poursuivit-il. J'ai d'abord entendu retentir ta gloire, ensuite j'ai lu différentes critiques sur toi (c'est vrai, je les ai lues ; tu crois peut-être que je ne lis rien) ; je t'ai rencontré plus tard avec de méchantes bottes, dans la boue, sans caoutchoucs, avec un chapeau cabossé et je me suis posé des questions à ton sujet. Maintenant, tu fais du journalisme ? – Oui. – C'est-à-dire que tu es devenu cheval de fiacre ? – Oui, ça y ressemble. – Pour ça, alors, frère, je te dirai qu'il vaut mieux boire. Ainsi moi, je m'enivre, je me couche sur mon divan (j'ai un excellent divan, avec des ressorts) et je pense, par exemple, que je suis Homère, ou Dante, ou Frédéric Barberousse, car on peut s'imaginer tout ce qu'on veut. Mais toi, tu ne peux pas te figurer que tu es Dante ou Frédéric Barberousse, premièrement, parce que tu désires être toi-même, et deuxièmement, parce que tout désir t'est interdit, puisque tu es un cheval de fiacre. Moi, j'ai l'imagination, toi, tu as la réalité. Écoute un peu, franchement, sans détour, en frère (autrement tu m'offenserais pour dix ans), n'as-tu pas besoin d'argent ? J'en ai. Ne fais pas la grimace. Prends cet argent, tu seras quitte envers les employeurs, jette ton collier, et vis tranquillement sans soucis pendant toute une année ; tu pourras alors t'atteler à une idée qui t'est chère, produire une grande œuvre ! Hein ? Qu'en dis-tu ? – Écoute, Masboloiev ! J'apprécie ton offre fraternelle, mais je ne peux rien te répondre pour l'instant : pourquoi ? ce serait long à raconter. Cela tient aux circonstances. D'ailleurs, je te promets de tout te dire plus tard, en frère. Je te remercie de ta proposition ; je te promets de venir te voir, et souvent. Mais voici ce dont il s'agit : puisque tu es franc avec moi, je me décide à te demander conseil, d'autant plus que tu me parais passé maître en ces sortes d'affaires. » Et je lui racontai toute l'histoire de Smith et de sa petitefille, en commençant par la confiserie. Chose étrange tandis que je faisais mon récit, je crus remarquer à ses yeux qu'il était au courant de cette histoire. Je l'interrogeai là-dessus. « Non, ce n'est pas cela, répondit-il. Du reste, j'ai un peu entendu parler de Smith, je sais qu'un vieillard est mort dans cette confiserie. Quant à la dame Boubnova, je sais effectivement quelque chose sur elle. Je l'ai fait cracher au bassinet, il y a deux mois de cela. Je prends mon bien où je le trouve et c'est à cet égard seulement que je ressemble à Molière. Mais bien que je lui aie extorqué cent roubles, je me suis promis de lui soutirer la prochaine fois non plus cent roubles mais cinq cents. L'horrible femme ! Elle fait un trafic louche. Et ce ne serait rien, mais parfois elle va vraiment trop loin dans l'immonde. Ne crois pas que je sois un don Quichotte, je t'en prie. Le fait est que je peux trouver de jolis profits et j'ai été très content de rencontrer Sizobrioukhov il y a une demi-heure. On a évidemment amené Sizobrioukhov ici, c'est le gros qui l'a amené, et comme je sais à quelle activité il s'adonne particulièrement, j'en conclus que… Mais je l'attraperai ! Je suis ravi que tu m'aies parlé de cette petite fille ; maintenant, je suis sur une autre piste. Tu sais, mon cher, je me charge de toutes sortes de commissions privées, et si tu voyais les gens que je fréquente ! J'ai fait une enquête dernièrement pour un prince, une petite affaire comme on n'en aurait pas attendu de ce monsieur. Ou bien, veux-tu que je te raconte l'histoire d'une femme mariée ? Viens me voir, frère, je t'ai préparé une masse de sujets de conversation, à ne pas y croire !… – Et comment s'appelle ce prince ? » l'interrompis-je. J'avais un pressentiment. « Qu'est-ce que cela peut faire ? Mais si tu y tiens, il s'appelle Valkovski. – Piotr Valkovski ? – Oui. Tu le connais ? – Un peu. Je te demanderai plus d'une fois des nouvelles de ce monsieur, dis-je en me levant : tu m'as énormément intéressé. – Vois tu, vieil ami, tu peux me demander tout ce que tu voudras. Je sais raconter des histoires mais je reste dans certaines limites, tu me comprends ? Sinon, je perdrais crédit et honneur, en affaires bien entendu, et ainsi de suite. – Alors, dans la mesure où l'honneur te le permettra… » J'étais agité. Il s'en aperçut. « Eh bien, que dis-tu de l'histoire que je viens de te raconter ? As-tu abouti à une conclusion, oui ou non ? – Ton histoire ? Attends-moi un instant : je vais payer. » Il s'approcha du comptoir et se trouva soudain, comme par hasard, à côté du garçon en manteau paysan, qu'il avait si familièrement appelé Mitrochka. Il me sembla que Masloboiev le connaissait un peu plus qu'il ne me l'avait avoué. Du moins, il était clair que ce n'était pas la première fois qu'ils se rencontraient. Mitrochka avait une allure assez originale : avec son manteau russe, sa chemise de soie rouge, les traits accentués, mais harmonieux de son visage basané et encore jeune, son regard étincelant et hardi, il produisait une impression curieuse et il ne laissait pas d'être attirant. L'assurance de ses gestes semblait affectée, mais en même temps en cet instant, il se contenait visiblement et désirait se donner l'air affairé, important et sérieux. « Vania, me dit Masloboiev en me rejoignant, viens me voir à sept heures, j'aurai peut-être quelque chose à te dire. Seul, vois-tu, je n'ai pas de sens ; avant, j'en avais un, mais maintenant, je ne suis plus qu'un ivrogne et je me suis retiré des affaires. Mais j'ai encore des relations ; je peux attraper un renseignement par-ci par-là, flairer le vent auprès de gens subtils ; c'est ma façon de faire ; c'est vrai qu'à mes moments perdus, quand je suis sobre je veux dire, je fais aussi quelques petits travaux, toujours avec l'aide de mes relations…, surtout des enquêtes… Mais quoi ! En voilà assez… Voici mon adresse : dans la rue des Six Boutiques. Et maintenant, frère, je commence à tourner à l'aigre. Je vais encore vider un verre, et je m'en retourne chez moi. Je vais faire un petit somme. Tu viendras, je te ferai faire connaissance avec Alexandra Semionovna et, si nous avons le temps, nous parlerons de poésie. – Et nous parlerons de l'autre affaire ? – Peut-être. – C'est bon, je viendrai, sans faute… » VI Anna Andréievna m'attendait depuis longtemps. Ce que je lui avais dit hier au sujet du billet de Natacha avait fortement piqué sa curiosité et elle m'attendait pour beaucoup plus tôt, vers les dix heures du matin. Lorsque j'arrivai chez elle à deux heures, les affres de l'attente avaient atteint la limite des forces de la pauvre vieille. Outre cela, elle était impatiente de me faire part des nouvelles espérances qui s'étaient levées en elle depuis hier et de me parler de Nikolaï Serguéitch, qui, bien qu'il fût souffrant et d'humeur sombre depuis la veille, était cependant particulièrement tendre avec elle. Lorsque j'apparus, elle me reçut avec un visage froid et mécontent, desserra à peine les lèvres et ne manifesta pas la moindre curiosité. Elle semblait me dire : « Pourquoi es-tu venu ? Tu as du temps à perdre à flâner ainsi chaque jour, mon cher. » Elle m'en voulait de ma venue tardive. Mais j'étais pressé, et, sans plus tarder, je lui racontai toute la scène d'hier chez Natacha. Dès que la vieille apprit la visite du prince et sa proposition solennelle, toute sa feinte mauvaise humeur se dissipa en un clin d'œil. Les mots me manquent pour décrire sa joie : elle était comme éperdue, elle se signait, pleurait, s'inclinait jusqu'à terre devant l'icône, m'embrassait et voulait tout de suite courir chez Nikolaï Serguéitch pour lui faire part de sa joie. « Je t'en prie, mon ami, ce sont toutes ces humiliations et ces offenses qui l'ont rendu neurasthénique, mais dès qu'il saura qu'entière réparation est faite à Natacha, il oubliera tout à l'instant. » Je la dissuadai à grand-peine. La bonne vieille, bien qu'elle eût vécu vingt-cinq ans avec son mari, le connaissait encore mal. Elle brûlait également d'envie d'aller sur-le-champ avec moi chez Natacha. Je lui objectai que Nikolaï Serguéitch non seulement n'approuverait peut-être pas sa démarche, mais que nous pourrions par-dessus le marché gâter ainsi toute l'affaire. Elle y renonça à grand-peine, mais me retint une demi-heure inutilement, et tout le temps ne faisait que dire : « Comment vais-je rester maintenant, avec une pareille joie, enfermée entre quatre murs ? » Je la persuadai enfin de me laisser partir, en lui disant que Natacha m'attendait avec impatience. La vieille me signa plusieurs fois, me chargera d'une bénédiction particulière pour Natacha, et faillit fondre en larmes lorsque je refusai catégoriquement de revenir la voir sur le soir, si rien de particulier n'arrivait à Natacha. Cette fois-là, je ne vis pas Nikolaï Serguéitch : il n'avait pas dormi de toute la nuit, s'était plaint de maux de tête, de frissons, et dormait pour l'instant dans son cabinet. Natacha, elle aussi, m'avait attendu toute la matinée. Lorsque j'entrai, elle arpentait la chambre, selon son habitude, les bras croisés, réfléchissant. Maintenant encore, quand j'évoque son souvenir, je ne me la représente pas autrement que toujours seule, dans une misérable petite chambre, pensive, abandonnée, attendant, les bras croisés et les yeux baissés, allant et venant sans but. Tout en continuant à faire lentement les cent pas, elle me demanda pourquoi j'étais si en retard. Je lui racontai brièvement toutes mes aventures, mais elle m'écoutait à peine. Elle était visiblement préoccupée. « Qu'y a-t-il de nouveau ? lui demandai-je. – Rien », me répondit-elle, mais d'un air qui me fit deviner aussitôt qu'il y avait effectivement du nouveau et qu'elle m'avait attendu pour me le raconter, mais que, selon son habitude, elle ne me le raconterait pas tout de suite, mais au moment où je m'en irais. Cela se passait toujours ainsi entre nous. Je me prêtai même à son jeu et attendis. Nous commençâmes, bien entendu, par parler de ce qui s'était passé la veille. Ce qui me frappa surtout, ce fut que nous tombâmes entièrement d'accord sur l'impression que nous avait produite le prince ; il lui déplaisait franchement, encore plus que la veille. Et, tandis que nous passions en revue tous les détails de sa visite, Natacha me dit brusquement : « Écoute, Vania, cela se passe toujours ainsi : si au début, un homme vous déplaît, c'est un signe presque certain qu'il vous plaira dans la suite. Avec moi, du moins, il en en a toujours été ainsi. – Dieu le veuille, Natacha. De plus, tout bien pesé, voici mon opinion arrêtée : le prince joue peut-être au jésuite, mais il consent vraiment et sérieusement à votre mariage. » Natacha s'arrêta au milieu de la pièce et me jeta un regard sévère. Toute son expression était transformée ; ses lèvres tremblaient même légèrement. « Mais comment aurait-il pu ruser et… mentir dans une PAREILLE circonstance ? demanda-t-elle d'un ton incertain et plein de hauteur. – Justement ! Justement ! appuyai-je hâtivement. – Il est certain qu'il n'a pas menti. Il me semble qu'il ne faut même pas y penser. Nous ne devons même pas voir là une manœuvre. Et, enfin, que serais-je à ses yeux, pour qu'il se rie ainsi de moi ? Un homme ne peut pas faire un pareil affront ! – Bien sûr, bien sûr ! » approuvai-je, mais je pensais à part moi : « Tu ne fais probablement que penser à cela, en allant et venant dans ta chambre, ma pauvre petite, et peut-être que tu doutes plus encore que moi. » « Ah ! comme je voudrais qu'il revienne vite ! dit-elle. Il voulait passer toute une soirée avec moi et… Il doit avoir des affaires importantes, s'il a tout laissé et s'il est parti. Sais-tu ce que c'est, Vania ? As-tu entendu dire quelque chose ? – Grand Dieu non ! Il cherche à se procurer de l'argent. On m'a dit qu'il prendrait part à une entreprise, ici-même, à Pétersbourg. Nous autres, Natacha, nous n'entendons rien aux affaires. – C'est bien vrai. Aliocha m'a parlé d'une lettre hier. – Des nouvelles, sans doute. Il est venu ? – Oui. – De bonne heure ? – À midi ; il dort tard, tu sais. Il n'est resté qu'un instant. Je l'ai expédié chez Katerina Fiodorovna ; c'était impossible autrement. – Est-ce qu'il n'avait pas lui-même l'intention d'y aller ? – Si, si. » Elle voulut encore ajouter quelque chose, mais se tut. Je la regardai et attendis. Son visage était triste. J'aurais voulu la questionner, mais il y avait des moments où elle détestait les questions. « Qu'il est étrange, ce garçon, dit-elle enfin, avec une légère crispation des lèvres et comme s'efforçant de ne pas me regarder. – Pourquoi ? Il est arrivé quelque chose ? – Non, rien, comme ça… D'ailleurs, il a été très gentil… Seulement… – Maintenant, tous ses chagrins et tous ses soucis ont pris fin », dis-je. Natacha me jeta un regard insistant et scrutateur. Elle avait peut-être envie de me dire elle-même qu'Aliocha n'avait jamais eu de bien grands soucis, même par le passé, mais elle crut voir cette pensée dans mes yeux. Et elle se mit à bouder. Aussitôt après, d'ailleurs, elle redevint prévenante et aimable. Cette fois-là, elle fut particulièrement douce. Je restai plus d'une heure chez elle. Elle était très inquiète. Le prince lui avait fait peur. Je remarquai, à certaines de ses questions, qu'elle aurait beaucoup voulu savoir quelle impression au juste elle avait produite hier sur lui. S'était-elle bien tenue ? N'avait-elle pas trop exprimé sa joie en sa présence ? Ne s'était elle pas montrée trop susceptible ou, au contraire, trop condescendante ? N'allait-il pas se faire des idées ? Se moquer d'elle ? La mépriser ?… À cette pensée, ses joues s'enflammaient. « Comment peux-tu te tracasser ainsi au sujet de ce que ce mauvais homme pense ? Et même s'il pensait cela ? lui dis-je. – Pourquoi serait-il mauvais ? » me demanda-t-elle. Natacha était défiante, mais elle avait un cœur pur et une âme droite. Sa défiance découlait d'une source limpide. Elle avait de la fierté, une noble fierté, et elle ne pouvait supporter que ce qu'elle considérait comme au-dessus de tout fût exposé à la moquerie sous ses propres yeux. Au mépris d'un homme vil, elle n'eût, bien entendu, répondu que par le mépris, mais, cependant, elle aurait souffert dans son cœur, si on s'était moqué de ce qu'elle considérait comme sacré, d'où que vint la raillerie. Cela ne venait pas d'un manque de fermeté. Cela provenait en partie de sa trop imparfaite connaissance du monde, de son peu de commerce avec les hommes et de sa vie retirée. Elle avait toujours vécu dans son coin sans presque jamais en sortir. Et enfin, elle avait au plus haut degré cette faculté des âmes bienveillantes qui lui venait peut-être de son père : louer un homme, le croire obstinément meilleur qu'il n'est, exagérer par parti pris tout ce qu'il a de bon. Il est pénible à ces êtres-là de perdre ensuite leurs illusions : d'autant plus pénible qu'on sent qu'on est soi-même coupable. Pourquoi avoir attendu plus qu'on ne pouvait vous donner ? Et ce désenchantement les attend d'un instant à l'autre. Le mieux est qu'ils restent tranquilles dans leur coin et n'en sortent pas ; j'ai même remarqué qu'ils aiment réellement leur coin, jusqu'à s'y retrancher complètement. D'ailleurs, Natacha avait supporté beaucoup de malheurs, beaucoup d'offenses. C'était un être malade et il ne faut pas l'accuser, si seulement il y a une accusation dans mes paroles… Mais j'étais pressé et me levai pour m'en aller. Elle parut stupéfaite et faillit fondre en larmes, quoique tout le temps que je fusse resté chez elle, elle ne m'eût témoigné aucune tendresse particulière : au contraire, elle avait même été plus froide que d'habitude avec moi. Elle m'embrassa affectueusement et me regarda longuement dans les yeux. « Écoute, me dit-elle, Aliocha était très bizarre aujourd'hui, il m'a surprise. Il a été très gentil, il avait l'air heureux, mais il voltigeait comme un papillon, comme un fat, il ne faisait que virevolter devant la glace. Il est vraiment devenu par trop sans gêne…, d'ailleurs il n'est pas resté longtemps. Figure-toi qu'il m'a apporté des bonbons. – Des bonbons ? C'est très gentil, très naïf. Ah ! quels numéros vous faites, tous les deux ! Voilà maintenant que vous vous observez, que vous vous espionnez, que vous cherchez à déchiffrer vos pensées secrètes sur vos visages (et vous n'y connaissez rien !). Lui encore, ce n'est rien. Il est gai, c'est un écolier, comme avant. Mais toi, toi ! » Toutes les fois que Natacha changeait de ton et s'approchait de moi, soit pour se plaindre d'Aliocha, soit pour me soumettre une question épineuse, ou pour me confier un secret avec le désir que je le comprisse à demi-mot, je me souviens qu'elle me regardait en découvrant ses petites dents et avec l'air de me supplier de prendre infailliblement la décision qui la soulagerait. Mais je me souviens aussi qu'à ces momentslà je prenais un ton sévère et tranchant, comme si je semonçais quelqu'un, et que je faisais cela sans aucune intention, mais que cela PRENAIT toujours. Ma sévérité et ma gravité venaient à propos, avaient plus d'autorité, car l'homme éprouve parfois un besoin irrésistible d'être sermonné. Du moins, Natacha me quittait parfois tout à fait réconfortée. « Non, vois-tu, Vania, reprit-elle, une main sur mon épaule et me pressant la main de l'autre tout en cherchant mes yeux d'un regard enjôleur ; il m'a paru trop peu pénétré…, il s'est donné des airs de mari, tu sais, comme un homme marié depuis dix ans, mais qui est encore aimable avec sa femme. Est-ce que ce n'est pas un peu tôt ?… Il riait, pirouettait, mais comme si tout cela ne me concernait qu'en partie, et plus comme auparavant… Il était pressé d'aller chez Katerina Fiodorovna… Je lui parlais et il ne m'écoutait pas, ou se mettait à parler ; tu sais, cette vilaine habitude du grand monde que nous avons essayé tous les deux de lui faire perdre. En un mot, il a été si… indifférent en quelque sorte… Mais qu'est-ce que je dis ! Me voilà lancée ! Ah ! nous sommes tous bien exigeants, Vania, nous sommes des despotes capricieux ! Je m'en aperçois seulement main- tenant ! Nous ne pardonnons pas un simple changement de visage, et Dieu sait cependant pourquoi ce visage a changé ! Tu avais bien raison de me faire des reproches tout à l'heure ! Tout cela, c'est ma faute. Nous nous créons des chagrins, et nous nous plaignons encore… Merci, Vania, tu m'as vraiment fait du bien. Ah ! s'il venait aujourd'hui ! Mais quoi ! Il se fâcherait peut-être à cause de tantôt. – Comment, vous vous êtes déjà disputés ? m'écriai-je stupéfait. – Pas du tout ! Seulement, j'étais un peu triste, et lui de gai qu'il était est devenu brusquement rêveur ; et il m'a semblé qu'il me disait adieu sèchement. Mais je vais l'envoyer chercher… Viens aussi, Vania. – Sûrement, si je ne suis pas retenu. – Par quoi ? – Je me suis laissé empêtré ! Mais j'espère que je pourrai venir. » VII À sept heures précises, j'étais chez Masloboiev. Il habitait, dans la rue des Six Boutiques, dans l'aile d'une petite maison, un appartement de trois pièces assez malpropre, mais bien meublé. On y voyait même une certaine aisance et en même temps un extraordinaire laisser-aller. Une très jolie jeune fille d'une vingtaine d'années, vêtue simplement mais très gentiment, toute proprette, avec de bons yeux gais, m'ouvrit la porte. Je devinai tout de suite que c'était là cette même Alexandra Semionovna, dont il m'avait glissé le nom tantôt, en m'engageant à venir faire sa connaissance. Elle me demanda qui j'étais et lorsqu'elle eut entendu mon nom, elle me dit que Masloboiev m'attendait, mais que pour l'instant il dormait dans sa chambre, où elle me conduisit. Masloboiev était assoupi sur un beau divan moelleux ; il était recouvert de son manteau sale, un coussin de cuir usé sous la tête. Il dormait d'un sommeil très léger, car dès que nous fûmes entrés, il m'appela par mon nom. « Ah ! C'est toi ! Je viens de rêver que tu étais arrivé et que tu me réveillais. C'est donc qu'il est temps. Allons. – Où ? – Chez cette dame. – Chez quelle dame ? Pourquoi ? – Chez Mme Boubnova, pour la faire casquer. Ah ! quelle beauté ! poursuivit-il en se tournant vers Alexandra Semionov- na, et il se baisa le bout des doigts, au souvenir de Mme Boubnova. – Le voilà parti, qu'est-ce qu'il va imaginer encore ! dit Alexandra Semionovna, estimant de son devoir de se fâcher un peu. – Vous ne vous connaissez pas ? Alexandra Semionovna, je te présente un général en littérature ; on ne les voit gratis qu'une fois par an, le reste du temps il faut payer. – Vous me croyez donc si bête ! Ne l'écoutez pas, je vous prie, il se moque toujours de moi. De quels généraux parle-t-il ? – Justement, je vous dis que ce sont des généraux d'une espèce particulière. Quant à vous, Votre Excellence, ne croyez pas que nous soyons sotte ; nous sommes beaucoup plus intelligente que nous n'en avons l'air au premier abord. – Ne l'écoutez pas, je vous dis ! Il me fait toujours honte devant les gens comme il faut, cet effronté ! Si au moins il me menait de temps en temps au théâtre ! – Alexandra Semionovna, aimez vos… Avez-vous oublié ce que vous devez aimer ? Avez-vous oublié le petit mot que je vous ai appris ? – Bien sûr que non, je n'ai pas oublié… C'est une stupidité. – Eh bien, qu'est-ce que c'est ? – Et je me couvrirais de honte devant un invité ! Ça veut peut-être dire quelque chose de sale. Que ma langue se dessèche, si je le dis ! – Donc, vous l'avez oublié ! – Mais non, je ne l'ai pas oublié : c'est pénates ! Aimez vos pénates…, qu'est-ce qu'il ne va pas inventer ! Peut-être que ça n'a jamais existé, les pénates ; et pourquoi faudrait-il les aimer ? Il ne fait que dire des bêtises ! – Par contre, chez Mme Boubnova… – Fi donc ! avec ta Boubnova…, et Alexandra Semionovna sortit en courant, en proie à la plus vive indignation. – Il est temps ! Allons ! Adieu, Alexandra Semionovna ! » Nous sortîmes. « Premièrement, Vania, nous allons prendre ce fiacre. C'est ça. Deuxièmement, après t'avoir quitté tout à l'heure, j'ai encore appris une ou deux petites choses, et pas des suppositions, des faits précis. Je suis resté encore une heure à Vassili-Ostrov. Cet enflé est une horrible canaille, un homme répugnant, qui a des caprices et des goûts abjects. Et la Boubnova est connue depuis longtemps pour des manœuvres du même genre. L'autre jour, elle a failli être attrapée au sujet d'une fille de bonne maison. Les robes de mousseline qu'elle avait fait mettre à l'orpheline (comme tu me l'as raconté tout à l'heure) ne me disaient rien qui vaille ; car j'avais déjà entendu quelque chose de ce genre auparavant. Et je viens de me procurer quelques renseignements, tout à fait par hasard, il est vrai, mais qui me semblent sûrs. Quel âge a la petite fille ? – Treize ans, d'après son visage. – Et moins d'après la taille ? C'est ainsi qu'elle fait. Suivant les besoins, elle dira qu'elle a onze ans ou quinze. Et comme la pauvre petite est sans défense, sans famille, alors… – Est-ce possible ? – Qu'est-ce que tu croyais ? que Mme Boubnova avait pris la petite chez elle par pure compassion, peut-être ? Si l'enflé a déjà pris le chemin de la maison, c'est que c'est une affaire réglée. Il l'a vue ce matin. Et on a promis à ce butor de Sizobrioukhov une femme mariée, la femme d'un fonctionnaire qui a le grade de colonel d'état-major. Les fils de marchands qui font la noce sont sensibles à cela : ils demandent toujours le grade. C'est comme dans la grammaire latine : tu te souviens ? la signification l'emporte sur la terminaison. D'ailleurs, je crois bien que je suis encore ivre de tantôt. C'est bon, la Boubnova, ne t'avise pas de te mêler d'histoires pareilles ! Elle veut berner la police, voyez un peu ça ! Mais moi je lui fais peur, car elle sait que j'ai bonne mémoire… Tu me comprends ? » J'étais terriblement impressionné. Toutes ces nouvelles m'avaient troublé. Je craignais que nous n'arrivions en retard et je pressais le cocher. « Ne t'inquiète pas : nous avons pris nos mesures, me dit Masloboiev. Mitrochka est là-bas. Sizobrioukhov le paiera en argent, et l'enflé, ce vaurien, en nature. On a décidé ça tout à l'heure. Quant à la Boubnova, ça c'est mon affaire… Aussi, qu'elle ne s'avise pas… » Nous arrivâmes et nous nous arrêtâmes au restaurant ; mais l'homme qui répondait au nom de Mitrochka n'y était pas. Après avoir donné l'ordre au cocher de nous attendre près du perron, nous partîmes chez la Boubnova. Mitrochka nous attendait près de la porte cochère. Une vive lumière éclairait les fenêtres et on entendait les éclats de rire avinés de Sizobrioukhov. « Ils sont tous là depuis un quart d'heure, nous dit Mitrochka. Maintenant, c'est juste le moment. – Mais comment allons-nous entrer ? demandai-je. – Comme des invités, répliqua Masloboiev, elle me connaît ; et elle connaît aussi Mitrochka. Il est vrai que tout est fermé, mais ce n'est pas pour nous. » Il frappa légèrement, la porte s'ouvrit aussitôt. Le concierge échangea un clin d'œil avec Mitrochka. Nous entrâmes sans bruit ; on ne nous entendit pas. Le concierge nous conduisit à un petit escalier et frappa à la porte. On l'appela : il répondit qu'il était seul. On lui ouvrit et nous entrâmes tous ensemble. Le concierge s'éclipsa. « Hé, qui va là ? s'écria la Boubnova, qui se tenait dans la minuscule antichambre, soûle et débraillée, une bougie à la main. – Qui ? repartit Masloboiev, comment cela, vous ne reconnaissez pas vos chers hôtes, Anna Triphonovna ? Qui cela peutil être, sinon nous ?… Philippe Philippytch. – Ah ! Philippe Philippytch ! c'est vous…, chers hôtes… Mais comment avez-vous…, je…, rien…, venez par ici, je vous prie. » Elle était complètement affolée. « Où cela ? Il y a une cloison ici… Non, vous allez nous recevoir mieux que cela. Nous allons boire du champagne, et il y a bien quelques jolies filles ? À l'instant, elle reprit de la vaillance. « Pour des hôtes aussi chers, j'irais en chercher sous terre ; j'en ferais venir de la Chine. ici ? – Deux mots, chère Anna Triphonovna, Sizobrioukhov est – Ou… i. – J'ai besoin de le voir. Comment est-ce qu'il a l'audace de faire la noce sans moi, le coquin ? – Il ne vous a sûrement pas oublié. Il attendait quelqu'un, c'était vous, sans doute ? » Masloboiev poussa une porte, et nous nous trouvâmes dans une petite pièce à deux fenêtres ornées de géraniums, avec des chaises cannées et un méchant piano ; tout ce qu'il fallait. Mais avant que nous entrions, pendant que nous parlementions dans l'antichambre, Mitrochka avait disparu. Je sus plus tard qu'il n'était pas entré, mais qu'il avait attendu derrière la porte. Il devait ouvrir à quelqu'un. La femme ébouriffée et fardée, qui avait regardé ce matin par-dessus l'épaule de la Boubnova, se trouvait être la commère de Mitrochka. Sizobrioukhov était assis sur un étroit divan en acajou, devant une table ronde recouverte d'une nappe. Sur la table, il y avait deux bouteilles de champagne, une bouteille de mauvais rhum et des assiettes contenant des bonbons, du pain d'épice et trois sortes de noix. En face de Sizobrioukhov était attablée une créature repoussante, au visage grêlé, âgée d'une quarantaine d'années, vêtue d'une robe de taffetas noir, avec des bracelets et des broches de cuivre. C'était la femme du colonel d'état-major, évidemment une contrefaçon. Sizobrioukhov était ivre et très satisfait. Son gras compagnon n'était pas là. « Est-ce qu'on se conduit de la sorte ? vociféra Masloboiev ; et il vous invite chez Dussaux encore ? – Philippe Philippytch, quel bonheur, marmotta Sizobrioukhov, en se levant pour venir à notre rencontre avec un air béat. – Tu bois ? – Oui, excusez-moi. – Ne t'excuse pas, invite-nous plutôt. Nous sommes venus nous amuser avec toi. Regarde, j'ai amené un autre invité un ami ! (Masloboiev me désigna.) – Très heureux, je veux dire, enchanté… Hi ! – Et ça s'appelle du champagne ! On dirait de la soupe aux choux aigre ! – Vous nous offensez ! – Ainsi, tu n'oses même plus te montrer chez Dussaux ; et tu invites encore les gens ! – Il vient de me raconter qu'il a été à Paris, appuya la femme du colonel, ça doit être une blague ! – Fedossia Titichna, ne soyez pas blessante. Nous y sommes allés. Nous avons fait le voyage. – Un rustre pareil, aller à Paris ? – Nous y avons été. Nous en avons eu la possibilité. Nous nous y sommes distingués avec Karp Vassilitch. Vous connaissez Karp Vassilitch ? – Pourquoi veux-tu que je connaisse ton Karp Vassilitch ? – Comme ça…, ça a rapport à la politique. Nous sommes allés avec lui chez Mme Joubert. Nous y avons cassé un trumeau. – Un quoi ? – Un trumeau. Il tenait tout le mur. Il montait jusqu'au plafond ; et Karp Vassilitch était tellement soûl qu'il s'est mis à parler russe avec Mme Joubert. Il se tenait près du trumeau, et il s'y est accoudé. Et la Joubert lui crie, dans sa langue : « Le trumeau vaut sept cents francs, tu vas le casser ! » Il se met à rire et me regarde : j'étais assis en face de lui sur un canapé et j'avais une beauté avec moi, et pas une trogne de travers comme celleci. Il se met à crier : « Stépane Terentitch, hé Stépane Terentitch ! Part à deux, ça va ? » – « Ça va » que je réponds. Et il a tapé dans le trumeau avec ses gros poings. Dzinn ! Il n'en restait que des éclats. La Joubert s'est mise à piailler et lui a sauté à la gorge : « Brigand, qu'est-ce qui te prend, qu'est-ce que tu es venu faire ? » (Toujours dans leur langue à eux.) Mais lui, il lui répond : « Emporte l'argent, la Joubert, et laisse-moi agir à ma fantaisie, et il lui a compté séance tenante six cent cinquante francs. Nous avons obtenu un rabais de cinquante francs. » À ce moment, un cri perçant, terrifiant, retentit derrière plusieurs portes, dans une chambre qui devait être séparée de la nôtre par deux ou trois autres pièces. Je tressaillis et poussai aussi un cri. J'avais reconnu la voix d'Elena. Aussitôt après cette lugubre plainte, d'autres cris se firent entendre, ainsi que des injures, tout un remue-ménage et enfin un bruit clair, sonore et distinct de soufflets. C'était probablement Mitrochka qui se faisait justice. Soudain, la porte s'ouvrit violemment, et Elena, pâle, les yeux troubles, dans une robe de mousseline blanche froissée et tout en lambeaux, les cheveux peignés mais défaits comme à la suite d'une lutte, se précipita dans la pièce. Je me tenais en face de la porte, elle se jeta vers moi et m'entoura de ses bras. Tous se levèrent brusquement, alarmés. Des glapissements et des cris se firent entendre lors de son apparition. À la suite, Mitrochka parut à la porte, traînant par les cheveux son ennemi ventru, complètement dépenaillé. Il le tira jusqu'au seuil et le jeta dans la pièce. « Le voilà ! Prenez-le ! dit Mitrochka, d'un air très content. – Écoute, me dit Masloboiev, en s'approchant tranquillement de moi et en me frappant l'épaule ; prends le fiacre, emmène la petite et retourne chez toi, tu n'as plus rien à faire ici. Demain, nous réglerons le reste. » Je ne me le fis pas dire deux fois. Je pris la main d'Elena et la conduisis hors de cet antre. Je ne sais ce qui s'y passa après. On ne nous retint pas, la logeuse était frappée de terreur. Tout s'était passé si rapidement qu'elle n'avait même pas pu s'y opposer. Notre cocher nous attendait, et vingt minutes plus tard, j'étais chez moi. Elena était plus morte que vive. Je lui dégrafai sa robe, l'aspergeai d'eau et l'étendis sur mon divan. La fièvre et le délire la prirent. Je regardai son petit visage pâle, ses lèvres exsangues, ses cheveux noirs rabattus de côté mais peignés avec soin et pommadés, toute sa toilette, les petits nœuds de ruban rose qui étaient restés çà et là sur sa robe, et je compris toute cette horrible histoire. La pauvre petite ! Elle allait de plus en plus mal. Je ne la quittai pas, et résolus de ne pas aller chez Natacha ce soir-là. De temps en temps, Elena soulevait ses longs cils recourbés et me regardait longuement, avec attention, comme si elle me reconnaissait. Elle s'endormit tard, vers une heure. Je m'assoupis à côté d'elle sur le plancher. VIII Je me levai très tôt. Je m'étais réveillé presque toutes les demi-heures, et je m'approchais de ma pauvre malade et l'examinais attentivement. Elle avait de la fièvre et délirait un peu. Mais vers le matin, elle s'était profondément endormie. C'est bon signe, m'étais-je dit, mais, lorsque je me fus réveillé, je décidai aussitôt de courir chercher un médecin pendant que la pauvre petite dormait encore. J'en connaissais un, vieux garçon et très brave homme, qui vivait près de la rue de Vladimir, depuis des temps immémoriaux, avec une vieille gouvernante allemande. C'est lui que j'allai trouver. Il me promit de venir à dix heures. J'étais arrivé chez lui à huit heures. J'avais une terrible envie de monter en passant chez Masloboiev, mais je me ravisai : il dormait sans doute encore après la soirée d'hier, et Elena pouvait se réveiller et prendre peur peut-être en se voyant seule dans mon appartement. Dans l'état maladif où elle se trouvait, elle pouvait oublier quand et comment elle avait échoué chez moi. Elle se réveilla à l'instant précis où j'entrais dans la chambre. Je m'approchai d'elle et lui demandai avec ménagement comment elle se sentait. Elle ne répondit pas, mais me regarda longuement et fixement avec ses yeux noirs et expressifs. Je crus voir dans ce regard qu'elle comprenait tout et qu'elle avait toute sa connaissance. Si elle ne m'avait pas répondu, c'était peut-être parce que c'était là son habitude. Hier et avant-hier non plus, quand elle était venue me voir, elle n'avait pas répondu un mot à certaines de mes questions et avait seulement fixé sur moi son regard fixe et obstiné où se lisaient à la fois la perplexité, la curiosité et une étrange fierté. Maintenant, je voyais encore dans son regard de la dureté et une sorte de méfiance. Je posai ma main sur son front pour voir si elle avait de la fièvre, mais elle me repoussa doucement, sans mot dire, de sa petite main et se tourna vers le mur. Je m'éloignai pour ne pas la déranger. Je possédais une grande théière de cuivre. Je l'employais depuis longtemps comme samovar et j'y faisais bouillir de l'eau. J'avais du bois, le concierge m'en avait monté pour cinq ou six jours. J'allumai mon poêle, allai chercher de l'eau et mis la théière sur le feu. Je disposai mon service à thé sur la table. Elena s'était retournée vers moi et regardait tout cela avec curiosité. Je lui demandai si elle désirait quelque chose ? Mais elle se détourna encore une fois et ne me répondit rien. « Pourquoi donc est-elle fâchée contre moi ? songeai-je. Quelle étrange petite fille ! » Mon vieux docteur vint comme il l'avait dit, à dix heures. Il examina la malade avec toute sa minutie allemande, et me rassura en me disant que, malgré la fièvre, il n'y avait aucun danger à craindre. Il ajouta qu'elle devait être atteinte d'une autre maladie chronique, quelque chose comme des palpitations, « mais que ce point exigerait des observations particulières, que pour l'instant elle était hors de danger. » Il lui prescrivit une potion et des poudres, plutôt par habitude que par nécessité, et, aussitôt, après, me demanda comment elle se trouvait chez moi. En même temps, il regardait avec étonnement mon appartement. Ce petit vieux était terriblement bavard. Elena l'étonna ; elle lui retira sa main, pendant qu'il lui prenait le pouls et refusa de lui montrer sa langue. À ses questions, elle ne répondit pas un mot, mais se contenta de regarder tout le temps avec insistance l'énorme croix de Saint-Stanislas qui lui pendait au cou. « Elle doit avoir très mal à la tête, dit le vieux, mais comme elle me regarde, comme elle me regarde ! » Je jugeai inutile de rien lui raconter sur Elena et je m'en tirai en disant que c'était une longue histoire. « Prévenez-moi, si c'est nécessaire, dit-il en sortant. Pour l'instant, il n'y a pas de danger. » Je décidai de rester toute la journée avec Elena, de la laisser seule le plus rarement possible jusqu'à son rétablissement. Mais, sachant que Natacha et Anna Andréievna pouvaient se tourmenter en m'attendant inutilement, je résolus du moins de prévenir Natacha par lettre que je n'irais pas chez elle ce jour-là. Ce n'était pas la peine d'écrire à Anna Andréievna. Elle m'avait prié une fois pour toutes de ne plus lui envoyer de lettre, depuis le jour où je lui avais envoyé des nouvelles de la maladie de Natacha. « Mon vieux va faire la tête, quand il verra ta lettre, me dit-elle, il aura une envie terrible de savoir ce qu'il y a dedans, le pauvre, mais il ne pourra pas me le demander, il n'osera pas. Et il sera démonté pour toute une journée. Sans compter, mon cher, que tu ne fais que m'agacer avec une lettre. Dix lignes, estce que ça suffit ? J'ai envie de te poser des questions plus détaillées, et tu n'es pas là ! » Aussi je n'écrivis qu'à Natacha et je mis la lettre à la boîte en portant l'ordonnance à la pharmacie. Pendant ce temps, Elena s'était rendormie. Dans son sommeil, elle gémissait doucement et frissonnait. Le docteur avait deviné juste : elle souffrait terriblement de la tête. Parfois, elle poussait de petits cris et se réveillait. Elle me regardait avec hostilité, comme si mes attentions lui étaient particulièrement pénibles. J'avoue que cela me faisait beaucoup de peine. À onze heures, Masloboiev arriva. Il était soucieux et semblait distrait ; il n'entra que pour une minute, pressé de partir. « Eh bien, frère, je m'attendais à ce que ton logement ne paie pas de mine, me dit-il en regardant autour de lui ; mais, vrai, je ne pensais pas te trouver dans un pareil coffre. Car c'est un coffre, non un appartement. Admettons que cela n'ait pas d'importance, mais le plus grave, c'est que tous ces soucis accessoires ne font que te détourner de ton travail. J'y ai pensé hier, pendant que nous allions chez la Boubnova. Vois-tu, frère, par ma nature et ma position sociale, je fais partie de ces gens qui ne font d'eux-mêmes rien de bon, mais qui sermonnent les autres. Maintenant, écoute-moi : je passerai peut-être chez toi demain ou après-demain ; toi, viens sans faute me voir dimanche matin. D'ici là, l'affaire de la petite sera, je l'espère, complètement réglée ; et nous parlerons sérieusement, car il faut s'occuper sérieusement de toi. On ne peut pas vivre comme ça. Hier, je ne t'ai fait que des allusions, mais maintenant je te tiendrai des raisonnements logiques. Et dis-moi, à la fin : est-ce que tu considères comme un déshonneur de m'emprunter de l'argent pendant quelque temps ? – Ne me querelle pas ! lui dis-je en l'interrompant. Dis-moi plutôt comment cela s'est terminé hier ? – Mais tout à fait bien, et nous avons atteint notre but, tu me comprends ? Maintenant, je n'ai pas le temps. Je suis venu juste un instant pour te dire que je n'avais pas le temps de m'occuper de toi et pour savoir si tu allais la caser quelque part ou la garder chez toi ? Car il faut y réfléchir et prendre une décision. – Je ne sais pas encore au juste et, je l'avoue, je t'attendais pour te demander ton avis. Sous quel prétexte pourrais-je la garder chez moi ? – C'est facile, comme servante, par exemple… – Je t'en prie, parle moins fort. Bien qu'elle soit malade, elle a toute sa connaissance et quand elle t'a vu, j'ai remarqué qu'elle avait tressailli. Elle se souvient donc de ce qui s'est passé hier. » Là-dessus, je lui parlai du caractère d'Elena et je lui dis tout ce que j'avais remarqué en elle. Mes paroles intéressèrent Masloboiev. J'ajoutai que je la placerais peut-être dans une maison que je connaissais, et lui dis quelques mots de mes deux vieux. À mon étonnement il connaissait déjà en partie l'histoire de Natacha et à ma question : « Comment sais-tu cela ? » il me répondit : « Comme ça ; il y a longtemps que j'en ai entendu parler, en passant, au sujet d'une affaire. Je t'ai déjà dit que je connais le prince Valkovski. C'est une bonne idée de vouloir l'envoyer chez ces vieux. Sinon, elle te gênerait. Encore une chose ; il lui faut des papiers. Ne t'en inquiète pas, je m'en charge. Adieu, viens me voir souvent. Elle dort en ce moment ? – Je crois », répondis-je. Mais dès qu'il fut sorti, Elena m'appela. « Qui est-ce ? » demanda-t-elle. Sa voix tremblait, mais elle me fixait toujours du même regard insistant et hautain. Je ne peux employer d'autres termes. Je lui dis le nom de Masloboiev et ajoutai que c'était grâce à lui que je l'avais arrachée à la Boubnova, car celle-ci le craignait beaucoup. Ses joues s'embrasèrent subitement, sans doute au souvenir du passé. « Et maintenant elle ne viendra plus jamais ici ? » demanda Elena, en me regardant d'un air scrutateur. Je me hâtai de la rassurer. Elle se tut, prit ma main dans ses petits doigts brûlants, mais la lâcha aussitôt comme si elle se ravisait. « Il est impossible qu'elle éprouve une telle répulsion à mon égard, pensai-je. C'est sa façon d'être, ou bien…, ou bien tout simplement la pauvre enfant a eu tellement de malheurs qu'elle n'a plus confiance en personne. » À l'heure indiquée, j'allai chercher le remède, et en même temps, j'entrai dans un restaurant où je dînais parfois et où l'on me faisait crédit. Cette fois-là, en sortant de chez moi, je pris une casserole et je commandai au restaurant un bouillon de poulet pour Elena. Mais elle ne voulut rien manger, et la soupe, en attendant, resta sur le poêle. Après lui avoir donné sa potion, je me mis au travail. Je pensais qu'elle dormait, mais, l'ayant regardée à l'improviste, je vis qu'elle avait soulevé la tête et suivait attentivement mes gestes. Je fis semblant de ne pas l'avoir remarquée. Enfin, elle s'endormit pour de bon, tranquillement, sans délirer ni gémir, à mon grand étonnement. Je ressentis un grand embarras : Natacha, ignorant de quoi il s'agissait, pouvait non seulement se fâcher contre moi parce que je n'étais pas venu la voir aujourd'hui, mais même, pensais-je, elle serait sûrement offensée de mon manque d'égards au moment précis où elle avait peutêtre le plus besoin de moi. Des ennuis pouvaient se présenter, elle pouvait avoir quelque tâche à me confier, et, comme par un fait exprès, je lui faisais défaut ! En ce qui concernait Anna Andréievna, je ne savais absolument pas comment je m'excuserais le lendemain auprès d'elle. Je réfléchis longuement et soudain décidai de courir et chez l'une et chez l'autre. Je pouvais ne rester absent que deux heures en tout. Elena dormait et ne m'entendrait pas sortir. Je me levai brusquement, enfilai mon paletot, pris ma casquette, mais comme je sortais, Elena m'appela soudain. J'en fus surpris : avait-elle fait semblant de dormir ? Je dirai à ce propos que, quoique Elena fît mine de ne pas vouloir me parler, ces appels assez fréquents, ce besoin de me faire part de toutes ses irrésolutions, prouvaient le contraire et m'étaient, je l'avoue, très agréables. « Où voulez-vous me mettre ? » me demanda-t-elle tandis que je m'approchais d'elle. La plupart du temps, elle posait ses questions brusquement, de façon tout à fait imprévue. Cette fois-ci, je ne la compris même pas tout de suite. « Tout à l'heure, vous avez dit à votre ami que vous vouliez me mettre dans une maison. Je ne veux aller nulle part. » Je me penchai vers elle : elle était de nouveau toute brûlante, la fièvre la reprenait. Je me mis à la rassurer ; je lui promis que, si elle voulait rester avec moi, je ne l'enverrais nulle part. En disant cela, j'ôtai mon paletot et ma casquette. Je ne pouvais me décider à la laisser seule dans un pareil état. « Non, partez, me dit-elle, devinant que je voulais rester. J'ai envie de dormir. Je vais m'endormir tout de suite. – Mais tu ne peux pas rester seule ! lui dis-je, hésitant. D'ailleurs, je serai sûrement de retour dans deux heures… – Alors, partez. Si j'étais malade un an, vous ne sortiriez pas de chez vous pendant tout ce temps-là ? » Elle essaya de sourire et me jeta un regard étrange, comme si elle luttait contre un bon sentiment qui parlait dans son cœur. La pauvre petite ! Son bon et tendre cœur se révélait malgré toute sa haine des hommes et son apparent endurcissement. Je courus tout d'abord chez Anna Andréievna. Elle m'attendait avec une impatience fiévreuse et m'accueillit avec des reproches ; elle était dans une horrible inquiétude : Nikolaï Serguéitch était sorti tout de suite après le dîner et on ne savait où il était allé. Je pressentais que la vieille n'avait pu y tenir et lui avait tout raconté, PAR ALLUSIONS, selon son habitude. D'ailleurs, elle me l'avoua presque elle même, me disant qu'elle n'avait pu supporter de ne pas partager avec lui une si grande joie, mais que Nikolaï Serguéitch était devenu, selon sa propre expression, plus sombre qu'une nuée d'orage, qu'il n'avait rien dit (« il n'a pas ouvert les lèvres, n'a même pas répondu à mes questions ») et que brusquement, après le dîner, il avait pris la porte. En me racontant cela. Anna Andréievna tremblait presque de frayeur et elle me supplia d'attendre Nikolaï Serguéitch avec elle. Je m'excusai et lui dis sans ménagement que je ne viendrais peut-être pas non plus le lendemain, et que j'étais passé précisément pour l'en prévenir. Nous faillîmes nous disputer. Elle fondit en larmes ; elle me fit des reproches vifs et amers, et ce ne fut que lorsque j'eus franchi la porte qu'elle se jeta à mon cou, me serra dans ses bras et me dit de ne pas me fâcher contre elle qui était « orpheline », et de ne pas me froisser de ses paroles. Je trouvai Natacha seule, contrairement à ce que j'attendais, et, chose bizarre, il me sembla qu'elle n'était pas aussi contente de me voir que la veille et que les autres jours en général. On eût dit que je l'importunais, que je la dérangeais. Je lui demandai si Aliocha était venu aujourd'hui, elle me répondit qu'il était venu, mais qu'il était resté peu de temps. Il avait promis de passer ce soir, ajouta-t-elle, comme indécise. « Et hier soir ? » – N-non. Il a été retenu, dit-elle précipitamment. Eh bien, Vania, et tes affaires ? » Je vis qu'elle désirait arrêter là notre conversation et passer à un autre sujet. Je la regardai plus attentivement : elle était visiblement désemparée. Remarquant que je l'observais avec insistance, elle me jeta un regard si rapide et si brusque que je ressentis comme une brûlure. « Elle a un nouveau chagrin, pensai-je, mais elle ne veut pas m'en parler. » En réponse à sa question, je lui racontai en détail toute l'histoire d'Elena. Cela l'intéressa énormément et mon récit la frappa. « Mon Dieu ! Et tu as pu la laisser seule, malade ! » s'écriat-elle. Je lui expliquai que je ne voulais pas venir du tout chez elle aujourd'hui, mais que j'avais pensé qu'elle en serait fâchée et qu'elle pouvait avoir besoin de moi. « Besoin de toi, dit-elle en aparté, en réfléchissant ; j'ai peut-être en effet besoin de toi, Vania, mais il vaut mieux remettre cela à une autre fois. As-tu été chez eux ? » Je lui racontai. « Oui ; Dieu sait comment mon père accueillera toutes ces nouvelles. Et d'ailleurs, quelle importance… – Comment, quelle importance ! Un pareil changement ! – Oui… Mais où est-il allé encore ? L'autre fois, vous pensiez qu'il était venu chez moi. Écoute, Vania, passe me voir demain si tu peux. Peut-être que j'aurai quelque chose à te dire… Mais cela m'ennuie de troubler ton repos ; maintenant tu devrais retourner auprès de te malade. Cela fait bien deux heures que tu es parti de chez toi ? – Oui. Adieu, Natacha. Comment Aliocha a-t-il été avec toi aujourd'hui ? – Aliocha, mais il n'avait rien de particulier… Je m'étonne même de ta curiosité. – Au revoir, mon amie. – Adieu. » Elle me tendit la main négligemment et tourna la tête à mon dernier regard d'adieu. Je la quittai quelque peu surpris. Mais je me dis qu'elle avait bien autre chose à penser. L'affaire était d'importance. Demain, elle me raconterait tout cela spontanément. Je revins tristement chez moi et fus péniblement impressionné dès que je franchis le seuil. Elena était assise sur le divan, la tête penchée sur la poitrine, comme dans une profonde rêverie. Elle ne me regarda même pas et semblait absente. Je m'approchai d'elle ; elle murmurait quelque chose. « N'auraitelle pas le délire ? » me dis-je. « Elena, ma petite, qu'as-tu ? lui demandai-je en m'asseyant à côté d'elle et en lui passant le bras autour de la taille. – Je veux m'en aller… J'aime mieux aller chez elle, dit-elle, sans lever la tête vers moi. – Où ? Chez qui ? demandai-je étonné. – Chez elle, chez la Boubnova. Elle dit toujours que je lui dois beaucoup d'argent, qu'elle a enterré maman à ses frais… Je ne veux pas qu'elle insulte maman… Je vais travailler chez elle et je la paierai par mon travail… Alors, je m'en irai. Mais maintenant, je veux retourner là-bas. – Calme-toi, Elena, tu ne peux pas aller chez elle, lui dis-je. Elle te tourmenterait ; elle te perdrait… – Qu'elle me perde, qu'elle me torture ! reprit Elena avec feu, je ne suis pas la première : il y en a d'autres et de meilleures que moi qui souffrent. C'est une mendiante qui m'a dit cela dans la rue. Je suis pauvre et je veux être pauvre. Je serai pauvre toute ma vie ; c'est ce que ma mère m'a ordonné en mourant. Je travaillerai… Je ne veux pas porter cette robe… – Dès demain, je t'en achèterai une autre. Et je t'apporterai tes livres. Tu vivras chez moi. Je ne te placerai chez personne, si tu ne veux pas ; tranquillise-toi… – Je m'embaucherai comme ouvrière. – C'est bon, c'est bon, mais calme-toi, couche-toi, dors ! » Mais la pauvre enfant se mit à pleurer. Peu à peu, ses larmes devinrent des sanglots. Je ne savais que faire ; j'allai chercher de l'eau, je lui humectai les tempes et le front. Enfin, elle se laissa tomber sur le divan, à bout de forces, et fut surprise de frissons fiévreux. Je l'enveloppai avec ce qui se trouva à ma portée et elle s'endormit, mais d'un sommeil troublé, frémissant, et elle se réveillait à chaque instant. Bien que j'eusse peu marché ce jour-là, j'étais très fatigué et décidai de me coucher le plus tôt possible. Des pensées inquiètes et lancinantes tourbillonnaient dans ma tête. Je pressentais que cette petite fille me causerait beaucoup de tracas. Mais c'était Natacha surtout qui me donnait du souci. En somme, je m'en rends compte maintenant, je me suis rarement trouvé dans un état d'esprit aussi sombre qu'avant de m'endormir pour cette malheureuse nuit. IX Je me réveillai tard, à dix heures environ ; je me sentais souffrant. La tête me tournait et me faisait mal. Je regardai le lit d'Elena : il était vide. En même temps, de la chambrette de droite, des bruits me parvinrent, comme si on frottait le plancher. Je sortis : Elena balayait, relevant d'une main sa robe élégante qu'elle n'avait pas encore ôtée depuis l'autre soir. Le bois, préparé pour le poêle, était entassé dans un coin ; la table était essuyée, la théière astiquée ; en un mot, Elena faisait le ménage. « Écoute, Elena, m'écriai-je, qui t'a dit de balayer le plancher ? Je ne veux pas de cela, tu es malade ; est-ce que tu es venue chez moi comme servante ? – Qui balaiera le plancher alors ? répondit-elle, en se redressant, et en me regardant. Je ne suis pas malade en ce moment. – Mais je ne t'ai pas prise pour travailler. On dirait que tu as peur que je te reproche comme la Boubnova de vivre chez moi gratis ? Où as-tu pris cet horrible balai ? Je n'avais pas de balai, ajoutai-je en la regardant avec étonnement. – Il est à moi : c'est moi qui l'ai apporté ici. Je balayais le plancher pour grand-père. Et le balai est resté depuis ce temps, là-bas sous le poêle. » Je revins dans ma chambre, pensif : peut-être que je me trompais, mais il me semblait que mon hospitalité lui pesait et qu'elle voulait de toute manière me prouver qu'elle n'habitait pas chez moi gratuitement. « En ce cas, quel caractère susceptible ! » me dis-je. Deux ou trois minutes après, elle entra et s'assit en silence à la même place qu'hier, sur le divan, en me regardant d'un air inquisiteur. Pendant ce temps, j'avais fait chauffer de l'eau, j'avais fait infuser le thé, je lui en versai une tasse que je lui tendis avec un morceau de pain blanc. Elle les prit en silence, sans protester. Cela faisait une journée qu'elle n'avait presque rien mangé. « Tu as sali ta jolie robe », lui dis-je en remarquant une raie noire dans le bas de sa jupe. Elle chercha l'endroit et, brusquement, à mon grand étonnement, elle laissa là sa tasse, saisit des deux mains, lentement et avec froideur, le bord de sa jupe de mousseline et, d'un seul geste, la déchira de haut en bas. Ensuite, elle leva sur moi sans mot dire son regard têtu et brillant. Elle était pâle. « Que fais-tu, Elena ? m'écriai-je, persuadé de me trouver en présence d'une folle. – C'est une vilaine robe, dit-elle, presque suffocante d'émotion. Pourquoi avez-vous dit que c'était une jolie robe ? Je ne veux pas la porter, cria-t-elle brusquement, en se levant. Je vais la déchirer. Je ne lui ai pas demandé de me parer. Elle m'a parée de force. J'ai déjà déchiré une robe, je déchirerai celle-ci aussi, je la déchirerai ! Je la déchirerai !… » Et elle se jeta avec rage sur la malheureuse robe. En un clin d'œil, elle l'avait mise en pièces. Lorsqu'elle eut terminé, elle était pâle qu'elle se tenait à peine sur ses jambes. Je contemplais avec stupéfaction cet acharnement. Quant à elle, elle me regardait d'un air provocant, comme si j'avais aussi été coupable envers elle. Mais je savais cette fois ce qui me restait à faire. Je décidai, sans plus attendre, de lui acheter une robe neuve ce matin même. Sur cet être sauvage et aigri, il fallait agir par la douceur. On eût dit qu'elle n'avait jamais vu de braves gens. Si elle avait déjà, en dépit d'un cruel châtiment, mis en lambeaux sa première robe, avec quelle exaspération elle devait regarder celle-ci, qui lui rappelait un moment si récent et si horrible ! Chez le fripier, on pouvait trouver une robe simple et jolie pour un prix très modique. Le malheur était qu'à ce moment-là, je n'avais presque pas d'argent. Mais, la veille déjà, en me couchant, j'avais décidé de me rendre aujourd'hui dans un endroit où j'avais l'espoir de m'en procurer, et justement, il me fallait aller dans cette direction. Je pris mon chapeau. Elena m'observait attentivement, comme si elle attendait quelque chose. « Vous allez encore m'enfermer ? me demanda-t-elle, lorsque je pris la clef pour fermer l'appartement derrière moi, comme hier et avant-hier. – Mon enfant, lui dis-je en revenant vers elle, ne te fâche pas. Je ferme parce que quelqu'un pourrait entrer ; tu es malade, cela te ferait peur, peut-être. Et Dieu sait qui peut venir, la Boubnova pourrait s'aviser de… » Je lui disais cela à dessein. Je l'enfermais parce que je me méfiais d'elle. Il me semblait que l'idée de me quitter pouvait lui venir subitement. En attendant, je résolus d'être prudent. Elena gardait le silence et je l'enfermai encore cette fois-ci. Je connais un éditeur qui avait entrepris depuis plus de deux ans la publication d'un ouvrage comprenant un grand nombre de volumes. J'avais souvent trouvé du travail chez lui, lorsqu'il m'avait fallu gagner rapidement quelque argent. Il payait ponctuellement. J'allai chez lui, il m'avança vingt-cinq roubles et je m'engageai à lui fournir dans la semaine un article de compilation. Mais j'espérais soustraire du temps pour mon roman. Je faisais cela souvent lorsque j'étais dans le besoin. Dès que j'eus mon argent, je courus au décrochez-moi-ça. Là, je trouvai rapidement une vieille marchande de ma connaissance qui vendait toutes sortes de nippes. Je lui donnai approximativement la taille d'Elena, et, en un instant, elle m'eut déniché une petite robe d'indienne aux couleurs claires, très solide et qui n'avait été lavée qu'une fois : le prix en était plus que modéré. J'achetai aussi un fichu. En payant, je songeai qu'Elena avait besoin d'une petite pelisse, d'un mantelet, ou de quelque chose de ce genre. Il faisait froid et elle n'avait presque rien à se mettre. Mais je remis cet achat à une autre fois. Elena était tellement susceptible, tellement fière. Dieu sait comment elle allait déjà accepter cette robe, bien que je l'eusse exprès choisie la plus simple et la plus discrète possible ; c'était la robe la plus courante qui fût. Je lui achetai en outre deux paires de bas de fil et une paire de bas de laine. Je pourrais les lui donner sous prétexte qu'elle était malade et qu'il faisait froid dans la chambre. Elle avait aussi besoin de linge. Mais je laissai tout cela pour l'époque où nous aurions fait plus ample connaissance. Par contre, je pris de vieux rideaux pour le lit, achat indispensable et qui pouvait faire grand plaisir à Elena. Je revins à la maison, chargé de mes acquisitions, à une heure de l'après-midi. Ma serrure s'ouvrait presque sans bruit, de sorte qu'Elena ne m'entendit pas tout de suite rentrer. Je vis qu'elle était debout près de la table et feuilletait mes livres et mes papiers. Lorsqu'elle m'entendit, elle ferma vivement le livre qu'elle lisait et s'éloigna de la table en rougissant. Je jetai un coup d'œil sur le livre : c'était mon premier roman, édité en tirage à part, et mon nom s'étalait sous le titre. « Quelqu'un a frappé pendant votre absence, me dit-elle d'un ton taquin ; il a demandé pourquoi vous aviez fermé. – C'était le docteur peut-être ; tu ne lui as pas parlé, Elena ? – Non. » Je ne répondis pas ; je pris mon paquet, le défis et en tirai la robe que j'avais achetée. « Écoute, ma petite Elena, dis-je en m'approchant d'elle ; tu ne peux pas continuer à porter des haillons. Aussi, je t'ai acheté une robe, une robe de tous les jours, très bon marché, ainsi tu n'as pas à t'inquiéter ; elle coûte en tout un rouble vingt kopecks. Porte-la, je t'en prie. » Je posai la robe à côté d'elle. Elle devint toute rouge et me regarda un instant de tous ses yeux. Elle était très étonnée et, en même temps, il me sembla qu'elle avait honte. Mais quelque chose de doux, de tendre s'allumait dans son regard. Voyant qu'elle se taisait, je retournai près de la table. Mon acte l'avait visiblement frappée. Mais elle se maîtrisa avec effort et resta assise ; les yeux baissés. La tête me tournait et me faisait de plus en plus mal. Le grand air ne m'avait pas procuré le moindre soulagement. Cependant il fallait aller chez Natacha. Mon inquiétude à son sujet n'avait pas diminué depuis la veille, au contraire, elle ne faisait que, croître. Soudain, il me sembla qu'Elena m'appelait. Je me tournai vers elle. « Quand vous sortez, ne m'enfermez pas, dit-elle en regardant de côté et en tortillant la frange du divan, comme si elle était plongée dans cette occupation. Je ne m'en irai pas. – C'est bien, Elena, j'accepte. Mais si quelqu'un vient ? Dieu sait qui peut venir ! – Alors, laissez-moi la clef, je fermerai de l'intérieur ; et si on frappe, je dirai : il n'est pas à la maison. » Et elle me lança un regard malicieux, comme pour dire « Voilà comment on fait, tout simplement ! » « Qui vous lave votre linge ? me demanda-t'elle soudain, avant que j'aie eu le temps de répondre. – Une femme, ici, dans la maison. – Je sais laver le linge. Et où avez-vous mangé hier ? – Au restaurant. – Je sais aussi faire la cuisine. Je vous ferai vos repas. – Voyons, Elena, que peux-tu savoir faire ? Tu ne parles pas sérieusement. Elle se tut et baissa les yeux. Ma remarque l'avait visiblement mortifiée. Dix minutes, au moins, s'écoulèrent ; nous nous taisions tous les deux. « De la soupe, dit-elle tout à coup, sans relever la tête. – Comment, de la soupe ? Quelle soupe ? demandai-je, étonné. – Je sais faire de la soupe. J'en faisais pour maman, quand elle était malade. Et j'allais aussi au marché. – Tu vois, Elena, tu vois comme tu es orgueilleuse, dis-je en m'approchant d'elle et en m'asseyant à côté d'elle sur le divan. J'agis avec toi comme mon cœur me l'ordonne. Tu es seule, sans parents, malheureuse. Je veux t'aider. Tu m'aiderais aussi, si j'étais dans le malheur. Mais tu ne veux pas raisonner ainsi et cela t'est pénible d'accepter de moi le moindre cadeau. Tu veux tout de suite me rembourser me payer par ton travail, comme si j'étais la Boubnova et comme si je te faisais des reproches. S'il en est ainsi, c'est honteux, Elena. » Elle ne répondit pas, ses lèvres tremblaient. Elle semblait vouloir me dire quelque chose, mais elle se contint et se tut. Je me levai pour aller chez Natacha. Cette fois-là, je laissai la clef à Elena, en la priant, si quelqu'un venait et frappait, de répondre et de demander qui c'était. J'étais persuadé qu'il était arrivé un grave ennui à Natacha et qu'elle me le cachait, comme cela s'était déjà produit plus d'une fois. En tout cas, j'étais décidé à n'entrer chez elle qu'une minute pour ne pas l'irriter par une visite importune. C'est ce qui arriva. Elle m'accueillit d'un regard dur et mécontent. J'aurais dû m'en aller aussitôt, mais mes jambes se dérobaient. « Je suis venu pour un instant, Natacha, commençai-je, j'ai un conseil à te demander que vais-je faire de ma pensionnaire ? » Et je commençai à lui raconter rapidement tout ce qui concernait Elena. Natacha m'écouta jusqu'au bout sans mot dire. « Je ne sais que te conseiller, Vania, me répondit-elle. Tout montre que c'est une créature des plus étranges. Peut-être qu'elle a subi beaucoup d'outrages, qu'on lui a fait peur. Laissela au moins se rétablir. Tu veux l'envoyer chez nous ? – Elle dit qu'elle ne veut pas partir de chez moi. Et Dieu sait comment on la recevrait là-bas, aussi je ne sais que faire. Mais et toi, mon amie ? Tu avais l'air souffrante hier ? lui demandai-je timidement. – Oui…, et aujourd'hui aussi j'ai un peu mal à la tête, me répondit-elle distraitement. As-tu vu quelqu'un des nôtres ? – Non, j'irai demain. Car c'est demain samedi… – Et alors ? – Le prince viendra demain soir… – Eh bien, oui ! Je ne l'ai pas oublié. – Non, je disais cela comme ça… » Elle s'arrêta juste devant moi et me regarda longuement dans les yeux avec insistance. Dans son regard se lisait une résolution opiniâtre ; il avait quelque chose de brûlant, de fiévreux. « Sais-tu une chose, Vania, me dit-elle : aie la bonté de me laisser, tu me déranges beaucoup… » Je me levai de mon fauteuil et la regardai avec un étonnement indicible. « Natacha, ma chère, qu'as-tu ? qu'est-il arrivé ? m'écriaije, effrayé. – Il n'est rien arrivé ! Tu sauras tout demain, tout, mais pour l'instant, je veux être seule. Écoute, Vania : va-t'en tout de suite. Cela m'est si pénible de te voir, si pénible ! – Mais dis-moi au moins… – Demain, tu sauras tout ! Oh ! mon Dieu ! Mais partirastu ? » Je sortis. J'étais tellement abasourdi que j'étais à peine conscient. Mavra sauta sur moi dans l'entrée. « Alors, elle est fâchée ? me demanda-t-elle. Je n'ose même pas l'approcher. – Mais qu'est-ce qu'elle a donc ? – Elle a que LE NÔTRE n'a pas mis le nez ici depuis deux jours. – Comment cela ? demandai-je, stupéfait. Mais elle m'a dit elle-même hier qu'il était venu dans la matinée, et qu'il voulait venir le soir… – Ce n'est pas vrai ! Et il n'est pas du tout venu hier matin ! Je te le dis, depuis avant-hier, il a disparu. Elle t'a dit hier qu'il était venu le matin ? – Oui. – Eh bien, il faut croire que ça la travaille, si elle ne veut même pas t'avouer qu'il n'est pas venu. Un beau luron ! – Mais qu'est-ce que cela veut dire ? m'écriai-je. – Ça veut dire que je ne sais que faire d'elle, reprit Mavra en écartant les bras. Hier encore, elle m'a envoyée chez lui, mais elle m'a fait revenir deux fois. Et aujourd'hui, elle ne veut même plus me parler. Tu devrais aller chez lui. Moi, je n'ose pas la quitter. » Je me précipitai dans l'escalier. « Viendras-tu ce soir ? me cria Mavra. – Nous verrons cela là-bas, lui répondis-je sans m'arrêter. Je passerai peut-être juste te demander ce que cela devient. Si je suis encore en vie. » J'avais effectivement ressenti comme un coup au cœur. X Je me rendis directement chez Aliocha. Il habitait chez son père à la petite Morskaia. Le prince avait un assez grand appartement, bien qu'il vécût seul. Aliocha y occupait deux belles pièces. J'étais allé très rarement chez lui, une seule fois avant ce jour, je crois. Lui, il passait plus souvent chez moi, surtout au début, dans les premiers temps de sa liaison avec Natacha. Il n'était pas chez lui. Je me rendis directement dans sa chambre et lui écrivis ce billet : « Aliocha, vous semblez avoir perdu la raison. Mardi soir, quand votre père a demandé luimême à Natacha de vous faire l'honneur de vous accorder sa main, vous avez été très heureux de cette requête, j'en ai été témoin ; vous avouerez donc que votre conduite actuelle est quelque peu étrange. Vous rendez-vous compte de ce que vous faites à Natacha ? En tout cas, mon billet vous rappellera que votre façon d'agir envers votre future femme est indigne et légère au plus haut point. Je sais fort bien que je n'ai aucun droit de vous faire des remontrances, mais je ne m'en soucie pas le moins du monde… » « P. -S. Elle ne sait rien de cette lettre et ne m'a même pas parlé de vous. » Je cachetai le billet et le laissai sur sa table. À mes questions, le domestique me répondit qu'Alexeï Petrovitch n'était presque jamais à la maison et qu'il ne rentrerait que vers le matin. Je pus à peine me traîner jusque chez moi. La tête me tournait, mes jambes flageolaient. Ma porte était ouverte. Nikolaï Serguéitch était chez moi : il m'attendait. Il était assis près de la table et, sans dire mot, contemplait avec étonnement Elena qui le regardait avec une surprise non moins grande, tout en se taisant obstinément. « Elle doit lui sembler étrange », me dis-je. « Voici une heure que je suis là, mon ami, et je t'avoue que je ne m'attendais pas… à te trouver ainsi », poursuivit-il, en embrassant la chambre du regard et en me faisant un clin d'œil imperceptible dans la direction d'Elena. Ses yeux exprimaient la stupéfaction. Mais, l'ayant observé plus attentivement, je remarquai qu'il était triste et inquiet. Son visage était plus pâle qu'à l'ordinaire. « Assieds-toi, assieds-toi donc, reprit-il d'un air affairé et contrarié ; je m'étais dépêché de venir te voir, il arrive quelque chose de grave ; mais qu'est-ce que tu as ? tu n'as pas figure humaine ? tin. – Fais attention, il ne faut pas négliger cela. Tu as pris froid, sans doute ? – Non, c'est simplement une crise nerveuse. Cela m'arrive de temps en temps. Et vous, comment allez-vous ? – Ça va, ça va ! Un échauffement, c'était tout. Il se passe quelque chose. Assieds-toi. » J'approchai une chaise et m'assis près de la table, lui faisant face. Le vieux se pencha vers moi et commença à mi-voix : – Je ne me sens pas bien. La tête me tourne depuis ce ma- « Fais attention, ne la regarde pas et faisons semblant de parler d'autre chose. Qui est cette jeune fille ? – Je vous expliquerai plus tard, Nikolaï Serguéitch. C'est une pauvre enfant, orpheline de père et de mère, la petite-fille de ce Smith qui habitait ici et qui est mort dans la confiserie. – Ah ! il avait une petite-fille ? Eh bien, mon cher, elle est bizarre, comme elle vous regarde Je te le dis franchement, si tu avais tardé encore cinq minutes, je ne me serais pas attardé ici. Elle a fait des histoires pour me laisser entrer et elle n'a pas ouvert la bouche ; elle fait peur, elle n'a pas l'air d'une créature humaine. Et comment se trouve-t-elle chez toi ? Ah je comprends, elle est sans doute venue voir son grand-père, sans savoir qu'il était mort ? – Oui. Elle était très malheureuse. Le vieux a parlé d'elle en mourant. – Hum ! Tel grand-père, telle petite-fille. Tu me raconteras tout cela après. Peut-être qu'on pourra l'aider, si elle est tellement malheureuse… Bon, et maintenant, est-ce qu'on ne pourrait pas lui dire de s'en aller, car j'ai à te parler sérieusement ? – Mais elle n'a nulle part où aller. Elle habite ici. » J'expliquai ce que je pus au vieux en deux mots, et j'ajoutai qu'on pouvait parler devant elle, car c'était une enfant. « Oui, bien sûr, une enfant. Mais je n'en reviens pas, mon ami. Elle vit avec toi, Seigneur mon Dieu ! » Et le vieux la regarda encore une fois d'un air stupéfait. Elena, sentant qu'on parlait d'elle, restait assise sans dire mot, la tête baissée et effilochant la frange du divan. Elle avait mis sa robe neuve, qui lui allait parfaitement. Ses cheveux étaient lissés avec plus de soin qu'auparavant, peut-être pour faire honneur à sa nouvelle robe. Dans l'ensemble, sans l'étrangeté sauvage de son regard, c'eût été une charmante petite fille. « Je vais être bref et précis, mon cher, voici ce dont il s'agit, reprit le vieillard : c'est une longue histoire, et c'est sérieux… » Il avait les yeux baissés, un air grave et préoccupé, et malgré sa précipitation, sa « brièveté » et sa « précision » il ne savait par où commencer. « Que vais je entendre ? » me dis-je. « Vois-tu, Vania, je suis venu t'adresser une grande requête. Mais avant…, je pense qu'il faudrait t'expliquer certaines circonstances…, extrêmement délicates. » Il toussa et me jeta un regard à la dérobée ; puis il rougit ; puis il se fâcha contre lui-même de son manque de présence d'esprit. « Mais qu'y a-t-il à expliquer ! Tu comprendras toi-même ! Tout simplement, je vais provoquer le prince en duel, et je te demande d'arranger cette affaire et de me servir de témoin. » Je me renversai sur le dossier de ma chaise et le regardai, au comble de la stupéfaction. « Eh bien, qu'as-tu à me regarder ? Je ne suis pas fou. – Mais permettez, Nikolaï Serguéitch ! Sous quel prétexte, dans quel but ? Et enfin, est-ce possible… – Un prétexte ! Un but ! s'écria le vieillard, voilà qui est admirable ! – C'est bon, c'est bon, je sais ce que vous allez dire, mais à quoi cette incartade servira-t-elle ? Que sortira-t-il de ce duel ? Je l'avoue, je ne comprends pas. – Je pensais bien que tu ne comprendrais rien. Écoute : notre procès est terminé (c'est-à-dire qu'il va se terminer ces jours-ci : il ne reste plus que des formalités sans importance), je l'ai perdu. Je dois payer dix mille roubles : c'est ce qu'ils ont arrêté. Ikhménievka sert de garantie. Par conséquent, à l'heure qu'il est, ce gredin est sûr de rentrer dans son argent et moi, en lui remettant Ikhménievka, j'acquitte ma dette et je deviens pour lui un étranger. C'est alors que je relève la tête. Ainsi, très vénérable prince, vous m'avez offensé deux ans durant ; vous avez sali mon nom, l'honneur de ma famille, et j'ai dû supporter tout cela ! Je ne pouvais pas alors vous provoquer en duel. Vous m'auriez dit sans vous gêner « Ah ! rusé bonhomme, tu veux me tuer pour ne pas me payer l'argent que, tu le sais, on te condamnera à me verser tôt ou tard ! Non, voyons d'abord comment va se terminer le procès ; ensuite, tu pourras me provoquer en duel. » Maintenant, très honorable prince, le procès est jugé, vous l'avez gagné, donc il n'y a pas la moindre difficulté, aussi vous allez me faire le plaisir de venir avec moi sur le pré. Voilà l'affaire. Eh bien, à ton avis, n'ai-je pas le droit de me venger enfin de tout, de tout ? » Ses yeux étincelaient. Je le regardai longtemps en silence. J'aurais voulu pénétrer au plus secret de sa pensée. « Écoutez, Nikolaï Serguéitch, lui répondis-je enfin, me décidant à prononcer le mot essentiel, sans lequel nous ne nous serions pas compris. Pouvez-vous être entièrement sincère avec moi ? – Oui, répondit-il avec fermeté. – Dites-moi franchement : est-ce uniquement un sentiment de vengeance qui vous incite à le provoquer, ou avez-vous en vue d'autres buts ? – Vania, me répondit-il, tu sais que je ne permets à personne d'effleurer certains sujets dans la conversation ; mais, pour cette fois, je ferai une exception, parce qu'avec ton esprit lucide tu as tout de suite deviné qu'il était impossible d'éviter ce sujet. Oui, j'ai aussi un autre but. Celui de sauver ma fille qui se perd et de la détourner de la voie fatale où l'ont placée les derniers événements. – Mais comment ce duel la sauvera-t-il, c'est là la question ? – En compromettant tout ce qui se trame là-bas. Écoute : ne va pas penser que c'est la tendresse paternelle ou autres faiblesses de ce genre qui parlent en moi. Tout ça, ce sont des bêtises ! Je ne montre à personne le fond de mon cœur. Toi-même, tu ne le connais pas. Ma fille m'a abandonné, elle a quitté ma maison avec son amant, et je l'ai arrachée de mon cœur, une fois pour toutes, dès ce soir-là, tu te souviens ? Si tu m'as vu sangloter au-dessus de son portrait, cela ne veut pas dire que je désire lui pardonner. Même à ce moment-là, je ne pardonnais pas. Je pleurais sur mon bonheur perdu, sur la vanité de mes rêves, et non sur ELLE, telle qu'elle est maintenant. Je pleure peut-être souvent ; je n'ai pas honte de l'avouer, de même que je n'ai pas honte d'avouer que j'aimais mon enfant plus que tout au monde. Tout ceci apparemment va à l'encontre de la sortie que je viens de faire. Tu peux me dire : s'il en est ainsi, si vous êtes indifférent au sort de celle que vous avez cessé de considérer comme votre fille, alors pourquoi donc vous immiscer dans ce qui se projette là-bas ? Je te répondrai que c'est premièrement parce que je ne veux pas laisser triompher un homme vil et rusé et, deuxièmement, par un sentiment d'humanité des plus ordinaires. Bien qu'elle ne soit plus ma fille, c'est tout de même un être dupé, faible et sans défense que l'on trompe encore davantage afin de la perdre définitivement. Je ne peux me mêler directement à cette affaire, mais je le peux indirectement, par un duel. Si l'on me tue ou si l'on verse mon sang, elle ne va pas passer sur mon corps pour épouser le fils de mon assassin, comme la fille de ce tsar (tu te rappelles ce livre qui était chez nous et où tu apprenais à lire ?) qui fit passer son char sur le cadavre de son père ? Et enfin, s'il se bat, notre prince lui-même ne voudra plus de ce mariage. En un mot, je ne veux pas de cette union et je ferai tous mes efforts pour qu'elle ne se fasse pas. Me comprends-tu maintenant ? – Non. Si vous désirez le bonheur de Natacha, comment pouvez-vous vous résoudre à empêcher ce mariage, c'est-à-dire la seule chose qui puisse la réhabiliter ? Elle a encore longtemps à vivre. Elle a besoin de sa réputation. – Foin des opinions du monde, voilà ce qu'elle doit penser ! Elle doit sentir que la plus grande infamie pour elle se résume dans ce mariage, précisément dans une union avec ces gens abjects, avec ce monde pitoyable. Une noble fierté, voilà sa réponse au monde. Alors, peut-être que je consentirai moi aussi à lui tendre la main, et nous verrons qui osera déshonorer mon enfant ! » Cet idéalisme désespéré me stupéfia. Mais je devinai tout de suite qu'il était hors de lui et parlait dans l'emportement de la colère. « C'est trop idéaliste, lui répondis-je : et, de ce fait, cruel. Vous exigez d'elle une force que, peut-être, vous ne lui avez pas donnée en même temps que la vie. Est-ce qu'elle consent à ce mariage parce qu'elle désire être princesse ? Elle aime, vous le savez : c'est la passion, la fatalité. Et enfin, vous lui demandez de mépriser l'opinion du monde, et vous vous y soumettez vousmême. Le prince vous a offensé, il vous a publiquement soup- çonné de chercher, pour de vils motifs et par ruse, à vous allier à sa maison, et voici que vous pensez maintenant que, si elle refuse d'elle-même, après une proposition formelle de leur part, ce sera la réfutation la plus claire et la plus complète de l'ancienne calomnie. Voici ce que vous obtenez ; vous vous inclinez devant l'opinion du prince, vous l'amenez à avouer luimême sa faute. Vous brûlez de le tourner en dérision, de vous venger de lui et, pour cela, vous sacrifiez le bonheur de votre fille. Est-ce que ce n'est pas de l'égoïsme ? » Le vieux était assis, l'air sombre, les sourcils froncés, et il resta longtemps sans répondre. « Tu es injuste envers moi, Vania, dit-il enfin, et une larme brilla à ses cils ; je te jure que tu es injuste, mais laissons cela ! Je ne peux pas retourner mon cœur devant toi, poursuivit-il en se levant et en prenant son chapeau, je te dirai seulement ceci : tu viens de parler du bonheur de ma fille. Décidément, je ne crois pas à ce bonheur, sans compter qu'il ne se fera jamais, même sans mon intervention. – Comment ? Pourquoi pensez-vous cela ? Savez-vous quelque chose ? m'écriai-je étonné. – Non, je ne sais rien de particulier. Mais ce maudit renard n'a pu se résoudre à pareille démarche. Tout cela, ce sont des bêtises, c'est un piège. J'en suis convaincu et, souviens-toi de mes paroles, il en sera comme je te le dis. Deuxièmement : si ce mariage avait lieu, ce serait seulement dans le cas où ce gredin poursuivrait un calcul mystérieux, inconnu de tous, et que ce mariage servirait, calcul que je ne comprends décidément pas ; ainsi juge toi-même, interroge ton cœur : sera-t-elle heureuse dans un pareil mariage ? Des reproches, des humiliations, la vie avec un gamin à qui déjà son amour est à charge, qui, s'il l'épouse, cessera aussitôt de la respecter, l'offensera, l'humiliera ; la passion se renforcera de son côté à mesure qu'elle se refroidira de l'autre ; la jalousie, les tourments, l'enfer, la séparation, le crime peut-être…, non, Vania ! Si c'est là ce que vous préparez, et que tu y pousses encore, je te le prédis, tu en répondras devant Dieu, mais il sera trop tard ! Adieu. » Je le retins. « Écoutez, Nikolaï Serguéitch, décidons d'attendre. Soyez certain que je ne suis pas le seul à suivre cette affaire, peut-être qu'elle se résoudra au mieux, d'elle-même, sans solutions violentes et artificielles, comme ce duel, par exemple. Le temps dénouera cela mieux que quiconque ! Et enfin, permettez-moi de vous le dire, votre projet est parfaitement irréalisable. Avezvous pu songer une minute que le prince accepterait votre défi ? – Et pourquoi pas ? Qu'est-ce qui te prend ? As-tu perdu l'esprit ? – Je vous jure qu'il ne l'accepterait pas ; et soyez sûr qu'il trouvera une échappatoire parfaitement correcte ; il mènera tout cela avec une gravité pédante, et pendant ce temps vos serez couvert de ridicule… – Je t'en prie, mon cher, je t'en prie ! Ceci me coupe bras et jambes. Mais comment est-ce qu'il ne l'accepterait pas ? Non, Vania, tu es un poète, voilà tout : et un vrai poète ! Alors, d'après toi, il serait indécent de se battre avec moi ? Je le vaux bien. Je suis un vieillard, un père offensé ; toi, un écrivain russe, donc un personnage honorable aussi, tu peux être mon témoin et… et… Je ne comprends pas…, qu'est-ce qu'il te faut de plus… – Vous verrez. Il présentera de telles raisons que, vous le premier, vous trouverez qu'il est impossible de vous battre avec lui. – Hum !… C'est bien, mon ami, qu'il en soit comme tu voudras ! J'attendrai, un certain temps bien entendu. Voyons ce que fera le temps. Mais voici, mon ami : donne-moi ta parole d'honneur que ni là-bas ni à Anna Andréievna tu ne parleras de notre conversation. – C'est entendu. – Ensuite, Vania, fais-moi la grâce de ne plus jamais me parler de ceci. – C'est bon, je vous donne ma parole. – Et, pour finir, encore une prière : je sais, mon cher, que tu t'ennuies chez nous, mais viens nous voir plus souvent, si tu le peux. Ma pauvre Anna Andréievna t'aime tellement et… et… languit tellement sans toi… tu me comprends, Vania ? » Et il me serra follement la main. Je le lui promis de tout mon cœur. « Maintenant, Vania, une dernière question épineuse : astu de l'argent ? – De l'argent ? répétai-je étonné. – Oui (le vieux rougit et baissa les yeux) ; je vois ton appartement… ; les conditions dans lesquelles tu vis…, et je me dis que tu peux avoir des dépenses extraordinaires (surtout maintenant), alors…, voici cent cinquante roubles, mon ami… pour parer à toute éventualité… – Cent cinquante roubles pour PARER À TOUTE ÉVENTUALITÉ, quand vous avez vous-même perdu votre procès. – Vania, à ce que je vois, tu ne me comprends pas du tout ! Tu peux avoir des besoins EXTRAORDINAIRES, prends cet argent. Il y a des cas où l'argent procure l'indépendance, la liberté de décision. Peut-être que tu n'en as pas besoin maintenant, mais ne faut-il pas penser aussi à l'avenir ? En tout cas, je te laisse cela, c'est tout ce que j'ai pu rassembler. Si tu ne le dépenses pas, tu me le rendras. Et maintenant, adieu ! Mon Dieu, comme tu es pâle ! Mais tu es malade. » Je ne répliquai point et pris l'argent. La raison pour laquelle il me laissait cette somme était trop claire. « Je tiens à peine sur mes jambes, lui répondais-je. – Ne néglige pas cela, Vania, ne néglige pas cela ! Ne sors plus aujourd'hui ! Je dirai à Anna Andréievna dans quel état tu es. Ne faudrait-il pas appeler un médecin ? Je viendrai te voir demain ; du moins, je m'y efforcerai, si je peux seulement me traîner sur mes jambes. Maintenant, tu ferais bien de te coucher… Allons, adieu. Adieu, petite fille ; elle se détourne ! Tiens, mon ami, voici encore cinq roubles, pour la petite. Ne lui dis pas que c'est moi qui te les ai donnés, mais dépenses-les simplement pour elle, achète-lui des souliers, du linge…, il doit lui manquer beaucoup de choses ! Adieu, mon ami. » Je l'accompagnai jusqu'à la porte cochère. Il fallait que j'envoie le concierge me chercher à manger. Elena n'avait pas encore dîné… XI Mais dès que je fus rentré chez moi, je fus pris d'un vertige et tombai au milieu de ma chambre. Je me rappelle seulement le cri d'Elena : elle se frappa les mains l'une contre l'autre et se précipita vers moi pour me soutenir. Ce fut le dernier instant qui subsista dans ma mémoire… Quand je revins à moi, j'étais sur mon lit. Elena me raconta dans la suite qu'elle m'avait transporté sur le divan avec l'aide du concierge qui nous avait apporté à manger en cet instant. Je me réveillai plusieurs fois, et chaque fois aperçus le petit visage soucieux et compatissant d'Elena penché au-dessus de moi. Mais je me souviens de tout ceci comme à travers un songe, comme dans un brouillard, et la gracieuse image de la pauvre fillette passait devant moi dans mon assoupissement ainsi qu'une vision, un tableau ; elle m'apportait à boire, me redressait, ou bien restait assise près de moi, triste, effrayée, et me caressait les cheveux. Je me souviens qu'une fois elle effleura mon visage d'un baiser. Une autre fois, m'étant brusquement réveillé pendant la nuit, je vis, à la lumière d'une bougie presque consumée qui se trouvait sur une petite table poussée près du divan, je vis qu'Elena avait posé sa tête sur mon oreiller et dormait d'un sommeil craintif, ses lèvres pâles à demi entrouvertes, sa main appliquée sur sa joue tiède. Quand je me réveillai pour de bon, c'était déjà le matin ; la bougie avait achevé de brûler ; la lueur vive et empourprée de l'aube qui se levait jouait déjà sur le mur. Elena était assise sur une chaise devant la table et, sa tête lasse appuyée sur son bras gauche, étendu sur la table, dormait d'un profond sommeil ; je me souviens que je contemplai son visage enfantin, revêtu même dans le sommeil d'une expression de tristesse adulte et d'une beauté étrange et maladive ; ce visage pâle, aux longs cils retroussés et aux joues creuses, était encadré de cheveux noirs comme l'ébène dont la masse touffue négligemment nouée retombait de côté. Son autre main reposait sur mon oreiller. Je baisai tout doucement cette petite main maigre, mais la pauvre enfant ne se réveilla pas ; seul un sourire glissa sur ses lèvres pâles. Je la regardai un long moment et m'endormis d'un sommeil paisible et réparateur. Cette fois-ci, je dormis presque jusqu'à midi. Une fois réveillé, je me sentis presque guéri. Seules une faiblesse, une lourdeur dans tous mes membres témoignaient de mon récent malaise. J'avais déjà eu auparavant de courtes crises de nerfs ; je les connaissais bien. Habituellement, la maladie ne durait guère plus d'un jour, ce qui ne l'empêchait pas d'ailleurs d'être rude et violente. Il était déjà presque midi. Ce que je vis en premier, ce furent, tendus dans un coin sur un cordon, les rideaux que j'avais achetés la veille. Elena s'était arrangé dans la chambre un petit coin à elle. Elle était assise devant le poêle et préparait le thé. En voyant que je m'étais réveillé, elle eut un sourire joyeux et vint aussitôt vers moi. « Mon amie, lui dis-je en lui prenant la main : tu m'as veillé toute la nuit. Je ne savais pas que tu étais si bonne. – Mais comment savez-vous que je vous ai veillé ? peutêtre que j'ai dormi tout le temps », dit-elle en me regardant avec une gentillesse malicieuse et timide, et elle rougit en prononçant ces paroles. « Je me suis réveillé et j'ai tout vu. Tu ne t'es endormie qu'avant le jour. – Voulez-vous du thé ? m'interrompit-elle, comme gênée de poursuivre cette conversation, ainsi qu'il arrive avec tous les êtres pudiques et rigoureusement honnêtes, lorsqu'on leur adresse des paroles de louange. – Oui, répondis-je. Mais as-tu dîné hier ? – Je n'ai pas dîné, mais j'ai soupé. Le concierge m'a apporté ce qu'il fallait. D'ailleurs, ne parlez pas, restez couché tranquillement : vous n'êtes pas encore tout à fait bien, ajouta-t-elle en m'apportant du thé et en s'asseyant sur mon lit. – Rester couché ! Je resterai dans mon lit jusqu'à ce soir, mais ensuite je sortirai. Il le faut absolument, ma petite Elena. – Est-ce qu'il le faut vraiment ? Chez qui allez-vous ? Pas chez le visiteur d'hier ? – Non, pas chez lui. – Heureusement. C'est lui qui vous a troublé. Chez sa fille alors ? – Comment sais-tu qu'il a une fille ? – J'ai tout entendu », répondit-elle en baissant les yeux. Son visage se rembrunit. Elle fronça les sourcils. « C'est un méchant homme, ajouta-t-elle. – Tu ne le connais pas. Au contraire, c'est un très brave homme. – Non, non, il est méchant ; j'ai entendu, répondit-elle avec élan. – Qu'as-tu donc entendu ? – Il ne veut pas pardonner à sa fille… – Mais il l'aime. Elle est coupable envers lui, et il se tourmente à cause d'elle. – Et pourquoi est-ce qu'il ne lui pardonne pas ? Maintenant, même s'il lui pardonne, sa fille ne devrait pas aller chez lui. – Comment cela ? Pourquoi ? – Parce qu'il ne mérite pas que sa fille l'aime, répondit-elle avec chaleur. Qu'elle le quitte pour toujours et s'en aille mendier, pour qu'il voie que sa fille demande l'aumône et qu'elle souffre. » Ses yeux étincelaient, ses joues étaient empourprées. Elle a sûrement une raison de parler ainsi, songeai-je à part moi. – C'est dans sa maison que vous vouliez me placer ? ajoutat-elle après un silence. – Oui, Elena. – J'aime mieux m'engager comme servante. – Ah ! ce n'est pas bien ce que tu dis là, ma petite Elena. Et quelle sottise : chez qui peux-tu te placer ? – Chez le premier moujik venu », répondit-elle avec impatience, en tenant toujours les yeux baissés. Elle était visiblement en fureur. « Mais un moujik n'a que faire d'une servante comme toi, dis-je avec un petit rire. – Alors, chez des seigneurs. – Avec ton caractère, habiter chez des seigneurs ? rie. – Oui. Plus elle s'irritait, plus elle répondait avec brusque– Mais tu n'y tiendrais pas. – Si. On me grondera, mais je me tairai, exprès. On me battra, et je continuerai à me taire toujours ; qu'ils me battent, pour rien au monde je ne pleurerai. Ils seront encore plus furieux, si je ne pleure pas. – Qu'est-ce qui te prend, Elena ! Comme tu es aigrie et orgueilleuse ! C'est sans doute que tu as eu beaucoup de malheurs… » Je me levai et m'approchai de la grande table, Elena resta sur le divan, regardant à terre d'un air pensif et tiraillant la frange du bout des doigts. Elle se taisait. Mes paroles l'ont-elles fâchée ? pensais-je. J'ouvris machinalement les livres que j'avais pris hier pour mon article et peu à peu je me laissai absorber par ma lecture. Cela m'arrive souvent : je viens, j'ouvre un livre pour une minute, pour chercher un renseignement, et je me laisse si bien entraîner que j'oublie tout. « Qu'est-ce que vous écrivez ? demanda avec un sourire timide Elena qui s'était approchée de la table. – Toutes sortes de choses, mon petit. On me paie pour cela. – Des requêtes ? – Non, pas des requêtes. Et je lui expliquai comme je pus que j'écrivais différentes histoires sur différentes gens ; cela faisait des livres qui s'appelaient nouvelles et romans. Elle m'écouta avec beaucoup de curiosité. – Et vous dites toujours la vérité ? – Non, j'invente. – Pourquoi écrivez-vous des mensonges ? – Tiens, lis ce livre, tu verras, tu l'as déjà regardé une fois. Tu sais lire ? – Oui. – Eh bien, tu verras. C'est moi qui ai écrit ce petit livre. – C'est vous ? Alors, je vais le lire… Elle avait grande envie de me dire quelque chose, mais cela la gênait visiblement et elle était fort agitée. Quelque chose se cachait sous ses questions. fin. – Cela dépend. Parfois beaucoup et parfois rien du tout, quand le travail ne vient pas bien. C'est très difficile, Elena. – Alors, vous n'êtes pas riche ? – Non. « Et on vous paie beaucoup pour cela ? demanda-t-elle en- – Si c'est ça, je vais travailler et je vous aiderai… » Elle me jeta un regard rapide, devint toute rouge, baissa les yeux, et, faisant deux pas vers moi, brusquement elle m'enveloppa de ses bras et pressa fortement son visage contre ma poitrine. Je la regardais avec stupéfaction. « Je vous aime…, je ne suis pas orgueilleuse, dit-elle. Vous avez dit hier que j'étais orgueilleuse. Non, non, ce n'est pas vrai…, je vous aime… Il n'y a que vous qui m'aimiez… » Mais déjà les larmes l'étouffaient. Une minute après, elles s'échappèrent de sa poitrine avec violence, comme hier au moment de son attaque. Elle tomba à genoux devant moi, me baisa les mains, les pieds… « Vous m'aimez ! répétait-elle. Vous êtes le seul, le seul !… » Elle serrait convulsivement mes genoux dans ses bras. Tous ses sentiments, si longtemps contenus, faisaient soudain irruption en un élan irrésistible, et je compris l'étrange obstination de ce cœur qui s'était pudiquement caché jusqu'ici avec d'autant plus d'entêtement et de rigueur que le besoin de s'épancher, de s'exprimer était plus fort, et tout ceci jusqu'à l'explosion inévitable qui se produit lorsque tout l'être s'abandonne, jusqu'à s'oublier, à ce besoin d'amour, de reconnaissance, aux caresses, aux larmes… Elle pleura tant qu'elle finit par avoir une crise d'hystérie. Je détachai à grand-peine ses bras qui m'entouraient. Je la soulevai et la portai sur le divan. Elle pleura longtemps encore, le visage enfoui dans les oreillers, comme si elle avait honte devant moi, mais elle serrait énergiquement ma main dans la sienne et la gardait contre son cœur. Peu à peu, elle se calma ; mais elle ne relevait pas encore la tête. Une ou deux fois, elle me jeta un regard furtif qui contenait une grande douceur et comme un sentiment craintif et à nouveau caché. Enfin, elle rougit et sourit. « Te sens-tu mieux ? lui demandai-je, ma sensible petite Elena, mon enfant malade. – Il ne faut pas m'appeler ainsi, murmura-t-elle, en me dérobant à nouveau son visage. – Comment alors ? – Nelly. – Nelly ? Pourquoi précisément Nelly ? Je veux bien, c'est un très joli nom. Je t'appellerai ainsi, si tu le désires. – C'est ainsi que maman m'appelait… Et personne ne m'a jamais appelée ainsi, sauf elle… Je ne voulais pas que quelqu'un d'autre m'appelle ainsi… Mais vous, je veux que vous m'appeliez comme cela… Je vous aimerai toujours, toujours. » « Petit cœur fier et aimant ! pensai-je : combien de temps m'a-t-il fallu pour mériter que tu sois pour moi… Nelly. » Mais je savais maintenant que son cœur m'était dévoué pour toujours. « Nelly, écoute, lui demandai-je, dès qu'elle se fut calmée. Tu dis qu'il n'y avait que ta maman qui t'aimait, personne d'autre. Est-ce que ton grand-père ne t'aimait pas ? – Non… – Mais tu as pleuré ici dans l'escalier, quand tu as appris qu'il était mort, tu te souviens ? » Elle resta songeuse une minute. « Non, il ne m'aimait pas… Il était méchant. Et un sentiment douloureux se peignit sur ses traits. – Mais il ne fallait pas non plus le lui demander. Il semblait tout à fait retombé en enfance. Il est mort comme un fou. Je t'ai raconté comment il est mort ? – Oui ; mais c'est le dernier mois seulement qu'il a commencé à s'oublier complètement. Il restait assis ici toute la journée, et si je n'étais pas venue, il serait resté deux ou trois jours comme cela, sans boire ni manger. Mais avant, il était beaucoup mieux. – Comment, avant ? – Quand maman n'était pas encore morte. – Ainsi, c'est toi qui lui apportais à manger, Nelly ? – Oui. – Où prenais-tu cela ? Chez la Boubnova ? – Non, je ne prenais jamais rien chez la Boubnova, dit-elle d'un ton ferme, mais d'une voix tremblante. – Où donc alors ? Tu n'avais rien. » Nelly se tut et devînt affreusement pâle : ensuite elle fixa sur moi un long regard. « Je mendiais dans la rue… Quand j'avais cinq kopecks, je lui achetais du pain et du tabac à priser… – Et il acceptait cela ! Nelly ! Nelly ! – Au début, je ne le lui disais pas. Mais quand il l'a appris, il m'a envoyée lui-même mendier. Je me tenais sur le pont, je demandais la charité aux passants, et lui, il restait auprès à attendre ; et quand il voyait qu'on m'avait donné quelque chose, il se jetait sur moi et me prenait l'argent, comme si je voulais le lui cacher, comme si ce n'était pas pour lui que je mendiais. » En disant cela, elle eut un sourire amer et sarcastique. « Tout ça, c'était après la mort de maman, ajouta-t-elle. Il était alors comme fou. – Il aimait donc beaucoup ta maman ? Pourquoi ne vivait-il pas avec elle ? – Non, il ne l'aimait pas… Il était méchant et il ne voulait pas lui pardonner…, comme le méchant vieux monsieur d'hier », dit-elle doucement, presque à voix basse, et en pâlissant de plus en plus. Je tressaillis. L'intrigue de tout un roman étincela dans mon imagination. Cette pauvre femme, mourant dans un soussol chez un fabricant de cercueils, sa fille orpheline, allant rendre visite de loin en loin à son grand-père qui avait maudit sa mère ; le vieillard étrange ayant perdu l'esprit et mourant dans une confiserie, après la mort de son chien !… « Azor appartenait d'abord à maman, dit brusquement Nelly, souriant à un souvenir. Grand-père autrefois aimait beaucoup maman, et quand maman l'a quitté, Azor est resté. C'est pourquoi il aimait tellement Azor… Il n'a pas pardonné à maman, mais quand Azor est mort, il est mort aussi » ajouta-telle d'une voix rude, et le sourire disparut de son visage. « Nelly, qui était donc ton grand-père avant ? lui demandai-je après avoir attendu un petit instant. – Il était riche… Je ne sais qui il était, répondit-elle. Il avait une usine… C'est ce que maman m'a dit. Elle pensait au début que j'étais trop petite et ne me disait rien du tout. Elle m'embrassait et me disait : « Tu sauras tout, le moment viendra où tu sauras, pauvre enfant, malheureuse enfant ! » Elle m'appelait tout le temps pauvre et malheureuse enfant. Et la nuit, quand elle pensait que je dormais (et je ne dormais pas, mais je faisais semblant), elle pleurait, m'embrassait, et disait : « Pauvre enfant, malheureuse enfant ! » – De quoi ta maman est-elle morte ? – De la poitrine ; il y a six semaines. – Et tu te souviens du temps où ton grand-père était riche ? – Mais je n'étais pas encore née. Maman a quitté grandpère avant que je naisse. – Avec qui est-elle partie ? – Je ne sais pas, répondit Nelly, à voix basse et comme songeuse. Elle est allée à l'étranger, c'est là-bas que je suis née. – À l'étranger ? Où donc ? ris. – Et tu t'en souviens, Nelly ? dis-je étonné. – En Suisse. J'ai été partout, j'ai été aussi en Italie et à Pa- – Je me rappelle beaucoup de choses. – Comment sais-tu si bien le russe ? – Maman me l'avait déjà appris là-bas. Elle était russe, sa mère était russe, tandis que grand-père était anglais, mais il était tout de même comme un Russe. Et quand nous sommes revenues ici avec maman, il y a un an et demi, j'ai appris à parler tout à fait bien. Maman était déjà malade. Et nous sommes devenues de plus en plus pauvres. Maman ne faisait que pleurer. Au début, elle a cherché longtemps grand-père, ici, à Pétersbourg, et elle disait toujours qu'elle était coupable envers lui, et elle pleurait… Comme elle pleurait ! Et quand elle a su que grand-père était pauvre, elle a pleuré encore plus. Elle lui écrivait souvent, mais il ne répondait jamais. – Pourquoi ta maman est-elle revenue ici ? Uniquement pour retrouver son père ? – Je ne sais pas. Nous étions si bien là-bas ! et les yeux de Nelly se mirent à briller. Maman vivait seule, avec moi. Elle avait un ami qui était bon comme vous… Il la connaissait déjà ici. Mais il est mort, et c'est pour cela que maman est revenue… – Alors, c'est avec lui que ta maman est partie quand elle a quitté ton grand-père ? – Non, ce n'est pas avec lui. Maman est partie avec un autre, mais celui-là l'a abandonnée… – Avec qui donc, Nelly ? » Nelly me regarda et ne répondit rien. Elle savait évidemment avec qui sa maman était partie et qui, vraisemblablement, était son père. Mais il lui était pénible de me dire son nom, même à moi. Je ne voulus pas la tourmenter avec mes questions. C'était un caractère étrange, nerveux et ardent, mais qui refrénait ses élans ; sympathique, mais enfermé dans une fierté inaccessible. Tout le temps que je restai lié avec elle, bien qu'elle m'aimât de tout son cœur, de l'amour le plus lumineux et le plus limpide, presque autant que sa mère défunte dont elle ne pouvait même pas parler sans douleur, elle fut peu expansive avec moi et, en dehors de ce jour, elle sentit rarement le besoin de me parler de son passé ; au contraire, elle me le cachait avec une sorte de sévérité. Mais, ce jour-là, en quelques heures, au milieu de souffrances et de sanglots convulsifs qui interrompaient son récit, elle me fit part de tout ce qui, dans ses souvenirs, l'agitait et la torturait le plus, et jamais je n'oublierai ce terrible récit. Mais l'histoire principale viendra plus tard… C'était une horrible histoire celle d'une femme abandonnée, survivant à son bonheur ; malade, épuisée de souffrance, et délaissée par tous ; rejetée par le dernier être en qui elle pût espérer, par son père, qu'elle avait offensé jadis et qui, à son tour, avait perdu la raison sous des tortures et des humiliations intolérables. C'était l'histoire d'une femme acculée au désespoir ; errant dans les rues froides et sales de Pétersbourg avec sa fille qu'elle considérait encore comme un petit enfant, et demandant l'aumône ; d'une femme qui dépérit ensuite pendant des mois entiers dans un sous-sol humide, et à qui son père refusa son pardon jusqu'à la dernière minute de sa vie ; au dernier instant, il s'était ressaisi et était accouru pour lui pardonner, mais il n'avait plus trouvé qu'un cadavre froid à la place de celle qu'il avait aimée plus que tout au monde. C'était l'étrange récit des relations mystérieuses, presque incompréhensibles, d'un vieillard retombé en enfance avec sa petite-fille qui déjà le comprenait, qui déjà montrait, malgré son jeune âge, une pénétration que certains n'atteignent pas dans tout le cours de leur vie unie et insouciante. C'était une histoire sombre, une de ces histoires ténébreuses et poignantes qui, si souvent, inaperçues et presque mystérieuses, se déroulent sous le lourd ciel de Pétersbourg, dans les recoins obscurs et secrets de l'immense ville, au milieu du bouillonnement inconsidéré de la vie, de l'égoïsme épais, des intérêts en conflit, au milieu de la sinistre débauche, des crimes cachés dans tout cet enfer d'une vie insensée et anormale… Mais cette histoire viendra plus tard… TROISIÈME PARTIE I Le crépuscule, puis le soir étaient venus depuis longtemps et ce ne fut que lorsque je m'éveillai de ce sombre cauchemar que je me souvins du présent. « Nelly, dis-je ; te voilà malade et déprimée, et je dois te laisser seule, agitée, en larmes ! Mon enfant ! Pardonne-moi et sache qu'il y a ici un autre être que l'on aime, à qui l'on n'a point pardonné, et qui est malheureux, offensé et abandonné. Elle m'attend. Et je suis tellement bouleversé après le récit que tu viens de me faire qu'il me semble que je ne supporterai pas de ne pas la voir tout de suite, à l'instant même… » Je ne sais si Nelly comprit tout ce que je lui dis. J'étais troublé et par son récit et par ma récente maladie ; mais je me précipitai chez Natacha. Il était déjà tard, près de neuf heures, quand j'entrai chez elle. Dans la rue, près de la porte cochère de la maison où demeurait Natacha, j'aperçus une calèche qui me parut être celle du prince. La porte d'entrée de Natacha donnait à l'extérieur. Aussitôt que je fus dans l'escalier, j'entendis au-dessus de moi, une volée de marches plus haut, un homme qui montait à tâtons, avec précaution, visiblement peu familier avec les lieux. J'imaginai que cela devait être le prince ; mais bientôt je reconnus mon erreur. L'inconnu, tout en grimpant, laissait échapper des grognements et des imprécations de plus en plus énergiques au fur et à mesure qu'il s'élevait. Il est vrai que l'escalier était étroit, sale, raide, et jamais éclairé ; mais je n'eus jamais pu attribuer au prince les jurons qui commencèrent au troisième étage ; le monsieur sacrait comme un cocher. À partir du troisième étage, il y avait de la lumière : une petite lanterne brûlait devant la porte de Natacha. C'est à la porte même que je rattrapai mon inconnu, et quelle fut ma stupéfaction lorsque je reconnus le prince ! Il parut lui être souverainement désagréable de se heurter ainsi inopinément à moi. Au premier instant, il ne me reconnut pas, mais, soudain, son visage se transforma. Son premier regard, haineux et mauvais, se fit tout à coup affable et gai et il me tendit les deux mains avec un air particulièrement joyeux. « Ah ! c'est vous ! J'allais me mettre à genoux et prier Dieu de me sauver. M'avez vous entendu jurer ? » Et il éclata du rire le plus débonnaire. Mais brusquement son visage prit une expression sérieuse et contrariée. « Et Aliocha a pu installer Nathalia Nikolaievna dans un pareil logement ! dit-il en hochant la tête. Ce sont ces BAGATELLES, comme on dit, qui caractérisent un homme. J'ai peur pour lui. Il est bon, il a un cœur noble, mais prenez cet exemple : il est follement amoureux, et il loge celle qu'il aime dans un pareil taudis ! J'ai même entendu dire qu'ils avaient parfois manqué de pain, ajouta-t-il à voix basse, en cherchant la poignée de la sonnette. La tête me tourne quand je pense à son avenir et surtout à celui d'ANNA Nikolaievna lorsqu'elle sera sa femme… » Il se trompa de prénom et ne s'en aperçut pas, cherchant toujours la sonnette avec une mauvaise humeur manifeste. Mais il n'y avait pas de sonnette. Je tiraillai la poignée de la porte ; Mavra nous ouvrit sur-le-champ et nous reçut avec affairement. Par la porte ouverte de la cuisine, qui était séparée de la minuscule entrée par une cloison de bois, on apercevait quelques préparatifs : tout semblait frotté et astiqué plus qu'à l'ordinaire ; le poêle était allumé ; sur la table, on voyait de la vaisselle neuve. Il était visible qu'on nous attendait. Mavra se hâta de nous débarrasser de nos paletots. « Aliocha est-il ici ? lui demandai-je. – Il n'est pas revenu », me murmura-t-elle d'un air mystérieux. Nous entrâmes chez Natacha. Dans sa chambre, on ne décelait aucuns préparatifs particuliers ; tout était comme d'habitude. D'ailleurs, c'était toujours si propre et si gentil chez elle qu'il n'y avait rien à mettre en ordre. Natacha nous accueillit debout près de la porte. Je fus frappé de la maigreur maladive et de l'extraordinaire pâleur de son visage, bien que le rouge montât par instants à ses joues exsangues. Ses yeux étaient fiévreux. Elle tendit rapidement la main au prince, sans dire mot ; elle était visiblement agitée, éperdue. Elle ne jeta pas même un regard sur moi. Je restai debout et j'attendis en silence. « Me voici enfin ! commença le prince d'un ton joyeux et amical : il n'y a que quelque heures que je suis de retour. Tout ce temps, vous ne m'êtes pas sortie de l'esprit ! (il lui baisa tendrement la main) et comme j'ai pensé, repensé à vous ! J'ai tant de choses à vous dire… Mais nous allons causer à loisir ! Tout d'abord, mon écervelé, qui, à ce que je vois, n'est pas encore là… – Permettez, prince, l'interrompit Natacha, en rougissant et se troublant : j'ai deux mots à dire à Ivan Petrovitch. Viens, Vania… » Elle me prit par la main et me conduisit derrière le paravent. « Vania, me dit-elle tout bas lorsqu'elle m'eut amené dans le coin le plus sombre, me pardonnes-tu ? – Natacha, veux-tu te taire, qu'est-ce qui te prend ? – Non, non, Vania, tu m'as déjà pardonné trop de choses, trop souvent, et il y a une limite à la patience. Jamais tu ne cesseras de m'aimer, je le sais, mais tu diras que je suis une ingrate, car hier et avant-hier j'ai été cruelle, égoïste et ingrate envers toi… » Brusquement, elle fondit en larmes et pressa son visage contre mon épaule. « Cesse, Natacha, me hâtai-je de lui dire. Tu sais, j'ai été très malade toute la nuit ; maintenant encore, je tiens à peine sur mes jambes ; c'est pourquoi je n'ai passé chez toi ni hier soir ni aujourd'hui, et tu crois que c'est parce que je suis fâché ! Mon amie, est-ce que je ne sais pas ce qui se passe en ce moment dans ton âme ? – Bon…, alors, tu m'as pardonné, comme toujours, dit-elle en souriant à travers ses larmes et en me serrant la main à me faire mal. Le reste plus tard. J'ai beaucoup de choses à te dire, Vania. Maintenant, retournons auprès de lui… – Dépêchons-nous, Natacha ; nous l'avons quitté si brusquement… – Tu vas voir. Tu vas voir ce qui va arriver, me murmura-telle précipitamment. Maintenant, je sais tout ; j'ai tout deviné. Tout est sa faute à LUI. Cette soirée va décider de beaucoup de choses. Allons ! » Je ne compris pas, mais ce n'était pas le moment de poser des questions. Natacha s'avança vers le prince avec un visage serein. Elle s'excusa gaiement, le débarrassa de son chapeau, lui avança elle-même une chaise, et nous nous assîmes tous trois autour de sa petite table. « J'avais commencé à parler de mon étourdi, reprit le prince : je ne l'ai aperçu qu'une minute, et encore dans la rue, tandis qu'il partait chez la comtesse Zénaïda Fiodorovna. Il était très pressé et imaginez-vous qu'il n'a même pas voulu monter avec moi, après quatre jours de séparation ! C'est ma faute s'il n'est pas maintenant chez vous et si nous sommes arrivés avant lui ; j'ai profité de l'occasion, et comme je ne peux pas me rendre moi-même aujourd'hui chez la comtesse, je lui ai donné une commission. Mais il va être là dans un instant. – Il vous a sans doute promis de venir ce soir ? demanda Natacha, en regardant le prince de l'air le plus candide. – Eh ! mon Dieu, il ne manquerait plus qu'il ne vienne pas ! comment pouvez-vous le demander, s'écria-t-il, en l'examinant avec étonnement. D'ailleurs, je comprends : vous êtes fâchée contre lui. C'est effectivement mal de sa part d'arriver le dernier. Mais, je le répète, c'est ma faute. Ne lui en veuillez pas. Il est léger, étourdi ; je ne le défends pas, mais certaines circonstances particulières exigent que non seulement il ne délaisse pas en ce moment la maison de la comtesse ni quelques autres connaissances, mais qu'au contraire il s'y montre le plus souvent possible. Et comme, probablement, il ne sort plus de chez vous et a tout oublié au monde, je vous prie de ne pas m'en vouloir si je vous le prends de temps en temps, quelques heures au plus, pour mes affaires. Je suis sûr qu'il n'est pas allé une seule fois chez la princesse A. depuis l'autre soir, et je suis contrarié de ne pas le lui avoir demandé tout à l'heure !… » Je jetai un regard sur Natacha. Elle écoutait le prince avec un léger sourire à demi railleur. Mais il parlait si franchement, avec tant de naturel, qu'il semblait impossible de douter de ce qu'il disait. « Et vous ignoriez vraiment qu'il n'est pas venu me voir une seule fois tous ces jours-ci ? demanda Natacha d'une voix douce et tranquille, comme si elle parlait d'un événement des plus ordinaires. – Quoi ? Pas une seule fois ? Permettez, que dites-vous là ! dit le prince qui semblait au comble de la stupéfaction. – Vous êtes venu chez moi mardi, tard dans la soirée ; le lendemain matin, il est passé me voir une demi-heure, et je ne l'ai pas revu depuis. – Mais c'est incroyable ! (Il était de plus en plus surpris). Et moi qui pensais qu'il ne vous quittait plus ! Pardonnez-moi, c'est si étrange…, c'est proprement incroyable ! – C'est vrai, cependant, et quel dommage !… Je vous attendais justement pour savoir par vous où il se trouvait ! – Ah ! mon Dieu ! Mais il va arriver tout de suite. Ce que vous venez de me dire m'a porté un coup…, je l'avoue, j'attendais tout de lui, excepté cela ! – Vous êtes si étonné ? Je pensais que non seulement cela ne vous surprendrait pas, mais que vous saviez d'avance qu'il en serait ainsi. – Je le savais ! Moi ? Mais je vous assure, Nathalia Nikolaievna, que je ne l'ai vu qu'un instant aujourd'hui et que je n'ai questionné personne à son sujet ; et il me semble étonnant que vous ayez l'air de douter de moi, ajouta-t-il, en nous enveloppant tous deux du regard. – Dieu m'en préserve ! répliqua Natacha : je suis absolument convaincue que vous avez dit la vérité. » Et elle éclata de rire au nez du prince : il fronça légèrement les sourcils. « Expliquez-vous, dit-il, embarrassé. – Il n'y a rien à expliquer. Je parle tout simplement. Vous savez combien il est écervelé, oublieux. Maintenant qu'il a toute sa liberté, il se sera laissé entraîner. – Mais il est impossible de se laisser entraîner ainsi, il y a quelque chose là-dessous ; dès qu'il arrivera, je le sommerai de s'expliquer. Et ce qui m'étonne plus que tout, c'est que vous sembliez m'en rendre responsable, alors que j'étais absent. D'ailleurs, Nathalia Nikolaievna, je vois que vous êtes très fâchée contre lui, et cela se comprend ! Vous en avez tous les droits, et…, et, bien entendu, je suis le premier coupable, mais seulement parce que je suis arrivé le premier, n'est-ce pas ? » poursuivit-il, en se tournant vers moi avec un sourire irritant. Natacha devint toute rouge. « Permettez, Nathalia Nikolaievna, reprit-il avec dignité. J'admets que je sois coupable, mais uniquement en ceci que je suis parti le lendemain du jour où j'ai fait votre connaissance, de sorte qu'avec une certaine méfiance, que je remarque dans votre caractère, vous avez déjà changé d'avis à mon sujet, d'autant plus que les circonstances s'y sont prêtées. Si je n'étais pas parti, vous me connaîtriez mieux, et Aliocha sous ma surveillance n'aurait pas fait le volage. Vous entendrez vous-même ce que je vais lui dire. – C'est à dire que vous ferez en sorte qu'il commencera à sentir que je lui pèse ? Il n'est pas possible qu'intelligent comme vous l'êtes vous pensiez vraiment m'aider de cette façon. – Voulez-vous insinuer par là que je veux lui faire sentir que vous lui êtes à charge ? Vous m'offensez, Nathalia Nikolaievna. – Je m'efforce d'éviter les allusions, quel que soit mon interlocuteur, répondit Natacha ; au contraire, j'essaye toujours de parler le plus directement possible, et vous vous en convaincrez vous-même, dès aujourd'hui peut-être. Je n'ai pas l'intention de vous offenser, je n'ai aucune raison de le désirer ; et d'ailleurs vous ne vous offenserez pas de mes paroles, quelles qu'elles soient. J'en suis absolument persuadée, car je comprends parfaitement nos rapports mutuels : vous ne pouvez pas les prendre au sérieux, n'est-ce pas ? Mais si je vous ai réellement blessé, je suis prête à vous demander pardon, afin de remplir envers vous tous les devoirs de… l'hospitalité. » Malgré le ton léger, plaisant même, avec lequel Natacha prononça cette phrase, le rire aux lèvres, je ne l'avais encore jamais vue irritée à ce point. C'est seulement alors que je compris la souffrance qui s'était accumulée dans son cœur pendant ces trois jours. Les paroles énigmatiques qu'elle m'avait dites : qu'elle savait tout et qu'elle avait tout deviné, m'effrayèrent ; elles se rapportaient directement au prince. Elle avait changé d'opinion à son sujet et le considérait comme son ennemi, c'était évident. Elle attribuait visiblement à son influence tous ses échecs avec Aliocha, et peut-être avait-elle certaines données qui l'y portaient. Je craignis qu'une scène n'éclatât subitement entre eux. Le ton enjoué qu'elle observait était trop manifeste, trop peu dissimulé. Ses dernières paroles au prince sur ce qu'il ne pouvait prendre leurs relations au sérieux, sa phrase sur les excuses en tant que devoir de l'hospitalité, sa promesse, en forme de menace, de lui prouver ce soir même qu'elle savait parler sans détours, tout ceci était si mordant, si peu masqué, qu'il était impossible que le prince ne comprît pas. Je le vis changer de visage, mais il savait se maîtriser. Il fit aussitôt semblant de ne pas avoir remarqué ces paroles, de n'en avoir pas compris le vrai sens, et s'en tira par une plaisanterie. « Dieu me garde de demander des excuses ! répliqua-t-il en riant. Je ne le désire pas le moins du monde, et ce n'est pas dans mes principes de demander des excuses à une femme. Dès notre première entrevue, je vous ai mise en garde contre mon caractère, aussi je pense que vous ne vous fâcherez pas si je fais une remarque, d'autant plus qu'elle s'adresse à toutes les femmes en général ; vous conviendrez sans doute de la justesse de cette remarque, poursuivit-il en s'adressant aimablement à moi. J'ai observé un trait du caractère féminin : lorsqu'une femme a tort, elle préférera effacer sa faute plus tard par mille cajoleries que de l'avouer sur le moment même, à l'instant où elle est convaincue de son méfait, et de demander pardon. Ainsi, à supposer que j'aie été offensé par vous, je refuse délibérément des excuses en ce moment ; j'y trouverai mon profit plus tard, lorsque vous reconnaîtrez votre erreur et voudrez l'effacer à mes yeux…, par mille cajoleries. Et vous êtes si bonne, si pure, si fraîche, si spontanée que la minute où vous vous repentirez sera, je le devine, ravissante ! Au lieu d'excuses, dites-moi plutôt comment je peux vous prouver aujourd'hui que je suis beaucoup plus sincère et que j'agis beaucoup plus franchement avec vous que vous ne le pensez ! » Natacha rougit. Il me parut aussi qu'il y avait dans la réponse du prince un ton trop léger, négligent même, une sorte de badinage insolent. « Vous voulez me prouver que vous êtes droit et sincère avec moi ? lui demanda Natacha en le regardant d'un air de défi. – Oui. der. – Je vous en donne ma parole d'avance. – S'il en est ainsi, accordez-moi ce que je vais vous deman- – Voici : n'inquiétez Aliocha ni aujourd'hui ni demain ni par un mot ni par une allusion à mon sujet. Ne lui faites aucun reproche pour m'avoir oubliée, aucune remontrance. Je veux le recevoir comme si rien ne s'était passé entre nous, afin qu'il ne puisse rien remarquer. J'ai besoin qu'il en soit ainsi. Me donnez-vous votre parole ? – Avec le plus grand plaisir, répondit le prince : et permettez-moi d'ajouter du fond du cœur que j'ai rarement rencontré des vues si raisonnables et si claires sur des affaires de ce genre… Mais voici Aliocha, il me semble. » En effet, on entendit du bruit dans l'antichambre. Natacha tressaillit et sembla se préparer à quelque chose. Le prince avait un air sérieux et attendait ce qui allait se passer : il ne quittait pas Natacha des yeux. La porte s'ouvrit, et Aliocha entra en coup de vent. II Il entra avec un visage rayonnant, gai et joyeux. On voyait qu'il était de bonne humeur et qu'il avait passé agréablement ces quatre jours. Il semblait écrit sur sa figure qu'il avait une nouvelle à nous annoncer. « Me voici ! cria-t-il d'une voix forte. Moi qui aurais dû être là le premier ! Mais vous allez tout savoir, tout ! Tout à l'heure, papa, nous n'avons pas eu le temps d'échanger deux mots, et j'avais beaucoup de choses à te dire. C'est lui qui dans ses bons moments me permet de lui dire : tu, s'interrompit-il en se tournant vers moi ; je vous garantis qu'il y a d'autres moments où il me le défend ! Et voici sa tactique : il commence lui-même par me dire VOUS. Mais, à partir d'aujourd'hui, je veux qu'il n'ait plus que de bons moments et je ferai en sorte qu'il en soit ainsi ! En général, j'ai complètement changé pendant ces quatre jours, je suis tout à fait transformé et je vous raconterai tout cela. Mais plus tard. L'essentiel, maintenant, c'est qu'elle est là ! La voilà ! À nouveau ! Natacha, mon trésor, bonjour, mon ange ! dit-il, en s'asseyant à côté d'elle et en lui baisant avidement la main. Comme je me suis ennuyé de toi tous ces jours-ci Mais que veux tu ? Je n'ai pas pu ! Je n'ai pas pu faire autrement. Ma chérie ! On dirait que tu as maigri, tu es toute pâle… » Dans son transport, il couvrait ses mains de baisers, la dévorait de ses beaux yeux, comme s'il ne pouvait se rassasier de sa vue. Je jetai un regard sur Natacha et devinai à son visage que nous avions la même pensée : il était entièrement innocent. Et quand, et de quoi cet INNOCENT aurait-il pu se rendre coupable ! Une vive rougeur afflua soudain aux joues pâles de Nata- cha, comme si tout son sang, après s'être rassemblé dans son cœur, se fût porté tout d'un coup à sa tête. Ses yeux se mirent à étinceler et elle regarda fièrement le prince. « Mais où donc… as-tu été…, tous ces jours-ci ? dit-elle d'une voix contenue et saccadée. Sa respiration était lourde et inégale. Mon Dieu, comme elle l'aimait ! « C'est vrai que j'ai l'air coupable envers toi, mais c'est seulement une apparence ! Bien sûr, je suis coupable, je le sais et je le savais en venant. Katia m'a dit hier et aujourd'hui qu'une femme ne pouvait pas pardonner une telle négligence (car elle sait tout ce qui s'est passé ici mardi ; je le lui ai raconté dès le lendemain). J'ai discuté avec elle, et je lui ai expliqué que cette femme s'appelait NATACHA et que, dans le monde entier peutêtre, il n'y en avait qu'une qui lui fût comparable : Katia. Et je suis arrivé ici, sachant que j'avais gagné dans la dispute. Un ange tel que toi peut-il ne pas pardonner ? « S'il n'est pas venu, c'est qu'il en a été empêché, et non qu'il a cessé de m'aimer. » Voici ce que doit penser ma Natacha ! Et comment pourrais-je cesser de t'aimer ? Est-ce possible ? Tout mon cœur languissait après toi. Mais je suis tout de même coupable ! Quand tu sauras tout, tu seras la première à m'absoudre ! Je vais tout vous raconter, tout de suite, j'ai besoin d'épancher mon cœur devant vous ; c'est pour cela que je suis venu ! J'ai voulu aujourd'hui (j'ai eu une demi-minute de liberté) voler vers toi pour t'embrasser, mais je n'ai pas pu : Katia m'a prié instamment de venir pour une affaire très importante. C'était avant que tu me voies sur le drojki, papa ; c'était la seconde fois, convié par un second billet, que je me rendais chez Katia. Car nous avons maintenant des courriers qui vont porter des billets de l'un à l'autre toute la journée. Ivan Petrovitch, ce n'est qu'hier soir que j'ai pu lire votre mot et vous avez parfaitement raison. Mais que faire : c'était une impossibilité physique ! Aussi j'ai pensé demain soir, je me disculperai sur toute la ligne ; car ce soir, il m'était impossible de ne pas venir chez toi, Natacha. – De quel billet s'agit-il ? demanda Natacha. – Il est venu chez moi, ne m'a pas trouvé, bien entendu, et m'a grondé d'importance, dans une lettre qu'il m'a laissée, parce que je ne venais pas te voir. Et il a tout à fait raison. C'était hier. » Natacha me jeta un regard. « Mais si tu avais le temps d'être du matin au soir chez Katerina Fiodorovna…, commença le prince. – Je sais, je sais ce que tu vas dire, l'interrompit Aliocha. Si tu as pu aller chez Katia, tu avais deux fois plus de raisons de te trouver ici. » Je suis entièrement d'accord avec toi, et j'ajouterai même que j'avais non pas deux fois plus, mais un million de fois plus de raisons. Mais, tout d'abord, il y a dans la vie des événements inattendus et étranges qui embrouillent tout et mettent tout sens dessus dessous. Et je me suis, trouvé dans de pareilles circonstances. Je vous le dis, j'ai complètement changé ces jours-ci, jusqu'au bout des ongles : c'est donc que de graves événements se sont produits. – Ah ! mon Dieu Mais que t'est-il donc arrivé ! Ne nous fais pas languir, je t'en prie ! » s'écria Natacha, en souriant à l'ardeur d'Aliocha. De fait, il était un peu ridicule : il se hâtait, les mots lui échappaient, rapides, pressés, sans ordre, comme s'il jacassait. Il brûlait d'envie de parler, de raconter. Mais, tout en parlant il gardait les mains de Natacha et les portait à tout instant à ses lèvres, comme s'il ne pouvait se lasser de les baiser. « Voici ce qui m'est arrivé, reprit Aliocha. Ah mes amis ! Ce que j'ai vu ! Ce que j'ai fait ! Les gens que j'ai rencontrés ! Tout d'abord, Natacha, c'est une perfection ! Je ne la connaissais pas du tout, pas du tout, jusqu'à présent ! Et mardi, quand je t'ai parlé d'elle, tu te souviens que je l'ai fait avec enthousiasme, et cependant, même alors, je la connaissais à peine. Elle s'est cachée de moi jusqu'à ces derniers temps. Mais maintenant, nous nous connaissons entièrement l'un l'autre. Nous nous tutoyons Mais je vais commencer par le commencement : Natacha, si tu avais pu entendre ce qu'elle m'a dit de toi, lorsque le lendemain, mercredi, je lui ai raconté ce qui s'était passé entre nous !… À propos je me souviens combien j'ai eu l'air sot devant toi, lorsque je suis arrivé mercredi matin ! Tu m'accueilles avec transport, tu es toute pénétrée de notre nouvelle situation ; tu veux parler avec moi de tout cela ; tu es toute triste et en même temps tu plaisantes avec moi ; et moi, je joue à l'homme posé ! Oh ! imbécile, imbécile que j'étais ! Car je te jure que je voulais me donner les airs d'un homme qui va bientôt être un mari, de quelqu'un de sérieux ; et devant qui ai-je imaginé de faire ces manières : devant toi ! Ah ! comme tu as dû te moquer de moi et comme je l'ai bien mérité ! » Le prince restait silencieux et regardait Aliocha avec un sourire triomphant et ironique. Comme s'il eût été content que son fils se montrât sous des dehors frivoles, et même si ridicules. Tout ce soir-là, je l'observai attentivement, et j'acquis la conviction qu'il n'aimait pas son fils, bien qu'il protestât de son ardent amour paternel. « En te quittant, je suis allé chez Katia, poursuivit Aliocha. Je t'ai déjà dit que c'est seulement ce matin-là que nous avons appris à nous connaître parfaitement l'un l'autre, et c'est arrivé d'une façon étrange… Je ne m'en souviens même plus… Quelques paroles chaleureuses, l'expression sincère de quelques idées, de quelques impressions et nous étions unis pour la vie. Il faut, il faut que tu la connaisses, Natacha ! Comme elle t'a racontée, t'a expliquée ! Elle m'a fait comprendre quel trésor tu étais pour moi ! Peu à peu, elle m'a exposé toutes ses idées et sa façon d'envisager l'existence ; c'est une fille si sérieuse, si enthousiaste ! Elle m'a parlé de notre devoir, de notre mission, de ce que nous devions tous servir l'humanité, et comme nous nous sommes trouvés absolument d'accord, au bout de cinq ou six heures de conversation, nous nous sommes juré l'un à l'autre que nous serions amis éternellement et que nous collaborerions à la même œuvre toute notre vie ! – À quelle œuvre ? demanda le prince, étonné. – J'ai tellement changé, père, que tout ceci sûrement doit te surprendre ; je prévois même d'avance tes objections, répondit Aliocha d'un ton solennel. Vous êtes tous des gens pratiques, vous avez des principes rigoureux, sévères, éprouvés, vous regardez avec incrédulité, hostilité, ironie tout ce qui est jeune et frais. Mais je ne suis plus celui que tu connaissais il y a quelques jours. Je suis tout autre ! Je regarde hardiment tout et tous en ce monde. Si je sais que ma conviction est juste, je la poursuivrai jusque dans ses dernières conséquences ; et si je ne m'égare pas en chemin, je serai un honnête homme. Mais assez parlé de moi. Vous direz tout ce que vous voudrez après cela, je suis sûr de moi. – Oh ! oh ! » fit le prince d'un ton moqueur. Natacha nous regardait d'un air inquiet. Elle craignait pour Aliocha. Il lui arrivait souvent de se laisser entraîner dans la conversation, à son désavantage, et elle le savait. Elle redoutait qu'il ne se montrât sous un jour ridicule devant nous, et surtout devant son père. « Que dis-tu, Aliocha ! C'est de la philosophie ! dit-elle : on t'a endoctriné…, tu ferais mieux de nous raconter ce qui t'est arrivé. – Mais c'est ce que je fais ! s'écria Aliocha. Vois-tu, Katia a deux parents lointains, des cousins, Lev et Boris, l'un est étudiant, et l'autre est tout simplement un jeune homme. Elle est en rapport avec eux, et ce sont des garçons extraordinaires ! Ils ne vont presque jamais chez la comtesse, par principe. Quand nous nous sommes entretenus, Katia et moi, de la mission de l'homme, de sa vocation, et de toutes ces choses-là, elle m'a parlé d'eux et m'a tout de suite donné un mot pour eux ; j'ai couru aussitôt faire leur connaissance. Dès le soir même, nous nous sommes parfaitement entendus. Il y avait là-bas une douzaine de personnes de différentes sortes : des étudiants, des officiers, des artistes ; il y avait aussi un écrivain…, ils vous connaissent tous, Ivan Petrovitch, c'est-à-dire qu'ils ont lu vos livres et qu'ils attendent beaucoup de vous pour l'avenir. Ils me l'ont dit euxmêmes. Je leur ai dit que je vous connaissais et je leur ai promis de leur faire faire votre connaissance. Ils m'ont tous accueilli comme un frère, à bras ouverts. Je leur ai dit tout de suite que j'allais me marier ; et ils m'ont traité comme un homme marié. Ils vivent au quatrième étage, sous les combles, ils se réunissent le plus souvent possible, de préférence le mercredi, chez Lev et Boris. Ce sont tous des jeunes gens pleins de fraîcheur ; ils nourrissent un amour ardent pour toute l'humanité ; nous avons parlé de notre présent, de l'avenir, des sciences, de la littérature, et si agréablement, avec tant de franchise et de simplicité… Il y a aussi un lycéen qui vient là-bas. Quels rapports ils ont entre eux ! Comme ils sont nobles ! Je n'avais encore jamais vu de gens pareils ! Qui fréquentais-je jusqu'à présent ? Qu'ai-je vu ? De quoi ai-je été nourri ? Toi seule, Natacha, m'as tenu des propos semblables. Ah Natacha, il faut absolument que tu les voies ; Katia les connaît déjà. Ils parlent d'elle presque avec vénération, et Katia a déjà dit à Lev et à Boris que, lorsqu'elle aurait le droit de disposer de sa fortune, elle consacrerait immédiatement un million pour le bien commun. – Et ce seront sans doute Lev, Boris et toute leur compagnie qui disposeront de ce million ? demanda le prince. – Mais non, mais non, c'est honteux, père, de parler ainsi ! s'écria Aliocha avec chaleur, je devine ta pensée ! Nous avons effectivement parlé de ce million et discuté longuement de la façon de l'employer. Nous avons décidé, finalement, de le consacrer avant tout à l'instruction publique… – C'est vrai, je ne connaissais pas du tout Katerina Fiodorovna jusqu'à présent, observa le prince comme en aparté, toujours avec le même sourire railleur. Je m'attendais de sa part à bien des choses, mais ceci… – Quoi ! l'interrompit Aliocha, qu'est-ce qui te semble si étrange ? Que cela s'écarte un peu de vos principes ? Que personne jusqu'à présent n'ait sacrifié un million et qu'elle le fasse ? C'est cela, n'est-ce pas ? Et si elle ne veut pas vivre aux dépens des autres ? Car vivre de ces millions-là, c'est vivre aux dépens des autres (je viens de l'apprendre). Elle désire être utile à sa patrie et à tous, et donner son obole pour le bien commun. On nous parlait de l'obole déjà dans nos modèles d'écriture, si cette obole est un million, est-ce plus mal pour cela ? Et sur quoi repose cette raison tant vantée, à laquelle je croyais si fermement ? Pourquoi me regardes-tu ainsi, père ? On dirait que tu as devant toi un bouffon, un idiot ! Et pourquoi pas un idiot ? Si tu avais entendu ce que Katia a dit là-dessus, Natacha ! « Ce n'est pas l'intelligence qui importe, mais ce qui la dirige : la nature, le cœur, la noblesse, le développement. » Mais ce qui vaut mieux que tout, c'est l'expression géniale de Bezmyguine. C'est un ami de Lev et de Boris et, entre nous, c'est un cerveau, et génial encore ! Pas plus tard qu'hier, il a dit au cours de l'entretien : « L'imbécile qui a conscience d'être un imbécile, n'en est déjà plus un ! » Comme c'est vrai ! À chaque instant, il sort des sentences de ce genre. Il sème les vérités. – C'est vraiment du génie ! remarqua le prince. – Tu te moques toujours. Mais, tu sais, je ne t'ai jamais entendu dire rien de pareil ; ni à personne de notre société. Chez vous, au contraire, on cache toujours tout, il faut que tout soit rabaissé, que tout se développe en hauteur et en largeur selon certaines mesures, certains principes : comme si c'était possible ! Comme si ce n'était pas mille fois plus impossible que ce que nous disons et pensons ! Et vous nous traitez d'utopistes encore ! Si tu avais entendu ce qu'ils m'ont dit hier… – Mais de quoi parlez-vous, et à quoi pensez-vous ? Raconte-nous cela, Aliocha… Jusqu'à présent, je ne comprends pas bien, dit Natacha. – En général, de tout ce qui conduit au progrès, à la charité, à l'amour ; nous discutons de tout cela à propos des questions d'actualité. Nous parlons de la publicité, des réformes en train, de l'amour de l'humanité, des hommes d'action de notre époque ; nous les analysons, nous les lisons. Mais surtout, nous nous sommes juré d'être entièrement sincères les uns avec les autres et de parler directement, sans nous gêner, de tout ce qui a rapport à nous-mêmes. Seules la sincérité et la droiture peuvent nous faire atteindre notre but. Bezmyguine s'y efforce tout particulièrement. J'en ai parlé à Katia et elle a une entière sympathie pour Bezmyguine. Aussi, tous, sous la conduite de Bezmyguine, nous nous sommes promis d'agir droitement et honnêtement toute notre vie, et, quoi qu'on dise de nous, de quelque façon qu'on nous juge, de ne nous laisser troubler par rien, ne pas avoir honte de nos aspirations, de nos enthousiasmes ni de nos erreurs, mais de suivre le droit chemin. Si tu veux qu'on te respecte, respecte-toi toi-même d'abord, c'est l'essentiel ; il n'y a que par le respect de soi-même qu'on force le respect des autres. C'est ce que dit Bezmyguine, et Katia est tout fait de son avis. D'une façon générale, nous sommes bien ancrés dans nos convictions maintenant, et nous avons décidé de nous occuper de notre instruction chacun de notre côté, et de nous entretenir ensemble les uns des autres. – Quel galimatias ! s'écria le prince avec inquiétude : et qui est ce Bezmyguine ? Non, il est impossible de laisser cela ainsi… – Qu'est-ce qu'il est impossible de laisser ainsi ? répliqua Aliocha. Écoute, père, sais-tu pourquoi j'ai parlé de tout cela devant toi ! Parce que je désire et j'espère t'introduire toi aussi dans notre cercle. J'en ai déjà pris l'engagement pour toi là-bas. Tu ris, c'est bien, je savais que tu rirais Mais écoute-moi jusqu'au bout. Tu es bon et noble : tu comprendras. Tu ne connais pas ces gens, tu ne les as jamais vus, tu ne les as pas entendus. Admettons que tu aies entendu parler de tout cela, étudié tout cela, car tu es terriblement instruit ; mais tu ne les as pas vus eux-mêmes, tu n'as pas été chez eux, comment pourrais-tu les juger d'une façon équitable ? Tu t'imagines seulement que tu les connais. Non, viens chez eux, écoute-les et alors, alors, j'en donne ma parole pour toi, tu seras des nôtres ! Mais surtout, je veux employer tous les moyens pour t'empêcher de te perdre dans cette société à laquelle tu es tellement attaché, pour t'enlever tes convictions. » Le prince écouta cette sortie jusqu'au bout sans mot dire avec un sourire venimeux ; la méchanceté se lisait sur son visage. Natacha l'observait avec une répulsion non dissimulée. Il le voyait, mais feignait de ne pas s'en apercevoir. Dès qu'Aliocha eut terminé, il éclata brusquement de rire. Il se renversa même sur le dossier de sa chaise, comme s'il n'avait plus la force de se tenir. Mais ce rire était décidément forcé. Il était trop visible qu'il riait uniquement pour offenser et humilier son fils le plus possible. Aliocha en fut effectivement blessé : tout son visage exprima une tristesse extrême. Mais il attendit patiemment que l'hilarité de son père prît fin. « Père, reprit-il tristement, pourquoi te moques-tu de moi ? Je suis venu à toi franchement, sans détours. Si, d'après toi, je dis des sottises, montre-le moi, au lieu de rire de moi. Et de quoi te moques-tu ? De ce qui est maintenant pour moi noble et sacré ? Il se peut que je sois dans l'erreur, il se peut que tout cela soit faux, que je ne sois qu'un imbécile, comme tu me l'as dit plusieurs fois ; mais si je me trompe, c'est sincèrement, honnêtement ; je n'ai pas perdu ma noblesse. Je m'enthousiasme pour des idées élevées. Même si elles sont fausses, leur fondement est sacré. Je t'ai dit que toi et tous les vôtres ne m'aviez encore jamais rien dit qui me donne une direction, qui m'entraîne. Réfute leurs arguments, donne-m'en de meilleurs, et je te suivrai, mais ne te moque pas de moi, car cela me fait beaucoup de peine. » Aliocha prononça ces mots noblement et avec une dignité austère. Natacha le regardait affectueusement. Le prince écouta son fils avec étonnement et changea aussitôt de ton. « Je n'ai pas du tout voulu te blesser, mon ami, répondit-il, au contraire, je te plains. Tu te prépares à franchir un tel pas qu'il serait temps de cesser d'être un gamin étourdi. Voici ce que je pense. Si j'ai ri, c'est malgré moi, mais je n'avais nulle intention de t'offenser. – Pourquoi alors l'ai-je pensé ? reprit Aliocha d'un ton amer. Pourquoi ai-je depuis longtemps l'impression que tu m'observes avec hostilité, avec une ironie froide, et non comme un père regarde son fils ? Pourquoi me semble-t-il que, si j'étais à ta place, je n'aurais pas ri de façon si injurieuse de mon fils, comme tu ris maintenant de moi ? Écoute : expliquons-nous ouvertement, tout de suite et une fois pour toutes, afin qu'il ne reste plus aucun malentendu. Et…, je vais dire toute la vérité : lorsque je suis entré, il m'a semblé qu'ici aussi il y avait une certaine gêne ; ce n'est pas ainsi que je m'attendais à vous trouver ici ensemble. Est-ce vrai, oui ou non ? Si c'est vrai, ne vaut-il pas mieux que chacun exprime ses sentiments ? Que de mal on peut éloigner par la franchise ! – Parle, Aliocha, parle ! dit le prince. Ce que tu nous proposes est très intelligent. Peut-être que nous aurions dû commencer par là, ajouta-t-il en jetant un regard à Natacha. – Ne te fâche pas alors si je suis entièrement franc, commença Aliocha : tu le désires et tu m'y convies toi-même. Écoute. Tu as consenti à mon mariage avec Natacha. Tu nous as donné ce bonheur et tu as dû pour cela te faire violence. Tu as été magnanime et nous avons tous apprécié la noblesse de ton acte. Mais pourquoi alors maintenant me fais-tu sentir à chaque instant, avec une sorte de joie, que je ne suis encore qu'un gamin ridicule et incapable de faire un mari ? Bien plus, on dirait que tu veux me tourner en dérision, m'humilier, me noircir même aux yeux de Natacha. Tu es toujours très content lorsque tu peux me montrer sous un jour ridicule ; ce n'est pas aujourd'hui que je m'en aperçois. Il semble que tu t'efforces précisément de nous prouver que notre mariage est grotesque, absurde, et que nous ne sommes pas assortis. Vraiment, on dirait que tu ne crois pas toi-même à ce à quoi tu nous destines ; tu as l'air de considérer tout cela comme une farce, une invention amusante, un vaudeville divertissant… Je ne déduis pas cela seulement des mots que tu viens de prononcer. Mardi soir déjà, lorsque je suis revenu avec toi, je t'ai entendu te servir d'expressions singulières qui m'ont surpris et même blessé. Et mercredi, en partant, tu as également fait quelques allusions à notre situation actuelle, tu as parlé de Natacha, non pas de façon injurieuse, au contraire, mais pas comme j'aurais voulu t'en entendre parler, trop légèrement, sans affection, sans aucune déférence… C'est difficile à dire, mais le ton était clair : le cœur sent ces choses-là. Dis-moi que je fais erreur. Détrompe-moi, rassure-moi et…, rassure-la, elle aussi, car tu l'as blessé. Je l'ai deviné dès le premier coup d'œil quand je suis entré ici… » Aliocha avait parlé avec chaleur et fermeté. Natacha l'écoutait presque solennellement ; elle était tout émue, son visage était en feu, et deux ou trois fois pendant le discours d'Aliocha, elle avait murmuré à part elle : « Oui, oui, c'est vrai. » Le prince était troublé. « Mon ami, répondit-il, je ne peux évidemment pas me rappeler tout ce que je t'ai dit ; mais il est étrange que tu aies pris mes paroles dans sens. Je suis prêt à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour te détromper. Si j'ai ri tout à l'heure, c'est compréhensible. Je te dirai que, par ce rire, je voulais cacher mon amertume. Quand je pense que tu vas bientôt te marier, cela me paraît maintenant absolument impossible, absurde, et, pardonne-moi, grotesque même. Tu me reproches ce rire, et je te dis que tout ceci, c'est à cause de toi. Je reconnais que je suis coupable, moi aussi : peut-être que je ne t'ai pas assez suivi ces derniers temps ; aussi c'est ce soir seulement que j'ai vu de quoi tu étais capable. Maintenant, je tremble en pensant à ton avenir avec Nathalia Nikolaievna ; je me suis trop hâté ; je vois que vous ne vous convenez pas du tout. L'amour passe et l'incompatibilité demeure. Je ne parle même pas de ton sort, mais songe, si tes intentions sont honnêtes, qu'en même temps que la tienne tu causes la perte de Nathalia Nikolaievna, et ceci de façon irrévocable ! Tu viens de parler une heure durant de l'amour de l'humanité, de la noblesse des convictions, des êtres sublimes avec qui tu as fait connaissance ; demande un peu à Ivan Petrovitch ce que je lui ai dit tout à l'heure, lorsque nous avons atteint le quatrième étage, par cet escalier sordide, et que nous nous sommes arrêtés devant la porte, remerciant Dieu de ne nous être rompu ni le cou ni les jambes. Sais-tu la pensée qui m'est venue malgré moi immédiatement à l'esprit ? Je me suis étonné que tu aies pu, étant si amoureux de Nathalia Nikolaievna, supporter qu'elle vive dans cet appartement ! Comment n'as-tu pas senti que, si tu n'as pas les moyens, si tu n'as pas la capacité de remplir tes obligations, tu n'as pas le droit d'être un mari, tu n'as pas le droit d'assumer aucune obligation ? L'amour ne suffit pas : il doit se prouver par des actes ; et quand tu penses : « Vis avec moi, même si tu dois en souffrir », c'est inhumain, c'est ignoble ! Parler de l'amour universel, s'enflammer pour les problèmes humanitaires et en même temps commettre des crimes contre l'amour et ne pas le remarquer est incompréhensible ! Ne m'interrompez pas, Nathalia Nikolaievna, laissezmoi finir ; cela m'est trop pénible et il faut que je sorte tout ce que j'ai sur le cœur. Tu nous as dit, Aliocha, que ces jours-ci tu t'étais laissé entraîner par tout ce qui était noble, beau et honnête et tu as déploré que dans notre société on ne connaisse pas de pareils engouements, mais seulement la froide raison. Regarde un peu : se laisser entraîner par ce qui est grand et pendant quatre jours celle qui, semble-t-il, devrait t'être chère plus que tout au monde ! Tu nous as avoué toi-même que tu t'étais disputé avec Katerina Fiodorovna, parce que tu lui avais dit que Nathalia Nikolaievna t'aimait tellement, était si généreuse, qu'elle te pardonnerait ta faute. Mais quel droit as-tu de compter sur son pardon et d'en faire l'objet d'un pari ? As-tu pensé une seule fois à toutes les souffrances, à toutes les amertumes, à tous les doutes et les soupçons auxquels tu as exposé Nathalia Nikolaievna ces jours derniers ? Est-ce que vraiment, parce que tu t'es laissé emporter par quelques idées nouvelles, tu avais le droit de négliger le premier de tes devoirs ? Pardonnez-moi, Nathalia Nikolaievna, si j'ai manqué à ma parole. Mais l'affaire présente est plus sérieuse que ma promesse : vous le comprendrez vous-même… Sais-tu, Aliocha, que j'ai trouvé Nathalia Nikolaievna en proie à de telles souffrances que j'ai compris en quel enfer tu avais transformé pour elle ces quatre jours, qui, au contraire, auraient dû être les plus heureux de son existence ? De pareils actes d'un côté et, de l'autre, des mots, des mots, des mots… Est-ce que je n'ai pas raison ? Et tu oses, après cela, m'accuser quand tu es entièrement coupable ? » Le prince s'arrêta. Il s'était laissé emporter par sa propre éloquence et ne put nous cacher son triomphe. Lorsque Aliocha l'avait entendu parler des souffrances de Natacha, il avait jeté à son amie un regard plein de douloureuse tristesse, mais Natacha avait déjà pris son parti : « Ne te désole pas, Aliocha, lui dit-elle ; d'autres sont plus coupables que toi. Assieds-toi et écoute ce que j'ai à dire à ton père. Il est temps d'en finir ! – Expliquez-vous, Nathalia Nikolaievna, riposta le prince : je vous en prie instamment ! Voici deux heures que vous me parlez par énigmes. Cela devient insupportable et, je l'avoue, je ne m'attendais pas à trouver ici un pareil accueil. – Peut-être ; parce que vous pensiez que le charme de vos paroles nous empêcherait de deviner vos intentions secrètes. Qu'y a-t-il à expliquer ? Vous savez tout et vous comprenez tout. Aliocha a raison. Votre plus cher désir est de nous séparer. Vous saviez d'avance, par cœur pour ainsi dire, ce qui se passerait ici après la soirée de mardi, et vous avez tout calculé comme sur vos doigts. Je vous ai déjà dit que vous ne preniez au sérieux ni moi, ni la demande en mariage que vous avez machinée. Vous vous amusez, vous jouez avec nous, et vous avez un but connu de vous seul. Vous jouez à coup sûr. Aliocha avait raison de vous reprocher de considérer tout cela comme un vaudeville. Vous auriez dû au contraire vous réjouir et non faire des reproches à Aliocha, car, sans rien savoir, il a fait tout ce que vous attendiez de lui, et même un peu plus, peut-être. » J'étais pétrifié de surprise. Je m'attendais bien à une catastrophe ce soir-là ; mais la franchise trop brutale de Natacha et le ton de mépris non dissimulé de ses paroles me stupéfièrent au dernier degré ! Donc, pensai-je, elle savait réellement quelque chose et elle avait sans plus tarder décidé de rompre. Peut-être même qu'elle attendait le prince avec impatience, afin de lui dire tout en une seule fois, en pleine figure. Le prince pâlit légèrement. Le visage d'Aliocha exprimait une naïve terreur et une souffrance anxieuse. « Souvenez-vous de ce dont vous venez de m'accuser, s'écria le prince ; et pesez un peu vos paroles… Je ne comprends pas… – Ah ! vous ne voulez pas comprendre en deux mots, dit Natacha, même lui, même Aliocha vous a compris aussi bien que moi, et pourtant nous ne nous sommes pas concertés, nous ne nous sommes même pas vus ! Il lui semble, à lui aussi, que vous jouez avec nous un jeu indigne et offensant, et pourtant il vous aime et croit en vous comme en un dieu. Vous n'avez pas jugé utile d'être sur vos gardes, de ruser avec nous ; vous avez compté qu'il ne devinerait pas. Mais il a un cœur impressionnable, délicat et tendre et vos paroles, votre TON, comme il dit, lui sont restés sur le cœur… – Je n'y comprends rien, absolument rien ! répéta le prince, se tournant vers moi avec un air complètement stupéfait, comme s'il me prenait à témoin. Il était exaspéré, furieux. Vous êtes méfiante et inquiète, poursuivit-il en s'adressant à Natacha. Vous êtes tout simplement jalouse de Katerina Fiodorovna, et vous êtes prête à accuser le monde entier et moi en premier…, et, permettez-moi de vous le dire, cela peut me donner une étrange idée de votre caractère… Je ne suis pas habitué à des scènes de ce genre ; je ne resterais pas une minute de plus ici, s'il n'y allait de l'intérêt de mon fils… J'attends toujours : daignerez-vous vous expliquer ? – Ainsi, vous vous entêtez à ne pas vouloir comprendre en deux mots, bien que vous sachiez parfaitement tout cela ? Vous voulez absolument que je vous parle sans détours ? – Je ne désire que cela. – C'est bon. Écoutez-moi alors, s'écria Natacha, les yeux étincelants de courroux, je vais tout vous dire ! » III Elle se leva et commença à parler debout, ne le remarquant même pas dans son trouble. Le prince écoutait, écoutait ; il s'était levé, lui aussi. La scène devenait par trop solennelle. « Souvenez-vous de ce que vous avez dit mardi, commença Natacha. Vous avez dit : « Il me faut de l'argent, des chemins battus, de l'importance dans le monde ; » vous vous en souvenez ? – Oui. – Eh bien, c'est pour obtenir cet argent, pour regagner tous ces succès qui vous glissaient des mains que vous êtes venu ici mardi, que vous avez inventé cette demande en mariage, comptant que cette plaisanterie vous aiderait à rattraper ce qui vous échappait. – Natacha, m'écriai-je, songe à ce que tu dis ! – Une plaisanterie ! Un calcul ! » répéta le prince, d'un air de dignité blessée. Aliocha, terrassé par le chagrin, regardait sans presque comprendre. « Oui, oui, ne m'arrêtez pas, j'ai juré de tout dire, poursuivit Natacha exaspérée. Vous vous souvenez : Aliocha ne vous obéissait plus. Pendant six mois, vous vous êtes efforcé de le détacher de moi. Mais il ne cédait pas. Et brusquement vous vous êtes trouvé pressé par le temps. Si vous laissiez passer l'occasion, la fiancée et l'argent, surtout l'argent, trois millions de dot vous glissaient entre les doigts. Il ne restait qu'une ressource : qu'Aliocha s'éprit de celle que vous lui destiniez comme fiancée ; vous avez pensé que, s'il l'aimait, il me quitterait peutêtre… – Natacha, Natacha ! s'écria Aliocha avec chagrin. Qu'estce que tu dis ! – Ainsi avez-vous fait, poursuivit-elle sans s'arrêter au cri d'Aliocha : mais, toujours la même vieille histoire ! Tout aurait pu s'arranger et je suis venue à nouveau gâcher votre plan ! Une seule chose pouvait vous donner de l'espoir : vous aviez peutêtre remarqué, en homme rusé et expérimenté, qu'Aliocha parfois semblait trouver lourde son ancienne liaison. Vous n'avez pas pu ne pas voir qu'il commençait à me négliger, à s'ennuyer, qu'il restait jusqu'à cinq jours sans venir me voir. Vous espériez qu'il se lasserait de moi complètement et m'abandonnerait, lorsque brusquement, mardi dernier, la conduite résolue d'Aliocha est venue renverser tous vos projets… Qu'alliez-vous faire ? – Permettez, s'écria le prince, au contraire, ce fait… – Je parle, l'interrompit Natacha avec fermeté ; vous vous êtes demandé ce soir-là ce que vous alliez faire et vous avez décidé de donner votre consentement à notre mariage, non en réalité, mais seulement comme ça, EN PAROLES, pour le tranquilliser. La date du mariage pouvait, pensiez-vous, être reculée à volonté ; pendant ce temps un nouvel amour avait commencé ; vous vous en étiez aperçu. Et vous avez tout bâti sur cet amour naissant. – Du roman, du roman ! prononça le prince à mi-voix, comme pour lui-même. La solitude, la propension à la rêverie, et la lecture des romans ! – Oui, vous avez tout fondé sur ce nouvel amour, répéta Natacha, sans entendre et sans prêter attention aux paroles du prince ; elle était en proie à une ardeur fiévreuse et se laissait emporter de plus en plus : et quelles chances avait cet amour ! Il était né alors qu'Aliocha n'avait pas encore découvert toutes les perfections de cette jeune fille ! À l'instant même où, ce soir-là, il déclare à cette jeune fille qu'il ne peut pas l'aimer parce que le devoir et un autre amour le lui interdisent, elle fait montre de tant de noblesse, de tant de sympathie pour lui et pour sa rivale, de tant de grandeur d'âme, que lui, qui pourtant avait reconnu sa beauté, ne s'était même pas douté jusqu'à présent qu'elle fût aussi belle ! Il est venu me voir alors : il ne faisait que parler d'elle, tant elle l'avait impressionné. Oui, dès le lendemain, il devait nécessairement ressentir le besoin impérieux de revoir cette admirable créature, ne fût-ce que par reconnaissance. Et pourquoi ne pas aller chez elle ? L'autre, la première, ne souffre plus, son sort est décidé, il va lui donner toute sa vie, et il ne s'agit ici que d'une minute… Elle serait bien ingrate, cette Natacha, si elle était jalouse de cette minute ! Et, imperceptiblement, on enlève à cette Natacha, au lieu d'une minute, un jour, puis un second, puis un troisième… Et, pendant ce temps, la jeune fille se révèle à lui sous un jour nouveau, tout à fait inattendu ; elle est si noble, si enthousiaste et en même temps si naïve, une véritable enfant : en ceci elle lui ressemble fort. Ils se jurent d'être amis, d'être frère et sœur, ils ne veulent plus se quitter. AU BOUT DE CINQ OU SIX HEURES DE CONVERSATION, son âme s'ouvre à de nouvelles impressions, et son cœur s'y abandonne tout entier… Le moment approche enfin, songez-vous alors : il va comparer l'ancien amour avec le nouveau, avec ses nouvelles sensations : là-bas, tout est connu, habituel, trop sérieux : des exigences, de la jalousie, des querelles, des larmes… Et si on plaisante, si on joue avec lui, ce n'est pas comme avec un égal, mais comme avec un enfant…, et surtout, c'est trop connu, ça remonte à trop loin… » Les larmes, un spasme de désespoir l'étouffaient, mais elle se domina encore pour l'instant. « Et après ? après, c'est l'affaire du temps : le mariage avec Natacha n'est pas fixé pour tout de suite : le temps transforme toutes choses… Vous pouvez aussi agir par vos paroles, vos allusions, vos raisonnements, votre éloquence… On peut calomnier un peu cette contrariante Natacha ; on peut la montrer sous un jour défavorable et… on ne sait comment tout cela finira, mais la victoire sera à vous ! Aliocha ! Ne m'en veuille pas, mon ami ! Ne dis pas que je ne comprends pas ton amour et que je ne l'apprécie pas pleinement. Je sais que tu m'aimes encore et qu'en cet instant, peut-être, tu ne comprends pas mes plaintes. Je sais que j'ai mal agi en disant tout cela maintenant. Mais que dois-je faire, si je vois tout cela, et si je t'aime de plus en plus… passionnément…, à la folie ! » Elle se couvrit le visage de ses mains, tomba sur son fauteuil et se mit à sangloter comme un enfant. Aliocha poussa un cri et se précipita vers elle. Il n'avait jamais pu voir ses larmes sans pleurer. Ces sanglots rendirent un grand service au prince ; tous les emportements de Natacha, au cours de cette longue explication, la brusquerie de ses sorties contre lui dont il eût dû se montrer offensé, ne fût-ce que par simple convenance, tout ceci pouvait maintenant clairement se conclure par une folle crise de jalousie, par l'amour offensé, par une maladie même. Il était même décent de témoigner de la sympathie… « Calmez-vous, remettez-vous, Nathalia Nikolaievna, dit le prince pour la réconforter, tout ceci, c'est de l'exaltation, des rêves, l'effet de la solitude… Vous avez été si irritée par sa légè- reté et sa conduite… Mais ce n'est que de l'étourderie de sa part. Le fait le plus important que vous avez particulièrement mis en valeur, ce qui s'est passé mardi, devrait plutôt vous convaincre de l'immensité de son attachement pour vous, et au lieu de cela, vous avez imaginé… – Oh ! ne me parlez pas, ne me torturez plus, au moins en ce moment ! l'interrompit Natacha, en pleurant amèrement : mon cœur m'avait déjà dit tout cela depuis longtemps ! Croyezvous que je ne comprenne pas que son ancien amour est déjà passé ?… Ici, dans cette chambre, toute seule…, quand il m'abandonnait, m'oubliait…, j'ai revécu tout cela…, repensé à tout cela… Que pouvais-je faire ? Je ne t'accuse pas, Aliocha… Pourquoi essayez-vous de me tromper ? Croyez-vous que je n'aie pas essayé de me tromper moi-même ?… Oh ! combien de fois, combien de fois ! J'épiais la moindre de ses intonations, j'avais appris à lire sur son visage, dans ses yeux… Tout est perdu, tout est mort… Malheureuse que je suis ! » Aliocha pleurait, à genoux devant elle. « Oui, oui, c'est ma faute !… Tout est ma faute !… répétait-il au milieu de ses sanglots. – Non, ne t'accuse pas, Aliocha…, il y en a d'autres…, nos ennemis…, ce sont eux…, eux… – Mais enfin, permettez, s'écria le prince avec une certaine impatience : sur quoi vous fondez-vous pour m'attribuer tous ces… crimes ? Ce ne sont que des suppositions de votre part, sans preuves… – Des preuves ! s'écria Natacha, se levant rapidement de son fauteuil, il vous faut des preuves, homme rusé ! Vous ne pouviez agir autrement, lorsque vous êtes venu ici avec votre proposition ! Il vous fallait tranquilliser votre fils, endormir ses remords, afin qu'il pût s'abandonner plus librement à Katia ; sans cela, il se serait toujours souvenu de moi, ne se serait pas soumis, et vous étiez las d'attendre. Est-ce que ce n'est pas vrai ? – J'avoue, répondit le prince avec un sourire sarcastique, que si j'avais voulu vous tromper, j'aurais effectivement fait ce calcul ; vous avez beaucoup de… pénétration ; mais, avant de faire de pareils reproches aux gens, il faut prouver… – Prouver ! Et toute votre conduite antérieure, lorsque vous cherchiez à me l'enlever ! Celui qui enseigne à son fils à mépriser de pareilles obligations et à en jouer pour des intérêts mondains, pour de l'argent, le corrompt ! Que disiez-vous tout à l'heure de l'escalier, de ce vilain appartement ? N'est-ce pas vous qui lui avez retiré l'argent que vous lui donniez avant pour nous forcer, par la misère et la faim, à nous séparer ? C'est à vous que nous devons et cet appartement et cet escalier, et vous les lui reprochez maintenant, fourbe ! Et d'où vous sont venues, brusquement, l'autre soir, cette ardeur, ces convictions insolites chez vous ? Et pourquoi aviez-vous tellement besoin de moi ? Je n'ai fait qu'aller et venir dans cette chambre pendant ces quatre jours ; j'ai réfléchi à tout, j'ai tout pesé, chacune de vos paroles, l'expression de votre visage, et je suis arrivée à la conviction que tout ceci était affecté, que ce n'était qu'une plaisanterie, une comédie outrageante, vile et indigne… Car je vous connais, et depuis longtemps ! Chaque fois qu'Aliocha venait de chez vous, je devinais à son visage tout ce que vous lui aviez dit, suggéré ; j'ai appris toutes les manières que vous avez de l'influencer ! Non, ce n'est pas vous qui me tromperez ! Peut-être que vous faites encore d'autres calculs, peut-être que je n'ai pas mis le doigt sur l'essentiel ; mais c'est égal. Vous m'avez trompée, c'est là l'important ! Voilà ce qu'il fallait que je vous dise sans détours et en face !… – C'est tout ? Ce sont là toutes vos preuves ? Mais réfléchissez, exaltée que vous êtes : par cette boutade (comme vous baptisez ma proposition de mardi), je m'engageais trop. C'eût été par trop léger de ma part… – En quoi vous engagiez-vous ? Qu'est-ce à vos yeux que de me tromper ? Et quelle importance cela a-t-il d'offenser une fille quelconque ! Car ce n'est qu'une malheureuse fugitive, repoussée par son père, sans défense, IMMORALE QUI S'EST SOUILLÉE volontairement ? Vaut-il la peine d'avoir des égards pour elle, quand cette PLAISANTERIE peut vous rapporter un profit, si minime soit-il ? – Dans quelle position vous mettez-vous, Nathalia Nikolaievna, songez-y ! Vous insistez sur le fait que je vous ai offensée. Mais cette offense est si grave, si dégradante, que je ne comprends pas comment on peut supposer cela, encore moins s'y appesantir. Il faut vraiment être rompue à toutes sortes de choses pour l'admettre si aisément, pardonnez-moi. J'ai le droit de vous faire des reproches, car vous armez mon fils contre moi : s'il ne se dresse pas en ce moment contre moi pour vous défendre, son cœur m'est hostile… – Non, père, non, s'écria Aliocha, si je ne me dresse pas contre toi, c'est que je crois que tu n'as pas pu l'offenser, et que je ne peux pas croire qu'on cherche à offenser quelqu'un de la sorte ! – Vous entendez ! s'écria le prince. – Natacha, tout est de ma faute, ne l'accuse pas. C'est un péché, et c'est terrible ! – Tu vois, Vania ! Il est déjà contre moi ! s'écria Natacha. – C'est assez ! dit le prince il faut mettre fin à cette pénible scène. Cet aveugle et furieux transport de jalousie, qui passe les bornes, dessine votre caractère sous un aspect tout nouveau pour moi. Je suis prévenu. Nous nous sommes trop hâtés, vraiment trop hâtés. Vous ne remarquez même pas combien vous m'avez blessé ; pour vous, cela n'a pas d'importance. Nous nous sommes trop hâtés…, trop hâtés…, bien sûr, ma parole est sacrée, mais…, je suis un père et je désire le bonheur de mon fils… – Vous reprenez votre parole ! s'écria Natacha hors d'elle, vous êtes heureux de profiter de l'occasion ! Eh bien, sachez que, il y a deux jours, seule ici, j'ai résolu de lui rendre sa parole, et je le confirme maintenant devant vous tous. Je refuse ! – C'est-à-dire que vous désirez peut-être raviver en lui toutes ses anciennes inquiétudes, le sentiment du devoir, toute cette « anxiété au sujet de ses obligations » (comme vous avez dit vous-même tout à l'heure) afin de vous l'attacher à nouveau comme par le passé. Cela découle de votre théorie, c'est pourquoi je parle ainsi ; mais cela suffit ; le temps décidera. J'attendrai un moment de calme pour m'expliquer avec vous. J'espère que nos relations ne sont pas définitivement rompues. J'espère également que vous apprendrez à m'estimer davantage. Je voulais vous faire part aujourd'hui de mes projets à l'égard de vos parents, et vous auriez vu que…, mais restons-en là ! Ivan Petrovitch ! ajouta-t-il en s'approchant de moi, maintenant plus que jamais il me serait agréable que nous fassions plus intimement connaissance, je ne parle même pas du désir que j'en ai depuis longtemps. J'espère que vous me comprendrez. Me permettez-vous de passer un de ces jours chez vous ? Je m'inclinai. Il me semblait que maintenant je ne pouvais plus l'éviter. Il me serra la main, salua Natacha en silence, et sortit avec un air de dignité blessée. IV Nous restâmes quelques minutes sans prononcer une parole. Natacha était pensive, triste et abattue. Toute son énergie l'avait abandonnée subitement. Elle regardait droit devant elle, sans rien voir, comme absente, et elle tenait la main d'Aliocha. Celui-ci continuait à pleurer sans bruit, en jetant de temps à autre sur elle un regard craintif et curieux. Il se mit enfin à la consoler timidement, à la supplier de ne pas se fâcher, et il s'accusait ; il était visible qu'il désirait beaucoup disculper son père et que cela lui pesait particulièrement ; il essaya plusieurs fois d'en parler, mais il n'osa s'exprimer clairement, craignant de réveiller le courroux de Natacha. Il lui jurait un amour éternel, immuable, et justifiait avec chaleur ses relations avec Katia ; il répétait sans arrêt qu'il aimait Katia uniquement comme une sœur charmante et bonne, qu'il ne pouvait quitter complètement : c'eût été d'ailleurs grossier et cruel de sa part ; il assurait que si Natacha connaissait Katia, elles deviendraient tout de suite amies, qu'elles ne se sépareraient plus jamais et qu'alors il n'y aurait plus aucun malentendu. Cette pensée lui plaisait entre toutes. Le malheureux était entièrement sincère. Il ne comprenait pas les appréhensions de Natacha et, d'une façon générale, il n'avait pas bien saisi ce qu'elle venait de dire à son père. Il avait seulement vu qu'ils s'étaient disputés et c'était cela surtout qui lui pesait sur le cœur. « Tu me reproches ma conduite envers ton père ? lui demanda Natacha. – Comment pourrais-je te la reprocher, répondit-il avec amertume, quand je suis la cause de tout, quand c'est moi le coupable ? C'est moi qui t'ai mise en colère, et, une fois en colère, tu l'as accusé parce que tu voulais m'innocenter ; tu me disculpes toujours et je ne le mérite pas. Il fallait trouver un coupable et tu as pensé que c'était lui. Mais ce n'est pas lui ! s'exclama Aliocha, en s'animant. Et était-ce pour cela qu'il était venu ici ? Était-ce cela qu'il attendait ! » Mais voyant que Natacha le regardait d'un air triste et lourd de reproche, il perdit aussitôt son assurance. « Non, je ne dirai plus rien, pardonne-moi, lui dit-il. C'est moi qui suis la cause de tout ! – Oui, Aliocha, reprit-elle avec effort. Maintenant, il a passé entre nous et a détruit notre paix, pour toujours. Tu as toujours cru en moi plus qu'en personne d'autre : maintenant, il a versé dans ton cœur le soupçon, la méfiance : tu me donnes tort ; il m'a pris la moitié de ton cœur. Il y a une ombre entre nous. – Ne parle pas ainsi, Natacha. Pourquoi dis-tu qu'il y a une ombre entre nous ? L'expression l'avait affecté. – Il t'a attiré par une feinte bonté, une fausse générosité, poursuivit Natacha, et maintenant il te montera de plus en plus contre moi. – Je te jure que non ! s'écria Aliocha avec feu. Quand il a dit : « Nous nous sommes trop hâtés », c'est qu'il était agacé. Tu verras, dès demain, ou un de ces jours, il reviendra là-dessus et s'il était fâché au point de ne plus vouloir notre mariage, je te jure que je ne lui obéirais pas. J'en aurai peut-être la force… Et sais-tu qui nous aidera, s'écria-t-il soudain, enthousiasmé par son idée. Katia ! Et tu verras, tu verras quelle créature magnifi- que c'est ! Tu verras si elle veut être ta rivale et nous séparer comme tu as été injuste, tout à l'heure, quand tu as dit que j'étais de ceux qui peuvent cesser d'aimer le lendemain de leur mariage Comme cela m'a fait de la peine de t'entendre parler ainsi ! Non, je ne suis pas comme cela, et si je vais souvent voir Katia… – Je t'en prie, Aliocha, vas-y quand tu voudras. Ce n'est pas cela que je voulais dire. Tu n'as pas bien compris. Sois heureux avec qui tu voudras. Je ne peux tout de même pas exiger de ton cœur plus qu'il ne peut me donner… » Mavra entra. « Et alors, est-ce qu'il faut vous servir le thé ? Voilà deux heures que le samovar bout, c'est agréable ! Il est onze heures. » Elle parlait grossièrement, d'un ton courroucé ; on voyait qu'elle était de mauvaise humeur et qu'elle était fâchée contre Natacha. En fait, tous ces jours-ci, depuis mardi, elle était dans une telle béatitude de voir sa jeune maîtresse (qu'elle aimait beaucoup) se marier bientôt qu'elle avait claironné la nouvelle dans toute la maison, dans le voisinage, chez les boutiquiers, chez le concierge. Elle s'en était vantée et avait raconté solennellement que le prince, un homme important, un général, extrêmement riche, était venu lui-même demander le consentement de sa maîtresse, et qu'elle, Mavra, l'avait entendu de ses propres oreilles ; et voilà que, brusquement, tout cela s'en allait en fumée ! Le prince était parti furieux, on n'avait même pas servi le thé et, bien entendu, c'était la demoiselle qui était la cause de tout. Mavra avait entendu comme elle avait parlé impoliment au prince. « Oui, apportez-nous le thé, répondit Natacha. – Et les hors-d'œuvre aussi ? – Eh bien, oui. » Natacha se mit à rire. « Après tout ce qu'on a préparé ! reprit Mavra. Je ne sens plus mes jambes depuis hier. J'ai couru chercher du vin sur le Nevski, et maintenant… » Et elle sortit en faisant claquer rageusement la porte. Natacha rougit et me jeta un regard bizarre. On servit le thé et les hors-d'œuvre : il y avait du gibier, du poisson, deux bouteilles d'excellent vin de chez Elisséiev. « Pourquoi donc avait-on préparé tout cela ? » me demandai-je. « Tu vois comme je suis, Vania, dit Natacha en s'approchant de la table, toute confuse, même devant moi. Je pressentais qu'aujourd'hui tout finirait ainsi, et cependant j'espérais que cela se terminerait autrement. Aliocha viendrait, il ferait la paix, nous nous réconcilierions ; tous mes soupçons se trouveraient injustes, on me détromperait et…, à tout hasard j'avais préparé des hors-d'œuvre. Je pensais que nous nous attarderions à parler… » Pauvre Natacha ! Elle devint toute rouge en distant cela. Aliocha fut transporté. « Tu vois, Natacha, s'écria-t-il. Tu n'y croyais pas toimême ; il y a deux heures, tu ne croyais pas encore à tes soupçons ! Non, il faut arranger tout cela ; c'est moi le coupable ; tout est arrivé par ma faute, c'est à moi de réparer. Natacha, permets-moi de me rendre tout de suite chez mon père. Il faut que je le voie ; il est blessé, offensé, il faut le consoler, je lui expliquerai tout, je lui parlerai uniquement en mon nom, tu n'y seras pas mêlée. Et j'aplanirai tout… Ne m'en veux pas si je veux aller le voir et si je te laisse. Ce n'est pas cela du tout : il me fait pitié ; il se justifiera devant toi, tu verras… Demain, dès l'aube, je serai ici et je resterai toute la journée chez toi, je n'irai pas chez Katia… » Natacha ne le retint pas, elle lui conseilla même de partir. Elle avait terriblement peur qu'Aliocha maintenant ne restât PAR FORCE auprès d'elle des jours entiers et ne s'ennuyât. Elle lui demanda seulement de ne pas parler en son nom et s'efforça de sourire gaiement en lui disant adieu. Il était prêt à partir, lorsque, soudain, il revint vers elle, lui prit les deux mains et s'assit à côté d'elle. Il la regardait avec une indicible tendresse. « Natacha, mon amie, mon ange, ne sois pas fâchée contre moi, et ne nous querellons plus jamais. Donne-moi ta parole que tu me croiras toujours en tout, et moi aussi je te croirai. Écoute, je vais te raconter quelque chose. Un jour, nous nous étions disputés, je ne me rappelle plus pourquoi ; c'était ma faute. Nous ne nous parlions plus. Je n'avais pas envie de demander pardon le premier et j'étais horriblement triste. J'ai erré dans les rues, j'ai flâné, je suis allé chez des amis et je me sentais le cœur tellement lourd… Une idée m'est venue alors à l'esprit : si tu tombais malade et si tu mourais, qu'est-ce que je deviendrais ? Et quand je me suis représenté cela, j'ai été saisi du même désespoir que si je t'avais réellement perdue pour toujours. Ces pensées devenaient de plus en plus pénibles, de plus en plus affreuses. Et, peu à peu, je me suis imaginé que j'étais sur ta tombe, que j'étais tombé dessus sans connaissance, que je l'entourais de mes bras et que j'étais terrassé par la souffrance. Je me voyais embrassant ta tombe, t'appelant, te demandant d'en sortir ne fût-ce que pour une minute, et je priais Dieu de faire un miracle, de te ressusciter devant moi pour un instant ; je me représentais me jetant vers toi pour te prendre dans mes bras, t'étreignant, t'embrassant, et il me semblait que je serais mort de félicité si j'avais pu te prendre encore une fois dans mes bras, une seule seconde, comme auparavant. Et en m'imaginant cela, je me dis tout à coup : je te redemanderais à Dieu pour un instant, et cependant voilà six mois que nous vivons ensemble et, au cours de ces six mois, que de fois nous sommes-nous querellés, combien de jours avons-nous passés sans nous parler ! Pendant des journées entières, nous nous disputions et nous négligions notre bonheur, et voilà que pour une minute je t'appelle hors de ta tombe, et que je suis prêt à payer cette minute de toute ma vie !… Après m'être imaginé tout cela, je n'ai pas pu y tenir, j'ai couru chez toi au plus vite et je suis arrivé ici ; tu m'attendais, et quand nous nous sommes embrassés pour nous réconcilier, je me souviens que je t'ai serrée très fort contre moi, comme si réellement j'allais te perdre. Natacha ! Ne nous disputons plus jamais ! Cela m'est tellement pénible ! Seigneur ! est-il possible de penser que je puisse te quitter ! » Natacha pleurait. Ils s'embrassèrent étroitement et Aliocha lui jura encore une fois que jamais il ne se séparerait d'elle. Ensuite, il courut chez son père. Il était fermement persuadé qu'il allait tout arranger. « Tout est fini ! Tout est perdu ! me dit Natacha en me serrant convulsivement la main. Il m'aime, il ne cessera jamais de m'aimer ; mais il aime aussi Katia et dans quelque temps il l'aimera plus que moi. Cette vipère de prince ne se laissera pas endormir, et alors… – Natacha, je crois aussi que le prince agit malproprement, mais… – Tu ne crois pas tout ce que je lui ai dit ! Je l'ai vu à ton visage. Mais attends, tu verras toi-même si j'ai eu raison ou non. Car je suis restée dans les généralités, Dieu sait ce qu'il a encore derrière la tête ! C'est un homme terrible. Pendant ces quatre jours où j'ai arpenté ma chambre, j'ai tout deviné ! Il lui fallait libérer, alléger le cœur d'Aliocha de la tristesse qui l'empêche de vivre, des obligations qui lui viennent de son amour pour moi. Il a inventé cette demande en mariage pour s'introduire entre nous et pour charmer Aliocha par sa noblesse et sa générosité. C'est vrai, c'est vrai, Vania ! Aliocha est justement ainsi. Il se serait tranquillisé sur mon compte, il ne se serait plus inquiété pour moi. Il aurait pensé : « Elle est ma femme maintenant, elle est avec moi pour toujours », et, involontairement, il aurait fait plus attention à Katia. Le prince a visiblement fait la leçon à cette Katia ; il a deviné qu'elle convenait à Aliocha, qu'elle pouvait l'attirer plus que moi. Hélas ! Vania ! Tout mon espoir repose sur toi maintenant ; il veut se lier avec toi. Ne refuse pas et fais ton possible, au nom du Ciel, pour pénétrer chez la comtesse ! Tu feras la connaissance de Katia, tu l'observeras et tu me diras qui elle est. J'ai besoin que tu ailles là-bas. Personne ne me comprend aussi bien que toi et tu sauras ce qui m'est utile. Vois aussi à quel point ils sont amis, ce qu'il y a entre eux, de quoi ils parlent ; mais surtout, regarde bien Katia… Prouvemoi cette fois encore ton amitié, mon gentil, mon cher Vania ! Je n'ai plus d'espoir qu'en toi ! » Il était déjà plus de minuit lorsque je revins chez moi. Nelly vint m'ouvrir avec un visage ensommeillé. Elle sourit et me regarda d'un air joyeux. La pauvre petite s'en voulait beaucoup de s'être endormie. Elle désirait m'attendre. Elle me dit que quelqu'un était venu me demander, qu'il était resté un moment, et m'avait laissé un billet sur la table. Le mot était de Masloboiev. Il me disait de passer chez lui le lendemain, à une heure. J'avais envie d'interroger Nelly, mais je remis cela au lendemain, et insistai pour qu'elle allât absolument se coucher ; la pauvre enfant s'était déjà assez fatiguée à m'attendre et elle ne s'était endormie qu'une demi-heure avant mon arrivée. V Le lendemain matin, Nelly me donna des détails assez étranges sur la visite de la veille. Du reste, il était déjà surprenant que Masloboiev se fût avisé de venir ce soir-là ; il savait que je ne serais pas chez moi, je l'en avais prévenu lors de notre dernière rencontre et il s'en souvenait fort bien. Nelly me dit qu'au début elle ne voulait pas ouvrir, parce qu'elle avait peur : il était déjà huit heures du soir. Mais il l'en avait priée à travers la porte, assurant que s'il ne me laissait pas un mot, je m'en trouverais fort mal le lendemain. Une fois qu'elle l'eut laissé entrer, il avait écrit tout de suite son billet, était venu près d'elle et s'était assis à côté d'elle sur le divan. « Je me suis levée et je n'ai pas voulu lui parler, me dit Nelly, j'avais très peur de lui ; il a commencé à me parler de la Boubnova, il m'a dit qu'elle était très fâchée, mais qu'elle n'oserait pas venir me chercher, puis il s'est mis à faire votre éloge ; il a dit que vous étiez de grands amis et qu'il vous avait connu petit garçon. Alors je lui ai parlé. Il a sorti des bonbons et m'a dit d'en prendre ; mais je n'ai pas voulu ; il m'a assuré alors qu'il était un brave homme, qu'il savait chanter des chansons et danser ; il s'est levé tout d'un coup et il a commencé à danser. J'ai trouvé ça amusant. Ensuite, il a dit qu'il allait rester encore un petit instant à vous attendre, que peut-être vous reviendriez, et il m'a demandé de ne pas avoir peur et de m'asseoir à côté de lui. Je me suis assise, mais je ne voulais rien lui dire. Alors, il m'a dit qu'il connaissait maman et grand-père et… je me suis mise à parler. Il est resté longtemps. – De quoi avez-vous parlé ? – De maman…, de la Boubnova…, de grand-père. Il est resté près de deux heures. » Nelly semblait ne pas vouloir me raconter ce qu'ils s'étaient dit. Je ne lui posais pas de questions, espérant savoir tout cela par Masloboiev. Je crus voir seulement que Masloboiev avait fait exprès de passer en mon absence pour trouver Nelly seule. Pourquoi donc ? Elle me montra trois bonbons qu'il lui avait donnés. C'étaient de mauvais sucres d'orge enveloppés de papier vert et rouge, qu'il avait sans doute achetés chez un épicier. Nelly se mit à rire en me les montrant. « Pourquoi ne les as-tu pas mangés ? lui demandai-je. – Je n'en veux pas, me répondit-elle d'un air sérieux, en fronçant les sourcils. Je ne les ai pas pris d'ailleurs ; c'est lui qui les a laissés sur le divan. » Ce jour-là, j'avais beaucoup de courses à faire. Je dis adieu à Nelly. « T'ennuies-tu toute seule ? lui demandai-je au moment de sortir. – Oui et non. Je m'ennuie quand vous restez longtemps sans revenir. » Et elle me jeta un regard plein d'amour en me disant cela. Tout ce matin-là, elle m'avait regardé d'un air tellement tendre et elle paraissait si joyeuse, si affectueuse ; en même temps, elle gardait une attitude réservée, timide même ; elle semblait craindre de me contrarier, de perdre mon amitié et…, et de se livrer trop, comme s'il y avait là quoi que ce fût de honteux. « Et qu'est-ce qui ne t'ennuie pas ? Tu as dit « oui et non », lui demandai-je en lui souriant malgré moi, tant elle m'était devenue chère. – Oh ! je sais bien quoi », me répondit-elle avec un petit rire, mais, de nouveau, elle eut l'air confuse. Nous parlions sur le seuil, la porte était ouverte. Nelly était devant moi, les yeux baissés, se tenant d'une main à mon épaule et tiraillant de l'autre la manche de ma veste. « Quoi, c'est un secret ? lui demandai-je. – Non…, rien…, je…, j'ai commencé pendant que vous étiez parti à lire votre livre, dit-elle à mi-voix et, levant sur moi un regard tendre et pénétrant, elle rougit toute. – Ah ! vraiment ! Est-ce qu'il te plaît ? » demandai-je avec l'embarras d'un auteur qu'on loue en sa présence ; Dieu sait ce que j'aurais donné pour l'embrasser à ce moment-là ! Mais cela me semblait impossible. Nelly se taisait. « Pourquoi, pourquoi meurt-il ? » me demanda-t-elle d'un air de profonde tristesse ; elle me jeta un regard rapide et de nouveau baissa les yeux. « Qui ? – Le jeune homme poitrinaire dont on parle dans le livre. – Que faire ? il le fallait, Nelly… – Pas du tout », répondit-elle presque à voix basse, mais soudain, sans transition, elle fit la moue d'un air presque courroucé, les yeux fixés avec obstination sur le plancher. Une minute se passa. « Et elle…, et les autres, la jeune fille et le petit vieux, murmura-t-elle, en tirant toujours plus fort la manche de ma veste : est-ce qu'ils vont vivre ensemble ? Et ils ne seront plus pauvres ? – Non, Nelly, elle va s'en aller au loin ; elle se mariera avec un propriétaire, et il restera seul, lui répondis-je avec regret, vraiment désolé de ne pouvoir lui dire quelque chose de plus réconfortant. – Ah ! oui. C'est comme ça que vous êtes ? Alors je ne veux plus le lire maintenant ! » Et elle repoussa ma main d'un air irrité, se détourna rapidement et s'éloigna ; elle se tourna vers un coin, les yeux baissés. Elle était toute rouge et respirait inégalement, comme oppressée par un violent chagrin. « Allons, Nelly, pourquoi es-tu fâchée ? dis-je en m'approchant d'elle : tout cela n'est pas vrai, c'est inventé ! Il n'y a pas là de quoi se mettre en colère ! Quelle sensible petite fille tu fais ! – Je ne suis pas fâchée », dit-elle timidement, en levant sur moi un regard lumineux et aimant ; puis elle saisit brusquement ma main, appuya son visage contre ma poitrine et se mit à pleurer. Mais à l'instant même, elle éclata de rire ; elle pleurait et riait tout ensemble. Moi aussi je me sentais à la fois amusé et… attendri. Mais pour rien au monde elle n'aurait relevé la tête vers moi, et lorsque j'essayai d'éloigner son visage de mon épaule, elle s'y pressa de plus en plus fort tout en riant. Enfin, cette scène de sensibilité prit fin. Nous nous dîmes adieu ; j'étais pressé. Nelly, toute rouge, encore toute confuse et les yeux brillants, courut après moi jusqu'à l'escalier et me demanda de revenir bientôt. Je lui promis de rentrer sans faute pour le dîner, le plus tôt possible. J'allai tout d'abord chez les vieux. Ils étaient malades tous les deux. Anna Andréievna était tout à fait souffrante ; Nikolaï Serguéitch se tenait dans son cabinet. Il m'avait entendu, mais je savais que, selon son habitude, il ne viendrait pas avant un quart d'heure, pour nous laisser le temps de parler. Je ne voulais pas trop troubler Anna Andréievna, aussi j'adoucis autant que possible le récit de la soirée d'hier, mais je lui dis la vérité ; à mon étonnement, la vieille, bien qu'elle en fût peinée, accueillit sans trop de surprise l'annonce de la possibilité d'une rupture. « Hé, mon cher, c'est bien ce que je pensais, me dit-elle. Quand vous êtes parti l'autre fois, j'y ai songé longuement et je me suis dit que cela ne se ferait pas. Nous ne l'avons pas mérité aux yeux de Dieu, et cet homme est un coquin ; on ne peut rien attendre de bon de lui. Ce n'est pas une bagatelle, les dix mille roubles qu'il nous prend, et il sait pourtant bien qu'il n'y a aucun droit ! Il nous enlève notre dernier morceau de pain ; il faudra vendre Ikhménievka. Et ma petite Natacha s'est montrée droite et sensée en ne le croyant pas. Et savez-vous encore une chose, mon ami, poursuivit-elle en baissant la voix : le mien, le mien ! Il est tout à fait contre ce mariage. Il s'est trahi, il a dit qu'il ne voulait pas ! Au début, je croyais que c'était un caprice, mais non, c'était pour de bon. Qu'est-ce qu'elle va devenir alors, la petite colombe ! Car il la maudira pour toujours. Et l'autre, Aliocha, qu'est-ce qu'il fait ? » Elle me questionna encore longuement, et, comme à l'ordinaire, se répandit en gémissements et en lamentations à chacune de mes réponses. J'avais remarqué d'une façon géné- rale qu'elle n'y était plus très bien ces derniers temps. Toute nouvelle la secouait. Le chagrin que lui causait Natacha ruinait son cœur et sa santé. Le vieux entra, en robe de chambre et en pantoufles ; il se plaignit d'avoir la fièvre, mais regarda sa femme avec tendresse, et, pendant tout le temps que je passai chez eux, fut aux petits soins avec elle, comme une bonne d'enfants ; il la regardait dans les yeux, se montrait même timide avec elle. Il y avait une telle tendresse dans ses regards ! Il était effrayé de la voir malade ; il sentait qu'il perdrait tout, s'il la perdait. Je restai près d'une heure avec eux. En me disant adieu, il m'accompagna dans l'antichambre et me parla de Nelly. Il pensait sérieusement à la prendre chez lui comme sa fille. Il me demanda comment faire pour amener Anna Andréievna à y consentir. Il me questionna sur Nelly avec une curiosité particulière, et me demanda si je ne savais pas quelque chose de nouveau sur elle. Je lui racontai rapidement ce que je savais. Mon récit l'impressionna. « Nous en reparlerons, me dit-il d'un ton résolu, en attendant…, et, d'ailleurs, j'irai moi-même te voir, dès que je serai un peu rétabli, alors nous prendrons une décision. » À midi juste, j'étais chez Masloboiev. À mon extrême surprise, la première personne que j'aperçus en entrant chez lui fut le prince. Il mettait son manteau dans l'antichambre, Masloboiev l'aidait avec empressement et lui tendait sa canne. Il m'avait déjà dit qu'il connaissait le prince, mais cette rencontre me surprit beaucoup. Le prince parut embarrassé en me voyant. « Ah ! c'est vous ! s'écria-t-il avec une cordialité un peu trop marquée, voyez comme on se rencontre ! D'ailleurs, je viens d'apprendre que vous connaissiez M. Masloboiev. Je suis content, très content, je voulais justement vous voir et j'espère passer chez vous le plus tôt possible ; vous m'y autorisez ? J'ai une demande à vous adresser : aidez-moi à éclaircir la situation ; vous avez compris que je veux parler d'hier… Vous êtes un ami là-bas, vous avez suivi tout le développement de cette affaire ; vous avez de l'influence… Je regrette terriblement de ne pouvoir vous voir tout de suite… Les affaires ! Mais un de ces jours, très prochainement je l'espère, j'aurai le plaisir d'aller chez vous. Pour l'instant… » Il me serra un peu trop vigoureusement la main, échangea un regard avec Masloboiev, et sortit. « Dis-moi, pour l'amour de Dieu…, commençai-je en entrant dans la chambre. – Je ne te dirai rien, m'interrompit Masloboiev, qui prit en toute hâte sa casquette et se dirigea vers l'antichambre : j'ai à faire ! Je file, je suis en retard !… – Mais tu m'as écrit toi-même de me trouver ici à midi. – Et puis après ? Je t'ai écrit hier, et aujourd'hui c'est à moi qu'on a écrit : j'en ai la tête qui éclate, quelle histoire ! On m'attend. Pardonne-moi, Vania. Tout ce que je peux t'offrir en compensation, c'est de me rouer de coups pour t'avoir dérangé inutilement. Si tu veux te dédommager, vas-y, mais presse-toi, au nom du Ciel ! Ne me retiens pas, on m'attend… – Pourquoi te battrais-je ? Si tu as à faire, dépêche-toi, on ne peut pas toujours prévoir. Seulement… – Non, pour ce qui est de ce SEULEMENT, c'est moi qui ai à te parler, m'interrompit-il, en bondissant dans l'antichambre et en endossant son manteau (je m'habillais aussi). J'ai à t'entretenir d'une affaire ; d'une affaire très importante ; c'est pour cela que je t'ai prié de venir ; cela te concerne directement et touche à tes intérêts. Et comme on ne peut pas raconter cela en une minute, promets-moi, pour l'amour de Dieu, de venir ce soir à sept heures précises, ni plus tôt ni plus tard. Je serai là. – Ce soir ? dis-je, indécis ; je voulais justement ce soir passer… – Va tout de suite où tu voulais passer ce soir, et viens ensuite chez moi, Vania, tu ne peux imaginer ce que j'ai à t'apprendre. – Mais je t'en prie, je t'en prie ; qu'est-ce que cela peut être ? Tu piques ma curiosité, je l'avoue. » Pendant ce temps, nous avions franchi la porte cochère et nous nous trouvions sur le trottoir. « Alors, tu viendras ? dit-il avec insistance. – Je t'ai dit que je viendrai. – Non, donne m'en ta parole. – Fi ! voyez-moi ça ! C'est bon, je te la donne. – Très bien. Où vas-tu de ce pas ? – Par là, répondis-je, en montrant la droite. – Moi par là, dit-il, en montrant la gauche. Adieu, Vania ! N'oublie pas, à sept heures ! » « C'est bizarre », pensai-je, en le regardant s'éloigner. Ce soir-là, je voulais aller chez Natacha. Mais comme j'avais donné ma parole à Masloboiev, je décidai d'aller tout de suite chez elle. J'étais persuadé de trouver Aliocha chez elle. Effectivement, il y était et fut très content de me voir. Il était très gentil, particulièrement tendre avec Natacha et devint même tout joyeux à mon arrivée. Natacha s'efforçait de paraître gaie, mais il était visible que c'était au-dessus de ses forces. Elle était pâle et avait l'air souffrante ; elle avait mal dormi. Elle témoignait encore plus d'affection à Aliocha. Celui-ci parlait beaucoup, désirant égayer Natacha et arracher un sourire à ses lèvres involontairement contractées, mais il évitait manifestement de prononcer le nom de Katia ou de son père. Sa tentative de réconciliation de la veille avait sans doute échoué. « Sais-tu ? Il a terriblement envie de s'en aller, me murmura Natacha hâtivement pendant qu'il était sorti un instant pour dire quelque chose à Mavra : mais il n'ose pas. Et j'ai peur aussi de lui dire de s'en aller, car alors il fera peut-être exprès de rester ; surtout, je crains qu'il ne s'ennuie et ne se refroidisse tout à fait à mon égard ! Comment faire ? – Dieu ! Dans quelle position vous mettez-vous vousmêmes ! Et comme vous êtes soupçonneux, comme vous vous épiez mutuellement ! Il n'y a qu'à s'expliquer tout simplement, et c'est fini. C'est de cette situation, peut-être, qu'il se lassera. – Que faire alors ? s'écria-t-elle effrayée. – Attends, je vais tout arranger…, et je me rendis dans la cuisine, sous prétexte de demander à Mavra d'essuyer un de mes caoutchoucs qui était plein de boue. – Sois prudent, Vania », me cria Natacha. Dès que je fus entré, Aliocha se précipité vers moi comme s'il m'attendait. « Ivan Petrovitch, mon cher, que dois-je faire ? Donnezmoi un conseil : j'ai promis hier d'aller aujourd'hui, juste à cette heure-ci, chez Katia. Je ne peux y manquer ! J'aime Natacha plus que je ne puis le dire, je suis prêt à me jeter dans le feu pour elle, mais convenez vous-même que je ne puis pas abandonner tout là-bas, cela ne se fait pas… – Eh bien, allez-y. – Mais, et Natacha ? Je vais lui faire de la peine, Ivan Petrovitch, aidez-moi à en sortir… – À mon avis, vous feriez mieux d'y aller. Vous savez combien elle vous aime : elle aurait tout le temps l'impression que vous vous ennuyez avec elle et que vous restez par force. Il vaut mieux agir avec naturel. D'ailleurs, allons-y, je vous aiderai. – Mon cher Ivan Petrovitch ! comme vous êtes bon ! » Nous entrâmes ; au bout d'une minute, je lui dis : « Je viens de voir votre père. – Où ? s'écria-t-il, effrayé. – Dans la rue, par hasard. Il n'est resté avec moi qu'une minute, et m'a de nouveau prié de faire plus ample connaissance. Il m'a demandé si je ne savais pas où vous étiez. Il avait un besoin urgent de vous voir, il avait quelque chose à vous dire. – Ah ! Aliocha, va vite le rejoindre, appuya Natacha qui avait compris où je voulais en venir. – Mais…, où puis-je donc le retrouver ? Est-il chez lui ? – Non, je me souviens qu'il m'a dit qu'il serait chez la comtesse. – Ah ! comment faire ?… dit naïvement Aliocha, en regardant Natacha avec tristesse. – Mais voyons, Aliocha ! dit-elle. Tu ne vas tout de même pas abandonner ces amis pour me tranquilliser. C'est enfantin. Premièrement, c'est impossible, et deuxièmement, tu serais impoli envers Katia. Vous êtes amis ; on ne peut pas rompre des relations aussi grossièrement. Enfin, tu m'offenserais si tu pensais que je suis jalouse à ce point. Vas-y immédiatement, je t'en prie ! Ainsi, ton père sera rassuré. – Natacha, tu es un ange, et je ne vaux pas ton petit doigt ! s'écria Aliocha avec enthousiasme et repentir. Tu es si bonne, et moi… moi… ah ! j'aime mieux que tu le saches ! Je viens de demander, dans la cuisine, à Ivan Petrovitch, qu'il m'aide à m'en aller. Et il a inventé cela. Mais ne me condamne pas, Natacha, mon ange ! Je ne suis pas entièrement coupable, car je t'aime mille fois plus que tout au monde, et c'est pourquoi il m'est venu une nouvelle idée : avouer tout à Katia, lui dire quelle est notre situation et lui raconter tout ce qui s'est passé hier. Elle imaginera quelque chose pour nous sauver, elle nous est entièrement dévouée… – Eh bien, vas-y, lui répondit Natacha en souriant ; dismoi, mon ami, j'aimerais beaucoup faire la connaissance de Katia. Comment arranger cela ? » La joie d'Aliocha ne connut plus de bornes. Il se lança tout de suite dans toutes sortes de projets. D'après lui, c'était très facile : Katia trouverait. Il développait son idée avec feu, avec ardeur. Il promit d'apporter la réponse aujourd'hui même, dans deux heures, et de passer la soirée chez Natacha. « Tu viendras vraiment ? lui demanda Natacha, en le congédiant. – Tu en doutes ? Adieu, Natacha, adieu, mon aimée, tu es ma bien-aimée pour toujours ! Adieu, Vania ! Ah ! mon Dieu, je vous ai appelé Vania, sans faire attention ! Écoutez, Ivan Petrovitch, j'ai de l'amitié pour vous, pourquoi ne nous tutoyonsnous pas ? Disons-nous TU. – Entendu. – J'en remercie Dieu ! Cela m'était venu cent fois à l'esprit ; mais je n'osais pas vous en parler. Voilà que je vous dis vous. C'est que c'est très difficile de dire TU ! C'est exprimé de très jolie façon dans Tolstoï : deux personnes se promettent de se tutoyer, mais elles n'y arrivent pas et évitent les phrases où il y a des pronoms. Ah ! Natacha ! Nous relirons « Enfance et Adolescence » ; comme c'est beau ! – Allons, va, va, dit Natacha pour le chasser, en riant. De joie, il s'oublie à bavarder. – Adieu ! Je serai de retour dans deux heures ! » Il lui baisa la main et sortit rapidement. « Tu vois, tu vois, Vania ! » me dit-elle, et elle fondit en larmes. Je restai avec elle près de deux heures, m'efforçant de la consoler, et je parvins à la convaincre. Ses craintes étaient certainement justifiées. Mon cœur se serrait quand je pensais à sa situation ; je craignais pour elle. Mais que faire ? Aliocha lui aussi me paraissait étrange : il l'aimait autant qu'avant, plus peut-être, et d'une façon plus torturante, par repentir et par reconnaissance. Mais en même temps un nouvel amour s'était solidement établi dans son cœur. Comment tout cela finirait, il était impossible de le prévoir. Moi-même, j'étais fort curieux de voir Katia. Je promis de nouveau à Natacha de lui faire sa connaissance. Vers la fin, elle était presque gaie. Je lui parlai entre autres de Nelly, de Masloboiev, de la Boubnova, de ma rencontre avec le prince chez Masloboiev et du rendez-vous fixé pour sept heures. Tout cela l'intéressa au plus haut point. Je lui parlai peu de ses parents, et je tus la visite d'Ikhméniev, jusqu'à nouvel ordre ; le duel projeté avec le prince pouvait l'effrayer. Il lui parut également très étrange que le prince fût en relations avec Masloboiev et qu'il eût tellement envie de faire ma connaissance, bien que tout ceci s'expliquât assez facilement par la situation présente… Je revins chez moi vers trois heures. Nelly m'accueillit avec son clair petit visage… VI À sept heures précises, j'étais chez Masloboiev. Il me reçut à bras ouvert avec de grands cris. Bien entendu, il était à moitié ivre. Mais ce qui m'étonna surtout, ce furent les préparatifs extraordinaires qui avaient été faits pour moi. Visiblement, on m'attendait. Un beau samovar en cuivre jaune bouillait sur une petite table ronde, recouverte d'une nappe précieuse. Le service à thé : cristal, argent et porcelaine, étincelait. Sur une autre table, revêtue d'une nappe différente mais non moins belle, il y avait de jolis bonbons, des confitures et des sirops de Kiev, de la marmelade, des fruits confits, de la gelée, des confitures françaises, des oranges, des pommes, des noix, des noisettes et des pistaches ; en un mot, tout un étalage de fruits. Sur une troisième table, qui disparaissait sous une nappe d'une blancheur éblouissante, se voyait la plus grande variété de hors-d'œuvre : caviar, fromage, pâté, saucissons, jambon fumé, poisson, et toute une armée de carafons en fin cristal remplis d'eaux-de-vie variées aux belles couleurs : vertes, ambrées, vermeilles ou dorées. Enfin, sur un petit guéridon dans un coin, recouvert également d'une nappe blanche, deux vases où l'on avait mis à rafraîchir des bouteilles de champagne. Sur la table devant le divan, se pavanaient trois bouteilles : du sauternes, du châteaulafite et du cognac : bouteilles fort coûteuses et qui venaient de la cave d'Elisséiev. Alexandra Semionovna était assise à la table à thé ; sa toilette évidemment recherchée, quoique fort simple, était très réussie. Elle savait qu'elle lui seyait et en était visiblement fière ; elle se leva pour m'accueillir avec une certaine solennité. La satisfaction et la joie brillaient sur son visage frais. Masloboiev, assis, était enveloppé dans une magnifique robe de chambre, avec du linge frais et élégant, et il avait aux pieds de belles pantoufles chinoises. Sa chemise était ornée, partout où c'était possible, de boutons à la mode. Ses cheveux étaient peignés, pommadés et séparés par une raie sur le côté, comme cela se faisait alors. J'étais si ébahi que je restai au milieu de la pièce à regarder, bouche bée, tantôt Masloboiev, tantôt Alexandra Semionovna, dont le contentement allait jusqu'à la béatitude. « Qu'est-ce que cela veut dire, Masloboiev ? As-tu une soirée ? m'écriai-je à la fin avec inquiétude. – Non, nous n'attendons que toi, me répondit-il d'un ton solennel. – Mais, et cela ? (je désignai les hors-d'œuvre) il y a là de quoi nourrir tout un régiment ! – Et surtout de quoi l'abreuver, tu as oublié le principal ! ajouta Masloboiev. – Tout cela est pour moi tout seul ? – Et aussi pour Alexandra Semionovna. C'est elle qui a voulu arranger cela comme ça. – Ça y est ! Je m'y attendais ! s'exclama Alexandra Semionovna en rougissant, mais sans perdre son air satisfait. On ne peut recevoir convenablement un invité ; tout de suite, il a quelque chose à me reprocher ! – Depuis ce matin, imagine-toi, depuis ce matin, dès qu'elle a su que tu viendrais ce soir, elle a commencé à s'agiter : elle était dans les transes… – Il ment ! Ce n'est pas depuis ce matin, mais depuis hier soir ! C'est en rentrant hier soir que tu m'as dit qu'il viendrait passer la soirée ici… – C'est vous qui aurez mal entendu. – Pas du tout, c'est la vérité. Je ne mens jamais. Et pourquoi ne pas faire bon accueil à un invité ? Nous vivons là, personne ne vient nous voir et pourtant nous avons tout ce qu'il faut. Qu'au moins les gens convenables voient que nous savons nous aussi vivre comme tout le monde. – Et surtout, qu'ils sachent quelle maîtresse de maison et quelle organisatrice remarquable vous êtes, ajouta Masloboiev. Figure-toi, mon cher, que moi, moi, j'y ai été pris aussi ! Elle m'a fait endosser une chemise de toile de Hollande, m'a collé des boutons de manchette, des pantoufles, une robe de chambre chinoise, et m'a peigné et pommadé elle-même ! Ça sent la bergamote, elle voulait même m'asperger de parfum à la crème brûlée, mais là je n'y ai plus tenu, je me suis révolté, j'ai fait montre d'une autorité d'époux… – Ce n'est pas du tout de la bergamote, mais de la très bonne pommade française, qu'on vend dans des petits pots en porcelaine peinte ! répliqua Alexandra Semionovna, toute rouge. Jugez vous-même, Ivan Petrovitch, jamais il ne me laisse aller au théâtre ni au bal, il me donne seulement des robes, qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse ? Je m'habille et je me promène toute seule dans ma chambre. L'autre jour, je l'ai tellement supplié, nous étions sur le point de partir au théâtre, et le temps que je me retourne pour mettre ma broche, il va à l'armoire : il boit un verre, puis deux et le voilà soûl. Il a bien fallu rester. Personne, personne ne vient nous voir ; le matin seulement, des gens passent ici pour affaires, et alors je me sauve. Et pourtant, nous avons un samovar et un service et de jolies tasses, nous avons tout, rien que des cadeaux. On nous apporte aussi des provisions, à peine si nous achetons une bouteille de vin, ou de la pommade, ou encore des hors-d'œuvre : le pâté, le jambon et les bonbons, on les a achetés pour vous. Que quelqu'un au moins voie comme nous vivons ! Toute l'année, je me suis dit : le jour où viendra un invité, un vrai, nous lui montrerons tout cela et nous le régalerons ; et les gens nous féliciteront et ça nous sera agréable aussi ; pourquoi est-ce que je l'ai pommadé, l'imbécile, il n'en vaut pas la peine ! Il porterait bien toujours des vêtements sales. Regardez cette robe de chambre, on lui a donnée ; est-ce que ce n'est pas trop beau pour lui ? Pourvu qu'il se grise, c'est tout ce qu'il demande. Vous allez voir qu'il va vous proposer de la vodka avant le thé. – Tiens ! C'est vrai ! Buvons un verre de liqueur d'or, puis de liqueur d'argent et ensuite, l'âme ragaillardie, nous attaquerons d'autres breuvages… – Voilà ! Je l'avais dit ! – Ne vous inquiétez pas, ma chère enfant, nous boirons aussi du thé avec du cognac, à votre santé. – C'est cela ! s'écria-t-elle, en se frappant les mains l'une contre l'autre. Du thé de roi, à six roubles-argent la livre, qu'un marchant lui a donné avant-hier, et il veut le boire avec du cognac ! Ne l'écoutez pas, Ivan Petrovitch, je vais vous servir… vous verrez quel thé c'est ! » Et elle s'affaira autour du samovar. Il était clair qu'ils comptaient me retenir toute la soirée. Alexandra Semionovna attendait des visites depuis un an et s'apprêtai à s'en donner à cœur joie. Mais cela ne rentrait pas dans mes plans. « Écoute, Masloboiev, lui dis-je en m'asseyant ; je ne suis pas venu en visite ; j'ai à faire ; tu m'as dit toi-même que tu avais quelque chose à me communiquer… – Oui, mais les affaires sont une chose, et une conversation amicale une autre. – Non, mon cher, n'y compte pas. À huit heures et demie, je te dis adieu. Je suis occupé : j'ai promis. – Je n'en crois rien. De grâce, comment te conduis-tu avec moi ? Et avec Alexandra Semionovna ? Regarde-la, elle est frappée de stupeur. Pourquoi m'aurait-elle enduit de pommade ? Je sens la bergamote, songes-y un peu ! – Tu ne fais que plaisanter, Masloboiev. Je fais serment à Alexandra Semionovna de venir dîner chez vous la semaine prochaine, ou vendredi même, si vous voulez ; mais aujourd'hui, frère, j'ai promis, ou plus exactement il faut tout simplement que j'aille quelque part. Dis-moi plutôt ce que tu voulais m'apprendre ? – Alors, vous restez seulement jusqu'à huit heures et demie ! s'écria Alexandra Semionovna d'une voix triste et timide, en pleurant presque et en me tendant une tasse de son merveilleux thé. – Soyez tranquille, mon petit ; ce sont des bêtises, répliqua Masloboiev. Il va rester. Dis-moi, Vania, où vas-tu donc ainsi tout le temps ? Qu'as-tu donc à faire ? Peut-on savoir ? Tu es tous les jours en train de courir, tu ne travailles pas… – Est-ce que cela te regarde ? D'ailleurs, je te le dirai peutêtre plus tard. Mais explique-moi pourquoi tu es venu chez moi hier, alors que je t'avais dit moi-même, tu te souviens, que je ne serais pas à la maison ? – Je m'en suis souvenu après, mais hier je l'avais oublié. Je voulais réellement parler affaire avec toi, mais je tenais surtout à faire plaisir à Alexandre Semionovna. Elle m'avait dit : « Maintenant que tu as trouvé un ami, pourquoi ne l'invites-tu pas ? » Et cela fait quatre jours qu'on me houspille à cause de toi. On me pardonnera sûrement mes péchés dans l'autre monde, à cause de cette bergamote ! Mais je me suis dit qu'on pouvait passer une petite soirée amicalement. Et j'ai usé d'un stratagème ; je t'ai écrit qu'il se passait quelque chose de si sérieux que, si tu ne venais pas, tous nos vaisseaux allaient couler. » Je le priai de ne plus agir ainsi dorénavant, mais de me prévenir plutôt directement. D'ailleurs, cette explication ne m'avait pas entièrement satisfait. « Et pourquoi t'es-tu sauvé tout à l'heure ? lui demandai-je. – Tout à l'heure, j'avais réellement à faire, je ne mens pas le moins du monde. – Avec le prince ? – Est-ce que notre thé est à votre goût ? » me demanda Alexandra Semionovna d'une voix doucereuse. Cela faisait cinq minutes qu'elle attendait que je lui fisse l'éloge de son thé, et je ne m'en étais pas avisé. « Il est excellent, Alexandra Semionovna, merveilleux ! Je n'en ai jamais bu d'aussi bon. » Alexandra Semionovna rougit de plaisir et se hâta de m'en verser une seconde tasse. « Le prince ! s'écria Masloboiev : ce prince, mon cher, est une ordure, un coquin… Écoute, je vais te dire une chose : je suis moi-même un coquin, mais, rien que par pudeur, je ne voudrais pas être dans sa peau ! Mais assez, motus ! C'est tout ce que je peux dire de lui. – Et, comme par un fait exprès, je suis venu te voir pour te questionner sur lui, entre autres. Mais ce sera pour plus tard. Pourquoi es-tu venu hier en mon absence donner des bonbons à mon Elena et danser devant elle ? Et de quoi as-tu pu lui parler pendant une heure et demie ? – Elena est une petite fille de onze à douze ans qui habite pour l'instant chez Ivan Petrovitch, expliqua Masloboiev, en se tournant brusquement vers Alexandra Semionovna. Fais attention, Vania, fais attention, ajouta-t-il en me la montrant du doigt ; elle est devenue toute rouge quand elle t'a entendu dire que j'avais porté des bonbons à une petite fille inconnue : elle a les joues en feu et elle tremble comme si nous avions tout à coup tiré des coups de pistolets… Regarde-moi ces petits yeux, ils brillent comme des charbons ardents. Inutile de le cacher, Alexandra Semionovna ; vous êtes jalouse ! Si je ne lui avais pas expliqué que c'était une petite fille de onze ans, elle m'aurait tout de suite pris aux cheveux et la bergamote ne m'aurait pas sauvé. – Et elle ne te sauvera pas ! » En disant ces mots, Alexandra Semionovna ne fit qu'un bond jusqu'à nous, et avant que Masloboiev eût eu le temps de se préserver, elle l'avait saisi aux cheveux qu'elle tirait vigoureusement. « Tiens ! Tiens ! et ne t'avise pas de dire devant un invité que je suis jalouse, ne t'en avise pas ! » Elle était pourpre et, quoiqu'elle plaisantât, Masloboiev fut proprement secoué. « Il raconte toutes sortes de saletés, ajouta-t-elle sérieusement, en se tournant vers moi. – Tu vois, Vania, c'est là ma vie ! Maintenant, il nous faut absolument un peu de vodka », dit-il d'un ton péremptoire, en remettant de l'ordre dans sa chevelure et en se dirigeant précipitamment vers le carafon. Mais Alexandra Semionovna le prévint ; elle sauta jusqu'à la table, lui versa elle-même un petit verre qu'elle lui tendit et lui tapota affectueusement la joue. Masloboiev m'adressa un clin d'œil plein de fierté, fit un claquement de langue et vida solennellement son petit verre. « Pour ce qui est des bonbons, c'est difficile à expliquer, commença-t-il, en s'asseyant à côté de moi sur le divan. Avanthier, j'étais soûl et je les ai achetés dans une épicerie ; je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour soutenir l'industrie et le commerce nationaux, je ne sais pas au juste ; je me souviens seulement que je marchais dans la rue, que je suis tombé dans la boue, que je m'arrachais les cheveux et que je pleurais parce que je n'étais bon à rien. Bien entendu, j'avais oublié les bonbons, et ils sont restés dans ma poche jusqu'au moment où je me suis assis dessus en prenant place sur ton divan. Pour ce qui est de la danse, c'est toujours dû à cet état d'ébriété : hier, j'étais passablement ivre, et quand je suis ivre, il m'arrive de danser, si je suis content de mon sort. C'est tout, si ce n'est que cette orpheline a éveillé la pitié dans mon cœur, et qu'elle n'a pas voulu parler avec moi, comme si elle était fâchée. Aussi je me suis mis à danser pour l'égayer et je l'ai régalée de mes bonbons. – Est-ce que ce n'était pas pour l'acheter, pour savoir quelque chose d'elle ? Avoue-le franchement : tu as fait exprès de venir chez moi, sachant que je n'étais pas à la maison, pour parler en tête-à-tête avec elle et pour apprendre quelque chose ; ce n'est pas vrai ? Je sais que tu es resté une heure et demie avec elle, que tu lui as dit que tu connaissais sa mère et que tu l'as questionnée. » Masloboiev cligna des yeux et eut un petit rire canaille. « L'idée n'aurait pas été mauvaise, dit-il. Non, Vania, ce n'est pas cela. À vrai dire, pourquoi ne pas se renseigner, à l'occasion ? Mais ce n'est pas cela. Écoute, vieil ami, quoique je sois pas mal soûl, à mon habitude, sache que Philippe Philippytch ne te trompera jamais AVEC UNE MAUVAISE INTENTION, JE DIS BIEN, AVEC UNE MAUVAISE INTENTION. – Et sans mauvaise intention ? – Eh bien…, sans mauvaise intention non plus. Mais au diable tout cela ! Buvons, et revenons à nos affaires ! Ce n'est pas sérieux, poursuivit-il après avoir bu. Cette Boubnova n'avait aucunement le droit de garder cette enfant ; je me suis informé. Il n'y a eu ni adoption ni rien de semblable. La mère lui devait de l'argent, alors elle a pris la petite. La Boubnova a beau être une coquine et une scélérate, elle est bête, comme toutes les femmes. La défunte avait un passeport en règle ; ainsi, tout est net. Elena peut habiter chez toi, mais ce serait très heureux si des gens bienveillants, vivant en famille, la prenaient sous leur toit pour de bon, pour l'élever. Qu'elle reste chez toi en attendant. Ce n'est rien ! Je t'arrangerai tout cela ; la Boubnova n'osera même pas bouger le petit doigt. Je n'ai presque rien pu savoir de précis sur la mère. Elle était veuve, elle s'appelait Saltzmann. – Oui, c'est ce que Nelly m'a dit. – Bon, c'est tout. Maintenant, Vania, reprit-il avec une certaine solennité, j'ai une prière à t'adresser. Je te prie d'y acquiescer. Raconte-moi avec le plus de détails possible ce que tu fais, où tu vas, où tu passes des journées entières. Bien que je le sache en partie, j'ai besoin d'avoir plus de précisions. » Ce ton solennel me surprit et même m'inquiéta. « Pourquoi ? Qu'est-ce que cela peut te faire ? Tu prends un ton si pompeux… – Voici ce dont il s'agit, en deux mots : je veux te rendre un service. Vois-tu, mon cher ami, si je voulais ruser avec toi, j'aurais su te le faire dire, sans prendre de gants. Et tu me soupçonnes de faire le malin ! Les bonbons, tout à l'heure, j'ai compris, tu sais… Mais si je prends un ton solennel, c'est parce que je songe non à mes intérêts, mais aux tiens. Ainsi, ne doute plus de moi et réponds-moi, dis-moi la vérité… – Quel service veux-tu me rendre ? Écoute, Masloboiev ; pourquoi ne veux-tu pas me parler du prince ? J'ai besoin de savoir certains détails. C'est cela qui me rendrait service. – Du prince ? Hum…, soit ! Je te parlerai sans détours : c'est justement à propos du prince que je t'interroge. – Comment ? – Eh bien, j'ai remarqué qu'il se mêlait quelque peu de tes affaires ; entre autres, il m'a questionné à ton sujet. Comment il a su que nous nous connaissons, cela ne te concerne pas. L'important, c'est que tu te méfies de lui. C'est Judas le traître, et pis encore. Aussi, lorsque j'ai vu qu'il voulait te mettre le grappin dessus, j'ai commencé à trembler. D'ailleurs, je ne sais rien ; c'est pourquoi je te demande de me renseigner, afin que je puisse me faire une opinion… Et c'est même pour cela que je t'ai invité aujourd'hui. C'est là l'affaire importante : je m'explique franchement. – Dis-moi au moins quelque chose, au moins la raison pour laquelle je dois craindre le prince ? – Soit : mon ami, je m'occupe parfois de certaines affaires. Mais sois-en juge : si on me fait confiance, c'est que je ne suis pas bavard. Ainsi que pourrais-je te raconter ? Ne m'en veuille pas, si je parle d'une manière générale, trop générale, uniquement pour te montrer quel coquin c'est. Mais parle d'abord. » Je jugeai que je n'avais absolument rien à cacher à Masloboiev. L'histoire de Natacha n'était pas un secret, de plus je pouvais espérer que Masloboiev lui rendrait quelque service. Bien entendu, je passai sous silence quelques faits, dans la mesure du possible. Masloboiev écoutait avec une attention particulière tout ce qui avait trait au prince ; à beaucoup d'endroits, il m'arrêta, me reposa certaines questions, et je lui fis ainsi un récit assez détaillé. Je parlai environ une demi-heure. « Hum ! C'est une fille de tête ! conclut Masloboiev. Si elle n'a pas deviné tout à fait juste en ce qui concerne le prince, en tout cas, c'est une bonne chose qu'elle ait vu dès le début à qui elle avait affaire, et qu'elle ait rompu toute relation. C'est une vaillante, cette Nathalia Nikolaievna ! Je bois à sa santé ! (Il vida son verre.) Là il fallait non seulement de l'intelligence, mais du cœur pour ne pas se laisser tromper. Et son cœur ne l'a pas trahie. Naturellement, sa cause est perdue : le prince tiendra bon, et Aliocha l'abandonnera. Le seul qui me fasse pitié, c'est Ikhméniev : payer dix mille roubles à cette fripouille ! Qui donc s'est occupé de ses affaires, qui a fait les démarches ? lui-même, je parie ? Hé ! Ils sont tous les mêmes, ces êtres nobles et ardents ! Ils ne sont bon à rien ! Avec le prince, ce n'est pas ainsi qu'il fallait s'y prendre. Moi, je lui aurais procuré un de ces petits avocats… ha !… » Et, de dépit, il frappa sur la table. « Eh bien, et le prince, maintenant ! – Tu ne parles que du prince ! Que peut-on dire de lui ? Je suis fâché d'avoir mis ça sur le tapis. Je voulais seulement te prévenir contre ce filou, te soustraire à son influence, si on peut dire. Quiconque a des rapports avec lui est en danger. Ainsi, tiens-toi sur tes gardes ; c'est tout. Et tu croyais déjà que j'allais te révéler Dieu sait quels mystères de Paris ! On voit que tu es un romancier ! Que dire d'un coquin ? Que c'est un coquin, ni plus ni moins… Tiens, par exemple, je vais te raconter une de ses petites histoires : bien entendu, sans noms de pays ni de villes, sans personnages, sans aucune précision d'almanach. Tu sais que dans sa jeunesse, alors qu'il était contraint de vivre de son traitement de fonctionnaire, il a épousé la fille d'un riche marchand. Il ne traitait pas cette femme avec beaucoup d'égards, et quoiqu'il ne soit pas question d'elle en ce moment, je te ferai remarquer, mon ami, que, toute sa vie, c'est d'affaires de ce genre qu'il a préféré s'occuper. Encore un exemple ! Il est allé à l'étranger. Là-bas… – Attends, Masloboiev, de quel voyage parles-tu ? En quelle année ? – Il y a exactement quatre-vingt-dix-neuf ans et trois mois de cela. Donc là-bas, il séduisit une jeune fille qu'il enleva à son père, et l'emmena à Paris. Et comment s'y est-il pris ! Le père possédait une fabrique ou participait à je ne sais quelle entreprise de ce genre. Je ne sais pas au juste. Ce que je te raconte, ce sont mes propres déductions et raisonnements tirés d'autres données. Le prince l'a trompé et s'est glissé dans ses affaires. Il l'a complètement dupé et lui a emprunté de l'argent. Le vieux avait des papiers qui en témoignaient, bien entendu. Mais le prince voulait emprunter sans rendre, voler tout simplement, comme on dit chez nous. Le vieux avait une fille, une beauté ; cette fille avait pour amoureux un jeune homme idéaliste, un frère de Schiller, un poète, marchand en même temps, un jeune rêveur, en un mot un Allemand, un certain Pfefferkuchen. – Il s'appelait Pfefferkuchen ? – Peut-être que non, mais le diable l'emporte, ce n'est pas de lui qu'il s'agit ! Donc, le prince s'insinua si bien dans les bonnes grâces de la fille qu'elle devint amoureuse folle de lui. Il désirait alors deux choses : premièrement, la fille, et deuxièmement, les reçus du vieux. Les clefs de tous les tiroirs du vieux étaient chez la fille : il l'adorait à tel point qu'il ne voulait pas la marier. Sérieusement. Il était jaloux de tous les prétendants, ne comprenait pas qu'il pût se séparer d'elle, et il avait chassé Pfefferkuchen, un original, un Anglais… – Un Anglais ? Mais où cela se passait-il donc ? – J'ai juste dit Anglais pour faire le pendant et tu t'accroches tout de suite. Cela se passait à Santa-Fé-de-Bogota, à moins que ce ne soit à Cracovie, mais plus vraisemblablement dans la principauté de Nassau, tu sais, on voit ça sur les bouteilles d'eau de Seltz, c'était précisément à Nassau ; ça te suffit-il ? Bon ; donc, le prince séduit la jeune fille et l'enlève à son père, mais, sur les instances du prince, la fille s'était munie de certains papiers. Car l'amour peut aller jusque-là, Vania ! Grand Dieu ! et dire que c'était une fille honnête, noble et élevée ! Il est vrai qu'elle ne s'y connaissait peut-être pas beaucoup en paperasses. Elle ne redoutait qu'une chose : la malédiction de son père. Le prince là aussi sut se tirer d'embarras : il lui signa un engagement formel, légal, de l'épouser. De cette façon, il lui fit croire qu'ils partaient seulement quelque temps pour se promener, et que lorsque le courroux du vieux se serait apaisé, ils reviendraient mariés et vivraient désormais tous les trois, amassant du bien et ainsi de suite pour l'éternité. Elle se sauva, le vieux la maudit et en plus fit faillite. Et Frauenmilch abandonna son commerce et tout et courut après la jeune fille à Paris ; il était éperdument amoureux d'elle. – Attends ! Quel Frauenmilch ? – Mais l'autre, comment s'appelle-t-il déjà ? Feuerbach…, allons, diable : Pfefferkuchen. Le prince, bien entendu, n'avait nulle envie de se marier : qu'aurait dit la comtesse Khlestova ?… Et le baron Pomoïkine ? Il fallait donc la duper. C'est ce qu'il fit, et avec une impudence sans pareille. C'est à peine s'il ne la battait pas ; puis il invita exprès Pfefferkuchen ; l'autre venait les voir, devint l'ami de la femme, et ils pleurnichaient tous les deux des soirées entières et déploraient leurs malheurs : de vrais enfants du Bon Dieu. Le prince avait manigancé tout ça exprès : un soir, tard, il les surprend ensemble, prétend qu'ils ont une liaison et leur cherche noise : il dit qu'il les a vus de ses propres yeux. Enfin, il les flanque à la porte tous les deux et s'en va luimême faire un tour à Londres. Or, la femme approchait déjà de son terme ; après qu'on l'eut chassée, elle mit au monde une fille…, c'est-à-dire pas une fille, mais un garçon justement, un petit garçon, qu'on a appelé Volodia. Pfefferkuchen a été le parrain. Et elle est partie avec Pfefferkuchen. Il n'avait que de maigres ressources. Elle a parcouru la Suisse, l'Italie…, tous les pays poétiques, quoi, comme il convient. Elle ne faisait que pleurer et Pfefferkuchen aussi ; et bien des années passèrent ainsi ; et le petit garçon grandit. Pour le prince, tout serait bien allé s'il n'y avait eu un point noir : il n'avait pu rentrer en possession de la promesse de mariage. « Lâche, lui avait-elle dit en le quittant, tu m'as volée, déshonorée, et maintenant tu m'abandonnes. Adieu ! Mais je ne te rendrai pas ta promesse. Non parce que je désire jamais t'épouser, mais parce que tu as peur de ce papier. Ainsi, il restera toujours entre mes mains. » En un mot, elle s'est emportée : le prince, lui, est resté calme. En général, c'est parfait pour les chenapans de cette sorte d'avoir affaire aux « êtres élevés ». Ils sont si nobles qu'il est toujours facile de les tromper et ensuite ils se réfugient dans un mépris altier, au lieu d'avoir recours pratiquement à la loi, si toutefois c'est possible. Cette femme, par exemple, s'est cantonnée dans un fier dédain, et quoiqu'elle eût conservé le papier, le prince savait qu'elle se pendrait plutôt que d'en tirer parti ; ainsi, il a été tranquille pendant un certain temps. Et elle, bien qu'elle lui ait craché à la figure, elle avait son petit Volodia sur ses bras ; qu'allait-il devenir, si elle mourait ? Mais elle n'y songeait point. Bruderschaft l'encourageait et n'y songeait pas non plus ; ils lisaient Schiller. Pour finir, Bruderschaft tourna à l'aigre et mourut… – Tu veux dire Pfefferkuchen ? – Mais oui, le diable l'emporte ! Et elle… – Attends ! Combien de temps ont-ils voyagé ?… – Exactement deux cents ans. Bon ; alors elle est revenue à Cracovie. Son père a refusé de la recevoir, l'a maudite, elle est morte, et le prince s'est signé de joie. J'y étais, j'y ai bu de l'hydromel ; ça me coulait sur les moustaches et pas une goutte ne m'entrait dans la bouche ; on m'a donné un bonnet et je leur ai filé sous le nez… Buvons, frère ! – Je soupçonne que c'est toi qui t'occupes de cette affaire pour son compte, Masloboiev. – Y tiens-tu absolument ? – Seulement, je ne vois pas bien ce que tu peux faire ! – Vois-tu, quand elle est revenue à Madrid, après dix ans d'absence, et sous un autre nom, il a fallu prendre des renseignements, et sur Bruderschaft, et sur le vieux, savoir si elle était bien rentrée, où était l'enfant, si elle était morte, si elle n'avait pas de papiers, etc., jusqu'à l'infini. Et puis, encore autre chose. L'homme abject ! Méfie-toi de lui, Vania, quant à Masloboiev, voici ce qu'il faut en penser : ne crois jamais que c'est une canaille ! Même s'il en est une (à mon avis, tous les hommes le sont), il n'est pas contre toi. Je suis bien soûl, mais écoute : si jamais, de près ou de loin, maintenant ou l'année prochaine, l'idée te vient que Masloboiev a rusé avec toi (et, je t'en prie, n'oublie pas ce mot, RUSÉ), sache que c'est sans mauvaise intention. Masloboiev veille sur toi. Aussi ne cède pas aux soupçons, mais viens plutôt et explique-toi franchement, en frère, avec lui. Maintenant, veux-tu boire ? – Non. – Manger un morceau ? – Non, frère, excuse-moi… – Alors, file, il est neuf heures moins le quart, et tu fais le fier. Il est temps que tu t'en ailles. – Comment ? Quoi ? Il se soûle il chasse ses invités ! Il est toujours comme ça ! Insolent, va ! lui cria Alexandra Semionovna en pleurant presque. – Il ne faut pas mélanger les torchons et les serviettes ! Alexandra Semionovna, nous allons rester ensemble et nous nous ferons des mamours. Mais lui, c'est un général ! Non, Vania, j'ai menti, tu n'es pas un général, mais moi, je suis un coquin. Regarde à quoi je ressemble maintenant ! Que suis-je à côté de toi ? Pardonne-moi, Vania, ne me condamne pas et laisse-moi déverser… » Il me prit dans ses bras et fondit en larmes. Je me levai pour partir. « Ah ! mon Dieu ! et moi qui vous avais préparé à souper, dit Alexandra Semionovna désespérée. Mais vous viendrez vendredi ? – Je viendrai, Alexandra Semionovna, je vous le promets. – Peut-être que cela vous dégoûte de le voir soûl comme ça… Ne le méprisez pas, Ivan Petrovitch, il est bon, vous savez, très bon…, et comme il vous aime ! Il ne me parle plus que de vous nuit et jour maintenant. Il m'a acheté vos livres ; je ne les ai pas encore lus ; je commencerai demain. Et comme cela me fera plaisir que vous veniez ! Je ne vois personne, personne ne vient passer un moment chez nous. Nous avons de tout, et nous restons seuls. Aujourd'hui, j'ai écouté tout ce que vous avez dit, comme c'était bien !… Alors, à vendredi ! » VII Je me hâtai de retourner chez moi ; les paroles de Masloboiev m'avaient extrêmement impressionné. Dieu sait ce qui m'était venu à l'esprit… Comme par un fait exprès, à la maison, m'attendait un événement qui m'ébranla comme une secousse électrique. Contre la porte cochère de la maison où j'habitais se trouvait une lanterne. Dès que j'eus pénétré sous le porche, de dessous la lanterne se jeta brusquement vers moi une figure étrange, qui m'arracha un cri : une créature affolée d'épouvante, tremblante, à demi-folle, qui se cramponna à moi en criant. Je fus saisi de frayeur. C'était Nelly ! « Nelly ! Que t'arrive-t-il ? m'écriai-je. Qu'est-ce qu'il y a ? – Là-bas…, en haut…, il est là…, chez nous. – Qui donc ? Allons-y ; viens avec moi. – Non, je ne veux pas ! J'attendrai dans l'antichambre…, jusqu'à ce qu'il sorte… Je ne veux pas y aller. » Je montai chez moi avec un pressentiment bizarre ; j'ouvris la porte et aperçus le prince. Il était assis près de la table et lisait. Tout au moins il avait ouvert un livre. « Ivan Petrovitch ! s'écria-t-il d'un ton joyeux. Je suis si content que vous soyez enfin rentré. J'allais justement m'en aller. Voilà plus d'une heure que je vous attends. Je me suis enga- gé aujourd'hui, sur les instances pressantes de la comtesse, à vous amener ce soir chez elle. Elle m'en a tellement prié, elle désire tant faire votre connaissance ! Et comme vous m'aviez fait une promesse, j'ai pensé venir vous prendre avant que vous n'ayez eu le temps de vous en aller, et vous inviter. Imaginez ma déception : j'arrive, et votre servante me dit que vous n'êtes pas chez vous ! Que faire ? J'avais donné ma parole d'honneur de venir avec vous, aussi je me suis assis pour vous attendre un quart d'heure. Mais en fait de quart d'heure, j'ai ouvert votre roman et je me suis laissé absorber par ma lecture. Ivan Petrovitch ! Mais c'est parfait ! On ne vous comprend pas après cela ! Savez-vous que vous m'avez arraché des larmes ? J'ai pleuré, et je ne pleure pas souvent… – Ainsi, vous désirez que j'aille là-bas ? Je vous avoue qu'en ce moment…, bien que je ne demande pas mieux… – Venez, pour l'amour de Dieu ! Dans quelle situation me mettriez-vous ! Je vous dis qu'il y a une heure et demie que je vous attends !… De plus, j'ai tellement, tellement besoin de parler avec vous, vous comprenez à quel sujet ? Vous connaissez toute cette affaire mieux que moi… Nous déciderons peut-être quelque chose, nous trouverons peut-être une solution, songezy ! Je vous en prie, ne refusez pas ! » Je réfléchis qu'il me faudrait y aller tôt ou tard. Même si Natacha était seule en ce moment et avait besoin de moi, n'était-ce pas elle qui m'avait prié de faire le plus tôt possible la connaissance de Katia ? De plus, Aliocha serait peut-être aussi là-bas… Je savais que Natacha ne serait pas tranquille tant que je ne lui apporterais pas des nouvelles de Katia, et je résolus de m'y rendre. Mais c'était Nelly qui me préoccupait. « Attendez, dis-je au prince, et je sortis dans l'escalier. Nelly était là, dans un coin sombre. – Pourquoi ne veux-tu pas entrer, Nelly ? Que t'a-t-il fait ? Que t'a-t-il dit ? – Rien…, je ne veux pas…, je ne veux pas…, répétait-elle. J'ai peur… » J'eus beau essayer de la convaincre, rien n'y fit. Nous convînmes que, dès que je serais sorti avec le prince, elle rentrerait dans la chambre et s'y enfermerait. « Et ne laisse entrer personne, Nelly, quoi qu'on te dise. – Vous partez avec lui ? – Oui. » Elle frissonna et me prit la main, comme pour me demander de ne pas partir, mais elle ne dit pas un mot. Je me promis de l'interroger en détail le lendemain. Après m'être excusé auprès du prince, je commençai à m'habiller. Il m'assura qu'il était inutile de faire toilette. « Mettez cependant quelque chose de plus frais ! ajouta-t-il après m'avoir enveloppé de la tête aux pieds d'un regard inquisiteur ; vous savez, ces préjugés mondains…, on ne peut jamais s'en libérer parfaitement… Cette perfection-là, vous ne la trouverez pas de sitôt dans notre monde », conclut-il, en remarquant avec satisfaction que j'avais un habit. Nous sortîmes. Mais je le quittai dans l'escalier, rentrai dans la chambre où Nelly s'était déjà glissée, et lui dis adieu encore une fois. Elle était terriblement agitée. Son visage était livide. J'étais inquiet pour elle ; il m'était pénible de la laisser. « Vous avez une drôle de servante ! me dit le prince, en descendant l'escalier. Car cette petite fille est votre servante ? – Non…, elle… habite chez moi pour l'instant. – Elle est bizarre. Je crois qu'elle est folle. Figurez-vous qu'au début elle m'a répondu convenablement, mais qu'après m'avoir regardé, elle s'est jetée sur moi, a poussé un cri, s'est mise à trembler, s'est agrippée à moi…, elle voulait dire quelque chose, mais n'y parvenait pas. J'ai pris peur, je l'avoue, et j'allais me sauver lorsque, grâce à Dieu, c'est elle qui a pris la fuite. J'étais stupéfait. Comment pouvez-vous vous en accommoder ? – Elle est épileptique, répondis-je. – Ah ! c'est cela ! Alors c'est moins étonnant…, si elle a des crises… » Il me vint à l'instant l'idée que la visite de Masloboiev, hier, alors qu'il savait que je n'étais pas chez moi, ma visite d'aujourd'hui chez Masloboiev, le récit qu'il m'avait fait en état d'ébriété et à contrecœur, son invitation à venir chez lui à sept heures, ses assurances qu'il ne rusait pas avec moi, et enfin le prince m'attendant une heure et demie, alors qu'il savait peutêtre que j'étais chez Masloboiev, tandis que Nelly se sauvait dans la rue pour le fuir, il me vint à l'idée que tout cela avait un lien. Il y avait là matière à réflexion. La calèche du prince l'attendait à la porte. Nous y prîmes place et nous partîmes. VIII Nous n'avions pas à aller loin, c'était au pont du Commerce. Au début, nous gardâmes le silence. Je me demandais comment il allait engager la conversation. Il me semblait qu'il allait me mettre à l'épreuve, me tâter, essayer de me faire parler. Mais il commença sans détour et entra dans le vif du sujet : « Il y a une chose qui m'inquiète beaucoup en ce moment, Ivan Petrovitch, commença-t-il, et je veux avant tout vous en parler et vous demander conseil ; il y a longtemps que j'ai décidé de renoncer au gain de mon procès et de rendre à Ikhméniev ses dix mille roubles. Comment faire ? » « Il est impossible que tu ne saches pas comment faire, pensai-je le temps d'un éclair. Voudrais-tu te moquer de moi ? » « Je ne sais pas, prince, lui répondis-je de mon air le plus naïf ; en ce qui concerne Nathalia Nikolaievna, je suis prêt à vous procurer tous les renseignements nécessaires, mais ici, vous savez certainement mieux que moi comment vous y prendre. – Non, non, au contraire… Vous les connaissez, et Nathalia Nikolaievna vous a peut-être dit elle-même plus d'une fois ce qu'elle pensait à ce sujet ; c'est ce qui peut le mieux me guider. Vous pouvez m'être d'un grand secours ; l'affaire est excessivement délicate. Je suis prêt à renoncer à mes droits et suis même fermement décidé à le faire, quelle que soit l'issue des autres événements, vous me comprenez ? Mais comment, sous quelle forme effectuer ce dessaisissement, voilà la question ? Le vieux est orgueilleux et entêté ; il est capable de me faire un affront pour me remercier de ma bonté et de me jeter cet argent à la figure… – Mais permettez, considérez-vous cet argent comme vôtre ou comme sien ? – C'est moi qui ai gagné le procès, donc il est à moi. – Mais d'après votre conscience ? – Bien entendu, je le considère comme mien, répondit-il, légèrement piqué de mon sans-façon ; d'ailleurs il me semble que vous ne connaissez pas le fond de l'affaire. Je n'accuse pas le vieillard de m'avoir trompé avec préméditation et, je vous l'avoue, je ne l'en ai jamais accusé. C'est lui-même qui a voulu se croire outragé. Il est coupable de négligence dans les affaires qui lui ont été confiées, et dont, selon l'accord passé entre nous, il était responsable. Mais là encore n'est pas l'important ; le plus grave, ce sont nos querelles et les affronts réciproques que nous nous sommes faits ; en un mot, notre amour-propre est blessé. Je n'aurais peut-être même pas fait attention alors à ces quelques misérables milliers de roubles ; mais vous savez certainement comment tout cela a commencé. Je conviens que je me suis montré soupçonneux, peut-être à tort (je veux dire pour l'époque), mais je ne m'en suis pas rendu compte et, dans ma colère, offensé par ses grossièretés, je n'ai pas voulu laisser échapper l'occasion et j'ai entamé le procès. Cela vous paraîtra peut-être peu noble de ma part. Je ne me justifie pas ; je vous ferai seulement remarquer que la colère et, surtout, l'amourpropre irrité n'indiquent pas encore un manque de noblesse, ce sont choses naturelles et humaines ; et, je vous le répète, je ne connaissais presque pas Ikhméniev et j'ai cru aveuglément à tous ces bruits concernant sa fille et Aliocha ; j'ai pu donc croire aussi qu'il m'avait volé sciemment… Mais ceci est un détail. L'essentiel est que je ne sais que faire. Renoncer à l'argent et en même temps dire que je considère ma plainte comme juste, cela revient à lui en faire cadeau. Ajoutez à cela la position délicate où nous nous trouvons à cause de Nathalia Nikolaievna… Il va sûrement me jeter cet argent à la figure… – Voyez : si vous dites cela, c'est que vous le tenez pour un honnête homme ; par conséquent, vous pouvez être persuadé qu'il ne vous a pas volé. S'il en est ainsi, pourquoi ne pas aller le trouver et lui dire franchement que vous considérez vos poursuites comme injustifiées ? Ce serait noble de votre part, et Ikhméniev ne serait pas gêné pour reprendre son argent. – Hum…, SON argent : voilà la difficulté. Que voulez-vous que je fasse ? Que j'aille lui dire que je considère mes poursuites comme injustes ? Et pourquoi les as-tu intentées, si tu le savais ? Voilà ce que tout le monde me dira. Je n'ai pas mérité cela, car j'étais dans mon droit ; je n'ai ni dit ni écrit nulle part qu'il m'avait volé, mais je suis persuadé maintenant encore qu'il s'est montré trop négligent et qu'il ne sait pas conduire une affaire. Cet argent est véritablement à moi, aussi il me serait pénible de m'imputer à moi-même une fausse accusation ; enfin, je vous le répète, le vieux a voulu s'estimer offensé, et vous voulez que je lui demande pardon de cette offense, c'est un peu fort ! – Il me semble que lorsque deux hommes veulent se réconcilier… – Vous pensez que c'est facile ? – Oui. – Non, c'est parfois très difficile, d'autant plus… – D'autant plus que d'autres circonstances y sont mêlées. En cela je suis de votre avis, prince. En ce qui concerne Nathalia Nikolaievna et votre fils, l'affaire doit être résolue, sur tous les points qui dépendent de vous, de façon à donner entière satisfaction aux Ikhméniev. C'est alors seulement que vous pourrez vous expliquer tout à fait sincèrement avec Nikolaï Serguéitch. Maintenant que rien n'est encore décidé, vous n'avez qu'une voie à suivre : reconnaître l'iniquité de votre plainte et le reconnaître ouvertement, publiquement même, s'il le faut ; voici mon opinion ; je vous parle franchement, car vous m'avez vousmême demandé mon avis, et vous ne désirez sans doute pas me voir finasser avec vous. Cela me donne l'audace de vous poser une question : pourquoi vous inquiétez-vous de la restitution de cet argent aux Ikhméniev ? Si vous estimez que votre plainte est juste, pourquoi le rendre ? Pardonnez ma curiosité, mais ceci est tellement lié à d'autres circonstances… – Mais qu'en pensez-vous ? me demanda-t-il brusquement, comme s'il n'avait pas entendu ma question : êtes-vous persuadé qu'Ikhméniev refusera ces dix mille roubles, s'ils lui sont remis sans aucune excuse et… et… sans aucun adoucissement ? – J'en suis certain ! » Je devins pourpre et frémis même d'indignation. Cette question d'un scepticisme impudent me fit le même effet que s'il m'avait craché à la figure. À cet outrage s'en joignait un autre : cette manière grossière du grand monde avec laquelle, sans répondre à ma question et comme s'il ne l'avait pas relevée, il m'avait interrompu par une autre question, voulant sans doute par là me faire sentir que je m'étais laissé entraîner trop loin dans la familiarité en osant le questionner ainsi. J'avais une aversion qui allait jusqu'à la haine pour ces façons du grand monde et je m'étais efforcé d'en déshabituer Aliocha. « Hum…, vous êtes trop emporté, et il y a certaines choses dans ce monde qui se font autrement que vous ne l'imaginez, répondit-il froidement à mon exclamation. Je pense, du reste, que Nathalia Nikolaievna pourrait résoudre en partie cette question ; vous la lui soumettrez. Elle pourrait nous donner un conseil. – En aucune façon, répondis-je d'un ton rude. Vous n'avez pas daigné écouter jusqu'au bout ce que j'avais commencé à vous dire tout à l'heure et vous m'avez interrompu. Nathalia Nikolaievna comprendra que, si vous rendez l'argent sans sincérité et sans aucun ADOUCISSEMENT, comme vous dites, vous les dédommagez, lui pour sa fille, et elle-même pour Aliocha, qu'en somme vous leur versez une indemnité… – Hum…, c'est ainsi que vous me comprenez, mon très cher Ivan Petrovitch ? » Le prince se mit à rire. Pourquoi s'était-il mis à rire ? « À part cela, poursuivit-il, nous avons encore beaucoup, beaucoup de choses à nous dire. Mais ce n'est pas le moment. Je vous demande seulement de bien vouloir comprendre UNE CHOSE : cette affaire touche directement Nathalia Nikolaievna et tout son avenir et tout dépend pour une bonne part de ce que nous allons décider vous et moi. Vous nous êtes indispensable, vous le verrez vous-même. Aussi, si vous avez toujours de l'attachement pour Nathalia Nikolaievna, vous ne pouvez refuser de vous expliquer avec moi, quelque faible sympathie que vous ressentiez à mon endroit. Mais nous voici arrivés…, à bientôt. » IX La comtesse avait un bel appartement. Les chambres en étaient meublées confortablement et avec goût, quoique sans aucun luxe. Tout cependant y avait le caractère d'une installation provisoire ; c'était seulement un appartement convenable pour un temps, non la demeure permanente et consacrée d'une riche famille, avec tout le déploiement du faste seigneurial, considéré comme une nécessité jusque dans ses moindres fantaisies. Le bruit courait que la comtesse passerait l'été dans sa propriété (ruinée et grevée de nombreuses hypothèques) de la province de Simbirsk, et que le prince l'accompagnerait. J'en avais déjà entendu parler et je m'étais demandé avec angoisse ce que ferait Aliocha, lorsque Katia partirait. Je n'en avais pas encore parlé à Natacha, je n'osais pas ; cependant, à certains indices, j'avais cru voir qu'elle ne l'ignorait pas. Mais elle se taisait et souffrait en silence. La comtesse me fit un accueil des plus aimables ; elle me tendit la main gracieusement et m'assura qu'elle désirait depuis longtemps me voir chez elle. Elle me versa elle-même du thé d'un beau samovar en argent, auprès duquel nous prîmes place, moi, le prince et un monsieur du meilleur monde, d'un âge avancé, décoré et quelque peu guindé, aux manières de diplomate. On paraissait lui témoigner une estime toute particulière. La comtesse, à son retour de l'étranger, n'avait pas encore eu le temps de se faire cet hiver de grandes relations à Pétersbourg, ni, comme elle l'espérait, d'asseoir sa situation. Il n'y avait pas d'autres invités, et personne ne se montra de toute la soirée. Je cherchai des yeux Katerina Fiodorovna : elle se trouvait dans l'autre pièce avec Aliocha, mais elle vint aussitôt qu'elle apprit notre arrivée. Le prince lui baisa la main aimablement et la comtesse me présenta. Le prince aussitôt nous fit faire connaissance : c'était une tendre blondinette, vêtue de blanc, de petite taille, avec une expression douce et placide, des yeux bleus très clairs, comme nous l'avait dit Aliocha, et qui n'avait que la beauté de la jeunesse. Je m'attendais à trouver une beauté parfaite, elle n'offrait rien de tel. Un visage ovale aux tendres contours, des traits assez réguliers, des cheveux épais et vraiment beaux, coiffés simplement, un regard doux et attentif ; si je l'avais rencontrée n'importe où, j'aurais passé devant elle sans lui accorder aucune attention particulière ; mais c'était là seulement le premier coup d'œil, et j'eus le loisir de l'observer un peu mieux ce soir-là. Elle me tendit la main en me regardant dans les yeux avec une insistance naïve et appuyée, sans dire mot ; ce simple fait me frappa par son étrangeté et, malgré moi, je lui souris. J'avais donc tout de suite senti que j'avais devant moi un être au cœur pur. La comtesse la surveillait avec vigilance. Après m'avoir serré la main, Katia me quitta hâtivement et s'assit avec Aliocha à l'autre bout de la pièce. En me disant bonjour, Aliocha me dit à voix basse : « Je ne suis ici que pour une minute, je vais tout de suite LÀ-BAS. » Le diplomate (je ne sais pas son nom et je l'appelle le diplomate pour le désigner d'une façon ou de l'autre) parlait avec calme et dignité, développant quelque idée. La comtesse l'écoutait attentivement. Le prince souriait d'un air d'approbation flatteuse : l'orateur s'adressait souvent à lui, sans doute parce qu'il le considérait comme un auditeur digne de lui. On me donna du thé et on me laissa en paix, ce dont je fus très content. Pendant ce temps, j'observais la comtesse. Au premier abord, elle me plut, malgré moi en quelque sorte. Elle n'était peut-être plus jeune, mais je lui donnai tout au plus vingt-huit ans. Son visage avait encore de la fraîcheur et elle avait sans doute été jadis très belle. Ses cheveux blond cendré étaient encore assez épais ; elle avait un bon regard, avec quelque chose d'étourdi et de malicieux. Mais pour l'instant, elle se dominait visiblement. Ce regard laissait voir aussi beaucoup d'esprit, mais surtout de la bonté et de la gaieté. Il me parut que les traits dominants de son caractère étaient la frivolité, la soif des plaisirs et une sorte d'égoïsme bon enfant, plus marqué même peutêtre. Elle était soumise au prince qui avait sur elle une extraordinaire influence. Je savais qu'ils avaient eu une liaison, et j'avais entendu dire qu'il avait été un amant point trop jaloux pendant leur séjour à l'étranger ; mais il me semble (et il me semble encore maintenant) qu'il devait y avoir entre eux un autre lien mystérieux, une obligation réciproque reposant sur un calcul… Je savais aussi que le prince était fatigué d'elle en ce moment, et cependant ils n'avaient point rompu. Peut-être étaient-ce leurs vues sur Katia, dont l'initiative devait, bien entendu, revenir au prince, qui les liaient alors. C'est là-dessus que le prince avait fondé son refus d'épouser la comtesse, qui avait positivement exigé le mariage, tout en la persuadant d'aider à l'union d'Aliocha avec sa belle-fille. C'est du moins ce que je conclus des récits ingénus d'Aliocha, qui avait pu tout de même remarquer quelque chose. Je crus voir aussi, en partie d'après ces mêmes récits, que le prince, bien que la comtesse fût dans son entière dépendance, avait quelque raison de la craindre. Aliocha lui-même avait senti cela. J'appris par la suite que le prince désirait beaucoup marier la comtesse et que c'était un peu dans ce but qu'il l'envoyait dans sa propriété de la région de Simbirsk, espérant lui trouver un bon parti en province. J'étais assis et j'écoutais, me demandant comment je pourrais sans tarder avoir un entretien en tête à tête avec Katerina Fiodorovna. Le diplomate répondait à une question de la comtesse sur la situation actuelle, sur les réformes qu'on avait amorcées ; fallait-il les redouter ou non ? Il parla beaucoup, longuement, avec calme, comme un homme qui détient le pouvoir. Il développait son idée avec finesse et esprit, mais cette idée était révoltante. Il insistait particulièrement sur ce que l'esprit de réforme produirait trop vite certains fruits qu'en voyant ces résultats, on deviendrait raisonnable et que, non seu- lement dans la société (dans une certaine partie de la société, cela va sans dire), cet esprit nouveau disparaîtrait, mais qu'on s'apercevrait à l'usage de la faute commise et qu'on reviendrait avec une énergie accrue à l'ancien régime. Que l'expérience, quoique mélancolique, en serait très profitable, elle montrerait qu'il faut maintenir l'ancien état de choses et apporterait de nouvelles données ; que, par conséquent, il fallait même désirer qu'on allât dès maintenant jusqu'aux dernières limites de l'imprudence. « Sans NOUS, on ne peut rien faire, conclut-il, sans nous, aucune société n'a jamais duré. Nous ne perdrons rien, au contraire, nous y gagnerons : nous surnagerons, nous surnagerons, et notre devise du moment doit être : « Pire ça va, mieux c'est ! » Le prince lui adressa un sourire de sympathie qui me dégoûta. L'orateur était très content de lui. J'aurais eu la sottise de répliquer, car mon cœur bouillonnait en moi, mais un regard venimeux du prince m'arrêta : ce regard glissa rapidement de mon côté, et il me sembla que le prince attendait précisément quelque sortie bizarre et juvénile de ma part, qu'il la désirait même peut-être, se réjouissait de me voir me compromettre. En même temps, j'étais fermement convaincu que le diplomate ne remarquerait même pas ma riposte ni peut-être même ma personne. Je me sentais horriblement mal à mon aise, mais Aliocha me tira d'embarras. Il s'approcha sans bruit de moi, me toucha l'épaule et me pria de venir lui dire deux mots. Je devinai qu'il était envoyé par Katia. Il en était bien ainsi. Une minute après, j'étais assis à côté d'elle. Tout d'abord, elle m'enveloppa d'un regard scrutateur, comme si elle se disait à part elle : « Ainsi, voici comme tu es » et au premier instant, nous ne sûmes ni l'un ni l'autre comment engager l'entretien. J'étais persuadé que, dès qu'elle aurait commencé, nous ne nous arrêterions plus et parlerions jusqu'au matin. Les « cinq ou six heures de conversation » dont nous avait parlé Aliocha me revinrent à l'esprit. Aliocha était assis auprès de nous et attendait avec impatience que nous commencions. « Pourquoi ne dites-vous rien ? dit-il en nous regardant en souriant. On vous réunit, et vous vous taisez. – Ah ! Aliocha, comme tu es…, nous allons parler tout de suite, répondit Katia. Mais nous avons tellement de choses à nous dire, Ivan Petrovitch et moi, que je ne sais par où commencer. Nous faisons connaissance bien tard, nous aurions dû nous rencontrer plus tôt, bien que je vous connaisse depuis très longtemps. Et j'avais tellement envie de vous voir ! J'ai même pensé à vous écrire… – À quel sujet ? lui demandai-je, en souriant malgré moi. – Ce ne sont pas les sujets qui manquent, me répondit-elle sérieusement. Quand ce ne serait que pour savoir s'il est vrai que Nathalia Nikolaievna n'est pas offensée lorsqu'il la laisse seule dans un pareil moment ? Est-il permis d'agir ainsi ? Pourquoi es-tu ici, veux-tu me le dire ? – Ah ! mon Dieu ! je vais m'en aller tout de suite. J'ai dit que je ne resterais qu'une minute, je vais regarder comment vous allez engager la conversation et je m'en irai. – Eh bien, nous sommes ensemble, nous voilà, tu nous as vus ? Il est toujours ainsi, ajouta-t-elle en rougissant légèrement et en me le montrant du doigt. Il dit : « Une petite minute, rien qu'une petite minute », et, sans qu'on s'en aperçoive, il reste jusqu'à minuit, et alors il est trop tard. « Elle ne se fâchera pas, elle est si bonne ! » voilà comment il raisonne ! Est-ce que c'est bien cela, est-ce que c'est noble ? – Je vais m'en aller, si tu y tiens, répondit Aliocha d'un ton mélancolique, mais j'aurais tellement voulu rester avec vous… – Nous n'avons pas besoin de toi ! Au contraire, nous avons beaucoup de choses à nous dire en particulier. Allons, ne sois pas fâché ; c'est indispensable… Comprends-le bien. – Si c'est indispensable, je vais tout de suite…, il n'y a pas de quoi se fâcher. Je vais seulement passer une minute chez Lev et j'irai tout de suite après chez elle. À propos, Ivan Petrovitch, poursuivit-il en prenant son chapeau, vous savez que mon père veut renoncer à la somme qu'il a gagnée dans son procès avec Ikhméniev ? – Je le sais ; il me l'a dit. – Comme c'est noble de sa part ! Katia ne croit pas qu'il agisse noblement. Parlez-lui en. Adieu, Katia, et, je t'en prie, ne doute pas de mon amour pour Natacha. Pourquoi m'imposezvous ces conditions, pourquoi me faites-vous des reproches, pourquoi m'observez-vous…, comme si j'étais sous votre surveillance ! Elle sait combien je l'aime, elle est sûre de moi, et j'en suis persuadé. Je l'aime indépendamment de toutes les circonstances. Je ne sais pas comment je l'aime. Je l'aime, tout simplement. C'est pourquoi il ne faut pas m'interroger comme un coupable. Tiens, demande à Ivan Petrovitch, puisqu'il est là il te dira que Natacha est jalouse et que, bien qu'elle m'aime, il y a beaucoup d'égoïsme dans son amour, car elle ne veut rien me sacrifier. – Que dis-tu ? demandai-je, étonné, n'en croyant pas mes oreilles. – Qu'est-ce qui te prend, Aliocha ? cria presque Katia, en se frappant les mains l'une contre l'autre. – Mais oui ; qu'y a-t-il d'étonnant à cela ? Ivan Petrovitch le sait. Elle exige toujours que je sois avec elle, c'est-à-dire qu'elle ne l'exige pas, mais on voit que c'est cela qu'elle veut. – Tu n'as pas honte, tu n'as pas honte ! lui dit Katia, toute flambante de courroux. – Pourquoi avoir honte ? Comme tu es drôle, vraiment, Katia ! Je l'aime plus qu'elle ne croit, et si elle m'aimait vraiment autant que je l'aime, elle me sacrifierait son plaisir. C'est vrai que c'est elle-même qui me congédie, mais je vois à son visage que cela lui est pénible ; ainsi pour moi, c'est tout comme si elle ne me laissait pas partir. – Non ; ceci n'est pas venu tout seul ! s'écria Katia, se tournant de nouveau vers moi avec des yeux étincelants de colère. Avoue, Aliocha, avoue tout de suite que c'est ton père qui t'a dit tout cela aujourd'hui même ? Et, je t'en prie, ne ruse pas avec moi, je m'en apercevrais immédiatement ! Ce n'est pas vrai ? – Si, il m'a parlé, répondit Aliocha confus ; et après ? Il m'a parlé si amicalement, si aimablement, et il m'a tout le temps fait son éloge : j'en ai même été étonné ; elle l'avait tellement offensé, et il faisait son éloge ! – Et vous l'avez cru ! lui dis-je : vous à qui elle a donné tout ce qu'elle pouvait donner ! Aujourd'hui encore, elle n'avait qu'une inquiétude : éviter que vous ne vous ennuyiez, ne pas vous priver d'une occasion de voir Katerina Fiodorovna ! Elle me l'a dit elle-même. Et vous avez tout de suite ajouté foi à ces calomnies ! N'avez-vous pas honte ? – L'ingrat ! Il n'a jamais honte de rien ! dit Katia, en le désignant d'un grand geste, comme un homme complètement perdu. – Mais que voulez-vous enfin ? reprit Aliocha d'une voix plaintive. Tu es toujours ainsi, Katia ! Tu ne me supposes jamais que de mauvaises intentions… Je ne parle même pas d'Ivan Pe- trovitch ! Vous croyez que je n'aime pas Natacha. En disant qu'elle était égoïste, j'ai voulu expliquer qu'elle m'aimait trop, que cela dépassait la mesure et que c'était pénible pour tous les deux. Mais mon père ne me dupera jamais, même s'il le désire. Je ne me laisserai pas faire. Il n'a pas du tout dit qu'elle était égoïste dans le mauvais sens du terme : je l'ai bien compris. Il a dit exactement ce que je viens de vous dire : qu'elle m'aime trop, au point que cela devient de l'égoïsme, que cela me pèse, et que dans la suite cela lui sera encore plus pénible qu'à moi. C'est la vérité, il a dit cela par affection pour moi, et cela ne veut pas du tout dire qu'il ait voulu offenser Natacha ; au contraire, il voit qu'elle est capable d'un amour violent, sans limites, allant jusqu'à l'impossible… » Mais Katia l'interrompit et ne le laissa pas terminer. Elle se mit à lui faire de vifs reproches, à lui démontrer que son père n'avait loué Natacha que pour le tromper par une apparente bonté, et tout cela avec l'intention de rompre leur liaison, pour armer imperceptiblement Aliocha contre elle. Elle lui démontra avec chaleur et intelligence combien Natacha l'aimait, qu'aucun amour ne pouvait pardonner une conduite comme la sienne, et que le véritable égoïste, c'était lui, Aliocha. Peu à peu Katia l'amena à une grande tristesse et à un complet repentir ; il était assis à côté de nous, regardant à terre, ne répondant plus rien, complètement anéanti, avec une expression douloureuse. Mais Katia était implacable. Je l'observais avec une grande curiosité. J'avais envie de connaître au plus vite cette étrange fille. C'était une vraie enfant, mais une enfant bizarre, CONVAINCUE, avec des principes solides et un amour inné et ardent du bien et de la justice. Si l'on pouvait vraiment dire d'elle que c'était une enfant, elle appartenait à la catégorie des enfants RÊVEURS, assez nombreux dans nos familles. On voyait qu'elle avait déjà beaucoup réfléchi. Il eût été curieux de jeter un coup d'œil dans cette tête raisonneuse et de voir comment des idées et des représentations absolument enfantines s'y mêlaient avec des observations et des impressions vécues (car Katia avait déjà vécu), et en même temps avec des idées, encore inconnues d'elle et non vécues, livresques, abstraites, et que, vraisemblablement, elle croyait avoir acquises par expérience. Ce soir-là et dans la suite, j'appris à la connaître assez bien. Elle avait un cœur impétueux et sensible. Elle semblait, dans certaines occasions, mépriser l'art de se dominer, mettant la vérité avant tout ; elle considérait toute contrainte comme un préjugé et paraissait tirer de l'orgueil de cette conviction, comme il arrive avec beaucoup de gens passionnés, même quand ils ne sont plus très jeunes. Mais cela lui donnait un charme particulier. Elle aimait penser, chercher la vérité, mais elle était si peu pédante, faisait des sorties si enfantines que, dès le premier coup d'œil, on se mettait à aimer toutes ces originalités et qu'on s'y faisait. Je me souvins de Lev et de Boris, et il me sembla que tout ceci était absolument dans l'ordre des choses. Phénomène étrange : son visage, auquel au premier abord je n'avais rien trouvé de particulièrement beau, me parut ce soir-là de minute en minute plus beau et plus attirant. Ce dédoublement naïf de l'enfant et de la femme raisonnable, cette soif puérile et sincère de vérité et de justice, cette foi inébranlable dans ses aspirations, tout cela éclairait son visage d'une belle lumière de sincérité, lui conférait une beauté supérieure, spirituelle, et vous commenciez à comprendre qu'on ne pouvait pas si vite épuiser tout le sens de cette beauté qui ne se livrait pas d'emblée tout entière à un regard indifférent. Je compris qu'Aliocha devait lui être passionnément attaché. Comme il ne pouvait lui-même ni penser ni réfléchir, il aimait précisément ceux qui pensaient et même désiraient pour lui, et Katia l'avait déjà pris en tutelle. Le noble cœur du jeune homme se soumettait à tout ce qui était honnête et beau, et Katia s'était souvent exprimée devant lui avec toute la sincérité de l'enfance et avec sympathie. Il n'avait pas l'ombre de volonté ; elle avait une volonté ferme, ardente et persévérante, et Aliocha ne pouvait s'attacher qu'à ceux qui pouvaient le dominer et même lui commander. C'était en partie pour cette raison qu'il s'était attaché à Natacha, au début de leur liaison, mais Katia avait un grand avantage sur Natacha : elle était encore une enfant et semblait devoir le rester longtemps. Ce caractère puéril, un esprit vif et en même temps un certain manque de jugement, tout ceci l'apparentait davantage à Aliocha. Il le sentait, et c'est pourquoi Katia l'attirait de plus en plus. Je suis persuadé que, lorsqu'ils s'entretenaient seul à seule, à côté des sérieuses discussions « de propagande » de Katia, ils devaient parler aussi de jouets. Et quoique Katia, vraisemblablement, le grondât souvent et le tînt déjà en main, il se sentait visiblement plus à l'aise avec elle qu'avec Natacha. Ils étaient mieux ASSORTIS, et c'était là l'essentiel. « Assez, Katia, assez ; tu finis toujours par avoir raison, et moi tort. C'est parce que tu as une âme plus pure que moi, lui dit Aliocha, en se levant et en lui tendant la main pour lui dire adieu. Je vais tout de suite chez elle, sans passer chez Lev… – Tu n'as rien à faire chez Lev ; et tu es bien gentil de m'écouter et de t'en aller. – Toi, tu es mille fois plus gentille que tout le monde, lui répondit Aliocha d'un ton triste. Ivan Petrovitch, j'ai deux mots à vous dire. Nous nous éloignâmes de quelques pas. « Je me suis conduit aujourd'hui d'une manière éhontée, me dit-il à voix basse, j'ai agi bassement, je suis coupable envers tout le monde, et envers elles deux en particulier. Après le dîner, mon père m'a fait faire la connaissance d'Alexandrine (une Française), une charmante femme… Je… me suis laissé entraîner et…, mais que dire ! Je ne suis pas digne de leur compagnie… Adieu, Ivan Petrovitch ! – Il est bon et noble, commença précipitamment Katia, lorsque je me fus rassis à côté d'elle : mais nous parlerons en- core souvent de lui ; pour l'instant, il nous faut avant tout éclaircir un point : que pensez-vous du prince ? – C'est un personnage odieux. – C'est ce que je pense aussi. Nous sommes d'accord làdessus, il nous sera donc plus facile de juger. Maintenant, parlons de Nathalia Nikolaievna… Vous savez, Ivan Petrovitch, je suis dans les ténèbres, et je vous attendais comme la lumière. Vous allez m'expliquer tout cela, car sur le point essentiel je ne peux que faire des conjectures, en partant de ce qu'Aliocha m'a raconté. Et je ne pouvais me renseigner auprès de personne. Dites-moi : tout d'abord (et c'est là l'essentiel), croyez-vous qu'Aliocha et Natacha seront heureux ensemble ? C'est ce que j'ai besoin de savoir avant tout, pour tirer une conclusion et pour savoir comment je dois agir moi-même. – Comment peut-on rien dire de sûr là-dessus ? – Rien de sûr, bien entendu, m'interrompit-elle, mais quelle est votre impression ? Car vous êtes un homme très intelligent. – Je crois qu'ils ne peuvent être heureux. – Pourquoi cela ? – Parce qu'ils ne se conviennent pas. – C'est bien ce que je pensais ! Et elle croisa les mains d'un air de profonde mélancolie. Racontez-moi tout en détail. Vous savez que j'ai terriblement envie de connaître Natacha, car j'ai beaucoup de choses à lui dire, et il me semble que nous trouverons une solution à tout. Je me la représente constamment : elle doit être extraordinairement intelligente, sérieuse, droite et jolie. Est-ce vrai ? – Oui. – J'en étais sûre. Mais si elle est ainsi, comment a-t-elle pu aimer Aliocha, un pareil gamin ? Expliquez-moi cela ; j'y pense souvent. – C'est impossible à expliquer, Katerina Fiodorovna ; il est difficile de s'imaginer pourquoi et comment on peut devenir amoureux. Oui, c'est un enfant. Mais savez-vous combien on peut aimer un enfant ? (Je m'attendris en voyant ses yeux fixés sur moi avec une attention profonde, sérieuse et impatiente.) Et plus Natacha était différente d'un enfant, poursuivis-je, plus elle était sérieuse, plus rapidement elle a pu s'éprendre de lui. Il est droit, sincère, terriblement naïf, parfois avec grâce. Elle l'a peutêtre aimé…, comment dire cela ?… par une sorte de pitié… Un cœur généreux peut aimer par pitié… D'ailleurs, je sens que je ne peux pas vous éclairer là-dessus, mais je vais vous demander quelque chose : vous l'aimez, n'est-ce pas ? » J'avais posé hardiment cette question, et je sentais que la hâte que j'y avais mise ne pouvait troubler la pureté enfantine de cette âme limpide. « Dieu m'est témoin que je ne le sais pas encore, me répondit-elle tout bas en posant sur moi un regard serein ; il me semble que je l'aime beaucoup. – Vous voyez ! Et pouvez-vous expliquer pourquoi ? – Il n'y a pas de mensonge en lui, me répondit-elle après avoir réfléchi un instant ; et quand il me regarde droit dans les yeux en me disant quelque chose, cela m'est très agréable !… Mais je vous parle de cela, Ivan Petrovitch, je suis une jeune fille et vous êtes un homme ; je n'agis peut-être pas bien ? – Quel mal y aurait-il à cela ? – C'est vrai ! Tenez, eux (elle désigna des yeux le groupe assis auprès du samovar), ils diraient sûrement que ce n'est pas bien. Ont-ils raison ou non ? – Non ! Vous ne sentez pas dans votre cœur que vous agissez mal, par conséquent… – C'est ainsi que je fais toujours, m'interrompit-elle, se hâtant visiblement de m'en dire le plus possible ; dès que j'ai un doute, j'interroge mon cœur, et s'il est tranquille, je suis tranquille moi aussi. Il faut toujours agir ainsi. Si je vous parle avec une si entière sincérité, comme avec moi-même, c'est, tout d'abord, parce que vous êtes un excellent homme et que je connais toute votre histoire avec Natacha, avant Aliocha ; j'en ai pleuré quand on me l'a racontée. – Et qui vous l'a racontée ? – Aliocha, naturellement ; lui-même pleurait en me faisant ce récit : c'était très bien de sa part et cela m'a beaucoup plu. Il me semble qu'il vous aime plus que vous ne l'aimez, Ivan Petrovitch. C'est par ce genre de choses qu'il me plaît. Deuxièmement, si je vous parle si franchement, c'est parce que vous êtes un homme très intelligent, et que vous pouvez me donner beaucoup de conseils et m'éclairer. – Pourquoi donc croyez-vous que je sois assez intelligent pour vous instruire ? – Voyons, quelle question ! Elle se prit à songer. Mais j'ai dit cela en passant ; venons-en à l'essentiel. Dites-moi, Ivan Petrovitch : je sens maintenant que je suis la rivale de Natacha, je le sais, que dois-je faire ? C'est pour cela que je vous ai demandé s'ils seraient heureux. J'y pense jour et nuit. La position de Na- tacha est affreuse, affreuse ! Il a tout à fait cessé de l'aimer, et il m'aime de plus en plus. C'est bien cela, n'est-ce pas ? – Il me semble que oui. – Cependant il ne la trompe pas. Il ignore lui-même qu'il ne l'aime plus, mais elle, elle le sait sûrement. Comme elle doit souffrir ! – Que pensez-vous faire, Katerina Fiodorovna ? – J'ai de nombreux projets, me répondit-elle sérieusement, et en attendant je m'y embrouille. Je vous attendais avec impatience, pour que vous résolviez tout cela pour moi. Vous connaissez toute l'affaire beaucoup mieux que moi. Vous êtes maintenant comme un dieu pour moi. Au début, j'ai pensé : s'ils s'aiment, il faut qu'ils soient heureux, et je dois me sacrifier et leur venir en aide. C'était juste ! – Je sais que vous vous êtes effectivement sacrifiée. – Oui ; mais ensuite, quand il a commencé à venir me voir et à m'aimer de plus en plus, j'ai réfléchi, et je me demande encore si je dois me sacrifier ou non. C'est très mal, n'est-ce pas ? – C'est naturel, répondis-je : il doit en être ainsi…, et vous n'êtes pas coupable. – Ce n'est pas mon avis : vous dites cela parce que vous êtes très bon. Mais moi, je pense que je n'ai pas un cœur tout à fait pur. Si j'avais un cœur pur, je saurais que décider. Mais laissons cela ! Ensuite, j'ai été mieux informée sur leurs relations par le prince, par maman, par Aliocha lui-même, et j'ai deviné qu'ils n'étaient pas assortis ; vous venez de me le confirmer. Alors, j'ai réfléchi encore plus à ce que j'allais faire. Car s'ils doivent être malheureux, il vaut mieux qu'ils se séparent ; et j'ai décidé de vous interroger en détail sur tout cela, d'aller moimême voir Natacha et de prendre une décision avec elle. – Mais quelle décision, c'est là la question ? – Je lui dirai : « Vous l'aimez plus que tout au monde, vous devez donc préférer son bonheur au vôtre ; par conséquent il faut vous séparer de lui. » – Mais comment prendra-t-elle cela ? Et si elle est d'accord avec vous, aura-t-elle la force de le faire ? – C'est justement à quoi je pense jour et nuit, et… et… » Et elle fondit soudain en larmes. « Vous ne pouvez croire combien j'ai pitié de Natacha », me murmura-t-elle, les lèvres tremblantes. Il n'y avait rien à ajouter. Je gardais le silence, et j'avais moi-même envie de pleurer en la regardant, par affection. Quelle charmante enfant ! Je ne lui demandai pas pourquoi elle se croyait capable de faire le bonheur d'Aliocha. « Vous aimez la musique, n'est-ce pas ? me demanda-t-elle après s'être un peu calmée, encore toute pensive après ses larmes. – Oui, répondis-je avec un certain étonnement. – Si nous avions eu le temps, je vous aurais joué le troisième concerto de Beethoven. Je le joue en ce moment. Tous ces sentiments sont exprimés là-dedans…, c'est exactement ce que j'éprouve. C'est l'impression que j'ai. Mais ce sera pour une autre fois ; maintenant, nous avons à parler. » Et nous discutâmes du moyen de lui faire rencontrer Natacha et d'arranger tout cela. Elle me dit qu'on la surveillait, quoique sa belle-mère fût bonne et eût de l'affection pour elle, et que pour rien au monde on ne lui permettrait de faire connaissance avec Nathalia Nikolaievna ; aussi avait-elle résolu d'employer une ruse. Le matin, elle allait parfois se promener, mais presque toujours avec la comtesse. De temps en temps, sa belle-mère s'abstenait et la laissait sortir seule avec une gouvernante française qui, pour l'instant, était malade. Cela, lorsque la comtesse avait la migraine : il fallait donc attendre cette éventualité. D'ici là, elle persuaderait sa Française (une vieille femme qui jouait un peu le rôle de dame de compagnie), car celle-ci était très bonne. Il en résulta qu'il nous fut impossible de fixer un jour à l'avance pour la visite à Natacha. « Vous ne regretterez pas d'avoir fait connaissance avec Natacha, lui dis-je. Elle désire elle-même beaucoup vous rencontrer, et c'est nécessaire, ne fût-ce que pour qu'elle sache à qui elle confie Aliocha. Ne vous faites pas trop de chagrin à ce sujet. Le temps apportera une solution. Vous allez partir à la campagne, je crois ? – Oui, bientôt, dans un mois peut-être, me répondit-elle ; je sais que le prince y tient. – Croyez-vous qu'Aliocha vous accompagnera ? – C'est justement à quoi je pensais ! dit-elle en me regardant avec insistance. Car il nous accompagnera. – Oui. – Mon Dieu, je ne sais ce qui va sortir de tout cela ! Écoutez, Ivan Petrovitch. Je vous écrirai, souvent, et je vous raconterai tout. Puisque j'ai déjà commencé à vous tourmenter… Viendrez-vous souvent nous voir ? – Je ne sais pas, Katerina Fiodorovna : cela dépendra des circonstances. Peut-être que je ne viendrai pas du tout. – Pourquoi ? – Pour différentes raisons… Cela dépendra surtout de mes rapports avec le prince. – C'est un malhonnête homme, dit Katia d'un ton catégorique. Dites, Ivan Petrovitch, et si j'allais vous voir ? Serait-ce bien ou mal ? – Qu'en pensez-vous ? – Je pense que ce serait bien. Je pourrais aller vous rendre visite…, ajouta-t-elle en souriant. Je dis cela parce que non seulement je vous estime, mais je vous aime beaucoup… Et je peux apprendre beaucoup auprès de vous. J'ai de l'affection pour vous… N'est-ce pas honteux de vous dire tout cela ? – Pas le moins du monde ! Vous-même m'êtes aussi chère que si nous étions parents. – Alors, vous désirez être mon ami ? – Oh ! oui, répondis-je. – Ils diraient sûrement que c'est honteux, et qu'une jeune fille ne doit pas se conduire ainsi, fit-elle en me désignant à nouveau le petit groupe qui entourait la table à thé. Je noterai ici que le prince nous avait sans doute laissés seuls à dessein, afin que nous puissions parler tout à notre aise. – Je sais fort bien, ajouta-t-elle, que le prince en veut à mon argent. Ils croient que je suis tout à fait une enfant et ils me le disent même ouvertement. Mais moi, je ne suis pas de cet avis. Je ne suis plus une enfant. Quelles gens bizarres ! Ce sont eux-mêmes qui sont comme des enfants : pourquoi s'agitentils ? – Katerina Fiodorovna, j'ai oublié de vous demander : qui sont ce Lev et ce Boris chez qui Aliocha va si souvent ? – Ce sont des parents éloignés. Ils sont très intelligents et très honnêtes, mais ils parlent beaucoup trop… Je les connais… » Et elle sourit. « Est-il vrai que vous avez l'intention de leur donner plus tard un million ? – Eh bien, justement, quand ce ne serait que ce million, ils ont tellement bavardé à ce sujet que c'est devenu insupportable. Bien sûr, je ferais des sacrifices avec joie pour tout ce qui est utile, mais pourquoi une somme aussi énorme ? Ne trouvezvous pas ? Et encore, je ne sais quand je pourrai la donner ; et là-bas, ils sont en train de partager, de délibérer, de crier, de discuter sur la meilleure façon de l'employer ; ils se disputent même à ce sujet, c'est vraiment étrange ! Ils sont trop pressés. Mais malgré tout, ils sont si sincères et… si intelligents. Ils étudient, c'est toujours mieux que la façon dont vivent les autres. Ce n'est pas votre avis ? » Nous causâmes encore longtemps. Elle me raconta presque toute sa vie et écouta avec avidité ce que je lui dis. Elle me demandait tout le temps de lui parler de Natacha et d'Aliocha. Il était déjà minuit lorsque le prince vint vers moi et me donna à entendre qu'il était temps de nous retirer. Je pris congé. Katia me serra la main avec chaleur, et me jeta un regard expressif. La comtesse me pria de venir la voir ; je sortis avec le prince. Je ne peux m'empêcher de faire une remarque singulière et peut-être sans rapport avec mon récit. De mon entretien de trois heures avec Katia, j'emportai, entre autres, la conviction bizarre et en même temps profonde qu'elle était encore enfant au point d'ignorer totalement les rapports secrets de l'homme et de la femme. Cela donnait un caractère comique à certains de ses raisonnements et, en général, au ton sérieux qu'elle prenait pour aborder beaucoup de sujets très importants. X « Savez-vous ? me dit le prince, en s'asseyant à côté de moi dans sa voiture, si nous allions souper, hein ? Qu'en pensezvous ? – Je ne sais vraiment pas, prince, répondis-je en hésitant ; je ne soupe jamais… – Bien entendu, NOUS CAUSERONS en soupant », ajoutat-il, en me regardant en face d'un air rusé. Comment ne pas comprendre ! « Il veut s'expliquer, pensai-je, et c'est justement ce dont j'ai besoin. » J'acceptai. « Le tour est joué. À la grande Morskaïa, chez B… ! – Au restaurant ? demandai-je, un peu confus. – Oui. Pourquoi pas ? Je soupe rarement chez moi. Vous me permettez de vous inviter. – Mais je vous ai déjà dit que je ne soupais jamais. – Une fois n'est pas coutume. D'ailleurs, c'est moi qui vous invite… » Autrement dit : « Je paierai pour toi » ; j'étais persuadé qu'il avait ajouté cela exprès. Je me laissai conduire, mais j'étais bien décidé à payer ma part. Nous arrivâmes. Le prince prit un cabinet particulier et choisit deux ou trois plats en connaisseur. Les mets étaient coûteux, de même que la bouteille de vin fin qu'il commanda. Rien de tout cela n'était dans mes moyens. Je regardai la carte et commandai une demi-gelinotte et un verre de château-lafite. Le prince s'insurgea. – Vous ne voulez pas souper avec moi ? C'est ridicule. Pardon, mon ami, mais cette… mesquinerie est révoltante… C'est de l'amour-propre de la plus basse qualité. Je parie qu'il s'y mêle des préoccupations de caste. Je vous assure que vous m'offensez. » Mais je tins bon. « D'ailleurs, c'est comme vous voudrez, ajouta-t-il. Je ne vous force pas… Dites-moi, Ivan Petrovitch, peut-on vous parler tout à fait amicalement ? – Je vous en prie. – Eh bien, à mon avis, cette mesquinerie ne peut que vous nuire. Et tous vos semblables se font du tort en agissant de cette sorte. Vous êtes un écrivain et les écrivains ont besoin de connaître le monde, or, vous vous tenez à l'écart de tout. Je ne parle pas en ce moment de gelinottes, mais vous êtes prêt à couper tous rapports avec notre milieu, c'est mauvais. Outre que vous perdez beaucoup (en un mot, votre carrière), outre cela, vous avez besoin de connaître par vous-même ce que vous décrivez et qu'on trouve dans vos nouvelles : des comtes, des princes et des boudoirs… Au reste, que dis-je ? Maintenant vous ne parlez plus que de la misère, de manteaux perdus, de réviseurs, d'officiers hargneux, de fonctionnaires, du passé, des mœurs des vieux-croyants…, je sais cela…, je sais cela… – Mais vous faites erreur, prince ; si je ne vais pas dans ce que vous appelez le « grand monde », c'est parce que, premiè- rement, je m'y ennuie, et que, deuxièmement, je n'ai rien à y faire ! Et, enfin, il m'arrive tout de même d'y aller… – Je sais, chez le prince R…, une fois par an ; c'est là-bas que je vous ai rencontré. Et le reste de l'année, vous croupissez dans votre fierté démocratique et vous dépérissez dans vos taudis, quoique, il est vrai, vous n'agissiez pas tous ainsi. Il y a de ces aventuriers qui me donnent la nausée… – Je vous prierai, prince, de changer de conversation et de laisser là nos taudis. – Ah ! mon Dieu ! Voilà que vous vous jugez offensé ! D'ailleurs, vous m'avez vous-même autorisé à vous parler, amicalement. Mais, je m'excuse, je n'ai encore rien fait pour mériter votre amitié. Ce vin est convenable. Goûtez-en. » Il me versa un demi-verre de vin. « Voyez-vous, mon cher Ivan Petrovitch, je comprends très bien qu'il est indécent de jeter son amitié à la tête de quelqu'un. Nous ne sommes pas tous grossiers et insolents envers vous, comme vous l'imaginez, mais je comprends aussi fort bien que si vous êtes assis ici avec moi, ce n'est pas par sympathie à mon égard, mais parce que je vous ai promis de CAUSER avec vous. Ce n'est pas vrai ? » Et il se mit à rire. « Et comme vous veillez aux intérêts d'une certaine personne, vous avez envie d'entendre ce que je vais dire. C'est bien cela ? ajouta-t-il avec un sourire mauvais. « Vous ne vous êtes pas trompé », l'interrompis je avec impatience (je voyais qu'il était de ceux qui, lorsqu'ils voient un homme le moins du monde en leur pouvoir, le lui font tout de suite sentir. Et j'étais en son pouvoir ; je ne pouvais m'en aller avant d'avoir écouté tout ce qu'il avait l'intention de me dire, et il le savait très bien. Il avait brusquement changé de ton, et devenait de plus en plus insolent, familier et moqueur). « Vous ne vous êtes pas trompé, prince : c'est précisément pour cela que je suis venu, autrement, je ne resterais pas ici… si tard. » J'avais envie de dire : autrement, pour rien au monde, je ne resterais en votre compagnie, mais je me retins et tournai ma phrase autrement, non par crainte mais par délicatesse et à cause de ma maudite faiblesse. Et comment, en vérité, dire une grossièreté en face à un homme, même s'il le mérite, et même si l'on désire précisément lui dire une grossièreté ? Il me sembla que le prince lisait cela dans mes yeux, et qu'il me regardait d'un air railleur pendant que j'achevais ma phrase, comme s'il se délectait de ma pusillanimité et voulait m'exciter par ce regard : « Alors, tu n'as pas osé, tu as tourné bride, mon cher ! » C'était certainement cela, car, lorsque j'eus fini, il éclata de rire et me tapota le genou d'un air protecteur. « Tu m'amuses, frère », lusje dans son regard. « Attends un peu ! » songeai-je à part moi. « Je me sens de très bonne humeur aujourd'hui, s'écria-t-il, et, vraiment, je ne sais pourquoi. Oui, oui, mon ami, oui ! Je voulais justement vous parler de cette personne. Il faut bien s'expliquer une bonne fois, CONVENIR de quelque chose, et j'espère que cette fois vous me comprendrez parfaitement. Tout à l'heure, je vous ai parlé de cet argent, et de ce benêt de père, de ce gamin de soixante ans… Inutile d'y revenir. Je vous avais dit cela COMME ÇA. Ha ! ha ! ha ! Vous êtes un écrivain, vous auriez dû deviner… » Je le regardai avec stupéfaction. Il n'avait pourtant pas l'air ivre… « Bon ; en ce qui concerne cette jeune fille, j'ai vraiment de l'estime pour elle, et même de l'affection, je vous assure ; elle est un peu capricieuse, mais « il n'y a pas de roses sans épines », comme on disait il y a cinquante ans et avec raison : les épines piquent, et c'est cela qui est attirant et, quoique mon Aliocha soit un imbécile, je lui ai déjà pardonné en partie, parce qu'il a eu bon goût. En un mot, ces filles-là me plaisent, et (il serra les lèvres d'une façon des plus significatives) j'ai même des vues… Mais, ce sera pour plus tard… – Prince, m'écriai-je, je ne comprends pas votre brusque changement, mais… changez de conversation, je vous en prie ! – Voilà que vous vous échauffez de nouveau ! C'est entendu…, je passe à un autre sujet ! Je voulais seulement vous demander une chose, mon bon ami : avez-vous beaucoup d'estime pour elle ? – Certainement, répondis-je avec une brusque impatience. – Bien ; et vous l'aimez ? poursuivit-il en découvrant ses dents et en fermant à demi les yeux, d'une façon répugnante. – Vous vous oubliez ! m'écriai-je. – C'est bon, je me tais, je me tais. Calmez-vous ! Je suis étonnamment bien disposé aujourd'hui. Il y a longtemps que je ne me suis senti si gai. Si nous prenions du champagne ? Qu'en dites-vous, mon poète ? – Je ne boirai pas, je ne veux pas boire. – Taisez-vous donc ! Il faut absolument que vous me teniez compagnie. Je me sens admirablement bien et enclin à la sentimentalité, aussi je ne pourrais être heureux tout seul. Qui sait si, en buvant, nous n'en viendrons pas à nous tutoyer ! Ha ! ha ! ha ! Non, mon jeune ami, vous ne me connaissez pas encore ! Je suis sûr que vous m'aimerez. Je veux que vous partagiez au- jourd'hui avec moi et le chagrin et la joie, et le rire et les larmes, quoique j'espère bien que, moi au moins, je ne pleurerai pas. Alors, qu'en pensez-vous, Ivan Petrovitch ? Considérez seulement que si cela ne se passe pas comme je le désire, toute mon inspiration se perdra, disparaîtra, se volatilisera, et vous ne saurez rien ; et vous êtes ici uniquement pour apprendre quelque chose, n'est-ce pas ? ajouta-t-il en me faisant à nouveau un clin d'œil insolent. Ainsi, choisissez. » La menace était grave. J'acceptai. « …Il veut peut-être m'enivrer ? » pensai-je. À propos, c'est le moment de rapporter un bruit qui courait sur le prince et qui m'était déjà parvenu depuis longtemps. On racontait que, toujours correct et élégant en société, il aimait parfois, la nuit, se soûler comme un cocher et se livrer en secret à une débauche abjecte… J'avais entendu faire sur lui des récits horribles. On disait qu'Aliocha savait que son père buvait parfois, et s'efforçait de le cacher à tout le monde, et en particulier à Natacha. Un jour, il se trahit devant moi, mais il changea aussitôt de conversation et ne répondit pas aux questions que je lui posai. D'ailleurs, j'en avais entendu parler par d'autres que lui, et j'avoue que, jusqu'à présent, je ne l'avais pas cru ; maintenant, j'attendais ce qui allait se passer. On apporta le champagne ; le prince remplit deux flûtes. « Charmante, charmante fille, bien qu'elle m'ait un peu rudoyé ! poursuivit le prince en savourant son champagne : mais ces délicieuses créatures sont particulièrement attirantes dans ces moments-là… Elle a certainement pensé qu'elle m'avait confondu ce soir-là, vous vous rappelez ? qu'elle m'avait réduit en poussière Ha ! ha ! ha ! Comme cette rougeur lui allait bien ! Vous y connaissez-vous en femmes ? Parfois une subite rougeur sied admirablement aux joues pâles, avez-vous remarqué cela ? Ah ! mon Dieu ! Vous avez l'air de nouveau très fâché ! – Oui ! m'écriai-je, ne me contenant plus ; et je ne veux pas que vous me parliez de Nathalia Nikolaievna…, tout au moins sur ce ton. Je… je ne vous le permets pas ! – Oh ! oh ! c'est bon ! Je vais changer de sujet de conversation pour vous faire plaisir. Je suis conciliant et malléable comme de la pâte. Nous parlerons de vous. J'ai de l'affection pour vous, Ivan Petrovitch, si vous saviez quel intérêt amical et sincère je vous porte… – Prince, ne vaudrait-il pas mieux parler de l'affaire ? l'interrompis-je. – Vous voulez dire de NOTRE AFFAIRE ? Je vous comprends à demi-mot, mon ami, mais vous ne soupçonnez pas à quel point nous toucherons de près à l'affaire, si nous parlons de vous en ce moment et si, bien entendu, vous ne m'interrompez pas ; ainsi, je poursuis : je voulais vous dire, inestimable Ivan Petrovitch, que vivre comme vous vivez c'est tout bonnement se perdre. Vous me permettrez d'effleurer ce sujet délicat ; je fais cela par amitié. Vous êtes pauvre, vous prenez de l'argent d'avance chez votre éditeur, vous payez vos petites dettes, et avec ce qui vous reste, vous vous nourrissez uniquement de thé pendant six mois et vous grelottez dans votre mansarde, en attendant que l'on imprime votre roman dans la revue de votre éditeur : c'est bien exact ? – Admettons, mais cependant… – C'est plus honorable que de voler, de faire des courbettes, de prendre des pots-de-vin, d'intriguer, etc., etc. Je sais ce que vous voulez dire, tout ceci a été mis en noir sur blanc il y a belle lurette. – Vous n'avez donc aucun besoin de parler de mes affaires. Ce n'est pas à moi, prince, à vous enseigner la délicatesse. – Certainement non ! Mais, que faire, si nous devons précisément toucher cette corde sensible ? C'est impossible autrement. Du reste, nous laisserons les mansardes en paix. Personnellement, j'en suis peu amateur, sauf dans certaines occasions (et il éclata d'un rire répugnant. Mais une chose m'étonne : quel plaisir trouvez-vous à jouer les seconds rôles ? Il est vrai qu'un de vos écrivains a dit quelque part, je m'en souviens, que le plus grand exploit était peut-être de savoir se borner dans la vie au rôle de comparse… Ou c'était quelque chose de ce genre ! J'ai entendu également une conversation là-dessus, mais Aliocha vous a pris votre fiancée, je le sais, et vous, en vrai Schiller, vous vous mettez en quatre pour eux, vous leur rendez des services, c'est à peine si vous ne leur faites pas leurs commissions… Vous me pardonnerez, mon cher, mais c'est un jeu de générosité assez vilain… Comment cela ne vous ennuie-t-il pas, en vérité ! Il y a de quoi avoir honte ! À votre place, il me semble que j'en mourrais de dépit ; et surtout, c'est une honte, une honte ! – Prince ! Je vois que vous m'avez amené ici exprès pour m'insulter ! m'écriai-je hors de moi de fureur. – Oh ! non, mon ami, non, je suis tout simplement en ce moment un homme rompu aux affaires et qui veut votre bonheur. En un mot, je veux tout arranger. Mais laissons toute cette histoire pour l'instant et écoutez-moi jusqu'au bout, en vous efforçant de ne pas vous mettre en colère, ne fût-ce que deux minutes. Que diriez-vous de vous marier ? Vous voyez que je parle tout à fait D'AUTRE CHOSE ; pourquoi me regardez-vous d'un air si étonné ? – J'attends que vous ayez fini, répondis-je, en le regardant effectivement avec stupéfaction. – Mais il n'y a rien à dire de plus. Je voudrais savoir ce que vous diriez si un de vos amis, désirant vraiment, sincèrement votre bonheur, non un bonheur éphémère, vous présentait une fille jeune et jolie mais…, ayant déjà une certaine expérience ; je parle par allégories, mais vous me comprenez ; tenez, quelqu'un dans le genre de Nathalia Nikolaievna, naturellement avec un dédommagement convenable… (Remarquez que je parle d'autre chose, et pas de NOTRE affaire) ; eh bien, qu'en diriez-vous ? – Je dis que… vous êtes fou. – Ha ! ha ! ha ! Bah ! mais on dirait que vous allez me battre ? » J'étais en effet prêt à me jeter sur lui. Je ne pouvais en supporter davantage. Il me faisait l'effet d'une bête ignoble, d'une énorme araignée que j'avais une envie irrésistible d'écraser. Il se délectait de ses railleries, et jouait avec moi comme le chat avec la souris, me croyant entièrement en son pouvoir. Il me semblait (et je comprenais cela) qu'il trouvait du plaisir et même peut-être une sorte de volupté dans l'insolence, l'effronterie et le cynisme avec lequel il avait enfin arraché son masque devant moi. Il voulait jouir de ma surprise, de ma frayeur. Il me méprisait sincèrement et se moquait de moi. Je pressentais depuis le début que tout ceci était prémédité dans un but quelconque ; mais, dans ma position, il me fallait coûte que coûte l'écouter jusqu'au bout. C'était dans l'intérêt de Natacha et je devais me résoudre à tout et tout supporter, car, en cette minute peut-être, l'affaire allait trouver une solution. Mais comment entendre ces plaisanteries abjectes et cyniques sur son compte, comment les supporter avec sang-froid ? Au surplus il voyait parfaitement que j'étais obligé de l'écouter jusqu'au bout, et ceci aggravait encore l'offense. « Du reste, lui aussi a besoin de moi », me dis-je, et je me mis à lui répondre d'un ton tranchant et agressif. Il le comprit. « Écoutez, mon jeune ami, commença-t-il en me regardant d'un air sérieux : nous ne pouvons pas continuer ainsi, il vaut mieux que nous fassions un accord. J'ai l'intention de m'expliquer sur un certain nombre de points, mais il faut que vous soyez assez aimable pour consentir à m'écouter jusqu'au bout, quoi que je dise. Je désire parler à mon idée et comme il me plaît, et c'est nécessaire dans les circonstances actuelles. Alors, mon jeune ami, serez-vous patient ? » Je me dominai et me tus, quoiqu'il me dévisageât d'un air caustique et moqueur qui semblait vouloir provoquer une violente protestation. Mais il comprit que j'avais déjà accepté de rester, et reprit : « Ne vous fâchez pas contre moi, mon ami ! Et de quoi m'en voudriez-vous ? Uniquement, de l'apparence que je me donne, n'est-ce pas ? Mais au fond, vous n'avez jamais rien attendu d'autre de moi, et que je vous parle avec une politesse parfumée ou comme à présent, le sens n'en reste pas moins absolument le même. Vous me méprisez, n'est-ce pas ? Voyez combien d'ingénuité, de franchise, de bonhomie il y a en moi ! Je vous avoue jusqu'à mes caprices enfantins. Oui, mon cher, oui, un peu plus de bonhomie de votre côté, et nous tomberons d'accord et nous nous comprendrons enfin une fois pour toutes. Ne soyez pas étonné : toutes ces innocences, toutes ces pastorales d'Aliocha, toute cette histoire à la Schiller, toutes les élévations de cette maudite liaison avec Natacha (une charmante fille, par ailleurs), m'ennuient à tel point que je suis pour ainsi dire malgré moi ravi d'avoir l'occasion de grimacer un peu au sujet de tout cela. L'occasion se présente. De plus, je voulais épancher mon âme devant vous. Ha ! ha ! ha ! – Vous m'étonnez, prince, et je ne vous reconnais pas. Vous tombez dans un ton de polichinelle : cette franchise inattendue… – Ha ! ha ! ha ! mais vous n'avez pas tout à fait tort ! Gracieuse comparaison ! Ha ! ha ! ha ! JE FAIS LA NOCE, mon ami, JE FAIS LA NOCE, et je suis heureux et satisfait, et vous, mon poète, vous devez me témoigner toute l'indulgence dont vous êtes capable. Mais buvons plutôt, trancha-t-il, parfaitement content de lui, en remplissant son verre : sachez, mon ami, que cette stupide soirée chez Natacha, vous vous en souvenez ? m'a achevé. Il est vrai qu'elle s'est montrée très gentille, mais j'en suis sorti avec une terrible rancune et je ne veux pas l'oublier. Ni l'oublier, ni le cacher. Bien sûr, notre jour viendra, et bientôt, mais, pour l'instant, laissons cela. Je voulais vous dire entre autres qu'il y a précisément un trait dans mon caractère que vous ne connaissez pas encore ; je hais toutes ces naïvetés plates et à bon marché, toutes ces idylles ; et une des jouissances les plus vives pour moi a toujours été de me jeter moi-même d'abord sur cet accord, de me mettre à l'unisson, de prodiguer mes caresses et mes encouragements à un Schiller quelconque, éternellement jeune, puis, brusquement, tout à coup, le déconcerter : lever brutalement mon masque devant lui et au lieu de lui montrer un visage extasié, lui faire des grimaces, lui tirer la langue au moment où il s'y attend le moins. Quoi ? Vous ne comprenez pas cela ? Cela vous paraît vilain, absurde, ignoble peut-être ? – Oui. – Vous êtes franc ! Mais, que faire, lorsqu'on me tourmente ? Je suis moi aussi stupidement franc, mais c'est là mon caractère. D'ailleurs, j'ai envie de vous conter quelques traits de mon existence. Vous me comprendrez mieux, et ce sera très intéressant. Oui, il est possible, en effet, que je ressemble à un polichinelle, mais un polichinelle est franc, n'est-ce pas ? – Écoutez, prince, il est tard et, vraiment… – Mon Dieu, quelle impatience ! À quoi bon se presser ? Restons encore à causer cordialement, sincèrement, devant un verre de vin, comme de bons amis. Vous croyez que je suis ivre ? si vous voulez, c'est encore mieux. Ha ! ha ! ha ! c'est vrai, ces réunions entre amis vous restent par la suite si longtemps dans la mémoire, on s'en souvient avec tant de plaisir ! Vous êtes un méchant homme, Ivan Petrovitch ! Vous manquez de sentimentalité, de sensibilité. Qu'est-ce qu'une petite heure ou deux pour un ami tel que moi ? De plus, cela se rapporte aussi à notre affaire… Comment ne pas comprendre cela ? Et vous êtes écrivain encore ! mais vous devriez bénir cette occasion. Vous pouvez me prendre comme type, ha ! ha ! ha ! Dieu, je suis délicieux de franchise aujourd'hui ! » Il commençait visiblement à être gris. Son visage avait changé et avait pris une expression haineuse. On voyait qu'il voulait blesser, piquer, mordre, railler. « D'un côté, il vaut mieux qu'il soit ivre, pensai-je : un ivrogne parle toujours trop. Mais il avait bien sa tête. « Mon ami, commença-t-il, évidemment enchanté de lui, je vous ai tout à l'heure avoué, et peut-être était-ce déplacé, qu'il me venait en certaines occasions un désir irrésistible de tirer la langue. Pour cette sincérité ingénue et candide, vous m'avez comparé à un polichinelle, ce qui m'a franchement amusé. Mais si vous me faites des reproches ou si vous vous étonnez parce que je suis grossier avec vous en ce moment, voire indécent comme un moujik, parce qu'en un mot j'ai changé de ton brusquement, vous êtes tout à fait injuste. Premièrement, il me plaît d'être ainsi, deuxièmement, je ne suis pas chez moi, mais AVEC vous…, autrement dit, je veux dire que nous FAISONS LA NOCE, comme de bons amis, et, troisièmement, j'adore les caprices. Savez-vous que, dans le temps, par pur caprice, j'ai été métaphysicien et philanthrope et que j'ai failli donner dans les mêmes idées que vous ? Ceci, d'ailleurs, se passait il y a fort longtemps, dans les jours dorés de ma jeunesse. Je me souviens que j'étais arrivé dans ma propriété avec des buts humanitaires et que, bien entendu, je m'ennuyais à périr ; et vous ne croirez pas ce qui m'est arrivé alors ? Par ennui, j'ai commencé à fréquenter les jolies filles… Vous faites la grimace ? Oh ! mon jeune ami ! mais nous sommes entre nous ! Quand on fait la noce, on se déboutonne ! Et j'ai une nature russe, bien franche, je suis un patriote, j'aime à me déboutonner ; de plus, il faut savoir profiter de l'occasion et jouir de la vie. Nous mourrons, et après ? Donc, je me mis à courtiser les filles. Je me souviens encore d'une gardeuse de troupeaux dont le mari était un beau jeune moujik. Je l'ai fait punir sévèrement et je voulais l'envoyer au service (d'anciennes espiègleries, mon poète !) mais je ne l'ai pas fait. Il est mort dans mon hôpital… Car j'avais fait construire un magnifique hôpital de douze lits ; propre, avec des parquets. Il y a longtemps d'ailleurs que je l'ai fait détruire, mais à l'époque, j'en étais très fier : j'étais un philanthrope ; et j'ai failli faire périr le petit moujik sous le fouet à cause de sa femme… Voilà que vous froncez de nouveau les sourcils ? Cela vous dégoûte ? Cela révolte vos nobles sentiments ? Allons, calmez-vous ! Tout ceci est passé. J'ai fait cela à l'époque où j'étais romantique, où je voulais devenir un bienfaiteur de l'humanité, fonder une société philanthropique… ; je m'étais fourvoyé dans cette voie. Alors je faisais fouetter les gens. Maintenant, je ne le ferais plus ; maintenant, il faut faire des grimaces, nous faisons tous des grimaces : c'est l'époque qui veut cela… Mais ce qui m'amuse le plus pour l'instant, c'est cet imbécile d'Ikhméniev. Je suis persuadé qu'il a su toute cette histoire avec le moujik…, eh bien, dans la bonté de son âme faite, vraisemblablement, de mélasse, et parce qu'il était entiché de moi à cette époque et se chantait mes louanges à lui-même, il a décidé de ne rien croire et n'en a rien cru ; c'est-à-dire qu'il n'a pas cru au fait et que pendant douze ans il m'a défendu avec acharnement tant qu'il n'a pas été touché personnellement. Ha ! ha ! ha ! Mais tout cela, ce sont des bêtises ! Buvons, mon jeune ami. Dites-moi, aimez-vous les femmes ? Je ne répondis rien. Je me contentais de l'écouter. Il avait entamé une seconde bouteille. « Moi, j'aime parler de femmes à souper… J'ai envie de vous présenter, quand nous serons sortis de table, à une certaine mademoiselle Philiberte, hein ? Qu'en pensez-vous ? Mais qu'est-ce que vous avez ? Vous ne voulez même pas me regarder ?… Hum ! » Il devint songeur. Brusquement, il releva la tête, me jeta un regard expressif, et reprit : « Écoutez, mon poète, je veux vous dévoiler un secret de la nature qui semble vous être complètement inconnu. Je suis sûr que vous me considérez comme un homme perverti, peut-être même comme un coquin, un monstre de dépravation et de vice. Mais je vais vous dire une chose ! S'il pouvait arriver (et ceci, d'ailleurs, étant donné la nature humaine, ne se fera jamais), s'il pouvait arriver que chacun d'entre nous découvrît toutes ses pensées intimes et qu'il le fît sans craindre d'exposer non seulement ce qu'il n'ose dire et ce qu'il ne dirait pour rien au monde à personne, non seulement ce qu'il n'ose dire à ses meilleurs amis, mais même ce que parfois il craint de s'avouer à soimême, il se dégagerait de la terre une telle puanteur que nous en serions tous suffoqués. Voici, entre parenthèses, pourquoi nos conventions et nos convenances mondaines sont si précieuses. Elles ont un sens profond, non pas moral, je n'irai pas jusque-là, mais simplement préservateur, confortable, ce qui vaut encore mieux, puisque la moralité est au fond la même chose que le confort, je veux dire qu'elle a été inventée uniquement pour le confort. Mais nous reviendrons ensuite aux convenances, je m'égare en ce moment, rappelez-le-moi plus tard. Je conclus : vous m'accusez de vice, de débauche, d'immoralité, et je ne suis peut-être coupable que d'être PLUS SINCÈRE que les autres et c'est tout ; j'avoue ce que les autres se cachent même à eux-mêmes, comme je vous le disais tout à l'heure… C'est mal à moi, mais cela me plaît ainsi. D'ailleurs, ne vous inquiétez pas, ajouta-t-il avec un sourire moqueur ; j'ai dit que j'étais « coupa- ble », mais je ne demande pas du tout pardon. Remarquez encore une chose : je ne cherche pas à vous confondre, je ne vous demande pas si vous avez des secrets de ce genre, afin de me justifier à l'aide de vos secrets… J'agis convenablement, noblement. De façon générale, j'agis toujours noblement… – Vous divaguez, voilà tout, lui dis-je en le regardant avec mépris. – Je divague, ha ! ha ! ha ! Voulez-vous que je vous dise à quoi vous pensez en ce moment ? Vous vous demandez pourquoi je vous ai amené ici et pourquoi, brusquement, sans raison, je vous ai ouvert mon cœur ? Est-ce vrai, oui ou non ? – Oui. – Eh bien, vous saurez cela plus tard. – Tout simplement, vous avez vidé près de deux bouteilles et…, vous êtes ivre. – Vous voulez dire soûl. C'est possible. « Ivre ! » c'est plus délicat que soûl. Oh ! homme plein de délicatesse ! Mais…, il me semble que nous recommençons à nous quereller, et nous avions abordé un sujet si intéressant ! Oui, mon poète, s'il y a encore dans ce bas monde quelque chose de beau et d'agréable, ce sont les femmes. – Dites-moi, prince, je ne comprends toujours pas pourquoi il vous est venu à l'idée de me choisir comme confident de vos secrets et de vos… désirs. – Hum !… mais je vous ai dit que vous le sauriez plus tard. Soyez sans inquiétude ; d'ailleurs, même si j'avais fait cela comme ça, sans aucune raison, vous êtes poète, vous me comprendrez, et je vous ai déjà entretenu là-dessus. Il y a une volup- té particulière à arracher brusquement son masque, à se dévoiler avec cynisme à un autre homme dans un état tel qu'on ne daigne même pas avoir honte devant lui. Je vais vous raconter une anecdote. Il y avait à Paris un fonctionnaire qui était fou ; on l'a mis plus tard dans un asile, quand on a été bien sûr qu'il était fou. Lorsqu'il a commencé à perdre la raison, voici ce qu'il a imaginé pour son agrément : chez lui, il se mettait nu comme Adam, gardant seulement ses chaussures, jetait sur ses épaules un vaste manteau qui lui tombait jusqu'aux talons, s'enveloppait dedans, et, avec un air digne et grave, sortait dans la rue. Eh bien, à voir de loin, c'était un homme comme les autres qui se promenait tout tranquillement dans un grand manteau pour son plaisir. Mais dès qu'il rencontrait un passant dans un endroit solitaire, il marchait sur lui sans rien dire, avec un air tout à fait sérieux et profond, s'arrêtait brusquement devant lui, écartait son manteau et se montrait dans toute sa… candeur. Cela durait une minute, puis il s'enveloppait à nouveau et, sans mot dire, sans qu'un muscle de son visage eût bougé, s'éloignait avec aisance, tel le spectre dans Hamlet, du passant cloué par la surprise. Il agissait de cette manière avec tout le monde : hommes, femmes et enfants, et c'était en cela que consistait tout son plaisir. C'est précisément ce genre de jouissance que l'on peut trouver à déconcerter brusquement un Schiller quelconque et à lui tirer la langue, au moment où il s'y attend le moins. Déconcerter, quel mot est-ce là ? J'ai vu cela quelque part dans votre littérature contemporaine… – Oui, mais cet homme était fou, tandis que vous… – Moi, j'ai ma tête à moi ? – Oui. » Le prince se mit à rire. « Vous jugez sainement, mon cher, ajouta-t-il avec l'expression la plus impertinente. – Prince, dis-je, irrité de son insolence, vous nous haïssez, moi entre autres, et en ce moment vous vous vengez sur moi de tout et de tous. Tout ceci vient de l'amour-propre le plus mesquin. Vous êtes méchant, petitement méchant. Nous vous avons poussé à bout, et peut-être êtes-vous surtout fâché depuis l'autre soir. Et rien ne peut vous dédommager autant que ce mépris que vous me témoignez ; vous vous jugez quitte même de la politesse ordinaire que l'on doit à tout le monde. Vous désirez me montrer clairement que vous ne daignez même pas avoir honte en enlevant si brutalement devant moi votre vilain masque et en étalant un cynisme aussi immoral… – Pourquoi me dites-vous tout cela ? me demanda-t-il d'un ton brusque, en arrêtant sur moi un regard haineux. Pour montrer votre pénétration ? – Pour montrer que je vous comprends et vous le faire sentir. – Quelle idée, mon cher ! fit-il en reprenant son ton enjoué et bon enfant. Vous m'avez fait perdre le fil, et c'est tout. Buvons, mon ami, permettez-moi de remplir votre verre. Je voulais justement vous narrer une aventure charmante et des plus curieuses. Je vous la raconterai dans ses grands traits. J'ai connu jadis une dame qui n'était plus de la première jeunesse : elle devait avoir vingt-sept, vingt-huit ans ; c'était une beauté comme on en voit peu : quel buste, quelle prestance, quelle démarche ! Un regard d'aigle, toujours sévère ; elle était altière, hautaine. On la disait froide comme la glace et elle effrayait tout le monde par sa vertu redoutable et inaccessible. Surtout redoutable. Il n'y avait pas dans tout son entourage de juge plus inflexible qu'elle. Elle condamnait non seulement les vices, mais les plus petites faiblesses des autres femmes, et ceci sans appel. On la révérait. Les vieilles les plus orgueilleuses et les plus terribles parleur vertu l'estimaient et cherchaient à gagner ses bonnes grâces. Elle regardait tout le monde avec une cruelle impassibilité, comme une abbesse du Moyen Âge. Les jeunes femmes tremblaient devant son opinion et ses arrêts. Une seule remarque, une seule allusion suffisait pour perdre une réputation, tant elle avait pris d'influence sur la société : les hommes même la craignaient. Pour finir, elle s'était jetée dans une sorte de mysticisme contemplatif, toujours calme et dédaigneux… Eh bien ? Il n'y avait pas plus débauchée que cette femme, et j'ai eu le bonheur de mériter entièrement sa confiance. En un mot, j'ai été secrètement son amant. Nos entrevues étaient aménagées si habilement qu'aucun de ses domestiques même ne pouvait avoir le plus léger soupçon ; seule une ravissante camériste française était initiée à tous ses secrets ; mais on pouvait se fier entièrement à elle, car elle était complice ; de quelle façon, je vais vous le révéler. La dame en question était si voluptueuse que le marquis de Sade lui-même aurait pu prendre des leçons chez elle. Mais le plaisir le plus aigu et le plus violent de cette liaison était le mystère et l'impudence de la tromperie. Cette façon de tourner en dérision tout ce qu'elle prônait en public comme sublime, inaccessible et inviolable et, enfin, ce rire diabolique et intérieur, cette manière de fouler aux pieds tout ce qui est intangible, et tout cela sans mesure, poussé jusqu'aux derniers excès, jusqu'à un point que l'imagination la plus enflammée ne peut se représenter, c'était en cela que consistait la plus haute jouissance… Oui, c'était le diable incarné, mais il offrait une séduction irrésistible. Maintenant encore, je ne peux penser à elle sans ivresse. Dans l'ardeur des plaisirs les plus vifs, elle riait soudain comme une possédée, et je comprenais admirablement ce rire, je riais moi aussi. Aujourd'hui encore, je perds le souffle à ce seul souvenir, bien qu'il y ait de nombreuses années de cela. Au bout d'un an, elle me remplaça. Si j'avais voulu, j'aurais pu lui nuire. Mais qui aurait pu me croire ? Qui ? Qu'en dites-vous, mon jeune ami ? – Pouah ! Quelle abomination ! répondis-je ; j'avais écouté cette confession avec dégoût. – Vous ne seriez pas mon jeune ami si vous aviez répondu autrement. Je savais que vous diriez cela. Ha ! ha ! ha ! Attendez, mon ami, vivez, et vous comprendrez, maintenant il vous faut encore du pain d'épice. Non, après cela vous n'êtes pas un poète ; cette femme comprenait la vie et savait en profiter. – Mais pourquoi aboutir à cette bestialité ? – À quelle bestialité ? – Celle qu'avait atteinte cette femme et vous avec elle ? – Ah ! vous appelez cela de la bestialité ? C'est donc que vous êtes encore en lisière. Je reconnais, il est vrai, que l'indépendance peut se manifester de façon tout opposée, mais…, parlons simplement, mon ami…, avouez que tout ceci est absurde… – Et qu'est-ce qui n'est pas absurde ? – Ma personnalité, mon moi. Tout est pour moi, c'est pour moi que le monde a été créé. Écoutez, mon ami, je crois encore que l'on peut bien vivre sur terre. Et c'est la meilleure des croyances, car sans elle on ne peut même pas vivre mal : il n'y aurait plus qu'à s'empoisonner. On raconte que c'est ce qu'a fait certain imbécile. Il s'est si bien embourbé dans la philosophie qu'il en est arrivé à nier tout, même la légitimité des devoirs les plus normaux et les plus naturels, de sorte qu'il ne lui restait plus rien ; il restait au total : zéro, alors il s'est mis à proclamer que ce qu'il y avait de meilleur dans la vie, c'était l'acide prussique. Vous me direz : c'est Hamlet ; c'est le sommet du désespoir, en un mot quelque chose de si grand que nous ne pouvons même en rêver. Mais vous êtes un poète, et moi un simple mor- tel, aussi je vous dirai qu'il faut regarder cette affaire du point de vue le plus pratique et le plus simple. Moi, par exemple, il y a longtemps que je me suis affranchi de tout lien, et même de toute obligation. Je ne me sens obligé que lorsque cela m'apporte quelque profit. Bien entendu, vous ne pouvez envisager les choses de cette façon, vous avez des entraves aux pieds, un goût dépravé. Vous jugez selon l'idéal, la vertu. Je suis prêt à admettre tout ce que vous voudrez, mais que faire si je suis persuadé que l'égoïsme le plus profond est à la base de toutes les vertus humaines ? Et plus un acte est vertueux, plus il contient d'égoïsme. Aime-toi toi-même, voici la seule règle que je reconnaisse. La vie est un marché : ne jetez pas votre argent par les fenêtres, mais payez votre plaisir, si vous voulez, et vous aurez rempli tout votre devoir envers votre prochain ; voilà ma morale, si vous tenez absolument à la connaître, quoique, je vous l'avoue, il me paraisse préférable de ne rien payer du tout et de savoir obliger les autres à faire quelque chose gratuitement. Je n'ai pas d'idéal, et je ne veux pas en avoir ; je n'en ai jamais éprouvé la nostalgie. On peut vivre si joyeusement, si agréablement sans idéal…, et, en somme, je suis bien aise de pouvoir me passer d'acide prussique. Si j'étais un peu PLUS VERTUEUX, je ne pourrais peut-être pas m'en passer, comme cet imbécile de philosophe. (Un Allemand, sans aucun doute.) Non ! Il y a encore tant de bonnes choses dans, l'existence ! J'aime la considération, le rang, les hôtels particuliers, les enjeux énormes (j'adore les cartes). Mais surtout, surtout les femmes, et les femmes sous tous leurs aspects ; j'aime jusqu'à la débauche obscure et cachée, étrange, originale, même un peu malpropre, pour changer… Ha ! ha ! ha ! Je lis sur votre visage : avec quel mépris vous me regardez en ce moment ! – C'est vrai, lui répondis-je. – Bon, admettons que vous ayez raison ; en tout cas, cela vaut mieux que l'acide prussique. N'est-ce pas votre avis ? – Non, je préfère l'acide prussique. – Je vous ai exprès demandé votre avis pour me délecter de votre réponse ; je la connaissais à l'avance. Non, mon ami, si vous étiez vraiment un philanthrope, vous souhaiteriez que tous les gens d'esprit aient les mêmes goûts que moi, même un peu malpropres, sinon, ils n'auraient bientôt plus rien à faire en ce bas monde et il ne resterait plus que les imbéciles. C'est alors qu'ils seraient heureux ! Et vous connaissez le proverbe : « Aux innocents les mains pleines » ; savez-vous ? Il n'y a rien de plus agréable que de vivre dans la compagnie des sots et de faire chorus avec eux : on en retire du profit ! Ne me reprochez pas d'attacher du prix aux préjugés, de tenir à certaines conventions, de rechercher la considération ; je vois bien que je vis dans une société frivole : mais jusqu'à présent, j'y suis au chaud et je hurle avec les loups ; je fais mine de la défendre âprement, et pourtant, si besoin était, je serais peut-être le premier à l'abandonner. Je connais toutes vos idées nouvelles, bien que je n'en aie jamais souffert ; il n'y a pas de quoi, d'ailleurs. Je n'ai jamais eu de remords. J'accepte tout, pourvu que je m'en trouve bien ; mes pareils et moi nous sommes légion et nous nous portons effectivement fort bien. Tout peut périr sur cette terre, seuls nous ne périrons jamais. Nous existons depuis que le monde est monde. L'univers entier peut être englouti, nous surnagerons : nous surnageons toujours. À propos ! Regardez un peu combien les gens comme nous ont la vie dure. Nous vivons exemplairement, phénoménalement longtemps : cela ne vous a jamais frappé ? Jusqu'à quatre-vingts, quatre-vingt-dix ans ! Donc, la nature elle-même nous protège, hé ! hé ! Je veux absolument atteindre quatre-vingt-dix ans. Je n'aime pas la mort. Au diable la philosophie ! Buvons, mon cher. Nous avions commencé à parler de jolies filles… Mais où allez-vous ? – Je m'en vais, et il est temps que vous vous en alliez, vous aussi. – Voyons, voyons ! Je vous ai, pour ainsi dire, ouvert entièrement mon cœur, et vous n'êtes même pas sensible à ce témoignage éclatant d'amitié ? Hé ! hé ! Vous ne savez guère aimer, mon poète. Mais attendez, je vais commander encore une bouteille… – Une troisième ? – Oui. Pour ce qui est de la vertu, mon jeune disciple (vous me permettrez de vous donner ce doux nom ; qui sait, peut-être mes enseignements vous profiteront-ils…) Donc, pour ce qui est de la vertu, je vous ai déjà dit que « plus la vertu est vertueuse, plus il y a en elle d'égoïsme ». Je veux vous raconter à ce sujet une délicieuse anecdote : j'ai aimé une fois une jeune fille, et je l'aimais presque sincèrement. Elle avait même fait de grands sacrifices pour moi… – C'est celle que vous avez dévalisée ? » lui demandai-je grossièrement, ne voulant plus me contenir. Le prince tressaillit, changea de visage et fixa sur moi ses yeux enflammés ; son regard exprimait la perplexité et la fureur. « Attendez, reprit-il comme pour lui-même. Attendez, laissez-moi réfléchir. Je suis vraiment ivre et j'ai du mal à rassembler mes idées… » Il se tut et me regarda d'un air inquisiteur et malveillant, retenant ma main dans la sienne comme s'il craignait de me voir partir. Je suis persuadé qu'à ce moment-là il réfléchissait et cherchait d'où j'avais pu tenir cette histoire ignorée de presque tous, et s'il ne courait pas quelque danger. Il s'écoula ainsi près d'une minute ; mais, brusquement, son visage se transforma : la raillerie, la gaieté de l'ivresse reparurent dans ses yeux. Il éclata de rire. « Ha ! ha ! ha ! Un Talleyrand, ni plus ni moins ! Eh quoi, j'étais en fait comme un paria devant elle lorsqu'elle m'a jeté en pleine figure l'accusation de l'avoir volée ! Quels glapissements, quelle bordée d'injures ! Elle était enragée, cette femme et… sans la moindre retenue. Mais, vous allez être juge : premièrement, je ne l'avais pas du tout dévalisée, comme vous venez de dire. Elle m'avait donné cet argent, il était à moi. Bon ; supposons que vous me donniez votre plus bel habit (en disant ceci, il jeta un coup d'œil sur mon unique habit passablement déformé, confectionné trois ans plus tôt par un méchant petit tailleur). Je vous en suis reconnaissant, je le porte, et, brusquement, un an plus tard, vous vous disputez avec moi et vous exigez que je vous rende votre habit, alors que je l'ai déjà usé… Ceci manque de noblesse : pourquoi alors me l'avoir donné ? Deuxièmement, bien que cet argent ait été à moi, je l'aurais certainement rendu, mais convenez-en vous-même : où aurais-je pu trouver aussitôt une somme pareille ? Et surtout, je ne peux supporter les idylles et les scènes à la Schiller, je vous l'ai déjà dit, et c'est cela qui a été la cause de tout. Vous ne sauriez croire comme elle prenait des attitudes devant moi, clamant qu'elle me faisait don de cet argent (qui d'ailleurs m'appartenait). La colère m'a pris et j'ai jugé la chose très sainement, car je ne manque jamais de présence d'esprit : j'ai estimé qu'en lui rendant cet argent je ferais peut-être son malheur. Je lui enlèverais le plaisir d'être entièrement malheureuse PAR MA FAUTE et de me maudire toute sa vie. Croyez-moi, mon ami, dans cette sorte de malheur, il y a une manière d'ivresse à se sentir parfaitement intègre et magnanime et à avoir le droit de traiter de coquin celui qui vous a offensé. Cet enivrement de haine se rencontre dans les natures schillériennes, cela va sans dire : peut-être que cette femme dans la suite n'a rien eu à manger, mais je suis convaincu qu'elle a été heureuse. Je n'ai pas voulu la priver de ce bonheur, et je ne lui ai pas restitué l'argent. Ainsi mon principe, selon lequel plus la générosité de l'homme est grande et bruyante, plus il s'y trouve d'égoïsme et des plus sordides, mon principe se trouve entièrement justifié… C'est bien clair ? Mais…, vous vouliez m'attraper, ha ! ha ! ha !… Allons, avouez-le, vous vouliez m'attraper ?… Talleyrand, va ! – Adieu ! lui dis-je en me levant. – Un instant ! Deux mots pour finir, s'écria-t-il, en abandonnant son vilain ton pour parler avec sérieux. Une dernière chose encore : de tout ce que je vous ai dit, il découle clairement (je pense que vous vous en êtes aperçu) que jamais et pour personne je ne laisserai échapper un avantage. J'aime l'argent, il m'en faut, Katerina Fiodorovna en a beaucoup : son père a été fermier des eaux-de-vie pendant dix ans. Elle a trois millions et ces trois millions feront très bien mon affaire. Aliocha et Katia se conviennent parfaitement ; ils sont tous deux aussi stupides qu'il est possible de l'être ; ceci aussi m'est précieux. Aussi je veux absolument que leur mariage se fasse, et le plus rapidement possible. Dans quinze jours, trois semaines, la comtesse et Katia partent à la campagne. Aliocha doit les accompagner. Prévenez Nathalia Nikolaievna, afin que nous n'ayons pas de scènes sublimes ni de drames à la Schiller et qu'on ne vienne pas me contrecarrer. Je suis vindicatif et rancunier ; je sais défendre mon bien. Je n'ai pas peur d'elle : tout se passera, sans aucun doute, selon ma volonté. Aussi, si je la fais prévenir maintenant, c'est presque pour son bien. Veillez donc à ce qu'elle ne fasse pas de sottises, et à ce qu'elle se conduise de façon raisonnable. Sinon, il lui en cuira. Elle doit déjà m'être reconnaissante de ne pas avoir agi avec elle comme il conviendrait selon la loi. Sachez, mon poète, que les lois protègent la tranquillité des familles, elles garantissent au père la soumission de son fils et elles n'encouragent nullement ceux qui détournent les enfants de leurs devoirs sacrés envers leurs parents. Songez enfin que j'ai des relations, qu'elle n'en a aucune et…, il est impossible que vous ne compreniez pas ce que j'aurais pu faire d'elle… Si je ne l'ai pas fait, c'est parce que jusqu'à présent elle s'est montrée raisonnable. Soyez tranquille : pendant ces six mois, des yeux perçants ont observé chacun de ses mouvements, et j'ai tout su, jusqu'au moindre détail. C'est pourquoi j'attendais calmement qu'Aliocha la quitte de lui-même, et ce moment approche ; d'ici là, c'est pour lui une charmante distraction. Je suis resté à ses yeux un père humain, et j'ai besoin qu'il ait de moi cette opinion. Ha ! ha ! ha ! Quand je pense que je lui ai presque fait compliment, l'autre soir, d'avoir été assez généreuse et désintéressée pour ne pas se faire épouser : je voudrais bien savoir comment elle s'y serait prise ! Quant à la visite que je lui ai faite alors, c'était uniquement pour mettre fin à leur liaison. Mais il fallait que je me fasse une certitude par moi-même… Eh bien, cela vous suffit-il ? Ou peut-être désirez-vous encore savoir pourquoi je vous ai amené ici, pourquoi j'ai fait toutes ces grimaces devant vous, et pourquoi je vous ai parlé avec tant de franchise, quand tout ceci eût pu fort bien se passer de confidences…, oui ? – Oui. » Je me contenais et écoutais avidement. Je n'avais plus rien d'autre à lui répondre. « Uniquement parce que j'ai remarqué en vous un peu plus de bon sens et de clairvoyance que dans nos deux petits imbéciles. Vous auriez pu me connaître plus tôt, me deviner, faire des suppositions : j'ai voulu vous éviter cette peine et j'ai résolu de vous montrer clairement À QUI vous aviez affaire. Une impression vraie est une grande chose. Comprenez-moi donc, mon ami. Vous savez à qui vous avez affaire, vous aimez cette jeune fille, aussi j'espère maintenant que vous userez de toute votre influence (car vous avez de l'influence sur elle) pour lui épargner CERTAINS ennuis. Autrement, elle en aurait, et je vous assure que ce ne serait pas une plaisanterie. Enfin, la troisième raison de ma franchise envers vous, c'est que… (mais vous l'avez sans doute deviné, mon cher) j'avais vraiment envie de cracher un peu sur cette histoire, et ceci précisément en votre présence… – Et vous avez atteint votre but, lui dis-je, en tremblant d'indignation. Je conviens que vous n'auriez pu d'aucune autre façon m'exprimer si bien votre haine et votre mépris envers moi et envers nous tous. Non seulement vous n'aviez pas à craindre que vos confidences vous compromettent, mais vous n'avez même pas éprouvé de honte devant moi… Vous vous êtes montré semblable à ce fou au manteau. Vous ne m'avez pas considéré comme un homme. – Vous avez deviné, mon jeune ami, dit-il, en se levant : vous avez tout deviné : ce n'est pas pour rien que vous êtes un écrivain. J'espère que nous nous séparons bons amis. Si nous buvions mutuellement à notre santé ? – Vous êtes ivre, et c'est la seule raison pour laquelle je ne vous réponds pas comme il conviendrait… – Encore une réticence, vous n'avez pas achevé comme vous auriez dû me répondre, ha ! ha ! ha ! Vous me permettez de payer votre écot ? – Ne prenez pas cette peine, je réglerai cela moi-même. – J'en étais sûr ! Nous faisons route ensemble ? – Non, je ne rentrerai pas avec vous. – Adieu, mon poète. J'espère que vous m'avez compris. » Il sortit d'un pas mal assuré, et sans se retourner vers moi. Son valet de pied l'installa dans sa calèche. La pluie tombait, la nuit était sombre… QUATRIÈME PARTIE I Je ne décrirai pas mon exaspération. Quoiqu'on eût pu s'attendre à tout, j'étais impressionné comme s'il s'était brusquement présenté à moi dans toute sa laideur. D'ailleurs, je me souviens que mes impressions étaient confuses : je me sentais écrasé, meurtri, et une sombre angoisse m'étreignait le cœur : je tremblais pour Natacha. Je pressentais qu'elle aurait encore beaucoup à souffrir, et je cherchais avec inquiétude le moyen de le lui éviter, de lui adoucir les derniers instants avant le dénouement. Ce dénouement lui-même ne laissait aucun doute : il approchait et on savait de reste ce qu'il serait ! J'arrivai chez moi sans m'en apercevoir, malgré la pluie qui n'avait pas cessé. Il était près de trois heures. Avant que j'aie eu le temps de frapper à la porte de mon appartement, j'entendis un gémissement, et la porte s'ouvrit précipitamment, comme si Nelly était restée à m'attendre près du seuil. La bougie était allumée. Je regardai Nelly et fus effrayé : son visage était méconnaissable ; ses yeux brillaient d'un éclat fiévreux et avaient un regard étrange : on eût dit qu'elle ne me reconnaissait pas. Elle avait une forte fièvre. « Nelly, qu'as-tu, tu es malade ? » lui demandai-je en me penchant vers elle et en l'entourant de mon bras. Elle se serra en tremblant contre moi, comme si elle avait peur, commença à dire quelque chose avec un débit haché et précipité ; elle semblait m'avoir attendu pour me raconter cela plus vite. Ses paroles étaient incohérentes et étranges ; je ne compris rien : elle avait le délire. Je la conduisis immédiatement à son lit. Mais elle se rejetait sans cesse vers moi et s'agrippait fortement à moi comme si elle avait peur et me priait de la défendre contre quelqu'un ; lorsqu'elle fut étendue sur son lit, elle continua à se cramponner à ma main et la tint serrée, craignant que je ne m'en aille à nouveau. J'étais si ébranlé nerveusement que je fondis en larmes en la regardant. J'étais moi-même malade. Lorsqu'elle aperçut mes larmes, elle attacha sur moi un regard fixe et prolongé, avec une attention tendue, comme si elle essayait de comprendre quelque chose et de réfléchir. On voyait que cela lui coûtait un grand effort. Enfin, quelque chose qui ressemblait à une pensée éclaira son visage après une violente crise d'épilepsie, elle restait habituellement quelque temps sans pouvoir rassembler ses esprits ni prononcer de paroles distinctes. C'était ce qui se produisait en ce moment : elle fit un effort extraordinaire pour me parler, puis, ayant deviné que je ne la comprenais pas, elle étendit vers moi sa petite main et commença à essuyer mes larmes, me passa son bras autour du cou, m'attira vers elle et m'embrassa. C'était clair : elle avait eu une crise en mon absence et cela s'était produit au moment où elle se tenait près de la porte. La crise passée, elle était vraisemblablement restée longtemps sans pouvoir revenir à elle. À ces moments-là, le délire se mêle à la réalité, et des représentations effroyables, terrifiantes s'étaient sans doute offertes à elle. En même temps, elle sentait confusément que je devais revenir et que je frapperais à la porte, et c'est pourquoi, couchée sur le plancher, près du seuil, elle avait guetté mon retour et s'était levée au moment où j'allais frapper. Mais pourquoi donc se trouvait-elle juste derrière la porte ? songeai-je, et soudain, je remarquai avec étonnement qu'elle avait mis sa petite pelisse (je venais de la lui acheter à une vieille revendeuse de ma connaissance qui passait chez moi et qui me cédait parfois sa marchandise à crédit) ; elle se préparait donc à sortir et avait sans doute déjà ouvert la porte lorsque l'épilepsie l'avait brusquement terrassée. Où donc voulait-elle aller ? Elle avait probablement déjà le délire ? Cependant, la fièvre persistait ; elle retomba dans le délire et perdit à nouveau connaissance. Elle avait déjà eu deux crises depuis qu'elle habitait chez moi, mais cela s'était toujours bien terminé, tandis que maintenant elle semblait en proie à un accès de fièvre chaude. Je restai assis près d'une demi-heure à la veiller, puis je calai des chaises contre le divan et me couchai tout habillé à côté d'elle, afin de m'éveiller aussitôt qu'elle m'appellerait. Je n'éteignis pas la bougie. Je la regardai bien des fois encore avant de m'endormir. Elle était pâle ; ses lèvres desséchées par la fièvre portaient des traces de sang, dues sans doute à sa chute. Son visage conservait une expression de terreur et reflétait une angoisse torturante qui semblait la poursuivre jusque dans son sommeil. Je résolus d'aller le lendemain à la première heure chercher le médecin, si elle allait plus mal. Je craignais qu'elle ne fût vraiment malade. « C'est le prince qui l'a effrayée ! » pensai-je en frémissant, et je me souvins de son récit sur la femme qui lui avait jeté son argent à la figure. II Quinze jours avaient passé. Nelly se rétablissait. Elle n'avait pas eu la fièvre chaude, mais elle avait été très malade. Elle s'était levée à la fin d'avril, par un jour clair et lumineux. C'était la Semaine Sainte. Pauvre créature ! Je ne puis poursuivre mon récit dans l'ordre. Il s'est écoulé beaucoup de temps jusqu'à cette minute où je note tout ce passé, mais aujourd'hui encore, c'est avec une tristesse poignante que je pense à son petit visage maigre et pâle, aux regards prolongés et insistants de ses yeux noirs, lorsque nous restions en tête-à-tête et qu'elle me regardait de son lit, longuement, comme pour m'inviter à deviner ce qu'elle avait dans l'esprit ; mais, voyant que je ne devinais pas et que je restais dans la même incertitude, elle souriait doucement, comme pour elle-même, et me tendait soudain d'un geste tendre sa main brûlante aux doigts décharnés. Maintenant, tout cela est loin et je sais tout, mais je ne pénètre pas encore tous les secrets de ce cœur malade, offensé et à bout de souffrance. Je sens que je m'écarte de mon récit, mais en ce moment je ne veux penser qu'à Nelly. Chose étrange, maintenant que je suis couché sur un lit d'hôpital, seul, abandonné de tous ceux que j'ai tant aimés, il arrive parfois qu'un petit détail de cette époque-là, demeuré inaperçu ou vite oublié, me revienne brusquement à la mémoire, et, envisagé isolément, revête soudain une tout autre signification et m'explique ce que je n'avais pu comprendre encore. Les quatre premiers jours de sa maladie, le docteur et moi fûmes terriblement inquiets, mais le cinquième jour le docteur me prit à part et me dit qu'il n'y avait plus rien à craindre et qu'elle se rétablirait certainement. C'était ce même médecin que je connaissais depuis longtemps, vieux garçon, brave et original, que j'avais appelé lors de la première maladie de Nelly et qui l'avait tellement frappée avec la croix de Stanislas de dimensions extraordinaires qu'il portait au cou. « Alors, il n'y a plus rien à craindre ? m'écriai-je, tout joyeux. – Non ; cette fois, elle va se rétablir, mais elle n'en a pas pour longtemps. rêt. – Oui, elle va certainement mourir bientôt. Elle a un vice organique du cœur, et, à la moindre circonstance fâcheuse, elle s'alitera à nouveau. Peut-être qu'elle recouvrera la santé, mais elle retombera malade et elle finira par mourir. – Et il n'y a absolument aucun moyen de la sauver ? Non, c'est impossible ! – C'est pourtant ce qui doit arriver. Cependant, si on écartait tout incident fâcheux, avec une vie douce et tranquille, plus de satisfactions, on pourrait éloigner le terme, et il y a même des cas…, inattendus…, étranges…, anormaux…, en un mot, ma patiente peut même être sauvée, grâce à un concours de circonstances favorables, mais sauvée radicalement, jamais. – Grand Dieu, mais que faire alors ? – Comment ? Pourquoi ? m'exclamai-je, stupéfait de cet ar- – Suivre mes conseils, mener une vie tranquille et prendre régulièrement les poudres. J'ai remarqué que cette enfant est capricieuse, sujette à des sautes d'humeur, et moqueuse même ; elle déteste prendre régulièrement un remède, elle vient de refuser catégoriquement. – Oui, docteur. Elle est réellement étrange, mais je mets tout cela au compte d'une irritation maladive. Hier, elle était très obéissante ; tandis qu'aujourd'hui lorsque je lui ai apporté sa potion, elle a heurté la cuiller, comme par hasard, et tout s'est renversé. Et lorsque j'ai voulu délayer une autre cuillerée de poudre, elle m'a arraché la boîte des mains, l'a jetée par terre et a fondu en larmes. Ce n'est sans doute pas uniquement parce qu'on lui fait prendre des poudres, ajoutai-je après avoir réfléchi un instant. – Hum ! De l'irritation. Ses anciens malheurs (je lui avais raconté en détail une grande partie de l'histoire de Nelly et mon récit l'avait beaucoup impressionné), tout cela se tient et c'est de là que vient sa maladie. En attendant, le seul remède, c'est de prendre des poudres il faut donc qu'elle en prenne. Je vais essayer encore une fois de la convaincre d'écouter les conseils du médecin et…, c'est-à-dire en parlant en général…, de prendre des poudres. » Nous sortîmes de la cuisine où avait eu lieu notre entretien et le docteur s'approcha de son lit. Mais Nelly semblait nous avoir entendus : du moins, elle avait levé la tête de dessus son oreiller et, tournée de notre côté, avait épié tout le temps ce que nous disions. Je l'avais remarqué par la porte entrouverte ; lorsque nous vînmes vers elle, la petite coquine se fourra de nouveau sous ses couvertures, et nous regarda avec un sourire malicieux. La pauvre enfant avait beaucoup maigri pendant ces quatre jours de maladie : ses yeux s'étaient enfoncés, elle avait encore la fièvre. Son expression espiègle et ses regards brillants et agressifs qui étonnaient tellement le docteur (le meilleur de tous les Allemands de Pétersbourg) en paraissaient d'autant plus étranges. Il lui expliqua sérieusement, d'une voix tendre et caressante qu'il s'efforçait d'adoucir le plus possible, que les poudres étaient nécessaires et salutaires, et que tous les malades devraient en prendre. Nelly relevait la tête lorsque soudain, d'un geste de la main absolument imprévu, elle heurta la cuiller et toute la potion se répandit sur le sol. J'étais convaincu qu'elle l'avait fait exprès. « Voici une maladresse regrettable, dit tranquillement le petit vieux, et je soupçonne que vous l'avez fait exprès, ce qui n'est pas du tout louable. Mais…, on peut réparer cela, et délayer une autre poudre. » Nelly lui rit au nez. Le docteur hocha sentencieusement la tête. « C'est très vilain, dit-il, en délayant une nouvelle poudre : ce n'est pas du tout louable. – Ne vous fâchez pas, répondit Nelly, en faisant de vains efforts pour ne pas éclater de rire à nouveau : je vais la prendre sûrement… Mais est-ce que vous m'aimez ? – Si vous vous conduisez bien, je vous aimerai beaucoup. – Beaucoup ? – Oui. – Et maintenant, vous ne m'aimez pas ? – Si. – Et vous m'embrasseriez, si j'en avais envie ? – Oui, si vous le méritez. fois. Pour le coup, Nelly n'y tint plus et éclata de rire encore une « Notre malade est gaie, mais ceci, ce n'est que nerfs et caprices, me chuchota le docteur de l'air le plus sérieux. – C'est bon, je vais prendre ma poudre, cria brusquement Nelly de sa petite voix faible mais quand je serai grande, vous vous marierez avec moi ? » Cette nouvelle espièglerie l'amusait apparemment beaucoup ; ses yeux étincelaient et le rire faisait trembler ses lèvres, tandis qu'elle attendait la réponse du docteur légèrement interloqué. « Oui, répondit-il, en souriant malgré lui à ce nouveau caprice ; oui, si vous voulez bien être bonne, bien élevée, obéissante et si vous voulez bien… – Prendre des poudres ? répliqua Nelly. – Oh-oh ! eh bien, oui, prendre vos poudres. Quelle bonne petite, me murmura-t-il, elle est bonne et intelligente, mais pourtant…, m'épouser…, quel drôle de caprice ! » Et il lui présenta sa potion. Mais cette fois, elle ne rusa même pas, elle donna simplement de la main un petit coup à la cuiller, et tout le liquide rejaillit sur la chemise et le visage du pauvre vieux. Nelly éclata de rire bruyamment, mais ce n'était plus un rire franc et joyeux. Une lueur cruelle, mauvaise, passa sur son visage. Pendant tout ce temps, elle évitait mon regard, ne regardait que le docteur et, d'un air moqueur qui laissait cependant percer une inquiétude, elle attendait ce qu'allait faire le « drôle » de petit vieux. « Oh ! encore… Quel malheur ! Mais…, on peut délayer une autre poudre », dit le docteur, en essuyant de son mouchoir son visage et sa chemise. Cela frappa beaucoup Nelly. Elle s'attendait à ce que nous nous mettions en colère, elle pensait qu'on allait la gronder, lui faire des reproches, peut-être le désirait-elle inconsciemment, afin d'avoir un prétexte pour pleurer, sangloter comme dans une crise d'hystérie, renverser encore le médicament comme tout à l'heure et même casser quelque chose, tout cela pour apaiser son petit cœur meurtri et capricieux. Il n'y a pas que Nelly, ni les malades qui aient des caprices de ce genre. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé d'aller et venir dans ma chambre avec le désir inconscient que quelqu'un me fasse sur-lechamp un affront ou me dise une parole qui puisse être prise pour une injure, afin de pouvoir soulager mon cœur. Les femmes, lorsqu'elles « soulagent » ainsi leur cœur, commencent par répandre les larmes les plus sincères, et les plus sensibles vont même jusqu'à la crise d'hystérie. C'est un phénomène simple et extrêmement courant, et il se produit surtout lorsqu'on a au cœur un autre chagrin, souvent inconnu de tous et que l'on voudrait, mais que l'on ne peut, communiquer à personne. Mais, soudain, frappée par la bonté angélique du vieillard qu'elle avait offensé, et la patience avec laquelle il délayait une troisième poudre, sans lui dire un seul mot de reproche, Nelly se calma. Son sourire moqueur disparut, le rouge lui monta au visage, ses yeux devinrent humides : elle me jeta un regard rapide et se détourna aussitôt. Le docteur lui apporta sa potion. Elle la but docilement, prit la main rouge et enflée du vieux et le regarda dans les yeux. « Vous… êtes fâché, parce que je suis méchante », commença-t-elle, mais elle n'acheva pas ; elle se cacha la tête sous sa couverture et éclata en sanglots bruyants et hystériques. « Oh ! mon enfant, ne pleurez pas…, ce n'est rien…, c'est nerveux ; buvez un peu d'eau. » Mais Nelly ne l'écoutait pas. « Calmez-vous…, ne vous désolez pas, poursuivit-il, tout prêt à pleurer lui-même, car c'était un homme très sensible ; je vous pardonne, et je vous épouserai si vous vous conduisez en honnête fille, et si… – Vous prenez vos poudres », dit Nelly sous la couverture, et un rire que je connaissais bien, un rire nerveux et faible, semblable au son d'une clochette, entrecoupé de sanglots, se fit entendre. « Bonne et reconnaissante enfant, dit d'un ton solennel le docteur qui avait presque les larmes aux yeux. Pauvre petite ! » À partir de ce moment, s'établit entre lui et Nelly une étrange sympathie. Avec moi, au contraire, Nelly se montrait de plus en plus hostile, nerveuse et irritable. Je ne savais à quoi l'attribuer, et m'en étonnais d'autant plus que ce changement s'était produit brusquement. Les premiers jours de sa maladie, elle avait été très tendre et très affectueuse envers moi ; il semblait qu'elle ne pouvait se lasser de me voir : elle ne me laissait pas m'éloigner, elle tenait ma main dans sa main brûlante et me faisait asseoir à côté d'elle, et si elle remarquait que j'étais sombre ou inquiet, elle s'efforçait de m'égayer, plaisantait, jouait avec moi et me souriait, étouffant visiblement ses propres souffrances. Elle ne voulait pas que je travaille la nuit ou que je reste à la veiller et s'attristait de voir que je ne lui obéissais pas. Parfois, je lui voyais une mine soucieuse ; elle commençait à me poser des questions pour me faire dire pourquoi j'étais triste, à quoi je pensais ; mais, chose bizarre, quand j'en venais à Natacha, elle se taisait aussitôt ou commençait à parler d'autre chose. Elle semblait éviter de parler de Natacha, et ceci m'étonna. Lorsque j'arrivais, elle était tout heureuse. Mais lorsque je prenais mon chapeau, elle me suivait d'un regard triste, étrange, et comme chargé de reproche. Le quatrième jour de sa maladie, je passai toute la soirée chez Natacha et j'y restai longtemps après minuit. Nous avions beaucoup de choses à nous dire. En partant, j'avais dit à ma malade que j'allais revenir bientôt, et j'y comptais moi-même. Bien que je fusse resté plus que je ne m'y attendais chez Natacha, j'étais tranquille sur le compte de Nelly : elle n'était pas seule. Alexandra Semionovna, ayant appris par Masloboiev, qui avait passé chez moi, que la petite était malade, que j'avais fort à faire et que j'étais seul, était venue la voir. Mon Dieu, comme la bonne Alexandra Semionovna s'était mise en peine ! « Alors il ne viendra pas dîner, ah ! mon Dieu ! Et il est seul, le pauvre ! Eh bien, il faut lui montrer notre dévouement, il ne faut pas laisser passer l'occasion. » Et elle était arrivée tout de suite en fiacre avec un énorme paquet. Elle m'avait annoncé d'emblée qu'elle s'installait chez moi et qu'elle était venue pour m'aider et avait défait son paquet. Il contenait des sirops, des confitures pour la malade, des poulets et une poule, pour le cas où Nelly entrerait en convalescence, des pommes à mettre au four, des oranges, des pâtes de fruits de Kiev (si le docteur le permettait) et enfin, du linge, des draps, des serviettes, des chemises, des bandes, des compresses, de quoi monter tout un hôpital. « Nous avons de tout, me dit-elle, en prononçant chaque mot précipitamment, comme si elle se hâtait : et vous, vous vivez comme un vieux garçon. Vous n'avez pas tout cela. Aussi, permettez-moi…, d'ailleurs c'est Philippe Philippytch qui me l'a ordonné. Eh bien, maintenant…, vite, vite ! Que faut-il faire ? Comment va-t-elle ? A-t-elle sa connaissance ? Ah ! elle n'est pas bien comme cela, il faut lui arranger son oreiller pour qu'elle ait la tête plus basse ; dites, ne vaudrait-il pas mieux un coussin de cuir ? C'est plus frais. Ah comme je suis bête ! Je n'ai pas pensé à en apporter un. Je vais aller le chercher… Faut-il faire du feu ? Je vous enverrai une bonne vieille que je connais. Car vous n'avez pas de servante… Mais que faut-il faire pour l'instant ? Qu'est-ce que c'est que cela ? Une herbe…, c'est le docteur qui l'a prescrite ? Pour faire une infusion, sans doute ? Je vais tout de suite allumer le feu. » Mais je la calmai, et elle s'étonna et même se chagrina de voir qu'il n'y avait pas tant d'ouvrage. Cela ne la découragea pas, d'ailleurs. Elle se fit tout de suite une amie de Nelly et me rendit de grands services pendant toute sa maladie ; elle venait nous voir presque chaque jour et arrivait toujours avec l'air de vouloir rattraper au plus vite quelque chose qui avait disparu. Elle disait chaque fois qu'elle venait sur l'ordre de Philippe Philippytch. Nelly lui plut beaucoup. Elles s'aimèrent comme deux sœurs et je crois qu'Alexandra Semionovna était à beaucoup d'égards aussi enfant que Nelly. Elle lui racontait des histoires, la faisait rire, et Nelly s'ennuyait lorsque Alexandra Semionovna s'en retournait chez elle. Sa première apparition avait étonné ma malade, mais elle avait deviné tout de suite pourquoi cette visiteuse imprévue était arrivée et, selon son habitude, avait pris une mine renfrognée et s'était cantonnée dans un silence hostile. « Pourquoi est-elle venue ? m'avait-elle demandé d'un air mécontent lorsque Alexandra Semionovna fut partie. – Pour t'aider, Nelly, et te soigner. – Pourquoi ?… Je n'ai jamais rien fait pour elle. – Les braves gens n'attendent pas qu'on fasse quelque chose pour eux, Nelly. Ils aiment rendre service à ceux qui en ont besoin. Rassure-toi il y a beaucoup de braves gens. Le malheur, c'est que tu ne les as pas rencontrés lorsqu'il aurait fallu. » Nelly se tut ; je m'éloignai. Mais au bout d'un quart d'heure, elle m'appela de sa voix faible, me demanda à boire et brusquement m'entoura de ses bras, appuya sa tête sur ma poitrine et me tint longtemps serré contre elle. Le lendemain, lorsque Alexandra Semionovna arriva, elle l'accueillit avec un sourire joyeux, mais elle semblait encore avoir honte devant elle. III C'est ce jour-là que je restai chez Natacha toute la soirée. Je rentrai tard. Nelly dormait. Alexandra Semionovna avait sommeil, elle aussi, mais elle m'attendait, assise auprès de la malade. Elle commença aussitôt à me raconter précipitamment à voix basse que Nelly avait été très gaie au début, qu'elle avait même beaucoup ri, mais qu'ensuite elle avait pris l'air triste et qu'en voyant que je ne revenais pas elle s'était tue et était devenue songeuse. Puis elle s'était plainte de maux de tête, s'était mise à pleurer et à sangloter, « tellement que je ne savais que faire, ajouta Alexandra Semionovna. Elle a commencé à me parler de Nathalia Nikolaievna, mais je n'ai rien pu lui dire ; alors elle a cessé de me poser des questions, et tout le reste du temps elle a pleuré et à la fin s'est endormie. Allons, adieu, Ivan Petrovitch ; je crois qu'elle va tout de même mieux, et il faut que je me sauve, Philippe Philippytch m'a dit de rentrer tôt. Je vous avouerai qu'il ne m'avait laissée sortir que pour deux heures, et je suis restée ici de moi-même. Mais cela ne fait rien, ne vous inquiétez pas pour moi ; il n'osera pas se fâcher… À moins que… Ah, mon Dieu, mon cher Ivan Petrovitch, que puis-je faire ? maintenant, il rentre toujours soûl ! Il est très occupé, il ne me parle plus, il y a quelque chose qui l'ennuie, qui lui pèse sur l'esprit, je le vois bien ; et, le soir, il est tout de même soûl… Et je me dis tout le temps s'il revient en ce moment, qui le fera coucher ? Mais je m'en vais, je m'en vais, adieu. Adieu, Ivan Petrovitch. J'ai regardé vos livres : vous en avez beaucoup, et ça doit être des livres intelligents : et moi, sotte, qui n'ai jamais rien lu !… Allons, à demain… » Mais, le lendemain, Nelly se réveilla triste et morose, elle me répondait à contrecœur. D'elle-même elle ne m'adressait pas la parole, comme si elle était fâchée contre moi. Je remarquai seulement certains regards qu'elle me jeta, presque à la dérobée ; on y lisait une souffrance cachée, et en même temps une tendresse qu'elle ne laissait pas voir lorsqu'elle me regardait en face. C'est ce jour-là que se produisit la scène avec le docteur ; je ne savais que penser. Mais Nelly changea définitivement à mon égard. Ses bizarreries, ses caprices, parfois même sa haine envers moi se prolongèrent jusqu'au jour où elle cessa de vivre avec moi, jusqu'à la catastrophe qui dénoua tout notre roman. Mais nous y viendrons plus tard. Parfois, d'ailleurs, elle redevenait tendre avec moi pour une heure ou deux. Elle semblait alors vouloir redoubler de caresses ; le plus souvent elle pleurait amèrement. Mais ces heures passaient vite, elle retombait dans sa mélancolie et me regardait à nouveau d'un air hostile. Ou lorsqu'elle s'apercevait qu'une de ses nouvelles espiègleries me déplaisait, elle se mettait à rire et cela finissait presque toujours par des larmes. Elle se disputa même une fois avec Alexandra Semionovna, lui dit qu'elle ne voulait rien d'elle. Et lorsque je me mis à lui faire des reproches en présence d'Alexandra Semionovna, elle se mit en colère et me répondit avec brusquerie ; elle semblait déborder de rancune ; puis, brusquement, elle se tut et resta près de deux jours sans m'adresser la parole, ne voulant ni prendre sa potion, ni boire, ni manger ; seul, le vieux médecin sut la convaincre et la ramener à de meilleurs sentiments. J'ai déjà dit qu'entre le docteur et elle, depuis le jour où il lui avait donné son remède, s'était établie une curieuse sympathie. Nelly l'avait pris en grande affection et l'accueillait toujours avec un sourire radieux, comme si elle n'avait pas eu une ombre de tristesse avant son arrivée. De son côté, le petit vieux s'était mis à venir chaque jour, parfois même deux fois par jour, même lorsque Nelly commença à marcher et à se rétablir complètement, et elle l'avait si bien ensorcelé qu'il ne pouvait rester une journée sans entendre son rire et ses plaisanteries, souvent très amusantes. Il lui apporta des livres d'images, toujours d'un caractère édifiant. Il y en eut un qu'il acheta exprès pour elle. Plus tard, il lui apporta des douceurs, de jolies boîtes de bonbons. Ces fois-là, il entrait habituellement avec un air solennel, comme si cela avait été son jour de fête, et Nelly devinait tout de suite qu'il apportait un cadeau. Mais il ne montrait pas son présent, il riait d'un air malin, s'asseyait à côté de Nelly et insinuait que lorsqu'une jeune fille savait bien se conduire et mériter l'estime en son absence, elle avait droit à une belle récompense. En disant cela, il la regardait d'un air si simplet et si bon que Nelly, tout en riant de lui de bon cœur, laissait voir dans son regard rasséréné un attachement tendre et sincère. Enfin, le vieux se levait d'un air solennel, sortait la boîte de bonbons et ajoutait invariablement en la remettant à Nelly : « Pour mon aimable et future épouse. » À ce moment-là, il était certainement plus heureux encore que Nelly. Ils se mettaient ensuite à causer ; chaque fois, il l'exhortait sérieusement et avec éloquence à prendre soin de sa santé et il lui donnait des conseils de praticien. « Il faut avant tout veiller sur sa santé, disait-il d'un ton dogmatique : tout d'abord, et surtout, pour rester en vie, et ensuite pour être toujours en bonne santé et atteindre ainsi le bonheur. Si vous avez des chagrins, ma chère enfant, oubliezles, ou, mieux encore, essayez de ne pas y penser. Si vous n'en avez pas…, n'y pensez pas non plus, et tâchez de penser à ce qui vous fait plaisir…, à des choses gaies, distrayantes. – Mais penser à quoi ? » lui demandait Nelly. Le docteur restait alors pantois. « Eh bien…, à un jeu innocent, qui convienne à votre âge…, ou à quelque chose de ce genre… – Je ne veux pas jouer, je n'aime pas cela, disait Nelly. J'aime mieux les robes neuves. – Les robes neuves ! Hum ! ce n'est déjà plus aussi bien. Il faut savoir se contenter d'une condition modeste. Et, d'ailleurs…, peut-être… qu'on peut aimer aussi des robes neuves. – Est-ce que vous me ferez faire beaucoup de robes, lorsque je serai mariée avec vous ? – Quelle idée ! » dit le docteur, et involontairement il fronçait les sourcils. Nelly souriait d'un air fripon et une fois même, s'oubliant, elle me regarda en souriant. « Et, du reste…, je vous ferai faire une robe si vous le méritez par votre conduite, poursuivit le docteur. – Est-ce qu'il faudra que je prenne des poudres tous les jours, lorsque je serai mariée avec vous ? – Peut-être que non, pas toujours », et le docteur se mettait à sourire. Nelly interrompait l'entretien par un éclat de rire. Le vieillard riait lui aussi, en la regardant avec affection. « Quel esprit enjoué ! me dit-il en se tournant vers moi. Mais il lui reste encore une humeur capricieuse et fantasque et de l'irritabilité. » Il avait raison. Je ne savais décidément pas ce qui lui était arrivé. Elle semblait ne plus vouloir me parler, comme si je m'étais rendu coupable envers elle. Cela m'était très pénible. Je prenais moi-même un air renfrogné et de tout un jour je ne lui adressai pas la parole, mais le lendemain j'en eus honte. Elle pleurait souvent et je ne savais absolument pas comment la consoler. D'ailleurs, un jour elle rompit son silence. J'étais rentré juste avant le crépuscule, et je l'avais vue cacher rapidement un livre sous son oreiller. C'était mon roman qu'elle avait pris sur la table et qu'elle lisait en mon absence. Pourquoi donc me le cacher, comme si elle avait honte ? pensaije, mais je fis mine de n'avoir rien remarqué. Au bout d'un quart d'heure, je me rendis à la cuisine pour une minute : elle sauta rapidement de son lit et remit le roman à sa place ; lorsque je revins, je l'aperçus sur la table. Un instant après, elle m'appela ; sa voix trahissait une certaine émotion. Cela faisait déjà quatre jours qu'elle ne me parlait presque plus. « Vous… irez aujourd'hui chez Natacha ? me demanda-telle d'une voix saccadée. – Oui, Nelly, j'ai absolument besoin de la voir aujourd'hui. – Vous… l'aimez… beaucoup ? demanda-t-elle encore d'une voix faible. – Oui, Nelly, beaucoup. – Moi aussi, je l'aime », ajouta-t-elle à voix basse. Puis ce fut de nouveau le silence. « Je veux aller la voir et vivre avec elle, reprit Nelly en me jetant un regard humide. – C'est impossible, Nelly, répondis-je assez étonné. Est-ce que tu n'es pas bien chez moi ? – Pourquoi donc est-ce impossible ? » Et elle devint toute rouge : « Vous me conseillez bien d'aller chez son père ; mais moi je ne veux pas y aller. Est-ce qu'elle a une servante ? – Oui. – Eh bien, alors, elle la renverra, et c'est moi qui la servirai. Je ferai tout pour elle et je n'accepterai pas qu'elle me paie ; je l'aimerai et je lui ferai la cuisine. Dites-le lui aujourd'hui. – Mais pourquoi, quelle idée, Nelly ! et quelle opinion as-tu d'elle ? Crois-tu qu'elle accepterait de te prendre comme cuisinière ? Si elle te prenait, ce serait comme son égale, comme sa petite sœur. – Non, je ne veux pas qu'elle me prenne comme son égale… Ça, non… – Pourquoi donc ? » Nelly se taisait. Un tremblement agitait ses lèvres ; elle avait envie de pleurer. « Mais celui qu'elle aime maintenant va s'en aller et la laisser seule ? » demanda-t-elle enfin. Je fus stupéfait. « Comment sais-tu cela, Nelly ? – C'est vous-même qui me l'avez dit et, avant-hier matin, quand le mari d'Alexandra Semionovna est venu, je le lui ai demandé et il m'a tout raconté. – Masloboiev est venu ici un matin ? – Oui, répondit-elle en baissant les yeux. – Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ? – Parce que… » Je réfléchis une minute. Dieu sait pourquoi Masloboiev rôdait ainsi avec ses airs mystérieux. Sur quelle piste était-il ? Il aurait fallu que je le voie. « Mais qu'est-ce que cela peut te faire qu'il la quitte, Nelly ? – Vous l'aimez beaucoup, n'est-ce pas ? me répondit Nelly, sans lever les yeux sur moi. Si vous l'aimez, vous l'épouserez, quand l'autre sera parti. – Non, Nelly, elle ne m'aime pas comme je l'aime et je… Non, cela ne se fera pas, Nelly. – Je vous servirais tous les deux, et vous seriez heureux », me dit-elle presque à voix basse, sans me regarder. « Qu'est-ce qu'elle a, qu'est-ce qu'elle a ? » me dis-je tout bouleversé. Nelly s'était tue et ne dit plus un mot. Mais lorsque je sortis, elle fondit en larmes, pleura toute la soirée, ainsi que me le dit Alexandra Semionovna, et s'endormit tout en larmes. Même la nuit, en dormant, elle pleurait et parlait dans son délire. À partir de ce jour, elle fut encore plus sombre et plus silencieuse et elle ne me parla plus du tout. Il est vrai que je saisis deux ou trois regards qu'elle me jeta à la dérobée, pleins de tendresse Mais cela passait avec le moment qui avait provoqué cette tendresse et, comme pour résister à cet élan, Nelly, presque d'heure en heure, devenait plus morose, même avec le médecin qui s'étonnait de ce changement. Cependant, elle était presque rétablie et le docteur lui permit enfin d'aller se promener au grand air, mais pour de courts instants. Le temps était clair et chaud. C'était la Semaine Sainte, qui se trouvait très tard cette année-là ; je sortis un matin : il me fallait absolument aller chez Natacha, mais je m'étais promis de rentrer tôt afin de prendre Nelly et d'aller faire une promenade avec elle ; jusquelà, je la laissai seule. Je ne saurais exprimer le coup qui m'attendait à la maison. Je m'étais hâté. En arrivant, je vois que la clé est à l'extérieur. J'entre : personne. Je me sentis défaillir. Je regarde : sur la table, il y avait un papier, avec une inscription au crayon, d'une grosse écriture inégale : « Je suis partie de chez vous et je ne reviendrai plus jamais. Mais je vous aime beaucoup. « Votre fidèle NELLY. » Je poussai un cri d'effroi et me précipitai hors de mon appartement. IV Je n'étais pas encore sorti dans la rue et je n'avais pas eu le temps de réfléchir à ce que j'allais faire que soudain j'aperçus un drojki qui s'arrêtait devant la porte de la maison : Alexandra Semionovna en sortit, tenant Nelly par la main. Elle la serrait bien fort, comme si elle avait peur qu'elle ne s'enfuît une seconde fois. Je me jetai vers elles. « Nelly, que t'arrive-t-il ? m'écriai-je : où es-tu allée, pourquoi ? – Attendez, ne vous pressez pas ; montons chez vous, vous saurez tout, dit Alexandra Semionovna ; ce que j'ai à vous raconter, Ivan Petrovitch, me murmura-t-elle hâtivement en chemin, c'est à ne pas y croire !… Allons, vous allez savoir tout de suite. » On voyait sur son visage qu'elle apportait des nouvelles extrêmement importantes. « Va te coucher un instant, Nelly, dit-elle lorsque nous fûmes entrés dans la chambre : tu es fatiguée ; ce n'est pas rien que de faire une telle course ; et après ta maladie, c'est épuisant ; va te coucher, ma chérie. Nous allons nous en aller pour ne pas la déranger, elle va s'endormir. » Et elle me désigna la cuisine d'un clin d'œil. Mais Nelly ne se coucha pas : elle s'assit sur le divan et se couvrit le visage de ses mains. Nous sortîmes et Alexandra Semionovna me mit hâtivement au courant de l'affaire. Je sus plus de détails après. Voici ce qui s'était passé : Après être partie de chez moi, deux heures environ avant mon retour, me laissant son billet, Nelly avait tout d'abord couru chez le vieux docteur. Elle s'était procuré son adresse auparavant. Le docteur me raconta qu'il avait failli s'évanouir lorsqu'il avait vu Nelly chez lui et que pendant tout le temps qu'elle était restée, « il n'en croyait pas ses yeux ». Même aujourd'hui, je ne le crois pas, ajouta-t-il en conclusion, et je ne le croirai jamais. Et cependant Nelly était réellement allée chez lui. Il était assis tranquillement dans son cabinet, dans son fauteuil, en robe de chambre, et il prenait son café, lorsqu'elle était entrée en courant et, avant qu'il ait eu le temps de se ressaisir, s'était jetée à son cou. Elle pleurait, le serrait dans ses bras, l'embrassait, lui baisait les mains, le priant instamment, avec des mots sans suite, de la prendre chez lui ; elle disait qu'elle ne voulait plus et ne pouvait plus vivre chez moi, que c'était pour cela qu'elle était partie ; qu'elle s'y sentait mal à son aise ; qu'elle ne se moquerait plus de lui et ne lui parlerait plus de robes neuves, et qu'elle se conduirait bien, apprendrait à lui laver et à lui repasser ses chemises » (elle avait sans doute composé tout son discours en chemin, et même peut-être avant) et qu'enfin elle serait obéissante, et chaque jour s'il le fallait prendrait les poudres qu'il voudrait. Que si elle avait dit qu'elle voulait se marier avec lui, c'était pour plaisanter, qu'elle n'y pensait même pas. Le vieil Allemand était tellement abasourdi qu'il était resté tout le temps bouche bée, tenant en l'air son cigare qu'il avait laissé s'éteindre. « Mademoiselle, avait-il dit, enfin, retrouvant tant bien que mal l'usage de sa langue, mademoiselle, autant que j'ai pu vous comprendre, vous me demandez de vous prendre chez moi. Mais c'est impossible ! Vous le voyez, je vis très à l'étroit et j'ai de maigres revenus… Et enfin, brusquement ainsi sans réflé- chir… C'est affreux ! Enfin, d'après ce que je vois, vous vous êtes enfuie de chez vous. C'est tout à fait blâmable et impossible… Et puis je vous ai seulement permis de vous promener un petit moment, quand il ferait beau, sous la surveillance de votre bienfaiteur, et vous quittez votre bienfaiteur et vous courez chez moi, alors que vous devriez veiller sur votre santé et… et… prendre votre potion… Enfin…, enfin…, je n'y comprends rien… » Nelly ne l'avait pas laissé achever. Elle s'était remise à pleurer, l'avait à nouveau supplié, mais rien n'y avait fait. Le vieux était de plus en plus stupéfait et comprenait de moins en moins. Finalement, Nelly l'avait quitté en criant : Ah ! mon Dieu ! » et s'était enfuie hors de la chambre. « J'ai été malade toute la journée, ajouta le docteur, en achevant son récit, et j'ai dû prendre une décoction pour dormir… » Nelly avait alors couru chez les Masloboiev. Elle s'était munie aussi de leur adresse et les trouva, quoique non sans peine. Masloboiev était chez lui. Alexandra Semionovna leva les bras au ciel lorsque Nelly les pria de la prendre chez eux. On lui demanda pourquoi elle avait eu cette idée et si elle n'était pas bien chez moi. Nelly n'avait rien répondu et s'était jetée en sanglotant sur une chaise. « Elle pleurait tellement, tellement, me dit Alexandra Semionovna, que j'ai cru qu'elle allait en mourir. » Nelly les supplia de la prendre au besoin comme femme de chambre ou comme cuisinière ; elle dit qu'elle balayerait les planchers, apprendrait à laver le linge. (Elle fondait sur ce blanchissage du linge des espérances particulières et estimait que c'était la façon la plus séduisante d'engager les gens à la prendre.) Alexandra Semionovna voulait la garder jusqu'à plus ample éclaircissement, et me le faire savoir. Mais Philippe Philippytch s'y était opposé formellement et avait ordonné aussitôt qu'on reconduisit la fugitive chez moi. En chemin, Alexandra Semionovna l'avait prise dans ses bras et embrassée, et Nelly s'était remise à pleurer encore plus fort. En la regardant, Alexandra Semionovna avait fondu elle aussi en larmes. De sorte qu'elles n'avaient fait toutes deux que pleurer pendant tout le chemin. « Mais pourquoi donc, pourquoi donc ne veux-tu plus vivre chez lui ? Est-ce qu'il te maltraite ? lui avait demandé Alexandra Semionovna, tout en larmes. – Non… – Alors, pourquoi ? – Parce que… je ne veux pas vivre chez lui…, je ne peux pas…, je suis toujours si méchante avec lui…, et lui, il est bon…, chez vous, je ne serai pas méchante, je travaillerai, dit-elle en sanglotant comme dans une crise d'hystérie. – Mais pourquoi es-tu si méchante avec lui, Nelly ? – Parce que… – Et je n'ai pu tirer d'elle que ce « parce que », conclut Alexandra Semionovna, en essuyant ses larmes. Pourquoi estelle si malheureuse ? C'est peut-être sa maladie ? Qu'en pensezvous, Ivan Petrovitch ? » Nous rentrâmes. Nelly était étendue, le visage enfoui dans les oreillers, et pleurait. Je me mis à genoux devant elle, lui pris les mains et commençai à les baiser. Elle me retira ses mains et sanglota encore plus fort. Je ne savais que dire. À ce moment, le vieil Ikhméniev entra. « Bonjour, Ivan. Je viens te voir pour affaire », me dit-il en nous regardant tous deux, étonné de me voir à genoux. Le vieux avait été malade tous ces derniers temps. Il était pâle et maigre, mais, comme pour narguer quelqu'un, il dédaignait son mal et refusait d'écouter les exhortations d'Anna Andréievna : il se levait et continuait à vaquer à ses affaires. « Adieu, à bientôt, me dit Alexandra Semionovna, en regardant le vieillard avec insistance. Philippe Philippytch m'a recommandé de rentrer le plus tôt possible. Nous avons à faire. Mais je viendrai ce soir, je resterai une heure ou deux. – Qui est-ce ? » me dit le vieux à voix basse, en pensant visiblement à autre chose. Je le lui expliquai. « Hum ! je suis venu au sujet d'une affaire, Ivan… » Je savais de quelle affaire il s'agissait, et j'attendais sa visite. Il venait nous parler à Nelly et à moi et voulait me la redemander. Anna Andréievna avait enfin consenti à prendre l'orpheline chez elle. C'était le résultat de nos conversations secrètes : j'avais convaincu Anna Andréievna et lui avais dit que la vue de l'orpheline, dont la mère avait été elle aussi maudite par son père, pouvait, peut-être, ramener le cœur du vieux à d'autres sentiments. Je lui avais si clairement exposé mon plan que maintenant c'était elle qui pressait son mari de prendre l'enfant. Le vieillard se mit à l'œuvre avec empressement il voulait tout d'abord plaire à son Anna Andréievna, et il avait son idée… Mais j'y reviendrai plus en détail… J'ai déjà dit que, dès la première visite du vieux, Nelly avait éprouvé de l'aversion pour lui. Je remarquai par la suite qu'une sorte de haine même se faisait voir sur son visage lorsqu'on prononçait devant elle le nom d'Ikhméniev. Le vieux entra tout de suite dans le sujet, sans préambule. Il alla droit à Nelly, qui était toujours couchée, cachant son visage dans les oreillers, lui prit la main et lui demanda si elle voulait bien venir vivre chez lui et lui tenir lieu de fille. « J'avais une fille, et je l'aimais plus que moi-même, conclut le vieillard, mais maintenant elle ne vit plus avec moi. Elle est morte. Veux-tu prendre sa place dans ma maison et… dans mon cœur ? » Et dans ses yeux secs et enflammés par la fièvre une larme apparut. « Non, je ne veux pas, répondit Nelly, sans relever la tête. – Pourquoi, mon enfant ? Tu n'as personne. Ivan ne peut te garder éternellement chez lui, et chez moi tu seras en famille. – Je ne veux pas, parce que vous êtes méchant. Oui, méchant, méchant ajouta-t-elle en levant la tête et en s'asseyant sur le lit, face au vieillard. Moi aussi, je suis méchante, plus méchante que tout le monde, et pourtant vous êtes encore plus méchant que moi !… » En disant ceci, Nelly devint blême, et ses yeux se mirent à étinceler ; ses lèvres tremblantes pâlirent et grimacèrent sous l'afflux d'une sensation violente. Le vieillard la regardait, embarrassé. « Oui, plus méchant que moi, car vous ne voulez pas pardonner à votre fille ; vous voulez l'oublier complètement et prendre un autre enfant ; est-ce qu'on peut oublier son enfant ? Est-ce que vous m'aimerez ? Dès que vous me regarderez, vous vous rappellerez que je suis une étrangère, que vous aviez une fille que vous avez voulu oublier parce que vous êtes un homme cruel. Et je ne veux pas vivre chez des gens cruels, je ne veux pas, je ne veux pas !… » Nelly devint pourpre et me jeta un regard rapide. « C'est après-demain Pâques tous les gens s'embrassent, se réconcilient, se pardonnent… Je le sais… Il n'y a que vous…, vous seul ! Vous êtes cruel ! Allez-vous en ! » Elle était tout en larmes. Elle avait sans doute composé ce discours longtemps avant et l'avait retenu, pour le cas où le vieillard l'inviterait encore une fois à venir chez lui. Ikhméniev était impressionné ; il avait pâli. Une expression douloureuse se lisait sur son visage. « Et pourquoi, pourquoi tout le monde s'inquiète-t-il ainsi de moi ? Je ne veux pas, je ne veux pas, s'écria soudain Nelly dans un accès de fureur ; j'irai demander l'aumône ! – Nelly, qu'est-ce que tu as ? Nelly, mon enfant ! m'écriaije involontairement, mais mon exclamation ne fit que verser de l'huile sur le feu. – Oui, j'aime mieux aller dans les rues et demander l'aumône, et je ne resterai pas ici, criait-elle en sanglotant. Ma mère aussi mendiait, et quand elle est morte, elle m'a dit : « Reste pauvre, et va plutôt mendier que… » Ce n'est pas une honte de demander l'aumône ; je ne demande pas à un seul, mais à tout le monde, et, tout le monde, ce n'est personne ; demander à un seul, c'est honteux, mais à tous non ; c'est ce qu'une mendiante m'a dit ; je suis petite, je n'ai rien d'autre. Et je demanderai à tout le monde ; je ne veux pas, je ne veux pas, je suis méchante, plus méchante que tout le monde : voilà comme je suis méchante ! » Et Nelly saisit brusquement une tasse sur la table et la jeta par terre. « Elle est cassée maintenant ! dit-elle en me regardant d'un air de défi triomphant. Il n'y a que deux tasses, ajouta-t-elle, et je casserai aussi l'autre… Alors dans quoi boirez-vous votre thé ? » Elle était comme possédée et semblait trouver une jouissance dans cet accès de rage : on eût dit qu'elle sentait que c'était mal, honteux, mais qu'en même temps elle s'incitait ellemême à commettre quelque nouvelle incartade. « Elle est malade, Vania, me dit le vieux ; ou bien…, ou bien je ne comprends pas quelle enfant c'est là. Adieu ! » Il prit sa casquette et me serra la main. Il était très abattu ; Nelly l'avait horriblement blessé, j'étais révolté. « Comment n'as-tu pas eu pitié de lui, Nelly ! m'écriai-je, lorsque nous fûmes seuls. Tu n'as pas honte ? Non, tu n'es pas bonne, tu es vraiment méchante ! » Et comme j'étais, nu-tête, je courus après le vieux. Je voulais le raccompagner jusqu'à la porte de la maison et lui dire quelques mots de consolation. En descendant précipitamment l'escalier, je crus voir encore devant moi le visage de Nelly, livide sous mes reproches. J'eus bientôt rattrapé mon vieil ami. « La pauvre enfant se sent outragée, elle a ses chagrins à elle, crois-moi, Ivan, et moi qui commençais à lui conter mes malheurs ! me dit-il avec un sourire amer. J'ai rouvert sa blessure. On dit que celui qui a la panse pleine n'a pas d'oreille pour l'affamé ; j'ajouterai que l'affamé lui-même ne comprend pas toujours l'affamé. Allons, adieu ! » Je voulais lui parler d'autre chose ; mais il fit de la main un geste découragé. « Inutile de chercher à me consoler ; veille plutôt à ce qu'elle ne se sauve pas de chez toi : elle en a tout l'air, ajouta-t-il avec une sorte d'irritation et il s'éloigna d'un pas rapide en balançant les bras et en frappant le trottoir de sa canne. Il ne pensait pas qu'il se montrait bon prophète. » Qu'advint-il de moi lorsqu'en rentrant, à mon épouvante, je trouvai à nouveau la chambre vide ! Je me précipitai dans l'entrée, cherchai Nelly dans l'escalier, l'appelai ; je frappai même chez les voisins, demandant si on l'avait vue ; je ne pouvais, ne voulais pas croire qu'elle se fût de nouveau enfuie. Et comment avait-elle pu ? La maison n'avait qu'une seule porte ; elle aurait dû passer devant nous, pendant que je parlais avec le vieux. Mais bientôt, à mon grand chagrin, je réfléchis qu'elle avait pu se cacher d'abord dans l'escalier, guetter le moment où je remonterais et se sauver ; de cette façon, personne n'avait pu la voir. En tout cas, elle n'avait pu aller loin. Horriblement inquiet, je partis de nouveau à sa recherche, laissant à tout hasard la porte ouverte. Je me rendis tout d'abord chez les Masloboiev. Je ne les trouvai ni l'un ni l'autre chez eux. Je leur laissai un billet dans lequel je les informais de mon nouveau malheur, les priant, si Nelly venait, de me le faire savoir aussitôt : puis j'allai chez le docteur : il n'était pas là non plus et sa servante me dit qu'il n'avait eu d'autre visite que celle de tout à l'heure. Que faire ? J'allai chez la Boubnova et appris par la femme du fabricant de cercueils que la logeuse était au poste depuis hier, et qu'on n'avait pas revu Nelly DEPUIS L'AUTRE JOUR. Fatigué, épuisé, je courus à nouveau chez les Masloboiev : même réponse, personne n'était venu, et eux-mêmes n'étaient pas encore rentrés. Mon billet était toujours sur la table. Je ne savais plus que devenir. Dans une angoisse mortelle, je repris le chemin de la maison tard dans la soirée. Il me fallait encore aller chez Natacha ; elle m'avait fait appeler dès le matin. Je n'avais rien mangé de la journée ; la pensée de Nelly me torturait. « Qu'est-ce que cela veut dire ? songeai-je. Est-ce là une conséquence étrange de sa maladie ? Est-elle folle ou en train de le devenir ? Mais, mon Dieu, où est-elle maintenant, où la trouver ? » À peine avais-je poussé cette exclamation que je l'aperçus soudain, à quelques pas de moi, sur le pont V… Elle se tenait près d'un réverbère et ne m'avait pas aperçu. Je voulus courir vers elle, mais m'immobilisai : « Qu'est-ce qu'elle fait donc ici ? » me dis-je, étonné, et sûr de ne plus la perdre, je décidai d'attendre et de l'observer. Dix minutes s'écoulèrent ; elle était toujours là, regardant les passants. Enfin, un petit vieillard bien mis se montra, et Nelly s'approcha de lui ; sans s'arrêter, il sortit quelque chose de sa poche et le lui tendit. Elle s'inclina pour le remercier. Je ne peux exprimer ce que je ressentis en cet instant. Mon cœur se serra douloureusement ; il me semblait que quelque chose qui m'était cher, que j'aimais, que j'avais choyé et caressé, se trouvait en cet instant souillé, déshonoré mais en même temps des larmes me vinrent. Oui, je pleurais sur ma pauvre Nelly, quoique au même moment je ressentisse une indignation insurmontable ; elle ne mendiait pas par nécessité ; elle n'avait pas été jetée à la rue, ni abandonnée, elle ne s'était pas enfuie de chez de cruels oppresseurs, mais de chez ses amis, qui l'aimaient et la gâtaient. On eût dit qu'elle voulait étonner ou effrayer par ses exploits ; elle semblait braver quelqu'un. Mais quelque chose de mystérieux mûrissait dans son âme… Oui, le vieux avait raison ; elle était offensée, sa blessure ne pouvait se cicatriser, et elle s'efforçait de la rouvrir par ces agissements secrets, par cette défiance envers nous tous ; elle se délectait de cette douleur, de cet ÉGOÏSME DE LA SOUFFRANCE, si l'on peut s'exprimer ainsi. Je comprenais ce besoin d'envenimer sa souffrance et cette délectation : c'était celle de beaucoup d'humiliés et offensés, opprimés par le sort et conscients de son injustice. Mais de quelle injustice de notre part Nelly avait-elle à se plaindre ? On eût dit qu'elle voulait nous surprendre et nous effrayer par ses hauts faits, ses caprices et ses incartades étranges, par ostentation… Mais ce n'était pas cela ! En ce moment, elle était seule, aucun d'entre nous ne la voyait demander l'aumône. Il était impossible qu'elle y trouvât du plaisir ! Pourquoi demander l'aumône, pourquoi avait-elle besoin d'argent ? Lorsqu'elle eut reçu cette obole, elle quitta le pont et s'approcha des fenêtres vivement éclairées d'un magasin. Là, elle commença à faire le compte de son butin ; je me tenais à dix pas de là. Elle avait déjà une certaine somme dans la main. On voyait qu'elle avait mendié depuis le matin. Elle referma sa main, traversa la rue et entra dans une boutique. Je m'approchai aussitôt de la porte grande ouverte et regardai ce qu'elle allait faire. Je la vis poser son argent sur le comptoir, et on lui donna une tasse, une simple tasse à thé, tout à fait semblable à celle qu'elle avait cassée pour nous montrer à Ikhméniev et à moi combien elle était méchante. Cette tasse coûtait sans doute dans les quinze kopeks, et même peut-être moins. Le marchand la lui enveloppa dans un papier, l'entoura d'une ficelle et la remit à Nelly, qui sortit précipitamment de la boutique d'un air tout content. « Nelly ! criai-je lorsqu'elle fut arrivée à ma hauteur : Nelly ! » Elle tressaillit, me regarda, la tasse lui échappa des mains, tomba sur le pavé et se brisa. Nelly était pâle ; mais lorsqu'elle m'eut regardé et se fut convaincue que j'avais tout vu et que je savais tout, elle rougit subitement ; cette rougeur décelait une honte intolérable et torturante. Je la pris par la main et l'emmenai à la maison ; ce n'était pas loin. En chemin, nous ne prononçâmes pas un mot. Une fois arrivé chez moi, je m'assis ; Nelly restait debout devant moi, pensive et troublée ; son visage avait repris sa pâleur et elle baissait les yeux. Elle ne pouvait pas me regarder. « Nelly, tu demandais l'aumône ? – Oui, dit-elle tout bas en baissant les yeux encore davantage. – Tu voulais amasser de quoi racheter une tasse comme celle que tu as cassée tout à l'heure ? – Oui… – Mais t'ai-je fait des reproches, t'ai-je grondée ? Ne vois-tu pas combien de méchanceté, de méchanceté vaniteuse il y a dans ton acte ? Est-ce bien cela ? Tu n'as pas honte ? Est-ce que… – Si, j'ai honte, murmura-t-elle d'une voix à peine perceptible, et une petite larme roula sur sa joue. – Tu as honte, répétai-je après elle : Nelly, ma chère enfant, je suis coupable envers toi, pardonne-moi et faisons la paix. » Elle me regarda ; les larmes jaillirent de ses yeux et elle se jeta sur ma poitrine. À ce moment, Alexandra Semionovna entra en coup de vent. « Comment ! Elle est rentrée ? De nouveau ? Ah ! Nelly, Nelly, qu'est-ce qui t'arrive ? Enfin, c'est bien du moins que tu sois rentrée… Où l'avez-vous trouvée, Ivan Petrovitch ? » Je fis un clin d'œil à Alexandra Semionovna afin qu'elle ne me posât plus de questions, et elle me comprit. Je dis tendrement adieu à Nelly qui pleurait toujours amèrement, et priai la bonne Alexandra Semionovna de rester avec elle jusqu'à mon retour ; puis je courus chez Natacha ; j'étais en retard et je me dépêchai. C'était ce soir-là que se décidait notre sort : nous avions beaucoup de choses à nous dire, Natacha et moi, mais je lui glissai tout de même un mot sur Nelly et lui racontai en détail tout ce qui était arrivé. Mon récit intéressa beaucoup Natacha et même l'impressionna. « Sais-tu, Vania, me dit-elle après avoir réfléchi un instant. Je crois qu'elle t'aime. – Quoi ? Comment ? lui demandai-je étonné. – Oui, c'est un commencement d'amour, d'amour de femme… – Que dis-tu, Natacha, tu rêves ! Mais c'est une enfant ! – Qui aura bientôt quatorze ans. Cette exaspération vient de ce que tu ne comprends pas son amour et de ce que, peutêtre, elle ne se comprend pas elle-même ; si son irritation est puérile à beaucoup d'égards, elle n'en est pas moins sérieuse et cruelle. Surtout, elle est jalouse de moi. Tu m'aimes tellement que, même à la maison, tu ne t'inquiètes et tu ne parles sans doute que de moi et tu fais peu attention à elle. Elle l'a remarqué et cela l'a blessée. Elle veut peut-être te parler, elle éprouve peut-être le besoin de t'ouvrir son cœur, mais elle ne sait pas, elle a honte, elle ne se comprend pas elle-même, elle attend une occasion, et toi, au lieu de hâter ce moment, tu t'éloignes, tu te sauves pour venir me voir ; même lorsqu'elle était malade, tu l'as laissée seule des journées entières. Voilà pourquoi elle pleure : tu lui manques, et ce qui lui est le plus pénible, c'est que tu ne t'en aperçoives pas. Tiens, en ce moment encore, tu l'as laissée seule pour moi. Elle en sera malade demain. Comment as-tu pu la laisser seule ? Va vite la retrouver… – Je ne l'aurais pas laissée, si… – Oui, c'est moi qui t'ai demandé de venir ; maintenant, sauve-toi. – J'y vais, mais bien entendu, je ne crois rien de tout cela. – Parce qu'elle ne ressemble pas aux autres. Rappelle-toi son histoire, songe à tout cela, et tu y croiras. Elle n'a pas eu une enfance comme la nôtre… » Je revins tout de même assez tard. Alexandra Semionovna me raconta que Nelly avait de nouveau beaucoup pleuré et s'était endormie « tout en larmes », comme l'autre soir. « Maintenant, il faut que je m'en aille, Ivan Petrovitch. Philippe Philippytch me l'a ordonné. Il m'attend, le pauvre. » Je la remerciai et m'assis au chevet de Nelly. Il m'était pénible de penser que j'avais pu la quitter dans un pareil moment. Jusqu'à une heure avancée de la nuit, je restai auprès d'elle, absorbé dans mes rêveries… Quelle époque fatale ! Mais il faut que je raconte ce qui était arrivé pendant ces quinze derniers jours. V Après la soirée mémorable passée avec le prince au restaurant, chez B., pendant quelques jours, je ne cessai de craindre pour Natacha. « De quoi la menaçait ce maudit prince, et comment va-t-il se venger ? » me demandais-je à chaque instant, et je me perdais en conjectures. J'en vins, finalement, à la conclusion que ces menaces n'étaient ni une plaisanterie, ni une fanfaronnade, et que tant qu'elle vivrait avec Aliocha le prince pouvait réellement lui causer beaucoup de désagréments. C'était un homme mesquin, vindicatif, méchant et calculateur, songeai-je. Il eût été étonnant qu'il oubliât une offense et ne profitât pas d'une occasion de se venger. En tout cas, il m'avait indiqué un point de toute cette affaire sur lequel il s'était exprimé assez clairement : il exigeait impérieusement la rupture d'Aliocha et de Natacha et attendait de moi que je la préparasse à une séparation prochaine de façon qu'il n'y eût « ni scènes sublimes, ni drames à la Schiller ». Bien entendu, son premier souci était qu'Aliocha demeurât content de lui et continuât à le considérer comme un père tendre : il en avait besoin pour pouvoir s'emparer par la suite plus commodément de la fortune de Katia. Donc, j'avais à préparer Natacha à une rupture imminente. J'avais remarqué en elle un grand changement ; il n'y avait plus trace de son ancien abandon avec moi ; bien plus, elle semblait se défier de moi. Mes consolations ne faisaient que la tourmenter, mes questions l'indisposaient de plus en plus et même la fâchaient. Je restais assis à la regarder arpenter sa chambre, les bras croisés, soucieuse, pâle, comme absente, ayant oublié même que j'étais là, à côté d'elle. Lorsque ses yeux tombaient sur moi (et elle évitait même mes regards), une irritation impatiente se lisait sur son visage et elle se détournait rapidement. Je comprenais qu'elle méditait peut-être un plan à elle, en vue de la rupture prochaine : pouvait-elle y songer sans souffrance, sans amertume ? J'étais convaincu qu'elle avait déjà décidé de rompre. Mais ce sombre désespoir me tourmentait et m'effrayait. Parfois, je n'osais même pas lui adresser la parole pour chercher à la consoler, et j'attendais avec terreur le dénouement. Pour ce qui est de son attitude hautaine et froide avec moi, bien qu'elle m'inquiétât, et me fît souffrir, j'étais sûr du cœur de ma Natacha ; je voyais qu'elle souffrait beaucoup et qu'elle était par trop désemparée. Toute intervention étrangère ne suscitait en elle que de l'exaspération, de l'animosité. En pareil cas, l'immixtion d'amis intimes, initiés à nos secrets, nous est pardessus tout désagréable. Mais je savais aussi très bien qu'à la dernière minute Natacha reviendrait vers moi et que ce serait dans mon cœur qu'elle chercherait un soulagement. Je lui tus, naturellement, ma conversation avec le prince : cela n'eût fait que la troubler et l'abattre encore davantage. Je lui dis seulement, en passant, que j'avais été avec le prince chez la comtesse et que j'avais acquis la conviction que c'était une horrible canaille. Mais elle ne me posa même pas de questions à son sujet, et j'en fus bien content ; par contre, elle écouta avidement tout ce que je lui racontai de mon entrevue avec Katia. Lorsque j'eus fini, elle n'ajouta rien, mais une rougeur envahit son visage pâle et presque toute la journée elle fut particulièrement agitée. Je ne lui cachai rien sur Katia et lui avouai franchement qu'elle m'avait fait à moi aussi une excellente impression. Et à quoi bon dissimuler ? Natacha aurait deviné que je lui cachais quelque chose, et se serait fâchée contre moi. Aussi lui fis-je à dessein un récit aussi détaillé que possible, m'efforçant d'autant plus de prévenir toutes ses questions que, dans sa position, il lui était difficile de m'interroger ; est-ce chose aisée, en effet, que de s'enquérir, avec un air d'indifférence, des perfections de sa rivale ? Je croyais qu'elle ignorait encore qu'Aliocha, sur décision irrévocable du prince, devait accompagner la comtesse et Katia à la campagne, et je m'inquiétais de la façon dont je le lui apprendrais afin de lui adoucir ce coup dans la mesure du possible. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque Natacha, aux premiers mots, m'arrêta et me dit que ce n'était pas la peine de la CONSOLER car elle était au courant depuis cinq jours. « Bon Dieu ! m'écriai-je, mais qui te l'a dit ! – Aliocha. – Comment ? Il te l'a déjà dit ? – Oui, et je suis prête à tout, Vania », ajouta-t-elle avec un air impatient qui me laissait entendre clairement que je ferais mieux de laisser là cette conversation. Aliocha venait voir Natacha assez souvent, mais il ne restait qu'un instant ; une fois seulement, il passa chez elle plusieurs heures, et c'était en mon absence. Il entrait habituellement avec un air triste, la regardait timidement, tendrement ; mais Natacha était si affectueuse avec lui qu'il oubliait tout à l'instant et s'égayait. Il venait aussi me voir fréquemment, presque tous les jours. Il souffrait sincèrement, mais il ne pouvait demeurer une minute seul avec sa tristesse et venait à tout moment chercher un réconfort auprès de moi. Que pouvais-je lui dire ? Il me reprochait ma froideur, mon indifférence, mon hostilité même à son égard ; il se chagrinait, pleurait, et s'en allait chez Katia où il se consolait. Le jour où Natacha me dit qu'elle était au courant de ce départ (c'était une semaine environ après ma conversation avec le prince), il accourut chez moi désespéré, m'embrassa, laissa tomber sa tête sur ma poitrine, et se mit à sangloter comme un enfant. Je me taisais, attendant ce qu'il allait dire. « Je suis un homme vil et abject, Vania, commença-t-il : sauve-moi de moi-même. Je ne pleure pas parce que je suis vil et abject, mais parce que Natacha va être malheureuse par ma faute. Car je l'abandonne à son malheur… Vania, mon ami, dismoi, décide pour moi qui j'aime le plus : Katia ou Natacha ? – Je ne peux décider cela, Aliocha, lui répondis-je : tu sais mieux que moi… – Non, Vania, ce n'est pas cela ; je ne suis tout de même pas assez sot pour poser une pareille question ; mais le fait est que je n'en sais rien moi-même. Je m'interroge et ne peux trouver de réponse. Toi qui vois cela de loin, tu sais peut-être mieux que moi… Et même si tu ne sais pas, dis-moi, que t'en semble-til ? – Je crois que c'est Katia que tu aimes le plus. – Tu crois cela ! Non, non, c'est absolument faux ! Tu te trompes. J'aime infiniment Natacha. Jamais, pour rien au monde, je ne pourrais la quitter ; je l'ai dit à Katia, et elle est de mon avis. Pourquoi ne dis-tu rien ? Je viens de te voir sourire. Ah ! Vania, jamais tu ne m'as consolé quand j'avais trop de chagrin, comme en ce moment… Adieu ! » Il sortit précipitamment, laissant une extraordinaire impression à Nelly étonnée qui avait écouté en silence notre conversation. Elle était encore malade alors, elle restait alitée et prenait des remèdes. Aliocha ne lui adressait jamais la parole et, lors de ses visites, ne faisait presque pas attention à elle. Deux heures plus tard, il revint et je m'étonnai de son visage joyeux. Il se jeta de nouveau à mon cou et m'embrassa. « C'est fini ! Toutes nos incertitudes sont résolues. En sortant d'ici, je suis allé tout droit chez Natacha ; j'étais désemparé, je ne pouvais me passer de sa présence. En entrant, je suis tombé à genoux devant elle et je lui ai baisé les pieds : j'avais besoin de le faire, j'en avais envie ; sans cela, je serais mort de chagrin. Elle m'a embrassé sans rien dire et s'est mise à pleurer. Alors je lui ai dit sans détour que j'aimais Katia plus qu'elle… – Qu'est-ce qu'elle a dit ? – Elle n'a rien répondu, elle m'a seulement caressé et consolé…, moi qui venais de lui dire cela ! Elle sait consoler, Ivan Petrovitch ! Oh ! j'ai pleuré devant elle tout mon malheur, je lui ai tout dit. Je lui ai dit franchement que j'aimais beaucoup Katia, mais que, quel que fût mon amour, je ne pouvais pas vivre sans elle, Natacha, et que j'en mourrais. Oui, Vania, je ne pourrais pas vivre un jour sans elle, je le sens ! Aussi avonsnous décidé de nous marier sans tarder ; et comme il est impossible de le faire avant mon départ, car c'est le grand carême et qu'on ne peut nous marier, ce sera remis à mon retour, au début de juin. Mon père me donnera sans aucun doute son consentement. Quant à Katia, que voulez-vous ? Je ne peux vivre sans Natacha… Nous nous marierons et nous irons rejoindre Katia… » Pauvre Natacha ! Combien il avait dû lui être douloureux de consoler ce gamin, de s'occuper de lui, d'écouter son aveu et d'imaginer pour la tranquillité de ce naïf égoïste la fable d'un mariage ! Aliocha fut réellement plus calme pendant quelques jours. Il ne courait chez Natacha que parce que son faible cœur n'avait pas la force de supporter seul sa tristesse. Cependant, lorsque le moment de la séparation approcha, il retomba dans l'inquiétude, dans les larmes, et recommença à venir pleurer son chagrin chez moi. Les derniers temps, il était si attaché à Natacha qu'il disait ne pouvoir la quitter non seulement six se- maines, mais même un jour. Jusqu'à la fin, d'ailleurs, il fut convaincu qu'il ne se séparait d'elle que pour six semaines et que leur mariage se ferait à son retour. Quant à Natacha, elle avait parfaitement compris que sa destinée allait changer, qu'Aliocha ne lui reviendrait jamais cette fois, et qu'il devait en être ainsi. Le jour de la séparation arriva. Natacha était malade ; pâle, le regard enflammé, les lèvres sèches ; tantôt elle se parlait en aparté, tantôt elle jetait sur moi un regard vif et pénétrant ; elle ne pleurait pas, ne répondait pas à mes questions, et se mit à trembler comme une feuille lorsque retentit la voix sonore d'Aliocha. Elle devint pourpre, et s'élança vers lui ; il la serrait convulsivement dans ses bras, l'embrassait, riait… Il la regardait avec attention, lui demandait de temps à autre avec inquiétude si elle se portait bien, la consolait en lui disant qu'il ne partait pas pour longtemps et qu'ils se marieraient après. Natacha faisait des efforts visibles pour se dominer et étouffer ses larmes. Elle ne pleura pas devant lui. À un moment, il lui dit qu'il devait lui laisser de l'argent pour tout le temps de son absence, qu'elle n'avait pas à s'inquiéter, car son père lui avait promis une grosse somme pour le voyage. Natacha fronça les sourcils. Lorsque nous fûmes seuls, je lui dis que j'avais CENT CINQUANTE ROUBLES à son intention, pour parer à toute éventualité. Elle ne demanda pas d'où venait cet argent. C'était deux jours avant le départ d'Aliocha et la veille de la première et dernière entrevue de Natacha avec Katia. Katia lui avait fait porter par Aliocha un billet où elle lui demandait la permission de venir la voir le lendemain ; elle m'écrivait en même temps et me priait d'assister à leur entrevue. Je résolus fermement de me rendre à midi (heure fixée par Katia) chez Natacha, en dépit de tous les obstacles, et il y en avait beaucoup : sans parler de Nelly, les Ikhméniev me donnaient beaucoup de soucis depuis quelque temps. Ces soucis avaient commencé une semaine auparavant. Anna Andréievna m'avait fait chercher un matin, en me priant de quitter tout et de venir sans délai chez elle pour une affaire très importante, qui ne souffrait pas le moindre retard. Je la trouvai seule ; elle allait et venait dans sa chambre, dans la fièvre de l'agitation et de l'angoisse, attendant anxieusement le retour de Nikolaï Serguéitch. Comme à l'ordinaire, je ne pus de longtemps lui faire dire de quoi il s'agissait et ce qu'elle craignait tellement, quoique chaque minute fût précieuse. Enfin, après de violents et oiseux reproches : « Pourquoi ne venais-je pas les voir, pourquoi les abandonnais-je comme des orphelins, seuls dans le malheur ? » alors que « Dieu sait ce qui se passait en mon absence », elle me dit que, depuis trois jours, Nikolaï Serguéitch était si agité qu'il était « impossible de le dépeindre ». « Il n'est plus le même, me dit-elle la nuit, il a la fièvre, il se lève tout doucement et va se mettre à genoux et prier devant l'image ; il délire dans son sommeil, et, éveillé, il est comme à demi fou : hier, nous avons mangé de la soupe aux choux, il ne trouvait pas sa cuiller ; on lui demande une chose, il en répond une autre. Il sort à chaque instant, il dit que c'est pour ses affaires, qu'il a besoin de voir son avocat ; enfin, ce matin, il s'est enfermé dans son cabinet ; il m'a dit qu'il devait rédiger un papier nécessaire au procès. « Quel papier peux-tu rédiger, me suis-je dit, quand tu ne trouves pas « ta cuiller à côté de ton assiette ? » Je l'ai guetté par le trou de la serrure : il était assis, il écrivait et il pleurait comme une fontaine. « Qu'est-ce que ça peut être que ce papier ? » me suis-je demandé. Peut-être qu'il a de la peine à cause d'Ikhménievka ? C'est donc que notre terre est perdue pour de bon. Pendant que je pensais à cela, il se lève brusquement, jette sa plume, il était tout rouge, ses yeux étincelaient. Il prend sa casquette et vient chez moi. Il me dit : « Anna Andréievna, je serai bientôt de retour. » Il sort et je vais aussitôt près de son bureau ; il y a là une masse de papiers concernant notre procès, il ne me permet même pas d'y toucher. Combien de fois ne lui ai-je pas dit : « Laisse-moi ranger tes papiers au moins une fois, que je puisse essuyer la poussière. » Ah ! bien oui ! il se mettait à crier, à agiter les bras : il est devenu tellement impatient et criailleur à Pétersbourg. Ainsi, je me suis approchée de la table et j'ai cherché le papier qu'il venait d'écrire. Je savais qu'il ne l'avait pas emporté et que, quand il s'était levé, il l'avait fourré sous d'autres documents. Eh bien, voilà ce que j'ai trouvé, mon cher, regarde un peu. » Et elle me tendit une feuille de papier à lettre à moitié couverte d'écriture, mais si chargée de ratures que certains passages étaient indéchiffrables. Pauvre vieux ! Dès les premières lignes, on pouvait deviner ce qu'il écrivait et à qui, c'était une lettre à Natacha, à sa Natacha bien-aimée. Il commençait sur un ton chaleureux et tendre ; il lui pardonnait et la rappelait auprès de lui. Il était difficile de déchiffrer toute la lettre, d'une écriture gauche et heurtée, avec quantité de mots biffés. On voyait seulement que le sentiment ardent qui l'avait forcé à prendre la plume et à écrire les premières lignes, pleines d'effusion, s'était transformé brusquement : le vieux commençait à faire des reproches a sa fille, il lui dépeignait son crime sous des couleurs vives, lui rappelait avec indignation son entêtement, l'accusait de manquer de cœur, de n'avoir peut-être pas une seule fois pensé à ce qu'elle faisait à ses parents. Il menaçait de la châtier et de la maudire pour son orgueil et terminait en exigeant qu'elle revînt immédiatement à la maison avec docilité et qu'alors, seulement, après une nouvelle vie, soumise et exemplaire « au sein de sa famille », ils accepteraient peut-être de lui pardonner. On voyait qu'au bout de quelques lignes, il avait considéré ce premier sentiment généreux comme une faiblesse, en avait eu honte, et enfin avait ressenti les affres de l'orgueil offensé et en était venu au courroux et aux menaces. La bonne vieille se tenait devant moi, les bras croisés, attendant avec angoisse ce que j'allais lui dire, après ma lecture. Je lui dis franchement ma façon de voir. Cela se ramenait à ceci : le vieillard n'avait plus la force de vivre sans Natacha, et l'on pouvait avancer avec certitude qu'une réconciliation prochaine était une nécessité ; mais, malgré tout, tout dépendait des circonstances. Je lui dis que je supposais que l'issue défavorable du procès l'avait fortement abattu et ébranlé, sans parler de la blessure faite à son amour-propre par le triomphe du prince et de l'indignation qu'avait soulevée en lui une pareille solution. Dans ces moments-là, l'âme cherche irrésistiblement des marques de sympathie, et c'est alors qu'il s'était souvenu plus que jamais de celle qu'il aimait par-dessus tout. Enfin, il était possible aussi (puisqu'il était au courant de tout ce que faisait Natacha) qu'il eût entendu dire qu'Aliocha allait bientôt abandonner sa fille. Il avait pu comprendre à quel point elle souffrait en ce moment et combien elle avait besoin de consolation. Mais cependant il n'avait pu se dominer, parce qu'il se jugeait offensé et humilié par sa fille. Il s'était sans doute dit qu'elle ne viendrait néanmoins pas à lui la première ; que, peutêtre, elle ne pensait même pas à eux et n'éprouvait pas le besoin d'une réconciliation. C'est ce qu'il a dû penser, dis-je en concluant mon exposé, et c'est pourquoi il n'a pas achevé sa lettre ; peut-être que de tout cela sortiront encore de nouvelles offenses, qui seront ressenties encore plus vivement que les premières, et qui sait si la réconciliation ne sera pas différée encore longtemps… La vieille pleurait en m'écoutant. Enfin, lorsque je lui dis qu'il me fallait absolument aller chez Natacha et que j'étais en retard, elle se secoua et me dit qu'elle avait oublié LE PRINCIPAL. En sortant la lettre de dessous un tas de papiers, elle avait, par mégarde, renversé dessus un encrier. En effet, tout un coin était noir d'encre et Anna Andréievna avait une peur horrible que le vieux ne s'aperçût, à cette tache, qu'on avait fouillé dans ses papiers en son absence et que sa femme avait lu sa lettre à Natacha. Sa crainte n'était que trop fondée ; uniquement parce que nous connaissions son secret, il pouvait, de honte et de dépit, redoubler d'animosité et s'entêter par orgueil à ne pas pardonner. Mais, après avoir réfléchi à la question, je persuadai la vieille de ne pas s'inquiéter. Il avait interrompu sa lettre dans un tel état de trouble qu'il pouvait ne pas se souvenir de tous les détails, et il penserait sans doute qu'il avait lui-même maculé ce papier et l'avait oublié. Lorsque je l'eus réconfortée de la sorte, nous remîmes avec précaution la lettre à sa place, et l'idée me vint, en m'en allant, de lui parler sérieusement de Nelly. Il me semblait que la pauvre orpheline abandonnée dont la mère avait été elle aussi maudite par son père, pouvait, par le récit triste et tragique de sa vie et de la mort de sa mère, toucher le vieux et émouvoir sa générosité. Son cœur était préparé, il était mûr : le chagrin causé par l'absence de sa fille commençait à l'emporter sur son orgueil et sur son amour-propre blessé. Il ne manquait plus qu'une impulsion, une occasion favorable, et cette occasion pouvait être amenée par Nelly. La vieille m'écouta avec grande attention. L'espoir, l'enthousiasme animaient son visage. Elle se mit tout de suite à me faire des reproches : pourquoi ne lui avais-je pas dit cela depuis longtemps ? Elle me questionna avec impatience sur Nelly et termina par la promesse solennelle de demander elle-même à son mari de prendre l'enfant à la maison. Elle aimait déjà sincèrement Nelly, déplorant qu'elle fût malade, m'interrogea sur elle, me força à prendre pour elle un pot de confitures qu'elle courut chercher dans le garde-manger, et m'apporta cinq roubles-argent, supposant que je n'avais pas de quoi payer le docteur ; comme je les refusais, elle put à peine se calmer et se tranquillisa en apprenant que Nelly avait besoin de vêtements et de linge, et que, par conséquent, elle pouvait lui être utile autrement. Elle se mit à fouiller aussitôt dans son cof- fre, et à déplier toutes ses robes, choisissant celles qu'elle pouvait donner à l'orpheline. Je partis chez Natacha. En montant le dernier étage qui, comme je l'ai dit, était en spirale, j'aperçus devant sa porte un homme qui s'apprêtait à frapper, mais qui s'arrêta en m'entendant. Enfin, vraisemblablement après un moment d'hésitation, il renonça à son projet et revint sur ses pas. Je me heurtai à lui sur la dernière marche et quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je reconnus Ikhméniev ! L'escalier était très obscur, même en plein jour. Il s'effaça contre le mur, pour me laisser passer, et je me rappelle l'éclat étrange de ses yeux, fixés sur moi avec insistance. Il me sembla qu'il avait rougi ; du moins, il parut terriblement confus et même éperdu. « Hé, Vania, mais c'est toi ! dit-il d'une voix mal assurée : j'allais voir quelqu'un…, un scribe…, toujours pour mon affaire…, il vient de s'installer par ici, mais je crois que ce n'est pas dans cette maison. Je me suis trompé. Adieu. » Et il descendit rapidement l'escalier. Je décidai de ne rien dire pour l'instant à Natacha de cette rencontre, mais de lui en parler dès qu'elle resterait seule, après le départ d'Aliocha. Pour l'instant, elle était si abattue que, même si elle comprenait toute la portée de cet incident, elle ne pourrait l'accueillir et le sentir comme elle le ferait plus tard, lorsqu'elle aurait surmonté son chagrin et son désespoir. Nous n'en n'étions pas là. J'aurais pu retourner chez les Ikhméniev et j'en avais grande envie, mais je n'y allai point. Il me semblait qu'il serait pénible au vieux de me voir ; il pouvait même penser que j'étais accouru exprès, à la suite de notre rencontre. Je ne me rendis chez eux que le surlendemain ; le vieux était triste, mais il me reçut avec assez d'aisance et me parla uniquement affaires. « Dis-moi, chez qui allais-tu l'autre jour, si haut, tu te souviens, nous nous sommes rencontrés, quand était-ce donc ? avant-hier, il me semble, me demanda-t-il brusquement, d'un ton négligent, mais en détournant les yeux. – Un de mes amis habite dans cette maison, répondis-je en détournant moi aussi les yeux. – Ah ! Et moi, je cherchais un scribe, Astafiev ; on m'avait indiqué cette maison…, je me suis trompé… Mais je te parlais de mon affaire au Sénat, on a décidé…, etc. » Il rougit quand il recommença à parler de SON AFFAIRE. Je racontai tout le jour même à Anna Andréievna, pour lui faire plaisir, et je la suppliai, entre autres, de ne pas le regarder avec un air particulier, de ne pas soupirer, de ne pas faire d'allusions, en un mot, de ne lui laisser voir sous aucun prétexte qu'elle était au courant de cette dernière initiative. Elle fut si étonnée et si joyeuse qu'au début même elle ne me crut pas. De son côté, elle me raconta qu'elle avait déjà fait allusion à Nelly, mais que Nikolaï Serguéitch avait gardé le silence, alors qu'auparavant c'était lui qui insistait pour prendre l'enfant chez eux. Nous décidâmes que le lendemain elle lui poserait la question carrément, sans préambule ni insinuations. Mais le lendemain, nous étions tous deux dans une terrible inquiétude. Dans la matinée, Ikhméniev avait eu une entrevue avec un fonctionnaire qui s'occupait de son procès. Celui-ci lui avait dit qu'il avait vu le prince et que le prince, bien qu'il gardât Ikhménievka, avait décidé, PAR SUITE DE CERTAINES CIRCONSTANCES DE FAMILLE, d'indemniser le vieillard en lui rendant les dix mille roubles. Le vieux était accouru aussitôt chez moi, terriblement troublé : ses yeux étincelaient de fureur. Il m'appela, Dieu sait pourquoi, dans l'escalier, et me somma de me rendre immédiatement chez le prince afin de le provoquer en duel. Je fus si frappé que je ne pus tout de suite rassembler mes esprits. J'essayai de le raisonner. Mais il était dans un tel état de rage qu'il se trouva mal. Je courus lui chercher un verre d'eau : lorsque je revins, il n'était plus là. Le lendemain, je me rendis chez lui, mais il était sorti : il disparut pendant trois jours. Ce ne fut que le surlendemain que nous apprîmes tout. De chez moi, il s'était précipité chez le prince, ne l'avait pas trouvé et lui avait laissé un billet dans lequel il lui disait que le fonctionnaire lui avait rapporté ses paroles, qu'il les considérait comme une mortelle offense, et le prince comme un lâche ; qu'en conséquence il le provoquait en duel, en lui conseillant de ne pas se récuser s'il ne voulait pas être déshonoré publiquement. Anna Andréievna me dit qu'il était rentré dans un tel état d'agitation et de désarroi qu'il avait dû se coucher. Il s'était montré très tendre, mais avait à peine répondu à ses questions ; on voyait qu'il attendait quelque chose avec une impatience fiévreuse. Le lendemain matin, une lettre était arrivée par la poste : après l'avoir lue, il avait poussé un cri et s'était pris la tête à deux mains. Anna Andréievna avait cru mourir d'épouvante. Il avait aussitôt saisi son chapeau, sa canne, et était sorti en courant. La lettre venait du prince. En termes secs, brefs et polis, il informait Ikhméniev qu'il n'avait nul compte à rendre à personne des paroles qu'il avait dites au fonctionnaire. Que bien qu'il plaignît beaucoup Ikhméniev d'avoir perdu son procès, il ne pouvait, à son grand regret, trouver juste que le perdant eût le droit, pour se venger, de provoquer son adversaire en duel. Qu'en ce qui concernait le « déshonneur public » dont on le menaçait, il priait Ikhméniev de ne pas s'en inquiéter car il n'y aurait aucune sorte de déshonneur public et il ne pouvait y en avoir ; que sa lettre serait immédiatement transmise à qui de droit et que la police préventive, saurait prendre des mesures aptes à garantir l'ordre. Ikhméniev courut immédiatement chez le prince, la lettre la main. Il était encore absent ; mais le vieux sut par son valet de chambre que le prince se trouvait sans doute à ce moment chez le comte N… Sans plus réfléchir, il se rendit chez le comte. Le portier l'avait arrêté, alors qu'il gravissait déjà l'escalier. Au dernier stade de l'exaspération, le vieux l'avait frappé avec sa canne. On l'avait aussitôt appréhendé, traîné sur le perron et remis à la police, qui l'avait conduit au commissariat. On fit un rapport au comte. Mais lorsque le prince qui se trouvait là eut expliqué à ce vieillard libertin que c'était ce même Ikhméniev, père de Nathalia Nikolaievna (or le prince avait plus d'une fois rendu des services au comte dans des affaires DE CE GENRE), ce grand seigneur n'avait fait qu'en rire et avait passé du courroux à la clémence : il avait ordonné de rendre la liberté à Ikhméniev, mais on ne l'avait relâché que le surlendemain, en lui disant (sur ordre du prince, sans doute) que c'était le prince luimême qui avait intercédé pour lui auprès du comte. Le vieux était rentré chez lui comme fou, s'était jeté sur son lit et était resté toute une heure sans faire un mouvement ; enfin, il s'était levé, et, à l'effroi d'Anna Andréievna ; lui avait déclaré solennellement qu'il maudissait sa fille À TOUT JAMAIS et lui retirait sa bénédiction paternelle. Anna Andréievna fut saisie d'épouvante, mais il fallait porter secours au vieillard : toute la journée et toute la nuit, presque inconsciente, elle lui avait prodigué ses soins, lui bassinant les tempes avec du vinaigre et lui appliquant des compresses de glace. Il avait la fièvre et il délirait. Je ne les quittai que sur les trois heures du matin. Cependant, dans la matinée, Ikhméniev s'était levé et était venu chez moi chercher Nelly. J'ai déjà ra- conté la scène qui s'était produite entre lui et Nelly ; cette scène l'avait ébranlé définitivement. Une fois revenu chez lui, il s'était couché. Tout ceci se passait le vendredi saint, jour fixé pour l'entrevue entre Katia et Natacha, la veille du départ d'Aliocha. J'assistai à cette entrevue ; elle avait eu lieu le matin, assez tôt, avant l'arrivée du vieux chez moi et avant la première fuite de Nelly. VI Aliocha était venu une heure à l'avance, pour prévenir Natacha. Quant à moi, j'étais arrivé juste au moment où la voiture de Katia s'arrêtait devant la porte. Katia était avec sa vieille dame de compagnie française, qui, après de longues supplications de Katia et de longues hésitations, avait accepté de l'accompagner et même de la laisser monter seule chez Natacha, à la condition que ce fût avec Aliocha ; elle-même resta à attendre dans la voiture. Katia m'appela, et, sans descendre, me pria de lui appeler Aliocha. Je trouvai Natacha en larmes ; Aliocha pleurait aussi. Quand elle apprit que Katia était déjà là, elle se leva, essuya ses larmes et, toute troublée, se plaça en face de la porte. Ce matin-là, elle était vêtue de blanc. Ses cheveux châtains lissés et attachés sur la nuque par un gros nœud. J'aimais beaucoup cette coiffure. Quand elle vit que j'étais resté avec elle, Natacha me pria d'aller moi aussi à la rencontre de ses invités. « Je n'ai pas pu venir plus tôt ! me dit Katia en montant l'escalier On m'espionnait sans cesse, c'était affreux. J'ai mis quinze jours à décider Mme Albert, enfin, elle a accepté. Et vous, et vous, Ivan Petrovitch, vous n'êtes pas venu une seule fois me voir ! Je ne pouvais pas non plus vous écrire, et je n'en avais pas envie, car on ne peut rien expliquer par lettre. Et j'avais tellement besoin de vous voir… Mon Dieu, comme mon cœur bat !… – L'escalier est raide, répondis-je. – Oui…, c'est peut-être aussi l'escalier… Mais, qu'en pensez-vous : Natacha ne va-t-elle pas être fâchée contre moi ? – Non, pourquoi donc ? – Oui…, évidemment…, pourquoi ? Je vais voir cela tout de suite ; à quoi bon vous le demander… » Je lui donnai le bras. Elle était très pâle et semblait avoir peur. Au dernier détour, elle s'arrêta pour reprendre haleine, mais elle jeta un regard sur moi et monta d'un pas décidé. Elle s'arrêta encore une fois à la porte et me dit à voix basse : « Je vais entrer tout simplement et je lui dirai que j'avais tellement confiance en elle que je suis venue sans aucune crainte… D'ailleurs, pourquoi est-ce que je dis cela, je suis convaincue que Natacha est la créature la plus noble qui existe. N'est-ce pas vrai ? » Elle entra timidement, comme une coupable, et jeta un regard pénétrant sur Natacha qui lui sourit aussitôt. Alors Katia s'avança vivement vers elle, lui prit les deux mains et appuya ses lèvres fraîches sur les lèvres de Natacha. Ensuite, sans avoir encore dit un seul mot à Natacha, elle se tourna d'un air sérieux, sévère même, vers Aliocha et le pria de nous laisser seuls une demi-heure. « Ne te fâche pas, Aliocha, ajouta-t-elle, mais il faut que je m'entretienne avec Natacha de choses très graves que tu ne dois pas entendre. Sois raisonnable, laisse-nous. Vous, Ivan Petrovitch, restez. Il faut que vous entendiez toute notre conversation. – Asseyons-nous, dit-elle à Natacha lorsque Aliocha fut sorti ; je vais me mettre là, en face de vous. Je voudrais d'abord vous regarder. » Elle s'assit presque en face de Natacha et, pendant quelques instants, la regarda attentivement. Natacha avait un sourire contraint. « J'ai déjà vu votre photographie, dit Katia. Aliocha me l'a montrée. – Eh bien, est-ce que je ressemble à mon portrait ? – Vous êtes mieux, répondit Katia d'un ton sérieux et résolu. Et je pensais bien que vous étiez mieux. – Vraiment ? Et moi je vous regarde aussi. Comme vous êtes belle ! – Qu'est-ce que vous dites ? Moi !… Mon amie ! ajouta-telle en saisissant d'une main tremblante la main de Natacha, et toutes deux se turent à nouveau, se contemplant mutuellement. Écoutez, mon ange, reprit Katia, nous n'avons qu'une demiheure à passer ensemble ; Mme Albert y a déjà consenti très difficilement, et nous avons beaucoup de choses à nous dire… Je voudrais… Il faut que…, ah je vais vous le demander tout simplement : vous aimez beaucoup Aliocha ? – Oui, beaucoup. – S'il en est ainsi…, si vous l'aimez beaucoup…, vous devez désirer aussi son bonheur…, ajouta-t-elle timidement et à voix basse. – Oui, je désire qu'il soit heureux… – C'est cela…, seulement voilà la question : ferai-je son bonheur ? Ai-je vraiment le droit de parler ainsi parce que je vous l'enlève ? S'il vous semble, et nous allons en décider maintenant, qu'il doive être plus heureux avec vous… – C'est déjà décidé, chère Katia, vous voyez bien vousmême que tout est décidé », répondit Natacha à voix basse et elle baissa la tête. Il lui était visiblement pénible de poursuivre cet entretien. Katia s'était sans doute préparée à une longue explication sur le thème suivant qui ferait le plus sûrement le bonheur d'Aliocha et laquelle d'entre elles devrait s'effacer ? Mais, après la réponse de Natacha, elle comprit tout de suite que tout était déjà décidé depuis longtemps et qu'il était désormais inutile d'en parler. Ses jolies lèvres entrouvertes, elle contemplait Natacha d'un air triste et perplexe, et gardait sa main dans la sienne. « Et vous, vous l'aimez beaucoup ? lui demanda soudain Natacha. – Oui. Je voulais aussi vous demander, et c'est pour cela que je suis venue : pourquoi l'aimez-vous ? – Je ne sais pas, répondit Natacha, et une impatience amère se fit sentir dans sa réponse. – Le trouvez-vous intelligent ? lui demanda Katia. – Non, je l'aime comme ça, tout simplement… – Moi aussi. J'ai pitié de lui en quelque sorte. – Moi aussi, répondit Natacha. – Que faire maintenant ? Et comment a-t-il pu vous laisser pour moi, je ne comprends pas ! s'écria Katia. Maintenant que je vous ai vue ! Natacha ne répondit pas, elle tenait ses yeux fixés au sol. Katia se tut un instant et, brusquement, se levant, prit Natacha sans mot dire dans ses bras. Toutes deux, enlacées, fondirent en larmes. Katia s'assit sur le bras du fauteuil de Natacha, la tenant serrée contre elle, et se mit à lui baiser les mains. – Si vous saviez comme je vous aime ! dit-elle en pleurant. Nous serons comme des sœurs, nous nous écrirons…, et je vous aimerai toujours…, je vous aimerai tellement, tellement… – Vous a-t-il parlé de notre mariage, au mois de juin ? demanda Natacha. – Oui. Et il m'a dit que vous aviez accepté. Mais c'était seulement COMME ÇA, pour le consoler, n'est-ce pas ? – Bien sûr. – Je l'ai compris. Je l'aimerai beaucoup, Natacha, et je vous écrirai tout. Il va sans doute être bientôt mon mari ; nous nous y acheminons. Et ils le disent tous. Chère Natacha, maintenant, vous allez retourner…, chez vous ? » Natacha ne lui répondit pas, mais elle l'embrassa sans mot dire avec affection. « Soyez heureux ! dit-elle. – Et…, vous…, vous aussi, dit Katia. À ce moment la porte s'ouvrit et Aliocha entra. Il n'avait pas pu, il n'avait pas eu la force d'attendre une demi-heure et, les voyant pleurant dans les bras l'une de l'autre, il tomba à genoux, épuisé, devant les deux jeunes femmes. – Pourquoi pleures-tu ? lui dit Natacha ; parce que tu me quittes ? Mais ce n'est pas pour longtemps ! Tu reviendras au mois de juin ! – Et vous vous marierez, se hâta de dire Katia à travers ses larmes pour réconforter Aliocha. – Mais je ne peux pas, je ne peux pas te laisser même un jour, Natacha. Je mourrai sans toi…, tu ne sais pas combien tu m'es chère maintenant ! Surtout maintenant. ! – Eh bien, voici ce que tu vas faire, lui dit Natacha en s'animant tout à coup. La comtesse doit s'arrêter quelque temps à Moscou, n'est-ce pas ? – Oui, une huitaine de jours, appuya Katia. – Huit jours ! C'est parfait : tu les accompagneras demain à Moscou, cela ne te prendra qu'une journée et tu reviendras aussitôt ici. Quand il leur faudra partir de là-bas, nous nous dirons adieu tout à fait, pour un mois, et tu retourneras les rejoindre à Moscou. – Mais oui… Et ainsi vous passerez quelques jours de plus ensemble », s'écria Katia transportée, en échangeant avec Natacha un regard lourd de sens. Je ne peux décrire l'enthousiasme d'Aliocha à ce nouveau projet. Il fut soudain soulagé ; le visage illuminé de joie, il embrassa Natacha, baisa la main de Katia, m'embrassa. Natacha le regardait avec un sourire triste, mais Katia ne put y tenir. Elle me lança un regard étincelant, embrassa Natacha et se leva pour s'en aller. Comme par un fait exprès, à ce moment, la gouvernante française envoya un domestique prier de mettre fin au plus vite à l'entrevue, car la demi-heure convenue était déjà écoulée. Natacha se leva. L'une en face de l'autre, se tenant par les mains, elles semblaient vouloir faire passer dans leur regard tout ce qui s'était amassé dans leur cœur. « Nous ne nous reverrons plus jamais, dit Katia. – Plus jamais, Katia, répondit Natacha. – Alors, disons-nous adieu. Elles s'embrassèrent. – Ne me maudissez pas, lui dit tout bas Katia, et moi…, toujours…, soyez sûre…, qu'il sera heureux… Partons, Aliocha, conduis-moi, dit-elle rapidement en lui prenant le bras. – Vania ! me dit Natacha, harassée d'émotion et de fatigue, lorsqu'ils furent sortis, va avec eux et… ne reviens pas : Aliocha va rester avec moi jusqu'à huit heures ; après il doit s'en aller. Et je resterai seule… Viens vers neuf heures. Je t'en prie ! » Lorsqu'à neuf heures (après l'incident de la tasse cassée), laissant Nelly avec Alexandra Semionovna, j'arrivai chez Natacha, elle était seule et m'attendait avec impatience. Mavra nous apporta le samovar. Natacha me versa du thé, s'assit sur le divan et me fit asseoir près d'elle. « Tout est fini, dit-elle en me regardant fixement (jamais je n'oublierai ce regard). Notre amour a pris fin. En six mois ! Et pour toute la vie, ajouta-t-elle en me serrant la main (la sienne était brûlante). » Je lui conseillai de s'habiller chaudement et de se coucher. « Tout de suite, Vania, tout de suite, mon bon ami. Laissemoi parler, me souvenir un peu… Maintenant je suis comme brisée… Demain, à dix heures, je le verrai pour la dernière fois…, POUR LA DERNIÈRE FOIS ! – Natacha, tu as la fièvre, tu vas être prise de frissons ; épargne-toi. – Quoi ? Il y a une demi-heure que je t'attends, Vania, depuis qu'il est parti, et à quoi crois-tu que je pensais, à quel sujet crois-tu que je m'interrogeais ? Je me demandais si je l'avais aimé ou non et ce qu'avait été notre amour. Cela te paraît drôle que je me demande cela seulement maintenant ? – Calme-toi, Natacha… – Vois-tu, Vania, j'ai découvert que je ne l'aimais pas comme un égal, comme une femme aime habituellement un homme. Je l'ai aimé comme…, presque comme une mère. Il me semble même qu'il n'existe pas sur terre d'amour où tous deux s'aiment comme des égaux, qu'en penses-tu ? » Je la regardais avec inquiétude, craignant qu'elle n'eût un violent accès de fièvre. Elle semblait entraînée : elle éprouvait le besoin de parler ; elle disait de temps en temps des mots sans suite, parfois même mal articulés. J'étais anxieux. « Il était à moi, poursuivit-elle. Presque dès la première fois que je l'ai rencontré, j'ai éprouvé le besoin irrésistible qu'il soit À MOI, tout de suite, et qu'il ne regarde personne, ne connaisse personne que moi, moi seule… Katia avait raison, tout à l'heure ; je l'aimais justement comme s'il me faisait pitié… J'ai toujours désiré ardemment, et c'était une torture quand je restais seule, qu'il soit parfaitement heureux et pour toujours. Je n'ai jamais pu regarder calmement son visage (tu connaissais son expression) : PERSONNE D'AUTRE NE POUVAIT AVOIR CETTE EXPRESSION, et quand il riait, je me sentais glacée, je frissonnais… C'est vrai ! – Natacha, écoute… – On disait, m'interrompit-elle, et toi aussi, tu le disais, qu'il n'avait pas de caractère, et que son intelligence n'était pas plus développée que celle d'un enfant. Eh bien, c'était cela que j'aimais le plus en lui…, le croiras-tu ? Je ne sais pas, d'ailleurs, si j'aimais uniquement cela : je l'aimais tout entier, tout simplement, et s'il avait été tant soit peu, différent, s'il avait eu du caractère ou s'il avait été intelligent, peut-être que je ne l'aurais pas aimé autant. Je vais t'avouer une chose, Vania ; tu te rappelles que nous nous sommes disputés, il y a trois mois, lorsqu'il a été chez cette…, comment s'appelle-t-elle, chez cette Minna… Je le savais, je l'avais fait surveiller, et je souffrais horriblement, mais en même temps j'éprouvais un sentiment agréable…, je ne sais pas pourquoi…, la seule pensée qu'il s'amusait…, ou bien non, ce n'était pas cela c'était l'idée que lui aussi courait les filles, qu'il était allé chez Minna, comme un GRAND, avec les autres GRANDS ! Je… Quel plaisir j'avais trouvé dans cette querelle…, et à lui pardonner ensuite…, oh ! mon bien-aimé ! » Elle me regarda en face et eut un rire étrange. Ensuite, elle devint songeuse, elle paraissait revivre des souvenirs. Et elle resta longtemps ainsi, le sourire aux lèvres, absorbée dans le passé. « J'adorais lui parler, Vania, reprit-elle. Sais-tu : quand il me laissait seule, je me promenais dans ma chambre, j'étais dans les transes, je pleurais, et en même temps, je me disais parfois : « Plus il sera coupable envers moi, mieux cela vaudra… » Oui ! Et je m'imaginais toujours qu'il était un petit garçon : j'étais assise, il mettait sa tête sur mes genoux, il s'endormait, et je passais doucement ma main sur ses cheveux, je le caressais… C'est toujours ainsi que je me le représentais, quand il n'était pas là… Écoute, Vania, ajouta-t-elle brusquement, quel charme que cette Katia ! » Il me semblait qu'elle faisait exprès d'envenimer sa blessure, qu'elle éprouvait le besoin de se désespérer, de souffrir… Cela arrive si souvent lorsque le cœur a subi une perte trop douloureuse ! « Je crois que Katia peut le rendre heureux, poursuivit-elle. Elle a du caractère, elle parle comme si elle était convaincue, et elle est si sérieuse, si grave avec lui, elle lui parle toujours de choses intelligentes, comme une grande personne. Et ce n'est qu'une enfant ! Elle est délicieuse ! Oh puissent-ils être heureux ! Je souhaite, je souhaite qu'ils le soient ! Et des larmes et des sanglots s'échappèrent soudain de son cœur. Pendant toute une demi-heure, elle ne put ni se ressaisir ni se calmer. Natacha, cher ange ! Dès ce soir-là, malgré son propre chagrin, elle put prendre part à mes soucis, lorsque, voyant qu'elle était un peu plus calme, ou plutôt fatiguée, et pensant la distraire, je lui parlai de Nelly… Nous nous séparâmes tard ce soirlà ; j'attendis qu'elle s'endormît, et, en partant, je priai Mavra de ne pas quitter de toute la nuit sa maîtresse malade. « Oh ! m'écriai-je en rentrant chez moi, vivement la fin de ces souffrances ! D'une manière ou de l'autre, pourvu que cela se fasse vite ! » Le lendemain matin, à neuf heures précises, j'étais déjà chez Natacha. Aliocha arriva en même temps que moi…, pour lui dire adieu. Je ne parlerai pas de cette scène, je ne veux pas en rappeler le souvenir. Natacha s'était sans doute promis de se dominer, de paraître gaie, insouciante, mais elle n'y parvint pas. Elle serra convulsivement Aliocha dans ses bras. Elle lui parla peu, mais le contempla longuement, avec insistance ; elle avait un regard souffrant, égaré. Elle buvait avidement chacune de ses paroles, et semblait ne rien comprendre de ce qu'il lui disait. Je me souviens qu'il lui demanda de lui pardonner et cet amour et tout ce qu'il lui avait fait souffrir, ses trahisons, son amour pour Katia, son départ… Il disait des phrases sans suite, les larmes l'étouffaient. Tout à coup, il se mettait à la consoler, lui disait qu'il ne partait que pour un mois, cinq semaines au plus, qu'il reviendrait au début de l'été, qu'ils se marieraient, que son père leur donnerait son consentement, et enfin, surtout, qu'il reviendrait de Moscou le surlendemain, qu'ils passeraient encore quatre jours ensemble, qu'ils ne se quittaient donc que pour un jour… Chose étrange, il était parfaitement convaincu qu'il disait la vérité et qu'il reviendrait sans faute le surlendemain… Pourquoi alors pleurait-il et se tourmentait-il tellement ? Enfin, la pendule sonna onze heures. Je le persuadai à grand-peine de s'en aller le train pour Moscou partait à midi juste. Il ne lui restait qu'une heure. Natacha me dit ensuite qu'elle ne se souvenait pas du dernier regard qu'elle lui avait jeté. Elle se signa, l'embrassa, et, se couvrant le visage de ses mains, revint précipitamment dans sa chambre. Il me fallut conduire Aliocha jusqu'à sa voiture, sinon il serait sûrement revenu sur ses pas et n'aurait jamais pu redescendre l'escalier. « Tout mon espoir est en vous, me dit-il, en descendant. Vania, mon ami ! Je suis coupable envers toi et jamais je n'ai mérité ton amitié, mais sois un frère pour moi jusqu'à la fin : aime-la, ne l'abandonne pas, écris-moi tout, avec le plus de détails possible, le plus longuement possible. Après-demain, je serai de retour, sans faute ! Mais écris-moi quand je serai parti ! » Je le fis asseoir sur son drojki. « À après-demain ! me cria-t-il, déjà en route. Sans faute ! » Le cœur me manquait tandis que je remontais chez Natacha. Elle était debout au milieu de la chambre, les bras croisés, et elle me regardait d'un air indécis, comme si elle ne me reconnaissait pas. Ses cheveux défaits retombaient de côté ; son regard trouble errait. Mavra, tout éperdue, se tenait sur le pas de la porte et la regardait avec épouvante. Soudain les yeux de Natacha se mirent à étinceler. « Ah ! c'est toi ! toi ! me cria-t-elle. Il ne reste plus que toi maintenant. Tu le haïssais ! Tu n'as jamais pu lui pardonner mon amour… Maintenant, te voilà de nouveau près de moi ! Eh bien, tu viens encore pour me CONSOLER, m'exhorter à retourner chez mon père qui m'a abandonnée et maudite. Je le savais déjà hier, il y a deux mois déjà que je le sais !… Je ne veux pas, je ne veux pas ! Moi aussi, je les maudis… Va-t'en, je ne peux pas te voir ! Va-t'en, va-t'en ! » Je compris qu'elle délirait et que ma vue éveillait en elle une colère folle : il devait en être ainsi et je jugeai que le mieux était de m'éloigner. Je m'assis sur la première marche de l'escalier et… attendis. De temps en temps, je me levais, ouvrais la porte, appelais Mavra et la questionnais : Mavra pleurait. Une demi-heure s'écoula ainsi. Je ne peux dépeindre ce que j'éprouvai pendant ce temps. Mon cœur défaillait et succombait à une souffrance infinie. Tout à coup, la porte s'ouvrit, et Natacha, en chapeau et en pèlerine, se précipita dans l'escalier. Elle semblait absente et elle me dit elle-même plus tard qu'elle se rappelait à peine ce moment et ne savait ni où elle voulait aller ni dans quelle intention. Je n'avais pas eu le temps de me lever et de me cacher qu'elle m'aperçut soudain et s'arrêta devant moi sans un mouvement, comme frappée par la foudre. « Je m'étais tout à coup rappelé, me dit-elle par la suite, que j'avais pu te chasser, toi, mon ami, mon frère, mon sauveur, insensée et cruelle que j'étais ! Et lorsque je t'ai aperçu, malheureux, offensé par moi, attendant sur mon escalier que je te rappelle, grand Dieu ! si tu savais, Vania, ce que j'ai éprouvé ! Il me sembla qu'on me perçait le cœur… » « Vania ! Vania ! cria-t-elle, en me tendant la main ; tu es là !… » et elle tomba dans mes bras. Je la soutins et la portai dans sa chambre. Elle était évanouie. « Que faire ? me dis-je. Elle va sans doute avoir un grave accès de fièvre. » Je résolus de courir chez le docteur : il fallait étouffer la maladie. Je pouvais faire vite : mon vieil Allemand restait habituellement chez lui jusqu'à deux heures. Je courus chez lui, après avoir supplié Mavra de ne quitter Natacha ni une minute ni une seconde et de ne la laisser aller nulle part. Dieu me vint en aide ; un peu plus, et je n'aurais pas trouvé mon vieil ami. Je le rencontrai dans la rue, au moment où il sortait. En un clin d'œil, je le fis monter dans mon fiacre et, avant qu'il ait eu le temps de se reconnaître, nous retournions déjà chez Natacha. Oui, Dieu me vint en aide ! Pendant mon absence, il s'était produit un événement qui aurait pu tuer Natacha, si le docteur et moi n'étions arrivés à temps. Un quart d'heure à peine après mon départ, le prince était entré chez elle. Il revenait tout droit de la gare où il avait accompagné les voyageurs. Cette visite était certainement concertée depuis longtemps. Natacha me raconta après qu'au premier moment elle n'avait même pas été étonnée de voir le prince. « J'avais l'esprit confus », me dit-elle. Il s'assit en face d'elle, la regardant d'un air affectueux et compatissant. « Chère enfant, lui dit-il en soupirant ; je comprends votre chagrin ; je savais combien cet instant vous serait pénible, et c'est pourquoi je me suis fait, un devoir de vous rendre visite. Consolez-vous, si vous le pouvez, par la pensée qu'en renonçant à Aliocha, vous avez fait son bonheur. Mais vous savez cela mieux que moi, puisque vous vous êtes résolue à un acte héroïque… – J'étais assise et j'écoutais, me dit Natacha ; mais au début, je ne le comprenais pas bien. Je me souviens seulement qu'il me regardait sans arrêt. Il a pris ma main et l'a serrée. Cela semblait lui être très agréable. J'étais tellement peu présente que je n'ai même pas songé à lui retirer ma main. – Vous avez compris, poursuivit-il, qu'en devenant la femme d'Aliocha vous pouviez éveiller en lui de la haine à votre égard, et vous avez eu assez de noble fierté pour le reconnaître et décider de…, mais je ne suis pas venu pour vous faire des compliments. Je voulais seulement vous faire savoir que vous n'auriez jamais de meilleur ami que moi. Je compatis à votre chagrin et je vous plains. J'ai pris part malgré moi à toute cette affaire mais…, j'ai accompli mon devoir. Votre noble cœur le comprendra et me pardonnera… J'ai souffert plus que vous, croyez-moi. – C'est assez, prince, dit Natacha. Laissez-moi en paix ! – Certainement, je vais m'en aller, répondit-il, mais je vous aime comme une fille, et vous me permettrez de venir vous voir. Considérez-moi désormais comme votre père et si je puis vous être utile… – Je n'ai besoin de rien, laissez-moi, l'interrompit à nouveau Natacha. – Je sais, vous êtes fière… Mais je vous parle sincèrement, du fond du cœur. Qu'avez-vous l'intention de faire maintenant ? Vous réconcilier avec vos parents ? Ce serait très heureux, mais votre père est injuste, orgueilleux et despotique ; pardonnezmoi, mais c'est vrai. Dans votre maison, vous ne trouverez maintenant que des reproches et de nouvelles souffrances… Cependant, il faut que vous soyez indépendante et mon devoir, mon devoir le plus sacré est de prendre soin de vous et de vous aider. Aliocha m'a supplié de ne pas vous abandonner et d'être votre ami. Et à part moi, il y a des gens qui vous sont profondément dévoués. Vous m'autoriserez, je l'espère, à vous présenter le comte N… Il a un cœur excellent, c'est un parent à nous, et je puis même dire que c'est le bienfaiteur de toute notre famille ; il a fait beaucoup pour Aliocha. Aliocha le respectait et l'aimait. C'est un homme puissant, très influent, un vieillard déjà, et une jeune fille peut fort bien le recevoir. Je lui ai déjà parlé de vous. Il peut vous établir et, si vous le voulez, vous procurer une très bonne place…, chez un de ses parents. Je lui ai depuis longtemps expliqué franchement toute notre affaire et il s'est si bien laissé entraîner par ses bons et nobles sentiments qu'il m'a demandé lui-même de vous être présenté le plus vite possible… C'est un homme qui sympathise avec tout ce qui est beau, croyez-m'en, c'est un généreux et respectable vieillard, capable d'apprécier le mérite ; tout dernièrement encore, il s'est conduit de la façon la plus chevaleresque au cours d'un incident avec votre père. » Natacha se redressa, comme si on l'avait, mordue. Maintenant, elle le comprenait. « Laissez-moi, allez-vous en, tout de suite ! s'écria-t-elle. – Mais, ma chère, vous oubliez que le comte peut être utile aussi à votre père… – Mon père n'acceptera rien de vous. Allez-vous me laisser ! s'écria à nouveau Natacha. – Oh ! mon Dieu, comme vous êtes méfiante et impatiente Je n'ai pas mérité cela, dit le prince en regardant autour de lui avec une certaine inquiétude ; en tout cas, vous me permettrez, poursuivit-il en sortant une grosse liasse de sa poche, vous me permettrez de vous laisser ce témoignage de ma sympathie et en particulier de la sympathie du comte N…, qui m'a incité à faire cette démarche. Ce paquet contient dix mille roubles. Attendez, mon amie, reprit-il, en voyant que Natacha se levait d'un air courroucé ; écoutez-moi patiemment jusqu'au bout : vous savez que votre père a perdu son procès : ces dix mille roubles sont pour le dédommager de… – Partez, s'écria Natacha, partez avec votre argent ! Je vous perce à jour…, vous êtes un personnage ignoble, ignoble, ignoble ! » Le prince se leva, pâle de fureur. Il était venu vraisemblablement reconnaître les lieux, voir quelle était la situation, et il comptait fermement sur l'effet que produiraient ces dix mille roubles sur Natacha sans ressources et abandonnée de tous… Abject et grossier, il avait plus d'une fois rendu service au comte N…, vieillard sensuel, dans des affaires de ce genre. Mais il haïssait Natacha et, voyant que l'affaire ne se concluait pas, il changea aussitôt de ton et, avec une joie mauvaise, il se hâta de la blesser AFIN AU MOINS DE NE PAS PARTIR LES MAINS VIDES. « Ce n'est pas bien de vous fâcher ainsi, mon enfant, dit-il d'une voix qui tremblait un peu du désir impérieux de voir au plus vite l'effet de son injure, ce n'est pas bien du tout. On vous offre une protection, et vous relevez votre petit nez… Vous ne savez pas que vous devriez m'être reconnaissante ; il y a long- temps que j'aurais pu vous faire mettre dans une maison de correction, comme père d'un jeune homme débauché et dépouillé par vous et je ne l'ai pas fait…, hé ! hé ! hé ! » Mais nous entrions déjà. Ayant entendu sa voix depuis la cuisine, j'avais arrêté le docteur une seconde et écouté la dernière phrase du prince. Puis un éclat de rire hideux avait retenti en même temps que l'exclamation désespérée de Natacha : « Oh ! mon Dieu ! » J'ouvris alors la porte et me jetai sur lui. Je lui crachai à la figure et le souffletai de toutes mes forces. Il voulut se précipiter sur moi, mais, voyant que nous étions deux, il s'enfuit, après avoir repris sur la table la liasse de billets. Oui, il fit cela : je l'ai vu moi-même. Je m'élançai à sa poursuite avec un rouleau à pâtisserie que je pris sur la table de la cuisine… Lorsque je rentrai dans la chambre, le docteur soutenait Natacha qui se débattait et s'efforçait de lui échapper, comme dans une attaque de nerfs. Il nous fallut longtemps pour la calmer ; enfin, nous parvînmes à l'étendre sur son lit ; elle délirait. « Docteur, qu'est-ce qu'elle a ? demandai-je, mort de terreur. – Attendez, me répondit-il ; il me faut encore observer et réfléchir…, mais c'est une mauvaise affaire. Cela peut même se terminer par un accès de fièvre chaude… D'ailleurs, nous allons prendre nos mesures… » Mais une autre idée s'était déjà emparée de moi. Je suppliai le docteur de rester encore deux ou trois heures auprès de Natacha et lui fis promettre de ne pas la quitter un seul instant. Il me donna sa parole et je courus chez moi. Nelly était assise dans un coin, sombre et agitée, et me regarda d'un air bizarre ; je devais sans doute avoir l'air moimême assez étrange. Je lui pris les mains, m'assis sur le divan, la fis mettre à genoux à côté de moi et l'embrassai tendrement. Elle devint toute rouge. « Nelly, mon ange ! lui dis-je ; veux-tu être notre salut ? Veux-tu nous sauver tous ? » Elle me regarda avec perplexité. « Nelly ! Tout notre espoir est en toi ! il y a un père : tu l'as vu et tu le connais ; il a maudit sa fille et est venu hier te demander de prendre la place de son enfant. Maintenant cette fille, Natacha (tu m'as dit que tu l'aimais !), est abandonnée par celui qu'elle aimait et pour qui elle avait quitté son père. C'est le fils de ce prince qui est venu un soir chez moi, tu te souviens, et qui t'a trouvée seule ; tu t'es enfuie pour ne plus le voir et tu as été malade ensuite… Tu le connais ! C'est un méchant homme ! – Je sais, répondit Nelly ; elle tressaillit et devint toute pâle. – Oui, c'est un méchant homme. Il déteste Natacha parce que son fils, Aliocha, voulait l'épouser. Aliocha est parti aujourd'hui et une heure après, son père était déjà chez Natacha : il l'a insultée, l'a menacée de la faire mettre dans une maison de correction et s'est moqué d'elle. Me comprends-tu, Nelly ? » Ses yeux noirs étincelèrent, mais elle les baissa aussitôt. « Je comprends, murmura-t-elle d'une voix presque indistincte. – Maintenant, Natacha est seule, malade ; je l'ai laissée avec notre docteur, et je suis accouru près de toi. Écoute, Nelly : allons chez le père de Natacha ; tu ne l'aimes pas, tu ne voulais pas aller chez lui, mais nous allons y aller ensemble. Quand nous entrerons, je lui dirai que maintenant tu veux bien venir chez eux et leur tenir lieu de fille. Le vieux est malade, parce qu'il a maudit Natacha et parce que le père d'Aliocha l'a encore mortellement offensé ces jours derniers. Pour l'instant, il ne veut même pas entendre parler de sa fille, mais il l'aime, il l'aime, Nelly, et il désire se réconcilier avec elle ; je le sais ; je sais tout cela C'est sûr !… M'entends-tu, Nelly ? – Oui », prononça-t-elle, toujours à voix basse. Tout en lui parlant, je versais des larmes abondantes. Elle me jetait des regards timides. « Crois-tu ce que je te dis ? – Oui. – Alors, nous allons y aller, je t'amènerai chez eux, ils t'accueilleront en te comblant de caresses et commenceront à te poser des questions. Je dirigerai la conversation de façon qu'ils t'interrogent sur ton passé, sur ta mère, sur ton grand-père. Raconte-leur tout comme tu me l'as raconté. Dis-leur tout, simplement et sans rien cacher. Tu leur diras comment un méchant homme a abandonné ta mère, comment elle est morte dans le sous-sol de la Boubnova, comment vous alliez par les rues, toi et ta mère, demander l'aumône, ce qu'elle t'a dit et ce qu'elle t'a demandé en mourant. Parle-leur aussi de ton grand-père. Dis qu'il ne voulait pas pardonner à ta mère, qu'elle t'a envoyée le chercher avant de mourir, pour qu'il vienne lui pardonner, qu'il a refusé et… qu'elle est morte. Dis-leur tout, tout ! Pendant que tu feras ton récit, le vieux sentira tout cela dans son cœur. Car il sait qu'Aliocha a quitté sa fille aujourd'hui, qu'elle est humiliée, outragée, sans secours, sans défense, exposée aux insultes de son ennemi. Il sait tout cela…, Nelly ! Sauve Natacha ! Viens, veux-tu ? – Oui », répondit-elle ; elle respirait difficilement et elle me jeta un regard étrange, prolongé et scrutateur ; on y voyait quelque chose qui ressemblait à un reproche et je sentais cela au fond de moi-même. Mais je ne pouvais abandonner mon projet. J'y croyais trop. Je pris Nelly par la main et nous sortîmes. Il était déjà plus de deux heures de l'après-midi. Le ciel était couvert. Ces derniers temps, il faisait chaud et étouffant ; on entendait au loin les premiers grondements de tonnerre du printemps. Le vent balayait par rafales la poussière des rues. Nous montâmes dans un fiacre. Pendant tout le trajet, Nelly garda le silence : de temps en temps, elle me regardait de ce même air étrange et énigmatique. Sa poitrine se soulevait, et, comme je la tenais serrée contre moi, je sentais dans ma main son petit cœur battre comme s'il voulait s'échapper. VII Le chemin me parut interminable. Enfin, nous arrivâmes et j'entrai, le cœur défaillant, chez mes vieux amis. Je ne savais pas comment je sortirais de cette maison, mais je savais que coûte que coûte je devais en sortir avec le pardon de Natacha et une réconciliation. Il était déjà quatre heures. Les vieux étaient seuls, comme d'habitude. Nikolaï Serguéitch était déprimé et malade ; il reposait sur sa chaise longue, pâle et faible, la tête enveloppée d'un mouchoir. Anna Andréievna, assise à côté de lui, lui bassinait de temps en temps les tempes avec du vinaigre, et ne cessait de le contempler d'un air interrogateur et souffrant ; ceci semblait inquiéter et indisposer le vieillard. Il se taisait obstinément et elle n'osait pas rompre le silence. Notre arrivée imprévue les frappa tous deux. Anna Andréievna prit peur en m'apercevant avec Nelly, et les premières minutes nous regarda comme si elle se sentait brusquement coupable. « Je vous ai amené ma Nelly, leur dis-je en entrant. Elle a bien réfléchi et c'est elle-même qui a voulu venir chez vous. Accueillez-la et aimez-la… » Le vieux me jeta un regard soupçonneux ; ce seul regard laissait déjà deviner qu'il savait tout, qu'il savait que Natacha était maintenant seule, abandonnée, outragée peut-être. Il avait grande envie de pénétrer la secrète raison de notre arrivée et il nous regardait tous deux d'un air interrogateur. Nelly, tremblante, serrait ma main dans la sienne, et tenait ses yeux fixés au sol ; de temps en temps seulement, elle jetait autour d'elle des regards craintifs, comme un petit animal pris au piège. Mais Anna Andréievna se ressaisit bientôt ; elle se jeta vers Nelly, l'embrassa, la caressa, se mit même à pleurer et la fit asseoir avec des gestes tendres à côté d'elle, sans lâcher sa main. Nelly la regardait de côté avec une curiosité mêlée d'étonnement. Mais lorsqu'elle eut bien caressé Nelly et l'eut fait asseoir à côté d'elle, la brave vieille ne sut plus que faire et se mit à me regarder d'un air de naïve attente. Nikolaï Serguéitch fronça les sourcils, il n'était pas loin de deviner pourquoi j'avais amené Nelly. Voyant que je remarquais sa mine mécontente et son front soucieux, il porta sa main à sa tête et me dit brusquement : « J'ai mal à la tête, Vania. » Nous étions toujours assis en silence ; je ne savais par où commencer. La pièce était sombre ; un gros nuage noir s'avançait et l'on entendit de nouveau dans le lointain un coup de tonnerre. « Le tonnerre est venu tôt, cette année, dit le vieux. Et je me souviens qu'en trente-sept, on l'avait entendu encore plus tôt. » Anna Andréievna poussa un soupir. « Si on allumait le samovar ? » proposa-t-elle timidement. Mais personne ne lui répondit, et elle se tourna vers Nelly. « Comment t'appelles-tu, ma jolie ? » lui demanda-t-elle. Nelly dit son nom d'une voix faible et baissa les yeux encore davantage. Le vieux la regardait fixement. « C'est Elena, n'est-ce pas ? reprit la vieille en s'animant. – Oui, répondit Nelly, et il y eut de nouveau une minute de silence. – Ma sœur Prascovia Andréievna avait une nièce qui s'appelait Elena, dit Nikolaï Serguéitch. On l'appelait aussi Nelly, je me souviens. – Et alors, ma petite, tu n'as plus ni père, ni mère, ni parents ? demanda à nouveau Anna Andréievna. – Non, murmura Nelly, rapidement et d'un ton craintif. – C'est ce qu'on m'a dit. Y a-t-il longtemps que ta maman est morte ? – Non, il n'y a pas longtemps. – Pauvre petite chérie, pauvre petite orpheline » reprit la vieille en la regardant avec compassion. Nikolaï Serguéitch, dans son impatience, tambourinait des doigts sur la table. « Ta mère était étrangère ? C'est bien ce que vous m'avez dit, Ivan Petrovitch ? » dit la vieille, continuant ses questions timides. Nelly me jeta un regard furtif de ses yeux noirs, comme pour m'appeler au secours. Sa respiration était lourde et inégale. « Sa mère était la fille d'un Anglais et d'une Russe, commençai-je, elle était donc plutôt russe ; Nelly est née à l'étranger. – Alors sa mère était partie avec son mari à l'étranger ? » Nelly devint subitement toute rouge. Anna Andréievna devina aussitôt qu'elle avait fait un pas de clerc, et tressaillit sous le regard courroucé du vieux. Il la fixa d'un air sévère et se détourna vers la fenêtre. « Sa mère a été trompée par un homme méchant et lâche, dit-il en se tournant soudain vers Anna Andréievna. Elle était partie avec lui de la maison de ses parents et avait confié l'argent de son père à son amant ; celui-ci le lui avait extorqué par ruse ; il l'a emmenée à l'étranger où il l'a volée et abandonnée. Il s'est trouvé un brave homme qui est resté près d'elle et l'a aidée jusqu'à sa mort. Et lorsqu'il est mort, il y a deux ans, elle est revenue chez son père. C'est bien ce que tu m'as raconté, Vania ? » me demanda-t-il d'un ton tranchant. Nelly, au comble de l'agitation, se leva et voulut se diriger vers la porte. « Viens ici, Nelly, dit le vieux, en lui tendant enfin la main. Assieds-toi, ici, à côté de moi, là ! » Il se pencha, l'embrassa sur le front et lui caressa doucement la tête. Nelly se mit à trembler…, mais se domina. Anna Andréievna, tout attendrie, pleine d'une espérance radieuse, regardait son Nikolaï Serguéitch cajoler l'orpheline. « Je sais, Nelly, que ce méchant homme, méchant et immoral, a perdu ta mère, et je sais aussi qu'elle aimait et respectait son père », dit le vieux avec émotion, continuant à caresser la tête de Nelly et ne résistant pas à nous lancer ce défi. Une légère rougeur envahit ses joues pâles ; il évitait de nous regarder. « Maman aimait grand-père plus que grand-père ne l'aimait, dit Nelly timidement mais avec fermeté, en s'appliquant aussi à ne regarder personne. – Comment le sais-tu ? lui demanda rudement, le vieillard qui ne se contenait pas plus qu'un enfant, et qui semblait avoir honte de son impatience. – Je le sais, répondit Nelly, d'un ton brusque. Il n'a pas voulu recevoir maman et…, il l'a chassée. » Je voyais que Nikolaï Serguéitch voulait dire quelque chose, répliquer, par exemple, que le vieux avait eu des raisons sérieuses de ne pas recevoir sa fille, mais il nous regarda et se tut. « Et où avez-vous habité, lorsque ton grand-père a refusé de vous revoir ? demanda Anna Andréievna qui, brusquement, s'entêtait à poursuivre l'entretien dans cette voie. – Quand nous sommes arrivées, nous avons cherché grand-père pendant longtemps, répondit Nelly, mais nous n'arrivions pas à le trouver. Maman m'a dit alors que grandpère était autrefois très riche et qu'il voulait construire une fabrique, mais que maintenant il était très pauvre, parce que celui avec qui maman était partie lui avait pris tout l'argent de grandpère et ne le lui avait pas rendu. C'est elle-même qui m'a dit cela. – Hum ! fit le vieux. – Et elle m'a dit encore, poursuivit Nelly, s'animant de plus en plus et semblant vouloir répondre à Nikolaï Serguéitch tout en s'adressant à Anna Andréievna : elle m'a dit que grand-père était très fâché contre nous ; que c'était elle qui était coupable envers lui et qu'elle n'avait plus que lui au monde. Elle pleurait en me disant cela… Avant que nous arrivions, elle m'a dit : « Il ne me pardonnera pas à moi, mais peut-être qu'en te voyant, il t'aimera et me pardonnera à cause de toi. » Maman m'aimait beaucoup, elle m'embrassait en me disant cela, et elle avait très peur d'aller voir grand-père. Elle m'avait appris à prier pour lui et elle priait aussi pour lui, et elle me racontait comment elle vivait autrefois avec grand-père et qu'il l'aimait beaucoup, plus que tout au monde. Le soir, elle lui jouait du piano ou lui faisait la lecture et grand-père l'embrassait et lui donnait beaucoup de cadeaux…, tout le temps, il lui faisait des cadeaux ; une fois même, ils se sont disputés, le jour de la fête de maman, parce que grand-père croyait que maman ne savait pas quel cadeau il allait lui faire, et maman le savait depuis longtemps. Maman voulait des boucles d'oreilles, et grand-père avait fait exprès de lui faire croire qu'il lui donnerait une broche ; et quand il lui a donné les boucles d'oreilles et qu'il a vu que maman savait déjà ce que c'était, il s'est fâché et il ne lui a pas parlé pendant une demi-journée ; mais après, il est venu lui-même l'embrasser et lui demander pardon… Nelly se laissait entraîner par son récit et une rougeur avivait ses joues pâles. On voyait que la maman avait parlé plus d'une fois avec sa petite Nelly de ses jours heureux d'antan ; assise dans un coin de son sous-sol, tenant dans ses bras et embrassant sa petite fille (la seule consolation qui lui restât) et pleurant sur elle, elle ne soupçonnait point quel écho ses récits trouvaient dans le cœur maladivement impressionnable et précocement mûr de l'enfant. Mais Nelly, toute à ses souvenirs, sembla se ressaisir soudain ; elle jeta autour d'elle un regard méfiant et s'arrêta. Le vieux plissa le front et se remit à tambouriner sur la table ; une petite larme se montra aux yeux d'Anna Andréievna, qu'elle essuya en silence de son mouchoir. « Maman était très malade quand elle est arrivée ici, poursuivit Nelly d'une voix sourde ; elle avait mal à la poitrine. Nous avons cherché longtemps grand-père et nous n'avons pas pu le trouver : nous avions loué un coin dans un sous-sol. – Un coin, malade comme elle l'était ! s'écria Anna Andréievna. – Oui…, répondit Nelly. Maman était pauvre. Elle me disait, ajouta-t-elle en s'animant, que ce n'était pas un péché d'être pauvre, mais que c'en était un d'être riche et d'offenser les autres…, et que Dieu la punissait. – C'est à Vassili-Ostrov que vous vous étiez installées ? Chez la Boubnova ? » demanda le vieux, en se tournant vers moi et en s'efforçant de prendre un ton indifférent. Il avait posé cette question comme si cela le gênait de rester assis sans mot dire. « Non, nous avons d'abord habité rue des Bourgeois, répondit Nelly. C'était très sombre et très humide, reprit-elle après s'être tue un instant : maman est tombée très malade, mais elle se levait encore. Je lui lavais son linge et elle pleurait. Il y avait aussi une vieille femme, la veuve d'un capitaine, qui habitait avec nous et aussi un fonctionnaire en retraite qui rentrait toujours ivre et qui criait et faisait du tapage toutes les nuits. J'avais très peur de lui. Maman me prenait dans son lit et me serrait contre elle, et elle-même tremblait tandis que le fonctionnaire criait et jurait. Un jour, il a voulu battre la femme du capitaine qui était très vieille et qui marchait avec une canne. Maman a eu pitié d'elle et a pris sa défense ; alors il a frappé maman, et je me suis jetée sur lui… » Nelly s'arrêta. Ce souvenir l'avait troublée ; ses yeux se mirent à étinceler. « Seigneur mon Dieu ! » s'écria Anna Andréievna, captivée par le récit ; elle ne quittait pas des yeux Nelly qui s'adressait surtout à elle. « Alors, maman est sortie, poursuivit Nelly, et elle m'a emmenée. C'était pendant le jour. Nous avons marché dans la rue jusqu'au soir et maman ne faisait que pleurer, et elle me tenait par la main. J'étais très fatiguée ; nous n'avions rien mangé ce jour-là. Maman se parlait tout le temps à elle-même et me répétait : « Reste pauvre, Nelly, et quand je serai morte, n'écoute rien ni personne. Ne va chez personne : reste seule, pauvre, et travaille, et si tu ne trouves pas de travail, demande l'aumône, mais ne va jamais CHEZ EUX. » Comme nous traversions une rue, à la nuit tombante, maman s'est écriée tout à coup « Azor ! Azor ! » et un grand chien tout pelé a couru vers maman en glapissant et s'est jeté sur elle ; maman est devenue toute pâle, a poussé un cri, et est tombée à genoux devant un grand vieillard qui marchait avec une canne et regardait à terre. C'était grand-père. Il était tout maigre et mal habillé. C'était la première fois que je le voyais. Il a eu l'air effrayé, lui aussi, il a pâli, et quand il a vu que maman était à genoux devant lui et lui étreignait les jambes, il s'est dégagé, l'a repoussée, a frappé le trottoir avec sa canne et s'est éloigné rapidement. Azor est resté, encore ; il gémissait et léchait le visage de maman, puis il a couru après grand-père, a attrapé le pan de son habit et l'a tiré en arrière, mais grand-père lui a donné un coup de canne. Azor est revenu encore une fois près de nous, mais grand-père l'a appelé ; alors il est parti, toujours en gémissant. Maman restait par terre, elle était comme morte ; les gens s'étaient rassemblés autour de nous et les agents sont venus. Moi, je pleurais et j'essayais de relever maman. Enfin, elle s'est mise debout, elle a regardé autour d'elle et elle est partie à ma suite. Je l'ai ramenée à la maison. Les gens nous ont regardées longtemps en hochant la tête… Nelly s'arrêta pour respirer et reprendre des forces. Elle était blême, mais une résolution brillait dans son regard. On voyait qu'elle avait décidé, enfin, de TOUT dire. Il y avait même en elle à cet instant quelque chose de provocant. « Quoi ! fit Nikolaï Serguéitch d'une voix mal assurée et maussade, ta mère avait offensé son père, il avait le droit de la repousser… – C'est ce que maman m'a, dit, répliqua Nelly d'un ton incisif ; pendant que nous rentrions, elle me disait : « C'est ton grand-père, Nelly, je suis coupable envers lui, il m'a maudite, et c'est pourquoi Dieu me punit maintenant. » Tout ce soir-là et les jours suivants, elle a répété cela tout le temps. Quand elle parlait, on aurait dit qu'elle n'avait plus sa raison… » Le vieux se taisait. « Et ensuite, vous avez changé de logement ? demanda Anna Andréievna, qui continuait à pleurer sans bruit. – Cette nuit-là, maman est tombée malade ; la femme du capitaine a trouvé un logement chez la Boubnova, et nous sommes allées nous y installer le surlendemain avec elle ; une fois arrivée, maman s'est couchée et elle est restée trois semaines dans son lit : c'est moi qui la soignais. Nous n'avions plus du tout d'argent ; la femme du capitaine nous a aidées, ainsi qu'Ivan Alexandrytch. – Le fabricant de cercueils, dis-je pour expliquer. – Quand maman s'est levée et a commencé à marcher, elle m'a parlé d'Azor. » Nelly s'interrompit. Le vieux avait l'air content que la conversation tombât sur Azor. « Qu'est-ce qu'elle t'a dit d'Azor ? demanda-t-il en se courbant davantage encore dans son fauteuil, comme pour nous dérober complètement son visage. – Elle me parlait tout le temps de grand-père, répondit Nelly ; même malade, elle ne faisait que me parler de lui, et quand elle avait le délire aussi. Et lorsqu'elle a commencé à aller mieux, elle s'est mise à me raconter de nouveau comment elle vivait autrefois…, et elle m'a parlé d'Azor : un jour, dans la campagne, elle a vu des gamins qui traînaient Azor au bout d'une corde pour le noyer dans une rivière ; elle leur a donné de l'argent pour le racheter. Grand-père a beaucoup ri quand il a vu Azor. Mais Azor s'est sauvé. Maman s'est mise à pleurer ; grand-père a eu peur, et a dit qu'il donnerait cent roubles à celui qui lui rendrait Azor. Deux jours après, on le lui a ramené ; grand-père a donné cent roubles et depuis ce jour-là il a commencé à aimer Azor. Maman l'aimait tellement qu'elle le prenait dans son lit. Elle m'a raconté qu'autrefois Azor se promenait dans les rues avec des comédiens, qu'il savait présenter les armes, porter un singe sur son dos, faire l'exercice avec un fusil, et encore beaucoup d'autres choses… Et quand maman a quitté grand-père, grand-père a gardé Azor avec lui, et il se promenait toujours avec lui ; aussi, quand maman a vu Azor dans la rue, elle a tout de suite deviné que grand-père était là aussi… » Le vieux qui, visiblement, espérait qu'Azor ferait diversion, se renfrognait de plus en plus. Il ne posait plus de questions. « Et tu n'as pas revu ton grand-père ? demanda Anna Andréievna. – Si, quand maman a commencé à aller mieux, je l'ai rencontré encore une fois. J'allais chercher du pain : tout à coup, j'ai vu un homme avec Azor, je l'ai regardé et j'ai reconnu grandpère. Je me suis rangée contre le mur pour le laisser passer. Grand-père m'a regardée longtemps, longtemps, il était si effrayant que j'ai eu peur de lui, puis il a passé ; Azor m'avait reconnue et il s'est mis à sauter autour de moi et à me lécher les mains. Je suis vite rentrée à la maison, et, en me retournant, j'ai vu grand-père qui entrait dans la boulangerie. Alors je me suis dit qu'il allait sûrement poser des questions : j'ai eu encore plus peur et quand je suis arrivée à la maison je n'ai rien dit à maman, pour qu'elle ne retombe pas malade. Le lendemain, je ne suis pas allée chez le boulanger : j'ai dit que j'avais mal à la tête ; quand j'y suis retournée, deux jours après, je n'ai rencontré personne, mais j'avais tellement peur que j'ai couru tant que j'ai pu. Et, le lendemain encore, brusquement, comme je tournais le coin, j'ai vu grand-père et Azor devant moi. Je me suis sauvée, j'ai tourné dans une autre rue et je suis entrée dans la boutique par une autre porte ; mais je me suis de nouveau heurtée brusquement à lui, et j'ai été tellement effrayée que je suis restée là, sans pouvoir bouger. Grand-père m'a regardée longtemps comme l'autre fois, puis il m'a caressé la tête, m'a pris la main et m'a emmenée ; Azor nous suivait en remuant la queue. Alors, j'ai vu que grand-père ne pouvait plus se tenir droit, il s'appuyait sur une canne et ses mains tremblaient. Il m'a conduite près d'un marchand qui était au coin et qui vendait dans la rue du pain d'épice et des pommes. Il m'a acheté un coq et un poisson en pain d'épice, un bonbon et une pomme ; en cherchant l'argent dans son porte-monnaie, ses mains tremblaient tellement qu'il a laissé tomber une pièce de cinq kopeks ; je la lui ai ramassée. Il me l'a donnée avec les pains d'épice, il m'a caressé les cheveux, toujours sans rien dire, et il est parti chez lui. « Alors je suis rentrée, j'ai tout raconté à maman et je lui ai dit que d'abord j'avais peur de grand-père et que je me cachais quand je le voyais. Maman ne m'a pas crue au début, puis ensuite elle a été si contente que tout ce soir-là elle m'a posé des questions, en m'embrassant et en pleurant, et quand je lui eus tout raconté, elle m'a dit de ne plus jamais avoir peur de grand- père, qu'il m'aimait, puisqu'il était venu exprès pour me voir. Et elle m'a dit d'être gentille avec grand-père et de lui parIer. Le lendemain matin, elle m'a envoyée plusieurs fois faire des courses, pourtant je lui avais dit que grand-père ne venait que le soir. Elle marchait derrière moi et s'est cachée au coin de la rue ; le lendemain aussi, mais grand-père n'est pas venu. Ces jourslà, il pleuvait, maman a pris froid en sortant avec moi et a dû se recoucher. « Grand-père est revenu huit jours après ; il m'a encore acheté un poisson et une pomme, mais il ne me disait toujours rien. Quand il est parti, je l'ai suivi sans faire de bruit, car je m'étais dit à l'avance que je chercherais à savoir où il habitait pour le dire à maman. Je marchais derrière lui de l'autre côté de la rue, pour qu'il ne me voie pas. Il habitait loin, pas là où il a habité après et où il est mort, mais dans la rue aux Pois, au troisième étage d'une grande maison. Je suis rentrée tard. Maman était très inquiète, car elle ne savait pas où j'étais. Quand je le lui ai dit, elle a été de nouveau très contente, et elle voulait aller chez grand-père dès le lendemain ; mais le lendemain elle a réfléchi, elle a eu peur d'y aller, et elle a hésité pendant trois jours. Ensuite, elle m'a appelée et m'a dit : « Écoute, Nelly, je suis malade maintenant, et je ne peux pas sortir, mais j'ai écrit une lettre à ton grand-père, va le trouver et donne-lui la lettre. Tu le regarderas pendant qu'il la lira et tu feras attention à ce qu'il dira et à ce qu'il fera ; puis tu te mettras à genoux, tu l'embrasseras et tu lui demanderas de pardonner à ta maman… » Maman, pleurait beaucoup en m'embrassant ; elle m'a signée avant que je parte, a prié, m'a fait mettre à genoux devant l'icône avec elle, et malgré sa maladie m'a accompagnée jusqu'à la porte de la maison. Quand je me retournais, elle était toujours là à me suivre des yeux… « Je suis arrivée chez grand-père et j'ai ouvert la porte : le crochet n'était pas mis. Grand-père était assis à sa table et mangeait du pain et des pommes de terre ; Azor était à côté de lui, et le regardait manger en remuant la queue. Dans cet appartement-là aussi, les fenêtres étaient étroites et sombres et il n'y avait qu'une table et qu'une chaise. Il vivait seul. Je suis entrée : il a eu si peur qu'il est devenu tout pâle et s'est mis à trembler. Moi aussi, j'ai eu peur et je n'ai rien dit, je me suis seulement approchée de la table et j'y ai posé la lettre. Quand grand-père a vu la lettre, il a été si en colère qu'il s'est levé brusquement, a pris sa canne et l'a brandie au-dessus de ma tête, mais il ne m'a pas frappée ; il m'a conduite dans l'antichambre et m'a poussée dehors. Je n'avais pas encore descendu la première volée de marches qu'il a rouvert la porte et m'a jeté la lettre non décachetée. Je suis rentrée et j'ai tout raconté à maman. Elle s'est alitée de nouveau… » VIII À ce moment, un coup de tonnerre assez violent retentit et de grosses gouttes de pluie vinrent frapper les vitres ; la chambre était plongée dans l'obscurité. La vieille se signait comme si elle avait peur. Nous nous étions tous arrêtés brusquement. « Cela va passer », dit le vieux en jetant un coup d'œil vers les fenêtres ; puis il se leva et arpenta la chambre de long en large. Nelly le suivait du regard. Elle était en proie à une agitation extrême anormale. Je le voyais mais elle semblait éviter de me regarder. « Et après ? » demanda le vieux, en se rasseyant dans son fauteuil. Nelly jeta autour d'elle un regard craintif. « Tu n'as plus revu ton grand-père ? – Si… – Oui, oui, continue, ma belle, continue, appuya Anna Andréievna. – Pendant trois semaines, je ne l'ai pas vu, reprit Nelly, jusqu'à l'hiver. Puis l'hiver est venu et la neige est tombée. Quand j'ai rencontré de nouveau grand-père, au même endroit, j'ai été très contente…, parce que maman était triste qu'il ne vienne plus. Quand je l'ai vu, j'ai fait exprès de passer sur l'autre trottoir, pour qu'il voie que je le fuyais. Je me suis retournée et j'ai vu que grand-père marchait vite pour me rattraper, puis il s'est mis à courir et à crier : « Nelly, Nelly ! » Azor courait aussi derrière lui. Cela m'a fait pitié et je me suis arrêtée. Grand-père s'est approché, m'a prise par la main et m'a emmenée, et quand il a vu que je pleurais, il s'est arrêté, m'a regardée, s'est penché et m'a embrassée. Alors il s'est aperçu que j'avais de mauvais souliers et m'a demandé si je n'en avais pas d'autres. Je me suis dépêchée de lui dire que maman n'avait pas du tout d'argent et que nos logeurs nous donnaient à manger par pitié. Grand-père n'a rien dit, mais il m'a conduite au marché, m'a acheté des souliers et m'a dit de les mettre tout de suite, puis il m'a emmenée chez lui, dans la rue aux Pois ; avant, il est entré dans une boutique où il a acheté un gâteau et deux bonbons et, quand nous sommes arrivés, il m'a dit de manger le gâteau et m'a regardée pendant que je le mangeais, puis il m'a donné les bonbons. Azor a posé sa patte sur la table, pour demander du gâteau, je lui en ai donné, et grand-père s'est mis à rire. Ensuite, il m'a attirée près de lui, m'a caressé la tête et m'a demandé si j'avais appris quelque chose et ce que je savais. Je le lui ai dit, alors il m'a ordonné de venir chez lui dès que je pourrais, chaque jour, à trois heures, et qu'il me donnerait des leçons. Ensuite, il m'a dit de regarder par la fenêtre jusqu'à ce qu'il me dise de me retourner. Je l'ai fait, mais j'ai tourné tout doucement la tête et j'ai vu qu'il décousait le coin de son oreiller et qu'il en retirait quatre roubles-argent. Puis il me les a apportés en me disant : « C'est pour toi seule. » J'allais les prendre, mais j'ai réfléchi et je lui ai dit : « Si c'est pour moi seule, je ne les prendrai pas. » Grand-père s'est mis tout à coup en colère et m'a dit : « Bon, comme tu veux, prends-les et va-t'en. » Il ne m'a pas embrassée avant que je parte. Quand je suis rentrée à la maison, j'ai tout raconté à maman ; mais maman allait de plus en plus mal. Un étudiant, qui venait chez le marchand de cercueils, soignait maman et lui faisait prendre des remèdes. « J'allais souvent chez grand-père : maman me l'avait ordonné. Grand-père avait acheté un Nouveau Testament et une géographie et il me donnait des leçons ; il me racontait quels pays il y avait dans le monde, quelles gens y vivaient, et il me disait le nom des mers, et ce qu'il y avait avant, et comment le Christ nous avait pardonné à tous. Lorsque je lui posais moimême des questions, il était très content ; alors, je lui ai posé souvent des questions, et il me racontait tout ; il me parlait souvent de Dieu. Quelquefois, au lieu de travailler, nous jouions avec Azor ; Azor s'était mis à m'aimer beaucoup, je lui avais appris à sauter par-dessus un bâton, et grand-père riait et me caressait les cheveux. Il riait rarement. Il y avait des jours où il parlait beaucoup, puis il se taisait brusquement et restait assis, comme endormi, mais il avait les yeux ouverts. Il restait comme ça jusqu'au soir, et le soir il avait l'air si effrayant, et si vieux… Ou bien, quand j'arrivais, il était assis sur une chaise, en train de réfléchir, et il n'entendait rien, Azor était couché à côté de lui. J'attendais, j'attendais et je toussais ; grand-père ne me regardait toujours pas. Alors je m'en allais. À la maison, maman m'attendait dans son lit, et je lui racontais tout, et la nuit venait que j'étais encore à lui raconter et elle à écouter ce que je lui disais de grand-père : ce qu'il avait fait ce jour-là, les histoires qu'il m'avait racontées, et ce qu'il m'avait donné comme leçon. Et quand je lui disais que je faisais sauter Azor par-dessus un bâton et que grand-père riait, elle se mettait aussi à rire tout à coup, riait pendant longtemps, toute joyeuse, et me faisait recommencer, puis elle priait. Je me disais toujours : « Comment se fait-il donc que maman aime tant grand-père, et que lui ne l'aime pas ? » Quand je suis arrivée chez grand-père, la fois suivante, je lui ai dit combien maman l'aimait. Il m'a écoutée jusqu'au bout, d'un air furieux, et sans dire un mot ; alors, je lui, ai demandé pourquoi maman l'aimait tellement et me posait toujours des questions sur lui, alors que lui ne m'en posait jamais sur elle. Grand-père s'est fâché et m'a mise à la porte ; je suis restée un moment derrière la porte, il l'a rouverte brusquement et m'a rappelée, mais il était toujours en colère et ne disait rien. Quand nous avons commencé à lire le Nouveau Testament, je lui ai demandé encore une fois pourquoi il ne voulait pas pardonner à maman, puisque Jésus-Christ avait dit : « Aimez-vous les uns les autres et pardonnez les offenses » ? Alors il s'est levé tout à coup et s'est mis à crier que c'était maman qui m'avait appris cela, puis il m'a poussée dehors une seconde fois en me disant de ne jamais revenir chez lui. Et je lui ai dit que maintenant je ne voudrais plus non plus venir chez lui et je suis partie… Et le lendemain, grand-père a déménagé… – J'avais dit que la pluie cesserait vite. C'est fini, voilà le soleil…, tu vois, Vania », me dit Nikolaï Serguéitch en se tournant vers la fenêtre. Anna Andréievna le regarda d'un air irrésolu, et soudain l'indignation brilla dans les yeux de la bonne vieille, jusque-là douce et effarouchée. Elle prit sans mot dire la main de Nelly et fit asseoir la petite fille sur ses genoux. « Raconte, mon ange, lui dit-elle, je t'écouterai. Que ceux qui ont le cœur dur… » Elle n'acheva pas et fondit en larmes. Nelly me lança un regard interrogateur ; elle semblait perplexe et effrayée. Le vieux me regarda, haussa les épaules, mais se détourna immédiatement. « Continue, Nelly, dis-je. – Pendant trois jours, je ne suis pas allée chez grand-père, reprit Nelly : à ce moment-là, maman est allée plus mal. Nous n'avions plus du tout d'argent, nous ne pouvions plus acheter de médicaments, et nous ne mangions rien, car nos logeurs eux non plus n'avaient rien, et ils ont commencé à nous reprocher de vivre à leurs crochets. Alors, le troisième jour, je me suis levée et je me suis habillée. Maman m'a demandé où j'allais. Je lui ai dit que j'allais demander de l'argent à grand-père et maman a été contente, car je lui avais raconté qu'il m'avait chassée et je lui avais dit que je ne voulais plus aller chez lui et maman pleurait et me suppliait d'y retourner. Là-bas, on m'a dit que grandpère avait déménagé et je suis allée dans sa nouvelle maison. Quand je suis entrée, il s'est levé brusquement, s'est jeté sur moi, a tapé du pied, mais je lui ai dit tout de suite que maman était très malade, qu'il nous fallait cinquante kopeks pour les remèdes et que nous n'avions rien à manger. Grand-père s'est mis à crier, m'a poussée dans l'escalier et a fermé la porte derrière moi. Mais pendant qu'il me mettait dehors, je lui ai dit que je resterais dans l'escalier et que je ne m'en irais pas avant qu'il me donne de l'argent. Et je me suis assise dans l'escalier. Un instant après, il a ouvert la porte, a vu que j'étais là, et l'a refermée. Puis un long moment s'est écoulé ; il a encore ouvert la porte, et l'a refermée en m'apercevant. Il a recommencé souvent. Enfin, il est sorti avec Azor, a fermé la porte et il est passé devant moi sans me dire un mot. Je ne lui ai rien dit non plus et je suis restée assise jusqu'au soir. – Ma pauvre petite, s'écria Anna Andréievna ; mais il devait faire froid dans l'escalier ! – J'avais ma pelisse, répondit Nelly. – Même en pelisse !… Pauvre chérie, ce que tu as enduré ! Et qu'est-ce qu'a fait ton grand-père ? » Les lèvres de Nelly se mirent à trembler, mais elle fit un violent effort pour se dominer. « Il est revenu lorsqu'il faisait déjà tout à fait sombre ; en rentrant, il s'est heurté à moi et a crié : « Qui est là ? » Je lui ai dit que c'était moi. Il croyait sûrement que j'étais partie depuis longtemps ; quand il a vu que j'étais encore là, il a été très étonné et il est resté longtemps devant moi. Tout à coup, il a frappé l'escalier avec sa canne, il est parti en courant, a ouvert sa porte et, une minute après, il m'a apporté de la monnaie de cuivre, toute en pièces de cinq kopeks qu'il a jetée dans l'escalier. Il a crié : « Tiens, c'est tout ce qui me reste, dis à ta mère que je la maudis », et il a claqué la porte. Les pièces avaient roulé dans l'escalier. Je me suis mise à les chercher dans l'obscurité et grand-père a sans doute deviné que les pièces s'étaient dispersées et que j'avais du mal à les rassembler, car il a ouvert la porte et m'a apporté une bougie à la lumière de la bougie, je les ai trouvées facilement. Grand-père m'a aidée à les ramasser et m'a dit que cela devait faire soixante-dix kopeks ; puis il est parti. Quand je suis revenue à la maison, j'ai donné l'argent à maman et je lui ai tout raconté, et maman est allée plus mal, et moi aussi, j'ai été malade toute la nuit ; j'avais la fièvre le lendemain, mais je ne pensais qu'à une chose, parce que j'étais fâchée contre grand-père ; quand maman s'est endormie, je suis sortie, je suis allée dans la direction de la maison de grand-père, mais je me suis arrêtée sur le pont. C'est alors qu'a passé CET HOMME… – Archipov, dis-je ; je vous en ai parlé, Nikolaï Serguéitch ; c'est lui qui était avec le marchand chez la Boubnova et qu'on a roué de coups. C'est la première fois que Nelly l'a rencontré… Continue, Nelly. – Je l'ai arrêté et je lui ai demandé un rouble-argent. Il m'a regardée et ma demandé : « Un rouble-argent ? » Je lui ai dit : « Oui. » Alors, il s'est mis à rire et m'a dit : « Viens avec moi. » Je ne savais pas si je devais y aller ; tout d'un coup, un petit vieillard, avec des lunettes dorées, s'est approché : il avait entendu que j'avais demandé un rouble-argent ; il s'est penché vers moi et m'a demandé pourquoi je voulais absolument cette somme. Je lui ai dit que maman était malade et qu'elle en avait besoin pour acheter des remèdes. Il m'a demandé où nous habitions, l'a inscrit et m'a donné un billet d'un rouble. L'AUTRE, quand il a vu le petit vieillard à lunettes, s'est en allé et ne m'a plus demandé de venir avec lui. Je suis entrée dans une boutique, et j'ai changé mon rouble contre de la monnaie de cuivre ; j'ai enveloppé trente kopeks dans un papier et je les ai mis de côté pour maman ; les soixante-dix autres, je ne les ai pas enveloppés, mais je les ai gardés exprès dans ma main, et je suis allée chez grand-père. Quand je suis arrivée, j'ai ouvert la porte, je suis restée sur le seuil, j'ai balancé le bras et je lui ai jeté toutes les pièces qui ont roulé sur le plancher ; puis je lui ai dit : – Voilà votre argent ! Maman n'en a pas besoin, puisque vous la maudissez. J'ai claqué la porte et je me suis sauvée. » Ses yeux s'étaient mis à étinceler, et elle lança au vieux un regard naïvement provocateur. « C'est ce qu'il fallait faire, dit Anna Andréievna, sans regarder Nikolaï Serguéitch, en serrant Nelly contre elle, c'est ce qu'il fallait faire avec lui : ton grand-père était méchant et cruel… – Hum fit Nikolaï Serguéitch. – Et après, après ? demanda Anna Andréievna, avec impatience. – Après, je ne suis plus allée chez grand-père, et il n'est plus venu me voir, répondit Nelly. – Et qu'êtes-vous devenues, ta mère et toi ? Oh ! pauvres gens, pauvres gens ! – Maman allait de plus en plus mal, elle ne se levait plus que rarement, reprit Nelly ; sa voix se mit à trembler et se brisa. Nous n'avions plus d'argent et j'ai commencé à mendier avec la femme du capitaine. Elle allait de maison en maison, et elle arrêtait les gens bien dans la rue et leur demandait l'aumône ; c'est comme cela qu'elle vivait. Elle me disait qu'elle n'était pas une mendiante, mais qu'elle avait des papiers où était inscrit le grade de son mari et où on disait qu'elle était pauvre. Elle montrait ses papiers, et on lui donnait de l'argent. Elle me disait aussi que ce n'était pas honteux de demander à tout le monde. J'allais avec elle et on nous donnait, et c'est comme ça que nous vivions ; maman l'avait appris, car les locataires lui avaient reproché d'être une mendiante, et la Boubnova était venue la trouver et lui avait dit qu'elle ferait mieux de me laisser aller chez elle que de m'envoyer demander l'aumône. Elle était déjà venue chez maman et lui avait apporté de l'argent ; mais maman l'avait refusé, alors la Boubnova lui avait demandé pourquoi elle était si fière et lui avait envoyé à manger. Mais, quand elle lui a dit cela à propos de moi, maman s'est mise à pleurer et a eu peur ; la Boubnova a commencé à l'injurier, elle était ivre, et lui a dit que j'étais une mendiante et que j'allais avec la femme du capitaine ; ce soir-là, elle a chassé la femme du capitaine. Maman s'est mise à pleurer quand elle a appris tout cela, puis elle s'est levée, s'est habillée, m'a prise par la main et m'a emmenée. Ivan Alexandrytch a essayé de l'arrêter, mais elle ne l'a pas écouté, et nous sommes sorties. Maman pouvait à peine marcher ; à chaque instant, elle s'asseyait et je la soutenais. Elle me disait de la conduire chez grand-père ; la nuit était déjà venue depuis longtemps. Tout d'un coup, nous sommes arrivées dans une grande rue ; des voitures s'arrêtaient devant une maison, il en sortait beaucoup de monde, les fenêtres étaient toutes éclairées et on entendait de la musique. Maman s'est arrêtée, m'a saisie, et m'a dit alors : « Nelly, reste pauvre, reste pauvre toute ta vie, mais ne va pas chez eux, quel que soit celui qui t'appelle ou vienne te chercher. Toi aussi, tu pourrais être làbas, riche, dans une belle robe, mais je ne le veux pas. Ils sont méchants et cruels, et voici ce que je t'ordonne : reste pauvre, travaille, et demande l'aumône, et si quelqu'un vient te chercher, dis-lui : je ne veux pas aller chez vous !… » Voilà ce que maman m'a dit quand elle était malade, et je veux lui obéir toute ma vie, ajouta Nelly, frémissante d'émotion et le visage em- pourpré ; toute ma vie, je servirai et je travaillerai, je suis venue chez vous pour vous servir et pour travailler, et je ne veux pas être votre fille… – Assez, assez, ma mignonne, assez ! s'écria la vieille, en serrant Nelly dans ses bras. Ta maman était malade lorsqu'elle t'a dit cela. – Elle était folle, dit rudement le vieillard. – Elle était peut-être folle, répliqua Nelly vivement, elle était peut-être folle, mais c'est ce qu'elle m'a ordonné, et je le ferai toute ma vie. Après m'avoir dit cela, elle est tombée évanouie. – Seigneur Dieu ! s'écria Anna Andréievna malade, dans la rue, en hiver !… – On voulait nous conduire au poste, mais un monsieur est intervenu ; il m'a demandé où nous habitions, m'a donné dix roubles et a ordonné à son cocher de nous reconduire chez nous. Après cela, maman ne s'est plus jamais levée, et elle est morte trois semaines après… – Et son père ? Il ne lui a pas pardonné ! s'exclama Anna Andréievna. – Non ! répondit Nelly qui se dominait, mais qui était à la torture. Une semaine avant sa mort, maman m'a appelée et m'a dit : « Nelly, va une dernière fois chez ton grand-père, et demande-lui de venir me voir et de me pardonner ; dis-lui que je vais mourir d'ici une huitaine de jours et que je te laisse seule au monde. Dis-lui encore que je regrette de mourir… » J'y suis allée, j'ai frappé chez grand-père, il a ouvert et quand il m'a vue, il a voulu tout de suite refermer la porte, mais je m'y suis cramponnée des deux mains et je lui ai crié : « Maman est en train de mourir, elle vous appelle, venez ! » Mais il m'a repoussée et a fermé la porte brusquement. Je suis revenue chez maman, je me suis couchée à côté d'elle, je l'ai prise dans mes bras et je ne lui ai rien dit… Maman m'a prise aussi dans ses bras et ne m'a rien demandé… À ce moment, Nikolaï Serguéitch s'appuya lourdement de la main sur la table et se leva, mais, après nous avoir enveloppés tous d'un regard étrange et troublé, il se laissa retomber dans son fauteuil, comme à bout de forces. Anna Andréievna ne le regardait plus et serrait Nelly contre elle en sanglotant. « Le dernier jour, avant de mourir, vers le soir, maman m'a appelée, m'a pris la main et m'a dit : Je vais mourir aujourd'hui, Nelly », elle a voulu dire encore quelque chose, mais elle n'a pas pu. Je l'ai regardée : elle semblait, déjà ne plus me voir, mais elle serrait ma main dans les siennes. J'ai retiré doucement ma main et je suis sortie en courant, j'ai couru tout le long du chemin jusque chez grand-père. Quand il m'a vue, il s'est levé aussitôt et m'a regardée, et il a eu tellement peur qu'il est devenu tout pâle et s'est mis à trembler. Je lui ai pris la main et j'ai juste pu lui dire : « Elle va mourir. » Alors, il s'est affolé tout à coup, il a pris sa canne et a couru après moi il allait même oublier son chapeau ; pourtant, il faisait froid. J'ai pris son chapeau, je le lui ai mis, et nous sommes partis tous les deux en courant. Je le pressais et je lui ai dit de prendre un fiacre, car maman allait mourir d'un instant à l'autre ; mais il n'avait que sept kopeks sur lui. Il a arrêté des cochers, a marchandé avec eux, mais ils n'ont fait que rire, et ils se sont moqués aussi d'Azor, car Azor était venu avec nous ; alors, nous avons continué à courir. Grandpère était fatigué, et respirait difficilement, mais il se dépêchait tout de même. Tout à coup, il est tombé et son chapeau a roulé. Je l'ai relevé. Je lui ai remis son chapeau et je l'ai pris par la main pour le conduire : nous sommes arrivés juste avant la nuit… Mais maman était déjà morte… Quand grand-père l'a vue, il s'est frappé les mains l'une contre l'autre, s'est mis à trembler et est resté auprès d'elle, sans rien dire. Alors je me suis approchée, j'ai pris grand-père par la main et je lui ai crié : « Voilà, méchant homme, homme cruel, regarde maintenant Regarde ! » Alors grand-père s'est mis à crier et il est tombé par terre, comme mort… » Nelly bondit, se dégagea de l'étreinte d'Anna Andréievna et se tint debout au milieu de nous, pâle, à bout de forces et de souffrances. Mais Anna Andréievna se précipita vers elle, la prit de nouveau dans ses bras et se mit à crier, comme inspirée : « C'est moi, c'est moi qui serai ta mère maintenant, Nelly, et tu seras mon enfant ! Oui, Nelly, allons-nous-en et abandonnonsles tous, ces cruels, ces méchants ! Qu'ils s'amusent aux dépens des autres, Dieu leur en tiendra compte !… Viens, Nelly, allonsnous-en, partons d'ici… » Jamais je ne l'avais vue dans un tel état et je ne l'aurais pas crue capable d'une telle émotion. Nikolaï Serguéitch se redressa dans son fauteuil, se leva et lui demanda d'une voix entrecoupée : « Où vas-tu, Anna Andréievna ? – Chez elle, chez ma fille, chez Natacha ! cria-t-elle en entraînant Nelly vers la porte. – Attends, arrête !… – Inutile d'attendre, homme au cœur de pierre. Il y a trop longtemps que j'attends, et elle aussi ; adieu ! » Après cette réponse, la vieille dame se détourna, jeta un regard vers son mari et s'arrêta, stupéfaite. Nikolaï Serguéitch se tenait devant elle, il avait pris son chapeau et, de ses mains débiles et tremblantes, il endossait hâtivement, son manteau. « Toi aussi…, toi aussi, tu viens avec moi s'écria-t-elle, en croisant les mains d'un air de supplication et en le regardant avec incrédulité, comme si elle n'osait croire à un pareil bonheur. – Natacha, où est ma Natacha ? Où est-elle ? Où est ma fille ? » Ces paroles s'échappèrent enfin de la poitrine du vieillard. « Rendez-moi ma Natacha ! Où est-elle ? » Et, saisissant le bâton que je lui tendais, il se précipita vers la porte. « Il a pardonné ! Il a pardonné ! » s'écria Anna Andréievna. Mais le vieux n'alla pas jusqu'au seuil. La porte s'ouvrit soudain, et Natacha fit irruption dans la chambre, pâle, les yeux brillants, comme si elle avait la fièvre, sa robe était froissée et trempée de pluie. Le fichu qu'elle avait mis sur sa tête avait glissé sur ses épaules et de grosses gouttes de pluie étincelaient sur les épaisses mèches éparses de ses cheveux. Elle entra en courant et, voyant son père, se jeta à genoux, les bras tendus vers lui. IX Mais il la tenait déjà dans ses bras !… Il l'avait saisie, et, la soulevant comme un enfant, l'avait portée dans son fauteuil ; puis il était tombé à genoux devant elle. Il lui baisait les mains, les pieds, se hâtait de l'embrasser, de la dévorer des yeux, comme s'il ne pouvait croire encore qu'elle était de nouveau avec eux, qu'il la voyait et l'entendait, elle, sa fille, sa Natacha ! Anna Andréievna, en larmes, avait pris son enfant dans ses bras, serrait sa tête contre sa poitrine et, semblant défaillir dans cette étreinte n'avait plus la force de prononcer une parole. « Mon amie !… Ma vie !… Ma joie !… s'exclamait le vieux d'une voix saccadée. Il tenait la main de Natacha, et, tel un amoureux, contemplait son visage pâle, maigre, mais charmant, ses yeux où brillaient des larmes. « Ma joie !… Mon enfant répétait-il, puis il se taisait de nouveau et la regardait avec ivresse. Qui est-ce qui m'avait dit qu'elle avait maigri ! nous dit-il avec un sourire furtif et enfantin, toujours à genoux devant elle. Elle est maigre, c'est vrai, elle est pâle, mais regardez-la un peu ! Comme elle est jolie ! Elle est encore mieux qu'avant, oui, encore mieux ! ajouta-t-il, se taisant malgré lui sous cette douleur, née de la joie, qui lui semblait vouloir briser son âme en deux. – Levez-vous, papa ! Mais levez-vous donc, dit Natacha. Moi aussi, je veux vous embrasser… – Oh ! ma chérie ! Tu as entendu, tu as entendu, ma petite Anna, comme elle a dit cela gentiment ! Et il la prit fébrilement dans ses bras. « Non, Natacha, c'est moi, c'est moi qui dois rester à tes pieds jusqu'à ce que mon cœur sente que tu m'as pardonné, car jamais, jamais je ne pourrai maintenant mériter mon pardon ! Je t'ai repoussée, je t'ai maudite, tu m'entends, Natacha, je t'ai maudite, j'ai pu faire cela !… Et toi, et toi tu as pu croire que je l'avais maudite ! Tu l'as cru ! Il ne fallait pas le croire ! Il ne fallait pas, tout simplement ! Cruel petit cœur ! Pourquoi n'es-tu pas venue à moi ? Tu savais bien comment je t'accueillerais… Oh ! Natacha, tu te rappelles combien je t'aimais jadis : eh bien, maintenant et pendant tout ce temps, je t'ai aimée deux fois, mille fois plus qu'avant ! Je t'aimais avec mon sang ! Je me serais arraché le cœur et je l'aurais jeté tout sanglant à tes pieds !… Oh ! ma joie ! – Embrassez-moi donc, alors, cruel, sur les lèvres, sur le visage, comme maman ! s'écria Natacha d'une voix faible et douloureuse, voilée par les larmes de la joie. – Sur les yeux aussi ! Sur les yeux ! Tu te souviens, comme autrefois ! répéta le vieux après une longue et douce étreinte. Oh ! Natacha, est-ce que tu rêvais quelquefois de nous ? Moi, j'ai rêvé de toi presque chaque nuit ; chaque nuit, tu venais à moi, et je pleurais sur toi, et une fois, je t'ai vue toute petite, comme quand tu avais dix ans et que tu commençais à étudier le piano tu avais une petite robe courte, de jolis petits souliers, et des menottes roses…, elle avait des petites mains roses, tu te souviens, Anna ? Tu es venue vers moi, tu t'es assise sur mes genoux et tu m'as entouré de tes bras… Et tu as pu penser, méchante enfant, que je t'avais maudite, que je ne t'accueillerais pas, si tu revenais !… Mais je…, écoute, Natacha, je suis allé souvent vers toi ; ta mère ne l'a pas su, personne ne l'a su : tantôt je restais sous tes fenêtres, tantôt j'attendais : quelquefois j'attendais une demi-journée dans la rue, n'importe où, près de ta porte ! Tu allais peut-être sortir, et j'aurais pu te voir de loin ! Et le soir, il y avait souvent une bougie allumée à ta fenêtre : combien de fois ne suis-je pas venu, rien que pour regarder ta bougie, rien que pour apercevoir ton ombre, te bénir, pour la nuit. Et toi, m'as-tu jamais béni pour la nuit ? Pensais-tu à moi ? Ton petit cœur sentait-il que j'étais là, sous ta fenêtre ? Et combien de fois, en hiver, n'ai-je pas monté ton escalier, tard, dans la nuit, et je restais sur le palier obscur ; je prêtais l'oreille à ta porte, espérant entendre ta voix, ou ton rire… Je t'aurais maudite ? Mais, l'autre soir, je suis venu chez toi, je voulais te pardonner et ce n'est qu'à la porte que j'ai rebroussé chemin… Oh Natacha ! » Il se mit debout, la souleva du fauteuil et la tint serrée contre son cœur. « Elle est là, de nouveau, sur mon cœur ! s'écria-t-il ; oh, je te rends grâce pour tout, mon Dieu, pour tout, et pour ton courroux et pour ta clémence !… Et pour ton soleil, qui brille maintenant sur nous, après l'orage ! Pour toute cette minute, je te rends grâce ! Oh ! que nous soyons humiliés, offensés, nous voici de nouveau ensemble ; que les orgueilleux, les superbes qui nous ont abaissés et outragés triomphent maintenant ! Qu'ils nous jettent la pierre ! Ne crains rien, Natacha… Nous irons la main dans la main, et je leur dirai : « C'est ma fille chérie, ma fille bien-aimée, ma fille innocente, que vous avez offensée et humiliée, mais que j'aime, moi, que j'aime et que je bénis à jamais ! » – Vania, Vania ! » dit Natacha d'une voix faible en me tendant la main, tandis que son père continuait à la tenir embrassée. Oh ! jamais je n'oublierai qu'en cette minute elle s'est souvenue de moi et m'a appelé ! « Où est donc Nelly ? demanda le vieux en regardant autour de lui. – Oui, où est-elle ? s'écria Anna Andréievna, la petite chérie ! Nous l'avons abandonnée ! » Mais elle n'était pas là ; elle s'était glissée sans se faire remarquer dans la chambre à coucher. Nous y allâmes tous. Nelly était dans un coin, derrière la porte, où elle se cachait peureusement. « Nelly, qu'as-tu, mon enfant ? » s'écria le vieillard, et il voulut la prendre dans ses bras. Mais elle attacha sur lui un long regard… « Maman, où est maman ? » dit-elle, comme absente. Où est ma maman ? » cria-t-elle encore une fois, en tendant vers nous ses mains tremblantes, et, soudain, un cri horrible, épouvantable, s'échappa de sa poitrine ; son visage se crispa et elle tomba sur le plancher, en proie à une terrible crise… ÉPILOGUE DERNIERS SOUVENIRS Nous étions à la mi-juin. La journée était chaude et suffocante ; il était impossible de rester en ville avec la poussière, la chaux, les maisons en construction, les pavés brûlants, l'air empoisonné par les émanations… Mais voici, ô joie ! que le tonnerre a retenti ; peu à peu le ciel s'obscurcit ; le vent souffla, chassant devant lui en tourbillons la poussière de la ville. Quelques grosses gouttes tombèrent lourdement sur le sol ; aussitôt après, le ciel sembla s'entrouvrir et une véritable nappe d'eau s'abattit sur la ville. Lorsqu'une demi-heure après, le soleil se remit à briller, j'ouvris la fenêtre de ma petite chambre et respirai l'air frais à pleins poumons. Dans mon ivresse, je voulais laisser là ma plume, toutes mes affaires, et mon éditeur, et courir chez les NÔTRES à Vassili-Ostrov. Mais, quoique la tentation fût grande, je triomphai de moi-même et, avec une sorte de rage, revins à mon papier : il fallait terminer coûte que coûte ! Mon éditeur l'exigeait et autrement il ne me donnerait pas d'argent. On m'attend là-bas, mais au moins, ce soir, je suis libre, libre comme l'air, et cette soirée me récompensera de ces deux jours et de ces deux nuits pendant lesquels j'ai écrit presque trois placards, ces deux nuits pendant lesquelles j'ai écrit trois pages et demie. Voici, enfin, mon travail terminé ; je jette ma plume et me lève, je sens une douleur dans le dos et dans la poitrine et j'ai la migraine. Je sais qu'en ce moment j'ai les nerfs très ébranlés et il me semble entendre les dernières paroles de mon vieux docteur : « Non, aucune santé ne peut supporter une pareille tension, parce que c'est impossible ! » Pourtant, jusqu'à présent, c'est possible ! La tête me tourne, et je tiens à peine sur mes jambes ; mais la joie, une joie infinie, remplit mon cœur. Ma nouvelle est entièrement achevée, et mon éditeur, quoique je lui doive beaucoup d'argent, me donnera malgré tout quelque chose lorsqu'il tiendra sa proie en main, ne fût-ce que cinquante roubles, et il y a beau temps que je ne me suis trouvé à la tête d'une pareille somme. La liberté et de l'argent !… Dans mon enthousiasme, je saisis mon chapeau, je mets mon manuscrit sous mon bras et pars à toutes jambes, afin de trouver chez lui notre cher Alexandre Petrovitch. Je le trouve, mais il est sur le point de sortir. De son côté, il vient de conclure une spéculation n'ayant rien à voir avec la littérature, mais par contre fort avantageuse, et après avoir reconduit, enfin, un petit juif noiraud, avec lequel il est resté deux heures dans son cabinet, il me tend la main d'un air affable et de sa moelleuse voix de basse s'inquiète de ma santé. C'est le meilleur des hommes et, sans plaisanterie, je lui suis très obligé. Estce sa faute si, toute sa vie, en littérature, il a été SEULEMENT un homme d'affaires ? Il a compris que la littérature avait besoin d'hommes d'affaires, et il l'a deviné juste à temps. Honneur et gloire à lui ! du point de vue affaires, s'entend. Il apprend avec un délicieux sourire que ma nouvelle est terminée, que par conséquent la rubrique principale du prochain numéro de sa revue est assurée, il s'étonne que j'aie pu ACHEVER quelque chose, et à cette occasion fait de l'esprit, et du plus plaisant qui soit. Puis il va vers son coffre-fort afin de me remettre les cinquante roubles promis, et en attendant, me tend une autre revue ennemie, à la tranche épaisse, et me désigne quelques lignes, au chapitre de la critique, où l'on dit deux mots de ma dernière nouvelle. Je regarde : c'est l'article du « Copiste. » On ne m'invective pas, mais on ne me couvre pas non plus de fleurs : je suis très content. Mais le « Copiste » dit, entre autres, que mes œuvres en général « sentent la sueur », c'est-à-dire que je transpire et peine si bien à les écrire, que je les façonne et les fignole tant que cela en devient rebutant. Nous rions aux éclats, l'éditeur et moi. Je lui apprends que ma dernière nouvelle a été rédigée en deux nuits et que je viens d'écrire en deux jours et deux nuits trois placards et demi ; si ce « Copiste » qui me reproche ma minutie excessive et ma lenteur savait cela ! « Mais il y a aussi de votre faute, Ivan Petrovitch. Pourquoi tardez-vous tant qu'il vous faut travailler de nuit ? » Alexandre Petrovitch est, bien entendu, le plus charmant des hommes, quoiqu'il ait une faiblesse celle de faire parade de son jugement littéraire précisément devant ceux qui, comme il le soupçonne lui-même, le lisent à livre ouvert. Mais je n'ai pas envie de discuter avec lui de littérature, je prends mon argent et mon chapeau. Alexandre Petrovitch va à sa villa des Îles ; quand il apprend que je me rends à Vassili-Ostrov, il me propose obligeamment de m'y mener dans sa voiture. « J'ai une nouvelle voiture, vous savez ; vous ne l'avez pas encore vue ? Elle est très jolie. » Nous descendons sur le perron. La calèche est vraiment très jolie et Alexandre Petrovitch, dans les premiers moments de la possession, éprouve une extrême satisfaction et même une sorte de besoin d'y reconduire ses amis. Pendant le trajet, Alexandre Petrovitch se lance encore à plusieurs reprises dans des considérations sur la littérature contemporaine. Devant moi, il ne se gêne pas et répète tout tranquillement des opinions qu'il a entendues émettre récemment par tel ou tel des écrivains en qui il a confiance et dont il respecte le jugement. À ce propos, il lui arrive parfois de respecter des choses étonnantes. Il lui arrive aussi d'altérer une opinion rapportée ou de la placer où il ne faut pas : il en sort un vrai galimatias. Je suis là, j'écoute sans mot dire et admire la diversité et la fantaisie des passions humaines. « Cet homme, par exemple, pensé-je à part moi, il devrait se contenter d'amasser de l'argent, tranquillement eh bien, non, il lui faut encore la gloire, la gloire littéraire, la réputation d'un bon éditeur, d'un bon critique ! » En ce moment, il s'efforce de m'exposer en détail une opinion qu'il m'a entendu exprimer il y a trois jours, et au sujet de laquelle nous avions discuté : maintenant, il la donne pour sienne. Mais des oublis de ce genre arrivent à chaque instant à Alexandre Petrovitch et tous ses amis lui connaissent cette innocente faiblesse. Comme il est content maintenant, pérorant dans SA voiture, comme il est satisfait de son sort, bienveillant ! Il dirige une conversation savante et littéraire et sa douce et décente voix de basse contribue elle aussi à lui donner un air d'érudition. Peu à peu, il passe au ton libéral et exprime la conviction innocemment sceptique que, dans notre littérature, et de façon générale dans aucune littérature, il ne peut y avoir chez personne d'honnêteté ni de modestie, qu'il ne reste qu'un échange de horions, surtout au début d'une souscription. Je pense à part moi qu'Alexandre Petrovitch est enclin même à considérer tout écrivain honnête et sincère, pour son honnêteté et sa sincérité, sinon comme un imbécile, du moins comme un benêt. Bien entendu, ce jugement provient de l'extraordinaire innocence d'Alexandre Petrovitch. Mais je ne l'écoute plus. Il me dépose à Vassili-Ostrov et je cours chez mes amis. Voici la treizième rue, voici leur petite maison. Anna Andréievna, en m'apercevant me menace du doigt, agite les bras dans ma direction et me fait : « Chut ! » pour que je ne fasse pas de bruit. « Nelly vient de s'endormir, la pauvre petite ! me chuchotet-elle aussitôt, pour l'amour du Ciel, ne la réveillez pas ! Elle est si faible. Nous sommes inquiets. Le docteur dit que pour l'instant il n'y a rien à craindre. Mais allez essayer d'obtenir quelque chose de sensé de VOTRE docteur ! N'avez-vous pas honte, Ivan Petrovitch ? Nous vous attendions pour le dîner… Voilà deux jours que nous ne vous avons vu !… – Je vous ai dit avant-hier que je ne viendrais pas pendant deux jours, dis-je tout bas à Anna Andréievna. J'avais un travail à terminer… – Mais vous nous aviez promis de dîner aujourd'hui, pourquoi n'êtes-vous pas venu ? » Nelly s'est levée exprès, le petit ange, nous l'avons transportée dans la chaise longue ; elle disait : « Je veux attendre Vania avec vous » et notre Vania ne s'est pas montré ! Il est bientôt six heures ! Où est-ce qu'il a encore été traîner ? Ah ! vous autres, séducteurs ! Elle était tellement abattue, que je ne savais comment la remonter…, heureusement qu'elle s'est endormie, la chère enfant. De plus, Nikolaï Serguéitch est allé en ville, il reviendra pour le thé… On lui offre une place, Ivan Petrovitch ; mais rien que l'idée que c'est à Perm me glace le cœur… – Et où est Natacha ? – Dans le jardin, mon cher ! Allez la rejoindre… Elle aussi elle est bizarre… Je ne comprends pas ce qu'elle a… Oh ! Ivan Petrovitch, je suis bien tourmentée ! Elle m'assure qu'elle est heureuse et contente, mais je n'en crois rien… Va la retrouver, Vania, et tu me raconteras ensuite en cachette ce qu'elle a…, n'est-ce pas ? Mais je n'écoute plus Anna Andréievna et je me précipite au jardin. Ce petit jardin dépend de la maison ; il a environ vingt pas de long et autant de large et il est tout envahi par la verdure. Trois grands arbres à la vaste ramure, quelques jeunes bouleaux, des bosquets de lilas et de chèvrefeuille, un framboisier dans un petit coin, deux plates-bandes de fraises et deux sentiers tortueux, en long et en large. Le vieux adore ce petit jardin et assure qu'il y poussera bientôt des champignons. Et surtout, Nelly a pris cet endroit en affection : on l'y porte souvent dans son fauteuil, car Nelly est maintenant l'idole de la maison. Mais voici Natacha : elle vient au-devant de moi avec un sourire joyeux et me tend la main. Comme elle est maigre, comme elle est pâle ! Elle aussi, elle relève à peine de maladie. « As-tu complètement terminé, Vania ? me demande-t-elle. – Complètement ! Et je suis libre pour toute la soirée. – Dieu soit loué ! Tu t'es dépêché ? Cela n'a rien gâché ? – Comment faire ? D'ailleurs, cela ne change rien. Quand je travaille avec une pareille tension d'esprit, j'arrive à un état nerveux particulier : je suis plus lucide, je sens plus vivement, plus profondément et je me rends mieux maître de mon style, j'écris mieux quand je suis tendu. Tout va bien… – Ah ! Vania, Vania ! » Je remarque que Natacha ces derniers temps est devenue horriblement jalouse de mes succès littéraires, de ma réputation. Elle lit tout ce que j'ai publié depuis un an, elle me pose à chaque instant des questions sur mes plans ultérieurs, elle suit avec intérêt toutes les critiques qu'on fait sur moi, se fâche contre certaines et veut absolument que j'occupe une place élevée dans la littérature. Ses désirs se font jour avec tant de force et de fermeté que je suis étonné de cette nouvelle tendance. « Tu te surmènes, Vania, me dit-elle, tu te surmènes et tu te forces ; et de plus tu te ruines la santé. Regarde S…, il a mis deux ans à écrire une nouvelle, et N… n'a publié qu'un roman en dix ans. Mais aussi, comme c'est ciselé, achevé ! On n'y trouve pas une seule négligence. – Oui, mais ils ont leur existence assurée, ils n'ont pas besoin d'écrire à date fixe, tandis que moi…, je suis un cheval de fiacre ! Mais tout cela, ce sont des bêtises ! Laissons cela, mon amie. Alors, y a-t-il du nouveau ? – Oui. Tout d'abord, une lettre de LUI. – Encore ? – Oui. Et elle me tendit une lettre d'Aliocha. C'était la troisième depuis leur séparation. La première datait encore de Moscou et il semblait l'avoir écrite au cours d'une attaque de nerfs. Il disait que les circonstances l'empêchaient de revenir à Pétersbourg comme il l'avait projeté. Dans la seconde lettre, il se hâtait d'annoncer qu'il allait arriver pour se marier avec Natacha, que c'était décidé et que nulle puissance au monde ne pouvait s'y opposer. Et cependant, au ton de toute la lettre, il était clair qu'il était au désespoir, que d'autres influences pesaient sur lui, et qu'il doutait déjà de lui-même. Il disait, entre autres, que Katia était sa providence, sa seule consolation, son seul soutien. J'ouvris précipitamment la troisième lettre. Elle couvrait deux feuilles d'une écriture heurtée désordonnée, hâtive et illisible, avec des taches d'encre et de larmes. Dès le début, Aliocha renonçait à Natacha et l'exhortait à l'oublier. Il s'efforçait de lui démontrer que leur union était impossible, qu'il y avait des influences étrangères, hostiles, qui étaient plus fortes que tout et qu'enfin ils ne pouvaient être que malheureux ensemble parce qu'ils ne se convenaient pas. Mais il n'y tenait plus et, brusquement, laissant là ses considérations et ses démonstrations, sans ambages, au lieu de déchirer sa lettre et d'en abandonner la première partie, il continuait en avouant qu'il était un criminel envers Natacha, un homme perdu, qu'il n'avait pas la force de s'opposer à la volonté de son père qui venait d'arriver auprès d'eux. Il disait qu'il ne pouvait dépeindre ses souffrances, qu'il se sentait tout à fait capable de faire le bonheur de Natacha et soudain déclarait qu'ils étaient absolument faits l'un pour l'autre ; il réfutait les arguments de son père avec entêtement, animosité ; dans son désespoir, il faisait le tableau de la félicité qui eût été leur partage à tous deux, s'ils s'étaient mariés, se maudissait pour sa lâcheté et… disait adieu à Natacha à tout jamais ! Écrire cette lettre avait été pour lui une torture ; on voyait qu'il était hors de lui ; des larmes me vinrent… Natacha me tendit une autre lettre, de Katia. Elle était arrivée dans la même enveloppe que celle d'Aliocha, mais cachetée à part. Katia, brièvement, en quelques lignes, disait qu'Aliocha était vraiment très triste, qu'il pleurait beaucoup et paraissait au désespoir, qu'il était même un peu malade, mais qu'ELLE était avec lui et qu'il serait heureux. Katia, entre autres, s'efforçait d'expliquer à Natacha qu'il ne fallait pas qu'elle croie qu'Aliocha se consolerait aisément ni que son chagrin n'était pas sérieux. « Il ne vous oubliera jamais, ajoutait Katia, et il ne pourra jamais vous oublier, étant donné son cœur ; il vous aime infiniment, vous aimera toujours, et s'il cessait de vous aimer, s'il cessait un jour de souffrir de votre souvenir, c'est moi qui, aussitôt, ne l'aimerais plus… » Je rendis les deux lettres à Natacha ; nous échangeâmes un regard en silence. Il en avait déjà été ainsi pour les deux premières lettres et, de façon générale, nous évitions maintenant de parler du passé, comme si cela avait été convenu entre nous. Elle souffrait de façon intolérable, je le voyais, mais elle ne voulait pas en parler, même devant moi. Après son retour à la maison paternelle, elle était restée couchée trois semaines avec la fièvre et elle se relevait à peine. Nous parlions même rarement du changement qui allait survenir, bien qu'elle sût que le vieux avait trouvé une situation et qu'il nous faudrait bientôt nous séparer. Malgré la tendresse et les attentions dont elle me combla pendant toute cette période, malgré l'intérêt qu'elle portait à tout ce qui me touchait, la concentration avec laquelle elle écoutait tout ce que je devais lui raconter de moi-même (et au début cela me pesait), il me semblait qu'elle voulait me dédommager de mes tourments passés. Mais cette pénible impression disparut rapidement ; je compris qu'elle avait un autre désir, qu'elle m'aimait, TOUT BONNEMENT, qu'elle m'aimait infiniment, qu'elle ne pouvait vivre sans moi ni sans s'inquiéter de tout ce qui me concernait et je crois que jamais sœur n'aima son frère comme Natacha m'aimait. Je savais fort bien que notre prochaine séparation broyait son cœur, qu'elle souffrait ; elle savait également que moi non plus je ne pouvais vivre sans elle ; mais nous ne parlions pas de cela, et cependant nous nous entretenions en détail des événements qui se préparaient… Je demandai des nouvelles de Nikolaï Serguéitch. « Je crois qu'il va bientôt rentrer, me répondit Natacha ; il a promis d'être là pour le thé. – Il fait toujours des démarches pour cette place ? – Oui ; d'ailleurs, il l'aura sans aucun doute ; il n'avait pas besoin de sortir aujourd'hui, ajouta-t-elle, songeuse : il aurait pu tout aussi bien y aller demain. – Pourquoi donc est-il sorti ? – Parce que j'ai reçu cette lettre…, il est tellement MALADE de moi, ajouta Natacha après un silence, que cela m'est pénible, Vania. Je crois bien qu'il ne rêve que de moi. Je suis persuadée qu'il n'a plus qu'une seule préoccupation : ce qui m'arrive, ce que je pense. Chacun de mes chagrins trouve un écho en lui. Je vois que parfois il s'efforce maladroitement de se dominer, de faire semblant de ne pas s'inquiéter de moi, d'avoir l'air gai, de rire, de nous amuser. Maman aussi dans ces moments-là n'est plus elle-même, elle ne croit pas à cet entrain, elle soupire… Elle est si gauche…, elle a une âme si droite ! ajouta-t-elle en riant. Ainsi, quand j'ai reçu cette lettre aujourd'hui il s'est découvert un besoin urgent de sortir, pour ne pas avoir à croiser mon re- gard… Je l'aime plus que moi-même, plus que tout au monde, Vania, ajouta-t-elle en baissant les yeux et en me serrant la main, même plus que toi… » Nous fîmes deux fois le tour du jardin avant qu'elle reprît la parole. « Masloboiev est venu nous rendre visite aujourd'hui, et hier aussi, dit-elle. voir. – Oui, ces derniers temps il a pris l'habitude de venir vous – Et sais-tu, sais-tu pourquoi il vient ici ? Maman a une confiance absolue en lui. Elle croit qu'il connaît si bien tout cela (les lois et tout le reste) qu'il peut mener à bien n'importe quelle affaire. Sais-tu ce qui la tracasse ? Au fond d'elle-même ; elle est désolée que je ne sois pas princesse. Elle n'en dort plus et je soupçonne qu'elle s'en est ouverte à Masloboiev. Elle n'ose pas en parler à mon père et elle croit que Masloboiev peut l'aider en faisant intervenir la loi. Masloboiev, bien entendu, ne la contredit pas, et elle le régale d'eau-de-vie, ajouta Natacha avec un petit rire. la ? – C'est maman elle-même qui me l'a laissé entendre…, par allusions… – Et Nelly ? comment va-t-elle ? lui demandai-je. – Je m'étonne, Vania : tu ne m'as pas encore demandé de ses nouvelles ! » me dit Natacha d'un ton de reproche. – Ça lui ressemble, à ce farceur ! Mais comment sais-tu ce- Nelly était l'idole de toute la maison. Natacha l'aimait beaucoup et Nelly s'était donnée à elle, enfin, de tout son cœur. Pauvre enfant ! Elle ne pensait pas rencontrer jamais pareilles gens, trouver tant d'amour ! Je voyais avec joie que son cœur irrité s'était attendri et que son âme s'était ouverte à nous tous. Elle répondait à l'affection dont elle était entourée avec une ardeur maladive qui était à l'opposé de l'obstination, de l'hostilité et de la méfiance qui l'animaient autrefois. D'ailleurs, Nelly s'était longtemps entêtée, nous avait longtemps caché les larmes de la réconciliation qui s'amassaient en elle, mais elle avait fini par se rendre. Elle s'était attachée passionnément à Natacha, puis au vieux. Quant à moi, je lui étais devenu à tel point indispensable que sa maladie empirait, lorsque je restais longtemps sans venir. La dernière fois, en la quittant pour deux jours afin de terminer enfin le travail que j'avais négligé, j'avais dû longuement l'exhorter à mots couverts, naturellement. Nelly éprouvait encore de la honte à manifester son sentiment d'une façon trop directe et trop libre… Nous étions tous fort inquiets à son sujet. Il avait été convenu tacitement qu'elle resterait dans la maison de Nikolaï Serguéitch : or, le départ approchait, et elle allait de plus en plus mal. Elle était tombée malade le jour même où je l'avais amenée chez les vieux, le jour où ils s'étaient réconciliés avec Natacha. D'ailleurs, que dis-je ? Elle avait toujours été malade. Le mal grandissait en elle depuis longtemps, mais maintenant il s'aggravait avec une rapidité incroyable. Je ne sais pas exactement quelle était sa maladie et je ne puis la définir. Les accès, il est vrai, se répétaient un peu plus souvent qu'autrefois ; mais, surtout, l'abattement et l'épuisement de ses forces, une tension et une fièvre constantes l'obligeaient ces derniers jours à garder le lit. Chose étrange, plus son mal la dominait, plus Nelly était douce, affectueuse, confiante avec nous. Trois jours auparavant, comme je passais près de son petit lit, elle m'avait pris la main et m'avait attiré près d'elle. Nous étions seuls dans la chambre. Son visage était brûlant (elle avait terriblement maigri), ses yeux étincelaient. Elle s'était tendue vers moi dans un mouvement convulsif et passionné et, lorsque je m'étais penché, m'avait entouré de ses petits bras bruns et maigres et m'avait embrassé avec chaleur ; puis, aussitôt après, elle avait demandé Natacha ; je l'appelai ; Nelly voulut absolument que Natacha s'assît sur son lit et la regardât… « Moi aussi, j'ai envie de vous regarder, lui dit-elle. J'ai rêvé de vous hier et je recommencerai cette nuit…, je rêve souvent de vous…, toutes les nuits… » Elle voulait visiblement extérioriser quelque chose, un sentiment qui l'oppressait ; mais elle ne comprenait pas ce qu'elle ressentait, et ne savait comment s'exprimer… Après moi, c'était Nikolaï Serguéitch qu'elle aimait le plus. Il faut dire que Nikolaï Serguéitch, de son côté, la chérissait presque autant que Natacha. Il avait un don surprenant de l'égayer, de la faire rire. Dès qu'il arrivait dans sa chambre, le rire et les espiègleries commençaient. La petite malade s'amusait comme un enfant, faisait la coquette avec le vieillard, se moquait de lui, lui racontait ses rêves et toujours inventait, puis, elle le forçait à raconter lui aussi, et le vieux était si joyeux, si content, en regardant sa « petite fille Nelly » qu'il s'extasiait devant elle chaque jour davantage. « C'est Dieu qui nous l'a envoyée en compensation de nos souffrances », me dit-il une fois, en quittant Nelly après l'avoir signée pour la nuit, selon son habitude. Le soir, nous étions tous ensemble (Masloboiev venait aussi presque chaque soir) ; et le vieux docteur, qui s'était beaucoup attaché aux Ikhméniev, se joignait parfois à nous ; on portait Nelly dans son fauteuil près de la table ronde. La porte du balcon était ouverte. On voyait tout le petit jardin éclairé par le so- leil couchant. Une odeur de verdure fraîche et de lilas à peine épanoui en venait. Nelly, assise dans son fauteuil, nous regardait tous d'un air affectueux et écoutait notre conversation. De temps en temps, elle s'animait et disait quelques mots… Mais nous l'écoutions avec inquiétude, car il y avait dans ses souvenirs des sujets qu'il ne fallait pas effleurer. Nous sentions, Natacha, les Ikhméniev et moi, que nous avions été bien coupables envers elle le jour où, tremblante et harassée, elle avait dû nous conter toute son histoire. Le docteur en particulier était opposé à ces réminiscences et essayait habituellement de changer de conversation. Nelly s'efforçait alors de ne pas nous montrer qu'elle voyait nos efforts et commençait à rire avec le docteur ou avec Nikolaï Serguéitch… Cependant, elle allait de plus en plus mal. Elle était devenue excessivement impressionnable. Son cœur battait irrégulièrement. Le docteur me dit même qu'elle pouvait mourir très prochainement. Je ne le dis pas aux Ikhméniev pour ne pas les alarmer. Nikolaï Serguéitch était persuadé qu'elle serait rétablie pour leur départ. « Voilà papa, me dit Natacha, en entendant la voix de son père. Rentrons, Vania. » Nikolaï Serguéitch, à peine le seuil franchi, se mit à parler haut, selon son habitude. Anna Andréievna lui fit de grands gestes. Le vieux se calma aussitôt et, nous apercevant, Natacha et moi, se mit à nous raconter à voix basse et d'un air affairé le résultat de ses démarches : la place qu'il sollicitait lui était assurée, il en était très content. « Nous pourrons partir dans quinze jours », nous dit-il en se frottant les mains et en jetant un regard inquiet vers Natacha. Mais elle lui répondit par un sourire et l'embrassa, de sorte que ses doutes s'évanouirent à l'instant. « Partons, partons, mes amis, partons ! dit-il, tout, joyeux. Il n'y a que toi, Vania, qu'il me soit pénible de quitter… (Je ferai remarquer que pas une fois il ne m'avait proposé de les accompagner, ce qu'étant donné son caractère, il n'eût pas manqué de faire…, dans d'autres circonstances, c'est-à-dire s'il n'avait pas connu mon amour pour Natacha.) – Que faire, mes amis, que faire ? Cela me peine, Vania ; mais un changement de résidence nous rendra la vie à tous… Changer de pays c'est TOUT changer ! » ajouta-t-il en jetant encore une fois un regard vers sa fille. Il y croyait et était heureux d'y croire. « Et Nelly ? dit Anna Andréievna. – Nelly ? Eh bien, elle est un peu malade, la chère enfant, mais elle sera sûrement guérie à ce moment-là. Elle va déjà mieux qu'en penses-tu, Vania ? dit-il, d'un air épouvanté, et il me lança un coup d'œil inquiet, comme si c'était moi qui devais résoudre ses incertitudes. Comment va-t-elle ? A-t-elle bien dormi ? Il ne s'est rien passé ? Elle doit être réveillée ? Sais-tu, Anna Andréievna : nous allons mettre la petite table sur la terrasse, tu feras apporter le samovar, nos amis viendront, nous nous installerons tous et Nelly viendra aussi…, c'est une bonne idée. Mais est-ce qu'elle n'est pas réveillée ? Je vais voir. Je vais juste la regarder…, je ne la réveillerai pas, ne t'inquiète pas ! » ajouta-t-il, en voyant Anna Andréievna recommencer à gesticuler. Nelly était déjà réveillée. Un quart d'heure après nous étions tous assis comme d'habitude auprès du samovar du soir. On amena Nelly dans son fauteuil. Le docteur arriva, ainsi que Masloboiev. Ce dernier avait apporté un gros bouquet de lilas pour Nelly ; mais il avait l'air soucieux et de mauvaise humeur. À propos : Masloboiev venait presque chaque jour. J'ai déjà dit que tout le monde, Anna Andréievna en particulier, l'avait pris en affection, mais jamais on ne parlait ouvertement d'Alexandra Semionovna ; Masloboiev lui non plus ne prononçait pas son nom. Anna Andréievna, ayant appris par moi qu'Alexandra Semionovna n'avait pas encore réussi à devenir son épouse LÉGITIME, avait décidé à part soi qu'il ne fallait ni la recevoir ni parler d'elle. On se conformait à cette résolution, Anna Andréievna la première. D'ailleurs, si Natacha n'avait pas été là et si ce qui avait eu lieu n'était pas arrivé, elle ne se serait peut-être pas montrée si pointilleuse. Nelly ce soir-là semblait particulièrement triste et préoccupée. On eût dit qu'elle avait fait un mauvais rêve et qu'elle continuait à y penser. Mais elle fut très contente du cadeau de Masloboiev et contemplait avec plaisir les fleurs qu'on avait mises dans un vase à côté d'elle. « Tu aimes beaucoup les fleurs, Nelly ? dit le vieux. Attends, ajouta-t-il avec animation demain…, tu verras !… – Oui, je les aime, répondit Nelly et je me souviens qu'une fois nous en avions offert à maman. Quand nous étions encore LÀ-BAS (LÀ-BAS maintenant signifiait à l'étranger), maman avait été malade tout un mois. Nous avions décidé, Henri et moi, que la première fois qu'elle se lèverait et sortirait de sa chambre, qu'elle n'avait pas quittée pendant un mois, nous garnirions toutes les pièces de fleurs. Et c'est ce que nous avons fait. Maman nous a dit un soir qu'elle déjeunerait avec nous le lendemain. Alors, nous nous sommes levés très tôt. Henri a apporté beaucoup de fleurs et nous avons décoré toute la pièce de feuillages verts et de guirlandes. Il y avait du lierre, et des larges feuilles dont j'ai oublié le nom, d'autres feuilles qui s'accrochaient partout, des grandes fleurs blanches, et des narcisses (ce sont les fleurs que j'aime le mieux) et des roses, des roses merveilleuses, et beaucoup, beaucoup d'autres fleurs. Nous les avons toutes suspendues en guirlandes, nous les avons disposées dans des pots ; il y avait aussi des fleurs qui étaient comme des arbres, dans de grandes caisses ; celles-là, nous les avons placées dans les coins et près du fauteuil de maman : quand maman est sortie, elle a été étonnée, cela lui a fait plaisir, et Henri était content… Je me souviens… » Ce soir-là, Nelly était plus faible et plus nerveuse que de coutume. Le docteur la regardait d'un air inquiet. Mais elle avait très envie de parler. Et, longuement, jusqu'à la nuit, elle nous raconta sa vie LÀ-BAS ; nous ne l'interrompions point. LÀ-BAS, avec sa mère et Henri, ils avaient beaucoup voyagé, et ses souvenirs se ranimaient dans sa mémoire. Elle nous parla avec émotion du ciel bleu, des hautes montagnes couvertes de neiges et de glaciers qu'elle avait vues et traversées, des torrents, puis des lacs et des vallées d'Italie, des fleurs et des arbres, des habitants des villages, de leur costume, de leur visage bronzé et de leurs yeux noirs ; elle raconta les rencontres qu'ils avaient faites, les incidents qui étaient survenus. Ensuite, elle décrivit des grandes villes, des palais, une haute église à coupole qui s'illuminait brusquement de feux de toutes les couleurs ; puis une ville chaude du Midi, sous un ciel bleu, près d'une mer bleue… Jamais encore Nelly ne nous avait raconté ses souvenirs avec tant de détails. Nous l'écoutions avec une grande attention. Jusqu'à présent, nous ne connaissions que ses autres souvenirs, ceux d'une ville sombre et morose, à l'atmosphère accablante, abrutissante, à l'air empesté, avec ses palais précieux toujours salis de boue, son soleil morne et avare et ses habitants méchants, à demi fous, dont sa maman et elle avaient eu tant à souffrir. Et je me les représentais toutes deux dans leur sous-sol malpropre, par un soir sombre et humide, enlacées sur leur mauvais lit, se rappelant le passé, Henri qui n'était plus et les merveilles des autres pays… Je voyais aussi Nelly, se remémorant tout cela, seule, sans sa maman, lorsque la Boubnova voulait, à force de coups et de bestiale cruauté, venir à bout d'elle et la contraindre à mal faire… Mais, pour finir, Nelly se trouva mal et on l'emporta. Le vieux était très effrayé et regrettait qu'on l'eût laissée tant parler. Elle eut une attaque, une sorte de syncope. Cela s'était déjà produit plusieurs fois. Lorsque ce fut passé, Nelly demanda à me voir. Elle avait quelque chose à me dire en particulier. Elle y mit tant d'insistance que cette fois le docteur lui-même ordonna qu'on répondit à son désir, et tous sortirent. « Vania, me dit Nelly lorsque nous fûmes restés en tête-àtête, je sais qu'ils croient que je vais partir avec eux ; mais je ne partirai pas parce que je ne peux pas : je resterai avec toi, et c'est ce que je voulais te dire. » Je me mis en devoir de la persuader : je lui dis que, chez les Ikhméniev, tout le monde l'aimait tellement qu'on la considérait comme la fille de la maison. Qu'ils seraient tous désolés. Que chez moi, par contre, la vie serait difficile et que, malgré ma grande affection pour elle, il allait falloir nous séparer. « Non, c'est impossible me répondit Nelly d'un ton ferme : je vois souvent maman en rêve, et elle me dit de ne pas aller avec eux et de rester ici ; elle me dit que j'ai commis un grand péché en laissant grand-père tout seul, et elle pleure en disant cela. Je veux rester ici et soigner grand-père. – Mais tu sais bien que ton grand-père est mort », lui dis-je étonné. Elle réfléchit et me regarda fixement. « Raconte-moi encore une fois comment il est mort, me dit-elle. Raconte-moi tout, et ne passe rien. » J'étais stupéfait de cette exigence, mais je me mis à lui faire un récit détaillé. Je pensais qu'elle avait le délire ou que, du moins, après sa dernière crise, elle n'était pas encore bien lucide. Elle m'écouta attentivement et je me souviens que ses yeux noirs, brillants d'un éclat maladif et fiévreux, me suivirent pendant tout le temps que je parlai. La chambre était déjà sombre. « Non, Vania, il n'est pas mort ! me dit-elle d'un ton catégorique après m'avoir écouté jusqu'au bout et après avoir réfléchi encore un instant. Maman me parle souvent de grand père, et quand je lui ai dit hier que grand-père était mort, cela lui a fait beaucoup de peine, elle s'est mise à pleurer et m'a dit que ce n'était pas vrai, qu'on m'avait dit cela exprès, mais qu'il vivait et qu'il allait mendier « comme toi et moi autrefois, m'a dit maman ; et il retourne toujours à l'endroit où nous l'avons rencontré pour la première fois, quand je suis tombée à ses pieds et qu'Azor m'a reconnue… » – C'est un rêve, Nelly, un rêve morbide, parce que tu es malade toi-même, lui dis-je. – Moi aussi, je me suis dit que c'était un rêve, me dit Nelly, et je n'en ai parlé à personne. Je ne voulais raconter tout cela qu'à toi. Mais aujourd'hui, quand je me suis endormie, puisque tu n'étais pas venu, j'ai vu aussi grand-père en rêve. Il était assis chez lui et il m'attendait, et il était si effrayant, si maigre ; il m'a dit qu'il n'avait rien mangé depuis deux jours, Azor non plus ; il s'est fâché contre moi et m'a fait des reproches. Il m'a dit aussi qu'il n'avait plus du tout de tabac à priser et qu'il ne pouvait pas vivre sans son tabac. Et c'est vrai, Vania, il m'avait déjà dit cela une fois après la mort de maman, un jour où j'étais allée chez lui. Il était tout à fait malade et il ne comprenait presque plus rien. Quand je l'ai entendu dire cela aujourd'hui, je me suis dit : « Je vais aller sur le pont demander l'aumône et je lui achèterai du pain, des pommes de terre bouillies et du tabac. » Et il m'a semblé que j'étais là-bas, que je mendiais, que grand-père était dans les environs, qu'il attendait un instant puis venait, regardait combien j'avais reçu d'argent et me le prenait en me disant : « C'est pour le pain ; maintenant, procure-toi de l'argent pour le tabac. » C'est ce que j'ai fait ; il est venu, et m'a pris l'argent. Je lui ai dit que ce n'était pas la peine, que je lui donnerais tout, et que je ne garderais rien pour moi. Alors, il a répondu : « Non, tu me voles ; la Boubnova m'a dit que tu étais une voleuse, c'est pourquoi je ne te prendrai jamais chez moi. Où astu mis la pièce de cinq kopeks ? » Je me suis mise à pleurer parce qu'il ne me croyait pas, mais il ne m'écoutait pas et continuait à crier : « Tu m'as volé cinq kopeks ! » Et il s'est mis à me battre, sur le pont, et il m'a fait mal. J'ai beaucoup pleuré… Aussi je pense maintenant qu'il est vivant, qu'il se promène quelque part tout seul et qu'il m'attend… » J'essayai de nouveau de la raisonner, de la dissuader, et il me sembla à la fin que j'y avais réussi. Elle me dit qu'elle avait peur de s'endormir, parce qu'elle allait revoir son grand-père. Enfin, elle me serra dans ses bras… « Pourtant, je ne peux pas te quitter, Vania, me dit-elle en pressant son visage contre le mien. S'il n'y avait pas grand-père, je resterais toujours avec toi. » Tout le monde avait été effrayé de la crise de Nelly. Je racontai tout has au docteur les rêves de l'enfant et lui demandai de me dire ce que décidément il pensait de sa maladie. « Je ne sais encore rien, me répondit-il d'un air songeur : j'essaie de deviner, je réfléchis, j'observe, mais je ne sais encore rien. De toute façon, il est impossible qu'elle guérisse. Elle va mourir. Je ne leur en parle pas comme vous m'en avez prié, mais cela me fait peine et je leur proposerai demain une consultation. Peut-être qu'après, la maladie prendra une autre tournure. Mais j'ai pitié de cette enfant, comme si elle était ma fille… Charmante petite fille ! Elle a un esprit si enjoué ! » Nikolaï Serguéitch était très ému. « Il m'est venu une idée, Vania, me dit-il : elle aime beaucoup les fleurs. Préparons-lui pour son réveil, demain, la même surprise qu'elle avait faite à sa mère avec cet Henri, comme elle nous l'a raconté aujourd'hui… Elle nous a raconté cela avec tant d'émotion… – Justement, lui répondis-je. Les émotions lui font du mal maintenant… – Oui, mais les émotions agréables, c'est autre chose ! Crois-en mon expérience, mon cher, les émotions agréables n'ont aucun inconvénient ; elles peuvent même la guérir, agir sur sa santé… » Bref, il était si séduit par son idée, qu'il ne se tenait plus d'enthousiasme. Je n'eus pas la force de lui faire des objections. Je demandai conseil au docteur, mais avant que celui-ci eût commencé à réfléchir, le vieux avait déjà pris sa casquette et était parti pour mettre son projet à exécution. « Non loin d'ici, me dit-il en s'en allant, il y a une serre ; une magnifique serre. Les jardiniers vendent les fleurs, on peut en avoir à très bon marché. Étonnamment bon marché même !… Dis-en deux mots à Anna Andréievna, qu'elle n'aille pas se fâcher pour la dépense… Eh bien, c'est entendu… Ah oui ! je voulais te dire, mon bon ami ; où vas-tu maintenant ? Tu es quitte, tu as achevé ton travail, rien ne te presse de rentrer ? Reste ici cette nuit, on mettra en haut, dans la mansarde, comme autrefois, tu te rappelles ? Ton lit est toujours à la même place, on n'y a pas touché. Tu dormiras comme un roi. C'est dit ? Tu restes ? Demain nous nous réveillerons un peu plus tôt, on apportera les fleurs et nous décorerons la chambre ensemble vers huit heures. Natacha nous aidera aussi : elle a plus de goût que nous… Tu es d'accord ? Tu passes la nuit ici ? » On décida que je resterais. Le vieux parvint à ses fins. Le docteur et Masloboiev prirent congé et s'en allèrent. Les Ikhméniev se couchaient tôt, à onze heures. En partant, Masloboiev semblait préoccupé : il voulut me dire quelque chose, mais remit cela à une autre fois. Lorsque après avoir dit bonsoir à mes amis, je grimpai dans ma mansarde, je fus stupéfait de l'y retrouver. Il s'était assis à la table en m'attendant et feuilletait un livre. « Je suis revenu sur mes pas parce que j'aime mieux te parler tout de suite, Vania. C'est une histoire stupide, regrettable même… – De quoi s'agit-il ? – C'est ta fripouille de prince qui m'a mis en colère, il y a de cela quinze jours ; j'enrage encore… – Comment ? Tu es encore en relation avec lui ? – Bon, ça y est, te voilà tout de suite avec des « comment ? », comme s'il s'était passé Dieu sait quoi ! Tu es exactement comme mon Alexandra Semionovna et comme toutes ces insupportables femmes… Je ne peux pas supporter les femmes !… Un corbeau croasse et ce sont tout de suite des « quoi, comment ? » – Ne te fâche pas ! – Je ne me fâche pas du tout, mais il faut regarder les choses sous leur vrai jour, sans les amplifier…, voilà tout. » Il se tut un instant, comme s'il m'en voulait encore. Je ne rompis point son silence. « Vois-tu, frère, reprit-il, je suis tombé sur une piste…, ou plutôt je ne suis pas tombé sur une piste, puisqu'il n'y en a pas, mais il m'a semblé…, de certaines considérations j'ai pu déduire que Nelly…, peut-être… En un mot, elle serait la fille légitime du prince. – Que dis-tu ! – Bon, il recommence à braire : « Que dis-tu ! » Il n'y a vraiment pas moyen de parler avec ces gens-là ! s'écria-t-il avec un geste d'exaspération. T'ai-je dit quelque chose de positif, étourdi ? T'ai-je dit qu'il était PROUVÉ qu'elle était la fille LÉGITIME du prince ? Oui ou non ? – Écoute, mon cher, l'interrompis-je, violemment ému : pour l'amour de Dieu, ne crie pas et explique-toi clairement. Je t'assure que je te comprendrai. Mais songe à quel point c'est important et quelles conséquences… – Des conséquences, et de quoi ? Où sont les preuves ? Ce n'est pas ainsi qu'on traite les affaires et je te parle en ce moment sous le sceau du secret. Je t'expliquerai plus tard pourquoi j'ai abordé ce sujet. Il le fallait. Tais-toi, écoute, et n'oublie pas que tout ceci est un secret… Voici ce qui s'est passé. Cet hiver, avant la mort de Smith, le prince, à peine rentré de Varsovie, a mis l'affaire en train. Ou plutôt, elle l'était déjà depuis longtemps, depuis l'année dernière. Mais à ce moment-là, il poursuivait un but, tandis que maintenant il en poursuit un autre. L'essentiel, c'est qu'il avait perdu le fil. Il y avait treize ans qu'il avait abandonné à Paris la fille de Smith, mais pendant tout ce temps il l'avait fait surveiller sans arrêt ; il savait qu'elle vivait avec cet Henri, dont on a parlé aujourd'hui, il savait qu'elle avait Nelly, et qu'elle était malade ; en un mot, il savait tout, mais il avait brusquement perdu le fil. Et ceci était arrivé, je crois, peu après la mort d'Henri, lorsque la fille de Smith était repartie pour Pétersbourg. À Pétersbourg, il l'aurait retrouvée rapidement, sous quelque nom qu'elle fût rentrée en Russie ; mais ses agents à l'étranger lui avaient fait de faux rapports ; ils lui avaient assuré qu'elle vivait dans une petite ville perdue de l'Allemagne du sud ; eux-mêmes le croyaient car, par suite d'une négligence, ils l'avaient prise pour une autre. Ainsi se passa un an au plus. Au cours de cette année, il vint des doutes au prince : il lui avait déjà semblé à certains indices que ce n'était pas la même femme. Où était alors la fille de Smith ? Il pensa (comme ça, sans aucune donnée) qu'elle était à Pétersbourg. Pendant ce temps, il faisait faire une enquête à l'étranger, et il en avait amorcé une autre ici, mais, visiblement, il ne voulait pas emprunter une voie trop officielle : c'est ainsi que je fis sa connaissance. On m'avait recommandé à lui : on lui avait dit que je m'occupais d'affaires, que j'étais un amateur, et patati, et patata… « Donc, il m'exposa l'affaire ; mais il me l'exposa de façon obscure, le fils du diable, obscure et équivoque. Il se trompait, il se répétait, il présentait les faits sous plusieurs aspects en même temps… Et on a beau ruser, il n'y a pas moyen de cacher toutes les ficelles, c'est une chose reconnue ! Moi je m'étais lancé làdedans servilement, dans toute la candeur de mon âme ; en un mot, je lui étais dévoué comme un esclave ; mais selon une règle que j'ai admise une fois pour toutes, et en même temps selon une loi de la nature (car c'est une loi de la nature), je me suis demandé premièrement, si c'était bien ce dont on avait besoin dont on m'avait parlé et, deuxièmement, si sous ce besoin exprimé il ne s'en cachait pas un autre qu'on ne m'avait découvert qu'en partie. Car, dans ce dernier cas, comme tu le comprendras toi-même avec ton cerveau de poète, il m'avait volé : en effet, mettons qu'un des besoins vaille un rouble, et l'autre quatre, je serais bien bête de livrer pour un rouble ce qui en vaut quatre. J'ai commencé à approfondir, à fouiller, et peu à peu je suis tombé sur différentes pistes : l'une, je la découvris par lui, l'autre par quelqu'un d'étranger à l'affaire, la troisième, j'y parvins par ma seule intelligence. Si tu me demandes comment j'ai eu l'idée de m'y prendre de cette façon, je te répondrai que le seul fait que le prince s'agitât tellement, eût l'air si inquiet, m'y eût décidé. Car au fond, qu'avait-il à craindre ? Il avait enlevé une fille à son père, elle était devenue enceinte, et il l'avait abandonnée. Rien d'étonnant à cela ! C'était une charmante espièglerie, et rien de plus. Ce n'était pas à un homme comme le prince de trembler pour si peu… Or, il avait peur… Aussi, j'eus des doutes. Je découvris des traces fort intéressantes, par Henri. Lui, bien entendu, il était mort, mais une de ses cousines (mariée maintenant à un boulanger ici, à Pétersbourg) passionnément amoureuse de lui autrefois et qui avait continué à l'aimer pendant quinze ans, malgré son gros boulanger, avec qui, sans y prendre garde, elle avait fait huit enfants, une de ses cousines, dis-je, après des manœuvres diverses et multiples de ma part, me révéla un fait important. Henri lui écrivait, selon la coutume allemande, et lui envoyait son journal ; peu de temps avant sa mort, il lui avait fait parvenir des papiers. La sotte ne comprenait pas l'importance de ces papiers, elle n'était sensible qu'aux passages où il était question de la lune de « Mein lieber Augustin » et de Wieland… Mais moi, j'y trouvai les renseignements dont j'avais besoin, et ces lettres me mirent sur une nouvelle piste. J'appris, entre autres, l'existence de M. Smith, du capital que sa fille lui avait ravi ; je sus que le prince s'était approprié l'argent ; enfin, parmi diverses exclamations, périphrases et allégories, j'aperçus dans ces lettres le fond véritable de l'affaire : c'est-à-dire, entends-moi bien, Vania, rien de positif. Ce nigaud d'Henri dissimulait à dessein et ne faisait que des allusions, mais de ces allusions, de tout cet ensemble, se dégagea pour moi une céleste harmonie : le prince avait épousé la fille de Smith ! Où, quand, comment, à l'étranger ou ici, où étaient les docu- ments qui en faisaient foi ? Impossible de le savoir. Autant te dire, frère Vania, que je m'en suis arraché les cheveux de dépit et que j'ai cherché, cherché, jour et nuit ! « Enfin, je découvre Smith, mais il meurt brusquement. Je n'ai même pas eu le temps de le voir vivant. Puis, par hasard, j'apprends qu'une femme, à l'égard de laquelle j'avais des soupçons, vient de mourir à Vassili-Ostrov, je m'informe et…, je retrouve ma piste. Je cours à Vassili-Ostrov : tu te souviens, c'est ce jour-là que nous nous sommes rencontrés. J'ai découvert alors beaucoup de choses. Pour tout dire, Nelly m'a été à ce moment-là d'un grand secours. – Écoute, l'interrompis-je, crois-tu que Nelly sache… – Quoi ? – Qu'elle est la fille du prince ? – Mais puisque tu le sais toi-même, me répondit-il en me regardant d'un air de malicieux reproche ; à quoi bon me poser des questions aussi superflues, homme frivole ? L'essentiel, ce n'est pas cela, c'est qu'elle est non seulement la fille du prince, mais sa fille LÉGITIME, comprends-tu ? – Ce n'est pas possible ! m'écriai-je. – Moi aussi, je me disais au début que ce n'était pas possible » ; maintenant encore, je me dis parfois que « ce n'est pas possible ! » Mais le fait est que C'EST POSSIBLE et que, selon toute vraisemblance, IL EN EST AINSI. – Non, Masloboiev, non, tu vas trop loin, m'écriai-je. Non seulement elle l'ignore, mais elle est illégitime. Comment sa mère, ayant en main la moindre preuve, aurait-elle pu supporter le sort cruel qu'elle a connu ici à Pétersbourg, et, outre cela, laisser son enfant dans un pareil abandon ? Tu plaisantes ! Ce n'est pas possible. – Moi aussi, j'ai pensé cela, et, aujourd'hui encore, la même incertitude se dresse devant moi. Mais cependant, il est de fait que la fille de Smith était la femme la plus insensée et la plus folle qui soit. Elle n'était pas normale : songe un peu aux circonstances ; c'est du romantisme ! Toutes ces fantaisies éthérées atteignent des proportions absurdes et extravagantes. Quand ce ne serait que ceci : tout au début, elle rêvait d'une sorte de Ciel sur la terre, d'anges, elle est tombée éperdument amoureuse, elle a eu une confiance sans limites en celui qu'elle aimait et je suis persuadé qu'elle est devenue folle non parce qu'il a cessé de l'aimer et l'a abandonnée, mais parce qu'elle s'était trompée sur son compte, parce qu'il avait été CAPABLE de la trahir et de l'abandonner, parce que son ange s'était changé en boue, l'avait souillée et avilie. Son âme romantique et déraisonnable n'a pas pu supporter cette métamorphose. Et pardessus tout, il y avait l'offense : tu comprends quelle offense ? Dans sa terreur et surtout dans son orgueil, elle s'est détournée de lui avec un immense mépris. Elle a brisé tous les liens, déchiré tous les papiers ; elle a dédaigné son argent, oubliant même qu'il n'était pas à elle mais à son père, et l'a refusé comme de la poussière, de la boue, afin d'écraser son séducteur par sa grandeur d'âme, afin de pouvoir le considérer comme un voleur et avoir toute sa vie le droit de le mépriser ; elle a dû même dire à ce moment-là qu'elle considérait comme un déshonneur d'être appelée sa femme. Il n'y a pas de divorce chez nous, mais ils ont divorcé de facto ; comment aurait-elle pu après cela demander son appui ? Souviens-toi de ce que cette folle disait à Nelly sur son lit de mort : « Ne va pas chez eux, travaille, péris, mais ne va pas chez eux, QUEL QUE SOIT CELUI QUI T'APPELLE » (donc elle espérait encore que quelqu'un l'APPELLERAIT, et qu'elle aurait l'occasion de se venger encore une fois, d'écraser de son mépris CELUI QUI L'APPELLERAIT ; en un mot, au lieu de pain, elle se nourrissait de rêves de vengeance). Nelly m'a fourni beaucoup de renseignements. Je lui en soutire encore de temps à autre. Bien sûr, sa mère était malade, elle était poitrinaire ; cette maladie plus que toute autre développe la susceptibilité et toutes les sortes d'exaspération ; mais pourtant, je sais de façon certaine, par une commère de la Boubnova, qu'elle a écrit au prince : oui, au prince lui-même !… – C'est vrai ? Et la lettre est arrivée ? m'écriai-je avec impatience. – Justement, je ne sais pas si elle est arrivée. Un jour, la Smith s'était entendue avec la commère en question (tu te rappelles cette fille fardée chez la Boubnova ? Elle est maintenant dans une maison de correction), elle voulait lui faire porter cette lettre : elle l'a écrite, mais elle ne la lui a pas laissée, elle l'a reprise ; c'était trois semaines avant sa mort… Le fait est significatif : si elle avait décidé de l'envoyer, cela n'a pas d'importance qu'elle l'ait reprise : elle a pu l'envoyer une autre fois. Mais je ne sais pas si elle l'a fait ; on est fondé à supposer qu'elle ne l'a pas envoyée, car le prince n'a appris de façon certaine sa présence à Pétersbourg qu'après sa mort. Cela a dû l'enchanter ! – Oui, je me souviens qu'Aliocha m'a parlé d'une lettre qui lui avait fait très plaisir, mais il y a très peu de temps de cela, deux mois au plus. Bon, mais après, après ? Que vas-tu faire du prince ? – Moi ? Écoute : j'ai la certitude morale la plus entière, mais aucune preuve positive : AUCUNE preuve, malgré le mal que je me suis donné. La situation est critique ! Il faudrait faire des recherches à l'étranger, mais où ? Personne ne le sait. J'ai compris, bien entendu, que j'allais avoir à me battre, que je pouvais seulement l'effrayer par des allusions, faire semblant d'en savoir plus long que je n'en sais en réalité… – Et alors ? – Il n'a pas donné dans le piège, mais, par ailleurs, il a eu très peur, à tel point qu'il en tremble encore maintenant. Nous avons eu plusieurs entrevues : quel air pitoyable il prenait ! Une fois, en ami, il a commencé à me raconter tout de lui-même. C'était au moment où il pensait que je savais TOUT. Il parlait bien, avec sentiment, sincérité ; bien entendu, il mentait de façon éhontée. C'est là que j'ai calculé à quel point il me craignait. J'ai posé devant lui, pendant un moment, pour le pire des nigauds qui fait semblant de ruser. J'ai mis une maladresse voulue à l'effrayer ; je lui ai dit ensuite exprès des grossièretés, je me suis mis à le menacer, tout cela pour qu'il me prenne pour un imbécile et lâche le morceau. Mais il m'a deviné, le gredin ! La seconde fois, j'ai fait mine d'être ivre ; ça n'a pas pris non plus ! Il est malin ! Peux-tu comprendre cela, Vania : il me fallait savoir à quel point il me craignait, et, deuxièmement, lui faire sentir que j'en savais plus que je n'en sais en réalité… – Et comment cela a-t-il fini ? – Cela n'a abouti à rien. Il m'aurait fallu des preuves, et je n'en avais pas. Tout ce qu'il a vu, c'est que je pouvais faire un scandale ; c'est la seule chose qu'il redoute, d'autant plus qu'il a commencé à se créer des relations ici. Tu sais qu'il va se marier ? – Non… – L'année prochaine ! Il avait déjà jeté son dévolu il y a un an ; sa fiancée n'avait alors que quatorze ans, maintenant elle en a quinze ; je crois qu'elle porte encore des tabliers, la pauvre petite ! Les parents sont ravis ! Tu comprends combien il avait besoin que sa femme mourût ! C'est la fille d'un général, elle a de l'argent, beaucoup d'argent ! Jamais ni toi ni moi ne ferons des mariages pareils… Mais ce que je ne me pardonnerai jamais, s'écria Masloboiev, en donnant un grand coup de poing sur la table, c'est de m'être laissé entortiller par lui il y a quinze jours…, la canaille ! – Comment cela ? – Oui. J'ai vu qu'il avait compris que je n'avais rien de POSITIF, et, enfin, je sentais à part moi que plus l'affaire traînerait, plus vite il s'apercevrait de mon impuissance. Et j'ai accepté de lui deux mille roubles. – Tu as reçu de lui deux mille roubles ! – Roubles-argent, mon ami ; je les ai pris en serrant les dents. Une affaire comme celle-là, deux mille roubles ! Quelle humiliation ! C'est comme s'il m'avait couvert de crachats ! Il m'a dit : « Je ne vous ai pas encore payé de vos peines, Masloboiev (or, il m'avait déjà donné depuis longtemps cent cinquante roubles, comme convenu), et comme je pars, voici deux mille roubles ; j'espère aussi que NOTRE AFFAIRE est entièrement terminée. » Et je lui ai répondu : « Entièrement terminée, prince » et je n'ai même pas osé le regarder en face, je me disais que j'y lirais : « Alors, tu as touché la forte somme ? C'est par pure mansuétude envers un imbécile que je te donne cela ! » Je ne me rappelle pas comment je suis sorti de chez lui ! – Mais c'est lâche, Masloboiev, m'écriai-je, que fais-tu de Nelly ! – C'est non seulement lâche, mais pendable, abject… C'est… C'est…, il n'y a pas de mot pour qualifier cela ! – Mon Dieu ! Mais il devrait, au moins, assurer le sort de Nelly ! – Il devrait, oui ! Mais comment l'y contraindre ? En lui faisant peur ? Pas de danger que ça réussisse : j'ai accepté son argent. J'ai moi-même, moi-même reconnu que toute la peur que je pouvais lui inspirer représentait deux mille roubles, je me suis moi-même estimé à ce prix ! Comment veux-tu lui faire peur maintenant ? – Est-ce possible que la cause de Nelly soit perdue ? m'écriai-je, presque au désespoir. – Pour rien au monde ! s'écria Masloboiev avec véhémence, et il tressaillit de la tête aux pieds. Non, je ne vais pas laisser passer ça comme ça ! Je vais amorcer une autre affaire, Vania, j'y suis bien décidé ! Quelle importance que j'aie accepté deux mille roubles ? Je m'en moque. J'ai pris cela pour une offense, parce qu'il m'a roulé, le coquin, donc il s'est moqué de moi. Il me dupe, et par là-dessus il se moque de moi ! Non, je ne peux pas supporter cela… Maintenant, c'est par Nelly que je vais commencer. D'après certaines observations, je suis entièrement convaincu que c'est elle qui tient le dénouement. Elle sait TOUT… Sa mère lui a tout raconté. Elle a pu le lui raconter dans la fièvre, dans les transes. Elle n'avait personne à qui se plaindre, Nelly se trouvait là, et c'est à elle qu'elle s'est confiée. Peutêtre même que nous trouverons des papiers, ajouta-t-il en se frottant les mains de jubilation. Comprends-tu maintenant pourquoi je rôde par ici ? C'est d'abord par amitié pour toi, cela va sans dire ; mais surtout pour observer Nelly, et troisièmement, mon ami, que tu le veuilles ou non, il faut que tu m'aides, car tu as de l'influence sur Nelly !… – Bien sûr, je te le jure, m'écriai-je et j'espère, Masloboiev, que c'est pour Nelly que tu feras tout cela, pour cette pauvre orpheline outragée, et non uniquement par intérêt… – Pourquoi te demandes-tu dans l'intérêt de qui je travaille, ô bienheureux ? L'essentiel, c'est d'atteindre son but. L'important, c'est la petite, bien entendu, l'humanité veut qu'il en soit ainsi. Mais ne me condamne pas sans appel si je m'inquiète aussi un peu de moi, mon petit Vania. Je suis pauvre, et qu'il ne s'avise pas d'offenser les pauvres gens ! D'après toi, je devrais ménager un filou pareil ? Plus souvent ! » Notre fête des fleurs ne fut pas réussie le lendemain. Nelly allait de plus en plus mal et ne put sortir de sa chambre. Elle ne devait plus jamais en sortir. Elle mourut quinze jours après. Pendant ces deux semaines d'agonie, elle ne put une seule fois revenir entièrement à elle ni se délivrer de ses étranges imaginations. Sa raison semblait troublée. Elle fut fermement convaincue, jusqu'à sa mort, que son grand-père l'appelait, qu'il était fâché de ce qu'elle ne vînt pas, qu'il frappait le sol de sa canne et lui ordonnait d'aller demander l'aumône aux braves gens pour acheter du pain et du tabac. Elle se mettait souvent à pleurer pendant son sommeil, et racontait à son réveil qu'elle avait vu sa mère. Parfois, la raison semblait lui revenir. Un jour que nous étions seuls, elle se pencha vers moi et prit ma main dans sa petite main maigre et brûlante de fièvre. « Vania, me dit-elle : quand je serai morte, marie-toi avec Natacha ! » Cette idée, je crois, la hantait depuis longtemps. Je lui souris sans répondre. Elle sourit alors aussi, me menaça de son petit doigt décharné avec un air malicieux et m'embrassa. Trois jours avant sa mort, par un merveilleux soir d'été, elle demanda qu'on levât le store et qu'on ouvrît la fenêtre de sa chambre qui donnait sur le jardin ; elle regarda longuement la verdure touffue, le soleil couchant et, brusquement, pria qu'on nous laissât seuls. « Vania, me dit-elle d'une voix à peine distincte car elle était déjà très faible, je vais bientôt mourir, très bientôt, et je voulais te dire de ne pas m'oublier. Voici ce que je te laisserai en souvenir (et elle me montra un grand sachet qui pendait à son cou avec sa croix). Maman m'a laissé cela en mourant. Quand je serai morte, tu ôteras ce sachet, tu le prendras pour toi et tu liras ce qu'il y a dedans. Je leur dirai aujourd'hui qu'on ne donne ce sachet qu'à toi. Quand tu auras lu ce qui est écrit dedans, va chez LUI et dis-lui que je suis morte et que je ne LUI ai pas pardonné. Dis-lui aussi que j'ai lu l'Évangile il y a peu de temps ; on y dit : « Pardonnez à tous vos ennemis. » J'ai lu cela et pourtant je ne LUI ai pas pardonné, car les derniers mots que maman m'a dits avant de mourir, quand elle pouvait encore parler, ont été : « JE LE MAUDIS. » Et moi aussi je LE maudis, pas à cause de moi, mais à cause de maman… Raconte-lui comment maman est morte, et comment je suis restée seule avec la Boubnova ; raconte-lui que tu m'as vue chez la Boubnova, raconte-lui tout, tout, et dis-lui que j'ai préféré encore rester chez la Boubnova que d'aller chez lui… » En disant cela, Nelly devint toute pâle ; ses yeux brillaient et son cœur se mit à battre si violemment qu'elle se laissa retomber sur ses oreillers et resta plusieurs minutes sans pouvoir parler. « Appelle-les, Vania, me dit-elle enfin d'une voix faible ; je veux leur dire adieu à tous. Adieu, Vania ! » Elle me serra bien fort, bien fort dans ses bras pour la dernière fois. Tous nos amis entrèrent. Le vieux ne pouvait comprendre qu'elle allait mourir ; il ne pouvait admettre cette idée. Jusqu'au dernier moment, il se disputa avec nous à ce sujet et assura qu'elle allait certainement se rétablir. Il était tout desséché d'inquiétude : il avait passé des jours entiers et même des nuits au chevet de Nelly. Les dernières nuits, il n'avait littérale- ment pas fermé l'œil. Il s'efforçait de prévenir le moindre caprice, le moindre désir de Nelly, et lorsqu'il sortait de chez elle, il pleurait amèrement ; mais, une minute après, il se reprenait à espérer et à affirmer qu'elle allait retrouver sa santé. Il avait rempli sa chambre de fleurs. Un jour, il lui acheta un énorme bouquet de magnifiques roses blanches et rouges : il était allé les chercher loin pour en faire cadeau à sa petite Nelly… Tout cela agitait beaucoup l'enfant. Elle ne pouvait pas ne pas répondre de tout son cœur à cette affection que tous lui témoignaient. Ce soir-là, le soir où elle nous dit adieu, le vieillard ne voulut jamais que ce fût pour toujours. Nelly lui souriait et toute la soirée elle s'efforça de paraître gaie, elle plaisantait avec lui, riait même… En la quittant, nous espérions presque, mais, le lendemain, elle ne pouvait déjà plus parler. Elle mourut deux jours après. Je vois encore le vieillard orner de fleurs son petit cercueil et contempler avec désespoir son visage émacié et sans vie, son sourire figé, ses mains croisées sur sa poitrine. Il la pleura comme on pleure un enfant. Natacha, moi, tous, nous essayâmes de le consoler, mais il était inconsolable, et il tomba gravement malade après l'enterrement de Nelly. Anna Andréievna me remit le sachet qu'elle avait ôté du cou de Nelly. Dans ce sachet, se trouvait la lettre de la mère de Nelly au prince. Je la lus le jour de la mort de l'enfant. Elle maudissait le prince, lui disait qu'elle ne pouvait lui pardonner, décrivait la dernière période de sa vie, toutes les horreurs auxquelles elle abandonnait Nelly et le suppliait de faire quelque chose pour elle. « C'est votre enfant, écrivait-elle ; c'est votre fille, et vous SAVEZ qu'elle est VÉRITABLEMENT VOTRE FILLE. Je lui ai dit d'aller vous trouver quand je serais morte et de vous remettre cette lettre. Si vous ne repoussez pas Nelly, peut-être que je vous pardonnerai LÀ-HAUT et qu'au jour du Jugement dernier je me dresserai devant le trône de Dieu et supplierai le divin Juge de vous remettre vos péchés. Nelly connaît le contenu de cette lettre ; je la lui ai lue ; je lui ai TOUT expliqué, elle sait TOUT, TOUT… » Mais Nelly n'avait pas exécuté la dernière volonté de sa mère ; elle savait tout, mais elle n'était pas allée trouver le prince et elle était morte irréconciliée. Après l'enterrement, je me rendis dans le jardin avec Natacha. C'était une journée chaude et lumineuse. Ils partaient dans une semaine. Natacha posa sur moi un long regard étrange. « Vania, me dit-elle, Vania, c'était un rêve, n'est-ce pas ? – Qu'est-ce qui était un rêve ? lui demandai-je. – Tout, me répondit-elle, toute cette année. Pourquoi ai-je détruit ton bonheur ? Et dans ses yeux je lus : « Nous aurions pu être heureux ensemble pour toujours ! » FIN CONTES DE L'EAU BLEUE Arthur Conan Doyle (1922) LE COFFRE À RAIES1 – Qu'en pensez-vous, Allardyce ? demandai-je. Mon maître d'équipage se tenait à côté de moi sur la poupe ; pour rester d'aplomb, il avait écarté ses courtes jambes, car une forte houle avait survécu à la tempête ; à chaque coup de roulis, nos deux canots de hanche frôlaient l'eau. Il cala sa lunette contre le hauban de misaine pour mieux observer ce pitoyable et mystérieux navire chaque fois qu'il se hissait sur la crête d'une vague et s'y maintenait quelques instants en équilibre avant de retomber de l'autre côté ; il se trouvait si à ras de la mer que je ne distinguais que par intermittence la ligne vert feuille de son bastingage. C'était un brick, mais son grand mât s'était brisé à trois mètres au-dessus du pont, et je n'avais pas l'impression que l'équipage eût cherché à se débarrasser de l'épave qui flottait à côté du bateau, avec ses voiles et ses vergues, comme l'aile inerte d'une mouette blessée. Le mât de misaine était encore debout, mais la toile était détendue et se déployait en longs panaches blancs. J'avais rarement vu bateau plus maltraité. Comment nous serions-nous scandalisés, néanmoins, du triste spectacle qu'il nous offrait ? Au cours des trois derniers jours, nous nous étions plus d'une fois demandé si notre propre navire regagnerait jamais un port. Nous avions navigué à l'aveuglette pendant trente-six heures. Heureusement la MarySinclair n'avait pas son pareil parmi les navires qui avaient quitté la Clyde ! Nous avions émergé de la tempête après n'avoir 1 Titre original : The Striped Chest (1900). perdu que notre youyou et une partie du bastingage de tribord. Mais nous ne pouvions guère nous étonner que d'autres bateaux eussent été plus malchanceux : ce brick mutilé, désemparé sur une mer bleue et sous un ciel limpide, évoquait toute l'horreur des heures précédentes ; il ressemblait à un homme que la foudre aurait aveuglé, et qui poursuivrait sa route en titubant. Tandis que nos matelots s'accoudaient au bastingage ou grimpaient dans les haubans pour mieux voir, Allardyce, Écossais lent et méthodique, contemplait longuement l'inconnu. Vers 20 degrés de latitude et 10 degrés de longitude, les rencontres suscitent toujours de la curiosité ; la grande voie commerciale à travers l'Atlantique passe plus au nord ; depuis dix jours, nous n'avions pas aperçu une seule voile. – Je crois qu'il est abandonné ! déclara le maître d'équipage. C'était aussi mon avis, puisque je ne discernais aucun signe de vie sur le pont, et que les signaux amicaux de nos hommes demeuraient sans réponse. L'équipage avait dû l'abandonner dans un moment de panique. – Il n'en a plus pour longtemps ! poursuivit Allardyce de sa voix tranquille. À n'importe quelle minute, il peut chavirer la coque en l'air. L'eau lèche sa lisse. – Quel est son pavillon ? demandai-je. – Pas facile à identifier. Il est tout enroulé et emmêlé dans les drisses. Voilà ! Je l'ai. C'est le pavillon brésilien, mais retourné : le bas en haut. Avant d'abandonner le bateau, l'équipage avait donc hissé le signal de détresse. Mais quand l'avait-il abandonné ? Je m'emparai de la lunette du maître d'équipage et j'explorai la surface tumultueuse de l'Atlantique que striaient encore de multiples lignes blanches d'écume dansante. Nulle part je n'aperçus de formes humaines. – Il y a peut-être des survivants à bord, dis-je. – Peut-être des sauvages ! murmura le maître d'équipage. – Alors, nous allons l'approcher par le côté sous le vent et tenir la cape. Lorsque nous fûmes à moins de cent mètres, nous modifiâmes notre vergue de misaine, et nous nous tînmes là, le brick et nous, secoués de hoquets comme deux clowns. – Un canot à l'eau ! ordonnai-je. Prenez quatre hommes avec vous, monsieur Allardyce, et allez aux renseignements. Mais, juste à ce moment, mon second, M. Armstrong, arriva sur le pont pour son tour de quart. Ayant forte envie d'inspecter de près ce bateau abandonné, je le mis au courant et me glissai dans le canot. La distance était courte, mais le roulis si prononcé que lorsque nous tombions dans un creux nous perdions de vue le brick et notre navire. Le soleil couchant ne dardait pas ses rayons obliques jusqu'à nous ; entre les vagues, il faisait froid et sombre. Lorsque nous remontions, nous retrouvions la lumière et la chaleur. Chaque fois que nous débouchions sur une crête coiffée d'écume, j'apercevais le bastingage vert feuille et la misaine. Je gouvernai donc afin de le contourner par la proue et de repérer le meilleur endroit pour l'abordage. En le longeant, nous lûmes son nom sur sa carcasse ruisselante : NossaSenhora-da-Vittoria. – Le bord du vent, monsieur, fit le maître d'équipage. Paré pour la gaffe, charpentier ? Un instant plus tard, nous avions sauté par-dessus les bastingages, légèrement plus hauts que ceux de notre navire. Nous étions sur le pont du bateau abandonné. Notre première pensée alla à notre sécurité, il nous fallait prévoir le cas, infiniment probable, où le bateau sombrerait sous nos pieds. Deux de nos hommes se cramponnèrent à son amarre et la parèrent pour que nous puissions opérer une retraite rapide. Le charpentier descendit dans la cale pour vérifier la quantité d'eau qui s'y trouvait. L'autre matelot, Allardyce et moi-même, nous nous mîmes en devoir de procéder à un inventaire hâtif du bateau et de sa cargaison. Le pont était jonché d'épaves et de cages à poules où flottaient les volailles mortes. Il n'y avait plus de canots, sauf un seul qui était défoncé, l'équipage avait donc abandonné le bateau. La cabine se trouvait dans un rouf, dont un côté avait été éventré par la violence de la mer. Allardyce et moi y entrâmes ; la table du capitaine était telle qu'il l'avait laissée : couverte de livres et de papiers, tous en espagnol ou en portugais, et aussi de cendres de cigarettes. Je cherchai le livre de bord, mais sans succès. – Il n'en a sans doute jamais tenu, dit Allardyce. Tout se passe à la bonne franquette à bord d'un navire de commerce de l'Amérique du Sud ; on n'y fait que le nécessaire. En admettant que le capitaine en ait tenu un à jour, il a dû l'emporter sur son canot. – J'aimerais bien examiner tous ces livres et tous ces papiers, répondis-je. Demandez au charpentier de combien de temps nous disposons. Nous fûmes rassurés. Le bateau était plein d'eau, mais une partie de la cargaison était flottable, et il n'y avait pas de danger immédiat. Probablement le bateau ne sombrerait jamais : il s'en irait plutôt à la dérive comme l'un de ces terribles bancs de roches qui ne figurent pas sur les cartes, mais qui envoient par le fond quantité de navires. « Dans ce cas, vous ne courez aucun péril à descendre, disje au maître d'équipage. Voyez si la cargaison peut être sauvée. Pendant ce temps, je jetterai un coup d'œil sur ces papiers. Les connaissements, quelques factures et des lettres qui étaient sur le bureau du capitaine m'apprirent que le brick brésilien Nossa-Senhora-da-Vittoria avait quitté Bahia un mois plus tôt. Le capitaine s'appelait Texeira, mais je ne découvris rien qui m'informât sur l'équipage. Le bateau se dirigeait vers Londres. Un rapide examen des connaissements m'indiqua que nous ne tirerions pas grand profit de notre sauvetage. La cargaison se composait de noix de coco, de gingembre et de bois. Le bois se présentait sous la forme de grosses billes, spécimens intéressants des essences tropicales ; c'était grâce à elles sans doute que le bateau avait maintenu son équilibre, mais leur taille nous interdisait de les extraire des cales. Il y avait aussi quelques marchandises de fantaisie : des oiseaux empaillés pour modistes et une centaine de caisses de fruits en conserve. Enfin, en épluchant les papiers, je tombai sur une note brève rédigée en anglais qui retint mon attention : Le destinataire de cette note est prié de veiller à ce que les divers bibelots anciens espagnols et indiens qui ont été retirés de la collection de Santarem et qui sont destinés à Prontfoot et Neumann, Oxford Street, à Londres, soient placés dans un endroit où ces objets uniques et d'une grande valeur ne puissent subir aucun dégât. Cette recommandation s'applique en particulier au coffre-trésor de don Ramirez di Leyra, auquel personne ne devra toucher. Le coffre-trésor de don Ramirez ! Des objets uniques et d'une grande valeur ! Je tenais là ma chance d'une prime de sauvetage ! Je m'étais levé, avec le papier à la main, quand mon maître d'équipage écossais apparut sur le seuil. – Je pense que tout n'est pas tout à fait normal à bord de ce bateau, monsieur. Il avait des traits rudes ; pourtant l'étonnement se lisait sur son visage fermé. – Qu'y a-t-il donc ? demandai-je. – Il y a eu meurtre, monsieur. Là-bas, j'ai trouvé un homme avec la cervelle en bouillie. – Tué par la tempête ? – Peut-être, monsieur. Mais ça m'étonnerait que vous disiez la même chose après l'avoir vu. – Où est-il ? – Par ici, monsieur. Dans le grand rouf. En fait de logements, ce brick ne comportait que trois roufs ; l'un pour le capitaine, un autre près de la principale écoutille pour la cuisine et les repas, un troisième à l'avant pour les hommes. Le maître d'équipage me conduisit dans le rouf du milieu. Quand on y pénétrait, la cuisine était sur la droite ; à gauche, il y avait une petite pièce avec deux couchettes pour les officiers ; puis, au-delà, dans un débarras jonché de voiles de réserve et de pavillons, des paquets enfermés dans un tissu grossier et soigneusement amarrés étaient rangés le long des murs. Au fond se dressait un coffre à raies blanche et rouge ; les bandes rouges étaient si passées et les bandes blanches si sales qu'on ne distinguait les couleurs que lorsque la lumière tombait directement. Il avait un mètre vingt-cinq de largeur, un mètre dix de hauteur, et à peine moins d'un mètre de profondeur, il était donc beaucoup plus volumineux qu'un coffre de matelot. Mais ce n'est pas au coffre qu'allèrent mes regards et mes pensées quand j'entrai. Sur le plancher, dans un grand désordre d'étamines, était étendu un homme brun, de petite taille, dont le visage était ourlé d'une barbe courte et bouclée. Il gisait sur le dos, les pieds contre le coffre. Sur le tissu blanc où reposait sa tête, une tache rouge s'étalait, et de petits sillons écarlates couraient autour de son cou bronzé avant de se prolonger par terre. Pourtant, je ne voyais aucune blessure apparente ; sa figure était aussi placide que celle d'un enfant endormi. Par contre, lorsque je me penchai, je découvris la plaie, et je me détournai en poussant une exclamation horrifiée. Il avait été assommé comme une bête sous le merlin, probablement par quelqu'un qui l'avait surpris par-derrière. Un coup terrible lui avait défoncé le haut de la tête et avait profondément pénétré dans le cerveau. Il pouvait bien avoir une figure placide, car la mort avait dû être instantanée, et l'emplacement de la blessure montrait qu'il n'avait pas vu son agresseur. – S'agit-il d'un coup déloyal ou d'un accident, capitaine Barclay ? me demanda le maître d'équipage. – Vous avez tout à fait raison, monsieur Allardyce. Cet homme a été assassiné, abattu par une arme lourde et tranchante. Mais qui était-il ? Et pourquoi a-t-il été assassiné ? – C'était un simple matelot, monsieur. Vous le verrez rien qu'en examinant ses doigts. Il lui retourna les poches tout en parlant, et mit au jour un jeu de cartes, de la ficelle goudronnée et un paquet de tabac du Brésil. – Oh ! oh ! regardez ceci ! fit-il. C'était un grand couteau ouvert, doté d'une lame à ressort. Il venait de le ramasser sur le plancher. L'acier était net et luisant, il n'avait donc pas servi au crime, pourtant le mort l'avait dans la main quand il avait été assommé, car ses doigts s'étaient refermés sur le manche. – J'ai l'impression, monsieur, qu'il se savait en danger et qu'il gardait son couteau pour se défendre, me dit le maître d'équipage. Mais nous ne pouvons plus rien pour ce pauvre diable. Je me demande ce que contiennent ces paquets qui sont fixés aux murs. On dirait des idoles, des armes et je ne sais quelles curiosités. Il y en a de tous les genres. – En effet, répondis-je. Ce sont les seuls objets de valeur que nous récupérerons sur la cargaison. Hélez le navire et commandez un autre canot, pour que nous puissions monter cette marchandise à notre bord. Pendant son absence, je passai en revue le curieux butin qui venait de nous échoir. Les bibelots avaient été si bien enveloppés que je ne pus m'en faire qu'une idée générale mais le coffre à raies était suffisamment éclairé pour me permettre une inspection précise de son extérieur. Sur le couvercle garni de clous et de coins métalliques étaient gravées des armoiries compliquées, sous lesquelles se trouvait une ligne écrite en espagnol et que je traduisis ainsi : « Coffre-trésor de don Ramirez di Leyra, chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, gouverneur et capitaine général de Terra Firma et de la province de Veraquas. » Dans un angle, je lus une date : « 1606. » Dans l'angle opposé, je vis une grande étiquette blanche qui portait ces mots écrits en anglais : « Vous êtes instamment prié de n'ouvrir ce coffre en aucun cas. » Le même avertissement était répété en dessous, en espagnol. Quant à la serrure, elle était très ouvragée et d'un acier compact orné d'une devise latine qui dépassait la compréhension d'un marin. Je venais de terminer mon examen du coffre quand l'autre canot, qui avait à bord mon second, M. Armstrong, se rangea parallèlement au bateau. Nous entreprîmes donc de le remplir des divers bibelots et autres curiosités sud-américaines qui semblaient bien être les seuls objets dignes d'être retirés du bateau abandonné. Quand le canot fut plein, je le renvoyai. Puis Allardyce et moi, aidés par le charpentier et un matelot, nous soulevâmes le coffre à raies et nous le descendîmes dans notre canot, en le posant en équilibre sur les bancs de nage du milieu ; il était si lourd en effet que si nous l'avions placé à l'une ou l'autre des extrémités il aurait pu faire basculer notre embarcation. Nous laissâmes le cadavre à l'endroit où nous l'avions trouvé. Le maître d'équipage émit l'hypothèse qu'au moment de l'abandon du bateau, le matelot avait commencé à piller et que le capitaine, désireux de préserver un minimum de discipline, l'avait abattu d'un coup de hachette. Elle paraissait plus conforme aux faits que toute autre explication ; pourtant, elle ne me satisfit pas complètement. Mais l'océan est un royaume de mystères, et nous nous contentâmes d'ajouter le destin de ce matelot brésilien à la longue liste que le marin garde toujours en mémoire. Le coffre fut hissé avec des cordages sur le pont de la Mary-Sinclair, puis porté par quatre hommes d'équipage jusqu'à la cabine où, entre la table et les caissons, il trouva exactement sa place. Il resta là pendant le souper ; après le repas, mes officiers demeurèrent avec moi pour discuter de l'événement du jour devant un verre de grog. M. Armstrong qui était grand, mince, excellent marin de surcroît, avait la réputation d'un homme avare et cupide. Notre découverte l'avait grandement excité ; déjà, tout en regardant le coffre avec des yeux brillants, il calculait la part qui reviendrait à chacun de nous quand serait répartie la prime de sauvetage. – Puisque le papier affirme qu'il s'agit de pièces uniques, monsieur Barclay, elles peuvent valoir un prix fou. Vous n'avez pas idée des sommes que paient parfois les riches collectionneurs. Mille livres, ce n'est rien pour eux ! Ou je me trompe fort, ou ce voyage nous rapportera quelque chose. – Je ne partage pas votre avis, dis-je. Pour autant que j'aie pu me rendre compte, ces bibelots ne me semblent pas différer beaucoup des autres curiosités de l'Amérique du Sud que l'on trouve partout aujourd'hui. – Ma foi, monsieur, j'en suis à mon quatorzième voyage, et je n'ai jamais vu un coffre pareil. Il vaut une fortune, tel qu'il est. De plus, il est si lourd qu'il contient sûrement des objets précieux. Vous ne croyez pas que nous devrions l'ouvrir et l'inventorier ? – Si vous forcez la serrure, vous abîmerez le coffre, c'est sûr ! fit observer le maître d'équipage. Armstrong s'accroupit devant le coffre, pencha la tête ; son long nez crochu approcha de la serrure jusqu'à la toucher. – C'est du chêne, dit-il. Du chêne qui, avec l'âge s'est légèrement contracté. Si j'avais un ciseau à froid ou un couteau à lame solide, je pourrais forcer la serrure sans abîmer le bois le moins du monde. Les mots « couteau à lame solide » me rappelèrent le matelot qui avait été tué sur le brick. – Je me demande s'il n'était pas en train de l'ouvrir quand quelqu'un est intervenu, dis-je. – Cela je l'ignore, monsieur. Mais ce que je sais, c'est que je peux ouvrir ce coffre. Dans le caisson, il y a un tournevis. Éclairez-moi avec la lampe, Allardyce, il ne résistera pas à une ou deux poussées. – Attendez !… Déjà, les yeux allumés par la curiosité et la cupidité, il s'était penché au-dessus du couvercle. Mais je l'arrêtai. – Je ne vois pas pourquoi nous nous hâterions. Vous avez lu l'étiquette, elle nous met en garde et nous recommande de ne pas l'ouvrir. Peut-être cette recommandation est valable ; peutêtre elle ne l'est pas. Mais de toutes façons, j'entends m'y conformer. D'ailleurs, quel que soit le contenu du coffre et en admettant qu'il soit précieux, sa valeur n'en sera pas diminuée si nous l'ouvrons dans les bureaux du destinataire plutôt que dans la cabine de la Mary-Sinclair. Mon second parut amèrement déçu. – Je pense, monsieur, que vous n'êtes pas superstitieux à ce point ? ricana-t-il. Si le coffre échappe à notre surveillance, si nous ne vérifions pas nous-mêmes ce qu'il contient, nous risquons de perdre nos droits. En outre… – En voilà assez, monsieur Armstrong ! interrompis-je sèchement. Vous pouvez me faire confiance, vos droits seront sauvegardés. Mais je ne veux pas que le coffre soit ouvert ce soir. – D'ailleurs, l'étiquette prouve que le coffre a été examiné par des Européens, ajouta Allardyce. Un coffre-trésor n'est pas forcément un coffre qui contient des trésors. De nombreuses personnes y ont sûrement jeté un coup d'œil depuis l'époque où vivait le vieux gouverneur de Terra Firma ! Armstrong lança le tournevis sur la table et haussa les épaules. – Comme vous voudrez ! fit-il. Mais pendant le reste de la soirée, bien que nous eussions abordé des sujets différents, je remarquai que son regard revenait toujours, avec la même expression de convoitise, vers le coffre à raies. Et maintenant, j'en arrive à un épisode qui me fait encore frissonner aujourd'hui quand je me le rappelle. Autour de notre cabine étaient disposées les chambres des officiers ; la mienne, située au bout du petit couloir qui conduisait à l'échelle de commandement, était la plus éloignée. Je ne prenais pas de quart, sauf dans les cas d'urgence, les veilles étant réparties entre les autres officiers. Armstrong avait le quart de minuit et devait être relevé à quatre heures du matin par Allardyce. J'avais le sommeil très lourd : il ne me fallait généralement rien moins qu'une main sur mon épaule pour me réveiller. Et cependant je me réveillai cette nuit-là, ou plutôt aux premières lueurs grises de l'aube. Il était juste quatre heures et demie à mon chronomètre quand quelque chose me fit sursauter, nerfs tendus et l'esprit clair. C'était un bruit, un bruit de chute qui s'était achevé sur un cri humain ; il résonnait encore dans mes oreilles. Je demeurai assis à écouter, mais tout était redevenu silencieux. Je n'avais pas rêvé, le cri prolongeait encore ses échos dans ma tête ; c'était un cri d'épouvante et il avait été poussé non loin de moi. Je sautai à bas de ma couchette, enfilai quelques vêtements et me dirigeai vers la cabine. D'abord je ne vis rien d'anormal. Dans la froide lumière grise, je reconnus la table au tapis rouge, les six chaises tournantes, les caissons au brou de noix, le baromètre qui oscillait et, dans le fond, le grand coffre à raies. J'allais faire demi-tour pour me rendre sur le pont et demander au maître d'équipage s'il avait entendu quelque chose, quand mes yeux s'arrêtèrent brusquement sur un objet qui, sous la table, dépassait le tapis rouge. L'objet était une jambe : une jambe terminée par une longue botte de marin. Je me baissai. Un corps était étendu, contorsionné, les bras en croix. Un premier regard m'apprit qu'il s'agissait d'Armstrong, mon second ; un deuxième qu'il était mort. Je demeurai bouche bée. Puis je me précipitai sur le pont, appelai Allardyce, et nous revînmes tous les deux dans la cabine. Nous tirâmes le malheureux de dessous la table. Quand nous vîmes sa tête qui dégouttait de sang, nous nous regardâmes. Je ne sais lequel était le plus pâle. – La même blessure que celle du matelot espagnol ! haletai-je. – Exactement la même ! Que Dieu nous protège ! C'est ce coffre infernal ! Regardez la main d'Armstrong ! Il leva la main droite d'Armstrong, elle tenait le tournevis dont il avait voulu se servir la veille au soir. – Il s'est attaqué au coffre, monsieur. Il savait que j'étais sur le pont et que vous dormiez. Il s'est agenouillé devant le coffre et il a fait jouer la serrure avec cet outil. Puis il lui est arrivé quelque chose, et il a hurlé comme vous l'avez entendu. – Allardyce, murmurai-je, que lui est-il arrivé ? Le maître d'équipage posa une main sur ma manche et me conduisit à sa cabine. – Ici, nous pouvons parler, monsieur. Mais là-bas, nous ne savons pas qui peut nous écouter. À votre avis, capitaine Barclay, qu'y a-t-il dans ce coffre ? – Je vous donne ma parole, Allardyce, que je n'en ai pas la moindre idée. – Moi, je ne vois qu'une théorie qui rendrait compte de tous les faits. Considérez la taille du coffre. Rappelez-vous les ornements métalliques et les ciselures qui peuvent dissimuler des trous d'aération. Songez à son poids : il a fallu quatre hommes pour le porter. Et pour comble, souvenez-vous que deux hommes ont essayé de l'ouvrir, et que tous deux y ont laissé la vie. Voyons, monsieur, tout cela ne signifie qu'une chose ! – Vous voulez dire qu'il y a un homme dedans ? – Bien sûr ! Il y a un homme dedans. Vous savez comment ça se passe, monsieur, en Amérique du Sud ! Un homme peut être président une semaine, et la semaine suivante traqué comme un gibier. Mon idée est qu'à l'intérieur se cache quelqu'un, armé et prêt à tout, qui se ferait tuer plutôt que de se laisser prendre. – Mais comment mange-t-il ? Que boit-il ? – C'est un coffre spacieux, monsieur. Il peut contenir quelques provisions. Pour la boisson, il devait avoir sur le brick un ami qui la lui apportait. – Vous pensez donc que l'étiquette recommandant de ne pas ouvrir le coffre n'a pas d'autre but que de protéger l'homme qui est caché dedans ? – C'est ce que je crois, monsieur. Avez-vous une autre explication qui cadre avec la réalité ? Je dus avouer que non. – La question est de savoir ce que nous allons faire, dis-je. – L'homme est un dangereux bandit qui ne reculerait devant rien. Je pense qu'il ne serait pas mauvais de passer des cordages autour du coffre et de le mettre en remorque pendant une demi-heure ; ensuite, nous pourrions l'ouvrir tranquillement. Ou, si nous ficelions le coffre et si nous empêchions l'homme d'avoir de quoi boire, ce serait aussi bien. Ou encore le charpentier pourrait passer une couche de vernis qui boucherait tous les trous d'aération. – Allons, Allardyce ! m'écriai-je en colère. Vous n'allez tout de même pas me faire croire que l'équipage d'un navire va se laisser terroriser par un homme seul dans un coffre. S'il y en a un, je m'engage à le faire sortir ! J'allai dans ma chambre et je pris mon revolver. – Maintenant, Allardyce, ouvrez la serrure, moi, je veille et suis paré pour n'importe quoi. – Pour l'amour de Dieu, monsieur, pensez à ce que vous voulez faire ! cria le maître d'équipage. Deux hommes sont morts à cause du coffre, et le sang de l'un deux n'a pas encore fini de sécher sur le tapis ! – Raison de plus pour que nous le vengions ! – Au moins, monsieur, laissez-moi appeler le charpentier. Trois hommes valent mieux que deux, et c'est un costaud. Il s'éloigna pour aller le réveiller. Je demeurai seul avec le coffre dans la cabine. Je ne suis pas un nerveux, mais je maintins quand même la longueur de la table entre moi et cette antique pièce de l'art espagnol. À la lumière croissante du matin, les bandes rouge et blanche commençaient à se différencier ; les ciselures étranges et les ornements métalliques attestaient les soins amoureux dont l'avaient entouré d'habiles artisans. Bientôt le maître d'équipage revint avec le charpentier, qui s'était armé d'un marteau. – C'est une sale affaire, monsieur ! dit-il en regardant tristement le corps de mon second. Vous croyez que quelqu'un se cache dans ce coffre ? – Sans aucun doute, répondit Allardyce, qui ramassa le tournevis et crispa les mâchoires comme un homme qui a besoin de rassembler toutes ses forces physiques et morales. Je repoussai la serrure ; entourez-moi tous les deux. S'il se dresse, charpentier, flanquez-lui un solide coup de marteau sur la tête ! Et tirez tout de suite, monsieur, s'il lève la main ! Allons-y ! Agenouillé face au coffre à raies, il glissa la lame de l'instrument sous le couvercle. Dans un grincement aigu, la serrure joua. – Attention ! cria le maître d'équipage. D'une secousse, il souleva le couvercle et l'ouvrit tout grand. Nous fîmes un bond en arrière, moi avec mon revolver armé et en joue, le charpentier avec le marteau au-dessus de sa tête. Mais, comme rien ne se produisit, nous avançâmes et plongeâmes nos regards à l'intérieur. Le coffre était vide. Pas tout à fait cependant, car, dans un coin, était couché un vieux chandelier jaune, orné de ciselures compliquées et parais- sant presque aussi ancien que le coffre lui-même. Son éclat jaune et sa forme artistique donnaient à penser que sa valeur était considérable. En dehors de lui, il n'y avait rien d'autre que de la poussière. – Alors ça ! s'écria Allardyce, qui n'en croyait pas ses yeux. D'où est venu le coup ? – Regardez l'épaisseur des côtés, regardez le couvercle. Il y a bien douze centimètres de bois en épaisseur. Et regardez le grand ressort métallique en travers. – C'est lui qui maintient le couvercle ouvert, dit le maître d'équipage. Vous voyez, il ne retombe pas. Quelle est cette inscription en allemand à l'intérieur ? – Sur le ressort ?… L'inscription indique qu'il a été fabriqué par Johann Rothstein, d'Augsbourg, en 1606. – Du solide ! Mais nous ne sommes pas plus avancés à propos de ce qui s'est passé, n'est-ce pas, capitaine Barclay ? Le chandelier brille comme de l'or. Nous aurons tout de même quelque chose pour nous dédommager, après tout ! Il se pencha pour le prendre. Depuis cet instant, je ne doute plus de la réalité de l'inspiration. En effet, je l'attrapai par le col et l'écartai presque brutalement. Peut-être était-ce une vieille histoire du Moyen Âge qui m'était revenue en mémoire, peutêtre avais-je aperçu un peu de rouge qui n'était pas de la rouille sur la partie supérieure de la serrure. Mais pour tous les deux, mon acte prompt et imprévu ressemblera toujours à une inspiration du ciel. – Il y a une diablerie ici, dis-je. Donnez-moi la canne recourbée qui se trouve dans le coin. C'était une canne ordinaire, à manche recourbé. Je la fis passer autour du chandelier et je tirai. Dans un éclair, une rangée de crocs en acier poli jaillit de dessous le rebord supérieur, et le gros coffre à raies chercha à nous mordre comme une bête sauvage. Le grand couvercle se rabattit dans un fracas qui secoua les verres posés sur l'étagère. Le maître d'équipage tomba assis sur le bord de la table, tremblant comme un cheval effrayé. – Vous m'avez sauvé la vie, capitaine Barclay ! balbutia-t-il. Voilà quel était le secret du coffre à raies, et comment le vieux don Ramirez di Leyra préservait ses gains mal acquis de la Terra Firma et de la province du Veraquas. Le plus rusé des voleurs ne pouvait pas faire autrement que d'être tenté par ce chandelier en or ; mais dès qu'il posait la main dessus, le ressort terrible se détendait ; les pointes d'acier lui transperçaient le crâne ; le choc faisait basculer la victime et permettait au coffre de se refermer automatiquement. Je me demandai combien de meurtres avait commis ce mécanisme d'Augsbourg. Quand j'eus imaginé l'histoire probable de ce sinistre coffre à bandes rouge et blanche, ma décision ne tarda pas. – Charpentier, prenez trois hommes et portez-le sur le pont. – Pour le jeter par-dessus bord, monsieur ? – Oui, monsieur Allardyce. Je ne suis pas très superstitieux, mais il ne faut pas trop en demander à un marin. – Rien d'étonnant à ce que le brick ait été si éprouvé par le mauvais temps, capitaine Barclay, avec un pareil objet à bord. Le baromètre baisse rapidement, monsieur. Nous avons juste le temps. Nous n'attendîmes même pas les trois matelots. Nous le halâmes sur le pont, le charpentier, le maître d'équipage et moi, nous le basculâmes par-dessus le bastingage. Il fit un grand plouf dans l'eau et s'enfonça. Il gît par là, le coffre à raies, à mille brasses de fond. Et si, comme on le prédit, la mer s'assèche un jour, je plains l'homme qui découvrira ce vieux coffre et qui essaiera de forcer son secret. LE CAPITAINE DE L'« ÉTOILE-POLAIRE »2 EXTRAIT DU JOURNAL DE JOHN M'ALISTER RAY, ÉTUDIANT EN MÉDECINE 11 septembre Latitude : 81° 40' N. Longitude : 2° E. Sommes encore à la cape au milieu d'énormes champs de glace. Celui qui s'étend à notre nord et auquel est fixée notre ancre à glace est au moins aussi grand qu'un comté d'Angleterre. Sur notre droite et sur notre gauche s'étalent des nappes d'une blancheur continue. Ce matin, le second a rapporté au capitaine qu'il y avait des indices de banquise vers le sud. Si une banquise se forme avec une épaisseur suffisante pour nous barrer le chemin du retour, nous nous trouverons dans une position périlleuse, car les provisions, d'après ce que j'ai entendu dire, sont déjà en voie d'épuisement. La saison est avancée et la nuit commence à reparaître. Ce matin, j'ai vu une étoile scintiller juste au-dessus de la vergue de misaine, la première depuis le début de mai. Le mécontentement gronde dans l'équipage, de nombreux matelots voudraient être rentrés à temps pour la saison du hareng, au moment où le travail se paie cher sur les côtes d'Écosse. Jusqu'ici, il ne s'est manifesté que par des mines renfrognées et des regards sombres, mais le lieutenant m'a chuchoté cet après-midi qu'ils songeaient à envoyer une délégation auprès du capitaine pour lui soumettre leurs revendications. Je me demande comment il la recevra, il a un caractère farouche, et sa susceptibilité est grande dès qu'il flaire 2 Titre original : The Captain of the « Polestar » (1890). une atteinte à ses prérogatives. Après dîner, je me risquerai à lui en toucher deux mots. J'ai constaté en effet qu'il acceptait volontiers de moi ce qu'il ne tolérerait jamais d'un autre membre de l'équipage. L'île d'Amsterdam, à l'angle nord-ouest du Spitzberg, est visible à tribord, c'est une ligne déchiquetée de rocs volcaniques, entrecoupée de veines blanches qui représentent des glaciers. Il est curieux de penser qu'actuellement les êtres humains les plus proches de nous sont ceux des établissements danois au sud du Groenland, à neuf cents milles à vol d'oiseau. Un capitaine assume de lourdes responsabilités quand il encourt de tels risques. Jamais un baleinier n'est resté à ces latitudes si tard dans l'année. 9 heures du soir J'ai causé avec le capitaine Craigie. Le résultat n'a guère été satisfaisant, mais je dois reconnaître qu'il m'a écouté avec calme, et même avec déférence. Une fois terminé mon petit discours, il a pris cet air de détermination que je lui connais bien, et il a arpenté quelques instants notre cabine d'un pas vif. D'abord j'ai eu peur de l'avoir offensé, mais il est revenu s'asseoir à côté de moi et il a posé une main sur mon bras d'un geste presque caressant. Dans ses yeux noirs sauvages, j'ai mesuré une profondeur de tendresse qui m'a considérablement surpris. – Écoutez, docteur ! m'a-t-il dit. Je regrette de vous avoir pris à mon bord… Oui, vraiment, je le regrette ! Et je donnerais bien cinquante livres tout de suite pour vous voir sain et sauf sur le quai de Dundee. Avec moi, cette fois-ci, c'est quitte ou double. Au nord, il y a du poisson. Comment osez-vous, monsieur, secouer la tête quand je vous dis que de la vigie je les ai vues rejeter l'eau ? Il avait prononcé ces derniers mots avec une sorte de fureur, et pourtant je ne crois pas avoir manifesté le moindre doute. – Vingt-deux baleines en autant de minutes, aussi vrai que je suis un homme ! Et pas une qui ne mesurât moins de trois mètres cinquante 3 ! Alors, docteur, pensez-vous que je vais quitter le coin quand seule la largeur d'une infernale bande de glace me sépare de la fortune ? Si par hasard, demain, le vent soufflait du nord, nous pourrions remplir le bateau et partir avant que la glace nous ait immobilisés. S'il souffle du sud… eh bien ! je suppose que les hommes sont payés pour risquer leur vie ! La mienne ne compte pas, car j'ai plus d'attaches dans l'autre monde que dans celui-ci. Je confesse toutefois que je suis fâché pour vous. J'aurais préféré avoir le vieil Angus Tait, qui m'accompagnait au cours de mon dernier voyage, c'était un homme que personne n'aurait jamais regretté. Tandis que vous… Vous m'avez dit une fois que vous étiez fiancé, n'est-ce pas ? – Oui. J'ai ouvert le médaillon que je portais à ma chaîne de montre, et je lui ai montré ma petite photographie de Flora. – Malédiction ! a-t-il crié en bondissant de son siège. Que m'importe votre bonheur ! Qu'ai-je à voir avec cette femme ? J'ai presque cru qu'il allait me frapper tant il paraissait en colère. Mais, sur une dernière imprécation, il s'est précipité sur le pont et m'a laissé complètement désemparé. C'est la première fois qu'il m'a témoigné autre chose que de la courtoisie et de la Une baleine se mesure, chez les baleiniers, par la longueur de ses fanons, et non par la longueur totale de son corps. 3 gentillesse. Pendant que j'écris ces lignes, je l'entends qui fait les cent pas au-dessus de ma tête. J'aimerais résumer le caractère de cet homme, mais je trouve présomptueux de tenter de le faire sur du papier alors que ma tête n'en a qu'une idée vague et imprécise. Plusieurs fois j'avais cru avoir découvert l'indice qui pouvait me l'expliquer ; c'était le moment qu'il choisissait pour se présenter sous un jour qui bouleversait toutes mes conclusions. Comme, après tout, il est fort possible que ces pages ne soient jamais lues par quiconque, je vais m'efforcer, sous le couvert d'une étude psychologique, de brosser un portrait du capitaine Nicholas Craigie. L'enveloppe extérieure d'un homme donne généralement quelques indications sur l'âme qu'elle abrite. Le capitaine est grand, bien bâti ; il a un beau visage brun ; ses membres sont parfois secoués par des mouvements brusques, provoqués soit par une nervosité latente soit par un excès d'énergie. Sa mâchoire et toute sa figure sont viriles, résolues. Mais ce sont surtout ses yeux qui sont caractéristiques ; ils sont marron foncé, brillants, ardents ; dans leur expression, je dénote un singulier mélange d'insouciance et de quelque chose d'autre qui, à mon avis, s'apparente à l'horreur. Le plus souvent, c'est l'insouciance qui domine ; mais en certaines occasions, et plus spécialement quand il incline la tête pour méditer, une frayeur surgit, gagne, s'installe, au détriment de son caractère. C'est alors qu'il est le plus facilement sujet à de violents accès de colère ; je crois qu'il s'en rend compte, car je l'ai vu s'enfermer pour que personne ne l'approche tant que dure son humeur sombre. Il dort mal. Je l'ai entendu crier pendant la nuit mais sa cabine est assez éloignée de la mienne, et je n'ai pas pu distinguer les mots qu'il prononçait. Voilà un côté de sa nature, le plus désagréable. Ce n'est qu'en raison des relations étroites que nous imposent les jours qui passent que j'ai pu l'observer. À part cela, il est un compa- gnon agréable, cultivé, et qui a beaucoup lu, très chevaleresque et courageux. Je n'oublierai pas aisément la façon dont il a commandé le bateau quand nous avons été pris par un orage au milieu de la débâcle des glaces au début d'avril. Je ne l'ai jamais vu aussi joyeux, et même hilare, que pendant qu'il déambulait cette nuit-là sur le pont parmi les éclairs et le hurlement du vent. À plusieurs reprises, il m'a déclaré que l'idée de mourir lui plaisait, ce qui est assez triste de la part d'un homme jeune. Il ne doit pas avoir beaucoup plus de trente ans, bien que ses cheveux et sa moustache grisonnent déjà légèrement. Sans doute lui estil arrivé un grand malheur, qui le mine encore. Peut-être seraisje comme lui si j'avais perdu ma Flora ; qui sait ? Je crois que si je ne l'avais plus, je ne me soucierais guère de la direction que le vent prendra demain. Là ! Je l'entends descendre l'échelle de commandement. Il s'enferme dans sa chambre, son humeur ne s'est donc pas améliorée. Et maintenant, au lit, comme dirait le vieux Pepys ! Car ma bougie est presque consumée (nous devons nous en servir depuis le retour des nuits) et le steward s'est retiré ; je ne peux donc plus en espérer une autre. 12 septembre Jour clair, calme. Nous ne bougeons pas. Le peu de vent qui souffle vient du sud-est, mais il est si faible… L'humeur du capitaine est meilleure et, au petit déjeuner, il m'a présenté ses excuses pour sa brusquerie. Il me semble néanmoins vaguement distrait, et ses yeux ont conservé ce regard farouche dont un Highlander dirait qu'il est le regard d'un fou qui va mourir bientôt, si j'en crois du moins notre chef mécanicien qui jouit chez les Celtes de notre équipage d'une réputation de voyant et d'augure. Il est étrange que la superstition soit si forte dans cette race pratique à tête solide. Je n'aurais pas cru en ses ravages si je ne les avais observés personnellement. Au cours du voyage, elle a pris un caractère endémique, et j'ai eu envie de distribuer des sédatifs et des toniques nerveux avec le grog du samedi. Le premier symptôme s'est manifesté peu après le départ des Shetland, les hommes de barre se sont lamentés d'entendre des cris plaintifs dans le sillage du bateau, comme si quelqu'un le suivait sans pouvoir le rattraper. Pendant l'aller, cette fable a été à l'ordre du jour ; et au début de la pêche au phoque, quand la nuit était sombre, il a été très difficile d'obtenir des matelots qu'ils prennent leur tour de travail. Naturellement, ils n'avaient rien entendu d'autre que le grincement des chaînes du gouvernail, ou le cri d'un oiseau de mer. Plusieurs fois on m'a tiré du lit pour que je l'écoute : ai-je besoin de préciser que je n'ai jamais rien distingué d'anormal ? Les hommes, pourtant, sont si absurdement formels qu'il est inutile de discuter avec eux. J'ai rapporté l'affaire au capitaine, à mon vif étonnement il l'a prise au sérieux, et il m'a paru fort troublé par ce que je lui avais dit. J'aurais cru que lui au moins n'aurait pas ajouté foi à de telles balivernes. Cette dissertation sur la superstition m'amène à ajouter que notre lieutenant, M. Mason, a vu un fantôme la nuit dernière. Ou, du moins, il a dit qu'il l'avait vu, ce qui revient au même. Il est reposant d'avoir un nouveau thème pour la conversation, après avoir épuisé à fond le sujet des baleines et des ours. Mason jure que le bateau est hanté, et qu'il n'y demeurerait pas un jour de plus s'il pouvait aller ailleurs. En vérité, il est sincèrement épouvanté, et ce matin j'ai dû lui donner du chloral et du bromure de potassium pour le calmer. Il s'est presque fâché quand j'ai suggéré qu'il avait bu un verre de trop la veille au soir. Pour l'apaiser, il m'a fallu observer une contenance aussi grave que possible en écoutant son histoire. – J'étais sur le pont, m'a-t-il raconté, pendant le quart du milieu, au moment où la nuit est la plus sombre. Il y avait un peu de lune, mais les nuages passaient constamment dessus pour la masquer, si bien qu'il était impossible de voir à distance. John M'Leod, le harponneur, est venu du poste de l'équipage et m'a averti qu'on entendait un bruit bizarre sur tribord à la proue. Je suis passé à l'avant, et tous les deux nous l'avons entendu : c'était quelque chose qui ressemblait tantôt au vagissement d'un enfant, tantôt à la plainte d'une femme dans les douleurs. Voilà dix-sept ans que je connais le pays, et jamais je n'ai entendu un phoque, jeune ou vieux, émettre des sons pareils. Pendant que nous nous tenions là, au bout du gaillard d'avant, la lune est sortie de derrière un nuage, et tous les deux nous avons vu une silhouette blanche qui se déplaçait sur le champ de glace, exactement dans la direction d'où étaient partis les cris. Nous l'avons perdue de vue quelques instants, mais elle est revenue sur bâbord, et tout ce que nous pouvions en dire, c'est qu'elle faisait une ombre sur la glace. J'ai envoyé chercher des fusils, et M'Leod et moi nous sommes descendus sur la glace en pensant que c'était peut-être un ours. Une fois sur le pack, je n'ai plus vu M'Leod, mais j'ai continué à avancer dans la direction d'où venaient encore les cris que j'entendais distinctement. J'ai marché pendant près de deux kilomètres, puis, juste en contournant un monticule de glace, je suis tombé dessus, elle paraissait m'attendre. Je ne sais pas ce que c'était. Pas un ours, en tout cas. C'était quelque chose de grand, de blanc, de droit, si ce n'est ni un homme ni une femme, c'est sûrement quelque chose de pire. J'ai fait demi-tour et j'ai couru à toutes jambes vers le bateau. J'ai été rudement content de me retrouver à bord ! J'ai signé un contrat pour faire mon devoir sur l'ÉtoilePolaire, et sur l'Étoile-Polaire je resterai ; mais vous ne m'aurez plus pour descendre sur la glace après le coucher du soleil ! Voilà son récit. Je crois que ce qu'il a vu est sans doute, en dépit de ses dénégations, un ourson dressé sur ses pattes de derrière, attitude qu'ils adoptent fréquemment quand ils sont inquiets. Dans la lumière incertaine, cet ourson pouvait ressembler à une forme humaine, en particulier pour un homme dont les nerfs avaient déjà quelque peu souffert. Mais quelle que soit la réalité de cette apparition, l'incident tombe au plus mal, et il provoque sur l'équipage un effet déplorable. Les regards des hommes sont plus maussades que jamais, leur mécontentement s'affiche ouvertement. Le double grief d'être privés de la pêche au hareng et d'être retenus à bord de ce qu'ils appellent un navire hanté peut les entraîner à commettre un acte inconsidéré. Les harponneurs eux-mêmes, qui sont les plus anciens et les plus calmes des matelots, participent à l'agitation générale. En dehors de cette absurde explosion de superstition, les choses semblent vouloir s'arranger. Le pack qui était en train de se former à notre sud s'est partiellement fondu : l'eau est si chaude que je pense que nous nous trouvons sur l'un des bras du Gulf Stream qui s'étendent entre le Groenland et le Spitzberg. Autour du bateau, il y a de nombreuses méduses et des limandes de mer, quantité de crevettes. Il serait bien étonnant qu'un « poisson » n'apparaisse pas bientôt. D'ailleurs, à l'heure du dîner, il en a été repéré un qui rejetait de l'eau, mais à un endroit trop éloigné pour que nos canots puissent l'atteindre. 13 septembre J'ai eu une intéressante conversation avec le second, M. Milne, sur la passerelle. Notre capitaine paraît constituer pour les marins et même pour les armateurs une énigme aussi impénétrable que pour moi. M. Milne m'a affirmé que lorsque le bateau est désarmé au retour d'une expédition, le capitaine Craigie disparaissait, et qu'on ne le revoyait plus avant la proximité d'une nouvelle saison : alors il entrait paisiblement dans les bureaux de la compagnie et demandait si elle avait besoin de ses services. Il n'a pas d'amis à Dundee, et personne ne sait d'où il vient. Sa situation est uniquement fondée sur ses capacités de marin et sur la réputation de sang-froid et de courage qu'il s'était acquise lorsqu'il était second, avant de se voir confier un commandement. Tout le monde pense qu'il n'est pas Écossais et qu'il porte un nom d'emprunt. M. Milne croit qu'il s'est consacré à la pêche à la baleine simplement à cause des dangers du métier, et parce qu'il y risque toutes sortes de morts. Il m'a cité plusieurs exemples qui tendraient à vérifier cette opinion ; de fait l'un au moins – s'il est exact – est assez significatif. Une année, il ne se serait pas présenté aux bureaux de la compagnie, et un remplaçant lui avait été trouvé. Cette année-là, les Turcs et les Russes étaient en guerre. Le printemps suivant, il serait revenu avec une grande cicatrice au cou, qu'il aurait cherché à dissimuler sous sa cravate. Le second en déduit qu'il a pris part à la guerre. J'ignore si cette déduction correspond à la réalité. Mais la coïncidence est, j'en conviens, troublante. Le vent saute, il souffle de l'est, mais faiblement encore. Je crois que la glace se resserre. Où que je porte mon regard, je ne vois qu'une immensité d'un blanc continu dont la surface plane n'est interrompue que par une crevasse ou l'ombre noire d'un monticule. Vers le sud s'étire l'étroit chenal d'eau bleue qui est notre seule possibilité d'évasion, et qui se rétrécit de jour en jour. Le capitaine assume décidément de lourdes responsabilités. On murmure que la réserve de pommes de terre est épuisée, que les biscuits touchent à leur fin. N'importe : il arbore toujours la même impassibilité et il passe la majeure partie du jour au nid de pie d'où il balaie l'horizon avec sa lunette. Il est d'humeur variable. Il semble éviter ma compagnie. Mais il ne se livre à aucun accès violent. 7 h 30 du soir Tout bien réfléchi, nous sommes commandés par un fou. Les divagations extraordinaires du capitaine Craigie ne sauraient s'expliquer autrement. C'est une chance que j'aie tenu le journal de ce voyage, il servira à nous justifier pour le cas où nous serions obligés de l'enfermer, ce qui je l'espère bien, ne se produira pas. Assez bizarrement, c'est lui-même qui m'a suggéré l'explication de la folie et non de l'excentricité pour rendre compte de son étrange comportement. Il y a une heure, il se tenait sur la passerelle en inspectant, comme à l'accoutumée, les environs à la lunette, tandis que j'arpentais le gaillard d'arrière. La plupart des matelots étaient descendus pour prendre leur thé. Las de marcher, je m'étais accoudé au bastingage pour admirer l'éclat moelleux du soleil couchant sur les grands champs de glace qui nous entouraient. Tout à coup, j'ai été tiré de ma rêverie par une voix ; je me suis retourné ; le capitaine était descendu de son perchoir et m'avait rejoint. Il contemplait fixement la glace avec une expression où l'horreur, la surprise et une sorte de joie se disputaient la prééminence. En dépit du froid, son front était inondé de grosses gouttes de sueur. Il était incontestablement très excité. Ses membres s'agitaient comme ceux d'un homme au bord de l'épilepsie. Autour de sa bouche, ses traits étaient tirés et durcis. – Regardez ! m'a-t-il dit tout haletant. Il m'a saisi le poignet sans quitter des yeux l'horizon glacé. Il a tourné lentement la tête comme pour suivre un objet se déplaçant dans le champ de sa vision. – Regardez ! a-t-il répété. Là, mon vieux, là ! Entre les monticules de glace ! Maintenant, la voici qui apparaît derrière le hummock le plus éloigné ! Vous la voyez ? Vous devez la voir ! Là encore ! Elle me fuit ! Par Dieu oui, elle me fuit ! Elle est partie ! Il a prononcé ces trois derniers mots dans un murmure de souffrance que je n'oublierai jamais. S'accrochant aux enfléchures, il a essayé de grimper sur le bastingage pour chercher à apercevoir une dernière fois l'objet qui s'éloignait. Mais il n'y est pas parvenu, et il a titubé à reculons contre la porte à claire-voie du salon ; il est resté là, soufflant et épuisé. Il était si blême que je m'attendais à le voir tomber sans connaissance, aussi je l'ai aidé à descendre l'échelle de commandement et je l'ai allongé sur l'un des canapés de la cabine. Puis je lui ai fait ingurgiter un peu de cognac. L'effet de l'alcool a été immédiat, le sang a recommencé à colorer ses joues livides, et ses membres ont cessé de s'agiter. Il s'est soulevé sur son coude. Il a regardé si nous étions seuls. Après quoi il m'a prié de m'asseoir à côté de lui. – Vous l'avez vue, n'est-ce pas ? m'a-t-il demandé de cette voix épouvantée qui lui ressemblait si peu. – Non, je n'ai rien vu. Sa tête est retombée sur les coussins. – Non, sans la lunette, il ne la voyait pas, a-t-il murmuré. Il ne pouvait pas la voir. C'est la lunette qui me l'a montrée à moi, et puis les yeux de l'amour… Les yeux de l'amour ! Dites, docteur ne laissez pas entrer le steward, il croirait que je suis fou. Fermez bien la porte, voulez-vous ? Je me suis levé et j'ai fait ce qu'il me demandait. Il est resté tranquille un moment. Apparemment, il réfléchissait. Puis il s'est redressé sur son coude et il m'a réclamé un supplément de cognac. – Vous ne croyez pas que je suis fou, dites, docteur ? a-t-il interrogé, pendant que je rangeais la bouteille dans un caisson. Dites-moi, d'homme à homme, croyez-vous que je suis fou ? – Je pense, ai-je répondu, que vous avez dans la tête quelque chose qui vous énerve et qui vous fait du mal. – Très juste, mon enfant ! s'est-il écrié. Ses yeux étincelaient sous l'effet du cognac. Il a repris : J'en ai beaucoup dans la tête ! Beaucoup ! Mais je peux calculer la longitude et la latitude. Et je peux manipuler mon sextant. Et je peux me débrouiller avec les logarithmes. Vous ne pourriez pas, devant un tribunal, administrer la preuve que je suis fou, n'estce pas ? C'était curieux d'entendre cet homme étendu sur le dos et discutant froidement de son équilibre mental. – Peut-être pas, ai-je répondu. Mais je n'en pense pas moins que vous devriez rentrer chez vous le plus tôt possible, et mener quelque temps une vie calme. – Rentrer chez moi, hé ? a-t-il marmonné dans un ricanement. C'est une formule pour vous, mon enfant. Mener une existence calme avec Flora… Avec la jolie petite Flora. Les mauvais rêves sont-ils des symptômes de folie ? – Quelquefois, ai-je répondu. – Quels autres symptômes alors ? Quels seraient les premiers symptômes ? – Des douleurs dans la tête. Des bruits dans les oreilles. Des éblouissements. Des hallucinations… – Ah ! des hallucinations ? Et qu'entendez-vous par hallucination ? – Voir quelque chose qui n'est pas là réellement. – Mais elle était là réellement ! a-t-il gémi. Elle était bien là ! Il s'est levé, il a ouvert la porte, il s'en est allé d'un pas lent et mal assuré jusqu'à sa propre cabine. Sans aucun doute, il y restera jusqu'à demain matin. Son organisme m'a tout l'air d'avoir reçu un choc terrible, quel que soit l'objet qu'il s'imagine avoir aperçu. Chaque jour qui passe accroît la profondeur du mystère qu'il y a en cet homme. Mais je crains que le mot qu'il a lui-même prononcé ne soit malheureusement le seul qui convienne à son état, et que sa raison ne soit dérangée. Je ne pense pas que sa conduite soit celle d'un coupable. Je sais que les officiers et, je le suppose, les hommes de l'équipage sont persuadés qu'il a un crime sur la conscience. Moi, je n'ai rien vu qui confirme cette hypothèse. Il n'a pas la mine d'un coupable. Il ressemble plutôt à un homme qui aurait été terriblement malmené par la chance, et qui serait davantage un martyr qu'un criminel. Ce soir, le vent tourne au sud. Que Dieu nous vienne en aide s'il bloque l'étroit passage qui est notre unique route de salut ! Situés comme nous le sommes à la lisière du pack arctique, de la « barrière » pour employer le terme des baleiniers, nous verrons la glace se déchirer et nous permettre de nous échapper pour peu que le vent souffle du nord. Au contraire, un vent du sud ressoudera toute la glace derrière nous, et nous emprisonnera entre deux packs. Que Dieu nous aide, je le répète ! 14 septembre Dimanche. Jour de repos. Mes inquiétudes se confirment. La mince bande d'eau bleue a disparu sur notre sud. Autour de nous, rien d'autre que ces grands champs immobiles de glace, avec leurs étranges hummocks et leurs pinacles fantastiques. Le silence mortel qui recouvre leur immensité est épouvantable. À présent, plus de clapotis de vagues, plus de cris de mouettes, plus de crissements de voiles. Plus rien qu'un silence universel au sein duquel les chuchotements des matelots et le craquement de leurs bottes jettent une note discordante, déplacée. Notre unique visiteur a été un renard de l'Arctique, animal qu'on rencontre plus souvent sur la terre que sur la glace. Il a gardé ses distances. Après nous avoir observés de loin, il s'est enfui. Sa retraite nous a étonnés, car ces renards, en général, ignorent tout de l'homme et, étant d'un naturel curieux, deviennent fami- liers au point qu'ils se laissent aisément capturer. Pour aussi incroyable que cela paraisse, l'équipage en a été fâcheusement impressionné. Il serait vain de raisonner une superstition aussi puérile. Les matelots ont décidé qu'une malédiction pesait sur le bateau ; rien ne les persuadera du contraire. Le capitaine est demeuré reclus tout le jour, sauf pendant une demi-heure dans l'après-midi ; il est alors monté sur le gaillard d'avant. J'ai remarqué qu'il regardait dans la direction d'où lui était apparue sa vision d'hier, et qu'il était tout près d'une autre crise, mais rien n'est venu. Il n'a pas semblé me voir, alors que je me tenais près de lui. Le chef mécanicien a lu comme d'habitude le service divin. Voilà bien une chose surprenante, sur les bateaux qui vont à la pêche à la baleine, c'est toujours le livre de prières de l'Église anglicane qu'on lit, bien qu'il n'y ait jamais un anglican à bord. Notre équipage est composé de catholiques romains et de presbytériens. Étant donné que le rituel en service est étranger aux deux groupes, ni l'un ni l'autre ne peuvent se plaindre d'être sacrifiés, aussi tous écoutent-ils avec attention et dévotion ; à ce point de vue, ce système est à recommander. Glorieux coucher du soleil. Les champs de glace ressemblent à un lac de sang. Je n'avais jamais rien vu de plus étrange, ni de plus beau. Le vent tourne. S'il souffle du nord pendant vingt-quatre heures, tout ira bien quand même. 15 septembre C'est aujourd'hui l'anniversaire de Flora. Cher amour ! Je préfère qu'elle ne puisse pas voir son « boy », comme elle m'appelait, enfermé entre des champs de glace avec un capitaine maboul et des provisions qui se raréfient. Sans doute épluche-t-elle, chaque matin, dans le Scotsman la rubrique maritime pour voir si nous sommes annoncés aux Shetland… Il faut que je me montre en exemple aux hommes et que j'aie l'air joyeux, insouciant. Mais, Dieu le sait, mon cœur est lourd à certaines heures ! Le thermomètre marque aujourd'hui - 28 degrés. Il n'y a qu'un peu de vent, et encore ne souffle-t-il pas d'une direction favorable. Le capitaine est d'excellente humeur. Je pense qu'il croit avoir vu une autre apparition ou un présage, le pauvre diable, pendant la nuit, car il est venu de bonne heure ce matin dans ma chambre et, penché au-dessus de ma couchette, il a chuchoté : – Ce n'était pas une hallucination, docteur ! Tout va bien ! Après le petit déjeuner, il m'a demandé de lui faire un rapport sur les provisions. Le lieutenant m'a aidé. Le résultat de notre enquête n'a pas été brillant, il nous en reste moins que prévu. À l'avant, les hommes disposent d'un réservoir plein de biscuits, de trois tonneaux de viande salée, et d'une quantité réduite de grains de café et de sucre. Dans la cale arrière et dans les caissons, il y a beaucoup de produits de luxe tels que des conserves de saumon, de soupe et de cassoulet, mais que dureront-ils, partagés entre cinquante hommes ? Deux tonneaux de farine se trouvent dans la soute aux vivres, ainsi que du tabac à volonté. En tout, il y a de quoi nourrir tout le monde sur le pied d'une demi-ration par personne pendant dix-huit ou vingt jours, certainement pas davantage. Quand nous avons fait notre rapport au capitaine, il a sifflé le rassemblement et, du pont, il s'est adressé à l'équipage. Je ne l'avais jamais vu autant à son avantage. Sa haute taille, sa forte carrure, son visage brun expressif le désignent pour commander, il a exposé la situation avec la froide lucidité du marin qui ne se leurre pas sur les périls, mais qui entrevoit les échappatoires possibles. – Mes enfants, a-t-il dit, vous croyez sans doute que je vous ai mis dans le pétrin, et il y en a certains qui m'en veulent à cause de cela. Mais rappelez-vous que depuis plusieurs saisons aucun bateau n'est rentré au pays en rapportant autant d'argent en huile que la vieille Étoile-Polaire, et que tous vous en avez touché votre dû. Quand vous partez, vous laissez vos femmes dans le bien-être, tandis que d'autres pauvres diables trouvent en rentrant leurs femmes à la charge de la commune. Si vous avez à me remercier pour une chose, remerciez-moi aussi pour l'autre, c'est une façon d'être quittes. Avant cette expédition, nous avons tenté une autre aventure, et nous avons réussi, si maintenant nous en tentons une et si nous échouons, il n'y a pas de quoi nous lamenter. Au pis, nous pourrons nous réfugier sur la glace et vivre sur une provision de phoques qui nous permettra de subsister jusqu'au printemps. Mais nous n'en arriverons pas là ; vous reverrez les côtes d'Écosse d'ici trois semaines. En attendant, tous nous recevrons une demi-ration, à parts égales, sans aucune faveur pour qui que ce soit. Haut les cœurs ! Vous surmonterez cette épreuve comme vous en avez déjà surmonté bien d'autres. Ces quelques phrases simples ont produit sur l'équipage un effet miraculeux. Tout le monde a oublié l'impopularité dont il était l'objet, et le vieux harponneur dont j'ai mentionné la superstition a donné le signal d'un triple hourra général. 16 septembre Pendant la nuit, le vent a viré au nord, et la glace manifeste des velléités de s'ouvrir. Les hommes sont de bonne humeur en dépit de la demi-ration de vivres. Les machines se maintiennent sous pression, afin que nous puissions filer à la première occasion. Le capitaine se montre exubérant, quoiqu'il garde encore l'expression d'un « fou qui va mourir bientôt ». Cette crise de gaieté m'intrigue plus que sa mélancolie des jours précédents. Je ne parviens pas à la comprendre. Je crois avoir indiqué au début de ce journal qu'il a pour manie de ne jamais laisser quiconque pénétrer dans sa cabine, de faire lui-même son lit et son ménage. À ma grande surprise, il m'a aujourd'hui tendu sa clé et m'a prié de descendre pour prendre l'heure à son chronomètre pendant qu'il mesurait la hauteur du soleil à midi. Sa cabine est une petite chambre nue qui contient un lavabo et quelques livres, et qui est dépourvue de tout ce qui pourrait passer pour un luxe, à l'exception de quelques peintures à l'huile et d'une aquarelle ; celle-ci représente une tête de jeune femme. C'est évidemment un portrait, non pas l'une de ces « illustrations » de la beauté féminine dont raffolent les gens de mer. Aucun artiste n'aurait pu inventer un mélange aussi curieux de caractère et de faiblesse. Les yeux languissants, rêveurs, avec leurs cils recourbés, le large front bas que n'encombraient ni les pensées ni les soucis contrastaient résolument avec les maxillaires bien dessinés, proéminents, et la crispation de la lèvre inférieure. Dans l'un des angles était écrit : « M. B. à 19 ans ». Il m'a semblé sur le moment presque incroyable qu'un être ait pu en dix-neuf années d'existence épanouir une force de volonté comme celle que révélait ce portrait. Elle a dû être une femme extraordinaire. Sa physionomie m'a tellement impressionné que, bien que je ne l'aie regardée qu'en passant, je pourrais (si j'étais un artiste) la reproduire trait pour trait sur la page de ce journal. Je me demande quel rôle elle a joué dans la vie de notre capitaine. Il avait accroché son portrait au pied de sa couchette afin que ses yeux pussent constamment se repaître d'elle. S'il était moins renfermé, je hasarderais une réflexion ! Quant aux autres objets de sa cabine, je ne vois rien à en dire : des uniformes, un escabeau, un petit miroir, de nombreuses pipes et un narguilé oriental (ce qui, soit dit en passant, accréditerait l'histoire de M. Milne sur sa participation à la guerre russo-turque, quoique ce lien de cause à effet soit un peu arbitraire). 11 h 20 du soir Le capitaine vient de se coucher après une longue conversation intéressante sur des généralités. Quand il y consent, il peut être un compagnon passionnant : il a beaucoup lu, et il a la faculté d'exprimer avec force son avis sans paraître dogmatique. Je déteste qu'on piétine les orteils de mon intelligence. Il a parlé de la nature de l'âme, et il a résumé avec une étonnante maîtrise les doctrines d'Aristote et de Platon. Il semble avoir un faible pour la métempsycose et les idées de Pythagore. Tout en les discutant, nous en sommes venus à effleurer le problème du spiritisme moderne ; j'ai fait ironiquement allusion aux impostures de Slade mais il m'a mis en garde, avec une vivacité impressionnante, contre une confusion de l'honnête avec le malhonnête, en avançant qu'il serait aussi logique de flétrir le christianisme sous le prétexte que Judas était un scélérat. Peu après, il m'a souhaité une bonne nuit et s'est retiré dans sa chambre. Le vent fraîchit et souffle régulièrement du nord. Les nuits sont aussi noires qu'en Angleterre. J'espère que demain nous nous libérerons de nos entraves de glace. 17 septembre Encore le fantôme. Dieu merci, j'ai les nerfs solides ! La superstition de ces pauvres types, ainsi que les récits circonstanciés qu'ils font avec conviction et sérieux, terroriseraient le premier venu. De nombreuses versions circulent. En résumé, quelque chose de mystérieux a vagabondé toute la nuit autour du bateau. Sandie M'Donald, de Peterhead, Peter Williamson, des Shetland, et M. Milne l'ont vu. Trois témoins corsent l'affaire, mieux que le lieutenant à lui seul n'avait pu le faire. Après le petit déjeuner, j'ai causé avec Milne, et je lui ai dit qu'il ferait mieux de se tenir au-dessus de telles idioties, qu'en sa qualité d'officier il devrait donner aux hommes un meilleur exemple. Il a hoché sa tête bronzée, mais il m'a répondu avec une prudence caractéristique. – Peut-être que oui, docteur, peut-être que non ! Je n'appelle pas ça un fantôme. Je ne peux pas dire que je crois aux revenants de la mer, et pourtant pas mal de marins jurent en avoir vu. Je ne me laisse pas facilement effrayer, mais peut-être que votre sang se serait légèrement refroidi, mon ami, si au lieu de ronfler dans votre lit vous aviez été avec moi la nuit dernière et si vous aviez vu quelque chose de vilain, tout blanc et macabre, se promener par ici, se promener par là, en appelant dans l'obscurité comme un agneau qui a perdu sa mère. Vous seriez moins disposé à prendre ça pour des radotages de vieilles bonnes femmes. Il était inutile de discuter plus avant. Je me suis borné à lui demander comme une faveur personnelle de me réveiller à la prochaine apparition du spectre… Requête qu'il accueillit en exprimant le ferme espoir qu'il n'aurait jamais l'occasion de me faire plaisir. Comme je l'avais souhaité, le désert blanc derrière nous s'est fissuré ; de nombreux cours d'eau s'entrecroisent dans toutes les directions. Notre latitude aujourd'hui était de 80° 52' N., ce qui prouve qu'une forte poussée vers le sud s'exerce sur le pack. Si le vent continue d'être favorable, la glace se brisera aussi facilement qu'elle s'est formée. Pour le moment, nous ne pouvons rien faire de mieux que fumer et attendre, en espérant pour le mieux. Je deviens rapidement fataliste. Avec des facteurs aussi imprécis que le vent et la glace, l'homme ne peut pas échapper au fatalisme. Peut-être sont-ce les vents et les sables des déserts de l'Arabie qui ont incité les premiers partisans de Mahomet à s'incliner devant le destin. Ces alertes au fantôme font très mauvais effet sur le capitaine. J'ai craint qu'elles n'excitent son côté sensible, et j'ai essayé de lui dissimuler cette histoire absurde, mais malheureusement il a entendu l'un des matelots y faire allusion et il a exigé d'être informé. Comme je l'avais prévu, la folie est reparue. J'ai de la peine à croire qu'il s'agit du même homme qui discourait la nuit dernière sur la philosophie avec une finesse aussi pénétrante et un jugement aussi froid. Il fait les cent pas sur le pont comme un tigre en cage ; de temps à autre, il s'arrête pour es- quisser avec ses bras tendus un geste de supplication, et il observe la glace avec impatience. Il ne cesse de marmonner des mots pour lui-même. Une fois, il a dit tout haut : « Rien qu'une petite fois, mon amour ! Rien qu'une petite fois !… » Pauvre diable ! C'est un spectacle affligeant que celui d'un brave marin, d'un homme accompli tombant aussi bas. Et il est triste de penser que des hallucinations peuvent dompter un tempérament pour lequel le danger était le sel de la vie. Qui s'est jamais trouvé dans ma situation, entre un capitaine dément et un second qui voit des revenants ? Parfois, je crois que je suis le seul être sain d'esprit sur le bateau (moi et peut-être le second mécanicien, du genre ruminant, qui se moquerait éperdument de tous les démons de la mer Rouge tant qu'ils ne toucheraient pas à ses outils). La glace continue à fondre rapidement. Selon toutes probabilités, nous pourrons partir demain matin. En Angleterre, on me prendra pour un hâbleur quand je raconterai tous les événements étranges auxquels j'ai assisté. Minuit J'ai été grandement alarmé. Je me sens plus calme maintenant, grâce à un verre de cognac que j'ai avalé d'un trait. Mais je ne me sens pas encore tout à fait moi-même, comme en témoignera mon écriture. Le fait est que je viens de vivre une expérience très étrange, et que je commence à me demander si j'avais raison de traiter de fous tous les marins de L'ÉtoilePolaire sous le prétexte qu'ils affirmaient avoir vu des choses qui dépassaient les limites de la compréhension. Peuh ! Je suis stupide de m'énerver pour une bagatelle pareille ! Et pourtant, comme elle est survenue après toutes ces alertes, elle comporte une signification supplémentaire, car je ne peux plus mettre en doute l'histoire de M. Milne ni celle du lieutenant, maintenant que j'ai expérimenté moi-même ce qui m'avait fait sourire jusqu'ici. Après tout, il n'y a pas de quoi être épouvanté, un bruit, un simple bruit, c'est tout. Je ne m'attends guère à ce que le lecteur, si jamais ce journal est publié, sympathise avec mes sentiments ou comprenne l'effet que j'ai éprouvé sur le moment. Le souper était terminé. Je m'étais rendu sur le pont pour fumer tranquillement une dernière pipe avant de rentrer me coucher. La nuit était très sombre. Si noire que, de ma place sous le canot de hanche, je ne voyais pas l'officier sur la passerelle. Je crois que j'ai déjà évoqué le silence extraordinaire qui règne sur ces mers de glace. Dans les autres parties du monde, aussi désolées soient-elles, il y a une légère vibration de l'air, un bourdonnement confus qui provient soit des lointains repaires des hommes, soit des feuilles des arbres, soit des ailes des oiseaux, soit même du frémissement de l'herbe qui recouvre le sol. On peut ne pas percevoir activement le son, mais s'il cessait on s'apercevrait de sa disparition. Ce n'est qu'ici, dans ces mers arctiques, que le silence absolu, impénétrable, vous obsède de sa réalité lugubre. Vous découvrez que votre tympan s'efforce d'attraper le moindre murmure, et retentit passionnément à tout bruit qui se produit incidemment dans le bateau. J'étais donc appuyé au bastingage quand s'est élevé de la glace, presque juste au-dessous de moi, un cri aigu et perçant, il a déchiré le silence de la nuit, il a débuté, m'a-t-il semblé, sur une note qu'aucune prima donna n'aurait jamais atteinte, et il est monté de plus en plus haut pour s'achever sur une longue plainte d'agonie ; on aurait dit le dernier cri d'une âme perdue. Ce hurlement sinistre résonne encore à mon oreille. Il exprimait une douleur indicible et un grand désir ardent mais j'y ai trouvé aussi l'écho d'une exultation sauvage. Il a jailli non loin de moi. J'ai eu beau scruter la nuit, je n'ai rien vu. J'ai attendu, plus bouleversé que je ne l'avais jamais été de ma vie. J'ai rencontré M. Milne, qui montait pour prendre son quart. – Alors, docteur ? m'a-t-il dit. Toujours des radotages de vieilles bonnes femmes, hé ? Vous avez entendu, cette fois ! Estce de la superstition ? Qu'en pensez-vous à présent ? J'ai dû présenter mes excuses, et reconnaître que j'étais aussi intrigué que lui. Peut-être les choses prendront-elles demain un tour différent. Pour l'instant, j'ose à peine écrire ce que je pense. Quand je me relirai plus tard, une fois que je me serai débarrassé de toutes ces associations d'idées, je me mépriserai pour avoir été si faible. 18 septembre J'ai passé une mauvaise nuit ; cette sorte de cri n'a pas cessé de me hanter. Le capitaine ne semble pas s'être mieux reposé, il a un visage hagard et des yeux injectés de sang. Je ne lui ai pas parlé de mon expérience de la nuit. Je ne le mettrai pas au courant. Il est déjà suffisamment nerveux et excitable, il se lève, se rassied, se relève, il est incapable de se tenir tranquille. Une belle fissure est apparue dans le pack ce matin, comme prévu, et nous avons pu lever notre ancre à glace. Nous avons avancé à la vapeur pendant une vingtaine de kilomètres, cap à l'ouest-sud-ouest. Puis nous avons été stoppés par une banquise aussi colossale que celles que nous avions laissées derrière nous. Elle barre complètement notre route, aussi avons-nous dû nous ancrer à nouveau en attendant la débâcle, qui interviendra sans doute d'ici vingt-quatre heures si le vent se maintient. Plusieurs phoques nageaient dans l'eau, et nous en avons tué un : c'était une bête formidable, qui avait près de quatre mètres de long. Les phoques sont des animaux méchants, combatifs, il paraît qu'ils donnent aux ours du fil à retordre. Heureusement, ils sont lents à se déplacer et maladroits, ce qui les rend vulnérables sur la glace. Le capitaine est persuadé que nos ennuis ne sont pas terminés. Mais je ne comprends pas pourquoi il se fait de notre situation une idée aussi noire. À bord, tout le monde considère que nous nous en sommes tirés miraculeusement et que nous atteindrons sûrement la pleine mer. – Je suppose, docteur, que vous croyez que tout va bien maintenant ? m'a-t-il demandé après le déjeuner. – J'espère que tout ira bien. – Nous ne devons pas être trop affirmatifs. Et pourtant, vous avez raison sans doute. Nous serons d'ici peu dans les bras de nos amours, n'est-ce pas, mon enfant ? Mais ne soyons pas trop affirmatifs ! Pas trop affirmatifs… Il s'est tu et a balancé sa jambe en réfléchissant. – Comprenez, a-t-il repris, que cet endroit est dangereux même à ses meilleurs moments. Dangereux. Traître. J'ai connu des hommes qui ont brusquement disparu dans des endroits comme celui-ci. Il suffit parfois d'une glissade, d'une simple glissade, et vous voilà au fond d'une crevasse : des bulles sur l'eau verte montrent la place où vous avez coulé. C'est bizarre… Il s'est interrompu pour rire nerveusement. « … C'est bizarre que depuis des années que je viens par ici, je n'aie jamais songé à faire mon testament. Non pas que j'aie à assurer des legs particuliers. Mais quand un homme s'expose au danger, il devrait mettre ses affaires en ordre. Vous ne croyez pas ? – Certainement si ! Je me demandais ce que diable il avait derrière la tête. – Quand tout est en ordre, on se sent mieux, a poursuivi le capitaine. Maintenant, s'il m'arrive quelque chose, j'espère que vous voudrez bien vous occuper de mes affaires. Il y a fort peu de choses dans ma cabine. Mais pour si peu qu'il y ait, j'aimerais que tout soit vendu et que l'argent soit réparti entre l'équipage comme l'argent de l'huile. Je voudrais que vous gardiez le chronomètre, en guise de petit souvenir de notre croisière. Bien sûr, il ne s'agit que d'une simple précaution, mais je tenais à vous en parler. Je suppose que le cas échéant je pourrais me fier à vous ? – Naturellement ! ai-je répondu. Et puisque nous en sommes là, je voudrais moi aussi… – Vous ! s'est-il écrié. Vous ! Mais tout va bien pour vous ! Que pourrait-il se passer pour vous ? Là, je ne voudrais pas me mettre en colère, mais je n'aime pas entendre un jeune homme qui en est à ses premiers pas dans la vie se livrer à des spéculations sur la mort. Montez sur le pont et aspirez de l'air frais, gonflez-en vos poumons au lieu de dire des bêtises dans la cabine et de m'encourager à faire la même chose ! Plus je pense à cet entretien, moins il me plaît. Pourquoi le capitaine me communique-t-il ses dernières volontés au moment où tout danger paraît écarté ? Sa folie n'est pas sans méthode. Se pourrait-il qu'il songe à se tuer ? Je me rappelle qu'une fois il a stigmatisé le suicide avec force. Néanmoins, je le surveillerai. Je sais bien que je ne peux pas forcer le privé de sa cabine mais du moins je jure de rester sur le pont tant qu'il ne sera pas chez lui. M. Milne se moque de mes appréhensions ; il dit que ce sont « les petits côtés du patron ». Lui-même voit l'avenir tout en rose. À son avis, nous devrions être sortis de la glace dans quarante-huit heures, dépasser Jan Mayen le surlendemain et apercevoir les Shetland dans huit jours. J'espère qu'il n'est pas trop optimiste. Son opinion peut contrebalancer valablement celle du capitaine, car c'est un vieux marin plein d'expérience, et il pèse soigneusement ses mots avant de les prononcer. Elle s'est enfin produite, la catastrophe qui menaçait depuis longtemps ! Je ne sais qu'écrire. Le capitaine a disparu. Peut-être nous reviendra-t-il vivant, mais j'en doute… Je crains que non. Il est maintenant sept heures du matin, le 19 septembre. J'ai passé toute la nuit avec un groupe de matelots à parcourir la grande banquise qui nous barrait la route, dans l'espoir de retrouver sa trace, en vain. Je vais essayer de décrire les circonstances dans lesquelles il a disparu. Si par hasard ces lignes tombent sous les yeux de quelqu'un, je le prie de se rappeler que je n'écris pas d'après les on-dit ou mon imagination, mais que, en ma qualité d'homme instruit et bien équilibré, je dépeins avec exactitude ce que j'ai vu réellement. Les déductions sont de moi ; mais je réponds des faits. Le capitaine est demeuré d'excellente humeur après la conversation que j'ai relatée. Toutefois, il m'a semblé nerveux et impatient, il changeait souvent de position, il agitait ses membres dans une sorte de danse de Saint-Guy, comme la manie l'en prenait parfois. En l'espace d'un quart d'heure, il est monté sept fois sur le pont pour en redescendre après quelques pas précipités. Chaque fois je l'ai suivi, car quelque chose sur sa figure me confirmait dans ma résolution de ne pas le perdre de vue. Il a semblé remarquer l'effet provoqué par ses déplacements, et il s'est efforcé, en éclatant d'un rire bruyant à la moindre plaisanterie, de calmer mes craintes. Après le souper, il est remonté sur la poupe et je l'ai accompagné. La nuit était noire, silencieuse ; seul le vent soupirait mélancoliquement dans la mâture. Un nuage épais montait du nord-ouest, les tentacules qu'il projetait en avant ne permettaient plus à la lune que des apparitions espacées. Le capitaine arpentait le pont à pas rapides. Voyant que je ne le quittais pas d'une semelle, il a émis l'opinion que je serais mieux au lit, ce qui m'a tout à fait décidé à rester dehors. Je crois qu'ensuite il a oublié ma présence. Il s'est appuyé contre le bastingage pour fouiller du regard le grand désert de neige dont une partie s'étendait dans l'ombre tandis que le reste était baigné du clair de lune. À différentes reprises, j'ai remarqué qu'il regardait sa montre. Une fois, il a murmuré une phrase brève, dont je n'ai compris qu'un seul mot : « Prêt. » J'avoue que j'étais la proie d'un sentiment étrange, d'une inquiétude mystérieuse, tandis que je surveillais le contour imprécis de sa haute silhouette dans l'obscurité, il ressemblait tout à fait à un homme venu à un rendez-vous. Mais un rendez-vous avec qui ? Reliant les faits les uns aux autres, j'ai commencé à entrevoir confusément une hypothèse, j'étais loin de deviner la suite des événements. Un brusque raidissement de son attitude m'a appris qu'il distinguait quelque chose. Je me suis glissé derrière lui. Il regardait fixement, avec des yeux passionnés et interrogateurs, un lambeau de brume qui se déplaçait rapidement et parallèlement au bateau. C'était un corps nébuleux, informe, plus ou moins apparent selon que la lune l'éclairait ou non. La lumière s'est soudain tamisée quand des nuages très fins se sont interposés. – Je viens, ma chérie ! Je viens ! s'est écrié le capitaine. Sa voix vibrait d'une tendresse et d'une compassion ineffables. On aurait dit qu'il voulait apaiser un être aimé par une faveur longtemps attendue, aussi douce à donner qu'à recevoir. La suite s'est déroulée en un éclair. Je n'ai pas eu le temps d'intervenir. D'un bond, il s'est mis debout sur le bastingage ; un autre bond l'a fait atterrir sur la glace, presque aux pieds de la pâle forme brumeuse. Il a ouvert les bras comme pour la saisir, et puis il a couru dans la nuit, mains tendues, la bouche pleine de mots d'amour. Je me suis tenu immobile, pétrifié, suivant du regard sa silhouette qui s'éloignait. Sa voix s'est étouf- fée. Je croyais ne plus le revoir, mais la lune a déchiré le dais des nuages et a illuminé le grand champ de glace. Alors je l'ai encore aperçu. Il courait. Il était déjà très loin. Il courait à une vitesse prodigieuse sur la plaine glacée. Telle est la dernière image que nous gardons de lui. Peut-être la dernière pour toujours. Un groupe de matelots est parti à sa recherche ; je m'y suis incorporé mais les hommes n'avaient pas le cœur à cette poursuite, et nous n'avons rien trouvé. Un autre détachement sera constitué dans quelques heures. J'ai du mal à croire que je n'ai pas rêvé, que je n'ai pas été le jouet d'un cauchemar. 7 h 30 du soir Je rentre épuisé d'une deuxième expédition sans succès. La banquise est immense, nous avons bien marché pendant trente kilomètres sans en apercevoir la fin. Le froid a été dernièrement si sévère que la neige superficielle a gelé et a la dureté du granit, nous n'avons donc pas de traces de pas pour nous guider dans nos recherches. L'équipage ne souhaite qu'une chose, que nous levions l'ancre, que nous contournions à la vapeur la banquise et que nous foncions vers le sud, car la glace s'est fendue pendant la nuit et l'on voit la mer à l'horizon. Les hommes assurent que le capitaine Craigie est certainement mort, et que nous risquons tous notre vie pour rien en demeurant là alors que nous avons une possibilité de partir. M. Milne et moi, nous avons éprouvé les plus grandes difficultés pour les persuader d'attendre jusqu'à demain soir, et nous avons dû promettre que sous aucun prétexte nous ne retarderions davantage notre départ. Nous nous proposons donc de prendre quelques heures de repos, puis d'essayer une dernière fois de retrouver notre capitaine. 20 septembre au soir J'ai traversé la glace ce matin avec un groupe de matelots pour explorer la partie méridionale de la banquise, pendant que M. Milne remontait vers le nord. Nous avons franchi une vingtaine de kilomètres sans déceler le moindre signe de vie, à l'exception d'un oiseau qui a longtemps voleté au-dessus de nos têtes ; je crois que c'était un faucon. L'extrémité méridionale du champ de glace s'effilait pour former un promontoire avançant dans la mer. Quand nous sommes arrivés à la base de cette digue glacée, les hommes se sont arrêtés mais je les ai priés de poursuivre jusqu'à la mer, afin que nous ayons la satisfaction de n'avoir négligé aucune chance. Nous avions marché pendant une centaine de mètres quand McDonald, de Peterhead, a poussé un cri, il voyait quelque chose, et il s'est mis à courir. Tous nous distinguions aussi quelque chose, et nous avons pris le pas de course. D'abord ce n'était qu'une tache noire sur le banc de la glace. Puis cette tache a pris la forme d'un homme. C'était bien l'homme que nous cherchions. Il gisait sur un talus gelé, la face contre terre. Des petits cristaux de glace et des plumes neigeuses s'étaient abattus sur sa vareuse sombre de marin. Quand nous nous sommes approchés, un souffle de vent errant a aspiré ces minuscules flocons dans un tourbillon, les a fait grimper dans l'air, puis redescendre, et enfin les a rattrapés et chassés en direction de la mer. Si j'en juge par mes yeux, ce n'était qu'un peu de neige mais la plupart de mes compagnons m'ont juré que cette poussière glacée s'était levée sous la forme d'une femme, s'était penchée audessus du cadavre, l'avait doucement baisé aux lèvres et s'était enfuie à travers la banquise. J'avais appris à ne plus tourner en dérision l'opinion d'autrui, aussi étrange qu'elle me parût. Ce qui est sûr, c'est que le capitaine Nicholas Craigie n'avait pas souffert en rendant le dernier soupir, un clair sourire était figé sur ses traits bleuis, et il avait encore les mains tendues comme pour saisir l'étrange visiteuse qui l'avait convié vers le monde mystérieux de l'au-delà. Nous l'avons enseveli l'après-midi même, enveloppé dans le pavillon du bateau, avec un boulet de trente-deux aux pieds. J'ai lu le service funèbre. Les rudes marins pleuraient comme des enfants. Beaucoup avaient bénéficié de la bonté de son cœur, et ils manifestaient aujourd'hui l'affection que ses manières bizarres les avaient obligés à refouler pendant sa vie. L'eau verte a été son tombeau, il s'est enfoncé, enfoncé, enfoncé, il n'a plus été qu'une petite tache blanche en suspension au seuil de la nuit éternelle ; et puis cette tache elle-même a disparu. Il reposera là, avec son secret et ses chagrins et tout son mystère enfouis dans son cœur. Lorsque viendra le grand jour où la mer rendra ses morts, Nicholas Craigie émergera de la glace, le visage souriant et les bras rigides tendus vers l'espérance. Je prie pour qu'il soit plus heureux dans l'autre monde qu'il ne l'a été dans celui-ci. J'arrête là mon journal. Notre route du retour s'étend toute simple et nette devant nous, le grand champ de glace ne sera bientôt plus qu'un souvenir du passé. Il me faudra du temps pour que je me remette du choc. Quand j'ai commencé le récit de ce voyage, je me doutais peu de la manière dont il s'achèverait. J'écris ces derniers mots dans ma cabine, où il m'arrive de sursauter, car je crois entendre encore le pas nerveux du mort sur le pont, au-dessus de ma tête. Je suis entré ce soir dans sa cabine, comme c'était mon devoir, afin de dresser l'inventaire de ses affaires et de le faire enregistrer sur le livre de bord. Rien n'avait changé depuis ma précédente visite ; mais le portrait que j'ai décrit, qu'il avait suspendu en face de lui, avait été retiré de son cadre et avait disparu. Sur ce dernier maillon d'une chaîne douloureuse, je clos le récit du voyage de l'ÉtoilePolaire. NOTE PAR LE Dr JOHN M'ALISTER RAY J'ai lu l'histoire des événements étranges relatés par mon fils dans son journal et se rapportant à la mort du capitaine de l'Étoile-Polaire. Je suis absolument sûr que tout s'est passé comme il l'a écrit, car c'est un garçon aux nerfs solides, pas du tout imaginatif, et profondément soucieux de la vérité. Cependant, ce récit est à première vue si invraisemblable que je me suis longtemps opposé à sa publication. Mais, ces jours derniers, j'ai reçu un témoignage inattendu qui éclaire les faits d'une lumière nouvelle. Je m'étais rendu à Édimbourg pour assister à une réunion de l'Association des médecins anglais, quand je suis tombé par hasard sur le Dr P…, un vieil ami qui exerce maintenant à Saltash, dans le Devonshire. Je lui ai parlé de l'aventure de mon fils, et il m'a déclaré qu'il connaissait bien le capitaine Nicholas Craigie ; il m'en a donné une description qui concordait trait pour trait avec celle que j'avais lue dans le journal. Il m'a raconté que le capitaine Craigie s'était fiancé à une jeune fille d'une beauté extraordinaire qui résidait sur la côte cornouaillaise. Pendant ses voyages en mer, sa fiancée était morte dans des circonstances particulièrement horribles. LE DÉMON DE LA TONNELLERIE 4 Ce ne fut pas une petite affaire que de conduire le Gamecock jusqu'à l'île, le fleuve avait charrié tant de vase que des bancs de limon s'étendaient à plusieurs kilomètres dans l'Atlantique. La côte était à peine visible quand les premières boucles blanches des brisants nous avertirent du danger que nous courions ; dès lors, nous avançâmes en multipliant les précautions, sous la grand-voile et le foc ; nous laissâmes les remous sur notre gauche comme l'indiquait la carte. Plus d'une fois, la coque racla le fond (nous avions moins de six pieds de tirant d'eau), mais nous eûmes toujours assez de mer et de chance pour nous en tirer. À partir d'un certain moment, le fond diminua très rapidement ; la factorerie nous avait envoyé un canoë, et le pilote Krooboy nous conduisit jusqu'à deux cents mètres de l'île. Nous nous ancrâmes sans chercher à pousser plus loin, car les gestes du nègre nous expliquaient qu'il ne fallait pas espérer mieux. Le bleu de la mer avait été remplacé par le brun du fleuve ; même sous l'abri de l'île, le courant chantait et tournoyait autour de l'étrave. Le fleuve était sans doute en crue, car les racines des palmiers baignaient dans l'eau, et sur sa surface boueuse des tronçons de bois et toutes sortes de débris étaient entraînés vers l'océan. Quand je me fus assuré que nous nous balancions en toute sécurité sur notre mouillage, je pensai que la première chose à faire était de nous approvisionner en eau : l'endroit paraissait en effet le paradis des fièvres. Le fleuve lourd, ses rives fangeuses et luisantes, le vert clair de la jungle, la brume d'humidité dans l'air, autant de signaux d'alarme pour un observateur 4 Titre original The Fiend of the Cooperage (1908). compétent. Je fis donc partir la chaloupe avec deux grandes barriques. Quant à moi, je pris le youyou et ramai vers l'île ; j'avais vu le drapeau de l'Union Jack flotter au-dessus des palmiers : il indiquait l'emplacement des Établissements Armitage et Wilson. Au débouché d'un petit bois, j'aperçus un bâtiment allongé et bas, blanchi à la chaux, avec une large véranda sur la façade, et deux immenses échafaudages de fûts d'huile de palme de chaque côté du bâtiment. Des canoës et des pirogues de barre s'alignaient le long du rivage. Une petite jetée avançait dans le fleuve, à son extrémité, deux hommes en costume blanc m'attendaient pour m'accueillir ; l'un, gros et fort, imposant, portait une barbe grisâtre ; l'autre était grand, mince, pâle, et ses traits tirés étaient à demi dissimulés par un grand chapeau en forme de champignon. – Très heureux de vous voir ! me dit le maigre, avec une chaude cordialité. Je m'appelle Walker, je suis l'agent d'Armitage et Wilson. Permettez-moi de vous présenter le Dr Severall, de la même société. Il est rare de voir un yacht dans ces parages. – C'est le Gamecock, expliquai-je. J'en suis le propriétaire et le capitaine. Je m'appelle Meldrum. – Explorateur ? demanda-t-il. – Je suis entomologiste ; chasseur de papillons. J'ai descendu la côte depuis le Sénégal. – La chasse a été bonne ? interrogea le Dr Severall, en me fixant d'un œil lent et bilieux. – J'ai rempli quarante caisses. Nous sommes venus ici pour nous approvisionner en eau, et aussi pour me tuyauter sur le pays auprès de vous. Pendant ces présentations et ces explications, deux Krooboys avaient amarré le youyou. Je descendis alors la jetée, encadré par mes deux nouvelles relations, ils n'avaient pas vu de Blancs depuis plusieurs mois, aussi m'assaillirent-ils de questions. – Ce que nous faisons ? dit le médecin, lorsque à mon tour je me mis à interroger. Notre affaire nous prend beaucoup de temps et nous occupons nos loisirs à parler politique. – Oui, par une bénédiction particulière de la Providence, Severall est un militant radical, et moi un bon unioniste solide. Chaque soir, nous discutons du Home Rule pendant deux heures. – En buvant des cocktails à la quinine, ajouta le médecin. Nous sommes tous les deux assez bien immunisés, mais l'année dernière, nous avions régulièrement quarante de fièvre. C'était notre température normale. Impartialement, je ne saurais vous recommander de prolonger votre séjour ici, à moins que vous ne collectionniez les bacilles autant que les papillons. Je désespère que l'embouchure du fleuve Ogooué devienne un jour une station climatique. Il n'y a rien de plus magnifique que la manière dont ces pionniers avancés de la civilisation distillent de l'humour noir en évoquant leur situation pénible, et accueillent avec un visage non seulement résolu mais souriant les diverses expériences dont les comble l'existence qu'ils mènent. Partout, depuis la Sierra Leone, j'avais trouvé les mêmes marécages puants, les mêmes collectivités isolées et ravagées par la fièvre, et les mêmes mauvaises plaisanteries. En cette faculté que possède l'homme de se hausser au-dessus de sa condition et d'employer son esprit à ironiser sur les misères du corps, il y a du divin. – Le dîner sera prêt dans une demi-heure, capitaine Meldrum, me dit le médecin. Walker est allé le surveiller. C'est lui la maîtresse de maison, cette semaine. En attendant, si vous y consentez, nous nous promènerons, et je vous montrerai les curiosités de l'île. Le soleil avait déjà disparu derrière la ligne des palmiers ; au-dessus de nos têtes, la grande arche céleste ressemblait à l'intérieur d'un énorme coquillage, miroitant de roses délicats et de fines irisations. Celui qui n'a pas vécu dans un pays où les genoux supportent mal le poids et la chaleur d'une serviette de table ne peut pas imaginer le soulagement qu'apporte la fraîcheur du soir. Dans un air plus doux et plus pur, le Dr Severall me fit faire le tour de la petite île, il me montra les entrepôts et m'expliqua la routine de son travail. – Cet endroit n'est pas dépourvu de romantisme, me dit-il pour répondre à l'une de mes remarques touchant la monotonie de leur existence. Nous vivons ici juste à la lisière du grand inconnu. Par là… Il me désigna le nord-est. « … du Chaillu s'est enfoncé dans le continent noir, et il a trouvé le royaume des gorilles. C'est le Gabon, le pays des grands singes. Vers le sud-est, personne n'est allé très loin. La région qu'arrose le fleuve est pratiquement inconnue des Européens. Toutes ces billes de bois que nous apporte le courant viennent de terres inexplorées. J'ai souvent regretté de n'être pas un meilleur botaniste quand j'ai vu des orchidées peu banales et des plantes bizarres s'échouer sur l'extrémité de l'île. L'endroit que me désignait le médecin était une plage brune en pente, jonchée d'épaves déposées par les eaux. À droite et à gauche, le littoral dessinait une pointe recourbée comme un brise-lames naturel ; entre les deux s'était creusée une petite baie peu profonde. Elle était remplie d'une végétation flottante, au milieu de laquelle était couché un grand arbre fendu, le courant ondulait contre son puissant flanc noir. – Tout cela vient du cours supérieur et des régions en amont, dit le médecin. Notre petite crique le recueille, et lorsque survient une nouvelle avalaison, l'ancienne est rejetée vers la mer. – Comment s'appelle cet arbre ? demandai-je. – Oh ! c'est un teck, je suppose, mais bien pourri à première vue ! Nous avons toutes sortes de bois durs flottants qui descendent par ici, sans parler des palmiers. Voulez-vous entrer ? Il me fit pénétrer dans un grand bâtiment où étaient entreposés un nombre considérable de douves pour tonneaux et de cercles de fer. – C'est notre tonnellerie. Les douves nous sont envoyées par paquets, et nous les assemblons nous-mêmes. Maintenant, vous ne remarquez rien de particulièrement sinistre dans ce bâtiment, n'est-ce pas ? J'examinai le haut toit de fer ondulé, les murs de bois blanc, le sol en terre battue. Dans un coin, il y avait un matelas et une couverture. – Je ne vois rien de très inquiétant. – Et pourtant, il y a ici quelque chose qui sort de l'ordinaire. Vous voyez ce lit ? Eh bien ! j'ai l'intention de coucher dedans cette nuit. Je ne veux pas me vanter, mais je crois que ce sera une petite épreuve pour mes nerfs. – Pourquoi ? – Oh ! la tonnellerie a été le théâtre de quelques incidents peu banals ! Vous parliez tout à l'heure de la monotonie de notre existence, mais je vous assure que parfois elle ne manque pas de piquant. Il vaut mieux rentrer maintenant à la maison, car après le coucher du soleil, le brouillard des fièvres monte des marécages. Regardez, le voici qui franchit le fleuve. Je vis en effet de longues tentacules de vapeur blanche qui se tordaient en sortant des épaisses broussailles vertes de la rive, et qui rampaient vers nous au-dessus de la surface de l'eau brune. L'air, au même moment, se fit humide et froid. – Le gong vient de sonner pour le dîner, m'expliqua-t-il. Si cette affaire vous intéresse, je vous en parlerai tout à l'heure. En fait, elle m'intéressait grandement, d'autant plus que dans l'attitude du médecin au milieu de la tonnellerie vide, j'avais noté une certaine réserve grave qui avait aussitôt déchaîné mon imagination. Ce Dr Severall était gros, un peu bourru, cordial, solide et cependant il avait bizarrement regardé autour de lui. Je n'aurais pas été jusqu'à dire qu'il avait peur. Il semblait plutôt sur ses gardes et en alerte. – À propos, lui dis-je tandis que nous rentrions dans la maison, vous m'avez montré les cabanes de vos travailleurs indigènes, mais je n'ai vu aucun nègre. – Ils dorment sur le ponton qui est là-bas, me répondit le médecin, en me montrant l'une des rives. – Vraiment ! Alors pourquoi ont-ils besoin de cabanes ? – Oh ! ils y couchaient jusqu'à ces derniers temps ! Nous les avons mis sur le ponton jusqu'à ce qu'ils reprennent confiance. Ils étaient tous à demi fous de terreur, aussi nous les avons laissés partir, et personne ne dort dans l'île, sauf Walker et moi. – Qu'est-ce qui les épouvantait ? – Eh bien ! cela nous ramène à l'histoire que je voulais vous raconter. Je suppose que Walker ne verra aucune objection à ce que vous soyez au courant, bien qu'il s'agisse certainement d'une assez vilaine affaire. Il n'y fit plus allusion pendant l'excellent repas qui avait été préparé en mon honneur. J'appris que notre petit hunier blanc n'avait pas plutôt contourné le cap Lopez que ces braves gens avaient commencé à préparer leur soupe au poivre, ragoût assaisonné qu'on mange sur la côte occidentale de l'Afrique, et de faire bouillir leurs ignames et leurs patates douces. Ce dîner régional, meilleur que je ne l'espérais, nous fut servi par un boy originaire de la Sierra Leone. J'étais en train de penser que lui au moins n'avait pas participé à la panique générale quand, ayant servi le dessert et apporté du vin sur la table, il porta la main à son turban. – Rien d'autre à faire, massa Walker ? demanda-t-il. – Non, je crois que ça va, Moussa, répondit mon hôte. Cependant, je ne me sens pas très bien ce soir, et je préférerais de beaucoup que tu restes sur l'île. Le visage noir traduisit une lutte épique entre la peur et le devoir, devint couleur de cendre, les gros yeux tournèrent désespérément en rond. – Non, massa Walker ! cria-t-il enfin. Mais venez avec moi sur le ponton. Je vous soignerai beaucoup mieux sur le ponton ! – Je regrette, Moussa. Un Blanc ne déserte pas son poste. De nouveau, je vis la lutte passionnée bouleverser la figure du nègre, mais ses frayeurs l'emportèrent. – Non, non, Massa Walker ! Pardonnez-moi, mais je ne peux pas ! Si c'était hier, ou demain ! Mais c'est la troisième nuit, je ne peux pas ! Walker haussa les épaules. – Fiche le camp ! lui dit-il. Lorsque le bateau poste arrivera, tu pourras repartir pour la Sierra Leone, car je n'ai que faire d'un serviteur qui m'abandonne quand j'ai besoin de sa présence. Tout cela doit être mystérieux pour vous, capitaine Meldrum ? À moins que le Dr Severall ne vous ait mis au courant… – J'ai montré au capitaine Meldrum la tonnellerie, mais je ne lui ai rien dit, répondit le médecin. Vous avez mauvaise mine, Walker ! ajouta-t-il en regardant son compagnon. Un bel accès vous menace ! – Oui, j'ai eu des frissons toute la journée, et j'ai la tête comme un boulet de canon. J'ai pris dix grains de quinine, mes oreilles bourdonnent mais je passerai la nuit dans la tonnellerie avec vous. – Non, pas du tout, mon cher ami ! Allez vous reposer tout de suite. Je suis sûr que Meldrum vous excusera. Je dormirai dans la tonnellerie, et je vous promets de venir vous porter vos remèdes avant le petit déjeuner. Il était clair que Walker était terrassé par l'une de ces fièvres soudaines et violentes qui sont la malédiction de la côte occidentale. Ses joues creuses étaient rouges, ses yeux brillaient ; tout à coup, il se mit à fredonner une chanson de la voix aiguë du délire. – Allons, allons, nous allons vous mettre au lit, mon vieux ! fit le médecin. Je l'aidai à conduire son ami dans sa chambre. Là, nous le déshabillâmes et, peu après lui avoir fait ingurgiter une bonne dose de sédatif, nous le vîmes sombrer dans un sommeil de plomb. – Il en a pour la nuit, commenta le médecin, quand nous eûmes regagné la salle à manger et quand nos verres furent à nouveau remplis. Tantôt c'est lui, tantôt c'est moi. Par chance, nous n'avons jamais été malades en même temps. J'aurais regretté d'être hors de combat ce soir, parce que j'ai un petit mystère à élucider. Je vous ai dit que j'avais l'intention de passer la nuit dans la tonnellerie. – En effet. – Pas pour dormir, mais pour veiller. En fait, je ne dormirai pas de la nuit. Nous avons eu une telle alerte que les indigènes ne veulent plus rester ici après le coucher du soleil, et je tiens à en découvrir la cause. Depuis toujours, un indigène monte la garde dans la tonnellerie chaque nuit, afin que les cercles des tonneaux ne soient pas volés. Eh bien ! il y a six jours, l'indigène de faction a disparu mystérieusement. L'incident nous a d'autant plus surpris qu'aucun canoë n'avait disparu et que ces eaux sont trop infestées de crocodiles pour qu'un homme se hasarde à nager jusqu'à la rive. Qu'est-il devenu ? Comment a-t-il pu quitter l'île ? Mystère ! Walker et moi avons été étonnés, mais les Noirs se sont affolés, et d'étranges histoires vaudou ont commencé à circuler entre eux. La panique a atteint son comble il y a trois nuits : un nouveau veilleur a disparu à son tour. – Que lui est-il arrivé ? – Non seulement nous n'en savons rien, mais nous ne pouvons absolument pas émettre une hypothèse cadrant avec les faits. Les nègres jurent qu'il y a un démon dans la tonnellerie, et qu'à ce démon il faut un être humain toutes les trois nuits. Ils ne veulent plus rester dans l'île, à aucun prix. Voyez Moussa, c'est un boy dévoué, mais il abandonne son maître malade plutôt que de passer la nuit ici. Si nous voulons continuer à diriger notre exploitation, il faut que nous rassurions nos indigènes ; je ne vois rien de mieux que de prendre moi-même la garde. C'est ce soir la troisième nuit, comprenez-vous ? Alors je suppose que quelque chose se produira. – N'avez-vous aucun indice ? demandai-je. N'avez-vous pas relevé une trace de lutte, une tache de sang, une empreinte, quelque chose qui pourrait vous donner une idée du péril que vous affronterez peut-être ? – Absolument rien. Le veilleur avait disparu, un point c'est tout. La dernière fois, c'était le vieil Ali, qui depuis le début de l'exploitation était gardien de l'appontement. Toujours il avait été sûr comme un roc ; il a fallu un coup en traître pour l'arracher à son travail. – Eh bien ! dis-je, je ne crois pas que cette garde soit l'affaire d'un seul homme. Votre ami est bourré de laudanum, et il ne vous sera d'aucun secours. Laissez-moi rester ici et passer la nuit avec vous dans la tonnellerie. – C'est très chic de votre part, Meldrum ! me répondit-il en me serrant chaleureusement une main par-dessus la table. Je n'aurais jamais osé vous le proposer, car ç'aurait été demander beaucoup à un visiteur de hasard mais si réellement vous voulez… – Bien sûr que je le veux ! Excusez-moi un moment, je vais héler le Gamecock pour qu'on ne m'attende pas. En rentrant de la jetée, nous fûmes tous deux frappés par l'aspect de la nuit. Une énorme masse de nuages noirs s'était amoncelée du côté de la terre, d'où le vent venait nous battre la figure de petits souffles brûlants. Au bas de la jetée, le fleuve tourbillonnait et sifflait, de l'écume blanche rejaillissait sur les planches. – Mon Dieu ! s'exclama le Dr Severall. Pour comble, voilà une inondation qui s'annonce ! Cette crue signifie qu'il a beaucoup plu dans l'arrière-pays et quand l'eau se met à monter, nul ne peut prévoir quand elle s'arrêtera. Une fois, l'île a été presque complètement recouverte. Voyons, nous allons jeter un coup d'œil sur Walker, afin de vérifier s'il n'a besoin de rien ; ensuite, si vous voulez, nous prendrons notre faction. Le malade était plongé dans un sommeil profond ; nous plaçâmes auprès de lui du jus de citron pour le cas où la soif le réveillerait, puis nous nous dirigeâmes vers la tonnellerie. Ce nuage menaçant rendait l'obscurité sinistre. Le fleuve avait monté si haut que la petite baie dont j'ai parlé se confondait presque avec le reste des eaux. Les bois flottants et le grand arbre noir s'agitaient au fil du courant. – L'inondation accomplit au moins un travail utile, dit le médecin. Elle nous débarrasse de toute cette végétation qui nous est apportée par le fleuve et qui se bloque sur l'extrémité est de l'île. Là ! Voici notre chambre. Il y a quelques livres ; j'ai une blague à tabac. Nous allons essayer de passer la nuit le mieux possible. Nous n'avions qu'une lanterne ; sa maigre lueur n'égayait guère la grande pièce. En dehors des piles de douves et des cercles en tas, il n'y avait absolument rien, sauf ce matelas préparé pour le veilleur de nuit. Nous nous aménageâmes des sièges et une table avec des douves, et nous nous installâmes pour monter la garde. Severall avait apporté un revolver pour moi, il était armé d'un fusil à deux canons. Nous chargeâmes nos armes et les posâmes à portée. Le petit cercle de lumière et les ombres noires formant voûte au-dessus de nous lui parurent si mélancoliques qu'il alla chercher deux bougies. Comme l'un des côtés de la tonnellerie était pourvu de plusieurs fenêtres ouvertes, nous dûmes disposer nos bougies derrière des douves pour qu'elles ne s'éteignissent point. Le médecin, qui me donnait l'impression d'avoir des nerfs d'acier, s'était mis à lire mais je remarquai que de temps à autre il posait son livre sur ses genoux et regardait attentivement autour de lui. Pour ma part, j'avais vainement essayé de me concentrer sur une lecture. Mes pensées étaient accaparées par cette grande pièce vide et par l'énigme qu'elle recelait. Je me creusai la cervelle pour formuler une théorie capable d'expliquer la disparition des deux gardiens. Or, je ne disposais que d'un seul élément, leur disparition. Pas le moindre indice sur la cause de leur disparition ni sur ce qu'ils étaient devenus ! Et nous attendions ici, dans ce même endroit, sans savoir ce que nous attendions exactement ! J'avais eu raison de dire que ce n'était pas une affaire pour un homme seul. À deux, l'épreuve était déjà pénible, rien sur la terre n'aurait pu me décider à l'affronter sans un compagnon. Quelle nuit interminable, abominable ! Nous entendions dehors les clapotis et les gargouillis du fleuve, ainsi que les plaintes du vent qui se levait. À l'intérieur régnait un lourd silence que troublaient seulement notre respiration, le froissement des pages que tournait le Dr Severall, et le vrombissement aigu, intermittent, d'un moustique. À un moment donné, je sursautai, le livre du médecin venait de tomber par terre, et Severall s'était dressé avec les yeux fixés sur une fenêtre. – Vous n'avez rien vu, Meldrum ? – Non. Et vous ? – Eh bien ! j'ai eu la vague impression que quelque chose avait bougé à l'extérieur de cette fenêtre… Il saisit son fusil et s'approcha de la fenêtre. – Non, je ne vois rien. Et pourtant j'aurais juré que quelque chose s'était lentement déplacé, avait passé devant l'ouverture. – Une feuille de palmier, peut-être ? suggérai-je. Le vent soufflait en effet de plus en plus violemment. – Très vraisemblablement ! fit-il. Il reprit son livre, mais il ne cessa de lancer des coups d'œil soupçonneux dans la direction de la fenêtre. Je la surveillai aussi, mais dehors tout paraissait tranquille. Et puis subitement l'orage éclata. Un éclair aveuglant fut suivi d'un coup de tonnerre qui ébranla le bâtiment. Ce fut le prélude d'une succession d'éclairs et de coups de tonnerre simultanés, nous nous serions crus au milieu d'une batterie d'artillerie lourde. Et la pluie se mit à tomber ; une pluie tropicale, qui crépitait sur le toit de fer de la tonnellerie. La grande pièce vibrait comme un tambour. De l'obscurité se leva tout un orchestre de bruits liquides qui allaient du fracas de la pluie au grondement sourd du fleuve. D'heure en heure, le vacarme se faisait plus intense, plus soutenu. – Ma parole ! fit Severall. Cette fois nous sommes sous un vrai déluge. Mais l'aube ne va pas tarder, elle sera la bienvenue. Nous allons en avoir terminé, en tout cas, avec cette fameuse troisième nuit de superstition. Une lumière grise pénétra furtivement dans la tonnellerie, puis le jour se leva presque aussitôt. La pluie avait cessé, mais le fleuve couleur de café mugissait comme une cascade. La puissance de son courant me fit craindre le pire pour l'ancre du Gamecock. – Il faut que je remonte à bord, dis-je. Si le yacht chasse, jamais il ne pourra remonter le fleuve. – L'île sert de brise-lames, me répondit le médecin. Si vous m'accompagnez à la maison, je vous donnerai une tasse de café. J'étais glacé, j'acceptai la proposition. Nous quittâmes la tonnellerie de mauvais augure sans avoir résolu notre problème, et à travers les flaques d'eau nous nous dirigeâmes vers la maison. – Voici la lampe à alcool, me dit le médecin. Si vous vouliez l'allumer, j'irais voir comment va Walker. Il me quitta, mais il revint en courant, le visage défait. – Il est mort ! cria-t-il d'une voix rauque. Ces trois mots m'électrisèrent d'horreur. Je demeurai la lampe à la main, le regard fixe. « Oui, il est mort ! répéta-t-il. Venez voir. Je le suivis. Le premier objet que j'aperçus en entrant dans la chambre fut Walker, couché en chien de fusil dans le pyjama de flanelle que je l'avais aidé à endosser la veille au soir. – Il n'est pas mort, voyons ! haletai-je. Le médecin était terriblement bouleversé. Ses mains tremblaient comme des feuilles sous le vent. – Il est mort depuis plusieurs heures. – De son accès de fièvre ? – La fièvre ? Regardez son pied ! Je poussai un cri. L'un des pieds de Walker était plus que disloqué, complètement retourné. – Mon Dieu, m'exclamai-je. Mais qui a pu faire cela ? Severall posa une main sur la poitrine du cadavre. – Tâtez là ! me dit-il. Je plaçai une main au même endroit. Je ne rencontrai aucune résistance. Le corps était absolument mou et flasque, comme celui d'une poupée de son. – Le sternum n'existe plus, commenta Severall dans un murmure d'épouvante. Il est en miettes. Dieu merci, Walker était bourré de laudanum. Son visage nous dit qu'il est mort en dormant. – Mais qui a pu le mutiler ainsi ? – En voilà plus que je ne peux supporter ! fit le médecin, en s'essuyant le front. Je ne crois pas que je suis plus lâche que n'importe qui, mais c'est trop pour moi. Si nous allions sur le Gamecock ?… – Venez ! dis-je. Nous sortîmes. Si nous ne prîmes pas le pas de course, c'est parce que nous voulions observer un restant de dignité vis-à-vis l'un de l'autre. Sur le fleuve agité et grossi, le youyou paraissait bien léger, mais nous n'y fîmes guère attention. Severall écopait l'eau pendant que je conduisais. Finalement, nous grimpâmes sur le pont du yacht. Là, avec deux cents mètres d'eau entre nous et cette île maudite, nous reprîmes goût à la vie. – Laissons passer une heure, et nous retournerons là-bas, me dit-il. Je crois que nous avons besoin de calmer nos nerfs. Pour une année de salaire, je n'aurais pas voulu que les nègres me vissent tel que j'étais tout à l'heure ! – J'ai dit au steward de préparer le petit déjeuner. Ensuite nous reviendrons dans l'île. Mais mon Dieu, docteur Severall, que pensez-vous de tout cela ? – Je n'y comprends rien. Rien du tout. J'ai entendu des histoires de diableries vaudou, et j'en ai ri comme tout le monde. Mais que ce pauvre Walker, Anglais distingué du XIXe siècle, craignant Dieu par surcroît, ait succombé sans qu'il lui reste un os entier dans la poitrine… cela m'a causé un choc, je l'avoue ! Dites-moi, Meldrum, est-ce que votre matelot est fou, ou ivre, ou quoi ? Le vieux Patterson, le plus ancien marin de mon équipage, un gaillard aussi solide que les pyramides, se tenait à l'avant avec une gaffe pour écarter les billes de bois que débitait le cou- rant. Tout à coup, il s'était immobilisé, les genoux de travers, fixant droit devant lui, puis il avait tendu un doigt en criant : – Regardez ! Regardez ! Un très gros tronc noir descendait le fleuve, l'eau léchait son flanc noir. Et, devant le tronc d'arbre, le précédant d'un mètre à peu près, arquée en l'air comme la figure de proue d'un navire, se dressait une tête horrible qui se balançait sur le côté. Elle était aplatie, horrible, aussi grosse qu'un petit fût de bière, couleur de liane ; le cou qui la supportait était tacheté de jaune et de noir. Quand il passa à côté du Gamecock dans l'eau tourbillonnante, je vis deux énormes anneaux se dérouler d'un grand creux de l'arbre, et la tête abominable se dressa à une hauteur de trois bons mètres pour regarder le yacht avec des yeux ternes, couverts de pustules. Un instant plus tard, l'arbre nous avait dépassés et filait vers l'Atlantique avec son affreux passager. – Qu'était-ce ? m'écriai-je. – Notre ami le démon de la tonnellerie, me répondit le Dr Severall, qui était redevenu maître de lui et calme. Oui, c'est le démon qui a hanté notre île, le grand python du Gabon. Je réfléchis aux histoires que j'avais entendues en descendant la côte sur les serpents monstrueux de l'arrière-pays, et sur l'effet mortel de leurs étreintes. Puis tout s'éclaircit dans ma tête. Il y avait eu une avalaison la semaine précédente. Elle avait apporté ce tronc gigantesque et le python. Qui pouvait savoir de quelle lointaine forêt tropicale il provenait ! Il s'était échoué dans la petite baie de l'île. La tonnellerie était le bâtiment le plus proche. Deux fois, à chaque réveil de son appétit, il avait enlevé un gardien. La nuit précédente, il était revenu, lorsque Severall avait cru voir quelque chose se déplacer derrière la fenêtre, mais nos lumières l'avaient contrarié. Il avait rampé plus loin, et il avait tué le pauvre Walker dans son sommeil. – Pourquoi ne l'a-t-il pas emporté ? demandai-je. – Le tonnerre et les éclairs ont dû effrayer ce monstre… Voilà votre steward, Meldrum. Plus tôt nous aurons pris notre petit déjeuner et aurons réintégré l'île, mieux cela vaudra. Sinon, quelques nègres pourraient s'imaginer que nous avons eu peur. LE VOYAGE DE JELLAND 5 – Oui, dit notre Anglais du Japon pendant que nous disposions nos chaises autour du feu dans le fumoir, il court là-bas une vieille histoire, et je ne crois pas qu'elle ait jamais été imprimée. Je ne voudrais pas transformer cette salle de club en moulin à ragots, mais la mer Jaune est loin, et il est vraisemblable que personne d'entre vous n'a jamais entendu parler de la yole Matilda, et de ce qui arriva à Henry Jelland et à Willy McEvoy, qui étaient à bord. Vers 1865, le Japon vivait des heures agitées entre le bombardement de Simonosaki et l'affaire des daïmios. Chez les autochtones, il y avait un parti conservateur et un parti libéral ; ils se querellaient pour savoir si les étrangers auraient ou non la gorge tranchée. Croyez-moi tous, les mœurs politiques se sont bien adoucies depuis lors ! Si, à l'époque, vous habitiez un port de commerce, vous étiez obligé de garder l'œil ouvert et de vous intéresser à ces joutes oratoires. Pour tout compliquer, vous n'aviez aucun moyen de savoir comment se déroulait le match. Si l'opposition gagnait, vous ne l'appreniez pas par un entrefilet de votre journal ; un brave vieux conservateur en cotte de mailles pénétrait chez vous avec un sabre dans chaque main et vous communiquait le résultat en vous ouvrant le ventre. Bien sûr, à force de vivre sur un pareil volcan, on devient insouciant. Tout au début, on a les nerfs à fleur de peau, et puis arrive un moment où l'on apprend à jouir de la vie tant qu'on l'a. Je vous le dis, rien n'embellit la vie davantage que l'ombre de la mort quand elle se profile. Le temps est alors trop précieux 5 Titre original : Jelland's Voyage (1908). pour être gaspillé ; l'homme profite pleinement de chaque minute. Il en était ainsi pour nous à Yokohama. Les Européens exploitaient de nombreuses affaires, ils mettaient de l'entrain dans la ville sept nuits par semaine. L'une des plus fortes personnalités de la colonie européenne était Randolph Moore, gros exportateur. Il avait ses bureaux à Yokohama, mais il passait une grande partie de l'année dans sa maison de Jeddo, ville qui venait d'être ouverte au commerce international. Pendant ses absences, il laissait ses affaires entre les mains de son principal collaborateur, Jelland, dont il connaissait la grande énergie et l'esprit de décision. Mais l'énergie et l'esprit de décision, vous le savez, sont des armes à double tranchant, quand elles sont utilisées contre vous, vous ne les appréciez plus autant. Le jeu fit dérailler Jelland. C'était un petit bonhomme aux yeux sombres et aux cheveux bouclés : Celte plus qu'aux trois quarts, j'imagine. Chaque soir de la semaine, vous l'auriez vu à la même place, à main gauche du croupier de la table du rouge et noir de Matheson. Pendant longtemps il gagna, et il vécut sur un plus grand pied que son patron. Puis la chance tourna, et il se mit à perdre tant et tant qu'au bout d'une seule semaine son partenaire et lui se retrouvèrent sur la paille, sans un dollar à leur compte en banque. Ce partenaire était un employé de la même compagnie, grand, avec des cheveux filasse, ce jeune Anglais s'appelait McEvoy. Au départ un assez brave gosse. Mais Jelland le pétrit comme de l'argile pour le façonner sur le même modèle que lui, en plus faible. Ils chassaient toujours ensemble, mais c'était Jelland qui menait et McEvoy qui suivait. Lynch, moi et quelques autres, nous essayâmes de montrer au gosse qu'il avait tort ; quand il était seul en face de nous, il se laissait convaincre mais cinq minutes de Jelland le retournaient complètement. Accusez le magnétisme animal ou ce que vous voudrez, mais le petit bonhomme menait le grand gosse par le bout du nez. Même après avoir perdu tout leur argent, ils s'asseyaient encore à la même table, et ils regardaient le tapis avec des yeux brillants quand quelqu'un d'autre était ratissé jusqu'au dernier dollar. Un soir, ils ne purent y tenir. Le rouge était sorti seize fois de suite. C'était plus qu'il n'en fallait à Jelland. Il chuchota dans l'oreille de McEvoy et dit deux mots au croupier. – Certainement, monsieur Jelland ! Votre chèque vaut des espèces, répondit-il. Jelland griffonna un chèque et le jeta sur le noir. Ce fut le roi de cœur qui sortit, et le croupier ratissa le petit bout de papier. Jelland s'énerva, McEvoy devint blanc. Un autre chèque, plus important, fut rempli et jeté sur la table. Le neuf de carreau sortit. McEvoy enfouit la tête dans ses mains, il était au bord de l'évanouissement. – Pardieu ! s'écria Jelland. Je ne serai pas battu ! Et il lança un chèque qui couvrait les deux précédents. La carte qui sortit fut le deux de cœur. Quelques minutes plus tard, ils descendirent le Bund, l'air frais de la nuit fouettait leurs visages enfiévrés. – Bien entendu, dit Jelland, vous savez ce qu'il nous reste à faire… Il alluma un manille avant de poursuivre. « Nous serons obligés de transférer à notre compte une partie de l'argent de l'affaire. Inutile de nous tracasser. Le vieux Moore ne regardera pas les livres avant Pâques. Avec un peu de chance, nous restituerons l'argent d'ici là. – Mais si nous n'avons pas ce peu de chance ? balbutia McEvoy. – Tut, mon vieux, il faut prendre les choses comme elles arrivent ! Vous me restez fidèle, je vous reste fidèle ; nous franchirons cette passe ensemble. Vous signerez les chèques demain soir, nous verrons si vous avez plus de chance que moi. Mais le lendemain, ce fut encore pire. Quand ils se levèrent de table, ils avaient perdu plus de cinq mille livres appartenant à leur patron. Jelland demeura impavide. – Il nous reste plus de neuf semaines avant que les livres soient examinés, dit-il. Continuons à jouer ; tout s'arrangera. McEvoy rentra chez lui ce soir-là bourrelé de honte et de remords. Quand il se trouvait dans la compagnie de Jelland, il lui empruntait de la force. Mais tout seul il mesurait les dangers de sa situation, et le souvenir de sa mère anglaise au bonnet blanc, qui avait été si fière quand il avait obtenu sa situation, le torturait et le rendait fou d'épouvante. Il était en train de se retourner dans son lit quand son domestique japonais entra dans sa chambre. McEvoy crut que l'heure de la crise politique était arrivée, et il plongea dans un tiroir pour saisir son revolver. Mais le domestique se borna à lui délivrer le message suivant : – M. Jelland est en bas et désire vous voir. Que diable pouvait-il lui vouloir à cette heure de la nuit ? McEvoy s'habilla en hâte et dégringola l'escalier. Son camarade, mortellement pâle, un sourire crispé aux lèvres, était assis auprès d'une bougie avec une feuille de papier à la main. – Désolé de vous déranger, Willy, fit-il. Personne n'écoute aux portes, j'espère ? McEvoy secoua la tête. Il était incapable de parler. – Bon. Alors voici, notre petit jeu est terminé. Cette lettre m'attendait à la maison. Elle émane de Moore ; il annonce son arrivée pour lundi matin. Motif, examen des livres. Le délai est court ! – Lundi ! gémit McEvoy. Et nous sommes aujourd'hui vendredi ! – Samedi, mon fils ! Il est trois heures du matin. Nous n'avons pas beaucoup de temps pour nous débrouiller. – Nous sommes perdus ! cria McEvoy. – Nous ne manquerons pas de l'être bientôt, si vous faites tant de tapage ! répondit Jelland avec rudesse. Maintenant, Willy, vous allez réagir comme je vous le dirai, et nous nous en sortirons. – Je ferai n'importe quoi ! – Ah ! j'aime mieux cela ! Où est votre whisky ? Ce n'est vraiment pas l'heure de perdre la tête, sinon, nous sommes faits ! En premier lieu, je crois que nous devons quelque chose à nos familles, n'est-ce pas ?… McEvoy le regarda avec des yeux ahuris. « Nous avons à tenir ensemble ou à tomber ensemble, vous le savez. Moi, en ce qui me concerne, je n'ai nulle envie de m'asseoir dans le box des accusés. Vous comprenez ? Je suis prêt à en faire le serment, pas vous ? pas. – Qu'entendez-vous par là ? fit McEvoy, en reculant d'un – Tout simplement qu'il vaudrait mieux mourir, et c'est seulement une gâchette à presser. Je jure que je ne serai jamais pris vivant. Vous aussi ? Si vous ne jurez pas, je vous abandonne à votre destin. – Très bien. Je ferai ce que vous voulez. – Vous le jurez ? – Oui. – Bien. J'enregistre cette parole d'honneur… Voyons : nous avons deux jours francs pour tirer notre épingle du jeu. La yole Matilda est à vendre, elle est en bon état et elle est bourrée de boîtes de conserve. Nous l'achèterons demain matin à n'importe quel prix, elle nous servira à changer d'air. Première chose à faire, mettre la main sur tout l'argent qui traîne dans le bureau. Il y a cinq mille souverains dans le coffre. Une fois la nuit tombée, nous les transporterons à bord de la yole, et nous prendrons le large. Destination : côte californienne. Inutile d'hésiter, mon fils ! Nous n'avons pas l'ombre d'une chance dans une autre direction. C'est ça ou rien ! – D'accord ! – Très bien. Et tâchez d'arborer un bon sourire demain, car si Moore a un tuyau et arrive avant lundi… Il caressa la poche de sa veste et décocha à son associé un regard sinistrement significatif. Le lendemain, leur plan se déroula sans difficulté. Ils achetèrent la Matilda. Elle était minuscule pour un voyage aussi long ; mais nos complices se dirent qu'ils seraient incapables de gouverner à eux seuls une embarcation plus importante. Pen- dant la journée, ils l'approvisionnèrent en eau : au crépuscule, ils placèrent dans la cale l'argent qu'ils avaient raflé dans le coffre. Minuit sonnait quand ils remplirent la yole de tous les biens qui leur restaient, et ils n'avaient éveillé aucun soupçon. À deux heures du matin, ils levèrent l'ancre et se faufilèrent parmi les navires en mouillage. Ils furent naturellement remarqués, et les bureaux maritimes les inscrivirent comme de hardis yachtsmen qui s'en allaient croiser pour le week-end ; aucun employé n'imaginait que cette croisière se terminerait ou sur la côte américaine ou au fond du Pacifique Nord. Au prix de multiples efforts, ils hissèrent la grand-voile, dressèrent la misaine et le foc. Une brise légère soufflait du sud-est, et le petit navire partit vers son destin. Toutefois, à douze kilomètres de la côte, le vent tomba, et ils se trouvèrent accalminés, à cheval sur les remous d'une mer vitreuse. Tout le dimanche, ils ne bougèrent pas d'un kilomètre ; dans la soirée, Yokohama se profilait toujours sur l'horizon. Le lundi matin, Randolph Moore arriva de Jeddo et se rendit à ses bureaux. Quelqu'un l'avait informé que ses secrétaires s'étaient quelque peu déréglés, et ce « tuyau » l'avait tiré de sa routine habituelle. Quand il se présenta sur les lieux, et quand il trouva les trois petits employés sur le trottoir, mains aux poches et attendant, il comprit que l'affaire était grave. – Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Il était homme d'action, et d'une fréquentation désagréable quand son mât de hune était bas. – Nous ne pouvons pas entrer, répondirent les employés. – Où est M. Jelland ? – Il n'est pas venu aujourd'hui. – Et M. McEvoy ? – Il n'est pas venu non plus. Randolph Moore blêmit. – Enfonçons cette porte ! commanda-t-il. Dans ce pays à tremblements de terres, les portes ne sont pas très solides. Quelques poussées suffisent. Ils entrèrent dans les bureaux. Aussitôt, toute la vérité apparut. Le coffre était ouvert, l'argent disparu, les deux employés principaux envolés. Le patron ne perdit pas son temps en paroles inutiles. – Quand les avez-vous vus pour la dernière fois ! – Samedi. Ils ont acheté la Matilda et ils sont partis en croisière. Samedi ! L'affaire semblait désespérée, s'ils avaient deux jours d'avance. Mais il restait une chance. Moore se précipita au port et inspecta les horizons avec sa lunette. – Mon Dieu ! s'écria-t-il. La Matilda est là-bas. Je la reconnais à sa mâture. Je les tiens, ces scélérats ! Mais un contretemps survint. Il n'y avait pas de bateau à vapeur sous pression : notre exportateur s'impatienta. Des nuages se rassemblaient autour des collines, tout annonçait un prochain changement de temps. Un bateau de la police fut rapidement équipé ; dix hommes armés y prirent place. Randolph Moore prit lui-même la barre. Jelland et McEvoy, qui attendaient une brise qui ne soufflait jamais, virent l'embarcation noire surgir des ombres de la terre et grossir à chaque coup de rames. Au fur et à mesure qu'elle se rapprochait, ils distinguaient qu'elle était pleine de monde, et le scintillement des armes leur apprit de quelle sorte de monde il s'agissait. Jelland, appuyé sur la barre, considéra le ciel menaçant, les voiles molles, et le bateau policier lancé à leur poursuite. – Ils viennent pour nous, Willy ! dit-il. Par le Seigneur, nous sommes deux pauvres diables bien malchanceux, car il y a du vent dans le ciel, avant une heure il aurait soufflé sur la mer. McEvoy gémit. – Inutile de vous lamenter, mon fils ! dit Jelland. C'est le bateau de la police, et le vieux Moore en personne tient la barre ; il les fait ramer à un train d'enfer. C'est pour chacun d'eux une prime de dix dollars. Willy McEvoy s'effondra et s'agenouilla sur le pont. – Ma mère ! Ma pauvre mère ! sanglota-t-il. – On ne pourra jamais lui dire que vous vous êtes assis dans le box des accusés, répondit Jelland. Ma famille n'a jamais fait grand-chose pour moi, mais je vais faire beaucoup pour elle. Rien ne va plus, Mac ! Nous pouvons lâcher les cartes. Que Dieu vous bénisse, vieux camarade ! Voici le revolver. Il arma le revolver et le tendit au gosse. Mais l'autre l'écarta en poussant de petits cris. Jelland regarda du côté du bateau qui approchait, il n'était plus qu'à quelques centaines de mètres. – Ce n'est pas le moment de faire l'idiot ! Allez, mon vieux ! À quoi bon flancher ? Vous avez juré ! – Non, Jelland, non ! – Moi, de toutes façons, j'ai juré que ni l'un ni l'autre nous ne serions pris. Le faites-vous, ou non ? – Non ! Je ne peux pas ! – Alors je le ferai à votre place ! Les rameurs du bateau policier le virent se courber en avant, ils entendirent deux coups de revolver, ils le virent se plier en deux par-dessus la barre ; puis, quand la fumée se fut dissipée, ils s'aperçurent qu'ils avaient à s'occuper d'autre chose. Car à ce moment précis la tempête éclata : l'une de ces brèves et brutales bourrasques qui sont fréquentes dans ces parages. La Matilda donna de la bande, ses voiles se gonflèrent ; elle plongea dans une vague et s'enfuit comme un daim épouvanté. Le corps de Jelland avait coincé le gouvernail ; la Matilda garda le cap dans le vent, et elle s'envola littéralement comme un morceau de journal sur la mer qui se soulevait. Les rameurs nagèrent avec fureur, mais la yole fonçait tout droit ; cinq minutes plus tard, elle disparaissait dans la tempête. Le bateau policier fit demi-tour vers Yokohama ; quand il aborda au port, il avait de l'eau jusqu'aux bancs de nage. Et voici comme la Matilda, avec un fret de cinq mille livres et un équipage de deux cadavres, partit pour le Pacifique. Personne ne sait comment se termina la croisière de Jelland. Peutêtre la Matilda sombra-t-elle dans la tempête ; peut-être fut-elle recueillie par un astucieux marin qui garda les cinq mille livres et n'en souffla mot à personne ; peut-être croise-t-elle encore dans cette vaste immensité océanique, chassée vers le nord dans la direction de la mer de Béring ou vers le sud du côté de la Malaisie. Il vaut mieux laisser une histoire sans conclusion que de la gâter en lui inventant un dénouement. DÉPOSITION DE J. HABAKUK JEPHSON 6 Au mois de décembre 1873, le navire anglais Dei-Gratia jeta l'ancre à Gibraltar. Il avait en remorque un brigantin abandonné, la Marie-Céleste, qu'il avait recueilli sur 38° 40' de latitude et 17° 15' de longitude ouest. Plusieurs circonstances relatives à l'état de ce brigantin donnèrent lieu à l'époque à des commentaires passionnés et soulevèrent une curiosité qui n'a jamais été tout à fait satisfaite. De quelles circonstances s'agissait-il ? Un article valable de la Gibraltar Gazette les résuma. Les curieux pourront s'y reporter, dans le numéro du 4 janvier 1874 si ma mémoire ne me trompe pas. À l'intention de ceux qui, toutefois, ne pourraient se référer au journal en question, voici quelques extraits qui exposent les caractéristiques de l'affaire. « Nous nous sommes rendus personnellement, écrit le rédacteur anonyme de la Gazette, à bord du brigantin abandonné Marie-Céleste, et nous avons interrogé les officiers du DeiGratia dans l'espoir de faire jaillir un peu de lumière sur ce drame. Leur avis est que la Marie-Céleste a été abandonnée plusieurs jours, et peut-être plusieurs semaines avant d'avoir été recueillie. Le journal de navigation qui a été trouvé dans la cabine établit que le bateau a quitté Boston le 16 octobre pour Lisbonne. Il est malheureusement assez mal tenu et n'apporte que peu de renseignements. On n'y lit aucune allusion au mauvais temps et, en vérité, l'état de sa peinture et de son gréement exclut l'hypothèse que la Marie-Céleste aurait été abandonnée pour un motif de ce genre. Elle est parfaitement étanche. On n'a relevé aucune trace de lutte ou de violence, et rien ne peut expliquer la disparition de l'équipage. Plusieurs indices donnent à 6 Titre original : J. Habakuk Jephson's Statement (1890). penser qu'une dame se trouvait à bord : une machine à coudre et divers accessoires de toilette féminine étaient en effet dans la cabine ; ils appartenaient sans doute à la femme du capitaine ; le journal de navigation mentionne qu'elle accompagnait son mari. Pour donner un exemple de la clémence du temps, citons le fait qu'une bobine de soie a été découverte debout sur la machine à coudre ; il est évident que la moindre houle l'aurait fait tomber. Les canots étaient intacts et suspendus aux bossoirs. La cargaison, qui se composait de suif et d'horloges américaines, n'a pas été pillée. Une épée d'un vieux modèle a été trouvée dans le poste de l'équipage ; cette arme porterait des stries longitudinales, comme si elle avait été récemment essuyée ; elle a été remise à la police et confiée à l'examen du Dr Monaghan ; le résultat de cet examen n'a pas encore été rendu public. Nous ajouterons en conclusion que le capitaine Dalton, de la DeiGratia, marin capable et intelligent, pense que la Marie-Céleste a pu être abandonnée à une distance considérable de l'endroit où elle a été recueillie, puisqu'un courant puissant remonte vers cette latitude de la côte africaine. Il confesse cependant son impuissance à formuler une hypothèse qui concilierait tous les éléments du problème. En l'absence d'un indice ou d'un commencement de preuve, il est à craindre qu'il ne faille ajouter le destin de l'équipage de la Marie-Céleste à la liste des nombreux mystères qui ne seront élucidés que le grand jour où l'océan rendra ses morts. Si un crime a été commis, comme le croient certains, il y a peu d'espoir que ceux qui l'ont perpétré soient traduits quelque jour en justice. » Je ferai suivre cet extrait de la Gibraltar Gazette par la reproduction d'un télégramme de Boston, qui fit le tour des journaux anglais et qui condensait tous les renseignements recueillis sur la Marie-Céleste. « C'était un brigantin de cent soixante-dix tonneaux, il appartenait à White, Russel & White, importateurs de vins de cette ville. Le capitaine J. W. Tibbs était un vieil employé de la compagnie, chacun rend hommage à ses capacités éprouvées et à sa probité. Il était accompagné de sa femme, âgée de trente et un ans, et de leur plus jeune enfant, âgé de cinq ans. L'équipage se composait de sept matelots (dont deux Noirs) et un mousse. Il y avait à bord trois passagers, l'un d'eux était un phtisiologue bien connu à Brooklyn, le Dr Habakuk Jephson, qui fut un avocat distingué de l'abolition de l'esclavage au début de ce mouvement, et dont le pamphlet intitulé Où est ton Frère ? exerça une forte influence sur le public avant la guerre. Les autres passagers étaient M. J. Harton, agent de la compagnie, et M. Septimius Goring, gentleman métis de la Nouvelle-Orléans. Toutes les recherches pour expliquer le destin de ces quatorze personnes n'ont donné aucun résultat. La perte du Dr Jephson sera ressentie dans les milieux politiques et scientifiques. » Voilà ainsi résumé pour le public tout ce qui est connu jusqu'ici au sujet de la Marie-Céleste et de son équipage, car les dix dernières années n'ont en aucune façon aidé à élucider cette énigme. Je prends à présent la plume pour raconter tout ce que je sais, moi, à propos de ce voyage fatal. Je considère qu'il s'agit pour moi d'un devoir, car des symptômes que je connais bien pour les avoir observés chez d'autres m'incitent à croire que d'ici peu ma langue et mes mains seront dans l'incapacité de faire une déposition. Je me permets d'indiquer, en guise de préface, que je suis Joseph Habakuk Jephson, docteur en médecine, diplômé de l'université de Harvard et ex-médecin traitant à l'hôpital samaritain de Brooklyn. Beaucoup se demanderont sans doute pourquoi je me suis tu si longtemps, et pourquoi j'ai toléré que tant de conjectures et d'hypothèses soient émises sans leur apporter de rectification. Si, par la révélation des faits par moi connus, les intérêts de la justice avaient pu être servis, je m'y serais décidé sans hésitation. Il m'est toutefois apparu que je devais renoncer à cet espoir. Quand j'ai voulu, après l'événement, déposer devant un fonctionnaire anglais, je me suis heurté à une incrédulité si offensante que j'ai résolu de ne plus jamais m'exposer au hasard d'une pareille injure. Je peux néanmoins excuser l'incompréhension du juge de Liverpool quand je réfléchis au traitement qui m'a été infligé par ma propre famille, laquelle, bien que connaissant mon inattaquable sincérité, m'a écouté avec le sourire indulgent qui aurait convenu à l'audition d'un monomaniaque. Cet affront a été la cause d'une brouille entre moi et John Vanburger, le frère de ma femme, et m'a confirmé dans la résolution de laisser l'affaire sombrer dans l'oubli (résolution que je n'ai modifiée qu'à la demande de mon fils). Afin de rendre mon récit parfaitement clair, je me vois obligé de faire allusion à quelques épisodes de ma jeunesse, ils projetteront une lumière indispensable sur les événements qui ont suivi. Mon père, William K. Jephson, était prédicateur d'une secte appelée « Les frères de Plymouth », et il comptait au nombre des citoyens de Lowell les plus estimés. Comme la plupart des autres puritains de la Nouvelle-Angleterre, il était un farouche adversaire de l'esclavage, et c'est de ses lèvres que j'ai reçu les leçons qui ont influencé tous les actes de ma vie. Pendant que j'étudiais la médecine à l'université de Harvard, je m'étais déjà fait remarquer comme abolitionniste avancé. Quand, après avoir passé ma thèse, j'ai acheté un tiers de la clientèle du Dr Willis, de Brooklyn, je me suis arrangé pour consacrer beaucoup de temps, en dépit de mes devoirs professionnels, à la cause qui me tenait à cœur. Mon pamphlet Où est ton Frère ? (Swarburgh, Lister & Co.), paru en 1859, a été fort remarqué. Quand la guerre a éclaté, j'ai quitté Brooklyn et j'ai fait campagne avec le 113e régiment de New York. J'ai participé à la deuxième bataille de Bull's Run et à celle de Gettysburg. J'ai été grièvement blessé à Antietam, et j'aurais sans doute péri sur le champ de bataille sans la bonté d'un gentleman nommé Murray, il m'a relevé, m'a transporté chez lui et m'a comblé de soins et d'attentions. Grâce à sa charité et à toutes les prévenances dont m'ont entouré ses domestiques noirs, j'ai pu bientôt me promener dans sa plantation en m'appuyant sur une canne. C'est durant cette période de ma convalescence qu'a eu lieu un incident dont on mesurera l'importance par la suite. Parmi les négresses les plus assidues autour de mon lit de douleur, il y avait une vieille commère qui semblait exercer une grande autorité sur les autres. Elle veillait sur moi avec une vigilance de tous les instants. Par quelques mots que nous avons échangés, j'ai compris que mon nom ne lui était pas inconnu, et qu'elle m'était reconnaissante de m'être fait le champion de sa race opprimée. Un jour, j'étais assis seul dans la véranda, et je me chauffais au soleil tout en me demandant si j'allais rejoindre l'armée de Grant. J'ai vu cette vieille femme clopiner vers moi. Après avoir soigneusement inspecté les alentours et constaté que personne ne nous épiait, elle a fouillé dans sa robe et m'a montré un petit sac en peau de chamois qu'elle portait suspendu à son cou par un cordon blanc. – Massa ! m'a-t-elle dit en se penchant pour me parler à l'oreille. Moi mourir bientôt. Moi très vieille femme. Moi pas rester longtemps dans la plantation de Massa Murray. – Vous pouvez vivre encore longtemps, Martha, ai-je répondu. Vous savez que je suis médecin. Si vous vous sentez malade, dites-moi ce que vous ressentez, et j'essaierai de vous guérir. – Moi pas désirer vivre. Moi désirer mourir pour rejoindre l'armée céleste… Là, elle s'est lancée dans l'une de ces rhapsodies à moitié païennes où excellent les Noirs. « … Mais, massa, moi posséder une chose que je dois laisser avant de partir. Pas besoin de l'emmener pour traverser le Jourdain. C'est une chose très précieuse, plus précieuse et plus sacrée que n'importe quoi au monde. Moi, pauvre vieille femme noire, je la possède parce que ma famille, très grande famille, supposait qu'elle rentrerait un jour dans la vieille patrie. Mon père me l'a donnée, son père la lui avait donnée, mais moi, à qui la donner ? La pauvre Martha n'a pas d'enfants, pas de parents, personne. Autour de moi, je vois que le Noir est mauvais homme. Les femmes noires sont très stupides femmes. Personne digne de la pierre. Et alors j'ai dit : voici massa Jephson qui écrit des livres et qui combat pour les gens de couleur, il doit être un brave homme, il l'aura, bien qu'il soit un Blanc, et jamais il ne saura ce qu'elle signifie ni d'où elle vient… La vieille femme a fourragé dans le sac en peau de chamois pour en retirer une pierre noire aplatie, percée d'un trou au milieu. – Là, prenez-la ! a-t-elle ajouté en la plaçant dans ma main. Prenez-la. Le mal ne vient jamais du bien. Gardez-la précieusement. Ne la perdez jamais ! Sur un dernier geste d'avertissement, la vieille négresse s'est éloignée en scrutant les environs, pour être sûre que personne ne nous avait vus. J'avais été plus amusé qu'impressionné par la gravité de la pauvre femme, et je ne m'étais retenu de rire que par peur de la blesser dans ses sentiments profonds. Quand elle m'a quitté, j'ai regardé attentivement la pierre qu'elle m'avait remise. Elle était d'un noir intense, d'une dureté extrême, et ovale, exactement le genre de pierre que l'on ramasse sur une plage pour faire des ricochets sur l'eau. Elle avait à peu près six centimètres de long, et trois de large au milieu mais elle était arrondie aux extrémités. Ce qu'elle avait de curieux, c'était plusieurs stries bien marquées en demi-cercle sur sa surface, on aurait dit la reproduction d'une oreille humaine. Ce cadeau m'a intéressé, et j'ai décidé de le faire examiner en tant qu'échantillon géologique par mon ami le Pr Shrœder, de l'Institut de New York. En attendant, je l'ai mis dans ma poche et, me levant, je suis allé me promener dans la plantation sans plus penser à l'incident. Comme j'étais à peu près guéri de ma blessure, j'ai bientôt pris congé de M. Murray. Les armées de l'union étaient partout victorieuses et convergeaient sur Richmond ; elles n'avaient donc plus besoin de moi, je suis rentré à Brooklyn. Là, j'ai repris ma clientèle et j'ai épousé la seconde fille de Josiah Vanburger, le graveur sur bois bien connu. En quelques années, je me suis fait une grosse clientèle et j'ai acquis une certaine réputation pour le traitement des maladies pulmonaires. J'avais gardé la vieille pierre noire dans ma poche, et je racontais souvent la manière assez dramatique dont elle m'avait été donnée. J'ai montré, comme j'en avais l'intention, la pierre au Pr Shrœder, qui a été intéressé autant par l'anecdote que par l'échantillon. Il m'a assuré qu'il s'agissait d'un morceau de pierre météorique, et il a attiré mon attention sur le fait que sa ressemblance avec une oreille humaine n'était pas fortuite, mais qu'elle avait été soigneusement travaillée pour recevoir cette forme. Une douzaine de petits détails anatomiques montraient que l'artisan avait été aussi précis qu'adroit. – Je ne serais pas surpris, m'a déclaré le professeur, si elle avait été arrachée à une grande statue mais je me demande comment une matière aussi dure a pu être aussi parfaitement ouvragée, cela dépasse mon entendement. Si la statue correspondante existe, je serais heureux de la voir. C'était aussi ce que je pensais à l'époque mais depuis j'ai changé d'avis. Les sept ou huit années qui se sont succédé alors ont été paisibles et sans événements. Le déroulement des saisons n'apportait aucun changement à mes occupations. Comme ma clientèle augmentait toujours, j'ai choisi J. S. Jackson comme assistant, il devait recevoir un quart des bénéfices. Ma constitution physique avait été néanmoins affectée par des efforts ininterrompus et, finalement, ma femme a insisté pour que je consulte le Dr Kavanagh Smith, qui était mon confrère à l'hôpital samaritain. Ce gentleman m'a examiné et m'a affirmé que le sommet de mon poumon gauche était en médiocre condition ; il m'a recommandé un traitement médical et un long voyage en mer. Mon tempérament personnel, hostile par principe au repos et à l'inaction, m'inclinait fortement à suivre ce dernier conseil ; l'affaire a été réglée quand j'ai fait la connaissance du jeune Russel, de la Compagnie White, Russel & White, qui m'a offert un passage à bord de l'un des bateaux de son père, la MarieCéleste, qui allait justement partir de Boston. – C'est un excellent petit navire, m'a-t-il dit, et Tibbs, le capitaine, un homme remarquable. Rien de mieux qu'un bateau à voiles pour un malade. Je partageais son opinion, aussi n'ai-je pas tergiversé. Mon intention première était que ma femme m'accompagnât. Mais elle n'a jamais eu le pied marin, et diverses raisons de famille se conjuguaient pour qu'elle ne s'exposât point aux risques d'un long voyage ; nous avons donc décidé que je partirais seul. Je ne suis pas un homme de religion ni d'effusions, mais merci, mon Dieu, pour cette décision ! Quant à ma clientèle, elle ne me causait nul souci : Jackson, mon assistant, travaillait très bien, et je pouvais me fier à lui. Je suis arrivé à Boston le 12 octobre 1873, et je me suis rendu aussitôt aux bureaux de la compagnie pour remercier le directeur de son geste. Pendant que j'étais assis à la comptabilité et que j'attendais d'être reçu, j'ai soudain entendu les mots Marie-Céleste. J'ai regardé autour de moi et j'ai vu un homme très grand et très maigre, appuyé sur le guichet, et qui demandait des renseignements à l'employé de service. Il avait légèrement tourné le visage de mon côté, ce qui m'a permis de constater qu'il avait une forte proportion de sang noir dans les veines, c'était au moins un quarteron. Son nez aquilin légèrement recourbé et ses cheveux plats révélaient l'héritage du Blanc mais les yeux noirs, vifs, la bouche sensuelle et les dents blanches éclatantes attestaient son origine africaine. Il avait le teint d'un homme en mauvaise santé, la figure grêlée par la variole ; l'impression générale était nettement défavorable, plus que désagréable. Toutefois, quand il parlait, sa voix était douce et mélodieuse, il employait des mots choisis, visiblement, c'était un homme bien élevé. – Je désirerais vous poser quelques questions sur la MarieCéleste, a-t-il répété en se penchant vers l'employé. Elle part après-demain, je crois ? – Oui, monsieur, a répondu le jeune commis avec une politesse inusitée, due à l'éclat d'un gros diamant qui brillait sur la chemise de l'inconnu. – Quel est son lieu de destination ? – Lisbonne. – L'équipage se compose de combien d'hommes ? – De sept hommes, monsieur. – Y a-t-il des passagers ? – Oui, monsieur : deux. L'un appartient à la compagnie, l'autre est un médecin de New York. – Il n'y a pas de gentleman du Sud ? s'est enquis l'étranger, avec une sorte de fébrilité. – Non, monsieur. – Y a-t-il de la place pour un troisième passager ? – Nous pouvons loger encore trois passagers, a répondu l'employé. – Alors, entendu ! a tranché le quarteron. Je retiens mon passage tout de suite. Voulez-vous inscrire mon nom, s'il vous plaît : M. Septimius Goring, de la Nouvelle-Orléans. L'employé a rempli une formule et l'a tendue à l'inconnu, en lui indiquant un espace blanc dans le bas. Quand M. Goring s'est apprêté à signer, j'ai constaté avec horreur qu'il n'avait plus de doigts à la main droite, et qu'il tenait son porte-plume entre le pouce et la paume. J'ai vu des milliers de blessés sur les champs de bataille, et j'ai assisté à toutes les opérations chirurgicales possibles mais je ne me souviens pas d'un spectacle qui m'ait donné un frisson de dégoût comme celui qui m'a secoué quand j'ai aperçu cette grosse main brune semblable à une éponge, avec le pouce seul qui en émergeait. Il s'en est servi adroitement et, après avoir signé, il a quitté le bureau au moment précis où M. White me faisait savoir qu'il était à ma disposition. Je suis descendu ce même soir sur la Marie-Céleste, afin d'inspecter ma cabine, que j'ai trouvée extrêmement confortable, étant donné l'exiguïté du navire. M. Goring, que j'avais rencontré le matin, occuperait la cabine attenante. En face, il y avait la cabine du capitaine et celle, plus petite, de M. John Harton, agent de la compagnie. Ces cabines étaient situées de chaque côté du couloir qui menait du pont au salon. Le salon était une pièce confortable, avec des boiseries en chêne et en acajou, un riche tapis de Bruxelles et des sièges luxueux. J'ai été très satisfait, aussi bien de l'aménagement des lieux que du capitaine Tibbs, marin idéal, tout rond, parlant fort et avec chaleur, qui m'a accueilli avec de grandes démonstrations de bienvenue et qui a voulu que nous vidions ensemble une bouteille de vin dans sa cabine. Il m'a annoncé qu'il emmenait sa femme et son plus jeune enfant, et qu'il espérait jeter l'ancre à Lisbonne dans trois semaines. Notre conversation a été très agréable, et nous nous sommes séparés les meilleurs amis du monde. Il m'a recommandé de terminer mes préparatifs dès le lendemain matin, car il avait l'intention de partir à la marée de midi, toute sa cargaison étant déjà à bord. Je suis rentré à mon hôtel, où m'attendait une lettre de ma femme. Après une nuit de sommeil réparateur, j'ai embarqué dans la matinée. À partir de maintenant, je vais reproduire le journal que j'ai tenu pour me distraire de la monotonie du voyage. Si le ton en est par endroits un peu sec, du moins puis-je certifier l'exactitude des détails, il a été scrupuleusement rédigé au jour le jour. 16 octobre Les amarres ont été larguées à deux heures et demie, et nous avons été remorqués dans la baie. La vedette nous a ensuite abandonnés et nous avons filé, toutes voiles dehors, à une vitesse moyenne de neuf nœuds à l'heure. Je suis demeuré sur la poupe, à contempler le rivage plat de l'Amérique se diluant peu à peu dans l'horizon jusqu'à ce que la brume du soir me le dissimule complètement. Un unique phare rouge, cependant, a continué à projeter sa lueur sinistre derrière nous, traçant sur l'eau une longue traînée de sang ; pendant que j'écris, il est encore visible, mais sous l'aspect d'une simple tache lointaine. L'humeur du capitaine est détestable, deux de ses matelots lui ont manqué parole au dernier moment, et il a dû embaucher deux Noirs qui se trouvaient au hasard sur le quai. Les manquants étaient des hommes réguliers, fidèles, travailleurs, qui avaient participé à plusieurs croisières, leur absence a intrigué autant qu'irrité notre capitaine. Deux matelots expérimentés en moins sur un total de sept hommes d'équipage, cela compte ! Certes, les Noirs sont capables de prendre leur tour de barre ou de fauberter 7 le pont, mais par gros temps ils ne serviront pas à grand-chose. Notre cuisinier est également un Noir. De son côté, M. Septimius Goring a un petit serviteur foncé. Notre communauté est vraiment bigarrée ! L'agent de la compagnie, John Harton, me paraît être une acquisition heureuse, il est jeune, gai, amusant. Comme il est vrai que la fortune ne fait pas le bonheur ! Harton n'est pas riche ; il va tenter sa chance dans un pays lointain ; néanmoins, il se montre aussi heureux qu'on peut l'être. Goring est riche, je pense. Et moi aussi, je suis riche mais je sais que je ne possède qu'un poumon, et que Goring est affecté, si j'en juge par ses traits, d'un mal encore plus profond. Nous formons un bien pauvre contraste avec l'insouciant Harton, sans le sou ! 17 octobre Mme Tibbs a fait ce matin sa première apparition sur le pont ; c'est une femme pleine d'allant, énergique, qui a un petit enfant tout juste capable de marcher et de babiller. Le jeune Harton s'est aussitôt précipité sur lui et l'a emporté dans sa cabine, où il sèmera sans doute les premiers germes de dyspepsie dans ce fragile estomac. Voilà comment la médecine nous rend Nettoyer avec le faubert… – balai qui sert à laver et à éponger le pont d'un navire. (Note du correcteur – ELG.) 7 tous cyniques ! Le temps est toujours beau, une brise fraîche d'ouest-sud-ouest gonfle nos voiles. Le bateau avance avec une telle régularité qu'on pourrait le croire immobile, sans le grincement des cordages, le renflement des voiles et le sillage blanc qu'il laisse derrière lui. J'ai arpenté le pont tout ce matin en compagnie du capitaine, et je crois que l'air vif m'a déjà fait du bien, car je ne me suis senti essoufflé à aucun moment. Tibbs est remarquablement intelligent, et nous avons eu une controverse intéressante sur les observations de Maury relatives aux courants océaniques ; nous avons voulu l'achever en nous rendant dans sa cabine pour consulter le livre de Maury. Et là nous avons trouvé Goring, à la vive surprise du capitaine, car les passagers en général n'entrent pas dans ce sanctuaire sans avoir été spécialement invités. Il s'est excusé de son intrusion, en arguant de son ignorance des usages à bord d'un navire. Le bon naturel du marin a repris le dessus, il s'est mis à rire, l'a prié de rester et de nous honorer de sa société. Goring a montré les chronomètres, dont il avait ouvert la boîte, et il a expliqué qu'il était en train de les admirer. Il possède évidemment une connaissance pratique des instruments mathématiques, en effet, du premier coup d'œil, il a indiqué quel était le meilleur des trois, et il a aussi donné leur prix, à quelques dollars près. Il a discuté avec le capitaine sur la variation du compas et, lorsque nous en sommes revenus aux courants marins, il a montré une compréhension étendue du sujet. Il gagne à être connu, il est cultivé et raffiné. Sa voix est en harmonie avec ses propos ; ceux-ci et celle-là forment l'antithèse de son aspect extérieur. Le relèvement de midi prouve que nous avons franchi trois cent vingt kilomètres. Vers le soir, la brise a fraîchi, et le second a commandé de prendre des ris dans les huniers en prévision d'une nuit venteuse. Le baromètre est tombé à soixante-treize centimètres. J'espère que notre voyage ne sera pas trop pénible, car je ne suis pas un marin brillant, et une croisière dans la tempête nuirait à ma santé. Mais j'ai la plus grande confiance dans les capacités du capitaine ainsi que dans la robustesse du navire. J'ai pouponné avec Mme Tibbs après le dîner, et Harton nous a gratifiés d'un petit concert de violon. 18 octobre Les sombres pronostics de la veille ne se sont pas réalisés : le vent est tombé, la mer n'est agitée ici et là que par une petite bouffée de vent insuffisante pour remplir les voiles. L'air est plus froid qu'hier, et j'ai arboré l'un des chandails de grosse laine que ma femme a tricotés pour moi. Harton est venu ce matin dans ma cabine, et nous avons fumé un cigare ensemble. Il m'a dit qu'il se rappelait avoir vu Goring à Cleveland, dans l'Ohio, en 1869. Il était déjà aussi mystérieux que maintenant, et très discret sur ses affaires personnelles. L'homme m'intéresse sur le plan psychologique. Ce matin, au petit déjeuner, j'ai subitement éprouvé le vague sentiment de malaise qui vous étreint parfois quand quelqu'un vous observe attentivement ; j'ai levé la tête et j'ai rencontré ses yeux qui me fixaient avec une intensité proche de la férocité mais leur expression s'est adoucie aussitôt et il m'a lancé une phrase banale sur le temps. Chose assez curieuse, Harton m'a confié qu'hier sur le pont, il avait fait une expérience analogue. Je remarque que Goring bavarde souvent avec les matelots de couleur quand il se promène, trait de caractère que j'admire, tant je connais de métis qui ignorent systématiquement leur héritage noir et qui traitent leurs cousins nègres plus durement que ne le feraient des Blancs. Son petit serviteur paraît lui être dévoué, il serait donc bien traité. Ce Goring est un curieux mélange de qualités incompatibles entre elles. Je me tromperais fort s'il ne s'avérait pas un intéressant sujet à observer pendant le voyage. Le capitaine grommelle, ses chronomètres sont déréglés. Il affirme que c'est la première fois qu'ils n'enregistrent pas exactement la même heure. Nous n'avons pas pu opérer notre relèvement à midi, à cause de la brume. Un calcul à l'estime nous informe que nous avons franchi deux cent soixante-dix kilomè- tres pendant les dernières vingt-quatre heures. Les matelots de couleur ont amplement prouvé, comme l'avait prévu le capitaine, qu'ils étaient inférieurs au reste de l'équipage mais comme ils sont tous deux capables de tenir la barre, il les y laisse, si bien que les marins plus expérimentés peuvent se consacrer à la manœuvre du bateau. L'apparition d'une baleine au cours de la soirée nous a un peu émus. 19 octobre Le vent était froid, je suis resté prudemment toute la journée dans ma cabine, d'où je ne me suis échappé que pour dîner. Étendu sur ma couchette, je peux sans me déplacer atteindre mes livres et tout autre objet que je désire, voilà bien l'avantage d'un petit appartement ! Ma vieille blessure a commencé à me faire un peu souffrir aujourd'hui, le froid, sans doute. J'ai lu les Essais de Montaigne et me suis dorloté. Harton est venu me voir dans l'après-midi avec Doddy, l'enfant du capitaine. Celuici a suivi de près. J'ai presque tenu salon. 20 et 21 octobre Le froid encore. De plus, un crachin continuel. Je n'ai pu mettre le nez hors de ma cabine. Cette réclusion m'affaiblit et me déprime. Goring est venu me voir, mais sa société ne m'a guère ragaillardi, il n'a pas dit deux mots et s'est contenté de me regarder d'une manière bizarre et assez irritante ; après quoi il s'est levé et il a quitté la cabine sans la moindre formule de politesse. Je commence à croire que c'est un maboul. Je crois avoir mentionné que sa cabine est contiguë à la mienne ; toutes deux sont séparées par une mince cloison de bois fendillé en de nombreux endroits ; certaines fentes sont si larges que je ne peux pas éviter, quand je suis couché, de suivre ses mouvements de l'autre côté. Je n'ai nulle envie de jouer les espions, mais je le vois continuellement penché au-dessus de ce qui me semble être une carte, et travailler avec un crayon et des compas. J'ai re- marqué l'intérêt qu'il porte à tout ce qui touche à la navigation ; cependant, je m'étonne qu'il prenne la peine de déterminer le cap du bateau. Après tout, c'est un amusement inoffensif, il vérifie sans doute les résultats qu'il obtient en les comparant avec ceux du capitaine. Je voudrais que Goring m'obsède un peu moins. Dans la nuit du 20, j'ai eu un cauchemar, je croyais que ma couchette était un cercueil, que j'y étais enseveli, et que Goring s'efforçait de clouer le couvercle que j'essayais, moi, de repousser de toutes mes forces. Lorsque je me suis réveillé, j'ai eu toutes les peines du monde à me convaincre que je ne me trouvais pas dans un cercueil. En tant que médecin, je sais qu'un cauchemar n'est qu'un dérangement vasculaire des hémisphères cérébraux ; pourtant, vu la faiblesse de mon état, je ne peux pas me débarrasser d'une impression pénible. 22 octobre Une belle journée ; pas de nuages dans le ciel ; une brise légère du sud-ouest nous pousse gaiement en avant. Non loin, le temps a dû être rude, car la mer est encore parcourue par une houle terrible, et le bateau s'incline au point que le bout de la vergue de misaine frôle l'eau. J'ai fait une bonne marche sur le pont, bien que je n'aie pas acquis un pied marin. Plusieurs petits oiseaux, des pinsons, je crois, sont perchés dans la mâture. 4 h 40 de l'après-midi Pendant que j'étais ce matin sur le pont, j'ai entendu une explosion du côté de ma cabine ; je me suis précipité en bas, et j'ai découvert que j'avais échappé de peu à un grave accident. À ce qu'il m'a semblé, Goring était en train de nettoyer son revolver dans sa cabine, il le croyait désarmé, une cartouche était dans le canon, le coup est parti, la balle a traversé la cloison latérale et s'est logée exactement à l'endroit où ma tête repose d'habitude. Je me suis trouvé trop souvent sous le feu pour grossir l'incident, mais si j'avais été étendu sur la couchette, j'aurais été tué net. Goring, le pauvre diable, ignorait que je me promenais sur le pont, il a dû avoir terriblement peur. Je n'ai jamais vu plus d'émotion sur un visage humain que lorsque, sortant de sa propre cabine avec le revolver à la main, il s'est heurté contre moi qui descendais du pont. Bien sûr, il s'est confondu en excuses, je n'ai fait que rire de l'incident. 11 h du soir Un malheur est arrivé, si inattendu, si horrible, que ma petite mésaventure de la matinée sombre dans l'insignifiance. Mme Tibbs et son enfant ont disparu. Complètement, totalement disparu ! J'ai du mal à me ressaisir pour transcrire de tristes détails. Vers huit heures et demie, Tibbs a fait irruption dans ma cabine, il était blanc comme un linge, il m'a demandé si j'avais vu sa femme ; je lui ai répondu que non. Alors il a couru dans le salon et s'est mis à fouiller partout pour la retrouver. Je l'ai suivi en essayant vainement de le persuader que ses frayeurs étaient ridicules. Nous avons fouillé tout le bateau pendant une heure et demie sans trouver la moindre trace de la femme ou de l'enfant. Le pauvre Tibbs est aphone, tant il les a appelés. Les matelots eux-mêmes, qui sont en général assez rudes, ont été profondément affectés en le voyant fureter, tête nue et dépeigné, dans tous les endroits possibles et imaginables. C'est à sept heures qu'elle a été vue pour la dernière fois, elle emmenait Doddy sur la poupe pour lui faire prendre un peu l'air avant de le mettre au lit. À ce moment-là, il n'y avait personne à l'arrière, sauf l'homme de barre, l'un des deux matelots de couleur ; il déclare qu'il ne l'a pas vue. L'affaire est enveloppée de mystère. Ma théorie personnelle est que, tandis que Mme Tibbs tenait l'enfant et était debout près du bastingage, Doddy se serait élancé et serait tombé par-dessus bord ; la mère alors, dans une ten- tative désespérée pour le rattraper ou le sauver, l'aurait suivi. Je ne m'explique pas autrement cette double disparition. Il est tout à fait plausible que le drame se soit déroulé sans que l'homme de barre s'en soit aperçu, car il faisait sombre. Quelle que soit la vérité, c'est une catastrophe terrible, qui assombrit sinistrement notre voyage. Le second a fait aussitôt virer le bateau, mais il n'y a aucun espoir de les recueillir. Le capitaine est allongé sur sa couchette, complètement prostré. J'ai versé une forte dose d'opium dans son café, afin que pendant quelques heures au moins sa douleur soit endormie. 23 octobre Je me suis réveillé en proie à une impression de lourdeur et de malheur, mais il m'a fallu quelques instants de réflexion pour me rappeler la catastrophe de la veille. Quand je suis monté sur le pont, j'ai vu notre pauvre capitaine appuyé sur le bastingage et fixant derrière nous l'étendue des mers qui contient à présent dans son immensité tout ce qu'il avait de plus cher au monde. J'ai essayé de lui dire quelques paroles, mais il s'est brusquement détourné et il s'est mis à marcher sur le pont, la tête rentrée dans les épaules. Il a vieilli de dix ans depuis hier matin. Harton est désemparé, il aimait beaucoup le petit Doddy. Goring paraît affecté lui aussi. Du moins il s'est enfermé toute la journée dans sa cabine ; chaque fois que j'ai jeté un coup d'œil en direction des fentes de la cloison, il avait la tête dans les mains, comme s'il était plongé dans une rêverie mélancolique. Je crois qu'il n'y a jamais eu d'équipage si lugubre. Comme ma femme sera bouleversée quand elle apprendra nos malheurs ! La houle s'est apaisée, nous avançons à huit nœuds, toutes voiles déployées, et il souffle une douce petite brise. Hyson commande pratiquement le bateau, car Tibbs, quoiqu'il fasse de son mieux pour mater son chagrin, est incapable de s'atteler à un travail sérieux. 24 octobre Une malédiction pèse-t-elle sur le bateau ? Un voyage a-t-il jamais mieux commencé pour se poursuivre si désastreusement ? Tibbs s'est tué d'une balle dans la tête pendant la nuit. Vers trois heures du matin, j'ai été réveillé par une détonation, j'ai bondi de ma couchette et me suis précipité dans la cabine du capitaine avec un terrible pressentiment. J'avais eu beau me dépêcher, Goring avait été plus prompt que moi, il était déjà penché au-dessus du corps du malheureux capitaine. Le spectacle était hideux, tout le visage était fracassé, la petite pièce nageait dans le sang. Le revolver gisait par terre à côté de lui, il avait échappé à sa main : avant d'appuyer sur la gâchette, il l'avait porté à sa bouche. Goring et moi l'avons soulevé avec respect pour l'étendre sur sa couchette. L'équipage s'était rassemblé devant la porte ; les six Blancs étaient profondément affligés, car ils étaient ses matelots depuis de nombreuses années. Il y a eu aussi entre eux des regards sombres et des murmures, l'un d'eux est même allé jusqu'à déclarer ouvertement que le bateau était hanté. Harton nous a aidés à ensevelir le cadavre dans de la toile. À midi, le capitaine est allé rejoindre sa femme et son fils dans les profondeurs de l'océan. Goring a lu le service funèbre de l'Église anglicane. La brise a fraîchi. Nous avons fait dix nœuds, et même douze pendant la journée. Plus tôt nous atteindrons Lisbonne et quitterons ce maudit navire, plus je serai content. J'ai l'impression que nous nous trouvons dans un cercueil flottant. Rien d'étonnant à ce que les pauvres marins soient superstitieux quand moi, homme instruit, j'éprouve tant de choses impossibles à définir. 25 octobre Toute la journée, nous avons bien marché. Je me sens distrait, déprimé. 26 octobre Goring, Harton et moi nous avons bavardé ensemble ce matin sur le pont. Harton a tenté de faire parler Goring sur son métier, sur le but de son voyage en Europe, mais le quarteron a éludé toutes ses questions et ne nous a fourni aucun renseignement. Pour dire vrai, il semblait être légèrement offusqué par l'obstination de Harton, et il est descendu dans sa cabine. Je me demande pourquoi nous nous intéressons tant à cet homme ! Je suppose que c'est son aspect peu banal, et sa richesse apparente, qui piquent notre curiosité. Harton pense qu'il est détective, qu'il est lancé sur les traces d'un criminel qui aurait gagné le Portugal, et qu'il a choisi ce mode de transport pour débarquer sans se faire remarquer et bondir sur sa proie à l'improviste. Je crois que cette hypothèse est un peu tirée par les cheveux. Harton la base sur un livre oublié par Goring sur le pont, qu'il a ramassé et parcouru. C'était une sorte d'album, semblait-il, qui contenait un grand nombre de coupures de presse. Toutes ces coupures se rapportaient à des crimes qui avaient été commis aux États-Unis pendant les vingt dernières années. Fait curieux qu'avait remarqué Harton, les auteurs de tous ces crimes n'avaient jamais été identifiés. Les crimes variaient dans les détails, m'a-t-il dit, ainsi que dans le mode d'exécution et la catégorie sociale des victimes, mais leur récit se terminait toujours sur la même formule : l'assassin n'avait pas été arrêté, mais la police avait de bonnes raisons pour prévoir l'imminence de sa capture. Cet incident semble étayer la thèse de Harton, à moins qu'il ne s'agisse d'une simple marotte de Goring ou, comme je l'ai suggéré, d'un rassemblement de matériaux en vue d'un livre qui surpasserait De Quincey. De toutes manières, ce n'est pas notre affaire. 27 et 28 octobre Le vent est toujours propice. Nous progressons rapidement. Comme c'est étrange ! Un être humain peut donc si faci- lement disparaître et être oublié ? Nous ne parlons presque plus de Tibbs. Hyson a pris possession de sa cabine. Tout continue comme s'il ne s'était rien passé. Si la machine à coudre de Mme Tibbs n'était pas restée sur une petite table, nous pourrions ne plus nous souvenir de l'existence de cette malheureuse famille. Un autre accident s'est produit à bord aujourd'hui, mais heureusement il n'a pas eu de conséquences graves. L'un de nos matelots blancs était descendu dans la cale pour chercher un rouleau de cordage, et l'un des panneaux qu'il avait relevés est retombé sur sa tête. Il a échappé à la mort en sautant de côté, mais il a eu un pied écrasé, et le voilà exempt de service pour le reste du voyage. Il attribue l'incident à la négligence de son camarade de couleur qui l'avait aidé à soulever les panneaux. Le nègre en question accuse, lui, le roulis du bateau. Quelle que soit la cause, l'effet est certain, notre équipage est encore amoindri. Ce concours de malchance a l'air de décourager Harton, qui a perdu son habituelle bonne humeur et sa jovialité. Goring est le seul qui conserve une certaine gaieté. Je le vois en ce moment dans sa cabine : il est toujours penché sur sa carte. Sa science de navigateur pourrait nous être utile s'il arrivait malheur à Hyson… que Dieu protège ! 29 et 30 octobre Ma déficience pulmonaire, ajoutée à l'énervement consécutif aux incidents du voyage, a démoli mon équilibre nerveux au point que la chose la plus banale m'affecte plus que de raison. Je crois difficilement que je suis le même homme qui ligotait une artère iliaque externe, opération qui réclame une précision infinie, sous le feu de l'infanterie à Antietam. Un enfant ne serait pas plus nerveux. La nuit dernière, j'étais étendu à demi assoupi vers minuit, et j'essayais en vain de trouver le sommeil réparateur. Il n'y avait pas de lumière dans ma cabine, mais un rayon de lune pénétrait à travers mon hublot, et jetait un cercle d'argent sur la porte. Toujours allongé, j'ai gardé mes yeux somnolents fixés sur ce cercle, et j'ai pris conscience qu'il deve- nait de plus en plus imprécis au fur et à mesure que le sommeil me gagnait. Tout à coup, j'ai été rappelé à l'état de veille par l'apparition d'un petit objet sombre au centre même du disque lumineux. Je suis demeuré immobile et, tout en le surveillant, j'ai retenu mon souffle. Progressivement, il est devenu plus gros, plus net ; je me suis aperçu que c'était une main humaine qui s'était précautionneusement insinuée à travers l'entrebâillement de la porte. Mais une main qui, ai-je constaté avec horreur, n'avait pas de doigts. La porte s'est ouverte lentement, et la tête de Goring a suivi sa main. Elle est apparue au centre du rayon de lune, et elle se découpait sur un halo livide, sa physionomie se détachait donc clairement. Je crois que je n'ai jamais vu expression plus démoniaque, aussi impitoyable, sur un visage humain. Il avait les yeux dilatés et étincelants, les lèvres retroussées qui découvraient ses crocs blancs, les cheveux noirs hérissés sur son front bas comme le capuchon d'un cobra. Cette apparition silencieuse et inattendue m'a causé un tel effet que j'ai sauté dans mon lit et que j'ai cherché mon revolver. La honte m'a envahi et submergé quand il m'a expliqué le motif de son intrusion. Il avait mal aux dents, le pauvre diable, et il était entré pour me demander un peu de laudanum, car il savait que je possédais une boîte à pharmacie ! Quant à son expression sinistre, il faut dire qu'il passerait malaisément pour un prix de beauté, ma tension nerveuse et le rayon de lune blafard se sont conjugués pour provoquer sur moi une impression épouvantable. Je lui ai donné trente gouttes, et il s'en est allé en m'accablant de sa gratitude. Cet incident banal m'a grandement impressionné. Toute la journée, je me suis senti patraque. (Ici manque le journal d'une semaine : aucun événement digne d'être relaté n'y figurant, je supprime tout un bavardage inutile.) 7 novembre Harton et moi nous nous sommes assis sur la poupe ce matin. Le temps en effet, devient très chaud puisque nous pénétrons dans les latitudes du Sud. Nous calculons que nous avons accompli les deux tiers de notre voyage. Comme nous serons heureux de voir les verts rivages du Tage, et de quitter pour toujours ce navire maudit ! J'ai essayé de distraire Harton en lui racontant quelques-unes de mes aventures passées. Entre autres, je lui ai dit comment j'étais entré en possession de ma pierre noire, et pour conclure j'ai fouillé dans la poche de ma veste de chasse pour lui montrer l'objet en question. Nous étions penchés au-dessus de la pierre quand j'ai aperçu une ombre qui s'interposait entre le soleil et nous, Goring regardait la pierre par-dessus nos épaules. Pour une raison ou une autre, il m'a paru puissamment excité, bien qu'il ait tout fait pour se contrôler et dissimuler son émotion. Il a désigné la pierre de son moignon avant d'avoir pu se reprendre suffisamment pour me demander ce que c'était et comment je l'avais acquise. Il m'a posé cette question avec une telle brusquerie que j'en aurais été offensé si je n'avais pas su que Goring était un excentrique. Je lui ai raconté l'histoire comme je l'avais narrée à Harton. Il m'a écouté avec l'intérêt le plus vif, puis m'a demandé si j'avais une idée de ce qu'était cette pierre. Je lui ai répondu que non, en dehors du fait qu'elle était météorique. Il m'a demandé ensuite si j'avais jamais essayé son effet sur un Noir. Je lui ai dit que non. – Tiens ! Nous allons voir ce qu'en pense notre ami à la barre. Il a pris la pierre dans sa main et s'est approché du matelot ; tous deux l'ont examinée attentivement. Je pouvais voir l'homme gesticuler et secouer la tête comme s'il affirmait quelque chose pendant que son visage reflétait la marque d'un profond étonnement où se mêlait, je crois, un certain respect. Goring est bientôt revenu sur le pont ; il avait encore la pierre dans la main. – Il dit que c'est une chose sans valeur et inutile, tout juste bonne à être jetée par-dessus bord. Sur quoi il a levé le bras, et il aurait certainement lancé ma pierre dans la mer si le matelot noir ne s'était précipité et ne l'avait saisi par le poignet. Goring a lâché la pierre et a fait demitour de très mauvaise grâce, pour s'épargner mes reproches sur sa mauvaise foi. Le Noir a ramassé la pierre et me l'a remise en s'inclinant avec les signes du plus profond respect. Toute l'affaire est inexplicable. J'en viens à la conclusion que Goring est fou, au moins à demi fou. Quand je rapproche l'effet produit par la pierre sur le matelot, le respect témoigné par Martha dans la plantation et la surprise de Goring quand il l'a aperçue, je suis bien obligé de conclure que je suis entré en possession d'un talisman puissant qui exerce un charme certain sur toute la race noire. Il ne faut pas que je la prête une nouvelle fois à Goring. 8 et 9 novembre Quel temps merveilleux ! En dehors d'une petite bourrasque, nous n'avons eu que des brises rafraîchissantes pendant tout notre voyage. Ces deux derniers jours, nous avons battu notre moyenne quotidienne. C'est un joli spectacle que celui de l'écume qui s'écarte de notre étrave quand nous fendons les lames. Le soleil brille en travers et la partage en plusieurs arcs-enciel miniatures. Je suis demeuré à l'avant une bonne partie de la journée pour contempler cet effet d'optique ; j'étais entouré d'un halo de toutes les couleurs du prisme. L'homme de barre a certainement informé les autres Noirs de ma pierre miraculeuse, car tous me traitent avec un grand respect. Pour en revenir aux phénomènes optiques, nous en avons admiré un hier soir, assez étrange, que m'a montré Hyson : très haut dans le ciel, à notre nord, est apparu un objet triangulaire nettement formé. Il m'a expliqué qu'il ressemblait beaucoup au pic de Té- nériffe vu à grande distance, or le pic de Ténériffe se trouve actuellement à quelque huit cents kilomètres sur notre sud. Peutêtre était-ce un nuage, peut-être l'une de ces curieuses réverbérations dont on parle dans les livres. Le temps est très chaud. Le second assure qu'il n'a jamais rencontré une telle température dans ces latitudes. Le soir, j'ai joué aux échecs avec Harton. 10 novembre Il fait de plus en plus chaud. Des oiseaux de terre sont venus se percher aujourd'hui sur notre gréement, et cependant nous sommes encore loin de notre destination. La chaleur est si grande que la paresse nous interdit de faire autre chose que flâner sur le pont et fumer. Goring est venu me poser quelques questions sur la pierre, mais je lui ai répondu assez brusquement, je ne lui ai pas tout à fait pardonné la manière dont il avait tenté de m'en priver. 11 novembre, midi Nous progressons rapidement. Je n'aurais jamais cru que le Portugal était aussi chaud. Sûrement il fait plus frais à terre. Hyson lui-même en est tout étonné, et les matelots aussi. 13 novembre Un événement extraordinaire s'est produit, si extraordinaire qu'il est presque inexplicable. Hyson a commis une bévue invraisemblable, à moins qu'une certaine influence magnétique n'ait détraqué nos instruments. À l'aube, la vigie à l'avant a crié qu'il entendait devant nous un bruit de brisants, et Hyson a cru distinguer la terre. Le bateau a viré de bord et, bien que nous n'ayons aperçu aucun phare, nous avons tous pensé que nous avions atteint la côte portugaise un peu plus tôt que nous le pensions. Quelle n'a pas été notre surprise devant le paysage qui s'est révélé à nos yeux quand la lumière du jour l'a éclairé ! À droite et à gauche, à perte de vue, s'étendait une longue ligne de brisants, de grandes lames vertes déferlaient dans un nuage d'écume. Et derrière ces brisants, qu'était-ce donc ? Pas du tout les rivages ni les hautes falaises du Portugal, mais une immense étendue sablonneuse qui se confondait avec l'horizon. Devant nous, ce n'était que du sable jaune ; par endroits, il formait des buttes fantastiques de deux ou trois cents mètres de haut ; ailleurs, il s'étendait aussi plat qu'un tapis de billard. Harton et moi, qui étions arrivés ensemble sur le pont, nous nous sommes regardés avec ahurissement, puis Harton a éclaté de rire. Hyson est extrêmement mortifié ; il proclame que les instruments ont été faussés. En tout cas, il n'y a pas l'ombre d'un doute, nous nous trouvons face au continent africain, et c'était effectivement le pic de Ténériffe que nous avions vu quelques jours plus tôt sur notre nord. Quand nous avons eu la visite d'oiseaux de terre, nous devions passer au large des Canaries. Si nous avons continué dans la même direction, nous sommes maintenant au nord du cap Blanc, près du pays inexploré qui borde le grand Sahara. Tout ce que nous pouvons faire est de corriger nos instruments le mieux possible et de repartir vers notre destination. 8 h du soir Tout le jour nous sommes demeurés immobiles. La côte est à peu près à deux kilomètres et demi. Hyson a examiné les instruments, il n'a pas encore compris la cause de notre déviation extraordinaire. Là s'arrête mon journal. C'est de mémoire que j'écrirai maintenant le reste de ma déposition. Je ne crois pas me tromper beaucoup sur les faits qui se sont déroulés. Cette même nuit, l'orage qui couvait depuis si longtemps a éclaté au-dessus de nous, et j'ai compris où tendaient tous ces petits incidents que j'ai rapportés au jour le jour. Fou que j'étais de n'avoir rien deviné plus tôt ! Je vais raconter la suite des événements avec toute la précision possible. Vers onze heures et demie, j'avais regagné ma cabine. Je me préparais à me coucher quand on a frappé à ma porte. J'ai ouvert, et j'ai reconnu le petit serviteur noir de Goring, venu m'informer que son maître désirait me dire un mot sur le pont. J'ai été plutôt surpris qu'il ait besoin de moi à une heure si tardive, mais je suis monté sans hésitation. À peine avais-je posé le pied sur le pont que j'ai été attaqué par-derrière, jeté à bas, tiré sur le dos avec un mouchoir enfoncé dans ma bouche. Je me suis débattu comme j'ai pu, mais un rouleau de cordages m'a enveloppé solidement, et j'ai été réduit à l'impuissance. Je me suis trouvé bientôt ligoté au bossoir de l'un des canots, un couteau pointant sur ma gorge m'a averti de cesser toute résistance. La nuit était si noire que j'avais été jusque-là incapable de reconnaître mes agresseurs mais quand mes yeux se sont accoutumés à l'obscurité, et quand la lune a émergé d'entre les nuages, j'ai découvert que j'étais entouré par les deux matelots de couleur, le cuisinier et Goring. Un autre homme était recroquevillé sur le pont à mes pieds, mais il gisait dans l'ombre et je ne l'ai pas identifié. Tout cela a été si rapidement exécuté qu'il ne s'était pas écoulé une minute entre le moment où j'avais quitté ma cabine et celui où j'avais été bâillonné et ligoté. J'étais assommé par la brutalité des événements ; je pouvais à peine les réaliser et m'interroger sur leur signification. J'entendais la bande qui m'entourait échanger des chuchotements brefs, féroces ; un instinct m'a averti que ma vie était en jeu. Goring parlait avec autorité et colère. Les autres répliquaient tous ensemble sur un ton opiniâtre, comme s'ils discutaient ses ordres. Puis ils se sont tous éloignés vers l'autre côté du pont ; je ne les voyais plus, mais je continuais à entendre leurs chuchotements. Pendant ce temps, les hommes de garde bavardaient entre eux, ils riaient à l'autre bout du bateau. Je les distinguais, rassemblés en groupe, ils se doutaient bien peu de ce qui se tramait à moins de vingt-cinq mètres d'eux. Oh ! si j'avais pu crier un mot d'avertissement, même au prix de ma vie ! Mais c'était impossible. La lune est sortie du sein des nuages déchiquetés. Je voyais la ligne argentée des brisants et, au-delà, l'immense désert sauvage avec ses dunes de sable. Regardant à mes pieds, j'ai constaté que l'homme recroquevillé sur le pont gisait toujours là ; un rayon de lune a éclairé son visage tourné vers le ciel. Grands Dieux ! Aujourd'hui encore, après douze années, ma main tremble quand j'écris que malgré sa physionomie convulsée et ses yeux exorbités j'ai reconnu Harton, le jeune agent de la compagnie qui avait été un si charmant compagnon de voyage. Je n'ai pas eu besoin de faire appel à ma science médicale pour comprendre qu'il était mort ; un mouchoir noué autour du cou et un bâillon dans la bouche révélaient comment ces chiens de l'enfer avaient accompli leur ignoble besogne. Pendant que je contemplais le cadavre de Harton, la clé du mystère m'est soudain apparue. Certaines choses restaient encore inexpliquées, mais la vérité commençait à se faire jour dans ma tête. J'ai entendu le frottement d'une allumette. La grande silhouette maigre de Goring s'est dressée sur le bastingage, il tenait dans ses mains une lanterne sourde. Il l'a abaissée contre le flanc du bateau et, à mon inexprimable étonnement, j'ai vu un éclair surgir du côté des dunes, sur le rivage ; la lueur avait été si rapide que si je n'avais pas suivi la direction du regard de Goring je ne l'aurais sûrement pas repérée. De nouveau il a baissé la lanterne ; de nouveau on lui a répondu du rivage. Alors il est descendu du bastingage, mais il a glissé et il a fait un tel bruit que mon cœur a bondi d'espoir, sûrement les hommes de garde l'avaient-ils entendu ? Mais non, la nuit était calme, le bateau immobile, les matelots n'avaient rien qui les obligeât à la vigilance. Hyson qui, depuis la mort de Tibbs, assumait leurs deux quarts, était descendu pour dormir quelques heures, c'était le maître d'équipage qui assurait le service, il se tenait au pied du mât de misaine avec deux matelots. Impuissant, muet par force, avec les cordages qui s'enfonçaient dans ma chair et le cadavre de Harton assassiné à mes pieds, j'ai attendu le prochain acte de la tragédie. Les quatre bandits étaient toujours réunis de l'autre côté du pont. Le cuisinier était armé d'une sorte de tranchoir, les autres avaient des couteaux, et Goring un revolver. Ils étaient accoudés sur le bastingage et guettaient vers la mer. J'ai vu l'un d'entre eux saisir le bras de son voisin et désigner quelque chose. Suivant la direction de leurs regards, j'ai aperçu moi aussi une masse sombre qui se dirigeait vers le bateau. Quand la lune l'a éclairée, j'ai reconnu un grand canoë rempli d'hommes et propulsé par une vingtaine de pagaies. Quand il a touché notre étrave, les hommes de garde l'ont enfin vu ; ils ont poussé un grand cri et se sont précipités vers l'arrière. Il était trop tard. Un essaim de nègres gigantesques escaladait la rambarde ; conduits par Goring, ils ont balayé le pont dans un assaut irrésistible. Toute résistance a été maîtrisée en une minute ; les matelots de garde, désarmés, ont été ligotés, les dormeurs arrachés de leurs couchettes et ligotés de la même manière. Hyson a tenté de défendre l'étroit couloir de sa cabine ; j'ai entendu le bruit d'une bagarre, et sa voix qui réclamait de l'aide. Mais personne ne pouvait plus le secourir, et il a été traîné sur la poupe ; le sang coulait à flots d'une profonde entaille sur sa figure. Il a été ligoté comme les autres ; des bâillons ont été enfoncés dans la gorge des prisonniers et les nègres ont tenu conseil pour décider de notre destin. J'ai vu nos matelots de couleur me désigner et faire une déclaration qui a été accueillie par des murmures d'étonnement et d'incrédulité de la part des sauvages. L'un d'eux s'est approché de moi ; il a plongé la main dans ma poche et s'est emparé de ma pierre noire qu'il a tendue à celui qui semblait être le chef. Celui-ci l'a examinée aussi minutieusement que la lumière de la lune le permettait ; il a murmuré quelques paroles et l'a fait passer au guerrier qui se trouvait à côté de lui. Le guerrier l'a examinée à son tour et l'a remise à son voisin. La pierre a fait le tour de l'assistance. Le chef a dit alors quelques mots à Goring dans une langue incompréhensi- ble. Le quarteron s'est tourné vers moi et m'a parlé en anglais. En ce moment, je revois toute la scène : les hauts mâts du navire, les rayons de lune argentant les vergues et accentuant le relief des cordages ; le groupe des guerriers noirs appuyés sur leurs lances ; le cadavre de Harton étendu à mes pieds ; la rangée de prisonniers blancs ; et, en face de moi, le maudit métis élégamment vêtu de blanc. – Vous conviendrez, m'a-t-il dit de sa voix la plus douce, que je ne suis pas partisan de vous épargner. S'il ne tenait qu'à moi, vous mourriez comme vont mourir ces autres hommes. Personnellement, je n'ai rien contre vous ni contre eux, mais j'ai consacré ma vie à la destruction de la race blanche, vous êtes le premier tombé en mon pouvoir qui en réchappera. Vous pouvez remercier cette pierre, elle vous sauve la vie. Ces pauvres gens la respectent et si elle est réellement ce qu'ils croient, ils ont raison. Si, lorsque nous débarquerons, ils s'aperçoivent qu'ils se sont trompés, et que cette forme et cette matière ne sont réunies que par un pur hasard, plus rien ne vous sauvera. En attendant, nous voulons vous traiter honorablement. S'il y a dans vos bagages certaines choses que vous désireriez emporter, vous avez le droit de les prendre avec vous. Sur un geste de lui, deux nègres se sont approchés de moi et m'ont délivré de mes liens, sans toutefois m'ôter mon bâillon. J'ai été conduit dans ma cabine, j'ai mis dans mes poches quelques objets de valeur, une boussole et le journal de mon voyage. Puis j'ai été poussé vers un petit canoë qui avait suivi la grande embarcation des nègres, et mes gardiens ont commencé à pagayer vers la terre. Nous avions avancé d'une centaine de mètres quand notre homme de barre a levé la main, les rameurs se sont arrêtés un moment et ont écouté. Alors, dans le silence de la nuit, j'ai entendu une sorte de bruit comme des gémissements assourdis, auquel a succédé une série de flacs dans l'eau. Voilà tout ce que je sais du destin de mes pauvres compagnons. Presque aussitôt, le grand canoë nous a rejoints, et le bateau aban- donné a été laissé à la dérive. Les sauvages n'ont rien emporté. Toute cette affaire démoniaque s'est déroulée avec autant de pompe et de sobriété que s'il s'était agi d'un rite religieux. Les premières lueurs grises de l'aube apparaissaient vers l'est quand nous avons franchi les brisants et atteint le rivage. Quelques hommes sont restés auprès des canoës ; les autres se sont mis en route à travers les dunes, ils m'ont emmené, mais ils m'ont témoigné beaucoup de gentillesse et de respect. C'était une marche pénible, nous nous enfoncions à chaque pas dans le sable jusqu'aux chevilles ; j'étais complètement épuisé lorsque nous sommes arrivés au village des indigènes, ou plutôt à leur ville ; les maisons étaient de forme conique, elles ressemblaient un peu à des ruches ; elles étaient construites en algues compressées et cimentées par un mortier épais ; il n'y avait en effet ni arbre ni pierre sur la côte ou ailleurs à moins de plusieurs centaines de kilomètres. À notre entrée dans la ville, une foule considérable des deux sexes nous a accueillis par des cris, des piaillements, des tam-tams. Quand ils m'ont vu, leurs hurlements ont redoublé, et certains ont proféré des menaces (je n'avais pas à m'y tromper d'après leurs attitudes) ; mais mon escorte les a instantanément calmés par quelques mots. Aux cris de guerre ont succédé des murmures d'émerveillement, et toute cette masse d'hommes et de femmes entourant les guerriers et moi-même a avancé dans la large artère centrale de la ville. Ma déposition peut sembler suffisamment extraordinaire jusqu'ici pour susciter des doutes dans l'esprit de ceux qui ne me connaissent pas ; mais c'est le fait que je vais maintenant relater qui a provoqué ma brouille avec mon beau-frère, celui-ci refusant formellement de croire en ma sincérité. Je ne puis que rapporter fidèlement, par de simples mots, ce qui s'est passé, et je me fie au hasard et au temps pour que la vérité soit un jour confirmée. Au centre de cette rue principale, il y avait un grand bâtiment, construit à la manière primitive des autres maisons, mais qui les dominait de haut ; une palissade en bois d'ébène magnifiquement poli était plantée tout autour ; l'encadrement de la porte était constitué par deux formidables défenses d'éléphant enfoncées de chaque côté dans le sol et se rejoignant pour former voûte ; l'ouverture était défendue par un rideau de toile richement brodé d'or. Nous sommes arrivés devant cette construction imposante. La foule s'est arrêtée devant l'entrée de la palissade et s'est accroupie par terre, mais moi j'ai été conduit à l'intérieur de l'enclos par quelques chefs et vieillards de la tribu. Goring nous accompagnait et dirigeait, en fait, cette procession. Devant le rideau de toile qui défendait l'accès au temple (car c'était évidemment un temple), on m'a retiré mon chapeau et mes chaussures, et j'ai été introduit. Un vénérable vieux nègre me précédait, il tenait dans sa main ma pierre qu'il avait retirée de ma poche. Le temple n'était éclairé que par quelques fentes étirées dans le toit ; le soleil tropical se déversait par là, dessinait sur le plancher d'argile de larges barres dorées qui alternaient avec des intervalles sombres. L'intérieur était plus vaste que je ne l'imaginais d'après l'aspect extérieur. Aux murs étaient accrochés des tapis indigènes, des coquillages, d'autres décorations. Mais tout l'espace restant était vide, à l'exception d'un objet unique au centre. C'était un nègre colossal. Tout d'abord j'ai cru que je me trouvais devant un vrai roi ou un grand prêtre de taille gigantesque. Mais, en m'approchant, j'ai compris à la manière dont la lumière se réfléchissait sur lui qu'il s'agissait d'une statue admirablement taillée dans de la pierre noire comme du jais. J'ai été conduit devant cette idole, ou prétendu telle et, en la regardant de plus près, je me suis aperçu que, parfaite sous tous les rapports, elle était privée d'une oreille qui avait été arrachée, tranchée, bref, qui avait disparu. Le nègre à cheveux gris qui tenait ma relique a grimpé sur un petit tabouret, il a levé le bras et a adapté la pierre noire de Martha à la surface mutilée, à la place de l'oreille manquante. Il ne pouvait subsister aucun doute, ma pierre avait été arrachée à la statue. Les deux parties s'ajustaient si exactement que le vieux Noir a baissé sa main : l'oreille est demeurée quelques secondes fixée en place avant de retomber dans la paume ouverte. Autour de moi, les nègres se sont prosternés en poussant un long cri de vénération : au-dehors, la foule, à qui avait été communiqué le résultat de l'épreuve, poussait des hurlements de joie sauvage. En un instant, de prisonnier je suis devenu un demi-dieu. J'ai été escorté dans la ville, puis porté en triomphe ; le peuple se pressait autour de moi pour toucher mes vêtements ou ramasser la poussière que soulevaient mes pas. Une vaste hutte a été mise à ma disposition, et on m'a servi un véritable banquet composé des meilleurs plats indigènes. Toutefois, je me rendais compte que je n'étais pas un homme libre, puisque des guerriers armés de lances montaient la garde à ma porte. J'ai passé la journée à méditer sur un plan d'évasion, mais je ne parvenais pas à trouver un projet réalisable. D'un côté c'était le désert, qui s'étendait jusqu'à Tombouctou ; de l'autre la mer, que ne fréquentait aucun navire. Plus je me penchais sur le problème, plus il me semblait insoluble. Je me doutais bien peu que sa solution pourtant était proche. La nuit était tombée, les clameurs des nègres s'étaient tues. Je m'étais allongé sur le tas de peaux de bêtes qui devait me servir de lit, et je réfléchissais encore aux perspectives d'avenir, quand Goring s'est introduit furtivement dans ma hutte. Ma première idée a été qu'il venait achever son holocauste en mettant à mort le seul survivant de la tragédie de la Marie-Céleste, et j'ai bondi, résolu à me défendre jusqu'à la dernière goutte de mon sang. Il a souri et m'a fait signe de me rasseoir, tandis qu'il prenait place lui-même à l'autre bout de ma couche. – Que pensez-vous de moi ? C'est par cette question surprenante qu'il a commencé notre entretien. – Ce que je pense de vous ? me suis-je écrié. Je pense que vous êtes le renégat le plus vil, le plus anormal qui ait jamais souillé la terre. Si nous étions loin de ces diables noirs, je vous étranglerais de mes propres mains ! – Ne parlez pas si fort ! m'a-t-il répondu sans manifester la moindre colère. Je ne tiens pas à ce que notre conversation tourne court. Ainsi, vous m'étrangleriez, n'est-ce pas ? Il a arboré un sourire amusé avant de poursuivre : – Je suppose donc que je rends le bien pour le mal, car je suis venu pour vous aider à vous évader. – Vous ? – Oui, moi. Oh ! je n'y ai aucun mérite ! Je suis tout à fait logique. Il n'y a aucune raison pour que je ne sois pas franc avec vous. Je veux être le roi de cette tribu. Ce n'est pas une ambition très haute, évidemment, mais vous savez le mot de César : « Être le premier dans un village de la Gaule… » Bien. Cette pierre noire non seulement vous a sauvé la vie, mais elle a tourné toutes les têtes, ils croient que vous êtes descendu du ciel, et mon influence sera éclipsée aussi longtemps que vous resterez ici. Voilà pourquoi je vais vous aider à fuir, puisque je ne peux pas vous tuer… Cela de sa voix la plus douce et la plus naturelle, comme si son désir de me tuer allait de soi. – Vous mourez du désir de me poser quelques questions, at-il repris après un silence, mais vous êtes trop fier pour le faire. N'importe, je vais vous dire deux ou trois choses, parce que je veux que vos amis blancs les connaissent à votre retour… si vous avez assez de chance pour rentrer chez vous. À propos de cette maudite pierre noire, par exemple. Ces Noirs, du moins, à ce qu'affirme la légende, étaient à l'origine mahométans. Du vivant de Mahomet, un schisme a éclaté entre ses partisans ; un petit groupe a quitté l'Arabie et a traversé l'Afrique. Ils avaient emporté dans leur exode une relique de leur vieille foi sous la forme d'un gros bloc de pierre noire de La Mecque. Cette pierre était météorique, en tombant sur la terre, elle s'était brisée en deux blocs, l'un d'eux est encore à La Mecque. Le plus gros bloc a été transporté en Barbarie, où un habile artisan l'a sculpté comme vous l'avez vu aujourd'hui. Ces hommes sont les descendants des premiers sectateurs de Mahomet ; ils ont transporté leur relique à travers tous leurs déplacements jusqu'à ce qu'ils se soient établis dans ce lieu étrange ; où le désert les protège de leurs ennemis. – Et l'oreille ? ai-je demandé presque involontairement. – Oh ! c'est toujours la même histoire ! Quelques membres de la tribu sont partis pour le Sud il y a quelques centaines d'années, et l'un d'eux, pour s'attacher la chance dans leur entreprise, s'est introduit nuitamment dans le temple et a tranché l'une des oreilles. Une tradition s'est établie chez les Noirs qu'un jour ou l'autre cette oreille reviendrait. Le voleur a dû être pris par un marchand d'esclaves, et voilà pourquoi la pierre est arrivée en Amérique, puis est tombée entre vos mains… Et vous avez eu l'honneur d'accomplir la prophétie. Il s'est interrompu et a posé sa tête sur ses mains, apparemment, il attendait que je parle. Quand il a relevé son visage, toute sa physionomie m'est apparue transformée. Il avait les traits durcis, une résolution farouche se lisait sur le dessin de sa bouche et dans son regard ; la demi-douceur qui avait accompagné ses propos s'est effacée devant une rudesse frôlant la férocité. – Je veux que vous rapportiez un message à la race blanche, a-t-il repris. À cette grande race dominante que je hais et méprise. Vous direz aux Blancs que je me suis engraissé de leur sang pendant vingt années, que j'ai tué des Blancs jusqu'à ce que j'en aie été fatigué, que je les ai tués sans jamais avoir été soupçonné, bien que j'aie eu à affronter toutes les précautions imposées par leur civilisation. Mais la vengeance est fade quand l'ennemi ignore qui l'a frappé. Je ne regrette donc pas de vous avoir pour transmettre ce message. Savez-vous comment est née en moi cette haine horrible ? Regardez !… Il a brandi sa main mutilée. – Voilà ce qu'a commis le couteau d'un Blanc. Mon père était Blanc, ma mère était esclave. Quand mon père est mort, elle a été vendue encore une fois, et moi, qui étais encore un enfant, je l'ai vue fouettée à mort pour la punir de ses petits airs et de la gracieuseté que son défunt maître avait encouragés chez elle. Ma jeune femme, aussi. Oui, ma jeune femme !… Un frémissement l'a parcouru tout entier. – N'importe ! J'ai juré. J'ai tenu parole. Du Maine en Floride, de Boston à San Francisco, vous pourrez retrouver ma trace par les meurtres qui ont dérouté la police. Je me suis battu contre la race blanche, comme pendant des siècles la race blanche s'est battue contre la noire. Et puis enfin, comme je vous l'ai dit, je me suis lassé de verser le sang. Mais la vue d'un Blanc m'était abominable. Alors j'ai résolu de partir à la recherche de quelques Noirs assez hardis, de me joindre à eux, de cultiver leurs qualités latentes et de former le noyau d'une grande nation de couleur. Cette idée m'a inspiré, et je m'y suis consacré. Pendant deux ans, j'ai voyagé à travers le monde pour trouver ce que je cherchais. Finalement, j'en suis venu à désespérer. Il n'y a aucun espoir de régénérescence dans les négriers soudanais, les Fantee avilis, ou les nègres américanisés du Libéria. Au moment où j'achevais mon enquête, le hasard m'a mis en contact avec cette magnifique tribu d'habitants du désert, et je me suis asso- cié avec eux. Avant toutefois de les rejoindre définitivement, mon vieil instinct de vengeance m'a incité à faire un dernier voyage aux États-Unis, j'en suis reparti à bord de la MarieCéleste. « Pour ce qui est du voyage, votre intelligence vous a déjà appris que, grâce à mes manipulations, les compas et les chronomètres avaient été complètement déréglés. Moi seul déterminais notre position exacte grâce à mes instruments personnels, tandis que la barre était tenue par mes amis de couleur selon mes indications. J'ai poussé par-dessus bord la femme de Tibbs. Quoi ! Vous paraissez étonné ! Vous reculez ? Vous l'aviez sûrement deviné, voyons ! J'ai également voulu vous tuer certain jour à travers la cloison, malheureusement, vous n'étiez pas sur votre couchette. J'ai essayé une deuxième fois, mais vous étiez réveillé. J'ai tué Tibbs. Je crois que tout le monde a vraiment cru qu'il s'était suicidé. Bien sûr, une fois arrivés devant la côte, tout était simple. J'avais convenu que tout le monde à bord serait tué, votre pierre a contrarié mes plans. J'avais aussi fait admettre qu'il n'y aurait pas de pillage. Personne ne peut dire que nous sommes des pirates. Nous avons agi par principe, pas pour des motifs sordides. J'écoutais avec stupéfaction le résumé des crimes que cet homme étrange me livrait de sa voix calme, comme s'il me détaillait des incidents bénins de sa vie quotidienne. Je le vois encore, figure de cauchemar, assis à une extrémité de ma couche, tandis qu'une lampe éclairait ses traits cadavériques. – Et maintenant, a-t-il poursuivi, votre évasion ne présentera pas de grandes difficultés. Ces stupides enfants que j'ai adoptés diront que vous êtes retourné au ciel d'où vous étiez descendu. Le vent souffle vers le large. J'ai un bateau qui est tout prêt pour vous, bien approvisionné en vivres et en eau. Je ne souhaite qu'une chose, être débarrassé de votre personne. Levez-vous et suivez-moi. Je lui ai obéi. Il m'a fait sortir de la hutte. Les gardiens s'étaient retirés, ou Goring s'était préalablement arrangé avec eux. Nous avons traversé la ville et nous avons retraversé la plaine sablonneuse. J'ai entendu le mugissement de la mer, j'ai revu la longue ligne blanche des brisants. Deux silhouettes se dessinaient sur le rivage, deux hommes arrangeaient les apparaux d'un petit bateau. C'étaient les deux matelots de couleur qui avaient été du voyage de la Marie-Céleste. – Menez-le de l'autre côté des brisants ! a ordonné Goring. Les deux hommes ont sauté dans le bateau et m'ont entraîné à leur suite. Avec la grand-voile et le foc, nous nous sommes éloignés du rivage et nous avons franchi le ressac. Puis, sans un mot d'adieu, nos deux compagnons ont bondi par-dessus bord ; j'ai vu leurs têtes, deux points noirs sur l'écume blanche, quand ils ont nagé vers la côte. J'ai aussi aperçu Goring. Il se tenait sur le sommet d'une dune, et la lune qui se levait derrière lui donnait à sa haute stature un relief impressionnant. Il a agité frénétiquement ses bras. Peut-être était-ce pour m'encourager ; mais sur le moment j'ai pris ses gestes pour autant de menaces, et depuis j'ai souvent pensé que son vieil instinct de sauvage s'était réveillé quand il avait compris que je lui échappais. Quels qu'aient été ses sentiments, voilà la dernière image que j'ai gardée de Septimius Goring. Point n'est besoin que j'insiste sur mon voyage solitaire. J'ai gouverné aussi bien que je l'ai pu en direction des Canaries, mais j'ai été recueilli le cinquième jour par le navire Monrovia, de la British and African Steam Navigation Company. Je saisis cette occasion d'offrir mes remerciements les plus sincères au capitaine Stornoway et à ses officiers pour la grande bonté dont ils m'ont entouré jusqu'à ce que je sois débarqué à Liverpool, d'où j'ai pu prendre un bateau pour New York. Depuis le jour où je me suis retrouvé dans le giron de ma famille, j'ai fort peu parlé de mes aventures. Le sujet est encore infiniment pénible pour moi, et le peu que j'en ai dit a été suspecté. Maintenant je livre les faits au public, tels qu'ils se sont déroulés, sans me soucier de savoir si je serai cru. Je n'ai écrit que parce que mes poumons sont de plus en plus épuisés, et que je me refuse à assumer plus longtemps la responsabilité du silence. Ma déposition n'est pas incertaine ni vague. Regardez votre carte d'Afrique. Au-dessus du cap Blanc, là où la terre infléchit vers le nord et vers le sud à partir du point le plus occidental du continent, voilà l'endroit où Septimius Goring règne sur ses noirs sujets (à moins que ne lui ait été infligé le châtiment de ses crimes) ; et là, à cette place où les longues lames vertes déferlent en mugissant et en sifflant sur la terre jaune et brûlante, gisent Harton, Hyson, et les autres pauvres diables qui ont été assassinés dans la Marie-Céleste. LA PETITE BOITE CARRÉE8 – Tout le monde à bord ? interrogea le capitaine. – Tout le monde à bord, monsieur ! répondit le second. – Alors, attention pour larguer ! Il était neuf heures, un mercredi matin. Le brave Spartan s'apprêtait à quitter un quai de Boston. Il avait son fret dans les cales, ses passagers embarqués, tout paré pour le départ. Deux fois avait retenti le sifflet d'avertissement. Le dernier coup de cloche avait été sonné. La proue était tournée vers l'Angleterre. Le chuintement de la vapeur indiquait à une oreille entraînée qu'il était prêt pour sa course de cinq mille kilomètres. Il tirait sur ses amarres, qui le retenaient comme une laisse retient un lévrier. J'ai la malchance d'être très nerveux. Une existence sédentaire, vouée à la littérature, a encore accru ce goût morbide pour la solitude que je cultivais déjà dans mon enfance. Debout sur le gaillard d'arrière du paquebot transatlantique, je maudissais amèrement l'obligation où je me trouvais de retourner sur la terre de mes ancêtres. Les cris des marins, le grincement des cordages, les adieux de mes compagnons de voyage, les hourras de la foule, tout cela meurtrissait ma nature sensible. De plus, je me sentais triste. Un sentiment indéfinissable, comme l'appréhension d'un grand malheur, m'obsédait. La mer était calme, la brise légère. Rien n'aurait dû troubler l'égalité d'humeur du plus enraciné des terriens, et pourtant j'avais 8 Titre original : The Little Square Box (1881). l'impression que j'étais menacé par un péril aussi considérable qu'imprécis. J'ai remarqué que de tels pressentiments frappent de préférence des tempéraments comme le mien, et qu'ils s'accomplissent assez fréquemment. Il existe une théorie selon laquelle le pressentiment provient d'une sorte de seconde vue, d'une subtile communication de l'esprit avec l'avenir. Je me rappelle bien que M. Raumer, spirite éminent, fît une fois la remarque que j'étais le sujet le plus perméable aux phénomènes surnaturels qu'il eût jamais rencontré au cours de ses expériences. Quoi qu'il en fût, je ne me sentais certainement pas très heureux tout en me frayant un chemin parmi les groupes riants ou pleurants qui se partageaient les ponts blancs du brave Spartan. Si j'avais su ce qui m'attendait dans les douze prochaines heures, même à la dernière seconde, j'aurais sauté sur le quai, je me serais échappé de ce maudit bateau ! – C'est l'heure ! dit le capitaine. Il referma le boîtier de son chronomètre qu'il replaça dans sa poche. – C'est l'heure ! répéta le second. Il y eut un dernier gémissement du sifflet, une poussée des amis et parents restés à terre. Une amarre fut détendue, l'échelle allait être retirée. Mais un cri jaillit de la passerelle. Deux hommes apparurent, ils descendaient le quai en courant. Ils agitaient leurs mains, multipliaient les gestes frénétiques. Certainement, ils avaient l'intention d'arrêter le bateau. – Faites vite ! criait la foule. – Arrêtez ! cria le capitaine. Doucement ! Arrêtez ! Maintenant, relevez l'échelle ! Les deux hommes sautèrent à bord juste au moment où la deuxième amarre était larguée et où un vrombissement convulsif de la machine nous écarta du quai. La foule applaudit. Un hourra fut poussé sur le pont. Un hourra lui répondit sur le quai. Les mouchoirs volèrent au vent. Le grand bateau laboura son sillon vers la sortie du port en jetant de grands panaches de fumée à travers la baie placide. Nous venions de partir pour notre croisière de quinze jours. Une ruée générale des passagers les précipita vers leurs couchettes et leurs bagages, tandis que dans le salon des bouchons de champagne qui sautaient prouvaient que certains voyageurs affligés adoptaient des moyens artificiels pour noyer les affres de la séparation. Je regardai autour de moi, sur le pont, afin d'inventorier mes compagnons de voyage. Ils présentaient les caractéristiques qu'on trouve habituellement en de telles circonstances. Pas de figures frappantes. Et je parle en connaisseur, car les visages sont l'une de mes spécialités. Je me jette sur les visages remarquables comme le botaniste sur une fleur. Quand j'en trouve un, je l'emporte avec moi pour l'analyser à loisir, le classer, l'étiqueter dans mon petit musée d'anthropologie. Rien ici qui fût digne de moi. Je vis une vingtaine de spécimens de la jeune Amérique qui allaient en « Iourop », quelques vieux ménages respectables qui serviraient le cas échéant d'antidote, plusieurs clergymen, des représentants de professions libérales, des dames du monde, des jeunes demoiselles spécifiquement britanniques, et toute la olla podrida d'un paquebot transatlantique. Je leur tournai le dos pour contempler les côtes américaines qui s'éloignaient, et de chers souvenirs accoururent en foule pour attendrir mon cœur à l'égard de ma patrie d'adoption. Quantité de bagages étaient encore empilés, par chance, sur le pont, mon goût prononcé pour la solitude m'incita à passer derrière leur entassement, à m'asseoir sur un rouleau de cordages contre le bastingage, et à m'abandonner à la mélancolie d'une rêverie. J'en fus tiré par un chuchotement dans mon dos. – Voilà un endroit tranquille, dit la voix. Asseyons-nous. Nous allons pouvoir parler en toute sécurité. Jetant un coup d'œil à travers un interstice entre deux énormes malles, j'aperçus les deux passagers qui nous avaient rejoints à la dernière seconde. Ils se tenaient de l'autre côté du tas de bagages. Évidemment, ils ne m'avaient pas vu, puisque j'étais accroupi à l'ombre des valises. Celui qui avait parlé était grand et mince ; il avait une barbe presque bleue tant elle était noire, et un teint blême ; il avait l'air nerveux, excité. Son compagnon était un petit bonhomme du type pléthorique mais vif et résolu ; il mâchonnait un cigare et portait sur son bras gauche un grand imperméable. Ils regardèrent autour d'eux comme pour s'assurer qu'ils étaient bien seuls. – Exactement l'endroit qu'il nous faut ! commenta l'autre. Ils s'assirent sur un ballot de marchandises, me tournant le dos, et je me trouvai, tout à fait contre mon gré, dans la situation déplaisante du monsieur qui écoute aux portes. – Alors, Muller ! commença le plus grand des deux. Nous voilà quand même à bord, et tout va bien ! – Oui ! acquiesça celui qui portait le nom de Muller. À bord, et tout va bien. – Ç'a été plutôt de justesse, hein ! – De justesse, Flannigan, tu l'as dit. – Si nous avions raté le bateau… – Nos plans auraient été fichus en l'air ! – Détruits, ruinés, complètement fichus ! fit le petit homme, qui pendant quelques instants tira furieusement sur son cigare. Il ajouta enfin : « Je l'ai ici. – Fais-moi voir. – Personne ne regarde ? – Non, ils sont presque tous en bas. – Quand l'enjeu est si important, on ne prend jamais trop de précautions ! dit Muller. Il déroula l'imperméable qu'il portait sur son bras et découvrit un objet noir qu'il posa sur le pont. Un seul regard me suffit, je sautai sur mes pieds en poussant une exclamation d'horreur. Heureusement, ils étaient tellement captivés par leur affaire que ni l'un ni l'autre ne firent attention à moi. S'ils avaient tourné la tête, infailliblement ils m'auraient vu, tout pâle, le regard plongeant par-dessus les valises. Depuis le début de leur conversation, une horrible crainte s'était emparée de moi. Elle me parut plus que justifiée quand je vis ce qu'ils avaient posé devant eux. C'était une petite boîte carrée, en bois foncé, avec des filets de cuivre. Elle devait avoir un volume de trente décimètres cubes à peu près. Elle me rappelait une boîte de pistolets, mais nettement plus haute. Un accessoire y était fixé cependant, et je ne pouvais en détacher mon regard, car il évoquait un vrai pistolet davantage qu'une simple boîte. C'était, sur le couvercle, un dispositif dans le genre d'un méca- nisme de détente, une ficelle y était attachée. À côté de cette détente il y avait, percée dans le bois, une petite ouverture carrée. L'homme grand et mince, que l'autre avait appelé Flannigan, appliqua un œil sur cette ouverture et regarda à l'intérieur pendant quelques minutes avec une expression d'anxiété intense. – Ça me paraît assez bien ! dit-il enfin. – J'ai essayé de ne pas la secouer. – Des objets aussi sensibles méritent d'être traités avec délicatesse. Mets dedans un peu de ce qu'il faut, Muller. Le petit bonhomme fouilla quelque temps dans ses poches ayant d'en extraire un petit paquet en papier. Il l'ouvrit, en sortit une demi-poignée de granules blanchâtres qu'il versa par le trou. Un bizarre cliquetis résonna à l'intérieur de la boîte, les deux hommes sourirent de satisfaction. – Tout va bien de ce côté ! dit Flannigan. – En parfait état. – Attention ! Voici quelqu'un. Emmenons-la dans notre couchette. Il vaut mieux que personne ne soupçonne à quoi nous jouons. Ce qui serait pis encore, ce serait que quelqu'un la manipule et actionne le mécanisme par erreur. – Eh bien ! le résultat serait le même ! Peu importe qui l'actionne, dit Muller. – Ils seraient bien étonnés ! fit le plus grand dans un rire sinistre. Ah ! ah ! Imagine leurs figures ! Le mécanisme représente un joli travail, je m'en vante ! – Oui, répondit Muller. C'est toi qui l'as dessiné, pièce par pièce, n'est-ce pas ? tion. – Oui. Le ressort et le volet coulissant sont de mon inven– Nous devrions prendre un brevet ! Les deux hommes se mirent à rire. Ils ramassèrent la petite boîte carrée et la dissimulèrent dans le grand imperméable de Muller. – Descendons ! Nous la rangerons dans notre couchette, dit Flannigan. Nous n'en aurons pas besoin avant ce soir, et là, elle sera en sûreté. Son compagnon acquiesça. Ils descendirent le pont bras dessus bras dessous et disparurent dans un escalier, emportant leur mystérieuse petite boîte. Les derniers mots que j'entendis furent une recommandation de Flannigan, il fallait la porter avec précaution et éviter de la cogner contre les bastingages. Combien de temps suis-je demeuré assis sur mon tas de cordages ? Je ne le saurai jamais. Le tour abominable de la conversation que j'avais surprise se trouvait aggravé par les premières nausées du mal de mer. La longue houle de l'Atlantique commençait à faire valoir ses droits aussi bien sur les passagers que sur le bateau. Je me sentais prostré dans mon esprit et dans mon corps. Je tombai dans un état d'affaissement subit d'où je fus finalement tiré par la voix cordiale du digne maître timonier : – Ça ne vous ferait rien de vous déplacer un peu, monsieur ? me demanda-t-il. Nous voudrions débarrasser le pont de ce fatras. Ses manières un peu bourrues et sa figure saine, colorée, ressemblaient positivement à une insulte personnelle, étant donné ma condition présente. Si j'avais été courageux, ou plus musclé, je l'aurais giflé. Je me bornai à gratifier cet honnête marin d'un grognement mélodramatique qui parut l'étonner fort, et je me dirigeai vers l'autre côté du pont. La solitude était tout ce dont j'avais besoin, une solitude au sein de laquelle je pourrais ruminer sur ce crime effroyable qui s'était tramé sous mes propres yeux. L'un des canots de sauvetage était suspendu assez bas aux bossoirs. Une idée me traversa l'esprit. J'escaladai le bastingage, je me glissai dans le canot vide et je m'étendis au fond. J'étais sur le dos. Je ne voyais rien que le ciel bleu audessus de moi et, par intermittence, lorsque le roulis était trop fort, l'artimon du bateau. Au moins j'étais seul avec mes nausées et mes pensées. J'essayai de me rappeler les mots précis qui avaient été prononcés au cours de ce terrible dialogue entre Muller et Flannigan. Pouvaient-ils s'appliquer à autre chose qu'à ce qui m'avait tout de suite sauté au yeux ? Ma raison m'obligea à admettre que non. Je m'efforçai de classer les faits qui constituaient la chaîne des circonstances. Comme j'aurais voulu y trouver une faille ! Mais non, il ne manquait pas un maillon ! D'abord la façon bizarre dont nos passagers étaient arrivés à bord, ce qui leur avait permis d'éviter une inspection de leurs bagages. Le nom de Flannigan évoquait l'Irlande, les républicains terroristes, les Fenians. Le nom de Muller ne suggérait rien d'autre que du socialisme et du meurtre. Et puis, leur comportement si plein de mystère ! Leur remarque que leurs plans auraient été anéantis s'ils avaient manqué le bateau. Leur peur d'être remarqués. Enfin la preuve concluante quand ils avaient montré la petite boîte carrée avec le mécanisme de détente, leur sinistre plaisanterie sur la tête que ferait l'homme qui déclencherait le mécanisme par erreur !… Est-ce que ces faits pouvaient conduire à une autre conclusion ? Ces individus étaient les agents résolus de quelqu'un, politique ou autre, des hommes décidés à sacrifier eux-mêmes, leurs compagnons de voyage, le bateau, dans un immense holocauste ! Les granules blanchâtres qui avaient été versés (je les avais vus) dans la boîte étaient sans aucun doute une amorce destinée à la faire exploser. J'avais moi-même entendu un bruit qui provenait peut-être d'une pièce délicate du mécanisme. Et qu'entendaient-ils par leur allusion à ce soir ? Se pouvait-il qu'ils envisageassent de mettre à exécution leur funeste dessein dès le premier soir de notre croisière ? Rien que d'y penser, j'en eus un frisson qui me causa plus de souci que mon mal de mer. Je l'ai dit, je suis physiquement un poltron. Et je le suis aussi moralement. Il est rare que ces deux défauts s'associent dans un seul homme. J'ai connu beaucoup d'hommes particulièrement sensibles au danger physique, et qui cependant étaient remarquables par la force et l'indépendance de leur caractère. En ce qui me concerne, je conviens à regret que mes habitudes paisibles et ma vie retirée ont développé en moi une frayeur mortelle de faire quoi que ce soit d'original ou qui me mette en évidence, frayeur qui est encore plus forte, si possible, que ma peur de tout péril personnel. Un mortel ordinaire, placé dans les circonstances où je me trouvais moi-même, serait allé voir aussitôt le capitaine, il lui aurait avoué ses craintes et il lui aurait laissé le soin de régler l'affaire. Mais à moi, constitué comme je le suis, cette idée me sembla haïssable. La perspective de devenir une vedette, de subir une sorte d'interrogatoire contradictoire de la part d'un étranger, d'être confronté sous l'aspect d'un dénonciateur avec deux conspirateurs prêts à tout, me remplissait d'épouvante et d'horreur. Et s'il était prouvé, par une hypothèse à laquelle je ne pensais pas, que je m'étais trompé ? Quelles seraient les réactions s'il apparaissait que mon accusation était mal fondée ? Non. Je temporiserais. Je surveillerais du coin de l'œil mes deux conspirateurs. Je les filerais. Tout valait mieux qu'une erreur possible. À cet instant, je me dis que peut-être une nouvelle phase de la conspiration se développait. L'excitation de mes nerfs avait dû calmer mon mal de mer, car je pus me mettre debout et m'extraire du canot sans une nausée. Je titubai le long du pont dans l'intention de descendre dans la cabine et de voir à quoi s'occupaient mes nouvelles connaissances. Juste comme je posais ma main sur la rampe, je reçus une grande claque cordiale dans le dos qui me projeta en bas des marches avec plus de précipitation que de dignité. – Serait-ce toi Hammond ? questionna une voix qu'il me sembla reconnaître. – Dieu me bénisse ! dis-je en me retournant. Pas possible que ce soit Dick Merton ! Comment vas-tu, mon vieux ? Au milieu de mes perplexités s'offrait une chance imprévue. Dick était exactement l'homme dont j'avais besoin. D'un naturel aimable et avisé, prompt à l'action, il écouterait le récit de mes soupçons, et je pourrais me fier à son bon sens pour arrêter le meilleur plan. Depuis le temps où j'étais en seconde à Harrow, Dick avait été mon conseiller et mon protecteur. Du premier coup d'œil, il devina que quelque chose n'allait pas. – Hello ! s'écria-t-il avec sa gentillesses coutumière. Qu'estce qui te tracasse, Hammond ? Te voilà aussi blanc qu'un drap de lit ! Mal de mer, eh ? – Non. Pas tout à fait. Faisons les cent pas, Dick. Il faut que je te parle. Donne-moi ton bras. En m'appuyant sur la robuste carrure de Dick, je marchai sans trop de peine. Mais il se passa du temps avant que je puisse rassembler mes énergies pour parler. – Veux-tu un cigare ? me demanda-t-il pour rompre le silence. – Non, merci ! répondis-je, Dick, ce soir, nous serons tous des cadavres ? – Ce n'est pas une raison pour que tu ne fumes pas un cigare maintenant ! déclara Dick froidement. Mais il me dévisagea. C'était normal, il pensait que je déraillais. – Non, Dick. Ce n'est pas l'heure de plaisanter. Et je te jure que je n'ai rien bu. J'ai découvert une conspiration infâme, Dick, qui a pour but de détruire ce bateau et tous ceux qui sont à bord… Sur quoi j'entrepris d'exposer systématiquement, en ordre, l'enchaînement des indices que j'avais recueillis. – Alors, Dick ? demandai-je pour conclure. Qu'est-ce que tu penses de ça ? et surtout, que dois-je faire ? Je fus plutôt surpris qu'il éclatât d'un gros rire jovial. – Je serais épouvanté si quelqu'un d'autre que toi m'en avait dit autant ! Mais je te connais, Hammond, tu es un marchand d'illusions. Tu as toujours été ainsi. Cela me rajeunit de voir resurgir les vieux traits de ton caractère. Te rappelles-tu qu'à l'école tu me juras qu'il y avait un fantôme dans la grande salle ? En fin de compte, ce fantôme s'avéra ton image réfléchie dans la glace !… Voyons, mon vieux ! Pourquoi quelqu'un songerait-il à détruire ce bateau ? À bord, il n'y a pas de grosses pièces politiques. La majorité des passagers sont des Américains. Par ailleurs, en ce noble XIXe siècle, les partisans des tueries de masse ne figurent jamais au nombre des victimes. Compte là-dessus ! Tu ne les as pas compris, ou tu as pris une caméra ou quelque chose d'aussi inoffensif pour une machine infernale ! – Pas du tout, monsieur ! répliquai-je assez ému. Tu apprendras à tes dépens, j'en ai peur, que je n'ai ni mal compris ni exagéré. Quant à la boîte, je n'en ai jamais vu de semblable. Elle contient un mécanisme fragile. De cela je suis convaincu. Il n'y avait qu'à voir la manière dont ces hommes la manipulaient et en parlaient. – De n'importe quel colis de denrées périssables, tu ferais une torpille ! dit Dick. – Le nom du type est Flannigan, poursuivis-je. – Je ne crois pas que ce soit un argument valable devant un tribunal, fit Dick. Mais viens, j'ai fini mon cigare. Nous pourrions descendre et casser la tête d'une bouteille de vin blanc. Si les Orsini sont dans le salon, tu me les désigneras. – Entendu ! D'ailleurs, je suis décidé à ne pas les perdre de vue. Ne les regarde pas trop attentivement tout de même, car je ne voudrais pas qu'ils se sentent surveillés. – Fais-moi confiance ! J'aurai l'œil abruti et naïf d'un agneau. Et nous descendîmes au salon. De nombreux passagers étaient éparpillés autour de la grande table centrale. Les uns luttaient avec des sacs de voyage réfractaires. D'autres déjeunaient. Il y en avait qui lisaient, ou qui se distrayaient autrement. Les objets de notre enquête n'étaient pas là. Nous traversâmes la salle et visitâmes toutes les cabines, pas trace d'eux. « Seigneur ! pensai-je. Peut-être qu'en ce moment même ils sont sous nos pieds, dans la cale ou la chambre des machines, en train de préparer leur machine diabolique. » Mieux valait connaître le pire que de rester ainsi en suspens. – Maître d'hôtel ! appela Dick. Y a-t-il ailleurs d'autres passagers. – Il y en a deux dans le fumoir, monsieur. Le fumoir était une petite pièce luxueusement meublée, attenante à l'office. Nous poussâmes la porte et entrâmes. Je ne pus réprimer un soupir de soulagement. La première chose que je vis était la figure cadavérique de Flannigan, avec sa bouche entrouverte et ses yeux qui ne cillaient point. Son compagnon était assis en face de lui. Ils étaient tous deux en train de boire et, sur la table, s'étalait un jeu de cartes. Ils jouaient quand nous arrivâmes. Je poussai Dick du coude pour le prévenir que nous avions trouvé nos hommes, et nous nous assîmes à côté, de l'air le plus insouciant qui fût. Les deux conspirateurs ne semblaient guère se préoccuper de notre présence. Je les surveillai de près. Ils jouaient à un jeu qui s'appelle le napoléon. Tous deux y étaient forts. Je ne pouvais pas m'empêcher d'admirer le merveilleux équilibre nerveux d'individus qui, avec un pareil secret dans le cœur, pouvaient consacrer leurs facultés intellectuelles à libérer une longue ou à faire une impasse à la dame. L'argent changeait rapidement de mains, mais la chance paraissait défavoriser le plus grand des deux. Enfin, il jeta les cartes sur la table et refusa, en jurant, de continuer. – Non, que je sois pendu si je recommence ! dit-il. En cinq donnes, je n'ai jamais eu plus de deux cartes se suivant. – Aucune importance ! répondit son camarade, en ramassant ses gains. Quelques dollars dans ta poche ou dans la mienne, ça ne compte guère à côté du travail de ce soir. Je fus étonné de l'audace du bandit, mais je veillai à garder mes yeux perdus dans le vague tout en buvant mon vin. Je sentis que Flannigan regardait de mon côté avec ses yeux de loup pour voir si j'avais remarqué l'allusion. Il chuchota à son compagnon quelques mots que je ne saisis pas. C'était une recommandation, je suppose, car l'autre se mit presque en colère. – Absurde ! Pourquoi ne dirais-je pas ce qui me plaît ? Un excès de précautions, voilà justement, ce qui nous nuirait. – Je crois que tu ne tiens pas à ce que nous réussissions ! dit Flannigan. – Tu ne crois rien de pareil ! répliqua Muller, en parlant vite et fort. Tu sais aussi bien que moi que quand je joue une mise, j'aime gagner. Mais je ne tolérerai pas d'être critiqué ni interrompu par toi ou par quiconque ! Je suis intéressé à notre réussite autant que toi. Plus, même ! Il était vraiment furieux, et il tira avidement sur son cigare. Le regard de l'autre scélérat allait de Dick Merton à moi-même. Je savais que je me trouvais en présence d'un homme prêt à tout, que le frémissement de ma lèvre pouvait être le signal qu'il attendait pour plonger un poignard dans mon cœur, mais je me maîtrisai plus facilement que je ne l'aurais cru. Dick, lui, était aussi impassible et apparemment aussi indifférent qu'un sphinx. Le silence régna quelques instants dans le fumoir, interrompu seulement par le brassage des cartes auquel se livra Muller avant de les remettre dans sa poche. Il semblait être encore vaguement enfiévré et irritable. Il jeta le bout de son cigare dans le crachoir, lança un regard de défi à son compagnon et se tourna vers moi. – Pouvez-vous me dire, monsieur, me demanda-t-il, quand ce bateau donnera de ses nouvelles ? Ils me regardaient tous les deux. Peut-être avais-je légèrement pâli, mais ma voix ne trembla pas quand je répondis : – Je pense, monsieur, que ce bateau ne donnera de ses nouvelles que lorsqu'il entrera dans la rade de Queenstown. – Ah ! ah ! Je savais bien que vous répondriez cela. Ne me donne pas des coups de pieds sous la table, Flannigan ! Je ne supporterai pas. Je sais ce que je fais… Vous vous trompez, monsieur ! reprit-il en se retournant vers moi. Vous vous trompez lourdement ! – À un navire de rencontre, peut-être ? suggéra Dick. – Non. Non plus. – Le temps est beau, dis-je. Pourquoi n'arriverions-nous pas à destination ? – Je n'ai pas dit que nous n'arriverions pas à destination. Quoique après tout ce soit possible. En tout cas, ce n'est pas là qu'on aura d'abord des nouvelles de nous. – Où, alors ? demanda Dick. – Ça, vous ne le saurez jamais ! Il suffit qu'un agent rapide et mystérieux signale notre position, et cela avant la fin du jour. Ah ! ah ! Il se remit à glousser. – Viens sur le pont ! grommela son camarade. Tu as trop bu de cet ignoble cognac à l'eau. Tu en as la langue trop déliée. Allons, viens ! Il le prit par le bras et le conduisit, presque de force, hors du fumoir vers l'escalier, puis de là sur le pont. – Alors, qu'est-ce que tu en dis maintenant ? bégayai-je en me penchant vers Dick. Il était aussi imperturbable qu'à son habitude. – J'en dis tout simplement ce que dit son compagnon : nous avons entendu les divagations d'un type à demi soûl. Il puait le cognac ! – Mais enfin, Dick ! Tu as bien vu comment l'autre essayait de lui tenir la langue ? – Bien sûr ! Il ne voulait pas que son ami passât pour un idiot devant des étrangers. Peut-être le petit gros est un fou et l'autre son gardien. C'est tout à fait possible. – Oh ! Dick ! Dick ! m'écriai-je. Comment peux-tu être aveugle à ce point ? Ne sens-tu pas que chaque parole a confirmé mes soupçons ? – Balivernes, mon vieux ! Tu raisonnes dans un état d'excitation nerveuse invraisemblable. Veux-tu me dire ce qu'il y a à tirer de cette absurdité touchant un mystérieux agent qui signalerait notre position ? – Je vais te dire ce que cela signifie, Dick ! murmurai-je en me penchant vers lui et en saisissant son bras. Il sous-entendait une explosion soudaine et un éclair qui pourraient être vus en mer par un pêcheur au large des côtes américaines. Voilà ce qu'il voulait dire ! – Je ne croyais pas que tu étais stupide à ce degré là ! fit Dick Merton avec humeur. Si tu cherches à attacher une signification précise à toutes les bêtises que racontent les ivrognes, tu dois aboutir à d'étranges conclusions. Suivons leur exemple et montons sur le pont. Tu as besoin d'air frais, je crois. Ce qui est vrai, c'est que tu as le foie déréglé. Un voyage en mer te fera le plus grand bien. – À condition que je voie la fin de celui-ci ! soupirai-je. Je jure que je n'en ferai jamais d'autre… On est en train de dresser la table ; cela ne vaut pas la peine que je monte. Je vais rester en bas et déballer mes affaires. – J'espère que pour le dîner tu seras d'une humeur plus agréable ! Et Dick sortit, me laissant à mes réflexions jusqu'à ce que le coup de gong nous convoquât tous au salon. Faut-il le dire ? Mon appétit n'avait pas été beaucoup accru par les incidents de la journée. Je m'assis néanmoins à table comme un automate, et m'efforçai de m'intéresser à la conversation qui s'était engagée autour de moi. Il y avait près d'une centaine de passagers de première classe. Quand le vin commença à circuler, les voix combinées au fracas des assiettes et des plats m'assourdirent. Je me trouvai assis entre une grosse vieille dame très nerveuse et un clergyman compassé. Comme ni l'un ni l'autre ne me firent les premières avances pour causer, je me retirai dans ma coquille et m'occupai à observer mes compagnons de voyage. Non loin, je voyais Dick qui partageait son attention entre une volaille découpée devant lui et une jeune dame fort joliment entière à son côté. Le capitaine Downie faisait les honneurs à un bout de la table, tandis que le médecin du bord était assis à l'autre extrémité. Je me réjouis de constater que Flannigan était placé presque en face de moi. Tant que je l'aurais sous les yeux, je serais sûr que nous ne risquions rien. Il avait sur le visage quelque chose qui voulait ressembler à un sourire aimable. J'observai qu'il buvait beaucoup de vin, tellement même qu'avant le dessert il avait la voix altérée. Son ami Muller était assis un peu plus loin. Il mangeait peu. Il m'apparut nerveux, agité. – Maintenant, mesdames, déclara notre brave capitaine, j'espère que vous vous considérerez comme chez vous à bord de mon navire. Pour ce qui est des messieurs, je ne crains rien. Une bouteille de champagne, maître d'hôtel ! Buvons à une fraîche brise et à une traversée rapide. Je pense que nos amis d'Amérique apprendront dans huit jours, neuf au plus, que nous sommes bien arrivés. Je levai les yeux. Pour aussi rapide qu'eût été le coup d'œil échangé entre Flannigan et son associé, je l'avais surpris. Sur les lèvres minces du premier, je distinguai même un mauvais sourire. La conversation élargit son cercle. On parla tour à tour politique, navigation, distractions, religion. Je demeurai silencieux, mais n'en écoutai pas moins. Je me dis tout à coup qu'en introduisant le sujet que j'avais toujours présent à l'esprit, je ne ferai aucun mal. Je pourrais le faire d'une manière désinvolte. Au moins cela aurait-il pour effet d'orienter les pensées du capitaine dans cette direction. Et je pourrais guetter aussi la réaction de mes deux conspirateurs. Il y eut une soudains chute de la conversation. Les sujets banals étaient-ils épuisés ? Je saisis l'occasion. – Puis-je vous demander, capitaine, commençai-je en m'inclinant et en parlant très distinctement, ce que vous pensez des manifestations des terroristes républicains irlandais ? La figure rougeaude du capitaine s'assombrit légèrement d'une honnête indignation. – Ce sont des gestes de lâches ! répondit-il. Aussi stupides que méchants. – De vaines menaces d'une bande de coquins anonymes ! surenchérit un vieux monsieur décoré à côté de lui. – Oh ! capitaine ! gémit ma grosse voisine. Vous ne croyez pas réellement qu'ils seraient capables de faire sauter un bateau ? – Je suis parfaitement certain qu'ils le feraient s'ils le pouvaient. Mais je suis parfaitement certain qu'ils ne feront jamais sauter le mien. – Puis-je vous demander quelles précautions vous avez prises ? interrogea un homme d'âge moyen au bout de la table. – Toutes les marchandises à bord ont été soigneusement examinées, répondit le capitaine Downie. – Mais supposez qu'un passager apporte à bord un explosif ? demandai-je. – Ils sont bien trop lâches pour risquer leur vie de cette façon ! Pendant cette conversation, Flannigan n'avait pas manifesté le moindre intérêt pour ce qui se disait. Toutefois, il leva la tête et regarda le capitaine. – Ne croyez-vous pas que vous les mésestimez ? dit-il. Toutes les sociétés engendrent des désespérés prêts à tout. Pourquoi les Fenians n'en auraient-ils pas comme les autres ? Beaucoup d'hommes croient que c'est un privilège de mourir au service d'une cause qui leur paraît juste, mais que d'autres peuvent trouver détestable. – L'assassinat à tort et à travers ne peut pas être jugé juste par qui que ce soit ! déclara le petit clergyman. – Le bombardement de Paris n'était pas autre chose, répondit Flannigan. Et pourtant tout le monde civilisé s'est trouvé d'accord pour regarder, les bras croisés, et prononcer le mot « guerre » au lieu du mot « assassinat ». Ce bombardement a paru assez juste aux Allemands. Pourquoi la dynamite ne seraitelle pas jugée juste par les Fenians ? – En tout cas, dit le capitaine, leurs imbécillités n'ont provoqué aucune catastrophe maritime jusqu'ici. – Pardon ! répondit Flannigan. N'a-t-on pas émis quelques doutes à propos du Dotterel ? J'ai rencontré en Amérique des gens qui prétendaient savoir de source sûre qu'il y avait eu une torpille à bord du bateau. – Ils ont menti ! affirma le capitaine. Il a été prouvé formellement devant le tribunal qu'une explosion de gaz de houille s'était produite… Mais nous ferions mieux de changer de sujet, sinon les dames ne dormiraient pas tranquilles… Et la conversation dériva une fois de plus vers ses platitudes habituelles. Au cours de cette petite discussion, Flannigan avait soutenu son point de vue avec une discrétion d'homme du monde et un calme dont je ne l'aurais pas cru capable. Je ne pus m'empêcher d'admirer un homme qui, sur le point de se livrer à une entreprise désespérée, pouvait courtoisement discuter d'un point qui devait le toucher de si près. Il avait bu, je l'ai dit, une quantité considérable de vin mais quoique ses pommettes eussent légèrement rougi, il avait gardé une attitude pleine de décence. Il ne se joignit pas à la nouvelle conversation, il se perdit dans des réflexions personnelles. Un tourbillon d'idées contradictoires se déchaîna dans ma tête. Que devais-je faire ? Allais-je me lever et les dénoncer surle-champ devant les passagers et le capitaine ? Demanderais-je quelques minutes d'entretien particulier au capitaine dans sa cabine afin de tout lui révéler ? Un moment j'en eus envie, mais ma vieille timidité se réveilla avec une force redoublée. Dick avait entendu les preuves ; il avait refusé de les croire. Je décidai de laisser aller les choses. Un bizarre sentiment d'insouciante témérité m'envahit. Pourquoi aiderais-je des gens qui restaient aveugles devant leurs propres périls ? C'était le devoir des officiers de nous protéger. Ce n'était pas à nous de les avertir. Je bus deux verres de vin coup sur coup et passai sur le pont, fermement décidé à conserver mon secret au plus profond de mon cœur. La soirée était magnifique. Tout éprouvé que je fusse par mon excitation nerveuse, je ne pus faire autrement que m'appuyer au bastingage et respirer la fraîcheur du vent. Au loin, vers l'ouest, une voile solitaire se détachait sur la grande nappe de feu abandonnée par le soleil qui s'était couché. Je frissonnai en regardant. C'était majestueux. Et c'était terrible. Audessus de notre grand mât, une unique étoile scintillait faiblement, mais c'était un millier qui, à chaque coup de notre hélice, semblaient luire dans l'eau. Seule note discordante dans ce magnifique tableau, la traînée de fumée qui s'étendait derrière nous, comme une taillade noire sur un rideau cramoisi. Il était difficile de croire que la grande paix de toute cette nature pourrait être gâtée par un pauvre être humain misérable. « Après tout, songeai-je en contemplant les profondeurs bleues au-dessous de moi, en mettant les choses au pis, il vaut mieux mourir ici que de traîner une agonie sur un lit d'hôpital… » Qu'est-ce que la vie d'un homme quand on la compare aux grandes forces de la nature ? Toute ma philosophie, cependant, ne m'épargna pas un frisson, quand, tournant la tête, j'aperçus à l'autre bout du pont deux silhouettes sinistres que je n'eus aucun mal à identifier. Ils semblaient discuter avec passion, mais il m'était impossible de les entendre. Je me contentai de faire les cent pas en les surveillant de loin. J'éprouvai un grand soulagement quand Dick s'avança sur le pont. Un confident, même incrédule, est préférable à pas de confident du tout. – Alors, mon vieux ? me dit-il en me chatouillant les côtes. Nous n'avons pas encore sauté, hein ? – Non, pas encore. Mais rien de prouve que nous ne sommes pas sur le point de sauter. – Mais non, mon vieux ! répondit Dick. Je ne peux pas concevoir ce qui t'a mis cette idée invraisemblable dans la tête. J'ai parlé à l'un des deux assassins présumés tels, et il me paraît un type pas désagréable du tout. Un vrai tempérament de sportif, je dirais, d'après la manière dont il parle. – Dick ! m'écriai-je. Je suis certain que ces individus possèdent une machine infernale et que nous sommes au bord de l'éternité : c'est aussi sûr que si je les voyais approcher une allumette de l'amorce. – Eh bien ! si tu le crois vraiment… me dit Dick, à demi ébranlé sur le moment par le sérieux de mon affirmation, ton devoir consiste à faire part au capitaine de tes soupçons. – Tu as raison ! J'y vais. C'est mon absurde timidité qui m'a interdit de le faire plus tôt. Je crois que nous ne pourrons avoir la vie sauve que si je lui expose toute l'affaire. – Alors, vas-y tout de suite. Mais, au nom du ciel, ne me mets pas dans le coup. – Je lui parlerai quand il descendra de la passerelle. Dans l'intervalle, je ne les perds pas de vue. – Tu me tiendras au courant du résultat, dit mon compagnon. Sur un signe de tête, il me quitta pour se mettre en quête, je pense, de sa voisine de table. Livré à moi-même, je me souvins de ma retraite du matin et, grimpant par-dessus le bastingage, je m'installai au fond du canot de sauvetage. Là, je pouvais réfléchir aux événements et, rien qu'en levant la tête, observer mes cruels voisins. Une heure passa. Le capitaine était encore sur la passerelle. Il était en train de bavarder avec un passager. Tous deux discutaient d'un problème complexe de navigation. De l'endroit où j'étais allongé, je pouvais voir les extrémités rougies de leurs cigares. Il faisait noir, maintenant. Si noir que je distinguais à peine les silhouettes de Flannigan et de son complice. Ils n'avaient pas bougé. Quelques passagers se promenaient sur le pont, mais beaucoup étaient en bas. Un calme étrange semblait prendre possession de l'air. Les voix des hommes de quart et le grincement du gouvernail étaient les seuls bruits qui troublaient le silence. Une autre demi-heure s'écoula. Le capitaine était toujours sur la passerelle, et il n'avait pas l'air de vouloir en descendre. Mes nerfs étaient excessivement tendus, au point qu'un bruit de pas sur le pont me fit trembler des pieds à la tête. Je risquai un œil par-dessus le rebord de mon canot, mes deux suspects avaient traversé et se tenaient à présent tout juste au-dessous de moi. La lumière d'un habitacle éclairait en plein la figure blême de ce bandit de Flannigan. Un seul regard m'avait suffi pour me rendre compte que Muller avait son imperméable sur son bras. Je retombai en arrière et gémis. J'eus l'impression qu'à force d'avoir temporisé j'avais sacrifié deux cents vies humaines. Je n'ignorais pas la diabolique vengeance que s'attire un espion. Je savais que deux hommes qui jouent leurs vies ne reculent devant rien. Tout ce que je pus faire fut de me blottir au fond du canot pour écouter en silence leur dialogue chuchoté. – Ici, à cet endroit, ce sera parfait ! déclara une voix. – Oui, le côté sous le vent est le meilleur. – Je me demande si le mécanisme jouera. – Moi, j'en suis sûr. – Nous devions le déclencher à dix heures, n'est-ce pas ? – Oui, dix heures précises. Dans huit minutes… Une pause succéda à cette information désespérante. Puis la voix reprit : – On n'entendra pas le déclic de la détente, n'est-ce pas ? – Aucune importance. De toutes façons, il serait trop tard pour nous empêcher d'agir. – C'est vrai. Il doit y avoir plutôt de l'énervement parmi ceux que nous avons laissés derrière nous ? – Plutôt ! Dans combien de temps crois-tu qu'ils auront de nos nouvelles ? – Vers minuit au plus tôt, les premières nouvelles. – Grâce à moi. – Non, à moi. – Ah ! ah ! Nous verrons ! Nouvelle pause. Puis j'entendis la voix de Muller : – Il n'y a plus que cinq minutes. Ah ! comme le temps passait lentement. – Ça fera une belle sensation, là-bas ! fit une voix. – Oui, du bruit dans les journaux ! Je levai la tête et regardai par-dessus mon canot. Il semblait qu'il n'y eût plus ni espoir, ni secours en vue. La mort me dévisageait froidement. Allais-je ou n'allais-je pas donner l'alarme ? Le capitaine avait enfin quitté la passerelle. Le pont était désert, à l'exception de ces deux lugubres formes humaines tapies dans l'ombre. Flannigan mit sa montre dans la paume de sa main. – Encore trois minutes, dit-il. Pose-la sur le pont. – Non. Je vais la poser sur le bastingage. C'était la petite boîte carrée. D'après le bruit, je compris qu'il l'avait placée près du bossoir, presque exactement sous ma tête. Je risquai un nouveau coup d'œil. Flannigan était en train de verser d'un papier quelque chose dans sa main. Quelque chose de blanc et de granulaire comme ce que j'avais vu le matin. Sans doute une amorce, car il la glissa dans la petite boîte, et j'entendis le bruit bizarre qui avait déjà éveillé mon attention. – Dans une minute et demie ! annonça-t-il. Qui tirera sur la ficelle, toi ou moi ? – Je tirerai, moi ! répondit Muller. Il était agenouillé et il tenait dans sa main le bout de la ficelle. Flannigan se tenait debout derrière lui, les bras croisés, l'air décidé. Je ne pus résister plus longtemps. Mon système nerveux céda. – Arrêtez ! Hurlai-je en sautant sur mes pieds. Arrêtezvous, malheureux ! Hommes sans principes !… Ils firent tous deux un saut en arrière. Je crois qu'ils me prirent pour un revenant, un rayon de lune éclairait mon visage décomposé. Mais maintenant j'étais brave. J'étais allé trop loin pour battre en retraite. – Caïn a été damné ! m'écriai-je. Et il n'en tua qu'un ! Voudriez-vous répondre du sang de deux cents personnes ? – Il est fou ! dit Flannigan. C'est l'heure. Lâche tout, Muller ! Je bondis sur le pont. – Non, vous ne le ferez pas ! criai-je. – De quel droit nous l'interdiriez-vous ? – Au nom de tous les droits : humains et divins ! – Ce n'est pas votre affaire. Laissez-nous tranquilles. – Non. Jamais ! – Qu'est-ce que c'est que ce cinglé ? Il y a trop d'intérêts en jeu pour faire des cérémonies ! Je vais le tenir, Muller, pendant que tu actionneras le mécanisme. Dans la seconde qui suivit, je me débattis contre la poigne herculéenne de l'Irlandais. Mais toute résistance devint inutile, entre ses mains, j'étais un bébé. Il me colla contre le flanc du bateau et m'y maintint. – À présent, dit-il, vas-y ! Il ne peut plus nous gêner. Je me sentis sur l'extrême bord de l'éternité. À demi étranglé par l'étreinte d'un des bandits, je vis l'autre s'approcher de la boîte fatale. Il se pencha, saisit la ficelle. Je murmurai une prière quand je le vis refermer ses doigts sur la ficelle. Puis il y eut un claquement sec, un curieux grincement. La détente joua, un côté de la boîte s'ouvrit tout grand et il en jaillit… deux pigeons voyageurs gris ! Il n'est pas besoin d'en dire beaucoup plus. Je ne tiens pas particulièrement à insister. Toute cette affaire est à la fois trop écœurante et trop absurde. Peut-être ferais-je aussi bien de me retirer gracieusement de la scène et de laisser ma place indigne au rédacteur sportif du New York Herald. Voici l'article qui fut publié peu après notre départ d'Amérique. Extraordinaire performance d'un pigeon. – Un match original s'est déroulé la semaine dernière entre les oiseaux de John H. Flannigan, de Boston, et de Jeremiah Muller, notoire habitant de Lowell. Tous deux avaient consacré beaucoup de temps et d'attention à une race améliorée de pigeons, et depuis longtemps un défi avait été lancé. Les pigeons étaient l'objet de gros enjeux, et le résultat était attendu avec une impatience considérable par les gens du pays. Le départ a eu lieu du pont du transatlantique Spartan, à dix heures du soir, le jour de l'appareillage. Il avait été calculé que le navire serait à près de cent milles de la côte. D'autre part, il avait été convenu que l'oiseau qui rentrerait chez lui le premier serait déclaré gagnant. Nous croyons savoir que d'extraordinaires précautions avaient été prises, en effet, certains commandants de bord ont un préjugé défavorable contre l'organisation d'épreuves sportives sur leurs bateaux. En dépit de quelques petites difficultés de dernière heure, la cage fut ouverte presque à dix heures. L'oiseau de Muller arriva le lendemain matin à Lowell, dans un état d'épuisement extrême. Mais on est sans nouvelles de l'oiseau de Flannigan. Ceux qui avaient parié sur le vaincu ont néanmoins la satisfaction de savoir que toute l'affaire a été menée avec la plus extrême loyauté, du début à la fin. Les pigeons avaient été enfermés dans une cage spécialement conçue, qui ne s'ouvrait que sous l'action d'un ressort. Il était possible de les nourrir par une ouverture pratiquée en haut, mais impossible de toucher à leurs ailes. De tels matches populariseraient grandement la colombophilie en Amérique, et constitueraient un agréable dérivatif aux exhibitions morbides de l'endurance humaine, qui ont pris au cours de ces dernières années le développement que l'on sait. Pierre Duc AUTOUR DE BRAY Saint-Macaire-du-Bois Aux confins de l'Anjou et du Poitou Monographie-recherche sur l'origine de la ferme de Bray et, par extension, contribution à une étude événementielle, historique, ethno-sociologique, biographique, généalogique, démographique et religieuse de Saint-Macaire-du-Bois jusqu'en 1870. PRÉFACE « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage… » Ce sont les vers de Joachim du Bellay qui me viennent à l'esprit à la lecture de l'ouvrage de Pierre DUC. Aussi lointains et aventureux que soient les chemins de la vie, ils sont impuissants à nous faire oublier qui nous sommes, d'où nous venons et quelles sont nos racines. En faisant revivre sous nos yeux la cité de Saint-Macairedu Bois, petite agglomération de hameaux dispersés, aux confins du Poitou et de l'Anjou, Pierre DUC a voulu retrouver ses racines. Emporté par sa recherche, il nous fait partager aujourd'hui une part de mémoire qui saura toucher le lecteur, soucieux de conserver, aussi infimes soient-elles, les traces du passé. En exhumant archives et documents, Pierre DUC remet en perspective les petits riens de la vie quotidienne d'une commune rurale, ballottée par les vents de l'histoire, de ses origines à 1870. Dans son propos introductif, l'auteur écrit : « Alors Saint-Macaire apparaissait comme le type même du coin de survie où l'on attend la mort depuis des générations sans rien entreprendre, où tout semble voué à l'échec ». Constat terrifiant qui fait peu de cas des forces de l'homme à réaliser, créer et entreprendre pour façonner son destin. Heureusement, au fil du récit, les témoignages, les anecdotes, les événements, petits et grands, viennent contredire cette première impression. En réhabilitant le rôle d'hommes et de femmes, de toutes conditions et de toutes origines, acteurs anonymes de leur époque, ils illustrent les aventures d'une communauté humaine emportée par l'évolution des idées, le sens du progrès, les grands événements nationaux ; autant d'éléments qui accompagnent et influencent la marche de l'existence. Tour à tour anthropologue, historien, géographe ou sociologue, Pierre DUC a effectué un minutieux travail de recherche fort utile à l'entretien de la mémoire d'une histoire locale que les préoccupations du temps présent ne doivent pas nous faire oublier, tant nous pouvons y puiser une meilleure connaissance de nous-mêmes. Hervé de CHARETTE Député de Maine-et-Loire Ancien Ministre des Affaires Étrangères Principales références abrégées utilisées dans cet ouvrage comme renvoi aux sources ADML : Archives départementales de M. -&-L., rue de Frémur, Angers. CASS : Carte commencée vers 1740 par César François Cassini de Thury et terminée par son fils, dite Carte de Cassini. CS : Cahier du Comité de surveillance révolutionnaire de Saint-Macaire DB : Dictionnaire biographique. DHGBML : Dictionnaire Historique, Généalogique et Biographique de Maine et Loire de Célestin Port rédigé entre 1869 et 1678. DT : Dictionnaire toponymique. EAMH : Entretiens de 1985 avec M. Houet, curé de SaintMacaire en 1963. NDCR : Notes du curé Reine et autres curés de 1828 à 1868 conservées à l'Évêché d'Angers. RDC : Registre des délibérations communales de la commune de Saint-Macaire conservé en Mairie. RHPP : Recherches historiques de Michel Panneau sur le Puy Notre-Dame. RPE : Registres paroissiaux d'Érigné. RPP : Registres paroissiaux du Puy-Notre-Dame, inventaire de Célestin Port conservés aux Archives Départementales de M. -&-L. sous la cote BIB 1811. RPSM : Registres paroissiaux (1646-1793) de SaintMacaire du Bois conservés en Mairie. SDLH : Jean-Charles Sauzé de Lhoumeau, L'Abbaye deSaint-Léonard de Ferrières. Paris, Picard 1925. SMD : Fonds privé Derouard. AUTOUR DE BRAY Je tiens à remercier ici Mme Josette Michelet et MM. Jean Taillée, Xavier de Boutray et Christian Béville, de l'aide et des facilités qu'ils ont, à chaque instant, eu l'amabilité de m'accorder en tant que maires de la commune, ainsi que de l'intérêt qu'ils ont toujours su porter à ces recherches. Ma gratitude va aussi aux habitants de Saint-Macaire-du-Bois pour leurs précieuses indications. Je souhaite enfin rendre hommage au travail inlassable de plusieurs générations d'agents des Archives Départementales qui s'activent sans cesse, dans l'ombre, à inventorier et à classer les documents. Les « Notes du Curé Reine », données en dernière annexe, serviront fort utilement d'épilogue à cette étude mais aussi de complément chronologique, donnant d'amples renseignements sur l'église et les paroissiens. Il aurait été vain de les plagier alors même qu'elles existent et que l'Évêché d'Angers nous a donné l'autorisation de les publier. Avertissement 1 « Au début, dit en latin le curé Honoré, Dieu créa le ciel, la terre, et Saint-Macaire ». Ces quelques mots illustrent bien à la fois l'immense point d'interrogation posé sur le passé de cette commune, mais aussi la piètre qualité des sources à laquelle nous avons été confronté lors des premières saisies de renseignements. Plusieurs prêtres de cette paroisse ont, un jour, commencé à griffonner quelques notes historiques après la Révolution de 1789. Quelle chance cela aurait pu représenter pour la postérité si, déjà, leurs prédécesseurs de l'ancien régime avaient eu ce souci de l'anecdote. Mais ces curés, Reine, Tranchant, Ollivier et Babin 2, qui avaient matière à recueillir une tradition orale encore certainement vivace, ne surent ni attester leurs sources, ni faire une synthèse de leurs relevés. Le premier à se poser vraiment des questions, à pousser plus loin ses investigations et à repenser plus profondément et plus radicalement les péripéties douteuses de l'histoire ancienne Ainsi averti, le lecteur, d'abord, en vaut deux. Mais le voilà orienté. Il lui revient maintenant de faire la part du vrai et du présupposé, de discerner l'éventuel du plausible, le probable du virtuel. Les sources écrites se rapportant à l'ancien régime étant maigrichonnes, le minimum attestable ne nous aurait fourni qu'une courte chronologie. Certaines déductions hâtives paraîtront quelque peu audacieuses, mais il fallait entamer l'énigme historique de Saint-Macaire. La parole est maintenant aux jeunes, à ceux qui disposeront de technologies encore plus modernes au service de la recherche et qui trouveront fatalement de nouvelles sources à partir de ce premier débroussaillage. 2 Voir DB. 1 de Saint-Macaire, fut Monsieur le Curé Houet, qui, amassant notes, détails et controverses au temps de sa prêtrise macairoise, passionné ensuite par des recherches en pays baugeois, nous a gentiment fait part de ses réflexions 3, puis s'est éteint brusquement dans sa paroisse du Fougeré en bordure de la Sarthe. « Autour de Bray » 4 est le titre de cette étude. Ce ne fut que simple curiosité, au tout début, sur l'origine de cette maison acquise en 1970. Le hasard voulut que, dans ce que l'on appelait – et que l'on appelle toujours – « Le Célestin Port » 5 chez certains initiés angevins, figurât un mince article sur Bray avec quelques références. De fil en aiguille et de parchemin en archive, la démarche s'élargit et l'accumulation de notes, surtout pour les XVIIe et XVIIIe, devint rapidement pléthorique. Germa alors le besoin de livrer une synthèse de toute cette quête. L'élan initial faillit bien être brisé par une curieuse lacune conjuguée à une ignorance de néophyte : il était impossible de Toutes les références faites aux entretiens, malheureusement trop courts, que nous avons eus avec M. le Curé Houet seront consignées sous le sigle EAMH. 4 Voir DT. 5 Voir DB. C'était un nom et un son peu évocateurs pour un noninitié. Il s'agit en fait du Dictionnaire Historique Généalogique et Biographique de Maine & Loire de Célestin Port, recueil local d'archives qu'une décision administrative du XIXe a rendu obligatoire dans les départements et que les français n'ont pas vraiment découvert dans leurs régions avant les années 1970. Ce recueil, absolument indispensable, est aujourd'hui devenu en Anjou le livre de chevet de tous les archivistes et généalogistes en herbe ou amateurs. Autour de Bray n'aurait jamais vu le jour sans Le Célestin Port auquel nous devons énormément de pistes et de renseignements précieux. Il sera fait référence à ce manuel unique sous le sigle DHGBML. 3 trouver dans le moindre recoin des registres paroissiaux 6 une trace quelconque des propriétaires de Bray. Seuls, fermiers ou domestiques de la dite seigneurie y étaient consignés. L'absence des seigneurs sur un siècle et demi paraissait peu crédible. Le hasard, la chance et la passion eurent raison de cet échec qui obscurcissait davantage le peu de clarté déjà disponible dans la chronique de Bray : ils étaient protestants depuis 1525 ! Et puis, ô déception, au détour des prospections d'archives, rien de particulier ne venait égayer la vie peu excitante de ce village sans histoires. Ni guerre, ni bataille, ni célébrité, ni incident n'agrémentaient de faits saillants le long cortège monotone des baptêmes, mariages et sépultures laconiquement plaqué sur les feuillets illisibles des registres. Les curés, insensibles et trop mal rétribués ne se contentaient d'y inscrire que le strict minimum, ponctuant le calendrier de la vie macairoise de lignes aussi succinctes que : « Ce jourdhuy cinquième de may a este enterre un enfant à nicolas Beaufour ». Un point (et encore !), c'est tout. Décidément, ce pays ne recelait aucun trésor de faits divers. Un lent processus de misère semblait s'y être forgé depuis le défrichage de la forêt 7. Non, les terres n'étaient pas bonnes, et les sols trop humides, et puis les chemins toujours bourbeux, les travaux pénibles, rendaient les habitants bien malheureux. Alors Saint-Macaire apparaissait comme le type même du coin de survie où l'on attend la mort depuis des générations sans rien entreprendre, où tout semble voué à l'échec. Et c'est Les registres paroissiaux de Saint-Macaire du Bois, dits RPSM, datent seulement de 1646 et sont clos le 19 janvier 1793. 7 Un dicton local affirme que « les corbeaux, lorsqu'ils survolent Saint-Macaire-du-Bois, se retournent sur le dos pour ne pas en voir la misère ». 6 cette absence de vie, cette résignation que la dissection va finalement mettre en évidence, cette pauvreté, ce destin minable d'une petite localité qui n'a rien pour elle, cette constatation de gens sans gloire, ballottés entre Poitou et Anjou, un jour aquitains, angevins le lendemain, sans appuis, déshérités. Mais la découverte d'un tel village, sans traditions, sans folklore, délaissé par ses seigneurs, abandonné par son député de 1790, peuplé de miséreux perclus de dettes, réquisitionné comme les autres par la République et versant dans le « républicanisme » par force, intérêt ou inanition, ne peut que contribuer à un nouvel éclairage de l'histoire de nos campagnes. Par-delà les quelques personnalités que cette recherche met en avant, elle permet aussi de réhabiliter grand nombre de pauvres gens, des hommes et des femmes qui n'ont pas eu voix au chapitre de leur vivant. Un passé incertain À leur arrivée dans le Poitou, en 56 avant J. C. et peut-être moins, les légions romaines trouvent, pour une fois, la tribu indigène assez docile. Duratius, chef des Pictes poitevins, s'avère être un fameux diplomate allié des romains. Non seulement il a déjà unifié un pagus immense au sud de la Loire, de Poitiers à la côte atlantique, mais il s'est aussi concilié les Ambiliates qui travaillent à la solde des Pictes, ce que l'on appelle communément des « clients » 8. Domiciliés entre Dive et Sèvre Nantaise, les Ambiliates, établis là avant ou après les Pictes, sont la souche probable du sang méditerranéen qui coule encore dans les veines de nombreux habitants de cette région où existait, bien délimitée entre ces deux fleuves, une législation spéciale dans la loi féodale du Poitou concernant un droit particulier d'héritage 9. On a beau expliquer trop souvent ces teints basanés, que l'on retrouve nombreux dans cette petite région, par le douteux leitmotiv « les arabes sont passés par là », il demeure difficile d'attribuer une quelconque valeur de tradition orale à cette boutade. Il est tout aussi probable que les Ambiliates aient été une population ibérique nomade pré-gauloise réduite en esclavage par les Pictes. Des traces d'armes en cuivre de l'âge du bronze, attribuées à des Ibères, ont été retrouvées dans la région de Saumur et jusqu'en Bretagne, témoignant d'un courant On dit aussi Ambilatres. Lucien Racinoux, Le Poitou de nos ancêtres, SEFCO t. IX, juil. /août 1975. 9 EAMH. 8 culturel des Pyrénées à l'Armorique 10. Localisés entre les tribus Andes et Pictes, peuples d'Oc avant la lettre, les Ambiliates avaient pour chef-lieu Thouars ou Doué La Fontaine. Thouars, qui fut, dans le pagus poitevin, la métropole la plus importante de l'époque pré-féodale, aurait pu devenir la capitale du Poitou 11 si elle ne s'était trouvée au cœur du pays des Ambiliates. Le berceau de cette peuplade pourrait aussi avoir été AmbillouChâteau qui porte directement leur nom. Alors que le village de Saint-Macaire 12 est situé en pleine zone ambiliate, il serait vain aujourd'hui d'y chercher un soupçon de trace de ce teint particulier dans le faciès des habitants survivants, alors que, à quelques kilomètres dans les Deux-Sèvres, il est de notoriété que cette pigmentation est majoritaire. La difficulté de vivre qui a sévi de tous temps dans cette paroisse de Saint-Macaire a constamment fait fuir des générations de populations qui se sont périodiquement renouvelées. Saint-Macaire, qui n'est pas encore « du Bois », n'est pourtant rien d'autre qu'une immense forêt de Montreuil à Cholet, et d'Argenton-le-Château à Brissac 13, une forêt que défrichent et découpent les ambiliates gaulois pour des gaulois pictons. Paradoxalement, pour que Saint-Macaire devienne vraiment « du Bois », il aura fallu attendre que le défrichage soit totalement mené à bien, et que, à l'époque moderne, désormais plantées dans un désert sylvicole parfait, la dénomination Saint- 10 Histoire de Saumur, sous la direction de Hubert Landais, Privat, 1997. H. Imbert, Hist. de Thouars. Imbert tend à penser que le premier nom de Thouars fut Duratium, du nom du chef gaulois. 12 voir DT. 13 DHGBML et SDLH. 11 Macaire du Bois et sa pancarte soient enfin érigées en plaque commémorative d'une époque sylvestre révolue 14. C'est là donc qu'est le bois de Brignon, peuplé de chênes druidiques 15, traversé d'est en ouest par le chemin de Montreuil à Cholet et, du nord au sud, par la voie gauloise et romaine qui va de Doué à Argenton 16. Ce massif forestier profond sert et servira encore longtemps de refuge, car, à proximité, il n'y a ni souterrain, ni place forte, ni oppidum. Le ruisseau de Brignon 17, alimenté par plusieurs sources au départ de la forêt, déambule en méandres savants et il est facile de penser, l'eau courante étant l'une des nécessités vitales, que la première vie humaine à Saint-Macaire se sera organisée le long ou à proximité de son cours. Dans cette zone humide persistante, on peut avancer qu'une cité lacustre 18 naturelle a longtemps coexisté dans les bas-fonds avec un grand domaine Le complément « du Bois » n'est arrivé que très tard. Il aurait dû en principe être officiel en 1791 lors du rattachement au M. -et- L., mais en fait, c'est seulement à l'époque moderne que le nom actuel est vraiment entré en vigueur. Le maire René Robert lui-même ne mentionne que Saint-Macaire tout court dans un procès verbal de 1810 (RDC). 15 Voir DT. Brignon, mot d'origine gauloise, est un siège de justice gaulois. Une légende macairoise rapporte qu'un domestique a dit qu'une famille de Brignon s'est enrichie, à une époque contemporaine, car elle a trouvé une faucille d'or (EAMH). 16 DHGBML. Le pont entre Chambernou et Brignon que l'on appelle encore le pont Henri IV et le hameau de La Vouie sont les dernières traces de passages de voies antiques. 17 Voir DT. 18 Des morceaux de pilotis pétrifiés ont été retrouvés du côté de La Bafferie chez Monsieur Martineau (EAMH), et la partie orientale de la commune, où les terrains sont les plus bas (entre 44 et 48 m.), comporte des noms expressivement paludéens tels la Noue (latin médiéval nauda d'origine gauloise qui signifie « terrain marécageux périodiquement inondé »), ou encore le Lac, la Friche du Lac, la Planche, le Bray. 14 gallo-romain sur les terres hautes. De cette importante villa, il ne reste que le nom, La Grand-Cour, et quelques ruines bien plus récentes. Le Clos de la Ville, toponyme encore vivace sur le cadastre actuel, est situé auprès des vestiges de cette ferme. Flanquée de ses trois Baffries et de sa source, non tarie aujourd'hui (le lavoir, placé au centre du périmètre), la villa était reliée au bourg des Verchers et à l'autre domaine galloromain des Fontaines 19 par une voie directe dont le village actuel de La Vouie rappelle l'existence 20. Une trace de camp romain rectangulaire ou de retranchement gaulois entouré de fossés subsiste dans les Grands-Bois, non loin de La BasseBaffrie. Les chemins ou délimitations qui pouvaient circonscrire le grand domaine de la Grand Cour représentent une surface d'une soixantaine d'hectares. Il apparaît donc que les plus vieux habitats macairois construits en dur étaient situés en bordure de la forêt-refuge dans cette partie actuellement très peu peuplée. De ce pagus organisé, en quelques siècles, des christianisateurs comme Hilaire et Martin vont faire un bastion chrétien, posant des jalons le long des grandes voies romaines, s'efforçant de remplacer les symboles des cultes païens par des oratoires ou des croix. À Cix, que l'on dit être à l'origine de l'ancienne ville du Puy-Notre-Dame 21, les gaulois ont édifié un 19 Voir DT. Pour tous ces noms de lieux, voir DT. Il est intéressant de constater le dégradé fort bien mesuré entre les trois Baffries : 66 m pour la Haute-Baffrie, 60 m pour la Baffrie et 55 m pour la Basse-Baffrie. Les Verchers (Verciacence) est attesté au VIe (SDLH). Une autre cour à proximité, celle de la Raye, sur la commune du Puy-Notre-Dame, était une autre villa. 21 On disait au XVIIIe que l'on avait d'abord voulu édifier l'église à Cix, près de la fontaine de Notre-Dame (DHGBML), mais que la Vierge 20 temple en l'honneur de la déesse des moissons, Cérès, dont des évangélisateurs tolérants, comme Martin, ne font pas disparaître l'effigie 22. Macaire pourrait être l'un de ces missionnaires de la région, mal connu, qui serait venu en 387 dans le Comminges 23, et qui a laissé son nom à trois églises de France, Saint-Macaire-du-Bois, Saint-Macaire-en-Mauges et Saint-Macaire-en-Gironde. L'absence de sources écrites et de notoriété officielle conduit à l'idée que notre Saint-Macaire n'a jamais été une place forte convoitée, ni un haut lieu agricole, ni enfin une église très renommée, et l'on peut estimer que les barbares ont souvent dédaigné ces maigres cabanes dont les habitants gagnent la forêt en attendant que passe le danger. Au début du VIIIe siècle, les arabes sont là 24. Depuis l'Espagne jusqu'à Bordeaux, ils sont chez eux. Ils possèdent Narbonne. S'ils remontent vers Poitiers, ils n'envahissent pas. Le téléphone arabe les a seulement informés de la présence du riche trésor de saint Martin conservé dans la bonne ville de Tours, et, comme ils sont à l'affût de la moindre occasion, ils ne l'a pas voulu… (Gabriel Panneau, Notes manuscrites sur le Puy-NotreDame). 22 Auraient alors cohabité longtemps un buste de la vierge et de la déesse. Philippe Houet affirme même que la tête de Cérès, transférée sur la hauteur du Puy, subsista jusqu'au XVIIe avec seulement quelques entailles dans les épis de blé, attributs de la déesse (EAMH). 23 Ancienne Aquitaine entre Armagnac et Pyrénées. SDLH et EAMH. Pour saint Macaire, voir DB. 24 Quelques noms de lieux-dits tendent à le prouver : Champ Bernou, Champ Morin. Une phrase relevée dans une hagiographie par M. Houet nous dit : « A Sailli mori naquit », « il est né Maure à Sailly ». Plus tard, une ligne de l'aveu de Jacqueline Clausse mentionne : « Le clos de vigne appelé le bois Sailly allias Sansay ». Le Bois Sailly, ainsi que les deux autres champs existent toujours sur la commune sous ces deux vocables. (voir DT). veulent simplement pousser un peu plus au nord leur razzia touristique car les biens d'église sont nombreux dans toute la région. Par ailleurs, perpétuellement lancés en des luttes fratricides, s'alliant au besoin avec les chiens d'infidèles, certains clans mauresques courent après leurs traîtres de frères afin de leur donner une leçon. Après la célèbre bataille de Poitiers 25, Charles-Martel, qui est simplement venu leur interdire l'accès à Tours, ne les poursuit pas 26. L'engagement n'a pas duré longtemps. C'est le Ramadhan, les musulmans n'ont ni mangé ni bu depuis l'aurore, et il est nécessaire, selon la loi islamique, de mettre les morts en terre avant que le soleil ne disparaisse derrière l'horizon. De toute façon, côté chrétien ou musulman, il faut se dépêcher d'ensevelir les corps ensanglantés, ne serait-ce que pour empêcher ces cadavres encore chauds de faire le régal des loups. Leur chef principal Abderrhamane ayant été tué, les arabes ne sont plus unanimes en l'absence de leur meneur de jeu et ils finissent certainement par se débander. Mais personne ne leur interdit de rester dans le pays, les cartes de séjour ne sont pas encore inventées et l'immigration n'est pas contrôlée. Quand ils ne se fixent pas définitivement, comme certains 27, dans la région, ils continuent leur tourisme butineur pour essayer de ne pas repartir trop bredouilles et de subtiliser La deuxième du nom : Alaric-Clovis 504, Abderrhamane-Martel 732, Jean Le Bon-Prince Noir 1356. A ces trois batailles décisives, on mesure toute l'importance du Poitou dans le processus de formation de la France. 26 J. H. Roy et Jean Deviosse, La Bataille de Poitiers, Gallimard 1966. 27 Il est probable, mais rien ne le prouve encore, que la famille du premier seigneur de Saint-Macaire, Sanzay (voir ce nom au DB), soit issue d'un calife présent à la bataille de Poitiers, qui se serait alors installé en Poitou et plus tard à Saint-Macaire, en faisant main basse sur des terres ecclésiastiques. Le rapprochement il est né maure à Sailly/Bois-Sailly alias Sanzay est troublant. 25 quelques biens ecclésiastiques – et Dieu sait s'ils sont nombreux – appartenant à une Église dont ils ne respectent point l'autorité, et ne faisant d'ailleurs en cela que copier le comportement de nos bons seigneurs locaux plus anciennement immigrés. Notre terre de France aurait donc déjà acquis sa tradition d'accueil que certains lui reprochent maintenant ! Le VIII e siècle est aussi l'époque de la première construction de l'église de Saint-Macaire 28, trois siècles après le séjour ou le passage éventuels du saint, en chair et en os, sur les lieux-mêmes de la fondation. Il s'agirait même, selon certains auteurs, du premier siège de l'archidiaconé de Thouars 29. 28 Voir le dossier Église en annexe I. L'archidiaconé est la partie d'un diocèse soumis à la juridiction d'un archidiacre, sorte de vicaire général chargé par l'évêque d'administration sur plusieurs paroisses. Les notes du curé Reine vont dans le même sens : « Le 25 août 1836, en présence de M. Reine, curé, était posée et scellée la première pierre de la sacristie. Cette sacristie est construite sur l'emplacement de l'ancienne qui, comme l'église, datait du VIIIe siècle » (NDCR, annexe XVIII). Le curé Reine, premier curé après la révolution, a pu recueillir des fragments de tradition orale. Contemporain de Célestin Port, il tient, sur la date de construction de l'église, exactement le même langage que l'archiviste qui allègue les « traces de petit appareil dans les murs » (DHGBML). Les deux hommes s'étaient-ils concertés ? Enfin, Imbert, dans son histoire de Thouars est aussi d'accord sur le transfert de l'archidiaconé de Saint-Macaire à Thouars. « Une autre division ecclésiastique, dont la résidence du doyen était d'abord à Saint-Macaire, et ensuite bien plus loin, à Thouars, Thoarcis, Thoarcium, était bornée par les doyennés précédents (Bressuire, SaintLaurent-sur-Sèvre, Saint-Hilaire-du-Bois) et par celui qui suit (Parthenay). Il s'étendait ainsi en deça et au delà du Thouet et avait une prodigieuse étendue. Partant du Nord au Sud, la ligne suivait la Dive assez exactement jusqu'auprès de Moncontour. Ensuite, prenant le territoire de l'abbaye de Saint-Jouin-de-Marnes, elle laissait Airvault et Saint-Varent, Moutiers et Argenton-Château en dehors et prenait Bore, Availles, Luzay, Mauzé, Sainte-Radegonde, le Breuil d'Argenton, Cléré, 29 En 762, Pépin s'empare de Doué, et Waifre, Duc d'Aquitaine depuis 748, est assassiné en Périgord en 768. Charlemagne nomme son fils, Louis, roi d'Aquitaine en 781 et celui-ci résidera de temps en temps à Doué, entre 794 et 834, dans sa villa royale dont il ne subsiste rien 30. Au IXe siècle, les envahisseurs normands quadrillent si bien le terrain qu'ils finissent par faire irruption dans la plaine de Saint-Macaire, entre marécage et forêt, attirés par les seules richesses de la Grand-Cour ou de la Cochonnerie 31 et, au Passavant, Saint-Macaire, le Vaudelnay et Montreuil-Bellay ». Thibeaudeau, Hist du Poitou (Notes recueillies par les éditeurs). « La cure ou doyenné de Thouars au Saint-Macaire » (1653, Visites Maisondieu dans l'Archidiaconé de Thouars ADDS 14F 171 Fonds Collon). 30 Ch. Higounet, Hist. de l'Aquitaine, Paris 1971, et DHGBML. Ce n'est pas en tout cas à ce qu'on appelle La Motte Carolingienne puisque M. de Boüard, qui l'a fouillée, fait remonter cette construction au Xe siècle. Une des premières cheminées françaises, qui existait déjà au Xe à Doué, et dont parle Jean Favier dans La France Médiévale (Paris, 1983), n'est pas non plus à rapprocher de la villa royale ni de la motte dite carolingienne. 31 Maison de Bernard Porcin (ou Gourin) appelée ainsi jusqu'au XVIIIe, qui dépendait, en 847, de l'ancien domaine gallo-romain des Fontaines et fut intégrée à la donation qu'en fit Charles Le Chauve au Prieuré de Tournus le 15 février 847 (G 826 ADML). Son devenir est ensuite plus qu'incertain. Quatre possibilités d'emplacement s'offrent à nous : – La ferme de Champ-Noir. – L'ancienne maison de Mme Godineau à côté de l'église. – L'ancienne « Maison Roger » à La Planche. – L'ancienne école de filles qui aurait été construite à la place de La Cochonnerie, option la plus plausible. Voir au DT. passage, boutent le feu à l'église 32. Cette dernière ne sera pas réparée tout de suite et il est fort plausible que l'archidiaconé se soit alors déplacé vers Thouars 33. Cette ruine de l'église, précipitant la déchéance de biens ecclésiastiques tout récemment acquis, met fin à une période de relative prospérité qui ne se représentera guère à Saint-Macaire. Trois derniers vestiges en tout et pour tout, trois sarcophages, nous viennent de cette époque révolue. Le premier a été trouvé à la Minauderie avec une épée à l'intérieur 34. Un autre a été dégagé, dans les années 60, le long d'un contrefort de la nef de l'église, côté cure, lors du creusement d'un fossé et reste enterré sous un mur. Enfin, il en existe un, de toute beauté, placé dans la cour de « L'église fut brûlée au IX e siècle par les normands lors de leurs invasions en France. Ces barbares quittaient en effet quelquefois les berges des fleuves pour s'étendre dans les terres d'où, après les avoir pillées, ils rapportaient des richesses de toutes sortes dans leurs barques. Ces invasions normandes sont autant de tâches pour Charles Le Chauve qui crut se débarrasser de ces pillards en consentant à leur payer un tribut honteux » (NDCR, annexe XVIII). 33 « L'édifice tel quel en partie du XIe paraît même rebâti sur des assises d'une construction antérieure »… « une fenêtre romane du XIe… » (DHGBML). Les différentes sources ne sont plus d'accord : C. Port et le curé Reine plaident pour un remaniement au XIe et M. Houet pour une reconstruction au XIIe en même temps que l'édification de l'abbaye de Brignon et selon le même plan. Mais cette mutation a pu se faire lors de crises postérieures, notamment pendant la guerre de Cent Ans ou pendant les guerres de religion. René Crozet, dans L'Art Roman en Poitou, Paris 1948, dit : « Saint-Macaire du Bois (classée petite église des Mauges) a conservé les murs de sa nef en moëllons cubiques de tuffeau à gros joints avec une fenêtre à cintre monolithe à faux claveaux gravés ». Il s'agit là de Saint-Macaire en Mauges, la confusion est courante même dans les archives du XVIIIe. 34 Madame Doc l'a raconté à M. Houet. Quant au deuxième sarcophage, c'est M. Meignan qui, étant maire, en avait supervisé les travaux de dégagement. Les deux premiers ont disparu, ainsi que l'épée. Pour le terme La Minauderie, voir DT. 32 l'ancienne maison Sanzay, n'ayant effectué, en une dizaine de siècles, qu'un court déplacement depuis le premier cimetière dont il est issu. Ayant servi d'abreuvoir, il s'est malheureusement cassé en deux sous l'effet de quelque gel hivernal. Il convient de souligner, à ce stade de notre démarche, l'importance de la situation catastrophique imposée à certaines contrées par une administration qui adopte, pour être plus tranquille, la recette de la zone tampon déjà créée autour de l'empire carolingien. Le malaise engendré par cette politique du coussin d'air aura des conséquences durables et néfastes sur ces régions qu'on appelle les Marches. Tour à tour militarisées, démilitarisées, remilitarisées, prises, perdues et reprises, elles sont devenues des enjeux de chantages, des espaces intermédiaires où personne ne songe à se mouiller. Le résultat, pour notre paroisse, est à la mesure de la logique espérée : située dans la Marche commune Anjou-Poitou, elle dépend, au XVIIe, de l'évêché de Poitiers, de l'archidiaconé de Thouars, de l'élection de Loudun et du district de Saumur. Mais au XVIe, elle relevait de la châtellenie et du ressort judiciaire de Thouars, faisant partie du bailliage de la Petite-Marche. Gageons qu'à cette époque, étant donné l'éloignement de ces localités entre elles, les administrés n'avaient pas régulièrement de trop grandes formalités paperassières à régler en chaîne dans ces différents bureaux, compte tenu surtout qu'ils devaient déjà certainement se rendre au proche marché de Doué une fois par semaine, selon une habitude conservée de nos jours… Le Xe siècle est marqué par une incursion angevine dans cette Marche de Poitou. Méron en Montreuil appartient à Geoffroy Grisegonelle en 950, Foulques Nerra donne le château de Montreuil, achevé depuis cinq ans, à la famille Berlay en 1025 35 et c'est alors que l'histoire de Saint-Macaire va enfin 35 DHGBML. commencer à s'animer, non pas que les sources écrites abondent subitement, mais l'arrivée des Berlay 36, seigneurs de Montreuil et propriétaires d'une partie de la forêt de Brignon, fait jaillir un point de repère à l'orée de ce XIIe siècle. 36 voir DB. Boscus Brinnum Quant on veut voir le pays, il suffit de grimper le chêne à La Balain 37 et l'on se trouve aussi haut perché que les voisins du Puy, là-bas vers orient. Les bois de Brignon séparent la province d'Aquitaine, au midi, de celle d'Anjou, au nord. De mémoire d'homme et de bouche à oreille, cette forêt a toujours porté le nom de Brignon 38. On dit qu'il y a là plus de dix mille arpents, mais personne n'a le droit d'y mener ses gorets. Et pourtant la glandée serait belle et les fagots bienvenus. On ramasse bien en cachette quelque menu bois mort en bordure, mais il faut se méfier du garde de Giraud Berlay, le seigneur de Montreuil 39. Hauts et forts sont les chênes de Brignon et, lorsque l'on se tourne vers l'est, c'est Notre-Dame du Puy, toute neuve, qui s'impose au regard 40. On domine l'église de Saint-Macaire, posée au bord de la plaine d'alluvions qui va de Messemé à Ce chêne, toujours en place, situé en l'un des points les plus élevés de la forêt (86 m), tout près de Ferrières sur le chemin de Bouillé à Foy, comporte une belle croix sur son fût. Voir DT. 38 Voir DT. Brignon, surtout vers l'ouest, est la partie la plus haute de Saint-Macaire. L'ensemble du massif forestier compte encore, en 1454, dix mille arpents, soit deux lieues sur une lieue et donc de 4 à 5000 ha (AN P 341). Au XVIIIe, le seigneur de Montreuil conservait dans cette forêt un droit d'usage sur 1000 arpents (de 400 à 500 ha, E 819 ADML). 39 Berlay avait reçu le château de Montreuil en 1025 des libéralités de Foulques Nerra (DHGBML). 40 Notre-Dame du Puy date de 1120 (confirmation en 1128 par une bulle de Calixte II à l'abbaye de Montierneuf). 37 Bouillé-Loretz 41. Et partout, ce ne sont que brandes, ajoncs, joncs et petits bosquets, flanqués de cabanes de serfs peu affranchis. Alors, une singulière mouche de piété généreuse et de calcul dévot vient subitement piquer les seigneurs. La mode est aux libéralités accordées pour les repos des âmes de ces messieurs-dames angevins qui viennent s'enfoncer en Poitou. Un défrichage pieux vaut bien la paix éternelle sans doute. Or, bien au contraire, c'est la mauvaise conscience qui donne le plus souvent des ailes à cette charité. Depuis des générations, les forts éliminent leurs rivaux dont ils pillent les cantons. Récupérant ainsi nombre de fiefs ecclésiastiques qui leur brûlent aussitôt les doigts, les seigneurs, malgré leur peu de moralité, s'empressent de leur trouver une destination tranquillisante. On assiste donc plutôt à une restitution ou à une redistribution régulière de biens provisoirement confisqués, et lorsque les terres repassent du Poitou à l'Anjou, ou vice versa, les moines, les abbés, les évêques en reprennent toujours possession avec satisfaction. Et si les mentions écrites qui nous restent sont plus volontiers celles de transactions d'ordre religieux, on le doit uniquement à la parfaite organisation des congrégations et à une meilleure conservation des archives ecclésiastiques. Dame Grécie de Montreuil, la première, offre la terre d'Asnières 42 aux moines de Saint-Nicolas d'Angers, mais son fils Giraud, peu satisfait du résultat de ces frères qui n'ont encore rien fait pour mettre cette friche en valeur, installe à leur Le village ne s'appelle pas encore Saint-Macaire. Seule l'église porte ce nom au XIIe. Sanzay est la première seigneurie. Voir DT. 42 En 1050 (DHGBML). Voir Asnières au DT. 41 place les Tironnais 43. L'église du Puy-Notre-Dame est à peine achevée, et quelle effervescence, quel branlebas de fondations. Geoffroy et Jodouin, seigneurs de Doué, ne veulent pas être en reste. Ils donnent le bois de Ferrières à la congrégation de Tiron 44. Ce que voyant, et qu'à cela ne tienne, escalade pour escalade, Giraud II Berlay fait appel à d'autres religieux, poitevins cette fois, ceux de l'Absie-en-Gâtine 45, une abbaye toute nouvelle, et leur donne, vers 1138 46, une grange dans la forêt de Brignon. Son fils Giraud, troisième du nom, nous rapporte cette fondation faite à Méron 47, lors d'une controverse qui l'oppose, vers 1180, à Jean, premier abbé de Brignon et à Jostenus, premier abbé de l'Absie : « Moi Berlay, seigneur de Montreuil, fait connaître à tous mes fidèles que mon père Giraud donna aux frères de l'Absie tout le gast 48 dans son bois qu'on appelle Brignon pour édifier ou planter ou semer ou faire de la manière qu'ils voudraient en présence de l'évêque de Poitiers dans l'enceinte de Méron… Il ajouta ensuite les prés qu'il possédait depuis le gué de Sanzay jusqu'au gué de Taizon 49. Puis il y eut En 1114 (DHGBML et SDLH). Bertrand de Tiron est un disciple de Robert d'Arbrissel (Fontevraud). 44 En 1131 (SDLH). Pour Ferrières, voir DT. 45 Notre-Dame de l'Absie-en-Gâtine, abbaye fondée vers 1120 par Giraud de Sales, située entre Pouzauges et Niort. (Dom Cottineau, Répertoire Topographique et Bibliographique des abbayes et prieurés, t. II col. 3029). Fondée en 1120 par Guillaume II, seigneur de Parthenay qui lui donne terres et serfs (Thibeaudeau, Hist. du Poitou). 46 SDLH. 47 « In claustro de Mairons » (H 1406 ADML). Voir Méron au DT. 48 Terme employé par Berlay lors de la fondation (gastum) et en 1683 par le prieur (« étant en gastz au temps de la fondation »). Ce terme, duquel provient probablement le nom géographique Gâtine, indique des terrains improductifs car marécageux ou imperméables. 49 Gués sur la rivière Thouet qui permettent de la traverser pour aller à Saint-Martin-de-Sanzay et à Taizon. 43 une controverse entre moi Berlay et l'abbé selon laquelle je ne voulais pas des chèvres qu'il avait en cet endroit car elles détruisaient toute la forêt »… Deux évêques, Guillaume, pour le Poitou et Raoul, pour l'Anjou, représentent les deux provinces lors de cette mise au point 50. Quelques transfuges de l'Absie en Gâtine sont déjà à pied d'œuvre à la grange de Brignon que leur a donnée Giraud II. Sous la houlette du premier abbé 51, ils commencent par délimiter leur territoire et entaillent de croix quatre chênes aux quatre points cardinaux : au nord, le chêne d'Aulnis, à l'ouest le chêne du carrefour de la Potterie, au sud le chêne de la Herse et enfin, en remontant vers l'est, le chêne dit de Chambernou 52. D'après H 1406 ADML. Traduction approximative de mots espacés dont voici la partie déchiffrée de l'original latin : « Ego berlasisus dominus mosteroly notum facio omnibus per fidelibus… pater meus giraudus… concessit fratribus de absia… totum gastum… in bosco suo qui appellatur brignum… ut edificent vel plantent vel seminent vel faciunt quomodocumque voluerint… in presencia pictavensis episcopus… in claustro de mairons… addidit etiam… prata quae possedebat… a vado de sanzay usque ad vadum de Taizum… Postea quaedam controversia acta est inter me Berlaium et abbem quomodo capras in pagem habebat… quia totum boscum destruebant nolebam… » Il s'agit d'un vidimus daté du 20 août 1457 sur la charte de fondation fondée… sur la parole de Giraud III. Le fait que Raoûl fut évêque de 1177 à 1197 date cette controverse. Voir texte du Gallia Christiana en annexe II. 51 Le Gallia Christiana dit « Pierre », le vidimus dit « Jean ». Sans doute s'agit-il d'une inversion entre les deux abbayes. Voir annexe II. 52 H 1406 ADML. Aveu de 1683 (voir le texte en annexe VI) à Dame Marie de Cossé, duchesse de la Meilleraye, propriétaire de la Baronnie de Montreuil depuis le 12 mars 1662 (DHGBML). Une croix semblable reste gravée aujourd'hui dans l'écorce d'un chêne rabougri, dit de la Balain, sur la route de Foye. Mais quel âge peut avoir ce chêne ? Il est impossible que la croix soit d'époque même en optant pour une croissance très ralentie de l'arbre. 50 Cette importance accordée au chêne pourrait apparaître comme une survivance de pratique druidique ou gauloise. Qui d'autre que des moines aurait pu exploiter ce gast, cette terre inculte qu'on leur a léguée, sans y entreprendre des travaux importants. Et ils sont capables, ces diables de moines. Ils retroussent leur froc noir et leurs manches de bure, les cinq religieux, et ils se mettent le cœur à l'ouvrage. Cinq 53, cela suffit bien pour la friche d'une soixantaine d'hectares qu'il faut nettoyer et les quelque vingt hectares de bois à mettre en valeur 54, d'autant qu'ils engageront un peu de main d'œuvre locale. Pour déterminer le nom de la nouvelle fondation, on ajoute l'appellation gauloise de la forêt au nom de l'abbaye de Gâtine dont elle dépend, puis on la place sous la protection de NotreDame. On obtient ainsi tout naturellement : « Notre-Dame de Ce chiffre de 5 n'a jamais dû être dépassé et peut paraître « statutaire » : – 1683 : 5 religieux signent l'aveu. – 1711 : « 3 pipes de vin à chaque religieux, une de plus au prieur, qui font en tout 16 pipes par an rendues en leur cellier » = 5 religieux (E 198 ADML). – 1780 : 5 religieux (DHGBML, article Brignon). – 1788 : 5 (mémoire de Lierre). – 1790 : 1 religieux (RDC). A noter que Ferrières en compta de 12 à 2 (SDLH). Enfin, le nom donné à l'une des maisons, La Cinquième Place (I Q 532), confirme ce chiffre. 54 Si l'on mesure sur une carte actuelle le triangle défriché, on obtient effectivement une soixantaine d'ha. Lorsque l'on totalise les terres mentionnées dans l'aveu de 1683, on aboutit, pour les terres seules, à 68 ha 29 (H 1406 ADML). Enfin, en comptant ce qui est vendu nationalement le 16 nivose an VI, on retrouve à peu près la même superficie : 21 ha pour l'abbaye et 34 ha pour la Grange de Brignon (12 Q 317 ADML). On peut globalement affirmer que, pour l'ensemble de l'entité abbaye/grange, les terres représentaient environ 60 ha et les bois 50 ha. Les prés du bord de l'Argenton ne sont pris en compte sur aucun document. 53 l'Absie en Brignon » 55. L'abbé de l'Absie des Deux-Sèvres conserve, de par l'antériorité de son établissement, une prépondérance hiérarchique sur celui de Brignon pendant les XIIe et XIIIe siècles. C'est en effet encore avec Jostenus que Berlay traite l'affaire des chèvres en 1180, et le premier abbé de l'établissement des Deux-Sèvres est présent lors de toute procédure officielle. Les droits des frères de l'Absie en Brignon sont définis dans le détail : « Item lesdroits que nous avons d'avoir et prendre en lesdits bois de Brignon tous les bois necessaires pour nos maisons gens et dependances de nostre hostel et tous nos usages necessaires et de nos serviteurs de nostre licence avec droit de faire paistre et pasturer ce qu'il nous plairoit et en quelque lieu nous voudrions desdits bois de Brignon toutes et chacunes nos bestes animales, belines, porchines et chevalines et autres sans exception contredit ni empêchement fors et excepté chevres. Item avons droit d'avoir et prendre toutes les places vides et en gast estants au dit bois de Brignon et icelles places faire labourer planter et cultiver si bon nous semble et attribuer à nostre domaine et en cas que tout le bois de Brignon seroit mort ou en gast et ruine toute la terre en quoi le dit bois est nous le pouvons et pourions prendre et nous en saisir et attribuer franchement et quittement sans aucun contredit ny controverse et y planter semer et edifier maisons et y avoir hommes et y faire tout ce que nous voudrions comme en nostre propre lieu et domaine » 56. Une grange, de l'eau, du bois et des bras vaillants, et rien ne presse. Les moines font des fossés de drainage, creusent l'étang et quelques mares pour leurs besoins en argile. Utilisant 55 Voir DT. H 1406 ADML. « Adveu et déclaration de labbaie de lassée en Brignon » qui reprend plus ou moins les termes de la donation faite par Giraud Berlay (voir annexe VI). 56 les chênes de la forêt comme poutres et soliveaux pour leurs maisons, ils construisent l'abbaye à la mode cistercienne. Ils font apporter les tuffeaux des caves du Puy-Notre-Dame et la pierre dure de Baugé-les-Fours ou de Chauvigny. Les moellons de l'abbaye seront scellés à la chaux, ceux des murs ordinaires à la terre glaise. Les deux implantations de Ferrières et Brignon s'avoisinent sur le terrain et coïncident dans le temps. Leurs terres et leurs bois se touchent. Leur sort est désormais lié. De simple grange ou prieuré, elles prennent de l'embonpoint et passent « abbayes » avec une vraie église 57. Leur notoriété est faite. Le nombre de religieux pourrait alors s'accroître dans de faibles proportions tout en restant dépendant de la conjoncture et de la santé de l'établissement. Elles reçoivent des dons de divers seigneurs qui, indûment, s'en attribueront plus tard la fondation et l'entretiendront de quelques petits subsides. Ce sont les seigneurs de Thouars, de Lusignan, de Bressuire, de Montbron et d'Argenton 58. Guillaume de Beaumont, en (grand) -seigneur de Bressuire, ajoute en 1246 une rente perpétuelle de quelques sous à plusieurs abbayes, dont Brignon, pour célébration d'un service funèbre annuel le jour anniversaire de sa mort 59. Les deux églises étaient ouvertes aux gens de la paroisse mais restaient quasiment vides (SDLH). Les visites Maisondieu de 1666 donnent pourtant 500 communiants à Saint-Macaire. 58 Gallia Christiana et DHGBML. Ces seigneurs sont déboutés par le Gallia Christiana qui les qualifie de « gentilia flemmata dynastorum Thoarcii quod nonnullis persuasit gentes illas nobiles hoc olim accecisse beneficiis ». 59 B. Ledain, Hist. de la ville et baronnie de Bressuire, 1866. 57 Bien à l'abri des vents d'ouest dominants, ce gast exposé au soleil levant promet un micro-climat satisfaisant 60, mais la terre, la terre une fois labourée, que donnera-t-elle ? Pourtant, au XIIIe siècle, et cela peut paraître bizarre, le vin est une production reconnue à Saint-Macaire, et Régnauld, le prévôt de Thouars obtient à perpétuité le droit de percevoir une redevance sur le vin vendu dans cette paroisse 61. Il s'agit, bien sûr, d'un vin de consommation courante dont les barriques seront écoulées dans l'année. Il faut préciser que la vigne représente à cette époque, pour l'Anjou et la Marche, la seconde ressource agricole après les céréales 62. Pourtant, que l'appellation viticole Saint-Macaire n'ait été alors qu'une vulgaire piquette à consommer rapidement, et qu'il fût recommandé de l'étendre d'eau avant de la boire, se conçoit aisément, ce produit n'ayant véritablement été destiné pendant longtemps qu'à des catégories socio-professionnelles peu exigeantes, à celles dont les contrats de travail mentionnent « nourriture et boisson comprises ». L'expression « accepter de mettre de l'eau dans son vin » date certainement de cette pratique de baptême, rendue d'ailleurs tout aussi nécessaire par le souhait, parfaitement justifié, de préserver les facultés du travailleur intactes. Maison-Neuve, Sanzay, la Maison Roger et Bray possèdent des vestiges de pressoirs de type « casse-cou » du XVe, prouvant Il est intéressant de noter la densité d'établissements religieux, quatre abbayes ou communautés ne se trouvant séparées que d'une douzaine de kilomètres sur une même ligne droite nord-sud : La Lande, Brignon, Ferrières et Chambon. Les trois premières se sont nichées à l'abri du vent et bénéficient de la protection de la forêt. Aujourd'hui, faute de barrières naturelles, les terres agricoles et les maisons sont devenues la proie de ce vent. 61 Charte de mai 1253, Bib. Impériale, coll. Housseau, t. 5 n° 1686. 62 M. Le Mené, Les campagnes angevines à la fin du Moyen Age, Nantes, 1982. 60 ainsi l'importance encore attachée à la vigne et au vin à cette période 63. La grange de Bray, entre autres, conserve intacte, la saignée verticale dans le mur qui permettait le calage entre les deux poutres. Le pressoir casse-cou, en usage aux XVe, XVIe et XVIIe, est la première machine moderne et puissante qui remplace le foulage aux pieds. Les seules caves intéressantes de Saint-Macaire, et encore ne sont-elles qu'à demi-enterrées et conçues à l'origine comme prison (droit de justice seigneurial), sont celles de Sanzay et Bray. L'affleurement des eaux empêche tout creusement. La conservation du vin en cave n'est devenue une tradition qu'à partir du XIXe puisque les vins étaient écoulés rapidement avant cette époque. 63 Du côté de Sanzay La grande forêt est partagée entre le seigneur de Montreuil et celui de Passavant qui détient aussi la ferme de Bois-Ménard 64. Ameline de Berlay, fille de Giraud II, mariée à Guillaume Talbot, sieur de Passavant, se rend souvent en pélerinage au lieu-dit du Bas-Mureau, près de Cléré, à l'endroit où sourd une fontaine, sur le lieu de naissance du père d'Hilaire, saint Francaire, dont le sarcophage restera longtemps caché dans une proche caverne. Ameline prend un grand contentement à boire l'eau de la fontaine où plusieurs miracles se sont produits 65. C'est la famille Sanzay 66 qui possède les terres à l'est de l'église de Saint-Macaire et le doyen de Thouars qui gère la partie ouest autour du Doyenné 67. Côté liturgie, on a vraiment le choix. Chacun, en fonction de son habitat dispersé, peut aller à la messe à Saint-Macaire, à Bouillé-Loretz 68, au Puy-NotreDame, et, si l'on est matinal, on peut essayer Ferrières, Brignon ou la Lande. Les églises parsèment la campagne de leurs clochers carillonnants et cette multiplication des prestations religieuses au mètre carré, offertes à un maigre peuplement potentiel de pratiquants, éparpille quantitativement et qualitativement les manifestations de foi populaire. Domus Nemoris Menardi, 1219, confirmation du seigneur de Passavant, H 3478 ADML. 65 P. Branchereau, Saint Francaire, patron de Cléré, Ligugé, 1896. 66 Voir DB. 67 Voir DT. 68 Voir DT. 64 Nos deux jumelles monastiques ont l'insigne honneur, sans le savoir d'ailleurs et sans donc en tirer légitime fierté, de recevoir la visite du futur pape Bertrand de Got qui apprend sa nomination, en date du 5 juin 1305, pendant le voyage qu'il a entrepris dans la région. Bertrand, en effet, dîne et couche à Ferrières en mars 1305, puis, le lendemain, après une courte halte à Brignon, se dirige vers Le Puy-Notre-Dame 69. Les jours de tranquillité sont révolus. Les Anglais s'installent au Puy et au Vaudelenay 70 en 1359. Mieux renseignés que l'on ne pourrait le croire, malgré la barrière de la langue, ils se sont fait traduire le dicton local : « Riche Chambon, noble Ferrières, pauvre Brignon » et, ne respectant en rien l'ordre alphabétique, ils commencent par Chambon, pour sa notoriété 71… À la fin de la première partie des hostilités de la guerre de Cent ans, malgré les comtes de Thouars et de Montreuil, les Britanniques font d'une abbaye deux coups en pillant et en incendiant les deux petites jumelles, histoire de ne pas faire de jalouse 72. La ville de Bouillé-Saint-Paul, près de Chambon, a dû vivre aussi des moments difficiles car elle demande le droit de se fortifier, ce qu'elle n'obtiendra qu'en 1446, à la fin de la guerre de Cent Ans 73. Ce conflit a considérablement décimé les populations et, même pendant l'accalmie intérimaire, la sécurité est restée très précaire avec les allées et venues d'anglo-gascons désœuvrés et de routiers peu sympas qui hantent les campagnes. 69 SDLH. 70 Ou Vaudelnay. Voir DT. 71 Anéantie en 1370 (H 121 ADML), en 1375 (SDLH). 72 SDLH. SDLH. « Pourvu que les habitants fassent le guet aux lieux où ils sont accoutumés le faire ». 73 Une autre promenade de piété donne la chance, une fois dans sa carrière, de pouvoir apercevoir, furtivement comme pour tout chef d'état, sa majesté Louis XI qui aime Notre-Dame du Puy et s'en vient par Ferrières en avril 1470 74. La vierge du Puy attire quand même bien trop de monde. Pour le roi, passe encore, mais elle amène aussi tellement d'autres catégories de pèlerins plus indésirables les uns que les autres, les anglais, les soudards, les brigands, toute une soldatesque qui vient régulièrement traîner ses guêtres dans la contrée. On assiste alors, au XVe siècle, à une recolonisation poitevine. Les Sanzay ont, sans doute -avant ou depuis le passage des Normands et le transfert de l'Archidiaconé à Thouars 75-, accaparé les terres près du bourg et une partie de celles du Doyenné. La venue de cette famille de Sanzay à SaintMacaire et dans toute la région n'est pas clarifiable, d'autant que l'un des leurs essayera, avec la complicité des moines de Ferrières 76 qui lui fabriquent une fausse charte, de faire remonter ses ancêtres aux ducs d'Aquitaine. Les moines prétendent en effet qu'une charte de Louis Le Pieux affirme la première fondation de Ferrières vers 800 par l'un des ancêtres de Sanzay, comte de Poitiers, afin de réparer sa fugue de SaintMartin de Tours et son mariage avec la fille d'un autre comte poitevin. Le feuillet est glissé dans les Archives d'Aquitaine qui reprennent cette origine 77. Beaucoup plus tard, en 1584, René Le 6 avril 1470, dans l'après-midi, Louis XI va de Ferrières au Puy. En repartant sur Thouars, le 8, il s'arrête à nouveau à Ferrières (SDLH). 75 Sanzay en est peut-être directement responsable. 76 SDLH. 77 Bouchet, Annales d'Aquitaine. Cette date de 800 tend à rendre plausible le fait que Sanzay, prince maure, soit resté après la bataille de Poitiers, se soit emparé des biens écclésiastiques de l'Archidiaconé de 74 Ier de Sanzay sera qualifié par sa veuve de « hault et puissant seigneur messire duc compte de Sansay en son vivant chevallyer de l'ordre du Roy messire gentihomme ordinayre de sa chambre gouverneur et lieutenant general pour sa maresche dans sa ville et chasteau de Nantes en bretagne »… ni plus ni moins. René II de Sanzay, quant à lui, essayera de consolider la supercherie en s'intitulant, dès 1588, « Vicomte héréditaire et parageur de Poitou » 78, puis, dans un acte du 23 septembre 1590, « sire et comte de Sanzay, vicomte hérédictaire du Poictou, chevalier de l'ordre du Roy » 79. Il apparaît donc facile à cette époque de se fabriquer une généalogie. En tout cas, les Sanzay paraissent avoir bien manœuvré, et si, comme nous le croyons, ils sont descendants d'un calife resté dans le Poitou après la bataille de Poitiers, ils ont réussi la meilleure opération qui soit en légalisant les terres qu'ils ont subtilisées à l'Église et en s'élevant dans la hiérarchie sociale par tous les moyens. On ne saura dire si la fabrication du toponyme Sanzay a précédé celle du patronyme, mais les relevés prouvent déjà que ce toponyme est antérieur au XIe, et compte tenu du nombre important de lieux-dits dont la famille a pris le nom, ou auxquels elle a donné le sien, le terme Sanzay paraît être l'un des plus anciens de la région 80. Thouars (Saint-Macaire) et ait voulu faire ainsi « régulariser ses papiers ». Le mariage serait plutôt dans l'autre sens, le musulman ayant épousé une chrétienne. Cet ensemble d'éléments (A Sailli Mori naquit, disparition de l'archidiaconé, tentative de faux) est à rapprocher (voir plus loin) de l'alliance de Sanzay avec le seigneur de Bray dans le dossier de tentative de justification de la fondation de l'église par le seigneur de Saint-Macaire. 78 Archives de la ville de Poitiers, mémoire t. V 2e série. La même source indique que le comte de Sanzay et ses descendants mâles, issus de la maison de Poitou, tiendraient rang après les ducs. 79 SDLH. 80 Un Aimery de Sanzay est mentionné en 1050 dans une charte de Saint-Florent (E 3920 ADML). Voir articles Sanzay aux DT et DB. À une époque indéterminée de reconstruction, ou de reprise de possession manu militari 81 des terres ecclésiastiques de Saint-Macaire, un Sanzay ordonne que l'on désculpte du tuffeau, au fond de l'église de Saint-Macaire, les anciennes armoiries des La Trémoille 82 qui règnent sur Thouars depuis 1483. Il étale les siennes au-dessus, comme il l'a déjà fait dans l'église du village de Sanzay, où il a aussi sa demeure, à une journée de marche dans la Marche 83. « D'or à trois bandes d'azur, à la bordure de gueules, un écu sur le tout en abîme, échiqueté d'or et de gueules », le blason est toujours bien conservé dans notre église. L'humidité et le salpêtre 84 ne peuvent remonter à la hauteur où il a été placé, et, si l'on regarde de plus près, il est facile de s'apercevoir qu'il s'agit en fait du remplacement d'un tuffeau par une pierre dure de Chauvigny présculptée, ce qui évite tout danger de dégradation. Cette reprise de l'église liée, de toute évidence, au reflux définitif de l'Archidiaconé vers Thouars, pourrait résulter d'un affaiblissement passager des La Trémoille ou d'un arrangement poitevino-poitevin. Aucun document ne permet encore de connaître la date et les raisons de cette mutation. La tradition rapporte des dates de crises, entraînant toujours des changements sensibles : VIIIe, normands, XIe, guerre de Cent Ans, XVIe et bien sûr XVIIIe. 82 D'or au chevron de gueules accompagné de trois aiglettes d'azur becquées et membrées de gueules. 83 Voir DT. 84 Salpêtre : Du latin médiéval sel de pierre. Efflorescences de mélanges de nitrates divers (de calcium, d'ammonium ou de potassium) qui se forment sur les vieux murs et les parois des étables au contact de l'humidité. On fabriquait la poudre de guerre avec ce sel, mélangé à du soufre et à du charbon de bois. 81 Le sieur Gauvin s'installe à la Gauvinière 85. Ce bailliage de la Petite Marche devient un coin – aux deux sens du terme – d'Aquitaine enfoncé en Anjou et rien n'y pourra changer. Jean Pinguet possède la Guéritière entre la Planche et la GotteFraîche, François Nepton, dont l'épouse, Adeline de La Boyzellière, a un fort joli nom, tire les bénéfices de Pancon. Les Haies-Chotard forment une petite agglomération entre Chambernou et les Baffries, et Bray appartient au poitevin Boussiron 86. Le 7 mai 1552, haut et puissant messire René de Sanzay, chevalier de l'ordre du roi, sieur de Sanzay en Poitou, du Plantis 87 qu'il tient de son épouse, des Marchais et de Saint-Macaire, se rend avec maître Huot, notaire royal à Angers, chez Françoise Bourgeois et Élie Dufay, son mari, sieur de la belle propriété du Jau près de l'église d'Érigné, mais qui sont tous deux, ce jour-là, pour traiter l'affaire, en leur domicile angevin citadin. D'affaire, il s'agit bien. Françoise achète Saint-Macaire, dont René de Sanzay veut se débarrasser. La cinquantaine d'hectares ne rapporte certainement plus les 320 livres par an toutes charges déduites que promet René 88. En effet, soit que le bail à ferme ait été réévalué avec la complicité d'un fermier, soit que les terres soient vraiment très productives, il est impensable qu'on puisse obtenir un tel rapport avec tous les problèmes inhérents aux systèmes de fermage ou de métayage, aux crises, aux guerres et à la dépopulation régulière qui 85 Vers 1400 (E 2598 ADML) et en 1605 (RPP). 86 En 1525 (E 198 ADML). Voir tous ces noms aux DT et DB. 87 Voir DT. A titre d'exemple, cinq seigneuries de Lancelot de Salles rapportent en tout 71 livres annuelles en 1539 dans le Bas-Maine (la Roche, Beaumont, Flée, la Mothe-Renier et la Mothe de Cramaillé, E 3913 ADML). 88 détériorent les équilibres économiques et engendrent automatiquement des retards de paiements très conséquents. Quoi qu'il en soit, René brade sa seigneurie pour 4000 livres. Maître Huot lit l'acte : « Ledit sieur vendeur a vendu quitté ceddé delaissé et transporté la terre fief et seigneurie dommaynes mestairies closeryes vignes terres prez bois estangs garannes et apartenances de saint macquaire scituée et assise en ce pais danjou ressort de saumur 89 et tout ainsy que ladite terre et seigneurie de saint Maquaire se poursuit consiste et comporte tant en fief seigneurie justice juridiction cens rentes et debvoirs… les dites choses vendues sont tenues des baronnies de doué et saint Mars et la pille par moitié et chargee a foy et hommage et que ledit sieur vendeur a declare promis et assure a ladite achapteresse valloir la somme de trois cens vingt livres de rente ou revenu annuel touttes charges desduites… la dite presante vendition estre faicte pour le prix et somme de quatre mil livres paiez baillez contez et nombrez manuellement contant en presence et au veu de nous notaire » 90. Il faut que Françoise matérialise l'origine de ses liquidités. On doit savoir d'où vient l'argent. Elle assure alors que les deniers 91 proviennent de bénéfices d'une autre seigneurie, celle de Louvaines, qu'elle avait acquise de Mathurin de Montallant, chevalier lui aussi, sieur de Chamballé. Son mari, Élie Dufay se porte garant de la véracité de la provenance de l'argent et le notaire, selon l'habitude, prend la bourse, la regarde, la soupèse et la donne aux acquéreurs qui comptent les pièces. Il y a là « douze cens escuz solz du poix de deux deniers quinze trante piece a quarante six solz piece cent escuz a quarante quatre solz Saint-Macaire n'est en Anjou ici que pour plaire aux acheteurs angevins. Même en étant du ressort de Saumur, Saint-Macaire est alors pleinement en Poitou. Voir DT. 90 E 1141 ADML. 91 Douzième partie d'un sol. 89 piece et deux cens double ducatz aussi d'or et de poix a quatre livres dix huict piece et la somme de quarante livres tournoiz en monnaye douzains bons et a presant aiant cours » 92. René de Charnières, licencié es lois et Nicolas Rivault, marchand, signent comme témoins avec René de Sanzay, Françoise Bourgeois, son mari Élie Dufay et le notaire Huot. La femme de René de Sanzay, Renée du Plantis, est absente. Le 8 mars dernier, son mari lui a donné procuration pour le représenter en toute affaire 93. Le contrat d'acquêt est donc fait, mais les problèmes surgissent, et la vente ne sera effectivement réalisée que beaucoup plus tard. Renée du Plantis ne donne son accord que le 10 mai 1555 et, malgré tout, la cession ne peut encore se faire. En effet, René II, le fils ainé, expulse ses parents de leurs châteaux de Sanzay en Poitou et de Saint-Maixent et bloque l'héritage sous bénéfice d'inventaire. Pendant ce temps, les Huguenots s'installent dans la région et établissent leurs quartiers d'hiver au Vaudelenay 94. 92 E 1141 ADML. 93 E 3920 ADML. 94 SDLH. Huguenotades Les Huguenots ne sont pas là par hasard. Ils sont en terrain à demi-conquis. La religion prétendue réformée fait de plus en plus d'adeptes dans le Poitou, dans toutes les couches de la société, au gré de réseaux difficiles à appréhender, d'influences certaines des seigneurs eux-mêmes engagés sur cette voie par plus illustre qu'eux. Par exemple, la fille de Louis XII, Renée de France, née à Blois en 1510, participe activement à la promotion et à l'affirmation du protestantisme dans la contrée. D'Italie, car elle a épousé le duc de Ferrare, elle règne sur une cour de partisans entièrement dévoués à Calvin, dont elle a fait son directeur personnel de conscience 95. Si ce dernier vient en Poitou en 1534, c'est Renée qui le protège de loin en le recommandant auprès des familles poitevines de ses amis et de ses fidèles collaborateurs qui peuvent localement l'accueillir et lui organiser sur place prêches et démonstrations : La dame d'atours de Renée de France, Michèle de Saubonne, est mariée à Jean de Parthenay, l'archevêque. Tous deux souhaitent faire, de leur grand château du Parc Soubise près de Mouchamps, un havre de paix pour les Huguenots 96. D'autre part, Jean Boussiron, né d'une famille poitevine et saintongeoise, sieur de Grandry en Poitou et de Bray, est, depuis 1528, échanson à la cour de Ferrare 97. Renée 95 Lièvre, Hist. des Protestants du Poitou, 1856. 96 A. de Wismes, Hist. de La Vendée. Dict. de Biographie Française, page 34, et E 198 ADML. Pour Grandry, voir DT. 97 de France ne manque donc pas d'adresses poitevines amies où Calvin pourra, on s'en doute, trouver assistance, gîte et couvert. La fille de Jean Boussiron, Françoise, elle aussi attachée au service de la duchesse, a une grande réputation de beauté et de culture. Ayant côtoyé Calvin et Marot à Ferrare vers 1535, elle épouse en 1539 un médecin allemand, Jean Senft alias Sinapius, professeur à Tubingen, et son épithalame est publié à Bâle à l'occasion de leurs noces 98. Christophe Boussiron, frère de Françoise, succède à son père à la sommellerie de Ferrare et aux titres de seigneur de Grandry et de Bray. Ses fonctions le retiennent sur le Pô où, taste-vin tâtillon, il sert à boire, et du meilleur s'il vous plait, à la table de Ferrare. Lorsque Renée de France se retire à Montargis en 1560, le clan Boussiron la suit et se rapproche de ses propriétés. De son union avec Gabrielle Le Rousseau, Christophe Boussiron a un fils, René. Ce dernier, bien qu'élevé à la cour de Ferrare et de Montargis, n'a pas du tout l'étoffe d'un courtisan. Il aime la bagarre, cultive les raisins de la colère protestante et prend part aux guerres de Religion dans les rangs Huguenots. Il se fait si bien remarquer au combat d'Esse sur Vienne en 1569 et au siège de La Rochelle en 1573 qu'il est nommé gouverneur de Marans. L'aisance et les facilités provisoires qui résultent de sa situation lui permettent de compléter les seigneuries de Grandry et Bray par celle de Pellouaille. Hélas, dans une escarmouche, un Poitevin de ses anciens amis, dénommé Pierre Grignon de La Pélissonnière, le reconnaît et lui fracasse la tête d'un coup de pistolet, d'un coup de feu, et non de crosse, cela s'entend. À Charlotte Savary, sa femme, René laisse deux fils, Charles et Jacques. Charles ressemble à son père, en ce qu'il se distingue sur le champ de bataille religieux aux côtés de Le titre en est : « Epithalamia diversorum in nuptias Joannes Sinapii germani et Franciscae Bucryoniae Gallae » (Dict. de Biographie Française). 98 Philippe de Mornay, notamment le 14 mars 1590 à Ivry-LaBataille. Seigneur de Grandry et Bray, il est nommé député pour la province d'Anjou à l'assemblée protestante de La Rochelle en 1616 99. À l'époque de sa députation, Charles réside à Saumur et doit faire quelques incursions à Bray, ne serait-ce que pour prélever quelques chapons ou quelques pipes 100 de vin. Lorsqu'il est parrain de Louise Lafite à Chinon le 12 avril 1615, il porte le titre bien vague d'écuyer 101. Après sa sépulture à Saumur en 1624, son frère Jacques, puis la fille de ce dernier, Suzanne, continuent de tirer les bénéfices des terres de Bray et de Grandry. XVIe Si l'expansion et la notoriété soudaine des Boussiron au siècle s'expliquent, en premier lieu, par leur assiduité à la cour de Renée de France, elles sont aussi la résultante de leur conversion et de leur soutien à la religion réformée et vont de pair avec la force, peu tranquille, des huguenots au sud de la Loire, réunissant ainsi toutes les conjonctions particulières favorables, en un lieu donné, à l'édification d'une fortune momentanée. Bull. Soc. Ant. de l'Ouest, 1862-64, p. 217, et Haag, La France Protestante, t. III, p. 28-29. 100 Pipe : Tonneau d'environ 450 litres, double de la busse (Saumur et Montreuil-Bellay). A Doué en 1760, le prix en est de 20 à 24 livres, mais peut monter jusqu'à 100 livres les mauvaises années et descendre à 12 livres en cas d'abondance de récolte (François-Yves Besnard, Souvenirs d'un nonagénaire).. 101 DHGBML et Registres protestants de Saumur (ADML). Les qualifications non usurpées d'écuyer ou de chevalier sont les principaux critères d'une véritable noblesse. Ecuyer peut cependant avoir les diverses significations suivantes : qui monte à cheval, qui enseigne l'équitation, qui sert un prince, qui sert les écuries d'un prince, qui est anobli. 99 Bray protestant s'est séparé de Sanzay au début du XVIe siècle 102 et l'étau semble se resserrer autour de la seigneurie catholique avec l'avènement, en face à Maison-Neuve, de Claude IIème de Bussy 103. Fruit du mariage de Claude Ier avec Cécile de Turgis en 1540, Claude IIème est l'un des compagnons du roi de Navarre qui lui accorde des lettres de sauvegarde pour lui et sa famille 104. Lorsqu'il meurt, le 14 février 1613, il y a « une belle compaignée à sa sépulture » protestante à Saumur 105. Le fait que son père et son fils aient été de purs catholiques prouve bien qu'il s'agit là, pour Claude IIème, à la fois d'un coup de tête, d'un besoin de marginalisation ou de différenciation, d'une sorte de recherche d'aventure pour un rural aisé à qui la vie provinciale n'apporte plus rien d'exaltant. Et l'on peut rapprocher cette attitude, courante dans le Poitou et au sud de la Loire chez certains hobereaux de campagne, de l'audacieux pari dans lequel se jetteront plus tard les « cadres » des Blancs de 1793. Par contre, son fils Claude IIIème, élevé, on s'en doute, dans le droit chemin, essayera de se faire enterrer dans l'église de Saint-Macaire trente-sept ans plus tard. La sépulture soulèvera certainement un tollé de la part du vrai seigneur de SaintMacaire. Elle fera perdre tout son impact à ce geste de retour au bercail, politiquement et publicitairement peu innocent, alors que le conflit religieux bat encore son plein. Bray dès 1525, et Maison-Neuve dès 1560, sont donc, à Saint-Macaire, deux fiefs voués au protestantisme mais où l'échanson Christophe et le parjure Claude IIème, comme d'ailleurs la plupart des seigneurs, ne résident jamais. En Car les deux seigneuries, on le verra plus loin, ont été liées à la fondation de l'église. 103 Voir aux DT et DB. 104 DHGBML. 105 Registres protestants de Saumur (ADML). 102 général, ce sont leurs fermiers qui occupent les lieux et leur réservent, en cas de besoin de passage, une ou deux chambres confortables, toutes prêtes, avec les domestiques de la maison, à accueillir le maître. À cet égard, il paraît fort intéressant de noter que les seigneurs protestants n'exigent pas impérativement des fermiers et du personnel de service choisis parmi leurs coreligionnaires 106. Les troupes de Coligny, fortes de trente mille Huguenots, viennent stationner au Vaudelenay au début décembre de l'année 1568. Pendant toute l'année 1569, ils « rayonnent » entre Doué, Saumur et Thouars 107, utilisant à leur gré les églises pour leur culte, rançonnant et effrayant les populations rurales plus exposées et dévastant les richesses ecclésiastiques. Au bout d'un an d'exactions et de pillages rigoureux, et avant de quitter provisoirement le pays le 29 septembre 1569 pour aller essuyer une cuisante défaite à Moncontour le jour suivant 108, la tradition assure qu'ils se sont heurtés aux ligueurs au lieu-dit Champ Noir, cette vaste plaine située entre Saint-Macaire, la Raye et Argentay, et qui tire peut-être son nom de ce mauvais jour. Il est donc certain que, vainqueurs de l'échauffourée, les Huguenots s'en prennent alors aux propriétés de René de Sanzay, qui, catholique 109 et conseiller du Roi, défend Nantes Le registre paroissial de Saint-Macaire ne datant que de 1646, il nous prouve cependant que, tour à tour, deux fermiers catholiques, Jean Ragot et Jacques Quétineau, sont recrutés par la protestante Suzanne de Boussiron (RPSM), et E 198 ADML confirme qu'en 1631, Jacques Quétineau détient déjà les recettes de Bray. En 1683, interdiction est faite à 700 000 catholiques de servir chez des maîtres protestants en France (Quid 1988). 107 SDLH. 108 SDLH et Thibaudeau, Hist. du Poitou. 109 Le 24 février 1568, « René de Sanzay, chevalier, chambellan du roi et capitaine général des bans et arrière-bans de France, exempte les habitants de Poitiers de la contribution à l'arrière-ban à la charge de 106 avec succès contre les protestants, et qu'ils mettent le feu à la seigneurie et à l'église 110. Lorsque les parpaillots s'en retournent vers Vaudelenay par Argentay, la fumée derrière eux monte de deux foyers concomitants, de la seigneurie à droite et de l'église à gauche. Les charpentes s'écroulent dans un nuage noir qui peut se voir de loin et qui servira de leçon. Les deux bâtiments ne s'en remettront jamais. Cela tombe mal pour René de Sanzay qui a déjà vendu son domaine à Françoise Bourgeois depuis sept ans et qui attend toujours une décision de justice pour en régler définitivement les modalités. Il faudra donc redonner un aspect normal à ce tas de décombres qui lui appartient encore et dont seuls les murs calcinés et les parties souterraines n'ont pas souffert. De plus, en tant que seigneur fondateur de l'église, qui y entretient un desservant, il lui revient aussi de rétablir le culte dans l'édifice religieux. La forêt, encore une fois, a bien servi et les paysans anxieux reviennent les premiers en observateurs. Ils n'ont plus, image bien trop répétitive, qu'à constater les dégâts et à mesurer l'étendue du travail qu'il va maintenant falloir fournir pour combler le déficit. Le paysan découvre les méfaits un à un. Il faut encore tout recommencer. Les bestiaux qu'on avait presque fini de payer à prix fort s'en vont maintenant tranquillement, veiller à la défense de la ville » (E 50, Archives de la ville de Poitiers, Mém. Antiqu. Ouest t. V 2e série). 110« Pendant les guerres de Religion, la sacristie comme le toit de l'église fut brûlée par les troupes de Coligny et l'église livrée au culte des protestants. Une terrible bataille fut livrée dans la plaine voisine appelée Champ Noir, de la nature de son sol et qui à cette époque était couverte de nombreuses habitations avoisinant l'église » (NDCR, annexe XVIII). On sent encore toute la colère du curé Reine qui devait être fortement documenté, d'une part par la tradition orale, mais aussi par les chroniques catholiques qui avaient saisi les moindres faits et gestes de ces ennemis jurés de parpaillots. poussés vers d'autres horizons par les hallebardes des soudards. De la chaumière ou de la cabane, il ne reste parfois qu'un tas chaud et fumant. Même les quelques rares outils ont disparu et le chaudron quotidien s'est envolé dans la roulante de guerre. Le puits est infecté et des cadavres d'animaux nagent sur la mare abreuvoir. On se reprend à espérer des jours meilleurs, lorsque la colère divine sera passée. Le fermier accordera-t-il des facilités pour les dettes de l'année déjà lourdes à supporter en temps normal. Le seigneur, lui aussi, doit se refaire une santé… Comme d'habitude, on retrousse les manches et on se remet au travail, mais avec l'envie de tout laisser tomber, de partir, comme certains, avec les gens de guerre, d'aller à l'aventure tenter de toucher quelque solde et de se payer en plus sur l'habitant, de s'offrir à l'occasion quelque bonne ripaille. Finalement, comme d'habitude, on reste, on est attaché à cette terre. Les misères, les calamités demeurent le lot quotidien. On doit tirer le diable par la queue et laisser faire cette force brutale qui revient régulièrement saccager. D'ailleurs, après avoir fait les frais des esprits échauffés, il faut encore pâtir du climat déréglé. Tout semble se liguer à nouveau contre le paysan. À peine remis de l'hiver 1565 qui avait tout gelé, du vandalisme huguenot de 1569, voilà que la sécheresse de l'été 1578 ruine ses espoirs. Juin 1580 apporte la grêle, puis les chenilles s'en mêlent. C'est alors que les soldats reviennent, puis repartent. S'il fait beau en 93, cela pourra aller. Non ! Le 27 mai, les grêlons broient encore les jeunes pousses. Une année de labeur pour rien. Pour 94, tout s'annonce bien jusqu'en juin, mais soudain, la pluie, que l'on souhaitait légère, inonde les champs et gâte la moisson. D'actions de grâces en supplications, les femmes font des permanences à l'église, avant, après, pendant les batailles et les calamités. Si l'on ajoute à tout cela la maladie, la contagion qui, en 98, enlève tous les derniers bras valides, on voit bien que l'on n'y peut rien, que l'on tombe sans cesse de Charybde en Scylla. C'est la fin du siècle, la fin du monde, la fin des misères 111. L'honorable vieillard René de Sanzay meurt dans l'année qui suit l'incendie de sa seigneurie de Saint-Macaire 112. Il laisse cinq garçons à Renée du Plantis. L'aîné, René, est depuis 1560 en désaccord avec la famille, ayant expulsé ses parents de leurs châteaux de Saint-Maixent et Sanzay en Poitou 113 tout en se faisant remarquer dans les rangs des catholiques, semblant vouloir être, avant l'heure, chef du clan. À la mort de son père, il prend la succession sous bénéfice d'inventaire et se désolidarise complètement de sa mère. Il empêche ainsi le partage de la succession entre les autres frères : Christophe, le cadet, préféré de Renée, sieur de Saint-Macaire, Charles, sieur d'Ardanne, Claude, sieur de Cossé et Anne, sieur de Maignannes. D'après le Journal de Louvet – ADML. Thibeaudeau, dans son Histoire du Poitou, nous donne aussi une idée des ravages successifs subis à cette époque par le Poitou : les Gascons ruinent toutes les églises en 1562, famine et mortalité en 1563, disette extrême en 1565, arrivée et ravages des Huguenots de 1567 à 1569, siège de Poitiers en 1569, siège de La Rochelle en 1572-1573, siège de Lusignan en 1575. De 1577 à 1578, « les guerres continuelles étant audit pays et à présent les grandes inondations, dont les murailles ruinées de ladite ville (Poitiers), qui ne se pourraient remettre pour 15 000 écus, le peuple appauvri, en un pays maigre et stérile ne produisant beaucoup de fruits, ladite ville destituée de tout trafic et commerce de marchandises, n'ayant aucune rivière qui porte bateau où ils puissent recevoir aucuns fruits… » 112 E 3920 ADML. Christophe devient seigneur de Saint-Macaire en 1570. 113 E3920 ADML. Le DHGBML (édition 1996) cite à tort, dans son article Sanzay, Saint-Marsault pour Saint-Maixent. Il indique aussi, par erreur, que Maison-Neuve faisait partie de la seigneurie de Sanzay. 111 Claude meurt en 1580 et sa femme, Marguerite de La Motte, une normande, demande sa part. Christophe se contente de lui préciser que Claude est sur la liste du bénéfice d'inventaire mais que la succession est toujours gelée. Renée fait son testament en 1584 sans avoir pu récupérer ses terres de Saint-Maixent et de Sanzay en Poitou 114. Des procès sont engagés contre René l'aîné, pour lesquels Christophe se déplace incessamment et engage des frais que sa mère lui rembourse en 1587 lors du règlement de la situation. Christophe assistera notamment aux Grands Jours de Poitiers, sorte de foire à la justice, instaurée en 1405, lors de laquelle une concentration de juges met à jour les dossiers judiciaires en suspens depuis longtemps et obtiendra, semble-t-il, réparation 115. En 1594, Renée est toujours vivante et elle révoque son testament 116, mais Christophe est encore seigneur de Saint-Macaire. Les 4000 livres payées pour la seigneurie n'ont certainement pas été rendues à Françoise Bourgeois puisque la terre échoit enfin vers 1600 à la fille de celle-ci, Jacquine Dufay 117. 114 Voir le testament intégral en annexe III. « Hypothèque donnée sur les parties des bois dépendant de la terre des Marchais Ravart à Christophe de Sanzay, sieur de SaintMacaire, par Renée du Plantis en garantie des sommes qu'elle reconnaît lui devoir pour de nombreux voyages faits tant à Paris et Nantes qu'aux Grands Jours de Poitiers où elle a obtenu pour son défunt mari un arrêt qui le réintégrait en sa châtellenie de Sanzay d'où l'avait expulsé son fils aîné ». (acte du notaire Pierre Rogier E 4279 ADML). Michel Carmona, à propos des Grands Jours de Poitiers et citant Pinson de la Martinière, assure qu'il s'agit « d'une séance de cour criminelle et extraordinaire dressée pour un temps dans les provinces éloignées des parlements afin de purger une province de quelques grands et puissants malfaiteurs et corriger les juges qui faillent à leurs charges ». 116 Ce document a disparu mais a dû exister puisqu'il est noté dans la liasse 3920 par un feudiste. 117 Voir chapitre suivant. 115 Deux seigneuries, en tout cas, Bray et Maisonneuve, semblent avoir été épargnées par les Huguenots 118 qui n'ont pas dû dédaigner, par contre, nos deux jumelles monastiques 119. Ils connaissent, eux aussi, le dicton. Non contents de piller, ils mettent le feu sous le regard tendu des moines camouflés dans les arbres de leur bois, ayant remonté le froc, ce jour-là, pour prendre plus facilement leurs jambes à leur cou à l'approche des pendards. Chacun a sa cachette numérotée (de 1 à 5 seulement), son chêne séculaire hospitalier, sa frondaison salvatrice qu'il rejoint à chaque alerte, priant et recommandant son âme à Dieu 120. La Guéritière a changé de propriétaire et c'est maintenant François de La Fontaine, seigneur de Bouillé-Loretz, qui possède cette ferme importante 121. Tristan Ayrault est sieur de la Bâtardière et voisin des Gauvin 122. La lutte religieuse n'est pas terminée et la Loire conserve son image de frontière. Ainsi Henri III écrit-il depuis Blois au duc de Nevers une lettre datée du 28 septembre 1588 : « Mon Maison-Neuve, toujours debout par une chance inouïe, date du début du XVIe ou d'avant. Bray, par contre, aurait pu être détruite par les ligueurs. Ses anciens bâtiments, signalés comme tels sur un plan de 1705, étaient en place avant 1525. Des murs et une porte ancienne datent du XVe (voir plus loin). 119 Asnières et Ferrières ont été pillées et incendiées par les huguenots (SDLH). 120 Une autre solution pour les moines étaient les souterrains de Ferrières, « étroites galeries souterraines qui auraient pu servir de refuge », dont parle G. Michaud dans Eglises, dévotions, pélerinages du canton d'Argenton, Poitiers 1903. 121 DHGBML. 122 En 1595 (DHGBML). Ayrault est parfois écrit Erreau sur certains actes. C'est lui qui contestera plus tard la fondation de l'église par le seigneur de Saint-Macaire. 118 cousin le roy de Navarre est venu avec quatre cents chevaux suivi de deux mille cinq cens arquebusiers jusquà Douay pensant surprendre quelques-uns de nos régimens qui avaient pu passer la rivière Loire, mais pour le bon ordre et la diligence du sieur de Richelieu, son voyage est demeuré inutile » 123. Entre 1595 et 1597, une assemblée protestante générale ou générale protestante siège deux fois à Saumur qui reste l'une des plaques tournantes des réformés sous l'influence croissante de Moïse Amyrault et de Duplessis-Mornay 124. Les disparitions de Charles Boussiron et de Claude IIème de Bussy, l'avènement d'un nouveau seigneur à Sanzay, un retour progressif à la catholicité ramènent quelque peu le calme sur les terres de Saint-Macaire et les paroissiens peuvent procéder tranquillement à la reconstruction de l'église 125. Fontaine (BN fonds 3047 f° 20). 124 Dez et Lièvre. Hist. des protestants du Poitou. Paris 1936 p. 231 à 234. 125 « Le toit actuel de l'église fut réparé sur un plan bien inférieur au premier en 1569 peu avant la célèbre bataille de Moncontour sur Dive » (NDCR, annexe XVIII). M. Houet pense que ce fut en 1570 (EAMH). En tout cas, la contestation de la famille Ayreau (Erreau ou Ayrault, à la Bâtardière, voir ci-dessus), déposée en décembre 1617, nous en confirme la reconstruction par les paroissiens en l'absence de seigneur : « Les habitants dudit Saint-Macquaire achèteront le fonds de ladite église et construiront et la feront bâtir à leurs dépens tellement que nul autre ne se peut attribuer la qualité de fondateur de ladite église de Saint-Macquaire » (E 3913 ADML). 123 Il s'agit, bien sûr de Doué la Une seigneurie abandonnée De tous les pauvres qui courbent l'échine dans le bailliage de la Petite Marche qui dépend à nouveau de la Vicomté de Thouars, ceux de Saint-Macaire sont encore les plus mal lotis. Au Puy, aux Verchers, au Vaudelnay, tout va bien mieux. Les terrains sont meilleurs, l'humidité moins perforante et la vie, en général, moins dure. Ici, à Saint-Macaire, les sols sont tellement marécageux que l'eau sourd de partout. Les chemins s'y pratiquent si mal que personne n'ose aventurer sa carriole au creux des haies sans encourir le risque de passer des heures à désembourber 126. Si cela représente un inconvénient majeur pour les marchands et le commerce, ce peut devenir un avantage, en revanche, lorsque les hordes armées approchent. Elles évitent de venir y enliser les affûts de leurs canons. Les gens, eux, ont, de toute façon, l'habitude des meilleurs passages et enlèvent les sabots pour traverser le gué de la Planche ou celui de Brignon. Le seigneur peut monter au Puy à cheval directement de l'église par Champ-Noir. D'ailleurs tout le monde emprunte ce circuit pour éviter de se crotter. De ChampNoir, on est aussitôt à la Raye, et de là, quelques enjambées mènent à la colline du Puy. Ce fut le cas de tout temps et encore actuellement, en raison de la couche d'argile superficielle. Le chemin de la Herse à l'étang doit sans cesse être remblayé de cailloux qui s'enfoncent allègrement dans la terre et qui finissent par bomber le chemin sans pour autant lui enlever son humidité. 126 Le vent du nord amène la tinte de la nouvelle cloche des Verchers, bénite le 19 décembre 1604 sous le haut parrainage de Pierre de Bussy-Fontaines 127, père de Claude IIème le protestant, et qui aura bien du mal à racheter la faute de son rejeton renégat. Depuis la vente de Sanzay, les Bussy font figure et office de seigneurs du village. Leurs demoiselles et dames, Pierre, Claude Ier ont vaqué aux soins de la paroisse et représenté la hiérarchie locale, Maison-Neuve oblige. À deux pas de là, Monsieur Demourant 128, nouveau doyen de Thouars et à la fois curé, par tradition, de Saint-Macaire, vient prendre possession, ou, tout au moins, retirer les bénéfices du Doyenné dans le courant de l'année 1610. Mais ce n'est pas lui qui s'abaisse à dire la messe des petits, ne se déplaçant que pour la grande pompe des grands. Quant au curé du Puy-NotreDame, Joseph de Salles 129, on murmure qu'il est de la même famille que les actuels propriétaires absents de la seigneurie de Saint-Macaire, une famille originaire du Haut-Segréen 130. Ce serait un certain Raoûl de Salles, déjà sieur de La Plesse et de Lescoublère 131, qui a part, dit-on, dans cet héritage. On ne l'a encore jamais vu ici, car il habite le château de Maligné 132, mais on le sait par les fermiers qui prennent les levées. Comment la seigneurie de Saint-Macaire a-t-elle bien pu, en partie, passer sous le contrôle de Raoûl de Salles en 1616 ? Il DHGBML. Les actes mentionnant l'intérêt de cette famille pour les parrainages ou marrainages de cloches sont nombreux. 128 Autres orthographes : Demorans, de Morans, de Moran. Sa mort, après 43 ans d' » apostolat », interviendra en 1653 (RPSM). Voir plus loin l'affaire des diables de Loudun. 129 En 1611 (RPP). 130 Voir DB à l'article : (de) Salles. 131 Voir ces deux noms au DT. 132 Voir DT. 127 faut en fait, comme dans la majorité des cas, se tourner vers les femmes, et prendre en compte leur longévité, pour bien comprendre le transit de cette seigneurie. On se souvient de la vente qu'en avait fait, en 1552, René de Sanzay à Françoise Bourgeois, épouse d'Élie Dufay, propriétaires du Jau à Érigné. Jacquine Dufay, leur seul enfant, s'est mariée en premières noces à Jacques Clausse, sieur de Néry et gouverneur des Ponts-de-Cé, dont elle a deux filles, Jacquine (Jacqueline) et Judie (ou Judith) Clausse. Jacquine Dufay épouse en secondes noces Charles Gencian, sieur d'Érigné 133, et Jacqueline Clausse convole en 1614 avec Raoûl de Salles. Le Jau et Saint-Macaire restent donc la propriété, en propre, des trois femmes. Même si, de 1613 à 1616, Charles Gencian, puis en 1616, Raoûl de Salles, sont affublés du titre de sieurs de Saint-Macaire, ils ne le doivent qu'à Jacquine et Jacqueline. Plus tard, en l'absence d'héritiers directs Dufay, les deux seigneuries seront partagées en indivis, entre les Gencian et les de Salles. La branche de Salles viendra s'éteindre à SaintMacaire au XVIIe et les Gencian en resteront les seuls titulaires. Arrive alors l'hiver 1614-1615, le plus enneigé de toutes les mémoires de vieux : « Le vingt-troisième jour de febvrier, la nuit dont la feste de saint Mathias estoit le lendemain, jour de mardy, tomba une si grande quantité de neige qu'elle combloit les plus creux chemins et le vendredi suivant vingt-sixième redoubla ladite neige de fasson quelle estoit si grande que personne ne pouvoit sortir hors de sa maison qu'avec grande difficulté. Lesdites neiges durèrent depuis ledit jour vingt-trois Charles Gencian est Maître des Eaux et Forêts de Meaux et de Grécie-en-Brie. Cela explique peut-être pourquoi C. Port affirme qu'un plan de Brignon (qui n'est peut-être que celui de l'église de SaintMacaire) est conservé à la bibliothèque de Meaux. Ce plan est d'ailleurs introuvable. Un autre plan d'église existait dans la liasse G 1540 ADML lors d'une première consultation en 1980. Il en a malheureusement disparu depuis. 133 jusques à la feste de l'Annonciation de la Vierge vingt-cinq mars et au dégel et descoullement desdites neiges les fleuves et rivières enflèrent d'une telle façon que les hommes citadins des vallées et marais pançoient que ce fust un nouveau déluge. La levée rompit en cinq endroits ; les ponts de saumur furent emportez par la fureur des eaux. Chose remarquable, une croix signe des gens de bien érigée sur lesdits ponts demeura entière sur son ferme en despit des religionnaires calvinistes. Je crois que cest orage a sévi en punition de leurs crimes. Prions Dieu pour leur conversion. Les antiens nous raconte qu'il y a environ cinquante ans qu'il fist aussi de la neige que l'antiquité n'avait point veu plus grande mais que celle-cy surpassait en grandeur et dura plus longtemps » 134. Coïncidence curieuse, Urbain de Salles, unique fils de Raoûl et futur seigneur de Saint-Macaire, choisit la deuxième soirée de neige, celle du 24 février, pour voir le jour à Maligné, ainsi que le raconte sa grand-mère, Jacquine Dufay : « Le mardy a huict eures du soir, vinct e quatrième jour de fevryes jour de Saint Matyas sis sans quinze fut né le fis de ma fille de La plese monsieur de Lecoublerie moy lavons tins e le père a voullu quil ait non matias a quose de la fete batize le dernies jour de fevries » 135. RPP. Note du vicaire Michel Fardeau. Il fut vingt ans vicaire, et trente ans curé du Puy-Notre-Dame. Natif de Chanzeaux, il était arrivé au Puy en 1597 à l'âge de 37 ans et mourut au Puy le 21 septembre 1647 dans l'année de ses 87 ans. Il prit les fonctions de curé au départ de Joseph de Salles. 135 Le fils de Raoûl et de Jacqueline Clausse a donc failli s'appeler Mathias, mais le baptême ayant été repoussé au dernier jour de février, réflexion sans doute faite, on le dénomma Urbain (E 3913 ADML). Les registres paroissiaux et le curé nous ont longtemps induit en erreur en indiquant Urbain mort en 1690 à l'âge de 70 ans, ce qui l'aurait fait naître en 1620, surtout que, d'après Jacquine, le garçon né en 1615 s'appelait Mathias… La note griffonnée par Jacquine nous apprend que Raoûl n'a eu qu'un fils. 134 La signature du traité de Sanzay, alliance officielle des calvinistes avec les grands du royaume contre Louis XIII, le 2 novembre de cette même année 1615, relance les Huguenots en Anjou. Pour y avoir déjà sévi en 1569, ils connaissent bien le Vaudelnay et reviennent camper sur les lieux de leurs crimes. Une femme étrangère à la région, enceinte, attirée au PuyNotre-Dame par les bienfaits de la ceinture de la Vierge, a maille à partir avec eux le 22 novembre : « La mère ne pansoit faire ses couches en ce lieu mais aiant esté vollée de quelques mulletz et chevaulx par l'armée de M. le Prince et de Longueville dessandue en ses quartiers en se second mouvement, voulut courir après et aiant esté outragée par lesdits soldats, empeschée comme elle estoit, accoucha en ce lieu et paroisse » 136. Le 27 suivant, il est encore question d'eux. On baptise dans la collégiale du Puy le petit Jean Vauvert, dont les parents, paroissiens du Vaudelnay, sont venus se réfugier au Puy-NotreDame « pour leur conservation de l'armée du Prince de Condé et de Longueville qui ce jour mesme ont passé aux pied de ses murailles (Le Puy) pour s'en aller en Poitou » 137. Ni Charles Gencian qualifié de sieur de Saint-Macaire en 1616 138, ni Raoûl de Salles ne semblent vraiment s'intéresser à la seigneurie de Saint-Macaire. Il est difficile de savoir qui en a RPP. Notes du vicaire Fardeau. Il est de notoriété que les femmes enceintes qui accouchent ceintes de la sainte ceinture risquent moins leur vie ou celle du nouveau-né, et qui plus est, ont de fortes chances d'avoir un garçon, qui, on le sait, est de plus de valeur qu'une fille… Plusieurs reines de France se sont ainsi fait envoyer la précieuse relique pour tenter de s'assurer d'une descendance mâle. 137 RPP. Notes du vicaire Fardeau. Cette précision indique que le bourg du Puy-Notre-Dame est fortifié, ce qui est encore évident au simple regard aujourd'hui. 138 RPE. 136 reconstruit les bâtiments à la hâte. Il est probable que Christophe de Sanzay ait été mis en demeure de livrer un logis correct à Françoise Bourgeois après l'incendie de 1569 alors qu'il en est encore dit sieur en 1600. De l'ancienne seigneurie de Sanzay il ne restait que le gros œuvre, dont les murs épais sont encore visibles dans les caves, et une sorte de crypte-prison, aujourd'hui partiellement murée, qui semble s'en aller en souterrain sous Champ-Noir. La mauvaise qualité de la restauration faite au XVIIe à cette seigneurie témoigne d'un budget restreint. On a l'impression que les toits, tout comme celui de l'église, ont été diminués de hauteur et que la partie supérieure des murs a été rognée. En effet, alors qu'elle est déjà vendue, point n'était besoin d'en faire une demeure aussi rutilante que celle des de Bussy, en face, à Maison-Neuve. Paradoxalement, pour que Jacqueline Clausse trouve de l'intérêt à cette seigneurie, il faudra que Tristan Ayreau, seigneur de La Bâtardière, dépose une contestation de territorialité et de fondation de l'église devant notaire royal en décembre 1617, que Raoûl de Salles meure le 7 mars 1620 et que sa mère s'éteigne à Érigné le 13 décembre 1626 pour être inhumée dans le caveau de ses aïeux à La Trinité. En effet, Blanc Ayreau, défend depuis déjà quelques années une thèse reprise par son fils Tristan. Il prétend que l'église de Saint-Macaire « n'est point assise audedans de la dite seigneurie de Saint-Macquaire mais qu'au contraire est située dans la pretandue chastellenie et haute justice du Doyen et Curé de Saint-Macquaire, tenue du Compte de Sanzay qui relève du Roy a cause de Poictiers, que la dite seigneurie de Saint-Macquaire est séparée d'un grand chemin public avecque la prétendue chastellenye dudit Doyen Curé de Sainct Macquaire que le lieu ou l'église est construite est en poitou et à cause de ce la maison adjacente ne contribue pour le sol au dela du chemin et dedans l'étendue de la dite seigneurie de Saint-Macquaire la Gabelle a lieu 139 qui ni la dite constituante (Jacqueline Dufay) ny le dit doyen curé ne sont point fondateur de la dite église d'un sou. Les habitants dudit Sainct Macquaire acheteront le fonds de la dite église et contruyront et la feront bastir a leurs deppans tellement que nul aultre ne se peuvent attribuer la quallité de fondateur de la dite église de Saint-Macquaire » 140. Ayreau assure par ailleurs que les armes du Comte de Sanzay « qui se sont trouvées gravées dedans le principal pignon » ne sont pas une preuve de la fondation mais seulement de la suzeraineté exercée par la châtellenie du doyen de SaintMacaire 141 sur le comte de Sanzay. Ce qui paraît plus troublant dans cette affaire, c'est qu'un protestant, Charles Boussiron, seigneur de Bray, ait été le premier, vers 1617, à combattre les thèses de la famille Ayreau et à prendre fait et cause pour les droits de la seigneurie catholique de Saint-Macaire sur l'église ! De fait, Charles Boussiron avait, unilatéralement, engagé sur ce sujet un procès contre Tristan Ayreau en y faisant citer la mère de Jacqueline Clausse, Jacquine Dufay, alors propriétaire en titre. Il faut dire que le jugement rendu favorisait aussi Boussiron : « Nos ditz seigneurs dudit parlement ont remonstrez qu'a cause de la dicte terre et seigneurie et chastellenie de St Macquaire elle est patronne et fondatrisse avec le dit sieur de 139 Il n'y a pas de gabelle en Poitou. De nombreuses églises abîmées par les Huguenots ont été reconstruites à cette époque avec des moyens de fortune, main d'oeuvre des habitants ou des moines, subsides de seigneurs ou du clergé. 141 On retrouve ici la place accordée au curé de Saint-Macaire qui était aussi doyen de Thouars. Ayrault a sans doute raison quelque part. Sanzay avait gravé ses armes dans l'église à la place de celles des La Trémoille. 140 Grandry 142 de l'église paroissiale dudit lieu de Saint-Macquaire a son bancq et la sepulture de ses prédecesseurs dans le chansceau 143 de la dite église dont elle est en bonne possession et tous autres droitz honneurs et préminences qu'a patron et fondateur d'eglise appartiennent sans que ses predécesseurs et elle y avait esté troublez par aulcuns des paroissiens dudit lieu » 144. On s'en doute, Tristan Ayreau fera aussitôt appel, sans suite apparente. Raoûl de Salles meurt le 7 mars 1620. C'est la consternation. Jacquine Dufay consigne ces quelques mots au dos du contrat de mariage : « Contrat de mariage de ma fille Jacqueline. Il epouserent le mardy huittyeme davril sis sans XIIII. Monsieur de la plese est mort le samedy matin septieme de mars mil sis sans vinct. Il a laise ung fis e une fille. Il ont ete ansamble que sainq ans huict mois » 145. Une autre mention de la possession de Saint-Macaire par un membre de la famille de Salles est celle faite dans les registres de l'église collégiale de Martigné-Briand. En effet, par deux fois, quelques mois après la mort de son frère Raoûl, Claude de Salles y est appelé « Claude de Saint-Macaire » : le 20 septembre 1620, lorsqu'il récompense un choriste après les matines, et en octobre 1620, lorsqu'il défend les chanoines contre le curé 146. En 1604, Claude de Salles apparaît comme un sieur de Maligné 147 et de Lescoublère très « culturel », donnant en 1604, « un tableau narratif et liturgique de la Nativité de 142 Charles Boussiron. De chancel, synonyme de choeur. Clôture basse en avant du choeur. Ancien terme paléo-chrétien du IVe siècle. 144 E 3913 ADML. 145 Jacquine Dufay fait ici une erreur de deux mois (E 3913 ADML). 146 Pages 4068 et 4069 (G 1336 ADML). 147 Voir DT. 143 Notre Seigneur à placer sur l'autel de Notre-Dame » et qui, « pour porter à l'augmentation de l'Église de Martigné a présenté un tableau de plate peinture représentant la Nativité de Notre Seigneur qu'il a dit avoir fait faire exprès » 148. La signature de Claude, particulièrement intéressante car extrêmement ouvragée, dénote une sureté calligraphique horspair 149. Jacqueline Clausse habite Maligné avec ses deux enfants, Urbain et Jacqueline qui est née en 1618 150. Jacqueline Clausse reprend le dossier Saint-Macaire. Le mercredi 29 novembre 1623, elle se rend à la Cour de Saumur après un court passage à la seigneurie de Saint-Macaire et sans doute à Bray, chez Charles Boussiron. Elle relance l'affaire Ayreau, dont l'appel n'est toujours pas jugé, et réussit à faire condamner Tristan Ayreau à reconnaître « ses droits de possession de patronnage et de fondation de la dite église » et surtout à payer les frais de l'édit du Roy dans les trente jours. Un mystère demeure. Quelles raisons ont poussé Charles Boussiron à soutenir le seigneur en titre ? Il paraît pourtant impensable qu'un prostestant poitevin puisse s'allier à une angevine catholique dans une telle intrigue géographique. Une petite phrase de la minute effleure le point crucial occulté par le manque de sources plus anciennes : « Lesquels faitz ont esté passez et articulez pour penser destourner et troubler la dite constituante et le dit seigneur de Grandry son copartageant en leurs droitz de possession du patronnage et fondation de la dite église et aultres droitz qui leur appartiennent a cause de la dite terre de Saint-Macquaire ». De toute évidence, Charles veut faire triompher un droit seigneurial dans lequel il semble impliqué, ce que Jacqueline ne conteste pas. Cela porte à penser 148 Pages 399 et 400 (G 1336 ADML). 149 Ou tout au moins, un excellent coup de plume. 150 Elle a 20 ans en 1638 (E 3913 ADML). que Bray et Sanzay ont pu être étroitement liés dans le passé. Ce sera certainement à la suite de ce différent que, le 20 avril 1627, le sénéchal du duché de Thouars fait planter au bout du cimetière, au carrefour du grand chemin du Puy-Notre-Dame, un poteau aux armes du duché-pairie de Thouars, comme « étant ledit bourg et paroisse en la juridiction et châtellenie de Thouars et Ferrière, en marches communes d'Anjou et de Poitou » 151. Il rétablit ainsi la prééminence de Thouars (La Trémoille) et déplace vers l'abbaye de Ferrières l'ancienne hiérarchie écclésiastique de l'archidiaconé et du doyenné. Quoi qu'il en soit, sa mère allant sur les 70 ans, Jacqueline pense de plus en plus que la seigneurie de Saint-Macaire est pour son fils Urbain, et elle la fait déjà sienne. En cet été 1625, les villes de toute la province sont touchées par la peste. Poussés par une disette concomitante, les habitants du sud de l'Anjou et du Poitou envahissent les villes pour mendier sans crainte du péril. Cibles privilégiées de la maladie, ces cohortes de malheureux remplacent, dans les villes, les bourgeois affolés qui fuient. L'hiver repousse la contagion, l'été la ravive. Mais, même si en 1631 la peste frappe MontreuilBellay 152, le fléau n'accable pas vraiment les campagnes, surtout à Saint-Macaire où les maisons sont tellement éloignées les unes des autres que les haies empêchent le mal de courir. 151 DHGBML. Journal de Louvet. Le registre des sépultures de St-Macaire ne commençant qu'en 1646, nous ne pouvons disposer de renseignements sur le nombre de morts qui seraient dûs à cette épidémie. 152 Un système économique peu rentable Jacquine Dufay est vieille et ne bouge plus de sa maison du Jau. Le 16 janvier 1626, une collation est faite à l'original de l'acte de vente de la seigneurie de Saint-Macaire passé en 1552 entre René de Sanzay et Françoise Bourgeois. Le 13 décembre 1626, Jacquine s'éteint 153 et Jacqueline fait aussitôt aveu à la baronnie de Cinq-Mars-La-Pile de sa châtellenie de SaintMacaire : « Je damoisselle Jacquelline clause 154 veue de defunt raoule dessale vivant equier sieur de la plesse confesse estre sujete et avoue tenir de vostre baronnie de la pille st mars 155 tant en fief que domaine à foy et homage simple la motie par aindivie de ma charelenie ter et fief de ma seigneurie de Saintmacquaire consistant en domaine maytairie glonzoies 156 terres labourable ou non labourable pre bois fuis 157 garrane sans 158 RPE. Elle est inhumée dans la sépulture de ses aïeux à la Trinité d'Angers. 154 Puisque l'orthographe de ce greffier, qui a dû recopier l'acte vers 1710 (date de la mesure faite d'un vivier), est totalement fantaisiste, il nous a paru intéressant de la conserver telle. L'écriture, par contre, est particulièrement bien lisible (IE 1140 ADML). 155 Cinq-Mars-La-Pile, entre Langeais et Tours. 156 Closeries (enclos) 157 En 1552, dans l'acte de vente Sanzay-Bourgeois, le droit de fuie (pigeonnier) n'était pas mentionné. 158 Cens, redevance due au seigneur. Le censier est celui à qui le cens est dû et le censitaire est celui qui doit le cens. Enfin, la censive est la terre assujettie au cens. 153 et rante et devoirs apartenance et depandance avecq le droit de fondation et droit honnorificque bans dans le cœur du dit st macquaire dime aynfeodée tiers et quarst des fruit vante et yssus que je droit de prandre sur tout les sujet de madite tere avecq droit de haulte basse et moienne justise audit lieu par prevantion avecq vous seaux à contraits four à ban boisseaux 159 mesure apeinte de vin que je ausy droit davoir et encore et audedans de mon dit fief et bourg de st macquaire ». Jacqueline poursuit en décrivant la seigneurie 160. « Premièrement, s'ensuivent les choses que je tiens en mon propre sans autrement en faire division ni séparation de ce qu'il peut être de la dite moitié, c'est, à savoir, ma maison seigneuriale dudit Saint-Macaire consistant en un corps de logis, chambres hautes et basses, greniers, pressoirs, sellerie, étable, cours, aireaux, jardins, ouches 161 tenant ensemble et contenant comme à l'estimation deux septrées de terre ou environ 162, joignant d'un côté et d'un bout la maison, jardin et Boisseau : Mesure de capacité, de 10 à 17 litres de grain, selon les époques et les régions. Pèse à Doué, en 1752, 30 livres de poids, mesure 13 litres et coûte une livre 15 sols. Chiffre moyen : 12, 7 litres. La boisselée est donc une surface que l'on peut ensemencer avec un boisseau de 13 litres, soit moins de 7 ares. L'équivalence en 1900 est donnée ainsi : 1 ha = 18 boisselées 95 centièmes. 160 Pour plus de commodité, nous rétablissons ici une orthographe et une ponctuation normales. 161 Ouche : Du latin olca, verger. Jardin privilégié clos de murs. En l'an 2000, la fonction de ces murs est terminée. Leurs pans s'écroulent doucement de vieillesse. L'humidité vient à bout des oeuvres les mieux construites. L'arrêt de leur entretien et de leur mise hors d'eau pluviale, par suite de l'abandon progressif des obligations contenues dans les baux de fermage ou de métayage, a entraîné leur éboulement inexorable. 162 La septrée, mesure agraire, vaut 0, 79 ha. Elle est égale à 12 boisselées. 60 ares en Auvergne. Elle équivaut pratiquement à l'arpent. L'enclos faisait donc 1 ha 60, soit à peu près la mesure actuelle. A titre 159 clos de Maison-Neuve, le chemin entre deux tendant à aller de Maison-Neuve au bourg de Saint-Macaire, de l'autre côté et de l'autre bout, la pièce de terre appelée Champ Noir dépendant de ma dite seigneurie et comme l'on va de ma maison de SaintMacaire au bourg de l'église dudit lieu ». Jacqueline, avec l'aide du fermier, va ensuite énumérer, en précisant bien leurs positions respectives, toutes les terres qu'elle possède en propre et, plus important, rappeler les différentes ponctions inhérentes à chaque parcelle rétrocédée. « Item, la dite pièce de Champ Noir contenant dix-neuf septrées ou environ 163 joignant d'un côté le chemin tendant à aller au dit bourg et église de Saint-Macaire au grand cimetière 164 du dit lieu et au Puy-Notre-Dame, d'autre côté le chemin comme l'on va du dit Puy à l'abbaye de Lassée en Brignon d'un bout au grand cimetière et jardins des héritiers Antoine Martin et Abel Renart et Mathurin Sapinault d'autre bout ». La pièce de Champ-Noir représente à elle seule pratiquement le tiers des terres de la seigneurie. C'est un fameux morceau dont on est fier et, qu'à juste titre, l'on cite toujours en premier dans les inventaires qui, invariablement d'exemple, la pièce de derrière la maison de Bray est donnée en 1740 pour 9 septrées et lors de la vente nationale pour 108 boisselées. 163 Soit environ 15 ha d'un seul tenant ! 164 Les dénominations « cimetière » et « grand cimetière » et leurs positions mentionnées dans le texte de cet aveu, conduisent à penser qu'il y en a effectivement deux. Le petit est contre l'église et l'autre se trouve à une centaine de mètres en bordure du chemin qui traversait Champ-Noir. Une petite phrase anodine permet de mieux comprendre la place de ce cimetière et de la Cochonnerie : « Que la pièce de ChampNoir depuis le cimetière remontant à la Cochonnerie la haie a été coupée » (État des lieux par Gencian, IE 1140 ADML). La butte du grand cimetière reste visible et les débris des tombes ont longtemps été triturés par les labours jusqu'à notre époque moderne. concentriques, partent de la maison pour s'éloigner vers les autres paroisses. Les fermiers sont capables de reconstituer parfaitement chaque pouce de terrain. La mémorisation visuelle remplace le meilleur des plans cadastraux. Après avoir mentionné les grandes parcelles, le spécialiste continue quartier par quartier en suivant le fil des yeux. On peut se fier à cette géographie de terroir que chacun connaît sur le bout des doigts, et sur laquelle tous sont d'accord. Du plus vieux au plus jeune, on sait qui met en valeur le moindre arpent malgré un morcellement à en perdre la mémoire. Par exemple, Madame de Salles possède « dans le Grand Champ Morin 28 boisselées prenant depuis la vigne à Guillot à prendre par la moitié de la doue et 22 boisselées de l'autre côté sur quoi il faut rabattre la friche et les deux planches à Guillot, le tout cordelé par Monsieur du Vivier » 165. La propriété de Sanzay compte, alors, environ 55 ha, dont 10 en vignes, 40 en terres labourables, 5 en prés et 1 en taillis 166. Le fermage porte sur 31 ha des meilleures terres réservées par Jacqueline et lui rapportera environ 300 livres 167 toutes charges déduites. Le reste est exploité de père en fils par une quarantaine de travailleurs moyennant le paiement de droits seigneuriaux. Sur toute l'étendue de la seigneurie, quelques terres n'ont pas réussi à se faire un nom et il est désormais trop tard pour Monsieur du Vivier semble tout à fait indiqué pour mesurer un terrain où se trouve une doue (nom local pour douve, mare). 166 D'après l'aveu de 1626 (IE 1140 ADML). 167 Aucune preuve n'est faite de ce prix, mais nous reprenons le chiffre avancé par René de Sanzay en 1552. Il n'existe aucune trace de bail à cette époque. Le fermage est vraisemblablement confié à « honnête homme » Jacques Quétineau, fermier célèbre de la région, qui signe avec Jacqueline au bas d'un acte rédigé à la seigneurie en 1623 (E 3913 ADML). 165 leur en donner un. L'époque en est passée 168. Sept parcelles seulement sur trente-trois n'ont pas été baptisées et les gens disent : « la vigne de Sanzay, le pré de Sanzay », appellation Sanzay d'origine qui colle à la peau de chagrin de cette terre et de cette seigneurie 169. Les noms de lieux-dits sont tellement bien choisis, tellement gouleyants à phonétiser, simples et en même temps si expressifs, souvent si frappants ou choquants à plaisir qu'on les retient bien de toute façon : Champ-Noir au goût sinistre, Les Pinardries fabriquées de toutes pièces, La Grippe Surdent énigmatique et surprenante, La Croix des Manivelles tellement technologique, et tant d'autres dénominations qui se fixent définitivement dans les mémoires à l'époque de l'enfance où l'on devrait apprendre à lire, formant ainsi un répertoire géographique familier, une bible du terroir utilisée quotidiennement, faite de mots nouveaux, tirés à part, autonomes, agréables à babiller. La Garenne du Gland, Bussily, Bois Sailly chantent une poésie visuelle et véhiculent, parmi les termes habituels frustes et monotones, un langage magique qui fait passer, à sa simple évocation, une image de la terre essentielle, vitale pour tous ces esprits ruraux qui n'ont pas beaucoup d'autres points de repère. Dans son aveu, Jacqueline passe ensuite à l'inventaire d'autres recettes non moins négligeables, celles qui sont payées en argent ou en produits de la ferme : « Item, s'ensuit la déclaration des cens, rentes et devoirs à moi dûs à cause de ma dite terre et fief et seigneurie de Saint-Macaire, tant par deniers, chapons, poules, blé, froment seigle et avoine, le tout mesure de Thouars et Doué par les dites personnes frescheurs ci après nommés, aux terme Saint-Michel qui est au mois de septembre, 168 Les noms de lieux sont fixés définitivement au XIVe siècle. 169 Sanzay, un nom qui a déjà huit siècles, car datant au minimum du XIIe (H 1406 ADML), est toujours en vigueur en 2000. pour les choses héritées qu'ils tiennent de moi, sies en mon dit fief » 170. En totalisant ces recettes, on obtient 21 chapons, 174 boisseaux 3/4 de froment, au grain près, et 19 sols 63 deniers par an. Ils sont quarante-six, en cette année 1626, à détenir le droit de travailler provisoirement sur les terres de Jacqueline Clausse et, ainsi, à devenir redevables des droits seigneuriaux encaissés par le fermier (ou receveur) pour Jacqueline. Leurs noms paraissent majoritairement angevins, plutôt maugeois, comme ceux de Daviau, Guérineau, Blancheteau, Mestreau, ou plus méditerranéens tels ceux de René Gadras ou de Gilles Doc. On leur prélève ces redevances, soit en nature sur les récoltes (terrage), soit sous forme d'argent ou de produits de la ferme équivalents (cens). Si le terrage représente toujours une grosse ponction pour le tenancier, parfois le tiers ou le quart pour la vigne, mais plus généralement le sixième ou le septième des fruits, sans compter la dîme, il n'en va pas de même pour les redevances en espèces ou en produits divers qui semblent devenues plutôt symboliques. Le mécanisme du terrage, fixé à l'époque des défrichements du XIe siècle, a, malgré le temps, parfaitement conservé toute sa valeur initiale de rapport dans la mesure où il est indexé sur un rendement qui n'a pratiquement pas évolué depuis plusieurs siècles. Le cens, par contre, sorte de loyer calculé une fois pour toutes lors de la première attribution de la terre, s'est fortement dévalué de génération en génération et ne rapporte plus rien au seigneur. Les tenanciers ne sont pas tous égaux devant la retenue liée au lopin qu'ils exploitent. Déjà, sur une même terre appartenant au même propriétaire, il n'est pas rare de constater des écarts 170 IE 1140 ADML. conséquents. Ainsi l'on passe facilement, d'un sillon à l'autre, du tiers au septième des fruits. Mais il existe des différences bien plus marquées entre les régimes appliqués par divers seigneurs. Ainsi, pour le raisin, cela peut-il aller du tiers, plus la dîme, au quart sans la dîme, et pour les céréales, du tiers au septième, ce qui représente une inégalité désespérante. Le tenancier doit laisser une grappe de raisin sur trois ! Même si le prélèvement reste proportionnel à la récolte effectuée, le tiers des fruits s'avère être une soustraction démesurée pour des terres peu rentables. Jacqueline en a d'ailleurs parfaitement conscience puisqu'elle précise qu'elle a trouvé la situation telle quelle : « les dites vignes de la seigneurie trouvées au tiers et dîme de la vendange » 171. Contrairement aux habitudes locales, la majeure partie des terrages consentis par la seigneurie de Saint-Macaire sur ses vignes ou ses terres, probablement établis par la famille de Sanzay, sont au tiers ou au quart des fruits, plus la dîme. Pire, le Pré Dion 172, un clos de vigne pourtant situé en pleine zone humide, rassemble l'ensemble des conditions défavorables pour les héritiers Besnardin et Guérineau qui le font valoir : un cens de huit chapons annuels, une moitié de la superficie tenue au tiers et dîme des fruits, l'autre moitié au quart et dîme, le tout rendable au pressoir du seigneur ! Que restera-t-il aux pauvres héritiers d'une parcelle si peu rentable ? En fait, plus le prélèvement est important, plus la récupération des rentes par les receveurs (qui sont souvent les fermiers) est difficile, et ces derniers doivent y consacrer tout leur temps. Cependant, c'est encore le fermier qui semble être le plus à même de tirer son épingle du jeu d'un système économique aussi peu réaliste et dont la collectivité ne retire, en 171 IE 1140 ADML. 172 Appelé ailleurs Pré Guion, en 1711 (IE 1140 ADML). définitive, aucun profit. Alors, le fermage peut apparaître comme une institution contestable pour l'ensemble de l'échelle sociale qui est censée en vivre. Il semble pour le moins illogique, en fixant d'avance les bénéfices, – en l'occurrence le montant du fermage prévu dans un bail gelé sur trois ou cinq ans -, de toujours réussir à faire coïncider prévisions et résultats. De son côté, le paysan ne parvient jamais à joindre les deux bouts. Ainsi, à Thouars, Montreuil, Le Puy-Notre-Dame, « les pauvres gens ne mangent que du pain fait de racines de fougères et de glands » 173. Ce n'est pas mieux au sommet de l'échelle. Le seigneur encaisse, en principe, le fermage convenu qui ne représente jamais plus que 3% de l'investissement consenti. Au niveau intermédiaire enfin, surtout s'il est aussi receveur et qu'il peut, de ce fait, « magouiller » sur les rentes et les terrages, le fermier a parfois la faculté de réaliser quelque plus-value, selon la conjoncture. En général, il dépense aussitôt les excédents en achat de domaines et devient ainsi à son tour détenteur d'un fief qu'il baille à de nouveaux fermiers. Mais on se rend finalement compte que ce système n'est générateur d'enrichissement, pour le seul fermier, qu'en période très favorable, car tout repose sur un équilibre précaire : celui du climat. Que la récolte vienne à grêler, à geler, et tout le processus devient inopérant. Pourtant, nombreux sont les nouveaux candidats à tenter leur chance, à rêver, à croire à la fortune. Journaliers, laboureurs, même ne sachant lire, s'essayent à affermer de petits fiefs pour quelques livres – il y en a pour toutes les bourses. Mais ces cas de réussites sont rares. Ils retombent inévitablement sous la coupe de grands fermiers expérimentés dont le bagage intellectuel et les liquidités sont nettement supérieurs, et qui savent alors parfaitement exploiter les erreurs 173 En 1631 (Journal de Louvet). de gestion de ces ambitieux en leur concédant quelque savant métayage à vie. À ce titre, la famille Quétineau, du Puy-Notre-Dame, est l'exemple notoire d'édification de fortune par le fermage depuis le XVIe jusqu'à la Révolution. Elle a fourni plusieurs générations de fermiers expérimentés qui monopolisent les revenus des grandes seigneuries de la région 174. Pourtant, le recouvrement des créances par le receveur ou le fermier est une œuvre pénible, voire inhumaine. Et il n'est pas rare que des délais assez longs soient accordés. Ainsi, sur un papier de Bray de 1542, trouve-t-on trace du paiement d'un arriéré de dix-sept ans : « Reçu de François Soyer treize boisseaux et demi et un quart de chapon de cens pour l'année 1525 » 175. Ces effets de bonté du fermier-receveur ne lui attirent pas pour autant la reconnaissance des tenanciers. Sa rapacité seule reste la hantise des pauvres. Le seigneur, bien à l'abri derrière ce tampon relationnel avec la population, peut ainsi se laver les mains de toute méchanceté à l'égard des manants. Au contraire, il a ainsi toute latitude pour rester en bons termes avec les petits et se laisser aller à des gestes toujours bien interprétés. Le curé Demourant, doyen chanoine de Thouars et curé de Saint-Macaire, est désigné, le 28 novembre 1632 pour renforcer l'équipe des exorcistes « des filles du monastère Sainte-Ursule de Loudun, travaillées du malin esprit ». La possession cesse comme par enchantement dès le 24 décembre. Mais le curé Urbain Grandier, prêtre libertin, est désigné comme le bouc émissaire à la fois politique et religieux de cette crise locale de mysticisme. Demourant prend à cœur son rôle de représentant de l'évêque de Poitiers sur toute cette affaire qui le tiendra 174 Voir DB. 175 E 198 ADML. occupé pendant une dizaine d'années. Il assiste assidûment aux exorcismes pratiqués sur les ursulines et se fait l'ennemi déclaré de Grandier au procès duquel il siège sans voix délibérante. Le 7 juillet 1634, alors que sœur Claire tente de fuir de l'église pendant une séance d'exorcismes, Demourant la rattrape de justesse. En septembre 34, il est dépêché chez l'évêque par le procureur de Loudun pour solliciter le renfort des jésuites. En 1637, la chemise de la Supérieure Jeanne des Anges portant des marques divines, il achemine le vêtement à Tours pour divers tests. Dans cette affaire, Demourant défend la thèse de l'évêque, à savoir que l'église ayant déterminé une possession, il est impossible de douter et de revenir sur le procès de Grandier. Il se heurte à quelques jésuites ou personnalités qui remettent régulièrement en cause le manège des Ursulines. Mais chaque fois qu'un indice défavorable à la thèse de l'Église surgit pendant les exorcismes publics, Demourant arrête les manipulations. En 1638, il accompagne Jeanne des Anges, enfin dépossédée, dans le périple du pélerinage qui la mène de Loudun à Rueil (chez Richelieu) en passant par Tours et Paris. Le 29 mai, ils passent la journée chez Anne d'Autriche à SaintGermain en Laye et arrivent le 11 juillet sur le tombeau de SaintFrançois-de-Sales à Annecy, objet du voyage et du vœu de la supérieure. Le pauvre Grandier, désigné comme l'agent du diable, sera offert en holocauste d'apaisement et condamné au bûcher 176. Un regard vers Le Puy nous apprend qu'un certain Joachim Descartes possède la seigneurie de Chavannes. Il s'agit du père du philosophe. Il la cèdera bientôt à une famille protestante, les de La Muce, en 1638 177. Histoire des diables de Loudun, p. 119, citée par Imbert, Hist. de Thouars, p. 302. Robert Favreau, Poitou. Michel Carmona, Les diables de Loudun, Fayard, 1988. Voir DB : Demourant. 177 Il la possède de 1635 à 1638. DHGBML. 176 Urbain de Salles a grandi, il a maintenant vingt-trois ans. Jacqueline, sa sœur, est entrée comme novice au couvent du Perray à Angers 178. Le 7 mai 1638, dans l'année de ses vingt ans, sa mère règle sa pension et son noviciat avec la sœur supérieure, Catherine Grongnet de Vassé. Puisque Jacqueline « meurt de dévotion au service de Dieu », l'abbesse accepte de la recevoir aux conditions suivantes : « vivre et mourir en l'abstinence en la règle et statut de l'ordre de Citeaux comme les autres religieuses sœurs de chœur », et 800 livres par an dont aucune restitution n'est prévue de son vivant ni après son décès. 500 livres seront versées le 7 mai, puis les 300 livres restantes à la fin du noviciat 179. Le prix de la pension prouve au moins que ce n'est pas l'indigence, pour l'instant, qui a conduit la famille à mettre Jacqueline de Salles au couvent. Jacqueline Clausse et Urbain restent seuls et se décident enfin à habiter Sanzay, la seigneurie de Saint-Macaire. Sis initialement à Ecouflant. Il y règne, selon Célestin Port, une vie assez relâchée, le couvent étant très ouvert sur l'extérieur. Mais vers 1636, la supérieure remet de l'ordre et rétablit le cloître alors qu'une partie des religieuses s'enfuit. DHGBML. 179 E 3913 ADML. 178 Un seigneur bien tranquille Urbain signe, au Puy-Notre-Dame, peut-être pour la première fois sur un registre paroissial, en tant que parrain, le 26 juillet 1644 180. Il suit en cela l'exemple de son voisin de Champ-Noir, Antoine Fresneau, maître chirurgien du Roy en ses armées, qui a été parrain le 9 mai de sa nièce Étiennette, fille de Julien Fresneau, l'un des notaires de la petite ville 181. Et puis Urbain y prend goût, le bougre. Puisque les registres de Saint-Macaire ne sont pas ouverts – il va d'ailleurs en toucher un mot à son vicaire, il récidive le 8 mars 1645 au Puy 182, parrain derechef avec une gentille marraine, demoiselle Anne de Goulard, fille de M. de la Grange Vermière. Urbain a tout juste trente ans. L'histoire du registre travaille Urbain et il fait savoir au vicaire de Saint-Macaire, Bertrand, et au prêtre desservant Claude Morin, que c'est la loi depuis belle lurette 183, que c'est vraiment obligatoire et que tous leurs collègues en tiennent un à jour depuis quelques dizaines d'années, même s'ils sont, comme c'est le cas à Saint-Macaire, au régime de la portion congrue. Parrain de ?. Parrain, tout simplement (RPP). En effet, pour C. Port et ses acolytes, ne comptent que les gens importants ainsi que les petites notes en marge dans les inventaires des registres paroissiaux qu'ils épluchent. 181 RPP. 182 RPP. 183 Depuis François Ier… 180 Alors Bertrand commence à recopier consciencieusement, mais succintement, la vie et la mort à Saint-Macaire, de ses moyens intellectuels tout simples et de sa plus belle écriture de cochon 184. Les gens importants vont pouvoir s'y manifester et l'on saura enfin à qui l'on a affaire. D'Urbain de Salles à toute la famille de Bussy qui fréquente de près ou de loin MaisonNeuve, Marie, Marguerite, Gilberte, Jacqueline et Claude IIIème le patriarche, les honnêtes hommes de la région, marchands ou fermiers, Antoine Fresneau, Antoine Falloux sieur de la Bafferie, François Guéniveau, nouveau propriétaire de la Bâtardière, tous, sachant signer, viennent apposer leurs noms au bas des actes sur les registres paroissiaux tout neufs. Les sacrements, c'est sacré. Et pan ! Dès la première année, on enregistre un crime : « Le 28 juillet 1646 a esté enterré un valet à M. de La Motte qui a esté tué d'un coup de fusil ». Vengeance religieuse ? La vie commence à s'animer et la mort à sévir. Deux enfants à Matthieu Renard et Louise Brissonet, habitants du bourg, nés d'une portée qui n'a pas touché terme, sont cependant baptisés le 17 novembre 1646. Ce sont aussitôt des traces d'épidémie qui transparaissent des registres : Loïc Maufray, par exemple, meurt le 18 octobre 1647. Son fils de sept ans le 22 octobre et sa fille le 29 novembre disparaissent aussi. Urbain est l'un de ces animateurs. Il vient à point nommé prendre son dû et relever les Bussy de leur long intérim 185. Sur le registre de 1654, une note du curé de 1744, J. A. Collin, qui, lui, était particulièrement soigneux, indique avec indignation : « Je défie à qui que ce soit de lire sans hésiter les actes de baptêmes, mariages et sépultures contenues au présent registre. Prions Dieu pour les grapignans et mauvais écrivains » (RPSM). Et encore, Collin est-il spécialement indulgent lorsqu'il dit « sans hésiter ». Le graphisme de Bertrand est absolument illisible malgré toute la meilleure volonté du monde. Son successeur Drouet n'est guère plus soigneux. 185 92 ans sans seigneur résident. 184 Mais c'est seulement le 20 août 1647 qu'Urbain couche pour la première fois son autographe sur le registre de SaintMacaire. Parrain d'un certain Urbain Dubois, dont le prénom est choisi en connaissance de cause, il est encore accouplé pour la circonstance à une marraine-fille-à-marier, Gilberte de Bussy, toute proche voisine et de bonne famille 186. Mais point question de s'unir à ceux de Maison-Neuve qui ont en partie usurpé leur rôle de seigneur honoraire. D'autre part, leur fortune et leur niveau de vie étaient sensiblement inférieurs à ceux de leurs vis-à-vis. Et l'année suivante, dans la chapelle de La Poupardière 187, Urbain épouse Félix de Girois le 20 février 188. Jacqueline Clausse a reconnu Urbain comme son fils aîné et principal. Elle lui donne les terres de la Plesse et la maison de Maligné, donation sur laquelle sera prise la pension viagère de sa sœur Jacqueline. De plus, sa mère le « rend quitte de toutes les nourritures et entretiens passés ». De son côté, Catherine Caylus, mère de Félix et veuve depuis deux ans, donne à sa fille la Poupardière en y conservant malgré tout certains avantages : Elle se réserve une partie de la maison, la « moitié du côté droit en entrant par le grand escalier, ensemble la moitié du jardin du même côté, l'usage de la boulangerie et écurie ». Par ailleurs, elle garde pour elle les fiefs, seigneuries et fermes de Semblançay, de Bois-Chaveau et la Clôserie de Sanzay 189 ainsi que 270 livres de rente annuelle sur la terre de la Poupardière. Elle fait aussi imputer sur la part léguée les 620 livres de la pension de sa fille Madeleine, 186 RPSM. 187 Voir DT. 188 DHGBML. 189 Il s'agit, bien entendu, d'un autre Sanzay que celui de Saint- Macaire. religieuse au Mans. Enfin, elle pourra éventuellement vendre des meubles à concurrence de 1000 livres. Bien plus intéressée que Jacqueline, Catherine pose encore quelques conditions aux jeunes mariés : « Pourra la dite de Caylus demeurer avec les futurs si bon lui semble à la charge d'être nourrie, elle, une femme de chambre, un laquais et un cheval pour la nourriture et entretien desquels elle payera ou déduira des 300 livres qu'elle s'est réservée chacun an et en cas qu'elle ne voulut avoir de valet ou de cheval rabattra par chacun d'eux la somme de 50 livres par chacun an ». Enfin, en cas de décès de l'un des conjoints, Urbain, survivant, aura 500 livres. Si c'est Jacqueline, elle pourra emporter les meubles de sa chambre, ses vêtements, ses bagues et joyaux, ses habits de deuil et sa haquenée. Autour de Bray Maman de Salles reprend solidement les rênes de la paroisse et le fait savoir. Elle intente un procès contre Suzanne de Boussiron, dame de la terre et seigneurie de Bray et du fief du Châtelier-Portau. Suzanne n'a pas réglé à Jacqueline la rente annuelle du Châtelier-Portau que, curieusement, elle tient du seigneur de Saint-Macaire. Pourtant fille de Jacques Boussiron, dont le frère fut l'ancien allié de Jacqueline dans l'affaire de la fondation de l'église, Suzanne n'a plus la confiance de Jacqueline qui va jusqu'à demander au sénéchal de Saumur de faire saisie sur le fief. Jacqueline prétend que la dame de Bray et de Saint-Fulgent a manqué à ses devoirs et exige que Suzanne fasse à nouveau aveu du Châtelier-Portau à la seigneurie de Saint-Macaire. Alors Suzanne gagne du temps, comme dans toutes les affaires de l'époque, en prétextant que ce n'est pas à elle de payer cette rente, mais plutôt à son fils. Son curateur, Messire Abraham de Tinguy, Chevalier, seigneur baron de Nesmy, demeurant au bourg de Saint-Fulgent 190, a été chargé de faire appel. Rien ne va plus donc entre Bray et Sanzay. Puis Jacqueline est encore marraine le 24 novembre 1648 avec le vicaire Bertrand. Le 26 juillet 1649, Urbain signe à nouveau au registre des parrainages avec Françoise Suriette, demoiselle de la Guéritière 191. 190 Benjamin de Tinguy est déjà sieur de Nesmy en 1605 (Thibeaudeau, op. cité). 191 RPSM. Ce qui nous donne, de 1647 à 1654, le palmarès suivant : 1ère Gilberte de Bussy (3), deuxièmes ex-aequo Urbain de Salles et Bertrand (2), quatrièmes ex-aequo Melle de La Guéritière, Jacqueline Les autres parrains et marraines sont d'honorables personnes, fermiers, religieux ou haut personnage de passage, qui ne dédaignent pas faire ce petit plaisir aux petites gens. Au bas des actes, on trouve régulièrement des civils : Mlle de SaintMacaire, Mlles de Bussy, Jacques Quétineau, sieur de La Gloriette et Jean Ragot, docteur en médecine-fermier qui se succèdent, bail après bail, au fermage de Bray. On remarque très souvent les religieux de Brignon : Dom Jacques Moneuse, prieur, Michel Ruby, infirmier 192 ou Jacques Perraudeau, sacristain, qui viennent souvent à l'église quand l'on ne va pas directement en Brignon célébrer les sacrements, ou enfin des militaires comme le sergent royal Maître François Martin. Claude IIIème de Bussy, seigneur des Fontaines et de Maison-Neuve, fervent catholique malgré l'incartade huguenote de son père, s'éteint le 29 septembre 1650 à Maison-Neuve et tout naturellement, demande à être enterré dans l'église. Cela ne semble pourtant pas un privilège, puisque depuis trois ans, quatre inhumations ont déjà été pratiquées à l'entrée, sous l'auvent, à des périodes où le gel ne durcissait point le sol du cimetière. Il s'agit de Marguerite Dubois, d'un enfant mort-né à Monsieur Ragot, d'une servante de la seigneurie de Sanzay et du conjoint de la première nommée, Pierre Dubois 193. Claude IIIème de Bussy obtient une concession dans la travée droite mais si cette sépulture est bien annoncée par le curé comme ayant été faite dans l'église, la pierre tombale Clausse, Jacqueline de Salles et Marguerite de Bussy (1). Match nul entre les de Salles et de Bussy 4 à 4. 192 RPSM. Le nom de Michel Ruby reste gravé, parmi les noms d'autres moines de l'époque, sur une pierre de tuffeau arrondie, vestige d'une construction ancienne, et rescellée dans un mur plus récent de l'actuelle maison de Brignon. 193 RPSM. actuelle n'indique que le nom de Monique Rigault, son épouse 194. Les ravages de la contagion ne se sont pas trop fait sentir à Saint-Macaire. En 1649, année de la petite peste, on n'enregistre guère plus de morts, 40, qu'en 1647 où déjà 38 cadavres avaient été ensevelis 195. Mais la famine, la disette font irrémédiablement errer les mendiants. Heureusement qu'il se trouve des âmes charitables pour leur donner quelque morceau de pain et un tant soit peu de réconfort. Ainsi, Jacques Quétineau et Perrine Goupil, pour lors fermiers de Bray, ont recueilli Mathurin Hurt et Françoise Jonche, pauvres mendiants passants. Il faut dire que l'état de la mère requiert un minimum de soins. Elle accouche à Bray d'un petit François aussitôt baptisé à l'église 196. C'est la veille de ce baptême que Claude Bertrand a enfin dévoilé sa biographie sur le registre. C'est un moine de l'ordre de Saint-Benoît et de l'abbaye de Forêt-Moutier en Picardie, quatre lieues au-delà d'Abbeville. Bertrand célèbre un autre baptême le 7 octobre 1651 à Saint-Macaire, avec la permission de l'évêque de Poitiers et l'autorisation de Demourant, doyen de Thouars et curé de Saint-Macaire. Monsieur Houet affirme que la pierre tombale de Claude a été réclamée par la famille de Bussy (EAMH). Celle de Monique l'aurait-elle alors remplacée ? 195 RPSM. Cela représente, bon an mal an, sur une population d'environ 500 à 600 habitants, de 4 à 6 %. Ce qui varie le plus, c'est la moyenne d'âge de mort. Alors qu'en 47 et 49 elle était respectivement de 17, 04 et de 16, 2 ans, en 51, 52 et 53 la moyenne remonte, si l'on peut dire, à 33.78, 37.45 et 32.56 ans, ce qui, du simple au double, est considérable. 196 RPSM. 8 octobre 1651. 194 Quant au petit mendiant, Jacques Quétineau laisse le soin à deux de ses domestiques, Charles Proin et Françoise Chevalier, d'en être parrain et marraine. Jacques Quétineau n'occupe Bray que depuis la Toussaint 50. Il a pris la place de Jean Ragot, fermier précédent des héritiers Boussiron et de Suzanne Boussiron 197. Jean Ragot disparaît alors provisoirement de Saint-Macaire avec sa famille qui serait plus nombreuse si sa femme, Jacquette Guillé, n'accouchait régulièrement de morts-nés. Elle lui donne en général un enfant par an : Louis en 47, un mort nouveau-né en janvier 48, un autre en juin 49 qui ne passe pas le cap des cinq jours, et Jean en 50. Malgré tout, la pauvre femme résiste bien et retombe enceinte aussitôt. Le vicaire Bertrand qualifie ces enfants nouveaux-mortsnés d' » anbron » ou d' » enbruon ». Il désirait certainement écrire embryon, ayant de lointaines réminiscences d'un grec approximatif. Quoi qu'il en soit, les années 50, 51 et 52 sont, du double au simple, bien moins meurtrières pour les enfants que 1646. Un petit Urbain IIème nait au foyer de Salles en 1650 et, le 26 août 1652, une petite Jacquine-Félice, mais ils ne sont point baptisés à Saint-Macaire 198. Monsieur Demourant est venu encaisser une dernière fois la dîme des terres et les revenus de l'église et du Doyenné 199. Doyen du chapître de Thouars et curé primitif de Saint-Macaire depuis déjà 43 ans, il meurt au Doyenné le 26 juillet 1653 à l'âge de 75 ans. Il n'est pas enterré dans l'église de Saint-Macaire, ni à 197 E 1140 ADML et E 377 ADML. 198 E 3913 ADML et DHGBML. 199 Les limites de cette ferme et de ses terres sont encore valables et visibles aujourd'hui à l'intérieur du triangle actuel formé par les routes. Thouars en grande pompe. Il se contente du cimetière paroissial. C'est la moisson, il fait chaud. Quelques chopines aidant, le trou est vite creusé. Qui remplacera Demourant ? Messire Jacques Robin qui signe, une seule fois, en 1654, prêtre doyen de Thouars, curé de Saint-Macaire ou Jean de La Ville qui assure, le 25 août 1653, avoir été nommé par messieurs du chapitre Saint-Pierre de Thouars, ou bien encore Philippe Porcheron 200. Bertrand, pour sa part, cède sa place à un nouveau vicaire, Mathurin Barbin, en octobre 53. Claude Morin reste. Les gens se plaignent de la cherté du coût des sacrements mais le vicaire n'y peut rien, ce n'est pas lui qui fixe les tarifs et il en va si peu dans sa poche. Il est même très souvent obligé de faire crédit. Il serait d'ailleurs très facile de dire qui a (ou n'a pas) réglé les honoraires car le vicaire met un croix en marge des actes payés. Les croix sont rarissimes… mais nous ne citerons pas de noms pour ne pas faire de tort. 201, La panoplie des cérémonials de sacrements est cependant bien adaptée aux goûts et aux bourses. Depuis l'enterrement de première classe avec procession, tambours et trompettes, jusqu'à la sépulture à la sauvette dans un coin abandonné du cimetière, il y a toute possibilité de panachage entre les différentes prestations proposées : catafalque, laudes, nocturne, messe chantée ou basse, tentures, chandeliers, grands convois… Cette période est peu claire. Porcheron n'est crédité du poste de doyen de Thouars et curé de Saint-Macaire qu'en 1685 (RPP) et en 1716 (RPSM). Le DHGBML a inclus de simples vicaires/desservants dans la liste des doyens de Thouars. La double charge s'est estompée lentement même si elle est reprise en 1774-1778 par Pauloin. Ceux qui rédigent les actes sur les registres sont de simples vicaires. Les doyens ne s'abaissent pas à de tels actes. Voir DT (article Saint-Macaire du Bois). 201 Journal de Louvet. 200 Par contre, certains font des dons juteux pour leur repos éternel. C'est le cas de Nicolas Beaufour qu'on a enseveli le 3 novembre 1647 et qui a laissé à l'église de Saint-Macaire une pièce de terre sise à la Lande, à la charge de lui chanter un service au jour anniversaire de sa mort. Celui qui jouira de la dite terre devra bailler trente sous par an. La donation a été faite en présence de témoins chez le notaire Sapinaud 202. René Cruchon, que l'on a enterré le 14 juin de la même année, a aussi chargé de lui faire dire une messe le jour des prônes, le lendemain de la Saint-Martin du mois de novembre. Pendant combien de temps ces legs seront-ils respectés ? Ad vitam aeternam, pensent les donateurs. Ils se trompent lourdement. Le temps aidant, l'oubli venant, les trente sous sont vite investis dans d'autres priorités 203. En fait, les vicaires s'en soucient peu, ils vont et viennent, souvent remplacés par des religieux, comme Michel Ruby. Bray, à cette époque, est encore une grande seigneurie. Elle compte certainement plus de 70 ha et le Bois de Bray, qui atteint une dizaine d'hectares, – aujourd'hui réduit à sa plus simple expression -, va de la ferme au carrefour du tilleul 204, Parmi les nombreux notaires mêlés à la vie de Saint-Macaire à cette époque, trois semblent y résider : Nicolas Milland, notaire de Ferrières, mort et enterré à 60 ans le 10 janvier à Saint-Macaire, Séverin Sapinaud et Nicolas Caffin (RPSM). 203 L'exemple de la chapelle de Brignon est, à ce sujet, édifiant. La rente confiée à l'hôpital de Montreuil-Bellay par Mme Cator en 1846 s'est évaporée au bout de 62 ans. En effet, les quatre messes annuelles préconisées par la donatrice ont été assurées pour la dernière fois en 1908 (Babin, NDCR, annexe XVIII). 204 Arraché par la tempête en 1992. 202 protégeant les bâtiments des vents d'ouest dominants 205. À titre d'exemple, Brignon représente 68 ha et Sanzay 55. L'ensemble du domaine de Bray est pratiquement d'un seul tenant, autour des bâtiments, depuis le ruisseau de Brignon jusqu'au Petit-Bray et du chemin de la Bafferie aux terres du Doyenné. Les bêtes sont mises à paître en bas le long du ruisseau dont les berges, sur toute sa longueur, sont généralement réservées par tous les paysans aux pâtures. La maison actuelle date du XVIIe, mais des murs de dépendances et une porte du XVe, ainsi que des charpentes de réemploi et le pressoir casse-cou, attestent de plusieurs reconstructions partielles. Le blason effacé, les fours à pain, la prison datent de l'époque Boussiron (XVe-XVIe). Enfin, sous le hangar actuel en tôle ondulée, on peut remarquer un bandeau de moulures audessus d'une porte du XVIe entrant dans un vestibule à plafond voûté. Ces deux éléments sont en vogue dans les hôtels particuliers à la fin de la Renaissance. Bray existe donc depuis longtemps et a précédé la dénomination du village portant son nom, l'Humeau de Bray 206. Il est possible que cette terre de Bray, au même titre que la seigneurie de Saint-Macaire, ait été d'origine ecclésiastique et que Sanzay et Bray aient fait partie d'un vaste ensemble subtilisé au XIe ou XIIe à l'Archidiaconé de Thouars. L'alliance Sanzay-Bray dans l'affaire de la fondation de l'église en est peutêtre la seule et dernière trace. Le desservant de Saint-Macaire, Mathurin Barbin, ne reste pas longtemps au presbytère. Le temps d'expédier un baptême Un plan du XVIIe donne une idée de sa superficie (G 1540 ADML). A la Révolution, Bray compte encore 70 ha, dont 47 en terres labourables, 10 en prés, 8 en bois, 3 en vignes et 2 en taillis (I Q 532 ADML). 206 L'Humeau de Bray figure pour la première fois au RPSM le 13 février 1654. Pour Bray et Humeau de Bray, voir DT. 205 somptueux avec Jacqueline Clausse le 28 mai 1654, d'enterrer dans l'église – pour cause de gel – Nicolas Milland en janvier 55, d'assurer, toujours avec l'aide de Claude Morin, prêtre sacristain à demeure, quelques sacrements jusqu'au 3 mars, et le voilà relevé de ses fonctions par Thomas Riou le 22 avril 1655 207. Claude Morin secondera Riou encore quelque temps. Et c'est à ce dernier que revient l'insigne honneur de conduire au cimetière la maîtresse de Saint-Macaire, Jacqueline Clausse de La Plesse et de Salles, le 29 janvier 1656. Jacqueline n'aura passé qu'une douzaine d'années au village. Les Bussy ne sont pas représentés à la sépulture. La mésentente doit régner depuis que les Bussy, ayant certainement quelque peu usurpé le rôle de seigneur alors que les Salles viennent de s'installer, ont voulu faire ensevelir le corps de Claude IIIème dans l'église. Après la mort de sa mère, Urbain Ier, 41 ans, reste seul avec Félice de Giroys, Urbain et Jacquine. Puis Félice lui donne, l'année suivante, une deuxième fille, Félix. Trois ans plus tard, le 30 décembre 1659, la mort frappe à la porte d'en face, à Maison-Neuve. C'est le tour de Monique Rigault, veuve de Claude IIIème, pour laquelle, sans doute encore à cause du gel, on obtient la permission d'une sépulture dans l'église, à côté de son défunt mari. Monique Rigault n'a jamais trempé dans les affaires protestantes. On lui fait faire une belle pierre tombale, encore visible et déchiffrable aujourd'hui, qui n'atteste nullement de la présence, sous la dalle, des restes du seigneur aux côtés des cendres de Monique. Le fossoyeur n'a aucune peine à creuser cette terre, d'habitude si argileuse et si collante à la pioche, pour déposer le cadavre de Monique dans le coin gauche de la travée droite, dit transept. « Ci-gît, dit la 207 RPSM. plaque, Monique Rigault, vivante épouse de Monseigneur Claude de Bussy, écuyer seigneur de Maison-Neuve et des Fontaines ». Réciproquement, et pour cause, les Salles ne sont pas présents à cette cérémonie 208. 208 Leur signature n'est pas au bas de l'acte et pourtant, ils savent signer. Un tableau noir « Une année bonne, l'autre non », allègue-t-on souvent à cette époque chez les paysans. On tient régulièrement compte de cette alternance dans la vie, on ne fait jamais de projets hâtifs, et même si tout va bien à certaines périodes, on courbe le dos et on attend le prochain choc. Le dicton a beau tenir bon par ouïe-dire 209, les années, à Saint-Macaire, se suivent et se ressemblent. La mort, la misère, les pénuries, la disette, la famine, les gelées, les fléaux, les exactions des soldats, les épidémies, tout ce lot quotidien ne varie guère d'une année sur l'autre. Cependant, et seulement peut-être depuis l'an 1655, il est possible d'observer une très légère régression du nombre des sépultures et une augmentation sensible des naissances. Mais tout à coup 1659 est bien noire : 45 morts, dont Madame de Bussy. Depuis 13 ans que l'on inscrit à registres ouverts, jamais il n'y a eu autant de décès en une seule année, pas même en 49, année de la petite peste 210. Pourtant, tant de femmes sont grosses que l'on s'attend à un record de nouveauxnés pour 1661, comme si les bouches à nourrir des drôles ne s'ouvraient pas déjà en assez grande quantité, comme si la misère n'était pas suffisante. Cela fera, bien sûr, des bras supplémentaires pour le labour des champs. La prospérité pourrait-elle revenir ? Mais Dieu décide malheureusement de tout et l'on a à peine le temps de s'apercevoir d'une mince amélioration fugitive que de nouveaux malheurs reviennent annihiler tous les espoirs. On ne trouve plus à manger, les 209 On semble l'avoir beaucoup perdu d'ouïe à notre époque moderne. 210 Journal de Louvet (peste) et RPSM (sépultures). récoltes ne donnent rien, pas même de quoi semer l'an prochain, ni de quoi tenir cet hiver. 65 morts en 1661 et 47 naissances : si, pour la mortalité, on est largement au bord du gouffre, on atteint, cette année-là, la démographie la plus galopante de tous les temps à SaintMacaire. Mais les conditions de vie se dégradent partout et dans tous les domaines, à un tel point que 1662 sera l'année de la mort à Saint-Macaire avec un sinistre bilan de 89 décès. 5 mariages et 8 naissances, en tout et pour tout, complètent le tableau particulièrement catastrophique de 1662 211. Tous les records sont ici pulvérisés dans le mauvais sens. Alors il faut redemander pardon à Dieu, faire de nouveau les prières adéquates en allumant sans cesse des cierges de cire coquille d'œuf aux autels étincelants. Puis, curieusement, comme pour réparer des mauvaises années l'irréparable outrage, pour compenser ce manque à naître, 16 mariages sont célébrés en 1663. Cela donne aussitôt un « coup de jeunes » à la population, avec 43 nouveaux-nés en 1664. En regardant les statistiques de 1646 à 1666, on se rend compte qu'une moyenne de 28, 7 sépultures, 7, 95 mariages et 29, 15 naissances « viables » par an ne procure à la paroisse qu'un accroissement relatif de + 1, 55 % par an sur 20 ans, c'est à dire 9 personnes supplémentaires 212. Et si l'on ne prend que les dix premières années, avec 224 morts pour 300 naissances réelles, on obtient une augmentation de la population de + 25, 211 Voir les courbes en annexe V. 574 sépultures pour 583 naissances (RPSM). Il convient cependant de ne pas prendre le nombre des baptêmes pour un chiffre exact de naissances puisque celles des familles protestantes ne sont pas mentionnées. Il faut aussi compter sur les nouveaux arrivants pour maintenir un niveau de population relativement stable. 212 34 %. Par contre, les deux années difficiles, 1661 et 1662, fournissent la triste hécatombe de – 45 % d'accroissement. L'été, on meurt jeune de diarrhées et de toxicoses, et l'hiver, on s'éteint vieux, de froid ou de maladie. La moyenne d'âge de mort de l'année 1679 est à cet égard édifiante puisque, d'avril à septembre, elle s'établit à 16, 5 ans, alors que le reste de l'année elle avoisine 35 ans 213. Et il n'est rien de plus cruel que de voir sans cesse les enfants « sous-bas-âge » payer ainsi de leur simple petite vie toute neuve une misère généralisée. Témoins ces chiffres tragiques : 64, 5% 214 des morts de l'année 1661 et un tiers de celles de 1662 sont des enfants ! S'ils ont été baptisés à la hâte, souvent par la sage-femme, certains sont cependant dotés d'un prénom. De ces enfants que l'on n'a même pas eu le temps d'ondoyer à la sortie du ventre maternel, le curé dit : un fils à, une fille à. Dans le cas où le sexe du nouveau-mort-né ne lui a pas été communiqué, le prêtre se contente de la mention : un enfant à. Car les enterrements se succèdent, le temps presse et c'est l'une des occupations principales du curé et du fossoyeur. Sur l'ensemble de l'année 1662, l'hécatombe représente une mort tous les quatre jours, avec un épicentre d'un décès tous les deux jours en mai ! 215 La crise de subsistance fait-elle refluer Urbain de Salles vers la Loire ? En tout cas, en 1662, il demeure à la Poupardière 216. En ces années difficiles, Urbain pourrait avoir à regretter les différentes mises de fonds effectuées ici ou là, par exemple par Charles de Gencian et sa mère, qui avaient mis en 1641 « deux 213 Voir les courbes en annexe V. 214 42 sur 65 (RPSM). Septembre 1661 ayant été le mois le plus meurtrier avec une mort chaque jour et demi. 216 E 3913 ADML. Voir DT. 215 cents livres de principal à la disposition des prêtres, chanoines, curé, vicaire, chapelain et communauté de l'église de la Trinité d'Angers », ce qui doit produire, en 1662, onze livres deux sols et trois deniers de rente annuelle en faveur des religieux. Le 15 octobre 1602, déjà, René de Salles avait lâché 274 écus de principal pour une rente de 65 livres au profit des doyens et chanoines de l'église d'Angers. Ces années noires représentent une catastrophe pour tous les travailleurs sur lesquels repose entièrement le système économique, et personne, – qu'il soit journalier, fermier ou métayer -, ne peut, à son niveau, rien donner de plus à la collectivité. On est alors certain qu'aucun bénéfice ne rentre dans les caisses du seigneur et que les prix fixés par les baux ne sont pas respectés. Ainsi, de répercussion en répercussion, la crise se généralise. Les rentes ne sont plus servies. Les plaintes sont légion. La justice, déjà lente en période d'abondance, débordée par l'avalanche d'affaires à traiter, ne peut endiguer le flot de procès. Il faut encore tabler sur des jours meilleurs, – ne serait-ce qu'engranger une récolte de blé moyenne, pour tenter de reprendre le dessus. Un équilibre précaire pourrait revenir. En attendant, on vend quelque maison, quelque mobilier, si l'on en possède, et surtout, à tous les niveaux, on s'évertue à faire patienter ses créanciers, qui emploient, de leur côté, la même tactique avec leurs fournisseurs. L'engrenage fonctionne à merveille mais tout est bloqué et ce sont toujours les pauvres manants qui font les frais de cette situation. À Brignon, la charge de la sacristie (dite secrétinerie 217) est tenue par Jacques Perraudeau. Michel Ruby, autre religieux 217 Terme local (secrétainerie) pour désigner la partie nonclaustrale d'un monastère où logent les frères convers affectés aux travaux séculiers. Plus tard, on retrouve ce terme déformé pour nommer les sacristains de l'église de Saint-Macaire : « Pierre et Thomas Thibault de cette abbaye, vient souvent officier à l'église de Saint-Macaire et, après Dom Jacques Moneuse qui cède les bulles de son abbaye en 1649, c'est Robert Constantin 218 le prieur et grand vicaire de Brignon. La route qui mène à la Lande des Verchers s'appelle le chemin des Hospitaliers puisque c'est à cet ordre qu'appartient La Commanderie 219. Le curé Riou n'est pas très enclin aux précisions sur le registre. Pour les sépultures, il se contente d'indiquer le nom, le lieu d'habitat, et d'ajouter, partisan du moindre effort, « enfant, vieil homme, vieille femme ». Suzanne de Boussiron gouverne Bray dont la ferme voit le retour d'un deuxième Jean Ragot désormais docteur en médecine 220. Sa femme accouchera dans de meilleures conditions que Jacquette. La signature de ce Jean, ferme, équilibrée sur les registres, subsiste encore imprimée dans l'un des tuffeaux de l'écurie de Bray. À côté, une phrase gravée de la segrettins » (RPSM). Enfin, il n'y a encore pas si longtemps, « passer à la sacristie » signifiait, à Brignon, aller goûter le vin de la cave… 218 Voir DB. 219 L'ordre des Hospitaliers de Saint-Jean est issu des ordres militaires des Lieux Saints. Les deux grands ordres rivaux ont été Le Temple et L'Hôpital. Pour se différencier sur le champ de bataille, les Templiers revêtaient sur leur armure un blouse blanche frappée d'une croix rouge, les Hospitaliers une blouse rouge et une croix blanche. En 1312, Philippe Le Bel supprime l'ordre des Templiers et donne ses biens aux Hospitaliers (voir DT). 220 Voir Annexe VI. C'est peut-être le précédent qui aurait fait des études, ou un parent, mais ce n'est pas son fils Jean qui est né en 1650. Par ailleurs, DHGBML signale un Jean Ragot, docteur en médecine à Angers, en 1665. même main rappelle que l'on a mené la vache au taureau : « Petite menée au veau » 221. Suzanne de Boussiron a quelque souci. Son fils René Bertrand met le Poitou à feu et à sang. Son nom figure dans le rapport que l'intendant Colbert de Croissy fait au roi en 1667 : « J'ai informé contre les sieurs de Saint-Fulgent et d'Arailles… Le sieur Bertrand de Saint-Fulgent, de la R. P. R., fort violent, presque toujours ivre… Votre Majesté a trouvé bon qu'il allât servir dans les armées en Hongrie… » On le qualifie de Gilles de Retz de Saint-Fulgent 222 : « Le sieur Bertrand de Saint-Fulgent, âgé de 25 ans ou environ, professe la religion prétendue réformée ; mais en effet il ne connaît ni Dieu ni religion. Quand il est hors de vin, il paraît aucunement raisonnable, mais il est presque toujours ivre, et dans le vin il est capable de toutes sortes de cruautés, de violences et de vexations. Il en a tant commis et commet encore tous les jours de différentes manières dans sa terre de SaintFulgent et aux environs, qu'à bon droit on le peut appeler le tyran et le fléau des pauvres de ce pays-là. Il est toujours accompagné de bohémiens à qui il donne retraite chez lui pour partager leur butin. Il a encore avec lui plusieurs sergents faussaires qui font tous les jours mille méchancetés et friponneries aux pauvres paysans, supposant de fausses dettes, de faux exploits et de fausses sentences en vertu desquelles ils enlèvent de celui qu'ils veulent piller tout ce qui leur plait, sans que celui qui souffre puisse ou ose se plaindre. Enfin c'est un homme contre lequel la Province s'écrie si généralement et si unanimement que nous nous sentons obligé, après avoir tiré un mémoire, que nous avons, de ses principaux crimes, de dire 221 Voir planche 7. R. Vallette (Revue de la Société Archéologique de Fontenay, première livraison de la troisième année) 222 qu'il est de la bonté et de la justice que le roi doit à ses peuples, de les débarrasser de ce fléau 223 ». En 1670, un chirurgien est établi à Saint-Macaire 224, Hiérôme Arnault, sans doute à Champ-Noir, marié à Louise des Landes et dont la fille Marie Arnault sera une bigote remarquable, de toutes les messes, mariages et sépultures jusqu'à sa mort, le 29 novembre 1722. Le 2 février 1672, M. et Madame de Gencian se promènent dans l'enclos du château d'Érigné, près de l'église. Il est minuit. La croix du clocher tombe soudain entre les deux époux sans dommage pour eux 225. Heureusement qu'ils ne se serraient pas de trop près… 223 Colbert de Croissy, Rapport au Roi, 1667. 224 RPSM. 225 RPE. La crise frappe aussi les seigneurs Au cours de problèmes financiers, dûs à la succession des Girois, Urbain Ier doit 1625 livres à son fils. Il lui cède donc, le 14 mars 1676, les meubles et bestiaux de la Poupardière dont on fait un inventaire précisément évalué. Le détail du mobilier donne l'occasion de se faire une idée plus précise du train de vie d'une petite seigneurie. La batterie de cuisine est composée de vaisselle d'étain tant plate que creuse, de quincaillerie, de chenêts, rôtissoire, pesée, barre de fer, pots de fer et de fonte, poëlles, poëlons, chaudrons et autres récipients évalués à 300 livres. La table de cuisine, ronde, un coffre à dossier et six chaises de jonc, valent 100 livres, tandis qu'une douzaine de cuillers et une douzaine de fourchettes, une salière, une écuelle à oreilles, le tout d'argent, est estimé 200 livres. À côté de la cuisine, une petite chambre renferme un lit garni d'une paillasse et d'une couette en laine, d'une couverture et de rideaux, ainsi qu'un coffre en bois de noyer fermant à clef, mobilier dont la valeur ne dépasse pas 30 livres. C'est dans ce coffre en noyer qu'est serré le linge de maison : cinq douzaines de serviettes de lin, cinq douzaines de serviettes de grosse toile, quinze nappes de lin, huit nappes de grosse toile et deux douzaines de draps. Ce linge représente 127 livres. Il y a aussi une salle basse où sont rangés pêle-mêle une paire de chenêts de fer garnis de quatre pommettes de cuivre, une barre de fer, une table ronde et une douzaine de chaises paillées, grandes et petites, un lit de repos avec son tapis et ses oreillers, ainsi qu'un buffet. Ce bric à brac ne donne que 16 livres. En montant dans la plus grande chambre de la Poupardière, ornée d'une vieille tapisserie de Bergame, le notaire royal recense trois lits, le premier garni d'une paillasse et d'une couette, le deuxième d'une couverture blanche et de rideaux de serge verte. Le troisième est petit, avec une couette, une couverture et des rideaux de serge assortis. Une paire de grands landiers en cuivre et une paire de petits en fer permettent d'y voir clair la nuit. Quant aux autres meubles, ils ferment tous à clef : une paire de grandes armoires en chêne « à quatre fenêtres », un petit cabinet à une fenêtre, un petit cabinet d'Allemagne et un bahut. Un tapis de Turquie et quatre chaises paillées complètent le mobilier de cette chambre principale, estimé à 200 livres. Une autre chambre ne comporte pas de lit mais sert, au moyen de trois coffres et d'un bahut d'une valeur de 10 livres, de rangement au linge : trois douzaines de draps de crin et de lin, huit livres de fil de lin blanc et 28 aunes de toile de lin neuve sont comptés pour 50 livres alors que 620 livres (310 kg) de fil de crin représentent 30 livres. On se transporte dans la chambre grise, décorée d'une vieille tapisserie de « hault lisse », où se trouvent un grand lit entièrement garni, avec paillasse, couette, matelas, oreillers, couverture et rideaux de serge grise, un petit lit avec paillasse, couette et couverture de serge, deux grandes tables, un cabinet d'Allemagne, six chaises et deux petits chenêts de fer garnis de pommettes de cuivre, ce qui procure, pour cette chambre, la somme de 150 livres. La troisième chambre, dite « salle haute », contient une vieille tapisserie de Bergame, une paire de chenêts de fer à pommettes de cuivre, un lit garni avec courtepointe et rideaux de serge violette, une table, un vieux coffre en noyer qui ferme à clef, six chaises tapissées et une horloge. Cette chambre augmente la somme de 180 livres. Il y a aussi la chambre rouge, avec deux chenêts à pommettes de cuivre, un lit garni complet avec rideaux de broderie rouge, un autre petit lit agrémenté de rideaux de serge rouge, une table, un tapis de Turquie, cinq chaises tapissées de broderie et une tapisserie de hault lisse, l'ensemble étant évalué 200 livres. Une cinquième chambre comprend un lit complet garni de serge grise et une chaise de bois donnés pour 20 livres. À côté de la chapelle, une sixième chambre renferme une paire de chenêts de fer, un lit garni à rideaux de serge rouge, deux tables, un petit cabinet et un petit bahut ainsi que six chaises paillées, le tout estimé à 50 livres. La couchette, la couette et le traversin de la chambre du palefrenier, petite pièce contigüe à l'écurie, donnent 10 livres supplémentaires. Dans la chambre de la métairie, par contre, la même paillasse du métayer dispose, en sus, d'une couverture, et elle est donc facturée 12 livres. La cave renferme seize pipes de vin blanc d'une valeur de 620 livres 226. Le grenier contient quinze septiers 227 de 38, 75 livres la pipe qui paraît ici fortement surévaluée alors qu'elle ne vaut habituellement à cette époque que de 8 à 25 livres. Le vin blanc pouvait cependant coûter facilement le triple du clairet, le double du rouge et du rosé. Mais le prix du vin reste très sujet aux intempéries et la pipe montera jusqu'à 100 livres quelques années plus tard, en 1691 (voir plus loin) après avoir été vendue 8 livres en 1690. 226 froment et de méteil et six septiers d'orge, mesure de Longué, qui procurent encore 100 livres. À l'écurie, deux pouliches et trois poulains ne rapporteront que 100 livres, tandis que dans l'étable, seize têtes, tant vaches que « taurilles », sont estimées 250 livres au total. Il faut y ajouter les six gorets qui gambadent dans la cour, de 5 livres chacun. Enfin, on n'oublie pas les 45 livres de la charretée de foin stockée dans la grange. Les biens cédés par Urbain à son fils représentent donc une valeur de 2780 livres. Le nombre total de chaises disséminées dans la maison, 46, paraît important mais l'on ne semble en utiliser régulièrement que six à la cuisine autour de la table ronde. Le nombre de couverts d'argent ne permet pas d'ailleurs de dépasser douze convives. On n'utilise pas de couteaux et l'on mord à même la viande. La cuisinière et le valet d'écurie disposent chacun, pour dormir, d'une petite pièce attenante à leur lieu de travail, mais le valet, qui bénéficie de la chaleur animale, n'a pas, à la différence de sa collègue, la couverture fournie par la maison. La décoration, dans la maison, ne semble pas trop sommaire puisque trois tapisseries, – dont deux italiennes, deux tapis de Turquie et une horloge agrémentent l'ambiance de la Poupardière. Cinq chambres, dont trois ont leur propre couleur, sont meublées avec goût, certaines chaises sont tapissées. C'est la chambre du seigneur qui paraît la plus cossue avec trois lits, des rideaux verts, une tapisserie de Bergame et un tapis de Turquie, deux armoires, deux secrétaires, ainsi Septier : (ou setier). Mesure de capacité divisée en 8, 10, 12 ou 16 boisseaux, variable selon les époques et les régions, dépendant donc surtout de la capacité du boisseau, pouvant valoir de 110 à 203 litres et peser de 75 à 150 kgs. Les mesures semblent avoir évolué en volume et s'être stabilisées au XVIIIe (moyenne : 152 litres). 227 qu'une cheminée et deux landiers de cuivre pour lire et travailler. Un effort est donc consenti pour le décor et pour l'assortiment des couleurs, marquant ainsi une certaine aisance. En juin 1676, cela ne va toujours pas mieux financièrement pour les deux Urbain puisqu'une certaine Roberte Pellion leur rachète une rente débitrice de trente cinq livres avec sept cents livres de principal 228. Agnès de Salles, veuve de René du Tertre, qui avait déjà vendu l'Escoublère en 1671 et qui demeure à Saint-Maurille d'Angers, est présente lors de la signature de l'acte et participe à l'emprunt. Il faut aussi payer la pension de Jacqueline au Perray d'Angers. C'est d'ailleurs Agnès qui va porter un peu d'argent, le 12 décembre 1677, à la sœur abbesse Marie de Courtavel 229 qui accepte volontiers les 106 livres 16 sols, mais qui porte encore au débit d'Urbain de Salles 207 livres 14 sols qui auraient déjà dû être versés en novembre 1677 230. Pendant ce temps-là, la dysenterie 231 fait année après année des ravages conséquents dans les rangs des paroissiens et surtout chez les enfants. Par deux fois, en 1676 et 1678, l'épidémie frappe Saint-Macaire à l'automne. La moitié, exactement, des victimes sont des jeunes nés de quelques semaines voire d'un ou deux mois. En 1676, la contagion débute vraiment en août et n'atteint son paroxysme qu'en octobre avec 228 13 juin 1676. (E 3913 ADML). 229 Voir Perray au DT. 230 E 3913 ADML. Dysenterie : Elle a fait des ravages à toutes les époques. Jean Besly (Hist des Comtes de Poitou) rapporte, qu'en 993, « courut une maladie étrange et inouïe, au pays du Limosin, laquelle on appelait en langage vulgaire Lou Mau de las boialas, en français le feu volant, à Paris les ardens. C'était un feu invisible qui, embrasant les entrailles et le dedans du corps, emporta plus de 40 000 personnes en moins de rien ». 231 quatorze décès. Le village des Ajoncs, qui donne douze morts, est le plus touché. Viennent ensuite le Monis et les Bouchettes avec six morts, l'Humeau de Bray et Chambernou avec cinq. Deux familles sont particulièrement visées : les Laurendeau, des Bouchettes, avec deux enfants et un adulte, et les Doc, des Ajoncs, avec quatre enfants dont deux jumeaux. En 1678, la maladie débute pareillement en août avec huit décès, se relâche en septembre, n'emportant que deux jeunes et un adulte. Mais elle reprend de plus belle en octobre qui sera, comme en 1676, le mois le plus meurtrier avec le même nombre de morts, quatorze. C'est le hameau des Bouchettes qui fournit le plus grand nombre de cas (12) avec la Baffrie (8) et le Bourg (7) et les Laurendeau qui payent derechef le plus lourd tribût puisque la mère, son nouveau-né et deux neveux sont emportés. La famille Guillon, au Bourg, perd aussi 3 adultes et un enfant232. Pourtant, et heureusement, les affaires continuent. René Bertrand, seigneur de Saint-Fulgent, et de Bray depuis son mariage avec Suzanne de Boussiron, vient lui-même depuis le Poitou traiter le bail de la dîme du Bouchet qui dépend de Bray. Alors que Pierre Quétineau quitte ce fermage après l'avoir détenu cinq ans, Gilbert Charbonneau, marchand serger qui demeure au Bouchet, prend la suite pour cinq années consécutives de 1678 à 1683. Il s'agit pour lui de prélever « une dîme, vulgairement appelée la dixme du Bouchest », sur le blé, le vin, le lin, les chanvres et les légumes primeurs produits sur les terres du Bouchet qui appartiennent à René Bertrand. Un prix forfaitaire annuel de 150 livres, payable en deux fois, est fixé d'un commun accord, devant deux témoins : un laboureur de Saint-Macaire, Mathurin Gourin, et le fermier de Bray, Séverin Sapinault 233. 232 RPSM. 233 E 198 ADML. Gilbert Charbonneau gardera-t-il ce privilège deux années supplémentaires ? Personne ne voudrait-il du bail à ce prix ? Toujours est-il que, sept années plus tard, en 1685, la dîme est adjugée à Pierre Rousseau, marchand demeurant au Bouchet pour seulement 120 livres annuelles. Pourtant, aux prélèvements habituels, on a ajouté le quart des fruits des petits clos de vignes situés autour du hameau. Le couteau sous la gorge Nicolas Cartier et Étienne Lancelot sont deux notaires royaux, garde-scels à Saumur et résidant à Longué. Ils règlent la signature du contrat de mariage d'Urbain IIème avec Claude Nau, le 17 janvier 1681. Côté de Salles, selon les apparences, seuls les deux Urbain ont fait le déplacement de Saint-Macaire à Longué. Pourtant, la sœur cadette d'Urbain IIème, Jacquine, promise à Jacques Nau, est certainement venue. Par contre, la famille Nau est au grand complet puisque l'affaire se tient chez Jacques Nau, l'oncle paternel de Claude, dans sa maison de la Hurtaudaye. Il y a là les parents de Claude, René Nau et Claude de Beaupou, Jacques Nau, maréchal des logis de la compagnie des gendarmes du Roy de Bourgogne, François Nau, oncle paternel, seigneur des Rues, Rémy de Beaupou, oncle maternel, bailli de Fourchault, demeurant à Tours. La cérémonie religieuse est fixée au 11 février, à SaintMacaire. Mais pour l'heure, on discute des dotations et du contrat. Si Claude et Urbain se promettent la foi du mariage en face de la sainte Église, ils n'entreront en communauté de biens que le jour de la bénédiction nuptiale. Il est convenu que Urbain ne prendra que les droits maternels échus et les droits paternels à échoir. Claude n'aura que ceux à échoir. De plus, nonobstant la coutume d'Anjou sur la communauté de biens, à laquelle ils ont dérogé, les dettes passées des futurs ne seront pas prises en considération. Elles seront acquittées par celui qui les a contractées, sans que le bien de l'un puisse être employé au paiement des dettes de l'autre. Comme avance des droits paternels et maternels à échoir, les parents de Claude promettent la somme de 6000 livres dont ils donnent aussitôt la moitié à Urbain. Les 3000 livres restantes lui seront remises huit jours après le mariage. Pourtant, de cet argent frais, n'entreront dans la communauté que 500 livres. Le surplus de 5500 livres devra être employé en achat de bons héritages qui sont censés rester en propre à Claude et aux héritiers qu'elle aura d'Urbain. Même en cas de renonciation de Claude ou de ses héritiers, tout ce que Claude aura apporté à la communauté sera repris, y compris ses habits, son linge et ses bagues, et les 500 livres seront mobilisées. Toujours en cas de renonciation, les dettes contractées pendant la communauté seront apurées par le seul Urbain, par ses héritiers ou ayants-cause. En cas d'aliénation de ce qui sera propre aux deux époux, la future épouse prendra sur les biens communs, et, à défaut, sur le propre d'Urbain. Si Urbain IIème meurt, un douaire est assurée à Claude. Par contre, au cas où Urbain IIème disparaît avant son père, Claude renonce au droit de demi-douaire que lui donne la loi. Les deux témoins appelés, Toussaint Métayer, sieur des Chesnaies et René Raimbault, simple laboureur de Longué, fils de Pierre, n'ont plus qu'à constater l'accord des deux parties et le contrat est signé 234. L'esprit de précaution dont s'est entouré la famille Nau lors des dispositions de l'accord montre qu'il doit y avoir de sérieuses raisons de se protéger ainsi d'éventuelles dettes qu'auraient contractées les Salles. Et cela se vérifiera. Par ailleurs, Urbain IIème ne paraît pas en bonne santé, il est infirme. Lorsque le notaire calcule, plus tard, la pension 234 E 3913 ADML. qu'aurait pu payer Urbain en vivant aux crochets de son père, il assure qu'elle ne « pouvait être grosse puisqu'il ne faisait aucune dépense dans la maison de son père, n'ayant aucun équipage, aussi n'en pouvait-il avoir n'estant pas de transport facile. Il se tenait au logis, comme un fils de famille dans la maison paternelle de manière qu'il n'y avait aucun extraordinaire ». À ces économies forcées s'ajoute le fait « qu'il se fait peu de dépense à la campagne ». On aura deviné qu'il s'agit, pour le notaire, de minorer la somme réclamée par les créanciers 235. En juin 1681, Urbain IIème et sa sœur Jacquine procèdent au partage de leur succession et Urbain IIème renonce à la communauté de biens de ses parents en 1683. Jacquine épouse Jacques Nau le 12 mars 1682 à Saint-Macaire et Felix meurt en 1686. Le 4 octobre 1690, Urbain Ier s'éteint à l'âge de 70 ans. Il est inhumé dans l'église. Si la cérémonie, bien que solennelle, et les divers services annexes ne reviennent qu'à 400 livres, c'est déjà beaucoup pour l'héritier, d'autant qu'arrivent en chaîne nombre de factures impayées : une centaine de livres pour frais divers d'actes, un câble de pressoir à 8 livres, quinze pipes de vin à 8 livres la pipe 236. Les vendangeurs n'ont pas été rémunérés et il faut débourser encore 14 livres. Le boucher René Pontdavy réclame 24 livres pour la viande qu'il a fournie, 235 E 3913 ADML. Le prix de la pipe paraît ici extrêmement bas. Deux ans plus tard, à Saumur, le prix de la pipe de vins communs récoltés en 1691 est passé à 100 livres ! « La récolte a été très tardive, dit un curé de Saumur, les vendanges se sont faites qu'après la fête de la Saint-Martin laquelle s'est solemnisée avec un très grand froid, par de grandes gelées et depuis par grandes quantités de neiges… On boira de très mauvais vins et de très petite quantité, qui ne sera pas la sixième partie des autres années… Aux Sables d'Olonne on a vendu la pipe de boisson faite sur le marc de raisin la somme de 3 livres. » (GG 71 ADML). 236 Mathurin Sapinault 21 livres pour des fagots « venus et conformés », et René Sauvestre 14 livres pour deux « tombes » 237 de pierre (s) que le père avait commandées. Mais Urbain et Claude Nau ne sont pas au bout de leurs peines. Il avait bien fallu quelques médicaments pour soulager le vieillard et l'apothicaire Volant demande 10 livres, le chirurgien de Nueil, Léonard Royand, 120. Les derniers costumes taillés par Angibaud, le maître tailleur, et le tissu, n'étaient pas encore réglés. Il faut sortir à nouveau 49 livres. Et ce n'est pas fini, c'est le défilé à Sanzay. Le domestique La Verdure, longtemps au service du père de Salles, a été mis en apprentissage chez Girardeau auquel 54 livres sont dûes. Mathurin Gourin a labouré un champ et c'est encore 7 livres qui partent. On dirait qu'ils se précipitent tous, qu'ils ont peur de ne jamais être payés malgré les quittances qu'ils ont fait faire 238. Sans compter le clergé qui vient aussi tendre la main : 16 livres pour 4 années de cens au curé de Saint-Macaire, 14 livres au chapitre de Martigné, 103 livres aux Jacobins d'Angers. C'est donc, ajoutés à quelques autres arriérés, deux milliers de livres qu'il faut trouver incessamment. Alors on fait les comptes. Le mobilier du père, estimé rapidement le 20 octobre, – preuve que l'on a besoin d'argent frais, ne rapporterait que 1973 livres, les terres de Saint-Macaire donnent environ 400 livres par an, mais seulement la moitié à la Toussaint. Il y a enfin les rapports des fermes de Maligné, 140 livres, et celles de la Crochetière, 200. « Tombe de pierre » peut avoir deux sens : pierre tombale ou tombereau de pierres. Il s'agit vraisemblablement ici de cailloux pour remblayer les chemins et les abords des fumiers ou paillers. 238 E 3913 ADML. 237 Cela suffira tout juste. Les récoltes n'apportent rien. Bien au contraire, « dans le carême de cette même année, on défendit de manger des pois parce qu'ils étaient remplis de vers tant la saison a été si contraire à tous les fruits de la terre 239 ». Faudra-t-il se résoudre à vider la maison de Saint-Macaire d'une partie de ses meubles ? On peut le supposer, d'autant que Jacquine, dame de La Hurtaudaye, meurt en 1692. Le drap mortuaire est payé par son frère Urbain qui reste le seul descendant de cette branche de Salles. Bien qu'apparemment en forme – du moins intellectuelle, Urbain IIème fait son testament le 19 mars 1694, à 44 ans, soit un an avant sa mort. Le couple est sans enfants. Pour la grande amitié conjugale qu'il y a toujours eu entre lui et Claude, pour toute l'assistance qu'il a reçue d'elle, il lui fait don de tous ses meubles ainsi que de la tierce partie de la terre et seigneurie. Mais Claude devra alors assumer les dettes personnelles et mobiliaires de son mari. Le curé de Saint-Macaire, Bourgeteau, est témoin ce jour-là à Longué. Et Urbain IIème meurt le 27 février 1695 à Saint-Macaire. Selon ses dernières volontés, un cercueil de bois est confectionné et porté en procession solennelle sur les cent mètres qui séparent la maison de Sanzay de l'église où il a demandé à être enseveli, accompagné du curé et des chapelains ou prieurs qui chantent les hymnes adéquats pour le repos de son âme. Seize pauvres de la paroisse escortent le convoi funèbre, arborant chacun un cierge allumé pesant une livre de cire jaune ou blanche, et recevant chacun, pour leur peine, une aune et demie 240 de serge grise et 15 sols. Ce n'est pas tout. Le cérémonial est déclenché. Un service solennel de quarante messes basses commence le lendemain de sa mort. Trois messes chantées à diacre et à sous-diacre seront dites pendant vingt ans 239 GG 71 ADML. 240 Environ 1m50 de long. le jour anniversaire de son décès. Enfin, pour obliger les pauvres de la paroisse à prier Dieu pour le repos éternel de leur seigneur, il leur sera distribué dix septiers de blé dans l'année 241. À la mort d'Urbain IIème, les meubles et acquêts sont épuisés, et Claude Nau ne peut recevoir de douaire que sur ce qui restera une fois toutes les dettes payées. Malheureusement, la dette du fils au père est estimée à 10312 livres 14 sols 6 deniers, à laquelle on ajoute 3346 livres en propre. Après déduction faite de 2657 livres 2 sols 6 deniers des sommes payées par le fils pour son père, la créance représente encore 11 000 livres 17 sols 6 deniers. 242 Qui va supporter ces frais ? Ce sera la ligne paternelle et donc Joachim Gencian, sieur d'Érigné et de Murs. En tout cas, le premier juin 1695, Claude Nau, demeurant maintenant à Longué, renonce à la fois au testament d'Urbain et à la communauté de biens, pressentant, et elle ne s'en cache pas, que cela lui sera plus une charge qu'un avantage. Elle préfère que les dispositions préconisées par son mari soient remplacées, sur ses deniers dotaux, par une simple clause de douaire, de logement et habitation fournis par les héritiers 243. Joachim Gencian prend la plume sous l'effet de quelque remarque du Marquis de Fouville. Il lui répond qu'il n'a rien à voir avec les problèmes de succession de la veuve du seigneur de Saint-Macaire. Selon lui, deux raisons principales ont empêché ce règlement : « la première que les héritiers maternels n'ont pas voulu convenir de la valeur des biens des deux lignes pour régler le paiement des dettes et du douaire, parce que n'y ayant 241 A l'ensemble des pauvres. Soit, au minimum, un total de 750 kg. 242 E 3913 ADML. 243 E 3913 ADML. ni meubles ni acquêts pour les payer, il est indubitable qu'elles doivent être payées sur tous les biens au sol la livre. La deuxième qu'ils prétendent sans raison une action de reprise de quelques deniers dotaux de la mère qui ont été confondus en la personne du fils quoi qu'il n'ait accepté la succession du père que sous bénéfice d'inventaire, parce que cette acceptation exemptait bien M. de Saint-Macaire de payer plus de dettes que son père ne lui avait laissé de bien ». Pour Gencian, ces questions peuvent être réglées à la cour de Saumur si l'on nomme des experts pour faire estimer les biens de chaque ligne, ce qui occasionnera des frais considérables mais c'est aussi pour lui la seule façon de « régler le douaire à la veuve le plus entièrement que faire se pourra ». Au marquis qui lui rappelle que le comte d'Aubigny 244 a certainement part dans l'héritage, Joachim répond ceci : « Il est vrai qu'il est descendu de Judith Clausse fille de Jacques Clausse gouverneur des Ponts-de-Cé et de Jacquine Dufay dame d'Érigné et de Saint-Macaire, notre bisaïeule, de laquelle défunt M. de Saint-Macaire était aussi descendu par Jacqueline Clausse, son aïeule, sœur de la dite Judith. Mais la dite Jacqueline Dufay fut mariée en deuxièmes noces avec Charles Gencian mon bisaïeul dont Charles Gencian, mon aïeul est issu. Et par conséquent je suis descendu du fils aîné de Jacqueline Dufay et MM. d'Aubigny et de Saint-Macaire ne sont descendus que des filles de son premier mariage et la terre de SaintMacaire est de son estoc dont j'en suis l'aîné. Je veux bien à tel jour qu'on voudra m'indiquer me trouver à Saumur pour convenir de la valeur des terres ou les faire estimer et même Jean d'Aubigny, seigneur de Boismozé, chevalier de l'ordre du roi, avait épousé Suzanne Clausse, soeur paternelle de Jacqueline Clausse. Judith, quant à elle, avait convolé avec Alexandre d'Echiré, sieur de Digne (E 3913 ADML). Le comte d'Aubigny dont parle Joachim est donc certainement le fils de Judith. 244 convenir d'arbitres pour régler toutes les questions de part et d'autre ». Des terres et des maisons Même si les problèmes religieux ne sont pas définitivement écartés, la campagne s'organise mieux au sortir des luttes fratricides. Pressés par la normalisation, les dragonnades et par la croisade de prêtres catholiques peu intelligents et mal formés, beaucoup de protestants émigrent à la suite de la révocation de l'Édit de Nantes 245. Certains refusent de trahir leur foi, et, surtout en Poitou, sont pendus ou envoyés aux galères. Les plus sages, ou les plus intéressés, souhaitent se maintenir sur leurs terres et conserver leurs activités économiques. Alors ils se convertissent pour éviter tout tracas 246. Bon nombre d'abjurations solennelles ne sont faites alors que pour continuer à vivre en toute quiétude au sein de la paroisse et vaquer tranquillement aux occupations. Au Puy, par exemple, Barthélémy Fournier, sieur du Mesnil et fermier de Chavannes, abjure publiquement la religion réformée le 7 octobre 1685 et son fils Pierre, quatorze ans, fait de même le 14 octobre. Le fermier va jusqu'à faire baptiser sa fille l'année suivante. Son abjuration, réelle ou fausse, lui vaudra d'être assassiné devant la porte de sa maison le 20 avril 1695. L'affaire est récupérée, on s'en doute, par les catholiques qui l'enterrent en grande pompe dans le cimetière du Puy sous le portique de la chapelle Saint-Sauveur. Déjà, en 1686, à Saumur, Jean Druet 245 Environ 250 000 personnes émigrent en 1685 et 1686. A Paris, 300 notables et 7000 gens du peuple se convertissent en 1685, et 19 000 émigrent. En 1686, il ne reste que 45 protestants déclarés (Quid 1988). 246 « professeur de philosophie dans l'Académie de ceux qui faisaient ci-devant profession de la Religion prétendue réformée, après avoir fait abjuration de l'hérésie de Calvin, ayant été enterré dans les Chardonnets par sentence des juges pour n'avoir pas donné les marques suffisantes de sa sincérité, a été exhumé dans le cimetière de Saint-Nicolas 247 ». À Saint-Macaire, la seigneurie est dans un bien triste état. Depuis la mort d'Urbain, Claude Nau réside alternativement à Sanzay et à la Poupardière. C'est André Doc, laboureur des Ageons, qui gère la moitié des terres de Sanzay et, en tant que tel, il se fait rappeler à l'ordre par le baron de Doué, Armand Louis Gouffier, l'autre moitié concernant le baron de CinqMars-La-Pile 248, tous deux se partageant l'aveu de la seigneurie de Saint-Macaire. André, qui vient de tenter sa chance au fermage, doit débourser 200 livres pour la moitié du bail, dont 100 comptant le 29 juillet 1695 et 100 livres dans les 15 jours. Seulement André n'a pas le premier sou pour continuer à obtenir le fermage de Sanzay et c'est Claude Nau qui lui avance 100 livres pour le premier paiement. Le 2 août, il avoue que l'argent provient de Claude et, du côté adverse, on est embarrassé. Fournier, agent du baron de Doué, ne lui met pas le couteau sous la gorge exigeant seulement des intérêts sur les 100 livres restantes. C'est donc seulement le 8 mai 1698 qu'André Doc finit de s'acquitter de la dette, ne remboursant finalement qu'onze livres supplémentaires d'intérêts sur les 100 livres qu'il assure encore provenir de Claude Nau. Il s'avère en fait que les 211 livres prêtées à André seront remboursées à Claude Nau sur la succession du seigneur de Saint-Macaire lorsque celle-ci sera 247 GG 22 ADML. 248 Petite ville entre Tours et Langeais. réglée. Ce type de cession de bail déguisée, en faveur d'un bon laboureur que Claude veut aider à démarrer mais qui ne réussira peut-être pas, témoigne de l'utilisation judicieuse que peut faire une femme de la conjoncture liée aux problèmes de succession. En 1700, tout est réglé. André Doc est rentré dans le rang et Joachim de Gencian, encore vert à 56 ans, s'occupe personnellement de la seigneurie qui, en deux années, est retombée dans le giron de sa famille. Il a de l'expérience, le vieux, en matière de seigneuries, de terres et de bâtiments. Déjà « sieur d'Érigné, le Jau, Murs, le Vau de Denée, la Brossinière, Orvault, la Garenne, Lanserre et autres lieux », il ajoute à cette liste impressionnante les ruines de Saint-Macaire. 249 En 1700, il reprend en mains cette seigneurie que le fermier précédent, François Menoust, profitant sans doute du manque d'intérêt des héritiers pour cette lointaine propriété, a laissé dans un état lamentable 250. Joachim change de fermier. Il ne veut pas de ces André Doc, de ces François Menoust, de tous ces non-professionnels qui tentent leur chance sans savoir écrire. Par contre, Denis Bineau et Louise Gallais, par exemple, qui habitent Bray et en exploitent les terres, et bien d'autres encore comme Pierre Quétineau, fermier de la Baffrie, ont excellente réputation. Mais est-ce suffisant ? Il fera quand même un peu fortune, puisqu'en 1744, il achète 2 boisselées de terre (13 ares) qui jouxtent sa propre terre au Champ du Poirier, au sud de Pancon, pour la somme de 20 livres qu'il paye comptant. Cette terre est cependant sujette à deux rentes : l'une d'un boisseau de froment pour le prieuré du Puy, l'autre d'un demi-boisseau de froment pour le notaire du Puy, Jean-Marie Baillergeau. (IE 944 ADML). 250 Ce n'est d'ailleurs certainement pas un cas isolé, mais plutôt la règle générale et Gencian et Bineau ne doivent en rien être surpris. Voir, en annexe XII, le texte complet de cet intéressant état des lieux. 249 Joachim choisit Bineau. Ce dernier, en fin connaisseur, est prudent. En tant que voisin parfaitement au courant de l'état des lieux, il tient à faire constater les avaries sur les terres, le jardin et les bâtiments d'exploitation ou d'habitation. En parfait accord avec Joachim, la seigneurie est passée au peigne fin et chaque détail est consigné dans le mémoire que rédige Bineau auquel rien n'échappe, du fossé comblé au moindre pouce de terrain en friche, de la haie dégarnie à la taupinière qui émerge d'un pré. Il est patent que Denis Bineau accapare alors les fermages : Bray en 1699, Sanzay en 1700 251. Non content de ces deux gros baux, il prend encore la ferme de Brignon en 1711. Si Joachim de Gencian meurt en 1703, Denis garde le bail de Sanzay. L'année 1709 sera difficile. « Le froid, dit le curé de Saumur, a été si grand au mois de janvier et au commencement de février que les noyers, les figuiers, les grenadiers, les orangers, le myrtes, les cyprez, les romarins, les amandiers sont presqu'entièrement morts. Les froments sont aussi morts dans presque toute la France. Les seigles ont été fort endommagés. La famine a été générale ». On se hasarde, en mars, à re-semer sur les bords de la Loire des froments qui réussissent bien à lever. Malheureusement, les 16 et 17 juin, le fleuve déborde et tout est perdu 252. Le fils de Joachim, Guy, fait le point avec Denis le 15 juin 1711 sur les travaux réalisés et sur l'état des bâtiments 253 dont, cependant, Denis n'a certainement cure puisqu'il habite Bray. 251 Denis Bineau demeure à Bray. RPSM et H 1406 ADML. Les cultures des jardins apparaissent ici comme très méditerranéennes. L'influence arabe aurait-elle disparu en deux siècles ? GG 24 ADML. Inventaire des archives anciennes de la ville de Saumur, Jacques Levron, Angers 1953. 253 Annexe XII. 252 Guy achète les matériaux nécessaires aux nouvelles réparations que Bineau fera effectuer à ses frais 254. Et pourtant, – c'est sans doute ce qu'a pensé Bineau rétrospectivement, cela n'a servi à rien de faire de gros travaux en 1711 puisque, à la fin de l'année, un terrible ouragan assaille la région. « Le 10 décembre, dit le curé du Puy, il arriva le plus terrible vent ou houragan qui eut esté veu de vie d'homme ; il renversa dans cette ville plus de cent cheminées, découvrit toute l'église, mais principalement la grande galerie. Il n'y eut maison et grange qu'il ne fracassat ; la grange du prieuré fut renversée ; le clocher de Saint-Loup de Thouars, le clocher de Saint-Nicolas de Saumur et celui de Vernantes furent jettés par tère sur les dix heures du matin que cet terrible vent redoubla ; les vitres furent la plupart rompues, les murailles presque toutes renversées. Il commença dès la minuit et dura jusqu'à deux heures après-midi 255 ». Si la réputation de Bineau est bonne, c'est aussi qu'il sait la soigner. Le seigneur de Bouillé, René Prosper Collasseau est parrain d'une de ses filles en 1708. Bineau et son épouse, euxmêmes, sont parrain et marraine ensemble huit fois entre 1708 et 1711. Côté clergé, Denis fait le nécessaire avec les moines de Brignon dont il prend la ferme. Avec Bray qui avoisine un débours annuel non garanti de 1000 livres, puis Sanzay qui ne doit pas en dépasser 500, il s'adjuge encore un gros morceau avec le revenu temporel de Brignon qui frôle les 2000 livres de fixe. Pour Brignon comme pour les autres baux, le rôle astreignant du fermier Bineau comporte trois volets principaux : il doit d'abord encaisser les cens sur les diverses tenures concédées par le seigneur abbé aux petits exploitants, 254 Le terme consacré était : fera faire de la main de l'ouvrier. 255 RPP. puis récupérer les autres fermages et métayages des fermes de moindre importance auprès des sous-fermiers à qui l'abbé les a baillées. De ces deux premiers exercices, Bineau est tenu de retirer, pour le reverser intégralement tels que les contrats l'avaient définis, un solde positif de 1370 livres annuellement. Enfin, il doit faire mettre en valeur le reste des terres de l'abbaye et de la Grange de Brignon, surtout les vignes 256, moyennant une somme forfaitaire de 1200 livres pour le seigneur abbé et de 103 livres à chacun des cinq religieux. Ses charges ne s'arrêtent pas là. Il doit gérer les vignes et les terres correctement, les faire replanter, fumer, dresser les procès-verbaux en cas de non respect des clauses par les teneurs. Si Bineau ne réussit pas à récupérer les cens ou l'argent des baux, il lui faut cependant, tout en ayant recours aux assises et aux expulsions, procéder lui-même au remboursement de la dette. Il doit aussi fournir les religieux en froment, en vin et en fagots 257, distribuer du grain de froment et de seigle aux pauvres de la paroisse dont il tiendra une liste à jour, et approvisionner en grain le chirurgien des religieux et le garde des bois. Enfin, Bineau aura à sa charge la main d'œuvre sur les travaux de couverture des bâtiments d'exploitation. Les terres à céréales sont, en majeure partie, gérées par le sousfermier de la Grange de Brignon. 257 Les religieux de Brignon (en 1711) ou de Ferrières (en 1655, SDLH), reçoivent de leurs fermiers respectifs à peu près les mêmes quantités de produits ou d'argent : 3 pipes de vin, environ 900 litres de grain (froment et seigle), 300 fagots parés, 400 fagots de « buaille » et deux charrettées de gros bois. Ceux de Brignon ont 103 livres et ceux de Ferrières 92. 256 Une réputation usurpée On se rend compte que la partie n'est pas jouée d'avance. Non seulement le fermier de l'abbaye est tenu de récolter 1370 livres en argent chez les différents fermiers ou métayers, ce qui, on l'a déjà vu, n'est pas une mince affaire, mais, plus difficile, il lui faut encore distraire, sur le bénéfice total des moissons, 3 tonnes 258 de froment, 3 tonnes de seigle et 9 tonnes d'avoine que les teneurs doivent livrer eux-mêmes à l'abbaye, plus 21 tonnes de froment et 22 tonnes de seigle qu'il est obligé d'aller prélever sur les lieux des moissons et d'engranger dans l'abbaye. À la fois chef de culture et gestionnaire financier d'une exploitation d'environ 70 ha, surveillant et contremaître, il répond de surcroît, sur ses propres deniers, des résultats obtenus. C'est un pari qu'il faut tenir, surtout lorsqu'on a déjà deux autres concessions en cours et donc encore 120 ha par ailleurs. Cela suppose une belle dépense d'énergie à l'époque des moissons et des vendanges, des voyages incessants sur l'étendue de la commune et une tenue irréprochable des dossiers. On peut cependant penser, au vu des problèmes généralement rencontrés et étant donné les marges de manœuvres et les dépréciations des cens et de la valeur de l'argent 259, que cette gestion n'est pas faite scientifiquement et qu'elle laisse souvent une grande part au hasard. Le setier à dix boisseaux est ici calculé à son poids minimum de 75 kg (H 1406 ADML). 259 Par arrêt du conseil du roi, de juillet à août 1723, le louis d'or est déprécié de 2, 22%, le sol de 4%. En août, l'écu perd à nouveau 13%, et le louis d'or 11% (IE 1140 ADML). 258 Heureusement pour Bineau, cette période de fin de règne de Louis XIV, moins troublée, paraît faste pour l'agriculture et les prix fixés ne sont pas exhorbitants. La quasi-stabilité politique, l'arrêt des grandes épidémies, une relative douceur de climat permettent une continuité plus soutenue et des bénéfices plus aisés. Le 9 juillet 1718, Bineau meurt, et sa veuve, Louise Gallais, perd un à un les fermages. Le bail de Bray ne lui est pas renouvelé en 1718 et passe à François Ribreau. Celui de Sanzay est pris dès 1719 par le sieur Joullain. Seule, la ferme de Brignon, qui avait été concédée à son mari pour neuf ans, lui est conservée jusqu'en 1720. Louise Gallais attend que l'année légale soit écoulée pour se remarier avec un autre marchand, Charles Joussin, le 30 août 1719. Quelle qu'en soit la raison, chacun commence à se rendre compte que Bineau n'était, en définitive, pas si compétent. Qui trop embrasse ? En 1717, s'il est encore fermier de Sanzay, la seigneurie est apparemment restée dans le même état lamentable qu'en 1700. Bineau a redonné, en sous-traitance, son fermage à moitié à plusieurs exploitants, moyennant la charge de couper les haies et de relever les fossés, ce qu'ils se sont bien gardés de faire même s'ils en ont été payés sur quittance. Un mémoire de l'année 1719 dit que les vignes de Sanzay sont ruinées depuis plus de quinze ans et n'ont pas été « proignées » 260, les haies et les fossés n'ont pas été faits depuis très longtemps. Ainsi qu'il l'est déjà précisé dans l'ancien procès-verbal de 1700, les vignes sont reconnues en très mauvais état, « c'est une marque que M. Bineau, ou sa veuve, ne Rajeunies, De provigner, faire des boutures de vigne. Faire des proings ou proigner signifie donc « remplacer les vieux ceps de vigne par de jeunes plants ». Les baux stipulaient généralement un certain nombre de « proings » à faire chaque année dans les rangs de vigne. Ex : faire cinq-cents de proings qu'ils feront combler suivant l'usage du pays (H1406). 260 les a point restablies parceque les prouins et augmentations paraistraient ». Mais on verra que les Bineau ne sont pas les seuls à endosser la responsabilité de la décadence de la seigneurie de Saint-Macaire 261. En 1719, les biens de la famille Gencian, dont Sanzay, sont mis en vente. Le curé de Saint-Macaire, Louis Bourgeteau, publie, trois dimanches de suite à la grand-messe, le mémoire contenant l'état des biens à vendre mis à l'enchère 70 000 livres par M. de Gazeau de Longcôme. La première vente a lieu à Angers le 9 février 1719 262. Sanzay n'est adjugée que le 11 avril à Gibot de MoulinVieux pour 24 000 livres. Le couple Joullain, aussitôt engagé par Gibot comme successeur de la veuve Bineau, détient alors la jouissance du bail à ferme de Sanzay pendant trois ans. Puis, tandis que Gibot meurt en 1720, un arrêt du 10 décembre 1722 évince Mme de Moulin-Vieux de la terre de Saint-Macaire. Commence alors toute une série de règlements de comptes polis, empreints de courtoisie, entre Angélique de La Porte, veuve de Guy de Gencian, et Elisabeth Lebascle, veuve de Gibot, toute une suite de procès-verbaux qui tendent à rechercher, cependant, des moyens de rendre moins d'un côté et de tirer le maximum de l'autre 263. Ces deux pieuses personnes sont, en effet, depuis la mort de leurs maris, entièrement dévouées aux bonnes œuvres, inaugurations de cloches, de chapelles, d'hôpital. Dans la liquidation des dossiers financiers, les seules frictions apparentes seront plus à porter à l'actif de la lutte des classes, entre une race de seigneurs qui souhaite faire triompher son droit et un clan de fermiers âpres au gain. 261 E 2616 ADML. 262 E 2618 ADML. 263 E 2616 ADML. Tout en ayant grassement profité du bail de Sanzay pour faire fortune, le couple Joullain a donc eu aussi sa part de responsabilité dans la faillite de la seigneurie. Pour preuve, la demoiselle Joullain s'est opposée, menaçante, lors d'un procèsverbal, à ce que les experts nommés sur les vignes déclarent ce qu'ils voulaient dire, à savoir qu'il y avait près de vingt ans que les vignes étaient en mauvais état. Car il est de notoriété publique que chaque fermier de Sanzay a l'habitude de négliger la partie des vignes qu'il exploite directement 264, étant donné qu'elles ont toujours été considérées plus comme charge que source de profit. Celles tenues au quart, par contre, rapportent bien. En 1721, par exemple, Mademoiselle Joullain, sans le rapport des vignes, a triplé en gains le prix du bail de Sanzay 265, et ce, rien qu'avec le produit des céréales, à savoir : 40 tonnes de froment, 11 tonnes de méteil et 15 tonnes de seigle. Elle aurait même refusé 400 livres de la moisson de La Grande Préé et préféré qu'on fauche cette pièce pour en engranger le foin. Une fantaisiste que cette demoiselle Joullain, une gaspilleuse, même. Non seulement elle n'a pas, non plus, fait faire le jardin de Sanzay, mais elle a osé y mettre les chevaux pendant plus de trois mois, ce que Mesdames de Moulin-Vieux et de Gencian ont pu vérifier, ainsi qu'un gentilhomme de leur compagnie. Pire ! Le jour d'un procès-verbal, les experts ont vu de leurs propres yeux les chevaux manger les arbres du jardin ! Et les bâtiments ? Ils sont dans un tel état de délabrement. Le pressoir, sans toit ni charpente, n'a pas servi depuis 25 ans. Les granges, les « chaufferies » 266, les logements, tout est 264 Elles sont dites : vignes à la main. 265 800 livres x 3 = 2400 livres (E 2616 ADML). 266 Sans doute le lieu où est placé l'alambic. vétuste, tout a été longtemps laissé à l'abandon et ne peut aujourd'hui être réparé qu'à grands frais. Alors, puisque Guy de Gencian, déjà en 1711, reconnaissait qu'il n'avait pas fait faire de réparations, qui faut-il aujourd'hui désigner comme responsable ? Pourtant tout est réglé en 1724. Une première partie de l'argent, soit 11700 livres, est rendue par Angélique de la Porte à Mme de Moulin-Vieux le 3 juillet 1723. Le solde, réglé probablement en 1724, tenant compte des déductions de rigueur et des dévaluations, ne sera que de 7976 livres, soit une retenue de 3324 livres par rapport à la mise de fonds initiale des Moulin-Vieux 267. Angélique et Elisabeth continuent à vaquer à leurs occupations pieuses : Angélique est marraine de la grosse cloche du Puy le 28 octobre 1723. Elle met le feu au fourneau à 2 h. de l'après-midi sous la direction du fondeur, Michel Moine, de Saumur. À 7 h du soir, la cloche est coulée 268. La dévôte récidivera pour une autre cloche, à Érigné, le 18 décembre 1758. Elle remet aux curés des objets pour les deux églises. À celle d'Érigné, en 1730, elle fournit une chapelle de vermeil doré en relief composée d'un calice avec le patène, d'un crucifix, de 2 chandeliers, de 2 burettes sans couvercle, d'un bassin et d'une clochette, le tout pesant ensemble 18 marcs 3 onces. À celle de Saint-Macaire, elle fait don de 4 chasubles complètes, d'une nappe d'autel et de la tenture du dais en damas cramoisi garni d'une frange d'argent et doublé de taffetas vert. En 1724, Elisabeth investit, avec Toussaint Bruneau, marguillier du Puy, dans la construction d'un hôpital au Puy, la maison de la Providence, située à la Paleine. Le 30 avril 1727, en tant que supérieure des Dames de la Charité, elle pose la 267 E 2616 ADML. 268 RPP. première pierre d'une chapelle qu'elle veut ajouter dans cette maison. Dix mois plus tard en effet, elle l'inaugure et la fait bénir 269. Elle n'est pas en reste non plus pour les dons à l'église de Saint-Macaire puisqu'elle offre en 1731 un tableau et son encastillement sur l'autel Saint-Jean. En 1740, elle pose encore une première pierre, celle de l'autel Saint-Louis, dans l'église du Puy. Dame de Moulin-Vieux, de Chavannes, de la Haye et de Bray, Angélique s'est, en quelque sorte, retirée du monde depuis plusieurs années et gère la maison de la Providence. Le 27 août 1740, elle s'éteint au Puy à l'âge de soixante-dix-neuf ans. RPP et RHPP. Il reste encore des pans entiers des bâtiments de cet ancien hôpital. 269 Gibot, dernier seigneur de Bray René-Luc Gibot de Moulin-Vieux a les moyens. Non seulement il débourse facilement 24 000 livres pour l'achat de Sanzay, mais il possède déjà les seigneuries de Chavannes, de Bray ainsi que celle de La Haye qu'il habite. En août 1718, les époux Gibot signent le bail à ferme de Bray 270 en faveur de François Ribreau Grandmaison et de Françoise d'Aubigny qui viennent de la Lande des Verchers. La terre et la maison sont allouées pour sept ans. François et Françoise habiteront la maison noble et seigneurie de Bray dans laquelle les propriétaires feront aménager une chambre haute et une antichambre pour ranger des meubles, et s'en servir en cas de passage. Il s'agissait alors vraisemblablement des bâtiments du XVIe aujourd'hui disparus, car la nouvelle maison du XVIIe ne comporte aujourd'hui aucune trace de chambre haute. Le bail est consenti pour la somme de 1100 livres annuelles. François sera tenu d'implanter 800 pieds nouveaux chaque année dans les vignes, de désherber partout les lieux vides, d'entretenir les fossés et les haies, d'aller chercher les matériaux de couverture fournis par Gibot et de prendre en charge les travaux de réfection des toits, de faire enfin une coupe par an dans les bois et les taillis. Un certain nombre de rentes en argent ou en nature, particulièrement dévaluées, sont dûes par le fermier : Au Gibot a dû acquérir Bray en 1717 des héritiers Boussiron ou de la dame de Saint-Fulgent qui en est encore propriétaire en 1703 (E 198 ADML). 270 seigneur du Merlet il faut verser 5 sols, quatre septiers de froment et quatre septiers de seigle. Au seigneur du Bouchet, onze douzaines de boisseaux de seigle ainsi que 20 sols, 2 sols 6 deniers à la seigneurie de Saint-Macaire, 9 à 12 boisseaux de blé à Ferrières et neuf livres quelques sols à Saint-Médard de Thouars. Le vin de Saint-Macaire aurait-il les mêmes vertus que celui du Puy ? On pourrait le croire puisque le bail prévoit que quatre busses271 de vin « du crû dudit Bray » seront échangées par le fermier contre quatre busses de vin blanc des celliers de la Haye. Dès 1725, le bail est adjugé par le fils de René-Luc Gibot, Pierre-René Gibot de La Perrinière 272, au même François Ribreau Grandmaison, puis vers 1735, alors que François meurt le 24 juin 1731 à l'âge de 60 ans et que Françoise décède le 26 octobre 1734, la jouissance en est léguée avec une parfaite continuité au fils du fermier, François Ribreau de Pontigny marié à Madeleine Lamoureux, qui garderont Bray pendant près de cinquante ans. Fait surprenant, de 1718 à 1781, le prix du bail reste fixé à 1100 livres et, si les premiers contrats entre les deux fils ne sont que de cinq ans, il passent, avec le temps et la certitude d'une bonne gestion, à sept puis à neuf ans. Vieillesse de Ribreau oblige, le bail signé pour neuf années en 1772 sera donné comme dernière prolongation. Le forgeron Louis Jarry travaille pour Ribreau. Comme il sait écrire, il fournit une facture pour divers travaux de l'année 1770. Le papier, épars au milieu de quelques fragments d'assises 271 Tonneau de 220 litres équivalent d'une demi-pipe. 272 Voir ce nom au DT. permet de se rendre compte que l'orthographe de l'artisan n'est pas si mauvaise : « Mémoire de ce que je fourny a Monsieur pontigny de Bray premiermant luÿ avoir fournÿ quatre piece de couptlerie pour un moullin atamisser 2 livres plus fournÿ quatre pettite barre de fair aussi pour le moullin 8 sols plus fournÿ trois carterrons passante de cloux pour le moullin 6 sols 9 deniers du 5 octobre 1770 fournÿ vingt sept livre et demÿ de fair pour fairre des Ruelles pour le fair 5 livres 10 sols pour la fassons de la fairure 2 livres 10 sols pour une livre de caboche 3 sols du 19 octobre fournÿ six livre et demÿ de fair pour fairre un collet de socq pour fair 1 livre 6 sols du 25 octobre un caraux 4 sols Total 12 livres 9 sols 6 deniers ». Ribreau essaye de refaire les comptes au bas du papier mais, visiblement, ne réussit pas réellement à aligner les sols et les deniers pour parvenir à un total cohérent. Pourtant Ribreau doit savoir compter puisqu'il sait écrire. 273, 273 E 198 ADML. Des métiers et des hommes Le nouveau curé de Saint-Macaire, Jean Antoine Collin, semble attacher plus d'importance que ses prédécesseurs à la profession des hommes qu'il indique très volontiers sur le registre. Alors, dès 1736, on voit apparaître des corps de métiers dont il n'était jamais fait mention auparavant. Dans l'échantillon des 47 travailleurs cités par Collin en 1740, les artisans représentent 14 % de la population active. Même s'ils n'ont pas trop de travail à ce titre, ils peuvent cependant aussi exercer plusieurs métiers en fonction de la conjoncture et ne vraiment se spécialiser que si la demande persiste et leur permet de vivre. Ils prennent alors un apprenti qui, souvent, comme cela se pratique encore de nos jours, lorgne sur la fille du patron en même temps que sur le fonds de commerce. Les bricolages métallurgiques sont assurés, à cette époque, par, au moins, deux maréchaux-ferrants : René Gallais et Louis Jarry 274. Les barriques, les busses ou les pipes sont fabriquées et réparées par deux tonneliers, André Lucazeau et Jean Rigault, les charpentes et la menuiserie sont assurées par Jean Repiqueau et Sébastien Rabouin. Quant aux travaux de maçonnerie, ils reviennent à Gilbert Trimouillet. Un sergier, René Vaslin, complète ce tableau non exhaustif de l'artisanat. Louis Jarry était devenu maréchal en épousant la fille de Jean Richard, lui-même maréchal. Son fils Louis et son petit-fils, François, futur premier maire, continueront la forge. Un maréchal-ferrant fut l'un des derniers artisans du village. En effet, une forge subsistait en 1970 à Chambernou. 274 Bien entendu, c'est l'agriculture qui emploie la grande majorité des hommes. Car les activités des femmes ne sont jamais comptabilisées et très rarement signalées, excepté lorsqu'elles sont domestiques, ce qui, osons l'avouer, représente enfin une vraie « profession ». Elles fournissent pourtant également un dur labeur aux champs, et pourraient tout aussi bien être considérées comme des journalières qui se louent saisonnièrement. Mais, tout simplement parce que ces femmes ne sont pas libres en permanence, leur contribution à l'activité professionnelle de la paroisse n'est pas mentionnée. Il apparaît ainsi que, sur les 47 travailleurs cités par Collin en 1740, plus de 80 % des hommes consacrent leur activité principale aux travaux des champs, dont 47 %, soit la moitié de la population active, qualifiés de journaliers, offrent une main d'œuvre agricole non spécialisée. La catégorie supérieure des laboureurs forme cependant une proportion appréciable de 28 %. Parmi les diverses autres professions non citées, l'on peut, sans se tromper, ajouter à coup sûr, à cette époque, un seigneur, Claude Defay, un notaire, Jean Girardeau, un vigneronsacristain, Pierre Drouault et le curé Collin. L'épidémie de grippe pulmonaire de 1740 275 décime les effectifs, notamment ceux de la famille du maçon Gilbert Trimouillet. La maladie l'emporte le premier, le 24 mars 1740, à l'âge de soixante-ans, puis prend Marie, sa fille, le 30 avril. Le 2 mai, sa femme Madeleine et son fils René sont enterrés ensemble. Ce sera d'ailleurs une fin de semaine du premier mai et une future fête du travail particulièrement éprouvantes pour François Gallard, le fossoyeur, puisqu'en deux jours, six sépultures sont expédiées. Les mois de mars, avril et mai 1740 275 Journal de Louvet. lui resteront parfaitement en mémoire. Un trou à creuser tous les deux jours et demi pendant trois mois, ça compte dans une vie ! Que l'on appelle cela comme l'on veut, heureusement qu'il y a une justice, un bon Dieu, un juste retour des choses : du 10 juillet au 4 septembre, pendant presque deux mois, il ne touche ni au manche de la pioche ni à celui de la pelle et passe des grandes vacances exemplaires, telles qu'il n'en avait jamais vécues. Bien entendu, la mort procède par élimination directe : tous les mal-portants ont disparu. Ne subsistent que les bénéficiaires de santés de fer. Collin, le curé, compte ses effectifs : « Depuis 1733 jusqu'à 1740, on a fait 34 mariages, 220 baptêmes et 223 sépultures » 276. Il est donc particulièrement évident, une fois de plus, que la population de Saint-Macaire n'augmente pas d'elle-même. Mais, en y regardant de plus près, on s'aperçoit qu'une tradition de migrations vient régulièrement renforcer, et ce, tout naturellement par le savant procédé des vases communicants, le déficit de peuplement dû aux épidémies. Si la translation se fait principalement en provenance du sud-ouest vers Saint-Macaire, à partir notamment de SaintPaul-du-Bois, de Vezins, mais aussi de Cholet et Bressuire, c'est qu'elle prend généralement origine en Vendée et dans les Mauges. Les migrateurs peuvent d'ailleurs stationner quelque temps, et même une génération, dans les grandes villes avant de se rapprocher par Nueil ou Passavant-sur-Layon en direction du Poitou, car, l'on s'en doute, Saint-Macaire n'est pas l'aboutissement de la transhumance. Une grande partie des noms de famille, tels que Rouleau, Maquineau, Barreau, Morineau, Panneau, Robreau, Repiqueau, Mestreau…, sont directement issus des Mauges. 276 RPSM. Mais le mouvement s'inscrit aussi dans un cercle de proximité. Plus précisément, en dix ans, de 1730 à 1740, pas moins de vingt-huit personnes originaires d'une même paroisse, Saint-Hilaire-de-Rillé 277, sont venues s'installer à SaintMacaire, par mariage, par prise de bail ou par simple rapprochement familial. Alors, les métiers se diversifient. En 1748, Marc Girault est tailleur d'habits, Bertrand Chandery, maître jardinier, s'occupe des jardins à la française de ces seigneurs. Le maréchal-ferrant Louis Jarry meurt à l'âge de quatre-vingts ans ; François Gallard, le fossoyeur est enterré en 1749. En 1751, un autre maréchal, Jean Rouleau, tient boutique à Saint-Macaire ainsi que trois maçons, François Dubray, Jean Barreau et Joseph Pichot. En un demi-siècle donc, de 1732 à 1788, le paysage professionnel macairois évolue sensiblement et les trois secteurs d'activités se rééquilibrent au profit du secteur artisanal : le secteur secondaire progresse de 10 %, pendant que le secteur primaire (agriculture) perd environ 3, 5 % et que le secteur tertiaire (administration, services) tombe de 15 à 7, 5 %. Cependant, si la masse des hommes employés par le secteur agricole reste à peu près stable, on distingue nettement une spécialisation accrue des ouvriers agricoles 278. En effet, la proportion des journaliers passe de 47 % en 1735 (soit presque la moitié, on l'a vu, de la population active) à 27, 77 % en 1788, devenant dorénavant 15 % de laboureurs ou de vignerons, et 5% d'artisans 279. RPSM. Paroisse ancienne près du Vaudelnay, aujourd'hui disparue. Voir DT. 278 Il n'est pas prouvé que cette spécialisation soit vraiment effective. Elle peut ne se traduire que dans des termes dont le curé ou les fermiers usent plus volontiers à un moment donné. 279 RPSM. 277 Des églises et des curés C'est la grande époque des dons de dames patronnesses, des constructions de chapelles, des bénédictions de cloches, du calme, de la prospérité, sous le couvercle desquels, cependant, la marmite frémit. La grande bigote Marie Arnault et le fidèle sacristain Thomas Thibault disparaissent en 1722. Le curé Bourgeteau, intrigant et mondain, meurt en 1725. Et cela ne tourne plus rond à l'église. Mestreau, puis Chastenet assurent un intérim curial sans lien très intime avec les personnalités macairoises. Il est révélateur que Claude Defay signe le 6 février 1731 sans être nommé, puis le 9 décembre de la même année en étant cité sans ses titres. Le registre est boudé par ceux qui savent signer. On dirait qu'il n'y a plus d'ambiance dans la paroisse. Les mondanités se déplacent vers le Puy, plus porteur. Puis, l'arrivée, en 1732, de Collin à la cure, où il va rester vingt-trois ans, relance singulièrement l'action spirituelle et les cérémonials. Dès janvier 1734, Collin organise dans la paroisse une mission menée par deux prêtres missionnaires apostoliques, Mulot et Vatel, accompagnés du catéchiste Mathurin Rangeard et du frère Augustin, sans doute adeptes et disciples de Grignion de Montfort. Et comme pour l'encourager, les dons, les fondations de messes affluent aussitôt. « En la présente année 1740, écrit Collin, j'ai fay faire des fonts baptismaux et un confessionnal ny en ayant que de très indécents ». Il reprend un contact de bon voisinage avec les religieux des deux jumelles malgré un incident qui aurait pu les brouiller définitivement. En effet, la mère du prieur Jean Baptiste Vauclain étant décédée à Brignon, les religieux s'entendent pour demander à Collin de faire la sépulture dans l'église abbatiale le 3 novembre 1741. Mais l'un d'entre eux, André Cheynel, rappelle que le curé n'a que la possibilité d'enlever le corps, de le conduire dans sa propre église pour l'office et de le retourner au lieu de la sépulture. Ce que voyant, Collin dit la messe mais laisse le soin de la levée du corps au prieur de Ferrières qui aurait fait l'enterrement si Cheynel ne s'était encore une fois interposé. C'est donc, finalement, et pour couper court à toute polémique, le fils de la défunte, lui-même, qui termine la cérémonie par l'inhumation dans l'église de Brignon. Une année plus tard, en échange de bons procédés, le chantre de Ferrières Guy Gurie vient rendre à Collin, dont la sœur est morte à la cure, le service de faire à sa place la sépulture à l'église et au cimetière de Saint-Macaire. Par ailleurs, puisque la bulle de Benoît XIV demande une procession générale et solennelle à faire le lendemain de Noël 1745, on se met tous d'accord pour aller célébrer cela à Brignon, comme c'est d'ailleurs l'usage. Mais, au matin, les chemins se révèlent une fois de plus impraticables et, même si le cortège est attendu là-bas à l'abbaye, curé et ouailles se contentent de faire le tour du cimetière près de l'église. Savamment entretenu par Collin qui sait orchestrer, pour en tirer le meilleur parti, la moindre occasion de manifestation visible de foi, le sentiment religieux reprend vigueur dans la paroisse. Le curé, par exemple, profite du don d'une croix fabriquée par l'un des paroissiens, Joseph Girardeau, pour mobiliser les habitants et manigancer une cérémonie officielle. L'objet, solennellement érigé et béni le 8 mai 1746 au village du Bouchet, sert à nouveau de prétexte à une procession en groupe et à une bénédiction préalable de tous les ornements sacerdotaux et outils de culte. Puis, le cimetière de l'église est « pollué » 280 en août 1746. Vandalisme ? Fornication ? Beuveries ? Invention de prêtre manipulateur ? Quoi qu'il en soit, le saint enclos est inutilisable et nécessite donc, afin d'écarter un démon qui devient par trop entreprenant, toute une liturgie adaptée, une conjuration en règle par formules magiques spéciales dont on demande à l'Évêché de Poitiers le processus officiel inscrit au pontifical romain. Ce n'est que le 2 octobre, après six sépultures effectuées sous la galerie dans l'entrée de l'église, que l'on obtient les formules sacrées et que l'on procède à la réconciliation du cimetière, avant la grand-messe. La marquise de Gencian, Angélique de La Porte, est aux anges. Elle applaudit aux initiatives de ce petit curé Collin qui fait bien les choses. En 1745, elle offre un grand voile pour tenir l'ostensoir du Saint-Sacrement lorsqu'on le porte. En 1746, toujours très soucieuse d'éviter les contacts directs des objets de culte avec les mains du curé ou avec la pierre d'autel, elle envoie d'Angers un corporal pour poser l'hostie et le calice, deux purificatoires, une aube de coton blanc et une garniture d'étole à dentelle. Friand de cérémonies, Collin inaugure et bénit, en présence des habitants, une croix hosannière dans le cimetière le 11 juin 1752. L'ère Collin aura redonné meilleure consistance à la vie religieuse de Saint-Macaire. Les 23 années qu'il consacre à la relance de la ferveur catholique dans la paroisse, au sortir d'une période morose, sont d'autant plus profitables qu'elles sont suivies d'un autre passage à vide. En effet, son successeur, Péan, ne reste que trois ans au cours desquels il bénira une cloche nommée Marie-Angélique, fondue par Rigueur le 28 septembre 280 Déconsacré. 1755. Angélique sera marraine d'une seconde cloche à Érigné le 18 décembre 1758. Puis viennent de fréquents changements de desservants en 1758. Péan signe en janvier et février. Lambert de Gourville le remplace en mars-avril, Péan revient en mai-juin, Lambert en août, Péan en octobre, Lambert en décembre. En janvier 1759, Péan signe prêtre chanoine. Enfin, après une dernière desserte par Lambert, Drouin s'installe le 22 juin 1759 pour ne demeurer que huit ans. Et encore ne remplit-il que peu sérieusement son sacerdoce. Vieillesse, maladie ? Dès 1761, son écriture devient illisible et, à partir de 1764, il laisse souvent écrire quelqu'un d'autre sur le registre. Pourtant, le dimanche 16 mai 1760, octave de l'Ascension, dans l'après-midi, il semble se dépenser sans compter pour célébrer à la fois les vêpres et faire une sépulture dont les témoins sont les paroissiens assemblés à l'office. Le corps d'un enfant de trois mois lui est en effet amené pendant les vêpres et, sans désemparer, il l'enterre dans le cimetière en présence des parents et des paroissiens qui sont à l'église. En 1764, Drouin baptise deux enfants trouvés. « Ont été baptisés sous conditions, dit-il, deux garçons nés depuis quatre ou cinq jours trouvés exposés au village de Chambernou ainsi qu'il a été constaté par le procès-verbal de messieurs les officiers de la baronnie de Montreuil en date de ce jour. L'un desdits enfants qui nous a paru le plus fort et pouvoir de quelques heures avoir précédé l'autre en les réputant jumeaux comme il est porté par ledit procès-verbal a été nommé Alexandre. Le parrain a été Louis Guillon et la marraine Marie Trouillard 281. L'autre garçon auquel il a été présentement remarqué que la main paraît courbée ce qui pourra servir de marque a été nommé César. Le parrain a été Jean Neau et la marraine Andrée Nepvouët. Le baptême a été conferré auxdits 281 Et il y a fort à parier qu'ils deviennent aussi parents adoptifs. enfants en présence desdits sieurs oficiers qui ont signé avec nous ». 282. Il n'est pas rare à cette époque que soient abandonnés des nouveaux-nés illégitimes, fruits d'amours illicites ou de viols, voire légitimes, mais qu'une pauvreté inouïe interdit de garder. Le 6 août 1765, Louis Defay, sieur de Maison-neuve, rédige lui-même l'acte de baptême de sa fille Françoise à la place de Drouin. En 1766, Béchet d'Arzilly et Jérôme Codet, religieux de Brignon, remplacent souvent le curé défaillant. Avec Pierre René Pauloin, qui reprend la cure le 26 novembre 1767, la stabilité curiale reviendra pendant dix-sept ans avant les agitations qui déferleront sur le pays. André Bendjebbar, dans La vie quotidienne en Anjou au XVIIIe siècle, signale, à partir de 1765, une brutale augmentation du nombre d'enfants trouvés. 282 En attendant la Révolution Le curé Pauloin vaque aux occupations sacerdotales. Le 4 juillet 1773, l'évêque de Poitiers, Mgr Baupoil de Saint-Aulaire, vient donner au Puy la confirmation à toute la région. « C'était un dimanche, raconte Pauloin. Il s'y trouva les paroisses de Genneton et de Lecé qui vinrent ici nous prendre et nous fûmes ensemble en procession. Ceux de Passavant et de Nueil étaient à la Croix de La Raye quand nous passâmes, sans prêtres. Concourson et les deux Verchers vinrent ensemble. Ceux de Bouillé, de la Lande et de la Chapelle vinrent séparément. Il s'y trouva encore le curé de Brossay avec ses paroissiens. De là, M. l'évêque fut le même jour coucher à Montreuil après nous avoir fait dîner à sa table à 6 h du soir vu son grand embarras ». Mélangée à la « hoberie » de campagne, une certaine nouvelle forme de « bourgeoisie rurale », composée de marchands-fermiers qui ont fait fortune, d'artisans dont les affaires marchent bien, voire de laboureurs qui se sont hissés dans la hiérarchie sociale, commence à émerger des tribulations de la vie macairoise. Cette nouvelle gent, cette nomenklatura influente jouera un rôle déterminant dans les événements locaux qui marquent la fin du siècle. En attendant, la vie ne s'anime guère plus à Saint-Macaire, même si les accidents se succèdent. Le 26 août 1751, un jeune ouvrier-maçon de quinze ans, originaire du Bourbonnais, François Cunault, tombe et se fracture le crâne en travaillant à la ferme de la Bâtardière, chez Jeanneteau. Le 18 octobre de la même année, le charpentier Sébastien Rabouin est trouvé mort sur le chemin de Chambernou. Puis, une nouvelle fois chez Jeanneteau, le 28 novembre 1753, on retrouve Étienne Rigault sans vie dans le foin du grenier 283. En 1771, l'été est suffocant. Le 20 août, Esprit-Jean Doc, journalier de la Baffrie, meurt subitement pendant les moissons qu'il fait à Bouillé et est enterré dans cette paroisse. Trois jours plus tard, Jean Devault, laboureur du Bouchet, parti voiturer des marchandises à SaintMartin-de-Sanzay, tombe raide mort 284. En l'absence de seigneur, la seigneurie de Saint-Macaire a perdu ses prérogatives. La maison de Sanzay, livrée aux fermiers, n'a pas été habitée par les Gencian, famille titulaire, depuis la disparition de Claude Nau en 1716. Il faut dire que, peu luxueuse, elle ne représente pas un bâtiment digne d'une seigneurie de village. C'est cependant une vieille habitude des seigneurs de ne point occuper leur manoir de rase campagne et de demeurer dans les villes. Ainsi que les Bussy au XVIe, la famille Defay à MaisonNeuve, et à travers elle la maison des Fontaines, peut tout aussi bien faire office de représentation seigneuriale. Il est difficile de l'affirmer pour Claude Defay, mais son fils Louis se comportera un peu comme un « chargé d'affaires » politico-religieux de cette période trouble. Pourtant, Angélique de La Porte n'abandonnera pas tout à fait la paroisse, n'omettant jamais, jusqu'à sa mort en 1763, de faire des dons à l'église depuis Angers. Le seigneur suivant, Simon Joseph Doublard du Vigneau, dont la famille est devenue propriétaire de Sanzay par succession 285, ne se manifestera qu'en 1788, puis émigrera. Ce sera alors Louis Grignon, son fermier, qui le représentera. Né à La cause de ces deux morts subites n'est pas précisée. Le terme coma éthylique n'existait pas encore… 284 Il fallait certainement boire plus que d'habitude pendant ces fortes chaleurs. 285 Voir DB. 283 Louerre le 15 août 1748, ce dernier sert aux Gardes Françaises puis à l'Infanterie Royale où il parvient au grade de sergent en 1776. Ensuite, il se retire au Perdriau, près du Puy et prend à bail la ferme de Sanzay. Pendant ce temps, à Maison-Neuve, Louis Defay, qui vient de se remarier avec Céleste Blondé moins d'un an après le décès de sa première femme, a décidé, cette fois, de ne pas lésiner sur la procréation. À une époque où la limitation des naissances est savamment pratiquée dans les familles pauvres, le seigneur peut se permettre de mettre à profit la fécondité exceptionnelle de cette deuxième épouse. Neuf mois presque jour pour jour après leur mariage 286, le 28 oct 1756, nait la petite CélesteMadeleine-Eléonore. Onze mois plus tard, c'est le tour de Marthe-Louise. Au bout de treize mois, Joseph-Louis-Frédéric voit le jour mais ne sera baptisé que le 12 septembre 1759, soit avec dix mois de retard, en raison du manque de disponibilité de personnages importants, dont le parrain Joseph Foulon, qui vient juste d'être nommé intendant de la Guerre et de la Marine. Puis, les deux géniteurs marquent le pas et espacent, de deux années chacune, les trois naissances suivantes : ModesteHyacinte-Nicole, Louis et Marie-Jeanne. Ils mettent trois ans pour concevoir Auguste-Sidonie, deux ans pour SuzanneMadeleine et, enfin, se donnent cinq ans pour mitonner la petite dernière, Agathe-Lucie. La portée est vigoureuse, puisque neuf des dix enfants dépasseront l'âge de seize ans, au moins 287. Leurs parrains et marraines sont de haut-lignage : Joseph-François Foulon, Marie-Anne Desme du Petit-Thouars, le chanoine Louis-René Defay, Cuissard des Fontaines… Les alliances aussi sont de 286 20 janvier 1756 (RPSM). En 1790, les neuf vivent encore, l'aînée ayant 33 ans et la plus jeune 16 ans (RPSM). Joseph-Louis-Frédéric sera guillotiné en 94 (voir DB). 287 qualité : Jean François Sourdeau, chevalier sieur de Beauregard, ancien conseiller maitre ordinaire des comptes de Bretagne épouse Marthe-Louise en 1784. Non loin de là, Pierre Roger et Marie Quétineau sont installés à La Planche. Lui, fils de marchand, est originaire de Saint-Hilaire-de-Rillé. Elle, fille de marchand-fermier, est issue d'un croisement le Puy-Saint-Macaire. Cousins au quatrième degré, ils ont obtenu une dispense d'affinité de l'évêque de Poitiers. Tous deux savent lire et écrire, et donc signer, lors de leur mariage célébré le 6 octobre 1776 par le chantre-chanoine du Puy, Joseph Roger. Un deuxième oncle de Pierre, François Roger, chanoine aussi, sous-doyen du chapitre du Puy, assiste à la bénédiction nuptiale. Marie Quétineau, veuve depuis un an du marchand Joseph Pasquier qui lui a laissé la maison de la Planche, est certainement un beau parti. François Jarry, forgeron et maréchal-ferrant, sait lui aussi lire et écrire. Il s'est installé à l'Humeau de Bray où il a pris la place de son père mort en 1771. Les villages de Chambernou et des Bouchettes, principalement, renferment aussi déjà les ferments de futures personnalités qui émergeront du commun de la population. À Chambernou, les laboureurs Charles Gourin et Étienne-Louis Boutet, le marchand Pierre Boudier, aux Bouchettes le laboureur Jean Coquin, le marchand Louis Abraham et le maçon Jean Alleaume, le meunier de Grenouillon, Jean Fillon, et le fermier de la Grange de Brignon, Hilaire Beaumont, formeront un maigre vivier nécessaire à la constitution d'un corps de petits notables quelque peu instruits. Enfin Louis Guillon, cultivateur à Brignon, et Joseph Rabouand, laboureur de la Guéritière, ne savent pas signer. Cela n'empêche nullement Louis Guillon de compter fleurette à Marie Pin et de demander sa main. Mais à qui la demander ? Le père de Marie, André, est en effet absent du pays depuis plus de vingt ans. Selon la coutume, il est réputé mort mais il pourrait, sait-on jamais, revenir et critiquer ce mariage fait sans son consentement. Les futurs sont donc obligés de faire une demande à l'évêque. Le notaire royal de Thouars constate qu'André Pin est absent depuis plus de vingt ans et qu'il n'a plus donné signe de vie depuis dix-neuf ans. Alors l'évêque accorde son autorisation et l'on peut procéder au mariage le 17 janvier 1774. Le curé Pierre René Pauloin, cinquante-deux ans, semble de plus en plus fatigué. Fin septembre 1782, c'est Louis Texier, curé du Puy, qui vient le suppléer. La sépulture de Pauloin a lieu le 12 novembre 1784. Il est remplacé par Lière, peu instruit et peu lisible. Dès lors, les acteurs sont en place. Ne reste qu'à donner le coup d'envoi de la grande épopée de 1789. Un bilan négatif Les premières traces de délibérations de la future assemblée municipale ne remontent qu'au 4 mars 1788. Pourtant, dès le printemps 1787, une réunion s'est tenue à Saint-Macaire afin de répondre aux questions adressées par l'assemblée de l'Élection de Thouars qui effectuera sa première session en août 1787. Pour faire ce premier point paroissial sur les problèmes communs, quel meilleur endroit que l'église pour réunir les macairois, quel meilleur secrétaire de séance que le curé Lière et quel meilleur papier brouillon que les feuillets du registre paroissial ? En effet, Lière utilise le registre de 17801790, où il reste de nombreuses pages vides, pour préparer le texte qui sera communiqué à Thouars. Dans de nombreuses paroisses de France, le clergé local, proche du peuple, a ainsi eu une part importante dans le lancement du processus irréversible qui intervient dans le pays. L'assemblée fut-elle nombreuse ? On peut penser que les idées nouvelles sont parvenues aux oreilles des pauvres journaliers et que, les espoirs de changement étant fondés, ils sont venus voir ce qui pourrait se dire à l'église. Il n'est pas certain par contre que toutes leurs revendications aient été exprimées aisément – tradition servile oblige, et il est plus probable que ce furent les plus instruits et les mieux renseignés, les plus aisés donc, qui établirent les principaux points du mémoire reproduit par Lière : « dans la paroisse de Saint-Macaire 288 il n'y a n'y ne peut y avoir de commerce. chaque habitation est presque isolée. les particuliers portent la danrée de premiere necessité au ménage de doué et les autres ils les vendent assez ordinairement les dimanches au puits notre dame. nous ne connoissons dans notre paroisse ainsi que dans les environs aucune manufacture en laine. cependant nous y avons deux fourneaux à cheau et à tuile. nos terres ne produisent absolument partout que bled et vin. le bled y reussit assez ordinairement les vignes y sont plus sujettes à la gelée et à plusieurs autres vimeres 289 que dans les autres paroisses. le vin n'est pas d'une grande ressource pour nos habitants. quoique d'une assez bonne qualité. on ne le vend que difficillement. les marchans n'ausant approcher des lieux accause des mauvais chemins. on y laboure comme avant avec des charues à ruelles. nous n'y connoissons pas de terrin en friche si ce n'est quelques boissellées dans les environs de la forêt de brignon que les particuliers ont été obligés d. abandonner ne pouvant leurs faire rien produire. rien n'encourageroit tant les malheureux que l'espoir d. être moins écrasé de subsides. on observe que le tarif ne peut que gener le commerce. on ne peut y faire aucunes elèves de quelque peu que ce soit. le cultivateur est obligé d'aller chercher dans les foires du poitou le betail qui lui est necessaire pour labourer ses terres. il L'orthographe du curé, assez correcte, et la ponctuation sont ici scrupuleusement respectées. 289 Vimère : Terme du Service des Eaux et Forêts s'appliquant : 1) aux dégâts causés dans le bois par un ouragan. 2) aux cataclysmes naturels (Vocabulaire de Géographie Agraire. Paul Fénelon – Faculté des Lettres et Sc Humaines de Tours. 1970). 288 perd ordinairement un ou deux ans de travail le quart sur ce betail pour le revendre. le sol etant aquatique le mouton n'y reussit presque pas. aussi compte on dans la paroisse tout au (plus) dix à douze têtes de brebis dont la laine est peu estimée 290. les sœuls pres artificiels que nos habitants connoissent sont les luzernes qui ne durent que tres peu de temps. encor choisissent-ils le terrein pour les semer. quelques uns ont essayez de faire des st foins ils n'ont pu reussir. ils seroient cependant d'une grande utilité. la plus part des cultivateurs sont obliges d'aller chercher a une où deux lieux de leur domicile. de quoi nourir leurs animaux. ce qui encherit considerablement les… la sœule ressource de notre paroisse ainssi des paroisses voissines pour le bois tant de charpente que de fœu est la forêt de brignon dont j'ai parlé. cette forêt assez mal plantée en bien des androits qui peut comprendre quinze coupes elle seule fournit noueil soub passavant les verches. la paroisse du vaudellenay. du puits notre dame. de boullié-lorêts. le sœul moyen de remedier à la disette du bois qui devient plus grande de jour en jour seroit de rendre le pouvoir de devaster moins facile à obtenir en examinant de plus prest les (demandes) de ceux qui les sollicitent et la conduite qu'ils tiennent lorsqu'ils les ont obtenus. de forcer les particuliers possesseurs de terres qui ne sont propres qu'a cela a les planter. de faire veiller scrupuleusement ceux qui abattent les taillis et de les contraindre a ne tailler pour balliveaux que des arbres qui promettent venir car souvent pour se conformer à l'ordonance on n'en que l'on espere être obligé d. abattre à la coupe suivante. on ne connoit en notre paroisse aucunes antiquites qui meritent d'être raportées aucuns faits memorables. le seigneur Le curé de La Chapelle de Doué dit la même chose en 1788 : « Les bêtes à laine sont d'une espèce médiocre produisant trois quarterons (475 g/trois-quarts de livre) de laine par toison. Il ne se fait aucun élève de bestiaux n'ayant pas de communs. » 290 recommandé aux prones est d'anjou, d'une famille assez nouvelle. ce qui peut l'illustrer est une charge à la chambre des comptes de bretaigne. nous plaidons en premiere instance au siege de la baronie de montreuil bellay. nous n'avons aucun hopital. cependant si les rentes fondees pour le soulagement des pauvres n'avoient pas été portées en d'autres endroits 291. l'on aurait pu y en etablir un qui seroit d'une grande utilité pour les malheureux qui languissent faute d'un secours qu'on leurs a enlevé. l'abaye de brignon est situee en notre paroisse elle fut fondée par… elle etoit composée d'un abé commendatoire et de cinq religieux soub l'ancienne observance de Saint-benoit. sa mansse convantuelle a été reunie depuis peu les deux tiers au grand seminaire de poitiers et l'autre tiers à l'hopital de montreuil bellay… le total de son revenu peut se monter à six 292 mille livres. le caractère de notre peuple n'est pas absolument revêche avec un peu de fermette et de prudence on peut le contenir. aimant le travail il se contente lorsque les recoltes repondent aux soins qu'ils donne à l'agriculture. dans ce temps-la nous ne voyons presque pas de mondiants mais lorsque les recoltes manquent où que quelques infirmittés arettent leurs bras sa misère est plus grande que dans bien d'autres androits. ne se determinant qu'avec peine à mondier le morceau de pin qui lui monque. la population est a peu près la même depuis plusieurs années… Lière fait ici allusion à la Providence fondée au Puy en 1724 par Mme de Moulin-Vieux, dame de Bray. 292 Lière avait d'abord écrit cinq mille. Thibeaudeau dit qu'en 1787, il ne dépasse pas 2000 livres. 291 nous ne connoissons point chez nous de non catolique 293 ». Le président de la première assemblée de l'élection de Thouars, qui siège en août 1787, est le marquis de Mauroy. Paterne, curé du Vaudelnay, Demège, doyen de Thouars, Dillon, curé du Vieux-Pouzauges et Laborde, curé de Breuil, représentent le clergé. Pour la noblesse, les délégués sont le Marquis de Grignon 294, M. Daviau de Piolant, M. de Gibot père, sieur de SaintMesmin. Redon de Baupreau, maire de Thouars, Deschamps, maire de Bressuire, Chauvin, sénéchal d'Argenton-le-Château, Féron, propriétaire à Pugny, Villeneau, lieutenant-général du siège de Thouars, M. Berthelot, propriétaire à Cirière, Aubert de Macon et Rossignol, notaire à Bouillé, complètent, pour le Tiers-État, cette première assemblée. Deux procureurs syndics y sont adjoints, Dom Raymond, bénédictin à Saint-Jouin et Joussault, avocat à Thouars. Le secrétaire greffier est un notaire nommé Baillargeau. Enfin, les membres de la commission intermédiaire seront Mauroy, RPSM. Cette ébauche de texte n'est certainement pas complète. Célestin Port en donne une version très personnelle (Inventaire des archives de M. -ET-L., Supplément à la série E). Le curé Ollivier (voir DB) reprend ce même original à quelques mots près (NDCR, annexe XVIII). 294 En lequel nous avons longtemps balancé à reconnaître notre triste célébrité macairoise, l'adjudant Louis Grignon ! Il aurait pu usurper ce titre, étant représentant du seigneur. On verra qu'il sera capable de crimes bien plus crapuleux. 293 Paterne, Daviau de Piolant, Redon de Baupreau et Villeneau 295. 295 Thibeaudeau, Hist. du Poitou (continuation par H. de Sainte- Hermine) Balbutiements municipaux Saint-Macaire est par tradition en Poitou. Il ne vient pas à l'idée des Macairois qu'ils pourraient être rattachés à l'Anjou. Les responsables ne répondent donc qu'aux ordres, aux questions qui viennent de Thouars. Les habitudes, les façons d'être, de se déplacer, de se réunir, les termes, rien ne peut changer du jour au lendemain. Et il est symptomatique de voir que la première assemblée municipale est appelée « assemblée de la paroisse ». Elle se tient le mardi 4 mars 1788 chez le sieur Roger 296 à la Planche. Son premier acte est d'entériner une simple liste de membres de cette première municipalité, établie très certainement à partir des propositions des habitants : Pierre Roger, bourgeois, en qualité de président ou premier membre, Louis Defay, seigneur, deuxième membre, Hilaire Beaumont, fermier, troisième membre, Nicolas Pouponnet, Charles Gourin et Joseph Rabouand, tous trois laboureurs, quatrième, cinquième et sixième membres. Chacun d'entre eux accepte cet ordre mûrement réfléchi. Le premier greffier de cette assemblée est le curé Lière. Mais il n'a pas été élu et l'assemblée procède aussitôt à son deuxième acte. Elle nomme François Jarry secrétaire-greffier 297. Lière restera cependant comme observateur à toutes les assemblées qui suivent. Actuelle maison Chouipe-Lafage. Elle garde encore, dans le pays, l'appellation « Maison Roger ». 297 Voir tous ces noms au DB. 296 La deuxième assemblée n'a lieu qu'un mois plus tard, le vendredi 4 avril. Elle est destinée à la lecture d'une lettre de Thouars qui stipule de nouvelles procédures du versement des gratifications pour la destruction des loups. Les tarifs restent d'ailleurs inchangés : 10 livres pour chaque loup et louve, et 2 livres 10 sols pour chaque louveteau 298. La lettre recommande encore de nommer un syndic de paroisse, qui sera obligatoirement « gentilhomme ou personne qualifiée », chargé de certaines tâches qui seront ratifiées par l'assemblée municipale. Pierre Roger est nommé syndic de la paroisse en avril 1788. La troisième assemblée se réunit un dimanche, le Ier juin 1788, à l'issue de la messe paroissiale, toujours chez Roger, ce dont elle prendra désormais l'habitude. Elle examine la procuration que Simon Doublard du Vigneau, recommandé aux prônes de la paroisse comme ancien seigneur de Saint-Macaire, a établie en faveur de Louis Grignon, son fermier, afin de lui donner pouvoir de le représenter dans les assemblées municipales. Le représentant du seigneur et le curé siègent donc, sans voix, à l'assemblée municipale. Une autre lettre invite SaintMacaire à faire de toute urgence un état des ponts et chemins sur la paroisse. À l'occasion de cette troisième assemblée, Louis Defay passe premier membre sans être remplacé, mais Lière est là qui peut servir de membre suppléant. On n'est pas très au fait de toutes ces questions constitutionnelles et on ne s'en embarrasse pas tant qu'il n'y a aucun conflit. Pour preuve, le 25 septembre 1788, on note dans le texte des délibérations : « le sixième membre est Messire Lière curé de Saint-Macaire Messire Louis Grignon fondé de procuration du seigneur ». 298 L'orthographe du greffier est ici intéressante : loupsvetteaux (RDC). Les lettres qui arrivent de Thouars sont ordinairement lues par Roger. Elles sont toujours « attachées » au registre « pour servir en cas de besoin », et ce avec une épingle. Lorsqu'une réponse rapide est demandée, l'on s'accorde généralement une réflexion d'une semaine, ou plus. En témoigne cette recommandation du 17 août 1788 : « Il a été décidé que chacun des membres de notre assemblée s'occuperait en son particulier des objets sur lesquels nous avons à répondre et aux prochaines assemblées il fera les réflexions qu'il aura pu faire ». Au moins au début, un laps de temps de trois semaines est régulièrement nécessaire pour recevoir le courrier qui vient de Thouars, de trois mois pour celui qui est acheminé de Paris. Point n'est donc besoin de se presser à répondre. Plus tard, le délai de transmission depuis Paris sera raccourci à un mois. Par exemple, sur une lettre arrivée le 17 août 1788, on ne délibère vraiment à Saint-Macaire que le 3 mai 1789. Il s'agit de voir si des privés de la commune peuvent mettre des fonds dans des travaux de charité que l'assemblée municipale envisage. Le district pense notamment à la réalisation d'un hôpital. Une aide supplémentaire des deux-tiers serait alors allouée par les pouvoirs publics. Si, d'emblée, on se méfie et si une requête est immédiatement envoyée au bureau du département intermédiaire de Thouars pour obtenir quelque soulagement à la misère et à l'infortune de la paroisse, on se donne du temps pour analyser les possibilités. La réponse du 3 mai 1789 est parfaitement dans la logique terrienne des responsables qui ont flairé la manne que peuvent rapporter de telles propositions : Grignon et Roger proposent 25 livres chacun pour réparer le chemin impraticable de l'intérieur du bourg qu'ils empruntent quotidiennement. Louis Defay, de son côté, accorde 50 livres pour continuer les travaux d'un autre chemin qui mène du Puy à la forêt de Brignon, surtout le long du pré de la Malcasse qui lui appartient. Ces offres ne sont, bien sûr, valables que dans le cas où les pouvoirs publics fourniront deux-tiers en sus. Ce qui apparaît prioritaire, c'est la nomination d'adjoints, celle des collecteurs de taille, ou encore la confection des rôles de la taille et, d'une manière générale, tout ce qui regarde cet ancêtre du porte-monnaie qu'est le bas de laine. La bonne habitude de l'assemblée ordinaire et hebdomadaire du dimanche chez Roger s'avère pratique. En effet, tout le monde sort à la même heure de la grand-messe et après avoir fait les annonces d'usage à la fin de l'office et discuté sur le parvis de l'église, rien n'est plus aisé que de se diriger tranquillement vers La Planche à quelques centaines de mètres et de débattre des questions autour d'une chopine. Le regroupement des membres en est ainsi grandement facilité. Car il semble que l'on n'ait pas trop de temps à consacrer aux affaires politiques avec les travaux des champs. Les assemblées extraordinaires, sur semaine, souffrent d'un manque évident de ponctualité. De fait, le jeudi 25 septembre 1788, jour de l'élection des trois premiers adjoints, Jean Baudoin, Pierre Herpin et Louis Guillon, le rendez-vous était prévu à 10 h. chez Roger. « Après avoir attendu une heure d'icelle fixée », la réunion ne commence qu'à 11 h. Ce retard est bien consigné sur le registre. Les trois nouveaux adjoints sont malheureusement illettrés. En effet, sur les neuf officiels, quatre ne savent signer, les trois adjoints et le sixième membre. Ils seront bientôt remplacés 299. De ce qui s'est dit lors des assemblées suivantes – on peut penser qu'il y en a une chaque dimanche – rien n'est plus enregistré sur le RDC jusqu'au premier février 1789. Le registre 299 Le 10 décembre 1789, sur les 9, seuls 2 ne savent signer (RDC). paroissial continue cependant à être utilisé par Lière et y figurent encore les baptêmes, mariages et sépultures. Le mois le plus fou Deux dimanches de suite, les Ier février et Ier mars 1789, les municipaux ne se rendent pas à La Planche. On reste à la porte de l'église. Il s'agit d'annoncer officiellement les noms des collecteurs de taille pour 89 et 90, choisis parmi les plus anciens mariés dans les colonnes dressées à cet effet. Puis le syndic, les membres et les adjoints remettent le rôle de l'imposition de 89 à Jean Piau et à André Trimouillin pour exécution. On en profite pour déjà prévoir que Jean Coquin et Mathurin Nepvoit en seront chargés en 90. Le premier mars, il faut simplement choisir à main levée les députés chargés de représenter le cahier de plaintes et de doléances qui sont formulées par les membres municipaux et les particuliers. Les habitants semblent se défiler et rentrent chez eux. « Les voix ont été portées par plusieurs habitants sur les sieurs Nicolas et Grignon, en présence de Charles Devaux, Mathurin Nevouet, René Pocquereau, Urbain Hubelot, Louis Daviau, Louis Gautier et autres comparants qui ont signé avec nous ». Le total des votants n'a pas dû dépasser vingt personnes, y compris les dix officiels. Trois nouveaux adjoints sont nommés à l'unanimité, le dimanche 29 novembre 1789, par l'assemblée municipale réunie dans le lieu accoutumé et ce, selon un ordre adressé au syndic et aux membres de la municipalité qui portait injonction de nommer les adjoints selon la forme ordinaire en date du 24 novembre, ordre signé Dom Raymond et Louis Jaunneau, procureurs syndics du bureau intermédiaire de Thouars. Jean Rigault l'ainé, vigneron, est premier adjoint, Louis Guillon le jeune, second, et René Mestreau laboureur, troisième adjoint. Les réunions ont toujours lieu à la Planche, chez Roger. Lière et Grignon y assistent encore en 1789. On enregistre les lettres patentes, les décrets de l'assemblée nationale et on les attache au registre avec l'épingle, comme pour un surfilage. L'un des textes dit, en substance, qu'il ne sera permis à aucun agent de l'administration ni à ceux qui exercent quelque fonction publique de recevoir quoi que ce soit à « titre d'étrenne, gratification, vin de ville 300, ou sous quelque autre dénomination ». Une lettre patente, lue le dimanche 24 janvier 1790, concerne les délits dans les forêts et les bois. L'assemblée décide de la mettre à exécution au premier délit qu'elle découvrira. Enfin, les premières grandes journées politiques de février 90 arrivent et, le dimanche 7, toute la commune est préalablement convoquée et assemblée dans l'église paroissiale afin de procéder à l'élection du maire, du procureur de la commune, des membres du corps municipal et des notables, conformément au décret de l'assemblée nationale. Il faut que le peuple comprenne bien le sens de ces élections et la municipalité n'a logiquement pu désigner, à la pluralité des voix, que la personne de messire Louis Eléonor Defay pour exposer les motifs de la convocation. – C'est très simple, explique-t-il aux paroissiens amassés dans l'église, l'ancienne municipalité convoque l'assemblée pour procéder à la nomination d'une nouvelle municipalité. Il convient d'abord d'avoir un président. Les plus anciens d'âge, Jean Fillon, Jean Barbier et Charles Balard, feront office 300 Certainement l'ancêtre du pot-de-vin ou du pourboire… de scrutateurs 301 pour opérer cette nomination. Les votes sont effectués à main levée, car deux scrutateurs sur trois ne savent lire, mais heureusement comptent parfaitement. Les voix se portent sur le moine Béchet d'Arzilly. Seuls Defay, Lierre, Grignon, Boutet, Guillon, Gourin, Vital Réché, Nicolas Pouponnet, François Barbier, Louis Guillon, Jean Guitton, Jacques Cacouault, Jean Fillon et Béchet d'Arzilly apposent leur signature au bas de l'acte. Le même jour, on continue sur la lancée et Jean Guitton obtient la pluralité des suffrages pour la place de secrétaire greffier de l'assemblée communale. Mais il donne sur le champ sa démission. Alors, le sieur curé qui venait au deuxième rang après Guitton, est proposé d'une voix unanime pour remplir la fonction. Ensuite, cela devient sérieux, on change les scrutateurs et on prend des lettrés : Louis Guillon, Charles Gourin, et Jean Fillon feront procéder à l'élection du maire, du procureur de la commune, des membres qui doivent former le corps municipal ainsi que des notables qui doivent composer, avec les membres, le conseil général de la commune. L'assemblée ayant été interpellée de signer, la plus grande partie déclare encore ne le savoir sauf Louis Guillon, François Jarry, Jean Guitton, Nicolas Pouponnet, Béchet d'Arzilly, Pierre Roger et Lière secrétaire greffier. Louis Defay semble s'être absenté à ce moment. Sans désemparer, et avant de procéder aux divers scrutins, une délibération préalable fixe la valeur locale des journées de travail requises pour être électeur et éligible. Il est décidé à une très grande majorité que, la valeur des journées ne dépassant pas le prix de 15 sols, il suffit, pour être électeur, d'être imposé à Les scrutateurs surveillent la bonne marche du scrutin mais sont sans doute aussi capables, quand ils le peuvent, et lorsqu'il le faut, de remplir les bulletins de ceux qui ne savent pas écrire. 301 au moins deux livres cinq sols et, pour être éligible, à 7 livres dix sols 302. Alors quelqu'un demande si Grignon, qui se trouve dans la classe des citoyens éligibles de la communauté, peut être admis au nombre de ceux sur lesquels peuvent porter les suffrages, tant pour constituer le corps municipal de la paroisse que pour l'élection du procureur. En effet, Grignon, déjà co-officier des volontaires de Doué et receveur du bureau d'aides de SaintMacaire, étranger de surcroît, pourrait ne prétendre à aucune place dans la municipalité. La discussion est âpre et l'heure avance. Tous sont d'accord pour remettre la séance à dimanche prochain. Les langues vont bon train durant la semaine et la politique politicienne nait déjà à Saint-Macaire. Béchet et Grignon se sont arrangés et, lorsque le président Béchet ouvre la séance dans l'église, il reprend la délibération là où elle s'était arrêtée, c'est à dire sur le cas Grignon. Il affirme que Grignon a promis de se démettre de sa responsabilité du bureau d'aides, et que, nonobstant sa qualité d'officier volontaire de la ville de Doué, il sera compris dans la liste des citoyens éligibles. Béchet d'Arzilly et Lière signent l'arrêté, mais Louis Defay, Pierre Roger, François Jarry, Nicolas Pouponnet, Charles Gourin, Jean Coquin, et François Valois protestent et s'y opposent, se rapportant à l'article 53 du décret de l'assemblée nationale auquel ils prétendent se conformer. Grignon n'a donc pas la majorité avec lui. La tension monte entre Defay et Grignon. Depuis toujours, à quelques exceptions près, la tradition veut que le seigneur de Maison-Neuve remplace celui de Sanzay, titulaire de SaintLe suffrage est donc loin d'être universel. Pour être électeur, il faut être citoyen actif et payer un impôt équivalent à au moins 3 journées de travail. Pour être éligible, celui de 10 journées. 302 Macaire. Defay n'accepte donc pas, malgré la procuration que Grignon a reçue de Doublard, que cet aventurier angevin intrus vienne en remontrer à des poitevins de souche. Si Defay marque des points d'emblée, la partie de bras de fer qui les oppose tournera, plus tard, à l'avantage du militaire. On dresse ensuite la liste des citoyens électeurs. Quelques difficultés sont faites sur les cas de Vital Réché, garde de la forêt de Brignon, et de Louis Guillon le jeune, dont les inscriptions sur la liste sont finalement adoptées à une très grande majorité. L'assemblée approuve une liste définitive de 131 électeurs potentiels qui justifient d'un revenu minimal. L'appel est fait nominativement, mais 80 303 seulement répondent présents. Puis on compte le nombre de citoyens éligibles sur la liste présentée et approuvée par l'assemblée. Il s'élève à 82. Tout cela semble une affaire d'hommes. Aucune femme n'est jamais citée. Il doit bien pourtant exister quelque veuve qui remplisse les conditions pour figurer sur l'une ou l'autre liste. Elles ne font pas même partie des abstentionnistes. C'est la « voix » 304 du scrutin individuel qui désignera le maire. « Le nombre des bulletins contenus dans le vase où chaque votant a déposé celui par lequel il désignait celui qu'il voulait élire a été déclaré par les scrutateurs qui les ont comptés aux yeux de tous les assistants à 67 305 ». Le dépouillement des bulletins est effectué par les scrutateurs en présence de la communauté. Pourcentage de participation (61 %) assez important par rapport à la moyenne des chiffres généralement constatés dans les autres communes (50 %). 304 Sic : « On a ensuite procédé par la'voix'du scrutin individuel… » (RDC) 305 Pourcentage d'abstention peu élevé (17 %). 303 En raison du nombre d'analphabètes, de nombreux trucages ont vraisemblablement pu être pratiqués par les quelque quinze lettrés que compte la communauté. Pour ces derniers, rien de plus facile en effet que d'inscrire un autre nom à la place de celui que l'illettré lui enjoint de marquer. Cela aurait pu être le rôle de scrutateurs sachant lire que de vérifier si les noms inscrits sur les billets correspondent bien aux souhaits des analphabètes. Le résultat de cette première élection du maire est lu à haute voix. François Jarry, le maréchal-ferrant, obtient 37 voix sur 67, soit une très courte majorité. Il est probable que plusieurs autres candidats bien en vue, dont Defay, Roger et Gourin, se soient partagés les trente suffrages restants. Quant à Grignon, le représentant du seigneur, le militaire, qui briguait déjà quelques honneurs, son score a dû être décevant. L'heure étant fort avancée, le président remet les séances à mardi prochain 7 heures du matin. De fait, le mardi 16, la séance est ouverte sur une protestation écrite du sieur Grignon 306 : « Après les troubles suscités dans les deux séances qui ont précédé celle d'aujourd'hui, notamment dans celle du 14 de ce mois ce qui est évident par la lecture du procès-verbal des deux séances, il est à présumer que l'esprit de cabale et de faction règne dans notre assemblée. Il est d'un bon citoyen de ne se prêter en aucune manière aux failles qui peuvent résulter et de l'autre il est mieux de son devoir de s'y opposer. En conséquence, je proteste contre la nomination du maire craignant que ce ne soit l'effet de la cabale et de la faction sous toute réserve de droit. Signé Louis Grignon Grandmaison ». 306 Grignon écrit lui-même sur le registre municipal. La commune de Saint-Macaire peut donc s'enorgueillir de posséder un exemplaire de l'écriture de ce futur général. Ces quelques lignes, ainsi que ses écrits de guerre, permettraient une intéressante analyse graphologique. Aussitôt Louis Defay prend la plume 307 et écrit : « Ce 16 février 1790, les citoyens actifs de la commune de la paroisse de Saint-Macaire, indignés des protestations injurieuses de la part du sieur Grignon Grandmaison protestent que les exposés du sieur Grignon contre nous tous citoyens actifs sont faux sans principes et qu'il n'y a rien de vrai de ce qu'il avance. Au contraire qu'ils se sont comportés non comme des cabaleurs ainsi qu'il les accuse mal à propos mais se sont comportés en toutes les assemblées et séances avec légalité en suivant à la lettre les décrets de la nation. En conséquence le nommé François Jarry qui a été nommé maire la nomination en a été très légalement faite et à la pluralité des voix de 37 sur 67 tirées au scrutin et signée et arrêtée par le président, le secrétaire, signé aussi par les anciens membres municipaux et tous les citoyens actifs qui ont signé fors ceux qui ne le savent et approuvé généralement des citoyens par la plus grande et majeure partie. Arrêté ce 16 février 1790, François Jarry, ancien greffier, Louis Defay, Nicolas Pouponnet, Charles Gourin, Jean Fillon, Jean Guitton, Gabriel Daviau, Roger syndic, Jacques Cacouault, Jacques Boutet, François Barbier ». Cette assemblée du 16 février est particulièrement houleuse. Louis Guillon démissionne de la commission des scrutateurs et, pour continuer la séance, il est nécessaire de procéder à son remplacement. Le dépouillement du scrutin est fait par le plus ancien d'âge. Jean Guitton obtient 15 voix, Jacques Boutet 14, François Barbier 10, Pierre Cornu 1 voix et Jean Daviau 1. pays contre Grignon et le faire ici considérer comme un intrus. Cela lui vaudra certainement en partie, l'année suivante, d'être « inquiété » et détenu un certain temps. 307 Louis Defay sait à merveille dresser les « natifs » du Quatre citoyens ont déjà quitté l'église et, à la suite d'un nouvel appel, on ne compte plus que 50 présents 308. La désaffection est certainement autant à mettre sur le compte de la mauvaise ambiance que sur le manque d'intérêt politique de la plupart de ces ruraux. Il faut cependant un procureur à la commune. Il n'y a aucune abstention. 50 bulletins sont déposés dans le vase et les résultats sont proclamés à haute voix. Charles Gourin sort procureur avec 31 voix. Pour mémoire, Defay en a obtenu 9, Roger 6, Boutet le jeune 2 et Pouponnet 2. Restent les membres et les notables à désigner. Mais les héros sont fatigués. La journée s'est avérée pénible, l'église devient glaciale et la nuit est survenue. Alors le président Béchet d'Arzilly propose de renvoyer la séance au lendemain. Sur un désaccord de la majorité, Béchet d'Arzilly et Lière donnent leur démission 309 et quittent les débats avec trois autres électeurs. Restent donc quarante-cinq habitants mais il n'y a plus ni président ni greffier. Il faut cependant aller jusqu'au bout maintenant. Se séparer sans prendre de décision redonnerait des armes au clan Grignon. On nomme à main levée de nouveaux scrutateurs pour procéder à l'élection d'un nouveau président : Louis Daviau, François Bourdier et Jean Fillon qui font un tour de scrutin. Evidemment, c'est Louis Defay qui 26 électeurs ne sont pas revenus le 16. Deux des quatre absents sont, à coup sûr, Louis Grignon et Louis Guillon. Cela ne représente plus que 38 % du corps électoral. 309 « pour les raisons ci-attachées au présent registre » qui ont disparu. 308 récolte 30 voix 310. Puis, de la même manière, Roger est élu secrétaire-greffier. On décide d'arrêter pour aujourd'hui. Defay-président et Roger-secrétaire prêtent serment en présence de l'assemblée « de bien fidèlement se conduire dans les élections à faire du procureur et membres et notables à élire, de maintenir de tout leur pouvoir la constitution du royaume, d'être fidèle à la nation et au roi, de choisir en leur âme et conscience les plus dignes de la confiance publique, de remplir avec zèle et courage les fonctions politiques qui pourront leur être confiées ». Les six signataires 311 qui ont veillé si tard ont formé, malgré eux, un dernier quarteron de citoyens décidés et favorables au maire Jarry, élu depuis deux jours. En devenant une équipe dirigeante soudée après une normalisation en règle et une élimination de tous les rivaux, ils sont condamnés à mener une politique commune qu'ils improviseront au jour le jour. Il leur reste à convaincre la population de revenir assister aux débats. Bonne aubaine en effet, le lendemain mercredi 17 février, puisque soixante-cinq électeurs sont revenus à l'église. Le scrutin individuel fournira cinq membres. Les opérations sont parfaitement détaillées. Rien n'est laissé au hasard : « Les billets contenus dans le vase se sont montés au nombre de 65 312 où chaque votant présent les ont déposés. Ils ont été comptés un à un par les scrutateurs en Roger 9 voix, Charles Gourin 3, Jean Fillon 2, Nicolas Pouponnet 1. Signatures des 4 anciens de la municipalité : Gourin, Pouponnet, Roger, Fillon. 311 Defay, Roger, Fillon, Jarry, Gourin, Barbier, Pouponnet. 312 Le taux de participation remonte ainsi à 50 % et le taux d'abstention est de 0%. 310 présence des citoyens. Le dépouillement a été fait par les scrutateurs élus puis les billets du vase dépouillés et lus et proclamés à haute voix en présence des citoyens. Les résultats ont été en faveur de M. Defay qui a obtenu 55 voix comme étant le plus fort suffrage a été nommé premier membre. M. Roger ayant eu le suffrage de 51 voix a été élu deuxième membre. Pierre Camus qui a eu les suffrages de 39 voix a été proclamé troisième membre, Jean Rigault ayant eu les suffrages de 37 voix a été proclamé quatrième membre, Pierre Herpin qui a eu les suffrages de 35 a été également proclamé cinquième membre. Ces 5 membres désignés cidessus ont été déclarés membres comme ayant obtenu les plus fortes voix les autres citoyens n'ayant eu que des voix inférieures à savoir Jean Baudoin 32, Louis Gautier 28, Jacques Tillon 23, Jean Devault 23, Pierre Boutier 22, Louis Desplaces 16, Louis Guillon 14, Jacques Cacouault et Jean Guitton 12, Joseph Rabouin 13, Martin Geffard 13, Jean Cocquin 16, François Barbier 10, Mathurin Nevouet 12. Les autres voix étant très inférieures, nous avons arrêté la présente nomination cidessus proclamée ce 17 février 1790. Charles Gourin a été reconnu procureur de la commune. La nuit étant survenue, M. Defay président a clos la séance et renvoyé la séance à demain 18 ». Tout semble marcher pour le mieux. Mais le jeudi 18, à 9 heures du matin, avec une heure de retard, le président donne le coup de sonnette de l'assemblée. Il n'y a malheureusement « qu'une petite portion d'habitants » pour nommer les douze notables. On attend et on diffère la réunion jusqu'à 11 heures. Les électeurs arrivent un à un, sans se presser. Mais l'assemblée commence. En espérant atteindre le quorum à la fin des débats, on laisse en blanc le nombre de présents sur le procès-verbal rédigé à 3 heures de l'après-midi. Le chiffre de présents et de votants, 36 313, en sera rajouté ultérieurement, un autre jour, d'une autre encre plus épaisse. Les votes donnent Nicolas Pouponnet premier notable avec 23 voix 314. Les résultats de l'ensemble des scrutins sont consignés sur les différents procès-verbaux de nomination du maire, du procureur de la commune, des cinq membres de la municipalité et des douze notables de Saint-Macaire. Les membres présents de l'ex-municipalité ont ordonné et prié Jean Fillon, le plus ancien membre, de proclamer les noms à haute et intelligible voix. Leur installation est alors prononcée. Chacun pourra dorénavant gérer sa fonction et entrer en exercice dès qu'il aura prêté serment. Cette prestation de serment aura lieu dimanche prochain 21 dans l'église de Saint-Macaire à l'issue de la grand messe devant l'ensemble de la commune et des habitants. Le dimanche, en effet, le maire, le procureur, les cinq membres ainsi que les douze notables se sont « transportés » à l'église paroissiale, lieu ordinaire où se sont assemblés les citoyens actifs pour délibérer sur la formation de la municipalité, « y ont tous prêté serment de maintenir de tout leur pouvoir la constitution du royaume, d'être fidèles à la nation et à la loi et au roi et de bien remplir leur fonction et se sont retirés pour se mettre chacun en exercice de leur fonction ». Le taux de participation est ici très faible (27 %) mais le taux d'abstention est encore de 0 %. Ne serait-ce pas là, avec le nombre rajouté, une des premières élections truquées. 314 Puis dans l'ordre, second notable Jacques Tion 22, Joseph Bourdin 21, Joseph Robert 21, Louis Gautier 20, Jean Baudoin 18, Jean Neau 19, Jean Devault dit « le rouge » 18, Louis Desplaces 18, Jacques Cacouault 14, François Barbier 12, Martin Geffard 12 voix (12eme notable). Les autres n'ont eu que des voix inférieures, René Lejeune 9, Laurendeau 8, Germain Doc 6, Louis Guillon 6, Jean Guitton 8, Jean Alleaume 5. 313 Puis on s'en va chez Roger pour choisir un secrétaire greffier. Louis Launay, charron habitant de la paroisse, est désigné comme le plus capable d'exercer cette fonction et accepte. Cela fait maintenant déjà quinze jours que l'on s'adonne aux joies des réunions électorales en laissant tout le reste de côté. Des liasses de lettres patentes, de décrets, de textes du district de Thouars, se sont entassées depuis un mois. Il convient donc de vaquer maintenant à leur lecture et à leur enregistrement. C'est alors que le travail de greffier revêt une grande importance. Un bon train-train municipal Lorsque les lettres arrivent de Thouars, elles sont enregistrées par le secrétaire-greffier, puis affichées sur la porte de l'église. Les certificats-accusés de réception sont renvoyés au district et le procès-verbal d'enregistrement est signé chez Roger par ceux qui le peuvent. En vrac, ce sont des nouvelles peu importantes : la prorogation jusqu'au Ier mars prochain du délai pour la déclaration des biens ecclésiastiques, l'affranchissement de la formalité du contrôle et des droits de timbre pour tous les actes relatifs à la constitution des municipalités et autres corps administratifs et qui déterminent l'état des villes et communautés en différentes provinces, les condamnations prononcées pour délits et crimes, ou encore diverses dispositions relatives aux assemblées de communauté et aux assemblées primaires. Ces textes ou décrets ont déjà plus d'un mois. Launay sait que ce n'est pas grave mais que, par contre, cela lui donne un sacré boulot et qu'il ne va pas tarder à démissionner 315. Déjà le 4 mars, il fait la mauvaise tête et ne vient pas chez Roger pour enregistrer le courrier municipal. C'est donc Louis Defay qui prend la plume, de façon très agréable, d'ailleurs, et soignée. Les sujets sont variés : la compensation des quittances, les décimes payés par les contribuables, le paiement des octrois, des droits d'aides de toutes natures, les contributions patriotiques, la liste des contribuables patriotes, la déclaration Les postes de secrétaire et de garde-champêtre sont des calamités à Saint-Macaire. Aucun des titulaires ne tient longtemps. 315 des biens dépendant des maisons et établissements ecclésiastiques. Toutes ces lettres patentes, datant de janvier 90, voire de novembre et décembre 89, sont enregistrées à grandes doses pour rattraper le temps perdu. La femme Roger, Marie Quétineau, va être contente. Elle n'aura plus, chaque dimanche, à accueillir tous les municipaux. On a trouvé une chambre pour le conseil municipal. Située au village du Bouchet, elle appartient à Mme de la Ville 316. On l'étrenne le 14 mars pour délibérer sur la nomination d'un nouveau secrétaire greffier. Louis Launay a déjà fait savoir qu'il démissionnait. Étienne-Louis Boutet, désigné à main levée, accepte cette fonction. Il a une écriture extrêmement fine et précise, ainsi qu'une orthographe au moins équivalente à celle de Louis Defay. Il se met aussitôt au travail car il faut résorber cet amas de papiers dont certains sont peut-être urgents à traiter. Les derniers concernent l'interdiction des vœux monastiques, la détermination de la valeur locale de la journée de travail d'après laquelle doit se former la liste des citoyens actifs. Quelle importance pour Saint-Macaire, doit se dire Boutet, que ce décret qui stipule : « Les juifs connus en France sous le nom de juifs portugais, espagnols et arrigénois jouiront des droits de citoyen ». Par contre, le décret qui supprime les maisons religieuses de chaque ordre, paraît plus directement lié aux préoccupations locales avec Brignon, Ferrières et la Commanderie de la Lande des Verchers. Puis l'on remet à Jean Coquin, désigné et convoqué, le rôle de recouvrement des impositions directes pour l'année 1790, « avec injonction d'en faire le ramas incessamment ». 316 Du hameau de Sanziers, com. du Vaudelnay. Étienne-Louis Boutet ne tient qu'une séance. Dix jours plus tard, la municipalité est encore à la recherche d'un greffier puisque Boutet démissionne sur le champ. Le meunier de Grenouillon, Jean Fillon, un ancien, est nommé comme le plus apte à remplir cette fonction. Ils en sont tous capables, quand ils savent écrire, mais ils se rendent vite compte que ce n'est pas de tout repos et que c'est l'un des postes les plus ingrats de la municipalité, celui d'un scribe-esclave sans aucun pouvoir, plume d'oie au clair en permanence, et dont la responsabilité peut sans cesse être mise en doute. Le don patriotique obligatoire touche Louis Defay. Le 11 avril, il dépose une déclaration à la chambre commune afin que ce texte arrive sous les yeux des membres du bureau de Thouars : « Je soussigné déclare que en vérité mon revenu annuel toutes charges foncières urgentes et nécessaires, les rentes nobles foncières et autre nature que je dois, les impositions anciennes et nouvelles que j'ai à payer déduites jointes à mes grandes charges personnelles notamment celle de 9 enfants vivants depuis l'âge de 16 ans jusqu'à 33 dont deux à soutenir au service depuis longtemps, je dis que en vérité que toutes ces charges me réduisent mon revenu bien au dessous 317 de la somme prescrite par les ordonnances et décrets et me réduisent même pour me soutenir au travail pénible de cultiver manuellement ce qui me prive de la satisfaction de contribuer avec tous nos concitoyens au don patriotique. Je ne puis dans ma position offrir que ma bonne volonté. J'offre même d'en donner le détail si on l'exige. Une rente de 10 livres qui m'est due par le clergé de France avec les arriérages qui peuvent m'être dûs depuis la mort de feu M. Robert de la ville de Baugé et autres problèmes de succession. Signé Louis Defay ancien gendarme de la garde du roi, Jarry, Gourin »… Il achète pourtant, le 27 avril 1791, les vignes, terres et rentes dépendant de la ci-devant chapelle des Bouquets, sise en la paroisse de Bouillé-Loretz, estimées 1617 livres et vendues comme biens nationaux 2425 livres (Note de Houet, NDCR, annexe XVIII). 317 On commence à trouver la manipulation possible, à sentir l'intérêt de faire partie du conseil. Pauvre Defay, il est privé de la satisfaction de contribuer au don patriotique, lui, ancien gendarme. On s'aperçoit déjà que les textes officiels ne contiennent que les termes strictement nécessaires à une compréhension minimale et que l'on ne fait jamais de digression gratuite sur des états d'âme. Le procès-verbal de l'Assemblée Nationale du 11 février 90 est publié aux prônes de la messe du dimanche 18 avril. Cette faculté que l'on a de mélanger ainsi les genres, l'interchangeabilité régulière du mot « commune » pour « paroisse », sont une preuve formelle du peu de différenciation faite entre le laïc et le catholique. Il est demandé de faire un état des personnes domiciliées dans la paroisse qui se trouvent réduites à la mendicité et des mendiants non domiciliés que l'on remarque ordinairement dans la communauté. Il n'y a en fait que quatre familles réduites à la mendicité, composées de veuves, de jeunes, de vieux et d'infirmes qui peuvent représenter en tout 15 personnes 318. De plus, une trentaine de familles vivent très difficilement à SaintMacaire en raison du chomage partiel dans l'année de plusieurs de leurs membres. « Pour les empêcher d'arriver à la mendicité, il serait nécessaire, écrit le greffier, que l'on accordat à cette paroisse des travaux de charité tant pour hommes que pour femmes et filles qui vivent si difficilement ». Des bruits courent que Saint-Macaire sera rattaché au département de Maine-et-Loire. Boutet, qui accepte de faire derechef office de secrétaire, indique, pour la première fois, en guise de préambule au procès-verbal du 8 mai 1790 : « Nous Une famille moyenne pourrait donc représenter, à SaintMacaire, cinq personnes à cette époque. 318 officiers municipaux de la commune de Saint-Macaire en Marche de Poitou, généralité de Poitiers, soussignés ». Est-ce une parade, est-ce une façon de vérifier, une sorte de prêchiprêcha de faux pour connaître le vrai ? De fait, les événements se précisent. Le 23 mai, dimanche de Pentecôte, c'est le sujet qui revient sur toutes les lèvres et qui fait l'objet des délibérations dans l'église. Deux ordres contradictoires sont parvenus aux représentants de SaintMacaire. Ils ont dû se présenter à l'assemblée primaire du canton du Puy-Notre-Dame dans la semaine du 17 au 23. Etonnés, ils y ont assisté. Mais voilà qu'ils sont aussi convoqués à celle du canton d'Argenton-l'Église le 31 mai. Bien évidemment, tous souhaitent rester attachés à leur province naturelle du Poitou dont ils affirment avoir toujours dépendu. Le procureur Gourin est entendu le 5 juin sur ce sujet par le conseil général 319 de la municipalité et résume la situation. C'était certainement une erreur du département de Maine-etLoire d'avoir fait comparaître Saint-Macaire à l'assemblée primaire du Puy d'autant que le commissaire des Deux-Sèvres, en convoquant Saint-Macaire à l'assemblée d'Argenton-l'Église, avait ainsi confirmé son appartenance au Département des Deux-Sèvres. Et, puisque le 31 mai cinq paroisses du canton d'Argenton-l'Église avaient élu sept électeurs au nombre desquels figurait Louis Grignon Grandmaison, un des habitants de Saint-Macaire 320, et dès lors qu'il avait signé le PV de l'assemblée primaire d'Argenton, il apparaissait clair que SaintMacaire était du ressort du Poitou. Gourin n'était pourtant pas totalement optimiste. Il craignait que Grignon ne refuse de se F. Jarry maire, Defay, Rigault, Camus, Roger, Herpin membres de la municipalité, Pouponnet, Devaux, Desplaces, Geffard, Baudoin, Guillon, Gautier, Robert, Boudier notables (il manque trois notables pour être au complet). 320 Lorsque le besoin s'en fait sentir, Grignon est bien Macairois. 319 rendre à Niort le 7 juin pour représenter le canton lors des formalités de formation du Département des Deux-Sèvres. Lui, Gourin, proposait alors au conseil général de la municipalité deux mesures : obliger Grignon à se déplacer à Niort et s'opposer purement, simplement et juridiquement à toute manœuvre visant à rattacher Saint-Macaire au canton du Puy. Le réquisitoire de Gourin produit l'effet désiré sur la municipalité. Grignon sera sommé par huissier de se rendre incessamment à Niort. S'il refuse, un procès-verbal sera adressé au comte de Brémond, commissaire des Deux-Sèvres nommé par le roi. Malheureusement, comme on le pressentait, Grignon l'angevin se fait tirer l'oreille. Il sait, puisqu'il en est certainement l'instigateur et qu'il a des informations plus précises, que Saint-Macaire réintégrera tôt ou tard l'Anjou. Le temps joue en sa faveur et il ne semble pas fâché de se venger de ces rustres de débiles qui l'ont évincé de leur municipalité. Il semble jouer à cache-cache et ne reparaît chez lui que le 13 juin, date à laquelle une délégation municipale conduite par le maire et le procureur se rend à son domicile. Il semble les recevoir de haut et, alléguant les affaires temporelles, il demande un délai de réflexion sur les injonctions qui lui sont faites. Il propose à la délégation de repasser plus tard dans la journée. Lorsqu'ils reviennent, il leur donne une lettre scellée adressée aux électeurs du district de Thouars, qu'il assure contenir ses raisons et réponses. Aussitôt la municipalité dépêche un coursier à Thouars pour faire porter un paquet de papiers dans lequel est incluse la missive de Grignon 321. 321 Ce texte reste introuvable. Pauvre Sye-devant-Brignon Après avoir été souvent dénommée « La Sye-en-Brignon » 322, voilà que notre abbaye prend maintenant des allures de citoyenne, et se donne du « cy-devant abbaye de Brignon ». Elle était marquée par le destin. En exécution des ordres, le maire et les membres de la municipalité sauf Defay, assistés du procureur de la commune – Jarry assurant les fonctions de greffier – se déplacent, le 8 mai 1790, à l'abbaye et couvent de Brignon, ordre Saint-Benoît de l'ancienne observance. La délégation va procéder à l'inventaire de ses biens devenus nationaux. Tous connaissent parfaitement le dernier moine vivant, Béchet d'Arzilly, pour l'avoir cotôyé lors des premières élections de février, et qui, plein d'usage et raison, s'en est retourné vivre en paix dans son sanctuaire. Depuis la décision de nationalisation des biens ecclésiastiques, Béchet est pensionné et préposé à la garde des titres et papiers de l'abbaye dont les 3000 livres de revenus vont en principe, dans l'attente d'une vente nationale, pour les deuxtiers au Grand Séminaire de Poitiers et, pour le tiers restant, à l'Hôpital de Montreuil-Bellay. Les officiers municipaux s'en viennent donc à Brignon, et Béchet, tout en leur faisant visiter les bâtiments, donne des renseignements sur la situation, les rentes et la gestion des 20 hectares dépendant du couvent. Car il convient de considérer deux lots. Les deux tiers du premier, l'abbaye, et l'ensemble du deuxième, la ferme, sont ecclésiastiques donc nationalisables. Le tiers restant, appartenant à l'Hôpital, lui sera restitué. 322 Voir DT. Autour de l'église abbatiale flanquée d'une petite chapelle dédiée à saint Nicolas, cinq maisons témoignent encore du nombre de charges occupées par les cinq moines au siècle précédent : prieuré, sacristie et trois maisons de chantres, dont l'une s'appelle la « Cinquième Place », et dont quatre sont restées vides au départ ou à la mort de leurs derniers bénéficiaires. Chacune de ces maisons a sa particularité. Le Prieuré comporte 4 chambres à cheminée, un grenier au-dessus, une boulangerie, une grange, un pressoir, des toits, des écuries, une cour et un jardin. La Sacristie, ou Secrétinerie, est composée de chambres basses et hautes, d'un cabinet, d'un cellier, de toits et d'une cour. La troisième bâtisse comprend des chambres hautes et basses, une cuisine, un cellier, des lieux d'aisance et un jardin. La deuxième maison de chantre se divise en chambres, grenier au-dessus, cellier, toit à porc, écuries, granges et comporte un usage à la cour et au jardin communs. Enfin, la « Cinquième Place » ne fait apparaître qu'une chambre basse à cheminée, un grenier au-dessus, une boulangerie, une grange et un jardin. Plus loin, à droite de l'étang, deux maisons, la Grange de Brignon et la Métairie de la Grange forment la ferme de l'abbaye sur laquelle l'Hôpital de Montreuil-Bellay n'a aucun droit. Comme il se doit, la Grange possède des chambres basses à cheminée, un cellier, des écuries, des toits, une cour et un jardin. La Métairie ne comporte qu'une chambre basse à cheminée, une petite antichambre, un grenier, un pressoir, une écurie et des étables. Dans ce deuxième lot est compris un deux chambres-cheminée dans l'une desquelles se trouve un four, situé près de l'abbaye, et qui sert de logement au garde. Enfin, il faut y ajouter le fourneau à tuiles qui comporte aussi une chambre et une salle, ainsi que l'étang de l'Abbé, dit aussi étang de la Grange. L'inventaire des locaux n'est pas tellement important pour la délégation. Ce sont plutôt les effets et les instruments sacerdotaux, le titres et les archives, – en général tous les biens meubles qui pourront être déménagés et livrés au district, qui intéressent directement les agents municipaux. Dans la sacristie, la commission enregistre onze chasubles de toutes couleurs, deux dalmatiques de couleur et deux noires, quatre chapes de toutes couleurs, cinq aubes, deux rochets, cinq nappes d'autel et autres linges, deux calices et un soleil sans pied, un saint ciboire d'argent sur un pied, une croix, un encensoir, un bénitier avec aspersoir et navette, dix chandeliers, le tout de cuivre, une armoire et un basset pour serrer les ornements, deux cloches et une horloge 323, un pupitre avec quelques livres de chant. Les archives sont entreposées dans le grenier de la Grange de Brignon qui est occupée par le fermier Hilaire Beaumont. Ce dernier conduit la commission au « trésor des papiers et titres », dont Béchet et lui possédaient la clef. Hilaire déclare que le prix du fermage de la cinquantaine d'hectares de la Grange est de 3240 livres toutes charges déduites. « Nous avons trouvé, écrit le secrétaire de la commission d'inventaire, 28 sacs à l'étage du haut où sont enfermés des papiers concernant différentes rentes féodales dûes à ladite abbaye et titres plus deux liasses de papiers point enclassés qui sont des titres au soutien des droits de l'abbaye dans la forêt dudit Brignon. Au second étage du haut sont aussi 16 liasses concernant aussi des droits de vente et autres droits et plusieurs autres papiers épars. À l'étage suivant, sont des papiers qui Il s'agit des cloches et de l'horloge du clocher de l'église abbatiale. Bizarrement, l'horloge est restée puisqu'elle est mentionnée dans l'acte de vente nationale du 6 janvier 1798. Seuls les poids et les cordes en seront enlevés (1 Q 539 ADML). 323 concernent les propriétés de ladite abbaye, au bas dudit trésor et au rez de chaussée sont 52 registres qui sont des tenues d'assises et livres anciens et nouveaux, registres de rentes et plusieurs autres papiers épars qui sont tous les titres et papiers que nous avons trouvés ». Trois agents municipaux sur six signent, Jarry maire, rédacteur du texte, Beaumont membre et Gourin procureur. René Camus, Jean Rigault et Pierre Herpin ont déclaré ne le savoir. Aucun d'entre eux ne pouvait, malheureusement, apprécier la valeur de ces documents qui devaient, théoriquement, être acheminés plus tard à Saumur. Il est plus probable qu'ils furent brûlés. Certains parchemins ont servi de reliure aux registres paroissiaux. Il en a certainement été de même pour l'inventaire de l'église de Saint-Macaire à la même époque. Dieu seul sait ce qu'il est advenu de toutes ces archives et de tous ces instruments sacerdotaux 324. Dans cette époque anarchique, la tentation de se servir est grande. De nombreux décrets portent sur des mesures policières, sur les dispositions, par exemple, à prendre pour arrêter les abus relatifs aux bois et forêts dépendant d'établissements ecclésiastiques. L'un stipule que les dépenses ordinaires de l'année courante seront acquittées mois par mois, un second réforme provisoirement la procédure On ne retrouve pas le premier inventaire de l'église de SaintMacaire qui est par ailleurs l'une des rares en Anjou dont les papiers de fabrique ont disparu. Il convient aussi de mentionner que ces pièces peuvent avoir été envoyés à Thouars avant la mutation mais que les Archives des Deux-Sèvres ont brûlé au XIXe. Espérons seulement que Béchet et Lière, qui, à la différence de Beaumont, n'avaient aucun intérêt personnel à faire disparaître des textes de rentes, ont eu l'intelligence de soustraire quelque chose à cette immense razzia des agents municipaux et, qu'un jour, on retrouvera encore quelque document pour éclaircir davantage les innombrables zones de flou qui perdurent, localement, sur cette époque troublée. 324 criminelle, un autre abolit le droit de ravage, fautrage, préage, coisselage 325, pâturage sur les prés avant la fauchaison de la première herbe sous quelque dénomination qu'ils soient connus. En effet, tous les citoyens usent maintenant sans vergogne de ces anciens droits féodaux, et surtout ne se privent plus de chasser. La proclamation du 3 avril 1790, enregistrée le 20 juin à Saint-Macaire, et ayant pour sujet la liberté du commerce depuis l'Inde jusqu'au delà du Cap de Bonne Espérance, est loin de leurs soucis ! On imagine facilement leur intérêt, par contre, à la lecture du décret qui concerne l'abolition des dîmes et la continuation de leur perception pendant l'année 1790. Ces gens sont directement passionnés par les textes spécifiant la manière dont on pourvoira au soulagement des pauvres, ceux concernant la suppression de la gabelle à compter du Ier avril 1791, ou encore la distribution des bois communaux, l'obligation de terminer les rôles d'imposition de l'année 90 et, surtout, de les terminer dans les quinze jours. Et puis, il faut sacrifier aux nouveaux rites. Ce n'est pas si difficile. Cela se passe toujours au même endroit, à l'église. Le 14 juillet, jour de la Fédération, la municipalité de SaintMacaire se rassemble dans l'église paroissiale avec tous les habitants, tous ceux qui, avant, allaient à la messe, plus les patriotes. Là, au moins, est-on assuré d'avoir un bon public pas trop revendicateur. Ensemble, après avoir assisté à la grandmesse célébrée par Lière, ils prêtent le serment « tel qu'il est ordonné par la nation ». Coisselage, fautrage, ravage, préage : anciens droits féodaux sur les prés avant la fenaison. 325 Satisfaits de la cérémonie, les membres de la municipalité se retirent ensuite dans la chambre du conseil où ils continuent à se congratuler, mais Charles Gourin, qui apparaît ici comme un vicieux petit mouchard, fait savoir que le nommé Pierre Boudier, l'un de leurs notables, quoiqu'averti, ne s'est point présenté au serment de la Fédération. Le pauvre Boudier est chargé de tous les maux et on s'aperçoit finalement qu'il n'assiste presque jamais aux délibérations du conseil municipal. Charles Gourin demande que Pierre Boudier soit rayé du tableau de la municipalité ainsi que de la liste des citoyens actifs, ce qui est aussitôt fait. Rebuffades Une grande latitude est donnée aux communes afin de gérer au mieux les idées nouvelles qui animent Paris. Les bourgs, villages et paroisses auxquels les ci-devant seigneurs ont donné leur nom de famille sont autorisés à reprendre leur nom ancien. Ce n'est pas le cas de Saint-Macaire. Mais, à force de libéralités nouvelles, l'on sent monter le pouvoir d'une poignée d'hommes que la conjoncture arrange et qui abondent dans le droit fil du vent nouveau qui souffle. En même temps, la mainmise traditionnelle des seigneurs et hobereaux qui affichaient un certain modernisme tend à disparaître et à être dépassée par les événements. Les assemblées s'espacent de quinze jours. Les collecteurs des rôles de taille, des autres impositions et des corvées pour 1790, ainsi que des suppléments pour les six derniers mois de l'année 89, n'ont pas fait leur travail et sont rappelés à l'ordre. Injonction est faite à la personne d'André Trémoullin, collecteur de l'année 1789, faisant tant pour lui que pour le nommé Jean Piau, son consort collecteur, et aux personnes de Jean Coquin et de Mathurin Nevouet, collecteurs nommés par la municipalité pour faire le recouvrement des deniers de la présente année 1790, de terminer la collecte des fonds. Si Coquin, Piau et Nevouet, semblent d'accord pour payer les intérêts de retard dûs à leur négligence, Trimouillin refuse de venir récupérer à la chambre le rôle de supplément pour les six derniers mois de l'année 89, rôle qui attend toujours à la municipalité que Trimouillin et Piau viennent le retirer 326. 326 Ils viendront le retirer le 15 octobre. Pire, François Guillon, désigné en 90 pour être collecteur de 91, a quitté la paroisse depuis près d'un an. La commune le remplace par Joseph Rabouand comme le plus ancien dans la première colonne pour passer collecteur à son tour. Le même jour, Urbain Hublot est nommé collecteur adjoint pour 91. Mais, afin d'éviter ces négligences, le 13 novembre 1790, le conseil général de la commune prend les devants pour nommer les collecteurs de 92. Après examen du tableau des citoyens actifs de la paroisse, la première colonne fait apparaître Pierre Roger comme plus ancien marié. Puisqu'il vient de démissionner de la municipalité, il est désigné pour faire la collecte de l'année 92. Dans la colonne de la deuxième classe, on trouve Pierre Carré pour être second collecteur. Puis l'assemblée nationale ordonne un changement partiel des municipalités. Le sort tombe sur Defay, Rigaud et Jacques Guillon qui vient de remplacer Roger. Les notables François Baudoin, Jean Barbier, Nicolas Péponnet, Louis Gautier et Jean Neau sont évincés par le tirage au sort. De plus, le notable Louis Desplaces en profite pour donner sa démission. Un président de séance est élu à la majorité absolue, scrutin qui tourne enfin en faveur de Grignon Grandmaison. François Jarry est élu greffier et les noms des trois scrutateurs sortent enfin du vase : Étienne Louis Boutet, François Barbier et Charles Gourin. Louis Gautier qui obtient 16 voix, Jean Baudoin 17 et Pierre Taillée 18, sont proclamés membres. Louis Neau, journalier, Pierre Daviau, Jacques Devault, Jean Alleaume, Pierre Jousset, Louis Guillon, Louis Launay, Jean Fillon et René Lejard sont les huit nouveaux notables. La semaine suivante, Louis Defay devient secrétaire-greffier. Les lettres patentes sont mieux explicitées, il fait correctement son travail. Jean-Baptiste Bitault, demeurant au Puy-Notre-Dame, nommé expert par le district de Saumur pour procéder à l'estimation des domaines nationaux situés dans la paroisse s'est vu refuser tout renseignement le 13 décembre. « Me suis transporté ce jour, dit-il, dans la paroisse de Saint-Macaire au domicile du maire de ladite paroisse pour y prendre les renseignements nécessaires. Ne l'ayant pas trouvé, je me suis retiré après avoir convenu avec quelques membres de la municipalité que le lendemain 14, les officiers municipaux s'assembleraient en la chambre commune pour répondre aux différentes demandes qui leur seraient faites. Comme m'étant transporté ledit jour à la dite chambre, j'avais trouvé les officiers municipaux assemblés en la personne de F. Jarry, maire, Pierre Herpin, Jean Baudoin, agents municipaux, Charles Gourin, procureur, sur la demande que je leur ai faite de vouloir bien me donner les renseignements pour pouvoir faire l'estimation des domaines nationaux ont répondu que leur paroisse étant du district de Thouars, département des Deux-Sèvres, duquel district ils reçoivent les ordres et les exécutent depuis la municipalité établie et mesures de tout ordre, déclarent et persistent vouloir toujours dépendre dudit district, pourquoi ils entendent que le sieur Bitault nommé expert estimateur par le directoire du district de Saumur n'a aucun droit de faire les estimations des domaines nationaux situés dans leur paroisse, que le droit n'en appartient qu'au district de Thouars pour en faire l'estimation et la vente et qu'il a déjà nommé les experts et regardons comme nulle toute estimation que pourrait faire ledit sieur Bitault, pourquoi persistons dans nos dires et avons signé ledit jour et an que dessus, fors Pierre Herpin et Jean Baudoin qui ne savent signer le procès-verbal, signé Bitault, Jarry maire, Gourin procureur de la commune ». La municipalité fait ensuite opposition partielle sur la vente des biens nationaux situés dans la paroisse. On demande que le curé garde, avec ses paroissiens, le presbytère et le jardin convenable de la ci-devant cure. Les municipaux s'opposent à ce qu'ils soient vendus parmi les biens nationaux de Saint-Macaire et demandent qu'ils soient réservés au curé fonctionnaire. Le jardin n'a qu'une boisselée et demie. Le 2 février 91, à défaut, on propose de conserver la maison du Doyenné, celle qui est appelée la maison du curé primitif. Cela éviterait de bâtir une maison pour le curé 327. Maison ou pas maison, Lière prête le serment constitutionnel le 13 février 91 : « Je jure de veiller avec soin sur les fidèles de la paroisse, d'être fidèle à la nation, à la loi et au Roy et de maintenir de tout mon pouvoir la constitution civile et politique décrétée par l'Assemblée Nationale et acceptée par le Roy ». L'affaire du double rattachement à Thouars et à Saumur prend des proportions insoupçonnées. Le procureur général du syndic des Deux-Sèvres écrit à son collègue de Maine-et-Loire, le 10 février, pour mettre les choses au point. En effet, Thouars a déjà reçu les soumissions pour l'acquisition des biens nationaux religieux (Brignon, la cure et le Doyenné) et le procureur confirme que des experts ont été nommés pour en faire l'estimation. Pendant ce temps, le « district de Saumur s'est empressé de donner une valeur quelconque » à ces mêmes domaines et de les afficher comme biens à vendre de sorte qu'ils pourraient être adjugés deux fois dans deux départements différents. Le procureur rappelle que la municipalité de SaintMacaire avait fait la déclaration formelle de vouloir rester attachée au district de Thouars dont elle faisait partie « suivant les conventions souscrites par les députés des ci-devant provinces d'Anjou et de Poitou ». On apprend que la paroisse de Saint-Pierre-à-Champ était dans la même situation mais que Saumur n'insiste pas pour la récupérer. Le procureur demande On s'apercevra ensuite que, pour une fois, ce n'était pas une mauvaise idée, et que nos Macairois voyaient loin. 327 seulement de surseoir au moins à la vente des biens nationaux tant que les démarcations ne sont pas définitivement arrêtées. En fait, Le Puy-Notre-Dame, érigé en canton, et Saumur veulent absolument récupérer Saint-Macaire. Ils décident alors d'accélérer le processus. Et, le dimanche 10 avril, la mauvaise nouvelle tombe. Le maire de la paroisse 328 lit à la municipalité l'extrait du procès-verbal de l'assemblée nationale du 24 mars 1791 diligenté par le procureur-syndic du district de Saumur dans une lettre du 2 avril 1791, qui annonce que « la paroisse de Saint-Macaire, cidevant du département des D. -S. district de Thouars, vient par ledit procès-verbal de l'assemblée nationale d'être ordonné qu'elle fera partie désormais du département de M. -et-L., district de Saumur ». Les municipaux s'y attendaient, ils le savaient déjà par la bande et, sans transition, passent directement à l'Anjou : « En conséquence nous conformons aux ordres de l'Assemblée Nationale par leur décision. Nous avons cedit jour 10 avril fait les enregistrements des paquets qui nous viennent d'être adressés par le district de Saumur ». Aussitôt, comme s'il attendait dehors, comparaît maître Pierre Sébastien Roblain curé et maire de la paroisse 329 du Puy-Notre-Dame, accompagné du sieur Lerat greffier de la municipalité du Puy, sur une commission du district de Saumur remontant au 16 décembre, afin de faire inscrire sur le registre du Puy le procès-verbal de la délibération rattachant SaintMacaire à Saumur. Il invite à donner le maximum de publicité à ce changement afin que personne ne l'ignore. Il ajoute que les citoyens de la paroisse de Saint-Macaire doivent désormais se présenter le dimanche 19 juin 1791, jour de la Trinité, au canton 328 Le terme « paroisse » a la vie dure. Le terme « paroisse » restera encore longtemps difficile à gommer des automatismes. Il ne faut pas oublier cependant que c'est Defay le greffier… 329 du Puy-Notre-Dame pour procéder à la nomination des électeurs. Tout compte fait, c'est plus près d'aller au Puy qu'à Argenton-l'Église, et aussi plus pratique d'en recevoir les ordres. Par contre, Saumur est éloignée de cinq lieues alors que Thouars ne l'était que de trois. L'influence de Grignon « grignontant » quelque peu celle de Defay, le passage d'une province à l'autre ne traumatise pas outre-mesure les Macairois. On semble même être très bien préparé à une translation qui se fait en douceur. Pourtant, ils avaient tous juré leurs grands dieux de ne jamais tolérer une telle infâmie… On verra qu'ils sauront profiter de la situation. Entretemps, le 21 février, La Grange de Brignon, le Doyenné et cinq boisselées de la cure ont été mis aux enchères avec quelques terres. Defay, représentant la commune, et son ennemi Grignon, fermier du Doyenné et de Brignon, sont présents. Parmi les acheteurs, on remarque deux gros détenteurs de liquidités, Jean-Nicolas Guéniveau et JeanJoseph de la Selle qui se sont déplacés pour la Grange. Les petits sentent déjà que la partie est perdue d'avance. La Grange est vendue en premier avec ses 450 boisselées de terre, ses 47 boisselées de vigne, 128 de prés et 814 de bois et landes. Les droits féodaux courent toujours : 40 boisselées de coupes à prendre dans la forêt qui appartient à M. de la Trémoille, pacage dans la forêt de toutes espèces de bestiaux, sauf boucs et chèvres, quart des fruits sur les clos de Lassée et des Ribaudes. Les enchères ne sont possibles qu'en présence d'une petite bougie allumée. Lorsqu'elle s'éteint, il n'est plus possible de renchérir. On rallume ainsi plusieurs bougies, jusqu'à ce que les candidats cessent toute surenchère. La mise à prix de la Grange est proposée à 65 000 livres. Au premier feu, les concurrents se mesurent à coup de centaines de livres. Estienvrin offre 66 000 livres, Sanzay 66 100, Guéniveau 69 100, Denesde (qui fait pour de la Selle) 70 000 et Guéniveau 73000. Le premier feu éteint, on rallume une deuxième bougie, dite deuxième feu. Estienvrin y va de 73100 et Guillot monte d'un coup à 81 600. Au troisième feu, Guéniveau met carrément 91 000 livres, Denesde 500 de plus, Guéniveau passe à 100 000, Denesde à 100 100 et Guéniveau à 113 000. Le quatrième feu n'oppose plus que les deux rivaux qui vont jusqu'à 115 200 livres. Lors du cinquième feu, seul Denesde offre 115 300 livres. Le sixième feu n'apportant aucune surenchère, René Denesde et Jean-Joseph de la Selle emportent l'affaire. Puis, avant le début de la vente du Doyenné, Defay tente une dernière fois d'en soustraire le logement en rappelant que le presbytère n'est pas grand et qu'il est en mauvais état. Le commissaire du Département assure qu'il s'agit d'un lot indivisible et que, de toute façon, on ne pourrait même pas employer l'argent de cette vente pour réparer le presbytère. De son côté, Grignon allègue qu'il a cinq années de bail de ladite maison et domaine. Il donne raison au commissaire, suggère de ne pas avoir d'égard pour la pétition de Defay et demande qu'on procède immédiatement à l'enchère. La mise à prix est de 10 000 livres. Après une bataille entre deux petits marchands, Guitton et Sébille, pendant laquelle le prix monte jusqu'à 16 900 livres, Guéniveau de la Raye intervient et propose 17 000 livres. Aucun des deux ne surenchérissant, le Doyenné est donc adjugé à Guéniveau, commandant des gardes nationales de Montreuil et du Puy, demeurant à Montreuil. Puis Grignon emporte 5 boisselées de pré de la cure moyennant 330 livres. Paterne, curé du Vaudelnay, commissaire à la loi sur la contribution foncière et mobiliaire, fait avertir tous les habitants de Saint-Macaire de se présenter à la séance municipale du 25 juillet 1791. Les agents municipaux procèdent à la réception des déclarations mobiliaires des habitants et stipulent qu'à défaut de leur part de s'être présentés à cette séance pour donner leurs déclarations, ils y suppléeront de droit après le temps expiré pour les recevoir. La loi ordonne qu'un receveur soit nommé dans chaque communauté pour cette contribution foncière et mobiliaire, qu'il ne sera fait de soumission que de la part de sujets reconnus solvables et que la concession sera accordée par le conseil de la commune à celui ou à ceux qui surenchériront au plus bas prix. L'adjudication en est faite le dimanche 4 septembre en faveur d'Étienne Louis Boutet pour la somme de 145 livres. Mais ce dernier n'ayant pu fournir caution, la municipalité se voit obligée de la renvoyer aux enchères. L'adjudication est portée à 400 livres. Urbain Alleaume, certain qu'on n'en restera pas là, propose 300 livres. Aucun autre enchérisseur ne s'étant manifesté, l'adjudication est alors renvoyée au dimanche suivant pour être jugée définitivement. Pourtant, on aurait pu laisser Alleaume sur cette somme qu'il avait proposée, mais il a certainement protesté de la hauteur de la somme en affirmant qu'il ne pourrait pas non plus trouver quelqu'un qui puisse se porter caution. L'enchère est donc reprise après la messe du dimanche suivant. François Jarry lance 287 livres, Hilaire Beaumont 180, Urbain Hublot 160, Urbain Alleaume 150, Jarry 147, Hublot 145, Alleaume 142. Finalement Hublot reste dernier et l'emporte sur une proposition de 140 livres. Lorsqu'on lui demande de fournir une caution bonne et suffisante, intervient un proche parent, Pierre Hublot, marchand fermier demeurant à la paroisse de La Chapelle-Sous-Doué, qui accepte et signe pour une caution de 600 livres. Le greffier Louis Defay accomplit consciencieusement sa tâche sur le registre rempli de textes de lois retranscrits tout au long de l'année 1791. Et Grignon Grandmaison, qui détient le fermage de Brignon et se permet de court-circuiter les municipaux, obtient directement du district l'autorisation de faire un « garde-monceau » dans la sacristie de Brignon, c'est à dire d'y mettre les gerbes de la moisson, à la charge d'en prévenir la municipalité. Il manque cependant un loquet à la porte qui communique avec l'église et un carreau à une fenêtre. Monsieur Vaslin, Nicolas Leblanc et la veuve René Geay ont enfreint les bans de vendange. Chacun est condamné à une amende de 1 livre 4 sols avec défense de récidiver à l'avenir sous plus grande peine. L'argent est versé au profit de la « commune de la paroisse ». Le Département de M. -et-L. n'a pas tardé à fixer les contributions foncière et mobiliaire que doit supporter la paroisse de Saint-Macaire. Elles s'élèvent à la somme de 8588 livres 12 sols pour le foncier et à 1484 livres 2 sols 6 deniers pour le mobilier. Le dimanche 13 novembre, le conseil général procède au renouvellement de la municipalité par voie de scrutin. Louis Defay est élu président de scrutin avec 15 voix, devant Grignon, 4 voix et Gourin, 2. Après nomination d'un secrétaire-greffier, Étienne-Louis Boutet, de 3 scrutateurs, Charles Gourin, Jean Guitton et François Jarry, tous prêtent les serments requis. Il s'agit d'un tour scrutin à la majorité absolue. 22 votants déposent alors 22 bulletins dans le vase. François Jarry est réélu maire avec 19 voix sur 22. Puis deux membres sont désignés par scrutin à liste simple et à pluralité relative : les suffrages vont à Defay (19 voix) et à Nicolas Péponnet (13), ce qui fait la majorité requise par le décret. La nomination du procureur est encore faite par les 22 votants, Charles Gourin obtient 20 voix et Grignon 2, les suffrages n'ayant porté que sur les deux individus 330. Enfin, cinq noms de notables sortent du vase : René Champion 18 voix, Pierre Herpin le jeune 14, Nicolas Valton 13, Jean Guitton 12 et Jean Rigault l'aîné 11. 330 Décidément le verdict des urnes ne réussit pas à Grignon. Le vendredi Ier décembre, Defay donne sa démission d'officier municipal, poste auquel il vient d'être élu le 13 novembre. On lui demande alors de reprendre le secrétariat, ce qu'il accepte volontiers. Et, derechef, les lois et décrets recommencent à figurer sur le registre. Durcissements révolutionnaires Le curé Lière vient de faire abattre, en janvier 1792, un noyer dans le vieux cimetière sans en avoir demandé autorisation ni avoir prévenu les officiers municipaux. Un deuxième noyer reste debout, on décide de l'enlever lui aussi et de les vendre tous les deux au plus offrant le dimanche 29 janvier. L'argent ira dans les caisses de la municipalité et sera employé aux réparations les plus urgentes de l'église et du cimetière. La première enchère est fixée à 5 livres par la municipalité. Grignon en offre 8, François Jarry enchérit à 8 livres 5 sols, et les noyers sont adjugés à Grignon pour 8 livres 10 sols. Ces noyers penchaient vers le puits de la Cochonnerie. Par ailleurs, ses rapports s'étant globalement dégradés avec les agents municipaux, Lière file un mauvais coton. Grignon a repris du poil de la bête et Louis Defay adopte un profil bas, vaquant simplement à ses fonctions de greffier. Le dimanche 11 mars, l'affaire tourne mal. Le maire et le procureur « de la commune de cette paroisse » 331 demandent à Lière de publier l'amendement de Mgr Hugues Pelletier, évêque du département de M. -et-L., donné à Angers le 16 février 1792 et adressé à la municipalité ce 9 mars par ces Messieurs du directoire du district de Saumur. Non seulement Lière refuse catégoriquement, mais lorsqu'il monte en chaire, il déclare à haute et intelligible voix, en s'adressant autant à la municipalité qu'aux habitants de la commune, « qu'il se rétracte de tout Encore un mélange édifiant de termes. Ne serait-ce pas plutôt Defay qui s'amuse ? 331 serment qu'il a pu faire avant ce jour ce dont il supplie la municipalité de dresser procès-verbal ». La municipalité prend acte et, la messe finie 332, afin d'en instruire le directoire du district de Saumur, elle se retire au Bouchet pour en dresser procès-verbal. Defay ajoute sa touche d'ironie habituelle en écrivant : « fait et arrêté ce jour et an que dessus, Jarry maire d'icelle paroisse, Gourin procureur, Péponnet officier, Defay greffier ». Defay pouvait encore impunément affubler Jarry de cette nouvelle attribution ! Lière est aussitôt convié à Angers où il est mis en résidence surveillée. Il quitte Saint-Macaire dans la deuxième quinzaine de mars. C'est alors que se passent des faits dont on a tenté d'effacer les traces mais que l'on peut cependant recomposer par recoupements : Le 11 mars, l'église possède des ornements et des objets de culte puisque Lière dit la messe comme à l'ordinaire. Ces effets ont fait l'objet d'un inventaire en 1790 mais sont restés dans l'église. Or, à peine quinze jours après le départ de Lière, le 15 avril, la municipalité écrit au district. Sous couvert de réclamer un nouveau curé, elle se plaint de la misère de la cure. Les curés primitifs avaient toujours négligé de fournir les linges et ornements pour le service divin, la cure avait de tous temps été réduite à la portion congrue, le revenu de la fabrique n'était que de neuf boisselées de terre labourable et de quinze boisseaux de froment et seigle. Bref, l'église était dans le besoin le plus urgent. La municipalité prie donc le district de lui faire livrer « les effets et ornements » qui sont Une note en marge, du curé Tranchant, qui se permet d'écrire à la plume sur le RDC, dit : « Cette courageuse rétractation de sa faute du 13 février 1791 a couté la vie au curé qui fut frappé en chaire et descendu mourant ». Ailleurs, dans les NDCR, il affirme tenir ce renseignement de témoins oculaires toujours vivants. Pourtant Lière signe encore le 15 mars sur l'autre registre (RPSM), Jarry dit le 15 avril qu'il s'est rendu au Département et Port assure que le curé a été déporté en Espagne avec Béchet d'Arzilly sur le bateau Didon (DHGBML). 332 restés dans l'église de Brignon. En fait d'ornements, il s'agit de tout le mobilier et des objets de culte 333. Il y aurait donc eu quelque léger chapardage dans l'église paroissiale après le départ de Lière, fin mars ou début avril 1792. Sinon, on ne demanderait pas de nouveaux ornements dont le district assure que « ladite église est absolument dénuée ». D'ailleurs, dès le 9 mai suivant, le procureur de Saumur, « craignant que les meubles gardés dans l'église de Brignon soient volés », demande que « tout soit transporté dans l'église de Saint-Macaire pour y demeurer provisoirement déposé à la garde des procureurs de fabrique et sous la surveillance de la municipalité » 334. Le district confirme son accord le 5 juin pour faire transporter le tout et autorise la paroisse à utiliser les vases et ornements en attendant une décision ultérieure. Par contre, les deux cloches devront être remises à Grignon qui les fera conduire à l'atelier Lévêque, entrepreneur de fonte de cloches à Saumur. On a en effet besoin de leur métal. C'est ce qui est répondu aussi en juillet à la paroisse de la Lande-des-Verchers Le calice avec le ciboire, les 10 chandeliers de cuivre, le bénitier, les patères, la navette et l'encensoir, les chasubles, les dalmatiques, les chapes, les aubes, les nappes d'autel et autres menus linges, le tabernacle, les tables de marbre et « le balustre » pour la communion, le confessionnal, les stalles et les tabourets, une armoire et un basset, les cordes des cloches, les battants et les moutons des cloches, l'horloge. 334 Cette hypothèse de léger prélèvement est renforcée par trois autres indices : Lors de problèmes ultérieurs, le maire Jarry gardera chez lui les inventaires initiaux de l'église et de Brignon. Puis, l'inventaire de l'église de Saint-Macaire, remis par Jarry au maire intérimaire en 1793, disparaîtra des dossiers. Enfin, lorsqu'en 1794 le mobilier de l'église sera transporté à Saumur, le nouveau maire précisera en note, sur une « copie conforme » de l'accusé de réception, que les effets compris dans l'inventaire des colis proviennent « tant de la ci-devant église de Brignon et que de celle de Saint-Macaire ». Le tour de passe-passe semble évident mais, s'agissant de l'argenterie, le préjudice n'aura pas été important. Il est en tout cas difficile à établir en l'absence de documents authentiques établis lors de chaque translation. 333 qui a sollicité une nouvelle cloche pour remplacer la sienne. Elle n'est pas assez performante, elle ne pèse que soixante livres et le son n'en serait « pas sensible aux extrémités de la paroisse par certains vents ce qui empêche les habitants d'assister aux offices ». Le Département répond que « les cloches sont portées aux Hôtels des Monnaies pour être fondues et converties en monnaie de cuivre » 335. Vive l'arbre de la liberté, vive la nation, vive les gardes nationaux ! Le dimanche 8 juillet, l'an IVe de la liberté, après une messe paroissiale où se sont assemblés la majorité des citoyens et des citoyennes de Saint-Macaire, l'on assiste à une grande explosion de patriotisme. Tous ensemble, mains levées, jurent « d'être fidèles à la nation à la loi et au roi, de maintenir de tout leur pouvoir la constitution du royaume décrété par l'assemblée nationale et acceptée par le roi, de plutôt mourir et de verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang que de jamais souffrir qu'il fut porté atteinte à l'arbre de la liberté qui est élevé et planté au consentement de toute la patrie devant notre principale porte de notre église paroissiale ainsi qu'à tout autre arbre de la liberté qui sont plantés ou se planteront au dessus des différentes campagnes qui forment les cantons ». Trois signataires macairois n'apparaissent pas va-t-en guerre à l'occasion de la création de la garde nationale : le maire Jarry, Louis Abraham et Louis Defay. Tous les autres, à commencer par Grignon, se donnent du galon dans la garde et insistent auprès du greffier pour faire mentionner leurs grades : Louis Grignon adjudant-général, Nicolas Pouponnet officier, Louis Guillon sous-lieutenant, Louis Alleaume lieutenant, Jean Alleaume sergent, René Mestreau sergent, Jean Nicolas caporal, René Champion capitaine, Louis Launay capitaine, Gabriel Daviau sergent, Guillou second-lieutenant, Étienne-Louis 335 1 Q717 ADML. Grignon devient de plus en plus incontournable. Boutet lieutenant. La Patrie est en danger et l'on se sent tellement fort avec une telle armada d'officiers. Quel plaisir de pouvoir enfin faire la loi, d'être expéditif avec le curé Lière qui a reçu l'ordre de rejoindre Angers où sont regroupés les insermentés. Il habite dans un premier temps au n° 276, cul de sac Saint-Denis. Puis le 17 juin, il est traîtreusement emprisonné au séminaire avec ses confrères, rue du Musée. De là, les prêtres réfractaires partent le 12 septembre 1792 pour être embarqués à Nantes sur le bateau La Didon à destination de l'Espagne 336. L'église abbatiale de Brignon n'est plus utilisée pour le culte. En effet, on l'a vu, elle sert à Grignon de remise ou de séchoir à grain. Le 22 novembre 1792, justement, plusieurs métayers battent du blé dans cette église lorsque Germain Doc, journalier de cinquante-huit ans, est pris d'un malaise et meurt subitement. Les officiers municipaux se déplacent aussitôt à Brignon. Les collègues de Doc expliquent qu'ils n'ont rien pu faire. Son corps gît dans une chambre attenante à la sacristie et ne présente aucun coup qui puisse faire croire qu'il s'agisse d'une mort violente. La version des témoins paraît donc la bonne et l'acte de décès peut être dressé. Les affaires politiques et municipales, la patrie en danger et les massacres de septembre auraient trop tendance à faire oublier que le travail n'est pas arrêté pour autant dans les campagnes et que la terre doit rapporter. Les baux continuent d'être passés entre propriétaires et fermiers, même si leurs prix grimpent. Mais surtout, une frénésie, inconnue jusqu'alors, fait courir tout un chacun à travers les cantons. Les marchés aux Note du Chanoine Uzureau au curé Babin vers 1910. Babin ajoute que l'inventaire du mobilier de Lière a été effectué le 21 mai 1794 à Bray. N'est-ce pas plutôt au Petit-Bray qui était la ferme du Doyenné ? En tout cas, cet inventaire, effectué deux ans après le départ de Lière en Espagne, porte à croire qu'il est maintenant mort. 336 puces sont ouverts, la grande redistribution commence. Les ventes aux enchères de mobiliers pas chers se multiplient, drainant les populations vers le magasin de Saumur, pour les petits objets épars, ou directement vers les domaines d'émigrés ou religieux, pour les meubles. Les campagnes bruissent d'occasions en or, même pour les petites bourses et puis l'on s'amuse tellement de renchérir sur tout ce grand déballage à ciel ouvert. Dès 1793, cela fait fureur et devient même un but de sortie en famille. Quant au foncier, il accapare tout l'intérêt des ci-devant nobles non émigrés, des marchands-fermiers et des bourgeois, principaux acheteurs de biens nationaux. Ils font main basse sur toutes les ventes, églises, chapelles, fermes, quitte à les détruire pour en récupérer les tuffeaux et gagner ainsi du terrain 337. Ainsi Jean-Joseph de la Selle achète l'abbaye d'Asnières pour une bouchée de pain. C'est aussi la course aux belles demeures bourgeoises des religieux. La citoyenne Caffin, du Vaudelnay, femme du célèbre général, acquiert les Récollets de Doué pour 7975 francs et Étienne Cormier, d'Angers, s'offre la maison du chapitre de Doué pour 16 000 francs Le citoyen René Dubois, fermier de Saint-Just des Verchers, vient faire enregistrer à la chambre commune un bail C'est à ce moment-là que les très vieux bâtiments de la Bafferie, la Bâtardière, Brignon, la Cochonnerie, le Doyenné, L'église de la Lande, Ferrières, la Gauvinière, la Guéritière et Pancon ont disparu. Ils ne sont donc pas tombés, comme l'accrédite souvent la rumeur historique, sous le coup de quelque vandalisme dû à la Révolution Française ou aux guerres de Vendée. Ils ont au contraire été la proie de quelques personnages appâtés par un gain facile à une époque troublée. Les acheteurs locaux, Guéniveau de la Raye, de la Selle, de Charnières, fervents catholiques, achètent des fermes, des églises et des chapelles et les font raser. S'agissant des domaines de leurs collègues émigrés, on serait tenté de penser qu'ils s'en portent peut-être acquéreurs par solidarité, pour les préserver et les leur rétrocéder une fois des jours meilleurs revenus… Cette frénésie d'achat balaiera trop de belles et anciennes demeures. 337 sous seing privé. Il s'agit de la ferme de la Cochonnerie, à côté de l'église. Le bail est consenti à Dubois par Marthe Defay, veuve Cuissard des Fontaines, douairière approuvée sous seing par Louis Rosalie Cuissard, son fils. Le bail, passé pour neuf ans, commencera en mars 1792 pour finir en mars 1800. Dubois devra acquitter chaque année 500 livres, 12 boisseaux, 2 charrois à deux lieues ou environ 338. Mais Cuissard émigré, le bail n'ira pas à son terme, Dubois achetant nationalement la Cochonnerie et ses terres en 95, et détruisant aussitôt la plupart des bâtiments pour labourer la terre libérée. Le remplaçant occasionnel du curé Lière, Louis Texier, vient du Puy-Notre-Dame à partir de mars 1792 et écrit sur le registre paroissial dont les feuillets comportent, en date du 16 novembre 1792, l'arrêt de l'activité paroissiale sous la signature de François Jarry et de Charles Gourin. Plusieurs actes seront cependant ajoutés par le curé Texier. Le plus désopilant, c'est que Louis Defay, sans doute encore par dérision, réussit le tour de force d'y inscrire, en l'absence du maire Jarry, le 19 novembre 1792, le premier mariage municipal qui a pourtant eu lieu dans la chambre du Bouchet. Il s'agit de Mathurin Rétiveau et de Jeanne Doc. Au nez et à la barbe des officiers municipaux ! Le curé suivant, « curé et officier publique », utilisera encore à sa façon ce registre paroissial, du 24 décembre jusqu'au 31 janvier 1793, date où il est enfin clôturé par la municipalité. Les actes sont rédigés d'après la nouvelle formule civile. Aussi est-ce assez étrange de voir un prêtre constater la naissance et nullement le baptême, la mort et non la sépulture. L'utilisation indifférente qui a été faite de l'un ou l'autre registre pour des actes municipaux ou sacrés pendant trois ans apporte une preuve indéniable de l'inconscience et de l'anarchie qui a pu régner dans la petite commune pendant cette période trouble. 338 C'est Defay, comme il se doit, qui rédige l'enregistrement. Pierre Alexandre Lecêvre, curé intrus, s'est dépêché d'arriver à Saint-Macaire pour dire la messe du dimanche 16 décembre. De toute sa petite taille de 4 pieds 11 pouces 339, il a couru vers son apostolat, le bougre, car le district de Saumur ne lui a délivré sa nomination que le 15 décembre alors que ses lettres de prêtrise dataient du 10. Il débarque sans crier gare, les cheveux, les yeux et les sourcils tout noirs, le visage long. C'est un rapide. Il veut aussitôt prêter serment et dire la messe. De fait, bousculant quelque peu les municipaux, il parvient à ses fins et à 10 h du matin, la municipalité est réunie autour de l'autel devant tout le peuple assemblé pour assister à la célébration de la grand-messe. Le maire donne lecture à haute voix du procès-verbal de l'élection et de la proclamation du citoyen Pierre-Alexandre Lecêvre. Lecêvre à son tour prend la parole et jure « hautement de maintenir la liberté, l'égalité et de mourir à son poste. Le serment ainsi prononcé d'une manière claire et intelligible, la messe paroissiale célébrée par ledit citoyen Lecêvre, nous avons rédigé le présent procès-verbal pour lui servir d'acte de prise de possession, sur l'heure de midi et, cela dit, le sieur P. A. Lecêvre curé citoyen 340 a signé avec nous ». Le temps d'aller manger un bout et on retourne à l'église, car l'assemblée générale y a été convoquée à 4 heures de l'aprèsmidi pour procéder au changement de la municipalité « à l'entier ». L'arrivée de Lecêvre n'était pas prévue ce jour-là et ce sera de toute façon beaucoup moins ennuyeux que les vêpres. Alors, pour une fois et pour gagner du temps, la nomination du président de scrutin se fait par acclamation. Ce sera Louis 339 1m 62. Nous finirons par penser que Defay se délecte à griffer chaque fois que possible les idées nouvelles et qu'il a pris grand plaisir à faire le greffier. Car il était fortement recommandé de dire « citoyen curé ». 340 Guillon l'aîné. Le greffier est aussi désigné par acclamation : Louis Defay. Les trois scrutateurs sont Pierre Herpin l'aîné, René Tellier et Jean Baudoin l'aîné. Mais il faut élire un nouveau président, au scrutin à majorité absolue, avec seulement 36 votants 341. Le citoyen Grignon dépasse la majorité de 3 voix. Puis 3 nouveaux scrutateurs sont élus à main levée : Charles Gourin, François Jarry, Étienne-Louis Boutet. Les 36 votants déposent leur bulletin dans l'urne. L'ancien maire, François Jarry, obtient 29 voix. Il est donc réélu. La nuit étant tombée depuis longtemps, certains habitants quittent l'église. Mais il faut encore désigner le procureur, les membres et les notables. Même avec 29 votants, ce n'est qu'une formalité puisqu'une seule voix ne va pas à l'ancien procureur, Charles Gourin, qui est ainsi reconduit. Le scrutin pourrait s'arrêter là, faute de votants. Le quorum n'est point atteint. Six hommes réussissent encore à s'échapper et ils ne sont plus que 23 dans la lumière blafarde des bougies, recroquevillés de froid sur les bancs, à vouloir en finir avec la désignation des membres et des notables. Un premier tour donne 12 voix à Jean Coquin et 11 à Mathurin Nevouet. Un deuxième tour perd un votant supplémentaire. Les voix vont à Nicolas Péponnet (19), et à Jean Piau (3). Il ne reste plus qu'à prendre pour notables 12 hommes parmi ceux qui n'ont pas encore été plébiscités : Joseph Robert, Louis Grignon 342, Pierre Alexandre Lecêvre, René Champion, François Guillon, Jean Gautier, Jean Guitton, Louis Guiard, Jean Dion dit Candion, Louis Vaslin, Jean Rigault. Il est tard et les voûtes de l'église glacée résonnent encore des dernières voix fatiguées. 341 Encore une participation très faible de 27, 4 %. Le voilà enfin qui finit par obtenir un petit quelque chose ! Mais le taux de participation n'est plus que de 17 %. 342 Mais enfin, même s'il manque un membre, la municipalité nouvelle tient debout. La confiance règne Pour Defay, c'est le début de la morosité. Quelle triste fête que ce Noël 92, sans lumières, sans chants. On entre dans 93 et rien ne va plus. Quel paganisme tout à coup, quelle intransigeance et quelle bêtise dans l'application d'ordres imbéciles. L'intrusion du curé, l'influence montante de Grignon, les vols organisés manifestes et le profit que tentent maintenant de réaliser de simples laboureurs autrefois dévoués à sa cause et à son service, toute cette ambiance néfaste doit finir par le rebuter. Le lendemain de Noël, dégoûté, il refuse de faire office de greffier et claque la porte. On ne le reverra plus pendant quelque temps. Comme dans bon nombre de paroisses de la région, le seigneur 343 a assumé une grande partie des responsabilités et tenté de concilier ses convictions et l'intérêt public. Il faut pourtant un secrétaire ce matin du 26 décembre. Il y a deux convocations prévues et l'on aura au moins deux PV à rédiger. On essaye de remplacer Defay par Louis Guyard qui refuse. Alors on élit Lecêvre qui devient officier « publique » à la majorité des voix des quelques présents 344. Les deux affaires traitées remontent aux dernières vendanges. Louis Gautier, qui est pourtant officier municipal de Saint-Macaire, s'est permis d'enfreindre le ban des vendanges. Dans le cas très particulier de Saint-Macaire, il convient de préciser que le seigneur de Maison-Neuve a, de tous temps, remplacé le seigneur titulaire de Sanzay, toujours absent, malade ou émigré… 344 Sur semaine, un matin et le lendemain d'une fête, à priori la municipalité ne peut être au complet. 343 Il comparaît à la chambre du Bouchet. N'ayant rien à répliquer aux demandes d'explication, il est condamné à une amende de 3 livres et aux frais de l'instance, soit 2 sols 6 deniers. La citoyenne Marie Cornu, veuve Rogeron, qui demeure à Bouillé, comparaît également pour avoir vendangé des vignes sur la paroisse de Saint-Macaire avant la publication du ban. Elle, au moins, ne se laisse pas faire : « Ladite dame explique qu'elle n'avait pas entendu avoir enfreint les bans des vendanges de la communauté vu qu'elle ne connaissait ni les lois ni les limites circonstancielles des deux communautés d'entre Saint-Macaire et Bouillé et qu'elle était seulement fixée par le ban des vendanges affiché de la municipalité de BouilléLoretz qui donnait à vendanger ledit canton le jour porté dans la susdite signification et qu'en conséquence elle a dénoncé la demande à elle formulée par ladite communauté à la municipalité dudit Bouillé par exploit de Groslier huissier. Et sur intimation donnée auxdits officiers municipaux de Bouillé ils viennent disent-ils pour comparaître à Saint-Macaire, venus disent-ils exprès pour prendre fait et cause de ladite dame veuve Rogeron sur la demande à elle formée et qu'ils reconnaissent très bien avoir mis le ban de vendanges dont il s'agit le jour porté dans notre signification mais qu'ils ignorent si les vignes du canton des Folies est de leur territoire ou de celui de SaintMacaire vu que les limites de ces deux communautés ne sont ni connues ni réglées malgré les diligences faites de part et d'autre mais qu'ils vont se mettre en devoir à l'instant de donner connaissance de cette discussion aux citoyens administrateurs du directoire de leur district pour régler borner et reconnaître les limites de ces deux communautés et au cas que le canton des Folies fut reconnu du territoire de Saint-Macaire ils offrent payer les frais. Signé Pierre Jaillant officier municipal, Girardeau officier, Pierre Girard officier ». Même si les Macairois revendiquent Les Folies comme étant sur leur territoire, ils acceptent cependant de faire un geste et de retirer provisoirement leur plainte. Mais ils sont d'avis qu'un bornage soit rapidement réalisé. Bien que Lecêvre soit devenu greffier, rien n'est transcrit en janvier 93. Sans aucun doute les problèmes vont bon train. Aucun consensus ne s'est fait autour de la personnalité du maire entre les différents élus à la va-vite du mois dernier. Les reproches pleuvent et personne ne veut endosser de responsabilité. Devant cette situation, n'ayant aucune confiance en cette équipe de raccroc, sentant monter des mouvements imprévus et agir des individus peu recommandables qui se glissent insensiblement aux commandes, abandonné maintenant par son regretté conseiller Defay, Jarry décide de laisser la place ou de passer la main. Le 17 février 1793, il rend son tablier et rapporte tout ce qui est en sa possession à la chambre commune. D'abord, il veut apurer les comptes qui « consistent dans les recettes qu'il a faites selon son mémoire qu'il nous a présenté des personnes desquelles il a reçu se montent à la somme de 319 livres 14 sols 4 deniers et les sommes qu'il a payées en fournissement qu'il a faits se montent à la somme de 130 livres 2 sols partant reste à payer la somme de 189 livres 12 sols 4 deniers ce qu'il nous a à l'instant effectué et aucun de nous ne voulant s'en charger il est à retenir entre ses mains aux charges par lui de les déposer entre les mains de qui il pourra appartenir ». On le voit, la confiance ne règne pas. Il faut dire que certains dossiers compromettants peuvent constituer une bombe à retardement. Et c'est bien pour cette raison que Jarry tente de se démettre des papiers encombrants : « Ledit Jarry nous a remis premièrement les deux procès-verbaux constatant les effets de la sacristie de Brignon ensemble celui des effets par nous enlevés plus le mémoire qui constate les effets de la sacristie de l'église de Saint-Macaire 345 et les réparations locatives du presbytère plus le procès-verbal de soulèvement des registres de baptêmes mariages et sépultures de la susdite paroisse de Saint-Macaire plus un extrait du procès-verbal de démarcation d'entre les paroisses de Bouillé et Saint-Macaire fait par le citoyen Paterne curé du Vaudelnay et autres commissaires en date du 18 août 1791, plus l'adjudication de la vendange de la cidevant chapelle de Saint-Nicolas de la cidevant abbaye de Brignon, plus les registres à souches de patente, plus les procès-verbaux de nomination des officiers de la garde nationale et le registre des citoyens, plus nous a remis une boîte avec deux flacons d'eau de Lusse envoyés par le département duquel tous lesdits effets constatés audit procès-verbal nous en déchargeons ledit Jarry maire ». Comme par hasard, les textes disparus sont ceux qui rendent compte de l'inventaire de la sacristie de l'église, des réparations du presbytère et de l'adjudication de la vendange de la chapelle de Brignon. Quant aux registres à souche, ils se sont certainement égarés aussi très rapidement. Les Macairois ont bien compris, qu'en cette période troublée, de « petites erreurs administratives » sont moins répréhensibles que, par exemple, une simple indifférence aux nouveaux choix politiques. Ils sentent déjà qu'ils inaugurent là l'un des principes de la « bonne » gestion des républiques à venir, que les scandales sont évités lorsque certains papiers se sont volatilisés, et qu'en définitive, tout tripatouillage à plusieurs compères dans les affaires d'une commune ne met pas obligatoirement ses membres en péril. Ainsi, l'ancienne équipe de Jarry, avec Defay, Roger, Fillon, Pouponnet, Guillon, Boutet, n'a plus son mot à dire sur la Ce texte, qui a disparu, nous serait bien utile afin d'être comparé à ce qui a été trouvé en février 1794 (voir plus loin). 345 gestion communales. Seul Gourin, resté procureur, garde des prérogatives en assurant l'intérim pendant deux mois. L'empoignade des enchères du samedi suivant ressemble fort à la curée des nouveaux loups, menée tambour battant par Grignon. Il s'agit simplement de nommer un percepteur des impositions de 1793. Apparaissent alors deux hommes que l'on reverra prochainement aux avant-postes : Félix Pelletier, fermier de Bray, à la signature extrêmement alambiquée, étranger à la commune et Louis Abraham, fils d'un marchand demeurant aux Bouchettes 346. L'enchère, duel triangulaire entre Grignon, Abraham et Pelletier, tourne à l'avantage de ce dernier qui descend à 50 livres alors qu'Abraham l'avait lancée à 400. 1793. La Vendée bouge. La levée de 300 000 hommes met, dit-on, le feu aux poudres 347. Les blancs s'emparent de Cholet le 14 mars. C'est la panique. Grignon, fort de ses galons d'adjudant-général, réquisitionne le jour-même seize hommes de la garde nationale de la commune. Alors la municipalité se tourne vers François Guillon, sous-lieutenant en l'absence du citoyen capitaine. Guillon donne des ordres mais n'obtient que cinq volontaires sur le champ. Le lendemain cependant, onze hommes se présentent et déclarent vouloir servir volontairement pour compléter le nombre demandé 348. 346 Voir ces deux noms au DB. C'est l'un des principaux motifs de la guerre de Vendée avancé par les premières générations d'historiens, alors qu'à notre époque moderne, on tend à minimiser l'impact de cette levée et à rééquilibrer la naissance de cette épopée dans un contexte plus profond. 348 René Caillard, Jean Bellouet, François Réveillé, Pierre Berton, René Thibault, René Jousset, Joseph Métayer, Pierre Cornu, Jean Jarry, Jean Billard, Charles Gourin. 347 Cela ne suffit pas puisque Jean-Nicolas Guéniveau de la Raye, administrateur du district de Saumur, réclame encore, le 16 mars, « pour aller à Doué dans le temps de l'insurrection du Poitou », vingt à trente hommes. « Nous avons jugé que notre commune étant frontière du Poitou 349 et étant peu considérable, nous avons requis des citoyens Champion et Launay capitaines 12 hommes de chaque compagnie pour partir le même jour pour Doué ». La Convention ayant signé le 19 mars un décret instituant la peine capitale sous vingt-quatre heures pour toute personne prise les armes à la main, la réaction ne se fait point attendre à Saint-Macaire. Du Monis, de La Planche, des Bouchettes, de toute la paroisse, hommes et femmes se présentent le 20 mars pour faire enregistrer le fusil de leur maison et pour le déposer à la chambre commune. Le greffier, en faisant le total le soir, n'en revient pas. 23 fusils ont été apportés, appartenant à 22 personnes différentes car Defay en a laissé deux. Tous sont des fusils simples, à un coup. En reste-t-il encore dans certaines maisons ? Certainement très peu. Les macairois adorent trop le jeu de la suspicion lorsqu'il y a un risque pour eux. À preuve, le 3 avril, sur les 8 h du matin, le citoyen Pierre Gay, de la Raye, vient à la chambre et déclare que « le citoyen Louis Marcheteau, valet du meunier du moulin de la Raye, a dit avoir vu passer deux fois la semaine dernière au devant dudit moulin le citoyen de la Guéritière ». Au moins y a-t-il quelques suspects à SaintMacaire ! C'est heureux. Il s'agit d'un certain Duveau de la Barbinière. Car les langues des domestiques et des paysans vont bon train sur les faits et gestes de leurs maîtres. Ainsi Defay devra-til déposer à la chambre commune les armes qu'il avait Cette fois, on ne se réclame plus du Poitou, alors qu'on avait juré de tout faire pour rester attaché à cette province treize mois auparavant. 349 conservées, dont son meilleur fusil à deux canons et deux mauvaises pétoires ainsi qu'un couteau de chasse. C'est le premier acte du nouveau maire Pelletier qui demande encore à Defay s'il ne lui reste pas d'autre arme. Pelletier n'attendait, semble-t-il, que le départ de Grignon pour prendre la direction des opérations. Le 6 avril, le général Duhoux, depuis le corps divisionnaire de l'armée de l'Ouest, donne l'ordre à tous les adjudants-généraux des gardes nationales de rejoindre le quartier général de Vihiers. La permanence à la chambre commune ne manque pas de signaler le fait à Pelletier. Lorsque Grignon part le 7 avril à 11 h, Gourin a déjà réquisitionné 48 votants 350 qui sont assemblés dans l'église pour élire le remplaçant de Jarry. Et tous, comme un seul homme, sauf un électeur, plébicitent Pelletier qui recueille 47 voix ! Vu d'ici, deux siècles plus tard, jour pour jour 351, il paraît évident que l'affaire était programmée et que les gens assemblés étaient acquis au nouvel arrivant Pelletier. Reste à savoir de quelle manière il avait réussi à les mettre dans sa poche. 350 37 % de participation. Vrai, cette phrase est rédigée à La Marsa, banlieue nord de Tunis, le 7 avril 1993. Il faut bien comprendre par là, cependant, même s'il a fallu attendre si longtemps, que ce n'est pas une simple coïncidence. 351 Pertes et profits Toutes sortes de manœuvres, de ficelles, semblent être couramment utilisées à bon escient par les nouveaux municipaux. Charles Gourin n'est pas le moins habile à ce petit jeu. Pour preuve, il vient, le 9 avril, déclarer qu'il s'est enrôlé pour servir la patrie et pour compléter le nombre de onze hommes que devait fournir la commune. Et Gourin est à deux doigts de faire croire qu'il se sacrifie de ne pas y aller, que quelqu'un veut affronter le danger à sa place. Mais puisque l'article 16 de la loi du 24 février 93 accorde à tout volontaire la faculté de se faire remplacer, pourquoi irait-il braver la mort ? Et il pousse devant lui un jeune homme résigné. « Alors, écrit le greffier, s'est présenté le citoyen René Quétineau demeurant paroisse de Bouillé, natif de la paroisse de Saint-Hilaire de Saumur fils d'Urbain Quétineau et de Perrine Pinay lequel nous a dit désirer remplacer ledit Charles Gourin et servir la patrie en qualité de volontaire à son lieu et place sur quoi, nous, après en avoir délibéré et de l'avis de notre conseil général, nous avons inscrit ledit Quétineau pour soldat volontaire au lieu et place dudit Charles Gourin à la charge 352 pour lui de se conformer à l'article 17 de la loi suscitée au moyen duquel remplacement ledit Gourin est bien déchargé de l'enrôlement qu'il a contracté devant nous, ledit Quétineau a dit ne savoir signer ». Pour se faire remplacer, il en coûte, généralement, 500 francs dont une petite partie est versée à l'arrivée du remplaçant au bataillon, le reste en plusieurs traites, et souvent quelques rentes en nature. Même si le remplaçant est ensuite réformé (taille insuffisante, par exemple), le remplacé est malgré tout exonéré de service… 352 De même, quelques jours après, Joseph Métayer se fait remplacer par Louis Briand, jeune domestique de Passavant, âgé de vingt-quatre ans et natif de la paroisse de Saint-Just-desVerchers, fils de François Briand journalier et de Jeanne Clard. L'ignoble Métayer profite de la lecture de l'article 17 pour geindre et faire observer qu'il n'est pas riche : « le prix qu'il donne à Briand absorbe une partie de sa fortune et il lui est impossible d'armer et d'équiper Briand ce qui a été reconnu vrai par le conseil ». Et le conseil, complice, d'insister sur le fait que Métayer est « on ne peut plus utile à sa famille et à la commune pourquoi on désire instamment le conserver ». Les parents Briand seront-ils sensibles à ce misérable numéro et finiront-ils par céder sur le tarif 353 ? Depuis le 12 mars, les Vendéens bousculent de partout ces pauvres gardes nationaux que la République leur oppose, ces milliers d'hommes qu'il faut nourrir et armer, même s'ils ne savent pas manier les armes. On les confine, quand on peut se le permettre, à des postes de garde. En ce début d'hostilités printanières, la lutte, des deux côtés, n'est en rien organisée. Dans le clan des républicains, aucun moyen local n'était prévu et les généraux sont forcés de procéder à réquisition sur réquisition. Les villes et les villages de la région vont tout supporter. Les Blancs sont plus à l'aise dans les campagnes, du moins pour le moment. Ainsi, le 19 avril, le commissaire général aux vivres du quartier général à Doué décrète que Saint-Macaire fournira 18 voitures harnachées rendues le lendemain midi à Doué. La municipalité délibère et cherche les moyens de fournir le nombre de voitures exigées. Quoiqu'exorbitante pour une si petite commune, la demande sera satisfaite. Le maire 353 Le texte du PV n'est pas terminé. commande à 18 citoyens de se rendre aussitôt à Doué avec leur voiture 354. Mais si les corvées des réquisitions gênent surtout ceux qui doivent obéir aux agents municipaux répercuteurs des ordres militaires, certains vont largement profiter de la situation. Ce n'est certainement pas le cas de Jarry qui vient enfin solder les comptes auprès de Pelletier. On se rappelle que, le 17 février, il avait démissionné et le conseil municipal avait refusé d'accepter l'argent, lui demandant de le garder pour le remettre en mains propres au futur maire. À l'époque, Jarry avait bien la somme de 189 livres 12 sols 4 deniers, mais aujourd'hui il lui manque 24 livres qui représentent, dit-il, le prix du cent de bois qu'il a fourni au corps de garde. Pelletier lui donne quittance sans réserve. Et, comme par hasard, dès le lendemain de cette remise, tous se rappellent maintenant avoir livré quelque chose au corps de garde et demandent aussi à en être payés par la commune qui ne rechigne point : à Raymond Frémondière 12 livres pour un demi-cent de bois, à René Valton 25 livres de vin pour le service urgent de la garde, à Pelletier 3 livres de fagots pour la chambre commune et à Nicolas Pouponnet 3 livres de fagots aussi pour la chambre et 3 livres de poudre pour le corps de garde. On sait à merveille utiliser les crédits publics et les fournisseurs se retrouvent fatalement être de l'équipe municipale. La poudre et le bois, admettons que l'on en ait vraiment besoin, et encore ne tire-t-on pas beaucoup sur les hommes. La consommation de poudre viendrait plutôt du braconnage. Mais le vin, est-ce bien nécessaire pour monter la garde ? Ou alors, il faut que ce soit une sorte de piquette qui ne va probablement pas trop monter à la tête, mais plutôt rester sur l'estomac et tenir les gardes éveillés… La liste n'a pas été inscrite faute de temps pour trouver les hommes et les désigner d'office. 354 Il est certainement des gens honnêtes tel ce Jean Guillon qui apporte 14 livres représentant le fruit et l'herbe du jardin de la cure de Saint-Macaire pour 92. Encore que si le jardin est grand… Mais on ne peut s'empêcher d'en profiter et en septembre on recommence : Jacques Boutet 40 sols pour une demi-livre de poudre à tirer pour le corps de garde, Nicolas Péponnet, officier municipal, 3 livres de bois pour le service de la chambre commune, Louis Guiard, greffier, 42 sols de papier et d'encre qu'il a fourni pour ses écritures à la chambre. S'ils prennent, ils doivent aussi rendre ou donner. Le dimanche 22 septembre, Grignon est de passage au Puy avec une division. En potentat local, il ordonne au maire et aux officiers municipaux de Saint-Macaire « de requérir de suite toutes les charrettes et ouvriers de ladite commune pour aller dans le bois de Bray et Brignon pour coupes de bois pour la force armée dans les plus courts délais ». La réquisition est remise à 10 h du matin à la chambre municipale et aussitôt on se mobilise, on commande les ouvriers et les charretiers pour couper et charger du bois de Brignon et de Bray tout le jour « afin que la force armée stationnée au Puy n'en manque pas autant que faire se pourra ». Les hommes aussi sont réquisitionnés. Un arrêté, en date du 12 octobre 1793, portant recrutement de 30 000 hommes de cavalerie, est publié et affiché le dimanche 27 suivant. Il oblige tous les citoyens non mariés et vœufs sans enfants âgés de dixhuit à quarante ans à se mettre en réquisition et à se réunir à la chambre, immédiatement après la messe. Sous le contrôle du citoyen Gourdeau 355, commandant de la place du Puy, les officiers municipaux doivent établir la liste des chevaux et des 355 Voir ce nom au DB. citoyens désignés pour apporter leur concours à ce recrutement forcé. D'emblée, les Macairois commencent à se lamenter. Ici, il n'y a pas de chevaux de luxe, mais seulement des chevaux de labour, « propres aux travaux de l'agriculture où ils y sont journellement occupés ». L'assemblée respire lorsqu'elle apprend que, en définitive, le contingent dû par la commune n'est que d'un cheval et d'un homme. On choisit d'abord la bête. Après examen et mesure sous potence de deux chevaux, Gourdeau, retient une jument âgée de huit ans, au poil blond, d'une taille de 4 pieds 6 pouces 356. Elle appartient à Jean Baudoin l'aîné. Les officiers municipaux délibèrent sur le prix qu'elle peut valoir afin d'en rembourser le propriétaire. La jument est estimée 850 livres. Mais il n'y a pas cette somme dans les caisses de la commune et Baudoin est renvoyé devant le district de Saumur pour toucher le paiement. Ce qu'on ne sait pas encore, c'est que ce cheval doit être nourri par la commune et qu'en janvier, il faudra fournir dans les plus brefs délais au magasin du district de Saumur 182 boisseaux d'avoine (ou environ) pour sa nourriture. Deux municipaux feront alors le tour des greniers sans grand résultat car personne ne cultive intensément cette denrée à SaintMacaire. On passe ensuite au bétail humain et on sélectionne sous bauge douze hommes qui possèdent la taille requise de 5 pieds 2 pouces 357. Au tirage, le sort tombe sur Jean Gourin qui se soumet à la loi et accepte le service dans la cavalerie. Une bonne recrue, ce Jean Gourin. Il sait signer. Il mesure 5 pieds 3 pouces. Il a vingt-deux ans, les cheveux et les sourcils châtains, les yeux gris, le nez aquilin, la bouche bien faite, le menton long 356 1, 48m. 357 1, 70 m. Gourin la dépasse seulement d'un pouce (2, 7 cm). marqué de petite vérole, le visage long et une cicatrice au front au-dessus des deux sourcils. L'emprunt forcé de 1793 ne trouve guère preneur à SaintMacaire. Après un examen approfondi des déclarations des citoyens par six officiers municipaux, le conseil décide qu'aucun citoyen de la commune, pas même Louis Defay, ne possède un revenu suffisant pour être sujet à cette levée extraordinaire. L'année 93 se termine sur une visite en règle des terres de Saint-Macaire. Un dénommé Pasquier, du Puy, commissaire du district, vient parcourir les parcelles de Saint-Macaire pour dénombrer celles qui sont en friche et qui auraient dû être ensemencées cette année. Cela pourrait servir de preuve que les exploitants les délaissent pour s'adonner à la lutte contre la République. Comme Pasquier ne connaît rien du cadastre, il demande à la municipalité de lui prêter un citoyen de la commune pour le conduire sur tous les domaines qui en dépendent afin d'en faire la visite et le procès-verbal. Pendant ce temps, Louis Abraham a fait le nécessaire pour se faire réformer. Natif des Verchers et volontaire de la septième compagnie, il est reconnu hors d'état de servir dans les armées de la République par le chirurgien-major Rabouin du premier bataillon du Puy. Au bas du certificat, on trouve la signature des lieutenants Marat et Grignon 358. Certains ont des problèmes financiers et tentent de les résoudre au mieux. René Camus vient ainsi le 9 janvier 1794 faire une déclaration à retardement sur un vol datant de 4 mois. Il assure qu'en septembre dernier, « un particulier à lui inconnu entra chez lui sur environ les 11 heures ou minuit armé d'un fusil avec une baïonnette et lui demanda de l'argent en le 358 5 janvier 1794. Grignon a déjà grignoté quelques galons en neuf mois. menaçant que lui Camus lui a répondu qu'il n'en avait point et que l'inconnu insistant toujours lui ôta son portefeuille dans lequel 503 ou 4 livres en assignats et prit une paire de souliers et un mouchoir ». Enfin, il y a ceux qui comptent garder quelques privilèges. Jean-Joseph de la Selle d'Écheuilly 359 vient à la chambre « pour requérir de se transporter dans la forêt de Brignon pour faire cordeler 40 boisselées de bois que le propriétaire de la Grange de Brignon a droit de percevoir chaque an dans la coupe dudit bois de Brignon ». Mais le citoyen Rossignol, administrateur du district de Saumur, a écrit un mot à la municipalité à ce sujet, disant « que pour l'intérêt de la République et du citoyen de la Selle 360, il pense que cette quantité de 40 boisselées de bois doit être d'abord prélevée estimée et vendue et que le prix en provenant restera entre les mains de l'acquéreur dudit bois pour être délivré à qui il appartiendra ». En clair, si le bois appartient à de la Selle, tout bénéfice de la vente de sa coupe de bois doit aller à la République. Le noble change alors intelligemment son fusil d'épaule et déclare qu'il n'est venu en fait que pour s'assurer que les 40 boisselées reviendront bien à l'État. Même s'il est propriétaire de la Grange, il ne veut pas d'histoires, et il faut couper le bois de toute façon. Il demande à ce que deux personnes viennent cordeler les 40 boissellées et que le bois soit remis éventuellement au district de Saumur. Rossignol écrira plus tard 361 que le revenu n'appartient pas à de La Selle. « Cependant, ajoute-t-il à l'adresse du propriétaire, pour la conservation des droits de la nation et les 359 Voir au DB. Cela ressemble bien à une menace et Jean-Joseph ne tarde d'ailleurs pas à émigrer. 361 Janvier 94. 360 vôtres propres, dans le cas où la coupe de ce morceau serait jugée vous appartenant, je suis d'avis que cette coupe qui est balisée et enveloppée dans la totalité de la forêt soit faite pour éviter la dilapidation en prenant la précaution d'en faire déclaration à la municipalité et en l'invitant à prendre note de la valeur de cette coupe dont elle conviendra avec l'adjudicataire ou l'exploitant qui restera dépositaire de cette valeur pour en délivrer ce qu'il appartiendra. Je crois que vous ferez bien de vous conformer à cet avis. Salut et fraternité. Rossignol ». La menace est claire, nette et sans appel. Cette attitude de Rossignol montre bien l'énorme pouvoir que détiennent localement les militaires et les sous-chefs révolutionnaires, et dont ils abusent, sans intérêt spécial cependant, par simple esprit de fascisme ou besoin de domination. Mais qu'ils savent bien entretenir la terreur ! D'ailleurs, le 11 décembre 1793, sur ordre du Comité Révolutionnaire de Saumur, Louis Defay, sa femme et trois de ses filles, Marie, Suzanne et Agathe, sont arrêtés à Maisonneuve pour être conduits et emprisonnés à la maison d'arrêt du cheflieu. Leur sœur Modeste, qui habite Saumur les rejoindra aussitôt dans le cachot et Marthe-Louise est mise en arrestation chez son mari Sourdeau de Beauregard, à Saumur-même. Six jours plus tard, Defay écrit au District de Saumur une requête qui est transmise au Comité Révolutionnaire : « Je suis à la maison de détention sans avoir jamais rien fait de personnel qui ait pu motiver cette punition ainsi que ma femme et mes trois filles qui sont avec moi. Depuis trois jours que je suis ici, la municipalité de Saint-Macaire dit qu'on a mis neuf hommes de garde chez moi qui tuent mes volailles et se nourrissent à grands frais. Ils nous ont même dit qu'ils avaient commencé à enlever mon blé et mon foin. Lorque la Nation par une mesure révolutionnaire a cru devoir s'assurer tous les parents d'émigrés comme suspects, quoique assuré que je ne crois pas en avoir de proches, elle n'a sûrement pas entendu livrer leurs propriétés au pillage. Je suis donc persuadé citoyens que vous donnerez des ordres pour que mes propriétés soient comme toutes les autres sous la saine garde de la loi et que les blés nécessaires à ma subsistance et celle de tous mes domestiques, tous d'agriculture, et à toute ma famille me soient conservés ainsi que le foin dont j'ai absolument besoin pour mes bœufs et mes chevaux de labour et suis votre concitoyen ». Le même jour, la municipalité se mobilise pour Defay et le maire Pelletier envoie une missive au Comité révolutionnaire de Saumur : Defay a toujours été un bon patriote et un bon républicain, il a fait partie de la municipalité pendant quatre années et ne l'a quittée qu'à cause de son âge et de son infirmité après s'être constamment occupé du bien public et de la conciliation des patriotes. D'ailleurs, toute la famille a donné de belles preuves de civisme, mère et filles s'occupant quotidiennement des pauvres. La commune souffre cruellement de leur absence. Le texte est signé de tous les membres de la municipalité, même de ceux qui ont beaucoup de mal à écrire leur nom, du conseil général et de plusieurs autres citoyens. Une note en marge d'un membre du Comité de Saumur suggère qu'il s'agit là d'un « certificat de complaisance sur lequel il n'y a pas lieu de délibérer ». Defay rédige alors un mémoire qu'il adresse au Comité Révolutionnaire pour se justifier. Il rappelle ses services, revient sur sa fortune « médiocre », et insiste pour attacher « de » et « Fay » en assurant qu'il n'a jamais voulu appartenir à la famille des « ci-devant Fay ». Il avait aussi contribué à redresser l'arbre de la liberté planté à Saint-Macaire que quelques soldats de la légion germanique avaient abattu « par étourderie ». Il ne connaissait point de rebelles et aurait même voulu s'enrôler à Saumur lors de la première conscription alors qu'il en avait été exclu à cause de son âge. Oui, il avait deux garçons adultes, sur lesquels il n'avait plus aucun pouvoir, qu'il n'avait plus vu depuis cinq à six ans mais qu'il ne pensait pas être sur la liste des émigrés. Au dernières nouvelles, son cadet assurait la défense du siège de Thionville. En conséquence, Defay demande son élargissement et surtout celui de sa fille Agathe qui n'est pas majeure. Le texte est renvoyé le 21 décembre à la réponse des représentants du peuple. Ces derniers sont perplexes. Ils n'ont en fait ordonné cette arrestation que sur des rumeurs annonçant l'émigration des fils Defay. Ils se donnent du temps pendant qu'ils lancent des vérifications. Le fils cadet Louis était bien à Thionville et ils ne peuvent apporter aucune preuve de l'émigration de l'aîné Joseph dont ils ont perdu la trace depuis la tentative d'émigration du prince de Talmont, fin novembre. De son côté, Louis Defay, qui n'a pas non plus de nouvelles de son fils depuis un an, ment effrontément et joue son va-tout en espérant que les bleus ne savent rien. Il faut rendre justice à Pelletier. En apparence, il fait le maximum pour Defay, se confondant par deux fois en louanges excessives. Sa supplique du 24 décembre suivant est un modèle du genre : Defay peut être considéré comme « le père et le bienfaiteur de tous ceux qui ont invoqué le secours de ses lumières et de son assistance », ses discours « ont éveillé le feu divin du patriotisme dans tous les cœurs », sa femme et ses filles sont « pleines de vertus ». « On ne peut rien lui reprocher, ajoute Pelletier, que le hasard de sa naissance qui le fit de la caste nobiliaire de laquelle il n'a jamais eu les vues. C'est le seul motif de suspicion qui ait pu vous porter à l'arrêter. Rendez à la commune une famille qu'elle chérit encore plus par son patriotisme que par sa bienfaisance ». Des éloges aussi appuyés pouvaient tout aussi bien desservir Defay, en continuant à éveiller la méfiance du district, que l'aider à recouvrer sa liberté. Ne voyant rien venir, Defay écrit directement aux représentants du peuple près l'Armée de l'Ouest, le 23 janvier 94 : Cela fait plus de deux mois qu'il a été transféré en la maison d'arrêt, lui, sa femme et ses trois filles. Deux autres de ses filles ont été mises en arrestation, l'une chez elle, et l'autre, Modeste, conduite à Bourges. Toute la famille revendique l'exécution du paragraphe cinq de l'article 2 du décret du 17 septembre 93, « en ce que le père, la mère et les cinq filles n'ont jamais cessé de manifester leur attachement à la Révolution, ils en ont déposé les preuves au comité de surveillance de cette commune qui vous les a adressées à Angers. Ils attendent leur liberté de votre justice. La loi la leur assure ». Les représentants du peuple ne semblent pas réagir alors qu'ils proposent, dès le 26 janvier, de mettre Defay « en arrestation provisoire dans son domicile » sans le lui faire savoir. Alors le prisonnier demande une consultation médicale qui lui est accordée le 10 février. L'officier de santé nommé par les révolutionnaires, Séverin Archambault, constate qu'il est atteint d'une « hernie inguinale complète du côté droit laquelle n'est pas maintenue et d'une ischémie laquelle le gêne beaucoup ». Un Comité de Surveillance ad hoc À retardement, lecture est faite le 19 janvier 1794 dans l'église 362, à environ 11 h du matin, d'un décret du 21 mars 93 portant établissement dans chaque commune d'un comité de surveillance. Il y a là tous les citoyens actifs assemblés prêts à se soumettre à la loi et à procéder à l'élection des 12 membres de ce nouveau comité. En fait, un rappel à l'ordre musclé vient certainement de parvenir du district. Oui, on avait oublié ce texte en mars dernier. C'était une période particulièrement troublée par l'insurrection des Brigands, le départ de Grignon et la nomination de Pelletier. Et puis comment faire pour gérer tous ces tracas paperassiers et ces réquisitions incessantes. Les terriens sont peu taillés pour les besognes administratives. Les municipaux ont cependant réuni 130 votants, ce qui représente à coup sûr, même si l'on ne connaît pas le nombre d'inscrits 363, la meilleure participation électorale de tous ces temps révolutionnaires. Louis Launay, Étienne Boutet, Jean Guillon, Pierre Carré, Jacques Cacouault, Louis Guillou, Pierre Roger, Urbain Hublot, Gabriel Daviau, André Trimouillin, Jean C'est à dire après la messe. Il est d'usage de profiter de l'assemblée paroissiale pour récupérer des votants. L'église aura donc joué un rôle important chaque fois que l'on a eu besoin d'une grande salle et chaque fois que l'on a voulu faire le maximum de publicité. 363 Le nombre de citoyens actifs, qui nous est inconnu cette fois, n'a pas dû croître dans des proportions significatives (131 en 1790). 362 Neau et Pierre Taillée sont proclamés membres du comité de surveillance 364. Cinq d'entre eux ne savent pas signer. Mais ils savent surveiller, en principe, car telle est la principale mission du « comité de surveillance et révolutionnaire ». En fait, mal renseignés sur les tenants et aboutissants de ce comité et très peu au fait de ce qui se passe dans la commune, ils vont se contenter de siéger régulièrement pendant 9 mois sans vraiment trouver d'information valable à enregistrer, leur principale préoccupation restant le renouvellement de leur président tous les quinze jours. La création de ce comité n'aura servi qu'à accélérer l'esprit de suspicion dans les rangs des habitants qui n'étaient déjà pas très solidaires et à déchaîner les vieux démons. Le Comité de surveillance a le droit d'intercepter et d'ouvrir les lettres adressées à des « personnes suspectes » ou à des détenus. Alors, tout à coup, la délation fait rage. Le 26 janvier, alors que le comité de surveillance est tout occupé à se donner un président, Pierre Roger, et un secrétaire, Étienne-Louis Boutet, Louis Guillon dépose quatre liasses de titres de la ci-devant abbaye de Brignon, petit couvent, pour être brûlées dans la décade qui suit, conformément à la loi. Personne ne lui demande comment il se les est procurées alors que tout a théoriquement été transporté à Saumur. Certains macairois ont compris combien il était aisé de transformer le vol en acte patriotique. De toute façon, puisqu'ils seront mis au feu dans les dix jours, on peut bien maintenant ressortir les textes des rentes dûes ou non payées. Elles ne le seront plus désormais. L'exemple héroïque de Louis Guillon fait école. Tous se mettent à la recherche d'exploits révolutionnaires flatteurs. Le lendemain, Joseph Rabouand, fermier de la maison de la Le même texte figure recopié sur la « cotte 3eme » du registre du C. S (1L1196ADML). 364 Guéritière, apporte à son tour « une liasse de titres concernant les rentes qui étaient dûes à ladite maison pour être brûlées conformément à la loi ». Jean Faradon, domestique de Louis Defay, a les mains libres et profite de l'internement provisoire de son maître 365 pour faire acte de bravoure. Le 2 février, Jean Faradon, « vu l'absence du citoyen Fay de cette commune nous a déposé une pochée de papiers qui sont titres de rentes cidevant féodales lesquelles seront brûlées le jour de la prochaine décade conformément à la loi ». Mais, comme à Saint-Macaire une décade dure un jour de plus qu'ailleurs, ils ne seront jetés au feu que le 13 février : « conformément à la loi, on a fait brûler tous les titres et papiers qui ont été déposés à la municipalité appartenant au citoyen Defay au brûlement desquels titres s'est trouvé une grande affluence de citoyens et citoyennes qui tous ont répété les cris de Vive la République ». Cela a dû se faire, une fois de plus, sur la place de l'église et on est ensuite allé jusqu'à Maison-Neuve où les municipaux n'ont pu empêcher les manifestants de mutiler le blason des Defay et d'inscrire au dessus « Hors la loy » 366. Pour la population, Defay est suspect. Des bruits contradictoires courent sur son fils Joseph : il aurait été signalé avec les brigands lors de l'affaire de Cholet, il aurait été vu avec la grande armée catholique dans sa virée de Galerne, il aurait émigré avec Talmont. Personne ne sait encore qu'il fait le coup Defay est alors interné à Saumur. Aucun texte ne permet de savoir dans quelles circonstances et combien de temps il est resté détenu. En tout cas, il ne se passe que onze mois entre sa dernière apparition, lorsqu'il dépose son fusil juxtaposé le 2 avril 1793, et le jour où il rentre chez lui le 2 mars 1794. 366 Un tuffeau de Maison-Neuve qui arborait sans doute le blason effacé des Defay ou des Bussy comporte encore aujourd'hui la mention manuscrite « Hors la loy ». 365 de feu en Bretagne avec quelques chouans et que son signalement va être diffusé dans la région de Questembert 367. Le 8 février, le chef du contingent de la commune est requis de faire faire des patrouilles à cheval et d'en rendre compte à la municipalité. L'ordre est arrivé hier signé du commandant de la place et du comité de surveillance du Puy. Ces derniers ont recommandé de faire ces patrouilles au Puy et dans les communes voisines « pour examiner ce qu'il s'y passe considérant que dans ce moment critique 368 il faut se prêter à éclairer le pays dans la crainte d'être surpris ». Oui, il y a eu des surprises, comme par exemple à Nueil. Alors et enfin, le Comité de Surveillance macairois prend des mesures : « Nous nous sommes transportés ce jour au corps de garde de l'Humeau de Brai en cette commune pour voir si la garde se monte exactement suivant les ordres qui ont été donnés par les officiers municipaux de cette commune, en y arrivant avons trouvé le citoyen René Rousseau officier du poste lequel nous a dit qu'il manquait le citoyen Métayer, Rouleau et Pol Pilotau tous les 3 au vilage de La Bafris, comme considérant qu'il est de l'intérêt publique que chacun monte sa garde exactement, nous arrêtons que copie du présent sera porté par deux de nos membres au citoyen Gourdaus commandant de la place au Puy la Montagne que nous requérons d'envoyer la force armée pour conduire les délinquants dans la maison d'arrêt dudit lieu du Puy la Montagne pour y rester à leurs frais autant que ledit commandant le jugera à propos ». Il faut bien remarquer que le corps de garde a été installé à l'Humeau de Bray, au point le plus névralgique de la commune, sur la voie la 367 Le journal du chouan Joseph Defay. Yvonnick Danard. Voir DB Du 2 au 4 février, Charette fait subir trois revers à la troisième division de Grignon, à Chauché, aux Essarts et à Saint-Denis-de-laChevasse, et Stofflet s'empare de Cholet le 6. 368 plus passante, mais qu'il est facile de le contourner puisqu'il est fixe. Derechef, un autre médecin chirurgien major du Puy, chargé de la commission de réforme, renvoie un Macairois à ses foyers. Il faut dire que ce dernier le mérite d'après ce qu'en dit le procès-verbal : « Le citoyen Jean Nicolas natif du Bouchet, 21 ans, 4 pieds 8 pouces, a les jointures des genoux contournées en dedans à tel point qu'il se les frotte l'une contre l'autre en marchant que cette difformité, la tenue de son corps, sa très petite taille, la faiblesse de son tempérament, le soussigné pense qu'il pourrait être exempt de la réquisition ne le prouvant ni les forces ni la taille susceptible de pouvoir supporter les fatigues inséparables de la marche et des manœuvres qu'exige l'art de la guerre en foi de quoi lui est délivré le présent pour lui servir ce que de droit, signé Paterne chirurgien major. Renvoyé de la formation du bataillon, restera chez lui jusqu'à nouvel ordre en attendant la revue du commissaire, fait au Puy le premier pluviose an deuxième 369 ». Mais la délibération du comité de surveillance du 2 février ne l'entendra pas de la même oreille et enjoindra au réformé de retourner au Puy. « La nation est la loÿ 370, écrit Louis Launay, nous offissiers du commÿté survellianse de Saint-Macaire nous requeron le sittoÿen jean nicolas a joingdre sons régimant attandu qu'il sera condanné suivant la loÿ l'an deuxiemme de la République française unindivisible 371 ». 369 20 janvier 1794. 370 Sic. (1 L 1196 ADML). Le secrétariat du CS est très défaillant sur l'écriture de la formule « Une et indivisible ». On n'a sans doute pas bien compris. Les variantes vont de « undivisible » à « unedivisible » en passant par « indivisible », « une et divisible », « un et divisible » ou encore comme ici « unindivisible ». Il faut noter que le secrétaire Boutet, même s'il signe greffier, laisse la plupart du temps les autres membres du comité rédiger 371 Jean Faradon, autre volontaire de la neuvième compagnie, natif du Bouchet, et vaillant domestique de Defay, vient aussi d'être reconnu hors d'état de servir dans les armées de la République d'après les certificats de Rabouin. Ces réformes en font jaser plus d'un mais gare à ceux qui le crient sur les toits. Deux cultivateurs en font l'amère expérience. Jean Piau et Pierre Cornu « se présentent à la chambre pour demander que la commune reçoive la rétractation qu'ils font des propos injurieux qu'ils ont tenus contre l'honneur et la réputation du citoyen Rabouin officier de santé du premier bataillon de la formation du Puy-La-Montagne cidevant NotreDame en disant qu'il avait délivré un faux certificat et qu'il en avait reçu le montant 372. Au contraire, Piau et Cornu déclarent devant nous que c'est à tort qu'ils ont tenu de pareils propos contre la réputation dudit citoyen Rabouin, qu'ils le reconnaissent pour un homme de probité et d'honneur et qu'il leur a toujours paru intègre dans sa conduite au moyen de quoi il lui en font réparation publique ainsi qu'ils nous ont déclaré l'avoir faite devant le citoyen Gourdeau commandant du Puy devant qui le citoyen Rabouin les avait fait conduire par la gendarmerie, lesquels pour plus grande authenticité de la présente réparation offrent payer le prix de leur conduite par lesdits gendarmes et en outre de donner chacun un boisseau froment aux plus pauvres citoyens de cette commune qui sera distribué par nous officiers municipaux. Une copie sera affichée à l'arbre de la liberté pour y être lue par tous les citoyens ». les quelques lignes de chaque réunion, comme s'il voulait les entraîner à l'écriture. De fait, au bout de huit mois, ces quelques exercices portent leurs fruits. Les progrès de Gabriel Daviau et de Louis Launay, surtout, sont encourageants. Ils utilisent la plume d'une main bien mieux assurée et leur signature a nettement évolué. 372 C'est certainement à propos des récentes réformes de Louis Abraham, Jean Faradon et Jean Nicolas. Le repentir est à la mesure de l'infraction. Des migrateurs poussés par les brigands Le 2 février 1794, comparaît le curé Pierre Alexandre Lecêvre qui demande à la municipalité de recevoir le dépôt de ses lettres de prêtrise. Les ayant déposées au secrétariat, Lecêvre s'en désiste devant les officiers publics n'entendant plus à l'avenir en faire aucun usage ni exercer aucune fonction de son ministère. Copie sera envoyée au tribunal révolutionnaire établi à Saumur par les représentants du peuple près l'armée de l'ouest. Après sa déclaration à la municipalité, Lecêvre passe devant le comité de surveillance et Pierre Roger reçoit sa déposition : « Le citoyen Pierre Alexandre Lecèvre curé de cette commune, âgé de 25 ans, né à Doué paroisse Saint-Pierre le 13 octobre 1768 d'un certificat civile, après trois jours d'affiche à la porte d'entrée de la maison commune et sur le rapport fait par les citoyens Jean Guitton et René Champion cultivateurs qu'il n'a été mis aucune opposition à ladite affiche et considérant que ledit Lecêvre s'est toujours comporté en vrai républiquain nous lui avons délivré le présent pour certificat de civisme. Taille de 4 pieds 11 pouces cheveux noires yeux et soursil noires et visige long. La république unindivisible ». Aussitôt, le Tribunal de Saumur invite à « faire conduire au district tout cuivre, fer, linge, ornements, or et argent qui sont dans la ci-devant église de ladite commune de Saint-Macaire ». Cette décision signe l'arrêt de la fonction de l'église. Il faut noter, comme on l'a vu précédemment, qu'il y a là tout un matériel hétéroclite, composé à la fois de ce qui reste du « prélèvement » de 1792 et dont le premier inventaire de 1790 a disparu, et de tous les effets de Brignon qui ont été transportés dans l'église. Le lendemain 10 février, Lecèvre reçoit à la ci-devant église, le maire, les officiers municipaux et les membres du comité de surveillance, il leur remet les clefs des meubles. On y saisit : « une croix, un pied de croix en cuivre 373, seize chandeliers tant grands que petits, deux navettes, trois encensoirs, deux bénitiers, trois lampes, deux autres croix et un bâton, le tout de cuivre, trois calices, deux ciboires, une custode, un ostensoir et une tête d'ostensoir le tout d'argent, 3 clochettes, 13 aubes, 3 rochets, 11 nappes d'autel, le tout de toile, deux plats d'étain et trois chopineaux aussi d'étain le tout arrêté que les citoyens Mathurin Nevouet et Urbain Hublot se transporteront demain à Saumur et conduiront les dits effets au district ». Lecêvre ne signe pas. Le magasin de Saumur retourne un accusé de réception de l'envoi. Il n'en reste malheureusement que la copie conforme exécutée de la main du maire Pelletier sur laquelle ne figurent que quelques objets en argent et une mention bien vague : « ensemble tous les autres effets stipulés au procès-verbal de l'inventaire ». Enfin, Pelletier stipule en marge de sa copie : « certifions que les effets compris dans l'inventaire ci-dessus et de l'autre part sont provenus tant de la ci-devant église de Brignon que de celle de cette commune dans laquelle ils avaient été déposés ». C'est alors que commencent à arriver des réfugiés, ou des migrateurs considérés comme tels, dans une commune apparemment très républicaine et qui se trouve en dehors des grands axes dangereux que sont les voies Angers-SaumurThouars-Cholet. Les premiers arrivent dès février 94 et, peu nombreux au début, réussissent à en faire la déclaration au secrétariat de la municipalité : « Jean Point cultivateur, natif de Déjà, il manque une croix, puis un pied d'ostensoir, mais le larçin est léger. (1Q717ADML). 373 Cersay district de Thouars 31 ans cidevant domicilié à Preuil près Argenton le Peuple et Perrine Germain sa femme, Gabriel Germain aussi cultivateur, natif de Saint-Paul du Bois 38 ans, cidevant domicilié en la commune d'Étusson district de Thouars et Madeleine Besson sa femme lesquels nous ont déclaré prendre domicile dans cette commune et faire partie des citoyens de cette commune ce que nous leur avons octroyé ». Puis, survenant en masse, notamment fin mars, les réfugiés ne seront répertoriés par les officiers municipaux qu'après les vendanges, en novembre 94. La liste en est longue et l'on pourra compter 115 nouveaux résidents à Saint-Macaire répartis sur l'année 374. Ce sont en majorité des réfugiés en provenance des Cerqueux, « à cause de l'invasion que les brigands ont faite de leur commune depuis environ huit mois ». Les principales autres paroisses d'origine sont, par ordre de proximité, Preuil, Nueil-sous-Passavant, Genneton, Cersay, Cléré, Argenton-leChâteau, Saint-Paul-du-Bois, La Fougereuse, Champs-sur-Loire et la Chapelle-Gaudin. Cela confirme le mouvement qui se faisait depuis toujours à partir du sud-ouest. On a vraiment l'impression que Saint-Macaire a la réputation d'un village tranquille, d'un havre de paix. Tous viennent s'y retirer. Jean-Nicolas Guéniveau, salpêtrier au PuyLa-Montagne pour le compte de la République, vient à la maison commune chercher l'un de ses ouvriers, un certain Madou, charpentier de son état, mais réquisitionné pour le service de sa salpêtrerie. Cela fait vingt-quatre heures que cet homme a abandonné son atelier et disparu de chez lui. Guéniveau présume qu'il s'est retiré à Saint-Macaire et demande à la municipalité de faire une perquisition. Au cas où on l'y trouverait, le patron souhaite que Madou soit traduit devant la maison d'arrêt du Puy pour attendre que soit statué ce Il est intéressant, pour des recherches familiales ultérieures, d'en conserver ici les noms. Voir annexe XIV. 374 qu'il appartiendra. Effectivement, un mois plus tard, le 27 juillet, Pierre Madou se présente au bureau de Saint-Macaire. Il était reparti à Cersay, « canton d'Argenton les Rivières » 375, mais déclare maintenant faire sa résidence à Saint-Macaire avec sa femme et ses deux enfants. Juste au moment où Charette bat Grignon par trois fois, le 2 mars 1794, le Macairois Louis Léonor Defay 376 réintègre la commune, pas fâché, on s'en doute, d'apprendre la nouvelle de ces défaites. Après avoir été incarcéré à la maison d'arrêt de Saumur, Louis comparaît à la chambre. Il est « mis en liberté par le tribunal révolutionnaire par arrêté en date du 10 de ce mois (février) dont la copie nous a été représentée par ledit citoyen… 377 chargé de la conduite de Defay jusqu'à son domicile et par lequel arrêté est dit que le citoyen Defaÿ sera déposé à la municipalité de Saint-Macaire laquelle sera tenue de le mettre en arrestation dans sa maison et de choisir pour cet effet un citoyen parmi les bons pères de famille pourquoi nous officiers municipaux nous avons mandé André Doc cultivateur, habitant de cette commune père de trois enfants et qui a marché contre les rebelles de la Vendée auquel nous avons proposé la garde dudit citoyen Defay dans sa maison avec injonction que nous lui avons fait de ne point le laisser sortir et de ne laisser entrer dans son domicile que des personnes connues ou porteurs de nos ordres le tout sous sa responsabilité expresse à quoi le dit Doc a adhéré et promis s'acquitter du tout en vrai républiquain au moyen de quoi nous l'avons institué gardien sous sa responsabilité individuelle à la charge par ledit citoyen Defay de lui payer par jour la somme de 45 sols ». À malin comme Defay et à gentil rustre comme Doc, on sait tout de suite lequel des deux aura raison de l'autre. De bonnes 375 Argenton-l'Église. 376 Le greffier avait écrit, puis barré, « Louis Lénor ». 377 Laissé en blanc. chopines octroyées de temps en temps à Doc laisseront à Defay toute latitude pour des rendez-vous secrets et surtout pour obtenir des nouvelles de son fils. Joseph, aux abois dans les landes du Morbihan, ne sait pas que son père a été libéré et le croit sans doute guillotiné. En effet, dans son journal, daté du 11 juin, il dit : « Je dois à ma famille le compte de ma conduite, je vais là-ici depuis un an que je l'ai quittée. J'adresserai le dit compte à ma sœur Beauregard. Si ma femme vit, elle voudra bien le lui remettre. Au défaut de ma femme, je la prie de le communiquer à ma famille et à celle de mon beau-père et ma mère pour lesquels je crains les suites des emprisonnements auxquels la rigueur des lois les aura exposés ». Un autre message arrivera puisqu'un billet déchiré sera trouvé le 27 avril par un domestique, Louis Nicolas, dans les affaires de Mme Defay, disant : « J'ai l'honneur… defai de lui faire savoir que M son fils… être dans le Morbihan… defay et Melle Sidonie sont dans Laval. Je vous fais savoir par Mme Beauregard que je suis bien portant. 378 » Ce message est porté au dossier Defay par le Comité de Saumur, ainsi que des papiers épars qui prouvent que la famille Defay a bien effectué des recherches de noblesse en 1696 et en 1715. Mais cela prouve que Joseph n'est pas émigré et on laisse désormais la famille tranquille. Le signalement de Joseph est alors diffusé dans la région de Questembert : « DE FAYS dit Joseph, âgé de 36 ans, d'environ 5 pieds 2 pouces, cheveux châtains et gris, cheveux courts, yeux bleus, nez ordinaire, bouche petite, menton rond, visage plein et coloré, gros et corporé, chemisette brune, pantalon de toile, chapeau rond » 379. Les uns arrivent, d'autres reviennent, mais peu quittent Saint-Macaire si ce n'est Charles Gourin, qui s'en va vivre sa vie, non loin, à Argentay. Le texte qu'il écrit lui-même sur le registre 378 1L1287 ADML. (Archives du Morbihan ADM1395, « Le journal du Chouan Joseph Defay », Yvonnick Danard). 379 du comité de surveillance prouve un bagage de lettré assez mince. Par contre, toujours prêt à prendre la parole en public, il devait être excellent à l'oral : « je soussigné Charles Gourin cappitène de la 2eme compagnie de la commune ayant fait le service de capitènne jusqua ce jourd je medemé umblement et simplement an tandu que je vaÿ de muré arganté dans la commune de Saint-Pierre de verché donné au chef le 15 floréal au corre de garde de Lurmeau de Bray C. Gourin sidevans capitene ». C'est clair, c'est concis et les sentiments seraient superflus. On peut lui concéder, à sa décharge, qu'en militaire, il s'adresse à des militaires. Peut-être a-t-il voulu, en changeant de commune, éviter simplement, même s'il a été remplacé, d'être obligé de servir dans la garde nationale alors que la bataille fait rage contre les blancs. Il ne tardera pas à revenir à SaintMacaire lorsque tout ira mieux. Ordres et contre-ordres Les ordres d'amener pleuvent. L'armée prend tout. Les bleus auraient-ils été mis culs nus par les blancs ? En tout cas, la République réclame des vêtements chauds après les trois revers de Grignon. Tous les citoyens sont invités à faire don de chemises, bas, souliers, vieux linge et argent. Selon le greffier de la municipalité, les habitants de Saint-Macaire répondent en masse à l'appel et « se sont transportés en foule à la maison commune qui nous ont déposé 109 chemises, 5 paires de bas et deux paires de guêtres et 55 sols en assignats pour le soulagement des défenseurs de la république et arrêtons que les dits effets seront transportés au district de Saumur demain au plus tard ». Rabouin continue à réformer. C'est au tour de Jean Trouillard, compris dans la classe de jeunes gens réquisitionnés. Il est exclu du Ier bataillon « étant attaqué d'un vice scrofuleux 380 qu'il porte au bras gauche depuis plus de 3 ans et particulièrement d'un abcès à la tête ce qui a obligé à faire un cautère audit Trouillard. Il ne peut assumer aucune fonction pénible et est dans l'incapacité de faire aucun service dans l'armée de la République, à Beaufort 12 pluviose signé Rabouin, Autrement dit les écrouelles, du bas latin scrofulae. Inflammation d'origine tuberculeuse, atteignant surtout les ganglions du cou que les rois de France étaient censés guérir par attouchement, le jour de leur sacre. 380 vu par moi Général de Brigade signé Grignon commandant de place signé Gourdeau ». 381 et vu par moi En mars, le comité de surveillance, peu actif à l'ordinaire, serre de près les volontaires réquisitionnés qui sont en permission. Il leur ordonne d'apporter leurs congés pour voir si leurs permis sont en règle, sans quoi on leur fera subir les lois ordonnées par la nation. Jean Maquineau, qui traîne dans les parages, dispose de 24 h pour rejoindre le bataillon et René Gaudin, n'étant pas dans le « peÿ », devra partir le 26 mars. Puis le comité dénonce deux cultivateurs, Louis Gautier et Jean Laurendeau, qui ont refusé d'aller à Doué avec leurs chariots pour une réquisition. Lecêvre, qui a renoncé en février aux fonctions de curé, démissionne un mois plus tard de son poste de greffier de la municipalité. Louis Guyard est nommé pour le remplacer. Seulement, profitant de l'urgence du besoin, le rusé demande 100 livres pour accomplir la besogne. Le conseil général vote aussitôt cette rallonge à son budget, qui sera payée à Guyard en quatre échéances. Le dénommé Fargeau est le sixième volontaire macairois à être renvoyé dans ses foyers, incapable qu'il est de courir sus aux rebelles de la Vendée. Il a en effet la jambe gauche atrophiée « et ce à la suite d'une grande maladie il y a environ 4 ans ce qui le met hors d'état de faire route et par conséquent de servir dans les armées de la république ». Pendant ce temps, Joseph Defay se cache dans les fourrés de Questembert, toujours sur le qui-vive, et tente de rameuter quelques combattants. À Grand-Champ, il fait saisie de 6000 Ses violentes répressions de la rebellion vendéenne lui ont encore valu de l'avancement. 381 livres dans les caisses du reveceur des impôts et laisse un reçu signé de sa main : « Defay, Capitaine, au régiment de Picardie, au nom du Roi, l'an premier du règne de Louis XVII ». Dénoncé et acculé à Mangolérian (une lieue et demie de Vannes) à la tête de 400 hommes par la garnison bleue de Muzillac, il est pris le 13 juin à Bodermarais, actuellement Bormarais, commune de Noyal-Muzillac. On trouve sur lui un journal daté du 11 juin dans lequel il raconte pour ses parents ce qui lui est advenu depuis un an. Gabriel Daviau siège au comité de surveillance. Ainsi bien placé, il a réussi à obtenir le bail des jardins de la municipalité et de la cure pour 30 livres par an. On se souvient d'ailleurs que Jean Guillon avait déjà donné 14 livres en 93 pour le jardin du curé. Il n'est pas très instruit, ce Daviau, mais il sait signer et aime bien écrire sur le registre du comité de surveillance lorsque le greffier titulaire accepte de lui laisser la plume, ce que Boutet daigne volontiers, étant donné le peu d'importance des procès-verbaux. Cet exercice est salutaire : Daviau fait des progrès étonnants. Son écriture se délie au rythme des quelques textes qu'il consigne. Mais c'est surtout sa signature qui évolue et devient ferme, rayonnante, presque arrogante. La première fois, peu sûr de lui, il écrit'Daviau'. Les sept fois suivantes, il ose'Davieau'. Mais, il revient définitivement à sa première conviction lors des 18 autres paraphes. C'est prairial. Les blés sont montés. Comme d'habitude, les cueilleuses d'herbe ne se gênent pas pour aller herbouler382 dans les pièces emblavées. Elles ont beau ne choisir que les mauvaises herbes, elles finissent toujours par casser les tiges des céréales. Il est temps de prendre un arrêté. « Il est défendu Herbouler : Enlever les herbes des blés et des orges. Herboler, herber, et harbouler sont d'autres termes employés en Poitou. 382 à toute personne à partir de la publication du présent arrêté d'aller sous quelque prétexte que ce soit dans les blés d'autrui pour y cueillir de l'herbe ni faire passage des bestiaux autour des blés ni des vignes sous peine d'être puni suivant la rigueur de la loi. Le présent arrêté sera publié à son de caisse dans toute l'étendue de cette commune pour y être exécuté en ce qui le concerne ». Puis vient thermidor. Le fils de Louis Defay, Joseph Frédéric, est guillotiné le 3 août à Lorient, le soir même de son procès. Et la vie continue. Le 7 août 1794, Pierre Roger remplace Daviau à la présidence du comité qui délibère sur la liste des citoyens de la commune et sur le nombre de détenus à ce jour 383. L'agent national Gourin, revenu d'Argentay, prend la parole à la chambre. Le raisin approche de sa maturité et il faut éviter les dommages que les hommes et les bêtes causent journellement aux fruits. Selon l'habitude, on nomme un garde des vignes et Gourin propose à l'assemblée un réfugié de Genneton, Jean Hullin qui sera payé de sa besogne par les propriétaires des vignes à raison d'un sol par boisselée. Arrive vendémiaire et le raisin est mûr. Des commissaires doivent faire une visite des vignobles le 29 septembre et remettre leur rapport le jour-même afin que soit arrêté le ban des vendanges. Louis Hublot, Louis Gautier, André Trimouillin, Pierre Roger 384, Jean Neau, Charles Devault, Charles Gourin le jeune et Nicolas Valton sont désignés à cet effet. L'on sait déjà que la grêle a endommagé le canton du Bouchet et qu'il conviendrait de commencer par ces parcelles le Cette liste a disparu de l'archive mais elle ne se résume peutêtre qu'à un seul nom : Defay. 384 Encore vaillant. 383 lendemain 30 pour leur éviter un plus grand dommage. Ce qui reste des raisins est en effet absolument pourri. Revenus à 7 h du soir, les commissaires confirment que les vignes situées derrière les Ouches du Bouchet, Champ Courtin, le Clos des Masses, l'Ouche Moreau, le Champ d'Oiron, les Hauts et BasMousseaux, le Clos de Bussily, la Plante à Riché et les petites vignes de Grenouillon ont éprouvé une nuée de grêle qui a causé un dommage considérable au raisin. Il vaut donc mieux fixer le ban de ces clos aux 30 septembre et premier octobre. Le reste des vignobles sera vendangé plus tard : le 3 octobre, le Clos des Petits et Grandes Saulaies, Clos de Bois-Ménard, la Fosse à la Barillé, le Clos des Marqueteaux, le Champ Julien, le Clos dans le Lac, les Forges, le Motay, les Quarts de la Cure. Le 4, le Poirier à la Michelet, les Petits et Grands Champ-Morin, les Genoilles, les Folies. Le 5, les Grandes Vignes, la Croix de la Baffrie, la Roquette, la Vaudouère, Bois Sailly, le Clos Poirier, les Tourneaux, les Nouelles, les Minaudries, la Halterie, les Ribaudes et le Clos de Lassée 385. En octobre, deux orphelins recueillis à l'hospice de Saumur sont imposés à deux couples macairois. Un arrêté de Saumur confie aux municipalités le soin de désigner les familles qui seront tenues d'élever un de ces enfants pour la patrie. « En conséquence, la municipalité se met à la recherche des citoyens Pierre Roger et Jean Debray qui réunissent les conditions nécessaires et prescrites par l'article 2 de l'arrêté pour obtenir chacun l'honneur d'élever un des deux enfants, nombre assigné à cette commune dans l'état de répartition envoyé par le district. Unilatéralement, en effet, la municipalité a désigné Pierre Roger, cultivateur demeurant habituellement au hameau de la Planche pour élever René Timbron, âgé de quatre ans, de la commune de Tréziers, ainsi que Jean Debray, cultivateur de profession, pour élever François David, âgé de douze ans, de la commune de Cossé. Les citoyens pères d'adoption sont 385 Voir annexe VIII. autorisés à se présenter à la municipalité de Saumur qui leur fera remettre les enfants. « Si les enfants sont en possession de quelques papiers, effets, bijoux ou chemises, tenue en sera faite par le directeur des Hospices à la charge de leur conserver ». Les pères d'adoption sont invités « de faire aller les enfants aux écoles, de les pénétrer des maximes du républicanisme, de les instruire de la morale et de les former aux travaux de l'agriculture. Des indemnités seront payées par le directoire au prix fixé et dans la forme déterminée par son arrêté ». Roger ne s'est pas présenté spontanément et la municipalité a dû aller à sa recherche. Ne serait-il pas quelque peu réfractaire à cette mise devant le fait accompli ? Marie Quétineau, sa femme, a déjà agi en conséquence car, le 25 octobre 94, en séance publique de la chambre, on lit le rapport du citoyen Paterne officier de santé du Puy-La-Montagne qui atteste « que le citoyen Pierre Roger cultivateur en cette commune est gisant malade depuis longtemps avec deux de ses enfants ». La chambre informe par ailleurs « de la pétition de la citoyenne Marie Quétineau femme dudit Roger adressée aux administrateurs du district de Saumur par laquelle elle demande à être déchargée d'élever le citoyen René Timbron orphelin conformément à l'arrêté du district et de la nomination faite par la municipalité de cette commune du citoyen Roger pour élever ledit Timbron orphelin ». Les administrateurs « renvoient la pétitionnaire devant la municipalité de Saint-Macaire pour voir ce qu'il y a à faire et éventuellement nommer un autre citoyen pour se charger dudit Timbron ». Rapidement, on trouve quelqu'un d'autre pour remplacer Roger. « Avons nommé le citoyen François Jarry au lieu de Roger, ayant pris connaissance des sentiments énoncés dans ladite pétition et assurent qu'ils sont sincères et véritables ». Les arguments des administrateurs ainsi que la copie de la pétition de Marie sont versés au registre : « Citoyens, la citoyenne Roger de la commune de Saint-Macaire affligée depuis un an et demi par les ravages qu'exercent quotidiennement chez elle une maladie contagieuse qui a commencé à s'emparer de son domestique qui meurt au milieu de ses travaux les plus urgents, son époux et deux de ses fils accablés sous le fardeau d'une fièvre continue et d'un flux, ne leur permet à peine, surtout à son dit époux, de remuer fors rester dans son lit, seule à les gouverner occupée du soin qu'ils exigent fatiguée par les veilles et accablée par les travaux pénibles de sa famille vient de recevoir l'ordre de se charger du nommé René Timbron réfugié de la Vendée âgé de quatre ans et de se transporter au district de Saumur pour qu'elle se fasse remettre par le commissaire l'enfant désigné ». Quant à Marie, elle a particulièrement soigné les effets de sa supplique : « Sans domestique, mon époux et mes enfants presque mourants 386, je ne puis abandonner dans un instant aussi critique pour aller à Saumur sans m'exposer au danger que je trouve mon mari et mes enfants expirant à mon arrivée. Mon cœur s'entrouvre. On ne peut se partager la nature. Toute flattée que je serais d'être utile aux bonnes œuvres, je ne peux m'enlever des bras de mon époux et de mes enfants presque expirants. Je considère citoyens il vous plaise faire nommer tout autre citoyen que le citoyen Roger jusqu'au moment où sa santé Il ne faut rien exagérer. Le 27 août 94, Pierre Roger signe en tant que président du comité de surveillance. Le 29 septembre, quelques jours avant, il vient de faire le tour des vignobles en tant que commissaire au ban des vendanges. Le 15 mars 95, il est membre de la municipalité en tant que maire remplaçant et le 8 juin 99, il est encore élu caporal de la garde nationale. Même s'il ne comparaît pas pour cause d'infirmité, Pierre Roger est encore bien vivant en 1800 puisqu'il est toujours membre de la municipalité. 386 et celle de ses enfants lui permettront de donner suite à l'accueil du jeune Timbron et tous les soins »… 387 Le jus de raisin est à peine en train de fermenter que le magasin militaire du Puy-La-Montagne demande du foin pour le service de l'armée. Les officiers municipaux s'engagent alors à faire délivrer du foin de première qualité par Defay et par Nicolas Pouponnet, « le tout volontairement » 388. Le même jour, la municipalité prélève 65 quintaux de paille : la veuve Abraham, la veuve Nicolas, Nicolas Pouponnet, Louis Defay et Félix Pelletier fournissent 6 quintaux, Jean Piau 5 quintaux 76, Fillon le meunier, Jean Rouleau, Jean Debray, Joseph Rabouin 5 quintaux, Charles Gourin, Charles Péponnet, Pierre Roger, François Vaslin 4 et René Mestreau 3. Mais, deux jours après, il manque encore 15 quintaux de froment et 15 quintaux d'orge. La répartition est vite opérée. La veuve Nicolas donnera 15 quintaux de froment et orge, et la veuve Abraham 15 quintaux -mi-orge mi-froment-, qui seront livrés le lendemain dans le grenier public de Saumur sur leur responsabilité personnelle. Il y a là à penser que les deux veuves doivent être très mal vues par le maire Pelletier, pour ne pas dire suspectes. Ce n'est pas tout. Les bleus ne se nourrissent pas que de pain. Il leur faut aussi de la viande et la commune n'a point satisfait complètement à l'arrêté du Comité de Salut Public du 11 La pétition est bien faite, mais la page du registre est coupée à droite et il est impossible d'en reconstituer le texte intégralement. Il s'agit vraisemblablement d'une maladie grave mais guérissable. En d'autres temps, Marie Quétineau n'aurait pas eu cette démarche à faire, mais son frère Pierre, général républicain, vient d'être guillotiné en mars dernier (voir DB). 388 Defay se refait une bonne réputation. La quantité de foin est laissée en blanc, le greffier ne sachant pas, au moment où il écrit, combien chacun pourra donner. Et il oubliera ensuite de le rajouter. 387 avril dernier qui réquisitionnait la huitième partie des cochons de la commune. Pour subvenir complétement à la livraison totale, Saint-Macaire doit encore un porc. Les officiers municipaux de la commune font alors assembler tous les cochons de la commune. Au milieu des gloussements aigus, ils choisissent une bête à poil blanc âgée d'environ dix mois et pesant environ deux cents livres, appartenant à Pierre Rouquier, cultivateur. Rouquier conduira « ledit cochon demain sans délai à Saumur » et s'adressera aux administrateurs du district qui lui indiqueront le lieu où il devra le déposer. Le même jour, 6 novembre 1794, Pelletier est désigné par la municipalité pour aller répondre, devant l'agent national à Saumur, aux questions qui seront faites concernant l'agriculture. Initialement, il avait été décidé que le maire du Puy-La-Montagne pourrait représenter Saint-Macaire, mais Saumur préfère des « citoyens cultivateurs intelligents et patriotes pris dans les différentes communes du canton qui connoîtraient parfaitement l'état de la culture dans l'arrondissement ». Or Pelletier est fermier de Bray. Les hommes et les cochons vont à Saumur. Par contre, les équidés sont dirigés sur Angers, là où sont situés les haras et la station de remontes de la République. Grignon, qui connaît bien son cheptel, fait savoir qu'il a de bonnes bêtes, dont un baudet qui sert d'étalon au pays. Le représentant du peuple « près l'armée dans le département de l'ouest chargée de la surveillance de la Loire autorise le citoyen Fleuroux, inspecteur des remontes, de faire enlever de chez le citoyen Grignon cidevant adjudant général deux baudets et un cheval entier qui sont à Saint-Macaire et de les faire conduire sur le dépôt de la république à Angers ». Grignon court donc plusieurs lièvres à la fois, restant à la fois fermier de Sanzay, propriétaire du Perdriau, membre de la municipalité de Saint-Macaire et grand chef de guerre. Cet homme-là, aussi pervers qu'imprévisible, met le pays à feu et sang avec des gardes nationaux auxquels il donne pour carotte et récompense le droit de vol, de pillage et de viol. Il est désormais devenu la bête noire des blancs aussi bien que des patriotes et les ordres de réquisition signés de sa main mobilisent sur le champ tous les municipaux de la région. Le général Grignon est partout et décide de tout. Le 6 juin 1794, il emmène bobonne, Louise Perrine Desportes, faire des emplettes à la vente nationale de la Commanderie de la Landedes-Verchers. Il y a là un mobilier important, celui du commandeur, émigré et la foule se presse dès l'aube. Il fait beau et tout peut être exposé dehors. Grignon donne l'ordre au commissaire d'ajouter à la vente quelques meubles entreposés dans l'église et de faire brûler quelques cahiers, compris dans l'inventaire. – Ce ne sont, avance-t-il, que les histoires des ci-devants, rois et commandeurs, et autres brochures de l'ancien régime et de la ci-devant religion catholique ! Brûlez-moi tout ça, aboie-til. Louise Perrine a acheté une écuelle de bois et trois boisseaux pour 8 livres 10 sols ainsi qu'une grande armoire en bois blanc pour 51 livres. Les biens les plus recherchés, lors de ces marchés, – et donc les plus disputés à l'enchère -, sont les couettes et les traversins en plume d'oie où se lovaient les aristocrates et les religieux. Jean Rouleau, de la Bafferie, perd ainsi sa première enchère sur un édredon et son oreiller qui sont adjugés 102 livres à un paysan de Concourson, mais il réussit sur un deuxième lot, dont la couette est plus petite et qu'il obtient à 72 livres. À titre de comparaison, le confessionnal en bois blanc est bradé 8 livres ! La vente durera deux journées pleines tant la commanderie recelait encore de trésors, alors que les bibelots, qui avaient été transportés au magasin de Saumur, avaient déjà fait l'objet de deux jours d'enchères en janvier dernier. Ces deux ventes rapporteront en tout 9717 livres à l'État. Le comité de surveillance de Macaire fait le maigre inventaire de ses archives afin de les envoyer au comité de Saumur. Il vient de recevoir un rappel à l'ordre du 2 novembre. « Citoyens frères et amis, dit le comité de Saumur, la loi du 7 fructidor, art. 27, vous prescrit de nous déposer, dans la décade qui a suivi la promulgation de ladite loi, toutes les pièces, renseignements et effets dont vous êtes dépositaires. Nous sommes étonnés, Citoyens, du retard que vous mettez à l'exécution de cette Loi : nous vous invitons donc de vous y conformer dans le plus bref délai. Salut et Fraternité ». Les Macairois s'exécutent seulement le 10 et ne trouvent finalement à envoyer qu'un registre contenant 14 pages dont 7 de « remplises » et le surplus en blanc, un tableau des noms, qualités des citoyens de cette commune détenus et enfin le procès-verbal de nomination du comité de surveillance. Le greffier ajoute, comme pour s'excuser : « et sont tous les papiers déposés au ci-devant comité de surveillance de Macaire 389 ». Brumaire 1794 est vraiment l'un des mois les plus lourds de réquisition. Cela prouve cependant que les paysans continuent à produire en ces temps difficiles. Saumur demande le recensement des blés, foins, avoines et pailles « qui se sont recueillis dans cette commune » et en accélère la réquisition. Comme partout, les Macairois sous-évaluent fortement leurs déclarations selon lesquelles il apparaît impossible aux municipaux de fournir au magasin militaire de Doué le quota de 50 quintaux d'avoine demandé. La municipalité décide alors de nommer deux commissaires « qui se transporteront dans tous les greniers de cette commune pour y vérifier s'ils ont de Nous n'avons trouvé que deux fois la commune désignée sous ce nom révolutionnaire : ici et sur le PV de vente nationale de Bray. 389 l'avoine et en cas qu'ils en trouvent la mettre de suite en réquisition et la faire conduire immédiatement au magasin de Doué ». Cette tâche ingrate revient aux compères Gabriel Daviau et René Champion qui ne trouvent pas grand chose. En janvier 1795, la ville de Saumur manque cruellement de grains et il est encore demandé 80 quintaux de blé froment « à fournir pendant six décades à raison d'un sixième par icelle ». La municipalité se considère une fois de plus incapable de livrer ce poids « à cause du peu de blé qui existe dans la commune en raison des besoins constants d'icelle eu égard à sa population et de la quantité de réfugiés qui sont en icelle, arrêté du consentement dudit commissaire qu'ils livreront 40 q de blé tant froment que méteil et ce dans les plus brefs délais ». Le retour de Defay Louis Defay est interrogé sur deux de ses filles qui résident au Mans, Céleste, religieuse et Sidonie Defay qui s'est réfugiée près de sa sœur. Pelletier veut sans doute s'assurer de la bonne conduite des membres de cette famille suspecte. En effet, Sidonie avait, un temps, suivi son frère Joseph Frédéric après la débâcle de l'armée catholique. Louis comparaît à la maison commune devant les officiers municipaux, le 8 janvier 1795. En tant que père, il présente un certificat de résidence de Sidonie, dressé par la municipalité du Mans et daté du 5 janvier. Le greffier de Saint-Macaire le recopie littéralement : « nous certifions que la citoyenne Augustine Sidonie Defay sans profession demeurant en cette commune non prévenue d'immigration a résidé sans interruption sur le territoire de la république depuis le 9 mai 1792 jusqu'à ce jour ainsi que nous l'ont attesté les citoyens Cassidi sans profession, Bignon et Crespin notaires publics tous domiciliés en cette municipalité lesquels suivant leur affirmation individuelle qu'ils en ont fait ce jour ne sont ni parents ni alliés ni fermiers ni domestiques ni créanciers ni débiteurs. Certifions en outre que la citoyenne Sidonie Defay a devant nous dès avant ce jour prêté le serment prescrit par les lois qu'elle n'est imposée sur aucun rôle de cette commune en foi de quoi nous avons signé ». Le comité de surveillance du Mans atteste par ailleurs que la citoyenne Defay n'est point en arrestation pour cause de suspicion ou de contre-révolution. Maintenant que son fils a été pris et guillotiné, Defay semble rentrer en grâce doucement. Si bien que quelques jours plus tard, Louis Guyard ayant donné sa démission du poste de greffier, quelqu'un propose que Defay le remplace. Louis accepte, prête serment et appose sa signature aux côtés de celle de Pelletier. En fait, la rancune de Louis ne va pas à ces nouveaux municipaux. Son principal ennemi reste Grignon et, en cachette, il ne doit rien ménager pour lui nuire et son retour à la municipalité procède plus du calcul que d'un soudain intérêt pour la cause révolutionnaire. Les textes du registre se font aussitôt plus lisibles, retrouvent une clarté oubliée et reprennent souvent le ton du discours, à la fois ambivalent et dérisoire, cher à Defay lors de ses secrétariats antérieurs. Malgré la mort de son fils, tout rentre dans l'ordre pour Defay, puisque, dès juillet, le district de Saumur lui accorde « main levée pure et simple du séquestre mis sur ses biens tant meubles qu'immeubles et l'autorise à se mettre en possession et jouissance d'icelui et ordonne qu'il en sera remis le produit de ses biens et meubles versé dans les caisses des receveurs nationaux de ce district sur la quittance au bas duquel arrêté est l'homologation du département de M. -et-L. ». Defay ne remettra ce document à la municipalité de Saint-Macaire que le 15 septembre, s'attendant peut-être à quelque polémique ou ne désirant seulement faire qu'un peu de provocation. Son premier procès-verbal de nouveau greffier relate les péripéties d'une réquisition que Jean Rouleau et Jean Piau ont refusé. Ils n'ont pas jugé utile de se rendre, avec une charrette et quatre bœufs, au bureau du citoyen David à Doué afin de se faire enregistrer et de recevoir les ordres pour une destination qui leur aurait alors été indiquée. Cette indiscipline, surtout celle de Rouleau, puisque Piau offrait et offre encore de partir avec lui, a poussé le district à frapper Saint-Macaire d'une nouvelle réquisition à laquelle Rouleau est à nouveau affecté par le conseil. Devant son refus réitéré, la municipalité s'en remet au district pour forcer la forte tête à obtempérer et à lui faire rembourser les 5 livres de frais d'ordonnance et de porteur qu'elle vient d'avancer. Le bornage entre Bouillé, Saint-Macaire et le Puy est en bonne voie. Le 10 mars, les commissaires de Saint-Macaire, Mathurin Nevouet et Charles Gourin, ainsi que ceux du Puy, Moreau et Fournier, se retrouvent chez Pelletier à Bray à 9 h du matin. Ils se dirigent ensuite vers Pancon, la Gauvinière et la Bâtardière, lieux de litiges frontaliers, où ils retrouvent les commissaires de Bouillé. C'est ce jour-là qu'est tracée définitivement la ligne de démarcation entre les trois communes. Puis le district réclame la liste des membres de la municipalité. Les organigrammes ne sont pas à la mode à cette époque et voilà maintenant presque deux ans écoulés depuis la nomination de Pelletier. De plus, quelques changements ont été opérés dans l'intimité. Le 15 mars, la municipalité se présente comme suit : Félix Pelletier maire, Jean Coquin, Nicolas Péponnet, Jean Piau, Pierre Achard, Mathurin Nevouet officiers municipaux, Charles Gourin agent national, Jean Guitton, François Guillon, Jacques Guillon, René Champion, Jacques Gautier, Jean Guillon, François Vaslin, Louis Guyard, Jean Rigault, Joseph Robert, Louis Grignon, Pierre Lecêvre notables. Joseph Revert est dit mort et Louis Grignon et Pierre Lecêvre sont dits absents 390. Des membres ont été nommés en cas de défection éventuelle. Pierre Roger remplacerait le maire, Charles Péponnet, Charles Gourin le jeune, René Valton, Gabriel Daviau, Jean Dubray sont des officiers municipaux potentiels et Louis Guillon prendrait la fonction d'agent national. Quant à Charles Devault, Louis Launay, Jacques Cacouault, Urbain Hublot, Jean Trouillard, Nicolas Valton, Le procès-verbal ne statue point sur ces deux cas. Lecêvre et Grignon sont en situation irrégulière et la municipalité s'en trouve quelque peu illégale. 390 Louis Fillon, Pierre Carré, Pierre Herpin le jeune, Jean Panneau, Jean Nau et Pierre Taillée, ils feraient de bons notables suppléants. Les assesseurs en service sont Jean Guillou, Jean Guitton, François Guillou, et Louis Defay peut remplacer Louis Grignon, ce qui ne serait pas pour lui déplaire. Enfin, François Jarry, Jean Guillou et Étienne-Louis Boutet sont prêts à servir d'assesseurs. Ce soudain intérêt du district à connaître les responsables de Saint-Macaire est motivé par la négligence apportée aux affaires courantes dans la commune. La perception des impôts fonciers et mobiliers pour 93 n'est encore pas effectuée en mai 95. Après plusieurs affichages, personne ne se présente. Le maire en personne, Félix Pelletier, légèrement plus responsable que les autres, est commis d'office à cette tâche qu'il effectuera gratuitement. Il ne recevra que 12 deniers pour l'achat du livre de la contribution foncière et 3 deniers pour celui de la contribution mobiliaire. De même, le 22 mai 95, Saint-Macaire est dans le collimateur du district. La commune tarde à fournir le cinquième des grains pour l'approvisionnement du magasin militaire de Saumur. Le commissaire Moreau, du Puy, fait le tour des propriétaires de grains pour en connaître le contingent. Contrairement à ce ce disent régulièrement les municipaux, les greniers s'avèrent pleins. Il résulte de la perquisition, qu'au total, la commune recèle 363 boisseaux de froment, 650 boisseaux de méteil, 57 boisseaux de seigle, 145 boisseaux de farine de méteil et 17 boisseaux de rouge, le tout mesure de Doué. Le cinquième s'élève donc à 267 boisseaux 5 écuellées au moins dont la moitié, 133 boisseaux, doivent être livrés aux magasins militaires du district de Saumur dans les dix jours. Le commissaire prévient que toute négligence apportée par le corps municipal à cette livraison serait considérée comme « un crime, dont il deviendrait coupable envers la nation, l'intérêt général et le salut de la patrie dépendant étroitement des traitements des subsistances des troupes ». Evidemment, Saint-Macaire se presse sans hâte et le 19 juin, Saumur fait appel à la force armée pour accélérer le mouvement. Ailleurs qu'à Saint-Macaire, la manœuvre pourrait paraître subtile et radicale car le séjour des quatre gens d'armes est à la charge de la municipalité. Chaque cavalier touche 5 livres par jour pendant le temps qu'il reste au village. C'est mal connaître nos macairois qui se sont aménagé une petite caisse noire destinée à ce genre de dépenses imprévues. Les militaires séjournent neuf jours aux frais de la princesse. « Nous leur avons payé, écrit sans honte aucune le greffier, par égale portion entre chacun de nous officiers municipaux la somme de 175 livres pour reprendre pareille somme sur des fonds à ce destinés ». Que les membres se cotisent, soit. On ne peut les blâmer de ce premier souci électoraliste, ni d'une crainte éventuelle de la vindicte des habitants. Mais qu'ils aient prévu des fonds spécialement à cet effet montre que la commune est d'accord sur ce genre de pratique et que les municipaux ne se sentent en rien responsables. Pendant les vendanges de 95 391, les deux sœurs Defay, dont l'une est plus sœur que l'autre puisque ci-devant religieuse, reviennent s'établir à Saint-Macaire chez le papa. Céleste a rapporté une cloche de son couvent du Pré. Toutes deux comparaissent à la chambre du Bouchet et présentent des certificats de résidence de la commune du Mans prouvant qu'elles y habitent depuis vingt-six mois. Le vrai retour en grâce de Louis Defay se fera à l'automne 95, lors de l'élection d'un nouvel agent municipal, c'est à dire d'un maire, et d'un adjoint. Defay est président du scrutin et 391 Voir en annexe VIII. Pelletier secrétaire. Pelletier est nommé agent municipal et Defay adjoint. Mais cette figure de Saint-Macaire, l'une des principales en définitive, n'aura plus guère le loisir d'assumer ses dernières responsabilités. Il s'éteindra le 21 octobre 1796 à l'âge de soixante et onze ans. Son épouse, Céleste Blondé, lui survivra seize ans. Affaires courantes Une loi du 20 messidor, publiée à la porte de l'église, décrète l'établissement d'un garde-champêtre dans toutes les communes rurales de la République. Ce terme de messidor sent bon les moissons mais en attendant, il paraît urgent de mettre cette loi à exécution pour la bonne conservation des récoltes. Le conseil général de la commune propose d'une voix unanime de nommer à ce poste Jacques Boutet, dont la probité et le patriotisme sont connus, et de lui allouer, pour salaire d'une année, la somme de 120 francs. On verra plus loin en quoi consiste cette responsabilité et comment les deux fonctions de greffier et de garde-champêtre représentent en définitive beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages. Les vendanges de 95 se sont effectuées dans de mauvaises conditions dans les derniers soubresauts de la Convention. Les commissaires à la visite des parcelles reviennent à 5 h du soir le 11 octobre. Selon eux, le raisin a atteint son degré de maturité et il est temps, pour éviter le dommage que causent les pluies journalières, de vendanger cette semaine. Les clos habituels autour des Bouchettes seront vendangés en premier le 14. Les autres vignobles le seront les 15, 16 et 17 octobre 392. Si personne ne se présente le 5 mars 96 pour recevoir la perception des impositions de l'an IV -contributions foncières, personnelles et somptuaires de la commune-, la perception en est adjugée le 13 mars au rabais : Louis Guyard propose de gagner 1 sol par livre, Louis Guillou 9 deniers par livre, Louis Guyard 8 deniers, Louis Guillou 7, Louis Alleaume 6, Louis 392 Voir en annexe VIII. Guyard 5, Alleaume 4, enfin Guyard 3 deniers par livre, soit 3 deniers correspondant à la valeur métallique de 1790. Guyard doit se charger de ramasser les fonds, de les verser sur le compte de la République et de se conformer en tous points aux lois et règlements. Il devra en même temps récupérer les impôts locaux 393. Auparavant, il lui est demandé de fournir une caution solvable. Alors Louis Neau se présente et accepte de cautionner Guyard. Comme cela paraît simple, vu de si loin dans le temps. En juin 96, Louis Grignon achète au Puy-Notre-Dame, pour 8369 francs, la maison de la Haye, jardin, vignes, terres et dépendances qui appartenaient à Luc-René Gibot. Le 19 juillet 1796, Bray est vendu comme « bien national de deuxième origine » 394 suite à l'émigration de Luc René Gibot compris sur la liste générale des émigrés. La vente est faite par le receveur des domaines nationaux d'Angers. Les biens sont exploités par Félix Pelletier qui s'est installé là en février 1793 395 en tant que fermier « indépendant ». L'acquéreur, René Robert Merceron, demeurant à Milly-Le-Meugon, achète donc là une belle ferme, imposée 366, 60 francs en 1793, et qui procure un revenu annuel théorique de 1466, 40 francs. Les biens sont vendus libres de toutes charges. Les fermages de l'année en cours seront partagés entre la République et le fermier. Quant aux bénéfices des récoltes précédentes, La Nation (ou Pelletier qui en fera son affaire) se les réserve. Cette tâche supplémentaire lui est demandée par la municipalité. Puisqu'il se rend dans toutes les fermes, pourquoi ne pas faire d'un seul percepteur deux rentrées d'argent ? 394 Ceux de première origine sont les biens ecclésiastiques. 395 Certainement déjà en 1792 puisque le PV dit « les biens sont exploités sans bail dont l'existence fût certaine en 1792 ». Il conviendrait de connaître la date précise d'émigration de Gibot. En tout état de cause, Pelletier aura fait une bonne affaire et aura pu s'enrichir à son gré pendant cette période. 393 Le prix de vente se décompose en 32 260, 80 francs de capital, 900 francs de valeur immobilière, ce qui est peu en comparaison des 5 002 francs d'arbres monumentaux comptés 396. René Robert peut prendre possession de sa propriété le jour de la vente, avant même d'avoir versé la moitié du prix dans la décade, et le solde dans les trois mois. Il peut laisser le fermier jouir des biens jusqu'à l'expiration de son bail ou l'en évincer en se conformant aux dispositions prévues par la loi. Et si Pelletier ne détient aucun document officiel, le problème sera vite réglé. D'ailleurs Pelletier ne restera plus lontemps dans la commune. Il démissionnera même de sa fonction de maire huit mois plus tard, en mars 1797, sa disparition de la scène macairoise étant à peu près concomitante avec celle de Louis Defay. Les citoyens intéressés par le poste de garde-champêtre sont invités à se présenter le 28 août 96, pour postuler ou indiquer un Macairois susceptible d'assumer ces fonctions. Plusieurs cultivateurs sont là, dont Nicolas Pouponnet, Jean Coquin, Louis Guillou, Jean Guillou, Jean Guitton ainsi que Jacques Boutet, le garde actuel. En fait, ce dernier n'a pas du tout l'intention de céder sa place et demande la continuation de son mandat. Personne ne s'y oppose. Pourtant, les 120 f par an pour une besogne intermittente font quelques envieux. L'automne 96 voit Lecêvre revenir à la chambre de SaintMacaire pour se rétracter de son serment constitutionnel. Lecêvre prétend qu'il n'a jamais consenti librement cet acte contre lequel il proteste, assurant qu'il n'y a adhéré qu'en vertu de la loi révolutionnaire, et n'entendant plus à l'avenir en faire usage. On enregistre sa déclaration qu'il signe. 396 Voir le détail de la vente de Bray en annexe XIV. Jacques Hamon, charron de Saint-Macaire, mais aussi marchand-fermier à ses heures, achète nationalement, le 30 septembre 1796, le presbytère de Saint-Macaire pour 486 francs. Il y a là une cuisine avec four, un cellier, une chambre haute à cheminée, une écurie, deux appentis, une cour et un jardin d'environ 2 boisselées. Après une longue portion congrue, voilà donc que l'on assiste au démantèlement complet des structures curiales à Saint-Macaire : plus de cure, plus d'effets dans l'église et plus de curé en poste, – d'ailleurs avec quels ornements et objets de culte ce dernier pourrait-il officier ? René Texier vient peut-être du Puy-Notre-Dame avec son propre outillage dire quelques messes, mais la mission du garde-champêtre paraît alors tellement plus importante que celle du curé. Les actes de la période allant de l'automne 96 au printemps 97 ne sont pas nombreux. Le siège de Pelletier étant vacant, une élection remet François Jarry à la tête de la municipalité le 2 avril, et pourvoit, en la personne de Louis Abraham, au remplacement de l'adjoint Defay qui est mort depuis cinq mois. 1797 est l'année du bornage définitif entre la commune des Verchers et celle de Saint-Macaire. Une commission bilatérale passe la journée le long des limites, autour de la Vouie, puis traverse le morceau de terre des Patis-Minaux appartenant aux héritiers de la Ville, suit le fossé et longe la lisière du bois entre Brignon et Preuil. La conclusion est sans appel : « resteront certains morceaux à la commune de Saint-Macaire et iront certains morceaux à la commune de la Lande ». Les bâtiments de l'abbaye de Brignon, de la Grange de Brignon et leurs terres respectives sont mis en vente nationale le 6 janvier 1798 397. Les deux tiers du prieuré sont vendus 397 L'inventaire en avait été fait le 8 mai 1790. Voir plus haut. nationalement. En effet, l'autre tiers du prieuré appartient, depuis la réunion de la mense 398 du couvent, à l'hôpital de Montreuil-Bellay. Enfin, Guéniveau de Raye a déjà pu distraire quelques terres du prieuré avant leur vente nationale. Le premier lot est évalué à 9675 f dont 3225, 33 f représentent la part de l'hôpital. Cette partie n'est plus considérée comme bien national, et reste en propre à l'établissement hospitalier. Les deux autres tiers sont acquis par Toussaint Louis Bérault, membre du Tribunal de Cassation de Paris, qui a délégué René Charbonnier demeurant à Angers, faux bourg Laud. Le deuxième lot, la Grange de Brignon, est vendu sur de la Selle d'Écheuilly, l'un des membres de la famille émigré, au même Bérault, toujours par l'intermédiaire de Charbonnier. Le prix en est fixé à 15 447, 50 f 399. Le même jour, sont vendues séparément 4 boisselées de Brignon et 8 boisselées du Doyenné à Charles Péponnet, pour 308 francs. Les 4 boisselées jouxtent l'un de ses champs à Chambernou. À partir de 1798, le registre des délibérations communales est principalement consacré aux bans des vendanges et aux problèmes de garde des cultures. Le 9 vendémiaire-Ier octobre, le degré de maturité du raisin est atteint et, pour éviter tout retard dans les semailles des blés et les pluies qui menacent, il est urgent de vendanger comme s'ensuit : « Quatridi 400 14 vendémiaire, quintidi et sedidi 15 et 16 vendémiaire, settidi 17 vendémiaire, octidi 18 vendémiaire ». Ensemble de biens appartenant aux membres d'une communauté (mense conventuelle). 399 Voir le détail des terres respectives au DB (article Brignon et Grange de Brignon). 400 Division en décades (decadi). Chaque jour de la décade porte un nom : primidi, duodi, tridi, quartidi, quintidi, sextidi, octidi, nonidi et decadi. Le greffier a commis une erreur sur « quatridi ». 398 Après son départ de Bray, l'ancien maire Félix Pelletier tente de faire fortune tout près. Devenu agent municipal du Puy, il préside une commission pour établir les sections de la commune de Saint-Macaire, ou les rectifier, et confectionner ensuite la matrice du rôle. Pelletier, originaire de Chalonnes, est instruit. Il représente le type-même d'aventurier qui sait mettre à profit les opportunités qui se présentent là où il se trouve. Il réussira à être maire du Puy-Notre-Dame en brumaire an X, poste dont il démissionnera l'année suivante. À Saint-Macaire, lors des élections municipales du 28 mars 98, les voix vont à nouveau en faveur de François Jarry. Il explique alors qu'il ne peut prendre cette place pour des raisons connues de lui seul et que, déjà, « après avoir rempli ces fonctions pendant 2 ans, il en est sorti de droit et en fait remerciement à tous les bons citoyens de l'assemblée de SaintMacaire ». Alors, sans désemparer, l'assemblée procède à un nouveau scrutin qui élit le récent acheteur de Bray, René Robert. Lui aussi remercie, mais ne peut accepter. Un troisième scrutin donne Louis Abraham gagnant de justesse, par 9 voix sur 17. Lui, au moins, accepte. Puis Charles Gourin, par 11 voix sur 17, est élu adjoint, situation qui ne semble pas lui plaire puisqu'il proteste contre sa nomination 401. Le motif n'en est pas invoqué, mais il s'imaginait peut-être bien ceint de l'écharpe tricolore, suprême couronnement de son zèle révolutionnaire. 401 Des champs et des gardes-champêtres Ce n'est pas d'aujourd'hui que ce village connaît les affres du chapardage dans les cultures. Les mauvaises habitudes de « grapiller » les raisins, d' » herber, herboler ou harbouler dans les seigles et les métaux 402 », de « labourer les chemins », sont sans cesse mentionnées. La commune est régulièrement confrontée au problème de trouver un bon garde-champêtre bien respecté. Autrefois, on ne nommait un garde provisoire que fin août, lorsque les raisins promettaient de venir à maturité. Et puis, sous l'ancien régime, les riches propriétaires étaient finalement plus tolérants. En ces temps contestataires, personne ne respecte plus rien et les nouveaux paysans, qui font l'expérience de la propriété foncière, ne supportent pas les dommages causés par les cueilleuses d'herbe et par les bestiaux errants dans les vignes et les blés. Ainsi, dès 1794, prend-t-on conscience à Saint-Macaire de la nécessité de publier un arrêté pour interdire le ramassage d'herbe et le pacage des bêtes autour des céréales et de faire rémunérer, à raison d'un sol par boisselée, un garde des vignes par les propriétaires. Jean Hullin avait été ce premier garde-vignes nommé officiellement par la municipalité. Puis, juste avant les moissons Pluriel de méteil, sans doute. D'autres formules traduisent la variété des parlers locaux de ces gens rapportés : « arboller, aller herbouller, aller à l'herbe » (RDC, 1823), « aller halbotter ou herbouller dans les vignes » (RDC, 1826). 402 95, une loi du 22 messidor portait établissement d'un gardechampêtre dans toutes les communes rurales. Celui de Saint-Macaire, Jacques Boutet, n'avait été désigné que le 24 août de cette même année. Connu pour sa probité et son patriotisme, il se voit gratifié d'un salaire très honnête de 120 livres, si bien que l'année suivante, il demande à continuer, au grand désappointement des quelques candidats éventuels. En 96, Jacques Boutet conserve la charge de garde et consent à poursuivre en 97, tout en demandant 18 livres de plus pour « battre la caisse ». À sa décharge, il est vrai que cela prend du temps d'aller tambouriner par tous les vingt-sept hameaux afin d'annoncer la bonne nouvelle communale. Mais la rumeur publique commence à considérer Boutet comme un incapable. Les dommages aux vignes restent importants. Boutet ne fait apparemment rien de spécial pour protéger les récoltes et, en mars 98, on lui enlève le tambour qui est mis aux enchères. François Lejeune se contente alors de 16 livres 6 sous pour battre la caisse. En août 98, la municipalité décide de nommer un garde suppléant à Boutet qui, de toute évidence, jouit de certaines protections. Ce sera Michel Gourin, du Vaudelnay, puis Michel Jauret en 99, Michel Garnier en 1801, Pierre Thomas Lahaye en 1802. Tous les maux sont alors reportés sur les adjoints. Boutet reste accroché fermement à son poste de garde des champs et non pas des vignes. Vient 1802. François Lejeard se propose à ce poste « pour 1 centime par boisselée de vigne sous réserve de fixer le prix des délinquants pris en contravention étant de toutes sortes, tant de bestiaux que d'hommes et de femmes et enfants pris de jour ou de nuit. Ledit garde, de plus, se charge de surveiller le cimetière de la commune 403 et que tous ceux qui seront pris à y faire paître leurs bestiaux il en fera le rapport ». 403 On fait pâturage de toute herbe à Saint-Macaire. À la fin de l'année 1802, sur les plaintes faites par « le général des habitants » qu'il ne surveille pas assez les propriétés, Boutet est enfin révoqué. Les nominations des gardes des vignes successifs se font toujours fin août, début septembre. François Lejeard revient en 1803 pour garder les vignobles moyennant 3 liards par boisselée de vigne. Il fixe des tarifs précis pour les « prises » qu'il fera : « pour toute personne âgée de 20 ans : 20 sous, pour ceux en dessous de 20 ans : 12 sous, pour bœufs vaches chevaux : 20 sous, pour chèvres : 40 sous, pour brebis et cochons : 12 sous, pour volailles : 12 sous ». L'équilibre, on le voit, semble parfaitement respecté entre les hommes et les animaux. Les gamins sont sur un pied d'égalité avec les volailles et le petit bétail, et les adultes avec les gros bestiaux. Les chèvres, particulièrement voraces, ont un régime spécial. Il faut attendre 1815 pour que Lejard soit démissionné pour incompétence. Il est remplacé par Pierre Mesleau que l'on oblige, pratiquement, à exercer. En 1822, on revient aux anciennes habitudes. En plus du garde-champêtre, il y aura à nouveau un garde des vignes, André Doc, qui sera payé 50 f prélevés sur le traitement du garde-champêtre Mesleau auquel il ne restera alors que 200 f. Dès 1825, vu son grand âge, Mesleau est prié d'aller voir si une autre municipalité veut bien de lui. L'étendue de SaintMacaire nécessite un homme très libre pour le remplacer. Mesleau est d'ores et déjà prévenu que ses fonctions cesseront à la fin de la présente année 1825. Alors il ne fait plus rien du tout et, pour faire peur, la commune annonce que Jean Pocquereau, son remplaçant, entrera en fonctions le 14 août, ce qui est pur mensonge. Ces précautions prouvent bien que les déprédations sont monnaie courante. Elles s'amplifient tellement que le garde-champêtre en arrive à craindre pour sa sécurité. Le 7 septembre 1826, le maire demande « de permettre à Jean Pocquereau garde-champêtre de porter avec lui une arme de guerre à feu tant pour sa sûreté personnelle dans ses fonctions que pour se défendre des animaux dangereux qui se trouvent dans les bois assez étendus existant sur le territoire de la commune et pour empêcher les poules d'aller dans les vignes qui avoisinent plusieurs hameaux y causer beaucoup de dégâts les personnes chargées de les veiller n'y faisant pas assez attention sachant que le garde n'a pas le droit de porter un fusil considérant que vu les motifs énoncés une arme à feu est nécessaire au garde de la commune et qu'elle n'offre aucun danger attendu la garantie qu'il présente par les bons principes de moralité arrêtons que le sieur Pocquereau Jean est autorisé à porter une arme de guerre à feu dans l'exercice de ses fonctions ». Mais Pocquereau démissionne en 1831. Il est remplacé par un ancien militaire, François Jousset, qui tombe dangereusement malade en octobre 1832. Alors les habitants en profitent aussitôt. « Les fruits des vignes et autres fruits se trouvent beaucoup ravagés ». Le syndrôme du garde-champêtre est véritable à SaintMacaire. Le titulaire de 1833 tombe encore malade, remplacé le 10 mai par René Laroche. Les augmentations de salaire n'y font rien. Ces gardes sont mal vus de la population et ne tiennent pas longtemps devant cette difficile responsabilité. André Doc reprend du grade pour l'année 1837 avec un traitement de 260 f jusqu'en juin 1843, date où il démissionne. Il ne cessera véritablement que le 30 septembre juste avant les vendanges alors que le 20 août, un remplaçant, Jacques Timon, tailleur d'habits de Bouillé, a déjà été engagé. Pendant ces dix dernières années, invariablement, qu'il y ait ou non un garde-champêtre, deux arrêtés annuels prennent la défense des blés en mai et des vignes en août. L'ère napoléonienne Tout a recommencé à s'assouplir depuis la fin de la Convention. Les Macairois vaquent à leurs occupations rurales. En mai 1799, Louis Guillou et Jacques Boutet sont commis à la surveillance de l'échenillage des arbres, des haies et des bois, « le plus actement possible dans le délai de 8 jours ». Les échenilleurs se serviront d'un échenilloir, sorte de cisaille fixée au bout d'une perche. Il convient aussi de renouveler la garde nationale. Chaque compagnie, de 120 hommes au moins, y compris les officiers, doit avoir un capitaine, un lieutenant, 2 sous-lieutenants, 4 sergents et 8 caporaux et 2 tambours. Les officiers sont élus en deux scrutins 404. Le premier vote tire le capitaine, le lieutenant et les 2 sous-lieutenants. Le deuxième scrutin élit les 4 sergents, les 8 caporaux et les 2 tambours. François Jarry est nommé capitaine, Louis Guillou lieutenant, Louis Guyard premier souslieutenant, Jean Guitton deuxième sous-lieutenant, René Robert, Charles Gourin, Pierre Pierron le jeune et Louis Alleaume, sergents. Quant à René Genneteau, Charles Péponnet, Étienne Louis Boutet, Louis Nicolas, Jean Guillou, Louis Frémaudière, Jean Gourin et Pierre Roger, ayant réuni moins de voix, ils ne seront que caporaux. Enfin, Jean Rouleau et Jean Bliard feront office de tambours. Le 2 août 1800, François Jarry comparaît devant Abraham, agent municipal directorial, pour accepter et prêter le serment de fidélité à la constitution et remplir la fonction de maire consulaire à laquelle il a été nommé par le citoyen Montault de 404 8 juin 1799. Silles, préfet du Département de M. -et-L., et le sous-préfet de Saumur, Labarbe. La réorganisation administrative napoléonienne est rapide. Cette fois, Jarry accepte. Louis Abraham n'est pas oublié, il est muni de sa nomination d'adjoint au maire. Enfin, un conseil municipal fait preuve d'esprit cartésien. L'esprit du ban des vendanges est profondément remanié en 1800. Le lundi 21 vendémiaire 405, seront vendangées « toutes les vignes qui sont sur la gauche à partir du chemin qui conduit du Puy à la forêt de Brignon, le même jour toutes les vignes sur la gauche du chemin du village du Hameau de Bray à Bouillé. Le mardi 22 vendémiaire, toutes les vignes situées entre le chemin du village du Hameau de Bray à la Verderie et du hameau de Bray à Bouillé Loretz ». On simplifiera encore la procédure en 1801 : le 27 novembre « pour toutes les vignes qui seront sises à droite à partir du Monis à rendre vers la forêt de Brignon et celles qui sont sur la gauche à partir du Hameau de Bray à Bouillé et, le 28, les vignes qui sont entre les 2 chemins qui conduisent de Brignon au Puy et celui de l'Humeau à Bouillé ». Le 23 décembre 1800, les membres du conseil municipal doivent prêter serment devant le maire. Tous les hameaux sont représentés : Nicolas de la Vouie, Charles Péponnet de Chambernou, Louis Guillon de Brignon, Jean Gourin des Haies, Jean Coquin du Bouchet, Jean Guillon du Bourg, René Mestreau des Egeons, Jean Rouleau de la Baffrie, Charles Gourin de la Bournée et Pierre Roger de la Planche ont tous prêté serment de fidélité à la République, sauf Pierre Roger qui n'a pas comparu pour cause d'infirmité. En 1801, le budget de la commune est bien mince et les dépenses se réduisent aux frais suivants : loyer de la chambre commune, 55 f, bois, chandelle, papier et encre, 15 f, tambour, 405 14 oct 1800 24 f, garde-champêtre, 120 f, pont sur le chemin d'Argenton l'Église à Doué 406, 226 f. On estime les dépenses de l'an X équivalentes à celles de l'an IX. En 1802, les fleurs de vigne ont gelé. Le 15 mai 1802, une commission est créée pour faire un bilan canton par canton. Le procès-verbal en sera adressé au Département et à la Préfecture afin d'obtenir un dégrèvement sur les contributions de l'an XI qui puisse compenser la perte causée par la gelée. « Louis Guillon cultivateur demeurant à la cidevant abbaye de Brignon et René Champion aussi cultivateur demeurant au hameau de la Planche », sont chargés de ce rapport. Les enfants travaillent de bonne heure à Saint-Macaire. Jarry lui-même porte les mentions suivantes sur le registre : « 16 nivose an XI 407, décès de Louise Doc à 10 heures, cultivatrice âgée de 12 ans, du village des Bouchettes. 30 floréal an XI, une fille âgée de 11 ans, cultivatrice. 7 vendémiaire an XII, Jean Rigault, âgé de 6 ans, cultivateur ». L'écriture de François Jarry devient de plus en plus tremblotante dès 1805. Pourtant, il exercera les fonctions de maire-secrétaire pratiquement jusqu'à sa mort puisqu'il écrit encore un acte le 11 mars 1806 et meurt le 3 avril 1806 sur les 6 h du matin au village de l'Humeau de Bray. C'était, apprend-ton du greffier, le beau-père de Jean Gourin et le neveu de Louis Frémondière. Né à l'Humeau de Bray, fils de Louis Jarry et de Madeleine Breteau, il meurt au même village soixante-six ans plus tard. C'est Louis Abraham, son adjoint, qui signe le PV de décès, et devient maire le 6 juin 1806, puis fait son dernier acte de 406 Sur le ruisseau de Brignon. 407 6 janvier 1803. maire le 18 mars 1808, remplacé le 20 avril 1808 par René Robert. Doublard du Vigneau est resté, ou redevenu, propriétaire de Sanzay. Il réapparaît en 1808. Le seul texte qui nous renseigne est ce fragment non daté : « M. Nicolas fermier de Sanzay faisant pour M. du Vigneau. M. du Vigneau lui avait dit que si l'opération était bien faite il resterait tranquille mais que s'il ne la trouvait pas à son désir il se pourvoirait après avoir attendu fort longtemps ». Il s'agit peut-être d'un fragment de note griffonnée par Abraham sur Doublard. En effet, des rapports sur les personnalités de leur circonscription sont demandés à cette époque par les préfets pour une parfaite connaissance des tendances politiques 408. Par ailleurs, Louis Texier devient desservant de la paroisse en 1809. Un logement loué 45 f et un traitement de 20 f lui sont fournis par la commune en 1810 et 1811. Il y a longtemps qu'on a pas célébré un mariage en aussi grande pompe. Le 16 juillet 1811, en pleine moisson, Louis Cator, propriétaire du Prieuré de Brignon, épouse JeanneRenée Soleau. Leur histoire mérite d'être contée en détail. Né le 28 avril 1756 à Rochefort, en Charente-Inférieure, Louis est le fils de Jean Cator, maître tailleur d'habits décédé le 5 mars 1785 à Rochefort et de défunte dame Marie Gautrait décédée le 2 avril 1782 à Rochefort. Sa première femme, dame Sainte Olympe des Pujos, veuve du sieur Henri Drouard, vivant maître de Dessis à Angers, est décédée le 13 oct 1791 à SaintPierre à Angers et Louis s'est retrouvé veuf à l'âge de trente-cinq ans. 408 Il serait bon d'en retrouver les textes. Demoiselle Jeanne-Renée Soleau est bien plus jeune, mais n'est plus pucelle. Elle a vingt ans de moins que Louis. Née le 28 avril 1775 à Saint-Maurice d'Angers, fille de Jean Soleau, marinier demeurant ville d'Angers, et de défunte Suzanne Jallais décédée le 29 février 1780 à Angers, elle a reçu pour ce mariage le consentement de son père, donné devant maître Bricher notaire à Angers, en date du 15 juin 1811. On apprend alors que Louis et Jeanne-Renée se connaissent de longue date, depuis juin 1803 au moins, et intimement, puisqu'ils ont fait ensemble un petit Charles Auguste, né clandestinement le 4 mars 1804. Louis Cator remet à la municipalité copie d'un arrêté du registre des naissances de l'État-civil du second arrondissement d'Angers en date du 13 juillet 1809 portant reconnaissance d'Auguste Charles Cator né le 13 ventose de l'an XII. Dans cet acte, il reconnaît que Charles Auguste Cator est bien son fils naturel même s'il a été enregistré précédemment sous les noms de père et mère inconnus. Cator, craignant que cet acte ne soit pas suffisant, « nous a déclaré, ainsi que la demoiselle Jeanne Renée Soleau, qu'il reconnaît que ledit Auguste Charles Cator né le 13 ventose an XII enregistré sous les noms de père et mère inconnus dans la commune d'Angers est leur fils naturel en conséquence il déclare le légitimer conformément aux dispositions de l'article 330-1 du code Napoléon 409 ». Beaucoup de personnalités assistent au mariage. Il aura fallu quatre ans aux parents Perroteau, Jacques et Renée, pour apprendre officiellement la mort de leur fils Louis, parti guerroyer avec Napoléon. Louis est mort à vingt et un ans, là-bas, au front, fusilier à la septième compagnie du troisième bataillon du 61ème régiment de ligne. Né le 15 mars 1787 à Ce code est sorti, le 21/03/1804, comme pour légitimer Charles Auguste qui vient de naître. 409 Saint-Macaire, Louis est entré à l'hôpital de Mayence le 5 février 1807 et y est décédé le 15 mai suivant par suite de fièvre 410. La copie conforme de l'extrait de décès fait à Mayence est remise aux parents en 1811 par René Robert qui en oublie de dater son acte 411. Heureusement que les délais de transmission du courrier ne sont pas toujours aussi longs. Henri Auguste Merceron et Julie Robert, sa nièce, n'attendent pas longtemps la dispense de degré de parenté accordée pour leur mariage par sa majesté l'Empereur. Daté de Dresde du 22 mai 1812, signé par Napoléon, par le Ministre secrétaire d'État le Comte d'Arques et certifié conforme par le Ministre des Justices le Duc de Masséna 412, le papier est ensuite enregistré au tribunal de Saumur. Le 21 juillet, les deux parents s'épousent. Parmi les invités, le grandoncle de Julie, Gourdeau, qualifié de propriétaire au Puy, est âgé de soixante-dix ans. Un autre enfant de Saint-Macaire, Louis Fargeau, est mort au champ de bataille en Espagne. Fils de François et de Jeanne Launay, né le 6 avril 1783 à Saint-Macaire, Louis est entré en service le 26 juin 1801 comme conscrit de l'an 11 413. Le 18 mai 1812, parvient à la commune un extrait mortuaire de l'hôpital Saint-Jean de Burgos : « Le sieur Fargeau Louis, fusilier au vingt-deuxième régiment d'infanterie de ligne, deuxième bataillon, troisième compagnie, natif de Saint-Macaire, âgé de 39 ans est entré audit hôpital le 20 mai 1811 et y est décédé le 7 juin 1811 par suite de fièvre. Fait à Burgos le 7 juin. Signé Grelier ». Le papier, acheminé ensuite au conseil d'administration du vingt-deuxième régiment d'infanterie de 410 Il s'agit certainement du typhus. 411 Il figure comme premier décès enregistré en 1811. Fidèle de Napoléon, fait par lui Duc de Rivoli en 1808 et Prince d'Essling en 1810. 413 Inscrit au registre matricule sous le N° 23771812 412 ligne, basé à Maastricht, qui en donne certificat le 20 février 1812, arrive finalement à Saint-Macaire le 18 mai 1812. Marie Céleste Blondé, veuve Louis Defay, s'éteint au bourg de Saint-Macaire le 24 novembre 1812 à l'âge de quatre-vingt trois ans après une existence bien remplie. La déclaration de décès est effectuée par Louis Godin « domestique de la défunte âgé de trente-huit ans, premier témoin, Jean Besnard, journalier, âgé de trente-six ans et Pierre Dupont journalier âgé de trente-six ans, signé Béjarry 414, gendre ». On trouve un Béjarry compagnon d'infortune de Joseph Defay lorsqu'ils sont traqués dans le Morbihan. Comme pour Joseph, son signalement est donné par les Bleus : « BEJARI dit Augustin, 27 ans, environ 5 pieds 1 pouce, cheveux noirs et longs, yeux idem, sourcils idem, nez long, bouche moyenne, menton rond, visage uni et maigre, veste noirâtre, pantalons de toile, chapeau retroussé en arrière. » A la fin de son journal, du 11 juin 1794, Joseph Defay dit : « Béjarry nous a quittés. Si je vis, je donnerai en dépôt un pareil écrit dans le mois prochain ». Un Béjarry a été un chef vendéen important (prend Mortagne en 1795 avec Sapinaud et rejoint le comte d'Artois à l'ïle d'Yeu). Serait-ce celui-là même qui était passé dans la clandestinité ? Béjarry serait-il venu donner des nouvelles à la famille, au Mans où habitent les soeurs de Joseph qui sont en contact avec Saint-Macaire ? Se serait-il alors épris de Sidonie ? 414 Aigle impérial contre drapeau blanc Le maire René Robert écrit son dernier acte le 16 mai 1814, juste après l'entrée de Louis XVIII à Paris. Sa signature est devenue très hésitante. À peine un mois plus tard, le 13 juin, il meurt sur les 7 h du matin en sa terre de Bray, à l'âge de cinquante-quatre ans. René Champion, adjoint, assure alors l'intérim. Napoléon revient pour cent jours en mars 1815. Aussitôt le décret du 30 avril 1815 porte nomination d'un nouveau maire et adjoint. L'élection locale porte à la tête de la commune l'ancien adjoint, René Champion, le 15 mai 1815. Mais, sous couvert d'irrégularité dans le procès-verbal, -en fait on ne veut plus du Champion qui avait fait allégeance à Louis XVIII-, le vote est annulé et remplacé par une lettre du sous-préfet de Saumur qui nomme Louis Cator. Ce dernier n'est installé que le 23 juin 1815 et ne reste maire qu'un peu plus d'un mois, du 23 juin au 8 août. En effet, Louis XVIII vient à nouveau de rentrer à Paris le 7 juillet et Napoléon d'abdiquer. Le candidat napoléonien Louis Cator n'a donc le temps de signer qu'un seul article en tant que maire, celui de la réception des papiers de René Champion. Le 25 juillet arrive une autre lettre de Saumur qui invite le poulain restaurateur René Champion à reprendre les fonctions de maire. Le 8 août a lieu la repassation des pouvoirs. Cela ne fait pas très sérieux et une commission du préfet en date du 17 novembre nomme un autre maire, Louis Abraham, qui prend son poste le 12 décembre. Pendant les Cent-Jours, à Nueil, un règlement de comptes restera inexpliqué. En effet, le 19 mai 1815, des Blancs affrontent à nouveau des Bleus qui ont mis le feu aux poudres en criant « tuons les nobles, les maires et les habits de drap ». Dans l'échauffourée qui s'ensuit, Louis de la Selle, maire républicain des Verchers, est abattu sans que l'on sache de quel camp vient la balle qui le frappe. Il existe sans aucun doute, après une époque si difficile, un lourd contentieux local et un besoin d'apurement né de rivalités incomprises, de collaborations contre nature, d'implications hasardeuses dans des rachats de biens nationaux par des aristocrates dits patriotes ou, à l'inverse, de liquidations de municipalités par des républicains sans foi ni loi. Louis de la Selle fait les frais de ce redoutable imbroglio dont les cicatrices ne seront jamais refermées. Depuis 1808 qu'on le cherche, on ne retrouve aucune trace de l'acte de naissance de Marie Guyon qui est pourtant née à la Vouie, en principe le 28 sept 1790. La pauvre Marie voudrait bien se marier. René Robert avait fait tout son possible pour mettre la main sur le papier mais, résigné, en avait attribué l'absence « aux troubles de la révolution qui ont sans doute fait oublier au curé de Saint-Macaire d'inscrire sur le registre de l'État-Civil l'acte de naissance de Marie Guyon ». On fait comparaître sept témoins différents qui attestent qu'elle est née au mois de septembre 1790 à la Vouie. Une femme assure même l'avoir promenée plusieurs fois étant petite, une autre affirme qu'elle a toujours été élevée chez ses père et mère. Tous sont d'accord pour en rendre responsable l'insurrection vendéenne. « Ce sont, disent-ils, les troubles de la Vendée qui en sont la cause au moyen de ce que les prêtres étaient journellement tourmentés 415 ». On ne sait de quelle façon le cas sera jugé et si Marie Guyon pourra convoler en justes noces. Municipaux et témoins oublient cependant que ces troubles n'ont véritablement commencé que 2 années plus tard, en 1793. 415 Pendant ce temps, le curé de Saint-Macaire propose de célébrer l'anniversaire de la mort de Marie-Antoinette le 6 novembre 1816 416. Ces messieurs les membres du conseil municipal vont volontiers se montrer à la messe les dimanches et fêtes. Cela fait partie des rites retrouvés. Depuis le Concordat, l'anticléricalisme n'est plus de rigueur. Aussi veulent-ils se mettre ensemble, assis confortablement et dignement sur un banc qui leur sera réservé. La municipalité lance un appel d'offres pour sa fabrication. Le banc doit avoir telle et telle mesure comme, par exemple, celui de Mme Robert, avec une porte montée sur fichets et targette pour la fermeture. C'est Jean Erray qui obtient l'adjudication à 34 f, construction et pose comprises 417. En 1821, René Dubois remplace Louis Abraham à la mairie. Son action semble plus ordonnée et il a des objectifs précis. Il fait voter en 1823 un crédit supplémentaire pour le traitement du desservant qui est porté à 260 f, puis en 1825 à 300 f. De même, celui du garde-champêtre est augmenté de 50 f, s'élevant en 1825 à 250 f. Il recherche un nouveau local pour la mairie et le conseil l'invite à fournir lui-même une pièce à cet effet et à toucher les 50 f habituels. Plusieurs plaintes sont faites et une procédure est engagée en 1825 à l'encontre de deux agriculteurs de Bissu, Guyard et Rabouin. Ils ont cultivé sur 2 m de large le chemin du Motayl, celui qui va de la Planche, en passant par Bissu, au Puy. Cela pose des problèmes de passage à ceux « qui exploitent le canton C'est la preuve qu'il y a un curé intérimaire, sans doute Texier, mais qui fait une erreur historique. Le 6 novembre 1793 est l'anniversaire de la mort de Philippe-Egalité. Marie-Antoinette avait été guillotinée le 16 octobre 93. 417 2 février 1817. 416 pour ensemencer et extraire les fruits » et empêche les grandes eaux du bourg de Saint-Macaire de se déverser vers le Puy Notre-Dame. Le garde-champêtre Mesleau a pu constater qu'ils s'étaient en effet permis « d'augmenter une pièce de terre au dépens du chemin de la Noue Gautier en anticipant dessus 3 m de largeur dans un bout et 1 m de l'autre ce qui forme une anticipation d'une largeur réduite de 2 m ». Pourtant, la municipalité a réagi. Le maire a fait publier et afficher le 24 avril 1824 un tableau général des chemins de la commune. Puis, récemment, par l'intermédiaire de l'huissier du Puy, Foucher, « leur a fait injonction de laisser à la disposition du public la portion de chemin qu'ils ont anticipée le long de la pièce qu'ils ont acquise de M. Guéniveau, que lors même que les susdits auraient des droits de propriété sur une partie du chemin, l'autorité administrative, en attendant que la question de propriété ou de servitude soit décidée par les tribunaux, n'en doit pas moins maintenir les lieux dans leur état précédent pour que l'intérêt public l'emporte à circonstances égales sur l'intérêt particulier, que ce principe est consacré par la jurisprudence du Conseil d'État, ainsi que cela résulte d'un grand nombre de décisions sur la matière. Il serait absurde d'admettre qu'un particulier peut sous un prétexte quelconque s'approprier un passage public et empêcher l'usage jusqu'à ce que les tribunaux aient prononcé sur les prétentions. Attendu que la mesure de police que prend en pareil cas l'autorité administrative n'empêche pas l'action des tribunaux sur le fond de la contestation et qu'une telle mesure d'atteinte au droit de propriété est au contraire conservatrice de ces droits puisqu'elle maintient les lieux dans l'état où ils étaient avant la contestation, que l'art. 3 a confié à la vigilance et à l'autorité des maires tout ce qui intéresse à la sécurité et à la commodité du passage tant dans les rues que places, voies publiques, arrêtons : il est enjoint à Guyard et Rabouin de rétablir dans son état primitif le chemin de la Noue Gautier sur lequel ils ont anticipé, et ce dans un délai de 8 jours à partir du 3 avril 1825. Faute d'exécution, poursuite sera faite devant le juge de paix du canton et passibles de peines ». On s'aperçoit que ce n'est pas tout. Ce sont des spécialistes de la terre récupérée. Non loin, les deux compères ont encore fait une anticipation encore plus importante sur le chemin vicinal n° 2, au canton des Plantes, celui qui, à partir du bourg de Saint-Macaire passant à la Planche, Bissu, La Noue Gautier, Solbreaux et au pont du Gué, conduit à la ville de Thouars. Guyard et Rabouin ont en effet repris « 5 m. de largeur au bout de la vigne des Planches et 2 m. de l'autre bout aboutant sur le pré Joulin qui forme une anticipation de 3 m 1/2 de toute la longueur du morceau de terre des susdits Guyard et Rabouin ». Et cela dure depuis le 13 avril 1824 418. Le résultat est effarant : « et même le chemin que nous reconnaissons vicinal n'est plus que de la largeur de 3 m. dans l'anticipation et que auparavant ledit chemin avait 6 m. 1/2 de largeur et un carrefour qui servait à mettre les charrettes dans les temps des grains et des vendanges que lesdits Guyard et Rabouin ont aussi anticipé et dont l'utilité est absolument reconnue ». Le 10 septembre, le conseil se rend au chemin du Motayl avec les plus anciens de la commune, « seuls titres en sa possession », pour faire un état des lieux. Force est de reconnaître que « vraiment, en coupant le passage, ils ôtaient une grande facilité tant aux particuliers qui exploitent le canton pour ensemencer et en extraire les fruits que pour communiquer par les grandes eaux du Bourg de Saint-Macaire au Puy et à d'autres villages ». Le conseil est d'avis que le chemin soit maintenu dans toute son ancienne contenance. Cela avait provoqué l'affichage du 24 avril 1824. Nous trouvons encore là de quoi méditer pour notre époque moderne. 418 Comble d'infâmie, on découvre, fin septembre, que les deux prévenus ont encore pris un bout d'un autre chemin, d'exploitation celui-ci, porté au plan figuratif à la lettre CD, n° 18 sur l'état général. Un presbytère et un curé Il ne faut pas confondre curé et desservant. Si, depuis 1809, on l'a vu, Saint-Macaire a un desservant que la commune rétribue 419, l'arrivée d'un curé à demeure est souhaitée depuis longtemps. Mais la cure a été vendue et il faut maintenant, soit l'acheter, soit la construire. En 1810, déjà, M. Bougron et Madeleine Guyon ont proposé de vendre une maison, cour et jardin à la commune, pour 512 f. Une partie de ce logement qui sert déjà au desservant -sans doute une simple chambre-, appartient à un certain Bodin qui se manifeste et demande 20 f de loyer d'avance. Le vicaire Texier accepte de payer cette somme que la commune lui remboursera sur le budget de 1811. Mais le loyer annuel est, en fait, de 45 f. Les changements à la tête de la mairie en 1814 et 1815 relèguent à l'arrière-plan les problèmes de construction d'un presbytère et de nomination d'un curé. Ce n'est qu'en août 1816 que l'on reprend le dossier. Jean Guyard offre à la commune, sans résultat, un bail de trois ans pour une maison, jardin et dépendances à l'usage du desservant, moyennant 45 f par an. Il existe, autour de l'église, un groupe de logements, de pièces, de toits ou de masures, imbriqués les uns dans les autres, et dont les divers propriétaires se livrent à une surenchère manifeste pour avoir le plaisir de loger le curé. Seulement, la commune n'est pas riche et l'affaire ne sera jamais juteuse. 200 f/an en 1811, 260 f en 1823 et 300 f en 1825. En 1811, la commune débourse environ 300 f par an pour l'église et le desservant (RDC). 419 En 1824, le problème n'étant toujours pas réglé et au vu des difficultés de se procurer une maison à louer auprès de l'église, le conseil municipal songe à trouver un emplacement pour construire le presbytère et à en faire dresser les plans et devis estimatifs. D'ailleurs, le dimanche 29 août 1824, après la messe 420, le suppléant de justice de paix de Montreuil procède devant les habitants à une enquête et à un vote dont les résultats ne nous sont pas parvenus. En attendant, on décide d'accepter la proposition de Jean Guyard qui cède, à 15 f par an, trois chambres de la maison qu'il avait précédemment offerte pour 45 f et qui jouxtent la chambre du desservant. Ce dernier déménage de sa chambre à 45 f et la commune, qui gagne ainsi 30 f, pense pouvoir de cette manière attirer un vrai curé, s'il s'en présentait un, pendant la construction du presbytère. Parallèlement, pour bâtir une cure, la commune décide une imposition extraordinaire de 6495 f payables sur six années à partir de 1825. Le 20 mars 1824, elle achète un terrain appartenant aux époux Roger (La Planche) pour 1220 f. Le géomètre Bineau établit les plans en avril 1824 et l'adjudication a lieu le 22 mai 1825 avec réception définitive le 22 juillet 1827 pour une dépense, revue à la baisse, de 4866 francs. Le cahier des charges de la construction prévoit que la terre grasse sera prise sur les lieux-mêmes du chantier. Mais, le conseil étant d'avis que la terre n'est pas de qualité à cet endroit, elle sera mélangée à égalité avec celle qu'accorde le sieur Dubois dans la pièce des Clôtures et qui sera charroyée par corvées. La cheminée de la cuisine, qui, dans l'avant-projet, devait être montée sur le pignon du levant, sera faite sur le mur du 420 Elle se termine à 7h du matin. Elle a certainement commencé à 6h. couchant avec une ouverture de front qui servira ultérieurement à bâtir un four. Les corvées annuelles sont généralement destinées à réparer les chemins. Une commission est nommée à cet effet dans chaque hameau, elle invite les propriétaires de harnais à venir le jour prévu charroyer les pierres dans les endroits indiqués par le maire et les commissaires. Les simples ouvriers sont réquisitionnés pour le chargement et le déchargement des charrettes. Afin d'accélérer la construction du presbytère, une partie des corvées seront détournées au profit de ce projet prioritaire. Sur les 464 journées d'hommes prévues par an à 1, 50 f, les 76 charretées d'un collier à 3 f, les 68 charretées de 2 colliers à 7 f et les 44 charretées de trois colliers à 10 f, il est fort possible de distraire le labeur nécessaire au transport de la terre. La commune possède à cette époque 700 habitants et 173 bêtes de trait alors que le budget total des corvées représente, pour la municipalité, la somme de 1840 f. En faisant le compte des animaux disponibles, des colliers, les charrois annuels ne représentent finalement que deux journées par bête. Quant aux hommes, ils sont certainement choisis parmi les indigents à qui les attelages sont prêtés. Le nouveau maire est René Alexandre Dubois, propriétaire à la Guéritière. Il a succédé à Louis Abraham en 1821 421. Il apparaît énergique et semble redonner dynamisme et tonicité à la municipalité. Il transforme le conseil municipal en véritable réunion, posant les problèmes dans l'ordre et les réglant au fur et à mesure avec les moyens locaux. C'est lui qui poursuivra sans merci les paysans coupables d'anticipation sur les chemins vicinaux. Les conseillers de l'époque ont pour nom Louis Cator, 421 Selon les apparences, au premier trimestre. Isaac Abraham, Louis Mestreau, René Guitton, Louis Renard, Jean Guitton, Pierre Hubelot et Deschamps. Le premier janvier 1828, Jean-Baptiste Reine, anciennement vicaire au Puy-Notre-Dame, est nommé curé de la paroisse de Saint-Macaire par l'Évêque d'Angers. Il peut alors occuper le nouveau presbytère dont la construction vient d'être achevée et dont le prix de revient s'établira, en définitive, à 6364, 96 f. Reine se met aussitôt au travail. La commune-paroisse avait fort besoin qu'un prélat prenne en charge ses âmes à plein temps. La tâche ne sera pas facile car les cœurs se sont durcis, le chœur s'est vidé et les habitudes païennes prises par la majorité des habitants compliqueront son apostolat. Premier vrai titulaire de la paroisse de Saint-Macaire depuis la Révolution, « ce brave homme Reine, dira son successeur peu objectif, ne semble pas en mesure de doter la maison de Dieu du plus strict nécessaire ». La fabrique, sans titres de rentes, n'est pas riche et vit de la location des bancs, des chaises et du produit de certaines quêtes. Son revenu global n'est que de 199 f par an 422. Les fondations se sont diluées dans le temps qui passe. Le successeur de Reine se plaindra de son prédécesseur, de son mauvais goût dans les réparations de l'église, de son avarice sordide 423 qui ne suffit cependant pas à excuser des paroissiens 422 Chiffre de 1844.196 f en 1860 (Visites Episcopales de la Paroisse). Selon le curé Babin, « M. Reine à sa mort laissa pour toute fortune environ 5000 f. Il est donc odieux », de la part de son successeur Tranchant, « de lui avoir fait la réputation d'un prêtre thésauriseur ». D'ailleurs Bédouin supprimera 11 pages des notes où Tranchant s'épanchait sur son prédécesseur « par raison, dit Babin, de convenance. M. Tranchant est mort curé de La Bohalle et ne tarissait pas, sur ses vieux jours, en anecdotes sur son séjour à Saint-Macaire et sur son prédécesseur en cette paroisse. Il était difficile d'y faire la part de son 423 et une époque qui ne connaissent plus le sens chrétien. Heureusement, quelques bigotes et quelques bourgeois bien pensants lui seront d'un grand secours. Il entreprend lentement des travaux dans l'église avec le consentement des membres de la fabrique. D'ailleurs comment pourrait-il payer de ses propres deniers. Le 25 août 1836 est posée et scellée la première pierre de la sacristie reconstruite sur l'emplacement de l'ancienne. Elle n'est inaugurée que deux ans après, le cinq août 1838. Le 11 mai 1840, il fait placer, à la manière romaine, par le sieur Guichard marbrier à Saumur, un nouveau grand autel en marbre noir puis un bénitier en marbre rouge de Laval « à la petite porte du milieu de la nef à l'ouverture au sud vis à vis le presbytère. Le grand autel a coûté cent francs, le bénitier dix francs ». Le 23 mai 1840, il fait enlever, du sommet de l'éperon placé à l'angle sud-ouest de la chapelle de la vierge, deux chênes d'espèces différentes élevés de deux mètres. « Ces deux chênes, affirme Reine, devaient leur origine apparemment fort ancienne au transport de deux glands différents effectué, par des oiseaux, sur le sommet de cet éperon. Lesquels glands se seront développés par la végétation dans les interstices de la maçonnerie. Ces chênes ayant renversé la plus grande partie de l'éperon qui les portait par le développement de leurs racines, nous avons dû en faisant reconstruire ce même éperon consentir à l'enlèvement de ces deux chênes placés à cinq mètres du sol, de la plus belle végétation et égalant par leurs cîmes orgueilleuses la hauteur du toit de notre église, formant une véritable curiosité d'histoire naturelle ». imagination qui était extrêmement fertile. La paroisse de Saint-Macaire aura toujours à regretter la vente qu'il (Tranchant) fit de l'école de filles dont il était propriétaire nominal et dont le produit fut englouti dans ses excentriques constructions de La Bohalle et dans sa faillite finale ». (NDCR, annexe XVIII). Le 27 juillet 1841, Reine procède à un changement d'autel. L'autel de Sainte-Emerance était placé vers le milieu de la nef à gauche en entrant par la grande porte. Reine le fait transporter dans la chapelle dédiée à saint Jean-Baptiste à la place de l'ancien autel de Saint-Jean-Baptiste. Il fait en même temps accrocher le portrait du saint face à l'autel. Juste avant Noël 1843, le 23 décembre, il met une belle sainte Table en fer de 90 kg devant le grand autel en marbre. Confectionnée et posée 424 par un paroissien du village du Bouchet, Louis Blain, époux de Jeanne Leblanc, elle a coûté à la fabrique 82 f de fabrication et de pose, plus 22 f de peinture. Le 16 avril 1844, il fait vitrer la croisée au sud, la plus proche de la grande porte d'entrée, celle qui donne sur le cimetière. Cette fenêtre était murée depuis 1569, date de l'incendie, par les Huguenots, de la toiture et de la sacristie. Et finalement, au bout de quinze ans, le bilan de Reine est satisfaisant. L'église est en bon état grâce aux subsides de la municipalité et aux petites réparations prélevées sur les fonds de la fabrique. En 1844, le procès-verbal de la visite régulière de l'église permet de se faire une idée plus précise des réalités paroissiales : Si les murs, le pavé, les fonts-baptismaux et les portes de l'édifice sont qualifiés de « bons », la toiture, les voûtes et les vitraux sont « très bons ». Par contre, le clocher et la chaire, très ancienne, n'obtiennent que la mention passable. Le tabernacle est doublé à l'intérieur de soie rouge veloutée. Les vases sacrés 425, tous d'argent, que le sacristain laïque n'a pas le droit de toucher, brillent de tout leur éclat. Certains ornements 424 « C'est le devant de l'autel du Sacré-Coeur ». (Houet) Ciboire, custode, calice, ostensoir et vases contenant les saintes huiles (NDCR, annexe XVIII). 425 arborent des broderies très riches et les livres ne sont pas abîmés. Dans le confessionnal, des grilles séparent les interlocuteurs du curé et des images pieuses s'offrent aux pénitents. En principe, les confessions sont terminées avant la fin du jour, sinon l'on a soin de placer une lumière devant le meuble intime. Seule ombre au tableau, c'est le cas de le dire, les moyens limités de la fabrique ne permettent pas de laisser une lampe allumée nuit et jour devant le Saint-Sacrement. Le prochain budget a cependant prévu d'y remédier. Et puis, il y a de grandes occasions pour relancer la foi au village. Avec l'autorisation de Mgr l'Évêque en date du 29 novembre, Reine bénit, le 13 janvier 1829, une chapelle placée sous l'invocation de Saint-Augustin et située à l'emplacement de l'ancienne église de Notre-Dame de Lassée en Brignon, détruite depuis vingt ans 426. C'est Jeanne-Renée Soleau, veuve de Louis Cator, qui vient de la faire construire. Est-ce le remords d'avoir fauté avant son mariage, l'a-t-elle fait bâtir pour y enterrer son fils mort en 1828, l'a-t-elle édifié sur la tombe de son fils ? Aucun document ne permet de dire si la construction ou la bénédiction précèdent (ou suivent) la mort du fils Auguste Charles qui y est enseveli aux côtés de sa mère. Seul, le testament de Jeanne-Renée, établi en 1845, nous indique que le corps de son fils repose déjà à cette date dans la chapelle. Reine se régale. Il sacrifie aussi aux rites païens. « Le 6 octobre 1832, dit-il, nous avons fait avec la plus grande partie de La pièce de terre s'appelle justement La Pièce de l'Église (testament de Mme Cator). Vendue nationalement en 1798, l'église n'a pu s'écrouler en trente ans. Comme le mentionne Reine, elle a été détruite volontairement par l'acheteur Bérault, ses moëllons servant à quelqu'autre usage. La chapelle Saint-Augustin est aujourd'hui entièrement restaurée grâce à trois années de bénévolat, de travail et de subsides de l'Association des Amis du Vieux Brignon (1987-1990). 426 nos paroissiens auxquels s'étaient réunies plusieurs personnes des paroisses voisines une procession à la fontaine de SaintFrancaire située sur la paroisse de Cléré pour obtenir du ciel la cessation de la sécheresse qui nous désolait depuis plusieurs mois et nous menaçait d'une stérilité complète ». Le miracle ne semble pas s'être produit, Reine y aurait fait allusion 427. Enfin, ô grand jour, l'évêque daigne venir à Saint-Macaire le premier juin 1840. « À quatre heures de l'après-midi, explique Reine, nous curé soussigné avons eu l'honneur de recevoir dans notre presbytère Mr Louis Robert Paysant qui y a passé la nuit suivante et le lendemain deuxième jour du mois a célébré la messe et a donné la communion à nos petits enfants du catéchisme et leur a administré la confirmation ainsi qu'à un grand nombre de nos paroissiens et paroissiennes qui ont également communié de sa main pontificale ». 427 Voir DB : Francaire. Une école et un maître En 1830, sur la liste des propriétaires les plus forts imposés pour la contribution foncière, on trouve en premier le châtelain de La Grise, de Charnières, qui totalise 1202, 74 f d'impôts fonciers, ce qui représente environ 250 ha de terres et de bois sur Saint-Macaire. La veuve Louis Defay 428 arrive très loin derrière avec 90 hectares et Bray une soixantaine. Le dixième, René Dubois, n'a plus que 18 ha 429. Le Puy-Notre-Dame fait, en 1831, la proposition de créer une assemblée au Puy le premier dimanche de chaque année. La municipalité de Saint-Macaire, consultée, assure que ce sera très avantageux pour le pays, autant pour les maîtres qui ont besoin de domestiques que pour les domestiques qui ont besoin de maîtres. Nueil fait de même et projette d'instituer annuellement cinq foires et une assemblée. Les foires auront lieu le mardi et seront réparties régulièrement sur l'année : Le premier mardi après le mercredi des Cendres et après le dimanche de la Passion, le troisième mardi après Pâques, les premiers mardi après la Toussaint et la Saint-Eusèbe. Quant à l'assemblée, elle se tiendra le 3 mai pour gager les domestiques. Saint-Macaire trouve l'idée des foires intéressante. En raccourcissant la distance, cela facilitera l'achat et la vente de bestiaux que l'on Elle est morte en 1812, mais la terre reste rivée à son nom et à celui de Louis Defay. C'est J. Marcheteau qui « fait les terres pour Mme Defay » en 1830 (RDC). 429 Voir la liste en annexe XVI. 428 est obligé de mener ou d'aller chercher à Vihiers, Argenton-leChâteau ou Thouars 430. Les émeutes de 1830 à Paris, qui se terminent par l'arrivée au pouvoir de Louis-Philippe, ont remis la garde nationale au goût du jour alors qu'elle avait été supprimée en 1827. À SaintMacaire, on la recrée le 22 mai 1831, et, alors qu'elle sera composée d'une compagnie de 70 hommes, on ne lui donne que 25 fusils anglais dont chaque garde attributaire doit accuser réception et jurer de les « maintenir, garder et approprier 431 ». Les élections des officiers et sous-officiers prennent énormément de temps, chacun étant sans cesse mécontent de son grade. Le désir d'avoir un instituteur à Saint-Macaire commence à se faire sentir en avril 1833. Le conseil municipal déclare qu'il ne peut y avoir d'école primaire à Saint-Macaire tant qu'on laissera l'impôt foncier communal augmenté injustement de plus d'un tiers. Il faut attendre le 12 mars pour qu'une délibération se tienne sur le choix éventuel d'un instituteur. Mais il convient de se rendre à l'évidence, la commune n'a pas les ressources suffisantes pour payer seule un instituteur, et elle se voit dans l'obligation de se réunir à l'école du Puy dont le sieur Tremblay dirige déjà l'institution 432. Alors, on établit une comparaison entre l'imposition du Puy et celle de Saint-Macaire et il en ressort que Saint-Macaire 430 14 mai 1833 (RDC). Les marques sont indiquées mélangées avec leurs spécificités, soit GR TOVER, soit GR FULL PROOF ARRENTED, G. ARRENTED ADAMS. L'un est un T. AND C. ASTON LONDON, un autre T. PROTER LONDON (RDC). Le T. signifie certainement TOVER qui est une marque anglaise connue. 432 Depuis la rentrée 1833. Il s'agit de l'ancienne école, avant celle de La Paleine qui ne fut créée qu'en 1859 (RPP). 431 est, proportionnellement, beaucoup plus imposée que le Puy. Une première estimation pour la période 1812-1821 montre que Saint-Macaire paye 34 734 f, le Puy 76 047. Une récente réévaluation a porté le revenu imposable de Saint-Macaire à 59 000 f, mais n'a pratiquement rien changé à celui du Puy. « Cette énorme différence, fait observer le maire, atteste d'une erreur tellement matérielle que nous sommes persuadés que vous vous empresserez de rectifier. Pour justifier nos réclamations veuillez vous reporter au tableau ci-joint 433 qui représente les quantités de chaque nature de terrain, le placement, les évaluations et vous verrez que les évaluations de Saint-Macaire sont plus fortes que celles du Puy malgré que les terres en soient plus inférieures. Pour vous convaincre nous mettons sous vos yeux un tableau comparatif : à Saint-Macaire, le marc le franc est de 59, 58 pour mille, de sorte que 100 f de revenu payent 59, 586 f, au Puy le marc le franc est de 51, 76 pour mille de sorte que 100 f de revenu payent 51, 769 f. Malgré la supériorité en qualité elle se trouve payer beaucoup moins. Tous ces détails doivent vous prouver que la commune a droit à une juste réduction de 3082 f que nous réclamons. Avons confiance en votre justice et osons espérer satisfaction 434 ». La rentrée scolaire approche. Mais comment faire pour avoir son propre instituteur et éviter de payer 100 f de 433« Terres 1e classe : Saint-Macaire : 29 f l'ha, Le Puy 19 f l'ha. Jardins 1e classe : Saint-Macaire 30 f l'ha, Le Puy 19 f l'ha alors que les jardins ne servent qu'à la provision des fermiers, au Puy petite ville où il y a un marché où d'ailleurs sur la semaine le peuple fera vendre toutes espèces de denrées. Prés 1e classe : Saint-Macaire 40 f l'ha, Le Puy, où ils valent moitié plus, 47 f. Vignes 1e classe : Saint-Macaire quoique d'une qualité inférieure de moitié 30 f, Le Puy moitié meilleures 28 f. Bois 1e classe : Saint-Macaire 10 f l'ha, Le Puy 7 f. » 434 10 mai 1834 (RDC). contribution à celui du Puy pour deux ou trois élèves de SaintMacaire. Alors, le 10 août 1834, le conseil décide d'imposer la commune de 200 f. « En conséquence nous engageons nos autorités supérieures de vouloir bien référer cette réunion qui a été faite entre les deux communes afin que nous puissions avoir un instituteur dans cette commune au commencement de janvier 1836, attendu qu'il se trouve une lieue de distance d'une commune à l'autre, cela occasionne qu'il ne se fait presque pas d'élèves dans cette dite commune ». Le temps que les autorités supérieures réagissent, il s'écoule encore une année scolaire. Mais à la rentrée 1835, le 22 septembre, tout semble prêt pour la scolarisation à SaintMacaire. On imagine l'événement. « Lucien Chanlouineau, de Nueil, accepte de se réunir à la commune pour en être l'instituteur et commencera à la Toussaint prochaine sans prélever aucune indemnité à la commune d'ici le premier janvier 1836. Il en résulte que le logement de l'instituteur est disposé selon l'avis du conseil municipal dans la maison appartenant à la veuve Abraham Isaac située au village des Bouchettes de cette commune cedit logement nous est alloué par ladite Abraham pour la somme de 48 f. Pour le premier âge il sera payé 1 f chaque mois, deuxième âge 1, 80 f chaque mois. Il sera aussi instruit par l'instituteur de cette commune quatre écoliers indigents dont les père et mère seront domiciliés dans cette commune ». Cependant, on ne peut laisser cet enseignant entièrement livré à lui-même. Lorsqu'il commence, le 12 janvier 1836, le Conseil Municipal procède à l'installation d'un comité de surveillance de l'instituteur composé de quatre membres, les sieurs Abraham, Gigault, René Champion et Charles Gourin. En même temps, le conseil inscrit six élèves indigents au lieu des quatre initialement prévus : Fargeau de Boisménard, Louis Monnier des Mousseaux, Yvert Miot de Chambernou, Jacques Poisson des Bouchettes, Urbain Robreau des Haies et l'unique fille, Claudie Suard de la Baffrie. Mais, au bout de cinq ans, l'instituteur Chanlouineau démissionne. Demoiselle Madeleine Moindron, qui le remplace déjà depuis qu'il a quitté, est appréciée par les parents. Elle devient l'institutrice et perçoit aussi 200 f plus 50 f pour le loyer de la maison d'école dans laquelle elle loge. Elle est née le 28 janvier 1811 à La Crèche dans les Deux-Sèvres, elle a un certificat de bonne conduite, une autorisation du recteur de l'Académie d'Angers, Henry, qui stipule : « nous l'autorisons à tenir une école primaire élémentaire de filles dans la commune de Saint-Macaire ». Elle détient en outre un brevet de capacité pour l'instruction, délivré le 9 janvier 1836 par le Recteur de l'Académie de Poitiers. Enfin, elle a été autorisée à changer d'académie. Si tout va bien au début, son traitement est suspendu dès janvier 1846 par la municipalité qui ne veut plus d'elle. La demoiselle est licenciée le 10 mai 1846 par décision du Conseil. Le maire explique en réunion que Mademoiselle Moindron n'exercera plus ses fonctions d'institutrice communale et sera remplacée par un instituteur. La raison avancée paraît plausible, mais insuffisante. On préfère un homme. Une femme seule dans la commune peut être exposée à de multiples tracas. D'ailleurs, le sieur René Boisne, demeurant à Charcé, muni d'un brevet de capacité, a demandé au Conseil Municipal de prendre la direction de l'école primaire élémentaire communale. Le nouveau est recommandé par l'inspecteur de l'instruction primaire de M. -et-L. comme un jeune homme capable. Le maire ajoute qu'un certificat de moralité a été délivré à René Boisne par son collègue de Charcé sur l'attestation de trois conseillers municipaux. En définitive, Mademoiselle Moindron finira l'année scolaire mais réclamera, dans une lettre du 31 juillet, 116, 65 f pour les sept premiers mois de l'année qu'elle a effectués. Le Conseil, dans sa session du 9 août, reconnaît qu'elle a instruit gratuitement les petits enfants et, à 5 voix contre 2, décide qu'elle en sera payée sur les fonds destinés à l'instruction primaire. Avant la rentrée 1850, sur des demandes de parents pauvres, le conseil municipal arrête la liste des élèves qui seront scolarisés gratuitement : François Bodet, Auguste Fancheau, Henri et Céleste Godicheau, Louise Bodineau, Garreau Toussaint, Laroche Louis, Archambault François, Fouchard Rose, Doc René, Mestreau François, Suard Jean, Ecuet Jean, Gourin André. De six en 1836, leur nombre passe à quatorze, dépassant celui des élèves qui payent, réduits à dix ou onze 435. L'effort communal est méritoire. Ainsi l'école primaire de SaintMacaire compte-t-elle une trentaine d'élèves à cette époque. Cependant, pour garder René Boisne, il faudrait aussi, en application des instructions récentes de la loi du 15 mars, que le traitement de l'instituteur atteigne au minimum 600 f. La rétribution scolaire rapportant 221, 25 f et le traitement étant de 200 f, il manque encore 178, 75 f qui seront fournis par une subvention que l'on demande aussitôt. La rétribution scolaire avoisinant 2 f par mois et rapportant 221, 25 f, il est facile de calculer le nombre d'élèves payeurs. 435 Les grands travaux Maintenant que le problème scolaire est réglé, la municipalité, sous la férule du maire Louis-René Marcheteau, peut se consacrer aux grands projets. Celui de l'église, par exemple, sur l'insalubrité de laquelle un membre du conseil appelle l'attention. « Le conseil reconnaît que le défaut d'ouverture et le sous-bassement du sol lui donnait une humidité occasionnée encore par les eaux pluviales ce qui occasionnait de fréquentes et très dangereuses maladies aux habitants qui arrivent souvent d'endroits très éloignés et par des chemins très mauvais 436. Le conseil pense qu'on peut la rendre salubre en y pratiquant plusieurs fenêtres et en relevant le sol d'environ un demi-mètre. Ayant consulté les gens de l'art, il a reconnu qu'une somme de 600 f serait nécessaire à l'exécution de ces travaux mais comme les fonds disponibles au budget ordinaire pour l'exercice 1837 se trouvent absorbés par les dépenses ordinaires dudit exercice, les dix plus imposés présents dans la commune ont été introduits et réunis au conseil municipal pour avis et moyens de parer à cette dépense. On décide que les réparations proposées sont d'une nécessité absolue que pour la confection il sera imposé au marc le franc sur les quatre contributions directes de la commune une somme de 600 f en deux années qui seront ainsi payées, savoir 300 f en 1837, 300 en 1838 ». Parmi les grands travaux, il convient de mentionner le projet de route n° 27 Vihiers-Fontevraud qui traversera la commune. Le 25 juin 1836, le maire donne lecture d'une lettre 436 Sous-entendu en sueur. du sous-préfet en date du 6 juin concernant cette proposition. On imagine l'intérêt des macairois, surtout si une importante subvention régionale vient tripler les crédits municipaux engagés. « Voulant coopérer à sa confection autant que la faculté de la commune le lui permettra, pensant que le gouvernement viendra à son secours pour parachever cet ouvrage dans les plus brefs délais possibles, le conseil est d'avis qu'une somme y sera employée par voie d'imposition extraordinaire les ressources ordinaires étant toutes employées dans le budget ordinaire de 1837 ». Alors on fait venir à nouveau au Conseil les plus forts imposés de la commune et on en reparle. On décide que le rôle de prestations en nature voté le 9 mai dernier, de 1959 francs, y sera employé pour les travaux d'art et l'apport de cailloux. Une somme de 600 francs sera extraordinairement imposée au marc le franc sur les quatre contributions payable en deux années, à savoir 300 francs en 37, et 300 en 38. En fait, cette portion de route Vihiers-Fontevraud va coûter à la commune 6077, 32 francs. Un recadrage budgétaire sera fait en 1837, décidant une imposition de 20 centimes par franc sur les quatre contributions directes pour les trois années qui viennent, à commencer en 1838, et permettra de récupérer cette somme. Quoi qu'il en soit, cette route n° 27 représentera un gouffre financier pour la commune car ses travaux ne s'achèveront que vingt ans plus tard. Il faut aussi penser aux récriminations de toutes sortes des paysans. D'octobre à décembre 1836, il a tellement plu sur la commune que l'eau a emporté un « ponceau en bois » dans le bourg de Saint-Macaire. En fait, ce petit pont enjambe le ruisseau de Brignon à la sortie du bourg sur le chemin de Bouillé-Loretz 437. « Des plaintes nous ayant été faites par 437 « cedit chemin porté au tableau sous le n° 3 » (RDC). plusieurs propriétaires et même des communes environnantes de ce que cedit chemin était devenu impraticable attendu qu'il n'était plus possible de pouvoir passer puisque le ponceau n'existait plus nous sommes aussitôt transportés par une invitation du maire sur ledit chemin et nous avons vu qu'il était impossible à la commune de pouvoir se dispenser de pouvoir faire reconstruire un autre ponceau le plus tôt possible sur cedit chemin. En conséquence le conseil a été d'avis d'en faire construire un en tuffeaux du Puy-Notre-Dame. Une somme de 300 f y sera employée 438 ». Les communes voisines ont toutes leur assemblée annuelle et Saint-Macaire ne peut faillir à la mode. La décision en est prise en mars 1837. Comme il n'en existe point d'autre à cette période dans les environs, elle peut se tenir dès le quatrième dimanche de mai prochain et aura lieu au bourg. Chacun y voit un intérêt, tant pour l'agriculture, la jeunesse du pays, que pour « l'accueillage des domestiques 439 ». Aussitôt dit, aussitôt fait. La tradition de l'assemblée au bourg existe encore en 1900 comme nous l'a relaté récemment Monsieur René Taillée. Pour ne pas faire de jaloux, une deuxième assemblée a même été créée à Chambernou le premier dimanche de septembre 440. Le remblaiement de la route n° 27 est lancé en 1837 et, avec force chopines, les trois journées obligatoires de prestation 5 janvier 1837 (RDC). Ce pont avait pourtant été refait récemment, en 1801 (RDC). 439 Accueillage (ou accuillage) : Du français accueillir. Terme qui désigne l'action de lier contrat entre patrons et ouvriers lors des foires. Les gages représentaient, à Doué, en 1752, 80 livres annuelles pour un laboureur, 60 pour un charretier, 40 pour une servante et 30 pour un meneur de boeufs. 440 Certainement à cette époque. Voir l'Echo de Saint-Macaire n° 7. Le café de l'église, dont parle M. Taillée, doit être très antérieur à la création de l'assemblée. 438 paraîtront une rigolade. D'autant que ces travaux forcés sont rémunérés 1 franc la journée d'homme, 1, 50 f la journée de cheval, de mule, de trait ou de somme, 2 f celle d'un cheval de selle et 3 f celle d'une paire de bœufs. La paire de vaches d'attelage ne rapporte qu'1 f 50 par jour, l'âne 50 centimes et la charrette ou la voiture 1, 50 f. Mais la subvention régionale se fait attendre et la commune est seule pour l'instant à supporter le financement des travaux. Le Conseil décide donc de recourir, le 19 mai 1837, à un emprunt de 1856 f pour commencer tout de suite. Puis, bon an mal an, des crédits partiels seront votés et la main d'œuvre macairoise prendra en charge une grande partie des opérations. Par exemple, en mai 1839, chaque bête de trait, de selle ou de somme charroiera 1m 25 441 de pierres, prises sur les coteaux de Messemé et rendues sur le chemin de Chambernou à l'endroit qui leur sera indiqué par le garde-champêtre. Cette route devient vraiment l'une des principales occupations communales. Le 2 février 1840, alors que les chemins sont encore impraticables et que les travaux des champs ne prennent pas trop de temps, -la taille des vignes est pratiquement terminée, on délibère pour savoir comment se feront les prestations en nature dûes par les habitants, à quel rythme et à quelles périodes s'exécuteront les opérations de charroi… On est extrêmement prévoyant. Il s'agit en quelque sorte de fixer le ban des travaux forcés, d'en définir le début et la fin pour que tous puissent s'organiser en fonction des dates retenues. Il semble impossible de faire les charrois avant le premier juin alors qu'ils doivent être terminés au premier août. « Quant aux journées de bras, les travaux commenceront le premier mai 441 Il s'agit bien sûr de 1 m3 25 (RDC). et continueront jusqu'à ce que les terrassements soient terminés qui doivent être également terminés au premier août prochain étant tous d'accord sur ce règlement, donc charroyer par chaque bête de trait de selle ou de somme 1 m. 25 cm de pierres par chacun qui sera pris sur les côteaux de Messemé ou en d'autres lieux au moyen que les dites pierres soient propres au pavage et rendre dans les endroits qui leur sera indiqué, dont les 2/3 seront charroyés sur le chemin de grande communication, l'autre tiers sur les chemins vicinaux ». Puis on décide que les prestations en nature pour les chemins seront transformées en corvées. Les pierres seront charroyées « par chaque bête de trait de somme bœuf chevaux mulets ânes vaches, chaque chevaux mulets bœufs 1m 1/2, les vaches d'attelage et les ânes 3/4 de mètre ». Tout doucement, la pierraille s'amasse sur le chemin qui ne doit guère cependant être plus praticable pour l'instant. Les propriétaires en prennent souvent à leur aise, on l'a vu, sur les chemins vicinaux. Louis Abraham, du Bouchet, l'ancien maire, déclare qu'il a droit à une place à fumier hors de sa cour derrière une portion de ses bâtiments dans le chemin qui traverse le village du Bouchet. Et puis, en quoi cela peut-il bien gêner de faire déborder son fumier sur le passage ? Cela s'appelle, lui répond le maire, une anticipation sur le chemin vicinal n° 5. Abraham est obligé d'admettre cette anticipation d'autant qu'un rappel a été fait en avril 37 « à tous les propriétaires de biens dans cette commune de la défense de construire ou réparer aucun bâtiment ou mur le long d'un chemin vicinal sans avoir demandé et obtenu l'alignement attendu que s'ils anticipent ou même qu'ils gênent la voie publique ils seront obligés de démolir la construction qu'ils pourraient avoir fait ». Ce n'est pourtant pas le cas d'un fumier. En novembre, le problème est réglé. Abraham « paiera tous les frais qu'a occasionné la difficulté au sujet de sa place à fumier et il lui sera donné un alignement pour clore sa propriété partant du mur du pressoir audit Abraham à aller en droite ligne au pilier du portail du sieur Nicolas 442 ». La route de grande communication doit traverser la forêt de Brignon. On n'accepte pas, pour l'instant, la proposition faite par de Charnières, propriétaire à Preuil et au château de la Grise, qui possède 250 ha sur la commune. Ce dernier avait offert de supprimer certains chemins vicinaux de sa forêt en échange de bordures qu'il donnerait pour élargir l'ancien chemin transformé en route n° 27. Mais les chemins qu'il suggère de supprimer et d'agglomérer à la forêt pour en garder la superficie sont très avantageux à beaucoup de communes et, pour l'avantage du pays, et celui des communes de Saint-Pierreà-Champ, Cersay, le canton d'Argenton-Le-Château, le Conseil pense qu'il vaut mieux trouver une autre solution. L'école et la mairie sont aussi sujets à délibérations prolongées et à désaccord. Les uns veulent une maison commune aux deux entités, les autres deux locaux séparés. Faut-il construire, et donc acquérir un terrain, ou plutôt acheter des bâtiments. L'occasion fera le larron. Le 10 février 1842, la première solution est envisagée : bâtir une maison qui regroupera la mairie et l'école. Il est fortement question de vendre des carrefours et des places vagues afin d'acheter un terrain pour faire construire. Le maire est autorisé par le conseil à engager les formalités nécessaires. Le 11 novembre de la même année, Pierre Dumont propose une bonne affaire au conseil. Il possède une maison et ses dépendances à l'Humeau de Bray, au centre de la commune, qui Rectification est faite sur les termes : « une ligne droite qui sera tracée à partir du pignon de son pressoir au pignon de la grange du sieur Nicolas » (RDC). Il y a certainement là une nuance importante. 442 pourraient servir d'école, et qu'il vendrait 2100 f à la municipalité en cinq traites, ou plutôt en cinq années de terme avec intérêt. Il fournirait main levée d'hypothèque garantie. Il apporte même avec lui le plan des locaux qui est joint au registre 443. Même si le maire est aussitôt autorisé à contracter une promesse de vente avec Dumont, il est cependant clair que cette transaction ne pourra avoir lieu qu'après autorisation préfectorale. Cette deuxième solution obligerait cependant à construire une mairie séparée. Tout semble aller pour le mieux dans cette voie puisque, quinze jours plus tard, le Conseil adopte la décision d'une imputation extraordinaire de 500 f par année sur quatre contributions pour l'acquisition de la maison d'école, les réparations à y faire et la construction d'une mairie. Mais en mai 1843, après mûr examen, le conseil ne trouve plus la maison Dumont adéquate. L'acquisition en est alors provisoirement ajournée. Une dernière hésitation municipale redonne corps à ce projet en juillet, la majorité penchant à nouveau pour cette solution, estimant que la maison de Dumont vaut bien 2100 f et qu'elle convient à sa destination. Et la raison triomphe : elle servira d'école et de mairie. Dès 1844, les travaux de restauration de la maison Dumont commencent. Le 6 octobre, le paiement des frais de l'acte d'acquisition est effectué chez le notaire. Le 22 avril 1845, l'entrepreneur touche 290 f, puis 400 f le 3 août. Le prix total étant de 990 f, il reste à verser 300 f fin 1845. En 1862, cette maison est agrandie puis remplacée en 1914 par une nouvelle école-mairie construite sur un terrain appartenant aux Gourin. L'ancien bâtiment, cédé en 1919 à Eugène Foulard, semble avoir été détruit. Les textes des délibérations sur cette opération, loin d'être exhaustifs, ne sont pas toujours très explicites. Néanmoins, par 443 Egaré. recoupement, il est possible de savoir à peu près ce qui s'est passé. Ainsi, le 27 février 1844, lorsqu'en conseil il est demandé de s'imposer extraordinairement pour s'abonner à plusieurs bulletins, collections et dictionnaires pour l'utilité des fonctionnaires municipaux, il est répondu négativement, « attendu que la commune est déjà imposée pour l'achat et réparation d'une école et d'une mairie ». Louis-René Marcheteau est le maire de la situation. Son action est déterminante dans les moindres détails. Le conseil oblige tous les riverains à refaire les fossés « à vieux fond et vieux rebord qui empêchent l'écoulement des eaux ainsi que de faire élaguer les arbres et arbustes qui gênent lesdits chemins. Autorise le maire à prendre un arrêté qui oblige les riverains desdits chemins à les refaire même depuis 20 ans ». En 1846, à l'approche des vendanges, la municipalité défend à toute personne, de quelque âge que ce soit, d'aller à l'herbe dans les vignes non closes sur la commune. Défense également de s'introduire après le soleil couchant dans les sentiers autres que ceux indiqués au tableau des chemins vicinaux. Il est aussi défendu à tout propriétaire de chiens de les laisser s'introduire dans les vignes. Ceux de berger, destinés à la garde des moutons, devront avoir, attaché au cou, un morceau de bois de cinquante centimètres de long et pesant un kilo. Les travaux du chemin de grande communication n° 27 stagnent depuis dix ans car les fonds départementaux ne sont pas toujours versés. La route doit pourtant être achevée à la fin de l'été 1847. Les crédits municipaux votés à cet effet sont donc inutilisables tant que l'apport financier du Département ne donne pas les moyens de réaliser le revêtement du soubassement préparé localement. Le sous-préfet propose à la commune d'employer les prestations communales en nature de 1847 à d'autres opérations. Cet arrêt du chantier de la grande route tombe mal car il semble urgent de faire travailler un certain nombre de miséreux qui n'ont pas de travail. Une imposition foncière extraordinaire est alors créée pour apporter soutien aux indigents de la commune. Elle sera supportée au marc le franc par tous les contribuables dont l'imposition foncière dépasse 40 f. Cette mesure doit procurer 500 f et une commission est nommée pour faire la répartition des secours 444. Les notables proposent d'employer vite la somme à ouvrir un chantier de charité pour commencer immédiatement les travaux et faire travailler les malheureux de la commune. Ce recours perpétuel de la commune à l'imposition extraordinaire est une façon déguisée de récupérer de l'argent sur les deux ou trois gros propriétaires locaux. De Charnières supporte à lui seul 50 % de ces suppléments. Pour utiliser les 932 f de prestations votés en 1847, il faut encore faire appel à ce procédé pour la construction d'une partie du chemin vicinal n° 3 du Monis à l'église et du chemin vicinal n° 7 du « Hameau de Bray » au carrefour de la Vouie. Ces deux chemins ouvriront des communications vers Doué, les Verchers, Bouillé, Argenton-l'Église, Vrines et Thouars. Si cette imposition spéciale est de 10 centimes par franc, on obtiendra environ la somme de 3057 f qui, ajoutée aux 805 f provenant de souscriptions et aux prestations en nature de 932 f, donne 4794 f. Malheureusement, vu les difficultés, les travaux sur les chemins 3 et 7 sont annulés provisoirement le 15 mai 1847. 444 16 février 1847 (RDC). En même temps, certains propriétaires du canton de Grenouillon réclament incessamment le pendant des terrains à céder pour l'élargissement de la voie n° 27 auquel 175, 49 f peuvent être alloués. Malgré les difficultés, le curé Reine, président de l'association de bienfaisance, continue son action sacerdotale au rythme des sacrements et des fêtes. Le 20 mai 1848, il conduit ses paroissiens en procession jusqu'à l'église des Verchers pour leur faire recevoir le sacrement de confirmation qui leur a été administré par l'évêque du diocèse. On se souvient qu'en 1840 la confirmation avait été donnée à Saint-Macaire. Parallèlement, lui aussi poursuit ses grands travaux, par petites touches, selon l'état de la trésorerie de la fabrique. Le 23 septembre 1848, il fait terminer le pavage commencé côté est autour de l'église paroissiale « dans toute la partie du sud et jusqu'au bas de la place qui est à l'ouest devant l'entrée principale de cette église ». Puis, en octobre 1849, il s'attaque aux fenêtres dont l'église était complètement dépourvue du côté nord. Toujours avec le consentement de la fabrique, trois croisées sont ouvertes, l'une dans la chapelle Saint-Jean, les deux autres dans la nef. Enfin, à chaque année suffit sa peine, il fait placer, en 1850, de nouveaux fonts baptismaux en marbre noir près de la grande porte, à gauche en entrant. Ces fonts, payés 90 f, ont été posés par le même marbrier de Saumur, Guichard, qui, dix ans auparavant, avait vendu et installé le grand autel et le petit bénitier en marbre. Lors des municipales du 22 octobre 1848, il y a une forte concurrence entre Marcheteau, maire sortant de la Monarchie de Juillet, et Louis Alleaume, divers gauche, qui obtiennent six voix chacun. Au lieu de recourir à un nouveau scrutin, ils sont départagés au bénéfice de l'âge. Marcheteau est proclamé maire à l'ancienneté. 200 f sont finalement disponibles pour les chemins vicinaux. Ce sera insuffisant pour les n° 3 et 7, mais plusieurs petites voies, à vocation agricole, pourront être réaménagées : le chemin des Malpognes, celui des Ajoncs à la Planche, de l'Humeau de Bray à Argentay, de la Minauderie à la grand route, du Bourg à la grand route et des Bouchettes à la Lande. Et la vie continue Le village macairois est maintenant tout occupé à survivre et à mettre ses mauvaises terres en valeur. Un XIXe siècle plus calme permet lentement à la vie rurale de reprendre ses droits après ce dur épisode révolutionnaire. Les habitants conservent cependant la forte connotation républicaine qu'ils ont démontrée, s'accommodant tant bien que mal de la Monarchie de Juillet, acceptant le même maire pendant la IIe République et René Champion au Second Empire. En tout cas, les Macairois savent s'adapter rapidement à tous les régimes. Un rapport du sous-préfet Boby de La Chapelle de 1850 signale que la population de Saint-Macaire, comme celle du Puy et du Vaudelnay, « est exclusivement bonapartiste et qu'elle s'est portée en masse à Saumur lors du voyage du Prince-Président ». Les Macairois ont beau bouder quelque peu l'église et les sacrements à l'arrivée du curé Reine, son action pastorale finira par être bénéfique. Si l'on considère comme baromètre les quêtes annuelles pour le séminaire, qui ne produisaient que 12 à 13 f en 1844 lors des débuts de Reine, on s'aperçoit qu'elles rapportent déjà plus du double en 1860, avec 32 f 445. Le curé Tranchant, pourtant détracteur de son prédécesseur Reine, avance même, en 1872, que les trois-quarts de la population assistent à la messe du dimanche. Toujours pendant la prêtrise de Reine. (Visites Episcopales de la Paroisse). 445 Les affirmations de Tranchant sont cependant nettement contredites par les Visites Episcopales de 1892 et 1893 dont les bilans ne donnent que cent à cent-cinquante assistants réguliers à la grand-messe. Autre écart encore plus conséquent, sur les 570 habitants de 1893, le curé Honoré ne peut se prévaloir que de 80 à 90 communions pascales pour lesquelles Tranchant, optimiste, alignait le quart des hommes et les trois-quarts des femmes en 1872. Le Conseil Municipal décide de supprimer le ban des vendanges en 1849. Les viticulteurs accueillent la bonne nouvelle avec satisfaction. Chaque propriétaire de vignes non closes pourra désormais vendanger quand il le jugera nécessaire. Il en coûtera aux grappilleurs et aux gens qui dépouilleraient les feuilles une amende de 3 f. S'ils refusent de payer, ils seront traduits devant le juge de paix. Les prestataires qui vont faire les charrois se plaignent de la mauvaise direction et de l'éloignement des matériaux qu'ils doivent transporter sur les chemins de grande communication et vicinaux. En conséquence, le Conseil propose d'acheter sur la commune de Bouillé 12 ares de terrains caillouteux dont la distance est plus rapprochée et le chemin plus praticable. Pour l'élargissement de la voie de grande communication n° 27, 144 parcelles appartenant à huit propriétaires sont acquises par la commune le long de la chaussée, dont la contenance totale est de 56 a 76 ca pour un prix total de 1689, 30 f. Madame Cator avait demandé dans son testament que quatre services religieux annuels soient célébrés dans sa chapelle de Brignon qu'elle a léguée à l'hospice de MontreuilBellay et pour l'entretien de laquelle elle avait offert 3000 francs. Une formalité est cependant nécessaire à cet effet. Il convient, sur demande de l'Évêque, que cette chapelle possède le titre d'oratoire. Le Conseil Municipal, chargé de donner son avis sur la question, n'y voit aucun empêchement et lui accorde sans difficulté ce statut. Les quatre messes pourront y être régulièrement dites par Reine 446. En 1851, le Conseil et de Charnières se mettent enfin d'accord sur l'échange des divers chemins vicinaux de la forêt de Brignon contre les bordures forestières de la grande route n° 27. La commune donne 1 ha 82 d'allées forestières qui se décomposent ainsi : le chemin du carrefour de l'abbaye de Brignon à la Verderie, celui de la Verderie au bois des Friches pour moitié, celui de la Verderie à la pièce de la Grange aussi pour moitié, celui du chêne de la Herse à la Garenne de Ferrières, et enfin un autre chemin appelé le chemin du vieux Coudray. Pour sa part, de Charnières rétrocède 1 ha 26 sur les bords de la route. Il y a donc une différence de 56 ares fournis par la commune en plus. Si le conseil, en accord avec de Charnières, accepte de ce dernier 200 f pour ces 56 ares supplémentaires, en fait, cette somme n'est pas un calcul du prix de l'are. Elle représente la différence entre les deux estimations des valeurs des terrains. Les lisières abandonnées par de Charnières sont estimées 15 f l'are, 1890 f au total. Les chemins laissés à de Charnières par la commune ont des valeurs diverses, de 5 à 10 f l'are, et donnent 2090 f au total 447. « Elles ont été dites pour la dernière fois en 1908. Les honoraires depuis ont été gardés par l'hospice de Montreuil. La chapelle, sans valeur aucune, tombe en ruines à ce jour », écrit Babin en 1928 (NDCR, annexe XVIII). Déjà, le curé Honoré faisait remarquer en 1893 : « Elle ne paraît même pas assez décente pour le Saint-Sacrifice » (Visites Episcopales de la Paroisse). 447 De Charnières vend sa terre 15 f l'are et la commune 11, 48 f ses chemins vicinaux. Bien sûr, ce sont des chemins empierrés mais de 446 Tous les autres chemins vicinaux compris dans la forêt seront la propriété de M. de Charnières. En outre, M. de Charnières s'engage à faire tracer un chemin dans le Boisl'Abbé avant que les autres ne soient interdits. Les 200 f seront employés sur le chemin vicinal du village de Chambernou à Champtrouvé passant près de la ferme de l'abbaye de Brignon 448. Et Reine continue son bonhomme de travail de fourmi avec les moyens du bord. Il fait restaurer le confessionnal dont la construction remonte à 1740, adapte un abat-voix et une porte à la chaire qui remonte au moyen-âge. La mort, la sécheresse ponctuent la vie des Macairois. Ils s'en retournent à la fontaine de Saint-Francaire dans le souci de faire pleuvoir : « Le quatrième jour de mai 1852, nous curé soussigné avons fait une procession à la fontaine SaintFrancaire située paroisse de Cléré à la distance de deux myriamètres de l'église de Saint-Macaire. Nous sommes partis à 5h 1/2 du matin avec une grande partie de nos paroissiens auxquels s'étaient réunis plusieurs personnes des paroisses voisines – réunion qui pouvait porter à 700 le nombre de ceux qui faisaient partie de la procession. M. le curé de Cléré qui revêtu de ses ornements était venu au devant de nous, nous a reçu dans son église, puis après une station d'une demi-heure dans cette église, nous a fait l'honneur de nous accompagner à la fontaine Saint-Francaire où, prosternés, nous avons demandé au seigneur par l'intercession de ce saint la cessation de la Charnières gagne 3, 52 f l'are sur la transaction. Au calcul du prix moyen de l'are, même à 10 f, les 56 ares auraient dû normalement rapporter 560 f à la commune au lieu de 200. 448 Ce chemin a aujourd'hui en partie disparu. Il traverse la ferme et, passant le long des vannes de l'étang de Brignon, il rejoint la route entre Chambernou et la Sablière. sécheresse 449. Après la cérémonie religieuse au pied de la croix qui surmonte la fontaine, nous sommes revenus processionnellement à Cléré où nous nous sommes reposés une heure, après laquelle nous avons fait une nouvelle station paroissiale puis nous nous sommes mis en marche pour le retour, accompagnés par M. le curé de Cléré qui avant de nous quitter a reçu nos félicitations et nos remerciements de la réception honorable qu'il nous avait faite. Nous sommes revenus à 6 heures du soir. Le 6 octobre 1832 nous avions fait une semblable procession pour la même cause ». Le cimetière, autour de l'église, est devenu trop petit. Des tombes à peine vieilles de cinq ans doivent être à nouveau remuées pour accueillir les derniers trépassés. En effet, auparavant, tout un chacun avait droit au cimetière sans limitation de prix ou de rang. Pour cette raison, la municipalité décide en 1852 de faire payer dorénavant aux familles les concessions futures ainsi que celles dont les morts sont ensevelis depuis cinq ans. Les tombes plus anciennes et celles pour lesquelles on aura refusé de payer seront libérées. Il y aura trois classes de concessions dans le temps : à perpétuité, trentenaire et temporaire de quinze à dix ans. À cela, s'ajoutent six choix de surface allant de un à six mètres carrés. Aussi les tarifs envisagent-ils dix-huit possibilités de panachage. Les prix vont de 16 f pour un emplacement d'un mètre carré valable 10 ans à 400 f pour une concession de six mètres carrés à perpétuité. Il existe toujours des pauvres sur la commune. Le bureau de bienfaisance placé sous la présidence du maire est chargé de les aider grâce à une imposition extraordinaire d'un centime par franc prélevée sur quatre impositions directes. Mais les personnes indigentes n'ont besoin de secours qu'en cas de 449 Voir DB, article Francaire. maladie car leur travail journalier suffit généralement à leurs besoins ordinaires. En 1852, des travaux sont entrepris à l'école pour la construction de latrines et d'un mur de séparation entre les deux cours de récréation. En mai 1853, une somme de 124, 92 f est réclamée par le Département pour la réparation des fusils qui avaient été confiés en 1831 à la garde nationale de Saint-Macaire 450. Le Conseil municipal assure que les fusils ont été rendus en bon état à Angers, qu'ils n'ont donc pas été détériorés lorsqu'ils étaient aux mains des gardes nationaux et que cette dépense représente une charge indûe pour la commune. Le Conseil refuse de payer la somme demandée. Reine est encore à la fête le mardi 14 juin 1853. En effet, « Mgr Guillaume Louis Laurent Angebault, qui devait dès la veille de ce jour, nous faire jouir de son auguste présence, est arrivé sur les 8 h du matin à notre presbytère dont nous nous trouvions absent à cette heure, étant allé processionnellement avec tous nos paroissiens au devant de notre vénérable évêque jusqu'au milieu de la forêt de Brignon à un demi-myriamètre de notre église. Aussitôt qu'il nous eut été donné avis de l'arrivée de sa grandeur, nous sommes revenus à Saint-Macaire où Mgr nous exprima ses regrets de l'embarras que nous avait causé un malentendu qui lui avait fait prendre une route différente de celle où nous devions le trouver, n'ayant pu, disait-il, arriver la veille à cause du mauvais temps et de la longueur des chemins car ces difficultés lui avaient fait parcourir plus de cinq myriamètres pour venir nous visiter et administrer le sacrement de confirmation à nos paroissiens, à ceux des Verchers, du PuyNotre-Dame réunis dans notre antique église ». 450 Ces fusils auraient-ils servi à quelques affûts de chasse ? Le premier septembre 1856, le curé, qui affirme avoir terminé la clôture du cimetière de la paroisse et avoir fait poser des portes aux deux ouvertures, annonce qu'il est possible de s'appuyer sur l'alignement des murs pour commencer les travaux d'une grande route qui les longe 451. Mais, une partie de la grande route n° 27, dans la traversée de la forêt entre le village de Chambernou et les limites de la commune avec Nueil, n'est toujours pas terminée… FIN DE AUTOUR DE BRAY Le tracé tourmenté de la route actuelle, qui évite l'ancien cimetière, devenu place des marronniers, a été intégralement conservé. Le nouveau cimetière, situé au bord de la grande route n° 27, sera béni le 26 septembre 1880 par le Doyen de Montreuil, Joseph Subileau. 451 ANNEXES ANNEXE I : Église et cimetières. ANNEXE II : Gallia Christiana. ANNEXE III : Testament de Renée du Plantis. ANNEXE IV : Aveu de Brignon. ANNEXE V : Morts et moyennes d'âge de mort. ANNEXE VI : Ragot de Bray. ANNEXE VII : Foyers mentionnés entre 1768 et 1778. ANNEXE VIII : Vendanges. ANNEXE IX : Métiers cités. ANNEXE X : Les chemins existent encore ANNEXE XI : Testament de M. de Saint-Macaire, 19 mars 1694. 1711. ANNEXE XIII : Morts de l'épidémie de 1740. ANNEXE XIV : Vente nationale de Bray (19 juillet 1796). ANNEXE XII : État de la seigneurie de Saint-Macaire en ANNEXE XV : Démographie à Saint-Macaire. ANNEXE XVI : Propriétaires les plus imposés en 1830. ANNEXE XVII : Réfugiés de 1794 à Saint-Macaire. ANNEXE XVIII : Notes du Curé Reine. ANNEXE I Église et cimetières VIIIe : Construction de l'église de Saint-Macaire. IXe : Incendie par les Normands. XIIe : Reconstruction de l'église. 1569 : Incendie de l'église par les Huguenots. 1600-1610 : relèvement des églises pillées par les Huguenots (Brossay, 1608), celle de Saint-Macaire l'aurait été dès 1569. « Le toit actuel de l'église fut réparé sur un plan bien inférieur au premier en 1569 peu avant la célèbre bataille de Moncontour sur Dive » (NDCR, annexe XX). M. Houet pense que ce fut en 1570 (EAMH). En tout cas, la contestation de la famille Ayreau, déposée en décembre 1617, nous en confirme la reconstruction par les paroissiens en l'absence de seigneur. Donc nouvelle consécration. L'argent est donné par le seigneur, les moines locaux et parfois les paroissiens riches. 1652 (10 déc.) : « Visite de l'église de Saint-Macaire qui est bien en ordre 452. » 1653 (25 août) : « Visite de l'église de Saint-Macaire. Claude Bertrand, ci-devant vicaire de défunt messire Michel de Visites Maisondieu dans Archidiaconé de Thouars ADDS 14F 171 Fonds Collon. 452 Moran curé du présent lieu décédé le 5 juillet est maintenu dans les fonctions pendant la quarantaine de service qui appartient à l'Archidiacre. Le Saint-Sacrement est conservé dans un petit ciboire d'étain, les fonts sont en assez bon état. Il n'y a que quelques ornements, un calice et une croix d'argent, plus un chestif missel. La fabrique vaut 20 livres et il y a 3 ans, Matthias Regnard, procureur fabriqueur, la tenait à 25 livres et doit rendre compte de 3 années. À l'instant est intervenu maître Jean de la Ville, prêtre, lequel nous a déclaré avoir été pourvu de la dite cure ou doyenné de Thouars au Saint-Macaire 453 par la mort dudit de Moran, comme gradué nommé par messieurs du chapitre de Saint-Pierre, le siège vacant dont il nous a requis le présent acte dans notre procès-verbal. Et ledit Bertrand nous aurait requis ordonnance au fermier dudit Saint-Macaire pour être payé du service, tant pour le passé que pour l'avenir et présentement dudit mois, auquel nous avons taxé 3 livres par semaine tant pour le service que pour l'entretien du luminère et autres choses nécessaires. J. de la Ville, prêtre doyen de Thouars, Bertrand 454. » 1659 (15 sept.) : « Visite en présence du vicaire Thomas Riou qui est actuellement seul chargé du service. Il ne connaît rien de nouveau à l'exception d'un autel nouveau. Les ordonnances et statuts du diocèse sont observés 455. » 1664 (7 nov.) : « Le curé Jacques Robin est absent. C'est toujours le même vicaire. Le Saint-Sacrement est conservé dans une custode d'argent placée dans un tabernacle vermoulu et si Cette précision est d'une importance capitale. Le doyenné de Thouars est bien à Saint-Macaire. 454 Le seigneur de Saint-Macaire (ou son fermier) oublie de payer le desservant. Lorsqu'il y aura un sacrement qui touchera l'un de ces deux responsables, Bertrand sait que l'argent viendra. Visites Maisondieu dans Archidiaconé de Thouars ADDS 14F 171 Fonds Collon. 455 Visites Maisondieu. 453 petit qu'elle y peut à peine tenir, les saintes huiles dans un petit vase fort noir 456. » 1666 (18 juin) : « Même état des choses. Bien que Thomas Riou ait été nommé vicaire perpétuel, depuis plus d'un an par Monseigneur de Poitiers, le doyen de Thouars prétendant que cette cure unie à son doyenné présente un acte dévolutoire sous prétexte qu'il donne 200 livres de portion congrue et le logement audit sieur Riou. D'après celui-ci, il y a 500 communiants dans la paroisse. Les villages sont à une demilieue de l'église et il y a une première messe dite par un prêtre nommé Charles Villain, habitant le Puy-Notre-Dame et qui ne vient que pour cette messe. D'ailleurs les curés eux-mêmes ne résident point davantage 457. » 1734 (30 jan.) : Croix de mission dans le cimetière (Collin). (RPSM). Sans doute est-ce le rétable actuel surmonté de deux niches avec une colonne à chapiteau corinthien sur sa partie inférieure. 1740 : Nouveaux fonts-baptismaux confessionnal (Collin). (RPSM) et nouveau 1746 (2 oct.) : Bénédiction du cimetière profané (Collin). (RPSM) 1752 (2 juin) : Bénédiction d'une croix hosannière dans le cimetière. (RPSM) 1755 : Bénédiction de la petite cloche Marie Angélique, fondue par Rigueur, marraine Marie Angélique de la Porte veuve de Guy de Gencian et parrain Louis Péan, curé de St-Mac. (RPSM) 456 Visites Maisondieu. 457 Visites Maisondieu. 1806 : Les stalles du chœur proviennent de la vente du mobilier de l'Église Saint-Pierre des Verchers. (NDCR) 1827 : La cure actuelle est construite. (RDC) 1838 (5 août) : Nouvelle sacristie (Reine). (NDCR) 1840 (11 mai) : Pose d'un grand autel et d'un bénitier en marbre noir (Reine). (NDCR) 1840 (23 mai) : Enlèvement de deux chênes de l'éperon SO de l'église (Reine). 1840 (premier juin) : Visite de Mgr Paysant, Confirmation. 1841 (27 juil.) : Déplacement de l'autel Sainte-Emérance (Reine). 1843 (23 déc.) : Nouvelle sainte Table en fer (Reine). 1844 (16 avr.) : Ouverture et vitrage de la croisée murée au sud de l'église (Reine). 1848 (23 sept.) : Fin du pavage autour de l'église (Reine). 1849 (12 oct.) : Percement de trois ouvertures au nord de l'église (Reine). 1850 (10 juil.) : Nouveaux fonts-baptismaux en marbre noir (Reine). 1851 (22 août) : Placement de gouttières sur les deux longueurs du toit de l'église (Reine). 1853 (14 juin) : Visite de Mgr Angebault, Confirmation (Reine). 1854 (mai) : Bénédiction de la grosse cloche Louise Clémence faite par Guillaume Choyer d'Angers, marraine Louise Clémence de Charnières et parrain Nicolas Guéniveau de La Raye (Reine). 1856 (premier sept.) : Clôture du cimetière par Reine et début de la route qui le longe. 1870 (27 fév.) : Restauration du chœur de l'église (Tranchant). 1870 (12 (Tranchant). juin) : Nouvelle sainte Table en plâtre 1871 (2 avril) : Nouvelle relique de la sainte Croix (Tranchant). 1871 (16 avril) : Nouveau chemin de Croix (Tranchant). 1872 (9 mai) : Nouvelles statues du Sacré-Cœur et de Sainte-Némoise (Tranchant). 1873 (31 déc.) : Entourage, par une grille, des fontsbaptismaux (Tranchant). 1874 (18 oct.) : Bénédiction de la nouvelle croix du cimetière (Tranchant). 1874 (8 nov.) : Nouvelle statue de Saint-Macaire dans l'église (Tranchant). 1874 (27 déc.) : Nouvelle statue de Sainte-Emérance dans l'église (Tranchant). 1877 : D'après Célestin Port, « l'église présente une nef unique à deux travées, voûtée de bandeaux saillants d'ogive avec arcs doubleaux. La retombée des arceaux du transept porte sur des chapiteaux romans à têtes grotesques du XIIe. Une large fenêtre ogivale à double meneau trilobé éclaire le fond du cœur récemment restauré et qui se prolonge extérieurement en pignon. Le portail est de façon moderne ; mais on voit encore aux murs latéraux le petit appareil de moëllon irrégulier, avec une fenêtre romane du XIe. Sous le confessionnal, la pierre tumulaire avec épitaphe de M. de Bucy 458, sieur de Fontaine et de Maison-Neuve, mort en 1615. Dans le chœur, une annonciation du XVIIe, curieuse par sa naïveté et le ton vif de son coloris et un Martyre de Sainte-Emerance. Le clocher, avec tourillon carré d'escalier en colimaçon, conserve une cloche fondue, comme l'indique une inscription, par Rigueur en 1765 459. Dans le cimetière y attenant, est recueillie une statue de Vierge du XVIIe, autrefois logée dans un arbre de la forêt de Brignon. Le presbytère a été acheté par la commune autorisée d'une ordonnance du 27 oct 1824 460. » 1880 (26 sept.) : Bénédiction du nouveau cimetière situé au Champ de Saint-Macaire. 1890 : Agrandissement de la sacristie (Honoré). 1909 : Renouvellement des tentures du chœur. Erreur de C. Port. C'est la pierre tombale de Monique Rigault, femme de Claude de Bussy, morte le 30 déc 1659. A moins que depuis 1877 la pierre n'ait été changée… 459 Erreur de Port (DHGBML) et de l'Echo de Saint-Macaire n° 8. C'est en 1755 (RPSM). 460 Erreur. Le presbytère est construit en 1824 sur un terrain acheté par la commune (RDC). 458 1914 : Nouvelle chaire en chêne sculpté. 1915 : Incendie de la crèche et de l'autel. Inondation de l'église. 1922 : Remplacement du parquet par un dallage en chaux et ciment et renouvellement des bancs fabriqués à Doué. 1923 : Réparation de la cloche Marie-Angélique fêlée sur 1cm x 10 cm. 1926 : Incendie à la cure. 1926 : Nouveau vitrail Saint-Jean et placement d'une statue de Sainte-Thérèse. 1928 : Ravalement des murs extérieurs et réparation de la toiture. 1930 (janvier) : Placement d'une statue de Sainte-Anne et nouveau vitrail représentant la Vierge. 1931 (19 avril) : Bénédiction d'un nouveau vitrail dans le chœur représentant la remise des clefs à Saint-Pierre. 1934 (25 déc.) : Bénédiction d'une statue de SainteBernadette. 1937 (premier août) : Bénédiction et pose d'une statue de Saint-Michel au-dessus de la porte d'entrée de l'église. 1996 : La dernière édition 1996 du DHGBML donne une version différente de celle de Port : « L'église est un édifice du XIe s. aux murs latéraux en petit appareil irrégulier montrant encore, du côté nord, les vestiges de deux petites fenêtres pré-romanes remplacées par des baies en plein cintre au XVIe s. D'importants travaux la modifièrent au XVe s. avec la construction des voûtes de la nef, des transepts et du chœur, nécessitant la surélévation des pignons. De ce temps date le portail principal, surmonté d'une belle accolade fleuronnée, ainsi que la grande fenêtre à double meneau trilobé du chœur. Seules les portes des transepts sont du XIXe s. À gauche du portail, l'ancien clocher carré, arasé, contient l'escalier. Il a été remplacé par un petit beffroi d'ardoise, audessus de la nef. Brûlée par les huguenots à l'époque de la bataille de Moncontour, l'église, conservant ses hauts pignons, vit remplacer sa toiture à fortes pentes par un toit plat de tuiles rondes, nécessitant, en raison des voûtes, l'exhaussement des murs latéraux : en réemploi s'y aperçoit dans le mur nord une pierre sculptée montrant un ange et, dit-on, Saint-Macaire (ou peut-être l'Annonciation ?). Intérieurement se remarquent, audessus du portail, un écusson effacé et un autre, échiqueté, de la famille de Sanzay. Dans le chœur, jolie piscine XVe s., où a été déposée une statuette mutilée, en pierre. Dans le transept droit, pierre tombale de Monique Rigaud, veuve de Claude de Bussy, Sr des Fontaines et de Maison-Neuve, morte le 30 déc. 1659. Les vitraux, de style XIXe s., sont signés Desjardins, Angers, 1929-1931 : le vitrail de la Sainte Vierge fut bénit le 7 mars 1930, en même temps que la statue de Sainte-Anne ». ANNEXE II Gallia Christiana (1720) Abbatia B. M. de Sede Brignoni Situm est hoc cœnobium inter Thoarcium et Monsteriolum-Berlayi, in valle pingui et fatis amœna, in finibus pagorum Andegavensis et Pictavensis auctoremque agnoscit Berlayi Dominum ex sequentibus litteris : « Ego Giraudus Berlay ob salutem animae patris mei et aliorum parentum meorum, concedo fratribus de Absia in presentia domini Petri primi eorum abbatis, totum planum, vel ut vulgo dicitur, totum guastum quod modo est, vel in posterum erit in bosco meo qui appellatur Brignum, in quocumque loco ipsius nunc est vel, ut diximus, in futurum erit, ut habeant et possedeant quiete et libere et caetera… Hoc donum in presentia domini Guillelmi Pictaviensis episcopis coram clericis fuis qui cum eo erant, et coram priore ipsisus loci, et monachis fuis. Haec sunt nomina testium, dominus magister laurentius qui rogatu meo hanc chartam dictavit, magister Arnaudus Episcopi cancellarius, Guillelmus de Mortemer, Ugo prior de Morrone, Giraudus de Ardena, Gaufridus Gallono. Elapso autem postea multo tempore ego Giraudus Berlayi addidi praelibato dono prata mea in vado de Sanzay, testibus Rainerio Abbate Absiae, Guillelmo abbate Carpiniaci, Joanne primo abbate Brinii. » Deinde Berlaius Monsterioli dynasta fundationem patris Giraudi confirmavit. Itaque Giraudus primum cessit silvam de brignon abbati et monachis Absiae, tumque ipso Giraudo promittente se huic dono de redditibus suis tantum additurum, quo in ibi abbatia Deo finente construi posset, consensit Petrus Absiae abbas, ut novum ibidem construeretur monasterium. In absidis fornice hactemus visuntur gentilia flemmata dynastorum Thoarcii, Lesignacii, Montis-Beroni, Argentonensium, Chabotorium et caetera… quod nonullis persuasit gentes illas nobiles hoc olim cœnobium accessisse beneficiis. Abbates I Johannes in litteris Giraudi commemoratus, primus abbas fuit, quem a Rainerio Absiae tertio abbate prafectum fuisse huic monasterio regendo legimus. II Jostenus, idem fortasse qui Rainerio successit in Absiae regimine, habuit controversiam cum Berlayo Monsterioli domino, Giraudi filio, quam Willelmus Pictaviensis et Radulfus Andegaviensis episcopi tanquam arbitri fuerunt. III Antonius Heronymus Boyvin de Vaurouy, doctor theologus, canonicus et cantor sacrae capellae Paris hujus loci est abbas commend. ab anno 1694 quo nominatus fuit a Rege in natali domini. ANNEXE III Testament de Renée du Plantis (ADML E 3920) Le 11 juin 1584, Renée du Plantis, épouse de René de Sanzay, seigneur de Saint-Macaire, libelle ainsi son testament : Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il. Sachent tous qu'en la cour du Roy notre Sire et de Monseigneur Duc d'Anjou à Angers, pardevant nous Jean Bardin notaire juré d'icelle, a été présente et formellement établie haute et puissante dame Renée du Plantis, dame dudit lieu des Marchais, Vauchrétien, Cossé, La Bruère, La Planche et Soullonge, demeurant au dit lieu château et maison seigneuriale des Marchais, paroisse de Faye sous Thouarcé, veuve de feu haut et puissant seigneur messire Duc Comte de Sanzay, en son vivant chevalier de l'ordre du Roy, messire gentilhomme ordinaire de sa chambre, gouverneur et lieutenant général pour sa Marche dans sa ville et château de Nantes en Bretagne, soumettant elle, ses héritiers et ayant cause à vie tous et chacun ses biens meubles et immeubles présents et à venir quels qu'ils soient à pouvoir ressort et juridiction de la dite cour, quant à elle, étant saine de corps et d'esprit et entendement comme elle nous l'a dit et rapporté et qu'il nous est apparu par l'inspection de sa forme, confesse de son bon gré, pure franche et libérale volonté sans aucune contrainte ni forcement avoir fait et par ces présentes fait et ordonne son testament et dernières volontés telles dans la forme et manière qui s'ensuivent : En premier, elle recommande son âme à Dieu et à la glorieuse vierge Marie et tous les saints et saintes du paradis, item veut et ordonne par les dites présentes la sépulture de son corps être faite en l'église du couvent des Jacobins de la ville d'Angers et dans icelle son dit corps être porté de la dite ville par six pauvres revêtus chacun d'une robe de drap noir qui leur sera donnée à vie, vingt écus aussi à chacun et autour de son dit corps et conduite d'icelui être portées cinq torches de cire ardentes par cinq pauvres qui seront aussi revêtus de chacun une robe de drap noir qui leur sera pareillement donnée à vie, aussi à chacun vingt écus, qu'assisteront processionnellement les religieux mendiants des quatre couvents de la dite ville d'Angers à chacun desquels couvents sera aussi donné vingt écus et, entrant son dit corps en la dite église, les dits religieux de chacun des dits couvents diront et chanteront à haute voix par cinq fois O CRUX AVE SPES UNIQUA et le reste de la dite hymne et chanson et assisteront aux vigiles et grandes messes et litanies qu'elle ordonne être dites et chantées dans la dite église ayant chacun des dits religieux une chandelle blanche ardente durant le dit service de chacun deux sous pièce et tous prieurs qui se trouveront dans la dite église diront messe pour le remède de l'âme de la dite dame et de ses parents et amis trépassés près le corps ou fosse d'icelle et, à la fin de chacune des dites messes, les dits prieurs diront De Profundis et vingt Libera Me et autour du dit corps seront mis cinq cierges de cire blanche ardents et deux sur le grand autel, chacun d'une livre, et au jour de son service qui sera fait huit jours après avoir été fait tel et pareil service et luminaire que dessus, veut et ordonne être dits et célébrés dans la dite église des Jacobins où sera la sépulture de la dite dame trois annuels et consécutifs et deux autres aussi consécutifs dans l'église paroissiale de SainteChristine où est située la dite terre du Plantis et vingt autres dans l'église de Boisse, paroisse de Sanzay qui seront commencées le lendemain du dit service et que le jour de sa dite sépulture soient donnés vingt sous à chaque pauvre qui se présentera pour recevoir la dite aumône et pareille aumône être faite et donnée le jour du dit service et au bout de l'an, à pareil jour de sa sépulture, qu'il soit dit vigiles et trois grandes messes et qu'elles soient continuées à tous moments à pareil jour dans la dite église des Jacobins, aussi veut et ordonne la dite dame que le service anciennement ordonné et qui avait à continuer d'être dit dans la chapelle du château et maison seigneuriale des Marchais, soit dit fait et célébré et continué à l'avenir comme il était du temps de défunts messire Jacques du Plantis et dame Françoise de Cossé, vivants sieur et dame du dit lieu et que les autres rentes et revenus qui auraient été donnés et ordonnés pour la fondation d'icelui service soient retirés et rétablis pour l'entretien d'icelui et autre être donné payé et baillé au dedans de l'an de sa sépulture à vingt pauvres filles à marier qui se soient bien portées et gouvernées, à chacune six écus deux livres pour aider à les marier à la charge de prier Dieu pour le remède de son âme et de ses parents et amis trépassés lesquelles filles seront choisies et élevées par deux débiteurs ou par trois d'iceulx. Item veut et ordonne que ses demoiselles servantes qu'elle aura lors de son décès et autres qu'elle aura eues auparavant soient payées et satisfaites de leur service si fautes n'ont été, et outre leur service dû, qu'il leur soit payé et baillé à chacune huit écus et aussi qu'il soit pareillement payé et baillé à Michel Boussion demeurant à la Basse-Cour du Plantis ou à ses héritiers la somme de trente trois écus lesquelles sommes la dite dame a donné et donne aux susdits et veut leur être payées dedans l'an de son décès. Item pour la décharge de sa conscience et à l'augmentation et confirmation de sa maison et pour plusieurs considérations à cela menant et parce que très bien lui a plu et plait a donné cédé et transporté par ces présentes donne cède et transporte à messire Christophe et Charles de Sanzay chevaliers de l'ordre du Roi sieurs de Saint-Macaire et d'Ardannes ses enfants puînés et du dit défunt de Sanzay son mari absent, nous notaire stipulant et acceptant pour eux et pour leurs héritiers et ayants cause du tout dès maintenant et à présent et à toujours mais perpétuellement par héritage pour eux leurs héritiers et ayants cause la tierce partie de tout et chacun ses biens immeubles et héritages patrimoine et matrimoine qu'elle a à présent et aura lors de son décès comme s'ensuit quelque part qu'ils soient situés et assis sans aucune chose de la dite terre partie des dits biens immeubles et héritages rien excepté retenir une réserve par la dite dame, c'est à savoir au dit Christophe de Sanzay la somme de deux cent trente et trois écus un tiers évalué pour la somme de sept cents livres tournoi de rente et revenu annuel pour assiette de la dite rente assise et assignée spécialement sur sa terre fief et seigneurie du Plantis et ses appartenances et dépendances, veut et consent la dite dame que le dit Christophe de Sanzay jouisse de la dite terre du Plantis jusqu'à la concurrence de la dite somme de sept cents livres de rente ou revenu annuel par chaque an après la mort et décès de la dite dame, de la propriété de laquelle terre et seigneurie du Plantis fief et appartenances d'icelle jusqu'à la concurrence de la dite somme de deux cent trente trois écus un tiers et valeur d'icelle par chaque an à perpétuité pour tout ce que le dit Christophe de Sanzay pouvait prétendre et demander en la dite tierce partie des biens de la dite dame, icelle dame s'en est dévêtu et désaisi s'en démet et désaisit par ces présentes et en a vêtu et saisi le dit Christophe de Sanzay et s'en est constitué et constitue usufruitement lequel usufruit elle a retenu et retient pour en jouir sa vie durant seulement et pour le regard du surplus de la dite tierce partie de ses dits biens immeubles et héritages veut consent et entend que le dit Charles de Sanzay en jouisse aussi après le décès de la dite dame de la propriété de laquelle elle s'est aussi dévêtue et en a vêtu le dit Charles et en a retenu et retient l'usufruit pour en jouir semblablement sa vie durant seulement et au cas de décès de l'un des dits Christophe ou Charles sans héritier légitime de leur chair, la dite dame veut et ordonne que le survivant d'eux jouisse de tout le dit tiers et clauses par elle ci-dessus données aussi à perpétuité comme est dit pour lui ses héritiers et ayants cause et aussi au cas que les dits Christophe et Charles décédassent sans enfants légitimes a la dite dame donné et donne à ses autres enfants puînés le dit tiers ci-dessus de ses dits biens pour en jouir par eux leurs héritiers et ayants cause à perpétuité comme dit et ainsi l'a voulu consenti et accordé la dite dame ce que a été par nous notaire stipulé et accepté pour les dits Christophe et Charles de Sanzay et autres ses enfants puînés comme dit absents et pour leurs héritiers et ayants cause et pour l'exécution de son présent testament a nommé et élu, nomme et élit et ordonne la dite dame chacun des dits Christophe, Claude 461, Charles, Anne de Sanzay chevaliers de l'ordre du roi sieurs de Saint-Macaire, Cossé, Ardannes, Maignannes ses enfants messire Pierre de Bruslon Baron de la Musse seigneur de Beaumont son gendre, et honorable homme messire René Oger sieur de la Guérillère, Prigent Rouard sieur du Fresne et messire Gilles Bariller sieur du Perrin 462 demeurant à Angers et chacun d'eux elle veut et prie en vouloir prendre le fait et changer et icelui présent testament exécuter de point en point et d'article en article selon et ainsi qu'il est porté et contenu ci-dessus à quoi faire elle leur a obligé affecté et hypothéqué tout et chacun ses biens tant meubles qu'immeubles présents et à venir auquel testament et tout ce que dessus est dit tenir et accomplir sans jamais y contrevenir en aucune manière par la dite du Plantis ses héritiers et ayants cause garantir par la dite dame les dites clauses données encore que donneurs et donneresses ne soient tenus au garantage d'iceux dont et sur ce garder les dits de Sanzay de tous dommages oblige la dite dame elle ses héritiers biens et clauses présents et à venir pardevant nous à toutes Claude est mort vers 1580. Sa femme Marguerite de la Motte, une normande, demande sa part. Christophe lui précise que Claude est sur la liste du bénéfice d'inventaire dressé par le fils aîné René (E 3920). 462 Sieur du Perrin et des Brosses, avocat à Angers en 1550. Ses fils, Gilles et René, seigneur des Brosses étaient tous deux avocats à Angers en 1590 (DHGBML). 461 clauses à ce contraires en est tenue la dite établie par la foi et serment de son corps, sur ce par elle donné et juré dont à sa requête et de son consentement nous l'avons jugée et comprise par le jugement et condamnation de la dite cour, fait et passé au dit lieu et maison seigneuriale des Marchais Ravart paroisse de Faye sous Thouarcé en présence d'honorable et discret maître René Duvau prieur, Pierre Ferré soi disant marchand demeurant en la paroisse de Saint-Marsault en Poitou témoins à ce requis et appelés le onzième jour de juin mil cinq cent quatrevingt-quatre après midi signé en la minute originale des présentes Renée du Plantis René Duvau pour présent et nous notaire soussigné. ANNEXE IV Aveu de Brignon (H 1406 ADML) 1683. S'ensuit la déclaration des lieux et héritages que nous les religieux abbés et couvent de l'Abbaye de Lassée en Brignon fondée en l'honneur de Notre-Dame tenons et avouons tenir de très haute puissante dame Marie de Cossé, Duchesse de la Melleraye, baronne de Montreuil-Berlay et, à l'égard de notre dite baronnie lesquelles choses furent anciennement données par les prédécesseurs de notre dite dame pour la fondation dotation et augmentation de la dite abbaye et premièrement nous nous avouons sujets de la dite dame au divin service, et ensuite à cause de plusieurs terres labourables et non labourables, vignes, bois, taillis et gros bois portant gland et autres bois et saulaies, étangs, pêcheries, garennes à connils, fossés et margières, jardins, ouches, arbres fruitiers et non fruitiers, pâtis et pâturages ainsi que le tout se poursuit et comporte avec ses droits et appartenances étant en gatz au temps de la dite fondation séant près le bois de Brignon commençant au chêne appelé le chêne de Champbernou vers orient et se rendant tout le long du grand chemin vers septentrion au chêne appelé le chêne d'Aulnis et d'iceluy chêne d'Aulnis se rendant au bout du grand chemin de Passavant selon les fossés, en rendant au carrefour de la Pottrie et d'iceluy carrefour allant vers occident le grand chemin à la queue de notre étang de la dite abbaye et d'iceluy étang allant le grand chemin vers midy au chêne de la Herse et dudit chêne de la Herse le long du grand chemin au carrefour du champ au Rétif et dudit carrefour allant vers orient le long du grand chemin au dit chêne de Champbernou lesquelles limitations furent autrefois signées et marquées par signes de croix et au dedans lesquelles confrontations et limitations est le corps de la dite abbaye avec le monastère d'icelle et la métairie appelée la métairie de la Grange et une maison à l'entrée de la dite abbaye qui est du prieuré. Item deux pièces de bois exploitables appelées les Essarts sis et situés dans le dit bois de Brignon et entourées de tous côtés du dit bois de Brignon proche la lisière du grand champ. Item les droits que nous avons d'avoir et prendre en les dits bois de Brignon tous les bois nécessaires pour nos maisons gens et dépendances de notre hôtel et tous nos usages nécessaires et de nos serviteurs de notre licence, avec droit de faire paître et pâturer ce qu'il nous plairait et en quel lieu nous voudrions des dits bois de Brignon toutes et chacunes nos bêtes animales, belines, porchines et chevalines et autres sans exception contredit ni empêchement fors et excepté chèvres. Item avons droit d'avoir et prendre toutes les places vides et en gât étant au dit bois de Brignon et icelles places faire labourer et planter et cultiver si bon nous semble et attribuer à notre domaine et en cas que tout le bois de Brignon serait mort ou en gât et ruine toute la terre en quoi est le dit bois est nous le pouvons et pourrions prendre et nous en saisir et attribuer franchement et quittement sans aucun contredit ny controverse et y planter semer et édifier maisons et y avoir hommes et y faire tout ce que nous voudrions comme en notre propre lieu et domaine. Item une autre pièce de terre qui anciennement était en gât à présent plantée en vigne appelée le clos de Lassée contenant de douze à vingt journaux 463 d'hommes ou environ joignant vers orient l'étang de la Bournée qui est de la dite abbaye et est à présent en pré, vers occident le chemin du champ au Rétif au 463 Journal : mesure agraire d'environ 40 ares carrefour de Champbernou, vers midy le dit bois du champ au Rétif et vers septentrion les prés appelés les petits prés qui appartiennent au prieuré de la dite abbaye lequel clos et vignes tiennent de nous plusieurs personnes au quart et dîme des fruits y croissant rendables au pressoir de la dite abbaye et à la charge d'un denier par journau de vigne payables par les dits tenaciers au garde des bois et vignes de la dite abbaye en écartant les fruits y croissant en vendange. Item une pièce de terre contenant cinq septrées de terre ou environ plantée en bois et appelée le champ au Rétif joignant vers orient le chemin pour aller du bois de Brignon au carrefour Benoist, vers occident le dit bois de Brignon, vers midy les terres appelées le bois de Sanzay le fossé entre deux, vers septentrion le clos de Lassée. Item une pièce de terre autrefois plantée en bois à présent labourable appelée le bois de la Bournaye et arrentée au seigneur de la Guéritière aux charges de cent sols à la recette de la dite abbaye et deux chapons au petit couvent de rente noble et féodale au jour de la Saint-Michel contenant six septrées ou environ et toute entourée de fossés joignant d'une part vers orient le chemin du carrefour Benoist à la Minauderie, vers occident le clos de Lassée, vers midy le chemin du bois au Rétif au carrefour Benoist, vers septentrion le pré appelé l'étang de la Bournée. Item une pièce de pré autrefois en étang et appelée encore à présent l'étang de la Bournaye joignant vers orient le chemin du carrefour Benoist à la Minauderie, vers occident le clos de Lassée, vers midy le dit bois de la Bournaye, vers septentrion les terres de la fresche du Septier de la Minauderie. Item une pièce de terre appelée les Ribaudes partie plantée en vigne partie en saulaye partie en terre labourable contenant douze septrées ou environ joignant vers orient et septentrion le chemin pour aller de la Minauderie à Bray, vers midy le champ appelé de Moque Chien et autres terres et pâtis de Bray, vers occident le chemin pour aller du carrefour Benoist à la Minauderie. Item une pièce de terre plantée en bois appelée la bouche à Drouault contenant quatre septrées de terre ou environ arrentée à dix-huit boisseaux avoine de rente noble et féodale payable le jour de la Saint-Michel joignant vers orient le chemin de Champbernou à Ferrières, vers midy le bois de Ferrières, vers occident et septentrion le bois de Brignon. Item une autre pièce de terre appelée les champs de Chambernou contenant douze septrées ou environ joignant d'une part vers orient le village de la Bournaye, vers occident le grand chemin du carrefour de Champbernou à Ferrières, vers midy les prés du prieuré, vers septentrion le grand chemin de l'abbaye de Brignon au Puy-Notre-Dame. Item une pièce de pré appartenant au prieuré de la dite abbaye contenant à trois journées d'hommes faucheurs joignant vers orient un pré qui est du petit couvent, vers midy le clos de Lassée, vers occident le chemin de Champbernou à Ferrières, vers septentrion la terre ci-dessus confrontée. Item une pièce de terre sise à la Barre contenant douze septrées de terre ou environ joignant d'une part vers orient les terres de Monsieur de la Ville à cause de sa femme et des héritiers François Veau, vers occident au champ de la Seigle, vers midy au chemin de Bois-Ménard à Bouchet, vers septentrion les bois de la Lande. Item une pièce de terre plantée en bois appelée le bois de Faye contenant trente boisselées de terre ou environ joignant d'un côté vers orient le chemin pour aller du chêne de Champbernou à la maison des hoirs François Pirault, d'autre côté vers occident la rangée du bois de Brignon, vers midy le carrefour de Champbernou, vers septentrion l'ouche des Deffays. Le dit bois ci-dessus confronté doit dix-huit boisseaux avoine à la recette de l'abbaye et trois deniers de rente. Item une pièce de terre contenant quinze ou vingt boisselées de terre appelée l'ouche des Deffays à présent possédée par Mathurin Martin dans laquelle il y a encore un reste de ruine de maison joignant d'un côté vers orient le dit chemin à aller du chêne de Champbernou à la maison des hoirs François Pirault, d'autre côté vers occident le dit bois de Faye cidessus confronté, vers midy le dit bois de Faye, vers septentrion le carrefour de Bois-Ménard, la dite ouche chargée de quatorze boisseaux froment de rente noble et féodale. Item une pièce de terre appelée la Grippe Surdent autrefois plantée en vigne et dans laquelle il y a quelques maisons joignant d'une part vers orient le chemin qui va du bas du village de Champbernou au haut du dit village, vers occident le carrefour de Bois-Ménard, vers midy le chemin pour aller du bois de Brignon aux Monceaux, d'autre côté vers septentrion le chemin à aller de Bois-Ménard à Bouchet. Item une pièce de terre contenant dix septrées ou environ appelée la fresche des Ageons joignant d'une part vers orient les prés Minaux, vers occident le champ de Ferrières et le clos de Bois-Ménard, vers midy le champ du pré et vers septentrion la garenne de la Lande, doit tous les ans deux douzaines et trois boisseaux froment et deux douzaines et trois boisseaux seigle, deux chapons et dix-huit deniers de cens à la recette de l'abbaye et deux chapons à la recette du petit couvent. Item les prés de la dite abbaye sur la rivière du Thouet commençant au gué de Sanzay et finissant au gué ou Douet de Taizon. Item nous est dû par chacun an quinze sols de rente sur la recette du dit lieu de Montreuil-Berlay. Item nous avons droit d'avoir par chacun an quinze septiers seigle de rente requérable le jour de la Saint-Michel sur la dîme de la Giraudière mesure de Thouars que tient le sieur Joubert de la Noë pour raison de laquelle nous avouons sujet de notre dite dame en tant et partant que le dit Joubert en serait sujet à cause de sa dite dîme et confessons devoir par chacun an à notre Dame trois deniers de cens rendables au dit lieu de Montreuil le jour de la Saint-Michel. Item nous nous avouons sujets de notre dite dame à cause du fief et terre d'Argenton de Gennes pour raison de dix-huit sols de rente dix septiers froment neuf septiers seigle et six boisseaux d'avoine mesure du dit Gennes que prenons par chacun an sur le dit fief lesquels cens rentes et blé doivent plusieurs personnes au terme de l'angevine avec cinq sols six deniers de cens et deux chapons pour raison desquelles choses nous devons au dit seigneur d'Argenton douze deniers de cens au terme de Saint-Michel et en outre nous nous avouons sujets de notre dite dame par le moyen des seigneurs d'Ardanne, de Lenay, de la Porte, de la Guéritière et de la Grise, protestons n'avoir connaissance d'autres choses que celles ci-dessus dénommées et confrontées et que s'il s'en trouvait d'autres que les ci-devant déclarées nous n'entendons point nous en désavouer et offrons à mettre et à employer en cette présente déclaration toutes autres choses toutefois et quand elles seront venues à notre connaissance, en témoignage de quoi nous frère Jean-Baptiste Constantin tant en mon nom que comme porteur de procuration de Messire Claude Maurice de Lesrat Chanoine de l'église de Nantes, prieur de Clisson et abbé de la dite abbaye de Brignon passée par Le Meule et Couinet notaires royaux à Nantes et scellée laquelle j'ai attachée à cette présente déclaration et qui est en date du vingt-quatre mai mil six cent quatre vingt trois, ai signé de mon seing et fait signer à messieurs nos confrères religieux de la dite abbaye, le vingt et unième jour de juin l'an mil cinq cent quatre vingt trois. Signé JB Constantin, prieur, Hiérosme Doré, C. Coiffard, frère J. Chereau, François Malescot, sacristain. ANNEXE V Morts et moyennes d'âge de mort (d'après RPSM). 1647 : 38 morts relevées, 26 âges indiqués. Âges de mort : 7, 60, 6, 6, 13, 14, 20, 8, 6, 4, 3 enfants de 8 jours, 50, 40, 4, 65, 26, 10, 40, 1, 7, 10, 4 et 9 ans, 12 (moyenne : 16, 23 ans). 1649 : 40 morts relevées, 30 âges indiqués. Âges de mort : 4, 72, 80, 3, 1, 17, 32, 75, 80, 1, 1, 1, 1, 3, 1, 1, 0, 3, 18, 5, 24, 3, 5, 5, 4, 8, 3, 1, 0, 72 (moyenne : 16, 37 ans). 1651 : 19 morts relevées Âges de mort : 18, 70, 0, 0, 60, 0, 20, 75, 70, 88, 3, 15, 80, 4, 55, 4, 40, 40, 0 (moyenne 33, 78 ans). 1652 : 25 morts relevées, 22 âges indiqués. âges : 22, 4, 42, 0, 80, 50, 10, 50, 3, 4, 70, 40, 75, 50, 80, 50, 58, 60, 2, 12, 3, 60 (moyenne : 39, 77 ans). 1653 30 morts relevées, 24 âges indiqués. Âges : 4, 3, 3, 80, 50, 40, 2, 16, 30, 50, 50, 60, 40, 75, 56, 0, 12, 15, 75, 14, 3, 4, 78, 4 (moyenne : 29, 38 ans). 1679 55 morts relevées, 46 âges indiqués Âges : 36, 1, 50, 29, 55, 60, 60, 2, 0, 12, 55, 13, 0, 1, 15, 78, 26, 26, 6, 0, 1, 1, 0, 20, 40, 60, 53, 37, 0, 33, 54, 0, 4, 25, 0, 0, 1, 1, 80, 2, 30, 76, 35, 60, 78, 9 (moyenne : 26, 63 ans) Autres chiffres : nombre de morts 1646 : 11, 1648 : 14, 1650 : 14, 1654 : 21, 1655 : 12, 1656 : 24, 1657 : 17, 1658 : 18, 1659 : 45, 1660 : 27, 1661 : 64, 1662 : 89, 1663 : 13, 1664 : 15, 1665 : 24, 1666 : 20, 1676 : 43, 1677 : 7, 1678 : 24, 1680 : 31, 1681 : 27, 1693 : 52, 1694 : 62, 1706 : 61, 1707 : 58, 1719 : 60, 1720 : 56, 1721 : 49, 1724 : 52, 1737 : 13, 1740 : 48 Moyenne générale annuelle sur 37 années et 1278 morts : 34, 54 morts/an. ANNEXE VI Famille Ragot à Bray De ragot, sanglier mâle de 2 à 3 ans. 1647 : Baptême de Louis Ragot, fils de Messire Jean Ragot et de Jacquette Tuillé. 15 janvier 1648 : a été enterré dans l'église de SaintMacaire un enfant à Messire Ragot, fermier de la maison et seigneurie de Bray. 26 juin 1649 : a été enterré un enfant à Monsieur Ragot, fermier de Brai, âgé de 5 jours dans l'église. 1649 : Baptême de Jacques Ragot. 26 août 1650 : Au dit mois a été baptisé Jean Ragot, fils de Jean Ragot et Jacquette Tuillé, père et mère, en présence de Jean Ragot et Prudence Torteau, parrain et marraine. Signé Jean Ragot. 1665 : Jean (DHGBML) Ragot, docteur en médecine, Angers 1665 : Étienne Ragot marié à Madeleine Péponné. 1665 : Baptême de Jehan Ragot. 20 juillet 1665 : Parrain honorable homme Jean Ragot, docteur en médecine, fermier de la maison seigneuriale de Bray. 1668 : Naissance de Renée Ragot. 22 août 1676 : Sépulture d'un enfant de M. Ragot baptisé à la maison en l'extrême nécessité. 1681 : Renée Ragot, fille d'Étienne, marraine. 17 mars 1688 : Demoiselle Renée Ragot marraine. 1690 : Jean Ragot parrain. 28 mars 1694 : À l'enterrement de René Turault, sergent royal (52 ans), Étienne Ragot, proche parent, assiste et signe. mars 1700 : Mariage de Jehan Ragot avec Jeanne Sauvestre. 14 décembre 1700 : Baptême d'Augustin Étienne Ragot, fils de Jehan Ragot et Jeanne Sauvestre. 3 février 1702 : A été baptisée Jeanne Marie, fille d'honnête homme Jehan Ragot et de damoiselle Jeanne Sauvestre, parrain Jacques Michelet, marraine Jeanne Brion. 17 janvier 1703 : Baptême de Madeleine Ragot, fille de Jehan Ragot et Jeanne Sauvestre, parrain Messire Pierre Genneteau, marraine Demoiselle de la Minauderie. 20 janvier 1704 : Baptême de Jeanne Catherine Ragot, fille de Jean et Jeanne Sauvestre, parrain, Simon de Beausire, écuyer, seigneur de la Garde, marraine Jeanne Catherine de Bussy. 15 août 1705 : Sépulture de Jeanne Ragot, fille de Jean. 23 novembre 1705 : Sépulture de Augustin Étienne Ragot fils de Jean. 2 septembre 1706 : Mort de Marie Ragot fille de Jean. 17 février 1707 : Mort de Jean Ragot (42 ans) né en 1665. 1722 : Mariage de Madeleine Ragot née en 1703, avec Jacques Garnier, marchand. 3 juillet 1725 : Perrine Genneteau, fille de Madeleine Ragot et de Pierre Genneteau, se marie. 19 janvier 1740 : Jean Ragot, sergent de profession, fils de Madeleine Rays de la paroisse de Saint-Laon de Thouars, épouse Marie Thurault, fille de Jean Thurault, huissier royal et de feu Marie Bourgeteau en présence de messire Isaac Ragot de la ville de Thouars, cousin germain. 25 mars 1748 : Sépulture de Renée Madeleine Ragot (80), épouse de Pierre Genneteau. 27 janvier 1750 : Signature de Jean Ragot, sergent de la baronnie de Montreuil, frère et beau-frère de l'époux Louis Thurault (fils de Jean Thurault et Marie Bourgeteau) qui se marie avec Jeanne Vaillant. 5 septembre 1752 : Signature Ragot. 11 mai 1756 : Jean Ragot signe. 20 novembre 1758 : Jean Ragot signe. 13 juillet 1759 : Sépulture de Marie Thurault, femme de Jean Ragot (19 ans de mariage). 22 octobre 1759 : Signature de Jean Ragot. Jean Ragot + Jacquette Tuillé = >Louis (baptême en 1647) >garçon anonyme (mort-né 15 janvier 1648) >fille anonyme (morte-née le 26 juin 1649) >Jacques (né en 1649) >Jean (né le 25 août 1650) >Étienne (né en 1640) >Jehan (né en 1665, mort le 17 février 1707) + Jeanne Sauvestre = >Augustin Étienne (né le 14 déc 1700, mort le 23 nov 1705) >Jeanne Marie (née 3 fév 1702, morte 15 août 1705) >Madeleine née le 17 janvier 1703 mariée à Jacques Garnier en 1722. >Marie morte-née le 2 septembre 1706. >Jeanne Catherine née le 20 janvier 1704. >Jean né vers 1715, marié le 19 janvier 1740 à Marie Thurault. ANNEXE VII Foyers mentionnés entre 1768 et 1778 (RPSM). De 1768 à 1778, le curé Pauloin donne plus de précisions sur les couples, leur demeure et leur profession. 151 foyers différents sont ici signalés sur 10 ans. Mais l'on peut raisonnablement leur adjoindre chacun un aïeul et un enfant à charge, et compléter par quelques hameaux absents des registres. La population dépasserait donc à peine 700 habitants en 1778. Cela corrobore pratiquement les chiffres avancés par Célestin Port (208 feux en 1699) et par F. Lebrun (660 habitants en 1790). Les Ageons 1768René MaitreauRenée LigèreBoulanger René ValtonMarie ThibaultJournalier 1769René MaitreauJacquine NicolasLaboureur 1770Jean PiauJeanne DocLaboureur (= en 1776) Louis GuionUrbaine BourreauLaboureur (= en 1774) 1776Mathurin NevouetCatherine PiauLaboureur François GuiardJeanne Doc (remariage) Vigneron La Bafferie 1768André FrappereauPerrine GuiardJournalier Toussaint LeblancMarie RepiqueauVigneron Pierre Lepeintre Louise RoyJournalier 1770Pierre MaquineauJeanne MorinVigneron 1774Jean MaquineauJeanne Morin (remariage) Laboureur 1777Louis DalléeMarie ArchambaultMarchand fermier 1778Yves NicolasAnne JeanneteauMarchand La Basse-Baffrie 1770Jacques ChesneauFrançoise LamoureuxLaboureur 1778Louis DurandeauMarie BernardLaboureur Bois-Ménard 1774Pierre CornuMarie Massé (puis Perrine Foucher) Laboureur (= en 1809) Le Bouchet 1768Pierre ChauvinAnne MaquineauJournalier Pierre DocRose ThuraultJournalier Jean PouponnéMadeleine JoublinLaboureur (= en 1776) Jean TrouillardMarie ChotardJournalier Jean VaslinJeanne BesnardinTailleur d'habits Macaire FoucherMadeleine TrimouilléVigneron 1769Louis Jarry (63) Jeanne LeblancMaréchal Gabriel DaviauJeanne BureauJournalier Jean FaradonJeanne RétiveauLaboureur 1771René VitréMarie PiauJournalier Jean TrouillardMarie ChotardLaboureur 1772Macaire FoucherRenée JoulinVigneron Jean LaurendeauJeanne PiauVigneron (= en 1776) 1773François VaslinMarie GuérinetVigneron François BernierJeanne ThuraultVigneron (= en 1776) Jean CoquinRenée ChotardLaboureur Jean AlleaumeMarie BlinTailleur de pierre (maçon 75) Urbain HublotMarie Chotard (remariage) Laboureur 1774Charles DuquesneMarguerite TiretEmployé à la ferme du Roy 1775Gabriel PanneauEmerance BoudierVigneron 1776Louis AbrahamLouise LamoureuxMarchand Louis BlinAngélique PiauLaboureur 1777Jean FaradonMarie LeblancLaboureur 1778François GuillonJeanne PouponnéLaboureur Le Bourg 1770René FromenteauSuzanne VeigerLaboureur 1776Pierre HublotMarie GuyonTailleur de pierre (= 1781) 1777Pierre AchardAndrée NevouetMaréchal La Bournée 1769Jacques ChampionAnne AlbertLaboureur 1776Louis NeauRenée NevouetCharron (= en 1777) 1778Pierre JoussetMarie GourinJournalier René GarnierMarie MartinEmployé des gabelles Brignon 1769Louis AbrahamMarie-Marthe soldat/Garde forestier invalide 1775Hilaire BeaumontMarguerite originaire de Nueil Louis GuionMarie PinFermier Chambernou JarryAncien RousseletFermier 1768Louis GeffardRenée ChatelLaboureur Pierre FoulardFrançoise RéchéJournalier Louis NeauMarie NivouetJournalier Pierre LemoineMarie BoudierJournalier Pierre BoudierLouise GerbaultMarchand Martin RétiveauJeanne DuboisLaboureur (= en 1774) 1769Jean EgretteauMadeleine GalerneauJournalier Philippe LaunayFrançoise NeauCharron Jacques RéchéMarie RétiveauJournalier Pierre TellierJeanne LejardChauffournier464 Pierre FoulardFrançoise RéchéVigneron René FargeauJeanne LaunayLaboureur Charles GourinMarie GuionVigneron Louis GourinMarguerite JoulinLaboureur 1770René PocquereauJeanne JoulinLaboureur Chauffournier : Littéralement « travailleur de four à chaux », désigne au départ ceux qui travaillent à la transformation de la pierre coquillaire de Doué en chaux grasse surtout localisée aux Minières de Soulanger. On transforme aussi le calcaire jurassique en chaux grasse pour amender certaines terres. 464 Jacques NeauFrançoise GuionCharpentier Louis NeauRenée NevouetCharpentier Jean BordierLouise Gerbault (remariage) Laboureur René CornuJeanne PiauLaboureur 1772André GourinMarguerite JoulinVigneron 1773Jean NeauFrançoise GuyonCharron Louis GourinMathurine LegeayLaboureur 1776Jean NeauMarie VitréLaboureur René PocquereauAnne RéchéLaboureur 1777Pierre TailléeEmerance LejeardVigneron René NomballaisMarie RétiveauLaboureur 1778Jean ChatelaisMarguerite JoussetVigneron Philippe RouleauRenée BigotTuilier 1780Étienne L. BoutetEmerance PouponnetLaboureur La Cochonnerie 1768René le GuayRenée AugerJournalier 1773René CamusMarie FoucherLaboureur La Croix-Pinot 1773Vincent CacaultJeanne MaquineauJournalier La Gotte Fraîche 1768Jean ValtonMarie HerpinLaboureur François NeauAndrée GasneauJournalier 1769Jacques DevaultMarie NeauJournalier 1770Charles BabinLouise DocJournalier 1773Jean PanneauMathurine LarvoisLaboureur 1774Louis NeauRenée GuittonVigneron 1775Louis DaviauMarie GuittoneauLaboureur 1778Mathurin GanneauCharlotte Pocquereau Vigneron La Grange de Brignon 1768Joseph HamonMarie-Renée VacherFermier général Grenouillon 1769Pierre FouchardJeanne GuionMeunier (déjà en 1759) 1770Jean FillonRenée JarryLaboureur (meunier 1793) La Guéritière 1773Joseph RabouinFrançoise DutourLaboureur (= en 1776) Les Haies 1768Louis RobreauLouise FiéJournalier 1769Jacques RobreauMarie QuétineauLaboureur La Haute-Baffrie 1773Jean PiauLouise CirelLaboureur 1777Paul PilotteauRenée LeblancVigneron L'Humeau de Bray 1768Vincent GirardFrançoise MoineauLaboureur Nicolas ValtonJeanne PiauJournalier 1769François JarryJeanne Piau (remariage) Maréchal 1770Jacques MaquineauMarie HerpinLaboureur Jean RechéMarie ChevalierVigneron René VeigerLouise BégaultLaboureur 1772Pierre CarréMarie JarryMaréchal (= en 1776) 1773René GasneauFrançoise RobreauVigneron 1776Pierre GirardMarie RouleauVigneron 1778Pierre DumontMarie ChevalierSabotier Maison-Neuve 1769Louis DefayCéleste BlondéSeigneur La Minauderie 1768François BarbierMarie RabierLaboureur René BertinMarie DurandeauJournalier puis Chambernou 1770, Minauderie 1771, Bafferie 1772 1769André PiauLouise FaradonTailleur d'habits René BourreauRenée JauneauVigneron 1770Louis DurandeauJeanne ProuetVigneron 1772François RenierFrançoise MesléSabotier 1773René RousseauMadeleine GallaisLaboureur 1776René BoivinRenée DegailleJournalier 1777Charles FrappereauSuzanne BarbierVigneron Jean LejeardMadeleine GallaisBûcheron 1778Jean GautierFrançoise RubinLaboureur François LejeardJeanne BarbierLaboureur Le Monis 1768René FourmondièreMarie DumontJournalier Jean RigaultMarie CourtilléJournalier Pierre HerpinMarie ValtonJournalier René GapereauRenée SaurinJournalier 1773Jacques RéchéMarie ChevalierVigneron Les Mousseaux 1768François HerpinUrbaine GuérinetLaboureur (= en 1774) 1769Germain DocJeanne LeblancVigneron 1770Urbain FoucherMarie RenardVigneron (= en 1778) Louis BliardJeanne CoquinLaboureur Pierre DocJeanne LodierVigneron 1771François BaudoinMarie GrenetVigneron 1772Pierre DocJeanne NoyerMarchand 1773Louis DocJeanne HamonLaboureur 1775René DocAnne BasileTailleur d'habits Pancon 1770Michel GaudinMarie BabinLaboureur Le Petit-Bray 1768Pierre DaviauMarie PanneauVigneron 1775François GaudinJeanne JauVigneron 1778Pierre propriétaire La Planche PanneauMarie FromenteauLaboureur- 1768André TrémouillinAnne AugerVigneron (puis Gotte Fraîche 1772) 1770René ChampionLouise FrédillonJournalier Urbain AlleaumeMarie JeanTailleur de pierre 1771Louis GodinFrançoise MoisanLaboureur 1774Joseph PasquierMarie QuétineauMarchand 1778Pierre RogerMarie fermier (=1794) La Verderie 1778Jean GuérineauMarie BoretJournalier La Vouie 1768Claude RousseauFrançoise RabouinLaboureur Pierre RousseauMarie GervaisJournalier Jean RousseauSébastienne NombalaisLaboureur 1769Mathurin RétiveauMarguerite MaquinonLaboureur Jacques RétiveauJeanne HardouinLaboureur 1770Sébastien RétiveauMarie DavyLaboureur Quétineau (rem.) Marchand La Bâtardière (+15), Le Bray (+ 6), Le Doyenné (+4), La Gauvinière (+6), Maison-Neuve (+6), Sanzay (+6), Bissu (+5), Champ-Noir (+4) fournissent quelques habitants supplémentaires. Enfin, si l'on regarde les registres paroissiaux de cette période, on peut ajouter 10 foyers supplémentaires, soit 40 personnes. Un total de 700 âmes en 1780, à la veille de la révolution, est donc parfaitement réaliste. 465 François Lebrun donne 660 habitants en 1790, 750 en 1793 et 661 en 1801 (Inventaire des Paroisses et Communes d'Anjou). L'augmentation très sensible de 1793 est dûe à la centaine de réfugiés de Vendée imposés à la population. 465 ANNEXE VIII La vigne, le vin et les vendanges à SaintMacaire (RPSM et RDC). La mesure des vignes est généralement exprimée en journaux d'hommes, ou en hommées, soit la valeur représentée par une journée de travail d'un homme. Elle égale environ 40 a. Les tenanciers des vignes donnent le plus souvent le quart et la dîme des raisins rendables au pressoir du propriétaire. Cela représente donc plus d'une hotte sur quatre qui sont prélévées lors des vendanges. D'autres charges peuvent grever ces tenures, comme par exemple un denier par journal de vigne payable au garde des vignes de l'abbaye de Brignon. On a vu plus haut que le Pré Dion, un clos de vigne pourtant situé en pleine zone humide, rassemble l'ensemble des conditions défavorables pour les héritiers Besnardin et Guérineau qui le font valoir : un cens de huit chapons annuels, une moitié de la superficie tenue au tiers et dîme des fruits, l'autre moitié au quart et dîme, le tout rendable au pressoir du seigneur. Le tonneau de vin (mesure et transport) généralement employé est la pipe (450 litres) ou, à défaut la busse (moitié de la pipe). On croyait que le vin se conservait et se perfectionnait mieux dans la pipe que dans la busse. Au XIIIe siècle, le vin est une production reconnue à SaintMacaire, et Régnauld, le prévôt de Thouars, obtient à perpétuité le droit de percevoir une redevance sur le vin vendu dans cette paroisse. Il s'agit, bien sûr, d'un vin de consommation courante dont les barriques seront écoulées dans l'année. La vigne représente à cette époque, pour l'Anjou et la Marche, la seconde ressource agricole après les céréales. Maison-Neuve, Sanzay, la Maison Roger et Bray possèdent des vestiges de pressoirs de type « casse-cou » du XVe, prouvant ainsi l'importance attachée à la vigne et au vin à cette époque. La grange de Bray, entre autres, conserve intacte, la saignée verticale dans le mur qui permettait le calage entre les deux poutres. Le pressoir casse-cou, en usage aux XVe, XVIe et XVIIe, est la première machine moderne et puissante qui remplace le foulage aux pieds. Les seules caves intéressantes de SaintMacaire, et encore ne sont-elles qu'à demi-enterrées et conçues à l'origine comme prison (droit de justice), sont celles de Sanzay et Bray. L'affleurement des eaux empêche tout creusement. La conservation en cave n'est devenue une tradition qu'à partir du XIXe puisque les vins étaient écoulés rapidement avant cette époque. Il semble qu'à Saint-Macaire, l'intérêt pour la vigne se soit dégradé au fil du temps. Les principales exploitations, notamment Sanzay et Bray, ainsi que l'abbaye de Brignon, ne comptent pas plus de 7 à 8 ha de vignes chacune au XVIIe siècle. Bray n'a plus que 3 ha de vignes en 1790. L'ensemble des vignes de la commune est, à cette époque, vendangé en quatre ou cinq jours. Sans doute, les baux continuant par tradition à utiliser les mêmes références que deux ou trois siècles plus tôt, à fixer les mêmes charges, le rapport devient-il moins intéressant. Cependant, les religieux de Brignon ou de Ferrières reçoivent toujours, depuis trois siècles, les mêmes quantités de vin, à savoir 3 pipes chacun, soit environ 1350 litres. Un mémoire de l'année 1719 dit que les vignes de la seigneurie de Saint-Macaire sont ruinées depuis plus de quinze ans et n'ont pas été « proignées », c'est à dire rajeunies. Les baux stipulaient généralement un certain nombre de « proings » (nouveaux plants) à faire chaque année dans les rangs de vigne (cinq cents à Brignon et huit cents à Sanzay). Chaque fermier de Sanzay néglige la partie des vignes qu'il exploite directement, étant donné « qu'elles sont plus considérées comme une charge que comme source de profit ». En 1790, le curé dit : « Nos terres ne produisent absolument partout que bled et vin… Les vignes y sont plus sujettes à la gelée et à plusieurs autres vimeres que dans les autres paroisses. Le vin n'est pas d'une grande ressource pour nos habitants, quoique d'une assez bonne qualité, on ne le vend que difficilement, les marchans n'osant approcher des lieux à cause des mauvais chemins ». Avant le XIXe, on ne connaît pas vraiment le vin rouge à Saint-Macaire, toutes les transactions portant essentiellement sur du vin blanc dont la pipe vaut habituellement de 20 à 25 livres. Au XVIIe, le vin blanc pouvait coûter facilement le triple du clairet, le double du rouge et du rosé. Mais le prix du vin reste très sujet aux intempéries, ainsi qu'à l'offre et à la demande. La pipe de vin blanc montera jusqu'à 100 livres en 1691, après avoir été vendue 8 livres en 1690. Au tout début du XIXe, le nombre de jours de vendanges augmente sensiblement. La période la plus propice pour les vendanges semble être la deuxième quinzaine d'octobre, avec un arrêt toujours respecté le premier novembre. 1742 : 2628-29 octobre (une vendangeuse de SaintPaul du Bois décédée). 1794 : 30 septembre, 135 octobre. Arrive vendémiaire et le raisin est mûr. Des commissaires doivent faire une visite des vignobles le 29 septembre et remettre leur rapport le jourmême afin que soit arrêté le ban des vendanges. Louis Hublot, Louis Gautier, André Trimouillin, Pierre Roger, Jean Neau, Charles Devault, Charles Gourin le jeune et Nicolas Valton sont désignés à cet effet. L'on sait déjà que la grêle a endommagé le canton du Bouchet et qu'il conviendrait de commencer par ces parcelles le lendemain 30 pour leur éviter un plus grand dommage. Ce qui reste des raisins est en effet absolument pourri. Revenus à 7 h du soir, les commissaires confirment que les vignes situées derrière les Ouches du Bouchet, Champ Courtin, le Clos des Masses, l'Ouche Moreau, le Champ d'Oiron, les Hauts et BasMousseaux, le Clos de Bussily, la Plante à Riché et les petites vignes de Grenouillon ont éprouvé une nuée de grêle qui a causé un dommage considérable au raisin. Il vaut donc mieux fixer le ban de ces clos aux 30 septembre et premier octobre. Le reste des vignobles sera vendangé plus tard : le 3 octobre, le Clos des Petits et Grandes Saulaies, Clos de Bois-Ménard, la Fosse à la Barillé, le Clos des Marqueteaux, le Champ Julien, le Clos dans le Lac, les Forges, le Motay, les Quarts de la Cure. Le 4, le Poirier à la Michelet, les Petits et Grands Champ-Morin, les Genoilles, les Folies. Le 5, les Grandes Vignes, la Croix de la Baffrie, la Roquette, la Vaudouère, Bois Sailly, le Clos Poirier, les Tourneaux, les Nouelles, les Minaudries, la Halterie, les Ribaudes et le Clos de Lassée. 1795 : « 19 vendémiaire an IV, 11 oct 95, la vendange commence à atteindre la maturité, il faut nommer des commissaires pour la visite, le rapport et fixer le jour où les bans commenceront. » On nomme « René Mestreau des Ajoncs, André Trémouillin, Pierre Panneau, Nicolas Valton, Charles Gourin le jeune, Charles Jousset, Jean Neau, Charles Devault, Jean Guitton et Louis Abraham lesquels se transporteront sur les vignes, feront la visite et le rapport ce jour. Les commissaires reviennent et comparaissent à 5 h du soir et font leur rapport : ils ont vu et visité les vignes, le raisin a atteint son degré de maturité et il est temps pour éviter le dommage que causent les pluies journalières de vendanger cette semaine et ils nomment les cantons qu'il est nécessaire de vendanger les premiers comme suit : le 22 vendémiaire, 14 oct, le clos des Mousseaux, le clos des Bouchettes, le champ d'Oiron, le clos de Bussily, l'ouche Moreau, les Vacherettes, Champcourtin. Le 23, clos de Saulaie, Champ du Pré, le clos de BoisMénard, la Fosse à Labaresle, la petite vigne, les Ribaudes, la plante à Riché. Le 24, le clos de Lassée, le Bois Sailly, les Grandes Vignes, le clos Privé, la Vaudoire, les Fourneaux, les Nouelles, la Bounauderie, les Folies, le clos Guyard, le Mottay, le quart de la Cure, le Marqueteau, les Forges, le clos Piau, Champ Julien. Le 25, la Halterie, la Roquette, le clos de la croix de la Bafferie, la Courance, le Petit et Grand Chanmorin, la Genoille, le clos du Lac, le Poirier à Michelet. Avons arrêté les bans cidessus pour être exécutés suivant leur forme avec défense à toute personne de vendanger dans les cantons cidessus autres que les jours qui sont fixés sous peine d'être poursuivis suivant la rigueur des lois ». L'ensemble des clos vendangés représente une quinzaine d'ha au maximum. 1796 : 1113-14 octobre. 1798 : « la vendange commence à atteindre sa maturité, il est urgent de nommer les commissaires pour la visite et le rapport : Mathurin Nevouet l'aîné, Jean Coquin l'aîné, Urbain Hublot, Nicolas Péponnet l'aîné, Pierre Cornu, Jean Neau, Jean Rigault l'aîné, René Champion, Nicolas Valton, René Frémaudière, Pierre Panneau, André Trimouillin. Le 9 vendémiaire, le degré de maturité du raisin est atteint et en conséquence pour éviter le retardement des semailles de blé et les pluies qui menacent il est urgent de vendanger comme s'ensuit : Quatridi 14 vendémiaire, 7 oct 98, quintidi et sedidi 15 et 16 vendémiaire clos de Bussily, haut et bas Mousseaux, Plante à Riché, Grenouillon, Champ d'Oiron, Champ Moreau, les Masses, le Plantis, ouche du Bouchet, clos Sanzay, clos d'Ozaie, Champ Courtin, la Sécherelle, les Ribaudes, les Chesnaies, les Fournaux, les quarts de la Cure, les patis, petit et grand Motay, les Forges, Le Lac, Marqueteau, Adam, Champ Julien, Manivers, ouche du petit Bray. Le settidi, 17 vendémiaire, grand et petit Saulaie, Champ du Pré, clos de Boisménard, Fosse à Labareslé, la petite vigne, le petit clos, Le poirier à la Michelet, les Genoilles, grand et petit Champmorin, le grand clos et les Alteries. Octidi 18 vendémiaire, les Bounauderies, La Faucherie, la Roquette, les grands vignes, Bois Sailly, clos de l'épervier, les Nouelles, le clos de Lassée et toutes les autres vignes de la commune. » 1799 : « 3 brumaire, 24 oct 99, le raisin a acquis son degré de maturité", commission, rapport, fixation des bans le 4 brumaire : "mardi 6, mercredi 7, Bussily, haut et bas Marqueteau, Plante à Riché, Grenouillon, champ d'Oiron, ouche Moreau, les Masses, le Patis, ouche des Bouchettes, clos Sanzay, Champ Courtin, Sécherelles, Ribaudes, les Chomaies, les Fourneaux, les quarts de la Cure, les petit et grand Motay, les Forges, le Lac, le Marqueteau, clos Adam, champ Julien, les Manivers, ouche du petit Bray. Jeudi 8 et vendredi 9 grand et petit Saulaie, Champ du Pré, clos de Bois Ménard, la fosse à Labaresle, le petit clos, Poirier à la Michelet, les Genoilles, petit et grand Champ Morin, le grand Clos, les Alteries. Samedi 10 la Bounauderie, la Rotillie, la Faucherie, les grandes vignes, BoisSailly, Clos de l'épervier, les Nouelles, Le clos de Lassée et toutes les autres. » 1800 : 2729 octobre. 1801 : « vendanges pour l'an X, après avoir muri dans l'an IX, 26 brumaire an X, 17 nov 1801 », décision de vendanger « le 27 pour toutes les vignes qui seront sises à droite à partir du Monis à rendre vers la forêt de Brignon et celles qui sont sur la gauche à partir du Hameau de Bray à Bouillé et le 28 les vignes qui sont entre les 2 chemins qui conduisent de Brignon au Puy et celui de l'Humeau à Bouillé. » 1802 : « 27 floréal an X, 15 mai 1802, vu la perte causée sur les vignes par la gelée de laquelle il résulte que pour en constater et en dresser PV, commission créée pour visiter canton par canton et adresser PV au dpt et préfet de M. -et-L. afin d'obtenir sur les contributions de l'an XI un dégrèvement sur les vignes de la commune qui puisse légaliser la perte que leur a causé la gelée. Louis Guillon cultivateur demeurant à la cidevant abbaye de Brignon et René Champion aussi cultivateur demeurant au hameau de la Planche, doivent faire le tour des vignes et le rapport pour Saumur. » 1802 : 1517 novembre. 1803 : « Le 9 vendémiaire an XII, 9 octobre 1803, réunion pour les bans : lundi 17 vendémiaire les quarts de la cure, clos Marqueteau, Clos Adam, les Forges, Les Manivers, le Motail, le Lac, le clos de Bussily, Champ d'Oiron, les bas et hauts Mousseaux, les Treilles de Grenouillon et du Hameau de Bray, le clos des Masses, le clos d'Ussay, les ouches du Bouchet. Mardi 18 vendémiaire les Nouelles, les Fourneaux, la vigne au Moine, le clos du Poirier, Bois Sailly, les grandes vignes, la Plante à Riché, les Ribaudes, la petite vigne. Mercredi 19 Champcourtin, champ du Pré, BoisMénard, Les grand et petit Saulaie, la fosse à Labaresle. Jeudi 20 le clos de Lassée, La Bounauderie, la croix de la Baffrie, la Roquette, la Faucherie, les Halteries, La Courance, les grand et petit Chanmorins, la Genoille, le poirier à la Michelet et toutes les autres vignes de la commune. » 1804 : « à commencer le vendredi 20 vendémiaire, 13 oct 1804. Le 20, Marqueteau, Adam, Champ Julien, le Lac, le Motayl, les Forges, les quarts de la cure. Le même jour 20 et 21, Bussily, haut et bas Mousseaux, Champ d'Oiron, le clos des Masses, ouche Moreau, les ouches du Bouchet, le clos des Monceaux. Lundi 23 et mardi 24 les ouches du Hameau de Bray, de Grenouillon, Champ courtin, les Soucherelles, la fosse à Labaresle, grand et petit Saulaie, Champ du Pré, Bois Ménard, la Genoille, Poirier à la Michelet, le grand ChampMorin et la vigne ronde, les Murs, Les Ribaudes et la petite vigne. Mercredi 25 et jeudi 26, le petit Champ Morin, la Courance, les Halteries, la Faucherie, les grandes vignes, la croix de la Baffrie, les Voidoires, le clos de l'Épervier, les Nouelles, les Bounauderies, les Fourneaux et le clos de Lassée et toutes les vignes de la commune. Il est défendu d'aller grappiller dans les cantons que 3 jours après que lesdits cantons auront été totalement vendangés. » 1805 : « 27 vendémaire an XIV, 20 oct 1805, suivant l'arrêté du préfet, désignons lesdits bans : lundi 29 et mardi 30 vendémiaire, le Marqueteau, Adam, Champ Julien, le Lac, le Motayl, les Forges, les quarts de la cure, Bussily, hauts et bas Monceaux, Champ Oiron, les Masses, l'ouche Moreau, ouches du Bouchet, le clos des monceaux ». Le reste sera vendangé mercredi et jeudi premier et 2 brumaire, vendredi et samedi 3 et 4 brumaire. 1806 : 182022-23 octobre. 1807 : 579-10 octobre. 1808 : 5710-11 octobre. 1809 : « 1°) 30 oct, ligne tirée de l'église en suivant le chemin qui conduit au petit bray et suivant jusqu'au grand clos qui aboutit sur le grand chemin qui vient de la baffrie à la Gauvinière toute la partie des vignes qui se trouvent du côté du soleil levant plus à partir de la Minauderie et suivant le chemin qui conduit à la Bournée toutes les parties du côté du Nord, 2°) le reste des vignes de la commune pour les 2 et 3 novembre 1809. » 1810 : Mercredi 17 oct au mardi 23 octobre. 1812 : 23252729 octobre. 1814 : Du vendredi 21 octobre au mardi 25. 1815 : Vendedi 20, samedi 21, lundi 23, mardi 24 octobre. 1816 : Mercredi 13 novembre et jeudi 14. 1817 : Mercredi 29 et jeudi 30 octobre. 1818 : Lundi et mardi 5 et 6 octobre, mercredi 7. 1819 : Vendredi 22 octobre, samedi 23, lundi 25 le restant. 1820 : Lundi 30, mardi 31 octobre, Jeudi 2 novembre. 1823 : Un seul jour, le mardi 4 novembre. 1825 : 3 octobre pour le premier et dernier ban. 1828 : Vendredi 17 et samedi 18 octobre. 1829 : Mercredi 28 et jeudi 29 octobre, autres vignes mardi 3 novembre. 1830 : Mardi 2 novembre un seul jour. 1832 : Lundi 29 octobre, et le reste des vignes le vendredi 2 novembre. Ceux qui seront pris à herbouler ou à grapiller avant cette dite époque n'auront que faire de venir trouver M. le Maire pour les arranger car il ne veut point en connaître. Ils seront traduits devant le juge de paix du canton. 1833 : Un seul jour, 21 octobre. Et attention de ne pas traverser les vignes pour aller ramasser de l'herbe. Le conseil engage le garde à veiller à ce que personne n'aille traverser « ni faire du délit » dans les vignes non-vendangées. Le garde champêtre est encore malade, c'est le moment d'en profiter. 1834 : Un seul jour, 21 octobre, sans aucune réserve sur toute l'étendue de la commune. 1835 : Jeudi 15 octobre. 1849 : suppression du ban, chacun vendange à sa guise. Fréquence des vendanges de 1793 à 1848 établie sur 120 jours : la date du 23 octobre revient 7 fois et la deuxième quinzaine d'octobre est la plus propice. Septembre Octobre 28 29 30 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 = = = = = == = ==== === ==== == === === === = == === === == Novembre 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 2 3 4 13 14 15 16 17 18 19 ===== ===== === ==== ====== ===== ======= ==== ===== === ==== ==== ====== === = ==== == = = = = = = = = ANNEXE IX Métiers cités au XVIIIe siècle. Bûcheron Charpentier Charron Chauffournier Cordonnier Domestique Ecuyer Employé Ferme Royale Employé gabelle Fermier Fermier général Garde forestier Huissier royal Journalier Laboureur Maçon Marchand Marchand fermier Marchand sellier Maréchal Menuisier Métayer Meunier Notaire Procureur Sabotier 1732-1740 Nombre/% 0/1/0, 57 0/0/1/0, 57 1/0, 57 1/0, 57 0/0/4/2, 31 0/0/1/0, 57 74/42, 77 31/17, 91 1/0, 57 15/8, 67 0/1/0, 57 6/3, 48 0/1/0, 57 0/1/0, 57 1/0, 57 0/- 1768-1778 Nombre/% 1/0, 65 2/1, 31 3/1, 97 1/0, 65 1/0, 65 1/0, 65 0/1/0, 65 1/0, 65 2/1, 32 1/0, 65 1/0, 65 0/29/19, 07 54/35, 52 1/0, 65 5/3, 31 2/1, 31 0/4/3, 20 0/0/2/1, 31 0/0/2/1, 31 1788 Nombre/% 0/0/2/3, 70 0/0/1/1, 85 0/0/0/1/1, 85 0/0/0/15/27, 77 8/14, 81 4/7, 40 0/0/0/1/1, 85 1/1, 85 0/0/0/0/0/- Sacristain Seigneur Sergier Tailleur d'habits Tailleur de pierre Texier/Tisserand Tonnelier Tuilier Vigneron Total métiers cités 1732-1740 Nombre/% 1/0, 57 0/2/1, 15 2/1, 15 0/1/0, 57 2/1, 15 0/26/15, 02 174 1768-1778 Nombre/% 0/1/0, 65 0/3/1, 97 2/1, 31 0/0/1/0, 65 32/21, 05 151 1788 Nombre/% 1/1, 85 0/0/1/1, 97 0/3/5, 55 0/0/16/29, 62 54 ANNEXE X Les chemins de 1620 existent encore en l'an 2000. (1620, Aveu de J. Clausse IE 1140 ADML). Bourg-Maison Neuve : « le chemin a aller du bourcq à maison neuve » Le Monis-Le Puy : « le chemin comme lon va des maulny au Puy » Bourg-Le Puy : « le chemin tandant a aller audit bourcq et église de Saint-Macaire au grand symetiers dudit lieu et au puy nostre dame dautre côté » Bourg-Le Doyenné : « le chemin a aller du bourq de SaintMacaire a la qure » La Guéritière-Le Bray : « le chemin a aller de la gueritiere a Bray » La Guéritière-La Planche : « le chemin tendant de la gueritiere a la planche » Le Puy-La Baffrie : « le chemin tandant a aller du puy au village de la baffris » Bourg-La Baffrie : « le chemin de Saint-Macaire a la Baffrie » La Planche-La Gouvinière : « le chemin de la planche a la Gauviniere » Bourg-La Raye : « le chemin de Saint-Macaire au communs de larais » Bouillé Loretz-Doué : « le chemin tendant de Bouillé Laurat a doué » La Planche-La Noue : « le chemin de la planche a la noue gaultier » Le Puy-Brignon : « le chemin du puy a Lassée en brignon » Le Puy-Ferrières : « le chemin du puy a Ferrieres ». ANNEXE XI Testament de M. de Saint-Macaire, 19 mars 1694, ADML E 3913. In nomine patris et fili et spiritus sancti, Amen. Le 19ème jour de mars 1694 après midy pardevant nous René Rapicault notaire royal garde scel à Saumur résidant à Longué fut personnellement établi et soumis Messire Urbain de Salles chevalier seigneur de Saint-Macaire et de la Poupardière demeurant en sa maison seigneuriale et paroisse dudit lieu de Saint-Macaire, lequel saint de corps, d'esprit et d'entendement, considérant qu'il n'y a rien si certain que la mort et rien de plus incertain que l'heure d'icelle crainte d'en être prévenu, a fait le présent son testament de dernière volonté comme s'ensuit : Premièrement, après avoir recommandé son âme à Dieu le priant par sa sainte bonté et miséricorde lui vouloir pardonner ses fautes et offenses qu'il a commises depuis sa regénération au Saint-Sacrement de baptême, même jusqu'au dernier soupir de sa vie implorant à cette fin les prières et interventions de la bienheureuse vierge Marie et de tous les saints du paradis, veut entend et ordonne que quelque temps après que son âme sera séparée de son corps, sondit corps soit enseveli honnêtement et mis dans un cercueil de bois fait exprès et être ensépulturé dans l'église dudit Saint-Macaire en cas qu'il décède en sa maison dudit lieu et s'il décède audit lieu de la Poupardière, il sera ensépulturé en l'église de Saint-Martin la Place où elle est située, au lieu duquel décès il sera tenu queue processionnellement par le sieur curé, prêtres et chapelains de la paroisse où il sera ensépulturé et à cette fin sera porté par des hommes, pendant laquelle procession et sépulture seront les suffrages ordinaires chantés pour le repos de son âme. Item que le jour de sa sépulture si la commodité le permet, sinon le lendemain, il soit aussi pour le repos de son âme chanté dans l'église du lieu où il sera ensépulturé un service solennel lequel même jour il sera commencé un quarantain de messes à basse voix aussi dans la même église qui seront dites pendant quarante jours consécutifs et à la fin d'icelle un autre pareil service pendant lesquelles procession, sépulture, services et quarantain de messes sera le luminaire ci-après déclaré allumé lequel luminaire consistera en six flambeaux de cire jaune ou blanche au choix de son exécuteur testamentaire, pesant chacun deux livres, de seize cierges et d'un seau de même cire pesant lesdits cierges chacun une livre et ledit seau trois livres, lesquels cierges seront portés par des pauvres auxquels il sera baillé une aune et demie de serge grise et la somme de quinze sols chacun. Item veut que pendant vingt ans consécutifs à commencer un an après son dit décès il soit à même jour dudit décès ou de sa sépulture célébré et chanté en l'église où il sera ensépulturé un service de trois grand-messes à diacre et sous-diacre dont il veut et entend que la rétribution et du luminaire qu'il conviendra fournir pendant lesdits services soit prise et dès à présent assignée sur toute ladite maison et domaines dudit lieu de la Poupardière dont il ne pourra être disposé qu'à cette condition. Item veut qu'il soit distribué aux pauvres de la paroisse où il sera ensépulturé dix septiers de blé moûture mesure dudit Longué dans l'an après son décès pour obliger lesdits pauvres à prier pour le repos de son âme. Item pour la grande amitié conjugale qu'il a eue et est encore à présent entre dame Claude Nau son épouse et lui et pour les grandes assistances qu'il a reçues d'elle et parce que très bien lui a plû et plait, il lui a par ces présentes donné tout chacun de ses biens meubles et choses réputées meubles et tous ses acquêts et conquêts et à la tierce partie de ses propres en pleine propriété et seigneurie pour elle ses hoirs et ayant cause, si mieux les héritiers dudit seigneur testateur n'aient consenti que ladite dame Nau ait en ladite propriété et seigneurie lesdits meubles et choses réputées meubles et de nature de meubles seulement, et à vieger et par usufruit aussi seulement jouissance de tous lesdits acquêts conquêts et propres dudit seigneur testateur, de quoi lesdits héritiers feront leur déclaration huitaine après son décès ceux à la charge que ladite dame Nau sera tenue des dettes personnelles et mobiliaires dudit seigneur de Saint-Macaire son mari et de l'entière exécution du présent testament, et si ladite dame Nau survit ledit seigneur de SaintMacaire, elle sera tenue de faire dire le saint service assis sur ledit lieu de la Poupardière pendant lesdits vingt ans, mais si elle décède avant lui et qu'elle ne le survit pas pendant lesdits vingt ans, ledit seigneur testateur entend que ledit service soit nonobstant fait pendant lesdits temps aux frais de ses héritiers au moyen de quoi, il a par ces présentes révoqué tous autres testaments, codicilles et donations qu'il a pu faire avant ce jour qui demeurent nuls et de nul effet. Et pour son exécuteur testamentaire a élu et choisi Messire Gilles Lefèvre écuyer seigneur de la Guiberdaye y demeurant paroisse dudit Longué lequel il prie de vouloir faire ponctuellement exécuter le présent son testament lui ayant pour cet effet obligé affecté et hypothéqué tous et chacun ses biens qu'il a et aura lors de sondit décès lequel testament après avoir lu et relu audit seigneur testateur a dit être sa volonté et entend qu'il soit entièrement accompli dont nous à sa requête et de son consentement les avons jugé et condamné par le jugement et condamnation de ladite cour, fait en la maison de Gabriel Moriceau marchand au bourg dudit Longué qu'il tient su sieur Allain Nostre Ressart, présent ledit Moriceau, et Messire Louis Bourgeteau prêtre recteur dudit Saint-Macaire y demeurant et Pierre Hervé sergent messire demeurant audit Longué témoins à ce requis et appelés lesquels et ledit seigneur de Saint-Macaire ont signé à dette de faire sceller ces présentes par nous, constaté et entend ledit seigneur testateur que le testament de défunt messire Urbain de Salles chevalier seigneur dudit lieu de SaintMacaire son père porte son plein et entier effet et qu'il soi exécuté, jugé comme dessus, présents les susdits ainsi signé avec nous en la minute des présentes Urbain de Salles, Bourgeteau curé de Saint-Macaire, G. Moriceau, P. Hervé et plus bas est écrit contrôlé registré au grand volume f° 84 col 1670 par moi soussigné à ce commis à Longué ce deuxième avril 1694, reçu deux livres signé L. Landry. Rapicault, notaire royal. ANNEXE XII État de la seigneurie de Saint-Macaire en 1711. (IE 1140 ADML) Nous soussignés avons fait ce qui suit qu'après avoir fait voir et visité l'état en lequel sont les vignes, terres, prés, pâtis et maisons dépendant de la seigneurie de Saint-Macaire par François Menoust, pour moi seigneur de Gencian et de Pierre Guillet vigneron convenu de moi Bineau desquels sommes convenus ensemble pour icelle faire reconnaissance. Premièrement que le clos de vigne appelé Les Champs Morins contenant 50 boisselées ou environ, que du bout du chemin il y a une boisselée et demie en friche garnie de joncs et épines, les fossés comblés et la haie ruinée, que la vigne par le haut jusqu'à la moitié est aux deux tiers déplantée et une partie des souches mortes et l'autre moitié étant aussi à moitié déplantée et une partie des souches mortes, le fossé comblé et sans haie. Que la pièce de vigne appelée Pré Guion dans laquelle il y a trois planches qui sont sujettes au quart vers la seigneurie de Saint-Macaire, ladite pièce contenant 25 boisselées, la moitié du côté du clos du Lac sont aux deux tiers déplantées, les souches en partie mortes, la haie par le bout du haut et du côté dudit clos du Lac étant de peu de valeur y ayant de grandes brèches en plusieurs endroits et celle du bout du bas pour ladite moitié est bonne, et le fossé point fait, du côté du Pré Guion la haie est ruinée en plusieurs endroits et les fossés comblés, l'autre moitié de la vigne est à moitié déplantée avec des souches mortes. Que la pièce de La Pinardière qui est emblavée en froment le long du grand chemin de La Guéritière, il n'y a ni haie ni fossé, que le long du chemin de Bray à aller à la Godefresche, tout autour de la pièce, les fossés ne sont point relevés et la plus grande partie comblée, les haies en partie sans plants, le surplus de vieilles haies. Que la pièce de terre joignant celle ci-dessus, contenant 5 septrées ou environ, le long du grand chemin la haie a été coupée et les fossés comblés, que du côté des terres de la cure le fossé n'est point relevé et est sans haie, et par le bout de ladite pièce de terre joignant le pré de cette seigneurie il y en a dix pieds de largeur en friche, que le long de ladite pièce du côté de la terre du Doyenné, il y a un fossé qui a été relevé sans avoir déchaintrer au bout duquel il y a comme la valeur de 30 pieds de longueur comblés et sans haie, qu'il a été nouvellement coupé 26 pieds d'ormeaux, que la crête dudit fossé frais qu'il a été coupé depuis peu un saule dans la chaintre de ladite pièce. Que la pièce du pré qui joint du bout de la terre du Doyenné séparé par le fossé, la haie est vieille, point coupée et le fossé presque comblé, et du côté du chemin à aller à ladite seigneurie, la haie est de peu de valeur et y a des brèches en plusieurs endroits, le fossé comblé, qu'il y a été abattu nouvellement un saule, que dans ledit pré il y a plusieurs buttes épines et taupinières avec plusieurs roulées de charrettes. Que dans le grand pré du côté du pré de M. de Bussy et au bout du pré des Maunis, la haie est de nulle valeur, et bouchée en plusieurs endroits avec des branches d'arbre plantées, les fossés point faits et qu'il y a autour desdits fossés 2 haies d'épines qu'il faut ôter, que le reste des fossés du côté du Pré Neuf et de Bray sont presque comblés et les haies de peu de valeur, que le fossé du milieu est comblé et sans haie, que les arbres qui sont autour dudit pré ont été émondés depuis peu, que dans ledit pré il y a plusieurs buttes et taupinières et épines qu'il faut ôter. Que la pièce de terre de l'enclos qui est semée en blé du côté du chemin, les fossés ne sont point faits, ni aucune apparence de haie, ainsi que les 2 bouts et du côté de La Planche à aller de Solbreaux, la haie est de peu de valeur et le fossé à demi comblé, les saules partie morts et partie mal émondés, le reste émondé depuis peu. Que la pièce de pâtis appelée le Pasty de la Haye, il y en a 10 boisselées remplies de joncs sans fossé et les 3 septrées de terre au-dessus et à côté au bout du bas, il y en a 10 pieds en friche, laquelle pièce est semée en blé. Que dans la pièce de pré de la cure et y abouttant le long du grand chemin de Bouillé à Argenté, le fossé est relevé et sans haie, que le long du pré de la cure, il y a 10 pieds de ladite terre qui est en friche. Qu'à la pièce de pré appelée le Pré de La Planche, la haie est de nulle valeur, le fossé comblé qu'il faut épiner et étouper en plusieurs endroits. Qu'à la pièce de terre au-dessus dudit pré il y a 9 pieds de friche par le bas. Que la pièce de terre joignant l'Ouche à Thibault, les fossés sont comblés et sans haie et le chaume sur le bout. Que la pièce du Champ Noir depuis le cimetière remontant à la Cochonnerie, la haie a été coupée et par un bout les fossés point faits, et du côté par le chemin qui monte dudit SaintMacaire à Doué, il n'y a point de fossé et dans le bout du haut et du côté de la terre du Doyenné, il y a la valeur de 10 pieds qui sont en friche, que le fossé du côté du chemin du Puy à Brignon est comblé, dans lequel sont quantité de brèches et la haie vieille, que du bout du chemin qui conduit de ladite seigneurie à l'église, le fossé est tout comblé et sans haie, qu'il y a la valeur de 6 pieds de largeur de ladite terre qui est en friche, que les chaumes sont les 3/4 sur bout dans ladite pièce qui devront être amassés. Que la chambre de maison de La Guillonnerie les murs saillie à refaire à 6 pieds de hauteur ainsi que de l'antichambre, le surplus étant lézardé en plusieurs endroits, que le pignon joignant l'antichambre menace ruine ainsi que celui du côté de la cheminée du haut en bas, et ladite cheminée ainsi que les greniers au-dessus n'est qu'à demi-carrelé, que l'antichambre le plancher n'est point planchaié, qu'il faut relever la couverture à la main, le surplus du bâtiment est en vestiges, que le bousillage de la chambre faute de la faire, qu'il n'y a aucune haie ni fossé fait autour de ladite maison jardin et ouches, qu'il n'y a aucune haie, que les arbres qui sont autour ont été émondés. Que l'ancien jardin du métayer est à présent en cour, les fossés comblés et les arbres émondés. Que le grand jardin est en friche à l'exception de 18 sillons proche la fuie qui ont été bêchés, qu'il y a plusieurs arbres de poiriers et espaliers et qu'il paraît qu'il en a été arraché plusieurs dont les trous sont comblés, que la haie du côté du chemin depuis la barrière jusqu'au quart qui n'est pas de longueur et bréché de haie morte, le fossé point fait et qui est comblé, que ce qu'il y a d'arbres fruitiers sont taillés et dans lequel jardin il y a un sainfoin, par le bout en haut la haie duquel est bonne et le fossé presque comblé, que du côté du clos de M. de Bussy la haie de buis est morte, le reste de peu de valeur, le fossé point fait, que dans l'allée qui conduit depuis ladite terre jusqu'à ladite haie de buis, il y a quelques ceps de de vigne, qu'autour du côté de la terre de cette seigneurie vers le haut, la haie est de peu de valeur, le fossé point fait, qu'il y a plusieurs brèches sans plant, que du côté du chemin le fossé n'est aussi point fait, que sur le grand chemin le fossé n'est point aussi fait, que le bois taillis et plusieurs arbres et chênes monumentaux qui y sont, sont en bon état. À l'égard des pailles, il n'y en a point que 2 quintaux et quant aux Monis, il s'en est trouvé jusqu'au nombre de 50 charrettées pas moins et 3 charrettées de pailles égaillées tant dans la cour qu'au devant de la porte et qu'il y a environ 6 charrettées de chaumes vieils sur le lieu. Arrêté le présent mémoire en double sous nos seings à Saint-Macaire. Les clés de laquelle maison jusqu'au nombre de 24 moi Gencian ai mis en main du sieur Bineau pour valoir de procèsverbal audit Bineau et sauf à faire faire ci-après le procès-verbal sur la maison principale que ledit sieur Bineau proteste de faire faire incessamment sans préjudice de nos autres droits respectifs ce 19 mars 1700. Nous soussignés Guy Gencian seigneur de Saint-Macaire et Denis Bineau fermier dudit lieu sommes convenus de ce qui suit. Savoir que moi Denis Bineau reconnaît avoir reçu les réparations tant de couverture de terrasses et autres du fournier 466 depuis sa petite porte qui va à la Maisonneuve jusqu'au bout de la grange à piliers qui aboutit sur la douve, en outre toutes les réparations de couverture, seulement à l'exception du pressoir et d'une petite chambre au bout de l'étable qui est tombée, en outre d'une autre chambre qui menace ruine du côté du jardin. Mot très difficile à lire. Un x semble le terminer et l'on pourrait aussi penser à « fourniaux ». D'après le contexte, il s'agit obligatoirement d'un corps de bâtiment. 466 Plus reconnais le carreau de la salle de la petite chambre sur la cave de la chambre au-dessus de la salle de la chambre sur la cuisine et de la cuisine à l'exception du demi bout de grand bloc en bon état et ensemble le grand grenier dessus la chambre d'en haut aussi bien carrelé dans toutes lesquelles chambres il s'est trouvé 12 panneaux de vitre dans lesquels panneaux il y a manque de 20 losanges, et en outre se charge des clefs conformément au procès-verbal, et au surplus, moi Gencian le décharge de toutes les autres réparations n'en ayant point fait sans que ledit Bineau puisse être tenu des réparations que je n'ai point faites ni au commencement ni à la fin dudit bail, sous nos seings, à Saint-Macaire, ce 15 juin 1711, signé Guy Gencian, Denis Bineau. Ledit jour, j'ai marchandé à Jean Morillon pour 30 livres de briques dont j'ai laissé l'argent à M. Bineau. Le même jour j'ai marchandé à Pierre Ribot pour 6 livres de répara. 467 tout ce qu'il peut y avoir de couverture dont j'ai laissé l'argent à Monsieur Bineau, plus il doit entretenir le pavillon d'ardoises pour 40 sols. 467 Mot bizarrement non terminé mais évident. ANNEXE XIII Morts de l'épidémie de 1740. (grippe pulmonaire ?) 13 fév Marie Jousset 40 ans. 23 fév Anne Toussaint 2 ans 10 mars Marc Thibault 35 ans 13 mars Marie Gallet 13 mars Pierre Joublain 55 ans 16 mars Louis Thiébaut 42 ans 17 mars Louise Bonnin 40 ans 19 mars François Nomballais 17 ans 21 mars François Jousset 1 an 21 mars Louis Printemps étranger 40 ans 21 mars Jean Guitton 45 ans 24 mars Gilbert Trimouillet maître maçon 60 ans 31 mars Mathurine Soyer 40 ans 2 avril Jacques Piau 18 ans 6 avril Pierre Leblanc 33 ans 7 avril Louis Sanzier fermier de St-Mac 38 ans 13 avril Louise Barbier 48 ans 14 avril Marie Billard 81 ans 19 avril Marie Robreau 4 ans 19 avril Louis Guillou 65 ans 24 avril Jeanne Girardeau fille de Jean Girardeau 1 an 24 avril Andrée Roy servante domestique chez Ribreau à Bray 20 ans 29 avril François Lemoine 50 ans 30 avril Marie Trimouillet 40 ans Pierre Doc 41 ans 1er mai er mai Jeanne Meunier femme 1 2 mai 2 mai 2 mai 2 mai 4 mai 9 mai 11 mai 12 mai 12 mai 15 mai 17 mai 22 mai 26 mai 27 mai 1er juillet 10 juillet Urbaine Maquineau 12 ans Madeleine Valton 60 ans René Trimouillet 30 ans Andrée Barbier fille de 9 ans Louise Guillou 68 ans Marie Dumont 30 ans Marie Drezon 28 ans Louise Cochon 3 ans Renée Madeleine Gallet fille Louis Cruchon 7 ans Pierre Dubois 77 ans Antoinette Maquineau fille Françoise Panneau 62 ans Pierre Vannere 42 ans Philippe Piau 15 ans Nicolas Pouponnet 42 ans ANNEXE XIV Vente nationale de Bray (19 juillet 1796, I Q 532, ADML) Bray est vendu à René Robert Merceron, cultivateur, demeurant à Milly le Meugon. 31 articles composent les « domaines nationaux » dont la désignation suit : 1) La Métayrie de Bray, dont jouit le citoyen Pelletier, commune de Saint-Macaire, consistant en une maison composée de quatre chambresses 468, grenier au dessus, granges, ecuries, pressoir, cellier, toits, cour et jardin, et jardin derrière, le tout contenant vingt deux boissées ou environ. 2) Une pièce de terre, nommée la pièce de derrière la maison contenant cent huit boissées labourables. 3) Un morceau de bois taillis contenant vingt cinq boissées. 4) Un autre morceau de taillis de trente boissées ou environ. 5) Une prairie contenant cent huit boissées. 6) Le taillis nommé le bois de l'étang divisé en deux contenant trente six boissées. 468 Ou chambrelles. Mot nouveau. 7) Deux pâtis près les bois cy dessus, de quarante huit boissées. 8) un bois appellé La faucherie divisé en deux d'environ trente six boissées. 9) une petite pièce de terre labourable joignant le jardin, de six boissées, tous les articles cy-dessus se tenant. 10) Le pâtis des hayes contenant dix huit boissées labourables. 11) La foucherie contenant soixante six boissées id. 12) Une autre pièce de terre id. appellée La foucherie, contenant dix huit bées, en figure de triangle. 13) une pièce nommée la pièce de devant la maison, et Clos daviau, contenant soixante douze bées. 14) Un morceau de vigne cont. vingt huit boissées joignant vers midi le citn defays à l'orient la Pièce cy dessus. 15) Une pièce de terre labourable, nommée la Pièce à Briand, en figure de hache, contenant trente six boissellées. 16) La pièce appellée la pièce de 40 bées contenant 40 boissellées. 17) La pièce appellée les 18 bées contenant les dix huit bées. 18) La pièce app. les 8 bées cont. huit boissées. 19) une app. la Dent du Chien, de trente boissellées. 20) L'oûche aux Courtilles content quarante boissées. 21) La pièce de La Loge contenant vingt boissées. 22) La pièce de terre id. lab. app. la Vigne ronde de vingt boissées. 23) Le Grand Clos contenant soixante boissées id. labour. 24) Une pièce labourable de soixante boissées. 25) Un morceau id. app. le Village, cont. trois bées. 26) un autre morceau près celuy-cy, id. de trois boissées. 27) une pièce de terre id. située dans les Champs de Saintmaquaire, contenant vingt boisselées. 28) une autre pièce id. lab. contenant huit boissées. 29) une autre id. au dit lieu, de trente six bées. 30) une autre id. au dit lieu de quinze boissées. 31) une pièce id. contenant quarante boissées située a la Butte Champ-noir. Lesdits biens dépendans cy devant de Luc René Gibot et son épouse émigrés compris sur la liste générale des émigrés dressée en exécution de l'article 16 de la loi du 28 mars 1793 et sur la liste particulière de ce Département du 5 septembre 1792. Lesdits biens exploités par… cultivateur à…… mais sans bail dont l'existence fût certaine en 1792 et imposé au rôle de la contribution foncière de la commune de Macaire pour l'année 1793 à la somme de trois cent soixante six francs soixante centimes ce qui donne un revenu annuel de quatorze cent soixante six francs quarante centimes et en capital celle de trente deux mille deux cent soixante francs quatre vingt centimes, pour la valeur des bâtiments neuf cent francs, pour prix des arbres enormentaux cinq mille deux francs, total trente huit mille cent soixante deux francs quatre vingt centimes ». ANNEXE XV Démographie à Saint-Macaire. (F. Lebrun : Paroisses et Communes de France : Maine et Loire, RDC, DHGBML). 1720 : 208 feux (Port) 1790 : 660 h. (Lebrun) 1793 : 750 1801 : 661 1806 : 709 1812 : 709 (RDC) 1813 : 709 1815 : 695 1816 : 695 1817 : 695 1818 : 709 1820 : 741 (Lebrun) 1821 : 709 (RDC) 1826 : 728 (Lebrun) 1831 : 693 1836 : 676 1841 : 621 1844 : 700 (Reine) 1846 : 648 (Lebrun) 1851 : 636 1856 : 617 (Lebrun) 1860 : 700 (Reine) 1861 : 609 1866 : 579 1872 : 578 1876 : 588 1881 : 585 1886 : 582 1891 : 572 1893 : 570 (Honoré) 1896 : 568 (Lebrun) 1901 : 603 1906 : 608 1911 : 571 1921 : 511 1926 : 502 1931 : 526 1936 : 513 1946 : 553 1954 : 513 1962 : 485 ANNEXE XVI Liste des 10 propriétaires les plus imposés en 1830 (RDC). (en moyenne 4, 717 f l'ha au vu des 68 ha de Bray) De Charnières – La Grise – 1202, 74 francs (254 ha) ha) René Robert – Bray – 320, 82 (68 ha) De Terves Charles – Angers – 197, 94 (42 ha) Hublot Pierre – La Chapelle -185, 13 (39 ha) Deschamps – La Chapelle – 185, 13 (39 ha) Louis Abraham – Bouchettes – 156, 83 (33 ha) Victor Roger – La Planche – 109, 81 (23 ha) Guéniveau Jean – La Raye – 109, 32 (23 ha) René Dubois – Douces – 84, 48 (18 ha). Veuve Louis Defay – St-Mac/Maison-neuve – 423, 39 (89 ANNEXE XVII Réfugiés de 1794 à Saint-Macaire (RDC). Le 9 novembre 1794, « comparaissent à la maison commune plusieurs citoyens et citoyennes domiciliés de la commune des Cerqueux réfugiés en cette commune à cause de l'invasion des brigands qui a été faite de plusieurs communes à savoir Michel Guillou, garçon cultivateur âgé de 28 ans, réfugié en cette commune depuis 6 mois, François Perreau cultivateur âgé de 52 ans et Jeanne Frappereau sa femme âgée de 58 ans, Renée Perreau sa fille 20 ans réfugiés depuis 6 mois, François Chenal cultivateur 39 ans et Jeanne Guillou 30 ans sa femme et 3 enfants René 11 ans, Jeanne 5 ans et Françoise 13 mois réfugiés depuis 6 mois, Jean Grugel tailleur d'habits 26 ans et sa famille et Jeanne Naillé veuve de Jean Grugel, 65 ans, aussi réfugiés depuis 6 mois, Pierre Beilloit maçon 34 ans et Marianne Junot sa femme 21 ans, Pierre Beilloit 15 mois, aussi réfugiés depuis 6 mois, Jean Mousset cultivateur 33 ans et Marie Sapin son épouse 31 ans et Marie Babin 8 ans, Jean Babin 3 ans, leurs enfants, aussi domiciliés en cette commune depuis 6 mois, Marie Sciennais 60 ans veuve de François Banchereau, Renée Banchereau 25 ans, aussi réfugiés depuis 6 mois, Aimée Bourget 40 ans, fille seule réfugiée depuis 6 mois, Jeanne Defois 32 ans veuve de Pierre Lointier et 2 enfants, Pierre Lointier 7 ans et Jeanne Lointier 4 ans, réfugiés depuis 6 mois, Marie Madeleine Courtois veuve de Jacques Godineau 37 ans et 2 enfants, Marie-Madeleine et Marie 7 ans et 4 ans, réfugiés depuis 6 mois domiciliés de la commune de Nueil sous Passavant, Jean Soleau 15 ans domestique chez la susdite Jeanne Defois, Marie Fouquet domiciliée auparavant à Saint- Paul du Bois, 26 ans, réfugiée en cette commune depuis 7 mois 469. » Puis ce sont encore en majorité des réfugiés des Cerqueux à cause de l'invasion que les brigands ont faite de leur commune depuis environ 8 mois savoir Louis Guyard boucher 58 ans et sa femme Jeanne Setton 49 ans, Louis Guyard 20 ans, Marie Guyard 10 ans, réfugiés à Saint-Mac depuis 8 mois, Michel Chalon cultivateur 41 ans et Marie Legeay 28 ans sa femme, réfugiés depuis 8 mois, René Bouet journalier 41 ans et Marie Davy sa femme 32 ans, Marie Bouet 6 ans et René Bouet 2 ans, Loïs Roux journalier 57 ans, réfugié depuis 8 mois, Jacques Bazille journalier 41 ans et Rose Perpère sa femme 30 ans, Rose Bazille 8 ans, depuis 8 mois, Perrine Loiseleur veuve François Rullier 40 ans, Jean Rullier maçon 17 ans, depuis 8 mois, Marie Turpault 5 ans fille de feu Pierre Turpault et de Françoise Laroche 36 ans, Jean Grulier garçon 27 ans, de La Fougereuse charbonnier réfugié le premier prairial (20 mai 94), François Prault 17 ans, Pierre Menest marchand 56 ans et Marie Parillon sa femme 49 ans, François Menest 15 ans, René Menest 10 ans, Alexandre Gautier cultivateur 57 ans de la commune des Champs sur Loire, réfugié depuis 2 mois, François Jousset cultivateur 40 ans et Marie Yvon sa femme 40 ans, Françoise Jousset 10 ans, François Jousset 5 ans, réfugiés depuis 3 mois, Jean Hullin cultivateur 34 ans de Genneton et Perrine Guillet sa femme 35 ans, ici depuis 4 mois, Joseph Grichet marchand épicier 34 ans et Louise Révilleau sa femme 28 ans, François Deroy leur fils 3 ans et 1/2, réfugiés de Cléré, Pierre Foulard cultivateur 29 ans et Andrée Gautier sa femme 33 ans, Pierre Foulard 3 ans, ici depuis 3 mois, Jean Chacé réfugié de la Chapelle Gaudin demeurant chez la citoyenne Grignon depuis le 15 fructidor (3 sept 94), Marie Anne Panneau veuve de Pierre Robreau 61 ans, René Gautreau son fils 31 ans, Paul Gautreau 29 ans, Jean Gautreau son fils 27 ans, Jeanne Gautreau sa nièce 469 Tous sont inscrits le 9 novembre 1794 (RDC). 19 ans, « les citoyens et citoyennes dessus » sont domiciliés des Cerqueux et réfugiés depuis 8 mois, Marie Durand veuve de Jean Catroux 60 ans, Marie Catroux sa fille 22 ans, François Gautreau 67 ans et Perrine Poupard sa femme 37 ans, François Gautreau 17 ans, Marie Gautreau 10 ans, Paul Gautreau 9 ans, Jean Gautreau 6 ans, Pierre Gautreau 2 ans ses enfants, Étienne Boucheron 41 ans et Marie Rabin sa femme 36 ans, Louis Boucheron 7 ans, Jean Boucheron 7 mois, ses enfants et Louise Rullier sa nièce 12 ans tous cultivateurs domiciliés des Cerqueux réfugiés depuis 8 mois, Marie Lemoine 15 ans, Perrine Lemoine 10 ans domiciliés de Saint-Paul du Bois, réfugiés ici depuis 8 mois, Pierre Legeay 31 ans et Jeanne Beloin sa femme 28 ans venus de Saint-Paul du Bois, ici depuis 8 mois, René Maurille Pelletier 27 ans de Chalonnes, réfugié ici depuis le 10 ventose dernier (29 février 94), François Errandeau cultivateur 64 ans et Jeanne Doucin sa femme 41 ans, Jeanne Errandeau sa fille 10 ans qui est née commune des Ruisseaux cidevant Saint-Paul du Bois, réfugiés depuis le 28 germinal dernier (18 avril 94), Jacques Morin cultivateur 33 ans et sa femme domiciliés de Genneton, réfugiés ici depuis 8 mois, Marie Rullier 13 ans de Saint-Paul du Bois depuis 8 mois, Marie Massicot, de Nueil, réfugiée le 11 brumaire (premier nov 94), Pierre Madou 43 ans 470 de la commune de Cersay et Catherine Gallard sa femme 40 ans, Marie Madou 14 ans, Victoire Madou 9 ans, François Madou 4 ans, ses enfants, René Legeay 37 ans domicilié de Nueil et Anne Champion sa femme 35 ans, ces deux derniers réfugiés depuis 6 mois, Marie-Rose Paquier veuve Pierre Davy 19 ans de Saint-Paul du Bois, Françoise Davy 13 ans réfugiés depuis 8 mois, Marie Bouquin veuve Pierre Marchand 46 ans, Françoise Marchand sa fille 22 ans d'Argenton le Peuple 471 district de Thouars réfugiés le 16 prairial (4 juin 94) 472. C'est lui qui travaille à la salpêtrerie du Puy et que Guéniveau vient chercher dans la commune. 471 Argenton-le-Château. 472 Cette deuxième liste est inscrite le 20 novembre 1794 (RDC). 470 ANNEXE XVIII Notes du Curé Reine Les textes qui suivent proviennent d'un recueil de notes (et d'annotations de notes) mélangées, léguées par les curés de Saint-Macaire qui ont succédé à M. Jean-Baptiste Reine, déposé aux Archives de l'Évêché d'Angers. Jean-Baptiste Reine n'a repris la cure de Saint-Macaire, après la révolution, qu'en 1828, soit 37 années après le serment constitutionnel de René Lière. Toutes les notes manuscrites du curé Reine ont disparu. Heureusement, certaines ont été retranscrites de la main de ses successeurs, notamment par Tranchant. Ce sont elles qui sont rétablies en premier afin de respecter l'ordre chronologique. Ces textes ne sont pas livrés tels quels, leur orthographe d'origine a parfois été corrigée, mais les erreurs historiques qu'ils contiennent ont été maintenues. L'ordre des curés intervenant dans ces notes est le suivant : Jean-Baptiste Reine : 1828-1868 (notes retranscrites par Tranchant) Edouard Tranchant : 1869-1875 Charles Ollivier : 1875-1887 Auguste Honoré : Janvier 1888-1901 Louis Bédouin : 1901-1908 Victor Babin : 1908-1937 Eugène Aigron : 1937-1946 (fin du recueil) Philippe Houet : 1946-1961 (annotations en marge) Nomination de M. Reine à la cure de Saint-Macaire, premier janvier 1828 : Le premier jour du mois de janvier 1828, nous soussigné avons été nommé 473 par Monseigneur l'Évêque d'Angers curé de cette paroisse de Saint-Macaire, arrondissement de Saumur, diocèse d'Angers. Signé Reine (transcrit par Tranchant) Renseignements sur l'abbaye de Brignon : Brignon ou l'Absie en Brignon (sedes Brignonis), abbaye de l'ordre de SaintBenoit, diocèse de Poitiers, était située entre Thouars et Montreuil-Bellay dans un vallon agréable et fertile 474. Elle fut fondée dans le XIIe siècle 475 sous Guillaume évêque de Poitiers par Giraud seigneur de Montreuil Bellay qui céda aux religieux de l'Absie la forêt de Brignon avec des rentes suffisantes pour ce nouvel établissement 476. Gallia Christiana t. II, col. 1297. Il y avait aussi en France une autre abbaye du nom de l'Absie, laquelle eut probablement pour premiers religieux des 473 « Il venait du Puy N Dame où il était vicaire ». (note de Houet) Reine reprend ici en traduction les termes du texte latin du Grand Gaultier (voir annexe II). (NDLR) 475 « 1138 », indique Houet en marge. 476 « premier abbé Pierre, abbé de l'Absie. » (note de Houet) 474 novices de l'abbaye de Brignon 477. Voici ce que nous avons trouvé à ce sujet : Absie, ancienne abbaye de France de l'ordre de Saint-Benoit, en Poitou, diocèse de La Rochelle, ci-devant Maillezais. Elle fut fondée l'an 1120 des libéralités de quelques seigneurs poitevins de Parthenay, de Chabot, de Châtaignier, d'Appelvoisin et autres. Un ermite appelé Pierre de Bunt en avait jeté les premiers fondements auparavant et Géraud de Sales établit pour premier abbé un de ses disciples nommé Pierre. Elle était entre Thouars et Fontenay le Comte. Daviti – Description de la France – Sainte-Marthe… Signé Reine (Tranchant) Bénédiction de la chapelle de Brignon : Le treizième jour du mois de janvier 1829 a été bénie par nous curé soussigné avec l'autorisation de Mr l'Évêque en date du 29 novembre dernier, une chapelle sous l'invocation de Saint-Augustin située sur notre paroisse dans l'emplacement de l'église de ND de la Lye 478 en Brignon détruite il y a vingt ans et servant autrefois à une abbaye de bénédictins fort célèbre, fondée au XIIe siècle par Giraud seigneur de Montreuil-Bellay qui céda aux religieux la forêt de Brignon. Cette abbaye de Brignon fut supprimée en 1792. Reine curé (Tranchant) Procession à Saint-Francaire : Le sixième jour d'octobre 1832 nous avons fait avec la plus grande partie de nos paroissiens auxquels s'étaient réunies plusieurs personnes des paroisses voisines une procession à la fontaine de Saint477 « L'inverse est vrai. » (note de Houet) Le curé Houet a souligné la faute et écrit en marge : « Les archives du Puy parlent de ND de la Prée. Mal lu : ND de la Sée ». Il s'agit en fait de « ND de la Scie », déformation de l'Absie (NDLR). 478 Francaire située sur la paroisse de Cléré pour obtenir du ciel la cessation de la sécheresse qui nous désolait depuis plusieurs mois et nous menaçait d'une stérilité complète. Reine (Tranchant) Note sur la sacristie de l'église : Le 25 août 1836 en présence de M. Reine curé était posée et scellée la première pierre de la sacristie. Cette sacristie est reconstruite sur l'emplacement de l'ancienne qui comme l'église datait du VIIIe siècle et fut brûlée au IXe par les normands lors de leurs invasions en France. Ces barbares quittaient en effet quelquefois les berges des fleuves pour s'étendre dans les terres où après les avoir pillées rapportaient des richesses de toutes sortes dans leurs barques. Ces invasions normandes sont autant de tâches pour Charles le Chauve qui crut se débarrasser de ces pillards en consentant à leur payer un tribut honteux. Quelques siècles plus tard, au XIIe qui vit naitre l'architecture ogivale laquelle régna pendant la plus belle partie du moyen-âge et qui dans sa fécondité sans exemple a laissé un nombre prodigieux de chefs-d'œuvre, notre sacristie dont les murs avaient résisté à l'incendie fut reconstruite d'après les règles de l'architecture de cette époque. L'église comme la sacristie fut de même réparée mais quatre siècles après pendant les guerres de religion, la sacristie comme le toit de l'église fut brûlée par les troupes de Coligny et l'église livrée au culte des protestants. Une terrible bataille fut livrée dans la plaine voisine appelée Champ-Noir, de la nature de son sol et qui à cette époque était couverte de nombreuses habitations avoisinant l'église. Le toit actuel de l'église fut réparé sur un plan bien inférieur au premier en 1569 peu avant la célèbre bataille de Moncontour sur Dive. 479 Reine curé (Tranchant) Cette partie de texte a été retranscrite différemment par Ollivier. Voir plus loin. (NDLR) 479 Prise de possession de notre nouvelle sacristie 5 août 1838 : Le cinquième jour du mois d'août 1838 nous avons pris possession de notre nouvelle sacristie reconstruite sur les fondements de l'ancienne sacristie incendiée par l'amiral Coligny pendant les guerres auxquelles la religion servait de prétexte en 1569 à la suite d'un combat qui eut lieu dans la plaine voisine appelée champ-noir peu avant la célèbre bataille de Moncontour sur Dive dans le Mirabelais diocèse de Poitiers. Reine curé (Tranchant) Placement du grand autel – d'un bénitier – 11 mai 1840 : Le onzième jour de mai 1840 nous curé soussigné après avoir pris le consentement des membres de notre fabrique avons fait placer dans notre église paroissiale à la manière romaine par le sieur Guichard marbrier à Saumur le grand autel en marbre noir puis un bénitier en marbre rouge de Laval à la petite porte du milieu de la nef à l'ouverture au sud vis à vis notre presbytère. Le grand autel a couté cent francs le bénitier dix francs. Reine curé (Tranchant) Enlèvement de deux chênes placés sur le sommet de l'éperon S-O de la chapelle de la Sainte Vierge de cette église – 23 mai 1840 : Le vingt-troisième jour de mai 1840 nous soussigné après avoir pris le consentement des membres de notre fabrique avons fait enlever du sommet de l'éperon placé à l'angle S-O de la chapelle de la vierge de cette église deux chênes d'espèces différentes élevés de deux mètres qui devaient leur origine apparemment fort ancienne au transport de deux glands différents effectué par des oiseaux, sur le sommet de cet éperon, lesquels glands se seront développés par la végétation dans les interstices de la maçonnerie. Ces chênes par le développement de leurs racines ayant renversé la plus grande partie de l'éperon qui les portait, nous avons dû en faisant reconstruire ce même éperon consentir à l'enlèvement de ces deux chênes placés à cinq mètres du sol, de la plus belle végétation et égalant par leurs cîmes orgueilleuses la hauteur du toit de notre église, formant une véritable curiosité d'histoire naturelle. Reine curé (Tranchant) Visite dans notre église et administration du sacrement de confirmation par Mgr Paysant évêque du diocèse – premier juin 1840 : Le premier jour de juin 1840 à quatre heures de l'aprèsmidi, nous curé soussigné avons eu l'honneur de recevoir dans notre presbytère Mr Louis Robert Paysant qui y a passé la nuit suivante et le lendemain deuxième jour du mois a célébré la messe et a donné la communion à nos petits enfants du catéchisme et leur a administré la confirmation ainsi qu'à un grand nombre de nos paroissiens et paroissiennes qui ont également communié de sa main pontificale. Reine Curé (Tranchant) Placement de l'autel Sainte-Emérance dans la chapelle dédiée à Saint-Jean-Baptiste – 27 juillet 1841 : Le vingtseptième jour de juillet 1841 avec le consentement des membres du conseil de fabrique de notre église, nous curé soussigné avons fait transporter dans la chapelle dédiée à Saint-JeanBaptiste l'autel dédié à Sainte-Emérance, lequel autel était placé vers le milieu de la nef à gauche en entrant par la grande porte. Nous avons fait placer cet autel de Sainte-Emérance dans la place de celui dédié à Saint-Jean-Baptiste duquel saint nous avons fait placer le portrait vis à vis. Reine Curé (Tranchant) Placement de la sainte Table devant le grand autel – cette sainte Table tous frais compris a coûté 104 francs – 23 décembre 1843 : Le vingt-troisième jour de décembre 1843 nous curé soussigné avons fait placer du consentement de notre fabrique une belle sainte Table en fer devant le grand autel du poids de 90 kilog. laquelle sainte Table a été confectionnée et posée 480 par un de nos paroissiens du village du Bouchet, appelé Louis Blain, époux de Jeanne Leblanc, lequel Louis Blain a eu de la fabrique 82 francs. Il a été payé 22 francs ci-dessus pour la peinture. Reine Curé (Tranchant) Ouverture et vitrage de la croisée au sud près la grand porte d'entrée – 16 avril 1844 : Le seizième jour d'avril 1844 nous avons fait vitrer avec le consentement des membres de notre fabrique la croisée au sud la plus proche de la grande porte d'entrée. Cette croisée était restée murée jusqu'à ce jour l'ayant été après l'incendie que l'amiral de Coligny fit éprouver à la toiture et à la sacristie de cette église, dont se servit l'amiral de Coligny chef des protestants pour l'exercice de son culte, cette église étant tombée en son pouvoir après un combat acharné qu'il livra dans la plaine voisine appelée Champ-Noir dans lequel combat il eut l'avantage – ce qui se passa en 1569. Reine Curé (Tranchant) Confirmation – 1848 : Le vingtième jour de mai 1848 nous curé soussigné avons conduit processionnellement dans l'église des Verchers nos paroissiens pour leur faire recevoir le sacrement de confirmation qui leur a été administré par Mgr l'évêque de ce diocèse. Reine Curé (Tranchant) 480 « C'est le devant de l'autel du Sacré-Coeur. » (note de Houet) Pavage autour de notre église dans les parties est, sud et ouest – 23 septembre 1848 : Le vingt-troisième jour de septembre 1848, nous avons fait terminer le pavage que nous avions fait commencer à l'est de notre église paroissiale ayant fait continuer ce pavage dans toute la partie du sud et jusqu'au bas de la place qui est à l'ouest devant l'entrée principale de cette église. Reine Curé (Tranchant) Percement de trois ouvertures dans la partie nord de cette église – 12 octobre 1849 : le douzième jour d'octobre 1849 nous curé soussigné avons fait terminer trois croisées que nous avions fait commencer avec le consentement de notre fabrique, dans la partie nord de notre église qui en avait toujours été complètement dépourvue de ce côté. Ces ouvertures ont été pratiquées, l'une dans la chapelle de Saint-Jean, les deux autres dans la nef. Reine Curé (Tranchant) Placement des fonts baptismaux – 10 juillet 1850 : Le dixième jour de juillet 1850, après avoir pris le consentement de notre conseil de fabrique, nous curé soussigné avons fait placer par le sieur Guichard marbrier à Saumur des fonts baptismaux en marbre noir dans notre église paroissiale, près de la grande porte, à gauche de cette porte en entrant. Ces fonts ont été payés 90 francs, ont été posés par le même marbrier qui dix ans avant avait vendu et posé notre grand autel et un petit bénitier en marbre. Reine Curé (Tranchant) Placement de gouttières au toit de l'église à l'orient et au couchant de cette église – 22 août 1851 : Le vingt-deuxième jour d'août 1851 nous avons fait placer pour l'écoulement des eaux des gouttières au toit de l'église dans les parties de ce toit qui sont situées à l'orient et au couchant de cette église. Reine Curé (Tranchant) Restauration de la chaire – du confessionnal – 18 février 1852 : Le dix-huitième jour de février 1852, nous curé soussigné avons fait restaurer notre confessionnal dont la construction remonte à l'an 1740. Nous avons fait adapter un abat-voix et une porte à notre chaire ornement dont cette chaire avait toujours été privée depuis sa construction qui remonte au moyen-âge. Reine Curé (Tranchant) Procession de la paroisse Saint-Macaire à la fontaine SaintFrancaire paroisse de Cléré – 4 mai 1852 : Le quatrième jour de mai 1852, nous curé soussigné avons fait une procession à la fontaine Saint-Francaire située paroisse de Cléré à la distance de deux myriamètres de l'église de Saint-Macaire. Nous sommes partis à 5h 1/2 du matin avec une grande partie de nos paroissiens auxquels s'étaient réunis plusieurs personnes des paroisses voisines – réunion qui pouvait porter à 700 le nombre de ceux qui faisaient partie de la procession. M. le curé de Cléré qui revêtu de ses ornements était venu au devant de nous, nous a reçu dans son église, puis après une station d'une demi-heure dans cette église, nous a fait l'honneur de nous accompagner à la fontaine Saint-Francaire où, prosternés, nous avons demandé au seigneur par l'intercession de ce saint la cessation de la sécheresse. Après la cérémonie religieuse au pied de la croix qui surmonte la fontaine, nous sommes revenus processionnellement à Cléré où nous nous sommes reposés une heure, après laquelle nous avons fait une nouvelle station paroissiale puis nous nous sommes mis en marche pour le retour, accompagnés par M. le curé de Cléré qui avant de nous quitter a reçu nos félicitations et nos remerciements de la réception honorable qu'il nous avait faite. Nous sommes revenus à 6 heures du soir. Le 6 octobre 1832 nous avions fait une semblable procession pour la même cause. Reine Curé (Tranchant) Visite de notre évêque Louis Guillaume Laurent Angebault, et administration du sacrement de confirmation à nos paroissiens et à ceux des Verchers et du Puy-Notre-Dame réunis dans notre antique église – 14 juin 1853 : Le mardi quatorzième jour de juin 1853 Mgr Guillaume Louis Laurent Angebault, qui devait, dès la veille de ce jour, nous faire jouir de son auguste présence, est arrivé sur les 8 h du matin à notre presbytère dont nous nous trouvions absent à cette heure, étant allé processionnellement avec tous nos paroissiens au devant de notre vénérable évêque jusqu'au milieu de la forêt de Brignon à un demi-myriamètre de notre église. Aussitôt qu'il nous eut été donné avis de l'arrivée de sa grandeur, nous sommes revenus à Saint-Macaire où Mgr nous exprima ses regrets de l'embarras que nous avait causé un malentendu qui lui avait fait prendre une route différente de celle où nous devions le trouver, n'ayant pu, disait-il, arriver la veille à cause du mauvais temps et de la longueur des chemins car ces difficultés lui avaient fait parcourir plus de cinq myriamètres pour venir nous visiter et administrer le sacrement de confirmation à nos paroissiens, à ceux des Verchers, du Puy-Notre-Dame réunis dans notre antique église. Reine Curé (Tranchant) Clôture du cimetière et commencement de la grand route devant la place de l'église – premier septembre 1856 : Le premier jour de septembre 1856 nous avons terminé la clôture du cimetière de cette paroisse et nous avons fait poser des portes aux deux ouvertures du cimetière. Le même jour a été commencée une grande route devant la porte de l'église, laquelle grande route dans son parcours est dirigée le long des murs du cimetière à l'ouest et au nord. Reine Curé (Tranchant) Commencement de l'usage de la liturgie romaine – 2 juillet 1856 : Le second jour de juillet 1856, veille de la fête du SacréCœur de Jésus et veille de la solennité de l'adoration perpétuelle pour cette paroisse, nous avons commencé l'usage de la liturgie romaine. Reine Curé (Tranchant) Administration du sacrement de confirmation à nos paroissiens et paroissiennes – 20 mai 1860 : Le dimanche 20 mai 1860 nous curé soussigné avons conduit processionnellement nos paroissiens et paroissiennes dans l'église paroissiale du Puy-Notre-Dame pour recevoir le sacrement de confirmation qui leur a été administré par sa grandeur Mgr Guillaume Louis Laurent Angebault évêque de ce diocèse. Reine Curé (Tranchant) Commencement de l'usage du beau dais – 29 mai 1864 : Aujourd'hui 29 mai 1864 nous avons célébré la procession du Très Saint-Sacrement avec un beau dais 481 que nous avons payé avec les revenus de la fabrique de notre église. Reine Curé (Tranchant) 481 « Renouvelé en 1913. » (note de Babin) Bénédiction de la cloche – mai 1854 : Voir le registre des procès verbaux de la fabrique 482. Reine Curé (Tranchant) Procession de Saint-Macaire à Saint-Francaire – 27 mai 1861 : Cette procession a été faite pour les mêmes causes et avec le même éclat et le même ordre que celle faite le 4 mai 1852 (Voir le détail dans le registre de 1861 483). Reine Curé (Tranchant) Commencement de l'usage du grand livre de chant – 3 décembre 1865 : Le troisième jour de décembre 1865, premier dimanche d'avent, le chœur de cette église a commencé à se servir des grands livres 484 de chant graduel – vespéral – hymnaire in folio – romains angevins. Reine Curé (Tranchant) Commencement de l'usage du drap mortuaire neuf – 5 février 1868 : Le cinquième jour de février 1868 nous avons commencé l'usage du drap mortuaire neuf 485 pour la célébration du service anniversaire de Louise Frémondière, épouse de Charles Gourin cultivateur, l'usage de l'ancien remontait au commencement du siècle dernier. Reine Curé (Tranchant) 482 Où est ce registre ? Les livres de fabrique ont disparu. Ils seraient pourtant d'une rare utilité. (NDLR). 483 Où est ce registre ? Évêché ? (NDLR). 484 « Disparus avant 1908. » (note de Babin) 485 « Détruit par un incendie à la cure en 1926. » (note de Babin) Placement du lambris de la croisée de la sacristie – 8 juillet 1868 : Le huitième jour de juillet 1868, nous curé soussigné avons fait confectionner et placer par Pierre Audoin ouvrier habile notre paroissien, le lambris en chêne, immédiatement au dessus de l'ouverture de la croisée de la sacristie de notre église. Ce lambris qui a près d'un mètre carré a été rétribué neuf et franco. Reine Curé (Tranchant) Ici cesse la retranscription par E. Tranchant des notes du curé Reine. Tranchant continue cependant à parler de son prédécesseur sur 13 pages dont 11 ont été supprimées par M. Bédouin, successeur de M. Tranchant. Note : Il nous a paru bon de recueillir dans ce volume les différentes notes de M. Reine, premier titulaire de la paroisse de Saint-Macaire depuis la révolution, qui se trouvaient éparses dans les quarante et quelques cahiers 486 servant de registres. Nous avons dû autant que possible en conserver le français comme l'orthographe afin de leur donner le cachet de ce brave homme si célèbre par ses excentricités. On a vu par ces notes et la pauvreté, la dégradation de cette magnifique petite église et aussi le temps, les années qu'il a fallu à ce pauvre pasteur pour pouvoir doter la maison de Dieu du plus strict nécessaire. Je sais que l'on peut se plaindre que le bon goût n'ait pas toujours présidé aux réparations. Mais faisons bien la part des temps et l'on comprendra qu'il devait en être ainsi. Malheureusement, je le sais aussi et je l'avoue, à ce mauvais goût d'une époque qui ne « Ces cahiers existent au coffre de la fabrique, ce sont les registres de baptêmes, mariages, décès, où sont éparses ces notes et d'autres. » (note de Babin) 486 connaissait plus le sens chrétien et dès lors ne pouvait l'appliquer dans nos constructions et réparations d'églises, il faut bien ajouter la parcimonie du pauvre curé. Mais là, je trouverais cependant une excuse : Qu'est le pays ? Que sont les gens ? Quelle foi y a-t-il ? Je ne puis répondre étant leur curé et leur compatriote. Je connais bien enfin les objections que l'on peut me faire de l'avarice sordide du curé pour excuser les paroissiens 487. Mais comme les torts sont communs aux uns et aux autres, avouons que de tout cet ensemble, il devait en résulter ce mauvais goût dans les réparations, ce vandalisme malheureux qui a porté à briser les colonnes et endommager les voûtes pour y coller les bénitiers ou attacher… … (manquent ici 11 pages arrachées)… 488 … Cette prise de possession fut accomplie en vertu des pouvoirs à nous donnés par M. Bompois, vicaire capitulaire, le siège vacant, ce 12 décembre 1869. E. Tranchant Curé Reine à sa mort laissa pour toute fortune environ 5000 fr ! Il est donc odieux de lui avoir fait la réputation d'un prêtre thésauriseur. » (note de Babin) 488 « Les pages précédentes où M. Tranchant s'épanchait sur son prédécesseur ont été supprimées par M. Bédouin, par raison, dit-il, de convenance. M. Tranchant est mort curé de La Bohalle et ne tarissait pas, sur ses vieux jours, en anecdotes sur son séjour à Saint-Macaire et sur son prédécesseur en cette paroisse. Il était difficile d'y faire la part de son imagination qui était extrêmement fertile. La paroisse de Saint-Macaire aura toujours à regretter la vente qu'il fit de l'école de filles dont il était propriétaire nominal et dont le produit fut englouti dans ses excentriques constructions de La Bohalle et dans sa faillite finale. » (note de Babin). Une note anonyme consigne encore dans la marge : « Cette vente eut lieu, M. Bédouin curé, les religieuses avaient dû fermer l'école par suite des lois Combes ». 487« M. Le 3 février, fête de la Purification : Ce jour-là, bénédiction des cierges et procession le matin à 8 h. Le soir, à deux heures, fête de la Sainte-Enfance. Les enfants se réunissent à la cure. De là, ils s'en vont processionnellement à l'église portant l'enfant Jésus sur leurs épaules et chantant des cantiques. À l'église, allocution – tirage des parrains et marraines – quête pour l'œuvre faite par deux enfants – Bénédiction des enfants et salut au Saint-Sacrement. Note pour les absolutions du carême : Après la messe, lecture ou petite instruction sitôt la récitation des psaumes terminée – à la fin, salut avec le ciboire excepté le vendredi qu'il est donné avec la Sainte-Croix. Du jour de Pâques à la Trinité, on chante le Régina à la fin de la messe au lieu de la récitation de l'Angélus. Fêtes de la Sainte Vierge sur l'année : Les jours de l'Annonciation – Nativité de la Sainte Vierge- comme aussi la fête de la Circoncision – de Saint-Jean-Baptiste et de SaintÉtienne – la messe a lieu le matin à 8 h et est suivie de la bénédiction du Saint-Sacrement. Le soir, aucun office à cause de l'éloignement des gens et de leur foi encore trop neuve. Communion pascale au jour de Pâques : Le matin à 7 heures – Communion des hommes seulement – petite allocution – récitation des actes avant la communion puis défilé sur deux rangs jusqu'à l'autel où ils viennent recevoir le SaintSacrement – À leur retour – récitation des actes après la communion puis chant d'un hymne au Saint-Sacrement et du Magnificat. La communion des femmes se fait à la sainte Table et à 8 h. Des quêtes des trépassés et autres : La quête des trépassés se fait par un enfant de chœur tous les dimanches où il n'y en a pas d'autres de fixées et à toutes les fêtes nonobstant les quêtes du Séminaire. Le dimanche du Saint-Sacrement et celui du Sacré-Cœur, la quête est pour le reposoir et se fait par le chantre ou l'enfant. Le jour de la Toussaint, aux vêpres ou pendant les nocturnes, et le lendemain matin à l'office, la quête est pour les défunts. Le jour de la Conception, elle se fait pour couvrir les frais de l'adoration. Note sur la fête du Saint-Sacrement : Sur la semaine, je ne chante la messe que le jour du corpus et le jour de l'octave, mais tous les jours de la semaine, j'expose le Saint-Sacrement pendant la messe et à la fin je faisais une petite lecture et donnais le salut. Nota : Sur la demande de bon nombre de personnes, j'ai consenti cette année à chanter complies le jour de la fête et le jeudi de l'octave à 8 h 1/2 du soir. Note sur les cierges : L'usage est établi de vendre ici à la cure les cierges qui sont offerts sur l'année à l'église – pour les voyages, les vœux etc… Les successeurs feront bien de garder cette coutume qui leur permettra de faire bien des choses pour l'église par le bénéfice qu'ils en retireront. Le Jeudi saint, il y a grande vente l'usage ici étant d'offrir un cierge au Saint-Sacrement par chaque maison. J'ai établi aussi de partager l'offrande en bougies et en cierges. De cette façon le luminaire pour les saluts de toute l'année est à peu près assuré. Au jour de l'adoration perpétuelle, 8 décembre, demande de bougies en chaire, ce qui permet d'attendre le Jeudi saint pour les bougies nécessaires aux saluts. Parcours des processions : 1) Procession de Saint-Marc : aller par Champ-Noir jusqu'aux deux peupliers – retour par le chemin qui longe La Planche – messe de la Station au retour. 2) Procession des Rogations : Le lundi : Champ-Noir – La Malecasse 489. Le mardi : Aller par La Baffrie – station à la chapelle de Brignon – retour par Chambernou et l'Humeau de Bray *. Le mercredi : L'Humeau de Bray – Les Mousseaux. Le jour de l'Ascension : Tour du cimetière. 3) Procession de l'Assomption : À la Maison-Neuve 4) Procession des Rameaux et de la Toussaint : Tour du cimetière *Nota : Vu le mauvais vouloir des gens d'assister et ne restant qu'avec mon chantre, cette procession à Brignon a été supprimée. Nous allons depuis par La Planche à la Gotte Fraîche et nous revenons par Le Doyenné. Communion des enfants : La communion des enfants se fait le jour de la Sainte-Trinité. Elle est précédée comme il suit 490 : Après les examens qui se sont faits publiquement les deux dimanches précédents, l'ouverture de la retraite se fait le lundi de Pentecôte sitôt après la messe. Il y a une petite instruction et à la fin, salut du Saint-Sacrement. Le mardi et le mercredi, les enfants assistent à la sainte Messe qui se dit à 7 h 1/2 – à la 489 Variante pour le Monis, encore dans les mémoires en 1992 (NDLR). « Elle a été remise au dimanche qui suit les 2 sacres – pour corriger les abus – voyez le livre d'annonces. » (note de Tranchant). 490 suite, une instruction et confessions. Ceci est à titre de préparation. La retraite à proprement parler ne commence que le jeudi. Voici les exercices des trois derniers jours : Le matin, messe à 7 h 1/2 – instruction – cantique, à 11 h. : chapelet à l'église – cantique, à 3 h 1/2 : instruction – exercice à la communion – prière du soir – salut. Le jour de la Sainte-Trinité : messe de la communion à 9 h. Les enfants se réunissent à la cure. Ceux qui ont eu les meilleures notes parmi les garçons portent sur leurs épaules au milieu de leurs camarades rangés sur deux lignes le gâteau qui doit être béni. Tout étant préparé, les enfants se mettent en marche à la suite de leur bannière portée par une petite fille, en chantant le cantique « Quel sacrement si grand »… Arrivés à l'église et rendus à leurs places, le pain à bénir déposé au milieu du sanctuaire, le prêtre s'avance et fait appel des noms des garçons et filles qui ont eu les meilleures notes et doivent avoir les morceaux d'honneur de pain bénit. Au fur et à mesure qu'ils sont appelés, les enfants viennent se ranger autour du gâteau pour assister à sa bénédiction. Après la bénédiction, ils retournent à leurs places. À la messe avant l'exhortation, les parents sont appelés à venir près de leurs enfants – à la fin de l'exhortation, les enfants sortent de leurs rangs et vont demander pardon à leurs parents. De retour à leurs places, les enfants étant à genoux, un petit garçon récite quelques actes avant la communion – cela fait, tous les enfants se lèvent et défilent sur deux lignes dans la nef. Etant bien en ordre, ils s'avancent dans le sanctuaire – puis deux par deux se donnant le baiser de paix, ils montent sur la première marche de l'autel où ils communient. La cérémonie finie et l'exhortation terminée, une petite fille lit quelques actes après la communion. À la fin de la messe, les enfants reviennent en procession à la cure ramener le pain bénit qui leur est distribué. Le soir, à Vêpres, exercices de la rénovation des vœux – procession – consécration à la Sainte Vierge – salut. Note : Le pain bénit est payé par tous les enfants. C'est ordinairement pour chacun une dépense de 0, 60. Je le fais orner de sept boules portant une fleur. C'est ce qu'on appelle les morceaux d'honneur. Ils sont distribués aux enfants qui ont eu les meilleures notes. Pour les récompenses, je donne un cachet aux enfants de première communion et un livre à ceux de la troisième. Comme la plupart des familles n'avaient pas de crucifix chez eux, j'ai établi l'usage que chaque enfant m'apporte un crucifix à pied dans la semaine. Ils sont bénits le dimanche soir avec les autres objets de piété s'il y en a. De plus, le scapulaire est donné aux enfants qui le demandent. Le jeudi du Saint-Sacrement, je dis une messe d'actions de grâces à laquelle assistent tous les enfants. Mois de Marie : Il se fait tous les dimanches à la fin des vêpres, avant le salut, par une petite instruction. La lecture a lieu le mardi, jeudi et samedi à 9 h du soir. Le jeudi, il y a la prière, lecture et salut. Note pour les sépultures : Tarif extrait du tarif de Mgr Montault. Messes : messe annoncée = 2 fr messe particulière = 1, 50 fr messe chantée = 2, 50 fr Messe de mariage (de 8h1/2 à 9h1/2) = 3 fr (de 9h1/2 à 10h1/2) = 4 fr (de 10h1/2 à midi) = 6 fr Les époux paient les enfants : pour le chantre = 1 fr publication des bans = 1, 50 fr gros cierges = 2 fr messe du lendemain (chantée) = 2, 50 fr Messe chantée avec Libera = 3 fr Salve ou autres prières de voyages = 0, 50 fr (le cierge en plus) Sépulture des petits enfants : droit curial = 1, 50 fr inhumation = 1 fr au clerc = 0, 25 fr deux cierges à 0, 50 = 1 fr total = 3, 75 fr (nota : si l'office est chanté, voir les statuts) Grandes sépultures 491 – Droits de processions : extrait des statuts diocésains. Pour un kilomètre et au dessous au curé = 3, 00 fr aux enfants = 0, 50 fr au chantre = 1, 50 fr D'un kilomètre à deux curé = 4, 00 fr chantre = 2, 00 fr enfants = 0, 75 fr De deux à trois kilomètres curé = 5, 00 fr chantre = 2, 50 fr enfants = 1, 00 fr De trois à quatre kilomètres Le curé Tranchant voulait peut-être dire : « Sépultures des grands »… (NDLR) 491 curé = 6, 00 fr chantre = 3, 00 fr enfants = 1, 25 fr Nota : Je n'ai accepté et établi les processions que pour les 1ère et deuxième classes. Tableau des distances kilométriques des villages : 1ère classe L'Abbaye Ajoncs Bastardière Baffries Bissut Bouchettes Bournaie Bois Ménard Bray Chambernou Champ Noir Fosse à la Barelle Godfrèche Grenouillon Guéritière Humeau de Bray Les Haies La Ouie Pancon La Planche La Malcasse La Maison carrée Les Mousseaux La Minauderie Sanzai, Maison-Neuve 4 km 3 3, 5 4 1 3 3 4 1 3, 5 1 2 1 2 1 2 3 4 5 1 1 3 2 3 53 fr 42 47, 50 53 20 42 42 53 20 47, 50 20 31 20 31 20 31 42 53 64 20 20 4 31 42 20 deuxième classe 11, 50 fr 7, 50 9, 50 11, 50 5, 50 9, 50 9, 50 11, 50 5, 50 9, 50 5, 50 7, 50 5, 50 7, 50 5, 50 7, 50 9, 50 11, 50 11, 50 5, 50 5, 50 29, 50 7, 50 9, 50 5, 00 1ère classe Le Doyenné 20 deuxième classe 5, 00 Tarif des sépultures – Grands convois : Nota : Il y a d'établi trois classes. La 1ère comprend les 3 nocturnes – laudes – messe, les tentures complètes autour de l'église, à la porte – l'autel est revêtu des ornements violets comme pendant le carême, c'est à dire gradins, tabernacle, devant l'autel et cartons aux chandeliers. Cette classe coûte 50 fr sans compter la procession. Quand on ne demande pas l'office complet, mais seulement nocturnes, laudes messe et tenture, le coût est de 46 fr sans la procession. À la deuxième classe, je chante un nocturne, laudes et la messe. Le devant de l'autel est noir avec son parement violet. Le tabernacle est couvert ainsi que le pupitre et la grande porte, mais il n'y a pas de catafalque. Le coût est de 36 fr sans la procession. La 2ème classe n'a pas de tentures. On ne chante qu'un nocturne et la messe. Le coût est de 26 fr 50. Dans toutes les classes, le service de 8 fr est compris. Le catafalque est réservé pour toutes les 1ères classes. Voici maintenant le détail : 1ère classe sépulture : placement des tentures = 3, 00 fr droit de fabrique pour les tentures = 15, 00 fr droit curial et inhumation = 7, 25 fr messe et assistance = 3, 00 fr 1 nocturne, laudes, assistance = 4, 00 fr au chantre = 3, 00 fr aux deux enfants = 1, 50 fr service au curé = 8, 00 fr au chantre = 1, 75 fr aux enfants = 1, 00 fr Deuxième classe sépulture : placement des tentures = 1, 50 fr droit de fabrique pour les tentures = 7, 00 fr au curé comme ci-dessus = 14, 00 fr au chantre = 1, 50 fr enfants = 1, 25 fr service au curé = 7, 00 fr au chantre = 1, 75 fr enfants = 1, 00 fr Troisième classe sépulture et service : au curé tout compris = 20, 00 fr à la fabrique = 2, 00 fr au chantre = 3, 00 fr à l'enfant = 1, 50 fr total = 26, 50 fr Services anniversaires : pour l'office entier = 25, 00 fr pour un nocturne, laudes, messe et tentures 1ère classe = 23, 00 fr deuxième classe = 17, 50 fr troisième classe = 9, 75 fr 1ère note : Ce premier janvier 1875, ayant complété toutes les tentures 492, aux classes précédentes j'en ai ajouté une quatrième comprenant l'office entier, trois nocturnes et laudes à la sépulture et service de huitaine. Le tout avec la procession coûte 70 fr, le service anniversaire = 26 fr. deuxième note : Dans toutes les classes, je ne compte ni ne reçoit ce qui regarde le sacristain. E. Tranchant Heures des offices pendant l'année : 1) Du Carême à la Toussaint, la grand-messe des dimanches a lieu à 10 h. De la Toussaint au Carême, elle se chante à 10 h 1/2. 2) Aux fêtes de vierge, la grand-messe suivie du salut se chante à 8 h en hiver et à 9 h 1/2 en été 493. 3) Le jour de la fête et le jour de l'octave du SaintSacrement, la messe a lieu à 7 h. Le salut du soir, ces deux jourslà, seulement à 9 h. 4) L'office des morts, 2 novembre, à 7 h 1/2. 5) Les lundi de Pâques et de la Pentecôte, le jour de SaintJean-Baptiste et de Saint-Étienne, la messe (suivie du salut) est comme aux fêtes de la Sainte-Vierge. « Les tentures du choeur ont été refaites à neuf en 1909. » (note de Babin) 493 C'est déjà l'heure d'hiver et l'heure d'été. Le curé Tranchant est très en avance (NDLR). 492 6) La messe des Rogations et de la Saint-Marc précédant la procession est fixée à 6 h sauf le mardi si l'usage revient d'aller à Brignon. Le départ avait lieu à 5 h. La lampe et le chapelet établis à Saint-Macaire : S'il est un symbole qui parle délicieusement au chrétien qui visite nos églises, c'est bien certainement cette petite flamme, symbole de nos âmes, qui brûle devant l'auguste sacrement. Mais hélas mes yeux ne furent point réjouis, mon cœur point consolé quand j'entrai pour la première fois dans ma pauvre église. Notre Seigneur y était pourtant mais son prêtre n'avait pu encore amasser de quoi entretenir une lampe pour éclairer le divin solitaire… Le jour de Noël 1869, à la messe de minuit, à la fin du Te Deum, le cœur plein de joie et d'espérance, après avoir expliqué à mes paroissiens le symbolisme de la lampe, je vins avec mes enfants de chœur, au chant du Lumen ad…, les assistants levés, allumer à mes frais pour l'année entière, cette lampe, qui je l'espère ne s'éteindra plus ici et sera l'image fidèle de l'amour du pasteur et des brebis envers Notre Seigneur Jésus Christ. Si Notre Seigneur était peu connu, je peux dire avec une triste certitude que sa sainte Mère l'était encore moins. Oui Marie était ignorée ici et les pratiques par lesquelles les fidèles honorent cette bonne mère, totalement inconnues. Le jour de l'Épiphanie, ayant convoqué les mères chrétiennes et les jeunes filles avant Vêpres, devant elles et devant un grand nombre d'hommes venus quoique sans appel, j'expliquai à mon troupeau la dévotion du chapelet. J'en établis la récitation pour chaque dimanche après la grand messe. Mon but est atteint, je peux dire aujourd'hui que j'ai été compris. Non seulement bon nombre assiste le dimanche à sa récitation mais un grand nombre de personnes ne sachant lire, récitent leur chapelet à la messe, aux différents offices et chez eux. Puisse cette dévotion s'augmenter et s'enraciner dans les âmes pour mériter de la bonne mère les grâces de salut et de conversion pour nous. E. Tranchant La sainte Enfance : Le deuxième jour de février mil huit cent soixante dix, nous curé soussigné, en vertu des pouvoirs à nous accordés par Mr Bompois Vicaire Capitulaire et directeur de l'œuvre de la Sainte-Enfance dans le diocèse d'Angers, avons établi la dite œuvre dans cette paroisse. L'avenir du troupeau est dans les enfants. La paix du ciel descend d'abord sur eux. Il importait donc et de préparer cet avenir et d'obtenir cette bénédiction. À qui pouvais-je mieux confier mes enfants qu'à Jésus enfant ? Comment pouvais-je mieux leur obtenir sa bénédiction qu'en amenant ces jeunes âmes à la charité envers leurs frères des pays idolâtres. Toutes ces considérations m'ont donc poussé à ne pas différer. Aussi, au jour de la présentation de Jésus au temple, mes petits enfants réunis autour de moi à la cure, sont partis processionnellement bannière en tête et portant la statue du petit Jésus sur leurs épaules de la cure à l'église en chantant de joyeux cantiques. Arrivé à l'autel tout ce petit peuple écouta avec sagesse et un silence surprenant l'objet, le but de la cérémonie et de l'association. Puis vint le tirage des parrains et marraines, la quête faite par deux élus, choix approuvé par l'assistance si l'on s'arrête au résultat. Puis fut donné le salut du Saint-Sacrement et chacun se retira joyeux et content. Mais à la porte eut lieu une grande surprise. Pendant que chacun raconte sa joie et son bonheur aux mères émues, voilà que les cloches tout à coup se mettent à chanter leur joyeux carillon et pendant ce temps, une grêle de dragées tombe dru sur la troupe bruyante… Inutile de dire ce que furent les cris et les applaudissements auxquels le pauvre curé eut bien de la peine à échapper. E. Tranchant Bénédiction d'une parcelle de terrain dans le cimetière : Considérant l'exigüité du cimetière et étant à la veille de remuer de nouveau les tombes et ce après six ans seulement, considérant dis-je qu'il existait une partie de terrain non bénite, tout le long de l'église, nous curé soussigné, l'autorisation obtenue de Mr Bompois Vicaire Capitulaire, les Vêpres des morts étant chantées solennellement, nous sommes rendus processionnellement au cimetière le jour des rameaux, dix avril mil huit cent soixante dix et là, assisté d'une foule nombreuse de paroissiens, un mot leur étant adressé sur la cérémonie, nous curé soussigné avons procédé à la bénédiction de la dite partie selon les rites de la Sainte-Église romaine. Fait à Saint-Macaire ce 10 avril 1870. E. Tranchant curé Restauration du Chœur et déplacement de l'autel majeur : L'autel, le sanctuaire, voilà bien les lieux les plus saints de nos temples et certes ceux qui demandent de la part des pasteurs le plus de soins, le plus de propreté. Hélas, de toute mon église, il n'y avait pas de partie plus endommagée, plus dégoûtante. Ma première pensée après celle de la lampe fut donc de restaurer le chœur et placer mon autel dans un endroit plus convenable. En effet, outre le style de mon église qui m'en faisait une loi, je dois dire, qu'étant seul ici, je trouvais impossible la surveillance des jeunes gens pendant la messe 494, retirés qu'ils étaient derrière l'autel alors placé au milieu du sanctuaire. C'est pourquoi, après avoir pris l'avis du conseil de fabrique et en ayant obtenu l'autorisation, la restauration du sanctuaire, le placement de l'autel fut effectué, dans l'état actuel par M. Liausu, plâtrier à Doué. Mais la Sainte-Table, il faut l'avouer, n'allait guère avec notre restauration. Grâce à la charité d'une personne amie, mais Le curé Tranchant est extrêmement sérieux. Les jeunes paroissiens sont intenables (NDLR). 494 qui désire rester ignorée, une sainte Table nouvelle, du style de l'église, moulée par M. Liausu fils de Doué, fut placée à l'entrée du sanctuaire dans le lieu et place de l'ancienne transportée et scellée à l'autel de la Sainte-Vierge. La restauration du chœur fut terminée pour le dimanche de Quinquagésime 27 février et le placement de la sainte Table le dimanche de la Sainte-Trinité 12 juin 1870. E. Tranchant curé Procession à Saint-Francaire de Cléré : Le 17 mai 1870, nous curé soussigné, environné d'un peuple nombreux composé de paroissiens de Saint-Macaire, du Puy-Notre-Dame et des Verchers, quittions notre église paroissiale pour nous rendre processionnellement à Saint-Francaire paroisse de Cléré, invoquer ce Saint-Patron en faveur des terres brûlées par une épouvantable sécheresse. Certes, si le cœur de Dieu eût voulu se laisser toucher, c'était bien en cette circonstance où plus de 800 personnes partaient ainsi la plupart à jeun, dès l'aurore et pour une station à plus de deux myriamètres. Mais quand les jours de miséricorde sont passés, que peuvent nos saints protecteurs sinon adoucir seulement la justice divine et l'empêcher de fondre sur nous de tout son poids. Hélas, c'est bien ce qui s'est montré en cette occasion. Oui, la foi animait bien les cœurs mais la grâce avait été trop méconnue avant. La France devait être châtiée. Les prières ne détournèrent pas les fléaux. La sécheresse persévéra et fut le premier avertissement des malheurs subséquents. Arrivés à 9 h à Cléré, nous curé chantâmes la messe puis sitôt après, nous nous rendîmes en procession à la fontaine Saint-Francaire où nous donnâmes une instruction à tout le peuple assemblé. Grande fut notre joie en voyant leur attention. De retour à l'église paroissiale de Cléré, le salut fut donné par M. le curé des Verchers. Puis nous reprîmes le chemin de SaintMacaire où nous arrivâmes à 5 heures, le cœur ému et plein d'espérance. Avant de terminer, je noterai avec bonheur que depuis notre arrivée en cette paroisse, je n'ai jamais reçu de mes paroissiens plus de marque d'affection, de respectueux dévouement qu'en cette circonstance, ce dont je les remercie du fond de mon cœur et prie le ciel de vouloir bien les en payer pour moi par d'amples bénédictions. E. Tranchant Etablissement de l'Adoration perpétuelle : Le vingt-cinq décembre 1870, la fête de Noël revêtait un caractère de solemnité plus touchante et plus grandiose que de coutume. C'était l'adoration perpétuelle. Jusque là en effet, l'adoration, quoique fixée au premier dimanche de juillet pour la paroisse de Saint-Macaire, passait inaperçue ou comptait à peine puisqu'elle ne consistait qu'en une exposition du SaintSacrement à la messe et à Vêpres. Voyant l'empressement de la paroisse et sa fidélité à suivre les saints offices, je tentai d'établir cette fête si sainte par son but et si paroissiale. J'obtins donc de M. Bompois grand vicaire de Mgr d'Angers la permission de reporter notre jour d'adoration à la fête de la Conception de la Sainte-Vierge, 8 décembre. Plusieurs motifs me portaient à choisir cette fête. En effet, c'est l'époque où les travaux de la campagne sont finis. Les récoltes sont ramassées, les vins sont en cave. C'est le temps des plaisirs et des réceptions de famille chez mon peuple. L'époque était donc favorable de ce côté. D'un autre, je désirais faire pour cette fête ce que j'avais obtenu pour celle de la Purification par l'établissement de la Sainte-Enfance. L'adoration au 8 décembre, c'était la solennisation de l'Immaculée Conception, fête désormais bien chère aux catholiques. D'autres raisons pourraient encore trouver place ici, mais je les laisse de côté. Le 8 décembre 1870 était donc fixé pour notre adoration perpétuelle mais l'homme propose et Dieu dispose. La guerre, nos désastres avaient tout bouleversé. Toutefois un rayon de clarté me fit espérer réaliser cependant ma pensée. Je me trompais encore. Les hommes mariés partent pour Saumur, jeudi. Tel fut le cri de mes gens le dimanche qui précédait la conception. Ce cri sinistre, en me plongeant dans la stupeur et la désolation, vint encore m'arrêter au moment d'annoncer ma fête de l'adoration. Je me confiai de nouveau au seigneur et j'attendis un jour plus heureux. Dieu eut pitié de nous enfin. Les hommes mariés restèrent et Noël arriva sinon avec l'espérance de jours meilleurs, au moins avec un peu de tranquillité. J'en profitai alors pour célébrer enfin ma fête de l'adoration que j'avais rêvée si belle et qu'il m'était impossible de réaliser en entier. Je l'avouerais même, je craignais de ne pas réussir. Les têtes et les esprits étaient bouleversés et quoique fidèles encore aux offices, je n'ignorais pas que mes gens partageaient les calomnies et les sottises jetées parmi eux par la malveillance et les sociétés secrètes. Mais Qui confidant in Domino non confundentur. Je remis tout entre les mains de notre seigneur. C'était pour sa gloire que je travaillais, il le savait bien. Je ne fus pas confondu. L'église parée sinon splendidement comme je l'avais espéré, l'était cependant magnifiquement. Mes paroissiens se prêtèrent de grand cœur pour l'illumination du soir et un certain nombre répondant à mon appel se préparèrent à recevoir le Dieu de l'Eucharistie qui interpellait si tendrement devant son père pour arrêter les malheurs déchaînés sur nous. J'aime à le mentionner ici, les adorateurs ne manquèrent point toute la journée de Noël et ainsi mon espérance ne fut pas déçue. Le soir, la cérémonie de l'amende honorable se fit en présence d'une nombreuse assistance et je le crois, Notre Seigneur trouva plus d'un cœur qui lui promit fidélité et lui demanda pardon du passé. Ainsi fut établie la fête de l'adoration perpétuelle à Saint-Macaire-duBois. Plaise au ciel que mes paroissiens n'oublient jamais la joie intime et l'espérance qu'elle leur a prouvées. Notre Seigneur à son tour récompensera leur fidélité et leur confiance par d'amples bénédictions car Qui amat Dominum, benedicetur. Consécration du diocèse d'Angers et de la paroisse de Saint-Macaire-du-Bois au Sacré-Cœur de Jésus : Le 16 avril 1871, année à jamais néfaste par les malheurs de notre patrie et les terribles châtiments du ciel sur nous, Mgr Charles Emile Freppel, évêque d'Angers nous ayant fixé le dimanche de Quasimodo comme le jour où il voulait que son diocèse et chacune de ses paroisses fussent consacrées au Sacré-Cœur de Jésus en remerciant de la préservation du diocèse contre l'invasion prussienne, nous curé soussigné, conformément à cette prescription, sommes monté en chaire au milieu du salut du très Saint-Sacrement et là, le cierge à la main, avons lu l'acte de consécration au cœur de jésus notre divin maître et avons pris en notre nom et au nom de nos successeurs l'engagement de renouveler cet acte de donation de la paroisse et de nous même, chaque année et en ce même jour de Quasimodo. E. Tranchant curé La bannière : Le 24 septembre 1871 a été bénie avant la grande messe la belle bannière 495 de velours rouge offerte par une paroissienne qui ne veut être connue que de Dieu seul. E. Tranchant curé La relique de la Sainte-Croix à Saint-Macaire : Depuis longtemps désirant doter ma paroisse d'une relique de la 495 « Cette bannière a été rafraîchie en 1926. » (note de Babin) Sainte-Croix, je m'étais adressé en plusieurs endroits pour en obtenir et cela sans succès. Non découragé et me fondant sur mes relations d'ancien voisin et de bonne amitié du Père Théophile, alors gardien de la Communauté des Gardes, je le priai de présenter ma requête au révérend père abbé de Bellefontaine, mon ancien condisciple. Je fus assez heureux pour être octroyé et en décembre dernier j'avais en possession ma bienheureuse relique. La guerre se continuant, j'avais dû en ajourner la cérémonie publique. Une fois la paix signée, je travaillais aussitôt à placer cette relique dans mon église. Sur ma demande, un paroissien, marguillier 496 de Saint-Macaire, se fit un honneur de m'offrir le reliquaire. Pourvu ainsi de tout ce qui était nécessaire, étant autorisé par Mgr d'Angers, la sainte Parcelle fut placée solennellement dans sa thèque et exposée au milieu d'un massif de lumières tout le jour des rameaux de cette année 1871. Après la messe comme après Vêpres, il y eut adoration et j'ai le bonheur de constater ici l'empressement de mes paroissiens à cet acte de foi et de préparation à leurs pâques. Puisse le divin Crucifix les en récompenser en excitant dans leurs cœurs le regret de leurs fautes qui ont alourdi et préparé cette croix à leur sauveur et aussi le bon propos pour les détourner du mal et ne pas augmenter de nouveau le poids de ce bois pour leur Dieu. Saint-Macaire 2 avril 1871E. Tranchant curé Le chemin de croix : Le chemin de croix érigé comme il est dit à la page suivante est un don de la famille Fournée de Bouillé-Lorest. Il fut présenté par Melle Louise Verdier amie de 496 Membre du Conseil de Fabrique (NDLR). la défunte dame Fournée, qui voulut bien payer les frais de réparation et d'installation du dit chemin de croix en signe de bonne amitié pour la dame Fournée défunte. Les jours malheureux survenus par la guerre avec la Prusse nous avaient forcé à attendre pour l'érection de ce chemin de croix qui m'avait été remis l'an passé le premier jour d'août 1870. E. Tranchant curé Erection du chemin de croix : Avec l'autorisation de Mgr l'évêque d'Angers et en vertu des pouvoirs accordés à la congrégation des enfants de Marie Immaculée, moi Auguste Fort, missionnaire de cette société, ai érigé dans l'église de Saint-Macaire-du-Bois 497 la station du chemin de la Croix. Les indulgences ordinaires ont été appliquées avec les prières prescrites et selon les règles données par la congrégation des indulgences en date du 10 mai 1642. En foi de quoi a été rédigé et signé le présent procès verbal le même jour 16 avril 1871. signé : Auguste Fort, Sup. Miss. Enf. de Marie – E. Tranchant, Curé de Saint-Macaire – Ch. François, Dess. Vicaire de Nueil – Aug. Boyer, Vic. du Puy N. D. – P. A. Fleury, Curé de Bagneux. Adoration perpétuelle 8 décembre 71 : Enfin des jours meilleurs ont lui. Si la paix n'est pas encore rendue à notre chère patrie, notre bonne mère nous a donné quelques jours encore pour nous jeter à son divin fils et le désarmer par nos prières. Aussi hier tout Saint-Macaire était-il aux pieds de nos autels, répondant en masse à notre appel pour les exercices si touchants de l'adoration perpétuelle. convient de noter que c'est, chronologiquement et historiquement, la première appellation « du Bois » relevée pour SaintMacaire. (NDLR) 497Il Dès le jeudi 7 au soir, une foule nombreuse avait pris place de bonne heure à l'église. À cinq heures précises, dans une niche richement décorée et au milieu d'une chapelle gothique aux colonnes d'or sur un fond de pourpre, Notre Seigneur se présentait aux adorations de notre peuple. Dans une instruction pleine d'à propos et de larges pensées donnée par M. le vicaire de Nueil, tout ce peuple promit fidélité et amour au Dieu de l'Eucharistie. Aussi le vit-on rester en nombre jusqu'à une heure fort avancée de la nuit. Mais notre cœur devait être bien heureux et délicieusement ému le lendemain. En effet chaque village voulant donner un gage de sa bonne volonté à devenir de vrais chrétiens, se rendit à notre désir à l'heure fixée par nous. C'était donc pour notre cœur un délicieux moment de voir ainsi d'heure en heure cette arrivée de nos chers paroissiens venant offrir leurs prières et leurs adorations au divin maître… Oh oui je le répète, ce fut une journée délicieuse. Cette messe célébrée avec diacre et sous diacre, ce peuple nombreux, cette couronne de confrères et la parole de notre ami le curé de Brossay. Tout concourait pour nous rendre infiniment heureux car comment s'empêcher de reporter notre pensée à deux ans en arrière qui était le jour même de notre première visite pastorale. Toutefois une cérémonie plus touchante a mis le comble à notre joie. À deux heures tous les enfants de la paroisse se réunirent à l'église splendidement illuminée. Là, chaque mère agenouillée avec son petit enfant l'offrit au bon maître. Pendant que d'autres plus âgés se formaient en ligne pour venir eux-mêmes aux pieds de Notre Seigneur faire aussi l'offrande d'eux-mêmes, qu'il était beau de voir toute cette longue file de petits garçons une couronne à la main, les petites filles, un bouquet de fleurs, les enfants de chœur avec leurs attributs du saint Sacrifice, venir l'un après l'autre au milieu de cet autel déposer ces symboles de leur innocence et prétexte de leur amour à JésusChrist ! Oh oui, c'était pour mon cœur de pasteur, comme pour tous mes confrères, le moment le plus doux de toute cette journée. Plaise à Dieu que leur offrande ait été pure et agréable à ses yeux pour qu'elle dure toujours. À cinq heures eut lieu le sermon et salut de clôture au milieu de notre peuple venu comme la veille en grand nombre pour remercier Notre Seigneur des émotions de cette journée et le prier de rester leur pasteur, leur père, leur ami dévoué. Le Sacré Cœur et Sainte-Némoise : Le 9 mai 1872 jour de l'ascension a été bénie après la grand messe une statue du Sacré Cœur érigée en mémoire d'un vœu fait lors de ma prise de possession. À la suite a été pareillement bénite une statue de Sainte-Némoise (honorée ici depuis des siècles) 498 en remplacement d'une statue mutilée et affreusement badigeonnée. E. Tranchant curé Confirmation des enfants de Saint-Macaire en l'église des Verchers 22 avril 1872 : L'an mil huit cent soixante douze, le vingt-deuxième jour d'avril, conformément à la lettre d'avis de Mgr d'Angers, en date du 18 janvier, nous curé soussigné avons conduit à l'église des Verchers, ce par un temps affreux, nos jeunes paroissiens dont les noms suivent, pour y recevoir le sacrement de confirmation. Arrivés à 8 h dans la dite église, nous y avons entendu la Sainte-messe célébrée par sa grandeur assistée de M. Angebault curé de Concourson et nous curé de Saint-Macaire. Après avoir entendu les observations sur le mode de cérémonie données par Mgr Bompois vicaire général en tournée de confirmation avec sa grandeur, puis après avoir écouté aussi dans le plus grand silence et une admiration profonde le magnifique enseignement de Mgr l'Évêque sur le sens mystique du Baume et de l'huile sainte employés dans le 498 Aussi Néomie, Néomaye. Voir DB. sacrement de confirmation, nous curé de Saint-Macaire avons fait approcher nos enfants pour la réception du sacrement. La confirmation donnée, l'absoute et le salut terminés, avons reconduit sa grandeur au presbytère, mais sans procession vu l'opiniâtreté du mauvais temps. Fait à Saint-Macaire au retour de la cérémonie, ce 22 avril 1872. E. Tranchant curé de Saint-Macaire Noms des enfants de Saint-Macaire du Bois confirmés en l'église des Verchers par Mgr Freppel évêque d'Angers le 22 avril 1872 : Garçons : François Doc, Pierre Baranger, Jules Herpin, Henri Courant, Étienne Frappereau, Gustave Gourin, Louis Poupart, Julien Tellier, Delphin Audebert, Joseph Charpentier, Pierre Beaupère, Mathurin Nevouet, Jean Maitreau, René Morin, Henri Nouet, Henri Dumont, Charles Chemineau, Jean Beaumont, Louis Frappereau, Jean Dallerit, Pierre Gourin, Baptiste Foulard, Étienne Jeanneteau, Jean Bouillé, Louis Boucheteau, Delphin Pinte, René Linard, Charles Godichaud (28). Filles : Louise Rentier, Marie Lebrun, Marie Charpentier, Louise Fargeau, Eulalie Roger, Augustine Garreau, Eugénie Gourin, Célestine Guyon, Eugénie Baudoin, Marie Maquigneau, Marie Chauveau, Emilie Baumont, Joséphine Derzon, Rosalie Poupart, Louise Bouillé, Jeanne Devaux, Léonie Abraham, Elise Rouleau, Eugénie Pinte, Marie Doc, Marie Péponet, Marie Poupart, Rosalie Valton, Marie Foucher, Marcelline Dallerit, Louise Grelier, Gatienne Allaume, Léontine Godichaud, Marie Gauriot, Eugénie Derzon (30). E. T. Procès-verbal de la pose d'une première pierre d'une maison d'école de filles à Saint-Macaire du Bois sous le vocable de Saint-Joseph confiée aux sœurs de Sainte-Anne ce 25 juillet 1872 : L'an mil huit cent soixante douze, le vingt cinquième jour de juillet sous le certificat de sa Sainteté Pie IX douloureusement régnant, Mgr Charles Emile Freppel étant évêque d'Angers et nous soussigné, curé de Saint-Macaire du Bois depuis le 12 décembre 1869 avons béni en ce jour de SaintJacques à l'issue de la messe, la première pierre d'une maison d'école bâtie par nos soins, nos économies et le secours de nos amis, pour la confier aux sœurs de Sainte-Anne de Saumur afin d'y donner l'instruction religieuse et morale aux filles de la paroisse de Saint-Macaire-du-Bois. Une copie du dit procèsverbal étant enfermée dans la dite pierre revêtue d'une croix, nous curé soussigné et les autres soussignés, avons frappé la dite pierre selon l'usage et avons dressé sitôt après le présent procès-verbal. Fait à Saint-Macaire ce 25 juillet fête de SaintJacques apôtre de l'an de grâce 1872. Charles Grollier, Victor Riolleau, E. Tranchant curé de Saint-Macaire. Le deux décembre mil huit cent soixante douze ont pris possession de leur école les sœurs Marie de la Présentation Supérieure et Marie Sainte-Élie maîtresse de classe. E. Tranchant curé Placement de la grille des fonts baptismaux : Ce trente et un décembre 1873 a été placée devant nos fonts baptismaux une grille 499 provenant de l'ancienne balustrade du baptistère de la Trinité d'Angers. Elle a été donnée par M. Gibertriau curé des Verchers. 499 « Qu'est devenue cette grille ? N'existait plus en 1908. » (note de Babin) E. Tranchant curé ND de Lourdes, Saint-Joseph et l'autel du Sacré Cœur : Le dix neuvième jour de mars 1874 une touchante cérémonie toute intime avait lieu dans notre église. Entouré de mes petites filles de notre école et d'un bon nombre de personnes chrétiennes, nous procédions avant la grande messe à la bénédiction de deux superbes statues : l'une de 1m40 représentant ND de Lourdes et l'autre d'1m représentant Saint-Joseph tenant le divin enfant entre ses bras. Ces statues d'une expression délicieuse sortaient des ateliers de M. Vidiani mouleur à Niort et étaient un présent d'une personne pieuse dont les bienfaits ne sont et ne doivent être connus que de Dieu. Après la bénédiction solennelle des susdites statues, nous bénîmes pareillement l'autel et le tabernacle de notre chapelle du Sacré Cœur. Cet autel est un don de ma reconnaissance et de mon amour envers notre seigneur pour les grandes grâces qu'il m'a faites en cette année 1873. 500 E. T. Bénédiction de la croix du cimetière : Aux jours néfastes de la révolution du dernier siècle, notre cimetière comme l'église, échappèrent un moment à la dévastation commune et cela grâce au serment prêté par le pauvre prêtre faisant fonction de curé de Saint-Macaire. Ce dernier ayant reconnu son erreur, rétracta solennellement du haut de la chaire et la veille par un écrit « Cet autel fut incendié le 30 janvier 1915 par la crèche qui prit feu. Il n'avait rien d'authentique et ce fut une bonne occasion pour le remplacer. Malheureusement la guerre ne permit pas de le faire facilement. La statue nouvelle du Sacré Coeur fut offerte par les soldats revenus de la guerre et de chaque côté des plaques commémoratives d'un certain nombre de victimes de la guerre. Les deux statues de SainteEmérance et de Sainte-Néomoye ont été placées de chaque côté du maitre autel. » (note de Babin) 500 envoyé à Saumur, le serment malheureux qui faisait de lui un apostat et un intrus. La tradition du pays, (et je l'ai entendu dire à deux personnes qui y assistaient) est que le courageux prêtre fut grièvement blessé dans cette même chaire à la fin de sa rétractation et descendu mourant 501. Je n'ai malheureusement pu rencontrer aucun document sur ce fait ni sur ce que devint curé dans le cas où il aurait survécu, ce qui porterait à croire que l'affirmation des anciens prétendant qu'il serait mort de ses blessures, serait exacte. Quoi qu'il en soit, sa mort ou sa disparition fut suivie de la profanation du cimetière et de l'église qui y est attenant. La croix stationale fut brisée tout d'abord et après ces jours néfastes, les tronçons en furent grossièrement rejoints, quant à la partie supérieure, et placés sur leur ancien piédestal. Ce grossier croisillon est-il tombé de vétusté, ou a-t-il été brisé exprès, je ne sais, mais le 18 novembre 1870, étant entré un matin au cimetière, je le trouvai à terre, le bras droit brisé. À partir de ce moment, j'eus un grand désir de relever cette croix, gage d'espérance pour les pauvres défunts. Malheureusement, les besoins toujours si nombreux, les réparations toujours si urgentes de ma pauvre église ne permettaient point à la fabrique de faire cette dépense. Enfin une famille généreuse m'offrit un arbre sur le désir que j'en avais manifesté. Quelques amis et Dieu aidant, je pus conduire l'affaire à bien. Le 18eme jour d'octobre, fête de Saint-Luc évangéliste, à l'issue de la grande messe, nous nous rendîmes avec nos paroissiens dans le cimetière où après leur avoir expliqué les bienfaits de la croix pour le chrétien et pendant sa vie, comme son soutien et sa consolation, à sa mort, comme son espérance et le gage de sa « Faux. Voir plus loin. » (Houet). Houet ajoute, de son style télégraphique habituel : « Le Didon embarque à Paimboeuf. 19 janvier 1793. Débarque à Corogne. Certains se retirent à Saint-Jacques de Compostelle. Une lettre de Réthoré prieur de Clisson. Se dit assez heureux en Espagne. Retour 13 messidor an X. 1802. » 501 résurrection, nous avons solennellement béni la croix ornée des cœurs en ex-voto offerts par une partie de mes paroissiens. Fait à Saint-Macaire ce 18 octobre 1874, E. Tranchant Saint-Macaire : Le huitième jour de novembre, fête de l'octave de tous les saints, nous curé soussigné avons béni une statue de Saint-Macaire que je donne de grand cœur pour remplacer l'horrible statue de ce même saint. E. Tranchant curé de Saint-Macaire Ste Emérance : Ce vingt septième jour de décembre mil huit cent soixante quatorze, a été bénite une statue de SainteEmérance seconde patronne de la paroisse pour remplacer la croûte de la même sainte appliquée depuis quarante ans dans la chapelle du Sacré Cœur et que je suis heureux d'avoir pu faire disparaître 502. Du caractère des paroissiens : Tout d'abord, pour bien réussir dans l'œuvre de régénération d'une paroisse aussi abandonnée qu'est celle-ci, il est d'une grande importance de bien connaître le caractère des gens à qui on a affaire. Or le fonds des habitants d'ici est une sorte d'affabilité mêlée d'un certain bon cœur. Malheureusement sans direction spirituelle pendant près de trente ans pour sortir de la révolution, abandonnés tout autant par leur premier pasteur, les paroissiens étouffèrent en grande partie les quelques qualités susdites par une ambition effrénée des biens de la terre. « Etaient-ce bien des « croûtes » ces deux statues ? Une tête retrouvée dans des fondations des murs serait peut-être une preuve du contraire. » (note de Babin) 502 Stimulés par l'exemple et les paroles Parochii, ils se mirent à acquérir per fas et nefas. Ils devinrent riches, même très riches. Les conséquences naturelles furent la dureté et l'orgueil pour tout ce qui était au dessous d'eux. Le peu de foi existant mourut. Il importe beaucoup au curé, s'il veut réussir et atteindre ces gens, de se montrer riche quand même il ne le serait pas ; de faire des œuvres qui le prouvent en même temps qu'elles condamnent leur avarice extrême. Ignorants en matière religieuse comme de tout ce qui rend l'homme sociable, ils ont une rudesse et une grossièreté parfois insupportable et malhonnête. Mais cependant, il ne faudrait pas croire qu'elle fut volontaire. C'est un peuple sauvage dans sa conduite parce qu'il a toujours été abandonné à lui-même. Cette sauvagerie est surtout très prononcée dans la partie qui avoisine Bouillé. Elle n'a d'égale que son impiété et sa suffisance. On ne peut s'imaginer la stupidité et la sottise qui règne aux Baffries, aux Ajoncs et Pancon etc… Un peu moins de grossièreté à la Planche, mais l'indifférence religieuse est égale aux villages ci-dessus. Les villages sur la grande route du Puy à Nueil sont plus civilisés si l'on veut. Il y a plus d'honnêteté, d'affabilité, mais on est plein de soi-même. A Chambernou sont les insoumis de la jeune France. Là on est républicain sans savoir ce que c'est. On raisonne tout de même de ce qu'on ne sait pas. On a quelques dehors de religion mais on s'arrête là. Grenouillon est comme une fille sage, on n'en parle pas. L'Humeau de Bray, à part le noir docteur R. et le coq doré G., est conservateur et pour cause. L'avarice domine en plein en chaque maison. Des Mousseaux comme de la partie qui revient à l'Église, il n'y a rien à dire. Ils sont tranquilles. Il y a parmi d'excellentes maisons. Bouchettes, village de cancanerie. Là règnent les fameux docteurs M. et N. 503. Rien de plus sot et de plus orgueilleux. L'ensemble est religieux à la mode de par ici. Tout ce côté est, on peut le dire, la meilleure partie de la paroisse. Je fais toujours abstraction des idées avancées de notre époque qui ont envahi la paroisse comme partout. C'est transitoire. Le bon sens naturel en fera justice un jour, il ne faut donc pas juger la population par ces inepties du républicanisme que l'on trouve dans chaque village. Comme conclusion, peu sortir, les étudier en secret et ne fréquenter ces gens qu'une fois bien connus. C'est le moyen de réussir et de ne pas se compromettre. Vices : À l'avarice et à l'ignorance, hélas, il faut bien ajouter deux autres vices trop frappants. La médisance. On ne peut se faire l'idée combien leur orgueil pousse ces gens à se déchirer et à se nuire… L'immoralité n'est pas apparente comme dans bien des pays. Ils savent se cacher mais il n'en est pas moins certain, et les preuves m'en ont été fournies bien des fois, que la jeunesse très adonnée aux danses est gâtée de bonne heure… Le mariage est souillé… et il est impossible de croire à leur bonne foi. SaintMacaire avait 800 hab. il y a vingt ans, il y en a à peine 600 aujourd'hui. Eh bien ramassez leurs paroles et vous aurez la preuve que la dépopulation a bien été chez eux calcul et manœuvre infernale. N'en disons pas davantage. Cela suffit. Des écoles : 503 3 docteurs en 1875, c'est beaucoup (NDLR). J'ai trouvé en venant ici une école mixte. L'instituteur des garçons était un soulard de profession, la femme qui s'occupait des filles était une coquette et une liseuse de romans. Grâce à ce mal, le bien que je pus faire la première année fut arrêté de bonne heure. Aux vacances, l'un et l'autre maîtres furent changés et remplacés bien tristement. Figurez-vous un fou suffisant et raisonneur à la tête des garçons. Une Meretrix à la tête des filles… ? La lutte fut donc franchement déclarée entre nous. À partir de ce jour, le bien fut impossible. Grâce à ces indignes instituteurs, ma paroisse fut inondée de romans scandaleux ; on fit abonner les gens avancés au Courrier de Saumur, au Travailleur etc… l'irréligion et parfois même l'immoralité enseignée aux enfants. En un mot, cette femme impudique, artificieuse et méchante est l'auteur du mal profond que vous trouverez ici. C'est ce mal qui m'amena à bâtir mon école de religieuses. La plupart des gens y travaillèrent. Nous étions d'accord quand tout changea tout à coup. Comment ? Le voici. Il y avait depuis quatre mois un concubinage public. Je dois vous dire que l'usage fréquent ici était de rester six mois, un an, quelquefois plus, sans se marier à l'Église. C'était un scandale que tout bon prêtre ne peut ni ne doit tolérer. Je résolus donc positivement de mettre ordre au cas qui se présentait. Je portai la chose à l'évêché. On me défendit les honneurs de la cloche et de la messe. Malheureusement un pauvre confrère, M. le curé du Puy, crut devoir aller contre la décision de son évêque et les lois de l'Église. Sur la demande du futur concubinaire, lequel était de sa paroisse, il accorda et le carillon et la messe. La lutte ainsi engagée devait être mortelle pour l'un ou pour l'autre. L'Évêque, sous peine de suspense, défendit carrément d'agir autrement qu'il avait dit. Il fallut donc céder. Alors une guerre abominable, sans trêve, sans dignité, me fut faite. J'avais attaqué le diable par les cornes, on ne pouvait me le pardonner. Là, mes jeunes gens qui chantaient au chœur furent amenés à ne plus y venir. Un coup d'éclat de ma part, sans lequel j'aurais était bien malheureux, amena une rupture complète avec eux. Ce fut fini, et je m'en trouve bien. Croyezmoi, commencez de petits enfants, mais n'acceptez pas des jeunes gens à votre lutrin. Au reste, je ne crois pas qu'ils se représentent. Après les jeunes gens, on voulut, toujours sous la direction de l'immonde institutrice, m'enlever mes enfants de chœur du dimanche. Comme je les choisissais parmi les enfants du catéchisme et dans les familles bonnes, ce fut impossible. À ce sujet, permettez-moi de vous conseiller de ne faire la communion de vos enfants que le dimanche après le S. Cœur, autrement vous courez risque de n'en pas avoir pour le sacre. L'an passé, on avait tout préparé pour cela. J'ai pu lever le lièvre et grâce à ce changement de dimanche, car avant elle se faisait à la Trinité, mes enfants furent sous ma main aux deux sacres. Voilà donc mon école de religieuses fondée avec les plus grands ennuis, fatigues et sacrifices. Vous n'avez encore que 25 enfants 504 dont un grand nombre ne paient pas. Il faut cela pour amener l'œuvre à bien. La maitresse est instruite, mais elle est molle ; sa classe n'est pas bien tenue, les enfants sont dérangées, envoyées en commission souvent, laissées dans le chemin pendant la récréation. Veillez à ce désordre. Je ne pouvais rien dire parce En 1893, sous le curé Honoré, 30 filles sont inscrites (Visite régulière de l'Église et Paroisse, Évêché d'Angers). 504 que les sœurs ne m'aiment pas à cause de ma sévérité. Je ne pus jamais en effet me faire à ces plaintes continuelles au sujet de leurs enfants, du pays etc… Toujours se plaindre, toujours piailler aux gens, voilà le fond des deux sœurs. La petite surtout est insupportable pour ses demandes et ses indiscrétions, ses manques de jugement. Croyez-moi, aux vacances changez-la. Mes pauvres sœurs ne comprennent pas l'œuvre. Vous ne trouverez en elles du dévouement qu'autant que vous le paierez bien et qu'elles auront beaucoup à porter à Saumur. Tenez-vous le pour dit. Si elles peuvent pénétrer chez vous, gare à vous. La petite vous arrachera tout. La grande vous amènera à ses caprices. Défiez-vous de ce côté. Je n'ai jamais voulu leur céder touchant la communion le dimanche. On voulait que je me lève dès l'aurore car, elles ne pensent qu'à elles, les pauvres sœurs, j'ai tenu bon, je leur donne la communion à 7 heures. Vous ferez ce que vous voudrez. Leur traitement d'école est de 700 f pour l'année, la sacristie en plus. À ce sujet, il n'y a rien de réglé cette année, croyez-moi donnez-leur 50 f, c'est assez, les autres 50 f votés sur le budget sous le nom de raccommodages vous serviront pour les fonds secrets. Le mieux selon moi serait de ne les charger que du repassage et du raccommodage à tant la pièce, comme le Puy fait avec les sœurs des Récollets de Doué. Vous blanchiriez l'église en même temps que votre domestique ferait sa lessive et vous vous rembourseriez facilement. Les 50 f de raccommodage ont payé cette année différents objets de l'église. Œuvres : J'avais établi la Sainte-Enfance seulement. Vous ferez bien de la rétablir pendant que vous serez dans la lune de miel. Commencez par là, cela flattera les gens et faites une petite loterie. Si vos sœurs comprennent leur affaire, elles vous seconderont et se feront du bien. Tâchez, chez les bonnes personnes v. G. Godichaud de l'Humeau de Bray, chez M. Chereau etc… de faire quelque souscription pour l'œuvre de Saint-François de Sales, mais pas cette année et vous assurer le concours de l'œuvre pour votre école. Quêtes : Je ne fais que celle du Séminaire qui donne dans les 40 f bon an mal an sauf cette année, il y a un déficit de 10 f. Ne parlez pas de celle du denier de Saint-Pierre, vous n'aurez rien. Je consacre pour celle-là la quête des trépassés de l'Ascension et de la Pentecôte sans leur dire. De même, celles des Trépassés, les deux dimanches du sacre, sont employées à payer les frais du reposoir. Le surplus est porté au compte de la fabrique. Du paiement des places : Voulez-vous rentrer dans tous vos fonds ? Recevez vousmême le prix des places. Elles se paient à la cure depuis le premier dimanche de janvier jusqu'au premier de février. C'est désagréable, mais c'est le seul moyen de ne rien perdre. Les fabriciens ne vous aideront pas et cela n'est pas désirable car il y a certaines places qui ne sont pas marquées sur le livre et qui entreront dans vos fonds secrets. Voici celles qui me reviennent en mémoire : le ban de M. Maîtreau 4 places de 2, 50 = 10 f. Celle de la mère Dufresne 2 f. Une ou deux par-ci par-là. Celles désignées ici sont dans la chapelle de la Sainte-Vierge. J'annonce le paiement des places le jour de Noël et sitôt après je fais moi-même les quittances que je fais signer au trésorier. Les nouvelles quittances portant le mot « pour », vous pouvez signer vous-même. Le dernier dimanche de janvier, j'avertis une dernière fois de payer et le dimanche suivant au soir, je donne les vacantes et celles qui ne sont pas payées. C'est le seul moyen de les faire payer car les gens ne sont nullement payeurs. Toutes les places se payent d'avance 505. E. Tranchant Ce six avril 1875, nous curé soussigné avons reçu de l'évêché notification de notre nomination à la cure de La Bohalle, laquelle nous avons accepté. Par suite, nous avons quitté cette paroisse de Saint-Macaire ce 15 avril 1875. E. Tranchant Confirmation des enfants de Saint-Macaire : Le onze mai 1877, lendemain de la fête de l'ascension, les enfants de la paroisse de Saint-Macaire, conduits par nous, leur curé à l'église du Puy ND, ont reçu la confirmation des mains de Monseigneur A propos de ces ultimes conseils laissés par Tranchant à son successeur, Eugène Aigron fait les remarques suivantes (voir plus loin) : « Lors de son départ à Angers (août 1937), M. Babin a laissé ce document à trainer avec le carnet contenant quelques bribes d'archives. Certaines familles se sont fort diverties à la lecture de ces quelques notes de M. Tranchant. Elles m'ont donné les noms du « noir docteur R » et du « coq doré G » pour me prouver qu'elles connaissaient ce petit mémoire et l'avaient lu. Les commentaires qu'elles en ont fait m'ont démontré que ce genre de littérature ne doit à aucun prix tomber entre les mains des paroissiens. Les potins de l'Humeau de Bray, les démêlés avec les soeurs et les « fonds secrets » sont de petites choses à la taille d'un petit pays… qui se croit grand et en fait des montagnes… à la taille de son orgueil. Tout cela fait du mal et aucun bien. S'arranger pour que les archives restent entre les mains d'un prêtre, curé voisin ou mieux doyen de Montreuil. » (Aigron) 505 Freppel, évêque du diocèse… Voici les noms des enfants confirmés : Garçons : René Godicheau, Joseph Grélier, Germain Roche, Beaudoin Auguste, Jules Bodineau, Emile Nicolas (Bouillé), Eugène Hudon, Joseph Godicheau, Louis Cochard (Bouillé-Loretz), Auguste Ménard, Auguste Doc, Louis Robreau, Jean Herbet, Jules Audebert, Alexis Godicheau, Jacques Gaudicheau, Auguste Bouillé (17). Filles : Marie Robreau, Eulalie Letheuil, Marie Dezaise (La Bohalle), Marie Bouillé, Marie Boucheteau (Bouillé), Marie Bonnin (Bouillé), Victorine Poupart, Marie Gravelot, Louise Doc, Augustine Dubois, Jeanne Garreau, Adeline Nouet, Louise Charpentier, Marie Gaudicheau, Eugénie Audebert, Marie Daleritte, Augustine Veget, Louise Dufet (Bouillé), Marie Ménard, Marie Veget, Léonie Allaume, Joséphine Guyard, Louise Goubaud, Eugénie Gassuau, Ernestine Péponnet, Henriette Morin, Augustine Doc, Françoise Gaudicheau, Marie Frappereau (29). (Texte écrit par l'abbé Ollivier, reconnaissable à son écriture, mais non signé) Notes recueillies par l'abbé Ollivier dans les registres de baptêmes-sépultures-mariages déposés à la mairie : Curés de Saint-Macaire de 1652 à nos jours 506 : Dorgeron 507 : il signe Curé primitif de Saint-Macaire et doyen de Thouars. Bourgeteau 508 : mort en 1725. 506 « Premiers registres illisibles en 1645. » (note de Houet) 507 « Porcheron. » (note de Houet) Chastenet. Collin : curé en 1732. Péan : en 1755. Drouin : en 1759 509. Pauloin : en 1767, qui, à partir de 1774, signe : curé de Saint-Macaire, doyen archiprêtre de Thouars, jusqu'en 1777. Il est mort en 1784. Lierre : 1784-1792 510. Lecêvre : 1792. À partir du 24 déc, il signe : « Curé et officier publique ». Les actes sont rédigés d'après la nouvelle formule civile. Aussi est-ce assez étrange de voir un prêtre constater la naissance et nullement le baptême, la mort et non la sépulture. Il a dû prêter serment. Du reste, quelques mois plus tard, il signe simplement « officier publique ». Sa signature disparaît en 1793, 19 pluviose… (Ollivier) Personnages enterrés dans l'église : En 1717, noble homme Pierre de Bussy, escuyer, seigneur de la Maison-Neuve, vivant mari de Catherine de Colas, âgé de 77 ans. Louis Bourgeteau 1725 curé de la paroisse âgé de 72 ans. 1734 Damoiselle Françoise d'Aubigny veuve d'honorable François Ribreau de Grand-Maison. 1739 Marie Ambroise Malineau vivante femme de Messire Claude Eléonor De Fay écuyer seigneur de la 508 « Enterré à Saint-Macaire ». (note de Houet) au Puy ND. » (note de Houet) « Embarqué sur le Didon – sept 1792 – cf revue de l'Anjou 2eme partie t. II p. 541 – avec Béchet d'Arzilly. » (note de Houet) 510 509 « Démissionne devient chanoine Maison-neuve, de la Brunelière 511 et autres lieux. 1741 Damoiselle Claude Izoré, fille noble âgée de 44 ans en présence de Jacques Izoré seigneur du Branday 512. 1761 Messire Pierre René de la Roche-Gravé écuyer chevalier seigneur de BoisTravers et autres lieux, décédé à l'abbaye de Brignon. 1776 Anne Doc veuve de Pierre Maquignon 77 ans, Urbaine Bourreau épouse de Louis Guyon 39 ans, René Boivin 3 jours, ont été enterrés dans l'église n'ayant pu faire les fosses dans le cimetière vu qu'on avait cette année une gelée extraordinaire. 1777 Noble dame Marie de Mouillebert vivante veuve de Messire Charles le Bey de Chavigny âgée de 77 ans enterrée par vénérable et discret maître François Pivert, curé de Concourson. (Ollivier) Dons faits à l'église de Saint-Macaire : En 1739 un tableau pour l'autel de Saint-Jean-Baptiste donné par Mme de MoulinVieux dame de Bray, quatre chasubles complètes, une nappe d'autel par Mme la marquise de Gencian dame de cette paroisse, plusieurs corporaux dentelles etc… par Mme Guéniveau de la Raye. En 1745, Mme la Marquise de Gencian dame seigneuriale de cette paroisse a envoyé d'Angers une aube. (Ollivier) Faits divers concernant la paroisse de Saint-Macaire : – Mission en 1734 : Le 30 janvier 1734 a été plantée la croix de bois dans le cimetière à la fin de la mission faite dans cette paroisse par MM. Mulot et Vatel prêtres missionnaires apostoliques accompagnés de M. Mathurin Rangeard, catéchiste, et du frère Augustin, chantre. – 22 avril 1734, fondation d'une grand messe à perpétuité par feu Jean Briand assignée au lendemain de la Saint-Jean par testament passé par Me Girardeau notaire (nota : on retrouve 511 Voir DT. 512 Voir DT. dans les actes assez souvent la signature magnifiquement enluminée de ce Girardeau nommé notaire ou huissier royal résidant à Saint-Macaire). – 1740 : En la présente année j'ai fait faire des fonts baptismaux et un confessionnal n'y en ayant que de très indécents (Collin curé). 513 – 1745 : Le 26 décembre en conformité de la bulle de Notre Saint Père le Pape Benoît XIV et du mandement de notre prélat nous avons fait la procession solennelle et générale autour du cimetière. Les mauvais chemins s'étant opposés à ce qu'on allât en Brignon, suivant l'usage, où nous étions attendus. Le jubilé commencera demain 27 et finira dimanche 9 janvier 1746. – 1746 : Aujourd'hui huitième jour de may nous curé soussigné assisté des habitants de cette paroisse avons fait la bénédiction d'une croix plantée au village de Bouchet faite et donnée par honorable garçon, Mr Joseph Girardeau. – 1746 : Aujourd'hui, dimanche deuxième jour d'octobre avant la messe solennelle, par commission de l'abbé Goulde, vicaire général de Mgr l'illustrissime et révérendissime Lucques 514 de Poitiers, nous curé soussigné avons fait la bénédiction et réconciliation de notre cimetière pollué le 30 août dernier, en observant les cérémonies marquées au pontificat romain. – 1752 : 2 juin, bénédiction dans le cimetière d'une croix dite hosannière. « En 1742 l'abbé de Ferrières décimateur de Saint-Macaire dit qu'il vient de solder une somme pour fournitures à l'église de SaintMacaire. » (note de Houet) 514 Évêque. Il s'agit bien sûr d'une impardonnable mauvaise lecture d'Ollivier sur le registre où le E de Eveques ressemble effectivement à un L. (NDLR) 513 – 1755 : Aujourd'hui 25 septembre avons fait la bénédiction d'une cloche sous le nom et qualités de dame Marie Angélique de la Porte, veuve de Messire Guy de Gencian, seigneur marquis d'Érigné. – 1778 : Le doyen de Thouars a fait aveu à Doué d'un pré nommé le grand-pré, chargé d'un service solennel à célébrer dans l'église de Saint-Macaire à la mort du seigneur ou de la dame de Doué. – Village disparu : la Verderie. – En 1783, le curé Pauloin écrit l'Ormeau de Bray. (Ollivier) Grandes familles disparues : – Messire Urbain de Sales, escuyer seigneur de SaintMacaire et Claude Nau de Cordais sa femme. Il meurt en 1695 âgé de 45 ans. Je n'ai pu découvrir où habitait ce seigneur de l'endroit. 516 – À la seigneurie de Bray, Messire Gabriel du Bois et Jeanne Chaillou. En 1716, baptême d'une enfant, Jeanne Marie par Marillet, prêtre de la Tessoualle (Diocèse de la Rochelle). « On a écrit à d'autres moments l'Hammeau de Bray et de vieilles personnes prononcent encore ainsi. C'est le Hameau. » (note de Babin). En fait, il s'agit bien d'ormeau (latin ulmus) qui est devenu Humeau. 516 « C'est à Sanzay » note Houet. « En 1611, Joseph de Salles est curé du Puy jusqu'en 1618, à cette date doyen du chapitre. Ch. de Salles son frère prieur au Puy-Notre-Dame, 1607 à 1669.1682 mariage Jacques Nau écuyer-damoiselle Jacquine de Salles. Claude Nau de Cordais fait un emprunt à la fabrique du Puy-Notre-Dame avec Bourgeteau curé. Pourquoi ? Bourgeteau plusieurs fois parrain. » 515 515 – Messire Pierre de Bussy écuyer seigneur de la maisonneuve et son épouse Catherine de Colas. Naquirent de leur mariage Jeanne, Marguerite et Marie-Anne. Il mourut en 1717. En 1718, Catherine de Bussy épousa Eléonore Claude de Fay, escuyer seigneur de Villeneuve et mourut en 1725. Naquirent de ce mariage : En 1721 Catherine, fut parrain Guy Poulain seigneur de Grée, maître des comptes en Bretaigne marraine Catherine de Colas veuve. Elle mourut en 1723. En 1723 Marthe Marguerite, fut parrain Marc Antoine de Gennes, seigneur des Mousseaux, de Baugé, marraine Marguerite de Bussy. Elle se maria en 1747 avec Mr de Cuissard seigneur des Fontaines. En 1725, Louis Eléonor, fut parrain Charles de l'Étoile, seigneur de Beauregard, marraine Renée de l'Étoile épouse de Marc Antoine de Gennes seigneur des Mousseaux et Baugé. – Messire de Fay qui avait perdu sa femme le 13 mars 1725 se remaria le 29 octobre de la même année avec Mme Marie Ambroise Malineau veuve de Messire Jean Gabriel, conseiller en la sénéchaussée de Beaugé. Il dut céder la seigneurie de la Maison-neuve à son fils, car dans le baptême du premier enfant, dont il fut parrain, il signe seigneur de la Brunelière. – Louis Eléonor, né en 1725 se maria en 1754 avec Céleste Marie de Blondé. Les registres ne marquent pas l'origine de cette femme 517. Naquirent de ce mariage : « Blondé en 1650 sénéchal au Puy. Ch. Blondé procureur de la fabrique du PND de 1624 à 1628, en 1654 prieur de Chandeliveaux. » (note de Houet) 517 En 1756 Céleste Madeleine Eléonor, fut parrain Eléonor Claude de Fay seigneur de la Brunelière, marraine Madeleine Babin veuve de Messire Antoine Louis de Blondé en son vivant trésorier de France. En 1758 Louis Frédéric, fut parrain messire Foulon, seigneur du Pont de Varanne, intendant de la guerre, marraine Marie-Anne Dermé, épouse de Louis Henri Aubert, seigneur du Petit-Thouars, chevalier de l'ordre royal et militaire de SaintLouis, lieutenant du roy commandant les villes et château de Saumur (Haut Anjou et pays saumurois). En 1760 Modeste Hyacinte Nicole, fut parrain Louis Claude Nicolas de Cuissard, seigneur des Fontaines, marraine dame Jeanne Savatier femme de messire Jean Guéniveau, président de l'élection de Montreuil, seigneur de la cour de la Raye et autres lieux. En 1766 Marie-Jeanne, fut parrain Louis Frédéric de Fay son frère et marraine Marie Jeanne de Mouilbert veuve de Charles le Bay seigneur de Chavigny. En 1767 Auguste Sidonie, fut parrain Thomas Auguste de Grand Maison maréchal de camp et armées du Roy, gouverneur de la citadelle de Cambray et représenté par Louis Claude de Cuissard, marraine damoiselle Marie Suzanne du Petit-Thouars, représentée par damoiselle Céleste de Fay. En 1769 Suzanne Madeleine Renée, fut parrain Louis René de l'Étoile de la ville et paroisse de Doué en Anjou, marraine damoiselle Françoise Madeleine Ribreau de Pontigny, fille de Saint-Macaire. En 1774 Agathe Luce, fut parrain Louis Claude de Cuissard, des chevaux légers de la garde ordinaire du Roy, seigneur des Fontaines, marraine Madeleine Suzanne Normand de la paroisse de Saint-Paul de Poitiers, l'un et l'autre garçon et fille cousins germains de l'enfant. Le père de cette nombreuse famille mourut à l'âge de 71 ans en 1796 (30 vendémiaire an V de la République)… (Ollivier) Acte de décès de Céleste de Fay : 23 octobre 1830 a été inhumée le corps de dame Céleste Madeleine Eléonor de Fay religieuse bénédictine de la Fontaine Saint-Martin (Diocèse du Mans) en présence de MM. Augustin Drouineau de la Cottardière son beau-frère, Alexandre de Cuissard des Fontaines, Frédéric Sourdeau de Beauregard président de la chambre de la cour royale d'Angers, ses neveux. 518 (Ollivier) Acte de mariage de Jeanne de Bussy avec Eléonor de Fay : Le 23 novembre 1718 ont été épousés en face de notre mère la Sainte-Église, après trois bans solennellement publiés, messire Eléonor Claude de Fay, écuyer seigneur de Villeneuve, fils de défunt messire Jean de Fay escuyer et de damoiselle Renée le Fieux de la paroisse Saint-Pierre de Cholet, après avoir vu le certificat de publications des bans du sieur curé en date du 3eme de ce mois, d'une part, damoiselle Jeanne Catherine de Bussy, fille de défunt messire Pierre de Bussy, escuyer, Seigneur de la Maison Neuve et de dame Catherine de Colas son épouse le dit mariage fait en présence de la mère et des sœurs de la mariée. (Ollivier) Acte de mariage de Marthe de Fay avec Mr de Cuissard : Aujourd'hui 19 juillet 1747, vu par Nous Curé soussigné, la dispense de deux proclamations de bans entre les parties ci« La pierre tombale est sous le dallage des stalles entre la sacristie et la chaire. En face se trouve la pierre tombale d'un fermier général de Brignon mort en 1785 à 35 ans. Mais ces pierres tombales ont peut-être été apportées du cimetière comme beaucoup d'autres à l'église. » (note de Babin) « Réclamée par la famille de Fay. » (note de Houet) 518 dessous dénommées, émanée de MM les Vicaires Généraux de ce diocèse, permettant la publication d'un ban faite dans cette paroisse et dans celle de Saint-Just des Verchers, ont reçu la bénédiction nuptiale messire Louis Claude de Cuissard, chevalier, Seigneur des Fontaines, fils de défunt messire Louis Claude Cuissard, chevalier seigneur de Mareil et de dame Anne Picault, ses père et mère de Saint-Just des Verchers, d'une part, et damoiselle Marthe Marguerite de Fay, fille de messire Eléonor Claude de Fay, chevalier Seigneur de Villeneuve, et de défunte dame Jeanne de Bussy, ses père et mère de cette paroisse, d'autre part, en présence de la dite dame Picault mère, veuve du dit défunt Louis Claude Cuissard, vivant Seigneur de Mareil, des Fontaines et autres lieux, de messire Louis René Viau chevalier, cousin germain, messire Claude Ledoyen du Clenne, écuyer, commissaire ordinaire d'artillerie, cousin issu de germain, messire Jean de la Selle, écuyer, Seigneur d'Echuylly, conseiller du Roy, trésorier au bureau des finances de Tours, dame Marie Anne Jacob de la Selle, messire Joseph Ledoyen du Clenne de Boisnosé, de messire Louis Hercule Mercier, chevalier, seigneur de Marigny, maréchal des logis des gendarmes de la garde du Roy, mestre de camp de cavallerie, chevalier de l'ordre militaire de Saint-Louis, messire Eléonor Claude de Fay, père, chevalier, Seigneur de la Maison Neuve, Messire Louis de Fay, chevalier, Seigneur de la Maison Neuve, frère de l'épouse, damoiselle Marie-Anne de Bussy, tante, messire Gabriel Joseph de Cantineau chevalier, Seigneur de la Chataigneraye, messire Marc Antoine de Gennes, chevalier seigneur des Mousseaux, dame Renée de Mouilbert de l'Étoile, messire Louis de l'Étoile, chevalier, Seigneur de Beauregard, dom René Giraud, aumonier de Saint-Benoît, ordre du dit Saint-Benoît. 519 (Ollivier) 519 « On trouvera dans l'histoire des guerres de Vendée les noms des dames de Fay et Cuissard mêlées aux histoires de Granville et la mort de Melle de Cuissard (16 ans) par Carrier. Deniau III, 231 – III, 526. » (note anonyme) Notes de Mr Reine à l'occasion de la reconstruction de la sacristie 520 en 1836 : Le 25 août 1836 a été posée en notre présence et scellée par nous la première pierre de la sacristie de cette paroisse, sous l'invocation de Saint-Macaire. Cette nouvelle sacristie est reconstruite sur l'emplacement de l'ancienne qui, avec l'église, ouvrage du VIIIe siècle, quant à la première construction, fut brulée vers le milieu du IXe par les normands lors de leurs invasions dans notre belle contrée. En effet ces peuplades quittaient quelquefois les rives des fleuves pour étendre leurs dévastations à une certaine distance de ces fleuves, d'où ils rapportaient à leurs barques les richesses de toutes sortes qu'ils avaient pillées. Ces invasions normandes imprimèrent une tache d'infamie à la mémoire de Charles le Chauve qui crut se débarrasser de ces pillards en consentant à leur payer un tribut honteux. Prince bien dégénéré de son aïeul Charlemagne qui, loin de transiger avec des hordes de brigands de la même espèce que celles qui troublèrent le règne de son pusillanime petit-fils, n'en appelait qu'à sa courageuse épée, et se confiant à la bravoure de nos valeureux ancêtres, les refoula dans leurs régions glacées, et après leur avoir fait éprouver des pertes nombreuses et sanglantes, leur ota sinon pour toujours l'envie et l'espoir de retour dans notre belle France, du moins pour tout le temps de son règne à jamais mémorable. Quelques siècles plus tard, vers la fin du XIIe siècle, qui vit naître l'architecture à ogives, appelée style ogival, architecture qui a régné en Europe pendant la plus belle partie du MoyenAge et qui, dans sa fécondité sans exemple, a laissé un nombre prodigieux de chefs d'œuvre ; à cette époque la sacristie et l'église, dont les murs avaient résisté à l'incendie, furent rétablies selon les procédés introduits par les progrès de l'art, sur un plan bien plus beau et bien plus convenable. Six belles « Cette sacristie a été refaite et agrandie par moi Honoré curé en 1890. » (note de Honoré). 520 voûtes, auxquelles il ne manque qu'un peu d'élévation, puis une tour avec un fort bel escalier, formèrent le corps de l'église. Puis près d'un siècle après cette construction, pendant ces guerres déplorables, auxquelles la religion servait si faussement de prétexte, qui désolèrent si longtemps et d'une manière si cruelle notre infortunée patrie, cette sacristie et le toit de l'église, après que cette dernière eut servi pendant quelque temps à l'exercice du culte protestant, furent brûlés de nouveau par un des plus fanatiques fauteurs de la religion prétendue réformée, par l'amiral de Coligny. Cet incendie eut lieu à la suite d'un combat très sanglant, livré entre les catholiques et les Protestants, dans la plaine voisine, au nord de l'église, plaine appelée champ-noir, de la couleur de son sol. Cette plaine possédait autrefois un grand nombre d'habitations détruites par les différentes rencontres meurtrières auxquelles elle servit de théâtre. Chaque jour on découvre, enfouis à une certaine profondeur, quelques vestiges de ces habitations, découvertes qui sont dûes aux travaux que nécessite l'agriculture. Ce second incendie dans lequel le corps de l'église ne dut sa conservation qu'à sa construction totale en pierre, et après lequel le toit seul fut reconstruit sur un plan bien inférieur à celui qui l'avait précédé, eut lieu en 1569, peu avant la célèbre bataille de Moncontour-sur-la-Dive, arrondissement de Loudun, département de la Vienne, sur les confins de ce département qui joignent le département des Deux-Sèvres. (On peut lire la suite de ces notes dans le cahier de 1836 521. Le bon curé laissant complètement Saint-Macaire de côté, Quel est ce cahier ? Où se trouve t-il aujourd'hui ? Ces notes sont les seuls documents que l'on possède sur Saint-Macaire à l'Évêché d'Angers. Le livre de fabrique a disparu. (NDLR) 521 fait de la littérature de sentiment sur Henri IV et les guerres de religion). (Ollivier) Mémoire de l'assemblée municipale de Saint-Macaire pour répondre aux questions contenues dans une lettre qui lui a été adressée de la part de messieurs composant le bureau du département de Thouars. 1786. 522 Dans la paroisse de Saint-Macaire il n'y a et il ne peut y avoir de commerce. Chaque habitation est presque isolée. Les particuliers portent les denrées de première nécessité au marché de Doué, et les autres, ils les vendent assez ordinairement au Puy N. Dame. Nous ne connaissons dans notre paroisse, ainsi que dans les environs, aucune manufacture en laine ; cependant nous y avons deux fourneaux à chaux et à tuile. Les terres ne produisent absolument parlant que du blé et du vin. Le blé y réussit assez ordinairement, les vignes sont sujettes à la gelée et à plusieurs autres misères. Le vin n'est pas d'une grande ressource pour nos habitants. Quoique d'une assez bonne qualité, on ne le vend que difficilement, les marchands n'osent pas s'approcher des lieux à cause des mauvais chemins. On y laboure avec des charrues à ruelles. Nous ne connaissons pas de terre en friche, si ce n'est quelques boisselées dans les environs de Brignon que les particuliers ont été obligés d'abandonner ne pouvant leur faire rien produire. Rien n'encouragerait tant les malheureux que l'espoir d'être moins écrasés de subsides. On ne peut y faire aucun eleve de quelque espèce que ce soit. Le cultivateur est obligé d'aller chercher dans les foires du Poitou le bétail qui lui est nécessaire pour labourer ses terres. Il perd ordinairement un ou deux ans « Le ton de ce mémoire tout porté à geindre est le ton de tous les mémoires semblables de la Révolution. On crie misère pour éviter ce qu'à tort ou à raison on craint, un impot ou réquisition quelconque. C'est toujours dans la note du terroir : défendre âprement ses sous. » (note de Babin) 522 de travail sur ce bétail pour le revendre. Le sol étant aquatique, le mouton n'y réussit presque pas, aussi compte-t-on dans la paroisse dix à douze têtes de brebis tout au plus dont la laine est peu estimée. Les seuls prés artificiels que nos habitants connaissent sont la luzerne qui ne donne que peu de temps ; encore choisissent-ils le terrain pour la semer. Quelques uns ont essayé de faire des sainfoins et n'ont pas réussi. La seule ressource de la paroisse, ainsi que des paroisses voisines, pour le bois tant de charpente que de feu est la forêt de Brignon. Cette forêt, assez mal plantée en bien des endroits et qui devient plus grande de jour en jour, fournit les Verchers, le Vaudelnay, le Puy N D et Bouillé Loretz. Le seul moyen de remédier à la disette du bois est de rendre le pouvoir de dévaster moins facile en examinant de plus près les demandes de ceux qui les sollicitent et la conduite qu'ils tiennent, lors qu'ils les ont obtenues, de forcer les particuliers, propriétaires de terres qui ne sont bonnes qu'à cela, à les planter. Il faudrait aussi veiller scrupuleusement ceux qui abattent les taillis et les contraindre à ne laisser pour baliveau que des arbres qui promettent de venir, car souvent pour se conformer à l'ordonnance, on en laisse qu'on espère d'être obligé d'abattre à la coupe suivante. On ne connaît en notre paroisse aucune antiquité, aucun fait mémorable. Le seigneur recommandé au Prône est d'Anjou, d'une famille assez nouvelle ; ce qui peut l'illustrer est une charge à la chambre des comptes de Bretaigne. Nous plaidons en première instance au siège de la Baronnie de MontreuilBellay. Nous n'avons aucun hopital. Cependant si les rentes fondées pour le soulagement des pauvres n'avaient pas été portées en d'autres endroits, on aurait pu en établir un qui serait d'une grande utilité pour les malheureux qui languissent faute d'un secours qui leur a été enlevé. 523 Le caractère de notre peuple n'est pas absolument revêche, avec un peu de fermeté et de prudence, on peut le contenir. Aimant le travail, il se soutient lorsque les récoltes répondent aux soins qu'il donne à l'agriculture. Dans ce temps-là, on ne voit presque pas de mendiants, mais lorsque les récoltes manquent, ou que quelques infirmités arrêtent leurs bras, la misère est plus grande que dans bien d'autres endroits, parce qu'ils ne se déterminent qu'avec peine à mendier le morceau de pin (sic) qui leur manque. La population est à peu près la même depuis plusieurs années. Nous ne connaissons pas chez nous de Non-Catholiques. (Ollivier qui a retranscrit Lière) Abbaye de Brignon – Renseignements donnés par le curé en 1786 au bureau du département de Thouars : L'abbaye était composée d'un abbé commendataire et de cinq religieux de l'ancienne observance de Saint-Benoît. Sa mense conventuelle a été réunie depuis peu, les deux tiers au grand séminaire de Poitiers et l'autre à l'hopital de Montreuil-Bellay. Le total de son revenu peut se monter à 6000 livres. (Ollivier) Confrérie du Rosaire (3 chapelets par semaine) : Muni des pouvoirs nécessaires pour cela, nous, curé soussigné avons associé à la confrérie du rosaire, le 27 mai 1888 jour de Très Sainte-Trinité et de la communion des enfants, les personnes dont les noms suivent : Paul Gélineau, Pierre Martineau, Louis Dallerit, Henri Garreau, Henri Martin, Emile Hacault, Auguste Robreau, Désirée Rouleau, Louise Dimier, Angèle Roger, Marie Letheuil, Ernestine Ligounière, Louise Ménard, Armantine Baillergeau, Lière fait peut-être allusion à la création de l'hospice du Puy par la dame de Bray en 1724. (NDLR) 523 Augustine Gourin, Marie Gaudicheau, Louise Marquette, Louise Ogeard, Louise Martineau, Eulalie Chérigneau, Amélie Guyard, Joséphine Bertrand. Aug. Honoré curé 10 juin : Augustine Herpin-Veget des Bouchettes, Augustine Herpin de Grenouillon, Augustine Herpin-Borit, Marie Bernard, Louise Landais. Mme 15 juillet : Jeanne Gourin, Emile Hudon, Jeanne Hudon, Roger Eulalie. 2 septembre : Ernestine Papin-Péponnet. 30 septembre : Eulalie Letheuil. 25 décembre : Rose Pias, Léontine Maîtreau, Louise Coudray, Veuve Marie Martineau. 21 avril 1889 : Louise Robreau. 2 mai : Eugénie Boutin. 16 juin : Maria Herpin, Louise Nicolas, Jeanne Devaux, Louise Piteault, Clémentine Baillergeau, Louis Guyard, Fercheau, Auguste Boucheteau. 22 septembre : Marie Graveleau épouse Foulard. premier juin 90 : Eugénie Papin, Eugénie Péponnet, Marie Landais, Louise Doc, Léontine Guyard, François Maîtreau, Angèle Roger (de la Planche), Marie Guimond, Eugénie Guyard, Marie Maîtreau, Marie Lemoine, Achille Maîtreau, Fernand Hudon, Angèle Doc, Marie Rioland, Emma Lemoine, Lisa Lecomte, Auguste Frappereau, Turpault, Jules Augustine Guyon, Marie Turpault, Anna Richard. Honoré, Imposition du scapulaire du Mont-Carmel : Muni des pouvoirs nécessaires pour cela, nous, curé de la paroisse, avons, le 27 mai 1888, jour de la Très Sainte-Trinité et de la Communion des enfants, donné le scapulaire aux personnes dont les noms suivent : Paul Gélineau, Pierre Martineau, Louis Dallerit, Henri Garreau, Henri Martin, Emile Hacault, Auguste Robreau, Désirée Rouleau, Louise Dimier, Angèle Roger, Marie Letheuil, Ernestine Ligoussière, Louise Ménard, Augustine Gourin, Marie Gaudicheau, Louise Marquette, Louise Ogeard, Louise Martineau, Joséphine Bertrand, Marie Gaurieau, Delphine Bédane, Marie Boisronée, Marie Chauveau, Eulalie Letheuil, Amélie Guyard. 10 juin : Augustine Herpin-Veget, Augustine Herpin-Borit, Marie Bernard, Louise Landais. 16 juillet : Henriette. 25 décembre : Rose Pias, Léontine Maîtreau, Joséphine Legoyer. 30 mai 1889 : Louise Robreau. 16 juin : Maria Herpin, Louise Nicolas, Jeanne Devaux, Louise Piteault, Clémentine Baillergeau, Louis Guyard, Fercheau, Auguste Boucheteau. 7 juillet 89 : Marcelline Morin. 15 août : Jeanne Gourin. 25 mai 90 : Marie Graveleau épouse Foulard. premier juin 90 : Eugénie Papin, Eugénie Péponnet, Louise Doc, Marie Landais, Léontine Guyard, François Maîtreau, Emile Hudon. 28 mars : Augustin Valton, Angèle Roger (de la Planche), Marie Guimond, Eugénie Guyard, Marie Maîtreau, Marie Lemoine, Achille Maîtreau, Fernand Hudon, Angèle Doc, Marie Rioland, Emma Lemoine, Lisa Lecomte, Auguste Frappereau, Turpault, Jules Honoré, Marie Turpault, Anna Richard, Rosalie Hudon. Fête patronale : Lettre de M. l'abbé Thibeault, secrétaire particulier de sa grandeur Mgr Freppel en date du 13 janvier 1885. « M. le curé, j'ai l'honneur de vous adresser la feuille cijointe sur laquelle vous trouverez à faire à l'Ordo de 1885 par suite de votre fête patronale. Cette fête se faisait autrefois le 15 janvier. J'ai maintenu cette date. Le martyrologe compte plusieurs saints Macaire, entre autres deux abbés d'Égypte ; l'un le 2, l'autre le 15 janvier. Votre saint est sans doute l'un de ces deux, à moins que ce ne soit celui des Mauges. Ce point n'est pas encore éclairci. La fête de Saint-Maur aura désormais son jour fixe le 16 février et celle des saints Vincent et Anastase le 17 février. Veuillez etc… signé Léon Thibeault ». Le 14 janvier 1888, quelques jours après mon arrivée en cette paroisse 524, j'ai reçu du même monsieur Thibeault alors Auguste Honoré semble avoir fait son travail avec beaucoup de zèle. Le 19 septembre 1889, l'instituteur Louis Gélineau (aussi secrétaire de Mairie) écrit au préfet pour se plaindre des méthodes de ce nouveau curé qui dénigre et combat l'instruction laïque et les valeurs républicaines. « Un prêtre habile, rusé, insinuant et flatteur qui va chez les gens simples pour prêcher contre la république, si bien que l'institutrice laïque n'aura bientôt plus d'élèves et que l'esprit républicain va s'affaiblissant tous les jours ». Beaucoup de familles en effet passent dans le camp du curé qui a réussi à mettre toute la municipalité dans sa poche sauf un seul conseiller. 524 secrétaire général de l'évêché, la lettre suivante : « Monsieur le Curé, j'avais déjà écrit à votre prédécesseur. Vous devez faire demain 15 la fête de Saint-Macaire… Le 16 février est pour vous, d'une façon perpétuelle, assigné à la fête de Saint-Maur. Le 17 à la fête des Saints Vincent et Anastase. Le 18, à la fête de SaintRaymond ». Pour copie conforme, Aug. Honoré curé. Modifications à l'ordo pour la fête et les jours de l'Octave : 14 januarii : Vesp. de seq. sine comme. omnia de communi conf. non pont. or. intercessio. 15 : Alb. S. Macarii abb ; dup. 1 cl. cum Oct. lect. 1 noct. Justus si morte, 2 noct. Beati, de communi 1e loco, 3 noct. Homelia in Ev. Dixit Petrus ad Jesum comm. abb., missa Os Justi de comm. abb. Credo, In vesp. comm. seq. 16 : Ut in ordine. Œuvre de Saint-François de Sales : premiere dizaine : Marie Rioland, Maurice Meignan, Mr Bernard, Mme Jeanne Gourin, Mr Rioland, Louise GourinRobreau, Louise Rioland, Mère Hudon, Elise Meignan, Marie Bréchaud. 2eme dizaine : Marie Letheuil, Mr Garreau Jean, Eulalie Letheuil, Mère Bigot, Mr Henri Foulard, Jeanne Devault, Mr Auguste Foulard, Marie Piloteau, Mr Jousset, Mr Dutertre. Mme 3eme dizaine : Jules Letheuil, Charles Roger, Armand Letheuil, Henri Martin, François Bodet, Louis Robreau, René Taillé, Emile Valton, Hippolyte Roger, Henri Garreau. 4eme dizaine : Adèle Baron, Mère Chiron, Victor Chiron, Mère Marie Pias, Mère Pias, Marie Pias, Mr Roger Henri, Mme Roger mère, Jeanne Hudon, Arthur Hudon. 5eme dizaine : (les noms sont barrés et reportés aux dizaines 7, 8 et 9). 6eme dizaine : Maria Herpin, Marcel Joulain, Augustine Herpin Grd mère, Augustine Herpin mère, Augustine Herpin tante, Marie-Louise Joulain, Marie Hacault, Louise NicolasMeslier, Victorine Beaudoin, Léontine Maîtreau. 7eme dizaine : Angèle Doc, Madame Taillée, Ernestine Papin, Félicité Pouplain, Anne Chereau, Marie Doc, Anne Cailleton, Augustine Doc, Célestine Guyon, Jules Honoré. 8eme dizaine : Augustine Guyon, Mr Guyon, Mr Roger de l'Humeau, Louise Landais, Louise Gourin-Nicolas, Eugène Hudon, Rosalie Hudon, Marie Penneret, Ernestine Raimbault, Emilie Guyard (mère). 9eme dizaine : Marie Lemoine, Emma Lemoine, Anna Richard, Marie Foulard, Héloïse Rouillé, Marie Turpault, Julia Desnoue, Marie-Louise Dalibon, Victorine Vitré, Eugénie Vitré. 10eme dizaine : Auguste Honoré, Auguste Borit, Charles Gourin. 11eme dizaine : Mère Bertrand, Marie Bontemps, Mère Robreau, Mère Chemineau, Mr Bouguier, Angéline Bouguier, Mr Ménard, Germaine Ménard, Mr Gauthier, Dallerit fils. J'ai fait le 8 mars 1897 un premier versement de 24, 70. (Honoré) Notes afférentes à la page suivante 525 : M. Lière curé légitime prêta serment le 13 février 1791 à la première messe (Il y avait donc deux prêtres ? Peut-être Dom Béchet d'Arzilly dernier moine de Brignon). Il rétracta solennellement son serment le 11 mars 92 526 après avoir refusé de lire le mandement de l'Évêque schismatique et supplia la municipalité de l'inscrire sur ses registres où on peut lire ces deux actes encore aujourd'hui (8 décembre 1928). Fut-il frappé mortellement en chaire (comme le prétend plus haut M. Tranchant d'après 2 témoins oculaires qui vivraient encore en 1872 ?). Le registre porte : « Après quoi, la messe finie, nous nous sommes retirés pour en dresser acte. » Qui aurait donc fini la messe ? Le 8 juillet 1792, à propos du serment, le registre porte : « après la Messe paroissiale de la communauté de SaintMacaire ». Qui 527 a dit cette messe ? À ce jour, les citoyens ont juré de « plutôt mourir et verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang que de jamais souffrir qu'il soit porté atteinte à l'arbre de la liberté qui est élevé et planté au consentement de toute la patrie devant notre principale porte de notre église paroissiale ». Le citoyen Pierre Alexandre Lecêvre vicaire d'Ambillou élu curé de Saint-Macaire le 6 décembre 1792 par les électeurs de Saumur (sur 94 électeurs, il y eut 84 voix) reçut le 10 décembre ses lettres d'institution du citoyen évêque du département, fut installé, chanta la messe et prêta serment le 16 décembre 1792. (La cure est déclarée vacante par la démission de René Lière « par le refus qu'il a fait de prêter serment ». Il n'est donc pas question de mort. Mais tout ceci n'est pas preuve). Tout ceci C'est Victor Babin qui annote ce qu'a écrit Ollivier sur les curés de Saint-Macaire à la page suivante. (NDLR) 526 « Il quitte Saint-Macaire le 18 mars ». (note de Houet) 527 « Probablement René Texier du Puy. » (note de Houet) 525 enregistré sur l'heure de midi. Puis l'assemblée, suivant les décrets de l'assemblée « conventionale qui ordonne le changement des municipalités à l'antier » passa à une série d'élections à l'église, sur les 4 h de l'après-midi. Lecêvre est nommé notable et signe au procès-verbal. Il signe aussi le 26 décembre et est, ce jour, par 9 voix sur 14, élu « officier publique ». Le 14 pluviose an II, en la maison commune (à Bouchettes) devant la municipalité et conseil assemblés, Lecêvre dépose ses lettres de prêtrise du 10 décembre 1791 et se désiste de toutes fonctions. Il signe de son nom sans plus. C'est sa dernière signature. Le 22 pluviose an II (ce mois de pluviose est le mois de la grande folie, on a brûlé sur la place les titres de Brignon, de de Fay, de la Guérittière apportés dans des sacs, des patrouilles à cheval parcourent la commune etc…), Lecêvre reçoit à la ci-devant église, le maire, les officiers municipaux et les membres du comité de surveillance (ils en avaient reçu l'ordre du district la veille), il leur remet les clefs des meubles, on y saisit : « une croix, un pied de croix en cuivre, seize chandeliers tant grands que petits, deux navettes, trois encensoirs, deux bénitiers, trois lampes, deux autres croix et un bâton, le tout de cuivre, trois calices, deux ciboires, une custode, un ostensoir et une tête d'ostensoir le tout d'argent, 3 clochettes, 13 aubes, 3 rochets, 11 nappes d'autel, le tout de toile, deux plats d'étain et trois chopineaux aussi d'étain le tout arrêté que les citoyens Mathurin Nevouet et Urbain Hublot se transporteront demain à Saumur et conduiront les dits effets au district ». Lecêvre n'a pas signé. Le 20 ventose an II, le citoyen Pierre Lecêvre, ci-devant curé, avait fait sa démission « d'officier publique ». On ne revoit plus son nom qu'au 25 ventose an III, où sur la liste des notables, il est porté absent. D'où venait ce Lecêvre ? Qu'est-il devenu ? Ses lettres de prêtrise étant du 10 décembre 91, il est probable que ce fut un pauvre hère, rebut de séminaire ou autre, ordonné par l'évêque intrus à court de sujets. Un registre contenant les « séances des assemblées de la paroisse de Saint-Macaire » depuis le 4 mars 1788 jusqu'au 27 vendémiaire an XIV est à la mairie. Il est intéressant surtout pour les années 1788 à 1794. Peu de choses sur les années suivantes. La formule « à l'issue de la messe paroissiale » n'y reparaît que le 15 fructidor an XII. C'est de ce registre que sont tirées les notes ci-dessus. On y trouvera les textes et signatures. Certaines pièces à mon avis ont dû disparaître. Qui faut-il en accuser ? Célestin Port, dit-on, aurait été coutumier du fait. A-t-il passé par ici ? Victor Babin Louis Eléonor de Fay, né en 1725, marié en 1754, neuf enfants, mort le 30 vendémiaire an VI, semble être à la révolution un personnage de premier plan et d'un caractère au dessus du reste qui paraît peu brillant. 4 mars 1788, il est élu premier membre de la municipalité, qualifié de seigneur de Maison Neuve et ancien gendarme de la garde ordinaire du Roy. À toutes les élections et elles sont fréquentes et agitées, il est toujours élu à un titre ou à un autre. Le 11 avril 1790, à propos du don patriotique, il expose sa situation ; ses charges et les impositions nouvelles, ses 9 enfants de 16 à 33 ans dont deux à soutenir au service, l'ont réduit « au travail pénible de cultiver manuellement » 528. Il signe au procès-verbal de rétractation du curé Lière, de même à celui de l'installation du curé Lecêvre, puis sa signature disparaît. Au 9 avril 1793, il remet à la municipalité trois fusils et un couteau de chasse. (M. de Bodinau son descendant possède divers écrits de lui de cette époque). Il fut sans doute arrêté comme suspect, car le 12 ventose an II, il comparaît devant les officiers municipaux de Saint« 27 avril 1791, achète vignes, terres, rentes dépendant de la cidevant chapelle des Bouquet size en la paroisse de Bouillé Loretz estimées 1617 livres vendues 2425 – biens nationaux. » (note de Houet) 528 Macaire comme « ci-devant détenu à la maison d'arrêt de Saumur, mis en liberté par les citoyens composant le tribunal révolutionnaire établi par le représentant du peuple au dit Saumur suivant leur arrêté en date du 10 de ce mois duquel copie nous a été représentée par le citoyen (nom resté en blanc) chargé de la conduite du dit citoyen Defay jusqu'à son domicile et par lequel arrêté est dit que le citoyen Defay sera déposé à la municipalité de Saint-Macaire laquelle sera tenue de le mettre en arrestation dans sa maison et de choisir pour cet effet un citoyen parmi les pères de familles. Pourquoi… nous avons mandé à notre chambre commune le citoyen André Doc cultivateur, habitant de cette commune, père de trois enfants et qui a marché contre les rebelles de la Vendée, à qui nous avons proposé la garde du dit citoyen Defay dans sa maison avec injonction que nous lui avons faite de ne point le laisser sortir et de ne laisser entrer dans son domicile que des personnes connues ou porteurs d'ordres… à quoi le dit Doc a adhéré et promis de s'acquitter en vrai républicain, au moyen de quoi nous avons institué pour garde du dit citoyen Defay le dit citoyen Doc… à charge au dit citoyen Defay de lui payer par jour la somme de quarante cinq sols »… Avant ce retour de Defay, le 14 pluviose an II, « le citoyen Jean Faradon domestique du citoyen Defay vu l'absence du citoyen Defay, a déposé une pochée de papiers qui sont titres de rentes ci-devant féodalles lesquels seront brûlés le jour de la prochaine décade »… Le 20 pluviose an II ces titres furent en effet brûlés « au milieu d'une grande affluence de citoyens et citoyennes qui tous ont répété les cris de vive la république ». (Heureux surtout sans doute de voir disparaître des dettes ou charges qui leur incombaient). Les biens meubles et immeubles avaient été mis sous séquestre, le séquestre ne fut levé que le 29 fructidor an III. Le 22 vendémiaire an IV, sa fille Sidonie Augustine sans profession et sa fille Céleste ci-devant religieuse apportent un certificat du Mans où elles résidaient depuis 27 mois, les autorisant à vivre près de leur père. Defay avait déjà présenté le 19 nivose an III un certificat de non suspicion pour Sidonie, de la part de la municipalité du Mans. (L'Anjou Historique d'octobre 32 p. 243 signale un rapport contre Lepetit pour les souffrances endurées par les citoyennes Defay). Il meurt le 30 vendémiaire an V. V. Babin Notes diverses : Le premier juin 1788, Mre Simon Joseph Doublard, écuyer, Seigneur du Vigneau et de la terre de Sanzay à laquelle sont attachés les droits honorifiques et de seigneur de notre paroisse dans le sens qu'il est le seul recommandé aux prônes de nos messes paroissiales, présente au corps municipal une procuration en faveur du sieur Grignon Grandmaison, son fermier, pour le représenter aux assemblées municipales… « Nous n'avons trouvé aucune raison qui puisse nous dispenser d'accepter la dite procuration sans prétendre préjudicier aux droits d'un autre seigneur, s'il s'en présente ». Le 16 février 1790 le dit Grignon proteste contre l'esprit de cabale et de faction qui a pénétré dans l'assemblée municipale. Les citoyens actifs protestent contre lui. Nous voyons ce Grignon Grandmaison, nommé plus tard comme électeur au département des Deux-Sèvres, refuser de se rendre à Niort. Il ne signe bientôt plus que Grignon, devient adjudant général du général Duhoux, signe les réquisitions à ce titre et est qualifié quelque part de général de brigade. Le 19 brumaire an III, il est qualifié de ci-devant adjudant général et, d'Angers, l'ordre vient d'enlever chez lui 2 baudets et un cheval. Ce Grignon demeurait à Sanzay tout près du bourg face à la maison neuve des Defay. Saint-Macaire fit d'abord partie du département des DeuxSèvres, district de Thouars, canton d'Argenton l'Église. La municipalité batailla contre le canton du Puy Notre D pour maintenir cet état mais un décret de l'assemblée nationale du 27 mars 1791 attribue Saint-Macaire au Maine et Loire. Le 7 février 90, Dom Béchet d'Arzilly prieur de Saint-Pierre de Baumont (?) seul religieux de Brignon est élu président de l'assemblée municipale, Lière curé secrétaire, mais dès le 16 ils donnent leur démission motivée (malheureusement le motif a disparu). Seule reste la protestation de Grignon qui est vague. Il y avait 131 votants payant 2 livres 6 sols, les élections ont lieu à chaque instant et durent plusieurs jours parfois mais le nombre des votants va toujours en diminuant. Le 16 février 90, 67 votants, Jarry, forgeron à l'Humeau de Bray, est élu maire par 37 voix, le 14 novembre 90, il n'y a que 29 votants etc… Un personnage, qui n'apparaît que le 7 avril 1793 et disparaît après les mauvais jours, devient maire, Pelletier 529, à la signature arabesquée, il est qualifié quelque part de fermier de Bray. À qui appartient Bray ? Ce personnage 530 à l'écriture plus soignée ne serait-il pas un acquéreur de biens nationaux 531 ? (Babin) Le clergé : Brignon supprimé n'avait plus qu'un religieux pensionné, Béchet d'Arzilly, et un fermier général, Baumont. Lière était vicaire perpétuel, le curé primitif était le doyen. Voilà pourquoi certains curés au 18e siècle ont signé archiprêtre-doyen. « Déjà un Pelletier avec les Defay avait eu rente à régler au Puy pour la Freche des Bourreaux. » (note de Houet) 530 « Pelletier agent municipal au Puy-Notre-Dame an VII recommande une entrée à l'hôpital. » (note de Houet) 531 « Bray est vendu nationalement sur Luc-René Gibot de Moulinvieux, le premier thermidor an IV. En 1793, Pelletier ne doit donc pas être acquéreur national de Bray. cf C. Port Grand-Bray. » (Note anonyme. Aigron ? Bédouin ?) 529 La cure touchait l'église. Je soupçonne fort toutes les pages contenant des questions de biens nationaux d'avoir été détruites. Néanmoins en février 91, une délibération de la municipalité s'appuyant sur le décret qui voulait que sur les biens nationaux on réserve un logement convenable au curé, dit… « Nous demandons que la maison cy-devant cure primitive de Saint-Macaire, nous soit conservée, comme étant le seul logement convenable pour loger notre curé et nous nous opposons qu'elle soit comprise dans la vente des domaines de ce bénéfice et demandons qu'elle soit réservée pour le logement du curé fonctionnaire, vu que le logement qu'il occupe n'est pas à beaucoup près suivant l'ordonnace des décrets. Cette maison ne consistant que dans une chambre haute, une boulangerie, un cellier et une petite écurie, une petite cour qui a été prise sur les issues de l'église, il n'a aussi qu'une boisselée et demie de jardin, en communauté avec des particuliers, enfin c'est un logement qui en attendant mieux avait été acheté de deux particuliers à plusieurs fois par les ci-devant doyens et curés primitifs pour loger leur vicaire perpétuel… il n'est pas possible d'y faire bâtir, n'ayant aucune espèce d'emplacement… et l'on trouvera dans les maisons du ci-devant doyenné, tout ce qui serait nécessaire en maisons et jardins pour fournir au curé sans que cela puisse faire aucun tort à la vente du surplus, au contraire les domaines qui ne sont pas considérables seront aisés à vendre en partie et vendus bien plus cher qu'ils ne se vendraient en gros »… Peut-être ici apparaît le bout de l'oreille ; les biens nationaux vendus en bloc tombaient entre les mains des gros : De la Selle d'Écheuilly, Guéniveau de la Raye (c'est lui qui a dû être l'acquéreur du Doyenné), les simples cultivateurs n'auraient pas été fâchés de voir vendre en détail les belles terres du doyenné qui auraient été leur part du gâteau. Qu'en a-t-il été ? La cure du vicaire perpétuel est la maison Pias (1928) du moins la partie proche de l'église qui s'appelle encore la « boulangerie ». Le doyenné a été reconstruit pour une ferme mais il y a encore bien des pans de vieux murs. Le doyenné porte encore ce nom. Une galerie ou allée le reliait à l'église. La cure actuelle en a-t-elle été distraite ? 532 Au 11 septembre 93 le jardin de la cure était affermé par la commune. (Babin) On remarque à Saint-Macaire pendant la révolution de nombreuses élections, qui en février 90 durèrent trois jours, quelques dénonciations, un vif désir de profiter des aubaines, biens nationaux, ateliers de charité (on trouve des indigents à faire travailler et on construirait des routes si on recevait des subventions) et d'éviter les charges. Les levées d'hommes, de subsides, céréales, bois, bestiaux, charrois, toujours qualifiés volontaires, ne le sont pas du tout. Les volontaires cherchent des certificats médicaux ou des remplaçants à prix d'or. Il y a une réquisition d'un cochon pour laquelle il a fallu faire une réunion de tous les cochons de la commune etc… Aux mauvais jours, il y eut un comité de surveillance, un corps de garde (il brûla beaucoup de fagots pour se réchauffer), des patrouilles à cheval pour voir ce qui se passe etc… Les réfugiés de la Vendée sont nombreux et les listes en sont données tout au long. Pas pressé pour accueillir les orphelins envoyés par le district. Saint-Macaire ne changea pas de nom, même on voit encore Saint-Macaire, rarement Macaire tout court. (Babin) Babin se corrige lui-même en marge : « Non, le terrain de la cure a été acheté. » 532 Le 8 mai 1790 la municipalité se transporte à Brignon « abbaye et couvent ordre de Saint-Benoît, de l'ancienne observance dont la mense conventuelle a été réunie à l'hôpital de Montreuil et au grand séminaire de Poitiers ». Seul religieux, Dom Béchet d'Arzilly, pensionné et préposé à la garde par « procès-verbal du 20 janvier 1780 ». L'abbaye faisait partie des abbayes supprimées, ne devait admettre aucun religieux nouveau et mourait par extinction. Les biens de la mense conventuelle sont affermés 3000 livres. Les titres et papiers sont confiés en garde depuis le 5 janvier 1780 au dit Béchet d'Arzilly, de même la sacristie dont l'inventaire est refait néanmoins. Inventaire : Onze chasubles de toutes couleurs, plus deux dalmatiques de couleur et deux noires, 4 chapes de toutes couleurs, 2 calices et un soleil sans pied, 5 aubes, 2 rochets, 5 nappes d'autel et autres linges nécessaires pour la célébration du service divin, 1 « sinsiboire » d'argent sur un pied plus une croix, un encensoir, un bénitier avec aspersoir et navette le tout de cuivre, deux cloches (où sont-elles ?) et une horloge, 10 chandeliers de cuivre, une armoire et un basset pour serrer les ornements, un pupitre avec quelques livres de chant. Qu'est devenu tout cela ? Que sont devenus aussi les ornements de l'église qui n'étaient pas compris dans ce qui fut porté au district le 21 pluviose an II, n'étant pas demandés. Le 12 février 1793, François Jarry donnant sa démission de maire veut se démettre de tout ce qu'il a entre les mains, entre autres : les deux procèsverbaux constatant les effets de la sacristie de Brignon, ensemble celui des effets par nous enlevés, plus le mémoire qui constate les effets de la sacristie de l'église de Saint-Macaire, plus l'adjudication de la vendange de la ci-devant chapelle de Saint-Nicolas (?) de la ci-devant abbaye de Brignon. Le 8 mai 1790, après l'abbaye, la commission passe à la maison abbatiale de Brignon. Elle est reçue par le sieur Beaumont fermier général qui déclare que le prix de la ferme est de 3240 livres toutes charges déduites et les conduit au « trésor des papiers et titres ». Il en avait une clef, Dom d'Arzilly une autre. « Nous avons trouvé à l'étage du haut 28 sacs où sont renfermés des papiers concernant différentes rentes féodales dûes à la dite abbaye et titres plus deux liasses de papiers point enclassés qui sont des titres au soutien des droits de l'abbaye dans la forêt du dit Brignon ; au second étage du haut sont aussi 16 liasses concernant aussi des droits de vente et autres droits et plusieurs autres papiers épars, à l'étage en suivant, sont des registres et papiers qui concernent les propriétés de la dite abbaye, au bas du dit trésor et au rez de chaussée sont 52 registres qui sont des tenues d'assises et livres anciens et nouveaux, registres de rente et plusieurs autres papiers épars qui sont tous les titres et papiers que nous avons trouvés ». Et c'est ainsi que finit l'abbaye de Brignon ! Sur les 6 municipaux qui dépouillent ses chartes, il y en a 3 qui ne savent signer ! ! ! Que sont devenus ces papiers ? Il paraît qu'il en resta longtemps dans les greniers du château d'Écheuilly. (Le 7 pluviose an II quatre liasses ont été apportées pour être brûlées). Qu'est devenu dom Béchet 533 d'Arzilly ? De Brignon, il reste quelques bâtiments transformés en ferme 534, des débris de murs. Sur l'emplacement de l'église abbatiale, rasée, dit-on, depuis 20 ans, vers 1826, Mme Cator fit construire une chapelle funéraire pour son fils et s'y fit enterrer elle-même vers 1835 (Voir aux registres). Pourquoi ? Où a été enterré M. Cator ? « Il est déporté en Espagne en 1792, Revue de l'Anjou 18531854. » (note de Houet) 534 « Dans le grenier de la ferme, sur le mur intérieur, reste de peinture. De quelle pièce du monastère s'agit-il ? Il semble qu'il y ait des « anges adorateurs. » (note de Houet) 533 4 messes avaient été fondées. Elles ont été dites pour la dernière fois en 1908. Les honoraires depuis ont été gardés par l'hospice de Montreuil. La chapelle, sans valeur aucune, tombe en ruines à ce jour (1928) 535. En 1923, à la fin d'une mission à Noël (voir semaine religieuse) prêchée par le RP Vaillant, jésuite, un calvaire de rouleaux a été édifié à l'angle du chemin de Brignon et de la grande route. Il y avait autrefois un calvaire dans le chemin de Brignon. V. Babin Schéma de l'histoire de Saint-Macaire et notes : In principio Deus creavit cœlum et terram et Saint-Macaire. Tenebrae ferebantur… Divisit Deus aquas… Saint-Macaire tout entier est terrain d'alluvions, on n'y trouve aucune pierre. Il est le centre d'une formation d'alluvion qui se ramifie d'un côté vers Messemé de l'autre vers Bouillé-Loretz (Peut-être dûe au déluge ? Fossiles de Douces). Temps gaulois ? Temps romains : une voie romaine : La Vouie 536. Temps gallo-romains : une villa avec grand'court 537 et Bafrie (Bœufs, Bouverie). Le nom de champ de la ville est encore resté à un champ de la Bafrie. Détruit par qui ? Les arabes se sont avancés jusqu'ici. Ils n'y sont pas restés Déjà en 1893, Honoré faisait remarquer, sur le rapport de visite de la paroisse : « elle ne paraît même pas assez décente pour le SaintSacrifice » (NDLR). 536 « Une autre : la Grande Chaussée. » (note de Houet) 537 « Autre Cour à la Raie toute proche bien qu'au Puy ND. » (note de Houet) 535 longtemps, Charles Martel concentrant ses troupes sur Tours, ils se sont repliés sur Poitiers. Sommes-nous en présence ici d'un riche colon gallo-romain ? Saint Macaire est-il parent de saint Francaire et saint Hilaire, dont les propriétés s'étendaient de Cléré à Méron ? Saint Macaire est-il le disciple de Martin qui fonda Saint-Macaire-en-Mauges ? Saint Martin est-il passé par ici ? C'est à lui que Martigné doit son nom et quand saint Martin mourut à Candes, il revenait de prêcher dans la vallée de l'Argenton. Il y eut donc des chrétiens de bonne heure à Saint-Macaire. Il reste du petit appareil dans les murs de l'église. Un chapiteau ancien a été mis comme nivellement en coin du côté nord, il paraît encore. (Aucun document sur le passage de Charlemagne). Pour les Normands, voir M. Reine. M. Reine laissa ici la réputation d'un prêtre intelligent et original, après sa retraite, il écrivit souvent à ses paroissiens. L'abbaye de Brignon, de Ferrières (Histoire de Ferrières par M. Souzay). Pour les protestants voir aussi M. Reine. Les contrées subirent pendant 20 ans la guerre huguenote, l'hiver de 1569 particulièrement fut terrible (Il existe une histoire de Montreuil-Bellay volumineuse mais un peu ridicule). Les troupes campèrent et dévastèrent pendant huit mois. De là date la ruine de l'église. M. Reine a-t-il écrit l'histoire de Saint-Macaire ? (Oui et cette histoire serait aux archives de l'Évêché). A-t-il eu en mains des documents que lui aurait soulevé Célestin Port ? On me l'a dit. Trouverait-on quelque chose aux archives départementales ? Après le passage des huguenots la contrée toute entière ne retrouva plus son ancienne prospérité. La décadence vint pour les abbayes de Brignon et Ferrières (M. Souzay de Lhoumeau qui habite Ferrières a écrit l'histoire de cette abbaye). Voir plus haut 18e siècle et Révolution. Comment fut rétabli le culte ? Le premier curé fut paraît-il l'ancien curé de la Lande des Verchers. Les stalles du chœur proviennent de la vente du mobilier de l'Église Saint-Pierre des Verchers 538 vers 1806 (aujourd'hui, 1928, société catholique). Pour M. Tranchant, voir plus haut. M. Honoré, de Saint-Macaire, devint curé de la Varenne, il est aujourd'hui (17 décembre 1928) doyen de Vihiers et chanoine honoraire. M. Honoré a fait gratter et restaurer les voûtes de l'église et placer le vitrail du chœur. M. Ollivier, devenu curé de Lasse, vit depuis longtemps retiré sur la paroisse Sainte-Thérèse d'Angers. M. Bédouin, retiré à Joué-Etiau, y est mort en 1917. M. Bédouin a fait mettre une sainte Table en fonte et a détruit la chaire de pierres. Il badigeonna de peinture ripolin beaucoup de choses, entre autres le marbre du maître-autel. Il en reste encore. Le 20 janvier 1908, M. Babin vicaire à Saint-Jacques d'Angers a été installé curé de Saint-Macaire. À Noël 1908, une mission a été prêchée par le RP Bouteloup, oblat. Le jour de Noël, la croix et le Christ du Monis ont été solennellement bénis. Il remplaçaient une Croix de Mission élevée par M. Honoré et tombée depuis. 538 « Célestin Port dit : de Brignon, sans preuve. » (note de Houet) L'ancien cimetière touchant l'église n'avait plus que des débris de murs et 3 ou 4 cyprès, aucune tombe, aucune pierre tombale (toutes ces pierres tombales avaient dû servir de dallage à l'église et au porche). Vers 1920, les débris de murs et la terre qui s'élevait à près d'un mètre au dessus du niveau de la route, furent enlevés. Le cimetière n'a pas été fouillé plus profondément ; néanmoins plusieurs tombereaux d'ossements furent recueillis et transportés avec une cérémonie funèbre au cimetière actuel, ils ont été déposés à l'angle gauche de la porte d'entrée. Un certain nombre ont été ramenés des cimetières du front et inhumés en notre cimetière. Les corps furent déposés et veillés à la mairie (Humeau de Bray). Le 15 janvier 1911, un cortège costumé conduisit de la forêt de Brignon à l'église une statue de Jeanne d'Arc qui fut placée au pilier de l'épître près l'autel de la Sainte Vierge restauré depuis peu. (voir semaine religieuse). Le jour de la Pentecôte 1914, l'église n'ayant plus de chaire, une chaire en chêne sculpté exécutée à Doué fut bénite et inaugurée. Le 2 août de la même année, mobilisation et guerre. Le chiffre des morts de la guerre dépassa une vingtaine. Les listes établies portent des noms différents car au cours des années, des morts de guerre se trouvèrent n'avoir plus de famille ici 539, d'autres étaient domestiques, etc… la liste en est au registre. Encore une preuve que les familles ne se fixent pas à SaintMacaire (NDLR). 539 M. le curé mobilisé pendant 4 ans environ 540 ne peut desservir la paroisse qu'à intervalles irréguliers et en passant ; la paroisse demeura sans prêtre. Après la guerre, un monument fut élevé par souscription publique, il fut placé au milieu du cimetière et remplaça la croix et le calvaire qui y existaient déjà et étaient délabrés. La Croix du cimetière, en fonte, fut plus tard, en 1923, érigée sur le calvaire en rouleaux de Chambernou. Ces rouleaux ont été amenés 541 avec grand enthousiasme de tous les points de la paroisse. Les deux pierres sont venues l'une de Bouchettes, l'autre des Egeons, anciennes pierres de pressoir. Le parquet et les bancs de l'église étant en triste état ont été remplacés par un dallage chaux et ciment et par des bancs neufs fabriqués à Doué (1922). La fête de l'armistice 11 mai fut célébrée dès la 1ère année et elle a continué de l'être avec l'assistance des grands jours. On y va au cimetière où il y a Libera et discours. À la Mission 1923, la cloche Marie-Angélique, fêlée de temps immémorial, fut descendue, emmenée à Angers, sa longue fêlure longue de 10 centimètres et large d'un centimètre fut fermée. Son retour donna lieu à une touchante cérémonie (Voir semaine religieuse). Un vitrail à Saint-Jean a été inauguré en 1926, de même une statue de Sainte-Thérèse de Lisieux. Le vitrail a été placé chapelle du Sacré-Cœur, côté de l'évangile. Un deuxième doit être placé fin 1929 dans la chapelle de la Sainte Vierge, côté épitre, au dessus du confessionnal. L'église serait délicieuse « M. le curé mobilisé du 11 oct. 1915 au 5 février 1919. Il fut un temps infirmier au Puy N. Dame et à Saumur. » (note de Aigron) 541 C'est donc le signe du passage au rouleau métallique. 540 avec ses bancs neufs si la galerie des statues et des vitraux était complète. Les murs extérieurs en ont été recrépis et la toiture refaite en 1928. En janvier 1930, une statue de Sainte-Anne a été posée faisant pendant à celle de Sainte-Thérèse entre le premier pilier et la 1ère fenêtre de la nef. Ces deux statues ont 1m20 de haut. En janvier 1930, un vitrail a été posé en face de celui de Saint-Jean, au dessus du confessionnal, il représente la Vierge dite de Saint-Luc. La bénédiction de ce vitrail et de la statue de Sainte-Anne eut lieu le 2 mars 1930. M. le curé de Béhuard et sa schola des Petits Clercs chantèrent Messe et Vêpres à diacre et sous-diacre. M. le chanoine Honoré donna le sermon. Le 24 mars 1929, M. le Chanoine Uzureau m'a transmis la note suivante : M. Lière quitta Saint-Macaire le 18 mars 1792 pour aller à Angers où, par ordre du premier février 1792, se trouvaient des insermentés. Il demeurait cul de sac Saint-Denis, n° 276. Il y eut donc un autre prêtre pour dire la messe le 8 juillet (voir plus haut 542). Le 17 juin 1792, il fut traîtreusement emprisonné avec ses confrères au Séminaire, rue du Musée, et partit d'Angers pour la déportation avec eux en Espagne le 12 septembre 1792. Le 21 mai 1794, on fit l'inventaire de son mobilier à Bray 543. Il est probable qu'il mourut en Espagne, en tout cas il ne revint jamais en Anjou. La rétractation de Lière n'a pas lieu le 8 juillet, mais le 11 mars 1792 (NDLR). 543 « Bray le petit était la ferme du Doyenné. Est-ce là ? ». (note de Houet). L'inventaire du mobilier de Lière, deux ans après son départ en Espagne, laisse à penser qu'il est maintenant mort. (NDLR) 542 Cette note infirme donc les soi-disants renseignements de M. Tranchant. (Babin) M. Dalançon : On trouve en 1813-1814 un M. Dalançon, titulaire du banc n° 9 à l'église. Faut-il l'identifier avec Dalançon, né à Doué en 1767. Ce Dalançon fit sa philosophie, mais Pelletier l'ordonna prêtre avant qu'il ait fait sa théologie (il n'en fit jamais). Successivement vicaire à Saint-Georges-Châtelaison, curé de Saint-Sauveur de Sanzay (près Thouars) 544, curé de Milly en 1793. Se déprêtrise le 13 février 1794 et le 16 septembre épouse Jeanne Mesleau (18 ans). Employé à l'intendance militaire en 1795, il revint au pays en 1796. En 1806, il écrivit au cardinal Caprara pour faire valider son mariage. Le cardinal valide le mariage et en donne connaissance à l'intéressé par l'intermédiaire de M. Hamard, curé de Saint-Macaire à qui il s'était confessé le 20 décembre 1806. (Babin) Le général Grignon 545 : La plus triste célébrité de SaintMacaire, émule de Carrier de Nantes, un des plus cruels généraux révolutionnaires (Voir ses crimes et ses exploits dans les histoires de la Vendée. C'est lui qui, entre autres, fit brûler la Vierge et la chapelle des Gardes (13 mars 1794) et massacrer dans la forêt de Vezins femmes enfants et blessés). Revint-il à « Ce Dalançon n'est pas cité parmi les curés de Sanzay par l'abbé Micheau (Sanzay p. 6). Peut avoir été curé constitutionnel entre 1792-1793, M. Thibault ayant été obligé de quitter et avait suivi l'armée vendéenne » (note de Houet). 545 Voir DB. 544 Saint-Macaire ? Sous l'Empire, nous le trouvons entrepreneur de tabac à Angoulême. Il n'eut pas de descendants directs, mais l'honorable M. Grignon de Louerre, président du Conseil Général, était un de ses arrière petits-neveux. Il habitait près du bourg, à Sanzay, maison séparée en 2 fermes par Gourin et Bernard. Il n'était en 1789 que locataire 546. M. Uzureau a publié quelque chose sur Grignon en 1937 (Andegaviana). Grignon était marchand de bœufs. Il signait d'abord Grignon Grandmaison puis Grignon tout court (Voir au registre de la mairie). Traduit devant la Convention, Grignon se défendit en invoquant les ordres qu'il avait reçus de Turreau et fut acquitté (Voir Histoire de la Vendée par Deniau IV-584). Dans ce même volume, il est souvent question de Grignon. La tradition rapporte qu'il logea des chevaux dans l'Église de Saint-Macaire. Louis XVIII ! ! donna à Grignon un brevet de général de division et une pension ! ! (Babin) Autres notes : Au mois d'août 1930, un ouvrier étranger, travaillant à l'exploitation de la forêt, brisa la croix placée à Noël 1923 sur le calvaire de rouleaux à l'entrée de cette forêt. Le coupable découvert par la gendarmerie reconnut sa faute et paya. L'idée d'une fête prit corps peu à peu et donna lieu à la plus belle manifestation religieuse qu'ait vu Saint-Macaire. Le Christ 546 « Fermier général ? » (note de Houet) et la croix nouvelle furent conduits triomphalement à Chambernou le 19 avril 1931. Ce même jour fut bénit le nouveau vitrail du Sacré-Cœur placé dans le Chœur et une statue de Saint-Antoine de Padoue. La Grande Messe fut chantée à diacre et sous-diacre par M. le curé de Béhuard et ses petits clercs. À l'Évangile furent bénits le vitrail et la statue. Après la messe, M. le Doyen de Montreuil monta en chaire et annonça la bénédiction du Christ qui eut lieu ensuite. Le Christ placé devant la belle sainte Table était gardé par des jeunes gens en costumes de chevaliers, épée nue. Plus de cinquante jeunes gens, jeunes filles, enfants, s'étaient parés de riches costumes de grand style. Tous défilèrent, après le clergé, baiser les pieds du Christ bénit que deux jeunes filles costumées en Madeleine et Véronique essuyaient tour à tour ; tous se rangèrent devant la sainte Table face au Christ ; les enfants costumés en anges agitant leurs palmes, l'énorme assistance toute entière défila devant le Christ au milieu des chants et de l'enthousiasme général. À deux heures, après midi, le cortège s'organisa, avec un nombreux clergé, les petits clercs, les trompettes et cors de chasse de la Durandal de Thouars. En tête à cheval, officiers et soldats romains. Piquet d'honneur : chevaliers avec lance et épée nue. Char triomphal du Christ. Ce char trainé comme tous les autres par des bœufs décorés et costumés, figurait une immense gloire de nuages et de rayons, occupant toute la largeur de la route. Le Christ était au milieu de la gloire et à ses pieds, la Vierge, les saintes Femmes, des enfants juifs avec les insignes de la Passion. Ce char était suivi de quatre autres, tous variés, le premier représentant sainte Blandine avec les lions à ses pieds et ses compagnons de martyre. Le deuxième sainte Clotilde au milieu de sa cour. Le troisième sainte Jeanne-d'Arc avec ses voix, ses principaux lieutenants etc… Le quatrième tout en roses, sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, et à l'avant la bienheureuse Bernadette de Lourdes, avec un cortège d'anges aux ravissantes couleurs. Le cortège partit de l'église, fit un arrêt au cimetière, où, après que les trompettes eurent ouvert le ban, M. le Maire fit l'appel des soldats morts pour la patrie, puis se dirigea vers Chambernou, où après un vibrant discours de M. le Curé et d'éloquentes acclamations de M. le curé de Béhuard, la cérémonie se termina non sans avoir écouté encore un concert de cors de chasse en forêt et procédé au tirage d'une tombola qui couvrait tous les frais. Statue de Sainte-Bernadette : Le jour de Noël 1934 fut bénite la statue de Sainte-Bernadette. La Croix du Maunid s'en allant de vétusté, le Christ fut descendu, nettoyé et réargenté. Une croix nouvelle fut bénite le 27 décembre 1936 et le Christ, après une belle cérémonie à l'Église, fut porté par les hommes sur un brancard et élevé à nouveau sur la croix. La musique de Bouillé-Loretz prêtait concours. Calvaire de la Bafrie : Le 29 avril 1937, le modeste calvaire de la Bafrie, s'étant écroulé, un calvaire en rouleaux le remplaça. Le village de la Bafrie amena à l'Église sur un très beau char la Croix qui surmonte le calvaire et un défilé s'organisa avec cavaliers, costumes et musique. Le RP Vaillant qui en 1923 avait édifié le calvaire de Chambernou, revint pour celui-ci et prêcha les jours suivants la 1ère Communion et la Confirmation. Une statue de Saint-Michel au-dessus de la porte d'entrée de l'église a été bénite le premier août 1937. Le 5 Août 1937 M. l'abbé Babin se retirait pour raison de santé au n° 20 rue des Ponts-de-Cé à Angers 547. (Babin) Le 28 décembre 1937, M. l'abbé Eugène Aigron était nommé Curé de Saint-Macaire. Le premier dimanche de janvier, M. l'abbé Cottenceau, doyen de Montreuil, l'installait en cette paroisse. (Aigron) Les réunions de Carême, deux fois la semaine, ont lieu régulièrement, le soir à 8h, avec une assistance variant de trente à quarante personnes, quelquefois plus, mais rarement. Le mercredi, instruction ; le vendredi, chemin de la Croix. Durant la guerre (1940-1943) une centaine. À dater du premier dimanche de Carême, les Vêpres sont rétablies, tous les dimanches de l'année (supprimées en 1944 et remplacées par les catéchismes et réunions de la L. F. A. C. F. J. A. C. -J. A. C. F. etc…). 1ère Fondation de messes : Le 11 mai 1938, le Docteur Bernard, originaire de Saint-Macaire, habitant Doué la Fontaine, a remis à l'Association Culturelle Diocésaine un titre de 2000 f à 5 %, comme fondation de messes à dire en notre église paroissiale, pour ses deux domestiques défuntes : Ernestine Ligonnière et Joséphine Bénéteau. M. Hervé, archiviste de l'Évêché, m'a remis la rente des 6 premiers mois, en date du 7 janvier 1938, soit 45 f. La rente est de 100 f par an. L'Association se réserve 10 %. Il reste donc 90 f pour les honoraires ; ce qui fait 5 messes à dire annuellement, les messes basses de fondations étant à 18 f d'après le tarif du premier avril 1938. « Où il est encore, ce 25 février 1946 » (note de Aigron). »Où il est mort en juin 1950. » (note de Houet) 547 Reçu de M. Hervé versement pour 1939. M. le curé mobilisé le 24 Août 1939, démobilisé le 13 Août 1940, intensifie ses réunions de piété dans les villages, Chambernou et Bouchet, le soir, durant toute l'occupation. Le bien qui s'y est fait valait bien la peine que l'on risque… quelques ennuis… de circulation tardive. Quelques peurs… et tout a continué quand même… Cependant se défier des « mouchards » et de certaines langues trop pointues ! Experientia patet ! ! deuxième Fondation : Le 26 mars 1941, je reçois de M. le Chanoine Hervé une lettre m'annonçant que le Dr Bernard avait fondé une deuxième série de messes. Voici le texte de la fondation : « Je désire que les revenus de cette fondation soient affectés aux frais et honoraires de messes qui seront célébrées en l'église de Saint-Macaire-du-Bois par le prêtre desservant cette église. Intentions : 1° La moitié des messes seront célébrées pour les serviteurs défunts des familles Bernard-Geffard et Bernard-Guyon. 2° L'autre moitié des messes seront célébrées pour les défuntes Marie Rioland, épouse Mercier, et Marie-Josèphe Frappereau. » La somme versée est de 5000 f (titre P. T. T.) à 5 % : soit 250 f d'intérêt, sur lesquels la Diocésaine retient 10 % pour frais de gestion. troisième Fondation : Le 22 septembre 1941, M. le Chan. Hervé m'a transmis des honoraires de messes d'une fondation faite par M. et Mme Bernard. Elles devaient se dire à Doué jusqu'à leur mort, et à Saint-Macaire ensuite. Elles sont pour les familles Bernard-Guyon. Le revenu y affecté est de 180 f moins les retenues de la Diocésaine qui prend ces fonds en charge à dater de septembre 1941. quatrième Fondation : Lucazeau-Gourin de Messemé (Le Vaudelnay) : Madame Marie-Louise Lucazeau, née Gourin, originaire de Sanzay en cette paroisse, a déposé entre les mains de M. le Chan. Hervé la somme de 4320 f au mois de décembre 1941. Le revenu est affecté aux honoraires de six messes basses à dire en l'église de Saint-Macaire-du-Bois. Intentions : 1° Jusqu'à la mort de la fondatrice, ces messes seront dites pour les familles Bernard-Geffard. 2° Après sa mort, elles le seront pour elle-même et sa famille. cinquième Fondation : Got-Gourin : Madame Simone Got, née Gourin, sœur de la précédente, a établi une fondation identique quant à la somme, au temps et à la forme. Intentions : 1° Jusqu'à sa mort, les messes seront dites pour les familles Bernard-Geffard. 2° Après sa mort, elles le seront pour elle et sa famille. (Ces 12 (douze) messes ont été demandées par le Dr Bernard en son testament qui établit ses deux cousines Gourin ses héritières. Au lieu de payer chaque année, elles ont préféré établir une fondation). N. B. : Ces dames ont versé de plus de la main à la main chacune 90 f pour les messes de l'année 1942 ; l'intérêt produit par les 8640 f pendant ce même temps servira pour 1943 et ainsi de suite. (Aigron) Notes diverses : L'Adoration perpétuelle a lieu désormais chaque année le dernier dimanche de novembre. La Communion solennelle mi-juillet – Communions privées à Noël et autres grandes fêtes. En 1942, mission de 3 semaines prêchée par les RP Maillery et Labaume, Oblats de M. J., d'Angers. Clôture le jour de l'adoration perpétuelle : bénédiction et pose de la statue de la T. S. Vierge à l'Humeau de Bray. Désormais tous les offices à Saint-Macaire et les catéchismes se terminent par le chant du « Je vous salue, Marie. » En 1943, retour de mission prêchée durant 8 jours par le RP Millery, O. M. J., d'Angers. Bénédiction et pose du calvaire des Ajoncs. En 1945, 1 homme marié assiste pour la 1ère fois à une retraite fermée de 3 jours à la Villa Sainte-Anne ; 4 jeunes gens, de 17 à 21 ans, en font autant à la maison de santé de Bagneux ; en janvier 1946, 7 jeunes filles de 16 à 22 ans, suivent une retraite fermée de 4 jours à la maison-mère de Sainte-Anne à Saint-Florent. – Achat du terrain sur lequel est le calvaire de Chambernou. Triangle de 30 mètres sur les trois côtés. – L'ancienne maison de l'école libre de filles revient à la paroisse (Société Albert de Mun à Angers. M. Poupart-Lafarge administrateur). M. Bernard, donateur, a voulu que cette maison fût exclusivement « une maison d'école ou au moins une maison d'œuvres » ; c'est sa volonté formelle ; il me l'a dit plusieurs fois de vive voix. M. l'abbé Babin n'a absolument rien à voir ni à dire à ce sujet, non plus que sa nièce, Melle Blond, de Saint-Laurent du Mottay. J'en possède les preuves écrites dont certaines copies sont à l'Évêché et les lettres originales en ma possession. Le 25 février 1946, M. Aigron quitte cette paroisse pour la cure de Fontevrault. (Reste à régler la question du terrain où se trouve le Calvaire des Ajoncs ; les propriétaires sont M. et Mme Abeslard de Varannes (Deux-Sèvres) ; ils désirent vivement céder (gratuitement) ce terrain à la paroisse. Pour cette affaire voir Mme Rétiveau de Saint-Macaire, sœur de M. Abeslard qui donnera tous renseignements. La statue de la Sainte Vierge est sur un terrain appartenant à M. Gaston Penneret, boulanger. Voir s'il y a lieu d'acheter ce petit coin de quelques mètres carrés. (Aigron) Dictionnaire Biographique Abraham (Isaac) : Conseiller municipal de St-Mac. de 1816 à 1823. Abraham (Louis) : Marchand demeurant aux Bouchettes, marié à Louise Lamoureux (RPSM, 1748-1776), mort le 16 août 1785, père du suivant. Abraham (Louis) : Fils du précédent, né le 10 août 1775 aux Verchers, veuf en premier mariage de Louise Nicolas, décédée le 26 ventose an V, et veuf en deuxième mariage de Louise Goupil décédée le 22 ventose an IX, il est volontaire en 1793 et intégré à la septième compagnie. Il est réformé le 5 jan 1794, adjoint au maire de St-Mac. en avril 97, maire en mars 98, adjoint en août 1800, nommé maire le 6 juin 1806 à la mort de François Jarry, écarté le 18 mars 1808, se remarie en 1811 avec Jeanne Prudence Thionneau (âgée de 21 ans, née à Saint-Loiret), renommé maire le 12 déc 1815 par commission du préfet en date du 17 nov, il quitte cette fonction en 1821 et se consacre à l'agriculture (RDC). Il habite Bouchettes et empiète en 1837 sur le chemin avec son fumier. Il est au sixième rang des plus imposés foncièrement avec 156, 83 f de contribution. Achard (Pierre) : Membre de la municipalité de St-Mac. en mars 1795 (RDC). Aigron (Eugène) : Curé de St-Mac. pendant la deuxième guerre mondiale (1937-1946), il est mobilisé un an (août 39août 40) et quitte St-Mac. pour Fontevrault le 25 fév 1946 (NDCR). Alançon (Jacques d') : Brigadier à cheval des Eaux et Forêts du troisième arrondissement, né en 1770, demeurant à la Verderie (com. de St-Mac.) en 1806-1821. Ses fils Henri, né le 7 juil 1806, Adolphe né le 2 fév 1811 (RDC). Auguste Dalançon, qui demeure à Preuil, vend, le 19 mars 1840, une petite maison à Chambernou. Alleaume (Jean) : Tailleur de pierre ou maçon des Bouchettes, marié à Marie Blin (RPSM, 1775), notable de l'assemblée de St-Mac. en nov 1790, sergent de la garde nationale en 1792 (RDC). Alleaume (Louis) : Lieutenant de la garde nationale de StMac. en 1792 (RDC). Arnault (Hiérôme) : Maître chirurgien à St-Mac. en 16791697, marié à Louise des Landes. Sa fille, Marie, mariée à Jean Masson mort à 40 ans le 3 nov 1705, sera une bigote extrêmement assidue jusqu'en 1722, date de sa mort (RPSM). Le chirurgien et sa fille habitent fort probablement à ChampNoir. Ayrault (Tristan) : ou Ayreau, Erreau. Sieur de la Bâtardière, fils de Blanc Ayrault. Conteste en 1595 au seigneur de St-Mac. le droit de fondation de l'église (E 3913 ADML). René Ayrault aurait acheté la Jaletière au Puy (E 2404 ADML). Babin (Victor) : Curé de St-Mac. de 1908 à 1937, mort en juin 1950, 20 route des Ponts-de-Cé à Angers. Mobilisé du 11 oct 1915 au 5 fév 1919, sert comme infirmier au Puy et à Saumur (NDCR). Barbier (François) : Vigneron de la Minauderie, marié à Marie Rabier (RPSM, 1773), onzième notable de l'assemblée de St-Mac. en 1790 (RDC). Sait signer. Barbier (Jean) : Notable de la municipalité de St-Mac. en 1790, évincé le 14 nov 1790 par tirage au sort. Barbin (Mathurin) : Vicaire desservant de St-Mac. d'octobre 1653 au 22 avr 1655. En 1653 et 1654, il est secondé par Claude Morin, prêtre sacristain à demeure (RPSM). Baudoin (François) : Vigneron des Mousseaux, marié à Marie Grenet, notable de St-Mac. en 1790, évincé par le sort le 14 nov 1790 (RDC). Baudoin (Jean) : Elu deuxième adjoint de l'assemblée de St-Mac. en 1788, sixième notable en fév 1790 (RDC), ne sait pas signer. Baupoil de Saint-Aulaire (Martial-Louis de) : Évêque de Poitiers en 1773-1782 (RPSM). Beaumont (Hilaire) : Né à Nueil vers 1745, fermier de la Grange de Brignon en 1774, marié à Marguerite Rousselet (RPSM), troisième membre de la municipalité de St-Mac. en 1788, mort à la Minauderie le 20 juin 1810 à l'âge de 65 ans (RDC). Sait écrire. Béchet d'Arzilly (Jean-Edmond) : Dernier religieux de Brignon, en place en 1766, nommé président scrutateur lors des élections municipales de 1790 à St-Mac., démissionne aussitôt du conseil municipal (RPSM et RDC). Déporté en Espagne sur la Didon en sept 1792 (Quéruau-Lamerie, Le Clergé de M. -et-L. pendant la Révolution). Bédouin (Louis) : Curé de St-Mac. de 1875 à 1888, mort en 1917 (NDCR). Béjarry : Un Béjarry est dit gendre de la veuve Defay en 1830 (RDC). C'est sans doute le compagnon d'infortune de Joseph Defay lorsqu'ils sont traqués dans le Morbihan. Comme pour Joseph, son signalement est donné par les Bleus : « BEJARI dit Augustin, 27 ans, environ 5 pieds 1 pouce, cheveux noirs et longs, yeux idem, sourcils idem, nez long, bouche moyenne, menton rond, visage uni et maigre, veste noirâtre, pantalons de toile, chapeau retroussé en arrière. » À la fin de son journal, du 11 juin 1794, Joseph Defay dit : « Béjarry nous a quittés. Si je vis, je donnerai en dépôt un pareil écrit dans le mois prochain » (Yvonnick Danard, « Le journal du Chouan Joseph Defay »). Béjarry serait-il venu donner des nouvelles à la famille, au Mans où habitent les sœurs de Joseph qui sont en contact avec Saint-Macaire ? Se serait-il alors épris de Sidonie ? Une demoiselle Alexandrine de Béjarry, majeure, sans profession, demeurant à La Vergne, Saint-Florent du Bois, canton de Bourbon Vendée, est aussi citée comme héritière de la veuve Defay (70 SMD). Enfin, Amédée-Paul-François de Béjarry, né à Luçon le 25 jan 1770, ancien officier de l'armée de Charette, est sous-préfet de Beaupréau le 20 sept 1815. Berlay : famille angevine des seigneurs de MontreuilBellay. Dame Grécie se marie en premières noces à Jodoin de Saumur dont elle a un fils, Aimery. Elle épouse ensuite Berlay à qui Foulques Nerra a donné le château de Montreuil en 1025, et veuve à nouveau vers 1045, se remarie entre 1047 (Jean Besly, Hist des Comtes de Poitou, 1647) et 1052 avec Geoffroy Martel qui la répudie quelque temps pour Adèle (fille de Eudes), la reprend le 14 janvier 1056 et la répudie à nouveau pour Adélaïde… Dégoûtée, Grécie entre alors au couvent SaintMaurice d'Angers et y meurt un 15 avril (1061 ?, Jean Besly, Hist des Comtes de Poitou). Pendant ce temps, la lignée des Berlay progresse avec ses trois fils, Giraud I (mort en 1067), Hugues, et Renaud, archevêque de Reims de 1083 à 1096. Giraud II, augmente le revenu du prieuré Saint-Nicolas en 1098 (H 640 ADML), part en croisade et se trouve à Jérusalem à Pâques 1102 (EAMH), est cité en 1120 (DHGBML), doit se défendre contre Foulques V en 1124 (DHGBML), fonde Asnières en 1133 (DHGBML), Brignon en 1138 (SDLH) et meurt en 1151 (DHGBML). Giraud III, fieffé brigand, emprisonné en 1151 par Geoffroy IV après une année de résistance dans son château de Montreuil, délivré par le Roi Louis VII, mentionné en 1171 (G 826 ADML), fonde en 1207 une chapelle à Fosse-Bellay (G 449 ADML). La fille de Giraud II, Ameline, épouse Guillaume Talbot, sieur de Passavant (St Francaire, P. Branchereau, 1896). La famille Berlay n'a plus, en 1217, qu'une seule héritière, Agnès, fille de Giraud III et, lors de son mariage, la seigneurie passe à d'autres familles (DHGBML). L'un des Giraud est enterré à Asnières, ainsi qu'Agnès (DHGBML). Bertrand (Claude) : Premier desservant connu de SaintMac. en 1646-1653. C'est lui qui ouvre les premiers registres de son écriture illisible. Religieux de l'ordre de St-Benoît, abbaye de Forestmoutier en Picardie, 4 lieues au-delà d'Abbeville (RPSM). Bertrand (famille) : Famille du Poitou qui possède, vers 1440, le fief de la Roche-Boursault et dont le blason est : de gueules au lion d'argent, la queue nouée passée en sautoir. René Bertrand, chevalier, seigneur de Saint-Fulgent, Grand Ry, devient, par son mariage avec Suzanne de Boussiron en 1640, propriétaire de Bray. Mentionné comme tel en 1678, 1686, il demeure au Chastenay, paroisse de St-Denis-de-la-Chevasse (E 198 ADML et Dictionnaire des familles protestantes). Bertrand (René) : Ecuyer, baron de Saint-Fulgent, Chastenay, la Roche-Boursault, Grand-Ry, fils de René Bertrand, sieur de Bray, et de Suzanne de Boussiron, épouse vers 1665 Marie Loiseau. Ce René sera le redoutable fléau décrit par Colbert de Croissy dans son rapport de 1667 : « J'ai informé contre les sieurs de Saint-Fulgent et d'Arailles… Le sieur Bertrand de Saint-Fulgent, de la R. P. R., fort violent, presque toujours ivre… Votre Majesté a trouvé bon qu'il allât servir dans les armées en Hongrie… » Selon les apparences, il en est revenu… R. Vallette (Revue de la Société Archéologique de Fontenay) le qualifie de Gilles de Retz de Saint-Fulgent en reprenant les termes du rapport : « Le sieur Bertrand de SaintFulgent, âgé de 25 ans ou environ, professe la religion prétendue réformée ; mais en effet il ne connaît ni Dieu ni de religion. Quand il est hors de vin, il paraît aucunement raisonnable, mais il est presque toujours ivre, et dans le vin il est capable de toutes sortes de cruautés, de violences et de vexations. Il en a tant commis et commet encore tous les jours de différentes manières dans sa terre de Saint-Fulgent et aux environs, qu'à bon droit on le peut appeler le tyran et le fléau des pauvres de ce pays-là. Il est toujours accompagné de bohémiens à qui il donne retraite chez lui pour partager leur butin. Il a encore avec lui plusieurs sergents faussaires qui font tous les jours mille méchancetés et friponneries aux pauvres paysans, supposant de fausses dettes, de faux exploits et de fausses sentences en vertu desquelles ils enlèvent de celui qu'ils veulent piller tout ce qui leur plait, sans que celui qui souffre puisse ou ose se plaindre. Enfin c'est un homme contre lequel la Province s'écrie si généralement et si unanimement que nous nous sentons obligé, après avoir tiré un mémoire que nous avons de ses principaux crimes, de dire qu'il est de la bonté et de la justice que le roi doit à ses peuples, de les débarrasser de ce fléau ». À partir du 12 mai 1700, on perd la trace de ce monstre et de son épouse qui laissent 3 filles : MadeleineVictoire, dame de Saint-Fulgent, Jeanne-Renée, dame du Chastenay et Marie-Bénigne, dame de Grand-Ry. (Dictionnaire des familles protestantes). Billy (Jean) : Maire installé le 28 sept 1855 à St-Mac. (RDC, DHGBML). Bineau (Denis) : Fermier de Bray, Brignon et Sanzay de 1699 à 1718, mort le 9 juil 1718 (RPSM). Bitault (Jean-Baptiste) : Expert du Puy-Notre-Dame nommé en 1790 pour faire l'estimation des domaines nationaux de St-Mac. (RDC). Blain (Louis) : Ferronnier du village des Bouchettes qui, le 23 déc 1843, place devant le grand autel de l'église de St-Mac. une belle sainte Table en fer pesant 90 kg. Il est marié à Jeanne Leblanc (NDCR). Boine (René) : troisième maître d'école de St-Mac., entré en fonction à l'automne 1846, il possède un brevet de capacité et a déjà enseigné à Charcé (RDC). Boivin du Vaurouy (Antoine Hiérosme) : Docteur en Sorbonne, chantre de la Sainte-Chapelle de Paris, docteur en théologie et chanoine (Gallia Christiana), s'installe un temps au Puy, en 1711 (DHGBML), abbé commanditaire de Brignon de 1694 à 1717, résidant généralement à Paris (H 1406 ADML). Boudier (Pierre) : Marchand de Chambernou, marié à Louise Gerbaut (RPSM, 1768), notable de l'assemblée de StMac. en juin 1790, rayé de la liste des citoyens actifs le 14 juillet au soir car il ne s'est pas présenté au serment de la Fédération et n'assiste presque jamais aux délibérations (RDC). Bourdin (Joseph) : Laboureur de St-Mac., élu troisième notable en 1790 (RDC). Bourgeteau (Louis) : Curé de St-Mac. de 1688 à 1725, enterré dans l'église le 18 juin 1725, à l'âge de 72 ans (RPSM). Boussiron (famille) : (ou Bouciron). Ancienne famille de Poitou, dont le blason est : d'or à la croix de gueules, chargée de 5 coquilles d'or, accompagnée de 4 croisettes de gueules. Ce blason était sculpté sur une cheminée du château de Grand-Ry (voir DT). Jean Boussiron, seigneur de Grand-Ry, attaché à la maison de Michèle de Saubonne, elle-même dame d'atours de Renée de France, figure vers 1528-1535 à la cour de Ferrare (exactement à l'époque où Calvin et Marot y apparaissent). Son fils Christophe est échanson de la duchesse (1544-1564). Sa fille Françoise, également attachée au service de la duchesse, a une grande réputation de beauté et de culture ; elle épouse en 1539 un médecin allemand, Jean Senft (alias Sinapius), professeur à Tubingue, et son épithalame est publié à Bâle à l'occasion de leurs noces, sous le titre Epithalamia diversorum in nuptias Joannes Sinapii germani et Franciscae Bucryoniae gallae. Christophe est encore échanson de la duchesse de Ferrare, quand la princesse se retire à Montargis. De son mariage avec Gabrielle le Rousseau, il a un fils, René. Celui-ci, seigneur de Grand-Ry, de Bray et de Pellouaille (sans doute St-Christophedu-Bois), a également été élevé à la cour de Ferrare. Il prend part, dans les rangs huguenots, aux guerres de religion. Il se fait remarquer au combat d'Esse-sur-Vienne en 1569, au siège de La Rochelle de 1573, et, occupant Talmont en 1574, Marans en 1577 dont il est nommé gouverneur, il suit La Boulaye dans sa campagne de 1580. Dans une escarmouche, en juin 1580, il a la tête fracassée d'un coup de pistolet par Pierre Grignon de la Pelissonnière. De son mariage avec Charlotte Savary, il laisse deux fils, Charles et Jacques. Charles, seigneur de Grand-Ry et de Bray, est l'un des 100 gentilhommes de la maison du Roi et cornette de sa compagnie. Il se distingue aux côtés de Du Plessis-Mornay, notamment à la bataille d'Ivry. Etabli à Saumur, député pour la province d'Anjou à l'assemblée protestante de La Rochelle en 1616 et 1620, il meurt en 1624 à Saumur. Après quelques legs à l'église réformée de Saumur et à son ministre, Samuel Bouchereau, il laisse ses terres à son frère Jacques, sieur de la Brachetière et de Bray. Jacques, marié à Marie Bouhier a une fille, Suzanne. Suzanne de Boussiron, dernière de cette branche, épouse René Bertrand, sieur de Saint-Fulgent vers 1640. Il ont un fils, René, qui sera qualifié de Gilles de Retz de Saint-Fulgent et de la conduite duquel Colbert de Croissy fera rapport au Roi en lui demandant de l'envoyer au front. (Beauchet-Filleau, tome 1, Bull. des antiq. de l'Ouest, 1852-1864, p. 217. Haag, La France Protestante, III, 28-29, DHGBML, E 198 ADML, Dictionnaire de Biographie française, Notes généalogiques de M. de la Boutetière, Grand-Ry, ADDS). Suzanne vit à Bray en 1647 (E 3913 ADML). Une autre famille Boussiron est établie dans la région de Montreuil-Bellay : René Boussiron possède le fief de la Boissandière, près d'Antoigné, en 1477-1494. Son fils René, marié à Renée Godeau, habite Montreuil-Bellay en 1555. Le fief de la Boissandière est adjugé judiciairement en 1645 sur Blanc Boussiron. (DHGBML). René Boussiron doit cens à Chavannes (1538, E 382 ADML). Boutet (Étienne-Louis) : Laboureur de Chambernou marié à Emérance Pouponnet (RPSM, 1780). Nommé greffier de la municipalité de St-Mac. le 14 mars 1790, démissionne le 25 mars, lieutenant de la garde nationale en 1792, membre du CS en jan 94. Ecrit parfaitement et avec une orthographe presqu'égale à celle de Louis Defay. Vit encore en 1810 (RDC). Il possède une signature assez encombrante. Boutet (Jacques) : deuxième garde-champêtre de St-Mac., nommé le 25 août 1795. Il le restera, avec différents adjoints, jusqu'en 1803, date où il est révoqué pour insuffisance de travail (RDC). Boyzellière (Adenelle de la) : Mariée vers 1520 à François Nepton, sieur de Pancon (E 826 ADML). Bussy (de) : Famille propriétaire des Fontaines, de MaisonNeuve et de Douvy (moulin sur la Dive, en 1632, DHGBML). René de Bussy, sieur de Bizay, près d'Épieds, est enterré le 28 juil 1624 dans le chœur de l'église d'Épieds (DHGBML). Claude I de Bussy hérite des Fontaines en 1540 de par son mariage avec Cécile de Turgis ; Claude II, huguenot, compagnon du roi de Navarre, sieur des Fontaines et de Maison-Neuve, épouse Anne de Boutigné, mort à Saumur en 1613. À Maison-Neuve, Claude III, fils des précédents, catholique, épouse Monique Rigault, meurt à St-Mac. en 1650 ; Marguerite, morte le 10 jan 1685, Marie, morte le 15 avr 1685 (RPSM), Anne, 1685, Pierre, Sieur des Fontaines et de Maisonneuve, 1688-1716 (RPSM), Jeanne de Bussy, femme de Louis Defay, meurt le 20 mars 1724 à l'âge de 40 ans (ses sœurs Marguerite et Anne sont vivantes en 1724, RPSM). Marguerite épouse Gabriel Joseph de Cantineau, chevalier, sieur de la Châtaigneraie, le 13 février 1730 à Saumur (GG 26 ADML). Cacouault (Jacques) : (ou Cacault). Elu dixième notable de l'assemblée de St-Mac. en 1790, membre et président du CS en 1794 (RDC). Sait écrire. Caffin (Nicolas) : Notaire demeurant à St-Mac. en 16541659 (RPSM). Camus (René) : Laboureur de la Cochonnerie, marié à Marie Foucher (RPSM, 1773), élu troisième membre de la municipalité de St-Mac. en 1790, ne sait pas signer. Attaqué chez lui par un inconnu en sept 1793, il ne déclare le vol à la municipalité qu'en jan 94 (RDC). Carré (Pierre) : Maréchal-ferrant de l'Humeau de Bray, marié à Marie Jarry (RPSM, 1772-1776), membre du CS de StMac. en 1794 (CS), ne sait pas signer. Cator (Louis) : Né le 28 avr 1756 à Rochefort (Charente Inférieure), fils de Jean Cator maître tailleur d'habits (mort à Rochefort le 5 mars 1785) et de Marie Gautrait (décédée le 2 avr 1782 à Rochefort), veuf en premières noces de dame SainteOlympe des Pujos, veuve du sieur Henri Drouard, vivant maître de Dessis à Angers, décédée le 13 oct 1791 dans la commune de Saint-Pierre à Angers. Louis Cator, propriétaire de Brignon, épouse le 16 juil 1811 à Saint-Macaire Jeanne-Renée Soleau originaire d'Angers. Ils avaient un fils naturel, Auguste Charles, né le 5 mars 1804 à Angers qu'ils légitiment lors de leur mariage. Louis Cator, bonapartiste, est maire de St-Mac. quelques semaines du 23 juin au 8 août 1815 pendant les 100 jours, greffier en 1816, et meurt le 8 mai 1824 à l'âge de 67 ans (RDC). Cator (Jeanne) : Jeanne Renée Soleau, née le 28 avr 1775 à Saint-Maurice d'Angers, est la fille de Jean Soleau, marinier à Angers, et de Suzanne Jallais (morte le 29 fév 1780 à Angers). Elle épouse Louis Cator (v. précédent) avec lequel elle a fauté avant leur mariage (25 ans d'écart). Aurait-elle eu des remords ? Elle fait construire la chapelle de Brignon en 1828 et, après y avoir fait enterrer son fils, elle demande aussi à y reposer (RDC). Le 8 déc de la même année, elle vend à Toussaint Garreau une petite maison à Chambernou (105 SMD). Champion (René) : Cultivateur à la Planche. Elu premier notable de la municipalité de St-Mac. en nov 1791, capitaine de la garde en 1792, notable en déc 1792 et mars 95. Le 15 mai 1815, il est élu maire par les membres du conseil, mais une lettre du sous-préfet nomme à sa place Louis Cator le 23 juin 1815. Le 25 juil 1815, une lettre de Saumur invite René Champion, proLouis XVIII, à reprendre ses fonctions de maire, ce qu'il fait le 8 août (RDC) avant d'être remplacé par Louis Abraham. Il est à nouveau maire en 1852. Un autre Champion est maire de 1865 à 1877 (DHGBML). Chanlouineau (Lucien) : Premier instituteur de St-Mac., prend ses fonctions le premier nov 1835 sans demander de salaire à la commune pour ses 2 premiers mois de service. Il aura en tout 10 élèves la 1ère année. Il loge aux Bouchettes chez la veuve Abraham (RDC). Charnières (de) : Charles Prudent, sieur des Charnières, marié à Gabrielle Drouineau (1714, RPSM) ; Charles-FrançoisPhilippe, né le 31 juil 1740 au château de Preuil (Nueil-sur- Layon), marin mort en mer le 11 fév 1780, mari de CatherineLouise Portier de Lentimo morte en prison à Saumur en l'an III. Leur fils unique, sieur de Charnières, est catalogué comme le propriétaire le plus imposé de la commune de St-Mac. en 1830 avec 1202, 74 f de contribution foncière. Ancien acheteur de biens nationaux, il avance 1000 f à la commune en 1853 pour les travaux de la grande route (RDC). Charnières (F. A. de) : Curé intérimaire de St-Mac. en 1726 (RPSM). Chastenet (Jean) : Curé de St-Mac. du 27 nov 1726 au 4 mai 1732 (RPSM). Clausse (Jacqueline) : Fille du suivant et de Jacquine Dufay. Mariée à Raoul de Salles en 1614. Jacqueline s'installe à la seigneurie de Saint-Macaire-Sanzay vers 1620 (E 3913 ADML). Clausse (Jacques) : Sieur de Néry, gouverneur des Pontsde-Cé en 1577-1582, auquel Jacquine Dufay s'est mariée en premières noces et dont elle a deux filles, Jacqueline et Judie Clausse (E 2918 ADML). Voir le contrat de mariage de Jacques Clausse avec Jacquine Dufay. Jacques Clausse, sieur de Néry, est conseiller chambellan ordinaire de Monseigneur fils de France et frère unique du Roi, capitaine et gouverneur du château des Ponts-de-Cé (1545-1582, E 2030 ADML). Collin (Jean Antoine) : Curé de St-Mac. de 1732 à 1755 (RPSM). Constantin (Robert) : « Fils de Jacques Constantin, seigneur de Montriou, et d'Anne Martineau, devint chanoine de Saint-Maurice d'Angers et, sur l'ordre de son évêque, se transporta à Agaune pour amener à la Cathédrale des reliques des martyrs de la Légion Thébaine (1642). Il dirigea, la même année, une mission à Chemillé. En 1648, il devint abbé de Brignon et paya 2000 livres les bulles de son abbaye. Le 24 mai 1652, son père lui fit une donation de 46 000 livres. Deux lettres missives figurent dans un inventaire de la succession de son père. Il reçut les instructions et resta en correspondance avec saint Vincent de Paul qu'il rencontra sans doute quand celui-ci vint à Angers ». (DHGBML) d'après A. Joubert, Les Constantin, seigneurs de Varennes et de La Lorie, Angers, 1890. Un autre Constantin, Jean-Baptiste, dont le degré de parenté avec Robert n'est pas mentionné, est prieur de Brignon en 1683 (H 1406 ADML). Coquin (Jean) : Laboureur des Bouchettes, marié à Renée Chotard (RPSM, 1773). Elu premier membre de la municipalité de St-Mac. en déc 1792, toujours membre en mars 95 (RDC). Cornu (Pierre) : Cultivateur de St-Mac. marié à Perrine Foucher (veuve Pierre Cornu en 1810, 46 SMD), possède une partie de Boisménard en 1771. Il rétracte le 29 jan 1794 les propos injurieux qu'il a tenus au sujet de l'officier de santé du Puy, Rabouin. Il avait soutenu, avec son compère Jean Piau, que Rabouin accordait à certains réformés des certificats de complaisance payants. Meurt en l'an 9. François, son fils, marié à Marguerite Guyon, vit encore en 1840 à Boisménard (112 SMD). Cuissard (famille) : Après son mariage avec Gilberte de Bussy, Pierre de Cuissard devient seigneur de Bussy-Fontaines (voir DT) vers 1671. En 1700, Louis-Claude de Cuissard est marié à Anne Picault. Louis Claude-Rosalie de Cuissard, des chevaux légers de la garde ordinaire du Roy, est marié à Marthe-Marguerite Defay en 1774, 1779, puis maire de SaintJust-des-Verchers en 1791, il émigre à la fin de cette même année. La Cochonnerie (voir DT) est vendue nationalement sur son nom en 1796. Sa fille Céleste, après avoir suivi les vendéens dans la virée de galerne, fut prise à Savenay avec sa mère. Elles furent noyées à Nantes le 8 décembre 1793 (DHGBML). Daviau (Gabriel) : Laboureur des Bouchettes, marié à Jeanne Bureau (RPSM, 1769), sergent de la garde nationale de St-Mac. en 1792, membre du CS en 1794 (RDC et CS). Sait signer. Daviau (Pierre) : Vigneron de St-Mac., marié à Marie Panneau, élu notable en nov 1790, habite le Petit-Bray en 1793 (RDC). Defay (Céleste) : Fille de Louis Eléonor et de Céleste Marie Blondé, née le 28 oct 1756, religieuse au Mans en 93-94, revient vivre chez son père à Maison-Neuve en oct 95 (RDC), rapportant une cloche de son couvent. Defay (famille) : La première apparition à St-Mac. de cette famille importante date du 23 nov 1718, jour du mariage (à Saint-Pierre de Cholet) de Eléonor Claude Defay, écuyer sieur de Villeneuve, fils de défunt Jean Defay écuyer et de Renée Le Fiebvre, avec Jeanne Catherine de Bussy, fille de Pierre de Bussy, seigneur de Maison Neuve. Eléonor-Claude et JeanneCatherine auront quatre enfants : Catherine, née le 13 sept 1721, morte le 13 avr 1722 ; Marie-Jeanne, née le 4 août 1720 ; Marthe-Marguerite, née le 6 août 1723 et mariée le 19 juil 1747 à Louis Cuissard des Fontaines ; Louis Eléonor né le 3 fév 1724. Après ce quatrième accouchement en moins de 7 ans de mariage, Jeanne Catherine de Bussy meurt le 20 mars 1725. Eléonor-Claude se remarie aussitôt (29 oct 1725) avec Marie Ambroise Malineau, veuve aussi de Me Jean Gabriel, marquis conseiller en la sénéchaussée de Baugé, qui ne lui donnera pas d'autre enfant et qui mourra 14 ans plus tard, le premier mars 1739 (RPSM). Defay (Louis Eléonor) : Fils du précédent, né le 3 fév 1724 à St-Mac. Seul héritier mâle, Louis Eléonor épouse d'abord une voisine du bourg, vers 1754, Renée Lebay de Chavigny qui meurt le 13 juin 1755 sans avoir enfanté (voire en enfantant), puis Céleste Marie de Blondé, de 8 ans sa cadette, qui lui donne 10 enfants dont 9 sont encore vivants en 1790 : 28 oct 1756, Céleste Madeleine Eléonore ; 24 sept 1757, Marthe Louise ; 24 nov 1758, ondoyé puis baptisé le 12 sept 1759, Joseph Louis Frédéric ; 30 nov 1761, Modeste Hyacinte Nicole ; 6 juin 1764, Louis ; 12 oct 1766, Marie-Jeanne (parrain Messire Louis René Defay, prêtre) ; 6 nov 1767, Auguste Sidonie ; 13 juin 1769, Suzanne Madeleine ; 22 sept 1774, Agathe Lucie. La robuste et méritoire Céleste Blondé vit jusqu'à l'âge de 83 ans et meurt au bourg de St-Mac. le 23 nov 1812. La fille aînée, Céleste, entre au couvent chez les bénédictines de la Fontaine-St-Martin au Mans et meurt le 23 oct 1830 à St-Mac. (RPSM). Louis Eléonor Defay est certainement, le général Grignon mis à part, le personnage le plus en vue de l'histoire de St-Mac. compte tenu du rôle difficile qu'il a joué pendant la révolution. Tour à tour premier membre de la municipalité en 1788, président des séances houleuses de fév 1790, hostile à Louis Grignon, le futur général qui veut s'immiscer dans les affaires de St-Mac., à nouveau premier membre en fév 1790, secrétaire-greffier en nov 1790, confirmé premier membre en nov 1791, en démissionne le premier déc 1791, accepte alors le secrétariat, démissionne de ce poste le 26 déc 92, dépose ses fusils en 93, est détenu à Saumur du 11 déc 93 au 1er mar 94), puis gardé à vue chez lui à partir du 2 mars 94. Revenu ensuite doucement aux affaires, greffier à nouveau en jan 95, il obtient, la même année, main levée du séquestre mis sur ses biens. Adjoint en nov 95, il meurt le 21 oct 1796 à l'âge de 71 ans (RDC). M. de Bodinau, descendant des Defay, possèderait des documents écrits par Louis Defay (Babin, NDCR). Defay (Joseph Louis Frédéric) : Fils du précédent, né et ondoyé le 24 nov 1758, baptisé le 12 sept 1759 à St-Mac., militaire devenu capitaine, puis sous-lieutenant, au deuxième bataillon du régiment de Picardie (infanterie, régiment ayant pris le nom de Colonel-Général en 1780). Joseph Louis Frédéric, qui commande déjà un groupe d'insurgés lors de la prise de Cholet le 14 mars 1793, rejoint définitivement le clan des vendéens en juin 1793, à la suite de la prise de Saumur par les Blancs et d'une menace de séquestration de ses biens (maison à Saumur). Il accepte alors de siéger à l'une de leurs commissions. Avec femme, enfant et domestiques, il suit la Grande Armée, passe la Loire et participe à la prise de Laval. Il tente alors, depuis Avranches, de rejoindre Jersey avec le prince de Talmont mais l'expédition échoue et il se replie sur l'armée blanche à Pontorson, qu'il suit jusqu'au Mans et à Savenay. Après avoir mis son épouse en lieu sûr à Laval chez une femme de sa connaissance, il réussit à échapper au carnage et à la capture et se retrouve avec Béjarry dans le Morbihan afin de lancer un nouveau plan d'insurrection pour le 15 février 1794, lequel capote de même que celui du premier mars qui était censé affaiblir Redon. À Grand-Champ, il fait saisie de 6000 livres dans les caisses du reveceur des impôts et laisse un reçu signé de sa main : « Defay, Capitaine, au régiment de Picardie, au nom du Roi, l'an premier du règne de Louis XVII ». Dénoncé et acculé à Mangolérian (une lieue et demie de Vannes) à la tête de 400 hommes par la garnison bleue de Muzillac, il rend les armes le 25 prairial (13 juin) à Bodermarais, actuellement Bormarais, commune de Noyal-Muzillac. On trouve sur lui un journal où il affirmerait avoir tué un administrateur de district, fait qu'il nie lors de son procès au Tribunal de Lorient, le 16 thermidor de la même année. Il est condamné à mort et est exécuté le jour-même, à huit heures du soir, sur la Place de la Montagne à Lorient. Il a 35 ans. (Archives du Morbihan, LZ 448, avec l'aimable contribution de M. Yvonnick Danard, « Le journal du Chouan Joseph Defay »). Son épouse, originaire des Fournis, près de Chantonnay (Vendée), sans doute nommée Duchesne (70 SMD), accoucha à Cholet, le 9 juillet 93, d'un petit Louis Frédéric qui fut piétiné dans la mêlée au Mans, le 16 décembre. Signalement lancé par les bleus : « DE FAYS dit Joseph, âgé de 36 ans, d'environ 5 pieds 2 pouces, cheveux châtains et gris, cheveux courts, yeux bleus, nez ordinaire, bouche petite, menton rond, visage plein et coloré, gros et corporé, chemisette brune, pantalon de toile, chapeau rond ». (ADM 1395, « Le journal du Chouan Joseph Defay », Yvonnick Danard). Defay (Marthe-Louise) : Sœur du précédent, née le 24 sept 1757, épouse le 8 juin 1784 Jean-François Sourdeau de Beauregard (com. des Verchers), ancien conseiller maître ordinaire des comptes de Bretagne (RPSM et DHGBML). Elle est mise en arrestation chez elle le 11 décembre 1793. Defay (Sidonie) : Sœur de la précédente, née le 6 nov 1767, suit son frère Joseph à Laval, habite au Mans en 94 et revient vivre chez son père à Maison-Neuve en oct 95 (RDC). Il est possible qu'elle ait épousé un compagnon d'armes de son frère Joseph, Béjarry, qui est qualifié de gendre lors d'un acte en 1830. Demourant (Michel) : (De Morans, De Mourans). Curé de St-Mac. et doyen du chapître de Thouars de 1610 à 1653 (RPSM, RPP). Il est désigné, le 28 nov 1632, comme représentant de l'évêque de Poitiers pour assister aux exorcismes pratiqués sur les Ursulines dans l'affaire des diables de Loudun. Demourant meurt au Doyenné le 26 juil 1653 à l'âge de 75 ans et est enterré dans le cimetière de St-Mac. (RPSM). Descartes (Joachim) : Père du philosophe, Conseiller au Parlement de Bretagne et seigneur de Chavannes en 1635, met son fils au collège jésuite de La Flèche. David, baron de La Muce, protestant, prend la suite à Chavannes en 1638. César de La Muce est encore sieur de Chavannes en 1772 (DHGBML, RHPP). Desplaces (Louis) : Elu neuvième membre de l'assemblée de St-Mac. en fév 1790, démissionne le 14 nov 90 (RDC). Devault (Jacques) : Elu notable de l'assemblée de St-Mac. en nov 1790 (RDC). Devault (Jean) : Laboureur de St-Mac., élu huitième membre en 1790, dit « le rouge » (RDC). Dion (Jean) : Dit « Candion ». Notable de l'assemblée de St-Mac. en déc 1792 (RDC). Doc (André) : Cultivateur des Ajoncs. S'essaye au fermage en 1695 de la seigneurie de Sanzay avec un prêt de la veuve d'Urbain de Salles (IE 1140 ADML). Doc (André) : Cultivateur de St-Mac., fils du précédent, père de 3 enfants, a marché contre les vendéens. Garde Louis Defay à domicile en 1794, et les vignes de la commune en 1822 pour 50 f (RDC). Doublard du Vigneau (Simon Joseph) : À la révolution, famille titulaire de la seigneurie de St-Mac. (RDC) à la suite du mariage, à Contigné le 29 février 1672, de Simon Doublard du Vigneau avec Suzanne de Gencian. Il ne reste pas de traces de la vente nationale de Sanzay, mais deux autres propriétés sont vendues nationalement sur Doublard du Vigneau : l'Épinardière, commune de Daumeray, le 27 germinal an IV et le Plessis, toujours sur la même commune, le premier thermidor an IV (DHGBML). Le fief de Cordé, commune de Daumeray, appartient aussi, en 1790, à Doublard du Vigneau (DHGBML). À ne pas confondre avec un autre Cordé, près de Longué, qui appartient aux Nau, alliés par mariage aux de Salles de St-Mac. au XVIIe, alliance qui aurait pu trop facilement expliquer la présence de Doublard à Sanzay en 1789. Le dernier seigneur de St-Mac., Joseph-Simon Doublard du Vigneau, écuyer, sieur du Vigneau, est correcteur à la Chambre des Comptes de Bretagne. Il a émigré et son épouse, Françoise-Renée-Victoire Gastineau (mariage le 3 juin 1788), avec laquelle il s'était séparé de biens, rachète le Plessis sur son mari (I Q 532 ADML). Entre 1735 et 1763, plusieurs actes concernant la famille Doublard sont réunis dans E 2280 ADML : un accord entre Simon Doublard, Claude Ernaud, Madeleine Boizard et autres cohéritiers de Suzanne Doublard veuve de René Boizard de l'Épinardière, l'acquêt de la Martinière en la paroisse de la Jumelière par Joseph François Doublard et la dispense d'affinité pour le mariage de Simon Doublard avec Perrine Legoux. Drouault (Pierre) : Sacristain de l'église de St-Mac. de 1739 à 1750, vigneron de son métier, mort le 28 fév 1781 à l'âge de 73 ans. Né donc en 1708, marié 4 fois, à Marie Lépron, puis à Mathurine Bellenault, à Marie Robin et enfin à Suzanne Bastit, il fut sacristain entre l'âge de 31 et 42 ans (RPSM). Drouet (Magdelon) : Curé et vicaire perpétuel de St-Mac. de 1679 à 1687 (RPSM). Drouin : Curé desservant de Saint-Macaire de 1759 à 1766 (RPSM). Dubois (René Alexandre) : Propriétaire des restes de la ferme de la Guéritière en 1820, maire de Saint-Just-desVerchers en 1796, maire de St-Mac. du 25 mai 1821 à 1835 (ou plus). Il achète nationalement la cure de Saint-Just en 1796 (RDC, DHGBML). Dufay (Jacquine) : Fille unique de Françoise Bourgeois et d'Élie Dufay, mariée en 1582 à Jacques Clausse, sieur de Néry, gouverneur des Ponts-de-Cé, qui habite au Jau (voir ce mot) et dont elle a deux filles, Jacqueline et Judie (ou Judith) Clausse. Jacquine Dufay épouse en secondes noces Charles Gencian, sieur d'Érigné du Jau et d'Orveau vers 1590 (E 2918 ADML). Jaquine Dufay meurt le 13 déc 1626 et est inhumée à la Trinité d'Angers dans le caveau familial (RPE). Emérance (sainte) : Deuxième sainte patronne de la paroisse de St-Mac. Sœur de lait de sainte Agnès, elle fut lapidée au IVe siècle (Jacques Isolle, Eglises et Abbayes d'Anjou, Delmas, 1969). Un autel lui est dédié dans l'église en 1768 (RPSM) et en 1841 (NDCR). Une statue de Sainte-Emérance est bénite le 27 déc 1874 (NDCR). Erray (Jean) : Menuisier à St-Mac. en 1817, fabrique les bancs d'église pour les membres du conseil municipal (RDC). Falloux (Antoine) : Sieur de la Bafferie en 1668. Parrain d'une cloche à Brossay en 1634 (DHGBML). Faradon (Jean) : Laboureur de St-Mac. natif du Bouchet, marié à Jeanne Rétiveau en 1769 puis à Marie Leblanc en 1776 (RPSM), volontaire de la neuvième compagnie, reconnu hors d'état de servir dans les armées de la République le 28 nov 1793 (RDC). Fargeau (Louis) : Né le 6 avr 1783 à St-Mac., fils de François et de Jeanne Launay, entré en service le 6 messidor an 10 comme conscrit de l'an 11, registre matricule 2377, fusilier au vingt-deuxième régiment d'infanterie de ligne, deuxième bataillon, troisième compagnie. Admis à l'hôpital St-Jean de Burgos le 20 mai 1811, Louis décède « par suite de fièvre » le 7 juin 1811. Le conseil d'administration du régiment établit le certificat de mort en activité de service le 20 fév 1812 à Maastricht (RDC). Fillon (Jean) : Meunier de Grenouillon en 1770, marié à Renée Jarry (RPSM), sixième membre de la municipalité de StMac. en 1789, nommé greffier le 25 mars 1790, écrit peu, remplacé par Jarry ou Boutet, élu notable en nov 1790 mais refuse de prêter serment (RDC). Foucher (Jean) : Sergent du Comté de Passavant en 17121749, marié à Marie Bourgeteau morte le 27 mars 1738 puis à Françoise Chevrier morte le 29 fév 1749 à l'âge de 60 ans. Jean Foucher meurt lui-même quelques jours après elle, le 3 mars, à l'âge de 68 ans. Leur fils Jean Foucher, aussi sergent du comté de Passavant, se marie avec Marie Rétiveau, veuve de René Chotard (RPSM). Francaire (saint) : D'après la tradition, saint Francaire, propriétaire de l'époque gallo-romaine, est le père de saint Hilaire de Poitiers. Après sa mort vers 350, son tombeau et sa fontaine miraculeuse, au lieu-dit le Bas-Mureau (Cléré-surLayon) possèdent surtout des vertus anti-sécheresse. Les paroissiens de Saint-Macaire sont souvent conduits en procession par leur curé (NDCR) au Bas-Mureau mais, lors des quatre seules processions mentionnées (6 octobre 1832, 4 mai 1852, 27 mai 1861, 17 mai 1870, NDCR), le miracle ne s'est apparemment jamais produit. Pourtant, P. Branchereau, curé de Trémont en 1896, raconte ainsi ce qui s'est passé lors d'autres processions au XIXe : « En 1893, on y est venu de Saint-Macaire, de Nueil, de Saint-Maurice, des Cerqueux, de Genneton. L'année suivante, c'était le tour du Puy-Notre-Dame. L'année 1896, époque de grande sécheresse, fut aussi une époque de grandes manifestations de confiance en saint Francaire. Le 25 avril, les paroisses de Cléré et des Cerqueux se réunissaient au pied de la croix et autour de la fontaine miraculeuse. Le 16 mai, Vaudelnay, Saint-Macaire, Le PuyNotre-Dame y envoyaient plus de six cents pélerins. Le 19 du même mois, Nueil et Passavant y étaient représentés par une très nombreuse députation. Enfin, le lendemain et le jour suivant voyaient accourir les habitants de St-Pierre-à-Champ et ceux de Bouillé-Loretz, qui, surpris en chemin par une pluie battante, n'eurent plus qu'à venir remercier saint Francaire de les avoir pleinement exaucés. » La prière d'usage à SaintFrancaire est la suivante : « Que notre cœur tressaille de joie, au jour de la fête de Saint-Francaire. Demandons-lui par nos pieuses supplications qu'il nous envoie un remède à nos maux, en nous délivrant de la sécheresse qui désole la terre. Oraison : Seigneur, prosternés à vos pieds, nous implorons votre miséricorde afin que vous répandiez sur nous l'abondance de vos grâces ; nous vous conjurons par Saint-Francaire, votre serviteur. Daignez par son intercession répandre sur notre âme la rosée céleste qui la garantisse des atteintes du péché, et sur la terre une pluie salutaire, qui la garde contre les ardeurs du soleil brûlant. Par Notre-Seigneur-Jésus-Christ. Ainsi soit-il. « (Saint Francaire, Patron de Cléré, 1896). Fresneau (Antoine) : Sieur de Champ-Noir en 1644, maître chirurgien du Roi en ses armées (RPP). Garnier (Michel) : Garde-champêtre de St-Mac., suppléant de Boutet en sept 1801 (RDC). Gaultier (Jean) : Fermier du Doyenné et de l'église de StMac. (1660, 1661). Sa femme, Catherine Nicolas, est enterrée dans l'église en 1662 (RPSM). Gautier (Jean) : Notable de l'assemblée de St-Mac. en déc 1792 et mars 95 (RDC). Gautier (Louis) : Elu cinquième notable de l'assemblée de St-Mac. en fév 1790, évincé par tirage au sort, il passe aussitôt membre le 14 nov 1790. Tout officier municipal qu'il soit, il enfreint le ban de vendanges en 1792 (ce qu'il reconnaît volontiers) et est condamné à 3 livres 2 sols 6 deniers d'amende par la municipalité (RDC). Gauvain (famille) : Vers 1400, habite la Gauvinière (E 2598 ADML), Charles, écuyer, le 25 janvier 1655 (RPSM), Christophe, sieur des Poissonnières, marié à Louise Deschamps (1664-1690, RPP et RPSM). Geffard (Martin) : Douzième notable de l'assemblée de StMac. en 1790 (RDC). Gencian (famille) : (ou de Gencian) Charles Gencian, sieur d'Érigné, du Jau, d'Orvaux, de St-Mac. en 1616, marié à Jacquine Dufay, mort le 22 mars 1628 (RPE) ; Louis, sieur d'Érigné, mort le 17 mars 1644 ; François, sieur du Jau, mort le 4 août 1656 à l'âge de 63 ans ; Joachim fils de Louis, né en 1644, marié en 1668 avec Catherine Artaud, mort le 21 oct 1703 ; Guy, fils de Joachim, né en 1667, mort le 24 août 1716, marié en premières noces à Marie-Louise de Chénedé et en deuxièmes, le 2 juil 1713, à Marie Angélique de La Porte (E 3913 ADML, RPE et RPSM). La terre d'Érigné est vendue par les héritiers Gencian aux créanciers en 1720 (DHGBML). En 1719, Eustache-Eulalie de Gencian avait été acceptée à la très bonne maison de SaintCyr, fondée par Louis XIV en 1685, à l'entrée de laquelle il fallait montrer « titres de noblesse en bonne forme de quatre degrés du côté paternel » (Andegaviana 32). Gibot (René-Luc) : Descendant de la famille de Jean Gibot, sieur de La Perrinière en 1460 (DHGBML). René-Luc Gibot de Moulin-Vieux, marié le 22 fév 1677 à Elisabeth Lebascle (RPP) dont il a 13 enfants (DHGBML), possède en 1712 la seigneurie de La Haye, maison près de l'église du Puy, ancienne résidence de Jean de la Haye vers 1300 (RHPP). Sieur de Bray en 1718, il achète Sanzay en 1719 pour 24 000 livres, (et sans doute Érigné) mais la seigneurie est rendue aux Gencian 3 ans plus tard (E 2618 ADML). Il meurt vers 1720. Deux de ses fils, Pierre René, sieur de la Perrinière, de la Haye, de Chavannes et de Bray (1749-1796), et René-Luc, sieur de Moulin-Vieux et marquis d'Érigné en 1789, émigrent à la Révolution et leurs biens sont vendus nationalement (DHGBML). Bray est vendu le 19 juillet 1796 sur Luc-René Gibot et son épouse, émigrés compris sur la liste générale (I Q 532 ADML). La maison de la Haye est détruite en 1796 (E 2825 ADML). Girardeau (Jean) : En 1734 et 1735, notaire et huissier royal à St-Mac., mort le 4 jan 1740 à l'âge de 34 ans (RPSM). « On retrouve dans les actes assez souvent la signature magnifiquement enluminée de ce Girardeau nommé notaire ou huissier royal résidant à Saint-Macaire ». (Ollivier, NDCR). En fait, il habite Bouchettes (RPSM, 1734). Girardeau (Joseph) : Donne à l'église de St-Mac., en 1746, une croix qu'il a fabriquée et qui est plantée au Bouchet (RPSM). Godin (famille) : ou Gaudin. Michel, laboureur en 1770 à Pancon, marié à Marie Balin ; François, vigneron à Pancon en 1775, marié à Jeanne Neau (RPSM). Louis, domestique de la veuve Defay à Maison-neuve en 1812, est témoin de son décès (RDC). Gourdeau : Né vers 1742. Commandant militaire du Puy en 1793 et 1794, grand oncle de Julie Robert, fille du maire de StMac., René Robert. Gourdeau, à 70 ans, est propriétaire au Puy en 1812 (RDC). Gourin (Charles) : Laboureur de Chambernou, marié à Marie Guillon (RPSM, 1769), troisième membre de la municipalité de St-Mac. en 1788, élu procureur de la commune le 16 fév 1790, confirmé procureur le 13 nov 1791, reconduit le 16 déc 1792 par 28 voix sur 29. Volontaire pour la patrie en 93, il s'enrôle pour compléter le nombre de 11 hommes que doit fournir la commune mais, le 9 avr 93, il utilise cependant la possibilité de se faire remplacer. Il se démet de sa fonction de capitaine de la garde nationale lorsqu'il part habiter Argentay en mai 1794. Revenu à Saint-Macaire, il est agent national en mars 95, adjoint au maire en mars 98, sergent (seulement) de la garde nationale en 99. Sait écrire. Son fils Charles réside à la Bournée en 1800, conseiller municipal en 1816 (RDC). Gourin (Jean) : Laboureur de St-Mac., réside aux Haies. Tiré au sort pour la cavalerie en 1793. « 22 ans, taille de 5 pieds 3 pouces, cheveux et sourcils châtains, yeux gris, nez aquilin, bouche bien faite, menton long marqué de petite vérole, visage long, une cicatrice au front au-dessus des 2 sourcils » (RPSM). Gourin (Michel) : Garde-champêtre-adjoint de St-Mac. en déc 1797. Vient du Vaudelnay (RDC). Grécie de Montreuil : Voir Berlay. Grignon (Louis) : Dit Grignon Grandmaison. Né à Louerre le 15 août 1748, fils de François Grignon et d'Anne-Marie Commeau. Après des études au Collège de Doué, Louis Grignon sert aux gardes Françaises, puis à l'Infanterie Royale où il parvient au grade de sergent, de 1765 à 1776. Il se retire au Perdriau et prend à bail la ferme de la seigneurie de St-Mac., Sanzay, qui appartient alors à Simon Doublard du Vigneau. Muni d'une procuration de Doublard, il représente le seigneur aux premières assemblées communales de St-Mac. Déjà coofficier des volontaires de Doué et receveur du bureau d'aides de Saint-Macaire, il souhaite devenir membre du premier conseil municipal de St-Mac. Ecarté par Defay, il se fâche et, proposé comme délégué à Thouars pour soutenir le cahier de doléances de la paroisse, il refuse de s'y rendre (RDC). Président de séance le 14 nov 1790, les suffrages des macairois ne lui sont pas favorables. Il finit cependant par être élu notable en déc 1792. Le dimanche 7 avr 1793, lendemain de la création du Comité de Salut Public, il quitte St-Mac. et part pour l'armée de l'ouest où il est nommé adjudant général (DHGBML, RDC), puis général. Commandant sanguinaire d'une des colonnes infernales en 1794, il dirige la troisième division contre Charette qui le bat trois fois entre le 2 et le 5 fév 1794 à Chauché, aux Essarts et à St-Denis-La-Chevasse (Chiappe, La Vendée en armes). Les 12 et 14 vendémiaire an IV, il est employé à la défense de l'Assemblée à Paris (RHPP). Général divisionnaire et commandant de la cinquième brigade des Vétérans en activité, il réside au Perdriau qu'il vend en viager le premier frimaire an XIII (22 nov 1804) à ses nièces (5 E 2566 ADML). Sa femme, Louise Perrine Desportes meurt au Perdriau le 4 mars 1807. Retraité en 1806, entreposeur de tabac à Angoulême, il y meurt le 24 déc 1825 (DHGBML). Son frère aîné François, marchand à Saint-Pierre-de-Doué, épouse, dans l'église de St-Mac., le 14 sept 1761, Madeleine Françoise Sancier, fille de Louis Sancier et de Renée Grignon, fermiers de la seigneurie de St-Mac (déjà en 1746) avec autorisation spéciale du pape pour « consanguinité au deuxième degré égal » (RPSM). Guéniveau (Jean-Nicolas) : Sieur de la Raye, fils de Jean, conseiller du Roi, président de l'Élection de Montreuil-Bellay en 1673-1677 (RPSM). Né à Saumur le 15 nov 1752, Jean-Nicolas Guéniveau, sieur de la Cour-de-la-Raye est président de l'Élection de Montreuil en 1772, subdélégué de Montreuil et Cholet en 1780, maire de Montreuil en 1789, administrateur du district de Saumur en 1791 (DHGBML), salpêtrier au Puy pour le compte de la République en 1794 (RDC), propriétaire en 1796 d'une partie des terres du prieuré de Brignon qui semblent avoir été soustraites à la vente nationale. Par ailleurs, il achète nationalement le Doyenné de St-Mac. Elu au Conseil Général en 1800, il n'est qu'au neuvième rang des propriétaires fonciers de St-Mac. avec une contribution de 109, 32 F et 23 ha. Il meurt au Puy le 23 nov 1834 (DHGBML). On retrouve vers 1810 un Nicolas Guéniveau de la Raye à Sainte-Verge, propriétaire et lieutenant de louveterie, 30 ans, marié, 2 enfants. Le préfet dit de ce dernier : « il est originaire de Montreuil-Bellay. Il a été mal élevé ; il manque d'esprit et d'instruction ; il est impropre aux affaires publiques. Paraît attaché au gouvernement ». Il est classé dans la colonne 6000 francs de revenu. (Statistiques personnelles du sous-préfet des D. -S., Pierre Tribert, ADDS 3M4A). Un autre (ou le même) Nicolas Guéniveau de la Raye, ancien lieutenant de louveterie, est parrain de la grosse cloche de l'église de St-Mac. en 1854. Guichard : Nom du marbrier saumurois qui a placé, le 11 mai 1840, un grand autel en marbre noir et un bénitier en marbre rouge de Laval dans l'église de St-Mac., puis, le 10 juil 1850, des fonts baptismaux en marbre noir (NDCR). Guillon (François) : (ou Guyon). Laboureur des Bouchettes, marié à Jeanne Péponné (RPSM, 1778), notable de St-Mac. en déc 1792 et en mars 1795 (RDC). Sait signer. Guillon (Jacques) : Membre de l'assemblée communale de St-Mac en 1790, évincé le 14 nov 1790 par tirage au sort. Guillon (Jean) : (ou Guyon). Réside au bourg de St-Mac. Membre du CS de St-Mac. en 1794, notable en mars 1795, membre en 1800 (RDC). Sait signer. Guillon (Louis) : (ou Guyon). Cultivateur à Brignon, marié à Marie Pin (RPSM, 1774). Premier adjoint de l'assemblée de StMac. en 1788, élu notable en nov 1790, membre du CS en 1794, apporte à la municipalité 4 liasses de titres de Brignon à brûler, le 26 jan 1794. Sous-Lieutenant de la garde nationale (RDC), Louis Guillon sait signer. Guitton (famille) : Jean Guitton en 1756 est sacristain de l'église de St-Mac. Son fils Jean commence à travailler avec son père le 30 juil 1770. Le père meurt le 6 août 1785 (RPSM). Le fils, qui sait signer, est élu greffier de l'assemblée communale le 7 fév 1790 mais démissionne aussitôt. quatrième notable en nov 1791, notable à nouveau en déc 1792, toujours notable en mars 1795 et peut-être conseiller municipal en 1823 (RDC). Guyard (Jean) : Cultivateur de St-Mac. Offre par deux fois à la commune, en 1816 et 1823, une maison à louer pour le desservant de l'église (RDC). Guyard (Louis) : (ou Guiard). Notable de l'assemblée municipale de St-Mac. en déc 1792, greffier de la municipalité en sept 1793, greffier du CS le 26 jan 1794, greffier à nouveau de la municipalité de mars 1794 à jan 1795, notable en mars 1795 (RDC et CS). Guyon (Marie) : (ou Guillon). Née, en principe, à la Vouie le 28 sept 1790, elle n'est pas inscrite sur le registre des naissances de St-Mac. par le curé Lière. Lorsqu'elle veut se marier, en 1816, des recherches sont faites et elle obtient le certificat nécessaire sur la foi de témoignages de voisins (RDC). Hamard (Louis) : Né à Saumur en 1749. Curé à la Landedes-Verchers depuis août 1786, il y prête serment. À la fin de 1792, il signe officier public. Il achète nationalement le presbytère de la Lande le 11 thermidor an IV. Au Concordat, il serait curé de St-Mac. et mourra le 10 déc 1807. (QuéruauLamerie, Le Clergé de M. -et-L. pendant la révolution). Confusion probable avec St-Mac. en Mauges ? Ou bien ne serait-il qu'intérimaire à St-Macaire-du-Bois ? Il ne reste pas de trace tangible de son passage à la cure de St-Mac. Hamon (Joseph) : Fermier général de Brignon en 1768, marié à Marie-Renée Vacher (RPSM). Hamon (Jacques) : Charron de St-Mac. en 1796. Il achète nationalement la cure de St-Mac. le 29 septembre 1796. Herpin (Pierre) : (le jeune), deuxième notable à St-Mac. en nov 1791 (RDC). Herpin (Pierre) : (le vieux). Laboureur du Monis, marié à Marie Valton (RPSM, 1768), troisième adjoint de St-Mac. en 1788, élu cinquième membre en 1790, ne sait pas signer (RDC). Hilaire (saint) : 315, naissance. 368, mort. 350, évêque de Poitiers. 356-359, exil en Asie Mineure. Copain de Martin. Aurait-il eu l'occasion de connaître Macaire en Égypte ? Honoré : Curé de St-Mac. de 1888 à 1908, puis curé de la Varenne. En 1928, il devient doyen de Vihiers et chanoine honoraire (NDCR). Hospitaliers (ordre) : Ancien ordre religieux, puis militaroreligieux, des Lieux saints, fondé vers le IXe, dit Ordre de SaintJean-de-Jérusalem. Chassés de Jérusalem (1291), les Hospitaliers se réfugient à Chypre, puis à Malte (1530), dont l'ordre a pris le nom depuis. En 1312, le Pape leur attribue les biens des Templiers. Ils ont possédé une commanderie à la Lande-des-Verchers. Houet (Philippe) : Dernier curé en titre de St-Mac. en 1960, mort en 1990. s'est fort intéressé à l'histoire de St-Mac. (EAMH). Hubelot (Urbain) : Laboureur des Bouchettes, marié à Marie Chotard (RPSM, 1773), membre du CS de St-Mac. en 1794 (CS). Ne sait pas signer. Hullin (Jean) : Premier garde-champêtre de la commune de St-Mac. en août 1794. Vient de Genneton (RDC). Izoré (Louis) : Ecuyer sieur de Chantemerle en 1696. Possède aussi le Branday. Marié à Françoise Georgeau, morte le 6 fév 1697 à l'âge de 40 ans. Jacques, son fils né le 18 mars 1696, vivant en 1713-1741, Claude, sa fille morte à 44 ans le 4 av 1741, célibataire (RPSM), Guy, écuyer sieur de Chantemerle, mort le 5 nov 1680 au Puy (RPP), Louise Izoré, demoiselle noble, morte à 64 ans le 25 oct 1748 (RPSM). Jarry (François) : Né vers 1740 à l'Humeau de Bray, fils de Louis et de Madeleine Breteau, maréchal-ferrant, il apparaît en mars 1788 comme greffier de la municipalité de St-Mac. Proclamé maire le 14 fév 1790, confirmé maire le 13 nov 1791, reconduit le 16 déc 1792, démissionne le 17 fév 1793, élu agent municipal (maire) en avril 1797 en remplacement de Pelletier démissionnaire, refuse cependant de continuer en mars 98, capitaine de la garde en 1799, accepte sa nomination de maire par le préfet consulaire le 2 août 1800. Il sera maire jusqu'au 3 avr 1806, date de sa mort sur les 6 h du matin, au village de l'Humeau de Bray, âgé de 66 ans. Beau-père de Jean Gourin, neveu de Louis Frémondière (RDC). Ce terme Jarry pourrait provenir du provençal Garriga (garrigue). On le retrouve dans les toponymes la Jarrie, la Jarrige. Jauret (Michel) : Garde-champêtre-adjoint de la commune de St-Mac. en sept 1799, vient du Vaudelnay (RDC). Jousset (François) : Ancien militaire nommé gardechampêtre à St-Mac. en jan 1831, tombe malade le 9 sept 1832. Jousset (Pierre) : Elu notable de St-Mac. en nov 1790 (RDC). Lahaye (Pierre Thomas) : Garde-champêtre de St-Mac., suppléant de Boutet en mars 1802 (RDC). Lamballais (Louis Michel) : Infirmier de l'abbaye de Ferrières de 1753 à 1778, mort en 1778. La vente de ses biens meubles rapporte 3227 livres. Son fusil est acheté par le prieur de Brignon (SDLH). Lambert de Gourville : Desservant de St-Mac. en 1758 (du 18 mars au 11 nov) puis prêtre et curé de St-Mac. jusqu'en jan 1759, puis prêtre et curé de St-Mac. et de Genneton jusqu'en juin 1759 (RPSM). Laroche (René) : Nommé garde-champêtre de St-Mac. le 10 mai 1834 (RDC). Launay (Louis) : Charron de St-Mac., élu greffier le 21 fév 1790 à la place de Roger, démissionne le 14 mars 1790, notable en nov 1790, capitaine de la garde en 1792, membre et greffier du comité de surveillance en jan 1794 (RDC). Lecêvre (Pierre Alexandre) : Né à Doué, paroisse SaintPierre, le 13 octobre 1768, vicaire d'Ambillou en 1792, il est élu, le 6 décembre 1792, curé constitutionnel de St-Mac. par l'assemblée électorale du district de Saumur, ayant réuni 84 voix sur 94. Il y prend ses fonctions le 16 déc 1792 et fait aussitôt partie des notables, greffier à partir du 26 déc 1792. Il dépose ses lettres de prêtrise à la municipalité le 2 fév 1794. « Taille de 4 pieds 11 pouces, cheveux noirs, yeux et sourcils noirs et visage long » (RDC et CS). Lejeard (André) : Cantonnier de St-Mac., adjoint du gardechampêtre, nommé le 26 juin 1851 (âgé de 43 ans), il ne travaille que 3 jours/semaine (RDC). Lejeard (François) : Cultivateur de la Minauderie, marié à Jeanne Barbier (RPSM, 1778). Garde-champêtre suppléant de St-Mac. en sept 1802, devient titulaire en août 1803 mais est obligé de démissionner pour incompétence en 1815 (RDC). Lejeard (René) : Notable de St-Mac. en nov 1790 (RDC). Lejeune (François) : Garde-champêtre-adjoint de St-Mac. en mars 1798, chargé notamment du tambour (RDC). Lerat : Greffier de la municipalité du Puy-Notre-Dame en 1791 (RDC). Liausu : Plâtrier à Doué en 1870, change l'autel de place et moule une nouvelle sainte Table dans l'église de St-Mac. (NDCR). Lierre (René) : (ou Lière). Curé de St-Mac. de 1784 à 1792, rédacteur du mémoire de l'assemblée municipale en 1788 et, certainement, en 1789, du cahier de doléances remis à Grignon. Nommé sixième membre au conseil en 1788, il démissionne le 16 fév 1790. Le 13 fév 1791, il prête le serment constitutionnel dont il se rétracte en chaire le dimanche 11 mars 1792. Il signe encore sur l'ancien registre paroissial le 15 mars (RPSM et RDC). Il quitte St-Mac. le 18 mars 1792 pour Angers où il demeure au n° 276 cul de sac Saint-Denis. Emprisonné le 17 juin 1792 au séminaire de la rue du Musée (NDCR), il est déporté vers l'Espagne sur le bateau la Didon le 12 sept 1792 (Quéruau-Lamerie). Macaire (saint) : Pour le patronnage de la paroisse, il semble difficile de choisir entre les 5 Macaire suivants, tout en privilégiant les deux premiers : (1) Selon les traditions, saint Macaire l'ancien (le grand) est né en Égypte de parents pauvres vers 300. En 330, Macaire, anachorète, se retire à Scété et en est tiré malgré lui, en 340, pour être revêtu du sacerdoce. Il est persécuté en raison de son attachement à la doctrine du concile de Nicée. Il meurt en 390. On lui attribue 50 homélies et des opuscules ascétiques. Il est fêté le 15 janvier. Une trentaine de sources confirment ces faits, mais rien ne prouve que ce soit ce Macaire le patron de SaintMacaire-du-Bois. (2) Macaire le jeune, contemporain du premier, né à Alexandrie, se retire vers 335 dans la solitude et meurt en 394. Il est considéré comme l'auteur de La règle de saint Macaire, imprimée dans le Codex Regularum, Rome, 1661. (3) En 325, un autre Macaire, Macaire I de Jérusalem, est à Nicée (Geltzer-Hingerfeld-Guntz, Patrum Nicaerorum nomina, Leipzig, 1898). Celui-ci meurt en 331. Évêque de Jérusalem sous Constantin, remplacé par Maxime, puis Cyrille (A. Hamman, Guide pratique des Pères de l'Église, 1967) : « Macaire aurait entrepris, avec l'autorisation de l'empereur, les premières fouilles qui permirent de mettre à jour le Saint-Sépulcre. L'empereur, informé, fit élever sur le calvaire une immense basilique ». (4) Macarius, évêque de Comminges au Ve, est fêté le 2 mars. (5) Macaire, vicaire, décide Ruffin à traduire Origène (Le Livre des Principes), (EAMH). La vie religieuse réglée des moines d'Égypte aurait été apportée en occident par saint Cassien dans une ville des DeuxSèvres (EAMH). Même les spécialistes en hagiographie n'ont pu trancher. L'abbé Thibault, secrétaire particulier de sa Grandeur Monseigneur Freppel, écrit à ce sujet au curé Honoré, en date du 13 janvier 1885 : « M. Le Curé, j'ai l'honneur de vous adresser la feuille ci-jointe sur laquelle vous trouverez à faire à l'ordo de 1885 par suite de votre fête patronale. Cette fête se faisait autrefois le 15 janvier. J'ai maintenu cette date. Le martyrologe compte plusieurs saints Macaire, entre autres deux abbés d'Égypte, l'un le 2, l'autre le 15. Votre saint est sans doute l'un de ces deux, à moins que ce ne soit celui des Mauges. Ce point n'est pas encore éclairci »… (NDCR). Mais alors, qui est celui des Mauges ? Madou (Pierre) : Charpentier de Cersay, né en 1751, réquisitionné à la salpêtrerie du Puy-Notre-Dame chez Guéniveau en 1793. Vient s'installer, en 1794 à St-Mac., avec sa femme Catherine Gallard et ses 3 enfants Marie, Victoire et François (RDC). Mailleau : Vicaire de St-Mac. du 6 juil 1779 au 5 mars 1780 (RPSM). Marcheteau (Louis René) : Maire de St-Mac. en 1847-1851 (RDC), de mai 1835 à octobre 1852 date de sa démission (DHGBML). Maupassant (Jean-Jacques) : Entrepreneur des ouvrages du roi, marié à Marie-Jeanne Merceron, réside à Dampierre, parrain à Saumur le 5 fév 1781 (GG 32 ADML), commande la garde nationale de Saumur en l'an III, parrain à St-Mac. de Rétif Robert (fils du maire) le 28 ventose an VII. Son fils, JeanJacques, assiste à St-Mac., le 21 juil 1812, au mariage de Henri Merceron, son beau-frère. Mesleau (Pierre) : Garde-champêtre de St-Mac. nommé en 1815. Vu son grand âge, il est mis fin à ses fonctions en déc 1825 (RDC). Mestreau (J.) : Curé du Puy-Notre-Dame, intérimaire à StMac. du 3 sept au 27 nov 1726 (RPSM). Mestreau (Louis) : Conseiller municipal de St-Mac. en 1823. Mestreau (René) : Laboureur des Ajoncs, troisième adjoint de St-Mac. en 1789, sergent de la garde en 1792 (RDC), marié à Jacquine Nicolas en 1774 (RPSM). Métayer (Joseph) : Tailleur d'habits signalé le 13 vendémiaire an 13 pour un laissez-passer : « 29 ans, taille de 5 pieds, visage rond, cheveux et sourcils châtains, yeux gris, nez gros, bas du visage rond » (5SMD). Milland (Nicolas) : Sieur de Bois-Ménard depuis 1605, géomètre-arpenteur, professeur de mathématiques, licencié esdroits (DHGBML), notaire de Ferrières, marié à Gabrielle Chaleban, il meurt le premier jan 1655 et est enterré dans l'église de St-Mac. par le curé Riou. Gabrielle Chaleban meurt 10 jours plus tard. Ambroise Milland, sieur de Bois-Ménard, sénéchal de Ferrières, 23 nov 1655, meurt le 21 mars 1659, Ambroise Milland, sergent royal, 3 sept 1659, mort le 14 sept 1661 aux Bouchettes, Nicolas Milland, sieur de Bois-Ménard, 5 jan 1662, mort le 2 sept 1662, Marie Milland, vieille fille morte le 24 sept 1662 (RPSM), Roze Milland, veuve (1708, 12SMD). Moindron (Madeleine) : Institutrice de St-Mac. Née le 28 jan 1811 à la Crèche (D. -S.), elle possède un brevet de capacité pour l'instruction. Nommée le 29 mars 1841 à St-Mac., elle loge dans l'école en 1842. Evincée le 10 mai 1846 par décision de la municipalité, elle réclame alors un salaire pour les 7 mois où elle avait exercé bénévolement (RDC). Moneuse (Dom Jacques) : Prieur de Brignon en 1649 (RPSM). Morin (Claude) : Vicaire de St-Mac. de 1648 à 1662 (RPSM). Nau (Claude) : Fille de René Nau, sieur de Cordais et de Claude de Beaupou, épouse Urbain de Salles II à St-Mac. le 11 fév 1681, meurt en 1716 (RPSM et E 3913 ADML). Neau (Jean) : Elu septième notable à St-Mac. en 1790, évincé le 14 nov 1790 par tirage au sort, membre du CS en 1794 (RDC). Ne sait pas signer. Neau (Louis) : Charpentier et journalier de Chambernou, marié à Marie Nevouet (RPSM, 1770), élu notable de St-Mac. en nov 1790 (RDC). Nepton (François) : Sieur de Pancon en 1525, marié à Jeanne de La Haye, puis à Adenelle de Boyzellière qui vendent toutes deux une vigne à Pancon en 1525 (E 826 ADML). Nevouet (Mathurin) : (ou Nepvouet). Laboureur des Ajoncs en 1776, marié à Catherine Piau (RPSM), élu deuxième membre de la municipalité de St-Mac. en déc 1792, toujours membre en mars 1795 (RDC). Némoise (sainte) : Troisième sainte patronne de l'église de St-Mac. (statue et tableau) très vénérée dans la région (Indreet-Loire, Vienne et Deux-Sèvres). Personnage légendaire, Némoise serait née au Ve siècle à Vézières près de Lerné. Extrêmement pieuse, instruite et de famille illustre, belle de surcroît, elle aimait cependant garder les troupeaux. Les jeunes seigneurs lui faisaient une cour effrénée. Surprise un jour dans la campagne par un amoureux empressé, elle implora le ciel de la rendre difforme pour échapper à ses avances. Aussitôt l'un de ses pieds se transforma en patte d'oie, ce qui fit réfléchir et fuir le damoiseau. Les variantes du nom de Sainte-Némoise sont nombreuses : Néomaye, Néomadie, Trémoye, Néomoise, Lumoise. À Argenton l'Église (D. -S.), elle avait sa statue dans l'église et on l'invoquait comme protectrice des troupeaux. D'autres statues ont été notées à Lerné, Montsoreau, Vézières, Sambin, Les Trois-Moutiers, on mentionne un vitrail à Ternay… (Bulletin de la Société d'Études Folkloriques du Centre Ouest, t. X, mai-juin 1976). Nicolas (Jean) : Caporal de la garde nationale de St-Mac. en 1792, menacé par la municipalité de St-Mac. s'il ne rejoint pas son régiment le 2 fév 1794, mais ayant pourtant été réformé le 20 jan 1794. « Natif du Bouchet 21 ans, 4 pieds 8 pouces, a les jointures des genoux contournées en dedans à tel point qu'il se les frotte l'une contre l'autre en marchant que cette difformité, la tenue de son corps, sa très petite taille, la faiblesse de son tempérament, le soussigné pense qu'il pourrait être exempt de la réquisition ne le prouvant ni les forces ni la taille susceptible de pouvoir supporter les fatigues inséparables de la marche et des manœuvres qu'exige l'art de la guerre ». Membre du conseil municipal en décembre 1800. Réside alors à la Vouie (RDC). Ollivier (Charles) : Curé de St-Mac. en 1875. Paterne (François) : Né à Saint-Lambert-des-Levées le 25 sept 1748, ancien chanoine (à 25 ans !) du chapitre du Puy ND, il démissionne en 1783, est nommé curé du Vaudelnay jusqu'au 26 nov 1794 (RHPP). Il collabore activement avec la République, puisque commissaire pour la contribution mobiliaire en 91 (RPSM). Il défroque, se marie et devient notaire à Montreuil-Bellay de 1815 à 1825. Il engendre 2 enfants dont une fille qui est sage-femme au Puy pendant 1/2 siècle (RHPP). Il mourut au Vaudelnay le 10 jan 1831. Pauloin (Pierre-René) : Curé de St-Mac., doyen et archiprêtre de Thouars de 1767 à 1784, mort le 12 novembre 1784 à l'âge de 54 ans. Son neveu, François, qui réside chez lui, fils de René marchand fermier et de Françoise Debray (de Rillé en Maine), meurt le 25 mars 1780 à l'âge de 14 ans (RPSM). Pelletier (Félix) : Originaire de Chalonnes, marié à SaintMacaire le 10 juillet 1792 à Françoise Renault (originaire de Gennes), fermier de Bray à cette époque, apparaît dans les affaires politiques de St-Mac. en fév 1793 et est élu maire le 7 avr 1793 en remplacement de Jarry démissionnaire, par 47 voix sur 48 ! Délogé de la ferme de Bray à la suite de sa vente nationale en juillet 96, Pelletier démissionne lui aussi en mars 1797, sans doute pour devenir agent municipal au Puy (en nov 98), remplacé par François Jarry le 2 avril 97 (RDC). Maire du Puy en brumaire an X, il démissionne de cette fonction en l'an XI (DHGBML). Une fille, Françoise Agathe, lui naît le 11 août 94, à Bray dont il jouit (maison et terres) de 1792 à 1796 (RDC et I Q 532 ADML). Intrigant et opportuniste, Pelletier possède une signature encombrante et savamment calligraphiée. Perroteau (Louis) : Né le 15 mars 1787 à St-Mac, fils de Jacques et de Renée Dion, fusilier à la septième compagnie du troisième bataillon du 61ème régiment de ligne en 1807, entré à l'hôpital de Mayence le 5 fév 1807, y est décédé le 15 du mois de mai 1807 par suite de fièvre, âgé de 20 ans. L'extrait n'arrive à St-Mac. qu'en 1811 (RDC). Péan : Curé-chanoine, dessert St-Mac. de 1755 à 1759 (RPSM). Péponnet (Charles) : (ou Pouponnet). Laboureur de StMac., fils du suivant, membre du conseil municipal de St-Mac. en déc 1800, habite Chambernou (RDC). Le 5 jan 1798, il se rend acquéreur de terres de Brignon et de la cure vendues nationalement, 4 boisselées à Chambernou qui jouxtent l'un de ses champs et 8 boisselées à Champ-Noir. Péponnet (Nicolas) : (ou Pouponnet). Laboureur de StMac., fermier en 1740, père du précédent, devient troisième membre de la municipalité en 1788, premier notable en 1790, évincé par tirage au sort le 14 nov 1790, deuxième membre en nov 1791, troisième membre en déc 1792, toujours membre en mars 1795. Sait signer. Piau (Jean) : Laboureur de la Haute-Baffrie, marié à Louise Cirel (RPSM, 1773), élu quatrième membre de la municipalité de St-Mac. en déc 1792, rétracte le 29 jan 1794 les propos injurieux qu'il a tenus au sujet de l'officier de santé du Puy, Rabouin, ayant soutenu, avec son compère Pierre Cornu, que Rabouin accordait à certains réformés des certificats de complaisance payants. Toujours membre en mars 95 (RDC). Piloteau (Paul) : Laboureur de la Haute-Baffrie, marié à Renée Leblanc (RPSM, 1777). Il est surpris en flagrant délit d'abandon de poste de garde par le Comité de Surveillance de St-Mac. en 1794 (CS). Pinguet (Jean) : Possède la Guéritière en 1483 (C 106 ADML). Plantis (Renée du) : Fille de Jacques du Plantis et de Françoise de Cossé, femme de René de Sanzay, seigneur de StMac., Renée apporte en héritage la terre du Plantis (Com. de Sainte-Christine), le château des Marchais (com. de Faye d'Anjou). Restée veuve vers 1560, elle lutte contre son fils aîné avec l'aide du cadet Christophe (ADML E 3920). Pocquereau (Jean) : Garde-champêtre entré en service à la municipalité de St-Mac. le 1er jan 1826, autorisé à porter une arme à feu. Il démissionne fin 1831 (RDC). Porcheron (Philippe) : Doyen de Thouars et curé de StMac. en 1683 (RPSM). Porcin (Bernard) : Ancêtre possible de la famille Gourin, habite, au XIIe, la Cochonnerie (v. ce nom au DT) en face de l'Église, soit probablement à côté de l'actuelle maison au bord de la route, anciennement à Mme Godineau. Les moines qui écrivent les chartes latines traduisent le langage vulgaire en latin. Le terme Gourin (ou Goret) donne Porcinus (EAMH). Port (Célestin) : Archiviste de M. -et-L. de 1850 à 1901. Porte (Angélique de La) : Originaire de Laval, elle épouse Guy de Gencian le 3 juillet 1713, qui meurt sans lui donner d'enfants le 24 août 1716. Elle est dame seigneuriale de St-Mac. de 1716 à sa mort, le 2 juil 1763. Elle est enterrée dans la chapelle des Ursulines d'Angers (RPSM, RPE). Quétineau (famille) : Famille de marchands, de procureurs de fabrique, de receveurs de chapitre et de seigneurie, et de fermiers, originaire du Puy-Notre-Dame. Maître Jean Quétineau, sieur du Perdriau (1605, RPP) ; Guillaume, sieur de La Paleine, porte-épée de parement de l'Écurie du Roy (1607, RPP) ; Gérard, sieur du Pont (1617, RPP), Jacques, sieur de La Gloriette, marié à Perrine Goupil (1631 et 1657, E 198 ADML, 1650, RPP, 1651 et 1655, RPSM) ; Louis, sieur de Maineau (1651, RPSM) ; Charles, sieur du Fondys, maître-chirurgien (1666, RPP) ; Pierre, fermier (1678, E 198 ADML) ; Jean, dit La Tripe, marchand-boucher (1690, RPP) ; Pierre, (1730, RPP) ; Pierre, général, fils de Pierre et de Charlotte Robinet de Bourjoly (17561794). La famille a géré, entre autres, l'immense chapitre de Chavannes, a acquis les domaines de La Gloriette (dont elle est devenue propriétaire, qu'elle a ensuite vendue vers 1700 aux Falloux) et du Perdriau, a assuré le fermage et la recette de Bray et probablement celle de la seigneurie de Sanzay-Saint-Macaire en l'absence de seigneur (RPP, RPSM, ADML). Quétineau (Marie) : Fille de Pierre Quétineau, marchand au Puy et de Marie Pépin de St-Mac., femme en 1ères noces de Joseph Pasquier, marchand à La Planche (RPSM, 1775), en secondes noces de Pierre Roger, marchand-fermier (1776), meurt à la Planche le 27 jan 1822 à l'âge de 72 ans (RPSM, RDC). Quétineau (Pierre) : « Pierre, né au Puy le 24 août 1756, dans une maison de la grand-rue, est le fils de Pierre Quétineau, boucher de son état et de Charlotte Robinet, et petit-fils de Guy Quétineau. Il est baptisé le 25 août. Il acquiert les premiers éléments d'instruction sous la direction du curé Jean Vincent Roblain, maître de psallette, simple école à l'usage des enfants de chœur. Il fait son apprentissage comme boucher et, bien que rôturier, épouse Melle Marie Anne de La Treille dont les parents habitent le château de la Treille » (RHPP). En août 1791, il abandonne la boucherie afin de s'engager comme volontaire pour la Patrie en danger dans le deuxième bataillon des D. -S. dont Dumouriez est le chef. Très vite promu lieutenant-colonel sous Dumouriez, il est ensuite envoyé comme général sur le front vendéen (DHGBML). Battu aux Aubiers, il capitule à Thouars le 5 mai 1793 et partage la chambre de Bonchamps dans le château des La Trémoïlle. Invité alors par Lescure à demeurer neutre et en sécurité dans le camp royaliste, il refuse en disant : « Je passerais pour traître si je ne retournais vers les miens ». Deux jours plus tard, il quitte Thouars et se réfugie chez son ami Ligonnier. Arrêté sur ordre de Tallien, il est emprisonné aussitôt à Saumur par les Bleus, mais les Blancs le libèrent lors de la prise de la ville le 9 juin. Il se livre à nouveau aux mains des républicains. Acheminé à Paris, jugé par le tribunal révolutionnaire, il y est guillotiné le 17 mars 1794 (DHGBML, Chiappe : La Vendée en armes). Marie Anne de La Treille est arrêtée comme complice dans le complot Ronsin qui avait pour but de délivrer son mari et quelques autres chaleureux républicains. On trouve son nom sous le n° 14 des accusés. Elle est condamnée à mort le 24 mars 1794. Elle aurait crié « Vive le Roi » lors de la lecture du verdict. Elle n'est pas guillotinée de suite car elle s'est déclarée en état de grossesse et elle obtient un sursis jusqu'au 11 mai 94, date de son exécution (RHPP). Rabouin : Officier de santé du premier bataillon du PuyLa-Montagne, ci-devant Notre-Dame, accusé en 1794 d'accorder à certains réformés des certificats de complaisance payants (RDC). Rabouand (Joseph) : (ou Rabouin). Laboureur de la Guéritière, marié à Françoise Dutour (RPSM, 1773-1776), sixième membre de la municipalité de St-Mac. en 1788, ne sait pas signer. C'est lui qui, devenu « fermier de la Guéritière » en 1794, apporte, le 26 jan 1794, à la chambre commune une liasse de rentes dûes à cette seigneurie afin qu'elles soient brûlées. Ragot (famille) : De ragot, sanglier mâle de 2 à 3 ans. Cette famille apparaît lors de l'ouverture des premiers registres paroissiaux en 1646. Jean Ragot est alors qualifié d'honorable fermier de la seigneurie de Bray. Il est catholique, même s'il assure le fermage du protestant Boussiron (RPSM). (Voir annexe VIII). Réché (Vital) : Garde des bois de Brignon, habite la Verderie. Sait signer. Participe aux élections de 1790 en tant que scrutateur. Reine (Jean-Baptiste) : Premier curé résident de St-Mac. après la révolution, nommé le premier jan 1828. Il signe en 1850 et est membre du bureau de bienfaisance en 1852 (RDC). Il est remplacé par Tranchant le 12 oct 1869. Il est le premier aussi à tenter quelques notes historiques, déposées à l'Évêché d'Angers sous le titre « Notes du curé Reine » (NDCR), qui regroupent surtout d'autres notes de curés postérieurs. En fait, il ne reste rien du manuscrit de Reine presqu'intégralement recopié par Tranchant. Ce dernier n'avait pourtant aucune raison plausible de le faire disparaître. Renée de France : (1510-1575). Fille de Louis XII, Renée épouse le Duc de Ferrare, vit en Italie de 1528 à 1560, époque à laquelle Calvin devient son directeur de conscience, puis se retire à Montargis. En protégeant les principaux responsables protestants, elle joue un rôle déterminant pour le développement de la R. P. R. dans les Deux-Sèvres et dans toute la région au XVIe. Ribreau (famille) : François Ribreau Grandmaison, marié à Françoise d'Aubigny, est fermier de Bray en 1718, et y meurt le 24 juin 1731 à l'âge de 60 ans. Françoise décède le 26 oct 1734, François Ribreau Grandmaison, leur fils, marié à Madeleine Lamoureux, reprend le fermage jusqu'en 1781 (RPSM et E 198 ADML). Rigaud (Jean) : (ou Rigault). Vigneron du Monis, marié à Marie Courtillé (RPSM, 1768), premier adjoint de la municipalité de St-Mac. en 1789, cinquième membre en 1790, participe à l'inventaire de Brignon le 8 mai 1790, évincé de la municipalité le 14 nov 1790 par tirage au sort, notable en déc 1792 et en mars 95, ne sait pas signer. Rigault (Monique) : Epouse de Claude IIIème de Bussy, elle meurt le 30 déc 1659 (RPSM). Une pierre tombale dans l'église porte son nom. Rigault (Pierre) : Laboureur membre en 1790 (RDC). de St-Mac., quatrième Rimbault (Jacques) : Fermier de Bray, décédé le 30 déc 1787 à l'âge de 57 ans, marié à Agathe Robert (RDC). Riou (Thomas) : Vicaire desservant de St-Mac. pendant 21 ans, du 22 avr 1655 à 1676 année de sa mort (RPSM). Robert (Joseph) : Marchand de St-Mac., élu quatrième notable en 1790, notable en déc 1792, mort en 1795 (RDC). Robert (René) : Marchand-fermier-cultivateur, demeurant à Milly-le-Meugon (M. -et-L.), marié à Charlotte Cécile Merceron. Achète Bray nationalement le 19 juillet 1796 (1 Q 532 ADML), y réside en 1799-1802, receveur des contributions de 1802, devient maire de St-Mac. le 18 avr 1808 et meurt à Bray le 13 juin 1814 à l'âge de 54 ans. En 1830, son fils René est au troisième rang des plus imposés de la commune avec 320, 82 f de contribution foncière (RDC). Roblain (Pierre-Sébastien) : Curé et maire du Puy-NotreDame en 1791 (RDC). Roger (Pierre) : Marchand résidant à la Planche, fils de Pierre Roger marchand et de Marie Madeleine Dubois, domiciliés à Saint-Hilaire-de-Rillé. Son mariage avec MarieJeanne Quétineau est célébré à St-Mac. le 6 oct 1776 par son oncle, Joseph Roger, chanoine du chapitre du Puy. Premier membre puis syndic de St-Mac. en 1788, secrétaire-greffier élu le 16 fév 1790, deuxième membre en fév 1790, Pierre Roger démissionne de son mandat de membre vers juin 1790, est désigné collecteur le 13 nov 1790, membre du CS en 1794. Les réunions restreintes de la municipalité se font chez lui, du 4 mars 1788 au 14 mars 1790 (date de la prise de possession de la chambre du Bouchet). Il tombe malade début oct 1794 alors qu'on veut lui donner un enfant réfugié à élever. Il est encore membre du conseil en 1800, pour la forme, puisqu'infirme et incapable de se déplacer. Sa fille Marie-Madeleine se marie le 27 sept 1808 et Marie son épouse, décède en 1822. En 1830, son fils Victor est au huitième rang des plus imposés de la commune avec une contribution de 109, 81 f. Pierre Roger est déjà décédé en 1822 (RDC). La maison de la Planche porte toujours le nom de « La maison Roger ». Romain (Antoine) : Avocat, sieur de Champ-Noir en 1642 (DHGBML). Rossignol : Administrateur du District de Saumur en 1794. Etait-ce l'ex-général républicain Jean-Antoine Rossignol, vainqueur de la Bastille et chef de l'armée de l'Ouest, alors en disgrâce ? Il semblait très copain avec Grignon. Rouleau (Jean) : Réside à la Baffrie. Achète pour 72 livres une couette et un traversin en plume d'oie lors de la vente aux enchères du mobilier de la Lande, le 5 juin 1794. Membre de la municipalité de St-Mac. en 1800 (RDC). Rouquier (Pierre) : Cultivateur de St-Mac. dont le cochon de 10 mois pesant 200 livres est réquisitionné pour le district le 6 nov 1794 (RDC). Ruby (Michel) : Né en 1626, moine-infirmier de Brignon en 1652, 1662, mort en 1679 (RPSM). Une pierre portant son nom subsiste toujours dans les murs de la ferme actuelle de Brignon. Ruais (René de) : Prêtre-religieux de Brignon en 1733, fils de Henri De Ruais, Seigneur de la Colinière (près de Champtoceaux, M-et-L.) et de Elisabeth Gaubert. En 1734, il s'embarque à Lorient comme aumônier sur Le Duc de Noailles en direction du Sénégal, puis en 1736 sur La Thétis vers les Indes et enfin en 1737 sur le Saint-Géran, toujours vers les Indes. Mais, malade, il doit être débarqué le 31 déc 1738 à l'Ile de France (aujourd'hui Ile Maurice) où il mourra après 1768. L'un de ses neveux, Jean-Pierre Fleuriot, parti naviguer vers 1750, rejoindra son oncle sur l'île où il se fixera en 1761 et fondera la branche mauricienne des Fleuriot (Gérard de Fleuriot, La Maison Fleuriot, Terre-Rouge 1995). Salles (de) : Famille originaire de Daon, près de ChâteauGontier, dont une branche s'éteindra à la seigneurie de St-Mac. Armes : Porte d'argent à trois annelets de sable pris deux à deux. Les cadets de cette maison brisaient leur écu d'une bordure ourlée de gueules (E 3913 ADML). Phélippot Salles ou Psalles habite Daon entre 1367 et 1381, Jean Salles ou Psalles, paroissien de Daon (entre 1392 et 1433), Jean Salles (entre 1433 et 1456), Guillaume Salles, écuyer, (entre 1466 et 1489), Guillaume Salles, sieur de Lescoublère (vers 1497-1520), sur la noblesse duquel une enquête est faite à Angers (E 3912 ADML), Lancelot Salles, sieur de Beaumont, de Flée et de La Roche (1539). Antoine de Salles, sieur de Beaumont et de Miré (vers 1569-1600), marié à Anne Bourel, est maintenu en sa qualité de noble par sentence de la Généralité de Tours (E 3912 ADML). Antoine participe à la défense du château de Sablé pour la Ligue en 1589 avec 120 arquebusiers à pied et 6 à cheval, puis est nommé gouverneur de la ville par le Duc de Mayenne. Après l'Édit de Nantes, des avantages sont accordés à Antoine par Henri IV (signatures autographes) : annulation de toute procédure pour fait de guerre, dispense du service et de la contribution au ban et arrière-ban, autorisation de chasse (E 3912 ADML). Par la suite, des facilités sont encore faites au sieur de Miré, le fils d'Antoine, en 1635, par Louis XIII (avec deux signatures autographes) : un ordre de laisser-passer dans le pays et de « faciliter les chevaux aux relais pour le sieur de Miré qui s'en va en Hollande », puis un don de biens au sieur de Beaumont en considération des services rendus. Il s'agit de biens confisqués à des « rebelles qui se sont jetés dans la troupe du Duc Charles contre sa Majesté ». (E 3912 ADML et DHGBML). Charles-François de Salles, sieur de Miré, vend en 1687 le domaine de Félines, près de Distré, aux moines de SaintFlorent (DHGBML). Charles-François est toujours vivant en 1722 et habite avec sa femme, Renée Bélocier qu'il a épousée avant 1681, le château de Beaumont, paroisse de Saint-Laurent des Mortiers (E 3912 ADML). Miré appartient aux de Salles jusqu'en 1739. Branche angevine : On retrouve ensuite en Anjou une autre branche de Salles, celle des seigneurs de Maligné : en 1525-1556, Jean de Salles de Lescoublère, marié à Louise Serpillon, René, marié à Claude de Rortays (1569-mort en 1609), Claude de Salles en 1590-1620, Raoûl de Salles, frère de Claude, marié à Jacqueline Clausse (1614-m. 1620), Claude de Salles (fille de Claude) en 1639, puis Agnès de Salles (1645-m. 1696), mariée à René Rigault, sieur de la Tremblaye-Millepied (GG9), puis à René du Tertre. Agnès vend Lescoublère à M. de La Tremblaye Sourdrille en 1671 (E 3912, 3913 et 1336 ADML). Joseph de Salles est curé du Puy-Notre-Dame en 1611, puis prieur de Daon en 1614. Charles de Salles est prieur du Puy-Notre-Dame (1614-1617) (E 3913 ADML et RPP). Jacqueline de Salles (n. 1618-m. 1680), fille de Raoûl, est religieuse au Perray (E 3913 ADML). À Saint-Macaire : Urbain Ier de Salles (n. 1615-m. 1690), fils de Raoûl, marié à Félice de Giroys ; Urbain IIème de Salles (né le 21 fév 1650-m. 1695), fils d'Urbain Ier, marié à Claude Nau le 11 fév 1681 ; Jacquine née en 1652, mariée à Jacques Nau le 12 mars 1682 ; Felix, non mariée (n. 1657-m. 1686) (DHGBML, RPSM, E 3913 ADML). Voir Maligné, Miré au dictionnaire toponymique. Même si, de 1613 à 1616, Charles Gencian, puis en 1616, Raoûl de Salles, sont affublés du titre de sieurs de Saint-Macaire, ils ne le doivent qu'à Jacquine et Jacqueline. Plus tard, en l'absence d'héritiers directs Dufay, les deux seigneuries seront partagées en indivis, entre les Gencian et les Salles. La branche Salles viendra s'éteindre à St-Mac. au XVIIe et les Gencian resteront les seuls titulaires de la seigneurie. Saudebray : (ou Saudebreuil de Sanzay). Croisé délivré par Aliénor d'Aquitaine qui en fait ensuite son sénéchal (Thibeaudeau, Hist. du Poitou). Sanzay : On trouve ces notes d'un feudiste dans E 3920 ADML : « Une charte de l'abbaye de Saint-Florent de l'an 1050 fait mention d'un Aimery de Sanzay. (Ce pourrait être le moine propriétaire du Monis). Il se trouve un nombre infini de personnages du nom de cette maison qui se sont distingués dans différentes charges et ont possédé des terres considérables dans le Poitou et l'Anjou. Cette maison se trouve alliée à celle de Hespédance, d'Amboise, de Châtillon, d'Argenton, de Turpin de Crissé et de Savonnières. Voyez Trincaut. Le Ferron en a fait la généalogie ». Un certain G. de Sanzay est prieur-curé d'Argenton-Château en 1207 (NDCR-Houet). Jeanne de Sanzay, fille de Raoul, s'est mariée à Arnaud, Comte de Poitiers (SDLH). La famille Sanzay possède de 1489 à 1675 le fief d'Ardenne (DHGBML) ou Ardanne (E 3920 ADML) dans le faubourg-sud de Montreuil-Bellay. Jean de Sanzai est sieur de Mauny près des Cerqueux sous Passavant en 1442 (DHGBML). Ne pourrait-ce être là le Monis de St-Mac. ? Jean de Sanzay possède en 1462 le fief du Grand Bois-Girard, près de Saint-Macaire en Mauges (E 3920 ADML). Jean de Sansay fait aveu de la Guéritière au seigneur de Montreuil en 1486 (Houet, NDCR). Un autre Jean de Sanzay doit des rentes en blé, chapons, poules et laine à la Seigneurie de Chavannes (E 383 ADML). René de Sanzay, sieur de Saint-Macaire en 1552, parrain à Angers en 1554 (RPE), gouverneur de Nantes en 1569, meurt vers 1570. Il a 3 fils : René, Christophe et Anne, sieur de Maganne qui prend Noirmoutiers en 1569. Son fils aîné, René II, qui a déjà expulsé ses parents de leurs châteaux de Sanzay et de Saint-Maixent vers 1560, prend la succession sous bénéfice d'inventaire et s'intitule Sire et Comte de Sanzay, Vicomte héréditaire du Poitou, Chevalier de l'ordre du Roy (E 3920 ADML). Après avoir coupé les vivres aux huguenots, facilité ainsi le passage de l'armée catholique vers Thouars et pris Bressuire, il s'empare de Beauvoir-sur-Mer en 1569 (EAMH). Le fils cadet, Christophe de Sanzay, est sieur de St-Mac. en 1583 (E 825 ADML), sieur du Plantis en 1599 (E 1047 ADML). Enfin, René de Sanzay III est sieur du Plantis en 1637 (E 1047 ADML). Armoiries : D'or à trois bandes d'azur, à la bordure de gueules, un écu sur le tout en abîme, échiqueté d'or et de gueules. Sanzier (famille) : Ou Sancier. Louis, fermier de la Seigneurie de St-Mac en 1730, marié à Renée Grignon, meurt le 7 avr 1740. Enfants : Madeleine Françoise qui épouse LouisFrançois Grignon ; Renée qui épouse René Dubois le 5 juin 1753 ; Marie qui épouse Paul Renard le 25 jan 1756 ; Jacquine qui épouse Pierre Godicheau de Cléré le 20 oct 1756. François Grignon, marchand à Saint-Pierre de Doué, épouse, dans l'église de Saint-Macaire, le 14 sept 1761, Madeleine Françoise Sancier, fille de feu Louis Sancier et de Renée Grignon, fermière de la seigneurie de St-Mac (déjà en 1746) avec autorisation spéciale du pape pour « consanguinité au deuxième degré égal ». Renée Grignon est encore vivante en 1756 (RPSM). Louis Sancier, 1749, Renée Sancier, 1750, Magdeleine Sancier, Marie Sancier, Louis Sancier et Louise Grignon, 1750 (RPSM). Selon les apparences, Louis Sancier, en 1730, puis sa femme Renée Grignon, en 1740, ont pris en mains la seigneurie de St-Mac. et ont su profiter de l'absence de seigneur pour faire fortune. Sapinaud (Séverin) : Notaire de St-Mac., sépulture le 5 jan 1709 (RPSM). Sarmates : Peuplade nomade des grandes invasions, originaire d'Europe orientale, qui se nourrit de viande et abondamment de lait. Ils ont pu laisser des traces entre Dive et Thouet (EAMH). Selle (de la) : Famille originaire de Bretagne. Jean de La Selle, trésorier de France à Tours en 1730 et 1747, et MarieAnne Jacob (RPSM) achètent et reconstruisent le château d'Echuilly (com. des Verchers-sur-Layon) en 1730 (DHGBML). Leur fils, Jean-Joseph, seigneur de Saint-Just-des-Verchers, est président à la Cour des Comptes de Paris vers 1760, marié à Angélique-Bonne Choart, fille du receveur général des finances de la Généralité de Bordeaux. Jean-Joseph, acheteur de biens nationaux, est propriétaire en 1794 de la Grange de Brignon et de Ferrières (RDC-SDLH). Il émigre à Venise dès 1794. Louis de la Selle, né en 1774, maire des Verchers, est tué à Nueil-surLayon, le 19 mai 1815, au cours d'une bagarre entre blancs et bleus, ces derniers lançant les hostilités aux cris de « Tuons les nobles, les maires et les habits de drap » (DHGBML). René de la Selle est maire des Verchers en 1808. Suard (Claudie) : Seule fille de la première promotion scolarisée à St-Mac. en 1835. Suriette (Françoise) : Propriétaire de la ferme de la Guéritière en 1649-1652, qualifiée de Mademoiselle de La Guéritière en juillet 1649, mariée à René Boixon le 27 novembre 1651 (RPSM). Taillée (Pierre) : Vigneron de Chambernou, marié à Emerance Lejeard (RPSM, 1777), élu membre de la municipalité de St-Mac. en nov 1790, membre du CS en 1794 (RDC, CS). Ne sait pas signer. Taïfales : Peuplade nomade iranienne des grandes invasions et dont certaines tribus se sont fondues dans les populations gauloises. En 498-499, ils eurent des concessions en bas-Poitou. Taïfales, Theïphaliens, d'origine scythe, auraient donné leur nom à Tiffauge (Thibeaudeau, Hist du Poitou). Les Taïfales étaient des cavaliers modèles (P. Riche, Les grandes invasions). Terves (famille) : René de Terves marié à Charlotte Collasseau (RPSM, 1717) ; Charles de Terves, propriétaire en 1830 de terres de la Guéritière, habite Angers (RDC). Une maison féodale du même nom a possédé de nombreuses terres en Poitou et Anjou (notamment Glandes et Beauregard). Texier (François) : Religieux de Brignon en 1704 (RPSM). Texier (Louis) : Curé du Puy-Notre-Dame en 1782-1790. Il dessert St-Mac. en 1792 au départ de Lierre (RPSM). Renommé curé en 1802, ancien chanoine ayant refusé de prêter le serment (il échappe sans doute à la déportation et revient dans la région), il avait la propriété portant le n° 1516 sur le cadastre du Puy où il est mort vers 1813. Entre 1802 et 1813, il a aussi desservi conjointement St-Mac. (signature Texier, desservant de la paroisse, le 15 mars 1809, RDC) (Quéruau-Lamerie). Thibault (famille) : Pierre et Thomas Thibault segrettins, 1650. Famille de sacristains de l'église de St-Mac. Pierre et Thomas (1650-1703), Thomas et Louis 1703, Thomas qui officie en 1703 (mort le 29 déc 1722) est marié à Françoise Quétineau. Ils sont de tous les offices (RPSM). Thurault (famille) : René, sergent et huissier royal, né en 1639, domicilié à St-Mac. en 1665, 1666, 1680, 1681, mort et enterré à St-Mac. le 28 mars 1694 (RPSM). Son fils Jean, né en 1676, marié à Marie Bourgeteau, est huissier royal. Il meurt le 6 mars 1710 à l'âge de 34 ans. La femme de Jean, Marie Bourgeteau, se remarie alors avec l'huissier de Passavant, Jean Foucher, puis meurt le 27 mars 1738. Qu'à cela ne tienne, Jean Foucher, 58 ans, se remarie avec Françoise Chevrier qui a aussi dépassé la cinquantaine. Jean Foucher meurt quatre jours plus tard que Françoise, en 1749 (DHGBML). Le fils de Jean Thurault, Claude, sergent royal, meurt le 20 déc 1723 à l'âge de 27 ans. L'autre fils de Jean Thurault et Marie Bourgeteau, Louis, se marie avec Jeanne Vaillant en 1750. Il deviendra seigneur des Robinaies en 1752. Marie Thurault, fille de Jean Thurault et Marie Bourgeteau, épouse Jean Ragot, sergent, le 19 jan 1740 (RPSM). Timbron (René) : Enfant de 4 ans orphelin réfugié de Vendée à St-Mac., devant être confié à la maison Roger qui le refuse. Il est alors pris en charge chez François Jarry (RDC). Tion (Jacques) : Laboureur de St-Mac., deuxième notable de la municipalité de St-Mac. élu en 1790 (RDC). Tranchant (E.) : Curé très spécial de St-Mac. de 1869 à 1875. Injurieux envers son prédécesseur, méfiant à l'égard de la plupart des paroissiens et surtout de l'institutrice laïque (mais aussi des sœurs de son école), il fait construire une école privée de filles (de juil à déc 1872) dont il est en partie propriétaire et qu'il revendra vers 1902. Il meurt curé de la Bohalle (NDCR). Trimouillin (André) : Vigneron de la Planche, marié à Anne Auger (RPSM, 1768), membre du CS de St-Mac. en 1794 (CS). Ne sait pas signer. Trouillard (Jean) : Laboureur de St-Mac. réquisitionné au premier bataillon du Puy, réformé en 1794 pour cause d'abcès à la tête et de « vice scrofuleux » (RDC). Vaillant (Sébastien) : Curé de St-Mac. de 1676 à 1679 (RPSM). Il passe ensuite à Genneton (DHGBML). Valton (Nicolas) : Laboureur de l'Humeau de Bray, marié à Jeanne Piau (RPSM, 1769), troisième notable de la municipalité de St-Mac. en nov 1791, mort le 11 nov 1809 (RDC). Vaslin (Louis) : Notable de St-Mac. en déc 1792 et mars 95 (RDC). Vassé (Catherine Grongnet de) : Abbesse du couvent du Perray (voir ce nom au DT) nommée le 8 fév 1614 et morte le 2 août 1651 (E 3913 ADML). Ville (Jacques de la) : Avocat à Thouars en 1706 marié à Louise de Lhopiteau, fermier de Bray en mars 1696, remarié peut-être le 26 jan 1699 avec Perrine Poitevin-de-laMaisonNeuve (RPP), enterré à St-Mac. le 8 mars 1708 à l'âge de 70 ans. Son fils Claude meurt à St-Mac. le 6 nov 1706 à l'âge de 27 ans (RPSM). Un autre Claude de la Ville meurt au Puy le 26 fév 1706 âgé de 35 ans (RPP). Marie de Lhopiteau, femme de Jacques de la Ville, meurt à St-Mac le 21 sept 1718 à 75 ans. Jeanne de la Ville, 1664, Marie de la Ville, 1666, (RPSM). Ville (Jean de la) : Prêtre-doyen de Thouars, curé de SaintMacaire en 1653, « lequel nous a déclaré avoir été pourvu de la dite cure ou doyenné de Thouars au Saint-Macaire par la mort dudit de Moran, comme gradué nommé par messieurs du chapitre de Saint-Pierre, le siège vacant dont il nous a requis le présent acte » (ADDS 14F 171 Fonds Collon). Waifre : Sous Waifre, duc d'Aquitaine depuis 748, Pépin envahit le Poitou, s'empare de Doué près de Thouars (762). Waifre est assassiné en Périgord en 768. Dictionnaire toponymique Absie (l') : Bourgade actuelle (D. -S.), située entre Secondigny et la Châtaigneraie. Autrefois abbaye : Absia, NotreDame de l'Absie-en-Gâtine, abbaye de bénédictins, fondée en 1120 par Giraud de Sales, supprimée en 1735 (Dom Cottineau, Répertoire des Abbayes et Prieurés). Un ermite, Pierre de Bunt, aurait construit une église à l'Absie (Thibaudeau, Hist du Poitou, DHGBML). Le premier abbé de l'Absie est aussi abbé de l'Absie en Brignon (Gallia Christiana). Un décret de l'évêque, du 5 janvier 1735, porte union de la mense conventuelle, claustraux et petit couvent des offices de ND de l'Absie au chapitre de La Rochelle, attendu l'insuffisance des revenus pour subvenir aux charges énoncées dans la bulle d'Urbain VIII (Thibaudeau, ibid.). Absie-en-Brignon (l') : Voir Brignon. Ajoncs (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Terre longeant le chemin de Bois-Ménard aux Bouchettes. Ajoncs (les) : Lieu-dit et fermes actuelles (com. de StMac.). Mot berrichon d'origine probable pré-latine. Arbrisseau épineux des landes atlantiques de la famille des papilionacées. Leurs cendres étaient utilisées comme engrais en Bretagne. Désigne un lieu planté d'ajoncs ou de joncs. Les Ajeoncs (RPSM, 1679), les ajons (IE 944 ADML, 1744), les Ajons (CASS), les ageons (E 835 ADML, 1734), les égrons (RPSM), les Egéons (cadastre 1989). Une ferme porte la date de 1791 et la mention « pour Mathurin Nevoué ». Alterie (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La Alterie, l'Halterie (E 198, 1740), l'Halterie (vigne en 1794, RDC), l'Alterie (Registre des mutations, 1820, RDC 1830), Clos de la Alleterie (cadastre 1989). Terres dépendant autrefois de Bray, situées en face de la ferme. Asnières (abbaye d') : Lieu-dit, ruines anciennes et fermes actuelles, commune de Cizay-la-Madeleine (M. -et-L.). L'abbaye, construite au XIe, fut donnée aux moines de StNicolas puis à ceux de Tiron. Détruite en 1569 par les huguenots, elle fut vendue nationalement en 1791 à JeanJoseph de la Selle d'Écheuilly. Aulnis (chêne d') : Limite nord de la fondation de l'abbaye de Brignon (1683, H1406 ADML). Baffrie (basse) : Lieu-dit et fermes actuelles (D. -S.). Baffrie (haute) : Lieu-dit et fermes actuelles (com. de StMac.). Baffrie (la) : Lieu-dit et hameau actuel (com. de St-Mac.). Selon M. Houet, le toponyme vient de baffer ou bas-fer, forgeron, ou bien peut être issu du nom de Waifre (voir DB). La Bafferie, la croix de la Bafferie (E 825 ADML, 1734), la croix de la Baffrie (I Q 539 ADML), la Basfrie (NDCR). La Baffrie fit certainement partie de la villa gallo-romaine de la Grand Cour et fut par conséquent un domaine important. Sieurs : Jean Duverger en 1620 est aussi fermier général de Ferrières, Antoine Falloux en 1668, parrain de la cloche de Brossay en 1634 (DHGBML). Barre (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La Barre (cadastre 1989). Terre longeant le chemin de Bois-Ménard aux Bouchettes. Bas-de-Foie : Chemin rural actuel (com. de St-Mac.). Chemin rural dit du Bas de Foie (cadastre 1989). Longe la ferme de Bois-Ménard. Baussé : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Bocé (1830, RDC), Baussé (cadastre 1989). Pièce de terre contiguë à la terre de Pancon, au nord. Bâtardière (la) : Lieu-dit et fermes actuelles (com. de StMac.). De bâtard ou bastard. La Batardière (CASS), la Bastardière (1828, NDCR). Sieurs : Blanc Ayreau, 1588, N. H. Tristan Ayreau en 1595 conteste le droit de fondation de l'église par le seigneur de Saint-Macaire (E3913 ADML), François Guéniveau en 1646 (DHGBML). Beauregard : Domaine (com. des Verchers). Appartenait autrefois à la maison de Terves. En est sieur Charles de l'Étoile, chevalier, 1725, Jean-François Sourdeau, chevalier, ancien conseiller maître ordinaire des comptes de Bretagne, marié à Marthe Louise Defay, le 8 juin 1784 (DHGBML), dont il a Frédéric né le 12 mai 1785 à Saumur (GG 9). Bellevue : Lieu-dit actuel et maison (com. de St-Mac.) en bordure du Monis. La maison date de la fin du XIXe. Benoît (carrefour) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.), limite de la fondation de l'abbaye de Brignon. Le chemin du carrefour Benoist à la Minauderie (1683, H1406). Bessé : (ou encore Canton de Bessé), lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Bessé (cadastre 1989), Canton de Bessé (cadastre 1989). Pièces de terre situées entre La Croix-Pinot et Les Mousseaux. Bissu : Lieu-dit et fermes actuelles (com. de St-Mac.). De bis, qui signifie deux fois ? Bissu (RDC, 1825), Bissut (NDCR), Bissu (cadastre 1989). Bois de Bray (les) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Bois de Bray (G 1540), les bois de Bray (RDC, 1792). Bois situés entre Bray et le carrefour du tilleul. Bois-de-Faye : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Le bois de faye (H 1406, 1683). Bois de 2 ha. dépendant de Brignon. Bois de Ferrières : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Bois de Ferrières (carte IGN). Bois situé au nord de l'abbaye de Ferrières. Bois de la Bournée (le) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Le bois de la bournaye (H 1406, 1683). Ancien bois de 4, 7 ha. labouré par les moines de Brignon en 1683. Bois des Friches (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Le Bois des Friches (cadastre 1989). Bois situé à l'ouest de BoisMénard, en forêt de Brignon. Bois-Ménard : Ferme actuelle (com. de St-Mac). Domus Nemoris Menardi, confirmation du seigneur de Passavant en 1219, Bois Mesnard (CASS), clos de boismenard, vigne (RDC, 1799). Appartient en 1376 à Clément Rouault (DHGBML), à Joachim Rouault, sénéchal de Poitou, en 1440 (Thibeaudeau, Hist. du Poitou). C'est, en 1605, la résidence de Nicolas Milland, professeur de mathématiques, géomètre-arpenteur, licencié ès droits (DHGBML), qui est enterré dans l'église en janvier 1655. Un autre Nicolas Milland est encore sieur de Bois-Ménard en 1662, voir Milland, DT (RPSM). Bois-Ménard était en partie affermée à Ferrières (SDLH). Les restes de la ferme actuelle datent du XVe et XVIIIe. Bois-Réti : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Bois Réti (1830, RDC). Près de Champ au Réti. Bois-Robin : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac). Bois Robin (Carte IGN). Bois situé près de la Sablière. Bois-Sailly (le) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Sailli (EAMH, IXe), Bois Sailly (vigne, IE 1140 ADML, 1626), Bois a sailly (E 825 ADML, 1734), Bois sailly (RDC, vigne en 1799), Bois Sailly (1830, RDC). Le rapprochement entre « A Sailli mori naquit » (EAMH) et « le bois Sailly allias Sanzay » (IE 1140 ADML) prêche pour une origine maure de la famille de Sanzay. Ce terme ne peut avoir été déformé en Bussily (voir ce terme) puisque, lors des vendanges, Bussily est toujours vendangé en premier et Bois Sailly en dernier. Bois Sailly dépend de Sanzay et compte 2, 7 ha. Bouche à Drouault (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.) situé sur la route de Chambernou à Ferrières. La bouche à Drouault (1683, H 1406 ADML). Déformation vraisemblable de « l'ouche à Drouault ». Bois de 3 ha. dépendant de Brignon. Bouchet (le) : Ancien lieu-dit (com. de St-Mac.). De boscus, bois, petit bois. Le Bouchet (CASS), le vilage du Bouchet, 1770 (RPSM). la Dixme du Bouchet (G 826 ADML, 11 juillet 1583) était détenue au XVe siècle par le Prieuré de Cunault (Mémoire envoyé à M. Lacroix par le Prieur de Cunault au sujet de la Dîme du Bouchet). La terre appartient vers 1500 à Aimé de Rochechouart (Thibeaudeau, Hist. du Poitou). Le seigneur de Doué a droit de coutume et de prévôté sur Le Bouchet en 1740. Le bail du Bouchet, au XVIIe, est donné à ferme par le seigneur de Bray (E 198 ADML). Le 14 messidor an IV, Charles Lemoine, de Concourson, achète nationalement la closerie du Bouchet 7262 francs sur Luc Gibot, propriétaire de Bray (1 Q 539 ADML). Bouchettes (les) : Hameau actuel (com. de St-Mac.) dont la dénomination provient du précédent. Il y est béni le 8 mai 1746 une croix faite et donnée par Joseph Giraudeau (RPSM). À partir de 1790, la municipalité siège dans « la chambre commune sise au Bouchet », appelée aussi « la chambre commune de Saint-Macaire » dans les registres de délibérations communales (RDC). Cette chambre commune pouvait se trouver dans la maison du XVIIIe dont la porte est surmontée d'un fronton décoré. Deux maisons anciennes du XVe, et trois autres des XVIe, XVIIe et XVIIIe sont encore visibles aujourd'hui dans ce hameau. Bouillé-Loretz : Village actuel (D. -S.). Bollei Lorez (1227), Boylle Loherez (1300). René Prosper Collasseau, chevalier, marié à Françoise Renée Levacher, en est sieur en 1708 (RPSM). Notaires : Louis Gorre 1658-1707 ; Pierre Cherbonnière 1699-1743 ; Pierre Fournée 1756-1784 ; Pierre François Rossignol 1782- an VIII ; Étienne Pierre Fournée 17841824 ; Pierre Basile Fournée 1824-1845 ; Jacques Dumain 18451877 ; Jean Auguste Ecuyer 1877-1884 ; Eugène Gabriel Pochon 1884-1886 (ADDS). Bourg (le) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Le Bourg (RPSM, 1678, 1770, 1778), le Bourg (1830, RDC). Groupe de maisons autour de l'église plus ou moins important selon les époques. Tombée en désuétude depuis la création de la mairie à l'Humeau de Bray, la désignation le Bourg est aujourd'hui communément remplacée par le terme l'Église, ce qui paraît plus logique. Bournaie (la) : (ou Bournée). Lieu-dit et hameau actuel (com. de St-Mac.). Du pré-latin born, source. La Bournée (RPSM, 1679), la Bournais (RPSM, 1776, CASS). Branday (le) : Lieu-dit et fermes actuelles près de Ferrières (com. de Bouillé-Loretz, D. -S.). De brande, bruyère et brander, brûler. Aussi écrit le Brandais. Dépendait de Ferrières. Le Branday (CASS). En est sieur René Izoré, 1678, Jacques Izoré, 1741 (RPSM, NDCR). Bray (le Grand) : Lieu-dit et ferme actuelle (com. de StMac.). Braye, viguerie en 890 (Thibaudeau, Hist. du Poitou), Brai (RPSM), Braye (CASS), Braye (E 825 ADML, 1677), La métairie de Bray (I Q 532 ADML, an IV). Dérivé de bracium, du pré-gaulois et gaulois bracu qui signifie vallée, marais, ou de l'ancien français brai ou du provençal brac qui veut dire boue. Autres Brays français : Bray-Dunes dans le Nord, Bray dans l'Eure (de braio 1180), Bray la Campagne (Calvados, braeium 1077), Bray et Lû (Seine et Oise, bray 1337), Bray les Mareuil (Somme), Bray Saint-Christophe (Aisne, bray 1189), Bray sur Seine (Seine & Marne, braiacum 958), Bray sur Somme (Somme, brai 1128), Braye (Aisne), Bray (Saône & Loire, brigia 930-935)… C'est un terme que l'on peut rapprocher de Brie. Une viguerie portant le nom de Braye est fondée en 890 par le comte de Poitiers (Thibeaudeau, Hist. du Poitou). Propriétaires : Famille Boussiron (1542-1670), René Bertrand (1670-1710), René-Luc Gibot (1710), Vente nationale sur LucRené Gibot (voir DB), le 14 messidor an IV. (19 juillet 1796, I Q 532, ADML), à René Robert Merceron, cultivateur, demeurant à Milly-le-Meugon, pour la somme de « 38.162, 80 francs » et dont la veuve partage, en 1830, les bâtiments et la cour entre ses deux fils. Fermiers : Jacques Quétineau, 1651 ; Jean Ragot, 1647 ; Jean Ragot, docteur en médecine, 1665 ; Jacques de la Ville, 1696-1708 ; Ribreau-Grandmaison, 1740-1786 ; Jacques Rimbault, 1786-1787, mort le 30 déc 1787 ; Pelletier, 1793-1796. Les bâtiments datent du XVIe, repris et agrandis aux XVIIIe et XIXe. D'anciens murs écroulés dévoilent une petite pièce au toit voûté, dénommée encore aujourd'hui « la prison », témoignant peut-être d'un reste du droit de justice de cette importante seigneurie au XVIe. Bray (le Petit) : Lieu-dit et ferme actuelle (com. de StMac.). Le Petit-Bray (RPSM, 1768). Une inscription sur un tuffeau de l'ancienne entrée dit : 1874 année de bon vin (voir pl. 14). Résidents : Pierre Panneau, laboureur-propriétaire, mari de Marie Fromenteau, mort en 1778, René Paulin, employé des gabelles, 1781 (RPSM). M. Houet pensait que le Petit-Bray était la ferme du Doyenné. L'inventaire des meubles du curé Liere y est fait le 21 mai 1794. Dans les bâtiments agricoles restants, on peut voir des traces de portes, de murs et de cheminées des XVe et XVIIe. Brignon (abbaye) : Lieu-dit et ferme actuelle (com. de StMac.). Ancienne abbaye. Absia (1457, vidimus), Lapsie de N-D en Brignon (1566, H 1406 ADML), Labsie (1567, H 1406 ADML), Lassay (1601, E 374 ADML), Lassée (1683 et 1711, H 1406 ADML), la Scie, la Sye, Notre-Dame de La Sée en Brignon (RPSM), le canton de la Scie (I Q539 ADML), De sede Brignoni (1720, Gallia Christiana), labeïe de Brion (cadastre 1829), Abbaye de Brion (cadastre 1966). Selon les apparences, le'b'd'Absie a disparu au fil du temps. L'origine probable du mot est hapsis qui signifie « voute » en grec, et à rapprocher de « abside », ou encore abbacia, abbaye en latin. D'abord « grange » dans la forêt donnée par le seigneur de MontreuilBellay aux moines de l'Absie-en-Gâtine, elle fut fondée entre 1117 et 1120 et aurait eu gravées à sa voûte les armes des seigneurs de Thouars, Lusignan, Montbron, Argenton et Chabot (Thibeaudeau, Hist. du Poitou). Sa fondation suit immédiatement celle l'Absie-en-Gâtine, d'où son nom. Les religieux ne seront guère plus de cinq même aux temps de prospérité. La mense conventuelle de Brignon (part des domaines appartenant aux religieux) est réunie en 1772 au Grand Séminaire de Poitiers (SDLH). Les deux tiers par indivis du prieuré, de l'église et des quatre maisons de religieux furent vendus nationalement le 6 jan 1798, à Toussaint Louis Bérault, membre du Tribunal de Cassation de Paris, pour la somme de 6449, 70 francs (12 Q 317 ADML), et séparément 4 boisselées de terre à Charles Péponnet pour environ 103 francs (1 Q 525 ADML). De façon bizarre, une grande partie des terres du Prieuré sont déjà la propriété de Guéniveau de la Raye qui a dû s'en rendre acquéreur en 1791 lors des premières ventes nationales aux enchères. Le revenu annuel de l'abbaye est alors estimé à 1543 f. L'église fut abattue en 1810 et une partie des stalles donnée à l'église de St-Mac. (DHGBML). Abbés : Pierre est le premier abbé en 1138 (H 1406 ADML). Jean, qui le remplace en 1150 (DHGBML), est témoin vers 1160 d'un don de Geoffroy IV fait aux frères de Sainte-Marie de Turpenay (Imbert, Hist. de Thouars). Selon le Gallia Christiana, Johannes (Jean) est premier abbé, Rainerius troisième abbé, puis Jostenus quatrième. Liste des abbés, d'après le DHGBML : « Goslenus, 1173-1177 ; Jean, 1219-1237 ; Jean Lumbart, mort en 1391 ; Pierre Cheflène, élu le 20 septembre 1391 ; Jean, 1407 ; Hugues, 1442 ; Jean de Vernon, mort en 1457 ; Pierre Lartizien, élu le 14 juillet 1457 ; Ambroise de La Haye, 1556 ; Jacques de Rays, 1560-1563 ; Jean Fallaiseau, 1563-1567 ; Hector Poullyonier, 1581 ; Adam Brisset, 1601 ; Robert Constantin (voir DB), 1648 ; Claude Maurice de Lesrat, chanoine de l'église de Nantes et prieur de Clisson (H 1406 ADML), 1683 ; Antoine-Jérôme Boyvin de Vaurouy, chantre de la Sainte-Chapelle de Paris, docteur en théologie et chanoine (Gallia Christiana), réside au Puy en 1711 (H1406ADML) 16941717 ; Philippe-Jérôme Luthier de Saint-Martin, 1744-1755 ; Louis-Hugues d'Éthy de Milly, du diocèse de Macon, 17551790 ». Prieurs-Religieux : Dom Jacques Moneuse, 1649-1663 ; Michel Ruby, infirmier, 1651, mort à Brignon en 1679 (53 ans, voir DB) ; Jacques Perraudeau, sacristain, 1649-1659 ; René Tondreau, 1661 ; Guy Gurie, chantre, 1664 (RPSM) ; Hiérôme Doré, 1659-1683 ; Christophe Coiffard, 1681-1683 ; J. Cherreau, 1683 ; François Malescot, sacristain, 1683 ; Jean-Baptiste Constantin, prieur, 1683 (H 1406 ADML, voir DB) ; Gabriel Martineau, prieur, 1697-1698 ; François Texier, 1704 ; Étienne Hamelin, 1704 ; Dom Louis Simon de la Lussière, sacristain 1710, prieur, 1711 ; Jean-Baptiste Pichault, 1711, 1714 ; René Girault, sacriste, 1714-1725 ; Dom Jean-Baptiste Dubosc, 17261741 ; René de Ruhays, prêtre-religieux, 1733 (voir DB) ; JeanBaptiste Vauclain, prieur, 1735-1741 ; Charles Drouineau, 17391753 ; André Chesnel, sacristain, 1740-1753 ; Pierre Landernau, « prieur clostral », 1753-1759 ; Denis Jean Chouée de la Gaudrie, prieur de Palais, bénédictin de Brignon, 1759-1761 ; D. G. Barbier, prieur, 1766-1767 ; Jérôme Codet, chantre, 17531754 et sacriste, 1767 (RPSM) ; Dom Béchet d'Arzilly, dernier religieux, 1765-1792 (RPSM, RDC). Terres : Le Prieuré comporte environ 21 ha, dont 13 ha 18 en terres, 3 ha 68 en pré, 3 ha 32 en vigne et 74 a de cours et jardins. Les noms des parcelles sont : l'Ouche Montault, le Pré de la Douve, le Pré de l'Église, le Grêlon, le Pré Gaux, les Garennes, les Males-Pognes, la Croix de la Bafferie, le Canton de la Scie, la vigne des Ribaudes, la Saulaye, Champ-Biet, la Chavogne. En 1600, Brignon possède la métairie de La Boirie, près de Mazé. Brignon (forêt) : Forêt actuelle (à cheval sur les communes de Saint-Macaire et Nueil-sur-Layon). Boscus Brinnum, 1105 (Dom Le Pelletier, Sancti Nicolai Epitome). In bosco qui appellatur Brignum 1120 (Gallia Christiana). Le terme romain brigium est à rapprocher de brigia (Bray), mais c'est plus précisément de la racine brig-enn que provient ce mot. Brig-enn a donné briga, avec une variante, brica, qui signifie en prégaulois'hauteur'. Il existe un Brignon dans le Gard (brinno, 1108). La forêt de Brignon est, pour M. Houet, un ancien siège de justice gaulois. La forêt comptait 4000 ha en 1454 (AN, P 341), 400 ha au XVIIIe (E 819 ADML). Entre la carte de Cassini (XVIIIe) et la carte de l'IGN de 1962, il n'y a que très peu d'écart de superficie. Brunellière (la) : Ferme (com. de Villedieu-la-Blouère). « Ancien fief appartenant à une famille du nom au XVIe (C 106 ADML, f° 314), au XVIIe à la famille Cheminée, en 1674 à Mathieu de Cumont, en 1760 à Louis de Fay et Henri de Cumont qui vendit sa part en 1765 à Louis de Cuissard, sur qui la terre fut confisquée en l'an VI. (V. notes d'Audouys, E 2178-2179 ADML). La chapelle, dédiée à Notre-Dame, était encore desservie au XVIIIe (281 G ADML). Le Château, remontant au XVe s., a disparu. La maison de maître moderne est aujourd'hui une exploitation agricole ». (DHGBML). Buisson-Minaux (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). De mine, mesure. Le Buisson Minaux (cadastre 1989). Sur la droite, venant du Monis, en arrivant aux Bouchettes. Bussily (clos de) : Ancien lieu-dit (com. de St-Mac.). Clos de vigne apelle de bussille (E 1140 ADML, 1626), Clos de Bacillé (RDC, 1800), chemin dit de Bussily (cadastre 1989). Clos de vigne toujours vendangé en premier après la publication du ban (RDC). Cette appellation ressemble à une déformation de BoisSailly. Vigne de 30 a., probablement située entre le Monis et l'Humeau de Bray, au bout du chemin qui porte son nom. Appartenait en 1620 à Sanzay (IE 1140 ADML), en 1800 à la veuve Defay (RPSM). Chainte (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). De chaintre, bande d'herbe au pied d'une haie. La Chainte (cadastre 1989). Pièce de terre située à l'extrême nord-est de la commune en bordure du Puy-Notre-Dame. Chaintre (la petite) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Même origine que Chainte. La petite chaintres (1626, IE 1140 ADML, cadastre 1989) Pièce de terre, d'un ha, appartenant à la seigneurie de Sanzay, située près de la route qui va de l'église à la Gauvinière. Chaintres (les grands) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les Grands Chaintres (1626, IE 1140 ADML, cadastre 1989). Pièce de terre, d'environ 2 ha, touchant les terres de MaisonNeuve et appartenant à Sanzay. Chambernou : Lieu-dit et agglomération actuelle (com. de St-Mac.). Berne, couverture 1533, italien bernia, arabe burnous. Au départ, nom d'une terre, Champbernou (1683, H 1406 ADML), Chambernoud (CASS). Devenue aux XVIIIe et XIXe la principale agglomération de Saint-Macaire, avec son four à chaux et à tuiles, ses ateliers de forgerons et charpentiers en bordure de forêt. La briqueterie fonctionnait en 1824. Chambon : Ancienne abbaye (D. -S.). Située près de Bouillé-St-Paul, ruinée en 1375 (SDLH), anéantie en 1370 (H121 ADML), tout porte à croire que les anglais l'ont détruite à cette époque. Elle fut relevée de ses cendres. La carte de Cassini la mentionne en 1720 (CASS). Elle pouvait valoir, en 1787, 3500 livres de revenu (Thibeaudeau, Hist. du Poitou). Champ-Biet : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). ChampBiet (1 Q 539, 1798), Champ Biet (cadastre 1989). Carré de terre situé au nord de Chambernou sur la route qui mène aux Bouchettes. Champ-Courtin : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Champ Courtin (RDC, vigne en 1799), Champ Courtin (cadastre 1989). Situé au nord-ouest du hameau des Bouchettes. Champ-Cueillereau : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Champ Cueillereau (cadastre 1989). Petit rectangle situé à l'extérieur du virage à angle droit sur la route de l'Humeau de Bray aux Bouchettes. Champ d'Oiron : Lieu-dit ancien, vigne (RDC, 1799). Champ de Ferrière : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Champ de Ferrière (cadastre 1989). Terre adjacente, au nord, à la ferme de Bois-Ménard. Champ de l'Aumone : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Champ de l'aumône (1830, RDC), Champ de l'Aumone (cadastre 1989). Déformation de Champ de la Monie ? Terre située à l'ouest de la Vouie. Champ de la Borne : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Champ de la Borne (cadastre 1989). Faisait partie du domaine ancien de la Grand-Cour. Champ de Saint-Macaire : Lieu-dit actuel (com. de StMac.). Champ de Saint-Macaire (1830, RDC), Champ de SaintMacaire (NDCR), Champ de Saint-Macaire (cadastre 1989). Terres situées entre le cimetière et l'Humeau de Bray. Champ du Pré : Chemin rural actuel et ancienne vigne (com. de St-Mac.). champ dupré (RDC, 1799), Chemin dit du Champ du Pré (cadastre 1989). Situé à l'est de Bois-Ménard. Champ-Jullien : Lieu-dit ancien, vignes (com. de St-Mac). Le champ jullien (1742, RDC). Champ-Morin : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). De maure ou de more. Le petit champs morin (1626, IE 1140 ADML), le Champ Maurin (RPSM), le grand chanmaurin, le petit chanmaurin (RDC, vignes en 1799), les Grands Champs Morins (RDC, 1794), Grand Clos des Champs Morins (cadastre 1989). Situé derrière la Croix des Manivelles, entre le Petit-Bray et les Ajoncs. Vignes dépendant de Sanzay (indice supplémentaire venant renforcer la thèse d'un Sanzay arabe), le Petit Champ Morin contenait 45 a et le Grand Champ Morin 1, 5 ha. Champ-Noir (ferme) : Lieu-dit et ferme actuelle (com. de St-Mac.). Champ Noir (RPSM). Sieurs : Antoine Romain, avocat en 1642 (DHGBML), Antoine Fresneau en 1644, « chirurgien du roi en ses armées » (DHGBML). Champ-Noir (terres) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Petit Champ Noir, Grand Champ Noir (1830, RDC), Champ Noir (NDCR), la plaine de Champ Noir (NDCR), les Grands Champs Noirs (cadastre 1989, carte IGN). Grande surface de terre entre la Raye et le Bourg de St-Mac. qui aurait été le lieu d'un affrontement entre huguenots et catholiques en 1569. La pièce de Champ-Noir de la seigneurie de Sanzay contient 15 ha (IE1140 ADML). Champ-Réti : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Le Carrefour du champ au rétif, le Champ au Rétif (1683, H 1406 ADML), Champ au Réti (1830, RDC), Champ Réti (cadastre 1989). Bois d'environ 4 ha. appartenant à l'abbaye de Brignon et situé au long du chemin qui va de l'étang de l'Abbé à la route de Bouillé à Chambernou, ancienne limite du territoire de l'abbaye. Chantemerle : Lieu-dit actuel (com. de Bouillé-Loretz, D. S.). Seigneurie près de Ferrières appartenant en 1685-1696 à Louis Izoré, marié le 31 juil 1685 à Françoise Georgeau, décédée le 6 fév 1696 (RPSM). Châtelier-Portau (le) : Ancien fief. Nom énigmatique. Tous les Châteliers évoquent des domaines gallo-romains. Le fief du Châtelier-Portau est lié à Bray puisque Suzanne de Boussiron doit aveu à Saint-Macaire/Sanzay pour ce fief en 1649 (E 3913 ADML). Il existe aussi un Châtelier, ancien nom de Passavant. Dans E 825, il est fait référence à un chemin qui mène, non loin de la Baffrie, du chastellier à Preuil. Ce Châtelier ne serait-il pas la Grand-Cour ? Chavannes : Ancienne seigneurie et châtellenie (com. du Puy-ND). Appartient en 1635 à Joachim Descartes père du philosophe, de 1638 à 1709 à la famille de La Muce, 1642 Anne de La Noue veuve de David de La Muce (E2382), 1683 Olivier de La Muce fait confiance à Pierre Tabary comme receveur et à Joseph Girard sieur de la Colomberie comme intendant (E 380 ADML). Acquise le 4 fév 1709 par René-Luc Gibot de La Perrinière, elle est vendue nationalement sur Luc-René Gibot. Chavogne (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La Chavogne (1 Q 539, 1798), la Chavogne (carte IGN), la Chavanne (cadastre 1989). Entre Bouchettes et Grenouillon. Chêne à la Balain (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Point géodésique où se trouve un chêne marqué d'une croix en bordure sud de la forêt de Brignon. Pourrait être le remplaçant du chêne de la Herse sur l'écorce duquel une croix avait été gravée par les moines de Brignon pour délimiter leur territoire. Chêne de la Herse (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Dudit chêne de la Herse (1683, H 1406 ADML), le carrefour du Chêne de la Herse (cadastre 1989), le Carrefour de la Herse (carte I. G. N. 1/25000). Le Chêne de la Herse, autrefois placé sur le chemin qui va de l'Étang de l'Abbé à la route de Chambernou à Bouillé-Loretz, délimitait au sud-ouest la part de forêt de Brignon donnée par Berlai aux moines de l'Absie au XIIe. Cix : Lieu-dit actuel (com. du Puy-Notre-Dame). Le curé Houet y place la première chapelle dédiée à Notre-Dame sur laquelle cohabitaient, pendant l'évangélisation de nos campagnes, une tête de Cérès et un buste de la Vierge (EAMH). Cix et sa fontaine auraient été le premier emplacement choisi pour la construction de la collégiale du Puy (DHGBML). Clos Adam : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Clos adam (RDC, vigne en 1799), Clos Adan (cadastre 1989). Vigne située au nord-est immédiat des Ajoncs. Clos de l'Épervier : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac). clos de l'epervier (RDC, vigne en 1799), Clos de l'Épervier (cadastre 1989). Terre située à l'est de la Bafferie, traditionnellement plantée en vigne aux XVIIIe et XIXe siècles. Clos de la Borderie (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Clos de la Borderie (1830, RDC), le Clos de la Borderie (cadastre 1989). Pièce de terre située à l'intérieur du virage à angle droit sur la route qui va de l'Humeau de Bray aux Bouchettes. Clos de la Galuche : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La galuche (1830, RDC). Clos de la Galuche (cadastre 1989). Vignes au bord du petit bois de l'ancien dépotoir. Clos de la Garenne : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Clos de la Garenne (cadastre 1989). Terres au sud-est de l'Abbaye de Brignon, ancienne garenne. Clos de la Ville : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Clos de la Ville (cadastre 1989). Nom dérivé de l'ancien mot latin villa. C'est le clos de la villa, c'est à dire de la Grand-Cour, puisque situé contre les ruines actuelles de cette ferme, hypothétique ancienne villa romaine. Clos de Lassay : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Le Clos de Lassée (1683, H 1406 ADML), Clos de Lassée (RDC, vigne en 1794), Clos de Lassée (1830, RDC), Clos de Lassay (cadastre 1989). Vigne d'environ 50 a., dépendant de l'abbaye de Brignon, située entre Brignon et la Minauderie. Clos de Sanzay : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Clos sanzay, vigne (RDC, 1799), Clos de Sanzay (cadastre 1989). Terre adjacente, au nord, à l'ancienne ferme de la Grand-Cour. Clos des Baunedries : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les Baunodries, vigne (RDC, 1799), Clos des Baunedries (cadastre 1989). Touche la Basse Bafferie au Nord. Clos des Sonneries : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Clos des Sonneries (cadastre 1989). Situé en face de la pièce du lavoir de la Haute Bafferie. Cochonnerie (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). La Cochonnerie (RPSM, 1768), Étienne-René, né ce matin à la Cochonnerie près notre église (RPSM, 1773), Marie-Jeanne Camus morte hier à la Cochonnerie (RPSM, 1777), Marie Foucher décédée au village de la Cochonnerie (RPSM, 1785). Ancienne ferme de Bernard Porcin, dont les descendants possibles peuvent être les Gourin (EAMH), elle appartient en 847 à l'ancien domaine gallo-romain des Fontaines et, à ce titre, fait partie de la donation que Charles le Chauve effectue le 15 février 847 au Prieuré de Tournus (G 826 ADML). Elle était située, selon toute vraisemblance, à côté de l'église de SaintMacaire, en face de la maison de Madame Godineau, en bordure de Champ-Noir, à la place de l'école des filles de Tranchant. Trois indices concourent à cette hypothèse : Le RPSM dit « à la Cochonnerie près notre église », elle était bordée naturellement par le pré de la Cochonnerie et la Pièce de la Cochonnerie. Par ailleurs, Monsieur Houet assure que « l'un des noyers de l'église penchait sur le puits de Bernard Porcin dans les Champs Noirs » (EAMH). Bizarrement, le nom de la Cochonnerie ne reparaît qu'au XVIIIe. René Dubois, fermier de Saint-Just-desVerchers et futur maire de St-Mac., exhibe en déc 1792 un bail de la Cochonnerie établi sous seing privé par Marthe Defay, veuve de Cuissard des Fontaines, pour 9 années, de mars 1792 à mars 1800, consistant en 500 livres, 12 boisseaux et 2 charrois à 2 lieues. Quelques années plus tard, en juillet 1795, Dubois achète nationalement la métairie de la Cochonnerie sur Cuissard des Fontaines pour la somme de 12682, 87 francs (1 Q 539 ADML, an IV). Le lien Fontaines-Cochonnerie aura donc duré au moins 10 siècles. La vieille métairie sera alors détruite, ainsi que le hameau qui l'entoure, pour faire place nette aux cultures, dont un petit morceau sera rétrocédé au curé Tranchant, en 1872, pour la construction de son école de filles. Cochonnerie (pièce de la) : Lieu-dit actuel (com. de StMac.). Pièce de la Cochonnerie (cadastre 1966). Terre située entre Champ-Noir et l'Église. Cochonnerie (prés de la) : Lieu-dit actuel (com. de StMac.). Prés de la Cochonnerie (cadastre 1966). Pièce de terre située entre l'église et la Planche. Ces deux toponymes de Cochonnerie ont disparu du cadastre depuis le remembrement de 1970. Commanderie (la) : Lieu-dit et ferme actuelle (commune des Verchers-sur-Layon). La Lande près les Verchés (CASS), aujourd'hui La Lande des Verchers (hameau). Cette très ancienne paroisse et son église existent dès le XIe puisqu'elles sont données à St-Nicolas d'Angers par le seigneur de Montreuil vers 1080 (DHGBML). Sur le même lieu, une commanderie, dont le nom provient du mot commandeur (celui qui en administre les biens fonciers), avant d'être attribuée aux Frères Hospitaliers (E 3913 ADML), avait appartenu à l'ordre des Templiers (Pour Hospitaliers, voir DB). André Cochon de l'Hommeau est dit curé de la Lande des Verchers le 5 mars 1753, puis encore en 1755 (RPSM). Le temple protestant de Chavannes dépendrait de la Lande vers 1600 (RPP). De la commanderie, ne subsistent que quelques bâtiments avec des caves du XIIIe. L'église de la Lande a disparu mais le presbytère existe encore (voir DB, Hamard). Cordais (ou Cordé) : Lieu-dit ancien (com. de Longué). Molendini de Cordhe VIIe (Chaloché t IV f 21). Ancienne maison noble appartenant dès les premières années du XVIIe à la famille Nau. En est sieur NH René Nau, écuyer fourrier du roi, mari de Hardouine Joubert (1622). Claude Nau, sa petite fille, épouse le 11 février 1681 Urbain de Salles, sieur de St-Mac. Jacques Nau, maréchal des gens d'armes de Bourgogne, chevalier de ND du Mont Carmel et de Saint-Lazare, commandeur d'Avesnes en Hainaut épouse Jacquine de Salles à St-Mac. le 12 mars 1683. (DHGBML et RPSM). Courance (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La Courance, deux septrées (1740, E 198 ADML), la Courance (1830, RDC), la Courance (cadastre 1989). Terre située au sud du Petit-Bray, sur le chemin qui va au carrefour de rouleaux. Croix à rouleaux (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). La Croix à rouleaux (NDCR). Calvaire édifié dans les années 1870 sur des pierres à rouleaux à la sortie de Chambernou vers Preuil. Croix de La Bafferie (la) : Lieu-dit ancien (com. de StMac.). Ancienne croix située au bord de la route qui va à la Bafferie. Le chemin de la croix de la Bafferie a saint macquaire (E 826 ADML, 1734). Croix-Pinot (la) : Lieu-dit et bâtiments actuels (commune de St-Mac.) situés entre Bouchettes et le Monis. La croix Pinot (RPSM, 1773), la Croix Pinot (cadastre 1989). Defroux (le) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Le Defroux (I Q539 ADML, 1798). Dépend de la Grange de Brignon. Dent du Chien (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Pièce de terre appartenant à Bray. La Dent du Chien (I Q532 ADML, 1796). Dion (le pré) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Le Pré Dion (1626, IE 1140 ADML), le Pré Dion (cadastre 1989). Pièce de terre située près de la route qui va des Ajoncs à l'église. Appelée aussi le pré Guion. Douet de Taizon (le) : Gué sur le Thouet situé à Taizon (D. S.). Vadum de Taizum (XIIe, H 1406 ADML), au gué ou Douet de Taizon (1683, H 1406 ADML). Doyenné (le) : Lieu-dit et ferme actuelle (com. de St-Mac.). Le Doyennet (1660, RPSM), le Doyenné (cadastre 1989). La maison, dont il ne reste plus rien, appartenait, comme son nom l'indique, au doyen de Thouars avant le XVIe et a dû être détruite après sa vente nationale, le 21 février 1791, à JeanNicolas Guéniveau de la Raye pour 17 000 livres. Elle n'a alors que 176 boisselées de terres (11 ha) et 434 livres de revenu (1 Q 491 ADML). Écheuilly : (ou Echuilly). Château actuel, du XV-XVIIIe, (com. des Verchers-sur-Layon), ayant appartenu à la famille de La Selle qui fait reconstruire la château en 1730-1740. On dit que certaines archives de Brignon se sont trouvées dans les greniers du château (NDCR). Il semble que ce soit une erreur. Il s'agit des archives de Ferrières (voir ce nom). Ecuverie (l') : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). L'Écuberie (I Q 539, 1798), le Champ de l'Écuverie, le Pré de l'Écuverie, le Bois de l'Écuverie (cadastre 1989). Pièces situées non loin de l'étang de Brignon en bordure du chemin de la Herse. Érigné : Seigneurie (com. de Murs-Érigné, M. -et-L.) ayant appartenu à la famille Gencian. Charles Gencian, sieur d'Érigné en 1672, Guy de Gencian, sieur de St-Mac. marié à Marie-Louise de Chénedé, 1716.1720, vente de la terre d'Érigné par les héritiers Gencian aux créanciers (RPE). Etang de l'abbé (l') : Etang actuel (com. de St-Mac.). La queue de notre étang (1683, H 1406 ADML). En forme de triangle, appelé aussi Etang de la Grange, il dépendait de l'abbaye de Brignon et contenait 30 boisselées, soit 2 ha environ (I Q 539 ADML). Faucherie (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Trois pièces qui appartiennent à Bray. La Faucherie (E 198 ADML, 1740), la Faucherie, bois (I Q 532 ADML), la Faucherie, vigne (RDC, 1799). Ferrières : Lieu-dit, bois et domaine actuels (D. -S.). Ferrières (1683, H 1406 ADML), Ferrière (CASS). Ancienne abbaye vendue nationalement 285 600 livres le 14 avril 1792 à Joseph de La Selle d'Écheuilly (qui achète aussi Asnières). Achat de terres et maisons par René Louis Audebert, marchand confiseur à Thouars (21500 livres). Joseph de La Selle transfère les archives de l'abbaye dans son château d'Écheuilly où elles restent plus d'un siècle. Le Marquis de Geoffre les donne ensuite à Charles-Jacques Sauzé (SDLH). Elles sont ensuite déposées à l'abbaye de Ligugé puis données aux Archives Départementales des Deux-Sèvres. Religieux : René Tondreau, prieur, 1661 ; Paillard, 1665 ; Guy Gurie, chantre, 1676 ; Pierre Hubert, 1695 ; Étienne Hamelin, 1703 (RPSM) ; Pierre Lamballais, religieux infirmier et prieur de la Guichardière, 1712-1741 ; F. L. Nauleau, 1732 ; J. Gruet, chantre, 1739-1742 ; Pierre Landerneau, 1740 ; Jean Laboureau, 1753 ; Michel Lamballais, infirmier, prieur de la Guichardière 1753-1778 (RPSM, SDLH) ; Richard, prieur, 1759-1767 (RPSM). Folies (les) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Le canton des Folies, vignes (RDC, 1792), la Folie (1 Q 539, 1798). La délimitation avec Bouillé-Loretz de cette parcelle n'est pas très nette et occasionne un contentieux en 1792 car une vendangeuse de Bouillé affirme avoir cru que ce canton faisait partie de Bouillé… La municipalité de Bouillé elle-même assure qu'elle ne sait pas si ce canton est de Bouillé ou de St-Mac… (RDC). Fontaines (les) : Lieu-dit et domaine actuel (com. des Verchers-sur-Layon). « In super etiam fontanas villam reddimus quam freculfus episcopus tenebat cum ecclesiis… « (15 février 847, G 826 ADML). Il s'agit à l'origine d'un « important domaine gallo-romain qui apparaît dès le IXe par la donation qu'en fait Charles le Chauve à l'abbaye de Tournus. Au Moyen-Age, il devient le centre d'une importante seigneurie relevant de Vihiers. En dépendaient les fiefs de Beauvais, Savonnières, Le Tronchay, Le Petit Taunay, Marteau, La Cochonnerie et un très grand nombre de petites tenures sises dans toutes les paroisses voisines » (DHGBML). Les Fontaines appartiennent ensuite à la famille de Turgis. De par le mariage de Claude de Bussy avec Cécile de Turgis en 1540, la seigneurie passe aux mains de la famille de Bussy qui donna son nom au château appelé Bucy-Fontaines et, par corruption paysanne parfois, Basses-Fontaines. Alexandre de Cuissard réside aux Fontaines en 1812 (70 SMD). Une cloche, rapportée du Mans à Saint-Macaire par Melle Defay en 1795, était conservée dans la tour de la chapelle. Forges (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les forges (RDC, vigne en 1799), les Forges (cadastre 1989). Pièce de terre attenante à la Planche et à la Gotte Fraîche, à l'est. Fosse à la Barelle (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). La Fosse à la barillé (RPSM). La Fosse à Labareslé est un clos de vignes (RDC, 1799), le Pastis de Barelle (1830, RDC), la Fosse à la Barelle (NDCR). Fourneaux (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les fourneaux (RDC, 1799), les Fourneaux (carte IGN, cadastre 1989). Pièce de terre située entre la Commanderie et la forêt de Brignon. Fresche des Ageons (la) : Lieu-dit ancien (com. de StMac.). La fresche des Ageons (H 1406, 1683). Terre d'environ 8 ha. dépendant de Brignon. Fresche du Septier (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.) situé près de la Minauderie. La fresche du septier (1683, H1406 ADML). Gains (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les Gains (cadastre 1989). De gagnerie, francique, terre soustraite à la forêt. Garenne du Gland (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). La garranne du glan (1626, IE 1140 ADML). Pièce de bois et de taillis, d'environ 1, 5 ha., située entre le carrefour du Monis et le cimetière actuel. Gassuaults (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les Gassuaults (cadastre 1989). Terre située au carrefour du chemin de Chambernou à Bois-Ménard et de la route de Nueil. Gauvinière : Voir Gouvinière. Genoille (la grande et la petite) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La grande genoile, la petite genoile (1626, IE 1140 ADML). Pièces de terre, de chacune 52 a., appartenant à Sanzay, autrefois en vignes (1794), situées derrière la Gotte Fraîche. Gotte-Fraîche (la) : Lieu-dit et fermes actuelles (com. de St-Mac.). Gaudfreche (1626, IE 1140 ADML), Gaudefrische (RPSM, 1679), Godefraiche (RPSM, 1776), Gaudefraiche (CASS), Godfrèche (NDCR). De gaudere, se réjouir et fresche, friche ou terre donnée à exploiter. Le plus ancien corps de bâtiment porte la date 1693 et comporte, dans l'un de ses murs, une pierre taillée représentant un oiseau aux ailes déployées. Gouvinière (la) : Lieu-dit et fermes actuelles (D. -S.), autrefois dépendant de Saint-Macaire. Gauvinière (RPSM, RPP, DHGBML). Habitée vers 1400 par le sieur Gauvin (E 2598 ADML), noble homme Christophe Gauvin, fils du sieur de la Gauvinière (21 sept. 1605, RPP), Charles Gauvain, écuyer, sieur des Poissonnières (27 janv. 1655-1658, RPSM), Marie Duverger, demoiselle de la Gauvinière, 1660-1663, Louise Deschamps veuve de Christophe Gauvain, sieur des Poissonnières (1689, RPSM). Grand Champ (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Le grand champ (1683, H 1406 ADML), les Grands Champs (cadastre 1989). Terre proche de la Croix des Manivelles, près des Ajoncs. Grand-Clos (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Le grand clos, vigne (RDC, 1799), le Grand Clos (registre des mutations, 1830), le Grand Clos (cadastre 1989). Pièce de terre dépendant autrefois de Bray, située en bordure du chemin qui va de la Basse-Baffrie aux Ajoncs. Grand-Carrefour (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Grand-Cour (la) : Lieu-dit actuel et ruines anciennes (com. de St-Mac.). La Grande Cour (cadastre 1989), la Grand-Cour (carte IGN). Ancien domaine gallo-romain (EAMH) qui possédait trois fermes dans son enceinte, les Baffries (voir ce nom), et qui pouvait contenir une soixantaine d'hectares situés en bordure de la forêt de Brignon. À 800 m., le camp romain des Grands Bois (voir ce mot) et quelques poteries ou tuiles romaines disséminées dans les champs attestent d'un tel habitat. Le Clos de la Ville, qui jouxte à la fois la Grand-Cour et deux des Baffries, est assurément une réminiscence du latin villa. Le Clos de Sanzay, le Champ de la Borne, Champ Réti, les Fourneaux, la Vaudoire, le Clos de l'Épervier et les Nouelles seraient les anciennes terres du domaine gallo-romain. Du manoir, puis de la ferme abandonnée, il ne reste que des murs en mauvais état du XVe, un four à pain, la base d'une tour et un pigeonnier. Grand-Prée (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Pâturage d'environ 36 a, appartenant à Sanzay. La Grand-Préé (E 26I8 ADML, 1722), la Grand Pré (1830, RDC). Grande Chaussée (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La Grande Chaussée (cadastre 1989). Terre bordant la commune du Puy-Notre-Dame au nord-est de Saint-Macaire. Grande Pièce Longue : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Grande Pièce Longue (cadastre 1989). Pièce de terre située en bordure de la forêt de Brignon, près de la Verderie. Grandes Vignes (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les grandes vignes, vigne (RDC, 1799), les Grandes Vignes (1830, RDC), les Grandes Vignes (cadastre 1989). Situées non loin de la ferme des Haies, le long de la route qui va de l'Humeau de Bray à la Bafferie. Grandry : Lieu-dit et domaine ancien (com. de Mouchamps, D. -S.). Grantry (E 198 ADML, 1525). Christophe de Boussiron, propriétaire de Bray, en est sieur en 1542 (E 198 ADML). Grands-Bois (les) : Lieu-dit actuel (com. de Bouillé-Loretz, D. -S.). Les Grands-Bois (carte IGN). Bois dans lequel on peut discerner une sorte de camp rectangulaire d'une trentaine d'ares avec des portes sur le côté coupant des levées de 1 m de haut sur des fossés profonds de 2 m. Les Grands-Bois dépendaient de la maison de Sanzay (EAMH). Dans les terres toutes proches, il est possible de trouver des tessons de brique ancienne. Il pourrait s'agir aussi bien d'un camp romain que d'un retranchement de fin d'époque gauloise. Grands-Rayages (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les Grands-Rayages (cadastre 1989). Tire sans doute son origine du toponyme la Raye, car placé à côté d'un lopin nommé Prés de la Raye. Pièce de terre au nord des Ajoncs. Grange (les prés de la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les prés de la Grange (carte IGN). Liés autrefois à la Grange de Brignon. Grange de Brignon (la) : Lieu-dit et ferme ancienne (com. de St-Mac.). « In grangiam » (Vidimus H 1406 ADML), la grange de Brignon (RPSM, 1768), la Grange de Brignon (CASS). Autrefois première implantation des moines de Brignon, puis devenue la ferme de l'abbaye, aujourd'hui rasée, elle était située dans le champ qui jouxte, côté nord, l'Étang de l'Abbé (CASS). Elle était composée de chambres basses à cheminée, cellier, écuries, toits, cour et jardin et son revenu annuel était de 3240 f. Ayant été achetée 115 300 livres aux enchères en 1791 (1Q491ADML) par Jean-Joseph de La Selle, émigré entretemps, elle est revendue nationalement le 6 janvier 1798 pour la somme de 15.447, 50 f au citoyen René Charbonnier agissant pour Toussaint Louis Bérault, membre du Tribunal de Cassation à Paris (I Q 539 ADML), Hilaire Beaumont étant fermier. Terres : 49 ha 74 dont 20 ha 43 en terres, 15 ha 80 en bois, 6 ha 84 en pré, 2 ha 47 en vigne, 1 ha 62 en friches, 1 ha 58 en étang et 1 ha de cours et jardins. Le nom des parcelles citées est : le Defroux, le Bois Carré, la Folie, Pré Neuf, Pré Doré, les Saulets, l'Écuberie, la Brunette. Fermiers : Bineau 1719, Louis Thibault 1727-1728, Naudin 1729-1735, Naudin 1745-1747, Grandmaison 1756, Besnard 1757-1762, Hamon 1763-1768, Besnard 1769, Hamon 1771, P. Villiers 1772, Hilaire Beaumont 1777-1790, Louis Grignon 1791-1792, Hilaire Beaumont, 1797. Grenouillon : Lieu-dit, moulin et ferme actuels (com. de StMac.). Grenouillon (RPSM, 1759, 1768), le moulin de Grenouillon (E 2616 et E 2618 ADML), la vigne de Grenouillon (1794, RDC), les grenouillons (vigne en 1799, RDC), Grenouillon (1830, RDC), Grenouillon (Cadastre 1989, carte IGN). Le moulin est indiqué, sans nom, sur la carte de Cassini. Sieur : Dominique-Alexandre de Jodonnet en 1786 (E 206 ADML). Meuniers : Pierre Fouchard 1759, 1769, Jean Fillon, 1770-1794 (RPSM). Chanson de la riche meunière (10 SMD) : un papier épars non daté, mais glissé dans une liasse du XIXe, presqu'illisible, porte une ode d'un amoureux anonyme (sans doute l'écriture de Macaire Foucher, de Chambernou, vers 1810) à une meunière (vraisemblablement de Grenouillon) dont voici le texte approximatif et non terminé : « Chanson nouvelle, air de la riche meunière, Que fais-tu là riche meunière, Ho là-bas dedans ton moulin, viens avec moi la riche meunière au milieu de tous ces animaux, tous les chasseurs qui vont à la chasse, dedans le bois chasseront avec moi, permets-moi que je me délasse un petit moment avec toi, mon beau monsieur quittez vos paroles, hélas monsieur Henri a obligé de s'asseoir à ses côtés quoiqu'elle ne le voulut pas d'abord, pendant qu'elle pleurait près de lui sur le banc de bois, il remarqua que dans ce… » (10SMD). Aujourd'hui, il ne subsiste qu'un des deux moulins caviers qui existaient au XVIIIe. Grêlons (les) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.) Le Grêlon (1 Q 539, 1798). Grippe-Surdent (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Terre située entre Chambernou et Bois-Ménard. La Grippe Surdent (1683, H 1406 ADML). Gruchères (les) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.) Le Village des Gruchères (1676, RPSM). Guéritière (la) : Ancienne seigneurie et lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Du provençal garir, protéger, ou guérite, garite (1220), abri. La guerittiers (1626, IE 1140 ADML), lestang de la guerittière (E 825 ADML, 1734), la Guerettiere (RPSM, 1760), la Guérittière (CASS). Probablement lentement détruite après la Révolution, autrefois située entre la Planche et la Gotte Fraîche (CASS), puisqu'un chemin direct menait de Bray à la Guéritière (1626, IE 1140 ADML), il n'en subsiste aujourd'hui que quelques pans de murs dans les bâtiments de l'ancienne ferme du père Guéret (en 1970). Un chemin mène de l'Humeau de Bray à l'étang de la Guéritière (1734, E 826 ADML). La Guéritière rend aveu au Château de Montreuil-Bellay (1350, E825 ADML). Jean Pinguet en est sieur en 1483 (C 106 ADML), Gabriel de Pontoise, mari de Louise Sainte-Marthe, Joseph Sainte-Marthe en 1560 (DHGBML), François de la Fontaine qui a épousé Louise Sainte-Marthe en 1580 (SDLH), Claude de La Haie, veuve de René Boixon qui en a hérité de sa première femme 1610, Françoise Suriette, mariée à René Boixon le 27 novembre 1651 (RPSM). En 1677, Jean Valain est fermier de la Guéritière (RPSM). Resté dans la famille Boixon, le fief appartient en 1731 à la veuve de René de Terves, Charlotte de Collasseau. Le fief relevait en partie de Montreuil-Bellay, la Grise et Berrie (DHGBML). Quelques signatures au RPSM prouvent la résidence de Charlotte. Fin février 1793, le sieur de la Guéritière, Duveau de la Barbinière (attesté tel en 1795 dans 1Q941-ADML) est dénoncé par un valet de la Raye qui dit l'avoir vu passer. Les titres de rente de la seigneurie, dérobés par son fermier Joseph Rabouand, sont brûlés le 13 février 1793 (RDC). En 1814, Jacob Abraham, propriétaire-fermier, demeure à la Guéritière (RDC). Guichardière (la) : Prieuré ancien (com. de St-Hilaire-duBois) dépendant de l'abbaye de Ferrières (SDLH). Pierre (1712) et Michel (1766) Lamballais, religieux-infirmiers de Ferrières, sont aussi prieurs de la Guichardière (RPSM). Guinebourdrie (la) : Lieu-dit actuel (Com. de St-Mac.). La Guinebourdrie (cadastre 1989). Terre touchant la ferme de Bois-Ménard au sud. Hayes (les) : Lieu-dit et fermes actuelles (com. de St-Mac.). Les Haies (RPSM, 1678), les Haies-Chotard (C 105 ADML, 1540, CASS, RPSM, 1784) les hayes clochard (1734, E 826 ADML). Henri IV : Dénomination actuelle d'un petit pont ancien (com. de St-Mac.), toujours solide, entre Brignon et Chambernou qui permet de passer à pied sec sur un filet d'eau, en provenance de la forêt, qui vient grossir le ruisseau de Brignon. Herse (carrefour de la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Prend son nom du Chêne de la Herse (H 1406 ADML). Ce carrefour marque la limite sud des anciennes terres de l'abbaye de Brignon. Hospitaliers (chemin des) : Chemin ancien (com. de StMac.) qui menait de l'Humeau de Bray à La Lande des Verchers. Le chemin des ospitalliers (I E 1140 ADML, 1626). Pour Hospitaliers, voir DB. Humeau de Bray (l') : Village actuel (com. de St-Mac.). Du latin ulmus, qui signifie orme. Le Village de l'Humeau de Braye (RPSM, 1661), l'humeau de Bré (RPSM, 1679), l'hormeau de Bray (RPSM, 1770), le Hameau de Braye (CASS), l'Ormeau de Bray (12 Q 317 ADML, an IV). Bray a donc existé avant l'Humeau de Bray. Il reste, sur la route de Bouillé, des morceaux de petites maisons d'ouvriers agricoles du XVIIIe. Jau (le) : Lieu-dit actuel (com. de Murs-Érigné). Manoir seigneurial uni en 1682 à la seigneurie d'Érigné, appartient à Joachim de Gencian à cette époque. Lac (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les vignes du lac (IE 1140 ADML, 1626), le Lacq (RPSM, 1620), la vigne dans le Lac (1794, RDC), le Lac (RDC, 1799), le Lac (cadastre 1989, carte IGN). Etendue autrefois mouillée, entre les Ajoncs et la Gotte Fraîche, place d'une cité lacustre ? La vigne du Lac, d'environ 10 a., dépendait de Sanzay Lande (la) : Lieu-dit et fermes actuelles (com. des Verchers-sur-Layon). Ancienne paroisse. Voir Commanderie. Landes (les) : Lieu-dit ancien impossible à localiser. Le cimetière des Landes (1693, RPSM). Louis Foulard avait demandé à y être enterré le 12 nov 1693 (RPSM). Peut-être estce au lieu précédent. Maison Carrée (la) : Lieu-dit (com. de St-Mac.) de procession en 1828. La Maison Carrée (1870, NDCR), Maison Carrée (cadastre 1989). Carré de terre placé entre la Saulaie et Grenouillon. Maison Neuve : Ancienne terre noble avec manoir (com. de St-Mac.). Maisonneuve (1646, RPSM), Maison neuve (1830, RDC). En est sieur N H Claude de Bussy, 1604, qui y meurt et aurait été inhumé le 29 septembre 1650 dans l'église paroissiale. Marie et Marguerite de Bussy 1666, Pierre de Bussy, écuyer, mari de Catherine de Chailles 1669, Léonord Claude Defay, chevalier, mari de Jeanne Catherine de Bussy, 1721, Pierre de Bussy 1740 mari de Catherine de Collas, Louis Léonord Defay, marié à Céleste Blondé le 20 janvier 1756, ancien gendarme de la garde qui y réside, 1785. Céleste Blondé meurt le 24 novembre 1812 et la vente des terres et de la maison a lieu le 18 sept. 1831 en plusieurs lots. Les héritiers sont : « Jean-Frédéric Sourdeau de Beauregard, président à la Cour Royale d'Angers, Louis Sourdeau de Beauregard, ancien magistrat demeurant à Orléans, Melle Alexandrine de Béjarry, majeure, sans profession, demeurant à La Vergne, Saint-Florent du Bois, canton de Bourbon Vendée, Mme Modeste Hyacinthe Defay, veuve en premières noces de M. Gambon et actuellement épouse de Joseph Abraham, ancien maire du Puy, y demeurant l'un et l'autre, Agathe Defay, épouse de M. Drouineau de la Citardière, propriétaire demeurant à Saint-Martin-de-Macon près Thouars, Adolphe Duchesne, propriétaire demeurant chez Mme de Cuissard, terre de Fourny, près Chantonnay, Alexandre de Cuissard, aux Fontaines » (70 SMD). Deux lots sont à vendre : la maison de maître, déjà vendue par un autre texte à Charles Gourin, et 54 ares, ou 10 boisselées un quart, de vignes au clos de Lassay. Le total de la mise à prix (à 30 francs la boisselée) est de 307, 50 francs. Lors de l'adjudication préparatoire, aucune vente ni partielle ni globale n'a pu être réalisée faute d'enchère. Lors de l'adjudication définitive, Macaire Foucher, cultivateur à Chambernou, propose 500 f et l'emporte avec les frais à 522, 75 f. Les arbres sont vendus séparément (70 SMD). Du manoir datant du XVe, on peut encore voir la tour centrale, avec escalier en vis, dont le toit a été abaissé récemment et des restes d'une fenêtre à meneaux. Des sculptures (vigne, animal) ornent une accolade de la porte de l'escalier. Une inscription du XVIIIe au dessus d'un blason, « Hors la loy », rappelle que Louis Defay a été emprisonné en 1794. Maison Roger (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Dénomination verbale de la maison du hameau de la Planche où eurent lieu, en 1788, les premières assemblées municipales de St-Mac., appartenant alors à Pierre Roger et Marie Quétineau. Leur fils Victor y réside en 1830, inscrit comme huitième propriétaire foncier le plus imposé de la commune avec 109, 32 f de contribution foncière, ce qui peut correspondre à 23 ha de terres. Outre un pressoir casse-cou du XVe, les bâtiments comportaient autrefois un manoir du XVe avec un passage charretier du XVIe surmonté d'un pigeonnier de 1608. Un colombier de 500 à 700 boulins, signe de l'importance de la ferme, existait au XIXe. Malcasse (la) : Lieu-dit (com. de St-Mac.) de procession en 1828. La Malecasse (RDC, 1789), la Malcasse, la Malecasse (NDCR). C'est le nom du calvaire du Monis. Maligné : Lieu-dit et village actuel (com. de MartignéBriand). Malpognes (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les dîmes de Malpougne (H1406, 1711), les Males-Pognes (1 Q 539, 1798), les Malpognes (carte IGN) les Malpognes (cadastre 1989), Chemin des Malgagnes (mauvaise transcription sur le tableau d'assemblage cadastral 1989). Terre située entre BoisMénard et la Vouie. Manivelles (la Croix des) : Calvaire actuel (com. de StMac.). De manibula, poignée. Les Manivers (RDC, vigne en 1799), Croix des Manivelles (carte IGN). Situé au carrefour entre les Ajoncs et la Gotte-Fraîche. Marchais (les) : Château (com. de Faye d'Anjou). Appartenait à la famille du Plantis (Jacques, marié à Françoise de Cossé, puis à Renée, épouse de René de Sanzay). Marqueteaux (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Le clos Marquetteau (E 198 ADML, 1740), le Marqueteau (vigne en 1794, RDC), le clos Marqueteau, vigne (RDC, 1799), les Marqueteaux (cadastre 1989). Clos situé à l'ouest immédiat de Pancon. Masses (les) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Le clos des Masses (RDC, vigne en 1799) De mass ?, toucher, en arabe. Mazure (la petite) : Lieu-dit ancien (com. de Cersay, D. S.). L'abbé de Brignon a un droit sur elle (dîme). La petite Mazure appartient le 11 juillet 1609 à Henry de Millerin, écuyer, sieur de Saint-Martin (SDLH). Méron : Village actuel près de Montreuil-Bellay. « In claustro de Mairons », XIIe (H 1406 ADML). Métail (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). De mistillium, mélange, en latin. Le méteil, fait de seigle et de froment semés et récoltés ensemble. Le clos de vigne du motayl (1626, IE 1140 ADML), le Petit Motay, le Grand Mottay (vignes en 1794, 1799 RDC), le Métail (carte IGN), le Clos du Métail (cadastre 1989). Pièce de terre toute proche de Bissu, au sud, dont 2, 5 ha, en vignes, appartiennent en 1620 à Sanzay (IE 1140 ADML). Métairie de la Grange (la) : Ancien bâtiment (com. de StMac.) dépendant de Brignon. La Métairie de la Grange (I Q 539 ADML). Petite ferme près de l'étang de Brignon (CASS), composée d'une chambre à cheminée, petite antichambre, grenier au-dessus, pressoir, écuries et étables. Minauderie (la) : Lieu-dit et fermes actuelles (com. de StMac.). De mine, mesure de capacité. La Minaudrie (CASS). À rapprocher des vocables les Prés Minaux (H 1406 ADML) ou le Pâtis Minault, le Buisson Minaux (cadastre 1989), autres lieuxdits à Saint-Macaire. Des temps anciens, il ne reste qu'une ferme du XVIIIe. Miré : Commune et village actuels (M. -et-L.), situé au nord de Châteauneuf-sur-Sarthe, propriété de la famille Salles de 1569 à 1739 (E 3912 ADML). Moncontour : Bourgade actuelle (D. -S.). Connue pour son donjon dont subsiste une grande partie, sa plaine environnante accueille, le 30 septembre 1569, la fameuse altercation entre huguenots et catholiques. Monis (le) : Lieu-dit et fermes actuelles (com. de St-Mac.). De moine ou moinie. Les Maulzny (I E 1140 ADML, 1626), les Monis (RPSM, 1678), le Maunitz, le Maunis, le Monys (RPSM), le Mauny (CASS). Les bâtiments les plus anciens, une petite ferme isolée avec parties agricoles en cours de réfection, datent du XVe. Moque-Chien : Lieu dit actuel (com. de St-Mac.) : Le champ appelé Moque Chien (1683, H 1406 ADML), Moque Chien (cadastre 1989). Pièce de terre située au bord du chemin qui va de la Minauderie à Bray. Mousseaux (les Hauts et les Bas) : Lieux-dits et agglomération actuels (com. de St-Mac.) dénommés aujourd'hui : les Mousseaux. De mousseaux, creuseurs de caves (émoussé, lame arrondie). Les mousseaux (1626, IE 1140 ADML), les Monceaux (RPSM), les Monceaux (1683, H 1406 ADML), hauts Mousseaux, bas mousseaux (vignes en 1799, RDC). Murs (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les Murs (cadastre 1989). Pièce de terre adjacente, à l'ouest, à la ferme des Haies. Noue (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Du latin médiéval nauda, terre grasse et humide. La Noue gautier (1626, IE 1140 ADML) la Noue (carte IGN), la Noue Gautier (cadastre 1989). Terre limitrophe avec la commune du Puy-Notre-Dame, toute proche du pont de Cix. Vigne de 65 a appartenant à Sanzay (IE 1140 ADML). Nouelles (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les Nouelles (vigne en 1794, RDC), les nouelles (RDC, 1800), le chemin des Nouelles au Petit-Bray (cadastre 1989). Ouche à la Blandine (l') : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Du latin olca, verger, terrain clos. L'Ouche à la Blandine (cadastre 1989). Pièce de terre contiguë à la Noue-Gautier. Ouche des Deffays (l') : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). L'ouche des Deffays (H 1406, 1683). Terre d'environ 1 ha dépendant de Brignon. Ouche du Petit-Bray (l') : Lieu-dit ancien (com. de StMac.). L'ouche du petit bray, vigne en 1799 (RDC). Ouche du Souchet (l') : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). L'ouche du Souchet, vigne en 1799 (RDC). Ouche Gadras (l') : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). L'Ouche Gadras (cadastre 1989) Terre située entre Chambernou et Bois-Ménard. Ouche Montault (l') : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). L'Ouche Montault (I Q 539 ADML, 1798). Dépend de l'abbaye de Brignon. Ouche Moreau (l') : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). L'houche Moreau, vigne (RDC 1799), l'Ouche Moreau (1830, RDC), l'Ouche Moreau (cadastre 1989). Terres contiguës au hameau des Bouchettes, à l'est. Ouche Moron (l') : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Le Bois de l'Ouche Moron (cadastre 1989). Bois situé en forêt de Brignon, au nord-ouest de Bois-Ménard. Pancon : Lieu-dit et fermes actuels (com. de St-Mac.). De panicaut, panis ou chardon. Le Village de Pançon (RPSM, 1678), Pancon (RPSM, 1775). Un cimetière y aurait été situé (EAMH). François Nepton vers 1524 en est sieur (E 826 ADML). Il ne reste plus rien de cette époque, une partie des quelques bâtiments encore habités ne datant que du XVIIe. Pâtis-Minault (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Le Pâtis-Minault (cadastre 1989). Terre longeant le chemin de Bois-Ménard aux Bouchettes. Perdriau (le) : Lieu-dit et domaine actuel (com. du PuyNotre-Dame, M. -et-L.). De perdreau. En est sieur Jean Quétineau 1602, Jacques Quétineau 1637, René Sourdeau 1692 (RPP), Louis Grignon (futur général) 1789. Le DHGBML situe Le Perdriau à Saint-Macaire-du-Bois, sans doute à cause de Grignon qui est fermier de Sanzay. En novembre 1804, Louis Grignon habite le Perdriau qu'il vend en viager à ses nièces (5E2566). Perray (Notre-Dame du) : Domaine actuel (com. d'Écouflant, M. -et-L.). Ancienne abbaye de religieuses cisterciennes, communément appelée le couvent du Perray, où, notamment, vécut Jacqueline de Salles de 1636 à 1680. Catherine de Vassé en est mère supérieure ou dame abbesse de 1614 à 1651 et Marie de Courtavel en 1677 (E 3913 ADML). Une réputation de vie monastique très relâchée collait à cette maison (DHGBML). Perrinière (La) : Ancien fief et seigneurie (com. de La Renaudière) appartenant de 1460 à la Révolution à la famille Gibot. Petits-Bois (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les Petits-Bois (cadastre 1989). Pièces de forêt situées dans les Bois de Ferrières. Pièce du Poteau (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La Pièce du Poteau (cadastre 1989). Terre attenante au carrefour de la croix à rouleaux du chemin de Brignon à Chambernou. Pinardries (les hauts et bas) : Lieu-dit ancien (com. de StMac.). Les Pinardries (1626, IE 1140 ADML). Pièces de terre situées de part et d'autre du chemin qui va de l'église à Bray, contenant environ 7 ha (IE 1140 ADML). Planche (la) : Lieu-dit et hameau actuel (com. de St-Mac.). La Planche (1710, RPSM), la Planche (1788, RDC), la Planche (1830, RDC). Autrefois passage sur le ruisseau de Brignon au moyen d'une planche de bois. Premier lieu des assemblées municipales chez Pierre Roger et Marie Quétineau. Plante à Riché (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Vigne en 1799 (RDC). Plante-Harches : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Plante Harches (cadastre 1989). Pièce située au sud du lotissement de la Mairie. Ne serait-ce pas la déformation de l'ancien toponyme La Plante à Riché. Plantes (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les Plantes (cadastre 1989). Terre contiguë à Bissu, à l'est. Plantis (le) : Château actuel (comm. de Sainte-Christine). Ancien fief et seigneurie que Renée du Plantis apporte à son fils, Christophe de Sanzay en 1599 (E 1047 ADML). Plantis (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Le Plantis (RDC, 1799), les Plantis (cadastre 1989). En bordure du hameau des Mousseaux. Plesse (la) : Lieu-dit et maison ancienne (com. de SaintAignan, Sarthe). Située au Nord du Mans, cette seigneurie appartient à Raoûl de Salles en 1615, puis en propre à Jacqueline Clausse en 1620, enfin à Urbain Ier de Salles à qui sa mère Jacqueline l'a donnée (E 3913 ADML). Poirier à la Michelet (le) : Lieu-dit ancien (com. de StMac.). Le poirier à la Michelet (vigne en 1799, RDC). Potterie (carrefour de la) : Lieu-dit ancien (com. de StMac.). Le Carrefour de la Potterie (1683, H 1406 ADML). Limite nord-ouest de la fondation de l'abbaye de Brignon. Poupardière (la) : Château actuel (com. de Saint-Martinde-la-Place). La Poupardière est adjugée en 1614 à Pierre de Caylus dont la petite-fille, Félice, épouse Urbain de Salles le 20 février 1648 dans la chapelle (DHGBML). Le 14 juin 1681, Urbain IIème et Jacquine-Félice, sa sœur, procèdent au partage de leur succession sur la Poupardière (DHGBML). Pré au Moine : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Pré au moine (1830, RDC). Pré-Chotard : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Les Haies Chotard (RPSM, 1784), Pré Chotard (cadastre 1989). Terre située au long de la route entre l'Humeau de Bray et la Bournée. Pré de la Douve (le) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Le Pré de la Douve (I Q 539 ADML, 1798). Dépend de l'abbaye de Brignon. Pré de l'église (le) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Le pré de l'église (I Q 539 ADML, 1798). Dépend de Brignon. Pré de l'étang : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Pré de l'étang (1830, RDC). Pré-Dion (le) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Vigne de 60 a appartenant à Sanzay. Le prédion (IE 1140 ADML, 1620). Pré Doré : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Pré Doré (I Q 539 ADML, 1798). Dépend de la Grange de Brignon. Souvenir du moine Guillaume Doré ? Pré Gaux (le) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Le Pré Gaux (I Q 539 ADML, 1798). Dépend de Brignon. Pré Grenot (le) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Le Pré grenot (1830, RDC). Pré Longue (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). La pré longue (1830, RDC). Pré neuf : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Pré neuf (I Q 539 ADML, 1798). Dépend de la Grange de Brignon. Pré Ronde (la) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). La Pré ronde (1830, RDC). Prés Minaux (les) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Les prés Minaux (H 1406, 1683) dépendent de Brignon. Prés de La Raye : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Prés de La Raye (cadastre 1989). Au nord des Ajoncs, en bordure du chemin qui va de la Croix des Manivelles à Cix. Prés Monis : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Prés Monis (cadastre 1989). Situées entre Bray et l'Humeau de Bray, ces terres s'appelaient anciennement Bois de Bray (G 1540), dont il ne reste qu'un petit hectare de forêt. Il est intéressant de noter que les deux toponymes Pré Monis et Champ de Saint-Macaire se touchent sur le terrain. Puy-Notre-Dame (le) : Village actuel (M. -et-L.). De Podio (1100-1120), De Podio Beatae Mariae (1120-1130), Le Puy la Montagne (RDC, 1794). On place à Cix la première chapelle dédiée à Notre-Dame sur laquelle cohabitaient une tête de Cérès et un buste de la Vierge (EAMH). Le Puy en hauct Poictou où le régiment de Talmont se concentre (AN 198 MI 69 Liasse 390 pièce 4). Quarts de la Cure (les) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Les cars de la Cure (RDC, vigne en 1799). Raboteau (le) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). De rabot ou dialecte rabotte lapin. Le Raboteau (1626, IE 1140 ADML), le Raboteau (carte IGN), chemin rural dit de Rabotteau (cadastre 1989). En 1620, vigne de 39 a appartenant à Sanzay. Raye (la) : Lieu-dit, hameau et manoir actuels (com. du Puy-Notre-Dame, M. -et-L.). Appartient à la famille Guéniveau depuis le XVIIe jusqu'en 1888. La Cour de la Raye pourrait avoir été un domaine gallo-romain. Les Aubus de la Raye : Du poitevin aubuge, terre blanche. Ribaudes (les) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). De riber, ancien français : faire le débauché. Les Ribaudes signifie donc : les débauchées. Les Ribaudes (1683, H 1406 ADML), la vigne des Ribaudes (I Q 539 ADML, 1798), les Ribottes (RDC, 1799), Clos ses Ribaudes (cadastre 1989). Clos de vigne, d'une contenance totale de 0, 9 ha appartenant autrefois à l'abbaye de Brignon, situées entre les fermes des Haies et de la Minauderie. Le terme Ribes, ou Ribière, toponyme poitevin a pu aussi donner Ribaudes. Le Clos des Ribaudes équivaut à 30 hommes de vignes (H1406ADML) ou hommées (mesure agraire représentant l'équivalence du terrain qu'une journée de travail d'un homme peut mettre en valeur, soit un homme de vigne = 40 a). Sablière (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La Sablière (cadastre 1989, Carte IGN). Exploitation située en bordure de la route qui va de Chambernou à Bouillé-Loretz. Saint-Hilaire-de Rillé : Ancien bourg et paroisse près du Vaudelnay (M. -et-L.) dont une partie des habitants émigra vers St-Mac. Elle fut réunie vers 1800 à la paroisse St-Pierre du Vaudelnay. Rillé a disparu aujourd'hui de l'ensemble d'abord nommé Vaudelnay-Rillé. L'église St-Hilaire avait été vendue nationalement à la famille de la Selle d'Écheuilly. Saint-Macaire-du-Bois : Commune et village actuel (M. -etL.). Autres localités du même nom : Saint-Macaire (Gironde, Villam Sancti Maccharii, 1026), Saint-Macaire en Mauges (M. et-L., ecclesia beati Macchari, 1119). Du nom de deux saints d'Égypte du IVe siècle. Voir Macaire au DB. Saint-Macaire-duBois : ecclesia Sancti Macharii (1300, Gd Gaultier), Saint Maquaire (E 1141 ADML, 1552), Saint Macaire sous Doué (Et. civ. Doué, XVIIe), Saint-macquaire (E 825 ADML, 1584), Saint-Macaire-près-le-Puy (RPP, 1790), Macaire (CS, 20 brumaire an III). Existant sans doute depuis le Ve et sûrement depuis le XIe (murs de l'église), située dans la Marche commune Anjou-Poitou, la paroisse de Saint-Macaire dépendait au XVIIe de l'évêché de Poitiers, de l'archidiaconé de Thouars, de l'élection de Loudun et du district de Saumur (DHGBML), mais relevait au XVIe de la châtellenie et du ressort judiciaire de Thouars et faisait partie du bailliage de la Petite Marche (B. Ledain, Dict. Top. des D. -S.). Doyens de Thouars et Curés de Saint-Macaire : Michel Demourant, 1610-1653, Jean de la Ville, 1653-1655, Jacques Robin 1655-1676, Philippe Porcheron, 16761726, Pierre-René Pauloin, 1774-1778. Desservants/vicaires : Claude Morin, 1646, Bertrand, 1646-1653, Mathurin Barbin, 1653-1656, Thomas Riou 1656-1665, Sébastien Vaillant, 16771679, Madelon Drouet, 1679-1687, Louis Bourgeteau, 16881725, Antoine de Charnières, 1726-1728, Chastenet, 1728, Jean- Antoine Collin, 1732-1754, Louis Péan, 1755-1758, Lambert de Gourville, 1758-1759, Drouin, 1759-1767, Pierre-René Pauloin, 1767-1784. René Lière, 1785-1792, Pierre-Alexandre Lecêvre (assermenté), 1792-1794, René Texier (non-résident), 17961828. Curés depuis la Révolution : Jean-Baptiste Reine, 18281869, Edouard Tranchant, 1869-1875, Charles Ollivier, 18751887, Auguste Honoré, 1887-1901, Louis Bédouin, 1901-1908, Victor Babin, 1908-1937, Eugène Aigron, 1938-1946, Philippe Houet, 1946-1961, André Richard, 1961-1963. Maires : François Jarry (élu le 16 fév. 1790, confirmé le 16 déc. 1792, démissionne le 17 fév. 1793), Félix Pelletier (élu le 7 avr. 1793, confirmé le 8 nov. 1795, démissionne à l'automne 1796), François Jarry (élu le 2 avr. 1797), Louis Abraham (élu le 28 mars 1798), François Jarry (nommé le 2 août 1800, meurt le 3 avril 1806), Louis Abraham (nommé le 6 juin 1806-19 avril 1808), René Robert (nommé le 20 avril 1808, mort le 13 juin 1814), René Champion (élu le 15 mai-23 juin 1815), Louis Cator (nommé le 23 juin-8 août 1815), René Champion (nommé le 8 août 1815), Louis Abraham (nommé le 12 déc. 1815-1821), René Dubois (18211835), Louis-René Marcheteau (1835-1852), René Champion (1852-1855), Jean Billy (1855-1865), René Champion (18651885), Charles Gourin (1885-1896), Auguste Borit (1896-1909), Étienne Frappereau (1909-1912), Louis Piat (1912-1919), Eugène Bigot (1919-1929), Armand Meignan (1929-1971), Josette Michelet (1971-1973), Jean Taillée (1973-1985), Xavier de Boutray (1985-1995), Christian Béville (1995). Saint-Fulgent : Ville actuelle, canton des Herbiers (D. -S.). Sainct Fulgeant (E 198 ADML). En est sieur Gilles Chasteigner (1570), Christophe Bertrand, marié à Charlotte Chasteigner (1579), Jacques Bertrand (1610), René Bertrand marié à Suzanne Boussiron (1630), René Bertrand, Baron de SaintFulgent et triste sire (1665), Madeleine Victoire (1700). La terre de Saint-Fulgent est à 3 lieues de Mauléon. René Bertrand, en 1667, ne jouit que de 3000 livres de rente, sa mère Suzanne Boussiron jouissant du surplus (Beauchet-Filleau). Sansay (ou Sanzay) : Lieu-dit et ferme actuelle (com. de StMac.), ancien nom de la seigneurie de St-Mac. Sanzay (1626, IE 1140 ADML), Sanzai (NDCR) Sansay (cadastre 1989). À rapprocher des termes anciens ou actuels qui ont la même origine. À cet effet, il convient de quitter les archives angevines et de citer le Dict. Topo. du Dépt. des D. -S. de B. Ledain : « Sanzay, château et village, commune de Saint-Martin-deSanzay (Senzaium, vers 1160, charte de Giraud Berlai). Sanzay, canton d'Argenton-Château, Sanzay v. 1125, Sanziacus v. 1140 (charte de St Florent, arch. hist. Poit. II), Senzaium, 1207 (cart. Saint-Jouin), Senzay, 1278 (arch. Durb.), Souezay seu Sounay, 1300 (gr. -Gauthier), Sanzay, relève d'Argenton, 1366 (doc. in. sur Commines par Fierville, 36), Censay, 1383 (arch. SaintLoup), Senssay, XVe (arch. V, Brosse-Guilgault, 1), Château et église Saint-Sauveur de Sanzay, 1572 (Font. LXIII) ». Il existe bien d'autres termes toponymiques poitevins de cette consonnance. Sansais près de Niort, Sansais commune de Vanzay, Sansais commune de Voultegon et en Anjou, Sanziers, commune du Puy-Notre-Dame. On peut penser que notre Sanzay a exactement les mêmes origines que les autres Sanzay ou Sansais locaux. Le toponyme a-t-il donné son nom à une famille, ou vice-versa ? (Voir Sanzay au dictionnaire biographique). Après avoir été vendue en 1552 par la famille Sanzay, la maison seigneuriale est possédée en indivis par les famille Gencian et Salles. Elle n'est habitée que par ces derniers au XVIIe : Urbain Ier de Salles (n. 1615-m. 1690), fils de Raoûl, marié à Félice de Giroys ; Urbain IIème de Salles (n. 1650-m. 1695), fils d'Urbain Ier, marié à Claude Nau le 11 février 1681 ; Jacquine née en 1652, mariée à Jacques Nau le 12 mars 1682 ; Felix, non mariée (n. 1657-m. 1686) (RPSM, E 3913 ADML). Dès 1700, la seigneurie retombe entre les mains de la famille Gencian d'Érigné (ligne paternelle) même si Claude Nau l'habite jusqu'en 1716. Puis, elle est mise en vente en 1719 et achetée par Gibot de Moulin-Vieux tandis qu'un arrêt en 1722 en évince Mme de Moulin-Vieux à laquelle la veuve Gencian doit rendre le montant de la transaction. Mme de Gencian continuera à jouer, depuis Angers, le rôle de Mme de St-Mac. jusqu'à sa mort en 1763. La seigneurie échoit alors à la famille Doublard du Vigneau (mariage, à Contigné le 29 février 1672, de Simon Doublard du Vigneau avec Suzanne de Gencian) et à Simon Joseph qui émigre en 1789, toujours considéré cependant comme seigneur de la paroisse et ayant donné procuration à son fermier Grignon pour le représenter (E 1140 ADML, RPSM, DHGBML). Fermiers : André Doc, 1695, François Menoust, 1695, Denis Bineau, 1700, Joulain, 1719, Louis Sancier, 1740, André Baillargeau et Louise Renard, marchand fermier, 1782, Louis Grignon, 1788. Saulaie (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Clos du Solaye (vigne, H1406, 1711), Grand Saulaie, petit Saullay (RDC, vignes en 1799), les Saulets (1 Q 539, 1798), la Saulaie (1830, RDC), la Saulaie, la Grande Saulaie, la Basse Saulaie (cadastre 1989). Terres situées à l'entrée de Chambernou sur la droite de la route qui vient de l'Humeau de Bray. Secrétinerie (la) : Sacristie de Brignon, désignant souvent l'abbaye. La secretinrie de brignon (I E 1140 ADML, 1626). Sécherelles (les) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Les secherelles, vigne en 1799 (RDC). Terra (le) : Seigneurie (com. de Bouillé-Saint-Paul, D. -S.). Terres Jaunes : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). Terres Jaunes (cadastre 1989). Grande pièce de terre située entre Bissu et la frontière avec la commune du Puy. Treille (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La Treille (cadastre 1989). Contigu, au nord, au moulin de Grenouillon. Ce toponyme pourrait indiquer, selon certains archéologues, une voie antique (DHGBML). Varenne (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La Varenne (1830, RDC), la Varenne (cadastre 1989). Pièce de terre située entre La Vouie et Les Bouchettes, sur la route des Verchers, à droite, au sortir des Bouchettes. Vaudelnay (le) : Village actuel (cant. de Montreuil-Bellay, M. -et-L.) né de la réunion des deux paroisses de St-Pierre-du Vaudelnay et de St-Hilaire-de-Rillé. Du latin vadum liniacus (gué de Lenay). Les armées huguenotes y établirent leurs quartiers (25 à 30 000 hommes à partir du 4 décembre 1568 qui occupèrent le pays en 1569 entre Doué et Thouars). D'où une misère accrue à leur départ après les incendies des églises, des villages et des abbayes. Ils revinrent y habiter jusqu'en 1570 date de la paix de Saint-Germain en Laye (SDLH). Vaudoire (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.). La Vadouire (E 825 ADML, 1734) la Vaudoire (cadastre 1989). Faisait vraisemblablement partie de l'enclos de l'ancien domaine de la Grand-Cour. Verchers-sur-Layon (les) : Village actuel (M. -et-L.) Verciacence (SDLH, VIe). Plusieurs paroisses constituaient cette commune : St-Just, St Pierre, La Lande-des-Verchers. Verderie (la) : Lieu-dit actuel (com. de St-Mac.), situé en forêt de Brignon. Le village de la Verderie (RPSM), la Verderie (CASS), village disparu : la Verderie (NDCR), la Verderie (cadastre 1989). Ancienne ferme, résidence du garde de la forêt rétribué par la Baronnie de Montreuil-Bellay. Verdiers (gardesforêt) : Isaac Chappée, 1654-1655, Barbot, 1740, Jean Lamoureux, 1749, Vital Réché, 1760-1790, Jacques d'Alançon, 1806-1819 (RPSM). Par extension, le « Verdier » est l'habitant de la Verderie. Le terme verdier, propre à l'occupant de cette maison, a toujours désigné localement, sous l'ancien régime, le garde des bois et, certainement, par extension, celui des eaux. L'Indicateur du Patrimoine y place un four mixte à chaux et à tuiles en activité en 1789. Vigneau (le) : Lieu-dit ancien (com. de St-Mac.). Vigne d'environ 19 a, appartenant à la seigneurie de Sanzay, située au bord du chemin qui va de Bray à la Gotte-Fraîche. Le vigneau (1626, IE 1140 ADML). Vouie (la) : Lieu-dit et ferme actuels (com. de St-Mac.). Déformation probable de via, voie. La Vouye (CASS), la Vouie (1830, RDC), la Ouie (NDCR), la Vouie (cadastre 1989, carte IGN). Bibliographie et archives Archives de la Lande des Verchers (1356-1790). Archives de Mauléon (1269-1788) Poitiers. Archives Départementales de la Vienne, E 450 (Sanzay). Archives Départementales de M. -et-L. : C105, C106, E25 (5E), E198, E206, E229, E374, E377, E380, E382, E383, E385, E389, E422, E423, E581, E696, E825, E865, E904, E944 (IIE), E1140 (IE), E1141 (IE), E1439, E1441, E1650, E1695, E1790, E1872, E2030, E2070, E2216 (5E), E2265, E2280, E2382, E2404, E2406, E2598, E2616, E2617, E2618, E2618, E2670, E2689, E2742, E3032, E3058, E3172, E3293, E3657, E3713, E3913, E3920, E4084, E4087, G212, G449, G450, G483, G826, G1488, G1540, H12, H15, J3578, L1196 (1L), Q 317 (12Q). Archives Départementales des Deux-Sèvres : 3M4A (Tribert), 14 F 169-180 (Notes paroissiales), 14 F 171 (Fonds Collon), 14 F 173 (Brignon). Archives Nationales : 1 AP 824, 1 AP 1119, P 3413. Beauchet-Filleau : Cahiers du Poitou 1789. Beauchet-Filleau : Familles du Poitou. Beauchet-Filleau : Pouillé du diocèse de Poitiers, 1868. Bendjebbar A. : La vie quotidienne en Anjou au XVIIIe siècle, 1983. Besly Jean : Hist des Comtes du Poitou. Besnard François-Yves : Souvenirs d'un nonagénaire. Bibliothèque Municipale d'Angers : BIB7823, BIB8121, SC2521, SC2832, SC2833, SH9674, SH9677. Branchereau P. : Saint Francaire, patron de Cléré, Ligugé 1896. Cahier du Comité de surveillance révolutionnaire de SaintMacaire (CS). Carmona Michel : Les diables de Loudun, Fayard 1988. Cassini : (CASS) : Carte commencée vers 1740 par César François Cassini de Thury et terminée par son fils, dite Carte de Cassini. Carte de France, feuille 99. Charrier Camille : Montreuil-Bellay à travers les âges, Saumur 1913. Chouc : Monographie de Bouille-St Paul, Thouars 1902. Crozet René : L'art roman en Poitou, Paris 1948. De Wismes A. : Histoire de la Vendée. Dictionnaire de biographie française (ADML). Dugast-Matifeux : Etats du Poitou sous Louis XIV, Notice Colbert 1664, Fontenay le Comte 1865. Favier Maurice : La France médiévale, Paris 1983. Geoffre : Le Canton de Doué. Haag : La France Protestante. Halphen L : Le Comté d'Anjou au XIe siècle. Higounet Charles : Histoire de l'Aquitaine, Paris 1971. Imbert H. : Histoire de Thouars. Indicateurs du Patrimoine, Canton de Montreuil-Bellay Joubert A. : Les Constantin, seigneurs de Varennes et de La Lorie, Angers, 1890. Le Mené Michel : Les campagnes angevines à la fin du Moyen-Age, Nantes 1982. Lebrun François : Les hommes et la mort en Anjou aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1971. Lebrun François : Paroisses et Communes de France : Maine et Loire, 1974. Ledain Bélisaire : Cartulaires et chartes de l'Absie (Arch Hist du Poitou, t. XXV). Ledain Bélisaire : Histoire de la ville et baronnie de Bressuire, 1866 Levron : Inventaire archives de Saumur. Levron : Les Saints d'Anjou. Lièvre : Histoire des protestants du Poitou, 1936. Louvet : Journal rédigé entre 1583 et 1634 conservé aux ADML (JL). Mayaud : Recueil de généalogies angevines. Meynier : Etats généraux 1614. Michaud : Eglises, dévotions, pélerinages du canton d'Argenton-Château, Poitiers 1903. Notes du curé Reine : (et autres curés) de 1828 à 1868 conservées à l'Évêché d'Angers (NDCR). Pierre Roger : Carte du pays du Loudunois, Tours 1579. Port Célestin : Dictionnaire Historique Géographique et Biographique de M. -et-L., 1874-1878 (DHGBML). Queruau-Lamerie : Le clergé de M. -et-L.. Recherches historiques de Michel Panneau sur le Puy Notre-Dame (1910 ?) (RHPP). Registre des délibérations communales de la commune de Saint-Macaire conservé en Mairie (RDC). Registres paroissiaux (1646-1793) conservés en Mairie (RPSM). Registres paroissiaux d'Érigné (RPE). Registres paroissiaux du Puy-Notre-Dame, inventaire de Célestin Port conservés aux ADML sous la cote BIB 1811 (RPP). Sauzé de Lhoumeau Jean-Charles : L'abbaye de SaintLéonard de Ferrières, Paris, Picard, 1925 (SDLH). de Saint-Macaire Thibeaudeau : Hist du Poitou, in 3, Niort 1839. Auteur contemporain – Utilisation privée libre Toute utilisation commerciale ou professionnelle est soumise à une demande d'autorisation auprès de l'auteur Édition Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ — Avril 2007 — Coordonnées de l'auteur : Pierre Duc pldbray@wanadoo.fr Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES Erckmann-Chatrian LE BLOCUS suivi de LE CAPITAINE ROCHART (1867) LE BLOCUS I – Puisque tu veux connaître le blocus de Phalsbourg en 1814, me dit le père Moïse, de la rue des Juifs, je vais tout te raconter en détail. Je demeurais alors dans la petite maison qui fait le coin à droite de la halle ; j'avais mon commerce de fer à la livre, en bas sous la voûte, et je restais au-dessus avec ma femme Sorlé 1 et mon petit Sâfel, l'enfant de ma vieillesse. Mes deux autres garçons, Itzig et Frômel, étaient déjà partis pour l'Amérique, et ma fille Zeffen était mariée avec Baruch, le marchand de cuir, à Saverne. Outre mon commerce de fer, je trafiquais aussi de vieux souliers, du vieux linge, et de tous ces vieux habits que les conscrits vendent en arrivant à leur dépôt, lorsqu'ils reçoivent des effets militaires. Les marchands ambulants me rachetaient les vieilles chemises pour en faire du papier, et le reste, je le vendais aux paysans. Ce commerce allait très bien, parce que des milliers de conscrits passaient à Phalsbourg de semaine en semaine, et de mois en mois. On les toisait tout de suite à la mairie, on les habillait, et puis on les faisait filer sur Mayence, sur Strasbourg ou bien ailleurs. 1 Sara. Cela dura longtemps ; mais, vers la fin, on était las de la guerre, surtout après la campagne de Russie et le grand recrutement de 1813. Tu penses bien, Fritz, que je n'avais pas attendu si longtemps pour mettre mes deux garçons hors de la griffe des recruteurs. C'étaient deux enfants qui ne manquaient pas de bon sens ; à douze ans, leurs idées étaient déjà très claires, et, plutôt que d'aller se battre pour le roi de Prusse, ils se seraient sauvés jusqu'au bout du monde. Le soir, quand nous étions réunis à souper autour de la lampe à sept becs, leur mère disait quelquefois en se couvrant la figure : – Mes pauvres enfants !… mes pauvres enfants !… Quand je pense que l'âge approche où vous irez au milieu des coups de fusil et des coups de baïonnette, parmi les éclairs et les tonnerres !… Ah ! mon Dieu !… quel malheur !… Et je voyais qu'ils devenaient tout pâles. Je riais en moimême… Je pensais : « Vous n'êtes pas des imbéciles… Vous tenez à votre vie… C'est bien !… » Si j'avais eu des enfants capables de se faire soldats, j'en serais mort de chagrin ; je me serais dit : « Ceux-ci ne sont pas de ma race !… » Mais ces enfants grandissaient en force, en beauté. À quinze ans, Itzig faisait déjà de bonnes affaires ; il achetait du bétail pour son compte dans les villages, et le revendait au boucher Borich, de Mittelbronn, avec bénéfice ; et Frômel ne restait pas en arrière, c'est lui qui savait le mieux revendre la vieille marchandise que nous avions entassée dans trois baraques, sous la halle. J'aurais bien voulu conserver ces garçons près de moi. C'était mon bonheur de les voir avec mon petit Sâfel, – la tête crépue et les yeux vifs comme un véritable écureuil, – oui, c'était ma joie ! Souvent je les serrais dans mes bras sans rien dire, et même ils s'en étonnaient, je leur faisais peur ; mais des idées terribles me passaient par l'esprit, après 1812. Je savais qu'en revenant à Paris, l'Empereur demandait chaque fois quatre cent millions et deux ou trois cent mille hommes, et je me disais : « Cette fois, il faudra que tout marche… jusqu'aux enfants de dix-sept et dix-huit ans ! » Comme les nouvelles devenaient toujours plus mauvaises, un soir je leur dis : – Écoutez !… vous savez tous les deux le commerce et ce que vous ne savez pas encore, vous l'apprendrez. Maintenant, si vous voulez attendre quelques mois, vous tirerez à la conscription, et vous perdrez comme tous les autres ; on vous mènera sur la place ; on vous montrera la manière de charger un fusil, et puis vous partirez, et je n'aurai plus de vos nouvelles ! Sorlé sanglotait, et tous ensemble nous sanglotions. Ensuite, au bout d'un instant, je continuai : – Mais si vous partez tout de suite pour l'Amérique, en prenant le chemin du Havre, vous arriverez là-bas sains et saufs ; vous ferez le commerce comme ici, vous gagnerez de l'argent, vous vous marierez, vous multiplierez, selon la promesse de l'Éternel, et vous m'enverrez aussi de l'argent, selon le commandement de Dieu : – Honore ton père et ta mère ! – Je vous bénirai comme Isaac a béni Jacob, et vous aurez une longue vie… Choisissez !… Ils choisirent tout de suite d'aller en Amérique, et moimême je les conduisis jusqu'à Sarrebourg. Chacun d'eux avait déjà gagné pour son compte vingt louis, je n'eus besoin que de leur donner ma bénédiction. Et ce que je leur ai dit est arrivé : tous les deux vivent encore, ils ont des enfants en nombre, qui sont ma postérité, et quand j'ai besoin de quelque chose ils me l'envoient. Itzig et Frômel étaient donc partis, il ne me restait que Sâfel, mon Benjamin, le dernier, qu'on aime encore plus que les autres, si c'est possible. Et puis j'avais ma fille Zeffen, mariée à Saverne avec un brave et honnête homme, Baruch ; c'était l'aînée, elle m'avait déjà donné un petit-fils nommé David, selon la volonté de l'Éternel, qui veut qu'on remplace les morts dans les mêmes familles : David était le nom du grand-père de Baruch. – Celui qu'on attendait devait s'appeler comme mon père : Esdras. Voilà, Fritz, dans quelle position j'étais avant le blocus de Phalsbourg, en 1814. Tout avait été bien jusqu'alors, mais, depuis six semaines, tout allait très mal en ville et dans le pays. Nous avions le typhus ; des milliers de blessés encombraient les maisons ; et, comme les bras manquaient à la terre depuis deux ans, tout était cher : le pain, la viande et les boissons. Ceux d'Alsace et de Lorraine ne venaient plus au marché, les marchandises en magasin ne se vendaient plus, et quand une marchandise ne se vend plus, elle vaut autant que du sable ou de la pierre : on vit dans la misère au milieu de l'abondance, la famine arrive de tous les côtés. Eh bien ! malgré tout, l'Éternel me réservait encore une grande satisfaction, car en ce temps, au commencement de novembre, la nouvelle m'arriva qu'un second fils venait de naître à Zeffen, et qu'il était plein de santé. Ma joie en fut si grande, que je partis tout de suite pour Saverne. Il faut savoir, Fritz, que si ma joie était grande, cela ne venait pas seulement de la naissance d'un petit-fils, mais de ce que mon gendre ne serait pas forcé de partir, si l'enfant vivait. Baruch avait toujours eu du bonheur jusqu'alors : dans le moment où l'Empereur avait fait voter par son Sénat que les hommes non mariés seraient forcés de partir, il venait de se marier avec Zeffen ; et quand le Sénat avait voté que les hommes mariés, sans enfants, partiraient, il avait déjà son premier enfant. Maintenant, d'après les mauvaises nouvelles, on allait voter que les pères de famille qui n'auraient qu'un enfant partiraient tout de même, et Baruch en avait deux. Dans ce temps, c'était un bonheur d'avoir des quantités d'enfants, qui vous empêchaient d'être massacré ; on ne pouvait rien désirer de mieux. Voilà pourquoi j'avais pris tout de suite mon bâton, pour aller reconnaître si l'enfant était solide et s'il sauverait son père. Mais bien des années encore, si Dieu prolonge ma vie, je me rappellerai ce jour et ce que je rencontrai sur ma route. Figure-toi que la côte était tellement encombrée de charrettes pleines de blessés et de malades, qu'elles ne formaient qu'une seule file, depuis les Quatre-Vents jusqu'à Saverne. Les paysans, mis en réquisition en Alsace pour conduire ces malheureux, avaient dételé leurs chevaux et s'étaient sauvés pendant la nuit, abandonnant leurs voitures ; le givre avait passé dessus : rien ne remuait plus, tout était mort, on aurait dit un long cimetière ! Des milliers de corbeaux couvraient le ciel comme un nuage, on ne voyait que des ailes remuer dans l'air, et l'on n'entendait qu'un seul bourdonnement de cris innombrables. Jamais je n'aurais cru que le ciel et la terre pouvaient produire tant de corbeaux. Ils descendaient jusque sur les charrettes ; mais à mesure qu'un homme vivant s'approchait, tous ces êtres se levaient et s'envolaient, soit sur la forêt de la Bonne-Fontaine, soit sur les ruines du vieux couvent de Dann. Moi, j'allongeais le pas au bord de la route, je sentais qu'il ne fallait pas attendre, que le typhus marchait sur mes talons. Heureusement les premiers froids de l'hiver arrivent vite à Phalsbourg ; il soufflait un vent frais du Schnéeberg, et les grands courants d'air de la montagne chassent toutes ces mauvaises maladies, même, à ce qu'on raconte, la vraie peste noire. Ce que je te dis là, c'est la retraite de Leipzig, dans les commencements de novembre. Comme j'arrivais à Saverne, la ville était encombrée de troupes, artillerie, infanterie et cavalerie, pêle-mêle. Je me souviens que, dans la grande rue, les fenêtres d'une auberge étaient ouvertes, et qu'on voyait une longue table avec sa nappe blanche, servie à l'intérieur. Tous les gardes d'honneur s'arrêtaient là ; c'étaient des jeunes gens de familles riches, l'argent ne leur manquait pas, malgré leurs uniformes délabrés. À peine avaient-ils vu cette table en passant, qu'ils sautaient à terre et se précipitaient dans la salle. Mais l'aubergiste Hannès leur faisait payer cinq francs d'avance, et, au moment où ces pauvres enfants se mettaient à manger, la servante accourait en criant : – Les Prussiens !… les Prussiens !… Aussitôt ils se levaient et se remettaient à cheval comme des fous, sans tourner la tête de sorte que Hannès vendit son dîner plus de vingt fois. J'ai souvent pensé, depuis, que des brigands pareils méritaient la corde ; oui, cette façon de s'enrichir n'est pas du vrai commerce. J'en étais révolté ! Mais si je te peignais le reste : la figure de ceux que la maladie tenait, la manière dont ils se couchaient, les plaintes qu'ils poussaient, et principalement les larmes de ceux qui se forçaient de marcher et qui ne pouvaient plus ; si je te disais cela, ce serait encore pire… il y en aurait trop ! J'ai vu sur la rampe du vieux pont de la Tannerie, un petit garde d'honneur de dix-sept à dix-huit ans, étendu l'oreille contre la pierre. Cet enfant-là ne m'est jamais sorti de la mémoire ; il se relevait de temps en temps et montrait sa main noire comme de la suie : il avait une balle dans le dos et sa main s'en allait. Le pauvre être était sans doute tombé d'une charrette. Les gens n'osaient pas le secourir, parce qu'on se disait : – Il a le typhus !… Il a le typhus !… Ah ! quels malheurs !… On n'ose pas y penser ! Maintenant, Fritz, il faut que je te raconte encore autre chose de ce jour, où j'ai vu le maréchal Victor. J'étais parti tard de Phalsbourg, et la nuit venait, quand, en remontant la grande rue, je vis toutes les fenêtres de l'auberge du Soleil illuminées de haut en bas. Deux factionnaires se promenaient sous la voûte ; des officiers en grand uniforme entraient et sortaient, des chevaux magnifiques étaient attachés aux anneaux, le long des murs, et dans le fond de la cour brillaient les lanternes d'une calèche, comme deux étoiles. Les sentinelles écartaient le monde de la rue ; il fallait pourtant passer puisque Baruch demeurait plus loin. Je m'avançais à travers la foule, devant l'auberge, et la première sentinelle me criait : – En arrière !… En arrière ! lorsqu'un officier de hussard, un petit homme trapu, à gros favoris roux, sortit de la voûte et vint à ma rencontre en s'écriant : – C'est toi, Moïse, c'est toi !… Je suis content de te revoir !… Il me serrait la main. Naturellement, j'ouvrais de grands yeux : un officier supérieur qui serre la main d'un simple homme du peuple, cela ne se voit pas tous les jours. Je regardais bien étonné. Alors je reconnus Zimmer, le commandant. Nous avions été, trente-cinq ans avant, à l'école chez le père Genaudet, et nous avions couru la ville, les fossés et les glacis ensemble comme font les enfants, c'est vrai ! Mais, depuis, Zimmer avait passé bien des fois à Phalsbourg, sans se rappeler son ancien camarade Samuel Moïse. – Hé ! dit-il en riant et me prenant par le bras, arrive !… Il faut que je te présente au maréchal. Et malgré moi, sans avoir dit un mot, j'entrais sous la voûte, et de la voûte dans une grande salle, où le couvert de l'état- major était mis sur deux longues tables chargées de lumières et de bouteilles. Une quantité d'officiers supérieurs : généraux, colonels, commandants de hussards, de dragons et de chasseurs, en chapeaux à plumes, en casques, en shakos rouges, le menton dans leur grosse cravate, le sabre traînant, allaient et venaient tout pensifs, ou causaient entre eux en attendant le moment de se mettre à table. C'est à peine si l'on pouvait traverser tout ce monde, mais Zimmer me tenait toujours par le bras et m'entraînait au fond, vers une petite porte bien éclairée. Nous entrâmes dans une chambre haute, avec deux fenêtres sur le jardin. Le maréchal était là, debout, la tête nue ; il nous tournait le dos et dictait des ordres. Deux officiers d'état-major écrivaient. C'est tout ce que je remarquai dans le moment, à cause de mon trouble. Comme nous venions d'entrer, le maréchal se retourna ; je vis qu'il avait une bonne figure de vieux paysan lorrain. C'était un homme grand et fort, la tête grisonnante ; il approchait de cinquante ans et paraissait terriblement solide pour son âge. – Maréchal, voici notre homme ! lui dit Zimmer. C'est un de mes anciens camarades d'école, Samuel Moïse, un gaillard qui court le pays depuis trente ans et qui connaît tous les villages d'Alsace et de Lorraine. Le maréchal me regardait à quatre pas. Je tenais mon bonnet à la main, tout saisi. Après m'avoir observé deux secondes, il prit le papier que l'un de ses secrétaires lui tendait, il le lut et signa, puis il se retourna : – Eh bien ! mon brave, dit-il, qu'est-ce qu'on raconte de la dernière campagne ? Qu'est-ce qu'on pense dans vos villages ? En entendant qu'il m'appelait « mon brave ! » je repris courage, et je lui répondis que le typhus faisait beaucoup de mal, mais qu'on ne perdait pas confiance, parce qu'on savait bien que l'Empereur avec son armée était toujours là… Et comme il me dit brusquement : – Oui !… Mais veut-on se défendre ? Je répondis : – Les Alsaciens et les Lorrains sont des gens qui se défendront jusqu'à la mort, parce qu'ils aiment leur Empereur, et qu'ils se sacrifieraient tous pour lui ! Je disais cela par prudence, mais il voyait bien à ma figure que je n'étais pas ami des batailles, car il se mit à sourire d'un air de bonne humeur, et dit : – Cela suffit : commandant, c'est très bien ! Les secrétaires avaient continué d'écrire. Zimmer me fit signe de la main, et nous sortîmes ensemble. Dehors il me cria : – Bon voyage, Moïse, bon voyage ! Les sentinelles me laissèrent passer, et je continuai mon chemin, encore tout tremblant. J'arrivai bientôt à la petite porte de Baruch, au fond de la ruelle des anciennes écuries du cardinal, où je frappai quelques instants. Il faisait nuit noire. Quel bonheur, Fritz, après avoir vu ces choses terribles, d'arriver près de l'endroit où reposent ceux qu'on aime ! Comme le cœur vous bat doucement, et comme on regarde en pitié toute cette force et cette gloire, qui font le malheur de tant de monde. Au bout d'un instant, j'entendis mon gendre entrer dans l'allée et ouvrir la porte. Baruch et Zeffen ne m'attendaient plus depuis longtemps. – C'est vous, mon père ? me demanda Baruch. – Oui, mon fils, c'est moi. J'arrive tard… j'ai été retardé ! – Arrivez ! dit-il. Et nous entrâmes dans la petite allée, puis dans la chambre où Zeffen, ma fille, reposait sur son lit, toute blanche et heureuse. Elle m'avait déjà reconnu à la voix et me souriait. Moi, mon cœur battait de contentement, je ne pouvais rien dire, et j'embrassai d'abord ma fille, en regardant de tous les côtés, où se trouvait la place du petit. Zeffen le tenait dans ses bras, sous la couverture. – Le voici ! dit-elle. Alors elle me le montra dans son maillot. Je vis d'abord qu'il était gras et bien portant, avec de petites mains fermées, et je m'écriai : – Baruch, celui-ci, c'est Esdras, mon père ! Qu'il soit le bien venu dans ce monde ! Et je voulus le voir tout nu, je le déshabillai. Il faisait chaud dans la petite chambre, à cause de la lampe à sept becs qui brillait. Je le déshabillai en tremblant ; il ne criait pas, et les blanches mains de ma fille m'aidaient : – Attends, mon père, attends ! disait-elle. Mon gendre, derrière moi, regardait. Nous avions tous les larmes aux yeux. Je le mis donc tout nu ; il était rose, et sa grosse tête ballottait, encore endormie du grand sommeil des siècles. Et je le levai au-dessus de ma tête ; je regardais ses cuisses rondes, en anneaux, et ses petits pieds retirés, sa large poitrine et ses reins charnus, et j'aurais voulu danser comme David devant l'Arche, j'aurais voulu chanter : « Louez l'Éternel !… Louez-le, serviteurs de l'Éternel ! – Louez le nom de l'Éternel ! – Que le nom de l'Éternel soit béni dès maintenant et à toujours ! – Le nom de l'Éternel est digne de louanges, depuis le soleil levant jusqu'au soleil couchant ! – l'Éternel est élevé par-dessus toutes les nations ; sa gloire est par-dessus les cieux ! – Qui est semblable à l'Éternel, notre Dieu, qui tire les petits de la poudre, qui donne de la famille à celle qui était stérile, la rendant mère de plusieurs enfants, et joyeuse ? – Louez l'Éternel ! » Oui, j'aurais voulu chanter, mais tout ce que je pus dire, c'est : – Il est beau, il est bien fait, il vivra longtemps ! Il sera la bénédiction de notre race et le bonheur de nos vieux jours ! Et je les bénis tous. Ensuite, l'ayant rendu à sa mère pour l'envelopper, j'allai embrasser l'autre, qui dormait profondément dans son berceau. Nous restâmes là bien longtemps, à nous regarder dans la joie. Dehors les chevaux passaient, les soldats criaient, les voitures roulaient. Ici tout était calme ; la mère donnait le sein à son enfant. Ah ! Fritz, je suis bien vieux, et ces choses lointaines sont toujours là, devant moi, comme à la première heure ; mon cœur bat toujours en me les rappelant, et je remercie Dieu de sa grande bonté, je le remercie : il m'a comblé d'années, il m'a laissé voir jusqu'à ma troisième génération, et je ne suis pas rassasié de jours ; je voudrais vivre encore, pour voir la quatrième et la cinquième… Que sa volonté s'accomplisse ! J'aurais voulu parler de ce qui venait de m'arriver à l'hôtel du Soleil, mais à côté de ma joie tout le reste était misérable ; et, seulement après être sorti de la chambre, en prenant une bouchée de pain et buvant un verre de vin dans la salle à côté, pour laisser dormir Zeffen, je racontai cette histoire à Baruch, qui fut bien étonné. – Écoute, mon fils, lui dis-je, cet homme m'a demandé si nous voulions nous défendre. Cela montre que les alliés suivent nos armées, qu'ils sont en marche par centaines de mille, et qu'on ne peut plus les empêcher d'entrer en France ; et voilà qu'au milieu de notre bonheur, de très grandes misères sont à craindre ; voilà que les autres vont nous rendre tout le mal que nous leur avons fait depuis dix ans. Je le crois… Dieu veuille que je me trompe ! Après ces paroles, nous allâmes aussi nous coucher. Il était bien onze heures, et le tumulte continuait dehors. II Le lendemain, de bonne heure, après le déjeuner, je repris mon bâton pour retourner à Phalsbourg. Zeffen et Baruch voulaient me retenir, mais je leur dis : – Vous ne pensez pas à la mère, qui m'attend. Elle n'a plus une minute de repos, elle monte, elle descend, elle regarde à la fenêtre. Non, il faut que je parte. Maintenant que nous sommes tranquilles, Sorlé ne doit pas rester dans l'inquiétude. Zeffen alors ne dit plus rien et remplit mes poches de pommes et de noix, pour son frère Sâfel. Je les embrassai tous de nouveau, les petits et les grands ; puis Baruch me reconduisit jusqu'au bas des jardins à l'endroit où les chemins de la Schlittenbach et de Lutzelbourg se séparent. Toutes les troupes étaient parties, il ne restait plus que les traînards et les malades. Mais on voyait encore la file de charrettes arrêtées dans le lointain, au haut de la côte, et des bandes de journaliers en train de creuser des fosses au revers de la route. L'idée seule de repasser là me troublait. Je serrai donc la main de Baruch à cet embranchement, en lui promettant de revenir avec la grand'mère, pour la circoncision, et je pris ensuite le sentier de la vallée, qui longe la Zorn à travers bois. Ce sentier était plein de feuilles mortes, et durant deux heures je marchai sur le talus, rêvant tantôt à l'auberge du Soleil, à Zimmer, au maréchal Victor, – que je revoyais avec sa haute taille, ses épaules carrées, sa tête grise, et son habit couvert de broderies. Tantôt je me représentais la chambre de Zeffen, le petit enfant et la mère ; puis la guerre que nous risquions d'avoir, cette masse d'ennemis qui s'avançaient de tous les côtés. Je m'arrêtais quelquefois au milieu de ces vallées, qui s'engrènent à perte de vue, toutes couvertes de sapins, de chênes et de hêtres, et je me disais : « Qui sait ? les Prussiens, les Autrichiens et les Russes passeront peut-être bientôt ici ! » Mais ce qui me réjouissait, c'était de penser : « Moïse, tes deux garçons Itzig et Frômel sont en Amérique, loin des coups de canon ; ils sont là-bas, leur ballot sur l'épaule, ils vont de village en village et ne courent aucun danger. Et ta fille Zeffen peut aussi dormir tranquille ; Baruch a deux beaux enfants, et tous les ans il en aura, jusqu'à la fin de la guerre. Il vendra du cuir pour faire des sacs et des souliers à ceux qui partent, mais, lui, restera dans sa maison. » Je riais en songeant que j'étais trop vieux pour devenir conscrit, que j'avais la barbe grise, et que les recruteurs n'auraient aucun de nous. Oui, je riais, en voyant que j'avais agi très sagement en toutes choses, et que le Seigneur avait en quelque sorte balayé mon sentier. C'est une grande satisfaction, Fritz, de voir que tout va bien pour notre compte. Au milieu de ces pensées, j'arrivai tranquillement à Lutzelbourg, et j'entrai chez Brestel, à l'auberge de la Cigogne, prendre une tasse de café noir. Là se trouvaient Bernard, le marchand de savon, que tu n'as pas connu, – c'était un petit homme chauve jusqu'à la nuque, avec de grosses loupes sur la tête, – et Donadieu, le garde forestier du Harberg. Ils avaient posé, l'un sa hotte et l'autre son fusil contre le mur, et vidaient une bouteille de vin ensemble. Brestel les aidait. – Hé ! c'est Moïse, s'écria Bernard. D'où diable viens-tu, Moïse, de si bonne heure ? Les chrétiens, en ce temps, avaient l'habitude de tutoyer tous les juifs, même les vieillards. Je lui répondis que j'arrivais de Saverne, par la vallée. – Ah ! tu viens de voir les blessés, dit le garde. Que pensestu de cela, Moïse. – Je les ai vus, lui répondis-je tristement, je les ai vus hier soir, c'est terrible ! – Oui, tout le monde est là-haut maintenant, dit-il, parce que la vieille Grédel des Quatre-Vents a découvert sur une charrette son neveu Joseph Bertha, le petit horloger boiteux, qui travaillait encore l'année dernière chez le père Goulden ; ceux de Dagsberg, de la Houpe, de Garbourg croient qu'ils vont aussi déterrer leurs frères, leurs fils ou leurs cousins dans le tas ! Il levait les épaules d'un air de pitié. – Ces choses sont tristes, dit Brestel, mais elles devaient arriver. Depuis deux ans, le commerce ne va plus ; j'ai là derrière, dans ma cour, pour trois mille livres de planches et de madriers. Autrefois cela me durait six semaines ou deux mois, aujourd'hui tout pourrit sur place ; on n'en veut plus sur la Sarre, on n'en veut plus en Alsace, on ne demande plus rien, et l'on n'achète plus rien. L'auberge est dans le même état. Les gens n'ont plus le sou, chacun reste chez soi, bien content d'avoir des pommes de terre à manger, et de l'eau fraîche à boire. En attendant, mon vin et ma bière aigrissent à la cave et se couvrent de fleurs. Et tout cela n'empêche pas les traites d'arriver : il faut payer ou recevoir la visite de l'huissier. – Hé ! s'écria Bernard, c'est la même chose pour tout. Mais qu'est-ce que cela peut faire à l'Empereur, qu'on vende ou qu'on ne vende pas des planches ou du savon, pourvu que les contributions rentrent et que les conscrits arrivent ? Donadieu vit alors que son camarade avait pris un verre de vin de trop, il se leva, remit son fusil en bandoulière, et sortit en criant : – Bonjour, la compagnie, bonjour ! Nous recauserons de cela plus tard. Quelques instants après, ayant payé ma tasse de café, je suivis son exemple. J'avais les mêmes idées que Brestel et Bernard ; je voyais que mon commerce de fer et de vieux habits n'allait plus, et, tout en remontant la côte des Baraques, je pensais : « Tâche de trouver autre chose, Moïse. Tout est arrêté. On ne peut pourtant pas consommer son propre bien jusqu'au dernier liard. Il faut se retourner… il faut trouver un article qui marche toujours… mais lequel marche toujours ? Tous les commerces vont un temps et puis s'arrêtent. » Et, rêvant à cela, j'avais traversé les Baraques du Bois-deChênes. J'arrivais déjà sur le plateau d'où l'on découvre les glacis, la ligne des remparts et les bastions, quand un coup de canon m'avertit que le maréchal sortait de la place. En même temps je vis à gauche, tout au loin, du côté de Mittelbronn, la file des sabres qui glissaient comme des éclairs entre les peupliers de la grande route. Les arbres étaient dépouillés de leurs feuilles, on découvrait aussi la voiture et ses postillons, qui couraient comme le vent au milieu des plumets et des colbacks. Les coups de canon se suivaient de seconde en seconde, les montagnes rendaient coup pour coup jusqu'au fond de leurs vallées ; et moi, songeant que j'avais vu cet homme la veille, j'en étais saisi, je croyais avoir fait un rêve. Enfin, vers dix heures, je passais le pont de la Porte-deFrance. Le dernier coup de canon tonnait sur le bastion de la poudrière ; les gens, hommes, femmes, enfants, descendaient des remparts en se réjouissant comme pour une fête ; ils ne savaient rien, ils ne pensaient à rien, les cris de Vive l'Empereur ! s'élevaient dans toutes les rues. Je traversais la foule, bien content d'apporter une bonne nouvelle à ma femme, et je murmurais d'avance : « Le petit va bien, Sorlé ! » quand, au coin de la halle, je la vis sur notre porte. Aussitôt je levai mon bâton en riant, comme pour lui dire : « Baruch est sauvé… nous pouvons rire ! » Elle m'avait déjà compris, et rentra tout de suite ; mais dans l'escalier je la rattrapai, et je lui dis en l'embrassant : – C'est un solide gaillard, va ! Quel enfant… tout rond et tout rose ! Et Zeffen va très bien. Baruch m'a dit de t'embrasser pour lui. Où donc est Sâfel ? – Il est sous la halle, en train de vendre. – Ah ! bon. Nous entrâmes dans notre chambre. Je m'assis et je me remis à célébrer l'enfant de Zeffen. Sorlé m'écoutait dans le ravissement, en me regardant avec ses grands yeux noirs et m'essuyant le front, car j'avais marché vite et je ne respirais plus. Et notre Sâfel tout à coup arriva. Je n'avais pas eu le temps de tourner la tête, qu'il était déjà sur mes genoux, les mains dans mes poches. Cet enfant savait que sa sœur Zeffen ne l'oubliait jamais, et Sorlé voulut aussi mordre dans une pomme. Enfin, Fritz, vois-tu, quand je pense à ces choses tout me revient, je t'en raconterais tellement que cela ne finirait jamais. C'était un vendredi, veille du sabbat ; la schabbès-Goïé2 devait venir dans l'après-midi. Pendant que nous étions encore seuls ensemble à dîner et que je racontais, pour la cinq ou sixième fois, comme Zimmer m'avait reconnu, comme il m'avait introduit dans la présence du duc de Bellune, ma femme me dit que le maréchal avait fait le tour de nos remparts, à cheval, avec son état-major ; qu'il avait regardé les avancées, les bastions, les glacis, et qu'il avait dit, en descendant par la rue du Collège, que la place tiendrait dix-huit jours, et qu'on devait l'armer tout de suite. Aussitôt l'idée me revint qu'il m'avait demandé si nous voulions nous défendre, et je m'écriai : – Cet homme est sûr que les ennemis viendront. Puisqu'il fait mettre des canons sur les remparts, c'est qu'il sait déjà qu'on aura besoin de s'en servir. Ce n'est pas naturel d'ordonner des préparatifs qui ne doivent servir à rien. Qu'est-ce que nous Femme du peuple, non israélite, qui fait, le samedi, dans chaque ménage juif, les travaux défendus par la loi de Moïse. 2 deviendrons sans commerce ? Les paysans ne pourront plus entrer ni sortir, que deviendrons-nous ? C'est alors que Sorlé montra qu'elle avait de l'esprit, car elle me dit : – Ces choses, Moïse, je les ai déjà pensées ; le fer, les vieux souliers et le reste ne se vendent qu'aux paysans. Il faudrait entreprendre un commerce en ville, pour tout le monde : un commerce où les bourgeois, les soldats et les ouvriers soient forcés de nous acheter. Voilà ce qu'il faut faire. Je la regardais tout surpris. Sâfel, le coude sur la table, écoutait aussi. – C'est très bien, Sorlé, lui répondis-je, mais quel est le commerce où les soldats, les bourgeois, tout le monde soit forcé de nous acheter… quel est ce commerce ? – Écoute, dit-elle, si l'on ferme les portes et si les paysans ne peuvent plus entrer, on n'apportera plus d'œufs, ni de beurre, ni de poisson, ni de rien sur le marché. Il faudra vivre de viandes salées et de légumes secs, de farine et de tout ce qui se conserve. Ceux qui auront acheté de cela pourront le revendre ce qu'ils voudront : ils deviendront riches ! Et, comme j'écoutais, je fus émerveillé : – Ah ! Sorlé ! Sorlé ! m'écriai-je, depuis trente ans tu as fait mon bonheur. Oui, tu m'as comblé de toutes les satisfactions, et j'ai dit cent fois : « La bonne femme est un diamant d'une eau pure et sans tache ! La bonne femme est un riche trésor pour son mari ! » Je l'ai répété cent fois ! Mais en ce jour, je vois encore mieux ce que tu vaux, et je t'en estime encore davantage. Plus j'y pensais, plus je reconnaissais la sagesse de ce conseil. À la fin, je dis : – Sorlé, la viande, la farine, et tout ce qui se conserve est remisé dans les magasins de la place, et longtemps ces provisions ne peuvent manquer aux soldats, parce que les chefs y ont pourvu. Mais ce qui peut manquer, c'est l'eau-de-vie qu'il faut aux hommes pour se massacrer et s'exterminer dans la guerre, et c'est de l'eau-de-vie que nous achèterons. Nous en aurons en abondance dans notre cave, nous la vendrons, et personne n'en trouvera que chez nous. Voilà ce que je pense. – C'est une bonne pensée, Moïse, fit-elle ; tes raisons sont bonnes, je les approuve. – Je vais donc écrire, lui dis-je, et nous mettrons tout notre argent en esprit-de-vin. Nous y mettrons de l'eau nous-mêmes, en proportion de ce que chacun voudra payer. De cette façon, le port coûtera moins que si nous faisions venir de l'eau-de-vie, car on n'aura pas besoin de payer le transport de l'eau, puisque nous en avons ici. – C'est bien, Moïse, dit-elle. Et nous fûmes d'accord. Comme je disais à Sâfel : – Tu ne parleras point au dehors de ces choses ! Elle répondit pour lui : – Tu n'as pas besoin, Moïse, de lui faire cette recommandation ; Sâfel sait bien que ces paroles sont entre nous, et que notre bien en dépend. Et l'enfant m'en a longtemps voulu d'avoir dit : « Tu ne parleras point de cela ! » il était déjà plein de bon sens et se disait : « Mon père me prend donc pour un imbécile ! » Cette pensée l'humiliait. Plus tard, après des années, il me l'a dit, et j'ai reconnu que j'avais eu tort. Chacun a sa sagesse. Celle des enfants ne doit pas être humiliée, mais relevée au contraire par leurs parents. III J'écrivis donc à Pézenas. C'est une ville du Midi, riche en laines, en vins, en eaux-de-vie. Le prix des eaux-de-vie à Pézenas règle tous ceux de l'Europe. Un homme de commerce doit savoir cela, et je le savais, parce que j'ai toujours eu du plaisir à lire les mercuriales dans les journaux. Le reste ne vient qu'après ! – Je demandai douze pipes d'esprit-de-vin à M. Quataya, de Pézenas. J'avais calculé, d'après le prix des transports, que la pipe me reviendrait à mille francs, rendue dans ma cave. Comme, depuis un an, le commerce de fer n'allait plus, j'écoulais ma marchandise sans rien demander : le paiement des douze mille livres ne m'inquiétait pas. Seulement, Fritz, ces douze mille livres faisaient la moitié de ma fortune, et tu peux te figurer quel courage il me fallut, pour risquer d'un coup ce que j'avais gagné depuis quinze ans. Aussitôt ma lettre partie, j'aurais voulu la ravoir, mais il n'était plus temps. Je faisais bonne mine à ma femme, je lui disais : – Tout ira bien ! nous gagnerons le double, le triple, etc. Elle aussi me faisait bonne mine, mais nous avions peur tous les deux ; et durant les six semaines qu'il me fallut pour recevoir l'accusé de réception et l'acceptation de ma commande, la facture et l'esprit-de-vin, chaque nuit je m'éveillais en pensant : « Moïse, tu n'as plus rien ! Te voilà ruiné de fond en comble ! » La sueur me coulait du corps. Eh bien ! si quelqu'un était venu me dire : « Tranquillise-toi, Moïse, je prends ton affaire à mon compte ! » j'aurais refusé, parce que j'avais autant envie de gagner que peur de perdre. Et c'est à cela qu'on reconnaît les vrais commerçants, les vrais généraux, et tous ceux qui font quelque chose par eux-mêmes. Les autres ne sont que de véritables machines à vendre du tabac, à verser des petits verres, ou bien à tirer des coups de fusil. Tout cela revient au même : la gloire des uns est aussi grande que celle des autres. Voilà pourquoi, quand on parle d'Austerlitz, d'Iéna, de Wagram, il n'est pas question de JeanClaude ou de Jean-Nicolas, mais de Napoléon seul ; lui seul risquait tout, les autres ne risquaient que d'être tués. Je ne dis pas cela pour me comparer à Napoléon, mais d'acheter ces douze pipes d'esprit-de-vin, c'était ma bataille d'Austerlitz ! Et quand je pense qu'en arrivant à Paris, l'Empereur avait demandé quatre cent quarante millions et six cent mille hommes ! – et qu'alors, tout le monde comprenant que nous étions menacés d'une invasion, chacun se mit à vendre et à faire de l'argent coûte que coûte, tandis que j'achetais sans me laisser entraîner par l'exemple, – quand je pense à cela, j'en suis encore fier, et je me trouve du courage. C'est au milieu de ces inquiétudes que le jour de la circoncision du petit Esdras arriva. Ma fille Zeffen était remise, et Baruch m'avait écrit de ne pas nous déranger, qu'ils viendraient à Phalsbourg. Ma femme s'était donc dépêchée de préparer les viandes et les gâteaux du festin : le bie-kougel, l'haman et le schlach moness, qui sont des friandises très délicates. Moi, j'avais fait approuver mon meilleur vin par le vieux rebbe3 Heymann, et j'avais invité mes amis : Leiser, de Mittelbronn, et sa femme Boûné, Senterlé Hirsch, et Burguet, le professeur. Burguet n'était pas juif, mais il méritait de l'être, par son esprit et ses talents extraordinaires. Quand on avait besoin d'un discours au passage de l'Empereur, Burguet le faisait ; quand il fallait des chansons pour une fête nationale, Burguet les composait entre deux chopes ; quand on était embarrassé d'écrire sa thèse pour devenir avocat ou médecin, on allait chez Burguet, qui vous arrangeait cela, soit en français, soit en latin ; quand il fallait faire pleurer les pères et mères à la distribution des prix, c'est Burguet qu'on choisissait : il prenait un rouleau de papier blanc et leur lisait un discours à la minute, comme les autres n'auraient pas été capables d'en faire un en dix ans ; quand on voulait adresser une demande à l'Empereur ou bien au préfet, c'est à Burguet qu'on pensait tout de suite ; et quand Burguet se donnait la peine d'aller défendre un déserteur devant le conseil de guerre, à la mairie, le déserteur, au lieu d'être fusillé sur le bastion de la caserne, était relâché. Après tout cela, Burguet retournait tranquillement faire sa partie de piquet avec le petit juif Salmel 4, et perdait toujours ; les gens ne s'inquiétaient plus de lui. 3 Rabbin. 4 Salomon. J'ai souvent pensé que Burguet devait mépriser terriblement ceux auxquels il tirait le chapeau. Oui, de voir des gaillards qui se donnent des airs d'importance parce qu'ils sont garde champêtre ou secrétaire de la mairie, cela doit faire rire intérieurement un homme pareil. Mais il ne me l'a jamais dit ; il savait trop bien vivre, il avait trop l'habitude du monde. C'était un ancien prêtre constitutionnel, un homme, grand, la figure noble et la voix très belle ; rien que de l'entendre, on était touché malgré soi. Malheureusement il ne regardait pas à ses intérêts, il se laissait voler par le premier venu. Combien de fois je lui ai dit : – Burguet, au nom du ciel, ne jouez pas avec des voleurs ! Burguet, ne vous laissez donc pas dépouiller par des imbéciles ! Confiez-moi vos appointements du collège ; quand on viendra pour vous gruger, je serai là, je vérifierai les notes, et je vous rendrai compte. Mais il ne songeait pas à l'avenir et vivait dans l'insouciance. J'avais donc invité tous mes vieux amis pour le 24 novembre matin, et pas un ne manquait à la fête. Le père et la mère, avec le petit enfant, le parrain et la marraine, étaient arrivés de bonne heure dans une grande voiture. Vers onze heures, la cérémonie avait eu lieu dans notre synagogue, et tous ensemble, remplis de joie et de satisfaction, car l'enfant avait à peine jeté son cri, nous étions revenus dans ma maison, préparée d'avance : – la grande table au premier, ornée de fleurs, les viandes dans leurs plats d'étain, les fruits dans leurs corbeilles, – et nous avions commencé gaîment à célébrer ce beau jour. Le vieux rebbe Heymann, Leiser et Burguet se trouvaient à ma droite, mon petit Sâfel, Hirsch et Baruch à ma gauche, et les femmes Sorlé, Zeffen, Jételé, et Boûné, en face, de l'autre côté, selon l'ordre du Seigneur, qui veut que les hommes et les femmes soient séparés dans les festins, à cause de la chaleur du sang et de l'animation du bon vin. Burguet, avec sa cravate blanche, sa belle redingote marron et sa chemise à jabot, me faisait honneur ; il parlait, élevant la voix et faisant de grands gestes nobles, comme un homme d'esprit ; causant des anciens usages de notre nation, de nos cérémonies religieuses, du Paeçach5, du Rosch haschannah6, du Kippour7, comme un véritable Ied8, trouvant notre religion très belle et glorifiant le génie de Moïse. Il savait le Lochene Koïdech9 aussi bien qu'un balkebolé10. Ceux de Saverne, se penchant à l'oreille de leurs voisins, demandaient tout bas : – Quel est donc cet homme qui parle avec autorité et qui dit des choses si belles ? Est-ce un rebbe ? est-ce un schamess11 ou bien est-ce le parness 12 de votre communauté ? 5 Fête de Pâques. 6 Nouvel an. 7 Jour des expiations. 8 Juif. 9 Le Chaldéen. 10 Docteur en cabale. 11 Bedeau juif. 12 Chef civil d'une communauté Israélite. Et quand on leur répondait qu'il n'était pas des nôtres, ces gens s'émerveillaient. Le vieux rebbe Heymann seul pouvait lui répondre et, sur tout ils étaient d'accord, comme des savants parlant de choses connues, et respectant leur propre science. Derrière nous, sur le lit de la grand-mère, entre les rideaux, dormait notre petit Esdras, la figure douce et les petites mains fermées ; il dormait si bien que ni les éclats de rire, ni les discours, ni le bruit des verres, ne pouvaient l'éveiller. Tantôt l'un, tantôt l'autre allait le voir ; chacun disait : – C'est un bel enfant ! il ressemble au grand-père Moïse ! Cela me réjouissait naturellement ; et j'allais aussi le voir, penché sur lui longtemps, et trouvant qu'il ressemblait encore plus à mon père. Sur les trois heures, les viandes étant enlevées et les friandises répandues sur la table, comme il arrive au dessert, je descendis chercher une bouteille de meilleur vin, une vieille bouteille de roussillon, que je déterrai sous les autres, toute couverte de poussière et de toiles d'araignée. Je la pris doucement, et je remontai la poser parmi les fleurs sur la table, en disant : – Vous avez trouvé l'autre vin très bon, qu'allez-vous dire de celui-ci ? Alors Burguet sourit, car le vin très vieux faisait sa joie ; il étendit la main au-dessus, et s'écria : – Ô noble vin, consolateur, réparateur, et bienfaiteur des pauvres hommes dans cette vallée de misères ! ô vénérable bouteille, vous portez tous les signes d'une antique noblesse. Il disait cela la bouche pleine, et tout le monde riait. Aussitôt je dis à Sorlé de chercher le tire-bouchon. Mais comme elle se levait, tout à coup des trompettes éclatent dehors, et chacun écoute en se demandant : – Qu'est-ce que c'est ? En même temps les pas d'un grand nombre de chevaux remontaient la rue, et la terre tremblait avec les maisons, sous un poids énorme. Toute la table se leva, jetant les serviettes et courant aux fenêtres. Et voilà que de la porte de France jusqu'à la petite place, des soldats du train, avec leurs gros shakos couverts de toile cirée et leurs selles en peau de mouton, s'avançaient, traînant des fourgons de boulets, d'obus, et d'outils pour remuer la terre. Songe, Fritz, à ce que je pensais en ce moment. – Voici la guerre, mes amis, dit Burguet, voici la guerre ! Elle s'approche de nous… elle s'avance… Notre tour est venu de la supporter, au bout de vingt ans. Moi, penché, la main sur la pierre, je pensais : « Maintenant, l'ennemi ne peut plus tarder à venir… Ceuxci sont envoyés pour armer la place. Et qu'arrivera-t-il si les alliés nous entourent, avant que j'aie reçu mon eau-de-vie ? Qu'arrivera-t-il si les Russes ou les Autrichiens arrêtent les voitures et qu'ils les prennent ? Je serai forcé de payer tout de même, et je n'aurai plus un liard ! » En songeant à cela, je devenais tout pâle. Sorlé me regardait, elle avait sans doute les mêmes idées, et ne disait rien. Nous restâmes là jusqu'à la fin du défilé. La rue était pleine de monde. Quelques anciens soldats, Desmarets l'Égyptien, Paradis le canonnier, Rolfo, Faisard le sapeur de la Bérésina, comme on l'appelait, et plusieurs autres criaient : Vive l'Empereur ! Les enfants couraient derrière les fourgons, répétant aussi : Vive l'Empereur ! Mais le grand nombre, les lèvres serrées et l'air pensif, regardaient en silence. Quand la dernière voiture eut tourné le coin de Fouquet, toute cette foule rentra la tête penchée ; et nous, dans la chambre, nous nous regardions les uns les autres, sans avoir envie de continuer la fête. – Vous n'êtes pas bien, Moïse, me dit Burguet, qu'avezvous ? – Je pense à tous les malheurs qui vont tomber sur la ville. – Bah ! ne craignez rien, répondit-il, la défense sera solide. Et puis, à la grâce de Dieu ! Ce qu'on ne peut pas éviter, il faut s'y soumettre. Allons, rasseyons-nous, ce vieux vin va nous remonter le cœur. Alors chacun reprit sa place. Je débouchai la bouteille, et ce que Burguet avait dit arriva, le vieux roussillon nous fit du bien, on se mit à rire. Burguet s'écriait : – À la santé du petit Esdras ! Que l'Éternel étende sur lui sa droite ! Et les verres s'entrechoquaient. On criait : – Puisse-t-il réjouir longtemps le grand-père Moïse et la grand-mère Sorlé ! – À leur santé ! On finit même par tout voir en beau et par glorifier l'Empereur, qui ne perdait pas de temps pour nous défendre, et qui devait bientôt écraser tous ces gueux de l'autre côté du Rhin. Mais c'est égal, vers cinq heures, quand il fallut se séparer, chacun était devenu grave, et Burguet lui-même, en me serrant la main au bas de l'escalier, semblait soucieux. – Il va falloir renvoyer les élèves à leurs parents, disait-il, nous resterons les bras croisés. Ceux de Saverne, avec Zeffen, Baruch et les enfants, remontèrent dans la voiture et repartirent sans faire claquer le fouet. IV Tout cela, Fritz, n'était que le commencement de bien d'autres misères. C'est le lendemain qu'il aurait fallu voir la ville, quand les officiers du génie, vers onze heures, eurent passé l'inspection des remparts, et que le bruit se répandit tout à coup qu'il fallait soixante-douze plates-formes dans l'intérieur des bastions, trois blockhaus à l'épreuve de la bombe, pour trente hommes chaque, à droite et à gauche de la porte d'Allemagne, dix palanques crénelées, formant réduit de place d'armes, pour quarante hommes, quatre blindages sur la grande place de la mairie, pour abriter chacun cent dix hommes ; et quand on apprit que les bourgeois seraient forcés de travailler à tout cela, – de fournir eux-mêmes les pelles, les pioches et les brouettes, – et les paysans d'amener les arbres avec leurs propres chevaux ! Sorlé, Sâfel et moi, nous ne savions pas même ce que c'étaient qu'un blindage et des palanques ; nous demandions au vieil armurier Bailly, notre voisin, à quoi cela pouvait servir ; il riait et disait : – Vous l'apprendrez, voisin, quand vous entendrez ronfler les boulets et siffler les obus. C'est trop long à expliquer. Vous verrez plus tard. On s'instruit à tout âge. Pense à la figure que faisaient les gens ! Je me rappelle que tout le monde courait sur la place, où notre maire, le baron Parmentier, prononçait un discours. Nous y courûmes comme les autres. Sorlé me tenait au bras, et Sâfel à la basque de ma capote. Là, devant la mairie, toute la ville, hommes, femmes, enfants, formés en demi-cercle, écoutaient dans le plus profond silence, et quelquefois tous ensemble se mettaient à crier : Vive l'Empereur ! Parmentier, – un grand homme sec, en habit bleu-de-ciel à queue de morue et cravate blanche, l'écharpe tricolore autour des reins, – au haut des marches du corps de garde, et les membres du conseil municipal derrière lui, sous la voûte, criait : – Phalsbourgeois ! l'heure est venue de montrer votre dévouement à l'Empire. L'année dernière, toute l'Europe marchait avec nous, aujourd'hui toute l'Europe marche contre nous. Nous aurions tout à redouter, sans l'énergie et la puissance de la nation. Celui qui ne ferait pas son devoir en ce moment serait traître à la patrie. Habitants de Phalsbourg, montrez ce que vous êtes. Rappelez-vous que vos enfants sont morts par la trahison des alliés. Vengez-les ! – Que chacun obéisse à l'autorité militaire, pour le salut de la France, etc… Rien que de l'entendre, cela vous donnait la chair de poule, et je m'écriais en moi-même : « Maintenant, l'esprit-de-vin n'a plus le temps d'arriver, c'est clair… Les alliés sont en route ! » Elias, le boucher, et Kalmes Lévy, le marchand de rubans, se trouvaient près de nous. Au lieu de crier comme les autres : Vive l'Empereur ! ils se disaient entre eux : – Bon ! nous ne sommes pas barons, nous ! Les barons, les comtes et les ducs n'ont qu'à se défendre eux-mêmes. Est-ce que leurs affaires nous regardent ? Mais tous les anciens soldats, et principalement ceux de la République, le vieux Goulden l'horloger, Desmarets l'Égyptien, des êtres qui n'avaient plus de cheveux sur la tête, ni même quatre dents pour tenir leur pipe, ces êtres donnaient raison au maire et criaient : – Vive la France ! Il faut se défendre jusqu'à la mort ! Comme plusieurs regardaient Kalmes Lévy de travers, je lui dis à l'oreille : – Tais-toi, Kalmes ! au nom du ciel, tais-toi ! ils vont te déchirer ! Et c'était vrai, ces vieux lui lançaient des coups d'œil terribles ; ils devenaient tout pâles, et leurs joues frissonnaient. Alors Kalmes se tut, et sortit même de la foule pour retourner chez lui. Mais Elias attendit jusqu'à la fin du discours, et dans le moment où toute cette masse redescendait la grande rue, en criant : Vive l'Empereur ! il ne put s'empêcher de dire au vieil horloger : – Comment, vous, monsieur Goulden, un homme raisonnable, et qui n'avez jamais rien voulu de l'Empereur, vous allez maintenant le soutenir, et vous criez qu'il faut se défendre jusqu'à la mort ! Est-ce que c'est notre métier, à nous, d'être soldats ? Est-ce que nous n'avons pas assez fourni de soldats à l'Empire, depuis dix ans ? Est-ce qu'il n'en a pas assez fait tuer ? Faut-il encore lui donner notre sang, pour soutenir des barons, des comtes, des ducs ?… Mais le vieux Goulden ne le laissa pas finir, et se retourna comme indigné : – Écoute, Elias, lui dit-il, tâche de te taire ! Il ne s'agit pas maintenant de savoir lequel a raison ou tort, il s'agit de sauver la France. Je te préviens que si, par malheur, tu veux décourager les autres, cela tournera mal pour toi. Crois-moi, vat'en ! Déjà plusieurs vieux retraités nous entouraient, Elias n'eut que le temps d'enfiler son allée en face. Depuis ce jour, les publications, les réquisitions, les corvées, les visites domiciliaires pour les outils, pour les brouettes, se suivaient sans interruption. On n'était plus rien chez soi, les officiers de place prenaient autorité sur tout, on aurait dit que tout était à eux. Seulement, ils vous donnaient des reçus. Tous les outils de mon magasin de fer étaient sur les remparts ; heureusement j'en avais vendu beaucoup avant, car ces billets, à la place de marchandises, m'auraient ruiné. De temps en temps le maire faisait un discours, et le gouverneur, un gros homme bourgeonné, témoignait sa satisfaction aux bourgeois : cela remplaçait les écus ! Quand mon tour arrivait de prendre la pioche et de mener la brouette, je m'étais arrangé avec Carabin, le scieur de long, qui me remplaçait pour trente sous. Ah ! quelle misère !… on ne verra jamais de temps pareil. Pendant que le gouverneur nous commandait, la gendarmerie était toujours dehors pour escorter les paysans. Le chemin de Lutzelbourg ne formait qu'une seule ligne de voitures, chargées de vieux chênes, qui servaient à construire les blockhaus : ce sont de grandes guérites, faites de troncs d'arbres entiers croisés par le haut et recouverts de terre. C'est plus solide qu'une voûte ; les obus et les bombes peuvent pleuvoir làdessus sans rien ébranler au-dessous, comme je l'ai vu par la suite. Et puis ces arbres servaient à faire des lignes de palissades énormes, taillées en pointes et percées de trous pour tirer : c'est ce qu'on appelle palanques. Je crois encore entendre les cris des paysans, les hennissements des chevaux, les coups de fouet, et tout ce bruit qui ne finissait ni jour ni nuit. Ma seule consolation était de penser : « Si les eaux-de-vie arrivent maintenant, elle seront bien défendues ; les Autrichiens, les Prussiens et les Russes ne les boiront pas ici. » Sorlé, chaque matin, croyait recevoir la lettre d'envoi. Un jour de sabbat, nous eûmes la curiosité d'aller voir les ouvrages des bastions. Tout le monde en parlait, et Sâfel à chaque instant venait me dire : – Le travail avance… On remplit les obus devant l'arsenal… On sort les canons… on les monte sur les remparts. Nous ne pouvions pas retenir cet enfant ; il n'avait plus rien à vendre sous la halle, et se serait trop ennuyé chez nous. Il courait la ville et nous rapportait les nouvelles. Ce jour-là donc, ayant appris que quarante-deux pièces étaient en batterie, et qu'on continuait l'ouvrage sur le bastion de la caserne d'infanterie, je dis à Sorlé de mettre son châle et que nous irions voir. Nous descendîmes d'abord jusqu'à la porte de France. Des centaines de brouettes remontaient la rampe du bastion, d'où l'on voit la route de Metz à droite et celle de Paris à gauche. Là-haut, des masses d'ouvriers, soldats et bourgeois, élevaient un tas de terre en forme de triangle, d'au moins vingtcinq pieds de haut sur deux cents de long et de large. – Un officier du génie avait découvert, avec sa lunette, que de la côte en face on pouvait tirer sur ce bastion, et voilà pourquoi tout ce monde travaillait à mettre deux pièces au niveau de la côte. Partout ailleurs on avait fait de même. L'intérieur de ces bastions, avec leur plate-forme, était fermé tout autour à la hauteur de sept pieds, comme des chambres. Rien ne pouvait y tomber que du ciel. Seulement, dans le gazon étaient creusées d'étroites ouvertures, qui s'élargissaient en dehors en forme d'entonnoirs ; la gueule des canons, élevée sur des affûts immenses, s'allongeait dans ces ouvertures ; on pouvait les avancer et les reculer, les tourner dans toutes les directions, au moyen de gros leviers passés dans des anneaux à l'arrière-train des affûts. Je n'avais pas encore entendu tonner ces pièces de 48, mais rien que de les voir en batterie sur leurs plates-formes, cela me donnait une idée terrible de leur force. Sorlé elle-même disait : – C'est beau, Moïse, c'est très bien fait ! Elle avait raison car à l'intérieur des bastions tout était propre, pas une mauvaise herbe ne restait ; et sur les côtés s'élevaient encore de grands sacs remplis de terre, pour mettre les canonniers à l'abri. Mais que de travail perdu ! Et quand on pense que chaque coup de ces grosses pièces coûte au moins un louis, que d'argent dépensé pour tuer ses semblables ! Enfin les gens travaillaient à ces constructions avec plus d'enthousiasme qu'à la rentrée de leurs propres récoltes. J'ai souvent pensé que si les Français mettaient autant de soins, de bon sens et de courage aux choses de la paix, ils seraient le plus riche et le plus heureux peuple du monde. Oui, depuis des années, ils auraient dépassé les Anglais et les Américains. Mais quand ils ont bien travaillé, bien économisé, quand ils ont ouvert des chemins partout, bâti des ponts magnifiques, creusé des ports et des canaux, et que la richesse leur arrive de tous les côtés, tout à coup la fureur de la guerre les reprend, et dans trois ou quatre ans ils se ruinent en grandes armées, en canons, en poudre, en boulets, en hommes, et redeviennent plus misérables qu'avant. Quelques soldats sont leurs maîtres et les traitent de haut en bas : – Voilà leur profit ! Au milieu de tout cela, les nouvelles de Mayence, de Strasbourg, de Paris, arrivaient par douzaines ; on ne pouvait pas traverser la rue sans voir passer une estafette. Toutes s'arrêtaient devant la maison Bockholtz, près de la porte d'Allemagne, où demeurait le gouverneur. On faisait cercle autour du cheval, l'estafette montait ; puis le bruit se répandait en ville que les alliés se concentraient à Francfort, que nos troupes gardaient les îles du Rhin, que les conscrits de 1803 à 1814 étaient rappelés, que ceux de 1815 formeraient des corps de réserve à Metz, à Bordeaux et à Turin ; que les députés allaient se réunir, ensuite qu'on leur avait fermé la porte au nez, et caetera, et caetera ! Il arrivait aussi des espèces de contrebandiers du Graufthâl, de Pirmasens et de Kaiserslautern, Frantz-Sépel le manchot en tête, et d'autres gens des villages environnants, qui répandaient en cachette les proclamations d'Alexandre, de François-Joseph et de Frédéric-Guillaume, disant « qu'ils ne faisaient pas la guerre à la France, mais à l'Empereur seul, pour l'empêcher de désoler plus longtemps l'Europe. » Ils parlaient de l'abolition des droits réunis et des impositions de toute sorte. Les gens, le soir, ne savaient plus que penser. Mais un beau matin tout devint plus clair. C'était le 8 ou le 9 décembre, je venais de me lever, et je tirais ma culotte, quand j'entends le roulement du tambour au coin de la grande rue. Il faisait déjà froid, malgré cela j'ouvre la fenêtre, et je me penche pour entendre les publications : Parmentier dépliait son papier, le fils Engelheider continuait son roulement, et les gens s'assemblaient. Ensuite Parmentier lut que le gouverneur de la place prévenait les habitants de se rendre à la mairie, de huit heures du matin à six heures du soir, sans faute, pour recevoir leurs fusils et leurs gibernes, et que ceux qui n'arriveraient pas passeraient au conseil de guerre. Voilà, c'était la fin, le bouquet ! Tout ce qui pouvait encore marcher était en route, et les vieux devaient défendre les places fortes : des hommes sérieux, des bourgeois, des gens habitués à vivre chez eux, tranquillement, à songer aux affaires ; maintenant ils devaient monter sur les remparts, et risquer tous les jours de perdre leur vie. Sorlé me regardait sans rien dire, et l'indignation m'empêchait aussi de parler. Ce n'est qu'au bout d'un quart d'heure, après m'être habillé, que je dis : – Prépare la soupe. Moi, je vais prendre à la mairie mon fusil et ma giberne. Alors elle s'écria : – Moïse, qui jamais aurait cru que tu serais forcé de te battre à ton âge ? Ah ! mon Dieu, quel malheur ! Et je lui répondis : – C'est la volonté de l'Éternel. Ensuite je sortis dans une grande désolation. Le petit Sâfel me suivait. Comme j'arrivais au coin de la halle, Burguet descendait déjà l'escalier de la mairie, qui fourmillait de monde ; il avait son fusil sur l'épaule et se mit à dire en riant : – Eh bien, Moïse, nous allons donc devenir des Machabées dans nos vieux jours ! Sa bonne humeur me rendit du courage et je lui répondis : – Burguet, comment peut-on prendre des gens raisonnables, des pères de famille, pour aller se faire exterminer ? Je ne puis pas le comprendre ; non, cela n'a pas de bon sens. – Hé ! fit-il, que voulez-vous ? faute de grives, on prend des merles. Et comme ses plaisanteries ne me faisaient pas rire, il dit : – Allons Moïse, ne vous désolez pas, tout ceci n'est qu'une simple formalité. Nous avons assez de troupes pour faire le service actif de la place, nous n'aurons que des gardes à monter. S'il faut faire des sorties, repousser des attaques, ce n'est pas vous qu'on prendra ; vous n'êtes pas d'âge à courir, à faire le coup de baïonnette, que diable !… Vous êtes tout gris et tout chauve. Rassurez-vous ! – Oui, lui répondis-je, c'est bien vrai, Burguet, je suis cassé, peut-être plus encore que vous ne croyez. – Cela se voit bien, dit-il. Mais allez prendre votre fusil et votre giberne. – Est-ce que nous n'irons pas demeurer à la caserne ? lui demandai-je. – Non, non, s'écria-t-il en riant tout haut, nous vivrons tranquillement chez nous. Alors il me serra la main, et j'entrai sous la voûte de la mairie. L'escalier était encombré de monde, et l'on entendait crier les noms. C'est là, Fritz, qu'il fallait voir les mines des Robinot, des Gourdier, des Mariner, de ce tas de couvreurs, de rémouleurs, de peintres en bâtiments, – de gens qui tous les jours en temps ordinaire, vous tiraient la casquette pour avoir un peu d'ouvrage, – c'est là qu'il fallait les voir se redresser, vous regarder par-dessus l'épaule d'un air de pitié, souffler dans leurs joues, et crier : – C'est toi, Moïse ! tu vas faire un drôle de troupier. Hé ! hé ! hé ! on va te couper les moustaches à l'ordonnance ! Et d'autres sottises pareilles. Oui, tout était changé : ces anciens braves étaient nommés d'avance sergents, sergents-majors, caporaux, et nous autres nous n'étions plus rien. La guerre bouleverse tout, les premiers deviennent les derniers, et les derniers deviennent les premiers. Ce n'est plus de bon sens qu'il s'agit, c'est de discipline ; celui qui récurait votre plancher la veille, parce qu'il était trop bête pour gagner sa vie d'une autre façon, devient votre sergent, et s'il vous dit que le blanc est noir, il faut lui donner raison. Enfin, ce jour-là, comme j'attendais depuis une heure, on appela : – Moïse ! et je montai. La grande salle en haut était pleine de monde ; chacun criait : – Moïse ! viendras-tu, Moïse ? Ah ! le voilà !… c'est la vieille garde… Regardez ça… comme c'est bâti !… Tu seras portedrapeau, Moïse ; tu vas nous conduire à la victoire ! Et ces imbéciles riaient, en se donnant des coups de coude. Moi, je passais sans leur répondre, ni même les regarder. Dans la chambre du fond, où l'on tire à la conscription, le gouverneur Moulin, le commandant Petitgenet, le maire, le secrétaire de la mairie Frichard, le capitaine d'habillement Rollin, et six ou sept autres vieux retraités, criblés de rhumatismes ramassés dans les cinq parties du monde, étaient réunis en conseil, les uns assis, les autres debout. Ces vieux se mirent à rire en me voyant entrer. Je les entendis qui se disaient entre eux : – Il est encore solide celui-là !… Oui, c'est du propre. Ainsi de suite. – Je pensais : – Dites ce qu'il vous plaira, vous ne me ferez pas croire que vous avez vingt ans, ni que vous êtes beaux. Mais je me taisais. Tout à coup le gouverneur, qui causait dans un coin avec le maire, se retourna, son grand chapeau de travers, et dit en me regardant : – Que voulez-vous qu'on fasse d'une pareille patraque ? Vous voyez bien qu'il ne peut pas se tenir sur ses jambes. Alors, malgré tout, je fus content et je me mis à tousser. – Bon, bon, dit-il, vous pouvez retourner chez vous, soigner votre rhume. J'avais déjà fait quatre pas du côté de la porte, lorsque le secrétaire de la mairie, Frichard, s'écria : – C'est Moïse !… le juif Moïse, colonel, qui a fait partir ses deux garçons pour l'Amérique, son aîné serait au service. Ce gueux de Frichard m'en voulait, parce que nous avions le même commerce de vieux habits sous la halle, et que les paysans me donnaient presque toujours la préférence ; il m'en voulait à mort, et c'est pour cela qu'il se mit à me dénoncer. Aussitôt le gouverneur me cria : – Halte, un instant… Ah ! vieux renard…, ah ! vous envoyez vos garçons en Amérique pour les sauver de la conscription !… C'est bon ! qu'on lui donne son fusil, sa giberne et son sabre. L'indignation contre Frichard me suffoquait. J'aurais voulu parler, mais le gueux riait en continuant d'écrire au bureau ; c'est pourquoi je suivis le gendarme Werner dans la salle à côté, pleine de fusils, de sabres et de gibernes. Werner lui-même me pendit une giberne et un sabre en croix sur le dos, et me remit un fusil en disant : – Va, Moïse, et tâche de répondre toujours à l'appel. Je descendis à travers la foule, tellement indigné que je n'entendais plus les éclats de rire de la canaille. En rentrant chez nous, je racontai à Sorlé, ce qui venait de m'arriver, elle m'écoutait toute pâle. Au bout d'un instant, elle me dit : – Ce Frichard est l'ennemi de notre race, c'est un ennemi d'Israël ; je le sais, il nous déteste ! Mais à cette heure, Moïse, ne dis rien, ne lui montre pas ta colère, il serait trop content. Seulement, plus tard, tu te vengeras ! Il faut une occasion. Et, si ce n'est pas toi, ce seront tes enfants, tes petits-enfants ; ils sauront tous ce que le misérable a fait contre leur grand-père… Ils le sauront. Elle fermait ses mains, et le petit Sâfel écoutait. C'est tout ce qu'elle pouvait me dire de mieux. Je pensais aussi comme elle, mais ma colère était si grande, que j'aurais donné la moitié de mon bien pour ruiner le gueux ; durant tout ce jour, et même pendant la nuit, je m'écriai plus de vingt fois : – Ah ! le brigand… j'étais dehors… On m'avait dit : « Allez ». Et c'est lui qui me cause ces misères ! Tu ne peux pas te figurer, Fritz, combien j'en ai toujours voulu depuis à cet homme. Jamais, ni ma femme ni moi, n'avons oublié ce qu'il a fait contre nous, jamais mes enfants ne l'oublieront. V Le lendemain, il fallut répondre à l'appel devant la mairie. Tous les enfants de la ville nous entouraient et sifflaient. Par bonheur les blindages de la place d'Armes n'étaient pas encore finis, de sorte que nous allâmes apprendre l'exercice dans la grande cour du collège, près du chemin de ronde, au coin de la poudrière. On avait congédié les élèves depuis quelque temps, la place était libre. Figure-toi donc cette grande cour pleine de bourgeois en chapeaux, capotes, habits, veste et culotte, forcés d'obéir à leurs anciens chaudronniers, à leurs ramoneurs, à leurs garçons d'écurie devenus caporaux, sergents, sergents-majors. Figuretoi ces gens paisibles, par quatre, par six, par dix, allongeant la jambe en cadence et marchant au pas : « Une… deusse ! Une… deusse ! – Halte… Fixe ! » tandis que les autres marchent en arrière, froncent les sourcils, crient et vous apostrophent avec insolence : – Moïse, efface tes épaules ! – Moïse, rentre ton nez dans les rangs ! – Attention, Moïse !… Portez armes ! Ah ! vieille savate, tu ne seras jamais propre à rien. Peut-on être aussi bête à son âge ? Regarde… regarde donc, mille tonnerres !… Tu ne peux pas faire ça ? Une… deusse ! Quelle vieille buse !… Allons, recommençons : – Portez armes ! Voilà, Fritz, comme mon propre savetier, Monborne, me commandait. Je crois qu'il m'aurait roué de coups, sans la défense du capitaine Vigneron. Tous les autres faisaient la même chose avec leurs anciens patrons. On aurait dit que cela devait durer toujours ; qu'ils seraient toujours sergents et nous toujours soldats. J'amassais du fiel contre cette canaille pour cinquante ans. Enfin ils étaient les maîtres ! Et la seule fois que je me souvienne d'avoir donné des soufflets à mon propre fils Sâfel, c'est ce Monborne qui peut se vanter d'en être cause. – Tous les enfants grimpaient sur le mur du chemin de ronde, pour nous regarder et se moquer de nous. En levant les yeux, je vis Sâfel dans le nombre, et je lui fis signe du doigt avec indignation. Il descendit tout de suite ; mais à la fin de l'exercice, quand on nous dit de rompre les rangs devant l'hôtel de ville, comme il s'approchait, la colère me prit, et je lui donnai deux bons soufflets, en lui criant : – Va siffler et te moquer de ton père, comme Cham, au lieu d'apporter un manteau pour couvrir sa honte… va ! Il pleurait à chaudes larmes, et c'est dans cet état que je rentrai chez nous. Sorlé, me voyant revenir tout pâle et le petit qui me suivait de loin en sanglotant, descendit aussitôt sur la porte, me demander ce que c'était. Je lui dis ma colère, et je montai. Sorlé fit encore de plus grands reproches à Sâfel, qui vint me demander mon pardon. Je le lui donnai de bien bon cœur, comme tu penses. Mais en songeant que l'exercice devait recommencer tous les jours, j'aurais voulu tout abandonner, s'il avait été possible d'emporter ma maison et mes marchandises. Oui, ce que je connais de pire, c'est d'être commandé par des vauriens, qui ne conservent aucune mesure lorsque le hasard les élève une minute, et qui sont incapables de réfléchir qu'en ce monde chacun a son tour. Il faudrait en dire trop sur ce chapitre, j'aime mieux continuer. L'Éternel me gardait une grande consolation. J'avais à peine déposé ma giberne et mon fusil dans un coin, pour m'asseoir à table, que Sorlé me présentait une lettre en souriant et me disait : – Lis cela, Moïse, ta mauvaise humeur passera. J'ouvris et je lus. C'était l'avis de Pézenas, que mes douze pipes d'esprit étaient en route. Alors je respirai. – Ah ! tout va bien maintenant, m'écriai-je, les esprits sont en route par le roulage ordinaire ; dans trois semaines ils arriveront. Du côté de Strasbourg et de Sarrebruck, rien ne s'annonce ; les alliés continuent de se réunir, mais ils ne bougent pas : mes eaux-de-vie sont sauvées ! Nous les vendrons bien. C'est une fameuse affaire. Je riais, j'étais remis tout à fait, quand Sorlé, m'ayant avancé le fauteuil, me dit : – Et cela, Moïse, que penses-tu de cela ? En même temps, elle me donnait une seconde lettre, couverte de gros timbres ; et du premier coup d'œil j'avais reconnu l'écriture de mes deux garçons, Frômel et Itzig. C'était une lettre d'Amérique ! Mon cœur fut gonflé de joie, et je me mis à louer l'Éternel en moi-même, sans rien dire, étant trop touché d'un si grand bonheur. Je dis : – Notre Seigneur est grand. Son intelligence est infinie. Il n'a point égard à la force du cheval, il ne fait point cas des hommes légers à la course ; il met son affection en ceux qui s'attendent à sa bonté. Ainsi me parlais-je en moi-même, lisant cette lettre, où mes fils célébraient la terre d'Amérique, le vrai pays des hommes de commerce, le pays des gens entreprenants, où tout est libre, où l'on ne trouve point de régies ni d'impositions, parce que l'on n'élève pas les hommes pour la guerre, mais pour la paix ; le pays, Fritz, où chacun devient, par son travail, son intelligence, son économie et sa bonne volonté, ce qu'il mérite d'être ; où tout est à sa place, parce que personne ne peut rien décider de grave sans la volonté de tous, chose juste, qui tombe sous le bon sens : quand tous doivent contribuer, il faut aussi que tous donnent leur avis. Cette lettre est une des premières. Frômel et Itzig me racontaient qu'ils avaient assez gagné d'argent depuis un an, pour ne plus porter leurs ballots eux-mêmes, mais qu'ils avaient trois beaux mulets, et qu'ils venaient d'ouvrir à Cast-Kill, près d'Albany, dans l'État de New York, une maison pour l'échange de marchandises fabriquées en Europe, contre des peaux de bœufs, très abondantes en ce pays. Leurs affaires allaient bien, ils avaient la considération de la ville et des environs. Pendant que Frômel était en route avec les trois mulets, Itzig restait à la maison, et quand Itzig partait à son tour, son frère tenait le magasin. Ils savaient déjà nos malheurs, et bénissaient l'Éternel de leur avoir donné des parents tels que nous, pour les sauver de la destruction. Ils auraient voulu nous avoir avec eux, et, d'après ce qui venait de m'arriver, d'être maltraité par un Monborne, tu peux croire que j'aurais été bien content de me trouver là-bas. Mais c'était assez de recevoir d'aussi bonnes nouvelles, et, malgré toutes nos misères, en songeant à Frichard, je me dis : « Tu n'es pourtant qu'un âne auprès de moi. Tu peux me faire du tort ici, mais tu ne peux nuire à mes garçons. Tu ne seras jamais qu'un misérable secrétaire de mairie, et moi je vais vendre mes eaux-de-vie ; je gagnerai le double et le triple. Je mettrai mon petit Sâfel à côté de toi, sous la halle, et tous ceux qui voudront entrer dans ta boutique pour acheter, il leur fera signe de venir ; il leur vendra même au prix coûtant, plutôt que de les lâcher, et te fera périr de colère. » J'avais les larmes aux yeux en songeant à cela, et je finis par embrasser Sorlé, qui riait et ne se tenait plus de satisfaction. Nous pardonnâmes de nouveau à Sâfel, qui nous promit de ne plus fréquenter la mauvaise race. Et puis, après avoir dîné, je descendis à ma cave, une des plus belles de la ville, haute de douze pieds, longue de trente-cinq, et toute bâtie en pierres de taille, sous la grande rue. Elle était sèche comme un four, et bonifiait même le vin à la longue. Comme mes eaux-de-vie pouvaient arriver avant la fin du mois, j'arrangeai quatre grosses poutres pour les recevoir, et je m'assurai que le puits, au fond, taillé dans le roc, avait toute l'eau nécessaire aux coupages. En remontant, vers quatre heures, j'aperçus le vieil architecte Krômer qui traversait justement la halle, son mètre sous le bras. – Hé ! venez donc un peu voir ma cave, lui dis-je ; croyezvous qu'elle tienne contre les bombes ? Nous redescendîmes ensemble. Il regarda, mesura les pierres et l'épaisseur de la voûte avec son mètre, et me dit : – Vous avez six pieds de terre sur la clef ; quand les bombes entreront ici, Moïse, ce sera fait de nous tous. Vous pouvez dormir sur les deux oreilles. Nous prîmes ensuite un bon verre de vin au robinet, et nous remontâmes tout joyeux. Comme nous mettions le pied sur le pavé, une porte s'ouvrait avec fracas dans la grande rue, des vitres sautaient, et Krômer me disait en levant le nez : – Regardez là-bas, Moïse, sur l'escalier des Camus, quelque chose se passe. Alors, nous étant arrêtés, nous vîmes au haut de l'escalier à double rampe, un sergent de vétérans en capote grise, le fusil en bandoulière, qui traînait au collet le père Camus. Le pauvre vieux se cramponnait des deux mains à la porte, pour ne pas descendre ; il parvint même à se lâcher, en arrachant le collet de sa camisole, et la porte se referma comme un coup de tonnerre. – Si la guerre commence maintenant entre les bourgeois et la troupe, dit Krômer, les Allemands et les Russes auront beau jeu. Le sergent, voyant la porte fermée et verrouillée à l'intérieur, voulut l'enfoncer à coups de crosse, et cela produisit un grand vacarme ; les voisins sortaient, les chiens aboyaient. Nous regardions toujours, quand Burguet s'avança de l'allée en face, et se mit à parler au sergent avec force. D'abord cet homme ne parut pas l'écouter ; mais au bout d'un instant, il releva son fusil sur l'épaule, d'un mouvement brusque, et descendit la rue, le dos rond, l'air sombre et furieux. Il passa près de nous comme un sanglier. C'était un vétéran à trois chevrons, brun, la moustache grise, de grosses rides droites le long des joues, le menton carré. Il grommelait en passant, et entra dans la petite auberge des Trois-Pigeons. Burguet suivait de loin, son large chapeau sur les sourcils, bien enveloppé dans sa grosse capote de castorine, le col relevé et les mains dans les manches. Il souriait. – Eh bien, lui dis-je, qu'est-ce qui s'est donc passé là-bas chez les Camus ? – Ah ! dit-il, c'est le sergent Trubert, de la 5e compagnie de vétérans, qui vient encore de faire des siennes. Ce gaillard-là veut que tout aille au doigt et à la baguette. Depuis quinze jours, il a passé par cinq logements, et n'a pu s'entendre avec personne. Tout le monde s'est plaint de lui ; mais il avait toujours des raisons que le gouverneur et le commandant trouvaient excellentes. – Et chez Camus ? – Camus n'a pas trop de place pour loger son monde. Il voulait envoyer le sergent à l'auberge ; mais le sergent avait déjà choisi le lit de Camus pour se coucher, il avait déployé sa capote dessus et disait : « Mon billet de logement est pour ici ; je me trouve bien, et je ne vais pas ailleurs. » Le vieux Camus se fâcha, et finalement, comme vous venez de le voir, le sergent essaya de le traîner dehors pour le rosser. Burguet riait, mais Krômer dit : – Oui, tout cela fait rire. Et pourtant quand on pense à ce que des gens pareils ont dû faire de l'autre côté du Rhin… – Ah ! s'écria Burguet, ce n'était pas gai pour les Allemands, j'en suis sûr. Mais voici l'heure d'aller lire le journal. Dieu veuille que le moment de payer nos vieilles dettes ne soit pas encore arrivé ! Bonsoir, Messieurs. Il continua sa route du côté de la place. Krômer prit le chemin de sa maison, et moi je fermai les deux portes de ma cave ; après quoi, je montai chez nous. Cela se passait le 10 décembre. Il faisait déjà très froid. Tous les soirs, après cinq ou six heures, les toits et les pavés se couvraient de givre. On n'entendait plus de bruit dehors, parce que les gens se tenaient chez eux, autour du poêle. Je trouvai Sorlé dans la cuisine, en train de préparer le souper. La flamme rouge tourbillonnait sur l'âtre, autour de la marmite. Ces choses sont devant mes yeux, Fritz : la mère qui lave les assiettes sur la pierre de l'évier, près de la fenêtre grise, le petit Sâfel qui souffle dans le grand tuyau de fer, les joues rondes comme une pomme, ses grands cheveux crépus ébouriffés, et moi tranquillement assis sur l'escabeau, une braise dans ma main pour allumer ma pipe ; – oui, c'est comme hier ! Nous ne disions rien. Nous étions heureux de penser à l'eau-de-vie qui venait, aux garçons qui faisaient leurs affaires, au bon souper qui cuisait. Et qui aurait jamais pensé, dans un pareil moment, que vingt-cinq jours après, la ville serait entourée d'ennemis et que des obus siffleraient dans l'air ? VI Maintenant, Fritz, je vais te raconter une chose qui m'a souvent fait penser que l'Éternel se mêle de nos affaires, et qu'il conduit tout pour le mieux. Dans les premiers moments, on trouve cela terrible, on s'écrie : – Seigneur, ayez pitié de nous ! Et plus tard on s'étonne de voir que tout a bien marché. Tu sais que le secrétaire de la mairie Frichard m'en voulait. C'était un petit vieux, sec, jaune, la perruque rousse, les oreilles plates et les joues creuses. Ce gueux ne cherchait qu'à me nuire, et bientôt il en trouva l'occasion. Plus le blocus approchait, plus les gens cherchaient à vendre, et le lendemain même des bonnes nouvelles que j'avais reçues d'Amérique, un vendredi, jour de marché, tant d'Alsaciens et de Lorrains arrivèrent avec leurs grandes hottes et leurs grands paniers d'œufs frais, de beurre, de fromage, de volailles, etc., que la place en était encombrée. Tout ce monde voulait avoir de l'argent, pour le cacher dans sa cave ou sous un arbre du bois voisin, car tu sauras qu'en ce temps de grandes sommes ont été perdues : des trésors qu'on retrouve d'année en année, au pied d'un chêne ou d'un hêtre, et qui viennent de la peur qu'on avait des Allemands et des Russes, en songeant qu'ils allaient tout piller et ravager, comme nous avions fait chez eux. Les gens sont morts, ou bien ils n'ont plus trouvé la place de leur argent, voilà pourquoi tout est resté dans la terre. Enfin, ce jour-là, 11 décembre, il faisait très froid, la gelée vous entrait jusqu'à la moelle des os, mais il ne tombait pas encore de neige. Je descendis de grand matin en grelottant, ma camisole de laine bien boutonnée et le bonnet de loutre sur la nuque. La petite et la grande place fourmillaient déjà de monde criant et se disputant sur les prix. Je n'eus que le temps d'ouvrir ma boutique et de pendre ma grosse balance à la voûte ; des quantités de paysans stationnaient sur la porte, demandant les uns des clous, les autres du fer à forger, et quelques-uns apportant leur propre ferraille, dans l'espoir de la vendre. On savait que, si les ennemis arrivaient, il n'y aurait plus moyen d'entrer en ville, et c'est pourquoi toute cette foule venait, les uns vendre et les autres acheter. J'ouvris donc et je me mis à peser. On entendait dehors passer les rondes ; les postes étaient déjà doublés partout, les ponts-levis en bon état et les barrières de l'avancée ferrées à neuf. On n'avait pas encore déclaré l'état de siège, mais nous étions comme l'oiseau sur la branche : les dernières nouvelles de Mayence, de Sarrebruck et de Strasbourg annonçaient l'arrivée des alliés sur l'autre rive du Rhin ! Moi, je ne songeais qu'à mes eaux-de-vie, et tout en vendant, en pesant, en touchant l'argent, cette idée ne me quittait pas ; elle était en quelque sorte plantée entre mes deux sourcils. Cela durait depuis environ une heure, quand tout à coup Burguet parut à ma porte, sous la petite voûte, derrière la masse de paysans pressés, et me dit : – Moïse, venez une minute, j'ai quelque chose à vous dire. Je sors. – Entrons dans votre allée, me dit-il. J'étais tout étonné, car il avait l'air grave. Les paysans, derrière, criaient : – Nous n'avons pas de temps à perdre, dépêche-toi, Moïse ! Mais je n'écoutais rien. Dans l'allée, Burguet me dit : – J'arrive de la mairie, où l'on s'occupe de rédiger un rapport au préfet sur l'esprit de notre population, et je viens d'apprendre par hasard qu'on vous envoie le sergent Trubert à loger. Ce fut un véritable coup pour moi ; je m'écriai : – Je n'en veux pas… je n'en veux pas ! Depuis quinze jours, j'ai logé six hommes, ce n'est pas mon tour. Il me répondit : – Calmez-vous et ne criez pas, vous ne feriez qu'empirer votre affaire. Je répétais : – Jamais… jamais ce sergent n'entrera chez moi, c'est une abomination !… Un homme comme moi, tranquille, qui n'a jamais fait de mal à personne, qui ne demande que la paix !… Et comme je criais, Sorlé, son panier sous le bras pour aller au marché, descendit en demandant ce que c'était. Alors Burguet lui dit : – Écoutez, madame Sorlé, soyez plus raisonnable que votre mari. Je comprends son indignation, et pourtant, quand une chose est inévitable, il faut courber la tête. Frichard vous en veut, il est secrétaire de la mairie, il distribue les billets de logement d'après une liste. Eh bien, il vous envoie le sergent Trubert, un homme violent, mauvais, j'en conviens, mais qui veut être logé comme les autres. À tout ce que j'ai dit en votre faveur, Frichard répondait toujours : « Moïse est riche… Il a fait échapper ses garçons de la conscription… il doit payer pour eux. » Le maire, le gouverneur, tout le monde lui donnait raison. Ainsi, voyez !… Je vous parle en ami ; plus vous résisterez, plus le sergent vous fera d'avanies, plus Frichard rira ; vous n'aurez point de recours… Soyez raisonnables ! Ma colère, en apprenant que je devais ces misères à Frichard, fut encore plus grande ; je voulus crier, mais ma femme me posa la main sur le bras en disant : – Laisse-moi parler, Moïse. M. Burguet a raison, je le remercie beaucoup de nous avoir prévenus. Frichard nous en veut… c'est bon !… tout sera sur son compte, et nous réglerons plus tard. Maintenant, quand le sergent doit-il venir ? – À midi, répondit Burguet. – C'est bien, dit ma femme, il a droit au logement, au feu et à la chandelle ; nous ne pouvons pas aller contre, mais Frichard payera tout cela. Elle était pâle, et je l'écoutais, voyant bien qu'elle avait raison. – Calme-toi, Moïse, me dit-elle ensuite, et ne crie pas ; laisse-moi faire. – Enfin, voilà ce que j'avais à vous dire, fit Burguet, c'est un tour abominable de Frichard. Je verrai par la suite s'il est possible de vous débarrasser du sergent. À cette heure, je retourne à mon poste. Sorlé venait de partir pour le marché. Burguet me serra la main, et, comme les paysans redoublaient leurs cris, je fus bien forcé de retourner à ma balance. La colère me possédait. Je vendis en ce jour pour plus de deux cents francs de fer, mais mon indignation contre Frichard, et la peur que j'avais du sergent ne me laissaient jouir de rien ; j'aurais vendu dix fois plus, que cela ne m'aurait pas calmé. « Ah ! le brigand ! me disais-je en moi-même, il ne me laisse pas de repos, je n'aurai plus de tranquillité dans cette ville. » Sur le coup de midi, comme le marché finissait et que les gens s'en allaient par la porte de France, je refermai ma boutique et je montai chez nous en pensant : « Je ne serai plus rien dans ma propre maison, ce Trubert va se faire maître chez nous. Il nous traitera de haut en bas, comme des Allemands ou des Espagnols. » J'étais désolé. Mais, au milieu de cette désolation, sur l'escalier, je sentis tout à coup une bonne odeur de cuisine, et je me redressai tout surpris, car c'était une odeur de poisson et de rôti, comme les jours de fête. J'allais ouvrir la porte, quand Sorlé parut en me disant : – Entre dans ton cabinet, fais-toi la barbe et mets une chemise propre. En même temps, je vis qu'elle s'était aussi habillée comme pour un jour de sabbat, avec ses boucles d'oreilles, sa jupe verte et son fichu de soie rouge. – Mais pourquoi donc, Sorlé, faut-il faire ma barbe ? m'écriai-je. – Va… va… dépêche-toi, nous n'avons pas de temps à perdre, répondit-elle. Cette femme avait tant de bon sens, elle nous avait tant de fois tiré de méchantes affaires par son esprit, que je ne dis plus rien, et que j'allai me faire la barbe et mettre une chemise blanche dans ma chambre à coucher. Comme je mettais ma chemise, j'entendis le petit Sâfel crier : – C'est lui, memmé, le voilà ! Puis des pas montèrent l'escalier, et quelqu'un se mit à dire d'un ton rude et brusque : – Holà !… vous autres, hé ! Je pensai : « C'est le sergent, » et j'écoutai. – Hé ! voici notre sergent ! s'écria Sâfel d'un air de triomphe. – Ah ! tant mieux, répondit ma femme d'une voix agréable. Entrez, Monsieur le sergent, entrez. Nous vous attendions. Je savais que nous aurions l'honneur d'avoir un sergent ; ça nous faisait un bien grand plaisir, parce que nous n'avons jamais eu que de simples soldats. Donnez-vous la peine d'entrer, Monsieur le sergent. C'est ainsi qu'elle parlait d'un air de contentement, et je pensais : « Ô Sorlé, Sorlé ! femme d'esprit, femme de bon sens ! Maintenant tout est clair, je vois ta finesse… Tu veux adoucir ce mauvais gueux ! Ah ! quelle femme tu as, Moïse ! réjouis-toi, réjouis-toi. » Je me dépêchai de m'habiller, riant en moi-même ; et j'entendis l'autre, cette bête de sergent, dire : – Oui, oui, c'est bon !… Mais il ne s'agit pas de ça ! Voyons ma chambre, mon lit, On ne me paye pas avec de belles paroles, moi ; le sergent Trubert est connu. – Tout de suite, Monsieur le sergent, tout de suite lui répondit ma femme. Voici votre chambre et votre lit. Voyez, c'est ce que nous avons de mieux. Alors ils rentraient dans l'allée, et j'entendais Sorlé ouvrir la porte de la belle chambre, où nous logions Baruch et Zeffen, quand ils venaient à Phalsbourg. Je m'approchai tout doucement. Le sergent enfonçait le poing dans le lit, pour voir s'il était tendre ; Sorlé et Sâfel, derrière, regardaient en souriant. Il inspectait tous les coins en fronçant les sourcils. Jamais, Fritz, tu n'as vu de figure pareille : la moustache grise hérissée, le nez mince, long, recourbé sur la bouche, le teint jaunâtre, avec de grosses rides ; il traînait la crosse de son fusil sur le plancher, sans faire attention à rien, et murmurait je ne sais quoi, de mauvaise humeur : – Hum !… hum !… Qu'est-ce que c'est que ça, là-bas ? – C'est la cuvette pour se laver, monsieur le sergent. – Et ces chaises, est-ce que c'est solide ?… Est-ce que ça tient ? Il tapait les chaises brusquement à terre. On voyait qu'il aurait voulu trouver quelque chose à redire. En se retournant, il me vit, et, me regardant de travers : – Vous êtes le bourgeois ? fit-il. – Oui, sergent, c'est moi. – Ah ! Il posa son fusil dans un coin, jeta son sac sur la table et dit : – Ça suffit !… Qu'on me laisse. Sâfel venait d'ouvrir la cuisine, la bonne odeur du rôti entrait dans la chambre. – Monsieur le sergent, dit Sorlé d'un air agréable, pardonnez-moi, j'aurais quelque chose à vous demander. – Vous ! fit-il en la regardant par-dessus l'épaule, quelque chose à me demander ? – Mais oui. Ce serait de nous faire le plaisir, puisque vous logez maintenant chez nous et que vous serez en quelque sorte de la famille, d'accepter au moins une fois notre dîner. – Ah ! ah ! dit-il en tournant le nez du côté de la cuisine, c'est différent. Il avait l'air de réfléchir, pour savoir s'il nous ferait cette grâce. Nous attendions ce qu'il allait répondre, lorsqu'il renifla de nouveau et dit en jetant sa giberne sur le lit : – Allons… soit !… nous allons voir ça !… Je pensais : « Canaille, si je pouvais te faire manger des pommes de terre !… » Mais Sorlé paraissait contente et lui disait : – Par ici, Monsieur le sergent, par ici, s'il vous plaît. En entrant dans la salle à manger, je vis que tout était préparé comme pour un prince : le plancher balayé, la table mise avec soin, la nappe blanche, et nos couverts d'argent près des assiettes. Sorlé fit asseoir le sergent au haut de la table, dans mon fauteuil ; il trouvait cela tout naturel. Notre servante apporta la grande soupière et leva le couvercle ; l'odeur d'une bonne soupe à la crème se répandit dans la chambre, et le dîner commença. Fritz, je pourrais te raconter ce dîner en détail ; mais, tu peux me croire, jamais ni toi ni moi n'en avons mangé de meilleur. Nous avions une oie rôtie, un brochet magnifique, de la choucroute, enfin tout ce qu'on peut souhaiter pour un grand et beau dîner ; et tout était accommodé par Sorlé dans la dernière perfection. Nous avions aussi quatre bouteilles de beaujolais chauffées dans des serviettes, comme il convient en hiver, et du dessert en abondance. Eh bien ! croirais-tu que le gueux ait fait une seule fois la mine de trouver cela bon ? Croirais-tu que pendant ce dîner, qui dura jusque vers deux heures, l'idée lui soit venue une seule fois de dire : « Ce brochet est excellent ! » ou : « Cette oie grasse est bien accommodée ! » ou bien encore : « Vous avez de très bon vin ! » ou quelque autre chose qu'on sait faire plaisir à ceux qui nous régalent, et qui récompense une bonne cuisinière de ses peines ?… Eh bien ! non, Fritz, pas une seule fois ! On aurait dit qu'il avait l'habitude de faire des dîners pareils. Et même, plus ma femme le flattait, plus elle lui donnait de bonnes paroles, plus il se rebiffait, plus il fronçait le sourcil, plus il nous observait tous d'un air de défiance, comme si nous avions voulu l'empoisonner. De temps en temps je regardais Sorlé tout indigné ; mais elle riait toujours, elle donnait toujours les meilleurs morceaux au sergent, elle remplissait toujours son verre. Deux ou trois fois je voulus m'écrier : « Ah ! Sorlé, comme tu fais bien la cuisine !… Ah ! que cette farce est bonne !… » Mais tout de suite le sergent me regardait en dessous, comme pour dire : « Qu'est-ce que ça signifie ? Estce que tu veux me donner des leçons, par hasard ? Est-ce que je ne sais pas mieux que toi si c'est bon au mauvais ? » Et je me taisais. J'aurais voulu le voir à tous les diables ; tous les morceaux qu'il avalait en silence m'indignaient de plus en plus. Malgré cela, l'exemple de Sorlé m'encourageait à faire bonne mine, et vers la fin je pensais : « Maintenant, puisque le dîner est mangé… puisque c'est presque fini… continuons à la grâce de Dieu. Sorlé s'est trompée, mais c'est égal, son idée était bonne, excepté pour un gueux pareil ! » Et c'est moi-même qui dis d'apporter le café. J'allai aussi chercher les bouteilles de kirschenwasser et de vieux rhum dans l'armoire ; le sergent demanda : – Qu'est-ce que c'est ? – C'est du rhum et du kirschenwasser, kirschenwasser de la Forêt-Noire, lui répondis-je. du vieux – Ah ! fit-il en clignant de l'œil, chacun dit : « J'ai du kirschenwasser de la Forêt-Noire ! » C'est facile à dire, mais on ne trompe pas le sergent Trubert ; nous allons voir ça ! En prenant le café, il remplit deux fois son verre de kirschenwasser, et chaque fois il dit : – Hé ! hé ! reste à savoir si c'est du vrai !… J'aurais voulu lui jeter la bouteille à la tête. Comme Sorlé allait lui verser un troisième verre, il se leva, disant : – C'est assez… merci ! Les postes sont doublés, ce soir je serai de garde à la porte de France. Enfin, le dîner n'était pas mauvais. Si vous m'en donnez de pareils de temps en temps, nous pourrons nous entendre. Il ne riait pas, et même il avait encore l'air de se moquer de nous. – On fera son possible, Monsieur le sergent, répondit Sorlé, pendant qu'il rentrait dans sa chambre et qu'il prenait sa capote pour sortir. – Nous verrons, fit-il en descendant l'escalier, nous verrons ! Jusqu'alors je n'avais rien dit, mais, quand il fut en bas, je m'écriai : – Sorlé, jamais, non, jamais on n'a vu de gueux pareil, jamais nous ne pourrons nous entendre avec cet homme ; il nous fera tous sauver de la maison. – Bah ! bah ! Moïse, répondit-elle en riant, je ne pense pas comme toi. J'ai justement l'idée contraire ; nous serons bons amis, tu verras, tu verras ! – Ah ! Dieu t'entende ! lui dis-je, mais je n'ai pas confiance. Elle riait en levant la nappe, et elle me donnait tout de même un peu d'espérance, car cette femme avait une grande finesse, et je reconnaissais en elle un grand jugement. VII Tu vois, Fritz, ce que les bourgeois avaient à supporter en ce temps. Eh bien ! c'est quand on payait des corvées extraordinaires, c'est quand Monborne me commandait à l'exercice, quand le sergent Trubert me tombait sur le dos, quand on parlait déjà des visites domiciliaires pour reconnaître si les gens avaient des vivres, c'est au milieu de tout cela que mes douze pipes d'esprit arrivaient lentement, par le roulage ordinaire. Ah ! que je me repentais de les avoir demandées ! Combien de fois j'aurais voulu m'arracher les cheveux, en songeant que la moitié de ce que j'avais gagné depuis trente ans marchait à la grâce de Dieu ! Comme je faisais des vœux pour l'Empereur ! Comme je courais chaque matin dans les cafés et les brasseries pour apprendre les nouvelles, et comme je tremblais en les lisant ! Jamais personne ne saura ce que j'ai souffert, pas même Sorlé, car je lui cachais tout. Elle avait l'esprit trop clair pour ne pas voir mes inquiétudes, et quelquefois elle me disait : – Allons, Moïse, du courage ! Tout ira bien… Encore un peu de patience. Mais les bruits qui nous arrivaient d'Alsace, de la Lorraine allemande et du Hundsruck me bouleversaient : « Ils viennent ! – Ils n'oseront pas ! – Nous sommes prêts ! – Nous allons être surpris ! – La paix va se faire ! – Ils passeront demain ! – Nous n'aurons pas de campagne d'hiver ! – Ils ne peuvent plus tarder ! – L'Empereur est encore à Paris ! – Le maréchal Victor est à Huningue ! – On embrigade les douaniers, les gardes forestiers et les gendarmes, on prend tout ! – Des dragons d'Espagne ont descendu hier la côte de Saverne ! – Les montagnards défendront la chaîne des Vosges ! – On livrera bataille en Alsace ! etc., etc… » Tiens, Fritz, la tête vous en tournait : le matin un coup de vent passait, et l'on était joyeux ; le soir, un autre coup de vent passait, et l'on était triste. Et mes eaux-de-vie approchaient toujours ; elles arrivaient au milieu de cette bataille de nouvelles, qui pouvait changer du jour au lendemain en bataille à coups de boulets et d'obus. Sans tous mes autres soucis, j'en serais devenu fou. Heureusement l'indignation que j'avais contre Monborne et les autres gueux me détournait de ces pensées. Tout le jour du grand dîner et la nuit suivante, nous n'entendîmes plus parler du sergent Trubert, il était de garde ; mais le lendemain, comme je me levais, le voilà qui monte, son fusil sur l'épaule ; il ouvre la porte et se met à rire, les moustaches toutes blanches de givre. – Moi, qui venais de mettre ma culotte, je le regardais tout saisi. Ma femme était encore dans la chambre à coucher. – Hé ! hé ! père Moïse, dit-il d'un ton de bonne humeur, il a fait rudement froid cette nuit. Il n'avait plus la même voix ni la même mine. – Oui, sergent, lui répondis-je, nous sommes en décembre, c'est tout naturel. – C'est naturel, dit-il, raison de plus pour prendre une goutte ! Voyons, est-ce qu'il reste du vieux kirschenwasser ? En me parlant, il me regardait jusqu'au fond de l'âme. Je me levai tout de suite du fauteuil, et je courus chercher la bouteille, en m'écriant : – Oui, oui, sergent, il en reste. Tenez, régalez-vous ! Pendant que je disais cela, sa figure, encore un peu dure, devint tout à fait riante. Il posa son fusil dans un coin, et debout, il me tendit le verre en disant : – Versez-moi, père Moïse, versez-moi ! Je lui versai la pleine rasade. Et comme je versais, il rit tout bas : des centaines de rides au coin des yeux, autour des joues, des moustaches et du menton, plissaient sa figure jaune. On ne l'entendait pas rire, mais la bonne humeur était peinte dans ses yeux. – Du fameux kirsch ! du vrai, celui-là, père Moïse, dit-il en buvant. On s'y connaît. On en a bu dans la Forêt-Noire, et qui ne coûtait rien ! Est-ce que vous ne trinquez pas avec moi ? Je lui répondis : – Avec plaisir. Et nous trinquâmes. Il m'observait toujours. Tout à coup il me dit, en me regardant du haut en bas avec malice : – Hé ! père Moïse, dites-donc, je vous ai fait peur hier, hein ? Il clignait des yeux. – Oh !… sergent… – Allons, allons, s'écria-t-il en me posant la main sur l'épaule. Voyons, avouez que je vous ai fait peur. Il riait d'un air si content, que je ne pus m'empêcher de lui répondre : – Eh bien ! oui, un peu !… – Hé ! hé ! hé ! je le savais bien, fit-il. On vous avait dit : « Le sergent Trubert est un dur-à-cuire ! » Vous avez eu peur, et vous m'avez fait un bon dîner, un dîner de prince, pour m'amadouer ! Il riait tout haut, et j'avais fini par rire aussi, nous riions tous les deux. Sorlé, de la chambre voisine, ayant entendu cela, vint sur la porte en disant : – Bonjour, Monsieur le sergent. Alors il s'écria : – Père Moïse, voilà ce qui s'appelle une femme ! Vous pouvez vous vanter d'avoir une fière femme, une femme maligne, plus maligne que vous, père Moïse ; hé ! hé ! hé ! il faut ça, il faut ça ! Sorlé était toute réjouie. – Oh ! Monsieur le sergent, dit-elle, pouvez-vous croire ?… – Bah ! bah ! cria-t-il, vous êtes une maîtresse femme : j'ai vu ça en arrivant et je me suis dit : « Attention, Trubert !… on te fait bonne mine… c'est une ruse de guerre pour t'envoyer coucher à l'auberge… Laissons l'ennemi démasquer ses batteries ! » Ah ! ah ! ah ! vous êtes de braves gens… Vous m'avez fait dîner comme un maréchal de l'Empire. – Maintenant, père Moïse, je m'invite à prendre de temps en temps avec vous un petit verre de kirsch. Mettez la bouteille à part, c'est du bon ! Et, quant au reste, la chambre que vous m'avez donnée est trop belle, je n'aime pas toutes ces fanfreluches ; ces beaux meubles, ces lits tendres, c'est bon pour les femmes. Moi, ce qu'il me faut, c'est une petite chambre comme celle à côté, deux bonnes chaises, une table en sapin, un lit simple avec son matelas, sa paillasse et sa couverture, et cinq ou six clous au mur pour accrocher mes effets. Vous aller me donner cela. – Puisque vous le voulez, Monsieur le sergent… – Oui, je le veux ; la belle chambre sera pour la parade. – Vous déjeunerez avec nous ? dit ma femme, bien contente. – Je déjeune et je dîne à la cantine, répondit le sergent. J'y suis bien, et je n'aime pas que de braves gens fassent des frais pour moi. Quand on a les égards qu'on doit à un vieux soldat, quand on montre de la bonne volonté, quand on est comme vous, Trubert est aussi ce qu'il doit être. – Mais, Monsieur le sergent, reprit Sorlé… – Appelez-moi sergent, dit-il. Je vous connais maintenant. Vous ne ressemblez pas à toute cette canaille de la ville : des gueux qui se sont enrichis pendant que nous étions à nous battre, des misérables qui ne faisaient qu'entasser et s'étendre aux dépens des armées, qui vivaient de nous, qui nous doivent tout, et qui nous envoient coucher dans des nids de punaises ! Ah ! mille millions de tonnerres ! Sa figure redevint tout à fait mauvaise ; ses moustaches tremblaient de colère, et je pensais : « Quelle bonne idée nous avons eue de le bien traiter !… Sorlé n'a que de bonnes idées !… » Mais il se radoucit tout de suite et se mit à rire, en me posant la main sur le bras et s'écriant : – Dire que vous êtes des juifs ! une espèce de race abominable, tout ce qu'il y a de plus crasseux, de plus sale, de plus ladre… Dire que vous êtes des juifs !… C'est vrai, n'est-ce pas, que vous êtes juifs ? – Oui, Monsieur, répondit Sorlé. – Eh bien ! parole d'honneur, ça m'étonne, dit-il ; j'en avais tant vu de juifs, en Pologne, en Allemagne, que je pensais : – On m'envoie chez des juifs, gare, je vais tout démolir ! Ensuite, comme nous nous taisions, humiliés : – Allons, ne parlons plus de ça. Vous êtes de braves gens. Je serais fâché de vous faire de la peine. Père Moïse, votre main. Je lui donnai la main. – Vous me plaisez, dit-il. Maintenant, madame Moïse, la chambre à côté. Nous le conduisîmes dans la petite chambre qu'il voulait, et tout de suite il alla reprendre son sac dans l'autre, en criant : – Me voilà chez de braves gens ! Nous n'aurons pas de désagréments ensemble. Moi, je ne m'inquiète pas de vous ; vous ne vous inquiétez pas de moi. J'entre, je sors, le jour ou la nuit : c'est le sergent Trubert, ça suffit. Et de temps en temps, le matin, nous prenons notre petit verre, c'est convenu, n'est-ce pas, monsieur Moïse ? – Oui, sergent. – Et voici la clef de la maison, lui dit Sorlé. – À la bonne heure… tout est en ordre ; maintenant je vais faire un somme. Portez-vous bien, mes amis. – Dormez bien, sergent. Nous sortîmes aussitôt, et nous l'entendîmes se coucher. – Tu vois, Moïse, tu vois, me dit ma femme tout bas dans l'allée, tout a bien été. – Oui, lui répondis-je, très bien, Sorlé, très bien, ton idée était bonne ; et si maintenant les eaux-de-vie arrivent, nous serons heureux. VIII Or, depuis ce moment, le sergent vivait chez nous sans déranger personne. Chaque matin, avant d'aller remplir son service, il venait s'asseoir quelques instants dans ma chambre et prendre son petit verre en causant. Il aimait à rire avec Sâfel, et nous l'appelions tous : « Notre sergent ! » comme s'il avait été de la famille. Lui paraissait content de nous voir ; c'était un homme soigneux, il ne permettait pas à notre schabès-Goïé de lui cirer les souliers ; il blanchissait lui-même ses buffleteries et ne laissait pas toucher à ses armes. Un matin que j'allais répondre à l'appel, en me rencontrant dans l'allée, il vit un peu de rouille à mon fusil et se mit à jurer comme le diable, criant : – Ah ! père Moïse, si je vous tenais dans ma compagnie, vous en verriez de dures ! Je pensais : « Oui, mais je n'y suis pas, Dieu merci ! Tu ne me tiens pas ! » Sorlé, penchée sur la rampe en haut, riait de bon cœur. Depuis ce jour, le sergent passait régulièrement l'inspection de mon fourniment ; il fallait tout récurer, démonter la batterie, nettoyer le canon, fourbir la baïonnette, comme si j'avais eu l'idée d'aller me battre. Et même, quand il sut que Monborne me traitait d'âne, il voulut aussi m'apprendre l'exercice. Toutes mes représentations ne servaient à rien, il disait en fronçant le sourcil : – Père Moïse, je ne peux pas supporter qu'un brave homme comme vous en sache moins que la canaille. En route ! Et nous montions au grenier. Il faisait déjà très froid, mais le sergent se fâchait tellement quand je n'exécutais pas les mouvements avec vigueur, qu'il finissait toujours par me faire suer à grosses gouttes. – Attention au commandement, et pas de mollesse ! criaitil. J'entendais Sorlé, Sâfel et la servante rire dans l'escalier, l'œil contre les lattes, et je n'osais pas tourner la tête. Enfin, c'est tout de même ce brave Trubert qui m'apprit la charge en douze temps, et qui me rendit un des premiers voltigeurs de ma compagnie. Ah ! Fritz, tout aurait bien marché si les eaux-de-vie étaient venues ; mais au lieu de mes douze pipes d'esprit-de-vin, nous vîmes arriver une demi-compagnie d'artilleurs de marine et quatre cents recrues pour le dépôt du 6e léger. Presque aussitôt le gouverneur ordonna de raser le tour de la ville à six cents mètres. Il faut avoir vu ce ravage autour de la place : ces haies, ces palissades qu'on abat, ces maisonnettes qu'on démolit, et dont chacun emporte une poutre ou quelques planches ; il faut avoir vu, du haut des remparts, les lignes de peupliers, les vieux arbres des vergers renversés à terre et traînés par de véritables fourmilières d'ouvriers… Il faut avoir vu ces choses pour connaître la guerre ! Le père Frise, les deux garçons Camus, les Sade, les Bossert, toutes ces familles de jardiniers et de petits cultivateurs qui vivaient à Phalsbourg, étaient les plus désolés. Je crois entendre encore les cris du vieux Frise : – Ah ! mes pauvres pommiers ! Ah ! mes pauvres poiriers ! Je vous avais plantés moi-même voilà quarante ans. Que vous étiez beaux, et toujours couverts de bons fruits ! Ah ! mon Dieu, quel malheur ! Et les soldats hachaient toujours. Vers la fin, le vieux Frise s'en alla le chapeau sur les yeux, il pleurait à chaudes larmes. Le bruit courait aussi qu'on allait mettre le feu dans les Maisons-Rouges, au pied de la côte de Mittelbronn, à la Tuilerie de Pernette, aux petites auberges de l'Arbre-Vert et du PanierFleuri ; mais il paraît que le gouverneur trouva que ce n'était pas nécessaire, que ces maisons étaient hors de portée, ou bien qu'on gardait cela pour la fin, et que les alliés arrivèrent plus tôt qu'on ne les attendait. Ce qui me revient encore d'avant le blocus, c'est que, le 22 décembre, vers onze heures du matin, on battit le rappel. Toute la ville croyait que c'était pour l'exercice, et je partis tranquillement, comme à l'ordinaire, mon fusil sur l'épaule ; mais, en arrivant au coin de la mairie, je vis déjà les troupes de la garnison formées sous les arbres de la place. On nous mit, comme elles, sur deux rangs ; et voilà que le gouverneur Moulin, les commandants Thomas et Petitgenet, et le maire, l'écharpe tricolore autour des reins, arrivent. On bat aux champs, ensuite le tambour-maître lève sa canne et les tambours se taisent. Le gouverneur parle ; tout le monde écoute, en se répétant l'un à l'autre les paroles qu'on entend de loin. « Officiers, sous-officiers, gardes nationaux et soldats, » L'ennemi s'est concentré sur le Rhin, il n'est plus qu'à trois journées de marche. La ville est déclarée en état de siège, les autorités civiles font place au gouvernement militaire. Le conseil de guerre est en permanence, il remplace les tribunaux ordinaires. » Habitants de Phalsbourg, nous attendons de vous courage, dévouement, obéissance. Vive l'Empereur ! » Et mille cris de Vive l'Empereur ! s'élèvent au ciel. Je frémissais jusqu'à la pointe des cheveux : mes eaux-devie étaient encore en route, je me regardais comme ruiné. La distribution des cartouches, qu'on fit tout de suite, et l'ordre que reçut le bataillon d'aller piller les vivres et ramener le bétail des villages environnants, pour approvisionner la place, m'empêchèrent de réfléchir à mon malheur. J'avais aussi à songer pour ma propre vie, car, en recevant un ordre pareil, chacun pensait que les paysans allaient se défendre, et c'est abominable d'avoir à se battre contre des gens qu'on dépouille ! J'étais tout pâle en réfléchissant à cela. Mais quand le commandant Thomas nous cria : « Chargez ! » et que je déchirai ma première cartouche… que je la mis dans le canon… et qu'au lieu d'entendre sonner la baguette, je sentis une balle au fond !… Quand on nous commanda : Par file à gauche… gauche ! En avant… pas accéléré… marche ! » et que nous partîmes pour les Baraquesdu-Bois-de-Chênes, pendant que le premier bataillon gagnait les Quatre-Vents et Bichel-berg, le deuxième Wéchem et Metting ; en songeant que nous allions tout prendre, tout enlever, et que le conseil de guerre était à la mairie pour juger ceux qui ne feraient pas leur devoir, toutes ces choses nouvelles et terribles me bouleversèrent ! Je regardais de loin le village, les yeux troubles, me figurant d'avance les cris des femmes et des enfants. Vois-tu, Fritz, de prendre au pauvre paysan, à l'entrée de l'hiver, ce qui le fait vivre, de lui prendre sa vache, ses chèvres, ses porcs, enfin tout, c'est épouvantable ! et mon propre malheur me faisait encore mieux sentir celui des autres. Et puis, tout en marchant, je songeais à ma fille Zeffen, à Baruch, à leurs enfants, et je m'écriais dans mon cœur : « Seigneur ! Seigneur ! si les ennemis arrivent, qu'est-ce qu'ils feront dans une ville ouverte comme Saverne ? On va tout leur prendre ! Nous serons misérables du jour au lendemain ! » Au milieu de ces pensées qui me coupaient la respiration, je voyais déjà plusieurs paysans, qui nous regardaient venir de leurs petites fenêtres sur les champs et du milieu de leur rue, sans bouger. Ils ne savaient pas ce que nous venions faire chez eux. Six gendarmes à cheval nous précédaient ; le commandant Thomas leur donna l'ordre de passer à droite et à gauche des Baraques, pour empêcher les paysans de pousser leur bétail dans le bois, lorsqu'ils sauraient que nous venions les piller. Ils partirent au galop. Nous arrivions alors à la première maison où se trouve le crucifix en pierre. On nous cria : – Halte ! Ensuite on détacha trente hommes pour mettre des factionnaires dans les ruelles, et je fus de ce nombre, ce qui me fit plaisir, car j'aimais encore mieux être en faction, que d'entrer dans les écuries et les granges. Comme nous défilions par la grande rue, les paysans nous demandaient : – Qu'est-ce qui se passe ? Est-ce qu'on a coupé du bois ? Est-ce que vous venez faire des arrestations ? Et d'autres choses semblables. Mais nous ne répondions rien, et nous marchions au pas accéléré. Monborne me plaça dans la troisième ruelle à droite, près de la grande maison du père Frantz, l'éleveur d'abeilles, en arrière sur la pente du vallon. On entendait bêler les moutons et mugir les bœufs ; ce gueux de Monborne, disait en clignant de l'œil : – Il y aura gras ! Nous allons étonner les Baraquins. Il n'avait pas de pitié des gens et me dit : – Moïse, tu vas rester là. Si quelqu'un veut passer, croise la baïonnette. Si l'on fait résistance, pique hardiment et puis tire. Il faut que force reste à la loi. Je ne sais pas où ce savetier avait entendu cela ; mais il me laissa dans la ruelle, entre deux haies toutes blanches de givre, et poursuivit son chemin avec le reste du piquet. J'attendis donc en cet endroit près de vingt minutes, me demandant ce que je ferais si les paysans voulaient sauver leur bien, et me disant qu'il vaudrait mieux tirer sur le bétail que sur les gens. J'étais dans un grand trouble et j'avais froid, quand les cris éclatèrent. Presque en même temps commença le roulement du tambour. Les hommes entraient dans les écuries et chassaient le bétail dehors. Les Baraquins juraient, pleuraient ; quelques-uns voulaient se défendre. – Le commandant Thomas criait : – Sur la place ! Poussez sur la place ! Des vaches se sauvaient à travers les haies ; enfin c'était un tumulte qu'on ne peut se figurer, et je m'estimais heureux de n'être pas au milieu de ce pillage ; mais cela ne dura pas longtemps, car tout à coup une bande de chèvres, poussées par deux vieilles femmes, enfila la ruelle pour descendre au vallon. Alors il fallut bien croiser la baïonnette et crier : – Halte ! Une des femmes, la mère Migneron, me connaissait ; elle avait une fourche et me dit toute pâle : – Moïse, laisse-moi passer ! Je voyais qu'elle s'approchait tout doucement, pour me renverser avec sa fourche. L'autre essayait de faire entrer les chèvres dans un petit jardin à côté, mais les palissades étaient trop serrées et la haie trop haute. J'aurais bien voulu les laisser descendre et dire que je n'avais rien vu, malheureusement le lieutenant Rollet arrivait derrière et criait : – Attention ! Et deux hommes de la compagnie suivaient : le grand Mâcry et Schweyer, le brasseur. La vieille Migneron, voyant que je croisais la baïonnette, se mit à dire en grinçant des dents : – Ah ! gueux de juif, tu me le payeras ! Elle était tellement indignée, que mon fusil ne lui faisait pas peur, et que trois fois, avec sa fourche, elle essaya de me piquer ; mais alors je vis que l'exercice est bon à quelque chose, car je parai tous ses coups. Deux chèvres me passèrent entre les jambes ; les autres furent prises. On repoussa les vieilles, on cassa leur fourche, et finalement les camarades regagnèrent la grande rue, pleine de bétail qui mugissait et donnait des coups de pied. La vieille Migneron, assise dans la haie, s'arrachait les cheveux. Et voilà que deux vaches arrivent encore la queue en l'air ; sautant par-dessus les palissades, elles renversent tout : les paniers d'abeilles et le vieux rucher. Par bonheur, c'était l'hiver, les abeilles restèrent comme mortes dans les paniers ; sans cela, je crois qu'elles auraient mis notre bataillon en déroute. La corne du hardier 13 sonnait dans le village. On était allé le mettre en réquisition au nom de la loi. Ce vieux hardier Nickel passa dans la grande rue, et les bêtes se calmèrent ; on put les ranger en ordre. Je les vis défiler devant la ruelle : les bœufs et les vaches en tête, les chèvres ensuite et les cochons derrière. Les Baraquins suivaient en lançant des pierres et jetant des bâtons. Je voyais déjà que, si l'on m'oubliait, ces malheureux tomberaient sur moi, et que je serais massacré ; mais le sergent Monborne vint me relever avec les autres camarades. Tous riaient et disaient : – Nous les avons tondus ! Il ne reste plus une chèvre aux Baraques, nous avons tout pris d'un seul coup de filet. Nous pressions le pas pour rejoindre la colonne, qui marchait sur deux lignes à droite et à gauche du chemin, le troupeau dans le milieu, notre compagnie derrière, et Nickel avec le commandant Thomas en tête. Cela formait une file d'au moins trois cents pas. On avait attaché sur chaque bête quelques bottes de foin pour les nourrir. C'est ainsi que nous repassâmes lentement dans l'allée du cimetière. Sur les glacis, on fit halte, on resserra le troupeau, et l'ordre arriva de le faire descendre dans les fossés, derrière l'arsenal. 13 Pâtre. Nous étions les premiers revenus : nous avions ramené treize bœufs, quarante-cinq vaches, une quantité de chèvres et de cochons, et quelques moutons. Tout ce jour, les compagnies rentrèrent avec leur butin, de sorte que les fossés étaient remplis de bétail, qui vivait en plein air. Alors le gouverneur dit que la garnison avait des vivres pour six mois, que chaque habitant devait prouver qu'il en avait pour autant, et que les visites domiciliaires allaient commencer. On nous avait fait rompre les rangs devant l'hôtel de ville. Je montais la grande rue, mon fusil sur l'épaule, quand quelqu'un m'appela : – Hé ! père Moïse ! Je me retourne, c'était notre sergent. – Eh bien ! dit-il en riant, vous venez de faire votre premier coup de main, vous nous avez ramené des vivres. À la bonne heure ! – Oui, sergent, c'est bien triste ! – Comment, triste ! Treize bœufs, quarante-cinq vaches, des cochons et des chèvres, c'est magnifique ! – Sans doute, mais si vous aviez entendu les cris de ces pauvres gens… si vous aviez vu !… – Bah ! bah ! fit-il ; primo, père Moïse, il faut que le soldat vive, il faut que les hommes aient leur ration, pour se battre. J'en ai vu bien d'autres en Allemagne, en Espagne et en Italie ! Le paysan est égoïste, il veut garder son bien, il ne regarde pas à l'honneur du drapeau, c'est de la racaille ! Ce serait en quelque sorte pire que le bourgeois, si l'on avait la bêtise de l'écouter ; il faut déployer de la vigueur. – Nous en avons déployé, sergent, lui répondis-je, mais si j'étais le maître, nous n'aurions pas dépouillé ces malheureux ; ils sont déjà bien assez à plaindre. – Vous êtes trop bon, père Moïse, fit-il, et vous croyez que les autres vous ressemblent. Mais il faut toujours penser que les paysans, les bourgeois, les gens de loi ne vivent que sur le militaire, et qu'ils profitent de tout sans vouloir rien payer. Si l'on vous écoutait, nous péririons de faim dans cette bicoque ; les paysans nourriraient les Russes, les Autrichiens, les Bavarois à nos dépens ; ce tas de gueux se gobergerait matin et soir, et nous autres, nous aurions les dents longues comme des rats d'église. Ça ne peut pas aller, ça n'a pas de bon sens ! Il riait tout haut. Nous étions arrivés dans notre allée, je montais l'escalier. – C'est toi, Moïse ? me dit Sorlé dans l'obscurité, car la nuit commençait à venir. – Oui, c'est le sergent et moi, lui répondis-je. – Ah ! bon, fit-elle, je t'attendais. Et le sergent s'écria : – Madame Moïse, maintenant votre mari peut se vanter d'être un vrai soldat ; il n'a pas encore vu le feu, mais il a déjà croisé la baïonnette. – Ah ! dit Sorlé, je suis bien contente de le voir revenu. Dans la chambre, à travers les petits rideaux blancs de la porte, brillait la lampe, et l'on sentait que la soupe était servie. – Le sergent entra chez lui, comme à l'ordinaire, et nous dans notre chambre. Sorlé me regardait avec ses grands yeux noirs, elle voyait ma pâleur et savait bien ce que je pensais. Elle m'ôta la giberne et prit mon fusil, qu'elle déposa dans le cabinet. – Où donc est Sâfel ? lui demandai-je. – Il doit encore être sur la place ; je l'avais envoyé voir si vous étiez rentrés. Mais écoute, il remonte. Alors j'entendis l'enfant monter l'escalier ; presque aussitôt il ouvrit la porte et vint m'embrasser tout joyeux. Nous nous mîmes à table, et, malgré ma grande tristesse, je mangeai de bon appétit, n'ayant rien pris depuis le matin. Tout à coup Sorlé me dit : – Si la facture n'arrive pas avant qu'on ait fermé les portes de la ville, nous ne devrons rien, car tout reste aux risques du marchand, jusqu'à ce qu'on ait pris livraison. Il faut aussi la lettre de voiture. – Oui, lui répondis-je, et ce sera juste ; M. Quataya, au lieu de nous envoyer les esprits tout de suite, a mis huit jours à nous répondre. S'il avait expédié les douze pipes le jour même ou le lendemain, elles seraient ici. La faute du retard ne doit pas retomber sur nous. Tu vois, Fritz, dans quelles inquiétudes nous étions ; mais comme le sergent vint ensuite fumer sa pipe au coin du poêle, selon son habitude, nous ne dîmes plus rien de cela. Je parlai seulement de mes craintes au sujet de Zeffen, de Baruch et de leurs enfants, dans une ville ouverte comme Saverne. Le sergent cherchait à me rassurer, disant que dans des endroits pareils on fait bien toute sorte de réquisitions en vins, eaux-de-vies, viandes, voitures, charrettes et chevaux, mais qu'à moins de résistance, on laisse les gens tranquilles, et qu'on tâche même de bien vivre avec eux. Nous restâmes à causer jusque vers dix heures. Le sergent, qui devait être de garde à la porte d'Allemagne, étant sorti, nous allâmes enfin nous coucher. C'était la nuit du 22 au 23 décembre, une nuit très froide. IX Le lendemain, au petit jour, quand je poussai les volets de notre chambre, tout était blanc de neige : les vieux ormes de la place, la grande rue, les toits de la mairie, de la halle et de l'église. Quelques voisins, le ferblantier Recco, le boulanger Spick, la vieille matelassière Durand ouvraient leurs portes et regardaient comme éblouis, en criant : – Hé ! voilà l'hiver ! On a beau voir cela tous les ans, c'est une nouvelle existence. On respire mieux dehors, et, dans les maisons, en est content de s'asseoir au coin de l'âtre, et de fumer sa pipe en regardant le feu rouge qui pétille. Oui, j'ai toujours senti cela depuis soixante-quinze ans, et je le sens encore. À peine avais-je poussé les volets, que Sâfel sautait de son lit comme un écureuil et venait s'aplatir le nez contre une vitre, ses grands cheveux ébouriffés et les jambes nues. – Oh ! la neige, disait-il, la neige ! Maintenant on va glisser sur le guévoir. Sorlé, dans la chambre à côté, se dépêchait de mettre ses jupons et d'accourir. Nous regardâmes tous quelques instants ; ensuite j'allai faire le feu, Sorlé passa dans la cuisine, Sâfel s'habilla vite, et tout rentra dans le courant ordinaire. Malgré la neige qui tombait, il faisait très froid. Rien que de voir le feu prendre d'un coup, et de l'entendre galoper dans le poêle, on comprenait qu'il gelait à pierre fendre. Tout en mangeant notre soupe, je dis à Sorlé : – Le pauvre sergent a dû passer une nuit terrible. Son petit verre de kirsch lui ferait joliment plaisir. – Oui, dit-elle, tu fais bien d'y penser. Elle ouvrit l'armoire et remplit de kirsch mon petit flacon de voyage. Tu sais, Fritz, que nous n'aimons pas à entrer dans les auberges, quand nous sommes en route pour nos affaires. Chacun de nous emporte sa petite bouteille et sa croûte de pain ; c'est meilleur et plus conforme à la loi de l'Éternel. Sorlé remplit donc mon flacon, et je le mis dans ma poche, sous la houppelande, pour aller au corps de garde. Sâfel voulait me suivre, mais sa mère lui dit de rester, et je descendis seul, bien content de pouvoir faire un plaisir à notre sergent. Il était environ sept heures, la quantité de neige qui tombait des toits à chaque coup de vent vous aveuglait. Mais en longeant les murs, le nez dans ma houppelande bien serrée sur les épaules, j'arrivai tout de même à la porte d'Allemagne, et j'allais descendre les trois marches du corps de garde, sous la voûte à gauche, quand le sergent lui-même ouvrit la lourde porte et s'écria : – C'est vous, père Moïse ! Que diable venez-vous faire ici par ce froid de loup ? Le corps de garde était plein de brouillard ; on voyait à peine au fond les hommes étendus sur le lit de camp, et cinq ou six vétérans auprès du poêle, rouge comme une braise. Je ne fis que regarder. – Voici, dis-je au sergent, en lui présentant ma petite bouteille, c'est votre goutte de kirsch que je vous apporte, car il a fait bien froid cette nuit, et vous devez en avoir besoin. – Vous avez donc pensé à moi, père Moïse ! s'écria-t-il en me prenant par le bras et me regardant comme attendri. – Oui, sergent. – Eh bien ! ça me fait plaisir. Alors, il leva le coude et but un bon coup. Dans le même instant, on criait au loin : Qui vive ? Et le poste de l'avancée courait ouvrir la barrière. – C'est bon, fit le sergent en tapant sur le bouchon et me rendant la bouteille ; reprenez ça, père Moïse, et merci ! Ensuite il tourna la tête du côté de la demi-lune et dit : – Du nouveau ! qu'est-ce que c'est ? Nous regardions tous les deux, quand un maréchal des logis de hussards, un vieux sec et tout gris, avec des quantités de chevrons sur le bras, arriva ventre à terre. Toute ma vie j'aurai cet homme devant les yeux : son cheval qui fume, sa sabretache qui vole, son sabre qui sonne contre la botte, son colback et son dolman couverts de grésil ; sa figure longue, osseuse et ridée, le nez en pointe, le menton allongé, les yeux jaunes. Je le verrai toujours arriver comme le vent, et puis sous la voûte, en face de nous, retenir son cheval qui se dresse, et nous crier d'une voix de trompette : – L'hôtel du gouverneur, sergent ? – La première maison à droite, maréchal des logis. Quoi de nouveau ? – L'ennemi est en Alsace ! Ceux qui n'ont pas vu des hommes pareils, des hommes habitués aux longues guerres et durs comme du fer, ceux-là ne pourront jamais se les représenter. Et puis, il faut avoir entendu ce cri : – L'ennemi est en Alsace ! Cela vous faisait frémir. Les vétérans étaient sortis ; le sergent disait en voyant le hussard attacher son cheval à la porte du gouverneur : – Eh bien ! père Moïse, nous allons nous regarder le blanc des yeux ! Il riait, tous les autres paraissaient contents. Moi, je repartis bien vite, la tête penchée, et me répétant dans l'épouvante les paroles du prophète : « Il viendra courrier sur courrier et messager sur messager, pour annoncer au roi que ses gués sont surpris, que ses marais sont brûlés par le feu, et que ses hommes de guerre se retirent ; car les hommes vaillants ont cessé de combattre, ils se sont tenus dans les forteresses, leur force a manqué, et les barrières ont été rompues. Levez l'étendard sur la terre, sonnez de la trompette parmi les nations, préparez les nations contre lui, appliquez contre lui les royaumes, ordonnez contre lui des capitaines !… et la terre sera ébranlée, et elle sera en travail, parce que tout ce que l'Éternel a résolu sera exécuté, pour réduire le pays en désolation, tellement qu'il n'y ait personne qui y habite ! » Je voyais s'approcher ma ruine, mon espoir était perdu. – Mon Dieu, Moïse, s'écria ma femme en me voyant revenir, qu'as-tu donc ? Ta figure est toute bouleversée, il se passe quelque chose de terrible ! – Oui, Sorlé, lui dis-je en m'asseyant, le temps des grandes misères est arrivé, dont le prophète a dit : « Le roi du midi le heurtera de ses cornes, et le roi d'aquilon s'élèvera contre lui comme une tempête ; il entrera dans ses terres, il les inondera, et il passera outre ! » Je disais cela levant les mains au ciel. Le petit Sâfel se serrait entre mes genoux, Sorlé me regardait, ne sachant que répondre. Et je leur racontai que les Autrichiens étaient en Alsace, que les Bavarois, les Suédois, les Prussiens et les Russes arrivaient par centaines de mille, qu'un hussard était venu nous annoncer ces grands malheurs, que nos esprits-de-vin étaient perdus, et que la ruine s'élevait sur nos têtes. Alors je répandis quelques larmes, et Sorlé ni Sâfel ne pouvaient me consoler. C'était la huitième heure du jour. Un grand tumulte commençait en ville ; on entendait rouler le tambour et faire les publications, on aurait cru que les ennemis arrivaient déjà ! Mais une chose qui me revient surtout, car nous avions ouvert une fenêtre pour entendre, c'est que le gouverneur prévenait les habitants de vider tout de suite leurs granges et leurs greniers à foin, et que, dans le moment où nous écoutions, une grande voiture d'Alsace, attelée de deux chevaux, – Baruch assis près du timon, Zeffen derrière, sur une botte de paille, son petit enfant dans les bras et l'autre enfant près d'elle, – déboucha tout à coup dans la rue. Ils se sauvaient chez nous ! Cette vue me bouleversa, et, levant les mains, je m'écriai : – Seigneur, maintenant écarte de moi toute faiblesse ! Tu le vois, j'ai besoin de vivre encore pour ces petits-enfants. Sois donc ma force, ne me laisse point abattre ! Et tout de suite je descendis les recevoir. Sorlé et Sâfel me suivaient. C'est moi-même qui pris ma fille dans mes mains, et qui la levai pour la poser à terre, tandis que Sorlé prenait les enfants et que Baruch criait : – Nous arrivons à la dernière heure ! On poussait la barrière quand nous sommes entrés. Beaucoup d'autres des QuatreVents et de Saverne resteront dehors. Je lui répondis : – Dieu soit loué Baruch ! Et vous tous, mes chers enfants, soyez les bienvenus. Je n'ai pas grand-chose, je ne suis pas abondant en biens, mais tout ce que j'ai, vous l'avez… tout est à vous… Venez !… Et nous montâmes, Zeffen, Sorlé et moi, portant les enfants, tandis que Baruch restait encore en bas pour décharger ce qu'ils avaient apporté, puis il vint à son tour. En ce moment les rues se remplissaient de paille et de foin qu'on jetait des greniers. Le vent s'était calmé, la neige ne tombait plus. Peu de temps après, les cris et les publications cessèrent. Sorlé s'était dépêchée de servir quelques restants de notre souper, avec une bouteille de vin, et Baruch, tout en mangeant, nous racontait que l'épouvante était en Alsace, que les Autrichiens avaient tourné Bâle, qu'ils s'avançaient à marches forcées sur Schlestadt, Neuf-Brisach et Strasbourg, après avoir entouré Huningue. – Tout se sauve, disait-il ; on court vers la montagne, on emporte sur sa charrette ce qu'on a de plus précieux, on pousse les troupeaux dans les bois. Le bruit se répand déjà qu'on a vu des bandes de Cosaques à Mutzig, mais ce n'est guère possible, puisque l'armée du maréchal Victor est dans le Haut-Rhin, et que des dragons passent tous les jours pour le rejoindre ; comment auraient-ils pu traverser ses lignes sans livrer bataille ? Voilà ce qu'il disait. Nous l'écoutions avec une grande attention, lorsque le sergent arriva. Il venait de finir son service, et restait debout sur la porte, nous regardant tout étonné. Alors je pris Zeffen par la main, et je dis : – Sergent, voici ma fille, voici mon gendre, et voici mes petits-enfants, dont je vous ai parlé quelquefois. Ils vous connaissent, car dans mes lettres, je leur ai raconté combien nous vous aimions. Le sergent regardait Zeffen. – Père Moïse, répondit-il, vous avez une fille très belle, et votre gendre me paraît un brave homme. Ensuite il prit dans les bras de Zeffen le petit Esdras, et le leva en lui faisant une grimace ; et l'enfant riait, de sorte que tout le monde était content. L'autre petit ouvrait de grands yeux. – Mes enfants viennent pour rester avec moi, dis-je au sergent ; vous leur pardonnerez de faire un peu de bruit dans la maison, n'est-ce pas ? – Comment, père Moïse, s'écria-t-il, je leur pardonnerai tout ! N'ayez pas de soucis, ne sommes-nous pas de vieux amis ? Et tout de suite, malgré ce que nous pûmes dire, il choisit une autre chambre donnant sur la cour. – Il faut que toute la nichée soit ensemble, disait-il. Moi, je suis l'ami de la famille, le vieux sergent qui ne veut troubler personne, pourvu qu'on soit content de le voir. Je fus tellement attendri, que je me levai lui prendre les deux mains. – Le jour où vous êtes entré dans ma maison est un jour béni, lui dis-je les larmes aux yeux ; que l'Éternel en soit remercié ! Il s'écriait en riant : – Allons donc, père Moïse, allons donc ! ce que je fais n'estil pas tout naturel ? Pourquoi vous en étonner ? Aussitôt il sortit prendre ses effets et les porta dans sa nouvelle chambre ; puis il descendit, ne voulant pas nous gêner davantage. Comme on se trompe pourtant ! Ce sergent, que Frichard nous avait envoyé pour notre désolation, au bout de quinze jours était un des nôtres ; il aurait tout fait pour nous être agréable, et, malgré le nombre des années qui se sont écoulées depuis, je ne puis songer à ce brave homme sans attendrissement. Quand nous fûmes seuls, Baruch nous prévint qu'il ne pourrait pas rester à Phalsbourg, qu'il était venu nous amener sa famille, avec toutes les provisions qu'il avait pu trouver dans le premier moment de trouble ; mais qu'au milieu de dangers pareils, quand l'ennemi ne pouvait tarder à paraître, son devoir était de garder la maison, et d'empêcher autant que possible le pillage de leurs marchandises. Cela nous paraissait raisonnable, et nous attrista tout de même : on se figurait le chagrin de vivre loin les uns des autres, de ne plus recevoir de nouvelles, d'être toujours dans l'inquiétude sur le sort de ceux qu'on aime !… Et pourtant chacun s'occupait de ses affaires : Sorlé et Zeffen arrangeaient le lit des enfants, Baruch montait les provisions qu'il avait apportées, Sâfel jouait avec les deux petits, et moi j'allais et je venais, rêvant à nos malheurs. Enfin, lorsque Zeffen et les enfants furent établis dans la belle chambre, comme la porte d'Allemagne était déjà fermée et que celle de France devait l'être à deux heures au plus tard, pour laisser sortir les étrangers de la ville, Baruch s'écria : – Zeffen, voici le moment ! À peine eut-il prononcé ces mots, que la grande désolation commença : les cris, les embrassades et les larmes ! Ah ! c'est un grand bonheur d'être aimé, c'est le seul vrai bonheur de la vie, mais quel chagrin de se séparer !… Et comme on s'aimait chez nous !… comme Zeffen et Baruch s'embrassaient !… comme ils se passaient les petits enfants… comme ils les regardaient… et se remettaient à sangloter ! Que dire dans un instant pareil ? Assis près de la fenêtre, les mains sur ma figure, je n'avais pas la force d'élever la voix ; je pensais : « Mon Dieu, faut-il qu'un seul homme tienne le sort de tous entre ses mains ! Faut-il que par sa seule volonté, et pour la satisfaction de son orgueil, tout soit confondu, bouleversé, séparé ! Mon Dieu, ces misères ne finiront-elles jamais ? N'auras-tu jamais pitié de tes pauvres créatures ? » Je ne levais pas les yeux, j'écoutais ces plaintes qui me déchiraient le cœur, et qui se prolongèrent jusqu'au moment où Baruch, voyant Zeffen abattue et sans force, se sauva, criant : – Il le faut !… il le faut !… Adieu, Zeffen !… adieu, mes enfants !… adieu, tous !… Personne ne le suivit ! Nous entendîmes rouler la voiture qui l'emportait, et, depuis, ce fut la grande tristesse, cette tristesse dont il est dit : « Nous nous sommes tenus auprès du fleuve de Babylone, et même nous y avons pleuré, nous souvenant de Sion. – Nous avons suspendu nos harpes aux saules. – Quand ceux qui nous avaient emmenés nous ont demandé de chanter des cantiques, et qu'ils nous ont dit : « Chantez-nous quelques cantiques de Sion ! » nous avons répondu : « Comment chanterions-nous les cantiques de l'Éternel dans une terre étrangère ? » X Mais en ce jour il devait encore m'arriver une épouvante plus grande que les autres. Tu te rappelles, Fritz, que Sorlé m'avait dit la veille au soir, pendant le souper, que si nous ne recevions pas la lettre de voiture, nos esprits-de-vin resteraient à la charge de M. Quataya, de Pézenas, et que nous n'aurions plus à nous en inquiéter. Je le croyais aussi, cela me paraissait juste ; et comme sur les trois heures les portes d'Allemagne et de France étaient fermées et que rien ne pouvait plus entrer en ville, tout me paraissait fini de ce côté, j'étais soulagé de mes inquiétudes : « C'est malheureux, Moïse, me disais-je en allant et venant dans la chambre, oui, car si ces esprits étaient partis huit jours plus tôt, nous aurions fait de beaux bénéfices ; mais au moins te voilà débarrassé des plus grands soucis. Contente-toi de ton ancien commerce. Ne fais plus d'entreprises pareilles, qui vous rongent l'âme. Ne mets plus ton bien en jeu d'un coup, et que ceci te serve de leçon. » Voilà ce que je pensais, quand j'entendis, vers quatre heures, quelqu'un monter notre escalier. C'était un pas lourd, le pas d'un homme qui cherche son chemin, en tâtonnant dans l'ombre. Zeffen et Sorlé se trouvaient dans la cuisine et préparaient le souper. Les femmes ont toujours quelque chose à raconter entre elles qu'on ne doit pas entendre ; j'écoute donc, et puis j'ouvre en disant : – Qui est là ? – N'est-ce pas ici que demeure M. Moïse, marchand d'eaude-vie ? me demande un homme en blouse et large feutre, son fouet pendu à l'épaule ; enfin une grosse figure de roulier. En entendant cela, je devins tout pâle, et je répondis : – Oui, je m'appelle Moïse. Que voulez-vous ? Il entre alors et tire de dessous sa blouse un gros portefeuille en cuir. Je le regardais tout tremblant. – Tenez, dit-il en me remettant deux papiers : ma facture et ma lettre de voiture, voilà ! C'est pour vous les douze pipes de trois-six de Pézenas ? – Oui, où sont-elles ? – Sur la côte de Mittelbronn, à vingt minutes d'ici, réponditil tranquillement. Des Cosaques ont arrêté mes voitures, il a fallu dételer. Je me suis dépêché de venir en ville, par une poterne sous le pont. Comme il parlait, les jambes me manquèrent ; je tombai dans mon fauteuil sans pouvoir répondre un mot. – Vous allez me payer le port, dit cet homme, et reconnaître la livraison. Alors je criai d'une voix désolée : – Sorlé ! Sorlé ! Et ma femme accourut avec Zeffen. Le voiturier leur expliqua tout ; moi je n'entendais plus rien, je n'avais plus que la force de crier : – Maintenant tout est perdu !… Maintenant il faut payer sans avoir la marchandise ! Ma femme disait : – Nous voulons bien payer, monsieur, mais la lettre porte que les douze pipes seront rendues en ville. À la fin le voiturier répondit : – Je sors de chez le juge de paix. Avant de me présenter chez vous, j'ai voulu connaître mon droit ; il m'a dit que tout est à votre charge, même mes chevaux et mes voitures, entendezvous ? J'ai dételé mes chevaux et je me suis sauvé, c'est autant de moins sur votre compte. Voulez-vous régler, oui ou non ? Nous étions comme morts d'épouvante, quand le sergent survint. Il avait entendu crier, et demanda : – Qu'est-ce que c'est, père Moïse ? Qu'avez-vous ? Qu'est-ce que cet homme vous veut ? Sorlé, qui ne perdait jamais la tête, lui raconta tout, clairement et vite ; il comprit aussitôt et s'écria : – Douze pipes de trois-six, ça fait vingt-quatre pipes de cognac. Quelle chance pour la garnison ! quelle chance ! – Oui, répondis-je, mais elles ne peuvent plus entrer, les portes de la ville sont fermées, et les Cosaques entourent les voitures. – Plus entrer ! cria le sergent en levant les épaules, allons donc ! Est-ce que vous prenez le gouverneur pour une bête ? Est-ce qu'il ira refuser vingt-quatre pipes de bonne eau-de-vie, quand la garnison en manque ? Est-ce qu'il va laisser cette aubaine aux Cosaques ?… Madame Sorlé, payez le port hardiment ; et vous, père Moïse, mettez votre capote et suivezmoi chez le gouverneur, avec la lettre dans votre poche. En route ! Ne perdons pas une minute. Si les Cosaques ont le temps de mettre le nez dans vos tonneaux, vous y trouverez un fameux déficit, je vous en réponds. En entendant cela, je m'écriai : – Sergent, vous me sauvez la vie ! Et je me dépêchai de mettre ma capote. Sorlé me demanda : – Faut-il payer le port ? – Oui ! paye ! lui répondis-je en descendant, car il était clair que le roulier pourrait nous forcer. Je descendis donc, l'esprit plein de trouble. Tout ce que je me rappelle de ce moment, c'est que le sergent marchait devant moi dans la neige, qu'il dit ensuite quelques mots au sapeur de planton à l'hôtel du gouverneur, et que nous montâmes le grand escalier à rampe de marbre. En haut, sur la galerie entourée d'une balustrade, le sergent me dit : – Du calme, père Moïse. Sortez votre lettre et laissez-moi parler. En même temps il frappait doucement contre une porte. – Entrez ! dit quelqu'un. Nous entrâmes. Le colonel Moulin, un gros homme en robe de chambre et petite calotte de soie, fumait sa pipe en face d'un bon feu. Il était tout rouge, et avait sur le marbre de la cheminée, à côté de la pendule et des vases de fleurs, un carafon de rhum et un verre à côtes. – Qu'est-ce que c'est ? dit-il en se retournant. – Mon colonel, voici ce qui se passe, répondit le sergent : douze pipes d'esprit-de-vin sont arrêtées sur la côte de Mittelbronn, des Cosaques les entourent… – Des Cosaques ! s'écria le gouverneur, ils ont déjà franchi nos lignes ? – Oui, dit le sergent, c'est un hourra de Cosaques. Ils tiennent les douze pipes de trois-six, que ce patriote avait fait venir de Pézenas pour soutenir la garnison. – Quelques bandits, fit le gouverneur, des pillards ! – Voici la lettre, répondit le sergent en me la prenant de la main. Le colonel jeta les yeux dessus et dit d'un ton brusque : – Sergent, vous allez prendre vingt-cinq hommes de votre compagnie. Vous irez au pas de course délivrer les voitures, et vous mettrez les chevaux du village en réquisition pour les amener en ville. Et comme nous voulions sortir : – Attendez, fit-il en allant à son bureau écrire quatre mots, voici l'ordre ! Une fois dans l'escalier, le sergent me dit : – Père Moïse, courez chez le tonnelier, on aura peut-être besoin de lui et de ses garçons. Je connais les Cosaques : leur première idée aura été de décharger les pièces, pour être plus sûrs de les garder. Qu'on apporte les cordes et les échelles. Moi, je vais à la caserne réunir mes hommes. Alors je courus comme un cerf à la maison. J'étais indigné contre les Cosaques, et j'entrai prendre mon fusil et mettre ma giberne. J'aurais été capable de me battre contre une armée, je ne voyais plus clair. Sorlé et Zeffen me demandaient : – Qu'est-ce que c'est ? Où vas-tu ? Je leur répondis : – Vous saurez cela plus tard ! Et je repartis chez Schweyer. Il avait deux grands pistolets d'arçon, qu'il passa bien vite dans la ceinture de son tablier, avec la hache ; ses deux garçons, Nickel et Frantz, prirent l'échelle et les cordes, et nous courûmes à la porte de France. Le sergent ne s'y trouvait pas encore ; mais deux minutes après il descendait la rue du Rempart en courant, avec une trentaine de vétérans à la file, le fusil sur l'épaule. L'officier de garde à la poterne n'eut qu'à voir l'ordre pour nous laisser sortir, et quelques instants après nous étions dans les fossés de la place, derrière l'hôpital, où le sergent fit ranger ses hommes, en leur disant : – C'est du cognac… vingt-quatre pipes de cognac ! Ainsi, camarades, attention ! La garnison est privée d'eau-de-vie ; ceux qui n'aiment pas l'eau-de-vie n'ont qu'à se mettre derrière. Mais tous voulaient combattre au premier rang ; ils riaient d'avance. Nous montâmes donc l'escalier, et l'on se remit en ordre dans les chemins couverts. Il pouvait être cinq heures. En regardant sur la pente des glacis, on voyait la grande prairie de l'Eichmatt, et plus haut les collines de Mittelbronn couvertes de neige. Le ciel était plein de nuages et la nuit venait. Il faisait très froid. – En route ! dit le sergent. Et nous gagnâmes la chaussée. Les vétérans, sur deux files, couraient à droite et à gauche, le dos rond, le fusil en bandoulière ; ils avaient de la neige jusqu'aux genoux. Schweyer, ses deux garçons et moi, nous marchions derrière. Au bout d'un quart d'heure, les vétérans, qui galopaient toujours, étaient déjà loin ; nous entendions encore sauter leurs gibernes, mais bientôt ce bruit se perdit dans l'éloignement, et puis nous entendîmes le chien des Trois-Maisons aboyer à sa chaîne. Le grand silence de la nuit vous donnait à réfléchir. Sans l'idée de mes eaux-de-vie, j'aurais repris la route de Phalsbourg ; heureusement cette idée me dominait, et je disais : – Dépêchons-nous, Schweyer, dépêchons-nous ! – Dépêchons-nous ! cria-t-il en colère, tu peux bien te dépêcher, toi, pour rattraper ton esprit-de-vin ; mais nous, estce que cela nous regarde ? est-ce que notre place est sur la grande route ? est-ce que nous sommes des bandits, pour risquer notre existence ? Aussitôt je compris qu'il voulait se sauver, et j'en fus indigné. – Prends garde, Schweyer, lui dis-je, prends garde ! Si tu t'en vas avec tes garçons, on dira que vous avez trahi les eauxde-vie de la ville. C'est encore pire que le drapeau, surtout pour des tonneliers. – Que le diable t'emporte ! fit-il, jamais nous n'aurions dû venir. Il continua pourtant de monter la côte avec moi. Nickel et Frantz nous suivaient sans se presser. Comme nous arrivions sur le plateau, nous vîmes quelques lumières au village. Tout se taisait et semblait paisible, tandis que les deux premières maisons fourmillaient de monde. La porte du bouchon de la Grappe, ouverte au large, laissait briller le feu de sa cuisine du fond de l'allée jusque sur la route, où stationnaient mes deux voitures. Ce fourmillement venait des Cosaques qui se gobergeaient chez Heitz, ayant attaché leurs chevaux sous le hangar. Ils avaient forcé la mère Heitz de leur cuire une soupe au poivre, et nous les voyions très bien à deux ou trois cents pas, monter et descendre l'escalier de meunier en dehors, avec des brocs et des cruches qu'ils se passaient de l'un à l'autre. L'idée me vint qu'ils buvaient mon eau-de-vie, car derrière la première voiture pendait une lanterne, et ces gueux revenaient tous de là, le coude en l'air. Ma fureur en fut si grande que, sans faire attention au danger, je me mis à courir pour arrêter le pillage. Par bonheur, les vétérans avaient de l'avance sur moi, sans cela les Cosaques m'auraient massacré. Je n'étais pas encore à moitié chemin, que toute une troupe sortait d'entre les haies de la chaussée, en courant comme une bande de loups, et criant : – À la baïonnette ! Tu n'as jamais vu de confusion pareille, Fritz. En une seconde les Cosaques étaient à cheval et les vétérans au milieu d'eux ; la façade du bouchon, avec son treillis, son pigeonnier et son petit jardin entouré de palissades, était éclairée par des coups de fusil et de pistolet. Les deux filles Heitz, aux fenêtres, les bras levés, poussaient des cris qu'on devait entendre dans tout Mittelbronn. À chaque instant, au milieu de la confusion, quelque chose culbutait sur la route, et puis les chevaux partaient à travers champs, comme des cerfs, la tête allongée, la crinière et la queue tourbillonnantes. Les gens du village accouraient, le père Heitz se glissait dans le grenier à foin, en grimpant à l'échelle, et moi j'arrivais, sans respiration, comme un véritable fou. Je n'étais plus qu'à cinquante pas, quand un Cosaque, qui s'échappait ventre à terre, se retourna près de moi, furieux, la lance en l'air, en criant : – Hourra ! Je n'eus que le temps de me baisser, et je sentis le vent de la lance qui me passait le long des reins. Voilà ce que j'ai senti de pire dans ma vie, Fritz ; oui, j'ai senti le froid de la mort, ce frémissement de la chair, dont le prophète a dit : « J'ai frémi dans mon âme, et les poils de mon corps se sont hérissés. » Mais ce qui montre l'esprit de sagesse et de prudence que le Seigneur a mis dans ses créatures, lorsqu'il les réserve pour un grand âge, c'est qu'aussitôt après, malgré le tremblement de mes genoux, j'allai m'asseoir sous la première voiture, où les coups de lance ne pouvaient plus m'atteindre, et que de là je vis les vétérans achever l'extermination des vauriens, qui s'étaient retirés dans la cour, et dont pas un n'échappa. Cinq ou six étaient en tas devant la porte, et trois autres, les jambes écartées, étendus sur la grande route. Cela ne prit pas seulement dix minutes, puis tout redevint obscur, et j'entendis le sergent crier : – Cessez le feu ! Heitz, redescendu de son grenier, venait d'allumer une lanterne ; le sergent me vit sous la voiture, et s'écria : – Vous êtes blessé, père Moïse ? – Non, lui répondis-je, mais un Cosaque a voulu me piquer avec sa lance, et je me suis mis à l'abri. Alors il rit tout haut et me donna la main pour m'aider à me relever, en disant : – Père Moïse, vous m'avez fait peur. Essuyez-vous le dos, on pourrait croire que vous n'êtes pas brave. Je riais aussi, pensant : « Que les autres croient ce qu'ils veulent ! Le principal, c'est de vivre en bonne santé, le plus longtemps possible. » Nous n'avions qu'un blessé, le caporal Duhem, un vieux qui se bandait lui-même la jambe, et voulait marcher. Il avait un coup de lance dans le mollet droit. On le fit monter sur la première voiture, et Lehnel, la grande fille de Heitz, vint lui verser une goutte de kirschenwasser, ce qui lui rendit aussitôt sa force et même sa bonne humeur. Il criait : – C'est la quinzième ! J'en ai pour huit jours d'hôpital ; mais laissez-moi la bouteille pour les compresses. Moi, je me réjouissais de voir mes douze pipes sur les voitures, car Schweyer et ses deux garçons s'étaient sauvés, et nous aurions eu de la peine à les recharger sans eux. J'allai tout de suite toquer sur la bonde de la dernière tonne, pour reconnaître ce qui manquait. Ces gueux de Cosaques avaient déjà bu près d'une demi-mesure d'esprit ; le père Heitz me dit que plusieurs d'entre eux n'y mettaient presque pas d'eau. Il faut que des êtres pareils aient un gosier de fer-blanc ; les plus vieux ivrognes chez nous ne supporteraient pas un verre de trois-six sans tomber à la renverse. Enfin tout était gagné, il ne fallait plus que retourner en ville. Quand je pense à cela, il me semble encore y être : – les gros chevaux gris pommelé de Heitz sortent de l'écurie à la file ; le sergent, près de la porte sombre, crie, la lanterne en l'air : – Allons, vivement… la canaille pourrait revenir ! Sur la route, en face de l'auberge, les vétérans entourent les voitures ; plus loin, à droite, les paysans, accourus avec des fourches et des pioches, regardent les Cosaques étendus dans la neige ; et moi, debout, au haut de l'escalier, je chante dans mon cœur les louanges de l'Éternel, en songeant à la joie de Sorlé, de Zeffen, du petit Sâfel lorsqu'ils me verront revenir avec notre bien. Et puis, quand tout est attelé, quand les clochettes tintent, quand le fouet claque et qu'on se met en route, quelle satisfaction ! Ah ! Fritz, comme tout se peint en beau après trente ans : les craintes, les inquiétudes, les ennuis, sont oubliés ; le souvenir des bonnes gens et des bons moments vous reste toujours ! Les vétérans, sur les deux côtés des voitures, le fusil sous le bras, escortaient mes douze pipes comme le tabernacle ; Heitz conduisait les chevaux, le sergent et moi nous marchions derrière. – Eh bien, père Moïse ! me disait-il en riant, tout a bien été, vous devez être content ? – Plus content qu'il ne m'est possible de vous le dire, sergent ; ce qui devait faire ma perte sera la cause d'une grande prospérité pour ma famille, et c'est à vous que nous le devrons. – Allons donc, disait-il, vous plaisantez. Il riait, moi j'étais attendri : d'avoir eu la crainte de tout perdre, et de voir que tout est regagné et qu'on aura des bénéfices, c'est attendrissant. Je m'écriais en moi-même : « Sois loué, ô Seigneur ! je te célébrerai parmi les peuples, je te psalmodierai parmi les nations, car ta bonté est grande, ta sagesse atteint jusqu'aux nues. » XI Il faut que je te raconte maintenant notre rentrée à Phalsbourg. Tu penses bien que ma femme et mes enfants, après m'avoir vu prendre le fusil, étaient dans une grande inquiétude. Vers cinq heures, Sorlé sortit avec Zeffen chercher des nouvelles, et, seulement alors, elles apprirent que j'étais parti pour Mittelbronn, avec un détachement de vétérans. Songe à leur épouvante ! Le bruit de ces événements extraordinaires s'était déjà répandu dans toute la ville, et des quantités de gens se tenaient sur le bastion de la caserne d'infanterie, regardant au loin ce qui se passait. Burguet, le maire et d'autres personnes notables, avec une quantité de femmes et d'enfants, se trouvaient là, tâchant de voir à travers la nuit profonde. Plusieurs soutenaient que Moïse marchait avec le détachement, mais on ne pouvait le croire, et Burguet s'écriait : – Ce n'est pas possible ! un homme d'esprit comme Moïse n'irait pas risquer sa propre vie contre des Cosaques, non, ce n'est pas possible ! Moi-même, à sa place, j'aurais dit comme lui. Mais que veux-tu, Fritz ? les hommes les plus prudents deviennent aveugles quand on attaque leurs biens ; je dis aveugles et terribles, car ils ne voient plus le danger. Cette foule attendait donc, et bientôt Zeffen et Sorlé arrivèrent, leurs grands châles étendus sur la tête et pâles comme des mortes. Elles montèrent sur le rempart et se tinrent là, les pieds dans la neige, sans rien dire, étant trop épouvantées. Ces choses, je les ai sues plus tard. Au moment où Zeffen et sa mère montaient sur le bastion, il pouvait être cinq heures et demie, pas une étoile ne brillait au ciel. C'est en ce moment que Schweyer et ses garçons se sauvaient, et cinq minutes après la bataille commença. Burguet m'a raconté par la suite que, malgré la nuit et la distance, on voyait les éclairs de la fusillade autour de l'auberge comme à cent pas, et que personne ne murmurait un mot, pour entendre les coups, qui se suivaient en roulant dans les échos du Bois-de-Chênes et de Lutzelbourg. À la fin seulement, Sorlé descendit du talus, appuyée sur le bras de Zeffen ; elle ne pouvait plus se tenir debout. Burguet les aida toutes deux à gagner la rue, et les fit entrer dans la maison du coin, chez le vieux Frise, qui se chauffait tristement près de son âtre. Sorlé disait : – Voici mon dernier jour ! Zeffen pleurait à chaudes larmes. Je me suis souvent reproché de leur avoir causé ce chagrin, mais quel homme peut répondre de sa propre sagesse ? Et le Sage n'a-t-il pas dit lui-même : « J'ai considéré la sagesse, les sottises et la folie, et j'ai vu que la sagesse a beaucoup d'avantages sur la folie ; mais j'ai aussi connu qu'elle arrive au sage comme au fou. C'est pourquoi j'ai dit en mon cœur que la sagesse est aussi vanité. » Burguet sortait de chez Frise, lorsque Schweyer et ses garçons remontaient l'escalier de la poterne, en criant que les Cosaques nous entouraient et que nous étions perdus. Heureusement, ma femme et ma fille ne pouvaient les entendre, et le maire vint aussitôt les prévenir de se taire et d'aller bien vite chez eux, s'ils ne voulaient pas se faire conduire au violon. Ils obéirent, mais cela n'empêcha pas les gens de croire qu'ils avaient dit la vérité, surtout quand on vit que tout redevenait sombre du côté de Mittelbronn. La foule descendue des remparts, remplissait la rue, un grand nombre s'en retournaient chez eux, et l'on n'espérait plus nous revoir, quand, sur le coup de sept heures, la sentinelle de l'avancée cria : – Qui vive ! Nous arrivions à la barrière. La foule remonta bien vite sur les remparts, le poste de garde en face du sergent-consigne courut aux armes ; on venait nous reconnaître. Nous, dehors, au milieu de la nuit noire, nous entendions le murmure de la ville, sans savoir ce que c'était. Aussi, quand, après la reconnaissance, on nous ouvrit lentement les barrières, et que les deux ponts se baissèrent pour nous recevoir, quelle ne fut pas notre surprise d'entendre crier : – Vive le père Moïse ! Vivent les eaux-de-vie !… J'en avais les larmes aux yeux. Et mes voitures qui roulaient sous les portes avec un bruit sourd, les soldats qui nous portaient les armes, la foule innombrable qui nous entourait, en appelant : – Moïse ! Hé ! Moïse ! tu vas bien ? Tu n'es pas mort ? Les éclats de rire, les gens qui me retenaient par le bras, pour m'entendre raconter la bataille, toutes ces choses me réjouissaient. Chacun voulait parler avec moi, le maire lui-même, et je n'avais pas le temps de répondre. Mais tout cela n'était encore rien, auprès du bonheur que je ressentis en voyant Sorlé, Zeffen et le petit Sâfel accourir de chez Frise, et se jeter tous ensemble dans mes bras, en criant : – Il est sauvé !… Il est sauvé !… Ah ! Fritz, qu'est-ce que les honneurs, à côté d'un amour pareil ? Qu'est-ce que toute la gloire du monde, auprès de la joie que vous donne la vue de ceux qu'on aime ? Les autres auraient pu crier cent ans : « Vive Moïse ! » que je n'aurais seulement pas tourné la tête ; mais l'arrivée de ma famille en ce moment me produisit un effet terrible. Je donnai mon fusil à Sâfel, et pendant que les voitures escortées par les vétérans continuaient leur chemin vers la petite place, j'entraînai Zeffen et Sorlé à travers la foule, chez le vieux Frise, et là, seuls entre nous, les embrassades recommencèrent. Dehors les cris de joie redoublaient ; on aurait dit que mes eaux-de-vie étaient à toute la ville. Mais, dans la chambre, ma fille et ma femme fondaient en larmes, et je reconnaissais mon imprudence. C'est pourquoi, bien loin de leur raconter mes dangers, je leur dis que les Cosaques s'étaient sauvés en nous voyant, et que nous n'avions eu que la peine d'atteler pour venir. Un quart d'heure après, les cris et le tumulte ayant cessé, je ressortis, Zeffen et Sorlé aux bras, le petit Sâfel devant, mon fusil sur l'épaule, et c'est ainsi que nous retournâmes chez nous, surveiller le déchargement des eaux-de-vie. Je voulais tout mettre en ordre cette nuit même, afin de commencer à vendre double le plus tôt possible. Quand on a couru des risques pareils, il faut en profiter ; car si l'on donnait tout au prix coûtant, comme plusieurs le demandent, personne ne voudrait risquer son bien pour faire plaisir aux autres ; et s'il arrivait même qu'un homme voulût se sacrifier pour tous, il passerait pour une bête, ce qu'on a vu cent fois et ce qu'on verra toujours. Grâce à Dieu, des idées pareilles ne me sont jamais entrées dans l'esprit ; j'ai toujours pensé que le vrai commerce, c'est de faire des bénéfices autant qu'on peut, honnêtement et loyalement. C'est la justice et le bon sens. Comme nous tournions au coin de la halle, nos deux voitures étaient déjà dételées devant notre maison. Heitz emmenait ses chevaux en courant, pour profiter de l'ouverture des portes, et les vétérans, l'arme à volonté, remontaient la rue du quartier d'infanterie. Il pouvait être huit heures. Zeffen et Sorlé rentrèrent se coucher, et j'envoyai Sâfel chercher le tonnelier Gros, pour décharger les tonneaux. Des quantités de monde regardaient et voulaient nous aider. Gros arriva bientôt avec ses garçons, et l'on se mit à l'ouvrage. C'est agréable, Fritz, de voir de grosses tonnes descendre dans sa cave et de se dire : « Ces belles tonnes sont à moi ! C'est de l'esprit qui me revient à vingt sous le litre, et que je revendrai trois francs ! » Cela vous montre la beauté du commerce ; mais chacun peut se figurer ce plaisir, il est inutile d'en parler. Vers minuit, mes douze pipes étaient en bas sur le chantier, il ne me restait plus qu'à les mettre en perce. Pendant que la foule s'en allait, je prévins Gros de revenir le lendemain m'aider à faire les coupages, et nous remontâmes bien contents de notre journée. Il referma la double porte de chêne, j'y mis le cadenas et j'allai me reposer enfin à mon tour. Quelle satisfaction d'avoir du bien, et de sentir qu'il est au sec ! Voilà comment mes douze pipes furent sauvées. Tu comprends maintenant, Fritz, les inquiétudes et les peurs terribles qu'on avait en ce temps. Personne n'était plus sûr de rien, car il ne faut pas croire que j'étais le seul à vivre comme l'oiseau sur la branche : des centaines d'autres ne pouvaient plus fermer l'œil. Il fallait voir la mine des bourgeois chaque matin, en apprenant que les Autrichiens et les Russes remplissaient l'Alsace, que les Prussiens marchaient sur Sarrebruck ; ou quand on publiait les visites domiciliaires, les corvées pour murer les poternes et les oreillons de la place, l'ordre de former des compagnies de pompiers et de se débarrasser bien vite de ce qui s'allume, de remettre au gouverneur la situation de la caisse municipale et la liste des principaux contribuables, pour la fourniture des souliers, des capotes, des effets de literie, ainsi de suite ! Il fallait voir comme on se regardait ! En temps de guerre, le civil n'est plus rien, et l'on vous prendrait jusqu'à votre dernière chemise, avec un reçu du gouverneur. Les plus notables du pays passent pour des zéros, quand le gouverneur a parlé. C'est pourquoi j'ai souvent pensé que tous ceux qui demandent la guerre, à moins d'être soldats, perdent la tête, ou qu'ils sont ruinés aux trois quarts, et qu'ils espèrent se remettre dans leurs affaires, par la ruine de tout le monde. Ce n'est pas possible autrement. Enfin, malgré ces misères, il ne fallait pas perdre de temps, et toute la journée du lendemain je ne fis que couper mes esprits. J'avais ôté ma capote, et je pompais avec un courage extraordinaire. Gros et ses garçons portaient les brocs et les vidaient dans des fûts que j'avais achetés d'avance, de sorte que le soir ces fûts étaient pleins jusqu'à la bonde, d'une bonne eaude-vie blanche à dix-huit degrés. J'avais aussi préparé le caramel, pour donner aux eaux-devie une belle couleur de vieux cognac, et, quand, en tournant le robinet et levant le verre en face de la chandelle, je vis que c'était justement la bonne teinte, mes yeux en furent ravis ; je m'écriai : – Donnez de la cervoise à ceux qui sont dans l'amertume du cœur, donnez-leur du vin, afin qu'ils boivent, et qu'ils ne se souviennent plus de leurs peines ! Le père Gros, debout près de moi, sur ses grands pieds plats, souriait doucement, et ses garçons paraissaient de bonne humeur. Je leur remplis le verre jusqu'au bord ; ils se le passèrent l'un à l'autre, et furent tout à fait réjouis. Nous remontâmes vers cinq heures. Ce même jour, Sâfel était allé prendre trois ouvriers, et leur avait fait transporter notre fer dans la cour, sous le hangar, on blanchissait le vieux magasin décrépit ; le menuisier Desmarets posait des rayons derrière la porte en voûte, pour recevoir les bouteilles, les verres, les mesures d'étain, lorsque le temps serait venu de vendre, et son fils rassemblait déjà les planches du comptoir. Tout se faisait à la fois, comme dans un temps de grande presse, où les gens sont heureux de gagner vite une bonne somme. Je regardais cela tout content. Zeffen, son petit enfant sur le bras, et Sorlé étaient aussi descendues. Je dis à ma femme, en lui montrant la place derrière le comptoir : – C'est là que tu seras assise, les pieds dans de grosses pantoufles, avec une bonne palatine bien chaude sur les épaules, et que tu vendras nos eaux-de-vie. Elle riait d'avance. Les voisins, l'armurier Bailly, le petit tisserand Koffel et plusieurs autres venaient aussi regarder sans rien dire ; ils s'étonnaient de voir comme tout marchait vite. Sur les six heures, au moment où Desmarets déposait son marteau, le sergent arriva tout joyeux. Il revenait de la cantine, et s'écria : – Eh bien ! père Moïse, l'ouvrage avance ! mais il manque encore quelque chose à la boutique. – Quoi donc, sergent ? – Hé ! tout est bien, seulement il faudra blinder là-haut, ou gare les obus. Alors je compris qu'il avait raison, et nous fûmes tous très effrayés, excepté les voisins qui riaient de notre surprise. – Oui, reprit le sergent, il faudra nous y mettre. Ces idées m'avaient ôté toute ma joie ; je voyais que nous n'étions pas au bout de nos peines ! Sorlé, Zeffen et moi, nous montâmes, pendant que Desmarets fermait la porte. Le souper était servi ; nous nous mîmes à table, tout pensifs, et le petit Sâfel rapporta les clefs. Dehors, le bruit avait cessé ; de temps en temps passait une patrouille bourgeoise. Le sergent vint fumer sa pipe comme à l'ordinaire. Il nous expliquait les blindages, qui se font en croisant des poutres en forme de guérite, les deux côtés appuyés contre les pignons ; mais il avait beau soutenir que cela tenait comme une voûte, je ne trouvais pas la chose assez solide et la mine de Sorlé m'avertissait qu'elle pensait comme moi. Nous restâmes là jusque vers dix heures, puis chacun alla se coucher. XII C'est dans la nuit de 5 au 6 janvier, le jour de la fête des Rois, vers une heure du matin, que les ennemis arrivèrent sur la côte de Saverne. Il faisait un froid terrible, les vitres sous nos persiennes étaient toutes blanches de givre. Sur le coup d'une heure je m'éveille : on battait le rappel à la caserne d'infanterie. Tu ne te feras jamais l'idée de ce bruit dans le silence, quand tout dort. – Entends-tu, Moïse ? me dit Sorlé tout bas. – Oui j'entends, lui répondis-je, sans presque respirer. Au bout d'une minute, quelques fenêtres s'ouvraient déjà dans notre rue, d'autres gens écoutaient aussi ; puis on entendit courir, et tout à coup crier : – Aux armes ! aux armes ! Les cheveux vous en dressaient sur la tête. Je venais de me lever et j'allumais la lampe, quand deux coups frappèrent à notre porte : – Entrez, dit Sorlé tremblante. Le sergent ouvrit. Il était en tenue de marche, les guêtres aux jambes, sa longue capote grise relevée sur les côtés, le fusil sur l'épaule, le sabre et la giberne au dos. – Père Moïse, me dit-il, recouchez-vous tranquillement : c'est le rappel du bataillon à la caserne, cela ne vous regarde pas. Et tout de suite nous comprîmes qu'il avait raison, car les tambours ne remontaient pas la rue deux à deux, comme pour réunir la garde nationale. – Merci, sergent, lui dis-je. – Dormez bien, fit-il en descendant l'escalier. La porte de l'allée en bas se referma. Alors les enfants, éveillés, pleuraient. Zeffen arriva, son petit Esdras sur le bras, toute pâle, en criant : – Mon Dieu ! qu'est-ce qui se passe ? – Ce n'est rien, Zeffen, lui dit Sorlé, ce n'est rien, mon enfant, on bat le rappel pour les soldats. Dans le même instant le bataillon descendait la grande rue. Nous l'entendîmes défiler jusque sur la place d'Armes, et même plus loin, vers la porte d'Allemagne. Les fenêtres se refermèrent, Zeffen rentra dans sa chambre et je me recouchai. Mais comment dormir après une secousse pareille ? Des milliers d'idées me traversaient l'esprit : je me représentais l'arrivée des Russes par cette nuit froide sur la côte, nos soldats qui marchaient à leur rencontre, ou qui garnissaient les remparts. Tous les blindages, les blockhaus, les batteries à l'intérieur des bastions me revenaient, et songeant que ces grands travaux avaient été faits contre les bombes et les obus, je m'écriais en moi-même : « Avant que les autres aient démoli tous ces ouvrages, nos maisons seront écrasées et nous serons exterminés jusqu'au dernier. » Depuis environ une demi-heure je me désolais de la sorte, songeant à tous les malheurs qui nous menaçaient, lorsqu'au loin, en dehors de la ville, du côté des Quatre-Vents, une espèce de roulement sourd, qui s'élevait et s'abaissait comme le bourdonnement d'une eau qui coule, se fit entendre. Cela redoublait de seconde en seconde. Je m'étais dressé sur le coude pour écouter, et je reconnus aussitôt une bataille bien autrement terrible que celle de Mittelbronn, car le roulement ne finissait pas, et même il semblait grandir. – Comme on se bat, Sorlé, comme on se bat ! m'écriai-je en me représentant la fureur de ces gens, qui se massacraient les uns les autres au milieu de la nuit, sans se connaître. Écoute un peu, Sorlé, écoute…, si cela ne fait pas frémir ! – Oui, dit-elle, pourvu que notre sergent ne soit pas blessé, pourvu qu'il en réchappe ! – Que l'Éternel veille sur lui, répondis-je en sautant du lit et faisant de la lumière. Je ne me possédais plus, je m'habillais comme un homme qui voudrait se sauver ; et puis j'écoutais ce roulement épouvantable, que chaque coup de vent éloignait ou rapprochait de la ville. Une fois habillé, j'ouvris une fenêtre pour tâcher de voir. La rue était toute noire ; mais vers les remparts, au-dessus de la ligne sombre du bastion de l'Arsenal, s'étendait comme une ligne rouge. La fumée de la poudre est rouge, à cause des coups de fusil qui traversent et l'éclairent. On aurait dit un grand incendie. Toutes les fenêtres de la rue étaient ouvertes ; on ne se voyait pas, seulement j'entendais notre voisin l'armurier dire à sa femme : – Ça chauffe là-bas ! C'est le commencement de la danse, Annette ; mais il y manque encore la grosse caisse ; ça viendra ! La femme ne disait rien, et je pensais : « Est-il possible de plaisanter sur des choses pareilles ! C'est contre nature. » Le froid était si vif, qu'après cinq ou six minutes je refermai notre fenêtre. Sorlé se leva et fit du feu dans le poêle. Toute la ville était en mouvement ; les gens criaient, les chiens aboyaient. Sâfel, que tous ces bruits avaient réveillé, vint s'habiller dans la chambre chaude. Je regardais avec un grand attendrissement ce pauvre petit, les yeux encore endormis ; et songeant qu'on allait tirer sur nous, qu'il faudrait se cacher dans les caves, et que nous risquions tous d'être tués pour des choses qui ne nous regardaient pas, et sur lesquelles on n'avait pas demandé notre avis, j'en étais indigné. Mais ce qui me désolait le plus, c'était d'entendre Zeffen dire en sanglotant qu'il aurait mieux valu pour elle et ses enfants de rester avec Baruch à Saverne, et de mourir tous ensemble. Alors les paroles du prophète me revenaient : « Ta piété n'a-t-elle pas été toute ton espérance, et l'intégrité de tes vues ton attente ? L'innocence va-t-elle périr ? Les hommes droits seront-ils exterminés ? Non, ceux qui labourent l'iniquité, ceux qui sèment l'injustice, les moissonnent ! Ils périssent par le souffle de Dieu ; mais toi, son serviteur, il te garantira de la mort, tu n'entreras au sépulcre que rassasié de jours comme un monceau de gerbes s'entassent en sa saison. » Ainsi je raffermissais mon cœur, écoutant cette grande rumeur de la foule qui s'épouvante, qui court et veut sauver ses biens. Vers sept heures, on publia que les casemates étaient ouvertes, que chacun pouvait y porter son matelas, et qu'on devait tenir des cuves pleines d'eau, prêtes dans toutes les maisons, et laisser les puits ouverts, en cas d'incendie. Songe, Fritz, aux idées que vous donnaient ces publications. Plusieurs voisines, Lisbeth Dubourg, Bével Ruppert, les filles Camus et d'autres montèrent chez nous, criant : – Nous sommes tous perdus ! Les maris étaient allés voir à droite et à gauche, et ces femmes se pendaient au cou de Zeffen et de Sorlé, répétant : – Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur ! J'aurais voulu les voir au diable, car, au lieu de nous consoler, elles ne faisaient qu'augmenter notre peur ; mais, dans ces moments, les femmes se réunissent et crient toutes ensemble, on ne peut rien leur dire de raisonnable, elles aiment ces grands cris et ces gémissements. Sur le coup de huit heures, l'armurier Bailly vint chercher sa femme ; il arrivait des remparts, et me dit : – Les Russes sont descendus en masses des Quatre-Vents jusqu'à la bascule ; ils remplissent toute la plaine : des Cosaques, des Baskirs, de la canaille ! Pourquoi ne tire-t-on pas dessus, des remparts ? Le gouverneur trahit ! Je lui demandais : – Où sont nos soldats ? – En retraite ! s'écria-t-il. Les blessés rentrent depuis deux heures, et nous restons là, les bras croisés ! Sa figure osseuse frémissait de colère. Il emmena sa femme ; ensuite d'autres arrivèrent encore, criant : – L'ennemi s'avance jusqu'au bas des jardins, sur les glacis ! Ces choses m'étonnaient : Les femmes étaient descendues pour aller crier ailleurs, et dans ce moment un grand bruit de voiture s'entendait du côté du rempart. Je regardai par la fenêtre ; un fourgon arrivait de l'arsenal, des canonniers bourgeois : le vieux Goulden, Holender, Jacob Cloutier, Barrière galopaient autour ; le capitaine Jovis courait devant. Ils s'arrêtèrent à notre porte, et le capitaine cria : – Qu'on prévienne le marchand de fer… qu'il descende ! Le boulanger Chanoine, brigadier de la deuxième batterie, montait déjà ; j'ouvris la porte, en demandant dans l'escalier : – Qu'est-ce qu'on me veut ? – Descends, Moïse, me répondit Chanoine. Et je descendis. Le capitaine Jovis, un grand sec, le front couvert de sueur malgré le froid, me demanda : – Vous êtes Moïse, le marchand de fer ? – Oui monsieur. – Ouvrez-nous votre magasin. Votre fer est en réquisition pour le service de la place. Il fallut donc conduire ce monde dans ma cour, sous le hangar. Le capitaine, ayant regardé, vit les taques en fonte qu'on avait l'habitude en ce temps-là de murer au fond des âtres. Chacune pesait trente à quarante livres, et j'en vendais beaucoup dans les environs de la ville. Les vieux clous, les boulons rouillés, la ferraille de toute sorte, ne manquaient pas non plus. – Voici notre affaire, dit-il ; qu'on brise ces taques et qu'on enlève la ferraille, vivement ! Les autres aussitôt, avec nos deux merlins, se mirent à tout casser. Quelques-uns chargeaient les morceaux de fonte dans un panier, qu'ils couraient vider au fourgon. Le capitaine regardait sa montre et criait : – Qu'on se dépêche ! Nous avons juste dix minutes ! Et moi, je pensais : « Ils n'ont pas besoin de crédit, ils prennent ce qui leur convient, c'est plus commode. » Toutes mes taques et ma ferraille furent mises en morceaux ; cela faisait plus de quinze cents livres de fer. Comme on ressortait pour courir aux remparts, Chanoine me dit en riant : – De la fameuse mitraille, Moïse ! Tu peux apprêter tes gros sous, nous viendrons les prendre demain. Le fourgon repartait alors à travers la foule, qui courait derrière ; je suivais aussi. Plus on approchait des remparts, plus la fusillade redoublait. Au tournant de la maison de cure, deux sentinelles arrêtèrent le monde, mais on me laissa passer, à cause de mon fer qu'on allait tirer. Jamais tu ne pourras te représenter cette masse de gens, le bruit autour du bastion, la fumée qui passait au-dessus, le commandement des officiers d'infanterie qu'on entendait monter des glacis, les canonniers, la mèche allumée, les caissons de gargousses et les tas de boulets derrière ! Non, depuis trente ans, je n'ai pas oublié ces hommes avec leurs leviers, qui reculent les pièces, pour les charger jusqu'à la gueule, ces feux de file au fond des remparts, ces volées de balles qui sifflent dans l'air, ce commandement des chefs de pièces : – Chargez !… Refoulez !… Amorcez !… Quelles masses sur ces affûts hauts de sept pieds, où les canonniers étaient forcés de se dresser et d'allonger le bras pour mettre le feu ! Et quelle fumée épouvantable ! Les hommes inventent des machines pareilles pour leur propre extermination, et croiraient faire beaucoup d'en sacrifier le quart pour soulager leurs semblables, pour les instruire dans l'enfance et leur donner un peu de pain dans la vieillesse. Ah ! ceux qui crient contre la guerre et qui demandent des changements n'ont pas tort. J'étais dans le coin, à gauche du bastion où descend l'escalier de la poterne, derrière le collège, entre trois ou quatre paniers d'osier pleins de terre glaise et hauts comme des cheminées. J'aurais dû rester là bien tranquille, et profiter d'un bon moment pour m'en aller ; mais l'idée me prit de voir ce qui se passait au-dessous des remparts, et, pendant qu'on chargeait les pièces, je grimpai jusqu'au niveau du glacis, et je me couchai à plat ventre entre deux énormes paniers, où les balles ne pouvaient entrer que par le plus grand hasard. Si des centaines d'autres, tués dans les bastions, avaient fait comme moi, combien vivraient encore et seraient d'honnêtes pères de famille dans leurs villages ! Enfin, de cet endroit, en levant le nez, ma vue s'étendait sur toute la plaine blanche. Je voyais au-dessous le cordon du rempart, et de l'autre côté du fossé, la ligne de nos tirailleurs derrière les palanques : ils ne faisaient que déchirer la cartouche, amorcer, charger et tirer. C'est là qu'on reconnaissait la beauté de l'exercice ; ils n'étaient que deux compagnies, et les feux de file se suivaient comme un roulement sans fin. Plus loin, la route s'étendait tout droit aux Quatre-Vents. La ferme Ozillo, le cimetière, la poste aux chevaux et la ferme de Georges Mouton à droite, l'auberge de la Roulette et la grande allée des peupliers à gauche, tout était plein de Cosaques et d'autres gueux semblables, qui s'avançaient ventre à terre jusque dans les jardins, pour reconnaître les environs de la place. C'est ce que je pense, car de courir pour rien et de risquer d'attraper une balle, ce n'est pas naturel. Ces gens, sur de petits chevaux, avec de grands manteaux gris, des bottes molles, des espèces de bonnets en peau de renard, à la mode des paysans de Bade, la barbe longue, la lance sur la cuisse, un grand pistolet dans la ceinture, tourbillonnaient comme des oiseaux. On n'avait pas encore tiré le canon sur eux, parce qu'ils se tenaient éparpillés et que cela ne valait pas le boulet ; mais leurs trompettes sonnaient le ralliement du côté de la Roulette, et ils commençaient à se réunir derrière les bâtisses de l'auberge. Une trentaine de nos vétérans, en retard dans l'allée du cimetière, battaient lentement en retraite. Ils faisaient quelques pas, en se dépêchant de recharger ; puis ils se retournaient, épaulaient et tiraient, en recommençant aussitôt à marcher dans les haies et les broussailles qu'on n'avait pas eu le temps de raser de ce côté. Notre sergent était dans le nombre ; je l'avais reconnu tout de suite, et je frémissais pour lui. Chaque fois que ces vétérans avaient fait feu, les Cosaques, à cinq ou six, arrivaient comme le vent, la lance baissée ; mais eux ne s'effrayaient pas, ils s'appuyaient contre un arbre et croisaient la baïonnette. D'autres vétérans arrivaient plus loin, et, quand ils étaient plusieurs, les uns rechargeaient pendant que leurs camarades paraient les coups. À peine avaient-ils serré la cartouche, que les Cosaques se sauvaient à droite et à gauche, la lance en l'air. Quelques-uns se retournaient une seconde et lâchaient leur grand pistolet en arrière, comme de véritables bandits. Ensuite les nôtres se remettaient en marche vers la ville. Ces vieux soldats, le gros shako carrément planté sur la tête, la grande capote tombant jusqu'au bas du mollet, le sabre et la giberne au dos, l'air calme au milieu de ces espèces de sauvages, rechargeant, parant et ripostant aussi tranquillement qu'ils fumaient leur pipe au corps de garde, étaient quelque chose d'admirable. Et même, après les avoir vus deux ou trois fois sortir du tourbillon, on finissait par croire que c'était facile. Notre sergent commandait ces hommes. Je compris alors pourquoi les chefs l'aimaient tant et lui donnaient toujours raison contre les bourgeois : on n'en trouvait pas beaucoup de pareils. J'aurais bien voulu lui crier : « Dépêchons-nous, sergent, dépêchons-nous ! » Mais ils ne se pressaient pas, ni lui ni les autres. Comme ils arrivaient au bas des glacis, tout à coup une grande masse de Cosaques, voyant qu'ils allaient leur échapper, accoururent au galop sur deux files, pour leur couper la retraite. C'était le moment dangereux, et tout de suite ils se réunirent en carré. Moi, je me sentais froid dans le dos, comme si j'avais été parmi eux. Les tirailleurs, en arrière des prolonges, ne tiraient plus, sans doute par la crainte de toucher leurs camarades ; nos canonniers, sur le bastion, se penchaient pour voir, et cette file de Cosaques s'allongeait toujours au tournant de la bascule. Ils étaient plus de sept à huit cents. On les entendait crier « Hourra ! hourra ! hourra ! » comme des corbeaux. Plusieurs officiers en manteau vert et petite toque galopaient sur les côtés de leurs lignes, en levant le sabre. Notre pauvre sergent et ses trente hommes me paraissaient perdus ; je m'écriais déjà : – Quel chagrin le petit Sâfel et Sorlé vont avoir ! Mais alors, comme les Cosaques se déployaient en demicercle à gauche de l'avancée, j'entendis nos chefs de pièce crier : – Feu ! Je tournai la tête : le vieux Goulden abaissait la mèche, la fusée brillait, et dans la même seconde le bastion, avec ses grands paniers de terre glaise, frissonnait jusque sur les rochers du rempart. Je regardai vers la route : on ne voyait que des hommes et des chevaux à terre. En même temps le second coup partit, et je puis dire que j'ai vu la mitraille passer comme un coup de faux dans cette masse de cavalerie : tout se couchait et culbutait ! Ceux qui vivaient une seconde avant n'étaient plus rien. On en voyait quelques-uns essayer de se relever, le reste se sauvait. Les feux de file recommençaient ; et nos canonniers, sans attendre que la fumée fût remontée, rechargèrent si vite, que les deux coups repartirent encore une fois ensemble. Cette quantité de vieux clous, de boulons, de fonte cassée, en s'écartant à trois cents mètres près du petit pont, fit un tel carnage, que quelques jours après les Russes demandèrent un armistice pour enterrer les morts. On en trouva quatre cents répandus dans les fossés de la route. Voilà ce que j'ai vu moi-même. Et si tu veux connaître la place où l'on a enterré ces sauvages, tu n'as qu'à remonter l'allée du cimetière. De l'autre côté, sur la droite, dans le verger de M. Adam Ottendorf, tu verras une croix de pierre au milieu de la haie ; c'est là qu'on les a tous mis dans une grande fosse, avec leurs chevaux. Chacun peut se figurer la joie de nos canonniers en voyant ce massacre, ils levaient les écouvillons et criaient : – Vive l'Empereur ! Les soldats leur répondaient des chemins couverts, et tous ces cris montaient jusqu'au ciel. Notre sergent, avec ses trente hommes, le fusil sur l'épaule, gagnait tranquillement les glacis. On se dépêcha de leur ouvrir la barrière ; puis les deux compagnies descendirent ensemble dans les fossés et remontèrent la poterne. Je les attendais en haut. Quand notre sergent parut, je le pris par le bras en criant : – Ah ! sergent, que je suis heureux de vous voir hors de danger ! J'aurais voulu l'embrasser. Il riait et me serrait la main. – Vous avez donc vu l'engagement, père Moïse ? me dit-il en clignant des yeux d'un air malin. Nous leur avons montré de quel bois la 5e se chauffe ! – Oh ! oui… oui ! vous m'avez fait trembler. – Bah ! dit-il, vous en verrez bien d'autres ; c'est une petite affaire. Les deux compagnies se reformaient alors contre le mur du chemin de ronde, et toute la ville criait : – Vive l'Empereur ! On descendit la rue des Remparts au milieu de la foule. J'étais près de notre sergent. Dans le moment où le détachement tournait notre coin, Sorlé, Zeffen et Sâfel, aux fenêtres, se mirent à crier : – Vivent les vétérans ! Vive la 5e ! Le sergent les aperçut et leur fit un petit signe de tête, pendant que j'entrais en lui disant : – Sergent, n'oubliez pas votre verre de kirschenwasser ! – Soyez tranquille, père Moïse, répondit-il. Le détachement alla rompre les rangs sur la place d'Armes, comme à l'ordinaire, et je montai chez nous quatre à quatre. À peine en haut dans notre chambre, Zeffen, Sorlé et Sâfel m'embrassaient comme si j'étais revenu de la guerre ; le petit David s'attachait à ma jambe, et tous me demandaient des nouvelles. Il fallut leur raconter l'attaque, la mitraille, la déroute des Cosaques. Mais la table était servie, je n'avais pas encore déjeuné, et je leur dis : – Asseyons-nous. Tout à l'heure vous saurez le reste. Laissez-moi reprendre haleine. Au même instant le sergent entrait tout joyeux et posait sa crosse à terre. Nous allions à sa rencontre, quand nous vîmes une touffe de poils roux au bout de sa baïonnette, ce qui nous fit frémir. – Ah ! mon Dieu ! qu'est-ce que vous avez là ? lui dit Zeffen en se couvrant la figure. Il ne savait rien, et regarda tout surpris. – Ça, dit-il, c'est la barbe d'un Cosaque que j'ai touché en passant… ce n'est pas grand-chose. Et tout de suite il sortit poser le fusil dans sa chambre ; mais nous frémissions tous, et Zeffen ne pouvait pas se remettre. Quand le sergent revint, elle était encore assise dans le fauteuil, les deux mains sur la figure. – Ah ! madame Zeffen, dit-il d'un air désolé, vous allez m'avoir en horreur maintenant ! Je pensais aussi qu'il ferait peur à Zeffen, mais toutes les femmes aiment ces gens qui risquent leur vie à tort et à travers ; j'ai vu cela cent fois ! et Zeffen, souriant, lui répondit : – Non, sergent, non, ces Cosaques devaient rester chez eux, ils font notre malheur !… Vous nous défendez !… nous vous aimons tous bien. Je l'engageai tellement à déjeuner avec nous, qu'il finit par ouvrir une fenêtre, en criant à des soldats qui passaient, de prévenir à la cantine que le sergent Trubert ne viendrait pas déjeuner. Ensuite, le calme étant rétabli, tout le monde s'assit à table. Sorlé descendit chercher une bouteille de bon vin et nous déjeunâmes. Nous prîmes aussi le café, et c'est Zeffen qui voulut le verser elle-même à notre sergent. Il était dans la joie et disait : – Madame Zeffen, vous me comblez ! Elle riait. Nous n'avions jamais été plus heureux. Au kirschenwasser, le sergent se mit à nous raconter l'attaque de la nuit : la manière dont les Wurtembergeois s'étaient postés à la Roulette, comme il avait fallu les dénicher en enfonçant les deux grandes portes cochères, l'arrivée des Cosaques au petit jour, et le déploiement des deux compagnies en tirailleurs. Il racontait ces choses si bien, qu'on aurait cru les voir. Mais vers onze heures, comme je prenais la bouteille pour lui verser encore un petit verre, il s'essuya les moustaches, et me dit en se levant : – Non, père Moïse ! ce n'est pas tout de se goberger comme des chanoines ; demain ou après, les obus vont venir, il est temps d'aller blinder le grenier. Ces paroles nous rendirent tous graves. – Voyons, dit-il, j'ai rencontré dans votre cour de grandes bûches qui n'ont pas été sciées, et trois ou quatre grosses poutres contre le mur. Est-ce que nous sommes de force à les monter nous deux ? Essayons ! Aussitôt il voulut ôter sa capote ; mais, comme les poutres étaient très lourdes, je lui dis d'attendre, et je courus chercher les deux frères Carabin : Nicolas, qu'on appelait le Lévrier, et Mathis, le scieur de long. Ils arrivèrent à l'instant, et ces deux hommes, habitués aux gros ouvrages, montèrent le bois. Ils avaient apporté leurs scies et leurs haches ; le sergent leur fit scier les poutres, pour les croiser dans le haut, en forme de guérite. Il travaillait lui-même comme un vrai charpentier. Sorlé, Zeffen et moi nous regardions. Comme cela durait depuis longtemps, ma femme et ma fille descendirent préparer le souper, et je descendis avec elles chercher une lanterne, pour éclairer les travailleurs. Je remontais tranquillement sans penser à rien, quand tout à coup un bruit terrible, une espèce de ronflement épouvantable rasa le toit et me fit presque tomber la lanterne de la main. Les deux Carabin se regardaient tout pâles, et le sergent dit : – C'est un boulet ! À la même seconde, le grand bruit du canon au loin s'entendait dans la nuit. Alors je sentis un terrible mouvement dans mon ventre, et je pensai : – Puisqu'il vient de passer un boulet, il peut en passer deux, trois, quatre !… Je n'avais plus de force. Les deux Carabin pensaient sans doute la même chose, car ils prirent tout de suite leurs vestes accrochées au pignon pour s'en aller. – Attendez donc ! disait le sergent, ce n'est rien !… Continuons… L'ouvrage avance… dans une heure tout sera fini. Mais l'aîné des Carabin s'écria : – Faites ce que vous voudrez ! Moi, je ne reste pas ici… Je suis père de famille ! Et comme il parlait, un second boulet, plus effrayant que le premier, se mit à ronfler sur le toit, et cinq ou six secondes après on entendit le coup. Une chose étonnante, c'est que les Russes tiraient de la lisière du Bois-de-Chênes, à plus d'une bonne demi-heure, et qu'on voyait l'éclair rouge passer devant nos deux lucarnes, et même sous les tuiles. Le sergent voulut encore nous retenir disant : – Jamais un boulet ne passe où le premier a passé ; nous sommes dans un bon endroit, puisqu'il a rasé le toit. Allons… à l'œuvre ! C'était plus fort que nous !… Je posai la lanterne sur le plancher, et je descendis, les cuisses comme cassées par le milieu ; j'aurais voulu m'asseoir à chaque marche. Dehors on criait déjà comme le matin, et d'une manière plus épouvantable. Les cheminées tombaient ; beaucoup de femmes couraient aux casemates, mais je n'y faisais pas attention, à cause de ma propre frayeur. Les deux Carabin étaient partis, plus pâles que des morts. Toute cette nuit je fus malade. Sorlé et Zeffen n'étaient pas non plus tranquilles. Le sergent continua seul de poser les bûches et de les affermir. Vers minuit, il descendit et me dit : – Père Moïse, le toit est blindé, mais vos deux hommes sont des poltrons, ils m'ont laissé seul. Je le remerciai, en lui disant que nous étions tous malades, et que, pour moi, je n'avais jamais rien senti de pareil. Il riait : – Je sais ce que c'est, faisait-il, les conscrits ont toujours cela quand ils entendent ronfler le premier boulet ; mais ça passe vite… il ne faut qu'un peu d'habitude. Ensuite il alla se coucher, et tout le monde à la maison dormit, excepté moi. Cette nuit-là, les Russes, à partir de dix heures, ne tirèrent plus ; ils avaient seulement essayé une ou deux pièces volantes, pour nous prévenir de ce qu'ils nous réservaient. Tout cela, Fritz, n'était que le commencement du blocus ; tu vas voir maintenant les misères qu'il nous a fallu supporter durant trois mois. XIII Le lendemain, malgré les coups de canon de la nuit, la joie était dans la ville. Une quantité de gens qui revenaient des remparts vers sept heures descendaient notre rue en criant : – Ils sont partis ! On ne voit plus un seul Cosaque du côté des Quatre-Vents, ni derrière les Baraques du Bois-de-Chênes. Vive l'Empereur ! Tout le monde courait aux bastions. J'avais ouvert une de nos fenêtres, et je me penchais dehors en bonnet de nuit. Il faisait un temps d'hiver très humide ; la neige glissait des toits, et celle de la rue fondait dans la boue. Sorlé, qui retournait notre lit, me criait : – Ferme donc la fenêtre, Moïse ! nous allons attraper un courant d'air. Mais je ne l'écoutais pas, je riais en pensant : « Les gueux en ont assez de mes vieilles taques et de mes clous rouillés ; ils ont reconnu que cela va loin, l'expérience est une bonne chose ! » Je serais resté là jusqu'au soir, pour entendre les voisins causer de la débâcle des Russes, et ceux qui revenaient des remparts crier qu'on n'en voyait plus un seul dans les environs. Plusieurs disaient qu'ils pourraient revenir, mais cela me paraissait contraire au bon sens. Il était clair que la mauvaise race ne quitterait pas le pays tout de suite, qu'elle pillerait encore longtemps les villages et se gobergerait chez les paysans ; mais, de croire que les officiers exciteraient leurs hommes à nous enlever, et que les soldats seraient assez bêtes pour leur obéir, voilà ce qui ne pouvait m'entrer dans la tête. Enfin, Zeffen étant venue dans notre chambre habiller les enfants, je refermai la fenêtre. Un bon feu bourdonnait dans le poêle. Sorlé préparait notre déjeuner, Zeffen lavait son petit Esdras au-dessus d'une cuvette d'eau tiède ; elle disait : – Ah ! maintenant, si j'avais des nouvelles de Baruch, tout serait bien. Le petit David jouait sur le plancher avec Sâfel, et moi, je remerciais le Seigneur de nous avoir débarrassés des vauriens. Pendant le déjeuner, je dis à ma femme : – Tout a bien été ! Nous allons être enfermés quelque temps, jusqu'à ce que l'Empereur ait remporté la victoire ; mais on ne tirera plus sur nous, on se contentera de nous bloquer ; le pain, le vin, la viande, les eaux-de-vie deviendront plus chers. C'est le bon moment pour nous de vendre ; autrement il pourrait nous arriver comme à ceux de Samarie, lorsque BenHaddad assiégeait leur ville : il y eut une grande famine, la tête d'un âne se vendait jusqu'à quatre-vingts pièces d'argent, et la quatrième partie d'un kad de fiente de pigeon, cinq pièces. C'était un bon prix ; malgré cela les marchands attendaient encore, lorsqu'un grand bruit de chariots, de chevaux et d'armée venu du ciel fit sauver les Syriens avec Ben-Haddad ; et le peuple ayant pillé leur camp, le sac de fine farine ne valut plus qu'un sicle, et les deux sacs d'orge un sicle. Tâchons donc de vendre quand les choses ont un prix raisonnable ; il faut s'y prendre de bonne heure. Sorlé m'approuvait, de sorte qu'après le déjeuner je descendis à la cave continuer mes coupages. Beaucoup d'ouvriers s'étaient remis au travail ; le marteau de Klipfel résonnait sur son enclume, Chanoine remettait des petits pains dans les grilles de ses fenêtres, et le pharmacien Tribolin des bouteilles d'eau rouge et d'eau bleue derrière ses vitres. La confiance revenait partout. Les canonniers bourgeois avaient ôté leurs uniformes, et les menuisiers étaient aussi revenus finir notre comptoir ; le bruit de la scie et du rabot remplissait la maison. Chacun était content de se remettre à ses affaires, car la guerre ne rapporte que des coups ; plus elle finit vite, mieux cela vaut. Moi, d'en bas, en portant mes brocs d'une tonne à l'autre, je voyais les passants s'arrêter devant notre vieux magasin, et je les entendais se dire entre eux : – Moïse va faire ses choux gras avec les eaux-de-vie. Ces gueux de juifs ont tous le nez fin, pendant que nous vendions le mois dernier, il achetait ; maintenant que nous sommes enfermés, il va revendre au prix qu'il voudra. Tu penses si cela me faisait plaisir ! Le plus grand bonheur d'un homme, c'est de réussir dans son commerce ; chacun est forcé de dire : « Celui-là n'a pas d'armée, ni de généraux, ni de canons, il n'a que son esprit, comme tout le monde ; quand il gagne, c'est à lui-même qu'il le doit, et non pas au courage des autres, et puis, il ne ruine personne, il ne pille pas, il ne vole pas, il ne tue pas ; au lieu qu'à la guerre, le plus fort écrase le plus faible, et souvent le plus honnête. » Je travaillais donc avec un grand courage, et j'aurais continué jusqu'à la nuit, si le petit Sâfel n'était venu m'appeler pour dîner. J'avais bon appétit, et je remontais l'escalier, bien content d'aller m'asseoir à table, au milieu de mes enfants, lorsque le rappel se mit à battre sur la place d'Armes, devant l'hôtel de ville. En temps de blocus, le conseil de guerre est toujours à la mairie pour juger ceux qui ne répondent pas à l'appel. Plusieurs voisins sortaient déjà de chez eux, le fusil sur l'épaule. Il fallut monter bien vite, avaler un peu de soupe, un morceau de viande et un verre de vin. J'étais tout pâle. Sorlé, Zeffen et les enfants ne disaient rien. Le rappel continuait, il descendait la grande rue, et finit par s'arrêter devant notre maison, sur la petite place. Alors je courus mettre ma giberne et prendre mon fusil. – Ah ! disait Sorlé, nous croyions déjà être tranquilles et maintenant tout recommence. Et Zeffen, qui s'était tue, fondit en larmes. Au même instant, le vieux rebbe14 Heymann, son bonnet de peau de martre tiré sur la nuque, arriva disant : – Au nom du ciel, que les femmes et les enfants se sauvent dans les casemates. Un parlementaire est arrivé, qui menace de brûler toute la ville, si l'on n'ouvre pas les portes. Sauvez-vous Sorlé !… Zeffen, sauvez-vous !… 14 Rabbin. Représente-toi les cris des femmes, lorsqu'elles entendirent cela ; moi-même les cheveux m'en dressaient sur la tête, et je m'écriai : – Les gueux n'ont pas de honte ! Ils n'ont pitié ni des femmes ni des enfants ? Que la malédiction du ciel retombe sur eux ! Zeffen se jeta dans mes bras. Je ne savais plus que faire. Le vieux rebbe dit encore : – Ces gens font chez nous ce que les nôtres ont fait chez eux ! ainsi s'accomplissent les paroles de l'Éternel : « Tu seras traité comme tu as traité ton frère ! » Mais il faut se sauver bien vite. En bas, le rappel venait de cesser, mes genoux tremblaient. Sorlé, qui ne perdait jamais courage, dit : – Moïse, cours sur la place, dépêche-toi, on pourrait te mettre en prison. C'était une femme pleine de raison, elle me poussait par les épaules, et, malgré les larmes de Zeffen, je descendis en criant : – Rebbe, ma confiance est en vous… Sauvez-les ! Je ne voyais plus clair, je traversais les tas de neige, comme un malheureux, courant à l'hôtel de ville, où la garde nationale se trouvait déjà réunie. J'arrivai juste pour répondre à l'appel, et chacun peut se figurer dans quel trouble, car Zeffen, Sorlé, Sâfel et les petits enfants abandonnés étaient en quelque sorte devant mes yeux ! Les autres n'avaient pas l'air trop contents non plus : tous songeaient à leurs familles. Notre gouverneur Moulin, le lieutenant-colonel Brancion, les capitaines Renvoyé, Vigneron, Grébillet, seuls, avec leurs grands chapeaux de travers, ne s'inquiétaient de rien. Ils auraient tout fait massacrer et brûler pour l'Empereur. Le gouverneur disait même en riant qu'il rendrait la ville, quand les obus allumeraient son mouchoir de poche. Juge, d'après cela, du bon sens d'un être pareil ! Enfin ils nous passèrent en revue, pendant que les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants, par bandes, traversaient la place pour aller aux casemates. C'est là que je vis passer notre petite charrette à bras, avec les couvertures et les matelas roulés dessus. Le vieux rebbe était dans le brancard, Sâfel poussait derrière. Sorlé portait David ; Zeffen, Esdras. Elles marchaient dans la boue, les cheveux défaits comme lorsqu'on se sauve d'un incendie ; mais elles ne disaient rien et s'avançaient en silence au milieu de cette grande désolation. J'aurais donné ma vie pour aller à leur secours, et il fallait rester en rang. Ah ! les vieillards de mon temps ont vu des choses terribles ; combien de fois ont-ils pensé : Heureux celui qui vit seul dans ce monde, il ne souffre que pour lui-même, il ne voit point pleurer et gémir ceux qu'il aime, sans pouvoir les consoler ! Aussitôt après la revue, on détacha les canonniers bourgeois aux poudrières, pour approvisionner les pièces, les pompiers à la vieille halle, pour sortir les pompes, et nous autres, avec un demi-bataillon du 6e léger, aux corps de garde de la place, pour former les postes et fournir les patrouilles. Les deux autres bataillons étaient déjà partis aux avantpostes de Trois-Maisons, de la Fontaine-du-Château, des blockhaus, des demi-lunes, de la ferme Ozillo et des MaisonsRouges, hors de la ville. Notre poste à la mairie était de trente-deux hommes : seize de la ligne en bas, commandés par le lieutenant Schnindret ; seize de la garde nationale en haut, commandés par Desplaces Jacob. Le logement de Burrhus nous servait de corps de garde. C'était une grande salle avec des madriers de six pouces, et des poutres comme on n'en trouve plus aujourd'hui dans nos forêts. Un gros poêle de fonte, rond, posé sur une dalle de quatre pieds carrés, tenait le coin à gauche près de la porte ; les tuyaux en zigzag entraient dans la cheminée à droite, des tas de bûches remplissaient le fond. Il me semble encore être dans cette salle ; l'eau de neige, qu'on secouait en entrant, coulait sur le plancher. Je n'ai jamais vu de jour plus triste que celui-là non seulement parce que les bombes et les boulets pouvaient pleuvoir sur nous d'une minute à l'autre et mettre tout en feu, mais à cause de la neige fondante et de la boue, à cause de l'humidité qui vous entrait jusque dans les os, et des ordres du sergent, qui ne faisait que crier : – Un tel et un tel, en route ! – Un tel, en avant, c'est ton tour ! etc. Et puis les farces, les plaisanteries de ce tas de couvreurs, de savetiers, de plâtriers, avec leurs blouses rapiécées, leurs souliers éculés, leur morceau de casquette sans visière, assis en cercle autour du fourneau, les guenilles collées sur les reins, qui vous tutoyaient comme des gueux de leur espèce, criant : – Moïse, passe-moi la cruche ! – Moïse donne-moi du feu ! – Ah ! gueux de juifs, quand on risque sa peau pour conserver leurs biens, ils font encore les fiers ! Ah ! les fainéants ! Et ils se clignaient de l'œil l'un à l'autre, en se poussant du coude, ils se faisaient des grimaces de côté. Plusieurs auraient même voulu m'envoyer leur chercher du tabac à mon compte !… Enfin toutes les avanies qu'un honnête homme peut supporter avec de la racaille ! Oui… voilà ce qui me dégoûte encore quand j'y pense. Dans ce corps de garde, où l'on brûlait des bûches entières comme de la paille, les vieilles guenilles qui rentraient trempées, en se mettant à fumer, ne sentaient pas bon. À chaque instant j'étais forcé de sortir sur la petite plate-forme, derrière la halle, pour respirer, et l'eau froide que le vent chassait des gouttières me faisait rentrer aussitôt. Plus tard, en me rappelant tout cela, j'ai pensé que, sans ces misères, l'idée de Sorlé, de Zeffen et des petits enfants enfermés dans une cave m'aurait crevé le cœur, et que ces ennuis m'empêchèrent de devenir fou. Cela dura jusqu'au soir. On ne faisait qu'entrer et sortir, s'asseoir, fumer des pipes, puis se remettre à battre le pavé sous la pluie, ou rester en faction des heures entières à l'entrée des poternes. Vers neuf heures, comme tout était devenu sombre dehors et qu'on n'entendait plus que le passage des patrouilles, les cris des sentinelles sur les remparts : « Sentinelles, prenez garde à vous ! » et le roulement des pas de nos rondes remontant ou descendant le grand escalier de bois de la mairie, tout à coup l'idée me vint que les Russes nous avaient seulement menacés pour nous faire peur, mais que tout cela ne signifiait rien et que la nuit s'écoulerait sans obus. Pour bien me mettre avec les gens, j'avais demandé à Monborne la permission d'aller chercher une cruche d'eau-devie, et tout de suite il me l'avait donnée. J'avais profité de l'occasion pour casser une croûte et pour boire un verre de vin à la maison. Ensuite j'étais revenu, et tous les hommes du poste m'avaient fait bonne mine ; ils se passaient la cruche de l'un à l'autre, en disant que mon eau-de-vie était très bonne, et que le sergent me donnerait la permission d'aller la remplir quand je voudrais. – Monborne répondait : – Oui, puisque c'est Moïse, il aura la permission, mais pas un autre. Enfin, nous étions là tout à fait bien ensemble, et pas un ne pensait au bombardement, quand un éclair rouge s'étendit sur les hautes fenêtres de la salle ; tous nos hommes se retournèrent, et, quelques secondes après, l'obusier gronda sur la côte de Bigelberg. En même temps un second, puis un troisième éclair passèrent à la file dans la grande salle sombre, en nous découvrant la ligne des maisons en face. Tu ne peux pas te faire une idée de ces premières lueurs dans la nuit, Fritz ! Le caporal Winter, un ancien soldat, qui faisait le métier de râper du tabac pour Tribou, se baissa tranquillement et dit en allumant sa pipe : – Ça, c'est le commencement de la danse. Et presque aussitôt on entendait un obus éclater à droite, dans le quartier d'infanterie ; un autre à gauche, dans la maison Piplinger, sur la place ; un autre près de chez nous, dans la maison Hemmerlé. Quand on pense à cela, même au bout de trente ans, on ne peut s'empêcher de frémir. Toutes les femmes étaient aux casemates, excepté quelques vieilles servantes qui n'avaient pas voulu quitter leur cuisine, et qui criaient d'une voix traînante : – Au secours ! Au feu ! Chacun alors voyait clairement que nous étions perdus ; les anciens soldats seuls, courbés sur leur banc autour du fourneau, la pipe à la bouche, avaient l'air de ne pas s'inquiéter, comme des gens qui n'ont rien à perdre. Le pire, c'est que dans le moment où les canons de l'arsenal et la poudrière commençaient à répondre aux Russes, et que toutes les vitres de la vieille bâtisse en grelottaient, le sergent Monborne se mit à crier : – Somme, Chevreux, Moïse, Dubourg, en route ! Envoyer des pères de famille rôder dehors, à travers la boue, quand on risque de recevoir des éclats d'obus, des tuiles et des cheminées entières sur le dos, à chaque pas, c'est en quelque sorte contre nature ; rien que de l'entendre, je sentis une indignation extraordinaire. Somme et le gros aubergiste Chevreux se retournèrent aussi pleins d'indignation ; ils auraient voulu crier : – C'est abominable ! Mais ce gueux de Monborne était sergent, on n'osait lui répondre, ni même le regarder de travers ; et comme le caporal de ronde Winter avait déjà décroché son fusil, et qu'il nous faisait signe d'avancer, chacun prit les armes et le suivit. C'est en descendant l'escalier de la mairie, qu'il aurait fallu voir la lumière rouge entrer coup sur coup dans tous les recoins, sous les marches et les chevrons vermoulus, c'est alors qu'il aurait fallu entendre gronder nos pièces de vingt-quatre ; le vieux nid à rats en tremblait jusque dans ses fondations, on aurait cru que tout allait tomber ensemble. Et sous la voûte, en bas, du côté de la place d'Armes, cette lumière qui s'étendait depuis les tas de neige jusqu'au haut des toits, qui vous montrait les pavés luisants, les flaques d'eau, les cheminées, les lucarnes, et tout au fond de la rue la caserne de cavalerie, la sentinelle dans sa guérite, près de la grande porte : Quel spectacle. C'est alors qu'on pensait : « Tout est fini ! tout est perdu !… » Deux obus passaient en même temps sur la ville, ce sont les premiers que j'aie vus ; ils allaient si lentement, qu'on pouvait les suivre dans le ciel sombre ; tous les deux tombèrent dans les fossés derrière l'hôpital. La charge était trop forte, heureusement pour nous. Je ne disais rien, ni les autres non plus, chacun réfléchissait ; les cris : « Sentinelles, prenez garde à vous ! » qui se répondaient d'un bastion à l'autre tout autour de la place, nous prévenaient du danger terrible que nous courions. Le caporal Winter, avec sa vieille blouse déteinte et son bonnet de coton crasseux, les épaules penchées, le fusil en bandoulière, un bout de pipe entre les dents, et le falot plein de suif ballottant au bout de son bras, marchait devant nous, en criant : – Attention aux éclats d'obus… Qu'on se jette à plat ventre… Vous m'entendez ? J'ai toujours pensé que cette espèce de vétéran détestait les bourgeois, et qu'il disait cela pour augmenter notre peur. Un peu plus loin, à l'entrée du cul-de-sac où demeurait Cloutier, il fit halte. – Avancez ! criait-il, – car nous marchions à la file sans nous voir ; et quand nous fûmes près de lui, il nous dit : – Ah ça ! vous autres, tâchez d'emboîter le pas ! Notre patrouille est pour empêcher le feu de se déclarer quelque part ; aussitôt qu'on verra rouler un obus, Moïse courra dessus arracher la mèche ! En même temps il éclata de rire, tellement, que la colère me prit : – Je ne suis pas venu pour qu'on se moque de moi, lui disje ; si l'on me prend pour une bête, je jette là mon fusil et ma giberne, et je m'en vais aux casemates ! Alors il se mit à rire plus fort, en s'écriant : – Moïse, conserve le respect de tes chefs, ou gare le conseil de guerre ! Les autres auraient bien voulu rire aussi, mais les éclairs recommençaient, ils descendaient la rue du Rempart, et poussaient l'air devant eux, comme des coups de vent : les pièces du bastion de l'arsenal venaient de tirer. En même temps un obus éclatait dans la rue des Capucins ; la cheminée et la moitié du toit de Spick descendaient dans la rue avec un fracas épouvantable. – Allons, en route ! cria Winter. Tout le monde était redevenu grave. Nous suivions le falot vers la porte de France. Derrière nous, dans la rue des Capucins, un chien poussait des cris qui ne finissaient plus. De temps en temps Winter s'arrêtait, nous écoutions tous, rien ne bougeait, on n'entendait plus que ce chien et les cris : « Sentinelles, prenez garde à vous ! » La ville semblait comme morte. Nous aurions dû rentrer au corps de garde, car on ne pouvait rien voir ; malgré cela le falot descendait toujours du côté de la porte en ballottant au-dessus de la rigole : Winter avait trop bu d'eau-de-vie ! Chevreux disait : – Notre présence est inutile dans cette rue : nous ne pouvons pas empêcher les boulets de passer. Mais le caporal criait toujours : – Viendrez-vous ? Et nous étions forcés d'obéir. En face des écuries de Genodet, où commençaient les anciens greniers à foin de la gendarmerie, tournait une ruelle à gauche, du côté de l'hôpital. Elle était pleine de fumiers et de trous à purin, c'était un véritable conduit. Eh bien ! Ce gueux de Winter s'avançait là-dedans ; et comme sans le falot on ne voyait pas à ses pieds, il fallait le suivre. Nous avancions donc à tâtons, les toits des hangars au-dessus de nous, en longeant les murs décrépits. On aurait cru que nous ne sortirions jamais de ce boyau, quand près de l'hôpital, au milieu des grands carrés de fumier qu'on avait l'habitude d'entasser contre la grille de l'égout, nous revîmes clair. La nuit nous paraissait alors moins sombre ; le toit de la porte de France et la ligne des fortifications se découpaient en noir sur le ciel ; et presque aussitôt je vis une figure se glisser entre les arbres, au haut du rempart. C'était un soldat penché, les mains presque à terre. On ne tirait pas de ce côté, les éclairs venaient de loin par-dessus les toits, et ne descendaient pas au fond des rues. J'arrêtai Winter par le bras, en lui montrant cet homme, et tout de suite il cacha notre falot sous sa blouse. Le soldat, qui nous tournait le dos, s'était redressé ; il regardait et semblait écouter. Cela dura bien deux ou trois minutes ; ensuite il passa par-dessus la rampe au coin du bastion, et nous entendîmes quelque chose racler le mur du rempart. Aussitôt Winter se mit à courir en criant : – Un déserteur !… À la poterne !… On parlait déjà de déserteurs qui se laissaient glisser dans les fossés, au moyen de leur baïonnette. Nous courions tous. La sentinelle nous criait : – Qui vive ? Winter répondit : – Patrouille bourgeoise. Il s'avança, donna le mot d'ordre, et nous descendîmes l'escalier de la poterne comme des furieux. En bas, au pied des grands bastions bâtis sur le rocher, nous ne vîmes plus rien que la neige, les grosses pierres noires, et les broussailles couvertes de givre. Le déserteur n'avait qu'à se tenir tranquille sous les buissons ; notre falot, qui ne faisait que son étoile de quinze à vingt pas dans ces fossés à perte de vue, se serait promené jusqu'au matin sans le découvrir, et même nous aurions fini par croire qu'il s'était sauvé. Malheureusement pour lui, la peur le poussait, et de loin nous le vîmes courir à l'escalier qui monte aux chemins couverts. Il allait comme le vent ; Winter criait : – Halte ! ou je tire ! mais il ne s'arrêtait pas, et tous ensemble nous courions sur ses traces, criant : – Arrête !… arrête !… Winter m'avait donné le falot pour courir plus vite ; je suivais de loin en pensant : « Moïse, si cet homme est pris, tu seras cause de sa mort. » J'aurais bien voulu souffler le falot ; mais si Winter m'avait vu, il aurait été capable de m'assommer d'un coup de crosse. Depuis longtemps il espérait la croix, et pensait toujours qu'il pourrait l'avoir avec la pension. Le déserteur courait donc à l'escalier. Tout à coup il s'aperçut qu'on avait retiré l'échelle qui monte au niveau des huit premières marches, et s'arrêta stupéfait !… Nous approchions… il nous entendit, et se remit à courir plus vite, à droite, du côté de la demi-lune. Le pauvre diable roulait pardessus les tas de neige ; Winter l'ajustait chaque fois en criant : – Halte ! Rends-toi ! Mais il se relevait et recommençait à courir. Derrière l'avancée, sous le pont-levis, on croyait l'avoir perdu ; le caporal me criait : – Approche donc, mille tonnerres ! quand nous le vîmes appuyé contre le mur, pâle comme la mort ; Winter alors lui mit la main sur le collet et dit : – Je te tiens ! Ensuite il lui arracha une épaulette en criant : – Tu n'es pas digne de porter ça !… Allons !… avance ! Il l'entraîna hors de son coin, leva le falot en face de sa figure, et nous vîmes un beau garçon de dix-huit à dix-neuf ans, grand, mince, avec de toutes petites moustaches blondes et des yeux bleus. En le voyant là si pâle, le poing de Winter sur la gorge, je me représentai le père et la mère de ce malheureux ; mon cœur se serra, je ne pus m'empêcher de dire : – Allons, Winter, c'est un enfant… un véritable enfant… il ne recommencera plus !… Mais Winter, qui croyait déjà tenir la croix, se retourna furieux en me criant : – Dis donc, toi, juif, tâche de te taire, ou je te passe ma baïonnette dans le ventre ! Et je pensai : « Canaille ! que ne fait-on pas, pour avaler des petits verres jusqu'à la fin de ses jours ! » J'avais de l'horreur pour cette homme : il y a des bêtes féroces dans la race humaine ! Chevreux, Somme et Dubourg ne disaient rien. Winter se mit donc en marche du côté de la poterne, la main sur le collet du déserteur. – S'il s'arrête, criait-il, donnez-lui des coups de crosse dans le dos. Ah ! brigand, tu désertes en face de l'ennemi… Ton affaire est claire ; mardi prochain, tu dormiras sous le gazon de la demi-lune… Avanceras-tu ?… Donnez-lui donc des coups de crosse, fainéants ! Ce qui me faisait le plus de peine, c'était d'entendre les grands soupirs du malheureux ; il soupirait tellement, à cause de l'épouvante d'être pris et de savoir qu'il serait fusillé, qu'on l'entendait à quinze pas ; la sueur m'en coulait sur le front. Et puis, de temps en temps, il se tournait, et me regardait avec de grands yeux que je n'oublierai jamais, comme pour me dire : « Sauvez-moi ! » Si j'avais été seul avec Dubourg et Chevreux, nous l'aurions relâché ; mais Winter l'aurait plutôt massacré. C'est ainsi que nous arrivâmes au bas de la poterne. On fit passer le déserteur devant. En haut, un sergent avec quatre hommes du poste voisin, était déjà là, qui nous attendait. – Qu'est-ce que c'est ? demanda le sergent. – Un déserteur, répondit Winter. Le sergent, – un vieux, – regarda et dit : – Menez-le au poste. – Non, répondit Winter, il va venir avec nous au poste de la place. – Je vais vous donner deux hommes de renfort, dit le sergent. – Nous n'en n'avons pas besoin, répondit Winter brusquement ; nous l'avons pris tout seuls, et nous sommes assez forts pour le garder. Alors le sergent vit que nous aurions seuls la gloire, et ne répondit plus rien. Nous repartîmes l'arme au bras ; le prisonnier, tout déchiré et sans shako, marchait au milieu de nous. Bientôt nous arrivâmes sur la petite place ; il ne restait plus qu'à traverser la vieille halle pour entrer au corps de garde. Le canon de l'arsenal tonnait toujours ; comme nous allions sortir de la halle, un de ses éclairs remplit la voûte en face ; le prisonnier vit la porte du cachot, à gauche, avec ses grosses serrures, et cette vue lui donna des forces terribles : il s'arracha le collet, et se rejeta sur nous, les deux bras écartés en arrière. Winter avait été presque renversé, mais ensuite il se précipita sur le déserteur en criant : – Ah ! brigand ! tu veux te sauver ! Nous ne voyions plus rien, le falot roulait à terre, Chevreux criait : – À la garde ! à la garde !… Tout cela ne dura pas même une minute, et la moitié du poste d'infanterie arrivait déjà, sous les armes. Nous revîmes alors le prisonnier, assis au bord de la rampe entre les piliers ; le sang lui coulait de la bouche ; il n'avait plus que la moitié de sa veste, et se penchait en tremblant des pieds à la tête. Winter le tenait par la nuque, et dit au lieutenant Schnindret, qui regardait : – Un déserteur, lieutenant, il a voulu s'échapper deux fois, mais Winter était là. – C'est bon, répondit le lieutenant, qu'on cherche le geôlier. Deux soldats s'éloignèrent. Plusieurs de nos camarades de la garde nationale étaient descendus ; personne ne disait rien. Malgré la dureté des hommes, quand on voit un malheureux dans cette position, et qu'on pense : « Après demain, il sera fusillé ! » chacun se tait, et même un grand nombre le relâcheraient, s'ils pouvaient. Au bout de quelques instants, Harmantier, avec sa camisole en tricot et sa trousse de clefs, arriva. Le lieutenant lui dit : – Enfermez cet homme ! – Allons, debout et marchez ! dit-il au déserteur, qui se leva et suivit Harmentier, entouré de tout le monde. Le geôlier ouvrit les deux portes massives du cachot ; le prisonnier entra sans résistance, puis les grosses serrures et les verrous se refermèrent. Le lieutenant nous dit : – Que chacun retourne à son poste. Et nous remontâmes l'escalier de la mairie. Ces choses m'avaient tellement bouleversé, que je ne pensais plus à ma femme et à mes enfants. Mais une fois en haut, dans la grande salle chaude, pleine de fumée, – avec toute la race qui riait et se glorifiait d'avoir pris un pauvre déserteur sans défiance, – songeant que j'étais la cause de ce malheur, la désolation entra dans mon âme. Je m'étendis sur le lit de camp, rêvant à toutes les misères de ce monde, à Zeffen, à Sâfel, à mes enfants, qui peut-être un jour seraient arrêtés aussi, parce qu'ils n'aimeraient pas la guerre. – Et les paroles de l'Éternel me revinrent, lorsque le peuple voulait un roi, et qu'il dit à Samuel : « Obéis à la voix des peuples en ce qu'ils te demanderont, car ce n'est pas toi qu'ils rejettent, c'est moi-même, afin que je ne règne point sur eux. Mais ne manque pas de leur prophétiser comment les traitera le roi qu'ils vont choisir. Dis-leur : – Ce roi prendra vos fils et les mettra dans ses armées, pour courir devant son char. Il les prendra pour ses instruments de guerre. Il prendra aussi vos filles, pour en faire des parfumeuses. Il prendra vos champs, vos vignes et les terres où sont vos oliviers, et il les donnera à ses serviteurs. Il prendra vos serviteurs et vos servantes et l'élite de vos jeunes gens. Il dîmera vos troupeaux et vous serez ses esclaves. En ce jour-là vous crierez, mais l'Éternel ne vous écoutera point. » Ces pensées me désolaient ; ma seule consolation était de savoir mes fils Frômel et Itzig en Amérique. Je résolus d'envoyer aussi Sâfel, David et Esdras là-bas, quand le temps serait venu. Ces rêveries durèrent jusqu'au jour. Je n'écoutais point les éclats de rire ni les plaisanteries des gueux. De temps en temps ils venaient me secouer en disant : – Moïse, va remplir ta cruche d'eau-de-vie, le sergent te donne la permission. Mais je ne voulais pas les entendre. Vers quatre heures du matin, nos canons de l'arsenal ayant démonté les obusiers des Russes sur la côte des Quatre-Vents, les patrouilles cessèrent. À sept heures juste, on vint nous relever. Nous descendîmes un à un, le fusil sur l'épaule. On se mit en rang derrière la mairie, et le capitaine Vigneron nous commanda : – Portez armes ! Présentez armes ! Haut armes ! Rompez les rangs ! Chacun partit de son côté, bien content d'être débarrassé de la gloire. Je pensais courir tout de suite aux casemates, – après avoir déposé mon fusil, – chercher Sorlé, Zeffen et les enfants ; mais quelle ne fut pas ma joie de voir le petit Sâfel déjà sur notre porte ! À peine m'eut-il vu tourner le coin, qu'il accourut en criant : – Nous sommes tous rentrés… nous t'attendons. Je me baissai pour l'embrasser. Dans le même instant, Zeffen ouvrait la fenêtre en haut et me montrait son petit Esdras, Sorlé riait derrière ; et je montai bien vite, bénissant le Seigneur de nous avoir délivrés de tous les malheurs, et m'écriant en moi-même : « L'Éternel est pitoyable, miséricordieux, tardif en sa colère, abondant en ses grâces. Que la gloire de l'Éternel soit toujours ! Que l'Éternel se réjouisse en ses œuvres ! » XIV C'est encore un des bons moments de ma vie, Fritz. À peine en haut, Zeffen et Sorlé étaient dans mes bras ; les petits êtres se penchaient sur mes épaules, je sentais leurs bonnes grosses lèvres sur mes joues ; Sâfel me tenait par la main, et je ne pouvais rien dire, mes yeux se remplissaient de larmes. Ah ! si nous avions eu Baruch avec nous, quel aurait été notre bonheur ! Enfin, j'allai déposer mon fusil et suspendre ma giberne au fond de l'alcôve. Les enfants riaient, la joie était encore une fois à la maison. Et quand je revins dans ma vieille capote de castorine et mes gros bas de laine bien chauds, quand je m'assis dans le vieux fauteuil, en face de la petite table garnie d'écuelles, où Zeffen versait déjà la soupe ; quand je me revis au milieu de toutes ces figures contentes, les yeux écarquillés et les petites mains tendues, j'aurais voulu chanter comme un vieux pinson sur sa branche, au-dessus du nid où les petits ouvrent le bec et battent des ailes. Je les bénis cent fois en moi-même. Sorlé, qui voyait dans mes yeux ce que je pensais, me dit : – Ils sont encore là tous ensemble, Moïse, comme ils étaient hier ; le Seigneur les a préservés. – Oui, que le nom de l'Éternel soit béni dans tous les siècles ! lui répondis-je. Pendant le déjeuner, Zeffen me raconta leur arrivée dans la grande casemate de la caserne, pleine de gens étendus à droite et à gauche sur des paillasses, les cris des uns, l'épouvante des autres, qui gagnait tout le monde, le tourment de la vermine, l'eau qui dégouttait de la voûte, la quantité d'enfants qui ne pouvaient pas dormir, et qui ne faisaient que pleurer, les plaintes de cinq ou six vieux criant de minute en minute : – Ah ! c'est notre dernière heure !… Ah ! qu'il fait froid !… Ah ! nous n'en reviendrons pas… c'est fini !… Puis tout à coup le grand silence qui s'était établi, quand le canon avait tonné vers dix heures, ces coups qui se suivaient d'abord lentement, ensuite comme le roulement d'un orage, les éclairs qu'on voyait à travers les blindages de la porte, la vieille Christine Evig, qui récitait son chapelet tout haut comme à la procession, et les autres femmes qui lui répondaient ensemble. En me racontant ces choses, Zeffen serrait son petit Esdras avec force, et moi qui tenais David sur mes genoux, je l'embrassais en pensant : « Oui, mes pauvres enfants, vous avez bien souffert ! » Malgré la joie de nous voir tous sauvés, l'idée du déserteur dans son cachot à l'hôtel de ville me revenait ; il avait aussi ses parents ! Et quand on songe à toutes les peines que les père et mère ont eues pour élever un enfant, aux nuits qu'ils ont passées pour le consoler lorsqu'il pleurait, à leurs soucis lorsqu'il était malade, à leurs espérances lorsqu'ils le voyaient grandir ; et puis qu'on se figure quelques vétérans réunis autour d'une table, pour le juger et l'envoyer tranquillement fusiller derrière le bastion de la Glacière, cela vous fait frémir, surtout quand on se dit : « Sans moi, ce garçon courrait les champs ; il serait sur le chemin de son village ; il arriverait peut-être demain à la porte des pauvres vieux et leur crierait : « Ouvrez… c'est moi !… » Des idées pareilles seraient capables de vous tourner la tête. Je n'osais rien dire à ma femme et à mes enfants de l'arrestation du malheureux ; j'étais là tout pensif. Dehors, les détachements de la Roulette, des Trois-Maisons, de La Fontaine-du-Château passaient dans la rue en marquant le pas ; des bandes d'enfants couraient dans la ville à la recherche des éclats d'obus ; les voisins se réunissaient pour se raconter les histoires de la nuit : les toits défoncés, les cheminées renversées, les peurs qu'on avait eues. On entendait leurs voix monter et descendre, leurs éclats de rire. Et j'ai vu par la suite que c'était chaque fois la même chose après un bombardement ; aussitôt l'averse passée, on n'y pensait plus, on criait : – Vive la joie !… Les ennemis sont en déroute. Comme nous étions là tout rêveurs, quelqu'un monta l'escalier. Nous écoutons, et notre sergent, son fusil sur l'épaule, la capote et les guêtres couvertes de boue, ouvre la porte en criant : – À la bonne heure, père Moïse, à la bonne heure, on s'est distingué cette nuit ! – Hé ! qu'est-ce que c'est donc, sergent ? lui demanda ma femme tout étonnée. – Comment, il ne vous a pas encore raconté son action d'éclat, madame Sorlé ? Il ne vous a pas dit que le garde national Moïse, sur les neuf heures, étant en patrouille au bastion de l'Hôpital, a signalé et puis arrêté un déserteur en flagrant délit ? C'est sur le procès-verbal du lieutenant Schnindret. – Mais je n'étais pas seul, m'écriai-je désolé, nous étions quatre. – Bah ! vous avez découvert la piste, vous êtes descendu dans les fossés, vous avez porté le falot. Père Moïse, il ne faut pas diminuer votre belle action, vous avez tort. Vous allez être proposé pour caporal. Demain, le conseil de guerre se réunira à neuf heures, soyez tranquille, on va soigner votre homme ! Représente-toi ma mine, Fritz ! Sorlé, Zeffen, les enfants me regardaient, et je ne savais quoi répondre. – Allons, reprit le sergent en me serrant la main, je vais changer de tenue. Nous recauserons de ça, père Moïse. J'ai toujours dit que vous finiriez par être un fameux lapin. Il riait en dessous, comme à l'ordinaire, en clignant des yeux, puis il traversa l'allée et entra dans sa chambre. Ma femme était toute pâle. – C'est donc vrai, Moïse ? me dit-elle au bout d'un instant. – Hé ! je ne savais pas qu'il voulait déserter, Sorlé, lui répondis-je. Et puis ce garçon aurait dû regarder de tous les côtés ; il aurait dû descendre sur la place de l'Hôpital pour faire le tour des fumiers, et même entrer dans la ruelle, pour voir si personne ne venait ; il est cause lui-même de son malheur. Moi, je ne savais rien, je… Mais Sorlé ne me laissa pas finir et s'écria : – Vite, Moïse, cours chez Burguet ; si cet homme est fusillé son sang retombera sur nos enfants. Dépêche-toi, ne perds pas une minute. Elle levait les mains, et je sortis dans un grand trouble. Ma seule crainte était de ne pas trouver Burguet chez lui ; heureusement, en ouvrant sa porte au premier étage de l'ancienne maison Cauchois, je vis le grand Vésenaire en train de lui faire la barbe, au milieu des tas de bouquins et de papiers qui remplissaient sa chambre. Burguet était assis, la serviette au menton. – Hé ! c'est vous, Moïse ! s'écria-t-il tout joyeux ; qu'est-ce qui me procure le bonheur de votre visite ? – Je viens vous demander un service, Burguet. – Si c'est un service d'argent, fit-il, nous allons être embarrassés. Il riait, et sa servante, Marie Loriot, qui nous entendait de la cuisine, ouvrit la porte et pencha sa tignasse rouge dans la chambre en criant : – Je crois bien que nous serions embarrassés ! Nous devons encore notre barbe à Vésenaire depuis trois mois ; n'est-ce pas, Vésenaire ? Elle disait cela sérieusement, et Burguet, au lieu de se fâcher, riait de bon cœur. J'ai toujours pensé qu'un homme de tant d'esprit avait en quelque sorte besoin de voir la bêtise humaine incarnée dans un être pareil, pour rire à son aise et se faire du bon sang. Jamais il n'a voulu renvoyer cette Marie Loriot. Enfin, pendant que Vésenaire continuait à le raser, je lui racontai notre patrouille et l'arrestation du déserteur, en le priant de défendre ce malheureux, et lui disant qu'il était seul capable de le sauver et de rendre la tranquillité non seulement à moi, mais à Sorlé, à Zeffen, à toute ma maison, car nous étions tous désolés, et nous mettions notre confiance en lui. – Ah ! vous me prenez par mon faible, Moïse, s'écria-t-il ; du moment que je puis seul sauver cet homme, il faut bien que j'essaye. Mais ce sera difficile ! Depuis quinze jours, la désertion commence… Le conseil veut faire un exemple… L'affaire est grave ! – Vous avez de la monnaie, Moïse, donnez quatre sous à Vésenaire pour aller boire la goutte. Je donnai quatre sous à Vésenaire, qui sortit en faisant un grand salut. Ensuite Burguet finit de s'habiller, il me prit par le bras, en disant : – Allons voir ! Et nous descendîmes ensemble pour aller à la mairie. Bien des années se sont écoulées depuis ce jour, eh bien ! il me semble encore arriver sous la voûte et entendre Burguet crier : – Hé ! sergent, faites prévenir le guichetier que le défenseur du prisonnier est là. Harmantier arrive, il salue et ouvre la porte. Nous descendons dans ce cachot plein de puanteur, et nous voyons dans le coin à droite sur de la paille, une figure ramassée en rond. – Levez-vous, dit Harmantier, voici votre défenseur. Le malheureux se remue, il se lève dans l'ombre ; Burguet se penche en disant : – Voyons… du courage ! Je viens m'entendre avec vous sur la défense. Et l'autre se met à sangloter. Quand un homme est renversé, déchiré, battu jusqu'à ne pouvoir plus se tenir sur ses jambes, quand il sait que la loi est contre lui, qu'il faut mourir sans revoir ceux qu'il aime, il devient faible comme un enfant. Ceux qui battent leurs prisonniers sont de grands misérables. – Voyons, asseyez-vous là sur le bord du lit de camp, dit Burguet. Comment vous appelez-vous ? de quel endroit êtesvous ? Harmantier, donnez donc un peu d'eau à cet homme, pour qu'il se rafraîchisse et se lave. – Il en a, monsieur Burguet, il en a dans le coin. – Ah ! bien. – Remettez-vous, mon garçon. Plus il parlait avec douceur, plus le malheureux pleurait. Il finit pourtant par dire que sa famille demeurait près de Gérardmer, dans les Vosges ; que son père s'appelait Mathieu Belin, qu'il était pêcheur à Retournemer. Burguet lui tirait chaque parole de la bouche ; il voulait tout savoir en détail sur le père et la mère, les frères et les sœurs. Je me rappelle que le père avait servi sous la République, et qu'il avait même été blessé à Fleurus ; que le frère aîné était mort en Russie ; que celui-ci se trouvait être le deuxième garçon enlevé par la conscription, et qu'il restait à la maison trois sœurs plus jeunes que lui. Tout cela venait lentement ; les coups de Winter l'avaient tellement abattu, qu'il se laissait aller et s'affaissait comme un corps sans âme. Tu penses bien, Fritz, qu'il y avait encore autre chose – ce garçon était jeune – quelque chose qui me rappela le temps où j'allais de Phalsbourg à Marmoutier en deux heures, pour voir Sorlé. Ah ! le malheureux, quand il nous raconta cette histoire en sanglotant, la figure dans ses mains, je sentis mon cœur se fondre. Burguet était bouleversé ; lorsqu'au bout d'une heure nous ressortîmes, il s'écria : – Allons… espérons !… Vous serez jugé demain… Ne perdez pas tout courage. – Harmantier, il faut donner une capote à cet homme ; le froid est terrible, surtout la nuit. – Votre affaire est grave, mon garçon, mais elle n'est pas désespérée. Tâchez de vous présenter le plus proprement possible à l'audience ; le conseil a toujours des égards pour les accusés en bonne tenue. Une fois dehors, il me dit : – Moïse, vous enverrez une chemise propre à cet homme. Sa veste est déchirée, n'oubliez pas de lui faire parvenir une tenue complète ; c'est toujours par la tenue que les soldats jugent un homme. – Soyez tranquille, lui répondis-je. Les portes du cachot étaient déjà refermées, nous traversions la halle. – Maintenant, dit Burguet, je rentre. Je vais réfléchir. Il est heureux que le frère soit resté en Russie et que le père ait servi ; c'est une ressource. Nous étions arrivés au coin de la rue du Rempart ; il continua sa route, et je rentrai chez nous plus désolé qu'auparavant. Tu ne peux pas te figurer mon chagrin, Fritz ; quand on a toujours eu la conscience en repos, c'est terrible de se faire des reproches, de se dire : « Si cet homme est fusillé, si le père, la mère, les sœurs, et l'autre là-bas qui l'attend, sont dans la désolation, c'est toi, Moïse, qui en seras cause. » Par bonheur l'ouvrage ne manquait pas à la maison ; Sorlé venait d'ouvrir le vieux magasin pour commencer à vendre nos eaux-de-vie, tout était plein de monde. Depuis huit jours, les cabaretiers, les cafetiers, les aubergistes ne trouvaient plus à remplir leurs tonneaux ; ils étaient sur le point de fermer boutique. Juge de la presse ! Ils arrivaient tous à la file avec leurs brocs, leurs petites tonnes et leurs cruches. Les vieux ivrognes aussi se faisaient place, en écartant les coudes ; Sorlé, Zeffen et Sâfel n'avaient pas le temps de servir. Le sergent disait qu'il faudrait mettre un piquet à notre porte pour empêcher les disputes, car plusieurs de ces gens criaient qu'on avait passé leur tour, et que leur argent valait celui des autres. Il se passera des années avant qu'on voie une foule pareille chez un marchand de Phalsbourg. Je n'eus que le temps de dire à ma femme que Burguet défendrait le déserteur, et de descendre à la cave remplir les deux tonnes du comptoir, qui étaient déjà vides. Quinze jours après, Sorlé doubla nos prix ; nos deux premières pipes étaient vendues, et ce prix extraordinaire n'empêcha pas la presse de continuer. Les gens trouvent toujours de l'argent pour l'eau-de-vie et pour le tabac, même lorsqu'il n'en reste plus pour le pain. Voilà pourquoi les gouvernements mettent leurs plus fortes impositions sur ces deux articles ; elles seraient encore plus fortes, que l'on ne verrait pas de diminution ; seulement les enfants périraient de misère. J'ai vu cela, j'ai vu cette grande folie des hommes, et chaque fois que j'y pense, j'en suis étonné. Enfin, ce jour-là, il fallut continuer de servir jusqu'à sept heures du soir, au moment de la retraite. Le plaisir de gagner de l'argent m'avait fait oublier le déserteur ; ce n'est qu'après souper, à la nuit close, que l'idée de cet homme me revint, mais je n'en dis pas un mot ; nous étions tous si fatigués et si contents de la journée, que nous ne voulions pas nous troubler par des pensées pareilles. Seulement, après que Zeffen et ses enfants se furent retirés, je racontai à Sorlé notre visite au prisonnier. Je lui dis aussi que Burguet avait de l'espoir, ce qui lui fit bien plaisir. Vers neuf heures, nous dormions tous à la grâce de Dieu. XV Cette nuit-là, Fritz, tu peux me croire, malgré la fatigue je ne dormis pas beaucoup. L'idée du déserteur me tourmentait ; je savais que s'il était fusillé, Zeffen et Sorlé ne s'en consoleraient jamais ; je savais aussi qu'au bout de trois ou quatre ans, la mauvaise race dirait : « Regardez ce Moïse, avec sa grosse capote brune, son chapeau penché sur la nuque et son air de brave homme, eh bien ! pendant le blocus, il a fait arrêter un pauvre déserteur qu'on a fusillé : fiez-vous donc à la mine des juifs ! » Voilà ce qu'on n'aurait pas manqué de dire car la seule consolation des gueux est de faire croire que tout le monde leur ressemble. Et puis moi-même, combien de fois ne me serais-je pas reproché la mort de cet homme dans des temps de malheur, ou durant la vieillesse, quand on n'a plus une minute de repos ! Combien de fois ne me serais-je pas dit que c'était une punition de l'Éternel, que ce déserteur s'acharnait sur moi ! J'aimais donc mieux arranger l'affaire tout de suite, autant que possible, et sur les six heures du matin, j'étais dans ma vieille boutique de la halle, en train de choisir avec la lanterne, des épaulettes et mes meilleurs effets. Je les mis dans une serviette, et je les portai chez Harmantier au petit jour. Le conseil de guerre spécial, qu'on appelait le conseil de Ventôse, je ne sais pourquoi, devait se réunir à neuf heures ; il se composait du gros major, président, de quatre capitaines et de deux lieutenants. Le capitaine de la légion étrangère, Monbrun, devait être rapporteur, le brigadier Duphot, greffier. Mais une chose étonnante, c'est que toute la ville le savait d'avance, et qu'à sept heures les Nicaise, les Pigot, les Vinatier, etc., sortaient de leurs baraques décrépites et remplissaient déjà toute la mairie : – la voûte, l'escalier, la grande salle en haut, – riant, sifflant, trépignant, comme les jours de combats d'ours, chez Klein, au Bœuf. On ne voit plus rien de pareil aujourd'hui ; grâce à Dieu, les gens sont devenus plus doux, plus humains ; mais, après toutes ces guerres, un déserteur faisait moins de pitié qu'un renard pris au collet, ou qu'un loup qu'on mène à la muselière. En voyant cela, je perdis courage ; toute l'admiration que j'avais pour le talent de Burguet ne m'empêcha pas de penser : « Cet homme est perdu !… Qui pourrait le sauver, quand la multitude vient le voir condamner et mener au bastion de la Glacière ? » J'en fus accablé ! J'entrai dans la petite loge de Harmantier, tout tremblant, et je lui dis : – Voici pour le déserteur. Remettez-lui cela de ma part. – C'est bien, fit-il ! Je lui demandai s'il avait confiance dans Burguet. Il leva les épaules et me répondit : – Il faut des exemples ! Dehors, les trépignements continuaient, et lorsque je sortis, des coups de sifflet partirent du balcon, de la voûte et de partout avec les cris de : – Moïse !… Hé ! Moïse !… par ici !… Mais je ne tournai pas la tête, et je rentrai chez nous bien triste. Sorlé me remit l'assignation de comparaître au conseil de guerre comme témoin, qu'un gendarme venait d'apporter ; et jusque vers neuf heures je restai tout pensif derrière notre poêle, songeant au moyen d'excuser le prisonnier. Sâfel jouait avec les enfants ; Zeffen et Sorlé étaient descendues pour continuer à vendre nos eaux-de-vie. Quelques instants avant neuf heures, je partis pour l'hôtel de ville ; il était déjà tellement plein de monde, que, sans le piquet de la porte et les gendarmes répandus à l'intérieur, les témoins auraient eu de la peine à passer. Dans le moment où j'arrivais là-haut, le capitaine Monbrun commençait à lire son rapport. Burguet se tenait assis en face, la tête penchée sur la main. On me fit entrer dans une petite salle, où se trouvaient aussi Winter, Chevreux, Dubourg, avec le gendarme Fiegel ; de sorte que nous n'entendîmes rien avant d'être appelés. Contre le mur à droite, on voyait écrit en grosses lettres que ceux des témoins qui ne diraient pas la vérité passeraient au conseil, et supporteraient la même peine que l'accusé principal. Cela vous donnait à réfléchir, et je résolus tout de suite de ne rien cacher d'après la justice et le bon sens. Le gendarme nous avertit aussi qu'il nous était défendu de parler entre nous. Au bout d'un quart d'heure, on appela Winter, et puis, de dix minutes en dix minutes, Chevreux, Dubourg et moi. Quand je rentrai dans la salle du conseil, les juges étaient tous à leur place ; le gros major avait posé son chapeau devant lui, sur le bureau ; le greffier taillait sa plume. Burguet me regarda d'un air calme. Dehors on trépignait, et le major dit au brigadier : – Prévenez le public que si ce bruit continue, je vais faire évacuer la mairie. Aussitôt le brigadier sortit, et le major me dit : – Garde national Moïse, faites votre déposition. Que savezvous ? Je racontai les choses simplement. Le déserteur à gauche, entre deux gendarmes, avait plutôt l'air mort que vivant. J'aurais bien voulu le décharger de tout ; mais quand on a peur pour son propre compte, quand de vieux officiers en grande tenue, les sourcils froncés, vous regardent jusqu'au fond de l'âme, le plus simple et le meilleur, c'est de ne pas mentir : un père de famille doit d'abord penser à ses enfants ! Enfin, je racontai tout ce que j'avais vu, ni plus ni moins, et finalement le major me dit : – Cela suffit ! vous pouvez vous retirer. Mais voyant que les autres, Winter, Chevreux, Dubourg, restaient assis sur le banc à gauche, je fis comme eux. Presque aussitôt cinq ou six vauriens s'étant mis à trépigner, en murmurant : « À mort !… à mort !… » le président dit au brigadier de les empoigner, et, malgré leur résistance, ils furent tous conduits au violon. Le silence s'établit alors dans la salle du conseil, mais dehors les trépignements continuaient. – Rapporteur, vous avez la parole, dit le gros major. Ce rapporteur, que je crois voir encore, et que j'entends comme s'il parlait, était un homme de cinquante ans, trapu, la tête dans les épaules, le nez long, gros et tout droit, le front très large avec des cheveux noirs et luisants, quelques poils de moustache et les yeux vifs. Pendant qu'il écoutait, sa tête tournait à droite et à gauche, comme sur un pivot ; on voyait son grand nez et le coin de son œil, mais il ne bougeait pas les coudes de dessus sa table. On aurait dit un de ces grands corbeaux qui semblent dormir dans les prés à la fin de l'automne et qui voient pourtant ce qui se passe autour d'eux. De temps en temps il levait un bras en l'air, comme pour retirer sa manche, à la mode des avocats. Il était en grande tenue, et parlait terriblement bien, d'une voix claire et forte en s'arrêtant, et regardant les gens pour voir s'ils étaient de son avis ; et quand on faisait seulement une petite grimace, aussitôt il recommençait d'une autre manière, et vous forçait en quelque sorte de comprendre malgré vous. Moi, voyant qu'il avançait tout doucement, sans se presser ni rien oublier, pour bien faire voir que le déserteur était en route lorsque nous l'avions pris ; qu'il avait non seulement l'idée de se sauver, mais qu'il était déjà hors de la place, – tout aussi coupable que si nous l'avions pris dans les rangs de l'ennemi ! – pendant qu'il montrait ces choses clairement, je m'indignais parce qu'il avait raison et je pensais : « Maintenant, que voulez-vous qu'on réponde ? » Et puis, quand il dit que le plus grand crime est d'abandonner son drapeau, parce qu'on trahit ensemble son pays, sa famille, tous ceux auxquels on doit la vie, et qu'on se rend indigne de vivre ; quand il dit que le conseil de guerre suivrait la conscience de tous les gens de cœur, de tous ceux qui tenaient à l'honneur de la France, qu'il donnerait un nouvel exemple de sa fermeté pour le salut du pays et la gloire de l'Empereur ; qu'il montrerait aux nouvelles recrues qu'on ne peut compter que sur l'accomplissement du devoir et l'obéissance à la discipline ; quand il dit toutes ces choses avec une force et une clarté terribles, et que j'entendis derrière nous de temps en temps, un murmure de contentement et d'admiration, alors Fritz, j'aurais cru que l'Éternel seul pouvait sauver cet homme. Le déserteur, les deux bras pliés sur le pupitre, la figure dessus, ne bougeait pas ; il pensait sans doute comme moi, comme toute la salle et le conseil lui-même. – Ces vieux semblaient satisfaits, ils voyaient que le rapporteur disait très bien ce qu'ils pensaient depuis longtemps ; le contentement était peint sur leur figure. Cela dura plus d'une heure. Le capitaine s'arrêtait quelquefois une seconde, pour vous donner le temps de réfléchir à ce qu'il avait dit ; j'ai toujours cru qu'il avait été procureur impérial, ou même quelque chose de plus dangereux pour ceux qui désertent. Je me souviens qu'il finit en disant : – Vous ferez un exemple ! vous serez d'accord avec vousmêmes ; vous ne perdrez pas de vue qu'en ce moment la fermeté du conseil est plus nécessaire que jamais au salut de la patrie. Lorsqu'il s'assit, un si grand murmure de satisfaction s'éleva dans la salle, qu'il gagna tout de suite l'escalier, et qu'on entendit crier dehors : – Vive l'Empereur ! Le gros major et les autres membres du conseil se tournèrent en souriant l'un vers l'autre, comme pour dire : « L'affaire est entendue, le reste est pour la cérémonie ! » Les cris redoublaient dehors. Cela dura plus de dix minutes ; à la fin, le gros major s'écria : – Brigadier, si le tumulte continue, faites évacuer l'hôtel de ville. Commencez par la salle. Et tout de suite le silence se rétablit, car chacun était curieux de savoir ce que Burguet pourrait répondre. Je n'aurais plus donné deux liards de la vie du déserteur. – Défenseur, vous avez la parole, dit le major, et Burguet se leva. Maintenant, Fritz, si j'avais seulement l'idée de te répéter ce que Burguet dit pendant une heure, pour sauver la vie d'un pauvre conscrit ; si je voulais te peindre sa figure, la douceur de sa voix, et puis ces cris qui vous déchiraient l'âme, et puis ses silences et ses réclamations ; si j'avais une idée pareille, je me regarderais comme un être plein d'orgueil et de vanité. Non, jamais on n'a rien entendu de plus beau : ce n'était pas un homme qui parlait, c'était une mère qui veut arracher son enfant à la mort. – Ah ! quelle grande chose d'avoir ce talent de toucher et de faire pleurer ceux qui nous écoutent ! Mais ce n'est pas du talent, c'est du cœur qu'il faut dire. – Quel homme n'a pas commis de faute ? Quel homme ne mérite pas de pitié ? Voilà ce qu'il disait, en demandant au conseil s'il se trouvait un seul homme sans reproches ; si jamais une mauvaise idée n'était venue aux plus braves ; s'ils n'avaient jamais eu, même un jour, même une seconde, la pensée de courir à leur village, quand ils étaient jeunes, quand ils avaient dix-huit ans, quand le père, la mère, les amis d'enfance étaient tout pour eux, et qu'ils ne connaissaient rien d'autre au monde ? – Un pauvre enfant sans instruction, sans connaissance de la vie, enlevé du jour au lendemain, jeté dans les armées, que peut-on lui demander ? Quelle faute ne peut-on pas lui pardonner ? Est-ce qu'il connaît la patrie, l'honneur du drapeau, la gloire de Sa Majesté ? Est-ce que ces grandes idées ne lui viennent pas plus tard ? Et puis il demandait à ces vieux s'ils n'avaient pas de fils ; s'ils étaient sûrs que, dans le moment même, ce fils ne commettait pas une faute entraînant la peine de mort ? Il leur disait : – Plaidez pour lui ! Que diriez-vous ?… Vous diriez : « Je suis un vieux soldat, j'ai versé mon sang pour la France pendant trente ans, je suis devenu blanc sur les champs de bataille, je suis criblé de blessures, j'ai gagné chaque grade à la pointe de l'épée. Eh bien ! prenez mes épaulettes, prenez mes décorations, prenez tout, mais rendez-moi mon enfant. Que mon sang soit le prix de sa faute ! Il ne connaissait pas la grandeur de son crime, il était trop jeune, c'est un conscrit ; il nous aimait, il voulait nous embrasser, et puis rejoindre. Il aimait une jeune fille… Ah ! vous avez été jeunes aussi ! Pardonnez-lui… Ne déshonorez pas un vieux soldat dans son fils. » – Vous diriez peut-être encore : « J'avais d'autres enfants… Ils sont morts pour la patrie… Comptez-lui leur sang, et rendezmoi celui-ci… c'est le dernier qui me reste ! » – Voilà ce que vous diriez, et beaucoup mieux que moi, parce que vous seriez le père, le vieux soldat qui parle de ses services ! – Eh bien ! le père de ce jeune homme parlerait comme vous. C'est un vieux soldat de la République. Il est parti avec vous peut-être, quand les Prussiens entraient en Champagne ; il a été blessé à Fleurus… C'est un ancien compagnon d'armes !… L'aîné de ses fils est resté en Russie !… » Et Burguet, en parlant, pâlissait ; on aurait cru que la douleur avait détruit ses forces et qu'il allait tomber. Le silence était si grand, qu'on entendait respirer toute la salle. Le déserteur sanglotait. Chacun pensait : « C'est fini, Burguet ne peut plus continuer, il va falloir l'emporter ! » Mais tout à coup, il recommençait d'une autre manière plus douce ; il parlait lentement… Il racontait la vie du pauvre paysan et de sa femme, qui n'avaient plus qu'une seule consolation, une seule espérance sur la terre : leur enfant ! On écoutait, on voyait ces gens, on les entendait parler entre eux ; on voyait le vieux chapeau du temps de la République, audessus de la porte. – Et quand on ne pensait qu'à cela, tout à coup Burguet montrait le vieux et sa femme apprenant que leur fils avait été tué, non par les Russes ou les Allemands, mais par des Français… On entendait le cri de ce vieux !… Tiens, Fritz, c'était épouvantable ; j'aurais voulu me sauver. – Les officiers du conseil, dont plusieurs étaient mariés, regardaient devant eux, les yeux fixes, le poing fermé ; leurs moustaches grises tremblotaient. Le major avait levé deux ou trois fois la main, comme pour faire signe que c'était assez ; mais Burguet avait toujours quelque chose de plus fort à dire, de plus juste et de plus grand. Son discours dura jusque vers onze heures, alors il s'assit ; on n'entendait plus un murmure dans les trois salles, ni dehors. Et l'autre, le rapporteur, recommença, disant que tout cela ne signifiait rien : que c'était malheureux pour le père d'avoir un fils indigne, que chacun tenait à ses enfants, mais qu'il fallait leur apprendre à ne pas déserter en face de l'ennemi ; qu'avec toutes ces raisons, on ne fusillerait personne, que la discipline serait détruite de fond en comble, qu'on ne pourrait plus avoir d'armée, et que l'armée fait la force et la gloire du pays. Burguet répliqua presque aussitôt après. Je ne me rappelle pas ce qu'il dit ; tant de choses ne pouvaient m'entrer à la fois dans la tête. Mais ce que je n'oublierai jamais, c'est que, vers une heure, le conseil nous ayant fait sortir pour délibérer, – pendant qu'on reconduisait le déserteur au cachot, – on nous permit de rentrer au bout de quelques minutes, et que le major lui-même, debout sur l'estrade où l'on tire à la conscription, déclara que l'accusé Jean Belin était acquitté, et qu'il donna l'ordre de le relâcher tout de suite. C'était le premier acquittement depuis le départ des prisonniers espagnols, avant le blocus ; les gueux venus en foule pour voir condamner et fusiller un homme ne pouvaient y croire ; plusieurs criaient en dessous : – Nous sommes trahis ! Mais le gros major dit au brigadier Descarmes de prendre le nom des criards, et qu'on irait leur rendre visite ; alors toute cette masse dégringola des escaliers en cinq minutes, et nous pûmes descendre à notre tour. J'avais pris Burguet par le bras, les yeux pleins de larmes. – Êtes-vous content, Moïse ? fit-il, déjà remis et joyeux. – Burguet, lui dis-je, Aaron lui-même, le propre frère de Moïse et le plus grand orateur d'Israël, n'aurait pas mieux parlé que vous : c'est admirable ! Je vous dois ma tranquillité. Tout ce que vous me demanderez pour un si grand service, je suis prêt à vous le donner, selon mes moyens. Nous descendions ; les membres du conseil de guerre nous suivaient un à un tout pensifs. Burguet souriait. – Est-ce bien vrai, Moïse ? fit-il en s'arrêtant sous la voûte. – Oui, voici ma main. – Eh bien ! dit-il, je vous demande un bon dîner à la Villede-Metz. – Ah ! de bon cœur ! Quelques bourgeois, le père Parmentier, le percepteur Cochois, l'adjoint Muller, attendaient Burguet au bas des marches de la mairie, pour lui faire leur compliment. Comme on l'entourait en lui serrant la main, voilà que Sâfel arrive et me saute dans les bras : Zeffen l'envoyait chercher des nouvelles. Je l'embrassai, et je lui dis tout joyeux : – Va prévenir ta mère que nous avons gagné ! Qu'on se mette à table. Moi, je dîne à la Ville-de-Metz avec Burguet. Dépêche-toi, mon enfant. Il partit en courant. – Vous dînez chez moi, Burguet, disait le père Parmentier. – Merci, Monsieur le maire, je suis retenu par Moïse, répondit-il ; ce sera pour une autre fois. Et nous entrâmes bras dessus, bras dessous, dans le grand corridor de la mère Barrière, où l'on sentait encore l'odeur du rôti, malgré le blocus. – Écoutez, Burguet, lui dis-je, nous allons dîner seuls, et vous choisirez vous-même le vin et les viandes qui vous plaisent ; vous vous y connaissez mieux que moi. Je vis que ses yeux reluisaient. – Bon, bon, fit-il, c'est entendu. Dans la grande salle, le commissaire des guerres et deux officiers dînaient ensemble ; ils tournèrent la tête et nous les saluâmes. Je fis appeler la mère Barrière, qui vint aussitôt, son tablier sur le bras, riante et joufflue comme à l'ordinaire. Burguet lui dit deux mots à l'oreille, et tout de suite elle nous ouvrit la porte à droite en nous disant : – Entrez, Messieurs, entrez !… Vous n'attendrez pas longtemps. Nous entrâmes donc dans le cabinet carré, au coin de la place, une petite chambre haute, les deux grandes fenêtres fermées avec des rideaux en mousseline, et le fourneau de porcelaine bien chauffé, comme il convient en hiver. Une servante vint mettre les couverts, pendant que nous nous chauffions les mains sur le marbre. Burguet disait en riant : – J'ai bon appétit, Moïse ; ma plaidoirie va vous coûter cher. – Tant mieux ! Elle ne sera jamais trop chère pour la reconnaissance que je vous dois. – Allons, fit-il en me posant la main sur l'épaule, je ne vous ruinerai pas, mais nous dînerons bien. Comme la table était mise, nous nous assîmes en face l'un de l'autre, dans de bons fauteuils tendres ; et Burguet, s'attachant la serviette à la boutonnière, selon son habitude, prit la carte. – Il réfléchit longtemps, car tu sauras, Fritz, que si les rossignols chantent bien, ils sont aussi les plus fins becs de la création ; Burguet leur ressemblait, et de le voir réfléchir ainsi, cela me réjouissait. À la fin il parla lentement et gravement à la servante, disant : – Ceci et cela, Madeleine, accommodé de telle façon. Et tel vin pour commencer, et tel autre vin pour finir. – C'est bien, monsieur Burguet, répondit Madeleine en sortant. Deux minutes après elle nous servait une bonne croûte au pot. En temps de blocus, c'était ce qu'on pouvait souhaiter de mieux ; trois semaines plus tard, on aurait été bien heureux d'en avoir une pareille. Ensuite elle nous apporta du vin de Bordeaux chauffé dans une serviette. – Mais tu penses bien, Fritz, que je ne vais pas te raconter ce dîner en détail, malgré tout le plaisir que j'ai de me le rappeler encore aujourd'hui. Crois-moi, rien n'y manquait, ni les viandes, ni les légumes frais, toutes choses qui devenaient terriblement rares en ville depuis la fermeture des portes ; nous avions même de la salade ! Mme Barrière en conservait à la cave, dans du terreau, et Burguet voulut la faire lui-même à l'huile d'olives. On nous servit aussi les dernières poires fondantes qu'on ait vues à Phalsbourg, dans cet hiver de 1814. Burguet semblait heureux, surtout quand on eut apporté la bouteille de vieux Lironcourt, et que nous trinquâmes ensemble. – Moïse, me disait-il, les yeux attendris, si l'on me payait toutes mes plaidoiries comme vous, je renoncerais à ma place du collège ; mais voici les premiers honoraires que je reçois. – Et moi, Burguet, m'écriai-je, à votre place, au lieu de rester à Phalsbourg, j'irais dans une grande ville ; les bons dîners, les bons hôtels et le reste ne vous manqueraient pas longtemps ! – Ah ! vingt ans plus tôt ce conseil aurait été bon, fit-il en se levant ; mais à cette heure il arrive trop tard. Allons prendre le café, Moïse. C'est ainsi que souvent les hommes d'un grand talent s'enterrent à droite et à gauche, dans de petits endroits où personne ne se doute seulement de ce qu'ils valent. Ils prennent tout doucement leur pli, et disparaissent sans qu'on ait parlé d'eux. Burguet n'oubliait jamais d'aller au café, vers cinq heures, faire sa partie de cartes avec le vieux juif Salomon, qui vivait de cela. Lui et cinq ou six bourgeois entretenaient grassement cet homme, qui prenait la bière et le café deux fois par jour à leurs dépens, sans parler des écus qu'il empochait pour entretenir sa famille. De la part des autres, cela ne m'étonnait pas, c'étaient des imbéciles ; mais de la part d'un esprit comme Burguet j'en étais toujours confondu ; car, sur vingt parties, Salomon ne leur en laissait gagner qu'une ou deux, et encore dans la crainte de perdre ses meilleures pratiques, en les décourageant tout à fait. J'avais cinquante fois expliqué ces choses à Burguet ; il me donnait raison, et continuait tout de même à suivre ses habitudes. Lorsque nous arrivâmes au café, Salomon était déjà là, dans le coin d'une fenêtre, à gauche, – sa petite casquette crasseuse sur le nez, et sa vieille souquenille grasse pendant au bas du tabouret, – en train de battre les cartes tout seul. Il regarda Burguet du coin de l'œil, comme un pipeur regarde les alouettes, et semblait lui dire : « Arrive !… Je suis ici !… Je t'attends !… » Mais Burguet avec moi n'osait pas obéir à ce vieux gueux ; il était honteux de sa faiblesse, et lui fit seulement un petit signe de tête, en allant s'asseoir à la table en face, où l'on nous servit le café. Les camarades arrivèrent bientôt, et Salomon se mit à les plumer. Burguet leur tournait le dos ; j'essayais de le distraire, mais son âme était avec eux ; il écoutait tous les coups et bâillait dans sa main. Vers sept heures, comme la salle se remplissait de fumée et que les billes roulaient sur les billards, tout à coup un jeune homme, un soldat entra, regardant de tous les côtés. C'était le déserteur. Il finit par nous voir, et s'approcha le bonnet de police à la main. Burguet leva les yeux et le reconnut : je vis qu'il devenait rouge ; le déserteur, au contraire, était tout pâle, il voulait parler et ne pouvait rien dire. – Eh bien, mon ami, lui dit Burguet, vous voilà sauvé ! – Oui, Monsieur, répondit le conscrit, et je viens vous remercier pour moi, pour mon père, pour ma mère !… – Ah ! fit Burguet en toussant, c'est bon !… c'est bon !… Puis il regarda ce jeune homme avec tendresse, et lui demanda doucement : – Vous êtes content de vivre ? – Oh ! oui, Monsieur, répondit le conscrit, je suis bien content. – Oui, dit Burguet tout bas en regardant l'horloge, depuis cinq heures ce serait fini !… pauvre enfant ! Et tout à coup, se mettant à le tutoyer : – Tu n'as rien pour boire à ma santé, dit-il, et moi je n'ai pas le sou non plus. Moïse, donnez-lui cent sous. Je lui donnai dix francs. Le déserteur voulut remercier. – C'est bon, dit Burguet en se levant, va boire un coup avec tes camarades. Réjouis-toi… et ne déserte plus ! Il faisait semblant de suivre le jeu de Salomon ; mais comme le déserteur disait : – Je vous remercie aussi pour celle qui m'attend ! il me regarda de côté, ne sachant plus que répondre, tant il était ému. Alors je dis au conscrit : – Nous sommes heureux de vous avoir rendu service. Allez boire un coup à la santé de votre défenseur, et conduisez-vous bien. Il nous regarda encore un instant, comme s'il n'avait pu s'en aller ; on voyait mille fois mieux dans sa figure ses remerciements, qu'il n'aurait pu les dire. Il finit par sortir lentement en nous saluant, et Burguet acheva de prendre sa tasse. Nous rêvâmes encore quelques minutes à ce qui venait de se passer. Mais bientôt l'idée me prit de revoir ma famille. Burguet était comme une âme en peine : à chaque instant, il se levait pour regarder dans le jeu de l'un ou de l'autre, les mains croisées sur le dos ; puis il venait se rasseoir tout mélancolique. J'aurais été désolé de le gêner plus longtemps, et, sur le coup de huit heures, je lui souhaitai le bonsoir, ce qui parut lui faire plaisir. – Allons, bonne nuit, Moïse, dit-il, en me reconduisant à la porte. Mes compliments à Mme Sorlé et à Mme Zeffen. – Merci… je ne les oublierai pas. Je partis bien content de rentrer à la maison. Quelques minutes après, j'arrivais chez nous. Sorlé vit tout de suite que j'étais gai, car, en la rencontrant sur la porte de notre petite cuisine, je l'embrassai tout joyeux. – Ça va bien, Sorlé, lui dis-je, tout va très bien. – Oui, fit-elle, je vois que tout va bien ! Elle riait, et nous entrâmes dans la chambre, où Zeffen déshabillait David. Le pauvre petit, en chemise, vint aussitôt me tendre la joue. Chaque fois que je dînais en ville, j'avais l'habitude de lui rapporter du dessert, et, malgré ses yeux endormis, il trouva bien vite la place de mes poches. Voilà, Fritz, le bonheur des grands-pères : c'est de reconnaître l'esprit et le bon sens de leurs petits-enfants. Le petit Esdras lui-même, que Sorlé berçait, comprenait déjà qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire ; il me tendait ses petites mains et semblait me dire : « J'aime aussi les biscuits ! » Nous en étions tous dans la joie. Enfin, m'étant assis, je racontai ma journée, célébrant l'éloquence de Burguet et la satisfaction du pauvre déserteur. Toute la famille m'écoutait avec attendrissement. Sâfel, assis sur mes genoux, me disait à l'oreille : – Nous avons vendu pour trois cents francs d'eau-de-vie. Cette nouvelle me fit grand plaisir : quand on dépense, il faut gagner. Vers dix heures, Zeffen nous ayant souhaité une bonne nuit, je descendis fermer la porte et mettre la clef dessous pour le sergent, s'il rentrait tard. Pendant que nous allions nous coucher, Sorlé me répéta ce que Sâfel m'avait déjà dit, ajoutant que nous serions à notre aise après le blocus, et que l'Éternel nous avait secourus dans ces grandes misères. Nous étions contents et sans aucune défiance de l'avenir. XVI Durant quelques jours, il ne se passa rien d'extraordinaire ; le gouverneur fit arracher les plantes et les arbustes qui poussaient dans les jointures des remparts, pour arrêter la désertion, et il défendit aux officiers d'être trop brusques avec les soldats, ce qui produisit un bon effet. C'était le temps où des centaines de mille Autrichiens, Russes, Bavarois, Wurtembergeois, par escadrons et par régiments, passaient hors de portée du canon autour de la ville, et marchaient sur Paris. Alors se livraient de terribles batailles en Champagne, mais nous n'en savions rien. Tous les jours les uniformes changeaient autour de la place ; nos vieux soldats, du haut des remparts, reconnaissaient tous les peuples qu'ils avaient combattus depuis vingt ans. Notre sergent venait me prendre régulièrement après l'appel, pour monter sur le bastion de l'arsenal ; on y trouvait toujours des bourgeois causant entre eux de l'invasion, qui ne finissait pas. C'était quelque chose d'incroyable ! Du côté de Saint-Jean, sur la lisière du bois de la Bonne-Fontaine, on voyait défiler durant des heures, de la cavalerie, de l'infanterie, et puis des convois de poudre ou de boulets, et puis des canons, et puis encore des files de baïonnettes, des casques, des manteaux rouges, verts, bleus, des lances, des voitures de paysans recouvertes de toile : tout cela passait, passait comme un fleuve. Sur ce grand plateau blanc, entouré de forêts, tout se découvrait jusqu'au fond des gorges. Quelques Cosaques ou dragons se détachaient parfois de la masse, et poussaient un temps de galop jusqu'au pied des glacis, dans l'allée des Dames, ou près de la petite chapelle. Aussitôt un de nos vieux artilleurs de marine allongeait sa moustache grise sur un fusil de rempart, il visait lentement ; tous les assistants se penchaient autour de lui, même les enfants, – qui vous glissaient entre les jambes, sans crainte des balles ou des obus, – et le biscaïen partait ! Souvent j'ai vu le Cosaque ou le uhlan vider la selle, et le cheval rejoindre ventre à terre son escadron, la bride sur le cou. Des cris de joie s'élevaient ; on grimpait sur les talus, on regardait, et le canonnier se frottait les mains en disant : – Encore un de moins ! D'autres jours, ces vieux, avec leurs longues capotes trouées et déchirées, pariaient deux sous entre eux, à qui mettrait en bas telle sentinelle ou telle vedette, sur la côte de Mittelbronn ou du Bigelberg. C'était si loin, qu'il fallait avoir de bons yeux pour reconnaître celui qu'ils se montraient ; mais ces gens habitués à la mer voyaient tout à perte de vue. – Allons, Paradis, ça va-t-il ? disait l'un. – Oui, ça va ! Mets tes deux sous là, voici les miens. Et l'on tirait. La partie continuait comme au jeu de quilles. Dieu sait ce qu'ils exterminaient de monde, pour leurs deux sous. Chaque matin je retrouvais ces canonniers de marine dans ma boutique, vers neuf heures, en train de boire le Cosaque, comme ils disaient. La dernière goutte, ils se la versaient dans les mains, pour se fortifier les nerfs, et partaient le dos rond, en criant : – Hé ! bonjour, père Moïse, le kaiserlick se porte bien ! Je ne crois pas avoir vu passer tant de monde dans ma vie, que dans ces mois de janvier et de février 1814 ; c'était comme les sauterelles d'Égypte ! Comment tant d'êtres peuvent-ils sortir de la terre ? personne ne peut le comprendre. J'en étais désolé, naturellement, et les autres bourgeois aussi, cela va sans dire ; mais notre sergent riait et clignait de l'œil : – Voyez, père Moïse, disait-il en étendant la main, des Quatre-Vents au Bigelberg, tout ça… tout ce qui passe, tout ce qui a passé et tout ce qui passera, c'est pour engraisser la Champagne et la Lorraine ! L'Empereur est là-bas, qui les attend dans un bon endroit ; il va tomber dessus ; son coup de foudre d'Austerlitz, d'Iéna ou de Wagram est déjà prêt !… Ça ne peut plus tarder. Ensuite ils fileront en retraite ; mais on les suivra, la baïonnette dans les reins, et nous sortirons d'ici, nous mettre en travers. Pas un seul n'échappera. Leur compte est réglé. C'est alors, père Moïse, que vous aurez de vieilles défroques à vendre. Hé ! hé ! hé ! vous ferez vos choux gras. Il se réjouissait d'avance ; mais tu penses bien, Fritz, que je ne comptais guère sur ces uniformes qui couraient les champs ; j'aurais mieux aimé les savoir à mille lieues de nous. Enfin voilà l'idée des gens, les uns se réjouissent et les autres se désolent pour la même chose. La confiance du sergent était si grande, qu'elle me gagnait quelquefois et que je pensais comme lui. Nous descendions ensemble la rue du Rempart ; il s'en allait à la cantine, où l'on commençait à distribuer les vivres de siège, ou bien il montait chez nous, prendre son petit verre de kirschenwasser, et m'expliquer les beaux coups de l'Empereur, depuis 96 en Italie. Je n'y comprenais rien, mais je faisais semblant de comprendre, ce qui revenait au même. Il arrivait aussi des parlementaires, tantôt par la route de Nancy, tantôt par celles de Saverne ou de Metz. Ils levaient de loin le petit drapeau blanc, un de leurs trompettes sonnait et puis il se retirait ; l'officier de garde à l'avancée allait reconnaître le parlementaire et lui bander les yeux ; ensuite il traversait la ville sous escorte, pour se rendre à l'hôtel du gouverneur. Mais ce que ces gens racontaient ou demandaient ne transpirait pas dans la place ; le conseil de défense seul en était instruit. Nous vivions resserrés dans nos murs comme au milieu de la mer, et tu ne peux pas croire combien cela vous pèse à la longue, comme on est triste, abattu, de ne pouvoir sortir, même sur les glacis. Des vieillards cloués dans leur fauteuil depuis dix ans, et qui ne songeaient jamais à se remuer, sont accablés de savoir que les portes restent fermées. Et puis, la curiosité d'apprendre ce qui se passe, de voir des étrangers, de causer des affaires du pays, voilà des choses dont le besoin est très grand et dont personne ne se doute avant de l'avoir éprouvé comme nous. Le moindre paysan, le plus borné du Dagsberg, qui serait entré par hasard en ville, aurait été reçu comme un dieu ; tout le monde aurait couru le voir et l'interroger sur les nouvelles de la France. Ah ! ceux qui soutiennent que la liberté passe avant tout ont bien raison, car d'être enfermé dans un cachot, quand il serait aussi grand que la France, c'est insupportable. Les hommes sont faits pour aller, venir, parler, écrire, vivre les uns avec les autres, commercer, se raconter les nouvelles, et lorsque vous leur ôtez cela, le reste n'est plus qu'un dégoût. Les gouvernements ne veulent pas comprendre cette chose si simple ; ils se croient plus forts en empêchant les gens de vivre à leur aise, et finissent pas ennuyer tout le monde. La vraie force d'un souverain est toujours en proportion de la liberté qu'il peut nous donner, et non pas de celle qu'il est forcé de nous ôter. Les alliés l'avaient compris pour Napoléon, et de là venait leur confiance. Le plus triste, c'est que, vers la fin de janvier, la disette se faisait déjà sentir. On ne pouvait pas dire que l'argent devenait rare, puisqu'il n'en sortait pas un centime de la ville, mais tout devenait cher : ce qui valait deux sous trois semaines auparavant en valait vingt ! Cela m'a fait penser souvent que la rareté de l'argent est une de ces bêtises comme les gueux en inventent pour tromper les imbéciles. Qu'est-ce que cela nous fait que l'argent soit rare ? On n'est pas pauvre avec deux sous, s'ils vous suffisent pour avoir du pain, du vin, de la viande, des habits, etc. ; mais, s'il vous en faut vingt fois plus, alors non seulement vous êtes pauvres, mais tout le pays est pauvre. L'argent ne manque jamais quand tout est à bon marché ; il est toujours rare quand les choses de la vie sont chères. Aussi, lorsqu'on est enfermé comme nous l'étions, c'est un grand bonheur de pouvoir vendre plus qu'on n'achète. Mon eaude-vie était à trois francs le litre, mais en même temps il nous fallait du pain, de l'huile, des pommes de terre, et tout montait en proportion. Un matin, la vieille mère Quéru pleurait dans ma boutique ; elle n'avait pas mangé depuis deux jours ! et pourtant c'était, disait-elle, la moindre des choses ; il lui manquait seulement son petit verre, que je lui donnai gratis. Elle me bénit cent fois et s'en alla contente. Bien d'autres auraient eu besoin de petits verres ! J'ai vu des vieux dans le désespoir, parce qu'ils n'avaient plus de quoi priser ; ils allaient jusqu'à priser de la cendre ; et c'est alors que plusieurs eurent l'idée de fumer les feuilles du grand noyer de l'Arsenal, ce qu'ils trouvèrent très bon. Malheureusement, tout cela n'était que le commencement de la disette ; plus tard nous devions encore apprendre à jeûner pour la gloire de Sa Majesté. Vers la fin de février, le froid était revenu ; chaque soir on tirait sur nous une centaine d'obus, mais on s'habitue à tout, et cela nous paraissait presque naturel. Aussitôt l'obus éclaté, chacun courait éteindre le feu, ce qui n'était pas difficile, puisque dans toutes les maisons se trouvaient des cuves pleines d'eau. Nos canonniers répondaient à l'ennemi ; mais, comme les Russes tiraient avec des pièces volantes, après dix heures, et qu'on ne pouvait viser que sur leur feu, qui changeait toujours de place, on avait de la peine à les atteindre. Quelquefois l'ennemi tirait des boulets incendiaires ; ce sont des boulets percés de trois trous en triangle, et remplis d'un feu très vif, qu'on ne peut éteindre qu'en jetant le boulet au fond de l'eau ; c'est ce qu'on faisait. Nous n'avions pas encore eu d'incendie ; mais nos avantpostes s'étaient repliés, et les alliés se resserraient de plus en plus autour de la place. Ils occupaient la ferme Ozillo, la Tuilerie de Pernette et les Maisons-Rouges, que nos troupes venaient d'abandonner. Ils s'arrangeaient là-dedans pour passer l'hiver agréablement. C'étaient des Wurtembergeois, des Bavarois, des Badois et d'autres landwehr, qui remplaçaient en Alsace les troupes de ligne parties pour l'intérieur. On voyait très bien leurs sentinelles en longue capote gris bleu, la casquette plate, le fusil penché sur l'épaule, se promener gravement dans l'allée de peupliers qui mène à la Tuilerie. De là, ces troupes pouvaient, d'un moment à l'autre, pendant une nuit profonde, entrer dans les fossés et même essayer de forcer une poterne. Ils étaient en nombre et ne se refusaient rien, ayant trois ou quatre villages autour d'eux pour leur fournir des vivres, et les grands fours de la Tuilerie pour se chauffer. Quelquefois un bataillon russe les relevait, mais seulement un ou deux jours, étant forcé de se remettre en route. Ces Russes se baignaient dans le petit guévoir derrière la bâtisse, malgré la glace et la neige qui le remplissaient. Tous, Russes, Wurtembergeois et Badois fusillaient nos sentinelles, et l'on s'étonnait que le gouverneur ne les eût pas encore écrasés de boulets. Mais un soir le sergent rentra joyeux et me dit à l'oreille, en clignant de l'œil : – Demain, levez-vous de bonne heure, père Moïse ; ne dites rien à personne et suivez-moi. Vous verrez quelque chose qui vous fera rire. – C'est bon, sergent, lui répondis-je. Il alla tout de suite se coucher, et longtemps avant le jour, vers cinq heures, je l'entendais déjà sauter de son lit, ce qui m'étonna d'autant plus qu'on ne battait pas le rappel. Je me levai doucement. Sorlé me demanda tout endormie : – Qu'est-ce que c'est, Moïse ? – Dors tranquillement, Sorlé, lui répondis-je ; le sergent m'a prévenu qu'il voulait me faire voir quelque chose. Elle ne dit plus rien, et je finis de m'habiller. Presque au même instant, le sergent frappait à la porte ; je soufflai la chandelle, et nous descendîmes. Il faisait nuit noire. On entendait une faible rumeur du côté de la caserne ; le sergent partit dans cette direction en me disant : – Montez sur le bastion, nous allons attaquer la Tuilerie. Aussitôt je montai la rue en courant. Comme j'arrivais sur les remparts, j'aperçus dans l'ombre du bastion, à droite, les canonniers à leurs pièces. Ils ne bougeaient pas, et tout se taisait aux environs ; les mèches allumées et plantées en terre brillaient seules comme des étoiles dans la nuit. Cinq ou six bourgeois, prévenus comme moi, restaient immobiles à l'entrée de la poterne. Les cris ordinaires : « Sentinelles, prenez garde à vous ! » se répondaient autour de la ville, et dehors, du côté de l'ennemi, les verdâ ! et les souïda15 ! 15 Qui vive ! Il faisait très froid, un froid sec, malgré le brouillard. Bientôt, du côté de la place, à l'intérieur, une quantité d'hommes remontèrent la rue ; s'ils avaient marqué le pas, l'ennemi les aurait entendus de loin sur les glacis ; mais ils arrivèrent en tumulte et tournèrent près de nous, dans l'escalier de la poterne. Leur passage dura bien dix minutes. Tu peux te figurer si j'étais attentif, et pourtant je ne reconnus pas notre sergent, il faisait encore trop sombre. Les deux compagnies qui venaient de défiler se reformèrent dans les fossés, et tout redevint tranquille. Je ne sentais plus mes pieds, tant il faisait froid ; la curiosité m'empêchait de partir. Enfin, au bout d'une demi-heure environ, une ligne pâle s'étendit derrière le fond de Fiquet, autour du bois de la BonneFontaine. Le capitaine Rolfo, les bourgeois et moi, appuyés contre la rampe, nous regardions la plaine couverte de neige, où quelques patrouilles allemandes erraient dans le brouillard, et plus près de nous, au bas des glacis, la sentinelle wurtembergeoise, immobile dans l'allée des peupliers qui mène à la grande échoppe de la Tuilerie. Tout était encore gris et confus ; mais le soleil d'hiver, blanc comme la neige, s'élevait sur la ligne sombre des sapins. Nos soldats, l'arme au pied dans les chemins couverts, ne bougeaient pas. Les verdâ ! et les souïda ! allaient leur train. Le jour grandissait de seconde en seconde. Jamais on n'aurait cru qu'un combat s'apprêtait, quand la mairie sonna six heures, et que tout à coup nos deux compagnies, sans commandement, sortirent des chemins couverts, l'arme au bras, et descendirent le glacis en silence. Elles arrivèrent en moins d'une minute au chemin qui longe les jardins, et défilèrent à gauche, en suivant les haies. Tu ne peux pas te figurer le tremblement qui me prit, en voyant que l'attaque allait commencer. Il ne faisait pas encore bien clair, mais la sentinelle ennemie vit pourtant la ligne des baïonnettes filer derrière les haies, et s'écria d'une façon terrible : – Verdâ ! – En avant ! répondit la voix tonnante du capitaine Vigneron, et les grosses semelles de nos soldats se mirent à rouler sur la terre durcie, comme une avalanche. La sentinelle tira, puis courut en remontant l'allée, et criant je ne sais quoi. Une quinzaine de landwehr, qui formaient l'avant-poste sous la vieille échoppe où l'on séchait les briques, sortirent aussitôt ; ils n'avaient pas eu le temps de se reconnaître, que tous étaient massacrés sans miséricorde. On ne pouvait pas bien voir d'aussi loin, par-dessus les haies et les peupliers, mais, après l'enlèvement du poste, le roulement de la fusillade et des cris horribles arrivèrent jusqu'en ville. Tous ces malheureux landwehr, qui demeuraient dans la ferme Pernette, – et dont un grand nombre s'étaient déshabillés comme d'honnêtes pères de famille, pour mieux dormir, – sautaient des fenêtres, en pantalon, en caleçon, en chemise, la giberne au dos, et se rangeaient derrière la Tuilerie, dans le grand pré de Seltier. Leurs officiers les poussaient et commandaient au milieu du tumulte. Ils étaient bien là six ou sept cents, presque nus dans la neige ; et malgré l'étonnement d'une pareille surprise, ils commençaient un feu roulant bien nourri, quand nos deux pièces du bastion se mirent de la partie. Dieu du ciel, quel carnage ! C'est là-bas qu'il fallait voir arriver les boulets, et les chemises sauter en l'air ! Et le pire pour ces malheureux, c'est qu'ils étaient forcés de serrer les rangs, parce qu'après avoir tout bousculé dans la Tuilerie, les nôtres en sortaient pour attaquer à la baïonnette. Quelle position ! Figure-toi cela, Fritz, pour d'honnêtes bourgeois, des marchands, des banquiers, des brasseurs, des maîtres d'hôtel, des gens paisibles qui ne souhaitaient que le calme et la tranquillité. J'ai toujours pensé depuis que le système de la landwehr est très mauvais, et qu'il vaut beaucoup mieux payer une bonne armée de volontaires attachés au pays, et sachant bien que l'argent, les pensions et les décorations leur viennent de la nation et non du gouvernement : des jeunes gens dévoués à la patrie comme ceux de 92, et remplis d'enthousiasme, parce qu'on les respecte et qu'on les honore selon leur sacrifice. Oui, voilà ce qu'il faut, et non pas des gens qui songent à leur femme et à leurs enfants. Nos boulets hachaient ces malheureux pères de famille par douzaines ! Pour comble d'abomination, deux autres compagnies, que le conseil de défense avait fait sortir des poternes de la manutention et de la porte d'Allemagne dans le plus grand secret, et qui s'avançaient l'une sur la route de Saverne, l'autre dans le chemin du Petit-Saint-Jean, commençaient à les dépasser, et se refermaient derrière eux, en leur tirant dans le dos. Il faut reconnaître que ces vieux soldats de l'Empire avaient un esprit de ruse diabolique ! Qui se serait jamais figuré des coups pareils ? En voyant cela, le restant des landwehr se débanda dans la grande plaine blanche, comme un tourbillon de moineaux. Ceux qui n'avaient pas eu le temps de mettre leurs souliers ne sentaient pas les pierres, ni les ronces, ni les épines du fond de Fiquet ; ils couraient comme des cerfs, et les plus gros galopaient aussi vite que les autres. Nos soldats les suivaient en tirailleurs, et ne s'arrêtaient une seconde que pour les ajuster et les fusiller. Toute la côte en face, jusqu'au vieux hêtre, au milieu de la prairie communale des Quatre-Vents, était couverte de leurs corps. Leur colonel, sans doute un bourgmestre, galopait devant eux à cheval ; sa chemise s'enflait derrière lui ! Si les Badois cantonnés dans le village n'étaient pas sortis à leur secours, on les aurait tous exterminés. Mais deux bataillons de Badois s'étant déployés sur la droite des Quatre-Vents, nos trompettes sonnèrent le rappel, et les quatre compagnies se réunirent au milieu de l'allée des Dames, pour les attendre. Les Badois alors firent halte, et les derniers Wurtembergeois passèrent derrière eux, bien contents d'être réchappés d'une aussi terrible débâcle. Ceux-là pouvaient dire : « Je connais la guerre… J'en ai vu de dures ! » Il était sept heures ; toute la ville couvrait les remparts. Bientôt une épaisse fumée s'éleva sur la Tuilerie et les bâtisses environnantes ; quelques sapeurs étaient sortis avec des fagots, et venaient d'y mettre le feu. Tout cela partit en étincelles ; il ne resta qu'une grande place noire et des décombres derrière les peupliers. Nos quatre compagnies, voyant que les Badois ne voulaient pas les attaquer, revinrent tranquillement, la trompette en tête. Moi, depuis longtemps, j'étais descendu sur la place, près de la porte d'Allemagne, pour assister à la rentrée de nos troupes. C'est encore un de ces spectacles que je n'oublierai jamais : – le poste sous les armes, les vétérans pendus aux chaînes du pontlevis qui s'abaisse, les hommes, les femmes, les enfants qui se poussent dans la rue ; et dehors, dans les remparts, les trompettes qui éclatent, les échos des bastions et de la demilune qui répondent au loin ; les blessés, pâles, déchirés, couverts de sang, qui rentrent les premiers, affaissés sur l'épaule de leurs camarades ; le lieutenant Schnindret, dans un fauteuil de la Tuilerie, la figure couverte de sueur, avec sa balle dans le ventre, qui crie, la langue épaisse et la main étendue : Vive l'Empereur ! les soldats qui jettent le commandant wurtembergeois de sa civière, pour y mettre un des nôtres ; les tambours sous la porte, battant la marche, pendant que les troupes, l'arme à volonté, des pains et d'autres provisions de toute sorte enfilés dans les baïonnettes, rentrent fièrement, au milieu des cris de : Vive le 6e léger ! – Voilà ce que les anciens peuvent seuls se vanter d'avoir vu. Ah ! Fritz, les hommes ne sont plus les mêmes. De mon temps, les autres payaient toujours les frais de la guerre ; l'empereur Napoléon avait cela de bon : il ne ruinait pas la France, mais les ennemis. Aujourd'hui, c'est nous qui payons notre gloire. Et dans ce temps-là les soldats rapportaient du butin : des sacs, des épaulettes, des capotes, des ceintures d'officiers, des montres, etc., etc. Ils se rappelaient que le général Bonaparte leur avait dit en 1796 : « Vous n'avez pas d'habits, pas de souliers ; la République vous doit beaucoup, elle ne peut rien vous donner. Je vais vous conduire dans le plus riche pays du monde ; vous y trouverez honneurs, gloire, richesses !… » Enfin je vis tout de suite que nous allions vendre des petits verres en quantité. Comme le sergent passait, je lui criai de loin : – Sergent ! Il me vit dans la foule, les bras étendus, et tout joyeux, il me donna la main en criant : – Ça va bien, père Moïse, ça va bien ! Tout le monde riait. Alors, sans attendre la fin du défilé, je courus à la halle ouvrir notre boutique. Le petit Sâfel avait aussi compris que nous ferions une bonne journée, car, au milieu de la presse, il était venu me tirer par la basque de ma capote, en me criant : – J'ai la clef de la halle… je l'ai !… Dépêchons-nous ! Tâchons d'arriver avant Frichard !… Ce que c'est pourtant que l'esprit naturel d'un enfant, cela se montre tout de suite ; c'est un véritable don du Seigneur. Nous courûmes donc au magasin. J'ouvris mon étalage, où Sâfel resta seul quelques minutes, pendant que j'allais casser une croûte à la maison, et prendre une bonne somme en gros sous et petite monnaie pour trafiquer. Sorlé et Zeffen étaient dans leur comptoir, en train de verser des petits verres. Tout allait bien, comme d'habitude. Mais, un quart d'heure après, lorsqu'on eut rompu les rangs et remis les fusils en place à la caserne, la presse devint si grande au magasin de la halle pour me vendre habits, sacs, montres, pistolets, manteaux, épaulettes, etc., que, sans l'aide de Sâfel, jamais je n'aurais pu m'en tirer. J'avais en quelque sorte tout pour rien. Ces gens-là ne s'inquiétaient pas du lendemain ; leur seule idée était de bien vivre au jour le jour, d'avoir du tabac, de l'eau-de-vie, et les autres agréments qui ne manquent jamais dans une ville de garnison. Ce jour-là, dans six heures de temps, je remontai mon magasin, en habits, capotes, pantalons, et bottes solides de vrai cuir d'Allemagne première qualité, et j'achetai des objets de toute sorte. – pour près de quinze cents livres, – que j'ai revendus plus tard six ou sept fois plus cher qu'ils ne m'avaient coûté. Tous ces landwehr étaient des bourgeois aisés et même riches, habillés d'une façon cossue. Les soldats me vendirent aussi beaucoup de montres, dont le vieil horloger Goulden n'avait pas voulu, parce qu'on les avait prises sur les morts. Mais ce qui me fit plus de plaisir que tout le reste, c'est que Frichard étant malade depuis trois ou quatre jours, il ne put venir ouvrir sa boutique. Je ris encore quand j'y pense. Le gueux en attrapa cette jaunisse verte, qui ne l'a plus quitté jusqu'à sa mort. Sâfel alla, vers midi, chercher notre dîner dans une corbeille ; nous mangeâmes sous l'échoppe, pour ne pas lâcher la pratique, et jusqu'à la nuit close nous ne pûmes sortir une minute. À peine une bande venait-elle de s'en aller, qu'il en arrivait deux et souvent trois autres à la fois. Je tombais de fatigue, et Sâfel aussi ; l'amour du commerce nous soutenait seul. Ce que je me rappelle encore d'agréable, c'est qu'en retournant chez nous, quelques instants avant sept heures, nous vîmes de loin l'autre boutique remplie de monde. Ma femme et ma fille ne pouvaient fermer le comptoir ; elles avaient augmenté les prix et les soldats n'y prenaient même pas garde, ils trouvaient cela tout simple ; de sorte que non seulement l'argent de France que je venais de leur donner, mais encore les florins des Wurtembergeois rentraient dans ma poche. Deux commerces qui s'aident l'un l'autre sont une excellente chose, Fritz ; réfléchis à cela. Sans mes eaux-de-vie, je n'aurais pas eu l'argent nécessaire pour acheter tant d'effets ; et sans la halle, où j'achetais comptant le butin, les soldats n'auraient pas eu de quoi boire mon eau-de-vie. On voit clairement ici que l'Éternel favorise les hommes d'ordre et de paix, pourvu qu'ils sachent profiter des bonnes occasions. Enfin, comme nous n'en pouvions plus, il fallut pourtant fermer, malgré les réclamations des soldats, et renvoyer le commerce au lendemain. Sur les neuf heures, après le souper, nous étions tous réunis autour de la vieille lampe, à compter nos gros sous. J'en faisais des rouleaux de trois francs, et sur la chaise près de moi, le tas montait déjà presque au niveau de la table. Le petit Sâfel mettait les pièces blanches dans la sébille. Cette vue nous réjouissait, et Sorlé disait : – Nous avons vendu le double des autres jours. Plus on augmente les prix, mieux cela marche. J'allais répondre qu'il faut pourtant de la modération en tout, – car les femmes, même les meilleures, ne connaissent pas cela, – lorsque le sergent entra prendre son petit verre. Il était en bonnet de police, et portait en travers de sa capote une sorte de sac de cuir roux, qui lui pendait sur la hanche. – Hé ! hé ! fit-il à la vue des rouleaux. Diable !… diable !… vous devez être content de la journée, père Moïse ? – Oui, pas mal, sergent, lui répondis-je tout joyeux. – Je crois bien, fit-il en s'asseyant et goûtant le petit verre de kirschenwasser que Zeffen venait de lui verser, je crois bien, encore une ou deux sorties, et vous passerez colonel dans le régiment de la boutique. Tant mieux, ça me fait plaisir. Puis, tout riant : – Hé ! père Moïse, voyez donc ce que j'ai là ; s'écria-t-il ; ces gueux de kaiserlicks ne se refusent rien. En même temps, il ouvrit son sac, et commença par en tirer une paire de mouffles fourrées de peau de renard, ensuite de bonnes chaussettes de laine, et un grand couteau à manche de corne et lames d'acier très fin. Il ouvrait les lames et disait : – On trouve de tout là-dedans, une serpette, une scie, de petits couteaux et des grands, jusqu'à des limes pour les clous. – C'est pour les ongles, sergent, lui dis-je. – Ah ! ça ne m'étonnerait pas, fit-il ; ce gros landwehr était propre comme un écu neuf. Il devait se limer les ongles. Mais attendez ! Ma femme et mes enfants, penchés autour de nous, regardaient avec de grands yeux. Lui, fourrant la main dans une sorte de portefeuille sur le côté du sac, en tira une jolie miniature, entourée d'un cercle d'or en forme de montre, mais plus grand. – Regardez… Qu'est-ce que ça peut valoir ? Je regardai, puis Sorlé, puis Zeffen et Sâfel. Nous étions tous émerveillés d'un si beau travail, et même attendris parce que la miniature représentait une jeune femme blonde et deux beaux enfants, frais comme des boutons de rose. – Eh bien, que pensez-vous de ça ? demanda le sergent ? – C'est très beau, dit Sorlé. – Oui, mais qu'est-ce que cela vaut ? Je repris la miniature, et je répondis, après l'avoir examinée : – Pour un autre que vous, sergent, je dirais que cela vaut cinquante francs, mais l'or seul vaut plus, et je l'estime bien à cent francs ; nous pourrons le peser. – Et le portrait, père Moïse ? – Le portrait n'a pas de valeur pour moi, je vous le rendrai ; ces choses-là ne se vendent pas dans ce pays, elles n'ont de prix que pour la famille. – Bon, dit-il, nous en recauserons plus tard. Il remit la miniature dans le sac, et me demanda : – Savez-vous lire l'allemand ? – Très bien. – Ah ! bon. Je suis curieux de savoir ce que ce kaiserlick avait à écrire. Regardez… c'est une lettre ! Il attendait bien sûr leur vaguemestre pour l'envoyer en Allemagne. Mais nous sommes arrivés trop tôt. Qu'est-ce qu'il raconte ? Il me remit donc une lettre adressée à Mme Roedig, à Stuttgart, Bergstrasse, n° 6. Cette lettre, Fritz, la voici, Sorlé l'a conservée ; elle t'en dira plus sur la landwehr, que je ne pourrais t'en raconter. « Biegelberg, le 25 février 1814. » Chère Aurélia, » Ta bonne lettre du 29 janvier est arrivée trop tard à Coblentz ; le régiment venait de se mettre en route pour l'Alsace. » Nous avons eu bien des misères… de la pluie… de la neige. Le régiment est arrivé d'abord à Bitche, un des forts les plus terribles qu'il soit possible de voir, bâti sur des rochers jusque dans le ciel. Nous devions aider à le bloquer ; mais un nouvel ordre nous a fait aller plus loin, au fort de Lutzelstein, dans la montagne, où nous sommes restés deux jours au village de Pétersbach, pour sommer cette petite place de se rendre. Quelques vétérans qui la gardent nous ayant répondu par des coups de canon, le colonel ne jugea pas nécessaire de livrer l'assaut ; et grâce à Dieu, nous reçûmes l'ordre d'aller bloquer une autre forteresse, entourée de bons villages qui nous fournissent des vivres en abondance : c'est Phalsbourg, à deux lieues de Zabern. Nous remplaçons ici le régiment autrichien de Vogelgesang, parti pour la Lorraine. » Ta bonne lettre m'a suivi partout, et maintenant elle me comble de bonheur. Embrasse la petite Sabina et notre cher petit Heinrich pour moi cent fois, et reçois aussi mes embrassements, chère femme adorée ! » Ah ! quand serons-nous encore une fois réunis dans notre petite pharmacie ? Quand reverrai-je mes fioles bien étiquetées autour de moi sur leurs rayons, avec la tête d'Esculape et celle d'Hippocrate au-dessus de la porte ? Quand pourrai-je reprendre mon pilon, et mêler mes drogues d'après les formules du Codex ? Quand aurai-je la joie de m'asseoir encore dans mon bon fauteuil, en face d'un bon feu, dans notre arrière-boutique, et d'entendre le petit cheval de bois de Heinrich, – qui m'impatientait tant ! – de l'entendre rouler sur le plancher ? Et toi, chère femme adorée, quand crieras-tu : C'est mon Heinrich ! – en me voyant revenir couronné des palmes de la victoire ?… » – Ces Allemands, interrompit le sergent, sont bêtes comme des ânes. On leur en donnera des palmes de la victoire. Quelle bête de lettre ! Mais Sorlé et Zeffen m'écoutaient lire, les larmes aux yeux. Elles tenaient nos enfants entre leurs bras ; et moi, songeant que Baruch aurait pu se trouver dans la même position que ce pauvre homme, j'en étais tout ému. Maintenant, Fritz, écoute la fin : « Nous sommes ici dans une vieille tuilerie à portée de canon du fort. Chaque soir on tire quelques obus sur la ville, par ordre du général russe Berdiaiw, dans l'espoir de décider ces gens à nous ouvrir les portes. Cela ne peut tarder longtemps : les vivres leur manquent ! Alors nous serons logés commodément chez les bourgeois, jusqu'à la fin de cette campagne glorieuse ; et ce sera bientôt, car les armées régulières ont toutes passé sans résistance, et journellement la nouvelle de grandes victoires en Champagne nous arrive : Bonaparte est en pleine retraite ; les feld-maréchaux Blücher et Schwartzenberg se réunissent, et n'ont plus que cinq ou six journées de marche pour arriver à Paris… » – Comment… comment !… Qu'est-ce qu'il dit ? Qu'est-ce qu'il raconte, bégaya le sergent, en se penchant presque sur le papier. Recommencez-moi ça ! Je le regardai ; il était tout blanc, ses joues tremblaient de colère. – Il dit que les généraux Blücher et Schwartzenberg arrivent près de Paris. – Près de Paris… eux !… Canaille !… fit-il en bredouillant. Puis tout à coup il se mit à rire en dessous d'un air mauvais, et dit : – Ah ! tu voulais prendre Phalsbourg, toi !… Tu voulais retourner dans ton pays de choucroute, avec les palmes de la victoire… Hé ! hé ! hé ! je te les ai données, les palmes de la victoire !… En même temps, il faisait le mouvement de piquer à la baïonnette : – Une… deusse… hop ! Rien que de le regarder, nous frissonnions tous. – Oui, père Moïse, c'est comme ça, fit-il en vidant son verre à petites gorgées, j'ai cloué cette espèce d'apothicaire contre la porte de la Tuilerie. Il faisait une drôle de mine… les yeux lui sortaient de la tête. Son Aurélia pourra l'attendre longtemps ! Mais allez toujours !… Seulement, madame Sorlé, je vous préviens que c'est tout mensonge, il ne faut pas croire un mot de ce qu'il dit ; l'Empereur leur fera voir le tour, soyez tranquilles ! Je n'avais plus envie de continuer ; je me sentais froid sous la langue, et je finis vite, en passant les trois quarts, qui ne disaient rien de nouveau, que des compliments pour les amis et connaissances. Le sergent lui-même en avait assez, et sortit aussitôt après en nous disant : – Bonne nuit !… Jetez ça au feu ! Alors je mis cette lettre de côté, et nous nous regardâmes tous quelques instants. J'ouvris la porte, le sergent était dans sa chambre au bout de l'allée, et je dis tout bas : – Quelle chose horrible !… Non seulement un homme pareil tue un père de famille comme une mouche, mais encore il en rit après. – Oui, répondit Sorlé, et le plus triste, c'est qu'il n'est pas méchant ; il aime trop l'Empereur, voilà tout ! Ce que racontait la lettre nous donnait aussi terriblement à réfléchir ; et cette nuit-là, malgré notre bon coup de commerce, je m'éveillai plus d'une fois, songeant à cette guerre épouvantable, et me demandant ce que deviendrait le pays, si Napoléon ne restait pas le maître. Mais ces choses étaient audessus de mes connaissances, et je ne savais quoi me répondre. XVII Depuis cette histoire de landwehr, le sergent nous faisait peur, mais il ne s'en apercevait pas, et venait régulièrement prendre son petit verre de kirschenwasser. Quelquefois, le soir, il levait la bouteille en face de notre lampe et s'écriait : – Ça baisse, père Moïse, ça baisse !… Bientôt il va falloir se mettre à la demi-ration, et puis au quart, ainsi de suite. C'est égal, pourvu qu'il en reste une goutte, rien que l'odeur dans six mois, Trubert sera content. Il riait, et je m'indignais en pensant : « Tu peux bien te contenter d'une goutte ! Qu'est-ce qui vous manque, à vous autres ? Les magasins de la place sont à l'épreuve de la bombe, les grands fours de la manutention chauffent tous les jours, la boucherie fournit à chaque soldat sa ration de viande fraîche, tandis que les honnêtes bourgeois sont heureux d'avoir encore des pommes de terre et de la viande salée. » Voilà ce que je me disais de mauvaise humeur, en lui faisant tout de même bonne mine, à cause de sa méchanceté terrible. Et c'était la vérité, Fritz ; nos enfants eux-mêmes n'avaient plus d'autre nourriture que de la soupe aux pommes de terre, et du bœuf salé, d'où viennent une foule de maladies dangereuses. La garnison ne manquait de rien ; malgré cela, le gouverneur faisait publier à chaque instant qu'il fallait tout déclarer, qu'on allait recommencer les visites, et que ceux qu'on prendrait en faute seraient jugés d'après la rigueur des lois militaires. Ces gens voulaient tout avoir pour eux, mais on ne les écoutait pas, chacun cachait ce qu'il pouvait. Bienheureux, en ce temps, celui qui gardait une vache au fond de sa cave, avec quelques provisions de foin et de paille : le lait et le beurre étaient hors de prix. Bienheureux celui qui possédait quelques poules : un œuf frais valait à la fin de février quinze sous, et l'on ne pouvait pas en avoir. Le prix de la viande fraîche augmentait pour ainsi dire d'heure en heure, et l'on ne demandait pas si c'était du bœuf ou du cheval. Le conseil de défense avait renvoyé les pauvres de la ville avant le blocus, mais il restait encore beaucoup d'indigents. Un grand nombre se glissaient la nuit dans les fossés par une poterne ; ils allaient déterrer quelques racines sous la neige et couper les orties dans les bastions, pour faire des épinards. Les sentinelles tiraient dessus ; mais que ne risque-t-on pas pour manger ? Il vaut encore mieux recevoir une balle que de souffrir la faim. Rien que de rencontrer ces êtres minables, ces femmes qui se traînaient le long des murs, ces enfants chétifs, on sentait venir la famine, et l'on s'écriait en soi-même : « Si l'Empereur n'arrive pas nous délivrer, nous serons dans un mois comme ces malheureux ! À quoi nous servira l'argent, lorsqu'un radis vaudra cent livres ? » Alors, Fritz, on ne riait plus en voyant les pauvres petits manger de bon appétit autour de la table ; on se regardait l'un l'autre jusqu'au fond de l'âme, et ce coup d'œil suffisait pour se comprendre. C'est dans ces occasions que l'esprit et le bon cœur d'une brave femme se montrent. Jamais Sorlé ne m'avait parlé de nos provisions ; je connaissais sa prudence, et je pensais bien que nous devions avoir des vivres cachés quelque part, sans en être pourtant tout à fait sûr. Aussi, le soir, en nous asseyant autour de notre maigre souper, la crainte de voir nos enfants manquer du nécessaire me faisait dire quelquefois : – Mangez !… Régalez-vous !… moi je n'ai pas faim. Il me faudrait une omelette ou du poulet. Les pommes de terre ne me conviennent pas ! Je riais, mais Sorlé voyait bien ce que je pensais. – Allons, Moïse, me dit-elle un jour, mange hardiment. Nous n'en sommes pas où tu crois ; et si pareille chose arrivait, eh bien ! sois tranquille, on trouverait encore moyen de se tirer d'embarras. Tant que les autres auront de quoi vivre, nous ne périrons pas non plus. Elle me rendit courage, et je me régalai de bon cœur, car ma confiance reposait en elle. Le même soir, lorsque Zeffen et les enfants furent couchés, Sorlé prit la lampe et me conduisit à sa cachette. Nous avions trois caves sous la maison, très petites et très basses ; un lattis les séparait. Contre le dernier de ces lattis, ma femme avait jeté des bottes de paille jusqu'en haut ; mais après avoir ôté la paille, nous pûmes entrer et je vis au fond deux sacs de pommes de terre, un sac de farine, et sur la petite tonne d'huile un bon morceau de bœuf salé. Nous restâmes là plus d'une heure à regarder, à compter, à réfléchir. Ces provisions pouvaient nous mener un mois, et celles de la grande cave sous la rue, que nous avions déclarées au commissaire des vivres, une quinzaine de jours ; de sorte que Sorlé me dit en remontant : – Tu vois qu'avec de l'économie nous avons ce qu'il nous faut pour six semaines. Maintenant la grande disette commence, et si dans six semaines l'Empereur n'arrive pas, la place sera rendue. En attendant, il faut se contenter de pommes de terre et de viande salée. Elle avait raison, mais chaque jour je voyais combien cette nourriture nuisait à nos enfants ; ils maigrissaient à vue d'œil, surtout le petit David ; ses grands yeux brillants, ses joues creuses, son air de plus en plus abattu me serraient le cœur. Je le prenais, je le caressais ; je lui disais à l'oreille qu'après l'hiver nous irions à Saverne, et que son père le mènerait promener en voiture. Il me regardait tout rêveur, et puis il penchait la tête sur mon épaule, le bras autour de mon cou, sans répondre. – À la fin, il ne voulait plus manger. Zeffen aussi perdait courage ; souvent elle sanglotait et me prenait son enfant, en disant qu'elle voulait partir, qu'elle voulait voir Baruch. Tu ne connais pas ces chagrins, Fritz, les chagrins d'un père pour ses enfants ; ce sont les plus cruels de tous ! Aucun enfant ne peut se figurer combien ses parents l'aiment, et ce qu'ils souffrent de le voir malheureux. Mais que faire au milieu de si grandes misères ? Bien d'autres familles en France étaient encore plus à plaindre que nous. Pendant que tout cela se passait, il faut te représenter toujours les patrouilles, toujours les obus le soir, toujours les réquisitions et les publications, toujours le rappel aux deux casernes et devant la mairie, les cris : « Au feu ! » dans la nuit, le roulement des pompes, l'arrivée des parlementaires, les bruits qui se répandent en ville que nos armées sont en retraite, et qu'on va nous brûler de fond en comble ! Moins on sait de choses, plus les gens en inventent. Il vaudrait mieux dire la vérité simplement. Alors chacun prendrait courage, car, dans tous les temps, j'ai vu que la vérité, même dans les plus grand malheurs, n'était jamais aussi terrible que ces inventions. – Si les républicains se sont si bien défendus, c'est qu'ils savaient tout, c'est qu'on ne leur cachait rien, et que chacun prenait les affaires de la patrie pour son propre compte. Mais quand on cache leurs propres affaires aux gens, comment auraient-ils confiance ? Un honnête homme n'a rien à cacher, et je dis qu'il en est de même d'un gouvernement honnête. Enfin le mauvais temps, le froid, la disette, les bruits de toute sorte augmentaient notre misère. Les hommes qu'on avait toujours vus fermes, comme Burguet, devenaient tristes ; tout ce qu'ils pouvaient vous dire, c'était : – Nous verrons… Il faut attendre !… La désertion recommençait, et l'on fusillait ! Notre commerce d'eau-de-vie allait toujours ; j'avais déjà dédoublé sept pipes d'esprit, toutes mes dettes étaient payées, il me restait mon magasin de la Halle, plein de marchandises, et dix-huit mille livres à la cave ; mais qu'est-ce que l'argent, quand on tremble pour la vie de ceux qu'on aime ? Le 6 mars, vers neuf heures du soir, nous venions de souper, comme à l'ordinaire, et le sergent, en fumant sa pipe, les jambes croisées près de la fenêtre, nous avait regardés sans rien dire. C'était l'heure où le bombardement commençait : on entendait les premiers coups de canon, derrière le fond de Fiquet ; un coup de canon de l'avancée venait de leur répondre ; cela nous avait en quelque sorte réveillés, car nous étions tout pensifs. – Père Moïse, me dit le sergent, les enfants sont pâles ! – Je le sais bien, sergent, lui répondis-je avec une grande tristesse. Il ne dit plus rien ; et comme Zeffen venait de sortir pour pleurer, il prit le petit David sur ses genoux et le regarda longtemps. Sorlé tenait le petit Esdras endormi dans ses bras, Sâfel levait la nappe et roulait les serviettes pour les mettre dans l'armoire. – Oui, dit le sergent, il faut y prendre garde, père Moïse ; nous causerons de ça plus tard. Je le regardai tout surpris ; il vida sa pipe au bord du poêle, et sortit en me faisant signe de le suivre. Zeffen rentrait, je lui pris la chandelle dans la main. Le sergent me conduisit dans sa petite chambre au fond de l'allée, il ferma la porte, et s'assit au pied de son lit, en me disant : – Père Moïse, ne vous effrayez pas… mais le typhus vient d'éclater encore une fois en ville ; cinq soldats sont entrés ce matin à l'hôpital, le commandant de place Moulin est pris… On parle aussi d'une femme et de trois enfants… Il me regardait ; je me sentais tout froid ! – Oui, fit-il, cette maladie-là, je la connais depuis longtemps ; nous l'avons eue en Pologne, en Russie, après la retraite, en Allemagne. Elle vient surtout de la mauvaise nourriture. Alors je ne pus m'empêcher de crier en sanglotant : – Hé ! mon Dieu ! que voulez-vous que j'y fasse ?… Si je pouvais donner ma vie pour mes enfants, tout serait bien. Mais que voulez-vous que j'y fasse ? – Demain, père Moïse, je vous apporterai mon bon de viande, dit le sergent, et vous ferez du bouillon pour les enfants. Mme Sorlé pourra toucher le bon à la Halle, ou, si vous aimez mieux, j'irai moi-même. Vous aurez tous mes bons de viande fraîche jusqu'à la fin du blocus, père Moïse. En entendant cela, je fus tellement touché, que j'allai lui prendre la main, en criant : – Sergent, vous êtes un brave homme. Pardonnez-moi, j'avais une mauvaise pensée contre vous ? – Quelle pensée ? dit-il en fronçant les sourcils. – À cause du landwehr de la Tuilerie !… – Ah ! bon… c'est différent… ça m'est bien égal ! fit-il. Si vous saviez tous les kaiserlicks que j'ai mis en bas depuis vingt ans, vous en auriez encore d'autres, de mauvaises pensées sur mon compte. Mais il ne s'agit pas de ça ; vous acceptez, père Moïse ? – Et vous, sergent, lui dis-je, qu'est-ce que vous mangerez ? – Ne vous inquiétez pas de moi, le sergent Trubert n'a jamais manqué de rien ! Comme je voulais le remercier, il s'écria : – Bon… c'est entendu ! Je ne puis pas vous rendre du brochet, de l'oie grasse, mais une bonne soupe en temps de blocus vaut aussi quelque chose. Il me serrait la main en riant. Moi, j'étais bouleversé, j'avais les yeux pleins de larmes. – Allons, bonne nuit ! fit-il en me reconduisant à la porte, tout ira bien. Dites à Mme Sorlé que tout ira bien. Je sortis en bénissant cet homme, et je racontai tout à Sorlé, qui fut encore plus attendrie que moi. Nous ne pouvions pas refuser : c'était pour les enfants ! et depuis huit jours on ne trouvait plus que de la viande de cheval chez les bouchers. Le lendemain donc nous eûmes de la viande fraîche, pour faire du bouillon à ces pauvres petits. Mais la terrible maladie était déjà chez nous, Fritz. Tiens, quand j'y pense après tant d'années, cela me retourne encore le cœur. Pourtant je ne puis pas me faire de reproches : avant d'aller toucher le bon, j'avais consulté notre vieux rebbe sur la qualité de cette viande selon la loi, et il m'avait répondu : – La première loi est de sauver Israël ; or, comment Israël peut-il être sauvé, si ses enfants périssent ? Mais, par la suite des temps, cette autre loi m'est revenue : « L'âme de toute chair est dans le sang, c'est pourquoi j'ai dit aux enfants d'Israël : Vous ne mangerez le sang d'aucune chair, car l'âme de toute chair est son sang. Quiconque en mangera sera retranché, et quiconque mangera de quelque bête malade sera souillé. » Dans ma grande désolation, les paroles de l'Éternel me sont revenues, et j'ai pleuré. Toutes les bêtes qu'on avait mises dans les fossés de la place étaient malades depuis six semaines ; elles vivaient dans la boue, sous la neige et les vents, entre les bastions de l'arsenal et de la manutention. Les soldats, qui presque tous étaient des fils de paysans, devaient pourtant savoir qu'elles ne pouvaient pas vivre au grand air, par un froid pareil ; c'était facile de leur construire un abri. Mais quand les chefs se chargent de tout, les autres ne pensent plus à rien ; ils oublient même le métier de leur village ! et si malheureusement ceux qui commandent ne donnent pas d'ordres, rien ne se fait. Voilà pourquoi ces animaux n'avaient plus ni chair ni graisse, voilà pourquoi ce n'étaient plus que des carcasses tremblantes de misère et de fièvre, et pourquoi leur chair souffrante, devenue malsaine, était souillée d'après la loi de Dieu. Bien des soldats en moururent. Le mauvais vent des cadavres étendus par centaines autour de la Tuilerie, de la ferme Ozillo et dans les jardins, en passant sur la ville, fut aussi cause de la maladie. La justice de l'Éternel se montre en tout ; quand les vivants ne remplissent pas leurs devoirs envers les morts, ils périssent ! Je m'étais souvenu de ces choses trop tard, c'est pourquoi je n'y pense qu'avec douleur. XVIII Ce qui me fait encore le plus de peine aujourd'hui, Fritz, c'est la manière dont la terrible maladie entra chez nous. Le 12 mars, les gens parlaient d'une quantité d'hommes, de femmes, d'enfants, en train de mourir. On n'osait pas écouter, on se disait : « Personne n'est malade dans notre maison, l'Éternel veille sur nous ! » David, après souper, était venu s'arrondir dans mes bras, sa petite main sur mon épaule. Je le regardais ; il semblait bien assoupi, mais les enfants ont toujours sommeil à la nuit. Esdras dormait déjà, Sâfel venait de nous souhaiter le bonsoir. Enfin, Zeffen prit l'enfant, et nous allâmes tous nous coucher. Cette nuit-là, les Russes ne tiraient pas ; le typhus était peut-être aussi chez eux, je n'en sais rien. Vers minuit, nous dormions donc à la grâce de Dieu, quand j'entends un cri terrible. J'écoute… et Sorlé me dit : – C'est Zeffen ! Aussitôt je me lève, je veux allumer la lampe, j'étais dans le trouble, je ne trouvais plus rien. Sorlé fit de la lumière, je tirai mon pantalon et je courus à la porte. Mais, à peine dans l'allée, Zeffen sort de la chambre comme une folle, ses grands cheveux noirs défaits. Elle me crie : – L'enfant !… Sorlé me suivait. Nous entrons, nous nous penchons sur le berceau. Les deux enfants semblaient dormir : Esdras tout rose, David blanc comme la neige. D'abord je ne voyais rien, à cause de l'épouvante, mais ensuite je pris David pour l'éveiller ; je le secouai, criant : – David !… Et seulement alors nous vîmes qu'il avait les yeux ouverts et retournés. – Zeffen criait : – Éveillez-le !… éveillez-le !… Sorlé, me le prenant des mains, dit : – Donne !… Fais du feu… chauffe de l'eau. Et nous le posâmes sur le lit, en travers, en le secouant et en l'appelant. Le petit Esdras pleurait. – Allume du feu, me répéta Sorlé, et toi, Zeffen, sois plus calme ; ces cris ne servent à rien. Vite… vite… du feu ! Mais Zeffen ne cessait de crier : – Mon pauvre enfant !… – Il va se réchauffer, dit Sorlé. Seulement, Moïse, dépêchetoi de t'habiller, cours chez le Dr Steinbrenner. Elle était plus pâle, plus effrayée que nous, mais l'esprit n'a jamais abandonné cette brave femme, ni le courage. Elle avait fait du feu, le fagot pétillait dans la cheminée. Alors je courus mettre ma capote, et je descendis en pensant : « Que le Seigneur ait pitié de nous !… Si l'enfant meurt, je ne lui survivrai pas… Non !… c'est lui que j'aime le plus… je ne pourrai pas lui survivre. » Car tu sauras, Fritz, que le plus malheureux, le plus en danger de nos enfants, est toujours celui qu'on aime le plus ; il en a le plus besoin : nous oublions les autres ! l'Éternel a voulu cela, sans doute pour le plus grand bien. Je courais déjà dans la rue. On n'a jamais vu de nuit plus sombre : le vent du Rhin soufflait, la neige en poussière volait ; quelques fenêtres, éclairées de loin en loin, montraient les maisons où l'on veillait des malades. J'avais la tête nue, et je ne sentais pas le froid. Je criais en moi-même : « Voici le dernier jour !… ce jour dont l'Éternel a dit : Avant la moisson, quand le bouton sera dans sa fleur, et que la fleur se changera en grappe près de mûrir, je le retrancherai ; je couperai ses branches avec ma serpe, elles seront foulées aux pieds. » Dans ces pensées effrayantes, je traversais la grande place, où le vent secouait les vieux ormes pleins de givre. Sur le coup d'une heure, je poussai la porte du Dr Steinbrenner ; sa grosse poulie grelottait dans le vestibule. Comme j'allais à tâtons, cherchant la rampe, la servante parut avec une lumière au haut de l'escalier. – Qui est là ? fit-elle en avançant sa lanterne. – Ah ! lui répondis-je, que M. le docteur arrive bien vite, nous avons un enfant malade, bien malade. Et je ne pus retenir mes sanglots. – Montez, Monsieur Moïse, me dit cette fille ; monsieur vient de rentrer, il n'est pas encore couché. Montez un instant, réchauffez-vous. Mais le père Steinbrenner avait tout entendu. – C'est bien, Thérèse, dit-il en sortant de sa chambre ; entretenez le feu, dans une heure au plus, je serai de retour. Il avait déjà remis son grand tricorne, et sa houppelande en poil de chèvre. Nous traversâmes la place sans rien nous dire. Je marchais devant ; quelques minutes après nous montions notre escalier. Sorlé avait placé une chandelle en haut des marches, je la pris et je conduisis M. Steinbrenner à la chambre de l'enfant. En entrant, tout paraissait calme. Zeffen, assise dans le fauteuil derrière la porte, la tête sur les genoux et les épaules nues, ne criait plus : elle pleurait. L'enfant était dans le lit ; Sorlé, debout à côté, nous regardait. Le docteur posa son chapeau sur la commode. – Il fait trop chaud ici, dit-il, donnez un peu d'air. Ensuite il s'approcha du lit. Zeffen s'était levée, pâle comme une morte. Le médecin, ayant pris la lampe, regarda notre pauvre petit David ; il leva la couverture, et sortit ses petites jambes encore toutes rondes, il écouta la respiration. Esdras s'était remis à pleurer, il se retourna et dit : – Sortez l'autre enfant de cette chambre… j'ai besoin de calme… et puis l'air des malades n'est pas bon pour de si petits enfants. Il me regardait de côté. Je compris ce qu'il voulait dire : – C'était le typhus ! – Je regardai ma femme… elle comprenait aussi. En ce moment, je crus qu'on m'arrachait le cœur ; j'aurais voulu gémir, mais Zeffen était là, derrière nous, qui se penchait, et je ne dis rien, ni Sorlé non plus. Le docteur ayant demandé du papier pour écrire sa prescription, nous sortîmes ensemble. Je le conduisis dans notre chambre, et la porte étant refermée, je me mis à sangloter. Il me dit : – Moïse, vous êtes un homme, ne pleurez pas. Songez que vous devez l'exemple du courage à deux pauvres femmes. Je lui demandai tout bas, dans la crainte d'être entendu : – Il n'y a donc plus d'espoir ? – C'est le typhus ! dit-il. Nous ferons ce que nous pourrons. Tenez, voici la prescription ; allez chez Tribolin, son garçon veille toutes les nuits maintenant, il vous donnera cela. Dépêchez-vous ! Et puis, au nom du ciel, faites sortir l'autre enfant de cette chambre, et votre fille, si c'est possible. Tâchez d'avoir des personnes étrangères, des gens habitués aux malades : le typhus se gagne. Je ne répondis rien. Il reprit son chapeau et s'en alla. Maintenant, que puis-je te dire encore ? Le typhus est une maladie engendrée par la mort elle-même ; c'est en parlant d'elle que le prophète s'est écrié : « Le sépulcre s'est ému à cause de toi, pour aller à ta rencontre ! » Combien j'en avais vu mourir du typhus dans les hôpitaux, sur la côte de Saverne et ailleurs ! Quand les hommes se déchirent sans pitié, pourquoi la mort ne viendrait-elle pas à leur aide ? Mais, ce pauvre enfant, qu'avait-il fait pour mourir si tôt ? Voilà, Fritz, ce qu'il y a de plus épouvantable : il faut que tous expient le crime de quelques-uns ! – Oui, quand je pense que mon enfant est mort de cette peste, amenée par la guerre du fond de la Russie jusque chez nous, et dont toute l'Alsace et la Lorraine ont été ravagées six mois, au lieu d'accuser l'Éternel, comme font les impies, j'en accuse les hommes. Dieu ne leur a-t-il pas donné la raison ? Et quand ils ne s'en servent pas, quand ils se laissent exciter bêtement les uns contre les autres par quelques mauvais sujets, en est-il cause ? Mais à quoi servent les idées justes, quand on souffre ? Je me souviens que la maladie dura six jours, et ces jours-là sont les plus cruels de ma vie. J'avais peur pour ma femme, pour ma fille, pour Sâfel, pour Esdras. J'étais assis dans un coin, j'écoutais l'enfant respirer. Quelquefois il avait l'air de ne plus respirer du tout. Alors un froid me passait sur le corps ; je m'approchais, je prêtais l'oreille. Et quand par hasard Zeffen arrivait malgré la défense du médecin, j'entrais dans une sorte de fureur ; je la poussais dehors par les épaules, en frémissant. Elle me disait : – Mais c'est mon enfant… c'est mon enfant !… Et je lui répondais : – Et toi n'es-tu pas aussi mon enfant ?… Je ne veux pas que vous mouriez tous ! Après cela, je fondais en larmes, je tombais assis, regardant devant moi, sans force ; j'étais épuisé de douleur. Sorlé allait, venait dans la chambre, les lèvres serrées ; elle préparait tout, elle veillait à tout. Dans ce temps, le musc était le remède du typhus ; la maison était pleine de musc. Souvent l'idée me prenait qu'Esdras allait être aussi malade… Ah ! si le plus grand bonheur en ce monde est d'avoir des enfants, quelle douleur de les voir souffrir !… Quelle épouvante de penser à leur perte !… d'être là, d'entendre leur respiration pressée, leur délire, de reconnaître leur dépérissement d'heure en heure, de minute en minute, et de s'écrier au fond de son âme : « La mort approche !… il n'y a plus rien… rien pour te sauver, mon enfant ! Je ne puis te donner ma vie… la mort n'en veut pas ! » Quel déchirement et quelles angoisses, jusqu'à la dernière seconde, où tout se tait ! Alors, Fritz, l'argent, le blocus, la famine, la désolation générale, tout était oublié. C'est à peine si je voyais le sergent entrouvrir chaque matin notre porte, et se pencher en demandant : – Eh bien, père Moïse ? eh bien ? Je ne sais ce qu'il nous disait, je n'y faisais pas attention. Mais ce qui me revient pourtant avec satisfaction, ce qui fait toujours mon orgueil, c'est qu'au milieu de cette désolation, où Sorlé, Zeffen et moi, tout le monde, nous perdions la tête, où nous oubliions les affaires, où nous laissions tout aller à l'abandon, le petit Sâfel prit tout de suite la direction du commerce. Chaque matin nous l'entendions se lever à six heures, descendre, ouvrir le magasin, monter une ou deux cruches d'eau-de-vie, et servir les pratiques. Personne ne lui avait dit un mot de cela, mais Sâfel avait l'âme du commerce. Et si quelque chose était capable de consoler un père dans de pareils malheurs, ce serait de se voir revivre en quelque sorte dans un enfant si jeune, de se reconnaître et de penser : « Au moins la bonne race n'est pas perdue ; il en reste toujours, pour conserver le bon sens dans ce monde ! » Oui, c'est la seule consolation qu'un homme puisse avoir. Notre schabès goïé faisait la cuisine, et la vieille Lanche nous aidait à veiller, mais le commerce reposait sur Sâfel seul ; sa mère et moi, nous ne songions qu'à notre petit David. Il mourut dans la nuit du 18 mars, le jour où l'incendie éclata dans la maison du capitaine Cabanier. Cette même nuit, deux obus tombèrent sur notre maison ; le blindage les fit rouler dans la cour, et tous deux éclatèrent en brisant les fenêtres de la buanderie, et démolissant la porte du bûcher, qui s'écroula d'un coup, avec un fracas horrible. C'est le plus grand bombardement que la ville ait eu à supporter pendant ce blocus ; car aussitôt que les ennemis virent monter le feu, ils tirèrent dessus de Mittelbronn, des Baraques d'en haut et du fond de Fiquet, pour empêcher les gens de l'éteindre. Moi, je restai tout le temps avec Sorlé, près du lit de l'enfant, et le bruit des obus en éclatant ne nous fit rien. Les malheureux ne tiennent plus à la vie… Et puis l'enfant était si mal ! il avait des plaques bleues sur tout le corps. La fin approchait. Je me promenais dans la chambre. Dehors, on criait : – Au feu !… au feu !… Les gens passaient comme un torrent dans la rue. Nous entendions ceux qui revenaient de l'incendie donner des nouvelles, et les pompes accourir, les soldats ranger la foule à la chaîne, les obus éclater à droite et à gauche. Devant nos fenêtres, de longues traînées de flamme rouge descendaient par-dessus les toits du quartier en face, et battaient les vitres. Nos canons répondaient à l'ennemi tout autour de la ville. De temps en temps on entendait crier : – Place !… place !… C'était les blessés qu'on emportait. Deux fois des piquets montèrent jusque dans notre chambre, pour me mettre dans la chaîne ; mais, en me voyant assis près de l'enfant avec Sorlé, ils redescendirent. Le premier obus éclata chez nous vers onze heures, le second à quatre heures du matin ; tout grelottait du grenier à la cave : le plancher, le lit, les meubles étaient comme soulevés ; mais, dans notre épuisement et notre désespoir, nous ne dîmes seulement pas un mot. Zeffen accourut avec Esdras et le petit Sâfel au premier obus. On voyait que David allait mourir. La vieille Lanche et Sorlé, assises, sanglotaient. Zeffen se mit à crier. J'ouvris les fenêtres tout au large, pour donner de l'air, et la fumée de poudre dont la ville était couverte entra dans la chambre. Sâfel vit tout de suite que l'heure approchait ; je n'eus besoin que de le regarder, il sortit et revint bientôt, malgré la foule, par une rue détournée, avec le chantre Kalmès, qui se mit à réciter la prière des agonisants : « L'Éternel règne… L'Éternel a régné… L'Éternel régnera partout et à jamais ! » Loué soit partout et à jamais le nom de son règne glorieux ! » C'est l'Éternel qui est Dieu ! C'est l'Éternel qui est Dieu ! C'est l'Éternel qui est Dieu ! » Écoute, Israël, notre Dieu l'Éternel est un. » Va donc où le Seigneur t'appelle… va, et que sa miséricorde t'assiste. » Que l'Éternel notre Dieu, soit avec toi ; que ses anges immortels te conduisent jusqu'au ciel, et que les justes se réjouissent quand le Seigneur t'accueillera dans son sein ! » Dieu de miséricorde, reçois cette âme au milieu des joies éternelles ! » Moi et Sorlé, nous répétions en pleurant ces paroles saintes. Zeffen, comme morte, était couchée, les bras étendus en travers du lit, sur les pieds de son enfant. Son frère Sâfel, derrière, pleurait à chaudes larmes, en l'appelant tout bas : – Zeffen !… Zeffen !… Mais elle ne l'entendait pas ; son âme était perdue dans les douleurs infinies. Dehors, les cris : « Au feu ! » les commandements des pompes, le tumulte de la foule, le roulement de la canonnade continuaient ; les éclairs coup sur coup remplissaient les ténèbres. Quelle nuit, Fritz, quelle nuit ! Tout à coup Sâfel, s'étant penché sous le rideau, se retourna tout épouvanté. Ma femme et moi, nous courûmes, et nous vîmes la mort de l'enfant ; nous levâmes les mains en éclatant en sanglots. Le chantre cessa de psalmodier. Notre David était mort. Le plus terrible, c'est le cri de la mère ! Elle était étendue, comme évanouie ; mais quand le chantre, se penchant, referma la lèvre et dit : Amen ! elle se releva, prit le petit, regarda ; et puis, le levant au-dessus de sa tête, elle se mit à courir vers la porte, en criant d'une voix déchirante : – Baruch… Baruch… sauve notre enfant ! Elle était folle, Fritz ! Et moi, dans cette dernière épouvante, je l'arrêtai ; je lui repris par force le petit corps, qu'elle voulait emporter. Et Sorlé, l'entourant de ses bras, avec des gémissements sans fin, la mère Lanche, le chantre, Sâfel, tous l'entraînèrent dehors. Je restai seul, et j'entendis les gens descendre, entraînant ma fille. Comment un homme peut-il supporter de si grandes douleurs ? Je remis David dans le lit, et je le couvris, à cause des fenêtres ouvertes. Je savais bien qu'il était mort, mais il me semblait qu'il aurait froid. Je le regardai longtemps sans pleurer, pour garder dans mon cœur cette jolie figure. Tout se déchirait là !… tout !… Je sentais comme une main m'arracher les entrailles, et dans ma folie, j'accusais l'Éternel ; je lui disais : – Je suis l'homme qui a vu l'affliction par la verve de ta fureur ! Certainement, tu t'es tourné contre moi. Tu as fait vieillir ma chair, et tu as brisé mes os. Tu m'as plongé dans les ténèbres. Même quand je crie et que je frémis, tu rejettes ma prière. Tu es pour moi comme un lion qui se tient dans ses cavernes ! Ainsi je me promenais en gémissant et même en blasphémant. Mais le Dieu de miséricorde m'a pardonné ; il savait bien que ce n'était pas moi qui parlais, mais mon désespoir. Je m'assis à la fin. Les autres revenaient… Sorlé s'assit près de moi en silence, Sâfel me dit : – Zeffen est chez le rebbe, avec Esdras. Je ne lui répondis pas, et me couvris la tête. Ensuite quelques femmes, avec la vieille Lanche, étant arrivées, je pris Sorlé par la main, et nous entrâmes dans la grande chambre, sans prononcer une parole. La vue seule de cette chambre, où les deux petits frères avaient joué si longtemps, me fit encore répandre des larmes ; et Sorlé, Sâfel et moi, nous pleurâmes ensemble. La maison se remplissait de monde ; il pouvait être huit heures, et l'on savait déjà que nous avions un enfant mort. XIX Alors, Fritz, commencèrent les funérailles. Tous ceux qui mouraient du typhus devaient être enterrés le jour même : les chrétiens derrière l'église, et les juifs dans les fossés de la place, à l'endroit où se trouve aujourd'hui le manège. Les vieilles étaient déjà là, pour laver le pauvre petit être, pour le peigner et lui couper les ongles, selon la loi du Seigneur. Quelques-unes cousaient le linceul. Les fenêtres ouvertes laissaient passer le vent, les volets battaient les murs. Le schamess16 se promenait dans les rues, frappant les portes de son marteau, pour réunir nos frères. Sorlé s'assit à terre, la tête voilée. Et moi, entendant Desmarets monter, j'eus encore le courage d'aller à sa rencontre, et de lui montrer la chambre. Le pauvre ange était dans sa petite chemise, sur le plancher, la tête relevée par un peu de paille, et le petit thaleth dans ses doigts. Il était redevenu si beau avec ses cheveux bruns et ses lèvres entrouvertes, qu'en le voyant je pensai : « L'Éternel a voulu t'avoir près de son trône ! » 16 Bedeau. Et mes larmes coulaient sans bruit ; ma barbe en était pleine. Desmarets prit donc la mesure et s'en alla. Une demi-heure après il revenait, le petit cercueil de sapin sous le bras, et la maison fut de nouveau remplie de gémissements. Je ne pus voir clouer l'enfant !… J'allai m'asseoir sur le sac de cendres, couvrant ma figure des deux mains, et criant en moi-même, comme Jacob : « Certainement, je descendrai avec cet enfant au sépulcre… Je ne lui survivrai pas ! » Bien peu de nos frères arrivèrent, car l'épouvante était en ville : on savait que l'ange de la mort passait, et que les gouttes de sang pleuvaient de son épée dans les maisons ; chacun vidait l'eau de sa cruche sur le seuil et rentrait vite. Mais les meilleurs arrivèrent pourtant en silence, et, vers le soir, il fallut partir et descendre par la poterne. J'étais seul de la famille, – Sorlé n'avait pu me suivre, ni Zeffen, – j'étais seul pour jeter la pelletée de terre ! Et les forces m'abandonnèrent, il fallut me ramener jusqu'à notre porte. Le sergent me soutenait par le bras ; il me parlait et je ne l'entendais pas : j'étais comme mort. Tout ce qui me revient encore de ce jour épouvantable, c'est le moment où rentré chez nous, – assis sur le sac, devant notre âtre froid, les pieds nus, la tête penchée et l'âme dans les abîmes, – le schamess s'avança près de moi, me toucha l'épaule et me fit lever ; et que, sortant son couteau de sa poche, il me fendit l'habit, en le déchirant jusqu'à la hanche. Ce coup fut le dernier et le plus terrible ; je retombai, murmurant avec Job : – Que le jour où je naquis périsse ! et la nuit en laquelle il fut dit : Un homme est né ! Que les nuées obscures demeurent sur lui, qu'on l'ait en horreur, comme un jour d'amertume ! car le deuil, le grand deuil, n'est pas celui qui descend du père à l'enfant, mais celui qui remonte de l'enfant au père. Pourquoi m'a-t-on reçu sur les genoux et pourquoi m'a-t-on présenté des mamelles ? Maintenant je serais couché dans la tombe et je reposerais ! Et ma douleur, Fritz, n'eut point de fin ; je m'écriais : – Que dira Baruch, et que lui répondrai-je lorsqu'il me redemandera son enfant ? Le commerce ne me touchait plus. Zeffen vivait chez le vieux rebbe ; sa mère passait les jours avec elle, pour soigner Esdras et la consoler. Tout était ouvert dans la maison ; la schabès goïé brûlait du sucre et des piments, et le vent du ciel, entrant partout, purifiait l'air. – Sâfel vendait. Moi, le matin, devant l'âtre, je faisais cuire quelques pommes de terre, j'en mangeais avec un peu de sel, et puis je m'en allais, oubliant tout comme un malheureux. J'errais tantôt à droite, tantôt à gauche, du côté de l'ancienne Gendarmerie, autour des remparts, aux endroits détournés. La vue des gens me faisait mal, surtout de ceux qui avaient connu l'enfant. C'est alors, Fritz, que la misère était grande ; c'est alors que la faim, le froid, les souffrances de toute sorte accablaient la ville ; c'est alors que les figures s'amaigrissaient et qu'on voyait des femmes, des enfants, à demi-nus et tremblants, marcher dans l'ombre des ruelles désertes. Ah ! de si grandes misères ne reviendront plus ; nous ne sommes plus à ces temps de guerres abominables, – qui duraient des vingt ans ! – où les grandes routes ressemblaient à des ornières et les chemins à des ruisseaux de fange ; où les terres restaient en friche, faute de bras ; où les maisons s'affaissaient, faute d'habitants ; où les pauvres allaient pieds nus et les riches en sabots, pendant que des officiers supérieurs passaient sur des chevaux superbes, regardant le genre humain d'un œil de mépris. On ne supporterait plus cela ! Mais alors tout était détruit, humilié dans la nation, les bourgeois et le peuple n'étaient plus rien ; on ne connaissait plus que la force. Quand on disait : – Il y a pourtant une justice, un droit, une vérité ! La mode était de répondre en souriant : – Je ne comprends pas ! Et l'on passait pour un homme d'esprit, un homme d'expérience qui fera son chemin. Au milieu de ma désolation, je regardais ces choses sans y penser, mais depuis elles me sont revenues, et des milliers d'autres ; tous ceux qui restent peuvent aussi s'en souvenir. Un matin, j'étais sous la vieille halle, à regarder les misérables acheter de la viande. On abattait alors les chevaux du Rouge-Colas et ceux des gendarmes, – aussi décharnés que les bestiaux du fossé, – et l'on vendait cette viande très cher. Je regardais ces tourbillons de vieilles femmes hâves, de bourgeois les yeux creux, tous ces êtres minables pressés devant l'étal de Frantz Sépel, qui leur distribuait des morceaux de carcasse. On ne voyait plus les gros chiens de Frantz rôder autour de la boucherie, en se léchant la gueule. Les mains sèches des vieilles s'allongeaient au bout de leurs bras décharnés, pour tout happer ; les voix faibles criaient en suppliant : – Encore un peu de foie, monsieur Frantz, pour la réjouissance ! Je regardais cela sous le grand toit sombre, où descendait un peu de lumière par les trous des obus. De loin, entre les piliers vermoulus, quelques soldats, sous la voûte du corps de garde, leurs vieilles capotes pendant le long des hanches, regardaient aussi : – c'était comme un rêve. Ma grande tristesse s'accordait avec ce spectacle, quand, au bout d'une demi-heure, au moment de m'en aller, je vis Burguet venir, en longeant la vieille cassine du père Brainstein, défoncée par les obus et penchée en décombres sur la ruelle. Burguet m'avait dit, quelques jours avant notre malheur, que sa servante était malade ; je n'y songeais plus, mais alors cela me revint. Il me parut en ce moment tellement changé, tellement maigre, et les joues tellement tirées par les rides, que je crus ne pas l'avoir vu depuis des années. Son chapeau lui descendait jusque sur les yeux ; sa barbe, d'au moins quinze jours, grisonnait. Il arrivait, regardant de tous les côtés ; mais au fond de l'ombre, contre les madriers de l'ancien magasin à fourrage, il ne pouvait me voir, et il s'arrêta derrière le tas de vieilles, serrées en demi-cercle devant l'étal, attendant son tour. Au bout d'un instant, il mit quelques sous dans la main de Frantz Sépel et reçut son morceau, qu'il cacha sous sa capote. Puis, regardant encore, il s'en alla vite, la tête basse et les basques croisées. Cette vue me retourna le cœur ; je me sauvai, levant les mains au ciel, et murmurant : – Est-il possible ?… est-il possible ?… lui… Burguet aussi !… un homme de ce talent, souffrir la faim et manger de ces carcasses ! Seigneur Dieu, quelle épreuve !… Je rentrai chez nous tout bouleversé. Il ne nous restait plus beaucoup de provisions ; malgré cela, le lendemain matin, comme Sâfel descendait ouvrir la boutique, je lui dis : – Tiens, mon enfant, porte ce petit panier à M. Burguet ; il y a des pommes de terre et du bœuf salé. Prends garde qu'on ne te voie, on te l'enlèverait. Tu diras que c'est en souvenir du pauvre déserteur. L'enfant partit. Il m'a dit que Burguet avait pleuré. Voilà, Fritz, ce qu'il faut voir dans un blocus, où l'on est surpris du jour au lendemain. Voilà ce que les Allemands et les Espagnols avaient souffert, et ce que nous souffrions à notre tour : – Voilà la guerre ! Les vivres de siège eux-mêmes tiraient à leur fin ; mais le commandant de place Moulin étant mort du typhus, la grande disette n'empêchait pas le lieutenant-colonel qui le remplaçait de donner des bals et des fêtes aux parlementaires, dans l'ancienne maison Thévenot. Les fenêtres s'éclairaient, la musique jouait, l'état-major buvait du punch et du vin chaud, pour faire croire que nous vivions dans l'abondance. On avait bien raison de bander les yeux à ces parlementaires jusqu'à la salle de bal, car s'ils avaient vu la mine des gens, tous les bals et les vins chauds du monde ne les auraient pas trompés. Pendant ce temps, le fossoyeur Mouyot et ses deux garçons venaient prendre chaque matin leurs deux ou trois gouttes d'eau-de-vie. Ils pouvaient dire : « Nous buvons les morts ! » comme les vétérans disaient : « Nous buvons le Cosaque ! » Personne en ville n'avait voulu se charger d'enterrer les morts du typhus ; eux seuls, après avoir pris leur goutte, avaient osé jeter ceux de l'hôpital sur une charrette et les entasser dans la fosse ; et puis ils avaient passé fossoyeurs, avec le père Zébédé. L'ordre était de rouler les morts dans un drap, mais qui passait l'inspection ? Le vieux Mouyot m'a dit lui-même qu'on les enterrait avec la capote ou la veste, comme cela se trouvait, et quelquefois tout nus. Pour chaque mort, ces gens avaient leurs trente-cinq sous ; le père Mouyot, l'aveugle, pourra te le dire : c'était son bon temps ! Vers la fin de mars, au milieu de cette disette affreuse, où l'on ne trouvait plus un chien dans les rues, et bien moins encore un chat, de mauvaises nouvelles couraient la ville : des bruits de batailles perdues, des marches sur Paris, etc. À force de recevoir des parlementaires et de leur donner des bals, quelque chose de nos malheurs transpirait toujours, soit par les domestiques, soit par les servantes. Moi, souvent, en errant dans les rues qui longent les remparts, je montais sur un bastion, du côté de Strasbourg, de Metz ou de Paris. Je ne craignais plus alors les balles perdues ! De là, je regardais les mille feux de bivouac répandus dans la plaine, les soldats ennemis revenant des villages avec de longues perches où pendaient des quartiers de viande, ou bien accroupis autour de ces petits feux qui brillaient comme des étincelles sur la lisière des bois ; je voyais leurs patrouilles, et leurs batteries couvertes, où flottait un drapeau. Quelquefois aussi je regardais la fumée des cheminées aux Quatre-Vents, au Bigelberg, à Mittelbronn. Chez nous, les cheminées ne fumaient plus, le temps des festins était passé. Tu ne saurais croire combien de pensées vous viennent quand on est enfermé, comme on suit des yeux les grandes routes blanches, en se figurant marcher là-bas, causer avec les gens de choses nouvelles, leur demander ce qu'ils ont souffert, et leur raconter ce qu'on a supporté soi-même. Du bastion de la manutention, ma vue s'étendait jusqu'aux cimes blanches du Schnéeberg : j'étais au milieu des forestiers, des schlitteurs, des bûcherons. Le bruit avait couru qu'ils défendaient leur route de Schirmeck ; j'aurais voulu savoir si c'était vrai. Du côté des Maisons-Rouges, sur la route de Paris, je me figurais être chez mon vieil ami Leiser ; je le voyais au coin de son âtre, désolé de nourrir tant de monde, car les états-majors russes, autrichiens, bavarois, ne quittaient pas cette route, et de nouveaux régiments défilaient sans cesse. Et le printemps venait ! La neige commençait à fondre dans les sillons et derrière les haies. Déjà les grandes forêts de la Bonne-Fontaine et des Baraques prenaient d'autres teintes. La chose qui m'attendrit le plus, je m'en souviens, c'est, à la fin du mois de mars, d'entendre chanter la première alouette. Le ciel était tout pâle, je regardais en l'air pour la voir. L'idée du petit David me revenait en même temps, et, sans savoir pourquoi, je pleurais. Les hommes ont des idées étranges : un chant d'oiseau les attendrit, et quelquefois, après des années, les mêmes sons leur rappellent les mêmes idées, jusqu'à leur faire répandre des larmes. Enfin, la maison étant purifiée, Zeffen et Sorlé y rentrèrent. Le temps de la Pâque approchait ; il fallait laver les planchers, gratter les murs, récurer la vaisselle. Les pauvres femmes, au milieu de ces soins, oublièrent un peu notre malheur. Mais plus le moment approchait, plus l'inquiétude était grande ; comment accomplir, au milieu de la famine, le commandement de Dieu : « Ce mois vous sera le premier de l'année. Qu'au dixième jour de ce mois, chaque famille prenne un agneau d'entre les brebis, ou bien un chevreau d'entre les chèvres. Qu'elle le tienne en garde jusqu'au quatorzième jour ; qu'elle l'égorge et mange sa chair rôtie, avec du pain sans levain et des plantes amères. » Où trouver l'agneau du sacrifice ? Schmoûlé seul, le vieux schamess, y songeait depuis trois mois pour tout le monde ; il nourrissait un chevreau mâle de l'année dans sa cave, et c'est ce chevreau qu'on égorgea. Chaque famille juive en eut sa part, bien petite, mais la volonté de l'Éternel fut remplie. Nous invitâmes en ce jour, selon la loi, un des plus pauvres d'entre nos frères, Kalmès. Nous partîmes ensemble pour la synagogue ; on récita les prières, et puis nous revînmes nous asseoir à la table du festin. Tout était prêt et dans l'ordre, malgré la grande misère : la nappe blanche, le gobelet de vinaigre, l'œuf dur, le raifort, le pain azyme et la chair du chevreau. La lampe à sept becs brillait au-dessus ; seulement nous n'avions pas beaucoup de pain. M'étant donc assis au milieu de la famille, Sâfel prit l'aiguière et me versa de l'eau sur les mains ; puis nous nous penchâmes tous, chacun prit du pain, en disant avec un grand serrement de cœur : – Voici le pain de la misère, que nos pères ont mangé en Égypte. Quiconque a faim, vienne en manger avec nous ! Quiconque est pauvre, vienne faire la Pâque ! Nous nous rassîmes, et Sâfel me demanda : – Pourquoi cette cérémonie, mon père ? Je lui répondis : – Nous avons été esclaves en Égypte, mon enfant, et l'Éternel nous en a tirés d'une main puissante et le bras tendu ! Ces paroles nous remplirent de courage ; nous espérions que Dieu nous délivrerait, comme il avait délivré nos pères, et que l'Empereur serait son bras droit, mais nous nous trompions : l'Éternel ne voulait plus de cet homme ! XX Le lendemain, entre six et sept heures, au petit jour, nous dormions tous quand un coup de canon fit trembler nos vitres. L'ennemi ne tirait d'ordinaire que la nuit. J'écoutai : un second coup de canon suivit le premier au bout de quelques secondes, puis un autre, ainsi de suite un à un. Alors je me levai, j'ouvris une de nos fenêtres, et je regardai. Le soleil montait derrière l'arsenal. Pas une âme n'était dans la rue, mais, à mesure que les coups se succédaient, des portes et des fenêtres s'ouvraient ; les gens encore en chemise se penchaient dehors, prêtant l'oreille. Aucun obus ne sifflait dans l'air : l'ennemi tirait à poudre. En écoutant bien, un grand murmure s'entendait au loin, autour de la ville. D'abord il s'éleva sur la côte de Mittelbronn, puis il gagna le Bigelberg, les Quatre-Vents, les Baraques d'en haut et d'en bas. Sorlé venait aussi de se lever ; je finis de m'habiller, et je lui dis : – Quelque chose d'extraordinaire se passe… Dieu veuille que ce soit pour notre bien ! Et je descendis tout inquiet. Il ne s'était pas écoulé plus d'un quart d'heure depuis le premier coup de canon, et toute la ville était debout. Les uns couraient aux remparts, les autres se réunissaient, criant et se disputant aux coins des rues. L'étonnement, la crainte, la colère se peignaient sur toutes les figures. Un grand nombre de soldats se mêlaient aux bourgeois, et tous ensemble montaient par bandes à droite et à gauche de la porte de France. J'allais suivre une de ces troupes, quand Burguet descendit la rue. Il était encore défait comme le jour où je l'avais vu sous la halle. – Eh bien ! lui dis-je en courant à sa rencontre, voici des affaires graves ! – Très graves, et qui n'annoncent rien de bon, Moïse, fit-il. – Oui, c'est clair, lui répondis-je, les Alliés ont remporté des victoires ; ils sont peut-être à Paris. Alors, se retournant effrayé, il murmura : – Prenez garde, Moïse, prenez garde ; si l'on vous entendait dans un moment pareil, les vétérans vous déchireraient ! J'étais tout saisi, voyant qu'il avait raison ; lui, ses joues tremblaient. – Il me prit ensuite par le bras et me dit : – Je vous dois des remerciements pour les provisions que vous m'avez envoyées ; elles sont arrivées bien à propos. Comme je lui répondais que nous aurions toujours un morceau de pain à son service, tant qu'il en resterait, il me serra la main ; et nous remontâmes ensemble la rue, du quartier d'infanterie jusqu'au bastion de la glacière, où l'on avait dressé deux batteries pour dominer la côte de Mittelbronn. On découvrait de là toute la route de Paris jusqu'au PetitSaint-Jean, et même jusqu'à Lixheim ; mais ces grands tas de terre, qu'on appelait des cavaliers, étaient couverts de monde : le baron Parmentier, son adjoint Pipelingre, le vieux curé Leth, et beaucoup d'autres notables se tenaient en cet endroit, au milieu de la foule, regardant en silence. Rien qu'à voir leurs figures, on comprenait qu'il se passait quelque chose de terrible. Étant donc montés sur le talus, nous vîmes d'où venait l'attention de ce monde. Tous les ennemis, Autrichiens, Bavarois, Wurtembergeois, Russes, cavalerie et infanterie, mêlés ensemble, se répandait autour de leurs retranchements comme des fourmilières, s'embrassant, se serrant la main, levant les shakos au bout des baïonnettes, agitant des branches d'arbres, qui commençaient à verdir. Des cavaliers traversaient la plaine ventre à terre, le colback à la pointe du sabre, et poussaient des cris qui montaient jusqu'au ciel. Le télégraphe jouait sur la côte de Saint-Jean, Burguet me dit en le montrant : – Si nous comprenions ces signes, Moïse, nous saurions mieux ce qui nous attend d'ici quinze jours. Quelques personnes s'étant retournées pour nous entendre, nous redescendîmes dans la rue du Quartier, tout pensifs. Les soldats, aux fenêtres de la caserne, tout en haut, regardaient aussi. Des quantités d'hommes et de femmes accouraient. Nous traversâmes cette foule dans la rue des Capucins, toujours déserte. Burguet, qui marchait la tête penchée, s'écria : – C'est donc fini !… Que de choses nous avons vues depuis vingt-cinq ans, Moïse ! Que de choses étonnantes et terribles !… Et c'est fini !… Il me tenait la main et me regardait comme étonné de ses propres paroles ; puis, se remettant à marcher : – Cette campagne d'hiver m'épouvantait, dit-il ; cela traînait… traînait… et le coup de tonnerre n'arrivait pas !… Mais demain, après-demain qu'allons-nous apprendre ? L'Empereur est-il mort ? Que décidera-t-on de nous ? La France sera-t-elle encore la France ? Que nous laissera-t-on ? Que nous prendra-ton ? Et continuant de réfléchir de la sorte, nous arrivâmes devant notre maison. Alors, comme réveillé tout à coup, Burguet me dit : – Moïse, de la prudence !… Si l'Empereur n'est pas mort, les vétérans tiendront jusqu'à la dernière seconde. Songez-y, ceux qui leur seraient suspects auraient tout à craindre. Je le remerciai de ce qu'il me disait, et je montai chez nous, me promettant bien de suivre son conseil. Ma femme et mes enfants m'attendaient pour déjeuner, la petite corbeille de pommes de terre sur la table. Nous nous assîmes, et je leur racontai tout bas ce qu'on voyait du haut des remparts, en leur recommandant de se taire, car le danger n'était pas fini : la garnison pouvait se révolter, et vouloir se défendre malgré les chefs ; et ceux qui se mêleraient de ces choses pour ou contre, même en paroles, courraient le risque de se perdre, sans aucun profit pour personne. Ils comprirent que j'avais raison, je n'eus pas besoin de leur en dire plus. Nous avions la crainte de voir arriver notre sergent et d'être forcés de lui répondre, s'il nous demandait ce que nous pensions de ces choses ; mais il ne rentra que vers onze heures du soir, nous étions tous couchés depuis longtemps. Le lendemain, la nouvelle de l'entrée des alliés à Paris était affichée aux portes de l'église et aux piliers de la halle. On n'a jamais su par qui. Dans ce temps on parla de M. de la Vablerie et de trois ou quatre autres émigrés, capables d'avoir fait le coup, mais rien n'était certain. La garde montante arracha ces affiches, malheureusement des soldats et des bourgeois les avaient déjà lues. C'était quelque chose de si nouveau, de tellement incroyable, après ces dix ans de guerre, – où l'Empereur était tout, où la nation restait en quelque sorte dans l'ombre, où pas un homme ne pouvait dire ni écrire un mot sans y avoir été autorisé, où l'on n'avait que le droit de payer et de donner ses enfants à la conscription, – c'était si grave de penser que l'Empereur pouvait être vaincu ! qu'un père de famille luimême, au milieu de sa femme et de ses enfants, retournait trois ou quatre fois la tête avant d'oser en souffler un seul mot. Tout se taisait donc encore, malgré les affiches. Les fonctionnaires restaient chez eux, pour n'avoir pas à parler ; le gouverneur et le conseil de défense ne bougeaient pas ; mais les dernières recrues, en pensant qu'elles allaient revoir leur village, embrasser leurs parents, reprendre leur état ou travailler aux champs et pouvoir se marier, ne cachaient pas leur joie, comme c'est tout naturel. Les vétérans qui n'avaient pas d'autre métier, pas d'autre ressources pour vivre que la guerre, en étaient indignés ! Ils ne croyaient rien ; ils déclaraient que toutes les nouvelles étaient fausses, que l'Empereur n'avait jamais perdu de bataille, qu'il ne pouvait pas en perdre, et que les affiches et les coups de canon des Alliés étaient une ruse de guerre, pour se faire ouvrir les portes. Et c'est depuis ce jour, Fritz, que la désertion recommença, non plus un à un, mais par six, par dix, par vingt. Des postes tout entiers filaient sur la montagne avec armes et bagages. Les vétérans tiraient sur les déserteurs ; ils en tuèrent quelques-uns, et reçurent l'ordre d'escorter les conscrits qui portaient la soupe aux avant-postes. Pendant ce temps, les parlementaires ne faisaient qu'entrer et sortir à la file. Tous, officiers des états-majors russes, autrichiens, bavarois, restaient des heures entières au Gouvernement, ayant sans doute de grandes propositions à débattre. Notre sergent ne faisait plus que passer le soir une minute dans notre chambre, pour se plaindre de la désertion, et nous en étions contents : Zeffen était encore malade, Sorlé ne pouvait pas la quitter ; moi j'étais forcé d'aider Sâfel jusqu'après la retraite. La boutique était toujours pleine de vétérans ; quand une bande sortait, aussitôt il en venait une autre. Ces vieux, tout gris, avalaient l'eau-de-vie verre sur verre ; ils se payaient des tournées et devenaient toujours plus sombres. Ils frissonnaient et ne parlaient que de trahison, en vous lançant des coups d'œil de travers. Quelquefois ils souriaient, disant : – Gare ! s'il faut faire sauter la forteresse, elle sautera ! Sâfel et moi, nous avions l'air de ne pas comprendre ; mais tu peux te figurer nos transes : après avoir tant souffert, risquer encore de sauter avec ces vétérans ! Le soir, notre sergent répétait mot pour mot ce qu'avaient dit les autres ; – Tout n'était que mensonge et trahison… L'Empereur devait finir par balayer cette canaille ! – Attendez… attendez ! – criait-il en fumant sa pipe, les dents serrées, – la débâcle va venir… Le coup de tonnerre est proche !… Et cette fois, pas de pitié, pas de miséricorde !… Il faut que tous les gueux y passent… tous les traîtres !… Il faut que le pays soit nettoyé pour cent ans !… Laissez faire, père Moïse, nous rirons !… Tu penses bien que nous n'avions pas envie de rire. Mais le jour où j'eus le plus d'inquiétude, c'est le 8 avril au matin, lorsque parut le décret du Sénat qui destituait l'Empereur. Notre boutique était pleine d'artilleurs de marine et de sous-officiers du dépôt. Nous venions de les servir, quand le secrétaire du trésorier, un gros court, les joues rondes et jaunes, le bonnet de police sur l'oreille, entra, se fit verser un petit verre, puis sortit le décret de sa poche et se mit à le lire tranquillement aux autres, en leur disant : – Écoutez ! Je crois encore l'entendre : « Considérant que Napoléon Bonaparte a déchiré le pacte qui l'unissait au peuple français en levant des impôts autrement qu'en vertu de la loi, en ajournant sans nécessité le Corps législatif, en rendant illégalement plusieurs décrets portant peine de mort, en anéantissant la responsabilité des ministres, l'indépendance judiciaire, la liberté de la presse, etc. ; – Considérant que Napoléon a mis le comble aux malheurs de la patrie, par l'abus qu'il a fait de tous les moyens qu'on lui a confiés en hommes et en argent pour la guerre, et en refusant de traiter à des conditions que l'intérêt national exigeait d'accepter ; – Considérant que le vœu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses, dont le premier résultat soit le rétablissement de la paix générale, et qui soit aussi l'époque d'une réconciliation solennelle entre tous les États de la grande famille européenne, le Sénat décrète : – Napoléon Bonaparte est déchu du trône ; le droit d'hérédité est aboli dans sa famille ; le peuple et l'armée sont déliés envers lui du serment de fidélité. » Il commençait à peine de lire que je pensai : « Si cela continue, ils vont démolir ma boutique de fond en comble. » Je me dépêchai même, dans mon épouvante, de faire sortir Sâfel par la porte de derrière. Mais tout se passa bien autrement que je ne croyais. Ces vétérans méprisaient le Sénat ; ils levèrent les épaules, et celui qui venait de lire le décret se moucha dedans et le jeta sous le comptoir, en disant : – Le Sénat ! Qu'est-ce que le Sénat ? Un tas d'écornifleurs, un tas de pique-assiettes que l'Empereur a racolés à droite et à gauche, pour lui dire toujours : – Dieu vous bénisse ! – Oui, major, dit un autre ; mais c'est égal, on devrait tout de même les jeter dehors, à grands coups de pied dans le dos. – Bah ! ça n'en vaut pas la peine, répondit le sergent-major ; d'ici à quinze jours, quand l'Empereur sera redevenu le maître, ils viendront encore lui lécher les bottes. Il faut ça pour la dynastie, des gens qui vous lèchent les bottes, – ça produit un bon effet ! – surtout d'anciens nobles qu'on paye trente ou quarante mille francs par an. Ils reviendront, soyez tranquilles, et l'Empereur leur pardonnera, d'autant plus qu'il n'en trouverait pas d'aussi nobles pour les remplacer. Et comme ils sortirent tous après avoir vidé leurs petits verres, je bénis le ciel de leur avoir donné tant de confiance dans l'Empereur. Cette confiance dura jusque vers le 11 ou le 12 avril, où des officiers, envoyés par le général commandant la 4e division militaire, arrivèrent dire que la garnison de Metz reconnaissait le Sénat et suivait ses ordres. Ce fut un coup épouvantable pour nos vétérans. Nous vîmes le soir même, à la figure de notre sergent, que c'était pour lui le coup de la mort. Il avait vieilli de dix ans, et rien que son regard aurait pu vous arracher des larmes. Jusqu'alors il n'avait cessé de nous dire : – Tous ces décrets, toutes ces affiches sont des trahisons ! L'Empereur est toujours là-bas avec son armée, et nous sommes ici pour le soutenir. Ne craignez rien, père Moïse. Mais depuis l'arrivée des officiers de Metz, sa confiance était perdue. Il entrait dans notre chambre sans rien dire et se tenait debout, tout pâle, à nous regarder. Je pensais : « Cet homme nous aime pourtant !… Il nous a fait du bien. Il nous aurait donné sa viande pour tout le temps du blocus ; il aimait notre petit David, il le caressait sur ses genoux. Il aime aussi Esdras. C'est un brave homme, un honnête homme, et le voilà très malheureux ! » J'aurais voulu le consoler, lui dire qu'il avait des amis, que nous l'aimions tous, que nous ferions des sacrifices pour l'aider, s'il était forcé de changer d'état… Oui, c'était ce que je pensais ; mais, en le regardant, sa tristesse me paraissait si terrible que je ne trouvais plus un mot. Il faisait donc deux ou trois tours et s'arrêtait de nouveau, puis tout à coup il sortait. Sa douleur était trop grande, il ne pouvait pas même se plaindre. Enfin, le 16 avril, un armistice fut conclu pour enterrer les morts. On baissa le pont de la porte d'Allemagne, et quantité de gens sortirent jusqu'au soir, pour donner quelques coups de pioche au jardin, et tâcher de rapporter un peu de verdure. Mais, Zeffen étant toujours malade, nous restâmes chez nous. Le soir, deux nouveaux officiers de Metz, envoyés en parlementaires, entrèrent à la nuit, comme on relevait les ponts. Ils traversèrent la rue au galop Gouvernement. – Je les ai vus passer. et se rendirent au L'arrivée de ces officiers avait excité partout l'espérance et la crainte ; on s'attendait à de grandes mesures, et toute la nuit nous entendîmes le sergent aller et venir dans sa chambre, se lever, marcher et se recoucher, en murmurant des paroles confuses. Le malheureux sentait venir un coup affreux, il n'avait plus une minute de repos. Je l'écoutais en le plaignant, et ses soupirs m'empêchaient de dormir. Le lendemain, à dix heures, on bat le rappel. Le gouverneur et les membres du conseil de défense, en grande tenue, vont au quartier d'infanterie. Tous les gens de la ville étaient aux fenêtres. Notre sergent descend, et quelques instants après je le suis. La rue fourmillait de monde. Je me glisse à travers cette foule ; chacun tenait à sa place et voulait avancer. Comme j'arrivais devant la caserne, les compagnies venaient de former le cercle ; les fourriers, au milieu, lisaient à haute voix l'ordre du jour de l'armée : – c'étaient l'abdication de l'Empereur, le licenciement des recrues de 1813 et de 1814, la reconnaissance de Louis XVIII, l'ordre d'arborer le drapeau blanc et de changer de cocarde ! Pas un murmure ne s'élevait dans les rangs ; tout était calme, terrible, épouvantable. Ces vieux soldats, les dents serrées, la moustache frissonnante, les sourcils baissés d'un air farouche, présentant les armes sans rien dire ; la voix des fourriers, qui s'arrêtaient de temps en temps comme suffoqués ; l'état-major de la place, plus loin, sous la voûte du quartier, morne, le regard abattu ; l'attention de tout ce monde, hommes, femmes, enfants, penchés d'un bout de la rue à l'autre sur la pointe des pieds, la bouche entrouverte, l'oreille tendue : tout cela, Fritz, vous faisait frémir. J'étais sur l'escalier du tonnelier Schweyer ; je voyais tout et j'entendais chaque parole. Tant qu'on lut l'ordre du jour, rien ne bougea ; mais au commandement : – Rompez les rangs ! – un cri terrible partit à la fois de tous les côtés : le tumulte, la confusion, la fureur éclatèrent ensemble. On ne s'entendait plus. Les conscrits, par files, couraient aux portes de la caserne ; les vieux restaient un instant comme enracinés à leur place, ensuite la rage les prenait : l'un s'arrachait les épaulettes, l'autre cassait son fusil à deux mains sur le pavé, quelques officiers pliaient leur sabre ou leur épée, qui volait en éclats. Le gouverneur essaya de parler ; il voulut faire reformer les rangs, mais on ne l'écoutait plus : les nouvelles recrues montaient déjà dans toutes les chambres de la caserne, faire leur paquet pour se mettre en route ; les vieux s'en allaient à droite et à gauche, comme ivres ou fous. J'ai vu quelques-uns de ces vieux soldats s'arrêter dans un coin, la tête contre le mur, et pleurer à chaudes larmes. Tout se dispersait, et de longs cris s'entendaient de la caserne à la place, des cris sans fin, montant et descendant comme un soupir. Quelques cris sourds et désespérés de Vive l'Empereur ! retentissaient encore ; pas un seul cri de Vive le Roi ! Moi, je courus annoncer ces choses à la maison ; j'étais à peine en haut que le sergent montait aussi, le fusil sur l'épaule. Nous aurions voulu nous réjouir de la fin du blocus ; mais en voyant le sergent debout sur notre porte, un froid nous entra dans les os, et nous restâmes tout attentifs. – Eh bien, dit-il en posant la crosse à terre, c'est fini !… Et durant un instant il ne dit rien de plus. Puis il bégaya : – Voilà la plus grande gueuserie du monde… Les recrues sont licenciées… Elles partent… La France reste pieds et poings liés entre les griffes des kaiserlicks… Ah ! canailles !… canailles !… – Oui, sergent, lui répondis-je attendri ; mais il faut prendre le dessus… Maintenant nous allons avoir la paix, sergent… Il vous reste une sœur dans le Jura, vous irez près d'elle… – Oh ! s'écria-t-il en levant la main, ma pauvre sœur !… Ce fut comme un sanglot ; mais il se raffermit vite, et posa son fusil derrière la porte. Il s'assit une minute avec nous près de la table, et prit le petit Sâfel, en l'attirant par la tête et l'embrassant sur les joues. Ensuite il voulut aussi tenir Esdras. Nous le regardions en silence. Il disait : – Je vais vous quitter, père Moïse, je vais faire mon sac… Mille tonnerres, j'ai de la peine à vous quitter ! – Et nous aussi, sergent, nous avons de la peine, répondit Sorlé bien triste ; mais si vous vouliez vivre avec nous… – C'est impossible ! – Alors vous restez au service ?… – Au service de qui… de quoi ? fit-il ; de Louis XVIII ? non, non ! Je ne connais que mon général… Mais ça me fait de la peine de partir… Enfin… quand on a rempli son devoir… Et il se leva tout à coup, en criant d'une voix déchirante : – Vive l'Empereur ! Nous frémissions ; nous ne savions ce qui nous faisait trembler. Lui me tendait les bras, et je me levai ; nous nous embrassâmes comme des frères. – Adieu, père Moïse, disait-il, adieu pour longtemps ! – Vous partez donc tout de suite ? – Oui !… – Vous savez, sergent, que vous aurez toujours des amis chez nous… Vous viendrez nous voir… Si vous aviez besoin… – Oui… oui… je le sais… vous êtes de vrais amis… de braves gens ! Il me serrait avec force. Ensuite il alla prendre son fusil ; et nous le suivions tous en lui souhaitant du bonheur, lorsqu'il se retourna les larmes aux yeux et embrassa ma femme en disant : – Il faut aussi que je vous embrasse. Il n'y a pas de mal, n'est-ce pas, madame Sorlé ? – Ah ! non, dit-elle, vous êtes de la famille, et j'embrasserai Zeffen pour vous ! Aussitôt il sortit en criant d'une voix enrouée : – Adieu… Vivez bien !… Je le regardai du bout de la petite allée, entrer dans sa chambre en passant. Vingt-cinq ans de service, huit blessures, et pas de pain dans ses vieux jours ! – Cette pensée me saignait le cœur. Environ un quart d'heure après, le sergent descendit, avec son fusil, et rencontrant Sâfel sur l'escalier, il lui dit : – Tiens, voilà pour ton père ! C'était le portrait de la femme et des enfants du landwehr de la Tuilerie. Sâfel vint aussitôt me l'apporter. Je pris ce cadeau du pauvre diable, et je le regardai longtemps avec une grande tristesse ; puis je l'enfermai dans notre armoire avec la lettre. Il était midi ; et comme les portes allaient s'ouvrir, comme les provisions allaient arriver en abondance, nous nous assîmes devant un gros morceau de bœuf cuit avec un plat de pommes de terre, et nous débouchâmes une bonne bouteille de vin. Nous étions en train de manger, lorsque des cris s'entendirent dans la rue. Sâfel se leva pour regarder. – Un soldat blessé qu'on porte à l'hôpital, dit-il. Puis il cria : – C'est notre sergent ! Une idée horrible me traversa l'esprit. Sorlé voulait se lever, je lui dis : – Reste ! et je descendis seul. Le brancard passait sur les épaules de quatre canonniers de marine ; des enfants couraient derrière. Au premier coup d'œil je reconnus le sergent, la figure toute blanche et la poitrine pleine de sang. Il ne bougeait plus. Le malheureux était allé de chez nous sur le bastion derrière l'arsenal, pour se tirer un coup de fusil au cœur. Alors je remontai tellement abattu, tellement triste et désolé, que j'avais de la peine à me tenir debout. Sorlé m'attendait toute défaite. – Notre pauvre sergent s'est tué, lui dis-je, que Dieu lui pardonne !… Et m'étant assis à ma place, je ne pus m'empêcher de fondre en larmes ! XXI On a bien raison de dire que tous les malheurs se suivent ; l'un entraîne l'autre. Mais la mort de notre bon sergent fut pourtant le dernier. Ce même jour, les ennemis retirèrent leurs avant-postes à six cents toises de la ville, le drapeau blanc fut arboré sur l'église, et l'on ouvrit les portes. Maintenant, Fritz, tu connais notre blocus. Dois-je te raconter encore l'arrivée de Baruch ; les cris de Zeffen et nos gémissements à tous, lorsqu'il fallut dire à cet excellent homme : – Notre petit David est mort !… Tu ne le reverras plus ! Non… c'est assez !… Quand on songe à toutes les misères de la guerre, à toutes celles qui les suivent durant des années, on ne finirait jamais !… J'aime mieux te parler de mes fils Itzig et Frômel, et de mon Sâfel, qui est allé les rejoindre en Amérique. Si je te racontais tous les biens qu'ils ont acquis dans ce grand pays des hommes libres, les terres qu'ils ont achetées, l'argent qu'ils ont mis de côté, le nombre de petits-enfants qu'ils m'ont donnés, toutes les satisfactions dont ils nous ont comblés, Sorlé et moi, tu serais dans l'étonnement et l'admiration. Jamais ils ne m'ont laissé manquer de rien. Le plus grand plaisir que je puisse leur faire, c'est de souhaiter quelque chose : chacun d'eux veut me l'envoyer ! Ils n'oublient pas que je les ai sauvés de la guerre, par ma grande prudence. Je les aime tous également, Fritz, et je leur dis, comme Jacob : « Que le Dieu d'Abraham et d'Isaac, nos pères, le Dieu qui me nourrit depuis que je suis au monde, bénisse ces enfants ; qu'ils multiplient très abondamment sur la terre, et que leur postérité soit une multitude de nations ! » LE CAPITAINE ROCHART RÉCIT MILITAIRE C'est au temps où les Prussiens entraient en Champagne, le 20 septembre 1792, me dit le capitaine Rochart, que je partis de Saint-Quirin avec le vieux Pierron, ségare au Blanc-Ru, et cent cinquante autres garçons de notre pays. Pierron avait été, quinze ou vingt ans avant, sergent au régiment de RoyalNormandie ; il marchait à notre tête sur une vieille bique, et criait : – À bas le despotisme !… vaincre ou mourir !… Nous lui répondions en chantant : – Vive le son du canon !… Au haut de la côte de Hesse, avant de descendre à Sarrebourg, notre troupe fit halte et nomma Pierron commandant. Nous n'étions encore que cent cinquante ! mais le tocsin sonnait partout, et de village en village d'autres patriotes, des garçons et des pères de famille, venaient nous rejoindre. À chaque endroit on changeait les fourches et les bâtons contre des fusils ; les femmes elles-mêmes nous en apportaient ; de sorte que le sixième jour, à Bar-le-Duc, derrière Nancy, nous étions déjà plus de mille, et presque tous bien armés. C'est à Bar-le-Duc qu'on nous appela le 1er bataillon des chasseurs Francs-Montagnards. Nous reçûmes aussi des chapeaux à cornes, des souliers, des gilets et des guêtres. Les environs fourmillaient de volontaires ; il en arrivait de tous les côtés, en blouse, en veste, en carmagnole, en sabots, avec des pioches, des fourches, des bâtons. Les uns s'appelaient bataillon des Amis de la patrie, bataillon des Amis de la liberté, bataillon des Phocéens, de Popincourt, de l'Union, des Vengeurs, etc. – On aurait cru que la liberté ne pouvait jamais périr. Les trois quarts de ces gens ne savaient pas encore emboîter le pas ; et malgré la pluie qui leur collait les habits sur le dos, malgré la boue qui les couvrait jusque par-dessus la tête, ils ne finissaient pas de crier : – En route !… À l'ennemi !… Des lignes de Prussiens défilaient en ville ; la bataille de Valmy venait d'être gagnée. À mesure qu'on arrivait de l'intérieur, des officiers vous passaient en revue et vous inscrivaient comme volontaires. Tous ceux que les nouveaux bataillons avaient nommés commandants restaient commandants, les capitaines restaient capitaines ; ceux qui n'étaient rien se contentaient d'être volontaires et de marcher pour la patrie. Cet enthousiasme ne reviendra plus ! On ne verra plus des vieillards, des pères de famille, des hommes de toutes les provinces se choisir des chefs de vingt ans, parce qu'ils les croyaient plus capables qu'eux ; aujourd'hui chacun se choisirait lui-même, ou bien il choisirait ceux qui pourraient le faire avancer. Enfin voilà comment je fus engagé dans le 1er bataillon des chasseurs Francs-Montagnards, qu'on dirigea tout de suite sur l'armée du Rhin, et qui prit part à la bataille de Lendsbourg en 1792, sous Custine ; au déblocus de Landau, sous Hoche, en 1793 ; au blocus de Mayence, en 1794 ; au passage du Rhin, à la reprise de Dusseldorf, en 1795 ; aux combats de Renchen et de Rastadt, à la bataille de Néresheim, et finalement à la retraite de Moreau en 1796, après la défaite de Jourdan par l'archiduc Charles. Le bataillon soutenait la retraite jusqu'au combat de Biberach ; il était à l'arrière-garde. On pense bien que nous avions appris la manœuvre, depuis quatre ans. Le 1er bataillon de chasseurs-francs avait été refondu plusieurs fois. J'étais alors sergent-major ; je fus nommé souslieutenant, en repassant le Rhin à Huningue, le 26 octobre de cette année. Notre pauvre vieux commandant avait été tué dans le dernier combat ; c'est Jean Roche, ancien charpentier à Voyer, qui le remplaça. À mesure que les troupes rentraient, elles prenaient garnison en Alsace ; une partie seulement resta sur la rive droite, pour défendre le fort de Kehl. Le bataillon fut envoyé d'abord à Schlestadt, ensuite à Neuf-Brisach. Nous avions presque toujours été en campagne. Nous connaissions déjà les fournisseurs et les voleurs qui frappaient des réquisitions en vins, en graines, en fourrages, sur les ennemis soi-disant pour les armées, et qui mettaient presque tout dans leurs poches ; mais nous ne connaissions pas les troubles de l'intérieur : nous ne savions pas que plus de soixante mille émigrés et prêtres réfractaires étaient rentrés en France, qu'ils couraient le pays pour exciter les vengeances, qu'ils assassinaient les acquéreurs de biens nationaux dans l'Ouest et dans le Midi, qu'ils rachetaient les châteaux pour rien, en répandant la terreur, qu'ils arrêtaient les diligences sur les grandes routes, que les prêtres rétablissaient leurs diocèses, qu'ils prêchaient ouvertement la révolte, et que ces aristocrates s'appelaient les Jacobins blancs ! La fureur fut dans l'armée. On voulait marcher sur Paris pour rétablir l'ordre ; mais le général Moreau ne bougeait pas : il connaissait déjà la trahison de Pichegru, son ancien chef, et se tenait tranquille, Hoche préparait sa descente en Angleterre. Un seul général – Bonaparte – parlait ; il écrivait de l'Italie : « Tremblez, traîtres, de l'Adige à la Seine il n'y a qu'un pas, et le prix de vos iniquités est au bout de nos baïonnettes. » Ce général nouveau, pendant notre dernière campagne et notre retraite, était entré en Italie, en remportant victoire sur victoire, à Montenotte, à Millesimo, à Dego, à Mondovi ; il avait passé le pont de Lodi et battu deux armées d'Autrichiens et de Piémontais. – Personne d'entre nous ne le connaissait ; on disait seulement que c'était un ancien ami de Robespierre ; mais il faisait des proclamations en appelant ses soldats les premiers soldats du monde, et cela nous mettait de mauvaise humeur. Nous avions repoussé deux invasions, nous avions conquis la Belgique et la Hollande, nous avions pacifié la Vendée, nous étions restés maîtres de la rive gauche du Rhin, depuis la mer jusqu'à Bâle, c'était pourtant aussi quelque chose. Mais les victoires de Bonaparte continuaient ; il recommençait ses grands coups à Lonato, à Castiglione, à Bassano. Dans ce temps chacun tenait pour son général ; nous regardions Hoche, Jourdan, Kléber, Moreau, comme les premiers généraux de la République, et nous pensions qu'à force de se hasarder, Bonaparte finirait par une grande débâcle. Plusieurs de nos anciens, le capitaine Benoît, le chef de brigade Cohin et nous tous, en voyant aux bulletins de l'armée d'Italie tous ces milliers d'ennemis restés sur le champ de bataille, nous pensions qu'il en mettait quatre fois plus que son compte. Et quand nous lisions ces proclamations, où les femmes et les filles devaient accourir à la rencontre des vainqueurs d'Italie, qui n'auraient qu'à dire : « J'étais de l'armée conquérante d'Italie ! » pour avoir leur admiration, nous étions indignés. Le chef de brigade Cohin s'écriait souvent : – Je voudrais bien voir Moreau manœuvrer avec trente mille d'entre nous, contre trente mille des autres, commandés par Bonaparte ! Il riait et clignait de l'œil. Malgré cela, quand Bonaparte entra dans le Tyrol, en repoussant l'archiduc Charles, et que nous reçûmes l'ordre de repasser le Rhin pour voler à son secours, toute l'armée était contente. Mais nous avions à peine culbuté les Autrichiens à Diersheim, et Hoche venait à peine de les battre à Heddersdorf, sur notre gauche, qu'on apprit la signature des préliminaires de Léobon. Bonaparte s'était dépêché de faire la paix : il voulait avoir toute la gloire pour lui seul ! Tout le monde répétait que nous étions sacrifiés, qu'il ne fallait pas accepter les préliminaires, que c'était contre l'honneur de l'armée du Rhin ; mais la nation célébrait la paix avec enthousiasme : il fallut rentrer en France. La fureur de nos soldats contre ceux d'Italie était si grande que dans toutes les garnisons où par malheur ils se trouvaient ensemble, on avait des dix et douze duels par jour. En 1799, à Metz, ils commençaient même à se fusiller d'une caserne à l'autre, quand on se dépêcha d'évacuer ceux du Rhin sur la Suisse, et ceux qui restaient d'Italie sur la Hollande. J'ai toujours pensé depuis, que nous n'étions déjà plus les volontaires de la République, mais les soldats de nos généraux. La guerre, au bout de six ans, commençait à devenir un métier ; on ne pensait plus : « Je me bats pour les Droits de l'Homme ! » mais : « je me bats pour la victoire ». Et plus tard on s'est battu pour le plaisir de se battre ! La guerre avait enrichi les généraux d'Italie ; les premiers qu'on vit revenir de là-bas avaient de l'or jusque sur les bottes. Les nôtres, avec leurs gros habits bleus, leurs vieux chapeaux usés par la pluie, regardaient ces mirliflores en serrant les lèvres sans rien dire, ils les méprisaient ! mais cela ne dura pas longtemps : l'amour des titres et des dotations prit bientôt le dessus. La trahison de Pichegru, l'expédition d'Égypte, la mort de Hoche, les fautes de Schérer, en Italie, la défaite de Stockbach, l'évacuation des Grisons, et par-dessus tout la lâcheté du Directoire exécutif, élevèrent Bonaparte bien plus que ses victoires sur les Mameluks. On criait : – Sans lui tout est perdu ! Nous n'avions pourtant pas eu besoin de lui pour sauver deux fois la République, et nous venions même encore de la sauver, en écrasant les Autrichiens et les Russes à Zurich ; mais il arriva dans un moment où les royalistes relevaient la tête, où toute la nation était lasse du Directoire, où les fournisseurs et tous les gueux, après avoir fait leur magot, redemandaient de l'ordre, de la religion, comme on disait, pour mettre leurs rapines à l'abri. Tout le long de la route on sonnait les cloches sur le passage de ce général qui venait d'abandonner son armée, on allumait des feux de joie : c'était un bon exemple pour les autres ! La 73e était alors en garnison à Lyon, où je le vis passer ; il était noir comme un corbeau, petit et maigre ; il avait de longs cheveux bruns qui lui tombaient jusqu'aux sourcils, les yeux enfoncés, les joues longues, le nez fin, le menton avancé. Une grosse cravate lui serrait le cou ; son habit était à revers, la culotte collante et le gilet blanc. Les présidents, les juges, le maire lui faisaient des compliments ; il écoutait d'un air pensif et répondait quatre mots. Si le Directoire avait eu du cœur, il l'aurait fait arrêter et juger. Nous n'aurions eu ni Marengo, ni Austerlitz, ni Iéna, ni Wagram ; mais nous n'aurions pas eu non plus les désastres d'Espagne, la retraite de Russie, Leipzig et Waterloo…, sans parler du démembrement de notre territoire, et de la honte ineffaçable des deux invasions ! À Paris, tout le monde vint se jeter à sa tête. Au bout de quelques jours, après avoir bien regardé, bien écouté, et bien choisi ceux qui voulaient un maître, pour partager le gâteau, il fit son coup du 18 brumaire, en criant : – Dans quel état j'ai laissé la France et dans quel état je la retrouve ! Je vous avais laissé la paix, et je retrouve la guerre ! Je vous avais laissé des conquêtes, et l'ennemi presse votre frontière ! J'ai laissé les millions d'Italie et je retrouve partout des lois spoliatrices et la misère !… Où sont-ils, les cent mille braves que j'ai laissés couverts de lauriers ? Ils sont morts ! On aurait dit qu'il était tout, qu'il avait tout fait et que les milliers d'hommes tombés pour la patrie avant lui ne comptaient plus. Enfin il mit la République dans le sac, et confisqua du même coup toutes nos libertés. S'il avait dû les conquérir comme nous sur les aristocrates, sur les Prussiens, les Autrichiens, les Anglais, les Espagnols et les Russes, ça n'aurait pas été si facile. Quelque temps après, la machine infernale éclata ; les derniers patriotes partirent pour Cayenne, sans jugement ; Moreau, qui n'avait pas eu le cœur de lui résister, vint nous commander encore une fois. Bonaparte le connaissait alors, il savait que c'était une machine à gagner les batailles, et rien de plus. Pendant que le Premier Consul passait le Saint-Bernard et remportait la victoire de Marengo, nous culbutions les Autrichiens à Engen, à Stokach, à Moeskirch, à Biberach, à Memmingen ; nous passions le Danube, nous remportions les victoires de Hochstedt, de Néresheim, de Landshut, de Feldkirch, de Nuremberg, et la bataille décisive de Hohenlinden. – C'était trop ! À la rentrée, quand ceux de l'Italie criaient : Vainqueurs de Marengo ! nous répondions Vainqueurs de Hohenlinden ! et les duels recommençaient. On envoya vingt-deux mille hommes de l'armée du Rhin à Saint-Domingue ; la police découvrit en même temps que Moreau conspirait avec Georges Cadoudal et Pichegru ; Bonaparte lui ordonna d'aller vivre en Amérique, et dans le même temps il se faisait nommer Empereur. Maintenant, si tu me demandes comment tant de paysans, tant d'ouvriers, de bourgeois, partis en masse pour défendre la liberté, – des gens qui tous auraient versé la dernière goutte de leur sang pour la République, – ont fini par accepter l'Empire, par livrer des batailles d'extermination contre ceux qui ne nous demandaient que la paix, par ne plus songer qu'aux honneurs, aux dignités, aux richesses, par vouloir mettre sous la domination d'un soldat la moitié du genre humain, par oublier tellement les Droits de l'Homme, qu'en arrivant sur les bords de la Baltique, après Iéna, toute la division Oudinot cria le sabre en l'air : Vive l'Empereur d'Occident ! Si tu me demandes comment ces choses ont pu se passer, je te répondrai que tout cela vient de l'amour extraordinaire des Français pour la gloire ! Bonaparte avait renversé la République, sans laquelle il ne serait jamais devenu qu'un simple capitaine d'artillerie ; il avait rétabli la noblesse, le clergé, les majorats ; il avait déporté sans jugement les meilleurs patriotes ; enfin il détruisait la Révolution par morceaux ! Mais comme il gagnait toujours, comme les cloches des églises ne finissaient pas de sonner et les canons des places fortes de tonner pour nos victoires, la nation trouvait tout très bien. Nous-mêmes, les vieux de l'armée du Rhin, en voyant le chemin que nous avions fait contre nos propres idées, nous restions confondus. Il fallait se tâter pour savoir qu'on était les mêmes hommes. Oui, en 1806,1807, sur l'Elbe, sur la Vistule ou le Danube, quand nous lisions dans le Moniteur : « Nos peuples… Nos bonnes villes…, etc. ! » et que nous pensions : « Celui qui dit : « Nous, par la grâce de Dieu ! » c'est le même qui, dans le temps, écrivait d'Italie : « Tremblez, traîtres, le prix de vos iniquités est au bout de nos baïonnettes !… » on se regardait en silence ; les milliers d'hommes tombés pour la liberté, sur la Meuse, sur la Sarre, le Rhin, le Danube, en Belgique, en Hollande, aux Pyrénées, dans les Alpes ; Hoche, Kléber, Marceau, Joubert, Moreau, Lecourbe, les uns morts, les autres en exil, les autres à la demi-solde, vous repassaient devant les yeux, et cela vous donnait froid. Ensuite l'un ou l'autre criait : – Bah ! c'était écrit. Ou bien un finaud disait : – Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas. Et puis on se taisait ! – Il pleuvait ; il neigeait ; il fallait visiter les postes ; on n'avait qu'une heure pour s'étendre dans son manteau au feu du bivouac, et repartir au petit jour. On ne pensait plus à rien ! Que veux-tu ? l'Empereur s'était chargé de penser pour tout le monde ; de cette manière, rien ne le gênait, ni nous non plus. Tant que les choses allèrent bien, tant qu'on remporta des victoires, père, mère, femme, enfants, tout fut oublié ! Lui, par exemple, n'oubliait pas les siens ; c'était un bon frère, un bon oncle. Nous autres, à peine de loin en loin criions-nous : « Il faudra pourtant que j'écrive au village ! » la vue de l'Empereur, avec son dos rond, son petit chapeau, sa redingote grise, assis dans sa haute selle et galopant sur un front de bataille, remplaçait la famille. On ouvrait la bouche jusqu'aux oreilles, pour crier : Vive l'Empereur ! Vive l'Empereur ! Il n'y faisait plus même attention, cela lui semblait tout naturel. La pluie, la boue, la neige, les blessures, les camarades qui tombaient à vos côtés comme des mouches, rien ne pouvait refroidir notre enthousiasme ; et cela montre une fois de plus l'attachement du soldat pour les généraux heureux. Qu'il en arrive un autre aussi grand, ce sera malheureusement la même chose. Le soulèvement de l'Espagne, les victoires de Wellington n'avaient pu nous abattre, ni même la terrible retraite de Russie ! En Espagne, l'Empereur n'y était pas ; en Russie, l'hiver avait combattu contre nous !… Après Kulm seulement, après Gross-Beeren, la Katzbach, Dennewitz et surtout Leipzig – où je me rappelle avoir entendu de vieux officiers crier en tombant : Vive la France ! au lieu de : Vive l'Empereur ! après ces terribles défaites, quand il fallut battre en retraite avec les Cosaques, les Prussiens, les Autrichiens, les Suédois, les Saxons sur le dos, se faire jour à travers quarante mille Bavarois ; quand les paysans, armés comme nous en 92 pour l'indépendance de leur pays, nous suivaient à la piste et nous exterminaient sans pitié, alors seulement la mémoire nous revint ! Pour mon compte, je me rappellerai toujours ce qui m'arriva, le 2 novembre 1813, devant Mayence. J'étais de garde à la tête du pont du Rhin, avec les débris de ma compagnie ; je surveillais le défilé, déjà commencé depuis la veille. Il pleuvait ; les charrettes de blessés, les canons, les fourgons, les détachements de cavalerie et d'infanterie s'engouffraient sur le pont par masses. C'était une rude corvée de mettre un peu d'ordre au milieu de la débâcle, d'autant plus que l'ennemi nous serrait de près, et que sa canonnade se rapprochait d'heure en heure du côté de Salmünster. J'avais vu bien d'autres désastres depuis vingt et un ans, mais jamais aussi près du sol sacré ! La possibilité d'une invasion me frappait pour la première fois. La faim et la fatigue commençaient à me donner aussi ce tremblement que les vieux soldats connaissent, et que tout le courage du monde ne peut dominer. J'étais donc là depuis trois heures à repousser les uns, à faire avancer les autres ; la nuit venait, quand, au milieu du tumulte, j'entends crier : – Rochart !… Hé ! Rochart ! Je me retourne, et qu'est-ce que je vois à trente ou quarante pas de moi, au milieu de la foule ? Un officier supérieur, à cheval sur une grande bique décharnée, le manteau serré sur les épaulettes et la main sur son chapeau à cornes, d'où la pluie coulait comme d'une gouttière. C'était Bonnet, le fils du tisserand de la Frimbole. Nous étions partis ensemble en 92, avec Pierron ; il était devenu général ! Je ne l'avais pas revu depuis des années, mais je le reconnus tout de suite à sa grande figure maigre. – Hé ! c'est toi ! cria-t-il en voyant que je le reconnaissais, tu es donc aussi réchappé, mon pauvre vieux ! Puis, étendant le bras vers le Rhin : – Te rappelles-tu que nous avons passé ce pont en l'an II de la République ? À peine avait-il dit cela que, malgré le vent, la pluie, le roulement des fourgons, je crus entendre la Marseillaise s'élever jusqu'au ciel, je revis nos volontaires s'avancer au pas de charge dans la fumée ; j'entendis battre le tambour, et le vieux Pierron, à cheval au milieu de la colonne, crier, le sabre en l'air, en se retournant : – En avant, garçons ! Vive la République ! Lendsbourg, Froechwiller, Mayence, Dusseldorf, Rastadt, Neresheim, Diersheim, Heddersdorf, Zurich, Biberach, Hochstedt, Lanshut, Feldkirch, Hohenlinden : toutes ces glorieuses victoires de la liberté me passèrent devant les yeux comme un éclair. Mon sang ne fit qu'un tour. Je me crus redevenu jeune, et levant l'épée d'un geste enthousiaste, j'allais crier : « Si je m'en souviens, général ! » Mais Bonnet était déjà loin, la foule l'entraînait. Je l'aperçus au milieu de la masse, sur le pont, la main toujours sur son grand tricorne, et les reins pliés ; il s'éloignait comme porté par les autres, et se perdit bientôt dans la nuit, au-dessus des vieux plumets, des casques, des colbacks, des shakos, qui s'écoulaient lentement vers la rive gauche. Alors, regardant défiler devant moi, sous la pluie grise et froide, cette cohue déguenillée, minable, usée par les fatigues, par les privations, par la maladie, cavaliers, artilleurs, fantassins, pêle-mêle comme un troupeau, je me sentis brisé ! Et songeant que l'ennemi nous suivait ; songeant que, pour donner des trônes aux Bonaparte, nous avions dépensé tout le sang de la France, et qu'il n'en restait plus maintenant pour la défendre ! songeant que toutes nos victoires allaient aboutir à l'invasion de la patrie, j'enviai le sort des camarades tombés devant Leipzig. Il était près de minuit quand on releva notre détachement. Nous étions trempés jusqu'aux os. On nous fit traverser la ville, après nous avoir distribué du pain, et nous reçûmes l'ordre de marcher sur Hiezeim, village à une lieue de l'autre côté de Mayence. Nos hommes n'en pouvaient plus ; nous n'arrivâmes dans ce village qu'à trois heures du matin. C'est là que nous pûmes nous reposer un peu des fatigues de la campagne. Depuis six semaines je ne m'étais pas couché dans un lit ; figure-toi l'état de l'équipement ! Malgré cela, nous commencions à nous refaire et la gaieté nous était revenue avec les distributions, lorsque, dans la nuit du 31 décembre 1813 au 1er janvier 1814, les alliés passèrent sur la rive gauche. Tout était fini… La France était envahie de Bâle à Dusseldorf ! Je ne te raconterai pas le reste ; quand j'y pense, mon cœur se déchire : – Il fallut reculer chez nous, – sur notre terre – devant un ennemi dix fois supérieur en nombre ; il fallut quitter, sans même les défendre, ces belles provinces du Rhin que la République avait conquises, et qui seraient aujourd'hui aussi françaises que l'Alsace, si l'Empire ne les avait pas perdues. MOULINS D'AUTREFOIS François Fabié (1914) PREMIÈRE PARTIE I Jean Garric, dit « Jeantou », et Aline Terral, appelée familièrement « Line, Linette », ou « Linou du Moulin », naquirent le même jour, le jour de la Saint-Jean, mais à deux années de distance, sur la paroisse de La Capelle-des-Bois, une grande mais pauvre paroisse du haut Ségala, de cette agreste et fraîche partie du Rouergue qui s'étend à l'est et au sud-est de Rodez, et, par plateaux successifs où alternent landes, bois, prairies et cultures, court, entre deux sommets culminants, le Lévezou et le Lagast, puis descend en terrasses plus étroites et profondément sillonnées par le Rance, le Giffou, la Durenque, le Céor et une foule d'autres ruisseaux, vers les gorges encaissées du Tarn et la plaine fertile de l'Albigeois. Les parents de Jeantou étaient de très chétifs terriens, cultivant un maigre champ, élevant quelques brebis sur un petit pré et une pauvre pâture plantée de cinq ou six gros châtaigniers, mangeant du pain de seigle dans les bonnes années, du pain d'avoine, des pommes de terre et des châtaignes, dans les mauvaises. Le père Garric, vaguement menuisier, fabriquait quelques meubles pour les maisons les plus pauvres de La Capelle, et plus souvent des clôtures pour les champs et les prés des paysans aisés de la région. Il élaguait aussi les arbres et tressait des corbeilles et des paniers. Aline était la plus jeune fille du meunier de La Capelle, un meunier relativement cossu, ayant toujours en activité deux couples de meules, une scierie renommée dans tout le pays, plus un bon bout de bien bordant le ruisseau et encadrant l'étang dont l'eau faisait gaiement tourner ses roues. Le pré de Garric et sa pâture dévalaient en pente rapide audessous de sa maisonnette du Vignal jusqu'aux prés et à la châtaigneraie du meunier. Et c'est pourquoi quand Jeantou, sur ses sept ans, ayant troqué ses jupes contre un pantalon de serge et une veste taillée dans une vieille cotte de sa mère, commença à garder les ouailles du père Garric, il aperçut souvent Linon Terral qui, toute frêle et toute mignonne, vive comme une abeille, douce à voir avec ses yeux noisette sous ses fins cheveux blonds, accompagnait souvent sa sœur aînée ou ses deux frères à la garde des bœufs et des vaches du meunier. Une forte haie de noisetiers, d'églantiers et d'aubépines, jalonnée de chênes, séparait la pâture de Garric des prés de Terral ; et longtemps le petit pâtre se contenta d'épier à travers les branches les jeux, les luttes ou les dînettes des enfants du voisin. Il n'osait ni pénétrer chez eux, ni leur parler, ni même répondre à leurs chants par d'autres chants, comme font souvent chez nous les bergers, d'une colline à l'autre. Jeantou était né timide et doux, un peu pataud ; et à sa timidité naturelle s'ajoutait le sentiment de la pauvreté des siens, comparée à l'aisance et au train de la famille Terral. Mais les jours coulèrent avec le ruisseau qui faisait grincer la scie et jacasser les trémies du meunier. Jean et Aline atteignirent, lui, treize ans, elle, onze. La sœur aînée de Linou cessa de mener paître les bœufs, et resta à la maison pour aider sa mère, la meunière Rose, de santé délicate, souvent souffrante. Des deux garçons, l'un partit pour le chef-lieu où le père Terral, vaniteux de nature et conseillé par l'instituteur de La Capelle, le fit entrer au collège ; l'autre, Frédéric, Fric, ou plus communément « Cadet », commença son apprentissage du métier paternel, surveillant la scierie ou le moulin, limant les lames dentelées, « piquant » les meules, levant même déjà la hache sur les troncs à équarrir. Et Aline alla seule au pré de l'étang, et Jeantou sentit grandir son admiration pour l'avenante voisine, sans parvenir, cependant, à vaincre la sotte timidité qui le tenait à l'écart. La fillette, elle non plus, ne détestait pas ce bon gros garçon aux joues rouges comme les pommes qu'elle gaulait et croquait dans son pré, aux yeux noirs comme les prunelles de la haie qui les séparait. Elle l'eût bien appelé à elle, mais dame ! elle sentait vaguement que ce n'est pas aux filles à faire le premier pas ; et la futée se contentait d'observer son voisin du coin de l'œil – non sans un sourire malicieux parfois, non sans un couplet de chanson ou de cantique, qui pouvait passer pour une invite, mais auquel le petit pâtre ne répondait jamais. Puis, Linette fut malade des jours, des semaines, plus d'un mois. Et Jeantou, fut triste, triste ; il pleura, le visage dans la glèbe du pré, ou derrière les noisetiers, Linou malade, là-bas, dans cette maison dont il apercevait seulement la toiture pardessus la chaussée de l'étang !… Si elle n'allait plus venir jamais ! Si elle allait mourir, ainsi, tout à coup ! S'il allait entendre les cloches de La Capelle-des-Bois sonner soudain pour sa « finie » et sa mort !… À cette idée, le cœur du pauvre petit se gonflait à éclater ; une désolation sans bornes le promenait, errant et désemparé ; il contait sa peine aux vieux châtaigniers, au ruisseau qui semblait sangloter comme lui, aux nuages qu'avril chassait sous son souffle de renouveau. Ah ! s'il avait osé demander à sa mère d'aller prendre des nouvelles ; s'il avait osé, quand son père revenait du moulin portant sur l'épaule leur petite provision de farine, – de quoi pétrir trois ou quatre grosses miches, noires et rugueuses comme l'écorce des chênes, – lui dire : – Papa, avez-vous vu Linou ? Linou n'est pas morte, au moins ? Mais le pauvre Jean n'osait pas ; et il continuait à pleurer en cachette et à ajouter à sa prière un Pater pour hâter la guérison de son amie. Or, les Pater de Jean Garric, et aussi, sans doute, les onze ans de la fillette et la remontée de la sève au printemps, guérirent enfin Linou… Et elle revint au pré, un peu plus pâle d'abord, un peu moins vive, mais encore plus jolie. Quel jour de fête pour le petit berger ! Comme il eût voulu crier son bonheur, ainsi qu'il avait gémi sa peine ! Mais non, car Linette l'eût entendu, et il serait mort de honte. Cependant, vers les premiers jours de mai, il prit une grande détermination. Le printemps avait tout refleuri et reverdi : les saules, les peupliers qui bordaient l'étang, là-bas, les poiriers et les pommiers épars sur les coteaux, les aulnes luisants dont la ligne sinueuse dessinait la fuite du ruisseau. Les chênes et les châtaigniers eux-mêmes, quoique plus paresseux, se décidaient, ceuxci à laisser éclater leurs gros bourgeons vernissés, ceux-là à revêtir leur parure de feuilles menues encore, transparentes, d'un vert tendre et doré. Et que de chants d'oiseaux : appels lointains et moelleux du coucou dans le bois de Roupeyrac qui barrait l'horizon, – délicieuses cacophonies montant des jardins en fleurs chéris des chardonnerets et des pinsons, des haies, où rossignols et fauvettes s'égosillaient, des gros arbres moussus où sacraient et miaulaient les geais, où riait le pivert, où la mésange serrurier limait sans relâche, – tandis que, par-dessus tout cela, là-haut, dans un azur doux et fraîchement lavé, l'alouette s'élevait, tirelirant, répétant mille fois au laboureur, au printemps, à la vie : – Arrive ! Arrive ! Arrive ! Jeantou était un grand dénicheur. Son humeur paisible et un peu taciturne avait fait de lui un observateur, et son observation s'était exercée sur les mœurs des oiseaux. Nul ne savait comme lui, à La Capelle, l'époque précise et le lieu où chaque espèce fait son nid ; – depuis le troglodyte, qui dissimule le sien sous les racines pendantes des talus plantés de houx, jusqu'au grimpereau, qui s'empare des trous abandonnés du pivert, et, par une maçonnerie adroite, en rétrécit l'ouverture à sa taille. Il avait la patience de guetter pendant des heures les manœuvres savantes auxquelles se livrent certains couples pour aller inaperçus jusqu'à leurs nids. Il interprétait les cris de certains autres, de façon à mesurer, sur leur accent et leur intensité, la distance qui le séparait de leur couvée, et à s'y acheminer avec une précision merveilleuse. Ajoutez qu'il grimpait aux arbres comme un chat, et qu'en le voyant rôder au pied des hauts châtaigniers où elle bâtit son château fort bastionné de ronces, la pie ellemême poussait des jacassements désespérés. Or, notre dénicheur – dont la réputation était si bien établie que les polissons du village, parlant de nids, disaient couramment : « Jeantou de la Garrigate les sait tous » – avait découvert un superbe nid de pinson, sur un des vieux chênes jalonnant la haie qui le séparait de Linou ; et il se promettait, dès que les petits seraient drus, de les cueillir et de les lancer dans le tablier de sa voisine, quand elle viendrait tricoter sous le chêne ou feuilleter le livre d'images qu'elle tenait des religieuses de La Capelle, ses institutrices. Quel admirable moyen, n'est-ce pas, de faire connaissance avec la fille du meunier, et de lui dire : – Tu vois, Linette, on n'est pas courageux ni bavard, non ; mais on pense à toi, et on voudrait bien sauter la haie et devenir ton ami… Qu'est-ce qu'elle répondrait à cela ? Le jour arriva, marqué par l'ingénu machiavélisme de Jean Garric. Il attend que la petite gardeuse se soit assise sur une pierre plate, au-dessous du vieux tronc moussu qui l'abrite, et qu'elle soit bien occupée à la contemplation de ses images. Il grimpe à l'arbre, le cœur battant, retenant son souffle, s'appliquant à ne pas faire craquer la moindre brindille sèche. Le nid est loin du tronc, dans l'enfourchure d'une branche horizontale où il est dangereux de se risquer. Notre dénicheur s'y avance avec précaution ; il touche presque au but… Mais le pinson et la pinsonne l'ont aperçu ; ils sonnent l'alarme, ils accourent poussant des cris éperdus, tournent de près autour du ravisseur… Linou lève la tête, voit Jean, penché sur le nid. – Veux-tu laisser ces oiseaux, scélérat ? crie-t-elle avec indignation… La branche cassant sous son poids n'eût pas produit un tel effet sur Jeantou… Il s'arrête, interloqué, confus, vacille, perd l'aplomb, tombe et s'étale sur le pré aux pieds de Linou, épouvantée. Heureusement, la terre est molle, l'herbe déjà haute à cet endroit ; le dénicheur n'a pas de mal. Seule, sa culotte a rencontré une branche basse noueuse, et, de cette rencontre, est résultée une brèche par où le genou brun du gaillard fait risette effrontément. Penaud, il se lève, s'aperçoit du désastre, et de grosses larmes roulent dans ses yeux. – Te voilà puni, méchant, fait Linou, un sourire narquois au coin des lèvres… Pourquoi fais-tu de la peine aux oiseaux de Notre Seigneur ? Il voudrait répondre : – C'est pour toi, Linou, que je cueillais ce nid, pour t'en faire présent… Mais les mots s'arrêtent dans son gosier, et, pour toute défense, il sanglote éperdument. – Allons, ne pleure pas, gros maladroit. Entends… Les pinsons se calment… Ils te pardonnent sans doute… Approche…, assieds-toi là… J'ai une aiguille et du fil… Et, retroussant le pantalon du coupable jusqu'au-dessus de la déchirure, la petite fée, toujours souriante, un regard furtif et malicieux de temps en temps coulé vers le patient, dont quelques sanglots attardés gonflent encore la poitrine, pratique une reprise savante qui, une fois la culotte rabattue, pourra défier l'œil peu exercé de la mère Garric. Jean, calmé enfin, et rassuré sur les conséquences de sa mésaventure, un peu honteux encore et la main sur les yeux, mais, au fond, infiniment heureux d'être si près de cette Linou qu'il avait un si grand désir de connaître, – et qu'il sentait, maintenant, si supérieure à lui, – fût resté là éternellement, sans bouger, sans parler, engourdi dans la béatitude ; mais tout à coup une voix aiguë de femme le héla du haut de la pâture : – Hé ! Jeantou, où es-tu, polisson ? Veux-tu venir ?… Jeantou !… Et, vite, le gars bondit, voulut traverser la haie… – Pas par là, dit Linou, tu te déchirerais encore… Par le ruisseau…, en te retroussant et te retenant aux branches… Adieu…, et ne fais plus de mal aux oiseaux, surtout !… Sans trouver même un mot de remerciement, Jean courut, sauta dans l'eau, barbota un peu, mais reparut, gravissant la colline en poussant devant lui sa douzaine de brebis, et se décidant enfin à répondre à la voix de plus en plus colère qui l'appelait : « Plaît-il ?… Je suis ici, je viens clore 1, maman… », tout en jetant un long regard de tendresse à Linette qui, de son côté, ramenait ses vaches vers la chaussée du moulin. 1 Ramener le troupeau à l'étable. II À partir de ce jour, Jean Garric aima encore davantage sa petite voisine ; et Aline Terral ne parut pas se déplaire en la compagnie du petit pâtre. Elle l'appelait même quelquefois, tantôt pour lui montrer les images de son livre où elle lisait couramment, tantôt pour lui raconter de belles histoires, apprises de son frère ou de son parrain, l'oncle Joseph, un conteur merveilleux ; tantôt pour lui demander de lui cueillir les noisettes des plus hautes branches, ou des pommes au sommet des pommiers. Comme il accourait alors, rouge, empressé, heureux ! Mais sa timidité ne diminuait point ; et rarement il se risquait à répondre autrement que par monosyllabes aux demandes de sa petite amie… Les jours coulèrent encore : l'automne vint. Jean apporta à Aline de beaux cèpes, ramassés dans les regains ou dans la mousse, au pied des chênes. Ils allumèrent ensemble des feux de fougères sèches où ils firent griller des châtaignes, tout en chauffant leurs doigts rougis par les premiers froids et leurs pieds mouillés par les averses d'octobre. Puis, une après-midi de novembre, le ciel devint d'un gris laiteux ; des troupeaux de corneilles piaillantes tournoyèrent dans l'air ; deux canards sauvages s'abattirent sur l'étang et s'enfoncèrent en hâte sous la retombée des saules. Et la neige commença à tomber, endormeuse et nostalgique : c'était l'hiver… Les brebis de Jean et les vaches de Linou quittèrent le pré, se tournèrent le dos, les unes faisant tinter leurs clochettes claires, les autres agitant leur sonnaille enrouée, et regagnèrent les étables qui allaient les emprisonner durant de longs mois. Et du seuil de sa maisonnette perchée sur le coteau du Vignal, Jeantou, captif, et qui n'osait même plus aller tendre des lacets aux merles, ni des « tuiles » aux grives, parce qu'il craignait les reproches de son amie, passait de longues heures à regarder la campagne engourdie sous la neige et le givre, le ciel gris où volaient quelques corbeaux, et, là-bas, adossé à l'étang qui faisait une large tache noire sur tout le blanc des alentours, le moulin où Linou, sans doute, jouait avec sa sœur et son frère, lisait des livres, se faisait conter de belles histoires à la veillée, et ne pensait même plus au petit pâtre si timide et si maladroit, qui n'avait jamais su trouver pour elle quelques mots d'amitié. Le dimanche, au porche, certains jours de la semaine au catéchisme, ou même à la sortie des écoles de La Capelle, où tous les deux fréquentaient pendant six mois d'hiver, on s'apercevait un instant, on échangeait un regard ; mais jamais Jeantou n'eût osé aborder Linou, presque toujours, d'ailleurs, accompagnée de sa sœur aînée ou de son frère cadet. Un jour, pourtant, il s'enhardit jusqu'à descendre vers le pâtis communal du moulin où une bande de galopins de La Capelle allaient jouer aux quilles, aux barres, à la truie, pendant la belle saison, et, en hiver, se livrer de furieuses batailles à coups de boules de neige. Le cadet des garçons de Terral, Fric, était le boute-en-train, l'organisateur, l'âme de ces équipées. Hardi et turbulent, rieur et batailleur, il était adoré de tous les garçons de son âge. Jeantou, un dimanche, après vêpres, suivit donc une troupe de ces derniers ; il dévala la côte dite de « la Griffoule » à cause des houx géants qui la bordent d'un côté ; ses compagnons, quelques-uns, d'ailleurs, un peu plus âgés que lui, souriaient sournoisement en le regardant par-dessus l'épaule, un peu dédaigneux pour ce serre-file timide et taciturne. Lui, il nourrissait l'espérance vague d'apercevoir Aline sur le seuil, et – qui sait ? – peut-être d'être aperçu d'elle et invité à venir se chauffer sous cette cheminée où elle lui avait dit qu'on brûlait un chêne tout entier. Il en fut, hélas ! de ce rêve comme de la plupart des rêves : Linou ne parut pas ; et les garçons se préparèrent au combat. Cadet commandait une des deux armées. Il railla d'abord le nouveau venu, et ses railleries eurent de l'écho. Le pauvre Jean, dans ses lourds sabots de hêtre fourrés de paille, couvert d'un misérable sarrau gris et coiffé d'un capelet démodé, n'avait pas l'allure dégourdie de ses compagnons, presque tous fils de paysans plus aisés, ou recrutés parmi les plus francs polissons de La Capelle. – Quel conscrit amenez-vous là, seigneur ? ricanait Cadet ; où l'avez-vous donc déniché ? – Nous l'amenons parce qu'à la guerre il faut quelqu'un pour faire la soupe, répondait l'un. – Et aussi pour soigner les malades et manœuvrer la « pièce humide », fit un autre. Et tous de rire sans fin. Et Jeantou de rougir et de sentir des pleurs monter à ses beaux yeux noirs. – Allons, il n'a pas l'air méchant, reprit le jeune Terral. On dirait plutôt qu'il a froid… Va te chauffer au moulin, « fantoche » ; mes sœurs te feront une tartine de miel et t'apprendront à réciter le rosaire… Va vite… On s'esclaffa de nouveau à cette invite facétieuse. Et, dame ! quoique Garric fût timide, il n'était nullement poltron. Ses yeux étincelèrent, il serra ses poings, déjà solides, et prit une attitude résolue. Quelques-uns des railleurs s'écartèrent un peu, mais Cadet poursuivit : – Oh ! oh ! l'animal est rétif plus que nous ne pensions… Le mouton paraît enragé ; méfiez-vous. Et, simulant l'effroi, avec un grand geste et une grimace comique, tous s'éloignèrent de Jeantou. Puis, l'un deux lui lança une pelote de neige, qu'il évita. Une autre suivit, puis une autre. Jean les esquivait, baissant la tête, sans riposter, sans dire un mot. Mais enfin, un projectile, lancé par le fils du meunier, vint le frapper en pleine poitrine. Alors, à la guerre comme à la guerre ! Il se décida à combattre ; il ramassa de la neige grasse à pleines mains, prit son temps, se laissant cribler de boulets hâtivement pétris et mal dirigés, arrondit et durcit le sien à loisir, visa le jeune Terral, qui se montrait le plus acharné de ses agresseurs, et l'atteignit rudement au visage. Un œil fut poché ; le sang gicla du nez et moucheta la neige… Stupéfaction de la bande ; puis, colère et menaces… Jeantou remonta vivement la côte de La Capelle, poursuivi par les boulets et les huées. Il rentra chez lui, le cœur gros, se disant que cette maudite aventure allait le brouiller à jamais avec Linou dont il avait blessé le frère. Qui sait, d'ailleurs, si celui-ci n'était pas gravement atteint ?… Il saignait… S'il allait perdre les yeux ?… Si le père Terral venait se plaindre au père Garric ?… Quelle affaire !… Jeantou n'en dormit pas de plusieurs nuits, et ne retourna qu'en tremblant à l'école, – où, heureusement, Cadet reparut, un œil à peine un peu cerné, et affecta de ne pas même apercevoir son adversaire. Au catéchisme, Linou avait sa mine ordinaire : le pauvre garçon respira. Une inquiétude lui restait, pourtant. Certain dimanche d'avril, le curé de La Capelle, l'abbé Reynès, annonça en chaire que l'époque de la première communion approchait, et qu'il allait incessamment choisir les garçons et les filles dignes d'être, cette année, admis au sacrement, le jour de la Pentecôte. Jeantou fut parmi les élus, car il était sérieux, posé, et savait par cœur son catéchisme comme pas un. Pour Aline, la question ne se posait même pas : c'était une savante et, à la fois, une petite sainte, au dire du bon pasteur. Or, il est d'usage, dans nos campagnes du Ségala, que, pendant les jours de retraite qui précèdent la solennité de la première communion, les futurs communiants qui ont causé quelque préjudice aux gens du lieu, commis quelque vol de fruits, par exemple, ou laissé paître leurs bêtes sur les terres du voisin, aillent, en signe de réparation, demander amnistie à ceux qu'ils ont lésés. Jeantou crut de son devoir d'aller solliciter le pardon du cadet de Terral pour la malencontreuse boule de neige dont il lui avait meurtri le visage, l'hiver précédent. Et il reprit le chemin du moulin, très embarrassé de la façon dont il s'y présenterait, et plus encore de celle dont il parlerait ; car le pauvre garçon, nous l'avons dit, manquait d'aplomb et de facilité. Linou l'avait assez taquiné sur ce point : – Celle qui t'a coupé le fil de la langue, Jeantou, a joliment volé à ta mère son argent. Tout se passa mieux qu'il ne l'espérait. Le père Terral était occupé à la scierie ; et le suppliant put entrer sans être aperçu de ce petit homme, pas méchant au fond, mais dont tout le monde redoutait la pétulance, le verbe haut, les jurons et les railleries impitoyables. Par contre, la meunière, Rose, la mère d'Aline, était la meilleure personne du pays, la plus douce, la plus aimante, la plus simple. Fille d'un propriétaire aisé du mas de Ginestous, elle aurait pu épouser un paysan cossu ; elle avait préféré Terral, petit meunier actif et vaillant, en qui elle avait deviné des trésors d'énergie. Elle eut à souffrir, certes, de l'humeur inégale, du caractère emporté de son mari, et aussi, étant elle-même très pieuse, de l'esprit gouailleur, gaulois, même légèrement impie, qui était celui de tous les Terral. Mais elle s'était renfermée dans la direction de la basse-cour, du jardin, et surtout dans l'éducation de ses enfants ; Aline sa préférée, lui ressemblait en bonté, en piété avec, pourtant, quelque chose de plus décidé, une voix plus forte et une plus forte volonté : la marque des Terral. La bonne meunière embrassa Jean sur les deux joues, dès qu'il eut commencé sa phrase d'excuses, et envoya Linette au Moulin-Bas – dépendance du moulin de la chaussée – quérir son fils cadet qui, d'ailleurs, s'empressa d'accoler aussi très magnanimement le coupable contrit. Puis, la chère femme leur servit du miel de ses ruches et du pain de maïs sortant du four, – ce qui parut à Jean un régal délicieux. – À partir de ce jour, dit Rose, je veux que vous soyez amis, tous les trois, vous entendez ? – Mais nous le sommes déjà, fit gaiement Linou. Cadet ajouta qu'il n'y voyait aucun empêchement ; et Jeantou, pour toute réponse, rougit jusqu'aux oreilles. Ah ! le bon souvenir qu'il emporta, ce jour-là, des meuniers et du moulin. Enfin, voici la Pentecôte, et, dès l'aube les joyeux « trignons » des cloches de La Capelle. Le ciel est bleu, l'air est tiède. Les oiseaux se répondent, les seigles déjà hauts ondulent sur les collines, et les genêts en fleurs dorent et parfument les sommets. Quel beau jour de première communion ! Et le cadre est merveilleusement assorti à la solennité. Nous sommes loin de la ville, surtout de la grande ville, où communiants et communiantes promènent leurs blancheurs sur un pavé sali à travers une foule indifférente, affairée, souvent narquoise et corrompue : tels des pétales blancs de narcisses sur un bourbier… Ici, tout est pur dans l'air et sur la terre comme dans les âmes ; tout communie, aux bois, sur les sillons, dans l'herbe et dans les haies. Ici, Jésus peut réellement descendre : tout est préparé pour le recevoir. Et je comprends que le souvenir de cette journée suffise à embaumer une vie tout entière. Et quel recueillement dans l'église de La Capelle ! Le son des cloches, la voix des chantres, l'odeur de l'encens, l'allocution vraiment évangélique du curé Reynès ; les cantiques naïfs dont les filles chantent les couplets et dont les garçons reprennent à pleine gorge le refrain ; ces figures rudes et recueillies de laboureurs, de bûcherons et de pâtres, de paysannes jeunes ou vieilles, tous dans leurs habits de fête, emplissant le fond de l'église, la tribune, les côtés, et couvant avec amour les jeunes convives du banquet céleste, – quel poète en a jamais su rendre la fraîcheur et le charme divins ! Le cœur de Jeantou fondait, et de douces larmes emplissaient ses yeux ; et Linette avait l'air d'une sainte de vitrail perdue en quelque extase, ravie en quelque vision anticipée du paradis. III Tous deux se retrouvèrent au pré, le lendemain, quelques jours et quelques semaines encore… Mais ce bonheur d'enfants, comme tous les bonheurs, arriva vite à sa fin. Jean Garric était un robuste gars de quatorze ans. Ses parents, besogneux, jugèrent qu'il convenait de le louer, comme vacher d'abord, comme berger plus tard, chez quelque paysan aisé. Sa mère, peu robuste d'ailleurs, et ne pouvant guère travailler la terre, le remplacerait à la garde du petit troupeau de brebis. À la Saint-Jean, donc, Jeantou, désolé, mais soumis, partit, un soir, de la maisonnette du Vignal, avec un très léger paquet de hardes au bout d'un bâton de houx, et s'en alla garder les vingt vaches, velles et taureaux de Lavabre de Salvignac, dans des landes situées à une bonne lieue de La Capelle, où il ne revint, désormais, que les dimanches, pour entendre la messe et repartir au plus vite, – souvent sans même avoir aperçu à l'église ou au porche sa blonde petite amie du moulin. Il essaya de se consoler en se disant que Linou l'aurait, d'ailleurs, tôt ou tard abandonné pour quelqu'un de plus riche et de plus savant que lui, pour quelqu'un, du moins, osant parler et dire ce que l'on a dans le cœur. Quant à lui, pauvre fils de pauvres, il serait berger sa vie durant, laboureur tout au plus, ou artisan, par le fait de son origine, de sa gaucherie, et quoique peut-être pas plus bête qu'un autre, parce qu'il ne saurait tirer aucun parti des qualités de son cœur ou de sa cervelle. Perdu dans la plaine humide aux rudes herbages fauves, mêlés, par-ci par-là, de bruyères et d'ajoncs, s'abritant de la bise ou de l'autan derrière quelque tas de pierres grises ou dans les rustiques cabanes qu'il se construisait avec des mottes et des genêts, le petit vacher n'avait pas même la ressource de tendre des lacets aux bécassines dans les fontaines, – Linou lui ayant défendu de faire du mal aux oiseaux, – ni celle de jouer avec d'autres pâtres, les landes de Salvignac confinant à des bois et à des sommets incultes et inhabités. Il contait sa peine aux vents et aux nuages, ou à l'alouette qui montait en trillant dans l'azur ; et, chose singulière, il était alors fort éloquent. Quant à Linette, elle eut une grande peine aussi de ne pas retrouver son compagnon au pâturage, car elle l'aimait bien, en dépit ou peut-être à cause de cette timidité où elle lisait tant d'admiration et de respect pour elle. Elle passa plusieurs jours sans chanter… Mais, à cet âge, la vie est si belle, si amusante, si distrayante ; la gaieté revient à l'enfant qu'un chagrin a effleuré, comme le chant à l'oiseau à qui on a ravi son nid. Aline, d'ailleurs, cessa bientôt après de garder les vaches ; sa sœur aînée s'étant mariée à un paysan habitant à plusieurs lieues de La Capelle, la cadette dut la remplacer auprès de leur mère dans les soins du ménage, du jardin et de la basse-cour… À seize ans, le vacher Jean Garric devint pâtre de cent moutons, à la ferme de la Gineste, fort loin de La Capelle-desBois, sur la paroisse de Peyrebrune. Et des mois entiers, des saisons passèrent sans qu'il pût revoir Aline Terral, dont la figure peu à peu s'estompait dans la pénombre de ses souvenirs. Un jour, pourtant, ils se rencontrèrent à la foire de Peyrebrune, le lendemain de la Saint-Jean. La foire de Peyrebrune, célèbre dans tout le haut Ségala, attire, non seulement la clientèle ordinaire de toutes les foires des régions agricoles, bœufs et vaches et moutons et pourceaux par milliers, et des volailles à charger des charrettes, et des maquignons innombrables accourus au rude trot de leur jument poulinière et déambulant par le « foirail », coiffés du chapeau à larges bords, le teint fleuri et la poitrine bombant sous la blouse bleue (aujourd'hui, elle est noire), – mais encore les domestiques, valets de ferme, servantes, bergers et bergères et vachers de la région, qui ont changé de maîtres ou renouvelé leurs engagements la veille, et qui ont droit à ce jour de congé. Que de rencontres, à cette foire, de jeunesses que les hasards de la loue avaient séparées ! Que d'idylles, nouées, poursuivies ou dénouées, autour des baraques des marchands forains où l'amoureux achète à son amie quelques colifichets ; entre les paniers pleins de cerises vermeilles, moins fraîches encore que les joues et les lèvres ; à travers le foirail des cochons, des volailles ou des brebis ; et surtout dans les auberges, qui regorgent de la cave jusque sous les charpentes… On s'y attable, par quatre généralement, la jeune fille ne marchant jamais sans une amie et confidente, et le galant ayant eu soin d'amener un compagnon, car tout se passe au fond du Ségala à peu près comme dans notre théâtre classique. Les filles tirent de leur poche le gâteau cuit sur la pierre de l'âtre, la « coque » ; les garçons apportent des bouteilles et des verres ; on étale sur la table de planches nues non rabotées les cerises achetées aux « révierols » (vignerons venus du vallon, de la « rivière ») ; quelques-uns – des farauds, qui ont passé au régiment – se font servir une « pièce » de veau rôtie ; on s'aligne sur des bancs faits de deux moitiés d'un tronc de hêtre. Et en avant les propos, parfois salés, les bourrades, les étreintes, les cris effarouchés des filles, parfois leurs ripostes en taloches aussi amicales que formidables ! Mais ce sont les plaisirs des couples vulgaires, délurés, un peu grossiers. Les délicats et les timides – et il y en a, parmi nos rustiques, bien plus que ne se l'imaginent ceux qui ne les connaissent que par La Terre de Zola – vivent leur idylle en plein air, devant les « banques » des marchands, devant leurs bœufs, leurs brebis ou leur volailles, qui les regardent béatement ; tout au plus s'émancipent-ils, à un détour de rue, sous un sureau en fleurs, ou en s'accompagnant quelques pas par les chemins creux, le soir, jusqu'à se serrer longuement les mains, à se tenir tendrement par le petit doigt, se donnant rendez-vous à quelque autre foire, ou à quelque fête patronale lointaine. Il en fut un peu ainsi de la rencontre de Jeantou et de Linette à cette foire de Peyrebrune. Notre berger était allé y conduire les moutons de son maître, de beaux moutons gras, fraîchement tondus, mais à qui l'on avait laissé sur la tête une fière houppe, teinte d'indigo, la veille de la foire. En entrant dans Peyrebrune, le gars marchait devant, appelant à voix perçante ses bêtes qui, au son de la sonnaille énorme agitée par le bélier chef du troupeau, bondissaient comme un torrent déchaîné sur les talons de leur conducteur. Pour gagner le foirail des bêtes à laine, il fallait passer sur le pont du Rance, à l'entrée duquel se tient le marché des poules, des canards, des oies, et aussi des œufs frais et des champignons secs. Et, du coin de l'œil, Jeantou, à sa vive surprise et à sa grande joie, aperçut Linou qui se tenait debout, à côté de sa mère, derrière plusieurs corbeilles pleines de canards noirs, gris, bigarrés, à cols blancs ou verts admirablement nuancés. Le berger n'interrompit pas sa marche : ses bêtes l'auraient renversé et piétiné, et les troupeaux qui suivaient se seraient mêlés au sien dans une inextricable confusion. Il passa donc, sans paraître avoir aperçu la jolie mignonne dont la vue lui faisait battre le cœur plus fort que la sonnaille de son bélier. Mais, quand il eut installé ses bêtes sur le champ de foire et qu'après plusieurs heures de garde, après des discussions sans fin entre son maître Lavabre et les acheteurs qui venaient palper ses ouailles, les soupeser, s'éloignant, revenant, marchandant, se donnant de fortes tapes sur l'épaule et dans la paume de la main, il entendit son maître lui dire : – C'est vendu !… Tu dois avoir soif, petit ? Tiens, voilà une pièce blanche pour aller en boire une « pauque » ; tu reviendras dans une heure pour aider à « désaffoirer ». Jean ne se le fit pas répéter. Il courut d'un trait à l'endroit où il avait entrevu « celles du moulin ». Mais en apercevant Aline et sa mère, il fut soudain repris de son habituelle timidité. Comment les aborder ? Sous quel prétexte ? Que leur dire ? D'autant que Linette a grandi, qu'elle est gentiment atournée : tandis que lui, pauvre pâtre, il n'a que sa triste blouse des dimanches, que dépassent à peine la douteuse blancheur d'un col de chemise de chanvre et un petit nœud de cravate rouge délavé et déteint… Décidément, il n'osera jamais… Et son cœur se serre, et il sent une grosse larme au coin de son œil noir. Accoudé au parapet du pont, il regarde tristement couler l'eau, et s'en aller avec elle toutes ses résolutions et toutes ses espérances. Soudain, une voix bien connue l'interpelle : – Tu ferais mieux, berger, au lieu de regarder les goujons frayer sur le sable du Rance, d'aller aider ma mère et ma sœur à porter jusqu'à la charrette du marchand de volailles les canards qu'elles lui ont vendus… Jean se retourne : c'était Fric, le cadet du moulin de La Capelle, toujours rieur et goguenard. – Je dois, poursuit-il, rejoindre quelques amis et quelques jolies « drolles » au cabaret de Désirat… Ma mère et ma sœur m'accapareraient… Rends-moi ce service ; et viens, ensuite, prendre la goutte avec nous… – Très volontiers, fait Jean, qui a là le prétexte excellent d'aborder Rose et Aline. Il court vers elles, les salue gauchement, en rougissant. – Hé ! c'est toi, Jeantou ? s'écrie Linette en l'apercevant. Où cours-tu si vite ? Et, touchant le bras de sa mère distraite : – Maman ! c'est Jeantou, le fils de Garric, notre voisin… Vous ne le reconnaissez pas ?… – Si, certes, je le reconnais, fait la meunière, quoiqu'il ait beaucoup grandi depuis le temps qu'il gardait ses brebis par le « travers » du Vignal… Te voilà presque un homme, Jeantou, et de superbe mine. Tout cela dit d'un ton affectueux, sans ombre de fierté ni d'ironie. Jean explique qu'il vient offrir ses services pour le transport des canards. Il veut emporter seul la grande corbeille où, liés deux à deux par les pattes, les pauvres palmipèdes, le bec ouvert, le gosier sec et aphone, l'œil mélancoliquement fixé sur le ruisseau qui coule à deux pas, attendent qu'on leur rende l'eau fraîche, la vase veloutée, la prairie à l'herbe drue et aux grosses limaces baveuses… Mais Linou veut aider : ils porteront la corbeille à eux deux, la mère Terral les suivant, à travers les autres corbeilles et paniers de volatiles, puis parmi les pourceaux vautrés, grognant ou mangeant, hurlant parfois sous le genou du langueyeur. Les canards remisés dans la charrette, parmi un tas de leurs congénères, et Rose payée en belles pièces blanches, on s'achemine vers le marché aux fruits, vers les « réviérols ». Jean, qui n'est plus utile, voudrait se retirer ; mais il est si près de son amie retrouvée, qu'il ne peut se décider à la quitter… Que se disent-ils ? Rien ou presque rien : des banalités sur le temps et sur la récolte, quelques pauvres et vagues évocations de l'époque lointaine où ils « gardaient » ensemble ; le tout avec cette gêne, ce serrement du cœur qui voudrait en dire plus long et plus clair et qui n'ose… Adorables idylles, qu'aucun auteur n'a traduites parce qu'elles sont intraduisibles, tout intérieures, à peine indiquées au-dehors par un geste, un regard, un soupir discret. La mère Terral achète des cerises, de frais et gros bigarreaux du « Vallon », sucrés et croquants sous la dent. – Tends la blouse, Jeantou, dit-elle. Et le marchand y verse le contenu de ses balances. Puis l'on va s'asseoir sur l'herbe, à la sortie du village, sous un mur moussu que débordent largement des sureaux en fleur. Et l'on mange les cerises et la « coque » pétrie par Linou, à trois, coude à coude. L'exquis repas ! Et l'on cause. – Quand viendras-tu nous voir, Jeantou ? dit Rose ; à la foire de Saint-Michel, ou à celle de l'Avent ? – Je ne sais trop, fait le pâtre. Mon maître n'aime pas beaucoup me voir quitter le troupeau ; et il y a une belle raie de chemin de la Gineste à La Capelle… – Tu sais, reprend la brave femme, qu'il y a toujours pour toi, au Moulin, une écuellée de soupe, un morceau de lard, du miel des ruches et un verre de vin. – Oh ! je sais… Merci, Madame Terral ; vous êtes bonne, bonne comme le pain blanc… Tout le monde est d'accord sur ce point ; et j'ai idée que, l'hiver dernier, ma pauvre mère a dû quelquefois trouver à emprunter chez vous un fagot de bois et un chanteau de tourte. – Mais non, mais non, proteste la meunière. Sans être riches, tes parents vivent bien… Et il paraît d'ailleurs que tu leur envoies quelques écus sur tes gages, – ce qui est très beau, mon petit Jean, et te portera bonheur. Pour le coup voilà Jean plus rouge que les cerises de sa blouse ; pour un peu il pleurerait d'attendrissement. Mais non… ! pleurer, à son âge, et devant Linou !… Celle-ci comprend la gêne de son ami, elle s'empresse de faire dévier la conversation. Mais ce qui, surtout, vint couper court à l'embarras du garçon, ce fut le passage d'une carriole attelée d'une jument ardente, et qui, chargée et surchargée de gens et de paniers, quittait le champ de foire au bruit de coups de fouet, de jurons et de rires et de cris de femmes apeurées et de volailles en détresse. « Oh ! Flambart qui s'en va déjà ! », s'écrie Linou, en reconnaissant à sa grosse moustache grise, et aux jurons qui s'en échappaient, le principal aubergiste de La Capelle-des-Bois, un ancien dragon, célèbre pour sa jument enragée et les innombrables accidents qu'elle lui avait valus, – sans, d'ailleurs, le corriger de la manie d'aller à toutes les foires de la contrée et d'y charrier gratis paysans, paysannes et marmots, sevrés ou à sevrer. Plusieurs fois cru mort sous sa jardinière culbutée, il n'en remontait pas moins sur le siège raccommodé ; et sa clientèle, malgré des bras démis, des jambes cassées et des scalpages innombrables sur les silex de la route, malgré maints serments aussi de ne plus s'y laisser prendre, revenait toujours vers le terrible conducteur, et, sans bourse délier, recommençait en sa compagnie la dangereuse équipée. Ce jour-là, pressé de quitter Peyrebrune, Flambart lançait sa bête parmi la volaille, les brebis et les pourceaux, riant d'un gros rire de soudard, faisant pétarader son fouet, hurlant : – Gare ! gare ! Dieu me damne ! Un tourbillon de fuites, de menaces et de cris, et une bête affolée, gueule ouverte et crinière au vent : c'était Flambart… Il était passé… À la grâce de Dieu !… Déjà, beaucoup de gens désertent la foire, remmenant leur bêtes, vendues ou non, qui bêlent ou mugissent vers celles que les maquignons ont retenues, ou vers celles qu'on a laissées à l'étable, le matin. Tout cela marche, galope, se traîne, résiste, dans des flots de poussière dorée ; et c'est un pêle-mêle, un vacarme, d'où se dégage aussi la grande mélancolie des adieux et des séparations. L'adieu ! Comme il étreint le cœur de Jean et d'Aline ! Quel déchirement, en songeant que peut-être des mois et des mois passeront encore, sans une occasion de se revoir !… Perspective moins cruelle sans doute pour la jeune fille, qui rentre dans sa maison et va continuer à vivre au milieu des siens, mais terrifiante pour Jeantou qui, chez un maître exigeant, dans des landes désertes, va compter les jours et les heures qui le sépareront de Linou, – tremblant à l'idée que d'autres la courtiseront, et qu'elle donnera peut-être ailleurs ce cœur qu'il n'ose pas même interroger. – Adieu, Jeantou ; porte-toi bien, et viens nous voir bientôt, fait Rose en serrant les mains du berger. – Au revoir, madame Terral… Dites à ma mère que vous m'avez vu et que je me porte bien… Adieu, Linou… Ménage-toi. – Adieu, Jeantou… À bientôt… Et, brusquement, le pauvre berger se détourne et s'enfonce dans un chemin creux bordé de houx, où il pourra enfin, à son aise, laisser crever son cœur, et pleurer sans honte, en balbutiant dévotement le nom de son amie. IV Et deux années coulèrent encore, durant lesquelles la tendresse juvénile de Jean Garric pour Aline ne fit que croître et se mua, peu à peu, en un bel et solide amour, toujours muet et craintif, mais d'une douceur infinie et d'une infinie consolation pour le pâtre de la Gineste. Il voyait bien rarement Linou ; et quand le hasard, ou quelque escapade savamment et longuement préparée, le remettait en sa présence, il ne savait lui parler que de banalités, sentant sa gorge s'étrangler lorsqu'il lui venait quelque propos d'amour. Il est vrai que ses yeux étaient éloquents, et éloquente aussi la poignée de main de l'arrivée et de l'adieu. Mais quoi ! Line se contenterait-elle longtemps d'un amoureux qui n'osait autrement se déclarer ? Elle était très entourée de garçons plus entreprenants et plus beaux parleurs, compagnons de chasse ou d'auberge du cadet Terral qui, assez fier de sa nature, ne s'était pas fait faute de railler sa sœur sur le singulier galant avec qui il l'avait vue croquer des cerises à la foire de Peyrebrune. Quant au père Terral, tout berger qu'il eût été aussi dans sa jeunesse, il devait rêver pour sa cadette d'un prétendant plus cossu que le fils de son humble voisin Garric. Et Linou, quoique aimant beaucoup son ancien compagnon de jeux et de catéchisme, était bien obligée de s'avouer tout bas qu'elle devrait, un jour, céder à la volonté paternelle, ou se résigner à rester fille, « à faire tante », si Jean continuait à garder des moutons. À vingt ans, Garric tira au sort et fut exonéré par son numéro. Allait-il donc rester pâtre à la Gineste ? Un jour, la jeune fille rêvait à tout cela, en remplissant son tablier de châtaignes nouvellement tombées, dans la combe qui dévale vers le moulin, juste en face de la pâture des Garric. Le vent d'automne charriait à travers le ciel ses troupeaux sans fin de nuages, et aussi des bataillons de corneilles, gourmandes de marrons et de noix, qui tourbillonnaient en croassant, puis s'abattaient dans les branches ployées sous leurs bogues entr'ouvertes. Pas d'autre bruit que la mélopée monotone de l'autan – « vent marin », qui arrive d'au-delà des Cévennes, – le grincement de quelque branche froissée sur la branche voisine, ou le bruissement des feuilles sèches sur lesquelles pleuvaient les châtaignes luisantes et mûres à souhait. La mélancolie du paysage envahissait l'âme d'Aline. Quelques gouttes de pluie tombèrent, et lui firent chercher un abri dans le tronc d'un châtaignier, creusé par les siècles d'une espèce de niche où l'enfant disparaissait toute entière. Tout à coup, elle fut distraite de son rêve par une voix sonore entonnant un de ces airs primitifs que savent tous les pâtres du Ségala : la chanson de la Saint-Jean, une espèce de dialogue entre berger et bergère se félicitant de changer de maîtres, mais se désolant d'aller servir en des domaines l'un de l'autre éloignés. Les paroles n'étaient pas de saison ; mais la voix était pleine, mâle, chaude, et ravissait le cœur de Linou. Elle avança la tête hors de son refuge, et poussa un léger cri de surprise et de joie ; c'était Jean Garric qui descendait à grands pas le coteau, à travers genêts et fougères, et qui, se croyant bien seul, avait crânement attaqué la ballade chère à tous les pâtres. Il marchait appuyé sur un fort bâton de sorbier, et portait sur l'épaule tout un assortiment de paniers neufs tressés en pousses de noisetier. Quand il passa à portée de la voix, Linou le héla vivement… Il arrêta court son pas et sa chanson, ouvrit de gros yeux, rougit, leva gauchement son chapeau et s'avança, chancelant un peu, vers son amie. – Quoi, c'est vous, mademoiselle Aline ? – Oui, c'est Aline, en effet, mais ce n'est pas une « demoiselle ». Où as-tu appris cette façon de parler, Jeantou ? Est-ce que je t'appelle « monsieur », moi ? – C'est que, balbutia l'amoureux, vous êtes encore si grandie embellie depuis qu'on ne s'est vu, que je n'ose plus vous nommer tout court… – Ni me tutoyer, n'est-ce pas, comme quand nous gardions les bêtes ensemble, ici même… Est-ce que tu as oublié ce tempslà ? Est-ce qu'il te déplaît de t'en souvenir ? – Oh ! Linou ! protesta le garçon ; ce temps-là, mais c'està-dire que c'était le paradis ! – Eh bien ! alors ?… Appelle-moi comme tu m'appelais, nigaud, et parlons de bonne amitié… Où vas-tu, avec tous ces paniers ? Ramasser aussi des châtaignes au Vallon, ou bien y faire la vendange ? – Ni l'un ni l'autre ; j'allais simplement au moulin de La Capelle. – Vrai ? – Mais oui, vrai… N'est-ce pas la saison où ta mère a besoin de paniers pour ramasser châtaignes, glands et pommes de terre ? – En effet ; maman sera bien contente de ton attention. Je vais t'accompagner… Mais ne crois-tu pas qu'il serait tout à fait gentil à nous d'emporter ces paniers pleins ?… Regarde la belle jonchée de « gênes » et de « duronnes », que l'autan a fait tomber cette nuit… – Bonne idée ! Remplissons… Non, non ; moi seul… La glèbe est mouillée…, reste à l'abri… – Tu me crois donc devenue bien douillette ?… Approche : voici déjà de quoi emplir à demi ton plus grand panier. Et, ce disant, elle dénouait les coins de son tablier retroussé et en faisait crouler le contenu dans le panier que lui présentait son compagnon. Puis tous deux, côte à côte, courbés sur le terrain en pente, leurs cheveux s'effleurant parfois, leurs mains se rencontrant sur la même châtaigne, rieurs, heureux, dans une intimité adorable autant qu'ingénue, ils firent longuement leur cueillette. Quelquefois, pour vouloir ouvrir une bogue bourrue à peine entrebâillée, Linette se piquait les doigts et les portait vivement à sa bouche. Et Jeantou aurait donné sa chienne « Pitance » et son bélier « Félut », laissés en garde à la Gineste, pour effleurer de ses lèvres les petits doigts meurtris ; mais il n'osa jamais… Entre-temps, on jasait. – Comment se fait-il, Jean, disait Aline, que ton maître t'ait donné congé aujourd'hui, un jour de semaine ? – Oh ! des congés, on en a quand on veut bien, à condition de les prendre bien longs, riposta Garric, en souriant d'un air entendu. – Que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas. – Le congé que j'ai obtenu est définitif… Je ne veux plus être berger. – Ah bah ! – Oh ! je ne détestais pas le métier ; il a du bon : il procure du grand air, du temps pour réfléchir et apprendre à juger des choses… Mais il n'est pas au goût de tout le monde. Un pâtre est toujours un pauvre diable, une espèce de sauvage que l'on tient à l'écart et dont on fait fi… – Il t'est donc venu de l'ambition, Jeantou ? – Oui, un peu… Je ne me crois pas plus borné qu'un autre, et je veux faire mon petit chemin comme un autre. – C'est fort bien dit, et je t'approuve… Mais quel chemin encore ? – Je veux être meunier. – Parfait ! Mais comment ?… – Oh ! quand je dis : meunier, je m'entends… Je serai d'abord garçon meunier chez les autres, un modeste « farinel », comme on les appelle, ayant pour charge de verser le grain aux meules et de remettre la farine dans les sacs. Mais j'espère apprendre, peu à peu, à « piquer » et à « rayonner » les « bordelaises », à construire une roue et un blutoir… La scierie surtout m'intéresse ; et, dès que je saurai un peu limer, « donner de la trace » et équarrir un arbre, l'oncle Joseph, ton parrain, – un mécanicien habile s'il y en a un, – qui m'a surpris, un jour, à faire tourner sur le ru de la lande une petite mécanique pas trop mal agencée, paraît-il, m'a conseillé d'entrer comme garçon quelque temps dans un moulin, m'assurant qu'il ferait de moi, plus tard, un franc meunier et un scieur adroit. Après quoi, ce serait bien le diable si je ne trouvais pas à affermer un petit moulin flanqué de sa scierie, sur la Vergnade, la Durenque ou le Gifou… Linou était émerveillée d'entendre son ami s'exprimer avec cette aisance, et faire ainsi preuve de sens et de volonté. Hardiment elle lui prit la main, et le regardant bien dans les yeux, lui dit : – Ah ça ! on m'a donc changé mon Jeantou ? Comment ? c'est toi qui parles ainsi, toi hier encore muet comme une carpe de l'étang !… C'est mon oncle qui t'a coupé le fil, cette fois ? Cela ne me surprend pas, car nul ne le vaut pour trouver des idées et les faire entrer dans les cervelles. – Cela te fera plaisir alors, ajouta vivement le garçon, que je devienne meunier ou mécanicien ? – Sans doute, si cela te plaît à toi, bien entendu ; car, pour moi, j'aime ou n'aime pas les gens, sans beaucoup m'inquiéter de leur profession. – Ah ! fit-il, un peu désappointé… Et ton père, pense-t-il comme toi ? Elle hésita un instant ; puis, non sans malice : – Est-ce que l'avis de mon père t'intéresse ? Il rougit et baissa les yeux sur les paniers pleins de châtaignes. Et, après un silence embarrassé : – Les tiens ont toujours été si bons pour les miens et pour moi, que je ne voudrais rien faire qui ne fût à leur gré… Ce n'est pas exactement ce qu'il voulait dire, le pauvre Jean ; mais il n'osait préciser davantage son dessein de demander – plus tard – la main de Linou. La futée avait, d'ailleurs, bien compris. Elle rougit aussi légèrement ; puis, secouant sa jolie tête fine et reprenant son ton habituel : – Rien de plus facile que de savoir ce que mes parents pensent de ton plan d'apprentissage. Portons ensemble ces châtaignes au moulin ; nous les goûterons en famille, avec un verre de vin blanc, et on causera… Cela te va-t-il ? Si cela lui allait !… En route ! V Au moulin de La Capelle, dans la grande salle enfumée dont les poutres portent en guirlandes lards, jambons, saucisses et saindoux, bottes d'aulx et d'oignons, plus une « échelle » au pain garnie de sept ou huit grosses miches brunes, et aussi des écheveaux de fil, des cadavres de vipères dépouillés et enroulés, – remède souverain pour les douleurs d'entrailles, – la meunière, la mère Terral, devant un grand feu de bois de hêtre, prépare le souper et rêve, selon sa coutume ; car, quoique fille et femme de rustiques, et sachant tout au plus lire la messe dans son paroissien, elle a reçu du ciel le goût et le don de la vie intérieure. Son âme aimante et douce souffre des vulgarités de la vie courante ; elle se replie sur elle-même, dès que la solitude le lui permet. Pas mal de causes de réflexions tristes, d'ailleurs, lui viennent des siens. Son fils aîné a terminé ses études de droit, à Montpellier, mais il ne gagne encore que peu au barreau, et dépense plus qu'il ne gagne, – sans compter qu'il est en train peutêtre de perdre sa foi d'enfant dans les livres, et son innocence au milieu des mauvaises compagnies… Son cadet, très vif, très intelligent, et qui donnait de si belles espérances pour l'avenir de la maison, s'émancipe un peu, quitte trop souvent la scie ou les meules pour courir les ruisseaux et les genêts avec d'autres braconniers, et s'attarde ensuite plus que de raison dans les cabarets de La Capelle… La fille aînée, mariée, à quatre lieues de là, depuis trois ans, a manqué mourir en couches et n'est pas encore bien rétablie… Enfin, Terral lui-même, qui fut toujours d'une nature violente, mais qu'un grand fonds de bonté et de gaieté, jadis, ramenait vite de ses colères, rit moins souvent, à cette heure, ne chante plus, et s'emporte pour un rien – peutêtre parce que ses affaires périclitent un peu, par suite des dépenses du fils aîné, du laisser aller du cadet, et aussi de la concurrence dont menacent le moulin de La Capelle divers moulins des alentours qu'on s'efforce de monter à l'instar des siens. Tout à coup, un grincement de portail ouvert… Les oies et les canards sonnent une fanfare dans la basse-cour, deux ombres paraissent au seuil, et Aline Terral et Jean Garric font leur entrée, portant à eux deux trois lourds paniers de châtaignes, – ce qui les empêche de passer la porte de front et contraint la jeune fille à entrer la première, de biais. – Maman, voici Jeantou qui t'apporte des paniers et une bonne « grélade » dedans. Son compagnon sourit doucement, arrêté sur le seuil et un panier à chaque main. La mère Terral se lève, toujours accueillante : – Comme c'est bien à toi, mon brave Jean, de ne pas nous oublier, et d'avoir aidé ma fille dans sa cueillette ! Pose ces paniers et assieds-toi. Linou ira tirer un coup de vin, de la barrique du coin. – Oh ! madame Terral, je vous en prie… – Si, si, un verre de vin… Nous avons du pain tendre, et du miel, que tu aimes. Linou, prenant une bouteille vide dans le vaisselier et prête à descendre à la cave, se retourne : – Tu sais, maman ?… Jean quitte son maître de la Gineste ; il cesse d'être berger, et va se faire farinel… Et elle se sauve au cellier, tandis que le garçon s'assied près du feu et explique à la meunière la détermination qu'il vient de prendre et les projets qu'il caresse. La bonne femme s'est remise à éplucher ses légumes pour la soupe. Jean s'offre de l'aider, tire son couteau à manche de corne, fend légèrement l'écorce des châtaignes qu'on fera griller dans une poêle percée de trous. Le feu flambe, le vent d'autan ronfle dans la vaste cheminée, et le tic tac de la vieille pendule à gaine enfumée scande la conversation de la meunière et du berger, selon le rythme qui convient à ces âmes de simples gens. Mais, soudain, et au moment même où Aline, remontée de la cave, étendait la grosse nappe brune sur la vieille table rayée et encochée par cinq ou six générations, un bruit de sabots ferrés retentit sur les marches de l'escalier extérieur ; la porte à claire-voie s'ouvrit vivement, et le père Terral entra. Tous se turent soudain. Pas bien imposant, pourtant, le meunier. Petit, sec, tordu comme une racine de genêt, vêtu d'un grossier tricot enfariné et sa fine tête casquée de l'éternel bonnet de laine à mèche, que tantôt il redresse belliqueusement comme un clocheton, et tantôt rabat à mi-hauteur sur l'oreille droite ou sur l'oreille gauche, il marche d'un pas brusque et saccadé, dardant droit devant lui le clair regard de prunelles couleur noisette, quelquefois singulièrement adoucies de tendresse, mais le plus souvent dures et pénétrantes comme les poinçons d'acier dont il pique ses meules bordelaises. Et il n'était pas de bonne humeur, ce jour-là, le petit Terral, le roitelet, « lou Répétit », comme l'appelaient familièrement les plaisants de La Capelle, à cause de l'exiguïté de sa taille et de sa pétulance. Le matin même, au moment où il comptait sur son fils cadet pour l'aider à un rhabillage de meules, il avait vu tomber chez lui, à l'improviste, un groupe de désœuvrés : Gilbert des Prades, un hobereau dégénéré achevant de manger gaiement son patrimoine en parties fines, et parfois crapuleuses, à la ville, coupées de villégiatures réparatrices dans les champs ; Pierre Vayrac, retraité des contributions indirectes, grand suborneur de vertus rustiques ; Salvat, l'instituteur nouveau de La Capelle, sans élèves jusqu'à la Toussaint, et que les dix-neuf ans et les cheveux blonds d'Aline faisaient loucher ; et, enfin, un frère à lui, Terral, surnommé Pataud, un terrible traqueur de fauves, un coureur enragé de bois et un infatigable écumeur de ruisseaux. Tout ce monde allait à la chasse dans un grand vacarme de chiens de toutes tailles et de tous poils. Et ils avaient débauché Fric, le fils cadet de Terral, qui, une fois de plus, s'était joint à eux. Et ces gens avaient soif, malgré l'heure matinale ; et la barrique du meunier en avait baissé d'une demi douve… Et puis, en chasse ! Et on ne les avait pas revus… Ah ! non, il n'était pas de bonne humeur, le petit meunier. Il passa sans mot dire, sans saluer, alla prendre dans une vieille armoire un marteau, des clous, de la filasse ; coupa une tranche du saindoux pendu au plafond et destiné à graisser l'essieu ; et il allait repartir pour son moulin, quand Aline l'appela : – Papa, buvez donc un verre de vin avec Jean Garric, qui nous fait la surprise de nous apporter un approvisionnement de paniers neufs. Terral dévisagea le garçon. – Hé quoi ! toi aussi, berger, tu es en vacances ?… Tu as donc fait des raves 2 par là-haut ?… – Non, père Terral ; mais je ne suis plus berger depuis hier… Et, si vous aviez besoin d'un coup de main… Faire des raves : quitter son maître avant la Saint-Jean, et à l'improviste. 2 – Au fait, puisque Cadet court encore les genêts et les bruyères avec tous ces fainéants de La Capelle, – ce qui lui vaudra tout à l'heure un « rafraîchissement » en règle ; car il faut que cette vie finisse… – Terral, interrompit Rose, suppliante, ne le gronde pas trop fort ; tu sais combien il est susceptible… – Toi, répliqua sèchement le meunier, va voir si les poules ont pondu… Je sais ce que j'ai à faire… Il se versa un demi verre de vin, sans s'asseoir, trinqua avec Garric, prit ses outils de la main gauche, un croûton de pain de la droite, et dit : – Eh bien ! Jean, si tu veux, maintenant, venir m'aider à rabattre ma « courante » sur sa « souche » (cela veut dire la meule tournante sur la meule dormante), je t'en saurai gré. – Avec grand plaisir, s'écria Garric, qui n'eût jamais osé s'attendre à une pareille proposition. Je ne suis pas très adroit, mais j'ai les reins assez solides, Dieu merci, et il faudra que votre meule soit lourde si elle les fait fléchir… Et tous deux se rendirent au Moulin-Bas, ainsi nommé parce qu'il est situé à quelques centaines de mètres en aval de celui qui épaule la digue de l'étang, au rez-de-chaussée de la maison d'habitation, à côté de la scierie. Et les deux femmes, de nouveau seules, reprirent auprès du feu leurs menues occupations ménagères, – la mère toute triste de la scène qu'elle pressentait, et craignant que son cadet, qu'elle aimait tendrement malgré ses défauts, ne fît quelque coup de tête ; Linou, elle, plutôt contente de l'accueil fait à Jean par son père, et du germe de sympathie semé entre le meunier orgueilleux et despote et le futur apprenti farinel. Cependant, les deux hommes descendaient au Moulin-Bas, Terral marchant devant, de son allure vive et un peu déhanchée déjà par la cinquantaine, dans un cliquetis de sabots sur les pierres, ou de clapotement dans les flaques que font les petites sources jaillissant partout de ces terrains schisteux ; Garric suivant, toujours timide, n'osant risquer que quelques vagues propos sur le temps, les semailles et la grande réputation du moulin de La Capelle. – Oh ! faisait Terral, que cette appréciation flattait, c'est sûrement un moulin assez bien monté et achalandé. Mes meules ne chôment guère, non plus que ma scierie, et bien des domaines renommés rapportent moins… Mais que de peine, que de frais d'entretien !… Et il faut être adroit, actif, se lever avant le jour quand l'eau s'échappe, oisive, et travailler encore souvent le soir, après la soupe, à la lueur du « calèl ». Puis, il parlait avec orgueil de son fils aîné, reçu avocat à Montpellier et qui lui avait longtemps coûté mille écus par an ; et de son cadet, qui serait intelligent à revendre, mais qui avait le tort de fréquenter trop les oisifs de La Capelle ; et, enfin, de Linette, une jeune personne point « indifférente » du tout, laborieuse et fine comme une abeille, et qui, dans quelques années, serait un assez beau parti… Ceci, hélas ! Jean ne le savait que trop ; et les derniers mots de Terral semblaient dire : « Linou n'est pas pour les beaux yeux du pâtre de la Gineste. » N'empêche que le brave garçon s'acquitta très convenablement de son rôle d'aide meunier, qu'il fit preuve d'adresse, de sang-froid et que, la meule courante en place, il ne fut nullement tenté, quand Terral la mit soudain en mouvement, à titre d'essai, et avant de la recouvrir du tambour, de baisser vivement la tête, comme un novice, sous l'éclair circulaire qui en jaillissait, témoignant de son parfait équilibre. – C'est bien, Jeantou ! tu es courageux autant qu'adroit, tu ferais un bon meunier. – Merci de ce que vous me dites là, père Terral, car je viens de me louer comme farinel, ici près, au moulin de la Garde, de la Garde-du-Loup… Terral bondit, se campa devant le berger, les yeux écarquillés et la bouche ouverte de surprise : – Qu'est-ce que tu dis ? Tu vas demeurer au moulin de la Garde, toi ? au moulin des Anguilles, comme nous l'appelons communément ?… Chez Pierril ?… – Mais oui, père Terral ; c'est une idée qui m'est venue, comme ça, de quitter le troupeau et de me faire meunier, mécanicien plus tard, si je peux… Est-ce que vous trouvez que j'ai tort ? – Tort ? Non… Mais qu'est-ce qui te cuit aux yeux d'entrer dans un moulin de misère pareil ? Le moulin des Anguilles ! Sais-tu bien ce que c'est ? – Je sais que c'est un moulin moins en règle et moins fréquenté que le vôtre… – Mais il n'existe pas, le moulin des Anguilles, Jeantou ; il n'existe pas… Sa chaussée tient l'eau comme un crible ; les vaches paissent dans son réservoir ; ses meules sont usées, ses roues pourries… Il ne moud pas dix setiers de blé dans un an… On m'a conté que, chaque fois qu'on le met en train, il commence par écraser plusieurs nichées de rats nés et allaités sur sa meule… Et, une fois lancé sur ce terrain, Terral, – qui avait le verbe pittoresque, comme ses frères Joseph et Pataud, et qui sentait, d'ailleurs, confusément qu'entre les mains d'un meunier même ivrogne et paresseux comme Pierril, mais aidé d'un garçon tel que Jean Garric, ce moulin des Anguilles, si méprisé, pouvait lui faire une concurrence sérieuse, – Terral déversa des flots de moqueries et de sarcasmes, dans l'espoir de détourner l'exberger de son projet. Mais c'était peine perdue : Jean était homme de parole, et il s'était engagé avec le meunier de La Garde, le jour de la foire de Saint-Michel d'Arvieu. – Tant pis ! ajouta Terral… Je regrette de te voir entrer dans une baraque pareille et chez un propre à rien comme ce Pierrillat… J'espère que tu n'y resteras pas longtemps… Et comme, à ce moment, le meunier et son compagnon arrivaient de nouveau près de la maison d'habitation, et au bas du chemin qui mène à La Capelle, Terral se contenta de remercier assez froidement Jeantou, qui, sans doute, avait espéré mieux, – par exemple, une invitation à souper, et la possibilité de revoir longuement sa petite amie. Ils se serrèrent la main, et le pauvre garçon gravit mélancoliquement le sentier qui conduisait chez ses parents, – non sans se retourner souvent pour voir, au fond de la vallée, luire, sous la lune qui se levait, les ardoises du moulin et l'étang moiré que trouait à peine, de temps en temps, le saut d'une truite en chasse de phalènes. Le ruisseau semblait sangloter sous les aulnes et sur les pierres, comme son cœur à lui dans sa robuste poitrine d'amoureux et sous sa modeste blouse de berger, gonflées pourtant d'un grand souffle d'espérance. DEUXIÈME PARTIE I C'était un bien singulier et piteux moulin, en effet, que celui de La Garde, – ou plutôt des Anguilles, comme on l'avait plaisamment surnommé, parce que son bief, sa chaussée, son « bouge » étaient dans un tel état de délabrement et d'abandon, que les anguilles pouvaient aisément s'y abriter dans les murs effrités et croulants, telles les abeilles dans les alvéoles des ruches. Situé, comme nous l'avons dit, au-dessous du moulin de La Capelle-des-Bois, dans un vallon, ou plutôt un ravin d'accès difficile, à une demi lieue du village de La Garde, il n'avait jamais eu qu'une clientèle fort restreinte, diminuée encore peu à peu par l'incurie du meunier Pierril, paresseux et ivrogne, qui passait ses journées et une partie de ses nuits dans les cabarets de La Garde, d'où il ne redescendait qu'en titubant et roulant par des sentiers de chèvre, pour injurier et malmener sa femme et sa fille Mion, celle-ci une belle personne, aux yeux verts d'eau et aux cheveux de soleil. Longtemps le braconnage, et surtout la pêche des truites et des anguilles, qui foisonnaient alors dans la région, et que notre homme s'entendait à merveille à capturer et à aller vendre dans les auberges du chef-lieu de canton, avaient suffisamment gonflé de pièces blanches le large gousset où plongeaient sans cesse ses doigts, mais pour y chercher sa tabatière de merisier plus souvent que des sous. Puis, les paysans du Ségala s'étant mis à améliorer leurs terres par l'emploi de la chaux, les écumeurs de ruisseaux s'étaient avisés d'en voler de temps à autre un sac aux laboureurs et d'en empoisonner les truites, dépeuplant ainsi la Durenque, le Gifou et leurs affluents, au grand désespoir des vrais pêcheurs en général, et de Pierril en particulier : on avait tué sa poule aux œufs d'or. Quelque temps encore, il se soutint par de petits emprunts d'argent aux jeunes gens aisés des mas voisins qui ne dédaignaient pas de descendre au moulin, sous prétexte de pêcher des écrevisses, en réalité pour courtiser la fille du meunier, qu'on disait n'être point trop farouche et qui, malgré la misère du logis et les bourrades du père, était devenue la plus belle meunière de la région. De plus, les galants payaient de copieuses ripailles les complaisances du bonhomme, qui avait accoutumé de répéter cyniquement : – Une fille vaut une vigne. Mais, un jour, la belle meunière des Anguilles, la rousse Mion, leva le pied ; et l'on apprit bientôt après qu'elle était en condition à Montpellier, la capitale du « pays bas », la ville qui fascinait alors, comme les tente aujourd'hui Paris, les gens de nos montagnes, et qui dévorait nos plus fraîches filles et nos plus robustes garçons. Pierril se sentant perdu, dans l'impossibilité de payer ses créanciers, d'acheter une robe pour sa femme et un tricot pour lui, voyant ses clients essaimer vers les moulins des alentours, et les rats se livrer bataille dans ses trémies vides et sur ses meules endormies, – Pierril, un matin, prit deux grandes résolutions : ne plus boire, – chose assez facile puisque son gousset était percé et que le cabaretier ne voulait plus lui faire crédit, – et réparer, puis réactualiser à tout prix son moulin, – ce qui paraissait autrement ardu. Notre homme n'était point sot, et il avait la langue dorée et venimeuse à la fois. Il louerait un farinel pour remplacer sa fille enfuie, choisirait quelque garçon vaillant et naïf, le dirigerait, le formerait, ferait de la réclame à tour de bras, baisserait les prix de mouture, dénigrerait les moulins rivaux, et surtout ce moulin de La Capelle, si surfait, d'après ses dires, et qui dégringolait tous les jours, par la légèreté du cadet Terral, l'orgueil de son père et la cherté excessive d'un ouvrage routinier et fait sans soin. Joseph Terral, le frère aîné du meunier de La Capelle le parrain de Linou, le très habile monteur de moulins et de scieries, avait, à l'auberge du Perroquet-Gris, un dimanche, dans une chaude discussion, raillé le Pierrillat – comme il l'appelait avec mépris – sur son pitoyable moulin des Anguilles, ajoutant que le berger de la Gineste en savait plus long que lui, Pierril, sur la manière de fabriquer une roue et de la faire tourner bien horizontale au fil de l'eau. Ce propos n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd ; et, à la foire de Saint-Michel d'Arvieu, huit jours après, Pierril engageait Jean Garric, pour trente écus par an, en qualité de garçon meunier. Puis, il battit la grosse caisse, annonça qu'il faisait venir des cimenteurs pour sa chaussée, et des meules de La Ferté, alors qu'à La Capelle, on n'avait que de grossières bordelaises ; enfin, qu'il allait installer un blutoir merveilleux où la farine « monterait toute seule ». Cela ne laissa pas de faire quelque impression dans les alentours, surtout lorsque les rares clients qui se hasardaient encore à porter leur grain aux Anguilles racontèrent qu'ils avaient eu affaire à un grand et vigoureux garçon, qui déchargeait et rechargeait les sacs comme des balles de plume, et qui, en outre, se montrait d'une extrême affabilité. Pierril, d'ailleurs, ne paraissait plus au cabaret de La Garde ; et les pêcheurs à la ligne l'apercevaient, en compagnie de son farinel, réparant le bief de son moulin, remettant des ailes au rouet, épierrant, remblayant et nivelant les chemins d'accès. Bien entendu, les cimenteurs ne vinrent pas ; mais la chaussée cessa de faire eau de partout ; les meules de La Ferté se faisaient attendre ; mais les vieilles bordelaises, soigneuse- ment rhabillées et « entablées » par Jeantou, donnèrent de la belle farine, que l'apprenti meunier s'ingénia et réussit à faire grimper, en effet, sur le blutoir rentoilé, par un petit système de godets fixés sur une courroie sans fin. Quelle transformation ! Quelle résurrection ! La plupart ne s'y trompèrent point : tout cela était l'œuvre du farinel ; mais qu'importait ? Le moulin en bénéficia, les paysans y revinrent, et le tic tac allègre y rythma de nouveau de gais propos et des chansons. Car Jeantou chantait, étant heureux. Non pas qu'il aimât beaucoup son nouveau maître dont il connut très vite les défauts, ni qu'il eût une absolue confiance en lui. Mais quoi ! Ce moulin était proche de celui de La Capelle. La même eau faisait tourner les deux ; et, quand il allait un instant sur la chaussée pour voir si la « païssière » 3 était pleine, il se disait que peutêtre, dans cette eau fraîche et limpide s'étaient mirés les yeux noisette et les cheveux blonds de Linou. Ce ruisseau de la Durenque, qui prenait sa source dans les landes de la Gineste, où Jean, hier, était encore berger, qui traversait les prés de La Capelle, où, petit pâtre dénicheur, il avait connu son amie, et qui arrivait aux Anguilles, grossi d'une foule de sources jaillies des bruyères et des bois, n'était-ce pas comme une chaîne magique, aux anneaux vivants et fleuris, le rattachant à tout ce qui lui était cher ? Il guettait une occasion d'aller la revoir, la mignonne, sans éveiller la méfiance du père Terral, et sans s'exposer aux railleries de son fils cadet. Un jour, enfin, vers la mi-novembre, il trouva le prétexte souhaité. La sécheresse, cette année-là, se prolongeait d'une façon désastreuse. Les sacs de seigle et d'avoine s'empilaient dans les coins. On ne pouvait satisfaire qu'un petit nombre de clients qui, à peine réhabitués au moulin 3 Réservoir. des Anguilles, menaçaient de le quitter à nouveau. À La Capelle, l'étang mettait une bonne semaine à se remplir, et gardait pendant six jours ses vannes jalousement fermées, au grand désespoir de Pierril, qui levait le poing et proférait des menaces terribles contre ce tyran de Terral, lequel abusait de sa situation pour affamer le pauvre monde, en tenant clos un étang creusé pour les seigneurs au temps de la corvée… – Ne pensez-vous pas, maître, lui dit Garric, que les barrages établis par les pêcheurs depuis trois mois retiennent aussi beaucoup d'eau qui reste oisive en route ? Si j'allais, avec une bonne pioche et un levier, crever toutes ces petites chaussées, jusqu'au « bouge » même de La Capelle ? Notre « païssière » s'en emplirait deux ou trois fois de plus, et nous contenterions nos pratiques les plus affamées… – C'est bien pensé, Jeantou ! Va, fais ce que tu dis ; et si, pendant que tu y seras, tu pouvais pratiquer une bonne brèche dans la chaussée de Terral, ou lui démantibuler une de ses vannes, je t'en aimerais encore davantage… Mais une chaussée de quatre-vingts pans d'épaisseur ! Ah ! le brigand !… Le farinel, sa culotte retroussée jusqu'aux genoux, sa pioche sur l'épaule, un levier dans la main, remonta le cours du ruisseau, le débarrassant, ici, d'un amas de broussailles et de gravier ; là, d'une grosse pierre éboulée du versant : plus loin, de quelqu'une de ces petites digues en mottes taillées à même les prés, et que les pêcheurs édifient en hâte pour arriver en peu d'instants à dessécher un cours d'eau au grand dam des truites et des écrevisses convoitées. Par-ci par-là, il enleva même quelques poutrelles formant des barrages d'irrigation, en se disant qu'il était moins urgent d'arroser l'herbe des bêtes que de donner du pain à des chrétiens. Il parcourut ainsi tous les méandres de son cher ruisseau, l'écoutant avec joie hausser le ton quand un barrage cédait sous sa pioche, agréablement distrait, tantôt par la fuite d'une truite dérangée dans sa retraite, et courant se réfugier d'un élan sous les racines des aulnes, tantôt par l'essor d'un martin-pêcheur troublé dans son affût, et qui mettait le vif éclair de ses ailes vertes sous les branches en ogive des hêtres mordorés par l'automne. À mesure qu'il approchait du Moulin-Bas de La Capelle, une angoisse lui venait. Oserait-il y entrer ? Et sous quel prétexte ? Y trouverait-il Linou ? C'était peu probable, elle devait rester près de sa mère à l'aider dans son ménage, à coudre, à gaver les oies ou les canards… Et comment, alors, arriver jusqu'à elle ? Brusquement, après avoir doublé l'espèce de promontoire que le rocher de la Taillade forme, à un coude du vallon, comme pour barrer le passage à la Durenque, Garric aperçut le MoulinBas. Au même instant, un bruit de cascade et un soudain grossissement du ruisseau lui apprirent que les Terral avaient mis en branle leurs meules, sans attendre le jour accoutumé. Sur la porte du moulin, droite, svelte et ses cheveux poudrés de folle farine, Aline apparut, jetant du grain à une équipe de canards, qui évoluaient dans le ruisseau et se hâtaient vers la provende. Jeantou sentit son cœur s'arrêter : la surprise, la joie et aussi sa timidité soudain reparue, le clouèrent sur place, la gorge sèche et les joues en feu. Il s'enhardit pourtant, releva le bord de son large feutre enfariné, fit retomber son pantalon sur ses sabots, et s'avança vers la jeune fille. Au bruit de ce pas sonore sur les pierres du gué qui s'étend devant le moulin, Linou tourne la tête, reconnaît Jean, et, saisie, lâche brusquement les coins de son tablier relevé, où elle puisait le grain qu'elle lançait à ses canards. – Comment ! toi ici, Jeantou ? s'écrie-t-elle. Quelle surprise ! Et elle lui tendit la main, qu'il serra un peu dans ses doigts tremblant. La surprise de t'y rencontrer est pour moi toute pareille… Depuis quand Aline Terral est-elle meunière au Moulin-Bas ? – Mais à peu près depuis que tu es farinel aux Anguilles… Cela n'a rien de si extraordinaire, il me semble ! – Si fait, tout de même… Ton père serait-il malade, ou ton frère ? Car ce sont eux qui, d'habitude… – Malade, non, interrompit Linou d'un ton attristé. Mais je ne te cacherai pas que ça ne va pas bien chez nous. – Véritablement ? – Non, pas bien du tout. Mon père a querellé mon frère Fric… Et mon frère est parti pour le Languedoc… – Ton frère ?… – Oui, depuis quinze jours… Et qui sait quand nous le reverrons, ou même s'il reviendra, le malheureux ! – Seigneur ! que m'apprends-tu là ? – Alors, je me suis mise à faire marcher ce moulin ; étant fille et nièce de maîtres, je crois pouvoir dire que je ne m'en acquitte pas trop mal, non plus… – Oh ! Linette, fit Jean en joignant ses mains, quelle rencontre que notre double apprentissage au même moment ! Mais cela a tout l'air d'avoir été réglé par la volonté de ta sainte patronne et de mon vénéré patron… Quoi, meuniers, tous deux, à une demi lieue l'un de l'autre… et sur le même ruisseau ! – Oui, c'est curieux, en effet, ripostait la jeune fille, d'un air moitié attendri, moitié malicieux… Mais entre donc, au lieu de prendre racine là, au bord de l'eau, comme un saule ou comme un vergne… Tous deux pénétrèrent dans le moulin, dont la porte resta ouverte. Les deux couples de meules étaient en train. Un double tic tac s'échappait des augettes terminées en tête de cheval qui versent le blé dans le tambour, en imitant le petit trot d'un attelage. Un léger nuage de folle farine emplissait le moulin, traversé par un rayon de soleil de novembre. Le blutoir faisait son double bruit de chaînes sur les poulies et de légers battements sourds, comme ceux des ailes d'un grand oiseau de nuit. Et, sous les pieds, l'eau, qui jaillissait des vannes sur les roues horizontales tournant, vertigineuses, comme des toupies géantes, poursuivait sa basse profonde et continue. Aline grimpa sur les tambours des meules pour s'assurer que les deux trémies étaient encore approvisionnées, tordit un peu le lacet qui règle la descente du grain, tâta la farine tiède, entre le pouce et l'index, pour constater qu'elle était douce à point, donna un demi-tour de vis au levier qui hausse ou baisse la « courante »…, le tout avec l'adresse et la précision d'une professionnelle, et au grand ébahissement du farinel des Anguilles, qui la suivait d'un œil extasié, à peu près comme un chat fait d'une guêpe entrée dans la chambre. Ensuite, elle s'assit sur un sac à demi vidé et fit signe à son ami de s'asseoir sur le sac voisin ; et quelques instants ils restèrent là, silencieux, à écouter la chanson du moulin qui berçait leur chaste amour, encore inavoué. – Et comment t'en va-t-il, Jeantou, dans ton nouveau métier ? – Mais je suis content… Mon maître – tu le connais assez pour en avoir souvent entendu parler – n'est pas tout à fait celui que j'aurais voulu… Mais il paraît s'être sérieusement amendé… Sa femme est peu intelligente, mais n'est pas méchante personne… Je travaille ferme, je tâche de deviner ce qu'on ne m'enseigne pas ; et j'arriverai à faire, je crois, un meunier pas plus bête qu'un autre. – En attendant, ajouta-t-elle en se dressant et en s'acheminant vers l'autre bout du moulin, tu serais bien aimable de m'aider à vider le blutoir, puisque maître Estève, de la Salvetat, pour qui je viens de faire moudre deux sacs, s'attarde sans doute à la scierie, avec mon père, ou peut-être au PerroquetGris, à boire la « pauque » avec le forgeron. – Mais de tout mon cœur, Linette, s'écria Jean. Et il courut relever la lourde porte du blutoir, tandis que la petite meunière arrêtait le mécanisme en faisant glisser la courroie sans fin hors de la poulie qui la mettait en mouvement. Une odeur de farine fraîchement moulue et tamisée se répandit dans l'air. Jean s'armait déjà de la pelle à ensacher, estimant que se courber sur le rebord du grand coffre, y puiser la farine, se redresser, et recommencer cent fois, était trop fatigant pour son amie. Mais celle-ci lui arracha la pelle des mains, et lui ordonna de tenir le sac béant debout, et, au fur et à mesure qu'elle l'emplirait, de le secouer, de le soulever du sol, en l'y laissant ensuite retomber, afin que la farine y fût bien tassée. Il dut obéir ; et, une fois de plus, il admira la dextérité et la vigueur de cette fillette qui, pliée en deux, ses bras mignons ayant peine à atteindre le fond du blutoir se relevait vivement, la pelle chargée, replongeait et se relevait encore, accusant sans fausse honte ses formes jeunes et souples, tout comme si elle n'eût pas eu sur elle les regards d'un amoureux. Parfois, même, quand elle se courbait, son corsage d'humble futaine, s'entrebâillant, laissait apercevoir, dans un éclair, le haut de sa jeune poitrine émue, plus blanche que la fleur fine de la farine nouvellement blutée. Comme Garric souhaiterait que cela durât ainsi longtemps, toujours !… Mais le sac est déjà plein. Aline pose sa pelle et prend un bord, pour le nouer solidement au bout. Le garçon rapproche les bords de toile, et la fillette, pour les entourer, glisse ses petites mains nerveuses sous les robustes poings de son compagnon. Mais, le nœud fait, elle sent deux mains prisonnières dans celles de Jeantou, qui les serre tendrement Elle fait un léger effort pour se dégager, lève les yeux vers ceux de son ami, y lit une supplication telle qu'elle baisse la tête, confuse, murmurant « Oh ! Jean !… », se cache la figure dans les bords du sac et ne bouge plus. Et le garçon, muet, sans quitter le sac qu'il maintient debout, baisse aussi la tête et pose – quelle audace ! – ses lèvres dans les cheveux de Linou. Et telle fût la minute exquise de leur vie… Brusquement, des sabots retentirent sur les pierres du chemin, presque aussitôt une ombre apparut sur le seuil : c'était Terral. Garric avait eu le temps de relever la tête, et Line de retirer ses mains ; mais le meunier en avait vu assez pour confirmer les soupçons qui lui étaient venus depuis quelque temps. Pour comble de malheur, un des deux moulins, privé de grain, marchait à une allure folle ; le trot du cheval de l'augette était devenu galop enragé. Terral s'élança sur le manche de la pale, qu'il renfonça brusquement pour arrêter la roue et la meule. Puis, s'avançant vers les amoureux, haut bonnet plus redressé que jamais, il leva la main pour souffleter sa fille. D'un revers de bras, Jean para le coup et l'affront. Mais l'orage se déchaîna. Les yeux de Terral jetaient du feu, et sa voix mordante domina le vacarme de l'eau. – Voilà de plaisants meuniers, en vérité, criait-il, qui ne savent même pas quand la meule a du grain ou quand elle n'en a plus !… Puis, prenant à partie Garric : – Que viens-tu donc faire par ici, farinel des Anguilles ? L'ouvrage manquerait-il, là-bas ? On dit cependant partout que vous ne pouvez plus contenter toutes vos pratiques, et qu'on se presse à votre porte comme au confessionnal la veille de Pâques… Des mensonges, tout ça, n'est-ce pas ? des inventions de ton misérable Pierril… Mais, après tout, cela ne me regarde pas… Ce qui me regarde, c'est mon moulin, et c'est ma fille ; et je ne veux pas que tu contes fleurette à celle-ci, et l'empêches de faire son travail… Je n'achète pas les meules pour les voir s'user à vide, à se frotter l'une contre l'autre… Et ma fille n'est pas pour ton nez, entends-tu ? – Mon père, interrompit courageusement Linou, je vous assure que Jean ne m'a rien dit dont vous puissiez vous offenser… Il passait devant la porte : c'est moi qui l'ai appelé, et qui l'ai prié de me tenir le sac pour vider le blutoir, ce que je ne pouvais faire toute seule. – Oui, oui, des explications qui n'expliquent rien… J'y vois plus clair que tu ne crois… Il en est de votre rencontre ici comme de celle de la châtaigneraie, le mois passé… Le hasard qui les amène y met vraiment trop de complaisance… – Je vous jure, père Terral, balbutia Jean… – Ne jure rien, tu jurerais à faux ! – Non, car je suis un honnête garçon, fils d'honnêtes gens, riposta vivement Garric, que la colère gagnait. Et repoussant, ou plutôt, laissant choir le sac qu'il avait tenu de la main gauche jusque-là, il fit face hardiment au meunier rageur, qui poursuivait : – Un honnête garçon ne se fût pas loué, comme toi, au moulin des Anguilles, chez un ivrogne comme Pierril, dont la fille n'est qu'une traînée… – Père Terral, je vous répète ce que je vous ai dit, ici même : je ne suis au moulin de La Garde que parce que je n'ai pas trouvé à me louer ailleurs. Si Pierril est ivrogne, cela ne regarde que lui ; et je n'ai pas davantage à m'occuper de sa fille, qui d'ailleurs habite le Languedoc… comme votre cadet. C'était une allumette sur un baril de poudre. – Mon cadet ? clapit le meunier ; qui t'a dit qu'il fût allé au Languedoc ? – C'est moi, père, intervint Linou… Est-ce que tout le monde ne le sait pas déjà ? – En tout cas, ce n'est pas à toi à répandre ce bruit… La chose fût-elle vraie qu'elle ne prouverait rien contre mon cadet : un garçon qui va voyager un peu, voir son frère, avocat à Montpellier, n'est pas à comparer à une petite gueuse qui… – Encore une fois, père Terral, je n'ai pas à défendre la fille de mon maître ; je ne l'ai jamais vue, vous me cherchez noise à côté… Et si, par-là, vous voulez tromper votre fille sur mes vrais sentiments, je vais devant vous lui dire ce que je n'avais pas osé lui avouer seul à seule… Et le brave garçon, soulevé par une soudaine poussée de courage, s'en va prendre sa petite amie par la main, et la ramenant sous la pleine lumière de la croisée devant le meunier stupéfait et que du bras droit il tient à distance : – Aline, dit-il d'un ton ferme et grave, je t'aime ! Je t'aime comme on doit aimer, d'un amour franc et honnête, qui a grandi peu à peu avec moi, et qui ne me sortira plus du cœur… Mes parents sont de braves gens, mais ils sont pauvres. Moi-même, je ne suis qu'un apprenti meunier… C'est pourquoi je ne t'avais pas jusqu'ici déclaré mes intentions. Je te les aurais cachées encore, sans ce qui arrive. Il me semble que je ne te suis pas indifférent ; mais je ne te demande ni aveu, ni engagement aujourd'hui : quand je serai en posture de prétendre à ta main, je viendrai la demander… Rappelle-toi cette parole ; elle est sincère et je la tiendrai… Et il lâcha la main de la jeune fille, qui rougit et baissa ses yeux pleins de larmes, heureuse, au fond, du courage et de la franchise de son ami. Terrai s'était contenu à grand'peine pendant cette audacieuse déclaration. Ses yeux perçants trahissaient un mélange de colère et de stupéfaction ; et ses doigts se crispaient sur un levier, qu'il avait machinalement empoigné et dont, à plusieurs reprises, il avait fait mine de vouloir se servir contre ce farinel effronté. Enfin, il éclata : – Eh bien ! voilà un f… merle qui a vite appris à siffler… Le muet d'hier parle comme un maître d'école, ou un curé en chaire… En quel temps vivons-nous ?… Toi, dit-il, en se retournant vers sa fille, et la faisant pivoter d'une bourrade, va voir si ta mère a besoin de toi pour faire la soupe ou « lever » les œufs… Tu ne remettras pas, seule, les pieds ici, de longtemps. Linou fondit en larmes, voulut, du seuil, dire adieu à son ami ; mais, bousculée par son père, suffoquée de sanglots, elle sortit, et le meunier battit la porte sur elle. Puis, revenant vers Garric : – Et pour toi, beau farinel des Anguilles, beau coureur de filles jolies et dotées, tu tâcheras d'attendre, sur la chaussée du Pierrillat, l'eau que je voudrai bien t'envoyer et les clients dont je ne saurai que faire… Ne viens surtout pas rôder trop près du Moulin-Bas ni du Moulin-Haut de La Capelle, mendiant ; j'ai toujours deux fusils bien chargés dans ma cheminée : prends garde à la grenaille dans les jambes… – Vos menaces ne m'intimident pas, père Terral ; mais j'aime trop votre fille pour rien faire qui pût lui causer tort ou ennui ; et vous n'aurez pas à décrocher votre canardière, je vous en réponds ! Ce calme exaspérait de plus en plus le bonhomme. Ah ! si Jeantou n'avait eu vingt ans, des bras musclés et une taille dépassant de toute la tête celle de ce roitelet de meunier ! – Va-t'en ! va-t'en ! glapissait-il, gueux et fils de gueux ! – Pauvreté n'est pas honte, père Terral ; mes vieux et moi pouvons passer partout la tête levée. – Vous ne passerez plus sous ma porte, en tout cas ; tu m'entends ?… Jean était déjà dehors. Le meunier continua à lui crier par la fenêtre des menaces et des injures. Mais, sans répondre, l'amoureux, ayant remis sa pioche sur l'épaule, reprenait, le long du ruisseau, le chemin des Anguilles. Resté seul dans son moulin, Terral ouvrait toute grande l'écluse de ses colères. Il trépignait, sacrait, allait de la porte au blutoir, du blutoir à la trémie, de la trémie à la croisée, d'où il montrait le poing au vallon par lequel Garric s'en allait lentement. Il jetait son bonnet à terre, le ramassait, le triturait pour le jeter encore, puis le camper de nouveau sur sa tête, où il prit en un instant toutes les formes et toutes les inclinaisons imaginables. Et quel monologue à haute voix, selon sa coutume, émaillé de jurons et ponctué de coups de pied contre le coffre à farine, ou même contre les sacs des clients… Quoi ! tout se tournait donc contre lui… Son révolté de fils s'en allait courir au « pays bas »… Le moulin des Anguilles lui reprenait une partie de sa clientèle… Et, pour comble, il fallait que ce farinel d'hier, ce Garric, ce fils d'un journalier possesseur de dix brebis et d'une chèvre, non content d'aider Pierril à remonter en selle, vînt parler d'amour à sa cadette, et s'en fît aimer !… Ah ! mais les choses ne se passeraient plus comme ça… D'abord, c'est lui, désormais, qui s'occuperait du Moulin-Bas, et non sa fille… Quant au Moulin-Haut, parbleu, c'est sa femme qui se remettrait à le faire aller, ou Linou sous la surveillance de sa mère… Oui, tout s'arrangerait ainsi… – Tout ? Non : et la scierie ? Les grandes eaux allaient arriver au premier jour. Qui ferait marcher une scierie de cette importance, avec ses deux lames toujours en train, et qui débitaient des vingt-cinq « cannes » carrées de « feuillard » dans un jour ?… Oui, qui la ferait marcher ? – Ah ! ce fils aîné, qui avait étudié et qui plaidait, maintenant à Montpellier, et pour qui on avait dépensé si gros d'argent ! Que n'était-il resté à la maison ?… Voilà ce que c'est que l'ambition, Terral… Il fallait le garder près de toi, en faire un meunier comme toi, qui continuât ton métier et ta race… Quel vaniteux et quel sot tu as été !… – Que faire, maintenant ? Prendre un gendre ?… Mauvais remède, car – outre que ma cadette est une têtue qui doit en tenir pour son Garric – je ne voudrais pour rien que le moulin de La Capelle tombât en quenouille, fût à d'autres qu'à un Terral… Il n'y a pas à hésiter : je vais faire écrire par le maître d'école à cet écervelé de Fric de revenir au plus tôt s'il ne veut être renié par moi et voir un étranger prendre sa place à table et au lit… Je le connais ; il doit déjà se mordre les doigts de son coup de tête ; il rentrera… Mais quelle humiliation, tout de même… Et comme le moulin ralentissait son allure, le meunier comprit que son étang était épuisé jusqu'au niveau de la vanne ; il renfonça la pale, resta encore une minute à rêvasser dans le silence graduel de l'eau fuyante et de la meule s'endormant peu à peu… Puis, il remonta vers sa maison, toujours fiévreux, toujours trépidant, cognant ses sabots aux pierres et sacrant à mivoix, – son haut bonnet enfariné traduisant dans l'air les agitations de sa pensée. II Lorsque Garric arriva aux Anguilles, il fut surpris de trouver l'écluse vomissant à plein déversoir toute l'eau descendue inopinément de l'étang de La Capelle. Il crut à quelque accident aux roues ou aux leviers, et hâta le pas. Le moulin était simplement arrêté faute de meunier ; et plusieurs valets ou servantes de ferme, avec leurs attelages, attendaient, furieux, devant la porte, qu'on voulût bien muer leur grain en farine. En hâte Jean emplit les trémies, leva la vanne, mit en marche le blutoir, s'efforça d'apaiser les bouviers en donnant une brassée de foin à leurs bœufs, et parvint à réparer à peu près le dommage occasionné par la fugue de son maître, et aussi – il ne se le dissimulait pas – par son retard à lui auprès de Linou, au moulin de La Capelle. Le dernier setier de seigle s'égrenait de l'augette dans le tambour, quand on aperçut Pierril qui descendait le raidillon, titubant, chantant faux et à tue-tête. – Qu'est-ce que je disais ? s'écria gaiement le bouvier des Devèzes. Il vient d'arroser la farine amassée depuis quinze jours dans son gosier… Il paraît, d'ailleurs, que rien ne donne soif de vin comme de voir couler l'eau. Et tous de rire bruyamment de l'air ahuri de l'ivrogne arrêté devant la passerelle qui, du sentier de traverse venant de La Garde, enjambe le ruisseau et donne accès au moulin par la porte du pignon, quand on veut éviter les détours du chemin que suivent les attelages. Il restait à Pierril assez de lucidité pour pressentir un danger, car le ruisseau coulait à pleins bords, et lui ne se sentait pas très solide sur ses jambes. Et puis, les voix et les rires des plaisants le troublaient un peu. Celui des Devèzes lui criait : – Attention, Pierrillou, il n'y a pas de garde-fou, et ce serait dommage de mouiller le vin que tu as bu… – Le fait est, répondait le meunier, que depuis longtemps je n'avais vu pareil déluge… Il a donc plu depuis que je suis parti ? Je ne m'en serais pas douté… En tout cas, il est bon de faire un bout d'oraison avant de s'aventurer… Il se découvrit, en effet, joignit les mains et ironiquement psalmodia : – Ô vin rouge, bon vin rouge de Broquiès et de Brousse, protège ma droite, vin blanc doux de Gaillac, vin blanc sec de Lincou, soutiens ma gauche si elle faillit. – Amen ! hurlèrent joyeusement les bouviers. Et Pierril se risqua, hésitant, sur la passerelle formée de deux poutres non équarries, mal assemblées et laissant voir, à travers les fagots de broussailles et les mottes de terre qui les reliaient, l'écume de l'eau grondant au-dessous. Cent fois, le meunier avait passé là, même de nuit, sans encombre. Mais cette fois, soit que le dieu des ivrognes l'eût abandonné et que le diable s'en mêlât, soit qu'il fût troublé par les rires et les railleries des valets, il s'arrêta au beau milieu de la passerelle, oscilla comme un arbre coupé, pencha à droite, voulut se rejeter brusquement à gauche, glissa sur l'aubier humide d'une des poutres et tomba dans le courant. Ce fut un cri général… Jean se précipita en aval, attendit son maître à un étranglement du ruisseau, se cramponna d'une main à un saule, empoigna de l'autre le noyé par le fond de sa culotte et le hissa non sans peine, sur la berge, à demi suffoqué, à demi dégrisé aussi, geignant comme un enfant, puis jurant comme un damné. On le porta devant le feu. Sa femme se lamentait, jetait des genêts secs sur les chenets ; mais, malgré la flamme haute et joyeuse, Pierril grelottait : il fallut le coucher. La fièvre et le délire se déclarèrent, et Jeantou dut partir chercher Cabirol, le médecin de Saint-Jean, une espèce de docteur Tant-Pis, à moitié fou, qui terrifiait ses malades en leur déclarant, dès l'abord, qu'ils étaient f… us, – ce qui ne l'empêchait pas d'en remettre quelques-uns sur pied. Cabirol arriva au trot d'une jument étique, diagnostiqua une congestion pulmonaire double, et repartit, disant à Garric qu'il ne reviendrait que si, le surlendemain, il n'apprenait pas que le meunier était trépassé… Et le pauvre farinel fit une seconde fois les quinze kilomètres qui séparent La Garde de Saint-Jean pour aller quérir les remèdes, sangsues et ventouses, et mettre à la poste une lettre, par lui écrite tant bien que mal sous la dictée des Pierril, qui réclamaient à grands cris leur fille Mion. Le malade passa quelques journées et surtout quelques nuits terribles. On fit venir le curé de La Garde, l'ancien curé de La Capelle, l'abbé Reynès, celui-là même qui avait préparé à leur première communion Aline et son ami Jean. C'était un prêtre excellent, dévoué, charitable, et aussi plein d'esprit, de bonhomie et de rondeur, un peu gaulois même à l'occasion, et n'ayant peur ni des choses ni des mots. Pierril l'accueillait en se tournant vers la muraille. Mais l'abbé en avait vu d'autres : il eut recours aux grands moyens, et fit au malade une telle peinture du cercle de l'Enfer réservé aux meuniers voleurs et ivrognes, que le pécheur, terrifié, se confessa, jura de ne plus boire que de l'eau, et reçut les derniers sacrements avec une piété édifiante. Et, le troisième jour, Cabirol étant revenu, il ne put cacher sa surprise d'avoir été « mis dans le sac », comme il disait, par cette canaille de meunier. – Je te rattraperai, grogna-t-il… En attendant, tu peux te considérer comme à peu près sauf pour cette fois, à condition de ne pas retourner à La Garde de six semaines, et de ne boire que de l'eau de prunes ou du bouillon de veau. J'attends en récompense le premier plat de truites que tu pêcheras ou le premier levraut pris à tes collets. Bonsoir. Pierril, rassuré, put, deux jours plus tard, se convaincre qu'à quelque chose malheur est bon. Le soir, à une heure avancée de la nuit, au moment où Garric, fatigué d'une journée de rhabillage des meules, et de toutes ses courses après le médecin, le curé et les remèdes, venait de grimper au galetas où était sa maigre couchette, il entendit le bruit d'une carriole qui s'arrêtait devant le moulin… Presque aussitôt on frappa à la porte ; et, à la question de la meunière : « Qui est là », une voix de femme répondit : – C'est moi, Mion… La fille de Pierril était revenue. Jean entendit le bruit du verrou qu'on tirait, de grandes exclamations, des baisers, les gémissements trempés de larmes, et pourtant quasi joyeux, du meunier. Il risqua un œil curieux par une des fentes du plancher, et aperçut, écroulée au pied du lit du malade, une grande personne en vastes falbalas, dont le chapeau et le buste cachaient la tête et l'oreiller de Pierril, tandis que la jupe – c'était le beau temps de la crinoline – couvrait presque tout le parquet, entre l'alcôve, la table et le foyer. Plus de doute : c'était bien là cette Mion que lui, Garric, n'avait jamais vue, mais dont il avait si souvent entendu parler, parfois méchamment, comme par Terral, parfois aussi comme d'une bonne fille, par Pierril et sa femme, et même par quelques-uns de leurs clients. Il se coucha, s'endormit tard, malgré sa fatigue, et vit d'abord en rêve Linou avec des cheveux roux et une crinoline. Ensuite, il repêcha trois ou quatre fois Terral se noyant dans la chaussée du Moulin-Bas… Enfin, il poursuivit – voulant crier et ne le pouvant – un loup enragé qui se jetait sur son troupeau de la Gineste… L'appel d'un bouvier matinal l'arracha à ses cauchemars ; et il descendit donner aux meules leur déjeuner de seigle et d'avoine. Quand il rentra pour déjeuner lui-même, il trouva la Mion assise devant le feu et se chaussant. Elle avait ses cheveux de comète négligemment tordus sur la nuque, et une belle camisole blanche flottait autour de sa taille robuste, encore mal affinée par un court séjour à la ville. Elle tourna à demi la tête, au bruit de la porte, et fit un petit salut de la tête au garçon meunier, qui avait soulevé son chapeau enfariné ; puis, elle se remit à lacer ses bottines. Mais la meunière, qui revenait de donner à manger à ses cochons et à ses oies, s'empressa de présenter sa fille à son farinel : – C'est notre fille, Jeantou, notre brave fille, notre Mion, qui revient de Montpellier pour soigner son père. Et, aussitôt, une voix dolente sortit de l'alcôve ; une main décharnée écarta les rideaux. – Eh oui, c'est Mion, ma belle Mion, modula Pierril semi geignant, semi riant… Oui, c'est bien elle… Je croyais avoir rêvé, l'avoir vue dans la fièvre… Mais non, c'est ma fille, c'est bien ma fille… Et il éclata en sanglots. Mion alla l'embrasser. Il la tint longuement contre lui. – Es-tu belle et brave, pourtant !… Regarde-la, Jean. Comment la trouves-tu, la Mion du moulin de La Garde ?… Et si bonne !… Ah ! j'en connais qui ne seraient pas ainsi revenues de la grande ville pour assister leur père malade, bien sûr… Il pleurnicha et hoqueta encore. Mion s'efforçait de le calmer : – Mais si, papa, toutes auraient fait comme moi ; c'est si naturel !… Allons, ne pleurez pas ainsi, cela vous fait mal… Pourquoi pleurer ? Vous serez bientôt guéri ; dans dix jours, vous irez à la piste ou à la pêche. – Tu crois cela, toi aussi, comme Cabirol ? Dieu t'entende !… J'ai été bien bas, bien bas, ma pauvre Mion… Ah ! sans ce brave garçon qui mange là sa soupe, et que mon saint patron m'a inspiré l'idée de louer, à la foire de la Saint-Michel d'Arvieu, j'étais noyé ; l'eau m'emportait jusqu'à Montauban ou jusqu'à Bordeaux… Ah ! je te recommande, fillette, cet excellent Garric… Que devenais-je sans lui ? La Mion, s'arrachant enfin à l'étreinte paternelle, s'était retournée vers le garçon qui, un peu gêné, baissait le nez dans son écuelle. Elle se leva, et, avec une longue grâce un peu apprêtée, tendit sa main blanche, ornée d'une bague, à Jeantou, qui la prit gauchement dans la sienne en rougissant. – Merci, Jean Garric, articula la belle rousse d'une voix profonde et veloutée. Je savais déjà, par les fils Terral, dont le cadet venait d'arriver à Montpellier rejoindre son frère l'avocat, que mon père avait eu la main heureuse en te louant, et que, grâce à toi, le moulin des Anguilles reprenait du renom… – Ah ! les fils Terral t'ont dit ça ? glapit soudain Pierril. Tu fréquentais ces gens-là, les fils de mon ennemi acharné, qui a juré ma ruine, qui se réjouit quand je suis dans la peine, qui eût fait brûler un cierge, à l'église de La Capelle, si je m'étais noyé… Tu avais là de jolies connaissances ! – Mais, papa, se récria Mion, courant au malade et le câlinant de nouveau, vous exagérez tout… Je ne veux pas défendre le vieux Terral ; j'admets qu'il ait des torts envers vous… – Des torts ! des torts !… C'est un misérable, je te dis… – Soit, papa ; ne vous mettez pas en colère… Terral est un mauvais voisin, je suis d'accord avec vous sur ce point… Aussi, je ne parlais que de ses fils, qui ne lui ressemblent pas, je vous assure… L'aîné, qui est avocat, m'a aidée à me placer chez un de ses confrères, dont la dame paye bien et n'est pas regardante… Et le cadet, Fric, m'a paru vif, éveillé, toujours prêt à rire et à s'amuser… – Tiens, tiens, pensait Jeantou, qui, ayant achevé sa soupe, fermait son couteau et se levait de table, la Mion aurait-elle essayé d'attirer le cadet Terral dans ses toiles ?… Et, ayant salué silencieusement, il retourna à ses meules. III Le lendemain, la neige tomba. Elle tomba doucement, lentement, large et grasse, tout un jour et toute une nuit, couvrant le pays d'un mol édredon d'un pied d'épaisseur. Seul, parmi toute cette splendeur le ruisseau traçait dans la vallée sa ligne sinueuse, si noire, maintenant, par contraste, qu'on eût dit une coulée d'encre ; et sur les versants escarpés, quelques rocs sortant des bruyères, quelques chênes et quelques châtaigniers aux troncs énormes, blancs du côté du vent, sombres de l'autre, semblaient des gueux emmantelés d'hermine. Un silence profond, ouaté, pour ainsi dire, enveloppait le vallon, troublé à peine, – le jour, par quelques croassements de corbeaux demandant de la chair : « Car ! car ! » ; la nuit, par les hurlements des loups, là-haut, sous les futaies de Roupeyrac. Puis, le ciel s'éclaircit ; une âpre bise fouetta la neige avec un grésillement aigu et métallique, en emplit les chemins creux, où elle acquit peu à peu la consistance de la pierre, et rendit impossible tout charroi. Aussi, les meules du moulin des Anguilles n'eurent bientôt plus de grain à broyer. D'ailleurs, les glaçons immobilisèrent les roues et les vannes et mirent au déversoir comme une chape de plomb. De temps à autre, on entendait sur le coteau le craquement d'un arbre croulant sous le poids de la neige, ou s'éclatant sous la morsure d'un froid tel qu'on n'en avait pas subi de semblable depuis vingt ans. Que faire, par un temps pareil et dans une pareille solitude ? Pierril, lui, allongeait ses maigres jambes devant un tronc de châtaignier embrasé et crépitant. Sa femme filait des étoupes sur une quenouille de noisetier, ou tricotait des bas, ou reprisait des hardes, ou gavait à l'étable une douzaine de canards. Mion, elle, trouvait longues les journées et les veillées. On s'apercevait vite, à regarder seulement ses mains soignées, que l'aiguille ne lui piquait pas souvent les doigts et que, pour être bonne à Montpellier, elle ne devait pas s'y adonner à de bien rudes besognes. Elle avait apporté au fond de sa malle quelques romansfeuilletons, qu'elle lisait ou relisait avec componction, les déclarant « bien écrits ». Mais on ne peut pas lire tout le temps ; d'autant plus qu'en décembre l'ombre descend vite, et que le « calèl », alimenté d'huile grossière de chènevis, ne donnait qu'une clarté fumeuse à laquelle Mion ne voulait pas fatiguer ses beaux yeux vert d'eau. Elle essaya bien d'accaparer Garric et de bavarder avec lui, pendant qu'il rhabillait ses meules, renouvelait augettes ou fuseaux, et raccommodait poulies ou courroies, avec une adresse surprenante chez un berger d'hier. Elle allait le relancer dans le moulin au risque de s'enfariner les jupes, où même à la scierie ouverte à tous les vents, quitte à geler le bout de son nez rose et délicatement relevé. Mais le farinel, comme on sait, n'était guère loquace de nature ; sa timidité originelle le reprenait, d'ailleurs, devant cette grande fille aux prunelles inquiétantes, au passé quelque peu décrié et suspect… Il répondait laconiquement, froidement aux questions de la Rousse ; et la conversation tombait bientôt. Mion, frissonnante, retournait vite s'asseoir devant le feu, entre son père égrotant et geignard, deux chats grands croqueurs de souris, mais inoccupés durant le jour, et Kalba, un chien fauve à longs poils et à long museau, qui cumulait les fonctions de chien de garde, de chien ratier, de chien de chasse… et même de chien de pêche, – oui, de pêche : quand le meunier, ayant mis le ruisseau à sec ou à peu près, traquait les poissons dans les « gourgues », il chargeait Kalba de les arrêter au passage, ce qu'il faisait à merveille, de la griffe et de la dent, jetant même parfois sur le pré, d'un brusque coup de gueule, une belle truite qui avait essayé de forcer la consigne… – Il n'est guère aimable, votre farinel, père, disait Mion, boudeuse et ennuyée. On ne peut lui arracher que des « oui », des « non », des « certainement », des « ni plus ni moins ». Il n'a pourtant pas l'air trop bête… – Et il ne l'est pas, fillette, tant s'en faut… Il l'a prouvé… Sans lui, j'étais perdu, et mon moulin avec… Ah ! quel garçon laborieux, adroit et honnête !… trop pour la corporation, ajoutent les malins… – Alors, c'est qu'il me déteste…, ou que je lui fais peur ?… – Peut-être bien, Mion… Il est timide, embarrassé comme une fille ; et dame ! toi, avec tes airs d'impératrice, tes attifements de demoiselle… Et puis… – Et puis ?… – Et puis, Mion, je crois bien que Jean en tient déjà pour une autre. – Vraiment ? Pour qui ? – Je n'affirme rien, non… M'est avis, pourtant, que, s'ils se sont querellés avec le vieux Terral, le mois dernier… (C'est le maître de La Salvetat, maintenant mon client, qui m'a conté ça). – Si donc ils se sont pris de bec, au Moulin-Bas, le seul motif de la colère de Terral n'était pas que Garric soit entré à mon service et ait remis en bon point mon moulin… Je soupçonne un petit sentiment de Jean pour la cadette de Terral, la fine et accorte Linette. – Alors, Jeantou serait amoureux ? s'écria Mion, dont les yeux flambèrent. – Il peut y avoir de ça… Le père Terral, peu endurant, autoritaire et vaniteux par-dessus tout, aura eu vent de la chose, et… – Ah ! ah !… ce sournois de Jean ! ajouta la belle rousse avec un sourire malicieux et amusé… Et déjà pointait en elle un vague désir d'émoustiller ce garçon si réservé, et de supplanter dans son cœur cette petite Linou, contre laquelle elle nourrissait un peu de la rancune de son père pour tous les Terral… Ah ! ce Jean !… sous ses airs de glaçon, il s'avisait d'être amoureux, et d'une autre que Mion… On verrait bien !… Et, dès ce moment, elle tourna encore davantage autour du farinel, mettant en jeu tout son arsenal de questions insidieuses, de frôlements électrisants, de sourires et d'œillades incendiaires. Rien n'y fit, – du moins, apparemment. Au fond, le brave garçon se sentait troublé, mal à l'aise auprès de l'ensorceleuse. Elle voulut qu'il jouât aux cartes avec elle : Jeantou ne connaissait ni l'écarté, ni la « bourre », et n'avait aucune docilité à s'instruire. Elle essaya de la lecture, côte à côte, dans le même livre, à tour de rôle : le garçon meunier savait à peine lire les prières de la messe et l'almanach de Mathieu de la Drôme ; et il trouvait vite quelque prétexte pour fausser compagnie à son inquiétante institutrice. Un jour, il fut mis à rude épreuve : Mion l'emmena à la recherche d'une portée de chatons qu'elle avait entendu miauler dans la grange, sur un haut tas de foin. Jeantou dut lui tenir l'échelle, du sommet de laquelle elle dégringola et se renversa dans les bras du garçon tout décontenancé, mais qui ne mit nullement à profit une si favorable occasion. C'est qu'il était gardé par son amour ; et plus la Mion se faisait provocante, plus tout son cœur à lui volait vers la fille de Terral, vers sa petite amie Linou, si honnête et si réservée. Ah ! qu'il eût voulu la revoir, échanger avec elle une promesse nouvelle, une nouvelle espé- rance ! Il lui semblait que cela suffirait pour le préserver de tout danger, pour calmer la fièvre qui, le soir s'allumait dans ses veines et chasser les rêves troubles qui agitaient maintenant ses nuits. Il crut dissiper toutes ces images et ces obsessions en allant embrasser ses parents, qu'il n'avait pas revus depuis deux mois. Noël lui en fournit le prétexte. Douze fois déjà, le soir, vers neuf heures, tous les clochers du Ségala avaient annoncé la nouvelle de la Nativité, en éparpillant sur la campagne éclatante et glacée leurs « trignons » cristallins et joyeux. Ces voix mystiques avaient peine à descendre jusqu'au fond de la gorge sauvage des Anguilles ; mais Jean en avait d'autant plus la nostalgie, et aussi le désir d'aller à la messe de minuit dans la petite église de La Capelle-des-Bois, d'entendre les cantiques qu'il y avait chantés étant enfant, d'apercevoir peut-être Linou faisant ses dévotions, – qui sait ? – de la rencontrer sous le porche, à la sortie, et d'échanger avec elle deux mots de souvenir et d'amitié. Donc, la veille de Noël, un peu avant la nuit, il dit à Pierril : – Maître, puisque, ce soir, je ne ferai faute ici à rien ni à personne, je vous demande la permission d'aller revoir mes anciens, et d'assister à matines avec eux. Pierril fit quelques objections : La Capelle était à près d'une lieue, le temps affreux, les chemins impraticables. On pouvait rouler dans un trou, se casser une jambe sur la glace… Et il y avait sûrement des loups dans la contrée… Ne vaudrait-il pas mieux se contenter des « matines chaudes », c'est-à-dire d'une bonne veillée au coin du feu, là, près de son lit, entre la Pierrille et Mion ?… La belle rousse ne disait rien, mais ses lèvres avaient une moue significative. Pourtant, Garric tenait à son idée. Ayant obtenu congé, il passa sa veste neuve, sa blouse par-dessus, coiffa son large feutre des dimanches, prit, derrière la caisse de la pendule, un solide bâton de houx hérissé de nœuds et ferré à la pointe, promit de revenir avant le jour, et partit sans remarquer que Mion détournait la tête, et ne lui rendait même pas son : A Dé sias ! IV Pauvre demeure que celle des parents de Jean Garric ! Bâtie en retrait sur le bord d'un ancien chemin raviné et pierreux, quoique noblement appelé encore le « chemin royal », elle ne se composait que d'un petit rez-de-chaussée et d'un galetas. Deux lucarnes à celui-ci, la porte et une fenêtre à celui-là, ouvrant sur une étroite cour ; et, adossée au pignon, une étable surmontée d'un poulailler. Le tout séparé du chemin par une fermeture à claire-voie. Quand Jeantou arriva devant le misérable logis qui, sous la neige et dans la brume, paraissait bien plus indigent encore, une très faible lumière en sortait par l'unique fenêtre, à travers les étroits carreaux givrés, dont deux sur six étaient en papier, et dont un troisième, récemment brisé, était remplacé par un paquet de vieilles hardes enfoncé en tampon dans l'ouverture. De l'intérieur, sa vieille chienne de berger, Pitance, qu'il avait ramenée de la Gineste, lança deux ou trois abois ; mais bientôt, reconnaissant le visiteur, elle se mit à gratter sous la porte, en poussant de petits cris de joie et de tendresse. Et Jeantou, pressant le loquet, entra en disant : – Bonsoir à tous ! Pitance, la première, l'accola, lui plantant ses deux pattes sur la poitrine et lui passant sa langue sur la figure comme lorsqu'il était enfant. Puis, ce fut au tour de la mère Garric, qui, en hâte, avait posé son écuelle à demi pleine ; enfin, le père Garric qui, assis à un bout du pétrin servant de table, coupait des tranches de pain noir dans son assiette, pour une deuxième ration de soupe maigre, se dressa, non sans quelque peine, étant rhumatisant, pour embrasser aussi son garçon. – Pauvre petit ! s'exclamait la mère. Quelle surprise tu nous fais !… Est-ce que c'est un temps à voyager, pour un chrétien ? – Mais oui, maman, une veille de Noël !… – Bien répondu, Jeantou, disait gaiement le père. À ton âge, un peu de froidure n'est pas fait pour faire peur… Il y en a pourtant du mauvais temps, ajouta-t-il en regardant attentivement le jeune homme dont les cheveux étaient poudrés de givre et la blouse raidie et ballonnée. – Il y en a, en effet, répliqua Jean en s'approchant du feu, qui dansait joyeusement sous la marmite, et en allongeant vers la braise ses gros brodequins aux lacets desquels pendaient des boules de neige congelée. Pitance oubliait sa soupe et les croûtes de pain moisi qu'on lui jetait pour appuyer sa tête sur le genou de son jeune maître, et le regarder tendrement dans les yeux, avec, dans la gorge, de petits gloussements qui en disaient plus que de longs discours. La mère activait le feu. Le père avait laissé en suspens la taille de son pain ; et le chat gris tigré, à l'autre coin de l'âtre, dardait aussi ses rondes prunelles jaunes sur le visiteur, et faisait son ronron le plus sonore pour fêter son retour à sa façon. – Tu n'as pas fait collation, sûrement, mon brave petit… Il n'est que six heures, et tu as dû quitter le moulin des Anguilles assez tôt… – Je mangerai avec vous une assiette de soupe, s'il en reste. – Il en reste un peu, oui… – Pas fameuse, tu sais, mon garçon, la soupe de la « bourgeoise », ce soir, dit Garric, railleur. – Pas fameuse…, pas fameuse…, bougonna sa femme… Tu sais bien que c'est aujourd'hui vigile, et que l'huile de chez la Bazilatte, n'est guère supérieure à celle de notre « calèl ». Mais j'ai des œufs, et nous ferons une « grélade » de châtaignes comme dessert. – Parfait, maman. Et Jean, prenant sa mère par le cou, l'embrassait bruyamment. – Assez, assez, mon gros ; tu m'étouffes, criait la bonne femme, ravie, au fond de retrouver son Garrigou toujours plus fort, toujours plus beau, toujours plus affectueux. Deux minutes après, il était assis en face de son père, et tous deux mangeaient gravement, lentement, échangeant de brèves répliques, tandis que la mère mettait la poêle sur le feu, cassait et battait les œufs, avivait la flamme, – vaillante, alerte, trottinant menu avec un bruit de sabots fêlés, et, de temps en temps, une menace au chat qui s'approchait curieusement de la poêle crépitante ou du buffet resté entr'ouvert. Quand les œufs furent cuits et les châtaignes grillées, elle vint s'asseoir au bout de la table, entre les deux hommes, et tous les trois, les fronts inclinés l'un vers l'autre, les coudes se touchant presque, unis, heureux dans leur pauvreté, causèrent longuement… Ils parlèrent, cela va sans dire, du moulin des Anguilles, du meunier et de la meunière…, et aussi de « cette belle demoiselle Mion », revenue du Languedoc, avec des crinolines plus amples, avait-on dit à la mère Garric ébahie, que celles de la femme du maire et des dames du château. – Est-elle vraiment jolie ? – Oui…, pas mal… Trop rousse à mon goût, cependant. Pas mauvaise personne, d'ailleurs… Je pense qu'au premier jour, son père étant presque guéri, elle va reprendre sa volée ; le moulin des Anguilles n'est pas une cage pour un tel oiseau… Ici, un silence. Jean avait une question qui lui brûlait les lèvres : que faisait-on au moulin de La Capelle ? Mais il n'osait la poser. Enfin, il s'avisa d'un détour. – À propos de la Mion, fit-il, il paraît qu'elle fréquentait les fils Terral, à Montpellier… Est-ce que le cadet y est encore, ou s'il est rentré ? – Il n'est pas revenu, dit Garric, et c'est une grande affliction pour cette famille : le père Terral en a vieilli de dix ans… Il ne décolère plus, paraît-il… Il s'attarde même au PerroquetGris, rabroue ses clients, en perd un bon nombre, malmène ensuite sa femme et sa fille cadette, – deux saintes, – sans lesquelles la maison sera bientôt perdue… – Ah ! père, que me dites-vous là ? Les pauvres gens, comme je les plains ! – Rose et sa fille sont à plaindre, en effet, reprit la mère Garric ; mais Terral, entre nous, a bien un peu cherché ce qui lui arrive. Il était vraiment trop glorieux, trop fier avec le pauvre monde… Et puis, pas beaucoup plus de religion que ses frères, et aucun scrupule à faire marcher ses moulins les soirs des dimanches… Tôt ou tard, vois-tu, Jeantou, on se trouve mal d'avoir quitté le droit chemin. – Mais, maman, la bonté, la charité de la mère Terral et de sa cadette méritent l'affection de tout le pays… – Pour elles, on ferait tout, je te le répète ; mais il faudrait à Terral un gendre sérieux et allant. Jean rougit. Il n'avait jamais osé s'ouvrir à ses parents de son amour pour Aline, ni, par conséquent, de la scène violente qu'il avait eue avec Terral, au Moulin-Bas. Pour cacher son trouble, il prétexta qu'il avait les pieds gelés et alla s'asseoir au coin du feu. – Un gendre…, un gendre, fit le père Garric, cela se trouve, en cherchant un peu… Je crois bien que Terral n'est pas très bien dans ses affaires, pour le quart d'heure. Mais la petite est si intelligente, si affable… – Tout ce que tu voudras, Garric, interrompit la mère ; mais elle est difficile et regardante sur le choix d'un mari, et elle a bien raison… Plusieurs se sont présentés, ces derniers temps, dont quelques-uns étaient riches, et elle les a, paraît-il, tous refusés d'un petit non bien sec, – même Gilbert des Prades, un noble, s'il te plaît ! Le père Terral entra, à cette occasion, dans une colère affreuse, et peu s'en fallut qu'il ne battît sa femme et sa fille. On dit même que la pauvre Linette aurait avoué à la Sœur Saint-Cyprien que, n'était le crève-cœur de laisser sa mère seule, elle serait, depuis, partie pour le couvent. – Pour le couvent ! fit Jean, stupéfait. – Mais oui, pour le couvent… Que vois-tu là de si extraordinaire ? Le couvent, c'est tout ce qui reste aux filles bien élevées quand on veut les marier contre leur gré. Jean demeura silencieux, le cœur affreusement serré. Tout à coup, des carillons éclatèrent dans la nuit claire et glacée ; et le jeune homme se leva, déclarant son intention d'aller à « matines » avant de retourner chez son maître. Le père Garric ne l'approuva guère ; mais la mère le félicita d'avoir conservé ses croyances et ses bonnes pratiques : – Cela te portera bonheur, Jeantou, j'en suis sûre, et tu prospéreras. – Je le souhaite, maman, afin de vous aider un peu, ce que je n'ai guère pu jusqu'ici… Pierril ne me payera mes gages qu'à la Saint-Jean, sans doute ; pourtant, quelques petits travaux, que je fais tout en surveillant la scie ou les meules pour les fermiers de La Salvetat, de Griac ou de Vayssous, m'ont valu quelques pièces blanches ; les voilà. Vous vous en achèterez, vous, maman, un fichu et des galoches, et vous, père, un baril de bon vin et une charretée de bois, si Terral, qui m'en veut de m'être loué chez Pierril, oubliait de vous en fournir la provision accoutumée. Et le brave garçon tira de la poche intérieure de sa veste et glissa dans le tablier de sa mère une petite bourse de grosse toile nouée d'un lacet de cuir. Puis on s'embrassa tendrement, longuement. La porte ouverte, Pitance s'élança dans la cour, croyant qu'on l'emmenait ; il fallut la gronder, la menacer même pour la faire rentrer, toute penaude, la queue et l'oreille basses. Et Jeantou, ayant repris son bâton ferré, s'enfonça de nouveau dans la nuit. Le père Garric referma la porte, poussa le verrou, et retourna vers le feu presque éteint. – Encore une mauvaise nuit, Mariannou, dit-il à sa femme. Quelle bise ! Bon pour les jeunes, des « matines » pareilles… Allons nous coucher… – Pas avant d'avoir fait la prière, peut-être… Une veille de Noël !… Tu deviens donc de plus en plus « huguenot » ? Maugréant un peu, Garric se leva, fléchit la taille, plia légèrement les genoux sur le dos de sa chaise inclinée, ses coudes sur la plus haute traverse, ses talons nus au foyer, ébaucha un vague signe de croix et répondit, un peu à tort et à travers, en bredouillant et en bâillant, aux pater, aux avé et aux litanies récités à voix haute et claire par la dévote Mariannou. Dehors, le vent sifflait ; à l'étable, le bélier agitait sa sonnaille ; Mariannou prolongeait sa pieuse mélopée, au chant des cloches qui appelaient toujours laboureurs et bergers vers la crèche de Jésus enfant. V Jeantou fut cruellement désappointé : Linou n'assistait pas à l'office de minuit. Seul, le père Terral, soucieux, muet, occupait le banc de famille. Et, du coup, cette église de La Capelle, avec ses cierges, son encens, sa crèche naïve et ses cantiques, et toute une population recueillie et fervente, parut au pauvre amoureux déçu froide, muette et vide… Il traversa le village, où, derrière quelques vitres, la bûche de Noël et le calèl du réveillon faisaient danser de maigres lueurs. Dans une auberge même on chantait, et il eut un instant la tentation d'y entrer, dans l'espoir d'entendre des voix connues ou amies, ou de boire pour se réchauffer ; mais il n'osa pas : une nuit de Noël !… Non… Et, le cœur serré de se sentir seul, désemparé, il enfila le chemin creux bordé de chênes et de houx qui dévale vers les Anguilles par la Croix-des-Perdus et la bergerie de Fonfrège. Nul bruit dans la campagne éclatante et déserte, sauf un aboi lointain, – qui peut être celui d'un loup affamé, – et toujours, par rafales, le sifflet grésillant de la bise sur la neige aux reflets métalliques et aux minuscules et innombrables constellations. Garric marchait à grands pas, son bâton ferré sonnant sur les pierres ou sur la glace. Jadis, il n'eût pas ainsi voyagé, la nuit, sans entonner une chanson. Mais le cœur désolé fait la gorge aride et muette. De temps à autre, si vigoureux fût-il, il se sentait frissonner. Ah ! comme on a davantage froid quand on est malheureux ! Comme il longeait la bergerie de Fonfrège, – une bergerie d'été et qui, l'hiver, restait inoccupée, – du portail entr'ouvert sortit une femme emmantelée et encapuchonnée qui prit vivement le bras du jeune homme et se serra contre lui. – « Jean ! » fit-elle d'une voix étouffée. Le garçon recula d'un pas, regarda sous la capuche où luisaient deux yeux ardents, et, stupéfait, s'écria : – Quoi ? C'est vous, mademoiselle Mion ? Vous ? C'était la belle rousse, en effet, qui avait passé par-dessus sa robe la mante noire de sa mère, et en avait rabattu le capuchon sur ses cheveux d'or. Garric restait immobile de surprise, sans oser cependant repousser la jeune effrontée, qui avait noué ses deux mains sur son bras et, frissonnante, disait, d'une voix basse, entrecoupée : – Oui, c'est moi, Jeantou…, c'est moi, Mion, qui suis venue t'attendre là…, parce que je m'ennuyais, au moulin, en ton absence… Tu comprends ça ?… Et puis, parce que j'avais peur aussi qu'il ne t'arrivât malheur en route…, par cette nuit horrible…, parce que…, parce que, tu as beau faire semblant de ne pas t'en apercevoir, j'ai pour toi beaucoup d'amitié… Et, comme Jean faisait un geste pour se dégager : – Ne te fâche pas, Jeantou !… Ne sois pas méchant pour la pauvre fille qui ne te demande rien que de la laisser t'aimer… un peu… Ici, un nouveau mouvement du farinel, mais sans rudesse, et qui n'aboutit qu'à rendre Mion plus caressante et plus ensorceleuse… Il voulait lui parler sévèrement, lui représenter qu'il n'est pas convenable pour une jeune fille de quitter son lit, la nuit de Noël, pour courir les chemins…, que, d'ailleurs, lui, Jean Garric, avait son cœur autre part, qu'il aimait de grand amour Aline, du moulin de La Capelle, et qu'il n'en aimerait jamais d'autre que celle-là… Mais rien de tout cela ne put sortir de sa bouche ; il n'osa même pas dénouer l'étreinte des mains sur son bras, par crainte de blesser l'amoureuse et de la faire rouler sur le sentier glissant où il avait peine à se tenir d'aplomb lui-même en s'appuyant sur son gourdin ferré. Et Mion adoucissait de plus en plus sa voix, et, sous sa capuche à moitié relevée, dans sa chevelure d'or ébouriffée et poudrée de givre, ses grandes prunelles verdâtres s'alanguissaient et achevaient de griser ce robuste garçon de vingt ans, d'une chasteté absolue jusqu'à ce jour, mais que poignait un vague besoin d'aimer. Son âme ne gouvernait plus ses sens ; il s'abandonnait. – Eh bien ! Jeantou, poursuivait l'enjôleuse, est-ce que ce n'est pas gentil de marcher l'un contre l'autre, en causant de bonne amitié ? Ne sens-tu pas qu'il fait moins froid ?… Est-ce que je te semble laide ou déplaisante ?… Peut-être tu t'es imaginé que je cherchais un épouseur, et que je voulais t'attacher pour toujours au moulin de mon père ?… En ce cas, détrompetoi : je ne me marierai pas ici ; le pain y est trop noir, et trop dur à gagner… J'ai goûté de la ville ; j'y retournerai. Et puis, de Montpellier, je pourrai, de temps en temps, envoyer un louis à mes vieux ; je leur serai plus utile qu'à traîner ici la misère en allaitant et débarbouillant quelque nichée de marmots… Et elle éclata de rire. Le garçon choqué de ces libres propos qui allaient contre tous ses sentiments d'honnête terrien, répondit enfin : – Il me semble à moi, mademoiselle Mion, que ce n'est pas très beau de quitter notre pays et nos anciens… Votre père n'est pas très robuste, ni votre mère très jeune. Leur moulin marche assez bien ; mais il y faudrait bientôt un meunier fort et vaillant et une meunière éveillée et engageante… À votre place, je n'irais pas encore courir les villes, ni me mettre en condition chez les autres, quand je peux commander chez moi. – Tu as peut-être raison, Jeantou, répondit Mion avec un semblant de gravité mélancolique, et j'approuve ceux qui peuvent agir comme tu parles… Mais, moi, je te le répète, je suis une pauvre fille un peu folle… Ma mère aura, sans y prendre garde, laissé un jour mon berceau exposé au soleil : de là vient, probablement, la couleur de mes cheveux… et aussi l'espèce de papillon qui remue toujours dans ma cervelle… J'ai besoin de voir du pays ; j'aime la grande ville, la foule, le bruit, la joie… Je veux avoir du pain blanc, du linge fin et des mains blanches… Et, ce disant, elle se faisait encore plus câline et s'appuyait plus fortement sur le jeune homme, qui, toujours plus troublé, ne savait que répondre, et se laissait aller à la douceur de soutenir, de protéger, de porter presque en le respirant, ce corps pareil à une gerbe de seigle mûr. On atteignit ainsi la passerelle du haut de laquelle Pierril avait fait son plongeon, si gros de conséquences de toute sorte. Mion arrêta son compagnon. – Écoute, Jeantou, dit-elle ; il y aurait de l'imprudence, pour moi, à franchir ces poutres couvertes de givre ; j'ai des bottines à talons hauts et pointus qui ne sont pas faites pour marcher là-dessus… Allons faire le tour par le pont de La Garde, veux-tu ? Et Jean se prêta à ce nouveau caprice de Mion… Quand ils furent devant le moulin, elle l'arrêta encore : – Mes parents me gronderaient fort, comme tu penses, s'ils me savaient dehors à cette heure… N'entrons pas par la porte de la maison, qui doit être, d'ailleurs verrouillée… Traversons plutôt la grange, par où je suis sortie et que j'ai laissée entr'ouverte. De là, nous gagnerons facilement, toi, ton lit par l'échelle qui donne accès au galetas, et moi, le mien, en me déchaussant pour traverser la cuisine… Et Garric trouva que Mion avait raison. Il poussa la porte de la grange, qui céda doucement, descendit le premier, car le plancher était à près d'un mètre en contrebas, et tendit ses bras à la jeune fille pour l'aider à descendre à son tour. Ainsi, tout se passait comme l'ensorceleuse l'avait espéré. Le garçon, depuis un moment, marchait et agissait comme dans un rêve… Les tristesses de cette nuit de Noël, la déception qu'il avait éprouvée en n'apercevant pas Linou à l'église, la crainte d'être oublié d'elle, ou, en tout cas, de ne jamais pouvoir obtenir sa main ; d'autre part, le contact et les discours de cette belle fille que sa franchise à lui faisait croire vraiment aimante et sincère, – et qui l'était à sa manière et passagèrement, – tout contribuait à bouleverser cette nature de jouvenceau et à éveiller en lui le désir d'amoureuses caresses. Aussi, quand Mion se fut élancée au cou du jeune homme pour sauter dans la grange, elle n'eut qu'à appuyer ses lèvres sur les lèvres convoitées… Et lorsque le pauvre Jean songea à grimper à son galetas, Mion n'était plus à ses côtés ; et il put d'abord croire n'avoir fait qu'un rêve. Mais, après quelques heures d'un sommeil fiévreux, le grand jour triste et cru d'un paysage de neige entra dans ses yeux meurtris, en même temps que, dans son esprit, se levait le souvenir brutal de la chute. Un flot de honte l'envahit, une nausée lui chavira le cœur ; il eût voulu se vomir lui-même. Eh ! quoi, était-ce lui, Jean Garric, le garçon dont tout le monde vantait l'honnêteté, le courage, le sérieux ; lui, le timide amoureux de Linette, de cet ange de pureté, de ce lis du ruisseau de La Capelle, était-ce lui qui s'était abandonné ainsi dans les bras d'une Mion, d'une effrontée qui, sans doute, n'en était pas à son premier galant ?… Il se faisait l'effet du pire des débauchés et du dernier des lâches… Et il sanglota, se roula dans ses couvertures, mordit son traversin… Puis, brusquement, il se jeta à bas du lit, s'habilla à la hâte… Oh ! fuir, fuir bien vite cette maison, abandonner ses gages, au besoin, se louer de nouveau, fût-ce comme berger, n'importe où, très loin !… Il ouvrit la petite fenêtre donnant sur la chaussée et l'écluse ; un souffle glacé le pénétra ; mais, sur ses ailes, la bise lui apporta le carillon de La Garde appelant à la grand'messe. Certes, ce n'étaient pas les cloches aimées de La Capelle ; mais c'étaient des cloches bénites, pourtant ; elles chantaient Noël ; elles réveillaient en lui son adolescence croyante, sa jeunesse chaste jusqu'à cette nuit par lui profanée ; elles lui disaient : – Viens à nous…, repens-toi, et prie !… Il obéit à l'appel des cloches. Nul ne le vit sortir. Mion et son père dormaient, sans doute ; la meunière était dans l'étable à soigner ses bêtes. Il escalada à pas pressés la pente raide et glissante qui, des Anguilles, par un sentier aux mille lacets, conduit à La Garde. Un pâle rayon de soleil – le premier depuis longtemps – jaillit pardessus les crêtes du versant opposé, et fit étinceler la neige dure, les arbres givrés et, plus haut, le modeste clocher d'où s'envolaient les sonneries. Mais, dans ce paysage frissonnant, sans vie et sans tendresse, Garric se sentait le cœur encore plus glacé. Il atteignait, dépassait des groupes endimanchés de paysans dont il ne connaissait qu'un petit nombre, – ceux qui venaient moudre leur grain aux Anguilles. Il échangeait avec eux un bonjour froid et banal, et allongeait encore le pas pour les distancer et se retrouver seul avec ses dégoûts et ses remords. VI Il arriva à La Garde, sur la petite place, bien avant que la messe commençât. Pour se donner une contenance, il déchiffra, placardée sur la porte du cimetière, entre le porche de l'église et le seuil du presbytère, une affiche imprimée qui annonçait le tirage au sort de la classe de 1868, – pour le 19 février, – dans moins de deux mois. Cette nouvelle l'aurait affecté, l'année précédente ; que lui importait, maintenant ? « Tomber au sort », comme on dit chez nous, c'était alors quitter le pays pour sept ans. Sept ans, comme c'était long, surtout pour ceux qui laissaient au logis des parents besogneux et vieillissants, une amoureuse en qui tout s'incarnait, vivait et souriait : frais souvenirs d'enfance, premier amour – unique amour – et tant de rêves et d'espoirs… La veille, il se fût applaudi d'avoir échappé à un si affreux avenir. À présent, il aimerait mieux être né un an plus tard, tirer un mauvais numéro, et s'en aller expier sous les drapeaux son inconstance et sa lâcheté. Il se détourna de l'affiche et fit un pas vers le porche. Quelqu'un le frôla du coude : c'était le curé de La Garde, qui sortait de la cure, un ostensoir à la main, et s'acheminait aussi vers l'église. Jean salua. Le pasteur dévisagea ce paroissien, dont la figure ne lui était pas familière… Et, brusquement : – Mais c'est Jean Garric, de La Capelle, le farinel des Anguilles ! s'écria-t-il gaiement. – En effet, monsieur le curé, fit le jeune homme, rougissant et saluant de nouveau. Ce curé de La Garde, petit, replet et rubicond, trottinant menu, les yeux très vifs, mais très bons derrière ses lunettes bleues et sous sa belle auréole de cheveux blancs, n'était autre, on s'en souvient, que l'abbé Reynès, l'ancien desservant de La Capelle, bien connu de Jean, mais que le farinel des Anguilles n'avait pas rencontré le soir où, en toute hâte, la Pierrille l'avait fait appeler auprès de son mari malade. – Tu viens à la grand'messe, Jeantou ; c'est bien. On n'est donc pas tous des païens, à ce moulin des Anguilles ? Tu ne ressembles pas à ton maître Pierril ? Il est vrai que celui-là, j'ai eu occasion de lui nettoyer un peu l'âme, récemment ; mais il y a fallu de l'aide, une bonne congestion pulmonaire… Il est guéri, n'est-ce pas ? – Presque, monsieur le curé. – Tu me feras le plaisir, Jean, de venir te chauffer un peu, au presbytère, entre la messe et vêpres… Si, si, j'y tiens, insistat-il en voyant le jeune homme hésiter… Nous parlerons de tes parents, de nos amis de La Capelle… Et puis, j'ai un service à te demander, oui, un service… Ainsi donc, à tout à l'heure… Et que j'entende un peu ta voix au Gloria et au Credo… Ils se quittèrent au seuil de l'église, après que le prêtre, de ses doigts trempés au bénitier, eut effleuré ceux de son jeune paroissien. Jean n'avait pas osé répondre par un refus à l'invitation de l'abbé Reynès ; mais cette visite à la cure l'effrayait un peu. Bien que croyant et pratiquant, il n'avait jamais été à son aise avec les curés. Un prêtre l'intimidait étrangement ; et il se rappelait que, tout enfant, l'abbé Reynès, qui entrait quelquefois chez ses parents, sans façon, comme il entrait partout, n'était point parvenu à l'apprivoiser, ni même à lui faire quitter, pour le venir chercher un sou ou une image, le coin entre la pendule et l'armoire où il s'allait cacher dès qu'il apercevait une soutane sur le chemin… Il aimait bien l'abbé Reynès, pourtant, qui l'avait baptisé et lui avait enseigné sa religion ; il le vénérait, mais il le craignait aussi… Que pouvait-il lui vouloir ? Un service ?… Le farinel des Anguilles était-il en mesure de rendre un service à M. le curé de La Garde ? N'était-ce pas là un prétexte pour lui parler de Pierril, de Mion peut-être ?… Si le curé se doutait déjà de son aventure ! L'ignorât-il, comment la lui cacher à travers une conversation où le prêtre aurait sur son rustique interlocuteur la supériorité du savoir, de l'expérience, de la pratique de son ministère surtout ?… Ne serait-ce pas presque comme au confessionnal ?… C'est donc en tremblant un peu qu'après la messe, Garric s'en fut frapper à la porte du presbytère. Il se trouva nez à nez avec la sœur du curé, Victorine, vieille fille boiteuse, mais active, remuante et autoritaire, gouvernante et cuisinière à la fois, et qui eût volontiers, si son frère n'y avait mis bon ordre, mené, non seulement la cure, mais la fabrique, le confessionnal, la paroisse tout entière. La main vite tendue et large ouverte pour recevoir les cadeaux, les « présents », mais lente à s'avancer pour offrir le verre de vin du remerciement, elle accueillit sèchement le nouveau venu, qu'elle ne reconnut pas, ou feignit de ne pas reconnaître, et qui ne portait ni panier, ni gibecière, ni rien d'où pussent émerger des poulets ou des œufs, du beurre ou du miel, un lièvre ou des truites. Jean lui ayant expliqué que M. le curé lui avait recommandé de venir à la cure attendre les vêpres, elle fit la grimace et, bougonnant tout bas, introduisit le jeune homme, – non dans la cuisine, où il eût aperçu un chapon tournant à la broche, – mais dans la salle à manger, où flambait un bon feu et où le couvert n'était pas encore mis. Il n'était pas assis que le curé entra, accompagné d'un homme de haute taille, légèrement voûté, – quoique ne parais- sant guère que la quarantaine, – et dont la tenue indiquait presque un « monsieur ». Dès la porte : – Ah ! te voilà, Garrigou ! s'écria familièrement l'abbé Reynès. Et il lui frappa deux ou trois fois sur l'épaule. – C'est bien, d'être obéissant… Voici mon meilleur ami, ditil en présentant son compagnon… Monsieur Bonneguide, notre maître d'école, – notre instituteur, comme ils jargonnent à présent… Et voici Jean Garric, fit-il, en montrant le garçon meunier, un de mes anciens paroissiens de La Capelle, que j'ai fait chrétien, il y a vingt ans, que j'ai, ensuite, perdu de vue parce qu'il était berger au loin, et qui, je ne sais comment, est devenu farinel au moulin des Anguilles… Un joli trou où tu es tombé, pour tes débuts, mon pauvre Jean !… Et quel patron !… Mais, chut ! Soyons charitables, puisqu'il a promis à Monsieur Cabirol de ne plus boire que du vin de ses anguilles… Jean balbutiait… Pourvu que l'abbé Reynès ne s'avisât pas de parler de Mion !… – Tu manges la soupe avec nous, n'est-ce pas, Jeantou ? Et, sans attendre la réponse : – Victorine, un couvert de plus pour Garric, de La Capelle, que tu n'as sans doute pas reconnu, tant il a grandi. Victorine dévisagea le jeune homme, prononça quelques mots de surprise aimables dans un sourire figé… Elle se serait bien passée de ce nouveau convive. Jean essaya de s'excuser… Ses maîtres l'attendraient pour dîner… Il n'avait pas prévenu qu'il ne rentrerait pas… Et si M. le curé voulait bien tout de suite lui dire quel service il désirait de lui… – Ta, ta, ta… Un jour de Noël, meules et scies se reposent ; et les Pierril ne sont pas gens à s'inquiéter de ton retard de quelques heures… D'autant qu'un bon paroissien doit assister aux vêpres, et qu'on est mieux pour les attendre chez le curé qui doit les dire, et en la compagnie de ceux qui les chanteront, qu'au cabaret de la Mannelle ou de Pipette… Le farinel dut se rasseoir. Pendant que Victorine mettait le couvert, trois autres invités entrèrent, tous chantres au lutrin, à qui l'abbé Reynès, quatre ou cinq fois l'an, aux grandes fêtes, offrait le régal reconnaissant d'un déjeuner plantureux et copieusement arrosé, – comme il convient à tout repas de chantres. Ce déjeuner fut, d'ailleurs, fort gai. L'abbé était d'une verve paysanne intarissable et pittoresque ; le mot gaulois, à l'occasion, ne l'effarouchait pas. Il avait même l'épigramme un peu trop facile, au dire de plus d'un ; mais sa bonté naturelle, sa charité évangélique, adoucissaient ses moqueries d'un sourire, et la fine blessure n'était jamais empoisonnée… Il mit très vite ses convives à leur aise, – excepté Garric, à qui son secret pesait comme une meule de son moulin, et qui n'osait lever les yeux, tremblant que chacun n'y lût son aventure de la nuit. Le curé taquina Bénézet, le tisserand, sur sa façon de détonner à l'épître, et le forgeron Panissat sur sa rage d'entonner si haut les psaumes qu'il obligeait les gens du fond de l'église et de la tribune à s'égosiller en allongeant le cou comme des canards qui s'étranglent, et les pauvres petits écoliers à rester muets comme des goujons. – Or, il faut qu'ils chantent, ces enfants, comme il faut qu'ils rient et qu'ils jouent. C'est le charme des offices que des voix enfantines se mêlant à celles des hommes… N'est-ce pas votre sentiment, monsieur Bonneguide ? – Si, monsieur le curé, répondit le maître d'école ; et, s'il ne dépendait que de moi, nous aurions une petite maîtrise pour les jours de grandes fêtes… Mais comment faire, avec des entêtés comme Panissat et comme Canivinq ?… – Un ténor ne peut chanter qu'en ténor, et je suis ténor, claironna le forgeron en se rengorgeant. – Et moi aussi, se hâta d'appuyer Canivinq, un maçon court et trapu, à tête socratique, qui avait la spécialité d'élever des croix de pierre aux carrefours des vieux chemins et d'y tailler des figures ingénues dont il était le seul à ne pas sourire. – Vous êtes des ténors, soit, mais vous êtes surtout vaniteux, répliqua M. Bonneguide. Vous chantez comme les dindons font la roue. Il faut qu'on vous distingue. Il faut que les gens du fond de l'église ou du porche disent : « Quel gosier que ce Panissat ! Quels poumons que ce Canivinq ! » Et tant pis pour nos pauvres petits s'ils ne peuvent, sous peine, de se casser à jamais la voix, escalader les hauteurs où planent ces deux grands artistes… – Bien dit ! cria l'abbé, battant des mains. Belle leçon de modestie !… – Tout ça, grogna le forgeron, le regard furieux, c'est de la jalousie… Monsieur le maître n'a pas de peine à rester dans les notes du milieu, avec sa voix grise et ses soufflets fatigués. Et il ponctua sa réplique d'un rire formidable, auquel fit chorus le rire édenté et graillonnant de Bénézet. – S'il se fatigue les « soufflets », comme vous dites, sans doute en songeant à ceux de votre forge, intervint le curé, c'est que Monsieur Bonneguide à soixante « drolles » à contenir, à chapitrer et à éduquer du matin au soir. Il cogne moins fort que vous du poing, Panissat ; mais il s'adresse à des têtes presque aussi dures, parfois, que votre enclume ; et il crache un peu de ses poumons quand vous ne donnez que de vos muscles. – C'est entendu, monsieur le curé ; Monsieur Bonneguide est un excellent maître, on ne peut pas dire le contraire ; à preuve mon cadet, qui, sous Monsieur Lacoste, n'avait pu apprendre ses lettres en deux ans et qui, en un an, a appris de Monsieur Bonneguide à lire à la messe, dans le manuscrit, et à faire ses quatre règles… Mais cela n'a rien à voir dans la façon de chanter au lutrin, et je suis pour la mienne ; à pleine voix et aussi haut et clair que l'on peut, pour que le ciel entende ! – Quelle tête !… Mais si les enfants ne peuvent chanter dans ce registre ? – Ils attendront d'être des hommes et chanteront ensuite comme nous… Les poulets piaillent ; les coqs seuls sonnent du clairon… De nouveaux rires approuvèrent, y compris celui du curé, qui, se tournant vers l'instituteur : – Mon pauvre ami, il faut nous résigner à subir la loi des ténors ; nous seuls continuerons à chanter dans la région tempérée, avec nos voix blanches ou grises ; espérons que Dieu nous entendra tout de même, – puisqu'il nous a tous deux envoyés ici en pénitence, comme, autrefois, les Hébreux au bord de l'Euphrate… – En pénitence ? clama Canivinq ; c'est peu flatteur pour nous, monsieur le curé. Et La Garde – La Garde-du-Loup, comme se permettent de l'appeler les « castagnaïres » du Vallon – est une paroisse… – Qui ne vaut pas La Capelle-des-Bois, et tant s'en faut, n'est-ce pas, Jeantou ? – Oh ! monsieur le curé, je suis ici depuis trop peu de temps pour en juger. – Bon, bon ; tu as peur de te compromettre auprès des clients de Pierril… Mais La Garde est à La Capelle ce que le moulin des Anguilles est à celui de Terral ; et tu sais s'ils se ressemblent ! – Il est certain que le moulin des Anguilles, dit Jean, ne vaut pas celui de La Capelle ; et, si les deux paroisses sont aussi différentes que leurs moulins… – Toi aussi, blanc-bec ? interrompit Panissat, tu te permets de mépriser la maison et le pays qui te donnent à vivre ?… Mais alors, braves gens de La Capelle-des-Bois, de ce merveilleux pays de genêts et de bruyères, que ne restiez-vous là-haut à manger votre pain d'avoine et vos raves ?… Car vous en êtes tous venus de ces contrées, vous, monsieur le curé, qui y avez servi longtemps, et vous, notre maître d'école, qui êtes sorti, je crois, des Aganitz, – un autre fameux causse, celui-là !… – Hé, mon brave Panissat, fit doucement l'instituteur, nous n'avons pas demandé à venir ici ; et, comme l'a dit tout à l'heure Monsieur Reynès, on ne nous y a pas envoyés pour nous donner de l'avancement. – Oh ! non, approuva le curé… Monseigneur, après m'avoir bien lavé la tête, – un peu contraint et forcé, j'aime à le croire, – a ajouté : « Je vous envoie curé à La Garde-du-Loup », du ton dont Dieu m'aurait dit : « Je te condamne au Purgatoire jusqu'au Jugement dernier. » Un éclat de rira salua cette plaisanterie, et le ton comique dont elle fut lancée. – Mais voilà ce que c'est, ajouta l'abbé Reynès, que de s'aviser de voter pour le candidat de l'opposition… – Comment, fit Panissat, que la politique passionnait, c'est pour cela ?… – Pour cela seulement ; et encore mes dénonciateurs n'étaient-ils pas sûrs du fait. Mais, comme je fréquentais les Estève de Peyrelève, les Delmon de la Baraque, les Terral du moulin, – les uns légitimistes, les autres philippistes, les autres républicains… – Tous mes compliments, monsieur le curé, de n'avoir pas baisé la pantoufle au candidat du préfet, à ce piteux Roucassier, mauvais chicaneur et grippe-sou, laid comme un corbeau déplumé, et qui, parce que son père lui a laissé un nom estimé, et sa mère, bigote et usurière, quelques bas pleins d'écus, s'est cru l'étoffe d'un député et s'est fait coller l'étiquette : « Candidat de l'empereur ! » Tel maître, tel valet, c'est bien le cas de le répéter. – Et vous, monsieur l'instituteur, hasarda Bénézet de plus en plus bégayant et bredouillant à mesure qu'il vidait son verre ; est-ce aussi pour n'avoir pas voulu voter comme il faut qu'on vous a envoyé chez nous ? – Non pas, mon ami… Ma disgrâce me vint de mon inspecteur et eut pour cause ma façon de comprendre l'enseignement. – Comment cela ? fit Panissat ; jamais maître d'école enseigna-t-il mieux que vous ? Il me semble que tout le monde est d'accord là-dessus… – Mon inspecteur excepté, alors… Voici l'histoire, – une des histoires, j'en eus plusieurs. J'avais cru, sur la foi, d'ailleurs, de très beaux livres, qu'un maître d'école, après avoir appris à ses écoliers à lire, à écrire et à compter, doit leur enseigner aussi un peu de ce qu'il leur faudra pour devenir de bons ouvriers à la fabrique ou à l'atelier, de bons commerçants à la ville, à la campagne de bons cultivateurs, et partout de bons soldats, cela va de soi… Et je faisais de mon mieux dans cet esprit. Un jour d'été, en pleine fenaison, comme mes pauvres petits diables d'écoliers – il m'en restait une douzaine, tout au plus – bâillaient devant leurs livres, et même somnolaient doucement, parce qu'ils s'étaient levés trop matin pour mener paître leurs troupeaux, je leur propose d'aller donner un coup de main pour charger le foin au père Pigasse, de La Calcie, dont la femme était malade et le fils aîné au régiment… Et voilà mes bonshommes soudain éveillés et joyeux. Nous arrivons au pré, et nous nous armons de fourches et de râteaux. Le père Pigasse, ahuri, se met en colère et fait mine de lever son « agulhade » sur l'avantgarde. Mais je lui explique nos intentions : il est touché jusqu'aux larmes… À l'ouvrage ! Les plus hardis grimpent sur les deux chars, reçoivent par brassées et tassent sous leurs pieds le foin chaud et embaumé que leur tendent, les reins cambrés, leurs camarades les plus robustes au bout de leurs fourches, tandis que d'autres râtellent par derrière le foin resté sur l'herbe rase, et que les plus petits, avec des rameaux de noisetier, chassent des yeux, des fanons et des flancs frémissants des bœufs les essaims acharnés de mouches et de taons qui les harcèlent… Et une ardeur, un entrain endiablés… En quelques heures, le pré clos de Pigasse est nettoyé, et des chars hauts comme des tours emportent vers la grange de La Calcie un foin fauché, fané et rentré à point, et qui ne fera point tarir les vaches laitières durant l'hiver. Et c'est le pauvre Pigasse qui était content ! Avec son petit vacher et ses deux filles, – presque des enfants encore, – il eût employé trois jours à ramasser son foin, qui peut-être aurait été gâté ou emporté par un orage. Aussi, sournoisement, il avait dépêché une de ses fillettes à la ferme, avec commande d'apporter une cruche bien pleine de son petit vin de Brousse, – sans eau. Il fallut boire, tous : les grands à la régalade, les petits dans le fond de leur chapeau renfoncé d'un coup de poing. Et la cruche était ample, et le soleil chaud. Je n'assurerais pas que les plus jeunes de mes marmots fussent tous, une heure après, bien solides sur leurs petites jambes, et que le pré fauché ne fût pas un peu devenu, pour eux, la vigne du Seigneur. Tout à coup, je vois accourir Toinou, le garçon de l'auberge Vigouroux, essoufflé et suant : « – Monsieur Bonneguide…, un monsieur qui vous demande à l'école… – Un monsieur ? Tu ne le connais pas ? Il n'est pas d'ici ? – Oh ! non, je ne l'ai jamais vu… Et même il paraît très en colère de trouver la porte fermée… Venez vitement ! » Je devinais : c'était l'inspecteur, Monsieur Broussaillet, mon ancien professeur à l'École Normale. J'étais dans de jolis draps ! Je fus frotté d'importance, dur et longtemps… J'eus beau dire que les petits paysans ont besoin de s'exercer aux travaux rustiques…, que le père Pigasse était bien dans l'embarras…, qu'il y avait là une question d'humanité, de solidarité… Il ne voulut rien entendre. Il consulta le tableau des classes, constata que j'avais fait perdre à mes élèves de la première division une leçon sur l'accord du verbe avec son sujet et une lecture au Manuscrit ; à ceux de la deuxième, une séance d'écriture et la récitation de huit vers du Petit Savoyard, et, à la troisième, une lecture au treizième carton, plus le chant de l'hymne national La Reine Hortense. Bref, il me fit comprendre que j'étais un maître inexact et fantaisiste et que, s'il ne demandait pas mon déplacement, encore cette fois, c'est qu'il avait été mon professeur, et qu'il espérait me ramener aux saines pratiques de la pédagogie. Je ne reçus donc pas mon changement à la rentrée suivante ; mais, comme à l'histoire des foins s'ajouta, un peu plus tard, celle de la leçon de géographie dans les gorges de la Durenque… – Contez-nous encore ça, monsieur Bonneguide, suppliait Panissat. – Ah ! non, mes amis, je vous ferais manquer les vêpres… Ce sera pour une autre fois…, quand monsieur l'abbé Reynès nous invitera à manger la morue, par exemple le Jeudi-Saint… Qu'il vous suffise donc de savoir que, l'année d'après, Monsieur Broussaillet se montra d'autant plus impitoyable qu'on lui avait raconté qu'aux Aganitz, je ne daignais pas mettre les pieds au cabaret du « Lapin Vert », où fréquentaient les purs, les biens pensants, à savoir : un mouchard du temps des Commissions mixtes, un forçat libéré retour de Cayenne et un épicier failli. Je m'attendais à être envoyé à Mandailles, lieu de déportation ordinaire des instituteurs du Rouergue mal notés ; mais on fut indulgent, et on me nomma à La Garde-du-Loup… zet. – Et où nous ne faisons pas mauvais ménage, tous deux, ajouta en riant le curé, ni de trop mauvaise besogne, je crois. À ce moment, les cloches sonnèrent. – Déjà le premier de « vêpres », dit l'abbé ; le temps a passé vite. Et, comme on faisait mine de se lever : – Rien ne presse, mes amis… Il faut goûter mon eau-de-vie de prunes… Victorine ! cria-t-il, la bouteille plate du fond de l'armoire, à gauche. – Qui se félicite grandement de vous avoir, conclut Béné- Victorine, sans empressement d'ailleurs, apporta l'élixir demandé, que le curé versa de sa main aux convives. Comme le tisserand bégayait et larmoyait, en cachant son verre : – Sarnibieu ! père Bénézet, il faut faire honneur à ma dame-jeanne, vous aussi… Cela vous donnera du souffle pour entonner le Laudate, tout à l'heure… Pour toi, Jeantou, ajouta-til en remplissant le verre du farinel, ainsi que je t'en ai averti tantôt, tu vas me rendre un service… À l'occasion de l'Adoration perpétuelle, qui aura lieu dans dix jours, comme mes amis les chantres ici présents le savent bien, je suis tenu de donner à dîner à une douzaine de confrères, dont quelques-uns – à quoi bon le nier ? – aiment assez les petits plats fins… Or, les ruisseaux sont trop gelés pour que je te demande des truites ; mais ce qui est un obstacle à la pêche n'en est pas un à la chasse. – Pas à la chasse au loup, en tout cas, fit Panissat, puisque Pataud, le frère du meunier de La Capelle, le terrible affûteur que tout le pays connaît, en a encore abattu un, cette nuit, pendant que nous chantions matines. – Où donc cela ? fit le curé. – Mais pas loin d'ici, à la bergerie de Fonfrège, près de la Croix-des-Perdus. Garric reçut un choc dans la poitrine, et devint blême. La bergerie de Fonfrège, c'était l'endroit même où il avait rencontré Mion !… Panissat continuait : – Il paraît que Pataud s'était caché dans la bergerie, ou plutôt dans la grange qui est au-dessus. Il avait amené son chien, qu'il faisait crier de temps à autre en lui serrant la queue… Le loup s'est laissé prendre à cette invite ; il est venu rôder au clair de lune, et a reçu deux balles où il fallait… Pataud, qui, quoique boiteux, est robuste corne un chêne tors, est parvenu à porter la bête jusqu'à Fonfrège, dont le maître-valet m'a conté cette histoire à l'issue de la première messe. – Ah ! ce Pataud, s'écria le curé ; c'est bien de lui ! Puis, revenant à Jean, tandis que les chantres et l'instituteur parlaient du loup abattu : – Donc, Jeantou, puisque moulins et scierie sont immobilisés par la glace, et les chemins impraticables sans doute à ta clientèle pour quelques jours, ne pourrais-tu aller tendre quelques lacets aux bécassines sur les « douzes » des landes, quelques « tindelles » aux grives à pattes noires, sous les genévriers ? Et, si tu trouvais le moyen de joindre à une douzaine de ces bestioles deux ou trois canards sauvages, comme l'oncle Joseph du moulin en tuait jadis sur l'étang de Terral, tu aurais bien mérité de mes invités, et je t'en serais très reconnaissant. – On essayera, monsieur le curé, on essayera, répondit le farinel, pressé de s'esquiver… Et merci, grand merci, de vos bontés pour moi. Et, comme le « dernier » de vêpres achevait de sonner, on se sépara. VII Après vêpres, un combat violent s'engagea dans l'âme de Garric. Qu'allait-il faire ? Retourner aux Anguilles, se retrouver en contact avec la fille de Pierril, s'exposer à fauter encore avec elle, – ou à la repousser brutalement, au risque d'un scandale ?… Il vaudrait mieux fuir l'enjôleuse à tout jamais, certes ; mais où aller ? Rompre son engagement chez Pierril, il le pouvait, à la rigueur, en faisant abandon de ses gages. Seulement, ce serait malhonnête ; et puis, s'il rentrait chez ses parents, que penseraient-ils de ce retour imprévu ? Comment leur expliquer son coup de tête ? Non, il ne pouvait bonnement agir ainsi. Il fallait revenir chez Pierril, tâcher de repousser sans rudesse les avances de Mion, si elle les renouvelait, et demander quelques jours de congé pour aller chasser, comme l'en avait prié l'abbé Reynès… Ensuite, on verrait… Et il reprit la descente qui conduit au moulin. Il était fortement tenté de faire un crochet par la bergerie de Fonfrège et la Croix-des-Perdus, – pour lui si bien nommée, – mais à quoi bon ? La vue de ces lieux ne lui apprendrait rien de plus que le récit de Panissat. L'important serait de savoir exactement à quelle heure le loup avait été tué ; et cela, Pataud seul le savait. Si c'était avant la sortie de la messe de minuit, Pataud, son coup fait, n'avait pas dû rester là, et il n'avait pu voir sa rencontre avec Mion… Si, au contraire, l'affût n'avait abouti que plus tard, le terrible braconnier, qui devait avoir l'œil sans cesse au guet, et qui était renommé pour son regard perçant, par la meurtrière de la grange aurait tout vu ; il raconterait tout…, et quelle honte ! Arrivé aux Anguilles, le malheureux Jean, qui n'avait pas faim, eût bien voulu se glisser, en traversant de nouveau la grange, jusqu'au galetas, et se coucher sans avoir revu personne. Mais la porte de la grange était verrouillée. Il dut donc entrer dans la salle commune. Pierril, assis au coin du feu dans un vieux fauteuil en planches, son bonnet enfoncé jusque sur les oreilles et son corps amaigri et voûté enveloppé d'une limousine effilochée, toussotait, crachait dans les cendres en tisonnant. Mion et sa mère, debout près de la table, sous la lueur tremblante du calèl, fouillaient dans une terrine d'où elles ramenaient deux « quartiers » d'oie pour célébrer dignement le soir de Noël. Des exclamations diverses accueillirent le garçon meunier. La Pierrille lui reprocha de s'en être allé à La Garde sans manger sa soupe… Si c'était raisonnable, par un froid pareil !… Pierril, sur le ton pleurard dont il s'était maintenant fait une habitude, se répandit en plaintes affectueuses. Depuis quand quittait-on ainsi ses maîtres, ses bons maîtres, un jour comme celui de Noël ?… Est-ce qu'on ne doit pas, dans des occasions semblables, rester tous ensemble, dans la bonne chaleur du feu et l'appétissante odeur de la soupe aux choux et de l'andouille arrosée de vin de Brousse ? Ah ! la jeunesse d'à présent n'aime plus la maison, plus la famille… Il lui faut l'auberge et les cartes, et les mauvaises fréquentations. Et c'était plaisant, de tels discours, dans la bouche du meunier des Anguilles, qui avait si souvent baissé la vanne de son moulin pour aller faire couler le robinet du cabaretier. Garric expliqua comment M. le curé l'avait fait venir au presbytère, et l'avait retenu à dîner. Il ajouta : – La fête de l'Adoration perpétuelle ayant lieu prochainement, Monsieur Reynès voudrait un peu de gibier pour régaler ses confrères… Je profiterai donc, si vous m'y autorisez, maître, de ce que le dégel ne s'annonce pas encore et que ma présence ici ne vous est pas utile, pour aller essayer ma canardière et mes pièges, à l'étang et sur les landes de La Capelle ou de Ginestous. – Ah ! tu déjeunes dans les cures, maintenant, et tu chasses pour les curés ? ricana Pierril, goguenard ; cela te vaudra l'absolution de tes péchés en douceur, et quelques jeûnes de moins en guise de pénitence… Oui, il leur faut du gibier fin à tous ces ensoutanés du Bon Dieu ! – Pierril, tais-toi ! interrompit sa femme. N'as-tu pas honte de parler ainsi, toi qui, il y a à peine quinze jours, as été bien heureux de voir un de ces curés à ton chevet, de lui raconter tes fautes et de le supplier de t'en absoudre ? – Là, là ! Ne te fâche pas, femme… Ce n'est pas par méchanceté que j'en parle… On peut être un brave prêtre sans haïr les bons morceaux… Mais oui, Jeantou, va à la chasse pour ce cher monsieur le curé de La Garde ; j'irais avec toi, si ce damné Cabirol, avec ses remèdes, ne m'avait mis dans l'état, pécaïré ! où tu me vois… Mion se taisait, absorbée, semblait-il, par la confection d'un hachis de pain à l'oignon et au vinaigre destiné à encadrer le confit d'oie. Mais, à la dérobée, elle décochait à Jean des œillades chaudes et caressantes sous lesquelles il rougissait et baissait les yeux. Il fit mine de s'esquiver vers l'escalier du galetas, prétextant qu'il n'avait pas faim, et qu'il voulait se coucher de bonne heure pour se mettre en chasse de grand matin. Mais Pierril s'accrocha à lui, le fit asseoir sous la cheminée, à ses côtés, l'accabla de questions, de confidences, de projets. Mion vint poser la poêle sur l'étrier de la crémaillère, et, se baissant effleura de sa chevelure rousse, encore avivée par le reflet de la flamme, la joue du garçon, qui tressaillit et se recula, – ce qui lui valut un regard de reproche qu'il n'osa pas soutenir. Pierril voulut qu'on approchât la table du foyer, afin d'éviter la bise qui pénétrait sous la porte, mal adhérente au seuil… Il s'installa le premier, le dos au feu, – non sans geindre un peu à chaque mouvement et sans déclarer et répéter qu'il ne ferait guère d'honneur au fricot, mais qu'il prendrait plaisir à voir manger les autres, et à leur verser à boire si sa main ne tremblait pas trop… Il fit asseoir Jean en face de lui ; et, s'adressant aux deux femmes, après qu'elles eurent servi le premier plat : – Toi, la « bourgeoise », mets-toi ici, à ma gauche : les vieux ont besoin d'être près de la cheminée… Et toi, ma belle Mion, assieds-toi à côté de ce brave garçon, à qui je dois tant, et que j'aime comme un fils… Oui, oui, comme un véritable fils… Et déjà il larmoyait. Mion, dans un bruit de jupe empesée, s'assit très près de Jean, qui eût voulu, mais n'osa pas, se reculer ostensiblement. Elle s'était mise en frais : son haut chignon, pareil à la touffe d'épis d'une javelle, découvrait une nuque adorable de blancheur ; sa blouse immaculée s'ajustait à sa poitrine opulente, et une large ceinture noire, à boucle de métal argenté, serrait sa taille bien prise de fille rustique en train de devenir une demoiselle ; et il émanait d'elle un parfum plus grisant que celui du serpolet respiré jadis sur les coteaux par l'ancien pâtre de la Gineste. On mangea : Garric, du bout des dents, toujours préoccupé ; Pierril, malgré son ton dolent, en convalescent qui reprend goût à la vie ; et l'on but beaucoup plus qu'on ne mangea. Mion, avait rapporté du Languedoc quelques bouteilles de vin de Frontignan. On emplit les verres, Pierril, déjà allumé, porta la santé de Mion et de Jean ; on eût dit qu'il bénissait des fiançailles. N'est-ce pas, la mère, disait-il en se tournant vers sa femme, que notre Mion et le Jeantou feraient un crâne couple ?… Ah ! si tu voulais m'écouter, fillette, tu planterais là tes Languedociens et leurs dames, et tu resterais meunière au moulin de La Garde. – Non, papa, non ; je ne veux pas me marier encore. Plus tard, on verra… Il faut, d'abord, gagner et économiser quelque argent pour entrer en ménage… Et puis, ce n'est pas à toi à me jeter ainsi à la tête de Jean. Sais-tu seulement si je suis à son goût ?… Il ne te l'a pas dit… Et qui sait, ajouta-t-elle, piquée de voir la froideur croissante de son amoureux, qui sait si Jean n'a pas fait déjà son choix ailleurs, par là-haut, à La Capelle-desBois, son pays ?… Pour le coup, Garric tressaillit et s'écarta de Mion : le souvenir de Linou l'avait traversé comme une flamme ; le charme dangereux était bien rompu. Le silence se fit ; et Jean retira brusquement son pied que, sous la table, le pied de Mion s'obstinait à presser. Enfin, il mit de nouveau en avant son projet d'aller chasser la sauvagine dès le petit jour, souhaita une bonne nuit à ses maîtres, et, sans même se rasseoir un moment sous la cheminée, comme font nos rustiques après souper, pour prendre, selon leur expression, « un air de feu », il se dirigea vers l'escalier menant au galetas. Mais il se trouva face à face avec Mion, qui, sous prétexte d'aller ouvrir à la chatte la porte de la grange où elle nourrissait ses chatons, avait devancé son amoureux récalcitrant. – Jean, lui souffla-t-elle au visage, il faut que je te parle avant ton départ, il le faut… Je t'attendrai dans une heure, au fond de la grange. Et elle alla s'asseoir près de son père, devant le feu, tandis que le garçon, tout penaud, grimpait à son grenier. Allait-il se rendre à l'appel de la belle rousse ? C'était sûrement se laisser reprendre et renouveler sa faute, s'engluer peut-être à jamais… Non ; il devait partir sur-le-champ… Mion se moquerait de lui et, tout bas, le traiterait de couard et d'imbécile. Hé ! qu'importait le jugement de cette effrontée ? L'image de Linette était réapparue dans sa grâce et sa pureté. C'est vers elle qu'il fallait aller, là-haut, au nord, dans la direction de cette étoile, plus scintillante ce soir que jamais, et qui, par l'étroite lucarne du galetas, semblait lui faire signe. Il ôta ses lourds brodequins, qu'il laissa retomber avec bruit, pour que, d'en bas, on crût qu'il se couchait ; puis, les ayant noués par les cordons et mis en besace sur son bras, il décrocha la vieille canardière dont, jadis, berger à la Gineste, il s'armait contre les loups, et, à tâtons, s'efforçant de ne pas faire crier les planches mal jointes, il atteignit la baie par laquelle on descendait dans la grange. Par bonheur, l'échelle qui lui avait servi, la nuit précédente, à regagner son lit, après sa faute, était demeurée en place, Il traversa la grange, non sans un grand battement de cœur au rappel de son premier péché d'amour. Il se rechaussa, tira le verrou, sortit, referma doucement la porte derrière lui, et s'élança sur le chemin qui monte vers La Capelle ; il marchait à l'étoile. TROISIÈME PARTIE I Ah ! s'il avait su ce qui se passait, à cette heure même, dans le cœur de sa petite amie, et de quelle douleur elle était frappée, par sa faute à lui, Garric, à qui elle s'était si spontanément et loyalement promise !… Depuis deux mois, – depuis la scène du Moulin-Bas, – Linou voyait tristement couler les jours, sans nouvelles de Jean, étroitement surveillée par son père qui, pour ne plus l'envoyer au moulin, et en attendant qu'il plût à son cadet de rentrer de sa fugue, avait préféré louer une servante-meunière. Quant à lui, le travail l'absorbait plus que jamais. Faire aller la scierie, acheter de nouvelles coupes de bois, organiser le transport des troncs d'arbre de la forêt à l'usine, et celui de la planche, de l'usine à Albi, à Rodez ou à Roquefort ; retenir les clients qui menaçaient de lui faire payer ses rebuffades en allant moudre au moulin de Pierril ; enfin, faire face à quelques échéances douloureuses, conséquences d'emprunts contractés pour payer les études de son fils aîné, c'était plus qu'il n'était besoin pour remplir les journées et une partie des nuits d'un homme même aussi énergique, aussi actif et aussi âpre que l'était Terral. Il sentait que sa maison arrivait à un point critique, se lézardait ; et son amour-propre immense lui faisait faire des prodiges de volonté et de labeur pour réparer les brèches ou les dissimuler. Le départ de son cadet lui avait été un coup des plus sensibles ; c'était sur lui qu'il comptait pour continuer sa race et ses entreprises ; cet acte de révolte et d'abandon blessait au vif son goût de l'autorité et de l'ordre, et ruinait ses projets d'avenir. Et voilà que, pour comble de malchance, il trouvait aussi dans sa fille cadette une résistance qu'il n'aurait jamais soupçonnée : elle refusait, l'un après l'autre, les partis de mariage avantageux qui s'offraient ; elle en tenait donc toujours pour le farinel des Anguilles ? Cela l'exaspérait… La pauvre petite, elle, courbait la tête, se consacrait tout entière à soulager sa mère dans les travaux du ménage ou le gouvernement de la basse-cour. Depuis quelques mois, d'ailleurs, la santé de Rose donnait des inquiétudes à son enfant ; la chère femme s'affaiblissait, maigrissait, toussait. Les médecins ne parlaient que de fatigue, d'anémie ; l'abbé Reynès, son ancien confesseur, et qui était resté le confesseur de son âme, eût pu seul révéler les vraies sources du mal qui minait cette aimante et cette résignée. De ses deux filles, l'aînée, mariée à un honnête terrien, était aussi heureuse que puisse l'être une paysanne dont l'horizon ne dépasse pas la basse-cour et l'aire-sol où jouent trois ou quatre marmots, et le clocher de la paroisse où elle va, le dimanche, demander à Dieu de préserver les blés de la gelée, l'hiver, et de la grêle, pendant l'été. Mais l'avenir de Linou préoccupait autrement cette mère exquise, qui sentait que sa cadette avait hérité de sa nature tendre et mystique et que, comme elle, elle souffrirait des brutalités ou des vulgarités de la vie. Elle aurait voulu, pour cette enfant, un mari un peu affiné, aussi, un petit fonctionnaire de village, ou, à défaut, un artisan sédentaire, doux et bon, et assez intelligent pour sentir le prix du don qu'on lui ferait. Aussi, quand la jeune fille lui eût confié qu'elle aimait Jean Garric, Rose ne se trouva point atteinte dans sa fierté, comme son mari. Jean lui plaisait beaucoup ; elle le jugeait affectueux, sage et vaillant ; et tout le reste lui était égal. Mais l'opposition certaine de Terral à une union qui, d'ailleurs, ne pourrait être que lointaine, – le garçon n'ayant que vingt et un ans, et pas de situation encore, – en meurtrissant le cœur de l'enfant, atteignait aussi celui de la mère. Elle savait qu'Aline, s'inclinant devant la résistance paternelle, ajournerait indéfiniment la réalisation de son rêve, mais sans y renoncer jamais. Elle n'épouserait peut-être pas Garric, mais on n'obtiendrait pas d'elle qu'elle en épousât un autre. Et cette lutte suppliciait la pauvre mère. Des scènes pénibles eurent lieu, au cours desquelles Terral reprocha amèrement à sa femme d'encourager les refus de leur cadette ; Rose en sortait brisée ; et dès que le maître, à bout de jurons et de menaces, était reparti battant les portes, Linou accourait ; et, aux bras l'une de l'autre, les deux femmes pleuraient longuement. La fête de Noël ne ramena pas la joie au moulin. La rigueur du froid empêcha la meunière d'aller aux offices ; et Linou, pour ne pas la quitter pendant la nuit, ne parut point à matines, où Jean avait espéré la rencontrer. La journée passa lentement, glacée et morne, chacun demeurant perdu dans ses pensées, dans ses soucis, dans le souvenir des Noëls joyeux d'autrefois, quand la famille était au complet autour de la soupe au jambon et de la dinde rôtie, dans un sentiment d'union, de confiance et de force qui, bien connu dans le pays, y faisait souvent dire : – Oh ! ces Terral !… Ils se tiennent comme les doigts de la main. Jusqu'à la fille aînée, qui, mal remise encore de récentes couches, n'avait pu venir avec son mari ; jusqu'à l'oncle Joseph, le mécanicien, le conteur, gaieté de la famille et de la race, qui toujours, en cette saison peu propice au montage des moulins et des scieries, venait passer quelques semaines à la maison natale, où une chambre – sa chambre – l'attendait, et qui, cette fois, ne donnait pas signe de vie !… La nuit était tombée depuis longtemps, et la servante, malgré la tristesse de ses maîtres et l'absence des convives accoutumés, mettait la nappe sur la table massive faite pour vingt personnes. La dinde traditionnelle tournait devant la flamme d'un grand feu de hêtre, sous le regard béat d'une magnifique chatte noire, célèbre une lieue à la ronde pour ses chasses et ses pêches, mais que la saison froide rendait casanière et pacifique. La mère Terral, emmantelée, était assise à droite du foyer ; de l'autre côté, se tenaient le valet et le vacher, et Terral au milieu, à cheval sur sa chaise, l'échine à la flamme, la tête sur ses coudes posés sur la traverse du dossier. Tout à coup, des pas et des voix résonnèrent sur la chaussée, et on frappa à la petite porte qui ouvre sur la scierie et l'étang. La servante Rosalie alla ouvrir ; et, avec des cris et des rires, quelques jeunes gens de La Capelle, conscrits de l'année, entrèrent, portant, suspendu à une perche, le cadavre d'un loup superbe, – le loup tué par Pataud, la nuit précédente. Pataud lui-même suivait, claudicant, mais glorieux comme un général au lendemain d'une victoire. Pourtant, ce n'était point un de ces triomphes comme ceux qui l'avaient accueilli souvent, sur la place de La Capelle, au retour de certaines chasses par lui organisées et commandées, et où, presque toujours, c'était lui qui abattait la bête. Ayant opéré seul, cette fois, et la nuit, à l'affût, son exploit faisait moins de bruit. On le complimenta pourtant et, entre les offices d'abord, après vêpres ensuite, les braconniers le promenèrent, lui et la bête, dans les cabarets du village. Il leur parut bon de terminer la tournée par une visite au moulin, où Pataud était né et où tous les Terral, de père en fils et d'oncles en neveux, étaient d'intrépides braconniers. En dépit de l'affliction qui, ce jour-là, planait sur la demeure, on y fit accueil aux louvetiers. On trinqua à la ronde ; on écouta le récit pittoresque que faisait Pataud – pour la vingtième fois depuis le matin – de la mort de ce pauvre loup. La mère Terral, selon la coutume, fit donner aux porteurs de la bête quelques douzaines d'œufs et un bon morceau de jambon, s'excusant de ne pouvoir leur offrir, comme elle eût fait dans sa maison de Ginestous, la toison entière d'un bélier. Puis, les jeunes gens prirent congé ; et, comme Terral insistait pour que son frère soupât au moulin, Pataud donna ordre qu'on déposât le loup sur le perron de la basse-cour, où les quêteurs pourraient le reprendre le lendemain pour continuer leur tournée dans toutes les fermes et les mas du canton. Quoique Pataud ne fût pas le plus sympathique des frères de Terral, sa jactance fruste, ses plaisanteries d'homme des bois secouèrent un peu la torpeur et le souci de la maisonnée. On se mit à table, les deux frères au haut bout, le valet et le vacher à leur suite, Aline et la servante allant et venant pour servir, la mère restant frileuse et pensive au coin du feu. II Mais, tandis que Terral et Pataud se disputaient pour savoir lequel des deux ne découperait pas la dinde, la porte de la chaussée s'ouvrit de nouveau, sans qu'on y eût heurté, cette fois… Toutes les têtes se tournèrent de ce côté, tous les regards plongèrent dans la pénombre, hésitant d'abord à reconnaître les deux hommes qui venaient d'entrer. Mais Linou, debout entre la table et la porte, poussa la première un cri de joie, et se jeta au cou d'un des arrivants : « Cadet ! », puis du second : « Mon parrain ! » C'était l'oncle Joseph, en effet, et Fric, le fils cadet de la maison. Tout le monde fut debout soudain, sauf le père Terral, qui resta bouche bée, le couteau et la fourchette en arrêt… Embrassades, pleurs d'allégresse, questions dont on n'attendait pas les réponses… La mère sanglotait en étreignant son fils, qui, la sentant défaillir, la rasseyait dans son fauteuil et se mettait à ses genoux. Pendant ce temps, l'oncle Joseph accrochait de l'autre côté de la cheminée son carnier et son fusil, secouait son chapeau et sa blouse raides de givre, et arrachait de sa barbe des glaçons qui, de grise, la faisaient blanche et frisée comme celle du bonhomme Noël. Cependant, Cadet, l'enfant prodigue, dénouant enfin les bras de sa mère d'autour de son cou, se releva, alla s'incliner devant Terral et dit à mi-voix : – Pardon, mon père ! pardon pour toute la peine que je vous ai faite… Mais le père Terral demeura immobile, les mâchoires serrées, l'œil fixe et dur… Ses lèvres tremblaient… Puis, il grogna : – Pardon…, pardon… C'est un mot court et vraiment bien commode !… Quand on a fait acte de révolté et de déserteur, on le prononce du bout des lèvres, et tout est effacé… – Pardonnez-moi, mon père, répéta le jeune homme avec un accent plus profond et des pleurs dans les yeux… J'ai mal agi, je le sais ; je me repens…, je vous fais mes excuses très humbles ; et je vous promets de réparer ma faute, de vous respecter et de vous obéir dorénavant en toutes choses. Terral ne bougeait toujours pas… Pourtant, une petite larme – lui qui ne pleurait jamais – luisait dans son œil aigu et en adoucissait l'éclat. Aline et sa mère intercédaient par des attitudes suppliantes et des sanglots… L'oncle Joseph, outré de l'obstination de son frère, se campait devant lui et intervenait à son tour : – Puisque c'est ainsi que tu me récompenses de t'avoir ramené ton héritier, bonsoir ; je le remmène : j'ai besoin d'un apprenti ; ça fera bien mon affaire… – Père ! implorait Linou, père !… Un jour de Noël est un jour de clémence et de bonté… Dieu pardonne à tous les pécheurs ; devons-nous nous montrer plus sévères que lui ? Enfin, Terral céda ; il posa son couteau et sa fourchette, se dressa, et, sans dire un mot, embrassa son fils repentant. Et tous les cœurs aussitôt se dilatèrent. Il fallut que Rose elle-même s'assît à table entre son fils et son beau-frère Joseph, qui le lui ramenait… Car elle ne doutait pas que le retour du jeune homme ne fût dû à cet oncle excellent, à ce parrain adoré qui avait toujours été, non seulement la joie et l'esprit de la maison, mais encore l'être d'affection et de dévouement qu'on trouvait alors souvent dans les familles, et que les mœurs nouvelles en auront bientôt chassé à jamais. C'était bien l'oncle Joseph, en effet, – et il le raconta tout en découpant allégrement la dinde, que Terral s'était hâté de placer devant lui, – c'était lui qui, ayant appris le coup de tête de son neveu, et comprenant quel vide son départ devait faire dans ce moulin de La Capelle qui traversait une crise, avait résolu de ramener à tout prix le fugitif… Il avait quitté la scierie qu'il était en train de construire à l'Estayrès, s'était rendu à pied à Millau, où il avait pris la diligence de Montpellier, et là, après des négociations dont il ne donna pas le détail ce soir-là, parce que le coupable était présent, était parvenu, grâce aussi, il l'avouait, à l'intervention énergique de son autre neveu l'avocat, à persuader le déserteur de retourner avec lui fêter la Noël en famille… Et le narrateur, qui avait découpé prestement la dinde sans jamais perdre le fil de son récit, ni l'occasion d'une digression ou d'une réflexion pittoresque, ne cacha point la part qui lui revenait dans le résultat obtenu. Son principal défaut était le manque de modestie, et, ayant de l'esprit et du cœur, de savoir qu'il en avait. Mais, si abrégé qu'il fût, le récit de Joseph impatientait Pataud, qui grillait de raconter, une fois de plus, comment il avait mis à mal son loup, – son quinzième, à ce qu'il affirmait. Aussi, dès qu'il put trouver un joint entre l'histoire de son aîné et les effusions et les remerciements de Rose et de Linou à celui qu'elles regardaient comme une espèce de Providence souriante, ou comme cet ange déguisé que, dans la Bible, on voit accompagner le jeune Tobie, il s'empressa de reparler de son mirifique affût. – Ah ! bon, s'écria Joseph d'un ton gouailleur, tu as encore assassiné en trahison une de ces malheureuses bêtes ? Qu'est-ce qu'elle t'avait donc fait ? Pataud, piqué, ne releva pas la raillerie et voulut continuer son histoire : – J'étais donc allé m'embusquer dans la grange de Fonfrège, au-dessus de la bergerie… Quelle nuit ! Quel froid !… – Toujours le même, ce pauvre Pataud, ricanait l'oncle Joseph ; il ne peut pas dormir dans son lit, même à Noël ; il risque d'attraper le coup de la mort pour tirer un lapin à l'affût. – Un lapin ? cria l'autre, indigné ; il s'agit d'un loup, et d'un fameux, tel que tu n'as jamais vu le pareil, toi, malin !… Et, se levant de table, ouvrant la porte malgré les protestations de tous les convives qu'un flot de bise enveloppa, il traîna le cadavre rigide de la bête dans l'intérieur, le dressa sur les pattes de derrière, la tête dépassant la table, sur laquelle il appuya les pattes de devant. L'oncle Joseph se boucha vivement le nez. – Ah ! l'horreur ! Il sent mauvais, ton loup. Tu nous empoisonnes le souper… Ne pouvais-tu laisser cette charogne dehors, en attendant les corbeaux ? Et Pataud, furieux, dut remettre son loup sur l'escalier. Juste à ce moment, on entendit un aboiement lointain, une espèce de hurlement prolongé et sinistre. Tous tressaillirent. – Hein ! cria Pataud debout au seuil, l'entendez-vous, l'autre, la louve, qui pleure le mort, sur les coteaux de la Tail- lade ?… Oui, ma vieille, oui, tu peux l'appeler ton mâle, tu ne le réveilleras pas… Tu auras, un de ces jours, ton compte aussi, ma belle désespérée : je tâcherai d'abréger ton deuil… Un nouveau hurlement sembla répondre à cette invective, mais d'un peu plus loin ; puis un autre, à peine perceptible ; puis, tout se tut et la porte se referma lourdement. Cet appel lugubre avait éteint les rires et les conversations ; même pour des rustiques, la plainte d'une bête dépareillée, à cette heure, avait quelque chose de poignant. Les âmes délicates de Linou et de sa mère en furent surtout impressionnées : la malade quitta la table, se plaignant du froid, regagna son coin de feu, tira discrètement de la poche son chapelet dont elle récita tout bas une dizaine, en actions de grâces du retour de son enfant. Aline se leva aussi pour aider la servante à préparer la salade de céleri, accompagnement obligé de la dinde rôtie, et pour aller de nouveau remplir les bouteilles au cellier. La conversation reprit, entre hommes, sur ceci et sur cela, sur les coupes de bois, la scierie, le cours de la planche et du « feuillet », – mince planche de hêtre destinée à des caisses d'emballages à Roquefort ou à Albi, – sur la nécessité d'acquérir un nouveau couple de meules pour le Moulin-Bas… – Je t'ai pardonné, Cadet, dit amèrement Terral, parce que c'est jour de Noël ; mais tu ne sauras jamais toute l'ire ni tout le dommage que ton absence m'a causés… Je ne pouvais être, à la fois, à la forêt, à la scierie et aux moulins. Quand l'une travaillait, les autres chômaient ; et que d'eau a coulé par le déversoir, non sur la roue, et s'est enfuie en chantant son inutile chanson ! Et beaucoup de pratiques aussi m'ont quitté, s'en allant qui à Gifou, qui à Montarnal, qui aux Anguilles, oui, même à ce misérable trou des Anguilles… – Ah ! ah ! parlons-en de ce moulin des Anguilles, fit l'oncle Joseph. Il était perdu, ruiné, déserté ; et il a suffi, paraît-il, de l'arrivée du jeune Garric comme farinel chez Pierril pour tout réparer, pour tout remettre en branle, et pour rappeler les clients dans cette gorge d'où on ne peut regarder le ciel qu'en risquant de tomber sur le dos… – Tu exagères, comme toujours, mais il y a du vrai… – Par ta faute, Terral. – Par ma faute ? – Oui. Quand le petit Garric a quitté le troupeau de la Gineste, il fallait le prendre ici, et le garder, à n'importe quel prix. – Soit, concéda Terral ; je l'ai eu deux heures, et il m'a aidé à remettre en place la courante bordelaise. Il ne m'a semblé ni sot, ni fainéant ; mais… – Quoi, mais ?… – Mais, ajouta Terral en baissant la voix pour n'être entendu que de ses frères et de son fils, il n'a pas les yeux dans sa poche quand il est en présence d'une jolie fille… et je n'ai pas envie de prendre Jean Garric pour gendre. – Pour gendre ? Il aimerait Aline ? – Et Aline l'aimerait peut-être, si je n'y avais mis ordre. – Et tu as peut-être eu tort. À ce moment, Linou revenait de la cave, une bouteille dans la main et une autre sous le bras ; Terral l'aperçut et s'arrêta net ; mais Pataud, qui tournait le dos à la jeune fille, de s'écrier étourdiment : – Oh bien ! il s'est vite consolé, ton farinel ; et la Pierrillate aussi se console avec lui de la maladie de son Pierril. Et, malgré un coup de pied que Joseph lui allongea sous la table pour l'avertir, Pataud de continuer tout haut, sans voir sa nièce qui s'approchait pour poser les bouteilles sur la table : – Je sais ce que je dis, peut-être !… Étant à l'affût du loup, j'ai vu ce joli couple ; oui, la Pierrillate, ou une qui lui ressemblait, son capuchon étant rabattu sur son nez, guettait Garric revenant de la messe de minuit, se pendait à son bras et dévalait gaiement avec lui la côte de Fonfrège aux Anguilles ; et ni l'un ni l'autre ne paraissaient avoir froid aux doigts ni aux lèvres… Un fracas de verre brisé et un petit cri interrompirent le conteur : Linou venait de laisser choir une de ses bouteilles et paraissait près de tomber elle-même à la renverse. Son frère se précipita pour la soutenir, toute pâle et défaillante. – Qu'as-tu, Linou ? – Rien, murmura-t-elle faiblement ; la bouteille m'a échappé et m'est tombée sur le pied. Et, appuyée sur son frère, elle alla s'asseoir au coin du feu, où sa mère, qui avait tout deviné, fit mine de l'aider à se déchausser et de lotionner à l'eau salée les orteils soi-disant endoloris. Pendant ce temps l'oncle Joseph, l'air indigné, jetait à Pataud, d'une voix basse et sifflante : – Tu ne seras donc toute ta vie qu'un f… tu maladroit ? III Juste à ce moment, Jean Garric rentrait chez ses parents, et, pour ne pas les réveiller, – car ils s'étaient couchés de bonne heure, n'ayant pas de dinde à manger, eux, et obligés de ménager leur bois, – il allait, au-dessus de l'étable où les pauvres gens logeaient leur douzaine de brebis, s'enfoncer tout habillé dans le foin. Le lendemain, après avoir expliqué un retour si prompt, il prit sa canardière, descendit au ruisseau et jusqu'à l'étang du moulin, où viennent souvent, l'hiver, des sarcelles et des canards sauvages. Il se disait qu'il risquait une rencontre désagréable avec l'irascible meunier, mais qu'en revanche il pourrait peut-être apercevoir Aline, de loin, et, si indigne qu'il se sentît d'elle désormais, rassasier encore ses yeux de l'image adorée de celle qu'il avait perdue. L'étang était gelé de part en part et blanc de neige, comme les prés qui l'encadrent. Toutefois, près d'une retombée d'aulnes et de saules, à l'endroit où, par une petite chute et avec un bruit d'eau courante, le ruisseau pénétrait sous la glace, il tressaillit à l'envol brusque d'un colvert qui, l'aile sifflante, s'élança dans l'espace. Tant bien que mal, Jean épaula, fit feu, et le bel oiseau tomba pantelant sur la berge givrée, où il se débattit et mit une tache rouge. Jean, ayant ramassé la bête, rechargeait son fusil, lorsqu'une silhouette surgit sur la chaussée de l'étang. Ce n'était pas Terral, comme l'avait craint notre braconnier, c'était son frère, l'oncle Joseph, dont Jeantou ignorait et le voyage à Montpellier, et le retour en compagnie de son neveu. Garric, après une courte hésitation, le reconnut ; et son premier mouvement fut de courir vers lui, vers cet aîné des Terral, qui lui avait sou vent fait des compliments sur ses inventions dans les landes de la Gineste, et à qui, en échange, il avait indiqué des gîtes de lièvres et des remises de perdreaux. Joseph, de son côté, s'avança, le long du bief, et tendit cordialement la main au farinel des Anguilles : – Mes compliments, Jeantou… Te voilà braconnier, à présent ? – Oh ! protesta Garric, braconnier… par occasion, et pour le compte de Monsieur le curé de La Garde, qui veut faire manger un peu de gibier à ses confrères, le jour de l'Adoration perpétuelle. – Ah ! ce bon curé Reynès, fit Joseph, riant, je le reconnais bien là : un peu gourmand toujours !… Péché véniel, en somme ; sans cela, il serait parfait, et ce serait humiliant pour les autres… Il va bien, alors, ce cher homme ? – Très bien ; il a voulu à toute force m'avoir à sa table, hier ; et il est tout naturel que je chasse un peu pour lui, ce matin. – Veux-tu que je t'aide à compléter le rôti de ses invités ?… Ça me distraira un peu… Il y a des mois que je n'ai tiré un coup de fusil. Cela te va, Jeantou ? Oh ! oui, cela lui allait ! Il aimait tant cet oncle Joseph, – car, pour tout le monde dans le pays, c'était « l'oncle Joseph », ou même, plus familièrement encore, « l'onclou » ou « l'onclette ». Et quelque chose disait à Garric que le parrain de Linou serait, à l'occasion, son avocat auprès de sa filleule. Joseph alla chercher son fusil et son carnier ; et, une demiheure plus tard, Jean et lui chassèrent côte à côte dans les lan- des du Cros et de Ginestous, où, de loin en loin, quelque bécassine affolée s'envolait en poussant un cri bref, et traçait dans l'air glacé et un peu brumeux ses zigzags et ses crochets si déconcertants pour les chasseurs novices. Jean n'osait tirer, ou manquait. Joseph tuait trois fois sur quatre, très fier d'une adresse qui, d'ailleurs, n'est pas commune, et ne se faisant pas faute de railler la gaucherie de son compagnon. Puis, ils longèrent les ruisseaux de Mazel et de Jabru ; point de canards… Une loutre, surprise, s'enfonça brusquement sous la glace ; un renard, qui chassait aussi, détala avant d'être à portée… À midi, les carniers étaient encore bien légers, – celui de Garric surtout, – car l'oncle Joseph avait eu soin de glisser dans le sien, au départ, une gourde de bon vin, et un reste de « fouace » pétrie par Linou à l'occasion de Noël. Cependant la température semblait vouloir se radoucir. Par moments, un léger souffle venant du sud-est, après la bise coupante des jours précédents, faisait presque aux figures l'effet d'une caresse. La teinte plombée du ciel s'éclaircissait par-ci, se fonçait par-là, sous forme de nuages entre lesquels se risquait un furtif regard du soleil. – Je crois bien, Jeantou, fit tout à coup Joseph, après avoir un moment consulté l'aspect du zénith et de l'horizon, et après avoir reniflé le vent, je crois bien que nous aurons le dégel, ce soir. Retournons sur les hauteurs ; si l'autan se levait, la marche dans les bas-fonds deviendrait dure… Et puis, il est temps de boire un coup : la neige altère. Ils s'approchèrent du hameau du Cros, s'assirent dans un vieux chemin, sous les racines noueuses et enchevêtrées d'un bouquet de houx géants, d'une « griffoule » ; et là, bien abrités du vent, visités même d'un timide rayon de soleil, ils se partagèrent la fouace et burent à la régalade le contenu de la gourde. Et ils causèrent. Et, tout à coup, l'oncle Joseph : – Veux-tu, Jeantou, qu'avant de reprendre la chasse (car, en chassant, il faut être muets), veux-tu que nous parlions un peu de nos affaires, ou plutôt de tes affaires ? Jean rougit. Où voulait-il en venir, l'oncle Joseph ? Que savait-il ? – Mes affaires, balbutia-t-il, ne sont guère pour vous intéresser… – Tu crois ça ?… Ou si tu manquerais de confiance en moi ?… – Manquer de confiance en vous, oncle Joseph ! Mais ce serait ingratitude de ma part, car je n'ai reçu d'âme qui vive autant de bonnes manières que de vous… Aussi, je vous aime et je vous respecte plus que personne… En ce cas, confesse-toi un peu. Jean rougit plus fort… L'oncle Joseph en savait long, décidément. Il continua, regardant Garric dans les yeux : – On m'a dit que tu aimais ma filleule. Est-ce vrai ? Jean essaya de cacher son trouble en rabattant le bord de son chapeau sur son front, comme si le soleil l'offusquait. – Ton silence me répond… Ah ! mon gaillard, c'est donc vrai ?… Tu n'as pas mauvais goût… – J'ai mal agi peut-être, oncle Terral, en levant les yeux plus haut que moi… J'ai trop oublié le peu que je suis : hier, un berger ; aujourd'hui, un apprenti meunier, et ignorant, sans esprit… – Pas de discours, et pas de ces excuses qui n'en sont pas… Aimes-tu Linou d'amour, d'un amour sérieux ? – Oh ! oui, s'écria enfin Jean en joignant les mains ; je l'aime ! je l'aime plus que tout au monde… – Et elle aussi t'aime, n'est-ce pas ? Elle te l'a dit ? Garric raconta la scène du Moulin-Bas, où Linou et lui s'étaient fait leurs aveux ; puis l'arrivée inopinée du père Terral, sa colère, ses emportements et ses menaces. – En ce cas, mon garçon, si tu tiens tant que ça à ma nièce, pourquoi diable vas-tu sottement gâter tes affaires en courtisant la Pierrillate ?… Sans compter que, vraiment, ce n'est pas être bien difficile… – La Pierrillate ! s'exclama Jean, stupéfait. – Hé oui ! la femme de Pierril… Il paraît même que vous avez, elle et toi, une singulière façon de chanter matines !… Et il s'esclaffa de son rire gaulois des meilleurs jours. Le farinel était atterré. L'autre poursuivit : – Tout cela est bien vrai ? Je suis renseigné, n'est-ce pas ? – Mais non ! Mais non !… Qui a pu ?… – Voyons, Garric, il ne faut pas nier ce que quelqu'un a vu, qui a de bons yeux, puisqu'on dit de lui : « C'est celui des Terral qui y voit la nuit. » Plus de doute, hélas ! Pataud était bien à l'affût à l'heure où la Mion était venue à la rencontre du farinel. Pataud avait tout vu !… Mais pourquoi ce damné tueur de loups mêlait-il la Pierrille à tout cela ?… Une lueur traversa le cerveau du pauvre amoureux : la mante et la capuche, parbleu ! La fille prise pour la mère. – Eh bien ! Jeantou insistait l'oncle Joseph, persistes-tu à nier encore ? Jean ouvrit la bouche et esquissa, en effet, un geste. Outre qu'il avait l'âme droite et véridique, il sentait qu'il y avait une plus grande honte, aux yeux de l'oncle Joseph, d'avoir fauté avec la Pierrille qu'avec la Mion… Mais, d'autre part, que gagnerait-il à protester contre l'erreur de Pataud sur la personne ? À compromettre la fille au lieu de la mère… Une délurée, une effrontée, certes, cette chatte rousse du moulin des Anguilles ; mais était-ce à lui, Jean, son galant d'une heure, qu'il convenait de révéler la légèreté de la fille de son maître ? Non, il se tairait. – Donc, tu avoues… C'est bien heureux ! ricana Joseph. Puis, voyant le pauvre farinel tout penaud : – Après tout, il n'y a pas là de quoi se jeter dans la Durenque, ni de quoi mettre un crêpe au chapeau. Ces choses arrivent… Tu es beau garçon, la Pierrillate avait un peu jeûné pendant la maladie de son triste sire de mari… Tout s'explique ! Chacun de ces mots s'enfonçait comme une épine dans le cœur du pauvre Garric : ses larmes jaillirent malgré tous ses efforts pour les contenir. Ne pleure donc pas grand nigaud ; est-ce qu'on pleure pour si peu, à ton âge ?… Le grand ennui, dans cette affaire, c'est que ma nièce, la pauvre petite souffre horriblement d'avoir entendu Pataud raconter l'histoire. – Que dites-vous ? cria Jean, Linou le sait ?… Ah ! misère de moi ! misère de moi !… Quel être je suis ! Quel lâche je fais !… Et vous dites qu'il n'y a pas là de quoi se noyer ? – Il n'y a jamais de quoi se noyer !… Tout au plus, Pataud mériterait-il, lui, de faire un petit plongeon ; mais il nagerait comme la loutre. Voyons, Jean, tâchons d'arranger tout ça ; le mal n'est pas sans remède… – Oh ! si, oh ! si, sanglotait le pauvre diable ; il est sans remède ; tout est bien fini… Jamais Linou ne me pardonnera… Jamais je n'oserai reparaître devant elle. – Tu la juges mal, ma petite filleule : elle est bonne et aimante. Et l'on pardonne toujours quand on aime… Seulement, il va falloir que j'arrange les choses ; que j'explique que Pataud a parfois la berlue à force de regarder le chemin de « l'espère » et le guidon de sa carabine… Va, va, ou je ne suis plus l'oncle Joseph, à qui l'on accorde quelque esprit, ou je te ramènerai Linou. – Impossible ! impossible ! continuait Garric… Je n'ai plus qu'à m'en aller loin, bien loin, de façon que jamais plus cette pure et vaillante fille ne revoie ma figure de débauché. – Mais tête de buis que tu es, en quoi ton éloignement réparerait-il le mal que tu as fait ?… Puisque je me charge de t'innocenter auprès de ton amoureuse !… C'est ainsi que tu as confiance en moi ? L'oncle Joseph se fâchait. Garric se calma, essuya ses yeux ; malgré tout, un rayon d'espoir redescendait dans son cœur… Et juste au même instant un rayon illuminait, sur la tête des deux braconniers, les cimes des houx et attirait vers leurs baies rouges dépouillées de neige tout un essaim jacassant de grives affamées… Bonne aubaine ! Les deux braconniers saisirent avec précipitation leurs fusils, ajustèrent et lâchèrent leurs trois coups. Cinq ou six pauvres volatiles dégringolèrent à leurs pieds ; deux ou trois autres, blessés seulement, se traînaient, voletant dans le pré. Garric s'élançait pour les attraper ; mais brusquement, il se rejeta dans le chemin creux. – Les gendarmes ! fit-il à l'oreille de Joseph. – Où donc ? – Près de la grange de Lacan ; ils m'ont vu… Sauvons-nous. D'un geste prompt, l'oncle Joseph enfonçait son fusil dans les houx du talus, passait son sac au cou de Jean… Il avait été si souvent traqué à la chasse qu'il y avait acquis un étonnant sangfroid et une merveilleuse décision dans le choix du stratagème qui devait le sauver. – Jeantou, dit-il à la hâte, toi qui as des jambes, tu vas sauter dans les prés et fuir ostensiblement par le travers de Peyrelève, vers le bois de Roupeyrac, où tu arriveras sauf… Ne te presse pas, ne t'apeure pas, surtout : les jarrets ne fléchissent que si le cœur manque… Et ne t'inquiète pas de moi… Nous nous verrons, demain au soir, chez Flambart, à La Capelle… Et Garric se sauva à grandes enjambées, son fusil d'une main, son sac de l'autre (celui de Joseph, pendu au col, le fatiguait bien un peu, mais il avait vingt et un ans, des muscles et du souffle), évitant les creux où se dissimulaient les viviers glacés et les rigoles d'irrigation sous la neige. L'oncle Joseph resta un moment blotti dans le chemin, où sa taille exiguë lui permettait de rester caché. Ainsi qu'il l'avait prévu, il vit les deux beaux gendarmes surgir sur la crête du coteau et courir pour barrer au fugitif la route de la forêt ; mais, dès qu'il lui fut démontré qu'ils n'y réussiraient pas, notre vieux braconnier coupa un bâton dans les houx – juste à l'endroit où il avait glissé son fusil et s'achemina paisiblement vers la ferme du Cros, raconter à Lacan, son grand ami, le bon tour qu'il venait de jouer encore à la maréchaussée. Seulement, deux heures plus tard, lorsqu'il se remit en route pour rentrer au moulin, après avoir fait grand honneur au petit vin blanc du fermier, – il rencontra son neveu, Cadet, qui, à cheval sur la jument du cabaretier Flambart, courait à toute bride, vers Peyrebrune, quérir le docteur Bernad, pour Rose Terral, dont l'état s'était subitement aggravé… Rose, sa bellesœur, dangereusement malade ! Du coup, toute la joie du braconnier s'éteignit dans la nuit qui tombait et les premières rafales de l'autan déchaîné et hurlant. IV Oui, la journée avait été dure, au moulin de La Capelle. La meunière, quoique souffrante depuis des semaines, s'était levée de grand matin, comme à son ordinaire, et avait préparé la soupe pour toute la famille. Mais, à peine son beau-frère Joseph était-il parti pour la chasse, que la chère femme, prise de frissons et de fièvre, avait dû se recoucher, vaincue, disant à sa fille : – Je ne sais ce que j'ai ; je ne tiens pas debout… J'ai froid dans les os ; je me jetterais dans le feu sans pouvoir me réchauffer… Fais-moi de la tisane de fleur de sureau, afin que j'essaie de transpirer un peu. Et Linette, quoique très abattue elle-même, car la secousse de la veille l'avait atteinte au cœur et lui avait valu une nuit affreuse d'insomnie et de larmes, s'empressait auprès de sa mère… Elle bassinait le lit, posait une brique brûlante sous les pieds de la malade, lui faisait prendre des infusions chaudes… – Vous sentez-vous mieux, maman ? interrogeait-elle toutes les cinq minutes, après de courtes disparitions pour aller donner des ordres à la servante ou des soins à la basse-cour. – C'est à peu près… ne t'inquiète pas, mon enfant… Ça se passera… Mais de brusques accès d'une toux sèche interrompaient la malade… Ça ne se passait point, hélas ! – Je vais envoyer chercher le médecin, n'est-ce pas ? – Mais non, mais non ! Attends… J'ai eu cela d'autres fois… Donne-moi seulement à boire quelque chose de froid…, de l'eau panée, par exemple… J'ai une soif… Linou se gardait bien d'obéir à ce caprice ; elle apportait du thé brûlant que la malade refusait… Et toujours la toux, et la fièvre qui montait… Puis, Rose se plaignit d'une piqûre dans les côtes… Par moments, elle paraissait s'assoupir un peu, et prononçait à mi-voix des paroles incohérentes… Le délire, déjà ! La jeune fille, effrayée, envoya la servante appeler son père et son frère : ils arrivèrent, inquiets aussi. Cadet, en dépit de son caractère impatient et susceptible, aimait profondément sa mère ; et Terral, malgré ses emportements, ses excès de parole, ses jurons et ses algarades fréquentes, sentait combien sa femme était bonne, active et courageuse, et nécessaire à sa vie et à sa maison ; et il frissonna en songeant qu'elle pourrait lui manquer tout à coup. Il pressa son fils d'emprunter la jument du cabaretier Flambart et d'aller en hâte chercher le docteur Bernad, à Peyrebrune. Pour lui, incapable de tenir en place, il erra, durant l'après-midi, de la chambre au galetas, de l'étable à la scierie et de la scierie au moulin, soupirant et monologuant tout haut, selon sa coutume ; au fond, extrêmement malheureux. L'oncle Joseph arriva, vit la malade, essaya de réconforter Linou, mais, livré à lui-même, se sentit plus désemparé encore que son frère, et fit la navette du coin du feu à la chaussée pour guetter la venue du médecin. Celui-ci arriva enfin, deux heures après la nuit tombée, et trempé jusqu'aux os, car le dégel s'accompagnait d'une pluie fine fouettée par le vent d'autan. Il n'eut pas de peine à reconnaître la pneumonie, la terrible pneumonie dont meurent les trois quarts de nos rustiques et qui, ici, s'aggravait de l'état de faiblesse de la meunière et de toutes les secousses morales qui l'avaient assaillie. Un quart d'heure plus tard, le docteur Bernad, ayant rédigé son ordonnance, donné ses instructions à Aline, essayé de rassurer la malade et son entourage, – sans toutefois, cacher aux deux frères Terral la gravité de la situation, – repartait vers Peyrebrune, d'où Cadet, qui l'y attendait, rapporterait les remèdes prescrits. Pauvre docteur Bernad, qui devait, bientôt après, être emporté, en huit jours, par le même mal !… Ce soir-là, comme tant d'autres soirs, il s'enfonçait, vaillamment, se fiant à l'instinct de sa monture, dans une nuit d'encre et de tempête, risquant à chaque pas de rouler dans les fondrières ou dans les ruisseaux débordés et grondants comme des dogues démuselés. Linou obligea son père et son oncle à se coucher, et se chargea de passer la nuit auprès de sa mère. Si elle avait besoin d'aide, elle enverrait la servante chercher, à l'école de La Capelle, la Sœur Saint-Cyprien, si entendue à soigner les malades, et si empressée d'accourir au moindre appel. La veillée fut terrible : les douleurs augmentaient, et la gêne pour respirer, et le délire qui, surtout, affolait la jeune fille. Le médecin avait eu beau l'avertir que la nuit serait agitée, lui dire de ne pas s'effrayer, qu'il fallait que le mal suivît son cours… La pauvre petite se désespérait de ne rien pouvoir pour soulager celle dont elle eût payé la guérison de sa propre vie. Tout dormait – ou plutôt paraissait dormir – dans la maison, hormis la pendule au lent tic tac, aux brusques et éclatantes sonneries, et les bûches de hêtre sifflant ou ronronnant dans la cheminée. Au dehors, la cascade du déversoir, libérée par le dégel, faisait de nouveau sa plainte monotone… Heures lourdes, nuit éternelle ! Dans les brèves minutes où la malade semblait se calmer un peu, Aline, à genoux sur le plancher devant le lit, les mains tendues vers le crucifix et l'image de la Vierge appendus au fond de l'alcôve, priait avec ferveur. Elle oubliait ses propres chagrins, l'affreux coup reçu la veille en plein cœur, tout son jeune et chaste amour brisé comme un nid tombé sur le chemin, pour ne penser qu'à sa mère adorée, son seul refuge, sa tendresse unique désormais. Une plainte de la malade la redressait vivement. – Maman ! vous souffrez ?… Vous n'avez pas froid ?… Voulez-vous boire ? La pauvre femme soulevait péniblement la tête, buvait quelques gorgées, s'efforçait de rassurer son enfant et de lui dissimuler ses douleurs… Et, brusquement, le délire la reprenait et l'emportait dans un flot de paroles insensées. De temps en temps, Terral et son frère, pieds nus, en pantalon et bras de chemise, s'en venaient prendre des nouvelles : Linou les renvoyait à leurs lits, leur présence ne pouvant lui être d'aucune utilité… Et tout retombait au silence, sauf la pauvre Rose, gémissant ou délirant, l'horloge scandant ses plaintes, la cascade déroulant sa berceuse infinie, et Linou reprenant ses ardentes prières. Tout à coup, la malade appela : – Linou ! Linou ! – Maman, ma bonne maman ? – Écoute… Envoie chercher Monsieur le Curé, veux-tu ? – Tout de suite, maman… Pour vous faire plaisir seulement, car je suis sûre que vous n'êtes pas en danger, et que, dès que Cadet arrivera avec les remèdes, vous serez soulagée. Elle réveilla la servante et l'envoya à La Capelle, lui disant de ramener le curé et la Sœur Saint-Cyprien en même temps. Puis, elle retourna vite vers la malade, que le délire avait déjà ressaisie. Alors Linou, terrifiée par l'idée qu'elle pouvait vraiment perdre sa mère, éclata en sanglots. Elle se reprocha d'avoir laissé son cœur s'ouvrir à une autre affection ; son amour pour Jean, si innocent qu'il eût été, lui apparut soudain comme une faute grave, comme un vol fait à sa mère. D'ailleurs, puisque cet amour avait été mis en oubli, trompé, pourquoi ne pas à tout jamais le bannir ?… Oh ! le sacrifice était mince ; elle était prête à en faire bien d'autres pour conserver la sainte femme à qui elle devait tout. Et des souvenirs de lectures pieuses dans les livres prêtés par la Sœur Saint-Cyprien et par l'abbé Reynès lui revinrent en foule à la mémoire… Que de fois la guérison d'un malade avait été arrachée au Ciel par le vœu d'un enfant !… Un vœu ?… Oui, oh ! oui, elle en ferait un, et si fervent, et si entier que la Vierge et Jésus l'accueilleraient sûrement et l'enregistreraient au Paradis. Bien des fois, elle avait, entre sa douzième et sa quinzième année, soit durant les offices à l'église de la paroisse, soit dans ses rêveries à la garde des bêtes, songé à la vie religieuse vers laquelle son âme aimante et pieuse, ses goûts délicats, son naturel de sensitive que tout blesse, – et aussi l'influence d'une tante, la Sœur Émilie, religieuse au couvent de la SainteFamille, à Villefranche, – semblaient tout naturellement la porter… Ah ! si d'entrer au couvent ne l'eût pas mise dans l'obligation de quitter sa mère ! Du jour où Jeantou lui déclara son amour et où elle découvrit qu'elle l'aimait aussi, elle ne pensa plus à se faire religieuse, sauf dans le cas où son père voudrait la contraindre à épouser un autre que son ami. Mais, à cette heure d'angoisse, devant la trahison de Jean, devant le danger de mort où se trouvait sa mère, ses inclinations mystiques lui revinrent avec une force extraordinaire ; elle vit dans son amour trompé et dans sa mère en péril un signe évident que Dieu l'appelait à lui. Elle se précipita de nouveau à genoux, ses mains jointes éperdument tendues vers le Crucifié, et elle prononça les paroles irrévocables de son engagement : – Mon doux Jésus, maître divin, qui êtes aussi celui de la vie et de la mort, sauvez ma mère ; en souvenir de la vôtre, rendez-lui la santé, et prenez mes jours à moi, je vous les donne, jusqu'au dernier, et je n'aurai jamais d'autre époux que vous. Dans la ferveur de son invocation, elle éleva la voix sur les derniers mots au point que la malade les entendit et les comprit, dans un de ces rares instants de lucidité dont s'entrecoupait son délire. – Linou ! s'écria-t-elle ; Linou, que dis-tu là ? Non, non, mon enfant, je ne veux pas…, je n'accepte pas… Mon Dieu, ne l'écoutez pas !… Prenez-moi plutôt, si mon heure est venue… – Calmez-vous, maman… Qu'avez-vous cru entendre ?… C'est une prière, une simple prière, que m'apprit la Sœur Émilie… Calmez-vous, maman chérie. :. La malade n'était pas rassurée. Elle s'était dressée sur son lit, avait passé son bras fiévreux au cou de son enfant, et la serrait ardemment contre elle. Mais, épuisée par cet effort, la chère femme retomba sur son oreiller, et son esprit sombra de nouveau dans les cauchemars et les épouvantes. La pendule sonna trois heures : le coq chanta, mais sans amener ni l'aurore, encore si loin, ni l'impression de réveil et d'espérance qu'évoque, d'ordinaire, sa rustique fanfare. Bientôt après, la servante ramenait le curé de La Capelle et la Sœur Saint-Cyprien. Terral et l'oncle Joseph, qui ne dormaient pas, vinrent saluer les arrivants. Tous pénétrèrent dans la chambre de la malade, et Linou se jeta en sanglotant dans les bras de la Sœur, qui la gronda affectueusement et s'efforça de la rassurer. La malade était assoupie, la religieuse renvoya tout le monde dans la salle commune, sauf la jeune fille, avec laquelle elle se mit à préparer ce qu'il faut pour appliquer les sangsues, remède alors classique pour le traitement de la pneumonie. Les deux frères Terral firent asseoir le curé devant le feu, en attendant que la malade, sortant de sa somnolence, lui permît d'exercer son ministère. Cet abbé Laplanque était un digne prêtre, certes, dévoué à ses paroissiens, surtout dans la maladie, mais d'aspect très rustique, le verbe haut et rude, grand parleur, bavard même, et brutal en chaire, et qui partout se sentait vite chez lui. « Le curé gendarme ! » disait de lui l'oncle Joseph, qui ne l'aimait pas et ne lui pardonnait pas d'avoir remplacé l'abbé Reynès à la cure de La Capelle… Grisonnant déjà, il avait pendant sa carrière vu tant de malades, enterré tant de morts, surtout quand il était vicaire dans le pays houiller, à Decazeville, que sa sensibilité, déjà pauvre, avait achevé de s'émousser. Nul n'accourait plus promptement que lui, à toute heure et par n'importe quel temps au chevet de ses paroissiens en danger. Mais une seule chose lui importait : si le malade se confessait, s'il se laissait « graisser les bottes », comme il disait dans son langage de rustre mal dégrossi, tout était pour le mieux… Ajoutez qu'il avait la prétention, – assez justifiée, d'ailleurs, – de diagnostiquer plus sûrement qu'aucun médecin et de prédire, à première vue, si le malade guérirait ou non. Chez Terral, il eut vite fait d'émettre au sujet de Rose, un pronostic des plus rassurants : un petit point de côté sans conséquence… On la tirerait de là… Et, en admettant même qu'elle fût en danger et que Dieu voulût l'appeler à lui, une si brave femme, si douce, si aumônière, si pieuse, ce serait une sainte de plus, et il n'y aurait pas lieu de s'affliger de la savoir en Paradis… Les deux Terral souffraient cruellement de la rude façon dont le curé envisageait la situation et prenait à cœur de les consoler. L'oncle Joseph surtout donnait des signes évidents d'une impatience qui finirait par se traduire en quelque cinglante réplique, – quand des plaintes se firent entendre dans la chambre : la malade s'était réveillée, et Linou venait appeler le confesseur… V Cependant, Jean Garric, poursuivi par les gendarmes dans le travers du Cros, les avait assez facilement distancés, et avait atteint sans encombre le bois de Roupeyrac. Et il remonta vers La Capelle, contourna le village sans y entrer, et gagna sa petite maison du Vignal. Dès qu'il eut poussé la porte, sa mère courut à lui, et, à mots précipités, coupés d'exclamations, de : « Ah ! Notre Seigneur ! », « Ah ! Sainte Vierge ! », lui apprit ce qui se passait au moulin de Terral : la meunière très malade…, le médecin mandé en toute hâte…, le père Garric parti aux nouvelles… Jean fut très douloureusement surpris. Outre que la mère Terral avait toujours été excellente pour lui, il sentait qu'elle serait, à l'occasion, et avec son beau-frère Joseph, son meilleur appui auprès de Linou, et leur alliée, à tous deux quand il faudrait, un jour, vaincre l'entêtement de Terral… Ah ! s'il allait perdre une telle médiatrice !… Le père Garric rentra en clopinant… Les nouvelles n'étaient point bonnes : le médecin avait dit que c'était très grave ; il fallait tout craindre… Et ce fut encore une bien triste nuit pour le malheureux Jean. Aussi, dès l'aube, il sortit, espérant rencontrer quelqu'un qui aurait été au moulin et lui en donnerait d'autres nouvelles. Mais personne encore dans les chemins changés en cloaques de boue ou en ruisseaux de neige fondue. Alors, à tout hasard, il alla errer lui-même aux alentours du moulin, dans le triste jour qui montait avec peine, éclairant les coteaux à moitié dépouillés de leur neige et couronnés de châtaigniers et de chênes gris de fer, les prés submergés par la crue des eaux, un ciel boueux où passaient à grande allure de lourds nuages emportés par l'autan. Un homme parut enfin sur la chaussée, comme le matin du jour précédent : c'était Joseph Terral, qui ne manquait jamais, à son lever, d'aller inspecter l'étang et la vallée, observer le ciel, humer le vent, et en tirer des pronostics pour la journée. Le jeune homme courut à lui. – Ah ! mon pauvre Jean ! Quel changement depuis hier ! Nous serions-nous attendus à cela en partant pour la chasse ? – Comment va la malade ? – Mal. Elle a passé une nuit terrible… Je crains un grand malheur. – Ah ! Dieu nous en préserve tous ! Ils marchèrent côte à côte, également tristes, jusqu'au déversoir qui lançait en bas de la chaussée sa cascade d'eau trouble et d'écume, avec un grondement monotone dans lequel se perdait celui du vent. Inutile, mon garçon, fil l'oncle Joseph, de te dire que je n'ai pu parler à ma nièce de ce qui te tient au cœur. La pauvre petite est si affectée et si occupée ! Il faut attendre… – Oui, oui, j'attendrai… J'ai confiance en vous, rien qu'en vous… et en sa mère, si elle guérit, ce qu'à Dieu plaise ! Joseph promit à Garric de lui porter d'autres nouvelles au Vignal, dans la soirée ; et ils se séparèrent. La journée fut moins mauvaise que la nuit. Dans l'aprèsmidi, le docteur Bernad revint et dit à l'oncle Joseph que, contrairement à ce qui se produit dans la marche ordinaire de la pneumonie, la malade allait mieux, et qu'on pouvait espérer ; et l'oncle Joseph, à son tour, se hâta de porter un peu d'espérance à Garric. Et même, avec la mobilité des natures ardentes et optimistes, promptes à s'affliger, mais plus promptes à rebondir, il voulut entrer chez Flambart et força Jean à l'y suivre. On servit la traditionnelle « pauque » de vin rouge, et Flambart apporta son verre pour trinquer avec ces fripons de meuniers, comme il avait coutume de dire en ricanant. Apprenant que la meunière allait un peu mieux : – J'en suis ravi, s'écria le cabaretier… En voilà une, par exemple, que je n'accuserai pas de « mouturer » deux fois, comme vous, le blé des pratiques. Elle doit même rendre aux pauvres bien au-delà de ce que vous prélevez de trop sur les paysans. Et il s'esclaffa. Joseph Terral se contenta de hausser les épaules et de répondre dédaigneusement : – Dis donc, Flambart, ne parle pas de corde, hé ! Gargotier, cafetier, épicier et voiturier, si tu voles un peu dans chacun de tes métiers, tu dois avoir du foin dans tes bottes, et une bonne place de retenue en enfer… À ta santé tout de même… Flambart se le tint pour dit. D'ailleurs, on l'appelait déjà à un autre bout de la salle. Mais il revint vider son verre, et, cette fois, crut devoir s'attaquer à Garric : – Il me semble que le dégel se fait sentir, Jeantou, et que les Anguilles ne doivent pas manquer de bouillon… La belle rousse te remplacerait-elle à la scierie, par hasard ? En tout cas, ce ne serait pas pour longtemps, puisqu'elle repart aprèsdemain pour la ville, et que je dois aller la porter jusqu'à SaintJean… Il paraît qu'on ne trouve pas de voiturier dans cette capitale qu'est La Garde-du-Loup… Mais on l'appela encore à une autre table, ce qui évita à Jean de répondre à ses plaisanteries. D'autre part, l'oncle Joseph était à tout instant salué, interpellé par les nouveaux arrivants, car il était populaire dans tout le pays pour son amabilité, son esprit, sa verve intarissable et sans méchanceté. Si l'on n'avait su sa belle-sœur gravement malade, on l'aurait forcé de chanter son répertoire de chansons sentimentales ou gaillardes, ou même, juché sur une table, de faire fonction d'orchestre et de scander de la voix, des doigts et du talon quelque « branlou » furieux ou quelque enlevante bourrée… Mais ce n'était pas le moment. La « pauque » vidée, les deux meuniers quittèrent l'auberge ; avant de se séparer au bout de la côte de la Griffoule, Joseph dit à son jeune compagnon : – Tu vas donc retourner chez Pierril, demain ou aprèsdemain ; plus tard, on verra de te trouver une meilleure place, dans un des nombreux moulins que j'ai montés… Quant à ma filleule, il ne faut pas songer, je te le répète, à lui parler en ce moment de quoi que ce soit en dehors de la santé de sa mère. Tu reviendras dans quelques jours, un dimanche après vêpres, de préférence ; si j'ai une réponse, je te la communiquerai. Sois patient et courageux… Adieu ; fais mes amitiés à monsieur le curé de La Garde, et dis-lui que j'irai le voir dès… que les truites commenceront à mordre à la mouche ou au grillon… Et Garric, un peu rassuré, après avoir employé sa journée du lendemain à tirer quelques grives et quelques tourdres pour l'abbé Reynès et ses invités, repartit pour le moulin des Anguilles. Mais, arrivé à mi-côte, près de cette bergerie de Fonfrège où, pour son malheur, huit jours auparavant, il avait rencontré Mion, il aperçut, à mi-côte aussi, mais sur le versant opposé que l'étroitesse du ravin rendait tout proche, l'attelage de Flambart gravissant au pas la montée. Sur la voiture, – une rustique et grinçante jardinière, – était une silhouette féminine enveloppée d'un châle rouge ; Flambart suivait, fumant sa pipe, et, de temps à autre, faisait claquer son fouet : la fille de Pierril n'avait pas attendu le retour de son galant d'un soir ; elle repartait pour Montpellier. Jeantou s'arrêta, le cœur battant, content de penser que, Mion partie, il éviterait, en arrivant, reproches ou moqueries, et aussi peut-être de nouvelles œillades et de nouvelles occasions de chute. Pourtant, quelque chose en lui se levait, qui troublait un peu sa quiétude : une voix confuse lui disait qu'un garçon de vingt ans – à moins qu'il ne soit un saint – doit une certaine gratitude émue à la femme qui s'est donnée spontanément à lui. Mion reconnut, sans doute, son fugace amoureux, car elle se dressa et se retourna, agitant son mouchoir. Le jeune homme, de son côté, leva son chapeau et fit de la main un geste d'adieu. Et la voix, la petite voix secrète et encore timide lui murmurait, tout au fond, que ce départ n'était pas, pour sa conscience, une conclusion ni une libération… Arrivé aux Anguilles, il se mit aussitôt au travail, sans vouloir écouter les doléances des Pierril, tout en larmes, sur le départ si prompt de leur fille, qu'il n'aurait tenu qu'à lui, Jeantou, disaient-ils, de retenir à jamais auprès d'eux. Il entra d'abord dans le moulin, où des paysannes attendaient déjà pour bluter leur farine à la main, emplit les trémies, mit les meules en branle, s'assura que la farine était douce à souhait et que, durant des heures, la simple surveillance de la meunière suffirait. Alors, il courut à la scierie, devant laquelle les troncs de chêne, de hêtre et de châtaignier s'étaient amoncelés dans un désordre pittoresque. À coups de hache, il équarrit grossièrement une première bille, un « roul » énorme, le hissa sur le chariot, leva la vanne. Un grand bruit de cascade emplit le « bouge » ; la scie à double lame se dressa, après une demi seconde d'hésitation, et, comme avec l'effort d'étirement qui suit un long sommeil, redescendit en grinçant, remonta pour redescendre encore et hardiment s'enfoncer dans le tronc que le rustique mécanisme poussait à petits coups devant l'acier clair de ses dents affamées… QUATRIÈME PARTIE I Au moulin de La Capelle les choses avaient peu à peu repris leur train accoutumé. Rose Terral était entrée en convalescence. Pourtant, malgré les soins intelligents de la bonne Sœur SaintCyprien et la sollicitude si tendre d'Aline, la santé ne lui revenait que lentement : les préoccupations de toute sorte retardaient sa complète guérison. À voir l'air de plus en plus soucieux de son mari, elle devinait que ses affaires ne s'amélioraient pas ; et, si Cadet amenait un mauvais numéro, faudrait-il le voir partir pour des années, ou s'endetter encore pour lui payer un remplaçant ? Enfin, et par-dessus tout, la chère femme s'apercevait que sa Linette, malgré les efforts qu'elle faisait pour paraître vive et gaie comme autrefois, retombait, dès qu'elle ne se croyait pas observée, dans une langueur et une tristesse affreuses, et que des pâleurs ou des rougeurs subites envahissaient son visage allongé et aminci. Certes, la douleur causée par la révélation brutale de Pataud, le soir de Noël, suffisait à expliquer l'état de la jeune fille ; pourtant, n'avait-il pas d'autres causes ?… Et la convalescente, au fur et à mesure que son intelligence reprenait de la force et sa mémoire de la netteté, se demandait si elle avait rêvé d'un vœu prononcé par Linou, une nuit, au pied de son lit de malade, ou si la pauvre enfant, sous le coup d'une trahison d'amour et du danger que courait alors sa mère, avait bien réellement pris l'engagement sacré dont les termes même lui remontaient à l'esprit… Bah ! Un effet du cauchemar, sans doute… Sa fille la chérissait bien trop pour avoir songé à la quitter… Et d'ailleurs, pourquoi ne pas l'interroger sur ce point ? Linou n'avait jamais menti… Oui, mais lui parler d'un serment pareil sans être sûre qu'il eût été prononcé, n'était-ce pas s'exposer à troubler davantage ce cœur désemparé et cette âme meurtrie, déjà trop portée à chercher sa consolation en haut ? En lui demandant si elle s'était engagée, n'était-ce pas lui suggérer l'idée de prendre l'engagement redouté ?… Et la pauvre mère hésitait, ajournait, essayait de se persuader qu'un tel danger ne la menaçait point, et qu'il n'était pas possible que Dieu lui rendît la santé au prix de son enfant… De son côté, Linou tremblait à la pensée d'être obligée bientôt de tout révéler et de briser tant de cœurs : celui de sa mère, celui de son père qui, au fond, l'aimait profondément, malgré ses brusqueries et ses colères, celui de son parrain, celui de son cadet, celui de Jean, enfin, à qui elle pardonnait sa trahison, et qui lui était encore infiniment cher. Précipiter l'aveu de sa détermination serait peut-être provoquer chez la convalescente une rechute mortelle. Remettre à plus tard, n'était-ce pas déjà manquer à ses engagements ? N'était-ce pas paraître regretter son sacrifice ? Quelles luttes en perspective et quels déchirements ! Terral, lui, était à mille lieues de penser que sa fille voulait se faire religieuse. Il avait bien, d'ailleurs, d'autres préoccupations ! Le temps qu'il ne passait pas à la forêt pour abattre ou charger hêtres et chênes, au moulin pour dresser la servante encore novice, à la scierie où Cadet le remplaçait assez bien par son adresse innée, mais avec une assiduité insuffisante, il l'employait à des voyages à Rodez ou dans l'Albigeois, pour placer sa planche, ou à des courses chez les terriens aisés de La Capelle, de Peyrebrune ou de Saint-Jean, solliciter des délais de ceux à qui il devait de l'argent, ou en emprunter encore pour le dernier payement des coupes achetées à l'État. Très orgueilleux, il souffrait cruellement de toute la diplomatie qu'il était obligé de déployer, surtout quand il essuyait quelque refus plus ou moins déguisé. Son caractère s'aigrissait de jour en jour ; il rabrouait ses clients peu pressés de payer leurs frais de mouture ou de sciage, sa servante, son valet, – et même ses enfants, pour la moindre négligence ou la moindre observation. L'oncle Joseph, quoique son aîné, n'était pas à l'abri de ses rebuffades : il lui fallait toute la bonté d'âme dont la nature l'avait doté ; il lui fallait surtout toute sa tendresse pour sa bellesœur et pour sa filleule, et tout son attachement à ce moulin où il était né et dont le renom lui était cher, pour ne pas abandonner à jamais ce frère cadet qui se montrait parfois si cassant et si ingrat. Les jours grandissant et la température devenant plus douce, il eût pu déjà retourner à ses entreprises ; en dix endroits on l'attendait pour restaurer un moulin et monter une scierie ; mais il ajournait son départ, d'abord pour être tout à fait rassuré sur la santé de Rose ; ensuite pour connaître le résultat du tirage au sort de son neveu ; enfin et surtout, pour tâcher de raccommoder Aline avec son amoureux. Dix fois, il essaya d'arracher à sa nièce la promesse d'oublier les torts de Jean et de devenir sa femme dès que le garçon meunier trouverait à affermer un moulin, c'est-à-dire vraisemblablement dans un an ou deux, et que Terral, ayant marié son cadet, consentirait plus aisément à voir Aline quitter la maison. Linou répondait toujours de la même manière : elle ne pouvait quitter sa mère ; elle pardonnait à Jean mais elle ne se marierait jamais ! Le bon parrain s'inquiéta bientôt de cette obstination de sa filleule, et se douta bien qu'elle ne lui donnait pas le vrai motif ; et il finit par se dire qu'un prêtre seul, – et pas le premier venu, pas le curé de La Capelle, rude et maladroit, – mais l'abbé Reynès, l'ancien confesseur de Linou, resté l'ami de toute la famille, était capable, à force d'autorité et de douceur, de réussir dans une mission où lui, Joseph, malgré son intelligence et son cœur, avait si complètement échoué. Alors, un dimanche de la fin du mois de février, par un précoce et tiède soleil, – sous prétexte d'aller voir si les truites mordaient déjà, il prit sa ligne, et descendit le cours de la Du- renque. Pêcheur incomparable, il capturait ce poisson si vivace et si défiant dans les ruisseaux et les ruisselets même les plus obstrués de pierres, de racines et de broussailles ; là où les autres pêcheurs perdaient ou cassaient les hameçons, les crins, parfois le roseau, lui, d'un œil juste et d'un mouvement précis du poignet, faisait tomber son appât à l'endroit voulu, reconnaissait à la moindre résistance la présence de la truite, la ferrait vivement et, sans accrocher aux branches des aulnes ou des ronces, l'arrachait frétillante à son abri et, lui faisant décrire une courbe savante, la jetait sur l'herbe du pré, où elle agonisait en cabrioles désordonnées. Quand il atteignit le barrage du moulin des Anguilles, ne voulant rencontrer ni Pierril ni sa femme, qu'il n'aimait guère, il siffla d'une certaine façon, à deux reprises ; et il ne tarda pas à voir accourir, le long du bief, Garric, endimanché, et prêt, évidemment, à partir pour La Garde, où les cloches sonnaient la seconde messe. Joseph Terral lui expliqua brièvement son projet d'aller trouver le curé Reynès, et de le prier de tenter une démarche auprès d'Aline. – Lui seul, dit-il, peut obtenir de ma nièce qu'elle parle clair ; moi, qui passe cependant pour n'être pas trop sot, j'y ai perdu ce que je pouvais avoir de ruse et d'esprit. Jean hésita, quoiqu'il eût dans le curé de La Garde une confiance entière ; mais son grand ami insista, le persuada, l'entraîna. Après la messe, ils allèrent ensemble frapper à la porte du presbytère. Naturellement, l'abbé Reynès leur fit le plus cordial, le plus chaleureux accueil. On mangea les truites, frites par Victorine dans de la graisse d'oie et saupoudrées de farine de froment et de persil, et on les arrosa copieusement, l'oncle Joseph n'ayant pas manqué de répéter que le poisson doit nager trois fois : dans l'eau, dans la poêle et dans l'estomac des convives. Après quoi, le curé promit de se rendre au moulin de La Capelle dès qu'il en trouverait le temps et le prétexte. Et il termina l'entretien en disant à Jean : – Je verrai Linette et, quoique je ne sois plus son confesseur, je crois pouvoir espérer qu'elle m'ouvrira son âme. Je plaiderai ta cause de mon mieux, avec le grand désir de la gagner… Mais il est bien entendu que, en fin de compte, je respecterai le sentiment de cette petite, quel qu'il soit, et que je n'essayerai pas de peser sur sa détermination. Je m'efforcerai de savoir ; je dirai ce que j'aurai appris ; et c'est là tout ce que je peux pour toi, mon garçon. Et il fut ainsi convenu… Le lendemain, c'était le jour du tirage au sort pour le canton de Saint-Jean. Le matin, le farinel des Anguilles venait de lever la vanne de la scierie, quand, malgré le bruit de l'eau sur la roue et de la lame dans le bois, il entendit des cris et des chants sur le chemin qui descend de La Capelle par la Croix-des-Perdus. Ayant arrêté le mécanisme un instant, il perçut des roulements de tambour. Pas de doute : les conscrits de La Capelle-des-Bois, au lieu de suivre la grand'route pour se rendre à Saint-Jean, avaient préféré prendre par les raccourcis ; ils allaient donc franchir le ruisseau sur la passerelle des Anguilles. Effectivement, il les vit déboucher, à quelques cent pas, sur le flanc du coteau. Drapeau en tête, le tambour de la commune à la hanche du garde champêtre Ramond, – un ancien soldat de Crimée et d'Italie, – ils dévalaient dans un tumulte de chants, d'appels et de rires, leurs chapeaux enrubannés et le « pal » de houx noueux à la main. Ils étaient bien une douzaine, cette année-là, et certains se laissaient accompagner qui d'un père, qui d'un frère, ce qui faisait une petite troupe assez nombreuse et extrêmement bruyante. Ils chantaient, cela va sans dire : Partons, partons, chers compagnons, Partons, la fleur de la jeunesse… Ils franchirent la passerelle d'où Pierril avait fait son plongeon quelques mois auparavant. Plusieurs firent irruption dans la scierie, que Jean avait remise en branle ; et c'était à qui décocherait une plaisanterie au garçon meunier, à qui lui allongerait une tape sur l'épaule, une bourrade dans les côtes, – en bonne camaraderie, toujours. Il retrouvait là ses amis, ses anciens compagnons d'école ou de catéchisme : deux Lacan, deux Costes, un Lacroze, un Grimal, un Labit, un Vernhes, le cadet Terral, enfin… – Bonjour, farinel…, bonjour, Pierrillou ! lui criait-on sous le nez… Arrête donc ta « ressègue » et viens remettre ta main dans la toupine nationale !… Qui est-ce qui t'a permis de « tirer au sort » une année avant nous, espèce de Mathusalem !… Et l'un fermait la vanne, et l'autre, ramassant de la sciure à poignées, la lançait à la figure d'un compagnon, aveugle et suffoqué à moitié… Enfin, la bande folle, après avoir exaspéré le chien du meunier en imitant ses abois, et son chat en miaulant à la chatière, se mit à escalader le versant de la rive gauche. Plusieurs de ces braves garçons, si rieurs ce matin, pleureraient avant le soir, eux ou ceux qui les accompagnaient. Garric remarqua que le jeune Terral n'était pas entré dans la scierie pour lui serrer la main, et n'avait pas fait mine de l'apercevoir ; il épousait donc les rancunes de son père ; et ce fut pour Jean une tristesse de plus. Il regarda un moment la troupe joyeuse gravir le chemin qui mène au plateau d'Estrieysses et de Griac et, à travers les châtaigneraies, les bosquets de chênes, après d'autres pentes et d'autres montées, à la plaine où le gros bourg de Saint-Jean s'étale à l'aise, avec ses rues droites et presque géométriquement disposées, mais bordées de maisons inégales, pauvres, sans caractère et sans passé, et que domine une église neuve de proportions prétentieuses, d'ailleurs inachevée et sans clocher. Tout le jour, en s'occupant de la scierie ou du moulin, Garric, conscrit de l'an passé, se représentait les ébats et les émotions de ses amis de la classe nouvelle, par les rues, à la mairie et dans les auberges et les cafés du chef-lieu de canton. Il les voyait s'approcher un par un, de l'estrade où M. le Préfet dans son bel habit brodé, entouré des maires du canton et flanqué de gendarmes à tricorne, présidait distraitement au tirage. À l'appel de leurs noms, ils s'avançaient, le cœur battant, la gorge serrée, la main tremblante en dépit de leur crânerie affectée, vers l'urne mystérieuse où dormait leur avenir ; ils y plongeaient le bras, en retiraient un petit papier roulé qu'ils tendaient à un des personnages officiels, lequel lisait tout haut le chiffre : « N° 10 », – « n° 100 », – « n° 1 ! » devant le petit conscrit atterré ou ravi et faisant de vains efforts pour cacher son désespoir ou son allégresse, tandis que, dans la foule des curieux contenue le long des murs, se faisait entendre, tantôt une exclamation joyeuse, tantôt une plainte, quelquefois un sanglot… Le soir, Garric guetta vainement le retour de ceux de La Capelle ; ils avaient préféré prendre par le grand chemin, afin de suivre ou de précéder – en tout cas, d'éclipser – les conscrits de La Garde ; et aussi pour faire à La Capelle une entrée plus triomphale. Ils y arrivèrent à la tombée de la nuit, tambourinant toujours et toujours chantant. Depuis plus d'une heure, des femmes, des enfants, quelques vieux, s'attroupaient sur le foirail, près des maisons entre lesquelles débouche la route de SaintJean. Déjà, on entendait au loin le sempiternel refrain : Partons, partons, chers compagnons, monter ou descendre avec les montées et les descentes du chemin. Et les écoliers s'efforçaient d'y répondre de leurs voix aigrelettes de cochets. Puis, les hommes ayant fini leur journée aux champs, dans les étables ou à la boutique, arrivaient aussi aux nouvelles. Que d'impatiences, que de craintes et d'espoirs au cœur des mères, des pères, des sœurs, des amoureuses ! Les chants se rapprochaient : Ce que je regrette en partant, C'est le tendre cœur de ma maîtresse. Quelques adolescents couraient en éclaireurs au-devant de la troupe joyeuse… Enfin, on les aperçut, le grand Lacroze en tête, portant le drapeau, à côté du garde tapant avec rage sur sa peau d'âne détendue. – Les voilà !… les voilà !… On se précipitait vers eux. Mais ils poursuivaient leur marche et leur chanson : Quand nous serons en pleine mer, En pleine mer de l'Angleterre…, enflant et poussant leurs voix enrouées de fatigue ou de boisson, auxquelles se joignaient graduellement celles de quelques conscrits des années précédentes, celles des adolescents, celles des enfants, des femmes et des filles, en un formidable unisson, – un peu discordant et sauvage, certes, mais si impressionnant. On leur barra la route. On voulait voir les numéros épinglés au chapeau, dans les nœuds de rubans multicolores. Et ce furent de nouveaux cris de joie ou de douleur, des embrassades, des larmes, des gémissements de mères désolées. Mais quoi ! des soldats s'amollir comme des filles ? Non ; en route pour l'auberge Flambart, où l'on a préparé le souper… Et, de nouveau, éclatait, dans la principale rue du village : Partons, partons, chers compagnons… La foule suivait, chantant aussi, ou commentant les résultats : – Ce pauvre Labit, quel malheur : il n'a tiré que 12. Que deviendront ses deux vieux ? – Que deviendra sa petite Sylvie ? – Et les Lacan ? – Oh toujours chanceux, ceux-là… L'un a tiré 75 et son cousin, 90. – Et le Cadet du moulin ? – 55… Ni bon, ni mauvais, ça dépendra… – Et le grand Lacroze ? – 4… Il est bon pour la marine. – Mais il a un frère soldat et qui « l'en tirera »… – Alors, tant pis pour nos poulaillers, pour les truites et pour les lièvres ! – Mais non pas tant pis pour les cabaretiers ! Des têtes paraissaient aux croisées. Les vitres des auberges flamboyaient. Le curé même, qui, le matin, avait dit la messe pour les conscrits, les attendait sur la place pour les féliciter ou les consoler. Au moment où la bande allait entrer chez Flambart, le jeune Terral s'esquiva, courut d'une haleine au moulin embrasser les siens, dont un seul, l'oncle Joseph, – qui, dans des occasions pareilles, ne tenait pas en place, et, à soixante ans, s'en croyait vingt, – était monté à La Capelle, et s'était attablé à l'auberge en attendant les conscrits. La meunière, toute dolente encore, avait passé la journée au coin du feu à dire son chapelet ; Linou, après avoir assisté à la messe, avait allumé un beau cierge à l'autel de Notre-Dame ; le père Terral, tout en vaquant à sa besogne, avait vécu des heures d'angoisse ; il était assis, maintenant, en face de sa femme, sous la cheminée, tambourinant distraitement sur le dossier de sa chaise… Tous se taisaient. La porte s'ouvre : – Le voilà ! C'est Linou qui se précipite au cou de son frère. – Combien ? – 55 ! Tout ce que j'ai pu !… – Est-ce bon ? interroge la mère en larmes. – Excellent, maman, fait le jeune homme avec assurance. L'an passé, on s'est arrêté à cinquante, et on ira moins loin, cette fois, car la classe est superbe ! Je suis des plus petits ; et si, par cas, on atteignait mon numéro, en me tassant un brin, je perdrais sous la toise les deux lignes que j'ai en trop. – Dieu t'entende ! conclut la pauvre mère. Terral, sans être complètement rassuré, se déridait un peu, et se mettait à table, en disant : – Tu ne soupes pas avec nous, sans doute, Cadet ? – Impossible, père ; que diraient les camarades ? – Tiens, alors… Et ayant mis la main au gousset, il tendit au jeune homme un écu de cinq francs : – Voilà pour le café… Amuse-toi, mais ne passe pas la nuit… Et ramène ton oncle en rentrant. II On est au milieu de mars ; ce n'est point le printemps encore, mais on sent qu'il est en route et qu'il arrivera bientôt. Les nuages, poussés par un léger souffle du sud-est, passent hauts et légers, découvrant, par intervalles, de larges pans d'azur. Le curé Reynès va de La Garde au moulin de La Capelle, sa grosse canne à la main, son bréviaire sous le bras, sa soutane troussée au-dessus du jarret, à cause des flaques que les pluies ont laissées, ici et là, dans le creux des chemins bordés d'aubépines et de houx. De temps en temps, quand la route est sèche, il ouvre son gros livre et lit un bout d'office. Il le referme pour enjamber un ruisselet, contourner une mare, ou pour dire bonjour à quelque laboureur qui laisse souffler ses bœufs derrière la haie. Puis, il le rouvre encore et continue sa prière. Le soleil est déjà vif et caresse doucement les seigles reverdis, l'herbe renaissante des prés et des « devèzes » et les plumes des alouettes, qui n'osent encore s'élancer dans l'air, mais qui gazouillent à mi-voix sur les sillons. Une bergère, adossée au tronc d'un châtaignier, chantonne aussi en filant de l'étoupe sur sa quenouille de noisetier ; et là-bas, sur la droite, dans les bois et les bosquets où les cimes des hêtres rosissent déjà, la grosse grive s'égosille à saluer – un peu étourdiment peut-être, mais d'un tel cœur – les prémices du renouveau. Le bon curé a fini de lire. Il rêve maintenant ; il se laisse gagner à cette tiédeur, à ce calme heureux succédant aux tempêtes et aux averses. Fils de terriens, vivant parmi des terriens, il s'intéresse à tout ce qui les intéresse, se réjouit de voir si drus les blés de Vayssous, si bien en point les moutons de Mignonac, si profondément et si adroitement tracés les labours de La Salvetat ; de trouver ses paroissiens si vaillants à la besogne, et si gais les oiseaux du Bon Dieu. Il aperçoit loin, très loin, les cimes bleutées des Cévennes, qui encerclent un quart de l'horizon ; en deçà, un large ruban de vapeurs blanches qui dessinent les méandres du Tarn, d'où elles s'élèvent ; puis, sur une ligne de hauteurs que la transparence de l'air fait paraître toutes proches, les clochers de plusieurs paroisses qu'il reconnaît et qu'il se nomme tout bas, entre autres, celle de La Coste, sur laquelle il naquit, et sa maison paternelle, et le pré clos en contrebas du jardin où la lessive met une ligne de neige sur la haie, au-dessus des ruches. Chère maison ! comme il y a longtemps qu'il n'a pu en aller revoir le seuil où jouent ses neveux, et le petit cimetière où dorment ses anciens ! Mais, déjà, il quitte les terres de La Garde pour celles de La Capelle-des-Bois, son ancienne et toujours si chère paroisse, où il a laissé tant d'amis. Au bout du plateau où zigzague la route, se détachant en blanc et bleu sur le Lagast dont les pentes sont encore sombres, et sombre le hêtre plusieurs fois centenaire qui en couronne le sommet, apparaît le clocher de La Capelle, que lui, l'abbé Reynès, a fait ériger, et au bas duquel s'éparpillent où se serrent, au petit bonheur, les maisons grises du village. À droite et à gauche, des hameaux qu'il connaît bien pour y être allé bénir les bestiaux et les ruches, consoler des âmes en peine, porter de discrètes aumônes, assister des malades ou chercher la dépouille des morts. Mais la poésie de la nature et du souvenir doit céder aux obligations de son ministère : il faut que M. le curé soit de retour à La Garde assez tôt pour un baptême, et il n'a que le temps de remplir, au moulin de La Capelle, la mission délicate dont il s'est chargé, à la demande de l'oncle Joseph et de Garric. Déjà il aperçoit la fumée qui monte, droite et bleue, de la maison encore invisible. Les cimes des peupliers bordant l'étang se montrent ensuite, légèrement poudrées de vert pâle, et, dans l'une d'elles, un ménage de pies charpente sa nouvelle demeure. Puis, derrière un dos de pré reverdi, les toitures surgissent dans les noyers et les vieux poiriers qui les protègent. Enfin, l'étang lui-même, calme, luisant, tout ensoleillé, avec le clocher de La Capelle renversé dans sa claire profondeur. Oh ! le doux vallon, le coin béni, le printanier petit Éden ! Et l'abbé Reynès sait que nulle part il n'est plus aimé que là, – non seulement par Rose, qu'il a mariée, et par Aline, qu'il a baptisée et suivie jusqu'à sa seizième année, – mais par le père Terral, par son fils cadet et l'oncle Joseph. Pas très dévots, certes, ceux-là, pas très assidus aux offices, surtout au temps de la pêche ou de la chasse ; en outre, aimant un peu trop la gauloiserie, les récits salés et les jurons dont tout bon conteur doit les ponctuer ; mais d'excellents cœurs, au fond, qu'on ramènerait vite si l'on savait s'y prendre, et à qui Dieu pardonnerait sûrement en considération des vertus et des prières de la meunière et de Linou. III Le curé de La Garde pénétra dans la basse-cour, où, soudain, un vieux canard « musqué » s'élança vers lui en sifflant, tandis qu'une truie, qui allaitait ses gorets, se dressa, hargneuse, faisant mine de saisir par sa soutane l'indiscret visiteur. Mais, sur le petit perron de l'escalier extérieur, une jeune silhouette apparut : c'était Aline. Toute surprise, toute rougissante, elle descendit vivement les marches, donna quelques coups de gaule à la truie et au canard acharné après les mollets de l'abbé. Puis, elle introduisit celui-ci, avec mille excuses… – Ma foi, s'écria-t-il en riant, ta basse-cour n'est guère accueillante, ma petite Line… Est-ce que mes anciens paroissiens ressembleraient à tes bêtes, par hasard ? – Oh ! monsieur le curé, pas ceux du moulin, en tout cas… Que je suis confuse de vous recevoir ainsi ! j'étais loin de vous attendre…, à pareille heure !… Pourquoi n'être pas venu avant le dîner ?… Je vais chercher maman, qui, par ce beau soleil, a voulu descendre au jardin. – Attends, Linette, attends un peu… Nous irons vers ta mère ensemble… Tu es seule, ici ? – À peu près ; la servante est au Moulin-Bas ; mon père et mon frère au bois du Lagast ; et parrain « visite » des ruches, je ne sais trop où. Elle faisait asseoir l'abbé Reynès qui, sitôt assis, posait son chapeau sur ses genoux, par vieille habitude humait une prise de tabac et, remontant ses lunettes sur son front, dévisageait malicieusement et affectueusement son ex-petite paroissienne. – Comment se porte-t-on, au moulin ? Maman est tout à fait guérie, n'est-ce pas ? – Tout à fait, non, monsieur le curé ; ses forces ne reviennent pas vite… – Et toi, Linette, tu vas bien ?… Voyons, regarde-moi… Un peu pâlotte et maigrie, il me semble… Et ce n'est pas étonnant, après tout le chagrin et toute la fatigue de ces trois mois… Mais tes couleurs reviendront avec les fleurs du printemps. Tu es tout à fait rassurée sur la santé de ta mère ; et Cadet a tiré au sort un numéro qui permet d'espérer qu'il ne sera pas soldat. – Le numéro 55 ; ce n'est pas merveilleux, monsieur le curé ; mais il y a, paraît-il, grand espoir que ce sera suffisant… Oui, grâce à Dieu, les choses s'arrangent un peu chez nous, quoique je devine que mon père a encore bien des tracas… – Qui n'en a point ?… Mais toi, petite, dis-moi, pendant que nous sommes seuls, si tu n'as pas d'autres peines que celles de tes parents. – N'est-ce pas assez, monsieur le curé, que notre part dans les soucis de ceux que nous aimons ?… – Linou, sois franche… Tu vois bien que je sais quelque chose… Et, quoique n'étant plus ton confesseur, je suis assez ton ami et celui des tiens pour que tu puisses te confier à moi… Très rouge, la jeune fille baissait la tête, et, les mains dans les poches de son tablier, elle se taisait. – Quoi ! tu ne veux pas me dire ton secret ?… Car tu en as un ; celui que ce secret intéresse le plus, après toi, me l'a révélé. Encore une fois, je sais tout. – Oh ! non, pas tout…, pas le plus important… Et des pleurs lui vinrent aux yeux. L'abbé lui prit les mains, l'obligea de s'asseoir près de lui. – Le plus important ?… Et tu ne peux pas me le confier, à moi, le vieux pasteur qui t'a baptisée, qui t'a fait faire ta première communion ?… – Si, si, monsieur le curé, je vous dirai tout… J'ai eu cent fois l'idée d'aller vous voir tout exprès… La maladie de ma mère et le soin de la maison m'en ont empêchée. Mais, bientôt, la semaine prochaine peut-être, je pourrai m'absenter quelques heures…, et j'irai vous conter le secret que vous me demandez. – Pourquoi pas tout de suite, mon enfant ? – Parce que…, parce que… Ah ! si vous saviez !… Et elle éclata en sanglots. L'abbé Reynès, stupéfait, essaya de la calmer, de la bercer de ces consolations, à la fois paternelles et mystiques, dont les bons prêtres excellent à endormir les souffrances. Linou s'essuya les yeux, fit effort pour parler, puis se cacha la figure dans les mains, et garda encore le silence. – Eh bien ! ma petite fille, je vais t'aider… Voyons… Tu aimes Jean Garric, n'est-ce pas ? C'est une affection honnête, profonde, qui vient de loin, de votre enfance ? Elle ne répondit que par un signe d'assentiment. – Il n'y a pas de mal ni de honte à aimer ainsi, continua le prêtre… Certes, le sentiment que vous éprouvez l'un pour l'autre, Jean et toi, peut n'être pas au gré de tes parents, de ton père, tout au moins, et je ne voudrais rien faire ni rien dire qui pût le désobliger. Pourtant, il me semble que Garric, quoique pauvre en ce moment, ne serait peut-être pas un si mauvais parti. Vaillant, adroit, soigneux, je serais fort surpris qu'il ne devînt pas un fin mécanicien comme ton parrain, ou un meunier entreprenant comme ton père… – Monsieur le curé, permettez que je vous arrête… – Oui, mon enfant, je sais ce que tu vas me dire : Jeantou m'a tout avoué ; il s'est mal conduit envers toi. – Envers moi… et aussi envers la fille de Pierril, puisqu'elle s'en est retournée… Jean, l'ayant compromise, devait l'épouser ; n'est-ce pas votre avis, monsieur le curé ? L'abbé Reynès était interloqué… – Mon enfant, reprit-il, un peu embarrassé, ton cœur est si bon qu'il te fait plaider la cause d'une personne que la charité chrétienne m'interdit d'accabler, mais qui, au dire de ceux qui la connaissent, est tout au moins une délurée… Elle s'est jetée à la tête d'un pauvre garçon timide, perdu dans une solitude, désolé de ne plus te voir, désespéré d'avoir été chassé par ton père… Il faut se mettre à sa place ; de plus forts que lui auraient, sans doute, succombé. – Aussi, je vous répéterai ce que j'ai dit à mon parrain : « Je pardonne…, j'ai pardonné à Jean depuis longtemps… Mais je ne veux plus, je ne peux plus me marier. » – Tu ne peux plus… Qu'est-ce à dire, Linette ? La jeune fille s'était levée et, debout devant le prêtre, très résolue, elle répéta : – Non, je ne me marierai jamais… J'appartiens à Dieu ; j'entrerai au couvent… Voilà mon secret, monsieur le curé. – Que dis-tu ? Tu veux te faire religieuse ? – Oui, monsieur le curé. – Tu y as bien réfléchi ? – Oui, monsieur le curé, beaucoup, longtemps. – Et tu as consulté tes parents ? – Hélas ! non ; et c'est bien la peine que je vais leur causer qui m'épouvante… – Voyons, voyons, Aline, tu n'as pas cédé à la colère, à la rancune, au découragement ? – Non, monsieur le curé…, du moins, je ne le crois pas. – Et tu ne penses pas revenir sur ta détermination ? – C'est impossible : j'ai fait un vœu. – Un vœu ! Tu as prononcé un vœu, Aline ? s'écria l'abbé en saisissant de nouveau les mains de la jeune fille et en la regardant bien dans les yeux. – Oui, monsieur le curé, j'ai fait un vœu. – Mais, voyons, quand ? dans quelles circonstances ? dans quel état d'esprit ? Parle ! L'enfant se rassit et, d'une voix presque basse, un peu haletante, interrompue de temps à autre par un sanglot, elle raconta la terrible nuit pendant laquelle, devant le lit de sa mère en proie aux affres du mal, désespérée, elle avait tendu ses bras vers le Crucifié et avait prononcé les paroles irrévocables. – Ma chère fille, ma pauvre enfant ! fit l'abbé avec un accent de tendresse et d'admiration à la fois… C'était pour sauver la vie de ta mère ? – Sans doute, monsieur le curé. – Uniquement pour cela ! Aucun autre motif ne te poussait ? Tu savais, à ce moment-là, que Jean avait failli ? – Je le savais. – Et, si tu l'avais ignoré, aurais-tu prononcé ton vœu quand même ? – Comment vous répondre ? Comment savoir ?… Je crois bien que j'aurais quand même agi comme j'ai agi. – Mais tu n'en es pas sûre ?… Un grand chagrin venait de t'atteindre. Ton âme était bouleversée, ta volonté affaiblie ; la crainte de perdre ta mère a fait le reste… Chère imprudente ! Le silence s'établit encore. L'abbé Reynès réfléchissait profondément. – Vous me désapprouvez, alors, monsieur le curé ? interrogea la jeune fille, en levant sur lui un regard inquiet. – Je ne saurais approuver une résolution aussi grave, prise dans un tel moment… La vraie vocation religieuse, mon enfant, doit venir de loin, croître et s'affermir peu à peu ; c'est une fleur lente à germer et lente à s'ouvrir… – Oh ! j'avais songé au couvent bien des fois, déjà ; et vous devez même vous souvenir de m'en avoir entendu parler. – Oui, mais c'était avant d'aimer Jean ; pas depuis ? – Même depuis ; j'y avais pensé, surtout quand mon père lui eut défendu de reparaître dans la maison… – Et, dis-moi, tu n'as jamais eu de regret de l'engagement que tu as pris ? – Jamais ! Songez donc, monsieur le curé, que Dieu m'a exaucée aussitôt, puisque maman a été mieux dès le lendemain, au grand étonnement du docteur Bernad… Comment pourraisje avoir du regret ? Ah ! mon enfant, c'est beau, ce que tu dis là… Mais je n'en persiste pas moins à dire qu'il ne faut rien brusquer, qu'il faut réfléchir encore, consulter… – Mais, moi, je sens que je ne dois pas différer, que ce serait lâche… Qu'est-ce qu'une fiancée qui marche avec regret vers l'époux qu'elle a choisi ? – Soit, qu'il t'entende et qu'il t'approuve, s'il le juge à propos !… Mais il faut tout confier à tes parents, à maman d'abord. Où est-elle, maman ? La jeune fille se leva, alla ouvrir la croisée donnant sur le jardin. – Elle est là-bas, assise au bout du rucher. – Viens avec moi : nous allons lui parler de ton projet. Mais l'enfant tressaillit, recula, effrayée. – Ah ! monsieur le curé, quel moment ! quelle épreuve ! – Quoi ! tu trembles devant la première ? – Je vous en prie, pas moi… Vous !… Parlez-lui, monsieur le curé ; cela lui sera moins pénible ; elle se résignera plus aisément… Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! ayez pitié d'elle et de moi ! – Tu le veux ? J'y vais. Et il mit son chapeau, reprit sa canne, redescendit l'escalier et s'achemina, à travers la cour, vers la porte du jardin. Mais, avant qu'il l'eût ouverte, Linou s'était précipitée, l'avait rattrapé : – Ménagez-la, monsieur le curé, je vous en supplie !… Elle est encore si faible !… L'abbé la regardait, ému jusqu'aux larmes : – Pauvre petite ! C'est la première défaillance au bas de ton calvaire… Va, je ne dirai que ce qu'il faudra dire, et me tairai, si je le crois bon. Et il pénétra seul dans le jardin. IV Ce jardin, à la fois potager et verger, était pour Rose Terral un domaine, un petit royaume, bien à elle, et dont elle était fière et jalouse. Sauf les gros travaux de défonçage, elle y faisait à peu près tout : semis, plantations, binages, sarclages, cueillettes. Un petit coin seulement était confié à Linou pour la culture de ses fleurs. Et nul jardin de La Capelle n'était aussi bien tenu, aussi productif, aussi plaisant à l'œil. Dès que les soins du ménage lui laissaient quelque répit, la meunière courait s'y enfermer ; et si aucun travail n'y était pressant, elle s'y promenait, rêvant, contemplant fleurs ou fruits, arbres et ruches, s'intéressant aux nids dans les haies, aux abeilles qui la connaissaient bien et qui ne la piquaient jamais, même lorsque, comme ce jour-là, elles étaient irritées du récent enlèvement de leur miel. Elle s'était assise, emmantelée et encapuchonnée, – parce qu'elle sortait pour la première fois depuis sa maladie, – à sa place préférée, la même où souvent, le dimanche après vêpres, elle allait réciter son chapelet, à l'extrémité du rucher, dans l'angle abrité formé par la haute et épaisse chaussée de l'étang et le mur protégeant le jardin contre la cascade du déversoir au temps des grandes eaux. Là, sous la retombée d'un sureau et d'un noisetier sauvage, encore dépourvus de feuilles, mais déjà couverts de bourgeons vert et or, l'œil sollicité par un couple de bergeronnettes lavandières qui commençaient leur nid, la chère femme jouissait de son retour à la santé, toute pénétrée de bienêtre physique, dans la lumière et la tiédeur de ce jour annonciateur de renouveau. Elle le revoyait donc, ce jardin bien-aimé ; elle retrouvait donc la petite thébaïde chère à ses rêves, aux effusions de son âme mystique et à ses nostalgies imprécises d'un Eden dans l'au-delà. Au grincement de la porte rustique, Rose sortit de sa rêverie. Elle vit une robe noire traverser le jardin dans sa largeur, et elle crut à une visite du curé de La Capelle, qui venait souvent la voir et la fatiguait même un peu de sa fruste loquacité. Elle voulut lui crier de prendre garde aux abeilles, et de longer les ruches avec une sage lenteur. Mais le conseil était superflu : l'abbé Reynès élevait aussi des abeilles, et il savait ménager ce peuple irritable et jaloux. Il allait à tout petits pas, s'arrêtant parfois un peu derrière le tronc d'un poirier, ne faisant aucun geste brusque pour écarter celles qui venaient bourdonner à ses oreilles ou même s'empêtrer dans ses cheveux gris. Que dis-je ! Il murmurait, lui aussi, comme les enfants qui surveillent les essaims et les invitent à descendre : – Belles, belles, posez-vous ! Calmez-vous, douces avettes de Notre-Seigneur. Décidément, ce n'était pas l'allure de l'abbé Laplanque ; en pareil cas, il aurait eu déjà vingt abeilles sur sa tonsure et reçu, sans doute, plusieurs coups d'aiguillon. Rose reconnut enfin le curé de La Garde, se leva pour le saluer de son bonjour fervent et de son sourire de douceur. Il la fit rasseoir, s'assit lui-même sur une ruche vide renversée, et lui exprima toute sa joie de la voir revenue à la santé : – Oh ! j'avais de vos nouvelles souvent, et je savais que vous alliez de mieux en mieux ; sans quoi, malgré la besogne, qui ne me manque pas, surtout en Carême, je serais venu vous voir plus tôt. – Vous êtes si bon, monsieur le curé ! Vous n'avez pas oublié votre ancienne paroissienne… Je suis bien certaine même que vous avez prié pour moi, et que vos prières ont fait plus pour me guérir que les remèdes du docteur Bernad. – Il faut les unes et les autres, mon amie ; il faut le médecin et il faut Dieu… Et, après un court silence : – En fait de prières, je crois bien que celles de Linette auraient suffi. – Linou ? Ah ! la chère petite ! Oui, elle a bien prié aussi, et elle m'a tant soignée !… L'avez-vous vue, en arrivant ? – Sans doute ; nous avons même causé ensemble un bon moment. – Et comment la trouvez-vous ? Bien changée, n'est-ce pas ? – Un peu pâlie… La fatigue, l'inquiétude… – N'y a-t-il pas autre chose ?… Elle est triste, toujours triste. Elle maigrit ; je suis sûre qu'elle pleure en cachette. – Et vous connaissez les causes de ce chagrin ? – Je crois en connaître une… Vous avez, sans doute, ouï dire que ma fille avait conçu un sentiment très tendre pour Jean Garric ? – Oui, je sais cela ; elle-même vient de m'en parler… – Vous a-t-elle dit également que Terral, les ayant rencontrés ensemble, avait chassé un jour le jeune homme, avec injures et menaces, et défense de remettre les pieds au moulin ? – Je sais cela aussi ; et je sais encore que Jean s'est oublié avec la fille de Pierril, dans un moment de détresse et, pour tout dire, de lâcheté. – Tout cela, reprit la meunière, peut, à première vue, expliquer le chagrin d'Aline… Eh bien ! monsieur le curé, je crois qu'il y a encore autre chose : si elle souffre, si elle pleure dans les coins, si elle dépérit, c'est qu'elle a un secret ; et ce secret, je crains de le deviner, je tremble de l'apprendre… Rose s'arrêta, lasse d'avoir tant parlé, son regard plein de larmes, sa pauvre figure émaciée exprimant une tristesse sans bornes. L'abbé Reynès n'osait lui dire que ce fameux secret, il le connaissait, lui, depuis un moment. Il redoutait, comme Linou, l'effet d'une telle révélation sur la mère, si affaiblie, et qu'une brusque secousse pourrait abattre sans recours. Tous deux se taisaient ; un calme profond les entourait. Le déversoir n'épanchait qu'un mince filet d'eau au léger gazouillis. La chère femme raconta la vision qui repassait sans cesse sous ses yeux, depuis la première nuit de sa maladie, et dont elle ne pouvait dire si c'était chimère ou réalité : Linou faisant le serment d'être religieuse. L'abbé Reynès eut un mouvement, ouvrit la bouche, et faillit se trahir ; il se ressaisit pourtant. – Si Aline avait fait ce vœu, ne vous l'aurait-elle pas avoué depuis ? – Qui sait ? Elle veut attendre peut-être que je sois plus forte… Et moi, je suis lâche, je n'ose l'interroger… – Si la chose était vraie, pourtant, il ne faudrait pas lui en vouloir à cette enfant, ni vous en désoler : elle ne saurait vous donner une plus grande preuve d'amour. – Mais je n'accepterais pas un pareil sacrifice, monsieur le curé. Ma vie est à son déclin ; je ne voudrais pas conserver le peu qui m'en reste au prix de celle de ma fille… Que deviendrais-je, d'ailleurs, souffrante et faible comme je le suis, si Linou me quittait ?… Et son père ? – Prenez garde, ma pauvre amie ; vous, si charitable et si généreuse, vous allez parler en égoïste… De tout temps il y a eu, surtout dans les bonnes maisons, des garçons pour se faire prêtres, des filles pour entrer au couvent. Vous avez une sœur religieuse, un cousin curé comme moi… – Il est vrai… Mais ce n'est pas la même chose. Chez moi, nous étions quatre filles : une pouvait se donner à Dieu. Moi, je n'ai que Line, mon aînée s'étant établie loin de nous. – Vous prendrez une bru, qui la remplacera… Et puis, elle n'est pas encore partie… et… – Elle doit donc partir ? Vous voyez bien que mes craintes étaient fondées… Vous savez quelque chose, monsieur le curé !… Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !… Et la pauvre mère éclata en sanglots et se renversa contre le mur, défaillante. L'abbé Reynès sentit qu'il serait dangereux de pousser plus loin sa révélation. Il s'efforça, au contraire, de la reprendre. – Voyons, Rose, voyons… Nous ne faisons là, vous et moi, que des suppositions… Je voulais simplement vous rappeler que la vocation religieuse n'est pas un malheur, mais plutôt une bénédiction ; que Dieu, d'ailleurs, a le droit, plus encore que l'empereur, de vous demander vos enfants, que la Vierge ellemême a donné son fils ; et que vous, croyante et pieuse comme vous l'êtes, si jamais Jésus appelait à lui votre cadette, vous sauriez la lui offrir… Mais puisse-t-il ne jamais vous la demander ! La douce femme, revenue un peu à elle, ses mains tremblantes dans celles du prêtre, ne protestait plus. Mais de grosses larmes descendaient sur ces joues pâles et flétries, et ses yeux, fatigués et déteints, se levaient au ciel dans une angoisse adoucie de résignation. – Monsieur le curé, reprit-elle, tout ce que vous venez de me dire, je l'ai souvent pensé. Avant ma dernière maladie, j'aurais eu, je crois, assez de courage pour supporter l'épreuve dont nous parlons, si Linou m'eût manifesté le désir de se faire religieuse… Aujourd'hui, même consentante de cœur, mes forces me trahiraient… Parlez encore à ma fille ; tâchez de savoir au juste ses desseins. Si c'est le délire seul qui a causé mes pressentiments, qu'elle se hâte de me rassurer… Sinon, qu'elle ajourne un peu : je sens que je ne vivrai pas vieille ; et, quand je serai morte, oh ! oui, oui, qu'elle prenne alors le voile, si elle ne veut ou ne peut épouser le brave garçon sur lequel je comptais pour la protéger. – Il sera fait comme vous souhaitez, ma chère amie. Mais chassez ces idées de mort. Quand la mort se présente, il faut l'accepter ; il ne faut pas la désirer, ni la provoquer. Rentrons. Aline m'accompagnera quelques pas pour que je puisse lui parler encore un peu. Et, quoi qu'il arrive, souvenez-vous que nous devons nous courber docilement sous la volonté de Celui qui mesure nos peines à nos forces, comme il mesure le vent à la brebis tondue. Tous deux traversèrent lentement le jardin que l'ombre commençait à saisir. Ils trouvèrent Linou dans la basse-cour. Dès qu'elle vit sa mère, plus pâle et plus affaissée encore que de coutume, la jeune fille courut à elle pour l'aider à remonter l'escalier. L'abbé Reynès prenait congé, malgré les instances des deux femmes pour le garder à souper. – À bientôt, Rose, à bientôt !… Et toi, Linette, accompagnemoi un peu, veux-tu ? – Volontiers, monsieur le curé ; le temps d'installer maman au coin du feu, et je vous rejoins sur l'aire-sol. Et les deux femmes remontèrent dans la maison, tandis que l'abbé sortait par le portail de la basse-cour. Dès qu'elle l'eut rejoint, Linou, anxieuse, l'interrogea : – Maman sait tout, n'est-ce pas ? – Non, mais elle a le pressentiment de tout. Et il lui rapporta leur conversation ; puis, il ajouta : – Maintenant, ma petite, je te le répète, il te reste à réfléchir encore. Songe qu'il y va du repos de ta vie, de ton salut. Pense à Jean, qui t'aime toujours. Demande-toi si tu ne l'aimes pas encore plus que tout au monde ; si tu n'as pas cédé au dépit, à la rancune, en renonçant à lui… Ensuite, si tu éprouvais quelque regret de ton vœu, sache qu'à ma demande l'Église t'en relèverait… Pèse bien tout ; ne brusque rien… Si ta résolution persiste, tu le diras à ta mère, – quand elle sera un peu plus forte, toutefois, – et aussi à ton père et à ton parrain… Moi, je me chargerai d'en informer Jean, et je tâcherai de le consoler… Voici le temps pascal, prie : Jésus ressuscité se chargera de te faire connaître ce qu'il attend de toi. La jeune fille baissait la tête sous la parole pénétrante de son conseiller. Quand il s'arrêta pour lui dire adieu, elle leva sur lui ses beaux yeux éclairés d'une lueur d'au-delà, lui tendit les deux mains, et répondit simplement : – Merci, monsieur le curé, je ferai ce que vous m'ordonnez ; et, ensuite, ce que Dieu m'ordonnera… Juste à ce moment, un coup tinta à la grosse cloche de La Capelle, puis un autre, puis un troisième. – Oh ! une « finie » ! monsieur le curé, s'écria Linou. Quelqu'un est mort… Tous deux se signèrent. – Qui donc était malade ? interrogea l'abbé. – Mais personne gravement, à ma connaissance… Une jeune femme descendait la côte, allant laver à l'étang. Linou l'interpella : – Martine, pour qui sonne-t-on ? – C'est pour ce pauvre Garric, du Vignal, notre voisin… Oui, Garric le menuisier… Il s'est tué en ébranchant les peupliers du maire. – Garric ? Oh ! mon Dieu ! s'écria la jeune fille, toute pâle. – Le malheureux ! ajouta l'abbé Reynès en se découvrant et murmurant une oraison. – Malheureux, en effet, ajouta la paysanne. On l'a rapporté vivant encore et même ayant toute sa connaissance. Monsieur le curé de La Capelle était allé voir la mère Puech, au Vitarel ; et, quand il est revenu, le pauvre Garric avait passé… Ah ! monsieur Reynès, si nous vous avions su ici !… – C'était un brave homme, reprit le prêtre : Dieu lui aura fait bon accueil… Je vais serrer la main de sa veuve, en passant. Son fils doit être déjà prévenu… Pauvre garçon ! – J'irai demain les voir, monsieur le curé ; ce soir, je suis absolument nécessaire à la maison. – Bonsoir, mes enfants, fit le curé de La Garde en saluant les deux femmes pour gravir la côte aussi vivement que le lui permettait sa verte soixantaine, alourdie d'un peu d'obésité. La cloche, qui avait annoncé la mort de l'humble terrien par quelques tintements espacés et comme haletants, alternait, maintenant, ses durs coups de battant, deux par deux, avec ceux de la petite cloche, et ce glas, dans l'air calme et limpide d'une soirée vraiment printanière, paraissait plus lugubre encore par le contraste de la mort et de la vie, de cette tombe ouverte à côté des sillons reverdis. Pauvre Garric ! Il s'est cassé les reins en émondant les peupliers ; et les peupliers, gonflés de sève, bourgeonnent jusqu'à leurs plus hautes ramures, et vont chanter dans la brise en berçant les nids de la saison nouvelle. Le lendemain, dans l'après-midi, Linou ayant prié l'oncle Joseph de remplacer au moulin la servante, afin que celle-ci pût s'occuper de la convalescente et donner ses soins à la bassecour, monta au Vignal porter ses consolations à la veuve Garric. Tout était silencieux dans la courette qui précède la misérable demeure. Deux poules y grattaient le fumier, et la chienne, allongée devant le seuil, ouvrit à peine ses yeux tristes, sans aboyer. La jeune fille pressa le loquet et, doucement, poussa la porte… Qui n'a pas vu un de ces pauvres logis de village où la mort vient d'entrer ne saurait s'en représenter le navrant aspect. En face de la porte, à droite du foyer, le vieux lit à alcôve, fait de planches disjointes et enfumées, garni de maigres rideaux d'indienne déteinte, à la frange supérieure desquels un petit bénitier de porcelaine est fixé sous un crucifix et une branche de buis sec. Sur le retroussis d'un rude drap de chanvre, le mort, dont un des rideaux masque la figure, étend ses bras maigres et rigides et ses mains jointes sur un chapelet. Le pétrin, qui sert aussi de table, a été poussé contre le pied du lit et porte une assiette avec un rameau de buis vert plongeant dans de l'eau bénite. Attaché au dos d'une chaise dépaillée, un cierge jaune se consume lentement. La veuve est assise sur une chaise basse devant le foyer, et se tient la tête enfoncée entre les bras, au niveau des genoux. La Sœur Saint-Cyprien, assistée d'une belle-sœur du mort, fixe sur un drap de lit destiné à recouvrir la bière quelques branches de buis et de houx, la seule verdure du pays en cette saison. Et le soleil pénètre par l'interstice des volets entrecroisés ; et une première mouche, éveillée par la tiédeur du renouveau et par l'odeur de la mort, voltige dans un rayon. Linou va droit au lit, prend le rameau trempé d'eau bénite, écarte un peu le rideau qui cachait le pauvre visage tiré et figé, et fait les aspersions accoutumées. Puis elle s'agenouille et récite le De profundis. Enfin, elle s'approche de la veuve, qui ne l'a pas entendue entrer, lui touche le bras. Mariannou relève la tête, pousse un cri, se dresse et se jette en sanglotant au cou de la jeune fille. – Ah ! ma petite, ma chère petite !… Que je suis malheureuse ! Mon pauvre homme ! Mon pauvre Garric ! Et c'est l'inévitable, l'éternelle lamentation, la même partout, en son fond et même en sa forme, qu'elle monte de la cabane ou du palais. Aline s'efforça de calmer et de réconforter la veuve ; elle pleura avec elle : on n'a encore rien trouvé de mieux pour atténuer l'amertume des larmes d'autrui que d'y mêler ses propres larmes. Puis, elle lui demanda où était son fils. – Jeantou ? Ah ! le pauvre enfant, gémit la veuve ; il est à la mairie, ou à la cure, peut-être chez Josépou de Reine, à commander ou à fabriquer lui-même la caisse… Il rentrera sans doute bientôt… Ah ! il souffre bien aussi le brave garçon… Linou, s'excusant sur l'état de faiblesse de sa mère et sur la nécessité de préparer le souper pour les meuniers et pour quatre ou cinq coupeurs d'arbres ou charroyeurs qui allaient revenir affamés de la forêt, abrégea sa funèbre visite, promettant de revenir le lendemain matin pour les obsèques. Elle fit encore une prière, au pied du lit, échangea quelques mots avec la Sœur Saint-Cyprien, et sortit doucement en refermant la porte. Mais elle était à peine hors de la cour qu'elle se trouva en face de Jean, qui revenait, son chapeau à la main gauche, et de sa main droite maintenant en équilibre sur son épaule le frêle cercueil de hêtre destiné à ensevelir son père. Aline s'arrêta, le cœur affreusement serré, et demeura comme pétrifiée au milieu du chemin ; Jean ne l'aperçut qu'au moment où il allait la dépasser. – Linou ! – Jean ! Et ils restèrent là un instant, n'osant rien se dire, tous deux sanglotant ; ils ne s'étaient pas revus depuis la scène des aveux au Moulin-Bas… Enfin, Garric s'approcha du mur en pierres sèches bordant le chemin, y déposa son sinistre fardeau et, debout, tête nue, les bras pendants, continua à regarder à travers ses pleurs la jeune fille, qui ne trouvait à dire que ces mots : – Sois courageux, Jean, sois courageux… Je te plains de tout mon cœur. Et elle lui avait tendu les deux mains dans un geste d'infinie tendresse. Mais une vibration métallique fendit l'air, et le premier coup d'un nouveau glas tomba sur eux du haut du clocher. Un sanglot déchirant du jeune homme y répondit. Linou retira ses mains, répétant : – Jean, du courage ! du courage ! Et elle s'en alla. Le lendemain, dès l'aurore, les cloches appelèrent pour l'enterrement. Le rustique, surtout dans la belle saison, ne donne à ses morts que le temps strictement nécessaire, – soit l'heure matinale, pendant que ses bêtes mangent, soit, après journée faite, les approches du crépuscule. Braves gens, serviables en tout ce qu'ils pouvaient, les Garric n'avaient que des amis, mais ils étaient pauvres : les funérailles furent modestes. Le curé et un chantre faisant aussi les fonc- tions de clerc et de porte-croix vinrent chercher le mort, que quatre de ses plus proches voisins emportèrent sur leurs épaules. Un maigre cortège suivait, qui se grossit cependant de quelques traînards sortant du lit ou des étables, la blouse noire passée en hâte, les cheveux embroussaillés et emmêlés de paille ou de foin. La bière placée sur deux tréteaux au milieu de l'église, entre six petits cierges, la messe commença et fut rondement dite. Quelques gens des hameaux éloignés arrivèrent encore. Dans les moments où le chantre et le curé se taisaient, on entendait les gémissements étouffés de la veuve, écroulée derrière le cercueil, à côté de son fils dont la douleur profonde restait pourtant muette. Puis ce fut l'absoute, l'eau bénite, l'encensoir promené autour du rustique catafalque, et ce dialogue à la fois si triste et si consolant, ces répliques latines qui forment comme la berceuse suprême dont l'Église endort ses enfants… Et l'on entra, tout à côté, dans le cimetière étroit, herbeux, sans cénotaphes de marbre ni de pierre, – modeste enclos où, dans la plus parfaite égalité, les morts de la paroisse reposent sous des croix de bois noires, les unes droites encore étant récentes, d'autres inclinées déjà par le vent, quelques-unes presque couchées, ou même disparues dans le gazon, comme leurs défunts dans l'oubli. Autour de la fosse, les femmes emmantelées, leur capuchon rabattu sur la face, s'agenouillent dans l'herbe ; les hommes debout, tête nue, se signent et prient. Les porteurs, à l'aide d'une corde descendent la frêle bière dans la glaise rougeâtre ; les cloches haletantes précipitent leurs dernières plaintes ; le curé fait les suprêmes aspersions et jette une pelletée de terre sur le cercueil qui retentit… C'est fini… Et chacun retourne en hâte à sa maison, à son champ, au pâturage, à la forêt. Le temps est beau : il faut semer les avoines de mars et les pommes de terre ; il faut planter les jardins, aller au lavoir, au moulin ou au four, pétrir et cuire le pain pour les vivants ; que les morts reposent en paix ! Seuls Jeantou et sa mère s'attardent, attendant que la fosse soit comblée et qu'on y ait planté la petite croix, semblable aux autres, avec l'inscription en lettres frustes : Ici repose Jean-Antoine Garric (1817-1869). Quand ils sortent enfin, Linou qui les attendait prend la veuve sous le bras pour la reconduire à sa demeure, lui tenant tous les propos capables d'alléger sa douleur. Jean marche derrière elles, infiniment triste, sans doute, mais sentant au fond de son cœur renaître l'espérance de reconquérir celui de son aimée. VI Le surlendemain, jour des Rameaux, – de Pâques fleuries – les événements se précipitèrent au-delà de toutes les prévisions. Aline, ayant assisté à la première messe, – messe chantée et qui dure longtemps à cause de la procession au porche, figurant l'entrée du Christ à Jérusalem, et de l'évangile de la Passion, fort long et psalmodié en trois rôles, – resta à la maison ensuite, seule avec sa mère, tandis que la servante, le père Terral et son fils se rendaient à la seconde messe. Comme la journée était tiède et ensoleillée, Rose voulut sortir un peu, pour essayer ses forces ; elle se promena un moment sur la chaussée, puis s'assit sur un tronc d'arbre destiné à la scierie. Devant elle l'étang, plein jusqu'au bord, reflétait, comme un pur et profond miroir, sa bordure de peupliers, d'aulnes et de chênes, les petits prés en pente, les jardins en terrasse où les pruniers commençaient à fleurir, et enfin les premières maisons de La Capelle et son clocher coiffé d'ardoise bleue. Un peu à droite du village, la maisonnette de Garric, adossée au coteau du Vignal, derrière lequel s'étageaient d'autres collines boisées ou cultivées, quelques mas à maisons grises ou blanches abritées de « griffoules » sombres ; enfin, le hameau de Ginestous, où la meunière était née. Avec quel battement de cœur Rose revoyait les toits lointains de sa maison paternelle, les bosquets de hêtres, le grand pré de la Vernière, où, enfant, elle avait gardé les bêtes, puis fané, porté à boire aux faucheurs, plus tard rêvé, les dimanches, au son des cloches de La Capelle et à la chanson de l'alouette et de la grive. Chère maison, un peu déchue, certes, après la mort du père Sermet, sous la main trop molle de ses enfants restés garçons ou filles et travaillant sans direction précise, mais si paisible, si douce et de si bon renom ! Rose fut tirée de sa rêverie par la vue d'un homme jeune et ingambe qui descendait lestement à travers prés, longeait le ruisseau et s'en venait vers elle par le chemin du lavoir ; c'était Jean Garric. Il l'avait aperçue du seuil de sa maison, et, ayant remarqué qu'aucun des meuniers n'assistait à la première messe, en avait conclu qu'ils iraient tous à la seconde, et s'était risqué à aller saluer la mère de Linou. La meunière poussa une exclamation de surprise attendrie : – Ah ! c'est toi, mon pauvre Jean !… Et elle l'embrassa comme un fils. Ils restèrent un moment côte à côte, sans parler. Puis, ce furent des condoléances réciproques : la maladie et la mort font si bien communier les cœurs ! Lui s'excusa d'être ainsi venu, comme en cachette, la féliciter de sa guérison. Elle lui exprima ses regrets de n'avoir pu aller aux obsèques de son père, ni apporter quelques consolations à sa mère. – Que vas-tu faire, à présent, Jeantou ? Ta mère n'a que toi ; tu seras bien loin d'elle, au moulin de Pierril… – En effet, mais je suis loué jusqu'à la Saint-Jean ; je dois patienter au moins jusque-là. Je prierai ma tante de rester avec ma mère durant ces quelques mois. Ensuite, j'aviserai. Qui sait si Pierril, qui n'est pas très vaillant, ne consentirait pas à m'affermer son moulin ? J'emmènerais ma mère avec moi ; elle me ferait la soupe… en attendant… – En attendant quoi, Jean ? – Ah ! vous le savez bien ce que j'attends, mère Terral. Je n'ai jamais rien eu de caché pour vous… Vous savez que j'aime votre fille, et que si je ne l'obtiens pas, ce sera le malheur de toute ma vie… Oh ! je devine quelles résistances je rencontrerai : Terral me déteste, Cadet ne m'aime guère… Il faudra lutter longtemps, être patient et têtu… Je sais tout cela… Mais ce que j'attends aujourd'hui, comme le condamné à mort attend sa grâce, c'est un mot de Linou, un seul mot, qui m'apprenne si elle m'aime encore et si je peux compter sur elle, quoi qu'il arrive… Il y a deux mois, – deux siècles ! – elle me fit dire par son parrain qu'elle me pardonnait ma faute… mais qu'elle ne voulait pas se marier, jamais… Il faut que je sache si elle est toujours dans ces intentions-là. Je l'ai vue, avant-hier, au Vignal, et hier encore, en revenant du cimetière… Il m'a semblé qu'elle gardait un peu d'affection pour moi ; mais je ne peux plus vivre dans le doute où je suis, je ne peux plus… Je vous en prie, vous sa mère, vous toujours si bonne pour moi, depuis ma petite enfance, dites-moi la vérité si vous la savez. Dites-moi tout, tout… – Mais, mon pauvre Jean, je n'en sais pas plus long que toi sur les idées de cette petite… Puis, au bout d'un assez long silence : – Écoute, Jean ; faisons mieux : allons l'interroger tous deux, à l'instant ; elle est seule à la maison… – Oui, mais Terral m'a défendu d'y entrer. – Soit, je vais chercher Aline ; il faudra bien qu'elle s'explique… Et Rose, de son pas languissant, traversa la chaussée ; mais, en descendant le chemin en talus qui conduit au seuil, à travers les troncs d'arbres et les tas de planches, elle se heurta presque à Linou, qui montait vers elle pour lui demander si elle n'avait pas froid au bord de l'eau. – Ah ! te voilà ! fit la mère ; viens vite : Jeantou est là qui veut te parler. – Jeantou ? Oh ! maman, j'aime mieux ne pas le revoir. Et elle fit un mouvement pour retourner vers la maison. – Pourquoi ? – Mais parce que… je n'ai rien de nouveau à lui dire… Je l'ai rencontré deux fois, ces jours-ci… – Ce n'est pas dans la maison des morts ni à leur enterrement qu'on peut causer… Jean s'en retourne à La Garde ; tu ne vas pas refuser de lui serrer la main. Elle prit le bras de sa fille comme pour s'y appuyer, et cela la décida… Jean accourut vers elles. Tous trois s'assirent sur une poutre, la mère entre les deux jeunes gens. Ils se turent un moment, n'osant commencer à traduire par des mots les sentiments qui les agitaient. Jean, penché en avant pour apercevoir la jeune fille à la dérobée, écorçait une baguette de saule coupée dans les prés. Linou, jadis si vive, si prompte à engager la conversation et à mettre à l'aise la timidité du jeune homme, restait muette, le regard perdu à l'horizon. Ce fut la mère qui parla. – Linou, dit-elle en prenant la main de son enfant, Jean va retrouver son maître, qui doit déjà « le languir ». Mais, au premier jour, il sera peut-être obligé, afin de pouvoir emmener sa mère avec lui, de prendre un moulin à son compte… Il est donc tout naturel qu'il veuille savoir si, plus tard, dans un an, dans deux ans, cela dépendra, il pourra nous demander ta main sans craindre que tu la lui refuses… Oh ! ne crois pas que j'oublie la défense de ton père ! Il ne consentira pas facilement, lui ; il y aura des colères, des résistances furieuses, hélas ! Et nous en souffrirons tous, moi plus que vous… Pourtant, Aline, si tu aimes Jean, comme je veux ton bonheur avant tout, je serai de votre côté dans la lutte ; et peut-être l'emporterons-nous à force de patience et de douceur. – Oh ! mère Terral, que je vous remercie d'avoir parlé comme ça !… Oui, c'est là ce que je voulais dire ; mais je n'aurais jamais pu le dire aussi bien… Merci ! Linou se taisait toujours, le regard reporté sur sa mère, très émue, très consciente aussi de la gravité de ce qu'elle allait répondre. – Voyons, ma petite, insistait la mère, réponds-nous franchement, à Jean et à moi… – Linou, ajouta Garric, pardonne-moi de te presser ainsi… Tu te dis, sans doute, qu'il n'est guère délicat de ma part de parler d'avenir et de mariage au lendemain de la mort de mon père… Mais, à dater de ce jour, ma vie change ; il faut que je lui donne une direction plus ferme et plus pratique… J'ai besoin de force, et de savoir que quelqu'un s'intéressera à mon travail, me suivra des yeux et du cœur et me récompensera au bout du chemin… Comme te l'a dit ta mère, notre mariage, si tu me promets ta main, n'aura pas lieu de sitôt, ni sans peine. Mais dis-moi seulement que tu oublieras ma faute, que tu m'aimeras comme tu m'as aimé, et que, quoi qu'il arrive, tu m'attendras… Cela suffira pour me donner courage ; et je réussirai, tu verras !… Tandis qu'il parlait ainsi, chaleureux, pressant, éloquent presque, la jeune fille se sentait reprise de tendresse pour ce brave garçon dont elle était le rêve, l'espérance unique. L'atmosphère tiède qui l'enveloppait, le flot de vie qui baignait toutes choses, la vue de ces coteaux, de ces prés où, enfants, ils s'étaient connus et avaient commencé de s'aimer, le désir de sa mère dont elle sentait battre le cœur contre son bras, le regard de Jean qui, se penchant davantage, la couvait de la caresse de ses yeux tristes et suppliants, tout s'unissait pour raviver en elle son ancien amour, et pour reléguer peu à peu dans l'ombre des mauvais rêves le souvenir de la nuit tragique et des irrévocables engagements. – Réponds-moi, Linou, implorait l'amoureux. – Linette, ma petite !… insistait de nouveau la mère, qui avait rapproché les mains des jeunes gens et qui venait de les joindre entre les siennes. Et Linou, fermant ses yeux comme devant un abîme, toute vibrante, tout en pleurs, balbutia enfin : – Oui, Jean, je sens…, je crois que je t'aime toujours. Et tous trois, serrés l'un contre l'autre, restaient là, muets et extasiés, lorsque des pas brusques sonnèrent au fond de la côte de la Griffoule : Terral et son fils revenaient de la messe, dont ni Jean, ni les deux femmes n'avaient entendu sonner la sortie. Garric se dressa, d'instinct, comme pour s'éloigner, se ravisa, n'étant ni un malfaiteur ni un lâche. – Mon Dieu ! fit la mère en pâlissant, mais sans se lever, non plus que sa fille. Les deux meuniers n'étaient plus qu'à dix pas. Cadet poussa un ricanement. Terral, l'œil mauvais, les dents serrées, eut la tentation de courir sur le groupe, et de jeter à Garric, une seconde fois, ce qu'il lui avait crié au moulin, six mois auparavant. Pourtant, il se contint, et, après avoir foudroyé de ses regards le pauvre farinel, et fait retentir quelques-uns de ses plus énergiques jurons, il descendit derrière Cadet et entra dans la maison, dont il battit violemment la lourde porte. Jean dit un adieu rapide aux deux femmes, très malheureux en songeant à ce qu'elles allaient encore souffrir à cause de lui, et se reprochant le mouvement de joie qui lui était venu de se sentir toujours aimé… Elles, tristement, s'acheminèrent vers le seuil, courbant la tête d'avance sous l'orage qui les y attendait. VII Il commença, sous le futile prétexte que la table n'était point mise pour le repas de midi. – Pas étonnant, siffla Cadet, que la cuisine soit froide, quand le cœur est si chaud, n'est-ce pas Linou ? Linou ne répondit pas, mais étendit la nappe et disposa les couverts, tandis que sa mère attisait le feu devant la cloche de fonte où cuisait le goûter. Terral, qui s'était déjà débarrassé de son chapeau pour reprendre son éternel bonnet de laine, se tenait debout sur la porte ouverte donnant sur la cour. Il se retourna brusquement, vint s'asseoir à table, à sa place accoutumée, ouvrit le tiroir au pain, se coupa un coin du chanteau et se mit à le grignoter. – En attendant le fricot, fit-il ironiquement. Son fils s'assit en face de lui, fendit en quatre un oignon cru qui traînait au bout de la table, en piqua un quartier avec la pointe de son couteau, et le plongea dans le mortier au sel. – Mangeons un oignon pour prendre patience, dit-il en écho à la raillerie de son père ; l'oignon cru, à jeun, préserve du choléra. Rose, tremblante, s'était assise près du feu, selon son habitude, et ne disait mot. Aline servit les pommes de terre au lard, alla tirer du vin, mais ne prit point place à table. – On ne goûte donc pas aujourd'hui ? fit Terral, amer, en regardant tour à tour sa femme et sa fille. – J'ai pris du bouillon, tantôt, répondit la mère. – Moi, je n'ai pas faim, fit Linou, les larmes aux yeux. – Oh ! toi, le sentiment te nourrit, ricana Cadet. Terral braqua les yeux sur elle et, de sa parole âpre et coupante : – Il devait te tarder de le retrouver, ce berger de la Gineste monté au grade de farinel des Anguilles… – Terral ! supplia la meunière, ne querelle pas cette enfant ; c'est moi qui l'ai appelée hors de la maison, parce que Jean voulait la remercier d'avoir assisté sa mère à l'occasion de la mort du père Garric. – Oui, oui, nous savons ce qui en est. Vous vous entendez fort bien tous les trois, toi la mère-poule, et eux deux, tes jolis poussins… Ah ! le digne galant que tu lui as choisi là, à ta benjamine, et comme il nous fait honneur !… N'as-tu pas honte, dismoi ?… – Papa ! papa ! s'écria Linou, éclatant en sanglots, et s'élançant dans les bras de sa mère, comme pour la couvrir de son corps. Terral allait continuer ses invectives ; mais il s'arrêta parce que quelqu'un montait l'escalier extérieur. La porte à claire-voie s'ouvrit et l'oncle Joseph parut. Il avait passé la semaine à réparer la scierie de Gifou, et il venait pour changer de linge, comme il avait coutume quand il ne travaillait pas trop loin, – et aussi dans l'intention d'installer au Moulin-Bas les meules achetées par son frère depuis peu. À la froideur avec laquelle Terral l'accueillit, il s'arrêta, surpris, quelques secondes. Puis, apercevant le groupe éploré de deux femmes, il s'avança vers elles. – Eh quoi, Rose, toujours « dolente », alors ? Rapidement, Linou s'était relevée, essayant de cacher ses larmes, tandis que sa mère tendait la main, disant : – Oh ! ce n'est plus qu'un peu de faiblesse, mon bon Joseph. Mais celui-ci de son clair regard avait déjà scruté les figures ; il eut vite deviné qu'on s'était querellé. – Allons, je tombe mal, il paraît, fit-il en allant accrocher son havresac plein d'outils. Et il revint s'asseoir auprès de sa belle-sœur, tandis que Linou s'empressait de mettre un couvert pour lui, au bout de la table. – Tu ne tombes peut-être pas si mal que tu crois, dit Terral, toujours sarcastique. Celui dont nous parlions est aussi de tes amis ; tu en fais grand cas, tu vantes partout ses talents ; après toi, il n'y aura que lui qui sache monter une scierie ou un moulin. Vivement l'oncle Joseph s'était retourné vers son frère. – Tu dis ?… Qu'est-ce que cela signifie ?… C'est encore au jeune Garric que tu en as ? – Tu vois ! tu es sorcier ; tu as tout de suite deviné. – Comme c'était malin ! Oui, j'aime ce garçon, je l'estime, et je soutiens qu'il n'y en a pas beaucoup qui l'apparient dans le canton. – C'est entendu : il est le suprême, le merle blanc… Seulement comme je te l'ai déjà dit, je ne veux pas que ce merle vienne siffler dans mon poirier. – Il est revenu ? Rose prit la parole et raconta ce qui s'était passé. – Quoi ! fit l'oncle, le père Garric est mort ?… Ah ! le pauvre diable ! Et, au bout d'un instant : – Encore un que tu avais dans le nez, Terral, et qui pourtant était un brave homme… Mais il était besogneux, pas entreprenant pour deux sous, très doux et très modeste… Et toi, tu es devenu si grand seigneur, depuis quelque temps… Piqué au vif, le meunier haussa le ton. – Il n'est pas question de grand seigneur ; mais je me tiens à mon rang, et ne veux pas pour mon gendre ce pâtre de brebis. – Pâtre de brebis, pâtre de moutons, cela se vaut, riposta Joseph, et j'ai entendu dire que tu l'avais été, quelques années. – Oui, j'ai été berger aussi ; mais pourquoi ? Parce que j'étais ton cadet et qu'il fallait te laisser ta place d'aîné, choyé et dorloté, à la maison… Puis, quand notre père est mort, qui le remplace ? Personne ! Tu t'es dérobé, et Pataud aussi… Et il eût fallu vendre le moulin paternel pour payer les dettes, si le petit pâtre de moutons que j'étais n'avait accepté la lourde charge de continuer la famille, de racheter la maison mangée par les hypo- thèques, de nourrir la vieille mère, de vous héberger souvent, toi, Pataud et nos sœurs… Ah ! parlons-en du petit berger que j'ai été !… Sans lui, vous auriez tous pris la besace et seriez morts à l'hôpital. La voix du petit homme s'était élevée peu à peu, avait grossi ; elle éclatait, maintenant, en tempête. Et les gestes étaient appropriés au ton, et le bonnet de laine s'agitait comme la cime d'un tremble dans l'orage. Cadet, si prévenu qu'il fût aussi contre Garric, commençait à trouver que son père allait un peu loin, et risquait de blesser à jamais l'oncle Joseph. Il se leva de table et alla fermer la porte massive doublant la porte à claire-voie ; puis, revenant s'asseoir : – Père ! dit-il, vous voulez donc attrouper les gens de Boussac et du Verdier qui vont à vêpres ? C'était de l'huile sur le feu. – Je me moque des gens qui écoutent… Et puis, toi, Cadet, tu es comme les autres. Les bons morceaux ni les divertissements ne te font peur ; et s'il n'y avait que toi pour faire marcher la maison et mettre du pain dans la huche… Le jeune homme se rebiffa. – Ah ! mon père, ne recommençons pas la querelle de l'an passé, je vous en prie… Je travaille de mon mieux, et j'ai souvent le gousset vide quand je veux en boire une bouteille avec mes amis, le dimanche. – À ton âge, je n'allais pas au cabaret, et je portais des sabots plus souvent que des souliers… Et le pain de mes maîtres était du tourteau en regard de celui que vous mangez ici. Impatienté, l'oncle Joseph s'était levé et faisait mine de sortir ; Linou et Cadet se jetèrent au-devant de lui et parvinrent à le faire rasseoir. Mais il tendit le bras droit vers son frère, et, les dents serrées, lui qui, d'habitude, ne s'emportait guère, il lui dit : – Tu feras en sorte, Terral, que cette scène soit la dernière ; je n'en supporterais pas une autre… Si tu as servi des maîtres, jadis, tu prends bien ta revanche ; et je plains ces deux pauvres femmes d'avoir affaire à toi… Mais, si tu t'imaginais me faire plier aussi, moi, tu te tromperais grandement. Quand je viens ici, c'est souvent parce que la scierie ou les moulins ont besoin de moi, et que, moi, j'ai besoin de revoir ceux qui y habitent et qui m'aiment. Ce n'est point pour y être en butte à tes fureurs de roitelet devenu enragé. – Enragé ! clama Terral ; on le deviendrait à moins… Il est facile d'avoir le caractère aimable, le rire aux lèvres et des propos plaisants, lorsqu'on n'a aucune charge, aucune responsabilité. Si tu étais à ma place, si tu t'étais saigné, d'abord pour faire étudier un fils aîné. – Tu n'avais qu'à le garder, ton aîné, et à en faire un bon meunier, ou un mécanicien, comme je te le conseillais… Mais non ; la vanité, l'orgueil… Un avocat dans la famille, quelle gloire !… Oui, tu as fait des dettes, et il faut les payer. – Parlons-en ! Des dettes ! N'es-tu pas cause aussi que j'ai achevé de m'enfoncer ? – Moi ? – Oui, toi, et Cadet, et tous !… Qui a conseillé d'acheter des meules de La Ferté, deux fois plus chères que les bordelaises ? Et un blutoir perfectionné ?… Et de remonter la scierie selon des modes nouvelles, avec double et triple lame ?… – Tais-toi, Terral ; tu n'es qu'un sot et un ingrat. Qu'as-tu dépensé, dis-moi, pour tous ces changements ? Tu as payé la pierre, le fer et le bois. J'ai tout mis en place gratis. Et tes moulins font plus de belle farine qu'aucun de ceux du pays ; ta scierie deux fois plus de planche, et, toi, trois fois plus de revenus… Alors ? – Tais-toi, à ton tour, blagueur !… Va conter ça à tes amis de cabaret… Tu parles d'orgueil ? Mais c'est toi l'orgueilleux, toi qui te vantes partout d'avoir tout fait ici, d'être l'inventeur sans égal, le constructeur des sept merveilles… Cadet intervenait de nouveau : – Père, cette dispute a assez duré. Je vous respecte, mais j'aime aussi mon oncle, et je sais tout ce que nous lui devons… C'est lui qui m'a ramené, le soir de Noël, lorsque, à la suite d'une querelle pareille, j'étais parti pour Montpellier. Si vous le laissiez s'en aller, lui, vous ne m'auriez pas longtemps non plus. Ces mots n'étaient pas de nature à calmer le meunier. – C'est bien à toi parler ainsi, morveux !… Peut-être que, dans huit jours, tu seras soldat, et que tu t'en iras plus loin que tu ne voudrais… Ah ! tu menaces de lever de nouveau le pied !… Et moi qui comptais partir, ce soir même, pour Rodez, afin de prier notre député d'intervenir pour toi, la semaine prochaine, devant le Conseil de révision… Que dis-je ! Je cherchais à emprunter encore, si besoin était, de quoi t'acheter un remplaçant… – Ne faites pas ça, riposta Cadet ; je ne veux rien devoir à ce triste sire de Roucassier, à ce buveur de piquette qui, les jours de foire, mange seul des œufs durs et des châtaignes derrière une haie, afin de n'avoir pas à payer à l'auberge le dîner de ses gros électeurs… N'empruntez pas non plus : si je suis soldat, eh bien ! je ferai mon temps, comme les autres ; on n'en vaut pas moins, au contraire ! – C'est ça, tu feras ton temps comme les autres, répéta le meunier en singeant son fils ; et, moi, qu'est-ce que je ferai ici, tout seul ? – Hé, mon père, on vous l'a dit : vous prendrez gendre ; ma sœur est en âge d'être mariée… – Un gendre ? Pas le farinel des Anguilles, en tout cas. – Tu pourrais plus mal tomber, fit l'oncle Joseph, entre ses dents… Et puis, cette petite n'aura pas toujours besoin de ton consentement… Terral se dressa dans un redoublement de fureur. – Quoi ? Ma fille se marierait sans mon consentement ? Ah ! il faudrait voir ça ! – On en a vu d'autres. – Eh bien ! je vous conseille à tous de ne pas nourrir cette idée… Sans mon consentement ? Je suis le maître, ici, le seul maître, entendez-vous ? Et, moi vivant, non, moi vivant, je le jure, ma fille ne sera pas la femme de Jean Garric. Et, fermant son couteau dont la lame claqua, raffermissant son haut bonnet dérangé par la dispute, il sortit par la porte de la chaussée, sacrant et agitant ses bras comme un possédé. Cadet, sans rien dire, s'éclipsa par la porte de la basse-cour. Rose pleurait silencieusement, et Linou, entre sa mère et son parrain, s'efforçait de réconforter l'une et d'apaiser l'autre. Et Rose, dans ses pleurs, ajoutait : – Mon pauvre Joseph, il faut lui pardonner ; il n'a plus sa tête à lui. Le souci des affaires le rendra fou… Restez quand même, restez pour nous qui, sans votre affection, serions trop malheureuses. – C'est entendu, Rose, je resterai. S'il ne s'agissait que de cet emporté, je m'en irais sans retour ; mais on doit avoir du bon sens pour ceux qui l'ont perdu… Il a des meules neuves à placer, je les placerai… Puisqu'il veut aller à la ville voir son député, qu'il y aille ; le voyage le calmera, et nous aurons la paix deux jours… Quant à toi, Linou, si tu aimes toujours Garric, ne te laisse pas intimider ; il te mérite, et il t'obtiendra à la fin. L'eau polit le caillou et l'use peu à peu ; la volonté de ton père n'est pas plus dure que le roc de la Taillade, et le ruisseau l'a criblé de trous… Laisse couler l'eau et le temps. La pendule sonna deux heures, et les cloches de La Capelle annoncèrent vêpres. La jeune fille se leva. – Voulez-vous tenir compagnie à maman pendant une heure, parrain ? J'irais à vêpres… – Va, ma petite, va. Avec Rose, nous irons voir le jardin et les ruches. VIII Ce sont des vêpres modestes, des vêpres de Carême, dites devant un autel déjà à demi endeuillé par la Passion. Les antiennes et les psaumes se déroulent avec une monotonie berceuse et mélancolique. Du fond de l'église et de la tribune, les hommes répondent au curé et au lutrin ; les femmes suivent dans leur paroissien, ou égrènent leur chapelet ; quelques-unes, nourrices aux nuits agitées, somnolent doucement. Dans le chœur, malgré les regards foudroyants du curé Laplanque et de l'instituteur Cabrit, les écoliers lèvent leurs yeux distraits vers les vitres par où entre à flot le soleil, et derrière lesquelles piaillent et se querellent les pierrots amoureux. Comme il ferait bon d'aller chercher les premiers nids des merles dans les houx de Roupeyrac, sous les feuilles naissantes des hêtres ! Aline, au banc de famille, suit le chant des psaumes dans un livre que lui donna sa tante, la religieuse de Villefranche, lors de sa dernière visite, déjà lointaine : L'Imitation de JésusChrist, qu'elle a lu, relu, dont elle sait des chapitres par cœur. Sans comprendre le latin, la jeune fille aime à chanter les psaumes de sa petite voix claire et timide, qui se perd dans la masse de celle des hommes, comme le susurrement d'une source dans le tonnerre d'un torrent. Mais, aujourd'hui, elle est si angoissée que sa gorge ne saurait laisser passer un seul son, et qu'elle a besoin de faire effort pour se retenir de sangloter. Peu à peu cependant la pieuse mélopée agit sur ses nerfs, adoucit l'amertume de son cœur, berce la désolation de son âme. Elle referme le livre sur son pouce replié, elle écoute et elle rêve. Et de la scène cruelle de tout à l'heure, elle remonte à la scène de tendresse de la matinée ; puis, peu à peu, à travers les soucis, les hésitations, les luttes morales de ces derniers mois, jusqu'à la nuit terrible où elle s'était promise à Dieu. Ah ! cette promesse qu'elle n'a pas tenue, ce serment que, ce matin encore, elle a presque résolu de trahir… C'est comme si un rideau se tirait et si un gouffre s'ouvrait soudain devant elle. Malheureuse !… Une angoisse profonde l'envahit. Les versets des prophètes semblent des paroles de menace à son adresse. Ses yeux se portent avec terreur sur le tableau qui, au-dessus de l'autel, représente la Vierge douloureuse au pied de la Croix où vient d'expirer son fils. Une voix lui crie : – Menteuse, parjure ! Elle se sent défaillir, et, durant le chant du Magnificat, hier encore son psaume préféré, elle peut à peine se tenir debout, en s'appuyant au dossier de son banc. Heureusement, on s'agenouille pour le Parce, Domine. Et Linou, se cachant la figure des deux mains, s'unit de tout son cœur à l'émouvante supplication : « Pardon, mon Dieu, pardon ! », clamée par le curé et par les fidèles. L'ostensoir brille et s'élève ; tous les fronts s'inclinent ; l'encens monte en nuée blonde… C'est fini : les têtes se redressent ; on sort de vêpres… IX Cependant Jean descendait le chemin qui mène au moulin des Anguilles. Certes, bien des choses avaient changé pour lui, depuis trois jours : sa blouse et sa cravate noires et le crêpe de son chapeau en disaient long. Mais il aimait et il était encore aimé. De quel cœur il allait reprendre sa hache, sa lime ou son marteau et ses poinçons de rhabilleur !… Arrivé au coude du chemin où s'abrite la bergerie de Fonfrège, il tressaillit et se sentit un petit peu froid à la poitrine, quoiqu'on fût loin de la nuit de Noël… Cette Mion, pourtant, qui l'avait si vite grisé et conquis !… Qui sait ce qu'elle était devenue, depuis quatre mois ?… On pouvait le deviner facilement, n'est-ce pas ?… Pas méchante fille, cependant, puisqu'elle était repartie sans un reproche pour lui… C'est lui qui avait été vraiment dur pour elle ; car, après tout, elle n'avait obéi à aucun calcul, et elle s'était exposée à tous les risques en s'abandonnant. Et en songeant de la sorte, Jean avait involontairement ralenti le pas. Il allait tête baissée, mécontent de lui, tout au fond, et sans pouvoir chasser le souvenir de celle qui lui avait révélé la volupté. Aussi n'aperçut-il son maître, assis sur le talus, dans une touffe de genêts et buvant béatement le soleil, que lorsqu'il s'entendit appeler : – Jean ! hé, Jeantou !… c'est toi ? – Oui, c'est moi, maître, fit le farinel surpris. – Je pensais bien que tu ne tarderais plus à nous revenir, me sachant accablé d'ouvrage et pas bien solide encore, oh ! non, pas solide du tout… Ainsi, j'ai voulu retourner à la messe, ce matin ; mais comme j'ai peiné pour monter la côte, obligé de « me planter » dix fois pour souffler… Et si Panissat n'avait eu la bonne idée de payer une « pauque », – une pauvre petite « pauque », – je n'aurais jamais pu revenir de mes seules jambes. Et il se redressait avec effort, soupirant et geignant, appuyé sur son bâton recourbé en crosse, et marchait à côté de Jean, qui s'aperçut que le bonhomme avait un peu bu… Au bout de trois pas, il s'arrêtait, prenait Garric par le bras. – Alors, mon brave Jeantou, tu as eu beaucoup de chagrin aussi. Ton pauvre père, cependant ! Un si brave homme ! et mort si malheureusement ! Ce que c'est que de nous !… Ah ! si j'avais été plus fort, je n'aurais pas manqué d'aller lui rendre mes derniers devoirs. Mais tu vois comme je suis… Mes poumons ne sont plus que des soufflets crevés…, des soufflets crevés, pas plus… Et il toussa, cracha, se moucha bruyamment. Jean, malgré l'agacement et le dégoût que lui causaient le ton papelard du meunier et l'odeur vineuse qu'il exhalait, sentit un attendrissement lui revenir à l'évocation de son père. Pierril fit encore quelques pas, s'arrêta de nouveau. – Et, dis-moi, Jeantou, tu ne me quitteras jamais plus, maintenant ? Je te tiens, et je ne te lâche plus… Et il se pendait effectivement à son bras, se faisant porter un peu, – comme sa fille jadis, et au même endroit. Et puis, voyons, Jeantou, reprenait-il après une pause et quelques hoquets, voyons… Tu ne te trouves pas bien, ici ? Que te manque-t-il ? Ma bourgeoise ne te fait-elle pas de bonne soupe, de bon fricot ? – Je ne me plains pas… – Et moi, suis-je un mauvais maître, par hasard ? Dis si je suis un mauvais maître ? – Mais non, mais non, je ne dis pas ça… – Tu aurais tort, si tu le disais, petit ; car je crois que j'ai fait mon devoir à peu près envers toi… Oui, je le crois… Et il se montait peu à peu, de couleur et de ton. Un peu énervé, Jean s'efforçait de lui échapper en allongeant le pas ; mais l'autre s'accrochait plus fortement à lui, l'immobilisait à tout instant, et continuait son bavardage. Puis, tout à coup, se haussant et approchant, par un mouvement familier aux ivrognes, ses lèvres violettes et sans cesse pourléchées de l'oreille du farinel, qui essayait en vain de détourner la tête, il lui dit à voix presque basse, mais où sifflait un mauvais accent : – Si je n'étais pas un aussi bon maître, Jeantou, il y a des choses qui ne se passeraient pas ainsi, oh ! non, certainement non… Tu me comprends, n'est-ce pas ? – Pas du tout ! Expliquez-vous… – Allons, allons, pas d'enfantillages… Tu sais très bien ce que je veux dire… – Je vous assure… – Tu es trop intelligent pour ne pas me comprendre… – Intelligent ou non, je ne saisis point où vous voulez en venir. Pierril haussa la voix, et, le regard de travers : – Alors, il faut que je m'explique mieux ? – Si c'est de votre bonté… – Tu t'imaginais donc que je ne connaîtrais jamais l'histoire de ta promenade, ici même, sur le chemin de Fonfrège, la nuit de Noël ? Stupéfait, Jean recula d'un pas et pâlit. – Ha ! ha ! tu vois que le père Pierril sait ce qu'il dit, qu'il ne radote pas encore, et qu'il valait autant lui répondre tout de suite comme à quelqu'un d'averti. Garric restait muet. – Tu pensais que, malade alors, – oh ! très malade et n'ayant plus qu'un souffle, – je n'apprendrais pas ce qui se passait dans ma maison ni aux alentours… J'étais déjà mort, et on ne craint rien des morts. Il ricanait, hideux. Jean continuait à garder le silence, et se demandait anxieusement ce que Pierril savait au juste de son aventure avec Mion. – Parleras-tu, enfin ? cria rageusement le meunier… Ne fais donc pas ton Nicodème !… Est-ce que tu ignorais, par hasard, ce que Pataud, le braconnier de La Capelle, raconte partout où il traîne ses guêtres et loups ? Jean respira. S'il ne s'agissait que de la version de Pataud ! – Ainsi, maître, dit-il, vous ajoutez foi aux contes de cet extravagant de Pataud, qui a dormi à l'affût, et a rêvé, en attendant le loup… – Pataud ne dort pas à l'affût, et il a de bons yeux. – Soit… Alors, votre femme vous a dit que l'histoire était vraie. – Ma femme, ma femme !… Il s'agit bien de ma femme !… C'est une honnête femme, entends-tu ? – Eh bien ! alors ? Pierril s'arrêta, se croisa les bras et se campa devant Garric ; la colère, chez lui, prenait peu à peu le pas sur l'ivresse. – Non, mais, décidément, tu me crois imbécile, mon petit ? un enfant de deux ans comprendrait plus facilement que toi que je sais tout de a à z. – Dites donc ce que vous savez, une fois pour toutes ! – Ce que je sais ? Ah ! il faut, pour te rafraîchir l'entendement, que je te raconte toute l'histoire ? que je te parle de ma fille, de ma jolie Mion que tu as trouvée à ton goût, et que tu as détournée de ses devoirs, libertin ! Garric sursauta, voulut répondre : – Moi, j'ai détourné ?… Mais l'autre lui coupa la parole. – Toi… Une fille si bonne, si dévouée à son père, qui vient de Montpellier, de cinquante lieues, en plein hiver, pour m'assister dans ma maladie, la pauvre petite ! Et toi, mon garçon meunier, toi qui mange mon pain et couche sous mon toit, tandis que je suis malade à mourir, que ma femme, la tête perdue, ne peut s'occuper que de moi, toi, tu débauches mon enfant, tu déshonores ma maison, tu me trahis comme Judas !… Est-ce vrai, oui ou non ? Et, tout à fait dégrisé maintenant, Pierril, ce triste sire de tout à l'heure, cette loque geignarde et pleurarde, qui excitait le rire ou le dégoût est devenu presque terrible. Et il secoue durement Garric ; puis, repoussé par le jeune homme, lève sur lui son bâton avec des allures de justicier. Alors, Garric, si patient qu'il fût de son naturel, eut un mouvement de colère. Il saisit le poignet droit de Pierril, lui arracha son bâton et le lança dans l'écluse du moulin… Mais il eut vite honte de son geste, et il se contenta de repousser un peu rudement son adversaire, qui trébucha et alla s'affaler sur le talus bordant le chemin. Pierril poussa des cris et des gémissements. Aïe ! aïe ! À moi !… C'est ainsi que tu maltraites le père après avoir abusé de la fille ! Mon Dieu ! mon Dieu ! ce qu'il faut voir, pourtant, quand on est âgé et malade !… Tu n'as pas honte ?… Un homme de vingt ans qui rudoie un pauvre père de famille, contre toute raison et toute justice !… – Assez crié et pleurniché, n'est-ce pas, maître Pierril ; et expliquons-nous froidement et sagement. Qui vous a dit que j'avais détourné votre fille ? Elle ? – Mais naturellement, c'est elle, la pauvre petite, qui a parlé, écrit, plutôt, pour confesser sa faute et demander pardon. – Et elle m'accuse de l'avoir débauchée ? – Elle ne te nomme même pas… Elle est bien trop bonne… – Pourquoi donc m'accusez-vous ? – Mais puisque tu es le seul qu'elle ait vu pendant son séjour ici !… Elle n'est pas sortie de la maison une fois, pas une, hormis le soir où elle t'a rejoint à la bergerie… Car il est bien évident que c'était elle, et pas ma femme, que Pataud a vue pendue à ton bras… – Vous m'avouerez, en ce cas, que ce n'est guère l'habitude des honnêtes filles d'aller attendre ainsi, après minuit, les garçons par les chemins. – C'est ça ! insulte-la, maintenant, méprise-la !… C'est toi qui l'avais enjôlée avec tes airs de petit saint…, d'agneau noir frisé… Elle s'ennuyait, ma douce Mion, enfermée ici depuis vingt jours par la neige, sans autre distraction que de sucrer mes tisanes et de m'entendre tousser… Alors, toi, tu as trouvé l'occasion bonne pour lui en conter… Oui, oui ; ne secoue pas la tête… De mon lit, je voyais bien que tu lui faisais des yeux de truite goulue guettant un papillon… Vous alliez à la grange dénicher des chatons dans le foin… Ce n'est pas vrai ce que je dis, peut-être ? Dis que ce n'est pas vrai… Jeantou gardait le silence. Une envie furieuse le soulevait, certes, de dire à Pierril de quelle façon singulière il « avait séduit sa fille ». Mais une délicatesse innée, et que l'on rencontre chez les rustiques bien plus souvent qu'on ne croirait, lui disait qu'on ne doit jamais accuser une femme, et que, dans la faute amoureuse, c'est l'amoureux qui doit accepter les torts et les responsabilités. Il se taisait donc. Pierril vit dans son silence un aveu. – Eh bien ! tu te tais, à présent, et par force, cette fois. Tu m'as obligé de te pousser au pied du mur ; ose donc reculer encore ! – Je n'ai aucune envie de reculer, maître. Je conviens que j'ai été léger, faible, coupable même dans une certaine mesure… L'autre ricana. – Dans une certaine mesure ?… Tu as une drôle de manière de te juger et de te donner l'absolution !… Dans une certaine mesure…, la « mesure » de Brousse ou celle de Peyrebrune ?… 4 Tu verras dans quelle mesure tu m'as trahi… Monsieur le curé de La Garde te le dira, si tu vas lui parler, comme je te le conseille fortement. – Monsieur le curé de La Garde ? interrogea Garric, stupéfait. Que vient-il faire en cette histoire ? – C'est lui qui a la lettre de ma fille ; c'est à lui qu'elle a écrit, la pauvre Mion, pour lui tout avouer et le prier d'intercéder auprès de moi et de ma femme… Et c'est à fendre le cœur… D'avoir entendu l'abbé Reynès me lire cette lettre, j'en ai été malade, j'en ai eu les jambes coupées… Et il renifla, plus larmoyant que jamais. Jeantou se sentait perdu. La Mion écrivant au curé de La Garde, elle qui n'alla même pas à la messe du jour de Noël !… Évidemment, la chose devenait grave… Eh bien ! oui, il irait le trouver, l'abbé Reynès, et tout de suite. Aussi bien devait-il aller lui demander quelques messes pour l'âme de son père… Jeu de mots sur la mesure des céréales, qui, il y a cinquante ans, variait encore souvent d'un canton au canton voisin. 4 – Maître, fit-il brusquement, quand ils furent arrivés à l'endroit d'où monte en zigzaguant vers La Garde le sentier de chèvre que seuls les jeunes peuvent escalader, je grimpe à la cure de ce pas… Si je m'y attarde, soupez sans moi. X Jean Garric trouva l'abbé Reynès qui lisait son bréviaire au fond de son jardinet. Jean avait couru ; rouge et suant, il se laissa tomber sur le banc de pierre où le prêtre s'assit près de lui. – Mon pauvre enfant ! fit-il en lui passant un bras autour des épaules ; mon pauvre Jeantou ! Comme je compatis à ton deuil ! Quel excellent homme de père tu as perdu ! – Oui, monsieur le curé, répondit-il dans un sanglot… Et il paraît que ce ne sera pas mon seul chagrin. – Ah ! tu as revu Pierril ; je devine ce que tu viens me demander… – Sa fille vous a écrit, me dit-on ? – En effet, la malheureuse !… Est-il vrai que c'est toi qui l'as séduite, comme son père le prétend ? – Séduite ? C'est-à-dire… Enfin… – Oh ! je me doute bien que c'est plutôt le contraire qu'il faudrait dire. – Je n'en suis pas moins coupable, et honteux de m'être ainsi abandonné… C'est ma punition de ne pas avoir quitté les Anguilles dès qu'elle a commencé ses agaceries et ses grimaces… Je devais, en tout cas, venir vous trouver alors, vous demander conseil et appui. – C'est ce que m'écrit aussi ta complice. – Ah !… Que voulez-vous ? Je me croyais assez fort, aimant ailleurs ; et j'ai été lâche, oh ! lâche au dernier point… – Le diable est malin, Jean. – Je méritais un châtiment ; et, tout d'abord, le récit de Pataud fait devant Aline, outre qu'il a cruellement torturé la pauvre enfant, a failli me brouiller pour toujours avec elle, elle que j'aimais uniquement, qui m'aimait et qui m'aime encore. – Vraiment, Jeantou ? Elle t'aime toujours ? – Oui, monsieur le curé, toujours ; elle me l'a avoué, ce matin même, devant sa mère. – Et cela au moment où tu vas être obligé, peut-être, de renoncer à elle ! – Renoncer à Linou ? Ah ! que dites-vous ? L'abbé lui prit affectueusement les mains, et, gravement : – Mon brave Jean, il faudra agir selon ta conscience… et tu ne peux pas savoir encore ce qu'elle te commandera. Voici, d'abord, la lettre de la pécheresse. Il tira de la poche de sa soutane une enveloppe couverte d'une grosse écriture inexpérimentée et la tendit à Jean, qui s'excusa de ne savoir lire qu'à peine. Le curé lut tout haut, pour Garric, comme il avait fait, deux heures plus tôt, pour Pierril… Pauvre lettre, pauvres idées, pauvre français… Pourtant, un certain ton de sincérité, un accent de vrai repentir ; et aussi une discrétion à l'égard de Jean qui, si elle n'était pas calculée, témoignait de beaucoup de délicatesse… Mion n'accusait personne qu'elle ; elle paraissait bien n'avoir écrit au curé de La Garde que pour le prier de lui obtenir le pardon de ses parents… Que croire ? Était-ce le fait d'une rouée escomptant la naïveté et la bonté de Garric, à qui Pierril ne manquerait pas d'imputer la séduction de sa fille ? – Que croire et que faire ? répétait sans fin Garric, les coudes et la tête entre ses poings. – Écoute, Jean, dit tout à coup le curé après un silence, la chose est évidemment délicate. Tu es trop honnête garçon pour ne pas être d'avis qu'il faut réparer tout préjudice causé… Mais il est bien permis de prendre quelques précautions pour n'être pas dupe d'une aventurière… Ne brusque rien… Tâchons d'abord de savoir ce qu'elle est, cette Mion, ce qu'a été son passé, comment elle se conduit en ville ; si elle est vraiment repentante de sa faute, ou si elle cherche un épouseur et si c'est à toi qu'elle en a. – Mais, fit Garric, surpris, comment savoir cela, à cinquante lieues que nous sommes de Montpellier ? – Essayons quand même… J'ai dans l'idée que l'aîné des fils Terral pourra nous être très utile. – Le frère de Linou ? – Lui-même. Avocat là-bas, tu comprends qu'il a des moyens d'information de toute sorte ; je vais lui demander de les mettre à notre service… Je vais lui écrire, – et aussi répondre à Mion… Bien entendu, je ne parlerai de toi ni à l'une ni à l'autre… Rentre aux Anguilles, remets-toi au travail, et tiens-toi sur la plus grande réserve vis-à-vis de tes maîtres. Ne prends aucun engagement, aucune détermination d'aucune sorte avant de m'avoir revu… Ne va pas non plus revoir ta petite amie de La Capelle ; qui sait si la chère enfant n'a pas été mal inspirée, aujourd'hui, en t'avouant qu'elle t'aimait toujours ! – Je vous obéirai, monsieur le curé, aveuglément… Si vous ne me sauvez pas, je sens que je suis perdu ! – Aide-toi, le ciel t'aidera. Pauvre garçon ! Il redescendit tristement vers les Anguilles, repassant dans son esprit ce qui lui était arrivé en ces trois derniers jours : son père mort, Linou reconquise, et Mion surgissant tout à coup comme une menace, comme, par un soir d'été, une nuée d'orage à l'horizon. CINQUIÈME PARTIE I Ce dimanche des Rameaux, si radieux dans la matinée, s'acheva bien mélancoliquement aussi, au moulin de La Capelle. Quand la jeune fille rentra des vêpres, Terral était parti pour le chef-lieu, non sans emporter une belle carpe, tuée à l'étang d'un coup de fusil, et qui, d'après lui, devait, en semaine sainte, faire un merveilleux effet sur l'esprit de Roucassier, le député… Dans la nuit, la meunière, qu'avait bouleversée la scène de dispute de midi, fut reprise de toux, de frissons, de fièvre intense et même de délire. Aline craignit une rechute grave, s'affola, voulut de nouveau envoyer quérir le médecin. Son parrain et Cadet eurent toutes les peines du monde à lui persuader d'attendre au moins le jour. La pauvre petite revécut toutes les affres de la nuit de Noël ; elle veilla près de sa mère, elle pria, s'accusant d'être la cause de ce retour du mal. Elle allait enfin renouveler la formule de son vœu, lorsque la malade se calma, s'assoupit et goûta quelques heures de repos… Ce n'était donc qu'une fausse alerte ; mais Linou y vit clairement un rappel au devoir, un signe certain que Dieu et la Vierge lui savaient mauvais gré de son parjure et de son retour à l'amour d'un homme. Terral revint de Rodez, enchanté de son voyage et convaincu que Roucassier ferait, le cas échéant, réformer son cadet. Il paraissait ne plus se souvenir de la querelle du dimanche ; et il permit à son fils et à son frère de le plaisanter sur sa visite au député, l'éternelle tête de Turc de tous ceux qui étaient ou se croyaient républicains. – Eh bien ! criait gouailleusement l'oncle Joseph, en s'interrompant de varloper, de limer ou de rhabiller, tu l'as vu, le vieux singe de la Nogarède ? Il n'est pas devenu beau, n'est-ce pas ? – Lui ? ajoutait Cadet ; quand il monte dans un de ses pruniers, les moineaux s'enfuient à tire-d'aile hors du domaine. – Blaguez, blaguez, grommelait Terral à mi-voix. Roucassier est quelqu'un, quoi que vous en disiez ; et puis, il a l'oreille de l'empereur… – Une seule ?… Alors, ça lui en fait trois, et de belle taille… T'a-t-il payé à boire, au moins ? Ta carpe valait bien un verre de son cognac de prunes, servi par la mâmânn (et il nasillait atrocement, avec l'intention de contrefaire le député, célèbre dans toute la région pour son déplorable accent). – Elle est toujours solide, la vieille Juive ? Et elle le mène toujours par le bout du nez, n'est-ce pas ? – Je crois bien ; elle lui fait radouber ses barriques avant la vendange et porter ses œufs au marché, un grand panier noir au bras… – Je vous dis, protestait Terral, que Roucassier est un homme capable, et qu'il a les bras longs. – Jusqu'à la cheville, parbleu, comme tous ceux de son espèce, achevait Joseph. Et le vieil abbé Lacroze, un prêtre retraité, qui ne manquait jamais de venir passer deux heures au moulin quand il savait y rencontrer l'oncle Joseph, s'esclaffait en se tenant le ventre, aux plaisanteries de ces « fous de meuniers », comme il appelait indistinctement les Terral. Et Regimbai le maçon, et Pomarède le menuisier, et Phélip, dit « Fén-dé-Fun » parce qu'il avait toujours la pipe au bec, Phélip l'homme à projets, qui chantait au lutrin, savait compter par épactes, parlait latin, et paraissait partout où l'on travaille sans travailler jamais, tous faisaient chorus avec les raillards et daubaient sur le député de l'empereur. Seule, dans ce milieu redevenu gai, Aline était triste. Elle pensait au couvent, reprise par la lutte intérieure qui la minait peu à peu… Elle fit ses Pâques le Jeudi-Saint, en ce jour qui, mieux que tout autre, commémore exactement la Cène de Jésus avec ses apôtres, la veille de sa mort. Elle pria ardemment le divin Crucifié de lui parler bien haut, bien clair, de lui dire si elle devait aller à Lui irrévocablement. Le lendemain, elle recevait une lettre de sa tante, religieuse au couvent de la Sainte-Famille, à Villefranche, à qui elle avait écrit, quelques semaines plus tôt, pour l'inviter à venir passer les congés scolaires de Pâques au moulin de La Capelle. La sœur de Rose se disait trop souffrante pour se déplacer, et elle pressait, à son tour, Linou de faire le voyage, ayant le plus vif désir de la revoir, et priant la meunière, maintenant guérie, de lui confier pour quelques jours son enfant de prédilection. Cette lettre parut à Linou une réponse d'en haut à ses pieuses instances : plus de doute, Dieu l'appelait, il fallait partir… Mais comment ? Au grand jour, après avoir déclaré sa résolution à toute sa famille, et à Jean par surcroît ? Certes, ce serait plus courageux, plus loyal. Seulement, que de cris, que de larmes, que de résistances et de supplications !… Ne pouvait-elle s'en aller doucement, sous couleur de visite à sa tante, quitter la maison en y laissant l'espérance d'un retour prochain ? Une fois au couvent, elle y prolongerait son séjour, trouverait des prétextes plausibles, s'essayerait à la vie religieuse, s'affermirait dans ses résolutions. Sa mère comprendrait vite, pleurerait beaucoup, et se résignerait, étant pieuse et ayant regretté parfois, aux heures difficiles, de n'avoir pas abrité elle-même son cœur de sensitive derrière les murailles d'un cloître… Son père ? Son frère ? Son parrain ? Bah ! ils se mettraient en colère d'abord, blasphémeraient peut-être, crieraient qu'il est grand temps qu'un nouveau Quatre-vingt-treize vienne vider et fermer tous les couvents… Mais ils se consoleraient… Tous les jours, on voit des jeunes filles se faire religieuses, et les maisons d'où elles essaiment n'en vont pas plus mal. Et Jean ? Ah ! Jeantou, le pauvre garçon ! Comme elle va le faire souffrir !… Elle lui a pardonné sa trahison, lui a avoué qu'elle l'aimait toujours, s'est repromise à lui… et maintenant… Mais c'est lâche, ce qu'elle fait là ; et ce qu'elle projette est criminel… Criminel ? Pourquoi ?… Même en restant, il est désormais peu probable qu'elle puisse épouser le farinel du moulin des Anguilles. Les fureurs et les menaces de son père, est-ce qu'elle se sentirait de taille à les braver ? Hélas ! non, la pauvre petite… Alors ? Puisqu'elle ne saurait surmonter les obstacles qui la séparent de son ami, autant ajouter à ces barrières humaines celles du mariage mystique et des grilles d'un couvent… Au souper, devant les siens, Aline reparla de la lettre de sa tante, et demanda qu'on lui permît d'aller passer huit jours auprès d'elle. Tout de suite, Terral fut sur ses ergots. Elle choisissait bien son moment pour s'absenter ! Le lendemain, Cadet allait à Saint-Jean pour le Conseil de révision. Joseph était attendu dans plusieurs moulins ou scieries. Il fallait porter de la planche à Albi, achever de retirer le bois des coupes du Lagast, semer les pommes de terre, planter le jardin… La mère intervint, timidement, comme toujours. – Si ma sœur est souffrante, cependant ! C'est quand les gens sont malades qu'il convient d'aller les voir… C'est l'affaire d'une semaine au plus… Cette pauvre petite s'est assez fatiguée à me soigner durant quatre mois, pour qu'on lui accorde le petit congé qu'elle demande. – Et puis, reprenait Terral, est-il bien convenable qu'une fille comme Linou fasse seule un tel voyage ? – On ne m'enlèvera pas, père, répondait-elle en s'efforçant de sourire. Et l'oncle Joseph, à son tour, approuvait : – Il ne s'agit que d'aller prendre à Saint-Amans la diligence de Saint-Jean à Rodez, laquelle correspond, à la Primaube, avec la voiture du Levezou à Villefranche. J'accompagnerai Linou à Saint-Amans, en allant travailler à la scierie de Castaniers ; et, à la Primaube, le conducteur Carrière, à qui je la recommanderai, l'embarquera dans le courrier qui la déposera à Villefranche même, à la porte de son couvent. Et le retour ne sera pas plus difficile que l'aller. – Bien, fit aigrement Cadet, et moi ? Il paraît que je ne compte pas ? Tu veux partir sans même savoir si je suis ou non soldat pour sept ans ? Tu es encore gentille !… Sensible à ce reproche, Linou courut à son frère et l'embrassa. – Hé, mon bon Cadet, ton numéro, ne sera même pas appelé ; et, s'il l'était, je suis sûre que tu ne serais pas soldat : nous avons bien trop prié pour toi, avec maman. Cadet haussa les épaules. – Voilà bien des raisons de dévote ! fit-il en ricanant. – D'ailleurs, frère, pour te faire plaisir, je ne partirai que mardi. Cela te va-t-il ainsi ? Personne ne faisait plus d'objections ; et il sembla à Linou qu'elle avait dans la main la clé de la porte par où elle allait s'évader… S'évader ! Quel mot, quelle action surtout, pour une honnête fille !… Elle qui avait eu toujours horreur de la dissimulation et du mensonge, elle allait tromper sa famille, disposer de sa vie sans même consulter ceux de qui elle la tenait !… Toute la nuit, dans une insomnie tenace, elle tourna et retourna ces idées dans sa tête fiévreuse. Tantôt, en songeant à la douleur de sa mère et de Jean, elle se promettait de revenir sur sa détermination ; et, tantôt, elle s'y affermissait davantage par l'évocation de son vœu et de la guérison de la chère malade qui, pour elle, en était la conséquence, et par le ressouvenir de ses lectures pieuses : « Tu quitteras ton père et ta mère… » Cette phrase revenait sans cesse dans son esprit ; et elle se l'appliquait comme un commandement d'en haut. « Tu quitteras ton père et ta mère… » Est-ce qu'on ne voyait pas souvent des jeunes filles, contrariées dans leur amour, s'échapper de la maison paternelle et suivre ceux à qui elles s'étaient promises ? On les excusait, on les mariait, et nul ne leur jetait le blâme. À combien plus forte raison devait-on être indulgent envers celles qui s'en allaient, même en cachette, vers le fiancé divin et des noces mystiques !… Cet argument finit par tout emporter. Le lendemain tandis que Terral était à la forêt, Cadet au chef-lieu de canton, et l'oncle Joseph à la scierie, Linou, tout en aidant sa mère, comme de coutume, faisait ses préparatifs de départ. Mais quels serrements de cœur à toutes les choses qu'elle quittait ! Quelle angoissante journée d'adieux, d'autant plus déchirants qu'il les fallait dissimuler : adieux aux bêtes, adieux au lavoir, au jardin, à sa chambrette de jeune fille, où, par la fenêtre ouverte, le vieux poirier semblait lui tendre ses rameaux en fleurs, dans lesquels deux chardonnerets commençaient leur nid… Au jardin, elle s'arrêta à regarder les ruches et les avettes qui en partaient, rapides et vibrantes comme des balles d'or, et y revenaient alourdies de butin ; plusieurs bourdonnaient autour de ses cheveux ; une, même, se posa sur sa manche, lasse, sans doute, sous la charge de ses minuscules corbeilles emplies de pollen. En vaquant aux soins du ménage, elle s'interrompait parfois pour contempler longuement le visage chéri de sa mère, si maigre et si pâle encore, et ces yeux d'infinie tristesse, qui avaient tant pleuré déjà, et qu'elle allait tant faire pleurer encore. – Qu'as-tu donc à me regarder ainsi ? dit tout à coup Rose. Qu'est-ce que j'ai de particulier aujourd'hui ? – Rien, maman, sinon que tes couleurs reviennent, et que tu es un peu mieux portante chaque jour… Mais, à la dérobée, elle continuait de l'observer avec ferveur : on eût dit qu'elle voulait s'enfoncer profondément dans la mémoire l'image auguste, pour l'emporter vivante et la conserver à jamais. L'après-midi, sous un prétexte quelconque, elle s'enferma dans sa chambre et écrivit au curé de La Garde : « Monsieur le curé, J'ai fait ce que vous m'aviez recommandé : j'ai prié et j'ai supplié Jésus et la Vierge de m'inspirer. Et je pars demain matin pour Villefranche, censé pour aller voir ma tante la religieuse, qui nous écrit qu'elle est malade, mais avec l'intention de rester là-bas, et de me faire religieuse moi-même ; je sens que c'est ma vocation… Vous savez, d'ailleurs, que je l'ai juré, la nuit où maman a manqué mourir… Il est vrai qu'à la suite de votre visite, il m'était revenu des hésitations. Je plaignais Jean ; et même, le lendemain des obsèques de son père, je l'ai vu si malheureux que, devant ma mère qui m'implorait pour lui, oubliant un moment mon vœu, je lui ai dit que je l'aimais toujours ; et j'étais sincère… Mais mon père, survenant là-dessus, s'est mis dans une colère terrible, a querellé maman et parrain, et a juré, que, lui vivant, je n'épouserais jamais Garric… La nuit d'après, maman a été reprise de fièvre et de suffocation, tout comme au début de la maladie qui faillit l'emporter : preuve évidente que Dieu menaçait de me punir si je ne tenais pas mes engagements envers lui. Je ne veux pas être parjure, je ne veux pas que ma mère meure… Il m'est aussi venu à l'esprit que les scènes violentes entre mon père et elle ont presque toujours lieu à cause de moi ; je suis un sujet de disputes ; si je restais ici et que je m'entête à vouloir Jean, mon père querellerait tant ma pauvre maman, qu'elle mourrait de chagrin, si elle échappait à la maladie. En considération de mon sacrifice, Dieu, je l'espère, rétablira la paix entre mes chers parents… Consolez Jean de votre mieux… Tâchez d'obtenir qu'il m'oublie, et qu'il épouse celle qu'il a compromise, si elle n'est pas indigne de lui… Et consolez aussi ma mère… Pauvre maman ! Elle croit que je pars pour huit jours, et je n'ai pas le courage de la détromper… Allez la voir, monsieur le curé, le plus tôt que vous pourrez ; vous savez mieux que moi ce qu'il faut lui dire, ainsi qu'à mon père, à mon frère et à mon excellent parrain… Enfin, priez Dieu pour qu'après m'avoir attirée à lui, il me garde à tout jamais. Votre petite fille en Jésus. Aline. » Elle porta elle-même sa lettre à la boîte de La Capelle, et, en redescendant, elle rencontra, dans la côte, Marianne Garric, la mère de Jean, qui revenait de laver au ruisseau. En apercevant la jeune fille, la bonne femme s'accota au mur et y déposa un instant son fardeau ruisselant. – C'est vous, mademoiselle Linette… Vous allez toujours bien ?… Votre maman aussi ?… – Mais oui, Mariannou, maman va aussi bien que possible, quoiqu'un peu faible encore… – Voici les beaux jours, qui achèveront de la remettre… – Je l'espère… Vous êtes bien chargée, ma pauvre Mariannou ! – Pas au-delà, ma bonne petite ; seulement, la côte est un peu rude, et je suis toute seule, à présent, hélas ! – Il faudra aller habiter avec Jean, le plus tôt possible. – Ah ! ce serait bien mon rêve ; mais quand pourra-t-il m'emmener ? Pas tant qu'il ne sera que domestique chez les autres… En attendant, je viens de laver pour lui, et j'espère le voir, ce soir… Je lui donnerai le bonjour de votre part, n'est-ce pas, ma mignonne ? – Mais certainement, Marianne… Vous lui direz aussi que je m'absente pour quelques jours… – Vraiment ? Vous allez, sans doute, voir votre sœur aînée ? – Non, mais ma tante la religieuse, qui est souffrante. – Bon Dieu ! mais c'est tout un voyage : j'ai entendu dire que Villefranche est très loin. – Bah ! il n'y a qu'une journée de diligence. – Une journée ! Sainte-Vierge ! C'est à fin de pays… On vous accompagne, naturellement ? – Jusqu'à Saint-Amans, où je prendrai le courrier. – Comme vous êtes courageuse !… Jeantou sera bien ennuyé de vous savoir partie. – Mais nous avons passé, naguère, bien plus longtemps sans nous voir… Qu'est-ce que huit jours ? – Il est vrai… N'avez-vous rien à lui faire dire, en vous en allant, mademoiselle Aline ? Le cœur de la jeune fille se serra ; elle pâlit, baissa les yeux ; puis, héroïquement, mais d'une voix qui tremblait un peu : – Vous lui direz d'être toujours bon, courageux et juste, et de faire ce que monsieur le curé de La Garde lui conseillera. La bonne femme demeura interloquée… Que signifiait pareille recommandation ? Ne comprenant pas, elle ne s'en préoccupa pas autrement. – Adieu, mère Garric, fit vivement la jeune fille en l'embrassant ; ménagez-vous, et priez pour moi… Et elle se sauva, refoulant ses pleurs, et évitant de se retourner. La soirée fut terrible pour elle, par le contraste de sa détresse morale et de la joie de tous les siens, qui venaient d'apprendre que Cadet ne serait pas soldat. Celui-ci affectait de ne montrer ni gaieté ni chagrin ; mais le père Terral ne se contenait plus. Songez donc ! il gardait son fils, son continuateur, le coq de la maison, comme il disait avec orgueil. Et il le gardait parce qu'il avait fait le nécessaire, et qu'il s'était assuré l'appui du député de l'empereur. – Oui, oui, disait-il à son frère Joseph, qui hochait la tête de façon sceptique ; c'est bien lui qui a fait exempter Cadet. – On a donc été jusqu'à son numéro ? – Parfaitement. On prend plus d'hommes que l'an dernier ; on craint la guerre, paraît-il ; on est allé jusqu'au 65. – Alors, répliqua l'oncle Joseph en se tournant vers son neveu, on t'a réformé ? Pour quel motif ? Faible de constitution ? Court de taille ? – Il m'a manqué deux millimètres, se hâta de répondre le conscrit… Et encore on s'est disputé ferme là-dessus ; on m'a mesuré, remesuré, debout, couché… Que d'histoires !… – Ah ! sans monsieur Roucassier !… fit Terral. – Il était là, le grand singe ? – Non, mais il avait dû agir, recommander mon affaire au préfet et au médecin du régiment. – Enfin, tu n'en sais rien ; mais c'est la foi qui sauve, conclut l'éternel railleur. On se mit à table. Pataud, que Terral avait invité, arriva en retard : comme toujours, il revenait de l'affût, et portait un lièvre, ce qui lui valut toute une bordée de choses désagréables de son frère aîné ; car, quoique braconnier dans l'âme aussi, l'oncle Joseph n'admettait pas que le braconnage devînt du brigandage ; et il n'aurait pas tiré une perdrix à l'époque de la ponte, ni un lièvre à la saison de la gestation ou de l'allaitement. – Un lièvre de plus ou de moins !… disait Pataud. Si on n'en tuait pas, ils dévoreraient le pays… Et puis, si je n'avais pas tué celui-là, un autre l'aurait tué à ma place… – Très fort aussi, ce raisonnement ! ricana Joseph. Mais Terral intervint pour empêcher ses frères de se chamailler, selon leur habitude ; il voulait que tout fût à la joie autour de lui et de son héritier sauvé du régiment. Il versait rasade sur rasade, un peu échauffé déjà. Et il exigea que Linou et sa mère quittassent le coin du feu pour venir trinquer à la ronde. Elles s'assirent un instant au bout de la table, mais, bientôt, demandèrent à se retirer. – Eh bien ! fit Terral, allez vous coucher ; nous, nous retournons à La Capelle ; c'est moi qui paye le café chez Flambart. La proposition fut acceptée d'enthousiasme, et les quatre Terral s'en furent à l'auberge achever leur soirée. II Depuis le jour des Rameaux, – ce jour qui avait eu pour lui une si radieuse matinée et une si triste après-midi, le farinel des Anguilles ne tenait plus en place, mangeait à peine, ne dormait pas, faisait sa besogne sans goût. Trois fois dans une semaine, il avait grimpé, le soir, jusqu'à la cure pour savoir si la réponse de Montpellier n'était pas encore arrivée… il se désolait, il maigrissait. Le lundi de Pâques, ainsi qu'elle l'avait dit à Linou, la veuve Garric vit entrer son garçon, à nuit close ; et elle fut surprise de lui trouver mauvaise mine, l'air chagrin et préoccupé. Il ne voulut pas laisser mettre la poêle au feu, prétextant qu'il avait mangé sa soupe avant de quitter les Anguilles ; et il répondit laconiquement aux questions de la pauvre femme, qui s'inquiétait de le voir si peu en train. – Tu sais que j'ai rencontré Linou, aujourd'hui, fit-elle. – Vraiment ? – Oui, en revenant du lavoir… Et elle m'a même appris qu'elle allait s'absenter pour quelques jours. Jean sursauta. – Où va-t-elle ? demanda-t-il vivement. – À Villefranche, voir la sœur de Rose, qui est malade, au couvent de la Sainte-Famille. – Mais vous êtes sûre que c'est pour peu de temps qu'elle part ? – Puisqu'elle me l'a dit !… Elle ne peut s'absenter longtemps ; sa mère n'est pas encore bien vaillante… Et quand vous a-t-elle dit qu'elle partait ? – Demain matin… On l'accompagne jusqu'au courrier de Saint–Amans… Mais voyons, Jeantou, qu'as-tu ? Tu t'agites comme si tu avais la fièvre… En quoi cette nouvelle peut-elle te tourmenter ? – Je ne sais pas, mère, mais elle m'afflige tout de même ; il me semble qu'un danger est sur moi. – Un danger ? – Hé oui, un danger… Je ne peux m'expliquer plus clairement encore… Bientôt, peut-être… C'est comme quand un orage menace : on ne sait pas s'il tombera, ni où il tombera… Il se dressa, ouvrit la porte, respira longuement. – J'ai besoin de prendre l'air ; je reviendrai bientôt ; couchez-vous maman. – Jean, où vas-tu ? – Je vais revenir, vous dis-je, mère… N'ayez donc pas peur pour moi… Il s'élança dehors, et, naturellement, après quelques hésitions il descendit vers le moulin. Qu'allait-il chercher ? Tout le monde y dormait sans doute… Il contourna la grange, s'arrêta un instant devant la façade de la maison, près de la fontaine qui gazouillait dans l'ombre ; enfin derrière le four, il enjamba la haie et se trouva dans le jardin, sous la fenêtre de la chambre d'Aline, au pied du grand poirier dont le tronc n'est qu'à un pas de la muraille et dont la frondaison dépasse les toitures et frôle les volets. Le chien se mit à aboyer furieusement à l'intérieur. La fenêtre s'ouvrit, et une vague silhouette s'y encadra ; mais, la nuit étant sans lune, l'amoureux ne put discerner les traits de sa petite amie ; son cœur disait que c'était elle. Peut-être, s'il avait su que les Terral étaient à l'auberge, se serait-il risqué à appeler la jeune fille, et à lui dire des paroles d'adieu ; il se contenta de tousser légèrement ; et, comme les aboiements redoublaient, la croisée se referma, et Jean s'éloigna, le cœur affreusement serré, tandis qu'un rossignol commençait, dans la haie du jardin, sa cantilène enamourée… Linou, sa mère couchée, s'était mise à prier, demandant à Dieu, une fois encore, de la soutenir dans la dure épreuve qui l'attendait. Les aboiements du chien la tirèrent un instant de son oraison. Elle alla à la fenêtre, se pencha un peu. Un instinct l'avertissait que quelqu'un était là dans l'ombre, et y venait pour elle. Quand elle entendit tousser, elle ne douta pas que ce ne fût Jean ; mais, craignant de le voir se risquer à grimper sur l'arbre pour s'approcher d'elle, elle referma vivement la croisée, et se remit à prier, longtemps, longtemps… Elle se coucha enfin, de peur qu'une veille trop prolongée ne lui ôtât ses forces pour le lendemain. Le sommeil la prit, un sommeil de cauchemar, traversé d'images et de figures déformées… Dédoublée, elle voyait une Linou marcher à grands pas sur une route longue et poudreuse, sans jamais se retourner ; elle l'appelait, voulait courir pour la rattraper ; mais ses jambes refusaient de se mouvoir, sa voix mourait dans son gosier… Brusquement, le coq chanta, et la jeune fille se leva et s'habilla rondement ; elle était prête quand son père – toujours le premier debout dans la maison – vint l'appeler, la croyant encore endormie. Elle alla embrasser sa mère dans son lit, la suppliant de rester couchée. Mais Rose ne voulut rien entendre ; quand son fils aîné, jadis, partait pour le collège, à la Toussaint ou à Pâques, elle n'eût jamais permis qu'une autre lui préparât le déjeuner, lui adressât les dernières recommandations, et l'accompagnât soit jusqu'à la croix de La Grange, au sortir de La Capelle, soit, au moins, quand ses forces eurent diminué, jusqu'au milieu de la côte de la Griffoule. L'oncle Joseph fut vite prêt aussi. Et dans le petit jour qui blanchissait les vitres, devant le feu flambant clair, tous les quatre, – Cadet seul dormait encore, – ils firent la prière en commun. Plusieurs fois, la voix de la jeune fille trembla un peu, mouillée de larmes refoulées ; mais personne, sauf, peut-être sa mère, pour qui tout départ d'un des siens était une torture, ne se douta des efforts inouïs qu'elle faisait pour ne pas éclater. À table, par exemple, sauf un peu de bouillon et un doigt de vin, il lui fut impossible de rien avaler. Ah ! nous les avons tous connues, étant enfants, ces affres de l'adieu, cette étreinte d'une main invisible qui vous serre à la fois le cœur et la gorge ; cette envie furieuse qui vous prend, par instants, de crier, de se rouler par terre, de s'accrocher aux objets familiers, au pied de la table ou à la poignée de la porte… Et ces gros chagrins n'avaient, cependant, pour cause que la perspective de quelques mois à passer à la pension ; tandis que, pour Aline, c'était un départ qu'elle jugeait devoir être sans retour… Elle remonta embrasser Cadet, qui dormait toujours. Il grogna qu'on ne l'eût pas réveillé plus tôt ; il voulait se lever et accompagner sa sœur jusqu'à Saint-Amans, plus loin même. Linou le retint, le cajola : – Non, mon cher Cadet, non ; reste ici : notre père a besoin de toi, et mon parrain suffira bien pour me conduire jusqu'à la diligence… Adieu, frérot, sois bon pour maman ; si elle retombait malade, tu irais vite chercher la Sœur Saint-Cyprien et le docteur Bernad…, et tu m'écrirais… – Mais tu reviendras dans une semaine, au moins ? Linou détourna la tête pour cacher une larme. – Quand on va voir un malade, répondit-elle évasivement, on ne sait pas au juste quel jour il sera sur pied… J'espère que notre tante sera vite rétablie… – Pas d'histoires ! fit rudement Cadet… Si tu n'es pas ici mardi prochain, c'est moi qui irai te chercher… Ta place est à la maison, près de ta mère, et pas chez les nonnes… Adieu, Linou, et reviens promptement… Elle redescendit, chancelante, essuya ses yeux dans l'escalier. Il faisait grand jour ; au-dessus du « puech » de La Gravasse, quelques rougeurs annonçaient le lever du soleil. – Es-tu prête, Aline ? fit l'oncle Joseph, qui avait passé à l'épaule son havresac plein d'outils : ciseaux, tarières, rabot, plus une scie tournante attachée par-dessus, en travers. – Oui, parrain, répondit la pauvre petite, en saisissant d'une main fiévreuse le léger paquet de hardes qu'elle emportait. – C'est tout ton bagage ? fit Terral, surpris. – Cela suffira bien, papa ; je ne vais pas à une noce, ajoutat-elle en essayant de sourire. Elle embrassa la servante Rosalie, une brave fille qui pleurait à chaudes larmes, sans pourtant rien soupçonner du secret de sa jeune maîtresse. Terral ouvrit la porte donnant sur la scierie ; tous sortirent, – Linou la dernière, car elle avait voulu envelopper d'un suprême regard cette vieille salle enfumée qui gardait tant de sa vie, ce foyer où dansait la flamme joyeuse et devant lequel la chatte noire, assise, mais le dos aux tisons, semblait de ses yeux d'or grands ouverts, demander pourquoi cet exode matinal ; la lourde table où sa place resterait vide désormais ; certain petit lit, simple trou triangulaire sous un escalier, et dans lequel elle avait longtemps dormi à côté de sa sœur ; enfin, la pendule, la vieille pendule qui lui avait compté tant d'heures claires pour quelques heures sombres, et dont le balancier continuait son tic tac, comme si rien, après le départ de l'enfant, n'allait être changé dans l'ancestrale demeure. Elle franchit enfin le seuil, en faisant un grand signe de croix sur la porte qu'elle n'ouvrirait sans doute plus. Son père venait de mettre en branle la scie, qui dansait joyeuse, en mordant sur un tronc de hêtre. Oui, la vie allait continuer, et le travail, et c'était, à la fois, triste et consolant. Aline rejoignit sa mère, son père et son parrain, au bout de la chaussée, sous le grand peuplier dont le pied baignait dans l'étang, et dont la cime, déjà parée de feuilles frissonnantes, se dorait de soleil levant. C'était là l'endroit du suprême adieu et du suprême effort. Rose voulait monter la côte ; on l'en empêcha. Linou embrassa rapidement son père qui, lui, ne pleurait jamais… Sa mère fondait en larmes, lui adressait ses recommandations : ne pas marcher trop vite, ne pas prendre froid dans la voiture, dire mille choses affectueuses à sa tante, la ramener avec elle si c'était possible, écrire dès l'arrivée à Villefranche… – Oui, maman ; oui, maman, répondait toujours Linou, qui, à son tour, lui recommandait… ce qu'on recommande à sa mère quand on la quitte : se bien soigner…, ne pas se chagriner…, ne pas retomber malade…, éternelles et sublimes banalités ! – Adieu, maman ! – Adieu, ma petite !… Reviens bientôt !… Et l'étreinte fut si forte, si vibrante, et, malgré le vouloir de l'enfant, si prolongée, que la mère se sentit traversée d'un pressentiment affreux, et qu'une fois ses bras dénoués et retombés le long de son corps, elle resta là, un bon moment, à regarder s'en aller, sous les chênes et sous les houx de la Griffoule, l'enfant qu'un instinct secret lui disait qu'elle ne verrait plus. Le chien Milord, qui croyait qu'on l'emmenait, s'était élancé en avant, la queue en panache, gambadant, frétillant, riant, – car les chiens rient, – et revenant sur ses pas pour se cabrer contre son maître ou contre Linou et leur lécher furtivement la figure. Il fallut lui enjoindre brutalement de regagner le logis ; alors, stupéfait, son bon regard braqué avec reproche sur ceux qui partaient sans lui, il demeurait, lui aussi, immobile et suppliant. Enfin, tout penaud, il rejoignit Rose, qui le caressa de la main ; et tous deux, dans une tristesse infinie, ils redescendirent, et rentrèrent dans la maison, pour tous deux à présent déserte. En haut de la montée, Linou se retourna encore une fois : elle ne vit plus sa mère. L'étang, sous le soleil levant, exhalait une fine buée blanche sur laquelle tranchait la fumée bleue montant du toit paternel, haleine tiède et légère du foyer, dernier adieu de ce qui reste à ceux qui s'en vont. III L'oncle et la nièce, ne voulant pas traverser le village, le contournèrent par la droite, en s'engageant dans le chemin creux dit de la Garenne, qui passe à peine à cent pas du Vignal. Joseph marchait devant ; Linou suivait, pleurant doucement et essuyant ses yeux, qui s'emplissaient de nouveau. Au premier coude du chemin, elle entrevit le cimetière, sur sa gauche, à l'ombre de l'église. Elle se signa et donna une pensée aux morts. Au détour suivant, elle s'approcha du mur moussu à hauteur d'appui, par-dessus lequel elle savait qu'elle apercevait la maisonnette des Garric. Mais, au même instant, de l'autre côté du mur, dans le pré, arrivait courant Jeantou, qui, depuis avant l'aube, guettait le départ de son amie. Un double cri : – Jean ! – Linou ! L'oncle se retourna, surpris. – C'est toi, farinel ?… Que fais-tu par là ? Jean, un peu confus, un peu essoufflé aussi, balbutiait… Il était venu chercher quelques effets, avait appris de sa mère le départ de Linou pour Villefranche, et avait voulu, avant de retourner aux Anguilles, lui souhaiter un bon voyage. Linou n'avait certes point prévu pareille rencontre ; mais il était écrit qu'aucun déchirement ne lui serait épargné. Il lui fallait maintenant mentir à son ami, comme elle avait, en somme, menti à ses parents, et refouler encore les pleurs qu'elle avait espéré pouvoir enfin laisser couler librement, son parrain n'y voyant que l'attendrissement naturel d'une enfant qui, pour la première fois, quitte sa mère. – C'est bien aimable à toi, Jeantou, répondit avec effort la jeune fille de t'être levé si matin pour me dire adieu… Merci ! Il eût voulu répondre : – Levé matin ? Je n'ai pas dormi ; j'ai été rôder sous ta fenêtre ; puis, j'ai écouté, depuis le chant du coq, les premiers pas qui sonneraient sur le chemin… Mais la présence d'un tiers, quoique ce tiers fût son grand ami, l'intimidait ; il garda le silence. – Et ton maître, fit Joseph, est-il redevenu assez matinal pour lever la vanne du moulin en ton absence ? – Ma foi, répondit Jean, pour une fois, l'eau m'attendra dans l'écluse, ou, tout au moins, les clients devant la porte… Vous allez à Saint-Amans, sans doute ; je vais avec vous jusqu'à Saint-Amans. – Oh ! voyons, Jean, observa gravement Linou, ce n'est pas raisonnable… Toi, si consciencieux d'habitude… Le jeune homme hésitait ; mais l'oncle Joseph, qui, une fois au travail, faisait scrupuleusement sa tâche, estimait que, de temps à autre, pour chasser ou pêcher, ou même par amour de la camaraderie, une demi-journée perdue ne tirait pas à conséquence. Il fit donc bon accueil à l'offre de Garric, et se montra enchanté de faire route avec lui. – D'ailleurs, ajouta-t-il, je t'indiquerai des raccourcis pour le retour qui te permettront d'être à La Garde à dix heures, au plus tard. Ils cheminèrent donc ensemble, tantôt les deux hommes devant et la jeune fille à quelque pas, triste et pensive, et s'efforçant de ne plus pleurer : tantôt Jean revenant vers elle pour s'emparer de son paquet, ou lui tendre la main au passage d'un ruisseau, ou écarter les branches des noisetiers et des houx dans les sentiers trop étroits. Mais il n'osait pas lui parler d'amour ; et elle, le cœur serré, restait muette, tremblant toujours de laisser échapper son grand secret. Ces pays du Ségala, à fin d'avril, sont une fête pour les yeux, pour l'oreille et pour le cœur. Sur les collines et sur les plateaux les seigles, tous semés à l'automne, sont déjà hauts et ondulent sous la brise, laissant s'essorer des milliers d'alouettes qui montent en trillant vers l'azur. Les bois et les bouquets de hêtres ouvrent leurs feuilles d'un vert tendre et léger ; les premières sont apparues dans quelque combe bien abritée, si menues d'abord qu'elles ne masquent pas les merisiers fleuris dont elles ne font qu'aviver la blancheur. Puis elles se déplient, s'étendent, escaladent les sommets, déferlent sur les pentes voisines. Les chênes, plus tardifs, saupoudrent à peine d'émeraudes leurs rameaux robustes, tandis qu'entre leurs troncs grisâtres on voit encore les taillis avec les feuilles rousses de l'hiver et les houx d'un vert cru et comme vernissé. Au-dessous des bois, sur les ruisseaux clairs et chantants où fuient les truites, les aulnes et les saules dessinent des méandres, où l'or des châtons velus se marie au vert rougeâtre des premières feuilles. Les prés, fauves encore sur les pentes élevées mais verdoyants déjà autour des sources, font briller comme un réseau d'argent leurs rigoles d'irrigation pleines jusqu'au bord, et leurs petits déversoirs changés en éventails de pierreries. Les anémones, les primevères et les renoncules d'or y poussent par jonchées. Autour des fermes et des mas, tranchant sur le vert sombre et immuable des « griffoules », les pruniers et les poiriers en fleur bruissent d'abeilles et d'oiseaux. Dans les petits chemins on enjambe des ruisselets qui bavardent sur le gravier, ou l'on marche sur des gazons semés de pâquerettes et bordés de pervenches. Et, au-dessus de toutes ces merveilles de vie et de fraîcheur, un ciel tout neuf, récemment lavé, d'un bleu tendre et profond, traversé par moments de nuages ouatés qui s'en vont à la dérive, sans hâte et sans but. Quand on passe d'un vallon à l'autre, et qu'arrivé sur la colline qui divise les eaux on s'arrête pour souffler un peu, et pour admirer aussi, le regard plonge dans un horizon immense qui s'étend d'un côté jusqu'aux Cévennes sombres et aux monts de Lacaune qui les continuent ; de l'autre, jusqu'aux Pyrénées où le Canigou étincelle, tandis que, plus à l'ouest, s'étendent les riches plateaux et les châtaigneraies de Ceignac et du Calmontois, et qu'au nord se profile le clocher de Rodez, haut de trois cents pieds, ajouré comme une dentelle, et surmonté d'une vierge dorée qui flamboie comme un phare. Ah ! l'admirable matinée pour un voyage d'amoureux, sous l'œil indulgent d'un parrain tendre et gai, si Aline et Jean avaient eu le cœur libre d'en goûter la fraîcheur et le charme ! Mais l'une avait le sien déchiré par cette prolongation inattendue d'une affreuse lutte, et l'autre était, nous l'avons vu, en proie à une inquiétude vague, à de confus pressentiments, depuis la scène avec Pierril, la lettre de Mion, et l'envoi de celle de M. le curé de La Garde au frère aîné de Linou. Il avait beau se rappeler dans quelles conditions il avait succombé aux avances provocantes d'une effrontée, essayer de se rassurer en pensant que celle-ci ne le nommait même pas dans sa lettre, quelque chose comme un remords grandissait chaque jour en lui ; l'appréhension d'un châtiment le hantait et lui gâtait le bonheur de marcher à côté de celle qu'il aimait toujours, d'effleurer son épaule ou sa main dans les chemins étroits, ou même de l'arrêter pour détacher du bas de sa robe une griffe d'églantier ou de ronce qui l'avait happée au passage. Aussi, le renouveau avait beau verdir les bois, fleurir les haies et les gazons, faire chanter les alouettes, les pinsons et les merles, répandre sur la campagne enamourée toutes les joies de la résurrection, les deux jeunes gens allaient, quasi silencieux, et ne répondant que par condescendance aux phrases admiratives de l'oncle Joseph, le seul des trois qui jouît pleinement de cette féerie printanière. De temps à autre, il se retournait pour montrer une perspective, un coin de bois, un chêne ou un châtaignier vénérable tout surpris de trouver chez sa nièce et chez Jean un si faible écho à son enthousiasme de poète agreste et inédit. – En voilà des amoureux ! bougonnait-il à mi-voix dans sa moustache grise ; même au mois de mai, ils ne dégèlent pas… Et il reprenait sa marche en éclaireur, quittant même parfois le chemin pour sauter dans une friche ou dans un pré et prendre des raccourcis dont il détournait sa nièce, sous prétexte qu'elle y laisserait ses souliers, ou y tremperait ses jupes, en réalité pour donner aux jeunes gens toute liberté de parler de leurs sentiments et de leurs projets. Hélas ! il ignorait le secret de l'un et de l'autre, et la peine qui leur serrait le cœur et les lèvres ; et il ne voyait que gaucherie ou timidité dans une réserve qui le déroutait. Cependant, on passait mas et hameaux, ruisseaux et bois, et de maigres plateaux sans arbres, privés encore de l'or des genêts et de la pourpre des bruyères, mais animés par les sonnailles des troupeaux, les chants des bergers, des laboureurs et de mille oiselets. Avant de franchir la vallée étroite et profonde du Céor, ils s'arrêtèrent un instant pour permettre à la jeune fille de souffler, à un carrefour de chemins que domine une très ancienne croix de pierre, toute vêtue de mousses et de lichens. Linou s'assit sur le piédestal, un bloc de granit non taillé. L'oncle Joseph commençait une histoire, une légende plutôt, qui se rapportait à ce carrefour, lorsque le clocher de Saint-Amans, dressé en face, de l'autre côté du ravin, lança de gais appels pour un baptême sans doute, ou pour un mariage. Ces carillons ne différaient guère de ceux des cloches de La Capelle-des-Bois. Aussi, Linou porta-t-elle la main à son cœur et parut-elle près de défaillir. Jeantou s'empressa auprès d'elle ; mais elle se releva au prix d'un effort héroïque, répondit que le soleil l'avait seulement un peu étourdie, et demanda qu'on se remît en route : elle avait hâte d'en finir, d'obéir à l'appel des cloches et aussi, peut-être, d'une petite alouette qui montait de la friche, au-dessus de la croix, et dont le chant, de l'azur, semblait lui dire, comme autrefois dans le pré de l'étang : – Arrive ! Arrive ! Arrive ! Ils descendirent donc encore une pente, gravirent encore une montée – la dernière – et s'arrêtèrent à deux cents pas du village, à la croisée de trois routes, devant une auberge de rouliers, près d'un vaste tilleul connu de tout le pays et sous lequel s'abritent de la pluie les processions des paroisses qui viennent demander à Saint-Amans du soleil, et du soleil celles qui viennent implorer de la pluie. L'oncle Joseph essayait de cacher son émotion – car il était ému sans trop s'expliquer pourquoi – par d'intarissables plaisanteries sur les gens de Saint-Amans, sur les miracles qui s'y étaient accomplis, sur la diligence et l'attelage de rosses du père Carrière, – le conducteur, – dont on apercevait déjà, sur les lacets de la route qui monte du Céor, l'équipage antique, grinçant et cahotant, et dont on entendait le fouet et les jurons ; les bons mots et le rire, un peu forcé, du cher parrain demeuraient sans écho. Il aurait voulu entrer à l'auberge, espérant que quelques verres de vin rendraient un peu de gaieté au moins à son jeune compagnon ; mais l'attelage débouchait sur le plateau où se dressent l'église, le clocher et le presbytère de Saint-Amans, et la voiture avait déjà du retard. En voyant trois personnes plantées au bord de la route, le vieux Carrière ouvrit tout grands ses yeux embroussaillés sous la visière de la casquette en peau de loup qu'il portait en toute saison ; mais il fit la grimace quand il apprit de l'oncle Joseph qu'Aline seule montait dans sa carriole, – dans son « corbillard », avait dit, en d'autres circonstances, l'incorrigible railleur. – Alors, vous êtes venus deux pour accompagner cette jeune perdrix ? interrogea-t-il de sa grosse voix enrouée par l'eau-de-vie, la fumée de la pipe et les brouillards du Viaur ; faut-il que vous soyez désœuvrés, dans votre contrée !… Ça ne fait rien ; on vous la soignera quand même, cette « menue »… Où faudra-t-il la descendre ? À Rodez ? – À la Primaube, fit Joseph. Là, vous la recommanderez au courrier de Villefranche. Il vous la rendra, dans huit jours, et vous me la ramènerez ici. – Entendu, farinel de mon cœur… Tu apporteras, en venant l'attendre, quelques belles truites, tu sais…, de celles qui ont le dos noir piqueté de rouge, et tu diras à la mère Angélique, là, à côté (il montrait l'auberge du manche de son fouet), de les bien faire nager dans sa poêle, avec du persil autour… Je payerai l'apprêt, et, si je n'offre pas la goutte aujourd'hui, c'est que nous sommes déjà en retard et que le receveur de la poste va bramer comme l'âne de Pomarède… Hardi, mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Linou et l'invitant à se hisser dans la guimbarde poudreuse et disloquée qu'il appelait sa diligence. Linou, se raidissant pour ne pas pleurer, serra la main à Jean, qui n'osa pas l'embrasser devant le monde. Comme elle s'approchait de son parrain, celui-ci tira de son gousset deux écus de cinq francs et voulut les lui glisser dans la main, disant à mi-voix : – Terral n'a pas été, sans doute, bien large avec toi… On ne voyage pas sans quelque argent de poche ; qui sait ce qui peut arriver en route ?… Et, comme l'enfant refusait, assurant que sa bourse était suffisamment garnie. – Eh bien ! fit-il plus bas, et de façon à n'être pas entendu de Carrière, tu les donneras à ta tante, afin qu'elle fasse un peu prier pour moi, si je mourais tout à coup… Et, s'efforçant de rire pour corriger le sens de ces paroles : – Je les boirais, dimanche, d'ailleurs, si tu ne les prenais pas… Elle accepta ; puis, lui jetant les bras au cou, éclata en sanglots. – Oh ! mon parrain ! mon parrain !… fit-elle. Et ce mot contenait un infini de tendresse et de déchirement. Il en fut tout interloqué, et il ouvrait la bouche pour réconforter sa nièce ; mais celle-ci s'était déjà arrachée de ses bras et avait grimpé dans la voiture. La portière se referma. Carrière escalada son siège, fit claquer son fouet, et lança deux ou trois jurons ; et ses pauvres rosses reprirent péniblement leur petit trot. Aline agita son mouchoir. – Adieu, parrain ! Adieu, Jeantou ! – Au revoir, Linou ! – À bientôt ! répondirent Garric et l'oncle Joseph. Et ils regardèrent la patache s'éloigner, décroître, n'offrant bientôt plus à l'œil, entre les deux haies fleuries et sous le ciel bleu, qu'une espèce d'écran jaunâtre, percé d'un trou carré où s'encadrait un jeune visage, et plus bas, entre les roues en fuite, une bizarre danse de pieds de chevaux boitillant et entrechoquant leurs fers dans la poussière de la route. Un coude du chemin la leur déroba. IV Ils s'entre-regardèrent un moment sans rien dire, très émus tous deux, l'un pour des raisons déjà exposées, l'autre par le contrecoup de l'émotion inexplicable qu'il avait constatée chez sa filleule. – Allons, dit enfin Joseph, nous n'avons plus rien à faire ici… Le soleil monte, et l'ouvrage nous attend tous deux. Retournons… Nous boirons un coup, au bas de la côte, chez le Teinturier, puis nous tirerons chacun de notre côté. Et, tristement, ils revinrent sur leurs pas. Mais, à peine reprenaient-ils la descente vers le Céor, qu'ils virent venir vers eux, grimpant en hâte le chemin escarpé, suant et soufflant, son chapeau dans une main et sa canne dans l'autre, un prêtre que Garric reconnut, tout le premier. – Monsieur le curé de La Garde ! s'écria-t-il. – Que dis-tu ? fit Joseph… Pas possible !… Mais si, c'est bien lui… Où courez-vous donc si vite, monsieur le curé ? L'abbé Reynès leva les yeux, reconnut ses deux amis, et s'arrêta net, le geste las et découragé. Il souffla un instant, puis, avec effort : – Je courais après vous… Et j'arrive trop tard. – Trop tard, en effet, fit Joseph, si c'était pour donner quelque commission à ma nièce, qui part pour Villefranche. – Trop tard pour l'empêcher de partir, mon pauvre Joseph. – L'empêcher de partir ?… – Essayer, tout au moins. – Ah çà ! que voulez-vous dire ? Ma filleule a reçu une lettre de sa tante la religieuse, qui lui dit qu'elle est souffrante et qu'elle désire l'avoir quelques jours auprès d'elle… Pourquoi l'auriez-vous empêchée ?… – Voilà bien ce que je craignais, ajouta le prêtre en remettant son chapeau et en frappant de sa canne sur le chemin. La chère petite a eu jusqu'au bout le courage – ou la faiblesse – de cacher son secret, et de laisser croire qu'elle n'allait que visiter une malade… L'oncle Joseph regarda Jean comme pour le prendre à témoin de ce que ces paroles avaient d'incompréhensible. Garric, stupéfait aussi, restait bras pendants et bouche bée. – Voyons, voyons, monsieur le curé, reprit Joseph, il y en a un de nous qui a reçu un coup de soleil sur la nuque et qui bat un peu la campagne. – Plût à Dieu, mon pauvre ami ! Mais nous sommes bien tous dans notre bon sens, et je ne parle que trop clair. Votre nièce s'en va avec l'intention de se faire religieuse. Un double cri partit à la fois de la gorge de Joseph et de Jean : – Linou ? – Religieuse ? – Oui, mes amis. Voici la lettre d'elle qui me l'apprend… Je l'ai reçue, il y deux heures ; j'ai couru tant que j'ai pu… Il m'aurait fallu des ailes. Il avait entraîné ses deux interlocuteurs près de la haie, à l'ombre d'un pommier, et il commença à leur lire la lettre de la jeune fille. Mais il n'était pas au milieu que Joseph l'interrompait violemment : – C'est de la folie, de la folie pure ! Linou, elle, si attachée aux siens, et si franche, partie pour le couvent sans en rien dire à personne, hypocritement et lâchement !… Mais on me l'aurait donc ensorcelée ? – Il n'y a là aucune sorcellerie, Joseph. La pauvre petite savait bien que si elle révélait son projet à ses parents… – Elle le cache à ses parents, et elle vous le confie à vous ?… Mais c'est vous, alors, qui lui avez dicté cette lettre, monsieur le curé !… C'est vous qui avez endoctriné, enveloppé cette petite… C'est vous qui l'avez fanatisée… Ah ! les prêtres ! les prêtres ! – De grâce, mon ami, écoutez jusqu'au bout… – J'en ai assez écouté ; j'y vois clair. Je vous dis que vous nous avez volé Aline, oui, volé ; il n'y pas d'autre mot… Et, se retournant impétueusement vers Jean, qui s'était affalé sur une borne et restait là, atterré et gémissant : – Es-tu sourd, ou imbécile ? As-tu mal entendu, ou si tu n'as pas compris ? On nous prend ma nièce, ta promise, pour l'enfermer dans un couvent, et tu restes là, tranquille comme un saint de bois ?… – Hélas ! que faire ? que faire ? répondait le pauvre garçon. Mais cours donc, nigaud, galope, prends les raccourcis, rejoins la voiture…, arrête les chevaux…, jette Carrière à bas, s'il résiste… Je te rejoindrai… Et nous verrons bien… Garric s'était dressé et faisait mine de s'élancer à la poursuite de la diligence. – Jean ! fit le prêtre avec autorité, je te défends de faire pareille folie… Songez-vous au scandale que vous provoqueriez ? D'ailleurs, mon pauvre Garric, j'ai autre chose à t'apprendre, qui t'affligera aussi, et qui te prouvera que, de toute façon, Linou eût, sans doute, été perdue pour toi. Le jeune homme, que Joseph essayait d'entraîner, se dégagea, devint blême et fixa sur l'abbé Reynès un regard de désolation ; il avait deviné : ses craintes au sujet de Mion étaient devenues une certitude. Il se laissa retomber sur la borne et pleura silencieusement. Mais l'oncle Joseph, qui n'avait rien compris aux dernières paroles du curé, continuait à secouer Garric, qu'il traitait d'idiot et de poltron… Puis, le voltairien inconscient et illettré qu'il y avait en lui et qui, pour s'être frotté jadis à quelques bourgeois terriens ayant fait leurs études dans les chansons de Béranger et chanté La Parisienne en 1830, en avait retenu le tour d'esprit et la phraséologie, se donna largement carrière aux dépens du pauvre curé, ahuri : – Vous, curé de La Garde, je ne vous aime plus, je ne vous respecte plus, je ne vous estime plus… C'est vous qui êtes cause de tout… Vous ne valez pas mieux que vos confrères… Ah ! vous peuplez vos couvents de nos plus jolies filles, que vous arrachez à leurs parents et à leurs amoureux pour en faire de pauvres recluses condamnées au désespoir ou à l'imbécillité. Attendez un peu ; laissez-nous refaire la République ; elle mettra bon ordre à ça, et saura vous régler votre compte aussi… L'abbé laissa passer la giboulée, se contentant de répéter, de loin en loin : – Joseph !… Voyons, Joseph, revenez à vous… Joseph n'écoutait rien… Il interpella une dernière fois Garric : – Reste là si tu veux, et jusqu'à la fin du monde, lui jeta-t-il dédaigneusement ; tu n'es qu'un amoureux de carton ; tu n'as que du sang de rave dans les veines… Je me passerai de toi… Je retourne à La Capelle raconter à Terral l'enlèvement de sa fille, oui, l'enlèvement… Nous verrons s'il l'approuve, lui, et ce qu'en pense aussi Cadet… J'espère qu'à nous trois, et dussions-nous mettre le feu au couvent, nous en ramènerons cette pauvre innocente, que l'on a hypocritement détournée de son véritable devoir… Mais, cette fois, l'abbé n'y tint plus ; il se campa devant le furieux, et, résolument, lui saisissant les poignets : – Joseph, fit-il d'une voix forte, regardez-moi ! Regardezmoi donc !… Ai-je l'air d'un tartufe ? d'un homme déloyal ?… Avez-vous jamais ouï dire que j'aie porté la désunion dans les familles ?… Vous croyez que c'est moi qui ai conseillé à Linou d'entrer au couvent ? Quelle erreur !… Et pourquoi l'aurais-je fait ? Avez-vous oublié que j'étais d'accord avec vous pour lui faire épouser Jean, que voilà ?… L'oncle Joseph se taisait. Le prêtre continua : – J'ai quitté La Capelle depuis cinq ans ; votre nièce n'était encore qu'une enfant… Depuis, je l'ai revue, de loin en loin, deux fois l'an peut-être, et toujours dans sa famille, jamais au confessionnal, ni au presbytère… Je ne suis plus son directeur de conscience ; quand aurais-je pu agir sur elle ?… La vérité, mon pauvre ami, – car je suis sûr que vous serez toujours mon ami, – la vérité, c'est qu'aussitôt que j'ai connu le projet de votre filleule, je l'ai combattu de mon mieux, et que, je le répète, j'accourais pour le combattre encore… Voyons, Joseph, vous qui êtes intelligent, répondez à cette question : pourquoi serais-je là, si j'avais conseillé à cette enfant d'entrer en religion ? Est-ce qu'aujourd'hui, en recevant sa lettre, je ne serais pas resté chez moi à me réjouir du succès de mes efforts ?… Je ne suis venu que pour tâcher d'obtenir que la chère petite ajournât son départ, réfléchît encore… Et je suis arrivé un quart d'heure trop tard. Voilà la vérité, toute la vérité, je vous l'affirme, Joseph… Et vous le sentez bien. Il parlait avec un bel accent de franchise qui emportait la conviction. La figure de l'oncle Joseph s'était détendue, sa bouche avait perdu son pli sarcastique ; son œil noir s'était radouci et s'embuait un peu. – Mais alors, fit-il, quand et comment avez-vous connu les intentions de ma filleule ? – Le mois dernier, quand vous m'avez chargé, vous et Garric, d'aller lui demander si elle ne voulait pas pardonner à celuici, lui rendre son affection, et lui promettre de nouveau sa main… Elle m'a répondu qu'elle s'était promise à Dieu. – Hé ! il fallait aussitôt avertir ses parents… – Afin d'occasionner une rechute, peut-être la mort de Rose, qui relevait à peine de maladie, de soulever les colères de votre frère et de son fils… Et puis, j'espérais la faire revenir encore sur sa détermination… – Vous a-t-elle dit à quel moment et pourquoi elle avait résolu de faire ce coup de tête ? – Un coup de tête ? Vous traitez bien légèrement, mon bon Joseph, un serment, un vœu prononcé devant le crucifix, la nuit où votre belle-sœur faillit mourir ! – Quoi ! C'est alors ?… – C'est alors, oui… La veille, le soir de Noël, la pauvre petite avait appris, par hasard que Jean l'avait trompée… – Ah ! je devine ! s'écria Garric, se rapprochant subitement ; oui, oui, je suis la cause de tout… – Le point de départ fut tel, en effet… Tu peux t'imaginer la douleur que la révélation de Pataud causa à une âme aussi délicate et aussi aimante !… Là-dessus, Rose tombe gravement malade… La pauvre enfant la croit perdue ; elle se jette aux pieds du Christ et lui offre sa vie pour sauver celle de sa mère. Joseph l'interrompit vivement. – Mais des vœux faits dans ces conditions ne comptent pas, vous le savez bien. – Comment, ils ne comptent pas ? Mais si, mon vieil ami, ils comptent, et beaucoup même… Je ne dis pas que l'Église ne puisse pas en dégager… – Hé ! c'est ce que je veux dire ; et c'est ce que vous deviez dire à Linou… – Je lui ai dit tout ce que j'ai dû, j'ai fait tout ce que j'ai pu… À un moment, j'ai cru avoir réussi. Au fond, Linou aimait tou- jours Jean, malgré sa faute ; elle eut des hésitations, puis un franc retour vers lui. – C'est vrai, s'écria douloureusement le jeune homme ; le jour des Rameaux, devant sa mère, elle m'avoua qu'elle m'aimait toujours. – Seulement, son père, qui vous avait surpris ensemble, intervint violemment pour lui signifier qu'il ne consentirait jamais à ce qu'elle t'épouse… Et, la nuit suivante, sa mère parut reprise de son mal ; nul doute, pour la pauvre enfant, que ce ne fût là une punition, tout au moins un avertissement suprême… Vous voyez comme tout s'est enchaîné… – Oui, oui, fit douloureusement Jeantou ; par ma faute, monsieur le curé ; moi seul suis coupable, oncle Joseph ; seul, je devrais souffrir, et pas elle, ni vous. – Oh ! tu souffres aussi, mon garçon, répliqua le prêtre ; et tu souffriras autrement encore ; il le faut bien : toute faute doit être expiée… Seulement, puisqu'elle se sacrifie, elle, la douce mignonne, elle qui n'a été qu'imprudente, en une heure d'affolement, et pour sauver sa mère, une part de ses mérites te reviendra, si tu sais t'en montrer digne… Elle fait ce qu'elle croit être son devoir ; es-tu bien résolu à faire le tien ? – Montrez-moi où il est, monsieur le curé : pour n'être pas trop indigne de Linou, je m'efforcerai de le remplir. – Je te l'indiquerai tout à l'heure, en retournant à La Garde… – Oh ! vous pouvez parler tout de suite, et devant Joseph… Il m'aimait, lui aussi, il me croyait un honnête garçon ; qu'il sache à l'instant combien je valais peu ! – Soit, reprit le curé après une hésitation. Eh bien ! j'ai des nouvelles sérieuses de Mion. La malheureuse paraît bien être dans l'état que révélait sa lettre ; et elle sera bientôt sans place, peut-être, avec l'hôpital en perspective… Si tu m'en crois, Jean, tu partiras pour Montpellier, après entente avec Pierril, et avec les instructions que je te donnerai. Le pauvre farinel demeura atterré. Il s'attendait pourtant, depuis quelques jours, à de semblables nouvelles ; mais, il essayait de se persuader qu'il rêvait, qu'il avait le cauchemar, que le réveil le délivrerait… Hélas ! Un moment, il resta campé au milieu du chemin, à se demander s'il n'allait pas courir à la poursuite de la voiture qui emportait Linou, quitte, l'ayant rattrapée, à se jeter sous les roues pour en finir… L'abbé Reynès lut cette tentation dans le regard et dans les poings crispés du malheureux. Il alla vers lui, lui prit le bras. – Viens, Jeantou, fit-il avec douceur et autorité. – Je vous obéis, répondit enfin le jeune homme, éclatant en sanglots. – Et tu obéis à Aline, en m'obéissant, conclut le prêtre ; sa lettre, que j'achèverai de te lire, te le prouvera. Durant toute cette scène, l'oncle Joseph était resté silencieux ; mais on sentait qu'une lutte sourde se livrait aussi en lui, avec des péripéties de révolte et de résignation. L'abbé Reynès se retourna vers lui : – Et vous, mon pauvre ami, vous allez, comme si de rien n'était, faire votre travail à Castaniers. Je monterai à La Capelle, demain ou après-demain je vous le promets ; et j'annoncerai aux vôtres ce qu'il faut leur faire pressentir ; j'amortirai un peu le choc à la malheureuse mère. Elle est bonne chrétienne ; elle se résignera… Terral s'emportera bien un peu, Cadet aussi ; mais il n'en sera que cela. Votre neveu n'étant pas soldat, on le mariera, et on économisera la dot de Linou… C'est la vie, mon bon Joseph… Et le moulin de La Capelle continuera à faire ses joyeux tic tac, comme par le passé. – Sans doute, sans doute, soupirait le pauvre parrain… Mais moi, monsieur le curé, que voulez-vous que je devienne sans ma filleule ? – Si elle s'était mariée, mon ami, vous ne l'auriez pas eue beaucoup plus avec vous… Vous bercerez, un jour, les enfants de votre neveu. Vous resterez un peu plus souvent – car vous avez mon âge et nous ne sommes plus jeunes – dans la maison natale, auprès de votre excellente belle-sœur, que vous défendrez parfois contre l'humeur autoritaire et emportée de son mari… Et vous serez bien aise, – si Linou persiste à se faire religieuse, ce qui n'est pas encore absolument certain, car il y faut un apprentissage, un noviciat assez long ; et puis, il n'est pas dit non plus que Jean ramène de Montpellier la fille de Pierril, ni qu'il l'épouse, quoique ce soit son devoir… Mais, enfin, si les choses se passent ainsi, par la volonté de Dieu, vous serez bien aise, mon bon Joseph, de revoir, de loin en loin, la douce petite nonne, qui vous apportera un chapelet béni par le pape et qui priera, là-bas, pour que vous fassiez une bonne fin, et qu'elle puisse vous retrouver là-haut, un jour. Et l'oncle Joseph, résigné, ému et docile comme un enfant, marchait à côté du prêtre, en balbutiant : – Vous avez une façon d'arranger les choses, vous autres !… FIN Émile Gaboriau LE PETIT VIEUX DES BATIGNOLLES (1876) I Lorsque j'achevais mes études pour devenir officier de santé – c'était le bon temps, j'avais vingt-trois ans – je demeurais rue Monsieur-le-Prince, presque au coin de la rue Racine. J'avais là, pour trente francs par mois, service compris, une chambre meublée qui en vaudrait bien cent aujourd'hui ; si vaste que je passais très aisément les manches de mon paletot sans ouvrir la fenêtre. Sortant de bon matin pour suivre les visites de mon hôpital, rentrant fort tard parce que le café Leroy avait pour moi d'irrésistibles attraits, c'est à peine si je connaissais de vue les locataires de ma maison, gens paisibles tous, rentiers ou petits commerçants. Il en est un, cependant, avec qui, peu à peu, je finis par me lier. C'était un homme de taille moyenne, à physionomie insignifiante, toujours scrupuleusement rasé, et qu'on appelait, gros comme le bras, monsieur Méchinet. Le portier le traitait avec une considération toute particulière, et ne manquait jamais, quand il passait devant sa loge, de retirer vivement sa casquette. L'appartement de monsieur Méchinet ouvrant sur mon palier, juste en face de la porte de ma chambre, nous nous étions à diverses reprises trouvés nez à nez. En ces occasions, nous avions l'habitude de nous saluer. Un soir, il entra chez moi me demander quelques allumettes ; une nuit, je lui empruntai du tabac ; un matin, il nous arriva de sortir en même temps et de marcher côte à côte un bout de chemin en causant… Telles furent nos premières relations. Sans être ni curieux ni défiant – on ne l'est pas à l'âge que j'avais alors – on aime à savoir à quoi s'en tenir sur le compte des gens avec lesquels on se lie. J'en vins donc naturellement, non pas à observer l'existence de mon voisin, mais à m'occuper de ses faits et gestes. Il était marié, et madame Caroline Méchinet, blonde et blanche, petite, rieuse et dodue, paraissait adorer son mari. Mais la conduite de ce mari n'en était pas plus régulière. Fréquemment il décampait avant le jour et souvent le soleil était levé quand je l'entendais regagner son domicile. Parfois il disparaissait des semaines entières… Que la jolie petite madame Méchinet tolérât cela, voilà ce que je ne pouvais concevoir. Intrigué, je pensai que notre portier, bavard d'ordinaire comme une pie, me donnerait quelques éclaircissements. Erreur !… À peine avais-je prononcé le nom de Méchinet qu'il m'envoya promener de la belle façon, me disant, en roulant de gros yeux, qu'il n'était pas dans ses habitudes de « moucharder » ses locataires. Cet accueil redoubla si bien ma curiosité que, bannissant toute vergogne, je m'attachai à épier mon voisin. Alors, je découvris des choses qui me parurent énormes. Une fois, je le vis rentrer habillé à la dernière mode, la boutonnière endimanchée de cinq ou six décorations ; le surlendemain, je l'aperçus dans l'escalier vêtu d'une blouse sordide et coiffé d'un haillon de drap qui lui donnait une mine sinistre. Et ce n'est pas tout. Par une belle après-midi, comme il sortait, je vis sa femme l'accompagner jusqu'au seuil de leur appartement, et là l'embrasser avec passion, en disant : – Je t'en supplie, Méchinet, sois prudent, songe à ta petite femme ! Sois prudent !… Pourquoi ?… À quel propos ? Qu'est-ce que cela signifiait ?… La femme était donc complice !… Ma stupeur ne devait pas tarder à redoubler. Une nuit, je dormais profondément, quand soudain on frappa à ma porte à coups précipités. Je me lève, j'ouvre… Monsieur Méchinet entre, ou plutôt se précipite chez moi, les vêtements en désordre et déchirés, la cravate et le devant de sa chemise arrachés, la tête nue, le visage tout en sang… – Qu'arrive-t-il ? m'écriai-je épouvanté. Mais lui, me faisant signe de me taire : – Plus bas !… dit-il, on pourrait vous entendre… Ce n'est peut-être rien quoique je souffre diablement… Je me suis dit que vous, étudiant en médecine, vous sauriez sans doute me soigner cela… Sans mot dire, je le fis asseoir, et je me hâtai de l'examiner et de lui donner les soins nécessaires. Encore qu'il y eût eu une grande effusion de sang, la blessure était légère… Ce n'était, à vrai dire, qu'une éraflure superficielle partant de l'oreille gauche et s'arrêtant à la commissure des lèvres. Le pansement terminé : – Allons, me voilà encore sain et sauf pour cette fois, me dit monsieur Méchinet. Mille remerciements, cher monsieur Godeuil. Surtout, de grâce, ne parlez à personne de ce petit accident, et… bonne nuit. Bonne nuit !… Je songeais bien à dormir, vraiment ! Quand je me rappelle tout ce qu'il me passa par la cervelle d'hypothèses saugrenues et d'imaginations romanesques, je ne puis m'empêcher de rire. Monsieur Méchinet prenait dans mon esprit des proportions fantastiques. Lui, le lendemain, vint tranquillement me remercier encore et m'invita à dîner. Si j'étais tout yeux et tout oreilles en pénétrant dans l'intérieur de mes voisins, on le devine. Mais j'eus beau concentrer toute mon attention, je ne surpris rien de nature à dissiper le mystère qui m'intriguait si fort. À dater de ce dîner, cependant, nos relations furent plus suivies. Décidément, monsieur Méchinet me prenait en amitié. Rarement une semaine s'écoulait sans qu'il m'emmenât manger sa soupe, selon son expression, et presque tous les jours, au moment de l'absinthe, il venait me rejoindre au café Leroy, et nous faisions une partie de dominos. C'est ainsi qu'un certain soir du mois de juillet, un vendredi, sur les cinq heures, il était en train de me battre à plein double-six, quand un estafier, d'assez fâcheuse mine, je le confesse, entra brusquement et vint murmurer à son oreille quelques mots que je n'entendis pas. Tout d'une pièce et le visage bouleversé, monsieur Méchinet se dressa. – J'y vais, fit-il ; cours dire que j'y vais. L'homme partit à toutes jambes, et alors me tendant la main : – Excusez-moi, ajouta mon vieux voisin, le devoir avant tout… nous reprendrons notre partie demain. Et comme, tout brûlant de curiosité, je témoignais beaucoup de dépit, disant que je regrettais bien de ne le point accompagner : – Au fait, grommela-t-il, pourquoi pas ? Voulez-vous venir ? Ce sera peut-être intéressant… Pour toute réponse, je pris mon chapeau et nous sortîmes… II Certes, j'étais loin de me douter que je hasardais là une de ces démarches insignifiantes, en apparence, qui ont sur la vie entière une influence décisive. – Pour le coup, pensais-je à part moi, je tiens le mot de l'énigme !… Et tout plein d'une sotte et puérile satisfaction, je trottais comme un chat maigre aux côtés de monsieur Méchinet. Je dis : je trottais, parce que j'avais fort à faire pour ne pas me laisser distancer par le bonhomme. Il allait, il allait, tout le long de la rue Racine, bousculant les passants, comme si sa fortune eût dépendu de ses jambes. Place de l'Odéon, par bonheur, un fiacre nous croisa. Monsieur Méchinet l'arrêta, et ouvrant la portière : – Montez, monsieur Godeuil, me dit-il. J'obéis, et il prit place à mes côtés après avoir crié au cocher, d'un ton impératif : – Rue Lécluse, 39, aux Batignolles… et, bon train ! La longueur de la course arracha au cocher un chapelet de jurons. N'importe, il étrilla ses rosses d'un maître coup de fouet et la voiture roula. – Ah ! c'est aux Batignolles que nous allons ? demandai-je alors avec un sourire de courtisan. Mais monsieur Méchinet ne me répondit pas ; je doute même qu'il m'entendit. Une métamorphose complète s'opérait en lui. Il ne paraissait pas ému, précisément, mais ses lèvres pincées et la contraction de ses gros sourcils en broussaille trahissaient une poignante préoccupation. Ses regards, perdus dans le vide, y semblaient étudier les termes de quelque problème insoluble. Il avait tiré sa tabatière, et incessamment il y puisait d'énormes prises, qu'il pétrissait entre l'index et le pouce, qu'il massait, qu'il portait à son nez et que pourtant il n'aspirait pas. Car c'était chez lui un tic que j'avais observé et qui me réjouissait beaucoup. Ce digne homme, qui avait le tabac en horreur, était toujours armé d'une tabatière de financier de vaudeville. Lui advenait-il quelque chose d'imprévu, d'agréable ou de fâcheux, crac, il la sortait de sa poche et paraissait priser avec fureur. Souvent, la tabatière était vide, son geste restait le même. J'ai su, plus tard, que c'était un système à lui, pour dissimuler ses impressions et détourner l'attention de ses interlocuteurs. Nous avancions, cependant… Le fiacre remontait non sans peine la rue de Clichy… Il traversa le boulevard extérieur, s'engagea dans la rue de Lécluse, et ne tarda pas à s'arrêter à quelque distance de l'adresse indiquée. Aller plus loin était matériellement impossible, tant la rue était obstruée par une foule compacte. Devant la maison portant le numéro 39, deux ou trois cents personnes stationnaient, le cou tendu, l'œil brillant, haletantes de curiosité, difficilement contenues par une demi-douzaine de sergents de ville, qui multipliaient en vain et de leur plus rude voix leurs : « Circulez, messieurs, circulez !… » Descendus de voiture, nous nous approchâmes, nous faufilant péniblement à travers les badauds. Déjà, nous touchions la porte du numéro 39, quand un sergent de ville nous repoussa rudement. – Retirez-vous !… On ne passe pas !… Mon compagnon le toisa et, se redressant : – Vous ne me connaissez donc pas ? fit-il. Je suis Méchinet, et ce jeune homme – il me montrait – est avec moi. – Pardon !… Excusez !… balbutia l'agent en portant la main à son tricorne, je ne savais pas… donnez-vous la peine d'entrer. Nous entrâmes. Dans le vestibule, une puissante commère, la concierge évidemment, plus rouge qu'une pivoine, pérorait et gesticulait au milieu d'un groupe de locataires de la maison. net. – Où est-ce ? lui demanda brutalement monsieur Méchi- – Au troisième, cher monsieur, répondit-elle ; au troisième, la porte à droite. Jésus mon Dieu ! quel malheur !… dans une maison comme la nôtre ! Un si brave homme ! Je n'en entendis pas davantage. Monsieur Méchinet s'était élancé dans les escaliers, et je le suivais, montant quatre à quatre, le cœur me battant à me couper la respiration. Au troisième étage, la porte de droite était ouverte. Nous entrons, nous traversons une antichambre, une salle à manger, un salon, et enfin nous arrivons à une chambre à coucher… Je vivrais mille ans, que je n'oublierais pas le spectacle qui frappa mes yeux… Et en ce moment même où j'écris, après bien des années, je le revois jusqu'en ses moindres détails. À la cheminée faisant face à la porte, deux hommes étaient accoudés : un commissaire de police, ceint de son écharpe, et un juge d'instruction. À droite, assis à une table, un jeune homme, le greffier, écrivait. Au milieu de la pièce, sur le parquet, gisait dans une mare de sang coagulé et noir le cadavre d'un vieillard à cheveux blancs… Il était étendu sur le dos, les bras en croix. Terrifié, je demeurai cloué sur le seuil, si près de défaillir que, pour ne pas tomber, je fus obligé de m'appuyer contre l'huisserie. Ma profession m'avait familiarisé avec la mort ; depuis longtemps déjà j'avais surmonté les répugnances de l'amphithéâtre, mais c'était la première fois que je me trouvais en face d'un crime. Car il était évident qu'un crime abominable avait été commis… Moins impressionnable que moi, mon voisin était entré d'un pas ferme. – Ah ! c'est vous, Méchinet, lui dit le commissaire de police, je regrette bien de vous avoir fait déranger. – Pourquoi ? – Parce que nous n'aurons pas besoin de votre savoirfaire… Nous connaissons le coupable, j'ai donné des ordres et il doit être arrêté à l'heure qu'il est. Chose bizarre ! Au geste de monsieur Méchinet, on eût pu croire que cette assurance le contrariait… Il tira sa tabatière, prit deux ou trois de ses prises fantastiques, et dit : – Ah ! le coupable est connu !… Ce fut le juge d'instruction qui répondit : – Et connu d'une façon certaine et positive, oui, monsieur Méchinet… Le crime commis, l'assassin s'est enfui, croyant que sa victime avait cessé de vivre… il se trompait. La Providence veillait…, ce malheureux vieillard respirait encore… Rassemblant toute son énergie, il a trempé un de ses doigts dans le sang qui s'échappait à flots de sa blessure, et là, sur le parquet, il a écrit avec son sang le nom de son meurtrier, le dénonçant ainsi à la justice humaine… Regardez plutôt. Ainsi prévenu, j'aperçus ce que tout d'abord je n'avais pas vu. Sur le parquet, en grosses lettres mal formées et cependant lisibles, on avait écrit avec du sang : MONIS… – Eh bien ?… interrogea monsieur Méchinet. – C'est là, répondit le commissaire de police, le commencement du nom d'un neveu du pauvre mort… un neveu qu'il affectionnait, et qui se nomme Monistrol… – Diable !… fit mon voisin. – Je ne suppose pas, reprit le juge d'instruction, que le misérable essaye de nier… les cinq lettres sont contre lui une charge accablante… À qui, d'ailleurs, profite ce crime si lâche ?… À lui seul, unique héritier de ce vieillard qui laisse, dit-on, une grande fortune… Il y a plus : c'est hier soir que l'assassinat a été commis… Eh bien ! hier soir, personne n'a visité ce pauvre vieux que son neveu… La concierge l'a vu arriver vers neuf heures et ressortir un peu avant minuit… – C'est clair, approuva monsieur Méchinet, c'est très clair, ce Monistrol n'est qu'un imbécile. Et, haussant les épaules : – A-t-il seulement volé quelque chose ? demanda-t-il ; a-til fracturé quelque meuble pour donner le change sur le mobile du crime ?… – Rien, jusqu'ici, ne nous a paru dérangé, répondit le commissaire… Vous l'avez dit, le misérable n'est pas fort… dès qu'il se verra découvert, il avouera. Et là-dessus, le commissaire de police et monsieur Méchinet se retirèrent dans l'embrasure de la fenêtre et s'entretinrent à voix basse, pendant que le juge donnait quelques indications à son greffier. III Désormais, j'étais fixé. J'avais voulu savoir au juste ce que faisait mon énigmatique voisin…, je le savais. Maintenant s'expliquaient le décousu de sa vie, ses absences, ses rentrées tardives, ses soudaines disparitions, les craintes et la complicité de sa jeune femme, la blessure que j'avais soignée. Mais que m'importait ma découverte ! Je m'étais remis peu à peu, la faculté de réfléchir et de délibérer m'était revenue, et j'examinais tout, autour de moi, avec une âpre curiosité. D'où j'étais, accoté contre le chambranle de la porte, mon regard embrassait l'appartement entier. Rien, absolument rien, n'y trahissait une scène de meurtre. Tout, au contraire, décelait l'aisance et en même temps des habitudes parcimonieuses et méthodiques. Chaque chose était en place ; il n'y avait pas un faux pli aux rideaux, et le bois des meubles étincelait, accusant des soins quotidiens. Il paraissait évident, d'ailleurs, que les conjectures du juge d'instruction et du commissaire de police étaient exactes, et que le pauvre vieillard avait été assassiné la veille au soir, au moment où il se disposait à se coucher. En effet, le lit était ouvert, et sur la couverture étaient étalés une chemise et un foulard de nuit. Sur la table, à la tête du lit, j'apercevais un verre d'eau sucrée, une boîte d'allumettes chimiques et un journal du soir, la Patrie. Sur un coin de la cheminée brillait un chandelier, un bon gros et solide chandelier de cuivre… Mais la bougie qui avait éclairé le crime était consumée, le meurtrier s'était enfui sans la souffler, et elle avait brûlé jusqu'au bout, noircissant l'albâtre d'un brûle-tout où elle était fixée. Ces détails, je les avais constatés d'un coup, sans effort, sans pour ainsi dire que ma volonté y fût pour rien. Mon œil remplissait le rôle d'un objectif photographique, le théâtre du meurtre s'était fixé dans mon esprit comme sur une plaque préparée, avec une telle précision que nulle circonstance n'y manquait, avec une telle solidité qu'aujourd'hui encore je pourrais dessiner l'appartement du « petit vieux des Batignolles » sans rien oublier, sans oublier même un bouchon à demi recouvert de cire verte qu'il me semble voir encore par terre, sous la chaise du greffier. C'était une faculté extraordinaire, qui m'a été départie, ma faculté maîtresse, que je n'avais pas encore eu l'occasion d'exercer, qui tout à coup se révélait en moi. Alors, j'étais bien trop vivement ému pour analyser mes impressions. Je n'avais qu'un désir, obstiné, brûlant, irrésistible : m'approcher du cadavre étendu à deux mètres de moi. Je luttai d'abord, je me défendis contre l'obsession de cette envie. Mais la fatalité s'en mêlait… je m'approchai. Avait-on remarqué ma présence ?… je ne le crois pas. Personne, en tout cas, ne faisait attention à moi. Monsieur Méchinet et le commissaire de police causaient toujours près de la fenêtre ; le greffier, à demi-voix, relisait au juge d'instruction son procès-verbal. sein. Ainsi, rien ne s'opposait à l'accomplissement de mon des- Et d'ailleurs, je dois le confesser, une sorte de fièvre me tenait qui me rendait comme insensible aux circonstances extérieures et m'isolait absolument. Cela est si vrai, que j'osai m'agenouiller près du cadavre, pour mieux voir et de plus près. Loin de songer qu'on allait me crier : « Que faites-vous là ?… » j'agissais lentement et posément, en homme qui, ayant reçu une mission, l'exécute. Ce malheureux vieillard me parut avoir de soixante-dix à soixante-quinze ans. Il était petit et très maigre, mais solide certainement et bâti pour passer la centaine. Il avait beaucoup de cheveux encore, d'un blanc jaunâtre, bouclés sur la nuque. Sa barbe grise, forte et drue, paraissait n'avoir pas été faite depuis cinq ou six jours ; elle devait avoir poussé depuis qu'il était mort. Cette circonstance que j'avais souvent remarquée chez nos sujets de l'amphithéâtre ne m'étonna pas. Ce qui me surprit, ce fut la physionomie de l'infortuné. Elle était calme, je dirai plus, souriante. Les lèvres s'entr'ouvraient comme pour un salut amical. La mort avait donc été terriblement prompte, qu'il conservait cette expression bienveillante !… C'était la première idée qui se présentait à l'esprit. Oui, mais comment concilier ces deux circonstances inconciliables : une mort soudaine, et ces cinq lettres : Monis… que je voyais en traits de sang sur le parquet ? Pour écrire cela, quels efforts n'avait-il pas fallu à un homme mourant !… L'espoir seul de la vengeance avait pu lui prêter une telle énergie… Et quelle rage n'avait pas dû être la sienne, de se sentir expirer avant d'avoir pu tracer en entier le nom de son assassin… Et cependant le visage du cadavre semblait me sourire. Le pauvre vieux avait été frappé à la gorge et l'arme avait traversé le cou de part en part. L'instrument du crime devait être un poignard, ou plutôt un de ces redoutables couteaux catalans, larges comme la main, qui coupent des deux côtés et qui sont aussi pointus qu'une aiguille… De ma vie, je n'avais été remué par d'aussi étranges sensations. Mes tempes battaient avec une violence inouïe, et mon cœur, dans ma poitrine, se gonflait à la briser. Qu'allais-je donc découvrir ?… Poussé par une force mystérieuse et irrésistible, qui annihilait ma volonté, je pris entre mes mains, pour les examiner, les mains roides et glacées du cadavre… La droite était nette… c'était un des doigts de la gauche, l'indicateur, qui était tout maculé de sang. Quoi ! c'était avec la main gauche que le vieillard avait écrit !… Allons donc !… Saisi d'une sorte de vertige, les yeux hagards, les cheveux hérissés sur la tête, et plus pâle assurément que le mort qui gisait à mes pieds, je me dressai en poussant un cri terrible. – Grand Dieu !… Tous les autres, à ce cri, bondirent, et surpris, effarés : – Qu'est-ce ? me demandèrent-ils ensemble, qu'y a-t-il ?… J'essayai de répondre, mais l'émotion m'étranglait, il me semblait que j'avais la bouche pleine de sable. Je ne pus que montrer les mains du mort en bégayant : – Là !… là !… Prompt comme l'éclair, monsieur Méchinet s'était jeté à genoux près du cadavre. Ce que j'avais vu, il le vit, et mon impression fut la sienne, car se relevant vivement : – Ce n'est pas ce pauvre vieux, déclara-t-il, qui a tracé les lettres qui sont là… Et comme le juge et le commissaire le regardaient bouche béante, il leur expliqua cette circonstance de la main gauche seule tachée de sang… – Et dire que je n'y avais pas fait attention ! répétait le commissaire désolé… Monsieur Méchinet prisait avec fureur. – C'est comme cela, fit-il… les choses qui crèvent les yeux sont celles qu'on ne voit point… Mais n'importe ! voilà la situation diablement changée… Du moment où ce n'est pas le vieux qui a écrit, c'est celui qui l'a tué… – Évidemment ! approuva le commissaire. – Or, continua mon voisin, peut-on imaginer un assassin assez stupide pour se dénoncer en écrivant son nom à côté du corps de sa victime ? Non, n'est-ce pas. Maintenant, concluez… Le juge était devenu soucieux. – C'est clair, fit-il, les apparences nous ont abusés… Monistrol n'est pas le coupable… Quel est-il ?… C'est affaire à vous, monsieur Méchinet, de le découvrir. Il s'arrêta… un agent de police entrait, qui, s'adressant au commissaire, dit : – Vos ordres sont exécutés, monsieur… Monistrol est arrêté et écroué au dépôt… Il a tout avoué. IV D'autant plus rude était le choc qu'il était plus inattendu. Peindre notre stupeur à tous est impossible. Quoi ! pendant que nous étions là, nous évertuant à chercher des preuves de l'innocence de Monistrol, lui se reconnaissait coupable ! Ce fut monsieur Méchinet qui le premier se remit. Vivement, cinq ou six fois, il porta les doigts de sa tabatière à son nez, et s'avançant vers l'agent : lieu. – Je vous jure, monsieur Méchinet… – Tais-toi ! ou tu as mal compris ce qu'a dit Monistrol, ou tu t'es grisé de l'espoir de nous étonner en nous annonçant que l'affaire est réglée… Humble et respectueux jusqu'alors, l'agent se rebiffa. – Faites excuse, interrompit-il, je ne suis ni un imbécile ni un menteur, et je sais ce que je dis… La discussion tournait si bien à la dispute que le juge d'instruction crut devoir intervenir. – Tu te trompes ou tu nous trompes, lui dit-il, pas de mi- – Modérez-vous, monsieur Méchinet, prononça-t-il, et avant de porter un jugement, attendez d'être édifié. Puis se tournant vers l'agent : – Et vous, mon ami, poursuivit-il, dites-nous ce que vous savez et les raisons de votre assurance. Ainsi soutenu, l'agent écrasa monsieur Méchinet d'un regard ironique, et avec une nuance très appréciable de fatuité : – Pour lors, commença-t-il, voilà la chose : monsieur le juge et monsieur le commissaire ici présents nous ont chargés, l'inspecteur Goulard, mon collègue Poltin et moi, d'arrêter le nommé Monistrol, bijoutier en faux, domicilié rue Vivienne, 75, ledit Monistrol étant inculpé d'assassinat sur la personne de son oncle. – C'est exact, approuva le commissaire à demi-voix. – Là-dessus, poursuivit l'agent, nous prenons un fiacre et nous nous faisons conduire à l'adresse indiquée… Nous arrivons et nous trouvons le sieur Monistrol dans son arrière-boutique, sur le point de se mettre à table pour dîner avec son épouse, qui est une femme de vingt-cinq à trente ans, d'une beauté admirable. » En nous apercevant tous trois en rang d'oignon, mon particulier se dresse. “Qu'est-ce que vous voulez ?” nous demandet-il. Aussitôt, le brigadier Goulard tire de sa poche le mandat d'amener et répond : “Au nom de la loi, je vous arrête !…” Monsieur Méchinet semblait sur le gril. – Ne pourrais-tu te hâter ! dit-il à l'agent. Mais l'autre, comme s'il n'eût pas entendu, poursuivit du même ton calme : – J'ai arrêté quelques particuliers en ma vie ; eh bien ! jamais je n'en ai vu tomber en décomposition comme celui-là. “Vous plaisantez, nous dit-il, ou vous faites erreur !” “Non, nous ne nous trompons pas.” “Mais enfin, pourquoi m'arrêtez-vous ?” » Goulard haussait les épaules. “Ne faites donc pas l'enfant, dit-il, et votre oncle ?… Le cadavre est retrouvé et on a des preuves accablantes contre vous…” » Ah ! le gredin, quelle tuile !… Il chancela et finalement se laissa tomber sur une chaise en sanglotant et en bégayant je ne sais quelle réponse qu'il n'y avait pas moyen de comprendre. » Ce que voyant, Goulard le secoua par le collet de son habit, en lui disant : “Croyez-moi, le plus court est de tout avouer.” Il nous regarda d'un air hébété et murmura : “Eh bien ! oui, j'avoue tout !” – Bien manœuvré, Goulard ! approuva le commissaire. L'agent triomphait. – Il s'agissait de ne pas moisir dans la boutique, continuat-il. On nous avait recommandé d'éviter tout esclandre, et déjà les badauds s'attroupaient… Goulard empoigna donc le prévenu par le bras, en lui criant : “Allons, en route ! on nous attend à la préfecture !” Monistrol, tant bien que mal, se dressa sur ses jambes qui flageolaient, et du ton d'un homme qui prend son courage à deux mains, dit : “Marchons !…” » Nous pensions que le plus fort était fait ; nous comptions sans la femme. » Jusqu'à ce moment, elle était restée comme évanouie sur un fauteuil, sans souffler mot, sans paraître seulement comprendre ce qui se passait. » Mais quand elle vit que bien décidément nous emmenions son homme, elle bondit comme une lionne et se jeta en travers de la porte en criant : “Vous ne passerez pas !” Parole d'honneur, elle était superbe, mais Goulard en a vu bien d'autres. “Allons, allons, ma petite mère, fit-il, ne nous fâchons pas ; on vous le rendra, votre mari !” » Cependant, bien loin de nous faire place, elle se cramponnait plus fortement au chambranle, jurant que son mari était innocent ; déclarant que si on le conduisait en prison, elle le suivrait, tantôt nous menaçant et nous accablant d'invectives, tantôt nous suppliant de sa voix la plus douce… » Puis, quand elle comprit que rien ne nous empêcherait de remplir notre devoir, elle lâcha la porte, et, se jetant au cou de son mari : “Ô cher bien-aimé, gémissait-elle, est-ce possible qu'on t'accuse d'un crime, toi… toi !… Dis-leur donc, à ces hommes, que tu es innocent !…” » Vrai, nous étions tous émus, mais lui, plus insensible que nous, il eut la barbarie de repousser sa pauvre femme si brutalement qu'elle alla tomber comme une masse dans un coin de l'arrière-boutique… C'était la fin heureusement. » La femme étant évanouie, nous en profitâmes pour emballer le mari dans le fiacre qui nous avait amenés. » Emballer est bien le mot, car il était devenu comme une chose inerte, il ne tenait plus debout, il fallut le porter… Et pour ne rien oublier, je dois dire que son chien, une espèce de roquet noir, voulait absolument sauter avec nous dans la voiture, et que nous avons eu mille peines à nous en débarrasser. » En route, comme de juste, Goulard essaya de distraire notre prisonnier et de le faire jaser… Mais impossible de lui tirer une parole du gosier. Ce n'est qu'en arrivant à la préfecture qu'il parut reprendre connaissance. Quand il fut bien et dûment installé dans une cellule des “secrets”, il se jeta sur son lit à corps perdu en répétant : “Que vous ai-je fait, ô mon Dieu, que vous ai-je fait !…” » À ce moment Goulard s'approcha de lui, et pour la seconde fois : “Ainsi, interrogea-t-il, vous vous avouez coupable !” De la tête, Monistrol fit : “Oui, oui !…”, puis d'une voix rauque : “Je vous en prie, laissez-moi seul !” dit-il. » C'est ce que nous avons fait, après avoir eu soin, toutefois, de placer un surveillant en observation au guichet de la cellule, pour le cas où le gaillard essayerait d'attenter à ses jours… » Goulard et Poltin sont restés là-bas, et moi, me voilà !… – C'est précis, grommela le commissaire, c'est on ne peut plus précis… C'était aussi l'opinion du juge, car il murmura : – Comment, après cela, douter de la culpabilité de Monistrol ? Moi, j'étais confondu, et cependant mes convictions étaient inébranlables. Et même, j'ouvrais la bouche pour hasarder une objection, quand monsieur Méchinet me prévint. – Tout cela est bel et bon !… s'écria-t-il. Seulement, si nous admettons que Monistrol est l'assassin, nous sommes aussi for- cés d'admettre que c'est lui qui a écrit son nom là, par terre… et dame ! ça, c'est roide… – Bast ! interrompit le commissaire, du moment où l'inculpé avoue, à quoi bon se préoccuper d'une circonstance que l'instruction expliquera… Mais l'observation de mon voisin avait réveillé toutes les perplexités du juge. Aussi, sans se prononcer : – Je vais me rendre à la préfecture, déclara-t-il, je veux interroger Monistrol ce soir même. Et après avoir recommandé au commissaire de police de bien remplir toutes les formalités et d'attendre les médecins mandés pour l'autopsie du cadavre, il s'éloigna, suivi de son greffier, et de l'agent qui était venu nous annoncer le succès de l'arrestation. – Pourvu que ces diables de médecins ne se fassent pas trop attendre ! gronda le commissaire, qui songeait à son dîner. Ni monsieur Méchinet ni moi ne lui répondîmes. Nous demeurions debout, en face l'un de l'autre, obsédés évidemment par la même idée. – Après tout, murmura mon voisin, peut-être est-ce le vieux qui a écrit… – Avec la main gauche, alors ?… Est-ce possible !… Sans compter que la mort de ce pauvre bonhomme a dû être instantanée… – En êtes-vous sûr ?… – D'après sa blessure, j'en ferais le serment… D'ailleurs, des médecins vont venir, qui vous diront si j'ai raison ou tort… Monsieur Méchinet tracassait son nez avec une véritable frénésie. – Peut-être, en effet, y a-t-il là-dessous quelque mystère, dit-il… ce serait à voir… » C'est une enquête à refaire… Soit, refaisons-la… Et pour commencer, interrogeons la portière… Et courant à l'escalier, il se pencha sur la rampe, criant : – La concierge !… Hé ! la concierge ! montez un peu, s'il vous plaît… V En attendant que montât la concierge, monsieur Méchinet procédait à un rapide et sagace examen du théâtre du crime. Mais c'est surtout la serrure de la porte d'entrée de l'appartement qui attirait son attention. Elle était intacte et la clef y jouait sans difficulté. Cette circonstance écartait absolument l'idée d'un malfaiteur étranger s'introduisant de nuit à l'aide de fausses clefs. De mon côté, machinalement, ou plutôt inspiré par l'étonnant instinct qui s'était révélé en moi, je venais de ramasser ce bouchon à demi recouvert de cire verte que j'avais remarqué à terre. Il avait servi, et du côté de la cire, gardait les traces du tirebouchon ; mais, de l'autre bout, se voyait une sorte d'entaille assez profonde, produite évidemment par un instrument tranchant et aigu. Soupçonnant l'importance de ma découverte, je la communiquai à monsieur Méchinet, et il ne put retenir une exclamation de plaisir. – Enfin ! s'écria-t-il, nous tenons donc enfin un indice !… Ce bouchon, c'est l'assassin qui l'a laissé tomber ici… Il y avait fiché la pointe fragile de l'arme dont il s'est servi. Conclusion : l'instrument du meurtre est un poignard à manche fixe, et non un de ces couteaux qui se ferment… Avec ce bouchon, je suis sûr d'arriver au coupable quel qu'il soit !… Le commissaire de police achevait sa besogne dans la chambre, nous étions, monsieur Méchinet et moi, restés dans le salon, lorsque nous fûmes interrompus par le bruit d'une respiration haletante. Presque aussitôt, se montra la puissante commère que j'avais aperçue dans le vestibule pérorant au milieu des locataires. C'était la portière, plus rouge, s'il est possible, qu'à notre arrivée. – Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda-t-elle à monsieur Méchinet. – Asseyez-vous, madame, répondit-il. – Mais, monsieur, c'est que j'ai du monde en bas… – On vous attendra… je vous dis de vous asseoir. Interloquée par le ton de monsieur Méchinet, elle obéit. Alors lui, la fixant de ses terribles petits yeux gris : – J'ai besoin de certains renseignements, commença-t-il, et je vais vous interroger. Dans votre intérêt, je vous conseille de répondre sans détours. Et d'abord, quel est le nom de ce pauvre bonhomme qui a été assassiné ? – Il s'appelait Pigoreau, mon bon monsieur, mais il était surtout connu sous le nom d'Anténor, qu'il avait pris autrefois, comme étant plus en rapport avec son commerce. – Habitait-il la maison depuis longtemps ? – Depuis huit ans. – Où demeurait-il avant ? – Rue Richelieu, où il avait son magasin… car il avait été établi, il avait été coiffeur, et c'est dans cet état qu'il avait gagné sa fortune. – Il passait donc pour riche ? – J'ai entendu dire à sa nièce qu'il ne se laisserait pas couper le cou pour un million. À cet égard, la prévention devait être fixée, puisqu'on avait inventorié les papiers du pauvre vieux. – Maintenant, poursuivit monsieur Méchinet, quelle espèce d'homme était ce sieur Pigoreau, dit Anténor ? – Oh ! la crème des hommes, cher bon monsieur, répondit la concierge… Il était bien tracassier, maniaque, grigou comme il n'est pas possible, mais il n'était pas fier… Et si drôle, avec cela !… On aurait passé ses nuits à l'écouter, quand il était en train… C'est qu'il en savait de ces histoires ! Pensez donc, un ancien coiffeur, qui avait, comme il disait, frisé les plus belles femmes de Paris… – Comment vivait-il ? – Comme tout le monde… Comme les gens qui ont des rentes, s'entend, et qui cependant tiennent à leur monnaie. – Pouvez-vous me donner quelques détails ? – Oh ! pour cela, je le pense, vu que c'est moi qui avais soin de son ménage… Et cela ne me donnait guère de peine, car il faisait presque tout, balayant, époussetant et frottant lui- même… C'était sa manie, quoi ! Donc, tous les jours que le bon Dieu faisait, à midi battant, je lui montais une tasse de chocolat. Il la buvait, il avalait par-dessus un grand verre d'eau, et c'était son déjeuner. Après il s'habillait, et ça le menait jusqu'à deux heures, car il était coquet et soigneux de sa personne plus qu'une mariée. Sitôt paré, il sortait pour se promener dans Paris. À six heures, il s'en allait dîner dans une pension bourgeoise, chez les demoiselles Gomet, rue de la Paix. Après son dîner il courait prendre sa demi-tasse et faire sa fine partie au café Guerbois… et à onze heures il rentrait se coucher. Enfin, il n'avait qu'un défaut, le pauvre bonhomme… Il était porté sur le sexe. Même souvent, je lui disais : « À votre âge, n'avez-vous pas de honte !… » Mais on n'est pas parfait, et on comprend ça d'un ancien parfumeur, qui avait eu dans sa vie des tas de bonnes fortunes… Un sourire obséquieux errait sur les lèvres de la puissante concierge, mais rien n'était capable de dérider monsieur Méchinet. – Monsieur Pigoreau recevait-il beaucoup de monde ? continua-t-il. – Très peu… Je ne voyais guère venir chez lui que son neveu, monsieur Monistrol, à qui, tous les dimanches, il payait à dîner chez le père Lathuile. – Et comment étaient-ils ensemble, l'oncle et le neveu ? – Comme les deux doigts de la main. – Ils n'avaient jamais de discussions ? – Jamais !… sauf qu'ils étaient toujours à se chamailler à cause de madame Clara. – Qui est cette madame Clara ? – La femme de monsieur Monistrol, donc, une créature superbe… Défunt le père Anténor ne pouvait la souffrir. Il disait que son neveu l'aimait trop, cette femme, qu'elle le menait par le bout du nez, et qu'elle lui en faisait voir de toutes les couleurs… Il prétendait qu'elle n'aimait pas son mari, qu'elle avait un genre trop relevé pour sa position, et qu'elle finirait par faire des sottises… Même, madame Clara et son oncle ont été brouillés, à la fin de l'année dernière. Elle voulait que le bonhomme prêtât cent mille francs à monsieur Monistrol pour prendre un fonds de bijoutier au Palais-Royal. Mais il refusa, déclarant qu'on ferait de sa fortune ce qu'on voudrait, après sa mort ; mais que jusque-là, l'ayant gagnée, il prétendait la garder et en jouir… Je croyais que monsieur Méchinet allait insister sur cette circonstance, qui me paraissait très grave… point. En vain, je multipliais les signes, il poursuivit : – Reste à savoir par qui le crime a été découvert ? – Par moi, mon bon monsieur, par moi ! gémit la portière. Ah ! c'est épouvantable ! Figurez-vous que ce matin, sur le coup de midi, comme à l'ordinaire, je monte au père Anténor son chocolat… Faisant le ménage, j'ai une clef de l'appartement… J'ouvre, j'entre, et qu'est-ce que je vois… Ah ! mon Dieu !… Et elle se mit à pousser des cris perçants… – Cette douleur prouve votre bon cœur, madame, fit gravement monsieur Méchinet… Seulement, comme je suis fort pressé, tâchez de la maîtriser… Qu'avez-vous pensé, en voyant votre locataire assassiné ?… – J'ai dit à qui a voulu l'entendre : c'est son neveu, le brigand, qui a fait le coup pour hériter. – D'où vous venait cette certitude ?… car, enfin, accuser un homme d'un si grand crime, c'est le pousser à l'échafaud… – Eh ! monsieur, qui donc serait-ce ?… Monsieur Monistrol est venu voir son oncle hier soir, et quand il est sorti il était près de minuit… même, lui qui me parle toujours, il ne m'a rien dit ni en arrivant ni en s'en allant… Et depuis ce moment, jusqu'à celui où j'ai tout découvert, personne, j'en suis sûre, n'est monté chez monsieur Anténor… Je l'avoue, cette déposition me confondait. Naïf encore, je n'aurais pas eu l'idée de poursuivre cet interrogatoire. Par bonheur, l'expérience de monsieur Méchinet était grande, et il possédait à fond cet art si difficile de tirer des témoins toute la vérité. – Ainsi, madame, insista-t-il, vous êtes certaine que Monistrol est venu hier soir ? – Certaine. – Vous l'avez bien vu, bien reconnu ?… – Ah ! permettez… je ne l'ai pas dévisagé. Il a passé très vite, en tâchant de se cacher, comme un brigand qu'il est, et le corridor est mal éclairé… Je bondis, à cette réponse d'une incalculable portée, et m'avançant vers la concierge : – S'il en est ainsi, m'écriai-je, comment osez-vous affirmer que vous avez reconnu monsieur Monistrol ? Elle me toisa, et avec un sourire ironique : – Si je n'ai pas vu la figure du maître, répondit-elle, j'ai vu le museau du chien… Comme je le caresse toujours, il est entré dans ma loge, et j'allais lui donner un os de gigot quand son maître l'a sifflé. Je regardais monsieur Méchinet, anxieux de savoir ce qu'il pensait de ces réponses, mais son visage gardait fidèlement le secret de ses impressions. Il ajouta seulement : – De quelle race est le chien de monsieur Monistrol ? – C'est un loulou, comme les conducteurs en avaient autrefois, tout noir, avec une tache blanche au-dessus de l'oreille ; on l'appelle Pluton. Monsieur Méchinet se leva. – Vous pouvez vous retirer, dit-il à la portière, je suis fixé. Et, quand elle fut sortie : – Il me paraît impossible, fit-il, que le neveu ne soit pas le coupable. Cependant, les médecins étaient arrivés pendant ce long interrogatoire et, quand ils eurent achevé l'autopsie, leur conclusion fut : – La mort du sieur Pigoreau a certainement été instantanée. Donc, ce n'est pas lui qui a tracé ces cinq lettres : Monis que nous avons vues sur le parquet, près du cadavre… Ainsi, je ne m'étais pas trompé. – Mais si ce n'est pas lui, s'écria monsieur Méchinet, qui donc est-ce ?… Monistrol… Voilà ce qu'on ne me fera jamais entrer dans la cervelle. Et comme le commissaire, ravi de pouvoir enfin aller dîner, le raillait de ses perplexités ; perplexités ridicules, puisque Monistrol avait avoué : – Peut-être en effet ne suis-je qu'un imbécile, dit-il, c'est ce que l'avenir décidera… Et en attendant, venez, mon cher monsieur Godeuil, venez avec moi à la préfecture… VI De même que pour venir aux Batignolles, nous prîmes un fiacre pour nous rendre à la préfecture de police. La préoccupation de monsieur Méchinet était grande : ses doigts ne cessaient de voyager de sa tabatière vide à son nez, et je l'entendais grommeler entre ses dents : – J'en aurai le cœur net ! Il faut que j'en aie le cœur net. Puis il sortait de sa poche le bouchon que je lui avais remis, il le tournait et le retournait avec des mines de singe épluchant une noix et murmurait : – C'est une pièce à conviction, cependant… il doit y avoir un parti à tirer de cette cire verte… Moi, enfoncé dans mon coin, je ne soufflais mot. Assurément ma situation était des plus bizarres, mais je n'y songeais pas. Tout ce que j'avais d'intelligence était absorbé par cette affaire ; j'en ruminais dans mon esprit les éléments divers et contradictoires, et je m'épuisais à pénétrer le secret du drame que je pressentais. Lorsque notre voiture s'arrêta, il faisait nuit noire. Le quai des Orfèvres était désert et silencieux : pas un bruit, pas un passant. Les rares boutiques des environs étaient fermées. Toute la vie du quartier s'était réfugiée dans le petit restaurant qui fait presque le coin de la rue de Jérusalem, et sur les rideaux rouges de la devanture se dessinait l'ombre des consommateurs. – Vous laissera-t-on arriver jusqu'au prévenu ? demandaije à monsieur Méchinet. – Assurément, me répondit-il. Ne suis-je pas chargé de suivre l'affaire… Ne faut-il pas que selon les nécessités imprévues de l'enquête, je puisse, à toute heure de jour et de nuit, interroger le détenu !… Et d'un pas rapide, il s'engagea sous la voûte, en me disant : – Arrivez, arrivez, nous n'avons pas de temps à perdre. Il n'était pas besoin qu'il m'encourageât. J'allais à sa suite, agité d'indéfinissables émotions et tout frémissant d'une vague curiosité. C'était la première fois que je franchissais le seuil de la préfecture de police, et Dieu sait quels étaient alors mes préjugés. – Là, me disais-je, non sans un certain effroi, là est le secret de Paris… J'étais si bien abîmé dans mes réflexions, qu'oubliant de regarder à mes pieds, je faillis tomber. Le choc me ramena au sentiment de la situation. Nous longions alors un immense couloir aux murs humides et au pavé raboteux. Bientôt mon compagnon entra dans une petite pièce où deux hommes jouaient aux cartes pendant que trois ou quatre autres fumaient leur pipe, étendus sur un lit de camp. Il échangea avec eux quelques paroles qui n'arrivèrent pas jusqu'à moi qui restais dehors, puis il ressortit et nous nous remîmes en marche. Ayant traversé une cour et nous étant engagés dans un second couloir, nous ne tardâmes pas à arriver devant une grille de fer à pesants verrous et à serrure formidable. Sur un mot de monsieur Méchinet, un surveillant nous l'ouvrit, cette grille ; nous laissâmes à droite une vaste salle où il me sembla voir des sergents de ville et des gardes de Paris, et enfin, nous gravîmes un escalier assez roide. Au haut de cet escalier, à l'entrée d'un étroit corridor percé de quantité de petites portes, était assis un gros homme à face joviale, qui certes n'avait rien du classique geôlier. Dès qu'il aperçut mon compagnon : – Eh ! c'est monsieur Méchinet ! s'écria-t-il… Ma foi ! je vous attendais… Gageons que vous venez pour l'assassin du petit vieux des Batignolles. – Précisément. Y a-t-il du nouveau ? – Non. – Cependant le juge d'instruction doit être venu. – Il sort d'ici. – Eh bien ?… – Il n'est pas resté trois minutes avec l'accusé, et en le quittant il avait l'air très satisfait. Au bas de l'escalier, il a rencontré monsieur le directeur, et il lui a dit : « C'est une affaire dans le sac ; l'assassin n'a même pas essayé de nier… » Monsieur Méchinet eut un bond de trois pieds, mais le gardien ne le remarqua pas, car il reprit : – Du reste, ça ne m'a pas surpris… Rien qu'en voyant le particulier, quand on me l'a amené, j'ai dit : « En voilà un qui ne saura pas se tenir. » – Et que fait-il maintenant ? – Il geint… On m'a recommandé de le surveiller, de peur qu'il ne se suicide, et comme de juste, je le surveille… mais c'est bien inutile… C'est encore un de ces gaillards qui tiennent plus à leur peau qu'à celle des autres… – Allons le voir, interrompit monsieur Méchinet, et surtout pas de bruit… Tous trois, aussitôt, sur la pointe des pieds, nous nous avançâmes jusqu'à une porte de chêne plein, percée à hauteur d'homme d'un guichet grillé. Par ce guichet, on voyait tout ce qui se passait dans la cellule, éclairée par un chétif bec de gaz. Le gardien donna d'abord un coup d'œil, monsieur Méchinet regarda ensuite, puis vint mon tour… Sur une étroite couchette de fer recouverte d'une couverture de laine grise à bandes jaunes, j'aperçus un homme couché à plat ventre, la tête cachée entre ses bras à demi repliés. Il pleurait : le bruit sourd de ses sanglots arrivait jusqu'à moi, et par instants un tressaillement convulsif le secouait de la tête aux pieds. – Ouvrez-nous, maintenant, commanda monsieur Méchinet au gardien. Il obéit et nous entrâmes. Au grincement de la clef, le prisonnier s'était soulevé et assis sur son grabat, les jambes et les bras pendants, la tête inclinée sur la poitrine, il nous regardait d'un air hébété. C'était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais robuste, avec un cou apoplectique enfoncé entre de larges épaules. Il était laid ; la petite vérole l'avait défiguré, et son long nez droit et son front fuyant lui donnaient quelque chose de la physionomie stupide du mouton. Cependant, ses yeux bleus étaient très beaux, et il avait les dents d'une remarquable blancheur… – Eh bien ! monsieur Monistrol, commença monsieur Méchinet, nous nous désolons donc ! Et l'infortuné ne répondant pas : – Je conviens, poursuivit-il, que la situation n'est pas gaie… Cependant, si j'étais à votre place, je voudrais prouver que je suis un homme. Je me ferais une raison, et je tâcherais de démontrer mon innocence. – Je ne suis pas innocent. Cette fois, il n'y avait ni à équivoquer ni à suspecter l'intelligence d'un agent, c'était de la bouche même du prévenu que nous recueillions le terrible aveu. – Quoi ! s'exclama monsieur Méchinet, c'est vous qui… L'homme s'était redressé sur ses jambes titubantes, l'œil injecté, la bouche écumante, en proie à un véritable accès de rage. – Oui, c'est moi, interrompit-il, moi seul. Combien de fois faudra-t-il donc que je le répète ?… Déjà, tout à l'heure, un juge est venu, j'ai tout avoué et signé mes aveux… Que demandezvous de plus ? Allez, je sais ce qui m'attend, et je n'ai pas peur… J'ai tué, je dois être tué !… Coupez-moi donc le cou, le plus tôt sera le mieux… mis. Un peu étourdi d'abord, monsieur Méchinet s'était vite re- – Un instant, que diable ! dit-il ; on ne coupe pas le cou aux gens comme cela… D'abord, il faut qu'ils prouvent qu'ils sont coupables… Puis, la justice comprend certains égarements, certaines fatalités, si vous voulez, et c'est même pour cela qu'elle a inventé les circonstances atténuantes. Un gémissement inarticulé fut la seule réponse de Monistrol, et monsieur Méchinet continua : – Vous lui en vouliez donc terriblement à votre oncle ? – Oh ! non ! – Alors, pourquoi ?… – Pour hériter. Mes affaires étaient mauvaises, allez aux informations… J'avais besoin d'argent, mon oncle, qui était très riche, m'en refusait… – Je comprends, vous espériez échapper à la justice… – Je l'espérais. Jusqu'alors, je m'étais étonné de la façon dont monsieur Méchinet conduisait ce rapide interrogatoire, mais maintenant je me l'expliquais… Je devinais la suite, je voyais quel piège il allait tendre au prévenu. – Autre chose, reprit-il brusquement ; où avez-vous acheté le revolver qui vous a servi à commettre le meurtre ? Nulle surprise ne parut sur le visage de Monistrol. il. – Je l'avais en ma possession depuis longtemps, répondit– Qu'en avez-vous fait après le crime ? – Je l'ai jeté sur le boulevard extérieur. – C'est bien, prononça gravement monsieur Méchinet, on fera des recherches et on le retrouvera certainement. Et après un moment de silence : – Ce que je ne m'explique pas, ajouta-t-il, c'est que vous vous soyez fait suivre de votre chien… – Quoi ! comment !… mon chien… – Oui, Pluton… la concierge l'a reconnu… Les poings de Monistrol se crispèrent, il ouvrit la bouche pour répondre, mais une réflexion soudaine traversant son esprit, il se rejeta sur son lit en disant d'un accent d'inébranlable résolution : – C'est assez me torturer, vous ne m'arracherez plus un mot… Il était clair qu'à insister on perdrait sa peine. Nous nous retirâmes donc, et une fois dehors, sur le quai, saisissant le bras de monsieur Méchinet : – Vous l'avez entendu, lui dis-je, ce malheureux ne sait seulement pas de quelle façon a péri son oncle… Est-il possible encore de douter de son innocence !… Mais c'était un terrible sceptique, que ce vieux policier. – Qui sait !… répondit-il… j'ai vu de fameux comédiens en ma vie… Mais en voici assez pour aujourd'hui… ce soir, je vous emmène manger ma soupe… Demain, il fera jour et nous verrons… VII Il n'était pas loin de dix heures lorsque monsieur Méchinet, que j'escortais toujours, sonna à la porte de son appartement. – Je n'emporte jamais de passe-partout, me dit-il. Dans notre sacré métier, on ne sait jamais ce qui peut arriver… Il y a bien des gredins qui m'en veulent, et si je ne suis pas toujours prudent pour moi, je dois l'être pour ma femme. L'explication de mon digne voisin était superflue : j'avais compris. J'avais même observé qu'il sonnait d'une façon particulière, qui devait être un signal convenu entre sa femme et lui. Ce fut la gentille madame Méchinet qui vint nous ouvrir. D'un mouvement preste et gracieux autant que celui d'une chatte, elle sauta au cou de son mari, en s'écriant : – Te voilà donc !… je ne sais pourquoi, j'étais presque inquiète… Mais elle s'arrêta brusquement : elle venait de m'apercevoir. Sa gaie physionomie s'assombrit, et elle se recula ; et s'adressant autant à moi qu'à son mari : – Quoi ! reprit-elle, vous sortez du café, à cette heure !… cela n'a pas le sens commun ! Monsieur Méchinet avait aux lèvres l'indulgent sourire de l'homme sûr d'être aimé, qui sait pouvoir apaiser d'un seul mot la querelle qu'on lui cherche. – Ne nous gronde pas, Caroline, répondit-il, m'associant à sa cause par ce pluriel, nous ne sortons pas du café et nous n'avons pas perdu notre temps… On est venu me chercher pour une affaire, pour un assassinat commis aux Batignolles. D'un regard soupçonneux, la jeune femme nous examina alternativement, son mari et moi, et quand elle fut persuadée qu'on ne la trompait pas, elle fit seulement : – Ah !… Mais il faudrait une page pour détailler tout ce que contenait cette brève exclamation. Elle s'adressait à monsieur Méchinet et signifiait clairement : – Quoi ! tu t'es confié à ce jeune homme, tu lui as révélé ta situation, tu l'as initié à nos secrets ! C'est ainsi que je l'interprétais, ce « ah ! » si éloquent, et mon digne voisin l'interpréta comme moi, car il répondit : – Eh bien ! oui. Où est le mal ? Si j'ai à redouter la vengeance des misérables que j'ai livrés à la justice, qu'ai-je à craindre des honnêtes gens ?… T'imaginerais-tu, par hasard, que je me cache, que j'ai honte de mon métier… – Tu m'as mal compris, mon ami, objecta la jeune femme… Monsieur Méchinet ne l'entendit même pas. Il venait d'enfourcher – je connus ce détail plus tard – un dada favori qui l'emportait toujours. – Parbleu ! poursuivit-il, tu as de singulières idées, madame ma femme. Quoi ! je suis une des sentinelles perdues de la civilisation, au prix de mon repos et au risque de ma vie, j'assure la sécurité de la société et j'en rougirais !… Ce serait par trop plaisant. Tu me diras qu'il existe, contre nous autres de la police, quantité de préjugés ineptes légués par le passé… Que m'importe ! Oui, je sais qu'il y a des messieurs susceptibles qui nous regardent de très haut… Mais sacrebleu ! je voudrais bien voir leur mine si demain mes collègues et moi nous nous mettions en grève, laissant le pavé libre à l'armée de gredins que nous tenons en respect ! Accoutumée sans doute à des sorties de ce genre, madame Méchinet ne souffla mot, et bien elle fit, car mon brave voisin ne rencontrant pas de contradiction, se calma comme par enchantement. – Mais en voici assez, dit-il à sa femme. Il s'agit pour l'instant d'une chose bien autrement importante… Nous n'avons pas dîné, nous mourons de faim, as-tu de quoi nous donner à souper ?… Ce qui arrivait ce soir devait être arrivé trop souvent pour que madame Méchinet se laissât prendre sans vert. – Dans cinq minutes, ces messieurs seront servis, réponditelle avec le plus aimable sourire. En effet, le moment d'après, nous nous mettions à table devant une belle pièce de bœuf froid, servie par madame Méchinet qui ne cessait de remplir nos verres d'un excellent petit vin de Mâcon. Et moi, pendant que mon digne voisin jouait de la fourchette en conscience, considérant cet intérieur paisible qui était le sien, cette jolie petite femme prévenante qui était la sienne, je me demandais si c'était bien là un de ces « farouches » agents de la sûreté qui ont été les héros de tant de récits absurdes. Cependant la grosse faim ne tarda pas à être apaisée, et monsieur Méchinet entreprit de raconter à sa femme notre expédition. Et il ne racontait pas à la légère, il descendait dans les plus menus détails. Elle s'était assise à côté de lui, et à la façon dont elle écoutait, d'un petit air capable, demandant des explications quand elle n'avait pas bien compris, on devinait l'Égérie bourgeoise habituée à être consultée et qui a voix délibérative. Lorsque monsieur Méchinet eut achevé : – Tu as fait une grande faute, lui dit-elle, une faute irréparable. – Laquelle ?… – Ce n'est pas à la préfecture qu'il fallait aller, en quittant les Batignolles… – Cependant, Monistrol… ré ? – Cela m'a servi, ma chère amie… – À rien. C'est rue Vivienne, que tu devais courir, chez la femme… Tu la surprenais sous le coup de l'émotion qu'elle a nécessairement ressentie de l'arrestation de son mari, et si elle est complice, comme on doit le supposer, avec un peu d'adresse tu la confessais… – Oui, tu voulais l'interroger… Quel bénéfice en as-tu reti- J'avais bondi sur ma chaise à ces mots. – Quoi, madame, m'écriai-je, vous croyez Monistrol coupable !… Après un moment d'hésitation, elle répondit : – Oui. Puis très vivement : – Mais je suis sûre, entendez-vous, absolument sûre, que l'idée du meurtre vient de la femme. Sur vingt crimes commis par les hommes, quinze ont été conçus, ruminés et inspirés par des femmes… demandez à Méchinet. La déposition de la concierge eût dû vous éclairer. Qu'est-ce que cette madame Monistrol ? Une personne remarquablement belle, vous a-t-on dit, coquette, ambitieuse, rongée de convoitises et qui mène son mari par le bout du nez. Or quelle était sa position ? Mesquine, étroite, précaire. Elle en souffrait, et la preuve c'est qu'elle a demandé à son oncle de lui prêter cent mille francs. Il les lui a refusés, faisant ainsi avorter ses espérances. Croyez-vous qu'elle ne lui en a pas voulu mortellement !… Allez, elle a dû se répéter bien souvent : “S'il mourait, cependant, ce vieil avare, nous serions riches, mon mari et moi !…” Et quand elle le voyait bien portant et solide comme un chêne, fatalement elle se disait : “Il vivra cent ans… quand il nous laissera son héritage, nous n'aurons plus de dents pour le croquer… et qui sait même s'il ne nous enterrera pas !…” De là à concevoir l'idée d'un crime, y a-til donc si loin ?… Et la résolution une fois arrêtée dans son esprit, elle aura préparé son mari de longue main, elle l'aura familiarisé avec la pensée d'un assassinat, elle lui aura mis, comme on dit, le couteau à la main… Et lui, un jour, menacé de la faillite, affolé par les lamentations de sa femme, il a fait le coup… – Tout cela est logique, approuvait monsieur Méchinet. Très logique, sans doute, mais que devenaient les circonstances relevées par nous ? – Alors, madame, dis-je, vous supposez Monistrol assez bête pour s'être dénoncé en écrivant son nom… Elle haussa légèrement les épaules, et répondit : – Est-ce une bêtise ? Moi, je soutiens que non, puisque c'est votre argument le plus fort en faveur de son innocence. Le raisonnement était si spécieux que j'en demeurai un moment interdit. Puis, me remettant : – Mais il s'avoue coupable, madame, insistai-je. – Excellent moyen pour engager la justice à démontrer son innocence… – Oh ! – Vous en êtes la preuve, cher monsieur Godeuil. – Eh ! madame, le malheureux ne sait pas comment son oncle a été tué !… – Pardon, il a paru ne pas le savoir… ce qui n'est pas la même chose. La discussion s'animait, et elle eût duré longtemps encore, si monsieur Méchinet n'y eût mis un terme. – Allons, allons, dit-il bonnement à sa femme, tu es par trop romanesque, ce soir… Et s'adressant à moi : – Quant à vous, poursuivit-il, j'irai vous prendre demain, et nous irons ensemble chez madame Monistrol… Et sur ce, comme je tombe de sommeil, bonne nuit… Il dut dormir, lui, mais moi, je ne pus fermer l'œil. Une voix secrète s'élevait du plus profond de moi-même, qui me criait que Monistrol était innocent. Mon imagination me représentait avec une vivacité douloureuse les tortures de ce malheureux, seul dans sa cellule du dépôt… Mais pourquoi avait-il avoué ?… VIII Ce qui me manquait alors – cent fois, depuis, j'ai eu l'occasion de m'en rendre compte –, c'était l'expérience, la pratique du métier ; c'était surtout la notion exacte des moyens d'action et d'investigation de la police. Je sentais vaguement que cette enquête avait été mal, ou plutôt légèrement conduite, mais j'aurais été bien embarrassé de dire pourquoi, de dire surtout ce qu'il eût fallu faire. trol. Il me semblait que sa cause était la mienne même. Et c'était bien naturel : ma jeune vanité se trouvait en jeu. N'était-ce pas une remarque de moi qui avait élevé les premiers doutes sur la culpabilité de ce malheureux ? – Je me dois, me disais-je, de démontrer son innocence. Malheureusement, les discussions de la soirée m'avaient tellement troublé que je ne savais plus sur quel fait précis échafauder mon système. Ainsi qu'il arrive toujours quand on applique trop longtemps son esprit à la solution d'un problème, mes idées se brouillaient comme un écheveau aux mains d'un enfant. Je n'y voyais plus clair, c'était le chaos. Je ne m'en intéressais pas moins passionnément à Monis- Enfoncé dans mon fauteuil, je me torturais la cervelle, lorsque sur les neuf heures du matin, monsieur Méchinet, fidèle à sa promesse de la veille, vint me prendre. – Allons ! allons ! fit-il, en me secouant brusquement, car je ne l'avais pas entendu entrer ; en route !… – Je suis à vous, dis-je en me dressant. Nous descendîmes en hâte, et je remarquai alors que mon digne voisin était vêtu avec plus de soin que de coutume. Il avait réussi à se donner ces apparences débonnaires et cossues qui séduisent par-dessus tout le boutiquier parisien. Sa gaieté était celle de l'homme sûr de soi, qui marche à une victoire certaine. Bientôt nous fûmes dans la rue, et tandis que nous cheminions : – Eh bien ! me demanda-t-il, que pensez-vous de ma femme ?… Je passe pour un malin, à la préfecture, et cependant je la consulte – Molière consultait bien sa servante –, et souvent je m'en suis bien trouvé. Elle a un faible : pour elle, il n'est pas de crimes bêtes, et son imagination prête à tous les scélérats des combinaisons diaboliques… Mais comme j'ai justement le défaut opposé, comme je suis un peu trop positif, peut-être, il est rare que de nos consultations ne jaillisse pas la vérité… – Quoi ! m'écriai-je, vous pensez avoir pénétré le mystère de l'affaire Monistrol !… Il s'arrêta court, tira sa tabatière, aspira trois ou quatre de ses prises imaginaires, et d'un ton de vaniteuse discrétion : – J'ai du moins le moyen de le pénétrer, répondit-il. Cependant nous arrivions au haut de la rue Vivienne, non loin de l'établissement de Monistrol. – Attention ! me dit monsieur Méchinet ; suivez-moi, et, quoi qu'il arrive, ne vous étonnez de rien. Il fit bien de me prévenir. J'aurais été sans cela singulièrement surpris de le voir entrer brusquement chez un marchand de parapluies. Raide et grave comme un Anglais, il se fit montrer tout ce qu'il y avait dans la boutique, ne trouva rien à sa fantaisie et finit par demander s'il ne serait pas possible de lui fabriquer un parapluie dont il fournirait le modèle. On lui répondit que ce serait la chose la plus simple du monde, et il sortit en annonçant qu'il reviendrait le lendemain. Et, certes, la demi-heure qu'il avait passée dans ce magasin n'avait pas été perdue. Tout en examinant les objets qu'on lui soumettait, il avait eu l'art de tirer des marchands tout ce qu'ils savaient des époux Monistrol. Art facile, en somme, car l'affaire du « petit vieux des Batignolles », et l'arrestation du bijoutier en faux avaient profondément ému le quartier et faisaient le sujet de toutes les conversations. – Voilà, me dit-il quand nous fûmes dehors, comment on obtient des renseignements exacts… Dès que les gens savent à qui ils ont affaire, ils posent, ils font des phrases, et alors adieu la vérité vraie… Cette comédie, monsieur Méchinet la répéta dans sept ou huit magasins aux environs. Et même, dans l'un d'eux, dont les patrons étaient revêches et peu causeurs, il fit une emplette de vingt francs. Mais après deux heures de cet exercice singulier, et qui m'amusait fort, nous connaissions exactement l'opinion publique. Nous savions au juste ce qu'on pensait de monsieur et madame Monistrol dans le quartier où ils étaient établis depuis leur mariage, c'est-à-dire depuis quatre ans. Sur le mari, il n'y avait qu'une voix. C'était, affirmait-on, le plus doux et le meilleur des hommes, serviable, honnête, intelligent et travailleur. S'il n'avait pas réussi dans son commerce, c'est que la chance ne sert pas toujours ceux qui le méritent le plus. Il avait eu le tort de prendre une boutique vouée à la faillite, car depuis quinze ans quatre commerçants s'y étaient coulés. Il adorait sa femme, tout le monde le savait et le disait, mais ce grand amour n'avait pas dépassé les bornes convenues ; il n'en était rejailli sur lui aucun ridicule… Personne ne pouvait croire à sa culpabilité. – Son arrestation, disait-on, doit être une erreur de la police. Pour ce qui est de madame Monistrol, les avis étaient partagés. Les uns la trouvaient trop élégante pour sa situation de fortune, d'autres soutenaient qu'une toilette à la mode était une des obligations, une des nécessités du commerce de luxe qu'elle tenait. En général, on était persuadé qu'elle aimait beaucoup son mari. Car, par exemple, il n'y avait qu'une voix pour célébrer sa sagesse, sagesse d'autant plus méritoire qu'elle était remarquablement belle et qu'elle était assiégée par bien des adorateurs. Mais jamais elle n'avait fait parler d'elle, jamais le plus léger soupçon n'avait effleuré sa réputation immaculée… Cela, je le voyais bien, déroutait singulièrement monsieur Méchinet. – C'est prodigieux, me disait-il, pas un cancan, pas une médisance, pas une calomnie !… Ah ! ce n'est pas là ce que supposait Caroline… D'après elle, nous devions trouver une de ces boutiquières qui tiennent le haut du comptoir, qui étalent leur beauté encore plus que leurs marchandises, et qui relèguent à l'arrière-boutique leur mari – un aveugle imbécile ou un malpropre complaisant… Et pas du tout ! Je ne répondis pas, n'étant guère moins déconcerté que mon voisin. Nous étions loin, maintenant, de la déposition de la concierge de la rue Lécluse, tant il est vrai que le point de vue varie selon le quartier. Ce qui passe aux Batignolles pour une damnable coquetterie, n'est plus rue Vivienne qu'une exigence de situation. Mais nous avions employé trop de temps déjà à notre enquête, pour nous arrêter à échanger nos impressions et à discuter nos conjectures. – Maintenant, dit monsieur Méchinet, avant de nous introduire dans la place, étudions-en les abords. Et rompu à la pratique de ces investigations discrètes, au milieu du mouvement de Paris, il me fit signe de le suivre sous une porte cochère, précisément en face du magasin de Monistrol. C'était une boutique modeste, presque pauvre, quand on la comparait à celles qui l'entouraient. La devanture réclamait le pinceau des peintres. Au-dessus, en lettres jadis dorées, maintenant enfumées et noircies, s'étalait le nom de Monistrol. Sur les glaces, on lisait : « Or et imitation. » Hélas ! c'était de l'imitation, surtout, qui reluisait à l'étalage. Le long des tringles pendaient force chaînes en doublé, des parures de jais, des diadèmes constellés de cailloux du Rhin, puis des colliers jouant le corail, et des broches, et des bagues, et des boutons de manchettes rehaussés de pierres fausses de toutes les couleurs… Pauvre étalage en somme, je le reconnus d'un coup d'œil, et qui ne devait pas tenter les voleurs à la vrille. – Entrons !… dis-je à monsieur Méchinet. Il était moins impatient que moi, ou savait mieux contenir son impatience, car il m'arrêta par le bras en disant : – Un instant… Je voudrais au moins entrevoir madame Monistrol. Mais c'est en vain que, durant plus de vingt minutes encore, nous demeurâmes plantés à notre poste d'observation ; la boutique restait vide, madame Monistrol ne paraissait pas… – Décidément, c'est assez faire le pied de grue, s'exclama enfin mon digne voisin : arrivez, monsieur Godeuil, risquonsnous… IX Pour être au magasin de Monistrol, nous n'avions qu'à traverser la rue… Ce fut fait en quatre enjambées. Au bruit de la porte qui s'ouvrait, une petite servante de quinze à seize ans, malpropre et mal peignée, sortit de l'arrièreboutique. elle. – Madame Monistrol ? – Elle est là, messieurs, et je vais la prévenir, parce que, voyez-vous… Monsieur Méchinet ne lui laissa pas le loisir d'achever. D'un geste passablement brutal, je l'avoue, il l'écarta du passage et pénétra dans l'arrière-boutique en disant : – C'est bon, puisqu'elle est là, je vais lui parler. Moi, je marchais sur les talons de mon digne voisin, persuadé que nous ne sortirions pas sans connaître le mot de l'énigme. – Qu'y a-t-il pour le service de ces messieurs ? demanda-t- C'était une triste pièce, que cette arrière-boutique, servant tout à la fois de salon, de salle à manger et de chambre à coucher. Le désordre y régnait, et plus encore cette incohérence qu'on remarque chez les pauvres qui s'efforcent de paraître riches. Au fond était un lit à rideaux de damas bleu, dont les oreillers étaient garnis de dentelles, et devant la cheminée se trouvait une table tout encombrée des débris d'un déjeuner plus que modeste. Dans un grand fauteuil, une jeune femme blonde était assise, ou plutôt gisait une jeune femme très blonde, tenant à la main une feuille de papier timbré… C'était madame Monistrol… Et certes, quand ils nous parlaient de sa beauté, tous les voisins étaient restés bien au-dessous de la réalité… je fus ébloui. Seulement une circonstance me déplut : elle était en grand deuil, vêtue d'une robe de crêpe légèrement décolletée qui lui seyait merveilleusement… C'était trop de présence d'esprit pour une si grande douleur. Il me sembla voir là l'artifice d'une comédienne revêtant d'avance le costume du rôle qu'elle doit jouer. À notre entrée, elle se dressa, d'un mouvement de biche effarouchée, et d'une voix qui paraissait brisée par les larmes : – Que voulez-vous, messieurs ? interrogea-t-elle. Tout ce que j'avais observé, monsieur Méchinet l'avait remarqué comme moi. – Madame, répondit-il durement, je suis envoyé par la justice, je suis un agent du service de la sûreté. À cette déclaration, elle se laissa d'abord retomber sur son fauteuil avec un gémissement qui eût attendri un tigre… Puis, tout à coup, saisie d'une sorte d'enthousiasme, l'œil brillant et la lèvre frémissante : – Venez-vous donc pour m'arrêter !… s'écria-t-elle. Alors soyez béni… Tenez, je suis prête, emmenez-moi… Ainsi, j'irai rejoindre cet honnête homme, que vous avez arrêté hier soir… Quel que soit son sort, je veux le partager… Il est innocent, comme je le suis moi-même… n'importe !… S'il doit être victime d'une erreur de la justice humaine, ce me sera une dernière joie de mourir avec lui !… Elle fut interrompue par un grognement sourd, qui partait d'un des angles de l'arrière-boutique. Je regardai, et j'aperçus un chien noir, les poils hérissés et les yeux injectés de sang, qui nous montrait les dents prêt à sauter sur nous… – Taisez-vous, Pluton ! fit madame Monistrol ; allons, allez vous coucher, ces messieurs ne me veulent pas de mal. Lentement, et sans cesser de nous fixer d'un regard furieux, le chien se réfugia sous le lit. – Vous avez raison de dire que nous ne vous voulons pas de mal, madame, reprit monsieur Méchinet, nous ne sommes pas venus pour vous arrêter… Si elle entendit, il n'y parut guère. – Déjà ce matin, poursuivit-elle, j'ai reçu ce papier que je tiens, et qui me commande de me rendre ce tantôt, à trois heures, au Palais de Justice, dans le cabinet du juge d'instruction… Que veut-on de moi, mon Dieu !… que veut-on de moi ?… – Obtenir des éclaircissements qui démontreront, je l'espère, l'innocence de votre mari… Ainsi, madame, ne me considérez pas comme un ennemi… ce que je veux, c'est faire éclater la vérité… Il arbora sa tabatière, y fourra précipitamment les doigts, et d'un ton solennel, que je ne lui connaissais pas : – C'est vous dire, madame, reprit-il, de quelle importance seront vos réponses aux questions que je vais avoir l'honneur de vous adresser… Vous convient-il de me répondre franchement ? Elle arrêta longtemps ses grands yeux bleus noyés de larmes sur mon digne voisin, et d'un ton de douloureuse résignation : – Questionnez-moi, monsieur, dit-elle. Pour la troisième fois, je le répète, j'étais absolument inexpérimenté. Et cependant, je souffrais de la façon dont monsieur Méchinet avait entamé cet interrogatoire. Il trahissait, me paraissait-il, ses perplexités, et au lieu de poursuivre un but arrêté d'avance, portait ses coups au hasard. Ah ! si on m'eût laissé faire :… Ah ! si j'avais osé !… trol. Lui, impénétrable, s'était assis en face de madame Monis- – Vous devez savoir, madame, commença-t-il, que c'est avant-hier soir, sur les onze heures, qu'a été assassiné le sieur Pigoreau, dit Anténor, l'oncle de votre mari… – Hélas !… – Où était à cette heure-là monsieur Monistrol ? – Mon Dieu !… c'est une fatalité. Monsieur Méchinet ne sourcilla pas. – Je vous demande, madame, insista-t-il, où votre mari a passé la soirée d'avant-hier. Il fallut à la jeune femme du temps pour répondre, parce que les sanglots semblaient l'étouffer. Enfin, se maîtrisant : – Avant-hier, gémit-elle, mon mari a passé la soirée hors de la maison. – Savez-vous où il était ? – Oh ! pour cela oui… Un de nos ouvriers, qui habite Montrouge, avait à nous livrer une parure de perles fausses et ne la livrait pas… Nous risquions de garder la commande pour compte, ce qui eût été un désastre, car nous ne sommes pas riches… C'est pourquoi, en dînant, mon mari me dit : « Je vais aller jusque chez ce gaillard-là !… » Et, en effet, sur les neuf heures, il est sorti, et même je suis allée le conduire jusqu'à l'omnibus, où il est monté devant moi, rue Richelieu… tout. Je respirai plus librement… Ce pouvait être un alibi, après Monsieur Méchinet eut la même pensée, et plus doucement : – S'il en est ainsi, reprit-il, votre ouvrier pourra affirmer qu'il a vu monsieur Monistrol chez lui à onze heures… – Hélas ! non… – Comment !… Pourquoi ?… – Parce qu'il était sorti… Mon mari ne l'a pas vu. – En effet, c'est une fatalité… Mais il se peut que la concierge ait remarqué monsieur Monistrol… – Notre ouvrier demeure dans une maison où il n'y a pas de concierge. Ce pouvait être la vérité… C'était à coup sûr une terrible charge contre le malheureux prévenu. – Et à quelle heure est rentré votre mari ? continua monsieur Méchinet. – Un peu après minuit. – Vous n'avez pas trouvé qu'il était bien longtemps absent ? – Oh ! si… et même je lui en ai fait des reproches… Il m'a répondu pour s'excuser, qu'il avait pris par le plus long, qu'il avait flâné en chemin et qu'il s'était arrêté à un café pour boire un verre de bière… – Quelle physionomie avait-il, en rentrant ? – Il m'a paru contrarié, mais c'était bien naturel… – Quels vêtements avait-il ? – Ceux qu'il portait quand on l'a arrêté. – Vous n'avez rien observé en lui d'extraordinaire ? – Rien. X Debout, un peu en arrière de monsieur Méchinet, je pouvais à mon loisir observer le visage de madame Monistrol et y surprendre les plus fugitives manifestations de ses impressions. Elle paraissait accablée d'une douleur immense, de grosses larmes roulaient le long de ses joues pâlies, et cependant il me semblait par moments découvrir au fond de ses grands yeux bleus, comme un éclair de joie. – Serait-elle donc coupable !… pensais-je. Et cette idée qui déjà m'était venue, se représentant plus obstinément à mon esprit, je m'avançai vivement, et d'un ton brusque : – Mais vous, madame, demandai-je, vous, où étiez-vous, pendant cette soirée fatale, à l'heure où votre mari courait inutilement à Montrouge, à la recherche de son ouvrier ?… Elle arrêta sur moi un long regard plein de stupeur, et doucement : – J'étais ici, monsieur, répondit-elle ; des témoins vous l'affirmeront. – Des témoins !… – Oui, monsieur… Il faisait si chaud, ce soir-là, que j'eus envie de prendre une glace… mais la prendre seule m'ennuyait. J'envoyai donc ma bonne inviter deux de mes voisines, madame Dorstrich, la femme du bottier dont le magasin touche le nôtre, et madame Rivaille, la gantière d'en face… Ces deux dames acceptèrent mon invitation, et elles sont restées ici jusqu'à onze heures et demie… Interrogez-les, elles vous le diront… Au milieu des épreuves si cruelles que je subis, cette circonstance fortuite est une faveur du bon Dieu… Était-ce bien une circonstance fortuite ?… Voilà ce que d'un coup d'œil plus rapide que l'éclair, nous nous demandâmes, monsieur Méchinet et moi. Quand le hasard est si intelligent que cela, quand il sert une cause avec tant d'à-propos, il est bien difficile de ne point le soupçonner d'avoir été quelque peu préparé et provoqué. Mais le moment était mal choisi de découvrir le fond de notre pensée. – Vous n'avez jamais été soupçonnée, vous, madame, déclara effrontément monsieur Méchinet. Le pis qu'on puisse supposer c'est que votre mari vous ait dit quelque chose du crime avant de le commettre… – Monsieur… si vous nous connaissiez… – Attendez… Votre commerce ne va pas très bien, nous a-ton dit, vous étiez gênés… – Momentanément, oui, en effet… – Votre mari devait être malheureux et inquiet de cette situation précaire… Il devait en souffrir surtout pour vous, qu'il adore, pour vous, qui êtes jeune et belle… Pour vous, plus que pour lui, il devait désirer ardemment les jouissances du luxe et les satisfactions d'amour-propre que procure la fortune… – Monsieur, encore une fois, mon mari est innocent… D'un air réfléchi, monsieur Méchinet parut s'emplir le nez de tabac, puis tout à coup : – Alors, sacrebleu ! comment expliquez-vous ses aveux !… Un innocent qui se déclare coupable au seul énoncé du crime dont il est soupçonné, c'est rare, cela, madame, c'est prodigieux ! Une fugitive rougeur monta aux joues de la jeune femme. Pour la première fois, son regard, jusqu'alors droit et clair, se troubla et vacilla. – Je suppose, répondit-elle d'une voix peu distincte, et avec un redoublement de larmes, je crois que mon mari, saisi d'épouvante et de stupeur, en se voyant accusé d'un si grand crime, a perdu la tête. Monsieur Méchinet hocha la tête. – À la grande rigueur, prononça-t-il, on pourrait admettre un délire passager… mais ce matin, après toute une longue nuit de réflexions, monsieur Monistrol persiste dans ses premiers aveux. Était-ce vrai ? Mon digne voisin prenait-il cela sous son bonnet, ou bien, avant de venir me chercher, était-il allé prendre langue au dépôt ? Quoi qu'il en soit, la jeune femme parut près de s'évanouir, et cachant sa tête entre ses mains, elle murmura : – Seigneur Dieu !… Mon pauvre mari est devenu fou. Ce n'était pas là, il s'en faut, mon opinion. Persuadé, désormais, que j'assistais à une comédie et que le grand désespoir de cette jeune femme n'était que mensonge, je me demandais si, pour certaines raisons qui m'échappaient, elle n'avait pas déterminé le parti terrible pris par son mari, et si, lui innocent, elle ne connaissait pas le vrai coupable. Mais monsieur Méchinet n'avait pas l'air d'un homme qui en cherche si long. Après avoir adressé à la jeune femme quelques consolations trop banales pour l'engager en quoi que ce soit, il en était venu à lui donner à entendre qu'elle dissiperait bien des préventions en se prêtant de bonne grâce à une minutieuse perquisition de son domicile. Cette ouverture, elle la saisit avec un empressement qui n'était pas feint. – Cherchez, messieurs, nous dit-elle, examinez, fouillez partout… C'est un service que vous me rendrez… Et ce ne sera pas long… Nous n'avons en nom que la boutique, l'arrièreboutique où nous sommes, la chambre de notre bonne au sixième, et une petite cave… Voici les clefs de partout. À mon vif étonnement, monsieur Méchinet accepta, et il parut se livrer aux plus exactes comme aux plus patientes investigations. Où voulait-il en venir ?… Il ne pouvait pas n'avoir pas quelque but secret, car ces recherches, évidemment, ne devaient aboutir à rien. Dès qu'en apparence il eut terminé : – Reste la cave à explorer, fit-il. – Je vais vous y conduire, monsieur, dit madame Monistrol. Et aussitôt, s'armant d'une bougie allumée, elle nous fit traverser une cour où l'arrière-boutique avait une seconde issue, et nous guida à travers un escalier fort glissant, jusqu'à une porte qu'elle nous ouvrit en nous disant : – C'est là… entrez, messieurs. Je commençais à comprendre. D'un regard prompt et exercé, mon digne voisin avait examiné la cave. Elle était misérablement tenue et plus misérablement montée. Dans un coin était debout un petit tonneau de bière, et juste en face, assujettie sur des bûches, se trouvait une barrique de vin, munie d'une cannelle de bois pour tirer à même. À droite, sur des tringles de fer, étaient rangées une cinquantaine de bouteilles pleines. Ces bouteilles, monsieur Méchinet ne les perdait pas de vue, et il trouva l'occasion de les déranger une à une. Et ce que je vis, il le remarqua : pas une d'elles n'était cachetée de cire verte. Donc, le bouchon ramassé par moi, et qui avait servi à garantir la pointe de l'arme du meurtrier, ne sortait pas de la cave des Monistrol. – Décidément, fit monsieur Méchinet, en affectant un certain désappointement, je ne trouve rien… nous pouvons remonter. C'est ce que nous fîmes, mais non dans le même ordre qu'en descendant, car au retour je marchais le premier… Ce fut donc moi qui ouvris la porte de l'arrière-boutique, et tout aussitôt le chien des époux Monistrol se précipita sur moi en aboyant avec tant de fureur que je me jetai en arrière. – Diable ! il est méchant votre chien ! dit monsieur Méchinet à la jeune femme. Déjà, d'un geste de la main elle l'avait écarté. – Non, certes, il n'est pas méchant, fit-elle ; seulement il est bon de garde… Nous sommes bijoutiers, plus exposés aux voleurs que les autres, nous l'avons dressé… Machinalement, ainsi qu'on fait toujours quand on a été menacé par un chien, j'appelai celui-ci, par son nom, que je savais : – Pluton !… Pluton !… Mais lui, au lieu d'approcher, reculait en grondant, montrant ses dents aiguës. – Oh ! il est inutile que vous l'appeliez, fit étourdiment madame Monistrol, il ne vous obéira pas. – Tiens !… pourquoi cela ? – Ah ! c'est qu'il est fidèle, comme tous ceux de sa race, il ne connaît que son maître et moi… Ce n'était rien en apparence, cette phrase. Elle fut pour moi comme un trait de lumière… Et, sans réfléchir, plus prompt que je ne le serais aujourd'hui : – Où donc était-il, madame, ce chien si fidèle, le soir du crime ? demandai-je. Tel fut l'effet que lui produisit cette question à brûlepourpoint, qu'elle faillit lâcher le bougeoir qu'elle tenait encore. – Je ne sais pas, balbutia-t-elle, je ne me rappelle pas… – Peut-être avait-il suivi votre mari… – En effet, oui, il me semble maintenant me le rappeler… – C'est donc qu'il est dressé à suivre les voitures, car vous nous avez dit avoir conduit votre mari jusqu'à l'omnibus ! Elle se taisait, et j'allais poursuivre, quand monsieur Méchinet m'interrompit. Bien loin de profiter du trouble de la jeune femme, il parut prendre à tâche de la rassurer, et après lui avoir bien recommandé d'obéir à la citation du juge d'instruction, il m'entraîna. Puis, quand nous fûmes dehors : – Perdez-vous donc la tête ? me dit-il. Le reproche me blessa. – Est-ce donc perdre la tête, fis-je, que de trouver la solution du problème ?… Or, je l'ai, cette solution… Le chien de Monistrol nous guidera jusqu'à la vérité. nel : Ma vivacité fit sourire mon digne voisin, et d'un ton pater- – Vous avez raison, me dit-il, et je vous ai bien compris… Seulement, si madame Monistrol a pénétré vos soupçons, avant ce soir, le chien sera mort ou aura disparu. XI J'avais commis une imprudence énorme, c'est vrai… Je n'en avais pas moins trouvé le défaut de la cuirasse, ce joint par où on désarticule le plus solide système de défense. Moi, conscrit volontaire, j'avais vu clair là où le vieux routier de la sûreté s'égarait à tâtons. non. Il ne songeait qu'à tirer parti de mon heureuse découverte, et comme il le disait, ce ne devait pas être la mer à boire, maintenant que la prévention s'appuyait sur un point de départ positif. Nous entrâmes donc dans un restaurant voisin pour tenir conseil tout en déjeunant. Et voici où en était le problème, qui, l'heure d'avant, semblait insoluble. Il nous était prouvé jusqu'à l'évidence que Monistrol était innocent. Pourquoi il s'était avoué coupable ? nous pensions bien le deviner, mais la question n'était pas là pour le moment. Nous étions également sûrs que madame Monistrol n'avait pas bougé de chez elle le soir du meurtre… Mais tout démontrait qu'elle était moralement complice du crime, qu'elle en avait eu Un autre peut-être eût été jaloux et m'en eût voulu. Lui, connaissance, si même elle ne l'avait conseillé et préparé, et que par contre elle connaissait très bien l'assassin… Qui était-il donc, cet assassin ?… Un homme à qui le chien de Monistrol obéissait comme à ses maîtres, puisqu'il s'en était fait suivre en allant aux Batignolles… Donc, c'était un familier de la maison Monistrol. Il devait haïr le mari, cependant, puisqu'il avait tout combiné avec une infernale adresse pour que le soupçon du crime retombât sur cet infortuné. Il fallait, d'un autre côté, qu'il fût bien cher à la femme, puisque le connaissant elle ne le livrait pas, lui sacrifiant sans hésiter son mari… Donc… Oh ! mon Dieu ! la conclusion était toute formulée. L'assassin ne pouvait être qu'un misérable hypocrite, qui avait abusé de l'affection et de la confiance du mari pour s'emparer de la femme. Bref, madame Monistrol, mentant à sa réputation, avait certainement un amant, et cet amant, nécessairement était le coupable… Tout plein de cette certitude, je me mettais l'esprit à la torture pour imaginer quelque ruse infaillible qui nous conduisît jusqu'à ce misérable. – Et voici, disais-je, à monsieur Méchinet, comment nous devons, je pense, opérer… Madame Monistrol et l'assassin ont dû convenir qu'après le crime ils resteraient un certain temps sans se voir ; c'est de la prudence la plus élémentaire… Mais croyez que l'impatience ne tardera pas à gagner la femme, et qu'elle voudra revoir son complice… Placez donc près d'elle un observateur qui la suivra partout, et avant deux fois quarantehuit heures l'affaire est dans le sac… Acharné après sa tabatière vide, monsieur Méchinet demeura un moment sans répondre, mâchonnant entre ses dents je ne sais quelles paroles inintelligibles. Puis tout à coup, se penchant vers moi : – Vous n'y êtes pas, me dit-il. Le génie de la profession, vous l'avez, c'est sûr, je ne vous le conteste pas, mais la pratique vous fait défaut… Je suis là, moi, par bonheur… Quoi ! une phrase à propos du crime vous met sur la piste, et vous ne poursuivez pas… – Comment cela ? – Il faut l'utiliser, ce caniche fidèle. – Je ne saisis pas bien… – Alors sachez attendre… Madame Monistrol sortira vers deux heures, pour être à trois au Palais de Justice, la petite bonne sera seule à la boutique… vous verrez, je ne vous dis que cela !… Et en effet, j'eus beau insister, il ne voulut rien dire de plus, se vengeant de sa défaite par cette bien innocente malice. Bon gré mal gré, je dus le suivre au café le plus proche, où il me força de jouer aux dominos. Je jouais mal, préoccupé comme je l'étais, et il en abusait sans vergogne pour me battre, lorsque la pendule sonna deux heures. – Debout, les hommes du poste ! me dit-il en abandonnant ses dés. Il paya, nous sortîmes, et l'instant d'après nous étions de nouveau en faction sous la porte cochère, d'où nous avions étudié les abords du magasin Monistrol. Nous n'y étions pas depuis dix minutes, quand madame Monistrol apparut sur le seuil de sa boutique, vêtue de noir, avec un grand voile de crêpe, comme une veuve. net. Elle adressa quelques recommandations à sa petite domestique et ne tarda pas à s'éloigner. Patiemment, mon compagnon attendit cinq grandes minutes, et quand il supposa la jeune femme déjà loin : – Il est temps, me dit-il. Et pour la seconde fois nous pénétrâmes dans le magasin de bijouterie. La petite bonne y était seule, assise dans le comptoir, grignotant pour se distraire quelque morceau de sucre volé à sa patronne. Dès que nous parûmes, elle nous reconnut, et toute rouge et un peu effrayée, elle se dressa. – Jolie toilette d'instruction ! grommela monsieur Méchi- Mais sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche : net. – Où est madame Monistrol ? demanda monsieur Méchi– Sortie, monsieur. – Vous me trompez… Elle est là, dans l'arrière-boutique. – Messieurs, je vous jure que non… Regardez-y, plutôt. C'est de l'air le plus contrarié que monsieur Méchinet se frappait le front, en répétant : – Comme c'est désagréable, mon Dieu !… comme cette pauvre madame Monistrol va être désolée… Et la petite bonne le regardant bouche béante, l'œil arrondi d'étonnement : – Mais au fait, continua-t-il, vous, ma jolie fille, vous pouvez peut-être remplacer votre patronne… Si je reviens, c'est que j'ai perdu l'adresse du monsieur qu'elle m'avait prié de visiter… – Quel monsieur ?… – Vous savez bien, monsieur… Allons, bon, voici que j'oublie son nom, maintenant !… Monsieur… parbleu ! vous ne connaissez que lui… Ce monsieur à qui votre diable de chien obéit si bien… – Ah ! monsieur Victor… – C'est cela, juste… Que fait-il ce monsieur ? – Il est ouvrier bijoutier… C'est un grand ami de monsieur… Ils travaillaient ensemble, quand monsieur était ouvrier bijoutier avant d'être patron, et c'est même pour cela qu'il fait tout ce qu'il veut de Pluton… – Alors, vous pouvez me dire où il demeure ce monsieur Victor… – Certainement. Il demeure rue du Roi-Doré, numéro 23. Elle paraissait toute heureuse, la pauvre fille, d'être si bien informée, et moi, je souffrais, de l'entendre ainsi dénoncer, sans s'en douter, sa patronne… Plus endurci, monsieur Méchinet n'avait pas de ces délicatesses. Et même, nos renseignements obtenus, c'est par une triste raillerie qu'il termina la scène… Au moment où j'ouvrais la porte pour nous retirer : – Merci, dit-il à la jeune fille, merci ! Vous venez de rendre un fier service à madame Monistrol, et elle sera bien contente… XII Aussitôt sur le trottoir, je n'eus plus qu'une idée. Ajuster nos flûtes et courir rue du Roi-Doré, arrêter ce Victor, le vrai coupable, bien évidemment. Un mot de monsieur Méchinet tomba comme une douche sur mon enthousiasme. – Et la justice ! me dit-il. Sans un mandat du juge d'instruction, je ne puis rien… C'est au Palais de Justice qu'il faut courir… – Mais nous y rencontrerons madame Monistrol, et si elle nous voit, elle fera prévenir son complice… – Soit, répondit monsieur Méchinet, avec une amertume mal déguisée, soit !… le coupable s'évadera et la forme sera sauvée… Cependant, je pourrai prévenir ce danger. Marchons, marchons plus vite. Et de fait, l'espoir du succès lui donnait des jambes de cerf. Arrivé au Palais, il gravit quatre à quatre le raide escalier qui conduit à la galerie des juges d'instruction, et, s'adressant au chef des huissiers, il lui demanda si le magistrat chargé de l'affaire du petit vieux des Batignolles était dans son cabinet. – Il y est, répondit l'huissier, avec un témoin, une jeune dame en noir. – C'est bien elle ! me dit mon compagnon. Puis à l'huissier : – Vous me connaissez, poursuivit-il… Vite, donnez-moi de quoi écrire au juge un petit mot que vous lui porterez. L'huissier partit avec le billet, traînant ses chausses sur le carreau poussiéreux, et ne tarda pas à revenir nous annoncer que le juge nous attendait au n° 9. Pour recevoir monsieur Méchinet, le magistrat avait laissé madame Monistrol dans son cabinet, sous la garde de son greffier, et avait emprunté la pièce d'un de ses confrères. – Qu'y a-t-il ? demanda-t-il d'un ton qui me permit de mesurer l'abîme qui sépare un juge d'un pauvre agent de la sûreté. Brièvement et clairement, monsieur Méchinet exposa nos démarches, leurs résultats et nos espérances. Faut-il le dire, le magistrat ne sembla guère partager nos convictions. – Mais puisque Monistrol avoue !… répétait-il avec une obstination qui m'exaspérait. Cependant, après bien des explications : – Je vais toujours signer un mandat, dit-il. En possession de cette pièce indispensable, monsieur Méchinet s'envola si lestement que je faillis tomber en me précipitant à sa suite dans les escaliers… Un cheval de fiacre ne nous eût pas suivis… Je ne sais pas si nous mîmes un quart d'heure à nous rendre rue du Roi-Doré. Mais une fois là : – Attention ! me dit monsieur Méchinet. Et c'est de l'air le plus posé qu'il s'engagea dans l'allée étroite de la maison qui porte le numéro 23. – Monsieur Victor ? demanda-t-il au concierge. – Au quatrième, la porte à droite dans le corridor. – Est-il chez lui ? – Oui. Monsieur Méchinet fit un pas vers l'escalier, puis semblant se raviser : – Il faut que je le régale d'une bonne bouteille, ce brave Victor, dit-il au portier… Chez quel marchand de vin va-t-il, par ici ?… – Chez celui d'en face. Nous y fûmes d'un saut, et d'un ton d'habitué monsieur Méchinet commanda : – Une bouteille, s'il vous plaît, et du bon… du cachet vert. Ah ! par ma foi ! cette idée ne me fût pas venue, en ce temps-là ! Elle était bien simple, pourtant. La bouteille nous ayant été apportée, mon compagnon exhiba le bouchon trouvé chez le sieur Pigoreau, dit Anténor, et il nous fut aisé de constater l'identité de la cire. À notre certitude morale, se joignait désormais une certitude matérielle, et c'est d'un doigt assuré que monsieur Méchinet frappa à la porte de Victor. – Entrez ! nous cria une voix bien timbrée. La clef était sur la porte, nous entrâmes, et dans une chambre fort propre, j'aperçus un homme d'une trentaine d'années, fluet, pâle et blond, qui travaillait devant un établi. Notre présence ne parut pas le troubler. – Que voulez-vous ? demanda-t-il poliment. Monsieur Méchinet s'avança jusqu'à lui, et le saisissant par le bras : – Au nom de la loi, dit-il, je t'arrête ! L'homme devint livide, mais ne baissa pas les yeux. – Vous moquez-vous de moi ?… dit-il d'un air insolent. Qu'est-ce que j'ai fait ?… Monsieur Méchinet haussa les épaules. – Ne fais donc pas l'enfant ! répondit-il, ton compte est réglé… On t'a vu sortir de chez le père Anténor, et j'ai dans ma poche le bouchon dont tu t'es servi pour empêcher ton poignard de s'épointer… Ce fut comme un coup de poing sur la nuque du misérable… Il s'écrasa sur sa chaise en bégayant : – Je suis innocent… – Tu diras cela au juge, fit bonnement monsieur Méchinet, mais je crains bien qu'il ne te croie pas… Ta complice, la femme Monistrol, a tout avoué… Comme s'il eût été mû par un ressort, Victor se redressa. – C'est impossible !… s'écria-t-il. Elle n'a rien su… – Alors tu as fait le coup tout seul ?… Très bien !… C'est toujours autant de confessé. Puis s'adressant à moi en homme sûr de son fait : – Cherchez donc dans les tiroirs, cher monsieur Godeuil, poursuivit monsieur Méchinet, vous y trouverez probablement le poignard de ce joli garçon, et très certainement les lettres d'amour et le portrait de sa dulcinée. Un éclair de fureur brilla dans l'œil de l'assassin et ses dents grincèrent, mais la puissante carrure et la poigne de fer de monsieur Méchinet éteignirent en lui toute velléité de résistance. Je trouvai d'ailleurs dans un tiroir de la commode tout ce que mon compagnon m'avait annoncé. Et vingt minutes plus tard, Victor, « proprement emballé » – c'est l'expression – dans un fiacre, entre monsieur Méchinet et moi, roulait vers la préfecture de police. – Quoi, me disais-je, stupéfié de la simplicité de la scène, l'arrestation d'un assassin, d'un homme promis à l'échafaud, ce n'est que cela !… Je devais plus tard apprendre à mes dépens qu'il est des criminels plus terribles… Celui-ci, dès qu'il se vit dans la cellule du dépôt, se sentant perdu, s'abandonna et nous dit son crime par le menu. Il connaissait, nous déclara-t-il, de longue date le père Pigoreau et en était connu. Son but, en l'assassinant, était surtout de faire retomber sur Monistrol le châtiment du crime. Voilà pourquoi il s'était habillé comme Monistrol et s'était fait suivre de Pluton. Et une fois le vieillard assassiné, il avait eu l'horrible courage de tremper dans le sang le doigt du cadavre pour tracer ces cinq lettres : Monis, qui avaient failli perdre un innocent. – Et c'était joliment combiné, allez, nous disait-il avec une cynique forfanterie… Si j'avais réussi, je faisais d'une pierre deux coups : je me débarrassais de mon ami Monistrol que je hais et dont je suis jaloux, et j'enrichissais la femme que j'aime… C'était simple et terrible, en effet. – Malheureusement, mon garçon, objecta monsieur Méchinet, tu as perdu la tête au dernier moment… Que veux-tu ! on n'est jamais complet !… Et c'est la main gauche du cadavre que tu as trempée dans le sang… D'un bond, Victor se dressa. – Quoi ! s'écria-t-il, c'est là ce qui m'a perdu !… – Juste ! Du geste du génie méconnu, le misérable leva le bras vers le ciel. – Soyez donc artiste ! s'écria-t-il. Et nous toisant d'un air de pitié, il ajouta : – Le père Pigoreau était gaucher ! Ainsi, c'est à une faute de l'enquête qu'était due la découverte si prompte du coupable. Cette leçon ne devait pas être perdue pour moi. Je me la rappelai, par bonheur, dans des circonstances bien autrement dramatiques, que je dirai plus tard. Le lendemain, Monistrol fut mis en liberté. Et comme le juge d'instruction lui reprochait ses aveux mensongers qui avaient exposé la justice à une erreur terrible, il n'en put tirer que ceci : – J'aime ma femme, je voulais me sacrifier pour elle, je la croyais coupable… L'était-elle, coupable ? Je le jurerais. On l'arrêta, mais elle fut acquittée par le jugement qui condamna Victor aux travaux forcés à perpétuité. Monsieur et madame Monistrol tiennent aujourd'hui un débit de vins mal famé sur le cours de Vincennes… L'héritage de leur oncle est loin ; ils sont dans une affreuse misère. LE BACILLE Arnould Galopin (1928) À la mémoire de mon père Le Docteur AUGUSTIN GALOPIN, Professeur de physiologie, élève de Claude Bernard. A. G. Il allait chancelant, comme un enfant, lugubre, Comme un fou… Devant lui la foule au loin s'ouvrait… Léon Dierx. I Il venait brusquement d'apparaître au coin de la rue et s'avançait d'un air las, le menton sur la poitrine, le visage enfoui dans un grand cache-nez de laine noire. Une femme qui faillit le heurter poussa un cri perçant et s'enfuit, affolée… Presque au même instant, de tous côtés, s'élevèrent des exclamations confuses : – Lui… encore lui !… – Oh ! l'horreur !… – Le monstre !… Il y eut une longue rumeur, un mouvement de recul et instinctivement tous les visages se détournèrent. Pendant quelques secondes, il demeura immobile, fixant sur ceux qui l'entouraient deux yeux jaunes, humides et luisants, puis il poussa un long soupir et se remit en marche lentement… sous les huées… Au moment où il passait près d'un hangar en démolition, quelqu'un lui lança un plâtras qui s'émietta sur ses talons en un nuage de poussière blanche, et un gamin s'enhardit jusqu'à lui tirer son pardessus. L'homme se retourna et regarda l'enfant qui, terrifié, resta cloué sur place, bouche bée, les doigts ouverts. La foule s'était amassée, surexcitée, tumultueuse. – Si nous n'étions pas arrivés, il l'aurait certainement frappé, dit une femme avec un geste de menace. – Bien sûr, reprit une autre… Tenez, pas plus tard qu'avant-hier, il a couru après mon petit, même qu'en rentrant chez nous le pauvre gosse a été pris de convulsions… Il avait eu comme qui dirait « les sangs tournés ». – Mais pourquoi ne l'enferme-t-on pas ?… On a bien enfermé le mendiant de l'avenue d'Orléans, vous savez, celui qui avait la figure brûlée et deux trous rouges à la place des yeux. – C'est vrai tout de même… pourtant il n'était pas aussi laid que celui-ci… et puis il ne bougeait jamais de place… il se tenait toujours devant la porte des Enfants-Assistés… Ceux qui ne voulaient pas le voir n'avaient qu'à passer de l'autre côté du trottoir… tandis que cet individu-là on le rencontre partout. – Il habite sans doute le quartier ? interrogea quelqu'un. – Oui… tout près d'ici… à côté du marchand de fourrages, dans la petite maison qui fait le coin du passage Tenaille. – Il faudra bien qu'on nous en débarrasse, grogna un vieux monsieur affligé d'un tic, en ponctuant sa phrase d'un coup de canne et d'un clignement d'œil. – Le commissaire a dit qu'il n'y pouvait rien. – Oh ! par exemple, nous verrons bien… oui, nous verrons… À la fin, c'est scandaleux, vraiment cela ne peut durer… ** * L'homme était déjà loin. Sa longue silhouette voûtée s'était fondue peu à peu dans la luminosité pâle du crépuscule, et longtemps après qu'il eut disparu, la foule demeura encore groupée sur le trottoir, maudissant cet inconnu, dont la brève apparition l'avait si étrangement remuée. ** * Depuis environ un mois qu'il s'était fixé à Montrouge, celui que l'on appelait « l'Horreur » sortait régulièrement, à la tombée de la nuit, comme les chauves-souris ; il prenait les rues désertes, rasait timidement les maisons, cherchant le plus possible à se dissimuler dans l'ombre. La première fois qu'on l'avait aperçu, il avait provoqué un sentiment de curiosité inquiète, une sorte d'indéfinissable malaise comme on en éprouve à la vue de quelque chose d'étrange, d'anormal, qui épouvante et déconcerte. Puis, à la longue, la crainte avait fait place à l'aversion, l'aversion au dégoût. On avait peur de cet homme et on le détestait tout à la fois parce qu'il troublait la quiétude des gens paisibles et s'obstinait à vivre de la vie de tout le monde, quand il semblait condamné par la nature à mener l'existence des anciens lépreux. Pour un peu, on eût exigé qu'il se couvrît la tête d'un voile et s'annonçât d'un grincement de crécelle. Il était devenu une sorte d'ennemi public ; une rage sourde grondait à son approche et, sans les sergents de ville, peut-être l'eût-on lynché, tant était forte la haine de tous contre cet homme auquel on ne pouvait cependant reprocher que sa laideur. Il y a de ces misères physiologiques qui surexcitent les nerfs et qui, après avoir donné le frisson, finissent par horripiler. Elles deviennent une obsession et, à leur vue, au lieu d'une exclamation de pitié, c'est un cri de fureur qui s'échappe, car le moderne altruisme s'accommode mal de certaines complications et n'entend pas être soumis à trop rude épreuve. Il est entendu que chacun aime son prochain, est quelquefois disposé à le secourir et à le consoler, à condition toutefois que ce prochain ne force pas les cœurs à des dévouements trop héroïques. ** * La nuit était tout à fait venue quand « l'Horreur » réintégra son antre, une petite construction de deux étages, à la façade lézardée, aux volets disjoints, située presque en bordure de l'avenue du Maine. Cette masure qui, à gauche, était protégée contre l'écroulement par des poutres vermoulues, s'adossait sur la droite à un hangar sous lequel on apercevait des bottes de paille et de foin symétriquement étagées. Une cour intérieure faisait communiquer le hangar avec cette pauvre maison, mais, depuis que celle-ci était habitée, on avait édifié à la hâte une sorte de cloison formée de planches disparates et à demi pourries que reliait entre elles par le haut une traverse de sapin toute neuve. Deux fenêtres donnant sur la cour avaient été condamnées au moyen de tasseaux et l'on voyait encore la marque noire des volets contre la muraille. La bicoque appartenait à un marchand de fourrages voisin ; elle était abandonnée depuis quelque temps et son propriétaire avait résolu de la démolir, quand un homme d'une cinquantaine d'années, qui se disait médecin, était, un jour, venu la louer et avait même signé un bail de trois ans. – C'est pour un de mes amis, avait-il dit… un savant qui désire être tranquille… Il avait fait mettre sur la quittance le nom de Martial Procas, avait payé un an d'avance et s'en était allé. Deux jours après, une grande tapissière s'arrêtait devant la masure et les déménageurs ne tardaient pas à encombrer le trottoir de meubles dépareillés, de paquets, de ballots et d'une infinité d'objets et d'instruments bizarres, tels qu'on en voit dans les laboratoires : cornues rebondies, retortes au bec recourbé, cloches évasées par le bas, matras à col étroit, sphériques et ovoïdes, aludels piriformes lutés avec de l'argile, et emboîtés les uns dans les autres… Puis ce fut une profusion d'éprouvettes, de tubes coudés, de tubes en U, de coupelles, de creusets, de flacons, de filtres, d'eudiomètres et de siphons. Les passants intrigués s'arrêtaient devant un tel amas de choses mystérieuses et regardaient d'un œil méfiant cet envahissement de verrerie. Enfin, les déménageurs tirèrent encore de la voiture deux fourneaux de cuivre, un petit lit de fer, une armoire normande, un divan rouge en velours de lin fané, quelques chaises, une horloge à coffre, une grande table de chêne qui ressemblait à un établi… et ce fut tout. Les hommes attendaient qu'on vînt leur indiquer où il fallait placer tout cela, et comme le locataire ne se montrait pas, ils allèrent s'installer chez un marchand de vin, après avoir recommandé à un gosse de les prévenir « dès que le paroissien arriverait ». Mais il faut croire que le « paroissien », comme ils l'appelaient, ne semblait guère pressé d'occuper sa nouvelle demeure, car il ne fit son apparition qu'au moment où l'on commençait à allumer les réverbères. Bien que l'on fût en mai et qu'il fît une chaleur lourde, il arriva dans un fiacre fermé, un de ces fiacres archaïques, comme on en rencontre encore la nuit, dans la cour des gares, et qui sont conduits par des sexagénaires rubiconds et malpropres. Après avoir payé le cocher, il rabattit sur ses yeux son chapeau de feutre noir, mit une main devant son visage et s'engouffra rapidement dans le vestibule de la maison. On eût dit, à le voir, un homme qui venait d'être soudainement frappé et qui, étourdi par le coup, s'enfuyait pour échapper à un ennemi invisible. Les déménageurs prévenus parurent en grommelant, la démarche lourde et chaloupante. – Ah ! c'est pas malheureux ! fit l'un. – Ce type-là se paie décidément not'tête ! dit un autre. Attends un peu, on va lui ranger sa verrerie et proprement encore. Si y a de la casse, tant pis, ça s'ra pas d'not'faute puisqu'y fait nuit. Du vestibule, une voix s'éleva, sèche, un peu nasillarde : – Mes amis, ne cassez rien, je vous en prie. Il y aura un bon pourboire. Les déménageurs se regardèrent et se mirent à rire bêtement, en se poussant du coude. Le chef d'équipe, un grand gaillard aux bras tatoués, coiffé d'un bonnet rouge, répondit avec un accent traînant de faubourien : – Soyez tranquille, bourgeois. On aura soin de votre vaisselle. Du moment qu'il y a un bon pourboire, ça va. Allons les gars ! Commençons par les meubles. Après on s'appuiera la verrerie. Et avec des gestes dont ils s'efforçaient d'atténuer la brusquerie, les hommes chargèrent sur leurs épaules le pauvre mobilier qui s'étalait pêle-mêle dans la rue. Cela prit un quart d'heure à peine… puis ils « attaquèrent » la verrerie, mettant à ce travail un soin méticuleux qu'ils exagéraient d'une manière ridicule. Cependant, le locataire ne s'était pas encore montré. Dissimulé dans une chambre du premier étage, il interrogeait rapidement chaque fois qu'il entendait craquer les marches : – Que montez-vous là ? – Le lit… – Bien… au premier… dans la pièce de gauche. Quelques instants après, il demandait encore : – Qu'apportez-vous, maintenant ? – Des bibelots de verre. – Dans la salle de droite, en bas, au rez-de-chaussée. Tantôt sa voix semblait toute proche, tantôt elle venait un peu assourdie du fond d'une pièce ou d'un corridor et jamais les déménageurs ne pouvaient apercevoir celui qui leur parlait… Quand ils approchaient de l'endroit où devait se trouver ce singulier individu, ils entendaient un rapide glissement, voyaient une ombre qui frôlait les murs et disparaissait derrière une porte… Un d'entre eux, qui était chaussé d'espadrilles, parvint cependant à dépister « le paroissien » ; mais celui-ci, surpris, tourna brusquement le dos, et se tint dans un angle, légèrement baissé, comme s'il arrangeait quelque chose. Quand tout fut monté, placé, fixé, l'homme demanda encore : – Et mes microscopes ? Je ne les vois pas… – Quoi qu'y dit ? fit l'un des déménageurs. – J'sais pas, répondit son camarade… j'crois qu'y d'mande ses « misroscopes ». – Ils sont dans une caisse de bois noir… reprit l'homme invisible, sans sortir du coin où il s'était tapi. – Ah ! oui… j'vois c'que c'est… on va vous monter ça, bourgeois… fit le chef d'équipe… La caisse est restée en bas dans le vestibule… Pardon ! excuse ! on l'avait oubliée… On entendit alors tinter des pièces de monnaie, puis le locataire annonça : – Je dépose votre argent sur la cheminée de la chambre de droite. Les déménageurs s'avancèrent rapidement, mais quand ils arrivèrent, l'homme avait disparu… Le chef compta l'argent, fit entendre un claquement de langue significatif, puis dit, en saluant ironiquement : – Le compte y est… et largement… Merci bien, patron, et au revoir !… Non… j'peux pas dire ça, puisque j'vous ai pas vu… mais c'est égal, vous êtes bien bon tout d'même… Allons ! à une autre fois ! Il y eut dans l'escalier un bruit de souliers ferrés, des trébuchements sonores, puis la porte se referma bruyamment. L'homme écouta quelques instants, immobile, en haut de l'escalier. Quand il fut bien sûr que les déménageurs étaient partis, il descendit très vite, poussa le verrou de la porte d'entrée, alluma une bougie, puis se jetant sur le vieux divan rouge qui gisait au milieu d'un affreux fouillis, il se prit la tête entre les mains et se mit à sangloter… II Qu'était cet être douloureux ? D'où venait-il ? Pourquoi, à son approche, détournait-on brusquement les yeux ? Il fallait donc qu'il eût quelque chose d'effrayant, d'épouvantable ?… Oui… Il était laid, atrocement laid, d'une laideur qui dépassait tout ce que l'on peut imaginer, non point que sa figure fût ravagée par quelque lupus, labourée par un chancre répugnant ou couturée de plaies immondes… Elle n'avait subi aucune déformation, nul accident n'en avait bouleversé les lignes, mais ce qui la rendait ignoble, monstrueuse, c'était sa seule couleur… Elle était bleue, entièrement bleue, non point d'un bleu apoplectique tirant sur le violet lie de vin, mais de ce bleu cru, violent, presque éclatant, qui tient le milieu entre le bleu de Prusse et l'outremer. J'ai vécu longtemps dans les hôpitaux, j'y ai vu toutes les difformités, toutes les monstruosités dont la nature se plaît parfois à accabler notre pauvre humanité, mais jamais je n'ai rencontré de monstre plus repoussant que celui dont j'ai entrepris de conter la navrante histoire. Rien n'était impressionnant comme cette face, qui semblait celle d'un cadavre en décomposition et qui était cependant éclairée par deux yeux jaunes où se lisait la douleur de vivre encore et l'exaspération de ne plus compter parmi les vivants… La plume d'un Edgar Poe pourrait seule rendre une telle vision d'épouvante… Cela donnait le frisson et fascinait tout à la fois. Et pourtant, cet homme avait été beau !… Ses longs cheveux bouclés aux reflets d'or fauve, ses yeux veloutés et pro fonds avaient fait tourner plus d'une tête de femme, alors qu'il conférenciait à la Sorbonne sur d'arides sujets de bactériologie. Car on avait pris l'habitude d'aller à son cours comme on va à un five o'clock, et sur les gradins du vaste amphithéâtre, le contraste était frappant de ces mondaines aux toilettes chatoyantes, à côté de piocheurs pâlis par les veilles et d'étudiants russes sanglés dans leurs redingotes de misère. Gênés par cette invasion féminine, les élèves de Martial Procas avaient fini par se grouper dans le haut de la salle, où ils se livraient de temps en temps à d'indécentes plaisanteries, dont les plus anodines consistaient à écraser des ampoules de sulfure ou à « souffler » de la poudre d'iodoforme sur les chapeaux et les corsages des belles auditrices. Ces petites tracasseries ne rebutaient point les admiratrices de Procas. Elles avaient parfaitement conscience d'être déplacées dans ce milieu intellectuel, mais elles y venaient quand même, de plus en plus nombreuses, et se coudoyaient comme des harengères pour se trouver le plus près possible de la chaire du jeune maître. Quelques-unes, par contenance, prenaient des notes, et l'on voyait leurs petits doigts chargés de bagues courir avec rapidité sur des cahiers aux plats de toile ; d'autres, plus franches, un tantinet cyniques, se contentaient de regarder le professeur avec des yeux de colombe assoupie et de se pâmer exagérément après quelque démonstration qui eût exigé, pour être comprise, de préalables études scientifiques. Ces cours, mortels pour les profanes, semblaient ravir les petites femmes de l'auditoire, les « tangentes », comme les appelaient malicieusement les étudiants, parce qu'elles avaient l'habitude, la leçon terminée, de s'approcher de Procas, afin de le « frôler » un peu. Rien ne rebutait ces « bactériomanes ». Procas eût professé l'hébreu ou l'hindoustani qu'elles eussent été aussi nombreuses à son cours. Bientôt cela devint de la frénésie et le soir, dans les salons, on ne parlait plus que du jeune professeur : – Comment, ma chère, vous n'étiez pas au dernier cours de M. Procas ?… Oh ! quelle admirable séance vous avez perdue ! Il nous a parlé pendant une heure des microcoques pathogènes… c'était délicieux ! Jamais je n'aurais cru que l'on pût intéresser de la sorte avec des microbes. Et parmi ces mondaines enthousiastes il ne fut bientôt plus question que de colonies et de bacilles ; certaines firent même installer chez elles de petits laboratoires, achetèrent des tubes, des microscopes et des bocaux, mais se gardèrent, bien entendu, de toute étude. Seulement elles parlaient beaucoup bactériologie, comme ces jeunes femmes qui, de nos jours, s'extasient sur Nietzsche et le trouvent « exquis » sans l'avoir jamais lu. On était devenu « microphile » comme on est nietzschéenne, sans savoir pourquoi, par snobisme. Toutefois il se glissait autre chose que du snobisme dans l'admiration que ces femmes professaient à l'égard de Procas. Il n'était pas, comme l'auteur de Zarathustra, une lointaine figure, « brûlée au feu de sa propre pensée », un passionné d'éthique individualiste, un surhomme cultivant intensément l'énergie vitale et s'efforçant de fonder une morale de volonté. C'était un être visible, palpable, qui n'aurait même pas eu besoin d'être un savant pour troubler les cœurs. Et l'on en raffolait d'autant plus qu'il semblait indifférent aux avances qu'on lui faisait. Son dernier volume sur les Cellules Phagocytes (700 pages in-octavo jésus, avec planches en couleurs), eut le succès d'un roman d'aventures. La première édition fut épuisée en quinze jours et il fallut retirer, à la grande stupéfaction de l'éditeur, qui n'avait jamais vu un ouvrage de science s'enlever de la sorte. Il fut dès lors de bon goût d'avoir les Cellules Phagocytes sur la table de son salon et le portrait de l'auteur sur le piano. Si Martial Procas n'avait pas été un timide, il n'eût tenu qu'à lui de posséder, les unes après les autres, les plus audacieuses de ses admiratrices, celles qui vinrent le trouver pour lui demander une dédicace, car les visites étaient toujours précédées d'une petite lettre mauve ou nymphe émue, qui ne laissait subsister aucun doute sur les intentions de la signataire ; mais Procas, élevé dans un milieu modeste (son père était un petit opticien du faubourg Saint-Denis) se sentait mal à l'aise en présence d'une femme du monde, et il affectait toujours une froideur sous laquelle palpitait cependant une grande émotion intime. « Je dois, disait-il souvent, passer pour un imbécile aux yeux des femmes, mais que voulez-vous, c'est plus fort que moi. J'ai peu fréquenté le monde, et je suis demeuré un sauvage… Autant à la Sorbonne, ses bocaux en main, il se sentait maître de soi, triomphant et supérieur, autant chez lui, dans son appartement de la rue Soufflot, il était hésitant et gauche. Il lui eût suffi de tendre les lèvres pour cueillir des baisers ; il osait à peine tendre la main et ne semblait même pas s'apercevoir de la brutale pression qu'y imprimaient de petits doigts tremblants. Cette timidité que l'on prit pour du dédain ne manqua pas de faire jaser. Bientôt, ses auditrices crurent toutes avoir une rivale. Pendant son cours, Procas tournait-il plus fréquemment la tête du côté d'une brune, souriait-il en regardant une blonde, immédiatement des yeux chargés de haine foudroyaient la privilégiée, et les « bactériomanes » frémissantes murmuraient entre leurs jolies dents : « C'est celle-là ! » Alors, on détaillait celle que l'on croyait l'élue, des sourires ironiques erraient sur les lèvres et à la sortie, c'étaient dans les couloirs des chuchotements coupés d'éclats de rire insolents, des mines dégoûtées, de petites toux significatives. Au bout de quelques mois, toutes les auditrices de Procas étaient brouillées à mort… chacune croyant voir en l'autre une rivale préférée, mais les plus enragées étaient surtout les femmes sur le déclin, celles qui ne peuvent croire à l'outrage des ans, et qui s'efforcent en vain de cacher sous un habile maquillage la fâcheuse patte d'oie… Celles-là se montrèrent vraiment intrépides et abandonnèrent même toutes leurs occupations (en admettant qu'elles en eussent) pour se faire détectives… Malheureusement, comme elles ignoraient la savante méthode déductive d'Allan Dickson, elles ne purent constater le moindre « flagrant délit » et en furent réduites à s'espionner entre elles, ce qui donna lieu à de singuliers quiproquos, et amena quelques petits scandales dont rougirent deux ou trois familles. Et pendant que s'exerçait autour de lui cette surveillance féminine, Procas continuait tranquillement ses recherches sur les bacilles pathogènes. Peut-être même fût-il demeuré inexpugnable dans sa tour d'ivoire s'il n'eût accepté quelques invitations. Il alla dans deux ou trois salons, toujours les mêmes, car rien ne lui pesait comme un premier accueil. Des intimités ne tardèrent pas à s'établir ; il retrouva là quelques-unes de ses admiratrices, les flirts commencèrent. Procas était sur la pente fatale. Du flirt à l'amour il n'y avait qu'un pas à faire, et ce cœur qui n'avait jusqu'alors battu que pour la science connut enfin le tourment d'aimer. La femme qui sut captiver ce sauvage était une Américaine, miss Margaret, que l'on appelait familièrement la jolie Meg. Nous nous dispenserons de faire son portrait et d'employer pour la peindre ces termes précieux et recherchés qui font toujours d'une héroïne la plus captivante, la plus suave, la plus idéale des créatures. Nous dirons simplement que Margaret était belle. De plus elle était instruite, ayant fait de fortes études à l'université de Baltimore, et c'était certainement la seule auditrice de Procas capable de comprendre les explications scientifiques du jeune professeur. Elle était bien la femme qu'il avait toujours rêvée, la compagne qui peut être une collaboratrice en même temps qu'une amante, et avec laquelle on peut encore causer quand on a fini de rire. Il ne tarda pas à en être amoureux fou et, de peur qu'on ne la lui prît, il l'épousa. Pauvre naïf qui s'imaginait qu'il suffit d'un « oui » pour enchaîner un cœur de femme ! Pendant un mois, ce fut un triomphe d'amour, une folie de caresses, un enivrement. Procas ne vivait plus que pour Meg et sa passion était d'autant plus vive qu'elle avait été longtemps contenue. Comme tous les vrais amants, il était férocement jaloux. Il lui avait fait un nid luxueux, où il entendait la garder pour lui seul, loin des tumultes du monde et des regards de la foule. Meg accepta tout d'abord ce rôle de déesse captive qui plaisait à son esprit romanesque. Sceptique par atavisme, comme toutes les Américaines, elle ne s'imaginait pas qu'il pût y avoir dans la réalité des hommes aussi tendres que les héros de ro- man. Cela lui sembla amusant d'être choyée, dorlotée comme une petite fille, puis, à la longue, elle se lassa de cette vie claustrale et du pauvre amoureux toujours agenouillé devant elle. Elle en arriva même à le trouver parfaitement ridicule et lui fit comprendre un beau matin qu'elle voudrait bien remplacer la lune de miel par un peu de soleil ! Procas se résigna, la mort dans l'âme. Il fut obligé de sortir, de se produire de nouveau dans le monde, puis sa femme exigea qu'il reprît ses travaux bactériologiques, sans doute pour mettre fin à un tête-à-tête qui devenait gênant. Nous n'entreprendrons point de raconter ici comment Meg, qui avait d'incessants besoins d'argent et à qui les ressources de son mari ne suffisaient plus, s'y prit pour augmenter son luxe… Cette femme ne doit jouer dans notre récit qu'un rôle épisodique ; elle n'est, en somme, qu'une ombre, une figure qui passe et qui bientôt doit s'enfoncer dans la nuit. Un jour, Procas qui était toujours très épris et dont le doute n'avait même pas effleuré l'esprit, apprit brusquement l'infamie de Meg… les preuves étaient là, cyniques, accablantes… Cette femme qui était toute sa vie, à laquelle il avait sacrifié ses ambitions de savant, ses rêves les plus chers, cette femme le trompait odieusement… Des lettres oubliées dans un secrétaire dont le tiroir était demeuré entr'ouvert lui avaient appris l'atroce, l'affreuse vérité… Une rage sourde monta en lui… Soudain il demeura immobile, les prunelles dilatées, le regard fixe… Ses lèvres remuaient, mais il n'en sortait qu'un bredouillement vague, des sons inarticulés qui ressemblaient au vagissement d'un petit enfant. Il porta les mains à sa poitrine ; sa respiration était courte, saccadée ; son visage, d'abord pâle, se colora brusquement ; il devint rouge, presque violet, le blanc des yeux s'injecta ; on eût dit que le sang chassé vers la face par une pression violente allait jaillir de tous les pores de la peau ; une écume rosée coula de sa bouche, puis, vacillant sur luimême, comme un arbre que le vent secoue et abat, il eut un dernier tressaillement et, le regard angoissé, tomba à la renverse en poussant un cri sinistre qui ressemblait au râle d'un homme qu'on égorge. III Au bruit qu'il avait fait en tombant, un domestique était accouru. Il releva Procas et le porta sur son lit. Bientôt, toute la maison fut en émoi, et un médecin, prévenu par téléphone, arriva au bout de quelques instants. C'était un jeune homme blond, très myope, qui venait de s'établir tout nouvellement dans le quartier. Il s'approcha de Procas et l'examina rapidement. Le malheureux était toujours sans connaissance et sa figure violacée faisait, sur la blancheur de l'oreiller, une tache horrible et sombre… Aidé du valet de chambre, le docteur souleva légèrement le malade et lui enleva ses vêtements… Le corps de Procas apparut alors dans sa nudité… de larges taches bleuâtres sur la peau… Un râle caverneux s'échappait de sa gorge. Le jeune praticien réfléchissait : « Voilà qui est singulier… empoisonnement par le cyanure ?… asphyxie par le gaz d'éclairage ?… Non… c'est impossible… Dans le premier cas, il serait mort depuis longtemps… dans le second il y aurait ici une odeur répandue qui ne laisserait subsister aucun doute… C'est plutôt une attaque d'apoplexie quoique, cependant… Enfin, je crois qu'une saignée… » Et, s'approchant du domestique qui le regardait avec des yeux effarés : – Vite !… une bande ! une cuvette ! Lorsqu'il eut ce qu'il demandait, il lava soigneusement le bras de Procas. Le malade eut un hoquet suivi d'un vomissement. – Comme il est froid ! dit le domestique. – Oui… murmura le médecin… et cela est étrange… car dans ces sortes d'attaques, la température s'élève toujours, au contraire. – C'est peut-être qu'il va mourir ? Le docteur continuait de laver le bras du moribond. Quand la toilette de la peau lui parut suffisamment complète, il enroula la bande au-dessus du coude pour faire saillir les veines de l'avant-bras ; elles apparurent énormes, d'un bleu intense… Alors il flamba sa lancette et s'apprêtait à la plonger dans la chair, lorsque quelqu'un lui mit la main sur l'épaule. Il se retourna et se trouva en face d'un grand vieillard au regard calme et froid. – Le professeur Viardot ! – Oui… Je passais… On m'a mis au courant de ce qui est arrivé à mon pauvre ami… et je suis monté… Vous permettez ? Et l'illustre maître s'approcha du malade. – C'est une attaque d'apoplexie, n'est-ce pas ? demanda le jeune praticien. – Vous croyez ? – Dame ! – Vous faites erreur mon ami… et vous pouvez rentrer votre lancette… Aviez-vous remarqué ces taches bleues ? – Oui… et j'avoue qu'elles m'avaient surpris… – Étaient-elles aussi larges que maintenant quand vous êtes arrivé ? – Non… elles avaient tout au plus le diamètre d'une pièce de cinquante centimes et étaient assez rares. – Ah ! voyez, à présent, elles sont moins disséminées, elles s'élargissent, se rapprochent, elles ont même une tendance à se joindre et à se confondre… Dans une heure, elles auront envahi toute la surface cutanée, et le corps de ce pauvre garçon sera uniformément teinté d'une coloration bleue bien caractéristique… À présent, voyons les muqueuses… Le docteur Viardot demanda une cuiller et ouvrit les lèvres et les dents de Procas, toujours inerte. – Regardez… dit-il, à son confrère. – L'intérieur de la bouche est d'un bleu intense. – Et la langue donc, et le pharynx ! Les paupières aussi se colorent. Avez-vous votre thermomètre ? – Le voici. – Bien. Prenez la température. Il y eut un long silence pendant lequel les deux hommes ne quittèrent pas un instant le malade des yeux. Puis, sur un signe du docteur Viardot, le jeune médecin regarda son thermomètre. – Trente degrés quatre dixièmes, dit-il. – J'en étais sûr. Lorsque Procas aura repris connaissance, sa température remontera peut-être à 35 ou 36 quelques dixièmes, mais jamais à 37. Pauvre garçon ! S'il en réchappe il ne sera plus que l'ombre de lui-même. Il pourra encore traîner un an ou deux, trois peut-être, mais il demeurera hideux, repoussant et il souffrira parfois le martyre. Au moindre mouvement un peu brusque, au moindre effort les crises d'étouffement le reprendront, le plus petit exercice lui donnera des vertiges. Il ne pourra plus courir ni marcher rapidement sans éprouver une effroyable oppression accompagnée de palpitations et d'angoisse. – Oui, oui, je commence à comprendre. – Voyez maintenant les lèvres. Elles sont d'un bleu foncé, de même les narines et le lobe des oreilles. Examinez les mains : remarquez cette déformation de l'extrémité des doigts. Est-elle assez accusée ? La dernière phalange est renflée, arrondie, comme étalée, les ongles sont épais, larges, recourbés. tôt ? – Ces cas de cyanose, mon ami, sont excessivement rares et les jeunes praticiens sont excusables de ne pas les connaître. En général, il s'agit d'affections congénitales et alors les individus qui en sont atteints meurent en bas âge ; il y en a fort peu qui arrivent à la trentaine. Au contraire, si le rétrécissement de l'artère pulmonaire est acquis, c'est-à-dire fait suite à une maladie de l'âge adulte, comme ici, le mal peut se révéler à n'importe quel âge de la vie. J'ai eu l'occasion de soigner Procas pour un rhumatisme aigu ; à cette époque, le cœur a été atteint ; une endartérite de l'artère pulmonaire avait rétréci l'ouverture de ce vaisseau. Je lui disais souvent : « Faites bien attention, mon – En effet. Comment n'avais-je pas remarqué tout cela plus ami, votre cœur vous jouera un mauvais tour. » Je ne m'étais malheureusement pas trompé. Depuis, le rétrécissement n'a fait qu'augmenter. Tous ces troubles : coloration bleue, dyspnée, apathie, refroidissement, que nous observons maintenant chez lui s'expliquent par ce fait qu'il aura dorénavant trop de sang veineux et pas assez de sang artériel, trop d'acide carbonique et pas assez d'oxygène. Ce sera un éternel asphyxié. – Mais comment qu'aujourd'hui ? ces accidents n'ont-ils éclaté – Sans doute, ils auraient pu éclater hier, n'éclater que demain… C'est sûrement une émotion qui a amené cette crise… une émotion des plus violentes… Et le professeur Viardot, qui était sans doute au courant de certains détails de la vie de Procas, hocha lentement la tête en regardant le malade d'un air attristé… Puis, comme il s'apprêtait à partir, le jeune médecin demanda : – Que dois-je faire, maître ? – Rien… Attendre qu'il reprenne connaissance… Alors, de ma part, vous lui recommanderez le repos, la tranquillité absolue du corps et de l'esprit… Allons ! au revoir… je repasserai tantôt. ** * Procas revint enfin à lui. Cependant, il ne se rappelait rien… Il se rendait bien compte qu'il lui était arrivé quelque chose, mais quoi ?… Il regarda le médecin d'un air hébété, racla les draps avec ses ongles, puis, soudain, ses yeux injectés de sang s'arrêtèrent sur Meg qu'une femme de chambre, très au courant de la vie de sa maîtresse, était allée chercher en auto au fin fond de Passy. Un long soupir s'exhala de sa poitrine, il eut un tressaillement, tenta de se lever, mais retomba lourdement en grinçant des dents. Meg, qui s'était penchée vers lui, se redressa presque aussitôt, glacée d'effroi… Les yeux de Procas se fixaient sur elle, mais de façon si étrange, il y avait dans ce regard un tel éclat de haine en même temps que de profonde détresse, qu'elle devina immédiatement ce qui s'était passé… Son mari savait tout ! Alors, lentement, comme médusée, elle recula jusqu'à la porte, l'ouvrit brusquement et s'enfuit comme une folle de cette chambre où elle avait un beau soir apporté l'amour avec elle et où elle ne laissait plus maintenant que le désespoir et la honte… Pendant huit jours, les médecins ne purent se prononcer sur le sort de Procas, car sa maladie subissait un cours étrange, déroutant. Tantôt le malheureux semblait en pleine voie de guérison, tantôt il retombait dans une inquiétante immobilité, voisine du coma. Enfin, son état parut s'améliorer ; cependant l'affreuse teinte bleue, au lieu de diminuer, devenait, au contraire, de plus en plus foncée… elle avait même fini par gagner tout le corps, mais c'était la face qui était le plus atteinte. Très fréquemment, il ressentait un grand froid intérieur et la température de son corps s'abaissait aussitôt d'une façon effrayante. Il avait aussi de fréquentes hémorragies et vomissait quelquefois du sang… Alors, il éprouvait des palpitations atroces qui se terminaient presque toujours par des convulsions généralisées, ayant beaucoup d'analogie avec de véritables crises épileptiformes. Le docteur Viardot, qui venait le voir deux fois par jour, s'efforçait en vain de le remonter un peu, mais Procas, que le souvenir de Meg obsédait de plus en plus, depuis qu'il pouvait rassembler ses idées, demeurait sourd à toute exhortation. Il était d'ailleurs persuadé qu'il allait mourir et attendait même avec une sorte d'impatience la fatale minute où ses yeux se fermeraient pour toujours, où sa pensée, sans cesse en travail, s'endormirait enfin dans la douceur du néant !… Pauvre Procas ! il faut croire qu'il n'avait pas encore assez souffert et que sa douloureuse existence ne devait pas s'arrêter là. Son épreuve, hélas ! ne faisait que commencer ! Un soir qu'il entendait dans une pièce voisine les ronflements réguliers du domestique chargé de le veiller, il se glissa doucement à bas de son lit et gagna à tâtons la chambre de Meg. Une fois entré, il fit jouer le commutateur et se dirigea vers le petit secrétaire où il avait trouvé les maudites lettres… Elles avaient disparu… Procas demeura hébété, se demandant s'il ne venait pas de faire un rêve affreux, et si sa pauvre imagination de malade n'avait pas créé de toutes pièces cette lamentable histoire de trahison. Mais non… il était bien certain de les avoir tenues, ces lettres… Il en revoyait une entre autres qui commençait par ces mots : « Petite Meg de mon cœur… » Il se rappelait qu'elle était un peu froissée et qu'elle portait dans le coin un chiffre en relief avec des initiales entrelacées… Il y avait aussi un télégramme avec le cachet de l'avenue Friedland, où il était question d'un rendez-vous manqué, et un autre billet d'amour signé « Robert », au style ridicule et prétentieux. Il eût voulu les retrouver, ces lettres, afin de les froisser, de les lacérer, de les piétiner, de passer sur elles enfin la rage qui lui mordait la chair. Il se mit à fouiller dans tous les meubles, à jeter les tiroirs pêle-mêle sur le tapis, à briser furieusement cassettes et coffrets… Le domestique, réveillé, accourut aussitôt. En l'apercevant, Procas poussa un hurlement de fauve, et lui fit signe de sortir. Et il y avait dans son geste quelque chose de si menaçant que le serviteur s'enfuit, en proie à une terreur folle, absolument convaincu que son maître avait perdu la raison. Bientôt, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre : « Monsieur est fou… fou furieux… certainement il va faire un malheur !… » En un instant, la maison fut désertée et ceux des domestiques qui ne prirent point la fuite s'enfermèrent à double tour, et se barricadèrent dans leurs chambres. Quand Procas n'entendit plus aucun bruit, il se mit à arpenter la pièce à pas menus, heurtant parfois les débris qui jonchaient le parquet, se raccrochant aux meubles dès qu'il sentait ses jambes fléchir sous lui. Tout à coup il s'arrêta. Un portrait de Meg accroché au mur le regardait de ses grands yeux étonnés. Il le contempla quelques instants, puis baissa lentement la tête, comprimant de ses deux mains les battements désordonnés de son cœur. Maintenant que sa fureur était calmée, que sa haine avait fait place à un grand abattement, il se sentait devenir lâche, et si Meg fût revenue à cet instant, peut-être se serait-il jeté à ses pieds comme un coupable. Il regarda de nouveau le portrait, la poitrine secouée de petits sanglots convulsifs, puis passa dans le salon, qui s'illumina dès qu'il en ouvrit la porte. Le piano était demeuré ouvert et, sur le pupitre, s'étalait encore une berceuse de Grieg, qu'il aimait à entendre et qu'il faisait souvent jouer à Meg, car il trouvait à cette mélodie un charme mélancolique et doux, dont son cœur d'amant était étrangement troublé. Sur un guéridon, dans un vase de cristal, des fleurs achevaient de mourir. Il en prit une et la porta à ses lèvres. À ce moment la petite pendule de la cheminée cessa tout à coup son tic-tac. On eût dit qu'un cœur avait subitement cessé de battre et un silence lugubre emplit la pièce. Procas eut un frisson. Son regard s'était arrêté sur la glace dans laquelle se reflétaient deux ampoules électriques. Il s'approcha machinalement, serrant dans sa main tremblante la pauvre fleur toute froissée, mais s'arrêta terrifié, comme un homme qui aperçoit devant lui un fantôme. C'était la première fois qu'il se voyait depuis que la terrible crise l'avait terrassé et il crut être le jouet d'un cauchemar. Il lui semblait impossible que ce fût lui, ce monstre bleu, ridicule et sinistre, plus hideux qu'un masque japonais. Il ferma les yeux, puis les rouvrit au bout de quelques secondes. L'affreuse tête était toujours devant lui, grimaçante et mauvaise. Il se pinça violemment pour s'assurer qu'il était bien éveillé et prononça quelques mots sans suite. La glace lui renvoya le mouvement de son bras et celui de ses lèvres. Alors, il eut peur… D'un geste hésitant, il appuya sur un bouton électrique et attendit, angoissé, n'osant plus regarder la glace. Personne ne répondit. Il ouvrit une porte et appela. Sa voix sèche et rauque se perdit dans l'obscurité. Il répéta cependant son appel, frappant même le parquet avec une chaise. Rien ne remua dans la maison. – Mon Dieu !… mon Dieu !… balbutia-t-il, en tremblant. Et il s'accroupit dans un angle, recroquevillé sur lui-même, s'étreignant le front à deux mains. Maintenant, il se rendait compte de tout… Des mots prononcés à son chevet lui revenaient à l'esprit : « coloration bleue… il demeurera effrayant… épouvantable !… Pauvre garçon !… » Oui… on avait dit cela… Tout se précisait à présent dans son cerveau meurtri. Il devina pourquoi les domestiques ne répondaient plus à son appel. – Je leur fais peur, murmura-t-il… Eux aussi m'ont abandonné !… Il comprit alors qu'il n'était plus qu'une épave humaine, une chose horrible et répugnante. Et dans l'atmosphère lourde de la pièce silencieuse, il rêvait douloureusement, le regard morne et vague… IV Le lendemain, quand le docteur Viardot vint rendre visite à Procas, le concierge le mit au courant. – Monsieur est devenu fou à lier… il a voulu tuer ses gens. – C'est impossible !… – Je vous assure… – Avez-vous les clefs de l'appartement ? – Les voici… mais prenez garde, monsieur… il vaudrait peut-être mieux prévenir les sergents de ville. – C'est inutile. – Oh ! monsieur !… méfiez-vous… il paraît qu'il est dans un état d'exaltation terrible… toute la nuit on l'a entendu bouleverser les meubles… Le professeur Viardot monta seul et pénétra dans l'appartement. Tout d'abord, il ne vit point son malade, mais il le découvrit enfin. Il était accroupi dans un coin et semblait dormir ; à intervalles réguliers ses épaules se levaient et s'abaissaient convulsivement et on entendait claquer ses dents. Le docteur le toucha légèrement. Procas tressauta comme une bête surprise, fit entendre un grognement et leva les yeux. En reconnaissant son vieil ami, il essaya de se lever et s'arc-bouta des deux mains au parquet, mais il était tellement faible qu'il retomba en geignant. Le médecin le souleva et le porta jusqu'à sa chambre, puis le mit au lit, doucement, comme il eût fait d'un tout petit enfant. Procas le regardait avec de grands yeux troubles. – C'est de la folie, mon ami… vous voulez donc vous tuer ? Le malade ne répondit pas. Il étreignit fortement la main du docteur et éclata en sanglots… – Voyons… du courage !… Mais Procas ne l'entendait déjà plus. Sa pauvre tête chavirait, son esprit s'en allait à la dérive et il prononçait des paroles incohérentes. – Meg !… Meg !… ce sera toujours ainsi !… toujours… là… près de moi… encore plus près… toujours plus près… Meg !… Meg… oh ! comme vos petites mains sont froides ! Regardezmoi… répondez !… c'est moi !… vous savez bien… Meg !… ma jolie Meg !… du soleil… que c'est beau !… des fleurs !… Meg ! des fleurs… je les veux… pourquoi les cachez-vous ?… Non… non… je ne veux plus les voir… je ne veux plus… Oh ! ce portrait… ces lettres… vos yeux mentent… ils mentent… Ils mentent toujours… Est-ce vous que je vois là dans cette glace ?… Meg !… Meg !… êtes-vous morte ?… Parlez-moi… Je veux entendre votre voix… Oh ! j'ai peur !… j'ai peur !… Et il essaya de s'élancer hors du lit, mais le docteur le maintint solidement. Épuisé par l'effort, Procas demeura immobile, les lèvres frissonnantes… puis les divagations continuèrent confuses, oppressantes. – Ma reine… ma petite reine… regardez-moi… souriez encore… ne fuyez pas… Pourquoi me quittez-vous, Meg ?… Oh ! encore ces lettres !… et là, sur la glace… l'affreux homme ! chassez-le, Meg ! chassez-le… Jouez… jouez vite notre jolie berceuse, jouez toujours… Oh ! oui, c'est cela… jouez encore… tra la la la, la la la… tra la la… la la… la… la !… Ce chant qui ressemblait à un râle mourut lentement sur ses lèvres, puis il s'assoupit, balançant de droite et de gauche son affreuse figure bleue. Le professeur Viardot s'était assis près du lit, tenant dans la sienne la main de son ami. Par instants Procas avait des frissons, sa bouche s'entr'ouvrait et il en sortait de petits gémissements aigus qui ressemblaient à la plainte d'un jeune chien. Cet assoupissement fut d'ailleurs de courte durée ; le malade ne tarda pas à ouvrir les yeux et parut tout étonné de trouver quelqu'un à côté de lui. – Vous sentez-vous mieux ? demanda le médecin. – Oui. Tiens, c'est vous ! Merci vous êtes bon. – Désirez-vous quelque chose ? Procas eut un geste vague. Que pouvait-il désirer ? – Vous ne pouvez demeurer seul ici. – C'est vrai… je me souviens… je suis seul… ils sont tous partis… ils ont peur de moi… – Je vais vous emmener. – Ah ! m'emmener ? – Oui, dans une maison où j'ai des amis. Ils vous soigneront bien. – Je leur ferai peur à eux aussi… Je fais peur à tout le monde, même à moi ! – Allons, soyez calme. Me promettez-vous de ne pas bouger de votre lit pendant que je serai absent ? Procas inclina la tête. – Je vous le promets. – Bien. Tâchez de ne plus penser à rien. Essayez de dormir. Il n'y a que le sommeil qui puisse vous calmer, vous guérir. – Guérir ! à quoi bon ! – Ah ! voilà que vous recommencez ! – Non, non. Je vous écouterai. Je vais tâcher de dormir. Le docteur alla chercher un peu d'eau dans un verre et y laissa tomber quelques gouttes d'un petit flacon qu'il tira de sa poche. – Buvez, dit-il, cela vous calmera tout à fait. Procas but docilement, grimaça un sourire, puis ferma les yeux et laissa retomber sa tête. Quelques minutes après, il dormait. Alors le professeur Viardot sortit sans bruit, referma la porte et descendit rapidement l'escalier. Une fois dans la, rue, il regarda sa montre. Il était onze heures et demie. Il avait manqué son cours. C'était la première fois que cela lui arrivait. ** * À midi, une auto d'ambulance emportait le malade rue Oudinot, dans une maison de santé où le docteur avait retenu une chambre. Je ne parlerai pas de la convalescence de Procas. Elle fut longue, douloureuse et coupée de fréquentes rechutes qui firent souvent craindre un brusque dénouement. Procas retrouva cependant ses forces, et, un matin, le docteur Viardot vint lui annoncer qu'il pouvait sortir. Dans ce pauvre cerveau vide, dont le repos avait fini par apaiser le feu, il se produisit alors un complet revirement. Le passé parut s'être obnubilé, la pensée un moment vacillante, redevint ce qu'elle était avant « l'événement » ; cet homme, qui désormais ne pouvait plus vivre parmi les humains, avait cependant renoncé à mourir. Il partit, le cœur un peu rasséréné, la tête pleine de projets, mais le flot ne tarda pas à renvoyer cette épave et Procas, plus découragé que jamais, échouait un soir chez son vieil ami et se jetait dans ses bras en murmurant d'une voix brisée : – Ah ! vous auriez mieux fait de me laisser mourir ! La mort est cent fois préférable à l'atroce existence que je mène. Je suis un objet de dégoût. On me poursuit dans la rue comme une bête malfaisante. J'en ai assez. Je veux en finir ! Le professeur Viardot lui prit les deux mains. – Mon pauvre Procas, je sais combien vous devez souffrir et quelle doit être votre torture de chaque jour. À un autre, je conseillerais peut-être le suicide, mais, à vous, je vous ordonne de vivre, il le faut. Et comme Procas protestait du geste, le docteur répéta d'une voix vibrante : – Oui… je vous ordonne de vivre, entendez-vous, car au milieu de votre détresse vous avez une amie qui ne vous abandonnera pas, qui sera votre seul soutien, et cette amie… c'est la Science… Vous avez déjà doté votre pays de précieuses découvertes, vous avez, dans une large mesure, augmenté l'humanité… Un homme tel que vous ne peut ainsi disparaître ; il se doit à son pays… Vivez en solitaire, mais vivez avec votre pensée… Le travail fait oublier la vie. Installez-vous un laboratoire dans quelque coin perdu, loin des regards indiscrets de la foule, cherchez, fouillez, redevenez en un mot ce que vous étiez il y a quelques mois… Dès demain, je vous chercherai une petite maison où vous vivrez tranquille ; j'y ferai transporter vos appareils et vous verrez que vous ne tarderez pas à être repris par votre ancienne maîtresse… celle qui ne nous trahit jamais… J'irai, d'ailleurs, vous voir de temps en temps, et vous me ferez part de vos recherches. Je vous redonnerai du courage, je réchaufferai votre énergie et je suis certain qu'avant peu vous ne regretterez pas d'avoir suivi mes conseils… On ne disparaît pas ainsi, que diable ! quand on peut faire de grandes choses, quand on se sent encore au cœur cette étincelle sacrée qui peut bouleverser les mondes en hâtant la marche du progrès… Tant que l'on a ici-bas une tâche à remplir, on ne déserte pas son poste… ce serait une lâcheté !… Écoutez-moi bien, Procas, vous savez que je vous aime comme mon fils, que j'ai été à un moment le seul à vous soutenir contre certains confrères qui critiquaient votre méthode… Si j'ai pour vous rompu des lances, si je me suis attiré de terribles inimitiés, c'est parce que j'avais deviné en vous un homme capable de faire faire à la science un pas de géant… Eh bien ! aujourd'hui… en souvenir de nos anciennes luttes, je vous en supplie… je vous en conjure… remettez-vous au travail et continuez à marcher de l'avant… Au lieu de marcher en plein soleil, vous avancerez dans l'ombre, mais qu'importe ! puisque c'est seulement le résultat que nous cherchons !… La vie n'est rien en elle-même, mon pauvre ami, c'est une étape presque toujours douloureuse, mais il faut savoir l'employer utilement… lui arracher tout ce qu'elle peut nous livrer, et c'est seulement à cette condition qu'elle vaut la peine d'être vécue… Croyez-vous que j'y tienne à la vie, moi ? Non, pas le moins du monde, mais je cherche à la prolonger le plus possible, parce que je crois être utile et puis le devenir davantage encore. Et, en disant ces mots, le docteur Viardot embrassa Procas avec la tendresse d'un aîné qui envoie son jeune frère au combat. V Procas s'était réfugié dans la petite maison de l'avenue du Maine. Il passait ses journées derrière les vitres à regarder. Bien qu'il s'efforçât de réagir, de se dominer, il sentait une grande tristesse l'envahir. Le passé, tout le passé, lui revenait à l'esprit. Peut-on s'accoutumer du jour au lendemain à oublier ? Longtemps après qu'une pierre est tombée dans un lac elle laisse encore des traces de sa chute. Une vie qui s'écroule est semblable à cette pierre. Procas fut plus de trois semaines avant de pouvoir reprendre ses travaux. Enfin, un jour, il réinstalla comme il put son laboratoire. Il tira d'une boîte son microscope, un excellent appareil avec revolver porte-objectif, d'un grossissement de deux mille diamètres, et l'installa devant sa fenêtre qui, grâce à un mur blanc, situé juste en face, recevait un éclairage intense et très régulier. Pour ses travaux de nuit (s'il avait jamais le courage de travailler la nuit comme autrefois) il se servirait d'une lampe à albo-carbone de Ranvier. Il monta aussi un autoclave Chamberland avec une petite chaudière cylindrique qui pouvait donner une température de 120 à 125 degrés. Afin de pouvoir maintenir ses « cultures » à une température voulue, favorable à leur développement progressif, il prépara une étuve. C'était une caisse métallique protégée contre les variations de la température extérieure par une enveloppe de feutre et chauffée par un brûleur. Il rangea ensuite sur des tablettes quantité de tubes à essai, de grands flacons d'Erlenmeyer, de matras Pasteur, de boîtes de Pétri, quelques bistouris, des ciseaux, des pinces, des écarteurs, des seringues de Roux, bref tout l'attirail qui lui était nécessaire pour préparer ses « milieux » de culture, puis il se fit envoyer par le docteur Viardot une provision de peptone, de gélatine et aussi des tubes de gélose, ce produit exotique qui, comme on sait, provient d'une algue de l'Océan Indien, et que l'on nomme agar-agar. Cependant, il n'avait plus le feu sacré… Ce qui l'avait enthousiasmé autrefois le laissait presque froid aujourd'hui. Il allait et venait dans la pièce, indécis, hésitant à rallumer son autoclave. Quelques lignes découvertes dans un ouvrage allemand l'occupèrent, pendant huit jours, car il s'agissait d'une découverte assez curieuse, mais il retomba bientôt dans son habituelle apathie. Il s'absorbait de plus en plus en sa rêverie. Il songeait à la femme qui avait fait son malheur, et se demandait s'il n'avait pas été coupable envers elle. Il en arrivait même à s'imaginer qu'il avait été un détestable mari, puisqu'il n'avait pas su retenir celle dont il avait voulu faire sa compagne. Peu à peu cette idée se formulait dans son esprit, de plus en plus précise… et il s'accusait d'avoir trop négligé Meg. S'il avait su la comprendre, peut-être que la catastrophe ne se serait pas produite, et qu'il aurait continué de vivre heureux auprès d'elle. Mais il n'avait pas su !… Et c'est pour cela que le chapitre de sa vie s'était arrêté brusquement, sans suite, sans rien ! Il se sentait maintenant un pauvre être impuissant, pitoyable, et par moment l'idée du suicide le hantait. Il y avait sur la cheminée de son laboratoire une petite fiole de cyanure de potassium, et il la regardait souvent, cette fiole. Une fois, il la prit, la déboucha, mais le souvenir de son vieux maître lui revint à l'esprit. Il avait promis de travailler, il ne pouvait manquer à sa parole. Il replaça la fiole et la masqua d'un autre flacon pour ne plus l'avoir continuellement devant les yeux, mais il y songeait souvent, surtout la nuit, quand il ne parvenait pas à s'endormir et sentait de plus en plus s'exaspérer son mal de vivre, avec le lancinement d'une plaie que nul baume ne peut apaiser. Il y avait des semaines où il restait des journées entières étendu sur son divan, les yeux mi-clos, guettant les bruits de la rue, écoutant machinalement sonner les heures. Lorsque venait la nuit, il endossait son pardessus dont il relevait le col afin de cacher son visage, se coiffait d'un chapeau de feutre aux bords rabattus, et sortait pour acheter son dîner, car il n'osait plus se risquer dans un restaurant, depuis le jour où on avait refusé de le servir dans une affreuse gargote de la rue des Plantes. Il était entré là timidement, s'était assis, mais quand le patron avait levé le gaz et l'avait aperçu, il lui avait, sans un mot, fait signe de sortir. Et Procas s'en était allé comme un chien galeux que l'on chasse. Aussi maintenant attendait-il qu'il fît nuit pour se glisser, en rasant les murailles, jusqu'à l'angle de la rue Gassendi. Il y avait là une petite échoppe où une vieille femme que l'on appelait « Maman Mélie », vendait des pommes de terre frites, des saucisses et des poissons cuits dans la même graisse. La première fois qu'elle avait vu Procas, elle l'avait, dans le demi-jour, pris pour un nègre. « Tiens, mon vieux Sidi, en v'là pour quinze sous. » Et elle avait, avec sa louche, versé dans un cornet de papier jaune des saucisses bouillantes. Procas avait payé, sans mot dire, et depuis il revenait, chaque soir, chercher sa maigre pitance. Maman Mélie avait pitié de lui (car c'était une brave femme) et le servait toujours copieusement. Toutefois, elle avouait à ses clients que ce Sidi lui faisait peur et qu'elle n'osait pas le regarder. « J'ai jamais vu un monstre pareil, disait-elle. Sûr que c'est pas naturel une figure comme ça. Si vaudrait pas mieux être mort ! » Et chacun était de son avis. Oui, cet hommelà était vraiment trop répugnant. Bientôt des curieux attendirent Procas et les scènes qu'il avait eu tant de peine à éviter recommencèrent. On le guettait, et quand il faisait son apparition c'étaient des quolibets et des insultes… Souventes fois, le pauvre homme dut rentrer chez lui sans rapporter son maigre repas. Un soir, il essaya de parler à la foule, d'implorer sa pitié ; ses paroles furent accueillies par des éclats de rire, et il dut fuir, honteux et découragé… Rentré chez lui, il s'assit devant sa table et se mit à pleurer. Il comprenait que jamais il ne remonterait le courant et que sa vie serait une perpétuelle douleur. Peut-être parmi ceux qui le huaient dans la rue, s'en trouvait-il qui eussent été accessibles à un bon mouvement, mais ils se laissaient dominer par les autres. La foule est facilement influençable. Il suffit d'un homme pour l'entraîner vers le bien ou vers le mal. Un soir, cependant, Procas plus irrité que jamais voulut tenir tête à ces méchantes gens, mais peu s'en fallut qu'on ne l'écharpât. Dès lors, il passa pour un fou furieux, et des bourgeois timorés demandèrent son internement. Il avait espéré qu'un jour ou l'autre l'apaisement se ferait peut-être autour de lui, mais il se rendait compte maintenant que ses ennemis ne désarmeraient pas de sitôt. Il recevait de temps à autre la visite du professeur Viardot qui l'interrogeait sur ses travaux, lui suggérait des idées, le tenait au courant des récentes communications faites à l'Académie de médecine, et ces conversations réconfortaient un peu le pauvre Procas. Il sortait de sa léthargie, promettait de se remettre au travail, mais quand il se retrouvait seul dans sa maison froide, de nouveau le découragement s'emparait de lui, et il se sentait plus désabusé que jamais. Si encore il avait eu quelqu'un auprès de lui, un être vivant qu'il aurait entendu aller et venir, à qui il aurait pu adresser la parole, peut-être eût-il repris goût à la vie, mais jusqu'alors personne n'avait consenti à rester à son service. Une femme de ménage, que maman Mélie lui avait envoyée, était venue pendant une semaine, puis s'était fait payer ses gages, et n'avait plus reparu. À ceux qui l'interrogeaient, elle répondait invariablement : « Ce n'est peut-être pas un méchant homme, mais il me faisait peur ; rien qu'à voir ses yeux jaunes, j'en avais le frisson. » Il s'était alors souvenu d'un garçon de laboratoire qu'il avait employé autrefois, et lui avait écrit. Aristide (c'était le nom de ce garçon) s'était présenté un matin, et avait consenti à rester chez Procas, mais Aristide était un alcoolique invétéré. Quand il était ivre, il bouleversait tout dans la maison, cassait les cornues, les matras, et injuriait son maître. Procas dut le congédier ; il y eut scandale, un agent fut obligé d'intervenir et le bruit courut dans le quartier que « l'homme à la figure bleue » avait voulu tuer son domestique. Procas en fut de nouveau réduit à vivre seul. Alors une véritable apathie, un épuisement graduel de sa personne, des crises fréquentes s'emparèrent de lui, et il baissa à vue d'œil. Le professeur Viardot essayait pourtant de lui redonner du courage : – Voyons, Procas, remettez-vous au travail… – À quoi bon ? – Il le faut… Je le veux… Je le veux. Entendez-vous ? Devant ce ton impératif, le malade semblait se ranimer ; il promettait, jurait qu'il allait rallumer son autoclave, mais dès que le professeur était parti, il retombait dans un morne abattement. Rien ne l'intéressait ; une indifférence pour tout ce qui touche aux choses de la vie s'était décidément ancrée en lui. Le monde extérieur n'existait plus ; il éprouvait maintenant pour l'humanité un profond dégoût et n'enviait plus qu'une chose : l'heure de la sérénité suprême ! ** * Cependant dans le quartier, on avait fini, à la longue, par ne plus faire attention à lui. On s'était presque habitué à le voir, et il arriva même que deux ou trois personnes lui adressèrent la parole. Le soir, il pouvait sortir pour aller chercher sa nourriture, sans être insulté comme devant. L'apaisement se faisait. Sans doute avait-on compris combien il était cruel de persécuter un pauvre être inoffensif. La foule a de ces revirements et se sent parfois prise de pitié pour ses victimes. Procas fut d'abord surpris ; il demeura un moment hébété, comme un homme qui, après avoir longtemps vécu dans les ténèbres, revoit soudain la lumière. Puis il reprit peu à peu confiance. Une visite du professeur Viardot acheva de le réconforter ; le brouillard au milieu duquel il vivait, depuis des mois, finit par se dissiper ; il revit plus nettement les choses, mit un peu d'ordre dans son laboratoire, examina ses tubes, nettoya les verres de ses microscopes et prépara son étuve. Le bactériologiste renaissait… et quand son vieux maître revint le voir, il le trouva penché sur ses plaques de gélatine. VI Procas s'était remis au travail… Il avait presque oublié qu'il était un pauvre homme condamné à vivre seul, comme un lépreux, et dans la petite pièce où flottait une odeur de gaz et de collodion, il « ensemençait ses bacilles ». Les journées qui, naguère encore, lui paraissaient interminables, s'écoulaient si vite à présent qu'il oubliait parfois d'aller rue Gassendi. Il se contentait alors de croquer une croûte de pain, et s'installait de nouveau devant sa table. En feuilletant un vieux manuscrit qui contenait la relation d'un de ses voyages dans l'Inde, il avait retrouvé toute une étude sur le bacille de la peste, et il avait repris avec ardeur ses travaux interrompus. Le professeur Viardot, étonné de le voir si actif après une longue période de dépression, l'aidait de ses conseils et venait maintenant presque tous les jours. C'étaient alors entre eux de longues discussions ; Procas s'animait comme autrefois, à la Sorbonne, soutenait telle ou telle théorie, citait des textes, et son vieux maître l'écoutait, ravi de le retrouver tel qu'il l'avait connu. Mais, pendant que Procas reprenait goût au travail, des événements se préparaient qui allaient encore une fois bouleverser sa vie. C'est souvent à l'heure où l'on se reprend à espérer que survient la catastrophe. Un matin, il reçut la visite du commissaire de police, accompagné de son secrétaire. Le magistrat avait une mine sévère, et semblait embarrassé… Il regarda Procas, jeta un coup d'œil dans la pièce, puis : – Monsieur, dit-il, des plaintes me sont parvenues de divers côtés… – Des plaintes ? – Oui… et mon devoir est de faire une enquête… – De quoi s'agit-il, monsieur ? Je me demande ce que l'on peut me reprocher. Et Procas montra la porte de son laboratoire où ronflait l'autoclave… – Vous voyez, dit-il. Je me livre à des recherches. Je m'occupe de bactériologie… Ne pouvant plus fréquenter le monde, à cause de ma maladie… je tâche d'oublier… en travaillant… – Vous avez autrefois professé à la Sorbonne ? – Oui… – Vous ne recevez jamais de visites ? – Je ne vois que le docteur Viardot, mon maître… J'étais découragé, et je songeais à m'évader de l'existence… Il m'a remonté, m'a redonné de l'énergie, et, vous le voyez, j'ai repris mes travaux. Le commissaire regardait de tous côtés : ses yeux s'arrêtèrent sur l'autoclave, sur l'étuve, et sur la grande table où s'entassaient de petites lamelles de verre. – Vous ne sortez jamais ? – Jamais, monsieur… excepté pour aller faire quelques provisions dans le quartier, mais je ne vais jamais bien loin… Pendant que parlait Procas le secrétaire du commissaire avait ouvert un placard et en inspectait les tablettes. Il ouvrit aussi un grand coffre de bois où le savant serrait ses manuscrits. – Voyons, monsieur, murmura Procas, de quoi m'accuse-ton ? Le commissaire ne répondit pas à cette question ; il se contenta de demander : – Vous avez plusieurs pièces ? – Oui, quatre… celle qui me sert de cabinet de travail, cette cuisine que j'ai convertie en laboratoire, et deux chambres au premier étage… – Bien. Montons au premier. – C'est donc une perquisition ? – Oui, monsieur, et j'agis en vertu d'un mandat du procureur de la République. – Inspectez tout, monsieur, dit Procas, dont la voix tremblait, mais j'avoue que votre visite me surprend. Que peut-on me reprocher ? Ma vie est nette. Si l'on a déposé une plainte contre moi, elle ne peut provenir que d'ennemis, car j'ai des ennemis. Je suis un objet d'horreur et peut-être voudrait-on me voir quitter ce quartier. Pourtant, je ne fais de mal à personne, je suis un malheureux qu'une affreuse maladie a défiguré. Au lieu d'avoir pitié de moi, on me hait, parce que je fais peur aux enfants. Mais je vous l'ai déjà dit, je ne sors que la nuit et je dissimule mon visage autant que je le puis. Cela avait été dit d'un ton si triste que le commissaire eut un regard de pitié pour cet homme au masque douloureux, la- mentable sous son vieux costume noir devenu trop large pour sa maigre personne. – S'il me faut un répondant, continua Procas, vous pouvez interroger le docteur Viardot, 12, rue de Sèvres. Il vous dira qui je suis, car il me connaît, lui. Il sait quelle a été ma vie, depuis le jour où j'ai été contraint de m'isoler dans cette maison. J'ai derrière moi, monsieur, tout un passé d'honneur. Mes anciens confrères pourront, au besoin, témoigner… – Je suis fixé. Excusez-moi, mais la démarche que je viens de faire, j'étais forcé de l'accomplir. Je vais, croyez-le, adresser à mes chefs un rapport où je démontrerai l'inanité de l'accusation portée contre vous. tre ? – Dans ces sortes d'affaires il y a toujours une grande part d'exagération et nous sommes habitués à n'attacher qu'une importance médiocre aux dénonciations qui nous parviennent chaque jour. La plupart du temps nous les négligeons, mais il est des cas où nous sommes obligés de « suivre », ne serait-ce que pour donner satisfaction à l'opinion publique. Rassurezvous, cela s'arrêtera là et vous vivrez en paix. Continuez vos recherches. Je comprends que seul le travail puisse vous faire tout oublier et je m'excuse d'être venu vous troubler. Mais nous devons parfois accomplir de bien pénibles missions. Et ce disant, le magistrat apitoyé serrait la main de Procas. C'était la première fois depuis longtemps que quelqu'un lui serrait la main (quelqu'un qui lui était étranger) et il éprouva à ce contact une émotion singulière. Il se crut revenu à la vie normale, oublia pour un instant sa douleur. Il reconduisit le commissaire et son secrétaire jusqu'à la porte, et tel était son trouble – Mais, cette accusation, monsieur, pourrait-on la connaî- qu'il oublia de poser encore la question qui cependant lui brûlait les lèvres. Quand les visiteurs furent partis il demeura immobile, près de la fenêtre, se demandant de quoi on avait bien pu l'accuser. Il vit, dans la rue, des gens qui discutaient avec animation et tournaient de temps à autre les yeux du côté de sa demeure. Il laissa retomber le rideau qu'il avait soulevé et passa dans son laboratoire. Bien que les paroles du commissaire l'eussent un moment rassuré, maintenant qu'il était seul, livré à ses propres pensées, il se sentait envahi par une inquiétude étrange. Il fallait tout de même que l'accusation fût grave puisque l'on était venu perquisitionner chez lui comme chez un malfaiteur. Ses ennemis n'avaient donc pas désarmé ? Et lui qui se croyait maintenant si tranquille… « On m'accuse peut-être de faire de la fausse monnaie », pensa-t-il. Et un pâle sourire effleura ses lèvres. Dans l'après-midi, il attendit en vain la visite du professeur Viardot qui, depuis une semaine, venait tous les jours, pour suivre ses travaux. Vers le soir, un pneumatique lui apprenait que son vieux maître était malade. Il eut un moment l'idée de se rendre rue de Sèvres, mais il résolut d'attendre. Ce n'était peutêtre qu'une légère indisposition. Et puis, à vrai dire, il n'osait se présenter dans cette maison où il avait été reçu autrefois, quand il était un homme comme les autres. Il comprenait qu'à présent, quoi qu'il arrivât, il ne pouvait plus quitter sa tanière. Il y a des malheureux qui, à la longue, finissent par oublier leurs infirmités, mais Procas se rendait compte, lui, de son état. Sa vie devait s'achever là, dans cette masure misérable, loin du monde, loin de tout ce qui lui avait été cher. Pourtant, une fois, il avait eu la nostalgie de la grande ville. Il avait voulu revoir les quartiers où il avait vécu heureux, plein de rêves et d'illusions, et, à la nuit tombante, il avait pris un taxi, s'était fait conduire rue des Écoles, en face du Collège de France, puis rue Soufflot, devant son ancienne demeure. L'appartement qu'il occupait autrefois, au deuxième étage, était loué maintenant. Les quatre fenêtres qui donnaient sur la rue étaient éclairées. Des ombres allaient et venaient derrière les rideaux de tulle. Alors tout le passé remonta en lui et il fondit en larmes. Il passa une nuit, affreuse et fut longtemps à se remettre de l'émotion qu'il avait éprouvée. Il y a des souvenirs qu'il ne faut point entretenir en soi, car semblables à une plaie qui commence à se cicatriser, ils deviennent plus cuisants, si l'on enlève le pansement d'oubli qui les recouvre. VII Il ignorait toujours pourquoi le commissaire était venu chez lui. Tout en travaillant, il songeait à cette visite, et se reprochait de ne pas avoir exigé d'explications. Le pauvre garçon ne se doutait pas qu'à la minute où il croyait enfin la paix revenue, une sourde rumeur grondait dans le quartier. Des groupes se formaient çà et là, on discutait sur le pas des portes, et c'était, à l'adresse de celui qu'on appelait le « monstre », un concert de malédictions. Depuis un mois environ, on avait fini par ne plus faire attention à lui, lorsqu'il sortait pour se rendre, rue Gassendi, à l'échoppe de Maman Mélie. Les gens s'étaient même habitués à coudoyer l'être répugnant qui, le soir, tel qu'un horrible fantôme, rasait timidement les maisons, recherchant les coins d'ombre, hâtant le pas lorsqu'il passait sous la lueur d'un réverbère. Le sentiment d'horreur et de dégoût qu'il avait inspiré tout d'abord s'était atténué peu à peu, et il entendait parfois sur son passage quelques mots de pitié. On commençait à le plaindre, quand un événement était venu brusquement bouleverser les esprits. L'enfant d'une mercière de la rue Liancourt, un gamin de dix ans, avait disparu subitement, il y avait déjà huit jours de cela, et malgré toutes les recherches, était demeuré introuvable. On avait cru d'abord à une fugue, le petit étant d'humeur vagabonde, mais les commérages aidant, le mot de crime avait été prononcé. La dernière fois que l'on avait aperçu l'enfant, il jouait, à la tombée de la nuit, au coin du passage Tenaille et de l'avenue du Maine, juste en face de la maison du « monstre ». Les soupçons se portèrent immédiatement sur Procas. Des gens s'étaient improvisés détectives, et postés, le soir, devant ses fe nêtres, écoutaient ce qui se passait à l'intérieur. Par la fente d'un volet, on avait aperçu un appareil étrange, semblable à une chaudière dont on entendait le sourd ronronnement. Une flamme sinistre, de couleur bleue scintillait sous cette chaudière devant laquelle se penchait parfois la maigre silhouette de Procas. À quelle besogne mystérieuse se livrait-il ? À quoi pouvait bien servir ce récipient qui ressemblait à un percolateur ?… Les curieux distinguèrent aussi une grande table de bois sur laquelle traînaient des outils bizarres, luisants comme des couteaux. Quelqu'un affirmait même avoir vu du sang sur le parquet. C'était plus qu'il n'en fallait pour surexciter l'imagination de gens simples, et le bruit se répandit avec la rapidité d'une traînée de poudre que le « monstre » avait enlevé l'enfant, l'avait dépecé, puis brûlé dans sa chaudière. Les dénonciations affluèrent au commissariat de la rue Sarrette, et des gens vinrent déposer sous la foi du serment, avec cette exagération que mettent toujours dans leurs témoignages ceux qui s'adressent à la justice. C'est alors que le commissaire, pour donner satisfaction à l'opinion publique, s'était fait délivrer par le Parquet un mandat de perquisition. Pendant qu'il était chez Procas, les curieux massés sur le trottoir attendaient anxieusement le résultat de la perquisition. Ils étaient tous persuadés que l'on allait arrêter le « monstre », aussi furent-ils désappointés quand ils virent reparaître seuls le magistrat et son secrétaire. Quelques-uns se risquèrent à les interroger, avant qu'ils remontassent en voiture, mais n'obtinrent que des réponses vagues qu'ils interprétèrent aussitôt dans un sens favorable à leur thèse. Ce qui surprit, cependant, ce fut de voir que l'on n'établissait aucune surveillance aux abords de la maison du passage Tenaille. Des voisins se promirent d'épier le « monstre » et n'y manquèrent point. Quand il sortait, il était « filé » par le fils du boucher, une brute épaisse, ivre la plupart du temps, ou par un cordonnier du nom de « Bat d'Af » qui répétait à tout venant : « Craignez rien…, s'il veut se faire la paire, j'lui tombe su'l'rab, et comment !… » Procas se demandait avec angoisse pourquoi ces gens, qui avaient fini par ne plus faire attention à lui, le regardaient maintenant avec des yeux de fauves. Il eût voulu leur parler, mais une crainte le retenait… D'ailleurs que leur eût-il dit ? Et puis, vivant depuis longtemps déjà dans la solitude, il avait perdu l'habitude de la parole. De plus, avec la maladie, sa voix était devenue faible et sans timbre ; quand il parlait la respiration lui manquait, et il était obligé de s'y reprendre à deux fois pour achever la phrase commencée. Sous l'empire de l'émotion, il avait des étouffements, des quintes de toux suivies quelquefois de véritables crises épileptiformes. Il lui arrivait de demeurer prostré sur son divan, pendant des heures, haletant, suffoquant presque, terrassé par la dyspnée. Il ne se dissimulait pas qu'il serait un jour ou l'autre emporté par une de ces crises, mais il ne s'en effrayait pas, car il s'était habitué à l'idée de la mort. Pourtant il y avait des jours où il souhaitait de vivre quelques mois encore afin de parachever une étude sur les microbes saprophytes à laquelle il travaillait, avant le malheur qui avait bouleversé sa vie, et qu'il avait reprise sur les conseils de son ami, le professeur Viardot. Un savant danois avait récemment publié un travail sur les saprophytes, mais ce travail était incomplet, les conclusions par trop incertaines, et Procas entendait démontrer que son confrère étranger n'avait fait que reprendre, en les amplifiant, les théories de Schlumberger condamnées par Dujardin-Beaumetz. Lui, Procas, était sur le chemin d'une découverte, une découverte à laquelle il laisserait son nom, et qui profiterait à la science. Ce n'était point la vanité qui le guidait, mais le seul désir de faire œuvre utile. Chaque jour, il mettait dans son étuve des tubes ensemencés, les ensemençait de nouveau et obtenait peu à peu des résultats différents. Il eût voulu tenir son vieux maître au courant de ses recherches, mais le professeur Viardot était toujours malade. Procas avait reçu de lui deux bil- lets, puis plus rien. Il avait voulu téléphoner, mais au bureau de poste où il s'était présenté, il avait été accueilli de telle façon qu'il avait dû se retirer. Alors, un soir, il avait pris un taxi et s'était fait conduire rue de Sèvres. N'osant pénétrer chez le concierge, il avait envoyé le chauffeur pour avoir des nouvelles. Quelques minutes après, l'homme revenait : hier. – Le docteur est mort il y a quatre jours… On l'a enterré Procas jeta son adresse d'une voix tremblante, et fondit en larmes. Rentré chez lui, il se laissa tomber sur son divan, terrassé par la douleur. Ainsi, maintenant il était seul au monde. Nul ami à qui confier sa peine. La solitude, la froide solitude ! Quelle raison de vivre avait-il maintenant ? Pendant deux jours et deux nuits, il n'eut pour ainsi dire plus conscience de ce qui se passait autour de lui. Enfin la bête reprit le dessus et il s'aperçut qu'il avait faim. Il faisait nuit. Il sortit. Devant sa porte des gens étaient assemblés. Quand il parut, des cris de haine l'accueillirent ; un grand murmure s'éleva. Procas regarda autour de lui. – Voyons, mes amis, dit-il, que vous ai-je fait ? – Assassin ! clama une femme, en s'avançant vers lui, le poing tendu. – Misérable ! grogna un homme. Ah ! tu demandes ce que tu as fait ? – Il en a un aplomb ! dit un autre. La foule grossissait. Procas, comprenant qu'il était impossible de faire entendre raison à ces furieux, eut un haussement d'épaules et se mit en marche, hâtant le pas. Mais on le suivit. Derrière lui pleuvaient les menaces et les malédictions. Et c'étaient les femmes qui se montraient le plus excitées. Procas continuait son chemin, rasant les murailles. Quand il eut acheté son modeste repas, il revint précipitamment, mais au coin de la rue Liancourt, des gens se jetèrent sur lui, le bousculèrent. Malgré sa maladie, Procas était resté assez vigoureux ; il se débattit furieusement, parvint à se dégager et s'enfuit, poursuivi par une bande hurlante. Arrivé devant sa porte, il tira sa clef, chercha en tâtonnant la serrure, et au moment où il allait ouvrir, deux yeux se fixèrent sur lui, deux yeux dans lesquels il y avait de l'étonnement et de la bonté. C'était un chien, un pauvre chien tout crotté, pitoyable et frissonnant, qui semblait lui dire, comme le chien de Baudelaire : « Prends-moi avec toi et de nos deux misères nous ferons peutêtre une espèce de bonheur. » Procas se sentit ému par ce regard qui était le reflet d'une âme inférieure sans doute, mais d'une âme douce et bonne, ignorante des humaines hypocrisies. Il laissa entrer l'animal qui, transi, grelottant, lui lécha la main et alla se coucher dans le laboratoire, devant l'autoclave qui répandait dans la pièce une chaleur douce. Au dehors, les cris redoublaient ; des pierres vinrent s'abattre dans les volets. Procas se demandait avec angoisse si l'on n'allait pas enfoncer la porte et envahir sa maison, quand une grosse voix, la voix autoritaire d'un sergent de ville, lança à deux reprises un « circulez » retentissant. Il y eut des protestations, une discussion s'engagea, puis le bruit mourut dans le lointain. Alors Procas, après s'être assuré que les fenêtres étaient bien fermées, alla s'asseoir devant une petite table, y étala son modeste dîner, puis siffla le chien qui vint, tout frétillant, se coucher à ses pieds. VIII Il y a parfois, à travers la vie, des rencontres qui encouragent et raniment. Un chien remplaçait maintenant pour Procas l'humanité tout entière. L'âme d'un homme et celle d'une bête se fondaient en une affection réciproque. Il fallait une amitié à cet homme que poursuivait la haine de la foule. Le hasard lui avait envoyé un chien. Procas se souvint alors qu'il avait été autrefois un farouche vivisectionniste, qu'il avait tué nombre de chiens pour tâcher de saisir sur leurs pauvres corps frémissants les mystères de la vie, et cela afin de combattre les maux de son prochain. Il revoyait maintenant, comme s'il ne l'avait quittée que la veille, la grande salle aux murs blancs où de pauvres bêtes, envoyées par la Fourrière, agonisaient, ligotées sur des planches ou des chevalets, dépouillées, sanglantes, poussant de petits jappements plaintifs ou des hurlements de douleur. Cela lui fendait le cœur. Il lui semblait impossible qu'il eût pu froidement découper vivantes des bêtes qui sentent, quoi qu'en ait dit Malebranche. Et sa pensée se reportait, malgré lui, vers un pauvre petit chien blanc qu'il avait torturé pendant près de quinze jours. Il revoyait le regard suppliant de cette bête, dont la mort ne voulait pas et à laquelle il enlevait chaque jour, avec une froide impassibilité, des lambeaux de chair, des muscles, des tendons. Il lui avait aussi enlevé un œil, ce qui faisait dans la tête du pauvre animal un grand trou rouge par lequel on apercevait les os. Il se rappelait encore un autre chien qu'il avait tenu cloué sur une table, les pattes écartées, après lui avoir fait au flanc une large incision dans laquelle il avait placé un robinet d'argent. Il avait été un tortionnaire de bêtes, un bourreau, presque sans nécessité, un peu par habitude et parce qu'il croyait que la vivisection était très commode pour expliquer certains phénomènes physiologiques, réfuter tel ou tel argument, faire preuve d'un savoir que nul ne contestait. Il avait sacrifié, pour le soi-disant bien de l'humanité, de pauvres créatures et cette humanité qu'il aimait alors pardessus tout, c'était elle qui, aujourd'hui, le faisait mourir à petit feu, tandis que la bête, sœur des sacrifiées d'autrefois, le consolait dans sa solitude de l'injustice des hommes. Après avoir disséqué sur le mort, il avait disséqué sur le vif pour mettre à découvert et voir fonctionner les parties cachées de pauvres organismes. Sans la vivisection, avait-il coutume de répéter (peutêtre pour son excuse), il n'y a pas de physiologie, de médecine scientifiques possibles et, suivant les paroles de Claude Bernard, il estimait « qu'il fallait voir mourir un grand nombre d'animaux, parce que les mécanismes de la vie ne peuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance des mécanismes de la mort ». Et il tuait sans compter, persuadé que l'on pouvait conclure de l'animal à l'homme, bien que, dans nombre de cas (et cela a été démontré), les effets de certains poisons d'ordre psychique tels que la morphine, la cocaïne et l'atropine ne produisent point sur les animaux les mêmes effets que sur les êtres humains. Et c'est à tout cela qu'il songeait maintenant, en regardant les bons yeux de l'animal qu'il avait recueilli. L'intelligence des bêtes l'avait peu préoccupé jusqu'alors ; il les considérait surtout comme des machines animées, des automates aux mouvements bien réglés, mais ne se rendant que vaguement compte de leurs actes. À présent il reconnaissait son erreur et s'indignait même de la cruauté de Malebranche. Comment, se disait-il en lui-même, ce philosophe a-t-il pu prétendre que les bêtes ne sentent pas ? L'animal n'est-il point organisé de la même manière que l'homme ? N'a-t-il pas les mêmes sens, le même système nerveux ? Ne donne-t-il pas les mêmes signes des impressions reçues ? Pourquoi le cri de l'animal n'exprimerait-il pas la douleur aussi bien que le cri de l'enfant ? Lorsque l'homme n'est point perverti par l'habitude, par la cruauté, il ne peut voir les souffrances des bêtes sans souffrir également, preuve manifeste qu'il y a quelque chose de commun entre elles et nous, car la sympathie est toujours en raison de la similitude. Procas avait honte de ce qu'il avait fait autrefois. Et il caressait le chien, lui prodiguait des paroles affectueuses, comme s'il eût voulu se faire pardonner ses crimes de laboratoire. L'animal dont il avait fait son compagnon était de la race des barbets. Son pelage gris avait cette couleur terne des bêtes qui n'ont pas été soignées. Une de ses pattes, la droite, était déformée, légèrement tordue en dedans. Sur le dos se voyait une longue cicatrice, provenant de quelque coup de bâton récent. Il avait eu naguère un collier, car les poils de son cou en avaient gardé la trace ; mais sans doute le lui avait-on enlevé pour qu'un passant charitable ne pût le ramener à son propriétaire. Et le pauvre animal avait dû errer longtemps dans les rues, à en juger par la boue dont son ventre et ses pattes étaient maculées. Pourchassé, affolé, lapidé, il avait dû courir longtemps droit devant lui, évitant les hommes ses bourreaux, ne trouvant un peu de tranquillité que lorsque venait le soir, et se remettant à trotter, dès que les boueux venaient enlever les ordures où il cherchait sa vie. Quel instinct l'avait guidé vers Procas ?… Comment ce chien rendu à demi-sauvage par la méchanceté des hommes, s'était-il enhardi jusqu'à implorer l'aide d'un inconnu qui, semblable aux autres, pouvait le recevoir à coups de pied avec cette phrase qu'il avait entendue tant de fois : « Tiens, sale bête !… » D'où venait la confiance de l'animal abandonné pour un être humain aussi malheureux que lui ? Est- ce qu'il y aurait, entre les êtres qui souffrent, une affinité mystérieuse ? ** * Procas qui, depuis des mois, ne proférait plus une parole, parlait maintenant à son chien, comme s'il avait eu en face de lui un confident capable de le comprendre. Il lui avait donné un nom : il l'appelait « Mami » (simple diminutif de mon ami) et c'était bien un ami, en effet, qu'il avait maintenant près de lui. Peu à peu Mami se transforma ; ses poils, qui tombaient auparavant en longues mèches sales, devinrent propres et luisants. Dans ses grands yeux tristes, de vrais yeux humains, brillait maintenant une petite flamme. À la voix de Procas, il se couchait sur le dos et jappait doucement. Toutefois, dans les premiers temps, il demeurait un peu craintif. Chaque caresse était pour lui une surprise ; mais peu à peu il se familiarisa avec son nouveau maître. Procas lui avait fait un lit avec de vieilles couvertures, dans un petit recoin proche de l'étuve. Il régnait là une douce chaleur, et Mami reposait avec béatitude pendant que le pauvre savant travaillait, courbé sur sa table-établi où s'étageaient de gros volumes et des lamelles de verre protégées par des étuis de bois. Et il rêvait sans doute, le bon chien, car par instants il était agité d'un brusque sursaut, dressait la tête et la laissait retomber avec un petit grognement de satisfaction. Peut-être lui arrivait-il de revivre, en dormant, les heures douloureuses de son existence de vagabond, quand il filait, la queue entre les jambes, criblé de pierres par les enfants, à la recherche d'un endroit où il pût lécher ses plaies et ses blessures, loin de ses ennemis, dans l'ombre protectrice de la nuit. Cependant, il ne dormait que d'un œil. Dès que Procas faisait un mouvement, il le regardait et ne s'assoupissait de nouveau que lorsqu'il le voyait penché sur ses livres. Procas était absorbé maintenant par une nouvelle découverte, et oubliait souvent l'heure des repas. Grâce à sa sobriété acquise au cours de longues journées de vie errante et affamée, Mami mangeait peu. Une croûte de pain, un os à ronger, quelques maigres déchets de nourriture et il était satisfait. D'ailleurs, que pouvait-il désirer de plus ? Il avait un nom, il appartenait à un maître qui ne le rudoyait point. N'était-ce pas suffisant pour le bonheur d'un chien ? Il eût voulu demeurer continuellement blotti dans son recoin, sous la douce chaleur de l'étuve, aussi quand Procas s'apprêtait à sortir se montrait-il tout inquiet. La rue l'effrayait. Une fois dehors, il marchait craintivement sur les talons de Procas, les oreilles basses, le museau à ras du sol, jetant un regard apeuré de côté et d'autre, comme s'il s'attendait à voir surgir tout à coup ses ennemis d'autrefois. Les enfants surtout lui faisaient peur, et s'il en apercevait un il se serrait contre son maître. Il n'était jamais si heureux que lorsqu'on reprenait le chemin de la maison. Dès que Procas avait ouvert la porte, il s'engouffrait rapidement dans le vestibule, et se mettait à sauter en jappant, comme pour dire : « À présent, me voilà tranquille ; les méchantes gens qui m'ont tant fait souffrir ne viendront pas me chercher ici… » Pour Mami, tout passant était un ennemi. S'il entendait du bruit dans la rue, il grognait sourdement jusqu'à ce que Procas l'eût rassuré. Alors, il lui léchait la main, frétillait et allait se coucher près de l'étuve, le museau sur ses pattes, l'œil demiclos, attentif au moindre mouvement de son grand ami qui lui parlait de temps à autre, d'une voix douce, comme on parle à un tout petit enfant… IX Le pauvre savant avait retrouvé un peu de tranquillité ; il recommençait à s'habituer à la vie. Tout en travaillant, il tenait de longues conversations à son chien. Il ne se sentait plus seul ; un être vivant allait et venait autour de lui, animait la maison. Quand il avait ensemencé ses bouillons de culture et qu'il les avait disposés dans son étuve, il s'asseyait sur son divan et lisait. Il recevait régulièrement des revues scientifiques qu'il ne manquait jamais de parcourir. En général elles l'intéressaient peu ; il n'y trouvait que des communications banales ou des études embryonnaires sur des sujets tant soit peu fantaisistes. Par-ci par-là, cependant, son attention était retenue par l'annonce d'une découverte ou quelque expérience de laboratoire faite par un savant étranger, qui ne livrait de ses recherches que des détails incomplets, exempts de formules et de précisions. Un jour, cependant, il eut, en lisant une de ces communications, un mouvement de colère. Un bactériologiste anglais s'attribuait, dans un long article, tout le mérite d'une découverte sur le Proteus vulgaris. Or, c'était Procas qui, le premier, avait démontré la puissance nocive de ce bacille, qu'il avait cultivé avec succès deux années auparavant. Cela avait même fait l'objet d'un de ses cours, à la Sorbonne, et le docteur Roux l'avait, à cette époque, vivement félicité. Le plagiat était flagrant et Procas, sous le coup de l'indignation, s'était mis aussitôt à rédiger une protestation dans laquelle il prenait violemment à partie celui qui avait eu l'impudence de s'attribuer son propre travail. Il couvrit de sa petite écriture dix grandes feuilles de papier, mais, au moment d'envoyer sa protestation, il se dit : À quoi bon ? Était-il donc utile d'appeler de nouveau sur lui l'attention de ses confrères, de réveiller les jalousies qui couvaient sous la cendre ? Et il se rappela les paroles de son vieux maître, le professeur Viardot : « Travaillez dans l'ombre, sans souci du monde extérieur. Notre vie à nous autres savants ne nous appartient pas : elle est à l'humanité. » L'exaltation de Procas tomba tout à coup. Il eut un sourire désabusé et jeta au feu sa lettre. Néanmoins, bien qu'il eût renoncé à la gloire, qu'il ne pouvait plus recueillir de son vivant, il éprouva une amère tristesse, à la pensée qu'un autre allait peutêtre bénéficier de son travail, à lui, Procas. Ah ! s'il avait été comme autrefois, s'il avait pu se montrer, parler en public, avec quelle joie il eût cloué au pilori ce savant anglais sans scrupules, ce spoliateur sans vergogne, qui pillait les modestes travailleurs ! Pour épancher sa bile, il discourait, en se promenant de long en large, la face tournée vers des auditeurs invisibles, semant dans le vide des paroles inutiles, s'exaltant, enflant la voix, au grand effroi du pauvre Mami qui s'imaginait sans doute que ces imprécations s'adressaient à lui ; il regardait Procas avec de grands yeux effarés, n'osant point bouger de sa place, s'attendant peut-être à se voir chassé de cette maison où il se trouvait si bien, après tant de journées de misère. Il ne fut complètement rassuré que lorsque son maître se pencha vers lui pour le caresser. Ce fut ensuite le calme. Procas se remit au travail, mais il était dit que le malheureux ne pourrait point vivre en paix dans son ermitage. La haine de ses voisins qui couvait toujours, depuis cette mystérieuse histoire de disparition d'enfant, s'était réveillée de plus belle. Après la visite du commissaire, les gens s'étaient tenus cois pendant quelques jours, mais dans les boutiques, dans les ateliers, les commentaires allaient leur train. Tout le monde était persuadé que le petit Maurice (c'était le prénom du fils de la mercière) avait été enlevé par le « monstre » et que celui-ci, après avoir assouvi sur l'enfant une passion bestiale, l'avait coupé en morceaux et brûlé dans sa « cuisinière ». Comme il arrive toujours en pareil cas, le nombre des accusateurs grossissait chaque jour. Les uns prétendaient avoir vu, quelques instants avant sa disparition, le petit Maurice jouant devant la porte de Procas. Les autres affirmaient que le lendemain ils avaient très bien senti une odeur de chair grillée sortant de la maison du passage Tenaille. Les imaginations s'échauffaient. Certains parlaient déjà de pénétrer chez le « monstre » et de lui « faire son affaire ». Un matin, le gros Nestor, le fils du boucher dont la demeure était contiguë à celle de Procas, se rendit chez le commissaire en compagnie de deux commerçants qui passaient pour gens posés, et appartenaient au comité de M. Jacassot, député du quartier. Reçus immédiatement par le commissaire, ils s'assirent gravement dans le bureau, et ce fut Barouillet (l'un des commerçants) qui, en sa qualité d'orateur de réunion publique, prit seul la parole : – Monsieur le commissaire, mon nom vous est sans doute connu, et vous devez savoir que j'ai la réputation d'être un homme sérieux. Le commissaire eut un signe de tête indulgent. – Si je me suis décidé à venir vous trouver avec ces messieurs, c'est que j'ai estimé qu'il était de mon devoir de citoyen de vous mettre au courant de certains faits qui jettent la perturbation dans notre quartier. Or, vous savez comme moi que le premier soin de la justice est de surveiller les agissements des gens suspects… – Au but, je vous prie, fit le commissaire, que ce préambule agaçait. – J'y arrive, monsieur, j'y arrive. Un enfant a disparu, le petit Maurice Pinchon, et malgré toutes les recherches, il est jusqu'à ce jour demeuré introuvable… – Oui, je comprends, c'est encore l'homme du passage Tenaille que vous accusez ?… – C'est-à-dire que tout est contre lui. C'est une sorte de fou, de maniaque capable de tout, sur lequel on a les plus mauvais renseignements… – Ah ! et quels sont ces renseignements ? – D'abord, il a emménagé passage Tenaille pour ainsi dire clandestinement. Un soir, des individus de mauvaise mine ont amené dans une voiture un tas d'objets bizarres, parmi lesquels on a remarqué une sorte de poêle, ou plutôt de fourneau qui n'avait pas une forme ordinaire. Et puis, avec ça, il y avait des outils comme on n'en voit nulle part, des manières de pinces et de couteaux recourbés, bref des engins qui ne sont pas catholiques. Une fois emménagé, l'homme s'est enfermé chez lui, et n'est plus sorti qu'à la nuit tombante, comme un malfaiteur qui craint d'être reconnu. Est-ce que vous trouvez ça naturel, monsieur le commissaire ?… Voyons, est-ce qu'on n'a pas raison de soupçonner cet individu-là ? Il est plus que suspect, et si la police ne se décide pas à agir, je crains que les gens qui sont très montés contre lui ne lui fassent un mauvais parti… – Cet homme est un malheureux qu'une affreuse maladie a défiguré, c'est ce qui explique pourquoi il se montre le moins possible en public… – C'est un fou, un maniaque et vous savez mieux que moi, monsieur le commissaire, de quoi sont capables ces malades-là. Il y a des fous inoffensifs, mais celui-là est dangereux. – Rassurez-vous, s'il était dangereux, je n'aurais pas hésité à le faire enfermer. J'ai été perquisitionner chez lui. Je l'ai interrogé longuement, et j'ai pu me convaincre qu'il était inoffensif. C'est un savant, un bactériologiste, dont le nom a été célèbre. Le gros Nestor crut devoir risquer une remarque : – Les savants, quand, ils se mettent à être criminels, sont plus dangereux que les autres. – Certes, approuva Barouillet, nous en avons eu souvent la preuve. Et tenez, monsieur le commissaire, si vous voulez bien m'écouter encore un instant, je vais vous dire une chose qui vous donnera peut-être à réfléchir. Vous vous rappelez la date à laquelle « l'homme » est venu s'installer passage Tenaille ? – Ma foi… non… je crois qu'il y a six mois environ… – Cinq mois et quatorze jours exactement. C'était le 23 mai au soir… – La date importe peu… – Je vous demande pardon, c'est très important, au contraire. Si je vous parle ainsi, c'est que, moi aussi, je me suis livré à une enquête avec Parizot, le marchand de couleurs de l'avenue du Maine, et tous deux nous avons fait une découverte que vous ne pourrez négliger. – Je n'ai pas pour habitude, répliqua le commissaire d'un ton sec, de négliger quoi que ce soit, quand il s'agit d'éclairer la justice. – Oh ! je sais, je sais ! vous m'avez mal compris. Ce n'est pas ce que je voulais dire, je voulais simplement vous dénoncer un fait qui peut avoir son intérêt. Remarquez que je n'affirme rien. Non, loin de là, je tiens seulement à vous signaler une coïncidence. Oui, c'est bien le mot, une coïncidence… qui nous a frappés, Parizot et moi. Voici : onze jours exactement après l'installation passage Tenaille de celui que vous appelez un savant, on a découvert, au ciné Carillo, sous la cabine de l'opérateur, le cadavre d'une fillette, la petite Soubiroux, que l'assassin avait coupée en morceaux. Vous vous souvenez de cette affaire. Les bras, les jambes et le tronc de la pauvre petite avaient été empilés avec soin les uns sur les autres et la tête surmontait ce sanglant assemblage. Il n'y a qu'un fou qui ait pu commettre un crime pareil, un fou sadique, car le médecin a certifié que la petite avait été violée avec une brutalité inouïe… – Je sais tout cela, mais je ne vois pas quel rapport… – Bien sûr, monsieur le commissaire, mais le plus grave, c'est qu'on a aperçu, le soir même du crime, notre individu qui rôdait aux abords du ciné Carillo… – Qui l'a vu ? – Oh ! plusieurs personnes… – Donnez-moi leurs noms, je les convoquerai à mon bureau… – Leurs noms, je ne les sais pas. Vous comprenez, on entend raconter quelque chose, on écoute, mais on ne pense pas à demander aux gens comment ils s'appellent… Tout ce qu'il y a de sûr, c'est que j'ai entendu plus de dix personnes affirmer la même chose… C'est assez troublant, n'est-ce pas ? Rapprochez tout cela de la disparition du petit Maurice, et vous avouerez qu'il y a bien de quoi s'émouvoir… Deux crimes presque coup sur coup, et quels crimes !… ça donne à réfléchir… Et puis, vous avez dit vous-même que l'homme du passage Tenaille était un savant, un bactériologiste, autant dire un médecin… et il n'y a qu'un médecin qui puisse si habilement découper un cadavre… – Ou un boucher… Le gros Nestor protesta avec indignation : – Oui, je sais, fit-il, quand un assassin a découpé proprement sa victime, on dit tout de suite que c'est un boucher qui a fait le coup. Mais c'est stupide, oui, tout à fait stupide. Ce n'est pas une raison parce que l'on sait découper un mouton ou un veau pour qu'on soit capable de charcuter un être humain. Parbleu ! les bouchers ont bon dos, mais voulez-vous me dire si on peut penser qu'ils soient plus criminels que d'autres ? Moi j'avoue que je serais bien embarrassé s'il me fallait hacher, sectionner, tailler dans de la chair de chrétien. Ça, c'est l'affaire des carabins. Chacun son métier. Le commissaire, qui désirait se débarrasser au plus vite de ces visiteurs, prolixes comme tous les gens du peuple lorsqu'ils entrent dans les détails de quelque histoire, promit de surveiller étroitement la petite maison du passage Tenaille. – C'est cela, dit Barouillet, ayez l'œil sur cet individu, et vous verrez qu'avant peu vous apprendrez du nouveau. De notre côté, Nestor et moi nous allons l'épier. Il a beau être malin, nous parviendrons bien à le prendre en défaut. Quand il se croira tout à fait tranquille, il tentera encore quelque chose sans doute, mais nous serons là et je vous garantis qu'on n'hésitera pas à l'empoigner et à le conduire ici. – Pas d'imprudence, conseilla le commissaire. Prévenezmoi avant de faire quoi que ce soit, car, vous savez, une erreur pourrait vous coûter cher. X Depuis quelques jours, Procas ne se sentait pas bien. Il avait généralement la nuit des crises atroces qui le laissaient dans un abattement tel, que le lendemain il lui était impossible de se lever. Cela commençait par un brusque frisson et une douleur cuisante à la base de la poitrine. La chaleur de la peau, la fréquence du pouls, l'anorexie, la soif, une vive céphalalgie l'avertissaient toujours de la crise. Sa respiration était courte, anxieuse, fréquente. Bientôt il avait une petite toux sèche, ressentait une saveur salée sur la langue, et il était alors obligé de se lever, car il savait que ces symptômes amenaient toujours une hémoptysie. À ce moment, il éprouvait le besoin de respirer largement et allait dans la petite cour située derrière sa maison. Il ne tardait pas à rendre du sang, et la souffrance qu'il éprouvait alors lui faisait pousser des gémissements étouffés. Il redoutait ces crises dont il était toujours averti, et, ces jours-là, s'arrangeait de façon à ne pas sortir. Il restait confiné dans son laboratoire, les jambes entourées d'une couverture de laine, réduit à une immobilité presque complète. Son pauvre chien, qui ne comprenait rien à tout cela, venait de temps en temps lui lécher la main et Procas lui parlait doucement, d'une voix sans timbre, une voix qui semblait sortir d'une caisse remplie d'ouate. Afin de se réchauffer, il s'asseyait près de son autoclave, et se levait de temps à autre, en s'appuyant à sa table, pour surveiller les lamelles de verre qu'il avait placées dans un petit dressoir. Car il continuait de travailler, mais ne se faisait guère illusion sur l'issue de sa maladie. Il savait bien qu'une de ces crises l'emporterait un jour, qu'elle serait brusque, foudroyante. Son cœur s'arrêterait net et il tomberait comme un homme que l'on fusille. La mort ne l'effrayait point, il y était depuis longtemps préparé. Quelques semaines auparavant, il l'avait même souhaitée, mais aujourd'hui un souci le hantait : Que deviendrait le pauvre Mami, quand lui ne serait plus là ?… À cette pensée une grande tristesse le prenait, et il regrettait presque d'avoir recueilli cet animal. Il se souvint alors d'une dame Romieu, une farouche antivivisectionniste qui l'avait, un jour, attendu à la porte de son laboratoire, et lui avait brisé son ombrelle sur le dos en l'appelant « assassin ». Qui mieux que cette farouche amie des bêtes pouvait s'intéresser à un pauvre chien qu'on lui recommanderait ? Procas savait que madame Romieu était la présidente de la Ligue contre la vivisection et il se rappelait l'adresse de cette ligue dont les membres l'avaient si souvent pris à partie dans les journaux et les revues. Il écrivit donc à cette ancienne ennemie une longue lettre qui ne manquerait pas de l'émouvoir, mais il n'osa point donner son vrai nom ; il le dénatura légèrement et signa : Procan… En même temps, il pria le notaire, chez lequel il avait encore quelques fonds, de vouloir bien passer chez lui. Il y avait près d'un an que les deux hommes ne s'étaient vus. Quand ils se trouvèrent en présence l'un de l'autre, dans la petite maison du passage Tenaille, ils se serrèrent la main, mais l'étreinte du notaire fut plutôt molle. Procas, évidemment, lui inspirait une invincible répugnance. Peut-être craignait-il aussi que le mal ne fût contagieux, car il ne demeura que quelques instants avec son client. Procas avait d'ailleurs peu de chose à lui dire. Il s'enquit brièvement de la somme qu'il avait déposée à l'étude, somme dont on lui servait les intérêts (ce qui lui permettait de vivre) et il remit au notaire une enveloppe cachetée, en disant : – Quand vous apprendrez ma mort, vous préviendrez immédiatement la personne dont vous trouverez le nom dans ce pli et que j'institue ma légataire universelle. – Ce sera fait. – Bien. Mais il faudra vous hâter de l'avertir, car je la charge, dans mon testament, de… enfin, d'une chose grave et urgente… – Vous pouvez compter sur moi. Mais souhaitons que j'aie à m'occuper de cette affaire le plus tard possible. Procas eut un geste vague et le notaire, qui avait refusé de s'asseoir, s'esquiva rapidement, comme un homme qui craint d'être contaminé. Quand il fut parti, Procas haussa les épaules : – Tu vois, mon pauvre Mami, dit-il, les hommes me fuient comme la peste. Je suis pour eux un objet d'horreur. Il n'y a que toi, mon bon chien, qui aies de l'amitié pour moi. Mami vint lécher la main de son maître. – Oui… tu es bon, toi… et peut-être comprends-tu que je suis malheureux ; mais il faudra bientôt nous séparer, Mami ; je sens que je n'en ai plus pour longtemps, que la fin approche. Les journées que je vis en ce moment sont des journées de grâce ; chaque heure qui s'écoule m'avertit que je m'achemine vers la tombe… Ah ! la vie ! elle était pourtant bien belle, et je m'étais pris à l'aimer. J'ai été trop heureux ; je m'étais figuré que cela durerait toujours !… Que c'est bête tout de même d'avoir des idées pareilles ! Une quinte de toux lui coupa la parole, un filet de sang tacha ses lèvres ; il se leva, fit quelques pas dans la pièce, puis se laissa tomber sur le vieux divan qui lui servait maintenant de lit, car il n'avait plus la force de monter dans sa chambre située au premier étage. Le moindre effort le laissait haletant, angoissé. L'asphyxie le guettait, et il le savait bien, car il avait maintenant étudié son mal ; il s'était procuré, parmi les études parues sur la cyanose, celles des docteurs Debove et Vaquez, de Constantin Paul et de Variot. Il éprouvait même une curiosité de savant à suivre les progrès de sa maladie. Cependant, les crises devinrent plus rares, son cœur se remit à fonctionner d'une façon presque normale, et il put enfin goûter un peu de repos. Comme un malade qui entre en convalescence, il reprit goût à la vie et se remit à ses travaux interrompus. Bientôt, courbé sur son établi, son chien à ses pieds, il ensemençait ses cultures. La science le tenait encore une fois. On eût pu frapper à sa porte, s'introduire dans sa maison, qu'il n'eût rien entendu, mais parfois il retombait dans son apathie habituelle et demeurait des journées étendu sur son divan, l'esprit perdu en une rêverie vague. Dans ces moments-là, tout le passé refluait à son esprit. Il revoyait la grande salle de la Sorbonne où les femmes se pressaient pour suivre ses cours ; il se rappelait jusqu'aux moindres détails de ses débuts de conférencier. Puis son idylle avec Meg, les premiers mots qu'ils avaient échangés, l'aveu qu'il avait, un jour, osé faire, lui revenaient à la mémoire. Et il éprouvait une sorte de « plaisir douloureux » à évoquer ces instants trop brefs, à remâcher son bonheur défunt, comme ces vieillards qui revivent par le souvenir le temps heureux de leur jeunesse. Parfois, il se demandait ce que Meg était devenue. Il avait conservé son portrait et le regardait souvent ; il oubliait le mal que lui avait fait cette femme, et souhaitait de la revoir, sans que toutefois elle l'aperçût, car il comprenait bien qu'il ne pouvait plus se montrer à elle. Un attendrissement le prenait dans lequel il se complaisait de longues heures, puis, brusquement, il remettait le portrait dans une armoire, et s'efforçait de ne plus songer à la disparue. Mais on n'arrache pas ainsi de son cœur un premier amour. L'homme à bonnes fortunes peut rire des femmes qui ont occupé sa vie, mais Procas, lui, n'avait aimé qu'une fois, et tout son être vibrait encore, quand il se remémorait les heures trop brèves qu'il avait vécues avec Meg. C'était un sentimental plutôt qu'un sensuel et l'on sait combien sont malheureux ceux qui aiment surtout par le cœur… Un jour il eut l'idée d'écrire à Meg. Il ignorait son adresse, mais était sûr qu'en envoyant sa lettre à Mrs Reading, sa confidente, celle-ci la lui remettrait. Il n'espérait point attirer chez lui son ancienne femme, mais il lui eût été doux de lui confier sa détresse, d'obtenir une réponse et de correspondre avec elle comme avec une amie invisible qui prend part à vos peines et vous console par de jolies phrases, qui ne sont peut-être pas autre chose que de la littérature, mais dont la douceur est un baume délicieux pour une âme souffrante. Il rédigea une longue lettre, dans laquelle il se gardait bien de faite allusion au passé. Simplement il parlait de son malheur, racontait sa vie, ses travaux depuis que la maladie l'avait forcé à s'isoler du monde. Cependant, il réfléchit. Meg, cédant à un mouvement de pitié, était bien capable de se renseigner, de découvrir son adresse et alors elle viendrait peut-être, elle le verrait. Non, non, cela n'était pas possible ! Il déchira la lettre et recommença à travailler, il voulait profiter de ce que la maladie lui laissait quelque répit pour mettre au point des recherches qui, malgré tout, le passionnaient et lui faisaient oublier pour un temps ses souffrances. Il avait remarqué que certains bacilles que, jusqu'à présent, on croyait inoffensifs, étaient, au contraire, très dangereux lorsqu'on les isolait. Alors ils se développaient rapidement et ne tardaient pas à produire des milliers de colonies. Il s'agissait de les combattre en les faisant absorber par d'autres microbes saprophytes beaucoup mieux adaptés à leur milieu nutritif. Toutefois le travail assidu auquel il se livrait le fatiguait beaucoup, et il éprouvait de temps à autre le besoin d'aller prendre l'air. Il attendait que la nuit fût venue, et, accompagné de Mami, sortait de sa maison. Il prenait l'avenue du Maine, la rue Gassendi, puis la rue Froidevaux qui longe le cimetière Montparnasse, et est presque toujours déserte, le soir. Il regagnait ensuite sa demeure après avoir fait quelques provisions chez les commerçants où il se fournissait encore, mais qui, depuis quelques jours, se montraient envers lui de plus en plus hostiles. Au lieu de le servir rapidement comme ils le faisaient autrefois, ils le laissaient poser dans la boutique, et ne se gênaient plus pour le rudoyer. Bien qu'il payât, et fort cher, on lui donnait les bas morceaux, et un jour qu'il avait hasardé une timide observation, il s'était vu vertement rabrouer. Récemment encore il s'approvisionnait chez un petit débitant de la rue du Lunain, qui avait consenti à venir à domicile. Le lundi, il apportait des provisions pour la semaine et déposait son paquet dans l'antichambre. – Combien ? demandait Procas. Le livreur passait sa note sous la porte, et Procas payait, sans se montrer, en allongeant le bras dans l'entre-bâillement. Il donnait toujours un fort pourboire. Cependant un jour le livreur ne revint plus. Il alla s'informer et le patron répondit brutalement qu'il ne voulait pas servir des « individus comme lui ». XI Procas avait cru que l'on finirait par l'oublier, et voilà que, tout à coup, il sentait de nouveau la haine gronder autour de sa demeure. Le soir, ouvrait-il une fenêtre, il voyait des gens plantés devant sa porte ; sortait-il, il apercevait des ombres qui se glissaient à sa suite, le long des maisons. Il entendait des craquements bizarres dans la petite cour, derrière son laboratoire, et, une nuit, il avait cru apercevoir un homme qui escaladait la cloison de planches donnant sur le passage. Vraiment cette vie n'était plus tenable et le malheureux, continuellement dans les transes, se demandait à chaque instant si on n'allait pas venir l'attaquer dans sa maison. Il songeait à déménager, à aller demeurer ailleurs, dans quelque coin perdu de banlieue. Mais qui voudrait de lui ? Toutes les portes se fermaient dès qu'on l'apercevait. Et puis, en admettant qu'il trouvât un local, pourrait-il y installer, comme passage Tenaille, son autoclave, son étuve et tous les objets qui garnissaient son laboratoire ? Pour la première fois un sentiment de révolte s'empara de lui. À l'intense recueillement de cette âme douce et résignée, succéda une colère sourde contre ces gens qu'il ne connaissait point et qui prenaient une joie féroce à le torturer. « Dire, songeait-il, que personne n'aura pitié de moi ! S'ils savaient cependant ce que je souffre ! » Une nuit que le sommeil le fuyait, il avait ouvert la fenêtre donnant sur l'avenue, car ses crises d'étouffement le reprenaient. Accoudé à la barre d'appui, il laissait errer ses regards sur la chaussée luisante où les autos glissaient rapides, projetant devant elles un long cône lumineux. Quelques passants attardés se hâtaient vers leurs demeures. Un ivrogne monologuait assis sur un banc. Les douze coups de minuit s'envolèrent à l'église Saint-Pierre de Montrouge, et Procas s'apprêtait à refermer sa fenêtre, quand un homme se dressa, sur le trottoir éclairé par un bec de gaz, et s'avança, le poing tendu, en criant : – Assassin !… assassin !… Procas crut d'abord que c'était l'ivrogne qui venait à lui, mais il ne tarda pas à reconnaître son voisin, le fils du boucher… – Oui… assassin !… si la police te protège, nous nous ferons justice nous-même ! – Voyons, mon ami, prononça Procas… est-ce bien moi que… – Oui… oui… c'est bien toi, canaille… Ah ! je ne sais pas ce qui me retient de démolir ta vilaine figure… Et le gros Nestor, en disant cela, cherchait à atteindre l'entablement de la fenêtre. Procas, comprenant qu'il n'y avait pas à parlementer avec ce forcené, ramena vivement les volets à lui et en assujettit le crochet. Le boucher, qui était pris de boisson, ne cessait point de vociférer, mais quelqu'un dut l'emmener, car il y eut un bref colloque et Procas n'entendit plus rien. Il se coucha et fut longtemps à s'endormir. « Ce garçon était ivre, se dit-il. Mais m'appeler assassin, moi ! » Pourtant il était inquiet. Cette scène l'avait troublé. Il se rappela la visite que lui avait faite le commissaire, la perquisition à laquelle on s'était livré chez lui, et une foule de pensées l'assaillirent. Il ignorait toujours la disparition de l'enfant de la mercière, sans quoi il eût compris. Il s'arrêta à cette idée que sa laideur seule était cause de tout, et se demanda, un moment, si on ne cherchait pas à l'effrayer pour qu'il débarrassât le quartier de sa présence. Il n'eût pas demandé mieux, mais où aller ? « Bah ! murmura-t-il, ils finiront bien par se calmer. D'ailleurs, ils me voient si peu. Je sortirai le moins possible. » ** * Le lendemain, à son réveil, il entendit des gens qui causaient devant sa porte. – On a des preuves maintenant, disait une voix qu'il reconnut pour celle du garçon boucher. Oui, on a des preuves. On verra que nous ne nous étions pas trompés. Procas entr'ouvrit doucement sa fenêtre, mais le groupe s'était éloigné et il ne perçut plus que quelques bribes de phrases qui, pour lui, ne signifiaient rien. S'il avait pu entendre ce qui se disait il eût été terrifié, le pauvre Procas ! En effet, depuis leur visite chez le commissaire de police, le gros Nestor et Barouillet, secondés par un ancien agent d'affaires qui faisait de la police par dilettantisme, avaient épié sournoisement Procas. Chaque soir ces trois hommes se réunis- saient dans un petit café situé à l'angle de la rue Liancourt et de l'avenue du Maine, et se communiquaient les renseignements qu'ils avaient pu recueillir de côté et d'autre. Bezombes (c'était le nom de l'agent d'affaires) apportait dans cette collaboration l'acquis de vingt ans de police privée et se faisait fort de pincer le « coupable », car, disait-il, il avait mené des enquêtes autrement difficiles. En réalité, Bezombes était un présomptueux, un homme à l'esprit étroit, mais qui avait beaucoup lu les romans policiers et se figurait avoir les talents d'un détective. Un soir que Nestor et Barouillet se montraient un peu sceptiques sur le résultat de ses recherches, il leur dit d'un ton de confidence : – Demain, il y aura du nouveau… Et, en effet, le lendemain, il alla les retrouver au café. – Nous voulions des preuves, leur dit-il, eh bien, j'en ai. Vous pensez bien qu'un vieux limier comme moi sait suivre une piste. Suivre une piste, c'est l'enfance de l'art, mais il ne faut jamais l'abandonner. Souvent, elle ne conduit à rien ; c'est alors qu'intervient ce que l'on nomme communément le flair et que moi j'appelle la déduction. On s'engage sur une route, on croit que c'est la bonne, et, tout à coup, on arrive à un carrefour où s'ouvrent plusieurs chemins. Lequel choisir ? Il faut souvent reprendre toute l'enquête, procéder pour ainsi dire mathématiquement, dégager l'inconnue, et c'est là qu'est la difficulté. Les policiers ordinaires, lorsqu'ils arrivent à pincer un malfaiteur, ont été, la plupart du temps, secondés par des indicateurs bénévoles, mais moi, je fais fi de ces dénonciations souvent intéressées, qui n'ont souvent d'autre résultat que de tout embrouiller. Je vais droit au but, armé seulement des renseignements que j'ai recueillis, et j'obtiens presque toujours un indice. Vous allez peut-être dire que c'est là une question de veine ? Non… La veine est un mot qui n'a pas de sens. Pour moi, c'est la conséquence logique d'une longue méditation et d'une suite de déductions. Ici, Bezombes s'interrompit pour siroter lentement son apéritif. Le gros Nestor et Barouillet le regardaient, surpris ; ils ne savaient pas encore ce qu'il allait leur révéler, mais ils s'attendaient à un coup de théâtre. – De déduction en déduction, reprit Bezombes en caressant sa barbiche grisonnante, je suis arrivé au but, c'est-à-dire à la preuve. Jusqu'alors nous n'avions que des présomptions, graves, il est vrai, mais insuffisantes pour motiver l'arrestation du coupable. Aujourd'hui, j'ai une certitude. – Ah ! enfin ! fit le gros Nestor, nous allons donc prouver au commissaire que nous ne sommes pas des imbéciles. – Grâce à moi, fit modestement Bezombes. – Oh ! certes, grâce à vous. – Et cette certitude ?… demanda Barouillet un peu vexé de ne plus jouer le principal rôle dans cette enquête. – Je vais, répondit emphatiquement Bezombes, vous la faire toucher du doigt, si vous le désirez. – Mais comment donc ! s'écria le gros Nestor, sans se demander comment il est possible de toucher du doigt une certitude. – Eh bien ! venez. – Où ça ? Loin d'ici ? – Vous allez voir. Tous trois se levèrent et Nestor régla les consommations. C'était toujours lui qui payait, mais il ne regrettait pas son argent, heureux qu'il était de se trouver mêlé à une affaire sensationnelle. Le patron du café arrêta Bezombes sur le pas de la porte. Il n'avait pas osé se mêler à la conversation des trois hommes, mais, en prêtant l'oreille, il avait entendu quelques mots qui l'avaient intrigué. Il eut, à l'adresse de l'agent d'affaires, un petit coup d'œil interrogateur. – Ça va, répondit Bezombes ; ça va même très bien. – Vous le « tenez » ? – Parbleu ! – C'est pas trop tôt. Ah ! sacré monsieur Bezombes, va ! les assassins n'ont qu'à bien se garder avec lui. – Bah ! ça ne serait pas la peine d'avoir été vingt ans dans le métier. – Oh ! c'est pas une raison. Y a des gens qui font de la police depuis longtemps et qui n'arrivent jamais à pincer un criminel. Exemple : notre commissaire de police, M. Morisseau. – On va lui en boucher une surface à M. Morisseau, lança le gros Nestor. Ils sortirent. Bezombes marchait en tête, comme il sied à un chef. Mais Nestor et Barouillet l'encadrèrent bientôt pour rétablir entre eux l'égalité. Quelques instants après ils pénétraient dans la cour du marchand de fourrages, dont la maison, nous l'avons dit, était voisine de celle de Procas. Le marchand, un gros Auvergnat que, dans le quartier, on appelait le « Grinchu », était dans le petit appentis qui lui servait de bureau. En reconnaissant Bezombes, il ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur. – Encore vous ! dit-il. – Oui, monsieur, encore moi. Je regrette de vous déranger, mais dans l'intérêt de la justice… – C'est bon, c'est bon, qu'est-ce que vous désirez ?… Vous voulez encore pénétrer dans la petite cour de mon voisin ? Mais laissez-le donc ce pauvre diable, il est bien assez malheureux comme ça. – Monsieur, vous ignorez ce qu'est votre locataire, si vous le saviez… – Je sais que c'est un pauvre homme, voilà, tout, et qu'il ne faut pas avoir de cœur pour s'acharner ainsi contre un être inoffensif. – Inoffensif ?… Ah ! vous croyez cela ? – Bien sûr que je le crois. – Vous ne le croirez pas longtemps, et lorsqu'il sera arrêté, que les journaux raconteront ce qu'il a fait, vous ne tiendrez pas le même langage. – C'est que vous ne savez pas de quoi on l'accuse, hasarda Barouillet. – C'est toujours facile d'accuser. – Aujourd'hui, nous pouvons prouver. Le marchand de fourrages eut un haussement d'épaules : – Ah ! tenez, laissez-moi donc tranquille avec toutes vos histoires. Êtes-vous envoyés par le commissaire de police ? Non, n'est-ce pas ? eh bien ! décampez. – Mais monsieur… fit Bezombes… – Il n'y a pas de monsieur qui tienne. – Vous refusez de nous laisser pénétrer dans la cour de votre locataire ? – Qu'est-ce que vous voulez y faire dans cette cour ? Vous l'avez vue hier, n'est-ce pas ? Eh bien ! cela suffit. – Je voulais montrer à ces messieurs… – Ces messieurs ne sont pas de la police, je suppose ?… – Non, mais ils ont intérêt, comme moi, à découvrir et confondre un assassin. – Un assassin !… Ah ! laissez-moi rire. Je crois, ma parole, que vous êtes tous fous. Rentrez chez vous, cela vaudra mieux… – Alors, vous refusez ?… – Oui… – Vous n'avez pas le droit, quand il s'agit de… – Pas le droit ?… pas le droit ?… Qu'est-ce que vous me chantez ? Suis-je le maître chez moi, oui ou non ?… – Cependant hier vous aviez consenti à me laisser… – Possible, mais aujourd'hui, je ne veux pas… Est-ce compris ? Ça deviendrait une procession ici, à la fin… – Monsieur, fit Barouillet, d'une voix de père noble, l'intérêt supérieur de la justice, la sécurité… – Vous, allez brailler dans vos réunions publiques et f… moi la paix. Il n'y avait rien à faire. Le père Grinchu était de ces vieux bonshommes entêtés et coléreux qui ne craignent pas au besoin de se flanquer un coup de torchon. Et il était solide, l'Auvergnat. Il commençait à perdre patience et devenait violet comme une aubergine. Bezombes et ses deux amis jugèrent prudent de battre en retraite. – Quelle brute ! dit Barouillet, lorsqu'ils furent dans la rue. – J'avais envie de sauter d'sus, grogna le gros Nestor, qui parlait toujours d'étriper les gens, mais était, au fond, poltron comme un lièvre. XII Le plus vexé était certainement Bezombes, qui ne s'attendait pas à semblable réception. Il croyait étonner ses amis et recevait un camouflet. Pouvait-il se douter aussi que cet animal de Grinchu, qui s'était, la veille, montré presque aimable, se comporterait, le lendemain, comme un goujat ? Ils retournèrent au petit café de l'avenue du Maine, et là, tinrent conseil. Le gros Nestor et Barouillet ne savaient toujours pas ce que Bezombes avait découvert dans la cour de Procas, car l'agent d'affaires ne leur avait encore rien dit qui pût éclairer ce mystère. Bezombes, comme tous les gens prétentieux et vides, ménageait ses effets avant de presser le ressort qui devait faire jaillir le diable de sa boîte. tor. Bezombes, les coudes sur la table, le sourcil froncé, semblait plongé dans une laborieuse méditation. Il ne sortit de sa rêverie que pour porter à ses lèvres le raphaël-citron que Nestor avait commandé. Il but son verre d'un trait, s'essuya les lèvres d'un revers de main et consentit enfin à répondre : – Ce que nous allons faire, ce que nous allons faire ? Mais, parbleu, nous allons demander au commissaire de nous accompagner chez Grinchu. – Oh ! le commissaire, dit Barouillet, il ne faut guère compter sur lui. Il nous racontera encore qu'il va faire une enquête et ce sera tout. Il laissera tomber l'affaire. Ce que nous pourrons lui apprendre ne le convaincra pas. Son siège est fait. J'ai vu cela – Qu'allons-nous faire maintenant ? demanda le gros Nes- quand je suis allé le trouver avec Nestor. Il nous a bien reçus, je le reconnais, mais n'a pas eu l'air de prendre au sérieux ce que nous lui disions. Ces gens-là n'aiment pas beaucoup que de simples particuliers se mêlent de police. Ils ont toujours une tendance à croire que les témoins mentent ou exagèrent. – Cependant, fit Bezombes, quand on leur apporte des preuves… – Oui. Je ne dis pas. Mais en avez-vous vraiment ? Bezombes eut un imperceptible haussement d'épaules, prit un temps et répondit : – J'en ai. Le gros Nestor et Barouillet se regardèrent. Au fond, ils n'étaient pas très convaincus, bien qu'ils eussent confiance en leur ami. – J'en ai, répéta Bezombes en regardant d'un air étonné son verre vide. Je voulais vous mettre à même de vous renseigner sur place, mais puisque ce butor de Grinchu n'a pas voulu nous laisser pénétrer dans sa cour, je vais tout vous dire. Écoutez-moi et vous allez voir que je ne m'appuie pas sur des semblants de preuves. Je ne suis pas de ces détectives fantaisistes à la Sherlock Holmes qui échafaudent suppositions sur suppositions et émettent des hypothèses dont l'une doit fatalement conduire à la découverte de l'assassin. Moi, je suis un homme précis, méthodique ; je ne crois que ce que je vois. Or, j'ai vu. Ici Bezombes s'arrêta pour jouir de l'effet que produisait son affirmation. Ses deux auditeurs, conquis par son assurance, attendaient avec anxiété, penchés vers lui, guettant les mots qui allaient sortir de ses lèvres. – Oui, j'ai vu ; ce qui s'appelle vu. Il faut d'abord que vous sachiez comment je m'y suis pris pour arriver à mes fins. L'affaire était délicate. Un enfant avait disparu, les soupçons se portaient sur l'homme du passage Tenaille, mais c'était tout. Rien ne prouvait que le malheureux gosse eût été assassiné. Quelque vagabond pouvait très bien l'avoir emmené avec lui. D'après ce que j'ai appris, le petit n'était pas très intelligent ; au dire de sa mère elle-même, c'était un être naïf et confiant, très influençable. La dernière fois qu'on l'a aperçu, il jouait seul, à l'angle de l'avenue du Maine, presque en face de la maison de notre homme. Tout cela était bien vague, et rien ne venait préciser mes soupçons, quand Barouillet m'a rappelé l'assassinat de la petite Soubiroux, assassinat qui a eu lieu peu de jours après l'installation du monstre dans le quartier. D'autre part, des renseignements que j'avais recueillis venaient bientôt étayer ma conviction. On avait vu, à deux reprises, l'ignoble individu du passage Tenaille suivre des enfants dans la rue Gassendi. – Ça c'est vrai, fit le gros Nestor… Il y a huit jours le petit Cheuret, le fils de la concierge du 44, est rentré chez lui tout effaré, en disant qu'un homme l'avait pourchassé jusqu'au coin de la rue Liancourt. – Vous voyez, fit Bezombes, mes renseignements sont donc exacts. Vous comprenez, avant d'accuser le solitaire du passage Tenaille, il fallait être documenté sur son compte. Quand je le fus suffisamment, je me mis à le suivre, et je remarquai qu'il regardait en effet les enfants avec un drôle d'air, surtout les petites filles qui sortaient de l'école à la nuit tombante. Il se tenait debout sous une porte, dans une attitude bizarre. Bref, je passe sur certains détails. Notre individu devait être un satyre, et il cherchait sans doute quelque nouvelle victime. Dès lors, je me suis tenu ce raisonnement : « Puisque l'enfant de la mercière a disparu au moment où il se trouvait en face de la maison du passage Tenaille, il a dû être attiré dans cette maison, et comme il n'a pas reparu, on l'a certainement assassiné. » Vous voyez que tout s'enchaîne à merveille. – En effet, accorda Barouillet, mais vous verrez que notre imbécile de commissaire de police ne se laissera pas convaincre. – Attendez… tout cela c'est des hors-d'œuvre. J'arrive au plat de résistance. Puisque le petit Maurice était entré dans la maison du solitaire, et qu'il n'en était pas ressorti, son corps devait se trouver quelque part. Or des témoignages de gens sérieux m'avaient appris que, le lendemain de la disparition de l'enfant, on avait vu de la fumée sortir de la cheminée de notre individu. Pourquoi, par ce temps plutôt doux, avait-il allumé du feu, si ce n'est pour incinérer sa victime ?… Plusieurs passants ont d'ailleurs senti, ce jour-là, une odeur de caoutchouc brûlé, comme il s'en dégage des corps humains que l'on fait rôtir sur un brasier. – Parfaitement, fit le gros Nestor, j'ai, moi aussi, senti cette odeur-là, même que j'ai dit à mon père : « Qu'est-ce qu'on brûle donc par ici, ça fouette joliment. » – C'était là, ce me semble, continua Bezombes en élevant la voix (car il s'était aperçu que des consommateurs l'écoutaient), c'était là un commencement de preuve : un détective ordinaire s'en serait contenté, mais cela ne me suffisait pas. Il me fallait une preuve visible, quelque chose qui affermît ma conviction et me permît de dire à la justice : « Vous cherchiez le coupable, eh bien, moi qui suis ni commissaire, ni inspecteur de police, je l'ai trouvé. » Or, j'ai poursuivi mes recherches. Un assassin, si habile qu'il soit, ne découpe pas un corps en morceaux sans que cette funèbre opération laisse des traces. Deux fois, en escaladant le mur, j'ai pénétré dans la petite cour que vous connaissez, et là, muni d'une lanterne sourde, j'ai soigneusement examiné la muraille, la porte, le dallage. Et c'est sur le dallage que j'ai trouvé ce que je puis appeler « la pièce à conviction ». Tous les auditeurs étaient haletants et regardaient Bezombes avec admiration. – C'est cette pièce à conviction que j'ai voulu vous montrer et que vous auriez pu voir comme moi dans la cour du satyre, si cet idiot de Grinchu ne nous avait pas refusé l'entrée de sa maison. – Mais, demanda timidement quelqu'un, cette pièce à conviction ? – Ces pièces, devrais-je dire, répondit Bezombes, car il y en a plusieurs, oui, plusieurs : de grandes taches de sang encore très visibles, larges comme des pièces de cent sous, plus larges même. Le doute n'est plus possible. C'est bien dans cette cour que le misérable a découpé sa victime ! Les consommateurs s'étaient peu à peu rapprochés pour écouter Bezombes, qui élevait la voix au fur et à mesure qu'il voyait grossir son auditoire. Tous furent unanimes à reconnaître que l'agent d'affaires avait l'âme d'un grand policier. Bezombes, tout en savourant ces éloges, répondait d'un petit air modeste à ceux qui le félicitaient : – Mais non, mais non, vous exagérez. Il suffisait pour mener à bien cette enquête, d'avoir un peu de jugement ; le reste est affaire de métier. Avec les éléments que j'avais en main, je devais fatalement réussir. Le tout était de ne pas lâcher une seconde le fil que je tenais et surtout de ne pas se laisser influencer par l'opinion de l'un ou de l'autre. Droit au but : telle est ma manière. J'hésite d'abord, je jette des coups de sonde de-ci delà, puis, quand une fois je sens que le terrain est assez ferme sous mes pieds, je m'avance hardiment. Nestor ne cessait de répéter, en écarquillant ses gros yeux de bovidé : – Ça, par exemple, c'est épatant, oui épatant ! Barouillet, lui, un peu confus de n'avoir rien découvert, se montrait plus réservé, se contentant de hocher lentement la tête, en signe d'approbation, mais le plus enthousiaste de tous était un vieux rentier du quartier, le père Corbineau, un bonhomme au menton de galoche, avec des yeux de lapin blanc, qui hurlait d'une petite voix cassée : « Un ban pour Bezombes ! Un ban pour Bezombes ! » On eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu'il ne s'agissait point d'une poule au gibier, mais d'une affaire qui, jusqu'à nouvel ordre, devait être tenue absolument secrète. Chacun promit de ne rien dire, mais une heure après, depuis le Lion de Belfort jusqu'à la rue de la Gaîté, on ne s'abordait plus que par ces mots : « Eh bien ! ça y est !… hein ? Il paraît qu'il est pincé !… » XIII Le lendemain, dans la matinée, le gros Nestor et Barouillet sonnaient à la porte de Bezombes, qui habitait un modeste rezde-chaussée, rue Boulard, dans le fond d'une cour. Sur une porte vitrée on voyait une pancarte avec ces mots tracés en belle ronde : MARIUS BEZOMBES Avocat-conseil Défense devant la justice de paix Enquêtes pour divorces Recherches dans l'intérêt des familles, etc. Bezombes les attendait. Il était assis devant une petite table encombrée de dossiers poudreux. Sur la cheminée de marbre noir, entre un réveil et une carafe, trônait un buste en plâtre représentant la Justice avec ses plateaux, dont l'un était cassé. Dans un angle était placée une commode en acajou qui avait été transformée en cartonnier. – Ah ! vous voilà, dit Bezombes. Une minute ; asseyezvous. Le temps de signer quelques pièces et je suis à vous. Barouillet se laissa tomber sur un vieux fauteuil de reps rouge, d'où s'éleva un nuage de poussière. Quant au gros Nestor, il avait pris une chaise, la seule qui se trouvât dans la pièce, mais comprenant que s'il s'y asseyait il l'écraserait sous son poids, il demeurait debout, adossé à la cloison, se mirant de loin dans la glace de la cheminée. – Ah ! fit enfin Bezombes, en ôtant ses grosses lunettes de celluloïd, j'ai fini. Parlons un peu de notre affaire. Et, pivotant sur son siège, qui rendit un grincement sec, il se tourna vers les visiteurs. – Aujourd'hui, dit-il, nous entrons dans la période d'action, la période décisive. Il faut que ce soir, demain au plus tard, notre individu soit sous les verrous. – Dommage que nous ne puissions pas l'arrêter nousmêmes, grogna le gros Nestor. Ce que j'aurais eu du plaisir à empoigner ce vilain coco-là ! – Cela, c'est l'affaire de la police, dit Bezombes. Notre rôle, à nous autres, se borne à livrer l'assassin. – Est-ce que l'on saura au moins que c'est nous, pardon ! vous, qui l'avez découvert ? – Peut-être. Mais il ne faut pas trop y compter, car les gens de police ont l'habitude de toujours tirer la couverture à eux. Du moment qu'on n'est pas de la « boîte », on ne compte pas. Vous allez voir que le commissaire ne nous félicitera même pas. – Le commissaire, fit Barouillet avec un haussement d'épaules, il est capable de ne pas prendre notre visite au sérieux. Quand Nestor et moi sommes allés le trouver, c'est à peine s'il nous a écoutés. Moi, à votre place, Bezombes, ce n'est pas au commissaire que je m'adresserais. – Au chef de la Sûreté, alors ? – Peut-être, mais il y a quelque chose qui vaudrait encore mieux. – Ah ! et quoi donc ? – Ce serait de s'adresser à un journal… Si la presse se mêle de l'affaire… – Ma foi, vous avez peut-être raison, comme cela les policiers ne pourraient pas s'attribuer tout le mérite de l'enquête, et on parlerait un peu de nous. Ce n'est pas que je tienne à la réclame… non… je suis un homme modeste, et si j'avais voulu faire comme certains !… Enfin, votre idée n'est pas mauvaise. Vous connaissez quelqu'un dans un journal ? – Oui, un rédacteur de l'Égalité qui est venu plusieurs fois à nos réunions, au moment de la campagne électorale. C'est aussi un ami de M. Jacassot, notre député. – Eh bien, allons le voir. Nous lui exposerons l'affaire, et si c'est un garçon intelligent, il pourra faire avec nos renseignements un article sensationnel. Je vois déjà le titre : « Le satyre de Montrouge… Horribles détails. » C'est le commissaire qui en fera une tête ! – Oh ! comme vous y allez, Bezombes. Ne croyez pas que les journalistes marchent si facilement que ça ! Et les procès, vous n'y songez pas ? – C'est vrai. Mais là il n'y a pas matière à procès. N'avonsnous pas des preuves ? – Évidemment… toutefois, il vaut mieux agir avec prudence. Allons rendre visite à mon ami, nous verrons bien ce qu'il dira. Les journalistes sont habiles, et trouvent souvent le moyen de dire beaucoup de choses, tout en ne disant rien. Et comme Bezombes semblait ne pas comprendre : – Mais oui, expliqua Barouillet, quand on ne veut pas avancer un fait, de peur de se compromettre, on procède par insinuations, par sous-entendus. Vous verrez, Oscar Phinot s'entend à ces sortes d'articles. C'est par des insinuations et des sous-entendus qu'il a démoli Taupin, le concurrent de notre député. – Ah ! votre journaliste s'appelle Phinot ? J'ai déjà vu ce nom-là quelque part. – Possible. Il écrit beaucoup et commence même à avoir une certaine réputation. Allons le trouver. Si l'affaire ne l'intéresse pas, nous nous rabattrons sur le chef de la Sûreté. – Quand le trouve-t-on ? – L'après-midi généralement. Je vais d'ailleurs lui téléphoner pour annoncer notre visite. – C'est cela. Pour bien faire, il faudrait que l'article parût demain matin. Je vais d'ailleurs jeter sur le papier quelques notes qui pourront lui servir. Je vous attendrai ici, passez me prendre, dès que vous aurez obtenu un rendez-vous. Mais dites donc, je pense à une chose… Il ne faudrait pas laisser filer notre « homme » hein ? Voyez-vous qu'au moment de l'arrêter, on trouve la maison vide ? – Pas de danger, répondit le garçon boucher, je l'ai à l'œil. Nestor et Barouillet serrèrent la main à Bezombes, et se retirèrent. Aux gens qu'ils rencontraient, et qui les interrogeaient d'un petit signe de tête, ils répondaient avec un sourire énigmatique : – Avant peu, il y aura du nouveau. Comme des groupes commençaient déjà à se former devant la petite maison du passage Tenaille, Barouillet se fâcha. – Vous voulez donc nous faire tout manquer, dit-il. Si vous demeurez plantés là comme des piquets, il va se douter de quelque chose, et nous glissera entre les mains. Rentrez chez vous et attendez… Avant vingt-quatre heures, nous serons débarrassés de cet individu-là. – Oui… y a longtemps qu'on dit ça, murmura un petit homme affligé d'une tache de vin sur la joue droite, et cependant il est toujours là ! À ce moment, Procas avait soulevé un rideau de sa fenêtre. – Tenez, vous voyez bien, il nous écoute, dit Barouillet. Décidément vous allez tout compromettre. C'est bien la peine de se donner tant de mal. Les curieux se dispersèrent lentement, pendant que Procas se demandait anxieux : – Mais qu'est-ce qu'ils ont donc ? Que me veulent-ils ? Je ne comprends plus rien à ce qui se passe. XIV Quand la foule s'est liguée contre un homme, il faut que cet homme succombe, à moins qu'il ne puisse s'imposer par l'audace et la violence. Or, le pauvre Procas n'avait rien de ce qu'il faut, lui, pour tenir tête à la meute déchaînée, qui grossissait chaque jour. Pendant qu'il cherchait en vain les raisons de la guerre sourde qu'on lui avait déclarée, les meneurs recueillaient contre lui des preuves (ou des semblants de preuves) qui faisaient boule de neige, et que l'imagination déformait à l'envi avec cette exagération dont le peuple est coutumier. Bezombes continuait de dresser ce qu'il appelait « son plan de campagne », et chacun, dans le quartier maintenant en révolution, s'attendait à un coup de théâtre. Accompagné du gros Nestor et du solennel Barouillet, il s'était rendu aux bureaux de l'Égalité, boulevard Montmartre. Reçu par Phinot, que Barouillet avait prévenu par téléphone, il avait, avec sa verve de Méridional, exposé au rédacteur les « raisons » sur lesquelles il s'appuyait pour accuser Procas. Ces raisons paraissaient plausibles, et Phinot, qui cherchait justement un sujet d'article sensationnel pour rentrer en grâce auprès de son directeur, lequel lui reprochait certains « ratages », avait accueilli avec enthousiasme les révélations de Bezombes. Toutefois, rendu prudent par une gaffe récente, qui avait valu au gérant de l'Égalité une assez forte amende, et deux mois de prison, il ne s'engagea pas à fond dans cette affaire. Il se contenta de lancer un ballon d'essai. Dans un filet de première page, transparent pour les seuls initiés, il avait assez habilement amorcé le scandale. Le lendemain, dans tout Montrouge, on s'arrachait l'Égalité. Le brûlot avait porté. Ceux qui doutaient encore de la culpabilité de « l'Homme du passage Tenaille » le considérèrent dès lors comme un affreux criminel et s'étonnèrent que la police ne l'eût pas encore arrêté. Bezombes, flanqué du gros Nestor et de Barouillet, faisait de fréquentes stations dans les cafés, où il pérorait intarissablement, expliquant pour la centième fois comment il s'y était pris pour découvrir le coupable. Ce soir-là, lorsque Procas sortit, à la brune, pour aller chercher son dîner, il se vit suivi par une dizaine d'individus, dont le nombre grossit peu à peu, et, quand il rentra chez lui, une clameur s'éleva, sinistre, menaçante : – À mort ! À mort ! Effrayé, il s'engouffra avec son chien dans le vestibule, referma vivement la porte et se mit à écouter derrière un volet, se demandant si ces forcenés n'allaient pas pénétrer chez lui. Il ne comprenait toujours pas ce qui avait pu déchaîner leur colère, mais il se rendait compte maintenant que la vie n'était plus tenable et qu'il serait obligé peut-être de fuir ce quartier où son apparition soulevait une telle haine. Il perçut quelques bribes de phrases qui ne firent qu'augmenter son trouble, sans l'éclairer toutefois sur le motif de ce brusque revirement. Il se rendait compte enfin que sa laideur n'était point seule en cause, qu'il devait y avoir autre chose, mais il était loin de se douter, le malheureux, de la terrible accusation qui pesait sur lui. Un moment il eut l'idée d'écrire au commissaire, de lui demander de le protéger, mais il y renonça, espérant que la fureur de ces gens finirait par s'apaiser, comme elle s'était déjà apaisée quelques mois auparavant… La foule, haranguée par Bezombes, qui était devenu l'homme du jour, s'abstint, pendant une semaine, de toute manifestation. – C'est à la justice d'agir, ne cessait de répéter Bezombes… Attendons… Il est impossible que ce misérable jouisse longtemps encore de l'impunité. Une enquête est ouverte, je le sais… Nous allons bientôt assister à l'arrestation de l'assassin. Bezombes se trompait ; une enquête avait été ouverte, en effet, mais avait eu pour résultat de le faire convoquer chez le commissaire, qui lui avait demandé, en termes plutôt vifs, de quoi il se mêlait. Bezombes voulut le prendre de haut, mais on lui rappela certaine affaire de prêts sur titres qui n'avait jamais été bien éclaircie, et dans laquelle il avait joué un rôle plus que louche. On l'engagea même dans son intérêt à se tenir tranquille à l'avenir, et à ne pas empiéter sur les attributions de la police. Bezombes sortit tout penaud. Le soir, il retrouvait au café le gros Nestor et Barouillet, mais se gardait bien de leur apprendre comment il avait été reçu par le commissaire. – Voyez-vous, leur dit-il, il est toujours dangereux de s'occuper de ces sortes d'affaires. La police ne veut pas qu'il soit dit qu'elle est d'une maladresse insigne. Elle aime mieux laisser échapper un coupable que d'avouer franchement son incapacité. Moi, vous l'avez vu, j'ai fait tout ce que j'ai pu, dans l'intérêt de notre quartier. Je me suis efforcé de démasquer un malfaiteur, et il me semble que j'y ai réussi, mais la police voit tout cela d'un mauvais œil. Bientôt, si ça continue, ce sont les accusateurs qui seront les coupables. Je renonce à m'occuper de l'affaire. Que d'autres me remplacent, mais moi, je suis écœuré. Le gros Nestor protesta : – Eh quoi ! monsieur. Bezombes, vous parlez de tout lâcher ?… non, vous ne ferez pas ça ? – J'ai dit, fit Bezombes d'un ton péremptoire. Barouillet intervint : – Voyons, voyons, vous n'allez pas jeter ainsi le manche après la cognée. La police, devons-nous nous en préoccuper ? Le devoir nous commande de demeurer sur la brèche. Est-ce au moment où l'on a tous les atouts en main que l'on abandonne la partie ? Que va-t-on penser de nous ? Puisque notre commissaire est un incapable, c'est à nous d'agir. Je vais aller trouver Phinot, et il va lui servir quelque chose au commissaire. – Non, non, protesta Bezombes, n'entrons pas en lutte avec le commissaire. Nous n'aurions pas gain de cause. Ce serait la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Ces gens de police sont vindicatifs en diable, et capables de toutes les canailleries. – Qu'avons-nous à craindre ? repartit Barouillet. Notre conscience ne nous reproche rien, n'est-ce pas ? On peut fouiller dans notre vie. Moi, je m'en f… du commissaire, et s'il persiste à faire la sourde oreille, et à protéger l'assassin… eh bien, je le ferai révoquer… oui… révoquer, vous entendez. Je m'adresserai, pas plus tard que demain, à M. Jacassot, notre député. Il ira trouver, s'il le faut, le préfet de police, et vous verrez comme il la dansera votre commissaire. Il faudra qu'il s'exécute ou qu'il dise pourquoi. Bezombes ne se sentait point tranquille à cause de cette vieille affaire de prêts sur titres qui menaçait de revenir sur l'eau. Aussi se montrait-il opposé à ce qu'il appelait une « action directe ». Il ne pouvait cependant point, sous peine de passer pour un lâcheur, renoncer brusquement à tout. Il s'en tira de façon assez habile : – Je n'ai malheureusement pas assez de relations, dit-il, pour soutenir une lutte contre des gens qui disposent d'influences secrètes et appartiennent à cette franc-maçonnerie policière aussi puissante que l'ordre des Jésuites. Mais vous, Barouillet, qui êtes au mieux avec notre député, M. Jacassot, et qui avez vos entrées à l'Égalité, vous pouvez arriver à un résultat. Moi, j'ai fait une enquête ; elle a abouti à la découverte d'un assassin, mais la police refuse de marcher. Il faut l'y forcer, et vous seul pouvez le faire. Barouillet était piqué au vif. Il se rengorgea, fronça le sourcil, eut l'air de se faire prier, puis, très grave, laissa tomber ces mots : – Puisqu'il le faut, j'agirai, bien qu'il m'en coûte de me mettre en avant. – Songez que vous travaillez dans l'intérêt de tous et les mères de famille vous seront reconnaissantes de les avoir débarrassées d'un individu qui est pour elles un objet d'horreur et de crainte… qui est devenu un danger public. – Mais vous continuerez, mon cher Bezombes, à m'aider de vos conseils, je suppose ? – Pouvez-vous en douter ? Barouillet offrit une tournée, le gros Nestor une autre, et l'on se sépara, en se donnant rendez-vous pour le lendemain. Maintenant Bezombes était à peu près tranquille ; l'affaire suivrait son cours, mais lui n'y serait pour rien. Ce serait cet outrecuidant Barouillet qui endosserait toutes les responsabilités, en compagnie du gros Nestor. Cependant, si Bezombes demeurait dans l'ombre, il n'en continuait pas moins à mener une sourde campagne. Barouillet, lui, heureux de ne plus être sous la tutelle de l'homme d'affaires, parlait haut et disait à qui voulait l'entendre que « bientôt il forcerait la main à la police ». Quand il passait, les boutiquiers l'appelaient, l'accablaient de questions et sa réponse était invariablement la même. – J'ai fait une tournée dans les journaux. Vous allez voir le joli scandale qui va éclater. On l'écoutait avec ravissement, on buvait ses paroles, on le félicitait. Cependant l'homme du passage Tenaille, le « satyre », comme on l'appelait maintenant, continuait d'aller et venir à la tombée de la nuit, suivi par une bande de gens qui l'injuriaient lâchement, et l'accompagnaient jusqu'à sa porte. Le gros Nestor faisait toujours partie de cette meute, car, d'accord avec Barouillet, il s'était institué le « surveillant » de Procas, dont on redoutait la brusque disparition. Des gamins se joignaient au cortège, et l'un d'eux ayant voulu, un soir, s'approcher du « satyre », avait dû battre promptement en retraite devant les crocs menaçants de Mami que les cris des enfants rendaient furieux. – Ce sale cabot, dit le gros Nestor, je le saignerai avant peu, vous verrez ça… En attendant qu'on nous débarrasse de l'homme, je ferai toujours passer au clebs le goût du pain. XV Dans tout Montrouge on attendait chaque jour le fameux coup de théâtre, mais il tardait à se produire. Quinze jours s'étaient écoulés depuis que Bezombes avait « passé la main » à Barouillet, quinze jours pendant lesquels les esprits de plus en plus surexcités étaient graduellement arrivés à un état d'exaspération tel que tout était à craindre. Prudemment, Barouillet, qui n'avait point réussi dans ses démarches, demeurait calfeutré chez lui, en proie à une maladie probablement simulée. Quant à Bezombes, il ne se montrait plus au petit café de la rue Liancourt. Seul le gros Nestor, avec sa ténacité de brute, continuait d'épier Procas, et quand le malheureux sortait, il abandonnait son étal et se mettait à « filer » le satyre. Des vauriens et des désœuvrés, ainsi que quelques mégères se joignaient à lui et emboîtaient le pas au pauvre homme. Pour échapper à ces ennemis qui grondaient derrière lui, Procas tournait vivement le coin d'une rue et se blottissait sous quelque porche, mais il était toujours dénoncé par les grognements de Mami. Alors la foule l'entourait, menaçante, et il s'enfuyait en rasant les murailles. Dès qu'il pénétrait dans quelque boutique pour y acheter du pain ou un peu de viande, un attroupement se formait devant la porte et des voix irritées égrenaient tout un chapelet d'injures. Certains commerçants refusèrent de le servir et il fut bientôt obligé d'aller jusqu'à la rue de la Tombe-Issoire pour se procurer quelques maigres provisions. Un soir, près du réservoir de Montsouris, juste à l'angle de l'avenue Reille, il fut pris à partie par un groupe dans lequel se trouvait le gros Nestor. On l'empoigna brutalement, on lui dé chira ses habits et on l'eût probablement écharpé si les agents n'étaient accourus. Procas à demi-fou rentra chez lui, en courant, mais arrivé devant sa porte il n'aperçut point Mami. Il le siffla, l'appela : le chien ne répondit pas. Procas l'appela encore, et, pris d'un sinistre pressentiment, se mit à sa recherche… Il refit le chemin qu'il avait déjà parcouru, sifflant toujours, redoutant un malheur. Le chien demeurait introuvable. Procas crut que l'animal affolé par la scène qui s'était passée ou poursuivi à coups de pierres par les gamins avait fui du côté du parc Montsouris. Durant toute la nuit, il battit le quartier, retourna plus de dix fois devant sa porte, espérant que Mami serait peutêtre revenu. Au matin, dès le petit jour, il regagnait tristement sa demeure, conservant peu d'espoir de retrouver son cher compagnon quand, au coin de la rue Saint-Yves, il aperçut dans le ruisseau une grosse boule grise. Il s'approcha, se pencha et reconnut son chien, son pauvre Mami qui gisait, la tête écrasée, dans une mare de sang. Procas poussa un cri déchirant, son poing se tendit dans le vide en un geste de menace, puis, il ramassa la bête et la prit dans ses bras. Ceux qui virent passer cet homme horrible avec ce cadavre de chien qu'il portait comme un enfant demeurèrent étonnés et quelques-uns s'étant permis de rire, Procas les regarda d'un air si terrible qu'ils reculèrent, médusés par ces yeux jaunes qui semblaient ceux d'un démon. ** * Rentré chez lui, Procas déposa le cadavre de Mami sur la table de son laboratoire et se mit à fondre en larmes. Ainsi maintenant il était seul, bien seul. Il n'avait plus qu'un ami : ce chien, et on l'avait tué. Pourquoi ? Était-il responsable, le pauvre animal ? Était-il aussi l'ennemi de ces brutes ? Il ne gênait personne, cependant. C'était un pauvre chien très doux, très craintif, et si parfois il avait montré les dents, c'était plutôt pour se défendre que pour attaquer. Bien souvent les gamins l'avaient taquiné, harcelé, et jamais il n'en avait mordu aucun. Il semblait, comme son maître, résigné à souffrir. Il ne demandait qu'un peu de pitié, voilà tout. Et ils l'avaient tué, sans motif, ou plutôt si… parce qu'il était son chien à lui, Procas, le chien du maudit. Pourquoi ne s'étaient-ils pas attaqués à l'homme au lieu d'assommer une bête inoffensive ? Et Procas sanglotait, tenant dans une de ses mains la patte froide du pauvre Mami. Longtemps, il demeura devant ce cadavre éclaboussé de sang, dont l'œil triste, voilé par la mort, conservait encore une infinie tendresse, et où il y avait, comme une expression humaine. Tout à coup, il y eut au dehors un bruit de voix qui le fit tressaillir. Rendu au sentiment de la réalité, il leva la tête, regarda vers la fenêtre et distingua entre les rideaux mal joints des ombres mouvantes que grossissait démesurément la lueur d'un réverbère. À l'inertie et la torpeur succéda brusquement chez Procas une colère sourde. Il s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit et s'écria d'une voix terrible : « Allez-vous-en !… allez-vous-en, misérables !… » Une bordée d'injures l'accueillit, mais il fit face à l'orage. Ce n'était plus le pauvre être effacé, craintif, qui cherchait, dans la rue, à passer inaperçu. C'était maintenant un homme résolu, prêt à l'attaque, un homme affolé que le désespoir et la colère rendaient capable de tout. Sous la lumière crue du bec de gaz qui le frappait en plein visage, il avait quelque chose de si terrifiant que les voix qui l'injuriaient se turent. – Misérables !… misérables ! hurlait-il en tendant le poing… Mais une oppression le saisit, le sang lui monta à la gorge. C'est à peine s'il eut la force de refermer la fenêtre, et il s'abattit, haletant, suffoquant, terrassé par une syncope. ** * Quand il revint à lui, le soleil éclairait en plein sa chambre où dansait dans un rayon conique une fine poussière d'or pareille à un essaim d'insectes minuscules. Toujours étendu sur le parquet, il éprouvait une vive sensation de froid. Il grelottait, ses dents claquaient. Il promena autour de lui un regard étonné, mais l'idée de se lever ne lui venait pas à l'esprit. Il demeurait étendu, toujours frissonnant, la gorge sèche, et les membres si las qu'il ne se sentait pas le courage de faire un mouvement. Le bruit de la rue lui arrivait atténué, à peine perceptible, tant ses oreilles bourdonnaient. Tout était vague dans son esprit… il crut un moment qu'il avait eu, durant sa crise, un affreux cauchemar, comme cela lui arrivait souvent, mais un doute affreux le saisit… Il se leva péniblement en s'arc-boutant sur les coudes et sur les genoux. Le premier objet qu'il vit fut la table sur laquelle reposait son chien, et alors il se rappela tout. Il s'approcha, titubant comme un homme ivre, passa sa main sur le pelage terne de l'animal et demeura immobile, le front plissé, l'œil fixe. Il paraissait très calme ; on devinait qu'il poursuivait une idée qui, peu à peu, prenait corps dans son esprit. Soudain, sa figure s'illumina, il se tourna vers la fenêtre d'un air de défi, comme pour menacer des êtres invisibles, puis laissa tomber ces mots : « Pauvre Mami, ils t'ont tué, mais avant peu, tu seras vengé… et c'est toi qui serviras à ma vengeance. » XVI Le lendemain, dans le petit café de la rue Liancourt, le gros Nestor et Barouillet causaient à voix basse ; un événement s'était produit qui ne laissait pas de les troubler un peu. Bezombes avait disparu sans prévenir personne. – Décidément, dit Barouillet, c'est à n'y rien comprendre. Bezombes nous aurait avertis s'il avait dû s'absenter. J'avais bien remarqué qu'il semblait préoccupé, mais j'étais loin de prévoir qu'il filerait ainsi à l'anglaise. – Il est peut-être parti en province pour une affaire, émit le gros Nestor. – Non. Il doit y avoir autre chose. – Mais quoi ? – Ah ! voilà ! – Si on l'avait assassiné ? L'homme du passage Tenaille a peut-être appris que Bezombes l'avait démasqué. Peut-on savoir ? Cet horrible individu est capable de tout. Lui qui ne se montrait jamais, maintenant il ouvre sa fenêtre, regarde les gens, faut voir, et il a continuellement l'injure à la bouche. L'autre soir, il nous a traités de misérables, et nous a montré le poing. Je vous garantis que s'il avait pu empoigner l'un de nous, il lui aurait fait passer un mauvais quart d'heure. Il est comme un fou furieux. – C'est la mort de son chien qui le met dans cet état. – Alors, il en verra bien d'autres, car, tant qu'on ne se décidera pas à l'arrêter, nous lui ferons la conduite, chaque fois qu'il sortira. Enfin, voyons, m'sieur Barouillet, pourquoi qu'on ne le coffre pas, cet individu-là ? – Je n'y comprends rien. – Vous avez pourtant saisi de l'affaire des personnages influents ? – Oui, notre député a vu le commissaire, mais il lui a fait la même réponse qu'à nous. Selon lui, l'homme du passage Tenaille n'est pas dangereux. – Mais les preuves recueillies par M. Bezombes ? – Le commissaire dit que c'est de l'enfantillage. – Ah ! par exemple !… qu'est-ce qu'il lui faut alors ? – Moi, je renonce à m'occuper de cette affaire. J'y perds mon temps, et je n'aboutis à rien. – Et les journaux ? – Le rédacteur de l'Égalité dit maintenant comme le commissaire. – Ça ! c'est trop fort. Eh bien, moi, je n'abandonne pas la partie, et nous verrons si l'on ne se décide pas bientôt à arrêter le satyre. C'est très joli de dire qu'il n'est pas dangereux, mais en attendant le gosse de la mercière n'a pas reparu, et on n'a pas retrouvé non plus l'assassin de la petite du cinéma. Maintenant, v'là que ça se complique. M'sieu Bezombes a disparu lui aussi. Vous direz ce que vous voudrez, mais tout ça n'est pas naturel… Ah ! si je pouvais seulement pénétrer, pendant cinq minutes, dans la maison du passage Tenaille, j'vous garantis bien… Et le gros Nestor hocha la tête d'un air entendu. Barouillet, pensif, sirotait lentement son vermouth-cassis. Lui non plus ne comprenait rien à tout cela. Il s'était à corps perdu lancé dans cette malheureuse affaire, mais il se rendait compte maintenant que l'influence dont il jouissait dans le quartier, en qualité d'agent électoral, n'arriverait point à contrebalancer celle du commissaire. Où Jacassot avait échoué il ne pouvait qu'échouer lui aussi ; il valait mieux abandonner la partie, mais discrètement, habilement, car il craignait de devenir suspect à ceux qu'il avait entraînés à sa suite. Nestor, plus combatif, était, comme il se plaisait à le répéter, décidé à « foncer dans le tas ». Sa conviction était faite. La police protégeait un assassin, mais lui, il saurait bien démêler la vérité. – Une tournée, m'sieu Barouillet ? – Non, merci, ce sera pour une autre fois. – Vous savez, c'est de bon cœur… Allons, encore un petit apéro, ça n'a jamais fait de mal. Barouillet se laissa fléchir. – Père Chevassu, remettez-nous ça, commanda le gros Nestor, en montrant les verres vides. Le patron, un gros homme chauve et pâle, aux moustaches d'un noir d'ébène, arriva aussitôt avec deux bouteilles. Tout en versant, il souriait. On voyait qu'une question lui brûlait les lèvres. Enfin, il demanda : – Et m'sieu Bezombes ? On ne le voit plus… – Il a disparu, répondit le gros Nestor. – Vous voulez dire sans doute qu'il est en voyage ? – Disparu, que je vous dis. Personne ne sait ce qu'il est devenu. Y a que du mystère dans le quartier depuis quelque temps. Le père Chevassu devint soucieux. – Vraiment, fit-il, on ne sait pas ce qu'il est devenu ? – Combien qu'y faut vous le répéter de fois ? – Diable ! diable !… C'est ennuyeux. Oui, très ennuyeux… c'est que… c'est que ça ne fait pas mon affaire… mais pas du tout… J'ai eu confiance en lui, vous comprenez… et… – Il vous doit quelque chose ? demanda Barouillet. – Mais justement. – Beaucoup ? – J'vous crois… quinze cents balles. – Pas possible ? – C'est la vérité. – Et il vous a emprunté ça d'un coup ? – Non… en trois fois… Vous comprenez, c'était pour l'affaire, et… je n'ai pas cru pouvoir lui refuser, d'autant plus qu'il se recommandait de vous. – Ah ! c'est trop fort, s'exclama Barouillet, mais il ne nous a jamais parlé de ça. – Il est venu me trouver plusieurs fois… Il avait l'air très agité… L'affaire le préoccupait beaucoup, et il était, paraît-il, obligé de faire certaines dépenses pour obtenir des renseignements… Bref, je me suis laissé tomber de quinze cents francs. S'il ne revient pas, je suis « vert ». – Bah ! il reviendra. Bezombes est, je crois, un honnête homme… – Mais s'il était un honnête homme, il ne se serait pas recommandé de vous. Ça, c'est une leçon. On ne m'y reprendra plus… Et le père Chevassu, que sa femme venait d'appeler, se dirigea vers son comptoir. – C'est louche, c't'histoire-là, fit le gros Nestor. – Oui, plutôt, murmura Barouillet… Il y eut un silence. – Moi, reprit le garçon boucher, voulez-vous que je vous dise ? Eh bien, je m'étais toujours méfié de Bezombes. D'ailleurs de quoi vivait-il ?… Il ne venait jamais personne à son cabinet… Et puis quand donc qu'il se serait occupé de ses affaires ? Il était toujours au café. Il bavardait, c'est tout… Enfin, qu'il revienne ou non, cela ne nous empêchera pas de continuer ce que nous avons commencé, s'pas ? – Oh ! moi, je vous l'ai déjà dit, je renonce à tout. – Sérieusement ? – Sérieusement. – Ah ! c'est pas chouette ce que vous faites là, m'sieu Barouillet. Lâcher ainsi les amis, non, c'est pas bien. Qu'est-ce qu'on va penser dans le quartier ? Nous aurons l'air de farceurs. – Mais mon ami, que voulez-vous que je fasse ? Vous voyez bien que nous nous heurtons à des difficultés insurmontables. Nous avons contre nous la police ; elle ne veut pas qu'il soit dit que nous avons été plus malins qu'elle… et vous savez, quand on s'attaque à la police, on ne récolte rien de bon. – Bah ! vous et moi n'avons rien à craindre, n'est-ce pas ?… On ne nous coffrera tout de même pas, parce que nous voulons qu'on nous débarrasse d'un individu dangereux. Je voudrais bien voir que le commissaire me dise quelque chose, je le recevrais de la belle façon. J'suis un honnête homme, moi, je n'ai rien à me reprocher, par conséquent je suis tranquille. Puisque tout le monde me plaque, je travaillerai seul, et je donne ma tête à couper si avant quinze jours je n'ai pas réussi à faire empoigner l'individu du passage Tenaille. D'ailleurs, y a une chose bien simple… Si on ne l'arrête pas, les gens du quartier l'estourbiront, un beau soir, comme on a estourbi son chien. On est trop monté contre lui, et j'connais des gars qui n'hésiteront pas à le « buter »… – Oh ! pas de ça, hein ? fit Barouillet, car ce serait grave, et pourrait vous coûter cher. Le gros Nestor eut un haussement d'épaules : – C'est des choses qui se raisonnent pas. Tout le monde lui en veut à c't'homme-là, et, tôt ou tard, il finira bien par attraper un mauvais coup. XVII Procas conserva pendant vingt-quatre heures le corps de son chien auquel il enleva quelques fragments de moelle – on verra plus loin pourquoi – puis, un soir, il alla l'enterrer sur le talus des fortifications. À partir de ce jour, il ne fut plus le même. Il se laissait aller, malgré lui, à de criminelles méditations. En vain essayait-il de chasser les atroces pensées qui l'assaillaient, il ne pouvait y parvenir. L'idée de vengeance finit par se cristalliser dans son cerveau. Ordinairement, sous l'influence d'une colère violente, l'homme rêve de mille projets de vengeance, puis, petit à petit, reprend possession de lui-même. Un coup de foudre a bouleversé tout son être, mais la commotion éteinte, il retrouve enfin son calme. Chez Procas, une suite de commotions (car chaque jour il doit faire face à la fureur de la foule) amène graduellement une dépression psychique, destructive de toute morale, subjective, presque hypnotique. Ce n'est pas encore un fou puisqu'il agit délibérément, mais son cerveau n'est déjà plus celui d'un homme sain. Sous l'effet de la douleur, son moi s'est transformé, et il en arrive aux conceptions les plus monstrueuses. Une sorte d'entraînement va le conduire au crime sans qu'il tente rien pour se ressaisir… Cet état pourrait paraître explicable chez un être primitif, mais chez un intellectuel comme Procas, il semble une monstruosité. Pour s'éclairer sur la psychologie de ce malheureux, descendre dans les ténèbres de son âme, il faut remonter à la genèse du mal. Procas est un névropathe aux méninges surexcitées ; il y a chez lui des lésions anatomiques. Ses sensations atteignent à présent le paroxysme de la violence. Leur intensité a fini par étouffer la voix de la conscience. Il ne raisonne plus, il agit, en proie à une idée fixe. Toutes ses forces mentales se concentrent sur un seul objet : la vengeance. Il ne voit plus qu'elle et dans sa solitude, il rumine les plus terribles choses. À un tel être il eût fallu le calme, mais la foule hostile qu'il sent autour de lui, les cris de haine qui lui parviennent, chaque jour, à travers les murailles, tout cela l'exaspère de plus en plus. ** * Il réinstalla son laboratoire et se remit à ses travaux, mais, cette fois, ce n'était plus pour doter l'humanité d'une découverte… C'était pour semer la mort parmi ses semblables. Et ce serait la moelle qu'il avait prélevée sur son chien qui recèlerait le poison. Il se rappelait que, lors de précédents travaux, il avait fait quantité d'expériences de culture de microbes sur des milieux contenant des substances extraites de la moelle et de l'encéphale des chiens. Il en avait même extrait une matière qu'il appelait « médullose » et qui, additionnée dans des doses minimales aux milieux nutritifs, avait la propriété d'augmenter considérablement la virulence des microbes pathogènes. Mais il lui fallait choisir, parmi ces derniers, celui qui pourrait le mieux donner la mort. Il se remémorait alors toutes les maladies infectieuses qu'il avait étudiées autrefois, consultait des traités de bactériologie, mais ne trouvait rien. Pour des raisons que l'on comprendra bientôt, c'est dans l'eau qu'il voulait propager le microbe. Le virus de la peste bubonique, auquel il songea un instant, est sans contredit un virus des plus actifs, mais de récentes expériences n'ont-elles pas démontré que l'eau ne joue qu'un rôle tout à fait secondaire dans sa propagation ? Pour susciter une épidémie, il fallait trouver un poison nouveau, redoutable. Où chercher ce germe inconnu, ce petit être invisible qui, sournoisement, pénètre dans les entrailles et tue plus sûrement qu'une balle de revolver ? Et Procas était en proie à une rage sourde. Jamais il n'arriverait à se venger de ceux qui l'avaient tant fait souffrir, et continuaient, chaque jour, à le torturer. Cependant, en feuilletant un vieux manuscrit, il avait été frappé par des notes qu'il avait prises dans l'Inde sur certaine épizootie de rats. Il avait remarqué que des milliers de ces rongeurs périssaient en vingt-quatre heures, et qu'en même temps les habitants de certain petit village voisin de Madura étaient atteints d'une maladie jusqu'alors inconnue. Il s'était livré à de minutieuses recherches, avait isolé et cultivé un bacille extrêmement ténu, difficile à colorer et qui, inoculé aux rats et aux souris, opérait chez eux les mêmes ravages que ceux produits par l'épizootie mystérieuse. Il avait longuement, à son retour en France, étudié cette question et fait un rapport détaillé de sa découverte, mais ne s'était jamais décidé à publier ce travail auquel il avait donné le titre de : Recherches sur le « Bacillus murinus 1. » Plus tard, à Marseille, où il avait été envoyé par le ministre de l'Intérieur afin d'étudier les mesures prophylactiques à employer contre la peste, qui avait fait quelques victimes, il avait, en disséquant un cadavre, recueilli et isolé le même bacillus murinus, qu'il avait découvert dans l'Inde. Maintenant qu'il se 1 Bacille du rat. rappelait tous ces détails, il eut une idée soudaine. Il rechercha dans sa collection de microbes et retrouva un tube à essai contenant une culture de ce bacille, mais elle était presque desséchée. Sa virulence, c'est-à-dire son aptitude à se développer dans un corps animal et à y sécréter des poisons bactériens, devait être maintenant sans effet. Il fallait donc retrouver ce bacille, l'isoler, et le cultiver de nouveau. À partir de ce jour, on eût pu le voir, tous les soirs, soulever une planche de la palissade qui séparait de sa demeure le hangar à fourrage. Une petite lanterne sourde à la main, il disposait des pièges, puis scrutait le sol, dans l'espoir d'y découvrir un rat mort. Il y avait beaucoup de rats dans le hangar, et il ne désespérait pas de trouver ce qu'il cherchait. En une semaine, il captura une douzaine de rongeurs, mais une nuit il en découvrit deux qui étaient morts. Il procéda immédiatement à leur autopsie, et prit le sang du cœur, après avoir, au préalable, brûlé la surface de ce viscère, pour éviter toute contagion possible. Ensuite il ensemença le sang sur des milieux nutritifs, préparés d'avance, et, après vingt-quatre heures, obtint des cultures différentes. Dans la plupart de ces cultures, il trouva le bacille bien connu de Danysz, qui produit chez les rats une maladie à peu près semblable à la fièvre typhoïde de l'homme. Quelques jours se passèrent dans ce travail fiévreux. Avec une patience minutieuse, Procas disséquait un à un les cadavres de rats, ensemençait avec leur sang quantité de tubes à essai, mais le bacillus murinus n'apparaissait toujours pas. Une nuit, cependant, il trouva dans le magasin à fourrage plus de rats morts que d'habitude. Il en recueillit jusqu'à cinq. Plus de doute, une épizootie venait de se déclarer, et ce qui ten- dait à le prouver, c'est que les pièges qu'il tendait chaque nuit étaient maintenant vides. On sait que lorsqu'éclate une épidémie, les rats, qui ne sont pas moins intelligents que les autres animaux, fuient le foyer d'infection et émigrent en d'autres lieux. Quelle ne fut pas la joie de Procas lorsqu'il reconnut sur les rats, qu'il venait de trouver morts, des lésions tout à fait semblables à celles qu'il avait observées dans l'Inde. Il fit sur ces bêtes divers prélèvements de sang, et, vingt-quatre heures après, il pouvait observer sur la gélose une strie blanchâtre avec des ramifications latérales très caractéristiques. Le doute n'était plus possible : il tenait enfin son Bacillus murinus ! Alors, il prit une lamelle de verre, y déposa une goutte de culture, l'étala avec l'extrémité d'une pipette, colora la préparation avec une substance préparée par lui, et l'examina ensuite au microscope. Sur le champ de l'appareil il constata la présence de bacilles minces et courts… C'était bien le bacille cherché, il le reconnaissait parfaitement. Il ne lui restait plus qu'à accomplir ce que l'on appelle la « triade de Koch », qui consiste à inoculer le microbe à un animal réceptif. À trois rats vivants, il inocula le virus sous la peau, à trois autres il l'introduisit dans l'intestin sous forme de boulettes. Les premiers succombèrent en trente-six heures ; les trois autres ne moururent qu'au bout de quatre jours. Le virus semblait déjà assez violent, mais il était faible, si on le comparait à celui trouvé sur les rats du village indien. Procas ne se décourageait pas cependant. Il savait bien que, grâce aux procédés de la bactériologie moderne, on peut considérablement augmenter la virulence des microbes pathogènes et transformer un microbe presque inoffensif pour telle ou telle espèce animale, en un virus mortel pour la même espèce. D'autre part, son chien, son pauvre Mami devait, dans ce cas, lui rendre un dernier service… La médullose pourrait entrer en jeu et concourir à l'augmentation de nocivité du Bacillus murinus. Il employa dès lors une méthode très efficace inventée par Metchnikoff, Roux et Salimbeni dans leurs savantes recherches sur la toxine cholérique. Il introduisit dans le péritoine des rats de petits sacs de collodion remplis de bouillon de culture et de médullose ensemencés de Bacillus murinus. Il opérait avec toutes les précautions aseptiques, afin d'éviter l'infection du péritoine, ce qui aurait pu nuire aux résultats de l'expérience. Deux ou trois jours après, il sacrifiait l'animal et enlevait le sac pour ensemencer la culture dans un nouveau sachet de collodion, et l'introduire ensuite dans le péritoine d'un autre rat. Lorsque le virus eut passé alternativement dans les organismes de plusieurs rongeurs, il devint beaucoup plus actif. Bientôt, il arriva à tuer les rats en trois ou quatre heures. Enfin, en multipliant le passage des cultures sur plusieurs rats, Procas obtint un virus des plus nocifs. XVIII Il en était là de ses travaux quand une nouvelle crise le terrassa. Un soir qu'il avait veillé très tard, il eut soudain un éblouissement ; une lueur rouge passa devant ses yeux et il s'abattit sur la table de son laboratoire. Quand il reprit la notion des choses, il faisait grand jour. Autant qu'il en put juger il devait être près de midi. La circulation était plus active sur les trottoirs et, dans le restaurant qui se trouvait situé tout près de sa demeure, il entendait un bruit d'assiettes et de verres entrechoqués. Il essaya d'aller jusqu'à la fenêtre pour en tirer les rideaux et intercepter un rayon de soleil qui l'aveuglait, mais il fut incapable de faire un pas. Il tomba sur les genoux et c'est tout juste s'il eut la force de se traîner jusqu'à son divan sur lequel il se coucha avec beaucoup de peine. Cependant, il lui fut impossible de demeurer étendu et il dut s'asseoir ; son cœur semblait à tout moment près de s'arrêter et, de ses mains froides, Procas comprimait sa poitrine. Sa tête était vide de pensées, il ne songeait qu'à son mal, dont il suivait les phases avec angoisse. Il demeura longtemps plié en deux, le regard fixe, comme un homme qui redoute une catastrophe, puis il éprouva une sensation étrange. Sa vue s'obscurcit, ses idées devinrent imprécises ; il lui sembla qu'il avait été soudain transporté dans un monde irréel, loin de la vie consciente. Il avait l'impression que son être spirituel avait déserté son corps, qu'il voguait dans l'espace, et il se demanda si ce n'était pas cela la mort. Et pourtant non, car lorsqu'il touchait l'un de ses membres, qu'il le pinçait, il avait conscience de la douleur. ** * Il était toujours là, cloué sur son divan, immobile et froid comme un personnage de cire. Quand il se croyait un peu mieux il formait le projet d'aller jusqu'à la fenêtre et de l'ouvrir pour aspirer une bouffée d'air, mais il appréhendait le moment où il se lèverait, car il savait bien que le moindre effort pouvait de nouveau provoquer une crise. Si, au moins, il avait pu dormir ! Au prix de douloureux efforts, il était parvenu à se renverser en arrière et à appuyer sa tête contre la muraille. Il éprouva d'abord quelque soulagement et ferma les yeux. Il s'ensuivit un bien-être relatif qui dura peu, car la nouvelle position qu'il venait de prendre tendait par trop ses muscles thoraciques et comprimait sa respiration. Il fut obligé de se courber encore en avant, les coudes sur les genoux, et de rester ainsi, sans faire un mouvement. Une soif ardente lui brûlait la gorge, il grelottait, ses dents claquaient et il sentait le froid gagner ses extrémités, courir le long de ses bras et de ses jambes, monter jusqu'à sa poitrine. Est-ce la fin ? pensait-il. Cette perspective ne l'effrayait point. Il l'envisageait, au contraire, avec sérénité, s'étonnait même d'être encore en vie. Le bruissement de la rue lui parvenait assourdi et il souhaitait presque de ne plus rien entendre, de fuir à jamais ce monde où il n'avait rencontré nulle pitié, ces gens dont il entendait les pas sur le trottoir, les voix enrouées, les éclats de rire, et qui étaient tous pour lui des bourreaux. Après une nouvelle crise, moins violente que les autres, et qui le tint prostré sur son divan, il retrouva un peu de tranquillité physique, et put faire quelques pas dans la pièce. Il but un grand verre d'eau, mais comme ses jambes flageolaient, il fut obligé de s'asseoir. Cela faisait trois jours qu'il n'avait pas mangé, mais, toujours en proie à la fièvre, il n'avait pas faim… un peu d'eau lui suffisait. La secousse qu'il avait éprouvée, avait amené dans son esprit une certaine détente. Il ne songeait plus à rien, mais à mesure que la vie reprenait en lui, le souvenir lui revenait de tout ce qui s'était passé. Une insurmontable agitation le pénétrait graduellement, et d'ailleurs, eût-il voulu oublier que cela lui aurait été impossible. Quand il put enfin sortir pour aller faire ses provisions, il retrouva devant lui la même foule hostile, et le désir de vengeance qui sommeillait dans son cœur se réveilla plus violent que jamais. Le gros Nestor, qui n'avait point désarmé, se montrait plus acharné que jamais. Il avait pris de l'importance, depuis la défection de Bezombes et de Barouillet, et c'était lui qui maintenant « menait la danse ». Il s'était improvisé détective. Le soir, il se mettait en observation à la petite lucarne qui donnait sur la maison du passage Tenaille et sur le hangar à fourrage. Avec une patience qui ne faiblissait jamais, il guettait, pendant des heures, celui qu'il appelait le « satyre ». Il s'imaginait que celui-ci se préparait à fuir, et ce qui l'entretenait dans cette idée, c'est qu'il n'avait pas été sans remarquer les allées et venues de Procas, quand il se livrait, avec sa petite lanterne sourde, à la chasse aux rats. Nestor en avait conclu qu'il faisait ses malles et cherchait des planches pour confectionner des caisses afin d'y loger tout son matériel. Il avait même cru devoir prévenir le propriétaire, le père Grinchu, qui avait haussé les épaules, et lui avait fermé sa porte au nez. Nestor, furieux, s'était, dès le lendemain, répandu en calomnies sur le compte du marchand de fourrage, qu'il accusait « d'être de mèche » avec « l'assassin »… L'affaire prenait, on le voit, des proportions, et la foule, si facile à convaincre, était maintenant à la remorque du gros Nestor, lequel, tout fier du rôle de justicier qu'il croyait jouer (et en cela il était sincère), attisait chaque jour la haine de ses partisans. Il tenait des discours dans la rue, et on l'écoutait avec complaisance, car ce qu'il disait correspondait exactement à ce que nombre de gens pensaient dans le quartier. Le peuple a une fâcheuse tendance, on le sait, à voir partout du mystère, et à s'imaginer qu'il y a, pour certains privilégiés, des grâces d'état. Il croit dur comme fer que la justice est impitoyable pour les humbles, tandis qu'elle réserve toute son indulgence à ceux qui appartiennent à une certaine catégorie sociale. On en vint à chuchoter que « l'homme du passage Tenaille » avait dû jouer autrefois un rôle politique qui l'avait mis au courant de certains secrets, et que c'était pour cela que la police le ménageait. « Si c'était un pauvre diable comme nous, ne cessait de répéter le gros Nestor, il y a longtemps qu'il serait coffré. » Chaque jour, dans les ateliers, sur le pas des portes, dans les boutiques, c'étaient des parlotes mystérieuses ; chacun voulait paraître renseigné ; certaines commères, qui ne manquaient pas d'imagination, brodaient à qui mieux mieux, et quelquesunes d'entre elles avaient tellement monté la tête à la mère du petit disparu, que la pauvre femme, voyant en Procas l'assassin de son enfant, était, chaque soir, parmi les manifestants, quand le « satyre » quittait furtivement sa demeure. À quoi tout cela devait-il aboutir ? Nestor, lui, était persuadé que la police, devant ce mouvement populaire, qui prenait de jour en jour plus d'importance, finirait par agir. Mais la haine de Procas grandissait en même temps que celle de ces énergumènes et un soir que, poursuivi par une bande hurlante, il avait été de nouveau injurié, molesté, frappé, il était rentré chez lui dans un état d'exaspération tel que l'idée de vengeance qui couvait en lui, mais se serait peut-être atténuée, s'était réveillée plus farouche que jamais. « Ce sont eux qui l'auront voulu ! s'écria-t-il d'une voix rauque… » Et le lendemain, il reprenait son affreuse besogne. XIX Il n'était pas sûr encore que le virus qu'il avait découvert pût agir efficacement sur un être humain, mais, pourtant, il en avait l'intuition. Les expériences qu'il avait faites lui semblaient concluantes. Cependant, il n'était pas au bout de sa tâche. S'il avait réussi à « isoler » un agent infectieux des plus violents, qui devait produire de terribles effets, il fallait que le virus pût se propager dans l'eau, afin que celle-ci contînt une proportion x de germes nocifs. C'était une condition sine qua non pour obtenir une épidémie qui ne se bornât à quelques cas isolés. Là surgit une difficulté. L'eau, comme on le sait, n'est point d'ordinaire stérile. Elle contient toujours une quantité assez considérable de bactéries qui ne se développent pas dans l'organisme vivant, mais se développent aux dépens des matières mortes 2. Et cette quantité dépend des conditions très variables du climat, de la proximité de quelque source contaminée. Dans l'eau de Seine n'a-t-on pas trouvé 415 000 microbes pour un centimètre cube ? Et dans les eaux qui alimentent Paris jusqu'à 6 680 ? Il s'ensuit que les eaux les plus pures recèlent une faune microbienne nombreuse et assez de matière organique pour nourrir, pendant un certain temps, des milliers de bacilles. Dans l'eau stérilisée, les microbes se propagent encore plus. L'eau fortement envahie par les bactéries ne permet pas le 2 Microbes saprophytes. facile développement des bacilles qui l'habitent, de même qu'elle ne permet point l'évolution d'un nouveau microbe, sauf dans le cas où celui-ci est beaucoup plus fort que les premiers habitants du même élément. C'est l'éternelle loi de la lutte pour l'existence qui gouverne les relations entre ces invisibles, comme elle gouverne les relations entre les hommes : le plus fort mange le plus faible. En se basant sur ce fait quelques savants ont émis cette opinion : que l'eau la plus pure, au point de vue bactériologique, est souvent la plus dangereuse, quand il est impossible de la protéger contre la contamination provenant de quelque foyer infectieux du voisinage. Que l'on nous pardonne ces quelques détails scientifiques, mais ils sont nécessaires à la compréhension de ce qui va suivre et servent à expliquer le terrible drame qui se jouera bientôt. La plupart des microbes pathogènes se développent assez bien dans l'eau stérilisée, mais mis en présence des autres microbes saprophytes qui sont beaucoup mieux adaptés à ce milieu nutritif, il leur faut soutenir une lutte acharnée pour l'existence, et ils finissent, la plupart du temps, par être vaincus. La manière de vivre des microbes pathogènes dans l'élément liquide dépend de nombreux facteurs. C'est tout d'abord la composition chimique de l'eau, principalement sa richesse en matières organiques ; c'est ensuite sa température plus ou moins élevée, l'absence de lumière et de mouvement. Enfin il y a encore d'autres conditions qui dépendent des microbes euxmêmes : la vitalité, la résistance de ceux-ci dans leur lutte avec leurs ennemis. Quand le microbe pathogène commence à prendre le dessus dans cette lutte pour la vie, et que les autres périssent, il se produit alors dans l'eau une augmentation de matières nutriti- ves aux dépens des cadavres et le microbe vainqueur peut se développer beaucoup plus abondamment. Procas avait prélevé chez lui de l'eau de la ville et l'avait soumise à la méthode de Koch. Après avoir fait chauffer à une température de 40 degrés des tubes contenant de la gélatine préparée avec du bouillon de viande, il « ensemençait » avec une certaine quantité d'eau. La gélatine fondue était ensuite coulée dans des cristallisoirs en verre, dits boîtes de Pétri. D'ordinaire, les colonies de microbes apparaissent au bout de vingt-quatre heures ou de trente-six heures, sous forme de petits points blancs. Et la numération de ces colonies donne le nombre total de microbes contenus dans la quantité d'eau prise pour l'ensemencement. L'eau de la ville analysée par Procas n'était pas riche en microbes ; leur nombre ne dépassait, pas dix-huit cents par centimètre cube. Il était évident que cette eau pourrait offrir un milieu favorable au bacillus murinus : la lutte pour l'existence ne lui serait point trop difficile. Pour vérifier ce fait, Procas ensemença un centimètre cube de bacillus murinus dans un ballon de cinq litres rempli d'eau de la ville. Toutes les six heures, il étendait les échantillons de cette eau sur la gélatine, et comptait le nombre de colonies apparues, après un séjour de vingt-quatre heures à l'étuve. La deuxième expérience révéla une diminution notable des colonies du bacillus, et en trente heures, elles disparurent presque complètement. Le bacille du rat, qui était si puissant, si vivace dans l'organisme animal, était vaincu par des êtres invisibles. Mais Procas ne se décourageait pas. Au contraire la difficulté le stimulait. Il savait fort bien que l'on peut habituer chaque bactérie à des conditions nouvelles de vie, en changeant peu à peu ces conditions. Il ensemença son bacillus murinus dans un bouillon contenant moins de viande et plus d'eau stérilisée, et se livra à une série de cultures, en diminuant graduellement la quantité de matières organiques. Cependant, le bacille ensemencé dans l'eau non stérilisée disparaissait au bout de quelque temps. D'autre part, l'inoculation de cette culture sur les rats démontrait que sa virulence s'atténuait très sensiblement, puis finissait par ne plus avoir de force. Cette fois, Procas perdit tout courage, et peut-être eût-il renoncé à continuer ses expériences si les cris hostiles qu'il entendait au dehors n'avaient stimulé son énergie, et entretenu son idée de vengeance. Il continua ses recherches, et arriva à se demander si, par suite d'une coopération entre deux ou plusieurs espèces microbiennes, il n'arriverait pas à une sorte d'union bacillaire. La science fournit plusieurs exemples de cette « symbiose », de cette association de microbes qui apparaît comme des plus utiles et même nécessaire à la vie d'un type déterminé. Metchnikoff n'a-t-il pas constaté que la combinaison du vibrion du choléra avec quelques autres espèces, comme par exemple la sarcine, parasite inoffensif de l'intestin de l'homme, est des plus virulentes ? Il fallait trouver un type microbien qui pût augmenter la force de résistance du bacillus murinus. Il se livra à nombre d'essais, mais les résultats étaient toujours les mêmes. Le bacille s'atténuait dans l'eau et sa virulence y disparaissait presque complètement. Allait-il donc renoncer à sa vengeance ? La science seraitelle impuissante à lui procurer le poison qui devait anéantir des centaines de vies humaines ? Chaque jour il se monte davantage. Il s'absorbe de plus en plus dans son idée de vengeance ; il en arrive à ne plus songer qu'à cela. C'est un homme exaspéré, un demi-fou… Lorsque les cris et les injures des gens massés devant sa porte parviennent à ses oreilles, au lieu d'être effrayé, comme devant, il a un ricanement sinistre, soulève doucement son rideau, regarde fixement tous ces individus qui l'insultent et songe que s'il parvient à isoler et à multiplier le bacille qu'il cherche, bientôt on verra reparaître le spectre de la Mort Noire, qui, aux siècles lointains, parcourait les vallées d'Europe en semant sur sa route la terreur et la ruine… Et il se réjouissait à la pensée que pour tous ces êtres qui le faisaient souffrir, ce serait avant peu les ténèbres du tombeau. Nul regret, nulle pitié ne trouvaient place dans son âme. Il envisageait froidement les conséquences de son acte, et attendait avec impatience le jour où il pourrait, d'un simple geste, supprimer ses ennemis. Dans son laboratoire, à la lueur d'un bec de gaz clignotant, jusqu'à une heure avancée de la nuit, il accomplissait son œuvre de mort avec la fièvre d'un savant qui travaille uniquement pour la science. XX Jusqu'alors aucun de ses essais n'avait réussi ; il se heurtait toujours aux mêmes difficultés et les microbes qu'il « ensemençait » perdaient leur virulence une fois qu'ils étaient plongés dans l'eau. Un jour il eut l'idée de puiser de l'eau à un vieux puits très profond qui se trouvait dans sa cour. Il n'augurait rien de bon de cette nouvelle expérience quand, à sa grande surprise, il remarqua que le bacillus murinus se développait très abondamment dans cette eau non stérilisée. Au bout de vingt-quatre heures, le nombre des microbes contenus dans le liquide diminua, tandis que son bacille se développait de plus en plus. Nul doute : la cause initiale de cette augmentation de virulence était due à l'un des microbes habitant le puits et les mêmes résultats pouvaient être obtenus avec la culture pure de ces microbes dans l'eau stérilisée. Il les isola, les cultiva à part et ensuite les développa avec le murinus adapté à la vie dans l'eau du puits et dans celle de la ville. Le problème était résolu ! Procas tenait enfin sa vengeance : deux microbes qui, coopérant l'un avec l'autre, allaient devenir d'une virulence extrême. Il prépara soigneusement une culture de ces deux bacilles dans un ballon de deux litres, puis se laissa tomber sur son divan en poussant un profond soupir. Il ne lui restait plus qu'à accomplir l'acte décisif, celui qu'il ruminait depuis si longtemps ! ** * Tout était prêt. Et pourtant, il hésitait. Pendant de longues heures, il demeura immobile, la tête entre les mains. « Allons, se disait-il intérieurement, il faut se décider. Est-ce qu'ils ont eu pitié de moi, eux ? Il se levait, s'approchait du bocal, le mettait sous son bras, comme s'il était prêt à l'emporter, et faisait quelques pas dans la pièce. Une lutte affreuse se livrait en lui. Il reposait le bocal, allait se rasseoir, puis songeait de nouveau… Il revivait alors ses jours de misère, les tortures que lui faisait endurer cette foule sauvage qui ne lui laissait plus un instant de repos : Il se remit à marcher, ouvrit tout à coup la fenêtre et respira largement, plongeant ses regards dans l'obscurité. À Saint-Pierre-de-Montrouge, l'heure sonna, grave, frémissante. Il pleuvait. Des nuages couraient dans le ciel avec, par places, de grands tons blafards. Son poing se tendit du côté de la rue ; vivement il endossa son pardessus, se coiffa de son chapeau et, dissimulant son bocal sous son bras gauche, ouvrit sa porte et sortit. Dans les maisons, ses ennemis dormaient, tranquilles et confiants. Procas remonta l'avenue du Maine jusqu'à l'église de Montrouge, prit la rue d'Alésia, tourna à droite dans la rue de la Tombe-Issoire et gagna la rue Saint-Yves. Arrivé à l'endroit où il avait découvert, quelques semaines auparavant, le cadavre de son pauvre Mami, il s'arrêta, essoufflé, car il avait marché très vite et suait à grosses gouttes. Se rappelant la tragique soirée où l'on avait voulu le lyncher, il revoyait son chien qui se serrait contre lui en grognant, puis tout s'effaçait dans son esprit. Il ne gardait plus que le souvenir de l'angoisse qu'il avait éprouvée ensuite, lorsqu'il courait à la recherche de Mami, et qu'il le retrouvait, au petit jour, pantelant dans le ruisseau. « Les misérables !… Les misérables !… » ne cessait-il de répéter, en proie à une colère sourde qui allait en s'accentuant. À cette minute, tout s'exaspérait en lui. Il ne raisonnait plus, et ne songeait qu'à une chose : se venger. Il se remit en marche, avançant d'un pas furtif, comme un malfaiteur qui se sent épié. Il était presque certain que personne ne l'avait aperçu, cependant il tremblait et convulsivement cherchait à se rapetisser. La pluie continuait de tomber avec un bruit las. Les lumières de Paris formaient au loin, au-dessus des maisons, une grande buée vacillante. Parvenu à l'angle de l'avenue Reille et de la rue Saint-Yves, il s'orienta. Devant lui, le réservoir de Montsouris avait l'aspect, d'un énorme tumulus recouvert d'un épais gazon, d'une de ces sépultures gigantesques comme on en voit dans quelques villes d'Asie… Sur un des côtés s'élevaient de petits édicules vitrés et, à l'angle nord-ouest, une construction en maçonnerie surmontée d'un kiosque métallique qui faisait l'effet d'une passerelle de paquebot. Il se rappelait être venu là, quelques années auparavant, avec une délégation de conseillers municipaux et de chimistes, pour examiner ce qu'on appelle les « bâches d'arrivée », où débouchent les siphons de la Vanne, du Lunain et du Loing. Il s'agissait alors d'une enquête du comité d'hygiène. En sa qualité de bactériologiste, Procas avait été désigné pour étudier sur place les dangers de contamination des eaux par la poussière que le vent pourrait chasser dans les cuvettes d'adduction, et il avait été frappé, à cette époque, de la facilité avec laquelle on pouvait pénétrer dans le réservoir maintenant protégé par de solides travaux. Il longea l'avenue Reille, puis la rue de la Tombe-Issoire et la rue Saint-Yves, laquelle encadre de deux côtés le grand tumulus gazonné, et comprit qu'il n'arriverait jamais à escalader ces murs… Il essaya d'ouvrir une petite porte encastrée dans la pierre, mais n'y put parvenir. Il eût fallu en forcer la serrure (et Procas n'eût pas hésité à le faire), mais il n'avait sûr lui qu'un petit couteau dont la lame se serait brisée au moindre effort. Pendant qu'il réfléchissait, noyé dans un coin d'ombre, la silhouette d'un sergent de ville se profila le long des maisons voisines. Il attendit que cette silhouette eût disparu, puis fit encore une fois le tour du réservoir. Celui-ci était aussi bien défendu qu'une forteresse. La rage au cœur il reprit le chemin de sa demeure. La pluie avait cessé, un vent bas faisait cliqueter les vitres des réverbères : de grands nuages, pareils à de l'ouate saupoudrée de suie, s'effilochaient dans le ciel, éclairés, de temps à autre, par un rayon de lune. Procas était tellement troublé qu'il s'égara. Au lieu de tourner à gauche pour rejoindre la rue d'Alésia par l'avenue du Parcde-Montsouris, il s'engagea à droite et se trouva dans la rue de la Glacière. Après une assez longue hésitation, il reconnut enfin son chemin, mais il était tellement fatigué qu'il dut s'asseoir sur un banc. Une torpeur l'envahit, et peut-être se serait-il laissé aller au sommeil quand un agent l'interpella d'une voix rude : – Vous n'avez pas de domicile ? – Si, monsieur, répondit Procas, l'air égaré, comme un homme qui sort d'un rêve… – Alors, allez vous coucher… on ne dort pas sur les bancs… Procas se leva. Il s'éloigna, la démarche lourde, sous l'œil méfiant du sergent de ville… Lorsqu'il arriva chez lui, il vit une feuille de papier collée contre sa porte. Il essaya de lire, mais ne pouvant y parvenir, la détacha. Il entra dans son laboratoire, fit de la lumière, et ces mots, tracés en gros caractères par une main malhabile, apparurent sous le halo de la lampe : « Canaille !… assassin !… Puisque la police ne veut pas t'arrêter, avant peu nous te ferons ton affaire ». Procas ne s'indigna même pas ; il eut un haussement d'épaules, froissa le papier et le jeta dans un coin. Il savait bien, parbleu ! qu'il n'avait rien de bon à attendre de cette populace surexcitée, dont la haine grondait autour de lui. Les menaces ! Elles ne l'émouvaient guère… Son bocal posé devant lui sur la table scintillait à la lumière… Et il songeait : « C'est moi qui vais vous faire votre affaire, tas de misérables !… et vous l'aurez bien cherché… » Il se déshabilla lentement et s'étendit sur son divan, qu'il avait maintenant converti en lit… un lit sans draps avec deux mauvaises couvertures de soldat. Il avait laissé sa lampe allumée, car, depuis quelque temps, l'obscurité l'effrayait. Au dehors, la pluie s'était remise à tomber. Procas s'assoupit, puis, brisé de fatigue, finit par s'endormir. Quand il s'éveilla, il faisait grand jour. Sa lampe charbonnait, répandant dans la pièce une petite fumée noire. Cependant, il n'avait pas le courage de se lever… La perspective d'une nouvelle journée à vivre l'écœurait… Son échec de la veille l'avait découragé, mais il ne renonçait point pourtant à son projet de vengeance. Cette idée s'était ancrée dans son esprit avec une telle force, qu'il la regardait comme une chose nécessaire, une sorte d'obligation à laquelle il ne pouvait se soustraire. Il se laissa glisser à bas de son divan, revêtit ses habits encore tout trempés, et se dirigea vers la cuisine où il avait installé son autoclave. Là, il ouvrit le tiroir d'une vieille table, fouilla parmi les objets qui s'y trouvaient, et prit une tige métallique terminée à son extrémité par un double crochet. C'était avec cela qu'il retirait autrefois du feu les tubes qu'il faisait rougir à blanc pour les stériliser. Il chercha une lime qu'il finit par découvrir sur une étagère, et, revenant dans son laboratoire, se mit à râper doucement le morceau de fer. Ce travail dura près de trois heures, et, quand il fut terminé, Procas se rejeta sur son divan. Il semblait très tranquille, et, par instants, un sourire crispait son hideux visage. XXI Ce matin-là, le gros Nestor, contrairement à son habitude, négligea de heurter à la porte de Procas en proférant des menaces. Il avait reçu la visite de Barouillet, qui venait de lui apprendre une chose grave. Bezombes avait été arrêté et conduit au commissariat de la rue Sarrette. – C'est la police qui se venge, grogna le gros Nestor… – Peut-être, fit Barouillet, mais ce qu'il y a de certain, c'est que Bezombes est accusé d'escroquerie… – Le père Chevassu a déposé une plainte ? – Oh ! des plaintes… il y en a plusieurs, à ce qu'on dit. Ce Bezombes ne valait pas cher… vice. Barouillet eut un geste vague. – Oui, tout de même… les preuves qui nous manquaient, il nous les a fournies. – Qui sait ? – Quoi, vous doutez ? – Possible, mais il nous a quand même rendu un fier ser- – Bezombes exagérait tout… C'est un vaniteux qui ne cherche qu'à se faire valoir… En tout cas, qu'il ait exagéré ou non, ce qui est certain c'est que c'est un malhonnête homme. Il a profité de « l'affaire » pour escroquer plusieurs commerçants du quartier, et il est fort regrettable que nous l'ayons fréquenté car enfin, nous avons été ses amis… On ne voyait que nous et lui… si l'on allait supposer… – Voyons, monsieur Barouillet, on nous connaît dans tout Montrouge. Nous avons un commerce, une situation… Nous ne devons rien à personne… Quand les garçons de banque viennent chez nous ils ne laissent jamais de fiches… – Je ne dis pas… Mais les gens sont si méchants… – Bah ! ne nous occupons pas de cela. Que Bezombes se débrouille. – On nous citera peut-être comme témoins. – Eh bien, nous dirons ce que nous savons. On ne pourra tout de même pas nous coffrer parce que nous avons fréquenté un escroc. C'est des choses qui arrivent. On fait la connaissance d'un homme, on le croit honnête, et on apprend plus tard que c'est une fripouille, on n'est pas compromis pour cela. Bezombes nous a trompés, voilà tout, mais on ne m'ôtera pas de l'idée qu'il était sincère, quand il pistait le satyre… – À quoi cela nous a-t-il avancés ? – Ah ! monsieur Barouillet, sauf le respect que je vous dois, vous nous avez « plaqués » et vous avez eu tort… – Mais non, mon ami… Je n'ai pas eu tort. J'avais compris qu'il n'y avait plus rien à faire. Notre homme, pour une raison que j'ignore, dispose sans doute de grandes protections, puisque malgré toutes les preuves accumulées contre lui, il est toujours en liberté. Mon opinion, – ai-je besoin de vous le dire ? – n'a pas varié… Je le crois coupable d'un crime… peut-être de plusieurs, mais tant qu'on ne le prendra pas sur le fait… – Pour le prendre sur le fait, comme vous dites, il faut le surveiller… l'épier… et c'est ce que je fais, chaque jour, ou plutôt, chaque soir… Ordinairement, il ne sortait que pour aller chercher son dîner… et une fois rentré il ne mettait plus les pieds dehors… Eh bien, hier, il est sorti vers minuit… Je l'ai entendu ouvrir sa porte… Je me suis mis à la fenêtre et l'ai vu qui se dirigeait du côté de l'église de Montrouge… Mais quand je suis descendu il était déjà loin… – Vous êtes sûr de l'avoir vu sortir ?… – Aussi sûr que vous êtes là devant moi… Je l'ai guetté… car moi, j'ai de la patience, et quand je m'occupe d'une affaire, je vais jusqu'au bout… Oui… je l'ai guetté et je l'ai vu rentrer. Il pouvait être environ deux heures du matin. D'où venait-il ?… Croyez vous que c'est naturel, ces sorties-là ?… Un de ces jours nous allons encore apprendre que quelqu'un a été assassiné, et on n'en parlera plus… Ah ! N. de D… Je le pincerai le satyre, ou je veux perdre mon nom… À partir de ce soir, je vais encore me tenir en faction… – Mais, malheureux, vous ne pourrez pas veiller toutes les nuits… – Je dormirai le jour, mon père me remplacera à l'étal, mais faudra bien que j'aboutisse… – J'admire votre énergie, et surtout votre persévérance… mais je crois que vous en serez pour votre peine. – Nous verrons, monsieur Barouillet, nous verrons… Jusqu'alors nous ignorions que le satyre sortait la nuit… maintenant nous tâcherons de savoir à quoi il emploie son temps… pas à quelque chose de propre, bien sûr… – Je vous souhaite bonne chance… En tout cas n'oubliez pas que vous pouvez toujours compter sur moi. Le gros Nestor éclata de rire. – Ah ! fit-il, en frappant familièrement sur l'épaule de Barouillet, vous vous ravisez… alors, on pourrait s'entendre et partager la besogne. Nous filerions le particulier à tour de rôle… – Ce serait avec plaisir, mais nous allons avoir les élections municipales, et, vous comprenez, toutes mes soirées sont prises… Je fais campagne pour Malavaux, et… – Tiens, je croyais que vous souteniez le conseiller sortant… – Non… Bellerive n'a pas tenu ses engagements… il en a pris trop à son aise avec les électeurs… il nous faut un homme qui s'occupe activement du quartier… Ah ! si ç'avait été dans un autre moment, je vous aurais secondé de grand cœur, mais vous le voyez, c'est impossible… – Alors, je « travaillerai » seul, et m'efforcerai de réussir… Ça arrivera peut-être plus tôt que vous ne le pensez… et je pourrai dire que moi aussi, je prends les intérêts du quartier. – On vous en sera reconnaissant. Les deux hommes se serrèrent la main, et se séparèrent. Le gros Nestor sortit sur le seuil de sa porte où il demeura immo- bile, imposant et superbe… À ceux qui passaient, il faisait un petit signe de tête, ou envoyait un salut de la main. Le rôle qu'il avait assumé le posait dans l'avenue du Maine, et il prenait, comme Bezombes, des airs mystérieux quand on lui parlait de « l'affaire ». Tout le monde était persuadé qu'il savait quelque chose, mais ne voulait encore rien dire. Cependant, à l'heure de l'apéritif, dans le petit café de la rue Liancourt, il fit quelques confidences à deux ou trois amis qui s'empressèrent d'aller répéter partout que Nestor allait bientôt étonner tout le monde, et ceux qui jusqu'alors l'avaient considéré comme un parfait imbécile, commencèrent à le prendre au sérieux. C'était lui, en somme, qui entretenait dans le quartier la haine de tous contre Procas, haine qui se serait peut-être atténuée, puis apaisée, comme s'apaisent les grandes fureurs populaires. On continuait à épier le malheureux savant, et à lui « faire la conduite », quand il allait chercher quelques maigres provisions qu'il n'obtenait pas toujours, car la plupart des commerçants avaient fait alliance avec la foule. Il était souvent obligé de descendre jusqu'à la rue de la Gaîté et la rue d'Odessa où il trouvait fatalement de nouveaux ennemis qui faisaient chorus avec les autres. Il est juste de reconnaître que, depuis quelques jours, Procas, qui était sûr de se venger de tous ces gens, avait une attitude provocante. Autrefois il fuyait comme une pauvre bête que l'on poursuit à coups de cailloux, mais à présent, il tenait tête à la bande hurlante qui l'escortait. Souvent, il s'arrêtait, croisait les bras, et regardait fixement la foule… Il était certain que cela allait mal finir et qu'un jour ou l'autre, on l'attaquerait encore, car il devenait de plus en plus odieux. La veille, on avait cloué une feuille à sa porte : ce soir-là il trouva un autre chiffon de papier sur lequel était grossièrement représentée une guillotine avec ces mots : « Deibler t'attend ! » Il sourit, et rentra chez lui. Il paraissait très calme. Il mangea une croûte de pain et un peu de charcuterie et se jeta tout habillé sur son divan, après avoir mis la petite aiguille de son réveil sur minuit. ** * Quand la sonnerie grêle se mit à vibrer, Procas se leva. Il fit quelques pas dans la pièce, s'approcha de la fenêtre, écouta, puis jetant son manteau sur ses épaules, demeura quelques instants immobile. Enfin il mit son chapeau, dont il rabattit les bords, prit son bocal et sortit doucement après avoir éteint sa lampe. À peine était-il dehors qu'il entendit des pas derrière lui. Il se retourna et vit une ombre qui rasait les murs. À la lueur d'un bec de gaz il reconnut son ennemi et s'ingénia à le dépister. Au lieu de suivre l'avenue du Maine, il s'enfonça dans le passage de la Tour-de-Vanves, où l'obscurité était presque complète, tourna rapidement dans la rue Asseline et se blottit sous un porche. Le gros Nestor (car c'était lui), s'arrêta, indécis, puis, ne voyant personne, parcourut la rue dans toute sa longueur. Il passa près de Procas sans l'apercevoir, revint dans le passage et s'avança jusqu'à l'avenue, mais déjà Procas, par la rue Didot, gagnait la rue d'Alésia, l'avenue d'Orléans, puis la rue Beaunier, qui débouche en face de l'entrée principale du réservoir de Montsouris. Il s'engagea aussitôt dans l'avenue Reille et s'arrêta devant une petite porte de fer encastrée dans la muraille. La nuit était noire, un peu brumeuse. Les feux des réverbères semblaient miroiter dans de l'eau trouble. Posant sur le sol son bocal, Procas, au moyen du crochet qu'il avait façonné la veille, se mit à fourrager doucement dans la serrure. Il y eut enfin un petit déclic, et la porte s'ouvrit sans bruit. Il était dans la place. Une effarante tranquillité régnait autour de lui. Il monta quelques marches et atteignit la grande plate-forme de gazon qui recouvre le réservoir. S'agenouillant sur l'herbe humide, il écouta un instant, puis se releva, et, courbé en deux, se glissa vers l'édicule vitré qu'il apercevait vaguement devant lui. Il tremblait de tous ses membres, et sentait son cœur battre à coups précipités dans sa poitrine. L'horrible résolution qu'il avait prise faiblissait de minute en minute, et peut-être allait-il revenir en arrière, quand l'aboiement lointain d'un chien le fit tressaillir. C'est ainsi qu'aboyait le pauvre Mami, quand il sentait derrière lui la foule hostile qui poursuivait son maître. Cet aboiement avait quelque chose de plaintif et montait dans la nuit à intervalles réguliers. Procas eut un tressaillement. En quelques secondes ses souvenirs se succédèrent… il revit la bande hurlante de ses ennemis, leurs figures farouches, leurs gestes de menace… Il crut sentir sur son épaule la poigne brutale du garçon boucher, entendre Mami qui grognait à ses côtés, Mami dont il devait bientôt retrouver la dépouille sanglante, le long du ruisseau… Et cela étouffa son rêve de pardon. D'un pas furtif, il continua d'avancer, serrant contre lui son bocal… « Pourquoi aurais-je pitié d'eux », songeait-il. Il était arrivé devant le kiosque où débouchent les doubles siphons de la Vanne et du Loing. Il n'eut qu'à crocheter une porte vitrée qui céda facilement. Parvenu près d'une rampe de fer, il vit un trou noir où l'eau entrait en bouillonnant… Ses mains qui tenaient le bocal étaient devenues froides et, au moment d'accomplir le geste fatal qui allait semer la mort, ses jambes vacillèrent. Pourtant, il se ressaisit, étendit le bras, hésita encore quelques secondes, puis d'un geste brusque, lança le poison. Il y eut un petit bruissement, quelque chose comme un léger susurrement de feuillage… et ce fut tout. Procas s'était vengé… L'irréparable était accompli. Un frisson de douleur et de volupté parcourut tout son être, et il s'enfuit, en proie à une terreur folle, croyant voir autour de lui des êtres aux bras décharnés, pitoyables et suppliants. Il retrouva difficilement la petite porte par laquelle il était entré, la referma sans bruit, et se lança dans les rues ténébreuses, marchant d'un pas inégal et lourd. Il avait conservé son bocal… il le jeta dans un terrain vague où il se brisa. Toute la nuit, il erra comme un chien perdu, et ne rentra chez lui qu'à l'aube. Au moment où il mettait sa clef dans la serrure, un homme surgit tout à coup : – Ah ! canaille… Nous aurons ta peau ! Procas se retourna et reconnut le garçon boucher. Il le regarda fixement, eut un sourire ironique et referma sa porte. XXII Le quartier s'éveillait. Procas qui, malgré sa lassitude, n'avait pas envie de dormir s'était assis sur son divan, la tête entre les mains… À présent qu'un peu de netteté se faisait dans son esprit, il songeait. Ce qu'il avait fait était horrible, il s'en rendait compte. Demain, après-demain au plus tard, les ambulances urbaines fileraient par les rues, les hôpitaux s'empliraient de moribonds ; tous ces gens qui maintenant allaient gaiement à leur travail seraient bientôt terrassés par un mal étrange dont on chercherait en vain la cause. La mort surprendrait les hommes, les femmes et les enfants… Les enfants !… À cette pensée, Procas eut un serrement de cœur. Pour se venger, il tuerait des innocents, de pauvres petits êtres qui ne savaient pas, qui ne comprenaient rien encore aux souffrances humaines. Et pourtant ne l'avaient-ils pas torturé, eux aussi ? n'avaient-ils point poussé sur son passage des cris de haine, des clameurs farouches ? Ne faisaient-ils point partie de la multitude barbare qui le harcelait chaque jour ? Un d'entre eux avait-il eu seulement un geste, un mot de pitié pour lui ? Procas, on le voit, à force de méditer sa vengeance, de la ressasser, en était arrivé à la trouver juste, presque naturelle. Il est vrai que la souffrance et les persécutions dont il était l'objet avaient peu à peu, comme nous l'avons expliqué, troublé sa conscience. Il n'était plus un être normal. Pour le moment, il ne voyait qu'une chose : il allait, à son tour, lire, sur les visages, la douleur et l'angoisse. Quand il se sentait envahir par un sentiment de pitié, il se rappelait aussitôt tout ce qu'on lui avait fait, et la colère concentrée dans son cœur entrait de nouveau en ébullition. Il entretenait autour de lui une ambiance de souvenirs et il évitait de s'interroger de peur d'avoir à se condamner. Quand vint le soir, il sortit. Comme d'habitude, ce fut autour de lui la même horde déchaînée, gouailleuse et mauvaise. Il semblait insensible aux injures ; ce n'était plus un homme irritable et furieux comme devant, mais un être inconscient, comme en état d'hypnose pour qui le monde extérieur n'existe plus. – Il est joliment sage ce soir, s'écria une femme qui suivait la foule en tenant son petit par la main. – Oh ! vous y fiez pas, dit une autre… n'approchez pas trop… prenez garde ! Cependant la nouvelle attitude de l'homme à la figure bleue étonnait, et l'on se demandait si ce calme était naturel. Certains eussent voulu le voir regimber, et l'agaçaient, le bousculaient même, comme ces dompteurs qui fouaillent un fauve pour le faire rugir. Procas était toujours impassible. Il se disait « à quoi bon ? demain, ils ne s'occuperont plus de moi… car ils auront un ennemi autrement redoutable. » Et, à cette pensée, une lueur mauvaise passait dans ses yeux. Il put ce soir-là acheter quelques provisions. Quand il rentra chez lui, il remarqua que son escorte était toujours aussi nombreuse. Il s'enferma, mangea lentement à la lueur de sa petite lampe à pétrole, puis, comme il sentait bien qu'il ne pourrait pas dormir, prit un livre de bactériologie et s'absorba dans la lecture d'un chapitre pris au hasard. Par instants, le roulement d'une voiture, un bruit de pas pressés, un murmure de voix, le faisaient tressaillir. Il écoutait, puis se replongeait aussitôt dans son livre, en murmurant : « Non… pas encore… c'est trop tôt. » Il calculait que l'eau du réservoir ne s'était pas encore répandue dans les canalisations… il fallait au moins quarante-huit heures pour que la contamination fût complète. Et il suivait en imagination le développement de ses bacilles dont les colonies devaient se multiplier à l'infini. Il se les représentait, comme s'il les voyait réellement au microscope grouillant sur la plaque de verre. Soudain, sa tête se pencha en avant ; il dormait. Et alors sa pensée transformée, dénaturée, amplifiée par le rêve, lui fit voir des bacilles énormes, monstrueusement grossis, avec des antennes gigantesques, des tentacules de pieuvres, des yeux étincelants… Tout cela se mouvait, se tordait en convulsions lentes, et il sentait sur son corps le glissement gluant de ces monstres qui peu à peu l'enserraient, lui comprimaient la poitrine, l'étouffaient… Il poussa un cri et se réveilla… Il alla ouvrir la fenêtre. Un homme était debout près de sa porte. C'était le gros Nestor qui le guettait. Procas le reconnut et, au lieu de refermer la fenêtre, demeura accoudé à la barre d'appui. Le garçon boucher s'esquiva et alla se cacher plus loin. Peut-être croyait-il que son ennemi allait sortir et qu'il jetait un coup d'œil dans la rue avant de quitter sa maison. « S'il y a une justice, pensa Procas, c'est celui-là qui devrait être frappé le premier. » Et il se mit à marcher car il craignait de s'endormir et d'avoir encore quelque affreux cauchemar. Cependant la fatigue finit par le terrasser et il s'abattit sur son divan où un sommeil de brute ne tarda pas à s'emparer de lui. Au matin, il s'éveilla avec une affreuse migraine ; il se trem- pa le front dans une cuvette et comme l'eau avait rejailli sur son visage, il s'essuya avec soin, craignant que cette eau ne fût déjà contaminée. Maintenant, il n'oserait plus boire… Ne fallait-il pas qu'il pût jouir de son triomphe, voir souffrir ceux qui l'avaient poussé à commettre son acte ? D'ordinaire, il ne sortait jamais le matin, mais ce jour-là il alla acheter les journaux. Une bande de gamins l'assaillit dès qu'il eut mis le pied dans la rue et les commères qui causaient sur le pas des portes l'accablèrent d'injures, mais Procas allait droit devant lui, la tête penchée en avant, les yeux mi-clos, comme un homme qui rêve. Ce calme persistant, qui contrastait avec son état de fureur habituel, ne manqua pas de surprendre. On en conclut qu'il ne se sentait pas la conscience tranquille et qu'il s'attendait sans doute à être arrêté. Pendant qu'on l'observait à la dérobée, il revenait, en lisant un journal, ce qui parut singulier. Que pouvait-il bien chercher dans les journaux ? Ceux qui n'avaient pas encore eu le temps de jeter les yeux sur les feuilles du matin s'empressèrent de se rendre au kiosque voisin et, séance tenante, se mirent à parcourir les colonnes de première, de deuxième et de troisième page, espérant y découvrir une indication, mais ils en furent pour leur peine. Pourtant, un vieux rentier décoré qui s'était mêlé aux groupes fit remarquer un fait-divers qui n'avait point frappé l'esprit des curieux. Il était question dans ce fait-divers d'une femme qui, la veille, avait été étranglée dans un hôtel borgne de la rue de la TombeIssoire. Elle était rentrée vers minuit, en compagnie d'un individu qui cherchait à dissimuler son visage et qui avait disparu avant l'aube. Ce fut alors pour les gens rassemblés autour du kiosque comme si un voile se déchirait devant eux… – Parbleu ! dit quelqu'un, voilà ce qu'il cherchait dans le journal. – Bien sûr, fit un autre… c'est lui, y a pas d'erreur… Depuis quelques jours, il sortait, le soir… où allait-il ?… – Vous verrez, dit le vieux rentier, tout fier d'avoir fait preuve de sagacité, vous verrez que ce crime-là restera impuni, comme les autres. Ah ! il est habile le gaillard… Il n'en est pas à son coup d'essai… Toute la journée le crime de la rue de la Tombe-Issoire fit l'objet des conversations. Le gros Nestor écumait de rage. – Je l'ai manqué avant-hier, disait-il… Je le suivais, mais il m'a échappé… Si j'avais pu lui emboîter le pas, ça y était, je « l'avais »… Sûr que c'est lui qui a fait le coup !… Personne n'en doutait, quand les journaux du soir firent la lumière sur ce drame. L'assassin avait été arrêté. C'était un nommé Mohamed Ben Agha, manœuvre dans une usine du boulevard de la Gare. On avait trouvé sur lui la montre-bracelet de sa victime, et il avait fait des aveux. Ce fut une consternation générale, mais on n'en demeura pas moins persuadé que « le satyre » ne valait pas mieux que ce Mohamed, et qu'un jour ou l'autre on finirait bien par le prendre en flagrant délit. XXIII Procas attendait toujours. Il ne se souciait plus de la foule qui grondait sur son passage. Une idée l'obsédait : ce bacille sur lequel il avait compté, dont la nocivité lui avait paru évidente, aurait-il perdu de ses propriétés quand il s'était trouvé en contact avec une immense étendue d'eau ? Le réservoir, il le savait, contenait, avec sa réserve, environ deux cent mille mètres cubes. Est-ce que cette masse ne renfermait pas un élément qu'il n'avait point prévu ? Non, pourtant, son bacille devait anéantir tous les autres, car les expériences qu'il avait faites sur cinq ou dix litres d'eau lui avaient suffisamment prouvé la virulence et la combativité de ses « colonies ». Elles devaient être en train de se développer, mais n'étaient pas encore parvenues dans les canalisations. Parfois un remords le prenait et il souhaitait presque de voir échouer sa tentative, mais quand il retrouvait devant lui les regards de haine de ses ennemis, qu'il entendait leurs imprécations, leurs injures, il sentait s'évanouir sa pitié. Certes, il n'entendait pas jouir longtemps de son triomphe, car la vie lui pesait comme un fardeau. Une fois sa vengeance accomplie, il disparaîtrait. Dans l'après-midi, il sortit. Il remarqua qu'on le regardait, mais sans colère, et crut même lire sur certains visages une sorte de compassion. Sur l'avenue du Maine, au coin du passage de la Tour-de-Vanves, des gens causaient d'un air mystérieux. Quand il passa, ils ne l'accueillirent point par ces habituelles clameurs qui, autrefois, le rendaient fou furieux. Il eût voulu cependant qu'on l'injuriât, qu'on le frappât même, cela eût entretenu dans son cœur la colère qu'il sentait peu à peu s'apaiser. Il rentra chez lui, ouvrit sa fenêtre, regarda sur l'avenue. Ordinairement dès qu'il paraissait, c'étaient des cris farouches, des gestes de menace… Aujourd'hui, rien… Le silence… Toute la journée, il demeura prostré devant sa table de travail, en proie à une tristesse noire… Ainsi, au moment même où il l'avait condamnée à mort, la foule s'humanisait… Et il cherchait en vain la cause de cet apaisement. Il finit par se persuader que ce calme n'était qu'apparent et que l'on méditait encore quelque chose contre lui. Cela s'était déjà produit… Il avait cru souvent retrouver un peu de tranquillité, et le lendemain il s'était vu de nouveau assailli par une bande de furieux. La nuit était venue, et il demeurait devant sa table, sans même songer à allumer sa lampe, quand on frappa à la porte. Il tressaillit, Qui donc pouvait venir chez lui ?… Il hésita un instant, puis fit de la lumière. On l'appelait maintenant : « Monsieur !… Monsieur !… » Il se décida à aller ouvrir, et se trouva en face de deux hommes, mais recula en reconnaissant l'un d'eux, ce garçon boucher qui avait été pour lui un tortionnaire, un bourreau. – Que me voulez-vous ?… Que me voulez-vous ? s'écria-t-il. – Monsieur, répondit le gros Nestor, nous voulons vous parler. – Me parler ? Qu'avez-vous à me dire ?… Vous venez probablement pour m'assassiner, misérable ! – Calmez-vous, dit le second visiteur, qui n'était autre que Barouillet, nous venons pour éclaircir un malentendu. La phrase était peut-être mal choisie, mais on sait que Barouillet dont la tête était bourrée de clichés électoraux, employait volontiers des termes de réunion publique. – Oui, reprit-il, un malentendu… un regrettable malentendu. Procas avait reculé. – Entrez, dit-il, comprenant qu'il ne pourrait tenir tête à ces deux hommes. Il pénétra dans son laboratoire, ils le suivirent. – Monsieur, dit Barouillet, nous avons des excuses à vous faire. – Oui… parfaitement, des excuses, appuya le gros Nestor, en s'inclinant gauchement… Tout le monde peut se tromper, s'pas ?… – Et nous nous sommes trompés… grossièrement trompés, appuya Barouillet… Tout cela aussi c'est la faute d'un individu qui a maintenant maille à partir avec la justice… Il prétendait savoir… Il nous a pour ainsi dire convaincus… Nous l'avons cru, car ce qu'il disait était si précis et concordait si bien avec les faits, qu'il était impossible de ne pas vous accuser… Procas ne comprenait toujours pas. Il était près de croire à une mystification, et regardait avec inquiétude ces deux hommes, dont l'un était son plus mortel ennemi, celui qui avait à maintes reprises déchaîné contre lui la colère de la foule. lez ? – Vous le savez bien, répondit Barouillet. – Expliquez-vous, dit-il, quels sont les faits dont vous par- – Tout ce que je sais c'est que je suis un objet d'horreur et qu'au lieu de me plaindre vous vous êtes tous acharnés contre moi. Vous m'avez injurié, frappé. Je n'avais plus au monde qu'un ami, un chien, une pauvre bête à demi infirme, et vous l'avez tué ! Pourquoi ? Que vous avais-je fait ? – Nous avons eu bien des torts envers vous. Je le reconnais, Mais votre façon de vivre, vos mystérieux travaux nocturnes, tout cela nous avait paru louche et le jour où le petit Maurice a disparu, nous avons cru… – Qu'avez-vous cru ? – Que vous l'aviez tué !… – Mais c'est horrible ! Ainsi vous avez pu me croire coupable d'un meurtre, moi ? Le gros Nestor et Barouillet courbèrent la tête sans répondre. Ils avaient maintenant conscience de l'infamie de leur conduite et ne trouvaient plus rien à dire. – Voyons, reprit Procas, parlez. Pourquoi venez-vous aujourd'hui me présenter des excuses, à moi que vous considérez peut-être encore comme un assassin ? – Non, balbutia Barouillet, nous savons maintenant que vous n'êtes pas coupable. L'enfant a reparu. Il avait été enlevé, à la fête du Lion de Belfort, par des saltimbanques. Mais il est parvenu à leur échapper et, hier, des agents l'ont ramené chez lui. Vous comprenez à présent pourquoi nous sommes ici. Nous sommes d'honnêtes gens et nous savons reconnaître nos torts. On nous avait monté la tête et puis tout vous accusait. On avait relevé des traces de sang dans la petite cour de votre maison. L'enfant jouait devant votre porte quelques instants avant sa disparition, Mettez-vous à notre place, qu'auriez-vous pensé ? Procas s'était assis ; la tête entre les mains, il sanglotait… Ainsi on l'avait pris pour un assassin et il ne s'en doutait pas. Il croyait que c'était sa seule laideur qui ameutait la foule contre lui. S'il avait su ! Pourquoi aussi ne lui avait-on rien dit ? Ah ! il comprenait tout maintenant : La visite du commissaire, la perquisition, les hurlements de rage qui s'élevaient à son approche, la fureur de ces gens qui le croyaient coupable. – Monsieur, dit le gros Nestor, en lui frappant doucement sur l'épaule, ne vous tracassez pas… Maintenant tout est fini, on sait que vous êtes un brave homme… Vous n'avez plus d'ennemis, je vous assure… On est déjà renseigné dans le quartier… et on vous, plaint. Procas n'osait lever la tête, regarder cet homme qui lui parlait, cet ennemi qu'il exécrait naguère et qui venait aujourd'hui s'excuser… qui prononçait enfin les paroles de pitié qu'il avait attendues en vain et qui l'eussent peut-être encouragé à vivre… Et il songeait : « À l'heure où je n'ai plus d'ennemis, où ceux qui me persécutaient viennent me tendre la main, le poison est en marche, il circule dans les canalisations, il a peut-être déjà fait des victimes. » Il se leva brusquement, regarda les deux hommes, et s'écria d'une voix rauque : – Non… Non… si vous saviez !… aussi j'ai trop souffert !… j'ai trop souffert !… Et il s'enfuit en courant. – Pauvre type, murmura le gros Nestor, il est fou… Pas étonnant après des émotions pareilles ! Ah ! il en a vu de dures et peu s'en est fallu qu'on ait sa peau. Que c'est bête tout de même !… Et tout ça c'est la faute de cette crapule de Bezombes… Aussi pourquoi l'avons-nous écouté ? Le père Grinchu avait raison… lui seul avait vu clair dans tout cela !… Barouillet ne répondit pas. Il prit le garçon boucher par le bras, et l'entraîna dehors. Les vendeurs de journaux parcouraient les rues, s'arrêtaient, distribuaient quelques feuilles encore humides, et repartaient en hurlant : La maladie mystérieuse… détails complets… les décès de la journée !… ** * Il arrive qu'une vengeance porte parfois à faux et qu'elle atteigne des innocents. C'est ce qui était arrivé… Procas avait voulu se venger de ceux qui l'avaient rendu si malheureux, et la fatalité qui l'avait toujours poursuivi semblait s'attacher à lui. Son bacille faisait maintenant des victimes, les hôpitaux se remplissaient de malades, mais ce n'était point dans le quartier de Montrouge qu'avait éclaté la terrible épidémie. Procas était persuadé, comme beaucoup de Parisiens, que le réservoir de Montsouris distribue l'eau de la Vanne et du Loing aux habitants du quatorzième, et c'étaient ceux du centre qu'il avait atteints. Le premier, le deuxième, le troisième et le quatrième avaient reçu l'eau empoisonnée, et l'on comptait déjà de nombreux cas d'intoxication. Aux terrasses des cafés, dans les restaurants, dans les maisons, des hommes, des femmes, des enfants tombaient en tournoyant comme pris de vertige. Les ambulances urbaines passaient et repassaient sous l'œil terrifié de la popula- tion. La maladie commençait brusquement par un frisson violent et des vomissements. La température s'élevait très vite et atteignait, en deux ou trois heures, 41 et même 42 degrés. Le pouls montait jusqu'à cent cinquante pulsations à la minute. Les phénomènes nerveux étaient aussi très accentués ; beaucoup de malades étaient pris de convulsions, la peau se couvrait d'une sueur visqueuse ; sur le visage et sur les membres apparaissaient des bulles remplies d'un liquide trouble. Et les gens qui avaient jusqu'alors échappé au fléau attendaient leur tour, angoissés, tremblants. Les habitants de l'antique Pompéi en voyant descendre la lave qui allait les engloutir ne durent pas être plus effrayés que le furent les Parisiens en ces heures tragiques. ** * Procas errait maintenant par les, rues, affolé. La visite du gros Nestor et de Barouillet l'avait bouleversé. Le remords lui broyait le cœur. Pouvait-il laisser mourir des gens qui avaient cessé d'être des ennemis, qui avaient reconnu leurs torts à son égard, et ne demandaient qu'à se les faire pardonner ? Il allait tout dire, tout révéler au commissaire, faire arrêter les eaux dans les canalisations. Peut-être en était-il temps encore ? Oui, mais une fois qu'il aurait avoué son crime, il fallait qu'il disparût. Sa résolution fut vite prise ! Il allait retourner chez lui et prendre, sur la petite étagère, la fiole de cyanure de potassium qu'il avait eu souvent idée de porter à ses lèvres… Il confesserait son crime… et en finirait aussitôt avec la vie. Les cris des camelots avaient soudain attiré son attention… Un tremblement le prit. Il acheta un journal, lut à la lueur d'un réverbère, et sentit ses jambes se dérober sous lui… Ainsi, voilà à quoi il avait abouti… à tuer des innocents ! des gens qu'il n'avait jamais vus… qui l'ignoraient !… Un long sanglot monta à ses lèvres, il voulut courir jusqu'à son laboratoire, mais cette fois la secousse avait été trop forte pour cet homme dont la vie ne tenait plus qu'à un fil. Une crise d'étouffement le prit, son cœur cessa brusquement de battre, et il s'abattit comme une masse, foudroyé. ** * Cependant les médecins avaient enfin reconnu que c'était l'eau qui portait la mort dans Paris, et l'épidémie avait été enrayée. On ignora toujours qu'un homme, pour se venger, avait empoisonné le réservoir de Montsouris, et l'on discuta longtemps encore sur les causes de la contagion. Procas, ramassé sur la voie publique, fut transporté passage Tenaille et, le surlendemain, tout Montrouge suivait le pauvre corbillard qui l'emmenait vers sa dernière demeure. L'assassin était devenu une victime, et la foule, qui ne savait pas, jeta des fleurs sur sa tombe… La pitié s'était éveillée trop tard !… FIN Le récit que l'on vient de lire est un récit rétrospectif. Il est maintenant tout à fait impossible d'empoisonner un réservoir dont, chaque jour, l'eau est analysée avec le plus grand soin par les chimistes de la Ville. Que les Parisiens se rassurent ! A. G. AMPHITRYON 38 Jean Giraudoux (1929) Comédie en trois actes représentés pour la première fois à la Comédie des Champs-Élysées, le 8 novembre 1929, avec la mise en scène de Louis Jouvet. PERSONNAGES Alcmène Amphitryon Ecclissé Léda L'Écho Jupiter Mercure Sosie Le Trompette Le Guerrier Voix d'esclave. La voix céleste. La foule. Danseuses. ACTE PREMIER Une terrasse près d'un palais. SCÈNE I Jupiter. Mercure. JUPITER Elle est là, cher Mercure ! MERCURE Où cela, Jupiter ? JUPITER Tu vois la fenêtre éclairée, dont la brise remue le voile. Alcmène est là ! Ne bouge point. Dans quelques minutes, tu pourras peut-être voir passer son ombre. MERCURE À moi cette ombre suffira. Mais je vous admire, Jupiter, quand vous aimez une mortelle, de renoncer à vos privilèges divins et de perdre une nuit au milieu de cactus et de ronces pour apercevoir l'ombre d'Alcmène, alors que de vos yeux habituels vous pourriez si facilement percer les murs de sa chambre, pour ne point parler de son linge. JUPITER Et toucher son corps de mains invisibles pour elle, et l'enlacer d'une étreinte qu'elle ne sentirait pas ! MERCURE Le vent aime ainsi, et il n'en est pas moins, autant que vous, un des principes de la fécondité. JUPITER Tu ne connais rien à l'amour terrestre, Mercure ! MERCURE Vous m'obligez trop souvent à prendre figure d'homme pour l'ignorer. À votre suite, parfois j'aime une femme. Mais, pour l'aborder, il faut lui plaire, puis la déshabiller, la rhabiller ; puis, pour obtenir de la quitter, lui déplaire… C'est tout un métier… JUPITER J'ai peur que tu n'ignores les rites de l'amour humain. Ils sont rigoureux ; de leur observation seule naît le plaisir. MERCURE Je connais ces rites. JUPITER Tu la suis d'abord, la mortelle, d'un pas étoffé et égal aux siens, de façon à ce que tes jambes se déplacent du même écart, d'où naît dans la base du corps le même appel et le même rythme ? MERCURE Forcément, c'est la première règle. JUPITER Puis, bondissant, de la main gauche tu presses sa gorge, où siègent à la fois les vertus et la défaillance, de la main droite tu caches ses yeux, afin que les paupières, parcelle la plus sensible de la peau féminine, devinent à la chaleur et aux lignes de la paume ton désir d'abord, puis ton destin et ta future et douloureuse mort, – car il faut un peu de pitié pour achever la femme ? MERCURE Deuxième prescription ; je la sais par cœur. JUPITER Enfin, ainsi conquise, tu délies sa ceinture, tu l'étends, avec ou sans coussin sous la tête, suivant la teneur plus ou moins riche de son sang ? MERCURE Je n'ai pas le choix ; c'est la troisième et dernière règle. JUPITER Et ensuite, que fais-tu ? Qu'éprouves-tu ? MERCURE Ensuite ? Ce que j'éprouve ? Vraiment rien de particulier, tout à fait comme avec Vénus ! JUPITER Alors pourquoi viens-tu sur la terre ? MERCURE Comme un vrai humain, par laisser aller. Avec sa dense atmosphère et ses gazons, c'est la planète où il est le plus doux d'atterrir et de séjourner, bien qu'évidemment ses métaux, ses essences, ses êtres sentent fort, et que ce soit le seul astre qui ait l'odeur d'un fauve. JUPITER Regarde le rideau ! Regarde vite ! MERCURE Je vois. C'est son ombre. JUPITER Non. Pas encore. C'est d'elle ce que ce tissu peut prendre de plus irréel, de plus impalpable. C'est l'ombre de son ombre ! MERCURE Tiens, la silhouette se coupe en deux ! C'était deux personnes enlacées ! Ce n'était pas du fils de Jupiter que cette ombre était grosse, mais simplement de son mari ! Car c'est lui, du moins je l'espère pour vous, ce géant qui s'approche et qui l'embrasse encore ! JUPITER Oui, c'est Amphitryon, son seul amour. MERCURE Je comprends pourquoi vous renoncez à votre vue divine, Jupiter. Voir l'ombre du mari accoler l'ombre de sa femme est évidemment moins pénible que de suivre leur jeu en chair et en couleur ! JUPITER Elle est là, cher Mercure, enjouée, amoureuse. MERCURE Et docile, à ce qu'il paraît. JUPITER Et ardente. MERCURE Et comblée, je vous le parie. JUPITER Et fidèle. MERCURE Fidèle au mari, ou fidèle à soi-même, c'est là la question. JUPITER L'ombre a disparu. Alcmène s'étend sans doute, dans sa langueur, pour s'abandonner au chant de ces trop heureux rossignols ! MERCURE N'égarez pas votre jalousie sur ces oiseaux, Jupiter. Vous savez parfaitement le rôle désintéressé qu'ils jouent dans l'amour des femmes. Pour plaire à celles-là, vous vous êtes déguisé parfois en taureau, jamais en rossignol. Non, non, tout le danger réside dans la présence du mari de cette belle blonde ! JUPITER Comment sais-tu qu'elle est blonde ? MERCURE Elle est blonde et rose, toujours rehaussée au visage par du soleil, à la gorge par de l'aurore, et là où il le faut par toute la nuit. JUPITER Tu inventes, ou tu l'as épiée ? MERCURE Tout à l'heure, pendant son bain, j'ai simplement repris une minute mes prunelles de dieu… Ne vous fâchez pas. Me voici myope à nouveau. JUPITER Tu mens ! Je le devine à ton visage. Tu la vois ! Il est un reflet, même sur le visage d'un dieu, que donne seulement la phosphorescence d'une femme. Je t'en supplie ! Que fait-elle ? MERCURE Je la vois, en effet… JUPITER Elle est seule ? MERCURE Elle est penchée sur Amphitryon étendu. Elle soupèse sa tête en riant. Elle la baise, puis la laisse retomber, tant ce baiser l'a alourdie ! La voilà de face. Tiens, je m'étais trompé ! Elle est toute, toute blonde. JUPITER Et le mari ? MERCURE Brun, tout brun, la pointe des seins abricot. JUPITER Je te demande ce qu'il fait. MERCURE Il la flatte de la main, ainsi qu'on flatte un jeune cheval… C'est un cavalier célèbre d'ailleurs. JUPITER Et Alcmène ? MERCURE Elle a fui, à grandes enjambées. Elle a pris un pot d'or, et, revenant à la dérobée, se prépare à verser sur la tête du mari une eau fraîche… Vous pouvez la rendre glaciale, si vous voulez. JUPITER Pour qu'il s'énerve, certes non ! MERCURE Ou bouillante. JUPITER Il me semblerait ébouillanter Alcmène, tant l'amour d'une épouse sait faire de l'époux une part d'elle-même. MERCURE Mais enfin que comptez-vous faire avec la part d'Alcmène qui n'est pas Amphitryon ? JUPITER L'étreindre, la féconder ! MERCURE Mais par quelle entreprise ? La principale difficulté, avec les femmes honnêtes, n'est pas de les séduire, c'est de les amener dans des endroits clos. Leur vertu est faite des portes entr'ouvertes. JUPITER Quel est ton plan ? MERCURE Plan humain ou plan divin ? JUPITER Et quelle serait la différence ? MERCURE Plan divin : l'élever jusqu'à nous, l'étendre sur des nuées, lui laisser reprendre, après quelques instants, lourde d'un héros, sa pesanteur. JUPITER Je manquerais ainsi le plus beau moment de l'amour d'une femme. MERCURE Il y en a plusieurs ? Lequel ? JUPITER Le consentement. MERCURE Alors prenez le moyen humain : entrez par la porte, passez par le lit, sortez par la fenêtre. JUPITER Elle n'aime que son mari. MERCURE Empruntez la forme du mari. JUPITER Il est toujours là. Il ne bouge plus du palais. Il n'y a pas plus casanier, si ce n'est les tigres, que les conquérants au repos ! MERCURE Éloignez-le. Il est une recette pour éloigner les conquérants de leur maison. JUPITER La guerre ? MERCURE Faites déclarer la guerre à Thèbes. JUPITER Thèbes est en paix avec tous ses ennemis. MERCURE Faites-lui déclarer la guerre par un pays ami… Ce sont des services qui se rendent, entre voisins… Ne vous faites pas d'illusion… Nous sommes des dieux… Devant nous l'aventure humaine se cabre et se stylise. Le sort exige beaucoup plus de nous sur la terre que des hommes… Il nous faut au moins amonceler par milliers les miracles et les prodiges, pour obtenir d'Alcmène la minute que le plus maladroit des amants mortels obtient par des grimaces… Faites surgir un homme d'armes qui annonce la guerre… Lancez aussitôt Amphitryon à la tête de ses armées, prenez sa forme, et prêtez-moi, dès son départ, l'apparence de Sosie pour que j'annonce discrètement à Alcmène qu'Amphitryon feint de partir, mais reviendra passer la nuit au palais… Vous voyez. On nous dérange déjà. Cachons-nous… Non, ne faites pas de nuée spéciale, Jupiter ! Ici-bas nous avons, pour nous rendre invisibles aux créanciers, aux jaloux, même aux soucis, cette grande entreprise démocratique, – la seule réussie, d'ailleurs, – qui s'appelle la nuit. SCÈNE II Sosie. Le Trompette. Le Guerrier. SOSIE C'est toi, le trompette de jour ? LE TROMPETTE Si j'ose dire, oui. Et toi, qui es-tu ? Tu ressembles à quelqu'un que je connais. SOSIE Cela m'étonnerait, je suis Sosie. Qu'attends-tu ? Sonne ! LE TROMPETTE Que dit-elle, votre proclamation ? SOSIE Tu vas l'entendre. LE TROMPETTE C'est pour un objet perdu ? SOSIE Pour un objet retrouvé. Sonne, te dis-je ! LE TROMPETTE Tu ne penses pas que je vais sonner sans savoir de quoi il s'agit ? SOSIE Tu n'as pas le choix, tu n'as qu'une note à ta trompette. LE TROMPETTE Je n'ai qu'une note à ma trompette, mais je suis compositeur d'hymnes. SOSIE D'hymnes à une note ? Dépêche-toi. Orion paraît. LE TROMPETTE Orion paraît, mais, si je suis célèbre parmi les trompettes à une note, c'est qu'avant de sonner, ma trompette à la bouche, j'imagine d'abord tout un développement musical et silencieux, dont ma note devient la conclusion. Cela lui donne une valeur inattendue. SOSIE Hâte-toi, la ville s'endort. LE TROMPETTE La ville s'endort, mais mes collègues, je te le répète, en enragent de jalousie. On m'a dit qu'aux écoles de trompette ils s'entraînent uniquement désormais à perfectionner la qualité de leur silence. Dis-moi donc de quel objet perdu il s'agit, pour que je compose mon air muet en conséquence. SOSIE Il s'agit de la paix. LE TROMPETTE De quelle paix ? SOSIE De ce qu'on appelle la paix, de l'intervalle entre deux guerres ! Tous les soirs Amphitryon ordonne que je lise une procla- mation aux Thébains. C'est un reste des habitudes de campagne. Il a remplacé l'ordre du jour par l'ordre de nuit. Sur les manières diverses de se protéger des insectes, des orages, du hoquet. Sur l'urbanisme, sur les dieux. Toutes sortes de conseils d'urgence. Ce soir, il leur parle de la paix. LE TROMPETTE Je vois. Quelque chose de pathétique, de sublime ? Écoute. SOSIE Non, de discret. Le trompette porte la trompette à sa bouche, bat de la main une mesure légère, et enfin, sonne. SOSIE À mon tour maintenant ! LE TROMPETTE C'est vers les auditeurs qu'on se tourne, quand on lit un discours, non vers l'auteur. SOSIE Pas chez les hommes d'État. D'ailleurs là-bas ils dorment tous. Pas une seule lumière. Ta trompette n'a pas porté. LE TROMPETTE S'ils ont entendu mon hymne muet, cela me suffit… SOSIE, déclamant. Ô Thébains ! Voici la seule proclamation que vous puissiez entendre dans vos lits, et sans qu'il soit besoin de vous tirer du sommeil ! Mon maître, le général Amphitryon, veut vous parler de la paix… Quoi de plus beau que la paix ? Quoi de plus beau qu'un général qui vous parle de la paix ? Quoi de plus beau qu'un général qui vous parle de la paix des armes dans la paix de la nuit ? LE TROMPETTE Qu'un général ? SOSIE Tais-toi. LE TROMPETTE Deux généraux. Dans le dos même de Sosie, gravissant degré par degré l'escalier qui mène à la terrasse, surgit et grandit un guerrier géant en armes. SOSIE Dormez, Thébains ! Il est bon de dormir sur une patrie que n'éventrent point les tranchées de la guerre, sur des lois qui ne sont pas menacées, au milieu d'oiseaux, de chiens, de chats, de rats qui ne connaissent pas le goût de la chair humaine. Il est bon de porter son visage national, non pas comme un masque à effrayer ceux qui n'ont pas le même teint et le même poil, mais comme l'ovale le mieux fait pour exposer le rire et le sourire. Il est bon, au lieu de reprendre l'échelle des assauts, de monter vers le sommeil par l'escabeau des déjeuners, des dîners, des soupers, de pouvoir entretenir en soi sans scrupule la tendre guerre civile des ressentiments, des affections, des rêves !… Dormez ! Quelle plus belle panoplie que vos corps sans armes et tout nus, étendus sur le dos, bras écartés, chargés uniquement de leur nombril… Jamais nuit n'a été plus claire, plus parfumée, plus sûre… Dormez. LE TROMPETTE Dormons. Le guerrier gravit les derniers degrés et se rapproche. SOSIE, tirant un rouleau et lisant. Entre l'Ilissus et son affluent, nous avons fait un prisonnier, un chevreuil venu de Thrace… Entre le mont Olympe et le Taygète, par une opération habile, nous avons fait sortir des sillons un beau gazon, qui deviendra le blé, et lancé sur les seringas deux vagues entières d'abeilles. Sur les bords de la mer Égée, la vue des flots et des étoiles n'oppresse plus le cœur, et dans l'Archipel, nous avons capté mille signaux de temples à astres, d'arbres à maisons, d'animaux à hommes, que nos sages vont s'occuper des siècles à déchiffrer… Des siècles de paix nous menacent !… Maudite soit la guerre !… Le guerrier est derrière Sosie. LE GUERRIER Tu dis ? SOSIE Je dis ce que j'ai à dire : maudite soit la guerre ! LE GUERRIER Tu sais à qui tu le dis ? SOSIE Non. LE GUERRIER À un guerrier ! SOSIE Il y a différentes sortes de guerre ! LE GUERRIER Pas de guerriers… Où est ton maître ? SOSIE Dans cette chambre, la seule éclairée. LE GUERRIER Le brave général ! Il étudie ses plans de bataille ? SOSIE Sans aucun doute. Il les lisse, il les caresse. LE GUERRIER Quel grand stratège… SOSIE Il les étend près de lui, à eux colle sa bouche. LE GUERRIER C'est la nouvelle théorie. Porte-lui ce message à l'instant ! Qu'il s'habille ! Qu'il se hâte ! Ses armes sont en état ? SOSIE Un peu rouillées, accrochées du moins à des clous neufs. LE GUERRIER Qu'as-tu à hésiter ? SOSIE Ne peux-tu attendre demain ? Jusqu'à ses chevaux se sont couchés, ce soir. Ils se sont étendus sur le flanc, comme des humains, si grande est la paix. Les chiens de garde ronflent au fond de la niche, sur laquelle perche un hibou. LE GUERRIER Les animaux ont tort de se confier à la paix humaine ! SOSIE Écoute ! De la campagne, de la mer résonne partout ce murmure que les vieillards appellent l'écho de la paix. LE GUERRIER C'est dans ces moments-là qu'éclate la guerre ! SOSIE La guerre ! LE GUERRIER Les Athéniens ont rassemblé leurs troupes et passé la frontière. SOSIE Tu mens, ce sont nos alliés ! LE GUERRIER Si tu veux. Nos alliés, donc, nous envahissent. Ils prennent des otages. Ils les supplicient. Réveille Amphitryon ! SOSIE Si j'avais à ne le réveiller que du sommeil et non du bonheur ! Ce n'est vraiment pas de chance ! le jour de la proclamation sur la paix ! LE GUERRIER Personne ne l'a entendue. Va, et toi demeure. Sonne ta trompette… Sosie sort. LE TROMPETTE Il s'agit de quoi ? LE GUERRIER De la guerre ! LE TROMPETTE Je vois. Quelque chose de pathétique, de sublime ? LE GUERRIER Non, de jeune. Le trompette sonne. Le guerrier est penché sur la balustrade et crie. LE GUERRIER Réveillez-vous, Thébains ! Voici la seule proclamation que vous ne puissiez entendre endormis ! Que tous ceux dont les corps sont forts et sans défaut s'isolent à ma voix de cette masse suante et haletante confondue dans la nuit. Levez-vous ! Prenez vos armes ! Ajoutez à votre poids cet appoint de métal pur qui seul donne le vrai alliage du courage humain. Ce que c'est ? C'est la guerre ? LE TROMPETTE Ce qu'ils crient ! LE GUERRIER C'est l'égalité, c'est la liberté, la fraternité : c'est la guerre ! Vous tous, pauvres, que la fortune a injustement traités, venez vous venger sur les ennemis ! Vous tous, riches, venez connaître la suprême jouissance, faire dépendre le sort de vos trésors, de vos joies, de vos favorites, du sort de votre patrie ! Vous, joueurs, venez jouer votre vie ! Vous, jouisseurs impies, la guerre vous permet tout, d'aiguiser vos armes sur les statues même des dieux, de choisir entre les lois, entre les femmes ! Vous, paresseux, aux tranchées : la guerre est le triomphe de la paresse. Vous, hommes diligents, vous avez l'intendance. Vous, qui aimez les beaux enfants, vous savez qu'après les guerres un mys- tère veut qu'il naisse plus de garçons que de filles, excepté chez les Amazones… Ah ! j'aperçois là-bas, dans cette chaumière, la première lampe que le cri de la guerre ait allumée… Voilà la seconde, la troisième, toutes s'allument. Premier incendie de la guerre, le plus beau, qui incendie la ligne des familles !… Levezvous, rassemblez-vous. Car qui oserait préférer à la gloire d'aller pour la patrie souffrir de la faim, souffrir de la soif, s'enliser dans les boues, mourir, la perspective de rester loin du combat, dans la nourriture et la tranquillité… LE TROMPETTE Moi. LE GUERRIER D'ailleurs ne craignez rien. Le civil s'exagère les dangers de la guerre. On m'affirme que se réalisera enfin cette fois ce dont est persuadé chaque soldat au départ pour la guerre : que, par un concours divin de circonstances, il n'y aura pas un mort et que tous les blessés le seront au bras gauche, excepté les gauchers. Formez vos compagnies !… C'est là le grand mérite des patries, en réunissant les êtres éparpillés, d'avoir remplacé le duel par la guerre. Ah ! que la paix se sent honteuse, elle qui accepte pour la mort les vieillards, les malades, les infirmes, de voir que la guerre n'entend livrer au trépas que des hommes vigoureux, et parvenus au point de santé le plus haut où puissent parvenir des hommes… C'est cela : Mangez, buvez un peu, avant votre départ… Ah ! qu'il est bon à la langue le restant de pâté de lièvre arrosé de vin blanc, entre l'épouse en larmes et les enfants qui sortent du lit un par un, par ordre d'âge, comme ils sont sortis du néant ! Guerre : salut ! LE TROMPETTE Voilà Sosie ! LE GUERRIER Ton maître est prêt ? SOSIE Il est prêt. C'est ma maîtresse qui n'est pas tout à fait prête. Il est plus facile de revêtir l'uniforme de la guerre que celui de l'absence. LE GUERRIER Elle est de celles qui pleurent ? SOSIE De celles qui sourient. Mais les épouses guérissent plus facilement des larmes que d'un tel sourire. Les voilà… LE GUERRIER En route ! SCÈNE III Alcmène. Amphitryon. ALCMÈNE Je t'aime, Amphitryon. AMPHITRYON Je t'aime, Alcmène. ALCMÈNE C'est bien là le malheur ! Si nous avions chacun un tout petit peu de haine l'un pour l'autre, cette heure en serait moins triste. AMPHITRYON Il n'y a plus à nous le dissimuler, femme adorée, nous ne nous haïssons point. ALCMÈNE Toi, qui vis près de moi toujours distrait, sans te douter que tu as une femme parfaite, tu vas enfin penser à moi dès que tu seras loin, tu le promets ? AMPHITRYON J'y pense déjà, chérie. ALCMÈNE Ne te tourne pas ainsi vers la lune. Je suis jalouse d'elle. Quelles pensées prendrais-tu d'ailleurs de cette boule vide ? AMPHITRYON De cette tête blonde, que vais-je prendre ? ALCMÈNE Deux frères : le parfum et le souvenir… Comment ! tu t'es rasé ? On se rase maintenant pour aller à la guerre ? Tu comptes paraître plus redoutable, avec la peau poncée ? AMPHITRYON J'abaisserai mon casque. La Méduse y est sculptée. ALCMÈNE C'est le seul portrait de femme que je te permette. Oh ! tu t'es coupé, tu saignes ! Laisse-moi boire sur toi le premier sang de cette guerre… Vous buvez encore votre sang, entre adversaires ? AMPHITRYON À notre santé mutuelle, oui. ALCMÈNE Ne plaisante pas. Abaisse plutôt ce casque, que je te regarde avec l'œil d'un ennemi. AMPHITRYON Apprête-toi à frémir ! ALCMÈNE Que la Méduse est peu effrayante, quand elle regarde avec tes yeux !… Tu la trouves intéressante, cette façon de natter ses cheveux ? AMPHITRYON Ce sont des serpents taillés en plein or. ALCMÈNE En vrai or ? AMPHITRYON En or vierge, et les cabochons sont deux émeraudes. ALCMÈNE Méchant mari, comme tu es coquet avec la guerre ! Pour elle, les bijoux, les joues lisses. Pour moi, la barbe naissante, l'or non vierge ! Et tes jambières, en quoi sont-elles ? AMPHITRYON En argent. Les nielles, de platine. ALCMÈNE Elles ne te serrent pas ? Tes jambières d'acier sont bien plus souples pour la course. AMPHITRYON Tu as vu courir des généraux en chef ? ALCMÈNE En somme, tu n'as rien de ta femme sur toi. Tu ne t'habillerais pas autrement, pour un rendez-vous. Avoue-le, tu vas combattre les Amazones. Si tu mourais au milieu de ces excitées, cher époux, on ne trouverait sur toi rien de ta femme, aucun souvenir, aucune marque… Quelle vexation pour moi !… Je vais te mordre au bras, avant ton départ… Quelle tunique portes-tu, sous ta cuirasse ? AMPHITRYON L'églantine, avec les galons noirs. ALCMÈNE Voilà donc ce que j'aperçois à travers les joints, quand tu respires et qu'ils s'ouvrent, et qui te fait cette chair d'aurore !… Respire, respire encore, et laisse-moi entrevoir ce corps rayonnant au fond de cette triste nuit… Tu restes encore un peu, tu m'aimes ? AMPHITRYON Oui, j'attends mes chevaux. ALCMÈNE Relève un peu ta Méduse. Essaie-la sur les étoiles. Regarde, elles n'en scintillent que mieux. Elles ont de la chance. Elles s'apprêtent à te guider. AMPHITRYON Les généraux ne lisent pas leur chemin dans les étoiles. ALCMÈNE Je sais. Ce sont les amiraux… Laquelle choisis-tu, pour que nos yeux se portent sur elle, demain et chaque soir, à cette heure de la nuit ? Même s'ils me parviennent par une aussi lointaine et banale entremise, j'aime tes regards. AMPHITRYON Choisissons !… Voici Vénus, notre amie commune. ALCMÈNE Je n'ai pas confiance en Vénus. Tout ce qui touche mon amour, j'en aurai soin moi-même. AMPHITRYON Voici Jupiter, c'est un beau nom ! ALCMÈNE Il n'y en a pas une sans nom ? AMPHITRYON Cette petite là-bas, appelée par tous les astronomes l'étoile anonyme. ALCMÈNE Cela aussi est un nom… Laquelle a lui sur tes victoires ? Parle-moi de tes victoires, chéri… Comment les gagnes-tu ? Dis à ton épouse ton secret ! Tu les gagnes en chargeant, en criant mon nom, en forçant cette barrière ennemie au-delà de laquelle seulement se retrouve tout ce qu'on a laissé derrière soi, sa maison, ses enfants, sa femme ? AMPHITRYON Non, chérie. ALCMÈNE Explique ! AMPHITRYON Je les gagne par l'enveloppement de l'aile gauche avec mon aile droite, puis par le sectionnement de leur aile droite entière par mes trois quarts d'aile gauche, puis par des glissements répétés de ce dernier quart d'aile, qui me donne la victoire. ALCMÈNE Quel beau combat d'oiseaux ! Combien en as-tu gagnées, aigle chéri ? AMPHITRYON Une, une seule. ALCMÈNE Cher époux, auquel un seul triomphe a valu plus de gloire qu'à d'autres une vie de conquêtes ! Demain cela fera deux, n'est-ce pas ? Car tu vas revenir, tu ne seras pas tué ! AMPHITRYON Demande au destin. ALCMÈNE Tu ne seras pas tué ! Ce serait trop injuste. Les généraux en chef ne devraient pas être tués ! AMPHITRYON Pourquoi ? ALCMÈNE Comment, pourquoi ? Ils ont les femmes les plus belles, les palais les mieux tenus, la gloire. Tu as la plus lourde vaisselle d'or de Grèce, chéri. Une vie humaine n'a pas à s'envoler sous ce poids… Tu as Alcmène ! AMPHITRYON Aussi penserai-je à Alcmène pour mieux tuer mes ennemis. ALCMÈNE Tu les tues comment ? AMPHITRYON Je les atteins avec mon javelot, je les abats avec ma lance, et je les égorge avec mon épée, que je laisse dans la plaie… ALCMÈNE Mais tu es désarmé après chaque mort d'ennemi comme l'abeille après la piqûre… ! Je ne vais plus dormir, ta méthode est trop dangereuse !… Tu en as tué beaucoup ? AMPHITRYON Un, un seul. ALCMÈNE Tu es bon, chéri ! C'était un roi, un général ? AMPHITRYON Non, un simple soldat. ALCMÈNE Tu es modeste ! Tu n'as pas de ces préjugés qui, même dans la mort, isolent les gens par caste… Lui as-tu laissé une minute, entre la lance et l'épée, pour qu'il te reconnaisse et comprenne à quel honneur tu daignais ainsi l'appeler ? AMPHITRYON Oui, il regardait ma Méduse, lèvres sanglantes, d'un pauvre sourire respectueux. ALCMÈNE Il t'a dit son nom, avant de mourir ? AMPHITRYON C'était un soldat anonyme. Ils sont un certain nombre comme cela ; c'est juste le contraire des étoiles. ALCMÈNE Pourquoi n'a-t-il pas dit son nom ? Je lui aurais élevé un monument dans le palais. Toujours, son autel aurait été pourvu d'offrandes et de fleurs. Aucune ombre aux enfers n'aurait été plus choyée que le tué de mon époux… Ah ! cher mari, je me réjouis que tu sois l'homme d'une seule victoire, d'une seule victime. Car peut-être aussi es-tu l'homme d'une seule femme… Ce sont tes chevaux !… Embrasse-moi… AMPHITRYON Non, les miens vont l'amble. Mais je peux t'embrasser quand même. Doucement, chérie, ne te presse pas trop contre moi ! Tu te ferais mal. Je suis un mari de fer. ALCMÈNE Tu me sens, à travers ta cuirasse ? AMPHITRYON Je sens ta vie et ta chaleur. Par tous les joints où peuvent m'atteindre les flèches, tu m'atteins. Et toi ? ALCMÈNE Un corps aussi est une cuirasse. Souvent, étendue dans tes bras mêmes, je t'ai senti plus lointain et plus froid qu'aujourd'hui. AMPHITRYON Souvent aussi, Alcmène, je t'ai pressée plus triste et plus désolée contre moi. Et cependant je partais pour la chasse, et non pour la guerre… Voilà que tu souris !… On dirait que cette annonce subite de la guerre t'a soulagée de quelque angoisse. ALCMÈNE Tu n'as pas entendu, l'autre matin, sous notre fenêtre, cet enfant pleurer ? Tu n'as pas vu là un sinistre présage ? AMPHITRYON Le présage commence au coup de tonnerre dans le ciel serein, et encore avec l'éclair triple. ALCMÈNE Le ciel était serein, et cet enfant pleurait… Pour moi c'est le pire présage. AMPHITRYON Ne sois pas superstitieuse, Alcmène ! Tiens-t'en aux prodiges officiels. Ta servante a-t-elle donné naissance à une fille cousue et palmée ? ALCMÈNE Non, mais mon cœur se serrait, des larmes coulaient de mes yeux au moment où je croyais rire… J'avais la certitude qu'une menace terrible planait au-dessus de notre bonheur… Grâce à Dieu, c'était la guerre, et j'en suis presque soulagée, car la guerre au moins est un danger loyal, et j'aime mieux les ennemis à glaives et à lances. Ce n'était que la guerre ! AMPHITRYON Que pouvais-tu craindre, à part la guerre ? Nous avons la chance de vivre jeunes sur une planète encore jeune, où les méchants n'en sont qu'aux méchancetés primaires, aux viols, aux parricides, aux incestes… Nous sommes aimés ici… La mort nous trouvera tous deux unis contre elle… Que pouvait-on bien menacer autour de nous ? ALCMÈNE Notre amour ! Je craignais que tu ne me trompes. Je te voyais dans les bras des autres femmes. AMPHITRYON De toutes les autres ? ALCMÈNE Une ou mille, peu importe. Tu étais perdu pour Alcmène. L'offense était la même. AMPHITRYON Tu es la plus belle des Grecques. ALCMÈNE Aussi n'était-ce pas les Grecques que je craignais. Je craignais les déesses et les étrangères. AMPHITRYON Tu dis ? ALCMÈNE Je craignais d'abord les déesses. Quand elles naissent soudain du ciel ou des eaux, roses sans fard, nacrées sans poudre, avec leurs jeunes gorges et leurs regards de ciel, et qu'elles vous enlacent soudain de chevilles, de bras plus blancs que la neige et plus puissants que des leviers, il doit être bien difficile de leur résister, n'est-ce pas ? AMPHITRYON Pour tout autre que moi, évidemment ! ALCMÈNE Mais, comme tous les dieux, elles se vexent d'un rien, et veulent être aimées. Tu ne les aimais pas. AMPHITRYON Je n'aimais pas non plus les étrangères. ALCMÈNE Elles t'aimaient ! Elles aiment tout homme marié, tout homme qui appartient à une autre, fût-ce à la science ou à la gloire. Quand elles arrivent dans nos villes, avec leurs superbes bagages, les belles à peu près nues sous leur soie ou leur fourrure, les laides portant arrogamment leur laideur comme une beauté parce que c'est une laideur étrangère, c'en est fini, dans l'armée et dans l'art, de la paix des ménages. Car le goût de l'étranger agit plus puissant sur un homme que le goût du foyer. Comme un aimant, les étrangères attirent sur elles les pierres précieuses, les manuscrits rares, les plus belles fleurs, et les mains des maris… Et elles s'adorent elles-mêmes, car elles restent étrangères à elles-mêmes… Voilà ce que je redoutais pour toi, cher époux, quand j'étais harcelée par tous ces présages ! Je craignais tous les noms de saisons, de fruits, de plaisirs prononcés par un accent nouveau, je craignais tous les actes de l'amour touchés d'un parfum ou d'une hardiesse inconnus : je craignais une étrangère !… Or, c'est la guerre qui vient, presque une amie. Je lui dois de ne pas pleurer devant elle. AMPHITRYON Ô Alcmène, femme chérie, sois satisfaite ! Lorsque je suis auprès de toi, tu es mon étrangère, et tout à l'heure, dans la bataille, je te sentirai mon épouse. Attends-moi donc sans crainte. Je serai bientôt revenu, et ce sera pour toujours. Une guerre est toujours la dernière des guerres. Celle-ci est une guerre entre voisins ; elle sera brève. Nous vivrons heureux dans notre palais, et quand l'extrême vieillesse sera là, j'obtiendrai d'un dieu, pour la prolonger, qu'il nous change en arbres, comme Philémon et Baucis. ALCMÈNE Cela t'amusera de changer de feuilles chaque année ? AMPHITRYON Nous choisirons des feuillages toujours verts, le laurier me va bien. ALCMÈNE Et nous vieillirons, et l'on nous coupera, et l'on nous brûle- ra ? AMPHITRYON Et les cendres de nos branches et de nos écorces se mêleront ! ALCMÈNE Alors autant unir dès la fin de notre vie humaine les cendres de nos chairs et de nos os ! On entend le pas des chevaux. AMPHITRYON Cette fois ce sont eux… Il faut partir. ALCMÈNE Qui, eux ? Ton ambition, ton orgueil de chef, ton goût du carnage et de l'aventure ? AMPHITRYON Non, simplement Élaphocéphale et Hypsipila, mes chevaux. ALCMÈNE Alors, pars ! J'aime mieux te voir partir sur ces croupes débonnaires. AMPHITRYON Tu ne me dis rien d'autre ! ALCMÈNE N'ai-je pas tout dit ? Que font les autres épouses ? AMPHITRYON Elles affectent de plaisanter. Elles tendent votre bouclier en disant : reviens dessus ou dessous. Elles vous crient : n'aie d'autre peur que de voir tomber le ciel sur ta tête ! Ma femme seraitelle mal douée pour les mots sublimes ? ALCMÈNE J'en ai peur. Trouver une phrase qui irait moins à toi qu'à la postérité, j'en suis bien incapable. Tout ce que je peux te dire, ce sont ces paroles qui meurent doucement sur toi en te touchant : Amphitryon, je t'aime, Amphitryon, reviens vite !… D'ailleurs il n'y a plus beaucoup de place dans les phrases quand on a prononcé d'abord ton nom : il est si long… AMPHITRYON Mets le nom à la fin. Adieu, Alcmène. ALCMÈNE Amphitryon ! Elle reste un moment accoudée, pendant que le bruit des pas des chevaux s'éloigne ; puis se retourne et veut aller vers la maison. Mercure déguisé en Sosie, l'aborde. SCÈNE IV Alcmène. Mercure en Sosie. MERCURE Alcmène, ma maîtresse. ALCMÈNE Que veux-tu, Sosie ? MERCURE J'ai un message pour vous, de la part de mon maître. ALCMÈNE Que dis-tu ? Il est encore à portée de la voix. MERCURE Justement. Personne ne doit entendre… Mon maître me charge de vous dire, premièrement qu'il feint de partir avec l'armée, deuxièmement qu'il reviendra cette nuit même, dès qu'il aura donné ses ordres. L'état-major campe à quelques lieues à peine, la guerre semble devoir être bénigne, et tous les soirs Amphitryon fera ce voyage, qu'il faut tenir secret… ALCMÈNE Je ne te comprends pas, Sosie. MERCURE Mon maître me charge de vous dire, princesse, qu'il feint de partir avec l'armée… ALCMÈNE Que tu es bête, Sosie. Comme tu sais peu ce que doit être le secret. Il faut feindre de l'ignorer ou de ne pas l'entendre, dès qu'on le connaît. MERCURE Très bien, maîtresse. ALCMÈNE D'ailleurs, vraiment, je n'ai pas compris un mot de ce que tu disais. MERCURE Il faut veiller, princesse, et attendre mon maître, car il me charge de vous dire… ALCMÈNE Tais-toi, s'il te plaît, Sosie. Je vais dormir… Elle sort, Mercure fait signe à Jupiter et l'amène sur la scène. SCÈNE V Mercure en Sosie. Jupiter en Amphitryon. MERCURE Vous les avez entendus, Jupiter ? JUPITER Comment, Jupiter ? Je suis Amphitryon ! MERCURE Ne croyez pas m'y tromper, on devine le dieu à vingt pas. JUPITER C'est la copie exacte de ses vêtements. MERCURE Il s'agit bien de vêtements ! D'ailleurs, sur le chapitre vêtements aussi, vous vous trompez : Regardez-les. Vous sortez des ronces, et ils n'ont aucune éraflure. Je cherche en vain sur eux cet élan vers l'usure et vers l'avachissement qu'ont les tissus des meilleures marques le jour où on les étrenne. Vous avez des vêtements éternels. Je suis sûr qu'ils sont imperméables, qu'ils ne déteignent pas, et que si une goutte d'huile tombe sur eux de la lampe, elle ne fera aucune tache. Ce sont là les vrais miracles pour une bonne ménagère comme Alcmène, et elle ne s'y trompera pas. Tournez-vous. JUPITER Que je me tourne ? MERCURE Les hommes, comme les dieux, s'imaginent que les femmes ne les voient jamais que de face. Ils s'ornent de moustaches, de poitrines plastronnantes, de pendentifs. Ils ignorent que les femmes feignent d'être éblouies par cette face étincelante, mais épient de toute leur sournoiserie le dos. C'est au dos de leurs amants, quand ceux-ci se lèvent ou se retirent, au dos qui ne sait pas mentir, affaissé, courbé, qu'elles devinent leur veulerie ou leur fatigue. Vous avez un dos plus avantageux qu'une poitrine ! Il faut changer cela ! JUPITER Les dieux ne se tournent jamais. D'ailleurs, il fera nuit, Mercure. MERCURE C'est à savoir. Il ne fera pas nuit si vous gardez ainsi sur vous-même le brillant de votre divinité. Jamais Alcmène ne reconnaîtrait son mari en ce ver luisant humain. JUPITER Toutes mes autres maîtresses s'y sont trompées. MERCURE Aucune, si vous voulez m'en croire. Avouez que vous-même n'étiez pas fâché de vous révéler à elles, par quelque exploit, ou par un de ces accès de lumière qui rendent votre corps translucide et épargnent les lampes à huile et leurs ennuis. JUPITER Un dieu aussi peut se plaire à être aimé pour lui-même. MERCURE Je crains qu'Alcmène ne vous refuse ce plaisir. Tenez-vous à la forme de son mari. JUPITER Je m'y tiendrai d'abord, et je verrai ensuite. Car tu ne saurais croire, cher Mercure, les surprises que réserve une femme fidèle. Tu sais que j'aime exclusivement les femmes fidèles. Je suis dieu aussi de la justice, et j'estimais qu'elles avaient droit à cette compensation, et je dois te dire aussi qu'elles y comptaient. Les femmes fidèles sont celles qui attendent du printemps, des lectures, des parfums, des tremblements de terre, les révélations que les autres demandent aux amants. En somme, elles sont infidèles à leurs époux avec le monde entier, excepté avec les hommes. Alcmène ne doit pas faire exception à cette règle. Je remplirai d'abord l'office d'Amphitryon, de mon mieux, mais, bientôt, par des questions habiles sur les fleurs, sur les animaux, sur les éléments, j'arriverai à savoir lequel hante son imagination, je prendrai sa forme… et serai ainsi aimé pour moi-même… Mes vêtements vont, maintenant ? MERCURE C'est votre corps entier qui doit être sans défaut… Venez là, à la lumière, que je vous ajuste votre uniforme d'homme… Plus près, je vois mal. JUPITER Mes yeux sont bien ? MERCURE Voyons vos yeux… Trop brillants… Ils ne sont qu'un iris, sans cornée, pas de soupçon de glande lacrymale ; – peut-être allez-vous avoir à pleurer ; – et les regards au lieu d'irradier des nerfs optiques, vous arrivent d'un foyer extérieur à vous à travers votre crâne… Ne commandez pas au soleil vos regards humains. La lumière des yeux terrestres correspond exactement à l'obscurité complète dans notre ciel… Même les assassins n'ont là que deux veilleuses… Vous ne preniez pas de prunelles, dans vos précédentes aventures ? JUPITER Jamais, j'ai oublié… Comme ceci, les prunelles ? MERCURE Non, non, pas de phosphore… Changez ces yeux de chat ! On voit encore vos prunelles au travers de vos paupières quand vous clignez… On ne peut se voir dans ces yeux-là… Mettez-leur un fond. JUPITER L'aventurine ne ferait pas mal, avec ses reflets d'or. MERCURE À la peau maintenant ! JUPITER À ma peau ? MERCURE Trop lisse, trop douce, votre peau… C'est de la peau d'enfant. Il faut une peau sur laquelle le vent ait trente ans soufflé, qui ait trente ans plongé dans l'air et dans la mer, bref qui ait son goût, car on la goûtera. Les autres femmes ne disaient rien, en constatant que la peau de Jupiter avait goût d'enfant ? JUPITER Leurs caresses n'en étaient pas plus maternelles. MERCURE Cette peau-là ne ferait pas deux voyages… Et resserrez un peu votre sac humain, vous y flottez ! JUPITER C'est que cela me gêne… Voilà que je sens mon cœur battre, mes artères se gonfler, mes veines s'affaisser… Je me sens devenir un filtre, un sablier de sang… L'heure humaine bat en moi à me meurtrir. J'espère que mes pauvres hommes ne souffrent pas cela… MERCURE Le jour de leur naissance et le jour de leur mort. JUPITER Très désagréable, de se sentir naître et mourir à la fois. MERCURE Ce ne l'est pas moins, par opération séparée. JUPITER As-tu maintenant l'impression d'être devant un homme ? MERCURE Pas encore. Ce que je constate surtout, devant un homme, devant un corps vivant d'homme, c'est qu'il change à chaque seconde, qu'incessamment il vieillit. Jusque dans ses yeux, je vois la lumière vieillir. JUPITER Essayons. Et pour m'y habituer, je me répète : je vais mourir, je vais mourir… MERCURE Oh ! Oh ! Un peu vite ! Je vois vos cheveux pousser, vos ongles s'allonger, vos rides se creuser… Là, là, plus lentement, ménagez vos ventricules. Vous vivez en ce moment la vie d'un chien ou d'un chat. JUPITER Comme cela ? MERCURE Les battements trop espacés maintenant. C'est le rythme des poissons… Là… là… Voilà ce galop moyen, cet amble, auquel Amphitryon reconnaît ses chevaux et Alcmène le cœur de son mari… JUPITER Tes dernières recommandations ? MERCURE Et votre cerveau ? JUPITER Mon cerveau ? MERCURE Oui, votre cerveau… Il convient d'y remplacer d'urgence les notions divines par les humaines… Que pensez-vous ? Que croyez-vous ? Quelles sont vos vues de l'univers, maintenant que vous êtes homme ? JUPITER Mes vues de l'univers ? Je crois que cette terre plate est toute plate, que l'eau est simplement de l'eau, que l'air est simplement de l'air, la nature la nature, et l'esprit l'esprit… C'est tout ? MERCURE Avez-vous le désir de séparer vos cheveux par une raie et de les maintenir par un fixatif ? JUPITER En effet, je l'ai. MERCURE Avez-vous l'idée que vous seul existez, que vous n'êtes sûr que de votre propre existence ? JUPITER Oui. C'est même très curieux d'être ainsi emprisonné en soi-même. MERCURE Avez-vous l'idée que vous pourrez mourir un jour ? JUPITER Non. Que mes amis mourront, pauvres amis, hélas oui ! Mais pas moi. MERCURE Avez-vous oublié toutes celles que vous avez déjà aimées ? JUPITER Moi ? Aimer ? Je n'ai jamais aimé personne ! Je n'ai jamais aimé qu'Alcmène. MERCURE Très bien ! Et ce ciel, qu'en pensez-vous ? JUPITER Ce ciel, je pense qu'il est à moi, et beaucoup plus depuis que je suis mortel que lorsque j'étais Jupiter ! Et ce système solaire, je pense qu'il est bien petit, et la terre immense, et je me sens soudain plus beau qu'Apollon, plus brave et plus capable d'exploits amoureux que Mars, et pour la première fois, je me crois, je me vois, je me sens vraiment maître des dieux. MERCURE Alors vous voilà vraiment homme !… Allez-y ! Mercure disparaît. SCÈNE VI Alcmène à son balcon. Jupiter en Amphitryon. ALCMÈNE, bien réveillée. Qui frappe là ? Qui me dérange, dans mon sommeil ? JUPITER Un inconnu que vous aurez plaisir à voir. ALCMÈNE Je ne connais pas d'inconnus. JUPITER Un général. ALCMÈNE Que font les généraux à errer si tard sur les routes ? Ils sont déserteurs ? Ils sont vaincus ? JUPITER Ils sont vaincus par l'amour. ALCMÈNE Voilà ce qu'ils risquent en s'attaquant à d'autres qu'à des généraux ! Qui êtes-vous ? JUPITER Je suis ton amant. ALCMÈNE C'est à Alcmène que vous parlez, non à sa chambrière. Je n'ai pas d'amant… Pourquoi ce rire ? JUPITER Tu n'as pas tout à l'heure ouvert avec angoisse la fenêtre, et regardé dans la nuit ? ALCMÈNE Je regardais la nuit, justement. Je peux te dire comment elle est : douce et belle. JUPITER Tu n'as pas, il y a peu de temps, d'un vase d'or, versé de l'eau glacée sur un guerrier étendu ? ALCMÈNE Ah ! elle était glacée !… Tant mieux… C'est bien possible… JUPITER Tu n'as pas, devant le portrait d'un homme, murmuré : Ah ! si je pouvais, tant qu'il sera absent, perdre la mémoire ! ALCMÈNE Je ne m'en souviens pas. Peut-être… JUPITER Tu ne sens pas, sous ces jeunes étoiles, ton corps s'épanouir et ton cœur se serrer, en pensant à un homme, qui est peut-être d'ailleurs, je l'avoue, très stupide et très laid ? ALCMÈNE Il est très beau, et trop spirituel. Et en effet, j'ai du miel dans la bouche quand je parle de lui. Et je me souviens du vase d'or. Et c'était lui que je voyais dans les ténèbres. Et qu'est-ce que cela prouve ? JUPITER Que tu as un amant. Et il est là. ALCMÈNE J'ai un époux, et il est absent. Et personne ne pénétrera dans ma chambre que mon époux. Et lui-même, s'il déguise ce nom, je ne le reçois pas. JUPITER Jusqu'au ciel se déguise, à l'heure où nous sommes. ALCMÈNE Homme peu perspicace, si tu crois que la nuit est le jour masqué, la lune un faux soleil, si tu crois que l'amour d'une épouse peut se déguiser en amour du plaisir. JUPITER L'amour d'une épouse ressemble au devoir. Le devoir à la contrainte. La contrainte tue le désir. ALCMÈNE Tu dis ? Quel nom as-tu prononcé là ? JUPITER Celui d'un demi-dieu, celui du désir. ALCMÈNE Nous n'aimons ici que les dieux complets. Nous laissons les demi-dieux aux demi-jeunes filles et aux demi-épouses. JUPITER Te voilà impie, maintenant ? ALCMÈNE Je le suis parfois plus encore, car je me réjouis qu'il n'y ait pas dans l'Olympe un dieu de l'amour conjugal. Je me réjouis d'être une créature que les dieux n'ont pas prévue… Au-dessus de cette joie, je ne sens pas un dieu qui plane, mais un ciel libre. Si donc tu es un amant, j'en suis désolée, mais va-t'en… Tu as l'air beau et bien fait pourtant, ta voix est douce. Que j'aimerais cette voix si c'était l'appel de la fidélité et non celui du désir ! Que j'aimerais m'étendre en ces bras, s'ils n'étaient pas un piège qui se refermera brutalement sur une proie ! Ta bouche aussi me semble fraîche et ardente. Mais elle ne me convaincra pas. Je n'ouvrirai pas ma porte à un amant. Qui es-tu ? JUPITER Pourquoi ne veux-tu pas d'amant ? ALCMÈNE Parce que l'amant est toujours plus près de l'amour que de l'aimée. Parce que je ne supporte ma joie que sans limites, mon plaisir que sans réticence, mon abandon que sans bornes. Parce que je ne veux pas d'esclave et que je ne veux pas de maître. Parce qu'il est mal élevé de tromper son mari, fût-ce avec luimême. Parce que j'aime les fenêtres ouvertes et les draps frais. JUPITER Pour une femme, tu sais vraiment les raisons de tes goûts. Je te félicite ! Ouvre-moi ! ALCMÈNE Si tu n'es pas celui près de qui je m'éveille le matin et que je laisse dormir dix minutes encore, d'un sommeil pris sur la frange de ma journée, et dont mes regards purifient le visage avant le soleil et l'eau pure ; si tu n'es pas celui dont je reconnais à la longueur et au son de ses pas s'il se rase ou s'habille, s'il pense ou s'il a la tête vide, celui avec lequel je déjeune, je dîne et je soupe, celui dont le souffle, quoi que je fasse, précède toujours mon souffle d'un millième de seconde ; si tu n'es pas celui que je laisse chaque soir s'endormir dix minutes avant moi, d'un sommeil volé au plus vif de ma vie, afin qu'au moment même où il pénètre dans les rêves je sente son corps bien chaud et vivant, qui que tu sois, je ne t'ouvrirai point ! Qui es-tu ? JUPITER Il faut bien me résigner à le dire. Je suis ton époux. ALCMÈNE Comment, c'est toi, Amphitryon ! Et tu n'as pas réfléchi, en revenant ainsi, combien ta conduite était imprudente ? JUPITER Personne au camp ne la soupçonne. ALCMÈNE Il s'agit bien du camp ! Ne sais-tu pas à quoi un mari s'expose quand il apparaît à l'improviste, après avoir annoncé son voyage ? JUPITER Ne plaisante pas. ALCMÈNE Tu ne sais pas que c'est l'heure où les bonnes épouses reçoivent dans leurs bras moites leur petit ami, pantelant de gloire et de peur ? JUPITER Tes bras sont vides, et plus frais que la lune. ALCMÈNE Je lui ai donné le temps de fuir, par notre bavardage. Il est présentement sur la route de Thèbes, maugréant et jurant, car il a pris sa tunique déroulée dans ses jambes nues. JUPITER Ouvre à ton époux… ALCMÈNE Alors tu penses entrer ainsi, parce que tu es mon époux ? As-tu des cadeaux ? As-tu des bijoux ? JUPITER Tu te vendrais, pour des bijoux ? ALCMÈNE À mon mari ? Avec délices ! Mais tu n'en as pas ! JUPITER Je vois qu'il faut que je reparte. ALCMÈNE Reste ! Reste ! À une condition pourtant, Amphitryon, une condition expresse. JUPITER Et que veux-tu ? ALCMÈNE Que nous prononcions, devant la nuit, les serments que nous n'avons jamais faits que de jour. Depuis longtemps j'attendais cette occasion. Je ne veux pas que ce beau mobilier des ténèbres, astres, brise, noctuelles, s'imagine que je reçois ce soir un amant. Célébrons notre mariage nocturne, à l'heure où se consomment tant de fausses noces… Commence… JUPITER Prononcer des serments sans prêtres, sans autels, sur le vide de la nuit, à quoi bon ! ALCMÈNE C'est sur les vitres qu'on grave les mots ineffaçables. Lève le bras. JUPITER Si tu savais comme les humains paraissent pitoyables aux dieux, Alcmène, à déclamer leurs serments et brandir ces foudres sans tonnerre ! ALCMÈNE S'ils font de beaux éclairs de chaleur, c'est tout ce qu'ils demandent. Lève la main, et l'index plié. JUPITER Avec l'index plié ! Mais c'est le serment le plus terrible, et celui par lequel Jupiter évoque les fléaux de la terre. ALCMÈNE Plie ton index, ou pars. JUPITER Il faut donc que je t'obéisse. (Il lève le bras.) Contenezvous, voix céleste ! Sauterelles et cancers, au temps ! C'est cette enragée de petite Alcmène qui me contraint à ce geste. ALCMÈNE Je t'écoute. JUPITER Moi, Amphitryon, fils et petit-fils des généraux passés, père et aïeul des généraux futurs, agrafe indispensable dans la ceinture de la guerre et de la gloire ! ALCMÈNE Moi, Alcmène, dont les parents sont disparus, dont les enfants ne sont pas nés, pauvre maillon présentement isolé de la chaîne humaine ! JUPITER Je jure de faire en sorte que la douceur du nom d'Alcmène survive aussi longtemps que le fracas du mien ! ALCMÈNE Je jure d'être fidèle à Amphitryon, mon mari, ou de mouJUPITER De quoi ? ALCMÈNE De mourir. JUPITER Pourquoi appeler la mort où elle n'a que faire ! Je t'en supplie. Ne dis pas ce mot. Il a tant de synonymes, même heureux. Ne dis pas mourir ! ALCMÈNE C'est dit. Et maintenant, cher mari, trêve de paroles. La cérémonie est finie et je t'autorise à monter… Que tu as été peu simple, ce soir ! Je t'attendais, la porte était ouverte. Tu avais juste à la pousser… Qu'as-tu, tu hésites ? Tu veux peut-être que je t'appelle amant ? Jamais, te dis-je ! JUPITER Il faut vraiment que j'entre, Alcmène ? Vraiment, tu le désires ? rir ! ALCMÈNE Je l'ordonne, cher amour ! RIDEAU ACTE DEUXIÈME SCÈNE I Obscurité complète. Mercure, seul, rayonnant, à demi étendu sur le devant de la scène. MERCURE Ainsi posté devant la chambre d'Alcmène, j'ai perçu un doux silence, une douce résistance, une douce lutte ; Alcmène porte en soi maintenant le jeune demi-dieu. Mais auprès d'aucune autre maîtresse Jupiter ne s'est ainsi attardé… Je ne sais si cette ombre vous paraît lourde, pour moi la mission de prolonger la nuit en ces lieux commence à me peser, si je pense surtout que le monde entier baigne déjà dans la lumière… Nous sommes au cœur de l'été, et il est sept heures du matin. La grande inondation du jour s'étale, profonde de milliers de lieues, jusque sur la mer, et seul entre les cubes submergés de rose, le palais reste un cône noir… Il est vraiment l'heure de réveiller mon maître, car il déteste être pressé dans son départ, et sûrement il tiendra, comme avec toutes ses amies, dans les propos de saut de lit, à révéler à Alcmène qu'il est Jupiter, pour jouir de sa surprise, et de sa fierté. J'ai d'ailleurs suggéré à Amphitryon de venir surprendre sa femme à l'aurore, de façon qu'il soit le premier témoin et le garant de l'aventure. C'est une prévenance qu'on lui doit et j'éviterai ainsi toute équivoque. À cette heure notre général se met secrètement en route, au galop de son cheval, et il sera avant une heure au palais. Montre-moi donc tes rayons, soleil, que je choisisse celui qui embrasera ces ténèbres… (Le soleil échantillonne un à un ses rayons.) Pas celui-là ! Rien de sinistre comme la lumière verte sur les amants qui s'éveillent. Chacun croit tenir un noyé en ses bras. Pas celui-là ! Le violet et le pourpre sont les couleurs qui irritent les sens. Gardons-les pour ce soir. Voilà, voilà le bon, le safran ! Rien ne relève comme lui la fadeur de la peau humaine… Vas-y, soleil ! La chambre d'Alcmène apparaît dans une lumière de plein soleil. SCÈNE II Alcmène déjà debout. Jupiter étendu sur la couche et dormant. ALCMÈNE Lève-toi, chéri. Le soleil est haut. JUPITER Où suis-je ? ALCMÈNE Où ne se croient jamais les maris au réveil : simplement dans ta maison, dans ton lit, et près de ta femme. JUPITER Le nom de cette femme ? ALCMÈNE Son nom du jour est le même que son nom de la nuit, toujours Alcmène. JUPITER Alcmène, la grande femme blonde, grasse à point, qui se tait dans l'amour ? ALCMÈNE Oui, et qui bavarde dès l'aube, et qui va maintenant te mettre à la porte, tout mari que tu es. JUPITER Qu'elle se taise, et revienne dans mes bras ! ALCMÈNE N'y compte pas. Les femmes grasses à point ressemblent cependant aux rêves, on ne les étreint que la nuit. JUPITER Ferme les yeux et profitons de ces ténèbres. ALCMÈNE Non, non, ma nuit n'est pas la nuit. Lève-toi, ou j'appelle. Jupiter se redresse, contemple le paysage qui étincelle devant les fenêtres. JUPITER Quelle nuit divine ! ALCMÈNE Tu es faible, ce matin, dans tes épithètes, chéri. JUPITER Je dis divine ! ALCMÈNE Que tu dises un repas divin, une pièce de bœuf divine, soit, tu n'es pas forcé d'avoir sans cesse de l'invention. Mais, pour cette nuit, tu aurais pu trouver mieux. JUPITER Qu'aurais-je pu trouver de mieux ? ALCMÈNE À peu près tous les adjectifs, à part ton mot divin, vraiment hors d'usage. Le mot parfait, le mot charmant. Le mot agréable surtout, qui dit bien des choses de cet ordre : quelle nuit agréable ! JUPITER Alors la plus agréable de toutes nos nuits, n'est-ce pas, de beaucoup ? ALCMÈNE C'est à savoir. JUPITER Comment, c'est à savoir ? ALCMÈNE As-tu oublié, cher mari, notre nuit de noces, le faible fardeau que j'étais dans tes bras, et cette trouvaille que nous fîmes de nos deux cœurs au milieu des ténèbres qui nous enveloppaient pour la première fois ensemble dans leur ombre ? Voilà notre plus belle nuit. JUPITER Notre plus belle nuit, soit. Mais la plus agréable, c'est bien celle-ci. ALCMÈNE Crois-tu ? Et la nuit où un grand incendie se déclara dans Thèbes, d'où tu revins dans l'aurore, doré par elle, et tout chaud comme un pain. Voilà notre nuit la plus agréable, et pas une autre ! JUPITER Alors, la plus étonnante, si tu veux ? ALCMÈNE Pourquoi étonnante ? Oui, celle d'avant-hier, quand tu sauvas de la mer cet enfant que le courant déportait, et que tu revins, luisant de varech et de lune, tout salé par les dieux et me sauvant toute la nuit à bras le corps dans ton sommeil… Cela était assez étonnant !… Non, si je voulais donner un adjectif à cette nuit, mon chéri, je dirais qu'elle fut conjugale. Il y avait en elle une sécurité qui m'égayait. Jamais je n'avais été aussi certaine de te retrouver au matin bien rose, bien vivant, avide de ton petit déjeuner et il me manquait cette appréhension divine, que je ressens pourtant toutes les fois, de te voir à chaque minute mourir dans mes bras. JUPITER Je vois que les femmes aussi emploient le mot divine ?… ALCMÈNE Après le mot appréhension, toujours. Un silence. JUPITER Quelle belle chambre ! ALCMÈNE Tu l'apprécies surtout le matin où tu y es en fraude. JUPITER Comme les hommes sont habiles ! Par ce système de pierres transparentes et de fenêtres, ils arrivent, sur une planète relativement si peu éclairée, à voir plus clair dans leurs maisons qu'aucun être au monde. ALCMÈNE Tu n'es pas modeste, chéri. C'est toi qui l'as inventé. JUPITER Et quel beau paysage ! ALCMÈNE Celui-là tu peux le louer, il n'est pas de toi. JUPITER Et de qui est-il ? ALCMÈNE Du maître des dieux. JUPITER On peut savoir son nom ? ALCMÈNE Jupiter. JUPITER Comme tu prononces bien les noms des dieux ! Qui t'a appris à les mâcher ainsi des lèvres comme une nourriture divine ? On dirait une brebis qui a cueilli le cytise et, la tête haute, le broute. Mais c'est le cytise qui est parfumé par ta bouche. Répète. On dit que les dieux ainsi appelés répondent quelquefois par leur présence même. ALCMÈNE Neptune ! Apollon ! JUPITER Non, le premier, répète ! ALCMÈNE Laisse-moi brouter tout l'Olympe… D'ailleurs j'aime surtout prononcer les noms des dieux par couples : Mars et Vénus, Jupiter et Junon… Alors je les vois défiler sur la crête des nuages, éternellement, se tenant par la main… Cela doit être superbe ! JUPITER Et d'une gaîté… Alors tu trouves beau, cet ouvrage de Jupiter, ces falaises, ces rocs ? ALCMÈNE Très beau. Seulement l'a-t-il fait exprès ? JUPITER Tu dis ? ALCMÈNE Toi tu fais tout exprès, chéri, soit que tu entes tes cerisiers sur tes prunes, soit que tu imagines un sabre à deux tranchants. Mais crois-tu que Jupiter ait su vraiment, le jour de la création, ce qu'il allait faire ? JUPITER On l'assure. ALCMÈNE Il a créé la terre. Mais la beauté de la terre se crée ellemême, à chaque minute. Ce qu'il y a de prodigieux en elle, c'est qu'elle est éphémère : Jupiter est trop sérieux pour avoir voulu créer de l'éphémère. JUPITER Peut-être te représentes-tu mal la création. ALCMÈNE Aussi mal, sans doute, que la fin du monde. Je suis à égale distance de l'une et de l'autre et je n'ai pas plus de mémoire que de prévision. Tu te la représentes, toi, chéri ? JUPITER Je la vois… Au début, régnait le chaos… L'idée vraiment géniale de Jupiter, c'est d'avoir pensé à le dissocier en quatre éléments. ALCMÈNE Nous n'avons que quatre éléments ? JUPITER Quatre, et le premier est l'eau, et ce ne fut pas le plus simple à créer, je te prie de le croire ! Cela semble naturel, à première vue, l'eau. Mais imaginer de créer l'eau, avoir l'idée de l'eau, c'est autre chose ! ALCMÈNE Que pleuraient les déesses, à cette époque, du bronze ? JUPITER Ne m'interromps pas. Je tiens à bien te montrer ce qu'était Jupiter. Il peut t'apparaître tout d'un coup. Tu n'aimerais pas qu'il t'expliquât cela lui-même, dans sa grandeur ? ALCMÈNE Il a dû l'expliquer trop souvent. Tu y mettras plus de fantaisie. JUPITER Où en étais-je ? ALCMÈNE Nous avions presque fini, au chaos originel… JUPITER Ah oui ! Jupiter eut soudain l'idée d'une force élastique et incompressible, qui comblerait les vides, et amortirait tous les chocs d'une atmosphère encore mal réglée. ALCMÈNE L'idée de l'écume, elle est de lui ? JUPITER Non, mais l'eau une fois née, il lui vint à l'esprit de la border par des rives, irrégulières, pour briser les tempêtes, et de semer sur elle, afin que l'œil des dieux ne fût pas toujours agacé par un horizon miroitant, des continents, solubles ou rocailleux. La terre était créée, et ses merveilles… ALCMÈNE Et les pins ? JUPITER Les pins ? ALCMÈNE Les pins parasols, les pins cèdres, les pins cyprès, toutes ces masses vertes ou bleues sans lesquelles un paysage n'existe pas… et l'écho ? JUPITER L'écho ? ALCMÈNE Tu réponds comme lui. Et les couleurs, c'est lui qui a créé les couleurs ? JUPITER Les sept couleurs de l'arc-en-ciel, c'est lui. ALCMÈNE Je parle du mordoré, du pourpre, du vert lézard, mes préférées ? JUPITER Il a laissé ce soin aux teinturiers. Mais, recourant aux vibrations diverses de l'éther, il a fait que par les chocs de doubles chocs moléculaires, ainsi que par les contre réfractions des réfractions originelles, se tendissent à travers l'univers mille réseaux différents de son ou de couleur, perceptibles ou non (après tout il s'en moque !) aux organes humains. ALCMÈNE C'est exactement ce que je disais. JUPITER Que disais-tu ? ALCMÈNE Qu'il n'a rien fait ! Que nous plonger dans un terrible assemblage de stupeurs et d'illusions, où nous devons nous tirer seuls d'affaire, moi et mon cher mari. JUPITER Tu es impie, Alcmène, sache que les dieux t'entendent ! ALCMÈNE L'acoustique n'est pas la même pour les dieux que pour nous. Le bruit de mon cœur couvre sûrement pour des êtres suprêmes celui de mon bavardage, puisque c'est celui d'un cœur simple et droit. D'ailleurs pourquoi m'en voudraient-ils ? Je n'ai pas à nourrir de reconnaissance spéciale à Jupiter sous le prétexte qu'il a créé quatre éléments au lieu des vingt qu'il nous faudrait, puisque de toute éternité c'était son rôle, tandis que mon cœur peut déborder de gratitude envers Amphitryon, mon cher mari, qui a trouvé le moyen, entre ses batailles, de créer un système de poulies pour fenêtres et d'inventer une nouvelle greffe pour les vergers. Tu as modifié pour moi le goût d'une cerise, le calibre d'un rayon : c'est toi mon créateur. Qu'as-tu à me regarder de cet œil ? Les compliments te déçoivent toujours. Tu n'es orgueilleux que pour moi. Tu me trouves trop terrestre, dis ? JUPITER, se levant, très solennel. Tu n'aimerais pas l'être moins ? ALCMÈNE Cela m'éloignerait de toi. JUPITER Tu n'as jamais désiré être déesse, ou presque déesse ? ALCMÈNE Certes non. Pourquoi faire ? JUPITER Pour être honorée et révérée de tous. ALCMÈNE Je le suis comme simple femme, c'est plus méritoire. JUPITER Pour être d'une chair plus légère, pour marcher sur les airs, sur les eaux. ALCMÈNE C'est ce que fait toute épouse, alourdie d'un bon mari. JUPITER Pour comprendre les raisons des choses, des autres mondes. ALCMÈNE Les voisins ne m'ont jamais intéressée. JUPITER Alors, pour être immortelle ! ALCMÈNE Immortelle ? À quoi bon ? À quoi cela sert-il ? JUPITER Comment, à quoi ! Mais à ne pas mourir ! ALCMÈNE Et que ferai-je, si je ne meurs pas ? JUPITER Tu vivras éternellement, chère Alcmène, changée en astre ; tu scintilleras dans la nuit jusqu'à la fin du monde. ALCMÈNE Qui aura lieu ? JUPITER Jamais. ALCMÈNE Charmante soirée ! Et toi, que feras-tu ? JUPITER Ombre sans voix, fondue dans les brumes de l'enfer, je me réjouirai de penser que mon épouse flamboie là-haut, dans l'air sec. ALCMÈNE Tu préfères d'habitude les plaisirs mieux partagés… Non, chéri, que les dieux ne comptent pas sur moi pour cet office… L'air de la nuit ne vaut d'ailleurs rien à mon teint de blonde… Ce que je serais crevassée, au fond de l'éternité ! JUPITER Mais que tu seras froide et vaine, au fond de la mort ! ALCMÈNE Je ne crains pas la mort. C'est l'enjeu de la vie. Puisque ton Jupiter, à tort ou à raison, a créé la mort sur la terre, je me solidarise avec mon astre. Je sens trop mes fibres continuer celles des autres hommes, des animaux, même des plantes, pour ne pas suivre leur sort. Ne me parle pas de ne pas mourir tant qu'il n'y aura pas un légume immortel. Devenir immortel, c'est trahir, pour un humain. D'ailleurs, si je pense au grand repos que donnera la mort à toutes nos petites fatigues, à nos ennuis de second ordre, je lui suis reconnaissante de sa plénitude, de son abondance même… S'être impatienté soixante ans pour des vêtements mal teints, des repas mal réussis, et avoir enfin la mort, la constante, l'étalé mort, c'est une récompense hors de toute proportion… Pourquoi me regardes-tu soudain de cet air respectueux ? JUPITER C'est que tu es le premier être vraiment humain que je rencontre… ALCMÈNE C'est ma spécialité, parmi les hommes ; tu ne crois pas si bien dire. De tous ceux que je connais, je suis en effet celle qui approuve et aime le mieux son destin. Il n'est pas une péripétie de la vie humaine que je n'admette, de la naissance à la mort, j'y comprends même les repas de famille. J'ai des sens mesurés, et qui ne s'égarent pas. Je suis sûre que je suis la seule humaine qui voie à leur vraie taille les fruits, les araignées, et goûte les joies à leur vrai goût. Et il en est de même de mon intelligence. Je ne sens pas en elle cette part de jeu ou d'erreur, qui provoque, sous l'effet du vin, de l'amour, ou d'un beau voyage, le désir de l'éternité. JUPITER Mais tu n'aimerais pas avoir un fils moins humain que toi, un fils immortel ? ALCMÈNE Il est humain de désirer un fils immortel. JUPITER Un fils qui deviendrait le plus grand des héros, qui, dès sa petite enfance, s'attaquerait à des lions, à des monstres ? ALCMÈNE Dès sa petite enfance ! Il aura dans sa petite enfance une tortue et un barbet. JUPITER Qui tuerait des serpents énormes, venus pour l'étrangler dans son berceau ? ALCMÈNE Il ne serait jamais seul. Ces aventures n'arrivent qu'aux fils des femmes de ménage… Non, je le veux faible, gémissant doucement, et qui ait peur des mouches… Qu'as-tu à t'agiter ainsi ? JUPITER Parlons sérieusement, Alcmène. Est-il vrai que tu préférerais te tuer, plutôt que d'être infidèle à ton mari ? ALCMÈNE Tu n'es pas gentil d'en douter ! JUPITER C'est très dangereux de se tuer ! ALCMÈNE Pas pour moi, et je t'assure, mari chéri, qu'il n'y aura rien de tragique dans ma mort. Qui sait ? Elle aura peut-être lieu ce soir, en ce lieu même, si tout à l'heure le dieu de la guerre t'atteint, ou pour toute autre raison ; mais je veillerai à ce que les spectateurs emportent de son spectacle, au lieu d'un cauchemar, une sérénité. Il y a sûrement une façon, pour les cadavres, de sourire ou de croiser les mains qui arrange tout. JUPITER Mais tu pourrais entraîner dans la mort un fils conçu de la veille, à demi-vivant ! ALCMÈNE Ce ne serait pour lui qu'une demi-mort. Il y gagnerait sur son lot futur. JUPITER Et tu parles de tout cela, si simplement, si posément, sans y avoir réfléchi ? ALCMÈNE Sans y avoir réfléchi ? On se demande parfois à quoi pensent ces jeunes femmes toujours riantes, gaies, et grasses à point, comme tu l'assures. Au moyen de mourir sans histoire et sans drame, si leur amour est humilié ou déçu… JUPITER, se levant majestueusement. Écoutez bien, chère Alcmène. Vous êtes pieuse et je vois que vous pouvez comprendre les mystères du monde. Il faut que je vous parle… ALCMÈNE Non, non, Amphitryon chéri ! Voilà que tu me dis vous. Je sais trop à quoi mène ce vous solennel. C'est ta façon d'être ten- dre. Elle m'intimide. Tâche plutôt, la fois prochaine, de trouver un tutoiement à l'intérieur du tutoiement lui-même. JUPITER Ne plaisantez pas. J'ai à vous parler des dieux. ALCMÈNE Des dieux ! JUPITER Il est temps que je vous rende clairs leurs rapports avec les hommes, les hypothèques imprescriptibles qu'ils ont sur les habitants de la terre et leurs épouses. ALCMÈNE Tu deviens fou ! Tu vas parler des dieux au seul moment du jour où les humains, ivres de soleil, lancés vers le labour ou la pêche, ne sont plus qu'à l'humanité. D'ailleurs l'armée t'attend. Il te reste juste quelques heures si tu veux tuer des ennemis à jeun. Pars, chéri, pour me retrouver plus vite ; et d'ailleurs la maison m'appelle, mon mari. J'ai ma visite d'intendante à faire… Si vous restez, cher Monsieur, j'aurai à vous parler aussi de façon solennelle, non des dieux, mais de mes bonnes. Je crois bien qu'il va falloir nous séparer de Nenetza. Outre sa manie de ne nettoyer dans les mosaïques que les carreaux de couleur noire, elle a cédé, comme vous le dites, aux dieux, et elle est enceinte. JUPITER Alcmène ! chère Alcmène ! Les dieux apparaissent à l'heure précise où nous les attendons le moins. ALCMÈNE Amphitryon, cher mari ! Les femmes disparaissent à la seconde où nous croyons les tenir ! JUPITER Leur colère est terrible. Ils n'acceptent ni les ordres ni la moquerie ! ALCMÈNE Mais toi tu acceptes tout, chéri, et c'est pour cela que je t'aime… Même un baiser de loin, à la main !… À ce soir… Adieu… Elle sort. Mercure entre. SCÈNE III Jupiter. Mercure. MERCURE Que se passe-t-il, Jupiter ? Je m'attendais à vous voir sortir de cette chambre dans votre gloire, comme des autres chambres, et c'est Alcmène qui s'évade, vous sermonnant, et nullement troublée ? JUPITER On ne saurait prétendre qu'elle le soit. MERCURE Que veut dire ce pli vertical entre vos yeux ? C'est un stigmate de tonnerre ? C'est l'annonce d'une menace que vous nourrissez contre l'humanité ? JUPITER Ce pli ?… C'est une ride. MERCURE Jupiter ne peut avoir de rides ; celle-là vous reste du corps d'Amphitryon. JUPITER Non, non, cette ride m'appartient et je sais maintenant d'où les hommes les tirent, ces rides qui nous intriguaient tous, de l'innocence et du plaisir. MERCURE Mais vous semblez las, Jupiter, vous êtes voûté. JUPITER Cela est lourd à porter une ride ! MERCURE Éprouveriez-vous enfin ce célèbre délabrement que donne aux hommes l'amour ? JUPITER Je crois que j'éprouve l'amour. MERCURE Vous êtes connu pour l'éprouver souvent ! JUPITER Pour la première fois, j'ai tenu dans mes bras une créature humaine sans la voir, et d'ailleurs sans l'entendre… Aussi, je l'ai comprise. MERCURE Que pensiez-vous ? JUPITER Que j'étais Amphitryon. C'est Alcmène qui avait remporté sur moi la victoire. Du coucher au réveil, je n'ai pu être avec elle un autre que son mari. Tout à l'heure, j'ai eu l'occasion de lui expliquer la création. Je n'ai trouvé qu'un langage de pédagogue, alors que devant toi tout mon langage divin afflue. Veux-tu que je te l'explique, tiens, la création ? MERCURE Que vous la refassiez, à la rigueur, j'accepte. Mais je n'irai que jusque-là. JUPITER Mercure, l'humanité n'est pas ce que pensent les dieux ! Nous croyons que les hommes sont une dérision de notre nature. Le spectacle de leur orgueil est si réjouissant, que nous leur avons fait croire qu'un conflit sévit entre les dieux et euxmêmes. Nous avons pris une énorme peine à leur imposer l'usage du feu, pour qu'ils croient nous l'avoir volé ; à dessiner sur leur ingrate matière cérébrale des volutes compliquées pour qu'ils inventent le tissage, la roue dentée, l'huile d'olive, et s'imaginent avoir conquis sur nous ces otages… Or, ce conflit existe, et j'en suis aujourd'hui la victime. MERCURE Vous vous exagérez le pouvoir d'Alcmène. JUPITER Je n'exagère pas. Alcmène, la tendre Alcmène, possède une nature plus irréductible à nos lois que le roc. C'est elle le vrai Prométhée. MERCURE Elle manque simplement d'imagination. C'est l'imagination qui illumine pour notre jeu le cerveau des hommes. JUPITER Alcmène n'illumine pas. Elle n'est sensible ni à l'éclat, ni à l'apparence. Elle n'a pas d'imagination, et peut-être pas beaucoup plus d'intelligence. Mais il y a justement en elle quelque chose d'inattaquable et de borné qui doit être l'infini humain. Sa vie est un prisme où le patrimoine commun aux dieux et aux hommes, courage, amour, passion, se mue en qualités proprement humaines, constance, douceur, dévouement, sur lesquelles meurt notre pouvoir. Elle est la seule femme que je supporterais habillée, voilée ; dont l'absence égale exactement la présence ; dont les occupations me paraissent aussi attirantes que les plaisirs. Déjeuner en face d'elle, je parle même du petit dé- jeuner, lui tendre le sel, le miel, les épices, dont son sang et sa chaleur s'alimentent, heurter sa main, fût-ce de sa cuiller ou de son assiette, voilà à quoi je pense maintenant ! Je l'aime, en un mot, et je peux bien te le dire, Mercure, son fils sera mon fils préféré. MERCURE C'est ce que l'univers sait déjà. JUPITER L'univers ! Je pense que personne ne sait rien encore de cette aventure ? MERCURE Tout ce qui dans ce monde est doté d'oreilles sait que Jupiter honore aujourd'hui de sa visite Alcmène. Tout ce qui possède une langue s'occupe à le répéter. J'ai tout annoncé au lever du soleil. JUPITER Tu m'as trahi ! Pauvre Alcmène ! MERCURE J'ai agi comme pour vos autres maîtresses, et ce serait le premier de vos amours qui resterait un secret. Vous n'avez pas le droit de dissimuler aucune de vos générosités amoureuses. JUPITER Qu'as-tu annoncé ? Que j'avais pris hier soir la forme d'Amphitryon ? MERCURE Certes non. Cette ruse peu divine pourrait être mal interprétée. Comme votre désir de passer une seconde nuit dans les bras d'Alcmène éclatait à travers toutes les murailles, j'ai annoncé qu'elle recevrait ce soir la visite de Jupiter. JUPITER Et à qui l'as-tu annoncé ? MERCURE Aux airs, d'abord, aux eaux, comme je le dois. Écoutez : les ondes sèches ou humides ne parlent que de cela dans leur langage. JUPITER C'est tout ? MERCURE Et à une vieille femme qui passait au pied du palais. JUPITER La concierge sourde ? Nous sommes perdus ! MERCURE Pourquoi ces mots humains, Jupiter ? Vous parlez comme un amant. Alcmène a-t-elle exigé le silence jusqu'à la minute où vous la raviriez à cette terre ? JUPITER C'est là mon malheur ! Alcmène ne sait rien. Cent fois au cours de cette nuit j'ai cherché à lui faire entendre qui j'étais. Cent fois elle a changé, par une phrase humble ou charmante, la vérité divine en vérité humaine. MERCURE Elle n'a pas eu de soupçons ? JUPITER À aucun moment, et je ne supporte pas l'idée qu'elle puisse en avoir… Quels sont ces bruits ? MERCURE Ma femme sourde a rempli son office. C'est Thèbes qui se prépare à fêter votre union avec Alcmène… Une procession s'organise, et semble monter au palais… JUPITER Qu'elle n'y parvienne point ! Détourne-la vers la mer, qui l'engloutira. MERCURE Impossible, ce sont vos prêtres. JUPITER Ils n'auront jamais assez de raisons de croire en moi. MERCURE Vous ne pouvez rien contre les lois que vous-même avez prescrites. Tout l'univers sait que Jupiter fera aujourd'hui un fils à Alcmène. Il n'est pas mauvais qu'Alcmène en soit elle aussi informée. JUPITER Alcmène ne supportera pas cela. MERCURE Qu'Alcmène en souffre donc ! La cause en vaut la peine. JUPITER Elle ne souffrira pas. Je n'ai aucun doute à ce sujet, elle se tuera. Et mon fils Hercule mourra du même coup… Et je serai obligé à nouveau, comme pour toi, de m'ouvrir la cuisse ou le gras du mollet pour y abriter quelques mois un fœtus. Merci bien ! La procession monte ? MERCURE Lentement, mais sûrement. JUPITER Pour la première fois, Mercure, j'ai l'impression qu'un honnête dieu peut être un malhonnête homme… Quels sont ces chants ? MERCURE Ce sont les vierges transportées par la nouvelle, qui viennent en théorie féliciter Alcmène. JUPITER Tu ne crois vraiment pas nécessaire d'engloutir ces prêtres, de frapper ces vierges d'insolation matinale ? MERCURE Mais enfin que désirez-vous ? JUPITER Ce que désire un homme, hélas ! Mille désirs contraires. Qu'Alcmène reste fidèle à son mari et qu'elle se donne à moi avec ravissement. Qu'elle soit chaste sous mes caresses et que des désirs interdits la brûlent à ma seule vue… Qu'elle ignore toute cette intrigue, et qu'elle l'approuve entièrement. MERCURE Je m'y perds… Moi j'ai rempli ma tâche. L'univers sait, comme il était prescrit, que vous coucherez ce soir dans le lit d'Alcmène… Puis-je faire autre chose pour vous ? JUPITER Oui. Que j'y couche vraiment ! MERCURE Et avec ce fameux consentement dont vous parliez hier, sans doute ? JUPITER Oui, Mercure. Il ne s'agit plus d'Hercule. L'affaire Hercule est close heureusement. Il s'agit de moi. Il faut que tu voies Alcmène, que tu la prépares à ma visite, que tu lui dépeignes mon amour… Apparais-lui… Par ton seul fluide de dieu secondaire, agite déjà à mon profit l'humanité dans son corps. Je te permets de l'approcher, de la toucher. Trouble d'abord ses nerfs, puis son sang, puis son orgueil. D'ailleurs je t'avertis, je ne quitte pas cette ville avant qu'elle ne se soit étendue de bon gré en mon honneur. Et je suis las de cette humiliante livrée ! Je viendrai en dieu. MERCURE À la bonne heure, Jupiter ! Si vous renoncez à votre incognito, je puis vous assurer que, d'ici quelques minutes, je l'aurai convaincue de vous attendre au coucher du soleil. La voilà justement. Laissez-moi. ALCMÈNE Oh ! Oh ! Chéri ! L'ÉCHO Chéri ! JUPITER Elle appelle ? MERCURE Elle parle d'Amphitryon à son écho. Et vous dites qu'elle n'est pas coquette ! Elle parle sans cesse à cet écho. Elle a un miroir même pour ses paroles. Venez, Jupiter, elle approche. JUPITER Salut, demeure chaste et pure, si chaste, si pure !… Qu'astu à sourire ? Tu as déjà entendu cette phrase ? MERCURE D'avance, oui. Je l'ai entendue d'avance. Les siècles futurs me la crient. Partons, la voilà ! SCÈNE IV Alcmène et Ecclissé, la nourrice, entrent par les côtés opposés. ALCMÈNE Tu as l'air bien agitée, Ecclissé. ECCLISSÉ J'apporte les verveines, maîtresse, ses fleurs préférées. ALCMÈNE Préférées de qui ? Je préfère les roses. ECCLISSÉ Vous oseriez orner cette chambre de roses, en ce jour ? ALCMÈNE Pourquoi pas ? ECCLISSÉ On m'a toujours dit que Jupiter déteste les roses. Mais peut-être après tout avez-vous raison de traiter les dieux comme de simples hommes. Cela les dresse. Je prépare le grand voile rouge ? ALCMÈNE Le grand voile ? Certes non. Le voile de lin simple. ECCLISSÉ Que vous êtes habile, maîtresse ! Que vous avez raison de donner au palais l'aspect de l'intimité plutôt que l'éclat des fêtes. J'ai préparé les gâteaux et versé l'ambre dans le bain. ALCMÈNE Tu as bien fait. C'est le parfum préféré de mon mari. ECCLISSÉ Votre mari aussi, en effet, va être très fier et très heureux. ALCMÈNE Que veux-tu dire, Ecclissé ? ECCLISSÉ Ô maîtresse chérie, voilà votre nom célèbre pour les siècles, et peut-être le mien aussi, puisque j'ai été ta nourrice. Mon lait, voilà ton fard. ALCMÈNE Il est arrivé quelque bonheur à Amphitryon ? ECCLISSÉ Il va lui arriver ce qu'un prince peut rêver de plus heureux pour sa gloire et son honneur. ALCMÈNE La victoire ? ECCLISSÉ Victoire, certes ! Et sur le plus grand des dieux ! Vous entendez ? ALCMÈNE Quelle est cette musique, et ces cris ? ECCLISSÉ Mais, chère maîtresse, c'est que Thèbes tout entière sait la nouvelle. Tous se réjouissent, tous se félicitent de savoir que, grâce à vous, notre ville est favorisée entre toutes. ALCMÈNE Grâce à ton maître ! ECCLISSÉ Certes lui aussi est à l'honneur ! ALCMÈNE Lui seul ! ECCLISSÉ Non, maîtresse, vous. Toute la Grèce retentit déjà de votre gloire. La voix des coqs s'est haussée d'un ton depuis ce matin, disent les prêtres. Léda, la reine de Sparte, que Jupiter aima sous la forme d'un cygne, et qui était de passage à Thèbes, demande à vous rendre visite. Ses conseils peuvent être utiles. Dois-je lui dire de monter ? ALCMÈNE Certes… ECCLISSÉ Ah ! maîtresse, il ne fallait pas te voir tous les jours dans ton bain, comme moi, pour penser que les dieux ne réclameraient pas un jour leur dû ! ALCMÈNE Je ne te comprends pas. Amphitryon est dieu ? ECCLISSÉ Non, mais son fils sera demi-dieu. (Acclamations, musique.) Ce sont les vierges. Elles ont distancé les prêtres dans la montée, à part ce chausson d'Alexeia, naturellement, qu'ils retiennent. Ne vous montrez pas, maîtresse, c'est plus digne… Je leur parle ?… Si la princesse est là, mes petites ? Oui, oui, elle est là ! (Alcmène se promène, quelque peu énervée.) Elle est mollement étendue sur sa couche. Ses regards distraits caressent une énorme sphère d'or qui soudain pend du plafond. De la main droite elle porte à son visage un bouquet de verveine. De la gauche, elle donne à un aigle géant, qui vient d'entrer par la fenêtre, des diamants à becqueter. ALCMÈNE Cesse tes plaisanteries, Ecclissé. On peut fêter une victoire sans mascarade. ECCLISSÉ Son costume, vous voulez savoir son costume ? Non, elle n'est pas nue. Elle a une tunique de linge inconnu, qu'on appelle la soie, soulignée d'un rouge nouveau, appelé la garance. La ceinture ? Pourquoi n'aurait-elle pas de ceinture ? Pourquoi ce rire, là-bas, oui, toi, Alexeia ? Que je t'y reprenne ! Sa ceinture est de platine et de jais vert. Si elle lui prépare un repas ?… Son parfum ? ALCMÈNE Tu as fini, Ecclissé ? ECCLISSÉ Elles voudraient savoir ton parfum. (Geste menaçant d'Alcmène.) C'est un secret, mes petites, mais ce soir Thèbes en sera embaumée… Qu'elle ne devienne pas une étoile qu'on ne voit que tous les six mois ? Oui, je la mettrai en garde. Et comment tout cela se sera passé ? Oui, je vous le promets, vierges, je ne vous en cacherai rien. Adieu… Voilà qu'elles s'en vont, Alcmène. Elles montrent leur dos ravissant, et se retournent pour sourire ! Ah, comme un dos est éclairé par un sourire ! Les charmantes filles ! ALCMÈNE Je ne t'ai jamais vue aussi folle ! ECCLISSÉ Oh oui, maîtresse, folle et affolée ! Car sous quelle forme va-t-il venir ? Par le ciel, par la terre, par les eaux ? En dieu, en animal, ou en humain ? Je n'ose plus chasser les oiseaux, il est peut-être en ce moment un des leurs. Je n'ose résister au chevreuil apprivoisé, qui m'a poursuivie et cornée. Il est là, le gentil animal, qui piaffe et brame dans l'antichambre. Peut-être doisje lui ouvrir ? Mais qui sait, peut-être est-il au contraire ce vent qui agite les rideaux ! J'aurais dû mettre le rideau rouge ! Peutêtre est-ce lui qui effleure en ce moment les épaules de ta vieille nourrice. Je tremble, un courant m'agite. Ah ! je suis dans le sillage d'un immortel ! Ô maîtresse, c'est en ceci que Jupiter aujourd'hui a été le plus habile : chacun de ses êtres et de ses mouvements peut être pris pour un dieu ! Oh ! regarde, qui entre là, par la fenêtre ! ALCMÈNE Tu ne vois pas que c'est une abeille… Chasse-la ! ECCLISSÉ Certainement non ! C'est elle ! C'est lui, veux-je dire, lui en elle, en un mot ! Ne bougez pas, maîtresse, je vous en supplie ! Ô salut, abeille divine ! Nous te devinons. ALCMÈNE Elle s'approche de moi, à l'aide ! ECCLISSÉ Que tu es belle en te gardant ainsi ! Ah ! que Jupiter a raison de te faire danser ce pas de crainte et de jeu. Aucun ne révèle plus ta candeur et tes charmes… Sûrement elle va te piquer. ALCMÈNE Mais je ne veux pas être piquée ! ECCLISSÉ Ô piqûre bien-aimée ! Laisse-toi piquer, ô maîtresse ! Laisse-la se poser sur ta joue. Oh ! c'est lui sûrement, il cherche ta poitrine ! (Alcmène abat et écrase l'abeille. Elle la pousse du pied.) Ciel ! Qu'as-tu fait ? Quoi, pas de foudres, pas d'éclair ! Infâme insecte, qui nous fait de ces peurs ! ALCMÈNE Vas-tu m'expliquer ta conduite, Ecclissé ? ECCLISSÉ Tout d'abord, maîtresse, recevez-vous les députations qui montent pour vous féliciter ? ALCMÈNE Amphitryon les recevra avec moi demain. ECCLISSÉ Évidemment c'est plus naturel… Je reviens, maîtresse. Je vais chercher Léda. SCÈNE V Alcmène. Mercure. Alcmène fait quelques pas dans la chambre, un peu inquiète. Quand elle se retourne, elle voit Mercure en face d'elle. MERCURE Salut, princesse. ALCMÈNE Vous êtes un dieu, pour être venu ainsi, avec cette audace à la fois et cette discrétion ? MERCURE Un dieu mal famé, mais un dieu. ALCMÈNE Mercure, si j'en juge d'après votre visage ? MERCURE Merci. C'est à mes pieds que les autres humains me reconnaissent, aux ailes de mes pieds. Vous êtes plus habile ou plus apte à la flatterie. ALCMÈNE Je suis tout heureuse de voir un dieu. MERCURE Si vous voulez le toucher, je vous y autorise. À vos mains, moi, je reconnais que vous avez ce droit… (Alcmène doucement caresse les bras nus de Mercure, touche son visage.) Je vois que les dieux vous intéressent. ALCMÈNE Toute ma jeunesse s'est passée à les imaginer, à leur faire signe. Enfin l'un d'eux est venu !… Je caresse le ciel !… J'aime les dieux. MERCURE Tous ? Je suis compris dans cette affection ? ALCMÈNE La terre s'aime en détail, le ciel en bloc… Vous d'ailleurs, Mercure, avez un si beau nom. On dit aussi que vous êtes le dieu de l'éloquence… J'ai vu cela tout de suite, dès votre apparition. MERCURE À mon silence ? Votre visage aussi est une belle parole… Et vous n'avez pas un préféré parmi les dieux ? ALCMÈNE Forcément, puisque j'ai un préféré parmi les hommes… MERCURE Lequel ? ALCMÈNE Dois-je dire son nom ? MERCURE Voulez-vous que j'énumère les dieux, selon leur liste officielle, et vous m'arrêterez ? ALCMÈNE Je vous arrête. C'est le premier. MERCURE Jupiter ? ALCMÈNE Jupiter. MERCURE Vous m'étonnez. Son titre de dieu des dieux vous influence à ce point ? Cette espèce d'oisiveté suprême, cette fonction de contremaître sans spécialité du chantier divin ne vous détourne pas de lui, au contraire ? ALCMÈNE Il a la spécialité de la divinité. C'est quelque chose. MERCURE Il n'entend rien à l'éloquence, à l'orfèvrerie, à la musique de ciel ou de chambre. Il n'a aucun talent. ALCMÈNE Il est beau, mélancolique, et il n'a sur ses augustes traits aucun de ces tics qui habitent les traits des dieux forgerons ou poètes. MERCURE Il est beau, en effet, et coureur. ALCMÈNE Vous n'êtes pas loyal en parlant ainsi de lui. Croyez-vous que je ne comprenne pas le sens de ces passions subites qui précipitent Jupiter dans les bras d'une mortelle ? Je m'y connais en greffes, par mon mari, qui a trouvé, comme vous le savez peutêtre là-haut, la greffe des cerises. En classe aussi on nous fait réciter que le croisement avec la beauté et même avec la pureté, ne peut s'opérer que par ces visites et sur des femmes trop ho- norées de cette haute mission. Je vous déplais, en vous disant cela ? MERCURE Vous me ravissez… Alors le sort de Léda, de Danaé, de toutes celles qu'a aimées ou qu'aimera Jupiter vous paraît un sort heureux ? ALCMÈNE Infiniment heureux. MERCURE Enviable ? ALCMÈNE Très enviable. MERCURE Bref, vous les enviez ? ALCMÈNE Si je les envie ? Pourquoi cette question ? MERCURE Vous ne le devinez pas ? Vous ne devinez pas pourquoi je viens ici, et ce que j'ai à vous annoncer, en messager de mon maître ? ALCMÈNE Dites toujours. MERCURE Qu'il vous aime… Que Jupiter vous aime. ALCMÈNE Jupiter me connaît ? Jupiter daigne savoir mon existence ? Je suis fortunée entre toutes. MERCURE Depuis de nombreux jours, il vous voit, il ne perd aucun de vos gestes, vous êtes inscrite dans son regard rayonnant. ALCMÈNE De nombreux jours ? MERCURE Et de nombreuses nuits. Vous pâlissez ! ALCMÈNE C'est vrai, je devrais rougir !… Excusez-moi, Mercure. Mais je suis navrée de penser que je n'ai pas toujours été digne de ce regard ! Que ne m'avez-vous prévenue ! MERCURE Et que dois-je lui dire ? ALCMÈNE Dites-lui que je serai désormais digne de cette faveur. Un autel en argent se dresse déjà pour lui dans le palais. Dès le retour d'Amphitryon, nous élèverons un autel d'or. MERCURE Ce n'est pas votre autel qu'il demande. ALCMÈNE Tout ici lui appartient ! Qu'il daigne choisir un objet parmi mes objets préférés ! MERCURE Il l'a choisi, et il viendra ce soir au coucher du soleil le demander lui-même. ALCMÈNE Lequel ? MERCURE Votre lit. (Alcmène n'affecte pas une surprise démesurée.) Préparez-vous ! Je viens de donner mes ordres à la nuit. Elle n'aura pas trop de toute la journée pour amasser les éclats et les sons d'une nuit de noces célestes. Ce sera moins une nuit qu'une avance sur votre future immortalité. Je suis heureux d'intercaler ce fragment d'éternité entre vos moments périssables. C'est mon cadeau de fiançailles. Vous souriez ? ALCMÈNE On sourirait à moins. MERCURE Et pourquoi ce sourire ? ALCMÈNE Tout simplement parce qu'il y a erreur sur la personne, Mercure. Je suis Alcmène et Amphitryon est mon mari. MERCURE Les maris sont très en dehors des lois fatales du monde. ALCMÈNE Je suis la plus simple des Thébaines. Je réussissais mal en classe, et j'ai d'ailleurs tout oublié. On me dit peu intelligente. MERCURE Ce n'est pas mon avis. ALCMÈNE Je vous fais observer qu'il ne s'agit pas en ce moment de vous, mais de Jupiter. Or, recevoir Jupiter, je n'en suis pas digne. Il ne m'a vue qu'illuminée de son éclat. Ma lumière à moi est infiniment plus faible. MERCURE Du ciel on voit votre corps éclairer la nuit grecque. ALCMÈNE Oui, j'ai des poudres, des onguents. Cela va encore, avec les épiloirs et les limes. Mais je ne sais ni écrire ni penser. MERCURE Je vois que vous parlez très suffisamment. D'ailleurs les poètes de la postérité se chargeront de votre conversation de cette nuit. ALCMÈNE Ils peuvent se charger aussi bien du reste. MERCURE Pourquoi ce langage qui rapetisse tout ce qu'il touche ? Croyez-vous échapper aux dieux à retrancher tout ce qui dépasse de vous en noblesse et en beauté ? Vous vous rendez mal compte de la gravité de votre rôle ? ALCMÈNE C'est ce que je me tue à vous dire ! Ce rôle ne me convient pas. Je vis dans tout ce qu'il y a de plus terrestre comme atmosphère, et aucune divinité ne pourrait la supporter longtemps. MERCURE N'allez pas vous imaginer qu'il s'agisse d'une liaison, il s'agit de quelques heures. ALCMÈNE Cela, vous n'en savez rien. La constance de Jupiter, comme je l'imagine, me surprendrait à peine. C'est son intérêt qui m'étonne. MERCURE Votre taille l'emporte sur toutes. ALCMÈNE Ma taille, admettons. Il sait que je me hâle affreusement l'été ? MERCURE Vos mains ornent les fleurs, dans vos jardins. ALCMÈNE Mes mains sont bien, oui. Mais on n'a que deux mains. Et j'ai une dent en trop. MERCURE Votre démarche déborde de promesses. ALCMÈNE Cela ne veut rien dire, au contraire. En amour, je suis peu développée. MERCURE Inutile de mentir. Jupiter vous a observée aussi, dans ce rôle. ALCMÈNE On peut feindre… MERCURE Trêve de paroles, et trêve de coquetterie… Que vois-je, Alcmène, des larmes dans vos yeux ? Vous pleurez dans l'heure où une pluie de joies va tomber sur l'humanité en votre honneur ! Car Jupiter l'a décidé. Il sait que vous êtes bonne et que vous préférez cette averse à une averse d'or. Une année de joie commence ce soir pour Thèbes. Plus d'épidémie, plus de famine, plus de guerre. ALCMÈNE Il ne manquait plus que cela ! MERCURE Et les enfants de votre ville que la mort doit emporter cette semaine, ils sont huit, si vous désirez le savoir, quatre petits garçons, et quatre petites filles, votre petite Charissa entre autres, vont être sauvés par votre nuit. ALCMÈNE Charissa ? Cela s'appelle du chantage. MERCURE La santé et le bonheur sont le seul chantage des dieux… Vous entendez ? Ces chants, cette musique, cet enthousiasme, c'est à vous qu'ils s'adressent. Thèbes entière sait que vous recevrez ce soir Jupiter, et s'orne, et s'égaye pour vous. Les malades, les pauvres, tous ceux qui vous devront la vie et le bonheur, Jupiter les guérira ou les comblera sur son passage, au coucher du soleil. Vous voilà prévenue. Adieu, Alcmène. ALCMÈNE Ah ! c'était là cette victoire ! Vous partez, Mercure ? MERCURE Je pars. Je vais prévenir Jupiter que vous l'attendez. ALCMÈNE Vous mentirez. Je ne peux pas l'attendre. MERCURE Que dites-vous ? ALCMÈNE Je ne l'attendrai pas. Je vous en supplie, Mercure, détournez de moi la faveur de Jupiter. MERCURE Je ne vous comprends pas. ALCMÈNE Je ne peux être la maîtresse de Jupiter. MERCURE Pourquoi ? ALCMÈNE Il me mépriserait ensuite. MERCURE Ne faites pas votre naïve. ALCMÈNE Je suis impie. Je blasphème dans l'amour. MERCURE Vous mentez… C'est tout ? ALCMÈNE Je suis lasse, malade. MERCURE Ce n'est pas vrai. Ne croyez pas vous défendre contre un dieu avec les armes qui écartent les hommes. ALCMÈNE J'aime un homme. MERCURE Quel homme ? ALCMÈNE Mon mari. Mercure qui était penché vers elle se redresse. MERCURE Ah ! vous aimez votre mari ? ALCMÈNE Je l'aime. MERCURE Mais nous y comptons bien ! Jupiter, lui, n'est pas un homme, il ne choisit pas ses maîtresses parmi les femmes infidèles. D'ailleurs ne vous faites pas plus ingénue que vous ne l'êtes. Nous connaissons vos rêves. ALCMÈNE Mes rêves ? MERCURE Nous savons que vous rêvez. Les femmes fidèles rêvent parfois, et qu'elles ne sont pas dans les bras de leur mari. ALCMÈNE Elles ne sont dans les bras de personne. MERCURE Il arrive à ces épouses sûres d'appeler leur mari Jupiter. Nous vous avons entendue. ALCMÈNE Mon mari peut être pour moi Jupiter. Jupiter ne peut être mon mari. MERCURE Vous êtes vraiment ce qu'on nomme un esprit obstiné ! Ne me forcez pas à vous parler crûment, et à vous montrer le fond de ce que vous croyez votre candeur. Je vous trouve suffisamment cynique dans vos paroles. ALCMÈNE Si j'étais surprise nue, je devrais me débattre avec mon corps et mes jambes nues. Vous ne me laissez pas le choix des mots. MERCURE Alors j'y vais sans ambages : Jupiter ne demande pas absolument à entrer en homme dans votre lit… ALCMÈNE Vous avez pu voir que je n'y accepte pas non plus les femmes. MERCURE Nous avons pu voir que certains spectacles dans la nature, que certains parfums, que certaines formes vous irritent tendrement dans votre âme et dans votre corps, et que souvent, même au bras d'Amphitryon, il naît en vous vis-à-vis d'objets et d'êtres une tumultueuse appréhension. Vous aimez nager. Jupiter peut devenir l'eau qui vous investit et vous force. Ou si vous croyez marquer moins votre infidélité en recevant d'une plante, d'un animal la faveur du maître des dieux, dites-le, et il vous exaucera… Quel est votre félin préféré ? ALCMÈNE Mercure, laissez-moi. MERCURE Un mot, et je pars. Un enfant doit naître de la rencontre de ce soir, Alcmène. ALCMÈNE Il a même un nom, sans doute ? MERCURE Il a un nom : Hercule. ALCMÈNE Pauvre petite fille, elle ne naîtra pas. MERCURE C'est un garçon, et il naîtra. Tous ces monstres qui désolent encore la terre, tous ces fragments de chaos qui encombrent le travail de la création, c'est Hercule qui doit les détruire et les dissiper. Votre union avec Jupiter est faite de toute éternité. ALCMÈNE Et que se passera-t-il, si je refuse ? MERCURE Hercule doit naître. ALCMÈNE Si je me tue ? MERCURE Jupiter vous redonnera la vie, ce fils doit naître. ALCMÈNE Un fils de l'adultère, jamais. Ce fils mourrait, tout fils du Ciel qu'il puisse être. MERCURE La patience des dieux a des limites, Alcmène. Vous méprisez leur courtoisie. Tant pis pour vous. Après tout, nous n'avons que faire de votre consentement. Apprenez donc qu'hier… Ecclissé entre brusquement. ECCLISSÉ Maîtresse… ALCMÈNE Qu'y a-t-il ? MERCURE Amphitryon, sans doute ? ECCLISSÉ Non, Seigneur. La reine Léda arrive au palais. Peut-être dois-je la renvoyer ? ALCMÈNE Léda ?… Non ! Qu'elle reste ! MERCURE Recevez-la, Alcmène, elle peut vous être d'un utile conseil. Pour moi je pars, et vais rendre compte de notre entretien à Jupiter. ALCMÈNE Vous lui direz ma réponse ? MERCURE Tenez-vous à voir votre ville assaillie par des pestes, par l'incendie ? À voir votre mari vaincu et déchu ? Je lui dirai que vous l'attendez. ALCMÈNE Vous direz un mensonge. MERCURE C'est avec les mensonges du matin que les femmes font leurs vérités du soir. À ce soir, Alcmène. Il disparaît. ALCMÈNE Ecclissé, comment est-elle ? ECCLISSÉ Sa robe ? D'argent avec liseré de cygne, mais très discret. ALCMÈNE Je parle de son visage… Dur, orgueilleux ? ECCLISSÉ Noble et paisible. ALCMÈNE Alors, va, cours, qu'elle entre vite, une idée m'est venue, une idée merveilleuse ! Léda peut me sauver. Sort Ecclissé. SCÈNE VI Léda. Alcmène. LÉDA Voilà une visite indiscrète, Alcmène ? ALCMÈNE Tellement désirée, Léda, au contraire ! LÉDA C'est la future chambre historique ? ALCMÈNE C'est ma chambre. LÉDA La mer et la montagne, vous faites bien les choses ! ALCMÈNE Et le ciel surtout… LÉDA Le ciel lui est peut-être plus indifférent… C'est pour ce soir ? ALCMÈNE On dit que c'est ce soir. LÉDA Comment cela est-il arrivé ? Vous faisiez de grandes prières tous les jours pour dire votre peine, votre nostalgie ? ALCMÈNE Non. Je les faisais pour dire ma satisfaction, mon bonheur… LÉDA C'est encore la meilleure façon d'appeler à l'aide… Vous l'avez vu ? ALCMÈNE Non… C'est lui qui vous envoie ? LÉDA Je passais par Thèbes, j'ai appris les nouvelles, je suis venue vous voir. ALCMÈNE Ce n'est pas plutôt que vous comptez le revoir ? LÉDA Je ne l'ai jamais vu !… Vous n'ignorez pas les détails de l'aventure ? ALCMÈNE Léda, c'était vrai ce que la légende raconte, il était un vrai cygne ? LÉDA Ah ! Cela vous intéresse ! Jusqu'à un certain point, une espèce de nuage oiseau, de rafale cygne. ALCMÈNE De vrai duvet ? LÉDA À vous parler franchement, Alcmène, j'aimerais autant qu'il ne reprît pas cette forme avec vous. Je n'ai pas à être jalouse, mais laissez-moi cette originalité. Il est tant d'autres oiseaux, de beaucoup plus rares, même ! ALCMÈNE D'aussi nobles que les cygnes, qui aient l'air plus distant, bien peu ! LÉDA Évidemment. ALCMÈNE Je ne trouve pas du tout qu'ils aient l'air plus bêtes que l'oie ou l'aigle. Du moins, ils chantent, eux. LÉDA En effet, ils chantent. ALCMÈNE Personne ne les entend, mais ils chantent. Chantait-il, lui ? Parlait-il ? LÉDA Un ramage articulé, dont le sens échappait, mais dont la syntaxe était si pure qu'on devinait les verbes et les relatifs des oiseaux. ALCMÈNE Est-ce exact que les articulations de ses ailes crépitaient harmonieusement ? LÉDA Très exact, comme chez les cigales, en moins métallique. J'ai touché des doigts cette naissance des ailes : une harpe de plumes ! ALCMÈNE Vous aviez été informée de son choix ? LÉDA C'était l'été. Depuis le solstice, de grands cygnes naviguaient très haut entre les astres. J'étais bien sous le signe du cygne, comme dit plaisamment mon mari. ALCMÈNE Votre mari plaisante sur ce sujet ? LÉDA Mon mari ne croit pas aux dieux. Il ne peut donc voir, dans cette aventure, qu'une imagination ou le sujet de jeux de mots. C'est un avantage. ALCMÈNE Vous avez été bousculée, surprise ? LÉDA Assaillie, doucement assaillie. Caressée soudain par autre chose que par ces serpents prisonniers que sont les doigts, ces ailes mutilées que sont les bras ; prise dans un mouvement qui n'était plus celui de la terre, mais celui des astres, dans un roulis éternel : bref un beau voyage. D'ailleurs vous serez mieux renseignée que moi dans un moment. ALCMÈNE Il vous a quittée comment ? LÉDA J'étais étendue. Il est monté droit à mon zénith. Il m'avait douée pour quelques secondes d'une presbytie surhumaine qui me permit de le suivre jusqu'au zénith du zénith. Je l'ai perdu là. ALCMÈNE Et depuis, rien de lui ? LÉDA Je vous dis, ses faveurs, les politesses de ses prêtres. Parfois une ombre de cygne qui se pose sur moi dans le bain, et que nul savon n'enlève… Les branches d'un poirier témoin s'inclinent sur mon passage. D'ailleurs je n'aurais pas supporté de liaison même avec un dieu. Une seconde visite, oui, peut-être. Mais il a négligé ce point de l'étiquette. ALCMÈNE Cela pourrait peut-être se rattraper ! Et depuis, vous êtes heureuse ? LÉDA Heureuse, hélas non ! Mais, du moins, bienheureuse. Vous verrez que cette surprise donnera à tout votre être, et pour toujours, une détente dont votre vie entière profitera. ALCMÈNE Ma vie n'est pas tendue ; et d'ailleurs je ne le verrai pas. LÉDA Vous le sentirez. Vous sentirez vos étreintes avec votre mari dégagées de cette douloureuse inconscience, de cette fatalité qui leur enlève le charme d'un jeu familial… ALCMÈNE Léda, croyez-vous que l'on puisse fléchir Jupiter, vous qui le connaissez ? LÉDA Je le connais ? Je ne l'ai vu qu'oiseau ! ALCMÈNE Mais d'après ses actes d'oiseau, quel est son caractère de dieu ? LÉDA Beaucoup de suite dans les idées et peu de connaissance des femmes, mais il est docile à la moindre indication et reconnaissant pour toute aide… Pourquoi me demandez-vous cela ? ALCMÈNE J'ai décidé de refuser les faveurs de Jupiter. Je vous en supplie ! Voulez-vous me sauver ? LÉDA Vous sauver de la gloire ? ALCMÈNE D'abord je suis indigne de cette gloire. Vous, vous étiez la plus belle des reines, mais la plus intelligente aussi. Quelle autre que vous eût compris la syntaxe du chant des oiseaux ? N'avezvous pas aussi inventé l'écriture ? LÉDA C'est si inutile avec les dieux. Ils n'inventeront jamais la lecture… ALCMÈNE Vous connaissez l'astronomie. Vous savez où est votre zénith, votre nadir. Moi je les confonds. Vous êtes déjà située dans l'univers comme un astre. La science donne au corps féminin un levain et une densité qui affole hommes et dieux. Il suffit de vous voir pour comprendre que vous êtes moins une femme qu'une de ces statues vivantes dont la progéniture de marbre ornera un jour tous les beaux coins du monde. LÉDA Vous, vous n'êtes rien, comme ils disent, que beauté et jeunesse. Où voulez-vous en venir, chère petite ? ALCMÈNE Je me tuerai, plutôt que de subir l'amour de Jupiter. J'aime mon mari. LÉDA Justement, vous ne pourrez plus jamais aimer que lui, sortant du lit de Jupiter. Aucun homme, aucun dieu n'osera vous toucher ! ALCMÈNE Je serai condamnée à aimer mon mari. Mon amour pour lui ne serait plus le fruit de mon libre choix. Il ne me le pardonnerait jamais ! LÉDA Peut-être commencerez-vous plus tard, autant commencer par un dieu. ALCMÈNE Sauvez-moi, Léda ! Vengez-vous de Jupiter, qui ne vous a étreinte qu'une fois et a cru vous consoler avec les révérences d'un poirier. LÉDA Comment se venger d'un pauvre cygne blanc ? ALCMÈNE Avec un cygne noir. Je vais vous expliquer. Prenez ma place ! LÉDA Votre place ! ALCMÈNE Cette porte donne sur une chambre obscure où tout est préparé pour le repos. Mettez mes voiles, répandez mon parfum. Jupiter s'y trompera, et à son avantage. Ne se rend-on pas de ces services entre amies ? LÉDA Sans se le dire, oui, souvent… Charmante femme ! ALCMÈNE Pourquoi souriez-vous ? LÉDA Après tout, Alcmène, peut-être dois-je vous écouter ! Plus je vous entends, plus je vous vois, plus je pense qu'à tant d'agréments humains la visite du destin pourrait être fatale, et plus j'ai scrupule à vous attirer de force dans cette assemblée qui réunit aux fêtes de l'année solaire, là-bas, sur ce haut promontoire, les femmes qu'aima Jupiter. ALCMÈNE Cette fameuse assemblée où se déroulent des orgies divines ? LÉDA Des orgies divines ? Mais c'est une calomnie. Des orgies d'idées générales tout au plus, chère petite. Nous sommes làhaut absolument entre nous ! ALCMÈNE Mais alors qu'y faites-vous ? Je ne puis le savoir ? LÉDA Vous me comprendrez peut-être difficilement, chère amie. Le langage abstrait, heureusement, ne doit pas être votre fort. Vous comprendriez les mots archétypes, les mots idées forces, le mot ombilic ? ALCMÈNE Je comprends ombilic. Cela veut dire nombril, je crois ? LÉDA Vous me comprendriez si je vous racontais qu'étendues sur la roche ou sur le gazon maigre piqué de narcisses, illuminées par la gerbe des concepts premiers, nous figurons toute la journée une sorte d'étalage divin de surbeautés, et que, au lieu cette fois de concevoir, nous sentons les élans du cosmos se modeler sur nous, et les possibles du monde nous prendre pour noyau ou pour matrice ? Vous comprenez ? ALCMÈNE Je comprends que c'est une assemblée extrêmement sérieuse. LÉDA Très spéciale, en tout cas ! Et où la moitié de vos charmes, ravissante Alcmène, serait sans objet ! Vous si vive, si enjouée, si volontairement éphémère, je crois que vous avez raison. Vous êtes née pour être, non une des idées mères, mais la plus gracieuse idée fille de l'humanité. ALCMÈNE Ô merci, Léda ! Vous me sauverez ! On adore sauver l'éphémère ! LÉDA Je veux bien vous sauver, chère Alcmène. Entendu. Mais encore voudrais-je savoir à quel prix ! ALCMÈNE À quel prix ? LÉDA Sous quelle forme Jupiter doit-il venir ? Il faudrait tout au moins que ce fût sous un aspect que j'aime. ALCMÈNE Ah ! cela je l'ignore. LÉDA Vous pouvez le savoir. Il revêtira la forme qui hante vos désirs et vos rêves. ALCMÈNE Je n'en vois pas. LÉDA J'espère que vous n'aimez point les serpents. J'en ai horreur. Il n'y aurait pas alors à compter sur moi… Ou alors un beau serpent, couvert de bagues. ALCMÈNE Aucun animal, aucun végétal ne me hante… LÉDA Je décline aussi les minéraux. Enfin, Alcmène, vous avez bien un point sensible ? ALCMÈNE Je n'ai pas de point sensible. J'aime mon mari. LÉDA Mais le voilà le point sensible ! Il n'y a pas à en douter ! C'est par là que vous serez vaincue. Vous n'avez jamais aimé que votre mari ? ALCMÈNE J'en suis là. LÉDA Comment n'y avons-nous point pensé ! La ruse de Jupiter sera la plus simple des ruses. Ce qu'il aime en vous, je le sens bien depuis que je vous connais, c'est votre humanité ; ce qui est intéressant avec vous, c'est de vous connaître en humaine, dans vos habitudes intimes et vos vraies joies. Or, pour y arriver, il n'est qu'un artifice, prendre la forme de votre mari. Votre cygne, mais ce sera un Amphitryon, n'en doutez plus ! Jupiter attendra la première absence de votre mari pour pénétrer chez vous et vous tromper. ALCMÈNE Vous m'effrayez. Amphitryon est absent ! LÉDA Absent de Thèbes ? ALCMÈNE Il est parti hier soir pour la guerre. LÉDA Quand revient-il ? Une armée ne peut décemment faire une guerre de moins de deux jours ? ALCMÈNE J'en ai peur. LÉDA D'ici ce soir, Alcmène, Jupiter forcera ces portes sous l'aspect de votre mari et vous vous donnerez à lui sans défiance. ALCMÈNE Je le reconnaîtrai. LÉDA Pour une fois un homme sera un ouvrage divin. Vous vous abuserez. ALCMÈNE Justement. Il sera un Amphitryon plus parfait, plus intelligent, plus noble. Je le haïrai à première vue. LÉDA Il était un cygne immense, et je ne l'ai pas distingué du petit cygne de mon fleuve… Ecclissé entre. ECCLISSÉ Une nouvelle, maîtresse, une nouvelle imprévue ! LÉDA Amphitryon est là ! ECCLISSÉ Comment le savez-vous ? Oui, le prince sera dans une minute au palais. Des remparts, je l'ai vu au galop de son cheval franchir les fossés. ALCMÈNE Aucun cavalier jamais ne les a franchis ! ECCLISSÉ Un bond lui a suffi. LÉDA Il est seul ? ECCLISSÉ Seul, mais on sent autour de lui un escadron invisible. Il rayonne. Il n'a pas cet air fatigué qu'il porte d'habitude au retour de la guerre. Le jeune soleil en pâlit. C'est un bloc de lumière avec une ombre d'homme. Que dois-je faire, maîtresse, Jupiter est autour de nous, et mon maître s'expose à la colère des dieux ? Je crois avoir perçu un coup de tonnerre au moment où il entrait dans le chemin de ronde… ALCMÈNE Va, Ecclissé. Ecclissé sort. LÉDA Êtes-vous convaincue, maintenant ? Voilà Jupiter ! Voilà le faux Amphitryon ! ALCMÈNE Eh bien ! il trouvera ici la fausse Alcmène. De toute cette future tragédie de dieux, ô chère Léda, grâce à vous, je vous en supplie, faisons un petit divertissement pour femmes ! Vengeons-nous ! LÉDA Comment est-il votre mari ? Vous avez son portrait ? ALCMÈNE Le voilà. LÉDA C'est qu'il n'est pas mal… Il a ces beaux yeux que j'aime, où la prunelle est à peine indiquée, comme dans les statues. J'aurais adoré les statues, si elles savaient parler et être sensibles. Il est brun ? Il ne frise pas, j'espère ? ALCMÈNE Des cheveux mats, Léda, des ailes de corbeau. LÉDA Stature militaire ? Peau rugueuse ? ALCMÈNE Mais certainement pas ! Beaucoup de muscles, mais si souples ! LÉDA Vous ne m'en voudrez pas de vous prendre l'image du corps que vous aimez ? ALCMÈNE Je vous le jure. LÉDA Vous ne m'en voudrez pas de vous prendre un dieu que vous n'aimez pas ? ALCMÈNE Il arrive. Sauvez-moi. LÉDA Elle est là, cette chambre ? ALCMÈNE Elle est là. LÉDA Il n'y a pas de degrés à descendre dans cette ombre, j'ai horreur des faux pas. ALCMÈNE Un sol lisse et plan. LÉDA Le mur du divan n'est pas revêtu de marbre ? ALCMÈNE De tapis de haute laine. Vous n'hésiterez pas au dernier moment ! LÉDA Je vous l'ai promis. Je suis très consciencieuse en amitié. Le voilà. Amusez-vous un peu de lui avant de me l'envoyer. Vengez-vous sur le faux Amphitryon des chagrins que vous donnera un jour le vrai… SCÈNE VII Alcmène. Amphitryon. VOIX D'ESCLAVE Et vos chevaux, Seigneur, que dois-je en faire ? Ils sont épuisés. AMPHITRYON Je me moque de mes chevaux. Je repars à l'instant. ALCMÈNE Il se moque de ses chevaux, ce n'est pas Amphitryon. Amphitryon s'avance vers elle. AMPHITRYON C'est moi ! ALCMÈNE Et non un autre, je le vois… AMPHITRYON Tu ne m'embrasses pas, chérie ? ALCMÈNE Un moment, si tu veux. Il fait si clair ici. Tout à l'heure, dans cette chambre. AMPHITRYON Tout de suite ! La pensée seule de cette minute m'a lancé vers toi comme une flèche. ALCMÈNE Et fait escalader les rochers, et franchir les rivières, et enjamber le ciel ! Non, non, viens plutôt vers le soleil, que je te regarde ! Tu n'as pas peur de montrer ton visage à ta femme ? Tu sais qu'elle en connaît les moindres beautés, les moindres taches. AMPHITRYON Le voici, chérie, et bien imité. ALCMÈNE Bien imité, en effet. Une femme habituelle s'y tromperait. Tout y est. Ces deux rides tristes qui servent au sourire, cet évidement comique qui sert aux larmes, et pour marquer l'âge, ce piétinement, là, au coin des tempes, de je ne sais quel oiseau, de l'aigle de Jupiter, sans doute ? AMPHITRYON D'une oie, chérie, c'est ma patte d'oie. Tu l'embrasses, d'habitude. ALCMÈNE Tout cela est bien mon mari ! Il y manque pourtant l'égratignure qu'il se fit hier. Curieux mari, qui revient de la guerre avec une estafilade en moins. AMPHITRYON L'air est souverain pour les blessures. ALCMÈNE L'air des combats, cela est bien connu ! Voyons les yeux. Eh ! Eh ! cher Amphitryon, tu avais au départ deux grands yeux gais et francs. D'où te vient cette gravité dans l'œil droit, d'où te vient dans l'œil gauche ce rayon hypocrite ? AMPHITRYON Il ne faut pas se regarder trop en face, entre époux, si l'on veut s'éviter des découvertes… Viens… ALCMÈNE Un instant… Il flotte des nuages, en ce regard, que je n'avais jamais aperçus… Je ne sais ce que tu as, ce soir, mon ami, mais à te voir, j'éprouve un vertige, je sens m'envahir une espèce de science du passé, de prescience de l'avenir… Je devine les mondes lointains, les sciences cachées. AMPHITRYON Toujours avant l'amour, chérie. Moi aussi. Cela passera. ALCMÈNE À quoi pense ce large front, plus large que nature ? AMPHITRYON À la belle Alcmène, toujours égale à soi. ALCMÈNE À quoi pense ce visage, qui grossit sous mes yeux ? AMPHITRYON À baiser tes lèvres. ALCMÈNE Pourquoi mes lèvres ? Jamais tu ne me parlais autrefois de mes lèvres ? AMPHITRYON À mordre ta nuque. ALCMÈNE Tu deviens fou ? Jamais tu n'avais eu l'audace jusqu'ici d'appeler par leur nom un seul de mes traits ! AMPHITRYON Je me le suis reproché cette nuit, et je vais te les nommer tous. J'ai eu soudain cette idée, faisant l'appel de mon armée, et toutes devront aujourd'hui répondre à mon dénombrement, paupières, gorge, et nuque, et dents. Tes lèvres ! ALCMÈNE Voici toujours ma main. AMPHITRYON Qu'as-tu ? Je t'ai piquée ? C'était désagréable ? ALCMÈNE Où as-tu couché cette nuit ? AMPHITRYON Dans des ronces, pour oreiller un fagot de sarments qu'au réveil j'ai flambé !… Il faut que je reparte dans l'heure, chérie, car nous livrerons la bataille dès ce matin… Viens !… Que faistu ? ALCMÈNE J'ai bien le droit de caresser tes cheveux. Jamais ils n'ont été aussi brillants, aussi secs ! AMPHITRYON Le vent sans doute ! ALCMÈNE Ton esclave le vent. Et quel crâne tu as soudain ! Jamais je ne l'avais vu aussi considérable ! AMPHITRYON L'intelligence, Alcmène… ALCMÈNE Ta fille l'intelligence… AMPHITRYON Et cela ce sont mes sourcils, si tu tiens à le savoir, et cela mon occiput, et cela ma veine jugulaire… Chère Alcmène, pourquoi frémis-tu ainsi en me touchant ? Tu sembles une fiancée et non une femme. Qui t'a donné vis-à-vis de ton époux cette retenue toute neuve ? Voilà qu'à moi aussi tu deviens une inconnue. Et tout ce que je vais découvrir aujourd'hui sera nouveau pour moi… ALCMÈNE J'en ai la certitude… AMPHITRYON Ne souhaites-tu pas un cadeau, n'as-tu pas un vœu à faire ? ALCMÈNE Je voudrais, avant de pénétrer dans cette chambre, que tu effleures de tes lèvres mes cheveux. AMPHITRYON, la prenant dans ses bras et l'embrassant dans le cou. Voilà ! ALCMÈNE Que fais-tu ? Embrasse-moi de loin, sur les cheveux, te disje. AMPHITRYON, l'embrassant sur la joue. Voilà ! ALCMÈNE Tu manques de parole, suis-je chauve pour toi ? AMPHITRYON, l'embrassant sur les lèvres. Voilà… Et maintenant, je t'emporte… ALCMÈNE Une minute ! Rejoins-moi dans une minute ! Dès que je t'appelle, mon amant ! Elle entre dans la chambre. Amphitryon reste seul. AMPHITRYON Quelle épouse charmante ! Comme la vie est douce qui s'écoule ainsi sans jalousie et sans risque, et doux ce bonheur bourgeois que n'effleure ni l'intrigue, ni la concupiscence. Que je regagne le palais à l'aurore ou au crépuscule, je n'y découvre que ce que j'y cache et je n'y surprends que le calme… Je peux venir, Alcmène ?… Elle ne répond pas : je la connais, c'est qu'elle est prête… Quelle délicatesse, c'est par son silence qu'elle me fait signe, et quel silence ! Comme il résonne ! Comme elle m'appelle ! Oui, oui, me voici, chérie… Quand il est entré dans la chambre, Alcmène revient à la dérobée, le suit d'un sourire, écarte les tentures, revient au milieu de la scène. ALCMÈNE Et voilà, le tour est joué ! Il est entre ses bras. Qu'on ne me parle plus de la méchanceté du monde. Un simple jeu de petite fille la rend anodine. Qu'on ne me parle plus de la fatalité, elle n'existe que par la veulerie des êtres. Ruses des hommes, désirs des dieux, ne tiennent pas contre la volonté et l'amour d'une femme fidèle… N'est-ce pas ton avis, écho, toi qui m'as toujours donné les meilleurs conseils ?… Qu'ai-je à redouter des dieux et des hommes, moi qui suis loyale et sûre, rien, n'est-ce pas, rien, rien ? L'ÉCHO Tout ! Tout ! ALCMÈNE Tu dis ? L'ÉCHO Rien ! Rien ! RIDEAU ACTE TROISIÈME Terrasse près du palais. SCÈNE I Sosie. Le Trompette. Ecclissé. Puis les danseuses. LE TROMPETTE Il s'agit de quoi, ce soir, dans ta proclamation ? SOSIE Des femmes. LE TROMPETTE Bravo ! Du danger des femmes ? SOSIE De l'état naturel de fidélité où sont les épouses en temps de guerre… Par extraordinaire, la proclamation risque cette fois d'être vraie, notre guerre n'a duré qu'un jour. LE TROMPETTE Lis-la vite. Il sonne. SOSIE Ô Thébains, la guerre, entre tant d'avantages… ECCLISSÉ Silence. SOSIE Comment, silence ? Mais la guerre est finie, Ecclissé. Tu as deux vainqueurs devant toi. Nous précédons l'armée d'un quart d'heure. ECCLISSÉ Silence, te dis-je, écoute ! SOSIE Écouter ton silence, c'est neuf. ECCLISSÉ Ce n'est pas moi qui parle, aujourd'hui, c'est le ciel. Une voix céleste annonce aux Thébains les exploits d'un héros inconnu. SOSIE Inconnu ? Du petit Hercule, tu veux dire ? Du fils qu'Alcmène doit avoir cette nuit de Jupiter ? ECCLISSÉ Tu sais cela ! SOSIE Comme toute l'armée, demande au trompette. LE TROMPETTE Et je vous prie de croire que tous se réjouissent. Soldats et officiers ne peuvent attribuer qu'à cet heureux événement notre victoire rapide. Pas un tué, Madame, et les chevaux eux-mêmes n'ont été blessés qu'à la jambe gauche. Seul Amphitryon ne savait rien encore, mais, grâce à ces voix célestes, il doit être maintenant averti. ECCLISSÉ Amphitryon a pu entendre les voix, de la plaine ? LE TROMPETTE On n'en perd pas un mot. La foule est massée au pied du palais et nous avons écouté avec elle. C'est assez impressionnant. Il vient d'y avoir surtout un petit combat entre votre futur jeune maître et un monstre à tête de taureau qui nous a tenus pantelants. Hercule s'en est tiré, mais de justesse… Attention, voici la suite ! LA VOIX CÉLESTE Ô Thébains, le Minotaure à peine tué, un dragon s'installe aux portes de votre ville, un dragon à trente têtes qui se nourrissent de chair humaine, de votre chair, à part une seule tête herbivore. LA FOULE. Oh ! Oh ! Oh ! LA VOIX Mais Hercule, le fils qu'Alcmène concevra cette nuit de Jupiter, d'un arc à trente cordes, perce les trente têtes. LA FOULE. Eh ! Eh ! Eh ! LE TROMPETTE Je me demande pourquoi il a tué la tête herbivore. SOSIE Regarde Alcmène à son balcon. Elle n'en perd pas un mot. Comme Jupiter est habile ! Il sait combien notre reine désire d'enfants, il lui dépeint Hercule, pour qu'elle se prenne à l'aimer et se laisse convaincre. ECCLISSÉ Pauvre maîtresse ! Elle en est oppressée. C'est autour d'elle qu'elle sent ce fils gigantesque. C'est lui qui la contient comme un enfant ! LE TROMPETTE À la place de Jupiter, je ferais parler Hercule lui-même. L'émoi d'Alcmène en serait accru. SOSIE Tais-toi ! La voix parle ! LA VOIX CÉLESTE De mon père Jupiter, j'aurai le ventre poli, le poil frisé. LA FOULE. Oh ! Oh ! Oh ! ECCLISSÉ Les dieux ont eu votre idée, Trompette. LE TROMPETTE Oui, un peu moins rapidement. LA VOIX CÉLESTE De ma mère Alcmène, le tendre et loyal regard. ECCLISSÉ Ta mère est là, petit Hercule, la vois-tu ? LA VOIX CÉLESTE Je la vois, je l'admire. LA FOULE. Ah ! Ah ! Ah ! SOSIE Qu'a donc ta maîtresse à fermer si brusquement sa fenêtre ? Couper la parole à une voix céleste, elle exagère ! D'ailleurs, Ecclissé, que signifie cette figure d'enterrement ? Et pourquoi le palais prend-il cet air maussade, alors que toutes les tentures de fête devraient déjà flotter au vent ? Le bruit court pourtant à l'armée que ta maîtresse a fait venir Léda pour lui demander les derniers conseils et qu'elles ont passé la journée à jouer et à rire ? C'était faux ? ECCLISSÉ C'était vrai. Mais elle est partie depuis une heure à peine. C'est aussitôt après son départ que les voix ont annoncé la visite de Jupiter pour le coucher du soleil. SOSIE Les prêtres ont confirmé la nouvelle ? ECCLISSÉ Ils sortent d'ici. SOSIE Alors, Alcmène se prépare ? ECCLISSÉ Je ne sais. LE TROMPETTE Madame, des rumeurs assez fâcheuses circulent dans Thèbes sur votre maîtresse et sur vous. On dit que par enfantillage ou par coquetterie, Alcmène affecte de ne pas apprécier la faveur de Jupiter, et qu'elle ne songe à rien moins qu'à empêcher le libérateur de venir au monde. SOSIE Oui, et que tu l'aides dans cet infanticide. ECCLISSÉ Comment peut-on ainsi m'accuser ! Avec quelle impatience je l'attends, moi, cet enfant ! Songe que c'est avec moi qu'il commencerait ces luttes qui sauveront la terre. C'est moi, pendant dix ans, qui jouerais pour lui l'Hydre, le Minotaure ! Quels cris peuvent bien pousser ces bêtes, pour que je l'y habitue ? SOSIE Calme-toi. Parle-nous d'Alcmène. Il n'est vraiment pas décent pour Thèbes d'offrir aux dieux une maîtresse morose et rechignant. Est-il vrai qu'elle cherche un moyen de détourner Jupiter de son projet ? ECCLISSÉ J'en ai peur. SOSIE Elle ne réfléchit pas que si elle le trouve, c'est Thèbes perdue, la peste et la révolte dans nos murs, Amphitryon lapidé par la foule ; les femmes fidèles sont toutes les mêmes, elles ne pensent qu'à leur fidélité et jamais à leurs maris. LE TROMPETTE Rassurez-vous, Sosie, le moyen, elle ne le trouvera pas. Jupiter ne se laissera pas détourner de son projet, car le propre de la divinité, c'est l'entêtement. Si l'homme savait pousser l'obstination à son point extrême, lui aussi serait déjà dieu. Voyez les savants, et les secrets divins qu'ils arrachent de l'air ou du métal, simplement parce qu'ils se butent. Jupiter est buté. Il aura le secret d'Alcmène. D'ailleurs tout est prêt pour sa venue. Elle est fixée comme une éclipse. Tous les petits Thébains se brûlent les doigts à noircir des éclats de verre pour suivre sans ophtalmie le bolide du dieu. SOSIE As-tu prévenu les musiciens, les cuisiniers ? ECCLISSÉ J'ai préparé du Samos et des gâteaux. SOSIE Comme les nourrices ont le sens de l'adultère et pas celui du mariage ! Tu n'as pas l'air de te douter qu'il s'agit, non pas d'un rendez-vous clandestin, mais de noces, de vraies noces ! Et l'assemblée, la foule, où est-elle ? Jupiter exige une foule autour de chacun de ses actes amoureux. Qui comptes-tu convoquer à cette heure tardive ? ECCLISSÉ J'allais justement à la ville rassembler tous les pauvres, les malades, les infirmes, les disgraciés de la nature. Ma maîtresse veut qu'ils se massent sur le passage de Jupiter, pour l'attendrir et le toucher. LE TROMPETTE Rassembler pour fêter Jupiter les bossus et les boiteux ! Lui montrer en un mot les imperfections du monde qu'il ignore, mais ce serait l'exaspérer ! Vous ne le ferez pas… ECCLISSÉ J'y suis bien obligée ! Ma maîtresse l'ordonne. SOSIE Elle a tort. Et le trompette a raison. LE TROMPETTE C'est un sacrilège que de prouver à notre créateur qu'il a raté le monde. Les amabilités qu'il a pour lui viennent de ce qu'il le croit parfait. S'il nous voit bancals et manchots, s'il ap- prend que nous souffrons de la jaunisse et de la gravelle, il sera furieux contre nous. D'autant plus qu'il prétend nous avoir créés à son image : on déteste les mauvais miroirs. ECCLISSÉ Lui-même, par la voix céleste, a réclamé les infortunés parmi les Thébains. LE TROMPETTE Il les aura. J'ai entendu la voix et me suis chargé tout à l'heure de ce soin. Il est seulement nécessaire que ces infortunés lui inspirent une haute idée de l'infortune humaine. N'ayez pas d'inquiétude, Sosie, tout sera prêt. J'ai justement amené toute une troupe spéciale de paralytiques. ECCLISSÉ Des paralytiques n'ont pu monter jusqu'au palais ! LE TROMPETTE Elles sont parfaitement montées, et vous allez les voir. Entrez, mes petites, entrez ! Venez montrer vos pauvres membres au maître des dieux. Entrent les jeunes danseuses. ECCLISSÉ Mais ce sont les danseuses ! LE TROMPETTE Elles sont les paralytiques. Du moins elles seront présentées comme telles à Jupiter. Elles représentent le point le plus bas de ce qu'il croit l'impotence des hommes. Et j'ai là aussi, derrière les bosquets, une douzaine de chanteuses, qui clameront les cantiques pour faire les muettes. Avec un supplément de quelques géants comme nains, nous aurons un public d'infortunés tel que Jupiter ne rougira pas d'avoir créé le monde et comblera le moindre désir de ta maîtresse et des Thébains. Par où vient-il ? ECCLISSÉ Dos au soleil, ont dit les prêtres. Il y aura aujourd'hui au couchant deux épaisseurs de feu. LE TROMPETTE Il faut qu'il voie en plein éclat le visage des boulangères. Vous les mettrez là. Elles feront les lépreuses. UNE DANSEUSE Mais nous, Monsieur le Philosophe, qu'avons-nous à faire ? SOSIE À danser. Vous ne savez rien faire d'autre, j'espère ? UNE DANSEUSE Quelle danse ? La symbolique avec les décollés majeurs ? SOSIE Pas de zèle. N'oubliez pas que pour Jupiter vous êtes des boiteuses. UNE DANSEUSE Ah ! C'est pour Jupiter. Alors nous avons le pas de la truite avec saccades qui imitent la foudre, cela le flattera. LE TROMPETTE Ne vous faites pas d'illusions. Les dieux voient les danseuses d'en haut, et non pas d'en bas, cela suffit à expliquer pourquoi ils sont moins sensibles à la danse que les hommes. Jupiter préfère les baigneuses. UNE DANSEUSE Nous avons justement la danse dite des vagues, sur le plan supinal, avec le surpassé des cuisses. LE TROMPETTE Dis-moi, Sosie, quel est ce guerrier qui grimpe la colline ? N'est-ce pas Amphitryon ? ECCLISSÉ En effet, c'est Amphitryon. Ciel, je tremble ! SOSIE Et moi, je n'en suis point fâché. C'est un homme de jugement et de piété. Il aidera à décider sa femme. UNE DANSEUSE Comme il court ! LE TROMPETTE Je comprends sa hâte. Beaucoup de maris tiennent à épuiser leur femme pour qu'elle ne soit dans les bras du dieu qu'un corps sans âme… Allez, mes filles. Nous vous suivons pour préparer la musique. Enfin, grâce à nous deux, la cérémonie sera digne de l'hôte. Nous sommes arrivés juste à temps… Toi, Sosie, ta proclamation. Il sonne. SOSIE Ô Thébains, la guerre, entre tant d'avantages, recouvre le corps de la femme d'une cuirasse d'acier et sans jointure où ni le désir ni la main ne se peuvent glisser… SCÈNE II Amphitryon (congédie d'un geste Sosie et le Trompette) AMPHITRYON. Ta maîtresse est là, Ecclissé ? ECCLISSÉ Oui, Seigneur. AMPHITRYON Elle est là, dans sa chambre ? ECCLISSÉ Oui, Seigneur. AMPHITRYON Je l'attends… La voix céleste retentit pendant le silence. LA VOIX CÉLESTE Les Femmes. Le fils qu'Alcmène conçoit ce soir de Jupiter les sait toutes infidèles, tendres aux honneurs, chatouillées par la gloire. LA FOULE Ah ! Ah ! Ah ! LA VOIX Il les séduit, les épuise, les abandonne, il insulte les maris outragés, il meurt par elles… LA FOULE Oh ! Oh ! Oh ! SCÈNE III Alcmène. Amphitryon. ALCMÈNE Qu'allons-nous faire, Amphitryon ? AMPHITRYON Qu'allons-nous faire, Alcmène ? ALCMÈNE Tout n'est pas perdu, puisqu'il a permis que tu le devanAMPHITRYON À quelle heure doit-il être là ? ALCMÈNE Dans quelques minutes, hélas, au coucher du soleil. Je n'ose regarder là-haut ! Toi, qui vois les aigles avant qu'ils ne te voient, n'aperçois-tu rien dans le ciel ? AMPHITRYON Un astre mal suspendu qui balance. ALCMÈNE C'est qu'il passe ! Tu as un projet ? AMPHITRYON J'ai ma voix, ma parole, Alcmène ! Je persuaderai Jupiter ! Je le convaincrai ! ces ! ALCMÈNE Pauvre ami ! Tu n'as jamais convaincu que moi au monde, et ce n'est point par des discours. Un colloque entre Jupiter et toi, c'est tout ce que je redoute. Tu en sortirais désespéré, mais me donnant aussi à Mercure. AMPHITRYON Alors, Alcmène, nous sommes perdus. ALCMÈNE Ayons confiance en sa bonté… À cette place où nous recevons les hôtes de marque, dans nos cérémonies, attendons-le. J'ai l'impression qu'il ignorait notre amour. Du plus profond de l'Olympe, il faut qu'il nous aperçoive ainsi, l'un près de l'autre, sur notre seuil, et que la vision du couple commence à détruire en lui l'image de la femme isolée… Prends-moi dans tes bras ! Étreins-moi ! Embrasse-moi en pleine lumière pour qu'il voie quel être unique forment deux époux. Toujours rien, dans le ciel ? AMPHITRYON Le Zodiaque s'agite. Il en a heurté le fil. Je te donne le bras ? ALCMÈNE Non, pas de lien factice et banal. Laisse entre nous deux ce doux intervalle, cette porte de tendresse, que les enfants, les chats, les oiseaux, aiment trouver entre deux vrais époux. Bruit de la foule et musique. AMPHITRYON Voilà que les prêtres donnent leur signal. Il ne doit plus être loin… Nous disons-nous adieu devant lui, ou maintenant, Alcmène ? Il faut tout prévoir ! LA VOIX CÉLESTE, annonçant. Adieux d'Alcmène et d'Amphitryon ! AMPHITRYON Tu as entendu ? ALCMÈNE J'ai entendu. LA VOIX, répétant. Adieux d'Alcmène et d'Amphitryon ! AMPHITRYON Tu n'as pas peur ? ALCMÈNE Ô chéri, n'as-tu pas quelquefois, aux heures où la vie s'élargit, senti en toi une voix inconnue donner comme un titre à ces instants ? Le jour de notre première rencontre, de notre premier bain dans la mer, n'as-tu pas entendu en toi appeler : Fiançailles d'Amphitryon ! Premier bain d'Alcmène ! Aujourd'hui l'approche des dieux a rendu sans doute l'atmosphère si sonore que le titre muet de cette minute y résonne. Disons-nous adieu. AMPHITRYON Pour parler franchement, je n'en suis pas fâché, Alcmène. Depuis la minute où je t'ai connue, je porte cet adieu en moi, non comme un appel dernier, mais comme s'il était la déclaration d'une tendresse particulière, comme un nouvel aveu. Me voilà, par hasard, obligé de le dire aujourd'hui au terme peutêtre de notre vie et là où théoriquement il convient. Mais c'est presque toujours au milieu de nos plus grandes joies et quand rien ne menaçait notre union, que le besoin de te dire adieu m'étreignait et gonflait mon cœur de mille caresses inconnues. ALCMÈNE Mille caresses inconnues ? On peut savoir ? AMPHITRYON Je sentais bien que j'avais un nouveau secret à dire à ce visage où je n'aurai pas vu une ride, à ces yeux où je n'aurai pas vu une larme, à ces cils dont pas un seul ne sera tombé, même pour me permettre de faire un vœu ! C'était un adieu. ALCMÈNE Ne détaille pas, chéri. Toutes les parts de mon corps que tu ne nommeras point souffriront de partir négligées vers la mort. AMPHITRYON Tu crois vraiment que la mort s'apprête pour nous ? ALCMÈNE Non ! Jupiter ne nous tuera pas. Pour se venger de notre refus, il nous changera bien plutôt d'espèce ; il nous retirera tout goût et toute joie commune, il fera de nous des êtres différents, un de ces couples célèbres par leur amour mais séparés par leur race plus que par la haine, un rossignol et un crapaud, un saule et un poisson… Je m'arrête pour ne pas lui donner d'idées ! Moi qui mange avec moins de plaisir si tu te sers d'une cuiller quand j'ai une fourchette, lorsque tu respireras par des branchies et moi par des feuilles, lorsque tu parleras par un coassement et moi par des roulades, ô chéri, quel goût trouverai-je à la vie ! AMPHITRYON Je te joindrai, je resterai près de toi : la présence est la seule race des amants. ALCMÈNE Ma présence ? Peut-être ma présence sera-t-elle bientôt pour toi la pire peine. Peut-être allons-nous à l'aube nous re- trouver face à face, dans ces mêmes corps, le tien intact, le mien privé de cette virginité pour dieu que doit garder une femme sous tous les baisers du mari. Envisages-tu la vie avec cette épouse qui n'aura plus de respect d'elle-même, déshonorée, fûtce par trop d'honneur, et flétrie par l'immortalité ? Envisages-tu que toujours un tiers nom soit sur nos lèvres, indicible, donnant un goût de fiel à nos repas, à nos baisers ? Moi pas. Quel regard auras-tu pour moi quand le tonnerre grondera, quand le monde s'emplira par des éclairs d'allusions à celui qui m'a souillée ? Jusqu'à la beauté des choses créées, créées par lui, sera pour nous un rappel à la honte. Ah ! plutôt ce changement en êtres primaires mais purs. Il y a en toi tant de loyauté, tant de bon vouloir à jouer ton rôle d'homme, que je te reconnaîtrais sûrement parmi les poissons ou les arbres, à ta façon consciencieuse de recevoir le vent, de manger ta proie ou de conduire ta nage. AMPHITRYON Le Capricorne s'est dressé, Alcmène. Il approche. ALCMÈNE Adieu, Amphitryon. J'aurais pourtant bien aimé voir avec toi l'âge venir, voir ton dos se voûter, vérifier s'il est vrai que les vieux époux prennent le même visage, connaître avec toi les plaisirs de l'âtre, du souvenir, mourir presque semblable à toi. Si tu le veux, Amphitryon, goûtons ensemble une minute de cette vieillesse. Imagine que nous avons derrière nous, non pas ces douze mois de mariage, mais de très longues années. Tu m'as aimée, mon vieil époux ? AMPHITRYON Toute ma vie ! ALCMÈNE Tu n'as pas, vers nos noces d'argent, trouvé plus jeune que moi une vierge de seize ans, à la fois timide et hardie, que ta vue et tes exploits tourmentaient, légère et ravissante, un monstre, quoi ? AMPHITRYON Toujours tu as été plus jeune que la jeunesse. ALCMÈNE Quand arriva la cinquantaine et que je fus nerveuse, riant et pleurant sans raison, lorsque je t'ai poussé, le ciel sait pourquoi, à voir certaines mauvaises femmes, sous le prétexte que notre amour en serait plus vif, tu n'as rien dit, tu n'as rien fait, tu ne m'as pas obéi, n'est-ce pas ? AMPHITRYON Non. J'ai voulu que tu sois fière de nous deux quand viendrait l'âge. ALCMÈNE Aussi quelle superbe vieillesse ! La mort peut venir ! AMPHITRYON Quelle mémoire sûre nous avons de ce temps éloigné ! Et ce matin, Alcmène, où je revins à l'aube de la guerre pour t'étreindre dans l'ombre, te le rappelles-tu ? ALCMÈNE À l'aube ? Au crépuscule, veux-tu dire ? AMPHITRYON Aube ou crépuscule, quelle importance cela a-t-il maintenant ! À midi, peut-être. Je me rappelle seulement que ce jourlà mon cheval franchit les fossés les plus larges, et que dans la matinée je fus vainqueur. Mais qu'as-tu, chérie, tu es pâle ? ALCMÈNE Je t'en supplie, Amphitryon. Dis-moi si tu es venu au crépuscule ou à l'aube ? AMPHITRYON Mais je te dirai tout ce que tu voudras, chérie… Je ne veux pas te faire de peine. ALCMÈNE C'était la nuit, n'est-ce pas ? AMPHITRYON Dans notre chambre obscure, la nuit complète… Tu as raison ! La mort peut venir. LA VOIX CÉLESTE La mort peut venir. Fracas. Jupiter paraît, escorté de Mercure. SCÈNE IV Alcmène. Jupiter. Mercure. Amphitryon. JUPITER La mort peut venir, dites-vous ? Ce n'est que Jupiter. MERCURE Je vous présente Alcmène, Seigneur, la récalcitrante Alcmène. JUPITER Et pourquoi cet homme près d'elle ? MERCURE C'est son mari : Amphitryon. JUPITER Amphitryon, le vainqueur de la grande bataille de Corinthe ? MERCURE Vous anticipez. Il ne gagnera Corinthe que dans cinq ans. Mais c'est bien lui. JUPITER Qui l'a appelé ici ? Que vient-il faire ? AMPHITRYON Seigneur !… MERCURE Il vient vous offrir lui-même sa femme, sans aucun doute. Ne l'avez-vous pas vu du haut du ciel la préparer, l'embrasser, lui donner, tourné vers vous, par des caresses, cette excitation et cet apprêt qui porteront à sa réussite suprême votre nuit… Merci, Prince. AMPHITRYON Mercure se trompe, Seigneur. JUPITER Ah ! Mercure se trompe ? Tu ne sembles pas, en effet, convaincu de la nécessité que cette nuit je m'étende près de ta femme, et remplisse ta mission. Moi, je le suis. AMPHITRYON Moi, Seigneur, non ! MERCURE L'heure n'est plus aux discours, Jupiter, le soleil se couche. JUPITER Son coucher ne regarde que lui seul. MERCURE Si les dieux se mettent à engager avec les humains des conversations et des disputes individuelles, les beaux jours sont finis. AMPHITRYON Je viens défendre Alcmène contre vous, Seigneur, ou mourir. JUPITER Écoute, Amphitryon. Nous sommes entre hommes. Tu sais mon pouvoir. Tu ne te dissimules pas que je peux entrer dans ton lit invisible et même en ta présence. Rien qu'avec les herbes de ce parc, je peux composer des philtres qui rendront ta femme amoureuse de moi, et te donneront même le désir de m'avoir pour rival heureux. Ce conflit est donc non pas un conflit de fond, mais, hélas, un conflit de forme, comme tous ceux qui provoquent les schismes ou les nouvelles religions. Il ne s'agit pas de savoir si j'aurai Alcmène, mais comment ! Pour cette courte nuit, cette formalité, vas-tu entrer en conflit avec les dieux ? AMPHITRYON Je ne puis livrer Alcmène. Je préfère cette autre formalité, la mort. JUPITER Comprends ma complaisance ! Je n'aime pas seulement Alcmène, car alors je me serais arrangé pour être son amant sans te consulter. J'aime votre couple. J'aime, au début des ères humaines, ces deux grands et beaux corps sculptés à l'avant de l'humanité comme des proues. C'est en ami que je m'installe entre vous deux. AMPHITRYON Vous y êtes déjà, et déjà vénéré. Je refuse. JUPITER Tant pis pour toi ! Ne retarde plus la fête, Mercure ! Convoque la ville entière. Puisqu'il nous y force, fais éclater la vérité, celle de la nuit d'hier et celle d'aujourd'hui. Nous avons des moyens divins de convaincre ce couple. AMPHITRYON Des prodiges ne convainquent pas un général. JUPITER C'est ton dernier mot ? Tu tiens à engager la bataille avec moi ? AMPHITRYON S'il le faut, oui. JUPITER Je pense que tu es un général suffisamment intelligent pour ne t'y hasarder qu'avec des armes égales aux miennes. C'est l'a b c de la tactique. AMPHITRYON J'ai ces armes. JUPITER Quelles armes ? AMPHITRYON J'ai Alcmène. JUPITER Eh bien, ne perdons pas une minute. Je les attends de pied ferme, tes armes. Je te prie même de me laisser avec elles. Viens ici, Alcmène. Vous deux, disparaissez. SCÈNE V Alcmène. Jupiter. ALCMÈNE Enfin seuls ! JUPITER Tu ne crois pas si bien dire. Nous sommes dans l'heure où tu seras à moi. ALCMÈNE Alors, ma dernière heure ! JUPITER Cesse ce chantage… Il est indigne de nous deux… Oui, nous voilà en effet pour la première fois face à face, moi sachant ta vertu, toi sachant mon désir… Enfin seuls !… ALCMÈNE Vous êtes souvent seul ainsi, à ce que dit votre légende ? JUPITER Rarement aussi amoureux, Alcmène. Jamais aussi faible. D'aucune femme, je n'aurais supporté ce dédain. ALCMÈNE Le mot amoureux existe, dans la langue des dieux ? Je croyais que c'était le règlement suprême du monde qui les poussait, vers certaines époques, à venir mordiller les belles mortelles au visage ? JUPITER Règlement est un bien gros mot. Disons fatalité. ALCMÈNE Et la fatalité sur une femme aussi peu fatale qu'Alcmène ne vous rebute pas ? Tout ce noir sur ce blond ? JUPITER Tu lui donnes pour la première fois une couleur d'improviste qui me ravit. Tu es une anguille en ses mains. ALCMÈNE Un jouet dans les vôtres. Ô Jupiter, vraiment, vous plaisé- je ? JUPITER Si le mot plaire ne vient pas seulement du mot plaisir, mais du mot biche en émoi, du mot amande en fleur, Alcmène, tu me plais. ALCMÈNE C'est ma seule chance. Si je vous déplaisais tant soit peu, vous n'hésiteriez pas à m'aimer de force pour vous venger. JUPITER Moi, je te plais ? ALCMÈNE En doutez-vous ? Aurais-je à ce point le sentiment de tromper mon mari, avec un dieu qui m'inspirerait de l'aversion ? Ce serait pour mon corps une catastrophe, mais je me sentirais fidèle à mon honneur. JUPITER Tu me sacrifies parce que tu m'aimes ? Tu me résistes parce que tu es à moi ? ALCMÈNE C'est là tout l'amour. JUPITER Tu obliges ce soir l'Olympe à parler un langage bien précieux. ALCMÈNE Cela ne lui fera pas de mal. Il paraît qu'un mot de votre langage le plus simple, un seul mot, tellement il est brutal, détruirait le monde… JUPITER Thèbes ne risque vraiment rien aujourd'hui. ALCMÈNE Pourquoi faut-il qu'Alcmène risque davantage ? Pourquoi faut-il que vous me torturiez, que vous brisiez un couple parfait, que vous preniez un bonheur d'un instant, et laissiez des ruines ! JUPITER C'est là tout l'amour… ALCMÈNE Et si je vous offrais mieux que l'amour ? Vous pouvez goûter l'amour avec d'autres. Mais je voudrais créer entre nous un lien plus doux encore et plus puissant : seule de toutes les femmes je puis vous l'offrir. Je vous l'offre. JUPITER Et c'est ? ALCMÈNE L'amitié ! JUPITER Amitié ! quel est ce mot ? Explique-toi. Pour la première fois, je l'entends. ALCMÈNE Vraiment ! Oh ! alors je suis ravie ! Je n'hésite plus ! Je vous offre mon amitié. Vous l'aurez vierge… JUPITER Qu'entends-tu par là ? C'est un mot courant sur la terre ? ALCMÈNE Le mot est courant. JUPITER Amitié… Il est vrai que, de si haut, certaines pratiques des hommes nous échappent encore… Je t'écoute… Lorsque des êtres se cachent comme nous, à l'écart, mais pour tirer des pièces d'or de vêtements en loques, les compter, les embrasser, estce là l'amitié ? ALCMÈNE Non, c'est l'avarice. JUPITER Ceux, quand la lune est pleine, qui se mettent nus, le regard fixé sur elle, passant les mains sur leur corps et se savonnant de son éclat, ce sont là les amis ? ALCMÈNE Non, ce sont les lunatiques ! JUPITER Parle clairement ! Et ceux qui dans une femme, au lieu de l'aimer elle-même, se concentrent sur un de ses gants, une de ses chaussures, la dérobent, et usent de baisers cette peau de bœuf ou de chevreau, amis encore ? ALCMÈNE Non, sadiques. JUPITER Alors, décris-la moi, ton amitié. C'est une passion ? ALCMÈNE Folle. JUPITER Quel est son sens ? ALCMÈNE Son sens ? Tout le corps, moins un sens. JUPITER Nous le lui rétablirons, par un miracle. Son objet ? ALCMÈNE Elle accouple les créatures les plus dissemblables et les rend égales. JUPITER Je crois maintenant comprendre ! Parfois, de notre observatoire, nous voyons les êtres s'isoler en groupes de deux, dont nous ne percevons pas la raison, car rien ne semble devoir les accoler : un ministre qui tous les jours rend visite à un jardinier, un lion dans une cage qui exige un caniche, un marin et un professeur, un ocelot et un sanglier. Et ils ont l'air en effet complètement égaux, et ils avancent de front vers les ennuis quotidiens et vers la mort. Nous en venions à penser ces êtres liés par quelque composition secrète de leur corps. ALCMÈNE C'est très possible. En tout cas, c'est l'amitié. JUPITER Je vois encore cet ocelot. Il bondissait autour de son cher sanglier. Puis, dans un olivier, il se cachait, et, quand le marcassin passait grognant près des racines, se laissait tomber tout velours sur les soies. ALCMÈNE Oui, les ocelots sont d'excellents amis. JUPITER Le ministre, lui, faisait dans une allée les cent pas avec le jardinier. Il parlait des greffes, des limaces ; le jardinier, des interpellations, des impôts. Puis, chacun ayant dit son mot, ils s'arrêtaient au terme de l'allée, le sillon de l'amitié sans doute tracé jusqu'au bout, et se regardaient un moment bien en face, clignant affectueusement l'œil et se lissant la barbe. ALCMÈNE Toujours, les amis. JUPITER Et que ferons-nous, si je deviens ton ami ? ALCMÈNE D'abord, je penserai à vous, au lieu de croire en vous… Et cette pensée sera volontaire, due à mon cœur, tandis que ma croyance était une habitude, due à mes aïeux… Mes prières ne seront plus des prières, mais des paroles. Mes gestes rituels, des signes. JUPITER Cela ne t'occupera pas trop ? ALCMÈNE Oh ! non. L'amitié du dieu des dieux, la camaraderie d'un être qui peut tout, tout détruire et tout créer, c'est même le minimum de l'amitié pour une femme. Aussi les femmes n'ontelles point d'amis. JUPITER Et moi, que ferai-je ? ALCMÈNE Les jours où la compagnie des hommes m'aurait excédée, je vous verrais apparaître, silencieux ; vous vous assiériez, très calme, sur le pied de mon divan, sans caresser nerveusement la griffe ou la queue des peaux de léopard, car alors ce serait de l'amour, – et soudain vous disparaîtriez… Vous auriez été là ! Vous comprenez ? JUPITER Je crois que je comprends. Pose-moi des questions. Dismoi les cas où tu m'appellerais à l'aide, et je tâcherai de répondre ce que doit faire un bon ami. ALCMÈNE Excellente idée ! Vous y êtes ? JUPITER J'y suis ! ALCMÈNE Un mari absent ? JUPITER Je détache une comète pour le guider. Je te donne une double vue qui te permet de le voir à distance, et pour l'atteindre une double parole. ALCMÈNE C'est tout ? JUPITER Oh ! pardon ! je le rends présent. ALCMÈNE La visite d'amies ou de parentes ennuyeuses ? JUPITER Je déchaîne sur les visiteuses une peste qui leur fait sortir les yeux des orbites. J'envoie un mal qui leur ronge le foie et dans leur cerveau une colique. Le plafond s'effondre et le parquet s'écarte… Ce n'est pas cela ? ALCMÈNE C'est trop ou trop peu ! JUPITER Oh ! pardon encore ! je les rends absentes… ALCMÈNE Un enfant malade ? JUPITER L'univers n'est plus que tristesse. Les fleurs sont sans parfum. Les animaux portent bas la tête ! ALCMÈNE Vous ne le guéririez pas ? JUPITER Évidemment si ! Que je suis bête ! ALCMÈNE C'est ce que les dieux oublient toujours. Ils ont pitié des malades, ils détestent les méchants. Ils oublient seulement de guérir, de punir. Mais en somme vous avez compris. L'examen est très passable. JUPITER Chère Alcmène… ALCMÈNE Ne souriez pas ainsi, Jupiter, ne soyez pas cruel ! N'avezvous donc jamais cédé devant une de vos créatures ? JUPITER Je n'ai jamais eu cette occasion. ALCMÈNE Vous l'avez. La laisserez-vous échapper ? JUPITER Relève-toi, Alcmène. Il est temps que tu reçoives ta récompense. Depuis ce matin, j'admire ton courage et ton obstination, et comme tu ourdis tes ruses avec loyauté, et comme tu es sincère dans tes mensonges. Tu m'as attendri, et si tu trouves un moyen de justifier ton refus devant les Thébains, je ne t'impose pas cette nuit ma présence. ALCMÈNE Pourquoi en parler aux Thébains ? Que le monde entier me croie votre maîtresse, vous pensez bien que je l'accepte, et qu'Amphitryon l'acceptera ! Cela nous fera des envieux, mais il nous sera agréable de souffrir pour vous. JUPITER Viens dans mes bras, Alcmène, et dis-moi adieu. ALCMÈNE Dans les bras d'un ami, ô Jupiter, j'y cours ! LA VOIX CÉLESTE Adieux d'Alcmène et de son amant Jupiter. ALCMÈNE Vous avez entendu ? JUPITER J'ai entendu. ALCMÈNE Mon amant Jupiter ? JUPITER Amant veut dire aussi ami ; une voix céleste peut employer le style noble. ALCMÈNE J'ai peur, Jupiter, tant de choses sont troublées tout à coup en moi par ce seul mot ! JUPITER Rassure-toi. LA VOIX CÉLESTE Adieux de Jupiter et de sa maîtresse Alcmène. JUPITER C'est quelque farce de Mercure. J'y vais mettre bon ordre. Mais qu'as-tu, Alcmène ? Pourquoi cette pâleur ? Faut-il te le redire, j'accepte l'amitié. ALCMÈNE Sans réserves ? JUPITER Sans réserves. ALCMÈNE Vous l'acceptez bien vite ! Vous montrez une vive satisfaction à l'accepter ! JUPITER C'est que je suis satisfait. ALCMÈNE Vous êtes satisfait de n'avoir pas été mon amant ? JUPITER Ce n'est pas ce que je veux dire… ALCMÈNE Ce n'est pas non plus ce que je pense ! Jupiter, puisque vous êtes maintenant mon ami, parlez-moi franchement. Vous êtes bien sûr que jamais vous n'avez été mon amant ? JUPITER Pourquoi cette question ? ALCMÈNE Vous vous êtes amusé tout à l'heure, avec Amphitryon. Il n'y a vraiment pas eu de lutte entre son amour et votre désir… C'était un jeu de votre part… Vous aviez d'avance renoncé à moi… Ma connaissance des hommes me pousserait à croire que c'est parce que vous avez déjà eu satisfaction. JUPITER Déjà ? qu'entends-tu par déjà ? ALCMÈNE Vous êtes sûr que vous n'êtes jamais entré dans mes rêves, que vous n'avez jamais pris la forme d'Amphitryon ? JUPITER Tout à fait sûr. ALCMÈNE Peut-être aussi cela vous a-t-il échappé. Ce n'est pas étonnant avec tant d'aventures… JUPITER Alcmène ! ALCMÈNE Alors tout cela ne prouve pas un grand amour de votre part. Évidemment, je n'aurais pas recommencé, mais dormir une fois près de Jupiter, cela aurait été un souvenir pour une petite bourgeoise. Tant pis ! JUPITER Chère Alcmène, tu me tends un piège ! ALCMÈNE Un piège ? Vous craignez donc d'être pris ? JUPITER Je lis en toi, Alcmène, j'y vois ta peine, tes desseins. J'y vois que tu étais résolue à te tuer, si j'avais été ton amant. Je ne l'ai pas été. ALCMÈNE Prenez-moi dans vos bras. JUPITER Volontiers, petite Alcmène. Tu t'y trouves bien ? ALCMÈNE Oui. JUPITER Oui qui ? ALCMÈNE Oui, Jupiter chéri… Voyez, cela vous semble tout naturel que je vous appelle Jupiter chéri ? JUPITER Tu l'as dit si naturellement. ALCMÈNE Pourquoi justement l'ai-je dit de moi-même ? C'est ce qui m'intrigue. Et cet agrément, cette confiance que ressent pour vous mon corps, d'où viennent-ils ? Je me sens à l'aise avec vous comme si cette aise venait de vous. JUPITER Mais oui, nous nous entendons très bien. ALCMÈNE Non, nous nous entendons mal. Sur beaucoup de points, à commencer par votre création d'ailleurs, et à continuer par votre habillement, je n'ai pas du tout vos idées. Mais nos corps s'entendent. Nos deux corps sont encore aimantés l'un vers l'autre, comme ceux des gymnastes, après leur exercice. Quand a eu lieu notre exercice ? Avouez-le moi. JUPITER Jamais, te dis-je. ALCMÈNE Alors, d'où vient mon trouble ? JUPITER C'est que malgré moi, dans tes bras, je me sens porté à prendre la forme d'Amphitryon. Ou bien peut-être que tu commences à m'aimer. ALCMÈNE Non, c'est le contraire d'un début. Ce n'est pas vous qui êtes entré tout brûlant dans mon lit après le grand incendie de Thèbes ? JUPITER Ni tout mouillé, le soir où ton mari repêcha un enfant… ALCMÈNE : Vous voyez, vous le savez ! JUPITER Ne sais-je pas tout ce qui te concerne ? Hélas non, c'était bien ton mari. Quels doux cheveux ! ALCMÈNE Il me semble que ce n'est pas la première fois que vous arrangez cette mèche de cheveux, ou que vous vous penchez sur moi ainsi… C'est à l'aube ou au crépuscule que vous êtes venu et m'avez prise ? JUPITER Tu le sais bien, c'est à l'aube. Crois-tu que ta ruse de Léda m'ait échappé ? J'ai accepté Léda pour te plaire. ALCMÈNE Ô Maître des Dieux, pouvez-vous donner l'oubli ? JUPITER Je peux donner l'oubli, comme l'opium, rendre sourd, comme la valériane. Les dieux entiers dans le ciel ont à peu près le même pouvoir que les dieux épars dans la nature. Que veuxtu donc oublier ? ALCMÈNE Cette journée. Certes, je veux bien croire que tout s'y est déroulé correctement et loyalement de la part de tous, mais il plane sur elle quelque chose de louche qui m'oppresse. Je ne suis pas femme à supporter un jour trouble, fût-ce un seul, dans ma vie. Tout mon corps se réjouit de cette heure où je vous ai connu, et toute mon âme en éprouve un malaise. N'est-ce pas le contraire de ce que je devrais ressentir ? Donnez à mon mari et à moi le pouvoir d'oublier cette journée, à part votre amitié. JUPITER Qu'il en soit fait comme tu le désires. Reviens dans mes bras, le plus tendrement que tu pourras, cette fois. ALCMÈNE Soit, puisque j'oublierai tout. JUPITER Cela est même nécessaire, car ce n'est que par un baiser que je peux donner l'oubli. ALCMÈNE C'est sur les lèvres aussi que vous allez embrasser Amphitryon ? JUPITER Puisque tu vas tout oublier, Alcmène, ne veux-tu pas que je te montre ce que sera ton avenir ? ALCMÈNE Dieu m'en garde ! JUPITER Il sera heureux, crois-moi. ALCMÈNE Je sais ce qu'est un avenir heureux. Mon mari aimé vivra et mourra. Mon fils chéri naîtra, vivra et mourra. Je vivrai et mourrai. JUPITER Pourquoi ne veux-tu pas être immortelle ? ALCMÈNE Je déteste les aventures ; c'est une aventure, l'immortalité ! JUPITER Alcmène, chère amie, je veux que tu participes, fût-ce une seconde, à notre vie de dieux. Puisque tu vas tout oublier, ne veux-tu pas, en un éclair, voir ce qu'est le monde et le comprendre ? ALCMÈNE Non, Jupiter, je ne suis pas curieuse. JUPITER Veux-tu voir quel vide, quelle succession de vides, quel infini de vides est l'infini ? Si tu crains d'avoir peur de ces limbes laiteux, je ferai apparaître dans leur angle ta fleur préférée, rose ou zinia, pour marquer un moment l'infini à tes armes. ALCMÈNE Non. JUPITER Ah ! ne me laissez pas aujourd'hui, toi et ton mari, toute ma divinité pour compte ! Veux-tu voir l'humanité à l'œuvre, de sa naissance à son terme ? Veux-tu voir les onze grands êtres qui orneront son histoire, avec leur belle face de Juif ou leur petit nez de Lorraine ? ALCMÈNE Non. JUPITER Pour la dernière fois, je te questionne, chère femme obstinée ! Tu ne veux pas savoir, puisque tu vas tout oublier, de quelles apparences est construit votre bonheur, de quelles illusions votre vertu ? ALCMÈNE Non. JUPITER Ni ce que je suis vraiment pour toi, Alcmène ? Ni ce que recèle, ce ventre, ce cher ventre ? ALCMÈNE Hâtez-vous ! JUPITER Alors, oublie tout, excepté ce baiser. Il l'embrasse. ALCMÈNE, revenant à elle. Quel baiser ? JUPITER Oh ! pour le baiser, ne me raconte pas d'histoires ! J'ai justement pris soin de le placer en deçà de l'oubli. SCÈNE VI Alcmène. Jupiter. Mercure. MERCURE Thèbes entière est aux pieds du palais, Jupiter, et entend que vous vous montriez aux bras d'Alcmène. ALCMÈNE Venez là, Jupiter, nous serons vus de tous et tous seront contents. MERCURE Ils demandent quelques phrases de vous, Jupiter. N'hésitez pas à leur parler très fort. Ils se sont mis de profil de façon à ce que leur tympan ne subisse aucun dommage. JUPITER, très haut. Enfin, je te rencontre, chère Alcmène ! ALCMÈNE, très bas. Oui, il va falloir nous quitter, cher Jupiter. JUPITER Notre nuit commence, fertile pour le monde. ALCMÈNE Notre jour finit, ce jour que je me prenais à aimer. JUPITER Devant ces magnifiques et superbes Thébains… ALCMÈNE Ces tristes sires, qui acclament ce qu'ils croient ma faute et insulteraient à ma vertu… JUPITER Je t'embrasse, en bienvenue, pour la première fois. ALCMÈNE Et moi pour la troisième, en adieu éternel. Ils défilent devant la balustrade. Puis Alcmène conduit Jupiter jusqu'à la petite porte. JUPITER Et maintenant ? ALCMÈNE Et maintenant que la Légende est en règle, comme il convient aux dieux, réglons au-dessous d'elle l'Histoire par des compromissions, comme il convient aux hommes… Personne ne nous voit plus… Dérobons-nous aux lois fatales… Tu es là, Amphitryon ? Amphitryon ouvre la petite porte. AMPHITRYON Je suis là, Alcmène. ALCMÈNE Remercie Jupiter, chéri. Il tient à me remettre lui-même intacte entre tes mains. AMPHITRYON Les dieux seuls ont de ces attentions. ALCMÈNE Il voulait nous éprouver ! Il demande seulement que nous ayons un fils. AMPHITRYON Nous l'aurons dans neuf mois, Seigneur, je vous le jure ! ALCMÈNE Et nous vous promettons de l'appeler Hercule, puisque vous aimez ce nom. Ce sera un petit garçon doux et sage. JUPITER Oui, je le vois d'ici… Adieu donc, Alcmène, sois heureuse, et toi, Mercure, maître des plaisirs, avant que nous quittions ces lieux, pour leur prouver notre amitié, donne la récompense qui convient à deux époux qui se retrouvent. MERCURE À deux époux qui se retrouvent ? Ma tâche est simple ! Pour assister à leurs ébats, je convoque et tous les dieux, et toi, Léda, qui as encore à apprendre, et vous, braves gens qui avez été dans cette journée à la fois le personnel subalterne de l'amour et de la guerre, écuyer, guerrier, et trompette ! Ouvrez larges vos yeux et qu'autour du lit, pour étouffer leurs cris, résonnent chants, musique et foudre. Toutes les personnes évoquées par Mercure emplissent la scène. ALCMÈNE Oh ! Jupiter. Daignez l'arrêter. Il s'agit d'Alcmène. JUPITER Encore d'Alcmène ! Il s'agira donc toujours d'Alcmène aujourd'hui ! Alors, évidemment, Mercure se trompe ! Alors c'est l'aparté des apartés, le silence des silences. Alors disparaissons, dieux et comparses, vers nos zéniths et vers nos caves. Vous tous spectateurs, retirez-vous sans mot dire en affectant la plus complète indifférence. Qu'une suprême fois Alcmène et son mari apparaissent seuls dans un cercle de lumière, où mon bras ne figurera plus que comme un bras indicateur pour indiquer le sens du bonheur ; et sur ce couple, que l'adultère n'effleura et n'effleurera jamais, auquel ne sera jamais connue la saveur du baiser illégitime, pour clore de velours cette clairière de fidélité, vous là-haut, rideaux de la nuit qui vous contenez depuis une heure, retombez. RIDEAU Paul L. Jacob (Paul Lacroix) CONTES LITTÉRAIRES DU BIBLIOPHILE JACOB À SES PETITS-ENFANTS Édition de 1882 À EDMOND FERDINAND PERIER Lorsque tu seras en âge de lire ce recueil de Contes littéraires, que je dépose dans ton berceau, en te le dédiant, sous les auspices de tes bons parents, je ne serai plus là, sans doute, pour recevoir tes premiers remerciements ; mais je suis heureux et satisfait de ceux que ton excellent père et ta charmante mère m'adressent aujourd'hui en ton nom. Ils te diront, un jour, que j'étais leur ami, après avoir été celui de ton aïeul, et que j'ai voulu, par cette dédicace, te rappeler plus tard l'affection sincère qui m'attachait à ta famille depuis si longtemps. Une dédicace, en tête d'un ouvrage composé pour la jeunesse, est, mon cher enfant, la bénédiction d'un vieillard. Paul L. Jacob, Bibliophile, Âgé de cent vingt-cinq ans. INTRODUCTION LA CONVALESCENCE DU VIEUX CONTEUR Je l'ai dit ailleurs : je suis vieux et bien vieux, quoique les centenaires deviennent de plus en plus rares depuis le temps du patriarche Jacob, dont je ne descends pas toutefois en ligne directe. J'ajouterai que mon nom est le seul point d'analogie qui me rapproche de cet antique chef d'Israël ; il ne m'est pas donné, comme à lui, de voir dans mes derniers jours les enfants de mes petits-enfants, ni d'espérer une race aussi nombreuse que les étoiles. Voilà pourquoi je cherche à me créer une famille chez les autres et à me consoler de mon existence solitaire par de douces illusions. Il est si aisé de se persuader que tout ce qui nous aime nous appartient ! J'ai donc ainsi beaucoup, beaucoup d'enfants et de petitsenfants, fils et filles, qui répondent à ces noms-là avec tendresse, et qui m'appellent à leur tour papa Jacob, sans qu'il leur en coûte de prendre cette douce habitude. L'affection vraie et naïve que je sais leur inspirer n'acquiert tout son développement qu'à la suite d'une connaissance réciproque, plus ou moins prompte à s'établir entre nous ; je ne dédaigne jamais d'en faire tous les frais, et je crois que l'amitié peut avoir de fortes racines dans un tout jeune cœur : les petits amis n'ont pas souvent l'ingratitude des grands. Mon extérieur grave et bizarre, je l'avoue, ne prévient pas d'abord en ma faveur ces esprits légers, joyeux, craintifs, nouveaux dans la vie, ignorants de tout et surtout des hommes. Les enfants qui me rencontrent pour la première fois, sans avoir été apprivoisés d'avance par mon nom, qui est familier à la plupart d'entre eux, s'effarouchent, s'effraient et s'enfuient, à l'aspect inaccoutumé de ma physionomie et de mon costume. Il y a du Croquemitaine en mon air, et je ne m'abuse pas sur l'étrange caractère des traits de mon visage anguleux, grimaçant, ridé et jauni, sur la menaçante longueur de mon nez, sur le regard sévère de mes yeux couverts de gros sourcils blancs. Ma haute taille, encore droite, cependant, contraste avec ma maigreur et me donne un air assez imposant. Quant au costume, il est plus commode qu'élégant, et je ne trouve pas mauvais qu'on en rie ; mais mon bonnet de coton, noué d'un ruban noir, préserve du froid ma tête chauve, mieux que ne ferait une perruque blonde ou poudrée, et mon ample robe de chambre, en soie à fleurs, dissimule les distractions ordinaires de ma toilette : c'est, d'ailleurs, une mise fort convenable pour les bouquins qui forment ma société et mon cortège. Cependant les enfants me reviennent bientôt, quel que soit leur étonnement à ma première apparition ; eussent-ils couru se cacher derrière le fauteuil de leur père ou dans les bras de leur mère, il suffit que mon nom soit prononcé, pour les ramener à l'instant jusque sur mes genoux ; car ma réputation de conteur s'est répandue parmi eux, avant qu'ils aient appris à lire ; on chérit tant les contes, à cet âge, qu'on est plus exigeant sur la quantité que sur la qualité : sans être un Berquin, un conteur de bonne volonté amuse et instruit facilement à la fois des intelligences neuves et impressionnables ; il suffit de savoir se faire écouter, et bientôt on a un auditoire plus attentif, plus silencieux, plus fidèle, que celui de toutes les académies du monde ; car l'intérêt du récit tient lieu d'éloquence. Or, voyez comme à mon insu j'ai contracté l'engagement éternel de faire des contes aux enfants, moi qui ai rempli ma longue carrière d'études spéciales, arides et monotones, moi qui journellement amasse dans ma mémoire des dates et des matériaux historiques ! Néanmoins, je n'ai jamais eu la maladresse et l'incurie de traîner mes contes dans la route battue des enfantillages frivoles, niais ou absurdes ; j'accorde à l'enfance plus d'estime qu'on ne fait dans bien des systèmes d'éducation, et je tâche toujours de l'élever, au lieu de la rabaisser. Je ne lui prête pas mon dos pour y monter à cheval, comme Henri IV lui-même m'en donne l'exemple ; je ne vais pas, débile et cassé que je suis, me mêler à des jeux bruyants qui demandent une pétulance et une vivacité que j'ai perdues depuis nombre d'années ; aussi bien, vaut-il mieux mettre l'enfance à notre portée que de descendre à la sienne, et ce serait présomption téméraire que de lutter avec elle de souplesse et d'activité, quand nous ne voyons pas sans lunettes, quand nous ne marchons pas sans canne. Selon mon système, justifié par la pratique, je tends toujours à développer l'intelligence, qui suit rarement les progrès de la force physique, et je me plais à cultiver les fruits précoces de l'esprit dans leur naïve saveur. On a le tort, en général, de priver de lumière ce qui n'aspire qu'à germer et à croître ; on prolonge l'enfance, et moi je travaille à la rendre plus courte ; je hâte la jeunesse, au lieu de la retarder ; car, pour augmenter la vie de l'homme, il suffit de la commencer plus tôt, et la vie ne commence réellement qu'avec la pensée. Apprenons donc, de bonne heure, aux enfants, à penser. Les enfants ne sont pas, d'ordinaire, si légers et si insouciants qu'on les suppose pour toute espèce de notions sérieuses, utiles et raisonnées ; leur mémoire manque de discernement et de choix, mais elle retient les faits, lorsqu'on a pris soin de les revêtir d'une forme attrayante, lorsqu'on s'adresse à cette curiosité passionnée, qui précède l'âge des passions et qu'on ne songe guère à faire tourner au profit de l'enseignement. On ne sait pas jusqu'à quel point cette curiosité instinctive pourrait former la base solide d'une première éducation. L'Histoire, qui, entre toutes les sciences, réclame principalement beaucoup de temps et de lectures ; l'Histoire, dont on a fait un épouvantail d'ennui et d'obscurité ; l'Histoire, pour l'étude de laquelle LengletDufresnoy n'exigeait pas moins de dix ans et demi, avec neuf heures de travail par jour ; l'Histoire pourrait devenir la récréation favorite des enfants. C'est donc de l'Histoire que je leur arrange en contes et en nouvelles ; c'est de l'Histoire qu'ils vien- nent chercher autour de moi ; c'est de l'Histoire vraie, dramatique et littéraire. Le passé doit servir à l'instruction du présent. Il y a cinquante ans, dans une fatale année de choléramorbus, le vieux Conteur a failli être enlevé à ses petits-enfants. À coup sûr, sa mort aurait été pleurée par tous ceux qui escaladent à l'envi ses genoux, pour arracher quelques-uns des souvenirs, contemporains de ses cheveux blancs ou de ses gros volumes ; mais, Dieu merci ! je vieillirai le plus longtemps possible, je conterai encore bien des contes, si je deviens deux fois centenaire. Approchez-vous, mes enfants, oreilles et bouches béantes ! Le bibliophile Jacob est convalescent. Je ne me souvenais pas d'avoir été malade dans le cours d'une vie longue et occupée, excepté une seule fois au collège de Montaigu, en 1760, où la douleur de ne pas obtenir le prix d'histoire me causa une fièvre cérébrale, qui, par bonheur, n'a point altéré mes facultés mnémoniques. Je croyais donc pouvoir à toujours défier cette légion de maux, qui sont en guerre perpétuelle contre la pauvre et fragile humanité. Je me hâtais pourtant d'achever, dans la retraite, un ouvrage de prédilection, comme par pressentiment de le voir bientôt interrompu ; j'écrivais, nuit et jour, sans quitter mon pupitre, et si ce jeu de mots est permis à la gravité de mon âge, je ne m'endormais pas sur la plume. Hélas ! tout excès a des conséquences funestes et j'eus à me repentir de m'être trop hâté. Je n'étais plus jeune, et ma volonté conservait seule une puissance d'énergie que le corps n'avait plus. Les veilles avaient brûlé mon sang ; la continuité d'une œuvre d'imagination avait irrité ma sensibilité nerveuse. J'étais à bout de forces, sinon de courage. Il fallut, malgré moi, m'enlever de mon fauteuil, m'arracher à mes livres et manuscrits. Vainement j'essayai de persuader au médecin que la santé ne m'avait pas abandonné un instant et que cette fièvre lente n'était qu'un effet de ma préoccupation d'esprit : il fronçait le sourcil, en tenant mon poignet pour interroger les rares pulsations de l'artère. Mon teint jaune et terreux, mes lèvres pâles et mon regard éteint, démentaient le sourire que j'essayais de me donner, et les paroles de confiance, que me suggérait le désir de me faire illusion à moi-même. Plus clairvoyant que moi, mon excellent ami le docteur Charpentier mesurait avec inquiétude combien peu d'huile restait dans ma lampe, sur laquelle un vent fatal avait soufflé. Des soins habiles, dévoués, infatigables, parvinrent à me sauver, en s'opposant à la rage insensée qui m'excitait sans cesse à me remettre au travail, après les crises les plus dangereuses de la maladie qui épuisait le reste de mes forces. Il semblait, cependant, impossible de me guérir de cette folie de lire ou d'écrire, folie tour à tour sombre et furieuse ; je demandais à grands cris ma bibliothèque ; j'ordonnais, je suppliais, je ne me lassais pas des refus, et j'étais sourd aux plus sages représentations. Ce délire avait des accès effrayants : tantôt je m'imaginais découvrir des caractères d'imprimerie sur quelque partie de mon corps ; tantôt je me dressais sur mon séant, pour atteindre un volume qui n'était que dans ma fantaisie ; je déclamais mon catalogue, en récitatif d'opéra, ou bien je jouais le rôle du commissaire-priseur dans une vente de livres. Une fois, je poussais l'extravagance jusqu'à me persuader que j'étais métamorphosé en manuscrit sur vélin avec de belles lettres peintes et des miniatures rehaussées d'or ; en ce prétendu équipage, je ne laissais approcher aucune tisane, qui pût endommager les merveilles de mes feuillets enluminés. À ce délire aigu succéda une langueur de consomption, qui aboutit au marasme ; j'étais devenu indifférent à tout, même à mes goûts de bibliophile, que la médecine eût appelés à son secours, s'ils avaient pu arrêter mon dépérissement organique. Le bon docteur Charpentier désespéra de moi, en remarquant l'accueil froid et passif que je fis à certain bouquin précieux, qu'il m'apportait d'une promenade le long des quais. Le sens de la bibliomanie paraissait le dernier que j'eusse à perdre ; après lui, je n'avais plus qu'à rendre l'âme. Déjà, j'étais réduit à la condition de cadavre animé, absolument privé d'appétit et d'aliments, desséché jusque dans la moelle des os ; je dépensais mes interminables journées à ne rien faire, assis au milieu des oreillers ; et mes nuits, plus pénibles encore, sans fermer la paupière. J'étais si horriblement maigre, qu'on aurait pu étudier l'anatomie à travers la peau tendue et transparente de mon squelette. Dans cet anéantissement de mes facultés, lequel avait résisté à toutes les ressources médicales, mon docteur proposa de m'envoyer à la campagne pour me remettre entre les mains de la Nature à qui en appelle souvent Hippocrate : le mal venait de l'abus du système intellectuel ; la matière avait besoin de rentrer dans ses droits et dans son équilibre. On me prescrivit donc, pour remplacer les juleps et les sirops, un air vif et pur, – le départ de Paris, bien entendu, – des exercices gradués, propres à rétablir la vigueur du corps en la sollicitant, une alimentation sobre et frugale, l'abandon complet de tout travail d'esprit, et même l'oubli des objets matériels de mes affections littéraires. C'était une pénitence difficile, et, pour y satisfaire, je me résignai à m'enfuir, sans dire adieu à mes bouquins ; cette séparation m'aurait trop coûté. On m'entraîna, malgré moi, loin de cette partie de mon individualité, et, tandis que je les rangeais dans mon souvenir, comme sur les rayons de ma bibliothèque, une chaise de poste m'emportait, chaudement empaqueté, vers le lieu de mon exil sanitaire. Ce fut aux environs de Bourges, dans l'ancienne province du Berry, que des amis généreux m'accueillirent, à leur foyer des vacances, comme dans ces bons vieux temps d'hospitalité, où la porte du château féodal s'ouvrait aussitôt, au son des coquilles du pèlerin ; où le chevalier blessé trouvait une prompte guérison, dans la paix du manoir, qui l'avait reçu mourant. Après un voyage qui raviva mes souffrances secouées à chaque tour de roue, je parvins à ma destination, à cette riante colonie de la Chaumelle, qui avait gardé l'aspect et les coutumes d'un fief du moyen âge, sous la direction paternelle de son seigneur. Lorsque je débarquai, tremblant de fièvre, d'espoir et de plaisir, dans ce charmant ermitage, qui me promettait une heureuse et paisible fin, sinon le rappel à la santé et à la vie, je me vis entouré tout à coup d'enfants, empressés à conduire, à soutenir ma démarche chancelante ! L'un relevait les plis de ma robe de chambre dérangée dans la voiture, l'autre s'informait de mon état, avec une discrète attention… Mes yeux se mouillèrent, et la reconnaissance gonfla mon cœur ! J'étais de prime abord naturalisé chef de famille. De ce moment, j'oubliai ce qui m'avait fait tant de mal, après m'avoir procuré tant de jouissances et de béatitudes : mes livres ! Je cessai de regretter ces amis brochés, cartonnés et reliés, que j'avais laissés à Paris, pour me donner tout entier à ceux, plus vrais et moins ingrats, que j'étais venu chercher en province : les premiers m'avaient fait malade ; il appartenait aux derniers de me rendre à la vie. Le spectacle de la nature champêtre et agricole vaut bien la plus admirative contemplation devant une édition rare du commencement de l'imprimerie, ou sortie des presses illustres de Robert Estienne, d'Elzevier, de Barbou, de Didot. Je n'avais garde de rêver parchemins, infolios poudreux, reliures à fermoirs, arabesques et miniatures en or et en couleur, lorsque, de ma fenêtre ouverte à la senteur matinale qui se dégage des bois et des gazons, je regardais dans la plaine les moutons marqués au sceau proverbial du Berry, les charrues attelées de huit bœufs, les pâtres s'accompagnant d'une chanson monotone, les tonnes de la vendange et les récoltes du chanvre. Mes jeux, affaiblis par des veilles prolongées, se reposaient sur le penchant vert des coteaux chargés de vignes et dans la variété pittoresque du paysage ; il y a un bonheur inexprimable à plonger, d'un horizon à l'autre, ses regards et sa pensée dans ce vaste ciel bleu, dont les citadins ne possèdent que des lambeaux, entre les toits, les gouttières et les cheminées. Je n'avais pas encore repris assez de forces pour les dépenser à la promenade en plein champ, et cependant je les sentais revenir, sans y croire moi-même. Je ne m'apercevais pas de la lenteur du temps, quoique mes joues, chose inouïe pour moi, s'engraissassent d'oisiveté, quoique je ne fisse pas plus de mouvement qu'un paralytique ; mais, dans cette habitation élégante et commode, qui attestait le goût ingénieux du propriétaire, je n'avais pas le loisir de m'ennuyer, bien que condamné à rester en place. Mes hôtes aimables, qui doublaient par leurs qualités personnelles le charme de leur résidence, me procuraient une société, que je n'eusse point échangée contre toutes les Sociétés savantes ensemble ; c'était, grâce à la maîtresse de la maison, une familière conversation sans apprêts ni pédanterie, mais instructive, nourrissante, toujours gaie et souvent brillante. Une femme qui joint le savoir à l'esprit, surpasse tous les hommes d'esprit et de savoir. Les enfants faisaient les intermèdes joyeux et intéressants de ces entretiens, qui tenaient à la fois de l'étude et du plaisir, de l'utile et de l'agréable ; ils contribuèrent aussi à mon rétablissement, ces chers petits, qui m'aimaient sur la foi de ma réputation, avant d'être à même de me connaître et de m'aimer en personne ; leurs vœux et leurs prévenances avancèrent sans doute ma convalescence, d'abord indécise et lente, puis franche et rapide. Les témoignages d'amitié qu'ils me prodiguaient adoucirent l'anxiété morose, que la maladie traîne toujours après elle. À mon lever, ils venaient, sans bruit, recueillir le bulletin de ma nuit ; ils s'échelonnaient, autour de moi, avec leurs physionomies gaies ou tristes, selon le thermomètre de ma santé ; là ils aspiraient à me distraire par leur babil amusant, par leurs questions malicieuses, par leurs jeux innocents ; c'était à qui roulerait mon fauteuil de grand-père, exhausserait mes oreillers, étendrait un tapis sous mes pieds, courrait chercher mes lunettes, ma canne ou ma tabatière. Je payais en tendresse cette piété filiale, plus délicate et plus touchante que si elle m'eût été due ; je remerciais du fond de l'âme ma bonne étoile, qui éclairait à son déclin la dernière et plus belle partie de ma carrière. L'époque des vacances agrandit encore le cercle de la famille : des jeunes gens à peine délivrés du collège, des jeunes personnes à peine arrivées de pension, se joignirent à leurs frères et sœurs, pour soigner le vieil hôte de leurs parents. La conversation prit alors des allures moins timides, et les sciences, allégées du langage technique qui fait peser sur elles une infructueuse obscurité, purent s'ébattre sous mes yeux, en réveillant mes goûts, mes instincts et mes aptitudes. J'étais le président de ces séances peu académiques, où la discussion portait la lumière et l'intérêt dans les branches arides et inconnues de l'enseignement. Chacun fournissait sa quote-part d'instruction, d'observation et d'intelligence ; chacun était à son tour orateur, commentateur ou critique. Ces enfants s'élevaient ainsi à la condition d'homme, ou bien je redevenais moi-même enfant avec eux. Ces occupations quotidiennes et sédentaires se prolongèrent avec ma convalescence. Enfin je sortis de mon fauteuil, comme Lazare de son tombeau ; courbé sur un bâton, j'allai parcourir, d'un pas encore tremblant, les alentours de la jolie maison blanche, le parterre couronné de dahlias, le verger embaumé de fruits mûrs, le bocage gazouillant, et l'enclos bordé d'antiques noyers. De jour en jour, mes pas s'affermissaient, et mes promenades tendaient vers un but plus éloigné ; je ne restais plus dans l'enceinte trop circonscrite par les haies et les fossés ; avec le bras d'un de mes jeunes guides, je m'aventurais aux environs, pour voir le pays, en peintre, en historien, en antiquaire ; c'était la santé qui s'annonçait par le retour de mes goûts favoris : j'étais encore le bibliophile Jacob. Mes chers enfants me dirigeaient et m'escortaient, dans ces excursions, à la distance de plusieurs lieues ; je ramassais partout les souvenirs, empreints sur le sol et dans la pierre, de la domination romaine et du séjour de Charles VII en Berry. Je suis allé ainsi successivement visiter, à Feularde, les arches d'un de ces aqueducs que les Romains ont liés d'un ciment indestructible ; à Ryans, le passage de la chaussée de César, laquelle partait de Bourges, l'ancienne Biturix ; à Bois-sire-Amé, les ruines du château d'Agnès Sorel, dame de Beauté ; aux Aix-d'Angillon, les débris des remparts de la forteresse du moyen âge ; à Sancerre, la grosse tour qui penche sur la ville ; à Bourges, ces vieilles rues, ces vieilles maisons, et ces nombreux édifices qui lui restent de sa splendeur royale et qui s'harmonisent avec l'architecture ciselée de sa merveilleuse basilique. L'automne pluvieux mit trop tôt un terme à ces courses qui achevèrent de consolider ma santé : je marchais sans bâton, même avant d'avoir fait un pèlerinage aux reliques de la fameuse sainte Solange, qui, suivant la légende, porta sa tête coupée, à l'imitation de saint Denis. Les journées devinrent courtes, les soirées longues, et le vent du nord-est, qui soufflait sans cesse en tourbillons, dépouilla les arbres de leur feuillage rouillé ; ensuite le ciel se fondit en eau, sans qu'un rayon de soleil pût percer le voile épais des nuages. Cette nature immobile, sombre et humide, qui succédait brusquement à la nature chaude, dorée et vivante, de la belle saison, rembrunit d'abord mon humeur, de ses brouillards et de ses ouragans ; mais je ne pouvais que me plaire, à la maison, au coin d'un feu clair et pétillant, dans l'intimité d'une famille où je n'étais plus étranger ; on n'eut donc pas à me faire violence pour me retenir, en demi-quartier d'hiver, jusqu'aux grands froids. Outre les passe-temps qui sont du domaine ordinaire de la campagne, le billard, le trictrac, les échecs et les cartes, je repris l'habitude des causeries de famille, que les veillées du soir ranimaient à l'éclat du foyer domestique, pendant que la pluie fouettait contre les vitres, et que le vent jetait de plaintifs sifflements dans les airs. C'était un tableau digne de Rembrandt ou de Téniers, que ce salon capricieusement éclairé par les reflets d'un fagot enflammé, quand l'après-dîner nous réunissait tous, en demicercle, devant la cheminée, qui n'avait pas la capacité des hautes cheminées gothiques, mais qui ne dévorait pas moins de bourrées et d'énormes bûches. J'occupais la place d'honneur, au milieu d'un auditoire qui m'écoutait toujours avec cette bienveillance si encourageante pour les bavards ; or, la langue n'est pas de ces choses qu'on perd en vieillissant. Le père et la mère daignaient se mêler à leurs enfants, pour entendre les réminiscences décousues de mes lectures et de mes quatre-vingts ans. Mais comment peindre le groupe silencieux et attentif de ces enfants, agenouillés entre mes jambes, assis à mes pieds et debout derrière mon fauteuil ? Ils suivaient de l'œil l'histoire, qui commençait trop tard, à leur gré, et finissait trop tôt ; ils ne se permettaient pas de bouger, de peur de m'interrompre, et ils eussent voulu suspendre leur respiration. Je l'avouerai, si un conteur est fier de l'attention qu'on lui prête, j'avais bien largement tous les privilèges et toutes les récompenses du conteur. Quelquefois, il est vrai, je me trouvais, en cette qualité, fort embarrassé d'un rôle où l'on ne saurait réussir, à moins de contenter tout le monde : je devais m'adresser à des auditeurs, différents d'âges, de sexes et de caractères. Celui-ci me suppliait à voix basse d'aborder le terrible chapitre des revenants ; celuilà se serait volontiers pâmé d'aise à des histoires de voleurs, car ces deux sujets importants ont des attraits éternellement nouveaux pour les petits peureux. Les garçons avaient du penchant pour les batailles et pour le merveilleux ; les filles s'intéressaient davantage à des héroïnes de romans, à des détails de toilette et à de simples anecdotes. Quant aux aînés, qui n'avaient pourtant pas la manie de faire valoir leur supériorité de compréhension et d'instruction, il n'eût pas été convenable de les assommer de ces contes, ennuyeusement moraux, pour l'amusement des plus jeunes ; enfin la patience des parents, que je n'aurais pas pris à tâche d'ennuyer aussi, m'invitait à choisir et à orner quelques narrations d'un genre mixte et d'une portée facile, qui atteignissent à la fois tous les degrés de l'intelligence. Je crus donc pouvoir rattacher mes récits à des noms littéraires, qui relèvent l'intérêt, souvent traînant, du drame, et le font sortir de l'ornière du lieu commun. D'ailleurs, absolument dénué de livres, j'aurais craint d'entrer dans l'Histoire, de fausser une date, de travestir un fait, d'omettre ou d'estropier un nom, en un mot, d'induire en erreur qui que ce fût, même un enfant sachant à peine ses lettres. L'Histoire est une religion qui a ses fanatiques, et je m'honore d'être un de ceux-là. Voilà comment ma convalescence a produit un volume de contes, qui sera peut-être suivi de plusieurs autres. Je n'ose pas attendre de tous mes lecteurs l'indulgence filiale et amicale à la- quelle mes jeunes auditeurs de la Chaumelle m'avaient accoutumé ; mais je souhaite qu'ils m'encouragent à recueillir tôt ou tard la suite de ces nouvelles, que j'ai composées en pensant à eux. C'est aux enfants que je parle. Mes chers petits enfants, le vieux bibliophile Jacob ne cessera de conter qu'en vous quittant pour toujours. P. L. JACOB. Bibliophile. UNE BONNE ACTION DE RABELAIS (1552) Il y avait, en 1552, un pauvre homme, d'origine juive, qui s'était établi dans une misérable hutte, en plein bois, aux environs du village de Meudon. On ne savait pas d'où il venait et personne ne s'en inquiétait, car, depuis son arrivée dans le pays, il n'avait eu de rapport avec personne. Il ne sortait que la nuit et ne se montrait jamais pendant le jour ; la porte de sa cabane restait fermée à tout venant : on en voyait sortir quelquefois ses deux enfants, une petite fille de douze ans et un petit garçon de neuf ans à peine, qui étaient seuls chargés de pourvoir aux besoins de la triste famille. Quant à la mère de ces enfants, on ne l'avait point encore aperçue ; on la disait fort malade, et l'on se demandait parfois si elle n'était pas morte, sans que son mari eût averti le curé, pour lui administrer les derniers sacrements et la faire enterrer. – C'est un vilain juif ! disaient entre elles dix ou douze paysannes, qui passaient pour aller au marché de Meudon, en se montrant de loin à travers bois le toit de mousse de la maisonnette mystérieuse. On ne l'a pas encore vu entrer dans l'église, voire même s'agenouiller sous le porche, comme les excommuniés qui font pénitence et qui attendent là une absolution plénière. – C'est plutôt quelque bohémien qui se sera séparé de sa bande, dit la plus vieille de ces paysannes. Les bohémiens ne croient ni à Dieu ni à diable ; ils n'ont ni église ni curé ; ils naissent sans baptême et meurent comme des chiens, après avoir couru le monde en vivant de vols et de pilleries, car le meilleur métier, selon eux, est de tromper les pauvres gens et de s'enrichir aux dépens des chrétiens. – Oh ! m'est avis que celui-ci ne s'est point enrichi et ne s'enrichira jamais ! dit en riant une commère, qui désignait du doigt la fille du prétendu bohémien, vêtue de haillons sordides, courant pieds nus sur le bord de la route et disparaissant tout à coup dans les taillis. Avez-vous vu la petite mendiante, qui s'enfuit à notre approche, comme une biche en chasse ? – Nenni dea ! reprit une autre : elle ne mendie mie que je sache ! Bien au contraire ; elle est fière et orgueilleuse autant et plus qu'une princesse, et quand elle porte son pain à cuire au four banal, elle ne parle à quiconque et s'en va seule courant, et ne demandant rien à ceux ou à celles qui lui donneraient de bon cœur l'aumône pour l'amour de Jésus-Christ et de sa bienheureuse mère Notre-Dame. – Si elle ne mendie et si le père ne vole, répliquèrent quelques bonnes langues, on ne comprend pas comment ils peuvent vivre de l'air du temps ; aussi bien, la farine coûte cher cette année, et il faut du vrai argent pour en acheter chez le boulanger. – Ce n'est pas l'argent qui leur manque, ce dit-on, s'écria une de ces femmes avec la satisfaction de paraître en savoir plus que les autres. La fillette a la renommée d'être habile à faire de la dentelle, et le garçonnet, qui a la malice d'un singe, fait la chasse aux vipères, qu'il s'en va vendre à Paris aux apothicaires pour faire des drogues. – Il y a plus, ajouta une autre en baissant la voix, ce coquin de bohémien s'est emparé d'un champ en friche qui appartenait à défunt Jean le Court et qui est tombé en déshérence depuis sa mort. Le champ n'est pas de trop riche terre, de telle sorte qu'il y poussait plus d'ivraie que de froment, mais ce diable d'homme le cultive, au clair de la lune, et y sème des plantes vénéneuses, que lui achètent les sorciers pour en faire des philtres et des poisons. Écoutez bien cela et n'en soufflez mot, mes commères. C'est ce que m'a conté le gros chantre de l'église de Meudon… – Silence ! interrompit celle qui marchait en avant. Voici venir messire le recteur, notre bon et digne curé, qui se rend au château pour visiter notre révéré seigneur le duc de Guise et madame la duchesse. Le recteur et curé du village de Meudon était alors un savant illustre, un écrivain de grand renom, le fameux François Rabelais, qui avait été tour à tour prêtre et cordelier dans le couvent de Fontenay-le-Comte, médecin de l'hôpital de Lyon, médecin et secrétaire du cardinal du Bellay à Rome, religieux séculier de l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés près de Paris, et qui s'était fait connaître non seulement par des ouvrages de science médicale et d'érudition littéraire, mais encore par une admirable satire de la société tout entière, ainsi que des mœurs et des idées de son temps, intitulée la Vie du grand géant Gargantua et les Faits et prouesses de son fils Pantagruel, espèce de roman fantastique, dans lequel la plus haute raison se cachait sous un masque de bouffonnerie extravagante. Rabelais avait alors près de soixante-dix ans ; il était de taille moyenne, avec un embonpoint florissant qui témoignait de sa belle santé ; il portait la tête haute et droite, marchant d'un pas ferme et presque solennel ; sa figure, toujours souriante, empreinte à la fois de bonté et de malice, inspirait de prime abord la sympathie et la confiance ; malgré son grand âge attesté par ses cheveux blancs, rien n'accusait en lui la décrépitude ni la sénilité. C'était un vieillard qui conservait les forces et les apparences de la jeunesse. Son costume annonçait un médecin de la Faculté, ou un docteur de Sorbonne, plutôt qu'un homme d'église ; il était coiffé d'une sorte de toque ou bonnet carré en velours noir, qu'on appelait barrette et qui cachait sa calotte de cuir bouilli ; il n'avait ni rabat, ni surplis, mais une longue robe ample et flottante, boutonnée par devant, en étoffe de grosse laine ou étamine noirâtre ; il avait les mains nues et s'appuyait sur un gros bâton en bois d'ébène à pomme d'ivoire. C'était là, il est vrai, un habillement de cérémonie, puisqu'il venait rendre visite à ses bons paroissiens, le seigneur et la dame du château de Meudon, où il était toujours le bien-venu et l'hôte désiré ; mais, d'ordinaire, quand il allait voir les malades, faire l'aumône aux pauvres ou consoler les affligés, il n'était pas autrement vêtu qu'en bon paysan, avec des grosses bottes qu'on nommait des houseaux, une casaque de bure usée et des grègues ou caleçon flottant, un large chapeau de feutre gris à grands bords rabattus, et, en temps de pluie, une galvardine ou manteau court pardessus ses vêtements. – Or çà, mes enfants ! dit Rabelais aux paysannes qui s'étaient arrêtées respectueusement à vingt pas de lui, pour le laisser passer, sans le déranger de son chemin, Dieu vous garde, mes chères sœurs en Jésus-Christ ! – Monsieur le curé, répondit une des plus vieilles au nom de ses compagnes, nous prions Dieu qu'il vous accorde bonne vie et longue ! – Or çà, reprit gaîment le curé, vous n'avez pas besoin de moi ce matin, puisque vous n'allez point à l'église, m'est avis, et vous me semblez de trop belle humeur, pour penser à venir au confessionnal ? Donc je vous avertis que j'ai fait dire la messe, par mon vicaire, de meilleure heure, et que je m'en vais de ce pas chez monseigneur le duc de Guise, qui m'a envoyé chercher, avant l'aube, pour assister un de ses vieux serviteurs au lit de mort. – Nous l'aiderons de nos prières à entrer en paradis ! répliquèrent plusieurs villageoises en se signant. – D'où venez-vous, bonnes femmes ? leur demanda familièrement Rabelais. Êtes-vous contentes de vos maris, de vos enfants, de vos vaches et de vos volailles ? – Grand merci, messire ! repartit la plus délurée de la compagnie. Nous venons de Vélisy, à travers bois, et nous apportons, au marché de Meudon, du lait, des œufs et des herbes, pendant que nos hommes travaillent. – Oui dà, mes enfants ! s'écria le bon curé, en hochant la tête et clignant de l'œil. N'êtes-vous pas un peu trop impruden- tes de faire route ainsi, en pleine nuit, par les bois, sans escorte ni sauvegarde ? – Oh ! notre bon père, dit une vieille, ce n'est pas la saison des loups, et nous sommes en assez bon nombre pour leur faire peur et les mettre en fuite, s'ils nous rencontraient au passage. – Bah ! la mère ! objecta plaisamment Rabelais, souvenezvous du dicton : « Le plus méchant loup, c'est un homme. » Ce proverbe populaire donna sujet de rire aux femmes de Vélisy, qui avaient entendu parler de la gaîté du curé de Meudon et qui se sentaient d'humeur à y répondre. Mais Rabelais n'avait pas le temps de faire une plus longue station sur la route du château. – Or çà, mes filles ! leur dit-il, ne vous attardez pas trop au marché, car on y trouve plus de loups que dans les bois. Les paysannes rirent de plus belle à cette plaisanterie, qui couvrait un bon conseil de prudence et de morale ; puis, avant de s'éloigner, elles prièrent le curé de leur donner sa bénédiction : il la leur donna de bon cœur et paternellement. – Nous faisons des vœux, dit une de ces femmes, pour que votre sainte bénédiction, monsieur le curé, s'étende jusqu'à ce scélérat de juif ou de bohémien, qui est venu avec ses louveteaux se loger dans nos bois, à seule fin de nous porter malheur. – Je ne sais si c'est un bohémien ou un juif, reprit sévèrement Rabelais, mais à coup sûr ce n'est pas un scélérat : c'est un pauvre homme qui mérite qu'on le plaigne, et qu'on lui vienne en aide, parce qu'il est malheureux. Rabelais s'éloigna, en laissant les paysannes un peu confuses de la leçon qu'il leur avait donnée et qui leur rappela que le curé de Meudon passait dans le pays pour un partisan déguisé de la Réforme calviniste. L'Angélus était sonné à l'église du village, quand le curé revint du château où il avait passé toute la journée avec le duc et la duchesse de Guise. Le jour commençait à baisser, et l'on voyait dans le lointain les vapeurs du soir monter et s'étendre au dessus des bois qui environnaient le village. En approchant d'un sentier qui conduisait dans la forêt, Rabelais crut entendre des sanglots étouffés, et il aperçut à quelque distance une jeune fille immobile au pied d'un arbre. Il s'approcha rapidement et retint par le bras cette jeune fille qui se disposait à s'enfuir. – Vous pleurez, mon enfant ? lui dit-il avec douceur. Avezvous donc sujet de pleurer, à votre âge où tout est si bon et si beau dans la vie ! Quelle est la cause de vos larmes ? Je serais heureux de pouvoir les essuyer et de vous faire gaie et joyeuse. – Est-ce que je pleure, mon très honoré seigneur ? dit-elle, en dévorant ses sanglots. Je ne pleure pas, reprit-elle avec un accent de dépit et de colère, non, je ne pleure pas, mais les gens de ce pays sont bien méchants ! – Ils sont comme partout, pauvre petite ! répliqua Rabelais, qui regardait avec intérêt cette jeune fille, misérablement vêtue, mais dont la physionomie intelligente ne manquait ni de distinction ni de fierté. Il y a sans doute plus de méchants que de bons, mais aussi il y a plus de bêtes que de méchants. Vous at-on fait du mal ? Auriez-vous à vous plaindre de quelqu'un ? C'est un devoir pour moi de vous faire rendre justice et de vous prendre sous ma protection. Vous pleurez, mon enfant ? lui dit-il avec douceur. – Il faut que vous ne soyez pas de ce pays-ci, monseigneur, pour être aussi bon que vous êtes, dit l'enfant, reprenant confiance et se hasardant à regarder en face Rabelais qui la regardait également avec bonté. Je n'ai rencontré que des méchants, excepté vous, depuis que nous sommes à demeure dans la seigneurie de Meudon. – Ah ! vous faites partie de ma paroisse ? lui demanda Rabelais, qui ne put se défendre d'un mouvement de curiosité. Je ne crois pourtant pas vous avoir encore vue à l'église ? La jeune fille ne répondit rien et baissa les yeux. Elle paraissait vouloir se dérober à cet entretien ; elle avait ramassé un panier couvert d'un linge, qui était à terre, et elle se préparait à s'éloigner, lorsque Rabelais l'arrêta encore par le bras. – Ma chère fille, lui dit-il d'une voix insinuante et persuasive, ayez foi en ma promesse : j'entends vous protéger contre quiconque oserait vous faire tort, et je ne veux pas que dans ma paroisse vous ayez à vous plaindre de qui que ce soit. Je vous prie de me dire tout franc quel est le préjudice qu'on a pu vous causer en ce pays de Meudon. – Ils veulent que nous mourions de faim ! s'écria l'enfant, avec un redoublement de sanglots. C'est la première fois sans doute qu'on me refuse de cuire notre pain au four banal… Ils m'ont chassée, en disant qu'ils me brûleraient comme une juive maudite, si je m'obstinais à présenter à la cuisson mon pain avec le leur. – Vous êtes donc juive, ma pauvre enfant ? lui demanda Rabelais avec bienveillance. Peu importe ! ajouta-t-il en voyant que l'enfant restait muette et se refusait à répondre à cette question. Vous êtes malheureuse, et à ce titre, la Providence vous a placée sous ma tutelle et ma protection. Venez avec moi au village. – Hélas ! je ne puis, mon bon seigneur, répondit-elle. Ce n'est pas que j'aie faute de confiance, mais mon père m'attend… – Votre père ? Où est-il ? Voulez-vous me mener vers lui ? Est-ce que je vous fais peur ? Ne savez-vous pas qui je suis ? – Quoi ! dit-elle en tremblant, vous voudriez me conduire au four banal ?… Ils étaient là comme des bêtes féroces, les femmes aussi bien que les hommes… Ils me tueraient sans pitié ni merci, ces mauvaises gens ! – Eh bien ! ma fille, j'irai seul, à votre place, repartit Rabelais. Confiez-moi cette corbeille qui contient le pain en pâte, que vous deviez mettre vous-même au four. Dans deux heures, je vous rapporterai votre pain cuit. Mais où vous le remettrai-je ? Dans deux heures il fera nuit close, et vous ne pouvez rester ici à m'attendre. – Ah ! je n'ai pas peur, répliqua-t-elle avec une énergie bien supérieure à son âge… Je suis accoutumée d'ailleurs à me trouver seule, dans les champs ou dans les bois, pendant la nuit… Vous êtes bien bon, bien généreux, mon digne et vénéré seigneur, mais je n'ose accepter votre bienfaisante proposition… Et pourtant il faudrait que ma famille ne mourût pas de faim !… Tenez, j'accepte le service que vous voulez bien me rendre et que Dieu vous rendra en notre nom. – Mon enfant, lui dit Rabelais avec émotion, je ne sais qui vous êtes, mais, puisque vous avez foi en Dieu, vous êtes une de mes paroissiennes, et c'est à moi d'être votre serviteur devant Dieu. Dans deux heures vous aurez votre pain, et nous vous le bénirons. Le curé de Meudon ne se sépara qu'à regret de cette intéressante jeune fille, qu'il se reprochait de laisser seule, mais elle s'était refusée absolument à l'accompagner jusqu'à Meudon. Il se hâta de rentrer au village et d'aller porter au four banal le pain qu'il avait à y faire cuire. Il n'adressa la parole à personne et ne répondit à aucune des questions qu'on se permit de lui adresser indirectement. Il dit seulement : « Ceci est le pain des pauvres ; je le recommande à mes paroissiens. » Il alla dans son presbytère attendre, en lisant quelque auteur grec, que le pain de l'inconnue fût cuit. Deux heures n'étaient pas écoulées, qu'il revint au four banal chercher le pain chaud et doré, qu'il remit sous le linge dans la corbeille, et qu'il emporta, en hâtant le pas, à l'endroit où il devait le remettre entre les mains de la jeune fille. Celle-ci ne se trouvait pas encore au lieu du rendez-vous. Devait-elle y venir ? Combien de temps faudrait-il l'attendre ? Il faisait nuit noire, et Rabelais se prenait à désirer que cette jeune fille ne vînt pas, car une fille de douze ans avait à craindre dans le voisinage des bois les malfaiteurs non moins que les loups, et à cette époque de civilisation imparfaite, où les haines de religion devenaient plus ardentes que jamais, une juive était cent fois plus exposée qu'une chrétienne à des sévices et à des outrages de la part de tant de gens qui ne respectaient ni l'honneur ni la vie de leur prochain. Rabelais était trop philosophe pour se faire illusion sur les dangers de la perversité humaine, dans toutes les conditions sociales, et, quels que fussent ses sentiments de mansuétude et de charité, il savait que la simple prudence lui commandait toujours de se mettre en garde lui-même contre la méchanceté et la violence. Cependant il n'avait jamais d'armes pour se défendre, lorsqu'il s'en allait ainsi à toute heure de nuit dans la campagne, soit pour observer les astres et l'état du ciel, car il était astronome, soit pour chercher des oiseaux et des insectes, car il était naturaliste, soit pour donner des soins à des malades, car il était médecin, soit pour porter des consolations à des mourants, car il était prêtre, soit pour étudier et admirer la nature, car il était surtout philosophe, et sa pensée s'élevait sans cesse vers Dieu, en interrogeant les mystères de la sagesse divine. Il n'y avait pas de lune, ce soir-là, mais le ciel était étoilé, et une pâle clarté, qui traversait par intervalles l'obscurité, permettait de reconnaître de loin la forme des objets sans en percevoir les couleurs. Rabelais aperçut une espèce de grande ombre mouvante, qui semblait s'avancer de son côté ; puis il entendit très distinctement le pas lourd et lent d'un homme qu'il entrevoyait de temps à autre à travers les arbres qui bordaient la route. Il prêta l'oreille et resta immobile, les yeux fixés sur cet homme qu'il ne distinguait pas encore suffisamment pour juger s'il devait s'inquiéter ou se rassurer ; mais il ne songea point à fuir pour éviter une rencontre qui pouvait être indifférente et inoffensive. L'homme venait aussi d'apercevoir Rabelais : il s'était arrêté soudain en face de lui, dans une sorte d'attente et d'indécision. Ils se trouvaient alors à cent pieds de distance l'un de l'autre, tous deux absolument dégagés des ombres que projetaient les arbres dont ils étaient entourés, mais cette distance était trop grande et la nuit trop obscure, pour qu'ils pussent apprécier leurs intentions réciproques d'après leur physionomie et leur contenance. Après quelques instants de réflexion, Rabelais, remarquant que l'inconnu n'avait plus fait un pas, ni en avant ni en arrière, marcha droit à lui et le vit s'éloigner tout doucement et disparaître sans bruit. Il craignit alors de tomber dans une embuscade et s'arrêta de nouveau. On n'entendait pas le plus léger bruit. – Y a-t-il quelqu'un ici ? demanda Rabelais à haute voix. La personne que je suis venu chercher est-elle là ? Personne ne répondit, et aucun bruit vivant ne se fit entendre. Mais tout à coup voici qu'une petite ombre se détache de la masse des feuillages et s'approche de Rabelais, qui reconnaît bientôt un enfant, mais ce n'était pas la jeune fille à qui il avait promis d'apporter son pain cuit. L'enfant, dont on voyait briller les yeux comme deux charbons ardents, ne prononçait pas une parole et continuait à s'avancer délibérément jusqu'à ce qu'il fût devant Rabelais, qui n'eut que le temps de l'examiner un moment. Cet enfant, âgé de neuf ou dix ans, avait l'air sournois et malicieux, avec une physionomie très intelligente ; ses vêtements en haillons annonçaient la misère la plus sordide. Il s'empara, sans façon, par un mouvement brusque et décidé, de la corbeille que le curé de Meudon tenait à la main, et l'ayant enlevée rapidement, il s'enfuit en courant et disparut. Rabelais ne put s'empêcher de rire aux éclats. L'enfant s'enfuit en courant et disparut – À la grâce de Dieu ! dit-il à haute voix, en s'en allant. Voilà un petit garçonnet, qui n'est ni manchot, ni boiteux, et qui prend son bien, sans dire gare, ni merci. Quelques jours s'écoulèrent, sans que le bon curé eût des nouvelles de la jeune fille, qui n'avait pas reparu au four banal : il avait fait savoir, dans le village, qu'il entendait qu'elle ne fût ni méprisée, ni molestée, quand elle reviendrait. Elle n'était pas encore revenue. Quant au petit voleur de pain, ce devait être, suivant les renseignements qu'il avait pris avec bienveillance à Meudon et aux environs, le propre frère de la jeune fille, un enfant qui n'avait pas même été baptisé, disait-on, et qui ne se montrait pas plus à l'église que sa sœur et ses parents ; ce qu'on n'aurait pas dû trouver étrange, puisqu'on assurait qu'ils étaient tous de la religion juive. Un soir que maître François Rabelais retournait, bien fatigué, à son presbytère, après être allé par les bois de Meudon jusqu'au hameau de Villacoublay, près de Vélisy, pour administrer les derniers sacrements à un moribond, il se sépara tout à coup de son sacristain, qui portait les saintes huiles et l'eau bénite ; puis, il se mit à la recherche des vers luisants qui brillaient dans les herbes, comme des feux follets, et il en ramassa une quantité pour les rapporter dans son cabinet d'étude, où il faisait de curieuses expériences sur la nature de la lumière phosphorescente que ces insectes répandent autour d'eux durant les chaudes nuits de l'été. Il n'avait pas pensé à se pourvoir d'une boîte fermée afin d'y mettre le produit de sa chasse, sans l'endommager ; mais il eut bientôt imaginé un moyen de suppléer à l'absence de l'attirail d'un naturaliste : il releva les bords de son grand chapeau, de manière à former tout à l'entour une espèce de cuvette, dans laquelle il déposa sur une jonchée d'herbes tous les vers luisants qu'il put recueillir, et ces vers jetaient des éclairs intermittents qui l'environnaient d'une auréole lumineuse. Il avait aussi ramassé à terre une grosse chauvesouris, blessée par quelque oiseau de proie qui n'avait pas réussi à l'emporter à moitié morte. Cette chauve-souris, qu'il voulait conserver pour la disséquer et en étudier l'organisme anatomique, il eut l'idée de l'attacher, sur le sommet de son chapeau, avec trois ou quatre longues épingles qui lui avaient servi à relever sa robe sur ses genoux, pour marcher plus librement, sans s'accrocher et se déchirer aux épines des buissons de houx. La lune était dans son plein quand il sortit du bois et marcha quelque temps à découvert, dans un sentier peu fréquenté, qui traversait une plaine aride, à peine cultivée sur quelques points, dans laquelle il n'avait pas encore passé. Il aurait pu se croire égaré, s'il n'avait pas su s'orienter par la position des étoiles, et il reconnut qu'après avoir fait beaucoup de chemin, au hasard, dans la forêt, il se trouvait presque à son point de départ, c'est-à-dire peu éloigné de Meudon, et qu'il ne tarderait pas a rencontrer la grande route qui établissait une communication directe entre ce village et le hameau de Vélisy. Le bon curé avait donc erré deux ou trois heures dans les bois, et il s'en apercevait à sa fatigue ; mais il n'avait plus guère qu'une demilieue à faire, pour rentrer dans son presbytère. L'idée lui vint que l'endroit de la forêt où il était en ce moment ne devait pas être autre chose que le Camp des Sorcières, cette plaine déserte et mal famée, dont les gens du pays n'osaient point s'approcher, surtout la nuit, parce qu'ils la regardaient comme hantée par les sorciers et sorcières, qui y venaient faire le sabbat. Mais Rabelais n'avait pas l'esprit accessible à ces croyances superstitieuses, et il continua de marcher en avant, sans doubler le pas et sans éprouver la moindre frayeur. Il se rappela, toutefois, que c'était dans ces parages qu'un inconnu, qu'on nommait le Juif ou le Bohémien, avait pris possession d'un coin de terre, pour y construire une pauvre cabane où il demeurait avec sa famille. Rabelais donc poursuivait tranquillement son chemin, au clair de la lune, et le sentier qu'il suivait le rapprochait d'un bouquet de bois qu'il avait à côtoyer pour atteindre la route de Meudon, quand tout à coup il vit, à peu de distance de lui, un homme qui travaillait à la terre en poussant de gros soupirs. Ces soupirs, il les avait entendus de loin, sans se rendre compte de ce que pouvait être ce murmure lugubre et intermittent. Il continuait à s'avancer vers cet homme, qui lui tournait le dos et ne l'avait pas encore aperçu. La clarté de la lune lui permettait de suivre tous les mouvements du personnage, qui avait le corps courbé et la tête penchée vers le sol pierreux, qu'il remuait péniblement à coups de pioche. Rabelais s'arrêta pour le regarder faire, car il ne douta plus que ce fût un paysan malheureux qui labourait son champ. – Bonhomme ! lui cria-t-il, que fais-tu là, dans ce lieu désert, à l'heure où tout le monde dort ? L'homme se retourna vivement, à cet appel inattendu qui n'avait pourtant rien de comminatoire ni d'impérieux, et il laissa tomber sa pioche, en se jetant à genoux, car il n'eut pas la force de s'enfuir, et il resta tout tremblant, tout frémissant, la tête basse, sans oser regarder davantage la terrible apparition qu'il n'avait fait qu'entrevoir. C'est que Rabelais, sous les rayons de la lune qui le mettaient en pleine lumière, avait un aspect étrange et vraiment effroyable, pour qui ne l'eût pas reconnu : les vers luisants qu'il avait recueillis entre les bords de son chapeau lui faisaient une espèce de couronne de feu et illuminaient de reflets fantastiques la chauve-souris morte qu'il avait arborée comme un panache sur le haut de ce singulier chapeau ; en outre, il avait coupé, dans les bois, une bottelée de plantes médicinales qu'il portait sur son épaule, et il tenait d'une autre main le produit de sa chasse aux insectes, soigneusement enfermé dans un mouchoir. Il avait l'air d'un véritable sorcier, mais il ne se rendait pas compte lui-même de l'incroyable figure que lui donnait ce bizarre équipage. – Eh bien, bonhomme, reprit-il avec moins de douceur et plus d'autorité, ne veux-tu pas répondre à la question que je t'adresse ? Qui es-tu ? Que fais-tu ? Réponds, et vite ! – Hélas ! mon bon seigneur, répondit d'une voix étranglée le pauvre homme qui continuait à trembler et qui ne se relevait pas, je vous jure, par Moïse et par Aaron, que je ne fais pas de mal. J'ai trouvé cette pièce de terre inculte, qui semblait n'appartenir à personne, et j'y ai semé des navets qui ne sont pas très bien venus, tant la terre de ce champ est dure et ingrate. Voici que je suis en train de faire ma récolte, à grand'peine et à grand effort, mon doux seigneur, attendu que je suis bien malade ! Il avait l'air d'un véritable sorcier – Quand on est malade, on garde le lit, repartit Rabelais avec un sentiment de défiance mêlé de commisération. A-t-on vu jamais un malade quitter sa couche, à la mi-nuit, pour s'en venir piocher la terre, au clair de la lune ? – Hélas ! seigneur mon Dieu ! s'écria douloureusement le laboureur nocturne : qu'est-ce qui nourrira ma pauvre femme et mes pauvres enfants, si je ne travaille pas pour eux jusqu'à la mort ? – Tu as femme et enfants, dit Rabelais avec une profonde pitié, et tu es pauvre ? et tu es malade ? – Bien malade ! bien pauvre ! répliqua l'homme, qui n'avait pas même la force de se remettre sur pied. Oh ! bien malade, mon vénérable seigneur ! Aussi mieux vaudrait-il que je fusse déjà mort. – Quand on est malade et bien malade, dit Rabelais, on envoie quérir le médecin et l'on se soigne, pour guérir, s'il plaît à Dieu. Or çà, mon brave homme, quel est donc le mal qui te tourmente ? – Je n'ose pas l'avouer, mon très vénéré seigneur ! répondit en hésitant le misérable, qui recommençait à trembler de tous ses membres. Ah ! je vous en conjure, ne le dites pas aux gens du pays ! ils me chasseraient à coups de fourche… Je suis maudit du Dieu d'Israël et maudit de tous les dieux, puisque j'ai la lèpre. – La lèpre ! répéta Rabelais, la lèpre ! C'est une grande maladie et difficile à traiter. Nous y aviserons toutefois. Mon ami, ayez foi en Dieu, n'importe lequel, celui des juifs ou celui des chrétiens, et Dieu vous guérira. – À Dieu plaise, mon cher seigneur ! murmura l'homme, qui était parvenu à se relever et qui ne songeait plus qu'à s'évader. – Écoute-moi et fais ce que je t'ordonne, dit Rabelais : tu vas quitter ton travail et partir d'ici, sans tourner la tête, ni regarder derrière toi, en laissant là ta pioche et le panier où tu devais mettre les navets ; demain, au jour levé, tu reviendras ici et trouveras besogne faite. Mais va-t'en de ce pas te recoucher et dormir, si tu peux, après avoir prié Dieu, en lui demandant humblement et pieusement qu'il daigne te rendre la santé. – Il y a cinq ans que je le prie, répliqua le pauvre homme avec amertume, et le mal n'a fait qu'empirer, ce qui témoigne manifestement que le Seigneur m'a maudit et ne veut pas me guérir. – Ne blasphème pas, mon ami, lui dit Rabelais avec un geste impératif : aie foi en la bonté et la miséricorde de Dieu ! Le lépreux n'essaya pas de résister à l'ordre qu'on lui donnait d'une manière si solennelle, d'autant plus qu'en se relevant il avait contemplé avec effroi l'être extraordinaire qui était devant lui, et qu'il prenait pour un sorcier ou pour un spectre. Il obéit donc en silence et s'éloigna aussitôt. Rabelais exécuta immédiatement le projet qu'il avait conçu. Il ne pensait plus à la fatigue qu'il ressentait avant d'avoir rencontré sur son chemin le pauvre lépreux. Il se débarrassa lestement de son chapeau lumineux, de sa gerbe de plantes et de feuillages, de sa collection d'insectes et de petits animaux nocturnes ; il ôta sa robe et sa casaque de dessous, qui auraient gêné ses mouvements ; puis, en manches de chemise, comme un moissonneur, il saisit la pioche et s'en servit d'une main vigoureuse pour remuer la terre et en arracher les navets qui y avaient poussé. La besogne fut longue et pénible, mais, au bout de trois heures de travail, il avait fini de retourner le petit champ de navets, et la récolte qu'il en avait tirée formait un tas considérable, qu'il devait laisser sous la garde de Dieu avec la pioche dont il s'était mieux servi que le malheureux propriétaire de la culture. On n'avait pas lieu de craindre les voleurs dans un endroit aussi désert. Rabelais, au moment de se r'habiller et de se remettre en route, ne rattacha pas son escarcelle, grosse bourse en cuir, fermée par un ressort de cuivre, qu'il portait d'ordinaire sous ses vêtements ; il la cacha parmi les navets, qui la couvrirent entièrement de leurs feuilles. Il n'avait pas songé à vérifier quelle pouvait être la somme d'argent contenue dans cette bourse, qu'il avait apportée vide au château de Meudon et qu'il en avait rapportée pleine peu de jours auparavant, mais les aumônes, qu'il répandait à pleines mains, avaient déjà sans doute beaucoup diminué le petit trésor dont la duchesse de Guise lui confiait la distribution charitable. Il se hâta de reprendre ses habits, son chapeau et son butin de naturaliste ; puis, après avoir remercié Dieu qui lui donnait encore la force et les moyens d'être utile à un malheureux, il se remit en marche et ne tarda pas à gagner Meudon, lorsque les premières lueurs matinales commençaient à monter dans le ciel et à dorer l'horizon. Il n'avait rencontré personne sur son chemin et il n'eut pas besoin d'expliquer les causes de sa présence dans la campagne à une heure aussi indue. Il était accablé de fatigue en rentrant au presbytère, où son sacristain l'avait attendu une partie de la nuit, avec l'inquiétude de ne pas le voir revenir. Rabelais n'eut garde d'éveiller ce fidèle serviteur, qui avait fini par s'endormir profondément, et dès qu'il se fut couché, sans l'éveiller, il s'endormit lui-même d'un sommeil plus profond, de telle sorte qu'il n'entendit pas sonner l'Angélus et qu'il dormait encore de bon cœur, quand le sacristain, qui s'inquiétait de ce sommeil prolongé, entra dans la chambre du curé. – Guillot, mon ami, je ne dirai pas ma messe aujourd'hui, s'écria Rabelais, qui s'était réveillé en sursaut : il me faut aller visiter un malade. – Par Notre-Dame ! monsieur le curé, répliqua le sacristain avec une douce et familière gaîté, l'heure de la messe est passée depuis longtemps. – En vérité, je ne croyais pas qu'il fût si tard, dit Rabelais en se hâtant de se vêtir. Je me suis oublié, cette nuit, à chercher des simples et des insectes dans les bois, et j'ai fait belle chasse, je t'assure. – Ah ! monsieur le curé, reprit Guillot en soupirant, comment vous amusez-vous à ramasser toutes ces mauvaises herbes et toutes ces vilaines bêtes, dont vous remplissez notre saint presbytère ? Il y a là, Dieu me pardonne, une chouette ou un hibou… – Non, c'est une chauve-souris, interrompit d'un air placide le curé naturaliste : ce n'est pas moi qui l'ai tuée, car je ne me résigne pas volontiers à faire mourir des êtres qui ont vie. Cette pauvre chauve-souris est morte des blessures que lui avait faites un méchant oiseau de proie. J'ai là des grenouilles et des crapauds, qui doivent être encore vivants ; j'ai aussi quantité de beaux insectes, que je compte fort conserver en leur donnant de quoi se nourrir, mais je crains bien que mes vers luisants soient éteints pour toujours. Ce sont comme de petites lanternes que la nature allume le soir dans les bois, je ne sais par quel mystère ni pour quel usage. Tout a sa raison d'être, tout a son objet et son but, dans les choses de la nature. Le sacristain Guillot n'était plus là pour écouter les réflexions savantes et philosophiques de son curé ; on avait frappé à la porte du presbytère, et il était allé ouvrir. Il revint, quelques instants après, annoncer au curé, qu'un enfant en guenilles, qui ne pouvait être qu'un mendiant, demandait instamment à le voir, et attendait, à la porte, la tête et les pieds nus, que M. le recteur daignât lui accorder quelques minutes d'audience. – Un enfant ! dit Rabelais, de bonne humeur : selon les paroles de l'Évangile, laissez toujours venir à moi les petits enfants. – Ce petit bonhomme n'est pas de notre paroisse, reprit le sacristain en s'en allant, et je le regrette fort, car nous en ferions un joli enfant de chœur. Rabelais avait passé dans son cabinet d'étude, pour recevoir cet enfant, que lui amenait le sacristain, et qui s'arrêta sur le seuil, tout étonné et troublé du spectacle étrange que présentait ce cabinet de naturaliste et de savant. La chambre était tapissée de vieux livres, de gros volumes reliés en parchemin, et surtout de toiles d'araignées ; des poissons desséchés et vernis pendaient au plafond ; sur la table de travail, des manuscrits et des livres ouverts les uns sur les autres, des papiers entassés ou épars, noircis d'encre ; des plumes, des compas, des télescopes ; dans un coin de cette chambre remplie de poussière, un atelier d'alchimiste, un fourneau avec des alambics, des cornues, des creusets, et des vases en verre ou en cuivre de toutes formes ; dans un autre coin, un bahut ou armoire en bois de chêne, surchargé de pots, de fioles, de bouteilles, de silenes ou boîtes en fayence et en plomb, contenant des onguents et des élixirs de pharmacie ; enfin, çà et là, au milieu du cabinet, des animaux quadrupèdes empaillés, des amas d'herbes et de plantes médicinales, des mappemondes et des sphères astronomiques, des sièges et des escabeaux encombrés d'un pêle-mêle d'objets divers de toute espèce, applicables à différents usages de science et d'art. Le curé, assis dans une grande chaire ou fauteuil en bois sculpté, accueillit par un sourire avenant et de bon augure l'enfant qui s'avançait timidement, les yeux baissés, derrière le sacristain. Cet enfant avait la figure la plus intelligente et la plus malicieuse. Rabelais reconnut aussitôt le petit démon, leste et hardi, qui, un soir précédent, lui avait enlevé des mains la corbeille de pain sortant du four banal de Meudon. – C'est toi, lui dit le curé en éclatant de rire, c'est toi, n'estce pas, qui vins prendre, l'autre soir, le pain cuit que j'allais ren- dre à ta sœur ? Je te reproche seulement d'avoir décampé trop vite, car je n'ai pas eu le temps de te donner quelque chose, pour t'empêcher de manger ton pain sec. Ne rougis pas, mon garçon, et ne sois pas en peine de t'excuser de ton escapade ; il y avait faim chez tes pauvres père et mère, je m'en doute, et il te faut louer, au contraire, d'avoir avisé au plus pressé, en pareil cas ; quant à moi, je pouvais attendre sans inconvénient, et j'ai donc attendu ton retour jusqu'à présent. Or çà, voyons ce qu'on peut faire pour venir en aide à ta famille. L'enfant, qui avait écouté, sans répondre, cette allocution paternelle, n'y répondit pas davantage, quand elle fut terminée, mais il vint, tout ému, s'agenouiller aux pieds de Rabelais, avec un pieux respect, et lui tendit en silence l'escarcelle, que celui-ci avait laissée exprès, la nuit même, parmi les navets entassés dans le champ du lépreux. – Va-t'en voir à la cuisine si le four chauffe, dit le curé, en congédiant son sacristain que la curiosité avait fait témoin de cette scène touchante. Dépêche, et mets la nappe, pour que nous allions savoir si le vin est tiré. En même temps, il relevait doucement l'enfant, qui eût voulu rester à genoux devant lui, et il l'attirait avec bonté dans ses bras, sans avoir repris la bourse que cet enfant était venu lui rapporter dans une intention de probité délicate, qu'on devinait de prime abord. – Monseigneur le curé, lui dit l'enfant les larmes aux yeux, ce matin, mon père a trouvé dans son champ cette escarcelle qui vous appartient, puisque votre nom est gravé dessus, et il m'a envoyé au plus tôt vous la remettre, pensant bien que quelqu'un vous l'avait volée. – Non, mon cher enfant, répondit Rabelais avec émotion, cette escarcelle je vous la donne de bon cœur, avec le peu d'argent qu'elle renferme, en regrettant qu'elle n'en contienne pas davantage. – Mon père m'a ordonné, continua l'enfant, de vous déclarer, sur sa foi, qu'il ne l'a pas ouverte et qu'il ignore ce qu'elle peut contenir. Il s'excuse très humblement de ne vous l'avoir rapportée lui-même, mais mon bien-aimé père est bien malade. – Nous irons le visiter tout à l'heure, répliqua Rabelais qui admirait la probité de ces pauvres gens ; oui, mon fils, nous irons ensemble, et avec l'aide de Dieu, j'ai bel espoir que nous le guérirons. Rabelais avait repris enfin l'escarcelle, qui portait cette inscription en or, gravée sur le cuir noir dont elle était faite : À messire François Rabelais, trésorier des pauvres de JésusChrist ; il l'ouvrit, pour savoir ce qu'il y avait dedans et il en tira vingt écus d'or, qu'il étala, tout neufs et tout brillants, sur le bord de la table. L'enfant fixait sur cet or des yeux émerveillés, comme s'il n'en eût jamais vu. Le bon curé réfléchit un instant, puis il étendit la main vers un coffret de fer ciselé, à demi caché sous les papiers dont la table était couverte ; il l'ouvrit en faisant jouer un ressort qui le fermait et il y prit dix pièces d'or, qu'il réunit aux premières ; il remit ensuite le tout dans l'escarcelle, qu'il fit disparaître dans une des poches de sa robe. – Nous allons déjeuner avant de partir, dit Rabelais à l'enfant qui ne revenait pas encore de son étonnement admiratif. Il y a loin d'ici au Camp des Sorcières ! Je m'aperçois que nous avons l'un et l'autre l'estomac aussi vide que la bourse d'un pauvre homme. Il emmena l'enfant, par la main, dans une salle basse, où la table était copieusement servie : un jambon, des andouilles fumées sortant de dessus le gril, un chapon gras sortant de la broche et deux flacons de vin rouge et blanc. L'enfant aspirait déli- cieusement l'odeur de la chair cuite, et regardait d'un œil stupéfait les apprêts de ce succulent repas. – Nous ne mangerons qu'une bouchée, dit Rabelais, et ne boirons qu'un coup de vin pour nous donner cœur au ventre. Mange et bois, mon fils ! Que la sainte bénédiction de Dieu descende sur ta pauvre et honnête famille ! Il avait servi lui-même son jeune convive, qui hésitait encore à manger et à boire, mais qui bientôt, encouragé par la bonne humeur du curé, se mit à l'imiter à belles dents et à plein gosier. Il buvait et mangeait comme s'il avait soif et faim depuis six mois. Rabelais se réjouissait de lui voir ce furieux appétit, et il lui donnait l'exemple à plaisir. – Dis-moi, petit, lui demanda-t-il, lequel de vous sait donc lire dans la famille ? – Nous savons tous lire, monseigneur le curé, répondit l'enfant le plus simplement du monde. – Tous ? s'écria Rabelais surpris et charmé. Voilà de braves et dignes gens ! La fille et le fils savent lire aussi ! Ne veux-tu pas rester avec moi, mon cher enfant, ajouta-t-il, en l'embrassant encore une fois comme un père. – Oh ! bien volontiers, reprit l'enfant avec une vive émotion, oui, volontiers, monseigneur le curé ! Mais vous me permettrez de voir souvent mon père, et ma mère, et ma sœur ? – Assurément, dit Rabelais. Ce n'est pas moi, Dieu merci, qui voudrais séparer à toujours l'enfant de son père et de sa mère ! Çà, mon cher fils, quel est ton nom de baptême ? Que je puisse te donner ce nom désormais, comme si j'étais ton second père, ton père adoptif. Je ferai de toi un gentil enfant de chœur, et tu seras, un jour, après moi, curé de Meudon, si le bon Dieu te fait cette grâce. – Je me nomme Thadée, répondit tristement l'enfant après un moment de silence et de réflexion, mais je ne puis être ni enfant de chœur, ni curé, mon très vénéré seigneur, puisque je suis né israélite. Rabelais respecta les scrupules religieux de cet enfant, qui avait été élevé dans la foi de ses pères, et il n'ajouta pas une parole qui fût de nature à le troubler et à le chagriner à cet égard ; mais, ayant remarqué que le petit Thadée n'oubliait pas ses parents, puisqu'il mettait de côté pour eux une partie des aliments qui lui étaient attribués et qu'il semblait ne toucher qu'à regret, Rabelais appela son sacristain, et lui ordonna de rassembler dans un panier tout ce qui se trouvait sur la table et d'attacher le panier sur la selle de l'ânesse du presbytère. – Tu viendras avec nous, Guillot, lui dit-il ; tu conduiras l'ânesse par le licou, et si j'étais trop fatigué de la route, tu me ramènerais, sur l'ânesse, à Meudon, comme notre Seigneur Jésus entrant à Jérusalem pour s'y faire crucifier. – Est-il possible, monsieur le curé, répondit à voix basse le sacristain, qui avait écouté à la porte l'entretien de Rabelais avec l'enfant, est-il possible que vous vouliez nous mener chez des juifs, avec ce petit fils de Barrabas et de Judas ? – Guillot, interrompit sévèrement le curé, j'aime mieux un juif honnête homme, qu'un chrétien malhonnête ! Le cortège se mit en marche : Guillot conduisant l'ânesse avec les victuailles, et faisant assez piteuse mine ; Rabelais, en costume ecclésiastique, tenant par la main l'enfant, qui avait honte de se montrer, nu-pieds et tête nue, auprès du curé de Meudon. On regardait, en effet, avec surprise, ce bizarre cor- tège. Un page de la maison de Lorraine arriva, sur ces entrefaites, et resta confondu, en voyant M. le Recteur, ainsi qu'on le qualifiait au château, donner la main à un petit gueux déguenillé et sans souliers. Il venait, de la part de la duchesse de Guise, saluer Rabelais et l'inviter à souper ce soir-là. Rabelais fit réponse qu'il s'y rendrait certainement, d'autant plus qu'il aurait une belle histoire à conter à la bonne duchesse et une belle œuvre de charité à lui proposer. Le petit Thadée se chargea d'indiquer le meilleur chemin et le plus court, que Rabelais ne connaissait pas, pour arriver à la plaine du Camp des Sorcières, où le sacristain, qui en avait ouï parler en assez mauvaise part, ne se trouva pas trop rassuré, quoiqu'il fît grand jour et que les sorciers qu'on accusait d'y tenir leurs assemblées fussent sans doute occupés ailleurs. C'était un lieu d'un aspect sauvage, mais très pittoresque, dans lequel on était bien sûr de ne rencontrer jamais âme vivante. Voilà pourquoi le lépreux y avait élu domicile avec sa famille ; il avait construit, de ses mains, dans le fourré du bois le plus épais, une cahute en torchis, qui était un mortier composé de terre glaise et de paille hachée, sans autre toit qu'une couverture de gazon et de mousse appliqués sur quelques grosses branches, sans autre porte que des branchages entrelacés assez ingénieusement et entremêlés de bruyère et d'épines. Rabelais dit à son sacristain de rester en arrière avec l'ânesse et d'attendre qu'on le vînt avertir d'apporter le panier de provisions. Le pauvre Guillot vit avec terreur qu'on allait le laisser seul dans un endroit aussi désert et aussi mal famé : il se mit à pleurer, comme un enfant peureux. – Que vais-je devenir ici ? disait-il tout éploré. Il y aura quelque sorcier qui me tordra le cou, sinon quelque sorcière qui m'emportera en enfer sur son balai ! Monsieur le curé, ayez pitié de moi et ne m'abandonnez pas, sans m'avoir donné l'absolution. – Tant que tu resteras avec l'ânesse, tu n'as rien à craindre, lui cria Rabelais en s'éloignant : le diable respecte les bêtes et les tient pour ce qu'elles sont, en se disant qu'il n'y a pas là d'âme à prendre ! On regardait avec surprise ce bizarre cortège. L'enfant avait quitté la main du curé et courait en avant pour prévenir sa famille : la porte de la cabane était ouverte, mais on ne voyait paraître que la jeune fille, rouge d'émotion et tremblante d'embarras, que son frère poussait devant lui, en l'empêchant de se dérober à cette présentation inattendue et forcée. Rabelais remarqua que cette fille était fort belle sous ses haillons ignobles et que sa figure intéressante se recommandait par une expression de candeur pudique et de noble fierté. Il fut touché de commisération, en s'apercevant que cette pauvre jeune fille avait à peine les vêtements indispensables pour se préserver des atteintes du froid. – Mon enfant, lui dit Rabelais avec douceur et intérêt, je vous prie de vouloir bien prévenir votre père et votre mère, que c'est le curé de Meudon qui s'en vient les voir et leur porter des consolations. – Mon bon seigneur, répondit la jeune fille avec déférence et simplicité, votre Éminence daignera excuser mon père et ma mère, s'ils ne s'empressent d'aller au devant d'un si vénérable personnage que vous êtes. Ils ne sauraient bouger de leur lit, tant ils sont malades et rendus de fatigue l'un et l'autre : mon père a travaillé aux champs, cette nuit et ce matin ; ma mère est quasi toute paralysée et percluse de tous ses membres, depuis le dernier hiver. – Je ne suis pas une Éminence, mon enfant, reprit Rabelais, je suis votre frère en Jésus-Christ, qui veut vous consoler ; je suis votre médecin, qui veut vous guérir. – Sara ! dit le frère à sa sœur, avec un élan de reconnaissance : monsieur le curé est si bon, si bienfaisant, si généreux, que c'est comme un ange du Seigneur, qui vient nous visiter dans notre affliction. Sara et Thadée annoncèrent, par un geste respectueux, que le curé n'avait qu'à les suivre, et ils entrèrent les premiers, en disant : « Notre père, notre mère ! Voici l'envoyé du Seigneur ! Que le saint nom du Seigneur soit béni ! » Rabelais, en pénétrant derrière eux dans la cabane, où régnait une demi-obscurité, entendit deux profonds soupirs mêlés de sanglots, qui partaient de l'endroit le plus sombre de cette misérable demeure et qui le dirigèrent vers les deux malades couchés côte à côte sur des feuilles sèches recouvertes d'une vieille serpillière, grosse toile d'emballage qui leur tenait lieu de draps, et enveloppés d'une horrible couverture de laine, usée, déchirée, et aussi noire qu'un drap mortuaire. La porte entr'ouverte faisait entrer assez de jour dans ce triste réduit pour que Rabelais pût distinguer les deux compagnons de cet affreux lit de misère : la femme, dont le visage cadavéreux ressemblait à celui d'une morte ; le mari, qui n'avait plus figure humaine, la lèpre ayant envahi son visage et confondu tous ses traits dans une plaie vive et purulente, où les yeux seuls avaient encore de la vie et de l'expression, Rabelais, à cet aspect, éprouva un invincible sentiment d'horreur et de pitié. – Que le bon Dieu vous bénisse, pauvres gens ! dit-il, en se penchant vers eux. Rappelez-vous que le seigneur Job, sur son fumier, quoique moribond et couvert de plaies, adorait encore la main de Dieu qui l'avait frappé et le glorifiait avec révérence dans le secret de sa sainte volonté. – Si je n'avais foi en Dieu, comme Job, répondit d'une voix caverneuse le pauvre lépreux, je n'aurais pas supporté jusqu'à présent le fardeau de la vie ! Depuis tantôt un an, j'ai été tout à coup affligé de la lèpre, qui me fait souffrir mille morts et me rend un objet d'horreur à moi-même ; depuis tantôt un an, j'ai perdu tout ce que j'avais loyalement acquis dans le négoce et qui était la fortune de mes enfants ; depuis tantôt un an, ma bien chère femme est atteinte de paralysie et ne peut plus se mouvoir ; depuis tantôt un an, mes deux chers enfants sont sans habits, sans chaussures, sans linge, et souffrent avec constance et résignation tout ce qu'on peut souffrir du froid, de la misère, et souvent de la faim… Eh bien ! ceux de ma race et de ma religion m'ont fermé leur cœur et leur bourse, et je n'ai trouvé que vous, monsieur le curé, vous prêtre chrétien, qui daignez me porter secours et vous intéresser à ma déplorable et irréparable situation ! Vous seul au monde m'avez pris en pitié. – Je ferai de mon mieux, et Dieu fera le reste ! dit Rabelais, dont Sara et Thadée baisèrent les mains. – Monsieur le curé, lui dit tout bas l'enfant, vous plaît-il que j'aille quérir un peu de nourriture pour mon père, qui meurt quasi de besoin et qui n'a rien mangé depuis hier ? – Est-il vrai, ajouta la jeune fille, à qui son frère avait eu le temps de rendre compte de sa mission au presbytère de Meudon, est-il vrai, mon vénéré seigneur, que je puisse offrir quelques gouttes de vin à ma mère, qui s'en va trépasser d'inanition et de faiblesse ? Rabelais n'avait pas entendu la fin de cette supplique filiale ; il s'était élancé hors de la cabane, pour appeler Guillot et faire apporter le panier qu'il avait eu la précaution de bien remplir : rien n'y manquait, ni le vin, ni pain, ni les viandes froides. Ce fut lui-même qui déposa ce panier devant le grabat des deux malades et qui leur présenta de sa propre main les aliments qu'ils acceptèrent avec reconnaissance. Il assistait en silence à ce spectacle émouvant et terrible de la faim, d'une faim aux abois, qu'on semblerait ne pouvoir jamais apaiser, et qu'il faut pourtant contenir par prudence. – Et toi, Sara, dit Thadée à sa sœur, qui n'osait pas prendre sa part de ce repas qu'elle contemplait avec un œil d'envie, n'astu pas une aussi belle faim que nos pauvres parents ? Approche, sœur, et fais grande chère avec eux. Quant à moi, j'ai dîné chez monseigneur le curé. On n'entendait, dans la cabane, que le bruit continu de trois mâchoires en mouvement, qui dévoraient à belles dents la nourriture que Rabelais lui-même leur distribuait par petites portions, en leur recommandant vainement de modérer et de restreindre leur insatiable appétit. – Pauvres gens ! murmurait-il, en sentant ses yeux se mouiller de larmes. Ils seraient morts tous, si nous ne fussions venus à leur secours. Arrêtez-vous, mes amis, je vous en conjure, et restez un peu sur votre faim, pour ne pas mourir de l'avoir satisfaite outre mesure. Je vais dire les Grâces, à la levée de table : associez-vous d'intention à ma prière, en vous tenant pour assurés que vous mangerez à présent tous les jours. Rabelais, en effet, prononça la prière des Grâces en latin, comme si ses trois convives eussent été les meilleurs catholiques du monde, et il admira leur pieuse contenance pendant cette courte prière qu'ils ne comprenaient pas. La reconnaissance de l'homme envers Dieu est un principe de toutes les religions. – Monsieur le curé, notre sauveur, dit le lépreux dès qu'il put parler, mon fils Thadée vous a rendu la bourse avec tout ce qu'elle contenait, car je vous jure, par la loi de Moïse, que je ne l'ai pas ouverte. – Oui, mon pauvre homme, répondit Rabelais en la sortant de sa poche et en l'ouvrant pour en retirer le contenu. Je garderai cette escarcelle, qui m'a été donnée par la bonne madame de Guise, mais ce qui est dedans vous appartient, par droit coutumier, puisque c'est vous qui l'avez trouvé, ce matin, dans votre champ. – Le champ n'est point à moi, reprit l'honnête juif, qui refusait d'accepter ce que Rabelais voulait lui mettre dans la main : ce champ était en friche et paraissait n'avoir pas de maître ; je l'ai cultivé en pleine nuit, et j'ai cru pouvoir, sans faire tort à personne, m'en approprier la récolte, une chétive récolte de navets, la terre n'ayant pas été fumée et même suffisamment remuée… Dieu d'Abraham ! de l'or ! s'écria-t-il, en voyant briller les pièces d'or que le curé l'avait forcé de recevoir. Ne serait-ce pas une illusion, une tromperie du sorcier, que j'ai vu, cette nuit, dans le champ ? – Quel sorcier ? lui demanda Rabelais, qui avait oublié la scène de la nuit et qui pensa que son malade devenait fou. – Ah ! monsieur le curé, dit le juif, qui ne cessait de faire sonner les pièces d'or dans sa main, c'est une bien redoutable aventure : j'étais allé, vers minuit, dans ce champ, qui ne m'appartient pas, arracher les navets qui y avaient poussé. Ce devait être notre repas de famille ; on l'attendait avec grande impatience chez nous, car personne n'avait mangé depuis la veille. J'avais à peine la force de manier la pioche et de faire sortir les navets de terre. Voici qu'un sorcier m'apparaît tout à coup ; il avait la face lumineuse d'un être infernal ; il portait sur sa tête un grand oiseau qui battait des ailes, en hululant comme un hibou, et autour de cet oiseau diabolique s'élevaient des flammes qui ne l'atteignaient pas, mais dont je sentais à distance la chaleur brûlante. Ce sorcier avait sur son épaule une botte de ces plantes vénéneuses qu'on ne cueille qu'au sabbat et qui ne poussent que dans les cimetières ; il tenait à la main un paquet taché de sang… Rabelais interrompit par de bruyants éclats de rire le narrateur, qui s'arrêta dans son récit, sans se rendre compte de l'excès de gaieté qu'il avait provoqué. Il s'était tu, tout troublé, et Rabelais riait toujours. – Le sorcier, c'était moi ! s'écria le curé, avec de nouveaux éclats de rire. C'était moi, vous dis-je, mes bons amis, et je vous assure que je ne fus jamais le moindrement sorcier et n'ai pas souci de le devenir. – Ne savez-vous pas, repartit le juif, que n'avaient pas convaincu les affirmations du curé, ne savez-vous pas que ce lieu-là s'appelle le Camp des Sorcières, et que tous les sorciers des environs y vont faire leur sabbat ? – Mon ami, dit Rabelais, qui avait cessé de rire, il n'y a pas d'autres sorciers que les méchants et les fourbes. Il n'y a de sabbat, que celui qui se fait dans les mauvais ménages ou bien chez les ivrognes et les libertins. – Écoutez la suite, monsieur le curé, répliqua le lépreux, dont la croyance aux sorciers n'était pas encore ébranlée : j'ai voulu fuir, mais il semblait que mes pieds fussent attachés au sol, et je ne pouvais remuer de la place où j'étais. Le sorcier m'ordonna de laisser là ma pioche et de partir de là, sans tourner la tête. Aussitôt je retrouvai la force de me mouvoir, et je m'enfuis à toutes jambes. Quand je fus à quelque distance, je tournai la tête, malgré le commandement du sorcier, et ne vis plus les flammes, ni l'oiseau, ni l'homme à la face lumineuse. Je n'osai toutefois retourner sur mes pas, et ce matin, quand il fut grand jour, j'allai au champ, et trouvai que la récolte des navets avait été faite et très soigneusement faite par le sorcier… – C'était moi, vous dis-je ! interrompit Rabelais, en recommençant à rire. C'était moi, le sorcier, moi, moi, moi ! – Qui donc avait arraché les navets ? repartit le juif, qui refusait de croire à l'assertion de Rabelais. Qui donc les avait mis en tas avec tant de savoir-faire ? Qui donc avait caché parmi les navets l'escarcelle pleine d'or ? – C'était moi ! répliqua Rabelais. Vous aviez semé, bonnes gens, et j'ai fait pour vous la moisson, à telle enseigne que je suis encore fatigué et plus fatigué qu'un sorcier ne pourrait l'être. Croyez en Dieu, mes enfants, ajouta-t-il, et ne croyez pas aux sorciers ! Il s'était levé pour prendre congé de la famille, qu'il venait de sauver d'une mort certaine et qu'il promettait de ne pas abandonner. Il fut suivi par le père et les enfants, qui le comblaient de bénédictions, auxquelles la femme paralytique unissait mentalement les siennes. Rabelais les quitta, en s'engageant à revenir les voir le lendemain et en leur conseillant de se défier maintenant des voleurs plutôt que des sorciers, puisqu'il leur laissait un petit pécule pour subvenir à leurs premières nécessi- tés. Il monta sur l'ânesse du presbytère et se fit conduire, par son sacristain, au château de Meudon. – Madame, dit-il en arrivant, à la duchesse de Guise, je vous apporte une bonne action à faire pour gagner des bénédictions en ce monde et des indulgences dans l'autre, où je souhaite que vous alliez le plus tard possible. Madame, je vous apporte une bonne action à faire. – Que faut-il faire pour cela ? répondit la duchesse. Je vous remercie d'avance, monsieur le curé, de me faire participer à une de vos œuvres de charité. Mais de quoi s'agit-il ? – Il s'agit, dit Rabelais, de guérir un lépreux et une paralytique, de donner le gîte, la nourriture et le vêtement à quatre misérables, qui, depuis un an et plus, souffrent du froid, de la faim et de toutes les privations ; il s'agit de convertir quatre juifs à notre sainte religion, de marier une jolie fillette et de donner un enfant de chœur au curé de Meudon. Rabelais raconta son aventure avec une éloquence qui mit les larmes aux yeux de la duchesse et qui en même temps la fît rire de bon cœur. Elle promit tout ce que voulait son bon curé, et le duc de Guise, qui se fit conter l'histoire pendant le souper et qui en fut aussi touché que diverti, déclara, en riant, qu'il entendait être le parrain du petit juif, que Rabelais se proposait de baptiser lui-même. – Et moi, dit la duchesse, je serai la marraine de la petite juive, que je dois marier, quand elle aura l'âge, en la dotant et en l'attachant à mon service. – Hélas ! madame, dit le bon curé de Meudon avec un triste pressentiment, je crains bien que ce ne soit pas moi qui fasse ce beau mariage, car je suis bien vieux et je sens que je touche à la fin de ma carrière, mais, du moins, ajouta-t-il en riant, j'espère avoir le temps de baptiser un juif et d'en faire un gentil enfant de chœur. Rabelais mourut l'année suivante. Au lit de mort, le joyeux auteur du roman de Gargantua et de Pantagruel put se dire qu'il avait converti quatre juifs au christianisme et qu'il laissait, après lui, pour répondre aux calomnies de ses ennemis, quatre bons chrétiens de sa façon. LES PRESSENTIMENTS MATERNELS DE MADAME DESROCHES (1571) Dans une maison d'un des faubourgs de la ville de Poitiers, demeurait, au XVIe siècle, une dame aveugle, avec sa fille unique, nommée Catherine. Cette dame, encore jeune, avait perdu la vue, disait-on, par suite d'un accident. Elle possédait une fortune indépendante, qui lui venait de son mari, qu'elle avait vu mourir peu d'années après son mariage ; elle se faisait appeler madame Madeleine Neveu, mais on assurait que ce n'était pas son véritable nom et que, du vivant de son mari, qui devait être de bonne noblesse, elle avait habité, sous un autre nom, une ville de la Bourgogne, car elle conservait de grands biens en terres et en vignobles dans cette province. Jamais elle ne parlait de sa famille, ni de sa fortune, ni de son époux défunt. Elle vivait très retirée, ne s'occupant que de bonnes œuvres et de l'éducation de sa fille, âgée alors de 14 ou 15 ans, aussi belle et aussi gracieuse que simple et modeste, intelligente et naïve à la fois, et beaucoup plus instruite que ne l'étaient à cette époque les demoiselles de qualité. Un matin de printemps, en l'année 1571, la mère et la fille s'entretenaient ensemble dans une vaste chambre, sombre et froide, où elles couchaient l'une près de l'autre, la mère dans un lit immense, entouré de courtines ou tentures de laine, toujours fermées, pour empêcher les courants d'air, la fille dans un petit lit bas et sans rideaux, car celle ci, depuis plus de dix ans, avait pris à tâche de soigner sa mère et de veiller sur elle jour et nuit. La mère et la fille s'entretenaient ensemble. – Chère mère, disait Catherine, vous étiez terriblement agitée dans votre sommeil. Vous avez plus d'une fois parlé à haute voix, en invoquant Dieu et lui demandant grâce avec tant de ferveur et de foi, que je retenais mon haleine, dans la crainte de vous éveiller et d'interrompre quelque beau rêve. – Plût à Dieu que tu l'eusses fait, mon enfant ! s'écria madame Neveu, car ce rêve avait de profondes émotions, et après avoir failli mourir de joie, j'en ai failli mourir de douleur. – Vous m'avez mainte fois assurée, reprit Catherine, que les rêves ont une origine bienfaisante ou funeste, divine ou in- fernale, quand ils expliquent le passé et révèlent l'avenir. Telle était sans doute l'opinion des anciens sur la nature des songes, comme je le lisais encore hier dans les livres de Plutarque. Mais, aujourd'hui, il vaut mieux croire que les rêves, du moins la plupart, ne sont que des efforts incohérents de la pensée et de la mémoire, qui travaillent dans une sorte d'état de fièvre durant le sommeil. – Je dormais, il est vrai, dit madame Neveu, mais j'avais dans mon rêve l'esprit si clairvoyant, si éveillé, que je voyais les choses aussi nettement que j'aurais pu les voir avec les yeux, si je n'étais pas aveugle. Ainsi, j'ai vu ton frère Jacques, qui venait à moi, souriant, les bras tendus, pour m'embrasser ; je lui tendais les miens, pour le recevoir et pour le presser sur mon cœur, mais nous avions beau marcher l'un vers l'autre, nous restions toujours à la même distance, moi l'appelant à grands cris, lui me répondant avec une voix qui semblait s'éloigner toujours et qui a fini par s'éteindre tout à fait. Comme il était beau ! Comme il avait grand air, avec sa tête de chérubin blond, ses yeux pleins de douceur et de tendresse, sa bouche rubiconde entr'ouverte par un sourire, qui laissait briller ses belles dents de nacre !… – Chère maman, interrompit la jeune fille, je vous conjure de ne pas vous exalter et vous émouvoir ainsi, pour un rêve, qui n'est et ne peut être qu'un rêve ! Vous savez bien que mon frère n'avait pas plus d'un an, lorsqu'il a péri dans une inondation de la Saône, et vous ne l'aviez revu depuis le jour de sa naissance, puisque mon père l'emporta, malgré vos prières, pour le mettre en nourrice… – Cela est vrai, répliqua madame Neveu, qui fondait en larmes ; je n'avais fait que l'entrevoir quelques instants, quand il fut venu au monde, et aussitôt on me l'a enlevé cruellement, hélas ! Puis, un an après, quand j'accourais, toute impatiente, toute joyeuse de le revoir, j'appris avec désespoir qu'il n'existait plus… – Et que mon pauvre malheureux père, ajouta Catherine, était mort avec lui ! Ma mère, vous êtes injuste, bien injuste, pour mon père, que nous avons eu le malheur de perdre, en cette fatale nuit où mon frère a péri au berceau. Je n'avais pas cinq ans d'âge et je me rappelle encore à présent cet horrible moment, qui vous a rendue veuve et qui m'a rendue orpheline. Je ne vous ai pas quittée de toute la nuit, quand vous alliez gémissant au bord de la Saône et appelant le père et l'enfant, sans que personne vous répondît. Je me cramponnais à vos vêtements, pleurant ainsi que vous et tremblant de vous voir tomber dans l'eau noire du fleuve, qui grondait à vos pieds. Enfin, après de longues heures, qui me semblaient des éternités, le jour parut, et c'est moi qui vous servais de guide, car vous étiez devenue aveugle, comme vous l'êtes encore ! – Oui, aveugle, aveugle pour toujours ! s'écria madame Neveu, avec un accent lamentable. Il y a dix ans que je ne t'ai vue, ma pauvre Catherine, mais du moins ton image est empreinte dans ma mémoire, et je puis te voir encore avec les yeux de l'âme. Il me semble même que je te vois réellement, quand je t'entends parler, quand je te serre dans mes bras, quand je te sens à mes côtés… C'est pourtant bien affreux de vivre ainsi dans des ténèbres éternelles ! C'est affreux de penser que si mon fils venait tout à coup à reparaître, je ne le verrais pas ! – Je donnerais ma vie pour vous le rendre ! repartit tristement Catherine. Vous êtes si malheureuse de sa perte, que je voudrais être morte à sa place. – Ô ma fille, tu ne sais pas ce que c'est qu'un cœur de mère ! Il me faut mes deux enfants, puisque le ciel me les avait donnés ! Pourquoi m'en a-t-il ôté un ? Est-ce que celui qui me reste peut me faire oublier celui que j'ai perdu ? Crois-tu donc que je te chérirais moins, si j'avais mes deux enfants ? Ne les aimais-je pas autant l'un et l'autre ?… Voilà ce que je disais à Dieu dans mon rêve, et Dieu m'avait si bien comprise, qu'il faisait droit à mes plaintes, à ma prière, et qu'il finissait par me rendre mon fils ! Mais, hélas ! ce n'était qu'un rêve ! Et ce rêve n'est plus même qu'un souvenir qui est déjà presque effacé !… Cependant je le vois, comme je le vois toujours, ce cher enfant ! Catherine n'avait plus le courage de répondre et de donner ainsi de nouveaux aliments à l'agitation croissante de sa mère : elle s'était levée, en pleurant, et s'habillait, sans bruit, tandis que madame Neveu, qui pleurait aussi, restait sous l'impression de son rêve et paraissait chercher autour d'elle un objet qu'elle ne parvenait pas à retrouver. C'était son fils qu'elle cherchait de la sorte, et depuis dix ans qu'elle l'avait perdu, elle ne se résignait pas encore à subir cette perte, qui lui était toujours aussi douloureuse qu'au moment même de ce funeste événement ; et, singulier effet d'un pressentiment maternel, elle s'obstinait, au fond de l'âme, à douter de la mort de son fils, tout en accusant son mari d'avoir été cause de cette mort, qu'elle ne voulait pas lui pardonner, quoiqu'il eût péri lui-même avec son enfant. Voici en quelles circonstances la catastrophe avait eu lieu : Madeleine Neveu, d'une ancienne famille de Poitiers, était orpheline, lorsqu'elle épousa André Fadounet, seigneur des Roches, qui l'emmena en Bourgogne, où il possédait la terre seigneuriale des Roches, sur la rive droite de la Saône, à quelques lieues de Mâcon. Cette union ne fut pas heureuse ; les caractères des deux époux étaient absolument antipathiques, et la discorde entra dans leur ménage. Le seul lieu qui existât entre eux et qui faisait diversion à leur mésintelligence, ce fut une sorte d'estime réciproque pour leurs aptitudes et leurs connaissances littéraires ; ils avaient tous deux la même ardeur pour l'étude et le même goût pour la poésie, mais avec des qualités d'esprit bien différentes. André Fadounet, qui inclinait vers les opinions de la Réforme, avant d'avoir ouvertement embrassé la religion protestante, ne composait que des vers religieux et moraux, des psaumes et des poèmes évangéliques ; sa femme, au contraire, qui était bonne catholique et qui tenait à la foi de ses pères, avait cherché ses modèles chez les poètes grecs et latins, qu'elle lisait couramment dans leur langue originale. La naissance d'une fille ne rapprocha pas les époux, qui vivaient d'autant plus séparés que le mari quittait souvent sa femme pour faire des voyages secrets à Genève, dans l'intérêt de sa foi nouvelle. C'était le temps où les parlements de France poursuivaient criminellement les huguenots, c'est-à-dire les hérétiques, luthériens ou calvinistes. André Fadounet avait été signalé et menacé de poursuites judiciaires. Il se tint prudemment à l'écart. Mais quand sa femme lui eut donné un fils, qui vint au monde en 1560, et qui fut baptisé sous ses yeux dans la chapelle du château des Roches, André Fadounet obéit à une inspiration malfaisante, en ne craignant pas de reparaître en Bourgogne, où il pouvait être arrêté comme huguenot : il avait bravé ce danger, pour enlever le nouveau-né, sous prétexte que la mère était incapable de le nourrir elle-même et que le salut de l'enfant exigeait qu'il fût confié à une nourrice. La dame des Roches n'avait pas eu de nouvelles de son fils depuis plusieurs mois, lorsque le père lui écrivit qu'ayant résolu d'abandonner pour toujours sa patrie où allait éclater une guerre de religion, il se faisait un devoir de lui rendre leur enfant qu'il avait mis en nourrice, et qui, devenu fort et bien portant, serait mieux soigné désormais par sa mère. La joie de celle-ci fut aussi vive que sa douleur avait été profonde au moment où son fils lui avait été enlevé. Le jour et l'heure de la restitution de l'enfant étaient donc fixés. André Fadounet devait revenir de Genève avec cet enfant, pour le remettre à la mère : il n'avait qu'à traverser la Saône, à un endroit désigné, au-dessous de Mâcon, et la dame des Roches, qui l'attendrait à cet endroit, en pleine nuit, recevrait de ses mains l'enfant, qu'il la priait de faire élever dans la crainte du Seigneur et qu'il se réservait de reprendre plus tard, disait-il, pour en faire un bon chrétien selon l'Évangile. La dame des Ro- ches eut le courage de venir, seule avec sa fille, au-devant de ce cher enfant, que son mari lui ramenait. Ce fut une nuit épouvantable : la Saône avait débordé, et l'inondation couvrait en partie les plaines avoisinantes ; les eaux étaient trop grosses et trop rapides pour qu'une barque, si bien conduite qu'elle pût être, parvînt à traverser le fleuve. Madeleine des Roches attendit, toute la nuit, sur la rive, au milieu de l'inondation qui montait et s'étendait autour d'elle. La présence de sa fille, âgée alors de quatre à cinq ans, la força de songer à sa propre conservation, et de ne pas se sacrifier à sa douleur ; mais les six heures d'angoisse et de désespoir qu'elle passa, cette nuit-là, au bord de la Saône, par le vent et l'humidité, eurent une action immédiate sur sa vue : elle la perdit spontanément, sous l'influence d'une goutte sereine, et elle était aveugle quand on lui annonça qu'une barque, qui traversait le fleuve, avait été brisée et coulée à fond par le choc d'un arbre déraciné, et que deux ou trois personnes s'étaient noyés. On retrouva leurs corps, entre autres celui du seigneur des Roches, qu'on n'eût pas de peine à reconnaître et qui fut inhumé dans la chapelle de son château. Mais l'enfant au berceau, qu'il devait avoir avec lui, fut vainement cherché dans les eaux du fleuve : on ne le retrouva pas. La mère aveugle présidait en personne à ces recherches qui durèrent plusieurs jours, et qui n'eurent aucun résultat. Elle conçut dès lors un tel ressentiment, une telle horreur contre son mari, à qui elle attribuait la mort de leur pauvre enfant, qu'elle ne voulut même plus porter son nom de veuve et qu'elle reprit le nom patronymique de Neveu, en retournant s'établir à Poitiers, sa ville natale, où elle ne comptait plus un seul parent, ni un seul ami. Depuis dix ans, son unique occupation avait été l'éducation de sa fille, qu'elle avait faite aussi savante qu'elle, et dont elle reconnaissait avec orgueil la supériorité intellectuelle, mais toute la peine qu'elle se donnait pour cultiver et perfectionner cette belle intelligence ne pouvait la distraire de son idée dominante, exclusive : la perte de son fils. Ce jour-là, après deux heures consacrées à l'étude, dans la chambre de sa mère et sous la direction attentive de cette tendre institutrice, Catherine lui demanda la permission d'aller à la rencontre du savant médecin Jules de Guersens, qui avait promis de leur faire visite dans la matinée. Madame Neveu y consentit volontiers, car elle n'était point assez égoïste pour vouloir imposer à sa fille les privations qu'elle avait à supporter elle-même en raison de son infirmité. La mère aveugle présidait aux recherches. – Va, mon enfant ! lui dit-elle avec bonté, mais ne t'éloigne pas trop et sois prudente en suivant le bord de l'eau, car, bien que le Clain soit une rivière peu dangereuse et peu profonde, je n'en ai pas moins une défiance involontaire à l'égard des rivières… Ne reste donc pas trop longtemps absente, lors même que le Clain, ajouta-t-elle en souriant, t'inspirerait d'aussi beaux vers, que l'Hippocrène et le Permesse, ces célèbres sources de l'Hélicon, en inspiraient autrefois aux poètes de la Grèce. Catherine n'avait rien à changer à sa toilette, qui était plus élégante que luxueuse, et qui devait son plus bel ornement à sa gracieuse manière de la porter ; elle se couvrit seulement la tête d'un chapeau d'étoffe blanche, qui encadrait son joli visage, comme celui d'une madone d'Italie. C'était seulement pour se garantir du hâle et du soleil, en cette tiède matinée de printemps, qui s'annonçait par un concert d'oiseaux dans les branches verdoyantes des arbres. Elle avait pris, pour compagnon de promenade, un livre de papier blanc, sur les pages duquel elle avait déjà écrit au crayon les premières scènes d'une tragicomédie en vers, intitulée Tobie. Pendant que la jeune poétesse s'en allait, le long de la rivière, à petits pas, méditant son œuvre et ne s'arrêtant que par intervalles, afin de transcrire sur son carnet quelques vers qu'elle venait de composer, sa pensée se pénétrait intimement du sujet biblique qu'elle avait choisi pour en faire un petit drame en six ou sept scènes : elle n'était plus à Poitiers, en ce moment. Le paysage qui se déployait sous ses yeux avait changé d'aspect et de couleur : la rivière du Clain était devenue un grand fleuve de la Médie ; elle se figurait approcher de la ville de Ragès, où Tobie allait se rendre sous la garde de l'ange Raphaël ; mais elle n'apercevait ni l'Ange ni Tobie, qui étaient les personnages de son drame. Soudain elle entend le bruit de l'eau qui jaillit et qui clapote, et ses regards hallucinés se portent sur un enfant, qui s'est mis à l'eau et qui s'essaye à nager dans le Clain ; elle a cru voir le jeune Tobie se baignant dans le fleuve, et elle imagine que le poisson monstrueux va paraître, tel que le décrit la Bible. La vision ne dure qu'un instant et s'efface aussitôt. Ce n'est plus l'ange Raphaël qu'elle voit devant elle, c'est Jules de Guersens, le médecin de sa mère et son maître ou plutôt son émule en poésie : il l'avait reconnue de loin et il venait à elle, en silence, pour la surprendre au milieu de son inspiration poétique. Jules de Guersens, originaire de Gisors en Normandie, était venu fort jeune à Paris, pour suivre les cours des facultés de droit et de médecine, n'ayant pas encore choisi sa vocation et ne sachant s'il serait médecin ou avocat. Il eut de brillants succès dans ses études, quoique suivant à la fois deux carrières dif- férentes ; il fit de si rapides progrès dans l'une et l'autre, qu'à l'âge de vingt-cinq ans il était simultanément docteur en droit et docteur en médecine. Mais il s'arrêta tout à coup au seuil des deux carrières qu'il s'était ouvertes avec tant de succès, et il ne songea plus qu'à devenir poète ; son goût le portait vers le genre dramatique ; il avait commencé à écrire une tragédie, tirée de Xénophon, qu'il nommait Panthée et qu'il se proposait de faire représenter au théâtre de l'hôtel de Bourgogne, où l'on ne jouait plus de mystères, par ordonnance du Parlement. En revanche, on y jouait des farces, très plaisantes et très divertissantes, bien qu'assez grossières, et les acteurs de ce théâtre ne savaient ce que pouvait être une tragédie à la manière des grands tragiques grecs. On conseilla donc à Jules de Guersens de se transporter à Poitiers, avec sa tragédie, parce qu'il y avait, dans cette ville, une troupe de comédiens, qui représentaient encore des mystères, ces vieux drames bibliques et historiques que le Parlement de Paris avait interdits depuis dix ou douze ans dans la capitale. Les mystères offraient sans doute quelque analogie avec la tragédie, imitée du théâtre grec, qui était encore bien nouvelle en France, puisque la première qu'on y représenta, dans un collège de Paris, en 1552, fut la Cléopâtre captive de Jodelle, et cet heureux essai avait fait naître un petit nombre de tragédies, de la même espèce, qui ne trouvaient des acteurs et des spectateurs que dans les collèges. L'auteur de Panthée était un grand et beau jeune homme, distingué de tournure et de manières, qui n'avait rien de l'apparence solennelle et pédante d'une personnalité médicale : sa physionomie franche et ouverte respirait la bonté et la douceur, mais elle se voilait, par moments, d'une teinte mélancolique et chagrine. Il n'avait pu se soustraire à l'obligation de porter le bonnet carré de velours noir et la longue robe d'étamine noire, boutonnée du haut en bas par-devant, avec de larges manches tombantes à parements de velours ; il avait même le petit rabat de toile blanche, qui caractérisait les maîtres ès arts et les docteurs de Faculté ; mais ce costume sévère et magistral n'était chez lui que noble et même élégant, par la façon simple et naturelle dont il le portait, contrairement aux habitudes de ses confrères du doctorat, qui se donnaient autant que possible un air imposant et majestueux. – Merci Dieu ! gentille Catherine ! dit-il en l'abordant. Je suis aise de vous rencontrer par cette radieuse matinée de mai ! J'écoutais à distance votre voix mélodieuse murmurant des vers, que j'admirais sans les entendre. Sont-ce pas des vers de notre Tobie ? – Oui, répondit-elle avec un charmant sourire : je faisais parler l'ange Raphaël, pour inviter Tobie à se baigner dans le fleuve. L'enfant obéit à cette bénévole invitation ; il se recommande au Seigneur, avant d'entrer dans l'eau, mais il pousse un cri de terreur en voyant venir à lui un poisson monstrueux, qui, la gueule béante, semble prêt à le dévorer ; il veut s'enfuir et regagner le bord… – C'est là que l'ange doit l'encourager, reprit Jules de Guersens, en lui adressant ces deux vers, par exemple : Arme-toi de courage, enfant, au nom du ciel ! Ce monstre peut t'aider : il vient t'offrir son fiel. – Je pensais, dit Catherine, montrer Tobie qui court gros risque de se noyer, et l'ange qui arrive à point pour lui tendre la main et le sauver. N'est-ce pas là le rôle d'un bon ange, et l'enfant aura-t-il, à lui seul, la force de tuer ce vilain poisson ? Tout-à-coup des cris de détresse s'élèvent du côté de la rivière Tout à coup des cris de détresse s'élèvent du côté de la rivière, et Catherine se rappelle sur-le-champ qu'elle a vu, en passant, un enfant à demi-nu, qui s'était avancé au milieu de l'eau, sans perdre pied et qui s'efforçait d'apprendre à nager. C'était, ce ne pouvait être que cet enfant qu'on entendait appeler au secours ; c'était lui qui se noyait, comme le Tobie de la tragicomédie de mademoiselle Neveu ; c'était la scène même de cette tragi-comédie, que la jeune poétesse allait avoir sous ses yeux. – C'est Tobie qui se noie ! s'écria-t-elle, en courant vers l'endroit d'où partaient ces cris désespérés, qui s'affaiblissaient par degrés et qui finirent par cesser tout à fait. L'enfant ! l'enfant ! Il a déjà perdu connaissance ! il va périr ! L'ange Raphaël n'est-il plus là pour le sauver ! Sauvez-le, pour l'amour de Dieu ! Jules de Guersens avait suivi mademoiselle Neveu, sans savoir le motif qui l'entraînait vers la rivière, où il aperçut un enfant qui disparaissait déjà au fond de l'eau. Il ne prit pas le temps de quitter ses vêtements, et il entra tout habillé dans l'eau, qui, par bonheur, n'était pas profonde. Il n'eut pas de peine à y retrouver l'enfant évanoui, qu'il prit dans ses bras et qu'il déposa sans mouvement sur la rive. Le pauvre petit respirait faiblement, mais, comme sa respiration devenait plus rare et plus pénible, le médecin jugea que l'asphyxie faisait des progrès et que l'état de cet enfant exigeait des soins aussi prompts qu'énergiques. Il le prit entre ses bras, espérant encore le rappeler à la vie, et il l'emporta, en courant, jusqu'à la maison de madame Neveu. – Vite ! vite ! disait-il à Catherine. Qu'on allume un grand feu ! Il nous faut du linge bien chaud ! Il n'y a pas une minute à perdre ! le pouls ne bat plus ! Où allons-nous coucher cet enfant ? Il est bien malade, s'il n'est pas déjà mort ! Ce fut dans sa propre chambre, où elle ne couchait jamais, que Catherine, toute émue et toute en larmes, fit transporter l'enfant, que le médecin avait débarrassé de ses hardes mouillées pour l'envelopper de linges chauds, pendant qu'on allumait dans la large cheminée un beau feu pétillant, avec des fagots et des bourrées. Il s'agissait de ramener la chaleur dans ce corps glacé, qui ne donnait plus signe de vie, mais Jules de Guersens percevait encore un léger battement du cœur. Tout espoir n'était donc pas perdu : il se mit à frotter doucement, avec de la laine, toutes les parties du corps, que le froid de la mort semblait avoir déjà envahies ; puis, il insuffla de l'air dans la poitrine, qu'il présentait alternativement à l'action de la flamme du foyer. Enfin, l'enfant poussa un faible soupir et entr'ouvrit les yeux qu'il referma aussitôt. Il était sauvé ; on le mit dans le lit sous d'épaisses couvertures, et on le laissa reprendre ses sens, en évitant de l'émouvoir et de le troubler, pendant qu'il achevait de revenir à lui. Jules de Guersens s'aperçut seulement alors de l'état où il se trouvait lui-même, mouillé des pieds à la tête et ayant besoin de changer de vêtements. Il demanda donc à Catherine Neveu la permission de s'absenter, en lui promettant de ne pas rester longtemps éloigné de son petit malade et la rassurant absolument sur les suites d'un accident qui avait failli causer la mort de cet enfant. Catherine, assise au chevet du lit dans lequel on avait couché l'enfant, qui commençait à se ranimer, ne l'avait pas encore quitté des yeux : elle pleurait silencieusement, en regardant cette gracieuse et sympathique figure, empreinte d'une pâleur mortelle, où n'apparaissaient pas encore les signes évidents du retour à la vie. – Cet enfant est hors de danger, dit le médecin en partant ; mais il réclame toujours des soins, et je conseillerais d'avertir les parents. – Ce malheureux enfant n'a peut-être pas de mère, objecta Catherine ; s'il en avait une, elle ne l'eût pas laissé s'exposer ainsi à se noyer dans le Clain. Pauvre cher enfant ! ajouta-t-elle avec un accent de tendre pitié, tu n'as donc plus de mère ? L'enfant avait entendu cette voix pénétrante, qui lui allait jusqu'au fond du cœur. Il fit un mouvement et rouvrit les yeux, puis il les ferma et les rouvrit encore, en jetant autour de lui des regards étonnés. Il ne savait pas où il était, et tous les objets qui l'entouraient n'éveillèrent aucun souvenir dans son esprit, qui avait ressaisi quelques lambeaux de sa mémoire ; mais, quand ses yeux se furent fixés sur mademoiselle Neveu, qui le contemplait avec une émotion inexplicable, il ne cessa plus de la regarder, à travers les larmes de joie et de reconnaissance qui débordaient de ses paupières. – Mon enfant ! répéta Catherine, qui éprouvait un intérêt singulier pour cet enfant qu'elle ne connaissait pas, et qu'elle semblait vouloir reconnaître. On eût dit qu'elle l'avait vu ailleurs, à une époque et dans des circonstances que sa mémoire ne parvenait pas à déterminer. – Mon enfant, vous n'avez donc pas de mère ? – Non, Madame, répondit-il timidement d'une voix faible et voilée, je n'ai pas de mère. – Et votre père ? demanda Catherine, en hésitant à pousser plus loin cet interrogatoire, qui paraissait embarrasser visiblement le malade, et lui causer une agitation extraordinaire. Comment vous a-t-on permis de vous baigner seul dans cette rivière, où vous auriez pu vous noyer ? – Je n'ai pas cru mal faire, Madame, reprit-il en fixant sur elle de grands yeux inquiets et attendris. Je n'ai pas de père ! murmura-t-il, en pleurant à sanglots. J'ai commis sans doute une grande imprudence, et voici seulement que je me souviens de ce qui s'est passé ! J'étais venu pêcher aux écrevisses, et ma pêche terminée, j'ai trouvé le lieu si engageant, l'air si tiède, l'eau si limpide, que l'idée m'est venue de me baigner, sans trop m'écarter du bord, et j'avais presque réussi à me soutenir sur l'eau, en nageant comme j'avais vu nager ; mais soudain j'ai perdu pied, j'avalais de l'eau à pleines gorgées et j'enfonçais dans la rivière. J'ai crié à l'aide, j'invoquais mon saint patron, en me débattant au milieu de l'eau qui bourdonnait dans mes oreilles ; je n'avais plus la force de crier, je perdais haleine, je voyais tout noir, et je ne sais plus rien de ce qui est advenu. N'est-ce pas vous, Madame, qui m'avez secouru dans ce terrible moment où j'allais mourir ? N'est-ce pas vous qui m'avez sauvé ? J'étais venu pêcher aux écrevisses. – Ce n'est pas moi, mon enfant, dit-elle en cherchant à le calmer. Rendez grâce à Dieu qui vous est venu en aide ; ne vous agitez pas comme vous faites, et tâchez de reposer, sous les auspices de votre ange gardien qui vous a sauvé ! L'enfant était en proie à un violent accès de fièvre, qui le fit tomber dans le délire : il prononçait des paroles sans suite et jetait des cris étouffés ; il voulait s'élancer hors du lit, où mademoiselle Neveu avait peine à le retenir ; il repassait, en imagination, par toutes les horreurs de la catastrophe dans laquelle il avait failli périr ; il croyait encore se débattre au milieu des eaux qui l'engloutissaient, et il répétait d'une voix éteinte : « Plus de père ! plus de mère ! » Catherine, inquiète et désolée de l'exaltation délirante de son malade, se sentait impuissante à le soulager. Jules de Guersens revint, par bonheur, avec les médicaments dont il avait jugé prudent de se munir ; il administra une potion calmante à l'enfant, qui pouvait être atteint d'une fièvre chaude : l'effet salutaire de cette potion fut presque immédiat ; le malade s'apaisa comme par enchantement et s'endormit d'un sommeil bienfaisant et réparateur. – Mon cher maître, dit Catherine à Jules de Guersens, cet enfant est un orphelin que Dieu nous a envoyé pour que nous lui servions de père et de mère. Voyez comme il dort d'un bon sommeil ? Il s'éveillera guéri. Mais quand s'éveillera-t-il ? C'est à moi de le garder et de veiller sur lui, pour achever votre œuvre, car c'est vous qui l'avez sauvé, comme l'ange qui protégeait Tobie. Je vous adjure de voir ma mère et d'inventer quelque beau prétexte qui motive mon absence, vis-à-vis d'elle. Dites-lui que je suis un peu souffrante, et que je viens de rentrer, incommodée de ma promenade sous le soleil du printemps… Mais, non, cherchez plutôt un prétexte quelconque qui n'ait pas lieu de lui donner du souci à mon égard ; dites-lui que vous me laissez avec mon Tobie et que je viens de composer une scène bien touchante, dont l'ange Raphaël aura tout l'honneur. Jules de Guersens serra la main de la jeune fille, et il la contempla en silence avec une tendre admiration. Catherine avait reposé ses regards sur l'enfant qui dormait du sommeil le plus paisible. Le médecin s'éloigna en soupirant, ému et charmé de la délicate sollicitude avec laquelle mademoiselle Neveu remplissait son rôle de garde-malade. – Heureux, pensait-il en se rendant chez madame Neveu, qu'il eût volontiers oubliée pour rester avec sa fille, heureux celui qui sera jugé digne d'obtenir la main de cette muse d'innocence, que j'ai surnommée la Minerve française. Elle vaut plus, à elle seule, que les neuf Muses du Parnasse antique ! Madame Neveu s'étonnait et s'attristait que sa fille l'eût abandonnée si longtemps, et encore n'était-ce pas elle qui lui amenait le médecin. Celui-ci ne réussit pas à faire agréer à cette mère jalouse et exigeante les excuses qu'il s'était chargé de lui présenter de la part de Catherine. Madame Neveu ne put réprimer un mouvement de dépit et d'impatience : elle leva au ciel ses yeux sans regard et ne put s'empêcher de gémir. – Je comprends, dit-elle, que la compagnie d'une mère aveugle et souffreteuse ait assez peu de charmes pour une jeune fille, qui doit penser au mariage et qui met son plaisir dans l'étude et la culture des lettres. Certes, à cet égard, très cher et bon docteur, je dois vous savoir mauvais gré d'avoir éveillé, par des éloges, l'ambition poétique de Catherine. Elle ne songe maintenant qu'à faire imprimer ses poésies et à les dédier à notre souverain poète Pierre de Ronsard, le grand chef de la Pléiade. – Certes, on voit tous les jours sortir de dessous la presse maintes poésies qui ne valent pas celles de mademoiselle Catherine, répondit Jules de Guersens. Je l'encourage fort à mettre en lumière ses beaux vers, avec les vôtres, Madame… – Oh ! ne parlez pas de ces vanités du monde qui n'ont plus d'attraits pour moi ! reprit madame Neveu, avec tristesse. Catherine a eu grand tort de vous montrer ces faibles essais de ma frivole jeunesse, que j'avais oubliés et que je veux anéantir. J'étais heureuse alors, ou plutôt je croyais l'être un jour ; j'avais foi dans l'avenir, j'allais m'unir par les liens sacrés du mariage à un homme qui me semblait digne de mon estime et de mon at- tachement ; la vie s'ouvrait à moi avec toutes ses joies, toutes ses espérances, toutes ses promesses : la poésie débordait de mon cœur, et je célébrais dans mes vers tout ce qui semblait fait pour m'inspirer, la nature et ses merveilles, les plaisirs des champs, les grandeurs de notre sainte religion, les nobles sentiments de l'âme, l'amour conjugal, l'amour maternel… Hélas ! je suis entrée bientôt dans les déceptions et les amertumes de l'existence humaine, et l'étoile de la poésie a cessé de luire sur mon chemin sombre et douloureux. Madame Neveu avait une vive sympathie pour Jules de Guersens, qui l'environnait de soins vigilants et qui ne désespérait pas de lui rendre la vue. Il ne la flattait pourtant pas de cet espoir, qu'il craignait de ne pouvoir réaliser aussi promptement et aussi sûrement qu'il l'eût voulu, mais il lui disait que la nature était plus puissante que l'art, et il l'invitait à mettre sa confiance en Dieu, qui faisait encore des miracles dans les cures de la médecine. Il n'ignorait pas que la pauvre aveugle avait perdu un fils au berceau, dont la perte lui était toujours présente et la faisait inconsolable ; mais madame Neveu gardait un silence absolu sur les circonstances de sa vie et ne laissait pas même soupçonner qu'elle était fort riche, qu'elle possédait en Bourgogne un domaine seigneurial, qu'elle portait un nom noble, et que sa fille serait un grand et riche parti pour l'époux qu'elle lui choisirait. Ce n'étaient donc pas ces considérations qui avaient amené le jeune médecin à désirer son union avec Catherine Neveu, quoiqu'il n'eût pas fait connaître ses intentions à la mère de cette belle et spirituelle personne. Celle-ci se sentait tout naïvement engagée d'amitié envers Jules de Guersens, dont elle appréciait les belles qualités morales ; elle n'était pas éloignée de le regarder comme un frère, en lui accordant toute confiance et toute affection, mais elle n'avait jamais songé à en faire un mari, d'autant plus qu'elle éprouvait une répulsion invincible pour le mariage. Les plaintes continuelles de sa mère à l'égard d'un époux qui n'était pas digne d'elle et le tableau des misères conjugales que la malheureuse veuve ne se lassait pas d'étaler sous les yeux d'une enfant, avaient contribué sans doute, de bonne heure, à faire naître dans l'esprit de Catherine une ferme résolution de ne pas se marier. – Bonne mère, disait-elle quelquefois à madame Neveu, si vous n'étiez plus là pour me servir de guide et de compagne icibas, j'irais me mettre sous la garde du bon Dieu dans un couvent ; mais, à coup sûr, je ne vous quitterai jamais pour devenir l'esclave d'un mari. Madame Neveu aurait dû empêcher peut-être cette étrange idée de s'enraciner dans le cœur de Catherine, si elle eût cherché à la dissuader d'une opinion fausse, qui pouvait influer sur le reste de sa vie et qui ne tarda pas à devenir la règle de sa conduite ; mais la mère en riait et n'y attachait aucune importance, parce que le moment de songer à l'établissement de sa fille à peine nubile lui paraissait s'éloigner de jour en jour, au lieu de s'approcher, car elle avait trouvé dans Catherine une compagne fidèle et presque inséparable, qu'elle n'eût pas eu le désintéressement de céder à un mari. – La mythologie, lui disait encore Catherine, a bien fait les choses en ne donnant pas de maris aux Muses : elles ont, pour elles toutes, une sorte de conseiller et de précepteur dans Apollon, qui n'en épouse aucune. Et moi, j'aurai aussi mon Apollon, c'est Jules de Guersens. Catherine était encore auprès de l'enfant, qui dormait toujours et qu'elle regardait sans cesse avec la même émotion. Elle vint à penser que cet enfant, dont il avait fallu enlever les haillons trempés d'eau, ne trouverait pas de vêtements à reprendre, en se réveillant. Elle envoya donc dans la ville, pour lui procurer de quoi se vêtir d'une manière convenable, et on apportait les habits qu'elle avait fait acheter, quand l'enfant s'éveilla. Ses premiers regards furent pour elle. – N'êtes-vous pas, lui dit-il avec attendrissement, une de ces fées qui sont toujours prêtes à aider et à secourir les pauvres gens, dès qu'on a besoin d'elles ? Vous êtes la première que j'aie vue, et je souhaite n'en plus voir d'autres que vous. Catherine appela un vieux valet et lui ordonna d'habiller l'enfant, pendant qu'elle irait s'informer de la santé de sa mère et ne demeurerait que peu d'instants absente. En la voyant se disposer à sortir de la chambre, l'enfant la suivit d'un œil fixe et plein de larmes. – Oh ! revenez, je vous en conjure ! lui dit-il avec tendresse, revenez bientôt ! Si vous ne revenez pas, je me sentirai mourir ! La jeune fille le quitta, toute émue, ayant peine à retenir ses larmes et ne comprenant pas la cause d'une si singulière émotion. Lorsqu'elle entra dans la chambre de sa mère, Jules de Guersens y était encore ; il rougit en la voyant paraître et se leva d'un air timide et embarrassé, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir remarqué chez lui en toute autre occasion. Elle en fut troublée et inquiète, en attribuant cet embarras à un entretien que son arrivée avait interrompu. – Je ne viens qu'un moment auprès de vous, bonne mère, lui dit-elle. Je constate avec plaisir que notre ami vous tient compagnie et vous empêche de vous apercevoir de ma longue absence. – Elle a duré, en effet, bien longtemps, reprit madame Neveu : deux heures au moins, et je dois maudire la poésie qui me prive ainsi de ta présence, surtout dans un moment où il était grandement question de toi… – De moi ? répliqua Catherine, qui tourna les yeux vers Jules de Guersens, pour avoir l'explication de ce reproche. – Ne devines-tu pas ? lui dit sa mère. Jules de Guersens, que nous estimons, que nous aimons, comme si c'était un vieil ami, voulait me rendre le fils que j'ai perdu, en devenant mon gendre, et me demandait ta main ? – Monsieur, je ne saurais être que très sensible à une telle marque de bienveillance et d'affection, dit Catherine en baissant les yeux. Vous pouviez déjà compter sur mon amitié ; j'y joindrai maintenant une bien douce reconnaissance. Mais, je pensais vous l'avoir déjà déclaré avec franchise, le mariage n'est pas fait pour moi ! – Et cependant, Mademoiselle, répondit Jules de Guersens avec tristesse, nulle mieux que vous n'est faite pour le bonheur d'un mari ! Vous ne m'accuserez point de m'être trop pressé de parler et d'avoir révélé un secret que vous deviez être la première à connaître. C'est votre mère elle-même qui m'a forcé de le trahir… – Contentez-vous d'être mon ami, mon meilleur ami, reprit-elle en lui tendant la main et en serrant la sienne qu'elle sentait tremblante et glacée. Je vous jure, devant ma mère, que je ne me marierai jamais. À ces mots, elle dissimula sa profonde émotion, en faisant comprendre, par un signe, à Jules de Guersens, qu'elle était appelée ailleurs par des motifs qu'il pouvait apprécier, et elle sortit en le priant de rester encore avec madame Neveu, jusqu'à ce qu'elle eût fini une tâche d'humanité dans laquelle il avait eu sa part. Elle revint donc, sous l'impression d'un grand trouble, auprès de l'enfant, qui était déjà habillé et qui se regardait avec surprise dans ses nouveaux habits, si beaux et si riches qu'il n'en avait jamais porté de pareils dans toute sa vie. Ce costume lui donnait un air de distinction native, qui frappa Catherine et lui causa une satisfaction intime, dont elle ne s'expliquait pas la cause. Elle se félicita davantage d'avoir conservé la vie d'un en- fant qui devait être si cher à ses parents. Elle ne se rappelait pas que ce pauvre enfant était un orphelin. – On est probablement bien inquiet de vous, dans votre famille ? lui dit-elle. Il serait temps de vous y reconduire ou du moins d'avertir vos parents que vous êtes ici sain et sauf et en sûreté. – Je n'ai pas de famille, Madame, répondit-il avec un sourire mélancolique. Ne vous l'avais-je pas dit ? Je ne suis pas trop pressé, j'en conviens, de retourner à la boutique de maître Nicolas Courtois, ajouta-t-il en souriant avec malice. J'avais fait aujourd'hui l'école buissonnière, pour aller à la pêche, et sans vous, ma très noble demoiselle, sans votre ami qui m'a gentiment tiré de l'eau, j'étais bel et bien noyé, pour ma punition. – Ce maître Nicolas Courtois, lui demanda Catherine, n'est-ce pas l'imprimeur de Poitiers ? – Je n'en connais pas d'autre, ne vous déplaise, répliqua l'enfant ; c'est un honnête homme qui sait son métier, mais qui est un peu rude pour ses pauvres apprentis. Imaginez qu'il les bat comme plâtre, à propos de rien et de tout. – Vous a-t-il donc battu, ce méchant homme, mon enfant ? dit Catherine. Ce n'est pas dans son imprimerie qu'on imprimera mes vers, je vous assure ! Un homme qui bat les enfants est un vrai monstre ! Vous êtes donc ouvrier imprimeur, mon cher enfant ? – Je le suis et je m'en fais gloire, repartit l'enfant. C'est le plus noble des métiers, et je ne le changerais pas contre une maîtrise d'épicier ou d'orfèvre. Et vous, madame, ne parlez-vous pas de faire des vers ? Oh ! combien je serais heureux d'avoir à les composer en beaux caractères neufs, sans laisser passer des bourdons ni faire des coquilles ! – Mon ami, lui dit-elle enchantée de son ardeur au travail, vous ne m'avez pas encore fait connaître votre nom ? – Je me nomme Jacques des Roches, répondit l'enfant avec modestie, et je n'ai pas plus de douze ans, si je les ai… – Jacques des Roches ? s'écria Catherine. Jacques des Roches ! C'est bien là votre nom, cher enfant ? – Assurément, Madame, c'est le nom qui me fut donné à l'hôpital de Lyon, quand on m'y apporta dans mon berceau. – Jacques des Roches ! répétait Catherine. Et vous avez douze ans, ou peu s'en faut ? Vous dites qu'on vous apporta dans votre berceau à l'hôpital de Lyon ? D'où veniez-vous, lorsqu'on vous y apporta, mon pauvre enfant ? – Je n'en sais, ma bonne dame, que ce qu'on m'en a dit, répliqua Jacques des Roches, étonné et tourmenté de l'agitation extraordinaire qui s'était emparée de sa protectrice. J'ai été élevé dans l'hospice des Orphelins à Lyon, et l'on ne m'y donnait pas d'autre nom que celui que j'ai toujours porté depuis. J'avais sept ans ou environ, quand un compagnon d'imprimerie, qui avait perdu un fils unique, offrit de m'adopter et de m'apprendre son état ; ce qu'il fit, le digne homme, et je profitai si bien de ses leçons, qu'avant ma dixième année, je travaillais à la casse assez proprement dans l'imprimerie des Griphes, les premiers imprimeurs de Lyon. Je gagnais honnêtement ma vie chez ces braves patrons, et j'y serais encore, si je n'avais pas eu le malheur de perdre mon père adoptif. Je pris dès lors en horreur le séjour de Lyon, et tout jeune que j'étais, je commençai à faire mon tour de France, tantôt comme compositeur, tantôt comme garçon de presse. Le sort me conduisit à Poitiers, il y a six ou sept mois, et je m'enrôlai, pour deux ans, dans l'imprimerie de maître Nicolas Courtois, où je me trouverais fort bien, s'il ne battait pas si dru ses apprentis. Enfin, suivant le dicton : Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute… – Mais vous ne me dites pas, mon enfant, ce qui m'intéresse le plus, interrompit Catherine, qui ne le quittait pas des yeux une minute. Racontez-moi comment et pourquoi ce nom de Desroches vous a été donné. – J'y étais, certainement, dit-il en souriant avec candeur, mais je ne me rappellerais pas dans quelles circonstances je suis arrivé à Lyon par la Saône, une grande et belle rivière, qui passe à Lyon et va se joindre à la Loire. Mon berceau venait on ne sait d'où ; il avait descendu le fleuve, moi dedans et bien paisiblement endormi, à ce qu'on m'a raconté ; le berceau s'arrêta au pied d'un amas de roches, qui forment un écueil à l'entrée de la ville. Les bonnes gens qui m'avaient sauvé me servirent de parrains, en rapportant de quelle façon ils m'avaient trouvé dormant dans mon berceau : ce sont eux qui me nommèrent des Roches. Quant au nom de Jacques, qui devait être mon nom de baptême, il était inscrit sur le berceau et brodé sur mes langes. On m'a dit aussi que le nom de Desroches se trouvait également, sur mon berceau, à la suite du nom de Jacques. Enfin, depuis lors, on ne m'a jamais appelé que Jacques Desroches… – Jacques, mon bien-aimé Jacques ! criait Catherine, folle de bonheur : Je suis ta sœur ! Tu es mon frère ! Elle prit Jacques dans ses bras et le couvrit de baisers mêlés de larmes, et Jacques Desroches partageait, sans y rien comprendre, l'émotion dont il était l'objet et la cause. Il ne s'expliquait pas comment, lui pauvre orphelin abandonné et simple ouvrier apprenti dans une petite imprimerie de Poitiers, il pouvait être le frère de cette noble et belle demoiselle, qu'il ne connaissait que pour avoir été sauvé et soigné par elle. Soudain Catherine, dont la joie et l'enthousiasme n'avaient fait que s'accroître, trouva la force de le soulever de terre et de l'emporter entre ses bras jusqu'à la chambre de sa mère, auprès de qui Jules de Guersens était encore, sans pouvoir se remettre du coup qui l'avait frappé dans ses plus chères illusions. – Mère ! voici Tobie ! cria-t-elle, d'un accent imposant et prophétique : voici mon frère ! voici votre fils Jacques ! Mère ! voici Tobie ! Voici mon frère ! Voici votre fils Jacques ! Madame Neveu, qui n'avait pas été préparée le moins du monde à cette résurrection miraculeuse de son fils, éprouva dans tout son être une telle commotion, une telle secousse morale, que la crise physique, dont Jules de Guersens avait prévu le résultat, se produisit tout à coup : elle recouvra la vue aussi spontanément qu'elle l'avait perdue onze ans auparavant ; ses yeux fermés se rouvrirent, en se ranimant, et elle put s'assurer que son fils était là, devant elle, dans les bras de sa fille. Elle poussa un cri terrible et tomba évanouie, les mains jointes dans l'élan d'une prière mentale, qui avait un écho dans le cœur de toutes les mères. Son fils retrouvé, Madeleine Neveu rendit mieux justice à son mari défunt, dont elle honora la mémoire, en reprenant son nom de Desroches, sous lequel elle se fit connaître désormais comme une des femmes les plus brillantes et les plus aimables de son temps. Sa maison devint le centre des réunions de tous les poètes et de tous les gens d'esprit qui passaient par Poitiers ou qui souvent y venaient exprès pour la voir. Elle ne désavoua plus les jolis vers qu'elle avait faits dans sa jeunesse. Quant à Catherine, elle n'épousa pas Jules de Guersens, en haine ou en crainte du mariage, mais elle demeura la plus fidèle amie de son maître et de son admirateur, qui l'avait surnommée la Pallas de la France et qui lui dédia la tragédie de Panthée, en déclarant qu'il n'avait fait que s'inspirer du génie poétique de son élève. La belle et incomparable Mademoiselle Desroches lui offrit en échange la dédicace de sa tragi-comédie biblique de Tobie, qu'elle fit représenter, sous les yeux de sa mère, dans l'amphithéâtre romain de Poitiers. Son jeune frère Jacques avait voulu prendre part à cette mémorable représentation, où il joua de la manière la plus touchante le rôle de Tobie. Ce fut Jules de Guersens qui se chargea de faire imprimer à Paris, chez Abel l'Angelier, les œuvres de la mère et de la fille, en tête desquelles Mademoiselle Desroches s'adressait à ses vers, dans un sonnet préliminaire, où elle leur disait avec un gracieux enjouement : Où voudriez-vous aller ? Hé ! mes petits enfants, Vous êtes habillés d'une trop faible écorce ! Les premiers poètes et les meilleurs écrivains contemporains n'en déposèrent pas moins leurs hommages admiratifs aux pieds de la sage et docte Muse de la ville de Poitiers. LES PREMIÈRES ARMES DE JEAN DE LAUNOY (1613) Au commencement du XVIIe siècle, vivait à Coutances une pauvre veuve, que son mari, le sieur de Launoy, d'une famille ancienne et noble de Normandie, avait laissée dans la misère, avec deux enfants en bas âge, un fils et une fille. Cette malheureuse femme était trop fière pour recourir à la pitié de ses parents, qui n'eurent garde de venir d'eux-mêmes à son aide, et qui n'auraient pas répondu davantage à son appel suppliant : elle préféra donc, malgré la condition distinguée qu'elle tenait de sa naissance comme de son mariage, devoir son existence et celle de ses enfants, au travail de ses mains, plutôt qu'à des aumônes achetées par le mépris et l'humiliation. C'était de Dieu seul qu'elle espérait tôt ou tard la récompense de son courage et de sa vertu. Tous les soirs, après les occupations d'une journée laborieuse, elle se rendait, accompagnée de ses deux enfants, à la cathédrale de Coutances, afin d'y faire une prière devant l'autel de la Vierge ; et cette oraison, prononcée d'une voie émue, avec des larmes et des élans de dévotion, lui redonnait du cœur pour supporter les épreuves du lendemain, qui n'apportait pas toujours le strict nécessaire dans sa triste demeure. Souvent elle avait manqué de pain ; mais sa confiance en la miséricorde de Dieu ne diminuait pas, et elle redoublait de zèle, au contraire, dans l'accomplissement du pieux devoir qu'elle s'était prescrit. La Providence, cependant, la favorisait assez pour l'empêcher de mourir de faim. Le plus grand chagrin de cette infortunée était de ne pouvoir donner à son fils une éducation digne du nom qu'il portait, et surtout de l'intelligence naturelle que cet enfant avait montrée de bonne heure ; car le petit Jean, dès sa huitième année, avait manifesté une envie extraordinaire d'apprendre, et comme ces heureuses dispositions ne furent ni encouragées ni conduites vers un but spécial d'enseignement, il se mit à étudier par ses yeux ce qu'il voyait chaque jour et ce qui avait attiré son attention ; c'est ainsi que la cathédrale de Coutances devint, pour lui, en quelque sorte, un livre ouvert, dans lequel il s'amusait à déchiffrer une langue inconnue. Accompagnée de ses deux enfants, elle se rendait à la cathédrale. Il errait sans cesse, autour de ce magnifique édifice, qui est le triomphe de l'art gothique, et qui n'a pas son pareil, non seulement en Normandie, mais encore dans l'Europe ; il admirait d'instinct les proportions gigantesques de cette architecture aérienne, qui semble suspendue par la main des anges et scellée à la voûte du firmament avec des chaînes invisibles ; il s'émerveillait, en silence, de la hauteur des grosses tours, de la légèreté des tourelles nommées fillettes, de l'éclat des vitraux, de la multitude des ornements de sculpture. Il interrogeait les prêtres, les sacristains, les ouvriers, les sonneurs, pour s'instruire sur tous les points de l'histoire du monument, fondé, au commencement du XIIe siècle, par une pieuse duchesse de Normandie nommée Gonor, et terminé vingt ans après par l'évêque Geoffroi, chancelier de Guillaume le Conquérant ; il écoutait surtout avec une admiration béante les légendes et les miracles des premiers évêques de Coutances, depuis saint Éreptiole, qui vivait, vers 470, du temps du roi des Francs Childéric ; mais parfois, au récit des prodiges incroyables attribués à ces saints personnages, qu'on faisait remonter à des époques si reculées, un sourire malicieux d'incrédulité errait sur ses lèvres, et rayonnait dans ses yeux narquois, quoique sa mère lui eût inspiré des sentiments de piété sincère, dès sa plus tendre enfance. Il connaissait donc toutes les parties de l'extérieur et de l'intérieur de cette église dédiée à Notre-Dame, et il ne se lassait pas de la parcourir, de la visiter, en y découvrant sans cesse de nouveaux sujets de surprise et d'admiration ; soit qu'il examinât les figures grotesques d'un chapiteau ; soit qu'il s'arrêtât à contempler les vieilles tombes sur lesquelles dorment des statues de chevaliers armés de toutes pièces, ayant un chien ou un lion emblématique à leurs pieds ; soit qu'il se glissât, effrayé à l'entrée des caves sépulcrales ; soit qu'il plongeât un regard indiscret à travers le cristal d'un antique reliquaire. Son imagination s'échauffait au spectacle de ces antiquités religieuses, et la tendance innée qu'il avait à tout approfondir et à douter de tout, ne faisait que s'accuser davantage vis-à-vis des traditions étranges de moyen âge, effacées sur la pierre, mais gravées dans la mémoire des bons vieux paroissiens de la cathédrale. Il hochait la tête, quand on lui racontait que saint Lô avait été évêque à douze ans, et que ce saint ne pouvait dire la messe, sans qu'une colombe de feu voltigeât au-dessus de sa tête. En un mot, Jean de Launoy joignait à une véritable piété l'aversion la plus inflexible pour toutes les croyances populaires, qui n'étaient pas des dogmes fondamentaux de la religion et qui pouvaient être combattues par le raisonnement ; il jugeait faux tout ce qu'il ne comprenait pas et n'avait pas même peur du Diable, quoiqu'il en vît la représentation hideuse, peinte et sculptée, à chaque pas, dans cette vénérable cathédrale gothique. Un soir (c'était en 1613), au coucher du soleil qui faisait flamboyer les rosaces comme des fournaises, madame de Launoy alla faire sa station accoutumée sur les marches de l'autel de Notre-Dame ; ses deux enfants étaient à ses côtés ; sa fille agenouillée et recueillie comme elle, les mains jointes, les yeux levés vers l'image d'argent de la Mère de Jésus ; son fils debout et saisi d'une distraction profane par les reflets lumineux des vitraux coloriés sur les dalles tumulaires de la nef. Le petit Jean avait apporté en offrande une couronne de roses sauvages et de fleurs blanches, choisies exprès dans les bois des environs, où il était allé courir à l'aventure, cherchant la trace du passage des premiers apôtres de la Normandie et les débris des temples païens, qu'avaient renversés ces apôtres des anciens temps, pour y planter la croix du Christ. Lorsque madame de Launoy acheva sa prière, qui avait rempli de douces larmes ses paupières alourdies, elle n'aperçut plus son fils. Comme elle était restée plus longtemps qu'à l'ordinaire en oraison, elle pensa que l'enfant, fatigué de demeurer à la même place, avait promené sa curiosité, de chapelle en chapelle, de tombeau en tombeau, pendant que sa mère et sa sœur priaient pour lui. Madame de Launoy se leva donc sans inquiétude, fit le tour de l'église en regardant à droite et à gauche si elle ne verrait pas Jean accroupi sur une épitaphe ou se hissant le plus près possible d'une des fenêtres de l'abside, car souvent il grimpait le long du jubé pour s'approcher des admirables peintures de ces merveilleuses verrières. Mais madame de Launoy ne le trouva, ne l'aperçut nulle part ; elle ne vit au- cune ombre mouvante, dans les chapelles, ni dans le chœur, ni dans la nef, où le jour commençait à s'éteindre ; elle n'entendit aucun bruit de pas retentissant sur le pavé sonore. Supposant donc que l'enfant était sorti de la cathédrale et rentré seul au logis, elle se promit de le punir pour ce nouvel acte de légèreté et de désobéissance. Elle revenait chez elle, cependant, l'esprit consolé et raffermi par la prière, avec un vague pressentiment d'une prochaine amélioration de son pénible sort ; mais elle tomba tout à coup dans une douloureuse anxiété, en ne voyant pas son fils venir à sa rencontre. Elle retourna sur ses pas vers la cathédrale ; elle traversa les rues voisines de Notre-Dame, elle interrogea vainement le sacristain qui fermait les portes de l'église ; elle appela Jean sous les murs du cimetière. La nuit s'épaississait, et sa terreur augmentait par degrés ; elle repassa plusieurs fois dans les endroits qu'elle avait parcourus ; plusieurs fois elle revint à sa demeure pour s'assurer que l'enfant n'y avait pas reparu. Elle employa une partie de la nuit à des recherches inutiles et elle veilla, cette nuit-là qui lui semblait éternelle, au milieu des sanglots et des plus sinistres préoccupations. Dans son désespoir, craignant qu'un accident ne fût arrivé à son fils, elle alla jusqu'à reprocher son malheur à la sainte Mère de Dieu. Aucun accident n'avait causé l'absence du petit Jean de Launoy : il s'était endormi dans une stalle du chœur, sa tête blonde cachée entre ses mains. Comme sa lévite de bure grise se confondait avec l'obscurité qui l'enveloppait, le sacristain, armé de sa lanterne, ne l'avait point aperçu, quoiqu'il eût visité tous les coins et recoins de l'église, sans soupçonner qu'un être vivant y fût enfermé. Il s'était endormi dans une stalle du chœur L'horloge qui sonnait minuit éveilla l'enfant, tout transi de froid : après six heures de profond sommeil, il ne savait pas d'abord où il pouvait être. Il n'éprouva pas pourtant le moindre sentiment de terreur, quand il ouvrit les yeux dans les ténèbres. Il étendit ses mains en avant et rencontra les têtes d'anges sculptées aux extrémités de la stalle, où il était assis : il se rendit bien compte de l'endroit où il se trouvait ; mais il ne s'expliquait pas encore comment, à cette heure avancée de la nuit, il avait pu s'introduire dans la cathédrale, où il se voyait enfermé avec la certitude d'y rester jusqu'au jour. Tandis qu'il contemplait, avec une muette émotion, l'imposant aspect de cet immense édifice plein d'ombre et de silence, où les souvenirs de six siècles planaient au-dessus de la poussière de tant de morts couchés dans leurs tombeaux, il fut frappé de stupeur, à certain bruissement vague, qui se fit, tout à coup, au fond de la nef : c'étaient les éclats d'une vitre qui se brisait. Il écouta, en retenant son haleine. À ce bruit du verre tombant de haut sur les dalles d'une chapelle latérale, succédèrent d'autres bruits qui annonçaient que quelqu'un était entré dans l'église. On marchait, on avançait vers lui : l'enfant attendit et ne bougea pas. Tout autre que Jean de Launoy serait mort de peur, en s'imaginant qu'un fantôme était sorti des sépultures, ou bien que des démons s'emparaient de la maison du Seigneur ; mais Jean de Launoy n'était pas superstitieux le moins du monde, et il n'attribua point à un étrange changement dans l'ordre des lois de la nature ces bruits inquiétants, dont la cause lui était encore inconnue, et qui prenaient un caractère redoutable, dans cette sombre solitude de pierre. Jean se préparait donc à bien voir et à bien entendre, sans mêler le ciel ni l'enfer à ce qu'il verrait et entendrait. Il vit un homme seul, qui venait droit à l'autel de la Vierge ; ce n'était pas, à coup sûr, pour y prier. Cet homme approchait lentement, avec précaution, comme prêt à faire retraite dès le moindre in- dice de danger. Les ténèbres du lieu ne permettaient pas de juger, à sa figure et à son extérieur, quel pouvait être le motif de sa présence nocturne dans l'église ; mais l'enfant n'eut plus de doute à cet égard, lorsqu'il remarqua que cet audacieux voleur s'adressait à la grande statue d'argent de la Vierge, qu'il avait déjà descendue de l'autel et qu'il s'apprêtait à prendre dans ses bras pour l'enlever. À l'aspect de ce sacrilège, Jean de Launoy fut ému d'une pieuse indignation, qui lui arracha un cri. Le voleur se crut découvert et tira de sa poche un couteau, dont la lueur menaçante inspira aussitôt à l'enfant une ruse ingénieuse. – Misérable ! cria-t-il d'une voix claire et vibrante, à laquelle l'écho des souterrains prêta un accent solennel : qu'es-tu venu faire ici ? – Grâce, mon Dieu ! répondit cet homme épouvanté, en se jetant à genoux la face contre terre ; ayez pitié de moi, sainte Vierge Marie ! Grâce, mon Dieu ! – Oses-tu bien, sacrilège, porter la main sur cette image bénite ! continua du même ton Jean de Launoy, qui se divertissait de la frayeur du larron. – Ah ! madame la sainte Vierge, murmurait le voleur, tremblant de tous ses membres, pardonnez-moi ! Je suis un pauvre homme que le diable a tenté. – Va-t'en, coquin ! reprit l'enfant, qui riait sous cape. Je t'ordonne de dire cinq cents Pater, et cinq cents Ave, pour faire pénitence de ta mauvaise action. – Madame la sainte Vierge, demanda le Normand, qui s'était ravisé au moment de partir les mains vides, tenez-vous donc beaucoup à votre image ? – Comment, scélérat ! Une belle statue d'argent, que m'a dédiée le roi Louis XI, pour me remercier de l'assistance que je lui ai prêtée dans sa maladie ! – Sans doute, l'image est fort belle, repartit le voleur en la caressant de nouveau ; mais, si elle était de bois, ne serait-ce pas pour vous la même chose ? – Infâme sacrilège, ne touche pas davantage à mon effigie, que profanent tes mains criminelles ! s'écria Jean de Launoy, qui avait deviné le projet de ce mécréant. – Vous qui êtes si riche, madame la Vierge, dit le Normand en chargeant sur ses épaules la statue qu'il voulait emporter, vous pouvez bien faire ce don à un pauvre diable comme moi ? – Écoute ! dit l'enfant, que sa présence d'esprit n'abandonna pas : je veux bien t'épargner un péché mortel. Laisse là ma statue, et fais un acte de contrition, pour que le bon Dieu te pardonne ; ensuite, en guise de récompense, je te montrerai un trésor, qui t'empêchera de piller à l'avenir les richesses de l'Église. – Un trésor ! s'écria le crédule et avide Bas-Normand. Je ferai volontiers un acte de contrition, voire même deux, s'il vous plaît, et quand j'aurai de quoi vivre, par votre grâce, Madame la sainte Vierge, je deviendrai un honnête homme. – Fais donc ce que je t'ordonne ! dit Jean de Launoy. Il y a, derrière le tombeau du cardinal-évêque Gilles Deschamps, une porte fermée d'un simple verrou : ouvre-la ! – Mais le trésor ? objecta le voleur, qui avait peine à renoncer au butin qu'il voulait emporter, pour un autre qu'il ne tenait pas encore. – Ouvre cette porte ! répliqua Jean de Launoy avec autorité ; descends vingt marches, et va toujours en avant, à tâtons, jusqu'à ce que je t'avertisse d'arrêter… – Mais le trésor ? disait à voix basse le voleur, qui avait suivi les instructions de la voix mystérieuse et qui se trouvait déjà dans un souterrain profond. Ô bonne sainte Vierge, je vois là briller quelque chose ! s'écria le malfaiteur, au fond de ce labyrinthe ténébreux où il s'était imprudemment engagé. Est-ce le trésor ? – Oui, tu peux le prendre. À ces mots, le bruit d'un corps tombant dans l'eau apprit à Jean de Launoy que sa supercherie avait réussi. Le voleur s'était précipité lui-même dans une citerne, ancienne piscine destinée à laver les linges imprégnés des saintes huiles. Dans ce puits, alimenté par les eaux du ciel qu'il recevait par une ouverture de la voûte, un rayon de la lune fit l'erreur du larron, qui s'imagina voir briller l'or à ses pieds et qui s'élança pour s'en saisir. En même temps, Jean de Launoy se suspendit à la corde d'une petite cloche qu'il parvint à mettre en branle. Le guetteur des tours acheva de donner l'alarme. Le voleur s'était noyé. Nicolas de Briroy, alors évêque de Coutances, manda l'enfant qui avait sauvé la Notre-Dame d'argent de la cathédrale et lui fit raconter cette aventure, dans laquelle il avait montré un courage et une adresse si extraordinaires. Le prélat ne douta pas que cet enfant ne fût prédestiné à de grandes choses. En conséquence, il le fit élever, aux frais de l'évêché, dans le collège de la ville. Jean de Launoy devint plus tard un savant docteur de Sorbonne, et se servit de son érudition critique contre certaines mauvaises légendes du Martyrologe, ce qui lui valut le plaisant surnom de Dénicheur de saints. – J'arrache l'ivraie, disait-il, et je l'empêche d'étouffer le bon grain. C'est par respect pour notre sainte religion, que je m'attaque aux superstitions des temps d'ignorance et de crédulité. LES HAUTS FAITS DE CHARLES D'ASSOUCY (1617) Charles Coypeau d'Assoucy, qui mit en vogue le genre bouffon au XVIIe siècle, et qui mérita par ses facéties souvent spirituelles le surnom d'Empereur du Burlesque, était né en 1604, fils d'un avocat au Parlement de Paris. Son père, d'origine italienne, avait épousé une fille noble de Lorraine, qui lui donna beaucoup d'enfants et n'en éleva aucun sous ses yeux, parce que, lasse de vivre en mauvais ménage avec un mari joueur, ivrogne et gueux, elle se délivra de tous les embarras maternels, en quittant la maison conjugale, où elle laissait le désordre, la misère, et six petites créatures à peu près orphelines. Le sieur d'Assoucy eût bien souhaité que sa femme, en partant, le soulageât du fardeau de la paternité ; mais, comme il était plus libertin que méchant, il ne jeta pas dans la rue ces pauvres abandonnés, dont le plus jeune était encore à la mamelle : il gronda et jura beaucoup, puis noya ses inquiétudes dans des flots de vin orléanais, tellement, qu'au sortir du cabaret, il avait oublié que ses six enfants mouraient de faim. Ils ne moururent pas cependant, et malgré les privations journalières qu'ils eurent à souffrir, selon la chance des dés, qui favorisait peu leur père au brelan, ils grandirent tous, en force, en santé et en malice, et se montrèrent précoces, surtout en fait de défauts et de vices. Une servante, qui dominait au logis par l'insouciance coupable de son maître, était une véritable marâtre pour eux ; elle les maltraitait d'injures et de coups, sans se soucier de leurs penchants les plus pervers, que développait cette négligence ; elle leur refusait souvent le nécessaire, les faisait jeûner plus que des ermites, les abandonnait à eux-mêmes, et les voyait volontiers vagabonder par la ville. Ils ignoraient la couleur de l'argent et ne soupaient pas tous les jours ; ils sortaient, le matin, couverts de haillons, et ne rentraient que le soir, encore plus malpropres, pour être largement battus, et non jamais caressés. À force de recommencer ce beau train de vie, ils excellèrent dans le mensonge, l'effronterie et le vol, au point d'en venir à ne plus craindre même le lieutenant civil du Châtelet. Quant au bon Dieu, ils ne l'avaient jamais craint, les maudits garnements ! Leur père riait de leurs tours de passe-passe, et de leurs plus abominables actions, qu'il rangeait dans le domaine des espiègleries de leur âge. Combien de fois les encouragea-t-il en ces termes indignes d'un père de famille : – Çà, mes mignons, j'en sais de moins avisés qui ont fini en l'air au gibet de Montfaucon, mais aussi ils n'avaient pas à leur aide l'éloquence avocassière du sieur d'Assoucy, votre brave et digne père, fameux aux tavernes, comme en la grande salle du Palais. Tâchez, toutefois, de n'embrasser la potence que le plus tard possible, et donnez-vous du bon temps auparavant. Si vous appréhendez le branle des pendus, qui sera votre dernière danse, transformez-vous en procureurs, afin de larronner et piller à votre aise, sans fâcheux accident. Ces maximes perverses et une foule d'autres, débitées du ton de la plaisanterie, devaient porter des fruits funestes, corrompant tous les germes des qualités honnêtes et sociales, dans ces jeunes cœurs, déjà façonnés au vice ; et s'ils n'accomplirent pas rigoureusement la sinistre prédiction de leur père, il fallut un privilège particulier du sort, qui ne sema point leur existence de prisons, de juges, de galères et de potences : ils eurent tous le bonheur de mourir vieux et dans leur lit. L'aîné, nommé Charles, était le plus malicieux garçon qu'il y eût alors sur la rive gauche de la Seine, dans ce populeux quartier de l'Université, toujours plein de disputes et de batailles d'écoliers, imitées des habitudes turbulentes de la philosophie et de la controverse de l'École. Charles, âgé de douze ans et demi, aurait pu apprendre aux élèves barbus des collèges de Navarre et de Montaigu mille inventions neuves et hardies, pour tromper et railler les marchands et les bourgeois ; il joignait à ce talent de ruse et d'audace un esprit original, plus grossier que délicat, mais vif et mobile dans ses imaginations comme dans ses réparties : il aimait le rire et le faisait aimer. Il dressait et exécutait seul ses entreprises aventureuses et ses farces divertissantes, parce que, confiant en sa supériorité de langue et de main, il ne voulait pas s'exposer à payer d'audace pour un autre moins souple et moins ingénieux que lui ; mais il s'associait toujours ses frères, ses sœurs et ses camarades, pour le partage du butin ou pour le spectacle amusant de ses joyeuses inventions : il était donc la providence des petits polissons du Pré-aux-Clercs et du Pont-Neuf. Le Pré-aux-Clercs commençait alors à se couvrir de maisons, à partir de la vieille tour de Nesle, qui faisait face au Louvre, jusqu'à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés : après avoir été, pendant cinq ou six siècles, le théâtre des ébats de la jeunesse parisienne, il était moins fréquenté, depuis que le PontNeuf, ouvert à la circulation, attirait et rassemblait, du matin au soir, les oisifs des deux rives de la Seine ; car, de tout temps, il y eut une innombrable quantité de badauds à Paris. Ce pont, qui passait pour le plus beau de l'Europe, à cause de sa longueur et de son architecture, justifiait encore son nom de Pont-Neuf, puisque, fondé sous le règne de Henri III, il n'avait été complètement achevé que sous le règne de Henri IV ; il réunissait, par ses douze arches, à la ville haute et basse, l'île de la Cité, agrandie de deux petits îlots. Jacques Androuet Ducerceau et Guillaume Marchand, qui l'avaient construit avec magnificence, s'étaient pour la première fois abstenus de le surcharger de maisons, comme le voulait l'ancien usage, et les curieux, étonnés de cette nouveauté, ne se lassaient pas d'admirer un pont, qui n'avait pas l'aspect d'une rue et qui laissait à découvert le cours de la rivière en amont et en aval. La foule le traversait sans cesse, en s'arrêtant, çà et là, le long du parapet, d'où la vue embrassait à la fois la Cité, l'Université et la ville, ces trois parties distinctes de la capitale, hérissées de tours et de clochers : c'était merveille qu'un pont de pierre, du haut duquel les passants voyaient couler l'eau et les bateaux descendre ou remonter la rivière. L'affluence de monde qui encombrait à toute heure non seulement les bas côtés de ce pont, réservés aux piétons, mais encore la large voie du milieu destinée exclusivement au passage des voitures, était appelée là par divers objets et diverses fantaisies : les uns y venaient écouter le carillon des heures, à la Samaritaine, joli édifice bâti sur pilotis contre la seconde arche, du côté du Louvre, et servant à la fois d'horloge, de pompe et de fontaine ; les autres y venaient, pour respirer un air plus pur que celui des rues, et visiter la place Dauphine, qui rivalisait avec la place Royale, sinon en grandeur et en magnificence, du moins en tristesse et en monotonie : ceux-ci se tordaient le cou à regarder au-dessous d'eux les têtes gigantesques de satyres, qui supportent la corniche extérieure du pont ; ceux-là circulaient, en extase, devant la statue équestre de Henri IV, en bronze, chef-d'œuvre de Jean Boulogne, dont le piédestal et les bas-reliefs n'étaient pas encore terminés ; mais le plus grand nombre, femmes, enfants et gens de toute espèce, accouraient aux représentations gratuites que les charlatans, arracheurs de dents, vendeurs d'onguents et crieurs de reliques, offraient au public qui entourait leurs tréteaux, pour recruter des chalands et des dupes. Le Pont-Neuf résonnait du bruit perpétuel des trompes, des fifres, des tambours et des luths, accompagnés de chants, de cris, de rires, de huées ou d'applaudissements. Chaque pile du pont était couronnée d'une plate-forme demi-circulaire, que remplissait une tente soutenue par des perches, ou bien une baraque mobile en bois. Ici un bohémien en costume mauresque, le visage jauni avec du safran, et coiffé d'un bonnet pointu, accaparait une nombreuse et crédule clientèle, en pronostiquant l'avenir, d'après les planètes, les nombres, les songes et les lignes de la main ; là, un opérateur, en robe noire, bésicles sur le nez, et tenant une fiole d'eau claire, promettait la guérison de tous les maux, et débitait sa marchandise, qu'il décorait des titres les plus pompeux et les plus bizarres ; plus loin, des pèlerins, le bourdon à la main, le manteau parsemé de coquilles sur les épaules, racontaient les miracles des lieux saints, qu'ils n'avaient jamais vus, et vendaient prières, croix, chapelets, qu'ils disaient bénits par le pape ; ailleurs, des escamoteurs et des prestidigitateurs, habillés de couleur éclatante, stupéfiaient leur auditoire par les phénomènes de la magie blanche ; tel montrait un chien savant, tel un âne sauteur, tel un singe gambadant et grimaçant, pour affriander les badauds autour d'un étal de bimbeloterie, ou de mercerie, ou de sucrerie ; le bon pu- blic se laissait prendre à ces amorces, qui réussissaient toujours, quoique plus vieilles que le Pont-Neuf. Mais, à cette époque, les deux coryphées de ce fameux pont, lesquels, à toute heure et en toute saison, avaient le secret de retenir autour d'eux un cercle d'auditeurs crédules et bénévoles, c'étaient le Savoyard et le seigneur Fagottini, dont les échoppes s'élevaient face à face sur le terre-plein du Pont-Neuf, vis-à-vis l'entrée de la place Dauphine, et semblaient s'être emparées de tout cet espace vide, que dominait le Cheval de bronze, surnom populaire donné à la statue équestre du roi Henri IV. Le Savoyard, qui devait ce sobriquet à son pays de naissance et à son patois fortement accentué, s'appelait, de son nom de famille, Philippe ou Philippot. C'était une sorte de rhapsode ou poète chanteur, taillé en Hercule, aveugle comme Homère et velu comme un ours. Il composait des chansons ou des complaintes populaires en vers baroques, et les répétait, lentement, d'une voix enrhumée et monotone, qu'accompagnaient en désaccord les sons du luth et des instruments de cuivre. La générosité des spectateurs n'était pas taxée, et la vente de quelques naïves poésies, imprimées sur papier gris et vêtues de papier bleu, suffisait pour faire vivre maître Philippe, ses deux petits valets, appelés pages de musique, qui jouaient du luth et des cimbales, et son chien galeux, qui battait la mesure avec sa patte. Le seigneur, ou plutôt le signor Fagottini, était un Napolitain, qui cherchait fortune loin de sa patrie, et qui savait l'art de délier les cordons des bourses les plus serrées ; son métier se composait de plusieurs branches lucratives : il arrachait les dents, teignait la barbe et les cheveux, tondait les chiens, et possédait une pharmacopée de drogues, pour cicatriser les plaies, adoucir la peau, farder le visage, et vendait à bas prix la très véridique eau de Jouvence, disait-il, en aspergeant le vulgaire d'une eau puante qu'on recevait à la ronde comme manne céleste. Mais, pour ajouter un nouveau prix à ses consultations, il les faisait précéder premièrement d'une scène de marionnettes mécaniques, qui se mouvaient avec des fils invisibles, et auxquelles il prêtait un langage humain. Ces petites figures de bois, sculptées, peintes et accoutrées comme des êtres vivants, produisaient de loin une illusion si étrange, que le peuple attribuait à leur propriétaire la puissance d'un véritable sorcier, et tremblait de peur, en faisant un signe de croix, au grincement de la crécelle qui annonçait à l'assemblée qu'on allait tirer le rideau et commencer le spectacle. On assurait que le curé de SaintGermain-l'Auxerrois avait failli excommunier les marionnettes et le sorcier qui les montrait. Enfin, pour comble de merveilleux, Fagottini avait un singe apprivoisé et plus instruit, disait-il, qu'un bachelier ès-lettres de la très vénérable Université ; on eût dit qu'une âme intelligente s'était égarée dans ce corps de bête, tant il déployait de grâce et de gentillesse dans les exercices qu'il savait faire, sans parler des grimaces : il dansait des sarabandes italiennes, sautait sur une corde tendue, tirait la bonne aventure aux filles à marier, et gagnait le plus habile joueur à tous les jeux de cartes. Il eût fallu moins que cela pour éveiller et irriter la jalousie du Savoyard, qui ne pouvait plus empêcher la foule de déserter ses concerts en plein vent, et dont les plus joyeux refrains étaient impuissants à maintenir l'ancienne vogue du célèbre « chantre du Pont-Neuf », comme on l'appelait, comme il se qualifiait lui-même. Il s'apercevait de cet abandon du public, à son escarcelle qui ne se remplissait pas, et il entendait, d'une oreille d'envie, les liards, les gros sous, et même la monnaie d'argent, tomber dans le plat de cuivre, que le singe de son voisin Fagottini promenait à la ronde en gambadant et en grimaçant de gratitude. Charles d'Assoucy était alors l'hôte le plus assidu du PontNeuf ; il s'échappait, au point du jour, de la rue des GrandsAugustins, où il habitait chez son père, et il n'y rentrait qu'au soleil couché ; été comme hiver, la pluie, le vent, la neige, le froid et la chaleur, ne le chassaient pas de sa station favorite devant les tréteaux du Cheval de bronze, en dépit des tristes abois de son estomac et des bâillements lamentables de ses chausses déchirées ; là, souvent il avait vécu, tout le jour, de quelques vieilles croûtes de pain qu'il trempait dans l'eau de la Samaritaine pour les amollir ; il se délectait à regarder les parades du singe et les comédies des marionnettes de Fagottini ; mais il n'avait jamais donné une coquille de noix à la quête de ce singe qui lui gardait rancune et le mordait du regard. Charles d'Assoucy savait par cœur tous les airs du Savoyard, tous les contes des bateleurs, tous les horoscopes des devins, tous les programmes des charlatans émérites, mais il trouvait tant de plaisir, sur le PontNeuf, qu'il évitait d'y chercher de la peine : il restait honnête, au milieu des escrocs et des voleurs qui y tenaient leurs assises quotidiennes, diurnes et nocturnes ; il respectait les poches les plus béantes, et s'abstenait même de faire le moindre tort aux boutiques des marchands, qui ne le voyaient pas de meilleur œil. C'était dans tous les quartiers de Paris qu'il allait ramasser çà et là de quoi satisfaire sa gourmandise ; il enlevait une oie aux rôtisseries du Châtelet, dérobait des fruits aux Halles, dégustait les ragoûts des sauciers, et pénétrait jusque dans le couvent des Augustins pour décrocher leurs jambons ; en un mot, une fois hors du Pont-Neuf, il vivait largement aux dépens du prochain, et, tout jeune qu'il fût, buvait autant de vin que son ivrogne de père, sans financer d'un liard ; mais il était libéral du bien d'autrui et volait toujours au delà de ses besoins, pour ses frères et petits amis, qui le suivaient à distance, comme une nuée de corbeaux à la trace d'un cerf blessé. Le Pont-Neuf était le rendez-vous général, où Charles d'Assoucy distribuait son bu- tin et mystifiait plaisamment quelque digne badaud pour la récréation de son cortège ordinaire qu'il nourrissait de ses larcins. Un beau matin de mai de l'année 1616, il arriva sur le PontNeuf, avant que Fagottini, son singe et ses marionnettes fussent levés. Il y avait déjà une belle assemblée vis-à-vis le théâtre fermé et silencieux. Ses compagnons journaliers de plaisir et de filouterie redoutaient sans doute les brouillards de la Seine, car pas un ne vint à sa rencontre pour avoir part à sa première aubaine ; Charles d'Assoucy, qui mettait sa vanité à ne faire ses coups qu'autant qu'il pouvait être admiré de ses jeunes émules, alla s'asseoir philosophiquement sur le parapet, les jambes pendantes et les mains dans ses poches : il s'ennuyait. Ce fut pour se distraire et passer le temps, qu'il se mit à interpeller les passants avec une verve et une malice qui lui étaient coutumières. – Monsieur l'animal, criait-il à un gentilhomme qui marchait tout fier de son pourpoint de satin tailladé, quelle est cette queue qui traîne derrière vous ? Oui-dà, messire, ce n'est rien que votre épée. – Madame la poissonnière, disait-il à une vendeuse de marée, vous sentez plus fort que la rose ; allez vous laver aux étuves de la Croix-du-Tiroir, pour parfumer les bains qui sont chauds à cette heure et qui attendent pratique. – Bonjour, gentil neveu d'Angoulevent ! répondait-il à un vendeur de soufflets qui lui offrait sa marchandise ; est-ce pas toi qui fais tourner les moulins de Montmartre ? – Mon ami, portez-vous au fripier la garde-robe de votre maître ? disait-il à un laquais habillé de neuf. – Quelle heure vient de sonner à la Samaritaine ? demandait-il à un moine qui revenait de la quête aux aumônes : à coup sûr, c'est l'heure de boire, mon Père. – Ohé ! mesdames, sommes-nous pas en la saison des pies ? répliquait-il à des commères, qui maugréaient contre lui et menaçaient de lui couper la langue. Ses insolentes provocations n'avaient pas de résultat fâcheux pour ses épaules ; car tous les rieurs se tournaient de son côté, et chaque individu qu'il avait attaqué d'un ton goguenard se hâtait de poursuivre son chemin, au milieu des éclats de rire. Tout à coup il cessa de jeter des quolibets, et porta son attention muette vers un marchand qui étalait sa boutique de confitures et de sucreries, en glapissant cette annonce de son commerce : Co, co, cot, cot, coti, coti, cotignac, cotignac d'Orléans ! Cette confiture sèche de coings, renfermée dans des boîtes de bois blanc de différentes grandeurs, était depuis des siècles en faveur spéciale auprès des amis de la friandise : elle avait eu tant de renommée au moyen âge, que l'on en offrait aux rois et aux reines, à leurs entrées dans les villes du royaume ; les enfants en raffolaient, et Charles d'Assoucy, qui obéissait toujours aux caprices de son ventre, regarda le cotignac avec un appétit qu'il brûlait de satisfaire à tout prix, mais sans argent. Il se leva, les yeux fixés sur ces pâtes transparentes à la couleur de carmin ; il s'en approcha, pas à pas, par circonvolutions, jusqu'à ce qu'il se fût arrêté, debout en face du marchand, qui crut avoir trouvé un acheteur, et qui attendit que l'argent parût ; mais l'argent ne paraissait pas, et le chaland, immobile, dévorait du regard plus de cotignac que son estomac n'en aurait pu contenir ; il se pourléchait les lèvres, comme un chat qui va s'élancer sur un bon morceau, et il souriait avec une perfide hypocrisie, en remuant ses mâchoires à vide. – Co, co, cot, cot, coti ! coti, cotignac ! répétait le marchand, en criant à tue-tête, pour exciter davantage la convoitise du petit gourmand. Mon cher enfant, c'est du véritable cotignac de la bonne ville d'Orléans, du cotignac royal au sucre et au vin blanc : ce soir, ma boutique sera toute épuisée, sans que les rats s'y mettent. En voulez-vous pas goûter ? – Certainement ! j'en goûterai volontiers ! reprit d'Assoucy, qui oubliait la condition sous-entendue de payer comptant. Ce cotignac a le teint plus clair et plus rose qu'une fille de quinze ans ; ce cotignac est digne d'orner les buffets du Louvre ; ce cotignac est divin, et vous méritez d'être complimenté par messieurs les échevins de la bonne ville de Paris, pour l'avoir apporté de si loin. Je vais vous envoyer un tas de gens qui se battront afin d'acheter toutes vos bottes : baillez-moi seulement, s'il vous plaît, la plus petite, que j'y goûte, suivant votre honnête intention. Le marchand de cotignac excitait la convoitise du petit gourmand. – Merci de vos louanges, mon ami. Prenez la plus grande boîte moyennant un écu, et mangez-la dévotement, pour l'amour de moi. Rien qu'un écu ! – Vous êtes le plus généreux homme que je sache, dit le drôle en s'emparant d'une boîte qu'il eut mise à sec en un tour de langue. Je saurai reconnaître ce don gracieux. – Il suffit de me donner un écu, répétait le marchand, qui devint pâle à l'idée seule du péril que courait son bénéfice ; non un écu d'or de cinq livres, mais un écu blanc de soixante sous, et j'ose déclarer que nul autre ne fabrique de cotignac à si bon compte. Vous plaît-il de choisir une seconde boîte et de payer toutes les deux ensemble ? – Volontiers ! J'irai jusqu'à trois, riposta d'Assoucy, faisant main basse sur le cotignac, et je vous assure ma chalandise : quant à l'argent, bonhomme, allez voir à la Monnaie, s'il y est venu. – Au voleur ! cria le marchand, qui ne fut que trop convaincu d'avoir été dupé ; arrêtez ce filou effronté ! Il a mangé mon cotignac et ose nier sa dette ! mordienne !… Que ce méchant garçon me montre l'âme de sa bourse ; sinon, je le mène aux prisons du Châtelet ! – Ma bourse est en la poche de quelqu'un, allez-y voir ! dit le voleur, affectant bonne contenance, au lieu de s'enfuir. Je ne vous ai pas trompé, monsieur du cotignac ; je n'ai fait qu'accepter votre offre obligeante de goûter vos pâtes, que je déclare exquises et incomparables. Or donc j'invite les bonnes gens ci-présentes à en prendre aussi, s'ils ne me croient sur parole. Prenez, Messieurs ! cela ne coûte qu'un grand merci. Le marchand se désolait et jurait que son cotignac n'avait pas été payé ; d'Assoucy lui rendait invective pour invective, et le raillait en termes si gais, que les passants s'arrêtaient pour rire aux éclats. La mine irritée du vendeur et la grimace sardonique du trompeur présentaient un contraste amusant, et personne n'aurait pris parti pour le premier, si le second n'avait de longue date amassé bien des haines qui saisirent cette occasion de vengeance commune. Aux rires succédèrent les murmures et les menaces ; ceux qui avaient eu à se plaindre de l'impertinence loquace et de l'habile rapacité de ce petit mauvais garnement entraînèrent l'opinion des indifférents, et d'Assoucy remarqua que les visages se rembrunissaient autour de lui, et que la presse des curieux, en s'épaississant, lui fermait déjà la retraite : il baissa le ton et les yeux avec inquiétude. – C'est lui ! disait-on à ses oreilles, c'est le plaisant du Pont-Neuf ! Il a pendu une queue de vache au dos de ma femme ! – Il m'a nommé l'oison plumé ! – Oui-dà, il vint m'appeler, l'autre jour, à cause de ma perruque blonde : M. le soleil de la rue des Marmouzets ! – Il a soustrait de mon ouvroir un jambon de Pâques ! – Il a cassé hier le vitrage de ma fenêtre ! – Il ronge, mieux qu'une souris, mon beurre et mon fromage ! – Vraiment, il semble que je chauffe le four sans cesse à son usage, sans voir jamais l'ombre de sa bourse ! – Il a rompu les reins de ma chatte ! – Le malandrin attire mon vin, par le soupirail de ma cave, à l'aide d'un tuyau de paille ! – En prison ! à l'amende ! Il a mérité mieux que la potence ! Charles d'Assoucy, effrayé de ces menaçantes récriminations qu'il avait peine à démentir par signes négatifs (car la rumeur couvrait sa voix), et se voyant cerné de toutes parts, fut sur le point de crier grâce et d'avouer tous ses méfaits. On se préparait à l'arrêter et à le conduire devant le lieutenant civil au Châtelet, lorsque, profitant de la diversion causée par le récit du vol que le marchand exagérait de plus en plus, il réussit à percer la foule, en baissant la tête, en se faisant mince et fluet. On ne s'aperçut de son évasion, qu'au moment où il courait de toutes ses forces, et la foule aussitôt s'ébranla, en criant, à sa poursuite. D'Assoucy, prévoyant bien qu'il ne pouvait lutter de vitesse avec tant de jambes plus grandes que les siennes, se jeta brusquement dans un autre groupe aggloméré devant le Savoyard, qui chantait, en ce moment, des couplets satiriques contre le maréchal d'Ancre, favori de la reine-mère et régente Marie de Médicis, et à ce titre, fort détesté du peuple et des gens de cour ; ce groupe était donc trop attentif aux chansons pour avoir égard au passage presque invisible d'un enfant qui se frayait une route entre les jambes des spectateurs. Aussi, le fugitif parvint à se glisser sous la toile peinte de l'échoppe des musiciens, avant que les assistants fussent instruits de ce dont il s'agissait. Pendant ce temps, le tumulte s'étendait d'un bout à l'autre du pont, où chacun s'intéressait à la recherche du voleur dont on avait perdu la trace, si bien que tous les jeux et divertissements demeurèrent suspendus en un instant. – Holà ! petit page, cria le chanteur aveugle à son accompagnateur qui cessait de pincer du luth ; qu'est-ce donc ? Que se passe-t-il ? Mène-t-on pendre quelque pauvre diable ? Ou bien a-t-on enfin changé les sots ministres de Sa Majesté, récompensé le maréchal d'un beau logis à la Bastille, et fouetté par les rues madame son épouse, Léonora Galigaï ? Quel événement est-ce là ? – Moins que rien, monseigneur, répondit respectueusement le page de musique. J'ai pensé d'abord que les gens du roi venaient vous prendre pour vos chansons politiques ; mais ce n'est qu'un petit larron, qui a fait camus le marchand de cotignac, et qui s'est évadé parmi la presse. Pendant qu'on le cherche, vous plaît-il de déjeuner ? – Oui, ma fi ! la faim chante dans mes boyaux. Quant au voleur, je lui souhaite heureuse chance, surtout s'il veut enlever à tous les diables le singe et les marionnettes de maestro Fagottini. À ces mots empreints d'un aigre ressentiment, il étendit son poing fermé du côté des tréteaux de Fagottini, où le singe battait le tambour sans se soucier du bruit confus qui régnait sur le Pont-Neuf ; il entra dans son tabernacle, au moyen d'une échelle, et se déroba lentement aux regards de ses auditeurs, pendant que son page de musique était allé acheter, pour leur déjeuner, des saucisses chez le charcutier et du vin clairet chez le tavernier. Tout à coup le Savoyard, qui s'était assis devant une table avec autant d'aisance que s'il eût fait usage de ses yeux, sentit un obstacle à ses pieds qu'il voulut allonger, et, y portant la main vivement, rencontra un bras, une tête, puis un petit être vivant, qu'il tira de dessous la table, et qui n'eût pas donné signe de vie, sans une chiquenaude que l'aveugle lui appliqua sur le nez, et sans une rude secousse à laquelle il obéit en se mettant à deux genoux, dans la posture d'un enfant qui attend une correction souvent donnée et reçue. – Holà ! qui est celui-ci ? demanda le Savoyard, d'un accent terrible : encore quelque malin compagnon, qui s'est introduit céans pour piller mes chansons et ma musique ! J'ai promis d'étrangler le premier que je trouverais en flagrant délit de vol, fût-ce un fils de famille… Mordié ! pourquoi ne vas-tu pas récolter une riche moisson d'écus chez maître Fagottini, drôle ? – Parlez plus bas, compère, interrompit d'Assoucy qui ne se débattait point sous la vigoureuse étreinte du Savoyard ; sau- vez-moi de la prison, en m'honorant de votre benoîte sauvegarde. Ces gens sont trop outrés contre moi, qui ne les ai pourtant offensés, et s'ils me découvrent, ils n'auront pitié de mon âge, ni de mon innocence : j'en tremble ! – Ma fi ! c'est le voleur de cotignac, j'imagine, répliqua le chanteur, en ricanant. Tu as sans doute, petit drôle, l'innocence de Barrabas ou du bon larron de l'Évangile ? Eh bien ! je serai clément, et ne te livrerai pas, à condition que tu t'engageras à mon service, pour remplacer mon second page de musique, qui est mort hier de la gale. – Ne vous moquez pas, maître Philippe, un âne brait mieux que je ne chante, et je ne sais jouer d'aucun instrument, sinon de la pince, du croc et de la truche. – Tu parles l'argot des voleurs, mon fils, comme si tu avais ramé sur les galères du roi, mais je redresserai ton éducation boiteuse, je t'apprendrai à jouer du luth, à rimer des vers en vaudeville, à débiter de plaisants discours, et surtout à lâcher le ventre aux escarcelles ; enfin, tu deviendras, sous ma loi, poète, orateur et musicien. Charles d'Assoucy, séduit par ces belles promesses plus encore que contraint par la circonstance, signa son engagement, aux cris de la foule qui le cherchait, et renonça sans regret à la maison paternelle pour éviter la prison et ses fâcheuses conséquences. D'ailleurs, le Savoyard ne lui laissa pas le temps de la réflexion ; et, tirant d'un coffre la défroque du galeux défunt, invita son nouveau page de musique à s'en revêtir à l'instant. D'Assoucy hésita d'abord, et il faisait la moue, au souvenir de la maladie contagieuse à laquelle son devancier avait succombé ; mais il n'osa pas s'aliéner par un refus la bienveillance de son nouveau maître, et il se rappela qu'il avait souvent risqué plus que de gagner la gale ; il s'affubla donc, sans résistance, du manteau de velours rouge troué, des chausses de laine jaune, semées de taches, du chapeau de feutre à plumes fanées, et des autres insignes de sa profession future. Cependant, il éprouva un serrement de cœur, quand l'aveugle eut renfermé dans son coffre les guenilles que son nouveau page de musique venait de quitter, pour endosser la livrée de sa nouvelle profession ; c'était pour lui comme un adieu au monde, où son costume de baladin ne lui permettrait plus de se montrer. Ce déguisement l'avait changé de telle sorte, que son père même eût hésité à le reconnaître ; d'amples moustaches postiches achevèrent la métamorphose. D'Assoucy s'aperçut bientôt que la perte de sa liberté n'avait guère de compensations agréables, et s'il l'avait pu, dès le lendemain de son entrée en fonctions, il eût repris son ancien genre de vie ; mais il était gardé de près par son maître, et surtout par le premier page de musique, dont la jalousie ne fit que s'accroître, en raison des progrès étonnants qui signalèrent l'apprentissage musical de son jeune rival. Ce fut même la seule consolation du pauvre d'Assoucy, qui apprit à composer des airs et à jouer du luth, avec une si merveilleuse facilité, qu'au bout de six mois il surpassait de beaucoup les talents de son camarade : celui-ci en avait conçu une haine féroce contre ce dernier venu, qui lui disputait la faveur du Savoyard et du public. Le Savoyard n'était pourtant pas un maître commode, dont les bonnes grâces méritassent de faire des jaloux : il avait le parler aussi brutal que le geste, et ses colères suivaient leur libre cours à tort ou à raison, sans que la soumission la plus humble de la part de ses valets servît à le calmer. Il n'épargnait pas les coups ni les avanies à ses deux pages de musique, pour la moindre distraction, pour la moindre négligence, pour la moindre fausse note, dans l'exécution musicale dont ils étaient chargés : souvent, en public, il interrompait sa chanson, par un double soufflet distribué à droite et à gauche ; souvent il avait le pied aussi leste à frapper, que la main. D'Assoucy seul se regimbait et protestait contre ces admonitions imprévues, mais l'aveugle frappait de plus belle et ne voulait rien entendre. Ces inconvénients du métier se reproduisaient, chaque jour, sans amener au moins quelque dédommagement ; le Savoyard était frugal dans ses repas, mais les deux pages avaient à pâtir de ses rares excès de boisson ; l'ivresse l'excitait alors à battre monnaie sur la joue de ses deux esclaves, suivant sa propre expression ; car il ne les aimait pas et les regardait comme des outils à lui appartenant. Grossier, inaccessible à tous les sentiments d'affection et de reconnaissance, il subissait à la fois l'influence de deux haines également implacables, d'une nature différente : l'une noble et hardie, contre l'Italien Concini, maréchal d'Ancre, qui tenait le roi en tutelle et la reine régente en servage ; l'autre, basse et misérable, contre les marionnettes et le singe de Fagottini qui faisaient une concurrence redoutable à ses vers et à sa musique. D'Assoucy conservait, d'ailleurs, son insouciance, et ne trempait pas dans les deux haines de son maître : il ne connaissait que de nom le maréchal d'Ancre, et il se divertissait au spectacle du singe et des marionnettes, contre lesquels le premier page de musique tramait sournoisement un complot, pour être utile et agréable au Savoyard. D'Assoucy, aspirait à se soustraire à cet esclavage insupportable et essaya d'abord de l'adoucir par les licences qu'il se permettait en trompant les yeux toujours ouverts de son perfide collègue et la perspicacité clairvoyante de l'aveugle ; il regrettait ses bonnes aubaines d'autrefois et son aventureux vagabondage dans Paris, honteux qu'il était de se voir réduit à voler le chétif souper et le vin aigrelet de son tyran. Combien de fois, en reconnaissant ses frères et amis au milieu de l'auditoire du Savoyard, combien de fois ouvrit-il la bouche pour les appeler à son secours ! Mais un coup d'œil jeté sur son grotesque déguisement lui faisait monter le rouge au front et le forçait à se taire. Il n'aurait pas rougi d'être pris en flagrant délit dans l'accomplissement d'un vol adroit ou audacieux, et il se croyait avili par son costume de baladin ! Il ne se contenta pas de faire main basse sur le maigre ordinaire du Savoyard, qui, s'apercevant de la diminution des parts à la mesure de son appétit et de sa soif, grondait entre ses dents et rudoyait son premier page, seul chargé de régler et de diriger toutes les dépenses de la table. D'Assoucy se réjouissait des mauvais traitements qu'il attirait ainsi sur le dos de son compagnon. Quant à lui, qui avait le rôle de présenter le bassin à la ronde pour la récolte pécuniaire parmi les auditeurs du Savoyard, il faisait rapidement passer les pièces de monnaie dans sa poche, et souvent rapportait le bassin vide au chanteur aveugle, qui murmurait contre le malheur du temps et le resserrement des bourses. D'Assoucy raflait toujours la meilleure partie de la recette. Le lundi 14 avril de l'année 1617, il attendait que son maître eût achevé de chanter un nouvel air sur les courtisans ; et, assis au coin de la balustrade de l'orchestre, il contemplait de loin, en se rongeant les ongles, trois malheureux, qu'on venait d'attacher au grand gibet, dressé au bas du Pont-Neuf, pour l'épouvante des langues légères et satiriques ; car ce n'étaient pas des malfaiteurs qui méritassent la corde, mais bien de pauvres bourgeois coupables seulement d'avoir désapprouvé, tout haut, la marche des affaires publiques ou injurié le maréchal d'Ancre. Aussi, personne n'osait plus exprimer son mécontentement avec franchise, depuis que les paroles imprudentes étaient punies de mort, sans forme de procès. Soudain de grandes clameurs retentirent du côté du Louvre, et la ville entière cria d'une seule voix : Vive le roi ! Concini, en se rendant chez le roi avec une escorte de ses partisans, avait été assassiné, sur le Pont-Tournant du Louvre, par les favoris du jeune prince, qui, empressés de succéder au maréchal d'Ancre, ensanglantèrent ainsi le commencement du règne de Louis XIII ; mais ce crime, exécuté au moyen d'un lâche guet-à-pens, satisfit la fureur du peuple contre les conseillers de la reinemère, et la joie publique se révéla par des atrocités. Le corps du maréchal, enterré en secret, le soir même, sous les orgues de Saint-Germain-l'Auxerrois, devint le jouet de la populace, qui, par vengeance, le traîna dans les ruisseaux, avant de le brûler sur le Pont-Neuf. Le Savoyard ne fut pas le dernier à célébrer la délivrance du roi et de la France : il improvisa une complainte bouffonne sur la Passion du seigneur Concini et sa descente aux enfers. Cette pièce eut les honneurs de l'à-propos. Ce jour-là, le singe et les marionnettes de Fagottini furent abandonnés : d'Assoucy ne cessait pas de faire circuler le bassin, où pleuvaient les liards, les sous et même les écus ; tout le monde apportait son offrande à la poésie et à la musique ; mais le malin page, songeant à profiter de cette abondante recette qui ne se renouvellerait peut-être pas de sitôt, détournait très adroitement à son profit le cours de ce Pactole inusité, qui roulait de plus grosses pièces qu'il n'en avait jamais vues dans son plat de cuivre ; il se jetait si avidement sur ce butin, que ses dix doigts ne lui suffisaient pas pour prendre ; et l'aveugle, à qui revenait, après chaque tour de quête, le bassin allégé de la moitié de son poids, n'était pas peu surpris que la générosité de l'auditoire fit tant de bruit pour un si modeste résultat : depuis longtemps il soupçonnait la probité de ses pages de musique, et il prêta l'oreille au son des espèces de billon et d'argent, qu'il comptait tout bas à mesure qu'elles tombaient dans le bassin ; ses calculs se trouvèrent faux de tout ce que s'était adjugé le voleur, avant de rendre le reste de sa collecte. Le Savoyard faillit éclater de rage, en acquérant la preuve certaine de la supercherie de son second page de musique, et il fixa sur lui des yeux blancs sans regard, comme pour épier un geste ou un mouvement de main accusateurs ; il interrogeait de toute la puissance de l'ouïe les bruits vagues et indécis qui pouvaient l'aider à surprendre en flagrant délit le larron, de manière à lui ôter la ressource de nier l'évidence. D'Assoucy se fiait aveuglément à l'infirmité permanente de son maître et à l'absence momentanée de son camarade, pour cacher à peine les continuels larcins qui enflaient ses poches, lorsque le Savoyard, qui se tenait derrière lui, le coiffa d'un énorme coup de poing et l'arrêta la main pleine. – Mordié ! s'écriait-il en blasphémant et en réitérant les bourrades, nierez-vous, messire le fripon, que vous me ravissez le plus clair de mon bien ? Çà, messieurs, dit-il en s'adressant aux témoins de la scène, je vous interpelle tous : quel châtiment mérite ce fourbe qui s'enrichit à mes dépens ? Admirez, messeigneurs, comme vos dons et charités enrichissent ce gueux d'hôpital ! Mais je ne suis pas si privé d'yeux qu'on imagine, car le sort m'a planté des yeux aux oreilles. Ô le mécréant, fils de Juif et d'Arabe ! combien de sous marqués se sont évanouis entre ses doigts ! L'ingrat, que j'ai retiré du péril de la prison et de pire, me paie de la sorte ma folle humanité ! Mordié, pour le punir, je m'en vais le battre, devant vous, en gamme chromatique. Le Savoyard, sourd aux supplications de l'enfant qui se débattait de toutes ses forces, lui déboucla ses chausses, d'où l'argent volé tombait en s'éparpillant, et lui infligea publiquement la punition du fouet, qui n'était pas encore banni de la justice légale. D'Assoucy, essoufflé de résistance et de prières, subit héroïquement ce supplice, et se vengea en piquants jeux de mots, quand il se retrouva debout sur ses pieds, et ne montrant plus que son visage narquois à l'assemblée. Les spectateurs qui avaient ri de cette exécution rirent davantage des plaisants quolibets que la colère inspirait au patient ; le Savoyard, déconcerté par cette verve d'invectives, proposa lui-même, à son page des conditions de paix, qui ne furent pas acceptées ; ce ne fut qu'une trêve de part et d'autre. Sur ces entrefaites, une horde de sauvages de la lie du peuple se précipita sur le Pont-Neuf, où le gibet avait été, pendant la nuit, renversé et brûlé : le cadavre du maréchal d'Ancre, horriblement outragé, servait de jouet et de trophée à ces misérables, parmi lesquels des femmes, d'horribles mégères, se distinguaient par leur acharnement sur ces informes restes, souillés de sang et de boue. On chantait en chœur d'odieux couplets, on dansait autour de ce pauvre corps défiguré ; on mêlait le nom de la reine mère à celui de son ministre favori, dans un chaos de malédictions à la mémoire du défunt ; ensuite on traîna le cadavre vis-à-vis le Cheval de bronze et on le dépeça par morceaux, en criant toujours : Vive le roi ! Des paysans de la province achetèrent des lambeaux de cette chair saignante, pour l'emporter avec eux, et il y eut des monstres qui en mangèrent, pour mieux assouvir une haine abominable qui survivait à la victime. – Mordié ! je veux aussi aller le voir, ce damné Italien ! dit le Savoyard, oubliant qu'il était aveugle. Vraiment, je ne le verrai point, mais je le toucherai et tâterai, à l'endroit de ses blessures, que j'eusse voulu faire moi-même. Viens çà, Charlot, conduis-moi, en pinçant du luth, tandis que je chanterai gratis la complainte du détestable Concini. D'Assoucy, qui gardait trop de rancune à ce brutal aveugle pour se résigner à une plus longue servitude, crut l'occasion opportune pour s'enfuir, à la faveur du tumulte ; il eut soin d'emporter le petit trésor qu'il devait à ses vols journaliers et qu'il avait enfoui sous un pavé ; puis, se recommandant tout bas au dieu des aventuriers, il accompagna son maître, en jouant de la musique, pendant que celui-ci hurlait ses fureurs poétiques contre la mémoire de l'Italien Concini. Mais la foule était plus curieuse de voir que d'écouter, et le Savoyard se plaignait de ce qu'on ne lui ouvrît point un chemin jusqu'à l'objet inanimé de son fougueux ressentiment ; la difficulté d'avancer augmentant à chaque pas, d'Assoucy donna tout à coup un croc en jambe à l'aveugle, qui, en perdant l'équilibre, entraîna dans sa lourde chute plusieurs de ses voisins, aux vêtements desquels il s'était accroché. Ils tombèrent les uns sur les autres, en jurant tous à la fois et s'entortillèrent mutuellement, sans pouvoir se relever, tandis que d'Assoucy se hâtait de gagner le large. – Ô le traître ! ô le félon ! se mit à crier le Savoyard, attribuant aussitôt sa culbute à son page, qu'il soupçonnait d'avoir pris la fuite ; à l'aide ! au secours ! bonnes gens, arrêtez-le, ramenez-le-moi, je vous prie ! Il court à belles jambes de ce côté, vous le reconnaîtrez à son habit de perroquet. C'est un larron, c'est lui qui a volé le cotignac ! C'est lui qui volait le produit de mon travail ! Nous le ferons pendre au son de ma musique. D'Assoucy, qui s'éloignait en tapinois, après avoir fait choir son maudit aveugle, fut frappé de terreur, quand il l'entendit se déchaîner ainsi en amères récriminations : le vol de cotignac, qu'on lui reprochait à haute voix, vint se représenter vivement à son esprit, et il se persuada que plus d'un passant en avait été témoin. Il s'imagina aussitôt que tous les regards, que tous les sourires le désignaient comme le voleur de cotignac : sa vue s'obscurcit, ses membres tremblèrent, ses idées s'égarèrent, ses jambes se dérobèrent sous lui : il faillit se livrer lui-même, faute de pouvoir s'enfuir. Il errait sur le pont, d'un bord à l'autre, sans savoir quelle route tenir, ni quel parti prendre ; il croyait voir partout des mains s'étendre vers lui pour le happer, et il eut beau marcher en tous sens, le Cheval de bronze avait l'air de le poursuivre toujours ; enfin les cris de l'aveugle se rapprochèrent, répétés de bouche en bouche, et le cotignac devenait pour le voleur un spectre menaçant. Effaré, haletant, il s'arrêta devant la Samaritaine et se glissa, par un passage noir qui s'offrait à lui, dans un escalier en limaçon, qu'il descendit en larges enjambées, sans s'inquiéter de savoir où il était et où il allait, pourvu qu'il échappât aux regards de mille spectateurs. Peu s'en fallut qu'après une année d'intervalle il eût une indigestion de cotignac. Enfin il respira, en se trouvant dans un lieu voûté, obscur et solitaire, qui ressemblait à une cave, et il espérait n'avoir plus rien à redouter, lorsque le bruit d'une porte qu'on fermait, en haut de l'escalier, à doubles verroux et à triples serrures, lui apprit qu'il était prisonnier. Alors il craignit de n'avoir échappé à un péril, que pour tomber dans un pire. Allait-il être condamné à mourir de faim dans un horrible cachot ? Il regretta de n'avoir pas été ressaisi par le Savoyard, fût-il à demi mort entre les mains de ce brutal ; il eut l'idée de pousser des cris perçants pour se faire entendre du dehors et pour qu'on vînt le délivrer. Tout à coup, son effroi prit le caractère du vertige, quand un coup d'œil, jeté autour de lui parmi les ténèbres, lui fit croire qu'il n'était pas seul, comme il l'avait pensé d'abord, et que les habitants de ce sombre repaire étaient venus là pour le recevoir. Ce fut une vision surnaturelle, un aspect inouï et mystérieux, que l'assemblée de vingt ou trente personnages des deux sexes, droits, immobiles et muets rangés contre la muraille. Ces fantômes, dont les vêtements et les joyaux brillaient dans l'obscurité, avaient l'air de tenir cour plénière, en silence, au fond de cette cave, et si leurs costumes magnifiques n'eussent pas annoncé des seigneurs et des princes de la plupart des nations de l'Orient, on aurait pu supposer que c'étaient des êtres du monde idéal, des spectres ou des démons, tant leur réunion, dans un pareil endroit, tenait du merveilleux. D'Assoucy n'était pas peureux ; mais son imagination, exaltée par la lecture de quelques histoires romanesques et surtout des Métamorphoses d'Ovide, sortait volontiers des limites du vrai et du vraisemblable : il ne prit pas le temps de réfléchir, il n'eut pas même le courage de regarder en face ces êtres singuliers, qui n'avaient encore ni bougé, ni parlé, et qui ne lui demandaient pas compte de sa présence : il courut, tout hors de lui, pour chercher une issue, pour s'arracher à ce terrible cauchemar ; son effroi multipliait le nombre et grossissait la forme de ces fantastiques apparitions. Malgré l'épouvante qui paralysait ses sens, il se trouva au pied de l'escalier, qu'il commençait à gravir péniblement pour revoir la lumière du soleil et le séjour des hommes ; mais il n'avait pas franchi la dixième marche, qu'il entendit les degrés de pierre retentir, au dessus de sa tête, sous les bonds d'un être vivant, qui venait d'en haut et qui, l'ayant heurté violemment, se cramponna en grognant à son collet. Le pauvre enfant, stupéfait de cette rencontre offensive, frissonna de tous ses membres, le corps mouillé d'une sueur froide, et, pour la première fois de sa vie, il pria le bon Dieu de le défendre contre la griffe du diable. Cette prière mentale lui rendit un peu d'énergie, de telle sorte qu'il put arrêter et serrer dans ses bras un animal velu, porteur d'une longue queue, qui faisait présumer l'existence des cornes accessoires pour compléter les attributs de Satan en personne : or, l'animal ou Satan luimême, étonné et irrité de se sentir captif, s'agita de toutes ses forces et mordit au sang le visage de son adversaire. Une lutte s'engagea entre l'homme et la bête, qui s'étreignaient mutuellement, qui se déchiraient des ongles et des dents, qui se lançaient d'un mur à l'autre, et s'épuisaient en efforts successifs et réciproques : par intervalles, un cri de douleur, un soupir de fatigue, un grondement de rage. D'Assoucy éprouvait la cruelle agonie d'un mauvais rêve, qui s'achève péniblement entre la veille et le sommeil, et que vont dissiper les premiers rayons du jour ; enfin, égratigné, mordillé et maltraité par le démon inconnu qu'il combattait dans l'ombre, il appela toute sa vigueur à un assaut désespéré, qui acheva son triomphe ; il coucha son ennemi sur la pierre humide de l'escalier, et lui pressant la poitrine avec le genou, il l'étouffa, sans autres armes que ses dix doigts. Un râlement entrecoupé fut le signal de sa victoire, et l'ennemi mort lui parut moins redoutable : le démon n'était qu'un singe, et cette découverte inattendue enhardit le vainqueur, au point de lui permettre de promener ses yeux autour de lui et d'explorer la retraite que la hasard lui avait offerte. Sa terreur panique ne survécut pas au malheureux singe, qui gisait à l'entrée du caveau, comme une sentinelle morte à son poste ; il osa pénétrer jusqu'au fond du souterrain, et s'approcher des spectres formidables qui l'avaient tant effrayé et qui n'étaient autres que les marionnettes du signor Fagottini. Cet opérateur italien, qui, en sa qualité de compatriote, avait toujours été un dévoué partisan du maréchal d'Ancre, s'était hâté, au premier avis qu'il eut de l'assassinat de son protecteur, de mettre en sûreté toute sa fortune, c'est-à-dire son singe et ses acteurs automates, dans le souterrain que lui louait à bail Linclair, le gouverneur machiniste de la Samaritaine. Ce souterrain, qui traversait la seconde arche du pont, sous la chaussée, avait été ménagé lors de la construction du PontNeuf, pour servir de cave aux maisons qu'on devait élever primitivement de chaque côté de ce pont, et il n'avait pas été comblé depuis. C'est là, dans cette galerie ténébreuse, à la voûte suante et au pavé moussu, que Fagottini emmagasinait le matériel de son théâtre en plein vent : décorations, garde-robe dramatique, acteurs au rebut et à la retraite, débutants non encore façonnés ; cette fois, la troupe tragi-comique y siégeait tout entière sous la garde du singe. Charles d'Assoucy eut le cœur gros et les larmes aux yeux, en s'accusant d'avoir tué son bon ami le singe, qu'il avait tant de fois festoyé d'oublies et de gimblettes, à la barbe du Savoyard. Après un court instant accordé à cette oraison funèbre, après une enquête des localités, après enfin une visite de curiosité à chacun des hauts et puissants seigneurs de bois, qui étaient pour lui de vieilles connaissances, d'Assoucy demeura convaincu de l'inutilité de ses tentatives pour sortir immédiatement de ce souterrain ; il résolut donc d'accepter sa destinée avec une stoïque résignation, mais, pour passer le temps et se désen- nuyer, il se hissa jusqu'à l'ouverture d'une petite lucarne, par laquelle il aurait pu s'amuser, en toute autre circonstance, à cracher dans l'eau pour faire des ronds et à saupoudrer de poussière les bateliers qui passaient sous la seconde arche du PontNeuf. L'ébranlement des pas et le son confus des voix cessèrent de retentir sous la voûte du pont ; la nuit était venue, et on entendait encore, le long des rives de la Seine, les cris de : Vive le roi ! se mêlant à des cris de joie et de vengeance, comme les derniers échos de l'odieux assassinat commis dans le Louvre par ordre du jeune Louis XIII : d'Assoucy avait vu jeter dans la rivière les cendres du maréchal d'Ancre. Quand le silence se fut reposé sur la ville plongée dans l'obscurité, il n'espéra plus qu'on vînt lui rendre la liberté avant le lendemain, si toutefois l'on devait venir. Il entendit avec chagrin le carillon de la Samaritaine, qui sonnait l'heure du couvre-feu : tout Paris avait soupé, excepté lui. Affamé et altéré, grelottant de froid, il choisit, afin de s'y blottir, le coin le plus reculé de la cave, et s'enveloppa d'une vieille tapisserie, pour dormir, au lieu de souper. Il dormait donc de bon appétit, depuis deux heures, et se rassasiait, en rêve, des plus excellents mets : il fut réveillé par le bruit lointain d'une porte qu'on ouvrait et qu'on refermait avec précaution ; puis, il entendit les pas de deux personnes qui descendaient ensemble dans l'escalier. Ce n'était point un songe, et il fut sur le point de s'élancer vers ses libérateurs ; mais, à la clarté d'une lanterne de corne, que portait l'un des deux arrivants, il reconnut avec douleur le Savoyard conduit par son page de musique. Il se demandait tout bas quel malin génie se plaisait à lui forger de nouveau la pénible chaîne qu'il avait brisée avec tant de peine, et il pleurait d'avance sur son évasion manquée ; mais il ne tarda pas à s'assurer que ce n'était pas lui qu'on cherchait pour le ramener en servitude : la conversation du maître et du valet suffit pour le tirer d'erreur et le tranquilliser à ce sujet. – Mordié ! la plaisante vengeance que tu as inventée ! disait le Savoyard, avec une émotion de plaisir qui déridait son austère physionomie. Vite, attaquons les marionnettes de Fagottini, et taillons-les en pièces. Où sont-elles ? Ne les vois-tu pas ? Elles doivent être ici certainement. J'ai hâte de les fouler aux pieds, pour leur faire expier les torts que ce mécanicien étranger a faits à ma musique. – Il semble que le Ciel seconde notre querelle ! s'écria le page, qui, heurtant du pied le cadavre du singe, dirigea vers cet objet indistinct le rayon de la lanterne. Voici déjà le grand singe du signor Fagottini, qui a rendu l'âme sans coup férir, et avec lui s'en va en fumée la gloire de son théâtre ; voici maintenant la loge des acteurs de bois, qui sont à notre merci et que nous allons mettre à mal. – Bien, mon fils ! dit le Savoyard, en poussant du pied le corps du singe. Le temps des représailles est venu : hier l'Italien Concini mourut, aujourd'hui l'Italien Fagottini sera ruiné. Ça ! remets entre mes mains ces méchantes bêtes de marionnettes, et, mordié ! je veux chanter faux comme un âne rouge, si je fais grâce à pas une. Bien ! donne-moi tous ces coquins d'acteurs ! J'en veux faire un massacre général, plus complet que le massacre des saints Innocents. Je me réjouis de songer à la piteuse grimace que fera monsieur mon voisin du Pont-Neuf. Le Savoyard, qui ne perdait pas les moments en paroles, soulageait ainsi son humeur vindicative par un monologue d'injures et d'amères railleries, pendant qu'il démembrait et disséquait avec un féroce plaisir les automates, que son complice lui apportait un à un, en faisant solennellement le panégyrique des personnages dans les divers rôles où ils avaient obtenu le plus de succès. D'Assoucy riait tout bas de cette exécution à huis-clos, et plusieurs fois il faillit éclater en bruyante hilarité, au spectacle incroyable qu'il avait sous les yeux : le Savoyard, gravement assis sur les degrés de l'escalier, comme un magistrat en fonction, recevait des mains de son page chaque marionnette, à laquelle il adressait une allocution furieuse et qu'il condamnait ensuite capricieusement à différents supplices ; il arrachait les bras à celle-ci, et les jambes à celle-là ; il déchirait en lambeaux les robes dorées des princesses et cassait le nez à des majestés royales, le tout avec un véritable raffinement de cruauté, qui eût fait envie à un bourreau de la Grève. Un amas de membres rompus, de têtes brisées, de bustes défigurés et de débris confondus, ce fut bientôt tout ce qui resta de la troupe de ces innocents comédiens. Le Savoyard et son complice ne se retirèrent que fatigués de carnage, et contents de leur nocturne expédition, sans soupçonner que le secret en fût compromis, tous deux se félicitant d'avoir tué la concurrence dangereuse de Fagottini sur le PontNeuf. D'Assoucy avait la pensée de les suivre de loin, par derrière, et d'effectuer sa retraite à leur suite ; mais, en sortant, ils eurent grand soin de ne pas laisser ouverte la porte de l'escalier, qu'ils avaient trouvée bien fermée, avant de descendre dans le souterrain. Le grincement de la clé dans la serrure apprit au témoin de leur mauvaise action qu'il serait encore prisonnier, au moins toute la nuit. Il se résigna donc à prendre son parti, et, se vouant à la protection du hasard, qui pouvait seul le tirer d'embarras, il se rendormit du sommeil insouciant de son âge. Ce ne fut pas le jour qui le réveilla, mais un bras d'homme qui l'enlevait par les cheveux et qui le déposa, tout tremblotant, devant le cadavre du singe et les débris des marionnettes. Le seigneur Fagottini, les yeux hagards, les joues tremblantes et les lèvres blanches de colère, se préparait à interroger le coupable, en face de ses victimes. Le matin, dès l'aube, sous l'empire d'un sinistre pressentiment, que lui inspirait la mort tragique du maréchal d'Ancre, il était descendu dans son caveau, et le premier objet qui frappa sa vue avait été son pauvre singe étendu sans vie, la bouche ouverte et les yeux sortis de leurs orbites ; puis, le désastre irréparable de la nuit s'était offert à lui, dans toute son horreur. Ses chères marionnettes, qu'il avait quittées la veille en si belle santé, n'étaient plus que des débris méconnaissables ; il contempla d'un œil sec son malheur, posa la main sur la poitrine de son singe pour y chercher en vain un battement de cœur, remua du pied les morts et les blessés de sa troupe mécanique, invoqua dans sa langue maternelle les saints et les saintes du paradis, et s'interrogea lui-même pour approfondir le mystère de ces lâches assassinats. Le premier soupçon qui s'était présenté à son esprit tombait sur le Savoyard, et ce soupçon se changea en certitude, ainsi que la douleur en rage, lorsqu'il aperçut l'enfant endormi, qu'il reconnaissait pour l'avoir vu, la veille encore, au service du chansonnier aveugle du Pont-Neuf. Il ne pouvait douter que cet enfant, à l'instigation de son maître, ne fût sans doute le seul auteur du massacre des marionnettes et du meurtre du singe ; il l'avait donc considéré, un moment, avec une fureur muette, incertain de la vengeance qu'il choisirait contre ce petit coquin, mais étonné cependant de son paisible sommeil, qu'eût envié l'innocence, à côté des preuves trop certaines du flagrant délit. Il le secoua rudement, pour l'éveiller, et le mit sur ses jambes, tout ému et tout effrayé, en lui tirant les cheveux et les oreilles. – Malfaisant garçon, lui dit-il d'une voix claire qu'il s'efforçait de rendre tonnante, as-tu de quoi payer l'amende autrement que sur tes épaules ? Quelle méchanceté est la tienne d'avoir commis cet odieux attentat ! Mais tu n'en seras pas quitte pour la prison et le pilori ; j'en jure par le nom de notre saint-père le pape ! On te pendra de compagnie avec le scélérat qui t'a conseillé de me nuire de la sorte, en tuant mon singe et saccageant mes pauvres marionnettes ! – Grâce, monseigneur ! reprit d'Assoucy, qui comprit le danger de sa position : je vous proteste que ce n'est pas moi, qui ai fait cela. Je vous nommerai, s'il vous plaît, les coupables. – Oui-dà ! par le chef de saint Jean-Baptiste ! Bien fou qui se fierait à tes mensonges ! Certes, le Savoyard, que Dieu damne ! a conseillé ce beau dessein, mais c'est toi seul qui l'as exécuté. – Vraiment, mon bon seigneur, c'est ce vilain aveugle qui a fait le dommage, et je vous l'affirme bien naïvement, puisque j'étais caché là, où j'ai tout vu et tout entendu sans être découvert. – Par les mérites de la Passion ! ce sont bourdes et balivernes, maître fourbe ! Pense-t-on m'en donner à garder ? Comment un aveugle, tel que le Savoyard, eût-il su trouver seul le chemin de ma cave, pour commettre tels dégâts ? – Nul autre que lui, cependant, n'a fait rage contre vos machines, je vous l'atteste. Il est vrai que son méchant page de musique le conduisait et l'aidait bel et bien à saccager vos belles marionnettes. – N'es-tu pas toi-même page de musique du Savoyard, infâme ? Par la vénérée croix de Notre-Seigneur ! oseras-tu soutenir, aussi, que tu n'as point tué mon pauvre bonhomme de singe ? Tu as encore le visage égratigné de ses griffes et meurtri de ses dents. Çà ! je ne sais quelle pitié me retient de te mettre à mort, comme tu as assassiné cette digne bête, qui valait mieux que tu ne vaux et vaudras jamais. – Eh bien ! compère, répliqua d'Assoucy avec effronterie, quand j'aurais tué cette maligne bête, qui me combattait, le péché serait-il irrémissible ? Eussiez-vous mieux aimé qu'il me tuât et que vous en portassiez la peine en ce monde et dans l'autre ? Nous avons eu ensemble un furieux duel, je vous assure, et il s'en est fallu de peu que j'eusse le dessous. Je vous prie donc de me laisser aller… – Non, par les clés de saint Pierre ! petit vagabond ! interrompit Fagottini, en le saisissant de nouveau par les cheveux et le soulevant ainsi à deux pieds du sol. Tu seras fouetté par les rues et les carrefours, comme voleur de race, et M. le lieutenant civil, par devant qui je vais te mener, au grand Châtelet, a de bonnes cages de pierre pour les oiseaux de ton espèce, à moins que tu ne meures lapidé par le peuple, qui pleurera mon singe et vengera mes chères marionnettes. As-tu bien eu le farouche courage de mutiler et de détruire ces miracles d'un travail ingénieux ? Je voudrais pareillement te rompre, à plaisir, bras et jambes, et ensuite te tordre le cou ! – N'en faites rien, monseigneur, si vous êtes bon catholique ! s'écria d'Assoucy, à qui la faim et la crainte commandaient l'humilité suppliante ; soyez plutôt charitable, en me faisant l'aumône d'une miche de pain, pour remplir mon estomac à jeun, qui semble être sans fond, comme le tonneau des Danaïdes : ordonnez ensuite, de moi, ce qu'il vous plaira. – Par la damnation de Judas ! reprit Fagottini, en réfléchissant au parti qu'il pouvait tirer de ce petit drôle, resté en otage dans ses mains, pour répondre de l'attentat du Savoyard, je consens à te pardonner, à condition que tu veuilles me servir avec le même zèle que tu servais ton ancien maître. Il s'agirait de jouer du luth et de divertir les passants, au lieu et place de mon singe défunt. – Sans doute, je le veux bien, monseigneur, pourvu que vous me donniez abondante nourriture et de gros gages en surplus, sans aucune pitance de coups, chiquenaudes, nasardes, etc. Si tel est notre marché, je suis, de ce jour, votre tout dévoué serviteur. Le traité fut conclu de part et d'autre, avec un empressement qui ressemblait à de la bonne foi, et aussitôt il commença d'être en vigueur ; car, avant d'apporter à son nouveau valet la nourriture dont celui-ci avait le plus pressant besoin, Fagottini se l'appropria tout à fait, en l'habillant d'un vieux costume italien, dont la richesse primitive avait disparu sous une double couche de poussière et de crasse : c'était la livrée du singe aux grands jours de gala, et d'Assoucy, qui succédait directement à l'animal, quitta presque à regret l'habit galeux et la pauvre condition de page de musique. Il espérait que la métamorphose qu'on lui faisait subir ne s'étendrait point au delà ; mais Fagottini, pour mieux déguiser l'origine de son heureuse acquisition, lui barbouilla la figure et les mains d'une teinture noire, qui pénétrait dans les pores de la peau et y laissait une empreinte ineffaçable. L'infortuné d'Assoucy protesta vainement contre cette violation de son traité, qui, en faisant de lui le successeur d'un singe, ne lui imposait pas le devoir de devenir un nègre. Fagottini lui rit au nez, en jurant par tous les saints du calendrier que l'Afrique ne produisait pas de plus joli visage d'ébène. Dès ce moment, la discorde fut allumée entre le maître et son valet. Ce dernier se consolait du moins, à l'espoir d'un copieux et succulent repas ; mais le fourbe Italien ne lui donna que du pain bis et des oignons crus, en assaisonnant d'éloges hyperboliques cette prétendue chère de prince. D'Assoucy était tellement affamé, que les oignons crus et le pain bis ne lui parurent ni trop durs ni trop lourds, quoiqu'il n'eût que de l'eau pour les faire passer. Il avait pourtant rêvé un meilleur dîner, et il se prit à regretter d'avoir abandonné le Sa- voyard et perdu ainsi les bénéfices frauduleux qu'il pouvait détourner à son profit. Il se rappela alors qu'il avait oublié toute sa fortune, composée de quelques beaux écus, dans les poches de son ancien vêtement ; mais Fagottini, qui aurait entendu d'une lieue sonner un liard, avait déjà confisqué l'argent, et d'Assoucy eut le chagrin de voir son petit pécule s'engouffrer dans une énorme bourse de cuir bouilli, qui présentait une rotondité assez respectable. Cette inique spoliation ne fut pas soufferte sans véhéments reproches et gestes menaçants de la part du propriétaire de la petite somme, qui allait s'ajouter aux économies de son maître. Celui-ci, dont le rire redoublait aux emportements de son impuissant adversaire, le défia de s'enfuir, après l'avoir enchaîné à un anneau de fer, pour lui enseigner la patience et la résignation. Pendant que Fagottini écorchait son singe pour l'empailler, et raccommodait tant bien que mal celles de ses marionnettes qui n'étaient pas tout à fait hors de service, d'Assoucy, mis à la chaîne comme un animal domestique, cria, s'agita, écuma, puis pleura, puis s'apaisa ; il avait eu le temps de comprendre que, dans sa nouvelle condition, le plus sage était de se soumettre au joug de la nécessité et d'attendre une occasion favorable pour s'y soustraire, en prenant sa revanche, s'il était possible, contre son odieux bourreau. Il promit donc d'obéir désormais aux volontés du despote qu'il s'était donné, mais il se promit tout bas à lui-même de se dérober à cet ignoble asservissement. Hélas ! le pauvre garçon ne savait pas encore jusqu'où irait sa misère. Le lendemain, il suivit, en silence et la tête basse, Fagottini, qui avait, ce jour-là, le regard plus louche et plus faux, le sourire plus moqueur, le teint plus enluminé et l'abord plus impudent qu'à l'ordinaire ; tous deux montèrent sur le théâtre, veuf de ses acteurs mécaniques, et la toile fut tirée, aux sons du luth que d'Assoucy pinçait dans la coulisse. Le Savoyard et son page, enchantés du lâche coup de main qu'ils avaient fait pendant la nuit pour ruiner Fagottini, jouissaient d'avance de la situation critique à laquelle ils croyaient avoir réduit l'inventeur des marionnettes : ils se regardèrent avec étonnement, en reconnaissant le luth d'Assoucy qui jouait un de leurs airs ; ils ne doutèrent pas que leur élève ne fût passé dans le camp de l'ennemi. Mais l'apparition d'un musicien nègre, qui remplaçait le singe mort, déconcerta leurs espérances et les découragea tout à fait, en leur montrant que Fagottini n'était pas à bout de ressources, puisqu'il semblait avoir déjà trouvé le moyen de faire face à la perte de son industrie. Ils se reprochèrent même l'inutile destruction des marionnettes, lorsqu'ils virent la curiosité du public, alléchée par un nouveau spectacle, rassembler autour du théâtre de leur rival une foule plus nombreuse et plus impatiente que jamais, dans l'attente de ce spectacle. Les assistants cherchaient des yeux le singe et les automates de Fagottini ; on s'informait bien des causes de leur absence, attribuée à quelque indisposition subite de ces acteurs, mais on se demandait aussi à quel rôle était destiné ce nègre, qu'on n'avait pas encore vu sur la scène de Fagottini, et déjà chacun s'apprêtait à mettre la main à la poche, pour payer sa place et son plaisir. Le Savoyard ne remarquait pas de si avantageuses dispositions dans son auditoire clairsemé : il préludait tristement à sa fameuse complainte sur la mort du malheureux Conchine (on avait francisé ainsi le nom italien de Concini) ; mais l'événement qui avait fait le succès de cette complainte était vieux de deux jours, et la vindicte populaire s'était rassasiée sur un cadavre. On ne s'occupait même plus de la maréchale d'Ancre, qui, emprisonnée à la Bastille, devait être jugée pour crime de lèsemajesté divine et humaine, et condamnée six mois après, à être brûlée vive comme sorcière. L'apparition d'un musicien nègre. – Bourgeois et habitants de la célèbre et bonne ville de Paris, reine et capitale du monde, s'écriait le Savoyard, en accordant son instrument, je suis Philippe, dit le Savoyard, héritier légitime du poète grec Homère, auquel j'ai l'honneur de ressembler en ma qualité d'aveugle ; le Pont-Neuf est mon Parnasse, le Cheval de bronze est mon Pégase, et la Samaritaine est la source de mon Hélicon. Je veux aujourd'hui, si vous ne jeûnez de grasse gaieté, vous chanter la chanson pitoyable et récréative d'un cordonnier, qui se coupa la gorge de son tranchet, parce qu'il avait fait des souliers trop étroits à ses pratiques. Oyez, oyez, messeigneurs, oyez cette gentille poésie, la belle complainte de l'honnête cordonnier. L'annonce d'une chanson que recommandait un titre aussi piquant opéra un mouvement dans le public qui se partagea en deux groupes tumultueux, selon la préférence de chacun pour l'un ou l'autre spectacle ; mais le Savoyard n'eut pas plutôt en tonné sa chanson plaintive, que ses auditeurs lui furent enlevés par la langue dorée de Fagottini. – Bons chrétiens que tourmente le mal de dents ! disait d'une voix perçante le signor Fagottini, tandis que d'Assoucy gambadait à ses côtés en remuant les mâchoires, monsieur mon singe est mort hier, et mes marionnettes en ont pris le deuil. Avant qu'elles se soient consolées, ce qui ne sera pas de longtemps, puisque je les mène en Italie, à la cour de notre saint père le Pape, j'ai fait vœu d'arracher, gratis ou à petits frais, toutes les dents malsaines, puantes ou douloureuses, qui sont encore plantées dans vos bouches ; cela, s'il vous plaît, pour la gratitude singulière que j'ai toujours eue à l'égard des gens de Paris. C'est pourquoi je possède un miraculeux secret, pour faire repousser sur-le-champ les dents que j'ôte, de telle sorte que, deux jours après la dent arrachée, les choses se rétablissent d'elles-mêmes en leur premier état. On peut dire avec assurance que les plus grands saints du paradis n'inventeraient pas un remède plus efficace : par exemple, une vieille édentée retrouvera de quoi mordre, et je pourrais citer un vénérable cardinal, qui onc ne perdra plus ses dents, les ayant fait enlever toutes, dût-il vivre deux fois centenaire. Cette impertinente allocution, débitée avec une assurance emphatique, rencontra peu d'incrédules ; mais si chacun se rendait bien compte, à part soi, de ce qui pouvait manquer à sa mâchoire, personne n'osait courir la chance de l'essai du fameux remède. Fagottini avait déployé ses formidables tenailles d'acier, qui firent reculer d'abord même les plus intrépides, déterminés à tenter l'aventure et sacrifier une mauvaise dent pour en avoir une bonne ; il recueillit bientôt une brillante moisson d'écus blancs, comme l'expression palpable de la confiance et de l'intérêt des spectateurs. Il se rengorgeait avec suffisance, apprêtait les ustensiles de son métier, en agitant un collier de vieilles dents de cheval enfilées comme des perles : tout à coup il prit d'une main d'Assoucy par la tête, lui écarta les lèvres, avec l'autre main, et mit à découvert deux superbes rangées de dents, dont la blancheur contrastait avec la noirceur factice de son teint. L'enfant, que le menaçant appareil de l'art du dentiste avait troublé et inquiété, supposa naturellement une fâcheuse intention contre sa bouche, quand il se sentit saisi de la sorte à l'improviste par Fagottini ; il ne cessa de crier et de se débattre, qu'en entendant ces paroles rassurantes du perfide Italien adressées à son auditoire : Tout à coup il prit d'Assoucy par la tête. – Messieurs et mesdames, avisez cette denture plus aiguisée que canif, et plus polie qu'ivoire. Eh bien ! ce garçonnet avait de naissance toutes les dents ébréchées, gâtées et mal agencées : c'était un chaos piteusement entassé dans sa bouche ; or, il nous fallut arracher toutes ces méchantes dents pour les remettre en plus bel ordre, et la nature fut si rétive, qu'elles ne revinrent dans le bel état où vous les voyez, qu'à la troisième pousse. Tenez-moi donc pour ignorant et calomniateur, si demain cette dent-ci que je vous montre et qui n'est plus bonne à rien n'a produit nouveau germe et nouvelle dent, pour le triomphe de mon art ! Goûtez vous-même après, si cela fait le moindre mal à l'estomac ! Il voulut joindre l'exemple au précepte et fit semblant de tirer une grosse dent de la bouche de d'Assoucy, qui n'eut pas même le temps de se préparer à ce tour de passe-passe, et qui jeta un cri de douleur, en contradiction avec les promesses du charlatan. Celui-ci ne daigna plus s'occuper de son nègre, qui, pâle et tout en larmes, crut avoir perdu la dent et la voir toute sanglante entre les mains de l'opérateur. Fagottini prolongeait l'effet de ce coup de théâtre imprévu, par de burlesques commentaires. – Par sainte Appoline qui guérit les maux de dents ! disaitil en se pavanant : arracher ou plutôt extraire une dent, fût-ce la plus grosse et la mieux enracinée, c'est moins que rien, et la douleur a les airs du plaisir. Voyez mon petit négrillon, qui se soucie de sa dent comme d'un cheveu, parce qu'il sait qu'elle ne tardera pas à reparaître plus belle qu'elle n'était. Or, je vous convie à venir demain voir la dent neuve, qui aura poussé, cette nuit, et si ce n'est pas assez d'une pour vous convaincre, je veux en faire sauter deux trois, l'une après l'autre, tant la graine est abondante, tant le terrain est fertile. – N'approchez pas, abominable homme ! interrompit d'Assoucy à voix basse, épouvanté du regard satanique de l'Italien qui le menaçait de ses terribles tenailles : n'approchez pas, sinon je vous mords jusqu'au sang, je vous égratigne la face et vous crève les deux yeux ! – Mon fils, quelle mouche te pique ! reprit doucereusement Fagottini, qui ne voulut pas pousser à bout le désespoir du malheureux enfant, qu'il emporta dans ses bras derrière le théâtre, en lui disant, à l'oreille, de compter ses dents et de se taire. N'ayez pas peur, messires et mesdames, dit-il en reparaissant devant son public : mon nègre n'est point enragé, comme on pourrait le croire ; c'est une maladie qu'il prit en nourrice, pour avoir été piqué d'un serpent ; mais, dès que l'accès commence, j'ai grand soin de l'écarter du monde, afin qu'il ne blesse, ne morde et n'empoisonne personne. N'aurais-je pas plus sagement fait de lui arracher toutes les dents ? Cependant d'Assoucy jetait de tels cris, que le rusé Italien jugea prudent d'aller lui imposer silence, bon gré, mal gré, et n'essaya pas de le calmer avec de bonnes paroles : il se jeta sur lui, sans mot dire, et le serrant dans ses bras, à lui faire perdre haleine, pour l'empêcher de mordre et de crier, il le déposa évanoui dans le fond de l'échoppe ; puis, avant que l'enfant eût repris sa fureur avec ses sens, il le bâillonna et le lia de fortes cordes, comme un condamné à mort qu'on va mener à la potence. Après avoir pris cette cruelle précaution contre la peur et la fureur du pauvre garçon, il reparut en public et annonça que son nègre sortait à peine d'une violente crise, qu'il avait domptée, heureusement, au moyen d'un élixir, panacée souveraine contre toute espèce de maux. L'élan était donné, et ce fut à qui viendrait tendre la bouche aux tenailles de l'impitoyable exécuteur : le fauteuil consacré aux victimes de ses actives opérations ne restait pas vide une minute, et la concurrence augmentait à mesure que les dents tombaient autour de l'impassible Fagottini, qui se surpassa en adresse et en activité ; il ne déposait ses outils que pour recevoir le prix de ses services, quelquefois avec les malédictions de ses clients : quelquefois la gencive suivait la dent arrachée, ou bien, par quiproquo, la dent saine éprouvait le sort réservé à la dent malade, ou bien aucun effort ne réussissait à extirper une racine engagée profondément dans ses alvéoles ; mais, en général, sauf des cris d'hommes et des pleurs de femmes, chacun s'en allait en silence, la mâchoire plus ou moins dégarnie ou ébranlée, avec la consolante persuasion de voir les dents absentes repousser, la nuit même, par la vertu de l'élixir avec lequel on devait laver la plaie. – Par le grand saint Hubert, qui préserve de la rage ! répétait Fagottini, à chaque dent enlevée : empêchez que, pendant une heure, votre salive ne mouille la plaie saignante ; autrement ; i'élixir que je vous baille gratuitement, par dessus le marché, serait comme nul et sans puissance ; efforcez-vous aussi de retenir votre haleine, qui peut corrompre et détruire le germe de la dent à venir. Cependant d'Assoucy, en revenant à lui, avait gémi de se trouver bâillonné et garrotté comme un criminel ; son ressentiment ne fut pas diminué quand il reconnut que sa mâchoire était intacte et qu'il n'avait pas perdu une seule de ses dents, mais il ne détesta pas moins, dans son for intérieur, la barbarie tyrannique de l'arracheur de dents, qu'il eût voulu poignarder de sa propre main ; il se calma pourtant, en pensant que bien d'autres seraient plus maltraités que lui, et la souffrance qu'il avait ressentie en idée était compensée par la souffrance plus réelle des imbéciles badauds qui ajoutaient foi aux grossiers mensonges de leur bourreau ; il écoutait donc, en riant, les hurlements que Fagottini arrachait, avec les dents, à quelques-uns des patients. Mais il ne songea plus qu'à se dérober à de plus longs tourments, dès qu'il s'aperçut que la corde mal nouée n'entravait pas la liberté de sa main droite : il se servit de cette main pour se débarrasser de ses liens et de son bâillon. Aussitôt qu'il eut recouvré l'usage de ses membres, il oublia tous ses serments de vengeance et n'eut plus à cœur que de mettre en sûreté sa mâchoire ; il s'arma d'audace et de résolution, pour traverser le théâtre où Fagottini opérait en public, et l'affluence y était si compacte et si empressée, qu'il ne fut pas même remarqué dans la foule, au milieu du bruit ; déjà il se croyait sauvé, et son masque noir, qu'il avait effacé à demi avec un linge mouillé, ne pouvait plus aider à le faire reconnaître : par malheur, son cou et ses oreilles n'avaient point été débarbouillés comme sa figure. Fagottini, qui calculait sa recette d'après le nombre de clients que lui promettait la multitude de curieux arrêtés devant ses tréteaux, distingua dans cette foule mouvante une toque à plumes jaunes, qui cachait mal des oreilles et un cou de nègre ; il adjura saint Michel, vainqueur du diable, et laissant là les dents qui s'offraient à ses pinces infatigables, il s'élança au bas de son estrade, en interpellant le fugitif : il fendit la presse, et rattrapa par la manche l'infortuné d'Assoucy, qui, en se retournant à la secousse, rencontra la grimace horrible de son tyran ; le pauvre enfant joignit les mains avec désespoir, et, décidé à tout, plutôt que de se soumettre à cet homme impitoyable, il lui résista de toutes ses forces. – Par le martyre de saint Étienne ! disait Fagottini aux gens qui l'entouraient, toujours enclins à prendre parti pour le plus faible contre le plus fort ; c'est mon valet qui a ses attaques d'épilepsie, et, si je ne l'avais appréhendé au corps, il s'allait précipiter dans la rivière. Secourez-moi, s'il vous plaît, bonnes gens, pour l'emporter précieusement, comme un saint, jusqu'à mon laboratoire, où je trouverai bien un remède à son vilain mal. – Ne croyez pas cet imposteur ! criait d'Assoucy, implorant par gestes la pitié des assistants. Il m'a noirci le visage, pour faire de moi un esclave, comme si j'étais un nègre, et il m'accable de mille duretés, ce sorcier hérétique ! C'est moi qui suis le second page de musique du Savoyard ; souvenez-vous de moi, mes amis ! C'était moi qui jouais du luth et chantais à l'unisson avec mon maître Philippe, l'aveugle du Pont-Neuf ! J'aimerais mieux être esclave chez les Algonquins, que de subir la tyrannie de ce diable, de ce païen, qui bientôt m'écorcherait vif. Holà ! assistez-moi, bonnes gens, pour l'amour de Dieu, sinon il me tuera sans rémission ! Dites, je vous en prie, au bon Savoyard, mon ancien maître, qu'il me tire de cet enfer. – Mordié ! dit le Savoyard, frappé de cet accent plaintif, qu'il reconnut : c'est toi, mon fils, c'est toi, fin voleur de cotignac ! Dieu te garde, mon enfant ! Tu n'auras point en vain appelé le Savoyard à ton aide ! En parlant ainsi, l'aveugle, qui s'était fait instruire du sujet de ce tumultueux débat, descendit de son estrade, et, guidé par les voix, s'ouvrit un chemin, à travers la foule, jusqu'aux combattants sur lesquels il fit tomber au hasard ses lourds poignets, comme des marteaux sur l'enclume ; d'Assoucy, il est vrai, reçut la moitié des coups destinés au charlatan, qui était un champion indigne de l'Hercule de la chanson. Fagottini, néanmoins, ne lâchait pas l'enfant, qu'il présentait en manière de bouclier à son formidable ennemi : mais ce bouclier vivant, meurtri et contusionné, recommença ses plaintes pour intéresser les assistants à sa délivrance, déterminé qu'il était à ne jamais rentrer sous la domination de l'un ou de l'autre maître, également odieux et redoutés. – Ayez miséricorde, et le bon Dieu vous le rendra ! cria-t-il, en ne s'interrompant dans ses prières que pour éviter le choc de ce poing pesant, qui menaçait de lui briser le crâne chaque fois qu'il retombait. Sauvezmoi de ces deux ravisseurs, qui sont acharnés contre moi et qui me retiennent captif, malgré ma volonté, depuis une année de gêne, d'injustices et de privations. Je suis Charles Coypeau d'Assoucy, fils aîné d'un illustre avocat au Parlement de Paris, et peutêtre ma famille croit-elle que je suis défunt à cette heure. Un écu d'or à qui s'en ira avertir messire Coypeau d'Assoucy, mon père, en la rue des Grands-Augustins, où il demeure ! Compatissez à mon destin malencontreux, braves gens, si vous êtes des chrétiens, car vous voyez, sous ces guenilles de comédie, le fils d'un avocat renommé ! En vérité, je vous le dis, je suis Charles Coypeau d'Assoucy. – Est ce bien toi, mon bien-aimé Charlot ? s'écria un avocat en robe, qui, revenant du Palais, vint à passer, tout chargé de sacs à procès. Certes, messieurs, c'est lui-même, c'est mon propre fils, que j'avais perdu depuis l'an dernier ! Je vais, sur l'heure, dresser une procédure contre ces larrons d'enfant, et le jugement me vaudra une grosse somme pour les dommages qu'ils m'ont faits ! Ah ! méchants bohémiens, vous teniez à la chaîne ce gentil garçon de noble race, et vous le maltraitiez comme un âne rétif ? C'est bien, mes compères : nous compterons ensemble, et il n'est pas un soufflet octroyé à mon cher fils, que je veuille rabattre sur le prix, que je vous en dois réclamer. Viens çà, mon Chariot, viens baiser ton père, qui te promet justice contre ces corsaires ! L'avocat, trempant sa plume dans le galimard ou encrier pendu à sa ceinture, s'était mis en devoir de verbaliser, sur son genou, en guise de pupitre, et repoussait doucement son enfant prodigue qui l'assaillait de caresses. Le Savoyard et Fagottini, effrayés des menaces d'un personnage en robe, avaient brusquement tourné le dos, pour se soustraire au procès-verbal ; mais ils n'eurent pas plutôt regagné leurs tréteaux respectifs, que le peuple, indigné de cette aventure, voulut se venger de ces voleurs d'enfant, envahit leurs théâtres et y mit le feu, après les avoir cherchés eux-mêmes pour les brûler aussi. Le charlatan et le chansonnier, qui avaient eu le bonheur de s'enfuir, n'assoupirent qu'à force d'argent une affaire qui pouvait les envoyer, comme des forçats, ramer sur les galères du roi. L'expérience du malheur n'avait guère corrigé le jeune d'Assoucy, et sa conduite ne devint pas plus régulière, à mesure qu'il avançait en âge : il était trop paresseux pour se plaire à la profession de son père, et il préféra une existence aventurière à une vie tranquille et honorable. À l'exemple de son premier maître le Savoyard, il se fit poète et musicien, composant des airs de musique et des vers bouffons, parodiant les poèmes latins d'Ovide et de Stace, qu'il traduisit ou travestit en poèmes facé- tieux, jouant du luth dans les maisons des grands seigneurs et même à la cour de Louis XIII, voyageant avec son bagage poétique et musical, écrivant son histoire vagabonde, mal famé pour les désordres de ses mœurs, toujours gai et plaisant, toujours ivre et gueux, toujours en guerre avec Boileau, qui l'a immortalisé dans ses satires, comme le rival du poète Scarron et comme l'Empereur du Burlesque, ainsi qu'il s'était surnommé luimême. – Pauvre empereur du burlesque ! disait d'Assoucy, dans sa vieillesse : tu n'as pas même un morceau de pain à te mettre sous la dent ! LA MASCARADE DE SCARRON (1627) Paul Scarron, qui, au XVIIe siècle, acquit une bizarre réputation comme créateur du genre bouffon qu'il mit à la mode par ses ouvrages en prose et en vers, n'était pas infirme et contrefait de naissance, tel que son portrait nous le représente, avec le visage blême et amaigri, le front chauve, le cou tordu, les jambes arquées et le corps en Z, selon sa propre expression, et tel qu'il se dépeint lui-même dans une de ses lettres, où il regrette tout ce qu'il avait perdu, en disant : « Ah ! si le Ciel m'eût laissé des jambes qui ont bien dansé, des mains qui ont su peindre et jouer du luth, et enfin un corps très adroit ! » Il vint au monde, en 1610, sans le plus léger désagrément de nature, et son père, conseiller au Parlement de Paris, put se flatter d'avoir un successeur aussi bien fait qu'il l'était lui-même. Le jeune Scarron fut élevé avec soin, et son esprit se développa plus rapidement que son physique ; à douze ans, outre les études du collège qui ne suffisaient pas à son avidité de savoir, il rimait déjà, en style agréable, excellait à peindre la miniature, dansait à merveille et jouait du luth en s'accompagnant de la voix, compléments indispensables d'une éducation de gentilhomme, à cette époque où la poésie, la peinture, la danse et la musique étaient les bien-venues à la cour et à la ville. Scarron était d'une taille médiocre, mais élégante et gracieuse ; ses cheveux blonds, ses yeux bleus et son teint de femme, donnaient à sa physionomie une douceur, que ne démentaient pas son parler et son regard caressants ; il avait l'abord affable et le geste noble, avec cette exquise politesse qui était en usage dans les sociétés des beaux esprits. Malheureusement son père, dont le patrimoine avait été dévoré par d'anciennes dettes de famille, n'ayant pas les moyens de soutenir la position élevée que cet enfant était appelé à prendre dans la magistrature, fut contraint de lui ouvrir une autre carrière ; il décida donc que Paul Scarron entrerait dans les ordres ecclésiastiques. Cette décision, il est vrai, avait été sollicitée de longue date par un vieil oncle du jeune Scarron, et cet oncle, chanoine du Mans, riche de deux abbayes en Beauce, s'engageait à faire son neveu héritier de tous ses biens pourvu qu'il en fît un prêtre. Scarron, d'une humeur joviale et libertine, ne sentait aucune vocation pour les devoirs austères de la prêtrise ; mais il dut obéir à l'autorité absolue de ses parents et surtout à la tendresse qu'il portait au bon chanoine, dont l'indulgente affection ne se scandalisait pas trop des espiègleries du petit mauvais sujet ; d'ailleurs, celui-ci voyait, dans les commencements de sa nouvelle carrière, une occasion de se donner du bon temps, de prolonger les heures de sa liberté et de gaspiller gaiement les années de sa jeunesse, en attendant qu'il eût l'âge et les qualités d'un vrai chanoine ; il s'accommoda ainsi d'un apprentissage ennuyeux de théologie, qui ne l'empêchait pas de fréquenter les réunions les plus joyeuses et les plus dissipées, tandis que l'esclavage du métier de clerc de procureur ne lui eût permis que l'école buissonnière et les divertissements crapuleux de la bazoche. Content de son sort, il n'aurait demandé ni bénéfice, ni canonicat, si cette vie de plaisir avait pu durer toujours. Scarron n'habitait pas, à Paris, la maison paternelle, mais celle de son oncle, dans la rue d'Enfer, vis-à-vis le couvent et le vaste enclos des Chartreux, qui n'étaient pas encore enfermés dans l'enceinte des murs de la ville, laquelle ne s'étendait pas alors au delà de la place Saint-Michel. Le père de Scarron avait mis son fils sous la direction immédiate de son frère, le cha- noine, excellent homme, aussi dépourvu de fermeté que de jugement, et le jeune homme était censé travailler à son instruction cléricale, en suivant les leçons d'un célèbre professeur de droit sacré au collège de Montaigu, sur la montagne SainteGeneviève, et en observant la règle du noviciat des Pères Feuillants, qui étaient voisins de la demeure du bon chanoine. Mais Scarron n'entrait au noviciat, que par hasard, pour troubler les novices, boire le vin de leur cave et dépouiller leur jardin de ses fleurs et de ses fruits ; quant au collège de Montaigu, il n'y paraissait jamais, et lorsque son oncle venait à l'interroger sur quelque point de doctrine religieuse, le malin garçon éludait la question par un bon mot et citait les vieux auteurs français, Clément Marot et Rabelais, au lieu des Pères de l'Église. L'oncle riait en le grondant et finissait par rire sans le gronder, ce qui encourageait le neveu à continuer cette vie débauchée, qu'il passait au jeu de paume et au cabaret, rendez-vous ordinaire des seigneurs à la mode, en même temps que dans les ruelles et les bureaux d'esprit : c'est ainsi qu'on appelait les chambres et les salons des hôtels de la place Royale, où les beaux esprits et les précieuses tenaient leurs assemblées. Scarron jouait et buvait, le matin et le soir ; il menait de front la danse, la musique et la poésie : aussi, malgré sa jeunesse, était-il recherché pour ses talents et sa galanterie, dans ces assemblées qui composaient la belle compagnie à la mode. Il dépensait, en rubans, en passements d'or ou de soie, l'argent qu'il avait et surtout celui qu'il n'avait pas, car il empruntait sur son canonicat futur, pour avoir une toilette élégante conforme à sa bonne mine : enfin, à l'âge de dix-sept ans, il s'était déjà battu trois fois en duel. Étrange éducation pour un abbé ! À cette époque, le titre d'abbé, équivalant à un titre de noblesse, ne prescrivait rigoureusement rien autre chose que le célibat ; on avait une abbaye comme une ferme, et un abbé pouvait être courtisan, militaire, artiste, tout enfin, excepté homme d'église. On ne distinguait les abbés dans le monde qu'à leur petit collet et à leur costume noir. Il en était de même pour certai- nes abbesses, que la possession d'une abbaye ne rendait ni moins coquettes, ni moins aimables, et qui vivaientdans le monde plus librement que dans leur abbaye. Le roi nommait seul aux bénéfices, qu'il distribuait selon son bon plaisir, sans tenir compte de la position sociale ni du caractère personnel du postulant. Cette singularité, passée en usage, ne scandalisait pas même les gens d'une piété sincère. Paul Scarron devait la plupart de ses mauvaises habitudes à l'exemple pernicieux d'un ami, qu'il imitait en toute chose, comme un modèle parfait. Armand de Pierrefuges était une sorte de chevalier d'industrie, qui se disait noble à trente-six quartiers, et qui, à la faveur d'un nom sonore, se glissait dans les maisons les plus distinguées, où il se faisait remarquer par ses airs de gentilhomme, bien que le velours de son manteau, la soie de son pourpoint, et les rubans de ses chausses, n'eussent pas trop la fraîcheur irréprochable réclamée par la mode ; mais il suppléait de son mieux aux désavantages de sa toilette par une belle prestance, des manières recherchées et un verbiage spirituel. Il n'avait pas d'autre revenu que celui du jeu, et encore ne gagnait-il pas toujours, s'il trichait souvent. C'était lui qui endoctrinait son jeune ami ; lui, qui puisait dans la bourse de l'oncle par le canal du neveu ; lui, qui conduisait Scarron au bal et à la comédie, dans les tripots et dans les tavernes ; lui, qui l'avait rendu habile dans l'art de manier les cartes ou l'épée ; lui, qui le présentait, comme son élève, en mauvaise compagnie, et comme son cousin, dans les cercles de la place Royale. Scarron remplissait également bien tous les rôles qu'on voulait lui donner. Un soir du mois d'octobre de l'année 1627, Scarron, s'étant échappé du logis de son oncle qui dormait après souper, vint en courant au quartier de l'Arsenal, rue Beautreillis, où Armand de Pierrefuges s'était logé, pour être au centre de la noblesse du Marais, qu'il fréquentait assidûment. Son logement, qui se composait de deux petites chambres hautes dans une maison de chétive apparence, était loin de répondre à la condition qu'il s'attribuait : deux vieux fauteuils délabrés, une table branlante, un coffre de bois et un lit de plume sur un misérable grabat, sans tapisserie et sans rideaux, tels étaient les meubles uniques dont Armand avait la jouissance locative. Encore ne payait-il pas toujours exactement son loyer, pour mieux ressembler aux débiteurs du bel air, qui s'amusaient aux dépens de leurs créanciers et qui ne les payaient jamais. Scarron, accoutumé au spectacle de cette pauvreté mobilière, qu'il admirait, comme un témoignage de l'insouciance d'un petit maître, entra brusquement dans le taudis, où Pierrefuges, assis la tête dans ses mains, devant un feu presque éteint, paraissait livré à de tristes réflexions. L'arrivée de son cher Paul ne dérangea pas sa rêverie maussade, et lorsque celui-ci se fut jeté dans un fauteuil vacant, Pierrefuges se leva en silence, pour allumer, aux dernières étincelles du foyer, une chandelle de suif, qui n'éclairait pas tous les soirs son coucher. – Armand, ou plutôt monseigneur de Pierrefuges ! dit le jeune homme, avec cette hilarité sardonique et bouffonne, qui éclatait dans tous ses propos. Que fais-tu là, ainsi acoquiné dans la cendre froide, comme si tu préparais une lessive ? Es-tu jaloux des cloches de l'église Saint-Paul, qui ont la voix plus sonnante et plus argentine que la tienne ? Ne songerais-tu pas que ces belles cloches, offertes en don à la paroisse par plusieurs rois de France, feraient bien mieux ton affaire, s'il t'était permis de les faire fondre en monnaie ? – Du premier coup, mon fils, tu devines mon mal, qui n'est autre que ventre et bourse vides ! reprit Armand, en clignant de l'œil, pour inviter Scarron à remédier à ce mal dont il se plaignait souvent. Mes coquins de fermiers tardent tant à m'apporter leurs redevances, et les joueurs de lansquenet, qui me doivent sur parole, ont si rétive mémoire, que je n'ai pas une pièce blanche pour entrer au cabaret, et ce soir, je me coucherai à jeun, comme un carme déchaussé. Bien plus, ce qui m'afflige davantage, je ne puis aller à la mascarade chez la baronne de Soubise. – Une mascarade nouvelle ? interrompit Scarron, dont les yeux pétillèrent du désir d'y aller. En vérité, mon cher Armand, vous m'y mènerez, n'est-ce pas, dussions-nous voler un tailleur d'habits ? – Non, certes, je n'irai point, et je passerai la nuit à dormir sur l'oreiller de mon appétit, afin de courir la fortune en songe. Vingt écus pourtant eussent suffi à me mettre en bel équipage ! – Vingt écus, mon maître ? Çà, dites-moi où ils sont, que je les prenne ! Mais, à quoi bon ces vingt écus ? Quand vous aurez soupé avec ces pâtisseries, que je vous apporte du buffet de mon oncle, vous vous dorloterez dans votre lit en rêvant à la mascarade. Cependant c'est une belle chose qu'une mascarade ! Est-il donc si malaisé de trouver et d'inventer, à peu de frais, un déguisement ? Il ne faut que vêtir votre pourpoint à l'envers et acheter un masque de façon grotesque. Parbleu ! j'y veux aller avec vous ! – Allez-y, s'il vous plaît ! mais certainement vous serez mal reçu, sinon chassé par les valets, car la mascarade, inventée par un des poètes les plus raffinés de la cour, représentera la naissance de la déesse Vénus et son arrivée dans l'Olympe des Dieux. Or, pour cet effet, chaque convié est tenu d'avoir la figure de son rôle. Aussi, m'avait-on assigné le rôle d'un Prince des Ténèbres, de la suite de Pluton. – Eh bien ! au lieu d'un seul prince, nous en ferons deux, pour le cortège de sa majesté infernale. Pardieu ! compagnon, je suis en veine d'imagination, et voici que je vous offre de diaboliques accoutrements pour la fête. – Lesquels ? J'avais bien songé à porter seulement sur ma poitrine un écriteau indiquant mon rang et mes honneurs dans l'empire de Pluton… Mais, non, je resterai au logis, faute d'avoir vingt louis, que j'ai perdus sur parole, en jouant avec le marquis de Senneterre et qu'il serait homme à ne pas me réclamer. – Baste ! si ce n'est que cet obstacle à vaincre, dans une heure je te procure quarante écus pour parfaire ta dette et nos menues dépenses. Écoute ce qu'il faut faire à cet effet : dès que je serai endiablé à ma guise, tu prendras bel et bien mes habits et tu les porteras chez mon oncle le chanoine, en lui racontant que je me suis noyé dans la rivière, et que les bateliers qui ont pêché mon corps demandent quarante écus pour leur récompense. Sans doute, que cette fâcheuse nouvelle mettra en deuil mon révéré et digne oncle ; mais il en aura ensuite plus vive joie à me revoir sain et sauf, le lendemain. – Voilà, pardieu, une plaisante ruse ! reprit Armand, qui en augura un succès productif, et qui se mit à ramasser les pièces d'habillement que Scarron avait déjà quittées : c'est une bagatelle que quarante écus, et je pousserai la générosité de ton oncle jusqu'à cent. Ça, mon mignon, n'est-ce pas quelque fée, qui te conseille et t'inspire ? Grâce à cette fée, nous allons avoir cent écus en belle monnaie trébuchante. Mais que fais-tu là ? Pourquoi défaire mon lit de la sorte ? – Ce sont nos costumes de bal que j'apprête, s'il vous plaît ! répliqua Scarron, qui, à moitié déshabillé déjà, commençait à découdre le lit de plume : à vous l'enveloppe de votre coite ! Je me rappelle, à ce propos, le conte d'un diableteau, qui affina un grand diable dans le partage du butin et qui mangea les noix, en ne lui baillant que les coquilles. Oh ! le galant diable que je ferai ! À moi le reste ! Jamais l'enfer n'aura vu diables plus comiques, et madame Vénus rira de l'invention, je vous assure. Mais n'avez-vous plus de ce bon miel, que je tirai exprès pour vous de l'office de mon oncle ? – Tiens, friand ! Le pot n'est pas même entamé, puisque j'ai tous les jours mangé en ville, répondit Armand, qui lui désignait dans un coin le vase de faïence rempli de miel. – C'est bien, mon galant seigneur. Je vous laisse la toile du matelas, pour en faire une robe traînante et un turban, et je me charge de dessiner, avec de l'encre, sur cette toile, une foule de dessins diaboliques. Il ne faudra, après, que nous charbonner le museau, pour paraître dignement dans la diablerie. Je m'en vais donc disposer nos costumes, et vous, allez vite où vous avez affaire, c'est-à-dire chez mon oncle le chanoine, tandis que j'achèverai notre mascarade ; vous trouverez ici à votre retour tout ce qu'il faudra pour vous habiller à la diable. Toutefois, si vous tardez trop, je ne vous attendrai point, pour m'introduire chez madame la baronne de Soubise. Armand de Pierrefuges pensa mourir d'un accès de folle gaieté, en voyant Scarron, qui s'était mis presque entièrement nu, se frotter de miel tout le corps, comme les athlètes de l'antiquité se frottaient d'huile pour se préparer à la lutte. Scarron accomplissait son œuvre en silence, avec un sérieux imperturbable, que les plaisanteries et les éclats de rire ne réussirent pas à émouvoir. Cependant, il fit observer à son camarade, que le prix du lit de plume, qu'il avait mis à mal, se trouverait amplement payé avec l'argent que fournirait le chanoine, et sur ce, il le pressa de partir, pour être plus tôt revenu. Mais les rires d'Armand redoublèrent et ne cessèrent plus, lorsque Scarron, couvert des pieds à la tête d'un léger enduit de miel, s'élança parmi la plume qu'il avait entassée sur le plancher, et s'y roula en tout sens, de telle sorte qu'il se releva entièrement revêtu du duvet qui s'était collé partout sur sa peau emmiellée. Sous son enveloppe de plume, il n'avait plus rien d'humain que le visage et la voix. Il dut pourtant, par un sentiment de décence indispensable, s'attacher solidement autour des reins une couverture de laine brune, qui lui donnait l'apparence d'un sauvage de la mer du Sud. Enfin, pour mieux caractériser ce costume, il noircit de suie détrempée son visage, que la plume ne recouvrait pas, et planta sur sa tête une grande paire de cornes en papier doré. Armand oubliait l'argent qu'il devait aller prendre chez le chanoine, pour examiner en détail l'étrange travestissement, auquel Scarron ajoutait encore des ornements et attributs nouveaux, outre la queue caractéristique en carton découpé, qu'il entortilla d'un vieux galon d'argent et qu'il s'attacha ensuite le plus solidement possible au bas des reins. – Dieu fasse, lui dit son ami, que les pauvres joueurs qui ont tiré le diable par la queue, ne s'en prennent pas à la tienne, avec l'espoir de faire fortune ! – Un diable ne peut aller les mains vides, comme un donneur d'eau bénite ? objecta Scarron. Trouvez-moi quelque outil qui ressemble à une fourche et qui me tienne lieu de sceptre ou de bâton d'honneur ! Armand de Pierrefuges tira de la cheminée un grand crochet de fer, qui avait servi, dit-il, dans les cuisines du roi Charles V, et dont l'extrémité, en effet, était façonnée en forme de fleur de lys. Scarron jugea l'instrument propre à l'usage qu'il comptait en faire, et se déclara très satisfait de son déguisement. Les deux amis se donnèrent rendez-vous au bal, et Armand, qui était bien résolu à ne pas se compromettre avec un pareil masque, s'achemina, en riant de souvenir, vers le but de son expédition d'adroite fourberie, qui devait lui donner les moyens de retourner au jeu, la bourse pleine. Scarron ayant terminé sa burlesque métamorphose, dont il ne pouvait avoir lui-même qu'une faible idée, faute de miroir où se regarder, s'arma de résolution et d'audace, pour briller dans la mascarade de madame de Soubise, qui ne le connaissait pas ; l'incognito l'enhardissait, et il sortit du logis d'Armand de Pierrefuges, sans avoir été aperçu, marchant légèrement sur la pointe du pied, de peur d'éclabousser son blanc plumage. Il arriva, sans accident, dans la rue des Tournelles, où était situé l'hôtel de madame de Soubise. Dans les rues désertes, que Scarron, déguisé en diable, traversa comme une ombre, il n'avait rencontré qu'une vieille femme, qui s'enfuit et tomba presque morte de peur, au coin d'une borne, en recommandant son âme à Dieu et à tous les saints ; cette femme attira, par ses gémissements, quelques voisins à qui elle conta l'effrayante apparition, que tous attribuèrent aux fumées du vin qu'elle avait bu ; néanmoins, le bruit courut, dans les environs, qu'une espèce d'homme sauvage, emplumé et cornu, s'était montré à plus de dix personnes, et on en conclut que le diable était venu faire des siennes dans le quartier de l'Arsenal. Le diable ou l'homme sauvage avait pénétré dans l'intérieur de l'hôtel de Soubise, sans autre passe-port que son étrange déguisement, auquel les valets, à moitié ivres, n'avaient pas pris garde, dans le tumulte des masques qui arrivaient de toutes parts. Le vestibule était mal éclairé par deux torches, et la diablerie de Scarron n'avait été vue ni remarquée de personne. Il monta hardiment le grand escalier, et s'introduisit d'abord dans une galerie, qui précédait la grande salle du bal, étincelante de lumières, embaumée de fleurs et retentissante de musique. Cette musique animée, cette foule bigarrée de couleurs, cette magnificence de cérémonial, cette lumière éblouissante de chandelles de cire, ne déconcertèrent pas l'impudence de Scarron, qui se fiait à la bizarrerie de son costume fantastique, pour obtenir un succès de franche gaieté, sous les yeux de tout ce que la noblesse de cour avait de plus raffiné et de plus charmant. Ce n'étaient que Dieux et Déesses dans les costumes les plus originaux, les plus riches, les plus gracieux, au milieu d'une décoration théâtrale représentant l'Olympe, tel que les poètes anciens l'avaient décrit. L'aspect enchanteur de cet Olympe, qui eût fait envie à celui de la mythologie par la beauté des Déesses et la galanterie des Dieux, exalta encore la folâtre imagination du poète. Il se mêla, en bondissant, à une sarabande, que dansaient Mars et les trois Grâces, Neptune et trois Tritons : un cri d'horreur signala d'abord sa présence, et tous les regards se fixèrent sur lui, pendant qu'il s'épuisait en sauts et en grimaces, quoique l'orchestre eût cessé d'accompagner sa danse turbulente ; bientôt un rire universel circula dans l'assemblée, avant qu'on eût reconnu l'auteur de cette bouffonnerie et surtout la nature de son déguisement. Cependant quelques dames, que ce singulier masque emplumé avait heurtées au passage, s'étonnaient des taches gluantes qui gâtaient leurs robes de satin et de velours. On se persuada que, sous ce plumage, on trouverait plus tard certain seigneur, fameux par ses facéties, et madame de Soubise, pour amuser les Divinités de son Olympe, ordonna aux musiciens de jouer un branle, que, par hasard, Scarron dansait à merveille : il dansa donc, avec autant de souplesse que de vigueur, au bruit encourageant des rires et des applaudissements. L'homme à plumes était donc réhabilité par sa grâce et sa légèreté de danseur ; on le pria de continuer ses danses, qu'il n'interrompit que par lassitude. Les assistants lui étaient si fa- vorables, qu'on lui fit servir une collation de fruits et de confitures, avec un flacon de vin d'Espagne. Pendant qu'il mangeait et buvait, pour réparer ses fatigues de danseur, tout le monde s'empressait autour de lui, pour admirer son costume hétéroclite et reconnaître ses traits, s'il était possible, sous un masque de suie, que ses longues moustaches et ses sourcils de duvet rendaient méconnaissables. Il était impossible d'attacher aucun nom de la cour sur ce visage, aussi hideux que malpropre, à cause des gouttes de sueur noire qui couvraient son front et qui ruisselaient sur ses joues noircies. – Démon lutin et baladin, qui venez chez nous des rivages du Styx et de l'Achéron ! lui dit madame de Soubise, qui s'était attribué le rôle de Vénus dans sa mascarade olympique, grand merci de vos danses, qui ont diverti les seigneurs et les dames de l'Olympe ! Mais voici que nos Déesses s'informent de vos noms et qualités véritables, pour s'en souvenir dans le ciel ou dans l'enfer ! Scarron ne pouvait éluder cette question directe et aussi catégorique. La pensée lui vint de se faire passer pour son propre père, vieux conseiller au Parlement, qui ne devait pas être connu personnellement dans cette société toute aristocratique, mais la crainte de recevoir un démenti en face l'arrêta court, pour l'honneur de la magistrature. Cependant il fallait répondre, et son silence, en se prolongeant, quoiqu'il eût encore la bouche pleine, était de nature à diminuer la bonne opinion qu'on avait conçue de lui en raison de sa belle humeur. Comme il composait assez facilement les vers, pour sortir d'embarras par un madrigal et une cabriole, voici ceux qu'il improvisa, en les récitant d'une voix sympathique : Je suis le diable Lucifer, À votre service, Madame, Qui brûle à vos regards de flamme, Et ne regrette point l'enfer, Trouvant bon ce siècle de fer : Quoiqu'il espère, par sa danse, Plaire à tant d'objets pleins d'appas, Son habit met en évidence Qu'en fait de cornes, il n'a pas La belle corne d'abondance. La poésie du diable eut autant de succès que sa danse, et un poète de l'école de Malherbe, qui était là pour figurer Apollon, eut la modestie d'avouer que ce diable-là l'avait détrôné en dix rimes. Scarron, échauffé par les éloges, par le bruit, par la foule, et surtout par le vin d'Espagne, que la déesse Hébé lui versait à pleine coupe, éparpilla les madrigaux et les quatrains, avec une vivacité d'improvisation qui aurait pu lui tenir lieu de tout autre mérite ; ses plus jolis vers, inspirés par un esprit galant et facétieux, coulaient de source, et les dames ne se lassaient pas de « puiser à cette source vivante de douceurs, sans crainte de la tarir, » suivant l'expression d'une Précieuse, qui représentait la neuvième Muse. Quelqu'un déclara, d'enthousiasme, que le poète Théophile, mort l'année précédente, n'avait fait que changer de corps, par métempsycose, et revivait, plus gaillard que jamais, dans cet aimable improvisateur. Mais un examen plus attentif de l'accoutrement extraordinaire du diable emplumé avait fait naître de singuliers soupçons : les deux lévriers que Diane menait en laisse léchaient les jambes de Scarron, comme s'ils prenaient goût à ce régal ; car le miel, fondant à la chaleur, égouttait sur ses traces et laissait à nu la peau, en quelques endroits du corps, surtout aux coudes et aux genoux ; enfin, ce miel, fermenté et mêlé à des ruisseaux de sueur, exhalait une odeur acre, qui ne ressemblait pas trop à l'ambroisie. Tout à coup, par malice ou curiosité, les neuf Muses, qui entouraient ce diable de poète, lui arrachèrent quelques plumes, assez adhérentes à la chair pour n'en être pas séparées qu'avec une cuisante douleur ; Scarron cria qu'on l'écorchait vif, mais l'exemple était donné ; ces plumes arrachées avaient mis à dé- couvert une peau luisante et collante : alors ce fut à qui plumerait, de toutes mains, le malheureux : hurlant comme un véritable démon, il implorait grâce, il se débattait, il se roulait par terre, il poussait des cris, mais ses contorsions et ses clameurs ne faisaient qu'exciter les rires et les cruautés de la bande céleste, qui se ruait sur lui pour le dépouiller de son duvet postiche. La plaisanterie tourna en injures et en mauvais traitements, lorsque la nudité indécente du personnage fut dûment constatée, et Scarron aurait peut-être été déchiré en lambeaux, ainsi qu'Orphée par les Bacchantes, si, poursuivi et haletant, il n'était parvenu à gagner le vestibule. Il eut le bonheur de ne pas tomber dans les mains de la valetaille, qui aurait imité ses maîtres, en renchérissant sur l'exemple : ceux des valets, laquais et porteurs de chaises, qui n'étaient pas étendus ivres-morts, sous le péristyle et dans les cours, ne quittaient plus des lèvres le goulot de la bouteille et n'avaient des yeux entr'ouverts que pour voir couler le vin dans leur bouche. Scarron, tout dégouttant de miel et de sueur, avait l'épiderme irrité de brûlantes démangeaisons, et tremblait de tomber au pouvoir de quelques-uns de ses bourreaux, qui le suivaient de près avec de bruyants éclats de rire : il descendit, à tâtons, un escalier obscur, et sortit de l'hôtel, comme il y était entré, sans rencontrer personne sur son passage. Une fois dans la rue, il se préparait à prendre ses jambes à son cou, pour regagner le faubourg Saint-Michel, où demeurait son oncle, quand deux porteurs de chaise, qui attendaient leur maître pour le ramener à son hôtel, ayant la vue obscurcie par le vin et le sommeil, s'imaginèrent que c'était lui qui venait à eux, et ouvrirent la portière de la chaise, en l'invitant à se garer de l'air glacial de la nuit. Scarron, que ce brusque changement de température avait saisi, et qui grelottait déjà de tous ses membres, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se mettre à l'abri du froid et de la bise : profitant d'un heureux quiproquo, il se jeta dans la chaise qui s'ouvrait devant lui et que les porteurs refermèrent aussitôt. Une chaise à porteurs était une espèce de boîte, rembourrée et garnie en dedans de tapisserie ou d'étoffe, pouvant contenir une personne assise. La reine Marguerite de Valois avait mis à la mode, depuis quarante ans, ce moyen de transport, et tout le monde s'en servait, dans la société polie, avant l'adoption générale des carrosses ; deux hommes, l'un devant et l'autre derrière, portaient, à l'aide de brancards et de bricoles de cuir, cette boîte fermée par une portière à vitre, qui faisait face au siège intérieur. Ce véhicule, qui était fort commode pour franchir de courtes distances, sans être incommodé par le froid ou le hâle et sans avoir à craindre la pluie ou la boue, resta en usage jusqu'à l'époque de la Révolution, où la quantité des voitures à roues n'a plus permis de l'employer dans les rues de Paris. Les porteurs, qui croyaient avoir affaire à leur maître, n'avaient pas distingué, dans l'ombre de la nuit, quelle sorte de masque s'installait au fond de la chaise, qu'ils soulevèrent et emportèrent d'un pas lent et mesuré, en chantant des oremus bachiques. Scarron, à peine remis de son émotion, se pelotonna sur lui-même, pour rappeler la chaleur dans ses pauvres membres engourdis et endoloris, car le miel, qui couvrait sa peau et en obstruait tous les pores, lui causait de vives démangeaisons. Il s'endormit bientôt de lassitude, au bercement cadencé de la chaise, sans savoir où on le conduisait et sans s'être demandé quelle serait la fin, bonne ou mauvaise, de son aventure de carnaval. Il était, d'ailleurs, à moitié ivre et tout à fait philosophe. Cependant Armand de Pierrefuges, toujours riant à part soi de la plaisante figure que ferait Scarron et de l'accueil qu'il recevrait chez madame de Soubise, arriva chez le bon chanoine, qui venait de se mettre au lit, après avoir sommeillé digestivement à la suite d'un copieux souper. Les habits de Scarron, que Pierrefuges apportait, à cette heure indue, déterminèrent la gouvernante à l'introduire aussi- tôt dans la chambre du vieillard, qui ne s'était pas couché sans demander des nouvelles de son neveu. Il fallait qu'il fût sous l'impression d'un sinistre pressentiment, car enfin Scarron ne rentrait jamais de si bonne heure, lorsqu'il rentrait avant l'aube. Armand, en se présentant devant le chanoine à peine éveillé, feignait de s'essuyer les yeux, qu'il avait aussi secs que le cœur ; mais, à l'aspect de cette face épanouie et rubiconde, à laquelle l'inquiétude ne donnait pas même un caractère grave et sérieux, il ne put s'empêcher de rire, par un retour de pensée vers la mascarade du futur abbé Scarron, qui, en ce moment même, s'exerçait à jouer un rôle de diable. Le chanoine le regardait avec un étonnement, que ce rire intempestif augmentait encore ; mais, dès qu'il reconnut les vêtements de son cher Paul, que l'inconnu étalait devant lui, il s'élança hors de son lit, les mains et les yeux levés au ciel, en se préparant à apprendre un grand malheur. Rien n'était plus vrai que son émotion douloureuse, mais il avait, avec son costume et sa coiffure de nuit, une physionomie si bouffonne, que le rire malhonnête d'Armand de Pierrefuges en redoubla. – Monsieur, Monsieur ! disait le bon chanoine : ce pourpoint, ces chausses appartiennent à mon neveu, à mon fils, à celui que j'aime par-dessus tout ! En quel lieu les avez-vous trouvés ? Où donc est-il allé, mon pauvre Paul, après s'être ainsi dévêtu ? Ah ! Monsieur, n'aurait-il point perdu au jeu ses hardes et son trousseau, le méchant garçon ? Retirez-moi d'angoisse, par pitié ! – Révérend père ! répondit Armand, qui riait sous cape, quoi qu'il fît pour tourner ses idées du côté tragique de la situation ; je viens vers vous tristement, pour vous annoncer l'accident le plus funeste, le plus lamentable, le plus imprévu, et pour vous prier de dépenser cent écus, en mémoire de votre infortuné neveu Paul Scarron. Pierrefuges étalant devant le chanoine les chausses de Paul Scarron. – Qu'est-ce ? Cent écus ! reprit l'oncle, qui n'eut pas le cœur d'être avare, en présence d'un douloureux événement qu'il appréhendait plus que tout. Paul est-il mort ? – Hélas ! mon digne seigneur ! repartit l'imposteur, avec un interminable éclat de rire, qui simulait des sanglots étouffés : ce jeune homme, de si noble race, de si fière espérance, de savoir si précoce, d'esprit si mignard, qui avait pour vous si chaude amitié et si profonde reconnaissance… Las ! si vous l'aviez vu en cet état !… – Bon Dieu, secourez-moi ! s'écria le chanoine, trop préoccupé de sa douleur pour en être distrait par les rires inextinguibles de ce fatal messager. Ô ciel ! qu'est-il advenu ? – Voici les habits de votre cher neveu, que je vous apporte, messire : ne les reconnaissez-vous pas ? Las ! c'est moi qui l'ai déshabillé, l'héroïque jeune homme, quand les bateliers ont tiré son corps de la rivière… – Quoi ! mon neveu est noyé ! Mon Paul a rendu l'âme ! interrompit le chanoine, en pleurant comme un enfant, pendant que le fourbe riait à se pâmer. Ô le malheureux sort !… Sans doute, il ne s'est pas donné la mort volontairement ? Qui eût pensé que je survivrais à cet enfant chéri ? Je mourrai volontiers, à présent qu'il n'est plus. – Ça, consolez-vous, mon Père, et priez Dieu qu'il nous le ressuscite, par miracle… Mais remettez-moi, s'il vous plaît, les cent écus, qu'il faut pour racheter le corps aux bateliers. – Cent écus ? Certes, je les donnerai, et davantage, pour lui faire un pompeux enterrement, pour les messes, pour la cire, pour les pauvres ! Mais dites-moi seulement, s'est-il défait luimême ? – Vraiment, il s'est lancé du Pont-Neuf, pour l'ennui qu'il avait d'être menacé de se faire ordonner prêtre : « J'aime mieux donner mon corps aux poissons ! » disait-il souvent, et lorsque les bateliers l'eurent repêché, je l'ai vu dans le singulier équipage que je vous ai dépeint… un vrai costume de diable ! Enfin, mon très honoré seigneur, sans plus de retard, baillez-moi les cent écus, et demain vous aurez des nouvelles de la rivière. Le bon chanoine était si amèrement frappé de la perte cruelle, qu'on lui avait annoncée tout à coup, sans aucun ménagement, au milieu du travail de sa digestion nocturne, qu'il était devenu sourd et aveugle pour tout ce qui l'entourait ; il ne voyait pas sa gouvernante en larmes et il n'entendait pas Armand en instances. Celui-ci eut l'odieux courage de pousser à bout ce désespoir, jusqu'à ce qu'il en tirât cent écus, que le chanoine lui compta un à un, en les accompagnant de lamentations qu'il partageait entre l'argent et le neveu. Mais la secousse avait été trop violente pour la tendresse et pour l'âge de ce vieillard inconsolable ; aux sanglots succédèrent la stupeur, et une attaque de paralysie lui ôta le sentiment et la connaissance avec la parole, tandis que l'insensible Armand, à l'esprit duquel revenait sans cesse l'image de Scarron emmiellé et emplumé, s'esquivait, en remplissant de ses rires redoublés la maison du chanoine, et allait, à la taverne de Tonneau-Ailé, boire et jouer toute la nuit, aux frais de l'oncle de Paul Scarron. Pendant ce temps-là, Scarron, ramassé en boule au fond de la chaise à porteurs, dans laquelle il se laissait voiturer à l'aventure, ronflait agréablement d'un profond somme qui lui offrait en rêve tous les plaisirs de la fête, qu'il avait goûtés chez la baronne de Soubise. Il s'éveilla en sursaut, sans avoir la moindre idée de sa situation : que les porteurs, qui l'avaient ramené à son insu presque devant la maison de son oncle le chanoine, venaient de déposer leur chaise dans le vestibule d'un hôtel de la rue d'Enfer, attenant au couvent des Chartreux, sur le terrain desquels cet hôtel était bâti. Scarron se frotta les yeux et regarda devant lui, d'un air effaré, au moment où un laquais ouvrait la portière, à la clarté de six flambeaux portés par autant de valets ; mais ceux-ci, qui s'apprêtaient à recevoir leur maître, pâlirent, tremblèrent et s'enfuirent, avec des cris d'effroi et d'horreur, éteignant leurs torches, ou les agitant, comme eussent fait des furies : l'effroyable figure de Scarron leur était apparue, à la lueur de ces torches, et ils ne s'imaginèrent pas avoir affaire à un masque, fort embarrassé de lui-même. Le pauvre diable était très inquiet des nouveaux désagréments que son costume diabolique pouvait lui susciter. La maison entière semblait en rumeur, des lumières passaient et repassaient aux fenêtres : on entendait des bruits d'armes, des appels effarés, des exclamations aux saints et saintes du paradis, et des prières murmurées à voix basse. « C'est le diable ! répétait-on de tous côtés : c'est le diable ! le diable ! le diable ! » C'est le diable ! le diable ! le diable ! Scarron, encore mal éveillé, comprit pourtant que lui seul était la cause et l'objet de ce concours tumultueux de gens qui s'armaient pour se mettre à sa poursuite ; il sentait encore les meurtrissures des coups qu'il avait reçus aviver la cuisson irritante que le miel lui causait à la peau ; il craignit d'être maltraité une seconde fois et peut-être davantage, avant de se voir conduit en prison, sans avoir pu se débarrasser du déguisement malhonnête, qu'il osait porter en public ; il ressentait tour à tour, par tout le corps, des frissons de glace et des ardeurs insupportables ; sa tête, échauffée par les fumées du vin d'Espagne, s'exaltait de plus en plus, et sa pensée confuse s'égarait à chercher quelque expédient pour sortir de ce mauvais pas, en trouvant des habits, du feu et un lit, dont il avait grand besoin. Il s'était élancé lestement hors de la chaise, où il se voyait déjà prisonnier ; il s'enfuyait au hasard dans un jardin, où les masses noires des charmilles l'invitaient à se cacher ; il passait à travers les allées et les plates-bandes, renversant, brisant tout ce qui lui faisait obstacle, sans s'inquiéter de la direction qu'il suivait, pourvu qu'elle l'éloignât de la meute de ces gens armés de fourches, de bâtons et d'arquebuses, déchaînés contre lui et courant sur ses traces. Le découragement allait s'emparer de son moral non moins ébranlé que son physique ; déjà il se retournait pour se livrer, pour demander grâce, quand le terrain manqua tout à coup sous ses pieds et l'entraîna dans une chute perpendiculaire à trente pieds environ de profondeur ; il poussa un faible cri, en tombant dans une citerne ouverte presque au niveau du sol, et quoique étourdi, abasourdi, effrayé de cette chute inattendue, il eut la présence d'esprit, au moment où il plongeait dans l'eau, d'étendre les bras et de s'attacher à une corde qu'il rencontra sous sa main, par bonheur, et sans laquelle il eût été noyé infailliblement. Il se hissa hors de l'eau, à l'aide de cette corde flottante entre ses doigts crispés, et se reposa, tout essoufflé et transi, sur les bords vacillants d'un seau qui surnageait dans la citerne. À peine était-il installé dans une position assez incommode, puisqu'il devait garder un équilibre difficile et maintenir immobile la corde qui menaçait de lui échapper, le jardin, éclairé par des torches et des lanternes, retentit de pas, de cris et de malédictions. Scarron, qui avait réveillé tout le faubourg par une apparition et une disparition qu'on regardait également comme surnaturelles, se garda bien d'appeler du secours, lorsqu'il eut entendu un des jardiniers, arrêté auprès de la citerne, s'entretenir de l'événement avec un des domestiques de l'hôtel. – Mon ami, disait ce jardinier avec force signes de croix, c'est une histoire ancienne, que m'a contée un vieux Père chartreux, qui est décédé il y a vingt ans, Dieu lui fasse miséricorde ! Le diable, que vous avez vu et que nous pourchassons en vain, n'est pas né d'hier, car il a fait de bons tours, en ce même lieu, sous le règne du bon roi saint Louis, patron de la confrérie des barbiers. – Sacrebleu ! maître Pierre ! interrompit le domestique terrifié : c'était un grand diable que celui-ci, tout habillé de plumes comme un coq, enfumé comme un jambon de carnaval, et lançant des flammes par les yeux et la bouche ! On ne sait pas encore ce que M. le comte est devenu, et l'on se demande si ce diable ne l'a pas emporté tout vif dans l'enfer. – Le cas ne serait pas neuf, André, reprit le jardinier. M. le comte a péché grièvement, en allant à cette folle mascarade qui s'est donnée cette nuit dans la rue des Tournelles. Or ça, l'ami, écoute mon histoire : En ce temps-là, ce n'était pas hier, on voyait, à la place qu'occupe aujourd'hui la Chartreuse des révérends Pères, un château ruiné, où le diable menait son sabbat et tordait le cou à ceux qui s'en approchaient, malgré le bruit infernal qu'on y faisait ; mais les Chartreux obtinrent du roi d'alors la donation de cette maison assez mal famée, et ils en chassèrent le malin esprit, à force d'exorcismes et d'eau bénite. Depuis que Dieu a conquis ce domaine du diable, qu'on nommait alors le château de Vauvert, le diable s'efforce d'y revenir, de temps à autre, pour reprendre son bien ; à cet effet, le tentateur maudit emprunte maintes formes diverses, les plus diaboliques qu'il peut imaginer. Il faut donc, si on le rencontre sur son chemin, le battre sans miséricorde, jusqu'à ce que le jeu ne lui plaise guère, fît-il semblant de demander grâce et de rendre l'âme, comme une personne mortelle : on est sûr de gagner ainsi le paradis. Scarron, qui n'avait pas perdu un mot de cet entretien, n'osait pas bouger, de peur de porter la peine du diable de Vauvert, et de n'avoir pas, comme ce vieux diable, la ressource de se réfugier en enfer. Un reflet de la torche du jardinier, errant sur son visage noirci, ajoutait un caractère merveilleux à son étrange aspect ; mais les deux interlocuteurs s'écartèrent, sans jeter un coup d'œil au fond de la citerne. Scarron respira plus librement, quoique ses dents claquassent de froid, quoique ses jambes mouillées fussent comme paralysées, et quoique le miel pénétrât dans ses chairs comme des pointes d'aiguilles rougies au feu. Les recherches aux flambeaux continuèrent durant une heure, redoublant les terreurs du prétendu diable, qui, nonobstant les souffrances intolérables qu'il avait à subir, songeait moins à sortir de la citerne, qu'à s'y cacher en sûreté contre les terribles menaces qui lui figeaient le sang dans les veines. Enfin les lumières s'éteignirent, les pas et les cris s'éloignèrent : on renonçait à rejoindre le démon, qui n'avait fait que se montrer, et on allait se coucher, sous l'influence de cette apparition infernale, que le cauchemar devait renouveler dans un pénible sommeil. Scarron aurait dormi plus tranquillement, s'il avait pu poser ses pieds et appuyer sa tête sur une surface solide ; mais, à chaque instant, il lui fallait inventer une posture moins incommode, arc-bouter ses pieds aux interstices des pa- rois de la citerne, arrêter le perpétuel balancement de la corde mobile, et maintenir au-dessus de l'eau le seau qui s'enfonçait sous le poids de son corps. Ses mains rouges et glacées s'efforçaient, de toute la puissance de leurs nerfs, à trouver un point d'appui : vingt fois il tenta une ascension périlleuse en se hissant le long de la corde, et il n'atteignait le milieu du puits que pour retomber bientôt à son point de départ. La fièvre, par bonheur, survenait alors et ranimait son énergie. Il vit poindre le jour, avec l'espoir de la délivrance, et après trois heures de tortures inouïes, qu'il fut tenté de terminer en se laissant couler au fond de l'eau, il entendit une marche lente et avinée s'avancer du côté de la citerne, et il ouvrait déjà la bouche pour crier, préférant risquer sa vie une dernière fois plutôt que de mourir cent fois par minute ; d'ailleurs, il se flattait que son piteux état le justifierait du soupçon d'être le diable en personne ; mais il eut, par prudence, la précaution d'attendre qu'il fût hors de sa prison pour se faire connaître : la corde remuait et se tendait, en criant sur la poulie ; il aperçut le jardinier, qui s'était mis en devoir de tirer de l'eau : il s'accrocha d'une main à cette corde qu'il n'avait pas quittée, et se suspendit de l'autre main au seau qui montait, en se recommandant à son ange gardien. – Tais-toi, poulie criarde, demain tu seras graissée ! disait le jardinier, en chancelant, par suite des libations auxquelles l'alerte de la nuit avait donné lieu parmi la valetaille. En vérité, l'eau pèse plus que le vin, et je suis sage de n'en jamais boire. Ce vilain seau n'est pourtant pas rempli d'or, mais on croirait, à sa lourdeur, que le diable est dedans ! À ces mots, il se trouva face à face avec Scarron, qui, craignant de se voir de nouveau précipité dans la citerne, s'était élancé d'un bond sur la margelle du puits, en tenant avec ses deux mains la corde immobile. Le jardinier ferma les yeux, lâcha la corde, plia les genoux sous lui et murmura les prières des agonisants, pendant que, sans le remercier, Scarron, qui avait mis pied à terre et qui reconnaissait les jardins de l'hôtel où il se trouvait, dégourdissait ses jambes presque inertes, en courant à perdre haleine, avec l'espérance de gagner une petite ruelle qui longeait le clos des Chartreux et aboutissait à la rue d'Enfer. « Tais-toi, poulie criarde ! disait le jardinier. Demain tu seras graissée. » Le jardinier, se sentant fort de l'éloignement du diable qui ne l'avait pas même touché, se releva, en criant à pleins poumons, et mit en branle une cloche qui servait à appeler les ouvriers. On répondit, on accourut à ses clameurs, à son carillon, et le diable, qui fuyait à travers le jardin, fut poursuivi de près. Scarron n'eut pas d'autre moyen d'échapper à cette nouvelle poursuite, que de sauter dans le clos des Chartreux, de ramper entre les ceps de vigne qu'on avait vendangés la veille, et de se glisser à quatre pattes dans le pressoir, dont la porte était entrebaillée. On aurait, en effet, perdu sa trace, si un frère novice ne se fût trouvé là pour garder la vendange, dont il avait goûté un peu plus que de raison. – Merci Dieu ! dit le novice, en tombant le front contre terre, à la vue de ce bipède humain, dont les plumes mouillées ressemblaient à des écailles. Grand saint Bruno, protégez-moi ! Arrière, vision satanique ! murmurait-il à voix basse, sans oser lever la tête : le Seigneur me châtie pour avoir péché par gourmandise, en goûtant à la vinée du couvent… Au secours ! au secours ! cria-t-il à plein gosier, lorsque la conscience d'un péril imminent lui eut rendu la voix. À moi, mes frères ! sauvez-moi de l'enfer ! Je t'exorcise, Belzébuth ! Plût à Dieu que j'eusse à ma dévotion une tonne d'eau bénite ! Scarron faillit se jeter sur ce braillard, qui allait donner l'alarme à tout le couvent ; mais la prudence lui fit comprendre que ce colosse de moine le terrasserait d'une chiquenaude et il se hâta de chercher une autre cachette, avant qu'on arrivât aux cris du maudit ivrogne. Une échelle dressée contre les douves extérieures de la cuve l'invitait à y monter et à descendre en dedans de cette cuve, au risque de courir la chance d'être noyé dans le vin nouveau ; il s'enfonça donc jusqu'au cou dans un bain fumeux et enivrant, qui lui parut chaud en comparaison de l'eau de la citerne ; il s'y désaltéra même, pour calmer le feu intérieur qui le consumait. Le gardien du pressoir s'époumonnant à hurler et à intercéder saint Bruno, fondateur de l'ordre des Chartreux, les moines sortirent de leurs cellules. On mit en branle les cloches du monastère, comme si ce fût un incendie : tous les religieux étaient sur pied, toute la communauté accourait au pressoir. On accourut aussi des environs. Le novice qui jurait avoir vu le diable, délirait d'effroi, en racontant l'horrible vision qu'il avait eue ; le vin nouveau dont il s'était gorgé lui inspirait les plus extravagantes hallucinations : il en vint à raconter que le diable qui avait fait invasion dans le couvent ne pouvait être que le diable légendaire de Vauvert, d'autant plus qu'il avait trois têtes, six bras et quatre jambes. On chercha, on regarda partout, excepté dans la cuve : on ne trouva que quelques plumes gluantes collées au plancher, on les exorcisa, on les brûla, on récita des prières, on aspergea d'eau bénite le vin qui bouillonnait, puis on se retira, en plaçant à la porte du pressoir deux moines, au lieu d'un novice, pour empêcher le démon de reparaître. La superstition et la crédulité étaient si grandes, à cette époque, qu'on faisait intervenir le diable en tout ce qui semblait anormal et inexplicable dans l'ordre des choses naturelles. Scarron, plus tranquille enfin dans la cuve du pressoir qu'au fond de la citerne où il avait failli périr de froid, souhaitait néanmoins être hors de ce bain chaud, dont les vapeurs commençaient à lui troubler la cervelle ; il s'adossa, debout et immobile, aux parois de la cuve, pour ne pas être entraîné, par le vertige, sur un lit de grappes de raisin, qui fût devenu son tombeau. Mais le vin en fermentation l'enveloppait d'un nuage perfide ; il chancelait sur le marc mouvant ; il allait peut-être périr, lorsqu'un dernier sentiment de conservation lui inspira l'énergique volonté de se soustraire à un danger, que les délices de l'ivresse rendaient plus inévitable ; il s'accrocha des deux mains et des dents au bord de la cuve : il s'aida si activement des genoux et des pieds qu'il parvint à s'asseoir sur le haut d'une échelle, pour raffermir ses sens et rappeler ses idées, qui tournoyaient dans un nuage avec tous les objets environnants. Son séjour parmi la vendange écumante avait peint tout son corps d'une couleur rougeâtre, qui lui donnait une figure encore plus extraordinaire et plus effrayante. Les deux chartreux, qui priaient à la porte du pressoir, furent distraits de leurs prières par le mouvement qui s'opérait dans la cuve, et dès qu'ils virent s'élever au-dessus de cette vaste cuve un personnage auquel leur épouvante prêta des formes gigantesques et des traits surnaturels, ils se signèrent et s'enfuirent. Scarron jugea prudent de les imiter, avant qu'ils eussent donné l'alarme, et il fit si bonne diligence, dans cette dernière fuite, qu'il heurtait à la porte de son oncle, en même temps qu'on sonnait les cloches au couvent. La vieille gouvernante, qui vint ouvrir, tout en larmes, ne pouvait reconnaître son petit Paul, sous ce masque de suie, de plumes et de vin. Elle s'imagina que le diable emportait l'âme de son maître, et elle recula en arrière, les yeux fermés, les dents serrées et les bras au ciel. Scarron essayait de la rassurer, en lui demandant du linge et un lit chaud, mais sa voix et ses caresses ne réussirent pas à la tirer d'erreur, et elle se cachait le visage, se bouchait les oreilles et s'obstinait à ne répondre qu'en marmottant le De profundis. Scarron, perclus de froid et tremblant de fièvre, changea de ton et de manières, l'invectiva et la rudoya, ce qui fut plus efficace. – Or ça, sorcière du diable ! s'écria-t-il en colère : veux-tu que j'éveille mon oncle par ce vacarme, et désires-tu que je sois réprimandé, par lui, de ma triste mascarade ? – Seigneur Jésus ! reprit la gouvernante, en gémissant ; monsieur votre oncle est près d'expirer. Dès qu'il apprit que vous étiez noyé, il fut attaqué de paralysie et d'apoplexie ; maintenant il gît sans connaissance et pâmé de douleur à votre sujet. Le médecin a déclaré qu'il n'en relèverait point, et d'un instant à l'autre, il s'en va trépasser. Scarron n'eût pas été plus stupéfié, si la foudre l'avait atteint ; il se frappa le front, et oubliant ses propres souffrances pour ne songer qu'à son pauvre oncle qu'il avait tué par une insigne folie, il jura de se venger d'Armand de Pierrefuges, sans se souvenir que c'était lui-même qui l'avait envoyé au chanoine ; il courut, étouffé de sanglots, dans la chambre du vieillard, qui, après une crise favorable, avait repris ses sens et tâchait de renouer les fils brisés de sa mémoire. L'apparition de son neveu eût sans doute porté un nouveau désordre dans ses idées et compromis plus gravement sa santé, si Scarron ne se fût précipité entre ses bras, presque insensé de chagrin et de remords. Le digne oncle, qui n'était pas plus que sa gouvernante un esprit fort, faillit partager les terreurs que ce diable avait semées partout sur son passage ; mais il aimait trop son mauvais sujet de Paul, pour douter de son identité en l'écoutant parler. – Mon vénéré oncle, disait Scarron avec une vraie sensibilité, on vous a trompé ! Je ne suis pas encore défunt, et je vivrai longtemps pour vous obéir, si Dieu me prête vie. – Est-ce le cas de se noyer, méchant, parce que tu n'as point goût à te faire abbé ? reprit le bonhomme, que la joie ressuscitait. Deviens greffier, notaire, procureur, si tu veux, plutôt que mort ! – Ah ! mon bon et excellent oncle ! interrompit Scarron, redoublant d'embrassades ; à votre tour, guérissez-vous, mon second père, et, pour expier mes fautes, je serai abbé, chanoine et pape, si cela vous agrée en quelque chose. Aussi bien, je puis dire adieu au monde désormais, car il m'en cuira d'avoir fait le diable, durant cette terrible nuit ! Ces mots, prononcés avec une mélancolie qui s'efforçait d'être plaisante, avertirent le chanoine de jeter les yeux sur le singulier personnage qu'il embrassait tendrement : en voyant cette face de ramoneur, ces plumes rougies, ces cornes dorées, et cette queue ruisselante de vin, il perdit la gravité de son âge et de sa robe monacale, pour tomber dans des convulsions de rire, qui dissipèrent les restes de sa maladie ; il fut donc guéri radicalement par cet excès de gaîté et cette explosion de joie. Quant à Scarron, qui riait aussi de le voir rire, il eut beau, à force de bains, se débarrasser de ces plumes et de ce miel diaboliques incrustés dans sa peau, sa jeunesse et sa santé furent le prix de son imprudente mascarade ; les rhumatismes, qu'il avait gagnés à ces alternatives subites de chaud et de froid, désorganisèrent son tempérament et paralysèrent tout son corps ; sa tête se pencha sur sa poitrine ; ses jambes, dont les nerfs s'étaient retirés, lui refusèrent leur service, et il ne conserva de mouvement que dans les yeux, la langue et la main droite ; mais sa bonne humeur ne l'abandonna pas et s'accrut, au contraire, en compensation des autres facultés qui lui manquaient. Son oncle lui légua le canonicat du Mans, et la reine le nomma son malade en titre d'office, avec une bonne pension pour se faire soigner. Malgré les tortures à peu près continuelles qui le clouèrent, pour toute sa vie, sur un fauteuil, Paul Scarron composa les ouvrages les plus bouffons, en vers et en prose, qui aient jamais été écrits dans notre littérature. LE REVENANT DU CHÂTEAU DE LA GARDE (1643) Dans le courant de l'hiver de l'année 1643, le bruit se répandit à Paris, que la peste s'y était déclarée, et ce bruit, grossi par l'effroi, amena bien des départs précipités, quoique la police n'épargnât rien pour tranquilliser les esprits. Tous les jours, le quartier du Marais, où habitait la noblesse à cette époque, se dépeuplait, et des familles entières, malgré la rigueur de la saison, s'empressaient de quitter la capitale, et de fuir un péril imaginaire. Ce fut bien pis, lorsqu'on publia que le fléau s'était propagé dans les provinces ! Ceux qui étaient sortis de la capitale ne savaient plus s'ils devaient y rentrer, et ceux qui y restaient encore, hésitaient à s'en éloigner. Madame du Ligier de La Garde, dont le mari était maître d'hôtel de la reine-mère Anne d'Autriche, et qui remplissait ellemême une charge analogue auprès de cette princesse, se voyait forcée de demeurer à la cour, résidant alors au Château de Saint-Germain-en-Laye. Or, sa fille Antoinette, âgée de neuf ans, se trouvait seule à Paris, loin des yeux et des soins de sa famille, dans le couvent des Carmélites de la rue du Bouloy, pour y commencer son éducation. Madame de La Garde frémit du danger qui pouvait menacer son enfant, au milieu d'une ville infectée par la contagion et dans le sein d'une communauté religieuse où ne pénétraient pas facilement les secours de l'art. Elle eût voulu, pour rassurer sa tendresse, protéger de ses regards maternels cette jeune tête, sur laquelle reposaient tant d'espérances, mais des ordres sévères de la cour ne permettaient à personne de venir de Paris à Saint-Germain, et elle se fût exposée à une disgrâce en même temps qu'à la perte de sa charge, si elle avait essayé de s'absenter pour se rendre auprès de sa fille. Une de ses amies, madame d'Urtis, était dans une position identique : mademoiselle Thérèse d'Urtis, qui avait à peu près l'âge de mademoiselle de La Garde, élevée dans le même couvent qu'elle, devait être également séparée de sa mère, par des obstacles résultant de la charge de celle-ci dans la maison de la reine. Les deux mères se confièrent donc leurs inquiétudes, et tinrent conseil pour les faire cesser, en écartant leurs enfants du foyer de l'épidémie. Un matin, pendant que Thérèse et Antoinette se promenaient, côte à côte, dans le cloître du couvent de la rue du Bouloy, et se récitaient mutuellement quelques vers qu'elles avaient retenus de leurs lectures d'enfance, on les avertit de se préparer à monter en carrosse. Elles bondirent de joie, à cette nouvelle, sans s'informer du motif d'une sortie, contraire à la règle du couvent, et l'idée ne leur vint pas d'en tirer un fâcheux augure. Elles se hâtèrent de revêtir leurs plus beaux habits des jours de fête, leurs robes de taffetas toutes garnies de rubans et de dentelles, avec leurs souliers de satin à talons rouges et leur béguin de velours noir à passements d'argent, toilette mondaine et coquette, qui ne se sentait pas du costume lugubre et austère des religieuses Carmélites. Antoinette de La Garde était déjà jolie, avec ses yeux vifs, son teint vermeil, sa bouche toujours souriante, son air espiègle et mutin ; Thérèse d'Urtis ne le cédait pas en beauté à sa compagne, quoique ses cheveux fussent blonds comme de l'or, au lieu d'être noirs comme le plumage d'un corbeau, quoique sa physionomie noble et presque grave eût, dans sa pâleur et dans son immobilité, une expression habituelle de mélancolie. Aussi, leur avait-on donné des surnoms qui convenaient bien à leur figure et à leur caractère dissemblables ; on appelait l'une Feuillemorte et l'autre Printanière. À coup sûr, ces sobriquets n'avaient pas été imaginés dans l'austérité du cloître, mais parmi les délicatesses de la société des Précieuses, où brillaient à la fois l'esprit et les charmes de mesdames de La Garde et d'Urtis, qui ne différaient pas plus que leurs filles entre elles. – Bonjour, Germain ! dit avec pétulance mademoiselle de La Garde au cocher de sa mère, qui attendait à la porte avec la voiture. Que se passe-t-il donc à la cour, s'il vous plaît, pour qu'on songe à nous tirer de notre purgatoire ? – Le roi est peut-être décédé ? dit mademoiselle d'Urtis, avec douceur. J'en aurais beaucoup de déplaisir, car la mort d'un roi de France me semble de plus haute conséquence que la mort d'un oiseau, et j'ai versé force larmes, quand mon perroquet a été tué par le singe de madame la supérieure… – Mesdemoiselles, dépêchons ! interrompit Germain, en fermant la portière du carrosse dans lequel il avait fait monter les deux amies : Madame m'a commandé de ne m'arrêter guère dans la ville. – Il faut que la chose presse ? reprit Antoinette, riant de la grimace mystérieuse du cocher. Sans doute que notre couvert est mis à Saint-Germain et que le roi ne veut pas dîner sans nous ? – Je suis sûre qu'il y a quelque mort ! murmura Thérèse qui ne put se défendre d'une émotion d'anxiété. J'ai rêvé, cette nuit, que je cueillais des soucis et des immortelles, c'est un méchant pronostic. – Et moi, j'ai rêvé que je faisais des pelotes de neige, et, en effet, il a neigé toute la nuit durant. – Vois-tu, Printanière, nous n'allons pas à Saint-Germain. Ce n'est pas la route que prend le carrosse. – Hé, Germain, mon ami, as-tu la visière nette ou troublée ? demanda mademoiselle de La Garde. Ta raison est-elle restée dans la bouteille ? Tu te trompes de chemin et tu touches tes chevaux en aveugle. Où nous conduis-tu ? – À La Garde, Mademoiselle, sauf votre respect, comme l'ordonne Madame. – À La Garde ? s'écria la jeune fille, bondissant à ce nom qui lui rappelait un temps de liberté et de récréation, que le couvent lui avait fait regretter bien des fois. Sommes-nous en vacances ? – Je ne sais rien, Mademoiselle, sinon que je dois vous mener à La Garde, et vous y laisser sous la surveillance de MarieJeanne, la femme du jardinier. Ainsi, ne trouvez pas mauvais que j'obéisse à Madame. – Je le trouve très bon, au contraire ! reprit gaîment Antoinette, qui voyait sans appréhension le but de ce voyage qu'elle ne comprenait pas : je vais réaliser mon rêve, et faire des pelotes de neige tout à mon aise. La Garde était un ancien château féodal, dont le père d'Antoinette tirait son nom patronymique. Ce château, qu'on a rebâti depuis avec l'architecture du XVIIIe siècle, présentait encore en 1643 l'aspect d'une forteresse flanquée de tours, munie de créneaux et entourée de fossés. L'intérieur de ce manoir répondait à son extérieur et témoignait partout de son antiquité. Vastes salles, aux murailles tendues de tapisseries ou couvertes de cuir doré, aux larges cheminées à manteau exhaussé, aux fenêtres étroites fermées de petits vitraux ; longues galeries décorées de trophées d'armes et de portraits de famille ; sonores escaliers en colimaçon ; multitude de chambres et de cabinets, de portes et de trappes ; meubles rares et délabrés ; pavé froid et humide ; en un mot, habitation aussi triste que peu commode. C'était là pourtant que les aïeux de madame de La Garde confinaient leur vieillesse, après une vie consacrée au service de leur pays et de leur souverain. Madame de La Garde, que son rang retenait à la suite de la cour, ne venait que très rarement visiter ce château ; mais sa fille y avait été élevée jusqu'à ce qu'elle fût en âge d'être admise au couvent. Ce fut donc avec bonheur que mademoiselle de La Garde, après une route de cinq heures par des chemins presque impraticables, reconnut de loin les combles d'ardoise du vieux château. L'ancien château de La Garde. – Oh ! ma petite Feuille-morte, dit-elle en l'embrassant, que je suis heureuse de ce qu'on nous traite comme des enfants ! C'est ici que nous nous amuserons, sans penser qu'il y a des couvents au monde ! La voiture s'était arrêtée. Germain, descendu de son siége, sonnait et frappait à la porte d'honneur, qui retentissait sous les coups et ne paraissait pas devoir s'ouvrir ; on n'entendait ni pas ni voix, dans la maison ou dans les cours ; seulement, les corneilles s'envolaient hors de leurs nids et planaient effrayées autour des girouettes en poussant des cris plaintifs. Germain continuait d'appeler et de heurter, non sans s'impatienter du retard qu'on mettait à lui ouvrir. – Bonté de Dieu ! murmura-t-il : sont-ils tous morts de la peste ? – Ah ! c'est Germain ! s'écria de loin Marie-Jeanne, qui arrivait enfin lentement et avec une espèce de défiance, pour connaître la cause de ce vacarme. C'est Madame !… Non, c'est Mademoiselle ! Et la vieille paysanne, que son mari plus vieux et plus cassé accourait rejoindre, s'approcha du carrosse, aida les deux enfants à en descendre, et se confondit en respects, en révérences, en signes de croix, devant la fille de sa maîtresse. Antoinette, qui n'avait pas appris à être orgueilleuse dans l'ordre des Carmélites, sauta au cou de Marie-Jeanne, l'embrassa sans façon et demanda tout d'abord comment se portaient les poules, les oies, les moutons et les poissons, qu'elle aimait à nourrir de sa main. Marie soupira, en lui donnant les détails qu'elle demandait et en fixant sa vue inquiète sur les tourelles du château. Pendant ce premier échange de paroles, le jardinier eut le temps de se réunir au groupe, qui était en active conférence, au sujet de Cybèle, la chienne de basse-cour, qu'on n'avait pas aperçue depuis huit jours et qui s'était enfuie au bois avec le loup, disait Marie-Jeanne. – Et ma très chère et très honorée dame de La Garde ? dit la vieille, en avançant la tête dans le carrosse pour chercher si cette dame n'y était pas. Qu'avez-vous fait de notre dame, compère Germain ? – Elle ne vient pas céans, du moins aujourd'hui, répondit le cocher. Elle ne saurait s'en aller de Saint-Germain, en cette vilaine saison. – C'est vrai, cela, que la saison ne vaut pas grand'chose, et il a fait, ces jours-ci, une rude froidure. – Il ne fait pas chaud encore, la mère, dit Antoinette, et l'on s'en aperçoit en plein air, où le vent nous coupe le visage. Entrons, je vous prie, pour nous entretenir de tout ce qui s'est passé ici, depuis que j'en suis dehors. – Entrer là-dedans ! s'écria Marie-Jeanne, en reculant : ce serait pour que le diable nous emportât ! – Le diable ! dit mademoiselle de La Garde, en éclatant de rire : pourquoi pas Croquemitaine ? – Oh ! ma bonne demoiselle ! reprit le jardinier, qui unit ses efforts à ceux de sa femme, pour dissuader Antoinette d'entrer dans la maison : il y aurait moins de danger à coucher dans un cimetière, que de s'aventurer dans le château. Madame de La Garde en fera jeter les murs par terre, quand on lui dira ce qui en est. – Jean-Pierre, vous avez aussi une dose de la folie de votre femme ! Mais ce n'est ni le lieu ni l'heure d'établir là-dessus une discussion : nous avons froid, nous avons faim, nous avons sommeil, ce sont toutes choses qui vous exemptent d'un plus ample entretien à la porte. Allez nous quérir du fromage à la crème et du lait. – Marie-Jeanne, dit Germain, Madame qui m'envoie vous ordonne de faire en sorte que rien ne manque à ces demoiselles, mais de ne pas souffrir qu'elles sortent de l'enceinte du parc dans la campagne. – Eh quoi ! monsieur Germain, demanda Marie-Jeanne, madame de La Garde ne viendra-t-elle point ? Nous voilà dans un bel embarras ! – Monsieur Germain ! ajouta d'un air effaré le fermier, qui tournait fréquemment la tête, comme si quelqu'un s'approchait derrière lui, où logerons-nous ces demoiselles ? La ferme de Jacques Lupin n'est pas propre à les loger. – Vous voilà en peine de peu ! repartit le cocher, profitant d'un moment où les deux amies s'étaient écartées de quelques pas, pour admirer des stalactites de glace aux bords de l'urne d'un Fleuve de marbre, qui alimentait d'eau l'étang voisin. La vérité est, ajoute-t-il à demi-voix, que Madame a peur de la peste, pour Mademoiselle, et qu'elle l'envoie au château, dans l'intention de la mettre à l'abri d'un malheur. – Au château ! répéta Jean-Pierre, en faisant un signe de pitié à sa femme, qui leva les yeux au ciel. – Au château ! reprit-elle, d'une voie dolente : mieux vaudrait l'abandonner dans les bois ! – Bah ! est-ce que vous avez aussi la peste à La Garde ? s'écria Germain, qui fit un bond en arrière et se boucha le nez. – Nous serions plus tranquilles avec la peste qu'avec des esprits ! dit Jean-Pierre. – Quels esprits ? demanda le cocher, que cette confidence effraya visiblement : qu'est-ce à dire ? – Qu'il revient des esprits au château, depuis plusieurs jours, répondit le jardinier. – Et que les revenants y font leurs sabbats ! ajouta la jardinière. – Des revenants ! cria de loin mademoiselle de La Garde, dont la curiosité fut mise en jeu, à ce seul mot qu'elle entendit sans la moindre terreur. Où sont-ils ? où sont-ils ?… Thérèse, des revenants ! Quel plaisir ! – Ils sont dans le château de monsieur votre père, Mademoiselle, dit Jean-Pierre. Tenez ! ce bruit… écoutez ! – C'est l'eau de la fontaine qui tombe goutte à goutte, répliqua mademoiselle d'Urtis après avoir écouté. Ce bruit-là est fort agréable à entendre, surtout par une nuit calme de printemps… – Il s'agit bien d'eau et de fontaine ! interrompit gaîment Antoinette : il s'agit de revenants, ma chère Feuille-morte. – Je les ai vus, Mademoiselle, aussi vrai que je m'appelle Jean-Pierre pour vous servir. – Vrai ! Vous les avez vus, Jean-Pierre ? dit Germain, qui se réjouissait tout bas de n'avoir pas à rester au château. – Et moi, de même, je les ai vus, monsieur Germain ! reprit à son tour Marie-Jeanne, en baissant la voix. – Moi, je voudrais bien les voir ! s'écria mademoiselle de La Garde, qui narguait par sa moue railleuse la crédulité de deux paysans et qui augmentait leurs craintes en ne les partageant pas. Et toi, Thérèse, ne les voudrais-tu pas voir ? – Assurément, répondit-elle sans s'émouvoir plus qu'à l'ordinaire ; mais nous ne les verrons pas. – Pourquoi cela, puisqu'ils se laissent voir, ces honnêtes revenants ? – Parce que de leur naturel les revenants fuient qui les cherche et cherchent qui les fuit. – Vous qui les avez vus, maître Jean-Pierre, saurez-vous dire comme ils sont faits ? s'enquit Germain. – Le premier, que j'ai vu, était enveloppé d'un drap blanc et dansait, au clair de la lune. – Celui qu'il a vu ensuite, continua Marie-Jeanne, n'était pas plus gros qu'une tonne, mais il grognait comme un porc et il agitait des bras plus longs que des faucilles. – J'en ai vu un autre couvert de poils noirs, reprit le jardinier renchérissant sur le récit de sa femme. – Quant à celui que j'ai rencontré, sur la brune, dans le cellier, interrompit encore la jardinière, il avait l'apparence d'une naine, mais cette naine était pourvue de cornes et d'une queue en façon de boudin… – Eh bien ! je serais charmée d'avoir en spectacle ces messieurs les revenants ! dit Antoinette, qui entra enfin, avec son amie, dans une salle basse du château, où Marie-Jeanne et son mari ne les suivirent qu'avec répugnance, en se disposant à s'enfuir au moindre sujet d'alarme. Tarderont-ils à paraître, vos revenants ? – Il faut que la nuit soit plus noire, repartit vivement JeanPierre : les revenants n'aiment pas plus le grand jour, que les voleurs. – Jésus de Dieu ! Mademoiselle, est-ce que vous pensez sérieusement à passer la nuit ici ? demanda la vieille, saisie de compassion pour cette curieuse imprudente : êtes-vous décidée à vous faire tordre le cou ? – Je n'ai que faire de votre compagnie, Marie-Jeanne : je resterai seule avec mademoiselle d'Urtis, et demain, au jour, je vous donnerai des nouvelles de nos revenants. – Crois-tu bonnement qu'ils s'en vont faire la conversation avec nous ? objecta Thérèse. – Ma chère demoiselle, dit Marie-Jeanne en pleurant, ne vous exposez pas à quelque malheur. Si vous persistez en votre fatale intention, j'irai prier M. le curé de Saint-Pierre de venir se mettre en oraison avec vous et jeter de l'eau bénite aux revenants. – Gardez-vous-en bien, Marie-Jeanne ! Nous ne voulons pas faire peur à ces revenants, et nous les recevrons de notre mieux, pour qu'ils ne s'effarouchent pas trop. Que je sens d'impatience de leur souhaiter la bienvenue, avec mille prospérités ! – Hélas ! mes jeunes demoiselles ! dit le jardinier, en montrant son front chauve : vous devriez avoir plus de confiance en moi, et monsieur Germain ferait sagement de vous ramener à Paris, chez vos parents. – J'ai des ordres qu'il faut exécuter, dit le cocher qui remonta sur son siège et se hâta de repartir dans la crainte d'être obligé de passer une nuit à La Garde. Un bon avis l'emporte sur cent mauvais, mesdemoiselles ; ayez égard au mien, qui est fondé sur la connaissance des choses : je vous engage à ne pas jouer avec les esprits ! Germain renouvela encore à Jean-Pierre les instructions de madame de La Garde, relativement au genre de soins et de précautions que l'état sanitaire du pays paraissait recommander : puis, il se remit en route, pour retourner à Saint-Germain. Marie-Jeanne et son mari délibérèrent ensemble sur ce qu'ils avaient à faire pour se rendre dignes de la confiance de leurs maîtres et en même temps pour ne pas contrarier la résolution des deux jeunes amies : ils se décidèrent à laisser celles-ci accomplir leur audacieuse épreuve, mais à rester en observation, à peu de distance de ces deux imprudentes, pour être avertis de ce qui arriverait. Ils comptaient sur leurs prières pour empêcher les revenants de faire du mal à mademoiselle de La Garde et à sa compagne. En attendant que la nuit fût venue, ils dominèrent assez leur épouvante, pour circuler ensemble, en se tenant par la main, dans la partie du château où mademoiselle de La Garde avait fait préparer une petite chambre, un frugal souper et un grand feu ; mais comme ils frémissaient à l'écho de leurs pas ! comme ils tremblaient au battement de leurs propres artères ! comme ils se serraient l'un contre l'autre, en croyant voir, à chaque instant, une apparition formidable se lever devant eux ! Lorsque le crépuscule commençait à changer les formes et les couleurs, Jean-Pierre et sa femme, qui se voyaient entourés d'images fantastiques et menaçantes, déclarèrent à mademoiselle de La Garde, qu'ils ne se sentaient plus la force de demeurer auprès d'elle, et ils se retirèrent précipitamment, comme s'ils étaient poursuivis par des êtres invisibles. Les deux amies ne s'effrayèrent pas de se trouver seules dans une chambre dont la décoration bizarre devait contribuer peu à leur inspirer des idées saines et logiques : la vieille tapisserie, qui cachait les murs, représentait la tentation de saint Antoine, avec son appareil grotesque de diableries, et le vent, mal intercepté par les vitres déplombées de la fenêtre, circulait derrière cette tenture, qu'il agitait par instant, de telle sorte que les personnages semblaient s'animer, prêts à s'élancer hors de la trame de laine. Un immense lit s'enfonçait profondément sous le baldaquin et entre les rideaux de damas cramoisi : dans cette alcôve, luisaient une glace de Venise et un crucifix d'ivoire. Un feu de bruyère et de sarment pétillait dans l'âtre et envoyait à l'entour de la cheminée une clarté étincelante, dans laquelle s'absorbait la faible lueur de la lampe ; tous les meubles antiques, tables, chaises, armoires, étaient ornés de têtes d'animaux fabuleux, qui reflétaient çà et là leurs ombres monstrueuses. Antoinette de La Garde, grâce aux sages enseignements de sa mère, n'avait jamais eu un mouvement de peur, et Thérèse, moins inaccessible à ce genre de sensation nerveuse, ne s'y abandonnait pourtant qu'à de rares intervalles, quand la réalité empruntait du hasard ces apparences singulières, qui naissent fréquemment d'une réunion de faits peu importants en euxmêmes, et qui perdent de près le masque trompeur qu'elles ont reçu de loin : encore fallait-il que son organisation sensible fût exaltée par quelque cause préexistante. Or, ce soir-là, Thérèse était encore sous l'influence du souvenir de son rêve, qu'elle interprétait comme un présage de mort. – Thérèse, lui dit son amie, qui avait pris une forte disposition au sommeil dans une grande tasse de lait qu'elle venait de boire, ne nous couchons-nous pas ? – Et les revenants ? repartit mademoiselle d'Urtis, qui s'était plus modérée dans son appétit, à souper, et qui n'éprouvait pas la torpeur d'une digestion laborieuse. Je leur demanderai seulement, à ces aimables revenants, de vouloir bien poser devant moi, pour que je fasse leur portrait d'après nature. – Moi, je ne leur demanderai rien, si ce n'est de me laisser dormir jusqu'au grand jour. – Tu étais tantôt plus empressée de voir des revenants ? – Passe encore si on en voyait quelque chose ! Mais rester, la nuit, à regarder la lumière d'une lampe ou les tisons allumés dans les cendres, c'est se moquer de soi-même. Je me couche et je m'endors. – Je resterai donc à veiller, et dans le cas où j'entendrais du bruit, tu serais bientôt levée. – Sans doute, puisque je me jette, toute habillée, sur le lit. Bonsoir, Feuille-morte ! Gare aux revenants ! Mademoiselle de La Garde dormait profondément depuis deux ou trois heures, quand son amie, qui réfléchissait vaguement, le menton appuyé sur sa main, en regardant s'illuminer, dans le foyer, le bois noirci et calciné, que parcouraient des serpents de feu, entendit dans le lointain une porte s'ouvrir, puis une autre gémir sur ses gonds, puis une troisième plus proche, ensuite des pas légers qui s'avançaient avec précaution. – Antoinette ! dit-elle d'un accent étouffé. Antoinette ! Le revenant ! le revenant ! À cette exclamation répétée deux fois de suite par mademoiselle d'Urtis, Antoinette de La Garde se leva sur son séant, regarda autour d'elle, sans paraître effrayée, et se jeta vivement à bas du lit, pour courir vers la cheminée et y saisir les tenailles à feu, qu'elle brandit comme une massue. Thérèse, pâle, émue, n'avait pas bougé de sa place et restait assise, les yeux fixées sur la porte qui était encore fermée, mais qu'elle jugeait prête à s'ouvrir. On marchait à petits pas, dans le corridor qui précédait la chambre, et par intervalles l'être inconnu, qu'on entendait marcher ainsi, venait se heurter contre la muraille, qu'il frôlait ensuite en passant : ce qui donnait lieu de penser que le revenant avait fort à faire pour se diriger à tâtons dans l'obscurité. Ce revenant s'avançait donc avec lenteur et timidité, mais il se dirigeait toujours vers la chambre des deux amies, au point que le bruit de sa respiration arrivait jusqu'à leurs oreilles. Antoinette tenait ses tenailles hautes ; Thérèse, terrifiée, attendait que la porte s'ouvrît et leur montrât quelque terrible apparition. – Le revenant se fait bien désirer, dit mademoiselle de La Garde à voix basse : s'il tarde davantage, je vais lui épargner le reste du chemin. – Oh ! ne me quitte pas, ma bonne Antoinette ! reprit mademoiselle d'Urtis, en l'arrêtant par un pan de sa robe : tu ne veux pas que je meure de peur ! – Le revenant a l'air d'avoir plus peur que nous, car il fait bien des façons pour entrer. – À Dieu plaise qu'il n'entre pas ! Marie-Jeanne avait raison : c'est un véritable revenant. – Ne parle pas ainsi, Feuille-Morte, car tu le rendrais trop joyeux, et il se dispenserait de nous faire voir sa figure. Dans ce moment, on entendait un bruit d'un autre genre : c'était une sorte de souffle ou de flairement, qui murmurait le long des fentes de la porte ; puis, ce bruit se changea en un gro- gnement plaintif ; puis, on secoua la porte, on gratta, on frappa. Mademoiselle d'Urtis était prête à s'évanouir. Antoinette, qui commençait à s'étonner, fit signe à Thérèse de prendre et d'allumer un des lourds chandeliers de cuivre qui reposaient sur un guéridon : mademoiselle d'Urtis obéit machinalement, sans détacher de la porte ses regards inquiets. – Je vais à la fenêtre appeler du secours, dit-elle en tremblant de tous ses membres : Jean-Pierre n'est peut-être pas couché. – Garde-t'en bien, ma chère ! reprit mademoiselle de La Garde : on se moquerait de nous dans tout le pays, et d'ailleurs Jean-Pierre ni personne n'osera s'aventurer dans le château, à cette heure avancée de la nuit. – Nous nous laisserons donc tordre le cou par les revenants ! dit Thérèse avec désespoir. Soudain, la porte de la chambre s'entrebâilla doucement, et une tête chevelue, que les deux amies n'eurent pas le loisir de bien distinguer, dans l'anxiété où elles étaient, se présenta un instant à l'ouverture et disparut. En même temps, la porte s'ouvre toute grande, et une forme animée, de couleur noire, se traîne à quatre pattes dans la chambre, en grognant. Mademoiselle d'Urtis posa sur la table le flambeau qu'elle tenait et tomba presque sans connaissance sur un fauteuil ; mademoiselle de La Garde poussa un éclat de rire très rassurant, et quand Thérèse se hasarda enfin à regarder ce qui se passait, elle vit son amie aux prises avec le monstre qui semblait prêt à la dévorer : son premier mouvement fut de la défendre, avec un courage emprunté à l'amitié ; mais, comme Antoinette continuait à rire, malgré les grognements et les bonds du fantôme, mademoiselle d'Urtis examina plus attentivement les choses et s'aperçut que ce revenant qu'elle s'imaginait armé de griffes, de dents et de cornes, n'était autre qu'un gros chien noir. Soudain, la porte de la chambre s'ouvrit toute grande – C'est un chien ! dit-elle, stupéfaite de cette tardive découverte ; un chien ! – Appelle donc du secours par la fenêtre, répliqua mademoiselle de La Garde, en s'amusant de la surprise de Thérèse. – Quel chien ? demanda Thérèse, qui n'était pas encore complètement tranquille : es-tu bien sûre que ce soit un chien ? Le revenant a choisi cette forme pour nous abuser !… On raconte des histoires épouvantables du diable métamorphosé en chien… – Pauvre Feuille-morte ! tu as peur du diable maintenant ! dit mademoiselle de La Garde, en riant plus fort. Le diable serait certes bien malin, s'il pouvait passer dans le corps de Cybèle, notre chienne de basse-cour. – Quoi ! c'est Cybèle, cette bonne chienne, qu'on disait perdue depuis huit jours ? – Sans doute, c'est elle-même, un peu vieillie, ce me semble, car elle a de la peine à se tenir sur ses deux pattes… Je le crois bien ! le malheureux animal a eu les deux pattes de derrière cassées ou du moins fort endommagées par quelque accident !… Ô mon Dieu ! vois ces linges pleins de sang autour de ses pauvres pattes !… Cybèle, ma petite Cybèle, comment t'es-tu blessée ?… Elle m'a reconnue, cette excellente bête !… Tiens, elle me lèche, elle me fait fête, elle me remercie de l'intérêt que je lui témoigne… À coup sûr, nous pourrons prétendre avoir vu un véritable revenant, comme tu disais tout à l'heure. – Oui, voilà Cybèle retrouvée, mais elle n'était pas seule, et cette tête affreuse qui s'est montrée… – Une tête affreuse ! Bah ! j'ai cru voir, en effet, quelque chose qui ressemblait à la tête d'un enfant mal peigné !… – Quel aveuglement ! Mieux vaudrait nier tout, que de vouloir expliquer les faits les plus extraordinaires, avec ton système d'incrédulité absolue. Va, j'ai de bons yeux et j'ai bien vu… – Qu'as-tu donc vu ? interrompit mademoiselle de La Garde, occupée à examiner les blessures de Cybèle, déjà presque cicatrisées sous les bandelettes de toile grossière qui les enveloppaient. – J'ai vu cette tête, que tu as vue aussi, j'ai vu ses yeux semblables à des charbons ardents, sa bouche qui exhalait une fumée lumineuse, ses cheveux… Oh ! quels cheveux ! n'étaientce pas des serpents ? – Bon ! des serpents ! Tu te souviens des Furies de marbre, qui sont dans le parc de Saint-Germain et qui ont, en effet, une coiffure de cette espèce. Mais nous retrouverons bien, j'en suis sure, la tête et l'individu qui la porte. – Tout a disparu, Dieu merci ! et nous sommes délivrées de cette vision de l'enfer ! – Il la faut chercher, cette tête affreuse, pour l'observer de plus près et lui demander ce qu'elle désire de nous, des prières ou des exorcismes. – Quoi ! tu veux aller sur les traces du mauvais esprit ? Tu n'iras pas, Antoinette, tu ne me laisseras pas seule ! – Non, car tu m'accompagneras, en portant la lumière, d'autant que je compte peu sur l'haleine lumineuse et les yeux flamboyants de cette fameuse tête, pour nous éclairer en chemin. – Vraiment, je ne sortirai pas d'ici avant le grand jour, et la nuit prochaine, je coucherai plutôt dans le parc, en plein air, malgré le froid et la neige. – Un lit de gazon ne serait guère agréable par la froidure qu'il fait. Mais n'aie donc pas peur, ma petite Feuille-morte. Tu vois bien que les apparitions ne font pas de mal, et maintenant nous avons, pour nous défendre, ou du moins pour appeler à notre aide, cette brave Cybèle qui ne craint pas les revenants et qui aboierait de la belle manière s'ils venaient à se montrer. – Va fermer la porte à double tour et aux verrous, Printanière, car il peut reparaître ! – Fi donc ! Thérèse, c'est pitoyable de faire ainsi l'enfant ! Veux-tu nous rendre ridicules, nous faire montrer au doigt ! J'aimerais mieux me trouver en compagnie de tous les revenants du monde. Sois donc plus raisonnable. D'abord, il n'y a pas de revenants… – Il n'y a pas de revenants ! Regarde ! regarde ! disait mademoiselle d'Urtis, en désignant d'une main tremblante une partie de la tapisserie que la bise faisait flotter, de sorte que les personnages avaient l'air de vouloir s'avancer vers les deux amies. – J'avoue que ces figures-là ne sont pas réjouissantes, répondit mademoiselle de La Garde, qui se dirigea sans hésiter vers la tapisserie mouvante, et qui la toucha de la main, en riant ; mais il faut avouer que saint Antoine, qu'on a représenté sur cette tapisserie, pouvait du moins croire aux revenants, en compagnie de ces vilains masques. – Antoinette ! on marche, on marche encore ! Écoute !… Qu'est-ce qui marche ainsi ? – Ce doit être la tête qui t'a si fort effrayée tout à l'heure. Certes, je ne perdrai pas cette belle occasion de me trouver en face du revenant. Prends ton flambeau et suis-moi, ma chère, avec Cybèle, qui ne se fera nul scrupule de mordre les jambes d'un revenant. – Antoinette, je n'aurai jamais la force… Pourquoi braver ?… Mais, puisque tu es résolue d'affronter ce danger, je le partagerai, et je périrai avec toi plutôt que de te survivre ! En prononçant ces mots avec des larmes que faisait couler une exaltation de sensibilité romanesque, mademoiselle d'Urtis se jeta dans les bras de son amie, qui riait du péril imaginaire que celle-ci lui annonçait d'une manière presque solennelle ; seulement, elle essaya de calmer, par quelques bons raisonnements, les inquiétudes de Thérèse, qui était déterminée pourtant à s'associer au sort de la téméraire Antoinette. On entendait toujours, dans le lointain, un pas traînant et indécis, auquel se mêlaient quelques cris inarticulés, semblables à ceux d'un enfant nouveau-né, et les frémissements des portes, qu'un courant d'air engouffré dans les longs corridors faisait osciller et gémir sur leurs gonds. Cependant la chienne, au lieu de manifester la moindre crainte, semblait écouter aussi avec une attention intelligente et témoignait, par des grognements de bonne humeur, l'impatience qu'elle avait de mener mademoiselle de La Garde vers le lieu d'où partaient ces bruits étranges : elle attendait, assise sur son derrière, la tête et les oreilles droites, en regardant la porte ; puis, elle se remettait à tourner, en grognant, autour de sa maîtresse, qui comprenait bien que ce manège, ces grognements, cette impatience, étaient un langage chez le pauvre animal, à défaut de la parole. Mademoiselle de La Garde, toujours armée des tenailles à feu, sortit de l'appartement, précédée de Cybèle qui allait en avant comme pour la conduire, et suivie de Thérèse, qui tenait le flambeau ; celle-ci regardait sans cesse derrière elle, reculait ou s'arrêtait à chaque pas, effrayée par les ombres mobiles que faisait surgir autour d'elle le passage de la lumière ; mais, n'osant pas rester en arrière, elle se hâtait de rejoindre son amie, en écoutant avec effroi le murmure de sa propre respiration que précipitaient les battements de son cœur. Quant à Antoinette, elle n'était accessible à aucune autre émotion qu'à celle de la curiosité, et elle marchait en avant d'un pas délibéré, sans prendre garde à tous les motifs de terreur qu'elle rencontrait sur son chemin : silhouettes fantastiques, anciens portraits de famille grimaçant le long des murailles, tapisseries flottantes, voûtes sombres, corridors sonores, portes gémissantes. Elle s'abandonnait à la conduite de Cybèle, qui avait l'air de la remercier, en lui montrant la route et en lui indiquant du regard un but mystérieux. – Antoinette ! lui cria mademoiselle d'Urtis, qui s'appuya contre le mur pour se soutenir, au moment où mademoiselle de La Garde allait franchir le seuil d'une chambre, dans laquelle la chienne avait disparu et où l'on entendait s'élever une voix humaine à travers de petits cris qui n'avaient rien d'humain. – Courage, Feuille-morte ! répondit mademoiselle de La Garde, en brandissant son arme avec une comique fierté de matamore. Je te promets qu'il ne t'arrivera rien, tant que j'aurai une goutte de sang dans les veines ! – N'entre pas ici, je t'en conjure, oh ! n'entre pas ! disait Thérèse, qui s'attachait à la robe de son amie. – Reste là, si bon te semble, reprit vivement Antoinette : je reviendrai tout à l'heure t'apprendre ce qu'il y a là-dedans ! Mademoiselle de La Garde, précédée de Cybèle et suivie de Thérèse portant le flambeau. Elle s'était débarrassée des mains de mademoiselle d'Urtis, qui, la voyant s'aventurer dans la formidable chambre, l'accompagna machinalement plutôt que de rester seule dans le corridor ; mais elle fut trompée dans son attente : cette chambre ne lui offrait pas le spectacle de quelque scène du sabbat, que son amie appréhendait ; tout y était dans l'ordre, et les meubles se trouvaient à leur place ordinaire, si ce n'est que les rideaux du lit avaient été tirés à demi. On n'apercevait rien qui pût donner à penser que les revenants hantassent de préférence cette chambre paisible, qu'on nommait la Chambre Rouge, à cause de son ameublement, et qui n'était jamais habitée depuis que la mère de madame de La Garde y avait rendu le dernier soupir, plusieurs années auparavant. Cette circonstance lugubre, encore présente à la mémoire d'Antoinette, coïncidait assez avec les bruits étranges et inexplicables, dont la cause ne lui était pas connue, pour la faire réfléchir, et, si brave qu'elle fût, elle sentit un frisson courir par tout son corps, la sueur monter à son front et le sang lui affluer au cœur, lorsqu'elle se rappela sa grand'mère mourante dans le même lit, qu'on eût dit encore occupé, car la courte-pointe de soie, dont il était recouvert, pen- dait à terre, et les coussins qui garnissaient les fauteuils avaient été entassés sur ce lit, comme pour tenir lieu d'oreillers, de draps et de couvertures. – Antoinette, Antoinette ! C'est là que ta grand'maman est morte ! murmura Thérèse, à qui mademoiselle de La Garde avait raconté vingt fois, dans les plus grands détails, cette mort solennelle, sans oublier la description de la chambre mortuaire. – Y a-t-il quelqu'un ici ? cria mademoiselle de La Garde, à trois reprises différentes, séparées par un intervalle de silence qui rendait plus distincte la respiration embarrassée de plusieurs personnes. – Il y a quelqu'un ! dit Thérèse, en étendant la main vers le lit qui semblait s'agiter. – Cybèle ! Cybèle ! reprit Antoinette, qui jugea prudent d'appeler à elle ce fidèle auxiliaire. Dans le même instant, un être vivant se glissa hors du lit et vint tomber aux pieds de mademoiselle de La Garde, qui s'était mise en posture de défense, pendant que Thérèse se retirait vers la porte. C'était une petite fille, en haillons, cheveux épars et pieds nus, offrant l'aspect de la plus affreuse misère ; elle se prosterna, en gémissant, le visage contre le plancher, et lorsqu'elle leva la tête vers Antoinette pour l'implorer du regard, celle-ci distingua une jolie figure d'enfant, inondée de larmes et presque ensevelie sous une chevelure blonde qui tombait en grosses boucles sur son cou. Antoinette reconnut, du premier coup d'œil, que le revenant n'était pas d'une nature bien redoutable, et Thérèse, qui se fit violence pour regarder aussi, cessa ses clameurs et ne continua pas sa retraite vers la porte ; la vue de cet enfant, au contraire, produisit sur elle une impression de pitié, qui surmonta ses terreurs et qui les lui fit oublier par degrés ; après avoir entendu les premières paroles de l'entretien qui commençait entre son amie et la petite fille inconnue, elle se rapprocha d'elles, pour n'en rien perdre, et bientôt des larmes d'intérêt coulèrent le long de ses joues pâles. – Grâce, Madame, oh ! grâce ! pardonnez-nous ! disait la pauvre petite, en joignant les mains et en sanglotant. – Qui êtes-vous ? lui demanda mademoiselle de La Garde avec vivacité, mais sans menace dans la voix ni dans le geste. – Je suis bien malheureuse ! reprit l'enfant, qui sanglotait plus fort et cachait sa figure entre ses mains. Ah ! bien malheureuse ! – Pourquoi vous trouvez-vous ici ? Qu'y venez-vous faire ? Aviez-vous de mauvais desseins ? Êtes-vous seule ? L'enfant ne répondit pas à ces questions réitérées, mais étendit le bras vers le lit et parut hésiter en silence, tandis que les coussins tremblaient sur ce lit que Cybèle avait tout à coup accaparé, car on voyait le museau de cette chienne s'allonger hors de la courte-pointe : ce qui renouvela les craintes de mademoiselle d'Urtis et provoqua un éclat de rire de la part de mademoiselle de La Garde. – Je vois que Cybèle vous tient compagnie, dit-elle avec bonté ; mais êtes-vous entrée seule dans le château ? – Ô mon Dieu ! murmura l'enfant, que la timidité empêchait de parler : elle était si malade, si malade !… – Cybèle ? demanda mademoiselle de La Garde ; en effet, elle paraît avoir été blessée aux pattes de derrière. – Elle est encore bien malade ! reprit l'enfant, qui se remit à pleurer. Si je pouvais au moins la soulager !… – Cybèle ? demanda encore Antoinette, qui soupçonna enfin un quiproquo. Cybèle n'a pas l'air malade… – Maman ! dit la petite fille, en se relevant pour s'élancer vers le lit. Alors une main sèche écarta les rideaux, et la lueur du flambeau que tenait Thérèse se projeta sur une espèce de figure jaune et décharnée, dont les yeux brillants, au regard fixe, semblaient seuls avoir encore de la vie. À cette apparition imprévue, mademoiselle d'Urtis poussa de nouveaux cris et fit quelques pas pour s'enfuir ; mais elle revint auprès de mademoiselle de La Garde, qui la rappelait d'un ton impérieux et la rassurait, en lui montrant la scène de douleur qu'elles avaient sous les yeux : la petite fille serrait dans ses bras cette femme agonisante, qui avait à peine la force de se tenir sur son séant et de faire signe qu'elle allait parler. Elle parla enfin d'une voix sourde et mourante. – Pardonnez-nous, mes jeunes demoiselles… C'est ma fille qui l'a voulu… Mais j'étais mourante de froid… On me repoussait partout, on m'aurait tuée !… Le hasard, le bon Dieu nous a conduites ici… Je suis encore bien faible… Cependant je crois que je vivrai pour ma chère petite Marie !… – Vous vivrez, Madame, répondit noblement mademoiselle de La Garde, et l'on vous donnera tous les soins qu'exige votre maladie… Ne parlez plus ; cela vous épuiserait, dans l'état de faiblesse où vous êtes ; votre fille nous instruira de ce qui est nécessaire. Thérèse, va chercher du lait dans notre chambre !… Va donc, tu sais bien que nous n'avons pas autre chose jusqu'à ce que le jour soit levé ! – Que vous êtes bonnes, mes belles demoiselles ! C'est toujours le Ciel qui vient à mon aide. Thérèse fit quelques difficultés pour retourner seule dans la chambre verte, quoique mademoiselle de La Garde consentît à rester sans lumière avec la petite fille, qui, joyeuse et reconnaissante de trouver des cœurs compatissants, lui apporta un siège et se tint debout contre le dossier. Thérèse, à qui la peur et la charité prêtaient des ailes, reparut, au bout de quelques minutes, avec une jatte de lait, que la malade but à longs traits en bénissant la main qui la lui avait présentée. Mademoiselle de La Garde recommanda doucement à cette pauvre femme de ne plus se fatiguer à fournir des explications que sa fille donnerait pour elle, et aussitôt l'enfant raconta naïvement les événements qui l'avaient amenée, avec sa mère, dans l'intérieur du château, sans y être autorisée par personne. – Nous sommes de la Champagne, dit-elle ; nous habitions dans le faubourg de Troyes, où mon père exerçait le métier de tonnelier : il y a quinze jours, une maladie se déclara dans le pays ; bien du monde en mourut, mon père un des premiers ; alors, maman, se voyant sans ressources, et craignant aussi que je devinsse malade, partit avec moi pour Paris, où j'ai un oncle qu'on dit assez riche. C'était chez lui que nous avions le projet d'aller ; mais, comme nous n'avions pas le moyen de louer des places dans le carrosse public, nous faisions la route à pied ; et maman, de lassitude et de chagrin à la fois, eut la maladie, dont mon père était mort : elle croyait mourir aussi dans l'endroit où elle s'arrêterait, car nous étions sur le grand chemin, sans asile et sans argent. Elle fit de grands efforts, souffrante comme elle était, et nous arrivâmes enfin à un gros village ; les méchantes gens de ce village nous refusèrent l'hospitalité et nous menacèrent même de nous maltraiter, si nous ne nous éloignions pas : ils disaient que nous avions la peste ! Un soir, comme la neige tombait dru, la veuve et sa fille s'abritèrent dans une masure. – La peste ! interrompit mademoiselle de La Garde. – La peste ! répéta Thérèse, qui s'abandonna un moment à des terreurs plus réelles que les précédentes. – Ce n'était pas la peste, puisque nous n'en sommes pas mortes, dit l'enfant. Nous nous éloignâmes pour chercher gîte ailleurs ; mais, partout où nous allions, on nous accueillait de même, en nous fermant les portes et en nous criant de passer notre chemin. La maladie de maman augmentait, et il fallut toute la tendresse qu'elle me porte pour l'empêcher de rendre l'âme dans les champs. On nous criait de ne pas aller à Paris, parce que nous n'y serions pas reçues. Je ne sais quel chemin nous suivîmes : nous marchions à l'aventure, à travers la cam- pagne ; nous errions dans les bois. Les journées étaient horribles, les nuits plus horribles encore ! Et la faim ! et le froid !… J'ai mangé de l'herbe, Mesdemoiselles !… Maman ne prenait que de l'eau ou de la neige, sans pouvoir éteindre la fièvre brûlante qui la consumait. Je demandais à Dieu de nous rappeler à lui pour abréger nos souffrances, car nous étions destinées à mourir sans secours. Un soir, comme la neige tombait dru, nous nous abritâmes dans une masure, qui est fort proche de ce château, et déjà j'arrangeais une litière avec de la paille enlevée aux granges voisines, pour y coucher maman qui se sentait plus mal, lorsqu'un chien entra, en se traînant sur le ventre, dans la cachette où nous étions. J'eus peur d'abord et crus qu'il allait nous chasser à belles dents ; mais il n'aboyait pas et il se plaignait, comme s'il souffrait beaucoup. Je m'aperçus que le pauvre animal avait les pattes de derrière tout en sang et ne pouvait s'en servir. On lui avait tiré un coup de mousquet, sans doute parce qu'on l'avait pris pour un loup. Je déchirai ma chemise et bandai ses blessures le mieux qu'il me fut possible ; ensuite je partageai avec lui un morceau de pain qui me restait : il me lécha, il me flatta, il m'invita par tant de caresses à le suivre, que je le suivis, en quittant maman qui s'était endormie. Il me conduisit dans la cour de ce château et se glissa par une porte que je m'étonnai de trouver ouverte pendant la nuit : il me mena dans cette chambre, où j'entendis crier des petits chiens ; c'étaient ceux que cette chienne avait mis bas, peu de jours auparavant, et je l'aidai à remonter sur ce lit qu'elle avait choisi pour y faire sa nichée. – Il y a des petits chiens ? s'écria Thérèse, en courant au lit avec la pétulance de son âge et en découvrant la courte-pointe qui cachait Cybèle allaitant quatre jolis boule-dogues. – En vérité, il s'agit bien de chiens ! dit Antoinette, fâchée de cette interruption peu sérieuse, au milieu d'un récit touchant. Les hommes vous ont refusé l'hospitalité, ajouta-t-elle avec émotion en embrassant Marie, et cet animal vous l'a donnée ! – Maman était si malade ! reprit la petite fille : je retournai à la masure et je décidai, par un mensonge, maman à m'accompagner ici, en lui disant qu'on m'avait permis de loger dans cette belle chambre. C'est là que nous sommes cachées depuis plusieurs jours ; cette bonne chienne ne nous a pas quittées, et nous ne l'avons pas chassée de son lit. Ce château n'est point habité, du moins personne n'y demeure pendant la nuit, et je n'y ai rencontré qu'une vieille femme, qui s'est sauvée à toutes jambes, en criant, dès qu'elle m'a vue… – Et comment avez-vous vécu depuis que vous êtes ici ? demanda mademoiselle de La Garde, dont les paupières s'étaient mouillées de larmes. – C'est un vol, répondit la petite fille en rougissant, mais quand on a faim, quand on a sa mère malade, on est plus excusable ! Je suis descendue à la cave et j'y ai pris du vin, qui a fait beaucoup de bien à maman ; j'ai trouvé encore quelques provisions dans un cellier, des figues, des raisins secs… Ce n'est pas tout, un matin, on cuisait au four banal du village : j'ai emporté un pain, aux yeux de trois personnes qui n'ont pas essayé de me poursuivre ; ce pain, je l'ai partagé avec la chienne, qui avait partagé son lit avec nous ! – Voici le jour, dit mademoiselle de La Garde. Thérèse, reste auprès de notre malade, pendant que j'irai jusqu'à SaintPierre avertir M. le curé, qui est aussi habile que les médecins et les apothicaires de Paris. Mademoiselle de La Garde était absente depuis une heure, lorsque Marie-Jeanne et son mari, qui s'étaient figuré durant la nuit entendre des cris plaintifs, et qui avaient frémi à l'idée des malheurs annoncés par ces cris, se hasardèrent à venir au château, pour voir et savoir ce qui s'y était passé. Ils pénétrèrent jusqu'à la chambre verte et furent glacés d'horreur, en la trou- vant vide ; le feu était éteint, le lit défait, la porte ouverte : ils se regardèrent, quelques moments, sans se communiquer, autrement que par des regards effarés, leurs mutuelles appréhensions ; puis, ils se mirent à crier de toutes leurs forces : « Mesdemoiselles ! Mademoiselle Antoinette ! » – Eh bien ! qu'y a-t-il ? demanda celle-ci, qui arrivait avec le curé. – Oh ! Jésus ! dit Marie-Jeanne. C'est vous, monsieur le curé ? Je vous prenais pour le revenant ! – Le revenant ? reprit mademoiselle de La Garde : il y en a deux, sans compter Cybèle et ses quatre petits chiens ! La pauvre femme était en voie de guérison, et la prudence du curé, qui la soignait avec sollicitude, ne fit que hâter son heureuse convalescence. Le lendemain, mesdames d'Urtis et de La Garde, arrivant de Saint-Germain, rejoignirent leurs enfants et leur apportèrent de bonnes nouvelles de Paris : la peste n'était nulle part, et les fièvres épidémiques, qui avaient fait répandre de fausses alarmes, n'exerçant plus de ravages, la ville et la cour se rassuraient aussi vite qu'elles s'étaient effrayées d'abord. – Que faisiez-vous en nous attendant ? leur demanda madame de La Garde. – Antoinette était garde-malade, répondit gaiement mademoiselle d'Urtis. Quant à moi, j'avais à garder une petite fille et quatre petits chiens. – Maman ! dit Antoinette, entraînant sa mère dans la chambre rouge : venez voir un revenant de ma façon. Antoinette de La Garde, dont l'esprit avait devancé l'âge, fut depuis la célèbre madame Deshoulières, que ses poésies touchantes et gracieuses ont placée au premier rang parmi les illustrations littéraires du siècle de Louis XIV. MME DE SÉVIGNÉ ET SES ENFANTS À LA COUR DE VERSAILLES (1662) Marie de Rabutin Chantal, marquise de Sévigné, était restée veuve, en 1651, à l'âge de vingt-cinq ans, après sept années de mariage. Le marquis de Sévigné, qui estimait sa femme et ne l'aimait pas, disait-il lui-même, s'était fait tuer dans un duel, dont la cause n'avait rien de bien honorable pour sa mémoire. Madame de Sévigné, qui aimait son mari et ne l'estimait guère, le regretta sincèrement et ne se consola de l'avoir perdu qu'en se consacrant à l'éducation de ses deux enfants, un fils, né en 1647, une fille, née en 1648. La marquise de Sévigné était une des femmes les plus remarquables du temps de Louis XIV. Elle appartenait, par sa naissance, aux plus hautes classes de la noblesse française, et elle avait été élevée, avec la plus soigneuse sollicitude, sous les yeux de son oncle, l'abbé de Coulanges, qui prit à tâche de cultiver en même temps la raison et l'intelligence de cette intéressante orpheline. C'est aux conseils paternels de son digne tuteur que Marie de Rabutin Chantal fut redevable du bon emploi qu'elle fit, pendant toute sa vie, de ses grandes qualités morales. Elle avait reçu, de bonne heure, une instruction aussi solide qu'étendue. Le savant Ménage, son précepteur, lui apprit le latin, l'italien et l'espagnol, en lui enseignant tous les raffinements, toutes les délicatesses de la langue française ; Chapelain, qui passait pour le critique le plus judicieux, avait bien voulu joindre ses leçons à celles de Ménage. La gracieuse élève de ces deux littérateurs éminents brilla donc, à la cour d'Anne d'Autriche, par son esprit autant que par sa beauté ; elle fut aussi une des Précieuses les plus admirées de l'hôtel de Rambouillet, si célèbre par les réunions de femmes distinguées qui composaient le cercle fameux de la marquise de Montausier ; car, à cette époque, le nom de précieuse n'était pas encore pris en mauvaise part et ne s'appliquait qu'à des personnes d'un esprit supérieur. Après son veuvage, la marquise de Sévigné, qui était alors dans tout l'éclat de la jeunesse, renonça au monde et se donna tout entière à ses enfants, qu'elle éleva comme elle avait été élevée elle-même. Elle vivait retirée, à Paris, dans le quartier du Marais, sans vouloir reparaître à la cour et sans tenir compte des occasions qui s'offraient à elle de se remarier avec avantage. Elle bornait ses relations au commerce de quelques amis, que lui recommandaient l'honorabilité de leur caractère et les agréments de leur société. Elle avait même fermé sa porte à son cousin le comte de Bussy-Rabutin, malgré l'attachement qu'elle lui conservait depuis leur enfance, quand ce gentilhomme, qui était maréchal de camp dans les armées du roi, et qui pouvait aspirer à une position importante dans les grandes charges de l'État, s'il eût été plus sage et plus prudent, se laissa entraîner au courant d'une vie folle et désordonnée. Cependant, les deux enfants de madame de Sévigné étaient en âge de faire leur entrée dans le monde, et la mère n'avait plus de motifs pour continuer à se séquestrer avec eux dans une retraite presque claustrale. C'était à la fin de 1662. Charles de Sévigné avait atteint sa seizième année, sa sœur Françoise allait avoir quinze ans : l'un devait bientôt se préparer à entrer dans la carrière militaire ; l'autre était déjà digne de paraître à Versailles, auprès de sa mère, la belle et charmante marquise de Sévigné, qu'une absence de douze années n'avait pas fait oublier de ses contemporains de l'ancienne cour. Cette jeune fille se trouvait douée de tous les avantages que la nature avait départis à sa mère, mais elle n'en savait pas encore le prix, car elle était d'une modestie sans pareille et d'une excessive timidité, qui ne diminuait pas la conscience qu'elle pouvait avoir de la distinction de sa figure et de son esprit. Son frère, au contraire, qui n'était, ni moins beau, ni moins bien fait, ni moins spirituel, s'exagérait peut-être ses qualités et son mérite, en se croyant appelé à marcher l'égal des plus nobles et des plus brillants seigneurs de la cour de Louis XIV. Au mois de novembre 1662, la marquise de Sévigné reçut une lettre de François de Beauvillier, comte de Saint-Aignan, premier gentilhomme de la chambre, qui lui annonçait que le roi avait parlé d'elle avec éloges et que Sa Majesté désirait la voir figurer, ainsi que sa fille, dans le Ballet des Arts, qu'on montait alors à Versailles pour y être représenté vers le milieu de janvier de l'année suivante. À la réception imprévue de cette lettre, madame de Sévigné tint conseil avec ses enfants : son fils ne se sentait pas de joie, à l'idée d'être présenté à la cour ; mais sa fille eût préféré se voir dispensée d'accepter un honneur qui lui causait d'avance tant de trouble et d'embarras. Une invitation du roi était un ordre, auquel il fallait se soumettre, sous peine d'être à jamais en disgrâce. Cependant madame de Sévigné cherchait un prétexte pour se faire une excuse et un motif de refus. Elle écrivit à son cousin, le comte de Bussy-Rabutin, qui était l'ami du comte de Saint-Aignan, et elle le pria de trouver l'excuse qu'elle pût faire valoir. Bussy-Rabutin s'empressa de lui répondre qu'il n'y avait pas d'excuse admissible ; que le roi avait daigné, en effet, remarquer son absence à la cour, et que ce serait perdre l'avenir de son fils, compromettre celui de sa fille, et se rendre pour toujours indigne des bonnes grâces de Sa Majesté, que d'hésiter à se montrer à Versailles, avec ses deux enfants, quand le roi daignait l'y inviter. Madame de Sévigné ne balança plus et répondit au comte de Saint-Aignan, qu'elle était vivement touchée des bontés du roi à son égard, et qu'elle se conformerait humblement aux intentions de Sa Majesté. La marquise de Sévigné reçut une lettre du comte de Saint-Aignan. De ce moment, tout est changé dans l'intérieur de la marquise de Sévigné. On ne songe plus qu'aux préparatifs d'un premier voyage à Versailles. Il y a bien un vieux carrosse sous la remise et un assez bon cheval dans l'écurie : le second cheval est acheté ; le carrosse est repeint et remis à neuf ; le cocher et le petit laquais auront des livrées neuves. Madame de Sévigné n'avait qu'à se souvenir, pour aviser aux nécessités de toilette qu'exigeait une présentation à la cour. Les joailliers, les lingères, les couturières, les cordonniers, tous les marchands qui concourent à l'œuvre compliquée du costume féminin et masculin, sont mandés à la fois pour exécuter en toute hâte les habits de cour, pour la mère et ses deux enfants. Depuis près de douze ans que madame de Sévigné était veuve, elle avait affecté la plus grande simplicité dans sa manière de se vêtir, mais elle n'avait pas perdu le sentiment et le goût de l'élégance. Ce fut donc elle qui prit plaisir à diriger et à inspirer les ouvriers et les ouvrières, qui travaillèrent aux riches habillements que son fils et sa fille devaient porter à Versailles. C'était le commencement des splendeurs du règne de Louis XIV. Aussitôt après son mariage en 1660, le roi avait eu la pensée de faire de Versailles la ville royale et le siège de la royauté. Le petit château, construit par Louis XIII, n'avait pas été fait pour y établir une cour, et la cour la plus magnifique de l'Europe. Le roi s'était refusé, toutefois, à faire disparaître cet ancien château ; il l'avait conservé, au contraire, en souvenir de son père, et il ordonna seulement, en 1661, à son architecte, Louis Levau, de faire un nouveau plan, dans lequel il encadrerait de nouveaux bâtiments magnifiques le petit château primitif. On commença sur-le-champ les constructions, qui furent poussées avec tant de vigueur et de promptitude, que, dans l'espace de dix-huit mois, on avait élevé une partie de ces bâtiments, qui devaient composer le château neuf. Louis XIV se plaisait à suivre les travaux, et il était si impatient de prendre possession de sa résidence de Versailles, qu'il venait de temps à autre occuper l'ancien château avec ce qu'on appelait la jeune cour. Mais les grandes réceptions avaient toujours lieu dans les châteaux de Saint-Germain, de Vincennes et de Fontainebleau, où la cour n'était pas gênée par l'exiguïté du local. Ce fut dans ces différents châteaux que se donnaient les représentations de ballets et de comédies, qui ne furent définitivement transportés au château de Versailles qu'au printemps de l'année 1664. Louis XIV voulait cependant inaugurer, en quelque sorte, ce château, par une fête théâtrale, dès les premiers jours de 1663, et il avait commandé à Benserade le programme d'un ballet, qu'il devait danser, en personne devant les deux reines, la reine-mère Anne d'Autriche et la reine Marie-Thérèse sa femme, avec sa belle-sœur Madame Henriette d'Angleterre. Ce ballet, intitulé : Ballet des Arts, se composait de sept entrées ou intermèdes sur des sujets divers, savoir : l'Agriculture, la Navigation, l'Orfèvrerie, la Peinture, la Chasse, la Chirurgie et la Guerre. Le roi avait choisi lui-même les dames et demoiselles qui seraient chargées des rôles de danse, dans chacune de ces entrées. C'est ainsi qu'il se rappela la belle figure que la marquise de Sévigné faisait dans les ballets de cour, avant son veuvage, et ayant été prévenu que la fille de cette dame n'était pas inférieure à sa mère en beauté et en grâce, il avait manifesté le désir de les avoir toutes deux parmi les danseuses de son ballet. Les répétitions de la danse et du chant se faisaient alors une fois par semaine dans la salle provisoire du théâtre, et le roi ne dédaignait pas d'y assister avec les princes et princesses de sa famille. Madame de Sévigné fut donc invitée à venir passer deux jours au château de Versailles, avec sa fille et son fils, qui auraient chacun à remplir un rôle dans le ballet. Le jeune marquis de Sévigné devait être un des guerriers de la suite de Mars, à l'entrée de la Guerre ; mademoiselle de Sévigné, une des nymphes de Diane, à l'entrée de la Chasse. Quant à madame de Sévigné, qui avait un caractère de beauté noble et majestueuse, le comte de Saint-Aignan lui avait réservé le rôle de Cybèle, dans l'entrée de l'Agriculture, où la duchesse d'Orléans avait demandé le rôle de Flore. L'heure de la répétition exigeait que tous les personnages du ballet fussent à leur poste, vers la tombée du jour, car le roi arrivait ordinairement à la répétition, vers sept heures du soir, avec les deux reines, et se retirait, une heure après, pour aller souper. La marquise avait décidé qu'elle partirait de Paris à midi, pour avoir le temps de se reposer un peu avant la répétition. Au moment où elle montait en voiture avec ses enfants, un courrier, venu de Versailles à franc étrier, lui remit un billet sans adresse, fermé d'un cachet aux armes de Bussy-Rabutin. Elle l'ouvrit d'une main tremblante et reconnut l'écriture de son cousin. Le billet ne contenait que ces mots : « Je suis victime d'une infâme calomnie et gravement compromis : il est question de m'envoyer à la Bastille et de me faire juger au criminel. Je me trouve fort en peine, chère cousine, si vous ne me venez pas en aide. « On m'assure que vous avez un crédit, que vous emploierez mieux que personne à me sauver. Dépêchez-vous de venir à Versailles. Je vous prie, à votre arrivée, de suivre le gentilhomme, qui vous dira le mot du guet, c'est-à-dire : Trop est trop. » Madame de Sévigné ne fit aucune réponse à cette lettre et se garda bien d'en rien dire à ses enfants, mais elle fut très préoccupée, pendant le voyage, qui ne s'accomplit pas en moins de trois heures et demie. Ses enfants respectèrent sa préoccupation et restèrent silencieux, à leur place, en regardant distraitement ce qui se passait sur la route. Cette route, assez mal entretenue et semée d'ornières profondes, était constamment obstruée par des chariots de toutes sortes qui se dirigeaient lentement sur Versailles, où ils voituraient des pierres, du plâtre et des bois, pour la construction du château ; des rocailles, des tuyaux de plomb et des statues, pour les jardins. Le cocher de madame de Sévigné avait besoin de toute sa prudence pour éviter des chocs et des accidents, que les charretiers ne songeaient pas à lui épargner, et ses plaintes, ses colères, ne servaient qu'à rendre sa position plus mauvaise et plus difficile vis-à-vis de ces gens brutaux et méchants, qui n'écoutaient ni menaces, ni prières. Le jeune marquis essaya de leur adresser la parole, mais il ne recueillit, de leur part, que des railleries, des injures et des éclats de rire. Charles de Sévigné, qui était tout fier de se voir habillé en gentilhomme, les menaçait de se plaindre à Sa Majesté. Le marquis de Sévigné se querelle avec les charretiers, sur la route de Versailles – Monseigneur, lui répondit d'un air moqueur le voiturier auquel il s'adressait, Sa Majesté sera bien aise d'apprendre que nous ne cessons, ni jour ni nuit, d'apporter des matériaux sur les chantiers de Versailles, pour achever les travaux de la bâtisse. Il y a, tous les jours, deux mille charrois qui passent et repassent, pour le service du roi, sur cette route, où les carrosses ont grandement tort de s'aventurer. En ce moment, passait, sur la route, à travers un lac de boue liquide, une bien étrange voiture, qui n'était autre qu'un petit haquet, traîné par un petit cheval, qui galopait à fond de train, en faisant jaillir autour de lui un déluge de boue. Ce haquet était chargé d'une espèce de bahut, enveloppé de vieilles couvertures et de toiles de matelas, lequel oscillait à chaque cahot de la charrette, en rendant des sons métalliques et des murmures plaintifs, auxquels se mêlait une voix humaine. Ce singulier véhicule avait pour conducteurs une vieille femme, qui pouvait être prise pour une bohémienne, à cause d'un costume de théâtre aux couleurs éclatantes, qu'elle cachait sous un vieux manteau à capuchon rapiécé, et un jeune garçon, à la mine fine et malicieuse, qui portait aussi un vieux costume de toile à carreaux bleus et rouges, sur un véritable déguisement théâtral en velours, rehaussé de passementeries d'or. Il avait sur la tête une calotte en cuir noir, qu'il couvrait d'un immense chapeau de feutre à larges bords, surmonté d'une plume de coq. La voiture de madame de Sévigné avait été si abondamment éclaboussée par le passage de ce haquet, qui était déjà loin, qu'elle ne présentait plus, d'un côté, qu'une couche de boue jaunâtre. Le marquis de Sévigné, indigné du vilain procédé des conducteurs du haquet, mit la tête à la portière et les somma de s'arrêter, sous peine d'avoir affaire au lieutenant civil du Châtelet de Paris. Les gens du haquet ne répondirent à ces menaces que par des éclats de rire, et fouettèrent de plus belle leur petit cheval, qui les eut bientôt mis hors de la portée de la voix et de la vue. – Ce sont des coquins de bohémiens, dit Charles de Sévigné avec emportement. Ces fripons-là n'obéissent qu'au bâton. Si je les puis rencontrer plus tard, je les forcerai bien à essuyer, avec leur langue, la boue qu'ils nous ont envoyée. – Fi donc ! reprit la marquise de Sévigné. Iriez-vous, mon fils, vous commettre avec de pareilles gens ! – Si c'étaient des gens de ma sorte, ajouta le jeune homme irrité, ce n'est pas un bâton, mais une bonne épée, que je leur mettrais sous le nez, pour les contraindre à nous demander pardon, madame ma mère ! Ils arrivèrent à Versailles, une heure après, et la colère de Charles de Sévigné se réveilla plus terrible, quand il vit que la livrée du cocher et du laquais était mouchetée de boue et semée de taches, comme une peau de panthère. Les alentours du château ressemblaient à un vaste chantier de construction ; partout, des ouvriers taillant les pierres, équarrissant le bois, martelant le fer ; partout, des charrois et des charretiers, en mouvement. Ce ne fut pas sans peine que le carrosse parvint à se frayer un chemin, entre mille obstacles, jusqu'à l'entrée du château. Là, stationnait un gentilhomme, de grand air, coiffé d'un chapeau à panache noir, drapé dans un manteau de couleur sombre, la main gantée sur la poignée de son épée, les jambes serrées dans de grosses bottes de cuir vernis avec éperons d'argent. Il attendait le carrosse et il l'avait reconnu de loin aux armes peintes sur les portières : il s'en approcha et le fit arrêter, en saluant respectueusement la marquise de Sévigné. – Madame, Trop est trop ! lui dit-il, avec un coup d'œil d'intelligence. J'aurai l'honneur, s'il vous plaît, de vous mener là où vous êtes attendue et souhaitée, comme l'était, après le Déluge, la colombe, revenant à l'arche de Noé, avec une branche d'arbre verte dans le bec. – Monsieur, répondit madame de Sévigné, qui, dans toute autre circonstance, aurait ri de cette comparaison assez ridicule, veuillez me dire où il faut aller, et je donnerai ordre de m'y conduire sur l'heure, car je ne suis pas seule, et mes enfants doivent attendre mon retour, sans quitter la voiture. – Vous ne serez pas longtemps absente, Madame, reprit l'inconnu en saluant de nouveau, mais votre carrosse ne saurait suivre le chemin que nous allons prendre. L'affaire presse, et vous seriez la première chagrine des conséquences d'un retard. Il vaut mieux que votre carrosse s'en aille attendre votre retour, dans la cour basse des Communs, où il vous faudrait descendre pour gagner le logement qui vous est réservé au château. – Monsieur, se prit à dire Charles de Sévigné, pendant que sa mère sortait de la voiture, ne tenez pas en mauvaise part le fâcheux état où vous voyez notre carrosse et la livrée de nos gens. C'est un malotru qui les a ainsi éclaboussés, sur la route, et je suis encore confus et dépité de n'avoir pas châtié son insolence. Si je connaissais son maître, ce maître-là paierait au double pour son valet. – Ne vous échauffez pas pour si peu, Monsieur le marquis, repartit le gentilhomme : il suffira d'un coup de brosse, ou d'un coup d'éponge, pour remettre les choses en leur état présentable, et si nous retrouvons le malotru, je vous aiderai à le rosser d'importance. Le jeune Sévigné rougit d'orgueil, en s'entendant qualifier de marquis par un homme qui, à en juger par le ton et par l'habit, devait appartenir à la maison militaire du roi ou d'un prince du sang. Il se redressa d'un air de suffisance et envoya un regard satisfait à sa sœur, qui s'était cachée dans ses coiffes. La marquise de Sévigné, quoique richement et galamment habillée sous son costume de voyage, n'avait pas fait difficulté de descendre de voiture et d'accompagner à pied son guide inconnu, d'autant plus qu'elle était pourvue d'une double chaussure qui lui permettait de braver la marche dans de plus mauvais chemins. Elle donna des ordres à ses domestiques, en leur laissant la garde de ses enfants, et elle s'éloigna, en suivant le gentilhomme qui n'eût pas osé lui offrir le bras. D'après ses instructions, le cocher conduisit le carrosse, en contournant les nouveaux bâtiments du château, dans une des cours de service, où devaient se rendre les voitures de toutes les personnes qui avaient reçu des invitations de la part du roi. Charles de Sévigné causa d'abord de choses et d'autres avec sa sœur, qui n'était pas rassurée, en se voyant seule avec lui, en l'absence de leur mère, et qui jetait des regards furtifs par la portière. Elle aperçut avec inquiétude un homme qui semblait faire le guet derrière la voiture et qui ne la perdait pas de vue un moment. Elle examina timidement les allures de cette espèce d'espion, avant de le faire remarquer à son frère. C'était un petit bout d'homme, gros et court, qui portait fièrement une tête énorme avec la figure la plus hétéroclite, et qui ne paraissait pas embarrassé de montrer une pareille figure : des yeux ronds de chat-huant, un long nez crochu comme un bec de vautour, une énorme bouche aux dents saillantes, le tout au milieu d'un masque grimaçant sous une peau jaunâtre et ridée. Ce monstre avait, d'ailleurs, une physionomie joviale et comique, qui n'était pas faite pour inspirer de la défiance ou de l'effroi, malgré la difformité des traits de son visage. Il était assez bien pris dans sa taille et ne manquait pas, dans son port, d'une certaine distinction, qui provenait surtout de l'assurance que lui donnait sa position personnelle, sinon son rang, à la cour. Le costume de ce singulier personnage n'annonçait pas cependant un courtisan. Il était vêtu à l'espagnole : casaque longue à manches bouffantes et chausses également bouffantes autour des reins, tout en satin noir, avec des crevés de satin rouge ; il portait une collerette tuyautée à quatre rangs et une large ceinture de cuir de Cordoue doré. Il tenait à la main une espèce de sceptre, à l'extrémité duquel s'agitaient quatre grelots d'argent. Ce sceptre de bois d'ébène, qui n'était pas une canne, devait être un bâton de commandement, et servir d'attribut aux fonctions qu'il avait à remplir dans le château. – C'est probablement un des concierges du château, dit Charles de Sévigné. On croirait volontiers qu'il a été choisi exprès pour faire peur aux gens. – Si nous étions en carnaval, reprit mademoiselle de Sévigné, je penserais que c'est un vrai carême-prenant. Tout à coup Charles de Sévigné reconnut, dans un coin de la cour des Communs, le haquet qui avait si bien éclaboussé le carrosse de sa mère. Le bahut, enveloppé de couvertures et de toiles à matelas, qu'il se souvenait d'avoir vu sur ce haquet, ne s'y trouvait plus, mais le cheval était encore attelé, et le petit marquis aperçut, à l'entrée d'un passage voûté, le conducteur du haquet, lequel ne portait plus son costume déguenillé, en toile à carreaux de couleurs, mais qui se montrait dans un costume de théâtre en velours noir parsemé d'or, avec une toque à plumes noires, comme s'il allait monter sur la scène. – Par la mordieu ! s'écria Charles de Sévigné, voici le coquin qui nous a inondés de boue et qui n'en a fait que rire. Je veux lui dire son fait et le traiter comme il mérite de l'être. – Quelle folie ! reprit mademoiselle de Sévigné, qui cherchait à le raisonner. Tu n'iras pas sans doute te commettre avec ce comédien ! Mais Sévigné avait déjà sauté à bas du carrosse et courait demander une explication à ce grand garçon, qui avait aussi reconnu le carrosse couvert de boue et qui n'était plus disposé à soutenir une querelle, en plein château de Versailles, contre un jeune seigneur de la cour. Il voulait se dérober à cette rencontre délicate, mais Charles de Sévigné ne lui en donna pas le temps et le saisit rudement par le bras. – Mordieu ! monsieur le comédien, lui dit-il, je vous retrouve à propos pour vous faire essuyer avec votre langue les jolies éclaboussures que vous avez faites sur mes armoiries et sur la livrée de mes gens. – Mon prince ! répliqua le conducteur du haquet, interdit de cette brusque allocution et ne sachant à qui il avait affaire : je vous jure que l'accident dont vous vous plaignez est arrivé à mon insu, et je m'en lave les mains… – Vous laverez d'abord mon carrosse, interrompit Sévigné, qui avait le caractère le plus querelleur et le plus obstiné. Prenez une brosse, s'il vous plaît, et venez nettoyer la livrée que vous avez si joliment accommodée ! Autrement, j'appelle mes gens et je leur ordonne de vous bâtonner de la belle manière ! – Bâtonner quelqu'un, dans le palais du roi ! cria une voix glapissante, qui força Sévigné à changer d'objet et d'adversaire. Bâtonner M. Raisin ! ajouta le petit homme, vêtu de satin noir, qui venait d'accourir, en secouant son sceptre à grelots. C'est là une audace extraordinaire. – Si Monsieur était gentilhomme, répliqua Sévigné en désignant le comédien qui ne songeait qu'à s'esquiver, je lui aurais proposé de mesurer son épée avec la mienne et de me rendre raison de son insulte. Vous laverez d'abord mon carrosse ! dit au comédien le marquis de Sévigné. – Juste ciel ! ce jeune seigneur a perdu le sens ! repartit le petit homme qui brandissait sa marotte en la faisant tourner à tour de bras. Provoquer les gens en duel, dans le palais du roi ! Vouloir forcer M. Raisin à tirer l'épée ! Avoir l'idée infernale de tuer M. Raisin, chez le roi ! C'est là un crime de lèse-majesté. – Monsieur, je vous fais sincèrement mes excuses ! dit, en s'adressant au marquis de Sévigné, le comédien qui s'effrayait des conséquences de cette querelle bruyante, et je m'en remets à mon ami Langeli pour vous donner satisfaction. En disant cela, le comédien salua profondément et disparut dans un corridor sombre où il s'était jeté pour échapper à un plus long entretien. Charles Sévigné resta interdit et furieux ; il s'apprêtait à porter sa colère contre l'étrange personnage qui l'avait empêché d'avoir raison d'une injure, lorsque celui-ci lui toucha l'épaule avec le sceptre à grelots qu'il n'avait pas cessé d'agiter, comme l'emblème de son autorité. – Monsieur le marquis ! dit-il avec un accent impérieux et sévère, que démentait l'expression burlesque de sa figure grimaçante, nous avons le regret de vous placer sous notre surveillance immédiate, pour éviter un scandale dans la maison du roi, et pour nous opposer à un duel entre deux hommes d'honneur. Vous plaît-il de me suivre, Monsieur le marquis ? Sévigné crut avoir affaire à un officier du palais ayant à exécuter un pouvoir quelconque, que cet officier tenait de ses fonctions ; il ne fit aucune résistance et suivit silencieusement ce nain grotesque, qui marchait en avant, son sceptre levé, comme pour affirmer le droit d'arrestation qu'il avait invoqué. Ils entrèrent sous la voûte principale des Communs du château et s'enfoncèrent dans des corridors tortueux et sombres que connaissait le guide de Charles de Sévigné. Ce dernier n'avait pas peur, mais il éprouvait une sorte d'inquiétude, en s'imaginant qu'il allait comparaître devant un tribunal, car il n'ignorait pas que les duels étaient interdits sous les peines les plus rigoureuses et que le Tribunal des Maréchaux de France ou de la Connétablie réglait sans appel toutes les querelles de point d'honneur. Mademoiselle de Sévigné avait compris que son frère, dont elle redoutait les emportements et les violences, s'était engagé imprudemment dans une querelle dont elle ne pouvait apprécier à distance l'objet et la portée, mais elle avait vu se former autour du centre de la dispute un groupe de spectateurs, qui l'empêchaient de distinguer ce qui se passait. Elle entendait seulement le bruit confus d'une altercation, dans laquelle dominait la voix de Charles de Sévigné. Elle attendit avec anxiété la fin de l'aventure et elle avertit le petit laquais, qui était debout à la portière du carrosse, de prêter secours à son maître, dès qu'il en serait temps. Le petit laquais, qui n'était pas d'âge à intervenir utilement dans un conflit où son jeune maître aurait besoin d'aide, profita de la permission qu'on lui en donnait, pour venir se réunir aux curieux qui étaient bien aises d'assister au débat d'un jeune seigneur avec un comédien. Ils entrèrent sous la voûte principale des Communs du château Quand mademoiselle de Sévigné constata que son frère n'était plus là, et que la foule qui l'avait entouré se dispersait, elle eut à cœur de savoir ce qu'il était devenu et de lui porter elle-même aide et secours, s'il en avait besoin. Elle triompha de sa timidité naturelle, sous l'empire de son affection fraternelle, et elle descendit de carrosse, sans attendre le retour du petit laquais qui s'était éloigné. Elle se dirigea résolument vers l'endroit où Charles de Sévigné avait disparu et elle n'hésita pas à s'avancer dans un corridor solitaire, que son frère avait dû suivre en partant du même point qu'elle. Mais, quand elle arriva dans une espèce de carrefour auquel aboutissaient cinq ou six chemins différents, elle en prit un au hasard, lequel n'était pas sans doute celui que Charles de Sévigné avait pris, car elle n'eut bientôt plus l'espoir de le rejoindre : elle marchait hâtivement, sans rencontrer personne, au milieu d'un dédale de passages obscurs, qui l'éloignaient du but qu'elle espérait atteindre, et lorsqu'elle essaya de retourner en arrière, elle reconnut avec anxiété qu'elle s'était tout à fait égarée. Son effroi s'augmenta de plus en plus, quand elle entendit pousser des cris, qui retentissaient par intervalles à travers les longues galeries voûtées et que les échos souterrains se renvoyaient de l'un à l'autre, en rendant ces cris lointains plus inarticulés et plus confus. Elle écoutait, immobile et terrifiée : à plusieurs reprises, elle avait cru reconnaître la voix de son frère, mais aussitôt cette voix, qui semblait prendre le caractère de la menace et de la colère, avait été couverte par des éclats de rire prolongés. Puis, des portes s'ouvrirent et se fermèrent avec fracas, et tout rentra dans le silence. Mademoiselle de Sévigné fut plus effrayée de ce silence, qu'elle ne l'avait été des bruits vagues et incertains, qui lui annonçaient du moins la présence de quelques êtres vivants. Elle doubla le pas et n'eut plus d'autre idée que de sortir de l'ombre qui semblait à chaque instant s'épaissir autour d'elle, car la nuit approchait, et la pauvre jeune fille pouvait prévoir que, d'un moment à l'autre, elle se trouverait arrêtée, sans savoir où elle serait, au milieu des ténèbres. C'est alors qu'elle se vit au pied d'un grand escalier, qui paraissait aboutir aux étages supérieurs. Elle ne songea plus à descendre, pour arriver à un passage qui la ramènerait à la grande cour des Communs ; elle se préoccupa plutôt de monter dans les Communs, où elle aurait chance de rencontrer un des gens du château, qui l'aiderait à regagner son carrosse. Malheureusement, c'était l'heure du souper, et elle ne trouva pas sur son chemin un seul domestique. Enfin, après bien des tours et des détours, elle parvint, quand le jour lui faisait défaut, à gagner un corridor éclairé par une lampe. Elle se crut sauvée, d'autant plus qu'elle distinguait, à l'extrémité de ce corridor, une assez vive clarté qui venait d'une porte entr'ouverte. Elle se dirigea rapidement vers cette porte et entra dans une grande chambre, où elle entendait une voix étouffée et inintelligible, accompagnée de petits coups répétés, qu'on frappait contre les parois d'une caisse sonore. La personne qui occupait cette chambre ne devait pas être loin, car elle avait laissé sur une console deux grosses bougies allumées. Au milieu de la pièce, il y avait une espèce de coffre immense, dont la forme était assez inusitée, pour que mademoiselle de Sévigné se rappelât avoir vu, le jour même, ce coffre bizarre, porté sur un haquet, que traînait un cheval et que conduisait un homme en costume de comédien, celui-là même avec qui le jeune marquis de Sévigné s'était pris de querelle sur la route de Versailles. Ce souvenir imprévu n'annonçait rien de bon à mademoiselle de Sévigné, qui n'avait rien de plus pressé que de sortir de cette chambre, mais elle en fut empêchée par l'approche de deux personnes qui allaient y rentrer, en parlant à demi-voix. En même temps, les petits coups, qu'elle avait entendus résonner comme dans un meuble, retentirent de nouveau, et la voix qui les accompagnait sourdement devint plus distincte et plus grondeuse. – Voulez-vous donc que je meure là-dedans ! criait la voix. J'aimerais mieux être enfermé dans un cachot, que dans cette boîte ! Père, délivre-moi, pour l'amour de Dieu ! J'ai grand besoin de respirer un peu, avant de commencer mes exercices. Je me passerai de nourriture, bien que je n'aie ni bu ni mangé depuis notre départ ! Holà ! vous m'avez donc abandonné, que vous ne répondez pas à mes plaintes ? Par pitié ! grand'mère, obtiens pour moi un quart d'heure de liberté, afin que je puisse reprendre haleine ! Père, au nom du Ciel ! Grand'mère, bonne grand'mère, sauve la vie à ton petit Jean-Baptiste ! Mademoiselle de Sévigné n'avait pu saisir qu'une partie de ces paroles, prononcées avec l'accent de la prière dans l'intérieur du grand coffre, où devait être renfermé un personnage invisible, qui ne se lassait pas de cogner contre les parois de sa prison. Elle n'osa pas attendre de pied ferme les deux individus, qui se querellaient, au moment où ils allaient reparaître dans la chambre, et elle se cacha, toute tremblante, derrière une tapisserie qui la dérobait à la vue de ce comédien et de cette vieille bohémienne, qu'elle n'avait pas oubliés, depuis la querelle de son frère avec eux. – Auras-tu bientôt fini de faire le sabbat, méchant garçon ? s'écria le comédien, d'une voix de stentor. As-tu juré de ruiner ta famille ? Je ne sais qui me tient que je ne te roue de coups, mauvais drôle ! Je t'emprisonnerai dans ta boîte, dix jours durant ! – Jacques, sois donc plus humain pour l'enfant ! reprit la vieille femme, d'un ton suppliant. Le pauvre petit est encore à jeun depuis ce matin… – Il a eu le temps de dormir, répliqua durement le comédien. Le fripon sait bien que tu ne voudrais pas qu'il se couchât sans souper ! N'est-il pas juste que nous commencions par souper nous-mêmes, nous qui avons le plus de peine et de travail ? – L'enfant a faim, dit la vieille. Dépêche-toi de lui donner de l'air, mon cher Jacques, et permets-lui de manger et de boire tranquillement ce que je lui destine. Mais d'abord, crainte de surprise, fermons les portes, avant d'ouvrir la boîte. La bohémienne s'assura que les portes de la chambre étaient fermées au verrou, pendant que le comédien enlevait d'abord le dessus du coffre et mettait à découvert un orgue portatif, sur les touches duquel il promena ses doigts, pour vérifier si l'instrument avait conservé son accord. Puis, oubliant qu'un malheureux prisonnier attendait impatiemment sa délivrance, il se mit à exécuter un grand morceau de musique sacrée, en faisant vibrer les cordes de l'instrument qui rendait un son aussi puissant que celui de l'orgue dans une église. Le son allait se prolongeant et se répercutant hors de la chambre, à faire croire aux personnes qui pouvaient l'entendre, qu'on célébrait quelque part une cérémonie religieuse. Ce n'était pourtant ni l'heure ni le lieu, pour cela. – Jacques, nous ne sommes pas mandés à Versailles pour exécuter un stabat dans la chapelle du roi, dit la vieille, en posant sa main décharnée sur l'épaule de l'organiste, qui s'exaltait sous l'inspiration musicale. Il ne s'agit, pour ce soir, que de musique profane et divertissante. Le musicien ne répondit pas, et changeant de thème, il se mit à jouer un air d'opéra, avec tant d'éclat et de belle humeur, que ses auditeurs, s'il en avait eu, ne se fussent pas lassés de l'écouter et de l'applaudir. Mais il fut interrompu, par de nouveaux coups frappés doucement contre le clavier de l'orgue et par une voix lamentable, qui s'en échappait, en répétant : « Père, j'ai faim, j'ai faim ! Grand'mère, j'ai bien faim ! » – Ce petit masque ne fera jamais un musicien ! s'écria l'exécutant, qui cessa de jouer et qui alla, en grommelant, ouvrir par derrière le coffre, où le mécanisme de son orgue était renfermé. Ne suis-je pas bien malheureux d'avoir un fils si peu sensible aux charmes de la musique ! La petite porte qui venait de s'ouvrir, à l'aide d'un ressort caché, au bas de l'instrument, était déguisée avec tant d'art, qu'il n'eût pas été possible de soupçonner son existence. Il sortit de là un enfant de six ou sept ans, à moitié nu, qui se traîna sur le carreau, marchant à quatre pattes, comme un animal, et qui ne pouvait plus se relever, tant ses pauvres membres étaient devenus raides et inertes, par suite de la position gênante et comprimée qu'il avait dû garder, depuis plusieurs heures, dans l'étroit espace où il se trouvait blotti. La bohémienne le prit entre ses bras et l'enveloppa dans le pan de sa robe, comme pour le réchauffer et lui rendre, avec la chaleur vitale, la souplesse de ses mouvements. L'enfant ne pouvait plus se relever, tant ses pauvres membres étaient raides et inertes. – Cher petit, tu vas faire un bon repas, lui disait-elle avec tendresse : j'ai là pour toi du bon vieux vin, de la table du roi, une belle langue fumée, un pigeon rôti, un râble de lièvre, des pâtisseries, des confitures… – N'avez-vous pas honte, la mère, de gâter ce maudit paresseux ? murmurait le comédien, qui s'était emparé du flacon de vin destiné à l'enfant et qui l'eut vidé en trois traits. Il n'a pas encore travaillé aujourd'hui, et après avoir dormi comme un loir, il crie la faim et se plaint d'avoir le ventre vide, quand le nôtre est à peine rempli ! Vous allez maintenant le gorger et l'étouffer de nourriture, de telle sorte que son jeu s'en ressentira et qu'il est capable de s'endormir ensuite sur son épinette ! – Mange, petit, disait la vieille, et ne te soucie pas de ces gronderies. Il n'est pas méchant, ton père, ajoutait-elle, en présentant à l'enfant les aliments qu'il dévorait en silence, les yeux pleins de larmes ; non, il n'est pas méchant, et il a besoin de toi, puisque tu es l'âme de sa machine, mais c'est sa musique qui l'occupe et l'intéresse plus que tout… Mange à ta faim, cher petit, ne te presse pas. Nous avons le temps, et tu peux manger à ton aise… Le pauvre enfant mourait de faim ! dit-elle ; en s'adressant au musicien. Vois, comme il mange de bel appétit ! Je regrette vraiment, reprit-elle à voix basse, qu'il n'ait pas un coup de vin à boire, pour se donner des forces… – Il s'agit bien de boire ! murmura le père, qui tirait de son orgue quelques accords isolés pour s'assurer que les touches du clavier faisaient vibrer exactement toutes les cordes de l'instrument. Il s'agit de mon honneur, il s'agit de notre fortune. Nous allons jouer notre va-tout devant le roi et devant la cour. Ce soir, nous serons riches et heureux ; sinon, il me faudra renoncer à la musique et remonter sur le théâtre, pour gagner notre vie péniblement, misérablement, car il y a trop de comédiens en France, et le métier devient plus mauvais tous les jours. – Nous réussirons, j'en suis sûre, Jacques ! répliqua la vieille, qui n'avait des yeux que pour l'enfant, dont elle dirigeait et encourageait l'appétit. Quand notre Jean-Baptiste aura mangé à sa faim, il fera des merveilles… – Aura-t-il bientôt fini de tordre et avaler ? grommela le musicien, qui avait terminé l'examen de la tonalité des accords de son instrument. Il est grand temps qu'il rentre dans sa boîte… – Rien ne presse, Jacques, dit la bohémienne avec un air suppliant. L'enfant était si affamé, après avoir jeûné tout le jour… D'ailleurs, mon pauvre petit, tu emporteras là-dedans les pâtisseries et les sucreries… – Oh ! qu'il se garde bien de faire le moindre bruit ! s'écria le musicien avec colère, car nous devons paraître devant le roi, à neuf heures précises, et le moment est proche. Entends-tu, Jean-Baptiste, si tu manques ton jeu, si tu fais une fausse note, je te fouetterai jusqu'au sang, et même, si je ne réussis pas, par ta faute, oui, par ta faute, je t'étranglerai de ma main ! Tout à coup, un cri étouffé fut suivi de la chute d'un corps, derrière la tapisserie, qui formait dans la chambre une espèce d'alcôve ou de cabinet. C'était mademoiselle de Sévigné, qui venait de s'évanouir, sous l'empire de l'émotion ou de la crainte. Mais, comme tout rentra dans le silence, à la suite de ce bruit imprévu et inexpliqué, le comédien et sa mère, qui en avaient été surpris plutôt qu'effrayés, ne se rendirent pas compte de son origine et ne cherchèrent pas à la découvrir. – Il y a du monde, dans une chambre voisine, où l'on a fait tomber quelque chose ? dit la bohémienne, en baissant la voix. À Dieu ne plaise qu'on n'ait pas entendu la menace horrible que tu as faite à ce pauvre petit ! On nous prendrait pour des bourreaux. C'est mal, Jacques, c'est le fait d'un mauvais père, que de martyriser ainsi un enfant ! L'enfant était rentré, en pleurant, dans l'intérieur du coffre, où une cachette lui avait été ménagée, et le père, sans lui adres- ser une parole de tendresse ou d'encouragement, s'était hâté de refermer soigneusement l'étroite issue, par laquelle le petit prisonnier avait regagné son gîte. Le musicien ne répondit pas au reproche de sa mère et se jeta, l'air hargneux et renfrogné, dans un fauteuil où il feignit de s'endormir. La vieille femme s'était accroupie contre le coffre où l'enfant était caché, et elle pleurait, la tête appuyée sur la cloison de bois, derrière laquelle ce malheureux enfant pleurait sans doute aussi. Après quelques instants de douleur muette, elle voulut de nouveau admonester son fils et l'intéresser en faveur de l'innocente victime, qu'il traitait avec tant de rudesse et d'inhumanité. – Je ne sais pas, en vérité, dit-elle en parlant à la sourdine, s'il faut savoir gré au sieur Langeli de t'avoir fait obtenir la grâce de jouer de ton instrument devant le roi. Je maudis aussi ton invention, qui a fait le malheur de notre petit Jean-Baptiste. C'est l'ambition qui te possède, Jacques ; tu veux être riche, tu veux devenir un personnage, comme monseigneur Langeli ? Mais, pour faire figure à la cour, tu devrais d'abord te déshabituer de boire, de boire sans cesse, d'être toujours entre deux vins… Tu ne me réponds pas ? Tu fais semblant de dormir, Jacques ? Écoute ta vieille mère, qui n'a pas longtemps à vivre et qui se désole à l'idée de te laisser l'enfant, ce pauvre enfant, que tu maltraites à plaisir, et que tu tuerais, si je n'étais pas là pour le défendre. Écoute-moi, Jacques : je prendrai l'enfant avec moi et nous irons ensemble, lui et moi, dans quelque troupe de bohémiens, où du moins il ne sera pas injurié, menacé, battu par son père. Quant à toi, tu n'es pas en peine de gagner ta vie, si tu cesses de boire : tu redeviendras comédien, dans quelque troupe ambulante, car c'est en vain que ton ami Langeli se flatte de l'espoir de t'enrôler dans la troupe royale de l'Hôtel de Bourgogne. Tu as encore la ressource de retourner à Troyes et d'y être, comme naguère, organiste de la cathédrale… Mais répondrastu, méchant garçon ? Je te jure ma foi, que si tu n'as point pitié de mon enfant, que si tu le frappes, que si tu le prives d'air et de nourriture, que si tu le tiens impitoyablement enfermé dans ta machine, j'irai, moi, ta vieille mère, me jeter aux pieds du roi et lui demander justice contre toi, pour le salut de mon enfant ! Le musicien n'avait rien écouté de cette longue et lamentable allocution, mais mademoiselle de Sévigné, qui avait repris connaissance, entendait les plaintes de la grand'mère et se promettait tout bas de prendre la défense de cet enfant qu'il fallait arracher à la cruauté d'un père sans entrailles. La bohémienne, n'obtenant pas de réponse, s'était mise à prier Dieu et lui recommandait la destinée de son petit-fils. Cependant, depuis plus de trois heures que la marquise de Sévigné avait quitté ses deux enfants en les laissant dans son carrosse sous la garde du cocher et du laquais, elle n'avait pas perdu son temps, et son bon cœur avait eu une sérieuse occasion de montrer ce qu'il était capable de faire. La marquise, à la descente de voiture, suivit le gentilhomme, qui s'était fait reconnaître en prononçant le mot du guet, que le comte de Bussy-Rabutin avait indiqué d'avance à sa cousine. Ce gentilhomme, dont le costume et la tournure militaire annonçaient qu'il appartenait ou avait appartenu à un régiment de cavalerie légère, que Bussy avait commandé sans doute huit ou dix ans auparavant, en qualité de mestre de camp, ce gentilhomme marchait d'un pas modéré, en se retournant de temps à autre pour s'assurer que madame de Sévigné venait derrière lui. Celle-ci, dont la confiance n'avait pas failli, dans la conviction que son cousin Bussy l'attendait et qu'il avait grand besoin d'elle, n'hésitait pas à suivre jusqu'au bout cette espèce d'officier de chevau-légers, qui devait la conduire à un but qu'elle ignorait. Elle s'enveloppait seulement dans ses coiffes, pour n'être pas remarquée ni reconnue. Elle traversa ainsi plusieurs cours, plusieurs galeries, plusieurs passages, qui semblaient s'éloigner du palais central, de ce petit château que Louis XIII avait fait bâtir et que Louis XIV avait pieusement conservé, en l'entourant de superbes bâtiments et en l'encadrant avec beaucoup de goût dans les nouvelles constructions. Tant qu'elle avait rencontré, sur la route qu'on lui faisait tenir, des gens du château, des domestiques en livrée, des officiers de la maison du roi, des gentilshommes et des seigneurs de la cour, qui se rendaient à leurs affaires ou à leurs devoirs, elle n'avait pas eu la moindre inquiétude, ni le moindre soupçon ; mais, quand elle se vit engagée dans une sorte d'allée sombre, entre deux murailles nues qui n'offraient aucune voie de retraite, elle éprouva un sentiment de défiance, qui ne faisait qu'augmenter à mesure qu'elle avançait dans cette allée solitaire. Tout à coup elle s'arrêta et fit mine de retourner sur ses pas. Le gentilhomme, qui la précédait parut comprendre le trouble et l'hésitation qui s'emparaient d'elle ; il revint de son côté et la rejoignit, avant qu'elle eût commencé à faire retraite. – Monsieur ! lui dit-elle avec un air froid et sévère, vous plairait-il de me faire savoir quel est l'endroit où vous devez me conduire ? – Volontiers, Madame, répondit-il en la saluant avec respect, maintenant que je puis vous parler ici sans témoins. Le comte de Bussy-Rabutin, sous les ordres de qui je servais à la bataille des Dunes en 1654, m'a donné la commission de vous mener auprès de lui, dans l'intérêt d'une affaire qui ne souffre pas de retard… – Mais, ce me semble, Monsieur, interrompit-elle en souriant, ce n'est pas là un chemin qui puisse honorablement nous mener chez M. le comte de Bussy-Rabutin, lieutenant-général des armées du roi ? – Ce n'est pas chez M. le comte, que j'ai l'honneur de vous mener, Madame, répliqua-t-il en s'inclinant ; j'ai le regret de vous conduire, par un assez vilain chemin, je l'avoue, aux prisons du château, dans lesquelles M. le comte a été amené hier par ordre du roi. – M. de Bussy dans les prisons du château de Versailles ! s'écria madame de Sévigné, aussi étonnée qu'attristée de cette nouvelle. – Il est probable qu'il n'y restera guère, repartit le gentilhomme, puisque vous avez pris la peine, Madame la marquise, de venir lui prêter votre appui. Tous les amis de M. le comte de Bussy l'espèrent du moins. Si vous ne fussiez pas venue, Madame, M. le comte de Bussy serait transféré, cette nuit même, à la Bastille, d'où l'on ne sort pas aisément, une fois qu'on y est entré. – Je ne sais pas trop, dit-elle, ce que je puis faire pour être utile à M. de Bussy, dans une affaire que j'ignore absolument. – J'ignore de même quelle est cette affaire, répliqua le gentilhomme, mais on peut affirmer d'avance qu'elle ne touche pas à l'honneur de M. le comte, qui est l'honneur même en personne. Voilà pourquoi M. le comte de Saint-Aignan a donné des ordres, pour que vous soyez admise d'urgence auprès de M. le comte de Bussy, et certainement avec l'approbation de Sa Majesté. Madame de Sévigné fit un geste qui marquait son impatience de voir M. de Bussy, et elle suivit d'un pas plus pressé le gentilhomme qui devait être son introducteur dans la prison. Dès que son nom fut prononcé, les portes s'ouvrirent devant elle, et elle se trouva en présence de son cousin, qui vint à sa rencontre avec un joyeux empressement et qui s'autorisa de la politesse de cour pour lui baiser la main avec une amicale familiarité. La marquise de Sévigné visite le comte de Bussy-Rabutin dans sa prison. – Je vous demande pardon, chère cousine, lui dit-il galamment, de ne pas vous recevoir en un lieu plus digne de vous. – En vérité, mon pauvre Roger, je ne m'attendais pas à venir visiter à Versailles un prisonnier d'État ! répondit-elle, avec une vive expression de sympathie et d'intérêt. Ô mon Dieu ! ajouta-t-elle, émue du bruit des verroux qu'on fermait derrière elle : est-ce à dire que je suis désormais emprisonnée avec vous, comme votre complice ? Que je sache du moins quel est le crime dont vous êtes accusé ? – Je suis d'abord tout au plaisir de vous revoir, après une assez longue absence, bonne cousine, et de vous revoir plus belle que jamais… – Êtes-vous toujours aussi léger et aussi fou, Roger ? interrompit en souriant madame de Sévigné. Songez, pour devenir un peu plus sérieux, que vous êtes en prison, accusé de quelque méchante action, et que vous me faites partager votre captivité, toute innocente que je sois de vos méfaits. Allons, plaisanterie à part, apprenez-moi vite la cause de cet incroyable emprisonnement. – Je vous retiendrai ici le moins longtemps possible, je vous jure, mais veuillez d'abord vous asseoir, cousine, pour m'entendre, pour me plaindre, et pour me conseiller, car je vous ai surnommée, s'il vous en souvient, la Dame des bons conseils. Bussy-Rabutin avait, à cette époque, près de quarante-cinq ans, mais il était encore aussi peu sage, aussi peu prudent, aussi ardent et emporté, que dans sa jeunesse. Quoique lieutenantgénéral des armées du roi, il passait son temps dans la société des plus jeunes seigneurs de la cour ; quoique marié et père de famille, il ne s'imposait aucun frein dans son existence de folie et de désordre : le jeu, la table, les plaisirs les plus bruyants et les plus fougueux faisaient l'occupation ordinaire de ses journées et de ses nuits. Il vivait pourtant à la cour, bien qu'il y fût presque constamment en disgrâce, et le roi lui-même le craignait, comme le craignaient les courtisans : on lui attribuait tous les bons mots, toutes les épigrammes, toutes les satires, qui couraient de bouche en bouche, parce qu'il était capable de faire les plus spirituelles et les plus mordantes. Suivant une boutade de Madame Henriette d'Angleterre, femme du duc d'Orléans, Bussy était « la plus dangereuse langue et la plus venimeuse qu'il y eût parmi les scorpions de Versailles et les vipères de Fontainebleau ». – Je gagerais que vous avez encore mordu quelqu'un ou quelqu'une ? lui dit madame de Sévigné, qui ne lui pardonnait pas son défaut ordinaire de railler et de médire. Vous vous faites toujours de terribles affaires, mon cousin, et il en résultera, un jour ou l'autre, que les femmes vous crèveront les yeux et que les hommes vous couperont la langue. – Je n'en suis pas encore là, Dieu merci, et certes il m'en coûterait trop d'être pour vous un objet d'horreur. Mais voici mon histoire, où je porte la peine de mes vieux péchés. Je vous atteste, ma cousine, que depuis dix jours je n'ai pas fait trois épigrammes. Au surplus, c'est une chanson qui a fait tout le mal, et je n'en suis pas l'auteur, par cette excellente raison, que cette chanson est sotte et plate. Je ne devrais donc pas avoir à m'en défendre. Mais la chanson s'adresse d'une manière très impertinente à Madame la duchesse d'Orléans, qui s'en est montrée fort blessée, et avec raison. Vous plairait-il, belle cousine, que je vous chantasse cette chanson, qui a le mot pour rire ? – Chut ! Voulez-vous vous faire prendre en flagrant délit ? Soyez donc plus circonspect, sinon plus sage ! – En trois mots, voici ce qui s'est passé. Madame la duchesse d'Orléans a trouvé la chanson écrite sur la semelle de ses souliers, un de ces soirs où elle allait chez la reine. Le roi y était. Madame s'est indignée contre les chansonniers de la cour, qui ne respectaient rien, pas même ses souliers. Là-dessus, elle fit voir la chanson qu'elle portait à la semelle de sa chaussure, et, comme on faisait mine d'en rire, elle s'emporta, en disant que le comte de Guiche lui avait appris que j'étais l'auteur de cette vilaine chanson. Sa Majesté mit sa colère au diapason de celle de Madame et déclara qu'on ferait bien de m'envoyer chansonner à la Bastille. On vint m'avertir, le lendemain même, de ce tripotage. Je guettai le comte de Guiche, et l'ayant trouvé qui allait chez Monsieur, frère du roi, je l'arrêtai pour lui dire au passage : « Monsieur, quand nous vous aurons coupé les oreilles, nous irons les clouer à la porte de Madame la duchesse d'Orléans. » Je ne pouvais faire moins, ma cousine, que d'imposer silence à M. de Guiche. Mais cette méchante langue, à qui je laissais en- core ses oreilles, s'en servit assez mal pour entendre que ma menace s'adressait, non à lui, mais à Monsieur lui-même ; ce qui était un effronté mensonge. Je me lave donc les mains de ce qui est advenu de cette calomnie. Monsieur alla conter la chose à Madame, qui courut la conter au roi, et qui versa des torrents de larmes, en jurant ses grands dieux que j'avais dessein de lui tuer son mari, si le premier prince du sang de France se refusait à se battre en duel avec moi. Voyez, cousine, ce que sont les caquets de la cour de notre grand roi. Sa Majesté, pour essuyer les pleurs de Madame et pour rassurer Monsieur, a ordonné de m'arrêter et d'instruire mon procès, à la Bastille, procès criminel à propos d'une ridicule chanson, qui n'est pas mon fait et qui ne vaut pas une chiquenaude… Vous convient-il que je vous la chante ? – La chose est plus grave que vous ne pensez, Roger, repartit madame de Sévigné, et vous avez tort d'en rire. Je n'ai que faire de connaître la chanson, et je serai plus à mon aise, ne la connaissant pas, pour prendre votre défense. – M. le comte de Saint-Aignan, qui sait mieux que personne ma parfaite innocence, a eu l'excellente idée d'user de votre venue à Versailles, pour faire de vous une belle solliciteuse, la plus éloquente et la plus persuasive qu'on puisse souhaiter. Il s'est offert à vous présenter lui-même à Monsieur, devant qui vous plaiderez et gagnerez ma cause… – Non, interrompit la marquise, je n'ai que faire d'aller chez Monsieur, qui ne reçoit pas les dames ; j'irai plutôt chez Madame, avec mes deux enfants, Charles et Françoise. – Pardieu ! j'eusse été charmé de les voir et de les embrasser, s'ils sont venus avec vous, ma cousine, et je vous garde rancune de ne pas me les avoir amenés. Je parie que votre fille Françoise est en passe de devenir aussi belle que vous l'êtes, mais, à coup sûr, si spirituelle qu'elle puisse être, elle ne le sera jamais autant que vous. – Adieu, flatteur ! lui dit Madame de Sévigné. Vous me faites oublier que mes enfants sont restés dans mon carrosse, où ils m'attendent depuis tantôt une heure, en s'inquiétant de l'approche de la nuit. Adieu, Roger ! Je m'en vais me rendre chez M. le comte de Saint-Aignan, où nous aurons bel à faire pour vous tirer de ce mauvais pas. Faites en sorte, mon ami, que je vous retrouve moins extravagant, lorsque je reviendrai vous apporter vos lettres de grâce. – Cousine, cousine, la plus précieuse lettre de grâce sera celle que vous m'écrirez de votre plus fine plume et de votre meilleure encre, vous qui savez écrire de plus belles lettres que Balzac et Chapelain ! La marquise de Sévigné fut ramenée à son carrosse, par le gentilhomme qui l'avait attendue et qui lui fit escorte respectueusement jusque-là. Mais quelle fut l'émotion, quelle fut l'inquiétude de cette tendre mère, lorsqu'elle apprit, de la bouche du cocher et du laquais, que son fils avait sauté à bas de la voiture pour chercher querelle à une espèce de comédien et qu'il avait été emmené par un officier du palais ! Quant à mademoiselle de Sévigné, qui n'avait pas reparu, depuis qu'elle était descendue aussi de voiture, on supposait qu'elle avait eu l'intention d'aller rejoindre sa mère. Ces renseignements vagues et insuffisants ne firent qu'accroître les angoisses de la marquise, qui, sachant, par expérience, à quels excès de violence pouvait se porter son fils, s'imagina que ce jeune présomptueux était capable d'avoir provoqué ou accepté un duel avec un adversaire indigne de lui. Elle ne se rappelait que trop le fatal duel qui lui avait enlevé son mari ! Elle était moins inquiète au sujet de sa fille, parce qu'elle croyait avoir à compter sur la raison, l'intelligence et la sagesse prématurées de cette jeune personne. L'idée lui vint que mademoiselle de Sévigné, voyant son frère en altercation avec un inconnu, avait jugé nécessaire de lui assurer immédiatement une protection puissante et s'était fait conduire chez le premier gentilhomme de la chambre du roi, M. le comte de Saint-Aignan. La pauvre mère pensa qu'elle devait infailliblement retrouver son fils et sa fille, en allant les réclamer chez le comte de Saint-Aignan. Le gentilhomme qui l'avait conduite à la prison de son cousin ne s'étant pas encore retiré, elle le pria de la conduire, sur l'heure, à l'appartement du premier gentilhomme de la chambre, mais elle ne songeait plus, en ce moment, à la démarche qu'elle avait promis de faire auprès de ce seigneur, dans l'intérêt du comte de Bussy-Rabulin. Elle n'avait plus d'autre souci, plus d'autre pensée que de savoir ce que ses enfants étaient devenus. Elle ne les trouva, ni chez le comte, ni chez la comtesse de Saint-Aignan, qui n'avaient pas entendu parler d'eux et qui n'étaient pas même avertis de leur arrivée à Versailles. Le comte et la comtesse prirent une vive part à l'inquiétude croissante de la marquise et s'efforcèrent de la tranquilliser, en donnant des ordres partout pour qu'on se mît en quête du jeune marquis de Sévigné et de sa sœur. On les avait vus, en effet, dans la cour des Communs, mais ils n'avaient fait que paraître et disparaître, sans qu'on pût savoir de quel côté ils étaient allés, car personne ne les connaissait, et ils n'avaient parlé à personne. On avait bien idée d'un entretien que le jeune homme aurait eu avec Langeli, le bouffon du roi, mais, comme ce Langeli était craint et détesté de tout le monde, on se garda bien de le mettre en cause dans une circonstance où l'on ne pouvait le faire intervenir sans s'exposer à sa vengeance et à sa haine. L'heure s'écoulait avec une éternelle lenteur pour la mère, qui espérait à chaque instant voir reparaître son fils et sa fille. La comtesse de Saint-Aignan eut beaucoup de peine à l'empêcher de se porter elle-même à leur recherche, en lui disant que si elle s'éloignait d'un côté, ses enfants viendraient d'un autre, et que ce serait pour elle un nouveau retard dans la joie de les revoir. – Aussi bien, objecta la comtesse, il n'y avait pas lieu d'avoir la moindre crainte, les deux enfants étant arrivés avec elle à Versailles et ne pouvant être qu'au château. Peut-être, ajouta-t-elle en s'arrêtant à une idée qui lui vint, peut-être seraient-ils allés dans les jardins voir les beaux travaux qu'on y fait ? Je vais donner ordre qu'on s'enquière s'ils y sont. Un peu de patience encore, chère marquise, et nous allons vous les rendre, heureux de mettre fin au souci qu'ils vous ont donné, à leur insu et bien à contre-cœur. – Il est possible, dit le comte de Saint-Aignan, qui n'avait aucune nouvelle des enfants de madame de Sévigné, il est possible qu'en vous attendant, Madame, ils se soient fait conduire au théâtre, où l'on répète quelques entrées du Ballet des Arts, dans lequel ils ont un rôle l'un et l'autre ; vous ne l'avez pas oublié, Madame la marquise, et vous trouverez bon qu'ils s'en souviennent, quand il s'agit pour eux d'examiner les galants costumes qu'on leur a préparés. La représentation est un peu retardée, mais elle aura lieu dans trois jours, au plus tard… Madame de Sévigné ne répondait pas ; elle était absorbée dans l'attente de ses enfants qui ne venaient pas, et chaque minute lui semblait un siècle. Elle écoutait tous les bruits du dehors, et elle cherchait à reconnaître ceux qui pourraient lui annoncer le retour de son fils et de sa fille. Son cœur battait si fort, que les battements faisaient écho dans ses oreilles, et des larmes roulaient dans ses yeux inquiets. – Ah ! si le pauvre Bussy eût été là ! reprit le comte de Saint-Aignan, qui essayait de distraire la préoccupation de cette mère désolée : il vous aurait demandé la faveur de se faire le tuteur et le gardien de vos enfants, quoiqu'il soit et ait toujours été le plus inconséquent des hommes… – Je ne vous disais pas que j'ai vu mon cousin de Bussy ! interrompit madame de Sévigné, qui eut presque un remords d'avoir oublié la promesse qu'elle avait faite à son parent. Je l'ai vu, ce maître écervelé, je l'ai vu dans une triste situation, surtout s'il est innocent de ce dont on l'accuse. Est-il vrai qu'on doive le conduire à la Bastille ? – Cette nuit même, répondit le comte de Saint-Aignan, à moins que Sa Majesté ne change d'avis et ne daigne donner contre-ordre. Il ne faudrait qu'une bonne parole bien dite, comme vous sauriez la dire, Madame la marquise, pour obtenir, de Monsieur, son intervention auprès du roi. – Êtes-vous certain, Monsieur le comte, demanda-t-elle, que Bussy ne soit pas l'auteur de cette vilaine chanson contre Madame ? – J'en jurerais, par la raison que si Bussy l'avait faite, il s'en vanterait, au lieu de s'en défendre ; son seul crime, c'est de l'avoir chantée, dans une débauche où il n'avait pas la tête trop saine. Madame ne lui en gardait pas grande rancune, mais Monsieur en a été gravement offensé et s'en est plaint au roi. – Si mes enfants étaient ici, dit en soupirant madame de Sévigné, je ne me refuserais pas à faire une tentative auprès de Monsieur, bien que Monsieur me connaisse à peine de nom, car il n'avait pas plus de onze ans, lorsque j'ai quitté la cour, à la mort de mon mari. – Monsieur vous connaît bien, Madame la marquise, repartit M. de Saint-Aignan, Monsieur vous admire entre toutes les femmes, et c'est lui qui m'a chargé secrètement de tout faire au monde, pour vous rendre à la cour qui vous avait perdue depuis plus de douze ans. Il lit, il copie de sa main toutes les lettres que vous écrivez à vos amis et qui circulent ici de main en main, dès qu'on les a reçues. Monsieur en est le plus curieux collecteur, et ces jours derniers, il déclarait tout haut, devant le roi, qu'une femme qui écrit de pareilles lettres, est au-dessus de toutes les princesses et de toutes les reines de la terre. – Pensez-vous que Madame soit de son avis ? répliqua-telle malignement, flattée d'un tel éloge, qui lui venait de la part du premier prince du sang de France. Ô mon Dieu ! ajouta-t-elle avec un air d'indifférence, je n'écris qu'à des amis, et ce sont des lettres sans façon, que je n'écris pas pour qu'on les montre. De telles lettres ne sont que des conversations intimes et familières… En ce moment, on entendit dans les antichambres la voix d'une personne qui était en débat avec les valets et qui affichait bruyamment la prétention d'entrer, malgré eux, sans attendre qu'on l'introduisît auprès du premier gentilhomme de la chambre. Madame de Sévigné, s'imaginant que c'étaient ses enfants qu'on lui ramenait, courut à la porte et l'ouvrit elle-même. Elle se trouva en présence d'un personnage ridiculement habillé, qu'elle reconnut tout d'abord, pour l'avoir vu souvent à la cour, à l'époque où elle en faisait partie, et lorsqu'elle était en grande faveur dans l'entourage de la reine-mère. Elle fit un mouvement de dégoût et de surprise, en se repentant d'avoir montré un empressement si mal justifié, car ce n'étaient pas ses enfants ; c'était seulement Langeli, le bouffon du roi, le dernier qui ait rempli son emploi dans la vieille charge des fous en titre d'office. – Que nous veut maître Langeli ? demanda sévèrement le comte de Saint-Aignan, qui sut mauvais gré à ce bouffon de s'être présenté chez lui sans sa permission. N'est-ce pas un message de Sa Majesté, que m'apporte votre éminente folie ? – Monseigneur, dit Langeli en s'inclinant profondément devant la marquise de Sévigné, permettez-moi de saluer cette belle dame, que j'avais l'honneur autrefois de rencontrer, à la cour de ma vénérée souveraine Sa Majesté la reine-mère Anne d'Autriche, quand elle était régente de France. Je n'oublierai jamais, s'il plaît à Dieu, les coups de canne que feu son époux M. le marquis de Sévigné m'a fait administrer par ses laquais… – Il fallait donc que vous les eussiez mérités, reprit vivement M. de Saint-Aignan, pour en avoir, après douze ou quinze ans, aussi chaud souvenir ? Dépêchez, s'il vous plaît, car nous n'avons pas de temps à perdre à ces bagatelles. Venez-vous pas nous donner des nouvelles du jeune marquis de Sévigné et de mademoiselle de Sévigné, que je fais chercher par tout le château ? Cela seul nous importe à cette heure. – Je venais, en effet, monseigneur, répondit Langeli, vous annoncer, qu'ils ont été conduits l'un et l'autre chez son Altesse royale Madame la duchesse d'Orléans. – Dieu soit loué ! s'écria la marquise de Sévigné, en adressant un sourire de reconnaissance à Langeli, qu'elle méprisait et détestait pourtant de longue date. Monseigneur, dit-elle en se tournant vers le comte de Saint-Aignan, ne vous semble-t-il pas opportun que j'aille en personne reprendre mes enfants et faire ma cour à son Altesse royale, pour la remercier d'avoir bien voulu les recueillir, en l'absence de leur mère ? – Je serais très honoré, Madame, dit Langeli avec une malice perfide, de me faire votre chevalier d'honneur, et de vous conduire moi-même jusqu'aux antichambres de son Altesse Royale. – Monseigneur, repartit la marquise de Sévigné en se rapprochant du comte de Saint-Aignan avec un mouvement d'effroi, vous m'avez offert de m'accompagner chez son Altesse Royale Madame ; vous me donnerez ainsi l'assurance qui me manque, et si vous le jugez à propos, je serai heureuse d'être présentée, sous vos auspices, à Monseigneur le duc d'Orléans. – Nous allons donc de ce pas chez son Altesse Royale Madame, dit le comte de Saint-Aignan. Quant à vous, maître Langeli, je vous dispense de porter la queue de la robe de madame la marquise de Sévigné. – Vous savez, Monseigneur, reprit vivement Langeli, que sa Majesté daignera entendre, ce soir, le clavecin magique du sieur Raisin, ex-organiste de la ville de Troyes ? Nous nous retrouverons donc l'un et l'autre, à cette occasion, en face de sa Majesté. Quant à madame la marquise, je désire qu'elle se souvienne, comme je m'en souviens et m'en souviendrai toujours, de la gracieuse épigramme qu'elle m'a jetée jadis au visage, devant ma bonne maîtresse la reine-régente Anne d'Autriche : « Il y a ici-bas tant de fous, dont les agréables folies sont gratuites, que je ne comprends pas comment on trouve bon de payer les folies maussades de Langeli. » Adieu vous dis, Madame la marquise : vous vous rappellerez que tout se paie ici, même les folies des autres. Langeli salua encore, d'un air goguenard, et s'enfuit en poussant des éclats de rire. Le comte de Saint-Aignan était indigné et fit mine de donner un ordre pour mettre à la raison le fou du roi. – Ce malotru semble se réjouir d'une méchanceté qu'il aurait faite, dit-il inquiet et préoccupé. En tout cas, Madame la marquise, il accuse un sentiment de vengeance contre vous et contre votre mari défunt. Il faudra débarrasser la cour de cette vermine. La marquise de Sévigné, en se présentant chez la duchesse d'Orléans, apprit, avec beaucoup de contrariété, que Madame était allée chez le roi et la reine, avec les deux enfants, que Langeli avait mis sous sa garde. Le comte de Saint-Aignan ne s'expliquait comment ces enfants, qu'il avait fait chercher si longtemps dans tous les coins du palais, avaient été retrouvés par Langeli et conduits directement par lui chez Madame. Il proposa donc à la marquise de Sévigné qui devait être rassurée à leur égard, de l'introduire auprès de Monsieur, frère du roi, dans l'intention de dégager sa promesse vis-à-vis du comte de Bussy, en le tirant d'un mauvais pas. Philippe de France, duc d'Orléans, la reçut avec autant d'empressement que de curiosité ; il avait depuis longtemps le désir de connaître la femme distinguée, qui écrivait ces incomparables lettres que les beaux esprits de la cour regardaient comme des chefs-d'œuvre. Après les compliments qu'il se plut à lui adresser, il se félicita de la voir revenir à la cour, où elle était toujours présente, depuis douze ans, par les sympathies et les admirations qu'elle y avait laissées, en se retirant à Paris, avec ses enfants. – Monseigneur, reprit-elle, je m'étais éloignée de la cour, à la suite du plus grand malheur qui pût arriver à une mère de famille, mais aujourd'hui la mère de famille reparaît avec un fils et une fille, qu'elle a élevés dans son veuvage et qu'elle vient mettre sous la protection de Sa Majesté et de l'auguste famille royale. – Vous devez être assurée de cette protection, répondit Monsieur, et pour ma part, je me tiendrai très heureux de vous prouver, en toute circonstance, combien je vous porte d'intérêt et combien je me réjouis de vous revoir parmi nous. – Monseigneur, reprit-elle, j'ai besoin de compter sur la bienveillance de Votre Altesse Royale, en venant, dès le premier jour de mon rappel à la cour de Sa Majesté, adresser au roi une requête et recommander respectueusement cette très humble requête à Votre Altesse. – Quel que soit l'objet de la requête que vous voudrez bien me présenter, dit le prince, vous devez être sûre, Madame la marquise, que j'y ferai droit aussitôt, et m'estimerai très heureux de vous témoigner toute l'estime que vous méritez. – Il s'agit de mon cousin le comte de Bussy-Rabutin, répliqua-t-elle en se hâtant de profiter des bonnes dispositions du duc d'Orléans. Il faut que je sois bien persuadée que je plaide une cause juste et honorable, ajouta-t-elle chaleureusement, pour oser venir devant vous, Monseigneur, combattre et repousser une accusation, qui ne m'inspirerait que de l'horreur et du mépris, si elle était fondée. – Vous savez, Madame, dit le duc d'Orléans avec un embarras mélangé de tristesse, que le comte de Bussy a commis une bien mauvaise action, en offensant gravement Son Altesse Royale Madame, et en m'offensant moi-même par le même fait, qui a inspiré au roi la plus juste indignation. – Monseigneur, reprit vivement la marquise de Sévigné, je n'hésite pas à déclarer que mon parent est innocent de l'abominable action qu'on lui impute, et je me porte caution de son innocence, en priant M. le comte de Saint-Aignan de vouloir bien se faire garant de ma déclaration formelle à cet égard : M. le comte de Bussy-Rabutin, maréchal de camp des armées du roi, est incapable d'une pareille noirceur et d'une si odieuse ingratitude, il proteste de toutes ses forces contre ses accusateurs et il demande à être placé en face d'eux pour les confondre. Je supplie M. le comte de Saint-Aignan de venir en aide à la démarche que je me suis permis de tenter auprès de Votre Altesse Royale, avant d'aller me jeter aux pieds du roi et lui demander justice et grâce pour un de ses plus fidèles serviteurs. – Je ne fais aucune difficulté d'appuyer la démarche si honorable que madame la marquise de Sévigné a osé faire auprès de Votre Altesse Royale, dit le comte de Saint-Aignan. J'ai étudié l'affaire en question, et je me plais à reconnaître qu'il n'existe pas la moindre charge sérieuse à l'égard du comte de Bussy. La misérable chanson qu'on l'accuse d'avoir composée ne saurait lui être attribuée, à aucun point de vue, car, sans parler de l'infamie de cette pièce lâchement calomnieuse, c'est une œuvre si plate, si grossière et si ridicule, qu'on ne peut supposer qu'elle soit de l'homme le plus raffiné et le plus spirituel de la cour. – On croirait, il est vrai, dit le duc d'Orléans en se rangeant à l'opinion du comte de Saint-Aignan, on croirait qu'elle a été faite par quelque sot de bas lieu, qui ne soupçonne pas même ce que c'est que la langue, l'orthographe et la poésie. Mais ne vous souvient-il pas d'un autre gentilhomme, que je ne veux pas nommer, puisqu'il a fait amende honorable et qu'il est à jamais en disgrâce ? Il n'était pas sot, celui-là, et pourtant il avait fait fabriquer, par son laquais, une chanson du même style, qu'il colportait et chantait lui-même dans les réunions de débauche… – Ah ! monseigneur s'écria le comte de Saint-Aignan, il y a entre Bussy et le seigneur dont parle Votre Altesse Royale, il y a la distance du soleil à la planète de Mercure. Bussy est un poète excellent, malicieux sans doute, mais de l'esprit le plus fin, le plus délicat, le plus charmant… – Holà ! Saint-Aignan, vous vous enflammez trop pour le talent de votre mauvais sujet ! interrompit le prince. Je me range à votre avis, quant au talent, mais il faut avouer, en revanche, que le comte de Bussy est bien aussi le plus léger, le plus imprudent, le plus inconséquent des hommes. Mais, puisque madame la marquise veut bien se porter caution pour son cousin, je ferai réparation d'honneur à ce pauvre Bussy, qui est assez puni par vingt-quatre heures de prison, et nous allons, s'il vous plaît, prier de faire mettre en liberté le prisonnier, qui pourrait, dès ce soir, venir remercier Sa Majesté le roi. Le duc d'Orléans, accompagné du comte de Saint-Aignan, se rendit aussitôt chez le roi, où Madame était encore avec les deux enfants de la marquise de Sévigné. Celle-ci ne fut pas admise sur-le-champ à les voir, car ils avaient été mêlés à un bien étrange événement, que leur mère ignorait. Au moment où ils entraient dans l'appartement de Madame, sous la conduite du bouffon Langeli, qui se retira en riant, comme il en avait l'habitude, un papier roulé était tombé d'une des poches du marquis de Sévigné qui n'y prit pas garde, et la duchesse d'Orléans, ayant remarqué la chute de ce papier, avait prié tout bas une de ses dames de le ramasser et de le lui remettre. Ce papier n'était autre qu'une copie de la chanson injurieuse, qu'on avait fait circuler contre elle, en l'attribuant à Bussy-Rabutin. L'indignation de Madame fut grande, mais ne pouvait pas subsister longtemps à l'égard du marquis de Sévigné, qui n'avait pas plus connaissance du papier tombé de sa poche, que de la chanson que contenait ce papier. L'agent inconnu de cette lâche machination avait poussé la perfidie jusqu'à signer du nom de Bussy-Rabutin la chanson satyrique, qu'on avait voulu faire passer ainsi sous les yeux de la princesse, qui y était l'objet des plus ignobles injures. Elle demanda pourtant des explications au marquis de Sévigné, qui lui raconta le plus naïvement du monde comment Langeli l'avait enfermé à son insu dans une cave des Communs, et comment ce bouffon du roi l'en avait fait sortir, deux heures après, pour le conduire, avec sa sœur, chez la princesse. Il n'en savait pas davantage, et il se plaignait amèrement de ce que cet impertinent individu s'était permis d'attenter à sa liberté, sous prétexte de l'empêcher de châtier un comédien qui l'avait insulté. Louis XIV avait donc fait comparaître Langeli, pour l'interroger sur les méfaits dont il paraissait coupable, car ce ne pouvait être que lui qui avait glissé dans la poche du jeune Sévigné la chanson diffamatoire, que ce dernier ne soupçonnait pas même avoir apportée avec lui dans la chambre de la duchesse d'Orléans. Celle-ci, irritée de longue date contre les insolences du bouffon du roi, était bien aise de tirer parti d'une occasion qui s'offrait de débarrasser la cour d'un personnage hostile et désagréable à tout le monde, mais que le roi tolérait et même soutenait, par déférence pour la reine-mère, qui le lui avait spécialement recommandé. Il s'agissait d'obliger Langeli à se reconnaître l'auteur de la malice infernale qu'on ne devait imputer qu'à lui, attendu que le marquis de Sévigné ne savait pas même quel était le papier qu'on avait vu tomber de sa poche ; or, ce jeune homme, depuis son arrivée à Versailles, avait été livré exclusivement aux étranges sévices de cet être malfaisant. Celui-ci niait effrontément ou refusait de répondre. La situation changea quand mademoiselle de Sévigné, qui était restée neutre jusqu'alors dans le débat, déclara que Langeli, en la menant avec son frère chez Madame, tenait à la main un papier roulé. – Langeli, dit tout à coup le roi avec un visage menaçant et une voix terrible, si tu t'obstines à mentir ou à refuser de parler, je te ferai trancher la tête, comme à un rebelle et à un parjure ! – Ah ! sire, reprit le bouffon effrayé, vous ne ferez pas cela, pour l'honneur de votre très honorée mère, ma bonne maîtresse ! – Je le ferai tout à l'heure, poursuivit le roi, si tu ne déclares pas qui a fait la copie de cette exécrable chanson ; qui l'a signée du nom de Bussy-Rabutin, et qui l'avait glissée dans la po- che du marquis de Sévigné, pour qu'elle tombât dans la chambre même de Son Altesse Royale. – C'est moi, sire, c'est moi ! répondit Langeli, qui avait pris au sérieux la menace du roi ; je n'y entendais pas malice, je voulais seulement divertir Votre Majesté, en mettant les gens dans l'embarras et en chassant de la cour le fils d'un gentilhomme, du défunt marquis de Sévigné, mort en duel il y a douze ans, qui m'avait fait battre par ses laquais, alors que la reine-mère, ma bonne maîtresse, était encore là pour me protéger. Je me suis vengé aussi, en même temps, du comte de Bussy, qui depuis dix ans ne m'avait pas rencontré une seule fois, sans me crier aux oreilles : « Monsieur le fou, quand aurez-vous un collier de chanvre autour du cou, pour vous payer de vos mérites ? » Louis XIV avait donc fait comparaître Langeli, pour l'interroger sur ses méfaits. – Langeli, lui dit le roi avec une froide sévérité, tu es trop vieux maintenant, pour qu'on te fasse fouetter par les pages, en châtiment de tes méchancetés, mais je te défends de reparaître jamais devant mes yeux, sous peine d'être mis à la chaîne et enfermé dans une cage de fer, avec les bêtes de ma ménagerie. Vat'en ! Louis XIV était le seul homme au monde que Langeli n'osait pas regarder en face : il n'essaya pas de protester contre son arrêt et partit, la tête basse, en poussant de gros soupirs et en pleurant à sanglots. Il alla se cacher au fond des jardins, où on l'entendit gémir toute la nuit. Le lendemain, on le trouva noyé dans un des bassins du parc de Versailles. Cependant le roi avait daigné écouter la justification du comte de Bussy, que Monsieur se chargea de présenter luimême, en faisant intervenir sa femme, qui se plut à déclarer qu'elle ne se sentait pas le courage de garder rancune à un parent et ami de la marquise de Sévigné. Ordre fut donné à l'instant de mettre en liberté le prisonnier, qui demandait à venir humblement se jeter aux pieds de Sa Majesté. – Qu'il ne soit plus parlé de cette sotte affaire, dit le roi, et que M. de Bussy se contente de remercier sa cousine, madame la marquise de Sévigné, qui pourra, si elle le juge bon, nous l'amener, ce soir, à l'audition de l'orgue magique du sieur Raisin. Cet orgue magique avait fait grand bruit, depuis quelque temps, à Troyes, en Champagne, et dans les autres villes de la province. C'était, disait-on, une invention extraordinaire qui tenait du prodige, et peu s'en fallut que l'organiste Raisin, qui en était l'auteur, ne passât pour sorcier, car l'instrument, qu'il avait inventé, et dont il dirigeait les opérations mécaniques, reproduisait, comme en écho, tous les airs que le musicien exécutait lui-même sur le clavier de son orgue, et cette reproduction de ces mêmes airs, absolument identique, se répétait autant de fois qu'on pouvait le désirer et toujours avec la même perfection. Langeli, qui connaissait l'inventeur de l'Orgue magique (c'est ainsi que cet orgue merveilleux était nommé), n'avait pas eu de cesse que son ami Raisin ne fût mandé à Versailles, pour se faire entendre, avec son instrument devant le roi. L'audition devait avoir lieu, ce soir-là, et toutes les personnes de la cour qui se trouvaient au château furent averties de venir à cette curieuse séance musicale. L'assemblée était peu nombreuse, parce que la plupart de ceux qui devaient assister, peu de jours après, à la représentation du Ballet des Arts, n'étaient pas encore arrivés à Versailles. Il n'y avait donc pas plus de cent personnes, réunies dans un nouveau salon du palais, lequel, tout resplendissant de dorures et de peintures, était à peine abandonné par les habiles ouvriers qui en avaient achevé l'ornementation, que faisait ressortir le brillant éclairage de mille bougies. On avait déposé sur une estrade la lourde caisse en bois noirci qui contenait l'orgue magique, et Raisin, revêtu d'un riche habillement espagnol qu'il avait porté au théâtre dans plusieurs comédies, attendait, debout, à côté de son instrument, l'entrée du roi et de la famille royale. Il était fort préoccupé du succès de l'épreuve décisive qu'il allait tenter devant une pareille assemblée ; il avait cherché des yeux, pour s'encourager, son ami Langeli, et il s'étonnait de ne pas l'apercevoir dans la salle. Quant à sa vieille mère, la pauvre femme avait obtenu à grand'peine l'autorisation de rester cachée derrière une porte, où elle pouvait tout entendre sans rien voir. Toute sa pensée se concentrait sur son petit Jacques, qu'elle savait renfermé dans l'intérieur de l'instrument, où il devait rester, sans air et sans lumière, pendant plusieurs heures. – Malheureux enfant ! murmurait-elle tout bas : un jour ou l'autre, il mourra étouffé dans cette affreuse boîte, où il est condamné à passer la plus grande partie de sa vie. Dieu fasse qu'il grandisse assez vite pour être délivré de sa prison ! On annonça le roi, et Louis XIV parut, dans tout l'éclat de son grand habit de cour, suivi de la reine Marie-Thérèse, de son frère Monsieur le duc d'Orléans, de sa belle-sœur Madame Henriette d'Angleterre, et de plusieurs princes et princesses de sa famille, qui prirent place à ses côtés. Madame avait fait réserver des sièges auprès d'elle pour la marquise de Sévigné et ses deux enfants, qu'elle comblait d'attentions et de politesses. Dès que tout le monde fut assis, on vit s'avancer le comte de BussyRabutin, en grand costume de cour, qui, conduit par son ami, le comte de Saint-Aignan, venait saluer le roi. – On est satisfait de vous voir, après une courte absence, lui dit le roi avec moins de froideur qu'à l'ordinaire. Je vous avais fait inviter par votre gracieuse parente, madame la marquise de Sévigné ; vous ferez bien de vous rapprocher d'elle et de vous guider souvent d'après ses avis. Bussy s'inclina profondément et alla occuper un siège qu'on avait laissé vide à côté du marquis de Sévigné. Le roi donna l'ordre de commencer le concert. Le musicien, dont l'émotion s'augmentait à chaque instant, ouvrit d'une main tremblante le clavier de l'orgue magique, et il n'était plus visible de personne, lorsqu'il se fut assis devant cet orgue, qui le couvrait entièrement. Mais mademoiselle de Sévigné l'avait vu, l'avait reconnu, et sa mémoire lui rappelait alors tout ce dont elle avait été le témoin involontaire dans une chambre des Communs du palais, où elle était restée assez longtemps évanouie. L'effroi et l'aversion que lui avait inspirés ce musicien ivrogne et brutal, qui maltraitait son fils, en l'accablant d'injures et de menaces, se ravivèrent tout à coup dans l'esprit de cette jeune personne, que tenaient émue et oppressée les souvenirs confus de sa bizarre aventure. Elle ne se rendait pas bien compte de ce qui s'était passé pendant son séjour accidentel au milieu de cette famille de bohémiens, qui n'avaient eu pour elle que des égards respectueux et attentifs ; mais elle se rappelait que le coffre, contenant l'orgue magique renfermait aussi un être vivant, un pauvre enfant malade, une victime qui souffrait peut-être cruellement à cette heure-là même, et qui devait souffrir ainsi en silence jusqu'à ce qu'on lui eût permis de remuer, d'étendre ses membres comprimés et de respirer à l'air libre. Les sons de l'orgue, que Raisin touchait admirablement, produisaient dans l'assemblée une profonde impression : c'était un hymne religieux, dans lequel l'exécutant imitait le chant grégorien de la chapelle du pape, en l'entrecoupant par des chœurs de voix féminines. Le morceau achevé, le musicien se leva et vint se replacer debout à côté de son orgue. Après quelques instants de silence et d'émotion, l'instrument, qui était devenu muet, reprit tout à coup la parole, et répéta sur un mode plus lent et moins énergique le morceau de musique religieuse, que l'organiste venait de jouer avec une exécution si puissante et si habile. On eût dit qu'un écho, caché dans les profondeurs de cet orgue, avait retenu fidèlement les accords que l'organiste savait tirer des tuyaux de son instrument. Tous les assistants, malgré la présence du roi, ne purent se défendre de manifester leur étonnement et leur admiration. L'orgue ayant fait silence, le musicien se remit à son clavier et fit entendre un air italien, composé de flûtes et de hautbois dans le genre tendre et langoureux. Puis, son exécution terminée, le musicien descendit de son estrade, pour montrer qu'il était entièrement étranger à l'action mécanique de son orgue, qui exécuta seul, après lui, le même air italien, avec plus de douceur encore et de mélodie. L'organiste renouvela trois fois de suite une expérience analogue, et trois fois l'orgue magique, sans subir aucun contact avec la main de l'homme, rendit en écho un peu affaibli les divers morceaux exécutés par le musicien. Un dernier essai fut moins heureux. Raisin venait d'achever une cantate, entremêlée de symphonies brillantes, et il attendait, avec anxiété, que l'orgue se mît à exécuter son solo magique ; car il n'était sorti de l'orgue qu'un soupir qui ressemblait à un gémissement. – Madame ! dit Mademoiselle de Sévigné, en se penchant à l'oreille de la duchesse d'Orléans, Madame ! Il y a là-dedans un enfant qui se meurt ! La princesse avait compris, avait deviné ; elle se pencha, à son tour, à l'oreille du roi, et lui fit remarquer la contenance effarée du musicien, qui, pâle, les yeux hagards, s'était approché de son instrument et avait l'air de s'y attacher avec les mains pour se soutenir et ne pas tomber sans connaissance. Soudain, une voix stridente se fit jour à travers l'entrebâillement d'une porte fermée, et retentit dans le salon, où l'émotion apparente du musicien avait gagné de proche en proche tous les spectateurs. – Jacques ! disait cette voix lamentable : le petit se meurt, le petit va mourir étouffé ! Ouvre, ouvre ta machine ! Jacques, pour l'amour de Dieu, sauve notre enfant ! Louis XIV avait donné un ordre, et deux pages de la chambre étaient déjà en conférence avec Raisin, qu'ils sommaient, au nom du roi, de mettre à découvert le secret de l'orgue magique. Le musicien essayait de résister et demandait avec instances qu'on se contentât de transporter dans une autre salle le coffre qui contenait son jeu d'orgue ; il suppliait à mains jointes, il in- voquait son privilège, ses droits d'inventeur mécanicien et organiste. – Ô mon Dieu ! disait Mademoiselle de Sévigné, qui connaissait seule le secret de l'orgue magique : ce mauvais père laissera périr son enfant ! – Que de retards ! que de résistances ! disait le roi à Madame : cet homme est bien osé de désobéir à mes ordres ? Çà, qu'on brise sa machine à coups de marteau ! Je veux voir ce qu'il y a là-dedans. Raisin ne se le fit pas dire une seconde fois ; il alla ouvrir lui-même le compartiment, dans lequel son fils était renfermé, et il l'en tira évanoui, sans haleine et sans mouvement. Une rumeur immense d'inquiétude et d'indignation s'éleva de toutes parts. Mais le musicien eut recours aux moyens qu'il avait déjà employés souvent, pour combattre un commencement d'asphyxie : il secoua l'enfant, lui souffla dans la bouche, lui frotta les tempes et lui humecta les paupières avec de la salive. L'intérêt palpitant de cette scène inattendue tenait en émotion tous ceux qui en étaient témoins ; les femmes poussaient des exclamations, aussitôt réprimées ; quelques-unes étaient sur le point de perdre le sentiment. Enfin, l'enfant avait rouvert les yeux, et il portait autour de lui un regard indécis ; il se ranima rapidement et parvint à se mouvoir, en retrouvant la conscience de lui-même, lorsque son père lui ordonna de s'agenouiller et d'implorer le pardon du roi ; mais cet enfant était incapable de prononcer une parole. – Sire, dit Raisin, qui reprit l'assurance et la hardiesse d'un ancien comédien, j'expose respectueusement aux regards de cette illustre assemblée le secret de l'orgue magique, ce secret qui était l'unique ressource de ma pauvre famille. Cet enfant est mon fils, âgé de six ans à peine et déjà fort bon musicien ; s'il n'était pas si jeune, je demanderais à Votre Majesté de vouloir bien l'attacher à sa chapelle, tandis que, moi, je reviendrais a mon premier métier, qui fut l'état de comédien, et j'aspirerais à entrer dans la troupe royale de l'Hôtel de Bourgogne. – L'enfant est de bonne mine, disait le duc d'Orléans, qui n'osait prendre une décision sans l'aveu du roi. Je pourrais le faire élever et instruire par le gouverneur de mes pages, et plus tard, il ferait un très bon valet de musique. La bohémienne, aïeule de cet enfant, s'était échappée des mains de la livrée, qui s'efforçait de la retenir et de faire taire ses lamentations et ses cris ; elle fit irruption dans le salon et alla se précipiter aux pieds du roi. – Sire ! sire ! disait-elle, en sanglotant ; que Votre Majesté daigne me laisser mon petit Jacques, que son père martyrise et qu'il a failli, sans le vouloir, faire périr aujourd'hui même sous les yeux de Votre Majesté ! Je suis la vieille mère de tous les Raisin, qui se distinguent dans la comédie et dans la musique ; j'ai été moi-même musicienne et comédienne. Si Votre Majesté daignait m'accorder le privilège de la troupe des petits comédiens de Monseigneur le dauphin… – Êtes-vous folle, la mère ! interrompit Louis XIV. Le dauphin, qui est né au mois de novembre 1661, n'a guère plus d'une année, à cette heure. – Monseigneur le Dauphin grandira, repartit la vieille avec vivacité, et alors le premier comédien de sa troupe sera mon petit-fils Jacques, présentement âgé de six ans et demi. Louis XIV, qu'on n'avait jamais vu rire, excepté au théâtre, accueillit en riant la requête de la mère de tous les Raisin, et lui promit de signer, le lendemain même, les lettres patentes établissant la troupe des petits comédiens du dauphin. Cette troupe, d'une espèce toute nouvelle, devait avoir de grands succès à la cour, grâce au talent de son principal acteur. Quant à Jean-Baptiste Raisin, il obtint des lettres du roi pour entrer dans la troupe royale de l'Hôtel de Bourgogne, et, sans être un des meilleurs comédiens de cette excellente troupe, il se corrigea du défaut de boire comme un musicien. Peu de temps après la dernière séance où l'on entendit l'orgue magique, le Ballet des Arts fut représenté, à Versailles, avec pompe : le roi y dansa, ainsi que son frère et Madame. Cependant, la marquise de Sévigné refusa absolument d'y figurer, en disant que sa condition de veuve s'opposait à sa réapparition sur la scène des ballets de la cour, où sa fille était en âge de paraître à sa place pour obéir aux volontés du roi. – Maintenant que Langeli est mort, dit à ce sujet l'incorrigible Bussy-Rabutin sauvé par sa cousine, de la Bastille et d'un procès fâcheux, personne n'osera dire à Sa Majesté, qu'un roi qui danse dans un ballet n'est pas même le roi des baladins. LES ESPIÈGLERIES DE CRÉBILLON (1680) Prosper Jolyot de Crébrillon, né en 1674 à Dijon, fils d'un greffier de la Cour des Comptes de cette ville, fut envoyé, de bonne heure, à Paris, pour y faire des études qui pussent lui permettre d'entrer avec distinction dans la carrière de la magistrature, où sa famille s'était illustrée depuis plusieurs générations. Dès l'âge de dix ans, il annonçait les belles qualités d'âme et d'esprit qui lui méritèrent l'estime et l'admiration de ses contemporains, comme homme et comme auteur dramatique ; mais son imagination ne s'était pas encore préparée au genre sombre qu'il devait imiter du théâtre grec dans ses tragédies d'Atrée et Thyeste, d'Idoménée, d'Électre et de Rhadamiste et Zénobie ; il aimait déjà le merveilleux, les contes et les aventures originales ; lui-même s'amusait à inventer une foule de ruses comiques, d'intrigues ingénieuses, de joyeuses facéties, pour le passe-temps de ses camarades du collège Louis-le-Grand. Il se livrait, tout jeune, avec délices, à une paresse dont il ne se corrigea jamais : c'était une rêverie somnolente de poète, qui le captivait, au moment de l'inspiration, et qui révélait d'avance les allures capricieuses de son génie ; rien n'avait le pouvoir de dompter cette humeur fantasque, souvent en guerre ouverte avec les règles du collège et l'autorité des maîtres. Ses dispositions à la mollesse fainéante se montraient surtout au dortoir, ou il était toujours le premier et le dernier au lit. Quand une fantaisie de repos ou de pensée l'enchaînait, le matin, sur son oreiller, le bourdon de Notre-Dame n'eût pas sonné assez fort pour l'éveiller, et il ne se serait pas levé plus vite si le feu avait pris à la maison ; les punitions, le jeûne, le fouet et le cachot échouèrent contre son invincible entêtement. La cloche, qui forçait les écoliers à sortir de leurs draps avant le jour, n'avait pas de plus implacable ennemi que notre poète en herbe, qui faisait semblant de ne jamais l'entendre. Cette obstination invincible, qui peut avoir quelquefois de graves et sérieuses conséquences dans la vie de l'homme, est, d'ordinaire, intolérable chez les enfants, car elle encourage à l'effronterie et à l'orgueil. Crébillon, néanmoins, n'était pas détesté des jésuites, ses instituteurs. Les Pères jésuites avaient le talent de deviner, d'apprécier la valeur intellectuelle et morale de leurs élèves ; ils n'épargnaient aucun moyen de séduction pour enrôler les plus distingués dans leur Société, que protégeaient alors la haute capacité et le mérite éclatant de ses membres. Crébillon avait donc fixé les yeux de ces savants professeurs, par la facilité de son travail, la richesse de sa mémoire et les ressources de son intelligence ; il était devenu, presque sans y penser, le plus instruit de sa classe, et ses succès, aussi solides que brillants, faisaient couvrir d'un manteau d'indulgence sa conduite légère et turbulente, ses éternels bavardages, ses tours malicieux et son inflexible ténacité. Outre la cloche du collège, son ennemie irréconciliable, Crébillon avait en aversion ceux qui la sonnaient, et ceux-là le payaient aussi de retour. C'étaient les deux correcteurs ou Pères fouetteurs, qui s'étaient rendus dignes de cet emploi exécutif, par un long zèle éprouvé au service de la Compagnie de Jésus, laquelle croyait utile d'appliquer à l'éducation la sévérité des peines corporelles. Le Père Griffon et le Père Frémion réunissaient, à cette pénible charge, qui les mettait sans cesse en fonctions, le poste de sonneurs, qu'ils occupaient à tour de rôle. Leur rigoureuse exacti- tude avait lieu de se manifester, tous les jours, dans l'un et l'autre ministère. Ainsi ils ne retardaient pas d'une seconde le châtiment que le régent ou maître de classe avait décrété contre un coupable, et les verges, dans leurs mains équitables, n'étaient ni des armes d'injustice, ni des instruments de vengeance, excepté cependant lorsque c'était Crébillon qu'on livrait à leur bras séculier : alors leur ressentiment personnel faisait d'un devoir un plaisir, et les coups tombaient dru, sans que la victime daignât faire entendre une plainte. Ils sonnaient la cloche à tour de bras, pour appeler les collégiens au dortoir, au réfectoire, à l'église et à la classe ; mais ils avaient beau se relayer tous les matins, pour venir tourmenter Crébillon, toujours endormi ou immobile dans son lit, à l'heure du lever, celui-ci ne tenait compte de leur avertissement, soit qu'ils lui tirassent l'oreille, soit qu'ils lui adressassent un bon coup de verges, soit qu'ils le secouassent par les cheveux, il ne pleurait pas de douleur, mais quelquefois il pleurait de rage. Le père Griffon qui était sourd, fut requis pour lui donner le fouet. Cette inimitié, si cordialement partagée par le jeune élève, datait de plusieurs années. Crébillon, en arrivant au collège de Louis-le-Grand, après une enfance heureuse et libre au sein de sa famille, avait eu peine à s'accoutumer aux punitions usitées chez les jésuites, et la première fois que le Père Griffon, qui était sourd, fut requis pour lui donner le fouet il se défendit d'abord avec une inutile éloquence, et finit par lutter contre le droit du plus fort, non sans avantage, puisque le visage de l'homme aux verges en conserva les cicatrices plus longtemps que le derrière du petit rebelle. Le Père Frémion, qui était muet, fut encore plus maltraité, la seconde fois que Crébillon passa sous les verges, et il laissa presque la moitié de son nez sous la dent d'un adversaire, indigné d'un traitement brutal, dont son corps avait moins encore à souffrir que son orgueil. Depuis cette double exécution, qui commença la querelle du fustigé contre les deux Pères fouetteurs, Crébillon n'avait pas cessé de se venger d'eux par toutes les malices que lui suggérait cette haine profonde et ardente, qui devait plus tard lui inspirer de si terribles scènes dans ses pièces de théâtre. Tantôt il leur lançait, en tapinois, une balle, une pomme, une pierre, un encrier ; tantôt il les aspergeait d'encre ou les inondait d'eau ; tantôt il les attachait l'un à l'autre par le bas de leur soutane ; tantôt il tendait une ficelle sur leur passage, pour les faire tomber ; tantôt il cachait leur chapeau et le remplissait de sable ou de cendre ; tantôt il émiettait du pain dur dans leurs draps, pour les empêcher de dormir. Il savait aussi semer adroitement, entre eux, des germes de discorde, qui se développaient par le seul fait de leurs infirmités réciproques, de telle sorte que le muet ne pouvait se faire comprendre du sourd, et que le sourd ne comprenait rien de ce que le muet voulait lui dire. De là des colères amusantes qui se traduisaient par des pantomimes burlesques. Tantôt il les attachait l'un à l'autre par le bas de leur soutane C'était Crébillon qui dérobait le vin de leurs repas, c'était lui qui jetait du poivre dans leur soupe et qui enlevait la viande sur leur assiette. C'était lui surtout qui les induisait en erreur pour les heures de travail, en allant déranger la marche de l'horloge du collège. En un mot, il était sans pitié pour ces deux êtres inoffensifs, respectables par leur âge comme par leur habit. Un jour, il enferma le muet dans le donjon de l'horloge, où personne ne remarquait d'en bas les signes désespérés par lesquels le prisonnier réclamait sa délivrance, tandis que son collègue était emprisonné dans un souterrain, aussi sourd que lui, au fond duquel il serait mort d'inanition, si un tonnelier qui travaillait près de là ne fût accouru à ses cris. Le Père Griffon, le sourd, avait vieilli dans le collège que sa robe noire balayait depuis cinquante ans, sans y avoir ramassé la moindre instruction. Il était chauve, louche, et remarquable par son nez de rubis ; il buvait sec et fréquentait la cave du principal, qui, disait-on, était trop bon chrétien pour ne pas s'apercevoir que son vin avait été baptisé. Le Père Griffon, renommé pour sa dextérité à manier les verges de bouleau et le fouet à lanières de cuir, avait besoin de se donner des forces, qu'il n'eût point tirées d'une nourriture trop frugale ; aussi mangeait-il de la chair de porc, en jambons, en andouilles et en saucisses, avec d'autant meilleur appétit, qu'il n'avait pas à observer la religion juive. Quant au Père Frémion, le muet, qui ne cultivait pas moins attentivement les sensualités de l'estomac, il était de haute taille, maigre, pâle et jaune. Malgré la servilité de ses attributions, il passait pour avoir accueilli ça et là quelques bribes de latin, que son mutisme le dispensait de montrer aux écoliers ; il affectait toujours un maintien grave et solennel, quoiqu'il n'eût pas de plus sérieuses affaires que ses verges et sa cloche. Il est vrai qu'il ne perdait jamais de vue le cadran de l'horloge, au milieu de ses promenades solitaires dans la grande cour du collège, pendant lesquelles il remuait toujours les lèvres, comme s'il se parlait à lui-même. Les élèves de cinquième, au collège de Louis-le-Grand, réunis dans leur quartier, autour du poêle. Un soir d'hiver de l'année 1680, les élèves de cinquième, réunis dans leur quartier, autour du poêle, après le souper maigre du vendredi, s'entretenaient tout bas de leurs misères scolaires, pendant que le maître, absorbé dans la lecture d'un livre théologique du P. Sanchez, négligeait d'épier et d'écouter leurs conversations, qui dégénéraient en propos factieux. Crébillon maudissait énergiquement l'horrible tyrannie qu'il y avait à mettre sur pied de pauvres enfants, avant l'aube, par la froide température de décembre ; ses auditeurs opinèrent tous du bonnet, mais n'opposèrent que des lamentations timides et passives aux projets de révolte que le jeune dramaturge essayait de fomenter ; tant, à cette époque, sous l'empire absolu de la Compagnie de Jésus, l'enfance était soumise à la règle du collège et craintive devant la rigueur du châtiment. – Mes amis, disait Crébillon avec ce généreux dévouement qui exalte les plus timides, c'est trop longtemps souffrir que les Pères Griffon et Frémion, ces suppôts du diable, qui ont l'âme plus noire que leur robe, nous oppriment jusque dans notre sommeil, pour tyranniser les élèves les plus studieux, que leurs brutalités ne peuvent atteindre. Cependant il ne nous faudrait qu'un peu d'adresse pour venir à bout d'un sourd et d'un muet. Je ne demande pas qu'on me seconde, mais qu'on me promette seulement le secret, quoi qu'il arrive, dans ce que j'ai résolu de faire. – Ah ! qu'as-tu résolu, Prosper ? interrompirent en chœur les assistants, qui reconnaissaient tous chez Crébillon une supériorité d'esprit et de finesse. Dis-nous cela vite. Vraiment, nous te promettons de subir la retenue, les arrêts et le fouet, comme des Spartiates, pourvu que le tour en vaille la peine, et malheur à celui d'entre nous, qui, comme un cafard, s'en irait rapporter aux Pères !… – Je sais que vous êtes de braves garçons, reprit Crébillon d'un air protecteur, et c'est plaisir que de se risquer à se faire punir pour vous rendre service ; mais vous n'êtes point assez hardis, pour vous venger. Moi, je ne craindrais pas même le général de la Compagnie de Jésus ! Ainsi, je me moque des Pères fouetteurs. Comptez donc sur moi pour dormir tout votre soûl, demain matin et jours suivants, en dépit de la cloche, que ni sourd ni muet ne pourra faire tinter pour le réveil. Cette cloche, dont les sons retentissants avaient force de loi dans le collège de Louis-le-Grand, depuis cinq heures du matin jusqu'à neuf heures du soir, était suspendue justement audessous du dortoir où couchait Crébillon, et la corde qui servait à la mettre en branle se trouvait renfermée, en bas, à hauteur d'homme, dans une sorte d'armoire, dont les sonneurs avaient seuls la clé. Le petit conspirateur, sachant que c'était le père Griffon qui devait le lendemain sonner le réveil, ainsi que tous les exercices de la journée, eut l'idée de supprimer le son de la cloche, pour tromper l'oreille du pauvre sourd ; il attendit que le collège fût endormi, et, s'armant d'une tenaille cachée sous son chevet, il se leva doucement, s'habilla sans bruit et sortit du dortoir à pas de loup, sur un palier dont la fenêtre, qu'il avait laissée ouverte d'avance, lui permettait de toucher la cloche avec la main ; il décrocha habilement avec sa tenaille le battant de cette cloche et l'emporta dans son lit, où il attendit, en dormant d'un plein sommeil, l'effet de sa mystérieuse expédition. Le lendemain, comme il l'avait prévu, l'heure du réveil se passa sans que la cloche avertît les dortoirs, qui restèrent silencieux plus tard qu'à l'ordinaire ce matin-là. Le Père Griffon s'était réveillé aussi exactement que les autres jours, au moment où le marteau de l'horloge, qu'il n'entendait pas, s'ébranlait pour frapper le coup de quatre heures, car jamais sonneur de cloche ne fut plus fidèle à son devoir. Il descendit, à moitié vêtu, dans la cour, malgré le froid âpre et brumeux qui précédait le point du jour ; il saisit de confiance la corde qu'il avait tirée de l'armoire, et la secoua longtemps, sans que la cloche rendît aucune vibration ; mais la routine avait tellement suppléé au sens de l'ouïe, qui lui manquait, que le mouvement était pour lui l'image du bruit. Son oreille complaisante crut percevoir le son éclatant de la cloche, qu'il agitait en mesure, sans que l'airain prît sa voix accoutumée. Cette voix si discordante et si tyrannique ne se faisant pas entendre aux dormeurs, pas un d'eux ne bougea, et ceux qui, par habitude, s'étaient éveillés à l'heure ordinaire, en bâillant, s'assoupirent de nouveau pour profiter du supplément de sommeil qu'ils devaient, comme ils le pensaient bien, à quelque ruse adroite de Crébillon. Celui-ci, satisfait de la réussite de son invention, s'en alla remettre le battant à sa place, avant que le Père Griffon se fût aperçu de la supercherie. En effet, le principal, étonné de ne pas avoir entendu la cloche matinale, manda le sonneur, qui déclara que le réveil avait sonné depuis une heure et que les élèves ne pouvaient tarder à descendre aux classes ; mais il eut beau protester, avec serment, qu'il n'avait rien à se reprocher dans les devoirs de sa charge sonnifère, le principal l'accusa de négligence ou d'oubli et lui ordonna en pénitence un jeûne extraordinaire. Le Père Griffon, qui savait bien ne pas avoir rêvé, sonna une seconde fois plus réellement et plus efficacement que la première ; mais il n'échappa point aux remercîments goguenards des écoliers, qui répétaient, en défilant devant lui : – Grand merci, père Griffon ! Nous avons ronflé une bonne heure de plus, à votre santé : nous ne maudirons pas votre satanée cloche, si vous nous laissez dormir ainsi tout notre soûl, ô digne père Griffon ! Et le Père Griffon, qui ne soupçonnait pas la vérité, jugeant, aux éclats de rire, qu'on se moquait de lui, grommelait entre ses dents, enrageait et se promettait d'avoir sa revanche, dès qu'un de ces railleurs deviendrait son justiciable. – Quoi ! mon Père, vous êtes si matinal ? lui dit Crébillon, en ayant l'air d'ignorer quelle heure il était, quoique le crépuscule l'indiquât assez ; aviez-vous la puce à l'oreille, pour vous lever plus tôt que de raison ? Cela peut vous enrhumer, père Griffon, cela peut vous gâter le teint ; mais vous avez sans doute souffert du cauchemar, cette nuit, ou bien le Moine-bourru vous aura fort maltraité, au sortir du lit ? Et tout le monde riait de ces interrogations adressées inutilement au sourd ébahi, pour qui la grimace sardonique de Crébillon était aussi peu compréhensible que ses paroles. Le Moine-bourru, dont Crébillon demandait des nouvelles au sonneur, était connu au collège de Louis-le-Grand, par une ancienne superstition, qu'on retrouve encore dans le peuple. Il paraît qu'à l'époque de l'expulsion des jésuites par Henri IV, après l'attentat d'un de leurs élèves, nommé Jean Châtel, contre ce prince, la Compagnie de Jésus, dont les doctrines théologiques venaient d'être condamnées au Parlement comme dangereuses pour la vie des rois et pour la sûreté des États, fut, en quelque sorte, personnifiée par cette dénomination allégorique de Moine-bourru, à laquelle se rattachait le souvenir du parricide commis sur un roi cher à ses sujets. Le Moine-bourru devint dès lors un fantôme malfaisant, qui était censé parcourir les rues de Paris, pendant la nuit, surtout en hiver, et le collège de Louis-le-Grand, qui ne portait encore à cette époque que le nom de collège de Clermont, à cause de son fondateur Guillaume Duprat, évêque de Clermont en Auvergne, passa naturellement pour la retraite de ce méchant moine, qui assommait de coups les gens qu'il rencontrait éveillés dans ses rondes nocturnes. La terreur que ce personnage imaginaire causait aux habitants de Paris s'était tellement accréditée dans les esprits et si bien enracinée au collège de Louis-le-Grand, que les jésuites eux-mêmes n'en étaient pas tous exempts. Le Père Griffon et le Père Frémion contribuaient aussi à la perpétuer, dans les traditions du collège, par des récits ridicules qu'ils faisaient aux élèves, de la meilleure foi du monde. Quand ceux-ci, aux heures de récréation, interrogeaient les deux vieux correcteurs sur l'histoire redoutable du Moine-bourru et parvenaient à les mettre sur ce chapitre inépuisable, le Père Griffon narrait avec émotion les faits et gestes de cette espèce de démon, et son collègue muet approuvait, d'un signe de tête ou d'un signe de croix, ces terribles récits, tant il avait lieu de redouter le Moine-bourru, qu'il accusait de torts graves à son égard, car il montrait une cicatrice qu'il avait au front, et faisait raconter, par son compère, qu'une belle nuit de Noël, le Moine-bourru avait voulu le poignarder, pour l'empêcher de sonner la messe de l'Aurore. Le Père Griffon possédait donc, sur le Moine-bourru, un répertoire d'aventures et de témoignages, capables au moins d'inspirer le doute au plus incrédule ; ces aventures fantastiques, il les am- plifiait de plus en plus, depuis quarante ans qu'il les prodiguait sans cesse à l'insatiable curiosité de ses jeunes auditeurs, qui frémissaient d'horreur, en se serrant autour de lui. L'orateur, que la peur gagnait à son tour, finissait par en perdre la voix, aussi complètement que le Père Frémion, qui avait accompagné d'une effrayante pantomime, en sa qualité de muet, les récits de son collègue, qu'il n'entendait pas, mais qu'il savait par cœur. Crébillon, le seul qui dans le collège ne croyait pas au diable, avait osé traiter de visionnaires les deux innocentes victimes des malices du Moine-bourru. – Visionnaires ! murmurait le père Griffon, avec indignation. Ce mauvais garçon ne croit à rien ; il mourra dans la peau d'un hérétique. Le jour suivant, ce fut le père Frémion, qui dut remplacer le père Griffon dans les fonctions de sonneur. Il avait, comme tout le monde, blâmé son confrère d'un oubli qu'il croyait bien avoir constaté lui-même. Il se rendit à son poste, avant quatre heures du matin, bien déterminé à faire retentir un carillon, qui ne pût être révoqué en doute, même par les sourds ; il ouvrit donc l'armoire, pour empoigner la corde qu'il cherchait à tâtons, sans la trouver et sans la voir dans l'obscurité. – Encore un maudit tour du Moine-bourru ! pensait le sonneur. Pourvu qu'il n'ait pas avalé la corde de ma cloche ! Mais Crébillon ne dormait pas : il avait devancé le sonneur, et pour empêcher la cloche de sonner, il en avait détaché la corde et il la tenait par un bout, en laissant pendre l'autre bout de cette corde, garni d'un bon nœud coulant, qu'il sut diriger adroitement de manière à faire passer ce nœud coulant dans le bras du père Griffon. La chose faite, Crébillon attira la corde à lui, en serrant le nœud coulant dans lequel se trouvait engagé le bras du sonneur. Celui-ci sentit cette étreinte subite, sans oser y porter la main qui lui restait libre, et cela, dans la crainte de rencontrer quelque chose d'horrible, ou de se brûler les doigts à l'anneau de fer rouge que la pression de la corde lui faisait imaginer autour de son bras ; il resta donc pétrifié, fermant les yeux et poussant des soupirs, faute de pouvoir crier au secours, presque défaillant au fond de l'âme, et promettant des prières au bon saint qui le délivrerait des griffes du Moine-bourru. Crébillon, du haut de la fenêtre où il avait pris position pour jouer son rôle, se divertissait beaucoup de l'épouvante d'un ennemi, qu'il tenait humilié en sa puissance, et il tiraillait la corde, par brusques secousses, pour redoubler l'horreur de cette espèce de possession magique à laquelle se croyait condamné le malheureux Père Frémion. Ce matin-là, le réveil ne fut pas sonné plus tôt que la veille, et le renouvellement d'une pareille négligence irrita le principal, qui envoya chercher le sonneur en défaut, dans sa chambre, où il n'était point. Le père Griffon, avec l'assurance et l'entêtement d'un sourd, assura positivement que son confrère était descendu à l'heure précise et avait sonné le réveil. On ne trouvait pas le Père Frémion, qui était bien empêché de répondre à son nom, qu'il n'entendait pas répéter, quoique tous les échos du collège le portassent à ses oreilles. On le cherchait partout, excepté sous la cloche, muette comme lui, où il désespérait de sa vie et de son salut. Crébillon, que le danger d'être découvert invitait à la retraite, rejeta sur la tête du malheureux sonneur le bout de la corde, qu'il tenait encore en la secouant de plus belle, et s'enfuit dans le dortoir, en poussant un éclat de rire qui eût fait honneur au Moine-bourru lui-même. Le Père Frémion, qui avait cru sentir sur sa tête s'abattre la formi- dable main du Moine-bourru, était tombé à la renverse, le bras droit toujours levé en l'air, bien que la corde détendue ne le contraignît plus à cette position pénible, que les nerfs raidis de son bras rendaient machinale. On arriva enfin, on le releva, on l'interrogea, on remarqua son bras lié d'un nœud coulant ; mais, à ses gestes effarés et à sa physionomie contractée, on ne put que former des conjectures défavorables sur l'état de son cerveau, troublé de vin ou de folie ; il eut beau analyser, par écrit, ses impressions et ses sensations, pendant qu'il sonnait la cloche à tour de bras, assurait-il, et prêter à son effroi une cause réelle qu'il essayait de peindre avec des gestes et des grimaces horribles, le principal s'irrita davantage d'une crédulité qu'il ne partageait pas, et le punit de sa négligente en lui ordonnant de passer, chaque nuit, trois heures en prières : c'était ne pas ménager les terreurs superstitieuses du pauvre homme. Toutefois, les élèves profitèrent de ce retard et de ce désordre pour donner une heure de plus au sommeil et une heure de moins au travail. Pendant qu'ils s'habillaient avec une lenteur que la cloche n'avait pas encore activée, Crébillon eut le temps de leur conter en détail l'aventure plaisante du Père Frémion, qui n'était pas remis de sa peur, et ceux-ci, en passant devant lui, se détournaient pour rire, quand ils voyaient les yeux égarés et le teint blême du sonneur muet, qu'ils saluaient de condoléances ironiques et facétieuses. – Comment se porte le Moine-bourru ? lui disaient-ils, en riant. Il paraît que cet honnête moine ne veut pas qu'on l'éveille si matin ; donc, prenez garde à vous, Père Frémion : un jour, il vous pendra au bout de votre corde, et vous sonnerez vousmême le glas de vos funérailles. Notre Père, délivrez-nous de votre sonnerie ! Ainsi-soit-il. Le Père Frémion ne savait sur quelle face moqueuse faire tomber, en grêle de soufflets, l'orage de sa colère, car c'était une procession de rires et de sarcasmes, qui pourtant ne lui inspirè- rent pas le soupçon qu'il eût été la victime d'un tour d'écolier. Crébillon, composant son visage avec une expression de fatalité tragique, avait l'air de compatir à sa juste frayeur. – Eh bien ! mon révérend Père, lui dit-il d'un ton lugubre, si le Moine-bourru recommence ses courses nocturnes dans le collège, c'est présage de malheur, et le diable emportera la cloche avec vous. Digne Père Frémion, le Moine vous a-t-il bien rossé ? Heureusement que les indulgences, que vous gagnez chaque jour, en nous donnant le fouet le plus consciencieusement du monde, vous consoleront en paradis. N'avez-vous pas prononcé un bel exorcisme ? Oh ! que j'eusse voulu être là pour venir en aide au Moine-bourru ! Le Père Frémion, à voir l'air compatissant de Crébillon, eut la bonhomie de croire que le malin garçon s'intéressait à lui et ajoutait foi à l'apparition du Moine-bourru ; il lui sut gré, au fond, de cette apparente bienveillance, et il se promit tout bas, de le ménager, la première fois que Crébillon mériterait la correction favorite des jésuites ; ensuite le bon Père, faute de pouvoir s'exprimer avec la parole, essaya de reproduire, par la pantomime la plus expressive, tout ce qu'il avait éprouvé de souffrances morales et physiques, sous la possession du Moinebourru. Crébillon, qui avait envie de lui rire au nez, eut beaucoup à faire pour continuer son rôle d'auditeur bénévole, et pour garder son sérieux, qui lui échappait, au souvenir de ce Moine-bourru qui n'était autre qu'un nœud coulant dans les mains d'un écolier. Crébillon était trop enchanté du succès de sa comédie, pour ne pas tenter de la renouveler une seconde et une troisième fois, sans qu'elle fût découverte. Tout réussit au gré de ses espérances : le Père Griffon sonna encore la cloche privée de battant ; le Père Frémion eut encore le poignet lié à la corde ; les collégiens gagnèrent encore, a ce manège, quelques heures de bon sommeil et un sujet journalier de plaisanteries. Mais ceux qui, ces jours-là, passèrent sous les verges des Pères correcteurs, se plaignirent d'être traités en victimes expiatoires. Le Père Griffon surtout frappait plus fort que jamais, c'est-à-dire comme un sourd. Cependant le principal, qui n'était ni superstitieux, ni crédule, n'attribuait point les incroyables aventures des sonneurs à la magie ou à des causes surnaturelles, d'autant plus que rien ne paraissait dérangé dans l'économie de la cloche, qui avait la voix aussi claire qu'auparavant pour appeler le collège à table, à l'étude, à la récréation et au lit. Après avoir imposé de nouveaux jeûnes et de nouvelles pénitences aux deux sonneurs, sans que ceux-ci fussent parvenus à sonner la cloche du réveil ; comme le Père Frémion offrait la démission de sa charge pour complaire au Moine-bourru, le principal annonça qu'il irait lui-même sonner le réveil, en dépit des timides remontrances de ses deux subordonnés qui croyaient fermement que le Moine-bourru lui tordrait le cou. Cette nouvelle, qui fut bientôt dans toutes les bouches, ne fit que ranimer l'imagination de Crébillon, qui changea de batteries, pour conquérir encore à ses camarades l'addition de sommeil qu'il leur avait promise, et à laquelle ils s'étaient déjà accoutumés depuis quatre nuits. Avant qu'aucun bruit de pas eût retenti sous les voûtes du collège, avant qu'aucune lumière eût brillé aux fenêtres du pavillon de l'Horloge, Crébillon sortit de son lit bien chaud, avec un héroïque dévouement, qui bravait un froid de six degrés, accompagné de la bise du nord ; il alla, pieds nus, sur le palier, théâtre de ses premiers exploits, et parvint, non sans peine et sans danger, à enlever la cloche, dont il avait enveloppé soigneusement le battant avec son mouchoir ; puis, il se sauva entre ses draps, avec sa lourde capture, encore indécis de l'usage qu'il en ferait. Sa première pensée avait été de faire disparaître la cloche pour toujours, comme pour la punir de tous les griefs que le sommeil des collégiens avait reçus d'elle, et il songeait à l'aller jeter dans le puits, mais il fut arrêté par cette réflexion que ce ne serait pas se délivrer à jamais d'une pareille ennemie, que de laisser la place à une autre cloche, peut-être plus grosse, plus bruyante et plus inattaquable. Il se détermina donc à lui chercher une cachette, où elle serait, du moins, en paix et en silence. Dans cette intention il s'habilla, sans faire de bruit, et quitta le dortoir, avec la cloche, qu'il avait peine à porter : il la porta cependant ou la traîna jusqu'aux greniers, et ensuite il la fit passer, par une lucarne, sur les toits : là, il choisit exprès le corps de cheminée qui communiquait avec l'appartement du principal, pour suspendre et fixer, dans l'intérieur même du tuyau de cette cheminée, la cloche, muette encore, au moyen de la corde et d'un morceau de bois attachés le plus solidement possible ; ensuite il accrocha, au battant de la cloche, une longue ficelle, qu'il fit descendre dans le tuyau d'une cheminée voisine, où aboutissait le poêle de la classe de son quartier. Ces préparatifs, que l'obscurité et la gelée rendaient plus difficiles et plus périlleux, avaient été faits avec la plus grande précaution ; ils ne furent terminés qu'à quatre heures du matin, au moment où le principal sortait de sa chambre pour venir lui-même dans la cour faire sonner le réveil en sa présence. Crébillon, durant son pénible travail, avait dirigé souvent ses regards vers la fenêtre de la chambre du principal, et quand l'horloge sonna quatre heures, il se tint pour averti de rentrer au dortoir, où son absence n'avait pas été remarquée ; mais, auparavant, il eut le temps de voir une partie de la scène comique à laquelle donnait lieu l'enlèvement de la cloche. Le principal ne trouva même pas la corde qui servait à sonner la cloche, lorsqu'il ouvrit de sa propre main la petite armoire où cette corde devait être renfermée, et le Père Frémion, qui le suivait en frissonnant, s'écria que le Moine-bourru avait sans doute emporté la cloche avec la corde. Quant au Père Griffon, il se réjouissait, en sournois, de l'étonnement et de l'embarras de son supérieur. Il fallut éveiller un à un les élèves, qui s'excusèrent de leur paresse sur le silence de la cloche, et qui poursuivirent de leur gaîté matinale les deux sonneurs, qu'ils voyaient lever les yeux en l'air, à chaque instant, dans l'espoir que leur cloche reviendrait d'elle-même reprendre sa place ordinaire. – Révérends Pères, leur disaient les complices de Crébillon, elle a pris des ailes et s'est envolée, pour devenir un astre au ciel ; ou bien le diable, qui se mêle de tout, l'aura prise et fondue au feu de l'enfer. Mais ne vous désolez pas : elle est peut-être en voyage, comme toutes les cloches de nos paroisses, qui s'en vont à Rome, dit-on, pendant la semaine sainte. C'est votre faute aussi de l'avoir enrhumée, madame notre cloche, pour l'avoir fait parler trop matin. Cette cloche clochetait mal, avançant l'heure du travail et retardant l'heure du repos : le Moinebourru fera bien de la battre un peu, pour la corriger. Et les deux sonneurs, qui se communiquaient leurs inquiétudes relatives à la cloche absente, se félicitaient d'être justifiés de tout soupçon de négligence, par la déconvenue du principal, et ils en augurèrent qu'une puissance invisible empêchait l'usage des cloches dans le domaine de la Compagnie de Jésus ; ils supportaient donc avec résignation les épigrammes et les rires de la gent écolière. Le principal était moins résigné à tolérer la soustraction de la cloche, qu'il ne pouvait attribuer à des voleurs du dehors ; il pensait qu'un collège sans cloche était semblable à un corps sans âme, et jugeant bien que ceux-là seuls étaient capables d'avoir fait le coup, qui avaient intérêt à le faire, il n'en accusa que ses élèves : en conséquence, il assembla les Pères Jésuites en conseil secret et leur demanda leur avis, après avoir hautement exprimé le sien, qui fut de briser, par un redoublement de sévérité, cette espèce de rébellion contre la discipline de la maison, et de retrouver, à force de menaces et de punitions, la cloche volée et le voleur. La fable du Moine-bourru n'invitait personne à la tolérance, et les moyens de rigueur les plus redoutables furent adoptés dans cette espèce de concile. – Mes enfants ! dit d'un air paternel le principal, qui avait réuni tous les élèves autour de lui dans la grande salle des distributions de prix, vous devez connaître celui d'entre vous qui s'est rendu coupable de vol et de désobéissance, en dérobant et en cachant la cloche du collège. Il est de votre devoir de vous séparer de l'auteur d'un acte aussi répréhensible, en me le désignant vous-mêmes : ce que je vous somme de faire immédiatement. Les élèves ne bougèrent pas et se turent, comme s'ils n'avaient pas entendu cette sévère admonition, ou comme s'ils n'avaient rien à y répondre ; les têtes, les yeux, demeurèrent immobiles, et quelques ricanements étouffés circulèrent seulement de rang en rang. Crébillon, qui se tenait derrière un pilier, pour mieux juger des dispositions de l'assemblée, faisait le geste de se dénoncer lui-même, mais ses voisins l'en empêchèrent, en lui rappelant leurs conventions mutuelles. – Jeunes élèves, je vous laisse réfléchir jusqu'à demain après la messe ! reprit le principal, d'un ton qui témoignait de son mécontentement ; j'espère que vous n'attendrez pas le terme de ce délai, pour me signaler le coupable ; mais, passé l'instant de l'indulgence, il sera trop tard pour le repentir ; alors vous serez tous compris dans le châtiment, et condamnés, sans rémission, à dix jours de jeûne, et à un mois de retenue, pour copier chacun dix mille vers latins. Nous verrons bien si ces mesures extrêmes réussiront mieux que le bon conseil et la persuasion, pour vaincre vos résistances criminelles. Dès que le principal se fut retiré, avec la ferme volonté de ne pas fléchir devant l'obstination la plus intrépide, les écoliers tinrent conseil entre eux, à leur tour, et comme le voleur de la cloche courait grand risque d'être chassé du collège, après avoir reçu le fouet à outrance, il fut résolu, à l'unanimité, que le secret serait gardé inviolablement, puisqu'en tous cas il n'était pas possible de fouetter et de chasser tous les élèves. Crébillon, qui ne voulait pas être en reste de générosité avec ses camarades, leur jura de tourmenter tant et si bien leurs persécuteurs, qu'il les forcerait à quitter l'offensive et à demander merci. Après un discours d'apparat, dans lequel on eût retrouvé en germe les défauts et les beautés des tragédies qu'il devait composer plus tard, il s'empressa de réaliser ses promesses, en recommençant, à lui seul, la lutte avec le principal et ses sonneurs. Il attira donc immédiatement, par une des ventouses du poêle, l'extrémité de la ficelle qu'il avait attachée au battant de cloche, et qu'il avait ensuite fait descendre, du haut du toit, dans la cheminée voisine de celle où la cloche était suspendue : le battant, mis en branle par la ficelle, vibra dans le tuyau de cette cheminée, en remplissant d'un murmure prolongé les six étages du bâtiment. Les petits mutins applaudirent à ce coup de théâtre qu'ils n'avaient pas prévu, et le régent, qui accourut à cette révélation du bronze sonore, chercha en vain, dans tous les coins du quartier, dans les pupitres et sous les bancs, la cloche invisible qu'on entendait encore frémir sourdement. Ces sons de cloche se répétèrent plusieurs fois par jour, grâce à l'ingénieux artifice de la ficelle, que Crébillon s'était réservé de tirer seul à sa convenance, en temps utile. Les Pères jésuites et leurs domestiques se lassèrent bientôt de rechercher l'endroit d'où partaient ces sons de cloche, grossis et dénaturés par l'écho de la cheminée. À chaque vibration de la cloche, le principal tressaillait de colère et adressait des vœux au Ciel pour découvrir le démon qui présidait à cette sonnerie mystérieuse ; les deux sonneurs, les bras croisés, s'indignaient contre la malicieuse audace du Moine-bourru ; les écoliers se divertissaient de cette comédie tintinnabulante, ainsi qu'ils l'appelaient en riant aux éclats, comme s'ils n'eussent pas dû payer l'amende. Le lendemain arriva, le délai fatal était expiré, et il ne se trouva pas, dans tout le collège, un délateur : jeûnes, arrêts, pensums, de commencer. Le proviseur ne fut pas moins persévérant que les petits révoltés, qui supportaient la punition générale avec un entêtement unanime ; le supplice perpétuel de leurs régents, que la cloche narguait sans cesse, suffisait à leur plaisir et à leur vengeance. La règle quotidienne du collège semblait interrompue : les repas, les classes, le lever et le coucher n'étaient plus indiqués que par ordre verbal, puisque la cloche faisait défaut ; quant aux récréations, elles avaient complètement cessé, et il fallait, du matin au soir, tenir la plume, qui s'usait plus vite que la patience des condamnés. Mais cette cloche, qui avait disparu et qu'on ne retrouvait pas, se faisait entendre sans cesse, comme un gémissement, au milieu de la nuit, depuis que Crébillon avait eu l'adresse de faire passer, dans son dortoir, une seconde ficelle, qu'il agitait tout doucement, sans sortir de son lit. Chaque fois que le son se renouvelait, tout le collège était en rumeur, et le principal, armé d'un flambeau, conduisait les recherches jusque dans les caves, au lieu de les diriger du côté des toits. Enfin, on mit tant de monde en sentinelle, que Crébillon se vit forcé, sous peine d'être découvert, de supprimer sa diabolique sonnerie. Pendant deux jours, la vigilance des subalternes et des supérieurs fut aux écoutes, et la cloche demeura muette, si ce n'est qu'une hirondelle, en sortant de son nid, ébranla d'un coup d'aile le battant, qui retentit encore comme une harpe éolienne. Cependant les arrêts continuaient avec plus de rigueur, sans que le clocheteur fût dénoncé par ses complices, sans que la cloche absente eût été remise à sa place. Le Père Frémion et le Père Griffon ne doutaient pas que le Moine-bourru ne fût le seul coupable, et comme ils s'obstinaient à le dire à tout venant, on les avait relégués, en observation ou en pénitence, dans les caves : là, ils puisaient du courage dans les tonneaux, qu'on ne leur avait pas donnés à garder ; c'est de cette manière qu'ils dissipaient leurs frayeurs, au point de braver le Moine-bourru lui-même, quand ils étaient ivres. Le proviseur, furieux d'une résistance qu'il ne parvenait pas à vaincre, eut recours à des ordonnances aussi cruelles qu'injustes : il déclara que, tous les jours, dix élèves, choisis entre les plus mauvais sujets, seraient fouettés extraordinairement, et aussitôt il désigna ceux qui subiraient d'abord la peine du fouet. Crébillon fut compris dans cette première fournée, et le Père Griffon, qui était chargé d'exécuter la sentence, acquitta les vieilles dettes de son propre ressentiment, jusqu'à ce qu'il eût le bras fatigué de frapper sur ce malin garçon, qui ne lui épargnait pas les égratignures et les coups de pied. Le martyr ne pardonna pas à son bourreau, et, sous les verges même, il ne rêvait qu'aux représailles. Les choses avaient été poussées si loin de part et d'autre, qu'il n'était plus possible de continuer la lutte, sans péril pour l'auteur de ce désordre collégial, et les élèves, à qui Crébillon offrait de se livrer lui-même au terrible jugement de la Compagnie de Jésus, lui répondirent généreusement qu'ils recevraient tous le fouet, après lui. Néanmoins, Crébillon, inquiet des graves conséquences d'une rébellion générale qui persistait depuis plus de quinze jours, résolut de remettre enfin la cloche à sa place, sans en avertir personne, dans l'espérance que cette restitution volontaire apaiserait le ressentiment du principal. On avait abandonné les veilles de nuit, depuis que la cloche ne se faisait plus entendre. Crébillon se leva donc, la nuit même, monta sur le toit et en redescendit avec la cloche, qu'il se disposait à replacer, tant bien que mal, à l'endroit où il l'avait prise, lorsqu'il vit d'en haut la lueur d'une lanterne errer sous la galerie du rez-de-chaussée et un homme s'avancer lentement dans l'ombre des arcades. Il reconnut le Père Griffon, qui ouvrit la porte des caves et disparut. Crébillon avait une vengeance à exercer contre ce Père fouetteur, qui, dans l'exercice de ses fonctions, ne les ménageait guère : ne voulant pas perdre une si bonne occasion de le surprendre en flagrant délit de vol et d'ivrognerie, quoique à demi vêtu, transi de froid et plein de sommeil, il s'empressa de descendre dans la cour et de suivre les pas du père Griffon, sans avoir pris le temps de se débarrasser de la cloche, qui entravait un peu sa marche, mais dont le battant immobile était encore prudemment emmaillotté. La porte des souterrains était demeurée ouverte derrière le Père Griffon, qui, sous prétexte de guetter le Moine-bourru, allait visiter le meilleur vin des révérends Pères. Crébillon, conduit par la traînée de lumière que projetait la lanterne, traversa plusieurs caves, à la suite du sourd, qui ne se retournait point, au bruit d'un pas réglé sur le sien, et qui, aussitôt arrivé à son but, s'agenouilla devant une barrique, et la tint amoureusement embrassée, en collant sa bouche au robinet qu'il avait ouvert. Crébillon le regarda humer à longs traits le vin qui dégouttait de son menton, et ne le troubla point dans cette opération consciencieuse ; mais, dès que les yeux de l'ivrogne se fermèrent voluptueusement et que sa tête dodelina comme celle d'un enfant au sein de sa nourrice, il décapuchonna le battant de la cloche et s'élança tout à coup sur l'ivrogne, qu'il renversa en arrière ; puis, sautant par-dessus lui, les jambes écartées, il balança la cloche à ses oreilles, avec un carillon à rendre sourd quiconque ne l'eût pas été déjà comme le Père Griffon. Celui-ci, spontanément dérangé dans la plus délicieuse orgie, n'eût pas été plus épouvanté par les trompettes du jugement dernier ; il crut que la voûte et les six étages du bâtiment s'écroulaient sur lui, et, avant de rouvrir les yeux, il jeta des cris aigus : il entendait à peine la cloche qui sonnait à lui briser le tympan, mais, ayant essayé de se redresser sur ses mains, il retomba la face contre terre, en voyant une espèce de monstre qui lui faisait d'effroyables grimaces et qui suspendait au-dessus de sa tête une cloche en branle, comme pour le coiffer de ce bonnet d'airain. La lanterne, qui avait roulé à terre sans s'éteindre, éclairait de bizarres reflets cette scène burlesque et fantastique. Le père Griffon se persuada qu'il était au pouvoir du Moinebourru, et redoubla ses hurlements, que couvrait le son de la cloche. Crébillon renverse le père Griffon, et sautant par-dessus lui, balance la cloche à ses oreilles. Crébillon jouissait de l'effroi du malheureux ivrogne, à ce point qu'il oubliait de faire une prudente retraite, avant que tout le collège fût éveillé par les sons de cloche et les cris lamentables, qui retentissaient au fond des caves ; il ne cessait de tinter, comme pour un mort, et chaque fois que le battant frappait en cadence les parois métalliques de la cloche, il piétinait le corps de son ennemi étendu à terre sans force et sans mouvement ; mais, pendant qu'il s'enivrait de cette douce vengeance, de même que le pauvre Griffon s'était enivré de vin vieux, il sentit s'imprimer, sur ses épaules presque nues, la meurtrissure d'un coup de fouet, qui lui arracha une exclamation de douleur et de surprise : il arrêta sa sonnerie, pour voir d'où lui venaient les coups qui lui labouraient le dos et les reins, et il aperçut la robe du Père Frémion, lequel n'avait pas trouvé de langage plus expressif que son fouet à lanières, pour exorciser le Moine-bourru, qu'il n'eut pas le temps de reconnaître pour un être humain assez peu redoutable ; aussi, ne resta-t-il pas bien convaincu que son terrible fouet avait frappé sur de la chair vive, quand Crébillon eut écrasé la lanterne avec son pied et se fut enfui, à tâtons, avec la cloche qui murmurait entre ses mains, jusqu'au dortoir, où il se fourra dans son lit, tout tremblant de froid et d'anxiété, sans se dessaisir de cette cloche accusatrice, qu'il se repentait de n'avoir pas lancée à la tête du Père Frémion. Celui-ci était tellement épouvanté dans les ténèbres où le laissa Crébillon, qu'il eut peine à rassembler ses idées, lorsqu'on accourut avec des flambeaux : il expliqua, par signes, que, guidé par les sons de la cloche, il était arrivé dans la cave, au moment où son collègue luttait contre un démon, qui ne pouvait être que le Moine-bourru. Quant au Père Griffon, qui gisait dans une mare de vin et qui n'avait pas recouvré sa raison, il déclara ne pas savoir comment il se trouvait dans la cave, au lieu d'être à son poste de garde ; il jura que c'était le Moine-bourru en personne, qui l'avait attiré dans un piège et lui avait fait souffrir tous les tourments du purgatoire : la description de ces tortures infernales déguisa l'état de trouble où l'avaient mis le vin et la peur. Le principal ne savait plus que penser de ces incompréhensibles apparitions ; il refusa de se recoucher, et passa le reste de la nuit à parcourir les cours, les caves et les bâtiments, sans rien voir ni rien entendre de surnaturel. Le Moine-bourru, par suite de cette aventure merveilleuse, obtint de nouveaux témoignages, en faveur de son existence réelle, qui dès lors fut dûment constatée. Crébillon, qui avait fait semblant de dormir, malgré tout ce tumulte, ne répondait pas aux questions de ses camarades ; il feignit d'être malade, le lendemain matin, et ne se leva point en même temps que les autres. Il n'osait remuer en son lit, parce que le moindre son de cloche eût amené la découverte de cette cloche dans ses draps et la preuve irrécusable de sa culpabilité. Il avait pourtant cherché, dans son cerveau, le plus sûr et le plus prompt expédient pour se débarrasser de cet incommode et dangereux corps de délit. À peine les dortoirs furent-ils déserts, qu'il s'habilla précipitamment et emporta la cloche, avec bonheur, dans la chambre de la Correction, qu'il trouva toute grande ouverte, par suite d'une distraction et d'un affolement du Père Griffon. C'était dans cette chambre que les Pères fouetteurs enfermaient leurs provisions de bouche et les nombreux cadeaux qu'ils recevaient des parents et des écoliers, comme ces galettes de farine et de miel, que le sage et pieux Énée présente à Cerbère, dans l'Énéide de Virgile, pour endormir la férocité de ce chien à trois têtes. Crébillon était descendu, frais et riant, au quartier, avec un objet soigneusement entouré de papier, qui circula de pupitre en pupitre, avant que les Pères Frémion et Griffon allassent rendre visite à leur buffet, pour se remettre des fatigues morales et physiques de la nuit ; ils avaient aussi besoin d'un surcroît de forces, dans la distribution quotidienne des corrections ordinaires et extraordinaires, qu'ils avaient charge d'administrer aux incorrigibles écoliers. Le Père Griffon tira de l'armoire une monstrueuse andouille de Troyes, qu'il avait goûtée la veille, mais il n'y eut pas plus tôt mordu, qu'il jeta bien loin cette andouille et porta les mains à sa joue, en hurlant : « Ô mes dents ! » Pendant ce temps-là, le Père Frémion découvrait, avec stupeur, dans la peau de l'andouille, un battant de cloche, qu'il eût été difficile d'entamer d'un coup de dent. Le Père Griffon, encore stupéfait de cette trouvaille, continuait à gémir, en tenant sa mâchoire endommagée et en marchant à grands pas sur les dalles qu'il frappait rageusement du pied ; tandis que le Père Frémion soulevait la croûte d'un magnifique pâté d'Amiens, pour y chercher des compensations gastronomiques : son couteau rencontra une telle résistance, que la lame se brisa, et le pâté entr'ouvert étala, aux regards des deux gourmands confondus, la cloche elle-même, silencieusement assise dans le saindoux et occupant la place de trois ou quatre succulents canards, que les écoliers étaient en train de dévorer à belles dents, sans songer à cette même cloche, dont l'agréable son avait tant de fois charmé l'attente de leurs estomacs vides, à l'heure du repas ! Cloche et battant furent emportés, tout luisants de graisse, dans le cabinet du principal, qui ne sut jamais ni où ni comment on les avait retrouvés. Le jour même, les Pères correcteurs, remarquant parmi les élèves du quartier de la classe de cinquième, des sourires railleurs sur toutes les bouches comme dans tous les yeux, et flairant une agréable odeur d'ail et de charcuterie, qu'ils ne pouvaient méconnaître, devinèrent la destination qu'avaient eue la chair de l'andouille et le contenu du pâté ; ils en gardèrent rancune aux voleurs gastronomes : ceuxci portèrent longtemps les marques des verges, qui ne les avaient pas ménagés, surtout Crébillon, qui fut soupçonné, sinon convaincu d'être l'auteur de l'enlèvement de la cloche et de sa disparition : il avait, d'ailleurs, assumé sur lui seul la responsabilité du vol de l'andouille et du pâté, par une belle indigestion, dont il était difficile d'accuser la maigre chère du collège, c'est-à-dire, les lentilles, les haricots, les pois-chiches, le fromage et l'eau claire. Quarante ans après, Jolyot de Crébillon était devenu un grand poète tragique, le successeur de Racine et le rival de Voltaire. Un de ses amis eut la curiosité de connaître le jugement que ses premiers maîtres du collège de Louis-le-Grand avaient porté sur son compte, dans les registres secrets où la Compagnie de Jésus consignait le caractère et la tendance morale de chacun de ses élèves ; on lisait, à l'article relatif au jeune Crébillon : Puer ingeniosus, sed insignis nebulo ; horoscope latin qu'on pourrait traduire ainsi : « Enfant plein d'esprit, mais insigne vaurien. » LA VOCATION DE JAMERAY DUVAL (1704) Valentin Jameray Duval était fils unique d'un paysan d'Arthonay en Champagne, et cet enfant, qui dès ses premières années se sentait possédé d'un désir immodéré de s'instruire, n'avait jamais pu s'accoutumer à la vie laborieuse, dont son père lui donnait l'exemple ; il ne se refusait pas aux travaux manuels, par paresse ou par esprit de contradiction, mais il s'y prêtait si mollement, si indifféremment, qu'on ne pouvait méconnaître son aversion instinctive pour tout ce qui était effort et action physiques, pour tout emploi des forces du corps, pour toute occupation active et purement matérielle. Son pauvre père, le plus illettré et le plus rustique des paysans, avait renoncé cependant à lui imposer le moindre labeur, et il prenait même le parti de cet enfant, doux et bon de caractère, mais indolent et flegmatique de tempérament, contre sa mère, qui voulait le contraindre, bon gré, mal gré, à travailler à la terre et à faire du moins, comme elle disait, œuvre de ses dix doigts. – Laisse donc le petit à ses fantaisies, disait le père ; à chacun ici-bas son lot et sa tâche. Valentin ne fera point un laboureur, ni un vigneron : il n'a ni nerf ni poigne ; tout ce qu'il a de vaillant, c'est dans sa tête. Il semble bâti, m'est avis, pour faire un curé. Valentin, en effet, avait eu de bonne heure l'intelligence ouverte et disposée à recevoir toutes les impressions extérieures qui font la connaissance des choses et qui se complètent par la réflexion et le raisonnement. Il ne savait ni lire ni écrire ; il n'avait rien appris de ce qui s'acquiert dans la fréquentation des personnes éclairées et instruites ; il n'était jamais sorti du milieu grossier et agreste dans lequel il se trouvait confiné par la condition misérable de ses parents, et il arriva ainsi jusqu'à l'âge de sept ans, sans avoir même appris le catéchisme, car le hameau où il était né n'avait pas de curé ni d'église : il fallait aller à trois lieues de distance, pour trouver l'un et l'autre. Le petit Valentin était pourtant très avancé pour son âge, au point de vue des notions pratiques et usuelles en fait d'agriculture et d'économie rurale : il avait recueilli autour de lui les observations et les renseignements que les gens de la campagne pouvaient lui communiquer, et rien ne s'était perdu, pour ainsi dire, de ce qui lui était entré dans l'esprit par les yeux et par les oreilles. Malheureusement personne autour de lui n'eût été capable de lui apprendre à lire, et il avait honte de ne pas même connaître son alphabet, en dépit de l'espèce d'instruction expérimentale qu'il s'était donnée lui-même. Il avait huit ans, quand son père, en mourant, le laissa dans une profonde misère ; il n'était pas en état de gagner sa vie avec le travail de ses mains et il aurait rougi de rester à la charge de sa mère, qui pouvait à peine se suffire à elle-même. – Mère, lui dit-il avec l'énergie d'une résolution bien arrêtée, j'irai demain trouver M. le Curé de Monglas, qui m'a toujours fait accueil, lorsqu'il m'a rencontré dans les champs. Je lui demanderai de me prendre chez lui comme enfant de chœur ou plutôt comme aide de sa gouvernante, qui est bien vieille et qui n'a quasi plus la force de faire son ménage. Ce ne sera pas pour moi grosse besogne, mais j'y aurai mon profit, puisque M. le Curé me montrera sans doute à lire et à écrire, en m'enseignant mes devoirs religieux. Quant à toi, mère, je te conseille, je te prie d'aller te mettre au service des bonnes sœurs Ursulines ou Visitandines, soit à Tonnerre, soit à Auxerre, soit à Troyes. Là, tu trouveras le bien-être et le repos dont tu as besoin, en attendant que je t'aie fait une petite fortune, que je viendrai partager avec toi. La mère du petit Valentin fut touchée jusqu'aux larmes du dévouement filial que cet enfant lui témoignait avec tant de noblesse et de simplicité ; elle ne voulait pas lui permettre de la quitter, mais il ne fit que se fortifier dans la décision qu'il avait prise, après mûr examen de la situation : il embrassa, le lendemain, la pauvre femme, qui avait pleuré toute la nuit, et lui promit de la tenir au courant de tout ce qu'il ferait pour arriver à une position lucrative et honorable. Il avait trois lieues à faire à pied, à travers champs, pour aller au village de Monglas ; il mit dans sa poche une miche de pain, des noix et des pommes ; puis il partit tout courant, sans tourner la tête, de peur de perdre courage en regardant du côté de sa mère, qui l'appelait d'une voix faible et dolente. Il marchait d'un bon pas et ne s'arrêtait point en route : au bout de trois heures, il fut chez le vieux Curé, qui venait de dire sa messe et qui, le voyant seul, s'imagina que cet enfant était envoyé en toute hâte pour l'appeler auprès du lit d'un mourant. Comme il n'avait pas été averti de la mort du père de Valentin, il pensa qu'on venait le chercher pour administrer les derniers sacrements au père ou à la mère de cet enfant. – Qu'est-ce qui est en danger de mort chez toi, mon ami ? lui dit-il avec intérêt : ton père et ta mère, mon enfant, ne sont pas très vieux, et toi, pauvre petit, tu es bien jeune. Je vais prendre les saintes huiles et tout ce qu'il faut pour la cérémonie… – Monsieur le curé, interrompit naïvement Valentin, les choses se sont passées sans vous : mon pauvre père est mort, il y a cinq jours, et en voilà quatre qu'il est enterré dans notre cime- tière d'Arthonay. Il n'y avait donc pas lieu de vous déranger, et aussi je ne viens à vous que pour moi. – Pour toi ? demanda le curé, un peu surpris de cette visite tardive. Je ne comprends pas, objecta-t-il d'un ton de reproche, qu'on enterre un bon chrétien comme un païen, sans prêtre et sans prières des morts ! – Oh ! Monsieur le curé, repartit l'enfant, les prières n'ont pas manqué : c'est le curé de la commune voisine qui les a dites ; mais mon père étant décédé subitement, le digne homme, vous n'aviez plus rien à voir là-dedans. Je ne vous sais pas moins de gré de vos bonnes intentions à notre égard. J'y comptais bien, d'ailleurs, Monsieur le curé, puisque me voici. – C'est très bien, dit le curé en souriant. Il te reste à me dire en quoi je puis t'être utile, mon enfant ? – Vous ne devinez pas, Monsieur le curé ? répliqua Valentin, en le regardant d'un air timide et confiant à la fois. Le père est mort, la mère n'a plus son pain cuit. C'est raison que j'aille gagner ma vie ailleurs, et l'idée m'est venue, Monsieur le curé, de vous prier de me recevoir au presbytère, où je puis vous rendre nombre de petits services, ainsi qu'à madame votre gouvernante, qui n'est plus jeune et qui se trouverait bien de mon aide… – Hélas ! mon cher enfant, reprit le curé avec émotion, ma pauvre gouvernante Jacqueline s'en est allée vers Dieu, le mois dernier, et alors il m'a semblé que je pouvais, avant de la rejoindre là-haut, me démettre de ma cure et me retirer dans un ermitage, où j'aurai plus de loisir pour me préparer à faire une bonne mort, comme celle de Jacqueline. C'est demain matin que je pars, sans dire adieu à mes bons paroissiens, qui m'ôteraient peut-être le courage de partir. Je vais en Lorraine, où je suis né, et je me rends à l'ermitage de Sainte-Anne, près de Lunéville. – Si j'avais neuf ou dix ans de plus, Monsieur le curé, dit Valentin animé d'un pieux sentiment d'imitation chrétienne, je vous supplierais de m'accorder la permission de vous accompagner, et je me consacrerais avec vous à la vie monastique ! Le bon curé fut touché de ce premier élan de la vocation religieuse ; il rappela néanmoins à Valentin que son devoir était de rester avec sa mère et de travailler pour elle. Puis, il s'informa des moyens que l'enfant aurait de gagner quelque chose, en essayant de faire un métier et de se destiner à une profession industrielle. Mais Valentin répondit, d'un ton déterminé, mais non sans rougir, qu'il ne se sentait propre à aucun métier, et qu'après s'être longtemps consulté dans son for intérieur, il n'aspirait qu'à devenir un grand savant. – Un grand savant ! s'écria le curé, surpris d'entendre un enfant de la campagne exprimer un pareil désir. N'est pas savant qui veut, mon cher petit ! Mais il n'y a pas encore de temps perdu, et l'on verra plus tard quel savant tu peux être. – Je ne demanderais qu'à savoir lire et écrire, dit gravement Valentin ; le restant viendrait tout seul. – Lire et écrire ! répéta le curé en riant : un savant, en effet, ne peut demander moins. C'est bien fâcheux que je parte demain, mon ami, car, à voir ton ardeur pour apprendre, je crois bien que tu saurais lire et écrire dans deux ou trois mois. – Vous êtes si bon, monsieur le curé, reprit l'enfant, que vous me donnerez bien, ce soir, ma première leçon de lecture ? Le curé, étonné, enchanté de l'ardeur extraordinaire que manifestait cet enfant de neuf ans, commença sur-le-champ à lui donner la leçon de lecture que Valentin sollicitait, et il se servit, pour cela, de son bréviaire, n'ayant pas d'autre livre à son service. L'enfant était tout yeux et tout oreilles ; il se rendit compte non seulement de la forme des lettres, mais il en retint la valeur, le son et l'usage, de telle sorte qu'il comprenait déjà leurs rapports entre elles et qu'il les liait l'une à l'autre pour composer des syllabes et des mots. Il écoutait attentivement la démonstration et l'explication que lui donnait son maître, et il répétait de la manière la plus fidèle ce qu'il avait entendu. Jamais intelligence plus spontanée, jamais intuition plus lumineuse, ne s'étaient révélées chez un enfant. Le bon curé était émerveillé ; il encourageait son élève et ne se lassait pas de lui adresser des éloges. Il n'interrompit sa leçon que par un frugal repas qu'il fit partager à cet enfant si bien doué et si bien inspiré, qui oubliait le boire et le manger pour s'instruire, en profitant de l'obligeance infatigable de son premier instituteur. La leçon ayant été reprise, au sortir de table, ce fut l'élève qui fatigua le maître. Celui-ci ne revenait pas de sa surprise, et il eut de la peine à croire que le petit lecteur ne connaissait pas ses lettres, avant d'être venu au presbytère de Montglas. Valentin ne songeait pas à retourner auprès de sa mère, et il eût volontiers suivi à pied le curé jusqu'en Lorraine, pour savoir lire. Le soir venu, le curé se vit obligé de le garder au presbytère et de lui faire un lit, où l'enfant se coucha tout habillé ; il aurait préféré ne pas interrompre la leçon, la seule que le digne curé lui avait donnée, et cette leçon il la repassa dans sa mémoire durant la nuit entière, au lieu de dormir. Sa préoccupation était d'avoir un livre, dans lequel il pourrait, sans les conseils du maître, s'exercer à la lecture, car il en avait retenu les premiers éléments, et dès que le jour parut, il se remit à étudier tout seul, avec une incroyable perspicacité, ce qu'il se souvenait d'avoir appris la veille dans le bréviaire. Le curé de Monglas ne pouvait ajourner son départ, mais il le retarda de quelques heures, pour donner encore une leçon à Valentin et pour le conduire chez un gros fermier voisin, qu'il pria de recueillir et d'employer dans sa ferme cet enfant, qui ne demandait qu'à gagner son pain de chaque jour. Ce fermier était un avare égoïste et brutal, qui ne prenait conseil que de son intérêt personnel et qui n'aurait pas donné un liard à un pauvre, si ce liard ne lui eût pas rapporté un sou : il fit mine pourtant d'avoir égard à la recommandation pressante du curé, et il consentit à promettre la nourriture et le gîte à cet enfant, qui serait chargé de conduire les dindons aux champs et de les garder du matin au soir. Le curé n'en demanda pas davantage, et comme il était bon et charitable, il pensa que le fermier le serait aussi à l'égard d'un orphelin, qu'on lui confiait en le priant d'en avoir soin. Valentin aurait voulu que le curé lui laissât un livre, pour y étudier ses leçons, mais le curé n'avait que son bréviaire ; cependant il trouva, dans un coin, un Catéchisme, à moitié déchiré, que son enfant de chœur y avait oublié, et il le donna, faute de mieux, à Valentin, qui le reçut avec reconnaissance ; il lui donna, en outre, quelque argent, et, comme il lui rappelait, en montrant une vieille carte de géographie clouée au mur, que le but de son voyage était l'ermitage de Sainte-Anne, près de Lunéville, où il comptait finir ses jours, l'enfant lui dit, avec attendrissement, qu'il se promettait bien de l'y rejoindre, dès qu'il serait devenu savant : ce qui était le but invariable de ses espérances. – Vous plaît-il, M. le curé, lui dit-il, de me laisser, en souvenir de vous, cette carte que vous n'avez pas l'air de vouloir emporter à Sainte-Anne ? – De grand cœur, je te la donne, mon ami, reprit le curé en souriant, mais que feras-tu de cette carte, si je ne suis pas là pour t'enseigner son usage ? C'est un grimoire inintelligible pour toi. – Oh ! que non pas, M. le curé ! repartit l'enfant, qui se redressa d'un air capable ; j'en ai vu déjà une chez M. le bailli d'Arthonay, il y a un an, quand mon père m'y mena avec lui, et comme je la regardais à pleins yeux, le commis de M. le bailli eut la bonté de m'expliquer tout ce qu'on trouvait sur cette carte, les routes et les chemins, les rivières et les cours d'eau, les collines et les vallées, les bois et les champs, les clochers et les paroisses, les villages et les villes. C'est plus aisé à comprendre que la lecture, et je me reconnais là-dedans, comme si je voyais tous les lieux qui y sont représentés. Oh ! la belle chose que la géographie !… N'est-ce pas ainsi qu'on appelle la science qui fait connaître les pays, sans y être et sans les avoir sous les yeux ? Je donnerais deux doigts de ma main, pour posséder cette sciencelà ! Le curé était touché et émerveillé d'une pareille envie d'apprendre et de savoir, chez un enfant qui annonçait ainsi ses dispositions naturelles à l'étude et qui promettait de ne pas rester en route dans la voie de l'instruction, s'il avait le bonheur d'arriver au but, sous la protection de Dieu. L'enfant remercia le curé de toutes ses bontés et s'engagea très sérieusement à venir le rejoindre en Lorraine. Valentin entra aussitôt en fonctions dans la ferme : on mit sous sa garde une vingtaine de dindons, qu'il devait conduire tous les jours dans les pâtures et qu'il ramènerait tous les soirs à la ferme. On lui donna, pour sa nourriture de la journée, deux livres de pain et un morceau de fromage, en lui disant qu'il aurait de quoi boire dans les ruisseaux, ainsi que ses dindons ; on lui remit, pour sa défense contre les renards et aussi pour celle de ses bêtes, une petite houlette armée d'un fer tranchant, avec une corne ou cornet rustique, dont il se servirait pour appeler à son aide, s'il avait besoin d'avertir les domestiques de la ferme. Il avait serré soigneusement sous ses habits délabrés le Catéchisme et la carte de géographie, que le bon curé lui avait donnés en partant, et il était impatient de s'en servir souvent pour son instruction élémentaire, car il se sentait capable d'apprendre à lire, en peu de temps, au moyen des notions premières qu'il avait acquises dans ses deux leçons. Quant à la géographie, c'était une science dont il avait toujours eu l'instinct et qui semblait s'offrir d'elle-même aux préférences et aux habitudes de son esprit. La condition infime et subalterne qu'il avait acceptée sans répugnance lui offrait les deux biens du monde qu'il appréciait le mieux : la liberté et le repos. Il se félicitait de pouvoir vivre seul, au milieu des champs, en gardant les dindons, sans avoir besoin de se trouver en contact avec les hommes. Ce fut donc dans la solitude, en face des charmants tableaux de la nature champêtre, que Valentin commença un cours d'études générales, sans autre guide que son bon sens inné et sa raison supérieure à son âge, sans autre maître que son intelligence naturelle et son désir de s'instruire. Par un effort inouï de volonté et de patience, il apprit à lire couramment, en concentrant sa pensée sur chaque ligne, sur chaque page de ce Catéchisme qui lui tenait lieu d'Alphabet et de Grammaire. Ce n'est pas tout : il avait pris un crayon, sur la table du bon curé, avec quelques feuilles de papier blanc qu'il conserva comme un trésor, pour y tracer des lettres et des mots bizarrement caractérisés par des traits d'écriture informes et qu'il imitait tant bien que mal, d'après le texte imprimé de ce Catéchisme dans lequel il avait pris toutes ses leçons de lecture. Il écrivait donc d'une manière barbare et incorrecte, mais il avait fini par savoir lire si parfaitement, qu'il lut et relut à plusieurs reprises tout ce qui restait du Catéchisme, où il apprit les dogmes fondamentaux de la religion catholique et les premiers principes de la morale. Son instruction en géographie ne fut pas poussée au-delà de l'étude minutieuse de la carte qu'il possédait, et cette étude minutieuse lui permit de se rendre bien compte de la configuration géographique d'une province de France, que cette carte lui mettait sous les yeux. Il ne lui manquait plus que des livres pour faire des progrès rapides dans une science qui se prêtait bien à la nature de son esprit exact et méthodique. Un heureux hasard le servit à souhait pour encourager ses dispositions à la connaissance de la géographie. Un vieux berger, qui menait paître ses moutons dans une prairie voisine, entra en rapport avec lui et le prit en amitié : ce berger lui donna les premières notions de l'astronomie, en lui indiquant la place que les étoiles occupaient dans le ciel selon la saison de l'année, et Valentin apprit de la sorte les noms des astres qu'il reconnut bientôt, d'après leur position, avec autant de certitude que son maître lui-même. Il comprit dès lors, par une espèce de divination, les rapports qui devaient exister entre la position des astres au ciel et celle de toutes les régions de la terre, les unes à l'égard des autres. C'étaient encore des livres qui lui faisaient défaut pour l'enseignement approfondi de la géographie, de cette science, qui lui semblait la plus belle et la plus utile de toutes. Le vieux berger, qui devint son guide et son ami, lui apprit, en outre, tout ce qui composait le savoir et l'expérience des bergers, c'est-à-dire les propriétés des herbes et des plantes, la médecine usuelle de l'homme et des animaux, les signes du temps, les pronostics des saisons, les époques de tous les travaux des champs et mille détails secrets de la vie pastorale et agricole. Valentin était toujours aussi mal vêtu, aussi mal nourri, aussi mal couché ; mais il semblait indifférent à ces privations, parce qu'il s'absorbait dans l'étude et dans la méditation. Il était dit, cependant, que sa destinée ne le condamnait pas à garder les dindons toute sa vie, et il pensait quelquefois à rejoindre en Lorraine le bon curé de Monglas, qui l'avait engagé à y venir. Il était toujours aussi misérable, et l'avare fermier ne lui avait pas donné depuis six mois une seule pièce d'argent, lorsque sa situation changea, par force majeure, sans s'améliorer. Un soir, un de ses dindons manquait à l'appel : il le chercha en vain ; un renard l'avait emporté. Il rentra tristement à la ferme et n'osa pas avouer l'accident arrivé à une de ses bêtes. Il espérait la retrouver, et il partit, le lendemain, de meilleure heure, pour recommencer des recherches qui lui portèrent malheur. Pendant qu'il s'écartait imprudemment de son troupeau de dindons, le renard revint à la charge et en prit encore un, dont les cris désespérés avertirent trop tard le malheureux gardien : il eut beau courir après le renard, en lui jetant des pierres, il dut revenir à ses dindons, qui faisaient entendre des plaintes lamentables et qui se rangèrent autour de lui, comme pour l'inviter à les défendre. Il demeura indécis, tout le jour, sur le parti qu'il avait à prendre ; puis, le soir venu, il ramena ses dindons à la ferme et n'y entra pas avec eux, tant il redoutait la colère de son patron. Il avait résolu de chercher fortune ailleurs, et il s'en alla passer la nuit dans la maisonnette roulante du vieux berger, qui le consola le mieux qu'il put et qui lui offrit de partager avec lui les chétifs profits de sa bergerie. – Non, répondit Valentin, j'aurais trop peur de rencontrer le fermier qui me demanderait compte des deux dindons que le renard m'a volés et que je serais bien en peine de lui rendre. Demain, je décamperai, au point du jour, et je serai bientôt hors de la portée de ce méchant maître, en suivant la route de Langres… – Bonté divine ! s'écria le berger, chagrin de ce projet qu'il essaya de combattre : il y a vingt lieues d'ici à Langres. – Je n'en avais compté que dix-sept, sur la carte que je sais par cœur, dit l'enfant. Ce n'est rien que vingt lieues à faire : j'arriverai donc à Langres, en moins de deux jours de marche… – Oui, bien, reprit le berger, mais, pendant ces deux jours, il faut manger et se reposer, et tu n'as pas un sou vaillant. – Oh ! dit Valentin, on trouve du pain partout, et l'on couche dans les granges. Ce n'est pas ce qui m'inquiète. – Tiens, voici deux écus, qui pourront payer tes frais de route, objecta le bon berger, car on ne se nourrit pas gratis en ce monde, et les bourses ne s'ouvrent pas plus aisément que les cœurs. Il serait plus sage peut-être de retourner à la ferme et de dire à ton maître : « Le renard a pris deux de vos dindons, mais je viens vous offrir en échange deux écus qui les valent… » – Il m'accuserait d'avoir vendu ses bêtes, interrompit Valentin, et de ne lui rendre que la moitié du prix de la vente. Il recevrait l'argent, et me battrait, par-dessus le marché. Nenni, je ne veux pas m'y risquer. Aussi bien, j'ai foi dans la Providence qui n'abandonne pas les gens, quand on se recommande à elle. Priez pour moi, mon digne ami, et moi, je prierai pour vous, de loin ou de près. Valentin exécuta donc son projet tel qu'il l'avait conçu : il partit, dès l'aube, après avoir fait ses adieux au vieux berger, en le conjurant de présenter au fermier des excuses de sa part, avec la promesse de restituer tôt ou tard la valeur des deux dindons que le renard lui avait pris. Il n'emporta que sa corne, qui pouvait lui être utile, et une longue corde, qu'il tortillait en guise de ceinture autour de ses reins ; il avait accepté aussi un bâton noueux en bois de houx, que le berger lui donna pour se défendre contre les chiens errants ou même contre les loups, qu'il viendrait à rencontrer sur son chemin. Il n'avait pas de but déterminé, en se dirigeant vers la ville de Langres, et il ne songeait qu'à s'éloigner de la ferme où il n'aurait eu rien de bon à attendre. Il marcha donc à grands pas, pendant plus de trois heures, et ne suspendit sa marche, que pour faire honneur aux provisions que le vieux berger avait mises dans son havresac. Valentin s'était arrêté au bord d'une petite rivière, assez profonde, qui longeait la route, à dix ou douze pieds en contre-bas de la chaussée. Il mangeait de bon appétit, et rêvait aux circonstances imprévues qui allaient décider de son avenir, lorsqu'il entendit le trot d'un cheval qui s'approchait de son côté, mais il se trouvait dans un fond ombragé, d'où l'on n'apercevait pas la route. En ce moment, le cavalier, qu'il ne pouvait voir, venant à passer à peu de distance de lui, fut tout à coup désarçonné par sa monture, qui l'envoya tomber, la tête en avant, dans la rivière. Cet homme ne savait pas nager et il aurait été noyé infailliblement, si Valentin, qui ne savait pas nager davantage, n'eût fait acte de courage et d'adresse pour le sauver. L'enfant eut assez de présence d'esprit, en face du danger que courait cet homme, pour lui porter secours à l'instant : il déroula rapidement la corde qu'il avait autour de son corps, fit un nœud coulant à l'un des bouts de cette corde, et la lança si adroitement, au milieu de la rivière, que le nœud coulant saisit par le cou le malheureux qui se noyait et le ramena, presque étouffé, au bord de la rivière. Valentin avait reconnu son ancien maître, le redoutable fermier, et celui-ci, qui avait repris pied dans l'eau, la corde au cou, reconnaissait aussi son petit gardeur de dindons. Valentin lança si adroitement la corde au milieu de la rivière, que le nœud coulant saisit par le cou le malheureux qui se noyait. – C'est donc toi qui veux m'étrangler, mauvais sujet ? lui cria-t-il d'une voix haletante. – Moi, vous étrangler, Monsieur ! répondit Valentin, stupéfait d'une pareille accusation : moi, vouloir vous faire du mal, lorsque sans mon assistance vous alliez périr ! – Je te conseille, petit fourbe, de me donner le change ! murmurait le fermier qui n'était pas encore sorti de l'eau, mais qui ne courait plus aucun danger. Tu as voulu m'assassiner, pour m'empêcher de te punir, comme un voleur que tu es ! – Moi, un voleur ! repartit Valentin, avec indignation : moi qui viens de vous sauver la vie ! – Attends-moi, friponneau ! s'écria le fermier, dont la colère n'avait fait que s'accroître. Je vais te payer ma vieille dette, voleur de dindons, et je me servirai, pour ton châtiment, de la corde avec laquelle tu as essayé de m'étrangler, après avoir effrayé mon cheval, qui m'a fait tomber dans l'eau. C'est moi qui te pendrai, au premier arbre de la route. Valentin eut une telle peur de cette menace, qu'il ramassa son bâton et s'enfuit à toutes jambes, sans regarder derrière lui. Il courut ainsi, le long de la route, pendant un quart d'heure, et ne ralentit sa course qu'en perdant haleine. Le fermier n'avait pas songé à le poursuivre et s'en était retourné, pour se sécher, à la ferme. Le pauvre enfant se mit à pleurer à chaudes larmes, en pensant à l'ingratitude et à la méchanceté de ce vilain homme, qui l'aurait récompensé de sa bonne action, croyait-il, en le pendant à un arbre. Il n'eût jamais imaginé qu'un chrétien pût être aussi injuste et aussi mauvais à l'égard de ses semblables ; il tira de sa poche son Catéchisme et il en parcourut quelques pages, afin de se réconforter, en élevant son âme à Dieu. Ses yeux s'étaient fixés machinalement sur des maximes morales et religieuses, que le curé de Monglas avait écrites sur la couverture du livre, et, quoiqu'il ne fût pas encore très capable de déchiffrer les écritures faites à la plume, il lut presque couramment cette maxime, qui lui rendit toute sa confiance dans la Providence : Le bien qu'on fait sur la terre nous est rendu au centuple dans le ciel. Il avait continué sa route, en marchant d'un bon pas ; il ne voyait sur son chemin aucun village, et il allait toujours en avant, dans l'espoir d'en trouver un. Il avait fait au moins cinq lieues, quand il arriva devant une maison de poste. Le lieu lui paraissait bon, pour demander les renseignements dont il avait besoin, afin de se diriger plus sûrement vers le but plus ou moins éloigné qu'il se proposait d'atteindre. Il sentait son estomac vide, et il s'aperçut alors qu'il avait laissé son havresac et ses provisions à l'endroit où il déjeunait, quand son repas fut interrompu par la chute du fermier dans la rivière. Il possédait bien dans sa poche deux écus qui composaient toute sa fortune et que le vieux berger l'avait forcé d'accepter, mais cet argent lui semblait indispensable pour achever son long voyage. Une carriole, couverte en toile cirée, stationnait à la porte de la poste ; le cheval, à moitié dételé, mangeait son picotin d'avoine, mais la voiture, remplie de ballots et de paquets, n'était gardée par personne. Valentin entra résolument dans le bureau de la poste. Le conducteur de la carriole était là, qui se reposait en buvant un verre de vin avec le maître de poste. Valentin salua poliment les deux buveurs, en ôtant son bonnet à deux mains, et adressa la parole à celui qui avait la figure la plus avenante. C'était un gros homme, à la mine rubiconde et à l'air réjoui, vêtu d'une blouse de laine grise et coiffé d'un chapeau de feutre gris à larges bords. – Monsieur, lui demanda Valentin, en restant la tête découverte, auriez-vous l'extrême bonté de me dire si je suis bien sur la route qui mène à Langres ? – Sans doute, mon petit, répondit le gros homme en riant, mais Langres n'est pas près d'ici, et il faut encore neuf ou dix heures de voiture pour y arriver. – Dix heures de voiture ! répéta l'enfant avec inquiétude. Il faudrait donc quasi le double de temps pour faire la route à pied ? – À pied ? repartit le gros homme, en riant plus fort ; c'est toi, mon petit, qui voudrais faire à pied douze grandes lieues de pays ? – Dix-sept lieues de poste, ajouta flegmatiquement l'autre homme qui remplissait son verre de vin et qui le vida d'un trait. – Il reste trois ou quatre heures de jour, dit le gros homme qui avala aussi un grand verre de vin. Un homme, qui marcherait bien et sans traîner la patte, arriverait dans deux heures à Rolampont et dans quatre heures à Humes, pour passer la nuit. Puis, demain, il y aurait à faire neuf bonnes lieues dans la journée, pour arriver à Langres vers la tombée du jour. Diable ! je plaindrais celui qui aurait demain ces neuf lieues-là dans les jambes. – Il faut pourtant que je les fasse, dit l'enfant avec simplicité, mais je coucherai en route, soit à Rolampont, soit à Humes, et le lendemain j'irai jusqu'à Langres, où je compte me reposer, avant de me remettre en route pour la Lorraine. – C'est en Lorraine que tu vas, petit ? répliqua le gros homme, qui parut s'intéresser davantage à l'enfant. Et moi aussi, je vais en Lorraine, mais je n'y vais pas à pied, comme toi, mon pauvre garçon ; j'ai une bonne voiture, un bon cheval, et si je savais ce que tu vas faire en Lorraine, je pourrais bien t'y conduire. – Oh ! Monsieur, vous êtes bien bon ! dit Valentin, en rougissant de surprise et de joie. Mais vous ne me connaissez pas ! – Tu as une honnête frimousse, qui me plaît et me donne confiance, répondit le gros homme. Je ne te connais pas, en effet, mais, tous les jours, on fait connaissance et bonne connaissance. D'ailleurs, tu me rendras quelques services : tu donneras l'avoine au cheval, tu l'attelleras et le dételleras, tu lui feras sa toilette, et quand nous serons en ville, tu porteras mes paquets de livres… – Eh quoi ! Monsieur, vous avez des livres à porter ? interrompit Valentin. Je serais si heureux de voir des livres ! – Tu en verras, dans ma voiture, plus que tu n'en as jamais vu, dit le gros homme, car je suis colporteur et marchand de livres. Est-il possible qu'un marmot de ton âge s'avise d'aimer les livres ? Mais tu ne sais pas lire ? – Je ne sais pas lire aussi bien que vous, sans doute, repartit l'enfant avec modestie ; plus tard, je lirai mieux, sans doute, quand M. le curé de Monglas m'aura donné encore quelques leçons. – Puisque tu connais un curé, petit, je n'ai pas besoin d'autre recommandation, dit gaiement le gros homme. Nous allons partir. Va mettre ton bagage dans la voiture, attelle le cheval, et attends-moi. – Je n'ai pas de bagage, Monsieur ! reprit Valentin, qui regardait d'un œil d'envie le pain et le fromage sur la table. Mais j'ai bien faim ! – Que ne le disais-tu plus tôt ? s'écria le gros homme : tu aurais déjà le ventre plein. Allons, assieds-toi là, et mange, et bois ! ajouta-t-il, en lui versant un grand verre de vin. Il a vraiment faim, le pauvre diable ! répétait-il, en voyant que l'enfant ne s'était pas fait prier pour faire honneur à cette collation inattendue. Dépêche-toi de tordre et d'avaler, mon petit affamé, et souhaitons le bonsoir à la compagnie. Valentin n'avait pas eu le temps de satisfaire son appétit, mais son compagnon de voyage lui permit d'emporter ce qui restait de pain et de fromage, en l'invitant à boire un second verre de vin. L'enfant, qui n'en avait pas bu une goutte, depuis son souper chez le curé de Monglas, eut l'esprit plus éveillé que troublé, en finissant à la hâte le bon repas qu'on lui avait fait faire. Il avait encore la bouche pleine, en montant dans la voiture du colporteur, et il continuait à dévorer son pain et son fromage. – Et tout cela, ce sont des livres ? demanda-t-il au colporteur, quand il fut assis au milieu des ballots soigneusement ficelés. Quel plaisir on aurait à lire tout cela ! Et comme on serait savant, après avoir lu tant de livres ! Il était en humeur de parler et il parla autant que le voulut son compagnon de route, qui lui avait demandé le récit de ses aventures et qui en apprit les détails avec intérêt, car ce compagnon de route, le père Lalure, colporteur de livres imprimés à Troyes et à Nancy, d'images en couleur fabriquées à Épinal, et d'ouvrages de piété vendus dans les couvents, était un excellent homme, quoique très ignare, assez grossier et souvent ivrogne. – Écoute, petit, dit-il à Valentin : tu as besoin de gagner ta vie, et comme on ne gagne qu'en travaillant, je t'offre de travailler avec moi ; tu sais lire, tu es intelligent et tu seras bientôt plus instruit que moi. Mon métier est d'aller de ville en ville vendre en détail les livres et les images, que j'achète en gros ; le métier n'est pas très mauvais, puisqu'il me donne de quoi entretenir ma voiture, nourrir mon cheval et me nourrir moi-même, en faisant de jolies économies. L'an dernier, j'ai pu mettre de côté trois mille francs. Je gagnerais davantage, si je faisais plus d'affaires, et pour faire plus d'affaires, il me faut un aide. J'ai pensé à toi : si tu veux faire un marché avec moi et le bien tenir, tu auras du pain cuit pour le reste de tes jours, et ce pain-là, tu pourras le partager dès à présent avec ta pauvre vieille mère, qui en manque peut-être ; tu seras nourri, habillé, logé, voituré, comme le patron, en recevant un écu par mois pour tes menus plaisirs, et de plus, trente écus d'honoraires à la fin de l'année. Cela vaut mieux que de gueuser sur les routes, de n'avoir que des guenilles sur le corps et de marcher sur les semelles du père Adam. Valentin ne répondait pas ; il baissait la tête et avait l'air de réfléchir, mais il était bien résolu à suivre sa vocation et à n'être qu'un savant. Il craignait, néanmoins, de blesser et d'irriter le père Lalure, en n'acceptant pas ses offres. Il se disait, tout bas, que ce serait un avantage pour lui de se trouver au milieu des livres, et de pouvoir lire jour et nuit, s'il en avait le temps ; mais il n'eut pas de peine à se persuader que des relations journalières avec le curé de Monglas profiteraient mieux à son instruction générale, que son association avec cet homme bon et généreux, sans doute, mais ignorant, dépourvu d'éducation, et incapable de s'élever au dessus de sa naissance par l'intelligence et le savoir. – Ce n'est pas tout, mon garçon ! ajouta le père Lalure, pour achever de le séduire et de le décider ; je n'ai ni femme, ni enfant, ni famille, et par conséquent, dans le cas où je viendrais à m'en aller dans l'autre monde, tu hériterais de tout ce que j'ai, de ma voiture, de mon cheval, de mes marchandises et de ma réserve, qui monte bien à neuf ou dix mille livres… – Vous avez neuf ou dix mille livres en réserve ! s'écria Valentin, émerveillé de ce qu'il prenait pour une bibliothèque. – Dix mille livres, ce sont des francs ! reprit le colporteur, qui n'avait garde de confondre une livre monnaie avec un livre imprimé ; oui, je possède au moins dix mille livres en bon argent, et tout cela pour toi, petit, sauf à me faire enterrer chrétiennement et à payer quelques messes pour le repos de mon âme. – Je suis bien touché de vos propositions, M. Lalure, répondit enfin l'enfant dont la résolution n'avait pas fléchi ; vous êtes bien bon et bien honnête : je vous conserverai une éternelle reconnaissance, mais je veux être un savant, et pas autre chose. Tant que je serai avec vous, je vous rendrai de grand cœur tous les services qui sont en mon pouvoir, je vous aiderai à vendre vos livres et je serai votre dévoué serviteur, jusqu'à ce que nous soyons en Lorraine, où M. le curé de Monglas m'attend à l'ermitage de Sainte-Anne. Je ne réclame de vous qu'une seule faveur, c'est que vous me permettiez de lire dans vos livres, pendant la route, et quand vous n'aurez pas besoin de mes services. – Je suis fâché de n'avoir pas réussi à faire de toi un bon marchand de livres, dit le colporteur : on s'enrichit plutôt en vendant des livres, qu'en les lisant. Eh bien ! tu peux lire maintenant à ton aise tout ce qu'il y a dans ma voiture. Aie l'œil seulement sur le cheval, qui a l'habitude du chemin et qui va son petit train, la bride sur le cou. Bien du plaisir, Monsieur le liseur ! Moi, je dors ! Il s'endormait déjà, en parlant, et il ne tarda pas à dormir d'un profond sommeil. Valentin, au contraire, n'avait jamais été mieux éveillé ; pour la première fois de sa vie, il se trouvait au milieu des livres et il ouvrit tous ceux qui étaient à sa portée, comme pour faire connaissance avec eux : il en lisait les titres et il en parcourait quelques pages. Le hasard lui mit d'abord entre les mains des ouvrages traitant de matières qui ne lui étaient pas tout à fait étrangères, et qui se rapportaient à ses longs entretiens avec le vieux berger de Monglas. C'étaient surtout ces petits livres que l'imprimerie de Troyes répandait par milliers chez le peuple des campagnes : le célèbre Calendrier des Bergers, la Grande pronostication des laboureurs, la Chasse du loup, le Parfait Bouvier, etc. Valentin se délectait à feuilleter ces volumes, et sa passion pour la lecture se manifestait spontanément par l'amour des livres. Il eût voulu déjà connaître tout ce qu'il y avait de livres imprimés dans la carriole du colporteur. Celui-ci dormait toujours, comme il en avait l'habitude, en se confiant à la marche sûre et à la direction routinière de son cheval. Valentin continua ses lectures, sans interruption et sans distraction, tant qu'elles furent favorisées par le jour, qui allait diminuant et qui finit par s'éteindre tout à fait. Il repassa d'abord dans son esprit ce qu'il avait lu, et il occupa sa mémoire des sujets divers qu'il avait abordés tour à tour dans cette première excursion à travers les livres ; puis, ses idées devinrent moins nettes et moins suivies : de la réflexion il passa dans la rêverie et tomba par degrés dans le sommeil. Ce fut le père Lalure qui s'éveilla le premier en sursaut, au bruit d'un grognement effaré de son cheval, qui secoua rudement la voiture par une triple ruade et commença une course folle, comme s'il s'emportait à l'aventure. Le colporteur n'eut que le temps de serrer les rênes et de maintenir le cheval sur la chaussée, au moment où il se jetait hors de la route, au risque de se précipiter dans un ravin. Il faisait pleine nuit et l'on pouvait à peine distinguer les objets environnants. Le cheval, qu'il aurait été impossible d'arrêter sur place, ralentit un peu son galop, toujours grognant et hennissant, sous l'empire d'une peur ou d'un vertige. L'enfant s'était éveillé aussi, et ses regards se portaient de tous côtés avec inquiétude, pour chercher la cause de l'effarement subit du cheval, si paisible et si indolent d'ordinaire. Le père Lalure regardait, comme lui, en dehors de la carriole, qui avait failli verser et qui oscillait à droite et à gauche, selon les mouvements désordonnés que lui imprimait la course effrénée du cheval. Il y avait danger certain d'un accident inappréciable, et ce danger pouvait renaître d'un moment à l'autre. La route, alternativement montueuse et déclive, était bordée tantôt par des clairières et tantôt par de grands bois touffus. Tout à coup Valentin, qui se penchait hors de la carriole pour savoir s'il n'apercevrait pas sur la voie quelque chose d'insolite, vit briller dans les ténèbres deux points lumineux, semblables à des charbons ardents. – Monsieur ! dit-il au colporteur, en baissant la voix : Monsieur, n'avez-vous pas un briquet, je vous prie ? – Un briquet ? repartit le père Lalure, qui ne comprit pas le but de cette question inattendue. Nous avons bien affaire d'un briquet, quand notre cheval s'emporte ! Il s'en est fallu de peu que la voiture ne versât. – Au nom du Ciel, Monsieur, reprit l'enfant, avec des gestes d'impatience, prêtez-moi un briquet ! Il n'est que temps ! – Tiens, le voici ! dit le colporteur, en le lui donnant. Mais, pour Dieu ! qu'en veux-tu faire ? – Je veux, dit tranquillement l'enfant, en battant le briquet, je veux chasser le loup. – Quel loup ? s'écria le père Lalure, qui ne parvenait pas à modérer le galop emporté de son cheval. Il y a un loup ? ajouta- t-il avec épouvante. Est-ce possible ? Je ne m'étonne plus de l'effroi de ma pauvre bête ! Valentin avait fait jaillir l'étincelle sur l'amadou et il s'empressa d'en approcher une allumette, qu'il lança tout enflammée en dehors de la voiture. On entendit un hurlement, et le cheval se mit à ruer, en courant plus fort. – Dieu fasse qu'il n'y en ait pas une bande ! dit Valentin. Vite, vite, donnez-moi des papiers bons à brûler ! Le père Lalure chercha de vieux papiers, qui avaient servi à envelopper ses livres, et il les tendit à Valentin qui lui dit de les rouler en boule et de faire une provision de ces boules destinées à mettre en fuite les loups. Il y avait, en effet, trois ou quatre loups, qui suivaient la voiture et qui menaçaient de s'attaquer au cheval, dès que le moment leur semblerait propice à cette agression. Le malheureux cheval avait conscience du péril, qui devenait plus sérieux à chaque instant, mais Valentin était prêt à le conjurer. Il alluma successivement plusieurs des boules de papier chiffonné, que le colporteur avait préparées, et il les jetait l'une après l'autre sous les pieds du cheval pour tenir à distance les loups qui voulaient s'élancer sur lui. Il semblait que le pauvre animal avait compris qu'on lui venait en aide et que les projectiles enflammés n'avaient pas d'autre objet que d'éloigner ces animaux féroces. Il hennissait de joie et galopait de meilleur cœur, toutes les fois qu'une boule de feu traçait dans l'air un sillon de lumière et tombait, enflammée, à ses pieds. Les loups, en revanche, perdaient de leur audace et restaient en arrière ; ils ne renoncèrent pourtant à suivre la carriole, que quand elle fut sortie des bois et que la route se prolongea à découvert dans la plaine. Alors seulement le père Lalure fut rassuré, et il embrassa cordialement l'enfant, qui l'avait sauvé d'un danger presque inévitable, avec tant de présence d'esprit et tant de courage. – Ah ! mon cher petit ! lui dit-il sympathiquement, combien je regrette de ne pouvoir te garder avec moi ! Je te traiterais comme mon fils et tu serais plus tard la consolation de ma vieillesse. Je te marierais, un jour, à une bonne femme, qui te donnerait des enfants et qui nous ferait une famille. – Un savant n'est pas fait pour se marier, répondit l'enfant, qui avait des idées aussi arrêtées et aussi mûries que s'il eût atteint déjà l'âge de la raison. Je ne veux pas d'autre famille que beaucoup, beaucoup, beaucoup de livres. Le voyage du colporteur et de son petit compagnon s'acheva de la manière la plus heureuse. Ce dernier avait rendu à son patron les plus grands services, pour la vente des livres et des images qui faisaient le commerce du père Lalure. Cette vente avait été si prospère, que le colporteur voulut récompenser son jeune commis, en lui offrant une somme de vingt-cinq écus, comme témoignage de satisfaction. Valentin ne les accepta que pour les envoyer à sa mère, et il demanda au brave colporteur, en arrivant à Sainte-Anne, quelques volumes qui feraient le fonds de sa première bibliothèque. Le père Lalure se fit un plaisir de lui en donner une centaine à son choix, et ne quitta pas sans émotion cet enfant ingénieux et intelligent, en lui répétant qu'il perdait la meilleure occasion d'avoir autant de livres qu'il en voudrait et plus qu'il n'en pourrait jamais lire. Valentin avait hésité à se séparer du père Lalure, car il apprit, à son entrée dans l'ermitage de Sainte-Anne, que le digne Curé de Monglas était mort, quelques jours auparavant ; mais ce bon Curé ne l'avait oublié, en mourant : il avait recommandé, par testament, aux Pères ermites, de faire bon accueil à un enfant, nommé Valentin Jameray Duval, qui devait venir, un jour ou l'autre, à l'ermitage, pour y faire son éducation religieuse. L'enfant fut donc accueilli avec la plus gracieuse bienveillance, comme un élève du défunt curé de Monglas. On s'informa du genre de vie qu'il avait mené et du genre d'emploi qu'il exerçait, avant de venir chercher chez les Ermites une retraite hospitalière ; Valentin raconta naïvement son histoire, et l'on crut qu'il se trouverait très honoré de garder les vaches, après avoir gardé les dindons… L'ermitage de Sainte-Anne, à une demi-lieue de Lunéville, était pauvre, malgré son ancienne origine, qui lui assurait la protection des ducs de Lorraine ; mais les trois ou quatre ermites qui vivaient dans cette sainte maison n'avaient pas besoin des biens de la terre : ils ne mangeaient pas de viande, ne buvaient pas de vin, et se nourrissaient de pain noir, de fromage et de lait, quand ils ne jeûnaient pas. Valentin n'eut pas à se faire violence pour se soumettre à ce régime, n'ayant pas été accoutumé à une nourriture moins frugale et plus abondante. Il s'astreignit volontiers à ces privations, d'autant plus que les ermites, absorbés par leur vie ascétique, le laissaient entièrement libre de son temps, et ne lui imposaient pas d'autre devoir que de soigner les quatre vaches de l'ermitage, de les mener au pâturage, de les traire et d'employer une partie de leur lait à faire des fromages. Il était même dispensé d'assister aux offices, excepté le dimanche. Depuis le lever du soleil jusqu'à la nuit, il donnait à l'étude, c'est-à-dire à la lecture la plus attentive et la mieux méditée, tous les moments dont il pouvait disposer. Les six heures qu'il passait tous les jours avec ses bêtes, dans un pâturage solitaire, sur la lisière d'une forêt immense, n'étaient pas les moins bien remplies : il ne faisait son métier de vacher qu'entouré de livres ; il les lisait avec une telle ardeur, qu'il oubliait souvent de rentrer à l'ermitage pour le souper et qu'il devait alors se coucher à jeun. Il eut bientôt lu et relu tous les livres que le père Lalure lui avait donnés en prenant congé de lui ; il fut obligé alors, pour fournir des aliments à son insatiable amour de la lecture, de s'adresser à la bibliothèque des Pères ermites. Malheureusement cette bibliothèque, composée d'une centaine de gros vo- lumes de théologie, écrits en latin la plupart, ne lui offrait pas les ressources qu'il eût souhaitées pour travailler seul à son instruction : il y découvrit cependant quatre ou cinq ouvrages français, qui convenaient à ses goûts et à ses aptitudes : l'un sur l'astronomie, l'autre sur la géographie, et les derniers sur la numismatique. Il prit en si grande affection cette dernière science, qu'il en devina les principes et les différents caractères, avant même d'avoir appris le latin. Ce fut un des ermites, auquel il demanda de lui donner les premières notions de la langue latine, et dès qu'il en eut acquis les éléments, presque à lui seul et sans maître, il fit des progrès rapides dans cette langue, qu'il lut bientôt à livre ouvert. Il était moins avancé sous les rapports de l'écriture, faute de bons modèles et de bonne direction ; aussi son écriture, imitée bizarrement des types d'impression qu'il avait sous les yeux, fut-elle toujours mauvaise, étrange et illisible. – Mon frère, lui dit un matin l'ermite qui lui avait donné des leçons de latin, nous avons été avertis, hier soir, qu'un juif allemand vole tout le bétail du pays et va le vendre aux marchés d'Alsace : je vous prie de veiller avec soin sur nos pauvres vaches. – J'espère, répondit Valentin, que ce voleur ne commet pas ses larcins à main armée, car, dans ce cas-là, le plus sage serait de ne pas faire sortir les bêtes et de les garder quelques jours à l'étable. – Non, reprit l'ermite, cet homme a, dit-on, un secret pour endormir le gardien, et c'est à la faveur du sommeil de celui-ci qu'il peut emmener les bêtes et quelquefois tout un troupeau. – Mon père, dit en riant Valentin, s'il ne faut que résister au sommeil, pour n'avoir rien à craindre du voleur de bestiaux, je saurai bien lui tenir tête, et au moindre danger, je cornerai si fort, avec mon cornet, qu'on m'entendra de l'ermitage et que vous me viendrez en aide avec des bâtons et des chiens. Valentin sortit donc, ce jour-là, comme à l'ordinaire, avec les quatre vaches des ermites et s'en alla dans la prairie sur la lisière de la grande forêt, où le duc de Lorraine Léopold venait souvent chasser avec les princes et les seigneurs de la cour. Il faisait une chaleur extraordinaire : les rayons du soleil tombaient d'aplomb sur la terre desséchée, et les herbes semblaient prêtes à s'enflammer. Les vaches que Valentin menait paître s'étaient rapprochées de la forêt, pour trouver un peu d'ombre. On voyait passer, dans les airs, des essaims d'abeilles qui avaient quitté les roches voisines et qui allaient chercher ailleurs de nouvelles demeures. Valentin prenait un vif intérêt à ces émigrations des jeunes abeilles, et il en avait étudié plus d'une fois les curieux épisodes, en admirant le merveilleux instinct de ces mouches industrieuses. Il vit un de ces essaims, qui s'abaissait vers le sol avec des bourdonnements confus et qui semblait vouloir s'arrêter quelque part, pour se mettre en groupe et pour attendre le moment favorable d'achever son voyage. Il suivit à distance, en s'avançant avec lenteur, l'essaim qui se portait d'un endroit à un autre, et cherchait la meilleure place où il pourrait camper et se reposer ; mais l'essaim, après avoir choisi successivement plusieurs arbres autour desquels il se rassemblait comme pour tenir conseil, reprit tout à coup son vol, en s'élevant dans les airs et en s'éparpillant à travers la forêt. Valentin, à son insu, avait employé plus d'une heure à cette étude de naturaliste ; lorsqu'il revint au pâturage, où il avait laissé les quatre vaches ; il ne les retrouva pas, et, s'imaginant qu'elles étaient entrées dans le bois pour y prendre le frais et pour paître à l'ombre, il y entra aussi, en les appelant par leurs noms et par des sifflements qu'elles avaient l'habitude d'entendre et de comprendre. Pas le moindre beuglement ne ré- pondit à ces appels redoublés, que lui renvoyaient seulement les échos de la forêt. Alors il se rappela l'avertissement que le Père ermite lui avait communiqué la veille, et il se demanda anxieusement si les vaches n'avaient pas été volées par ce juif allemand, qu'il regardait comme un être imaginaire créé par la peur des pâtres et des bergers. Les vaches ne pouvaient être que dans les bois, puisqu'il ne les avait point aperçues dans la prairie, et ce fut dans les bois qu'il se mit à les chercher çà et là, en cornant de toutes ses forces. Enfin, il entendit ou crut entendre loin, bien loin, quelques beuglements qui se turent presqu'aussitôt. Il corna de nouveau et de plus belle, sans obtenir aucun résultat ; il se dirigeait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, cornant, appelant, criant. Cette fois, ce n'était pas une illusion : une vache avait beuglé, et ce beuglement fut suivi de plusieurs autres. Les vaches devaient se trouver à une portée de fusil, et Valentin resta convaincu que quelqu'un les emmenait en grande hâte, puisque les beuglements s'éloignaient de minute en minute. Il cessa d'appeler et de corner, afin de mieux suivre le voleur qui lui avait enlevé ses bêtes. Il espérait ainsi le rejoindre là où bêtes et voleur viendraient à stationner jusqu'à la nuit. Son plan de poursuite réussit complètement ; il parvint à franchir la distance qui le séparait du voleur de vaches, sans que celui-ci dût supposer qu'on pouvait l'atteindre. Il ne voyait pas encore ses bêtes, mais il les entendait souffler entres les branchages qu'elles brisaient en passant. Puis, il jugea tout à coup qu'elles s'étaient arrêtées et que le voleur, fatigué à une longue fuite à travers bois, reprenait haleine. Valentin n'avait pas d'arme, ni aucun moyen de défense : il ne devait donc pas songer à user de vive force pour revendiquer son bien et pour ramener ses vaches à l'étable. Il résolut de se borner à surveiller le voleur et à le suivre pas à pas. La prudence lui conseilla de ne pas s'approcher davantage et d'éviter de faire le plus léger bruit, d'autant plus que le voleur n'avait pas encore choisi l'endroit où il serait le mieux caché avec son butin. Valentin eut alors l'idée de monter sur un arbre et d'y rester en observation ; il monta donc le plus doucement possible sur un grand orme, qui s'élevait au milieu d'un emplacement dégarni d'arbrisseaux et de broussailles, mais tapissé de gazon et de plantes bocagères. Du haut de cet arbre, il dominait les environs, et il aperçut à travers la feuillée ses quatre vaches, qui ruminaient en fourrageant dans les taillis ; mais il ne voyait pas l'homme qui les gardait, et il fut tenté de croire qu'elles étaient en liberté. Son attention fut détournée par le bruit des bourdonnements d'abeilles, qui voltigeaient audessus de lui et qu'il n'avait pas remarquées, en montant sur cet arbre, où l'essaim était venu se poser à l'extrémité d'une des branches les plus basses. En même temps, il constata un mouvement décisif dans la station des vaches qui avaient quitté leur gîte et qui venaient de son côté, conduites par un homme de mauvaise mine, qui les tirait par la longe, en maugréant contre elles. – Ces maudites bêtes ne veulent pas se tenir tranquilles ! disait-il à part lui. Mais voici justement ce qu'elles cherchent : de l'herbe à brouter. Il y en a là de quoi paître jusqu'au soir. Il avait attaché à son bras les quatre cordes qui pendaient aux cornes des vaches, et il les empêchait ainsi de s'écarter. Il s'assit par terre, sous l'orme, dans lequel Valentin était monté ; il bourra et alluma sa pipe, puis il commença de fumer un af- freux tabac, dont les exhalaisons nauséabondes arrivaient à l'enfant caché dans l'épais feuillage de l'arbre. La fumée du tabac n'avait pas tardé à envelopper l'essaim d'abeilles, suspendu en boule à une des branches inférieures de l'orme, et cette fumée acre et soporative agit de telle sorte sur les mouches, qu'elles tombèrent en masse, à moitié étourdies, mais furieuses, sur le fumeur, en s'attachant à ses mains et à son visage, qu'elles criblaient de piqûres. Il poussa de terribles cris d'effroi et de douleur, auxquels Valentin répondit en cornant à plein gosier, tandis que les vaches essayaient de s'enfuir en beuglant et brisaient le bras du voleur en serrant les nœuds coulants des cordes qui les retenaient. Cet horrible vacarme fit accourir des bûcherons, qui travaillaient dans la forêt, et qui vinrent aider Valentin à reprendre possession de ses vaches, pendant qu'on transportait à l'hôpital le malheureux voleur, cruellement blessé et défiguré. L'aventure eut quelque éclat dans le pays et l'honneur en revint à Valentin qui avait fait preuve de tant de persévérance, d'adresse et de courage. On lui attribua même l'invention d'avoir lancé sur le voleur un essaim d'abeilles, qui en avaient fait justice. À peu de jours de là, le duc de Lorraine chassait dans la forêt. Valentin n'avait pas mené paître ses vaches, à cause des agitations et des tumultes de la chasse ducale, mais il s'était revêtu de son habit d'ermite, comme pour un jour de fête, et il avait emporté avec lui des livres et des cartes de géographie, pour aller lire et étudier dans les bois. Il était donc assis au pied d'un arbre, les yeux attachés tantôt sur un livre et tantôt sur une carte, et paraissait absorbé dans ses étu- des, lorsqu'un inconnu, en costume de chasseur tout galonné d'or, s'approche de lui et lui demande ce qu'il fait là. Lorsqu'un inconnu, en costume de chasseur tout galonné d'or, s'approche de lui et lui demande ce qu'il fait là – Vous le voyez, Monsieur, répond Valentin avec déférence : j'étudie la géographie. – La géographie ! reprend l'inconnu, en souriant avec bonté : est-ce que vous y entendez quelque chose ? – Je ne m'occupe que des choses que j'entends, répliqua l'enfant sans lever les yeux de la carte qu'il étudiait. – C'est une carte d'Allemagne ? dit l'inconnu. Que cherchez-vous dans cette carte ? – Je cherche la route qui conduit à Heidelberg, reprend Valentin, car je songe à me rendre à la célèbre université de cette ville, pour y continuer mes études. – Pourquoi penser à l'université d'Heidelberg, quand vous êtes en Lorraine, mon enfant ? dit l'inconnu. Nous avons le collège des jésuites de Pont-à-Mousson, où l'on fait d'excellentes études, et c'est là que vous irez achever les vôtres. C'était le duc de Lorraine en personne, et Valentin, qui ne l'avait pas reconnu, se vit tout à coup entouré des chasseurs revenant de la chasse. On lui fit mille questions ; le duc fut enchanté de ses réponses et déclara qu'il le prenait sous sa protection. Valentin entra donc au collège de Pont-à-Mousson ; il s'y appliqua, de préférence, à la géographie, à l'histoire et à l'archéologie ; il en sortit avec une pension qui lui était payée sur la cassette du duc Léopold. Valentin était désormais un savant, comme il l'avait souhaité ; le premier usage qu'il fit de ses économies fut d'envoyer de l'argent à sa mère, de reconstruire la chapelle de l'ermitage de Sainte-Anne, et de dédier un tombeau monumental à la mé- moire du curé de Monglas. Il fut plus tard bibliothécaire du duc de Lorraine. – Son Altesse sérénissime, disait-il avec modestie, daigne me payer honorablement pour ce que je sais ; mais, si l'on devait me payer pour ce que j'ignore, tous les trésors du duc de Lorraine ne suffiraient pas. FIN DES CONTES LITTÉRAIRES Maurice Leblanc « 813 » (1910) Deuxième partie LES TROIS CRIMES D'ARSÈNE LUPIN268 Première partie LA DOUBLE VIE D'ARSÈNE LUPIN LE MASSACRE M. Kesselbach s'arrêta net au seuil du salon, prit le bras de son secrétaire, et murmura d'une voix inquiète : – Chapman, on a encore pénétré ici. – Voyons, voyons, monsieur, protesta le secrétaire, vous venez vous-même d'ouvrir la porte de l'antichambre, et, pendant que nous déjeunions au restaurant, la clef n'a pas quitté votre poche. – Chapman, on a encore pénétré ici, répéta M. Kesselbach. Il montra un sac de voyage qui se trouvait sur la cheminée. – Tenez, la preuve est faite. Ce sac était fermé. Il ne l'est plus. Chapman objecta : – Êtes-vous bien sûr de l'avoir fermé, monsieur ? D'ailleurs, ce sac ne contient que des bibelots sans valeur, des objets de toilette… – Il ne contient que cela parce que j'en ai retiré mon portefeuille avant de sortir, par précaution, sans quoi… Non, je vous le dis, Chapman, on a pénétré ici pendant que nous déjeunions. Au mur, il y avait un appareil téléphonique. Il décrocha le récepteur. – Allô ! C'est pour M. Kesselbach, l'appartement 415. C'est cela Mademoiselle, veuillez demander la Préfecture de police, Service de la Sûreté… Vous n'avez pas besoin du numéro, n'estce pas ? Bien, merci… J'attends à l'appareil. Une minute après, il reprenait : – Allô ? allô ? Je voudrais dire quelques mots à M. Lenormand, le chef de la Sûreté. C'est de la part de M. Kesselbach… Allô ? Mais oui, M. le chef de la Sûreté sait de quoi il s'agit. C'est avec son autorisation que je téléphone… Ah ! il n'est pas là… À qui ai-je l'honneur de parler ? M. Gourel, inspecteur de police… Mais il me semble, monsieur Gourel, que vous assistiez, hier, à mon entrevue avec M. Lenormand… Eh bien ! monsieur, le même fait s'est reproduit aujourd'hui. On a pénétré dans l'appartement que j'occupe. Et si vous veniez dès maintenant, vous pourriez peut-être découvrir, d'après les indices… D'ici une heure ou deux ? Parfaitement. Vous n'aurez qu'à vous faire indiquer l'appartement 415. Encore une fois, merci ! De passage à Paris, Rudolf Kesselbach, le roi du diamant, comme on l'appelait – ou, selon son autre surnom, le Maître du Cap -, le multimillionnaire Rudolf Kesselbach (on estimait sa fortune à plus de cent millions), occupait depuis une semaine, au quatrième étage du Palace-Hôtel, l'appartement 415, composé de trois pièces, dont les deux plus grandes à droite, le salon et la chambre principale, avaient vue sur l'avenue, et dont l'autre, à gauche, qui servait au secrétaire Chapman, prenait jour sur la rue de Judée. À la suite de cette chambre, cinq pièces étaient retenues pour Mme Kesselbach, qui devait quitter Monte-Carlo, où elle se trouvait actuellement, et rejoindre son mari au premier signal de celui-ci. Durant quelques minutes, Rudolf Kesselbach se promena d'un air soucieux. C'était un homme de haute taille, coloré de visage, jeune encore, auquel des yeux rêveurs, dont on apercevait le bleu tendre à travers des lunettes d'or, donnaient une expression de douceur et de timidité, qui contrastait avec l'énergie du front carré et de la mâchoire osseuse. Il alla vers la fenêtre : elle était fermée. Du reste, comment aurait-on pu s'introduire par là ? Le balcon particulier qui entourait l'appartement s'interrompait à droite ; et, à gauche, il était séparé par un refend de pierre des balcons de la rue de Judée. Il passa dans sa chambre : elle n'avait aucune communication avec les pièces voisines. Il passa dans la chambre de son secrétaire : la porte qui s'ouvrait sur les cinq pièces réservées à Mme Kesselbach était close, et le verrou poussé. – Je n'y comprends rien, Chapman, voilà plusieurs fois que je constate ici des choses… des choses étranges, vous l'avouerez. Hier, c'était ma canne qu'on a dérangée… Avant-hier, on a certainement touché à mes papiers, et cependant comment serait-il possible ? – C'est impossible, monsieur, s'écria Chapman, dont la placide figure d'honnête homme ne s'animait d'aucune inquiétude. Vous supposez, voilà tout… vous n'avez aucune preuve, rien que des impressions… Et puis quoi ! on ne peut pénétrer dans cet appartement que par l'antichambre. Or, vous avez fait faire une clef spéciale le jour de votre arrivée, et il n'y a que votre domestique Edwards qui en possède le double. Vous avez confiance en lui ? – Parbleu ! depuis dix ans qu'il est à mon service Mais Edwards déjeune en même temps que nous, et c'est un tort. À l'avenir, il ne devra descendre qu'après notre retour. Chapman haussa légèrement les épaules. Décidément, le Maître du Cap devenait quelque peu bizarre avec ses craintes inexpliquées. Quel risque court-on dans un hôtel, alors surtout qu'on ne garde sur soi ou près de soi aucune valeur, aucune somme d'argent importante ? Ils entendirent la porte du vestibule qui s'ouvrait. C'était Edwards. M. Kesselbach l'appela. – Vous êtes en livrée, Edwards ? Ah ! bien ! Je n'attends pas de visite aujourd'hui, Edwards ou plutôt si, une visite, celle de M. Gourel. D'ici là, restez dans le vestibule et surveillez la porte. Nous avons à travailler sérieusement, M. Chapman et moi. Le travail sérieux dura quelques instants pendant lesquels M. Kesselbach examina son courrier, parcourut trois ou quatre lettres et indiqua les réponses qu'il fallait faire. Mais soudain Chapman, qui attendait, la plume levée, s'aperçut que M. Kesselbach pensait à autre chose qu'à son courrier. Il tenait entre ses doigts, et regardait attentivement, une épingle noire recourbée en forme d'hameçon. – Chapman, fit-il, voyez ce que j'ai trouvé sur la table. Il est évident que cela signifie quelque chose, cette épingle recourbée. Voilà une preuve, une pièce à conviction. Et vous ne pouvez plus prétendre qu'on n'ait pas pénétré dans ce salon. Car enfin, cette épingle n'est pas venue là toute seule. – Certes non, répondit le secrétaire, elle y est venue grâce à moi. – Comment ? – Oui, c'est une épingle qui fixait ma cravate à mon col. Je l'ai retirée hier soir tandis que vous lisiez, et l'ai tordue machinalement. M. Kesselbach se leva, très vexé, fit quelques pas, et s'arrêtant : – Vous riez sans doute, Chapman, et vous avez raison… Je ne le conteste pas, je suis plutôt excentrique, depuis mon dernier voyage au Cap. C'est que voilà… vous ne savez pas ce qu'il y a de nouveau dans ma vie… un projet formidable… une chose énorme que je ne vois encore que dans les brouillards de l'avenir, mais qui se dessine pourtant et qui sera colossale Ah ! Chapman, vous ne pouvez pas imaginer. L'argent, je m'en moque, j'en ai… j'en ai trop… Mais cela, c'est davantage, c'est la puissance, la force, l'autorité. Si la réalité est conforme à ce que je pressens, je ne serai plus seulement le Maître du Cap, mais le maître aussi d'autres royaumes… Rudolf Kesselbach, le fils du chaudronnier d'Augsbourg, marchera de pair avec bien des gens qui, jusqu'ici, le traitaient de haut Il aura même le pas sur eux, Chapman, il aura le pas sur eux, soyez-en certain et si jamais… Il s'interrompit, regarda Chapman comme s'il regrettait d'en avoir trop dit, et cependant, entraîné par son élan, il conclut : – Vous comprenez, Chapman, les raisons de mon inquiétude… Il y a là, dans le cerveau, une idée qui vaut cher et cette idée, on la soupçonne peut-être et l'on m'épie j'en ai la conviction… Une sonnerie retentit. – Le téléphone, dit Chapman. – Est-ce que, par hasard, murmura M. Kesselbach, ce serait… Il prit l'appareil. – Allô ? De la part de qui ? Le Colonel ? Ah ! Eh bien ! oui, c'est moi Il y a du nouveau ? Parfait Alors je vous attends Vous viendrez avec vos hommes ? Parfait… Allô ! Non, nous ne serons pas dérangés, je vais donner les ordres nécessaires… C'est donc si grave ? Je vous répète que la consigne sera formelle, mon secrétaire et mon domestique garderont la porte, et personne n'entrera. Vous connaissez le chemin, n'est-ce pas ? Par conséquent, ne perdez pas une minute. Il raccrocha le récepteur, et aussitôt : – Chapman, deux messieurs vont venir Oui, deux messieurs… Edwards les introduira… – Mais M. Gourel le brigadier… – Il arrivera plus tard, dans une heure Et puis, quand même, ils peuvent se rencontrer. Donc, dites à Edwards d'aller dès maintenant au bureau et de prévenir. Je n'y suis pour personne sauf pour deux messieurs, le Colonel et son ami, et pour M. Gourel. Qu'on inscrive les noms. Chapman exécuta l'ordre. Quand il revint, il trouva M. Kesselbach qui tenait à la main une enveloppe, ou plutôt une petite pochette de maroquin noir, vide sans doute, à en juger par l'apparence. Il semblait hésiter, comme s'il ne savait qu'en faire. Allait-il la mettre dans sa poche ou la déposer ailleurs ? Enfin, il s'approcha de la cheminée et jeta l'enveloppe de cuir dans son sac de voyage. – Finissons le courrier, Chapman. Nous avons dix minutes. Ah ! une lettre de Mme Kesselbach. Comment se fait-il que vous ne me l'ayez pas signalée, Chapman ? Vous n'aviez donc pas reconnu l'écriture ? Il ne cachait pas l'émotion qu'il éprouvait à toucher et à contempler cette feuille de papier que sa femme avait tenue entre ses doigts, et où elle avait mis un peu de sa pensée secrète. Il en respira le parfum, et, l'ayant décachetée, lentement il la lut, à mi-voix, par bribes que Chapman entendait : – Un peu lasse, je ne quitte pas la chambre… je m'ennuie, quand pourrai-je vous rejoindre ? Votre télégramme sera le bienvenu… – Vous avez télégraphié ce matin, Chapman ? Ainsi donc Mme Kesselbach sera ici demain mercredi. Il paraissait tout joyeux, comme si le poids de ses affaires se trouvait subitement allégé, et qu'il fût délivré de toute inquiétude. Il se frotta les mains et respira largement, en homme fort, certain de réussir, en homme heureux, qui possédait le bonheur et qui était de taille à se défendre. – On sonne, Chapman, on a sonné au vestibule. Allez voir. Mais Edwards entra et dit : – Deux messieurs demandent monsieur. Ce sont les personnes… – Je sais. Elles sont là, dans l'antichambre ? – Oui, monsieur. – Refermez la porte de l'antichambre, et n'ouvrez plus sauf à M. Gourel, brigadier de la Sûreté. Vous, Chapman, allez chercher ces messieurs, et dites-leur que je voudrais d'abord parler au Colonel, au Colonel seul. Edwards et Chapman sortirent, en ramenant sur eux la porte du salon. Rudolf Kesselbach se dirigea vers la fenêtre et appuya son front contre la vitre. Dehors, tout au-dessous de lui, les voitures et les automobiles roulaient dans les sillons parallèles, que marquait la double ligne de refuges. Un clair soleil de printemps faisait étinceler les cuivres et les vernis. Aux arbres un peu de verdure s'épanouissait, et les bourgeons des marronniers commençaient à déplier leurs petites feuilles naissantes. – Que diable fait Chapman ? murmura Kesselbach Depuis le temps qu'il parlemente ! Il prit une cigarette sur la table puis, l'ayant allumée, il tira quelques bouffées. Un léger cri lui échappa. Près de lui, debout, se tenait un homme qu'il ne connaissait point. Il recula d'un pas. – Qui êtes-vous ? L'homme – c'était un individu correctement habillé, plutôt élégant, noir de cheveux et de moustache, les yeux durs –, l'homme ricana : – Qui je suis ? Mais, le Colonel – Mais non, mais non, celui que j'appelle ainsi, celui qui m'écrit sous cette signature de convention ce n'est pas vous. – Si, si l'autre n'était que… Mais, voyez-vous, mon cher monsieur, tout cela n'a aucune importance. L'essentiel c'est que moi, je sois moi. Et je vous jure que je le suis. – Mais enfin, monsieur, votre nom ? – Le Colonel jusqu'à nouvel ordre. Une peur croissante envahissait M. Kesselbach. Qui était cet homme ? Que lui voulait-il ? Il appela : – Chapman ! – Quelle drôle d'idée d'appeler ! Ma société ne vous suffit pas ? – Chapman ! répéta M. Kesselbach. Chapman ! Edwards ! – Chapman ! Edwards ! dit à son tour l'inconnu. Que faitesvous donc, mes amis ? On vous réclame. – Monsieur, je vous prie, je vous ordonne de me laisser passer. – Mais, mon cher monsieur, qui vous en empêche ? Il s'effaça poliment. M. Kesselbach s'avança vers la porte, l'ouvrit, et brusquement sauta en arrière. Devant cette porte il y avait un autre homme, le pistolet au poing. Il balbutia : – Edwards Chap… Il n'acheva pas. Il avait aperçu dans un coin de l'antichambre, étendus l'un près de l'autre, bâillonnés et ficelés, son secrétaire et son domestique. M. Kesselbach, malgré sa nature inquiète, impressionnable, était brave, et le sentiment d'un danger précis, au lieu de l'abattre, lui rendait tout son ressort et toute son énergie. Doucement, tout en simulant l'effroi, la stupeur, il recula vers la cheminée et s'appuya contre le mur. Son doigt cherchait la sonnerie électrique. Il trouva et pressa le bouton longuement. – Et après ? fit l'inconnu. Sans répondre, M. Kesselbach continua d'appuyer. – Et après ? Vous espérez qu'on va venir, que tout l'hôtel est en rumeur parce que vous pressez ce bouton ? Mais, mon pauvre monsieur, retournez-vous donc, et vous verrez que le fil est coupé. M. Kesselbach se retourna vivement, comme s'il voulait se rendre compte, mais, d'un geste rapide, il s'empara du sac de voyage, plongea la main, saisit un revolver, le braqua sur l'homme et tira. – Bigre ! fit celui-ci, vous chargez donc vos armes avec de l'air et du silence ? Une seconde fois le chien claqua, puis une troisième. Aucune détonation ne se produisit. – Encore trois coups, roi du Cap. Je ne serai content que quand j'aurai six balles dans la peau. Comment ! vous y renoncez ? Dommage le carton s'annonçait bien. Il agrippa une chaise par le dossier, la fit tournoyer, s'assit à califourchon, et montrant un fauteuil à M. Kesselbach : – Prenez donc la peine de vous asseoir, cher monsieur, et faites ici comme chez vous. Une cigarette ? Pour moi, non. Je préfère les cigares. Il y avait une boîte sur la table. Il choisit un Upman blond et bien façonné, l'alluma et, s'inclinant : – Je vous remercie. Ce cigare est délicieux. Et maintenant, causons, voulez-vous ? Rudolf Kesselbach écoutait avec stupéfaction. Quel était cet étrange personnage ? À le voir si paisible cependant, et si loquace, il se rassurait peu à peu et commençait à croire que la situation pourrait se dénouer sans violence ni brutalité. Il tira de sa poche un portefeuille, le déplia, exhiba un paquet respectable de bank-notes et demanda : – Combien ? L'autre le regarda d'un air ahuri, comme s'il avait de la peine à comprendre. Puis au bout d'un instant, appela : – Marco ! L'homme au revolver s'avança. – Marco, monsieur a la gentillesse de t'offrir ces quelques chiffons pour ta bonne amie. Accepte, Marco. Tout en braquant son revolver de la main droite, Marco tendit la main gauche, reçut les billets et se retira. – Cette question réglée selon votre désir, reprit l'inconnu, venons au but de ma visite. Je serai bref et précis. Je veux deux choses. D'abord une petite enveloppe en maroquin noir, que vous portez généralement sur vous. Ensuite, une cassette d'ébène qui, hier encore, se trouvait dans le sac de voyage. Procédons par ordre. L'enveloppe de maroquin ? – Brûlée. L'inconnu fronça le sourcil. Il dut avoir la vision des bonnes époques où il y avait des moyens péremptoires de faire parler ceux qui s'y refusent. – Soit. Nous verrons ça. Et la cassette d'ébène ? – Brûlée. – Ah ! gronda-t-il, vous vous payez ma tête mon brave homme. Il lui tordit le bras d'une façon implacable. – Hier, Rudolf Kesselbach, hier, vous êtes entré au Crédit Lyonnais, sur le boulevard des Italiens, en dissimulant un paquet sous votre pardessus. Vous avez loué un coffre-fort Précisons : le coffre numéro 16, travée 9. Après avoir signé et payé, vous êtes descendu dans les sous-sols, et, quand vous êtes remonté, vous n'aviez plus votre paquet. Est-ce exact ? – Absolument. – Donc, la cassette et l'enveloppe sont au Crédit Lyonnais. – Non. – Donnez-moi la clef de votre coffre. – Non. – Marco ! Marco accourut. – Vas-y, Marco. Le quadruple nœud. Avant même qu'il eût le temps de se mettre sur la défensive, Rudolf Kesselbach fut enserré dans un jeu de cordes qui lui meurtrirent les chairs dès qu'il voulut se débattre. Ses bras furent immobilisés derrière son dos, son buste attaché au fauteuil et ses jambes entourées de bandelettes comme les jambes d'une momie. – Fouille, Marco. Marco fouilla. Deux minutes après, il remettait à son chef une petite clef plate, nickelée, qui portait les numéros 16 et 9. – Parfait. Pas d'enveloppe de maroquin ? – Non, patron. – Elle est dans le coffre. Monsieur Kesselbach, veuillez me dire le chiffre secret. – Non. – Vous refusez ? – Oui. – Marco ? – Patron ? – Applique le canon de ton revolver sur la tempe de monsieur. – Ça y est. – Appuie ton doigt sur la détente. – Voilà. – Eh bien ! mon vieux Kesselbach, es-tu décidé à parler ? – Non. – Tu as dix secondes, pas une de plus. Marco ? – Patron ? – Dans dix secondes tu feras sauter la cervelle de monsieur. – Entendu. – Kesselbach, je compte : une, deux, trois, quatre, cinq, six… Rudolf Kesselbach fit un signe : – Tu veux parler ? – Oui. – Il était temps. Alors, le chiffre, le mot de la serrure ? – Dolor. – Dolor… Douleur… Mme Kesselbach ne s'appelle-t-elle pas Dolorès ? Chéri, va… Marco, tu vas faire ce qui est convenu… Pas d'erreur, hein ? Je répète… Tu vas rejoindre Jérôme au bureau où tu sais, tu lui remettras le clef et tu lui diras le mot d'ordre : Dolor. Vous irez ensemble au Crédit Lyonnais. Jérôme entrera seul, signera le registre d'identité, descendra dans les caves, et emportera tout ce qui se trouve dans le coffre-fort. Compris ? – Oui, patron. Mais si par hasard le coffre n'ouvre pas, si le mot « Dolor »… – Silence, Marco. Au sortir du Crédit Lyonnais, tu lâcheras Jérôme, tu rentreras chez toi, et tu me téléphoneras le résultat de l'opération. Si par hasard le mot « Dolor » n'ouvre pas le coffre, nous aurons, mon ami Kesselbach et moi, un petit entretien suprême. Kesselbach, tu es sûr de ne t'être point trompé ? – Oui. – C'est qu'alors tu escomptes la nullité de la perquisition. Nous verrons ça. File, Marco. – Mais vous, patron ? – Moi, je reste. Oh ! ne crains rien. Je n'ai jamais couru aussi peu de danger. N'est-ce pas, Kesselbach, la consigne est formelle ? – Oui. – Diable, tu me dis ça d'un air bien empressé. Est-ce que tu aurais cherché à gagner du temps ? Alors je serais pris au piège, comme un idiot ? Il réfléchit, regarda son prisonnier et conclut : – Non ce n'est pas possible, nous ne serons pas dérangés Il n'avait pas achevé ce mot que la sonnerie du vestibule retentit. Violemment il appliqua sa main sur la bouche de Rudolf Kesselbach. – Ah ! vieux renard, tu attendais quelqu'un ! Les yeux du captif brillaient d'espoir. On l'entendit ricaner, sous la main qui l'étouffait. L'homme tressaillit de rage. – Tais-toi sinon, je t'étrangle. Tiens, Marco, bâillonne-le. Fais vite… Bien. On sonna de nouveau. Il cria, comme s'il était, lui, Rudolf Kesselbach, et qu'Edwards fût encore là : – Ouvrez donc, Edwards. Puis il passa doucement dans le vestibule, et, à voix basse, désignant le secrétaire et le domestique : – Marco, aide-moi à pousser ça dans la chambre là, de manière qu'on ne puisse les voir. Il enleva le secrétaire, Marco emporta le domestique. – Bien, maintenant retourne au salon. Il le suivit, et aussitôt, repassant une seconde fois dans le vestibule, il prononça très haut d'un air étonné : – Mais votre domestique n'est pas là, monsieur Kesselbach non, ne vous dérangez pas finissez votre lettre J'y vais moimême. Et, tranquillement, il ouvrit la porte d'entrée. – M. Kesselbach ? lui demanda-t-on. Il se trouvait en face d'une sorte de colosse, à la large figure réjouie, aux yeux vifs, qui se dandinait d'une jambe sur l'autre et tortillait entre ses mains les rebords de son chapeau. Il répondit : – Parfaitement, c'est ici. Qui dois-je annoncer ? – M. Kesselbach a téléphoné… il m'attend… – Ah ! c'est vous… je vais prévenir… voulez-vous patienter une minute ? M. Kesselbach va vous parler. Il eut l'audace de laisser le visiteur sur le seuil de l'antichambre, à un endroit d'où l'on pouvait apercevoir, par la porte ouverte, une partie du salon. Et lentement, sans même se retourner, il rentra, rejoignit son complice auprès de M. Kesselbach, et lui dit : – Nous sommes fichus. C'est Gourel, de la Sûreté L'autre empoigna son couteau. Il lui saisit le bras : – Pas de bêtises, hein ! J'ai une idée. Mais, pour Dieu, comprends-moi bien, Marco, et parle à ton tour Parle comme si tu étais Kesselbach Tu entends, Marco, tu es Kesselbach. Il s'exprimait avec un tel sang-froid et une autorité si violente que Marco comprit, sans plus d'explication, qu'il devait jouer le rôle de Kesselbach, et prononça, de façon à être entendu : – Vous m'excuserez, mon cher. Dites à M. Gourel que je suis désolé, mais que j'ai à faire par-dessus la tête Je le recevrai demain matin à neuf heures, oui, à neuf heures exactement. – Bien, souffla l'autre, ne bouge plus. Il revint dans l'antichambre, Gourel attendait. Il lui dit : – M. Kesselbach s'excuse. Il achève un travail important. Vous est-il possible de venir demain matin, à neuf heures ? Il y eut un silence. Gourel semblait surpris et vaguement inquiet. Au fond de sa poche, le poing de l'homme se crispa. Un geste équivoque, et il frappait. Enfin, Gourel dit : – Soit… À demain neuf heures mais tout de même… Eh bien ! oui, neuf heures, je serai là Et, remettant son chapeau, il s'éloigna par les couloirs de l'hôtel. Marco, dans le salon, éclata de rire. – Rudement fort, le patron. Ah ! ce que vous l'avez roulé ! – Débrouille-toi, Marco, tu vas le filer. S'il sort de l'hôtel, lâche-le, retrouve Jérôme, comme c'est convenu et téléphone. Marco s'en alla rapidement. Alors l'homme saisit une carafe sur la cheminée, se versa un grand verre d'eau qu'il avala d'un trait, mouilla son mouchoir, baigna son front que la sueur couvrait, puis s'assit auprès de son prisonnier, et lui dit avec une affectation de politesse : – Il faut pourtant bien, monsieur Kesselbach, que j'aie l'honneur de me présenter à vous. Et, tirant une carte de sa poche, il prononça : – Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. Le nom du célèbre aventurier sembla faire sur M. Kesselbach la meilleure impression. Lupin ne manqua pas de le remarquer et s'écria : – Ah ! ah ! cher monsieur, vous respirez ! Arsène Lupin est un cambrioleur délicat, le sang lui répugne, il n'a jamais commis d'autre crime que de s'approprier le bien d'autrui une peccadille, quoi ! et vous vous dites qu'il ne va pas se charger la conscience d'un assassinat inutile. D'accord… Mais votre suppression sera-t-elle inutile ? Tout est là. En ce moment, je vous jure que je ne rigole pas. Allons-y, camarade. Il rapprocha sa chaise du fauteuil, relâcha le bâillon de son prisonnier, et, nettement : – Monsieur Kesselbach, le jour même de ton arrivée à Paris, tu entrais en relation avec le nommé Barbareux, directeur d'une agence de renseignements confidentiels, et, comme tu agissais à l'insu de ton secrétaire Chapman, le sieur Barbareux, quand il communiquait avec toi, par lettre ou par téléphone, s'appelait « Le Colonel ». Je me hâte de te dire que Barbareux est le plus honnête homme du monde. Mais j'ai la chance de compter un de ses employés parmi mes meilleurs amis. C'est ainsi que j'ai su le motif de ta démarche auprès de Barbareux, et c'est ainsi que j'ai été amené à m'occuper de toi, et à te rendre, grâce à de fausses clés, quelques visites domiciliaires au cours desquelles, hélas ! je n'ai pas trouvé ce que je voulais. Il baissa la voix, et, les yeux dans les yeux de son prisonnier, scrutant son regard, cherchant sa pensée obscure, il articula : – Monsieur Kesselbach, tu as chargé Barbareux de découvrir dans les bas-fonds de Paris un homme qui porte, ou a porté, le nom de Pierre Leduc, et dont voici le signalement sommaire : taille, un mètre soixante-quinze, blond, moustaches. Signe particulier : à la suite d'une blessure, l'extrémité du petit doigt de la main gauche a été coupée. En outre, une cicatrice presque effacée à la joue droite. Tu sembles attacher à la découverte de cet homme une importance énorme, comme s'il pouvait en résulter pour toi des avantages considérables. Qui est cet homme ? – Je ne sais pas. La réponse fut catégorique, absolue. Savait-il ou ne savait-il pas ? Peu importait. L'essentiel, c'est qu'il était décidé à ne point parler. – Soit, fit son adversaire, mais tu as sur lui des renseignements plus détaillés que ceux que tu as fournis à Barbareux ? – Aucun. – Tu mens, monsieur Kesselbach. Deux fois, devant Barbareux, tu as consulté des papiers enfermés dans l'enveloppe de maroquin. – En effet. – Alors, cette enveloppe ? – Brûlée. Lupin tressaillit de rage. Évidemment, l'idée de la torture et des commodités qu'elle offrait traversa de nouveau son cerveau. – Brûlée ? mais la cassette… avoue donc… avoue donc qu'elle est au Crédit Lyonnais ? – Oui. – Et qu'est-ce qu'elle contient ? – Les deux cents plus beaux diamants de ma collection particulière. Cette affirmation ne sembla pas déplaire à l'aventurier. – Ah ! ah ! les deux cents plus beaux diamants ! Mais dis donc, c'est une fortune… Oui, ça te fait sourire… Pour toi, c'est une bagatelle. Et ton secret vaut mieux que ça… Pour toi, oui, mais pour moi ? Il prit un cigare, alluma une allumette qu'il laissa éteindre machinalement et resta quelque temps pensif, immobile. Les minutes passaient. Il se mit à rire. – Tu espères bien que l'expédition ratera, et qu'on n'ouvrira pas le coffre ? Possible, mon vieux. Mais alors il faudra me payer mon dérangement. Je ne suis pas venu ici pour voir la tête que tu fais sur un fauteuil… Les diamants, puisque diamants il y a… Sinon, l'enveloppe de maroquin… Le dilemme est posé… Il consulta sa montre. – Une demi-heure… Bigre ! Le destin se fait tirer l'oreille Mais ne rigole donc pas, monsieur Kesselbach. Foi d'honnête homme, je ne rentrerai pas bredouille… Enfin ! C'était la sonnerie du téléphone. Lupin s'empara vivement du récepteur, et changeant le timbre de sa voix, imitant les intonations rudes de son prisonnier : – Oui, c'est moi, Rudolf Kesselbach… Ah ! bien, mademoiselle, mettez-moi en communication… C'est toi, Marco ? Parfait… Ça s'est bien passé ? À la bonne heure… Pas d'accrocs ? Compliments, l'enfant… Alors, qu'est-ce qu'on a ramassé ? La cassette d'ébène… Pas autre chose ? aucun papier ? Tiens, tiens ! Et dans la cassette ? Sont-ils beaux, ces diamants ? Parfait, parfait… Une minute, Marco, que je réfléchisse… tout ça, vois-tu, si je te disais mon opinion… Tiens, ne bouge pas reste à l'appareil… Il se retourna : – Monsieur Kesselbach, tu y tiens à tes diamants ? – Oui. – Tu me les rachèterais ? – Peut-être. – Combien ? Cinq cent mille ? – Cinq cent mille oui… – Seulement, voilà le hic… Comment se fera l'échange ? Un chèque ? Non, tu me roulerais ou bien je te roulerais… Écoute, après-demain matin, passe au Lyonnais, prends tes cinq cents billets et va te promener au Bois, près d'Auteuil… moi, j'aurai les diamants dans un sac, c'est plus commode, la cassette se voit trop… – Non, non… la cassette… je veux tout… – Ah ! fit Lupin, éclatant de rire, tu es tombé dans le panneau… Les diamants, tu t'en fiches ça se remplace… Mais la cassette, tu y tiens comme à ta peau… Eh bien ! tu l'auras, ta cassette, foi d'Arsène tu l'auras, demain matin par colis postal ! Il reprit le téléphone. – Marco, tu as la boîte sous les yeux ? Qu'est-ce qu'elle a de particulier ? De l'ébène, incrusté d'ivoire oui, je connais ça… style japonais, faubourg Saint-Antoine… Pas de marque ? Ah ! une petite étiquette ronde, bordée de bleu, et portant un numéro… oui, une indication commerciale… aucune importance. Et le dessous de la boîte, est-il épais ? Bigre ! pas de double fond, alors… Dis donc, Marco, examine les incrustations d'ivoire sur le dessus ou plutôt, non, le couvercle. Il exulta de joie. – Le couvercle ! c'est ça, Marco ! Kesselbach a cligné de l'œil Nous brûlons ! Ah ! mon vieux Kesselbach, tu ne voyais donc pas que je te guignais. Fichu maladroit ! Et, revenant à Marco : – Eh bien ! où en es-tu ? Une glace à l'intérieur du couvercle ? Est-ce qu'elle glisse ? Y a-t-il des rainures ? Non… eh bien ! casse-la… Mais oui, je te dis de la casser… Cette glace n'a aucune raison d'être elle a été rajoutée. Il s'impatienta : – Mais, imbécile, ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas… Obéis. Il dut entendre le bruit que Marco faisait, au bout du fil, pour briser le miroir, car il s'écria, triomphalement : – Qu'est-ce que je te disais, monsieur Kesselbach, que la chasse serait bonne ? Allô ? Ça y est ? Eh bien ? Une lettre ? Victoire ! Tous les diamants du Cap et le secret du bonhomme ! Il décrocha le second récepteur, appliqua soigneusement les deux plaques sur ses oreilles, et reprit : – Lis, Marco, lis doucement… L'enveloppe d'abord… Bon… Maintenant, répète. Lui-même répéta : – Copie de la lettre contenue dans la pochette de maroquin noir. – Et après ? Déchire l'enveloppe, Marco. Vous permettez, monsieur Kesselbach ? Ça n'est pas très correct, mais enfin… Vas-y, Marco, M. Kesselbach t'y autorise. Ça y est ? Eh bien ! lis. Il écouta, puis ricanant : – Fichtre ! ce n'est pas aveuglant. Voyons, je résume. Une simple feuille de papier pliée en quatre et dont les plis paraissent tout neufs… Bien… En haut et à droite de cette feuille, ces mots : un mètre soixante-quinze, petit doigt gauche coupé, etc. Oui, c'est le signalement du sieur Pierre Leduc. De l'écriture de Kesselbach, n'est-ce pas ? Bien… Et au milieu de la feuille ce mot, en lettres capitales d'imprimerie : APOON… « Marco, mon petit, tu vas laisser le papier tranquille, tu ne toucheras pas à la cassette ni aux diamants. Dans dix minutes j'en aurai fini avec mon bonhomme. Dans vingt minutes je te rejoins… Ah ! à propos, tu m'as envoyé l'auto ? Parfait. À tout à l'heure. Il remit l'appareil en place, passa dans le vestibule, puis dans la chambre, s'assura que le secrétaire et le domestique n'avaient pas desserré leurs liens et que, d'autre part, ils ne risquaient pas d'être étouffés par leurs bâillons, et il revint vers son prisonnier. Il avait une expression résolue, implacable. – Fini de rire, Kesselbach. Si tu ne parles pas, tant pis pour toi. Es-tu décidé ? – À quoi ? – Pas de bêtises. Dis ce que tu sais. – Je ne sais rien. – Tu mens. Que signifie ce mot Apoon ? – Si je le savais, je ne l'aurais pas inscrit. – Soit, mais à qui, à quoi se rapporte-t-il ? Où l'as-tu copié ? D'où cela te vient-il ? M. Kesselbach ne répondit pas. Lupin reprit, plus nerveux, plus saccadé : – Écoute, Kesselbach, je vais te faire une proposition. Si riche, si gros monsieur que tu sois, il n'y a pas entre toi et moi tant de différence. Le fils du chaudronnier d'Augsbourg et Arsène Lupin, prince des cambrioleurs, peuvent s'accorder sans honte ni pour l'un ni pour l'autre. Moi, je vole en appartement ; toi, tu voles en Bourse. Tout ça, c'est kif-kif. Donc, voilà, Kesselbach. Associons-nous pour cette affaire. J'ai besoin de toi puisque je l'ignore. Tu as besoin de moi parce que, tout seul, tu n'en sortiras pas. Barbareux est un niais. Moi, je suis Lupin. Ça colle ? Un silence. Lupin insista, d'une voix qui tremblait : – Réponds, Kesselbach, ça colle ? Si oui, en quarante-huit heures, je te le retrouve, ton Pierre Leduc. Car il s'agit bien de lui, hein ? C'est ça, l'affaire ? Mais réponds donc ! Qu'est-ce que c'est que cet individu ? Pourquoi le cherches-tu ? Que sais-tu de lui ? Je veux savoir. Il se calma subitement, posa sa main sur l'épaule de l'Allemand et, d'un ton sec : – Un mot seulement. Oui ou non ? – Non. Il tira du gousset de Kesselbach un magnifique chronomètre en or et le plaça sur les genoux du prisonnier. Il déboutonna le gilet de Kesselbach, écarta la chemise, découvrit la poitrine, et, saisissant un stylet d'acier, à manche niellé d'or, qui se trouvait près de lui, sur la table, il en appliqua la pointe à l'endroit où les battements du cœur faisaient palpiter la chair nue. – Une dernière fois ? – Non. – Monsieur Kesselbach, il est trois heures moins huit. Si dans huit minutes vous n'avez pas répondu, vous êtes mort. Le lendemain matin, à l'heure exacte qui lui avait été fixée, le brigadier Gourel se présenta au Palace-Hôtel. Sans s'arrêter, et dédaigneux de l'ascenseur, il monta les escaliers. Au quatrième étage il tourna à droite, suivit le couloir, et vint sonner à la porte du 415. Aucun bruit ne se faisant entendre, il recommença. Après une demi-douzaine de tentatives infructueuses, il se dirigea vers le bureau de l'étage. Un maître d'hôtel s'y trouvait. – M. Kesselbach, s'il vous plaît ? Voilà dix fois que je sonne. – M. Kesselbach n'a pas couché là. Nous ne l'avons pas vu depuis hier après-midi. – Mais son domestique, son secrétaire ? – Nous ne les avons pas vus non plus. – Alors, eux non plus n'auraient pas couché à l'hôtel ? – Sans doute. – Sans doute ! Mais vous devriez avoir une certitude. – Pourquoi ? M. Kesselbach n'est pas à l'hôtel ici, il est chez lui, dans son appartement particulier. Son service n'est pas fait par nous, mais par son domestique, et nous ne savons rien de ce qui se passe chez lui. – En effet… en effet… Gourel semblait fort embarrassé. Il était venu avec des ordres formels, une mission précise, dans les limites de laquelle son intelligence pouvait s'exercer. En dehors de ces limites, il ne savait trop comment agir. – Si le Chef était là, murmura-t-il, si le Chef était là… Il montra sa carte et déclina ses titres. Puis il demanda, à tout hasard ; – Donc, vous ne les avez pas vus rentrer ? – Non. – Mais vous les avez vus sortir ? – Non plus. – En ce cas, comment savez-vous qu'ils sont sortis ? – Par un monsieur qui est venu hier après-midi au 415. – Un monsieur à moustaches brunes ? – Oui. Je l'ai rencontré comme il s'en allait vers trois heures. Il m'a dit : « Les personnes du 415 viennent de sortir. M. Kesselbach couchera ce soir à Versailles, aux Réservoirs, où vous pouvez lui envoyer son courrier. » – Mais quel était ce monsieur ? À quel titre parlait-il ? – Je l'ignore. Gourel était inquiet. Tout cela lui paraissait assez bizarre. – Vous avez la clef ? – Non. M. Kesselbach avait fait faire des clefs spéciales. – Allons voir. Gourel sonna de nouveau furieusement. Rien. Il se disposait à partir quand, soudain, il se baissa et appliqua vivement son oreille contre le trou de la serrure. – Écoutez… on dirait… mais oui c'est très net… des plaintes… des gémissements… Il donna dans la porte un véritable coup de poing. – Mais, monsieur, vous n'avez pas le droit… – Je n'ai pas le droit ! Il frappait à coups redoublés, mais si vainement qu'il y renonça aussitôt. – Vite, vite, un serrurier. Un des garçons d'hôtel s'éloigna en courant. Gourel allait de droite et de gauche, bruyant et indécis. Les domestiques des autres étages formaient des groupes. Les gens du bureau, de la direction, arrivaient. Gourel s'écria : – Mais pourquoi n'entrerait-on pas par les chambres contiguës ? Elles communiquent avec l'appartement ? – Oui, mais les portes de communication sont toujours verrouillées des deux côtés. – Alors, je téléphone à la Sûreté, dit Gourel, pour qui, visiblement, il n'existait point de salut en dehors de son chef. – Et au commissariat, observa-t-on. – Oui, si ça vous plaît, répondit-il du ton d'un monsieur que cette formalité intéresse peu. Quand il revint du téléphone, le serrurier achevait d'essayer ses clefs. La dernière fit jouer la serrure. Gourel entra vivement. Aussitôt il courut à l'endroit d'où venaient les plaintes, et se heurta aux deux corps du secrétaire Chapman et du domestique Edwards. L'un d'eux, Chapman, à force de patience, avait réussi à détendre un peu son bâillon, et poussait de petits grognements sourds. L'autre semblait dormir. On les délivra. Gourel s'inquiétait. – Et M. Kesselbach ? Il passa dans le salon. M. Kesselbach était assis et attaché au dossier du fauteuil, près de la table. Sa tête était inclinée sur sa poitrine. – Il est évanoui, dit Gourel en s'approchant de lui. Il a dû faire des efforts qui l'ont exténué. Rapidement, il coupa les cordes qui liaient les épaules. D'un bloc, le buste s'écroula en avant. Gourel l'empoigna à bras-lecorps, et recula en poussant un cri d'effroi : – Mais il est mort ! Tâtez… les mains sont glacées, et regardez les yeux ! Quelqu'un hasarda : – Une congestion, sans doute ou une rupture d'anévrisme. – En effet, il n'y a pas de trace de blessure, c'est une mort naturelle. On étendit le cadavre sur le canapé, et l'on défit ses vêtements. Mais, tout de suite, sur la chemise blanche, des taches rouges apparurent, et, dès qu'on l'eut écartée, on s'aperçut que, à l'endroit du cœur, la poitrine était trouée d'une petite fente par où coulait un mince filet de sang. Et sur la chemise était épinglée une carte. Gourel se pencha. C'était la carte d'Arsène Lupin, toute sanglante elle aussi. Alors Gourel se redressa, autoritaire et brusque : – Un crime ! Arsène Lupin ! Sortez… Sortez tous… Que personne ne reste dans ce salon ni dans la chambre… Qu'on transporte et qu'on soigne ces messieurs dans une autre pièce ! Sortez tous… Et qu'on ne touche à rien… Le Chef va venir ! Arsène Lupin ! Gourel répétait ces deux mots fatidiques d'un air absolument pétrifié. Ils résonnaient en lui comme un glas. Arsène Lupin ! le bandit-roi ! l'aventurier suprême ! Voyons, était-ce possible ? – Mais non, mais non, murmura-t-il, ce n'est pas possible, puisqu'il est mort ! Seulement, voilà, était-il réellement mort ? Arsène Lupin ! Debout près du cadavre, il demeurait stupide, abasourdi, tournant et retournant la carte avec une certaine crainte, comme s'il venait de recevoir la provocation d'un fantôme. Arsène Lupin ! Qu'allait-il faire ? Agir ? Engager la bataille avec ses propres ressources ? Non, non il valait mieux ne pas agir… Les fautes étaient inévitables s'il relevait le défi d'un tel adversaire. Et puis le Chef n'allait-il pas venir ? Le Chef va venir ! Toute la psychologie de Gourel se résumait dans cette petite phrase. Habile et persévérant, plein de courage et d'expérience, d'une force herculéenne, il était de ceux qui ne vont de l'avant que lorsqu'ils sont dirigés et qui n'accomplissent de bonne besogne que lorsqu'elle leur est commandée. Combien ce manque d'initiative s'était aggravé depuis que M. Lenormand avait pris la place de M. Dudouis au service de la Sûreté ! Celui-là était un chef, M. Lenormand ! Avec celui-là, on était sûr de marcher dans la bonne voie ! Si sûr, même, que Gourel s'arrêtait dès que l'impulsion du Chef ne lui était plus donnée. Mais le Chef allait venir ! Sur sa montre, Gourel calculait l'heure exacte de cette arrivée. Pourvu que le commissaire de police ne le précédât point et que le juge d'instruction, déjà désigné sans doute, ou le médecin légiste, ne vinssent pas faire d'inopportunes constatations avant que le Chef n'eût eu le temps de fixer dans son esprit les points essentiels de l'affaire ! – Eh bien, Gourel, à quoi rêves-tu ? – Le Chef ! M. Lenormand était un homme encore jeune, si l'on considérait l'expression même de son visage, ses yeux qui brillaient sous ses lunettes ; mais c'était presque un vieillard si l'on notait son dos voûté, sa peau sèche comme jaunie à la cire, sa barbe et ses cheveux grisonnants, toute son apparence brisée, hésitante, maladive. Il avait péniblement passé sa vie aux colonies, comme commissaire du Gouvernement, dans les postes les plus périlleux. Il y avait gagné des fièvres, une énergie indomptable malgré sa déchéance physique, l'habitude de vivre seul, de parler peu et d'agir en silence, une certaine misanthropie et, soudain, vers cinquante-cinq ans, à la suite de la fameuse affaire des trois Espagnols de Biskra, la grande, la juste notoriété. On réparait alors l'injustice, et, d'emblée, on le nommait à Bordeaux, puis sous-chef à Paris, puis, à la mort de M. Dudouis, chef de la Sûreté. Et, en chacun de ces postes, il avait montré une invention si curieuse dans les procédés, de telles ressources, des qualités si neuves, si originales, et surtout il avait abouti à des résultats si précis dans la conduite des quatre ou cinq derniers scandales qui avaient passionné l'opinion publique qu'on opposait son nom à celui des plus illustres policiers. Gourel, lui, n'hésita pas. Favori du Chef, qui l'aimait pour sa candeur et pour son obéissance passive, il mettait M. Lenormand au-dessus de tous. C'était l'idole, le dieu qui ne se trompe pas. M. Lenormand, ce jour-là, semblait particulièrement fatigué. Il s'assit avec lassitude, écarta les pans de sa redingote, une vieille redingote célèbre par sa coupe surannée et par sa couleur olive, dénoua son foulard, un foulard marron également fameux, et murmura : – Parle. Gourel raconta tout ce qu'il avait vu et tout ce qu'il avait appris, et il le raconta sommairement, selon l'habitude que le Chef lui avait imposée. Mais quand il exhiba la carte de Lupin, M. Lenormand tressaillit. – Lupin ! s'écria-t-il. – Oui, Lupin, le voilà revenu sur l'eau, cet animal-là. – Tant mieux, tant mieux, fit M. Lenormand après un instant de réflexion. – Évidemment, tant mieux, reprit Gourel, qui se plaisait à commenter les rares paroles d'un supérieur auquel il ne reprochait que d'être trop peu loquace, tant mieux, car vous allez enfin vous mesurer avec un adversaire digne de vous Et Lupin trouvera son maître… Lupin n'existera plus… Lupin… – Cherche, fit M. Lenormand, lui coupant la parole. On eût dit l'ordre d'un chasseur à son chien. Et, de fait, ce fut à la manière d'un bon chien, vif, intelligent, fureteur, que chercha Gourel sous les yeux de son maître. Du bout de sa canne, M. Lenormand désignait tel coin, tel fauteuil, comme on désigne un buisson ou une touffe d'herbe avec une conscience minutieuse. – Rien, conclut le brigadier. – Rien pour toi, grogna M. Lenormand. – C'est ce que je voulais dire… Je sais que, pour vous, il y a des choses qui parlent comme des personnes, de vrais témoins. N'empêche que voilà un crime bel et bien établi à l'actif du sieur Lupin. – Le premier, observa M. Lenormand. – Le premier, en effet… Mais c'était inévitable. On ne mène pas cette vie-là, sans, un jour ou l'autre, être acculé au crime par les circonstances. M. Kesselbach se sera défendu… – Non, puisqu'il était attaché. – En effet, avoua Gourel déconcerté, et c'est même fort curieux… Pourquoi tuer un adversaire qui n'existe déjà plus ? Mais n'importe, si je lui avais mis la main au collet, hier, quand nous nous sommes trouvés l'un en face de l'autre, au seuil du vestibule… M. Lenormand avait passé sur le balcon. Puis il visita la chambre de M. Kesselbach, à droite, vérifia la fermeture des fenêtres et des portes. – Les fenêtres de ces deux pièces étaient fermées quand je suis entré, affirma Gourel. – Fermées ou poussées ? – Personne n'y a touché. Or, elles sont fermées, chef… Un bruit de voix les ramena au salon. Ils y trouvèrent le médecin légiste, en train d'examiner le cadavre, et M. Formerie, juge d'instruction. Et M. Formerie s'exclamait : – Arsène Lupin ! Enfin, je suis heureux qu'un hasard bienveillant me remette en face de ce bandit ! Le gaillard verra de quel bois je me chauffe ! Et cette fois il s'agit d'un assassin ! À nous deux, maître Lupin ! M. Formerie n'avait pas oublié l'étrange aventure du diadème de la princesse de Lamballe, et l'admirable façon dont Lupin l'avait roulé, quelques années auparavant. La chose était restée célèbre dans les annales du Palais. On en riait encore, et M. Formerie, lui, en conservait un juste sentiment de rancune et le désir de prendre une revanche éclatante. – Le crime est évident, prononça-t-il de son air le plus convaincu, le mobile nous sera facile à découvrir. Allons, tout va bien Monsieur Lenormand, je vous salue… Et je suis enchanté… M. Formerie n'était nullement enchanté. La présence de M. Lenormand lui agréait au contraire fort peu, le chef de la Sûreté ne dissimulant guère le mépris où il le tenait. Pourtant il se redressa, et toujours solennel : – Alors, docteur, vous estimez que la mort remonte à une douzaine d'heures environ, peut-être davantage ? C'est ce que je suppose nous sommes tout à fait d'accord… Et l'instrument du crime ? – Un couteau à lame très fine, monsieur le juge d'instruction, répondit le médecin… Tenez, on a essuyé la lame avec le mouchoir même du mort… – En effet… en effet… la trace est visible… Et maintenant nous allons interroger le secrétaire et le domestique de M. Kesselbach. Je ne doute pas que leur interrogatoire ne nous fournisse quelque lumière. Chapman, que l'on avait transporté dans sa propre chambre, à gauche du salon, ainsi qu'Edwards, était déjà remis de ses épreuves. Il exposa par le menu les événements de la veille, les inquiétudes de M. Kesselbach, la visite annoncée du soi-disant colonel, et enfin raconta l'agression dont ils avaient été victimes. – Ah ! ah ! s'écria M. Formerie, il y a un complice ! et vous avez entendu son nom… Marco, dites-vous… Ceci est très important. Quand nous tiendrons le complice, la besogne sera avancée – Oui, mais nous ne le tenons pas, risqua M. Lenormand. – Nous allons voir chaque chose à son temps. Et alors, monsieur Chapman, ce Marco est parti aussitôt après le coup de sonnette de M. Gourel ? – Oui, nous l'avons entendu partir. – Et après ce départ vous n'avez plus rien entendu ? – Si, de temps à autre, mais vaguement… La porte était close. – Et quelle sorte de bruit ? – Des éclats de voix. L'individu… – Appelez-le par son nom, Arsène Lupin. – Arsène Lupin a dû téléphoner. – Parfait ! Nous interrogerons la personne de l'hôtel qui est chargée du service des communications avec la ville. Et plus tard, vous l'avez entendu sortir, lui aussi ? – Il a constaté que nous étions toujours bien attachés, et, un quart d'heure après, il partait en refermant sur lui la porte du vestibule. – Oui, aussitôt son forfait accompli. Parfait… Parfait… Tout s'enchaîne… Et après ? – Après, nous n'avons plus rien entendu… la nuit s'est passée… la fatigue m'a assoupi, Edwards également… et ce n'est que ce matin… – Oui, je sais… Allons, ça ne va pas mal, tout s'enchaîne… Et, marquant les étapes de son enquête, du ton dont il aurait marqué autant de victoires sur l'inconnu, il murmura pensivement : – Le complice… le téléphone… l'heure du crime… les bruits perçus… Bien… Très bien… il nous reste à fixer le mobile du crime. En l'espèce, comme il s'agit de Lupin, le mobile est clair. Monsieur Lenormand, vous n'avez pas remarqué la moindre trace d'effraction ? – Aucune. – C'est qu'alors le vol aura été effectué sur la personne même de la victime. A-t-on retrouvé son portefeuille ? – Je l'ai laissé dans la poche de la jaquette, dit Gourel. Ils passèrent tous dans le salon, où M. Formerie constata que le portefeuille ne contenait que des cartes de visite et des papiers d'identité. – C'est bizarre. Monsieur Chapman, vous ne pourriez pas nous dire si M. Kesselbach avait sur lui une somme d'argent ? – Oui, la veille, c'est-à-dire avant-hier lundi, nous sommes allés au Crédit Lyonnais, où M. Kesselbach a loué un coffre… – Un coffre au Crédit Lyonnais ? Bien il faudra voir de ce côté. – Et, avant de partir, M. Kesselbach s'est fait ouvrir un compte, et il a emporté cinq ou six mille francs en billets de banque. – Parfait nous sommes éclairés. Chapman reprit : – Il y a un autre point, monsieur le juge d'instruction. M. Kesselbach, qui depuis quelques jours était très inquiet – je vous en ai dit la cause : un projet auquel il attachait une importance extrême -, M. Kesselbach semblait tenir particulièrement à deux choses : d'abord une cassette d'ébène, et cette cassette il l'a mise en sûreté au Crédit Lyonnais, et ensuite une petite enveloppe de maroquin noir où il avait enfermé quelques papiers. – Et cette enveloppe ? – Avant l'arrivée de Lupin, il l'a déposée devant moi dans ce sac de voyage. M. Formerie prit le sac et fouilla. L'enveloppe ne s'y trouvait pas. Il se frotta les mains. – Allons, tout s'enchaîne Nous connaissons le coupable, les conditions et le mobile du crime. Cette affaire-là ne traînera pas. Nous sommes bien d'accord sur tout, monsieur Lenormand ? – Sur rien. Il y eut un instant de stupéfaction. Le commissaire de police était arrivé et, derrière lui, malgré les agents qui gardaient la porte, la troupe des journalistes et le personnel de l'hôtel avaient forcé l'entrée et stationnaient dans l'antichambre. Si notoire que fût la rudesse du bonhomme, rudesse qui n'allait pas sans quelque grossièreté et qui lui avait déjà valu certaines semonces en haut lieu, la brusquerie de la réponse déconcerta. Et M. Formerie, tout spécialement, parut interloqué. – Pourtant, dit-il, je ne vois rien là que de très simple : Lupin est le voleur… – Pourquoi a-t-il tué ? lui jeta M. Lenormand. – Pour voler. – Pardon, le récit des témoins prouve que le vol a eu lieu avant l'assassinat. M. Kesselbach a d'abord été ligoté et bâillonné, puis volé. Pourquoi Lupin qui, jusqu'ici, n'a jamais commis de crime, aurait-il tué un homme réduit à l'impuissance et déjà dépouillé ? Le juge d'instruction caressa ses longs favoris blonds d'un geste qui lui était familier quand une question lui paraissait insoluble. Il répondit d'un ton pensif : – Il y a à cela plusieurs réponses… – Lesquelles ? – Cela dépend… cela dépend d'un tas d'éléments encore inconnus… Et puis, d'ailleurs, l'objection ne vaut que pour la nature des motifs. Pour le reste, nous sommes d'accord. – Non. Cette fois encore, ce fut net, coupant, presque impoli, au point que le juge, tout à fait désemparé, n'osa même pas protester et qu'il resta interdit devant cet étrange collaborateur. À la fin il articula : – Chacun son système. Je serais curieux de connaître le vôtre. – Je n'en ai pas. Le chef de la Sûreté se leva et fit quelques pas à travers le salon en s'appuyant sur sa canne. Autour de lui, on se taisait et c'était assez curieux de voir ce vieil homme malingre et cassé dominer les autres par la force d'une autorité que l'on subissait sans l'accepter encore. Après un long silence, il prononça : – Je voudrais visiter les pièces qui touchent à cet appartement. Le directeur lui montra le plan de l'hôtel. La chambre de droite, celle de M. Kesselbach, n'avait point d'autre issue que le vestibule même de l'appartement. Mais la chambre de gauche, celle du secrétaire, communiquait avec une autre pièce. Il dit : – Visitons-la. M. Formerie ne put s'empêcher de hausser les épaules et de bougonner : – Mais la porte de communication est verrouillée et la fenêtre close. – Visitons-la, répéta M. Lenormand. On le conduisit dans cette pièce qui était la première des cinq chambres réservées à Mme Kesselbach. Puis, sur sa prière, on le conduisit dans les chambres qui suivaient. Toutes les portes de communication étaient verrouillées des deux côtés. Il demanda : – Aucune de ces pièces n'est occupée ? – Aucune. – Les clefs ? – Les clefs sont toujours au bureau. – Alors, personne ne pouvait s'introduire ? – Personne, sauf le garçon d'étage chargé d'aérer et d'épousseter. – Faites-le venir. Le domestique, un nommé Gustave Beudot, répondit que la veille, selon sa consigne, il avait fermé les fenêtres des cinq chambres. – À quelle heure ? – À six heures du soir. – Et vous n'avez rien remarqué ? – Non, rien. – Et ce matin ? – Ce matin, j'ai ouvert les fenêtres, sur le coup de huit heures. – Et vous n'avez rien trouvé ? – Non rien… Ah ! cependant… Il hésitait. On le pressa de questions, et il finit par avouer : – Eh bien, j'ai ramassé, près de la cheminée du 420, un étui à cigarettes que je me proposais de porter ce soir au bureau. – Vous l'avez sur vous ? – Non, il est dans ma chambre. C'est un étui en acier bruni. D'un côté, on met du tabac et du papier à cigarettes, de l'autre des allumettes. Il y a deux initiales en or Un L et un M. – Que dites-vous ? C'était Chapman qui s'était avancé. Il semblait très surpris, et, interpellant le domestique : – Un étui en acier bruni, dites-vous ? – Oui. – Avec trois compartiments pour le tabac, le papier et les allumettes… du tabac russe, n'est-ce pas, fin, blond ? – Oui. – Allez le chercher… Je voudrais voir ??? me rendre compte moi-même… Sur un signe du chef de la Sûreté, Gustave Beudot s'éloigna. M. Lenormand s'était assis, et, de son regard aigu, il examinait le tapis, les meubles, les rideaux. Il s'informa : – Nous sommes bien au 420, ici ? – Oui. Le juge ricana : – Je voudrais bien savoir quel rapport vous établissez entre cet incident et le drame. Cinq portes fermées nous séparent de la pièce où Kesselbach a été assassiné. M. Lenormand ne daigna pas répondre. Du temps passa. Gustave ne revenait pas. – Où couche-t-il, monsieur le directeur ? demanda le chef. – Au sixième, sur la rue de Judée, donc, au-dessus de nous. Il est curieux qu'il ne soit pas encore là. – Voulez-vous avoir l'obligeance d'envoyer quelqu'un ? Le directeur s'y rendit lui-même, accompagné de Chapman. Quelques minutes après, il revenait seul, en courant, les traits bouleversés. – Eh bien ? – Mort – Assassiné ? – Oui. – Ah ! tonnerre, ils sont de force, les misérables ! proféra M. Lenormand. Au galop, Gourel, qu'on ferme les portes de l'hôtel… Veille aux issues… Et vous, monsieur le directeur, conduisez-nous dans la chambre de Gustave Beudot. Le directeur sortit. Mais, au moment de quitter la chambre, M. Lenormand se baissa et ramassa une toute petite rondelle de papier sur laquelle ses yeux s'étaient déjà fixés. C'était une étiquette encadrée de bleu. Elle portait le chiffre 813. À tout hasard, il la mit dans son portefeuille et rejoignit les autres personnes. Une fine blessure au dos, entre les deux omoplates… Le médecin déclara : – Exactement la même blessure que M. Kesselbach. – Oui, fit M. Lenormand, c'est la même main qui a frappé, et c'est la même arme qui a servi. D'après la position du cadavre, l'homme avait été surpris à genoux devant son lit, et cherchant sous son matelas l'étui à cigarettes qu'il y avait caché. Le bras était encore engagé entre le matelas et le sommier, mais on ne trouva pas l'étui. – Il fallait que cet objet fût diablement compromettant, insinua M. Formerie, qui n'osait plus avancer une opinion trop précise. – Parbleu ! fit le chef de la Sûreté. – Mais on connaît les initiales, un L et un M… et avec cela, d'après ce que M. Chapman a l'air de savoir, nous serons facilement renseignés. M. Lenormand sursauta : – Chapman ! Où est-il ? On regarda dans le couloir parmi les groupes de gens qui s'y entassaient… Chapman n'était pas là. – M. Chapman m'avait accompagné, fit le directeur. – Oui, oui, je sais, mais il n'est pas redescendu avec vous. – Non, je l'avais laissé près du cadavre. – Vous l'avez laissé ! Seul ? – Je lui ai dit : « Restez, ne bougez pas. » – Et il n'y avait personne ? Vous n'avez vu personne ? – Dans le couloir, non. – Mais dans les mansardes voisines ou bien, tenez, après ce tournant personne ne se cachait là ? M. Lenormand semblait très agité. Il allait, il venait, il ouvrait la porte des chambres. Et soudain il partit en courant, avec une agilité dont on ne l'aurait pas cru capable. Il dégringola les six étages, suivi de loin par le directeur et par le juge d'instruction. En bas, il retrouva Gourel devant la grand-porte. – Personne n'est sorti ? – Personne. – À l'autre porte, rue Orvieto ? – J'ai mis Dieuzy de planton. – Avec des ordres formels ? – Oui, chef. Dans le vaste hall de l'hôtel, la foule des voyageurs se pressait avec inquiétude, commentant les versions plus ou moins exactes qui lui parvenaient sur le crime étrange. Tous les domestiques, convoqués par téléphone, arrivaient un à un. M. Lenormand les interrogeait aussitôt. Aucun d'eux ne put donner le moindre renseignement. Mais une bonne du cinquième étage se présenta. Dix minutes auparavant, peut-être, elle avait croisé deux messieurs qui descendaient l'escalier de service entre le cinquième et le quatrième étage. – Ils descendaient très vite. Le premier tenait l'autre par la main. Ça m'a étonnée de voir ces deux messieurs dans l'escalier de service. – Vous pourriez les reconnaître ? – Le premier, non. Il a tourné la tête. C'est un mince, blond. Il avait un chapeau mou, noir et des vêtements noirs. – Et l'autre ? – Ah ! l'autre, c'est un Anglais, avec une grosse figure toute rasée et des vêtements à carreaux. Il avait la tête nue. Le signalement se rapportait en toute évidence à Chapman. La femme ajouta : – Il avait un air… un air tout drôle comme s'il était fou. L'affirmation de Gourel ne suffit pas à M. Lenormand. Il questionnait tour à tour les grooms qui stationnaient aux deux portes. – Vous connaissez M. Chapman ? – Oui, monsieur, il causait toujours avec nous. – Et vous ne l'avez pas vu sortir ? – Pour ça, non. Il n'est pas sorti ce matin. M. Lenormand se retourna vers le commissaire de police : – Combien commissaire ? – Quatre. – Ce n'est pas suffisant. Téléphonez à votre secrétaire qu'il vous expédie tous les hommes disponibles. Et veuillez organiser vous-même la surveillance la plus étroite à toutes les issues. L'état de siège, monsieur le commissaire… – Mais enfin, protesta le directeur, mes clients… – Je me fiche de vos clients, monsieur. Mon devoir passe avant tout et mon devoir est d'arrêter, coûte que coûte… – Vous croyez donc ? hasarda le juge d'instruction. – Je ne crois pas, monsieur… je suis sûr que l'auteur du double assassinat se trouve encore dans l'hôtel. avez-vous d'hommes, monsieur le – Mais alors, Chapman… – À l'heure qu'il est, je ne puis répondre que Chapman soit encore vivant. En tout cas, c'est une question de minutes, de secondes… Gourel, prends deux hommes et fouille toutes les chambres du quatrième étage… Monsieur le directeur, un de vos employés les accompagnera. Pour les autres étages, je marcherai quand nous aurons du renfort. Allons, Gourel, en chasse, et ouvre l'œil… C'est du gros gibier. Gourel et ses hommes se hâtèrent. M. Lenormand, lui, resta dans le hall et près des bureaux de l'hôtel. Cette fois, il ne pensait pas à s'asseoir, selon son habitude. Il marchait de l'entrée principale à l'entrée de la rue Orvieto, et revenait à son point de départ. De temps à autre, il ordonnait : – Monsieur le directeur, qu'on surveille les cuisines, on pourrait s'échapper par là… Monsieur le directeur, dites à votre demoiselle de téléphone qu'elle n'accorde la communication à aucune des personnes de l'hôtel qui voudraient téléphoner avec la ville. Si on lui téléphone de la ville, qu'elle mette en communication avec la personne demandée, mais alors qu'elle prenne note du nom de la personne. Monsieur le directeur, faites dresser la liste de vos clients dont le nom commence par un L ou par un M. Il disait tout cela à haute voix, en général d'armée qui jette à ses lieutenants des ordres dont dépendra l'issue de la bataille. Et c'était vraiment une bataille implacable et terrible que celle qui se jouait dans le cadre élégant d'un palace parisien, entre le puissant personnage qu'est un chef de la Sûreté et ce mystérieux individu poursuivi, traqué, presque captif déjà, mais si formidable de ruse et de sauvagerie. L'angoisse étreignait les spectateurs, tous groupés au centre du hall, silencieux et pantelants, secoués de peur au moindre bruit, obsédés par l'image infernale de l'assassin. Où se cachaitil ? Allait-il apparaître ? N'était-il point parmi eux ? celui-ci peut-être ? ou cet autre ? Les nerfs étaient si tendus que, sous un coup de révolte, on eût forcé les portes et gagné la rue, si le maître n'avait pas été là, et sa présence avait quelque chose qui rassurait et qui calmait. On se sentait en sécurité, comme des passagers sur un navire que dirige un bon capitaine. Et tous les regards se portaient vers ce vieux monsieur à lunettes et à cheveux gris, à redingote olive et à foulard marron, qui se promenait, le dos voûté, les jambes vacillantes. Parfois accourait, envoyé par Gourel, un des garçons qui suivaient l'enquête du brigadier. – Du nouveau ? demandait M. Lenormand. – Rien, monsieur, on ne trouve rien. À deux reprises, le directeur essaya de faire fléchir la consigne. La situation était intolérable. Dans les bureaux, plusieurs voyageurs, appelés par leurs affaires ou sur le point de partir, protestaient. – Je m'en fiche, répétait M. Lenormand. – Mais je les connais tous. – Tant mieux pour vous. – Vous outrepassez vos droits. – Je le sais. – On vous donnera tort. – J'en suis persuadé. – M. le juge d'instruction lui-même. – Que M. Formerie me laisse tranquille ! Il n'a pas mieux à faire que d'interroger les domestiques comme il s'y emploie actuellement. Pour le reste, ce n'est pas de l'instruction. C'est de la police. Ça me regarde. À ce moment une escouade d'agents fit irruption dans l'hôtel. Le chef de la Sûreté les répartit en plusieurs groupes qu'il envoya au troisième étage, puis, s'adressant au commissaire : – Mon cher commissaire, je vous laisse la surveillance. Pas de faiblesse, je vous en conjure. Je prends la responsabilité de ce qui surviendra. Et, se dirigeant vers l'ascenseur, il se fit conduire au second étage. La besogne n'était pas facile. Elle fut longue, car il fallait ouvrir les portes des soixante chambres, inspecter toutes les salles de bains, toutes les alcôves, tous les placards, tous les recoins. Elle fut aussi infructueuse. Une heure après, sur le coup de midi, M. Lenormand avait tout juste fini le second étage, les autres agents n'avaient pas terminé les étages supérieurs, et nulle découverte n'avait été faite. M. Lenormand hésita : l'assassin était-il remonté vers les mansardes ? Il se décidait cependant à descendre, quand on l'avertit que Mme Kesselbach venait d'arriver avec sa demoiselle de compagnie. Edwards, le vieux serviteur de confiance, avait accepté la tâche de lui apprendre la mort de M. Kesselbach. M. Lenormand la trouva dans un des salons, terrassée, sans larmes, mais le visage tordu de douleur et le corps tout tremblant, comme agité par des frissons de fièvre. C'était une femme assez grande, brune, dont les yeux noirs, d'une grande beauté, étaient chargés d'or, de petits points d'or, pareils à des paillettes qui brillent dans l'ombre. Son mari l'avait connue en Hollande où Dolorès était née d'une vieille famille d'origine espagnole : les Amonti. Tout de suite il l'avait aimée, et, depuis quatre ans, leur accord, fait de tendresse et de dévouement, ne s'était jamais démenti. M. Lenormand se présenta. Elle le regarda sans répondre et il se tut, car elle n'avait pas l'air, dans sa stupeur, de comprendre ce qu'il disait. Puis, tout à coup, elle se mit à pleurer abondamment et demanda qu'on la conduisît auprès de son mari. Dans le hall, M. Lenormand trouva Gourel, qui le cherchait, et qui lui tendit précipitamment un chapeau qu'il tenait à la main. – Patron, j'ai ramassé ça… Pas d'erreur sur la provenance, hein ? C'était un chapeau mou, un feutre noir. À l'intérieur, il n'y avait pas de coiffe, pas d'étiquette. – Où l'as-tu ramassé ? – Sur le palier de l'escalier de service, au second. – Aux autres étages, rien ? – Rien. Nous avons tout fouillé. Il n'y a plus que le premier. Et ce chapeau prouve que l'homme est descendu jusque-là. Nous brûlons, patron. – Je le crois. Au bas de l'escalier, M. Lenormand s'arrêta. – Rejoins le commissaire et donne-lui la consigne : deux hommes au bas de chacun des quatre escaliers, revolver au poing. Et qu'on tire s'il le faut. Comprends ceci, Gourel, si Chapman n'est pas sauvé, et si l'individu s'échappe, je saute. Voilà deux heures que je fais de la fantaisie. Il monta l'escalier. Au premier étage, il rencontra deux agents qui sortaient d'une chambre, conduits par un employé. Le couloir était désert. Le personnel de l'hôtel n'osait s'y aventurer, et certains pensionnaires s'étaient enfermés à double tour dans leurs chambres, de sorte qu'il fallait frapper longtemps et se faire reconnaître avant que la porte s'ouvrît. Plus loin, M. Lenormand aperçut un autre groupe d'agents qui visitaient l'office et, à l'extrémité du long couloir, il en aperçut d'autres encore qui approchaient du tournant, c'est-àdire des chambres situées sur la rue de Judée. Et, soudain, il entendit ceux-là qui poussaient des exclamations, et ils disparurent en courant. Il se hâta. Les agents s'étaient arrêtés au milieu du couloir. À leurs pieds, barrant le passage, la face sur le tapis, gisait un corps. M. Lenormand se pencha et saisit entre ses mains la tête inerte. – Chapman, murmura-t-il, il est mort. Il l'examina. Un foulard de soie blanche, tricotée, serrait le cou. Il le défit. Des taches rouges apparurent, et il constata que ce foulard maintenait, contre la nuque, un épais tampon d'ouate tout sanglant. Cette fois encore, c'était la même petite blessure, nette, franche, impitoyable. Tout de suite prévenus, M. Formerie et le commissaire accoururent. – Personne n'est sorti ? demanda le chef. Aucune alerte ! – Rien, fit le commissaire. Deux hommes sont en faction au bas de chaque escalier. – Peut-être est-il remonté ? dit M. Formerie. – Non ! Non ! – Pourtant on l'aurait rencontré. – Non Tout cela est fait depuis plus longtemps. Les mains sont froides déjà… Le meurtre a dû être commis presque aussitôt après l'autre, dès le moment où les deux hommes sont arrivés ici par l'escalier de service. – Mais on aurait vu le cadavre ! Pensez donc, depuis deux heures, cinquante personnes ont passé par là… – Le cadavre n'était pas ici. – Mais alors, où était-il ? – Eh ! qu'est-ce que j'en sais ? riposta brusquement le chef de la Sûreté… Faites comme moi, cherchez ! Ce n'est pas avec des paroles que l'on trouve. De sa main nerveuse, il martelait avec rage le pommeau de sa canne, et il restait là, les yeux fixés au cadavre, silencieux et pensif. Enfin il prononça : – Monsieur le commissaire, ayez l'obligeance de faire porter la victime dans une chambre vide. On appellera le médecin. Monsieur le directeur, voulez-vous m'ouvrir les portes de toutes les chambres de ce couloir. Il y avait à gauche trois chambres et deux salons qui composaient un appartement inoccupé, et que M. Lenormand visita. À droite, quatre chambres. Deux étaient habitées par un M. Reverdat et un Italien, le baron Giacomici, tous deux sortis à cette heure-là. Dans la troisième chambre, on trouva une vieille demoiselle anglaise, encore couchée, et dans la quatrième un Anglais qui lisait et fumait paisiblement et que les bruits du corridor n'avaient pu distraire de sa lecture. Il s'appelait le major Parbury. Perquisitions et interrogatoires, d'ailleurs, ne donnèrent aucun résultat. La vieille demoiselle n'avait rien entendu avant les exclamations des agents, ni bruit de lutte, ni cri d'agonie, ni querelle ; le major Parbury non plus. En outre, on ne recueillit aucun indice équivoque, aucune trace de sang, rien qui laissât supposer que le malheureux Chapman eût passé par l'une de ces pièces. – Bizarre, murmura le juge d'instruction Tout cela est vraiment bizarre… Et il ajouta naïvement : – Je comprends de moins en moins. Il y a là une série de circonstances qui m'échappent en partie. Qu'en pensez-vous, monsieur Lenormand ? M. Lenormand allait lui décocher sans doute une de ces ripostes aiguës par quoi se manifestait sa mauvaise humeur ordinaire, quand Gourel survint tout essoufflé. – Chef on a trouvé ça en bas dans le bureau de l'hôtel sur une chaise… C'était un paquet de dimensions restreintes, noué dans une enveloppe de serge noire. – On l'a ouvert ? demanda le chef. – Oui, mais lorsqu'on a vu ce qu'il contenait, on a refait le paquet exactement comme il était… serré très fort, vous pouvez le voir. – Dénoue ! Gourel enleva l'enveloppe et découvrit un pantalon et une veste en molleton noir, que l'on avait dû, les plis de l'étoffe l'attestaient, empiler hâtivement. Au milieu, il y avait une serviette toute tachée de sang, et que l'on avait plongée dans l'eau, sans doute, pour détruire la marque des mains qui s'y étaient essuyées. Dans la serviette, un stylet d'acier, au manche incrusté d'or. Il était rouge de sang, du sang de trois hommes égorgés, en quelques heures, par une main invisible, parmi la foule des trois cents personnes qui allaient et venaient dans le vaste hôtel. Edwards, le domestique, reconnut aussitôt le stylet comme appartenant à M. Kesselbach. La veille encore, avant l'agression de Lupin, Edwards l'avait vu sur la table. – Monsieur le directeur, fit le chef de la Sûreté, la consigne est levée. Gourel va donner l'ordre qu'on fasse les portes libres. – Vous croyez donc que ce Lupin a pu sortir ? interrogea M. Formerie. – Non. L'auteur du triple assassinat que nous venons de constater est dans l'hôtel, dans une des chambres, ou plutôt mêlé aux voyageurs qui sont dans le hall ou dans les salons. Pour moi, il habitait l'hôtel. – Impossible ! Et puis, où aurait-il changé de vêtements ? et quels vêtements aurait-il maintenant ? – Je l'ignore, mais j'affirme. – Et vous lui livrez passage ? Mais il va s'en aller tout tranquillement, les mains dans ses poches. – Celui des voyageurs qui s'en ira ainsi, sans ses bagages, et qui ne reviendra pas, sera le coupable. Monsieur le directeur, veuillez m'accompagner au bureau. Je voudrais étudier de près la liste de vos clients. Au bureau, M. Lenormand trouva quelques lettres à l'adresse de M. Kesselbach. Il les remit au juge d'instruction. Il y avait aussi un colis que venait d'apporter le service des colis postaux parisiens. Comme le papier qui l'entourait était en partie déchiré, M. Lenormand put voir une cassette d'ébène sur laquelle était gravé le nom de Rudolf Kesselbach. Il ouvrit. Outre les débris d'une glace dont on voyait encore l'emplacement à l'intérieur du couvercle, la cassette contenait la carte d'Arsène Lupin. Mais un détail sembla frapper le chef de la Sûreté. À l'extérieur, sous la boîte, il y avait une petite étiquette bordée de bleu, pareille à l'étiquette ramassée dans la chambre du quatrième étage où l'on avait trouvé l'étui à cigarettes, et cette étiquette portait également le chiffre 813. M. LENORMAND COMMENCE SES OPÉRATIONS – Auguste, faites entrer M. Lenormand. L'huissier sortit et quelques secondes plus tard introduisit le chef de la Sûreté. Il y avait, dans le vaste cabinet du ministère de la place Beauvau, trois personnes : le fameux Valenglay, leader du parti radical depuis trente ans, actuellement président du Conseil et ministre de l'Intérieur ; M. Testard, Procureur général, et le Préfet de police Delaume. Le Préfet de police et le Procureur général ne quittèrent pas les chaises où ils avaient pris place pendant la longue conversation qu'ils venaient d'avoir avec le président du Conseil, mais celui-ci se leva, et, serrant la main du chef de la Sûreté, lui dit du ton le plus cordial : – Je ne doute pas, mon cher Lenormand, que vous ne sachiez la raison pour laquelle je vous ai prié de venir ? – L'affaire Kesselbach ? – Oui. L'affaire Kesselbach ! Il n'est personne qui ne se rappelle, non seulement cette tragique affaire Kesselbach dont j'ai entrepris de débrouiller l'écheveau complexe, mais encore les moindres péripéties du drame qui nous passionna tous, deux ans avant la guerre. Et personne non plus qui ne se souvienne de l'extraordinaire émotion qu'elle souleva en France et hors de France. Et cependant, plus encore que ce triple meurtre accompli dans des circonstances si mystérieuses, plus encore que l'atrocité détestable de cette boucherie, plus encore que tout, il est une chose qui bouleversa le public, ce fut la réapparition, on peut dire la résurrection d'Arsène Lupin. Arsène Lupin ! Nul n'avait plus entendu parler de lui depuis quatre ans, depuis son incroyable, sa stupéfiante aventure de l'Aiguille creuse, depuis le jour où, sous les yeux de Herlock Sholmès et d'Isidore Beautrelet, il s'était enfui dans les ténèbres, emportant sur son dos le cadavre de celle qu'il aimait, et suivi de sa vieille nourrice Victoire. Depuis ce jour-là, généralement, on le croyait mort. C'était la version de la police, qui, ne retrouvant aucune trace de son adversaire, l'enterrait purement et simplement. D'aucuns, pourtant, le supposant sauvé, lui attribuaient l'existence paisible d'un bon bourgeois, qui cultive son jardin entre son épouse et ses enfants ; tandis que d'autres prétendaient que, courbé sous le poids du chagrin, et las des vanités de ce monde, il s'était cloîtré dans un couvent de trappistes. Et voilà qu'il surgissait de nouveau ! Voilà qu'il reprenait sa lutte sans merci contre la société ! Arsène Lupin redevenait Arsène Lupin, le fantaisiste, l'intangible, le déconcertant, l'audacieux, le génial Arsène Lupin. Mais cette fois un cri d'horreur s'éleva. Arsène Lupin avait tué ! et la sauvagerie, la cruauté, le cynisme implacable du forfait étaient tels que, du coup, la légende du héros sympathique, de l'aventurier chevaleresque et, au besoin, sentimental, fit place à une vision nouvelle de monstre inhumain, sanguinaire et féroce. La foule exécra et redouta son ancienne idole, avec d'autant plus de violence qu'elle l'avait admirée naguère pour sa grâce légère et sa bonne humeur amusante. Et l'indignation de cette foule apeurée se tourna dès lors contre la police. Jadis, on avait ri. On pardonnait au commissaire rossé, pour la façon comique dont il se laissait rosser. Mais la plaisanterie avait trop duré, et, dans un élan de révolte et de fureur, on demandait compte à l'autorité des crimes inqualifiables qu'elle était impuissante à prévenir. Ce fut, dans les journaux, dans les réunions publiques, dans la rue, à la tribune même de la Chambre, une telle explosion de colère que le Gouvernement s'émut et chercha par tous les moyens à calmer la surexcitation publique. Valenglay, le président du Conseil, avait précisément un goût très vif pour toutes les questions de police, et s'était plu souvent à suivre de près certaines affaires avec le chef de la Sûreté dont il prisait les qualités et le caractère indépendant. Il convoqua dans son cabinet le Préfet et le Procureur général, avec lesquels il s'entretint, puis M. Lenormand. – Oui, mon cher Lenormand, il s'agit de l'affaire Kesselbach. Mais avant d'en parler, j'attire votre attention sur un point… sur un point qui tracasse particulièrement M. le Préfet de police. Monsieur Delaume, voulez-vous expliquer à M. Lenormand ? – Oh ! M. Lenormand sait parfaitement à quoi s'en tenir à ce sujet, répliqua le Préfet d'un ton qui indiquait peu de bienveillance pour son subordonné ; nous en avons causé tous deux ; je lui ai dit ma façon de penser sur sa conduite incorrecte au Palace-Hôtel. D'une façon générale, on est indigné. M. Lenormand se leva, sortit de sa poche un papier qu'il déposa sur la table. – Qu'est ceci ? demanda Valenglay. – Ma décision, monsieur le Président. Valenglay bondit. – Quoi ! Votre démission ? Pour une observation bénigne que M. le Préfet vous adresse et à laquelle il n'attribue d'ailleurs aucune espèce d'importance n'est-ce pas, Delaume, aucune espèce d'importance ? Et voilà que vous prenez la mouche ! Vous avouerez, mon bon Lenormand, que vous avez un fichu caractère. Allons, rentrez-moi ce chiffon de papier et parlons sérieusement. Le chef de la Sûreté se rassit, et Valenglay, imposant le silence au Préfet qui ne cachait pas son mécontentement, prononça : – En deux mots, Lenormand, voici la chose : la rentrée en scène de Lupin nous embête. Assez longtemps cet animal-là s'est fichu de nous. C'était drôle, je le confesse, et, pour ma part, j'étais le premier à en rire. Il s'agit maintenant de crimes. Nous pouvions subir Arsène Lupin tant qu'il amusait la galerie. S'il tue, non. – Et alors, monsieur le Président, que me demandez-vous ? – Ce que nous demandons ? Oh ! c'est bien simple. D'abord son arrestation, ensuite sa tête. – Son arrestation, je puis vous la promettre pour un jour ou l'autre. Sa tête, non. – Comment ! Si on l'arrête, c'est la cour d'assises, la condamnation inévitable et l'échafaud. – Non. – Et pourquoi non ? – Parce que Lupin n'a pas tué. – Hein ? Mais vous êtes fou, Lenormand. Et les cadavres du Palace Hôtel, c'est une fable, peut-être ! Il n'y a pas eu triple assassinat ? – Oui, mais ce n'est pas Lupin qui l'a commis. Le chef articula ces mots très posément, avec une tranquillité et une conviction impressionnantes. Le Procureur et le Préfet protestèrent. Mais Valenglay reprit : – Je suppose, Lenormand, que vous n'avancez pas cette hypothèse sans de sérieux motifs ? – Ce n'est pas une hypothèse. – La preuve ? – Il en est deux, d'abord, deux preuves de nature morale, que j'ai sur-le-champ exposées à M. le juge d'instruction et que les journaux ont soulignées. Avant tout. Lupin ne tue pas. Ensuite, pourquoi aurait-il tué puisque le but de son expédition, le vol, était accompli, et qu'il n'avait rien à craindre d'un adversaire attaché et bâillonné ? – Soit. Mais les faits ? – Les faits ne valent pas contre la raison et la logique, et puis les faits sont encore pour moi. Que signifierait la présence de Lupin dans la chambre où l'on a trouvé l'étui à cigarettes ? D'autre part, les vêtements noirs que l'on a trouvés, et qui étaient évidemment ceux du meurtrier, ne concordent nullement, comme taille, avec ceux d'Arsène Lupin. – Vous le connaissez donc, vous ? – Moi, non. Mais Edwards l'a vu, Gourel l'a vu, et celui qu'ils ont vu n'est pas celui que la femme de chambre a vu dans l'escalier de service, entraînant Chapman par la main. – Alors, votre système ? – Vous voulez dire « la vérité », monsieur le Président. La voici, ou du moins, ce que je sais de la vérité. Mardi le 16 avril, un individu Lupin a fait irruption dans la chambre de M. Kesselbach, vers deux heures de l'après-midi Un éclat de rire interrompit M. Lenormand. C'était le Préfet de police. – Laissez-moi vous dire, monsieur Lenormand, que vous précisez avec une hâte un peu excessive. Il est prouvé que, à trois heures, ce jour-là, M. Kesselbach est entré au Crédit Lyonnais et qu'il est descendu dans la salle des coffres. Sa signature sur le registre en témoigne. M. Lenormand attendit respectueusement que son supérieur eût fini de parler. Puis, sans même se donner la peine de répondre directement à l'attaque, il continua : – Vers deux heures de l'après-midi, Lupin, aidé d'un complice, un nommé Marco, a ligoté M. Kesselbach, l'a dépouillé de tout l'argent liquide qu'il avait sur lui, et l'a contraint à révéler le chiffre de son coffre du Crédit Lyonnais. Aussitôt le secret connu, Marco est parti. Il a rejoint un deuxième complice, lequel, profitant d'une certaine ressemblance avec M. Kesselbach – ressemblance, d'ailleurs, qu'il accentua ce jour-là en portant des habits semblables à ceux de M. Kesselbach, et en se munissant de lunettes d'or -, entra au Crédit Lyonnais, imita la signature de M. Kesselbach, vida le coffre et s'en retourna, accompagné de Marco. Celui-ci, aussitôt, téléphona à Lupin. Lupin, sûr alors que M. Kesselbach ne l'avait pas trompé, et le but de son expédition étant rempli, s'en alla. Valenglay semblait hésitant. – Oui… oui admettons Mais ce qui m'étonne, c'est qu'un homme comme Lupin ait risqué si gros pour un si piètre bénéfice… quelques billets de banque et le contenu, toujours hypothétique, d'un coffre-fort. – Lupin convoitait davantage. Il voulait, ou bien l'enveloppe en maroquin qui se trouvait dans le sac de voyage, ou bien la cassette en ébène qui se trouvait dans le coffre-fort. Cette cassette, il l'a eue, puisqu'il l'a renvoyée vide. Donc, aujourd'hui, il connaît, ou il est en voie de connaître le fameux projet que formait M. Kesselbach et dont il entretenait son secrétaire quelques instants avant sa mort. – Quel est ce projet ? – Je ne sais pas. Le directeur de l'agence, Barbareux, auquel il s'en était ouvert, m'a dit que M. Kesselbach recherchait un individu, un déclassé, paraît-il, nommé Pierre Leduc. Pour quelle raison cette recherche ? Et par quels liens peut-on la rattacher à son projet ? Je ne saurais le dire. – Soit, conclut Valenglay. Voilà pour Arsène Lupin. Son rôle est fini. M. Kesselbach est ligoté, dépouillé mais vivant ! Que se passe-t-il jusqu'au moment où on le retrouve mort ? – Rien, pendant des heures ; rien jusqu'à la nuit. Mais au cours de la nuit quelqu'un est entré. – Par où ? – Par la chambre 420, une des chambres qu'avait retenues M. Kesselbach. L'individu possédait évidemment une fausse clef. – Mais, s'écria le Préfet de police, entre cette chambre et l'appartement, toutes les portes étaient verrouillées et il y en a cinq ! – Restait le balcon. – Le balcon ! – Oui, c'est le même pour tout l'étage, sur la rue de Judée. – Et les séparations ? – Un homme agile peut les franchir. Le nôtre les a franchies. J'ai relevé les traces. – Mais toutes les fenêtres de l'appartement étaient closes, et on a constaté, après le crime, qu'elles l'étaient encore. – Sauf une, celle du secrétaire Chapman, laquelle n'était que poussée, j'en ai fait l'épreuve moi-même. Cette fois le président du Conseil parut quelque peu ébranlé, tellement la version de M. Lenormand semblait logique, serrée, étayée de faits solides. Il demanda avec un intérêt croissant : – Mais cet homme, dans quel but venait-il ? – Je ne sais pas. – Ah ! vous ne savez pas… – Non, pas plus que je ne sais son nom. – Mais pour quelle raison a-t-il tué ? – Je ne sais pas. Tout au plus a-t-on le droit de supposer qu'il n'était pas venu dans l'intention de tuer, mais dans l'intention, lui aussi, de prendre les documents contenus dans l'enveloppe de maroquin et dans la cassette, et que, placé par le hasard en face d'un ennemi réduit à l'impuissance, il l'a tué. Valenglay murmura : – Cela se peut oui, à la rigueur… Et, selon vous, trouva-t-il les documents ? – Il ne trouva pas la cassette, puisqu'elle n'était pas là, mais il trouva, au fond du sac de voyage, l'enveloppe de maroquin noir. De sorte que Lupin et l'autre en sont au même point tous les deux : tous les deux ils savent, sur le projet de Kesselbach, les mêmes choses. – C'est-à-dire, nota le Président, qu'ils vont se combattre. – Justement. Et la lutte a déjà commencé. L'assassin, trouvant une carte d'Arsène Lupin, l'épingla sur le cadavre. Toutes les apparences seraient ainsi contre Arsène Lupin Donc, Arsène Lupin serait le meurtrier. – En effet… en effet, déclara Valenglay, le calcul ne manquait pas de justesse. – Et le stratagème aurait réussi, continua M. Lenormand, si, par suite d'un autre hasard, défavorable celui-là, l'assassin, soit à l'aller, soit au retour, n'avait perdu, dans la chambre 420, son étui à cigarettes, et si le garçon d'hôtel, Gustave Beudot, ne l'y avait ramassé. Dès lors, se sachant découvert ou sur le point de l'être… – Comment le savait-il ? – Comment ? Mais par le juge d'instruction Formerie luimême. L'enquête a eu lieu toutes portes ouvertes ! Il est certain que le meurtrier se cachait parmi les assistants, employés d'hôtel ou journalistes, lorsque le juge d'instruction envoya Gustave Beudot dans sa mansarde chercher l'étui à cigarettes. Beudot monta. L'individu le suivit et frappa. Seconde victime. Personne ne protestait plus. Le drame se reconstituait, saisissant de réalité et d'exactitude vraisemblable. – Et la troisième ? fit Valenglay. – Celle-là s'offrit elle-même aux coups. Ne voyant pas revenir Beudot, Chapman, curieux d'examiner lui-même cet étui à cigarettes, partit avec le directeur de l'hôtel. Surpris par le meurtrier, il fut entraîné par lui, conduit dans une des chambres, et, à son tour, assassiné. – Mais pourquoi se laissa-t-il ainsi entraîner et diriger par un homme qu'il savait être l'assassin de M. Kesselbach et de Gustave Beudot ? – Je ne sais pas, pas plus que je ne connais la chambre où le crime fut commis, pas plus que je ne devine la façon vraiment miraculeuse dont le coupable s'échappa. – On a parlé, demanda M. Valenglay, de deux étiquettes bleues ? – Oui, l'une trouvée sur la cassette que Lupin a renvoyée, l'autre trouvée par moi et provenant sans doute de l'enveloppe en maroquin que l'assassin avait volée. – Eh bien ? – Eh bien ! pour moi, elles ne signifient rien. Ce qui signifie quelque chose, c'est ce chiffre 813 que M. Kesselbach inscrivit sur chacune d'elles : on a reconnu son écriture. – Et ce chiffre 813 ? – Mystère. – Alors ? – Alors, je dois vous répondre une fois de plus que je n'en sais rien. – Vous n'avez pas de soupçons ? – Aucun. Deux hommes à moi habitent une des chambres du Palace-Hôtel, à l'étage où l'on a retrouvé le cadavre de Chapman. Par eux, je fais surveiller toutes les personnes de l'hôtel. Le coupable n'est pas au nombre de celles qui sont parties. – N'a-t-on pas téléphoné pendant le massacre ? – Oui. De la ville quelqu'un a téléphoné au major Parbury, une des quatre personnes qui habitaient le couloir du premier étage. – Et ce major ? – Je le fais surveiller par mes hommes ; jusqu'ici, on n'a rien relevé contre lui. – Et dans quel sens allez-vous chercher ? – Oh ! dans un sens très précis. Pour moi, l'assassin compte parmi les amis ou les relations du ménage Kesselbach. Il suivait leur piste, il connaissait leurs habitudes, la raison pour laquelle M. Kesselbach était à Paris, et il soupçonnait tout au moins l'importance de ses desseins. – Ce ne serait donc pas un professionnel du crime ? – Non, non ! mille fois non. Le crime fut exécuté avec une habileté et une audace inouïes, mais il fut commandé par les circonstances. Je le répète, c'est dans l'entourage de M. et Mme Kesselbach qu'il faut chercher. Et la preuve, c'est que l'assassin de M. Kesselbach n'a tué Gustave Beudot que parce que le garçon d'hôtel possédait l'étui à cigarettes, et Chapman que parce que le secrétaire en connaissait l'existence. Rappelezvous l'émotion de Chapman : sur la description seule de l'étui à cigarettes, Chapman a eu l'intuition du drame. S'il avait vu l'étui à cigarettes, nous étions renseignés. L'inconnu ne s'y est pas trompé ; il a supprimé Chapman. Et nous ne savons rien, que ses initiales L et M. Il réfléchit et prononça : – Encore une preuve qui est une réponse à l'une de vos questions, monsieur le Président. Croyez-vous que Chapman eût suivi cet homme à travers les couloirs et les escaliers de l'hôtel, s'il ne l'avait déjà connu ? Les faits s'accumulaient. La vérité, ou du moins la vérité probable, se fortifiait. Bien des points, les plus intéressants peut-être, demeuraient obscurs. Mais quelle lumière ! À défaut des motifs qui les avaient inspirés, comme on apercevait clairement la série des actes accomplis en cette tragique matinée ! Il y eut un silence. Chacun méditait, cherchait des arguments, des objections. Enfin, Valenglay s'écria : – Mon cher Lenormand, tout cela est parfait… Vous m'avez convaincu… Mais, au fond, nous n'en sommes pas plus avancés pour cela. – Comment ? – Mais oui. Le but de notre réunion n'est pas du tout de déchiffrer une partie de l'énigme, que, un jour ou l'autre, je n'en doute pas, vous déchiffrerez tout entière, mais de donner satisfaction, dans la plus large mesure possible, aux exigences du public. Or, que le meurtrier soit Lupin ou non, qu'il y ait deux coupables, ou bien trois, ou bien un seul, cela ne nous donne ni le nom du coupable ni son arrestation. Et le public a toujours cette impression désastreuse que la justice est impuissante. – Qu'y puis-je faire ? – Précisément, donner au public la satisfaction qu'il demande. – Mais il me semble que ces explications suffiraient déjà… – Des mots ! Il veut des actes. Une seule chose le contenterait : une arrestation. – Diable ! diable ! Nous ne pouvons pourtant pas arrêter le premier venu. – Ça vaudrait mieux que de n'arrêter personne, fit Valenglay en riant… Voyons, cherchez bien… Êtes-vous sûr d'Edwards, le domestique de Kesselbach ? – Absolument sûr… Et puis, non, monsieur le Président, ce serait dangereux, ridicule et je suis persuadé que M. le Procureur général lui-même… Il n'y a que deux individus que nous avons le droit d'arrêter : l'assassin… je ne le connais pas… et Arsène Lupin. – Eh bien ? – On n'arrête pas Arsène Lupin ou du moins il faut du temps, un ensemble de mesures que je n'ai pas encore eu le loisir de combiner, puisque je croyais Lupin rangé ou mort. Valenglay frappa du pied avec l'impatience d'un homme qui aime bien que ses désirs soient réalisés sur-le-champ. – Cependant… cependant mon cher Lenormand, il le faut… Il le faut pour vous aussi… Vous n'êtes pas sans savoir que vous avez des ennemis puissants et que si je n'étais pas là… Enfin, il est inadmissible que vous, Lenormand, vous vous dérobiez ainsi… Et les complices, qu'en faites-vous ? Il n'y a pas que Lupin… Il y a Marco… Il y a aussi le coquin qui a joué le personnage de M. Kesselbach pour descendre dans les caves du Crédit Lyonnais. – Celui-là vous suffirait-il, monsieur le Président ? – S'il me suffirait ! Nom d'un chien, je vous crois. – Eh bien, donnez-moi huit jours. – Huit jours ! mais ce n'est pas une question de jours, mon cher Lenormand, c'est plus simplement une question d'heures. – Combien m'en donnez-vous, monsieur le Président ? Valenglay tira sa montre et ricana : – Je vous donne dix minutes, mon cher Lenormand. Le chef de la Sûreté tira la sienne et scanda, d'une voix posée : – C'est quatre de trop, monsieur le Président. Valenglay le regarda, stupéfait. – Quatre de trop ? Qu'est-ce que vous voulez dire ? – Je dis, monsieur le Président, que les dix minutes que vous m'accordez sont inutiles. J'en ai besoin de six, pas une de plus. – Ah ça ! mais, Lenormand la plaisanterie ne serait peutêtre pas d'un goût… Le chef de la Sûreté s'approcha de la fenêtre et fit un signe à deux hommes qui se promenaient en devisant tout tranquillement dans la cour d'honneur du ministère. Puis il revint. – Monsieur le Procureur général, ayez l'obligeance de signer un mandat d'arrêt au nom de Daileron, Auguste-MaximinPhilippe, âgé de quarante-sept ans. Vous laisserez la profession en blanc. Il ouvrit la porte d'entrée. – Tu peux venir, Gourel… toi aussi, Dieuzy. Gourel se présenta, escorté de l'inspecteur Dieuzy. – Tu as les menottes, Gourel ? – Oui, chef. M. Lenormand s'avança vers Valenglay. – Monsieur le Président, tout est prêt. Mais j'insiste auprès de vous de la façon la plus pressante pour que vous renonciez à cette arrestation. Elle dérange tous mes plans ; elle peut les faire avorter, et, pour une satisfaction, somme toute minime, elle risque de tout compromettre. – Monsieur Lenormand, je vous ferai remarquer que vous n'avez plus que quatre-vingts secondes. Le chef réprima un geste d'agacement, arpenta la pièce de droite et de gauche, en s'appuyant sur sa canne, s'assit d'un air furieux, comme s'il décidait de se taire, puis soudain, prenant son parti : – Monsieur le Président, la première personne qui entrera dans ce bureau sera celle dont vous avez voulu l'arrestation contre mon gré, je tiens à bien le spécifier. – Plus que quinze secondes, Lenormand. – Gourel… Dieuzy… la première personne, n'est-ce pas ? Monsieur le Procureur général, vous avez mis votre signature ? – Plus que dix secondes, Lenormand. – Monsieur le Président, voulez-vous avoir l'obligeance de sonner ? – Valenglay sonna. L'huissier se présenta au seuil de la porte et attendit. Valenglay se tourna vers le chef. –Eh bien, Lenormand, on attend vos ordres… Qui doit-on introduire ? – Personne. – Mais ce coquin dont vous nous avez promis l'arrestation ? Les six minutes sont largement écoulées. – Oui, mais le coquin est ici. – Comment ? Je ne comprends pas, personne n'est entré. – Si. – Ah ça ! Mais voyons Lenormand, vous vous moquez de moi… Je vous répète qu'il n'est entré personne. – Nous étions quatre dans ce bureau, monsieur le Président, nous sommes cinq. Par conséquent, il est entré quelqu'un. Valenglay sursauta. – Hein ? C'est de la folie ! que voulez-vous dire ? Les deux agents s'étaient glissés entre la porte et l'huissier. M. Lenormand s'approcha de celui-ci, lui plaqua les mains sur l'épaule, et d'une voix forte : – Au nom de la loi, Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, chef des huissiers à la Présidence du Conseil, je vous arrête. Valenglay éclata de rire : – Ah ! elle est bonne… Celle-là est bonne… Ce sacré Lenormand, il en a de drôles ! Bravo, Lenormand, il y a longtemps que je n'avais ri comme ça… M. Lenormand se tourna vers le Procureur général : – Monsieur le Procureur général, n'oubliez pas de mettre sur le mandat la profession du sieur Daileron, n'est-ce pas ? chef des huissiers à la Présidence du Conseil… – Mais oui… mais oui… chef des huissiers à la Présidence du Conseil, bégaya Valenglay qui se tenait les côtes… Ah ! ce bon Lenormand a des trouvailles de génie Le public réclamait une arrestation… Vlan, il lui flanque par la tête, qui ? Mon chef des huissiers, Auguste le serviteur modèle… Eh bien ! vrai, Lenormand, je vous savais une certaine dose de fantaisie, mais pas à ce point-là, mon cher ! Quel culot ! Depuis le début de la scène, Auguste n'avait pas bougé et semblait ne rien comprendre à ce qui se passait autour de lui. Sa bonne figure de subalterne loyal et fidèle avait un air absolument ahuri. Il regardait tour à tour ses interlocuteurs avec un effort visible pour saisir le sens de leurs paroles. M. Lenormand dit quelques mots à Gourel qui sortit. Puis, s'avançant vers Auguste, il prononça nettement : – Rien à faire. Tu es pincé. Le mieux est d'abattre son jeu quand la partie est perdue. Qu'est-ce que tu as fait, mardi ? – Moi ? rien. J'étais ici. – Tu mens. C'était ton jour de congé. Tu es sorti. – En effet je me rappelle… un ami de province qui est venu… nous nous sommes promenés au Bois. – L'ami s'appelait Marco. Et vous vous êtes promenés dans les caves du Crédit Lyonnais. – Moi ! en voilà une idée ! Marco ? Je ne connais personne de ce nom-là. – Et ça, connais-tu ça ? s'écria le chef en lui mettant sous le nez une paire de lunettes à branches d'or. – Mais non… mais non… je ne porte pas de lunettes… – Si, tu en portes quand tu vas au Crédit Lyonnais et que tu te fais passer pour M. Kesselbach. Celles-là viennent de la chambre que tu occupes, sous le nom de M. Jérôme, au numéro 5 de la rue du Cotisée. – Moi, une chambre ? Je couche au ministère. – Mais tu changes de vêtements là-bas, pour jouer tes rôles dans la bande de Lupin. L'autre passa la main sur son front couvert de sueur. Il était livide, il balbutia : – Je ne comprends pas… vous dites des choses… des choses… – T'en faut-il une que tu comprennes mieux ? Tiens, voilà ce qu'on trouve parmi les chiffons de papier que tu jettes à la corbeille, sous ton bureau de l'antichambre, ici même. Et M. Lenormand déplia une feuille de papier à en-tête du ministère, où on lisait à divers endroits, tracés d'une écriture qui tâtonne : Rudolph Kesselbach. – Eh bien, qu'en dis-tu de celle-là, brave serviteur ? des exercices d'application sur la signature de M. Kesselbach, est-ce une preuve ? Un coup de poing en pleine poitrine fit chanceler M. Lenormand. D'un bond, Auguste fut devant la fenêtre ouverte, enjamba l'appui et sauta dans la cour d'honneur. – Nom d'un chien ! cria Valenglay. Ah ! le bandit. Il sonna, courut, voulut appeler par la fenêtre. M. Lenormand lui dit avec le plus grand calme : – Ne vous agitez pas, monsieur le Président… – Mais cette canaille d'Auguste… – Une seconde, je vous en prie… j'avais prévu ce dénouement… je l'escomptais même… il n'est pas de meilleur aveu. Dominé par tant de sang-froid, Valenglay reprit sa place. Au bout d'un instant, Gourel faisait son entrée en tenant par le collet le sieur Daileron, Auguste-Maximin-Philippe, dit Jérôme, chef des huissiers à la Présidence du Conseil. – Amène, Gourel, dit M. Lenormand, comme on dit : « Apporte ! » au bon chien de chasse qui revient avec le gibier en travers de sa gueule Il s'est laissé faire ? – Il a un peu mordu, mais je serrais dur, répliqua le brigadier, en montrant sa main énorme et noueuse. – Bien, Gourel. Maintenant, mène-moi ce bonhomme-là au Dépôt, dans un fiacre. Sans adieu, monsieur Jérôme. Valenglay s'amusait beaucoup. Il se frottait les mains en riant. L'idée que le chef de ses huissiers était un des complices de Lupin lui semblait la plus charmante et la plus ironique des aventures. – Bravo, mon cher Lenormand, tout cela est admirable, mais comment diable avez-vous manœuvré ? – Oh ! de la façon la plus simple. Je savais que M. Kesselbach s'était adressé à l'agence Barbareux, et que Lupin s'était présenté chez lui soi-disant de la part de cette agence. J'ai cherché de ce côté-là, et j'ai découvert que l'indiscrétion commise au préjudice de M. Kesselbach et de Barbareux n'avait pu l'être qu'au profit d'un nommé Jérôme, ami d'un employé de l'agence. Si vous ne m'aviez pas ordonné de brusquer les choses, je surveillais l'huissier, et j'arrivais à Marco, puis à Lupin. – Vous y arriverez, Lenormand. Et nous allons assister au spectacle le plus passionnant du monde, la lutte entre Lupin et vous. Je parie pour vous. Le lendemain matin, les journaux publiaient cette lettre : « Lettre ouverte à M. Lenormand, chef de la Sûreté. « Tous mes compliments, cher monsieur et ami, pour l'arrestation de l'huissier Jérôme. Ce fut de la bonne besogne, bien faite et digne de vous. « Toutes mes félicitations également pour la façon ingénieuse avec laquelle vous avez prouvé au président du Conseil que je n'étais pas l'assassin de M. Kesselbach. Votre démonstration fut claire, logique, irréfutable, et, qui plus est, véridique. Comme vous le savez, je ne tue pas. Merci de l'avoir établi en cette occasion. L'estime de mes contemporains et la vôtre, cher monsieur et ami, me sont indispensables. « En revanche, permettez-moi de vous assister dans la poursuite du monstrueux assassin et de vous donner un coup d'épaule dans l'affaire Kesselbach. Affaire très intéressante, vous pouvez m'en croire, si intéressante et si digne de mon attention que je sors de la retraite où je vivais depuis quatre ans, entre mes livres et mon bon chien Sherlock, que je bats le rappel de tous mes camarades, et que je me jette de nouveau dans la mêlée. « Comme la vie a des retours imprévus ! Me voici votre collaborateur. Soyez sûr, cher monsieur et ami, que je m'en félicite, et que j'apprécie à son juste prix cette faveur de la destinée. « Signé : ARSÈNE LUPIN. » « Post-scriptum. – Un mot encore pour lequel je ne doute pas que vous m'approuviez. Comme il est inconvenant qu'un gentleman, qui eut le glorieux privilège de combattre sous ma bannière, pourrisse sur la paille humide de vos prisons, je crois devoir loyalement vous prévenir que, dans cinq semaines, vendredi le 31 mai, je mettrai en liberté le sieur Jérôme, promu par moi au grade de chef des huissiers à la Présidence du Conseil. N'oubliez pas la date : le vendredi 31 mai. – A. L. » LE PRINCE SERNINE À L'OUVRAGE Un rez-de-chaussée, au coin du boulevard Haussmann et de la rue de Courcelles C'est là qu'habite le prince Sernine, un des membres les plus brillants de la colonie russe à Paris, et dont le nom revient à chaque instant dans les « Déplacements et Villégiatures » des journaux. Onze heures du matin. Le prince entre dans son cabinet de travail. C'est un homme de trente-cinq à trente-huit ans, dont les cheveux châtains se mêlent de quelques fils d'argent. Il a un teint de belle santé, de fortes moustaches, et des favoris coupés très courts, à peine dessinés sur la peau fraîche des joues. Il est correctement vêtu d'une redingote grise qui lui serre la taille, et d'un gilet à dépassant de coutil blanc. – Allons, dit-il à mi-voix, je crois que la journée va être rude. Il ouvrit une porte qui donnait dans une grande pièce où quelques personnes attendaient, et il dit : – Varnier est là ? Entre donc, Varnier. Un homme, à l'allure de petit bourgeois, trapu, solide, bien d'aplomb sur ses jambes, vint à son appel. Le prince referma la porte sur lui. – Eh bien, où en es-tu Varnier ? – Tout est prêt pour ce soir, patron. – Parfait. Raconte, en quelques mots. – Voilà. Depuis l'assassinat de son mari, Mme Kesselbach, sur la foi du prospectus que vous lui avez fait envoyer, a choisi comme demeure la maison de retraite pour dames, située à Garches. Elle habite, au fond du jardin, le dernier des quatre pavillons que la direction loue aux dames qui désirent vivre tout à fait à l'écart des autres pensionnaires, le pavillon de l'Impératrice. – Comme domestiques ? – Sa demoiselle de compagnie, Gertrude, avec laquelle elle est arrivée quelques heures après le crime, et la sœur de Gertrude, Suzanne, qu'elle a fait venir de Monte-Carlo, et qui lui sert de femme de chambre. Les deux sœurs lui sont toutes dévouées. – Edwards, le valet de chambre ? – Elle ne l'a pas gardé. Il est retourné dans son pays. – Elle voit du monde ? – Personne. Elle passe son temps étendue sur un divan. Elle semble très faible, malade. Elle pleure beaucoup. Hier, le juge d'instruction est resté deux heures auprès d'elle. – Bien. La jeune fille, maintenant ? – Mlle Geneviève Ernemont habite de l'autre côté de la route une ruelle qui s'en va vers la pleine campagne, et, dans cette ruelle, la troisième maison à droite. Elle tient une école libre et gratuite pour enfants retardataires. Sa grand-mère, Mme Ernemont, demeure avec elle. – Et, d'après ce que tu m'as écrit, Geneviève Ernemont et Mme Kesselbach ont fait connaissance ? – Oui. La jeune fille a été demander à Mme Kesselbach des subsides pour son école. Elles ont dû se plaire, car voici quatre jours qu'elles sortent ensemble dans le parc de Villeneuve, dont le jardin de la maison de retraite n'est qu'une dépendance. – À quelle heure sortent-elles ? – De cinq à six. À six heures juste, la jeune fille rejoint son école. – Donc, tu as organisé la chose ? – Pour aujourd'hui, six heures. Tout est prêt. – Il n'y aura personne ? – Il n'y a jamais personne dans le parc à cette heure-là. – C'est bien. J'y serai. Va. Il le fit sortir par la porte du vestibule, et revenant vers la salle d'attente, il appela : – Les frères Doudeville. Deux jeunes gens entrèrent, habillés avec une élégance un peu trop recherchée, les yeux vifs, l'air sympathique. – Bonjour, Jean. Bonjour, Jacques. Quoi de nouveau à la Préfecture ? – Pas grand-chose, patron. – M. Lenormand a toujours confiance en vous ? – Toujours. Après Gourel, nous sommes ses inspecteurs favoris. La preuve, c'est qu'il nous a installés au Palace-Hôtel pour surveiller les gens qui habitaient le couloir du premier étage, au moment de l'assassinat de Chapman. Tous les matins Gourel vient, et nous lui faisons le même rapport qu'à vous. – Parfait. Il est essentiel que je sois au courant de tout ce qui se fait et de tout ce qui se dit à la Préfecture de police. Tant que Lenormand vous croira ses hommes, je suis maître de la situation. Et dans l'hôtel, avez-vous découvert une piste quelconque ? Jean Doudeville, l'aîné, répondit : – L'Anglaise, celle qui habitait une des chambres, l'Anglaise est partie. – Celle-là ne m'intéresse pas. J'ai mes renseignements. Mais son voisin, le major Parbury ? Ils semblèrent embarrassés. Enfin l'un des deux répondit : – Ce matin, le major Parbury a commandé qu'on transportât ses bagages à la gare du Nord, pour le train de midi cinquante, et il est parti de son côté en automobile. Nous avons été au départ du train. Le major n'est pas venu. – Et les bagages ? – Il les a fait reprendre à la gare. – Par qui ? – Par un commissionnaire, nous a-t-on dit. – De sorte que sa trace est perdue ? – Oui. – Enfin ! s'écria joyeusement le prince. Les autres le regardèrent, étonnés. – Eh oui, dit-il voilà un indice ! – Vous croyez ? – Évidemment. L'assassinat de Chapman n'a pu être commis que dans une des chambres de ce couloir. C'est là, chez un complice, que le meurtrier de M. Kesselbach avait conduit le secrétaire, c'est là qu'il l'a tué, c'est là qu'il a changé de vêtements, et c'est le complice qui, une fois l'assassin parti, a déposé le cadavre dans le couloir. Mais quel complice ? La manière dont disparaît le major Parbury tendrait à prouver qu'il n'est pas étranger à l'affaire. Vite, téléphonez la bonne nouvelle à M. Lenormand ou à Gourel. Il faut qu'on soit au courant le plus vite possible à la Préfecture. Ces messieurs et moi, nous marchons la main dans la main. Il leur fit encore quelques recommandations, concernant leur double rôle d'inspecteurs de la police au service du prince Sernine, et il les congédia. Dans la salle d'attente, il restait deux visiteurs. Il introduisit l'un deux. – Mille excuses, docteur, lui dit-il. Je suis tout à toi. Comment va Pierre Leduc ? – Mort. – Oh ! oh ! dit Sernine. Je m'y attendais depuis ton mot de ce matin. Mais, tout de même, le pauvre garçon n'a pas été long… – Il était usé jusqu'à la corde. Une syncope, et c'était fini. – Il n'a pas parlé ? – Non. – Tu es sûr que, depuis le jour où nous l'avons cueilli ensemble sous la table d'un café à Belleville, tu es sûr que personne, dans ta clinique, n'a soupçonné que c'était lui, Pierre Leduc, que la police recherche, ce mystérieux Pierre Leduc que Kesselbach voulait trouver à tout prix ? – Personne. Il occupait une chambre à part. En outre, j'avais enveloppé sa main gauche d'un pansement pour qu'on ne pût voir la blessure du petit doigt. Quant à la cicatrice de la joue, elle est invisible sous la barbe. – Et tu l'as surveillé toi-même ? – Moi-même. Et, selon vos instructions, j'ai profité, pour l'interroger, de tous les instants où il semblait plus lucide. Mais je n'ai pu obtenir que des balbutiements indistincts. Le prince murmura pensivement : – Mort… Pierre Leduc est mort… Toute l'affaire Kesselbach reposait évidemment sur lui, et voilà… voilà qu'il disparaît sans une révélation, sans un seul mot sur lui, sur son passé… Faut-il m'embarquer dans cette aventure à laquelle je ne comprends encore rien ? C'est dangereux… Je peux sombrer… Il réfléchit un moment et s'écria : – Ah ! tant pis ! je marche quand même. Ce n'est pas une raison parce que Pierre Leduc est mort pour que j'abandonne la partie. Au contraire ! Et l'occasion est trop tentante. Pierre Leduc est mort. Vive Pierre Leduc ! Va, docteur. Rentre chez toi. Ce soir je te téléphonerai. Le docteur sortit. – À nous deux, Philippe, dit Sernine au dernier visiteur, un petit homme aux cheveux gris, habillé comme un garçon d'hôtel, mais d'hôtel de dixième ordre. – Patron, commença Philippe, je vous rappellerai que, la semaine dernière, vous m'avez fait entrer comme valet de chambre à l'hôtel des Deux-Empereurs, à Versailles, pour surveiller un jeune homme. – Eh oui, je sais… Gérard Baupré. Où en est-il ? – À bout de ressources. – Toujours des idées noires ? – Toujours. Il veut se tuer. – Est-ce sérieux ? – Très sérieux. J'ai trouvé dans ses papiers cette petite note au crayon. – Ah ! ah ! fit Sernine, en lisant la note, il annonce sa mort et ce serait pour ce soir ! – Oui, patron, la corde est achetée et le crochet fixé au plafond. Alors, selon vos ordres, je suis entré en relation avec lui, il m'a raconté sa détresse, et je lui ai conseillé de s'adresser à vous. « Le prince Sernine est riche, lui ai-je dit, il est généreux, peut-être vous aidera-t-il. » – Tout cela est parfait. De sorte qu'il va venir ? – Il est là. – Comment le sais-tu ? – Je l'ai suivi. Il a pris le train de Paris, et maintenant il se promène de long en large sur le boulevard. D'un moment à l'autre il se décidera. À cet instant un domestique apporta une carte. Le prince lut et dit : – Introduisez M. Gérard Baupré. Et s'adressant à Philippe : – Passe dans ce cabinet, écoute et ne bouge pas. Resté seul, le prince murmura : – Comment hésiterais-je ? C'est le destin qui l'envoie, celuilà… Quelques minutes après, entrait un grand jeune homme blond, mince, au visage amaigri, au regard fiévreux, et qui se tint sur le seuil, embarrassé, hésitant, dans l'attitude d'un mendiant qui voudrait tendre la main et qui n'oserait pas. La conversation fut courte. – C'est vous, M. Gérard Baupré ? – Oui… oui… c'est moi. – Je n'ai pas l'honneur… – Voilà monsieur… voilà… on m'a dit… – Qui, on ? – Un garçon d'hôtel qui prétend avoir servi chez vous… – Enfin, bref ? – Eh bien… Le jeune homme s'arrêta, intimidé, bouleversé par l'attitude hautaine du prince. Celui-ci s'écria : – Cependant, monsieur, il serait peut-être nécessaire… – Voilà, monsieur, on m'a dit que vous étiez très riche et généreux… Et j'ai pensé qu'il vous serait possible… Il s'interrompit, incapable de prononcer la parole de prière et d'humiliation. Sernine s'approcha de lui. – Monsieur Gérard Baupré, n'avez-vous pas publié un volume de vers intitulé : Le sourire du printemps ? – Oui, oui, s'écria le jeune homme dont le visage s'éclaira vous avez lu ? – Oui… Très jolis, vos vers… très jolis… seulement, est-ce que vous comptez vivre avec ce qu'ils vous rapporteront ? – Certes un jour ou l'autre… – Un jour ou l'autre… plutôt l'autre, n'est-ce pas ? Et, en attendant, vous venez me demander de quoi vivre ? – De quoi manger, monsieur. Sernine lui mit la main sur l'épaule, et froidement : – Les poètes ne mangent pas, monsieur. Ils se nourrissent de rimes et de rêves. Faites ainsi. Cela vaut mieux que de tendre la main. Le jeune homme frissonna sous l'insulte. Sans une parole il se dirigea vivement vers la porte. Sernine l'arrêta. – Un mot encore, monsieur. Vous n'avez plus la moindre ressource ? – Pas la moindre. – Et vous ne comptez sur rien ? – J'ai encore un espoir… J'ai écrit à un de mes parents, le suppliant de m'envoyer quelque chose. J'aurai sa réponse aujourd'hui. C'est la dernière limite. – Et, si vous n'avez pas de réponse, vous êtes décidé sans doute, ce soir même, à… – Oui, monsieur. Ceci fut dit simplement et nettement. Sernine éclata de rire. – Dieu ! que vous êtes comique, brave jeune homme ! Et quelle conviction ingénue ! Revenez me voir l'année prochaine voulez-vous ? Nous reparlerons de tout cela… C'est si curieux, si intéressant et si drôle surtout ah ! ah ! ah ! Et, secoué de rires, avec des gestes affectés et des salutations, il le mit à la porte. – Philippe, dit-il en ouvrant au garçon d'hôtel, tu as entendu ? – Oui, patron. – Gérard Baupré attend cet après-midi un télégramme, une promesse de secours… – Oui, sa dernière cartouche. – Ce télégramme, il ne faut pas qu'il le reçoive. S'il arrive, cueille-le au passage et déchire-le. – Bien, patron. – Tu es seul dans ton hôtel ? – Oui, seul avec la cuisinière qui ne couche pas. Le patron est absent. – Bon. Nous sommes les maîtres. À ce soir, vers onze heures. File. Le prince Sernine passa dans sa chambre et sonna son domestique. – Mon chapeau, mes gants et ma canne. L'auto est là ? – Oui, monsieur. Il s'habilla, sortit et s'installa dans une vaste et confortable limousine qui le conduisit au bois de Boulogne, chez le marquis et la marquise de Gastyne, où il était prié à déjeuner. À deux heures et demie, il quittait ses hôtes, s'arrêtait avenue Kléber, prenait deux de ses amis et un docteur, et arrivait à trois heures moins cinq au parc des Princes. À trois heures, il se battait au sabre avec le commandant italien Spinelli, dès la première reprise coupait l'oreille à son adversaire, et, à trois heures trois quarts, taillait au cercle de la rue Cambon une banque d'où il se retirait, à cinq heures vingt, avec un bénéfice de quarante-sept mille francs. Et tout cela sans hâte, avec une sorte de nonchalance hautaine, comme si le mouvement endiablé qui semblait emporter sa vie dans un tourbillon d'actes et d'événements était la règle même de ses journées les plus paisibles. – Octave, dit-il à son chauffeur, nous allons à Garches. Et, à six heures moins dix, il descendait devant les vieux murs du parc de Villeneuve. Dépecé maintenant, abîmé, le domaine de Villeneuve conserve encore quelque chose de la splendeur qu'il connut au temps où l'impératrice Eugénie venait s'y reposer. Avec ses vieux arbres, son étang, l'horizon de feuillage que déroulent les bois de Saint-Cloud, le paysage a de la grâce et de la mélancolie. Une partie importante du domaine fut donnée à l'Institut Pasteur. Une portion plus petite, et séparée de la première par tout l'espace réservé au public, forme une propriété encore assez vaste, et où s'élèvent, autour de la maison de retraite, quatre pavillons isolés. « C'est là que demeure Mme Kesselbach », se dit le prince en voyant de loin les toits de la maison et des quatre pavillons. Cependant, il traversait le parc et se dirigeait vers l'étang. Soudain il s'arrêta derrière un groupe d'arbres. Il avait aperçu deux dames accoudées au parapet du pont qui franchit l'étang. « Varnier et ses hommes doivent être dans les environs. Mais, fichtre, ils se cachent rudement bien. J'ai beau chercher… » Les deux dames foulaient maintenant l'herbe des pelouses, sous les grands arbres vénérables. Le bleu du ciel apparaissait entre les branches que berçait une brise calme, et il flottait dans l'air des odeurs de printemps et de jeune verdure. Sur les pentes de gazon qui descendaient vers l'eau immobile, les marguerites, les pommeroles, les violettes, les narcisses, le muguet, toutes les petites fleurs d'avril et de mai se groupaient et formaient çà et là comme des constellations de toutes les couleurs. Le soleil se penchait à l'horizon. Et tout à coup trois hommes surgirent d'un bosquet et vinrent à la rencontre des promeneuses. Ils les abordèrent. Il y eut quelques paroles échangées. Les deux dames donnaient des signes visibles de frayeur. L'un des hommes s'avança vers la plus petite et voulut saisir la bourse en or qu'elle tenait à la main. Elles poussèrent des cris, et les trois hommes se jetèrent sur elles. « C'est le moment ou jamais de surgir », se dit le prince. Et il s'élança. En dix secondes il avait presque atteint le bord de l'eau. À son approche les trois hommes s'enfuirent. Fuyez, malandrins, ricana-t-il, fuyez à toutes jambes. Voilà le sauveur qui émerge. Et il se mit à les poursuivre. Mais une des dames le supplia : – Oh ! monsieur, je vous en prie mon amie est malade. La plus petite des promeneuses, en effet, était tombée sur le gazon, évanouie. Il revint sur ses pas et, avec inquiétude : – Elle n'est pas blessée ? dit-il. Est-ce que ces misérables ? – Non non… c'est la peur seulement, l'émotion… Et puis vous allez comprendre : cette dame est Mme Kesselbach… – Oh ! dit-il. Il offrit un flacon de sels que la jeune femme fit aussitôt respirer à son amie. Et il ajouta : – Soulevez l'améthyste qui sert de bouchon Il y a une petite boîte, et dans cette boîte, des pastilles. Que madame en prenne une… une, pas davantage, c'est très violent… Il regardait la jeune femme soigner son amie. Elle était blonde, très simple d'aspect, le visage doux et grave, avec un sourire qui animait ses traits alors même qu'elle ne souriait pas. « C'est Geneviève », pensa-t-il. Et il répéta en lui-même, tout ému. « Geneviève… Geneviève » Mme Kesselbach cependant se remettait peu à peu. Étonnée d'abord, elle parut ne pas comprendre. Puis, la mémoire lui revenant, d'un signe de tête elle remercia son sauveur. Alors il s'inclina profondément et dit : – Permettez-moi de me présenter : Le prince Sernine. Elle dit à voix basse : – Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance. – En ne l'exprimant pas, madame. C'est le hasard qu'il faut remercier, le hasard qui a dirigé ma promenade de ce côté. Mais puis-je vous offrir mon bras ? Quelques minutes après, Mme Kesselbach sonnait à la maison de retraite, et elle disait au prince : – Je réclamerai de vous un dernier service, monsieur. Ne parlez pas de cette agression. – Cependant, madame, ce serait le seul moyen de savoir… – Pour savoir, il faudrait une enquête, et ce serait encore du bruit autour de moi, des interrogatoires, de la fatigue, et je suis à bout de forces. Le prince n'insista pas. La saluant, il demanda : – Me permettrez-vous de prendre de vos nouvelles ? – Mais certainement… Elle embrassa Geneviève et rentra. La nuit cependant commençait à tomber. Sernine ne voulut pas que Geneviève retournât seule. Mais ils ne s'étaient pas engagés dans le sentier qu'une silhouette détachée de l'ombre accourut au-devant d'eux. – Grand-mère ! s'écria Geneviève. Elle se jeta dans les bras d'une vieille femme qui la couvrit de baisers. – Ah ! ma chérie, ma chérie, que s'est-il passé ? Comme tu es en retard ; toi si exacte ! Geneviève présenta : – Mme Ernemont, ma grand-mère. Le prince Sernine… Puis elle raconta l'incident et Mme Ernemont répétait : – Oh ! ma chérie, comme tu as dû avoir peur ! je n'oublierai jamais, monsieur, je vous le jure… Mais comme tu as dû avoir peur, ma pauvre chérie ! – Allons, bonne-maman, tranquillise-toi puisque me voilà… – Oui, mais la frayeur a pu te faire mal On ne sait jamais les conséquences… Oh ! c'est horrible… Ils longèrent une haie par-dessus laquelle on devinait une cour plantée d'arbres, quelques massifs, un préau, et une maison blanche. Derrière la maison s'ouvrait, à l'abri d'un bouquet de sureaux disposés en tonnelle, une petite barrière. La vieille dame pria le prince Sernine d'entrer et le conduisit dans un petit salon qui servait à la fois de parloir. Geneviève demanda au prince la permission de se retirer un instant, pour aller voir ses élèves, dont c'était l'heure du souper. Le prince et Mme Ernemont restèrent seuls. La vieille dame avait une figure pâle et triste, sous ses cheveux blancs dont les bandeaux se terminaient par deux anglaises. Trop forte, de marche lourde, elle avait, malgré son apparence et ses vêtements de dame, quelque chose d'un peu vulgaire, mais les yeux étaient infiniment bons. Tandis qu'elle mettait un peu d'ordre sur la table, tout en continuant à dire son inquiétude, le prince Sernine s'approcha d'elle, lui saisit la tête entre les deux mains et l'embrassa sur les deux joues. – Eh bien, la vieille, comment vas-tu ? Elle demeura stupide, les yeux hagards, la bouche ouverte. Le prince l'embrassa de nouveau en riant. Elle bredouilla : – Toi ! c'est toi ! Ah ! Jésus-Marie… Jésus-Marie… Est-ce possible ! Jésus-Marie ! – Ma bonne Victoire ! – Ne m'appelle pas ainsi, s'écria-t-elle en frissonnant. Victoire est morte Ta vieille nourrice n'existe plus. J'appartiens tout entière à Geneviève… Elle dit encore à voix basse : – Ah ! Jésus j'avais bien lu ton nom dans les journaux… Alors, c'est vrai, tu recommences ta mauvaise vie ? – Comme tu vois. – Tu m'avais pourtant juré que c'était fini, que tu partais pour toujours, que tu voulais devenir honnête. – J'ai essayé. Voilà quatre ans que j'essaie… Tu ne prétendras point que pendant ces quatre ans j'aie fait parler de moi ? – Eh bien ? – Eh bien, ça m'ennuie. Elle soupira : – Toujours le même… Tu n'as pas changé… Ah ! c'est bien fini, tu ne changeras jamais… Ainsi, tu es dans l'affaire Kesselbach ? – Parbleu ! Sans quoi me serais-je donné la peine d'organiser contre Mme Kesselbach, à six heures, une agression pour avoir l'occasion, à six heures cinq, de l'arracher aux griffes de mes hommes ? Sauvée par moi, elle est obligée de me recevoir. Me voilà au cœur de la place, et, tout en protégeant la veuve, je surveille les alentours. Ah ! que veux-tu, la vie que je mène ne me permet pas de flâner et d'employer le régime des petits soins et des hors-d'œuvre. Il faut que j'agisse par coups de théâtre, par victoires brutales. Elle l'observait avec effarement, et elle balbutia : – Je comprends… je comprends tout ça, c'est du mensonge… Mais alors Geneviève… – Eh ! d'une pierre, je faisais deux coups. Tant qu'à préparer un sauvetage, autant marcher pour deux. Pense à ce qu'il m'eût fallu de temps, d'efforts inutiles, peut-être, pour me glisser dans l'intimité de cette enfant ! Qu'étais-je pour elle ? Que serais-je encore ? Un inconnu, un étranger. Maintenant je suis le sauveur. Dans une heure je serai l'ami. Elle se mit à trembler. – Ainsi tu n'as pas sauvé Geneviève… ainsi tu vas nous mêler à tes histoires… Et soudain, dans un accès de révolte, l'agrippant aux épaules : – Eh bien, non, j'en ai assez, tu entends ? Tu m'as amené cette petite un jour en me disant : « Tiens, je te la confie, ses parents sont morts prends-la sous ta garde. » Eh bien, elle y est, sous ma garde, et je saurai la défendre contre toi et contre toutes tes manigances. Debout, bien d'aplomb, ses deux poings crispés, le visage résolu, Mme Ernemont semblait prête à toutes les éventualités. Posément, sans brusquerie, le prince Sernine détacha l'une après l'autre les deux mains qui l'étreignaient, à son tour empoigna la vieille dame par les épaules, l'assit dans un fauteuil, se baissa vers elle, et, d'un ton très calme, lui dit : – Zut ! Elle se mit à pleurer, vaincue tout de suite, et, croisant ses mains devant Sernine : – Je t'en prie, laisse-nous tranquilles. Nous étions si heureuses ! Je croyais que tu nous avais oubliées, et je bénissais le ciel chaque fois qu'un jour s'écoulait. Mais oui je t'aime bien, cependant. Mais Geneviève vois-tu, je ne sais pas ce que je ferais pour cette enfant. Elle a pris ta place dans mon cœur. – Je m'en aperçois, dit-il en riant. Tu m'enverrais au diable avec plaisir. Allons, assez de bêtises ! Je n'ai pas de temps à perdre. Il faut que je parle à Geneviève. – Tu vas lui parler ! – Eh bien ! c'est donc un crime ? – Et qu'est-ce que tu as à lui dire ? – Un secret… un secret très grave, très émouvant… La vieille dame s'effara : – Et qui lui fera de la peine, peut-être ? Oh ! je crains tout… je crains tout pour elle… – La voilà, dit-il. – Non, pas encore. – Si, si je l'entends, essuie tes yeux et sois raisonnable… – Écoute, fit-elle vivement, écoute, je ne sais pas quels sont les mots que tu vas prononcer, quel secret tu vas révéler à cette enfant que tu ne connais pas… Mais, moi qui la connais, je te dis ceci : Geneviève est une nature vaillante, forte, mais très sensible. Fais attention à tes paroles Tu pourrais blesser en elle des sentiments qu'il ne t'est pas possible de soupçonner… – Et pourquoi, mon Dieu ? – Parce qu'elle est d'une race différente de la tienne, d'un autre monde je parle d'un autre monde moral Il… y a des choses qu'il t'est défendu de comprendre maintenant. Entre vous deux, l'obstacle est infranchissable… Geneviève a la conscience la plus pure et la plus haute et toi… – Et moi ? – Et toi, tu n'es pas un honnête homme. Geneviève entra, vive et charmante. – Toutes mes petites sont au dortoir, j'ai dix minutes de répit Eh bien, grand-mère, qu'est-ce que c'est ? Tu as une figure toute drôle… Est-ce encore cette histoire ? – Non, mademoiselle, dit Sernine, je crois avoir été assez heureux pour rassurer votre grand-mère. Seulement, nous causions de vous, de votre enfance, et c'est un sujet, semble-t-il, que votre grand-mère n'aborde pas sans émotion. – De mon enfance ? dit Geneviève en rougissant… Oh ! grand-mère ! – Ne la grondez pas, mademoiselle, c'est le hasard qui a amené la conversation sur ce terrain. Il se trouve que j'ai passé souvent par le petit village où vous avez été élevée. – Aspremont ? – Aspremont, près de Nice… Vous habitiez là une maison neuve, toute blanche… – Oui, dit-elle, toute blanche, avec un peu de peinture bleue autour des fenêtres… J'étais bien jeune, puisque j'ai quitté Aspremont à sept ans ; mais je me rappelle les moindres choses de ce temps-là. Et je n'ai pas oublié l'éclat du soleil sur la façade blanche, ni l'ombre de l'eucalyptus au bout du jardin… – Au bout du jardin, mademoiselle, il y avait un champ d'oliviers, et, sous un de ces oliviers, une table où votre mère travaillait les jours de chaleur – C'est vrai, c'est vrai, dit-elle, toute remuée… moi, je jouais à côté… – Et c'est là, dit-il, que j'ai vu votre mère plusieurs fois… Tout de suite, en vous voyant, j'ai retrouvé son image plus gaie, plus heureuse. – Ma pauvre mère, en effet, n'était pas heureuse. Mon père était mort le jour même de ma naissance, et rien n'avait pu la consoler. Elle pleurait beaucoup. J'ai gardé de cette époque un petit mouchoir avec lequel j'essuyais ses larmes. – Un petit mouchoir à dessins rosés. – Quoi ! fit-elle, saisie d'étonnement, vous savez… – J'étais là, un jour, quand vous la consoliez Et vous la consoliez si gentiment que la scène est restée précise dans ma mémoire. Elle le regarda profondément, et murmura, presque en elle-même : – Oui, oui… il me semble bien… l'expression de vos yeux et puis le son de votre voix… Elle baissa les paupières un instant, et se recueillit comme si elle cherchait vainement à fixer un souvenir qui lui échappait. Et elle reprit : – Alors vous la connaissiez ? – J'avais des amis près d'Aspremont, chez qui je la rencontrais. La dernière fois, elle m'a paru plus triste encore… plus pâle, et quand je suis revenu… – C'était fini, n'est-ce pas ? dit Geneviève oui, elle est partie très vite en quelques semaines et je suis restée seule avec des voisins qui la veillaient et un matin on l'a emportée… Et le soir de ce jour, comme je dormais, il est venu quelqu'un qui m'a prise dans ses bras, qui m'a enveloppée de couvertures… – Un homme ? dit le prince. – Oui, un homme. Il me parlait tout bas, très doucement… sa voix me faisait du bien et, en m'emmenant sur la route, puis en voiture dans la nuit, il me berçait et me racontait des histoires de sa même voix… de sa même voix… Elle s'était interrompue peu à peu, et elle le regardait de nouveau, plus profondément encore et avec un effort visible pour saisir l'impression fugitive qui l'effleurait par instants. Il lui dit : – Et après ? Où vous a-t-il conduite ? – Là, mon souvenir est vague… C'est comme si j'avais dormi plusieurs jours… Je me retrouve seulement dans le bourg de Vendée où j'ai passé toute la seconde moitié de mon enfance, à Montégut, chez le père et la mère Izereau, de braves gens qui m'ont nourrie, qui m'ont élevée, et dont je n'oublierai jamais le dévouement et la tendresse. – Et ils sont morts aussi, ceux-là ? – Oui, dit-elle, une épidémie de fièvre typhoïde dans la région… mais je ne le sus que plus tard Dès le début de leur maladie, j'avais été emportée comme la première fois, et dans les mêmes conditions, la nuit, par quelqu'un qui m'enveloppa également de couvertures… Seulement, j'étais plus grande, je me débattis, je voulus crier et il dut me fermer la bouche avec un foulard. – Vous aviez quel âge ? – Quatorze ans il y a de cela quatre ans. – Donc, vous avez pu distinguer cet homme ? – Non, celui-là se cachait davantage, et il ne m'a pas dit un seul mot… Cependant j'ai toujours pensé que c'était le même car j'ai gardé le souvenir de la même sollicitude, des mêmes gestes attentifs, pleins de précaution. – Et après ? – Après, comme jadis, il y a de l'oubli, du sommeil Cette fois, j'ai été malade, paraît-il, j'ai eu la fièvre Et je me réveille dans une chambre gaie, claire. Une dame à cheveux blancs est penchée sur moi et me sourit. C'est grand-mère et la chambre, c'est celle que j'occupe là-haut. Elle avait repris sa figure heureuse, sa jolie expression lumineuse, et elle termina en souriant : – Et voilà… comme quoi Mme Ernemont m'a trouvée un soir au seuil de sa porte, endormie, paraît-il, comme quoi elle m'a recueillie, comme quoi elle est devenue ma grand-mère, et comme quoi, après quelques épreuves, la petite fille d'Aspremont goûte les joies d'une existence calme, et apprend le calcul et la grammaire à des petites filles rebelles ou paresseuses mais qui l'aiment bien. Elle s'exprimait gaiement, d'un ton à la fois réfléchi et allègre, et l'on sentait en elle l'équilibre d'une nature raisonnable. Sernine l'écoutait avec une surprise croissante, et sans chercher à dissimuler son trouble. Il demanda : – Vous n'avez jamais entendu parler de cet homme, depuis ? – Jamais. – Et vous seriez contente de le revoir ? – Oui, très contente. – Eh bien, mademoiselle… Geneviève tressaillit. – Vous savez quelque chose la vérité peut-être… – Non… non, seulement… Il se leva et se promena dans la pièce. De temps à autre son regard s'arrêtait sur Geneviève, et il semblait qu'il était sur le point de répondre par des mots plus précis à la question qui lui était posée. Allait-il parler ? Mme Ernemont attendait avec angoisse la révélation de ce secret dont pouvait dépendre le repos de la jeune fille. Il revint s'asseoir auprès de Geneviève, parut encore hésiter, et lui dit enfin : – Non… non… une idée m'était venue… un souvenir… – Un souvenir ? Et alors ? – Je me suis trompé. Il y avait dans votre récit certains détails qui m'ont induit en erreur. – Vous en êtes sûr ? Il hésita encore, puis affirma : – Absolument sûr. – Eh ! dit-elle, désappointée, j'avais cru deviner que vous connaissiez… Elle n'acheva pas, attendant une réponse à la question qu'elle lui posait, sans oser la formuler complètement. Il se tut. Alors, n'insistant pas davantage, elle se pencha vers Mme Ernemont. – Bonsoir, grand-mère, mes petites doivent être au lit, mais aucune d'elles ne pourrait dormir avant que je l'aie embrassée. Elle tendit la main au prince. – Merci encore… – Vous partez ? dit-il vivement. – Excusez-moi ; grand-mère vous reconduira… Il s'inclina devant elle et lui baisa la main. Au moment d'ouvrir la porte, elle se retourna et sourit. Puis elle disparut. Le prince écouta le bruit de ses pas qui s'éloignait, et il ne bougeait point, la figure pâle d'émotion. – Eh bien, dit la vieille dame, tu n'as pas parlé ? – Non… – Ce secret… – Plus tard… aujourd'hui, c'est étrange… Je n'ai pas pu. – Était-ce donc si difficile ? Ne l'a-t-elle pas senti, elle, que tu étais l'inconnu qui, deux fois, l'avait emportée ? Il suffisait d'un mot… – Plus tard… plus tard, dit-il en reprenant toute son assurance. Tu comprends bien, cette enfant me connaît à peine… Il faut d'abord que je conquière des droits à son affection, à sa tendresse… Quand je lui aurai donné l'existence qu'elle mérite, une existence merveilleuse, comme on en voit dans les contes de fées, alors je parlerai. La vieille dame hocha la tête. – J'ai bien peur que tu ne te trompes… Geneviève n'a pas besoin d'une existence merveilleuse… Elle a des goûts simples. – Elle a les goûts de toutes les femmes, et la fortune, le luxe, la puissance procurent des joies qu'aucune d'elles ne méprise. – Si, Geneviève. Et tu ferais mieux… – Nous verrons bien. Pour l'instant, laisse-moi faire. Et sois tranquille. Je n'ai nullement l'intention, comme tu dis, de mêler Geneviève à toutes mes manigances. C'est à peine si elle me verra… Seulement, quoi, il fallait bien prendre contact C'est fait, Adieu. Il sortit de l'école, et se dirigea vers son automobile. Il était tout heureux. – Elle est charmante et si douce, si grave ! Les yeux de sa mère, ces yeux qui m'attendrissaient jusqu'aux larmes… Mon Dieu, comme tout cela est loin ! Et quel joli souvenir un peu triste, mais si joli ! Et il dit à haute voix : – Certes oui, je m'occuperai de son bonheur. Et tout de suite encore ! Et dès ce soir ! Parfaitement, dès ce soir, elle aura un fiancé ! Pour les jeunes filles, n'est-ce pas la condition du bonheur ? Il retrouva son auto sur la grand-route. – Chez moi, dit-il à Octave. Chez lui il demanda la communication de Neuilly, téléphona ses instructions à celui de ses amis qu'il appelait le Docteur, puis s'habilla. Il dîna au cercle de la rue Cambon, passa une heure à l'Opéra, et remonta dans son automobile. – À Neuilly, Octave. Nous allons chercher le Docteur. Quelle heure est-il ? – Dix heures et demie. – Fichtre ! Active ! Dix minutes après, l'automobile s'arrêtait à l'extrémité du boulevard Inkermann, devant une villa isolée. Au signal de la trompe, le Docteur descendit. Le prince lui demanda : – L'individu est prêt ? – Empaqueté, ficelé, cacheté. – En bon état ? – Excellent. Si tout se passe comme vous me l'avez téléphoné, la police n'y verra que du feu. – C'est son devoir. Embarquons-le. Ils transportèrent dans l'auto une sorte de sac allongé qui avait la forme d'un individu, et qui semblait assez lourd. Et le prince dit : – À Versailles, Octave, rue de la Vilaine, devant l'hôtel des Deux-Empereurs. – Mais c'est un hôtel borgne, fit remarquer le Docteur, je le connais. – À qui le dis-tu ? Et la besogne sera dure, pour moi du moins… Mais sapristi, je ne donnerais pas ma place pour une fortune ! Qui donc prétendait que la vie est monotone ? L'hôtel des Deux-Empereurs… une allée boueuse deux marches à descendre, et l'on pénètre dans un couloir où veille la lueur d'une lampe. Du poing, Sernine frappa contre une petite porte. Un garçon d'hôtel apparut. C'était Philippe, celui-là même à qui, le matin, Sernine avait donné des ordres au sujet de Gérard Baupré. – Il est toujours là ? demanda le prince. – Oui. – La corde ? – Le nœud est fait. – Il n'a pas reçu le télégramme qu'il espérait ? – Le voici, je l'ai intercepté. Sernine saisit le papier bleu et lut. – Bigre, dit-il avec satisfaction, il était temps. On lui annonçait pour demain un billet de mille francs. Allons, le sort me favorise. Minuit moins un quart. Dans un quart d'heure le pauvre diable s'élancera dans l'éternité. Conduis-moi, Philippe. Reste là. Docteur. Le garçon prit la bougie. Ils montèrent au troisième étage et suivirent, en marchant sur la pointe des pieds, un corridor bas et puant, garni de mansardes, et qui aboutissait à un escalier de bois où moisissaient les vestiges d'un tapis. – Personne ne pourra m'entendre ? demanda Sernine. – Personne. Les deux chambres sont isolées. Mais ne vous trompez pas, il est dans celle de gauche. – Bien. Maintenant, redescends. À minuit, le Docteur, Octave et toi, vous apporterez l'individu là où nous sommes, et vous attendrez. L'escalier de bois avait dix marches que le prince gravit avec des précautions infinies. En haut, un palier et deux portes. Il fallut cinq longues minutes à Sernine pour ouvrir celle de droite sans qu'un grincement rompît le silence. Une lumière luisait dans l'ombre de la pièce. À tâtons, pour ne pas heurter une des chaises, il se dirigea vers cette lumière. Elle provenait de la chambre voisine et filtrait à travers une porte vitrée que recouvrait un lambeau de tenture. Le prince écarta ce lambeau. Les carreaux étaient dépolis, mais abîmés, rayés par endroits, de sorte que, en appliquant un œil, on pouvait voir aisément tout ce qui se passait dans l'autre pièce. Un homme s'y trouvait, qu'il aperçut de face, assis devant une table… C'était le poète Gérard Baupré. Il écrivait à la clarté d'une bougie. Au-dessus de lui pendait une corde qui était attachée à un crochet fixé dans le plafond. À l'extrémité inférieure de la corde, un nœud coulant s'arrondissait. Un coup léger tinta à une horloge de la ville. « Minuit moins cinq, pensa Sernine. Encore cinq minutes. » Le jeune homme écrivait toujours. Au bout d'un instant il déposa sa plume, mit en ordre les dix ou douze feuillets de papier qu'il avait noircis d'encre, et se mit à les relire. Cette lecture ne parut pas lui plaire, car une expression de mécontentement passa sur son visage. Il déchira son manuscrit et en brûla les morceaux à la flamme de la bougie. Puis, d'une main fiévreuse, il traça quelques mots sur une feuille blanche, signa brutalement et se leva. Mais, ayant aperçu, à dix pouces au-dessus de sa tête, la corde, il se rassit d'un coup avec un grand frisson d'épouvante. Sernine voyait distinctement sa pâle figure, ses joues maigres contre lesquelles il serrait ses poings crispés. Une larme coula, une seule, lente et désolée. Les yeux fixaient le vide, des yeux effrayants de tristesse, et qui semblaient voir déjà le redoutable néant. Et c'était une figure si jeune ! des joues si tendres encore, que ne rayait la cicatrice d'aucune ride ! et des yeux bleus, d'un bleu de ciel oriental. Minuit, les douze coups tragiques de minuit, auxquels tant de désespérés ont accroché la dernière seconde de leur existence ! Au douzième, il se dressa de nouveau et, bravement cette fois, sans trembler, regarda la corde sinistre. Il essaya même un sourire – pauvre sourire, lamentable grimace du condamné que la mort a déjà saisi. Rapidement il monta sur la chaise et prit la corde d'une main. Un instant il resta là, immobile, non point qu'il hésitât ou manquât de courage, mais c'était l'instant suprême, la minute de grâce que l'on s'accorde avant le geste fatal. Il contempla la chambre infâme où le mauvais destin l'avait acculé, l'affreux papier des murs, le lit misérable. Sur la table, pas un livre : tout avait été vendu. Pas une photographie, pas une enveloppe de lettre ! il n'avait plus ni père, ni mère, plus de famille… Qu'est-ce qui le rattachait à l'existence ? Rien, ni personne. D'un mouvement brusque, il engagea sa tête dans le nœud coulant et tira sur la corde jusqu'à ce que le nœud lui serrât bien le cou. Et, des deux pieds renversant la chaise, il sauta dans le vide. Dix secondes, vingt secondes s'écoulèrent, vingt secondes formidables, éternelles… Le corps avait eu deux ou trois convulsions. Les jambes avaient instinctivement cherché un point d'appui. Plus rien maintenant ne bougeait… Quelques secondes encore… La petite porte vitrée s'ouvrit. Sernine entra. Sans la moindre hâte, il saisit la feuille de papier où le jeune homme avait apposé sa signature et il lut : « Las de la vie, malade, sans argent, sans espoir, je me tue. Qu'on n'accuse personne de ma mort. « 30 avril. – Gérard Baupré. » Il remit la feuille sur la table, bien en vue, approcha la chaise et la posa sous les pieds du jeune homme. Lui-même il escalada la table, et, tout en tenant le corps serré contre lui, il le souleva, élargit le nœud coulant et dépassa la tête. Le corps fléchit entre ses bras. Il le laissa glisser sur le long de la table, et, sautant à terre, il retendit sur le lit. Puis, toujours avec le même flegme, il entrebâilla la porte de sortie. – Vous êtes là tous les trois ? murmura-t-il. Près de lui, au pied de l'escalier de bois, quelqu'un répondit : – Nous sommes là. Faut-il hisser notre paquet ? – Allez-y ! Il prit le bougeoir et les éclaira. Péniblement les trois hommes montèrent l'escalier en portant le sac où était ficelé l'individu. – Déposez-le ici, dit-il en montrant la table. À l'aide d'un canif il coupa les ficelles qui entouraient le sac. Un drap blanc apparut qu'il écarta. Dans ce drap, il y avait un cadavre, le cadavre de Pierre Leduc. – Pauvre Pierre Leduc, dit Sernine, tu ne sauras jamais ce que tu as perdu en mourant si jeune ! Je t'aurais mené loin, mon bonhomme. Enfin, on se passera de tes services… Allons, Philippe, grimpe sur la table, et toi, Octave, sur la chaise. Soulevez-lui la tête et engagez le nœud coulant. Deux minutes plus tard le corps de Pierre Leduc se balançait au bout de la corde. – Parfait, ce n'est pas plus difficile que cela, une substitution de cadavres. Maintenant vous pouvez vous retirer tous. Toi, Docteur, tu repasseras ici demain matin, tu apprendras le suicide du sieur Gérard Baupré, tu entends, de Gérard Baupré – voici sa lettre d'adieu – tu feras appeler le médecin légiste et le commissaire, tu t'arrangeras pour que ni l'un ni l'autre ne constatent que le défunt a un doigt coupé et une cicatrice à la joue – Facile. – Et tu feras en sorte que le procès-verbal soit écrit aussitôt et sous ta dictée. – Facile. – Enfin, évite l'envoi à la Morgue et qu'on donne le permis d'inhumer séance tenante. – Moins facile. – Essaie. Tu as examiné celui-là ? Il désignait le jeune homme qui gisait inerte sur le lit. – Oui, affirma le Docteur. La respiration redevient normale. Mais on risquait gros… la carotide eût pu… – Qui ne risque rien… Dans combien de temps reprendra-til connaissance ? – D'ici quelques minutes. – Bien. Ah ! ne pars pas encore. Docteur. Reste en bas. Ton rôle n'est pas fini ce soir. Demeuré seul, le prince alluma une cigarette et fuma tranquillement, en lançant vers le plafond de petits anneaux de fumée bleue. Un soupir le tira de sa rêverie. Il s'approcha du lit. Le jeune homme commençait à s'agiter, et sa poitrine se soulevait et s'abaissait violemment, ainsi qu'un dormeur sous l'influence d'un cauchemar. Il porta ses mains à sa gorge comme s'il éprouvait une douleur, et ce geste le dressa d'un coup, terrifié, pantelant Alors, il aperçut, en face de lui, Sernine. – Vous ! murmura-t-il sans comprendre. Vous ! Il le contemplait d'un regard stupide, comme il eût contemplé un fantôme. De nouveau il toucha sa gorge, palpa son cou, sa nuque. Et soudain il eut un cri rauque, une folie d'épouvante agrandit ses yeux, hérissa le poil de son crâne, le secoua tout entier comme une feuille ! Le prince s'était effacé, et il avait vu, il voyait au bout de la corde, le pendu ! Il recula jusqu'au mur. Cet homme, ce pendu, c'était lui ! c'était lui-même. Il était mort, et il se voyait mort ! Rêve atroce qui suit le trépas ? Hallucination de ceux qui ne sont plus, et dont le cerveau bouleversé palpite encore d'un reste de vie ? Ses bras battirent l'air. Un moment il parut se défendre contre l'ignoble vision. Puis, exténué, vaincu une seconde fois, il s'évanouit. – À merveille, ricana le prince. Nature sensible impressionnable… Actuellement, le cerveau est désorbité… Allons, l'instant est propice… Mais si je n'enlève pas l'affaire en vingt minutes, il m'échappe… Il poussa la porte qui séparait les deux mansardes, revint vers le lit, enleva le jeune homme, et le transporta sur le lit de l'autre pièce. Puis il lui bassina les tempes avec de l'eau fraîche et lui fit respirer des sels. La défaillance, cette fois, ne fut pas longue. Timidement, Gérard entrouvrit les paupières et leva les yeux vers le plafond. La vision était finie. Mais la disposition des meubles, l'emplacement de la table et de la cheminée, certains détails encore, tout le surprenait – et puis le souvenir de son acte, la douleur qu'il ressentait à la gorge… Il dit au prince : – J'ai fait un rêve, n'est-ce pas ? – Non. – Comment, non ? Et soudain, se rappelant : – Ah ! c'est vrai, je me souviens… j'ai voulu mourir et même… Il se pencha anxieusement : – Mais le reste ? la vision ? – Quelle vision ? – L'homme… la corde… cela, c'est un rêve ? – Non, affirma Sernine, cela aussi, c'est la réalité. – Que dites-vous ? que dites-vous ? oh ! non… non, je vous en prie… éveillez-moi si je dors ou bien que je meure ! Mais je suis mort, n'est-ce pas ? et c'est le cauchemar d'un cadavre… Ah ! je sens ma raison qui s'en va… Je vous en prie… Sernine posa doucement sa main sur les cheveux du jeune homme, et s'inclinant vers lui : – Écoute-moi… écoute-moi bien, et comprends. Tu es vivant. Ta substance et ta pensée sont identiques et vivent. Mais Gérard Baupré est mort. Tu me comprends, n'est-ce pas ? L'être social qui avait nom Gérard Baupré n'existe plus. Tu l'as supprimé, celui-là. Demain, sur les registres de l'état civil, en face de ce nom que tu portais, on inscrira la mention : « décédé » – et la date de ton décès. – Mensonge ! balbutia le jeune homme terrifié, mensonge ! puisque me voilà, moi, Gérard Baupré ! – Tu n'es pas Gérard Baupré, déclara Sernine. Et désignant la porte ouverte : – Gérard Baupré est là, dans la chambre voisine. Veux-tu le voir ? Il est suspendu au clou où tu l'as accroché. Sur la table se trouve la lettre par laquelle tu as signé sa mort. Tout cela est bien régulier, tout cela est définitif. Il n'y a plus à revenir sur ce fait irrévocable et brutal : Gérard Baupré n'existe plus ! Le jeune homme écoutait éperdument. Plus calme, maintenant que les faits prenaient une signification moins tragique, il commençait à comprendre. – Et alors ? – Et alors, causons… – Oui… oui causons… – Une cigarette ? dit le prince. Tu acceptes ? Ah ! je vois que tu te rattaches à la vie. Tant mieux, nous nous entendrons, et cela rapidement. Il alluma la cigarette du jeune homme, la sienne, et, tout de suite, en quelques mots, d'une voix sèche, il s'expliqua : – Feu Gérard Baupré, tu étais las de vivre, malade, sans argent, sans espoir Veux-tu être bien portant, riche, puissant ? – Je ne saisis pas. – C'est bien simple. Le hasard t'a mis sur mon chemin, tu es jeune, joli garçon, poète, tu es intelligent, et – ton acte de désespoir le prouve – d'une belle honnêteté. Ce sont là des qualités que l'on trouve rarement réunies. Je les estime et je les prends à mon compte. – Elles ne sont pas à vendre. – Imbécile ! Qui te parle de vente ou d'achat ? Garde ta conscience. C'est un joyau trop précieux pour que je t'en délivre. – Alors qu'est-ce que vous me demandez ? – Ta vie ! Et, désignant la gorge encore meurtrie du jeune homme : – Ta vie ! ta vie que tu n'as pas su employer ! Ta vie que tu as gâchée, perdue, détruite, et que je prétends refaire, moi, et suivant un idéal de beauté, de grandeur et de noblesse qui te donnerait le vertige, mon petit, si tu entrevoyais le gouffre où plonge ma pensée secrète… Il avait saisi entre ses mains la tête de Gérard, et il continuait avec une emphase ironique : – Tu es libre ! Pas d'entraves ! Tu n'as plus à subir le poids de ton nom ! Tu as effacé ce numéro matricule que la société avait imprimé sur toi comme un fer rouge sur l'épaule. Tu es libre ! Dans ce monde d'esclaves où chacun porte son étiquette, toi tu peux, ou bien aller et venir inconnu, invisible, comme si tu possédais l'anneau de Gygès ou bien choisir ton étiquette, celle qui te plaît ! Comprends-tu ? comprends-tu le trésor magnifique que tu représentes pour un artiste, pour toi si tu le veux ? Une vie vierge, toute neuve ! Ta vie, c'est de la cire que tu as le droit de modeler à ta guise, selon les fantaisies de ton imagination ou les conseils de ta raison. Le jeune homme eut un geste de lassitude. – Eh ! que voulez-vous que je fasse de ce trésor ? Qu'en ai-je fait jusqu'ici ? Rien. – Donne-le-moi. – Qu'en pourrez-vous faire ? – Tout. Si tu n'es pas un artiste, j'en suis un, moi ! et enthousiaste, inépuisable, indomptable, débordant. Si tu n'as pas le feu sacré, je l'ai, moi ! Où tu as échoué, je réussirai, moi ! Donne-moi ta vie. – Des mots, des promesses ! s'écria le jeune homme dont le visage s'animait. Des songes creux ! Je sais bien ce que je vaux ! Je connais ma lâcheté, mon découragement, mes efforts qui avortent, toute ma misère. Pour recommencer ma vie, il me faudrait une volonté que je n'ai pas… – J'ai la mienne – Des amis… – Tu en auras ! – Des ressources… – Je t'en apporte, et quelles ressources ! Tu n'auras qu'à puiser, comme on puiserait dans un coffre magique. – Mais qui êtes-vous donc ? s'écria le jeune homme avec égarement. – Pour les autres, le prince Sernine… Pour toi qu'importe ! Je suis plus que prince, plus que roi, plus qu'empereur. – Qui êtes-vous ? qui êtes-vous ? balbutia Baupré. – Le Maître… celui qui veut et qui peut… celui qui agit Il n'y a pas de limites à ma volonté, il n'y en a pas à mon pouvoir. Je suis plus riche que le plus riche, car sa fortune m'appartient… Je suis plus puissant que les plus forts, car leur force est à mon service. Il lui saisit de nouveau la tête, et le pénétrant de son regard : – Sois riche aussi… sois fort… c'est le bonheur que je t'offre… c'est la douceur de vivre… la paix pour ton cerveau de poète… c'est la gloire aussi. Acceptes-tu ? – Oui… oui, murmura Gérard, ébloui et dominé. Que faut-il faire ? – Rien. – Cependant… – Rien, te dis-je. Tout l'échafaudage de mes projets repose sur toi, mais tu ne comptes pas. Tu n'as pas à jouer de rôle actif. Tu n'es, pour l'instant, qu'un figurant… même pas ! un pion que je pousse. – Que ferai-je ? – Rien… des vers ! Tu vivras à ta guise. Tu auras de l'argent. Tu jouiras de la vie. Je ne m'occuperai même pas de toi. Je te le répète, tu ne joues pas de rôle dans mon aventure. – Et qui serai-je ? Sernine tendit le bras et montra la chambre voisine : – Tu prendras la place de celui-là. Tu es celui-là. Gérard tressaillit de révolte et de dégoût. – Oh non ! celui-là est mort… et puis c'est un crime… non, je veux une vie nouvelle, faite pour moi, imaginée pour moi… un nom inconnu… – Celui-là, te dis-je, s'écria Sernine, irrésistible d'énergie et d'autorité, tu seras celui-là et pas un autre ! Celui-là, parce que son destin est magnifique, parce que son nom est illustre et qu'il te transmet un héritage dix fois séculaire de noblesse et d'orgueil. – C'est un crime, gémit Baupré, tout défaillant. – Tu seras celui-là, proféra Sernine avec une violence inouïe celui-là ! Sinon tu redeviens Baupré, et sur Baupré, j'ai droit de vie ou de mort. Choisis. Il tira son revolver, l'arma et le braqua sur le jeune homme. – Choisis ! répéta-t-il. L'expression de son visage était implacable. Gérard eut peur et s'abattit sur le lit en sanglotant. – Je veux vivre ! – Tu le veux fermement, irrévocablement ? – Oui, mille fois oui ! Après la chose affreuse que j'ai tentée, la mort m'épouvante Tout… tout plutôt que la mort ! Tout ! la souffrance, la faim, la maladie, toutes les tortures, toutes les infamies, le crime même, s'il le faut mais pas la mort. Il frissonnait de fièvre et d'angoisse, comme si la grande ennemie rôdait encore autour de lui et qu'il se sentît impuissant à fuir l'étreinte de ses griffes. Le prince redoubla d'efforts, et d'une voix ardente, le tenant sous lui comme une proie : – Je ne te demande rien d'impossible, rien de mal. S'il y a quelque chose, j'en suis responsable… Non, pas de crime un peu de souffrance, tout au plus un peu de ton sang qui coulera. Mais qu'est-ce que c'est, auprès de l'effroi de mourir ? – La souffrance m'est indifférente. – Alors, tout de suite ! clama Sernine. Tout de suite ! dix secondes de souffrance, et ce sera tout… dix secondes, et la vie de l'autre t'appartiendra. Il l'avait empoigné à bras-le-corps, et, courbé sur une chaise, il lui tenait la main gauche à plat sur la table, les cinq doigts écartés. Rapidement il sortit de sa poche un couteau, en appuya le tranchant contre le petit doigt, entre la première et la deuxième jointure, et ordonna : – Frappe ! frappe toi-même ! un coup de poing et c'est tout ! Il lui avait pris la main droite et cherchait à l'abattre sur l'autre comme un marteau. Gérard se tordit, convulsé d'horreur. Il comprenait. – Jamais ! bégaya-t-il, jamais ! – Frappe ! un seul coup et c'est fait, un seul coup, et tu seras pareil à cet homme, nul ne te reconnaîtra. – Son nom… – Frappe d'abord – Jamais ! oh ! quel supplice… Je vous en prie plus tard… – Maintenant… je le veux… il le faut… – Non… non je ne peux pas… – Mais frappe donc, imbécile, c'est la fortune, la gloire, l'amour. Gérard leva le poing, dans un élan. – L'amour, dit-il, oui… pour cela, oui… – Tu aimeras et tu seras aimé, proféra Sernine. Ta fiancée t'attend. C'est moi qui l'ai choisie. Elle est plus pure que les plus pures, plus belle que les plus belles. Mais il faut la conquérir. Frappe ! Le bras se raidit pour le mouvement fatal, mais l'instinct fut plus fort. Une énergie surhumaine convulsa le jeune homme. Brusquement il rompit l'étreinte de Sernine et s'enfuit. Il courut comme un fou vers l'autre pièce. Un hurlement de terreur lui échappa, à la vue de l'abominable spectacle, et il revint tomber auprès de la table, à genoux devant Sernine. – Frappe ! dit celui-ci en étalant de nouveau les cinq doigts et en disposant la lame du couteau. Ce fut mécanique. D'un geste d'automate, les yeux hagards, la face livide, le jeune homme leva son poing et frappa. – Ah ! fit-il, dans un gémissement de douleur. Le petit bout de chair avait sauté. Du sang coulait. Pour la troisième fois, il s'était évanoui. Sernine le doucement : regarda quelques secondes et prononça – Pauvre gosse ! Va, je te revaudrai ça, et au centuple. Je paie toujours royalement. Il descendit et retrouva le Docteur en bas : – C'est fini. À ton tour. Monte et fais-lui une incision dans la joue droite, pareille à celle de Pierre Leduc. Il faut que les deux cicatrices soient identiques. Dans une heure, je viens le rechercher. – Où allez-vous ? – Prendre l'air. J'ai le cœur qui chavire. Dehors il respira longuement, puis il alluma une autre cigarette. – Bonne journée, murmura-t-il. Un peu chargée, un peu fatigante, mais féconde, vraiment féconde. Me voici l'ami de Dolorès Kesselbach. Me voici l'ami de Geneviève. Je me suis confectionné un nouveau Pierre Leduc fort présentable et entièrement à ma dévotion. Et enfin, j'ai trouvé pour Geneviève un mari comme on n'en trouve pas à la douzaine. Maintenant, ma tâche est finie. Je n'ai plus qu'à recueillir le fruit de mes efforts. À vous de travailler, monsieur Lenormand. Moi, je suis prêt. Et il ajouta, en songeant au malheureux mutilé qu'il avait ébloui de ses promesses : – Seulement, il y a un seulement, j'ignore tout à fait ce qu'était ce Pierre Leduc dont j'ai octroyé généreusement la place à ce bon jeune homme. Et ça, c'est embêtant… Car, enfin, rien ne me prouve que Pierre Leduc n'était pas le fils d'un charcutier ! M. LENORMAND À L'OUVRAGE Le 31 mai, au matin, tous les journaux rappelaient que Lupin, dans une lettre écrite à M. Lenormand, avait annoncé pour cette date l'évasion de l'huissier Jérôme. Et l'un d'eux résumait fort bien la situation à ce jour : « L'affreux carnage du Palace-Hôtel remonte au 17 avril. Qu'a-t-on découvert depuis ? Rien. « On avait trois indices : l'étui à cigarettes, les lettres L et M, le paquet de vêtements oublié dans le bureau de l'hôtel. Quel profit en a-t-on tiré ? Aucun. « On soupçonne, paraît-il, un des voyageurs qui habitaient le premier étage, et dont la disparition semble suspecte. L'a-t-on retrouvé ? A-t-on établi son idendité ? Non. « Donc, le drame est aussi mystérieux qu'à la première heure, les ténèbres aussi épaisses. « Pour compléter ce tableau, on nous assure qu'il y aurait désaccord entre le préfet de Police et son subordonné M. Lenormand, et que celui-ci, moins vigoureusement soutenu par le président du Conseil, aurait virtuellement donné sa démission depuis plusieurs jours. L'affaire Kesselbach serait poursuivie par le sous-chef de la Sûreté, M. Weber, l'ennemi personnel de M. Lenormand. « Bref, c'est le désordre, l'anarchie. « En face, Lupin, c'est-à-dire la méthode, l'énergie, l'esprit de suite. « Notre conclusion ? Elle sera brève. Lupin enlèvera son complice aujourd'hui, 31 mai, ainsi qu'il l'a prédit. » Cette conclusion, que l'on retrouvait dans toutes les autres feuilles, c'était celle également que le public avait adoptée. Et il faut croire que la menace n'avait pas été non plus sans porter en haut lieu, car le préfet de Police, et, en l'absence de M. Lenormand, soi-disant malade, le sous-chef de la Sûreté, M. Weber, avaient pris les mesures les plus rigoureuses, tant au Palais de Justice qu'à la prison de la Santé où se trouvait le prévenu. Par pudeur on n'osa point suspendre, ce jour-là, les interrogatoires quotidiens de M. Formerie, mais, de la prison au boulevard du Palais, une véritable mobilisation de forces de police gardait les rues du parcours. Au grand étonnement de tous, le 31 mai se passa et l'évasion annoncée n'eut pas lieu. Il y eut bien quelque chose, un commencement d'exécution qui se traduisit par un embarras de tramways, d'omnibus et de camions au passage de la voiture cellulaire, et le bris inexplicable d'une des roues de cette voiture. Mais la tentative ne se précisa point davantage. C'était donc l'échec. Le public en fut presque déçu, et la police triompha bruyamment. Or, le lendemain, samedi, un bruit incroyable se répandit dans le Palais, courut dans les bureaux de rédaction : l'huissier Jérôme avait disparu. Était-ce possible ? Bien que les éditions spéciales confirmassent la nouvelle, on se refusait à l'admettre. Mais, à six heures, une note publiée par la Dépêche du Soir la rendit officielle : Nous recevons la communication suivante signée d'Arsène Lupin. Le timbre spécial qui s'y trouve apposé, conformément à la circulaire que Lupin adressait dernièrement à la presse, nous certifie l'authenticité du document. « Monsieur le Directeur, « Veuillez m'excuser auprès du public de n'avoir point tenu ma parole hier. Au dernier moment, je me suis aperçu que le 31 mai tombait un vendredi ! Pouvais-je, un vendredi, rendre la liberté à mon ami ? Je n'ai pas cru devoir assumer une telle responsabilité. « Je m'excuse aussi de ne point donner ici, avec ma franchise habituelle, des explications sur la façon dont ce petit événement s'est effectué. Mon procédé est tellement ingénieux et tellement simple que je craindrais, en le dévoilant, que tous les malfaiteurs ne s'en inspirassent. Quel étonnement le jour où il me sera permis de parler ! C'est tout cela, dira-t-on ? Pas davantage, mais il fallait y penser. « Je vous prie d'agréer, monsieur le Directeur « Signé : ARSÈNE LUPIN. » Une heure après, M. Lenormand recevait un coup de téléphone : Valenglay, le président du Conseil, le demandait au ministère de l'Intérieur. – Quelle bonne mine vous avez, mon cher Lenormand ! Et moi qui vous croyais malade et qui n'osais pas vous déranger ! – Je ne suis pas malade, monsieur le Président. – Alors, cette absence, c'était par bouderie ! Toujours ce mauvais caractère. – Que j'aie mauvais caractère, monsieur le Président, je le confesse mais que je boude, non. – Mais vous restez chez vous ! et Lupin en profite pour donner la clef des champs à ses amis – Pouvais-je l'en empêcher ? – Comment ! mais la ruse de Lupin est grossière. Selon son procédé habituel, il a annoncé la date de l'évasion, tout le monde y a cru, un semblant de tentative a été esquissé, l'évasion ne s'est pas produite, et le lendemain, quand personne n'y pense plus, pffft, les oiseaux s'envolent. – Monsieur le Président, dit gravement le chef de la Sûreté, Lupin dispose de moyens tels que nous ne sommes pas en mesure d'empêcher ce qu'il a décidé. L'évasion était certaine, mathématique. J'ai préféré passer la main et laisser le ridicule aux autres. Valenglay ricana : – Il est de fait que M. le préfet de Police, à l'heure actuelle, et que M. Weber ne doivent pas se réjouir… Mais enfin, pouvezvous m'expliquer, Lenormand ? – Tout ce qu'on sait, monsieur le Président, c'est que l'évasion s'est produite au Palais de Justice. Le prévenu a été amené dans une voiture cellulaire et conduit dans le cabinet de M. Formerie, mais il n'est pas sorti du Palais de Justice. Et cependant on ne sait ce qu'il est devenu. – C'est ahurissant. – Ahurissant. – Et l'on n'a fait aucune découverte ? – Si. Le couloir intérieur qui longe les cabinets d'instruction était encombré d'une foule absolument insolite de prévenus, de gardes, d'avocats, d'huissiers, et l'on a fait cette découverte que tous ces gens avaient reçu de fausses convocations à comparaître à la même heure. D'autre part, aucun des juges d'instruction qui les avaient soi-disant convoqués n'est venu ce jour-là à son cabinet, et cela par suite de fausses convocations du Parquet, les envoyant dans tous les coins de Paris et de la banlieue. – C'est tout ? – Non. On a vu deux gardes municipaux et un prévenu qui traversaient les cours. Dehors, un fiacre les attendait où ils sont montés tous les trois. – Et votre hypothèse, Lenormand ? Votre opinion ? – Mon hypothèse, monsieur le Président, c'est que les deux gardes municipaux étaient des complices qui, profitant du désordre du couloir, se sont substitués aux vrais gardes. Et mon opinion, c'est que cette évasion n'a pu réussir que grâce à des circonstances si spéciales, à un ensemble de faits si étrange, que nous devons admettre comme certaines les complicités les plus inadmissibles. Au Palais, ailleurs, Lupin a des attaches qui déjouent tous nos calculs. Il en a dans la Préfecture de police, il en a autour de moi. C'est une organisation formidable, un service de la Sûreté mille fois plus habile, plus audacieux, plus divers et plus souple que celui que je dirige. – Et vous supportez cela, Lenormand ! – Non. – Alors, pourquoi votre inertie depuis le début de cette affaire ? Qu'avez-vous fait contre Lupin ? – J'ai préparé la lutte. – Ah ! parfait ! Et pendant que vous prépariez, il agissait, lui. – Moi aussi. – Et vous savez quelque chose ? – Beaucoup. – Quoi ? parlez donc. M. Lenormand fit, en s'appuyant sur sa canne, une petite promenade méditative à travers la vaste pièce. Puis il s'assit en face de Valenglay, brossa du bout de ses doigts les parements de sa redingote olive, consolida sur son nez ses lunettes à branches d'argent, et lui dit nettement : – Monsieur le Président, j'ai dans la main trois atouts. D'abord, je sais le nom sous lequel se cache actuellement Arsène Lupin, le nom sous lequel il habitait boulevard Haussmann, recevant chaque jour ses collaborateurs, reconstituant et dirigeant sa bande. – Mais alors, nom d'un chien, pourquoi ne l'arrêtez-vous pas ? – Je n'ai eu ces renseignements qu'après coup. Depuis, le prince appelons-le prince Trois Étoiles, a disparu. Il est à l'étranger pour d'autres affaires. – Et s'il ne reparaît pas ? – La situation qu'il occupe, la manière dont il s'est engagé dans l'affaire Kesselbach exigent qu'il reparaisse, et sous le même nom. – Néanmoins… – Monsieur le Président, j'en arrive à mon second atout. J'ai fini par découvrir Pierre Leduc. – Allons donc ! – Ou plutôt, c'est Lupin qui l'a découvert, et c'est Lupin qui, avant de disparaître, l'a installé dans une petite villa aux environs de Paris. – Fichtre ! mais comment avez-vous su ? – Oh ! facilement. Lupin a placé auprès de Pierre Leduc, comme surveillants et défenseurs, deux de ses complices. Or, ces complices sont des agents à moi, deux frères que j'emploie en grand secret et qui me le livreront à la première occasion. – Bravo ! bravo ! de sorte que… – De sorte que, comme Pierre Leduc est, pourrait-on dire, le point central autour duquel convergent tous les efforts de ceux qui sont en quête du fameux secret Kesselbach… par Pierre Leduc, j'aurai un jour ou l'autre : 1° l'auteur du triple assassinat, puisque ce misérable s'est substitué à M. Kesselbach dans l'accomplissement d'un projet grandiose, et jusqu'ici inconnu, et puisque M. Kesselbach avait besoin de retrouver Pierre Leduc pour l'accomplissement de ce projet ; 2° j'aurai Arsène Lupin, puisque Arsène Lupin poursuit le même but. – À merveille. Pierre Leduc est l'appât que vous tendez à l'ennemi. – Et le poisson mord, monsieur le Président. Je viens de recevoir un avis par lequel on a vu tantôt un individu suspect qui rôdait autour de la petite villa que Pierre Leduc occupe sous la protection de mes deux agents secrets. Dans quatre heures, je serai sur les lieux. – Et le troisième atout, Lenormand ? – Monsieur le Président, il est arrivé hier à l'adresse de M. Rudolf Kesselbach une lettre que j'ai interceptée. – Interceptée, vous allez bien. – Que j'ai ouverte et que j'ai gardée pour moi. La voici. Elle date de deux mois. Elle est timbrée du Cap et contient ces mots : « Mon bon Rudolf, je serai le 1er juin à Paris, et toujours aussi misérable que quand vous m'avez secouru. Mais j'espère beaucoup dans cette affaire de Pierre Leduc que je vous ai indiquée. Quelle étrange histoire ! L'avez-vous retrouvé, lui ? Où en sommes-nous ? J'ai hâte de le savoir. « Signé : votre fidèle STEINWEG. » – Le 1er juin, continua M. Lenormand, c'est aujourd'hui. J'ai chargé un de mes inspecteurs de me dénicher ce nommé Steinweg. Je ne doute pas de la réussite. – Moi non plus, je n'en doute pas, s'écria Valenglay en se levant, et je vous fais toutes mes excuses, mon cher Lenormand, et mon humble confession : j'étais sur le point de vous lâcher mais en plein ! Demain, j'attendais le préfet de Police et M. Weber. – Je le savais, monsieur le Président. – Pas possible. – Sans quoi, me serais-je dérangé ? Aujourd'hui vous voyez mon plan de bataille. D'un côté je tends des pièges où l'assassin finira par se prendre : Pierre Leduc ou Steinweg me le livreront. De l'autre côté je rôde autour de Lupin. Deux de ses agents sont à ma solde et il les croit ses plus dévoués collaborateurs. En outre, il travaille pour moi, puisqu'il poursuit, comme moi, l'auteur du triple assassinat. Seulement il s'imagine me rouler, et c'est moi qui le roule. Donc, je réussirai, mais à une condition. – Laquelle ? – C'est que j'aie les coudées franches, et que je puisse agir selon les nécessités du moment sans me soucier du public qui s'impatiente et de mes chefs qui intriguent contre moi. – C'est convenu. – En ce cas, monsieur le Président, d'ici quelques jours je serai vainqueur ou je serai mort. À Saint-Cloud. Une petite villa située sur l'un des points les plus élevés du plateau, le long d'un chemin peu fréquenté. Il est onze heures du soir. M. Lenormand a laissé son automobile à Saint-Cloud, et, suivant le chemin avec précaution, il s'approche. Une ombre se détache. – C'est toi, Gourel ? – Oui, chef. – Tu as prévenu les frères Doudeville de mon arrivée ? – Oui, votre chambre est prête, vous pouvez vous coucher et dormir… À moins qu'on n'essaie d'enlever Pierre Leduc cette nuit, ce qui ne m'étonnerait pas, étant donné le manège de l'individu que les Doudeville ont aperçu. Ils franchirent le jardin, entrèrent doucement, et montèrent au premier étage. Les deux frères, Jean et Jacques Doudeville, étaient là. – Pas de nouvelles du prince Sernine ? leur demanda-t-il. – Aucune, chef. – Pierre Leduc ? – Il reste étendu toute la journée dans sa chambre du rezde-chaussée, ou dans le jardin. Il ne monte jamais nous voir. – Il va mieux ? – Bien mieux. Le repos le transforme à vue d'œil. – Il est tout dévoué à Lupin ? – Au prince Sernine plutôt, car il ne se doute pas que les deux ça ne fait qu'un. Du moins, je le suppose, on ne sait rien avec lui. Il ne parle jamais. Ah ! c'est un drôle de pistolet. Il n'y a qu'une personne qui ait le don de l'animer, de le faire causer, et même rire. C'est une jeune fille de Garches, à laquelle le prince Sernine l'a présenté, Geneviève Ernemont. Elle est venue trois fois déjà Encore aujourd'hui… Il ajouta en plaisantant : – Je crois bien qu'on flirte un peu… C'est comme Son Altesse le prince Sernine et Mme Kesselbach… il paraît qu'il lui fait des yeux ! ce sacré Lupin ! M. Lenormand ne répondit pas. On sentait que tous ces détails, dont il ne paraissait pas faire état, s'enregistraient au plus profond de sa mémoire, pour l'instant où il lui faudrait en tirer les conclusions logiques. Il alluma un cigare, le mâchonna sans le fumer, le ralluma et le laissa tomber. Il posa encore deux ou trois questions, puis, tout habillé, il se jeta sur son lit. – S'il y a la moindre chose, qu'on me réveille… Sinon, je dors. Allez chacun à son poste. Les autres sortirent. Une heure s'écoula, deux heures… Soudain, M. Lenormand sentit qu'on le touchait, et Gourel lui dit : – Debout, chef, on a ouvert la barrière. – Un homme, deux hommes ? – Je n'en ai vu qu'un… La lune a paru à ce moment il s'est accroupi contre un massif. – Et les frères Doudeville ? – Je les ai envoyés dehors, par derrière. Ils lui couperont la retraite quand le moment sera venu. Gourel saisit la main de M. Lenormand, le conduisit en bas, puis dans une pièce obscure. – Ne bougez pas, chef, nous sommes dans le cabinet de toilette de Pierre Leduc. J'ouvre la porte de l'alcôve où il couche… Ne craignez rien il a pris son véronal comme tous les soirs… rien ne le réveille. Venez là… Hein, la cachette est bonne ? ce sont les rideaux de son lit… D'ici, vous voyez la fenêtre et tout le côté de la chambre qui va du lit à la fenêtre. Elle était grande ouverte, cette fenêtre, et une confuse clarté pénétrait, très précise par moments, lorsque la lune écartait le voile des nuages. Les deux hommes ne quittaient pas des yeux le cadre vide de la croisée, certains que l'événement attendu se produirait par là. Un léger bruit… un craquement… – Il escalade le treillage, souffla Gourel. – C'est haut ? – Deux mètres… deux mètres cinquante… Les craquements se précisèrent. – Va-t'en, Gourel, murmura Lenormand, rejoins les Doudeville ramène-les au pied du mur, et barrez la route à quiconque descendra d'ici. Gourel s'en alla. Au même moment une tête apparut au ras de la fenêtre, puis une ombre enjamba le balcon. M. Lenormand distingua un homme mince, de taille au-dessous de la moyenne, vêtu de couleur foncée, et sans chapeau. L'homme se retourna et, penché au-dessus du balcon, regarda quelques secondes dans le vide comme pour s'assurer qu'aucun danger ne le menaçait. Puis il se courba et s'étendit sur le parquet. Il semblait immobile. Mais, au bout d'un instant, M. Lenormand se rendit compte que la tache noire qu'il formait dans l'obscurité avançait, s'approchait. Elle gagna le lit. Il eut l'impression qu'il entendait la respiration de cet être, et même qu'il devinait ses yeux, des yeux étincelants, aigus, qui perçaient les ténèbres comme des traits de feu, et qui voyaient, eux, à travers ces ténèbres. Pierre Leduc eut un profond soupir et se retourna. De nouveau le silence. L'être avait glissé le long du lit par mouvements insensibles, et la silhouette sombre se détachait sur la blancheur des draps qui pendaient. Si M. Lenormand avait allongé le bras, il l'eût touché. Cette fois il distingua nettement cette respiration nouvelle qui alternait avec celle du dormeur, et il eut l'illusion qu'il percevait aussi le bruit d'un cœur qui battait. Tout à coup un jet de lumière… L'homme avait fait jouer le ressort d'une lanterne électrique à projecteur, et Pierre Leduc se trouva éclairé en plein visage. Mais l'homme, lui, restait dans l'ombre, et M. Lenormand ne put voir sa figure. Il vit seulement quelque chose qui luisait dans le champ de la clarté, et il tressaillit. C'était la lame d'un couteau, et ce couteau, effilé, menu, stylet plutôt que poignard, lui parut identique au couteau qu'il avait ramassé près du cadavre de Chapman, le secrétaire de M. Kesselbach. De toute sa volonté il se retint pour ne pas sauter sur l'homme. Auparavant, il voulait voir ce qu'il venait faire… La main se leva. Allait-elle frapper ? M. Lenormand calcula la distance pour arrêter le coup. Mais non, ce n'était pas un geste de meurtre, mais un geste de précaution. Si Pierre Leduc remuait, s'il tentait d'appeler, la main s'abattrait. Et l'homme s'inclina vers le dormeur, comme s'il examinait quelque chose. – La joue droite, pensa M. Lenormand, la cicatrice de la joue droite il veut s'assurer que c'est bien Pierre Leduc. L'homme s'était un peu tourné, de sorte qu'on n'apercevait que les épaules. Mais les vêtements, le pardessus étaient si proches qu'ils frôlaient les rideaux derrière lesquels se cachait M. Lenormand. – Un mouvement de sa part, pensa-t-il, un frisson d'inquiétude, et je l'empoigne. Mais l'homme ne bougea pas, tout entier à son examen. Enfin, après avoir passé son poignard dans la main qui tenait la lanterne, il releva le drap de lit, à peine d'abord, puis un peu plus, puis davantage, de sorte qu'il advint que le bras gauche du dormeur fut découvert et que la main fut à nu. Le jet de la lanterne éclaira cette main. Quatre doigts s'étalaient. Le cinquième était coupé à la seconde phalange. Une deuxième fois, Pierre Leduc fit un mouvement. Aussitôt la lumière s'éteignit, et durant un instant l'homme resta auprès du lit, immobile, tout droit. Allait-il se décider à frapper ? M. Lenormand eut l'angoisse du crime qu'il pouvait empêcher si aisément, mais qu'il ne voulait prévenir cependant qu'à la seconde suprême. Un long, un très long silence. Subitement, il eut la vision, inexacte d'ailleurs, d'un bras qui se levait. Instinctivement il bougea, tendant la main au-dessus du dormeur. Dans son geste il heurta l'homme. Un cri sourd. L'individu frappa dans le vide, se défendit au hasard, puis s'enfuit vers la fenêtre. Mais M. Lenormand avait bondi sur lui, et lui encerclait les épaules de ses deux bras. Tout de suite, il le sentit qui cédait, et qui, plus faible, impuissant, se dérobait à la lutte et cherchait à glisser entre ses bras. De toutes ses forces il le plaqua contre lui, le ploya en deux et retendit à la renverse sur le parquet. – Ah ! je te tiens… je te tiens, murmura-t-il, triomphant. Et il éprouvait une singulière ivresse à emprisonner de son étreinte irrésistible ce criminel effrayant, ce monstre innommable. Il se sentait vivre et frémir, rageur et désespéré, leurs deux existences mêlées, leurs souffles confondus. – Qui es-tu ? dit-il, qui es-tu ? il faudra bien parler… Et il serrait le corps de l'ennemi avec une énergie croissante, car il avait l'impression que ce corps diminuait entre ses bras, qu'il s'évanouissait. Il serra davantage et davantage… Et, soudain, il frissonna des pieds à la tête. Il avait senti, il sentait une toute petite piqûre à la gorge. Exaspéré, il serra encore plus : la douleur augmenta. Et il se rendit compte que l'homme avait réussi à tordre son bras, à glisser sa main jusqu'à sa poitrine et à dresser son poignard. Le bras, certes, était immobilisé, mais à mesure que M. Lenormand resserrait le nœud de l'étreinte, la pointe du poignard entrait dans la chair offerte. Il renversa un peu la tête pour échapper à cette pointe : la pointe suivit le mouvement et la plaie s'élargit. Alors il ne bougea plus, assailli par le souvenir des trois crimes, et par tout ce que représentait d'effarant, d'atroce et de fatidique cette même petite aiguille d'acier qui trouait sa peau, et qui s'enfonçait, elle aussi, implacablement D'un coup, il lâcha prise et bondit en arrière. Puis, tout de suite, il voulut reprendre l'offensive. Trop tard. L'homme enjambait la fenêtre et sautait. – Attention, Gourel ! cria-t-il, sachant que Gourel était là, prêt à recevoir le fugitif. Il se pencha. Un froissement de galets, une ombre entre deux arbres, le claquement de la barrière… Et pas d'autre bruit… Aucune intervention… Sans se soucier de Pierre Leduc, il appela : – Gourel ! Doudeville ! Aucune réponse. Le grand silence nocturne de la campagne. Malgré lui il songea encore au triple assassinat, au stylet d'acier. Mais non, c'était impossible, l'homme n'avait pas eu le temps de frapper, il n'en avait même pas eu besoin, ayant trouvé le chemin libre. À son tour il sauta et, faisant jouer le ressort de sa lanterne, il reconnut Gourel qui gisait sur le sol. – Crebleu ! jura-t-il. S'il est mort, on me le paiera cher. Mais Gourel vivait, étourdi seulement, et, quelques minutes plus tard, revenant à lui, il grognait : – Un coup de poing, chef un simple coup de poing en pleine poitrine. Mais quel gaillard ! – Ils étaient deux alors ? – Oui, un petit, qui est monté, et puis un autre qui m'a surpris pendant que je veillais. – Et les Doudeville ? – Pas vus. On retrouva l'un d'eux, Jacques, près de la barrière, tout sanglant, la mâchoire démolie, l'autre un peu plus loin, suffoquant, la poitrine défoncée. – Quoi ? Qu'y a-t-il ? demanda M. Lenormand. Jacques raconta que son frère et lui s'étaient heurtés à un individu qui les avait mis hors de combat avant qu'ils n'eussent le temps de se défendre. – Il était seul ? – Non, quand il est repassé près de nous, il était accompagné d'un camarade, plus petit que lui. – As-tu reconnu celui qui t'a frappé ? – À la carrure, ça m'a semblé l'Anglais du Palace Hôtel, celui qui a quitté l'hôtel et dont nous avons perdu la trace. – Le major ? – Oui, le major Parbury. Après un instant de réflexion, M. Lenormand prononça : – Le doute n'est plus permis. Ils étaient deux dans l'affaire Kesselbach : l'homme au poignard, qui a tué, et son complice, le major. – C'est l'avis du prince Sernine, murmura Jacques Doudeville. – Et ce soir, continua le chef de la Sûreté, ce sont eux encore… les deux mêmes. Et il ajouta : – Tant mieux. On a cent fois plus de chances de prendre deux coupables qu'un seul. M. Lenormand soigna ses hommes, les fit mettre au lit, et chercha si les assaillants n'avaient point perdu quelque objet ou laissé quelque trace. Il ne trouva rien, et se coucha. Au matin, Gourel et les Doudeville ne se ressentant pas trop de leurs blessures, il ordonna aux deux frères de battre les environs, et il partit avec Gourel pour Paris, afin d'expédier ses affaires et de donner ses ordres. Il déjeuna dans son bureau. À deux heures, il apprit une bonne nouvelle. Un de ses meilleurs agents, Dieuzy, avait cueilli, à la descente d'un train venant de Marseille, l'Allemand Steinweg, le correspondant de Rudolf Kesselbach. – Dieuzy est là ? dit-il. – Oui, chef, répondit Gourel, il est là avec l'Allemand. – Qu'on me les amène. À ce moment il reçut un coup de téléphone. C'était Jean Doudeville qui le demandait, du bureau de Garches. La communication fut rapide. – C'est toi, Jean ? du nouveau ? – Oui, chef, le major Parbury… – Eh bien ? – Nous l'avons retrouvé. Il est devenu espagnol et il s'est bruni la peau. Nous venons de le voir. Il pénétrait dans l'École libre de Garches. Il a été reçu par cette demoiselle… vous savez, la jeune fille qui connaît le prince Sernine, Geneviève Ernemont. – Tonnerre ! M. Lenormand lâcha l'appareil, sauta sur son chapeau, se précipita dans le couloir, rencontra Dieuzy et l'Allemand, et leur cria : – À six heures… rendez-vous ici… Il dégringola l'escalier, suivi de Gourel et de trois inspecteurs qu'il avait cueillis au passage, et s'engouffra dans son automobile. – À Garches, dix francs de pourboire. Un peu avant le parc de Villeneuve, au détour de la ruelle qui conduit à l'école, il fit stopper. Jean Doudeville, qui l'attendait, s'écria aussitôt : – Le coquin a filé par l'autre côté de la ruelle, il y a dix minutes. – Seul ? – Non, avec la jeune fille. M. Lenormand empoigna Doudeville au collet : – Misérable ! tu l'as laissé partir ! mais il fallait… – Mon frère est sur sa piste. – Belle avance ! il le sèmera, ton frère. Est-ce que vous êtes de force ? Il prit lui-même la direction de l'auto et s'engagea résolument dans la ruelle, insouciant des ornières et des fourrés. Très vite, ils débouchèrent sur un chemin vicinal qui les conduisit à un carrefour où s'embranchaient cinq routes. Sans hésiter, M. Lenormand choisit la route de gauche, celle de Saint- Cucufa. De fait, au haut de la côte qui descend vers l'étang, ils dépassèrent l'autre frère Doudeville qui leur cria : – Ils sont en voiture à un kilomètre. Le chef n'arrêta pas. Il lança l'auto dans la descente, brûla les virages, contourna l'étang et soudain jeta une exclamation de triomphe. Au sommet d'une petite montée qui se dressait au-devant d'eux, il avait vu la capote d'une voiture. Malheureusement, il s'était engagé sur une mauvaise route. Il dut faire machine arrière. Quand il fut revenu à l'embranchement, la voiture était encore là, arrêtée. Et, tout de suite, pendant qu'il virait, il aperçut une femme qui sautait de la voiture. Un homme apparut sur le marchepied. La femme allongea le bras. Deux détonations retentirent. Elle avait mal visé sans doute, car une tête surgit de l'autre côté de la capote, et l'homme, avisant l'automobile, cingla d'un grand coup de fouet son cheval qui partit au galop. Et aussitôt un tournant cacha la voiture. En quelques secondes, M. Lenormand acheva la manœuvre, piqua droit sur la montée, dépassa la jeune fille sans s'arrêter et, hardiment, tourna. C'était un chemin forestier qui descendait, abrupt et rocailleux, entre des bois épais, et qu'on ne pouvait suivre que très lentement, avec les plus grandes précautions. Mais qu'importait ! À vingt pas en avant, la voiture, une sorte de cabriolet à deux roues, dansait sur les pierres, traînée, retenue plutôt, par un cheval qui ne se risquait que prudemment et à pas comptés. Il n'y avait plus rien à craindre, la fuite était impossible. Et les deux véhicules roulèrent de haut en bas, cahotés et secoués. Un moment même, ils furent si près l'un de l'autre que M. Lenormand eut l'idée de mettre pied à terre et de courir avec ses hommes. Mais il sentit le péril qu'il y aurait à freiner sur une pente aussi brutale, et il continua, serrant l'ennemi de près, comme une proie que l'on tient à portée de son regard, à portée de sa main. – Ça y est, chef, ça y est ! murmuraient les étreints par l'imprévu de cette chasse. En bas s'amorçait un chemin qui se dirigeait vers la Bougival. Sur terrain plat, le cheval partit au petit presser, et en tenant le milieu de la voie. inspecteurs, de la route Seine, vers trot, sans se Un effort violent ébranla l'automobile. Elle eut l'air, plutôt que de rouler, d'agir par bonds ainsi qu'un fauve qui s'élance, et, se glissant le long du talus, prête à briser tous les obstacles, elle rattrapa la voiture, se mit à son niveau, la dépassa. Un juron de M. Lenormand Des clameurs de rage La voiture était vide ! La voiture était vide. Le cheval s'en allait paisiblement, les rênes sur le dos, retournant sans doute à l'écurie de quelque auberge environnante où on l'avait pris en location pour la journée. Étouffant sa colère, le chef de la Sûreté dit simplement : – Le major aura sauté pendant les quelques secondes où nous avons perdu de vue la voiture, au début de la descente. – Nous n'avons qu'à battre les bois, chef, et nous sommes sûrs… – De rentrer bredouilles. Le gaillard est loin, allez, et il n'est pas de ceux qu'on pince deux fois dans la même journée. Ah ! crénom de crénom ! Ils rejoignirent la jeune fille qu'ils trouvèrent en compagnie de Jacques Doudeville, et qui ne paraissait nullement se ressentir de son aventure. M. Lenormand, s'étant fait connaître, s'offrit à la ramener chez elle, et, tout de suite, il l'interrogea sur le major anglais Parbury. Elle s'étonna : – Il n'est ni major ni anglais, et il ne s'appelle pas Parbury. – Alors il s'appelle ? – Juan Ribeira, il est espagnol, et chargé par son Gouvernement d'étudier le fonctionnement des écoles françaises. – Soit. Son nom et sa nationalité n'ont pas d'importance. C'est bien celui que nous cherchons. Il y a longtemps que vous le connaissez ? – Une quinzaine de jours. Il avait entendu parler d'une école que j'ai fondée à Garches, et il s'intéressait à ma tentative, au point de me proposer une subvention annuelle à la seule condition qu'il pût venir de temps à autre constater les progrès de mes élèves. Je n'avais pas le droit de refuser. – Non, évidemment, mais il fallait consulter autour de vous… N'êtes-vous pas en relation avec le prince Sernine ? C'est un homme de bon conseil. – Oh ! j'ai toute confiance en lui, mais actuellement il est en voyage. – Vous n'aviez pas son adresse ? – Non. Et puis, que lui aurais-je dit ? Ce monsieur se conduisait fort bien. Ce n'est qu'aujourd'hui… Mais je ne sais… – Je vous en prie, mademoiselle, parlez-moi franchement… En moi aussi vous pouvez avoir confiance. – Eh bien, M. Ribeira est venu tantôt. Il m'a dit qu'il était envoyé par une dame française de passage à Bougival, que cette dame avait une petite fille dont elle désirait me confier l'éducation, et qu'elle me priait de venir sans retard. La chose me parut toute naturelle. Et comme c'est aujourd'hui congé, comme M. Ribeira avait loué une voiture qui l'attendait au bout du chemin, je ne fis point de difficulté pour y prendre place. – Mais enfin, quel était son but ? Elle rougit et prononça : – M'enlever tout simplement. Au bout d'une demi-heure il me l'avouait. – Vous ne savez rien sur lui ? – Non. – Il demeure à Paris ? – Je le suppose. – Il ne vous a pas écrit ? Vous n'avez pas quelques lignes de sa main, un objet oublié, un indice qui puisse nous servir ? – Aucune indice… Ah ! cependant… mais cela n'a sans doute aucune importance… – Parlez ! parlez ! je vous en prie. – Eh bien, il y a deux jours, ce monsieur m'a demandé la permission d'utiliser la machine à écrire dont je me sers, et il a composé – difficilement, car il n'était pas exercé – une lettre dont j'ai surpris par hasard l'adresse. – Et cette adresse ? – Il écrivait au Journal, et il glissa dans l'enveloppe une vingtaine de timbres. – Oui, la petite correspondance sans doute, fit Lenormand. – J'ai le numéro d'aujourd'hui, chef, dit Gourel. M. Lenormand déplia la feuille et consulta la huitième page. Après un instant il eut un sursaut. Il avait lu cette phrase rédigée avec les abréviations d'usage : Nous informons toute personne connaissant M. Steinweg que nous voudrions savoir s'il est à Paris, et son adresse. Répondre par la même voie. – Steinweg, s'écria Gourel, mais c'est précisément l'individu que Dieuzy nous amène. « Oui, oui, fit M. Lenormand en lui-même, c'est l'homme dont j'ai intercepté la lettre à Kesselbach, l'homme qui a lancé celui-ci sur la piste de Pierre Leduc… Ainsi donc, eux aussi, ils ont besoin de renseignements sur Pierre Leduc et sur son passé… Eux aussi, ils tâtonnent… » Il se frotta les mains : Steinweg était à sa disposition. Avant une heure Steinweg aurait parlé. Avant une heure le voile des ténèbres qui l'opprimaient et qui faisaient de l'affaire Kesselbach la plus angoissante et la plus impénétrable des affaires dont il eût poursuivi la solution, ce voile serait déchiré. M. LENORMAND SUCCOMBE À six heures du soir, M. Lenormand rentrait dans son cabinet de la Préfecture de police. Tout de suite il manda Dieuzy. – Ton bonhomme est là ? – Oui. – Où en es-tu avec lui ? – Pas bien loin. Il ne souffle pas mot. Je lui ai dit que, d'après une nouvelle ordonnance, les étrangers étaient tenus à une déclaration de séjour à la Préfecture et je l'ai conduit ici, dans le bureau de votre secrétaire. – Je vais l'interroger. Mais à ce moment un garçon survint. – C'est une dame, chef, qui demande à vous parler tout de suite. – Sa carte ? – Voici. – Mme Kesselbach ! Fais entrer. Lui-même il alla au-devant de la jeune femme et la pria de s'asseoir. Elle avait toujours son même regard désolé, sa mine maladive et cet air d'extrême lassitude où se révélait la détresse de sa vie. Elle tendit le numéro du Journal, en désignant à l'endroit de la petite correspondance la ligne où il était question du sieur Steinweg. – Le père Steinweg était un ami de mon mari, dit-elle, et je ne doute pas qu'il ne sache beaucoup de choses. – Dieuzy, fit Lenormand, amène la personne qui attend… Votre visite, madame, n'aura pas été inutile. Je vous prie seulement, quand cette personne entrera, de ne pas dire un mot. La porte s'ouvrit. Un homme apparut, un vieillard à collier de barbe blanche, à figure striée de rides profondes, pauvrement vêtu, l'air traqué de ces misérables qui roulent à travers le monde en quête de la pitance quotidienne. Il resta sur le seuil, les paupières clignotantes, regarda M. Lenormand, sembla gêné par le silence qui l'accueillait, et tourna son chapeau entre ses mains avec embarras. Mais soudain il parut stupéfait, ses yeux s'agrandirent, et il bégaya : – Madame… madame Kesselbach. Il avait vu la jeune femme. Et rasséréné, souriant, sans plus de timidité, il s'approcha d'elle avec un mauvais accent : – Ah ! je suis content… enfin ! je croyais bien que jamais… j'étais étonné… pas de nouvelles là-bas… pas de télégramme… Et comment va ce bon Rudolf Kesselbach ? La jeune femme eut un geste de recul, comme frappée en plein visage, et, d'un coup, elle tomba sur une chaise et se mit à sangloter. – Quoi ! eh bien, quoi ? fit Steinweg. M. Lenormand s'interposa aussitôt. – Je vois, monsieur, que vous ignorez certains événements qui ont eu lieu récemment. Il y a donc longtemps que vous êtes en voyage ? – Oui, trois mois J'étais remonté jusqu'aux mines. Ensuite, je suis revenu à Capetown, d'où j'ai écrit à Rudolf. Mais en route j'ai accepté du travail à Port-Saïd. Rudolf a reçu ma lettre, je suppose ? – Il est absent. Je vous expliquerai les raisons de cette absence. Mais. auparavant, il est un point sur lequel nous voudrions quelques renseignements. Il s'agit d'un personnage que vous avez connu, et que vous désigniez dans vos entretiens avec M. Kesselbach sous le nom de Pierre Leduc – Pierre Leduc ! Quoi ! Qui vous a dit ? Le vieillard fut bouleversé. Il balbutia de nouveau : – Qui vous a dit ? Qui vous a révélé ? – M. Kesselbach. – Jamais ! c'est un secret que je lui ai révélé, et Rudolf garde ses secrets surtout celui-ci… – Cependant il est indispensable que vous nous répondiez. Nous faisons actuellement sur Pierre Leduc une enquête qui doit aboutir sans retard, et vous seul pouvez nous éclairer, puisque M. Kesselbach n'est plus là. Enfin, quoi, s'écria Steinweg, paraissant se décider, que vous faut-il ? – Vous connaissez Pierre Leduc ? – Je ne l'ai jamais vu, mais depuis longtemps je suis possesseur d'un secret qui le concerne. À la suite d'incidents inutiles à raconter, et grâce à une série de hasards, j'ai fini par acquérir la certitude que celui dont la découverte m'intéressait vivait à Paris dans le désordre, et qu'il se faisait appeler Pierre Leduc, ce qui n'est pas son véritable nom. – Mais le connaît-il, lui, son véritable nom ? – Je le suppose. – Et vous ? – Moi, je le connais. – Eh bien, dites-le-nous. Il hésita, puis violemment : – Je ne le peux pas… je ne le peux pas… – Mais pourquoi ? – Je n'en ai pas le droit. Tout le secret est là. Or, ce secret, quand je l'ai dévoilé à Rudolf, il y a attaché tant d'importance qu'il m'a donné une grosse somme d'argent pour acheter mon silence, et qu'il m'a promis une fortune, une vraie fortune, pour le jour où il parviendrait, d'abord à retrouver Pierre Leduc, et ensuite à tirer parti du secret. Il sourit amèrement : – La grosse somme d'argent est déjà perdue. Je venais prendre des nouvelles de ma fortune. – M. Kesselbach est mort, prononça le chef de la Sûreté. Steinweg bondit. – Mort ! est-ce possible ! non, c'est un piège. Madame Kesselbach, est-il vrai ? Elle baissa la tête. Il sembla écrasé par cette révélation imprévue, et, en même temps, elle devait lui être infiniment douloureuse, car il se mit à pleurer. – Mon pauvre Rudolf, je l'avais vu tout petit… il venait jouer avec moi à Augsbourg… Je l'aimais bien. Et invoquant le témoignage de Mme Kesselbach : – Et lui aussi, n'est-ce pas, madame, il m'aimait bien ? il a dû vous le dire son vieux père Steinweg, comme il m'appelait. M. Lenormand s'approcha de lui, et, de sa voix la plus nette : – Écoutez-moi. M. Kesselbach est mort assassiné Voyons, soyez calme, les cris sont inutiles Il est mort assassiné, et toutes les circonstances du crime prouvent que le coupable était au courant de ce fameux projet. Y aurait-il quelque chose dans la nature de ce projet qui vous permettrait de deviner ? Steinweg restait interdit. Il balbutia : – C'est de ma faute Si je ne l'avais pas lancé sur cette voie Mme Kesselbach s'avança suppliante. – Vous croyez… vous avez une idée Oh ! je vous en prie, Steinweg.. – Je n'ai pas d'idée… je n'ai pas réfléchi, murmura-t-il, il faudrait que je réfléchisse… – Cherchez dans l'entourage de M. Kesselbach, lui dit Lenormand Personne n'a été mêlé à vos conférences à ce moment-là ? Lui-même n'a pu se confier à personne ? – À personne. – Cherchez bien. Tous deux, Dolorès et M. Lenormand, penchés sur lui, attendaient anxieusement sa réponse. – Non, fit-il, je ne vois pas. – Cherchez bien, reprit le chef de la Sûreté, le prénom et le nom de l'assassin ont comme initiale un L et un M. – Un L, répéta-t-il je ne vois pa…s un L un M… – Oui, les lettres sont en or et marquent le coin d'un étui à cigarettes qui appartenait à l'assassin. – Un étui à cigarettes ? fit Steinweg avec un effort de mémoire. – En acier bruni… et l'un des compartiments intérieurs est divisé en deux parties, la plus petite pour le papier à cigarettes, l'autre pour le tabac. – En deux parties, en deux parties, redisait Steinweg, dont le souvenirs semblaient réveillés par ce détail. Ne pourriez-vous me montrer cet objet ? – Le voici, ou plutôt en voici une reproduction exacte, dit Lenormand en lui donnant un étui à cigarettes. – Hein ! Quoi ! fit Steinweg en prenant l'étui. Il le contemplait d'un œil stupide, l'examinait, le retournait en tous sens, et soudain il poussa un cri, le cri d'un homme que heurte une effroyable idée. Et il resta là, livide, les mains tremblantes, les yeux hagards. – Parlez, mais parlez donc, ordonna M. Lenormand. – Oh ! fit-il comme aveuglé de lumière, tout s'explique. – Parlez, mais parlez donc Il les repoussa tous deux, marcha jusqu'aux fenêtres en titubant, puis revint sur ses pas, et se jetant sur le chef de la Sûreté : – Monsieur, monsieur l'assassin de Rudolf, je vais vous le dire… Eh bien… Il s'interrompit. – Eh bien ? firent les autres. Une minute de silence. Dans la grande paix du bureau, entre ces murs qui avaient entendu tant de confessions, tant d'accusations, le nom de l'abominable criminel allait-il résonner ? Il semblait à M. Lenormand qu'il était au bord de l'abîme insondable, et qu'une voix montait, montait jusqu'à lui. Quelques secondes encore et il saurait. – Non, murmura Steinweg, non, je ne peux pas… – Qu'est-ce que vous dites ? s'écria le chef de la Sûreté, furieux. – Je dis que je ne peux pas. – Mais vous n'avez pas le droit de vous taire ! La justice exige. – Demain, je parlerai, demain il faut que je réfléchisse… Demain je vous dirai tout ce que je sais sur Pierre Leduc tout ce que je suppose à propos de cet étui… Demain, je vous le promets… On sentait en lui cette sorte d'obstination à laquelle se heurtent vainement les efforts les plus énergiques. M. Lenormand céda. – Soit. Je vous donne jusqu'à demain, mais je vous avertis que si demain vous ne parlez pas, je serai obligé d'avertir le juge d'instruction. Il sonna, et prenant l'inspecteur Dieuzy à part : – Accompagne-le jusqu'à son hôtel et restes-y… je vais t'envoyer deux camarades Et surtout, ouvre l'œil et le bon. On pourrait essayer de nous le prendre. L'inspecteur emmena Steinweg, et M. Lenormand, revenant vers Mme Kesselbach que cette scène avait violemment émue, s'excusa : – Croyez à tous mes regrets, madame je comprends à quel point vous devez être affectée. Il l'interrogea sur l'époque où M. Kesselbach était rentré en relations avec le vieux Steinweg et sur la durée de ces relations. Mais elle était si lasse qu'il n'insista pas. – Dois-je revenir demain ? demanda-t-elle. – Mais non, mais non. Je vous tiendrai au courant de tout ce que dira Steinweg. Voulez-vous me permettre de vous offrir mon bras jusqu'à votre voiture Ces trois étages sont si durs à descendre. Il ouvrit la porte et s'effaça devant elle. Au même moment des exclamations se firent entendre dans le couloir, et des gens accoururent, des inspecteurs de service, des garçons de bureau – Chef ! Chef ! – Qu'y a-t-il ? – Dieuzy ! – Mais il sort d'ici… – On l'a trouvé dans l'escalier. – Mort ? – Non, assommé, évanoui… – Mais l'homme ? l'homme qui était avec lui ? le vieux Steinweg ? – Disparu… – Tonnerre ! Il s'élança dans le couloir, dégringola l'escalier, et, au milieu d'un groupe de personnes qui le soignaient, il trouva Dieuzy étendu sur le palier du premier étage. Il aperçut Gourel qui remontait. – Ah ! Gourel, tu viens d'en bas ? Tu as rencontré quelqu'un ? – Non, chef… Mais Dieuzy se ranimait, et tout de suite, les yeux à peine ouverts, il marmotta : – Ici, sur le palier, la petite porte… – Ah ! bon sang, la porte de la septième chambre ! s'écria le chef de la Sûreté. J'avais pourtant bien dit qu'on la ferme à clef… Il était certain qu'un jour ou l'autre… Il se rua sur la poignée. – Eh parbleu ! Le verrou est poussé de l'autre côté, maintenant. La porte était vitrée en partie. Avec la crosse de son revolver, il brisa un carreau, puis tira le verrou et dit à Gourel : – Galope par là jusqu'à la sortie de la place Dauphine… Et, revenant à Dieuzy : – Allons, Dieuzy, cause. Comment t'es-tu laissé mettre dans cet état ? – Un coup de poing, chef – Un coup de poing de ce vieux ? mais il ne tient pas debout ! – Pas du vieux, chef, mais d'un autre qui se promenait dans le couloir pendant que Steinweg était avec vous, et qui nous a suivis comme s'il s'en allait, lui aussi… Arrivé là, il m'a demandé si j'avais du feu… J'ai cherché ma boîte d'allumettes… Alors il en a profité pour m'allonger son poing dans l'estomac. Je suis tombé, et, en tombant, j'ai eu l'impression qu'il ouvrait cette porte et qu'il entraînait le vieux… – Tu pourrais le reconnaître ? – Ah ! oui, chef… un gaillard solide, la peau noire… un type du Midi, pour sûr… – Ribeira, grinça M. Lenormand, toujours lui ! Ribeira, alias Parbury. Ah ! le forban, quelle audace ! Il avait peur du vieux Steinweg… il est venu le cueillir, ici même, à ma barbe ! Et, frappant du pied avec colère : – Mais, cristi, comment a-t-il su que Steinweg était là, le bandit ! Il n'y a pas quatre heures, je le pourchassais dans les bois de Saint-Cucufa et maintenant le voici ! Comment a-t-il su ? Il vit donc dans ma peau ? Il fut pris d'un de ces accès de rêverie où il semblait ne plus rien entendre et ne plus rien voir. Mme Kesselbach, qui passait à ce moment, le salua sans qu'il répondît. Mais un bruit de pas dans le couloir secoua sa torpeur. – Enfin, c'est toi, Gourel ? – C'est bien ça, chef, dit Gourel, tout essoufflé. Ils étaient deux. Ils ont suivi ce chemin, et ils sont sortis par la place Dauphine. Une automobile les attendait. Il y avait dedans deux personnes, un homme vêtu de noir avec un chapeau mou rabattu sur les yeux – C'est lui, murmura M. Lenormand, c'est l'assassin, le complice de Ribeira-Parbury. Et l'autre personne ? – Une femme, une femme sans chapeau, comme qui dirait une bonne et jolie, paraît-il, rousse. – Hein ? quoi ! tu dis qu'elle était rousse ? – Oui. Monsieur Lenormand se retourna d'un élan, descendit l'escalier quatre à quatre, franchit les cours et déboucha sur le quai des Orfèvres. – Halte ! cria-t-il. Une Victoria à deux chevaux s'éloignait. C'était la voiture de Mme Kesselbach Le cocher entendit et arrêta. Déjà M. Lenormand avait bondi sur le marchepied : – Mille pardons, madame, votre aide m'est indispensable. Je vous demanderai la permission de vous accompagner Mais il nous faut agir rapidement. Gourel, mon auto Tu l'as renvoyée ? Une autre alors, n'importe laquelle. Chacun courut de son côté. Mais il s'écoula une dizaine de minutes avant qu'on ramenât une auto de louage. M. Lenormand bouillait d'impatience. Mme Kesselbach, debout sur le trottoir, chancelait, son flacon de sels à la main. Enfin ils s'installèrent. – Gourel, monte à côté du chauffeur et droit sur Garches. – Chez moi ! fit Dolorès stupéfaite. Il ne répondit pas. Il se montrait à la portière, agitait son coupe-file, se nommait aux agents qui réglaient la circulation des rues. Enfin, quand on parvint au Cours-la-Reine, il se rassit et prononça : – Je vous en supplie, madame, répondez nettement à mes questions. Vous avez vu Mlle Geneviève Ernemont, tantôt vers quatre heures ? – Geneviève… oui… je m'habillais pour sortir. – C'est elle qui vous a parlé de l'insertion du Journal, relative à Steinweg ? – En effet. – Et c'est là-dessus que vous êtes venue me voir ? – Oui. – Vous étiez seule pendant la visite de Mlle Ernemont ? – Ma foi, je ne sais pas… Pourquoi ? – Rappelez-vous. L'une de vos femmes de chambre était là ? – Peut-être… comme je m'habillais… – Quel est leur nom ? – Suzanne et Gertrude. – L'une d'elles est rousse, n'est-ce pas ? – Oui, Gertrude. – Vous la connaissez depuis longtemps ? – Sa sœur m'a toujours servie et Gertrude est chez moi depuis des années. C'est le dévouement en personne, la probité… – Bref, vous répondez d'elle ? – Oh ! absolument. – Tant mieux, tant mieux ! Il était sept heures et demie, et la lumière du jour commençait à s'atténuer quand l'automobile arriva devant la maison de retraite. Sans s'occuper de sa compagne, le chef de la Sûreté se précipita chez le concierge. – La bonne de Mme Kesselbach vient de rentrer, n'est-ce pas ? – Qui ça, la bonne ? – Oui, Gertrude, une des deux sœurs. – Mais Gertrude n'a pas dû sortir, monsieur, nous ne l'avons pas vue sortir. – Cependant quelqu'un vient de rentrer. – Oh ! non, monsieur, nous n'avons ouvert la porte à personne, depuis… depuis six heures du soir. – Il n'y a pas d'autre issue que cette porte ? – Aucune. Les murs entourent le domaine de toutes parts, et ils sont hauts. – Madame Kesselbach, dit M. Lenormand à sa compagne, nous irons jusqu'à votre pavillon. Ils s'en allèrent tous les trois. Mme Kesselbach, qui n'avait pas la clef, sonna. Ce fut Suzanne, l'autre sœur, qui apparut. – Gertrude est ici ? demanda Mme Kesselbach. – Mais oui, madame, dans sa chambre. – Faites-la venir, mademoiselle, ordonna le chef de la Sûreté. Au bout d'un instant, Gertrude descendit, avenante et gracieuse avec son tablier blanc orné de broderies. Elle avait une figure assez jolie, en effet, encadrée de cheveux roux. M. Lenormand la regarda longtemps sans rien dire, comme s'il cherchait à pénétrer au-delà de ces yeux innocents. Il ne l'interrogea pas. Au bout d'une minute, il dit simplement : – C'est bien, mademoiselle, je vous remercie. Tu viens, Gourel ? Il sortit avec le brigadier et, tout de suite, en suivant les allées sombres du jardin, il dit : – C'est elle. – Vous croyez, chef ? Elle a l'air si tranquille ! – Beaucoup trop tranquille. Une autre se serait étonnée, m'aurait demandé pourquoi je la faisais venir. Elle, rien. Rien que l'application d'un visage qui veut sourire à tout prix. Seulement, de sa tempe, j'ai vu une goutte de sueur qui coulait le long de son oreille. – Et alors ? – Alors, tout cela est clair. Gertrude est complice des deux bandits qui manœuvrent autour de l'affaire Kesselbach, soit pour surprendre et pour exécuter le fameux projet, soit pour capter les millions de la veuve. Sans doute l'autre sœur est-elle aussi du complot. Vers quatre heures, Gertrude, prévenue que je connais l'annonce du Journal et qu'en outre j'ai rendez-vous avec Steinweg, profite du départ de sa maîtresse, court à Paris, retrouve Ribeira et l'homme au chapeau mou, et les entraîne au Palais de Justice où Ribeira confisque à son profit le sieur Steinweg. Il réfléchit et conclut : – Tout cela nous prouve : 1° l'importance qu'ils attachent à Steinweg et la frayeur que leur inspirent ses révélations ; 2° qu'une véritable conspiration est ourdie autour de Mme Kesselbach ; 3° que je n'ai pas de temps à perdre, car la conspiration est mûre. – Soit, dit Gourel, mais il y a une chose inexplicable. Comment Gertrude a-t-elle pu sortir du jardin où nous sommes et y entrer à l'insu des concierges ? – Par un passage secret que les bandits ont dû pratiquer récemment. – Et qui aboutirait sans doute, fit Gourel, au pavillon de Mme Kesselbach ? – Oui, peut-être, dit M. Lenormand, peut-être… Mais j'ai une autre idée… Ils suivirent l'enceinte des murs. La nuit était claire, et si l'on ne pouvait guère discerner leurs deux silhouettes, ils voyaient suffisamment, eux, pour examiner les pierres des murailles et pour s'assurer qu'aucune brèche, si habile qu'elle fût, n'avait été pratiquée. – Une échelle, sans doute ? insinua Gourel. – Non, puisque Gertrude passe en plein jour. Une communication de ce genre ne peut évidemment pas aboutir dehors. Il faut que l'orifice en soit caché par quelque construction déjà existante. – Il n'y a que les quatre pavillons, objecta Gourel, et ils sont tous habités. – Pardon, le troisième pavillon, le pavillon Hortense, n'est pas habité. – Qui vous l'a dit ? – Le concierge. Par peur du bruit, Mme Kesselbach a loué ce pavillon, lequel est proche du sien. Qui sait si, en agissant ainsi, elle n'a pas subi l'influence de Gertrude ? Il fit le tour de la maison. Les volets étaient fermés. À tout hasard, il souleva le loquet de la porte : la porte s'ouvrit. – Ah ! Gourel, je crois que nous y sommes. Entrons. Allume ta lanterne Oh ! le vestibule, le salon, la salle à manger c'est bien inutile. Il doit y avoir un sous-sol, puisque la cuisine n'est pas à cet étage. – Par ici, chef, voici l'escalier de service. Ils descendirent, en effet, dans une cuisine assez vaste et encombrée de chaises de jardin et de guérites en jonc. Une buanderie, servant aussi de cellier, y attenait et présentait le même désordre d'objets entassés les uns par-dessus les autres. – Qu'est-ce qui brille, là, chef ? Gourel, s'étant baissé, ramassa une épingle de cuivre à tête de perle fausse. – La perle est toute brillante encore, dit Lenormand, ce qui ne serait point, si elle avait séjourné longtemps dans cette cave. Gertrude a passé ici, Gourel. Gourel se mit à démolir un amoncellement de fûts vides, de casiers et de vieilles tables boiteuses. – Tu perds ton temps, Gourel. Si le passage est là, comment aurait-on le loisir, d'abord de déplacer tous ces objets, et ensuite de les replacer derrière soi ? Tiens, voici un volet hors d'usage qui n'a aucune raison sérieuse d'être accroché au mur par ce clou. Écarte-le. Gourel obéit. Derrière le volet, le mur était creusé. À la clarté de la lanterne, ils virent un souterrain qui s'enfonçait. – Je ne me trompais pas, dit M. Lenormand, la communication est de date récente. Tu vois, ce sont des travaux faits à la hâte et pour une durée d'ailleurs limitée Pas de maçonnerie. De place en place deux madriers en croix et une solive qui sert de plafond, et c'est tout. Ça tiendra ce que ça tiendra, mais toujours assez pour le but qu'on poursuit, c'est-à-dire… – C'est-à-dire quoi, chef ? – Eh bien, d'abord pour permettre les allées et venues entre Gertrude et ses complices et puis, un jour, un jour prochain, l'enlèvement ou plutôt la disparition miraculeuse, incompréhensible de Mme Kesselbach. Ils avançaient avec précaution pour ne pas heurter certaines poutres, dont la solidité ne semblait pas inébranlable. À première vue, la longueur du tunnel était de beaucoup supérieure aux cinquante mètres tout au plus qui séparaient le pavillon de l'enceinte du jardin. Il devait donc aboutir assez loin des murs, et au-delà d'un chemin qui longeait le domaine. – Nous n'allons pas du côté de Villeneuve et de l'étang, par ici ? demanda Gourel. – Du tout, juste à l'opposé, affirma M. Lenormand. La galerie descendait en pente douce. Il y eut une marche, puis une autre, et l'on obliqua vers la droite. À ce moment ils se heurtèrent à une porte qui était encastrée dans un rectangle de moellons soigneusement cimentés. M. Lenormand l'ayant poussée, elle s'ouvrit. – Une seconde, Gourel, dit-il en s'arrêtant réfléchissons il vaudrait peut-être mieux rebrousser chemin. – Et pourquoi ? – Il faut penser que Ribeira a prévu le péril, et supposer qu'il a pris ses précautions au cas où le souterrain serait démasqué. Or, il sait que nous fouillons le jardin. Il nous a vus sans doute entrer dans ce pavillon. Qui nous assure qu'il n'est pas en train de nous tendre un piège ? – Nous sommes deux, chef. – Et ils sont vingt, eux. Il regarda. Le souterrain remontait, et il marcha vers l'autre porte, distante de cinq à six mètres. – Allons jusqu'ici, dit-il, nous verrons bien. Il passa, suivi de Gourel auquel il recommanda de laisser la porte ouverte, et il marcha vers l'autre porte, se promettant bien de ne pas aller plus loin. Mais celle-ci était close, et, bien que la serrure parût fonctionner, il ne parvint pas à ouvrir. – Le verrou est mis, dit-il. Ne faisons pas de bruit et revenons. D'autant que, dehors, nous établirons, d'après l'orientation de la galerie, la ligne sur laquelle il faudra chercher l'autre issue du souterrain. Ils revinrent donc sur leurs pas vers la première porte, quand Gourel, qui marchait le premier, eut une exclamation de surprise. – Tiens, elle est fermée… – Comment ! mais je t'avais dit de la laisser ouverte. – Je l'ai laissée ouverte, chef, mais le battant est retombé tout seul. – Impossible ! nous aurions entendu le bruit. – Alors ? – Alors… alors je ne sais pas… Il s'approcha. – Voyons… il y a une clef… Elle tourne. Mais de l'autre côté il doit y avoir un verrou… – Qui l'aurait mis ? – Eux parbleu ! derrière notre dos. Ils ont peut-être une autre galerie qui longe celle-ci ou bien ils étaient restés dans ce pavillon inhabité… Enfin, quoi, nous sommes pris au piège. Il s'acharna contre la serrure, introduisit son couteau dans la fente, chercha tous les moyens, puis, en un moment de lassitude, prononça : – Rien à faire ! – Comment, chef, rien à faire ? En ce cas, nous sommes fichus ? – Ma foi, dit-il. Ils retournèrent à l'autre porte, puis revinrent à la première. Elles étaient toutes deux massives, en bois dur, renforcées par des traverses somme toute indestructibles. – Il faudrait une hache, dit le chef de la Sûreté ou tout au moins un instrument sérieux… un couteau même, avec lequel on essaierait de découper l'emplacement probable du verrou… Et nous n'avons rien. Il eut un accès de rage subit, et se rua contre l'obstacle, comme s'il espérait l'abolir. Puis, impuissant, vaincu, il dit à Gourel : – Écoute, nous verrons ça dans une heure ou deux… Je suis éreinté, je vais dormir… Veille, pendant ce temps-là… Et si l'on venait nous attaquer… – Ah ! si l'on venait, nous serions sauvés, chef, s'écria Gourel en homme qu'eût soulagé la bataille, si inégale qu'elle fût. M. Lenormand se coucha par terre. Au bout d'une minute il dormait. Quand il se réveilla, il resta quelques secondes indécis, sans comprendre, et il se demandait aussi quelle était cette sorte de souffrance qui le tourmentait. – Gourel, appela-t-il… Eh bien ! Gourel ? N'obtenant pas de réponse, il fit jouer le ressort de sa lanterne, et il aperçut Gourel à côté de lui qui dormait profondément. – Qu'est-ce que j'ai à souffrir ainsi ? pensait-il… de véritables tiraillements… Ah ça ! mais j'ai faim ! tout simplement je meurs de faim ! Quelle heure est-il donc ? Sa montre marquait sept heures vingt, mais il se rappela qu'il ne l'avait pas remontée. La montre de Gourel ne marchait pas davantage. Celui-ci cependant s'étant réveillé sous l'action des mêmes souffrances d'estomac, ils estimèrent que l'heure du déjeuner devait être largement dépassée, et qu'ils avaient déjà dormi une partie du jour. – J'ai les jambes tout engourdies, déclara Gourel, et les pieds comme s'ils étaient dans de la glace… Quelle drôle d'impression ! Il voulut se frictionner et reprit : – Tiens, mais ce n'est pas dans la glace qu'ils étaient mes pieds, c'est dans l'eau… Regardez, chef… Du côté de la première porte c'est une véritable mare… – Des infiltrations, répondit M. Lenormand. Remontons vers la seconde porte, tu te sécheras… – Mais qu'est-ce que vous faites donc, chef ? – Crois-tu que je me laisserai enterrer vivant dans ce caveau ? Ah ! non, je ne suis pas encore d'âge… Puisque les deux portes sont fermées, tâchons de traverser les parois. Une à une il détachait les pierres qui faisaient saillie à hauteur de sa main, dans l'espoir de pratiquer une autre galerie qui s'en irait en pente jusqu'au niveau du sol. Mais le travail était long et pénible, car, en cette partie du souterrain, les pierres étaient cimentées. – Chef chef, balbutia Gourel, d'une voix étranglée… – Eh bien ? – Vous avez les pieds dans l'eau. – Allons donc ! Tiens, oui… Ma foi, que veux-tu ! on se séchera au soleil. – Mais vous ne voyez donc pas ? – Quoi ? – Mais ça monte, chef, ça monte… – Qu'est-ce qui monte ? – L'eau… M. Lenormand sentit un frisson qui lui courait sur la peau. Il comprenait tout d'un coup. Ce n'était pas des infiltrations fortuites, mais une inondation habilement préparée et qui se produisait mécaniquement, irrésistiblement, grâce à quelque système infernal. – Ah ! la fripouille, grinça-t-il… Si jamais je le tiens, celuilà ! – Oui, oui, chef, mais il faut d'abord se tirer d'ici, et pour moi… Gourel semblait complètement abattu, hors d'état d'avoir une idée, de proposer un plan. M. Lenormand s'était agenouillé sur le sol et mesurait la vitesse avec laquelle l'eau s'élevait. Un quart de la première porte à peu près était couvert, et l'eau s'avançait jusqu'à midistance de la seconde porte. – Le progrès est lent, mais ininterrompu, dit-il. Dans quelques heures, nous en aurons par-dessus la tête. – Mais c'est effroyable, chef, c'est horrible, gémit Gourel. – Ah ! dis donc, tu ne vas pas nous ennuyer avec tes jérémiades, n'est-ce pas ? Pleure si ça t'amuse, mais que je ne t'entende pas. – C'est la faim qui m'affaiblit, chef, j'ai le cerveau qui tourne. – Mange ton poing. Comme disait Gourel, la situation était effroyable, et, si M. Lenormand avait eu moins d'énergie, il eût abandonné une lutte aussi vaine. Que faire ? Il ne fallait pas espérer que Ribeira eût la charité de leur livrer passage. Il ne fallait pas espérer davantage que les frères Doudeville pussent les secourir puisque les inspecteurs ignoraient l'existence de ce tunnel. Donc, aucun espoir ne restait… aucun espoir que celui d'un miracle impossible… – Voyons, voyons, répétait M. Lenormand, c'est trop bête, nous n'allons pas crever ici ! Que diable ! il doit y avoir quelque chose… Éclaire-moi, Gourel. Collé contre la seconde porte, il l'examina de bas en haut, dans tous les coins. Il y avait de ce côté, comme de l'autre probablement, un verrou, un énorme verrou. Avec la lame de son couteau il en défit les vis, et le verrou se détacha. – Et après ? demanda Gourel. – Après, dit-il, eh bien, ce verrou est en fer, assez long, presque pointu ça ne vaut certes pas une pioche, mais, tout de même, c'est mieux que rien et sans achever sa phrase, il enfonça l'instrument dans la paroi de la galerie, un peu avant le pilier de maçonnerie qui supportait les gonds de la porte. Ainsi qu'il s'y attendait, une fois traversée la première couche de ciment et de pierres, il trouva la terre molle. – À l'ouvrage ! s'écria-t-il. – Je veux bien, chef, mais expliquez-moi… – C'est tout simple, il s'agit de creuser, autour de ce pilier, un passage de trois ou quatre mètres de long qui rejoindra le tunnel au-delà de la porte et nous permettra de filer. – Mais il faudra des heures, et pendant ce temps l'eau monte. – Éclaire-moi, Gourel. L'idée de M. Lenormand était juste et, avec un peu d'effort, en attirant à lui et en faisant tomber dans le tunnel la terre qu'il attaquait d'abord avec l'instrument, il ne tarda pas à creuser un trou assez grand pour s'y glisser. – À mon tour, chef ! dit Gourel. – Ah ! ah ! tu reviens à la vie ? Bien, travaille… Tu n'as qu'à te diriger sur le contour du pilier. À ce moment l'eau montait jusqu'à leurs chevilles. Auraientils le loisir d'achever l'œuvre commencée ? À mesure qu'on avançait elle devenait plus difficile, car la terre remuée les encombrait davantage, et, couchés à plat ventre dans le passage, ils étaient obligés à tout instant de ramener les décombres qui l'obstruaient. Au bout de deux heures, le travail en était peut-être aux trois quarts, mais l'eau recouvrait leurs jambes. Encore une heure, elle gagnerait l'orifice du trou qu'ils creusaient. Cette fois, ce serait la fin. Gourel, épuisé par le manque de nourriture, et de corpulence trop forte pour aller et venir dans ce couloir de plus en plus étroit, avait dû renoncer. Il ne bougeait plus, tremblant d'angoisse à sentir cette eau glacée qui l'ensevelissait peu à peu. M. Lenormand, lui, travaillait avec une ardeur inlassable. Besogne terrible, œuvre de termite, qui s'accomplissait dans des ténèbres étouffantes. Ses mains saignaient. Il défaillait de faim. Il respirait mal un air insuffisant, et, de temps à autre, les soupirs de Gourel lui rappelaient l'épouvantable danger qui le menaçait au fond de sa tanière. Mais rien n'eût pu le décourager, car maintenant il retrouvait en face de lui ces pierres cimentées qui composaient la paroi de la galerie. C'était le plus difficile, mais le but approchait. – Ça monte, cria Gourel, d'une voix étranglée, ça monte. M. Lenormand redoubla d'efforts. Soudain la tige du verrou dont il se servait jaillit dans le vide. Le passage était creusé. Il n'y avait plus qu'à l'élargir, ce qui devenait beaucoup plus facile maintenant qu'il pouvait rejeter les matériaux devant lui. Gourel, fou de terreur, poussait des hurlements de bête qui agonise. Il ne s'en émouvait pas. Le salut était à portée de sa main. Il eut cependant quelques secondes d'anxiété en constatant, au bruit des matériaux qui tombaient, que cette partie du tunnel était également remplie d'eau – ce qui était naturel, la porte ne constituant pas une digue suffisamment hermétique. Mais qu'importait ! l'issue était libre un dernier effort Il passa. – Viens, Gourel, cria-t-il, en revenant chercher son compagnon. Il le tira, à demi mort, par les poignets. – Allons, secoue-toi, ganache, puisque nous sommes sauvés. – Vous croyez, chef ? vous croyez ? Nous avons de l'eau jusqu'à la poitrine… – Va toujours… Tant que nous n'en aurons pas par-dessus la bouche… Et ta lanterne ? – Elle ne va plus. – Tant pis. Il eut une exclamation de joie : – Une marche… deux marches ! Un escalier… Enfin ! Ils sortaient de l'eau, de cette eau maudite qui les avait presque engloutis, et c'était une sensation délicieuse, une délivrance qui les exaltait. – Arrête ! murmura M. Lenormand. Sa tête avait heurté quelque chose. Les bras tendus, il s'arcbouta contre l'obstacle qui céda aussitôt. C'était le battant d'une trappe, et, cette trappe ouverte, on se trouvait dans une cave où filtrait, par un soupirail, la lueur d'une nuit claire. Il renversa le battant et escalada les dernières marches. Un voile s'abattit sur lui. Des bras le saisirent. Il se sentit comme enveloppé d'une couverture, d'une sorte de sac, puis lié par des cordes. – À l'autre, dit une voix. On dut exécuter la même opération avec Gourel, et la même voix dit : – S'ils crient, tue-les tout de suite. Tu as ton poignard ? – Oui. – En route. Vous deux, prenez celui-ci… vous deux celui-là… Pas de lumière, et pas de bruit non plus… Ce serait grave ! depuis ce matin on fouille le jardin d'à côté… ils sont dix ou quinze qui se démènent. Retourne au pavillon, Gertrude, et, s'il y a la moindre chose, téléphone-moi à Paris. M. Lenormand eut l'impression qu'on le portait, puis, après un instant, l'impression qu'on était dehors. – Approche la charrette, dit la voix. M. Lenormand entendit le bruit d'une voiture et d'un cheval. On le coucha sur des planches. Gourel fut hissé près de lui. Le cheval partit au trot. Le trajet dura une demi-heure environ. – Halte ! ordonna la voix… Descendez-les. Eh ! le conducteur, tourne la charrette de façon que l'arrière touche au parapet du pont… Bien… Pas de bateaux sur la Seine ? Non ? Alors, ne perdons pas de temps Ah ! vous leur avez attaché des pierres ? – Oui, des pavés. – En ce cas, allez-y. Recommande ton âme à Dieu, monsieur Lenormand, et prie pour moi, Parbury-Ribeira, plus connu sous le nom de baron Altenheim. Ça y est ? Tout est prêt ? Eh bien, bon voyage, monsieur Lenormand ! M. Lenormand fut placé sur le parapet. On le poussa. Il sentit qu'il tombait dans le vide, et il entendit encore la voix qui ricanait : – Bon voyage ! Dix secondes après, c'était le tour du brigadier Gourel. PARBURY–RIBEIRA–ALTENHEIM Les petites filles jouaient dans le jardin, sous la surveillance de Mlle Charlotte, nouvelle collaboratrice de Geneviève. Mme Ernemont leur fit une distribution de gâteaux, puis rentra dans la pièce qui servait de salon et de parloir, et s'installa devant un bureau dont elle rangea les papiers et les registres. Soudain, elle eut l'impression d'une présence étrangère dans la pièce. Inquiète, elle se retourna. – Toi ! s'écria-t-elle… D'où viens-tu ? Par où ? – Chut, fit le prince Sernine. Écoute-moi et ne perdons pas une minute. Geneviève ? – En visite chez Mme Kesselbach. – Elle sera ici ? – Pas avant une heure. – Alors, je laisse venir les frères Doudeville. J'ai rendezvous avec eux. Comment va Geneviève ? – Très bien. – Combien de fois a-t-elle revu Pierre Leduc depuis mon départ, depuis dix jours ? – Trois fois, et elle doit le retrouver aujourd'hui chez Mme Kesselbach à qui elle l'a présenté, selon tes ordres. Seulement, je te dirai que ce Pierre Leduc ne me dit pas grandchose, à moi. Geneviève aurait plutôt besoin de trouver quelque bon garçon de sa classe. Tiens, l'instituteur. – Tu es folle ! Geneviève épouser un maître d'école ! – Ah ! si tu considérais d'abord le bonheur de Geneviève – Flûte, Victoire. Tu m'embêtes avec tous tes papotages. Est-ce que j'ai le temps de faire du sentiment ? Je joue une partie d'échecs, et je pousse mes pièces sans me soucier de ce qu'elles pensent. Quand j'aurai gagné la partie, je m'inquiéterai de savoir si le cavalier Pierre Leduc et la reine Geneviève ont un cœur. Elle l'interrompit. – Tu as entendu ? un coup de sifflet… – Ce sont les deux Doudeville. Va les chercher, et laissenous. Dès que les deux frères furent entrés, il les interrogea avec sa précision habituelle : – Je sais ce que les journaux ont dit sur la disparition de Lenormand et de Gourel. En savez-vous davantage ? – Non. Le sous-chef, M. Weber, a pris l'affaire en main. Depuis huit jours nous fouillons le jardin de la maison de retraite et l'on n'arrive pas à s'expliquer comment ils ont pu disparaître. Tout le service est en l'air On n'a jamais vu ça… un chef de la Sûreté qui disparaît, et sans laisser de trace ! – Les deux servantes ? – Gertrude est partie. On la recherche. – Sa sœur Suzanne ? – M. Weber et M. Formerie l'ont questionnée. Il n'y a rien contre elle. – Voilà tout ce que vous avez à me dire ? – Oh ! non, il y a d'autres choses, tout ce que nous n'avons pas dit aux journaux. Ils racontèrent alors les événements qui avaient marqué les deux derniers jours de M. Lenormand, la visite nocturne des deux bandits dans la villa de Pierre Leduc, puis, le lendemain, la tentative d'enlèvement commise par Ribeira et la chasse à travers les bois de Saint-Cucufa, puis l'arrivée du vieux Steinweg, son interrogatoire à la Sûreté devant Mme Kesselbach, son évasion du Palais. – Et personne, sauf vous, ne connaît aucun de ces détails ? – Dieuzy connaît l'incident Steinweg, c'est même lui qui nous l'a raconté. – Et l'on a toujours confiance en vous à la Préfecture ? – Tellement confiance qu'on nous emploie ouvertement. M. Weber ne jure que par nous. – Allons, dit le prince, tout n'est pas perdu. Si M. Lenormand a commis quelque imprudence qui lui a coûté la vie, comme je le suppose, il avait tout de même fait auparavant de la bonne besogne, et il n'y a qu'à continuer. L'ennemi a de l'avance, mais on le rattrapera. – Nous aurons du mal, patron. – En quoi ? Il s'agit tout simplement de retrouver le vieux Steinweg, puisque c'est lui qui a le mot de l'énigme. – Oui, mais où Ribeira l'a-t-il coffré, le vieux Steinweg ? – Chez lui, parbleu. – Il faudrait donc savoir où Ribeira demeure. – Parbleu ! Les ayant congédiés, il se rendit à la maison de retraite. Des automobiles stationnaient à la porte, et deux hommes allaient et venaient, comme s'ils montaient la garde. Dans le jardin, près du pavillon de Mme Kesselbach, il aperçut sur un banc Geneviève, Pierre Leduc et un monsieur de taille épaisse qui portait un monocle. Tous trois causaient. Aucun d'eux ne le vit. Mais plusieurs personnes sortirent du pavillon. C'étaient M. Formerie, M. Weber, un greffier et deux inspecteurs. Geneviève rentra, le monsieur au monocle adressa la parole au juge et au sous-chef de la Sûreté, et s'éloigna lentement avec eux. Sernine vint à côté du banc où Pierre Leduc était assis, et murmura : – Ne bouge pas, Pierre Leduc, c'est moi. – Vous ! vous ! C'était la troisième fois que le jeune homme voyait Sernine depuis l'horrible soir de Versailles, et chaque fois cela le bouleversait. – Réponds… Qui est l'individu au monocle ? Pierre Leduc balbutiait, tout pâle. Sernine lui pinça le bras. – Réponds, crebleu ! qui est-ce ? – Le baron Altenheim. – D'où vient-il ? – C'était un ami de M. Kesselbach. Il est arrivé d'Autriche, il y a six jours, et il s'est mis à la disposition de Mme Kesselbach. Les magistrats cependant étaient sortis du jardin ainsi que le baron Altenheim. – Le baron t'a interrogé ? – Oui, beaucoup. Mon cas l'intéresse. Il voudrait m'aider à retrouver ma famille, il fait appel à mes souvenirs d'enfance. – Et que dis-tu ? – Rien, puisque je ne sais rien. Est-ce que j'ai des souvenirs, moi ? Vous m'avez mis à la place d'un autre, et je ne sais même pas qui est cet autre. – Moi non plus ! ricana le prince, et voilà justement en quoi consiste la bizarrerie de ton cas. – Ah ! vous riez… vous riez toujours… Mais moi, je commence à en avoir assez… Je suis mêlé à des tas de choses malpropres sans compter le danger que je cours à jouer un personnage que je ne suis pas. – Comment que tu n'es pas ? Tu es duc pour le moins autant que je suis prince… Peut-être davantage même Et puis, si tu ne l'es pas, deviens-le, sapristi ! Geneviève ne peut épouser qu'un duc. Regarde-la… Geneviève ne vaut-elle pas que tu vendes ton âme pour ses beaux yeux ? Il ne l'observa même pas, indifférent à ce qu'il pensait. Ils étaient entrés et, au bas des marches, Geneviève apparaissait, gracieuse et souriante. – Vous voilà revenu ? dit-elle au prince… Ah ! tant mieux ! Je suis contente… vous voulez voir Dolorès ? Après un instant, elle l'introduisit dans la chambre de Mme Kesselbach. Le prince eut un saisissement. Dolorès était plus pâle encore, plus émaciée qu'au dernier jour où il l'avait vue. Couchée sur un divan, enveloppée d'étoffes blanches, elle avait l'air de ces malades qui renoncent à lutter. C'était contre la vie qu'elle ne luttait plus, elle, contre le destin qui l'accablait de ses coups. Sernine la regardait avec une pitié profonde, et avec une émotion qu'il ne cherchait pas à dissimuler. Elle le remercia de la sympathie qu'il lui témoignait. Elle parla aussi du baron Altenheim, en termes amicaux. – Vous le connaissiez autrefois ? demanda-t-il. – De nom, oui, et par mon mari avec qui il était fort lié. – J'ai rencontré un Altenheim qui demeurait rue Daru. Pensez-vous que ce soit celui-là ? – Oh non ! celui-là demeure… Au fait, je n'en sais trop rien, il m'a donné son adresse, mais je ne pourrais dire… Après quelques minutes de conversation, Sernine prit congé. Dans le vestibule, Geneviève l'attendait. – J'ai à vous parler, dit-elle vivement… des choses graves… Vous l'avez vu ? – Qui ? – Le baron Altenheim... mais ce n'est pas son nom ou du moins il en a un autre… je l'ai reconnu… il ne s'en doute pas… Elle l'entraînait dehors et elle marchait très agitée. – Du calme, Geneviève… – C'est l'homme qui a voulu m'enlever… Sans ce pauvre M. Lenormand, j'étais perdue… Voyons, vous devez savoir, vous qui savez tout. – Alors, son vrai nom ? – Ribeira. – Vous êtes sûre ? – Il a eu beau changer sa tête, son accent, ses manières, je l'ai deviné tout de suite, à l'horreur qu'il m'inspire. Mais je n'ai rien dit jusqu'à votre retour. – Vous n'avez rien dit non plus à Mme Kesselbach ? – Rien. Elle paraissait si heureuse de retrouver un ami de son mari. Mais vous lui en parlerez, n'est-ce pas ? Vous la défendrez… Je ne sais ce qu'il prépare contre elle, contre moi… Maintenant que M. Lenormand n'est plus là, il ne craint plus rien, il agit en maître. Qui est-ce qui pourrait le démasquer ? – Moi. Je réponds de tout. Mais pas un mot à personne. Ils étaient arrivés devant la loge des concierges. La porte s'ouvrit. Le prince dit encore : – Adieu, Geneviève, et surtout soyez tranquille. Je suis là. Il ferma la porte, se retourna et, tout de suite, eut un léger mouvement de recul. En face de lui, se tenait, la tête haute, les épaules larges, la carrure puissante, l'homme au monocle, le baron Altenheim. Ils se regardèrent deux ou trois secondes, en silence. Le baron souriait. Il dit : – Je t'attendais Lupin. Si maître de lui qu'il fût, Sernine tressaillit. Il venait pour démasquer son adversaire, et c'était son adversaire qui l'avait démasqué, du premier coup. Et, en même temps, cet adversaire s'offrait à la lutte, hardiment, effrontément, comme s'il était sûr de la victoire. Le geste était crâne et prouvait une rude force. Les deux hommes se mesuraient des yeux, violemment hostiles. – Et après ? dit Sernine. – Après ? ne penses-tu pas que nous ayons besoin de nous voir ? – Pourquoi ? – J'ai à te parler. – Quel jour veux-tu ? – Demain. Nous déjeunerons ensemble au restaurant. – Pourquoi pas chez toi ? – Tu ne connais pas mon adresse. – Si. Le prince saisit rapidement un journal qui dépassait de la poche d'Altenheim, un journal qui avait encore sa bande d'envoi, et il dit : – 29, villa Dupont. – Bien joué, fit l'autre. Donc, à demain, chez moi. – À demain, chez toi. Ton heure ? – Une heure. – J'y serai. Mes hommages. Ils allaient se séparer. Altenheim s'arrêta. – Ah ! un mot encore, prince. Emporte tes armes. – Pourquoi ? – J'ai quatre domestiques, et tu seras seul. – J'ai mes poings, dit Sernine, la partie sera égale. Il lui tourna le dos, puis, le rappelant : – Ah ! un mot encore, baron. Engage quatre autres domestiques. – Pourquoi ? – J'ai réfléchi. Je viendrai avec ma cravache. À une heure exactement, un cavalier franchissait la grille de la villa Dupont, paisible rue provinciale dont l'unique issue donne sur la rue Pergolèse, à deux pas de l'avenue du Bois. Des jardins et de jolis hôtels la bordent. Et tout au bout elle est fermée par une sorte de petit parc où s'élève une vieille et grande maison contre laquelle passe le chemin de fer de Ceinture. C'est là, au numéro 29, qu'habitait le baron Altenheim. Sernine jeta la bride de son cheval à un valet de pied qu'il avait envoyé d'avance, et lui dit : – Tu le ramèneras à deux heures et demie. Il sonna. La porte du jardin s'étant ouverte, il se dirigea vers le perron où l'attendaient deux grands gaillards en livrée qui l'introduisirent dans un immense vestibule de pierre, froid et sans le moindre ornement. La porte se referma derrière lui avec un bruit sourd, et, quel que fût son courage indomptable, il n'en eut pas moins une impression pénible à se sentir seul, environné d'ennemis, dans cette prison isolée. – Vous annoncerez le prince Sernine. Le salon était proche. On l'y fit entrer aussitôt. – Ah ! vous voilà, mon cher prince, fit le baron en venant au-devant de lui… Eh bien ! figurez-vous… Dominique, le déjeuner dans vingt minutes… D'ici là qu'on nous laisse. Figurez-vous, mon cher prince, que je ne croyais pas beaucoup à votre visite. – Ah ! pourquoi ? – Dame, votre déclaration de guerre, ce matin, est si nette que toute entrevue est inutile. – Ma déclaration de guerre ? Le baron déplia un numéro du Grand Journal et signala du doigt un article ainsi conçu : Communiqué. « La disparition de M. Lenormand n'a pas été sans émouvoir Arsène Lupin. Après une enquête sommaire, et, comme suite à son projet d'élucider l'affaire Kesselbach, Arsène Lupin a décidé qu'il retrouverait M. Lenormand vivant ou mort, et qu'il livrerait à la justice le ou les auteurs de cette abominable série de forfaits. » – C'est bien de vous, ce communiqué, mon cher prince ? – C'est de moi, en effet. – Par conséquent, j'avais raison, c'est la guerre. – Oui. Altenheim fit asseoir Sernine, s'assit, et lui dit d'un ton conciliant : – Eh bien, non, je ne puis admettre cela. Il est impossible que deux hommes comme nous se combattent et se fassent du mal. Il n'y a qu'à s'expliquer, qu'à chercher les moyens : nous sommes faits pour nous entendre. – Je crois au contraire que deux hommes comme nous ne sont pas faits pour s'entendre. L'autre réprima un geste d'impatience et reprit : – Écoute, Lupin… À propos, tu veux bien que je t'appelle Lupin ? – Comment t'appellerai-je, moi ? Altenheim, Ribeira, ou Parbury ? – Oh ! oh ! je vois que tu es encore plus documenté que je ne croyais ! Peste, tu es d'attaque… Raison de plus pour nous accorder. Et, se penchant vers lui : – Écoute, Lupin, réfléchis bien à mes paroles, il n'en est pas une que je n'aie mûrement pesée. Voici… Nous sommes de force tous les deux… Tu souris ? C'est un tort… Il se peut que tu aies des ressources que je n'ai pas, mais j'en ai, moi, que tu ignores. En plus, comme tu le sais, pas beaucoup de scrupules… de l'adresse et une aptitude à changer de personnalité qu'un maître comme toi doit apprécier. Bref, les deux adversaires se valent. Mais il reste une question : Pourquoi sommes-nous adversaires ? Nous poursuivons le même but, diras-tu ? Et après ? Sais-tu ce qu'il en adviendra de notre rivalité ? C'est que chacun de nous paralysera les efforts et détruira l'œuvre de l'autre, et que nous le raterons tous les deux, le but ! Au profit de qui ? D'un Lenormand quelconque, d'un troisième larron… C'est trop bête. – C'est trop bête, en effet, confessa Sernine, mais il y a un moyen. – Lequel ? – Retire-toi. – Ne blague pas. C'est sérieux. La proposition que je vais te faire est de celles qu'on ne rejette pas sans les examiner. Bref, en deux mots, voici : Associons-nous. – Oh ! oh ! – Bien entendu, nous resterons libres, chacun de notre côté, pour tout ce qui nous concerne. Mais pour l'affaire en question nous mettons nos efforts en commun. Ça va-t-il ? La main dans la main, et part à deux. – Qu'est-ce que tu apportes ? – Moi ? – Oui. Tu sais ce que je vaux, moi ; j'ai fait mes preuves. Dans l'union que tu me proposes, tu connais pour ainsi dire le chiffre de ma dot… Quelle est la tienne ? – Steinweg. – C'est peu. – C'est énorme. Par Steinweg, nous apprenons la vérité sur Pierre Leduc. Par Steinweg, nous savons ce qu'est le fameux projet Kesselbach. Sernine éclata de rire. – Et tu as besoin de moi pour cela ? – Comment ? – Voyons, mon petit, ton offre est puérile. Du moment que Steinweg est entre tes mains, si tu désires ma collaboration, c'est que tu n'as pas réussi à le faire parler. Sans quoi tu te passerais de mes services. – Et alors ? – Alors, je refuse ! Les deux hommes se dressèrent de nouveau, implacables et violents. – Je refuse, articula Sernine. Lupin n'a besoin de personne, lui, pour agir. Je suis de ceux qui marchent seuls. Si tu étais mon égal, comme tu le prétends, l'idée ne te serait jamais venue d'une association. Quand on a la taille d'un chef, on commande. S'unir, c'est obéir. Je n'obéis pas ! – Tu refuses ? tu refuses ? répéta Altenheim, tout pâle sous l'outrage. – Tout ce que je puis faire pour toi, mon petit, c'est de t'offrir une place dans ma bande. Simple soldat, pour commencer. Sous mes ordres, tu verras comment un général gagne une bataille et comment il empoche le butin, à lui tout seul, et pour lui tout seul. Ça colle, pioupiou ? Altenheim grinçait des dents, hors de lui. Il mâchonna : – Tu as tort, Lupin, tu as tort… Moi non plus je n'ai besoin de personne, et cette affaire-là ne m'embarrasse pas plus qu'un tas d'autres que j'ai menées jusqu'au bout… Ce que j'en disais, c'était pour arriver plus vite au but, et sans se gêner. – Tu ne me gênes pas, dit Lupin, dédaigneusement. – Allons donc ! si l'on ne s'associe pas, il n'y en a qu'un qui arrivera. – Ça me suffit. – Et il n'arrivera qu'après avoir passé sur le corps de l'autre. Es-tu prêt à cette sorte de duel, Lupin ? duel à mort, comprends-tu ? Le coup de couteau, c'est un moyen que tu méprises, mais si tu le reçois là, Lupin, en pleine gorge ? – Ah ! ah ! en fin de compte, voilà ce que tu me proposes ? – Non, je n'aime pas beaucoup le sang, moi… Regarde mes poings… je frappe et l'on tombe… j'ai des coups à moi… Mais l'autre tue… rappelle-toi la petite blessure à la gorge… Ah ! celui-là. Lupin, prends garde à lui… Il est terrible et implacable Rien ne l'arrête. Il prononça ces mots à voix basse et avec une telle émotion que Sernine frissonna au souvenir abominable de l'inconnu. – Baron, ricana-t-il, on dirait que tu as peur de ton complice ! – J'ai peur pour les autres, pour ceux qui nous barrent la route, pour toi. Lupin. Accepte ou tu es perdu. Moi-même, s'il le faut, j'agirai. Le but est trop près, j'y touche… Va-t'en Lupin ! Il était puissant d'énergie et de volonté exaspérée, et si brutal qu'on l'eût dit prêt à frapper l'ennemi sur-le-champ. Sernine haussa les épaules. – Dieu ! que j'ai faim ! dit-il en bâillant. Comme on mange tard chez toi ! La porte s'ouvrit. – Monsieur est servi, annonça le maître d'hôtel. – Ah ! que voilà une bonne parole ! Sur le pas de la porte, Altenheim lui agrippa le bras, et, sans se soucier de la présence du domestique : – Un bon conseil… accepte. L'heure est grave Et ça vaut mieux, je te jure, ça vaut mieux… accepte… – Du caviar ! s'écria Sernine… ah ! c'est tout à fait gentil… Tu t'es souvenu que tu traitais un prince russe. Ils s'assirent l'un en face de l'autre, et le lévrier du baron, une grande bête aux longs poils d'argent, prit place entre eux. – Je vous présente Sirius, mon plus fidèle ami. – Un compatriote, dit Sernine. Je n'oublierai jamais celui que voulut bien me donner le tsar quand j'eus l'honneur de lui sauver la vie. – Ah ! vous avez eu l'honneur… un complot terroriste, sans doute ? – Oui, complot que j'avais organisé. Figurez-vous que ce chien, qui s'appelait Sébastopol… Le déjeuner se poursuivit gaiement, Altenheim avait repris sa bonne humeur, et les deux hommes firent assaut d'esprit et de courtoisie. Sernine raconta des anecdotes auxquelles le baron riposta par d'autres anecdotes, et c'étaient des récits de chasse, de sport, de voyage, où revenaient à tout instant les plus vieux noms d'Europe, grands d'Espagne, lords anglais, magyars hongrois, archiducs autrichiens. – Ah ! dit Sernine, quel joli métier que le nôtre ! Il nous met en relation avec tout ce qu'il y a de bien sur terre. Tiens, Sirius, un peu de cette volaille truffée. Le chien ne le quittait pas de l'œil, happant d'un coup de gueule tout ce que Sernine lui tendait. – Un verre de Chambertin, prince ? – Volontiers, baron. – Je vous le recommande, il vient des caves du roi Léopold. – Un cadeau ? – Oui, un cadeau que je me suis offert. – Il est délicieux… Un bouquet ! Avec ce pâté de foie, c'est une trouvaille. Mes compliments, baron, votre chef est de premier ordre. – Ce chef est une cuisinière, prince. Je l'ai enlevée à prix d'or à Levraud, le député socialiste. Tenez, goûtez-moi ce chaudfroid de glace au cacao, et j'attire votre attention sur les gâteaux secs qui l'accompagnent. Une invention de génie, ces gâteaux. – Ils sont charmants de forme, en tout cas, dit Sernine, qui se servit. Si leur ramage répond à leur plumage… Tiens, Sirius, tu dois adorer cela. Locuste n'aurait pas mieux fait. Vivement il avait pris un des gâteaux et l'avait offert au chien. Celui-ci l'avala d'un coup, resta deux ou trois secondes immobile, comme stupide, puis tournoya sur lui-même et tomba, foudroyé. Sernine s'était jeté en arrière pour n'être pas pris en traître par un des domestiques, et, se mettant à rire : – Dis donc, baron, quand tu veux empoisonner un de tes amis, tâche que ta voix reste calme et que tes mains ne frémissent pas… Sans quoi on se méfie… Mais je croyais que tu répugnais à l'assassinat ? – Au coup de couteau, oui, dit Altenheim sans se troubler. Mais j'ai toujours eu envie d'empoisonner quelqu'un. Je voulais savoir quel goût ça avait. – Bigre ! mon bonhomme, tu choisis bien tes morceaux. Un prince russe ! Il s'approcha d'Altenheim et lui dit d'un ton confidentiel : – Sais-tu ce qui serait arrivé si tu avais réussi, c'est-à-dire si mes amis ne m'avaient pas vu revenir à trois heures au plus tard ? Eh bien, à trois heures et demie, le préfet de Police savait exactement à quoi s'en tenir sur le compte du soi-disant baron Altenheim, lequel baron était cueilli avant la fin de la journée et coffré au Dépôt. – Bah ! dit Altenheim, de prison on s'évade tandis qu'on ne revient pas du royaume où je t'envoyais. – Évidemment, mais il eût d'abord fallu m'y envoyer, et cela ce n'est pas facile. – Il suffisait d'une bouchée d'un de ces gâteaux. – En es-tu bien sûr ? – Essaie. – Décidément, mon petit, tu n'as pas encore l'étoffe d'un grand maître de l'Aventure, et sans doute ne l'auras-tu jamais, puisque tu me tends des pièges de cette sorte. Quand on se croit digne de mener la vie que nous avons l'honneur de mener, on doit aussi en être capable, et, pour cela, être prêt à toutes les éventualités, même à ne pas mourir si une fripouille quelconque tente de vous empoisonner… Une âme intrépide dans un corps inattaquable, voilà l'idéal qu'il faut se proposer et atteindre. Travaille, mon petit. Moi, je suis intrépide et inattaquable. Rappelle-toi le roi Mithridate. Et, se rasseyant : – À table, maintenant ! Mais comme j'aime à prouver les vertus que je me décerne, et comme, d'autre part, je ne veux pas faire de peine à ta cuisinière, donne-moi donc cette assiette de gâteaux. Il en prit un, le cassa en deux, et tendit une moitié au baron : – Mange ! L'autre eut un geste de recul. – Froussard ! dit Sernine. Et, sous les yeux ébahis du baron et de ses acolytes, il se mit à manger la première, puis la seconde moitié du gâteau, tranquillement, consciencieusement, comme on mange une friandise dont on serait désolé de perdre la plus petite miette. Ils se revirent. Le soir même, le prince Sernine invitait le baron Altenheim au Cabaret Vatel, et le faisait dîner avec un poète, un musicien, un financier et deux jolies comédiennes, sociétaires du ThéâtreFrançais. Le lendemain, ils déjeunèrent ensemble au Bois, et le soir ils se retrouvèrent à l'Opéra. Et chaque jour, durant une semaine, ils se revirent. On eût dit qu'ils ne pouvaient se passer l'un de l'autre, et qu'une grande amitié les unissait, faite de confiance, d'estime et de sympathie. Ils s'amusaient beaucoup, buvaient de bons vins, fumaient d'excellents cigares, et riaient comme des fous. En réalité, ils s'épiaient férocement. Ennemis mortels, séparés par une haine sauvage, chacun d'eux, sûr de vaincre et le voulant avec une volonté sans frein, ils attendaient la minute propice, Altenheim pour supprimer Sernine, et Sernine pour précipiter Altenheim dans le gouffre qu'il creusait devant lui. Tous deux savaient que le dénouement ne pouvait tarder. L'un ou l'autre y laisserait sa peau, et c'était une question d'heures, de jours, tout au plus. Drame passionnant, et dont un homme comme Sernine devait goûter l'étrange et puissante saveur. Connaître son adversaire et vivre à ses côtés, savoir que, au moindre pas, à la moindre étourderie, c'est la mort qui vous guette, quelle volupté ! Un jour, dans le jardin du cercle de la rue Cambon, dont Altenheim faisait également partie, ils étaient seuls, à cette heure de crépuscule où l'on commence à dîner au mois de juin, et où les joueurs du soir ne sont pas encore là. Ils se promenaient autour d'une pelouse, le long de laquelle il y avait, bordé de massifs, un mur que perçait une petite porte. Et soudain, pendant qu'Altenheim parlait, Sernine eut l'impression que sa voix devenait moins assurée, presque tremblante. Du coin de l'œil il l'observa. La main d'Altenheim était engagée dans la poche de son veston, et Sernine vit, à travers l'étoffe, cette main qui se crispait au manche d'un poignard, hésitante, indécise, tour à tour résolue et sans force. Moment délicieux ! Allait-il frapper ? Qui remporterait, de l'instinct peureux et qui n'ose pas, ou de la volonté consciente, toute tendue vers l'acte de tuer ? Le buste droit, les bras derrière le dos, Sernine attendait, avec des frissons d'angoisse et de plaisir. Le baron s'était tu, et dans le silence ils marchaient tous les deux côte à côte. – Mais frappe donc ! s'écria le prince. Il s'était arrêté, et, tourné vers son compagnon : – Frappe donc, disait-il, c'est l'instant ou jamais ! Personne ne peut te voir. Tu files par cette petite porte dont la clef se trouve par hasard accrochée au mur, et bonjour, baron, ni vu ni connu… Mais j'y pense, tout cela était combiné… C'est toi qui m'as amené ici… Et tu hésites ? Mais frappe donc ! Il le regardait au fond des yeux. L'autre était livide, tout frémissant d'énergie impuissante. – Poule mouillée ! ricana Sernine. Je ne ferai jamais rien de toi. La vérité, veux-tu que je te la dise ? Eh bien, je te fais peur. Mais oui, tu n'es jamais très sûr de ce qui va t'arriver quand tu es en face de moi. C'est toi qui veux agir, et ce sont mes actes, mes actes possibles, qui dominent la situation. Non, décidément, tu n'es pas encore celui qui fera pâlir mon étoile ! Il n'avait pas achevé ce mot qu'il se sentit pris au cou et attiré en arrière. Quelqu'un, qui se cachait dans le massif, près de la petite porte, l'avait happé par la tête. Il vit un bras qui se levait, armé d'un couteau dont la lame était toute brillante. Le bras s'abattit, la pointe du couteau l'atteignit en pleine gorge. Au même moment, Altenheim sauta sur lui pour l'achever, et ils roulèrent dans les plates-bandes. Ce fut l'affaire de vingt à trente secondes, tout au plus. Si fort qu'il fût, si entraîné aux exercices de lutte, Altenheim céda presque aussitôt, en poussant un cri de douleur. Sernine se releva et courut vers la petite porte qui venait de se refermer sur une silhouette sombre. Trop tard ! Il entendit le bruit de la clef dans la serrure. Il ne put l'ouvrir. – Ah ! bandit ! jura-t-il, le jour où je t'aurai, ce sera le jour de mon premier crime ! Mais pour Dieu ! Il revint, se baissa, et recueillit les morceaux du poignard qui s'était brisé en le frappant. Altenheim commençait à bouger. Il lui dit : – Eh bien, baron, ça va mieux ? Tu ne connaissais pas ce coup-là, hein ? C'est ce que j'appelle le coup direct au plexus solaire, c'est-à-dire que ça vous mouche votre soleil vital, comme une chandelle. C'est propre, rapide, sans douleur et infaillible. Tandis qu'un coup de poignard ? Peuh ! il n'y a qu'à porter un petit gorgerin à mailles d'acier, comme j'en porte moimême, et l'on se fiche de tout le monde, surtout de ton petit camarade noir, puisqu'il frappe toujours à la gorge, le monstre idiot ! Tiens, regarde son joujou favori Des miettes ! Il lui tendit la main. – Allons, relève-toi, baron. Je t'invite à dîner. Et veuille bien te rappeler le secret de ma supériorité : une âme intrépide dans un corps inattaquable. Il rentra dans les salons du cercle, retint une table pour deux personnes, s'assit sur un divan et attendit l'heure du dîner en songeant : « Évidemment la partie est amusante, mais ça devient dangereux. Il faut en finir… Sans quoi, ces animaux-là m'enverront au paradis plus tôt que je ne veux… L'embêtant, c'est que je ne peux rien faire contre eux avant d'avoir retrouvé le vieux Steinweg Car, au fond, il n'y a que cela d'intéressant, le vieux Steinweg, et si je me cramponne au baron, c'est que j'espère toujours recueillir un indice quelconque… Que diable en ont-ils fait ? Il est hors de doute qu'Altenheim est en communication quotidienne avec lui, il est hors de doute qu'il tente l'impossible pour lui arracher des informations sur le projet Kesselbach. Mais où le voit-il ? Où l'a-t-il fourré ? chez des amis ? chez lui, au 29 de la villa Dupont ? » Il réfléchit assez longtemps, puis alluma une cigarette dont il tira trois bouffées et qu'il jeta. Ce devait être un signal, car deux jeunes gens vinrent s'asseoir à côté de lui, qu'il semblait ne point connaître, mais avec lesquels il s'entretint furtivement. C'étaient les frères Doudeville, en hommes du monde ce jour-là. – Qu'y a-t-il, patron ? – Prenez six de nos hommes, allez au 29 de la villa Dupont, et entrez. – Fichtre ! Comment ? – Au nom de la loi. N'êtes-vous pas inspecteurs de la Sûreté ? Une perquisition. – Mais nous n'avons pas le droit – Prenez-le. – Et les domestiques ? S'ils résistent ? – Ils ne sont que quatre. – S'ils crient ? – Ils ne crieront pas. – Si Altenheim revient ? – Il ne reviendra pas avant dix heures. Je m'en charge. Ça vous fait deux heures et demie. C'est plus qu'il ne vous en faut pour fouiller la maison de fond en comble. Si vous trouvez le vieux Steinweg, venez m'avertir. Le baron Altenheim s'approchait, il alla au-devant de lui. – Nous dînons, n'est-ce pas ? Le petit incident du jardin m'a creusé l'estomac. À ce propos, mon cher baron, j'aurais quelques conseils à vous donner… Ils se mirent à table. Après le repas, Sernine proposa une partie de billard, qui fut acceptée. Puis, la partie de billard terminée, ils passèrent dans la salle de baccara. Le croupier justement clamait : – La banque est à cinquante louis, personne n'en veut ? – Cent louis, dit Altenheim. Sernine regarda sa montre. Dix heures. Les Doudeville n'étaient pas revenus. Donc les recherches demeuraient infructueuses. – Banco, dit-il. Altenheim s'assit et répartit les cartes. – J'en donne. – Non. – Sept. – Six. – J'ai perdu, dit Sernine. Banco du double ? – Soit, fit le baron. Il distribua les cartes. – Huit, dit Sernine. – Neuf, abattit le baron. Sernine tourna sur ses talons en murmurant : « Ça me coûte trois cents louis, mais je suis tranquille, le voilà cloué sur place. » Un instant après, son auto le déposait devant le 29 de la villa Dupont, et, tout de suite, il trouva les Doudeville et leurs hommes réunis dans le vestibule. – Vous avez déniché le vieux ? – Non. – Tonnerre ! Il est pourtant quelque part ! Où sont les domestiques ? – Là, dans l'office, attachés. – Bien. J'aime autant n'être pas vu. Partez tous. Jean, reste en bas et fais le guet. Jacques, fais-moi visiter la maison. Rapidement, il parcourut la cave, le grenier. Il ne s'arrêtait pour ainsi dire point, sachant bien qu'il ne découvrirait pas en quelques minutes ce que ses hommes n'avaient pu découvrir en trois heures. Mais il enregistrait fidèlement la forme et l'enchaînement des pièces. Quand il eut fini, il revint vers une chambre que Doudeville lui avait indiquée comme celle d'Altenheim, et l'examina attentivement. – Voilà qui fera mon affaire, dit-il en soulevant un rideau qui masquait un cabinet noir rempli de vêtements. D'ici, je vois toute la chambre. – Et si le baron fouille sa maison ? – Pourquoi ? – Mais il saura que l'on est venu, par ses domestiques. – Oui, mais il n'imaginera pas que l'un de nous s'est installé chez lui. Il se dira que la tentative a manqué, voilà tout. Par conséquent, je reste. – Et comment sortirez-vous ? – Ah ! tu m'en demandes trop. L'essentiel était d'entrer. Va, Doudeville, ferme les portes. Rejoins ton frère et filez… À demain ou plutôt… – Ou plutôt… – Ne vous occupez pas de moi. Je vous ferai signe en temps voulu. Il s'assit sur une petite caisse placée au fond du placard. Une quadruple rangée de vêtements suspendus le protégeait. Sauf le cas d'investigations, il était évidemment là en toute sûreté. Dix minutes s'écoulèrent. Il entendit le trot sourd d'un cheval, du côté de la villa, et le bruit d'un grelot. Une voiture s'arrêta, la porte d'en bas claqua, et presque aussitôt il perçut des voix, des exclamations, toute une rumeur qui s'accentuait au fur et à mesure, probablement, qu'un des captifs était délivré de son bâillon. « On s'explique, pensa-t-il… La rage du baron doit être à son comble… Il comprend maintenant la raison de ma conduite de ce soir, au cercle, et que je l'ai roulé proprement… Roulé, ça dépend, car enfin, Steinweg m'échappe toujours… Voilà la première chose dont il va s'occuper : lui a-t-on repris Steinweg ? Pour le savoir, il va courir à la cachette. S'il monte, c'est que la cachette est en haut. S'il descend, c'est qu'elle est dans les soussols. » Il écouta. Le bruit des voix continuait dans les pièces du rezde-chaussée, mais il ne semblait point que l'on bougeât. Altenheim devait interroger ses acolytes. Ce ne fut qu'après une demi-heure que Sernine entendit des pas qui montaient l'escalier. « Ce serait donc en haut, se dit-il, mais pourquoi ont-ils tant tardé ? » – Que tout le monde se couche, dit la voix d'Altenheim. Le baron entra dans la chambre avec un de ses hommes et referma la porte. – Et moi aussi, Dominique, je me couche. Quand nous discuterions toute la nuit, nous n'en serions pas plus avancés. – Moi, mon avis, dit l'autre, c'est qu'il est venu pour chercher Steinweg. – C'est mon avis, aussi, et c'est pourquoi je rigole, au fond, puisque Steinweg n'est pas là. – Mais, enfin, où est-il ? Qu'est-ce que vous avez pu en faire ? – Ça, c'est mon secret, et tu sais que, mes secrets, je les garde pour moi. Tout ce que je peux te dire, c'est que la prison est bonne et qu'il n'en sortira qu'après avoir parlé. – Alors, bredouille, le prince ? – Je te crois. Et encore, il a dû casquer pour arriver à ce beau résultat. Non, vrai, ce que je rigole ! Infortuné prince ! – N'importe, reprit l'autre, il faudrait bien s'en débarrasser. – Sois tranquille, mon vieux, ça ne tardera pas. Avant huit jours, je t'offrirai un portefeuille d'honneur, fabriqué avec de la peau de Lupin. Laisse-moi me coucher, je tombe de sommeil. Un bruit de porte qui se ferme. Puis Sernine entendit le baron qui mettait le verrou, puis qui vidait ses poches, qui remontait sa montre et qui se déshabillait. Il était joyeux, sifflotait et chantonnait, parlant même à haute voix. – Oui, en peau de Lupin et avant huit jours avant quatre jours ! sans quoi c'est lui qui nous boulottera, le sacripant ! Ça ne fait rien, il a raté son coup ce soir Le calcul était juste, pourtant Steinweg ne peut être qu'ici… Seulement, voilà… Il se mit au lit et tout de suite éteignit l'électricité. Sernine s'était avancé près du rideau, qu'il souleva légèrement, et il voyait la lumière vague de la nuit qui filtrait par les fenêtres, laissant le lit dans une obscurité profonde. « Décidément, c'est moi la poire, se dit-il. Je me suis blousé jusqu'à la gauche. Dès qu'il ronflera, je m'esquive » Mais un bruit étouffé l'étonna, un bruit dont il n'aurait pu préciser la nature et qui venait du lit. C'était comme un grincement, à peine perceptible d'ailleurs. – Eh bien, Steinweg, où en sommes-nous ? C'était le baron qui parlait ! Il n'y avait aucun doute que ce fût lui qui parlât, mais comment se pouvait-il qu'il parlât à Steinweg, puisque Steinweg n'était pas dans la chambre ? Et Altenheim continua : – Es-tu toujours intraitable ? Oui ? Imbécile ! Il faudra pourtant bien que tu te décides à raconter ce que tu sais… Non ? Bonsoir, alors, et à demain… « Je rêve, je rêve, se disait Sernine. Ou bien c'est lui qui rêve à haute voix. Voyons, Steinweg n'est pas à côté de lui, il n'est pas dans la chambre voisine, il n'est même pas dans la maison. Altenheim l'a dit... Alors, qu'est-ce que c'est que cette histoire ahurissante ? » Il hésita. Allait-il sauter sur le baron, le prendre à la gorge et obtenir de lui, par la force et la menace, ce qu'il n'avait pu obtenir par la ruse ? Absurdité ! Jamais Altenheim ne se laisserait intimider. « Allons, je pars, murmura-t-il, j'en serai quitte pour une soirée perdue. » Il ne partit point. Il sentit qu'il lui était impossible de partir, qu'il devait attendre, que le hasard pouvait encore le servir. Il décrocha avec des précautions infinies quatre ou cinq costumes et paletots, les étendit par terre, s'installa, et, le dos appuyé au mur, s'endormit le plus tranquillement du monde. Le baron ne fut pas matinal. Une horloge quelque part sonna neuf coups quand il sauta du lit et fit venir son domestique. Il lut le courrier que celui-ci apportait, s'habilla sans dire un mot, et se mit à écrire des lettres, pendant que le domestique suspendait soigneusement dans le placard les vêtements de la veille, et que Sernine, les poings en bataille, se disait : « Voyons, faut-il que je défonce le plexus solaire de cet individu ? » À dix heures, le baron ordonna : – Va-t'en ! – Voilà, encore ce gilet… – Vas-t'en, je te dis. Tu reviendras quand je t'appellerai pas avant. Il poussa la porte lui-même sur le domestique, attendit, en homme qui n'a guère confiance dans les autres, et, s'approchant d'une table où se trouvait téléphonique, il décrocha le récepteur. un appareil – Allô ! mademoiselle, je vous prie de me donner Garches C'est cela, mademoiselle, vous me sonnerez… Il resta près de l'appareil. Sernine frémissait d'impatience. Le baron allait-il communiquer avec son mystérieux compagnon de crime ? La sonnerie retentit. – Allô, fit Altenheim... Ah ! c'est Garches… parfait Mademoiselle, je voudrais le numéro 38… Oui, 38, deux fois quatre… Et au bout de quelques secondes, la voix plus basse, aussi basse et aussi nette que possible, il prononça : – Le numéro 38 ? C'est moi, pas de mots inutiles… Hier ? Oui, tu l'as manqué dans le jardin… Une autre fois, évidemment, mais ça presse… il a fait fouiller la maison le soir, je te raconterai… Rien trouvé, bien entendu… Quoi ? allô ! Non, le vieux Steinweg refuse de parler… les menaces, les promesses, rien n'y a fait… Allô… Eh oui, parbleu, il sait que nous ne pouvons rien… Nous ne connaissons le projet de Kesselbach et l'histoire de Pierre Leduc qu'en partie… Lui seul a le mot de l'énigme… Oh ! il parlera, ça j'en réponds, et cette nuit même sans quoi… Eh ! qu'est-ce que tu veux, tout plutôt que de le laisser échapper ! Vois-tu que le prince nous le chipe ! Oh ! celui-là, dans trois jours, il faut qu'il ait son compte Tu as une idée ? En effet l'idée est bonne. Oh ! oh ! excellente je vais m'en occuper Quand se voit-on ? mardi, veux-tu ? Ça va. Je viendrai mardi à deux heures… Il remit l'appareil en place et sortit. Sernine l'entendit qui donnait des ordres. – Attention, cette fois, hein ? ne vous laissez pas pincer bêtement comme hier, je ne rentrerai pas avant la nuit. La lourde porte du vestibule se referma, puis ce fut le claquement de la grille dans le jardin et le grelot d'un cheval qui s'éloignait. Après vingt minutes, deux domestiques survinrent, qui ouvrirent les fenêtres et firent la chambre. Quand ils furent partis, Sernine attendit encore assez longtemps, jusqu'à l'heure présumée de leur repas. Puis, les supposant dans la cuisine, attablés, il se glissa hors du placard et se mit à inspecter le lit et la muraille à laquelle ce lit était adossé. « Bizarre, dit-il, vraiment bizarre… Il n'y a rien là de particulier. Le lit n'a aucun double fond Dessous, pas de trappe. Voyons la chambre voisine. » Doucement, il passa à côté. C'était une pièce vide, sans aucun meuble. « Ce n'est pas là que gîte le vieux Dans l'épaisseur de ce mur ? Impossible, c'est plutôt une cloison, très mince. Sapristi ! Je n'y comprends rien, moi. » Pouce par pouce, il interrogea le plancher, le mur, le lit, perdant son temps à des expériences inutiles. Décidément, il y avait là un truc, fort simple peut-être, mais que, pour l'instant, il ne saisissait pas. « À moins que, se dit-il, Altenheim n'ait positivement déliré… C'est la seule supposition acceptable. Et, pour la vérifier, je n'ai qu'un moyen, c'est de rester. Et je reste. Advienne que pourra. ». De crainte d'être surpris, il réintégra son repaire et n'en bougea plus, rêvassant et sommeillant, tourmenté, d'ailleurs, par une faim violente. Et le jour baissa. Et l'obscurité vint. Altenheim ne rentra qu'après minuit. Il monta dans sa chambre, seul cette fois, se dévêtit, se coucha, et, aussitôt, comme la veille, éteignit l'électricité. Même attente anxieuse. Même petit grincement inexplicable. Et, de sa même voix railleuse, Altenheim articula : – Et alors, comment ça va, l'ami… Des injures ? Mais non, mais non, mon vieux, ce n'est pas du tout ce qu'on te demande ! Tu fais fausse route. Ce qu'il me faut, ce sont de bonnes confidences, bien complètes, bien détaillées, concernant tout ce que tu as révélé à Kesselbach… l'histoire de Pierre Leduc, etc. C'est clair ? Sernine écoutait avec stupeur. Il n'y avait pas à se tromper, cette fois : le baron s'adressait réellement au vieux Steinweg. Colloque impressionnant ! Il lui semblait surprendre le dialogue mystérieux d'un vivant et d'un mort, une conversation avec un être innommable, respirant dans un autre monde, un être invisible, impalpable, inexistant. Le baron reprit, ironique et cruel : – Tu as faim ? Mange donc, mon vieux. Seulement, rappelle-loi que je t'ai donné d'un coup toute ta provision de pain, et que, en la grignotant, à raison de quelques miettes en vingt-quatre heures, tu en as tout au plus pour une semaine… Mettons dix jours ! Dans dix jours, couic, il n'y aura plus de père Steinweg. À moins que d'ici là tu aies consenti à parler. Non ? On verra ça demain… Dors, mon vieux. Le lendemain, à une heure, après une nuit et une matinée sans incident, le prince Sernine sortait paisiblement de la villa Dupont et, la tête faible, les jambes molles, tout en se dirigeant vers le plus proche restaurant, il résumait la situation : « Ainsi, mardi prochain, Altenheim et l'assassin du Palace Hôtel ont rendez-vous à Garches dans une maison dont le téléphone porte le numéro 38. C'est donc mardi que je livrerai les deux coupables et que je délivrerai M. Lenormand. Le soir même, ce sera le tour du vieux Steinweg, et j'apprendrai enfin si Pierre Leduc est, oui ou non, le fils d'un charcutier, et si je peux dignement en faire le mari de Geneviève. Ainsi soit-il ! » Le mardi matin, vers onze heures, Valenglay, président du Conseil, faisait venir le préfet de Police, le sous-préfet de la Sûreté, M. Weber, et leur montrait un pneumatique, signé prince Sernine, qu'il venait de recevoir. « Monsieur le Président du Conseil, « Sachant tout l'intérêt que vous portiez à M. Lenormand, je viens vous mettre au courant des faits que le hasard m'a révélés. « M. Lenormand est enfermé dans les caves de la villa des Glycines, à Garches, auprès de la maison de retraite. « Les bandits du Palace-Hôtel ont résolu de l'assassiner aujourd'hui à deux heures. « Si la police a besoin de mon concours, je serai à une heure et demie dans le jardin de la maison de retraite, ou chez Mme Kesselbach, dont j'ai l'honneur d'être l'ami. « Recevez, Monsieur le Président du Conseil, etc. « Signé : Prince SERNINE. » – Voilà qui est extrêmement grave, mon cher monsieur Weber, fit Valenglay. J'ajouterai que nous devons avoir toute confiance dans les affirmations du prince Paul Sernine. J'ai dîné plusieurs fois avec lui. C'est un homme sérieux, intelligent… – Voulez-vous me permettre, monsieur le Président, dit le sous-chef de la Sûreté, de vous communiquer une autre lettre que j'ai reçue également ce matin ? – Sur la même affaire ? – Oui. – Voyons. Il prit la lettre et lut : « Monsieur, « Vous êtes averti que le prince Paul Sernine, qui se dit l'ami de Mme Kesselbach, n'est autre qu'Arsène Lupin. « Une seule preuve suffira : Paul Sernine est l'anagramme d'Arsène Lupin. Ce sont les mêmes lettres. Il n'y en a pas une de plus, pas une de moins. « Signé : L.M. » Et M. Weber ajouta, tandis que Valenglay restait confondu : – Pour cette fois, notre ami Lupin trouve un adversaire à sa taille. Pendant qu'il le dénonce, l'autre nous le livre. Et voilà le renard pris au piège. – Et alors ? dit Valenglay. – Et alors, monsieur le Président, nous allons tâcher de les mettre d'accord tous les deux Et, pour cela, j'emmène deux cents hommes. LA REDINGOTE OLIVE Midi et quart. Un restaurant près de la Madeleine. Le prince déjeune. À la table voisine, deux jeunes gens s'assoient. Il les salue, et se met à leur parler comme à des amis de rencontre. – Vous êtes de l'expédition, hein ? – Oui. – Combien d'hommes en tout ? – Six, paraît-il. Chacun y va de son côté. Rendez-vous à une heure trois quarts avec M. Weber près de la maison de retraite. – Bien, j'y serai. – Quoi ? – N'est-ce pas moi qui dirige l'expédition ? Et ne faut-il pas que ce soit moi qui retrouve M. Lenormand puisque je l'ai annoncé publiquement ? – Vous croyez donc, patron, que M. Lenormand n'est pas mort ? – J'en suis sûr. Oui, depuis hier, j'ai la certitude qu'Altenheim et sa bande ont conduit M. Lenormand et Gourel sur le pont de Bougival et qu'ils les ont jetés par-dessus bord. Gourel a coulé, M. Lenormand s'en est tiré. Je fournirai toutes les preuves nécessaires quand le moment sera venu. – Mais alors, s'il est vivant, pourquoi ne se montre-t-il pas ? – Parce qu'il n'est pas libre. – Ce serait donc vrai ce que vous avez dit ? Il se trouve dans les caves de la villa des Glycines ? – J'ai tout lieu de le croire. – Mais comment savez-vous ? Quel indice ? – C'est mon secret. Ce que je puis vous annoncer, c'est que le coup de théâtre sera… comment dirais-je… sensationnel. Vous avez fini ? – Oui. – Mon auto est derrière la Madeleine. Rejoignez-moi. À Garches, Sernine renvoya la voiture, et ils marchèrent jusqu'au sentier qui conduisait à l'école de Geneviève. Là, il s'arrêta. – Écoutez-moi bien, les enfants. Voici qui est de la plus haute importance. Vous allez sonner à la maison de retraite. Comme inspecteurs, vous avez vos entrées, n'est-ce pas ? Vous irez au pavillon Hortense, celui qui est inoccupé. Là, vous descendrez dans le sous-sol, et vous trouverez un vieux volet qu'il suffit de soulever pour dégager l'orifice d'un tunnel que j'ai découvert ces jours-ci, et qui établit une communication directe avec la villa des Glycines. C'est par là que Gertrude et que le baron Altenheim se retrouvaient. Et c'est par là que M. Lenormand a passé pour, en fin de compte, tomber entre les mains de ses ennemis. – Vous croyez, patron ? – Oui, je le crois. Et maintenant, voilà de quoi il s'agit. Vous allez vous assurer que le tunnel est exactement dans l'état où je l'ai laissé cette nuit, que les deux portes qui le barrent sont ouvertes, et qu'il y a toujours, dans un trou situé près de la deuxième porte, un paquet enveloppé de serge noire que j'y ai déposé moi-même. – Faudra-t-il défaire le paquet ? – Inutile, ce sont des vêtements de rechange. Allez, et qu'on ne vous remarque pas trop. Je vous attends. Dix minutes plus tard, ils étaient de retour. – Les deux portes sont ouvertes, fit Doudeville. – Le paquet de serge noire ? – À sa place, près de la deuxième porte. – Parfait ! Il est une heure vingt-cinq. Weber va débarquer avec ses champions. On surveille la villa. On la cerne dès qu'Altenheim y est entré. Moi, d'accord avec Weber, je sonne. Là, j'ai mon plan. Allons, j'ai idée qu'on ne s'ennuiera pas. Et Sernine, les ayant congédiés, s'éloigna par le sentier de l'école, tout en monologuant. « Tout est pour le mieux. La bataille va se livrer sur le terrain choisi par moi. Je la gagne fatalement, et je me débarrasse de mes deux adversaires, et je me trouve seul engagé dans l'affaire Kesselbach… seul, avec deux beaux atouts : Pierre Leduc et Steinweg… En plus, le roi, c'est-à-dire Bibi. Seulement, il y a un cheveu… Qu'est-ce que peut bien faire Altenheim ? Évidemment, il a, lui aussi, son plan d'attaque. Par où m'attaque-t-il ? Et comment admettre qu'il ne m'ait pas encore attaqué ? C'est inquiétant. M'aurait-il dénoncé à la police ? » Il longea le petit préau de l'école, dont les élèves étaient alors en classe, et il heurta la porte d'entrée. – Tiens, te voilà ! dit Mme Ernemont, en ouvrant. Tu as donc laissé Geneviève à Paris ? – Pour cela il eût fallu que Geneviève fût à Paris, répondit-il. – Mais elle y a été, puisque tu l'as fait venir. – Qu'est-ce que tu dis ? s'exclama-t-il, en lui empoignant le bras. – Comment ? mais tu le sais mieux que moi ! – Je ne sais rien… je ne sais rien… Parle ! – N'as-tu pas écrit à Geneviève de te rejoindre à la gare Saint-Lazare ? – Et elle est partie ? – Mais oui… Vous deviez déjeuner ensemble à l'hôtel Ritz… – La lettre fais voir la lettre. Elle monta la chercher et la lui donna. – Mais, malheureuse, tu n'as donc pas vu que c'était un faux ? L'écriture est bien imitée mais c'est un faux… Cela saute aux yeux. Il se colla les poings contre les tempes avec rage : – Le voilà le coup que je demandais. Ah ! le misérable ! C'est par elle qu'il m'attaque… Mais comment sait-il ? Eh ! non, il ne sait pas… Voilà deux fois qu'il tente l'aventure et c'est pour Geneviève, parce qu'il s'est pris de béguin pour elle… Oh ! cela non, jamais ! Écoute, Victoire… Tu es sûre qu'elle ne l'aime pas ? Ah ça ! mais je perds la tête ! Voyons… voyons il faut que je réfléchisse ce n'est pas le moment… Il consulta sa montre. – Une heure trente-cinq, j'ai le temps… Imbécile ! le temps de quoi faire ? Est-ce que je sais où elle est ? Il allait et venait, comme un fou, et sa vieille nourrice semblait stupéfaite de le voir aussi agité, aussi peu maître de lui. – Après tout, dit-elle, rien ne prouve qu'elle n'ait pas flairé le piège, au dernier instant… – Où serait-elle ? – Je l'ignore peut-être chez Mme Kesselbach… – C'est vrai, c'est vrai, tu as raison, s'écria-t-il, plein d'espoir soudain. Et il partit en courant vers la maison de retraite. Sur la route, près de la porte, il rencontra les frères Doudeville qui entraient chez la concierge, dont la loge avait vue sur la route, ce qui leur permettait de surveiller les abords des Glycines. Sans s'arrêter, il alla droit au pavillon de l'Impératrice, appela Suzanne, et se fit conduire chez Mme Kesselbach. – Geneviève ? dit-il. – Geneviève ? – Oui, elle n'est pas venue ? – Non, voici même plusieurs jours. – Mais elle doit venir, n'est-ce pas ? – Vous croyez ? – Mais j'en suis sûr. Où voulez-vous qu'elle soit ? Rappelezvous ? – J'ai beau chercher. Je vous assure que Geneviève et moi nous ne devions pas nous voir. Et subitement effrayée : – Mais vous n'êtes pas inquiet ? Il n'est rien arrivé à Geneviève ? – Non, rien. Il était parti déjà. Une idée l'avait heurté. Si le baron Altenheim n'était pas à la villa des Glycines ? Si l'heure du rendez-vous avait été changée ? « Il faut que je le voie, se disait-il, il le faut, à tout prix. » Et il courait, l'allure désordonnée, indifférent à tout. Mais, devant la loge, il recouvra instantanément son sang-froid : il avait aperçu le sous-chef de la Sûreté, qui parlait dans le jardin avec les frères Doudeville. S'il avait eu sa clairvoyance habituelle, il eût surpris le petit tressaillement qui agita M. Weber à son approche, mais il ne vit rien. – Monsieur Weber, n'est-ce pas ? dit-il. – Oui… À qui ai-je l'honneur ? – Le prince Sernine. – Ah ! très bien, M. le Préfet de police m'a averti du service considérable que vous nous rendiez, monsieur. – Ce service ne sera complet que quand j'aurai livré les bandits. – Cela ne va pas tarder. Je crois que l'un de ces bandits vient d'entrer… un homme assez fort, avec un monocle. – En effet, c'est le baron Altenheim. Vos hommes sont là, monsieur Weber ? – Oui, cachés sur la route, à deux cents mètres de distance. – Eh bien, monsieur Weber, il me semble que vous pourriez les réunir et les amener devant cette loge. De là nous irons jusqu'à la villa. Je sonnerai. Comme le baron Altenheim me connaît, je suppose que l'on m'ouvrira, et j'entrerai avec vous. – Le plan est excellent, dit M. Weber. Je reviens tout de suite. Il sortit du jardin et s'en alla par la route, du côté opposé aux Glycines. Rapidement, Sernine empoigna l'un des frères Doudeville par le bras. – Cours après lui, Jacques… Occupe-le le temps que j'entre aux Glycines… Et puis retarde l'assaut le plus possible, invente des prétextes… Il me faut dix minutes… Qu'on entoure la villa mais qu'on n'y entre pas. Et toi, Jean, va te poster dans le pavillon Hortense, à l'issue du souterrain. Si le baron veut sortir par là, casse-lui la tête. Les Doudeville s'éloignèrent. Le prince se glissa dehors, et courut jusqu'à une haute grille, blindée de fer, qui était l'entrée des Glycines. Sonnerait-il ? Autour de lui, personne. D'un bond il s'élança sur la grille, en posant son pied au rebord de la serrure, et, s'accrochant aux barreaux, s'arc-boutant avec ses genoux, se hissant à la force des poignets, il parvint, au risque de retomber sur la pointe aiguë des barreaux, à franchir la grille et à sauter. Il y avait une cour pavée qu'il traversa rapidement, et il monta les marches d'un péristyle à colonnes sur lequel donnaient des fenêtres qui, toutes, étaient recouvertes, jusqu'aux impostes, de volets pleins. Comme il réfléchissait au moyen de s'introduire dans la maison, la porte fut entrebâillée avec un bruit de fer qui lui rappela la porte de la villa Dupont, et Altenheim apparut. – Dites donc, prince, c'est comme cela que vous pénétrez dans les propriétés particulières ? Je vais être contraint de recourir aux gendarmes, mon cher. Sernine le saisit à la gorge, et le renversant contre une banquette : – Geneviève… Où est Geneviève ? Si tu ne me dis pas ce que tu as fait d'elle, misérable ! – Je te prie de remarquer, bégaya le baron, que tu me coupes la parole. Sernine le lâcha. – Au fait ! Et vite ! Réponds… Geneviève ? – Il y a une chose, répliqua le baron, qui est beaucoup plus urgente, surtout quand il s'agit de gaillards de notre espèce, c'est d'être chez soi… Et, soigneusement, il repoussa la porte qu'il barricada de verrous. Puis, conduisant Sernine dans le salon voisin, un salon sans meubles, sans rideaux, il lui dit : – Maintenant, je suis ton homme. Qu'y a-t-il pour ton service, prince ? – Geneviève ? – Elle se porte à merveille. – Ah ! tu avoues ? – Parbleu ! Je te dirai même que ton imprudence à cet égard m'a étonné. Comment n'as-tu pas pris quelques précautions ? Il était inévitable… – Assez ! Où est-elle ? – Tu n'es pas poli. – Où est-elle ? – Entre quatre murs, libre… – Libre ? – Oui, libre d'aller d'un mur à l'autre. – Villa Dupont, sans doute ? Dans la prison que tu as imaginée pour Steinweg ? – Ah ! tu sais… Non, elle n'est pas là. – Mais où alors ? Parle, sinon… – Voyons, mon prince, crois-tu que je serai assez bête pour te livrer le secret par lequel je te tiens ? Tu aimes la petite… – Tais-toi ! s'écria Sernine, hors de lui… Je te défends… – Et après ? c'est donc un déshonneur ? Je l'aime bien, moi, et j'ai bien risqué… Il n'acheva pas, intimidé par la colère effrayante de Sernine, colère contenue, silencieuse, qui lui bouleversait les traits. Ils se regardèrent longtemps, chacun d'eux cherchant le point faible de l'adversaire. À la fin, Sernine s'avança et, d'une voix nette, en homme qui menace plutôt qu'il ne propose un pacte : – Écoute-moi. Tu te rappelles l'offre d'association que tu m'as faite ? L'affaire Kesselbach pour nous deux… on marcherait ensemble… on partagerait les bénéfices… J'ai refusé… J'accepte aujourd'hui… – Trop tard. – Attends. J'accepte mieux que cela : j'abandonne l'affaire… je ne me mêle plus de rien… tu auras tout… Au besoin je t'aiderai. – La condition ? – Dis-moi où se trouve Geneviève ? L'autre haussa les épaules. – Tu radotes, Lupin. Ça me fait de la peine à ton âge… Une nouvelle pause entre les deux ennemis, terrible. Le baron ricana : – C'est tout de même une sacrée jouissance de te voir ainsi pleurnicher et demandant l'aumône. Dis donc, j'ai idée que le simple soldat est en train de flanquer une pile à son général. – Imbécile, murmura Sernine. – Prince, je t'enverrai mes témoins ce soir si tu es encore de ce monde. – Imbécile ! répéta Sernine avec un mépris infini. – Tu aimes mieux en finir tout de suite ? À ta guise, mon prince, ta dernière heure est venue. Tu peux recommander ton âme à Dieu. Tu souris ? C'est un tort. J'ai sur toi un avantage immense : je tue au besoin… – Imbécile ! redit encore une fois Sernine. Il tira sa montre. – Deux heures, baron. Tu n'as plus que quelques minutes. À deux heures cinq, deux heures dix au plus tard, M. Weber et une demi-douzaine d'hommes solides, sans scrupules, forceront l'entrée de ton repaire et te mettront la main au collet… Ne souris pas, toi non plus. L'issue sur laquelle tu comptes est découverte, je la connais, elle est gardée. Tu es donc bel et bien pris. C'est l'échafaud, mon vieux. Altenheim était livide. Il balbutia : – Tu as fait ça ? Tu as eu l'infamie ? – La maison est cernée. L'assaut est imminent. Parle et je te sauve. – Comment ? – Les hommes qui gardent l'issue du pavillon sont à moi. Je te donne un mot pour eux, et tu es sauvé. Altenheim réfléchit quelques secondes, parut hésiter, mais, soudain résolu, déclara : – C'est de la blague. Tu n'auras pas été assez naïf pour te jeter toi-même dans la gueule du loup. – Tu oublies Geneviève. Sans elle, crois-tu que je serais là ? Parle. – Non. – Soit. Attendons, dit Sernine. Une cigarette ? – Volontiers. – Tu entends ? dit Sernine après quelques secondes. – Oui… oui, fit Altenheim en se levant. Des coups retentissaient à la grille. Sernine prononça : – Même pas les sommations d'usage… aucun préliminaire… Tu es toujours décidé ? – Plus que jamais. – Tu sais que, avec les instruments qu'ils ont, il n'y en a pas pour longtemps ? – Ils seraient dans cette pièce que je te refuserais. La grille céda. On entendit le grincement des gonds. – Se laisser pincer, reprit Sernine, je l'admets, mais qu'on tende soi-même les mains aux menottes, c'est trop idiot. Voyons, ne t'entête pas. Parle, et file. – Et toi ? – Moi je reste. Qu'ai-je à craindre ? – Regarde. Le baron lui désignait une fente à travers les volets. Sernine y appliqua son œil et recula avec un sursaut. – Ah ! bandit, toi aussi, tu m'as dénoncé ! Ce n'est pas dix hommes, c'est cinquante, cent, deux cents hommes que Weber amène… Le baron riait franchement : – Et s'il y en a tant, c'est qu'il s'agit de Lupin, évidemment. Une demi-douzaine suffisait pour moi. – Tu as prévenu la police ? – Oui. – Quelle preuve as-tu donnée ? – Ton nom Paul Sernine, c'est-à-dire Arsène Lupin. – Et tu as découvert ça tout seul, toi ? ce à quoi personne n'a jamais pensé ? Allons donc ! C'est l'autre, avoue-le. Il regardait par la fente. Des nuées d'agents se répandaient autour de la villa, et ce fut à la porte maintenant que des coups résonnèrent. Il fallait cependant songer, ou bien à la retraite, ou bien à l'exécution du projet qu'il avait imaginé. Mais, s'éloigner, ne fûtce qu'un instant, c'était laisser Altenheim, et qui pouvait assurer que le baron n'avait pas à sa disposition une autre issue pour s'enfuir ? Cette idée bouleversa Sernine. Le baron libre ! le baron maître de retourner auprès de Geneviève, et de la torturer, et de l'asservir à son odieux amour ! Entravé dans ses desseins, contraint d'improviser un nouveau plan, à la seconde même, et en subordonnant tout au danger que courait Geneviève. Sernine passa là un moment d'indécision atroce. Les yeux fixés aux yeux du baron, il eût voulu lui arracher son secret et partir, et il n'essayait même plus de le convaincre, tellement toute parole lui semblait inutile. Et, tout en poursuivant ses réflexions, il se demandait ce que pouvaient être celles du baron, quels étaient ses armes, son espoir de salut. La porte du vestibule, quoique fortement verrouillée, quoique blindée de fer, commençait à s'ébranler. Les deux hommes étaient devant cette porte, immobiles. Le bruit des voix, le sens des mots leur parvenaient. – Tu parais bien sûr de toi, dit Sernine. – Parbleu ! s'écria l'autre en lui donnant un croc-en-jambe qui le fit tomber, et en prenant la fuite. Sernine se releva aussitôt, franchit sous le grand escalier une petite porte par où Altenheim avait disparu, et, dégringolant les marches de pierre, descendit au sous-sol Un couloir, une salle vaste et basse, presque obscure, le baron était à genoux, soulevant le battant d'une trappe. – Idiot, s'écria Sernine en se jetant sur lui, tu sais bien que nous trouverons mes hommes au bout de ce tunnel, et ils ont l'ordre de te tuer comme un chien… À moins que… à moins que tu n'aies une issue qui s'amorce sur celle-là… Eh ! voilà, pardieu ! j'ai deviné et tu t'imagines… La lutte était acharnée. Altenheim, véritable colosse doué d'une musculature exceptionnelle, avait ceinturé son adversaire, lui paralysant les bras et cherchant à l'étouffer. – Évidemment… évidemment, articulait celui-ci avec peine, évidemment, c'est bien combiné… Tant que je ne pourrai pas me servir de mes mains pour te casser quelque chose, tu auras l'avantage… Mais seulement pourras-tu ? Il eut un frisson. La trappe, qui s'était refermée, et sur le battant de laquelle ils pesaient de tout leur poids, la trappe paraissait bouger sous eux. Il sentait les efforts que l'on faisait pour la soulever, et le baron devait le sentir aussi, car il essayait désespérément de déplacer le terrain du combat pour que la trappe pût s'ouvrir. « C'est l'autre ! » pensa Sernine avec la sorte d'épouvante irraisonnée que lui causait cet être mystérieux « C'est l'autre… S'il passe, je suis perdu. » Par des gestes insensibles, Altenheim avait réussi à se déplacer, et il tâchait d'entraîner son adversaire. Mais celui-ci s'accrochait par les jambes aux jambes du baron, en même temps que, peu à peu, il s'ingéniait à dégager une de ses mains. Au-dessus d'eux, de grands coups, comme des coups de bélier. « J'ai cinq minutes, pensa Sernine Dans une minute, il faut que ce gaillard-là… » Et tout haut : – Attention, mon petit. Tiens-toi bien. Il rapprocha ses genoux l'un de l'autre avec une énergie incroyable. Le baron hurla, l'une de ses cuisses tordue. Alors, Sernine, mettant à profit la souffrance de son adversaire, fit un effort, dégagea sa main droite et le prit à la gorge. – Parfait ! Comme cela, nous sommes bien mieux à notre aise… Non, pas la peine de chercher ton couteau sans quoi je t'étrangle comme un poulet. Tu vois, j'y mets des formes… Je ne serre pas trop, juste assez pour que tu n'aies même pas envie de gigoter. Tout en parlant, il sortait de sa poche une cordelette très fine et, d'une seule main, avec une habileté extrême, il lui attachait les poignets. À bout de souffle, d'ailleurs, le baron n'opposait plus aucune résistance. En quelques gestes précis, Sernine le ficela solidement. – Comme tu es sage ! À la bonne heure ! Je ne te reconnais plus. Tiens, au cas où tu voudrais t'échapper, voilà un rouleau de fil de fer qui va compléter mon petit travail Les poignets d'abord Les chevilles, maintenant Ça y est Dieu ! que tu es gentil ! Le baron s'était remis peu à peu. Il bégaya : – Si tu me livres, Geneviève mourra. – Vraiment ! Et comment ? Explique-toi… – Elle est enfermée. Personne ne connaît sa retraite. Moi supprimé, elle mourra de faim… Comme Steinweg… Sernine frissonna. Il reprit : – Oui, mais tu parleras. – Jamais. – Si, tu parleras. Pas maintenant, c'est trop tard, mais cette nuit. Il se pencha sur lui et tout bas, à l'oreille, il prononça : – Écoute, Altenheim, et comprends-moi bien. Tout à l'heure tu vas être pincé. Ce soir tu coucheras au Dépôt. Cela est fatal, irrévocable. Moi-même je ne puis plus rien y changer. Et demain, on t'emmènera à la Santé, et plus tard, tu sais où ? Eh bien, je te donne encore une chance de salut. Cette nuit, tu entends, cette nuit, je pénétrerai dans ta cellule, au Dépôt, et tu me diras où est Geneviève. Deux heures après, si tu n'as pas menti, tu seras libre. Sinon c'est que tu ne tiens pas beaucoup à ta tête. L'autre ne répondit pas. Sernine se releva et écouta. Làhaut, un grand fracas. La porte d'entrée cédait. Des pas martelèrent les dalles du vestibule et le plancher du salon. M. Weber et ses hommes cherchaient. – Adieu, baron, réfléchis jusqu'à ce soir. La cellule est bonne conseillère. Il poussa son prisonnier, de façon à dégager la trappe et il souleva celle-ci. Comme il s'y attendait, il n'y avait plus personne en dessous, sur les marches de l'escalier. Il descendit, en ayant soin de laisser la trappe ouverte derrière lui, comme s'il avait eu l'intention de revenir. Il y avait vingt marches, puis, en bas, c'était le commencement du couloir que M. Lenormand et Gourel avaient parcouru en sens inverse. Il s'y engagea et poussa un cri. Il lui avait semblé deviner la présence de quelqu'un. Il alluma sa lanterne de poche. Le couloir était vide. Alors, il arma son revolver et dit à haute voix : – Tant pis pour toi… Je fais feu. Aucune réponse. Aucun bruit. « C'est une illusion sans doute, pensa-t-il. Cet être-là m'obsède. Allons, si je veux réussir et gagner la porte, il faut me hâter… Le trou, dans lequel j'ai mis le paquet de vêtements, n'est pas loin. Je prends le paquet et le tour est joué… Et quel tour ! un des meilleurs de Lupin » Il rencontra une porte qui était ouverte et tout de suite s'arrêta. À droite il y avait une excavation, celle que M. Lenormand avait pratiquée pour échapper à l'eau qui montait. Il se baissa et projeta sa lumière dans l'ouverture. « Oh ! fit-il en tressaillant Non, ce n'est pas possible C'est Doudeville qui aura poussé le paquet plus loin. » Mais il eut beau chercher, scruter les ténèbres. Le paquet n'était plus là, et il ne douta pas que ce fût encore l'être mystérieux qui l'eût dérobé. « Dommage ! la chose était si bien arrangée ! l'aventure reprenait son cours naturel, et j'arrivais au bout plus sûrement… Maintenant il s'agit de me trotter au plus vite… Doudeville est au pavillon… Ma retraite est assurée… Plus de blagues, il faut se dépêcher et remettre la chose sur pied, si possible… Et après, on s'occupera de lui… Ah ! qu'il se gare de mes griffes, celui-là. » Mais une exclamation de stupeur lui échappa ; il arrivait à l'autre porte, et cette porte, la dernière avant le pavillon, était fermée. Il se rua contre elle. À quoi bon ? Que pouvait-il faire ? « Cette fois-ci, murmura-t-il, je suis bien fichu. » Et, pris d'une sorte de lassitude, il s'assit. Il avait l'impression de sa faiblesse en face de l'être mystérieux. Altenheim ne comptait guère. Mais l'autre, ce personnage de ténèbres et de silence, l'autre le dominait, bouleversait toutes ses combinaisons, et l'épuisait par ses attaques sournoises et infernales. Il était vaincu. Weber le trouverait là, comme une bête acculée, au fond de sa caverne. « Ah ! non, non ! fit-il en se redressant d'un coup. S'il n'y avait que moi, peut-être ! mais il y a Geneviève, Geneviève, qu'il faut sauver cette nuit… Après tout, rien n'est perdu… Si l'autre s'est éclipsé tout à l'heure, c'est qu'il existe une seconde issue dans les parages. Allons, allons, Weber et sa bande ne me tiennent pas encore. » Déjà il explorait le tunnel, et, sa lanterne en main, étudiait les briques dont les parois étaient formées, quand un cri parvint jusqu'à lui, un cri horrible, abominable, qui le fit frémir d'angoisse. Cela provenait du côté de la trappe. Et il se rappela soudain qu'il avait laissé cette trappe ouverte alors qu'il avait l'intention de remonter dans la villa des Glycines. Il se hâta de retourner, franchit la première porte. En route, sa lanterne étant éteinte, il sentit quelque chose, quelqu'un plutôt qui frôlait ses genoux, quelqu'un qui rampait le long du mur. Et aussitôt, il eut l'impression que cet être disparaissait, s'évanouissait, il ne savait pas où. À cet instant, il heurta une marche. « C'est là l'issue, pensa-t-il, la seconde issue par où il passe. » En haut, le cri retentit de nouveau, moins fort, suivi de gémissements, de râles… Il monta l'escalier en courant, surgit dans la salle basse et se précipita sur le baron. Altenheim agonisait, la gorge en sang. Ses liens étaient coupés, mais les fils de fer qui attachaient ses poignets et ses chevilles étaient intacts. Ne pouvant le délivrer, son complice l'avait égorgé. Sernine contemplait ce spectacle avec effroi. Une sueur le glaçait. Il songeait à Geneviève emprisonnée, sans secours, puisque le baron, seul, connaissait sa retraite. Distinctement il entendit que les agents ouvraient la petite porte dérobée du vestibule. Distinctement, il les entendit qui descendaient l'escalier de service. Il n'était plus séparé d'eux que par une porte, celle de la salle basse où il se trouvait. Il la verrouilla au moment même où les agresseurs empoignaient le loquet. La trappe était ouverte à côté de lui… C'était le salut possible, puisqu'il y avait encore la seconde issue. « Non, se dit-il, Geneviève d'abord. Après, si j'ai le temps, je songerai à moi » Et, s'agenouillant, il posa la main sur la poitrine du baron. Le cœur palpitait encore. Il s'inclina davantage : – Tu m'entends, n'est-ce pas ? Les paupières battirent faiblement. Il y avait un souffle de vie dans le moribond. De ce semblant d'existence, pouvait-on tirer quelque chose ? La porte, dernier rempart, fut attaquée par les agents. Sernine murmura : – Je te sauverai j'ai des remèdes infaillibles… Un mot, seulement… Geneviève ? On eût dit que cette parole d'espoir suscitait de la force. Altenheim essaya d'articuler. – Réponds, exigeait Sernine, réponds et je te sauve… C'est la vie aujourd'hui, la liberté demain… Réponds ! La porte tremblait sous les coups. Le baron ébaucha des syllabes inintelligibles. Penché sur lui, effaré, toute son énergie, toute sa volonté tendues, Sernine haletait d'angoisse. Les agents, sa capture inévitable, la prison, il n'y songeait même pas, mais Geneviève… Geneviève mourant de faim, et qu'un mot de ce misérable pouvait délivrer ! – Réponds, il le faut… Il ordonnait, il suppliait. Altenheim bégaya, comme hypnotisé, vaincu par cette autorité indomptable : – Ri… Rivoli – Rue de Rivoli, n'est-ce pas ? Tu l'as enfermée dans une maison de cette rue… Quel numéro ? Un vacarme, des hurlements de triomphe, la porte s'était abattue. – Sautez dessus, cria M. Weber, qu'on l'empoigne ! qu'on les empoigne tous les deux ! – Le numéro, réponds… Si tu l'aimes, réponds… Pourquoi te taire maintenant ? – Vingt… Vingt-sept, souffla le baron. Des mains touchaient Sernine. Dix revolvers le menaçaient. Il fit face aux agents, qui reculèrent avec une peur instinctive. – Si tu bouges, Lupin, cria M. Weber, l'arme braquée, je te brûle. – Ne tire pas, dit Sernine gravement, c'est inutile, je me rends. – Des blagues ! C'est encore un truc de ta façon… – Non, reprit Sernine, la bataille est perdue. Tu n'as pas le droit de tirer. Je ne me défends pas. Il exhiba deux revolvers qu'il jeta sur le sol. – Des blagues ! reprit M. Weber implacable. Droit au cœur, les enfants ! Au moindre geste : feu ! Au moindre mot : feu ! Dix hommes étaient là. Il en posta quinze. Il dirigea les quinze bras vers la cible. Et, rageur, tremblant de joie et de crainte, il grinçait : – Au cœur ! À la tête ! Et pas de pitié ! S'il remue, s'il parle à bout portant, feu ! Les mains dans ses poches, impassible, Sernine souriait. À deux pouces de ses tempes, la mort le guettait. Des doigts se crispaient aux détentes. – Ah ! ricana M. Weber, ça fait plaisir de voir ça… Et j'imagine que cette fois nous avons mis dans le mille, et d'une sale façon pour toi, monsieur Lupin… Il fit écarter les volets d'un vaste soupirail, par où la clarté du jour pénétra brusquement, et il se retourna vers Altenheim. Mais, à sa grande stupéfaction, le baron qu'il croyait mort ouvrit les yeux, des yeux ternes, effroyables, déjà remplis de néant. Il regarda M. Weber. Puis il sembla chercher, et, apercevant Sernine, il eut une convulsion de colère. On eût dit qu'il se réveillait de sa torpeur, et que sa haine soudain ranimée lui rendait une partie de ses forces. Il s'appuya sur ses deux poignets et tenta de parler. – Vous le reconnaissez, hein ? dit M. Weber. – Oui. – C'est Lupin, n'est-ce pas ? – Oui Lupin… Sernine, toujours souriant, écoutait. – Dieu ! que je m'amuse ! déclara-t-il. – Vous avez d'autres choses à dire ? demanda M. Weber qui voyait les lèvres du baron s'agiter désespérément. – Oui. – À propos de M. Lenormand, peut-être ? – Oui. – Vous l'avez enfermé ? Où cela ? Répondez… De tout son être soulevé, de tout son regard tendu, Altenheim désigna un placard, au coin de la salle. – Là… là, dit-il. – Ah ! ah ! nous brûlons, ricana Lupin. M. Weber ouvrit. Sur l'une des planches, il y avait un paquet enveloppé de serge noire. Il le déplia et trouva un chapeau, une petite boîte, des vêtements… Il tressaillit. Il avait reconnu la redingote olive de M. Lenormand. – Ah ! les misérables ! s'écria-t-il, ils l'ont assassiné. – Non, fit Altenheim, d'un signe. – Alors ? – C'est lui… lui… – Comment, lui ? c'est Lupin qui a tué le chef ? – Non. Avec une obstination farouche, Altenheim se raccrochait à l'existence, avide de parler et d'accuser Le secret qu'il voulait dévoiler était au bout de ses lèvres, et il ne pouvait pas, il ne savait plus le traduire en mots. – Voyons, insista le sous-chef, M. Lenormand est bien mort, pourtant ? – Non. – Il vit ? – Non. – Je ne comprends pas… Voyons, ces vêtements ? Cette redingote ? Altenheim tourna les yeux du côté de Sernine. Une idée frappa M. Weber. – Ah ! je comprends ! Lupin avait dérobé les vêtements de M. Lenormand, et il comptait s'en servir pour échapper. – Oui… Oui… – Pas mal, s'écria le sous-chef. C'est bien un coup de sa façon. Dans cette pièce, on aurait trouvé Lupin déguisé en M. Lenormand, enchaîné sans doute. C'était le salut pour lui… Seulement, il n'a pas eu le temps. C'est bien cela, n'est-ce pas ? – Oui… Oui… Mais, au regard du mourant, M. Weber sentit qu'il y avait autre chose, et que ce n'était pas encore tout à fait cela, le secret. Qu'était-ce alors ? Qu'était-ce, l'étrange et indéchiffrable énigme que le mourant voulait révéler avant de mourir ? Il interrogea : – Et M. Lenormand, où est-il ? – Là… – Comment là ? – Oui. – Mais il n'y a que nous dans cette pièce ! – Il y a… il y a… – Mais parlez donc… – Il y a Ser… Sernine… – Sernine ! Hein ! Quoi ? – Sernine Lenormand M. Weber bondit. Une lueur subite le heurtait. – Non, non, ce n'est pas possible, murmura-t-il, c'est de la folie. Il épia son prisonnier. Sernine semblait s'amuser beaucoup et assister à la scène en amateur qui se divertit et qui voudrait bien connaître le dénouement. Épuisé, Altenheim était retombé tout de son long. Allait-il mourir avant d'avoir donné le mot de l'énigme que posaient ses obscures paroles ? M. Weber, secoué par une hypothèse absurde, invraisemblable, dont il ne voulait pas, et qui s'acharnait après lui, M. Weber se précipita de nouveau. – Expliquez-vous… Qu'y a-t-il là-dessous ? Quel mystère ? L'autre ne semblait pas entendre, inerte, les yeux fixes. M. Weber se coucha contre lui et scanda nettement, de façon que chaque syllabe pénétrât au fond même de cette âme noyée d'ombre déjà : – Écoute… J'ai bien compris, n'est-ce pas ? Lupin et M. Lenormand… Il lui fallut un effort pour continuer, tellement la phrase lui paraissait monstrueuse. Pourtant les yeux ternes du baron semblaient le contempler avec angoisse. Il acheva, palpitant d'émotion, comme s'il eût prononcé un blasphème : – C'est cela, n'est-ce pas ? Tu en es sûr ? Tous les deux, ça ne fait qu'un ? Les yeux ne bougeaient pas. Un filet de sang suintait au coin de la bouche… Deux ou trois hoquets… Une convulsion suprême. Ce fut tout. Dans la salle basse, encombrée de monde, il y eut un long silence. Presque tous les agents qui gardaient Sernine s'étaient détournés, et stupéfaits, sans comprendre ou se refusant à comprendre, ils écoutaient encore l'incroyable accusation que le bandit n'avait pu formuler. M. Weber prit la boîte trouvée dans le paquet de serge noire et l'ouvrit. Elle contenait une perruque grise, des lunettes à branches d'argent, un foulard marron, et, dans un double fond, des pots de maquillage et un casier avec de menues boucles de poils gris – bref, de quoi se faire la tête exacte de M. Lenormand. Il s'approcha de Sernine et, l'ayant contemplé quelques instants sans mot dire, pensif, reconstituant toutes les phases de l'aventure, il murmura : « Alors, c'est vrai ? » Sernine, qui ne s'était pas départi de son calme souriant, répliqua : – L'hypothèse ne manque ni d'élégance ni de hardiesse. Mais, avant tout, dis à tes hommes de me ficher la paix avec leurs joujoux. – Soit, accepta M. Weber, en faisant un signe à ses hommes. Et maintenant, réponds. – À quoi ? – Es-tu M. Lenormand ? – Oui. Des exclamations s'élevèrent. Jean Doudeville, qui était là pendant que son frère surveillait l'issue secrète, Jean Doudeville, le complice même de Sernine, le regardait avec ahurissement. M. Weber, suffoqué, restait indécis. – Ça t'épate, hein ? dit Sernine. J'avoue que c'est assez rigolo Dieu, que tu m'as fait rire quelquefois, quand on travaillait ensemble, toi et moi, le chef et le sous-chef ! Et le plus drôle, c'est que tu le croyais mort, ce brave M. Lenormand mort comme ce pauvre Gourel. Mais non, mais non, mon vieux, petit bonhomme vivait encore… Il montra le cadavre d'Altenheim. – Tiens, c'est ce bandit-là qui m'a fichu à l'eau, dans un sac, un pavé autour de la taille. Seulement, il avait oublié de m'enlever mon couteau Et, avec un couteau, on crève les sacs et on coupe les cordes. Voilà ce que c'est, malheureux Altenheim… Si tu avais pensé à cela, tu n'en serais pas où tu en es… Mais assez causé… Paix à tes cendres ! M. Weber écoutait, ne sachant que penser. À la fin, il eut un geste de désespoir, comme s'il renonçait à se faire une opinion raisonnable. – Les menottes, dit-il, soudain alarmé. – C'est tout ce que tu trouves ? dit Sernine… Tu manques d'imagination… Enfin, si ça t'amuse… Et, avisant Doudeville au premier rang de ses agresseurs, il lui tendit les mains : – Tiens, l'ami, à toi l'honneur, et pas la peine de t'éreinter… Je joue franc jeu puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement… Il disait cela d'un ton qui fit comprendre à Doudeville que la lutte était finie pour l'instant, et qu'il n'y avait qu'à se soumettre. Doudeville lui passa les menottes. Sans remuer les lèvres, sans une contraction du visage, Sernine chuchota : « 27, rue de Rivoli… Geneviève. » M. Weber ne put réprimer un mouvement de satisfaction à la vue d'un tel spectacle. – En route ! dit-il, à la Sûreté ! – C'est cela, à la Sûreté, s'écria Sernine. M. Lenormand va écrouer Arsène Lupin, lequel va écrouer le prince Sernine. – Tu as trop d'esprit, Lupin. – C'est vrai, Weber, nous ne pouvons pas nous entendre. Durant le trajet, dans l'automobile que trois autres automobiles chargées d'agents escortaient, il ne souffla pas mot. On ne fit que passer à la Sûreté. M. Weber, se rappelant les évasions organisées par Lupin, le fit monter aussitôt à l'anthropométrie, puis l'amena au Dépôt d'où il fut dirigé sur la prison de la Santé. Prévenu par téléphone, le directeur attendait. Les formalités de l'écrou et le passage dans la chambre de la fouille furent rapides. À sept heures du soir, le prince Paul Sernine franchissait le seuil de la cellule 14, deuxième division. – Pas mal, votre appartement pas mal du tout, déclara-t-il. La lumière électrique, le chauffage central, les water-closets… Bref, tout le confort moderne… C'est parfait, nous sommes d'accord Monsieur le Directeur, c'est avec le plus grand plaisir que j'arrête cet appartement. Il se jeta tout habillé sur le lit. – Ah ! Monsieur le Directeur, j'ai une petite prière à vous adresser. – Laquelle ? – Qu'on ne m'apporte pas mon chocolat demain matin avant dix heures je tombe de sommeil. Il se retourna vers le mur. Cinq minutes après, il dormait profondément. Deuxième partie LES TROIS CRIMES D'ARSÈNE LUPIN SANTÉ-PALACE Ce fut dans le monde entier une explosion de rires. Certes, la capture d'Arsène Lupin produisit une grosse sensation, et le public ne marchanda pas à la police les éloges qu'elle méritait pour cette revanche si longtemps espérée et si pleinement obtenue. Le grand aventurier était pris. L'extraordinaire, le génial, l'invisible héros se morfondait, comme les autres, entre les quatre murs d'une cellule, écrasé à son tour par cette puissance formidable qui s'appelle la Justice et qui, tôt ou tard, fatalement, brise les obstacles qu'on lui oppose et détruit l'œuvre de ses adversaires. Tout cela fut dit, imprimé, répété, commenté, rabâché. Le préfet de Police eut la croix de Commandeur, M. Weber, la croix d'Officier. On exalta l'adresse et le courage de leurs plus modestes collaborateurs. On applaudit. On chanta victoire. On fit des articles et des discours. Soit ! Mais quelque chose cependant domina ce merveilleux concert d'éloges, cette allégresse bruyante, ce fut un rire fou, énorme, spontané, inextinguible et tumultueux. Arsène Lupin, depuis quatre ans, était chef de la Sûreté ! ! ! Il l'était depuis quatre ans ! Il l'était réellement, légalement, avec tous les droits que ce titre confère, avec l'estime de ses chefs, avec la faveur du gouvernement, avec l'admiration de tout le monde. Depuis quatre ans le repos des habitants et la défense de la propriété étaient confiés à Arsène Lupin. Il veillait à l'accomplissement de la loi. Il protégeait l'innocent et poursuivait le coupable. Et quels services il avait rendus ! Jamais l'ordre n'avait été moins troublé, jamais le crime découvert plus sûrement et plus rapidement ! Qu'on se rappelle l'affaire Denizou, le vol du Crédit Lyonnais, l'attaque du rapide d'Orléans, l'assassinat du baron Dorf autant de triomphes imprévus et foudroyants, autant de ces magnifiques prouesses que l'on pouvait comparer aux plus célèbres victoires des plus illustres policiers. Jadis, dans un de ses discours, à l'occasion de l'incendie du Louvre et de la capture des coupables, le président du Conseil Valenglay, pour défendre la façon un peu arbitraire dont M. Lenormand avait agi, s'était écrié : « Par sa clairvoyance, par son énergie, par ses qualités de décision et d'exécution, par ses procédés inattendus, par ses ressources inépuisables, M. Lenormand nous rappelle le seul homme qui eût pu, s'il vivait encore, lui tenir tête, c'est-à-dire Arsène Lupin. M. Lenormand, c'est un Arsène Lupin au service de la société. » Et voilà que M. Lenormand n'était autre qu'Arsène Lupin ! Qu'il fût prince russe, on s'en souciait peu ! Lupin était coutumier de ces métamorphoses. Mais chef de la Sûreté ! Quelle ironie charmante ! Quelle fantaisie dans la conduite de cette vie extraordinaire entre toutes ! M. Lenormand ! Arsène Lupin ! On s'expliquait aujourd'hui les tours de force, miraculeux en apparence, qui récemment encore avaient confondu la foule et déconcerté la police. On comprenait l'escamotage de son complice en plein Palais de Justice, en plein jour, à la date fixée. Lui-même ne l'avait-il pas dit : « Quand on saura la simplicité des moyens que j'ai employés pour cette évasion, on sera stupéfait. C'est tout cela, dira-t-on ? Oui, c'est tout cela, mais il fallait y penser. » C'était en effet d'une simplicité enfantine : il suffisait d'être chef de la Sûreté. Or, Lupin était chef de la Sûreté, et tous les agents, en obéissant à ses ordres, se faisaient les complices involontaires et inconscients de Lupin. La bonne comédie ! Le bluff admirable ! La farce monumentale et réconfortante à notre époque de veulerie ! Bien que prisonnier, bien que vaincu irrémédiablement, Lupin, malgré tout, était le grand vainqueur. De sa cellule, il rayonnait sur Paris. Plus que jamais il était l'idole, plus que jamais le Maître ! En s'éveillant le lendemain dans son appartement de « Santé-Palace » comme il le désigna aussitôt, Arsène Lupin eut la vision très nette du bruit formidable qu'allait produire son arrestation sous le double nom de Sernine et de Lenormand, et sous le double titre de prince et de chef de la Sûreté. Il se frotta les mains et formula : – Rien n'est meilleur pour tenir compagnie à l'homme solitaire que l'approbation de ses contemporains. Ô gloire ! soleil des vivants ! À la clarté, sa cellule lui plut davantage encore. La fenêtre, placée haut, laissait apercevoir les branches d'un arbre au travers duquel on voyait le bleu du ciel. Les murs étaient blancs. Il n'y avait qu'une table et une chaise, attachées au sol. Mais tout cela était propre et sympathique. – Allons, dit-il, une petite cure de repos ici ne manquera pas de charme… Mais procédons à notre toilette… Ai-je tout ce qu'il me faut ? Non… En ce cas, deux coups pour la femme de chambre. Il appuya, près de la porte, sur un mécanisme qui déclencha dans le couloir un disque-signal. Au bout d'un instant, des verrous et des barres de fer furent tirés à l'extérieur, la serrure fonctionna, et un gardien apparut. – De l'eau chaude, mon ami, dit Lupin. L'autre le regarda, à la fois ahuri et furieux. – Ah ! s'écria Lupin, et une serviette-éponge ! Sapristi ! il n'y a pas de serviette-éponge ! L'homme grommela : – Tu te fiches de moi, n'est-ce pas ? ça n'est pas à faire. Il se retirait, lorsque Lupin lui saisit le bras violemment : – Cent francs, si tu veux porter une lettre à la poste. Il tira de sa poche un billet de cent francs, qu'il avait soustrait aux recherches, et le tendit. – La lettre, fit le gardien, en prenant l'argent. – Voilà ! le temps de l'écrire. Il s'assit à la table, traça quelques mots au crayon sur une feuille qu'il glissa dans une enveloppe et inscrivit : Monsieur S. B. 42. Poste Restante, Paris. Le gardien prit la lettre et s'en alla. « Voilà une missive, se dit Lupin, qui ira à son adresse aussi sûrement que si je la portais moi-même. D'ici une heure tout au plus, j'aurai la réponse. Juste le temps nécessaire pour me livrer à l'examen de ma situation. » Il s'installa sur sa chaise et, à demi-voix, il résuma : « Somme toute, j'ai à combattre actuellement deux adversaires : 1° La société qui me tient et dont je me moque ; 2° Un personnage inconnu qui ne me tient pas, mais dont je ne me moque nullement. C'est lui qui a prévenu la police que j'étais Sernine. C'est lui qui a deviné que j'étais M. Lenormand. C'est lui qui a fermé la porte du souterrain, et c'est lui qui m'a fait fourrer en prison. » Arsène Lupin réfléchit une seconde, puis continua : « Donc, en fin de compte, la lutte est entre lui et moi. Et pour soutenir cette lutte, c'est-à-dire pour découvrir et réaliser l'affaire Kesselbach, je suis, moi, emprisonné, tandis qu'il est, lui, libre, inconnu, inaccessible, qu'il dispose des deux atouts que je croyais avoir, Pierre Leduc et le vieux Steinweg – bref, qu'il touche au but, après m'en avoir éloigné définitivement. » Nouvelle pause méditative, puis nouveau monologue : « La situation n'est pas brillante. D'un côté tout, de l'autre rien. En face de moi un homme de ma force, plus fort, même, puisqu'il n'a pas les scrupules dont je m'embarrasse. Et pour l'attaquer, point d'armes. » Il répéta plusieurs fois ces derniers mots d'une voix machinale, puis il se tut, et, prenant son front entre ses mains, il resta longtemps pensif. – Entrez, monsieur le Directeur, dit-il en voyant la porte s'ouvrir. – Vous m'attendiez donc ? – Ne vous ai-je pas écrit, monsieur le Directeur, pour vous prier de venir ? Or, je n'ai pas douté une seconde que le gardien vous portât ma lettre. J'en ai si peu douté que j'ai inscrit sur l'enveloppe, vos initiales : S. B. et votre âge : 42. Le Directeur s'appelait, en effet, Stanislas Borély, et il était âgé de quarante-deux ans. C'était un homme de figure agréable, doux de caractère, et qui traitait les détenus avec autant d'indulgence que possible. Il dit à Lupin : – Vous ne vous êtes pas mépris sur la probité de mon subordonné. Voici votre argent. Il vous sera remis lors de votre libération… Maintenant vous allez repasser dans la chambre de « fouille ». Lupin suivit M. Borély dans la petite pièce réservée à cet usage, se déshabilla, et, tandis que l'on visitait ses vêtements avec une méfiance justifiée, subit lui-même un examen des plus méticuleux. Il fut ensuite réintégré dans sa cellule et M. Borély prononça : – Je suis plus tranquille. Voilà qui est fait. – Et bien fait, monsieur le Directeur. Vos gens apportent, à ces fonctions, une délicatesse dont je tiens à les remercier par ce témoignage de ma satisfaction. Il donna un billet de cent francs à M. Borély qui fit un hautle-corps. – Ah ! ça, mais d'où vient ? – Inutile de vous creuser la tête, monsieur le Directeur. Un homme comme moi, menant la vie qu'il mène, est toujours prêt à toutes les éventualités, et aucune mésaventure, si pénible qu'elle soit, ne le prend au dépourvu, pas même l'emprisonnement. Il saisit entre le pouce et l'index de sa main droite le médius de sa main gauche, l'arracha d'un coup sec, et le présenta tranquillement à M. Borély. – Ne sautez pas ainsi, monsieur le Directeur. Ceci n'est pas mon doigt, mais un simple tube en baudruche, artistement colorié, et qui s'applique exactement sur mon médius, de façon à donner l'illusion du doigt réel. Et il ajouta en riant : – Et de façon, bien entendu, à dissimuler un troisième billet de cent francs… Que voulez-vous ? On a le porte-monnaie que l'on peut et il faut bien mettre à profit… Il s'arrêta devant la mine effarée de M. Borély. – Je vous en prie, monsieur le Directeur, ne croyez pas que je veuille vous éblouir avec mes petits talents de société. Je voudrais seulement vous montrer que vous avez affaire à un client de nature un peu spéciale et vous dire qu'il ne faudra pas vous étonner si je me rends coupable de certaines infractions aux règles ordinaires de votre établissement. Le directeur s'était repris. Il déclara nettement : – Je veux croire que vous vous conformerez à ces règles, et que vous ne m'obligerez pas à des mesures de rigueur… – Qui vous peineraient, n'est-ce pas, monsieur le Directeur ? C'est précisément cela que je voudrais vous épargner en vous prouvant d'avance qu'elles ne m'empêcheraient pas d'agir à ma guise, de correspondre avec mes amis, de défendre à l'extérieur les graves intérêts qui me sont confiés, d'écrire aux journaux soumis à mon inspiration, de poursuivre l'accomplissement de mes projets, et, en fin de compte, de préparer mon évasion. – Votre évasion ! Lupin se mit à rire de bon cœur. – Réfléchissez, monsieur le Directeur ma seule excuse d'être en prison est d'en sortir. L'argument ne parut pas suffisant à M. Borély. Il s'efforça de rire à son tour. – Un homme averti en vaut deux – C'est ce que j'ai voulu. Prenez toutes les précautions, monsieur le Directeur, ne négligez rien, pour que plus tard on n'ait rien à vous reprocher. D'autre part je m'arrangerai de telle manière que, quels que soient les ennuis que vous aurez à supporter du fait de cette évasion, votre carrière du moins n'en souffre pas. Voilà ce que j'avais à vous dire, monsieur le Directeur. Vous pouvez vous retirer. Et, tandis que M. Borély s'en allait, profondément troublé par ce singulier pensionnaire, et fort inquiet sur les événements qui se préparaient, le détenu se jetait sur son lit en murmurant : « Eh bien ! mon vieux Lupin, tu en as du culot ! On dirait en vérité que tu sais déjà comment tu sortiras d'ici ! » La prison de la Santé est bâtie d'après le système du rayonnement. Au centre de la partie principale, il y a un rondpoint d'où convergent tous les couloirs, de telle façon qu'un détenu ne peut sortir de sa cellule sans être aperçu aussitôt par les surveillants postés dans la cabine vitrée qui occupe le milieu de ce rond-point. Ce qui étonne le visiteur qui parcourt la prison, c'est de rencontrer à chaque instant des détenus sans escorte, et qui semblent circuler comme s'ils étaient libres. En réalité, pour aller d'un point à un autre, de leur cellule, par exemple, à la voiture pénitentiaire qui les attend dans la cour pour les mener au Palais de Justice, c'est-à-dire à l'instruction, ils franchissent des lignes droites dont chacune est terminée par une porte que leur ouvre un gardien, lequel gardien est chargé uniquement d'ouvrir cette porte et de surveiller les deux lignes droites qu'elle commande. Et ainsi les prisonniers, libres en apparence, sont envoyés de porte en porte, de regard en regard, comme des colis qu'on se passe de main en main. Dehors, les gardes municipaux reçoivent l'objet, et l'insèrent dans un des rayons du « panier à salade ». Tel est l'usage. Avec Lupin il n'en fut tenu aucun compte. On se méfia de cette promenade à travers les couloirs. On se méfia de la voiture cellulaire. On se méfia de tout. M. Weber vint en personne, accompagné de douze agents – ses meilleurs, des hommes de choix, armés jusqu'aux dents – cueillit le redoutable prisonnier au seuil de sa chambre, et le conduisit dans un fiacre dont le cocher était un de ses hommes. À droite et à gauche, devant et derrière, trottaient des municipaux. – Bravo ! s'écria Lupin, on a pour moi des égards qui me touchent. Une garde d'honneur. Peste, Weber, tu as le sens de la hiérarchie, toi ! Tu n'oublies pas ce que tu dois à ton chef immédiat. Et, lui frappant l'épaule : – Weber, j'ai l'intention de donner ma démission. Je te désignerai comme mon successeur. – C'est presque fait, dit Weber. – Quelle bonne nouvelle ! J'avais des inquiétudes sur mon évasion. Je suis tranquille maintenant. Dès l'instant où Weber sera chef des services de la Sûreté… M. Weber ne releva pas l'attaque. Au fond il éprouvait un sentiment bizarre et complexe, en face de son adversaire, sentiment fait de la crainte que lui inspirait Lupin, de la déférence qu'il avait pour le prince Sernine et de l'admiration respectueuse qu'il avait toujours témoignée à M. Lenormand. Tout cela mêlé de rancune, d'envie et de haine satisfaite. On arrivait au Palais de Justice. Au bas de la « Souricière », des agents de la Sûreté attendaient, parmi lesquels M. Weber se réjouit de voir ses deux meilleurs lieutenants, les frères Doudeville. – M. Formerie est là ? leur dit-il. – Oui, chef, M. le Juge d'instruction est dans son cabinet. M. Weber monta l'escalier, suivi de Lupin que les Doudeviile encadraient. – Geneviève ? murmura le prisonnier. – Sauvée… – Où est-elle ? – Chez sa grand-mère. – Mme Kesselbach ? – À Paris, hôtel Bristol. – Suzanne ? – Disparue. – Steinweg ? – Nous ne savons rien. – La villa Dupont est gardée ? – Oui. – La presse de ce matin est bonne ? – Excellente. – Bien. Pour m'écrire, voilà mes instructions. Ils parvenaient au couloir intérieur du premier étage. Lupin glissa dans la main d'un des frères une petite boulette de papier. M. Formerie eut une phrase délicieuse, lorsque Lupin entra dans son cabinet en compagnie du sous-chef. – Ah ! vous voilà ! Je ne doutais pas que, un jour ou l'autre, nous ne mettrions la main sur vous. – Je n'en doutais pas non plus, monsieur le juge d'instruction, dit Lupin, et je me réjouis que ce soit vous que le destin ait désigné pour rendre justice à l'honnête homme que je suis. « Il se fiche de moi », pensa M. Formerie. Et, sur le même ton ironique et sérieux, il riposta : – L'honnête homme que vous êtes, monsieur, doit s'expliquer pour l'instant sur trois cent quarante-quatre affaires de vol, cambriolage, escroquerie, faux, chantage, recel, etc. Trois cent quarante-quatre ! – Comment ! Pas plus ? s'écria Lupin. Je suis vraiment honteux. – L'honnête homme que vous êtes doit s'expliquer aujourd'hui sur l'assassinat du sieur Altenheim. – Tiens, c'est nouveau, cela. L'idée est de vous, monsieur le juge d'instruction ? – Précisément. – Très fort ! En vérité, vous faites des progrès, monsieur Formerie. – La position dans laquelle on vous a surpris ne laisse aucun doute. – Aucun, seulement, je me permettrai de vous demander ceci : de quelle blessure est mort Altenheim ? – D'une blessure à la gorge faite par un couteau. – Et où est ce couteau ? – On ne l'a pas retrouvé. – Comment ne l'aurait-on pas retrouvé, si c'était moi l'assassin, puisque j'ai été surpris à côté même de l'homme que j'aurais tué ? – Et selon vous, l'assassin ? – N'est autre que celui qui a égorgé M. Kesselbach, Chapman, etc. La nature de la plaie est une preuve suffisante. – Par où se serait-il échappé ? – Par une trappe que vous découvrirez dans la salle même où le drame a eu lieu. M. Formerie eut un air fin. – Et comment se fait-il que vous n'ayez pas suivi cet exemple salutaire ? – J'ai tenté de le suivre. Mais l'issue était barrée par une porte que je n'ai pu ouvrir. C'est pendant cette tentative que l'autre est revenu dans la salle, et qu'il a tué son complice par peur des révélations que celui-ci n'aurait pas manqué de faire. En même temps il dissimulait au fond du placard, où on l'a trouvé, le paquet de vêtements que j'avais préparé. – Pourquoi ces vêtements ? – Pour me déguiser. En venant aux Glycines, mon dessein était celui-ci : livrer Altenheim à la justice, me supprimer comme prince Sernine, et réapparaître sous les traits… – De M. Lenormand, peut-être ? – Justement. – Non. – Quoi ? M. Formerie souriait d'un air narquois et remuait son index de droite à gauche, et de gauche à droite. – Non, répéta-t-il. – Quoi, non ? – L'histoire de M. Lenormand… C'est bon pour le public, ça, mon ami. Mais vous ne ferez pas gober à M. Formerie que Lupin et Lenormand ne faisaient qu'un. Il éclata de rire. – Lupin, chef de la Sûreté ! non ! tout ce que vous voudrez, mais pas ça ! il y a des bornes… Je suis un bon garçon mais tout de même… Voyons, entre nous, pour quelle raison cette nouvelle bourde ? J'avoue que je ne vois pas bien… Lupin le regarda avec ahurissement. Malgré tout ce qu'il savait de M. Formerie, il n'imaginait pas un tel degré d'infatuation et d'aveuglement. La double personnalité du prince Sernine n'avait pas, à l'heure actuelle, un seul incrédule. M. Formerie seul… Lupin se retourna vers le sous-chef qui écoutait, bouche béante. – Mon chef Weber, votre avancement me semble tout à fait compromis. Car enfin, si M. Lenormand n'est pas moi, c'est qu'il existe, et s'il existe, je ne doute pas que M. Formerie, avec tout son flair, ne finisse par le découvrir auquel cas… – On le découvrira, monsieur Lupin, s'écria le juge d'instruction… Je m'en charge et j'avoue que la confrontation entre vous et lui ne sera pas banale. Il s'esclaffait, jouait du tambour sur la table. – Que c'est amusant ! Ah ! on ne s'ennuie pas avec vous. Ainsi, vous seriez M. Lenormand, et c'est vous qui auriez fait arrêter votre complice Marco ! – Parfaitement ! Ne fallait-il pas faire plaisir au président du Conseil et sauver le Cabinet ? Le fait est historique. M. Formerie se tenait les côtes. – Ah ! ça, c'est à mourir ! Dieu, que c'est drôle ! La réponse fera le tour du monde. Et alors, selon votre système, c'est avec vous que j'aurais fait l'enquête du début au Palace, après l'assassinat de M. Kesselbach ? – C'est bien avec moi que vous avez suivi l'affaire du diadème quand j'étais duc de Charmerace, riposta Lupin d'une voix sarcastique. M. Formerie tressauta, toute sa gaieté abolie par ce souvenir odieux. Subitement grave, il prononça : – Donc, vous persistez dans ce système absurde ? – J'y suis obligé parce que c'est la vérité. Il vous sera facile, en prenant le paquebot pour la Cochinchine, de trouver à Saigon les preuves de la mort du véritable M. Lenormand, du brave homme auquel je me suis substitué, et dont je vous ferai tenir l'acte de décès. – Des blagues ! – Ma foi, monsieur le Juge d'instruction, je vous confesserai que cela m'est tout à fait égal. S'il vous déplaît que je sois M. Lenormand, n'en parlons plus. S'il vous plaît que j'aie tué Altenheim, à votre guise. Vous vous amuserez à fournir des preuves. Je vous le répète, tout cela n'a aucune importance pour moi. Je considère toutes vos questions et toutes mes réponses comme nulles et non avenues. Votre instruction ne compte pas, pour cette bonne raison que je serai au diable vauvert quand elle sera achevée. Seulement… Sans vergogne, il prit une chaise et s'assit en face de M. Formerie de l'autre côté du bureau. Et d'un ton sec : – Il y a un seulement, et le voici : vous apprendrez, monsieur, que, malgré les apparences et malgré vos intentions, je n'ai pas, moi, l'intention de perdre mon temps. Vous avez vos affaires, j'ai les miennes. Vous êtes payé pour faire les vôtres. Je fais les miennes et je me paye. Or, l'affaire que je poursuis actuellement est de celles qui ne souffrent pas un minute de distraction, pas une seconde d'arrêt dans la préparation et dans l'exécution des actes qui doivent la réaliser. Donc, je la poursuis, et comme vous me mettez dans l'obligation passagère de me tourner les pouces entre les quatre murs d'une cellule, c'est vous deux, messieurs, que je charge de mes intérêts. C'est compris ? Il était debout, l'attitude insolente et le visage dédaigneux, et telle était la puissance de domination de cet homme que ses deux interlocuteurs n'avaient pas osé l'interrompre. M. Formerie prit le parti de rire, en observateur qui se divertit. – C'est drôle ! C'est cocasse ! – Cocasse ou non, monsieur, c'est ainsi qu'il en sera. Mon procès, le fait de savoir si j'ai tué ou non, la recherche de mes antécédents, de mes délits ou forfaits passés, autant de fariboles auxquelles je vous permets de vous distraire, pourvu, toutefois, que vous ne perdiez pas de vue un instant le but de votre mission. – Qui est ? demanda M. Formerie, toujours goguenard. – Qui est de vous substituer à moi dans mes investigations relatives au projet de M. Kesselbach et notamment de découvrir le sieur Steinweg, sujet allemand, enlevé et séquestré par feu le baron Altenheim. – Qu'est-ce que c'est que cette histoire-là ? – Cette histoire-là est de celles que je gardais pour moi quand j'étais ou plutôt quand je croyais être M. Lenormand. Une partie s'en déroula dans mon cabinet, près d'ici, et Weber ne doit pas l'ignorer entièrement. En deux mots, le vieux Steinweg connaît la vérité sur ce mystérieux projet que M. Kesselbach poursuivait, et Altenheim, qui était également sur la piste, a escamoté le sieur Steinweg. – On n'escamote pas les gens de la sorte. Il est quelque part, ce Steinweg. – Sûrement. – Vous savez où ? – Oui. – Je serais curieux… – Il est au numéro 29 de la villa Dupont. M. Weber haussa les épaules. – Chez Altenheim, alors ? dans l'hôtel qu'il habitait ? – Oui. – Voilà bien le crédit qu'on peut attacher à toutes ces bêtises ! Dans la poche du baron, j'ai trouvé son adresse. Une heure après, l'hôtel était occupé par mes hommes ! Lupin poussa un soupir de soulagement. – Ah ! la bonne nouvelle ! Moi qui redoutais l'intervention du complice, de celui que je n'ai pu atteindre, et un second enlèvement de Steinweg. Les domestiques ? – Partis ! – Oui, un coup de téléphone de l'autre les aura prévenus. Mais Steinweg est là. M. Weber s'impatienta : – Mais il n'y a personne, puisque je vous répète que mes hommes n'ont pas quitté l'hôtel. – Monsieur le sous-chef de la Sûreté, je vous donne le mandat de perquisitionner vous-même dans l'hôtel de la villa Dupont… Vous me rendrez compte demain du résultat de votre perquisition. M. Weber haussa de nouveau les épaules, et sans relever l'impertinence : – J'ai des choses plus urgentes… – Monsieur le sous-chef de la Sûreté, il n'y a rien de plus urgent. Si vous tardez, tous mes plans sont à l'eau. Le vieux Steinweg ne parlera jamais. – Pourquoi ? – Parce qu'il sera mort de faim si d'ici un jour, deux jours au plus, vous ne lui apportez pas de quoi manger. – Très grave… Très grave, murmura M. Formerie après une minute de réflexion. Malheureusement… Il sourit. – Malheureusement, votre révélation est entachée d'un gros défaut. – Ah ! lequel ? – C'est que tout cela, monsieur Lupin, n'est qu'une vaste fumisterie… Que voulez-vous ? je commence à connaître vos trucs, et plus ils me paraissent obscurs, plus je me méfie. « Idiot », grommela Lupin. M. Formerie se leva. – Voilà qui est fait. Comme vous voyez, ce n'était qu'un interrogatoire de pure forme, la mise en présence des deux duellistes. Maintenant que les épées sont engagées, il ne nous manque plus que le témoin obligatoire de ces passes d'armes, votre avocat. – Bah ! est-ce indispensable ? – Indispensable. – Faire travailler un des maîtres du barreau en vue de débats aussi problématiques ? – Il le faut. – En ce cas, je choisis Me Quimbel. – Le bâtonnier. À la bonne heure, vous serez bien défendu. Cette première séance était terminée. En descendant l'escalier de la Souricière, entre les deux Doudeville, le détenu articula, par petites phrases impératives : – Qu'on surveille la maison de Geneviève, quatre hommes à demeure… Mme Kesselbach aussi, elles sont menacées. On va perquisitionner villa Dupont, soyez-y. Si l'on découvre Steinweg, arrangez-vous pour qu'il se taise… un peu de poudre, au besoin. – Quand serez-vous libre, patron ? – Rien à faire pour l'instant… D'ailleurs, ça ne presse pas… Je me repose. En bas, il rejoignit les gardes municipaux qui entouraient la voiture. – À la maison, mes enfants, s'exclama-t-il, et rondement. J'ai rendez-vous avec moi à deux heures précises. Le trajet s'effectua sans incident. Rentré dans sa cellule, Lupin écrivit une longue lettre d'instructions détaillées aux frères Doudeville et deux autres lettres. L'une était pour Geneviève : « Geneviève, vous savez qui je suis maintenant, et vous comprendrez pourquoi je vous ai caché le nom de celui qui, par deux fois, vous emporta toute petite, dans ses bras. « Geneviève, j'étais l'ami de votre mère, ami lointain dont elle ignorait la double existence, mais sur qui elle croyait pouvoir compter. Et c'est pourquoi, avant de mourir, elle m'écrivait quelques mots et me suppliait de veiller sur vous. « Si indigne que je sois de votre estime, Geneviève, je resterai fidèle à ce vœu. Ne me chassez pas tout à fait de votre cœur. « ARSÈNE LUPIN. » L'autre lettre était adressée à Dolorès Kesselbach. « Son intérêt seul avait conduit près de Mme Kesselbach le prince Sernine. Mais un immense besoin de se dévouer à elle l'y avait retenu. « Aujourd'hui que le prince Sernine n'est plus qu'Arsène Lupin, il demande à Mme Kesselbach de ne pas lui ôter le droit de la protéger, de loin, et comme on protège quelqu'un que l'on ne reverra plus. » Il y avait des enveloppes sur la table. Il en prit une, puis deux, mais comme il prenait la troisième, il aperçut une feuille de papier blanc dont la présence l'étonna, et sur laquelle étaient collés des mots, visiblement découpés dans un journal. Il déchiffra : « La lutte avec Altenheim ne t'a pas réussi. Renonce à t'occuper de l'affaire, et je ne m'opposerai pas à ton évasion. Signé : L.M. » Une fois de plus, Lupin eut ce sentiment de répulsion et de terreur que lui inspirait cet être innommable et fabuleux – la sensation de dégoût que l'on éprouve à toucher une bête venimeuse, un reptile. – Encore lui, dit-il, et jusqu'ici ! C'était cela également qui l'effarait, la vision subite qu'il avait, par instants, de cette puissance ennemie, une puissance aussi grande que la sienne, et qui disposait de moyens formidables dont lui-même ne se rendait pas compte. Tout de suite il soupçonna son gardien. Mais comment avait-on pu corrompre cet homme au visage dur, à l'expression sévère ? – Eh bien ! tant mieux, après tout ! s'écria-t-il. Je n'ai jamais eu affaire qu'à des mazettes… Pour me combattre moimême, j'avais dû me bombarder chef de la Sûreté… Cette fois je suis servi ! Voilà un homme qui me met dans sa poche en jonglant, pourrait-on dire… Si j'arrive, du fond de ma prison, à éviter ses coups et à le démolir, à voir le vieux Steinweg et à lui arracher sa confession, à mettre debout l'affaire Kesselbach, et à la réaliser intégralement, à défendre Mme Kesselbach et à conquérir le bonheur et la fortune pour Geneviève… Eh bien vrai, c'est que Lupin sera toujours Lupin et, pour cela, commençons par dormir. Il s'étendit sur son lit, en murmurant : – Steinweg, patiente pour mourir jusqu'à demain soir, et je te jure… Il dormit toute la fin du jour, et toute la nuit et toute la matinée. Vers onze heures, on vint lui annoncer que Me Quimbel l'attendait au parloir des avocats, à quoi il répondit : – Allez dire à Me Quimbel que s'il a besoin de renseignements sur mes faits et gestes, il n'a qu'à consulter les journaux depuis dix ans. Mon passé appartient à l'histoire. À midi, même cérémonial et mêmes précautions que la veille pour le conduire au Palais de Justice. Il revit l'aîné des Doudeville avec lequel il échangea quelques mots et auquel il remit les trois lettres qu'il avait préparées, et il fut introduit chez M. Formerie. Me Quimbel était là, porteur d'une serviette bourrée de documents. Lupin s'excusa aussitôt. – Tous mes regrets, mon cher maître, de n'avoir pu vous recevoir, et tous mes regrets aussi pour la peine que vous voulez bien prendre, peine inutile, puisque… – Oui, oui, nous savons, interrompit M. Formerie, que vous serez en voyage. C'est convenu. Mais d'ici là, faisons notre besogne. Arsène Lupin, malgré toutes nos recherches, nous n'avons aucune donnée précise sur votre nom véritable. – Comme c'est bizarre ! moi non plus. – Nous ne pourrions même pas affirmer que vous êtes le même Arsène Lupin qui fut détenu à la Santé en 19… et qui s'évada une première fois. – Une « première fois » est un mot très juste. – Il arrive en effet, continua M. Formerie, que la fiche Arsène Lupin retrouvée au service anthropométrique donne un signalement d'Arsène Lupin qui diffère en tous points de votre signalement actuel. – De plus en plus bizarre. – Indications différentes, mesures différentes, empreintes différentes… Les deux photographies elles-mêmes n'ont aucun rapport. Je vous demande donc de bien vouloir nous fixer sur votre identité exacte. – C'est précisément ce que je désirais vous demander. J'ai vécu sous tant de noms différents que j'ai fini par oublier le mien. Je ne m'y reconnais plus. – Donc, refus de répondre. – Oui. – Et pourquoi ? – Parce que. – C'est un parti pris ? – Oui. Je vous l'ai dit ; votre enquête ne compte pas. Je vous ai donné hier mission d'en faire une qui m'intéresse. J'en attends le résultat. – Et moi, s'écria M. Formerie, je vous ai dit hier que je ne croyais pas un traître mot de votre histoire de Steinweg, et que je ne m'en occuperais pas. – Alors, pourquoi, hier, après notre entrevue, vous êtesvous rendu villa Dupont et avez-vous, en compagnie du sieur Weber, fouillé minutieusement le numéro 29 ? – Comment savez-vous ? fit le juge d'instruction, assez vexé. – Par les journaux – Ah ! vous lisez les journaux ! – Il faut bien se tenir au courant. – J'ai, en effet, par acquit de conscience, visité cette maison, sommairement et sans y attacher la moindre importance… – Vous y attachez, au contraire, tant d'importance, et vous accomplissez la mission dont je vous ai chargé avec un rôle si digne d'éloges, que, à l'heure actuelle, le sous-chef de la Sûreté est en train de perquisitionner là-bas. M. Formerie sembla médusé. Il balbutia : – Quelle invention ! Nous avons, M. Weber et moi, bien d'autres chats à fouetter. À ce moment, un huissier entra et dit quelques mots à l'oreille de M. Formerie. – Qu'il entre ! s'écria celui-ci… qu'il entre ! Et se précipitant : – Eh bien ! monsieur Weber, quoi de nouveau ? Vous avez trouvé cet homme ? Il ne prenait même pas la peine de dissimuler, tant il avait hâte de savoir. Le sous-chef de la Sûreté répondit : – Rien. – Ah ! vous êtes sûr ? – J'affirme qu'il n'y a personne dans cette maison, ni vivant ni mort. – Cependant… – C'est ainsi, monsieur le juge d'instruction. Ils semblaient déçus tous les deux, comme si la conviction de Lupin les avait gagnés à leur tour. – Vous voyez, Lupin, dit M. Formerie, d'un ton de regret. Et il ajouta : – Tout ce que nous pouvons supposer, c'est que le vieux Steinweg, après avoir été enfermé là, n'y est plus. Lupin déclara : – Avant-hier matin il y était encore. – Et, à cinq heures du soir, mes hommes occupaient l'immeuble, nota M. Weber. – Il faudrait donc admettre, conclut M. Formerie, qu'il a été enlevé l'après-midi. – Non, dit Lupin. – Vous croyez ? Hommage naïf à la clairvoyance de Lupin, que cette question instinctive du juge d'instruction, que cette sorte de soumission anticipée à tout ce que l'adversaire décréterait. – Je fais plus que de le croire, affirma Lupin de la façon la plus nette ; il est matériellement impossible que le sieur Steinweg ait été libéré à ce moment. Steinweg est au numéro 29 de la villa Dupont. M. Weber leva les bras au plafond. – Mais c'est de la démence ! puisque j'en arrive ! puisque j'ai fouillé chacune des chambres ! Un homme ne se cache pas comme une pièce de cent sous. – Alors, que faire ? gémit M. Formerie. – Que faire, monsieur le juge d'instruction ? riposta Lupin. C'est bien simple. Monter en voiture et me mener avec toutes les précautions qu'il vous plaira de prendre, au 29 de la villa Dupont. Il est une heure. À trois heures, j'aurai découvert Steinweg. L'offre était précise, impérieuse, exigeante. Les deux magistrats subirent le poids de cette volonté formidable. M. Formerie regarda M. Weber. Après tout, pourquoi pas ? Qu'est-ce qui s'opposait à cette épreuve ? – Qu'en pensez-vous, monsieur Weber ? – Peuh ! je ne sais pas trop. – Oui, mais cependant s'il s'agit de la vie d'un homme… – Évidemment, formula le sous-chef qui commençait à réfléchir. La porte s'ouvrit. Un huissier apporta une lettre que M. Formerie décacheta et où il lut ces mots : Méfiez-vous. Si Lupin entre dans la maison de la villa Dupont, il en sortira libre. Son évasion est préparée. – L.M. M. Formerie devint blême. Le péril auquel il venait d'échapper l'épouvantait. Une fois de plus. Lupin s'était joué de lui. Steinweg n'existait pas. Tout bas, M. Formerie marmotta des actions de grâces. Sans le miracle de cette lettre anonyme, il était perdu, déshonoré. – Assez pour aujourd'hui, dit-il. Nous reprendrons l'interrogatoire demain. Gardes, que l'on reconduise le détenu à la Santé. Lupin ne broncha pas. Il se dit que le coup provenait de l'Autre. Il se dit qu'il y avait vingt chances contre une pour que le sauvetage de Steinweg ne pût être opéré maintenant, mais que, somme toute, il restait cette vingt et unième chance et qu'il n'y avait aucune raison pour que lui, Lupin, se désespérât. Il prononça donc simplement : – Monsieur le juge d'instruction, je vous donne rendez-vous demain matin à dix heures, au 29 de la villa Dupont. – Vous êtes fou ! Mais puisque je ne veux pas ! – Moi, je veux, cela suffit. À demain dix heures. Soyez exact. Comme les autres fois, dès sa rentrée en cellule. Lupin se coucha, et tout en bâillant il songeait : « Au fond, rien n'est plus pratique pour la conduite de mes affaires que cette existence. Chaque jour je donne le petit coup de pouce qui met en branle toute la machine, et je n'ai qu'à patienter jusqu'au lendemain. Les événements se produisent d'eux-mêmes. Quel repos pour un homme surmené ! » Et, se tournant vers le mur : « Steinweg, si tu tiens à la vie, ne meurs pas encore ! ! ! Je te demande un petit peu de bonne volonté. Fais comme moi : dors. » Sauf à l'heure du repas, il dormit de nouveau jusqu'au matin. Ce ne fut que le bruit des serrures et des verrous qui le réveilla. – Debout, lui dit le gardien ; habillez-vous… C'est pressé. M. Weber et ses hommes le reçurent dans le couloir et l'amenèrent jusqu'au fiacre. – Cocher, 29, villa Dupont, dit Lupin en montant… Et rapidement. – Ah ! vous savez donc que nous allons là ? dit le sous-chef. – Évidemment, je le sais, puisque, hier, j'ai donné rendezvous à M. Formerie, au 29 de la villa Dupont, sur le coup de dix heures. Quand Lupin dit une chose, cette chose s'accomplit. La preuve… Dès la rue Pergolèse, les précautions multipliées par la police excitèrent la joie du prisonnier. Des escouades d'agents encombraient la rue. Quant à la villa Dupont, elle était purement et simplement interdite à la circulation. – L'état de siège, ricana Lupin. Weber, tu distribueras de ma part un louis à chacun de ces pauvres types que tu as dérangés sans raison. Tout de même, faut-il que vous ayez la venette ! Pour un peu, tu me passerais les menottes. – Je n'attendais que ton désir, dit M. Weber. – Vas-y donc, mon vieux. Faut bien rendre la partie égale entre nous ! Pense donc, tu n'es que trois cents aujourd'hui ! Les mains enchaînées, il descendit de voiture devant le perron, et tout de suite on le dirigea vers une pièce où se tenait M. Formerie. Les agents sortirent. M. Weber seul resta. – Pardonnez-moi, monsieur le juge d'instruction, dit Lupin, j'ai peut-être une ou deux minutes de retard. Soyez sûr qu'une autre fois je m'arrangerai. M. Formerie était blême. Un tremblement nerveux l'agitait. Il bégaya : – Monsieur, Mme Formerie… Il dut s'interrompre, à bout de souffle, la gorge étranglée. – Comment va-t-elle, cette bonne Mme Formerie ? demanda Lupin avec intérêt. J'ai eu le plaisir de danser avec elle, cet hiver, au bal de l'Hôtel de Ville, et ce souvenir… – Monsieur, recommença le juge d'instruction, monsieur, Mme Formerie a reçu de sa mère, hier soir, un coup de téléphone lui disant de passer en hâte. Mme Formerie, aussitôt, est partie, sans moi malheureusement, car j'étais en train d'étudier votre dossier. – Vous étudiez mon dossier ? Voilà bien la boulette, observa Lupin. – Or, à minuit, continua le juge, ne voyant pas revenir Mme Formerie, assez inquiet, j'ai couru chez sa mère ; Mme Formerie n'y était pas. Sa mère ne lui avait point téléphoné. Tout cela n'était que la plus abominable des embûches. À l'heure actuelle, Mme Formerie n'est pas encore rentrée. – Ah ! fit Lupin avec indignation. Et, après avoir réfléchi : – Autant que je m'en souvienne, Mme Formerie est très jolie, n'est-ce pas ? Le juge ne parut pas comprendre. Il s'avança vers Lupin, et d'une voix anxieuse, l'attitude quelque peu théâtrale : – Monsieur, j'ai été prévenu ce matin par une lettre que ma femme me serait rendue immédiatement après que le sieur Steinweg serait découvert. Voici cette lettre. Elle est signée Lupin. Est-elle de vous ? Lupin examina la lettre et conclut gravement : – Elle est de moi. – Ce qui veut dire que vous voulez obtenir de moi, par contrainte, la direction des recherches relatives au sieur Steinweg ? – Je l'exige. – Et que ma femme sera libre aussitôt après ? – Elle sera libre. – Même au cas où ces recherches seraient infructueuses ? – Ce cas n'est pas admissible. – Et si je refuse ? s'écria M. Formerie, dans un accès imprévu de révolte. Lupin murmura : – Un refus pourrait avoir des conséquences graves… Mme Formerie est jolie – Soit. Cherchez, vous êtes le maître, grinça M. Formerie. Et M. Formerie se croisa les bras, en homme qui sait, à l'occasion, se résigner devant la force supérieure des événements. M. Weber n'avait pas soufflé mot, mais il mordait rageusement sa moustache, et l'on sentait tout ce qu'il devait éprouver de colère à céder une fois de plus aux caprices de cet ennemi, vaincu et toujours victorieux. – Montons, dit Lupin. On monta. – Ouvrez la porte de cette chambre. On l'ouvrit. – Qu'on m'enlève mes menottes. Il y eut une minute d'hésitation. M. Formerie et M. Weber se consultèrent du regard. – Qu'on m'enlève mes menottes, répéta Lupin. – Je réponds de tout, assura le sous-chef. Et, faisant signe aux huit hommes qui l'accompagnaient : – L'arme au poing ! Au premier commandement, feu ! Les hommes sortirent leurs revolvers. – Bas les armes, ordonna Lupin, et les mains dans les poches. Et, devant l'hésitation des agents, il déclara fortement : – Je jure sur l'honneur que je suis ici pour sauver la vie d'un homme qui agonise, et que je ne chercherai pas à m'évader. – L'honneur de Lupin, marmotta l'un des agents. Un coup de pied sec sur la jambe lui fit pousser un hurlement de douleur. Tous les agents bondirent, secoués de haine. – Halte ! cria M. Weber en s'interposant. Va, Lupin je te donne une heure… Si, dans une heure… – Je ne veux pas de conditions, objecta Lupin, intraitable. – Eh ! fais donc à ta guise, animal ! grogna le sous-chef exaspéré. Et il recula, entraînant ses hommes avec lui. – À merveille, dit Lupin. Comme ça, on peut travailler tranquillement. Il s'assit dans un confortable fauteuil, demanda une cigarette, l'alluma, et se mit à lancer vers le plafond des anneaux de fumée, tandis que les autres attendaient avec une curiosité qu'ils n'essayaient pas de dissimuler. Au bout d'un instant : – Weber, fais déplacer le lit. On déplaça le lit. – Qu'on enlève tous les rideaux de l'alcôve. On enleva les rideaux. Un long silence commença. On eût dit une de ces expériences d'hypnotisme auxquelles on assiste avec une ironie mêlée d'angoisse, avec la peur obscure des choses mystérieuses qui peuvent se produire. On allait peut-être voir un moribond surgir de l'espace, évoqué par l'incantation irrésistible du magicien. On allait peut-être voir… – Quoi, déjà ! s'écria M. Formerie. – Ça y est, dit Lupin. – Croyez-vous donc, monsieur le juge d'instruction, que je ne pense à rien dans ma cellule, et que je me sois fait amener ici sans avoir quelques idées précises sur la question ? – Et alors ? dit M. Weber. – Envoie l'un de tes hommes au tableau des sonneries électriques. Ça doit être accroché du côté des cuisines. Un des agents s'éloigna. – Maintenant, appuie sur le bouton de la sonnerie électrique qui se trouve ici, dans l'alcôve, à la hauteur du lit… Bien… Appuie fort… Ne lâche pas… Assez comme ça… Maintenant, rappelle le type qu'on a envoyé en bas. Une minute après, l'agent remontait. – Eh bien ! l'artiste, tu as entendu la sonnerie ? – Non. – Un des numéros du tableau s'est déclenché ? – Non. – Parfait. Je ne me suis pas trompé, dit Lupin. Weber, aie l'obligeance de dévisser cette sonnerie, qui est fausse, comme tu le vois… C'est cela, commence par tourner la petite cloche de porcelaine qui entoure le bouton… Parfait… Et maintenant, qu'est-ce que tu aperçois ? – Une sorte d'entonnoir, répliqua M. Weber, on dirait l'extrémité d'un tube. – Penche-toi, applique ta bouche à ce tube, comme si c'était un porte-voix… – Ça y est. – Appelle… Appelle : « Steinweg ! Holà ! Steinweg ! » Inutile de crier… Parle simplement… Eh bien ? – On ne répond pas. – Tu es sûr ? Écoute… On ne répond pas ? – Non. – Tant pis, c'est qu'il est mort ou hors d'état de répondre. M. Formerie s'exclama : – En ce cas, tout est perdu. – Rien n'est perdu, dit Lupin, mais ce sera plus long. Ce tube a deux extrémités, comme tous les tubes ; il s'agit de le suivre jusqu'à la seconde extrémité. – Mais il faudra démolir toute la maison. – Mais non… mais non… vous allez voir Il s'était mis luimême à la besogne, entouré par tous les agents qui pensaient, d'ailleurs, beaucoup plus à regarder ce qu'il faisait qu'à le surveiller. Il passa dans l'autre chambre, et, tout de suite, ainsi qu'il l'avait prévu, il aperçut un tuyau de plomb qui émergeait d'une encoignure et qui montait vers le plafond comme une conduite d'eau. – Ah ! ah ! dit Lupin, ça monte ! Pas bête… Généralement on cherche dans les caves… Le fil était découvert ; il n'y avait qu'à se laisser guider. Ils gagnèrent ainsi le second étage, puis le troisième, puis les mansardes. Et ils virent ainsi que le plafond d'une de ces mansardes était crevé, et que le tuyau passait dans un grenier très bas, lequel était lui-même percé dans sa partie supérieure. Or, au-dessus, c'était le toit. Ils plantèrent une échelle et traversèrent une lucarne. Le toit était formé de plaques de tôle. – Mais vous ne voyez donc pas que la piste est mauvaise, déclara M. Formerie. Lupin haussa les épaules. – Pas du tout. – Cependant, puisque le tuyau aboutit sous les plaques de tôle. – Cela prouve simplement que, entre ces plaques de tôle et la partie supérieure du grenier, il y a un espace libre où nous trouverons ce que nous cherchons. – Impossible ! – Nous allons voir. Que l'on soulève les plaques Non, pas là C'est ici que le tuyau doit déboucher. Trois agents exécutèrent l'ordre. L'un d'eux poussa une exclamation : – Ah ! nous y sommes ! On se pencha. Lupin avait raison. Sous les plaques que soutenait un treillis de lattes de bois à demi pourries, un vide existait sur une hauteur d'un mètre tout au plus, à l'endroit le plus élevé. Le premier agent qui descendit creva le plancher et tomba dans le grenier. Il fallut continuer sur le toit avec précaution, tout en soulevant la tôle. Un peu plus loin, il y avait une cheminée. Lupin, qui marchait en tête et qui suivait le travail des agents, s'arrêta et dit : – Voilà. Un homme – un cadavre plutôt – gisait, dont ils virent, à la lueur éclatante du jour, la face livide et convulsée de douleur. Des chaînes le liaient à des anneaux de fer engagés dans le corps de la cheminée. Il y avait deux écuelles auprès de lui. – Il est mort, dit le juge d'instruction. – Qu'en savez-vous ? riposta Lupin. Il se laissa glisser, du pied tâta le parquet qui lui sembla plus solide à cet endroit, et s'approcha du cadavre. M. Formerie et le sous-chef imitèrent son exemple. Après un instant d'examen. Lupin prononça : – Il respire encore. – Oui, dit M. Formerie, le cœur bat faiblement, mais il bat. Croyez-vous qu'on puisse le sauver ? – Évidemment ! puisqu'il n'est pas mort, déclara Lupin avec une belle assurance. Et il ordonna : – Du lait, tout de suite ! Du lait additionné d'eau de Vichy. Au galop ! Et je réponds de tout. Vingt minutes plus tard, le vieux Steinweg ouvrit les yeux. Lupin, qui était agenouillé près de lui, murmura lentement, nettement, de façon à graver ses paroles dans le cerveau du malade : – Écoute, Steinweg, ne révèle à personne le secret de Pierre Leduc. Moi, Arsène Lupin, je te l'achète le prix que tu veux. Laisse-moi faire. Le juge d'instruction prit Lupin par le bras et, gravement : – Mme Formerie ? – Mme Formerie est libre. Elle vous attend avec impatience. – Comment cela ? – Voyons, monsieur le juge d'instruction, je savais bien que vous consentiriez à la petite expédition que je vous proposais. Un refus de votre part n'était pas admissible. – Pourquoi ? – Mme Formerie est trop jolie. UNE PAGE DE L'HISTOIRE MODERNE Lupin lança violemment ses deux poings de droite et de gauche, puis les ramena sur sa poitrine, puis les lança de nouveau, et de nouveau les ramena. Ce mouvement, qu'il exécuta trente fois de suite, fut remplacé par une flexion du buste en avant et en arrière, laquelle flexion fut suivie d'une élévation alternative des jambes, puis d'un moulinet alternatif des bras. Cela dura un quart d'heure, le quart d'heure qu'il consacrait chaque matin, pour dérouiller ses muscles, à des exercices de gymnastique suédoise. Ensuite, il s'installa devant sa table, prit des feuilles de papier blanc qui étaient disposées en paquets numérotés, et, pliant l'une d'elles, il en fit une enveloppe – ouvrage qu'il recommença avec une série de feuilles successives. C'était la besogne qu'il avait acceptée et à laquelle il s'astreignait tous les jours, les détenus ayant le droit de choisir les travaux qui leur plaisaient : collage d'enveloppes, confection d'éventails en papier, de bourses en métal, etc. Et de la sorte, tout en occupant ses mains à un exercice machinal, tout en assouplissant ses muscles par des flexions mécaniques. Lupin ne cessait de songer à ses affaires. Le grondement des verrous, le fracas de la serrure… – Ah ! c'est vous, excellent geôlier. Est-ce la minute de la toilette suprême, la coupe de cheveux qui précède la grande coupe finale ? – Non, fit l'homme. – L'instruction, alors ? La promenade au Palais ? Ça m'étonne, car ce bon M. Formerie m'a prévenu ces jours-ci que, dorénavant, et par prudence, il m'interrogerait dans ma cellule même – ce qui, je l'avoue, contrarie mes plans. – Une visite pour vous, dit l'homme d'un ton laconique. « Ça y est », pensa Lupin. Et tout en se rendant au parloir, il se disait : « Nom d'un chien, si c'est ce que je crois, je suis un rude type ! En quatre jours, et du fond de mon cachot, avoir mis cette affaire-là debout, quel coup de maître ! » Munis d'une permission en règle, signée par le Directeur de la première division à la Préfecture de police, les visiteurs sont introduits dans les étroites cellules qui servent de parloirs. Ces cellules, coupées au milieu par deux grillages, que sépare un intervalle de cinquante centimètres, ont deux portes, qui donnent sur deux couloirs différents. Le détenu entre par une porte, le visiteur par l'autre. Ils ne peuvent donc ni se toucher, ni parler à voix basse, ni opérer entre eux le moindre échange d'objets. En outre, dans certains cas, un gardien peut assister à l'entrevue. En l'occurrence, ce fut le gardien-chef qui eut cet honneur. – Qui diable a obtenu l'autorisation de me faire visite ? s'écria Lupin en entrant. Ce n'est pourtant pas mon jour de réception. Pendant que le gardien fermait la porte, il s'approcha du grillage et examina la personne qui se tenait derrière l'autre grillage et dont les traits se discernaient confusément dans la demi-obscurité. – Ah ! fit-il avec joie, c'est vous, monsieur Stripani ! Quelle heureuse chance ! – Oui, c'est moi, mon cher prince. – Non, pas de titre, je vous en supplie, cher monsieur. Ici, j'ai renoncé à tous ces hochets de la vanité humaine. Appelezmoi Lupin, c'est plus de situation. – Je veux bien, mais c'est le prince Sernine que j'ai connu, c'est le prince Sernine qui m'a sauvé de la misère et qui m'a rendu le bonheur et la fortune, et vous comprendrez que, pour moi, vous resterez toujours le prince Sernine. – Au fait ! monsieur Stripani Au fait ! Les instants du gardien-chef sont précieux, et nous n'avons pas le droit d'en abuser. En deux mots, qu'est-ce qui vous amène ? – Ce qui m'amène ? Oh ! mon Dieu, c'est bien simple. Il m'a semblé que vous seriez mécontent de moi si je m'adressais à un autre qu'à vous pour compléter l'œuvre que vous avez commencée. Et puis, seul, vous avez eu en mains tous les éléments qui vous ont permis, à cette époque, de reconstituer la vérité et de concourir à mon salut. Par conséquent, seul, vous êtes à même de parer au nouveau coup qui me menace. C'est ce que M. le Préfet de police a compris lorsque je lui ai exposé la situation… – Je m'étonnais, en effet, qu'on vous eût autorisé… – Le refus était impossible, mon cher prince. Votre intervention est nécessaire dans une affaire où tant d'intérêts sont en jeu, et des intérêts qui ne sont pas seulement les miens, mais qui concernent les personnages haut placés que vous savez… Lupin observait le gardien du coin de l'œil. Il écoutait avec une vive attention, le buste incliné, avide de surprendre la signification secrète des paroles échangées. – De sorte que ? demanda Lupin. – De sorte que, mon cher prince, je vous supplie de rassembler tous vos souvenirs au sujet de ce document imprimé, rédigé en quatre langues, et dont le début tout au moins avait rapport… Un coup de poing sur la mâchoire, un peu en dessous de l'oreille le gardien-chef chancela deux ou trois secondes, et, comme une masse, sans un gémissement, tomba dans les bras de Lupin. – Bien touché, Lupin, dit celui-ci. C'est de l'ouvrage proprement « faite ». Dites donc, Steinweg, vous avez le chloroforme ? – Êtes-vous sûr qu'il est évanoui ? – Tu parles ! Il en a pour trois ou quatre minutes mais ça ne suffirait pas. L'Allemand sortit de sa poche un tube de cuivre qu'il allongea comme un télescope, et au bout duquel était fixé un minuscule flacon. Lupin prit le flacon, en versa quelques gouttes sur un mouchoir, et appliqua ce mouchoir sous le nez du gardien-chef. – Parfait ! Le bonhomme a son compte… J'écoperai pour ma peine huit ou quinze jours de cachot… Mais ça, ce sont les petits bénéfices du métier. – Et moi ? – Vous ? Que voulez-vous qu'on vous fasse ? – Dame ! le coup de poing… – Vous n'y êtes pour rien. – Et l'autorisation de vous voir ? C'est un faux, tout simplement. – Vous n'y êtes pour rien. – J'en profite. – Pardon ! Vous avez déposé avant-hier une demande régulière au nom de Stripani. Ce matin, vous avez reçu une réponse officielle. Le reste ne vous regarde pas. Mes amis seuls, qui ont confectionné la réponse, peuvent être inquiétés. Va-t'en voir s'ils viennent ! – Et si l'on nous interrompt ? – Pourquoi ? – On a eu l'air suffoqué, ici, quand j'ai sorti mon autorisation de voir Lupin. Le directeur m'a fait venir et l'a examinée dans tous les sens. Je ne doute pas que l'on téléphone à la Préfecture de police. – Et moi j'en suis sûr. – Alors ? – Tout est prévu, mon vieux. Ne te fais pas de bile, et causons. Je suppose que, si tu es venu ici, c'est que tu sais ce dont il s'agit ? – Oui. Vos amis m'ont expliqué… – Et tu acceptes ? – L'homme qui m'a sauvé de la mort peut disposer de moi comme il l'entend. Quels que soient les services que je pourrai lui rendre, je resterai encore son débiteur. – Avant de livrer ton secret, réfléchis à la position où je me trouve… prisonnier… impuissant… Steinweg se mit à rire : – Non, je vous en prie, ne plaisantons pas. J'avais livré mon secret à Kesselbach parce qu'il était riche et qu'il pouvait, mieux qu'un autre, en tirer parti ; mais, tout prisonnier que vous êtes, et tout impuissant, je vous considère comme cent fois plus fort que Kesselbach avec ses cent millions. – Oh ! oh ! – Et vous le savez bien ! Cent millions n'auraient pas suffi pour découvrir le trou où j'agonisais, pas plus que pour m'amener ici, pendant une heure, devant le prisonnier impuissant que vous êtes. Il faut autre chose. Et cette autre chose, vous l'avez. – En ce cas, parle. Et procédons par ordre. Le nom de l'assassin ? – Cela, impossible. – Comment, impossible ? Mais puisque tu le connais et que tu dois tout me révéler. – Tout, mais pas cela. – Cependant… – Plus tard. – Tu es fou ! mais pourquoi ? – Je n'ai pas de preuves. Plus tard, quand vous serez libre, nous chercherons ensemble. À quoi bon d'ailleurs ! Et puis, vraiment, je ne peux pas. – Tu as peur de lui ? – Oui. – Soit, dit Lupin. Après tout, ce n'est pas cela le plus urgent. Pour le reste, tu es résolu à parler ? – Sur tout. – Eh bien ! réponds. Comment s'appelle Pierre Leduc ? – Hermann IV, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz, prince de Berncastel, comte de Fistingen, seigneur de Wiesbaden et autres lieux. Lupin eut un frisson de joie, en apprenant que, décidément, son protégé n'était pas le fils d'un charcutier. – Fichtre ! murmura-t-il, nous avons du titre ! Autant que je sache, le grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz est en Prusse ? – Oui, sur la Moselle. La maison de Veldenz est un rameau de la maison Palatine de Deux-Ponts. Le grand-duché fut occupé par les Français après la paix de Lunéville, et fit partie du département du Mont-Tonnerre. En 1814, on le reconstitua au profit d'Hermann 1er, bisaïeul de notre Pierre Leduc. Le fils, Hermann II, eut une jeunesse orageuse, se ruina, dilapida les finances de son pays, se rendit insupportable à ses sujets qui finirent par brûler en partie le vieux château de Veldenz et par chasser leur maître de ses États. Le grand-duché fut alors administré et gouverné par trois régents, au nom de Hermann II, qui, anomalie assez curieuse, n'abdiqua pas et garda son titre de grand-duc régnant. Il vécut assez pauvre à Berlin, plus tard fit la campagne de France, aux côtés de Bismarck dont il était l'ami, fut emporté par un éclat d'obus au siège de Paris, et, en mourant, confia à Bismarck son fils Hermann… Hermann III. – Le père, par conséquent, de notre Leduc, dit Lupin. – Oui. Hermann III fut pris en affection par le chancelier qui, à diverses reprises, se servit de lui comme envoyé secret auprès de personnalités étrangères. À la chute de son protecteur, Hermann III quitta Berlin, voyagea et revint se fixer à Dresde. Quand Bismarck mourut, Hermann III était là. Luimême mourait deux ans plus tard. Voilà les faits publics, connus de tous en Allemagne, voilà l'histoire des trois Hermann, grands-ducs de Deux-Ponts-Veldenz au XIXe siècle. – Mais le quatrième, Hermann IV, celui qui nous occupe ? – Nous en parlerons tout à l'heure. Passons maintenant aux faits ignorés. – Et connus de toi seul, dit Lupin. – De moi seul, et de quelques autres. – Comment, de quelques autres ? Le secret n'a donc pas été gardé ? – Si, si, le secret est bien gardé par ceux qui le détiennent. Soyez sans crainte, ceux-là ont tout intérêt, je vous en réponds, à ne pas le divulguer. – Alors ! Comment le connais-tu ? – Par un ancien domestique et secrétaire intime du grandduc Hermann, dernier du nom. Ce domestique, qui mourut entre mes bras au Cap, me confia d'abord que son maître s'était marié clandestinement et qu'il avait laissé un fils. Puis il me livra le fameux secret. – Celui-là même que tu dévoilas plus tard à Kesselbach ? – Oui. – Parle. À l'instant même où il disait cette parole, on entendit un bruit de clef dans la serrure. – Pas un mot, murmura Lupin. Il s'effaça contre le mur, auprès de la porte. Le battant s'ouvrit. Lupin le referma violemment, bousculant un homme, un geôlier qui poussa un cri. Lupin le saisit à la gorge. – Tais-toi, mon vieux. Si tu rouspètes, tu es fichu. Il le coucha par terre. – Es-tu sage ? Comprends-tu la situation ? Oui ? Parfait Où est ton mouchoir ? Donne tes poignets, maintenant Bien, je suis tranquille. Écoute On t'a envoyé par précaution, n'est-ce pas ? pour assister le gardien-chef en cas de besoin ? Excellente mesure, mais un peu tardive. Tu vois, le gardien-chef est mort ! Si tu bouges, si tu appelles, tu y passes également. Il prit les clefs de l'homme et introduisit l'une d'elles dans la serrure. – Comme ça, nous sommes tranquilles. – De votre côté mais du mien ? observa le vieux Steinweg. – Pourquoi viendrait-on ? – Si l'on a entendu le cri qu'il a poussé ? – Je ne crois pas. Mais en tout cas mes amis t'ont donné les fausses clefs ? – Oui. – Alors, bouche la serrure C'est fait ? Eh bien ! maintenant nous avons, pour le moins, dix bonnes minutes devant nous. Tu vois, mon cher, comme les choses les plus difficiles en apparence sont simples en réalité. Il suffit d'un peu de sangfroid et de savoir se plier aux circonstances. Allons, ne t'émeus pas, et cause. En allemand, veux-tu ? Il est inutile que ce type-là participe aux secrets d'État que nous agitons. Va, mon vieux, et posément. Nous sommes ici chez nous. Steinweg reprit : – Le soir même de la mort de Bismarck, le grand-duc Hermann III et son fidèle domestique – mon ami du Cap – montèrent dans un train qui les conduisit à Munich à temps pour prendre le rapide de Vienne. De Vienne ils allèrent à Constantinople, puis au Caire, puis à Naples, puis à Tunis, puis en Espagne, puis à Paris, puis à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Varsovie… Et dans aucune de ces villes, ils ne s'arrêtaient. Ils sautaient dans un fiacre, faisaient charger leurs deux valises, galopaient à travers les rues, filaient vers une station voisine ou vers l'embarcadère, et reprenaient le train ou le paquebot. – Bref, suivis, ils cherchaient à dépister, conclut Arsène Lupin. – Un soir, ils quittèrent la ville de Trêves, vêtus de blouses et de casquettes d'ouvriers, un bâton sur le dos, un paquet au bout du bâton. Ils firent à pied les trente-cinq kilomètres qui les séparaient de Veldenz où se trouve le vieux château de DeuxPonts, ou plutôt les ruines du vieux château. – Pas de description. – Tout le jour, ils restèrent cachés dans une forêt avoisinante. La nuit d'après, ils s'approchèrent des anciens remparts. Là, Hermann ordonna à son domestique de l'attendre, et il escalada le mur à l'endroit d'une brèche nommée la Brèche-au-Loup. Une heure plus tard il revenait. La semaine suivante, après de nouvelles pérégrinations, il retournait chez lui, à Dresde. L'expédition était finie. – Et le but de cette expédition ? – Le grand-duc n'en souffla pas un mot à son domestique. Mais celui-ci, par certains détails, par la coïncidence des faits qui se produisirent, put reconstituer la vérité, du moins en partie. – Vite, Steinweg, le temps presse maintenant, et je suis avide de savoir. – Quinze jours après l'expédition, le comte de Waldemar, officier de la garde de l'Empereur et l'un de ses amis personnels, se présentait chez le grand-duc accompagné de six hommes. Il resta là toute la journée, enfermé dans le bureau du grand-duc. À plusieurs reprises, on entendit le bruit d'altercations, de violentes disputes. Cette phrase, même, fut perçue par le domestique, qui passait dans le jardin, sous les fenêtres : « Ces papiers vous ont été remis, Sa Majesté en est sûre. Si vous ne voulez pas me les remettre de votre plein gré… » Le reste de la phrase, le sens de la menace et de toute la scène d'ailleurs, se devinent aisément par la suite : la maison d'Hermann fut visitée de fond en comble. – Mais c'était illégal. – C'eût été illégal si le grand-duc s'y fût opposé, mais il accompagna lui-même le comte dans sa perquisition. – Et que cherchait-on ? Les mémoires du Chancelier ? – Mieux que cela. On cherchait une liasse de papiers secrets dont on connaissait l'existence par des indiscrétions commises, et dont on savait, de façon certaine, qu'ils avaient été confiés au grand-duc Hermann. Lupin était appuyé des deux coudes contre le grillage, et ses doigts se crispaient aux mailles de fer. Il murmura, la voix émue : – Des papiers secrets et très importants sans doute ? – De la plus haute importance. La publication de ces papiers aurait des résultats que l'on ne peut prévoir, non seulement au point de vue de la politique intérieure, mais au point de vue des relations étrangères. – Oh ! répétait Lupin, tout palpitant oh ! est-ce possible ! Quelle preuve as-tu ? – Quelle preuve ? Le témoignage même de la femme du grand-duc, les confidences qu'elle fit au domestique après la mort de son mari. – En effet… en effet, balbutia Lupin C'est le témoignage même du grand-duc que nous avons. – Mieux encore ! s'écria Steinweg. – Quoi ? – Un document ! un document écrit de sa main, signé de sa signature et qui contient… – Qui contient ? – La liste des papiers secrets qui lui furent confiés. – En deux mots ? – En deux mots, c'est impossible. Le document est long, entremêlé d'annotations, de remarques quelquefois incompréhensibles. Que je vous cite seulement deux titres qui correspondent à deux liasses de papiers secrets ; « Lettres originales du Kronprinz à Bismarck. » Les dates montrent que ces lettres furent écrites pendant les trois mois de règne de Frédéric III. Pour imaginer ce que peuvent contenir ces lettres, rappelez-vous la maladie de Frédéric III, ses démêlés avec son fils… – Oui… oui… je sais… et l'autre titre ? – « Photographies des lettres de Frédéric III et de l'impératrice Victoria à la reine Victoria d'Angleterre » – Il y a cela ? il y a cela ? fit Lupin, la gorge étranglée. – Écoutez les annotations du grand-duc : « Texte du traité avec l'Angleterre et la France. » Et ces mots un peu obscurs : « Alsace-Lorraine… Colonies… Limitation navale » – Il y a cela, bredouilla Lupin… Et c'est obscur, dis-tu ? Des mots éblouissants, au contraire ! Ah ! est-ce possible ! Du bruit à la porte. On frappa. – On n'entre pas, dit-il, je suis occupé… On frappa à l'autre porte, du côté de Steinweg. Lupin cria : – Un peu de patience, j'aurai fini dans cinq minutes. Il dit au vieillard d'un ton impérieux : – Sois tranquille, et continue Alors, selon toi, l'expédition du grand-duc et de son domestique au château de Veldenz n'avait d'autre but que de cacher ces papiers ? – Le doute n'est pas admissible. – Soit. Mais le grand-duc a pu les retirer, depuis. – Non, il n'a pas quitté Dresde jusqu'à sa mort. – Mais les ennemis du grand-duc, ceux qui avaient tout intérêt à les reprendre et à les anéantir, ceux-là ont pu les chercher là où ils étaient, ces papiers ? – Leur enquête les a menés en effet jusque-là. – Comment le sais-tu ? – Vous comprenez bien que je ne suis pas resté inactif, et que mon premier soin, quand ces révélations m'eurent été faites, fut d'aller à Veldenz et de me renseigner moi-même dans les villages voisins. Or j'appris que, deux fois déjà, le château avait été envahi par une douzaine d'hommes venus de Berlin et accrédités auprès des régents. – Eh bien ? – Eh bien ! ils n'ont rien trouvé, car, depuis cette époque, la visite du château n'est pas permise. – Mais qui empêche d'y pénétrer ? – Une garnison de cinquante soldats qui veillent jour et nuit. – Des soldats du grand-duché ? – Non, des soldats détachés de la garde personnelle de l'Empereur. Des voix s'élevèrent dans le couloir, et de nouveau l'on frappa, en interpellant le gardien-chef. – Il dort, monsieur le Directeur, dit Lupin, qui reconnut la voix de M. Borély. – Ouvrez ! je vous ordonne d'ouvrir. – Impossible, la serrure est mêlée. Si j'ai un conseil à vous donner, c'est de pratiquer une incision tout autour de ladite serrure. – Ouvrez ! – Et le sort de l'Europe que nous sommes en train de discuter, qu'est-ce que vous en faites ? Il se tourna vers le vieillard : – De sorte que tu n'as pas pu entrer dans le château ? – Non. – Mais tu es persuadé que les fameux papiers y sont cachés. – Voyons ! ne vous ai-je pas donné toutes les preuves ? N'êtes-vous pas convaincu ? – Si, si, murmura Lupin, c'est là qu'ils sont cachés… il n'y a pas de doute, c'est là qu'ils sont cachés. Il semblait voir le château. Il semblait évoquer la cachette mystérieuse. Et la vision d'un trésor inépuisable, l'évocation de coffres emplis de pierres précieuses et de richesses, ne l'aurait pas ému plus que l'idée de ces chiffons de papier sur lesquels veillait la garde du Kaiser. Quelle merveilleuse conquête à entreprendre ! Et combien digne de lui ! et comme il avait, une fois de plus, fait preuve de clairvoyance et d'intuition en se lançant au hasard sur cette piste inconnue ! Dehors, on « travaillait » la serrure. Il demanda au vieux Steinweg : – De quoi le grand-duc est-il mort ? – D'une pleurésie, en quelques jours. C'est à peine s'il put reprendre connaissance, et ce qu'il y avait d'horrible, c'est que l'on voyait, paraît-il, les efforts inouïs qu'il faisait, entre deux accès de délire, pour rassembler ses idées et prononcer des paroles. De temps en temps il appelait sa femme, la regardait d'un air désespéré et agitait vainement ses lèvres. – Bref, il parla ? dit brusquement Lupin, que le « travail » fait autour de la serrure commençait à inquiéter. – Non, il ne parla pas. Mais dans une minute plus lucide, à force d'énergie, il réussit à tracer des signes sur une feuille de papier que sa femme lui présenta. – Eh bien ! ces signes ? – Indéchiffrables, pour la plupart… – Pour la plupart mais les autres ? dit Lupin avidement… Les autres ? – Il y a d'abord trois chiffres parfaitement distincts : un 8, un 1 et un 3 – 813 oui, je sais… après ? – Après, des lettres plusieurs lettres parmi lesquelles il n'est possible de reconstituer en toute certitude qu'un groupe de trois et, immédiatement après, un groupe de deux lettres. – « Apoon », n'est-ce pas ? – Ah ! vous savez… La serrure s'ébranlait, presque toutes les vis ayant été retirées. Lupin demanda, anxieux soudain à l'idée d'être interrompu : – De sorte que ce mot incomplet « Apoon » et ce chiffre 813 sont les formules que le grand-duc léguait à sa femme et à son fils pour leur permettre de retrouver les papiers secrets ? – Oui. Lupin se cramponna des deux mains à la serrure pour l'empêcher de tomber. – Monsieur le Directeur, vous allez réveiller le gardien-chef. Ce n'est pas gentil, une minute encore, voulez-vous ? Steinweg, qu'est devenue la femme du grand-duc ? – Elle est morte, peu après son mari, de chagrin, pourraiton dire. – Et l'enfant fut recueilli par la famille ? – Quelle famille ? Le grand-duc n'avait ni frères, ni sœurs. En outre il n'était marié que morganatiquement et en secret. Non, l'enfant fut emmené par le vieux serviteur d'Hermann, qui l'éleva sous le nom de Pierre Leduc. C'était un assez mauvais garçon, indépendant, fantasque, difficile à vivre. Un jour il partit. On ne l'a pas revu. – Il connaissait le secret de sa naissance ? – Oui, et on lui montra la feuille de papier sur laquelle Hermann avait écrit des lettres et des chiffres, 813, etc. – Et cette révélation, par la suite, ne fut faite qu'à toi ? – Oui. – Et toi, tu ne t'es confié qu'à M. Kesselbach ? – À lui seul. Mais, par prudence, tout en lui montrant la feuille des signes et des lettres, ainsi que la liste dont je vous ai parlé, j'ai gardé ces deux documents. L'événement a prouvé que j'avais raison. – Et ces documents, tu les as ? – Oui. – Ils sont en sûreté ? – Absolument. – À Paris ? – Non. – Tant mieux. N'oublie pas que ta vie est en danger, et qu'on te poursuit. – Je le sais. Au moindre faux pas, je suis perdu. – Justement. Donc, prends tes précautions, dépiste l'ennemi, va prendre tes papiers, et attends mes instructions. L'affaire est dans le sac. D'ici un mois au plus tard, nous irons visiter ensemble le château de Veldenz. – Si je suis en prison ? – Je t'en ferai sortir. – Est-ce possible ? – Le lendemain même du jour où j'en sortirai. Non, je me trompe, le soir même… une heure après. – Vous avez donc un moyen ? – Depuis dix minutes, oui, et infaillible. Tu n'as rien à me dire ? – Non. – Alors, j'ouvre. Il tira la porte, et, s'inclinant devant M. Borély : – Monsieur le Directeur, je ne sais comment m'excuser… Il n'acheva pas. L'irruption du directeur et de trois hommes ne lui en laissa pas le temps. M. Borély était pâle de rage et d'indignation. La vue des deux gardiens étendus le bouleversa. – Morts ! s'écria-t-il. – Mais non, mais non, ricana Lupin. Tenez, celui-là bouge. Parle donc, animal. – Mais l'autre ? reprit M. Borély en se précipitant sur le gardien-chef. – Endormi seulement, monsieur le Directeur. Il était très fatigué, alors je lui ai accordé quelques instants de repos. J'intercède en sa faveur. Je serais désolé que ce pauvre homme… – Assez de blagues, dit M. Borély violemment. Et s'adressant aux gardiens : – Qu'on le reconduise dans sa cellule en attendant. Quant à ce visiteur… Lupin n'en sut pas davantage sur les intentions de M. Borély par rapport au vieux Steinweg. Mais c'était pour lui une question absolument insignifiante. Il emportait dans sa solitude des problèmes d'un intérêt autrement considérable que le sort du vieillard. Il possédait le secret de M. Kesselbach. LA GRANDE COMBINAISON DE LUPIN À son grand étonnement, le cachot lui fut épargné. M. Borély, en personne, vint lui dire, quelques heures plus tard, qu'il jugeait cette punition inutile. – Plus qu'inutile, monsieur le Directeur, dangereuse, répliqua Lupin… dangereuse, maladroite et séditieuse. – Et en quoi ? fit M. Borély, que son pensionnaire inquiétait décidément de plus en plus. – En ceci, monsieur le Directeur. Vous arrivez à l'instant de la Préfecture de police où vous avez raconté à qui de droit la révolte du détenu Lupin, et où vous avez exhibé le permis de visite accordé au sieur Stripani. Votre excuse était toute simple, puisque, quand le sieur Stripani vous avait présenté le permis, vous aviez eu la précaution de téléphoner à la Préfecture et de manifester votre surprise, et que, à la Préfecture, on vous avait répondu que l'autorisation était parfaitement valable. – Ah ! vous savez… – Je le sais d'autant mieux que c'est un de mes agents qui vous a répondu à la Préfecture. Aussitôt, et sur votre demande, enquête immédiate de qui-de-droit, lequel qui-de-droit découvre que l'autorisation n'est autre chose qu'un faux, établi, on est en train de chercher par qui, et soyez tranquille, on ne découvrira rien… M. Borély sourit, en manière de protestation. – Alors, continua Lupin, on interroge mon ami Stripani qui ne fait aucune difficulté pour avouer son vrai nom, Steinweg ! Est-ce possible ! Mais en ce cas le détenu Lupin aurait réussi à introduire quelqu'un dans la prison de la Santé et à converser une heure avec lui ! Quel scandale ! Mieux vaut l'étouffer, n'estce pas ? On relâche M. Steinweg, et l'on envoie M. Borély comme ambassadeur auprès du détenu Lupin, avec tous pouvoirs pour acheter son silence. Est-ce vrai, monsieur le Directeur ? – Absolument vrai ! dit M. Borély, qui prit le parti de plaisanter pour cacher son embarras. On croirait que vous avez le don de double vue. Et alors, vous acceptez nos conditions ? Lupin éclata de rire. – C'est-à-dire que je souscris à vos prières ! Oui, monsieur le Directeur, rassurez ces messieurs de la Préfecture. Je me tairai. Après tout, j'ai assez de victoires à mon actif pour vous accorder la faveur de mon silence. Je ne ferai aucune communication à la presse du moins sur ce sujet-là. C'était se réserver la liberté d'en faire sur d'autres sujets. Toute l'activité de Lupin, en effet, allait converger vers ce double but : correspondre avec ses amis, et, par eux, mener une de ces campagnes de presse où il excellait. Dès l'instant de son arrestation, d'ailleurs, il avait donné les instructions nécessaires aux deux Doudeville, et il estimait que les préparatifs étaient sur le point d'aboutir. Tous les jours il s'astreignait consciencieusement à la confection des enveloppes dont on lui apportait chaque matin les matériaux en paquets numérotés, et qu'on remportait chaque soir, pliées et enduites de colle. Or, la distribution des paquets numérotés s'opérant toujours de la même façon entre les détenus qui avaient choisi ce genre de travail, inévitablement, le paquet distribué à Lupin devait chaque jour porter le même numéro d'ordre. À l'expérience, le calcul se trouva juste. Il ne restait plus qu'à suborner un des employés de l'entreprise particulière à laquelle étaient confiées la fourniture et l'expédition des enveloppes. Ce fut facile. Lupin, sûr de la réussite, attendait donc tranquillement que le signe, convenu entre ses amis et lui, apparût sur la feuille supérieure du paquet. Le temps, d'ailleurs, s'écoulait rapide. Vers midi, il recevait la visite quotidienne de M. Formerie, et, en présence de Me Quimbel, son avocat, témoin taciturne, Lupin subissait un interrogatoire serré. C'était sa joie. Ayant fini par convaincre M. Formerie de sa non-participation à l'assassinat du baron Altenheim, il avait avoué au juge d'instruction des forfaits absolument imaginaires, et les enquêtes aussitôt ordonnées par M. Formerie aboutissaient à des résultats ahurissants, à des méprises scandaleuses, où le public reconnaissait la façon personnelle du grand maître en ironie qu'était Lupin. Petits jeux innocents, comme il disait. Ne fallait-il pas s'amuser ? Mais l'heure des occupations plus graves approchait. Le cinquième jour, Arsène Lupin nota sur le paquet qu'on lui apporta le signe convenu, une marque d'ongle, en travers de la seconde feuille. – Enfin, dit-il, nous y sommes. Il sortit d'une cachette une fiole minuscule, la déboucha, humecta l'extrémité de son index avec le liquide qu'elle contenait, et passa son doigt sur la troisième feuille du paquet. Au bout d'un moment, des jambages se dessinèrent, puis des lettres, puis des mots et des phrases. Il lut : Tout va bien. Steinweg libre. Se cache en province. Geneviève Ernemont en bonne santé. Elle va souvent hôtel Bristol voir Mme Kesselbach malade. Elle y rencontre chaque fois Pierre Leduc. Répondez par même moyen. Aucun danger. Ainsi donc, les communications avec l'extérieur étaient établies. Une fois de plus les efforts de Lupin étaient couronnés de succès. Il n'avait plus maintenant qu'à exécuter son plan, à mettre en valeur les confidences du vieux Steinweg, et à conquérir sa liberté par une des plus extraordinaires et géniales combinaisons qui eussent germé dans son cerveau. Et trois jours plus tard, paraissaient dans le Grand Journal, ces quelques lignes : « En dehors des mémoires de Bismarck, qui, d'après les gens bien informés, ne contiennent que l'histoire officielle des événements auxquels fut mêlé le grand Chancelier, il existe une série de lettres confidentielles d'un intérêt considérable. Ces lettres ont été retrouvées. Nous savons de bonne source qu'elles vont être publiées incessamment. » On se rappelle le bruit que souleva dans le monde entier cette note énigmatique, les commentaires auxquels on se livra, les suppositions émises, en particulier les polémiques de la presse allemande. Qui avait inspiré ces lignes ? De quelles lettres était-il question ? Quelles personnes les avaient écrites au Chancelier, ou qui les avait reçues de lui ? Était-ce une vengeance posthume ? ou bien une indiscrétion commise par un correspondant de Bismarck ? Une seconde note fixa l'opinion sur certains points, mais en la surexcitant d'étrange manière. Elle était ainsi conçue : « Santé-Palace, cellule 14, 2e division. « Monsieur le Directeur du Grand Journal. « Vous avez inséré dans votre numéro de mardi dernier un entrefilet rédigé d'après quelques mots qui m'ont échappé l'autre soir, au cours d'une conférence que j'ai faite à la Santé sur la politique étrangère. Cet entrefilet, véridique en ses parties essentielles, nécessite cependant une petite rectification. Les lettres existent bien, et nul ne peut en contester l'importance exceptionnelle, puisque, depuis dix ans, elles sont l'objet de recherches ininterrompues de la part du gouvernement intéressé. Mais personne ne sait où elles sont et personne ne connaît un seul mot de ce qu'elles contiennent « Le public, j'en suis sûr, ne m'en voudra pas de le faire attendre, avant de satisfaire sa légitime curiosité. Outre que je n'ai pas en mains tous les éléments nécessaires à la recherche de la vérité, mes occupations actuelles ne me permettent point de consacrer à cette affaire le temps que je voudrais. « Tout ce que je puis dire pour le moment, c'est que ces lettes furent confiées par le mourant à l'un de ses amis les plus fidèles, et que cet ami eut à subir, par la suite, les lourdes conséquences de son dévouement. Espionnage, perquisitions domiciliaires, rien ne lui fut épargné. « J'ai donné l'ordre aux deux meilleurs agents de ma police secrète de reprendre cette piste à son début, et je ne doute pas que, avant deux jours, je ne sois en mesure de percer à jour ce passionnant mystère. « Signé : Arsène LUPIN. » Ainsi donc, c'était Arsène Lupin qui menait l'affaire ! C'était lui qui, du fond de sa prison, mettait en scène la comédie ou la tragédie annoncée dans la première note. Quelle aventure ! On se réjouit. Avec un artiste comme lui, le spectacle ne pouvait manquer de pittoresque et d'imprévu. Trois jours plus tard on lisait dans le Grand Journal : « Le nom de l'ami dévoué auquel j'ai fait allusion m'a été livré. Il s'agit du grand-duc Hermann III, prince régnant (quoique dépossédé) du grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz, et confident de Bismarck, dont il avait toute l'amitié. « Une perquisition fut faite à son domicile par le comte de W. accompagné de douze hommes. Le résultat de cette perquisition fut négatif, mais la preuve n'en fut pas moins établie que le grand-duc était en possession des papiers. « Où les avait-il cachés ? C'est une question que nul au monde, probablement, ne saurait résoudre à l'heure actuelle. « Je demande vingt-quatre heures pour la résoudre. « Signé : Arsène LUPIN. » De fait, vingt-quatre heures après, la note promise parut : « Les fameuses lettres sont cachées dans le château féodal de Veldenz, chef-lieu du grand-duché de Deux-Ponts, château en partie dévasté au cours du XIXe siècle. « À quel endroit exact ? Et que sont au juste ces lettres ? Tels sont les deux problèmes que je m'occupe à déchiffrer et dont j'exposerai la solution dans quatre jours. « Signé : Arsène LUPIN. » Au jour annoncé on s'arracha le Grand Journal. À la déception de tous, les renseignements promis ne s'y trouvaient pas. Le lendemain même silence, et le surlendemain également. Qu'était-il donc advenu ? On le sut par une indiscrétion commise à la Préfecture de police. Le directeur de la Santé avait été averti, paraît-il, que Lupin communiquait avec ses complices grâce aux paquets d'enveloppes qu'il confectionnait. On n'avait rien pu découvrir, mais, à tout hasard, on avait interdit tout travail à l'insupportable détenu. Ce à quoi l'insupportable détenu avait répliqué : – Puisque je n'ai plus rien à faire, je vais m'occuper de mon procès. Qu'on prévienne mon avocat, le bâtonnier Quimbel. C'était vrai. Lupin, qui, jusqu'ici, avait refusé toute conversation avec M. Quimbel, consentait à le recevoir et à préparer sa défense. Le lendemain même. Me Quimbel, tout joyeux, demandait Lupin au parloir des avocats. C'était un homme âgé, qui portait des lunettes dont les verres très grossissants lui faisaient des yeux énormes. Il posa son chapeau sur la table, étala sa serviette et adressa tout de suite une série de questions qu'il avait préparées soigneusement. Lupin y répondit avec une extrême complaisance, se perdant même en une infinité de détails que Me Quimbel notait aussitôt sur des fiches épinglées les unes au-dessus des autres. – Et alors, reprenait l'avocat, la tête penchée sur le papier, vous dites qu'à cette époque… – Je dis qu'à cette époque, répliquait Lupin… Insensiblement, par petits gestes, tout naturels, il s'était accoudé à la table. Il baissa le bras peu à peu, glissa la main sous le chapeau de M. Quimbel, introduisit son doigt à l'intérieur du cuir, et saisit une de ces bandes de papier pliées en long que l'on insère entre le cuir et la doublure quand le chapeau est trop grand. Il déplia le papier. C'était un message de Doudeville, rédigé en signes convenus. « Je suis engagé comme valet de chambre chez Me Quimbel. Vous pouvez sans crainte me répondre par la même voie. « C'est L.M. l'assassin, qui a dénoncé le truc des enveloppes. Heureusement que vous aviez prévu le coup ! » Suivait un compte-rendu minutieux de tous les faits et commentaires suscités par les divulgations de Lupin. Lupin sortit de sa poche une bande de papier analogue contenant ses instructions, la substitua doucement à l'autre, et ramena sa main vers lui. Le tour était joué. Et la correspondance de Lupin avec le Grand Journal reprit sans plus tarder. « Je m'excuse auprès du public d'avoir manqué à ma promesse. Le service postal de Santé-Palace est déplorable. « D'ailleurs, nous touchons au terme. J'ai en main tous les documents qui établissent la vérité sur des bases indiscutables. J'attendrai pour les publier. Qu'on sache néanmoins ceci : parmi les lettres il en est qui furent adressées au Chancelier par celui qui se déclarait alors son élève et son admirateur, et qui devait, plusieurs années après, se débarrasser de ce tuteur gênant et gouverner par lui-même. « Me fais-je suffisamment comprendre ? » Et le lendemain : « Ces lettres furent écrites pendant la maladie du dernier Empereur. Est-ce assez dire toute leur importance ? » Quatre jours de silence, et puis cette dernière note dont on n'a pas oublié le retentissement : « Mon enquête est finie. Maintenant je connais tout. À force de réfléchir, j'ai deviné le secret de la cachette. « Mes amis vont se rendre à Veldenz, et, malgré tous les obstacles, pénétreront dans le château par une issue que je leur indique. « Les journaux publieront alors la photographie de ces lettres, dont je connais déjà la teneur, mais que je veux reproduire dans leur texte intégral. « Cette publication certaine, inéluctable, aura lieu dans deux semaines, jour pour jour, le 22 août prochain. « D'ici là, je me tais et j'attends. » Les communications au Grand Journal furent, en effet, interrompues, mais Lupin ne cessa point de correspondre avec ses amis, par la voie « du chapeau », comme ils disaient entre eux. C'était si simple ! Aucun danger. Qui pourrait jamais pressentir que le chapeau de Me Quimbel servait à Lupin de boîte aux lettres ? Tous les deux ou trois matins, à chaque visite, le célèbre avocat apportait fidèlement le courrier de son client, lettres de Paris, lettres de province, lettres d'Allemagne, tout cela réduit, condensé par Doudeville, en formules brèves et en langage chiffré. Et une heure après, Me Quimbel remportait gravement les ordres de Lupin. Or, un jour, le directeur de la Santé reçut un message téléphonique signé L.M., l'avisant que Me Quimbel devait, selon toutes probabilités, servir à Lupin de facteur inconscient, et qu'il y aurait intérêt à surveiller les visites du bonhomme. Le directeur avertit Me Quimbel, qui résolut alors de se faire accompagner par son secrétaire. Ainsi cette fois encore, malgré tous les efforts de Lupin, malgré sa fécondité d'invention, malgré les miracles d'ingéniosité qu'il renouvelait après chaque défaite, une fois encore Lupin se trouvait séparé du monde extérieur par le génie infernal de son formidable adversaire. Et il s'en trouvait séparé à l'instant le plus critique, à la minute solennelle où, du fond de sa cellule, il jouait son dernier atout contre les forces coalisées qui l'accablaient si terriblement. Le 13 août, comme il était assis en face des deux avocats, son attention fut attirée par un journal qui enveloppait certains papiers de Me Quimbel. Comme titre, en gros caractères : « 813 ». Comme sous-titre : Un nouvel assassinat. L'agitation en Allemagne. Le secret d'Apoon serait-il découvert ? Lupin pâlit d'angoisse. En dessous il avait lu ces mots : « Deux dépêches sensationnelles nous arrivent en dernière heure. « On a retrouvé près d'Augsbourg le cadavre d'un vieillard égorgé d'un coup de couteau. Son identité a pu être établie : c'est le sieur Steinweg, dont il a été question dans l'affaire Kesselbach. « D'autre part, on nous télégraphie que le fameux détective anglais, Herlock Sholmès, a été mandé en toute hâte, à Cologne. Il s'y rencontrera avec l'Empereur, et, de là, ils se rendront tous deux au château de Veldenz. « Herlock Sholmès aurait pris l'engagement de découvrir le secret de l'Apoon. « S'il réussit, ce sera l'avortement impitoyable de l'incompréhensible campagne qu'Arsène Lupin mène depuis un mois de si étrange façon. » Jamais peut-être la curiosité publique ne fut secouée autant que par le duel annoncé entre Sholmès et Lupin, duel invisible en la circonstance, anonyme, pourrait-on dire, mais duel impressionnant par tout le scandale qui se produisait autour de l'aventure, et par l'enjeu que se disputaient les deux ennemis irréconciliables, opposés l'un à l'autre cette fois encore. Et il ne s'agissait pas de petits intérêts particuliers, d'insignifiants cambriolages, de misérables passions individuelles mais d'une affaire vraiment mondiale, où la politique de trois grandes nations de l'Occident était engagée, et qui pouvait troubler la paix de l'univers. N'oublions pas qu'à cette époque la crise du Maroc était déjà ouverte. Une étincelle, et c'était la conflagration. On attendait donc anxieusement, et l'on ne savait pas au juste ce que l'on attendait. Car enfin, si le détective sortait vainqueur du duel, s'il trouvait les lettres, qui le saurait ? Quelle preuve aurait-on de ce triomphe ? Au fond, l'on n'espérait qu'en Lupin, en son habitude connue de prendre le public à témoin de ses actes. Qu'allait-il faire ? Comment pourrait-il conjurer l'effroyable danger qui le menaçait ? En avait-il seulement connaissance ? Entre les quatre murs de sa cellule, le détenu n° 14 se posait à peu près les mêmes questions, et ce n'était pas une vaine curiosité qui le stimulait, lui, mais une inquiétude réelle, une angoisse de tous les instants. Il se sentait irrévocablement seul, avec des mains impuissantes, une volonté impuissante, un cerveau impuissant. Qu'il fût habile, ingénieux, intrépide, héroïque, cela ne servait à rien. La lutte se poursuivait en dehors de lui. Maintenant son rôle était fini. Il avait assemblé les pièces et tendu tous les ressorts de la grande machine qui devait produire, qui devait en quelque sorte fabriquer mécaniquement sa liberté, et il lui était impossible de faire aucun geste pour perfectionner et surveiller son œuvre. À date fixe, le déclenchement aurait lieu. D'ici là, mille incidents contraires pouvaient surgir, mille obstacles se dresser, sans qu'il eût le moyen de combattre ces incidents ni d'aplanir ces obstacles. Lupin connut alors les heures les plus douloureuses de sa vie. Il douta de lui. Il se demanda si son existence ne s'enterrerait pas dans l'horreur du bagne. Ne s'était-il pas trompé dans ses calculs ? N'était-il pas enfantin de croire que, à date fixe, se produirait l'événement libérateur ? – Folie ! s'écriait-il, mon raisonnement est faux Comment admettre pareil concours de circonstances ? Il y aura un petit fait qui détruira tout le grain de sable… La mort de Steinweg et la disparition des documents que le vieillard devait lui remettre ne le troublaient point. Les documents, il lui eût été possible, à la rigueur, de s'en passer, et, avec les quelques paroles que lui avait dites Steinweg, il pouvait, à force de divination et de génie, reconstituer ce que contenaient les lettres de l'Empereur, et dresser le plan de bataille qui lui donnerait la victoire. Mais il songeait à Herlock Sholmès qui était là-bas, lui, au centre même du champ de bataille, et qui cherchait, et qui trouverait les lettres, démolissant ainsi l'édifice si patiemment bâti. Et il songeait à l'Autre, à l'Ennemi implacable, embusqué autour de la prison, caché dans la prison peut-être, et qui devinait ses plans les plus secrets, avant même qu'ils ne fussent éclos dans le mystère de sa pensée. Le 17 août… le 18 août… le 19… Encore deux jours… Deux siècles, plutôt ! Oh ! les interminables minutes ! Si calme d'ordinaire, si maître de lui, si ingénieux à se divertir, Lupin était fébrile, tour à tour exubérant et déprimé, sans force contre l'ennemi, défiant de tout, morose. Le 20 août… Il eût voulu agir et il ne le pouvait pas. Quoi qu'il fît, il lui était impossible d'avancer l'heure du dénouement. Ce dénouement aurait lieu ou n'aurait pas lieu, mais Lupin n'aurait point de certitude avant que la dernière heure du dernier jour se fût écoulée jusqu'à la dernière minute. Seulement alors il saurait l'échec définitif de sa combinaison. – Échec inévitable, ne cessait-il de répéter, la réussite dépend de circonstances trop subtiles, et ne peut être obtenue que par des moyens trop psychologiques… Il est hors de doute que je m'illusionne sur la valeur et sur la portée de mes armes… Et pourtant… L'espoir lui revenait. Il pesait ses chances. Elles lui semblaient soudain réelles et formidables. Le fait allait se produire ainsi qu'il l'avait prévu, et pour les raisons mêmes qu'il avait escomptées. C'était inévitable… Oui, inévitable. À moins, toutefois, que Sholmès ne trouvât la cachette… Et de nouveau, il pensait à Sholmès, et de nouveau un immense découragement l'accablait. Le dernier jour… Il se réveilla tard, après une nuit de mauvais rêves. Il ne vit personne, ce jour-là, ni le juge d'instruction, ni son avocat. L'après-midi se traîna, lent et morne, et le soir vint, le soir ténébreux des cellules… Il eut la fièvre. Son cœur dansait dans sa poitrine comme une bête affolée. Et les minutes passaient, irréparables… À neuf heures, rien. À dix heures, rien. De tous ses nerfs, tendus comme la corde d'un arc, il écoutait les bruits indistincts de la prison, tâchait de saisir à travers ces murs inexorables tout ce qui pouvait sourdre de la vie extérieure. Oh ! comme il eût voulu arrêter la marche du temps, et laisser au destin un peu plus de loisirs ! Mais à quoi bon ! Tout n'était-il pas terminé ? – Ah ! s'écria-t-il, je deviens fou. Que tout cela finisse ! ça vaut mieux. Je recommencerai autrement j'essaierai autre chose mais je ne peux plus, je ne peux plus. Il se tenait la tête à pleines mains, serrant de toutes ses forces, s'enfermant en lui-même et concentrant toute sa pensée sur un même objet, comme s'il voulait créer l'événement formidable, stupéfiant, inadmissible, auquel il avait attaché son indépendance et sa fortune. – Il faut que cela soit, murmura-t-il, il le faut, et il le faut, non pas parce que je le veux, mais parce que c'est logique. Et cela sera… cela sera… Il se frappa le crâne à coups de poing, et des mots de délire lui montèrent aux lèvres… La serrure grinça. Dans sa rage il n'avait pas entendu le bruit des pas dans le couloir, et voilà tout à coup qu'un rayon de lumière pénétrait dans sa cellule et que la porte s'ouvrait. Trois hommes entrèrent. Lupin n'eut pas un instant de surprise. Le miracle inouï s'accomplissait, et cela lui parut immédiatement naturel, normal, en accord parfait avec la vérité et la justice. Mais un flot d'orgueil l'inonda. À cette minute vraiment, il eut la sensation nette de sa force et de son intelligence. – Je dois allumer l'électricité ? dit un des trois hommes, en qui Lupin reconnut le directeur de la prison. – Non, répondit le plus grand de ses compagnons avec un accent étranger Cette lanterne suffit. – Je dois partir ? – Faites selon votre devoir, monsieur, déclara le même individu. – D'après les instructions que m'a données le Préfet de police, je dois me conformer entièrement à vos désirs. – En ce cas, monsieur, il est préférable que vous vous retiriez. M. Borély s'en alla, laissant la porte entrouverte, et resta dehors, à portée de la voix. Le visiteur s'entretint un moment avec celui qui n'avait pas encore parlé, et Lupin tâchait vainement de distinguer dans l'ombre leurs physionomies. Il ne voyait que des silhouettes noires, vêtues d'amples manteaux d'automobilistes et coiffées de casquettes aux pans rabattus. – Vous êtes bien Arsène Lupin ? dit l'homme, en lui projetant en pleine face la lumière de la lanterne. Il sourit. – Oui, je suis le nommé Arsène Lupin, actuellement détenu à la Santé, cellule 14, deuxième division. – C'est bien vous, continua le visiteur, qui avez publié, dans le Grand Journal, une série de notes plus ou moins fantaisistes, où il est question de soi-disant lettres… Lupin l'interrompit : – Pardon, monsieur, mais avant de continuer cet entretien, dont le but, entre nous, ne m'apparaît pas bien clairement, je vous serais très reconnaissant de me dire à qui j'ai l'honneur de parler. – Absolument inutile, répliqua l'étranger. – Absolument indispensable, affirma Lupin. – Pourquoi ? – Pour des raisons de politesse, monsieur. Vous savez mon nom, je ne sais pas le vôtre ; il y a là un manque de correction que je ne puis souffrir. L'étranger s'impatienta. – Le fait seul que le directeur de cette prison nous ait introduits, prouve… – Que M. Borély ignore les convenances, dit Lupin. M. Borély devait nous présenter l'un à l'autre. Nous sommes ici de pair, monsieur. Il n'y a pas un supérieur et un subalterne, un prisonnier et un visiteur qui condescend à le voir. Il y a deux hommes, et l'un de ces hommes a sur la tête un chapeau qu'il ne devrait pas avoir. – Ah ! ça, mais… – Prenez la leçon comme il vous plaira, monsieur, dit Lupin. L'étranger s'approcha et voulut parler. – Le chapeau d'abord, reprit Lupin, le chapeau… – Vous m'écoutez ! – Non. – Si. – Non. Les choses s'envenimaient stupidement. Celui des deux étrangers qui s'était tu, posa sa main sur l'épaule de son compagnon et il lui dit en allemand : – Laisse-moi faire. – Comment ! Il est entendu… – Tais-toi et va-t'en. – Que je vous laisse seul ! – Oui. – Mais la porte ? – Tu la fermeras et tu t'éloigneras… – Mais cet homme… vous le connaissez… Arsène Lupin… – Va-t'en. L'autre sortit en maugréant. – Tire donc la porte, cria le second visiteur… Mieux que cela… Tout à fait… Bien… Alors il se retourna, prit la lanterne et l'éleva peu à peu. – Dois-je vous dire qui je suis ? demanda-t-il. – Non, répondit Lupin. – Et pourquoi ? – Parce que je le sais. – Ah ! – Vous êtes celui que j'attendais. – Moi ! – Oui, Sire. CHARLEMAGNE – Silence, dit vivement l'étranger. Ne prononcez pas ce motlà. – Comment dois-je appeler Votre ? – D'aucun nom. Ils se turent tous les deux, et ce moment de répit n'était pas de ceux qui précèdent la lutte de deux adversaires prêts à combattre. L'étranger allait et venait, en maître qui a coutume de commander et d'être obéi. Lupin, immobile, n'avait plus son attitude ordinaire de provocation ni son sourire d'ironie. Il attendait, le visage grave. Mais, au fond de son être, ardemment, follement, il jouissait de la situation prodigieuse où il se trouvait, là, dans cette cellule de prisonnier, lui détenu, lui l'aventurier, lui l'escroc et le cambrioleur, lui, Arsène Lupin et, en face de lui, ce demi-dieu du monde moderne, entité formidable, héritier de César et de Charlemagne. Sa propre puissance le grisa un moment. Il eut des larmes aux yeux, en songeant à son triomphe. L'étranger s'arrêta. Et tout de suite, dès la première phrase, on fut au cœur de la position. – C'est demain le 22 août. Les lettres doivent être publiées demain, n'est-ce pas ? – Cette nuit même. Dans deux heures, mes amis doivent déposer au Grand-Journal, non pas encore les lettres, mais la liste exacte de ces lettres, annotée par le grand-duc Hermann. – Cette liste ne sera pas déposée. – Elle ne le sera pas. – Vous me la remettrez. – Elle sera remise entre les mains de Votre entre vos mains. – Toutes les lettres également. – Toutes les lettres également. – Sans qu'aucune ait été photographiée. – Sans qu'aucune ait été photographiée. L'étranger parlait d'une voix calme, où il n'y avait pas le moindre accent de prière, pas la moindre inflexion d'autorité. Il n'ordonnait ni ne questionnait : il énonçait les actes inévitables d'Arsène Lupin. Cela serait ainsi. Et cela serait, quelles que fussent les exigences d'Arsène Lupin, quel que fût le prix auquel il taxerait l'accomplissement de ces actes. D'avance, les conditions étaient acceptées. « Bigre, se dit Lupin, j'ai affaire à forte partie. Si l'on s'adresse à ma générosité, je suis perdu… » La façon même dont la conversation était engagée, la franchise des paroles, la séduction de la voix et des manières, tout lui plaisait infiniment. Il se raidit pour ne pas faiblir et pour ne pas abandonner tous les avantages qu'il avait conquis si âprement. Et l'étranger reprit : – Vous avez lu ces lettres ? – Non. – Mais quelqu'un des vôtres les a lues ? – Non. – Alors ? – Alors, j'ai la liste et les annotations du grand-duc. Et en outre, je connais la cachette où il a mis tous ses papiers. – Pourquoi ne les avez-vous pas pris déjà ? – Je ne connais le secret de la cachette que depuis mon séjour ici. Actuellement, mes amis sont en route. – Le château est gardé : deux cents de mes hommes les plus sûrs l'occupent. – Dix mille ne suffiraient pas. Après une minute de réflexion, le visiteur demanda : – Comment connaissez-vous le secret ? – Je l'ai deviné. – Mais vous aviez d'autres informations, des éléments que les journaux n'ont pas publiés ? – Rien. – Cependant, durant quatre jours, j'ai fait fouiller le château… – Herlock Sholmès a mal cherché. – Ah ! fit l'étranger en lui-même, c'est bizarre… c'est bizarre… Et vous êtes sûr que votre supposition est juste ? – Ce n'est pas une supposition, c'est une certitude. – Tant mieux, tant mieux, murmura-t-il… Il n'y aura de tranquillité que quand ces papiers n'existeront plus. Et, se plaçant brusquement en face d'Arsène Lupin : – Combien ? – Quoi ? dit Lupin interloqué. – Combien pour les papiers ? Combien pour la révélation du secret ? Il attendait un chiffre. Il proposa lui-même : – Cinquante mille… cent mille ? Et comme Lupin ne répondait pas, il dit, avec un peu d'hésitation : – Davantage ? Deux cent mille ? Soit ! J'accepte. Lupin sourit et dit à voix basse : – Le chiffre est joli. Mais n'est-il point probable que tel monarque, mettons le roi d'Angleterre, irait jusqu'au million ? En toute sincérité ? – Je le crois. – Et que ces lettres, pour l'Empereur, n'ont pas de prix, qu'elles valent aussi bien deux millions que deux cent mille francs aussi bien trois millions que deux millions ? – Je le pense. – Et, s'il le fallait, l'Empereur les donnerait, ces trois millions ? – Oui. – Alors, l'accord sera facile. – Sur cette base ? s'écria l'étranger non sans inquiétude. – Sur cette base, non… Je ne cherche pas l'argent. C'est autre chose que je désire, une autre chose qui vaut beaucoup plus pour moi que des millions. – Quoi ? – La liberté. L'étranger sursauta : – Hein ! votre liberté… mais je ne puis rien… Cela regarde votre pays… la justice… Je n'ai aucun pouvoir. Lupin s'approcha et, baissant encore la voix : – Vous avez tout pouvoir, Sire… Ma liberté n'est pas un événement si exceptionnel qu'on doive vous opposer un refus. – Il me faudrait donc la demander ? – Oui. – À qui ? – À Valenglay, président du Conseil des ministres. – Mais M. Valenglay lui-même, ne peut pas plus que moi… – Il peut m'ouvrir les portes de cette prison. – Ce serait un scandale. – Quand je dis : ouvrir… entrouvrir me suffirait… On simulerait une évasion, le public s'y attend tellement qu'il n'exigerait aucun compte. – Soit… soit… Mais jamais M. Valenglay ne consentira… – Il consentira. – Pourquoi ? – Parce que vous lui en exprimerez le désir. – Mes désirs ne sont pas des ordres pour lui. – Non, mais entre gouvernements, ce sont des choses qui se font. Et Valenglay est trop politique – Allons donc, vous croyez que le gouvernement français va commettre un acte aussi arbitraire pour la seule joie de m'être agréable ? – Cette joie ne sera pas la seule. – Quelle sera l'autre ? – La joie de servir la France en acceptant la proposition qui accompagnera la demande de liberté. – Je ferai une proposition, moi ? – Oui, Sire. – Laquelle ? – Je ne sais pas, mais il me semble qu'il existe toujours un terrain favorable pour s'entendre… il y a des possibilités d'accord… L'étranger le regardait, sans comprendre. Lupin se pencha, et, comme s'il cherchait ses paroles, comme s'il imaginait une hypothèse : – Je suppose que deux pays soient divisés par une question insignifiante… qu'ils aient un point de vue différent sur une affaire secondaire… une affaire coloniale, par exemple, où leur amour-propre soit en jeu plutôt que leurs intérêts… Est-il impossible que le chef d'un de ces pays en arrive de lui-même à traiter cette affaire dans un esprit de conciliation nouveau ? et à donner les instructions nécessaires pour… – Pour que je laisse le Maroc à la France, dit l'étranger en éclatant de rire. L'idée que suggérait Lupin lui semblait la chose du monde la plus comique, et il riait de bon cœur. Il y avait une telle disproportion entre le but à atteindre et les moyens offerts ! – Évidemment… évidemment, reprit l'étranger, s'efforçant en vain de reprendre son sérieux, évidemment l'idée est originale… Toute la politique moderne bouleversée pour qu'Arsène Lupin soit libre ! les desseins de l'Empire détruits, pour permettre à Arsène Lupin de continuer ses exploits… Non, mais pourquoi ne me demandez-vous pas l'Alsace et la Lorraine ? – J'y ai pensé, Sire, dit Lupin. L'étranger redoubla d'allégresse. – Admirable ! Et vous m'avez fait grâce ? – Pour cette fois, oui. Lupin s'était croisé les bras. Lui aussi s'amusait à exagérer son rôle, il continua avec un sérieux affecté : – Il peut se produire un jour une série de circonstances telles que j'aie entre les mains le pouvoir de réclamer et d'obtenir cette restitution. Ce jour-là, je n'y manquerai certes pas. Pour l'instant, les armes dont je dispose m'obligent à plus de modestie. La paix du Maroc me suffit. – Rien que cela ? – Rien que cela. – Le Maroc contre votre liberté ? – Pas davantage ou plutôt, car il ne faut pas perdre absolument de vue l'objet même de cette conversation, ou plutôt : un peu de bonne volonté de la part de l'un des deux grands pays en question et, en échange, l'abandon des lettres qui sont en mon pouvoir. – Ces lettres ! Ces lettres ! murmura l'étranger avec irritation… Après tout, elles ne sont peut-être pas d'une valeur… – Il en est de votre main. Sire, et auxquelles vous avez attribué assez de valeur pour venir à moi jusque dans cette cellule. – Eh bien ! qu'importe ? – Mais il en est d'autres dont vous ne connaissez pas la provenance, et sur lesquelles je puis vous fournir quelques renseignements. – Ah ! répondit l'étranger, l'air inquiet. Lupin hésita. – Parlez, parlez sans détours, ordonna l'étranger… parlez nettement. Dans le silence profond, Lupin déclara avec une certaine solennité : – Il y a vingt ans, un projet de traité fut élaboré entre l'Allemagne, l'Angleterre et la France. – C'est faux ! C'est impossible ! Qui aurait pu ? – Le père de l'Empereur actuel et la reine d'Angleterre, sa grand-mère, tous deux sous l'influence de l'Impératrice. – Impossible ! je répète que c'est impossible ! – La correspondance est dans la cachette du château de Veldenz, cachette dont je suis seul à savoir le secret. L'étranger allait et venait avec agitation. Il s'arrêta et dit : – Le texte du traité fait partie de cette correspondance ? – Oui, Sire. Il est de la main même de votre père. – Et que dit-il ? – Par ce traité, l'Angleterre et la France concédaient et promettaient à l'Allemagne un empire colonial immense, cet empire qu'elle n'a pas et qui lui est indispensable aujourd'hui pour assurer sa grandeur, assez grand pour qu'elle abandonne ses rêves d'hégémonie, et qu'elle se résigne à n'être que ce qu'elle est. – Et contre cet empire, l'Angleterre exigeait ? – La limitation de la flotte allemande. – Et la France ? – L'Alsace et la Lorraine. L'Empereur se tut, appuyé contre la table, pensif. Lupin poursuivit : – Tout était prêt. Les cabinets de Paris et de Londres, pressentis, acquiesçaient. C'était chose faite. Le grand traité d'alliance allait se conclure, fondant la paix universelle et définitive. La mort de votre père anéantit ce beau rêve. Mais je demande à Votre Majesté ce que pensera son peuple, ce que pensera le monde quand on saura que Frédéric III, un des héros de 70, un Allemand, un Allemand pur sang, respecté de tous ses concitoyens et même de ses ennemis, acceptait, et par conséquent considérait comme juste, la restitution de l'AlsaceLorraine ? Il se tut un instant, laissant le problème se poser en termes précis devant la conscience de l'Empereur, devant sa conscience d'homme, de fils et de souverain. Puis il conclut : – C'est à Sa Majesté de savoir si elle veut ou si elle ne veut pas que l'histoire enregistre ce traité. Quant à moi. Sire, vous voyez que mon humble personnalité n'a pas beaucoup de place dans ce débat. Un long silence suivit les paroles de Lupin. Il attendit, l'âme angoissée. C'était son destin qui se jouait, en cette minute qu'il avait conçue, et qu'il avait en quelque sorte mise au monde avec tant d'efforts et tant d'obstination… Minute historique née de son cerveau, et où son « humble personnalité », quoi qu'il en dît, pesait lourdement sur le sort des empires et sur la paix du monde En face, dans l'ombre, César méditait. Qu'allait-il dire ? Quelle solution allait-il donner au problème ? Il marcha en travers de la cellule, pendant quelques instants qui parurent interminables à Lupin. Puis il s'arrêta et dit : – Il y a d'autres conditions ? – Oui, Sire, mais insignifiantes. – Lesquelles ? – J'ai retrouvé le fils du grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz. Le grand-duché lui sera rendu. – Et puis ? – Il aime une jeune fille, qui l'aime également, la plus belle et la plus vertueuse des femmes. Il épousera cette jeune fille. – Et puis ? – C'est tout. – Il n'y a plus rien ? – Rien. Il ne reste plus à Votre Majesté qu'à faire porter cette lettre au directeur du Grand Journal pour qu'il détruise, sans le lire, l'article qu'il va recevoir d'un moment à l'autre. Lupin tendit la lettre, le cœur serré, la main tremblante. Si l'Empereur la prenait, c'était la marque de son acceptation. L'Empereur hésita, puis d'un geste furieux, il prit la lettre, remit son chapeau, s'enveloppa dans son vêtement, et sortit sans un mot. Lupin demeura quelques secondes chancelant, comme étourdi… Puis, tout à coup, il tomba sur sa chaise en criant de joie et d'orgueil… – Monsieur le juge d'instruction, c'est aujourd'hui que j'ai le regret de vous faire mes adieux. – Comment, monsieur Lupin, vous auriez donc l'intention de nous quitter ? – À contrecœur, monsieur le juge d'instruction, soyez-en sûr, car nos relations étaient d'une cordialité charmante. Mais il n'y a pas de plaisir sans fin. Ma cure à Santé-Palace est terminée. D'autres devoirs me réclament. Il faut que je m'évade cette nuit. – Bonne chance donc, monsieur Lupin. – Je vous remercie, monsieur le juge d'instruction. Arsène Lupin attendit alors patiemment l'heure de son évasion, non sans se demander comment elle s'effectuerait, et par quels moyens la France et l'Allemagne, réunies pour cette œuvre méritoire, arriveraient à la réaliser sans trop de scandale. Au milieu de l'après-midi, le gardien lui enjoignit de se rendre dans la cour d'entrée. Il y alla vivement et trouva le directeur qui le remit entre les mains de M. Weber, lequel M. Weber le fit monter dans une automobile où quelqu'un déjà avait pris place. Tout de suite, Lupin eut un accès de fou rire. – Comment ! c'est toi, mon pauvre Weber, c'est toi qui écopes de la corvée ! C'est toi qui seras responsable de mon évasion ? Avoue que tu n'as pas de veine ! Ah ! mon pauvre vieux, quelle tuile ! Illustré par mon arrestation, te voilà immortel maintenant par mon évasion. Il regarda l'autre personnage. – Allons, bon, monsieur le Préfet de police, vous êtes aussi dans l'affaire ? Fichu cadeau qu'on vous a fait là, hein ? Si j'ai un conseil à vous donner, c'est de rester dans la coulisse. À Weber tout l'honneur ! Ça lui revient de droit. Il est solide, le bougre ! On filait vite, le long de la Seine et par Boulogne. À SaintCloud on traversa. – Parfait, s'écria Lupin, nous allons à Garches ! On a besoin de moi pour reconstituer la mort d'Altenheim. Nous descendrons dans les souterrains, je disparaîtrai, et l'on dira que je me suis évanoui par une autre issue, connue de moi seul. Dieu ! que c'est idiot ! Il semblait désolé. – Idiot, du dernier idiot ! je rougis de honte… Et voilà les gens qui nous gouvernent !… Quelle époque ! Mais malheureux, il fallait vous adresser à moi. Je vous aurais confectionné une petite évasion de choix, genre miracle. J'ai ça dans mes cartons ! Le public aurait hurlé au prodige et se serait trémoussé de contentement. Au lieu de cela… Enfin, il est vrai que vous avez été pris un peu de court Mais tout de même… Le programme était bien tel que Lupin l'avait prévu. On pénétra par la maison de retraite jusqu'au pavillon Hortense. Lupin et ses deux compagnons descendirent et traversèrent le souterrain. À l'extrémité, le sous-chef lui dit : – Vous êtes libre. – Et voilà ! dit Lupin, ce n'est pas plus malin que ça ! Tous mes remerciements, mon cher Weber, et mes excuses pour le dérangement. Monsieur le Préfet, mes hommages à votre dame. Il remonta l'escalier qui conduisait à la villa des Glycines, souleva la trappe et sauta dans la pièce. Une main s'abattit sur son épaule. En face de lui se trouvait son premier visiteur de la veille, celui qui accompagnait l'Empereur. Quatre hommes le flanquaient de droite et de gauche. – Ah ! ça mais, dit Lupin, qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? Je ne suis donc pas libre ? – Si, si, grogna l'Allemand de sa voix rude, vous êtes libre… libre de voyager avec nous cinq si ça vous va. Lupin le contempla une seconde avec l'envie folle de lui apprendre la valeur d'un coup de poing sur le nez. Mais les cinq hommes semblaient diablement résolus. Leur chef n'avait pas pour lui une tendresse exagérée, et il pensa que le gaillard serait trop heureux d'employer les moyens extrêmes. Et puis, après tout, que lui importait ? Il ricana : – Si ça me va ! Mais c'était mon rêve ! Dans la cour, une forte limousine attendait. Deux hommes montèrent en avant, deux autres à l'intérieur. Lupin et l'étranger s'installèrent sur la banquette du fond. – En route, s'écria Lupin en allemand, en route pour Veldenz. Le comte lui dit : – Silence ! ces gens-là ne doivent rien savoir. Parlez français. Ils ne comprennent pas. Mais pourquoi parler ? – Au fait, se dit Lupin, pourquoi parler ? Tout le soir et toute la nuit on roula, sans aucun incident. Deux fois on fit de l'essence dans de petites villes endormies. À tour de rôle, les Allemands veillèrent leur prisonnier qui, lui, n'ouvrit les yeux qu'au petit matin. On s'arrêta pour le premier repas, dans une auberge située sur une colline, près de laquelle il y avait un poteau indicateur. Lupin vit qu'on se trouvait à égale distance de Metz et de Luxembourg. Là on prit une route qui obliquait vers le nord-est du côté de Trêves. Lupin dit à son compagnon de voyage : – C'est bien au comte de Waldemar que j'ai l'honneur de parler, au confident de l'Empereur, à celui qui fouilla la maison d'Hermann III à Dresde ? L'étranger demeura muet. « Toi, mon petit, pensa Lupin, tu as une tête qui ne me revient pas. Je me la paierai un jour ou l'autre. Tu es laid, tu es gros, tu es massif ; bref, tu me déplais. » Et il ajouta à haute voix : – Monsieur le comte a tort de ne pas me répondre. Je parlais dans son intérêt : j'ai vu, au moment où nous remontions, une automobile qui débouchait derrière nous à l'horizon. Vous l'avez vue ? – Non, pourquoi ? – Pour rien. – Cependant… – Mais non, rien du tout, une simple remarque… D'ailleurs, nous avons dix minutes d'avance et notre voiture est pour le moins une quarante chevaux. – Une soixante, fit l'Allemand, qui l'observa du coin de l'œil avec inquiétude. – Oh ! alors, nous sommes tranquilles. On escalada une petite rampe. Tout en haut, le comte se pencha à la portière. – Sacré nom ! jura-t-il. – Quoi ? fit Lupin. Le comte se retourna vers lui, et d'une voix menaçante : – Gare à vous… S'il arrive quelque chose, tant pis. – Eh ! eh ! il paraît que l'autre approche… Mais que craignez-vous, mon cher comte ? C'est sans doute un voyageur… peut-être même du secours qu'on vous envoie. – Je n'ai pas besoin de secours, grogna l'Allemand. Il se pencha de nouveau. L'auto n'était plus qu'à deux ou trois cents mètres. Il dit à ses hommes en leur désignant Lupin : – Qu'on l'attache ! Et s'il résiste… Il tira son revolver. – Pourquoi résisterais-je, doux Teuton ? ricana Lupin. Et il ajouta tandis qu'on lui liait les mains : – Il est vraiment curieux de voir comme les gens prennent des précautions quand c'est inutile, et n'en prennent pas quand il le faut. Que diable peut vous faire cette auto ? Des complices à moi ? Quelle idée ! Sans répondre, mécanicien : l'Allemand donnait des ordres au – À droite ! Ralentis… Laisse-les passer… S'ils ralentissent aussi, halte ! Mais à son grand étonnement, l'auto semblait au contraire redoubler de vitesse. Comme une trombe elle passa devant la voiture, dans un nuage de poussière. Debout, à l'arrière de la voiture qui était en partie découverte, on distingua la forme d'un homme vêtu de noir. Il leva le bras. Deux coups de feu retentirent. Le comte, qui masquait toute la portière gauche, s'affaissa dans la voiture. Avant même de s'occuper de lui, les deux compagnons sautèrent sur Lupin et achevèrent de le ligoter. – Gourdes ! Butors ! cria Lupin qui tremblait de rage. Lâchez-moi au contraire ! Allons, bon, voilà qu'on arrête ! Mais triples idiots, courez donc dessus… Rattrapez-le ! C'est l'homme noir… l'assassin… Ah ! les imbéciles… On le bâillonna. Puis on s'occupa du comte. La blessure ne paraissait pas grave et l'on eût vite fait de la panser. Mais le malade, très surexcité, fut pris d'un accès de fièvre et se mit à délirer. Il était huit heures du matin. On se trouvait en rase campagne, loin de tout village. Les hommes n'avaient aucune indication sur le but exact du voyage. Où aller ? Qui prévenir ? On rangea l'auto le long d'un bois et l'on attendit. Toute la journée s'écoula de la sorte. Ce n'est qu'au soir qu'un peloton de cavalerie arriva, envoyé de Trêves à la recherche de l'automobile. Deux heures plus tard, Lupin descendait de la limousine, et, toujours escorté de ses deux Allemands, montait, à la lueur d'une lanterne, les marches d'un escalier qui conduisait dans une petite chambre aux fenêtres barrées de fer. Il y passa la nuit. Le lendemain matin un officier le mena, à travers une cour encombrée de soldats, jusqu'au centre d'une longue série de bâtiments qui s'arrondissaient au pied d'un monticule où l'on apercevait des ruines monumentales. On l'introduisit dans une vaste pièce sommairement meublée. Assis devant un bureau, son visiteur de l'avant-veille lisait des journaux et des rapports qu'il biffait à gros traits de crayon rouge. – Qu'on nous laisse, dit-il à l'officier. Et s'approchant de Lupin : – Les papiers. Le ton n'était plus le même. C'était maintenant le ton impérieux et sec du maître qui est chez lui, et qui s'adresse à un inférieur – et quel inférieur ! un escroc, un aventurier de la pire espèce, devant lequel il avait été contraint de s'humilier ! – Les papiers, répéta-t-il. Lupin ne se démonta pas. Il dit calmement : – Ils sont dans le château de Veldenz. – Nous sommes dans les communs du château de Veldenz. – Les papiers sont dans ces ruines. – Allons-y. Conduisez-moi. Lupin ne bougea pas. – Eh bien ? – Eh bien ! Sire, ce n'est pas aussi simple que vous le croyez. Il faut un certain temps pour mettre en jeu les éléments nécessaires à l'ouverture de cette cachette. – Combien d'heures vous faut-il ? – Vingt-quatre. Un geste de colère, vite réprimé. – Ah ! il n'avait pas été question de cela entre nous. – Rien n'a été précisé, Sire cela pas plus que le petit voyage que Sa Majesté m'a fait faire entre six gardes du corps. Je dois remettre les papiers, voilà tout. – Et moi je ne dois vous donner la liberté que contre la remise de ces papiers. – Question de confiance, Sire. Je me serais cru tout aussi engagé à rendre ces papiers si j'avais été libre, au sortir de prison, et Votre Majesté peut être sûre que je ne les aurais pas emportés sous mon bras. L'unique différence, c'est qu'ils seraient déjà en votre possession. Sire. Car nous avons perdu un jour. Et un jour, dans cette affaire c'est un jour de trop… Seulement, voilà, il fallait avoir confiance. L'Empereur regardait avec une certaine stupeur ce déclassé, ce bandit qui semblait vexé qu'on se méfiât de sa parole. Sans répondre, il sonna. – L'officier de service, ordonna-t-il. Le comte de Waldemar apparut, très pâle. – Ah ! c'est toi, Waldemar ? Tu es remis ? – À vos ordres. Sire. – Prends cinq hommes avec toi, les mêmes puisque tu es sûr d'eux. Tu ne quitteras pas ce monsieur jusqu'à demain matin. Il regarda sa montre. – Jusqu'à demain matin, dix heures… Non, je lui donne jusqu'à midi. Tu iras où il lui plaira d'aller, tu feras ce qu'il te dira de faire. Enfin, tu es à sa disposition. À midi, je te rejoindrai. Si, au dernier coup de midi, il ne m'a pas remis le paquet de lettres, tu le remonteras dans ton auto, et, sans perdre une seconde, tu le ramèneras droit à la prison de la Santé. – S'il cherche à s'évader – Arrange-toi. Il sortit. Lupin prit un cigare sur la table et se jeta dans un fauteuil. – À la bonne heure ! J'aime mieux cette façon d'agir. C'est franc et catégorique. Le comte avait fait entrer ses hommes. Il dit à Lupin : – En marche ! Lupin alluma son cigare et ne bougea pas. – Liez-lui les mains ! fit le comte. Et lorsque l'ordre fut exécuté, il répéta : – Allons en marche ! – Non. – Comment, non ? – Je réfléchis. – À quoi ? – À l'endroit où peut se trouver cette cachette. Le comte sursauta. – Comment ! vous ignorez ? – Parbleu ! ricana Lupin, et c'est ce qu'il y a de plus joli dans l'aventure, je n'ai pas la plus petite idée sur cette fameuse cachette, ni les moyens de la découvrir. Hein, qu'en dites-vous, mon cher Waldemar ? Elle est drôle, celle-là… pas la plus petite idée… LES LETTRES DE L'EMPEREUR Les ruines de Veldenz, bien connues de tous ceux qui visitent les bords du Rhin et de la Moselle, comprennent les vestiges de l'ancien château féodal, construit en 1277 par l'archevêque de Fistingen, et, auprès d'un énorme donjon, éventré par les troupes de Turenne, les murs intacts d'un vaste palais de la Renaissance où les grands-ducs de Deux-Ponts habitaient depuis trois siècles. C'est ce palais qui fut saccagé par les sujets révoltés d'Hermann II. Les fenêtres, vides, ouvrent deux cents trous béants sur les quatre façades. Toutes les boiseries, les tentures, la plupart des meubles furent brûlés. On marche sur les poutres calcinées des parquets, et le ciel apparaît de place en place à travers les plafonds démolis. Au bout de deux heures, Lupin, suivi de son escorte, avait tout parcouru. – Je suis très content de vous, mon cher comte. Je ne pense pas avoir jamais rencontré un cicérone aussi documenté et, ce qui est rare, aussi taciturne. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons déjeuner. Au fond. Lupin n'en savait pas plus qu'à la première minute, et son embarras ne faisait que croître. Pour sortir de prison et pour frapper l'imagination de son visiteur, il avait bluffé, affectant de tout connaître, et il en était encore à chercher par où il commencerait à chercher. « Ça va mal, se disait-il parfois, ça va on ne peut plus mal. » Il n'avait d'ailleurs pas sa lucidité habituelle. Une idée l'obsédait, celle de l'inconnu, de l'assassin, du monstre qu'il savait encore attaché à ses pas. Comment le mystérieux personnage était-il sur ses traces ? Comment avait-il appris sa sortie de prison et sa course vers le Luxembourg et l'Allemagne ? Était-ce intuition miraculeuse ? Ou bien le résultat d'informations précises ? Mais alors, à quel prix, par quelles promesses ou par quelles menaces les pouvaitil obtenir ? Toutes ces questions hantaient l'esprit de Lupin. Vers quatre heures, cependant, après une nouvelle promenade dans les ruines, au cours de laquelle il avait inutilement examiné les pierres, mesuré l'épaisseur des murailles, scruté la forme et l'apparence des choses, il demanda au comte : – Il n'est resté aucun serviteur du dernier grand-duc qui ait habité le château ? – Tous les domestiques de ce temps-là se sont dispersés. Un seul a continué de vivre dans la région. – Eh bien ? – Il est mort il y a deux années. – Sans enfants ? – Il avait un fils qui se maria et qui fut chassé, ainsi que sa femme, pour conduite scandaleuse. Ils laissèrent le plus jeune de leurs enfants, une petite fille nommée Isilda. – Où habite-t-elle ? – Elle habite ici, au bout des communs. Le vieux grand-père servait de guide aux visiteurs, à l'époque où l'on pouvait visiter le château. La petite Isilda, depuis, a toujours vécu dans ces ruines, où on la tolère par pitié : c'est un pauvre être innocent qui parle à peine et qui ne sait ce qu'il dit. – A-t-elle toujours été ainsi ? – Il paraît que non. C'est vers l'âge de dix ans que sa raison s'en est allée peu à peu. – À la suite d'un chagrin, d'une peur ? – Non, sans motif, m'a-t-on dit. Le père était alcoolique, et la mère s'est tuée dans un accès de folie. Lupin réfléchit et conclut : – Je voudrais la voir. Le comte eut un sourire assez étrange. – Vous pouvez la voir, certainement. Elle se trouvait justement dans une des pièces qu'on lui avait abandonnées. Lupin fut surpris de trouver une mignonne créature, trop mince, trop pâle, mais presque jolie avec ses cheveux blonds et sa figure délicate. Ses yeux, d'un vert d'eau, avaient l'expression vague, rêveuse, des yeux d'aveugle. Il lui posa quelques interrogations auxquelles Isilda ne répondit pas, et d'autres auxquelles elle répondit par des phrases incohérentes, comme si elle ne comprenait ni le sens des paroles qu'on lui adressait, ni celui des paroles qu'elle prononçait. Il insista, lui prenant la main avec beaucoup de douceur et la questionnant, d'une voix affectueuse, sur l'époque où elle avait encore sa raison, sur son grand-père, sur les souvenirs que pouvait évoquer en elle sa vie d'enfant, en liberté parmi les ruines majestueuses du château. Elle se taisait, les yeux fixes, impassible, émue peut-être, mais sans que son émotion pût éveiller son intelligence endormie. Lupin demanda un crayon et du papier. Avec le crayon il inscrivit sur la feuille blanche « 813 » Le comte sourit encore. – Ah ! ça, qu'est-ce qui vous fait rire ? s'écria Lupin, agacé. – Rien… rien… ça m'intéresse ça m'intéresse beaucoup… La jeune fille regarda la feuille qu'on tendait devant elle, et elle tourna la tête d'un air distrait. – Ça ne prend pas, fit le comte narquois. Lupin écrivit les lettres « Apoon ». Même inattention chez Isilda. Il ne renonça pas à l'épreuve, et il traça à diverses reprises les mêmes lettres, mais en laissant chaque fois entre elles des intervalles qui variaient. Et chaque fois, il épiait le visage de la jeune fille. Elle ne bougeait pas, les yeux attachés au papier avec une indifférence que rien ne paraissait troubler. Mais soudain elle saisit le crayon, arracha la dernière feuille aux mains de Lupin, et, comme si elle était sous le coup d'une inspiration subite, elle inscrivit deux « l »au milieu de l'intervalle laissé par Lupin. Celui-ci tressaillit. Un mot se trouvait formé : Apollon. Cependant elle n'avait point lâché le crayon ni la feuille, et, les doigts crispés, les traits tendus, elle s'efforçait de soumettre sa main à l'ordre hésitant de son pauvre cerveau. Lupin attendait tout fiévreux. Elle marqua rapidement, comme hallucinée, un mot, le mot : Diane. – Un autre mot ! un autre mot ! s'écria-t-il avec violence. Elle tordit ses doigts autour du crayon, cassa la mine, dessina de la pointe un grand J, et lâcha le crayon, à bout de forces. – Un autre mot ! je le veux ! ordonna Lupin, en lui saisissant le bras. Mais il vit à ses yeux, de nouveaux indifférents, que ce fugitif éclair de sensibilité ne pouvait plus luire. – Allons-nous-en, dit-il. Déjà il s'éloignait, quand elle se mit à courir et lui barra la route. Il s'arrêta. – Que veux-tu ? Elle tendit sa main ouverte. – Quoi ! de l'argent ? Est-ce donc son habitude de mendier ? dit-il en s'adressant au comte. – Non, dit celui-ci, et je ne m'explique pas du tout… Isilda sortit de sa poche deux pièces d'or qu'elle fit tinter l'une contre l'autre joyeusement. Lupin les examina. C'étaient des pièces françaises, toutes neuves, au millésime de l'année. – Où as-tu pris ça ? s'exclama Lupin, avec agitation… Des pièces françaises ! Qui te les a données ? Et quand ? Est-ce aujourd'hui ? Parle ! Réponds ! Il haussa les épaules. – Imbécile que je suis ! Comme si elle pouvait me répondre ! Mon cher comte, veuillez me prêter quarante marks… Merci… Tiens Isilda, c'est pour toi Elle prit les deux pièces, les fit sonner avec les deux autres dans le creux de sa main, puis, tendant le bras, elle montra les ruines du palais Renaissance, d'un geste qui semblait désigner plus spécialement l'aile gauche et le sommet de cette aile. Était-ce un mouvement machinal ? ou fallait-il le considérer comme un remerciement pour les deux pièces d'or ? Il observa le comte. Celui-ci ne cessait de sourire. – Qu'est-ce qu'il a donc à rigoler, cet animal-là ? se dit Lupin. On croirait qu'il se paye ma tête. À tout hasard, il se dirigea vers le palais, suivi de son escorte. Le rez-de-chaussée se composait d'immenses salles de réception, qui se commandaient les unes les autres, et où l'on avait réuni les quelques meubles échappés à l'incendie. Au premier étage, c'était, du côté nord, une longue galerie sur laquelle s'ouvraient douze belles salles exactement pareilles. La même galerie se répétait au second étage, mais avec vingt-quatre chambres, également semblables les unes aux autres. Tout cela vide, délabré, lamentable. En haut, rien. Les mansardes avaient été brûlées. Durant une heure, Lupin marcha, trotta, galopa, infatigable, l'œil aux aguets. Au soir tombant, il courut vers l'une des douze salles du premier étage, comme s'il la choisissait pour des raisons particulières connues de lui seul. Il fut assez surpris d'y trouver l'Empereur qui fumait, assis dans un fauteuil qu'il s'était fait apporter. Sans se soucier de sa présence, Lupin commença l'inspection de la salle, selon les procédés qu'il avait coutume d'employer en pareil cas, divisant la pièce en secteurs qu'il examinait tour à tour. Au bout de vingt minutes, il dit : – Je vous demanderai, Sire, de bien vouloir vous déranger. Il y a là une cheminée… L'Empereur hocha la tête. – Est-il bien nécessaire que je me dérange ? – Oui, Sire, cette cheminée… – Cette cheminée est comme toutes les autres, et cette salle ne diffère pas de ses voisines. Lupin regarda l'Empereur sans comprendre. Celui-ci se leva et dit en riant : – Je crois, monsieur Lupin, que vous vous êtes quelque peu moqué de moi. – En quoi donc, Sire ? – Oh ! mon Dieu, ce n'est pas grand-chose ! Vous avez obtenu la liberté sous condition de me remettre des papiers qui m'intéressent, et vous n'avez pas la moindre notion de l'endroit où ils se trouvent. Je suis bel et bien… comment dites-vous en français ? Roulé ? – Vous croyez, Sire ? – Dame ! ce que l'on connaît, on ne le cherche pas et voilà dix bonnes heures que vous cherchez. N'êtes-vous pas d'avis qu'un retour immédiat vers la prison s'impose ? Lupin parut stupéfait : – Sa Majesté n'a-t-elle pas fixé demain midi, comme limite suprême ? – Pourquoi attendre ? – Pourquoi ? Mais pour me permettre d'achever mon œuvre. – Votre œuvre ? Mais elle n'est même pas commencée, monsieur Lupin. – En cela, Votre Majesté se trompe. – Prouvez-le et j'attendrai demain midi. Lupin réfléchit et prononça gravement : – Puisque Sa Majesté a besoin de preuves pour avoir confiance en moi, voici. Les douze salles qui donnent sur cette galerie portent chacune un nom différent, dont l'initiale est marquée à la porte de chacune. L'une de ces inscriptions, moins effacée que les autres par les flammes, m'a frappé lorsque je traversai la galerie. J'examinai les autres portes : je découvris, à peine distinctes, autant d'initiales, toutes gravées dans la galerie au-dessus des frontons. « Or, une de ces initiales était un D, première lettre de Diane. Une autre était un A, première lettre d'Apollon. Et ces deux noms sont des noms de divinités mythologiques. Les autres initiales offriraient-elles le même caractère ? Je découvris un J, initiale de Jupiter ; un V, initiale de Vénus, un M, initiale de Mercure ; un S, initiale de Saturne, etc. Cette partie du problème était résolue : chacune des douze salles porte le nom d'une divinité de l'Olympe, et la combinaison Apoon, complétée par Isilda, désigne la salle d'Apollon. « C'est donc ici, dans la salle où nous sommes, que sont cachées les lettres. Il suffit peut-être de quelques minutes maintenant pour les découvrir. » – De quelques minutes ou de quelques années… et encore ! dit l'Empereur en riant. Il semblait s'amuser beaucoup, et le comte aussi affectait une grosse gaieté. Lupin demanda : – Sa Majesté veut-elle m'expliquer ? – Monsieur Lupin, la passionnante enquête que vous avez menée aujourd'hui et dont vous nous donnez les brillants résultats, je l'ai déjà faite. Oui, il y a deux semaines, en compagnie de votre ami Herlock Sholmès. Ensemble nous avons interrogé la petite Isilda ; ensemble nous avons employé à son égard la même méthode que vous, et c'est ensemble que nous avons relevé les initiales de la galerie et que nous sommes venus ici, dans la salle d'Apollon. Lupin était livide. Il balbutia : – Ah ! Sholmès est parvenu jusqu'ici ? – Oui, après quatre jours de recherches. Il est vrai que cela ne nous a guère avancés, puisque nous n'avons rien découvert. Mais tout de même, je sais que les lettres n'y sont pas. Tremblant de rage, atteint au plus profond de son orgueil. Lupin se cabrait sous l'ironie, comme s'il avait reçu des coups de cravache. Jamais il ne s'était senti humilié à ce point. Dans sa fureur il aurait étranglé le gros Waldemar dont le rire l'exaspérait. Se contenant, il dit : – Il a fallu quatre jours à Sholmès, Sire. À moi, il m'a fallu quelques heures. Et j'aurais mis encore moins, si je n'avais été contrarié dans mes recherches. – Et par qui, mon Dieu ? Par mon fidèle comte ? J'espère bien qu'il n'aura pas osé… – Non, Sire, mais par le plus terrible et le plus puissant de mes ennemis, par cet être infernal qui a tué son complice Altenheim. – Il est là ? Vous croyez ? s'écria l'Empereur avec une agitation qui montrait qu'aucun détail de cette dramatique histoire ne lui était étranger. – Il est partout où je suis. Il me menace de sa haine constante. C'est lui qui m'a deviné sous M. Lenormand, chef de la Sûreté, c'est lui qui m'a fait jeter en prison, c'est encore lui qui me poursuit, le jour où j'en sors. Hier, pensant m'atteindre dans l'automobile, il blessait le comte de Waldemar. – Mais qui vous assure, qui vous dit qu'il soit à Veldenz ? – Isilda a reçu deux pièces d'or, deux pièces françaises ! – Et que viendrait-il faire ? Dans quel but ? – Je ne sais pas, Sire, mais c'est l'esprit même du mal. Que Votre Majesté se méfie ! Il est capable de tout. – Impossible ! J'ai deux cents hommes dans ces ruines. Il n'a pu entrer. On l'aurait vu. – Quelqu'un l'a vu fatalement. – Qui ? – Isilda. – Qu'on l'interroge ! Waldemar, conduis ton prisonnier chez cette jeune fille. Lupin montra ses mains liées. – La bataille sera rude. Puis-je me battre ainsi ? L'Empereur dit au comte : – Détache-le… Et tiens-moi au courant… Ainsi donc, par un brusque effort, en mêlant au débat, hardiment, sans aucune preuve, la vision abhorrée de l'assassin, Arsène gagnait du temps et reprenait la direction des recherches. « Encore seize heures, se disait-il. C'est plus qu'il ne m'en faut. » Il arriva au local occupé par Isilda, à l'extrémité des anciens communs, bâtiments qui servaient de caserne aux deux cents gardiens des ruines, et dont toute l'aile gauche, celle-ci précisément, était réservée aux officiers. Isilda n'était pas là. Le comte envoya deux de ses hommes. Ils revinrent. Personne n'avait vu la jeune fille. Pourtant, elle n'avait pu sortir de l'enceinte des ruines. Quant au palais de la Renaissance, il était, pour ainsi dire, investi par la moitié des troupes, et nul n'y pouvait entrer. Enfin, la femme d'un lieutenant qui habitait le logis voisin, déclara qu'elle n'avait pas quitté sa fenêtre et que la jeune fille n'était pas sortie. – Si elle n'était pas sortie, s'écria Waldemar, elle serait là, et elle n'est pas là. Lupin observa : – Il y a un étage au-dessus ? – Oui, mais de cette chambre à l'étage, il n'y a pas d'escalier. – Si, il y a un escalier. Il désigna une petite porte ouverte sur un réduit obscur. Dans l'ombre on apercevait les premières marches d'un escalier, abrupt comme une échelle. – Je vous en prie, mon cher comte, dit-il à Waldemar qui voulait monter, laissez-moi cet honneur. – Pourquoi ? – Il y a du danger. Il s'élança, et, tout de suite, sauta dans une soupente étroite et basse. Un cri lui échappa : – Oh ! – Qu'y a-t-il ? fit le comte débouchant à son tour. – Ici, sur le plancher… Isilda… Il s'agenouilla, mais aussitôt, au premier examen, il reconnut que la jeune fille était tout simplement étourdie, et qu'elle ne portait aucune trace de blessure, sauf quelques égratignures aux poignets et aux mains. Dans sa bouche, formant bâillon, il y avait un mouchoir. – C'est bien cela, dit-il. L'assassin était ici, avec elle. Quand nous sommes arrivés, il l'a frappée d'un coup de poing, et il l'a bâillonnée pour que nous ne puissions entendre les gémissements. – Mais par où s'est-il enfui ? – Par là tenez Il y a un couloir qui fait communiquer toutes les mansardes du premier étage. – Et de là ? – De là, il est descendu par l'escalier d'un des logements. – Mais on l'aurait vu ! – Bah ! est-ce qu'on sait ? cet être-là est invisible. N'importe ! Envoyez vos hommes aux renseignements. Qu'on fouille toutes les mansardes et tous les logements du rez-dechaussée ! Il hésita. Irait-il, lui aussi, à la poursuite de l'assassin ? Mais un bruit le ramena vers la jeune fille. Elle s'était relevée et une douzaine de pièces d'or roulaient de ses mains. Il les examina. Toutes étaient françaises. – Allons, dit-il, je ne m'étais pas trompé. Seulement, pourquoi tant d'or ? en récompense de quoi ? Soudain, il aperçut un livre à terre et se baissa pour le ramasser. Mais d'un mouvement rapide, la jeune fille se précipita, saisit le livre, et le serra contre elle avec une énergie sauvage, comme si elle était prête à le défendre contre toute entreprise. – C'est cela, dit-il, des pièces d'or ont été offertes contre le volume, mais elle refuse de s'en défaire. D'où les égratignures aux mains. L'intéressant serait de savoir pourquoi l'assassin voulait posséder ce livre. Avait-il pu, auparavant, le parcourir ? Il dit à Waldemar : – Mon cher comte, donnez l'ordre, s'il vous plaît… Waldemar fit un signe. Trois de ses hommes se jetèrent sur la jeune fille, et, après une lutte acharnée où la malheureuse trépigna de colère et se tordit sur elle-même en poussant des cris, on lui arracha le volume. – Tout doux, l'enfant, disait Lupin, du calme… C'est pour la bonne cause, tout cela… Qu'on la surveille ! Pendant ce temps, je vais examiner l'objet du litige. C'était, dans une vieille reliure qui datait au moins d'un siècle, un tome dépareillé de Montesquieu, qui portait ce titre : Voyage au Temple de Guide. Mais à peine Lupin l'eut-il ouvert qu'il s'exclama : – Tiens, tiens, c'est bizarre. Sur le recto de chacune des pages, une feuille de parchemin a été collée, et sur cette feuille, sur ces feuilles, il y a des lignes d'écriture, très serrées et très fines. Il lut, tout au début : « Journal du chevalier Gilles de Mairèche, domestique français de son Altesse Royale le prince de Deux-Ponts-Veldenz, commencé en l'an de grâce 1794. » – Comment, il y a cela ? dit le comte… – Qu'est-ce qui vous étonne ? – Le grand-père d'Isilda, le vieux qui est mort il y a deux ans, s'appelait Malreich, c'est-à-dire le même nom germanisé. – À merveille ! Le grand-père d'Isilda devait être le fils ou le petit-fils du domestique français qui écrivait son journal sur un tome dépareillé de Montesquieu. Et c'est ainsi que ce journal est passé aux mains d'Isilda. Il feuilleta au hasard : « 15 septembre 1796. – Son Altesse a chassé. « 20 septembre 1796. – Son Altesse est sortie à cheval. Elle montait Cupidon. » – Bigre, murmura Lupin, jusqu'ici, ce n'est pas palpitant. Il alla plus avant : « 12 mars 1803. – J'ai fait passer dix écus à Hermann. Il est cuisinier à Londres. » Lupin se mit à rire. – Oh ! oh ! Hermann est détrôné. Le respect dégringole. – Le grand-duc régnant, observa Waldemar, fut en effet chassé de ses États par les troupes françaises. Lupin continua : « 1809. – Aujourd'hui, mardi, Napoléon a couché à Veldenz. C'est moi qui ai fait le lit de Sa Majesté, et qui, le lendemain, ai vidé ses eaux de toilette. » – Ah ! dit Lupin, Napoléon s'est arrêté à Veldenz ? – Oui, oui, en rejoignant son armée, lors de la campagne d'Autriche, qui devait aboutir à Wagram. C'est un honneur dont la famille ducale, par la suite, était très fière. Lupin reprit : « 28 octobre 1814. – Son Altesse Royale est revenue dans ses États. « 29 octobre. – Cette nuit, j'ai conduit Son Altesse jusqu'à la cachette, et j'ai été heureux de lui montrer que personne n'en avait deviné l'existence. D'ailleurs, comment se douter qu'une cachette pouvait être pratiquée dans… » Un arrêt brusque… Un cri de Lupin… Isilda avait subitement échappé aux hommes qui la gardaient, s'était jetée sur lui, et avait pris la fuite, emportant le livre. – Ah ! la coquine ! Courez donc… Faites le tour par en bas. Moi, je la chasse par le couloir. Mais elle avait clos la porte sur elle et poussé un verrou. Il dut descendre et longer les communs, ainsi que les autres, en quête d'un escalier qui le ramenât au premier étage. Seul, le quatrième logement étant ouvert, il put monter. Mais le couloir était vide, et il lui fallut frapper à des portes, forcer des serrures, et s'introduire dans des chambres inoccupées, tandis que Waldemar, aussi ardent que lui à la poursuite, piquait les rideaux et les tentures avec la pointe de son sabre. Des appels retentirent, qui venaient du rez-de-chaussée, vers l'aile droite. Ils s'élancèrent. C'était une des femmes d'officiers qui leur faisait signe, au bout du couloir, et qui raconta que la jeune fille était chez elle. – Comment le savez-vous ? demanda Lupin. – J'ai voulu entrer dans ma chambre. La porte était fermée, et j'ai entendu du bruit. Lupin, en effet, ne put ouvrir. – La fenêtre, s'écria-t-il, il doit y avoir une fenêtre. On le conduisit dehors, et tout de suite, prenant le sabre du comte, d'un coup, il cassa les vitres. Puis, soutenu par deux hommes, il s'accrocha au mur, passa le bras, tourna l'espagnolette et tomba dans la chambre. Accroupie devant la cheminée, Isilda lui apparut au milieu des flammes. – Oh ! la misérable ! proféra Lupin, elle l'a jeté au feu ! Il la repoussa brutalement, voulut prendre le livre et se brûla les mains. Alors, à l'aide des pincettes, il l'attira hors du foyer et le recouvrit avec le tapis de la table pour étouffer les flammes. Mais il était trop tard. Les pages du vieux manuscrit, toutes consumées, tombèrent en cendres. Lupin la regarda longuement. Le comte dit : – On croirait qu'elle sait ce qu'elle fait. – Non, non, elle ne le sait pas. Seulement son grand-père a dû lui confier ce livre comme un trésor, un trésor que personne ne devait contempler, et, dans son instinct stupide, elle a mieux aimé le jeter aux flammes que de s'en dessaisir. – Et alors ? – Alors, quoi ? – Vous n'arriverez pas à la cachette ? – Ah ! ah ! mon cher comte, vous avez donc un instant envisagé mon succès comme possible ? Et Lupin ne vous paraît plus tout à fait un charlatan ? Soyez tranquille, Waldemar, Lupin a plusieurs cordes à son arc. J'arriverai. – Avant la douzième heure, demain ? – Avant la douzième heure, ce soir. Mais, je meurs d'inanition. Et si c'était un effet de votre bonté… On le conduisit dans une salle des communs, affectée au mess des sous-officiers, et un repas substantiel lui fut servi, tandis que le comte allait faire son rapport à l'Empereur. Ving minutes après, Waldemar revenait. Et ils s'installèrent l'un en face de l'autre, silencieux et pensifs. – Waldemar, un bon cigare serait le bienvenu… Je vous remercie. Celui-là craque comme il sied aux havanes qui se respectent. Il alluma son cigare, et, au bout d'une ou deux minutes : – Vous pouvez fumer, comte, cela ne me dérange pas. Une heure se passa ; Waldemar somnolait, et de temps à autre, pour se réveiller, avalait un verre de fine Champagne. Des soldats allaient et venaient, faisant le service. – Du café, demanda Lupin. On lui apporta du café. – Ce qu'il est mauvais, grogna-t-il… Si c'est celui-là que boit César ! Encore une tasse, tout de même, Waldemar. La nuit sera peut-être longue. Oh ! quel sale café ! Il alluma un autre cigare et ne dit plus un mot. Les minutes s'écoulèrent. Il ne bougeait toujours pas et ne parlait point. Soudain, Waldemar se dressa sur ses jambes et dit à Lupin d'un air indigné : – Eh ! là, debout ! À ce moment, Lupin sifflotait. Il continua paisiblement à siffloter. – Debout, vous dit-on. Lupin se retourna. Sa Majesté venait d'entrer. Il se leva. – Où en sommes-nous ? dit l'Empereur. – Je crois, Sire, qu'il me sera possible avant peu de donner satisfaction à Votre Majesté. – Quoi ? Vous connaissez… – La cachette ? À peu près. Sire Quelques détails encore qui m'échappent mais sur place, tout s'éclaircira, je n'en doute pas. – Nous devons rester ici ? – Non, Sire, je vous demanderai de m'accompagner jusqu'au palais Renaissance. Mais nous avons le temps, et, si Sa Majesté m'y autorise, je voudrais, dès maintenant, réfléchir à deux ou trois points. Sans attendre la réponse, il s'assit, à la grande indignation de Waldemar. Un moment après, l'Empereur, qui s'était éloigné et conférait avec le comte, se rapprocha. – Monsieur Lupin est-il prêt, cette fois ? Lupin garda le silence. Une nouvelle interrogation il baissa la tête. – Mais il dort, en vérité, on croirait qu'il dort. Furieux, Waldemar le secoua vivement par l'épaule. Lupin tomba de sa chaise, s'écroula sur le parquet, eut deux ou trois convulsions, et ne remua plus. – Qu'est-ce qu'il a donc ? s'écria l'Empereur Il n'est pas mort, j'espère ! Il prit une lampe et se pencha. – Ce qu'il est pâle ! une figure de cire ! Regarde donc, Waldemar… Tâte le cœur… Il vit, n'est-ce pas ? – Oui, Sire, dit le comte après un instant, le cœur bat très régulièrement. – Alors, quoi ? je ne comprends plus… Que s'est-il produit ? – Si j'allais chercher le médecin ? – Va, cours Le docteur trouva Lupin dans le même état, inerte et paisible. Il le fit étendre sur un lit, l'examina longtemps et s'informa de ce que le malade avait mangé. – Vous craignez donc un empoisonnement, docteur ? – Non, Sire, il n'y a pas de traces d'empoisonnement. Mais je suppose… Qu'est-ce que c'est que ce plateau et cette tasse ? – Du café, dit le comte. – Pour vous ? – Non, pour lui. Moi, je n'en ai pas bu. Le docteur se versa du café, le goûta et conclut : – Je ne me trompais pas : le malade a été endormi à l'aide d'un narcotique. – Mais par qui ? s'écria l'Empereur avec irritation… Voyons, Waldemar, c'est exaspérant tout ce qui se passe ici ! – Sire… – Eh ! oui, j'en ai assez ! Je commence à croire vraiment que cet homme a raison, et qu'il y a quelqu'un dans le château… Ces pièces d'or, ce narcotique… – Si quelqu'un avait pénétré dans cette enceinte, on le saurait, Sire… Voilà trois heures que l'on fouille de tous côtés. – Cependant, ce n'est pas moi qui ai préparé le café, je te l'assure… Et à moins que ce ne soit toi… – Oh ! Sire ! – Eh bien ! cherche perquisitionne… Tu as deux cents hommes à ta disposition, et les communs ne sont pas si grands ! Car enfin, le bandit rôde par là, autour de ces bâtiments… du côté de la cuisine… que sais-je ? Va ! Remue-toi ! Toute la nuit, le gros Waldemar se remua consciencieusement, puisque c'était l'ordre du maître, mais sans conviction, puisqu'il était impossible qu'un étranger se dissimulât parmi des ruines aussi bien surveillées. Et de fait, l'événement lui donna raison : les investigations furent inutiles, et l'on ne put découvrir la main mystérieuse qui avait préparé le breuvage soporifique. Cette nuit, Lupin la passa sur son lit, inanimé. Au matin le docteur, qui ne l'avait pas quitté, répondit à un envoyé de l'Empereur que le malade dormait toujours. À neuf heures, cependant, il fit un premier geste, une sorte d'effort pour se réveiller. Un peu plus tard il balbutia : – Quelle heure est-il ? – Neuf heures trente-cinq. Il fit un nouvel effort, et l'on sentait que, dans son engourdissement, tout son être se tendait pour revenir à la vie. Une pendule sonna dix coups. Il tressaillit et prononça : – Qu'on me porte qu'on me porte au palais. Avec l'approbation du médecin, Waldemar appela ses hommes et fit prévenir l'Empereur. On déposa Lupin sur un brancard et l'on se mit en marche vers le palais. – Au premier étage, murmura-t-il. On le monta. – Au bout du couloir, dit-il, la dernière chambre à gauche. On le porta dans la dernière chambre, qui était la douzième, et on lui donna une chaise sur laquelle il s'assit, épuisé. L'Empereur arriva : Lupin ne bougea pas, l'air inconscient, le regard sans expression. Puis, après quelques minutes, il sembla s'éveiller, regarda autour de lui les murs, le plafond, les gens, et dit : – Un narcotique, n'est-ce pas ? – Oui, déclara le docteur. – On a trouvé l'homme ? – Non. Il parut méditer, et, plusieurs fois, il hocha la tête d'un air pensif, mais on s'aperçut bientôt qu'il dormait. L'Empereur s'approcha de Waldemar. – Donne les ordres pour qu'on fasse avancer ton auto. – Ah ? mais alors. Sire ?… – Eh quoi ! je commence à croire qu'il se moque de nous, et que tout cela n'est qu'une comédie pour gagner du temps. – Peut-être en effet, approuva Waldemar. – Évidemment ! Il exploite certaines coïncidences curieuses, mais il ne sait rien, et son histoire de pièces d'or, son narcotique, autant d'inventions ! Si nous nous prêtons davantage à ce petit jeu, il va nous filer entre les mains. Ton auto, Waldemar. Le comte donna les ordres et revint. Lupin ne s'était pas réveillé. L'Empereur qui inspectait la salle, dit à Waldemar : – C'est la salle de Minerve, ici, n'est-ce pas ? – Oui, Sire. – Mais alors, pourquoi ce N, à deux endroits ? Il y avait en effet, deux N, l'un au-dessus de la cheminée, l'autre au-dessus d'une vieille horloge encastrée dans le mur, toute démolie, et dont on voyait le mécanisme compliqué, les poids inertes au bout de leurs cordes. – Ces deux N, dit Waldemar… L'Empereur n'écouta pas la réponse. Lupin s'était encore agité, ouvrant les yeux et articulant des syllabes indistinctes. Il se leva, marcha à travers la salle, et retomba exténué. Ce fut alors la lutte, la lutte acharnée de son cerveau, de ses nerfs, de sa volonté, contre cette torpeur affreuse qui le paralysait, lutte de moribond contre la mort, lutte de la vie contre le néant. Et c'était un spectacle infiniment douloureux. – Il souffre, murmura Waldemar. – Ou du moins il joue la souffrance, déclara l'Empereur, et il la joue à merveille. Quel comédien ! Lupin balbutia : – Une piqûre, docteur, une piqûre de caféine tout de suite… – Vous permettez. Sire ? demanda le docteur. – Certes… Jusqu'à midi, tout ce qu'il veut, on doit le faire. Il a ma promesse. – Combien de minutes jusqu'à midi ? reprit Lupin. – Quarante, lui dit-on. – Quarante ? J'arriverai… il est certain que j'arriverai… Il le faut… Il empoigna sa tête à deux mains. – Ah ! si j'avais mon cerveau, le vrai, mon bon cerveau qui pense ! ce serait l'affaire d'une seconde ! Il n'y a plus qu'un point de ténèbres… Mais je ne peux pas, ma pensée me fuit, je ne peux pas la saisir… c'est atroce… Ses épaules sursautaient. Pleurait-il ? On l'entendit qui répétait : – 813… 813… Et, plus bas : – 813… un 8 un l un 3… oui, évidemment… mais pourquoi ? ça ne suffit pas. L'Empereur murmura : – Il m'impressionne. J'ai peine à croire qu'un homme puisse ainsi jouer un rôle… La demie… les trois quarts… Lupin demeurait immobile, les poings plaqués aux tempes. L'Empereur attendait, les yeux fixés sur un chronomètre que tenait Waldemar. – Encore dix minutes… encore cinq… – Waldemar, l'auto est là ? Tes hommes sont prêts ? – Oui, Sire. – Ton chronomètre est à sonnerie ? – Oui, Sire. – Au dernier coup de midi alors… … – Pourtant – Au dernier coup de midi, Waldemar. Vraiment la scène avait quelque chose de tragique, cette sorte de grandeur et de solennité que prennent les heures à l'approche d'un miracle possible. Il semble que c'est la voix même du destin qui va s'exprimer. L'Empereur ne cachait pas son angoisse. Cet aventurier bizarre qui s'appelait Arsène Lupin, et dont il connaissait la vie prodigieuse, cet homme le troublait et, quoique résolu à en finir avec toute cette histoire équivoque, il ne pouvait s'empêcher d'attendre et d'espérer. Encore deux minutes… encore une minute. Puis ce fut par secondes que l'on compta. Lupin paraissait endormi. – Allons, prépare-toi, dit l'Empereur au comte. Celui-ci s'avança vers Lupin et lui mit la main sur l'épaule. La sonnerie argentine du chronomètre vibra… une, deux, trois, quatre, cinq… – Waldemar, tire les poids de la vieille horloge. Un moment de stupeur. C'était Lupin qui avait parlé, très calme. Waldemar haussa les épaules, indigné du tutoiement. – Obéis, Waldemar, dit l'Empereur. – Mais oui, obéis, mon cher comte, insista Lupin qui retrouvait son ironie, c'est dans tes cordes, et tu n'as qu'à tirer sur celles de l'horloge alternativement une, deux… À merveille Voilà comment ça se remontait dans l'ancien temps. De fait le balancier fut mis en train, et l'on en perçut le tictac régulier. – Les aiguilles, maintenant, dit Lupin. Mets-les un peu avant midi. Ne bouge plus laisse-moi faire… Il se leva et s'avança vers le cadran, à un pas de distance tout au plus, les yeux fixes, tout son être attentif. Les douze coups retentirent, douze coups lourds, profonds. Un long silence. Rien ne se produisit. Pourtant l'Empereur attendait, comme s'il était certain que quelque chose allait se produire. Et Waldemar ne bougeait pas, les yeux écarquillés. Lupin, qui s'était penché sur le cadran, se redressa et murmura : – C'est parfait… j'y suis… Il retourna vers sa chaise et commanda : – Waldemar, remets les aiguilles à midi moins deux minutes. Ah ! non, mon vieux, pas à rebrousse-poil dans le sens de la marche Eh ! oui, ce sera un peu long mais que veux-tu ? Toutes les heures et toutes les demies sonnèrent jusqu'à la demie de onze heures. – Écoute, Waldemar, dit Lupin… Et il parlait, gravement, sans moquerie, comme ému luimême et anxieux. – Écoute, Waldemar, tu vois sur le cadran une petite pointe arrondie qui marque la première heure ? Cette pointe branle, n'est-ce pas ? Pose dessus l'index de la main gauche et appuie. Bien. Fais de même avec ton pouce sur la pointe qui marque la troisième heure. Bien. Avec ta main droite enfonce la pointe de la huitième heure. Bien. Je te remercie. Va t'asseoir, mon cher. Un instant, puis la grande aiguille se déplaça, effleura la douzième pointe… Et midi sonna de nouveau. Lupin se taisait, très pâle. Dans le silence, chacun des douze coups retentit. Au douzième coup, il y eut un bruit de déclenchement. L'horloge s'arrêta net. Le balancier s'immobilisa. Et soudain le motif de bronze qui dominait le cadran et qui figurait une tête de bélier, s'abattit, découvrant une sorte de petite niche taillée en pleine pierre. Dans cette niche, il y avait une cassette d'argent, ornée de ciselures. – Ah ! fit l'Empereur vous aviez raison. – Vous en doutiez, Sire ? dit Lupin. Il prit la cassette et la lui présenta. – Que Sa Majesté veuille bien ouvrir elle-même. Les lettres qu'elle m'a donné mission de chercher sont là. L'Empereur souleva le couvercle, et parut très étonné La cassette était vide. La cassette était vide ! Ce fut un coup de théâtre, énorme, imprévu. Après le succès des calculs effectués par Lupin, après la découverte si ingénieuse du secret de l'horloge, l'Empereur, pour qui la réussite finale ne faisait plus de doute, semblait confondu. En face de lui. Lupin, blême, les mâchoires contractées, l'œil injecté de sang, grinçait de rage et de haine impuissante. Il essuya son front couvert de sueur, puis saisit vivement la cassette, la retourna, l'examina, comme s'il espérait trouver un double fond. Enfin, pour plus de certitude, dans un accès de fureur, il l'écrasa, d'une étreinte irrésistible. Cela le soulagea. Il respira plus à l'aise. L'Empereur lui dit : – Qui a fait cela ? – Toujours le même. Sire, celui qui poursuit la même route que moi et qui marche vers le même but, l'assassin de M. Kesselbach. – Quand ? – Cette nuit. Ah ! Sire, que ne m'avez-vous laissé libre au sortir de prison ! Libre, j'arrivais ici sans perdre une heure. J'arrivais avant lui ! Avant lui je donnais de l'or à Isilda ! Avant lui je lisais le journal de Malreich, le vieux domestique français ! – Vous croyez donc que c'est par les révélations de ce journal ? – Eh ! oui, Sire, il a eu le temps de les lire, lui. Et, dans l'ombre, je ne sais où, renseigné sur tous nos gestes, je ne sais par qui ! il m'a fait endormir, afin de se débarrasser de moi, cette nuit. – Mais le palais était gardé. – Gardé par vos soldats, Sire. Est-ce que ça compte pour des hommes comme lui ? Je ne doute pas d'ailleurs que Waldemar ait concentré ses recherches sur les communs, dégarnissant ainsi les portes du palais. – Mais le bruit de l'horloge ? ces douze coups dans la nuit ? – Un jeu, Sire ! un jeu d'empêcher une horloge de sonner ! – Tout cela me paraît bien invraisemblable. – Tout cela me paraît rudement clair, à moi, Sire. S'il était possible de fouiller dès maintenant les poches de tous vos hommes, ou de connaître toutes les dépenses qu'ils feront pendant l'année qui va suivre, on en trouverait bien deux ou trois qui sont, à l'heure actuelle, possesseurs de quelques billets de banque, billets de banque français, bien entendu. – Oh ! protesta Waldemar. – Mais oui, mon cher comte, c'est une question de prix, et celui-là n'y regarde pas. S'il le voulait, je suis sûr que vousmême… L'Empereur n'écoutait pas, absorbé dans ses réflexions. Il se promena de droite et de gauche à travers la chambre, puis fit un signe à l'un des officiers qui se tenaient dans la galerie. – Mon auto et qu'on s'apprête, nous partons. Il s'arrêta, observa Lupin un instant, et, s'approchant du comte : – Toi aussi, Waldemar, en route… Droit sur Paris, d'une étape… Lupin dressa l'oreille. Il entendit Waldemar qui répondait : – J'aimerais mieux une douzaine de gardes en plus, avec ce diable d'homme ! – Prends-les. Et fais vite, il faut que tu arrives cette nuit. Lupin haussa les épaules et murmura : – Absurde ! L'Empereur se retourna vers lui, et Lupin reprit : – Eh ! oui, Sire, car Waldemar est incapable de me garder. Mon évasion est certaine, et alors… Il frappa du pied violemment. – Et alors, croyez-vous, Sire, que je vais perdre encore une fois mon temps ? Si vous renoncez à la lutte, je n'y renonce pas, moi. J'ai commencé, je finirai. L'Empereur objecta : – Je ne renonce pas, mais ma police se mettra en campagne. Lupin éclata de rire. – Que Votre Majesté m'excuse ! C'est si drôle ! la police de Sa Majesté ! mais elle vaut ce que valent toutes les polices du monde, c'est-à-dire rien, rien du tout ! Non, Sire, je ne retournerai pas à la Santé. La prison, je m'en moque. Mais j'ai besoin de ma liberté contre cet homme, je la garde. L'Empereur s'impatienta. – Cet homme, vous ne savez même pas qui il est. – Je le saurai, Sire. Et moi seul peux le savoir. Et il sait, lui, que je suis le seul qui peut le savoir. Je suis son seul ennemi. C'est moi seul qu'il attaque. C'est moi qu'il voulait atteindre, l'autre jour, avec la balle de son revolver. C'est moi qu'il lui suffisait d'endormir, cette nuit, pour être libre d'agir à sa guise. Le duel est entre nous. Le monde n'a rien à y voir. Personne ne peut m'aider, et personne ne peut l'aider. Nous sommes deux, et c'est tout. Jusqu'ici la chance l'a favorisé. Mais en fin de compte, il est inévitable, il est fatal que je remporte. – Pourquoi ? – Parce que je suis le plus fort. – S'il vous tue ? – Il ne me tuera pas. Je lui arracherai ses griffes, je le réduirai à l'impuissance. Et j'aurai les lettres. Il n'est pas de pouvoir humain qui puisse m'empêcher de les reprendre. Il parlait avec une conviction violente et un ton de certitude qui donnait, aux choses qu'il prédisait, l'apparence réelle de choses déjà accomplies. L'Empereur ne pouvait se défendre de subir un sentiment confus, inexplicable, où il y avait une sorte d'admiration et beaucoup aussi de cette confiance que Lupin exigeait d'une façon si autoritaire. Au fond il n'hésitait que par scrupule d'employer cet homme et d'en faire pour ainsi dire son allié. Et soucieux, ne sachant quel parti prendre, il marchait de la galerie aux fenêtres, sans prononcer une parole. À la fin il dit : – Et qui nous assure que les lettres ont été volées cette nuit ? – Le vol est daté. Sire. – Qu'est-ce que vous dites ? – Examinez la partie interne du fronton, qui dissimulait la cachette. La date y est inscrite à la craie blanche : minuit, 24 août. – En effet… en effet, murmura l'Empereur interdit… Comment n'ai-je pas vu ? Et il ajouta, laissant percevoir sa curiosité : – C'est comme pour ces deux N peints sur la muraille je ne m'explique pas. C'est ici la salle de Minerve. – C'est ici la salle où coucha Napoléon, Empereur des Français, déclara Lupin. – Qu'en savez-vous ? – Demandez à Waldemar, Sire. Pour moi, quand je parcourus le journal du vieux domestique, ce fut un éclair. Je compris que Sholmès et moi, nous avions fait fausse route. Apoon, le mot incomplet que traça le grand-duc Hermann à son lit de mort, n'est pas une contraction du mot Apollon, mais du mot Napoléon. – C'est juste vous avez raison, dit l'Empereur les mêmes lettres se retrouvent dans les deux mots, et suivant le même ordre. Il est évident que le grand-duc a voulu écrire Napoléon. Mais ce chiffre 813 ? – Ah ! c'est là le point qui me donna le plus de mal à éclaircir. J'ai toujours eu l'idée qu'il fallait additionner les trois chiffres 8, 1 et 3, et le nombre 12 ainsi obtenu me parut aussitôt s'appliquer à cette salle qui est la douzième de la galerie. Mais cela ne suffisait pas. Il devait y avoir autre chose, autre chose que mon cerveau affaibli ne pouvait parvenir à formuler. La vue de l'horloge, de cette horloge située justement dans la salle Napoléon, me fut une révélation. Le nombre 12 signifiait évidemment la douzième heure. Midi ! minuit ! N'est-ce pas un instant plus solennel et que l'on choisit plus volontiers ? Mais pourquoi ces trois chiffres 8, 1 et 3, plutôt que d'autres qui auraient fourni le même total ? « C'est alors que je pensai à faire sonner l'horloge une première fois, à titre d'essai. Et c'est en la faisant sonner que je vis que les pointes de la première, de la troisième et de la huitième heure, étaient mobiles. J'obtenais donc trois chiffres, 1, 3 et 8, qui, placés dans un ordre fatidique, donnaient le nombre 813. Waldemar poussa les trois pointes. Le déclenchement se produisit. Votre Majesté connaît le résultat… « Voilà, Sire, l'explication de ce mot mystérieux, et de ces trois chiffres 813 que le grand-duc écrivit de sa main d'agonisant, et grâce auxquels il avait l'espoir que son fils retrouverait un jour le secret de Veldenz, et deviendrait possesseur des fameuses lettres qu'il y avait cachées. » L'Empereur avait écouté avec une attention passionnée, de plus en plus surpris par tout ce qu'il observait en cet homme d'ingéniosité, de clairvoyance, de finesse, de volonté intelligente. – Waldemar ? dit-il. – Sire ? Mais au moment où il allait parler, des exclamations s'élevèrent dans la galerie. Waldemar sortit et rentra. – C'est la folle, Sire, que l'on veut empêcher de passer. – Qu'elle vienne, s'écria Lupin vivement, il faut qu'elle vienne, Sire. Sur un geste de l'Empereur, Waldemar alla chercher Isilda. À l'entrée de la jeune fille, ce fut de la stupeur. Sa figure, si pâle, était couverte de taches noires. Ses traits convulsés marquaient la plus vive souffrance. Elle haletait, les deux mains crispées contre sa poitrine. – Oh ! fit Lupin avec épouvante. – Qu'y a-t-il ? demanda l'Empereur. – Votre médecin. Sire ! qu'on ne perde pas une minute ! Et s'avançant : – Parle, Isilda Tu as vu quelque chose ? Tu as quelque chose à dire ? La jeune fille s'était arrêtée, les yeux moins vagues, comme illuminés par la douleur. Elle articula des sons, aucune parole. – Écoute, dit Lupin, réponds oui ou non… un mouvement de tête… Tu l'as vu ? Tu sais où il est ? Tu sais qui il est ? Écoute, si tu ne réponds pas… Il réprima un geste de colère. Mais, soudain, se rappelant l'épreuve de la veille, et qu'elle semblait plutôt avoir gardé quelque mémoire visuelle du temps où elle avait toute sa raison, il inscrivit sur le mur blanc un L et un M majuscules. Elle tendit les bras vers les lettres et hocha la tête comme si elle approuvait. – Et après ? fit Lupin.Après ! Écris à ton tour. Mais elle poussa un cri affreux et se jeta par terre avec des hurlements. Puis, tout d'un coup, le silence, l'immobilité. Un soubresaut encore. Et elle ne bougea plus. – Morte ? dit l'Empereur. – Empoisonnée, Sire. – Ah ! la malheureuse… Et par qui ? – Par lui, Sire. Elle le connaissait sans doute. Il aura eu peur de ses révélations. Le médecin arrivait. L'Empereur lui montra Isilda. Puis, s'adressant à Waldemar : – Tous tes hommes en campagne… Qu'on fouille la maison… Un télégramme aux gares de la frontière… Il s'approcha de Lupin : – Combien de temps vous faut-il pour reprendre les lettres ? – Un mois, Sire… – Bien, Waldemar vous attendra ici. Il aura mes ordres et pleins pouvoirs pour vous accorder ce que vous désirez. – Ce que je veux, Sire, c'est la liberté. – Vous êtes libre… Lupin le regarda s'éloigner et dit entre ses dents : – La liberté, d'abord… Et puis, quand je t'aurai rendu tes lettres, ô Majesté, une petite poignée de mains, parfaitement, une poignée de mains d'Empereur à cambrioleur pour te prouver que tu as tort de faire le dégoûté avec moi. Car enfin, c'est un peu raide ! Voilà un monsieur pour qui j'abandonne mes appartements de Santé-Palace, à qui je rends service, et qui se permet de petits airs… Si jamais je le repince, ce client-là ! LES SEPT BANDITS – Madame peut-elle recevoir ? Dolorès Kesselbach prit la cane que lui tendait le domestique et lut : André Beauny. – Non, dit-elle, je ne connais pas. – Ce monsieur insiste beaucoup, madame. Il dit que madame attend sa visite. – Ah ! peut-être en effet… Conduisez-le jusqu'ici. Depuis les événements qui avaient bouleversé sa vie et qui l'avaient frappée avec un acharnement implacable, Dolorès, après un séjour à l'hôtel Bristol, venait de s'installer dans une paisible maison de la rue des Vignes, au fond de Passy. Un joli jardin s'étendait par derrière, encadré d'autres jardins touffus. Quand des crises plus douloureuses ne la maintenaient pas des jours entiers dans sa chambre, les volets clos, invisible à tous, elle se faisait porter sous les arbres, et restait là, étendue, mélancolique, incapable de réagir contre le mauvais destin. Le sable de l'allée craqua de nouveau et, accompagné par le domestique, un jeune homme apparut, élégant de tournure, habillé très simplement, à la façon un peu surannée de certains peintres, col rabattu, cravate flottante à pois blancs sur fond bleu marine. Le domestique s'éloigna. – André Beauny, n'est-ce pas ? fit Dolorès. – Oui, madame. – Je n'ai pas l'honneur… – Si, madame. Sachant que j'étais un des amis de Mme d'Ernemont, la grand-mère de Geneviève, vous avez écrit à cette dame, à Garches, que vous désiriez avoir un entretien avec moi. Me voici. Dolorès se souleva, très émue. – Ah ! vous êtes… – Oui. Elle balbutia : – Vraiment ? C'est vous ? Je ne vous reconnais pas. – Vous ne reconnaissez pas le prince Paul Sernine ? – Non… Rien n'est semblable, ni le front, ni les yeux… Et ce n'est pas non plus ainsi… – Que les journaux ont représenté le détenu de la Santé, ditil en souriant… Pourtant, c'est bien moi. Un long silence suivit où ils demeurèrent embarrassés et mal à l'aise. Enfin il prononça : – Puis-je savoir la raison ? – Geneviève ne vous a pas dit ? – Je ne l'ai pas vue… Mais sa grand-mère a cru comprendre que vous aviez besoin de mes services. – C'est cela… c'est cela… – Et en quoi ? je suis si heureux… Elle hésita une seconde, puis murmura : – J'ai peur. – Peur ! s'écria-t-il. – Oui, fit-elle à voix basse, j'ai peur, j'ai peur de tout, peur de ce qui est et de ce qui sera demain, après-demain peur de la vie. J'ai tant souffert je n'en puis plus. Il la regardait avec une grande pitié. Le sentiment confus qui l'avait toujours poussé vers cette femme prenait un caractère plus précis aujourd'hui qu'elle lui demandait protection. C'était un besoin ardent de se dévouer à elle, entièrement, sans espoir de récompense. Elle poursuivit : – Je suis seule, maintenant, toute seule, avec des domestiques que j'ai pris au hasard, et j'ai peur… je sens qu'autour de moi on s'agite. – Mais dans quel but ? – Je ne sais pas. Mais l'ennemi rôde et se rapproche. – Vous l'avez vu ? Vous avez remarqué quelque chose ? – Oui, dans la rue, ces jours-ci, deux hommes ont passé plusieurs fois, et se sont arrêtés devant la maison. – Leur signalement ? – Il y en a un que j'ai mieux vu. Il est grand, fort, tout rasé, et habillé d'une petite veste de drap noir, très courte. – Un garçon de café ? – Oui, un maître d'hôtel. Je l'ai fait suivre par un de mes domestiques. Il a pris la rue de la Pompe et a pénétré dans une maison de vilaine apparence dont le rez-de-chaussée est occupé par un marchand de vins, la première à gauche sur la rue. Enfin l'autre nuit… – L'autre nuit ? – J'ai aperçu, de la fenêtre de ma chambre, une ombre dans le jardin. – C'est tout ? – Oui. Il réfléchit et lui proposa : – Permettez-vous que deux de mes hommes couchent en bas, dans une des chambres du rez-de-chaussée ? – Deux de vos hommes ? – Oh ! ne craignez rien… Ce sont deux braves gens, le père Charolais et son fils, qui n'ont pas l'air du tout de ce qu'ils sont… Avec eux, vous serez tranquille. Quant à moi… Il hésita. Il attendait qu'elle le priât de revenir. Comme elle se taisait, il dit : – Quant à moi, il est préférable que l'on ne me voie pas ici… oui, c'est préférable pour vous. Mes hommes me tiendront au courant. Il eût voulu en dire davantage, et rester, et s'asseoir auprès d'elle, et la réconforter. Mais il avait l'impression que tout était dit de ce qu'ils avaient à se dire, et qu'un seul mot de plus, prononcé par lui, serait un outrage. Alors il salua très bas, et se retira. Il traversa le jardin, marchant vite, avec la hâte de se retrouver dehors et de dominer son émotion. Le domestique l'attendait au seuil du vestibule. Au moment où il franchissait la porte d'entrée, sur la rue, quelqu'un sonnait, une jeune femme. Il tressaillit : – Geneviève ! Elle fixa sur lui des yeux étonnés, et, tout de suite, bien que déconcertée par l'extrême jeunesse de ce regard, elle le reconnut, et cela lui causa un tel trouble qu'elle vacilla et dut s'appuyer à la porte. Il avait ôté son chapeau et la contemplait sans oser lui tendre la main. Tendrait-elle la sienne ? Ce n'était plus le prince Sernine, c'était Arsène Lupin. Et elle savait qu'il était Arsène Lupin et qu'il sortait de prison. Dehors il pleuvait. Elle donna son parapluie au domestique en balbutiant : – Veuillez l'ouvrir et le mettre de côté… Et elle passa tout droit. « Mon pauvre vieux, se dit Lupin en partant, voilà bien des secousses pour un être nerveux et sensible comme toi. Surveille ton cœur, sinon… Allons, bon, voilà que tes yeux se mouillent ! Mauvais signe, monsieur Lupin, tu vieillis. » Il frappa sur l'épaule d'un jeune homme qui traversait la chaussée de la Muette et se dirigeait vers la rue des Vignes. Le jeune homme s'arrêta, et après quelques secondes : – Pardon, monsieur, mais je n'ai pas l'honneur, il me semble… – Il vous semble mal, mon cher monsieur Leduc. Ou c'est alors que votre mémoire est bien affaiblie. Rappelez-vous… Versailles, la petite chambre de l'hôtel des Trois-Empereurs… – Vous ! Le jeune homme avait bondi en arrière, avec épouvante. – Mon Dieu, oui, moi, le prince Sernine, ou plutôt Lupin, puisque vous savez mon vrai nom ! Pensiez-vous donc que Lupin avait trépassé ? Ah ! oui, je comprends, la prison vous espériez… Enfant, va ! Il lui tapota doucement l'épaule. – Voyons, jeune homme, remettons-nous, nous avons encore quelques bonnes journées paisibles à faire des vers. L'heure n'est pas encore venue. Fais des vers, poète ! Il lui étreignit le bras violemment, et lui dit, face à face : – Mais l'heure approche, poète. N'oublie pas que tu m'appartiens, corps et âme. Et prépare-toi à jouer ton rôle. Il sera rude et magnifique. Et par Dieu, tu me parais vraiment l'homme de ce rôle ! Il éclata de rire, fit une pirouette, et laissa le jeune Leduc abasourdi. Il y avait plus loin, au coin de la rue de la Pompe, le débit de vins dont lui avait parlé Mme Kesselbach. Il entra et causa longuement avec le patron. Puis il prit une auto et se fit conduire au Grand-Hôtel, où il habitait sous le nom d'André Beauny. Les frères Doudeville l'y attendaient. Bien que blasé sur ces sortes de jouissances, Lupin n'en goûta pas moins les témoignages d'admiration et de dévouement dont ses amis l'accablèrent. – Enfin, patron, expliquez-nous… Que s'est-il passé ? Avec vous, nous sommes habitués aux prodiges mais, tout de même, il y a des limites… Alors, vous êtes libre ? Et vous voilà ici, au cœur de Paris, à peine déguisé. – Un cigare ? offrit Lupin. – Merci non. – Tu as tort, Doudeville. Ceux-là sont estimables. Je les tiens d'un fin connaisseur, qui se targue d'être mon ami. – Ah ! peut-on savoir ? – Le Kaiser… Allons, ne faites pas ces têtes d'abrutis, et mettez-moi au courant, je n'ai pas lu de journaux. Mon évasion, quel effet dans le public ? – Foudroyant, patron ! – La version de la police ? – Votre fuite aurait eu lieu à Garches, pendant une reconstitution de l'assassinat d'Altenheim. Par malheur, les journalistes ont prouvé que c'était impossible. – Alors ? – Alors, c'est l'ahurissement. On cherche, on rit, et l'on s'amuse beaucoup. – Weber ? – Weber est fort compromis. – En dehors de cela, rien de nouveau au service de la Sûreté ? Aucune découverte sur l'assassin ? Pas d'indice qui nous permette d'établir l'identité d'Altenheim ? – Non. – C'est un peu raide ! Quand on pense que nous payons des millions par an pour nourrir ces gens-là. Si ça continue, je refuse de payer mes contributions. Prends un siège et une plume. Tu porteras cette lettre ce soir au Grand Journal. Il y a longtemps que l'univers n'a plus de mes nouvelles. Il doit haleter d'impatience. Écris : « Monsieur le Directeur, « Je m'excuse auprès du public dont la légitime impatience sera déçue. « Je me suis évadé de prison, et il m'est impossible de dévoiler comment je me suis évadé. De même, depuis mon évasion, j'ai découvert le fameux secret, et il m'est impossible de dire quel est ce secret et comment je l'ai découvert. « Tout cela fera, un jour ou l'autre, l'objet d'un récit quelque peu original que publiera, d'après mes notes, mon biographe ordinaire. C'est une page de l'Histoire de France que nos petitsenfants ne liront pas sans intérêt. « Pour l'instant, j'ai mieux à faire. Révolté de voir en quelles mains sont tombées les fonctions que j'exerçais, las de constater que l'affaire Kesselbach-Altenheim en est toujours au même point, je destitue M. Weber, et je reprends le poste d'honneur que j'occupais, avec tant d'éclat, et à la satisfaction générale, sous le nom de M. Lenormand. « Arsène LUPIN, Chef de la Sûreté. » À huit heures du soir, Arsène Lupin et Doudeville faisaient leur entrée chez Caillard, le restaurant à la mode ; Lupin, serré dans son frac, mais avec le pantalon un peu trop large de l'artiste et la cravate un peu trop lâche ; Doudeville en redingote, la tenue et l'air grave d'un magistrat. Ils choisirent la partie du restaurant qui est en renfoncement et que deux colonnes séparent de la grande salle. Un maître d'hôtel, correct et dédaigneux, attendit les ordres, un carnet à la main. Lupin commanda avec une minutie et une recherche de fin gourmet. – Certes, dit-il, l'ordinaire de la prison était acceptable, mais tout de même ça fait plaisir, un repas soigné. Il mangea de bon appétit et silencieusement, se contentant parfois de prononcer une courte phrase qui indiquait la suite de ses préoccupations. – Évidemment, ça s'arrangera mais ce sera dur Quel adversaire ! Ce qui m'épate, c'est que, après six mois de lutte, je ne sache même pas ce qu'il veut ! Le principal complice est mort, nous touchons au terme de la bataille, et pourtant je ne vois pas plus clair dans son jeu Que cherche-t-il, le misérable ? Moi, mon plan est net : mettre la main sur le grand-duché, flanquer sur le trône un grand-duc de ma composition, lui donner Geneviève comme épouse et régner. Voilà qui est limpide, honnête et loyal. Mais, lui, l'ignoble personnage, cette larve des ténèbres, à quel but veut-il atteindre ? Il appela : – Garçon ! Le maître d'hôtel s'approcha. – Monsieur désire ? – Les cigares. Le maître d'hôtel revint et ouvrit plusieurs boîtes. – Qu'est-ce que vous me conseillez ? dit Lupin. – Voici des Upman excellents. Lupin offrit un Upman à Doudeville, en prit un pour lui, et le coupa. Le maître d'hôtel fit flamber une allumette et la présenta. Vivement Lupin lui saisit le poignet. – Pas un mot, je te connais, tu t'appelles de ton vrai nom Dominique Lecas. L'homme, qui était gros et fort, voulut se dégager. Il étouffa un cri de douleur. Lupin lui avait tordu le poignet. – Tu t'appelles Dominique, tu habites rue de la Pompe au quatrième étage, où tu t'es retiré avec une petite fortune acquise au service – mais écoute donc, imbécile, ou je te casse les os – acquise au service du baron Altenheim, chez qui tu étais maître d'hôtel. L'autre s'immobilisa, le visage blême de peur. Autour d'eux la petite salle était vide. À côté, dans le restaurant, trois messieurs fumaient, et deux couples devisaient en buvant des liqueurs. – Tu vois, nous sommes tranquilles on peut causer. – Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ? – Tu ne me remets pas ? Cependant, rappelle-toi ce fameux déjeuner de la villa Dupont… C'est toi-même, vieux larbin, qui m'as offert l'assiette de gâteaux et quels gâteaux ! – Le prince… le prince, balbutia l'autre. – Mais oui, le prince Arsène, le prince Lupin en personne… Ah ! Ah ! tu respires, tu te dis que tu n'as rien à craindre de Lupin, n'est-ce pas ? Erreur, mon vieux, tu as tout à craindre. Il tira de sa poche une carte et la lui montra : – Tiens, regarde, je suis de la police maintenant… Que veuxtu, c'est toujours comme ça que nous finissons nous autres, les grands seigneurs du vol, les Empereurs du crime. – Et alors ? reprit le maître d'hôtel, toujours inquiet. – Alors, réponds à ce client qui t'appelle là-bas, fais ton service et reviens. Surtout, pas de blague, n'essaie pas de te tirer des pattes. J'ai dix agents dehors, qui ont l'œil sur toi. File. Le maître d'hôtel obéit. Cinq minutes après il était de retour, et, debout devant la table, le dos tourné au restaurant, comme s'il discutait avec des clients sur la qualité de leurs cigares, il disait : – Eh bien ? De quoi s'agit-il ? Lupin aligna sur la table quelques billets de cent francs. – Autant de réponses précises à mes questions, autant de billets. – Ça colle. – Je commence. Combien étiez-vous avec le baron Altenheim ? – Sept, sans me compter. – Pas davantage ? – Non. Une fois seulement, on a racolé des ouvriers d'Italie pour faire les souterrains de la villa des Glycines, à Garches. – Il y avait deux souterrains ? – Oui, l'un conduisait au pavillon Hortense, l'autre s'amorçait sur le premier et s'ouvrait au-dessous du pavillon de Mme Kesselbach. – Que voulait-on ? – Enlever Mme Kesselbach. – Les deux bonnes, Suzanne et Gertrude, étaient complices ? – Oui. – Où sont-elles ? – À l'étranger. – Et tes sept compagnons, ceux de la bande Altenheim ? – Je les ai quittés. Eux, ils continuent. – Où puis-je les retrouver ? Dominique hésita. Lupin déplia deux billets de mille francs et dit : – Tes scrupules t'honorent, Dominique. Il ne te reste plus qu'à t'asseoir dessus et à répondre. Dominique répondit : – Vous les retrouverez, 3, route de la Révolte, à Neuilly. L'un d'eux s'appelle le Brocanteur. – Parfait. Et maintenant, le nom, le vrai nom d'Altenheim ? Tu le connais ? – Oui. Ribeira. – Dominique, ça va mal tourner. Ribeira n'était qu'un nom de guerre. Je te demande le vrai nom. – Parbury. – Autre nom de guerre. Le maître d'hôtel hésitait. Lupin déplia trois billets de cent francs. – Et puis zut ! s'écria l'homme. Après tout il est mort, n'estce pas ? et bien mort. – Son nom ? dit Lupin. – Son nom ? Le chevalier de Malreich. Lupin sauta sur sa chaise. – Quoi ? Qu'est-ce que tu as dit ? Le chevalier ? répète le chevalier ? – Raoul de Malreich. Un long silence. Lupin, les yeux fixes, pensait à la folle de Veldenz, morte empoisonnée. Isilda portait ce même nom : Malreich. Et c'était le nom que portait le petit gentilhomme français venu à la cour de Veldenz au XVIIe siècle. Il reprit : – De quel pays, ce Malreich ? – D'origine française, mais né en Allemagne… J'ai aperçu des papiers une fois… C'est comme ça que j'ai appris son nom. Ah ! s'il l'avait su, il m'aurait étranglé, je crois. Lupin réfléchit et prononça : – C'est lui qui vous commandait tous ? – Oui. – Mais il avait un complice, un associé ? – Ah ! taisez-vous… taisez-vous… La figure du maître d'hôtel exprimait soudain l'anxiété la plus vive. Lupin discerna la même sorte d'effroi, de répulsion qu'il éprouvait lui-même en songeant à l'assassin. – Qui est-ce ? Tu l'as vu ? – Oh ! ne parlons pas de celui-là on ne doit pas parler de lui. – Qui est-ce, je te demande ? – C'est le maître, le chef, personne ne le connaît. – Mais tu l'as vu, toi. Réponds. Tu l'as vu ? – Dans l'ombre, quelquefois, la nuit. Jamais en plein jour. Ses ordres arrivent sur de petits bouts de papier ou par téléphone. – Son nom ? – Je l'ignore. On ne parlait jamais de lui. Ça portait malheur. – Il est vêtu de noir, n'est-ce pas ? – Oui, de noir. Il est petit et mince… blond… – Et il tue, n'est-ce pas ? – Oui, il tue… il tue comme d'autres volent un morceau de pain. Sa voix tremblait. Il supplia : – Taisons-nous, il ne faut pas en parler je vous le dis, ça porte malheur. Lupin se tut, impressionné malgré lui par l'angoisse de cet homme. Il resta longtemps pensif, puis il se leva et dit au maître d'hôtel : – Tiens, voilà ton argent, mais si tu veux vivre en paix, tu feras sagement de ne souffler mot à personne de notre entrevue. Il sortit du restaurant avec Doudeville, et il marcha jusqu'à la porte Saint-Denis, sans mot dire, préoccupé par tout ce qu'il venait d'apprendre. Enfin, il saisit le bras de son compagnon et prononça : – Écoute bien, Doudeville. Tu vas aller à la gare du Nord où tu arriveras à temps pour sauter dans l'express du Luxembourg. Tu iras à Veldenz, la capitale du grand-duché de Deux-PontsVeldenz. À la Maison-de-Ville, tu obtiendras facilement l'acte de naissance du chevalier de Malreich, et des renseignements sur sa famille. Après-demain samedi, tu seras de retour. – Dois-je prévenir à la Sûreté ? – Je m'en charge. Je téléphonerai que tu es malade. Ah ! un mot encore. On se retrouvera à midi dans un petit café de la route de la Révolte, qu'on appelle le restaurant Buffalo. Mets-toi en ouvrier. Dès le lendemain, Lupin, vêtu d'un bourgeron et coiffé d'une casquette, se dirigea vers Neuilly et commença son enquête au numéro 3 de la route de la Révolte. Une porte cochère ouvre sur une première cour, et, là, c'est une véritable cité, toute une suite de passages et d'ateliers où grouille une population d'artisans, de femmes et de gamins. En quelques minutes, il gagna la sympathie de la concierge avec laquelle il bavarda, durant une heure, sur les sujets les plus divers. Durant cette heure, il vit passer les uns après les autres trois individus dont l'allure le frappa. « Ça, pensa-t-il, c'est du gibier, et qui sent fort… ça se suit à l'odeur… L'air d'honnêtes gens, parbleu ! mais l'œil du fauve qui sait que l'ennemi est partout, et que chaque buisson, chaque touffe d'herbe peut cacher une embûche. » L'après-midi et le matin du samedi, il poursuivit ses investigations, et il acquit la certitude que les sept complices d'Altenheim habitaient tous dans ce groupe d'immeubles. Quatre d'entre eux exerçaient ouvertement la profession de « marchands d'habits ». Deux autres vendaient des journaux, le septième se disait brocanteur et c'est ainsi, du reste, qu'on le nommait. Ils passaient les uns auprès des autres sans avoir l'air de se connaître. Mais, le soir, Lupin constata qu'ils se réunissaient dans une sorte de remise située tout au fond de la dernière des cours, remise où le Brocanteur accumulait ses marchandises, vieilles ferrailles, salamandres démolies, tuyaux de poêles rouillés et sans doute aussi la plupart des objets volés. « Allons, se dit-il, la besogne avance. J'ai demandé un mois à mon cousin d'Allemagne, je crois qu'une quinzaine suffira. Et, ce qui me fait plaisir, c'est de commencer l'opération par les gaillards qui m'ont fait faire un plongeon dans la Seine. Mon pauvre vieux Gourel, je vais enfin te venger. Pas trop tôt ! » À midi, il entrait au restaurant Buffalo, dans une petite salle basse, où des maçons et des cochers venaient consommer le plat du jour. Quelqu'un vint s'asseoir auprès de lui. – C'est fait, patron. – Ah ! c'est toi, Doudeville. Tant mieux. J'ai hâte de savoir. Tu as les renseignements ? L'acte de naissance ? Vite, raconte. – Eh bien ! voilà. Le père et la mère d'Altenheim sont morts à l'étranger. – Passons. – Ils laissaient trois enfants. – Trois ? – Oui, l'aîné aurait aujourd'hui trente ans. Il s'appelait Raoul de Malreich. – C'est notre homme, Altenheim. Après ? – Le plus jeune enfant était une fille, Isilda. Le registre porte à l'encre fraîche la mention « Décédée ». – Isilda… Isilda, redit Lupin c'est bien ce que je pensais, Isilda était la sœur d'Altenheim… J'avais bien vu en elle une expression de physionomie que je connaissais… Voilà le lien qui les rattachait… Mais l'autre, le troisième enfant, ou plutôt le second, le cadet ? – Un fils. Il aurait actuellement vingt-six ans. – Son nom ? – Louis de Malreich. Lupin eut un petit choc. – Ça y est ! Louis de Malreich… Les initiales L.M. L'affreuse et terrifiante signature… L'assassin se nomme Louis de Malreich… C'était le frère d'Altenheim et le frère d'Isilda. Et il a tué l'un et il a tué l'autre par crainte de leurs révélations… Lupin demeura longtemps taciturne, sombre, avec l'obsession, sans doute, de l'être mystérieux. Doudeville objecta : – Que pouvait-il craindre de sa sœur Isilda ? Elle était folle, m'a-t-on dit. – Folle, oui, mais capable de se rappeler certains détails de son enfance. Elle aura reconnu le frère avec lequel elle avait été élevée… Et ce souvenir lui a coûté la vie. Et il ajouta : – Folle ! mais tous ces gens-là sont fous… La mère, folle… Le père, alcoolique… Altenheim, une véritable brute… Isilda, une pauvre démente… Et quant à l'autre, l'assassin, c'est le monstre, le maniaque imbécile… – Imbécile, vous trouvez, patron ? – Eh oui, imbécile ! Avec des éclairs de génie, avec des ruses et des intuitions de démon, mais un détraqué, un fou comme toute cette famille de Malreich. Il n'y a que les fous qui tuent, et surtout des fous comme celui-là. Car enfin… Il s'interrompit, et son visage se contracta si profondément que Doudeville en fut frappé. – Qu'y a-t-il, patron ? – Regarde. Un homme venait d'entrer qui suspendit à une patère son chapeau – un chapeau noir, en feutre mou – s'assit à une petite table, examina le menu qu'un garçon lui offrait, commanda, et attendit, immobile, le buste rigide, les deux bras croisés sur la nappe. Et Lupin le vit bien en face. Il avait un visage maigre et sec, entièrement glabre, troué d'orbites profondes au creux desquelles on apercevait des yeux gris, couleur de fer. La peau paraissait tendue d'un os à l'autre, comme un parchemin, si raide, si épais, qu'aucun poil n'aurait pu le percer. Et le visage était morne. Aucune expression ne l'animait. Aucune pensée ne semblait vivre sous ce front d'ivoire. Et les paupières, sans cils, ne bougeaient jamais, ce qui donnait au regard la fixité d'un regard de statue. Lupin fit signe à l'un des garçons de l'établissement. – Quel est ce monsieur ? – Celui qui déjeune là ? – Oui. – C'est un client. Il vient deux ou trois fois la semaine. – Vous connaissez son nom ? – Parbleu oui ! Léon Massier. – Ah ! balbutia Lupin, tout ému, L.M., les deux lettres, serait-ce Louis de Malreich ? Il le contempla avidement. En vérité l'aspect de l'homme se trouvait conforme à ses prévisions, à ce qu'il savait de lui et de son existence hideuse. Mais ce qui le troublait, c'était ce regard de mort, là où il attendait la vie et la flamme c'était l'impassibilité, là où il supposait le tourment, le désordre, la grimace puissante des grands maudits. Il dit au garçon : – Que fait-il, ce monsieur ? – Ma foi, je ne saurais trop dire. C'est un drôle de pistolet… Il est toujours tout seul… Il ne parle jamais à personne. Ici nous ne connaissons même pas le son de sa voix. Du doigt il désigne sur le menu les plats qu'il veut… En vingt minutes, c'est expédié… Il paye… s'en va… – Et il revient ? – Tous les quatre ou cinq jours. Ce n'est pas régulier. – C'est lui, ce ne peut être que lui, se répétait Lupin, c'est Malreich, le voilà… il respire à quatre pas de moi. Voilà les mains qui tuent. Voilà le cerveau qu'enivre l'odeur du sang… Voilà le monstre, le vampire… Et pourtant, était-ce possible ? Lupin avait fini par le considérer comme un être tellement fantastique qu'il était déconcerté de le voir sous une forme vivante, allant, venant, agissant. Il ne s'expliquait pas qu'il mangeât, comme les autres, du pain et de la viande, et qu'il bût de la bière comme le premier venu, lui qu'il avait imaginé ainsi qu'une bête immonde qui se repaît de chair vivante et suce le sang de ses victimes. – Allons-nous-en, Doudeville. – Qu'est-ce que vous avez, patron ? vous êtes tout pâle. – J'ai besoin d'air. Sortons. Dehors, il respira largement, essuya son front couvert de sueur et murmura : – Ça va mieux. J'étouffais. Et, se dominant, il reprit : – Doudeville, le dénouement approche. Depuis des semaines, je lutte à tâtons contre l'invisible ennemi. Et voilà tout à coup que le hasard le met sur mon chemin ! Maintenant, la partie est égale. – Si l'on se séparait, patron ? Notre homme nous a vus ensemble. Il nous remarquera moins, l'un sans l'autre. – Nous a-t-il vus ? dit Lupin pensivement. Il semble ne rien voir, et ne rien entendre, et ne rien regarder. Quel type déconcertant ! Et de fait, dix minutes après, Léon Massier apparut et s'éloigna, sans même observer s'il était suivi. Il avait allumé une cigarette et fumait, l'une de ses mains derrière le dos, marchant en flâneur qui jouit du soleil et de l'air frais, et qui ne soupçonne pas qu'on peut surveiller sa promenade. Il franchit l'octroi, longea les fortifications, sortit de nouveau par la porte Champerret, et revint sur ses pas par la route de la Révolte. Allait-il entrer dans les immeubles du numéro 3 ? Lupin le désira vivement, car c'eût été la preuve certaine de sa complicité avec la bande Altenheim ; mais l'homme tourna et gagna la rue Delaizement qu'il suivit jusqu'au-delà du vélodrome Buffalo. À gauche, en face du vélodrome, parmi les jeux de tennis en location et les baraques qui bordent la rue Delaizement, il y avait un petit pavillon isolé, entouré d'un jardin exigu. Léon Massier s'arrêta, prit son trousseau de clefs, ouvrit d'abord la grille du jardin, ensuite la porte du pavillon, et disparut. Lupin s'avança avec précaution. Tout de suite il nota que les immeubles de la route de la Révolte se prolongeaient, par derrière, jusqu'au mur du jardin. S'étant approché davantage, il vit que ce mur était très haut, et qu'une remise, bâtie au fond du jardin, s'appuyait contre lui. Par la disposition des lieux, il acquit la certitude que cette remise était adossée à la remise qui s'élevait dans la dernière cour du numéro 3 et qui servait de débarras au Brocanteur. Ainsi donc, Léon Massier habitait une maison contiguë à la pièce où se réunissaient les sept complices de la bande Altenheim. Par conséquent, Léon Massier était bien le chef suprême qui commandait cette bande, et c'était évidemment par un passage existant entre les deux remises qu'il communiquait avec ses affidés. – Je ne m'étais pas trompé, dit Lupin, Léon Massier et Louis de Malreich ne font qu'un. La situation se simplifie. – Rudement, approuva Doudeville, et, avant quelques jours, tout sera réglé. – C'est-à-dire que j'aurai reçu un coup de stylet dans la gorge. – Qu'est-ce que vous dites, patron ? En voilà une idée ! – Bah ! qui sait ! J'ai toujours eu le pressentiment que ce monstre-là me porterait malheur. Désormais, il s'agissait, pour ainsi dire, d'assister à la vie de Malreich, de façon à ce qu'aucun de ses gestes ne fût ignoré. Cette vie, si l'on en croyait les gens du quartier que Doudeville interrogea, était des plus bizarres. Le type du Pavillon, comme on l'appelait, demeurait là depuis quelques mois seulement. Il ne voyait et ne recevait personne. On ne lui connaissait aucun domestique. Et les fenêtres, pourtant grandes ouvertes, même la nuit, restaient toujours obscures, sans que jamais la clarté d'une bougie ou d'une lampe les illuminât. D'ailleurs, la plupart du temps, Léon Massier sortait au déclin du jour et ne rentrait que fort tard – à l'aube, prétendaient des personnes qui l'avaient rencontré au lever du soleil. – Et sait-on ce qu'il fait ? demanda Lupin à son compagnon, quand celui-ci l'eut rejoint. – Non. Son existence est absolument irrégulière, il disparaît quelquefois pendant plusieurs jours ou plutôt il demeure enfermé. Somme toute, on ne sait rien. – Eh bien ! nous saurons, nous, et avant peu. Il se trompait. Après huit jours d'investigations et d'efforts continus, il n'en avait pas appris davantage sur le compte de cet étrange individu. Il se passait ceci d'extraordinaire, c'est que, subitement, tandis que Lupin le suivait, l'homme, qui cheminait à petits pas le long des rues, sans jamais s'arrêter, l'homme disparaissait comme par miracle. Il usa bien quelquefois de maisons à double sortie. Mais, d'autres fois, il semblait s'évanouir au milieu de la foule, ainsi qu'un fantôme. Et Lupin restait là, pétrifié, ahuri, plein de rage et de confusion. Il courait aussitôt à la rue Delaizement et montait la faction. Les minutes s'ajoutaient aux minutes, les quarts d'heure aux quarts d'heure. Une partie de la nuit s'écoulait. Puis survenait l'homme mystérieux. Qu'avait-il pu faire ? – Un pneumatique pour vous, patron, lui dit Doudeville un soir vers huit heures, en le rejoignant rue Delaizement. Lupin déchira. Mme Kesselbach le suppliait de venir à son secours. À la tombée du jour, deux hommes avaient stationné sous ses fenêtres et l'un d'eux avait dit : « Veine, on n'y a vu que du feu… Alors, c'est entendu, nous ferons le coup cette nuit » Elle était descendue et avait constaté que le volet de l'office ne fermait plus, ou du moins, qu'on pouvait l'ouvrir de l'extérieur. – Enfin, dit Lupin, c'est l'ennemi lui-même qui nous offre la bataille. Tant mieux ! J'en ai assez de faire le pied de grue sous les fenêtres de Malreich. – Est-ce qu'il est là, en ce moment ? – Non, il m'a encore joué un tour de sa façon dans Paris. J'allais lui en jouer un de la mienne. Mais tout d'abord, écoutemoi bien, Doudeville. Tu vas réunir une dizaine de nos hommes les plus solides… tiens, prends Marco et l'huissier Jérôme. Depuis l'histoire du Palace-Hôtel, je leur avais donné quelques vacances… Qu'ils viennent pour cette fois. Nos hommes rassemblés, mène-les rue des Vignes. Le père Charolais et son fils doivent déjà monter la faction. Tu t'entendras avec eux, et, à onze heures et demie, tu viendras me rejoindre au coin de la rue des Vignes et de la rue Raynouard. De là, nous surveillerons la maison. Doudeville s'éloigna. Lupin attendit encore une heure jusqu'à ce que la paisible rue Delaizement fût tout à fait déserte, puis, voyant que Léon Massier ne rentrait pas, il se décida et s'approcha du pavillon. Personne autour de lui… Il prit son élan et bondit sur le rebord de pierre qui soutenait la grille du jardin. Quelques minutes après, il était dans la place. Son projet consistait à forcer la porte de la maison et à fouiller les chambres, afin de trouver les fameuses lettres de l'Empereur dérobées par Malreich à Veldenz. Mais il pensa qu'une visite à la remise était plus urgente. Il fut très surpris de voir qu'elle n'était point fermée et de constater ensuite, à la lueur de sa lanterne électrique, qu'elle était absolument vide et qu'aucune porte ne trouait le mur du fond. Il chercha longtemps, sans plus de succès. Mais dehors, il aperçut une échelle, dressée contre la remise, et qui servait évidemment à monter dans une sorte de soupente pratiquée sous le toit d'ardoises. De vieilles caisses, des bottes de paille, des châssis de jardinier encombraient cette soupente, ou plutôt semblaient l'encombrer, car il découvrit facilement un passage qui le conduisit au mur. Là, il se heurta à un châssis, qu'il voulut déplacer. Ne le pouvant pas, il l'examina de plus près et s'avisa, d'abord qu'il était fixé à la muraille, et, ensuite, qu'un des carreaux manquait. Il passa le bras : c'était le vide. Il projeta vivement la lueur de la lanterne et regarda : c'était un grand hangar, une remise plus vaste que celle du pavillon et remplie de ferraille et d'objets de toute espèce. « Nous y sommes, se dit Lupin, cette lucarne est pratiquée dans la remise du Brocanteur, tout en haut, et c'est de là que Louis de Malreich voit, entend et surveille ses complices, sans être vu ni entendu par eux. Je m'explique maintenant qu'ils ne connaissent pas leur chef. » Renseigné, il éteignit sa lumière, et il se disposait à partir quand une porte s'ouvrit en face de lui et tout en bas. Quelqu'un entra. Une lampe fut allumée. Il reconnut le Brocanteur. Il résolut alors de rester, puisque aussi bien l'expédition ne pouvait avoir lieu tant que cet homme serait là. Le Brocanteur avait sorti deux revolvers de sa poche. Il vérifia leur fonctionnement et changea les balles tout en sifflotant un refrain de café-concert. Une heure s'écoula de la sorte. Lupin commençait à s'inquiéter, sans se résoudre pourtant à partir. Des minutes encore passèrent, une demi-heure, une heure… Enfin, l'homme dit à haute voix : – Entre. Un des bandits se glissa dans la remise, et, coup sur coup, il en arriva un troisième, un quatrième… – Nous sommes au complet, dit le Brocanteur. Dieudonné et le Joufflu nous rejoignent là-bas. Allons, pas de temps à perdre… Vous êtes armés ? – Jusqu'à la gauche. – Tant mieux. Ce sera chaud. – Comment sais-tu ça, le Brocanteur ? – J'ai vu le chef… Quand je dis que je l'ai vu… Non… Enfin, il m'a parlé… – Oui, fit un des hommes, dans l'ombre, comme toujours, au coin d'une rue. Ah ! j'aimais mieux les façons d'Altenheim. Au moins, on savait ce qu'on faisait. – Ne le sais-tu pas ? riposta le Brocanteur… On cambriole le domicile de la Kesselbach. – Et les deux gardiens ? les deux bonshommes qu'à postés Lupin ? – Tant pis pour eux. Nous sommes sept. Ils n'auront qu'à se taire. – Et la Kesselbach ? – Le bâillon d'abord, puis la corde, et on l'amène ici… Tiens, sur ce vieux canapé… Là, on attendra les ordres. – C'est bien payé ? – Les bijoux de la Kesselbach, d'abord. – Oui, si ça réussit, mais je parle du certain. – Trois billets de cent francs, d'avance, pour chacun de nous. Le double après. – Tu as l'argent ? – Oui. – À la bonne heure. On peut dire ce qu'on voudra, n'empêche que, pour ce qui est du paiement, il n'y en a pas deux comme ce type-là. Et, d'une voix si basse que Lupin la perçut à peine : – Dis donc, le Brocanteur, si on est forcé de jouer du couteau, il y a une prime ? – Toujours la même. Deux mille. – Si c'est Lupin ? – Trois mille. – Ah ! si nous pouvions l'avoir, celui-là. Les uns après les autres ils quittèrent la remise. Lupin entendit encore ces mots du Brocanteur : – Voilà le plan d'attaque. On se sépare en trois groupes. Un coup de sifflet, et chacun va de l'avant… En hâte Lupin sortit de sa cachette, descendit l'échelle, contourna le pavillon sans y entrer, et repassa par-dessus la grille. – Le Brocanteur a raison, ça va chauffer Ah ! c'est à ma peau qu'ils en veulent ! Une prime pour Lupin ! Les canailles ! Il franchit l'octroi et sauta dans un taxi-auto. – Rue Raynouard. Il se fit arrêter à trois cents pas de la rue des Vignes et marcha jusqu'à l'angle des deux rues. À sa grande stupeur, Doudeville n'était pas là. « Bizarre, se dit Lupin, il est plus de minuit pourtant… Ça me semble louche, cette affaire-là. » Il patienta dix minutes, vingt minutes. À minuit et demi, personne. Un retard devenait dangereux. Après tout, si Doudeville et ses amis n'avaient pu venir, Charolais, son fils, et lui, Lupin, suffiraient à repousser l'attaque, sans compter l'aide des domestiques. Il avança donc. Mais deux hommes lui apparurent qui cherchaient à se dissimuler dans l'ombre d'un renfoncement. « Bigre, se dit-il, c'est l'avant-garde de la bande, Dieudonné et le Joufflu. Je me suis laissé bêtement distancer. » Là, il perdit encore du temps. Marcherait-il droit sur eux pour les mettre hors de combat et pour pénétrer ensuite dans la maison par la fenêtre de l'office, qu'il savait libre ? C'était le parti le plus prudent, qui lui permettait en outre d'emmener immédiatement Mme Kesselbach et de la mettre hors de cause. Oui, mais c'était aussi l'échec de son plan, et c'était manquer cette unique occasion de prendre au piège la bande entière, et, sans aucun doute aussi, Louis de Malreich. Soudain un coup de sifflet vibra quelque part, de l'autre côté de la maison. Étaient-ce les autres, déjà ? Et une contre-attaque allait-elle se produire par le jardin ? Mais, au signal donné, les deux hommes avaient enjambé la fenêtre. Ils disparurent. Lupin bondit, escalada le balcon et sauta dans l'office. Au bruit des pas, il jugea que les assaillants étaient passés dans le jardin, et ce bruit était si net qu'il fut tranquille. Charolais et son fils ne pouvaient pas ne pas avoir entendu. Il monta donc. La chambre de Mme Kesselbach se trouvait sur le palier. Vivement il entra. À la clarté d'une veilleuse, il aperçut Dolorès, sur un divan, évanouie. Il se précipita sur elle, la souleva, et, d'une voix impérieuse, l'obligeant de répondre : – Écoutez… Charolais ? Son fils ?… Où sont-ils ? Elle balbutia : – Comment ? mais partis… – Quoi ! partis ! – Vous m'avez écrit il y a une heure, un message téléphonique… Il ramassa près d'elle un papier bleu et lut : « Renvoyez immédiatement les deux gardiens et tous mes hommes, je les attends au Grand-Hôtel. Soyez sans crainte. – Tonnerre ! et vous avez cru ! Mais vos domestiques ? – Partis. Il s'approcha de la fenêtre. Dehors, trois hommes venaient de l'extrémité du jardin. Par la fenêtre de la chambre voisine, qui donnait sur la rue, il en vit deux autres, dehors. Et il songea à Dieudonné, au Joufflu, à Louis de Malreich surtout, qui devait rôder invisible et formidable. – Bigre, murmura-t-il, je commence à croire que je suis fichu. L'HOMME NOIR En cet instant, Arsène Lupin eut l'impression, la certitude, qu'il avait été attiré dans un guet-apens, par des moyens qu'il n'avait pas le loisir de discerner, mais dont il devinait l'habileté et l'adresse prodigieuses. Tout était combiné, tout était voulu : l'éloignement de ses hommes, la disparition ou la trahison des domestiques, sa présence même dans la maison de Mme Kesselbach. Évidemment tout cela avait réussi au gré de l'ennemi, grâce à des circonstances heureuses jusqu'au miracle – car enfin il aurait pu survenir avant que le faux message ne fît partir ses amis. Mais alors c'était la bataille de sa bande à lui contre la bande Altenheim. Et Lupin, se rappelant la conduite de Malreich, l'assassinat d'Altenheim, l'empoisonnement de la folle à Veldenz, Lupin se demanda si le guet-apens était dirigé contre lui seul, et si Malreich n'avait pas entrevu comme possibles une mêlée générale et la suppression de complices qui, maintenant, le gênaient. Intuition plutôt chez lui, idée fugitive qui l'effleura. L'heure était à l'action. Il fallait défendre Dolorès dont l'enlèvement, en toute hypothèse, était la raison même de l'attaque. Il entrebâilla la fenêtre de la rue, et braqua son revolver. Un coup de feu, l'alarme donnée dans le quartier, et les bandits s'enfuiraient. « Eh bien ! non, murmura-t-il, non. Il ne sera pas dit que j'aurai esquivé la lutte. L'occasion est trop belle… Et puis qui sait s'ils s'enfuiraient ! Ils sont en nombre et se moquent des voisins. » Il rentra dans la chambre de Dolorès. En bas, du bruit. Il écouta, et, comme cela provenait de l'escalier, il ferma la serrure à double tour. Dolorès pleurait et se convulsait sur le divan. Il la supplia : – Avez-vous la force ? Nous sommes au premier étage. Je pourrais vous aider à descendre… Des draps à la fenêtre… – Non, non, ne me quittez pas… Ils vont me tuer… Défendez-moi. Il la prit dans ses bras et la porta dans la chambre voisine. Et, se penchant sur elle : – Ne bougez pas et soyez calme. Je vous jure que, moi vivant, aucun de ces hommes ne vous touchera. La porte de la première chambre fut ébranlée. Dolorès s'écria, en s'accrochant à lui : – Ah ! les voilà… les voilà Ils vous tueront, vous êtes seul… Il lui dit ardemment : – Je ne suis pas seul : vous êtes là… vous êtes là près de moi. Il voulut se dégager. Elle lui saisit la tête entre ses deux mains, le regarda profondément dans les yeux, et murmura : – Où allez-vous ? Qu'allez-vous faire ? Non ne mourez pas, je ne veux pas, il faut vivre… il le faut… Elle balbutia des mots qu'il n'entendit pas et qu'elle semblait étouffer entre ses lèvres pour qu'il ne les entendît point, et, à bout d'énergie, exténuée, elle retomba sans connaissance. Il se pencha sur elle, et la contempla un instant. Doucement il effleura ses cheveux d'un baiser. Puis il retourna dans la première chambre, ferma soigneusement la porte qui séparait les deux pièces et alluma l'électricité. – Minute, les enfants ! cria-t-il. Vous êtes donc bien pressés de vous faire démolir ? Vous savez que c'est Lupin qui est là ? Gare la danse ! Tout en parlant il avait déplié un paravent de façon à cacher le sofa où reposait tout à l'heure Mme Kesselbach, et il avait jeté sur ce sofa des robes et des couvertures. La porte allait se briser sous l'effort des assaillants. – Voilà ! j'accours ! Vous êtes prêts ? Eh bien ! au premier de ces messieurs ! Rapidement, il tourna la clef et tira le verrou. Des cris, des menaces, un grouillement de brutes haineuses dans l'encadrement de la porte ouverte. Et pourtant nul n'osait avancer. Avant de se ruer sur Lupin, ils hésitaient, saisis d'inquiétude, de peur… C'est là ce qu'il avait prévu. Debout au milieu de la pièce, bien en lumière, le bras tendu, il tenait entre ses doigts une liasse de billets de banque avec lesquels il faisait, en les comptant un à un, sept parts égales. Et tranquillement, il déclarait : – Trois mille francs de prime pour chacun si Lupin est envoyé ad patres ? C'est bien ça, n'est-ce pas, qu'on vous a promis ? En voilà le double. Il déposa les paquets sur une table, à portée des bandits. Le Brocanteur hurla : – Des histoires ! Il cherche à gagner du temps. Tirons dessus ! Il leva le bras. Ses compagnons le retinrent. Et Lupin continuait : – Bien entendu, cela ne change rien à votre plan de campagne. Vous vous êtes introduit ici : 1° pour enlever Mme Kesselbach ; 2° et accessoirement, pour faire main basse sur ses bijoux. Je me considérerais comme le dernier des misérables si je m'opposais à ce double dessein. – Ah ! ça, où veux-tu en venir ? grogna le Brocanteur qui écoutait malgré lui. – Ah ! ah ! le Brocanteur, je commence à t'intéresser. Entre donc, mon vieux… Entrez donc tous… Il y a des courants d'air au haut de cet escalier et des mignons comme vous risqueraient de s'enrhumer… Eh quoi ! nous avons peur ? Je suis pourtant tout seul… Allons, du courage, mes agneaux. Ils pénétrèrent dans la pièce, intrigués et méfiants. – Pousse la porte, le Brocanteur on sera plus à l'aise. Merci, mon gros. Ah ! je vois, en passant, que les billets de mille se sont évanouis. Par conséquent, on est d'accord. Comme on s'entend tout de même entre honnêtes gens ! – Après ? – Après ? eh bien ! puisque nous sommes associés… – Associés ! – Dame ! n'avez-vous pas accepté mon argent ? On travaille ensemble, mon gros, et c'est ensemble que nous allons : 1° enlever la jeune personne ; 2° enlever les bijoux. Le Brocanteur ricana : – Pas besoin de toi. – Si mon gros. – En quoi ? – En ce que vous ignorez où se trouve la cachette aux bijoux, et que, moi, je la connais. – On la trouvera. – Demain. Pas cette nuit. – Alors, cause. Qu'est-ce que tu veux ? – Le partage des bijoux. – Pourquoi n'as-tu pas tout pris, puisque tu connais la cachette ? – Impossible de l'ouvrir seul. Il y a un secret, mais je l'ignore. Vous êtes là, je me sers de vous. Le Brocanteur hésitait. – Partager… partager… Quelques cailloux et un peu de cuivre peut-être… – Imbécile ! Il y en a pour plus d'un million. Les hommes frémirent, impressionnés. – Soit, dit le Brocanteur, mais si la Kesselbach fiche le camp ? Elle est dans l'autre chambre, n'est-ce pas ? – Non, elle est ici. Lupin écarta un instant l'une des feuilles du paravent et laissa entrevoir l'amas de robes et de couvertures qu'il avait préparé sur le sofa. – Elle est ici, évanouie. Mais je ne la livrerai qu'après le partage. – Cependant… – C'est à prendre ou à laisser. J'ai beau être seul. Vous savez ce que je vaux. Donc… Les hommes se consultèrent et le Brocanteur dit : – Où est la cachette ? – Sous le foyer de la cheminée. Mais il faut, quand on ignore le secret, soulever d'abord toute la cheminée, la glace, les marbres, et tout cela d'un bloc, paraît-il. Le travail est dur. – Bah ! nous sommes d'attaque. Tu vas voir ça. En cinq minutes… Il donna des ordres, et aussitôt ses compagnons se mirent à l'œuvre avec un entrain et une discipline admirables. Deux d'entre eux, montés sur des chaises, s'efforçaient de soulever la glace. Les quatre autres s'attaquèrent à la cheminée elle-même. Le Brocanteur, à genoux, surveillait le foyer et commandait : – Hardi, les gars ! Ensemble, s'il vous plaît Attention ! une, deux Ah ! tenez, ça bouge. Immobile, derrière eux, les mains dans ses poches, Lupin les considérait avec attendrissement, et, en même temps, il savourait de tout son orgeuil, en artiste et en maître, cette épreuve si violente de son autorité, de sa force, de l'empire incroyable qu'il exerçait sur les autres. Comment ces bandits avaient-ils pu admettre une seconde cette invraisemblable histoire, et perdre toute notion des choses, au point de lui abandonner toutes les chances de la bataille ? Il tira de ses poches deux grands revolvers, massifs et formidables, tendit les deux bras, et, tranquillement, choisissant les deux premiers hommes qu'il abattrait, et les deux autres qui tomberaient à la suite, il visa comme il eût visé sur deux cibles, dans un stand. Deux coups de feu à la fois, et deux encore… Des hurlements… Quatre hommes s'écroulèrent les uns après les autres, comme des poupées au jeu de massacre. – Quatre ôtés de sept, reste trois, dit Lupin. Faut-il continuer ? Ses bras demeuraient tendus, ses deux revolvers braqués sur le groupe que formaient le Brocanteur et ses deux compagnons. – Salaud ! gronda le Brocanteur, tout en cherchant une arme. – Haut les pattes ! cria Lupin, ou je tire… Parfait ! maintenant, vous autres, désarmez-le sinon… Les deux bandits, tremblants de peur, paralysaient leur chef, et l'obligeaient à la soumission. – Ligotez-le ! Ligotez-le, sacré nom ! Qu'est-ce que ça peut vous faire ? Moi parti, vous êtes tous libres… Allons, nous y sommes ? Les poignets d'abord avec vos ceintures… Et les chevilles. Plus vite que ça… Désemparé, vaincu, le Brocanteur ne résistait plus. Tandis que ses compagnons l'attachaient, Lupin se baissa sur eux et leur assena deux terribles coups de crosse sur la tête. Ils s'affaissèrent. – Voilà de la bonne besogne, dit-il en respirant. Dommage qu'il n'y en ait pas encore une cinquantaine… J'étais en train… Et tout cela avec une aisance, le sourire aux lèvres… Qu'en penses-tu, le Brocanteur ? Le bandit maugréait. Il lui dit : – Sois pas mélancolique, mon gros. Console-toi en te disant que tu coopères à une bonne action, le salut de Mme Kesselbach. Elle va te remercier elle-même de ta galanterie. Il se dirigea vers la porte de la seconde chambre et l'ouvrit. – Ah ! fit-il, en s'arrêtant sur le seuil, interdit, bouleversé. La chambre était vide. Il s'approcha de la fenêtre, et vit une échelle appuyée au balcon, une échelle d'acier démontable. – Enlevée enlevée, murmura-t-il. Louis de Malreich Ah ! le forban… Il réfléchit une minute, tout en s'efforçant de dominer son angoisse, et se dit qu'après tout, comme Mme Kesselbach ne semblait courir aucun danger immédiat, il n'y avait pas lieu de s'alarmer. Mais une rage soudaine le secoua, et il se précipita sur les bandits, distribua quelques coups de botte aux blessés qui s'agitaient, chercha et reprit ses billets de banque, puis bâillonna des bouches, lia des mains avec tout ce qu'il trouva, cordons de rideaux, embrasses, couvertures et draps réduits en bandelettes, et finalement aligna sur le tapis, devant le canapé, sept paquets humains, serrés les uns contre les autres, et ficelés comme des colis. – Brochette de momies sur canapé, ricana-t-il. Mets succulent pour un amateur ! Tas d'idiots, comment avez-vous fait votre compte ? Vous voilà comme des noyés à la Morgue Mais aussi on s'attaque à Lupin, à Lupin défenseur de la veuve et de l'orphelin ! Vous tremblez ? Faut pas, les agneaux ! Lupin n'a jamais fait de mal à une mouche… Seulement, Lupin est un honnête homme qui n'aime pas la fripouille, et Lupin connaît ses devoirs. Voyons, est-ce qu'on peut vivre avec des chenapans comme vous ? Alors quoi ? plus de respect pour la vie du prochain ? plus de respect pour le bien d'autrui ? plus de lois ? plus de société ? plus de conscience ? plus rien ? Où allonsnous, Seigneur, où allons-nous ? Sans même prendre la peine de les enfermer, il sortit de la chambre, gagna la rue, et marcha jusqu'à ce qu'il eût rejoint son taxi-auto. Il envoya le chauffeur à la recherche d'une autre automobile, et ramena les deux voitures devant la maison de Mme Kesselbach. Un bon pourboire, donné d'avance, évita les explications oiseuses. Avec l'aide des deux hommes il descendit les sept prisonniers et les installa dans les voitures, pêle-mêle, sur les genoux les uns des autres. Les blessés criaient, gémissaient. Il ferma les portes. – Gare les mains, dit-il. Il monta sur le siège de la première voiture. – En route ! – Où va-t-on ? demanda le chauffeur. – 36, quai des Orfèvres, à la Sûreté. Les moteurs ronflèrent un bruit de déclenchements, et l'étrange cortège se mit à dévaler par les pentes du Trocadéro. Dans les rues on dépassa quelques charrettes de légumes. Des hommes, armés de perches, éteignaient des réverbères. Il y avait des étoiles au ciel. Une brise fraîche flottait dans l'espace. Lupin chantait. La place de la Concorde, le Louvre… Au loin, la masse noire de Notre-Dame… Il se retourna et entrouvrit la portière : – Ça va bien, les camarades ? Moi aussi, merci. La nuit est délicieuse, et on respire un air ! On sauta sur les pavés plus inégaux des quais. Et aussitôt, ce fut le Palais de Justice et la porte de la Sûreté. – Restez-là, dit Lupin aux deux chauffeurs, et surtout soignez bien vos sept clients. Il franchit la première cour et suivit le couloir de droite qui aboutissait aux locaux du service central. Des inspecteurs s'y trouvaient en permanence. – Du gibier, messieurs, dit-il en entrant et du gros. M. Weber est là ? Je suis le nouveau commissaire de police d'Auteuil. – M. Weber est dans son appartement. Faut-il le prévenir ? – Une seconde. Je suis pressé. Je vais lui laisser un mot. Il s'assit devant une table et écrivit : « Mon cher Weber, « Je t'amène les sept bandits qui composaient la bande d'Altenheim, ceux qui ont tué Gourel et bien d'autres, qui m'ont tué également sous le nom de M. Lenormand. « Il ne reste plus que leur chef. Je vais procéder à son arrestation immédiate. Viens me rejoindre. Il habite à Neuilly, rue Delaizement, et se fait appeler Léon Massier. « Cordiales salutations. « Arsène LUPIN, Chef de la Sûreté. » Il cacheta. – Voici pour M. Weber. C'est urgent. Maintenant, il me faut sept hommes pour prendre livraison de la marchandise. Je l'ai laissée sur le quai. Devant les autos, il fut rejoint par un inspecteur principal. – Ah ! c'est vous, monsieur Lebœuf, lui dit-il. J'ai fait un beau coup de filet Toute la bande d'Altenheim Ils sont là dans les autos. – Où donc les avez-vous pris ? – En train d'enlever Mme Kesselbach et de piller sa maison. Mais j'expliquerai tout cela, en temps opportun. L'inspecteur principal le prit à part, et, d'un air étonné : – Mais, pardon, on est venu me chercher de la part du commissaire d'Auteuil. Et il ne me semble pas… À qui ai-je l'honneur de parler ? – À la personne qui vous fait le joli cadeau de sept apaches de la plus belle qualité. – Encore voudrais-je savoir ? – Mon nom ? – Oui. – Arsène Lupin. Il donna vivement un croc-en-jambe à son interlocuteur, courut jusqu'à la rue de Rivoli, sauta dans une automobile qui passait et se fit conduire à la porte des Ternes. Les immeubles de la route de la Révolte étaient proches ; il se dirigea vers le numéro 3. Malgré tout son sang-froid, et l'empire qu'il avait sur luimême, Arsène Lupin ne parvenait pas à dominer l'émotion qui l'envahissait. Retrouverait-il Dolorès Kesselbach ? Louis de Malreich avait-il ramené la jeune femme, soit chez lui, soit dans la remise du Brocanteur ? Lupin avait pris au Brocanteur la clef de cette remise, de sorte qu'il lui fut facile, après avoir sonné et après avoir traversé toutes les cours, d'ouvrir la porte et de pénétrer dans le magasin de bric-à-brac. Il alluma sa lanterne et s'orienta. Un peu à droite, il y avait l'espace libre où il avait vu les complices tenir un dernier conciliabule. Sur le canapé désigné par le Brocanteur, il aperçut une forme noire. Enveloppée de couvertures, bâillonnée, Dolorès gisait là… Il la secourut. – Ah ! vous voilà… vous voilà, balbutia-t-elle… Ils ne vous ont rien fait ? Et aussitôt, se dressant et montrant le fond du magasin : – Là, il est parti de ce côté… j'ai entendu… je suis sûre.. Il faut aller, je vous en prie… – Vous d'abord, dit-il. – Non, lui… frappez-le je vous en prie, frappez-le. La peur, cette fois, au lieu de l'abattre, semblait lui donner des forces inusitées, et elle répéta, dans un immense désir de livrer l'effroyable ennemi qui la torturait : – Lui d'abord… Je ne peux plus vivre, il faut que vous me sauviez de lui… il le faut, je ne peux plus vivre… Il la délia, retendit soigneusement sur le canapé et lui dit : – Vous avez raison… D'ailleurs, ici vous n'avez rien à craindre… Attendez-moi, je reviens… Comme il s'éloignait, elle saisit sa main vivement : – Mais vous ? – Eh bien ? – Si cet homme… On eût dit qu'elle appréhendait pour Lupin ce combat suprême auquel elle l'exposait, et que, au dernier moment, elle eût été heureuse de le retenir. Il murmura : – Merci, soyez tranquille. Qu'ai-je à redouter ? Il est seul. Et, la laissant, il se dirigea vers le fond. Comme il s'y attendait, il découvrit une échelle dressée contre le mur, et qui le conduisit au niveau de la petite lucarne grâce à laquelle il avait assisté à la réunion des bandits. C'était le chemin que Malreich avait pris pour rejoindre sa maison de la rue Delaizement. Il refit ce chemin, comme il l'avait fait quelques heures plus tôt, passa dans l'autre remise et descendit dans le jardin. Il se trouvait derrière le pavillon même occupé par Malreich. Chose étrange, il ne douta pas une seconde que Malreich ne fût là. Inévitablement il allait le rencontrer, et le duel formidable qu'ils soutenaient l'un contre l'autre touchait à sa fin. Quelques minutes encore, et tout serait terminé. Il fut confondu ! Ayant saisi la poignée d'une porte, cette poignée tourna et la porte céda sous son effort. Le pavillon n'était même pas fermé. Il traversa une cuisine, un vestibule, et monta un escalier, et il avançait délibérément, sans chercher à étouffer le bruit de ses pas. Sur le palier, il s'arrêta. La sueur coulait de son front et ses tempes battaient sous l'afflux du sang. Pourtant, il restait calme, maître de lui et conscient de ses moindres pensées. Il déposa sur une marche ses deux revolvers. – Pas d'armes, se dit-il, mes mains seules, rien que l'effort de mes deux mains ça suffit… ça vaut mieux. En face de lui, trois portes. Il choisit celle du milieu, et fit jouer la serrure. Aucun obstacle. Il entra. Il n'y avait point de lumière dans la chambre, mais, par la fenêtre grande ouverte, pénétrait la clarté de la nuit, et dans l'ombre il apercevait les draps et les rideaux blancs du lit. Et là quelqu'un se dressait. Brutalement, sur cette silhouette, il lança le jet de sa lanterne. – Malreich ! Le visage blême de Malreich, ses yeux sombres, ses pommettes de cadavre, son cou décharné… Et tout cela était immobile, à cinq pas de lui, et il n'aurait su dire si ce visage inerte, si ce visage de mort exprimait la moindre terreur ou même seulement un peu d'inquiétude. Lupin fit un pas, et un deuxième, et un troisième. L'homme ne bougeait point. Voyait-il ? Comprenait-il ? On eût dit que ses yeux regardaient dans le vide et qu'il se croyait obsédé par une hallucination plutôt que frappé par une image réelle. Encore un pas… « Il va se défendre, pensa Lupin, il faut qu'il se défende. » Et Lupin avança le bras vers lui. L'homme ne fit pas un geste, il ne recula point, ses paupières ne battirent pas. Le contact eut lieu. Et ce fut Lupin qui, bouleversé, épouvanté, perdit la tête. Il renversa l'homme, le coucha sur son lit, le roula dans ses draps, le sangla dans ses couvertures, et le tint sous son genou comme une proie sans que l'homme eût tenté le moindre geste de résistance. – Ah ! clama Lupin, ivre de joie et de haine assouvie, je t'ai enfin écrasée, bête odieuse ! Je suis le maître enfin ! Il entendit du bruit dehors, dans la rue Delaizement, des coups que l'on frappait contre la grille. Il se précipita vers la fenêtre et cria : – C'est toi, Weber ! Déjà ! À la bonne heure ! Tu es un serviteur modèle ! Ferme la grille, mon bonhomme, et accours, tu seras le bienvenu. En quelques minutes, il fouilla les vêtements de son prisonnier, s'empara de son portefeuille, rafla les papiers qu'il put trouver dans les tiroirs du bureau et du secrétaire, les jeta tous sur la table et les examina. Il eut un cri de joie : le paquet de lettres était là, le paquet des fameuses lettres qu'il avait promis de rendre à l'Empereur. Il remit les papiers à leur place et courut à la fenêtre. – Voilà qui est fait, Weber ! Tu peux entrer ! Tu trouveras l'assassin de Kesselbach dans son lit, tout préparé et tout ficelé… Adieu, Weber… Et Lupin, dégringolant rapidement l'escalier, courut jusqu'à la remise et, tandis que Weber s'introduisait dans la maison, il rejoignit Dolorès Kesselbach. À lui seul, il avait arrêté les sept compagnons d'Altenheim ! Et il avait livré à la justice le chef mystérieux de la bande, le monstre infâme, Louis de Malreich ! Sur un large balcon de bois, assis devant une table, un jeune homme écrivait. Parfois il levait la tête et contemplait d'un regard vague l'horizon des coteaux où les arbres, dépouillés par l'automne, laissaient tomber leurs dernières feuilles sur les toits rouges des villas et sur les pelouses des jardins. Puis il recommençait à écrire. Au bout d'un moment, il prit sa feuille de papier et lut à haute voix : Nos jours s'en vont à la dérive, Comme emportés par un courant Qui les pousse vers une rive Que l'on n'aborde qu'en mourant. – Pas mal, fit une voix derrière lui, Mme Amable Tastu n'eût pas fait mieux. Enfin, tout le monde ne peut pas être Lamartine. – Vous ! Vous ! balbutia le jeune homme avec égarement. – Mais oui, poète, moi-même, Arsène Lupin qui vient voir son cher ami Pierre Leduc. Pierre Leduc se mit à trembler, comme grelottant de fièvre. Il dit à voix basse : – L'heure est venue ? – Oui, mon excellent Pierre Leduc, l'heure est venue pour toi de quitter ou plutôt d'interrompre la molle existence de poète que tu mènes depuis plusieurs mois aux pieds de Geneviève Ernemont et de Mme Kesselbach, et d'interpréter le rôle que je t'ai réservé dans ma pièce… une jolie pièce, je t'assure, un bon petit drame bien charpenté, selon les règles de l'art, avec trémolos, rires et grincements de dents. Nous voici arrivés au cinquième acte, le dénouement approche, et c'est toi, Pierre Leduc, qui en est le héros. Quelle gloire ! Le jeune homme se leva : – Et si je refuse ? – Idiot ! – Oui, si je refuse ? Après tout, qui m'oblige à me soumettre à votre volonté ? Qui m'oblige à accepter un rôle que je ne connais pas encore, mais qui me répugne d'avance, et dont j'ai honte ? – Idiot ! répéta Lupin. Et, forçant Pierre Leduc à s'asseoir, il prit place auprès de lui et, de sa voix la plus douce : – Tu oublies tout à fait, bon jeune homme, que tu ne t'appelles pas Pierre Leduc, mais Gérard Baupré. Si tu portes le nom admirable de Pierre Leduc, c'est que toi, Gérard Baupré, tu as assassiné Pierre Leduc et lui as volé sa personnalité. Le jeune homme sauta d'indignation : – Vous êtes fou ! vous savez bien que c'est vous qui avez tout combiné… – Parbleu, oui, je le sais bien, mais la justice, quand je lui fournirai la preuve que le véritable Pierre Leduc est mort de mort violente, et que, toi, tu as pris sa place ? Atterré le jeune homme bégaya : – On ne le croira pas… Pourquoi aurais-je fait cela ? Dans quel but ? – Idiot ! Le but est si visible que Weber lui-même l'eût aperçu. Tu mens quand tu dis que tu ne veux pas accepter un rôle que tu ignores. Ce rôle, tu le connais. C'est celui qu'eût joué Pierre Leduc, s'il n'était pas mort. – Mais Pierre Leduc, pour moi, pour tout le monde, ce n'est encore qu'un nom. Qui était-il ? Qui suis-je ? – Qu'est-ce que ça peut te faire ? – Je veux savoir. Je veux savoir où je vais. – Et si tu le sais, marcheras-tu droit devant toi ? – Oui, si ce but dont vous parlez en vaut la peine. – Sans cela, crois-tu que je me donnerais tant de mal ? – Qui suis-je ? Et quel que soit mon destin, soyez sûr que j'en serai digne. Mais je veux savoir. Qui suis-je ? Arsène Lupin ôta son chapeau, s'inclina et dit : – Hermann IV, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz, prince de Berncastel, électeur de Trêves, et seigneur d'autres lieux. Trois jours plus tard. Lupin emmenait Mme Kesselbach en automobile du côté de la frontière. Le voyage fut silencieux. Lupin se rappelait avec émotion le geste effrayé de Dolorès et les paroles qu'elle avait prononcées dans la maison de la rue des Vignes au moment où il allait la défendre contre les complices d'Altenheim. Et elle devait s'en souvenir aussi car elle restait gênée en sa présence, et visiblement troublée. Le soir, ils arrivèrent dans un petit château tout vêtu de feuilles et de fleurs, coiffé d'un énorme chapeau d'ardoises, et entouré d'un grand jardin aux arbres séculaires. Ils y trouvèrent Geneviève déjà installée, et qui revenait de la ville voisine où elle avait choisi des domestiques du pays. – Voici votre demeure, madame, dit Lupin. C'est le château de Bruggen. Vous y attendrez en toute sécurité la fin de ces événements. Demain, Pierre Leduc, que j'ai prévenu, sera votre hôte. Il repartit aussitôt, se dirigea sur Veldenz et remit au comte de Waldemar le paquet des fameuses lettres qu'il avait reconquises. – Vous connaissez mes conditions, mon cher Waldemar, dit Lupin… Il s'agit, avant tout, de relever la maison de DeuxPonts-Veldenz et de rendre le grand-duché au grand-duc Hermann IV. – Dès aujourd'hui je vais commencer les négociations avec le conseil de régence. D'après mes renseignements, ce sera chose facile. Mais ce grand-duc Hermann… – Son Altesse habite actuellement, sous le nom de Pierre Leduc, le château de Bruggen. Je donnerai sur son identité toutes les preuves qu'il faudra. Le soir même, Lupin reprenait la route de Paris, avec l'intention d'y pousser activement le procès de Malreich et des sept bandits. Ce que fut cette affaire, la façon dont elle fut conduite, et comment elle se déroula, il serait fastidieux d'en parler, tellement les faits, et tellement même les plus petits détails, sont présents à la mémoire de tous. C'est un de ces événements sensationnels, que les paysans les plus frustes des bourgades les plus lointaines commentent et racontent entre eux. Mais ce que je voudrais rappeler, c'est la part énorme que prit Arsène Lupin à la poursuite de l'affaire, et aux incidents de l'instruction. En fait, l'instruction ce fut lui qui la dirigea. Dès le début, il se substitua aux pouvoirs publics, ordonnant les perquisitions, indiquant les mesures à prendre, prescrivant les questions à poser aux prévenus, ayant réponse à tout… Qui ne se souvient de l'ahurissement général, chaque matin, quand on lisait dans les journaux ces lettres irrésistibles de logique et d'autorité, ces lettres signées tour à tour : Arsène Lupin, juge d'instruction. Arsène Lupin, procureur général. Arsène Lupin, garde des Sceaux. Arsène Lupin, flic. Il apportait à la besogne un entrain, une ardeur, une violence même, qui étonnaient de sa part à lui, si plein d'ironie habituellement, et, somme toute, par tempérament, si disposé à une indulgence en quelque sorte professionnelle. Non, cette fois, il haïssait. Il haïssait ce Louis de Malreich, bandit sanguinaire, bête immonde, dont il avait toujours eu peur, et qui, même enfermé, même vaincu, lui donnait encore cette impression d'effroi et de répugnance que l'on éprouve à la vue d'un reptile. En outre, Malreich n'avait-il pas eu l'audace de persécuter Dolorès ? « Il a joué, il a perdu, se disait Lupin, sa tête sautera. » C'était cela qu'il voulait, pour son affreux ennemi : l'échafaud, le matin blafard où le couperet de la guillotine glisse et tue. Étrange prévenu, celui que le juge d'instruction questionna durant des mois entre les murs de son cabinet ! Étrange personnage que cet homme osseux, à figure de squelette, aux yeux morts ! Il semblait absent de lui-même. Il n'était pas là, mais ailleurs. Et si peu soucieux de répondre ! – Je m'appelle Léon Massier. Telle fut l'unique phrase dans laquelle il se renferma. Et Lupin ripostait : – Tu mens. Léon Massier, né à Périgueux, orphelin à l'âge de dix ans, est mort il y a sept ans. Tu as pris ses papiers. Mais tu oublies son acte de décès. Le voilà. Et Lupin envoya au Parquet une copie de l'acte. – Je suis Léon Massier, affirmait de nouveau le prévenu. – Tu mens, répliquait Lupin, tu es Louis de Malreich, le dernier descendant d'un petit noble établi en Allemagne au XVIIIe siècle. Tu avais un frère, qui tour à tour s'est fait appeler Parbury, Ribeira et Altenheim : ce frère, tu l'as tué. Tu avais une sœur, Isilda de Malreich : cette sœur, tu l'as tuée. – Je suis Léon Massier. – Tu mens. Tu es Malreich. Voilà ton acte de naissance. Voici celui de ton frère, celui de ta sœur. Et les trois actes, Lupin les envoya. D'ailleurs, sauf en ce qui concernait son identité, Malreich ne se défendait pas, écrasé sans doute sous l'accumulation des preuves que l'on relevait contre lui. Que pouvait-il dire ? On possédait quarante billets écrits de sa main – la comparaison des écritures le démontra -, écrits de sa main à la bande de ses complices, et qu'il avait négligé de déchirer, après les avoir repris. Et tous ces billets étaient des ordres visant l'affaire Kesselbach, l'enlèvement de M. Lenormand et de Gourel, la poursuite du vieux Steinweg, l'établissement des souterrains de Garches, etc. Était-il possible de nier ? Une chose assez bizarre déconcerta la justice. Confrontés avec leur chef, les sept bandits affirmèrent tous qu'ils ne le connaissaient point. Ils ne l'avaient jamais vu. Ils recevaient ses instructions, soit par téléphone, soit dans l'ombre, au moyen précisément de ces petits billets que Malreich leur transmettait rapidement, sans un mot. Mais, du reste, la communication entre le pavillon de la rue Delaizement et la remise du Brocanteur n'était-elle pas une preuve suffisante de complicité ? De là, Malreich voyait et entendait. De là, le chef surveillait ses hommes. Les contradictions ? les faits en apparence inconciliables ? Lupin expliqua tout. Dans un article célèbre, publié le matin du procès, il prit l'affaire à son début, en révéla les dessous, en débrouilla l'écheveau, montra Malreich habitant, à l'insu de tous, la chambre de son frère, le faux major Parbury, allant et venant, invisible, par les couloirs du Palace-Hôtel, et assassinant Kesselbach, assassinant le garçon d'hôtel, assassinant le secrétaire Chapman. On se rappelle les débats. Ils furent terrifiants à la fois et mornes ; terrifiants par l'atmosphère d'angoisse qui pesa sur la foule et par les souvenirs de crime et de sang qui obsédaient les mémoires ; mornes, lourds, obscurs, étouffants, par suite du silence formidable que garda l'accusé. Pas une révolte. Pas un mouvement. Pas un mot. Figure de cire, qui ne voyait pas et qui n'entendait pas ! Vision effrayante de calme et d'impassibilité ! Dans la salle on frissonnait. Les imaginations affolées, plutôt qu'un homme, évoquaient une sorte d'être surnaturel, un génie des légendes orientales, un de ces dieux de l'Inde qui sont le symbole de tout ce qui est féroce, cruel, sanguinaire et destructeur. Quant aux autres bandits, on ne les regardait même pas, comparses insignifiants qui se perdaient dans l'ombre de ce chef démesuré. La déposition la plus émouvante fut celle de Mme Kesselbach. À l'étonnement de tous, et à la surprise même de Lupin, Dolorès qui n'avait répondu à aucune des convocations du juge, et dont on ignorait la retraite, Dolorès apparut, veuve douloureuse, pour apporter un témoignage irrécusable contre l'assassin de son mari. Elle dit simplement, après l'avoir regardé longtemps : – C'est celui-là qui a pénétré dans ma maison de la rue des Vignes, c'est lui qui m'a enlevée, et c'est lui qui m'a enfermée dans la remise du Brocanteur. Je le reconnais. – Vous l'affirmez ? – Je le jure devant Dieu et devant les hommes. Le surlendemain, Louis de Malreich, dit Léon Massier, était condamné à mort. Et sa personnalité absorbait tellement, pourrait-on dire, celle de ses complices que ceux-ci bénéficièrent des circonstances atténuantes. – Louis de Malreich, vous n'avez rien à dire ? demanda le Président des assises. Il ne répondit pas. Une seule question resta obscure aux yeux de Lupin. Pourquoi Malreich avait-il commis tous ces crimes ? Que voulait-il ? Quel était son but ? Lupin ne devait pas tarder à l'apprendre et le jour était proche où, tout pantelant d'horreur, frappé de désespoir, mortellement atteint, le jour était proche où il allait savoir l'épouvantable vérité. Pour le moment, sans que l'idée néanmoins cessât de l'effleurer, il ne s'occupa plus de l'affaire Malreich. Résolu à faire peau neuve, comme il disait, rassuré d'autre part sur le sort de Mme Kesselbach et de Geneviève, dont il suivait de loin l'existence paisible, et enfin tenu au courant par Jean Doudeville qu'il avait envoyé à Veldenz, tenu au courant de toutes les négociations qui se poursuivaient entre la Cour d'Allemagne et la Régence de Deux-Ponts-Veldenz, il employait, lui, tout son temps à liquider le passé et à préparer l'avenir. L'idée de la vie différente qu'il voulait mener sous les yeux de Mme Kesselbach l'agitait d'ambitions nouvelles et de sentiments imprévus, où l'image de Dolorès se trouvait mêlée sans qu'il s'en rendît un compte exact. En quelques semaines, il supprima toutes les preuves qui auraient pu un jour le compromettre, toutes les traces qui auraient pu conduire jusqu'à lui. Il donna à chacun de ses anciens compagnons une somme d'argent suffisante pour les mettre à l'abri du besoin, et il leur dit adieu en leur annonçant qu'il partait pour l'Amérique du Sud. Un matin, après une nuit de réflexions minutieuses et une étude approfondie de la situation, il s'écria : – C'est fini. Plus rien à craindre. Le vieux Lupin est mort. Place au jeune. On lui apporta une dépêche d'Allemagne. C'était le dénouement attendu. Le Conseil de Régence, fortement influencé par la Cour de Berlin, avait soumis la question aux électeurs du grand-duché, et les électeurs, fortement influencés par le Conseil de Régence, avaient affirmé leur attachement inébranlable à la vieille dynastie des Veldenz. Le comte Waldemar était chargé, ainsi que trois délégués de la noblesse, de l'armée et de la magistrature, d'aller au château de Bruggen, d'établir rigoureusement l'identité du grand-duc Hermann IV, et de prendre avec Son Altesse toutes dispositions relatives à son entrée triomphale dans la principauté de ses pères, entrée qui aurait lieu vers le début du mois suivant. – Cette fois, ça y est, se dit Lupin, le grand projet de M. Kesselbach se réalise. Il ne reste plus qu'à faire avaler mon Pierre Leduc au Waldemar. Jeu d'enfant ! Demain les bans de Geneviève et de Pierre seront publiés. Et c'est la fiancée du grand-duc que l'on présentera à Waldemar ! Et, tout heureux, il partit en automobile pour le château de Bruggen. Il chantait dans sa voiture, il sifflait, il interpellait son chauffeur. – Octave, sais-tu qui tu as l'honneur de conduire ? Le maître du monde… Oui, mon vieux, ça t'épate, hein ? Parfaitement, c'est la vérité. Je suis le maître du monde. Il se frottait les mains, et, continuant à monologuer : – Tout de même, ce fut long. Voilà un an que la lutte a commencé. Il est vrai que c'est la lutte la plus formidable que j'aie soutenue… Nom d'un chien, quelle guerre de géants ! Et il répéta : – Mais cette fois ça y est. Les ennemis sont à l'eau. Plus d'obstacles entre le but et moi. La place est libre, bâtissons ! J'ai les matériaux sous la main, j'ai les ouvriers, bâtissons. Lupin ! Et que le palais soit digne de toi ! Il se fit arrêter à quelques centaines de mètres du château pour que son arrivée fût plus discrète, et il dit à Octave : – Tu entreras d'ici vingt minutes, à quatre heures, et tu iras déposer mes valises dans le petit chalet qui est au bout du parc. C'est là que j'habiterai. Au premier détour du chemin, le château lui apparut, à l'extrémité d'une sombre allée de tilleuls. De loin, sur le perron, il aperçut Geneviève qui passait. Son cœur s'émut doucement. – Geneviève, Geneviève, dit-il avec tendresse… Geneviève, le vœu que j'ai fait à ta mère mourante se réalise également… Geneviève, grande-duchesse… Et moi, dans l'ombre, près d'elle, veillant à son bonheur et poursuivant les grandes combinaisons de Lupin. Il éclata de rire, sauta derrière un groupe d'arbres qui se dressaient à gauche de l'allée, et fila le long d'épais massifs. De la sorte il parvenait au château sans qu'on eût pu le surprendre des fenêtres du salon ou des chambres principales. Son désir était de voir Dolorès avant qu'elle ne le vît, et, comme il avait fait pour Geneviève, il prononça son nom plusieurs fois, mais avec une émotion qui l'étonnait lui-même : – Dolorès… Dolorès… Furtivement il suivit les couloirs et gagna la salle à manger. De cette pièce, par une glace sans tain, il pouvait apercevoir la moitié du salon. Il s'approcha. Dolorès était allongée sur une chaise longue, et Pierre Leduc, à genoux devant elle, la regardait d'un air extasié. LA CARTE DE L'EUROPE Pierre Leduc aimait Dolorès ! Ce fut en Lupin une douleur profonde, aiguë, comme s'il avait été blessé dans le principe même de sa vie, une douleur si forte qu'il eut – et c'était la première fois – la vision nette de ce que Dolorès était devenue pour lui, peu à peu, sans qu'il en prît conscience. Pierre Leduc aimait Dolorès, et il la regardait comme on regarde celle qu'on aime. Lupin sentit en lui, aveugle et forcené, l'instinct du meurtre. Ce regard, ce regard d'amour qui se posait sur la jeune femme, ce regard l'affolait. Il avait l'impression du grand silence qui enveloppait la jeune femme et le jeune homme, et, dans ce silence, dans l'immobilité des attitudes, il n'y avait plus de vivant que ce regard d'amour, que cet hymne muet et voluptueux par lequel les yeux disaient toute la passion, tout le désir, tout l'enthousiasme, tout l'emportement d'un être pour un autre. Et il voyait Mme Kesselbach aussi. Les yeux de Dolorès étaient invisibles sous ses paupières baissées, ses paupières soyeuses aux longs cils noirs. Mais comme elle sentait le regard d'amour qui cherchait son regard ! Comme elle frémissait sous la caresse impalpable ! « Elle l'aime… elle l'aime », se dit Lupin, brûlé de jalousie. Et, comme Pierre faisait un geste : « Oh ! le misérable, s'il ose la toucher, je le tue. » Et il songeait, tout en constatant la déroute de sa raison, et en s'efforçant de la combattre : « Suis-je bête ! Comment, toi, Lupin, tu te laisses aller ! Voyons, c'est tout naturel si elle l'aime… Oui, évidemment, tu avais cru deviner en elle une certaine émotion à ton approche, un certain trouble… Triple idiot, mais tu n'es qu'un bandit, toi, un voleur tandis que lui, il est duc, il est jeune. » Pierre n'avait pas bougé davantage. Mais ses lèvres remuèrent, et il sembla que Dolorès s'éveillait. Doucement, lentement, elle leva les paupières, tourna un peu la tête, et ses yeux se donnèrent à ceux du jeune homme, de ce même regard qui s'offre, et qui se livre, et qui est plus profond que le plus profond des baisers. Ce fut soudain, brusque comme un coup de tonnerre. En trois bonds, Lupin se rua dans le salon, s'élança sur le jeune homme, le jeta par terre, et, le genou sur la poitrine de son rival, hors de lui, dressé vers Mme Kesselbach, il cria : – Mais vous ne savez donc pas ? Il ne vous a pas dit, le fourbe ? Et vous l'aimez, lui ? Il a donc une tête de grand-duc ? Ah ! que c'est drôle ! Il ricanait rageusement, tandis que Dolorès le considérait avec stupeur : – Un grand-duc, lui ! Hermann IV, duc de Deux-PontsVeldenz ! Prince régnant ! Grand électeur ! mais c'est à mourir de rire. Lui ! Mais il s'appelle Baupré, Gérard Baupré, le dernier des vagabonds, un mendiant que j'ai ramassé dans la boue. Grand-duc ? Mais c'est moi qui l'ai fait grand-duc ! Ah ! ah ! que c'est drôle ! Si vous l'aviez vu se couper le petit doigt… trois fois il s'est évanoui… une poule mouillée Ah ! tu te permets de lever les yeux sur les dames et de te révolter contre le maître… Attends un peu, grand-duc de Deux-Ponts-Veldenz. Il le prit dans ses bras, comme un paquet, le balança un instant et le jeta par la fenêtre ouverte. – Gare aux rosiers, grand-duc, il y a des épines. Quand il se retourna, Dolorès était contre lui, et elle le regardait avec des yeux qu'il ne lui connaissait pas, des yeux de femme qui hait et que la colère exaspère. Était-ce possible que ce fût Dolorès, la faible et maladive Dolorès ? Elle balbutia : – Qu'est-ce que vous faites ? Vous osez ? Et lui ? Alors, c'est vrai ? Il m'a menti ? – S'il a menti ? s'écria Lupin, comprenant son humiliation de femme S'il a menti ? Lui, grand-duc ! Un polichinelle tout simplement, un instrument que j'accordais pour y jouer des airs de ma fantaisie ! Ah ! l'imbécile ! l'imbécile ! Repris de rage, il frappait du pied et montrait le poing vers la fenêtre ouverte. Et il se mit à marcher d'un bout à l'autre de la pièce, et il jetait des phrases où éclatait la violence de ses pensées secrètes. – L'imbécile ! Il n'a donc pas vu ce que j'attendais de lui ? Il n'a donc pas deviné la grandeur de son rôle ? Ah ! ce rôle, je le lui entrerai de force dans le crâne. Haut la tête, crétin ! Tu seras grand-duc de par ma volonté ! Et prince régnant ! avec une liste civile, et des sujets à tondre ! et un palais que Charlemagne te rebâtira ! et un maître qui sera moi. Lupin ! Comprends-tu, ganache ? Haut la tête, sacré nom, plus haut que ça ! Regarde le ciel, souviens-toi qu'un Deux-Ponts fut pendu pour vol avant même qu'il ne fût question des Hohenzollern. Et tu es un DeuxPonts, nom de nom, pas un de moins, et je suis là, moi, moi. Lupin ! Et tu seras grand-duc, je te le dis, grand-duc de carton ? Soit, mais grand-duc quand même, animé par mon souffle et brûlé de ma fièvre. Fantoche ? Soit. Mais un fantoche qui dira mes paroles, qui fera mes gestes, qui exécutera mes volontés, qui réalisera mes rêves… oui, mes rêves. Il ne bougeait plus, comme ébloui par la magnificence de son rêve intérieur. Puis il s'approcha de Dolorès, et, la voix sourde, avec une sorte d'exaltation mystique, il proféra : – À ma gauche, l'Alsace-Lorraine… À ma droite, Bade, le Wurtemberg, la Bavière, l'Allemagne du Sud, tous ces États mal soudés, mécontents, écrasés sous la botte du Charlemagne prussien, mais inquiets, tous prêts à s'affranchir… Comprenezvous tout ce qu'un homme comme moi peut faire là au milieu, tout ce qu'il peut éveiller d'aspirations, tout ce qu'il peut souffler de haines, tout ce qu'il peut susciter de révoltes et de colères ? Plus bas encore, il répéta : – Et à gauche, l'Alsace-Lorraine ! Comprenez-vous ? Cela, des rêves, allons donc ! c'est la réalité d'après-demain, de demain. Oui, je veux… je veux… Oh ! tout ce que je veux et tout ce que je ferai, c'est inouï ! Mais pensez donc, à deux pas de la frontière d'Alsace ! en plein pays allemand ! près du vieux Rhin ! Il suffira d'un peu d'intrigue, d'un peu de génie, pour bouleverser le monde. Le génie, j'en ai… j'en ai à revendre… Et je serai le maître ! Je serai celui qui dirige. Pour l'autre, pour le fantoche, le titre et les honneurs… Pour moi, le pouvoir ! Je resterai dans l'ombre. Pas de charge : ni ministre, ni même chambellan ! Rien. Je serai l'un des serviteurs du palais, le jardinier peut-être… Oui, le jardinier… Oh ! la vie formidable ! cultiver des fleurs et changer la carte de l'Europe ! Elle le contemplait avidement, dominée, soumise par la force de cet homme. Et ses yeux exprimaient une admiration qu'elle ne cherchait point à dissimuler. Il posa les mains sur les épaules de la jeune femme et il dit : – Voilà mon rêve. Si grand qu'il soit, il sera dépassé par les faits, je vous le jure. Le Kaiser a déjà vu ce que je valais. Un jour, il me trouvera devant lui, campé, face à face. J'ai tous les atouts en main. Valenglay marchera pour moi ! L'Angleterre aussi la partie est jouée Voilà mon rêve Il en est un autre… Il se tut subitement. Dolorès ne le quittait pas des yeux, et une émotion infinie bouleversait son visage. Une grande joie le pénétra à sentir une fois de plus, et si nettement, le trouble de cette femme auprès de lui. Il n'avait plus l'impression d'être pour elle ce qu'il était, un voleur, un bandit, mais un homme, un homme qui aimait, et dont l'amour remuait, au fond d'une âme amie, des sentiments inexprimés. Alors, il ne parla point, mais il lui dit, sans les prononcer, tous les mots de tendresse et d'adoration, et il songeait à la vie qu'ils pourraient mener quelque part, non loin de Veldenz, ignorés et tout-puissants. Un long silence les unit. Puis, elle se leva et ordonna doucement : – Allez-vous-en, je vous supplie de partir… Pierre épousera Geneviève, cela je vous le promets, mais il vaut mieux que vous partiez, que vous ne soyez pas là ??? Allez-vous-en, Pierre épousera Geneviève ??? Il attendit un instant. Peut-être eût-il voulu des mots plus précis, mais il n'osait rien demander. Et il se retira, ébloui, grisé, et si heureux d'obéir et de soumettre sa destinée à la sienne ! Sur son chemin vers la porte, il rencontra une chaise basse qu'il dut déplacer. Mais son pied heurta quelque chose. Il baissa la tête. C'était un petit miroir de poche, en ébène, avec un chiffre en or. Soudain, il tressaillit, et vivement ramassa l'objet. Le chiffre se composait de deux lettres entrelacées, un L et un M. Un L et un M ! – Louis de Malreich, dit-il en frissonnant. Il se retourna vers Dolorès. – D'où vient ce miroir ? À qui est-ce ? Il serait très important de… Elle saisit l'objet et l'examina : – Je ne sais pas, je ne l'ai jamais vu… un domestique peutêtre. – Un domestique, en effet, dit-il, mais c'est très bizarre… il y a là une coïncidence… Au même moment, Geneviève entra par la porte du salon, et, sans voir Lupin, que cachait un paravent, tout de suite, elle s'écria : – Tiens ! votre glace, Dolorès… Vous l'avez donc retrouvée ? Depuis le temps que vous me faites chercher ! Où était-elle ? Et la jeune fille s'en alla en disant : – Ah ! bien, tant mieux ! Ce que vous étiez inquiète ! je vais avertir immédiatement pour qu'on ne cherche plus… Lupin n'avait pas remué, confondu et tâchant vainement de comprendre. Pourquoi Dolorès n'avait-elle pas dit la vérité ? Pourquoi ne s'était-elle pas expliquée aussitôt sur ce miroir ? Une idée l'effleura, et il dit, un peu au hasard : – Vous connaissiez Louis de Malreich ? – Oui, fit-elle, en l'observant, comme si elle s'efforçait de deviner les pensées qui l'assiégeaient. Il se précipita vers elle avec une agitation extrême. – Vous le connaissiez ? Qui était-ce ? Qui est-ce ? Qui estce ? Et pourquoi n'avez-vous rien dit ? Où l'avez-vous connu ? Parlez… Répondez… Je vous en prie… – Non, dit-elle. – Il le faut, cependant… il le faut… Songez donc ! Louis de Malreich, l'assassin ! le monstre ! Pourquoi n'avez-vous rien dit ? À son tour, elle posa les mains sur les épaules de Lupin, et elle déclara, d'une voix très ferme : – Écoutez, ne m'interrogez jamais parce que je ne parlerai jamais… C'est un secret qui mourra avec moi… Quoi qu'il arrive, personne ne le saura, personne au monde, je le jure… Durant quelques minutes, il demeura devant elle, anxieux, le cerveau en déroute. Il se rappelait le silence de Steinweg, et la terreur du vieillard quand il lui avait demandé la révélation du secret terrible. Dolorès savait, elle aussi, et elle se taisait. Sans un mot, il sortit. Le grand air, l'espace, lui firent du bien. Il franchit les murs du parc, et longtemps erra à travers la campagne. Et il parlait à haute voix : – Qu'y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Voilà des mois et des mois que, tout en bataillant et en agissant, je fais danser au bout de leurs cordes tous les personnages qui doivent concourir à l'exécution de mes projets ; et, pendant ce temps, j'ai complètement oublié de me pencher sur eux et de regarder ce qui s'agite dans leur cœur et dans leur cerveau. Je ne connais pas Pierre Leduc, je ne connais pas Geneviève, je ne connais pas Dolorès… Et je les ai traités en pantins, alors que ce sont des personnages vivants. Et aujourd'hui, je me heurte à des obstacles Il frappa du pied et s'écria : – À des obstacles qui n'existent pas ! L'état d'âme de Geneviève et de Pierre, je m'en moque, j'étudierai cela plus tard, à Veldenz, quand j'aurai fait leur bonheur. Mais Dolorès Elle connaît Malreich, et elle n'a rien dit ! Pourquoi ? Quelles relations les unissent ? A-t-elle peur de lui ? A-t-elle peur qu'il ne s'évade et ne vienne se venger d'une indiscrétion ? À la nuit, il gagna le chalet qu'il s'était réservé au fond du parc, et il y dîna de fort mauvaise humeur, pestant contre Octave qui le servait, ou trop lentement, ou trop vite. – J'en ai assez, laisse-moi seul… Tu ne fais que des bêtises aujourd'hui… Et ce café ? il est ignoble. Il jeta la tasse à moitié pleine et, durant deux heures se promena dans le parc, ressassant les mêmes idées. À la fin, une hypothèse se précisait en lui : « Malreich s'est échappé de prison, il terrorise Mme Kesselbach, il sait déjà par elle l'incident du miroir. » Lupin haussa les épaules : « Et cette nuit, il va venir te tirer par les pieds. Allons, je radote. Le mieux est de me coucher. » Il rentra dans sa chambre et se mit au lit. Aussitôt, il s'assoupit, d'un lourd sommeil agité de cauchemars. Deux fois il se réveilla et voulut allumer les bougies, et deux fois il retomba, comme terrassé. Il entendait sonner les heures cependant à l'horloge du village, ou plutôt il croyait les entendre, car il était plongé dans une sorte de torpeur où il lui semblait garder tout son esprit. Et des songes le hantèrent, des songes d'angoisse et d'épouvante. Nettement, il perçut le bruit de sa fenêtre qui s'ouvrait. Nettement, à travers ses paupières closes, à travers l'ombre épaisse, il vit une forme qui avançait. Et cette forme se pencha sur lui. Il eut l'énergie incroyable de soulever ses paupières et de regarder, ou du moins il se l'imagina. Rêvait-il ? Était-il éveillé ? Il se le demandait désespérément. Un bruit encore On prenait la boîte d'allumettes, à côté de lui. « Je vais donc y voir, se dit-il avec une grande joie. » Une allumette craqua. La bougie fut allumée. Des pieds à la tête. Lupin sentit la sueur qui coulait sur sa peau, en même temps que son cœur s'arrêtait de battre, suspendu d'effroi. L'homme était là. Était-ce possible ? Non, non… Et pourtant, il voyait… Oh ! le terrifiant spectacle ! L'homme, le monstre, était là. – Je ne veux pas… je ne veux pas, balbutia Lupin, affolé. L'homme, le monstre était là, vêtu de noir, un masque sur le visage, le chapeau mou rabattu sur ses cheveux blonds. – Oh ! je rêve je rêve, dit Lupin en riant… c'est un cauchemar… De toute sa force, de toute sa volonté, il voulut faire un geste, un seul, qui chassât le fantôme. Il ne le put pas. Et tout à coup, il se souvint : la tasse de café ! le goût de ce breuvage pareil au goût du café qu'il avait bu à Veldenz Il poussa un cri, fit un dernier effort, et retomba, épuisé. Mais, dans son délire, il sentait que l'homme dégageait le haut de sa chemise, mettait sa gorge à nu et levait le bras, et il vit que sa main se crispait au manche d'un poignard, un petit poignard d'acier, semblable à celui qui avait frappé M. Kesselbach, Chapman, Altenheim, et tant d'autres… Quelques heures plus tard. Lupin s'éveilla, brisé de fatigue, la bouche amère. Il resta plusieurs minutes à rassembler ses idées, et soudain, se rappelant, eut un mouvement de défense instinctif comme si on l'attaquait. – Imbécile que je suis, s'écria-t-il en bondissant de son lit C'est un cauchemar, une hallucination. Il suffit de réfléchir. Si c'était lui, si vraiment c'était un homme, en chair et en os, qui, cette nuit, a levé le bras sur moi, il m'aurait égorgé comme un poulet. Celui-là n'hésite pas. Soyons logique. Pourquoi m'auraitil épargné ? Pour mes beaux yeux ? Non, j'ai rêvé, voilà tout… Il se mit à siffloter, et s'habilla, tout en affectant le plus grand calme, mais son esprit ne cessait pas de travailler, et ses yeux cherchaient. Sur le parquet, sur le rebord de la croisée, aucune trace. Comme sa chambre se trouvait au rez-de-chaussée et qu'il dormait la fenêtre ouverte, il était évident que l'agresseur serait venu par là. Or, il ne découvrit rien, et rien non plus au pied du mur extérieur, sur le sable de l'allée qui bordait le chalet. – Pourtant pourtant, répétait-il entre ses dents. Il appela Octave. – Où as-tu préparé le café que tu m'as donné hier soir ? – Au château, patron, comme tout le reste. Il n'y a pas de fourneau ici. – Tu as bu de ce café ? – Non. – Tu as jeté ce qu'il y avait dans la cafetière ? – Dame, oui, patron. Vous le trouviez si mauvais. Vous n'avez pu en boire que quelques gorgées. – C'est bien. Apprête l'auto. Nous partons. Lupin n'était pas homme à rester dans le doute. Il voulait une explication décisive avec Dolorès. Mais, pour cela, il avait besoin, auparavant, d'éclaircir certains points qui lui semblaient obscurs, et de voir Doudeville qui lui avait envoyé de Veldenz des renseignements assez bizarres. D'une traite, il se fit conduire au grand-duché qu'il atteignit vers deux heures. Il eut une entrevue avec le comte de Waldemar auquel il demanda, sous un prétexte quelconque, de retarder le voyage à Bruggen des délégués de la Régence. Puis il alla retrouver Jean Doudeville dans une taverne de Veldenz. Doudeville le conduisit alors dans une autre taverne, où il lui présenta un petit monsieur assez pauvrement vêtu : Herr Stockli, employé aux archives de l'état civil. La conversation fut longue. Ils sortirent ensemble, et tous les trois passèrent furtivement par les bureaux de la l'Hôtel de Ville. À sept heures, Lupin dînait et repartait. À dix heures, il arrivait au château de Bruggen et s'enquérait de Geneviève, afin de pénétrer avec elle dans la chambre de Mme Kesselbach. On lui répondit que Mlle Ernemont avait été rappelée à Paris par une dépêche de sa grand-mère. – Soit, dit-il, mais Mme Kesselbach est-elle visible ? – Madame s'est retirée aussitôt après le dîner. Elle doit dormir. – Non, j'ai aperçu de la lumière dans son boudoir. Elle me recevra. À peine d'ailleurs attendit-il la réponse de Mme Kesselbach. Il s'introduisit dans le boudoir presque à la suite de la servante, congédia celle-ci, et dit à Dolorès : – J'ai à vous parler, madame, c'est urgent… Excusez-moi… J'avoue que ma démarche peut vous paraître importune… Mais vous comprendrez, j'en suis sûr… Il était très surexcité et ne semblait guère disposé à remettre l'explication, d'autant plus que, avant d'entrer, il avait cru percevoir du bruit. Cependant, Dolorès était seule, étendue. Et elle lui dit, de sa voix lasse : – Peut-être aurions-nous pu demain. Il ne répondit pas, frappé soudain par une odeur qui l'étonnait dans ce boudoir de femme, une odeur de tabac. Et tout de suite, il eut l'intuition, la certitude qu'un homme se trouvait là, au moment où lui-même arrivait, et qu'il s'y trouvait encore, dissimulé quelque part… Pierre Leduc ? Non, Pierre Leduc ne fumait pas. Alors ? Dolorès murmura : – Finissons-en, je vous en prie. – Oui, oui, mais auparavant vous serait-il possible de me dire ? Il s'interrompit. À quoi bon l'interroger ? Si vraiment un homme se cachait, le dénoncerait-elle ? Alors, il se décida, et, tâchant de dompter l'espèce de gêne peureuse qui l'opprimait à sentir une présence étrangère, il prononça tout bas, de façon à ce que, seule, Dolorès entendît : – Écoutez, j'ai appris une chose que je ne comprends pas et qui me trouble profondément. Il faut me répondre, n'est-ce pas, Dolorès ? Il dit ce nom avec une grande douceur et comme s'il essayait de la dominer par l'amitié et la tendresse de sa voix. – Quelle est cette chose ? dit-elle. – Le registre de l'état civil de Veldenz porte trois noms, qui sont les noms des derniers descendants de la famille Malreich, établie en Allemagne… – Oui, vous m'avez raconté cela… – Vous vous rappelez, c'est d'abord Raoul de Malreich, plus connu sous son nom de guerre, Altenheim, le bandit, l'apache du grand monde – aujourd'hui mort assassiné. – Oui. – C'est ensuite Louis de Malreich, le monstre, celui-là, l'épouvantable assassin, qui, dans quelques jours, sera décapité. – Oui. – Puis, enfin, Isilda la folle… – Oui. – Tout cela est donc, n'est-ce pas, bien établi ? – Oui. – Eh bien ! dit Lupin, en se penchant davantage sur elle, d'une enquête à laquelle je me suis livré tantôt, il résulte que le second des trois prénoms, Louis, ou plutôt la partie de ligne sur laquelle il est inscrit, a été autrefois l'objet d'un travail de grattage. La ligne est surchargée d'une écriture nouvelle tracée avec de l'encre beaucoup plus neuve, mais qui, cependant, n'a pas effacé entièrement ce qui était écrit par en dessous. De sorte que… – De sorte que ? dit Mme Kesselbach, à voix basse. – De sorte que, avec une bonne loupe et surtout avec les procédés spéciaux dont je dispose, j'ai pu faire revivre certaines des syllabes effacées, et, sans erreur, en toute certitude, reconstituer l'ancienne écriture. Ce n'est pas alors Louis de Malreich que l'on trouve, c'est… – Oh ! taisez-vous, taisez-vous… Subitement brisée par le trop long effort de résistance qu'elle opposait, elle s'était ployée en deux, et, la tête entre ses mains, les épaules secouées de convulsions, elle pleurait. Lupin regarda longtemps cette créature de nonchalance et de faiblesse, si pitoyable, si désemparée. Et il eût voulu se taire, suspendre l'interrogatoire torturant qu'il lui infligeait. Mais n'était-ce pas pour la sauver qu'il agissait ainsi ? Et, pour la sauver, ne fallait-il pas qu'il sût la vérité, si douloureuse qu'elle fût ? Il reprit : – Pourquoi ce faux ? – C'est mon mari, balbutia-t-elle, c'est lui qui a fait cela. Avec sa fortune, il pouvait tout, et, avant notre mariage, il a obtenu d'un employé subalterne que l'on changeât sur le registre le prénom du second enfant. – Le prénom et le sexe, dit Lupin. – Oui, fit-elle. – Ainsi, reprit-il, je ne me suis pas trompé : l'ancien prénom, le véritable, c'était Dolorès ? Mais pourquoi votre mari ? Elle murmura, les joues baignées de larmes, toute honteuse : – Vous ne comprenez pas ? – Non. – Mais pensez donc, dit-elle en frissonnant, j'étais la sœur d'Isilda la folle, la sœur d'Altenheim le bandit. Mon mari, ou plutôt mon fiancé, n'a pas voulu que je reste cela. Il m'aimait. Moi aussi, je l'aimais, et j'ai consenti. Il a supprimé sur les registres Dolorès de Malreich, il m'a acheté d'autres papiers, une autre personnalité, un autre acte de naissance, et je me suis mariée en Hollande sous un autre nom de jeune fille, Dolorès Amonti. Lupin réfléchit un instant et prononça pensivement : – Oui, oui, je comprends… Mais alors Louis de Malreich n'existe pas, et l'assassin de votre mari, l'assassin de votre sœur et de votre frère, ne s'appelle pas ainsi… Son nom… Elle se redressa et vivement : – Son nom ! oui, il s'appelle ainsi oui, c'est son nom tout de même, Louis de Malreich, L et M… Souvenez-vous… Ah ! ne cherchez pas, c'est le secret terrible… Et puis, qu'importe ! le coupable est là-bas Il est le coupable, je vous le dis… Est-ce qu'il s'est défendu quand je l'ai accusé, face à face ? Est-ce qu'il pouvait se défendre, sous ce nom-là ou sous un autre ? C'est lui… c'est lui… il a tué, il a frappé… le poignard… le poignard d'acier… Ah ! si l'on pouvait tout dire ! Louis de Malreich… Si je pouvais… Elle se roulait sur la chaise longue, dans une crise nerveuse, et sa main s'était crispée à celle de Lupin, et il entendit qu'elle bégayait parmi des mots indistincts : – Protégez-moi… protégez-moi… Vous seul peut-être… Ah ! ne m'abandonnez pas, je suis si malheureuse… Ah ! quelle torture… quelle torture ! c'est l'enfer. De sa main libre, il lui frôla les cheveux et le front avec une douceur infinie, et, sous la caresse, elle se détendit et s'apaisa peu à peu. Alors, il la regarda de nouveau, et longtemps, longtemps, il se demanda ce qu'il pouvait y avoir derrière ce beau front pur, quel secret dévastait cette âme mystérieuse. Elle aussi avait peur ? Mais de qui ? Contre qui suppliait-elle qu'on la protégeât ? Encore une fois, il fut obsédé par l'image de l'homme noir, de ce Louis de Malreich, ennemi ténébreux et incompréhensible, dont il devait parer les attaques sans savoir d'où elles venaient, ni même si elles se produisaient. Qu'il fût en prison, surveillé jour et nuit la belle affaire ! Lupin ne savait-il pas par lui-même qu'il est des êtres pour qui la prison n'existe point, et qui se libèrent de leurs chaînes à la minute fatidique ? Et Louis de Malreich était de ceux-là. Oui, il y avait quelqu'un en prison à la Santé, dans la cellule des condamnés à mort. Mais ce pouvait être un complice, ou telle victime de Malreich tandis que lui, Malreich, rôdait autour du château de Bruggen, se glissait à la faveur de l'ombre, comme un fantôme invisible, pénétrait dans le chalet du parc, et, la nuit, levait son poignard sur Lupin, endormi et paralysé. Et c'était Louis de Malreich qui terrorisait Dolorès, qui l'affolait de ses menaces, qui la tenait par quelque secret redoutable et la contraignait au silence et à la soumission. Et Lupin imaginait le plan de l'ennemi : jeter Dolorès, effarée et tremblante, entre les bras de Pierre Leduc, le supprimer, lui, Lupin, et régner à sa place, là-bas, avec le pouvoir du grand-duc et les millions de Dolorès. Hypothèse probable, hypothèse certaine, qui s'adaptait aux événements et donnait une solution à tous les problèmes. « À tous ? objectait Lupin… Oui… Mais alors pourquoi ne m'a-t-il pas tué cette nuit dans le chalet ? Il n'avait qu'à vouloir et il n'a pas voulu. Un geste, et j'étais mort. Ce geste, il ne l'a pas fait. Pourquoi ? » Dolorès ouvrit les yeux, l'aperçut, et sourit, d'un pâle sourire. – Laissez-moi, dit-elle. Il se leva, avec une hésitation. Irait-il voir si l'ennemi était derrière ce rideau, ou caché derrière les robes de ce placard ? Elle répéta doucement : – Allez, je vais dormir… Il s'en alla. Mais dehors, il s'arrêta sous des arbres qui faisaient un massif d'ombre devant la façade du château. Il vit de la lumière dans le boudoir de Dolorès. Puis cette lumière passa dans la chambre. Au bout de quelques minutes, ce fut l'obscurité. Il attendit. Si l'ennemi était là, peut-être sortirait-il du château ? Une heure s'écoula, deux heures… Aucun bruit. « Rien à faire, pensa Lupin. Ou bien il se terre en quelque coin du château ou bien il en est sorti par une porte que je ne puis voir d'ici… À moins que tout cela ne soit, de ma part, la plus absurde des hypothèses. » Il alluma une cigarette et s'en retourna vers le chalet. Comme il s'en approchait, il aperçut, d'assez loin encore, une ombre qui paraissait s'en éloigner. Il ne bougea point, de peur de donner l'alarme. L'ombre traversa une allée. À la clarté de la lumière, il lui sembla reconnaître la silhouette noire de Malreich. Il s'élança. L'ombre s'enfuit et disparut. – Allons, se dit-il, ce sera pour demain. Et cette fois… Lupin entra dans la chambre d'Octave, son chauffeur, le réveilla et lui ordonna : – Prends l'auto. Tu seras à Paris à six heures du matin. Tu Verras Jacques Doudeville, et tu lui diras : 1° de me donner des nouvelles du condamné à mort ; 2° de m'envoyer, dès l'ouverture des bureaux de poste, une dépêche ainsi conçue… Il libella la dépêche sur un bout de papier, et ajouta : – Ta commission aussitôt faite, tu reviendras, mais par ici, en longeant les murs du parc. Va, il ne faut pas qu'on se doute de ton absence. Lupin gagna sa chambre, fit jouer le ressort de sa lanterne, et commença une inspection minutieuse. – C'est bien cela, dit-il au bout d'un instant, on est venu cette nuit pendant que je faisais le guet sous la fenêtre. Et, si l'on est venu, je me doute de l'intention… Décidément, je ne me trompais pas, ça brûle… Cette fois, je puis être sûr de mon petit coup de poignard. Par prudence, il prit une couverture, choisit un endroit du parc bien isolé, et s'endormit à la belle étoile. Vers onze heures du matin, Octave se présentait à lui. – C'est fait, patron. Le télégramme est envoyé. – Bien. Et Louis de Malreich, il est toujours en prison ? – Toujours. Doudeville a passé devant sa cellule hier soir à la Santé. Le gardien en sortait. Ils ont causé. Malreich est toujours le même, paraît-il, muet comme une carpe. Il attend. – Il attend quoi ? – L'heure fatale, parbleu ! À la Préfecture, on dit que l'exécution aura lieu après-demain. – Tant mieux, tant mieux, dit Lupin. Ce qu'il y a de plus clair, c'est qu'il ne s'est pas évadé. Il renonçait à comprendre et même à chercher le mot de l'énigme, tellement il sentait que la vérité entière allait lui être révélée. Il n'avait plus qu'à préparer son plan, afin que l'ennemi tombât dans le piège. « Ou que j'y tombe moi-même », pensa-t-il en riant. Il était très gai, très libre d'esprit, et jamais bataille ne s'annonça pour lui avec des chances meilleures. Du château, un domestique lui apporta la dépêche qu'il avait dit à Doudeville de lui envoyer et que le facteur venait de déposer. Il l'ouvrit et la mit dans sa poche. Un peu avant midi, il rencontra Pierre Leduc dans une allée, et, sans préambule : – Je te cherchais, il y a des choses graves… Il faut que tu me répondes franchement. Depuis que tu es dans ce château, as-tu jamais aperçu un autre homme que les domestiques allemands que j'y ai placés ? – Non. – Réfléchis bien. Il ne s'agit pas d'un visiteur quelconque. Je parle d'un homme qui se cacherait, dont tu aurais constaté la présence, moins que cela, dont tu aurais soupçonné la présence, sur un indice, sur une impression ? – Non… Est-ce que vous auriez ? – Oui. Quelqu'un se cache ici, quelqu'un rôde par là… Où ? Et qui ? Et dans quel but ? Je ne sais pas mais je saurai. J'ai déjà des présomptions. De ton côté, ouvre l'œil veille et surtout, pas un mot à Mme Kesselbach… Inutile de l'inquiéter… Il s'en alla. Pierre Leduc, interdit, bouleversé, reprit le chemin du château. En route, sur la pelouse, il vit un papier bleu. Il le ramassa. C'était une dépêche, non point chiffonnée comme un papier que l'on jette, mais pliée avec soin – visiblement perdue. Elle était adressée à M. Meauny, nom que portait Lupin à Bruggen. Et elle contenait ces mots : « Connaissons toute la vérité. Révélations impossibles par lettre. Prendrai train ce soir. Rendez-vous demain matin huit heures gare Bruggen. » « Parfait ! se dit Lupin, qui, d'un taillis proche, surveillait le manège de Pierre Leduc parfait ! D'ici deux minutes, ce jeune idiot aura montré le télégramme à Dolorès, et lui aura fait part de toutes mes appréhensions. Ils en parleront toute la journée, et l'autre entendra, l'autre saura, puisqu'il sait tout, puisqu'il vit dans l'ombre même de Dolorès, et que Dolorès est entre ses mains comme une proie fascinée… Et ce soir il agira, par peur du secret qu'on doit me révéler » Il s'éloigna en chantonnant. – Ce soir, ce soir on dansera… Ce soir… Quelle valse, mes amis ! La valse du sang, sur l'air du petit poignard nickelé… Enfin ! nous allons rire. » À la porte du pavillon, il appela Octave, monta dans sa chambre, se jeta sur son lit et dit au chauffeur : – Prends ce siège, Octave, et ne dors pas. Ton maître va se reposer. Veille sur lui, serviteur fidèle. Il dormit d'un bon sommeil. – Comme Napoléon au matin d'Austerlitz, dit-il en s'éveillant. C'était l'heure du dîner. Il mangea copieusement, puis, tout en fumant une cigarette, il visita ses armes, changea les balles de ses deux revolvers. – « La poudre sèche et l'épée aiguisée », comme dit mon copain le Kaiser… Octave ! Octave accourut. – Va dîner au château avec les domestiques. Annonce que tu vas cette nuit à Paris, en auto. – Avec vous, patron ? – Non, seul. Et sitôt le repas fini, tu partiras en effet ostensiblement. – Mais je n'irai pas à Paris ? – Non, tu attendras hors du parc, sur la route, à un kilomètre de distance jusqu'à ce que je vienne. Ce sera long. Il fuma une autre cigarette, se promena, passa devant le château, aperçut de la lumière dans les appartements de Dolorès, puis revint au chalet. Là, il prit un livre. C'était la Vie des hommes illustres. – Il en manque une et la plus illustre, dit-il. Mais l'avenir est là, qui remettra les choses en leur place. Et j'aurai mon Plutarque un jour ou l'autre. Il lut la Vie de César, et nota quelques réflexions en marge. À onze heures et demie, il montait. Par la fenêtre ouverte, il se pencha vers la vaste nuit, claire et sonore, toute frémissante de bruits indistincts. Des souvenirs lui vinrent aux lèvres, souvenirs de phrases d'amour qu'il avait lues ou prononcées, et il dit plusieurs fois le nom de Dolorès, avec une ferveur d'adolescent qui ose à peine confier au silence le nom de sa bien-aimée. – Allons, dit-il, préparons-nous. Il laissa la fenêtre entrebâillée, écarta un guéridon qui barrait le passage, et engagea ses armes sous son oreiller. Puis, paisiblement, sans la moindre émotion, il se mit au lit, tout habillé, et souffla sa bougie. Et la peur commença. Ce fut immédiat. Dès que l'ombre l'eût enveloppé, la peur commença ! – Nom de D… ! s'écria-t-il. Il sauta du lit, prit ses armes et les jeta dans le couloir. – Mes mains, mes mains seules ! Rien ne vaut l'étreinte de mes mains ! Il se coucha. L'ombre et le silence, de nouveau. Et de nouveau, la peur, la peur sournoise, lancinante, envahissante… À l'horloge du village, douze coups… Lupin songeait à l'être immonde qui, là-bas, à cent mètres, à cinquante mètres de lui, se préparait, essayait la pointe aiguë de son poignard… – Qu'il vienne ! Qu'il vienne ! murmura-t-il, frissonnant, et les fantômes se dissiperont… Une heure, au village. Et des minutes, des minutes interminables, minutes de fièvre et d'angoisse… Des gouttes perlaient à la racine de ses cheveux et coulaient sur son front, et il lui semblait que c'était une sueur de sang qui le baignait tout entier… Deux heures… Et voilà que, quelque part, tout près, un bruit imperceptible frissonna, un bruit de feuilles remuées qui n'était point le bruit des feuilles que remue le souffle de la nuit… Comme Lupin l'avait prévu, ce fut en lui, instantanément, le calme immense. Toute sa nature de grand aventurier tressaillit de joie. C'était la lutte, enfin ! Un autre bruit grinça, plus net, sous la fenêtre, mais si faible encore qu'il fallait l'oreille exercée de Lupin pour le percevoir. Des minutes, des minutes effrayantes… L'ombre était impénétrable. Aucune clarté d'étoile ou de lune ne l'allégeait. Et, tout à coup, sans qu'il eût rien entendu, il sut que l'homme était dans la chambre. tout Et l'homme marchait vers le lit. Il marchait comme un fantôme marche, sans déplacer l'air de la chambre et sans ébranler les objets qu'il touchait. Mais, de tout son instinct, de toute sa puissance nerveuse. Lupin voyait les gestes de l'ennemi et devinait la succession même de ses idées. Lui, il ne bougeait pas, arc-bouté contre le mur, et presque à genoux, tout prêt à bondir. Il sentit que l'ombre effleurait, palpait les draps du lit, pour se rendre compte de l'endroit où il allait frapper. Lupin entendit sa respiration. Il crut même entendre les battements de son cœur. Et il constata avec orgueil que son cœur à lui ne battait pas plus fort tandis que le cœur de l'autre… Oh ! oui, comme il l'entendait, ce cœur désordonné, fou, qui se heurtait, comme le battant d'une cloche, aux parois de la poitrine. La main de l'autre se leva… Une seconde, deux secondes… Est-ce qu'il adversaire ? hésitait ? Allait-il encore épargner son Et Lupin prononça dans le grand silence : – Mais frappe donc ! frappe ! Un cri de rage… Le bras s'abattit comme un ressort. Puis un gémissement. Ce bras. Lupin l'avait saisi au vol, à la hauteur du poignet… Et, se ruant hors du lit, formidable, irrésistible, il agrippait l'homme à la gorge et le renversait. Ce fut tout. Il n'y eut pas de lutte. Il ne pouvait même pas y avoir de lutte. L'homme était à terre, cloué, rivé par deux rivets d'acier, les mains de Lupin. Et il n'y avait pas d'homme au monde, si fort qu'il fût, qui pût se dégager de cette étreinte. Et pas un mot ! Lupin ne prononça aucune de ces paroles où s'amusait d'ordinaire sa verve gouailleuse. Il n'avait pas envie de parler. L'instant était trop solennel. Nulle joie vaine ne l'émouvait, nulle exaltation victorieuse. Au fond il n'avait qu'une hâte, savoir qui était là… Louis de Malreich, le condamné à mort ? Un autre ? Qui ? Au risque d'étrangler l'homme, il lui serra la gorge un peu plus, et un peu plus, et un peu plus encore. Et il sentit que toute la force de l'ennemi, que tout ce qui lui restait de force l'abandonnait. Les muscles du bras se détendirent, devinrent inertes. La main s'ouvrit et lâcha le poignard. Alors, libre de ses gestes, la vie de l'adversaire suspendue à l'effroyable étau de ses doigts, il prit sa lanterne de poche, posa sans l'appuyer son index sur le ressort, et rapprocha de la figure de l'homme. Il n'avait plus qu'à pousser le ressort, qu'à vouloir, et il saurait. Une seconde, il savoura sa puissance. Un flot d'émotion le souleva. La vision de son triomphe l'éblouit. Une fois de plus, et superbement, héroïquement, il était le Maître. D'un coup sec il fit la clarté. Le visage du monstre apparut. Lupin poussa un hurlement d'épouvante. Dolorès Kesselbach ! LA TUEUSE Ce fut, dans le cerveau de Lupin, comme un ouragan, un cyclone, où les fracas du tonnerre, les bourrasques de vent, des rafales d'éléments éperdus se déchaînèrent tumultueusement dans une nuit de chaos. Et de grands éclairs fouettaient l'ombre. Et à la lueur fulgurante de ces éclairs, Lupin effaré, secoué de frissons, convulsé d'horreur, Lupin voyait et tâchait de comprendre. Il ne bougeait pas, cramponné à la gorge de l'ennemi, comme si ses doigts raidis ne pouvaient plus desserrer leur étreinte. D'ailleurs, bien qu'il sût maintenant, il n'avait pour ainsi dire pas l'impression exacte que ce fût Dolorès. C'était encore l'homme noir, Louis de Malreich, la bête immonde des ténèbres ; et cette bête il la tenait, et il ne la lâcherait pas. Mais la vérité se ruait à l'assaut de son esprit et de sa conscience, et, vaincu, torturé d'angoisse, il murmura : – Oh ! Dolorès… Dolorès… Toute de suite, il vit l'excuse : la folie. Elle était folle. La sœur d'Altenheim, d'Isilda, la fille des derniers Malreich, de la mère démente et du père ivrogne, elle-même était folle. Folle étrange, folle avec toute l'apparence de la raison, mais folle cependant, déséquilibrée, malade, hors nature, vraiment monstrueuse. En toute certitude il comprit cela ! C'était la folie du crime. Sous l'obsession d'un but vers lequel elle marchait automatiquement, elle tuait, avide de sang, inconsciente et infernale. Elle tuait parce qu'elle voulait quelque chose, elle tuait pour se défendre, elle tuait pour cacher qu'elle avait tué. Mais elle tuait aussi, et surtout, pour tuer. Le meurtrier satisfaisait en elle des appétits soudains et irrésistibles. À certaines secondes de sa vie, dans certaines circonstances, en face de tel être, devenu subitement l'adversaire, il fallait que son bras frappât. Et elle frappait, ivre de rage, férocement, frénétiquement. Folle étrange, irresponsable de ses meurtres, et cependant si lucide en son aveuglement ! si logique dans son désordre ! si intelligente dans son absurdité ! Quelle adresse ! Quelle persévérance ! Quelles combinaisons à la fois détestables et admirables ! Et Lupin, en une vision rapide, avec une acuité prodigieuse de regard, voyait la longue série des aventures sanglantes, et devinait les chemins mystérieux que Dolorès avait suivis. Il la voyait, obsédée et possédée par le projet de son mari, projet qu'elle ne devait évidemment connaître qu'en partie. Il la voyait cherchant, elle aussi, ce Pierre Leduc que son mari poursuivait, et le cherchant pour l'épouser et pour retourner, reine, en ce petit royaume de Veldenz d'où ses parents avaient été ignominieusement chassés. Et il la voyait au Palace-Hôtel, dans la chambre de son frère Altenheim, alors qu'on la supposait à Monte-Carlo. Il la voyait, durant des jours, qui épiait son mari, frôlant les murs, mêlée aux ténèbres, indistincte et inaperçue en son déguisement d'ombre. Et une nuit, elle trouvait M. Kesselbach enchaîné, et elle frappait. Et le matin, sur le point d'être dénoncée par le valet de chambre, elle frappait. Et une heure plus tard, sur le point d'être dénoncée par Chapman, elle l'entraînait dans la chambre de son frère, et le frappait. Tout cela sans pitié, sauvagement, avec une habileté diabolique. Et avec la même habileté, elle communiquait par téléphone avec ses deux femmes de chambre, Gertrude et Suzanne qui, toutes deux, venaient d'arriver de Monte-Carlo, où l'une d'elles avait tenu le rôle de sa maîtresse. Et Dolorès, reprenant ses vêtements féminins, rejetant la perruque blonde qui la rendait méconnaissable, descendait au rez-de-chaussée, rejoignait Gertrude au moment où celle-ci pénétrait dans l'hôtel, et elle affectait d'arriver elle aussi, ignorante encore du malheur qui l'attendait. Comédienne incomparable, elle jouait l'épouse dont l'existence est brisée. On la plaignait. On pleurait sur elle. Qui l'eût soupçonnée ? Et alors commençait la guerre avec lui, Lupin, cette guerre barbare, cette guerre inouïe qu'elle soutint tour à tour contre M. Lenormand et contre le prince Sernine, la journée sur sa chaise longue, malade et défaillante, mais la nuit, debout, courant par les chemins, infatigable et terrifiante. Et c'étaient les combinaisons infernales, Gertrude et Suzanne, complices épouvantées et domptées, l'une et l'autre lui servant d'émissaires, se déguisant comme elle peut-être, ainsi que le jour où le vieux Steinweg avait été enlevé par le baron Altenheim, en plein Palais de Justice. Et c'était la série des crimes. C'était Gourel noyé. C'était Altenheim, son frère, poignardé. Oh ! la lutte implacable dans les souterrains de la villa des Glycines, le travail invisible du monstre dans l'obscurité, comme tout cela apparaissait clairement aujourd'hui ! Et c'était elle qui lui enlevait son masque de prince, elle qui le dénonçait, elle qui le jetait en prison, elle qui déjouait tous ses plans, dépensant des millions pour gagner la bataille. Et puis les événements se précipitaient. Suzanne et Gertrude disparues, mortes sans doute ! Steinweg, assassiné ! Isilda, la sœur, assassinée ! – Oh ! l'ignominie, l'horreur ! balbutia Lupin, en un sursaut de répugnance et de haine. Il l'exécrait, l'abominable créature. Il eût voulu l'écraser, la détruire. Et c'était une chose stupéfiante que ces deux êtres accrochés l'un à l'autre, gisant immobiles dans la pâleur de l'aube qui commençait à se mêler aux ombres de la nuit. – Dolorès… Dolorès, murmura-t-il avec désespoir. Il bondit en arrière, pantelant de terreur, les yeux hagards. Quoi ? Qu'y avait-il ? Qu'était-ce que cette ignoble impression de froid qui glaçait ses mains ? – Octave ! Octave ! cria-t-il, sans se rappeler l'absence du chauffeur. Du secours ! Il lui fallait du secours ! Quelqu'un qui le rassurât et l'assistât. Il grelottait de peur. Oh ! ce froid, ce froid de la mort qu'il avait senti. Était-ce possible ? Alors, pendant ces quelques minutes tragiques, il avait, de ses doigts crispés… Violemment, il se contraignit à regarder. Dolorès ne bougeait pas. Il se précipita à genoux et l'attira contre lui. Elle était morte. Il resta quelques instants dans un engourdissement où sa douleur paraissait se dissoudre. Il ne souffrait plus. Il n'avait plus ni fureur, ni haine, ni sentiment d'aucune espèce rien qu'un abattement stupide, la sensation d'un homme qui a reçu un coup de massue, et qui ne sait s'il vit encore, s'il pense, ou s'il n'est pas le jouet d'un cauchemar. Cependant il lui semblait que quelque chose de juste venait de se passer, et il n'eut pas une seconde l'idée que c'était lui qui avait tué. Non, ce n'était pas lui. C'était en dehors de lui et de sa volonté. C'était le destin, l'inflexible destin qui avait accompli l'œuvre d'équité en supprimant la bête nuisible. Dehors, des oiseaux chantèrent. La vie s'animait sous les vieux arbres que le printemps s'apprêtait à fleurir. Et Lupin, s'éveillant de sa torpeur, sentit peu à peu sourdre en lui une indéfinissable et absurde compassion pour la misérable femme – odieuse certes, abjecte et vingt fois criminelle, mais si jeune encore et qui n'était plus. Et il songea aux tortures qu'elle avait dû subir en ses moments de lucidité, lorsque, la raison lui revenant, l'innommable folle avait la vision sinistre de ses actes. – Protégez-moi, je suis si malheureuse ! suppliait-elle. C'était contre elle-même qu'elle demandait qu'on la protégeât, contre ses instincts de fauve, contre le monstre qui habitait en elle et qui la forçait à tuer, à toujours tuer. – Toujours ? se dit Lupin. Et il se rappelait le soir de l'avant-veille où, dressée audessus de lui, le poignard levé sur l'ennemi qui, depuis des mois, la harcelait, sur l'ennemi infatigable qui l'avait acculée à tous les forfaits, il se rappelait que, ce soir-là, elle n'avait pas tué. C'était facile cependant : l'ennemi gisait inerte et impuissant. D'un coup, la lutte implacable se terminait. Non, elle n'avait pas tué, soumise, elle aussi, à des sentiments plus forts que sa cruauté, à des sentiments obscurs de sympathie et d'admiration pour celui qui l'avait si souvent dominée. Non, elle n'avait pas tué, cette fois-là. Et voici que, par un retour vraiment effarant du destin, voici que c'était lui qui la tuait. « J'ai tué, pensait-il en frémissant des pieds à la tête ; mes mains ont supprimé un être vivant, et cet être, c'est Dolorès ! Dolorès… Dolorès… » Il ne cessait de répéter son nom, son nom de douleur, et il ne cessait de la regarder, triste chose inanimée, inoffensive maintenant, pauvre loque de chair, sans plus de conscience qu'un petit tas de feuillles, ou qu'un petit oiseau égorgé au bord de la route. Oh ! comment aurait-il pu ne point tressaillir de compassion, puisque, l'un en face de l'autre, il était le meurtrier, lui, et qu'elle n'était plus, elle, que la victime ? « Dolorès… Dolorès… Dolorès… » Le grand jour le surprit, assis près de la morte, se souvenant et songeant, tandis que ses lèvres articulaient, de temps à autre, les syllabes désolées « Dolorès… Dolorès… » Il fallait agir pourtant, et, dans la débâcle de ses idées, il ne savait plus en quel sens il fallait agir, ni par quel acte commencer. « Fermons-lui les yeux, d'abord », se dit-il. Tout vides, emplis de néant, ils avaient encore, les beaux yeux dorés, cette douceur mélancolique qui leur donnait tant de charme. Était-ce possible que ces yeux-là eussent été les yeux du monstre ? Malgré lui, et en face même de l'implacable réalité, Lupin ne pouvait encore confondre en un seul personnage les deux êtres dont les images étaient si distinctes au fond de sa pensée. Rapidement il s'inclina vers elle, baissa les longues paupières soyeuses, et recouvrit d'un voile la pauvre figure convulsée. Alors il lui sembla que Dolorès devenait plus lointaine, et que l'homme noir, cette fois, était bien là, à côté de lui, en ses habits sombres, en son déguisement d'assassin. Il osa le toucher, et palpa ses vêtements. Dans une poche intérieure, il y avait deux portefeuilles. Il prit l'un d'eux et l'ouvrit. Il trouva d'abord une lettre signée de Steinweg, le vieil Allemand. Elle contenait ces lignes : « Si je meurs avant d'avoir pu révéler le terrible secret, que l'on sache ceci : l'assassin de mon ami Kesselbach est sa femme, de son vrai nom Dolorès de Malreich, sœur d'Altenheim et sœur d'Isilda. » « Les initiales L et M se rapportent à elle. Jamais, dans l'intimité, Kesselbach n'appelait sa femme Dolorès qui est un nom de douleur et de deuil, mais Laetitia, qui veut dire joie. L et M – Laetitia de Malreich – telles étaient les initiales inscrites sur tous les cadeaux qu'il lui donnait, par exemple sur le portecigarettes trouvé au Palace-Hôtel, et qui appartenait à Mme Kesselbach. Elle avait contracté, en voyage, l'habitude de fumer. « Laetitia ! elle fut bien en effet sa joie pendant quatre ans, quatre ans de mensonges et d'hypocrisie, où elle préparait la mort de celui qui l'aimait avec tant de bonté et de confiance. « Peut-être aurais-je dû parler tout de suite. Je n'en ai pas eu le courage, en souvenir de mon vieil ami Kesselbach, dont elle portait le nom. « Et puis j'avais peur… Le jour où je l'ai démasquée, au Palais de Justice, j'avais lu dans ses yeux mon arrêt de mort. « Ma faiblesse me sauvera-t-elle ? » « Lui aussi, pensa Lupin, lui aussi, elle l'a tué ! Eh parbleu, il savait trop de choses ! les initiales… ce nom de Laetitia… l'habitude secrète de fumer » Et il se rappela la nuit dernière, cette odeur de tabac dans la chambre. Il continua l'inspection du premier portefeuille. Il y avait des bouts de lettre, en langage chiffré, remis sans doute à Dolorès par ses complices, au cours de leurs ténébreuses rencontres… Il y avait aussi des adresses sur des morceaux de papier, adresses de couturières ou de modistes, mais adresses de bouges aussi, et d'hôtels borgnes… Et des noms aussi… vingt, trente noms, des noms bizarres, Hector le Boucher, Armand de Grenelle, le Malade… Mais une photographie attira l'attention de Lupin. Il la regarda. Et tout de suite, comme mû par un ressort, lâchant le portefeuille, il se rua hors de la chambre, hors du pavillon, et s'élança dans le parc. Il avait reconnu le portrait de Louis de Malreich, prisonnier à la Santé. Et seulement alors, seulement à cette minute précise, il se souvenait : l'exécution devait avoir lieu le lendemain. Et puisque l'homme noir, puisque l'assassin n'était autre que Dolorès, Louis de Malreich s'appelait bien réellement Léon Massier, et il était innocent. Innocent ? Mais les preuves trouvées chez lui, les lettres de l'Empereur, et tout, tout ce qui l'accusait indéniablement, toutes ces preuves irréfragables ? Lupin s'arrêta une seconde, la tête en feu. – Oh ! s'écria-t-il, je deviens fou, moi aussi. Voyons, pourtant, il faut agir… c'est demain qu'on l'exécute… demain… demain au petit jour… Il tira sa montre. – Dix heures… Combien de temps me faut-il pour être à Paris ? Voilà j'y serai tantôt oui, tantôt j'y serai, il le faut… Et, dès ce soir, je prends les mesures pour empêcher… Mais quelles mesures ? Comment prouver l'innocence ? Comment empêcher l'exécution ? Eh ! qu'importe ! Je verrai bien une fois là-bas. Est-ce que je ne m'appelle pas Lupin ? Allons toujours… Il repartit en courant, entra dans le château, et appela : – Pierre ! Vous avez vu M. Pierre Leduc ? Ah ! te voilà… Écoute… Il l'entraîna à l'écart, et d'une voix saccadée, impérieuse : – Écoute, Dolorès n'est plus là… Oui, un voyage urgent… elle s'est mise en route cette nuit dans mon auto… Moi, je pars aussi… Tais-toi donc ! Pas un mot, une seconde perdue, c'est irréparable. Toi, tu vas renvoyer tous les domestiques, sans explication. Voilà de l'argent. D'ici une demi-heure, il faut que le château soit vide. Et que personne n'y rentre jusqu'à mon retour ! Toi non plus, tu entends, je t'interdis d'y rentrer… je t'expliquerai cela… des raisons graves. Tiens, emporte la clef, tu m'attendras au village… Et de nouveau, il s'élança. Dix minutes après, il retrouvait Octave. Il sauta dans son auto. – Paris, dit-il. Le voyage fut une véritable course à la mort. Lupin, jugeant qu'Octave ne conduisait pas assez vite, avait pris le volant, et c'était une allure désordonnée, vertigineuse. Sur les routes, à travers les villages, dans les rues populeuses des villes, ils marchèrent à cent kilomètres à l'heure. Des gens frôlés hurlaient de rage : le bolide était loin il avait disparu. – Patron, balbutiait Octave, livide, nous allons y rester. – Toi, peut-être, l'auto peut-être, mais moi j'arriverai, disait Lupin. Il avait la sensation que ce n'était pas la voiture qui le transportait, mais lui qui transportait la voiture, et qu'il trouait l'espace par ses propres forces, par sa propre volonté. Alors, quel miracle aurait pu faire qu'il n'arrivât point, puisque ses forces étaient inépuisables, et que sa volonté n'avait pas de limites ? – J'arriverai parce qu'il faut que j'arrive, répétait-il. Et il songeait à l'homme qui allait mourir s'il n'arrivait pas à temps pour le sauver, au mystérieux Louis de Malreich, si déconcertant avec son silence obstiné et son visage hermétique. Et dans le tumulte de la route, sous les arbres dont les branches faisaient un bruit de vagues furieuses, parmi le bourdonnement de ses idées, tout de même Lupin s'efforçait d'établir une hypothèse. Et l'hypothèse se précisait peu à peu, logique, invraisemblable, certaine, se disait-il, maintenant qu'il connaissait l'affreuse vérité sur Dolorès, et qu'il entrevoyait toutes les ressources et tous les desseins odieux de cet esprit détraqué. « Eh oui, c'est elle qui a préparé contre Malreich la plus épouvantable des machinations. Que voulait-elle ? Épouser Pierre Leduc dont elle s'était fait aimer, et devenir la souveraine du petit royaume d'où elle avait été bannie. Le but était accessible, à la portée de sa main. Un seul obstacle moi, moi, qui depuis des semaines et des semaines, inlassablement, lui barrais la route ; moi qu'elle retrouvait après chaque crime, moi dont elle redoutait la clairvoyance, moi qui ne désarmerais pas avant d'avoir découvert le coupable et d'avoir retrouvé les lettres volées à l'Empereur « Eh bien ! puisqu'il me fallait un coupable, le coupable ce serait Louis de Malreich ou plutôt Léon Massier. Qu'est-ce que ce Léon Massier ? L'a-t-elle connu avant son mariage ? L'a-t-elle aimé ? C'est probable, mais sans doute ne le saura-t-on jamais. Ce qui est certain, c'est qu'elle aura été frappée par la ressemblance de taille et d'allure qu'elle-même pouvait obtenir avec Léon Massier, en s'habillant comme lui de vêtements noirs, et en s'affublant d'une perruque blonde. C'est qu'elle aura observé la vie bizarre de cet homme solitaire, ses courses nocturnes, sa façon de marcher dans les rues, et de dépister ceux qui pourraient le suivre. Et c'est en conséquence de ces remarques, et en prévision d'une éventualité possible, qu'elle aura conseillé à M. Kesselbach de gratter sur les registres de l'état civil le nom de Dolorès et de le remplacer par le nom de Louis, afin que les initiales fussent justement celles de Léon Massier. « Le moment vient d'agir, et voilà qu'elle ourdit son complot, et voilà qu'elle l'exécute. Léon Massier habite la rue Delaizement ? Elle ordonne à ses complices de s'établir dans la rue parallèle. Et c'est elle-même qui m'indique l'adresse du maître d'hôtel Dominique et me met sur la piste des sept bandits, sachant parfaitement que, une fois sur la piste, j'irai jusqu'au bout, c'est-à-dire au-delà des sept bandits, jusqu'à leur chef, jusqu'à l'individu qui les surveille et les dirige, jusqu'à l'homme noir, jusqu'à Léon Massier, jusqu'à Louis de Malreich. « Et de fait, j'arrive d'abord aux sept bandits. Et alors, que se passera-t-il ? Ou bien je serai vaincu, ou bien nous nous détruirons tous les uns, les aures, comme elle a dû l'espérer le soir de la rue des Vignes. Et, dans ces deux cas, Dolorès est débarrassée de moi. « Mais il advient ceci : c'est moi qui capture les sept bandits. Dolorès s'enfuit de la rue des Vignes. Je la retrouve dans la remise du Brocanteur. Elle me dirige vers Léon Massier, c'est-àdire vers Louis de Malreich. Je découvre auprès de lui les lettres de l'Empereur, qu'elle-même y a placées, et je le livre à la justice, et je dénonce la communication secrète qu'elle-même a fait ouvrir entre les deux remises, et je donne toutes les preuves qu'elle-même a préparées, et je montre par des documents, qu'elle-même a maquillés, que Léon Massier a volé l'état civil de Léon Massier, et qu'il s'appelle réellement Louis de Malreich. « Et Louis de Malreich mourra. « Et Dolorès de Malreich, triomphante, enfin, à l'abri de tout soupçon, puisque le coupable est découvert, affranchie de son passé d'infamies et de crimes, son mari mort, son frère mort, sa sœur morte, ses deux servantes mortes, Steinweg mort, délivrée par moi de ses complices, que je jette tout ficelés entre les mains de Weber ; délivrée d'elle-même enfin par moi, qui fais monter à l'échafaud l'innocent qu'elle substitue à ellemême, Dolorès victorieuse, riche à millions, aimée de Pierre Leduc, Dolorès sera reine. » – Ah ! s'écria Lupin hors de lui, cet homme ne mourra pas. Je le jure sur ma tête, il ne mourra pas. – Attention, patron, dit Octave, effaré, nous approchons… C'est la banlieue, les faubourgs… – Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? – Mais nous allons culbuter… Et puis les pavés glissent, on dérape… – Tant pis. – Attention… Là-bas… – Quoi ? – Un tramway, au virage… – Qu'il s'arrête ! – Ralentissez, patron. – Jamais ! – Mais nous sommes fichus… – On passera. – On ne passera pas. – Si. – Ah ! nom d'un chien Un fracas, des exclamations… La voiture avait accroché le tramway, puis, repoussée contre une palissade, avait démoli dix mètres de planches, et, finalement s'était écrasée contre l'angle d'un talus. – Chauffeur, vous êtes libre ? C'était Lupin, aplati sur l'herbe du talus, qui hélait un taxiauto. Il se releva, vit sa voiture brisée, des gens qui s'empressaient autour d'Octave et sauta dans l'auto de louage. – Au ministère de l'Intérieur, place Beauvau… Vingt francs de pourboire… Et s'installant au fond du fiacre, il reprit : – Ah ! non, il ne mourra pas ! non, mille fois non, je n'aurai pas ça sur la conscience ! C'est assez d'avoir été le jouet de cette femme et d'être tombé dans le panneau comme un collégien… Halte-là ! Plus de gaffes ! J'ai fait prendre ce malheureux… Je l'ai fait condamner à mort, je l'ai mené au pied même de l'échafaud… Mais il n'y montera pas ! Ça, non ! S'il y montait, je n'aurais plus qu'à me fiche une balle dans la tête ! On approchait de la barrière. Il se pencha : – Vingt francs de plus, chauffeur, si tu ne t'arrêtes pas. Et il cria devant l'octroi : – Service de la Sûreté ! On passa. – Mais ne ralentis pas, crebleu ! hurla Lupin… Plus vite !Encore plus vite ! Tu as peur d'écharper les vieilles femmes ? Écrase-les donc. Je paie les frais. En quelques minutes, ils arrivaient au ministère de la place Beauvau. Lupin franchit la cour en hâte et monta les marches de l'escalier d'honneur. L'antichambre était pleine de monde. Il inscrivit sur une feuille de papier : « Prince Sernine », et, poussant un huissier dans un coin, il lui dit : – C'est moi, Lupin. Tu me reconnais, n'est-ce pas ? Je t'ai procuré cette place, une bonne retraite, hein ? Seulement, tu vas m'introduire tout de suite. Va, passe mon nom. Je ne te demande que ça. Le Président te remerciera, tu peux en être sûr… Moi aussi… Mais marche donc, idiot ! Valenglay m'attend… Dix secondes après, Valenglay lui-même passait la tête au seuil de son bureau et prononçait : – Faites entrer « le prince ». Lupin se précipita, ferma vivement la porte, et, coupant la parole au Président : – Non, pas de phrases, vous ne pouvez pas m'arrêter… Ce serait vous perdre et compromettre l'Empereur… Non il ne s'agit pas de ça. Voilà. Malreich est innocent. J'ai découvert le vrai coupable… C'est Dolorès Kesselbach. Elle est morte. Son cadavre est là-bas. J'ai des preuves irrécusables. Le doute n'est pas possible. C'est elle… Il s'interrompit. Valenglay ne paraissait pas comprendre. – Mais, voyons, monsieur le Président, il faut sauver Malreich… Pensez donc une erreur judiciaire ! la tête d'un innocent qui tombe ! Donnez des ordres, un supplément d'information est-ce que je sais ? Mais vite, le temps presse. Valenglay le regarda attentivement, puis s'approcha d'une table, prit un journal et le lui tendit, en soulignant du doigt un article. Lupin jeta les yeux sur le titre et lut : L'exécution du monstre. Ce matin, Louis de Malreich a subi le dernier supplice… Il n'acheva pas. Assommé, anéanti, il s'écroula dans un fauteuil avec un gémissement de désespoir. Combien de temps resta-t-il ainsi ? Quand il se retrouva dehors, il n'en aurait su rien dire. Il se souvenait d'un grand silence, puis il revoyait Valenglay incliné sur lui et l'aspergeant d'eau froide, et il se rappelait surtout la voix sourde du Président qui chuchotait : – Écoutez il ne faut rien dire de cela, n'est-ce pas ? Innocent, ça se peut, je ne dis pas le contraire… Mais à quoi bon des révélations ? un scandale ? Une erreur judiciaire peut avoir de grosses conséquences. Est-ce bien la peine ? Une réhabilitation ? Pour quoi faire ? Il n'a même pas été condamné sous son nom. C'est le nom de Malreich qui est voué à l'exécration publique, précisément le nom de la coupable… Alors ? Et, poussant peu à peu Lupin vers la porte, il lui avait dit : – Allez… Retournez là-bas… Faites disparaître le cadavre… Et qu'il n'y ait pas de traces, hein ? pas la moindre trace de toute cette histoire… Je compte sur vous, n'est-ce pas ? Et Lupin retournait là-bas. Il y retournait comme un automate, parce qu'on lui avait ordonné d'agir ainsi, et qu'il n'avait plus de volonté par lui-même. Des heures, il attendit à la gare. Machinalement il mangea, prit son billet et s'installa dans un compartiment. Il dormit mal, la tête brûlante, avec des cauchemars et avec des intervalles d'éveil confus où il cherchait à comprendre pourquoi Massier ne s'était pas défendu. « C'était un fou sûrement, un demi-fou Il l'a connue autrefois et elle a empoisonné sa vie, elle l'a détraqué… Alors, autant mourir… Pourquoi se défendre ? » L'explication ne le satisfaisait qu'à moitié, et il se promettait bien, un jour ou l'autre, d'éclaircir cette énigme et de savoir le rôle exact que Massier avait tenu dans l'existence de Dolorès. Mais qu'importait pour l'instant ! Un seul fait apparaissait nettement : la folie de Massier, et il se répétait avec obstination : « C'était un fou, ce Massier était certainement fou… D'ailleurs, tous ces Massier, une famille de fous » Il délirait, embrouillant les noms, le cerveau affaibli. Mais, en descendant à la gare de Bruggen, il eut, au grand air frais du matin, un sursaut de conscience. Brusquement les choses prenaient un autre aspect. Et il s'écria : – Eh ! tant pis, après tout ! il n'avait qu'à protester… Je ne suis responsable de rien, c'est lui qui s'est suicidé… Ce n'est qu'un comparse dans l'aventure… Il succombe… Je le regrette… Mais quoi ! Le besoin d'agir l'enivrait de nouveau. Et, bien que blessé, torturé par ce crime dont il se savait malgré tout l'auteur, il regardait cependant vers l'avenir. « Ce sont les accidents de la guerre. N'y pensons pas. Rien n'est perdu. Au contraire ! Dolorès était l'écueil, puisque Pierre Leduc l'aimait. Dolorès est morte. Donc Pierre Leduc m'appartient. Et il épousera Geneviève, comme je l'ai décidé ! Et il régnera ! Et je serai le maître ! Et l'Europe, l'Europe est à moi ! » Il s'exaltait, rasséréné, plein d'une confiance subite, tout fiévreux, gesticulant sur la route, faisant des moulinets avec une épée imaginaire, l'épée du chef qui veut, qui ordonne, et qui triomphe. « Lupin, tu seras roi ! Tu seras roi, Arsène Lupin. » Au village de Bruggen, il s'informa et apprit que Pierre Leduc avait déjeuné la veille à l'auberge. Depuis, on ne l'avait pas vu. – Comment, dit Lupin, il n'a pas couché ? – Non. – Mais où est-il parti après son déjeuner ? – Sur la route du château. Lupin s'en alla, assez étonné. Il avait pourtant prescrit au jeune homme de fermer les portes et de ne plus revenir après le départ des domestiques. Tout de suite il eut la preuve que Pierre lui avait désobéi : la grille était ouverte. Il entra, parcourut le château, appela. Aucune réponse. Soudain, il pensa au chalet. Qui sait ! Pierre Leduc, en peine de celle qu'il aimait, et dirigé par une intuition, avait peut-être cherché de ce côté. Et le cadavre de Dolorès était là ! Très inquiet, Lupin se mit à courir. À première vue, il ne semblait y avoir personne au chalet. – Pierre ! Pierre ! cria-t-il. N'entendant pas de bruit, il pénétra dans le vestibule et dans la chambre qu'il avait occupée. Il s'arrêta, cloué sur le seuil. Au-dessus du cadavre de Dolorès, Pierre Leduc pendait, une corde au cou, mort. Impassible, Lupin se contracta des pieds à la tête. Il ne voulait pas s'abandonner à un geste de désespoir. Il ne voulait pas prononcer une seule parole de violence. Après les coups atroces que la destinée lui assenait, après les crimes et la mort de Dolorès, après l'exécution de Massier, après tant de convulsions et de catastrophes, il sentait la nécessité absolue de conserver sur lui-même tout son empire. Sinon, sa raison sombrait… – Idiot ! fit-il en montrant le poing à Pierre Leduc, triple idiot, tu ne pouvais pas attendre ? Avant dix ans, nous reprenions l'Alsace-Lorraine. Par diversion, il cherchait des mots à dire, des attitudes, mais ses idées lui échappaient, et son crâne lui semblait près d'éclater. – Ah ! non, non, s'écria-t-il, pas de ça, Lisette ! Lupin, fou, lui aussi ! Ah ! non, mon petit ! Flanque-toi une balle dans la tête si ça t'amuse, soit, et, au fond, je ne vois pas d'autre dénouement possible. Mais Lupin gaga, en petite voiture, ça, non ! En beauté, mon bonhomme, finis en beauté ! Il marchait en frappant du pied et en levant les genoux très haut, comme font certains acteurs pour simuler la folie. Et il proférait : – Crânons, mon vieux, crânons, les dieux te contemplent. Le nez en l'air ! et de l'estomac, crebleu ! du plastron ! Tout s'écroule autour de toi ! Qu'èque ça t' fiche ? C'est le désastre, rien ne va plus, un royaume à l'eau, je perds l'Europe, l'univers s'évapore ? Eh ben, après ? Rigole donc ! Sois Lupin ou t'es dans le lac… Allons, rigole ! Plus fort que ça… À la bonne heure… Dieu que c'est drôle ! Dolorès, une cigarette, ma vieille ! Il se baissa avec un ricanement, toucha le visage de la morte, vacilla un instant et tomba sans connaissance. Au bout d'une heure il se releva. La crise était finie, et, maître de lui, ses nerfs détendus, sérieux et taciturne, il examinait la situation. Il sentait le moment venu des décisions irrévocables. Son existence s'était brisée net, en quelques jours, sous l'assaut de catastrophes imprévues, se ruant les unes après les autres à la minute même où il croyait son triomphe assuré. Qu'allait-il faire ? Recommencer ? Reconstruire ? Il n'en avait pas le courage. Alors ? Toute la matinée il erra dans le parc, promenade tragique où la situation lui apparut en ses moindres détails et où, peu à peu, l'idée de la mort s'imposait à lui avec une rigueur inflexible. Mais, qu'il se tuât ou qu'il vécût, il y avait tout d'abord une série d'actes précis qu'il lui fallait accomplir. Et ces actes, son cerveau, soudain apaisé, les voyait clairement. L'horloge de l'église sonna l'Angélus de midi. – À l'œuvre, dit-il, et sans défaillance. Il revint vers le chalet, très calme, rentra dans sa chambre, monta sur un escabeau, et coupa la corde qui retenait Pierre Leduc. – Pauvre diable, dit-il, tu devais finir ainsi, une cravate de chanvre au cou. Hélas ! Tu n'étais pas fait pour les grandeurs… J'aurais dû prévoir ça, et ne pas attacher ma fortune à un faiseur de rimes. Il fouilla les vêtements du jeune homme et n'y trouva rien. Mais, se rappelant le second portefeuille de Dolorès, il le prit dans la poche où il l'avait laissé. Il eut un mouvement de surprise. Le portefeuille contenait un paquet de lettres dont l'aspect lui était familier, et dont il reconnut aussitôt les écritures diverses. – Les lettres de l'Empereur ! murmura-t-il. Les lettres au vieux Chancelier ! tout le paquet que j'ai repris moi-même chez Léon Massier et que j'ai donné au comte de Waldemar… Comment se fait-il ? Est-ce qu'elle l'avait repris à son tour à ce crétin de Waldemar ? Et, tout à coup, se frappant le front : – Eh non, le crétin, c'est moi. Ce sont les vraies lettres, celles-là ! Elle les avait gardées pour faire chanter l'Empereur au bon moment. Et les autres, celles que j'ai rendues, sont fausses, copiées par elle évidemment, ou par un complice, et mises à ma portée… Et j'ai coupé dans le pont, comme un bleu ! Fichtre, quand les femmes s'en mêlent… Il n'y avait plus qu'un carton dans le portefeuille, une photographie. Il regarda. C'était la sienne. – Deux photographies, Massier et moi, ceux qu'elle aima le plus sans doute… Car elle m'aimait… Amour bizarre, fait d'admiration pour l'aventurier que je suis, pour l'homme qui démolissait à lui seul les sept bandits qu'elle avait chargés de m'assommer. Amour étrange ! je l'ai senti palpiter en elle l'autre jour quand j'ai dit mon grand rêve de toute-puissance ! Là, vraiment, elle eut l'idée de sacrifier Pierre Leduc et de soumettre son rêve au mien. S'il n'y avait pas eu l'incident du miroir, elle était domptée. Mais elle eut peur. Je touchais à la vérité. Pour son salut, il fallait ma mort, et elle s'y décida. Plusieurs fois, il répéta pensivement : – Et pourtant, elle m'aimait… Oui, elle m'aimait, comme d'autres m'ont aimé, d'autres à qui j'ai porté malheur aussi… Hélas ! toutes celles qui m'aiment meurent… Et celle-là meurt aussi, étranglée par moi… À quoi bon vivre ? À voix basse, il redit : – À quoi bon vivre ? Ne vaut-il pas mieux les rejoindre, toutes ces femmes qui m'ont aimé ? et qui sont mortes de leur amour, Sonia, Raymonde, Clotilde Destange, miss Clarke ? Il étendit les deux cadavres l'un près de l'autre, les recouvrit d'un même voile, s'assit devant une table et écrivit : J'ai triomphé de tout : et je suis vaincu. J'arrive au but et je tombe. Le destin est plus fort que moi Et celle que j'aimais n'est plus. Je meurs aussi. Et il signa : Arsène Lupin. Il cacheta la lettre et l'introduisit dans un flacon qu'il jeta par la fenêtre, sur la terre molle d'une plate-bande. Ensuite il fit un grand tas sur le parquet avec de vieux journaux, de la paille et des copeaux qu'il alla chercher dans la cuisine. Là-dessus il versa du pétrole. Puis il alluma une bougie qu'il jeta parmi les copeaux. Toute de suite, une flamme courut, et d'autres flammes jaillirent, rapides, ardentes, crépitantes. – En route, dit Lupin, le chalet est en bois : ça va flamber comme une allumette. Et quand on arrivera du village, le temps de forcer les grilles, de courir jusqu'à cette extrémité du parc trop tard ! On trouvera des cendres, deux cadavres calcinés, et, près de là, dans une bouteille, mon billet de faire-part… Adieu Lupin ! Bonnes gens, enterrez-moi sans cérémonie… Le corbillard des pauvres… Ni fleurs, ni couronnes… Une humble croix, et cette épitaphe : CI-GIT ARSÈNE LUPIN, AVENTURIER Il gagna le mur d'enceinte, l'escalada et, se retournant, aperçut les flammes qui tourbillonnaient dans le ciel. Il s'en revint à pied vers Paris, errant, le désespoir au cœur, courbé par le destin. Et les paysans s'étonnaient de voir ce voyageur qui payait ses repas de trente sous avec des billets de banque. Trois voleurs de grand chemin l'attaquèrent, un soir, en pleine forêt. À coups de bâton, il les laissa quasi morts sur place. Il passa huit jours dans une auberge. Il ne savait où aller… Que faire ? À quoi se raccrocher ? La vie le lassait. Il ne voulait plus vivre… il ne voulait plus vivre… – C'est toi ! Mme Ernemont, dans la petite pièce de la villa de Garches, se tenait debout, tremblante, effarée, livide, les yeux grands ouverts sur l'apparition qui se dressait en face d'elle. Lupin ! Lupin était là ! – Toi ! dit-elle… Toi ! Mais les journaux ont raconté… Il sourit tristement. – Oui, je suis mort. – Eh bien ! eh bien !, dit-elle naïvement… – Tu veux dire que, si je suis mort, je n'ai rien à faire ici. Crois bien que j'ai des raisons sérieuses, Victoire. – Comme tu as changé ! fit-elle avec compassion. – Quelques légères déceptions… Mais c'est fini. Écoute, Geneviève est là ? Elle bondit sur lui, subitement furieuse. – Tu vas la laisser, hein ? Ah ! mais cette fois, je ne la lâche plus. Elle est revenue fatiguée, toute pâlie, inquiète, et c'est à peine si elle retrouve ses belles couleurs. Tu la laisseras, je te le jure. Il appuya fortement sa main sur l'épaule de la vieille femme. – Je veux, tu entends, je veux lui parler. – Non. – Je lui parlerai. Il la bouscula. Elle se remit d'aplomb, et, les bras croisés : – Tu me passerais plutôt sur le corps, vois-tu. Le bonheur de la petite est ici, pas ailleurs… Avec toutes tes idées d'argent et de noblesse, tu la rendrais malheureuse. Et ça, non. Qu'est-ce que c'est que ton Pierre Leduc ? et ton Veldenz ? Geneviève, duchesse ! Tu es fou. Ce n'est pas sa vie. Au fond, vois-tu, tu n'as pensé qu'à toi là-dedans. C'est ton pouvoir, ta fortune que tu voulais. La petite, tu t'en moques. T'es-tu seulement demandé si elle l'aimait, ton sacripant de grand-duc ? T'es-tu seulement demandé si elle aimait quelqu'un ? Non, tu as poursuivi ton but, voilà tout, au risque de blesser Geneviève, et de la rendre malheureuse pour le reste de sa vie. Eh bien ! je ne veux pas. Ce qu'il lui faut, c'est une existence simple, honnête, et celle-là tu ne peux pas la lui donner. Alors, que viens-tu faire ? Il parut ébranlé, mais tout de même, la voix basse, avec une grande tristesse, il murmura : – Il est impossible que je ne la voie plus jamais. Il est impossible que je ne lui parle pas – Elle te croit mort. – C'est cela que je ne veux pas ! Je veux qu'elle sache la vérité. C'est une torture de songer qu'elle pense à moi comme à quelqu'un qui n'est plus. Amène-la, Victoire. Il parlait d'une voix si douée, si désolée, qu'elle fut tout attendrie, et lui demanda : – Écoute avant tout, je veux savoir. Ça dépendra de ce que tu as à lui dire… Sois franc, mon petit… Qu'est-ce que tu lui veux, à Geneviève ? Il prononça gravement : – Je veux lui dire ceci : « Geneviève, j'avais promis à ta mère de te donner la fortune, la puissance, une vie de conte de fées. Et ce jour-là, mon but atteint, je t'aurais demandé une petite place, pas bien loin de toi. Heureuse et riche, tu aurais oublié, oui, j'en suis sûr, tu aurais oublié ce que je suis, ou plutôt ce que j'étais. Par malheur, le destin est plus fort que moi. Je ne t'apporte ni la fortune, ni la puissance. Je ne t'apporte rien. Et c'est moi au contraire qui ai besoin de toi. Geneviève, peux-tu m'aider ? » – À quoi ? fit la vieille femme anxieuse. – À vivre… – Oh ! dit-elle, tu en es là, mon pauvre petit… – Oui, répondit-il simplement, sans douleur affectée oui, j'en suis là. Trois êtres viennent de mourir, que j'ai tués, que j'ai tués de mes mains. Le poids du souvenir est trop lourd. Je suis seul. Pour la première fois de mon existence, j'ai besoin de secours. J'ai le droit de demander ce secours à Geneviève. Et son devoir est de me l'accorder… Sinon ? – Tout est fini. La vieille femme se tut, pâle et frémissante. Elle retrouvait toute son affection pour celui qu'elle avait nourri de son lait, jadis, et qui restait, encore et malgré tout, « son petit ». Elle demanda : – Qu'est-ce que tu feras d'elle ? – Nous voyagerons… Avec toi, si tu veux nous suivre… – Mais tu oublies… tu oublies… – Quoi ? – Ton passé… – Elle l'oubliera aussi. Elle comprendra que je ne suis plus cela, et que je ne peux plus l'être. – Alors, vraiment, ce que tu veux, c'est qu'elle partage ta vie, la vie de Lupin ? – La vie de l'homme que je serai, de l'homme qui travaillera pour qu'elle soit heureuse, pour qu'elle se marie selon ses goûts. On s'installera dans quelque coin du monde. On luttera ensemble, l'un près de l'autre. Et tu sais ce dont je suis capable… Elle répéta lentement, les yeux fixés sur lui : – Alors, vraiment, tu veux qu'elle partage la vie de Lupin ? Il hésita une seconde, à peine une seconde et affirma nettement : – Oui, oui, je le veux, c'est mon droit. – Tu veux qu'elle abandonne tous les enfants auxquels elle s'est dévouée, toute cette existence de travail qu'elle aime et qui lui est nécessaire ? – Oui, je le veux, c'est son devoir. La vieille femme ouvrit la fenêtre et dit : – En ce cas, appelle-la. Geneviève était dans le jardin, assise sur un banc. Quatre petites filles se pressaient autour d'elle. D'autres jouaient et couraient. Il la voyait de face. Il voyait ses yeux souriants et graves. Une fleur à la main, elle détachait un à un les pétales et donnait des explications aux enfants attentives et curieuses. Puis elle les interrogeait. Et chaque réponse valait à l'élève la récompense d'un baiser. Lupin la regarda longtemps avec une émotion et une angoisse infinies. Tout un levain de sentiments ignorés fermentait en lui. Il avait une envie de serrer cette belle jeune fille contre lui, de l'embrasser, et de lui dire son respect et son affection. Il se souvenait de la mère, morte au petit village d'Aspremont, morte de chagrin… – Appelle-la donc, reprit Victoire. Il s'écroula sur un fauteuil en balbutiant : – Je ne peux pas… Je ne peux pas… Je n'ai pas le droit… C'est impossible… Qu'elle me croie mort… Ça vaut mieux… Il pleurait, secoué de sanglots, bouleversé par un désespoir immense, gonflé d'une tendresse qui se levait en lui, comme ces fleurs tardives qui meurent le jour même où elles éclosent. La vieille s'agenouilla, et, d'une voix tremblante : – C'est ta fille, n'est-ce pas ? – Oui, c'est ma fille. Oh ! mon pauvre petit, dit-elle en pleurant, mon pauvre petit ! Épilogue LE SUICIDE – À cheval, dit l'Empereur. Il se reprit : – À âne plutôt, fit-il en voyant le magnifique baudet qu'on lui amenait. Waldemar, es-tu sûr que cet animal soit docile ? – J'en réponds comme de moi-même, Sire, affirma le comte. – En ce cas, je suis tranquille, dit l'Empereur en riant. Et, se retournant vers son escorte d'officiers : – Messieurs, à cheval. Il y avait là, sur la place principale du village de Capri, toute une foule que contenaient des carabiniers italiens, et, au milieu, tous les ânes du pays réquisitionnés pour faire visiter à l'Empereur l'île merveilleuse. – Waldemar, dit l'Empereur, en prenant la tête de la caravane, nous commençons par quoi ? – Par la villa de Tibère, Sire. On passa sous une porte, puis on suivit un chemin mal pavé qui s'élève peu à peu sur le promontoire oriental de l'île. L'Empereur était de mauvaise humeur et se moquait du colossal comte de Waldemar dont les pieds touchaient terre, de chaque côté du malheureux âne qu'il écrasait. Au bout de trois quarts d'heure, on arriva d'abord au Sautde-Tibère, rocher prodigieux, haut de trois cents mètres, d'où le tyran précipitait ses victimes à la mer L'Empereur descendit, s'approcha de la balustrade, et jeta un coup d'œil sur le gouffre. Puis il voulut marcher à pied jusqu'aux ruines de la villa de Tibère, où il se promena parmi les salles et les corridors écroulés. Il s'arrêta un instant. La vue était magnifique sur la pointe de Sorrente et sur toute l'île de Capri. Le bleu ardent de la mer dessinait la courbe admirable du golfe, et les odeurs fraîches se mêlaient au parfum des citronniers. – Sire, dit Waldemar, c'est encore plus beau, de la petite chapelle de l'ermite, qui est au sommet. – Allons-y. Mais l'ermite descendait lui-même, le long d'un sentier abrupt. C'était un vieillard, à la marche hésitante, au dos voûté. Il portait le registre où les voyageurs inscrivaient d'ordinaire leurs impressions. Il installa ce registre sur un banc de pierre. – Que dois-je écrire ? dit l'Empereur. – Votre nom, Sire, et la date de votre passage et ce qu'il vous plaira. L'Empereur prit la plume que lui tendait l'ermite et se baissa. – Attention, Sire, attention ! Des hurlements de frayeur, un grand fracas du côté de la chapelle, l'Empereur se retourna. Il eut la vision d'un rocher énorme qui roulait en trombe au-dessus de lui. Au même moment il était empoigné à bras-le-corps par l'ermite et projeté à dix mètres de distance. Le rocher vint se heurter au banc de pierre devant lequel se tenait l'Empereur un quart de seconde auparavant, et brisa le banc en morceaux. Sans l'intervention de l'ermite, l'Empereur était perdu. Il lui tendit la main, et dit simplement : – Merci. Les officiers s'empressaient autour de lui. – Ce n'est rien, messieurs Nous en serons quitte pour la peur, mais une jolie peur, je l'avoue Tout de même, sans l'intervention de ce brave homme… Et, se rapprochant de l'ermite : – Votre nom, mon ami ? L'ermite avait gardé son capuchon. Il l'écarta un peu, et tout bas, de façon à n'être entendu que de son interlocuteur, il dit : – Le nom d'un homme qui est très heureux que vous lui ayez donné la main, Sire. L'Empereur tressaillit et recula. Puis, se dominant aussitôt : – Messieurs, dit-il aux officiers, je vous demanderai de monter jusqu'à la chapelle. D'autres rocs peuvent se détacher, et il serait peut-être prudent de prévenir les autorités du pays. Vous me rejoindrez ensuite. J'ai à remercier ce brave homme. Il s'éloigna, accompagné de l'ermite. Et quand ils furent seuls, il dit : – Vous ! Pourquoi ? – J'avais à vous parler, Sire. Une demande d'audience me l'auriez-vous accordée ? J'ai préféré agir directement, et je pensais me faire reconnaître pendant que Votre Majesté signait le registre quand ce stupide accident… – Bref ? dit l'Empereur. – Les lettres que Waldemar vous a remises de ma part, Sire, ces lettres sont fausses. L'Empereur eut un geste de vive contrariété. – Fausses ? Vous en êtes certain ? – Absolument, Sire. – Pourtant, ce Malreich… – Le coupable n'était pas Malreich. – Qui, alors ? – Je demande à Votre Majesté de considérer ma réponse comme secrète. Le vrai coupable était Mme Kesselbach. – La femme même de Kesselbach ? – Oui, Sire. Elle est morte maintenant. C'est elle qui avait fait ou fait faire les copies qui sont en votre possession. Elle gardait les vraies lettres. – Mais où sont-elles ? s'écria l'Empereur. C'est là l'important ! Il faut les retrouver à tout prix ! J'attache à ces lettres une valeur considérable – Les voilà, Sire. L'Empereur eut un moment de stupéfaction. Il regarda Lupin, il regarda les lettres, leva de nouveau les yeux sur Lupin, puis empocha le paquet sans l'examiner. Évidemment, cet homme, une fois de plus, le déconcertait. D'où venait donc ce bandit qui, possédant une arme aussi terrible, la livrait de la sorte, généreusement, sans condition ? Il lui eût été si simple de garder les lettres et d'en user à sa guise ! Non, il avait promis. Il tenait sa parole. Et l'Empereur songeait à toutes les choses étonnantes que cet homme avait accomplies. Il lui dit : – Les journaux ont donné la nouvelle de votre mort… – Oui, Sire. En réalité, je suis mort. Et la justice de mon pays, heureuse de se débarrasser de moi, a fait enterrer les restes calcinés et méconnaissables de mon cadavre. – Alors, vous êtes libre ? – Comme je l'ai toujours été. – Plus rien ne vous attache à rien ? – Plus rien. – En ce cas… L'Empereur hésita, puis, nettement : – En ce cas, entrez à mon service. Je vous offre le commandement de ma police personnelle. Vous serez le maître absolu. Vous aurez tous pouvoirs, même sur l'autre police. – Non, Sire. – Pourquoi ? – Je suis Français. dit : Il y eut un silence. La réponse déplaisait à l'Empereur. Il – Cependant, puisqu'aucun lien ne vous attache plus… – Celui-là ne peut pas se dénouer, Sire. Et il ajouta en riant : – Je suis mort comme homme, mais vivant comme Français. Je m'étonne que Votre Majesté ne comprenne pas. L'Empereur fit quelques pas de droite et de gauche. Et il reprit : – Je voudrais pourtant m'acquitter. J'ai su que les négociations pour le grand-duché de Veldenz étaient rompues. – Oui, Sire. Pierre Leduc était un imposteur. Il est mort. – Que puis-je faire pour vous ? Vous m'avez rendu ces lettres… Vous m'avez sauvé la vie… Que puis-je faire ? – Rien, Sire. – Vous tenez à ce que je reste votre débiteur ? – Oui, Sire. L'Empereur regarda une dernière fois cet homme étrange qui se posait devant lui en égal. Puis il inclina légèrement la tête et, sans un mot de plus, s'éloigna. – Eh ! la Majesté, je t'en ai bouché un coin, dit Lupin en le suivant des yeux. Et, philosophiquement : – Certes, la revanche est mince, et j'aurais mieux aimé reprendre l'Alsace-Lorraine Mais, tout de même… Il s'interrompit et frappa du pied. – Sacré Lupin ! tu seras donc toujours le même, jusqu'à la minute suprême de ton existence, odieux et cynique ! De la gravité, bon sang ! l'heure est venue, ou jamais, d'être grave ! Il escalada le sentier qui conduisait à la chapelle et s'arrêta devant l'endroit d'où le roc s'était détaché. Il se mit à rire. – L'ouvrage était bien fait, et les officiers de Sa Majesté n'y ont vu que du feu. Mais comment auraient-ils pu deviner que c'est moi-même qui ai travaillé ce roc, que, à la dernière seconde, j'ai donné le coup de pioche définitif, et que ledit roc a roulé suivant le chemin que j'avais tracé entre lui et un Empereur dont je tenais à sauver la vie ? Il soupira : – Ah ! Lupin, que tu es compliqué ! Tout cela parce que tu avais juré que cette Majesté te donnerait la main ! Te voilà bien avancé « La main d'un Empereur n'a pas plus de cinq doigts », comme eût dit Victor Hugo. Il entra dans la chapelle et ouvrit, avec une clef spéciale, la porte basse d'une petite sacristie. Sur un tas de paille gisait un homme, les mains et les jambes liées, un bâillon à la bouche. – Eh bien ! l'ermite, dit Lupin, ça n'a pas été trop long, n'est-ce pas ? Vingt-quatre heures au plus… Mais ce que j'ai bien travaillé pour ton compte ! Figure-toi que tu viens de sauver la vie de l'Empereur… Oui, mon vieux. Tu es l'homme qui a sauvé la vie de l'Empereur. C'est la fortune. On va te construire une cathédrale et t'élever une statue jusqu'au jour où l'on te maudira… Ça peut faire tant de mal, les individus de cette sorte ! surtout celui-là à qui l'orgueil finira par tourner la tête. Tiens, l'ermite, prends tes habits. Abasourdi, presque mort de faim, l'ermite se releva en titubant. Lupin se rhabilla vivement et lui dit : – Adieu, digne vieillard. Excuse-moi pour tous ces petits tracas. Et prie pour moi. Je vais en avoir besoin. L'éternité m'ouvre ses portes toutes grandes. Adieu ! Il resta quelques secondes sur le seuil de la chapelle. C'était l'instant solennel où l'on hésite, malgré tout, devant le terrible dénouement. Mais sa résolution était irrévocable et, sans plus réfléchir, il s'élança, redescendit la pente en courant, traversa la plate-forme du Saut-de-Tibère et enjamba la balustrade. – Lupin, je te donne trois minutes pour cabotiner. À quoi bon ? diras-tu, il n'y a personne… Et toi, tu n'es donc pas là ? Ne peux-tu jouer ta dernière comédie pour toi-même ? Bigre, le spectacle en vaut la peine… Arsène Lupin, pièce héroï-comique en quatre-vingts tableaux… La toile se lève sur le tableau de la mort et le rôle est tenu par Lupin en personne… Bravo, Lupin ! Touchez mon cœur, mesdames et messieurs soixante-dix pulsations à la minute… Et le sourire aux lèvres ! Bravo ! Lupin ! Ah ! le drôle, en a-t-il du panache ! Eh ! bien, saute marquis… Tu es prêt ? C'est l'aventure suprême, mon bonhomme. Pas de regrets ? Des regrets ? Et pourquoi, mon Dieu ! Ma vie fut magnifique. Ah ! Dolorès ! Si tu n'étais pas venue, monstre abominable ! Et toi, Malreich, pourquoi n'as-tu pas parlé ? Et toi, Pierre Leduc… Me voici ! Mes trois morts, je vais vous rejoindre… Oh ! ma Geneviève, ma chère Geneviève… Ah ! ça, mais est-ce fini, vieux cabot ? Voilà ! Voilà ! j'accours Il passa l'autre jambe, regarda au fond du gouffre la mer immobile et sombre, et relevant la tête : – Adieu, nature immortelle et bénie ! Moriturus te salutat ! Adieu, tout ce qui est beau ! Adieu, splendeur des choses ! Adieu, la vie ! Il jeta des baisers à l'espace, au ciel, au soleil… Et, croisant les bras, il sauta. Sidi-bel-Abbes. La caserne de la Légion étrangère. Près de la salle des rapports, une petite pièce basse où un adjudant fume et lit son journal. À côté de lui, près de la fenêtre ouverte sur la cour, deux grands diables de sous-offs jargonnent un français rauque, mêlé d'expressions germaniques. La porte s'ouvrit. Quelqu'un entra. C'était un homme mince, de taille moyenne, élégamment vêtu. L'adjudant se leva, de mauvaise humeur contre l'intrus, et grogna : – Ah ! ça, que fiche donc le planton de garde ? Et vous, monsieur, que voulez-vous ? – Du service. Cela fut dit nettement, impérieusement. Les deux sous-offs eurent un rire niais. L'homme les regarda de travers. – En deux mots, vous voulez vous engager à la Légion ? demanda l'adjudant. – Oui, je le veux, mais à une condition. – Des conditions, fichtre ! Et laquelle ? – C'est de ne pas moisir ici. Il y a une compagnie qui part pour le Maroc. J'en suis. L'un des sous-offs ricana de nouveau, et on l'entendit qui disait : – Les Marocains vont passer un fichu quart d'heure. Monsieur s'engage… – Silence ! cria l'homme, je n'aime pas qu'on se moque de moi. Le ton était sec et autoritaire. Le sous-off, un géant, l'air d'une brute, riposta : – Eh ! le bleu, faudrait me parler autrement… Sans quoi… – Sans quoi ? – On verrait comment je m'appelle… L'homme s'approcha de lui, le saisit par la taille, le fit basculer sur le rebord de la fenêtre et le jeta dans la cour. Puis il dit à l'autre : – À ton tour. Va-t'en. L'autre s'en alla. L'homme revint aussitôt vers l'adjudant et lui dit : – Mon lieutenant, je vous prie de prévenir le major que don Luis Perenna, grand d'Espagne et Français de cœur, désire prendre du service dans la Légion étrangère. Allez, mon ami. L'autre ne bougeait pas, confondu. – Allez, mon ami, et tout de suite, je n'ai pas de temps à perdre. L'adjudant se leva, considéra d'un œil ahuri ce stupéfiant personnage, et, le plus docilement du monde, sortit. Alors, Lupin prit une cigarette, l'alluma et, à haute voix, tout en s'asseyant à la place de l'adjudant, il précisa : – Puisque la mer n'a pas voulu de moi, ou plutôt puisque, au dernier moment, je n'ai pas voulu de la mer, nous allons voir si les balles des Marocains sont plus compatissantes. Et puis, tout de même, ce sera plus chic… Face à l'ennemi, Lupin, et pour la France ! Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 La Comtesse de Cagliostro Arsène Lupin, cambrioleur (Le Journal 1923 – 1924) Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) 3 Les Confidences d'Arsène Lupin 1913 4 5 Le Bouchon de cristal Arsène Lupin Sholmès contre Herlock La Dame blonde (Je Sais Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) (Je Sais Tout 1908 – 1909) (Le Journal 1926 – 1927) Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et 1912 1908 6 7 8 L'Aiguille creuse La Demoiselle aux yeux verts Les Huit coups de l'horloge 1909 1927 1923 Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de Jean-Louis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) 9 11 « 813 » (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) Le Triangle d'or 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 10 L'Éclat d'obus 12 L'Île aux trente cercueils 13 Les Dents du tigre 14 L'Homme à la peau de bique 15 L'Agence Barnett et Cie 16 Le Cabochon d'émeraude 17 La Demeure mystérieuse 18 La Barre-y-va 19 La Femme aux deux sourires 20 Victor, de la brigade mondaine 21 La Cagliostro se venge 22 Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 (L'Auto 1939) 1941 pays, tel le Canada, mais protégé - téléchargement non autorisé - dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ —— Juin 2004 —— – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Attention : Maurice Leblanc L'AGENCE BARNETT ET CIE (1928) Rendons à César… Voici l'histoire de quelques affaires dont l'opinion publique, peu d'années avant la guerre, s'émut d'autant plus qu'on ne les connut que par fragments et récits contradictoires. Qu'était-ce que ce curieux personnage qui avait nom Jim Barnett, et qui se trouvait mêlé, de la façon la plus amusante, aux aventures les plus fantaisistes ? Que se passait-il dans cette mystérieuse agence privée, Barnett et Cie, qui semblait n'attirer les clients que pour les dépouiller avec plus de sécurité ? Aujourd'hui que les circonstances permettent que le problème soit exposé dans ses détails et résolu en toute certitude, hâtons-nous de rendre à César ce qui est dû à César, et d'attribuer les méfaits de Jim Barnett à celui qui les commit, c'est-àdire à l'incorrigible Arsène Lupin. Il ne s'en portera pas plus mal… Chapitre I Les gouttes qui tombent Le timbre de la cour, au bas du vaste hôtel que la baronne Assermann occupait dans le faubourg Saint-Germain, retentit. La femme de chambre arriva presque aussitôt, apportant une enveloppe. « Il y a là un monsieur que Madame a convoqué pour quatre heures. » Mme Assermann décacheta l'enveloppe et lut ces mots imprimés sur une carte : Agence Barnett et Cie. Renseignements gratuits. « Conduisez ce monsieur dans mon boudoir. » Valérie – la belle Valérie, comme on l'appelait depuis plus de trente ans, hélas ! – était une personne épaisse et mûre, richement habillée, minutieusement fardée, qui avait conservé de grandes prétentions. Son visage exprimait de l'orgueil, parfois de la dureté, souvent une certaine candeur qui n'était point sans charme. Femme du banquier Assermann, elle tirait vanité de son luxe, de ses relations, de son hôtel, et en général de tout ce qui la concernait. La chronique mondaine lui reprochait certaines aventures un peu scandaleuses. On affirmait même que son mari avait voulu divorcer. Elle passa d'abord chez le baron Assermann, homme âgé, mal portant, que des crises cardiaques retenaient au lit depuis des semaines. Elle lui demanda de ses nouvelles, et, distraitement, lui ajusta ses oreillers derrière le dos. Il murmura : « Est-ce qu'on n'a pas sonné ? – Oui, dit-elle. C'est ce détective qui m'a été recommandé pour notre affaire. Quelqu'un de tout à fait remarquable, paraîtil. – Tant mieux, dit le banquier. Cette histoire me tracasse, et j'ai beau réfléchir, je n'y comprends rien. » Valérie, qui avait l'air soucieux également, sortit de la chambre et gagna son boudoir. Elle y trouva un individu bizarre, bien pris comme taille, carré d'épaules, solide d'aspect, mais vêtu d'une redingote noire, ou plutôt verdâtre, dont l'étoffe luisait comme la soie d'un parapluie. La figure, énergique et rudement sculptée, était jeune, mais abîmée par une peau âpre, rugueuse, rouge, une peau de brique. Les yeux froids et moqueurs, derrière un monocle qu'il mettait indifféremment à droite ou à gauche, s'animaient d'une gaieté juvénile. « Monsieur Barnett ? » dit-elle. Il se pencha sur elle, et, avant qu'elle n'eût le loisir de retirer sa main, il la lui baisa, avec un geste arrondi que suivit un imperceptible claquement de langue, comme s'il appréciait la saveur parfumée de cette main. « Jim Barnett, pour vous servir, madame la baronne. J'ai reçu votre lettre, et le temps de brosser ma redingote… » Interdite, elle hésitait à mettre l'intrus à la porte. Mais il lui opposait une telle désinvolture de grand seigneur qui connaît son code de courtoisie mondaine, qu'elle ne put que prononcer : « Vous avez l'habitude, m'a-t-on dit, de débrouiller des affaires compliquées… » Il sourit d'un air avantageux : « C'est plutôt un don chez moi, le don de voir clair et de comprendre. » La voix était douce, le ton impérieux, et toute l'attitude gardait une façon d'ironie discrète et de persiflage léger. Il semblait si sûr de lui et de ses talents qu'on ne pouvait se soustraire à sa propre conviction, et Valérie elle-même sentit qu'elle subissait, du premier coup, l'ascendant de cet inconnu, vulgaire détective, chef d'agence privée. Désireuse de prendre quelque revanche, elle insinua : « Il est peut-être préférable de fixer entre nous… les conditions… – Totalement inutile, déclara Barnett. – Cependant – et elle sourit à son tour – vous ne travaillez pas pour la gloire ? – L'Agence Barnett est entièrement gratuite, madame la baronne. » Elle parut contrariée. « J'aurais préféré que notre accord prévît tout au moins une indemnité, une récompense. – Un pourboire », ricana-t-il. Elle insista : « Je ne puis pourtant pas… – Rester mon obligée ? Une jolie femme n'est jamais l'obligée de personne. » Et, sur-le-champ, sans doute pour corriger un peu la hardiesse de cette boutade, il ajouta : « D'ailleurs, ne craignez rien, madame la baronne. Quels que soient les services que je pourrai vous rendre, je m'arrangerai pour que nous soyons entièrement quittes. » Que signifiaient ces paroles obscures ? L'individu avait-il l'intention de se payer soi-même ? Et de quelle nature serait le règlement ? Valérie eut un frisson de gêne et rougit. Vraiment, M. Barnett suscitait en elle une inquiétude confuse, qui n'était point sans analogie avec les sentiments qu'on éprouve en face d'un cambrioleur. Elle pensait aussi… mon Dieu, oui… elle pensait qu'elle avait peut-être affaire à un amoureux, qui aurait choisi cette manière originale de s'introduire chez elle. Mais comment savoir ? Et, dans tous les cas, comment réagir ? Elle était intimidée et dominée, confiante en même temps, et toute disposée à se soumettre, quoi qu'il en pût advenir. Et ainsi, quand le détective l'interrogea sur les causes qui l'avaient poussée à demander le concours de l'agence Barnett, elle parla sans détours et sans préambule, comme il exigeait qu'elle parlât. L'explication ne fut pas longue : M. Barnett semblait pressé. « C'est l'avant-dernier dimanche, dit-elle. J'avais réuni quelques amis pour le bridge. Je me couchai d'assez bonne heure, et m'endormis comme à l'ordinaire. Le bruit qui me réveilla vers les quatre heures – exactement quatre heures dix – fut suivi d'un bruit qui me parut celui d'une porte qui se ferme. Cela provenait de mon boudoir. – C'est-à-dire de cette pièce ? interrompit M. Barnett. – Oui, laquelle pièce est contiguë, d'une part, à ma chambre (M. Barnett s'inclina respectueusement du côté de cette chambre) et, d'autre part, au couloir qui mène vers l'escalier de service. Je ne suis pas peureuse. Après un moment d'attente, je me levai. » Nouveau salut de M. Barnett devant cette vision de la baronne sautant du lit. « Donc, dit-il, vous vous levâtes ?… – Je me levai, j'entrai et j'allumai. Il n'y avait personne, mais cette petite vitrine était tombée avec tous les objets, bibelots et statuettes qui s'y trouvaient, et dont quelques-uns étaient cassés. Je passai chez mon mari, qui lisait dans son lit. Il n'avait rien entendu. Très inquiet, il sonna le maître d'hôtel, qui commença aussitôt des investigations, lesquelles furent poursuivies, dès le matin, par le commissaire de police. – Et le résultat ? demanda M. Barnett. – Le voici. Pour l'arrivée et pour le départ de l'individu, aucun indice. Comment était-il entré ? Comment était-il sorti ? Mystère. Mais on découvrit, sous un pouf, parmi les débris des bibelots, une demi-bougie et un poinçon à manche de bois très sale. Or, nous savions qu'au milieu de l'après-midi précédent, un ouvrier plombier avait réparé les robinets du lavabo de mon mari, dans son cabinet de toilette. On interrogea le patron qui reconnut l'outil et chez qui on trouva l'autre moitié de la bougie. – Par conséquent, interrompit Jim Barnett, de ce côté, une certitude ? – Oui, mais contredite par une autre certitude aussi indiscutable, et vraiment déconcertante. L'enquête prouva que l'ouvrier avait pris le rapide de Bruxelles à six heures du soir, et qu'il était arrivé là-bas à minuit, donc trois heures avant l'incident. – Bigre ! et cet ouvrier est revenu ? – Non. On a perdu ses traces à Anvers où il dépensait l'argent sans compter. – Et c'est tout ? – Absolument tout. – Qui a suivi cette affaire ? – L'inspecteur Béchoux. » M. Barnett manifesta une joie extrême. « Béchoux ? Ah ! cet excellent Béchoux ! un de mes bons amis, madame la baronne. Nous avons bien souvent travaillé ensemble. – C'est lui, en effet, qui m'a parlé de l'Agence Barnett. – Probablement parce qu'il n'aboutissait pas, n'est-ce pas ? – En effet. – Ce brave Béchoux ! combien je serais heureux de lui rendre service ! … ainsi qu'à vous, madame la baronne, croyez-le bien… Surtout à vous ! … » M. Barnett se dirigea vers la fenêtre où il appuya son front et demeura quelques instants à réfléchir. Il jouait du tambour sur la vitre et sifflotait un petit air de danse. Enfin, il retourna près de Mme Assermann et reprit : « L'avis de Béchoux, le vôtre, madame, c'est qu'il y a eu tentative de vol, n'est-ce pas ? – Oui, tentative infructueuse, puisque rien n'a disparu. – Admettons-le. En tout cas, cette tentative avait un but précis, et que vous devez connaître. Lequel ? – Je l'ignore », répliqua Valérie après une légère hésitation. Le détective sourit. « Me permettez-vous, madame la baronne, de hausser respectueusement les épaules ? » Et sans attendre la réponse, tendant un doigt ironique vers un des panneaux d'étoffe qui encadraient le boudoir, au-dessus de la plinthe, il demanda, comme on demande à un enfant qui a caché un objet : « Qu'y a-t-il, sous ce panneau ? – Mais rien, fit-elle interloquée… Qu'est-ce que cela veut dire ? » M. Barnett prononça d'un ton sérieux : « Cela veut dire que la plus sommaire des inspections permet de constater que les bords de ce rectangle d'étoffe sont un peu fatigués, madame la baronne, qu'ils paraissent, à certains endroits, séparés de la boiserie par une fente, et qu'il y a tout lieu, madame la baronne, de supposer qu'un coffre-fort se trouve dissimulé là. » Valérie tressaillit. Comment, sur des indices aussi vagues, M. Barnett avait-il pu deviner ?… D'un mouvement brusque, elle fit glisser le panneau désigné. Elle découvrit ainsi une petite porte d'acier, et, fébrilement, manœuvra les trois boutons d'une serrure de coffre. Une inquiétude irraisonnée la bouleversait. Quoique l'hypothèse fût impossible, elle se demandait si l'étrange personnage ne l'avait pas dévalisée durant les quelques minutes où il était resté seul. À l'aide d'une clef tirée de sa poche, elle ouvrit et, tout de suite, eut un sourire de satisfaction. Il y avait là, unique objet déposé, un magnifique collier de perles qu'elle saisit vivement, et dont les trois rangs se déroulèrent autour de son poignet. M. Barnett se mit à rire. « Vous voilà plus tranquille, madame la baronne. Ah ! c'est que les cambrioleurs sont si adroits, si audacieux ! Il faut se méfier, madame la baronne, car vraiment, c'est une bien jolie pièce, et je comprends qu'on vous l'ait volée. » Elle protesta. « Mais il n'y a pas eu de vol. Si tant est qu'on ait voulu s'en emparer, l'entreprise a échoué. – Croyez-vous, madame la baronne ? – Si je le crois ! Mais puisque le voici ! Puisque je l'ai entre les mains ! Une chose volée disparaît. Or, le voici. » Il rectifia paisiblement : « Voici un collier. Mais êtes-vous sûre que ce soit votre collier ? Êtes-vous sûre que celui-ci ait une valeur quelconque ? – Comment ! fit-elle exaspérée. Mais il n'y a pas quinze jours que mon bijoutier l'estimait un demi-million. – Quinze jours… c'est-à-dire cinq jours avant la nuit… Mais actuellement ?… Remarquez que je ne sais rien… Je ne l'ai pas expertisé, moi… Je suppose simplement… Et je vous demande si aucun soupçon ne se mêle à votre certitude ? » Valérie ne bougeait plus. De quel soupçon parlait-il ? À propos de quoi ? Une anxiété confuse montait en elle, suscitée par l'insistance vraiment pénible de son interlocuteur. Au creux de ses mains ouvertes, elle soupesait la masse des perles amoncelées, et voilà que cette masse lui paraissait devenir de plus en plus légère. Elle regardait, et ses yeux discernaient des coloris différents, des reflets inconnus, une égalité choquante, une perfection équivoque, tout un ensemble de détails troublants. Ainsi, dans l'ombre de son esprit, la vérité commençait à luire, de plus en plus distincte et menaçante. Barnett modula un petit rire d'allégresse. « Parfait ! Parfait ! Vous y venez ! Vous êtes sur la bonne route ! … Encore un petit effort, madame la baronne, et vous y verrez clair. Tout cela est tellement logique ! L'adversaire ne vole pas, mais substitue. De la sorte, rien ne disparaît, et s'il n'y avait pas eu ce damné petit bruit de vitrine, tout se passait dans les ténèbres et demeurait dans l'inconnu. Vous auriez ignoré jusqu'à nouvel ordre que le véritable collier s'était évanoui et que vous exhibiez sur vos blanches épaules un collier de fausses perles. » La familiarité de l'expression ne la choqua point. Elle songeait à bien autre chose. M. Barnett s'inclina devant elle, et sans lui laisser le temps de respirer, marchant droit au but, il articula : « Donc, un premier point acquis : le collier s'est évanoui. Ne nous arrêtons pas en si bonne voie, et, maintenant que nous savons ce qui fut volé, cherchons, madame la baronne, qui vola. Ainsi le veut la logique d'une enquête bien conduite. Dès que nous connaîtrons notre voleur, nous serons bien près de lui reprendre l'objet de son vol… troisième étape de notre collaboration. » Il tapota cordialement les mains de Valérie. « Ayez confiance, baronne. Nous avançons. Et, tout d'abord, si vous m'y autorisez, une petite hypothèse. Excellent procédé que l'hypothèse. Ainsi, supposons que votre mari, bien que malade, ait pu, l'autre nuit, se traîner de sa chambre jusqu'ici, qu'il se soit muni de la bougie et, à tout hasard, de l'instrument oublié par le plombier, qu'il ait ouvert le coffre-fort, qu'il ait maladroitement renversé la vitrine, et qu'il se soit enfui de peur que vous n'ayez entendu, comme tout devient lumineux ! Comme il serait naturel, en ce cas, que l'on n'eût point relevé la moindre trace d'arrivée ou de départ ! Comme il serait naturel que le coffre-fort eût été ouvert sans effraction, puisque le baron Assermann, au cours des années, quand il avait la douce faveur de pénétrer dans vos appartements particuliers, a dû, bien des soirs, entrer ici avec vous, assister au maniement de la serrure, noter les déclics et les intervalles, compter le nombre de crans déplacés, et, peu à peu, de la sorte, connaître les trois lettres du chiffre. » La « petite hypothèse », comme disait Jim Barnett, parut terrifier la belle Valérie au fur et à mesure qu'il en déroulait devant elle les phases successives. On aurait dit qu'elle les voyait revivre et se souvenait. Éperdue, elle balbutia : « Vous êtes fou ! mon mari est incapable… Si quelqu'un est venu, l'autre nuit, ce ne peut être lui… C'est en dehors de toute possibilité… » Il insinua : « Est-ce qu'il existait une copie de votre collier ? – Oui… Par prudence, il en avait fait faire une, à l'époque de l'achat, il y a quatre ans. – Et qui la possédait ? – Mon mari », dit-elle très bas. Jim Barnett conclut joyeusement : « C'est cette copie que vous tenez entre les mains ! C'est elle qui a été substituée à vos perles véritables. Les autres, les vraies, il les a prises. Pour quelle cause ? La fortune du baron Assermann le mettant au-dessus de toute accusation de vol, devons-nous envisager des mobiles d'un ordre intime… vengeance… besoin de tourmenter, de faire du mal, peut-être de punir ? N'est-ce pas ? une jeune et jolie femme peut commettre certaines imprudences, bien légitimes, mais qu'un mari juge avec quelque sévérité… Excusez-moi, baronne. Il ne m'appartient pas d'entrer dans les secrets de votre ménage, mais seulement de chercher, d'accord avec vous, où se trouve votre collier. – Non ! s'écria Valérie, avec un mouvement de recul, non ! non ! Elle en avait soudain assez, de cet insupportable auxiliaire qui, en quelques minutes de conversation, presque badine par instants, et d'une façon contraire à toutes les règles d'une enquête, découvrait avec une aisance diabolique tous les mystères qui l'enveloppaient, et lui montrait, d'un air goguenard, l'abîme où le destin la précipitait. Elle ne voulait plus entendre sa voix sarcastique : « Non », répétait-elle obstinément. Il s'inclina. « À votre aise, madame. Loin de moi l'idée de vous importuner. Je suis là pour vous rendre service et dans la mesure où cela vous plaît. Au point où nous en sommes, d'ailleurs, je suis persuadé que vous pouvez vous dispenser de mon aide, d'autant plus que votre mari, ne pouvant sortir, n'aura certes pas commis l'imprudence de confier les perles à quelqu'un, et qu'il doit les avoir cachées dans un coin quelconque de son appartement. Une recherche méthodique vous les livrera. Mon ami Béchoux me semble tout indiqué pour cette petite besogne professionnelle. Un mot encore. Au cas où vous auriez besoin de moi, téléphonez à l'Agence. ce soir, de neuf à dix. Je vous salue, madame. » De nouveau, il lui baisa la main, sans qu'elle osât esquisser la moindre résistance. Puis il partit d'un pas sautillant, en se dandinant sur ses hanches avec satisfaction. Bientôt la porte de la cour fut refermée. Le soir même, Valérie mandait l'inspecteur Béchoux, dont la présence continuelle à l'hôtel Assermann ne pouvait paraître que naturelle, et les recherches commencèrent. Béchoux, policier estimable, élève du fameux Ganimard, et qui travaillait selon les méthodes courantes, divisa la chambre, le cabinet de toilette et le bureau particulier en secteurs qu'il visita tour à tour. Un collier à trois rangs de perles constitue une masse qu'il n'est pas possible de celer, surtout à des gens du métier comme lui. Cependant, après huit jours d'efforts acharnés, après des nuits aussi, où profitant de ce que le baron Assermann avait l'habitude de prendre des soporifiques, il explorait le lit lui-même et le dessous du lit, l'inspecteur Béchoux se découragea. Le collier ne pouvait être dans l'hôtel. Malgré ses répugnances, Valérie pensait à reprendre contact avec l'Agence Barnett et à demander secours à l'intolérable personnage. Qu'importait que celui-ci lui baisât la main et l'appelât chère baronne, s'il parvenait au but ? Mais un événement, que tout annonçait sans qu'on pût le croire aussi proche, brusqua la situation. Une fin d'après-midi, on vint la chercher en hâte : son mari était la proie d'une crise inquiétante. Prostré sur le divan, au seuil du cabinet de toilette, il étouffait. Sa face décomposée marquait d'atroces souffrances. ta : « Trop tard… trop tard… – Mais non, dit-elle, je te jure que tout ira bien. » Il essaya de se lever. « À boire… demanda-t-il en titubant vers la toilette. – Mais tu as de l'eau dans la carafe, mon ami. – Non… non… pas de cette eau-là… – Pourquoi ce caprice ? – Je veux boire l'autre… celle-ci… » Effrayée, Valérie téléphona au docteur. Le baron marmot- Il retomba sans forces. Elle ouvrit vivement le robinet du lavabo qu'il désignait, puis alla chercher un verre qu'elle remplit et que, finalement, il refusa de boire. Un long silence suivit. L'eau coulait doucement à côté. La figure du moribond se creusait. Il lui fit signe qu'il avait à parler. Elle se pencha. Mais il dut craindre que les domestiques n'entendissent, car il ordonna : « Plus près… plus près… » Elle hésitait, comme si elle eût redouté les paroles qu'il voulait dire. Le regard de son mari fut si impérieux que, soudain domptée, elle s'agenouilla et colla presque son oreille contre lui. Des mots furent chuchotés, incohérents, et dont elle pouvait tout au plus deviner le sens. « Les perles… le collier… Il faut que tu saches, avant que je ne parte… Voilà… tu ne m'as jamais aimé… Tu m'as épousé… à cause de ma fortune… » Elle protesta, indignée, contre une accusation si cruelle à cette heure solennelle. Mais il lui avait saisi le poignet, et il répétait, confusément, d'une voix de délire : « … à cause de ma fortune, et tu l'as prouvé par ta conduite… Tu n'as pas été une bonne épouse, et c'est pourquoi j'ai voulu te punir. En ce moment même, je suis en train de te punir… Et j'éprouve une joie affreuse… Mais il faut que cela soit… et j'accepte de mourir parce que les perles s'évanouissent… Tu ne les entends pas qui tombent et qui s'en vont au torrent ? Ah ! Valérie, quel châtiment ! … les gouttes qui tombent… les gouttes qui tombent… » Il n'avait plus de forces. Les domestiques le portèrent sur son lit. Bientôt le docteur arrivait, et il vint aussi deux vieilles cousines que l'on avait averties et qui ne bougèrent plus de la chambre. Elles semblaient attentives aux moindres gestes de Valérie, et toutes prêtes à défendre les tiroirs et les commodes contre toute atteinte. L'agonie fut longue. Le baron Assermann mourut au petit jour, sans avoir prononcé d'autres paroles. Sur la demande formelle des deux cousines, les scellés furent mis aussitôt à tous les meubles de la. chambre. Et les longues heures funèbres de la veillée commencèrent. Deux jours plus tard, après l'enterrement, Valérie reçut la visite du notaire de son mari qui lui demanda un entretien particulier. Il gardait une expression grave et affligée, et il dit aussitôt : « La mission que je dois remplir est pénible, madame la baronne, et je voudrais l'exécuter aussi rapidement que possible, tout en vous assurant d'avance que je n'approuve pas, que je ne saurais approuver ce qui a été fait à votre détriment. Mais je me suis heurté à une volonté inflexible. Vous connaissiez l'obstination de M. Assermann, et malgré mes efforts… rie. – Voici donc, madame la baronne. Voici. J'ai entre les mains un premier testament de M. Assermann qui date d'une vingtaine d'années, et qui vous désignait alors comme légataire universelle et seule héritière. Mais je dois vous dire que, le mois dernier, il m'a confié qu'il en avait fait un autre… par lequel il laissait toute sa fortune à ses deux cousines. – Je vous en prie, monsieur, expliquez-vous, supplia Valé- – Et vous l'avez, cet autre testament ? – Après me l'avoir lu, il l'a enfermé dans le secrétaire que voici. Il désirait que l'on n'en prît connaissance qu'une semaine après sa mort. Les scellés ne pourront être levés qu'à cette date. » La baronne Assermann comprit alors pourquoi son mari lui avait conseillé, quelques années auparavant, à l'époque de violents désaccords entre eux, de vendre tous ses bijoux et d'acheter, avec cet argent, un collier de perles. Le collier étant faux, Valérie étant déshéritée et n'ayant aucune fortune, elle demeurait sans ressources. La veille du jour fixé pour la levée des scellés, une automobile s'arrêta devant une modeste boutique de la rue de Laborde, qui portait cette inscription : Agence Barnett et Cie ouverte de deux à trois heures. Renseignements gratuits. Une dame en grand deuil descendit et frappa. « Entrez », cria-t-on de l'intérieur. Elle entra. « Qui est là ? reprit une voix qu'elle reconnut, et qui parlait d'une arrière-boutique séparée de l'agence par un rideau. – La baronne Assermann, dit-elle. – Ah ! toutes mes excuses, baronne. Veuillez vous asseoir. J'accours. » Valérie Assermann attendit, tout en examinant le bureau. Il était en quelque sorte tout nu : une table, deux vieux fauteuils, des murs vides, pas de dossiers, pas la moindre paperasse. Un appareil téléphonique constituait l'unique ornement et l'unique instrument de travail. Sur un cendrier, cependant, des bouts de cigarettes de grand luxe, et, par toute la pièce, une odeur fine et délicate. La tenture du fond se souleva, et Jim Barnett jaillit, alerte et souriant. Même redingote râpée, nœud de cravate tout fait, et surtout mal fait. Monocle au bout d'un cordon noir. Il se précipita sur une main dont il embrassa le gant. « Comment allez-vous, baronne ? C'est pour moi un véritable plaisir… Mais qu'y a-t-il donc ? Vous êtes en deuil ? Rien de sérieux, j'espère ? Ah ! mon Dieu, suis-je étourdi ! Je me rappelle… Le baron Assermann, n'est-ce pas ? Quelle catastrophe ! Un homme si charmant, qui vous aimait tant ! Et alors, où en étions-nous ? » Il tira de sa poche un menu carnet qu'il feuilleta. « Baronne Assermann… Parfait… je me souviens… Perles fausses. Mari cambrioleur… Jolie femme… Très jolie femme… Elle doit me téléphoner… » « Eh bien, chère madame, conclut-il avec une familiarité croissante, je l'attends toujours, ce coup de téléphone. » Cette fois encore, Valérie fut déroutée par le personnage. Sans vouloir se poser en femme que la mort de son mari a terrassée, elle éprouvait tout de même des sentiments pénibles, auxquels s'ajoutaient l'angoisse de l'avenir et l'horreur de la misère. Elle venait de passer quinze jours affreux, avec des visions de ruine et de détresse, avec des cauchemars, des remords, des épouvantes, des désespoirs dont les traces marquaient durement son visage flétri… Et voici qu'elle se trouvait en face d'un petit homme joyeux, désinvolte et papillotant, qui n'avait pas du tout l'air de comprendre la situation. Pour donner à l'entretien le ton qui convenait, elle raconta les événements avec beaucoup de dignité, et, tout en évitant de récriminer contre son mari, répéta les déclarations du notaire. « Parfait ! Très bien ! … ponctuait le détective, avec un sourire approbateur… Parfait ! … Tout cela s'enchaîne admirablement. C'est un plaisir de voir dans quel ordre se déroule ce drame passionnant ! rée. – Oui, un plaisir que doit avoir ressenti vivement mon ami l'inspecteur Béchoux… Car je suppose qu'il vous a expliqué ? … – Quoi ? – Comment, quoi ? Mais le nœud de l'intrigue, le ressort de la pièce ! Hein, est-ce assez cocasse ? Ce que Béchoux a dû rire ! » Jim Barnett riait de bon cœur, en tout cas, lui. « Ah ! le coup du lavabo ! en voilà une trouvaille ! Vaudeville plutôt que drame, d'ailleurs ! Mais combien adroitement charpenté ! Tout de suite, je vous l'avoue, j'ai flairé le truc, et, quand vous m'avez parlé d'un ouvrier plombier, j'ai vu immédiatement le rapport entre la réparation effectuée au lavabo et les projets du baron Assermann. Je me suis dit : « Mais, saperlotte, tout est là ! En même temps que « le baron combinait la – Un plaisir ? interrogea Valérie, de plus en plus désempa- substitution du collier, il se réservait une bonne cachette pour les vraies « perles ! » Car, pour lui, c'était l'essentiel, n'est-ce pas ? S'il vous avait simplement frustrée des perles, pour les jeter dans la Seine comme un paquet sans valeur dont on veut se débarrasser, ce n'eût été qu'une moitié de vengeance. Afin que cette vengeance fût complète, totale, magnifique, il lui fallait garder les perles à sa portée, et les enfouir, par conséquent, dans une cachette toute proche et vraiment inaccessible. Et c'est ce qui fut fait. » Jim Barnett s'amusait beaucoup et continuait en riant : « C'est ce qui fut fait, grâce aux instructions qu'il donna, et vous entendez d'ici le dialogue entre le compagnon plombier et le banquier : « Dites donc, l'ami, examinez donc ce tuyau de vidange, sous mon lavabo ? il descend jusqu'à la plinthe et s'en va de mon cabinet, de toilette en pente presque insensible, n'est-ce pas ? Eh bien, cette pente, vous allez encore l'atténuer, et vous allez même, ici, dans ce coin obscur, relever un peu le tuyau de manière à former une sorte de cul-de-sac où un objet pourrait au besoin séjourner. Si l'on ouvre le robinet, l'eau coulera, remplira tout de suite le cul-de-sac et entraînera l'objet. Vous comprenez, mon ami ? Oui ? En ce cas, sur le côté du tuyau, contre le mur, afin qu'on ne puisse le voir, percez-moi un trou d'environ un centimètre de diamètre… Juste à cet endroit… À merveille ! Ça y est ! Maintenant obturez-moi ce trou avec ce bouchon de caoutchouc. Nous y sommes ? Parfait, mon ami. Il ne me reste plus qu'à vous remercier, et à régler cette petite question entre nous. On est d'accord, n'est-ce pas ? Pas un mot à personne ? Le silence. Tenez, voici de quoi prendre un billet ce soir, à six heures, pour Bruxelles. Et voici trois chèques à toucher là-bas, un par mois. Dans trois mois, liberté de revenir. Adieu, mon ami… » Sur quoi, poignée de main. Et le soir même, ce soir où vous avez entendu du bruit dans votre boudoir, substitution des perles et dépôt des véritables dans la cachette préparée, c'est-à-dire au creux du tuyau ! Et alors vous comprenez ? Se sentant perdu, le baron vous appelle : « Un verre d'eau, je t'en prie. Non, pas de l'eau de la carafe… mais de celle qui est là. » Vous obéissez. Et c'est le châtiment, le châtiment terrible déclenché par votre main qui tourne le robinet. L'eau coule, entraîne les perles, et le baron enthousiasmé marmotte : « Tu entends ? elles s'en vont… elles tombent dans les ténèbres. » La baronne avait écouté, muette et bouleversée, et cependant, plus que l'horreur de cette histoire où apparaissaient si cruellement toute la rancœur et toute la haine de son mari, elle évoquait une chose qui se dégageait des faits avec une précision effrayante. té ? – Dame, fit-il, c'est mon métier. – Et vous n'avez rien dit ! – Comment ! Mais c'est vous, baronne, qui m'avez empêché de dire ce que je savais, ou ce que j'étais sur le point de savoir, et qui m'avez congédié, quelque peu brutalement. Je suis un homme discret, moi. Je n'ai pas insisté. Et puis ne fallait-il pas vérifier ? – Et vous avez vérifié ? balbutia Valérie. – Oh ! simple curiosité. – Quel jour ? – Cette même nuit. – Cette même nuit ? Vous avez pu pénétrer dans la maison ? dans cet appartement ? Mais je n'ai pas entendu… « Vous saviez donc ? murmura-t-elle… Vous saviez la véri- – L'habitude d'opérer sans bruit… Le baron Assermann non plus n'a rien entendu… Et cependant. – Cependant ?… – Pour me rendre compte, j'ai élargi le trou du tuyau… vous savez ?… ce trou par lequel on les avait introduites. Elle tressaillit. « Alors ?… alors ?… vous avez vu ?… – J'ai vu. – Les perles ?… – Les perles étaient là. » Valérie répéta plus bas, la voix étranglée : « Alors, si elles étaient là, alors vous avez pu… les prendre… » Il avoua ingénument : « Mon Dieu, je crois que sans moi, Jim Barnett, elles eussent subi le sort que M. Assermann leur avait réservé pour le jour prévu de sa mort prochaine, le sort qu'il a décrit… rappelezvous… « Elles s'en vont…, elles tombent dans les ténèbres… Des gouttes qui tombent… » Et sa vengeance eût réussi, ce qui aurait été dommage. Un si beau collier… une pièce de collection ! » Valérie n'était pas une femme à sursauts de violence et à explosions de colère, qui eussent dérangé l'harmonie de sa per- sonne. Mais, en l'occasion, une telle fureur la secoua qu'elle bondit vers le sieur Barnett et tâcha de le saisir au collet. « C'est un vol ! Vous n'êtes qu'un aventurier… Je m'en doutais… Un aventurier ! un aigrefin ! » Le mot « aigrefin » délecta le jeune homme. « Aigrefin ! … charmant… » chuchota-t-il. Mais Valérie ne s'arrêtait pas. Tremblante de rage, elle arpentait la pièce en criant : « Je ne me laisserai pas faire ! Vous me le rendrez, et tout de suite ! Sinon, je préviens la police. – Oh ! le vilain projet ! s'exclama-t-il, et comment une jolie femme comme vous peut-elle ainsi manquer de délicatesse à l'égard d'un homme qui fut tout dévouement et toute probité ! » Elle haussa les épaules et ordonna : « Mon collier ! – Mais il est à votre disposition, sacrebleu ! Croyez-vous que Jim Barnett dévalise les gens qui lui font l'honneur de l'utiliser ? Fichtre ! que deviendrait. l'Agence Barnett et Cie, dont la vogue est précisément fondée sur sa réputation d'intégrité et sur son désintéressement absolu ? Pas un sou, je ne réclame pas un sou aux clients. Si je gardais vos perles, je serais un voleur, un aigrefin. Et je suis un honnête homme. Le voici votre collier, chère baronne ! » Il exhiba un sac d'étoffe qui contenait les perles recueillies et le posa sur la table. Stupéfaite, la « chère baronne » saisit le précieux collier, d'une main qui tremblait. Elle n'en pouvait croire ses yeux. E tait-il admissible que cet individu restituât ainsi ?… Mais soudain elle dut craindre que ce ne fût là qu'un bon mouvement, car elle se sauva vers la porte, d'un pas saccadé, et sans le moindre merci. « Comme vous êtes pressée ! dit-il en riant. Vous ne les comptez même pas ! Trois cent quarante-cinq. Elles y sont toutes… Et ce sont les vraies, cette fois… – Oui, oui… fit Valérie… je sais… – Vous êtes sûre, n'est-ce pas ? Ce sont bien celles que votre bijoutier estimait cinq cent mille francs ? – Oui… les mêmes. – Vous le garantissez ? – Oui, dit-elle nettement. – En ce cas, je vous les achète. – Vous me les achetez ? Que signifie ? – Cela signifie qu'étant sans fortune vous serez obligée de les vendre. Alors autant vous adresser à moi, qui vous offre plus que personne au monde… vingt fois leur valeur. Au lieu de cinq cent mille francs, je vous propose dix millions. Ha ! ha ! vous voilà tout ébahie ! Dix millions, c'est un chiffre. – Dix millions ! – Exactement le prix auquel se monte, dit-on, l'héritage de M. Assermann. » Valérie s'était arrêtée devant la porte. « L'héritage de mon mari, dit-elle… Je ne saisis pas le rapport… Expliquez-vous. » Jim Barnett scanda doucement : « L'explication tient en quelques mots. Vous avez à choisir : ou bien le collier de perles ou bien l'héritage. – Le collier de perles… l'héritage ?… répéta-t-elle sans comprendre. – Mon Dieu, oui. Cet héritage, comme vous me l'avez dit, dépend de deux testaments, le premier en votre faveur, le second en faveur de deux vieilles cousines riches comme Crésus, et, paraît-il, méchantes comme des sorcières. Que l'on ne retrouve pas le second, c'est le premier qui est valable. » Elle prononça sourdement : « Demain on doit lever les scellés et ouvrir le secrétaire. Le testament s'y trouve. – Il s'y trouve… ou il ne s'y trouve plus, ricana Barnett. J'avoue même qu'à mon humble avis il ne s'y trouve plus. – Est-ce possible ? – Très possible… presque certain même… Je crois me souvenir, en effet, que, le soir de notre conversation, lorsque je suis venu palper le tuyau du lavabo, j'en ai profité pour faire une petite visite domiciliaire chez votre mari. Il dormait si bien ! – Et vous avez pris le testament ? dit-elle en frémissant. – Ça m'en a tout l'air. C'est bien ce griffonnage, n'est-ce pas ? » Il déplia une feuille de papier timbré, où elle reconnut l'écriture de M. Assermann, et elle put lire ces phrases : « Je soussigné, Assermann, Léon-Joseph, banquier, en raison de certains faits qu'elle n'a pas oubliés, déclare que ma femme ne pourra émettre la moindre prétention sur ma fortune, et que… » Elle n'acheva pas. Sa voix s'étranglait. Toute défaillante, elle tomba sur le fauteuil, en bégayant : « Vous avez volé ce papier ! … Je ne veux pas être complice ! … Il faut que les volontés de mon pauvre mari soient exécutées ! … Il le faut ! » Jim Barnett esquissa un mouvement d'enthousiasme : « Ah ! c'est bien, ce que vous faites, chère amie ! Le devoir est là, dans le sacrifice, et je vous approuve pleinement… d'autant plus que c'est un devoir très rude. Car enfin ces deux vieilles cousines sont indignes de tout intérêt, et c'est vous-même que vous immolez aux petites rancunes de M. Assermann. Quoi ? Pour quelques peccadilles de jeunesse, vous acceptez une telle injustice ! La belle Valérie sera privée du luxe auquel elle a droit, et réduite à la grande misère ! Tout de même, je vous supplie de réfléchir, baronne. Pesez bien votre acte, et comprenezen toute la portée. Si vous choisissez le collier, c'est-à-dire, pour qu'il n'y ait pas de malentendu entre nous, si ce collier sort de cette pièce, le notaire, comme de juste, recevra demain ce second testament, et vous êtes déshéritée. – Sinon ? – Sinon, ni vu ni connu, pas de second testament, et vous héritez intégralement. Dix millions qui rappliquent, grâce à Jim. » La voix était sarcastique. Valérie se sentait étreinte, prise à la gorge, inerte comme une proie entre les mains de ce personnage infernal. Nulle résistance possible. Au cas où elle ne lui abandonnerait pas le collier, le testament devenait public. Avec un pareil adversaire, toute prière était vaine. Il ne céderait pas. Jim Barnett passa un instant dans l'arrière-salle que masquait une tenture, et il eut l'audace impertinente de revenir, le visage enduit de gras qu'il essuyait au fur et à mesure, ainsi qu'un acteur qui se démaquille. Une autre figure apparut ainsi, plus jeune, avec une peau fraîche et saine. Le nœud tout fait fut changé contre une cravate à la mode. Un veston de bonne coupe remplaça la vieille redingote luisante. Et il agissait tranquillement, en homme que l'on ne peut ni dénoncer ni trahir. Jamais, il en était certain, Valérie n'oserait dire un mot de tout cela à personne, pas même à l'inspecteur Béchoux. Le secret était inviolable. Il se pencha vers elle et dit en riant : « Allons ! j'ai l'impression que vous voyez les choses plus clairement. Tant mieux ! Après tout, qui saura jamais que la riche Mme Assermann porte un collier faux ? Aucune de vos amies. Aucun de vos amis. De sorte que vous gagnez une double bataille, conservant à la fois votre légitime fortune et un collier que tout le monde croira véritable. N'est-ce pas charmant ? Et la vie ne vous apparaît-elle pas de nouveau délicieuse ? la jolie vie mouvementée, diverse, amusante, aimable, où l'on peut faire toutes les petites folies que l'on a le droit de faire à votre âge ? » Valérie n'avait pas pour l'instant la moindre envie de faire des petites folies. Elle jeta sur Jim Barnett un regard de haine et de fureur, se leva, et, toute droite, soutenue par une dignité de grande dame qui opère une sortie malaisée dans un salon hostile, elle s'en alla. Elle laissait sur la table le petit sac de perles. « Et voilà ce qu'on appelle une honnête femme ! dit Barnett en se croisant les bras avec une vertueuse indignation. Son mari la déshérite pour la punir de ses frasques… et elle ne tient pas compte des volontés de son mari ! Il y a un testament… et elle l'escamote ! Un notaire… et elle se joue de lui ! De vieilles cousines… et elle les dépouille ! Quelle abomination ! et quel beau rôle que celui de justicier qui châtie et remet les choses à leur véritable place ! » Prestement, Jim Barnett remit le collier à sa véritable place, c'est-à-dire au fond de sa poche. Puis, ayant fini de se vêtir, le cigare aux lèvres, le monocle à l'œil, il quitta l'Agence Barnett et Cie. Chapitre II La lettre d'amour du roi George On frappa. M. Barnett, de l'Agence Barnett et Cie, qui somnolait sur son fauteuil, dans l'attente du client, répondit : « Entrez. » Tout de suite, en voyant le nouveau venu, il s'écria cordialement : « Ah ! l'inspecteur Béchoux ! Ça c'est gentil de me rendre visite. Comment allez-vous, mon cher ami ? » L'inspecteur Béchoux contrastait, comme tenue et comme manières, avec le type courant de l'agent de la Sûreté. Il visait à l'élégance, exagérait le pli de son pantalon, soignait le nœud de sa cravate, et faisait glacer ses faux cols. Il était pâle, long, maigre, chétif, mais pourvu de deux bras énormes, à biceps saillants, qu'il semblait avoir dérobés à un champion de boxe et accrochés, tant bien que mal, à sa carcasse de poids plume. Il en était très fier. D'ailleurs un air de grande satisfaction habitait sa face juvénile. Le regard ne manquait pas d'intelligence et d'acuité. « Je passais par là, répondit-il, et je me suis dit, connaissant vos habitudes régulières : «Tiens, mais c'est l'heure de Jim Barnett. Si je m'arrêtais… » – Pour lui demander conseil… acheva Jim Barnett. – Peut-être, avoua l'inspecteur, que la clairvoyance de Barnett étonnait toujours. Il restait indécis cependant, et Barnett lui dit : « Qu'y a-t-il donc ? La consultation paraît difficile aujourd'hui. » Béchoux frappa la table du poing (et la force de son poing participait du formidable levier que constituait son bras). « Eh bien, oui, j'hésite un peu. Trois fois déjà, Barnett, nous avons eu l'occasion de travailler ensemble à des enquêtes malaisées, vous comme détective privé, moi comme inspecteur de police, et, les trois fois, j'ai cru constater que les personnes qui avaient sollicité votre concours, la baronne Assermann par exemple, se séparaient de vous avec une certaine rancune. – Comme si j'avais profité de l'occasion pour les faire chanter… interrompit Barnett. – Non… je ne veux pas dire… » Barnett lui frappa l'épaule : « Inspecteur Béchoux, vous n'ignorez pas la formule de la maison : « Renseignements gratuits. » Eh bien, je vous donne ma parole d'honneur que jamais, vous entendez, je ne demande un sou à mes clients et que jamais je n'accepte d'eux un centime. » Béchoux respira plus librement. « Merci, dit-il. Vous comprenez que ma conscience professionnelle ne me permet de collaborer qu'à de certaines conditions. Mais, en vérité (excusez-moi d'être indiscret), quelles sont donc les ressources de l'Agence Barnett ? – Je suis commandité par plusieurs philanthropes qui désirent garder l'anonymat. » Béchoux n'insista pas. Et Barnett reprit : « Et alors, Béchoux, où cela se passe-t-il, votre affaire ? – Près de Marly. Il s'agit de l'assassinat du bonhomme Vaucherel. Vous en avez entendu parler ? – Vaguement. – Ça ne m'étonne pas. Les journaux s'y intéressent encore peu, bien que l'affaire soit diablement curieuse… – Un coup de couteau, n'est-ce pas ? – Oui, entre les deux épaules. – Des empreintes digitales sur le couteau ? – Non. Le manche avait été sans doute enveloppé d'un papier, que l'on retrouva en cendres. – Et pas d'indices ? – Aucun. Du désordre. Des meubles renversés. En outre le tiroir d'une table fracturé, mais sans qu'il soit possible de dire pourquoi on l'a fracturé et ce que l'on y a pris. – Où en est l'instruction ? – À l'heure actuelle, on confronte le sieur Leboc, fonctionnaire en retraite, avec les trois cousins Gaudu, trois gredins de la pire espèce, maraudeurs et braconniers. Des deux côtés, et sans la moindre preuve, on s'accuse réciproquement de l'assassinat. Voulez-vous que nous y allions en auto ? Rien ne vaut la réalité d'un interrogatoire. – Allons-y. – Un mot encore, Barnett. M. Formerie, qui instruit l'affaire et qui espère bien ainsi attirer l'attention sur lui et conquérir un poste à Paris, est un magistrat pointilleux, susceptible, qui supporterait mal ces petits airs moqueurs qu'il vous arrive de prendre avec les représentants de la justice. – Je vous promets, Béchoux, d'avoir pour lui les égards qu'il mérite. » À mi-distance du bourg de Fontines à la forêt de Marly, au milieu de bois-taillis qu'une bande de terrain sépare de la forêt, se trouve, dans une enceinte de murs peu élevés, une maisonnette à un seul étage, avec un modeste potager. La « Chaumière » était habitée, huit jours encore auparavant, par un ancien libraire, le bonhomme Vaucherel, qui ne quittait son petit domaine de fleurs et de légumes que pour bouquiner de temps à autre sur les quais de Paris. Très avare, il passait pour riche, bien qu'il vécût médiocrement. Il ne recevait personne, sauf son ami, le sieur Leboc, qui demeurait à Fontines. La reconstitution du crime et l'interrogatoire du sieur Leboc avaient eu déjà lieu, et les magistrats déambulaient dans le jardin lorsque Jim Barnett et l'inspecteur descendirent d'auto. Béchoux se fit reconnaître des agents qui gardaient l'entrée de la « Chaumière » et, suivi de Barnett, rejoignit le juge d'instruction et le substitut au moment où ceux-ci s'arrêtaient à l'un des angles du mur. Les trois cousins Gaudu commençaient leurs dépositions. C'étaient trois valets de ferme, à peu près du même âge, qui n'avaient rien de commun entre eux qu'une même expres- sion sournoise et têtue, sur des faces entièrement dissemblables. L'aîné affirma : « Oui, monsieur le juge, c'est bien là qu'on a sauté pour porter secours. – Vous veniez de Fontines ? – De Fontines, et en retournant au travail, sur le coup de deux heures, nous bavardions avec la mère Denise, près d'ici, à la lisière du taillis, quand les cris ont commencé. « On appelle au secours, que je dis, « ça vient de la Chaumière. » « Le bonhomme Vaucherel, vous comprenez, monsieur le juge, si on le connaissait ! On a donc couru. On a sauté le mur… Pas commode avec les tessons de bouteilles… Et on a traversé le jardin… – Où étiez-vous exactement à l'instant où la porte de la maison s'est ouverte ? – Ici même, dit l'aîné des Gaudu, qui mena le groupe vers une plate-bande. – Somme toute, à quinze mètres du perron, fit le juge en désignant les deux marches qui montaient au vestibule. Et c'est de là que vous avez vu apparaître… – … M. Leboc lui-même… Je l'ai vu comme je vous vois… Il sortait d'un bond, comme quelqu'un qui se sauve, et, en nous voyant, il est rentré de même. – Vous êtes sûr que c'était lui ? – Sûr devant Dieu ! – Et vous aussi ? » demanda le juge aux deux autres. Ils affirmèrent : « Sûr, devant Dieu ! – Vous ne pouvez pas vous tromper ? – Voilà cinq ans qu'il habite près de nous, au débouché de Fontines, déclara l'aîné, même que j'ai porté du lait chez lui. » Le juge donna des ordres. La porte du vestibule fut ouverte, et de l'intérieur vint un homme d'une soixantaine d'années, vêtu de coutil marron, coiffé d'un chapeau de paille, à figure rose et souriante. sins. Le substitut prononça, à part : « Il est évident qu'aucune erreur n'est possible à cette distance, et que les Gaudu n'ont pas pu s'abuser sur l'identité du fugitif, c'est-à-dire de l'assassin. – Certes, fit le juge. Mais disent-ils la vérité ? Est-ce réellement M. Leboc qu'ils ont vu ? Continuons, voulez-vous ? » Tout le monde pénétra dans la maison et envahit une vaste salle où les murs étaient comme tapissés de livres. Quelques meubles seulement. Une grande table, celle dont un des tiroirs avait été fracturé. Un portrait en pied et sans cadre du bonhomme Vaucherel, sorte de pochade coloriée, comme peut en faire un rapin qui s'amuse à chercher surtout la silhouette. Par terre, un mannequin représentant la victime. « M. Leboc… » articulèrent en même temps les trois cou- Le juge reprit : « À votre arrivée, Gaudu, vous n'avez pas revu M. Leboc ? – Non, On entendait des gémissements par ici, et on est, venu tout de suite. – Donc M. Vaucherel vivait… – Oh ! pas bien fort. Il était à plat ventre, avec son couteau entre les épaules… On s'est mis à genoux… Le pauvre monsieur disait des mots… – Que vous avez entendus ? – Non… un seul tout au plus… Le nom de Leboc, qu'il répéta plusieurs fois… « M. Leboc… M. Leboc… ». Et il mourut en se tordant sur lui-même. Alors on a couru partout. Mais M. Leboc n'était plus là. Il avait dû sauter par la fenêtre de la cuisine, qui était ouverte, et puis s'en aller par le petit chemin de cailloux qui reste à couvert jusque derrière chez lui… Alors on a été tous les trois à la gendarmerie… où on a raconté la chose… » Le juge posa encore quelques questions, fit préciser de nouveau l'accusation très nette que les cousins portaient contre M. Leboc, et se tourna vers celui-ci. M. Leboc avait écouté, sans interrompre, et sans même que sa paisible attitude fût altérée par la moindre indignation. On eût dit que l'histoire des Gaudu lui semblait si stupide qu'il ne doutait point que cette stupidité n'apparût à la justice avec autant de force qu'à lui. On ne réfute pas de telles bêtises. « Vous n'avez rien à dire, monsieur Leboc ? – Rien de nouveau. – Vous persistez à soutenir ? … – Je persiste à soutenir ce que vous savez aussi bien que moi, monsieur le juge d'instruction, c'est-à-dire la vérité. Toutes les personnes de Fontines que vous avez interrogées, ou fait interroger, ont répondu : « M. Leboc ne sort jamais de chez lui dans la journée. À midi, on lui apporte de l'auberge son déjeuner. De une heure à quatre, il lit devant sa « fenêtre et fume sa pipe. » Or, il faisait beau ce jour-là. Ma fenêtre était ouverte et cinq passants – cinq – m'ont aperçu, comme chaque aprèsmidi, d'ailleurs, ils m'aperçoivent, à travers la grille de mon jardin. – Je les ai convoqués pour la fin de la journée. – Tant mieux, ils confirmeront leurs dépositions, et puisque je n'ai pas le don d'ubiquité et que je ne puis pas être à la fois ici et chez moi, vous admettrez, monsieur le juge, qu'on ne m'a pas vu sortir de la Chaumière, que mon ami Vaucherel n'a pas pu prononcer mon nom en mourant, et que, en définitive, les trois Gaudu sont d'abominables coquins. – Contre lesquels, n'est-ce pas, vous retournez l'accusation d'assassinat ? – Oh ! simple hypothèse… – Cependant une vieille femme, la mère Denise, qui ramassait les fagots, déclare qu'elle causait avec eux à l'instant où se sont élevés les cris. – Elle causait avec deux d'entre eux. Où était le troisième ? – Un peu en arrière. – L'a-t-elle vu ? – Elle le croit… elle n'est pas très sûre. – Alors, monsieur le juge, qui vous prouve que le troisième Gaudu n'était pas ici même, en train d'exécuter le coup ? Et qui prouve que les deux autres, postés aux environs, n'aient pas sauté le mur, non pour secourir la victime, mais pour étouffer ses cris et l'achever ? – En ce cas, quelle raison les porterait à vous accuser, vous, personnellement ? – J'ai une petite chasse. Les cousins Gaudu sont des braconniers impénitents. Deux fois, sur mes indications, ils ont été pris en flagrant délit et condamnés. Aujourd'hui, comme il leur faut, coûte que coûte, accuser afin de n'être pas accusés, ils se vengent. – Simple hypothèse, comme vous le dites. Pourquoi auraient-ils tué ? – Je l'ignore. – Vous n'imaginez pas ce qui a pu être dérobé dans le tiroir ? – Non, monsieur le juge d'instruction. Mon ami Vaucherel, qui n'était pas riche, quoi qu'on dise, avait placé ses petites économies chez un agent de change et ne gardait rien ici. – Aucun objet précieux ? – Aucun. – Ses livres ? – Pas de valeur, comme vous pouvez vous en assurer. Et c'était son regret. Il eût voulu s'offrir des éditions rares, des reliures anciennes. Il n'en avait pas les moyens. – Il ne vous a jamais parlé des cousins Gaudu ? – Jamais. Si grand que soit mon désir de venger la mort de mon pauvre ami, je ne veux rien dire qui ne soit absolument véridique. » L'interrogatoire se poursuivit. Le juge pressa de questions les trois cousins. Mais, somme toute, la confrontation n'apporta aucun résultat. Après avoir éclairci quelques points secondaires, les magistrats se rendirent à Fontines. La propriété de M. Leboc, située sur les confins du village, n'était pas plus importante que la Chaumière. Une haie bien taillée et très haute entourait le jardin. À travers la grille d'entrée on apercevait, au-delà d'une petite pelouse toute ronde, une maison de briques badigeonnée de blanc. Comme à la Chaumière, quinze à vingt mètres environ de distance. Le juge pria M. Leboc de prendre la place qu'il occupait au jour du crime. M. Leboc s'assit donc à sa fenêtre, un livre sur ses genoux et sa pipe aux lèvres. Là non plus, l'erreur n'était pas possible. Toute personne passant devant la grille et jetant un coup d'œil sur la maison, ne pouvait pas ne pas voir distinctement M. Leboc. Les cinq témoins convoqués, paysans ou boutiquiers de Fontines, confirmèrent leur déposition et de telle façon que la présence de M. Leboc, le jour du crime, entre midi et quatre heures, ne pouvait pas faire plus de doute que sa présence actuelle devant les magistrats. Ceux-ci ne cachèrent pas leur embarras devant l'inspecteur, et le juge d'instruction, à qui Béchoux présenta son ami Barnett comme un détective d'une extraordinaire pénétration, ne put s'empêcher de dire : « Affaire embrouillée, monsieur, qu'en pensez-vous ? – Oui, qu'en pensez-vous ? » appuya Béchoux qui rappela d'un signe à Barnett ses recommandations de courtoisie. Jim Barnett avait assisté sans mot dire à toute l'enquête de la Chaumière, et plusieurs fois Béchoux l'avait interrogé vainement. Il se contentait de hocher la tête et de marmotter quelques monosyllabes. Il répondit aimablement : « Très embrouillée, monsieur le juge d'instruction. – N'est-ce pas ? Au fond, la balance est égale entre les adversaires. D'une part, il y a l'alibi de M. Leboc, lequel incontestablement n'a guère pu quitter sa maison de l'après-midi. Mais, d'autre part, le récit des trois cousins me semble de bon aloi. – De bon aloi, en effet. À droite ou à gauche, il y a sûrement ignominie et comédie abjecte. Mais est-ce à droite ou à gauche ? L'innocence est-elle chez les trois Gaudu, personnages louches, aux figures de brutes ? et le coupable serait-il le souriant M. Leboc dont le visage est tout candeur et sérénité ? Ou bien doit-on supposer que les faces de tous les acteurs du drame sont conformes aux rôles qu'ils y ont joués, M. Leboc étant innocent et les Gaudu coupables ? – Somme toute, dit M. Formerie avec satisfaction, vous n'êtes pas plus avancé que nous. – Oh ! si, beaucoup plus », affirma Jim Barnett. M. Formerie pinça les lèvres. « En ce cas, dit-il, faites-nous part de vos découvertes. – Je n'y manquerai pas au moment voulu. Aujourd'hui, je vous demanderai seulement, monsieur le juge d'instruction, de convoquer un nouveau témoin. – Un nouveau témoin ? – Oui. – Son nom ? son adresse ? prononça M. Formerie, tout à fait dérouté. – Je ne le connais pas. – Hein ? que dites-vous ? » M. Formerie commençait à se demander si « l'extraordinaire » détective ne se payait pas sa tête. Béchoux était fort inquiet. À la fin Jim Barnett se pencha vers M. Formerie, et montrant du doigt le sieur Leboc qui, dix pas plus loin, fumait toujours consciencieusement à son balcon, il murmura en confidence : « Dans la poche secrète du portefeuille de M. Leboc, il y a une carte de visite que percent quatre petits trous disposés en losange. Elle nous donnera ledit nom et ladite adresse. » Cette communication saugrenue n'était point pour rendre son aplomb à M. Formerie, mais l'inspecteur Béchoux n'hésita pas. Sans invoquer le moindre prétexte, il se fit remettre le portefeuille de M. Leboc, il y a une carte de visite que percent quatre quatre trous en losange, et qui présentait ce nom Miss Elisabeth Lovendale, avec cette adresse au crayon bleu : Grand Hôtel Vendôme, Paris. Les deux magistrats se regardèrent avec surprise. Béchoux rayonnait, cependant que M. Leboc s'écriait, sans le moindre embarras : « Bon Dieu ! l'ai-je cherchée, cette carte ! Et mon pauvre ami Vaucherel, donc ! – Pour quelle raison la cherchait-il ? – Oh ! ça, vous m'en demandez trop, monsieur le juge. Sans doute avait-il besoin de l'adresse ci-dessus. – Mais ces quatre trous ? – Quatre trous au poinçon que j'y ai faits pour marquer les quatre points d'un écarté gagné par moi. Nous jouions souvent à l'écarté, tous les deux, et j'ai dû, par inadvertance, mettre cette carte de visite dans mon portefeuille. » L'explication, fort plausible, fut donnée tout naturellement. M. Formerie l'accueillit avec faveur. Mais il restait à savoir comment Jim Barnett avait pu deviner la présence de cette carte de visite dans la poche secrète d'un homme qu'il n'avait jamais vu. Cela, il ne le dit point. Il souriait aimablement, et réclamait avec insistance la convocation d'Elisabeth Lovendale. On la lui accorda. Miss Lovendale était absente de Paris et ne vint que huit jours plus tard. L'instruction ne fit pas de progrès au cours de cette semaine, bien que M. Formerie poursuivît ses investigations avec un acharnement que surexcitait le souvenir désagréable de Jim Barnett. « Vous l'avez horripilé, dit l'inspecteur Béchoux à Barnett, l'après-midi du jour où l'on se réunit à la Chaumière. C'est au point qu'il avait résolu de refuser votre collaboration. – Dois-je m'en aller ? – Non. Il y a du nouveau. – Dans quel sens ? – Je crois qu'il a pris position. – Tant mieux. C'est sûrement la mauvaise position. On va rigoler. – Je vous en prie, Barnett, de la déférence. – De la déférence et du désintéressement. Je vous le promets, Béchoux. L'agence est gratuite. Rien dans les mains, rien dans les poches. Mais je vous assure que votre Formerie me porte sur les nerfs. » Le sieur Leboc attendait déjà depuis une demi-heure. Miss Lovendale descendit d'automobile. Puis M. Formerie arriva, tout guilleret, et s'écria aussitôt : « Bonjour, monsieur Barnett. Nous apportez-vous de bonnes nouvelles ? – Peut-être, monsieur le juge d'instruction. – Eh bien, moi aussi… moi aussi ! Mais nous allons d'abord expédier votre témoin, et rapidement. Aucun intérêt, votre témoin. Du temps perdu. Enfin ! » Elisabeth Lovendale était une vieille Anglaise, aux cheveux gris ébouriffés, aux allures excentriques, vêtue sans recherche, qui parlait français comme une Française, mais avec une telle volubilité qu'on avait peine à comprendre. Dès son entrée, et avant toute question, elle partit à grande allure. « Ce pauvre M. Vaucherel ! Assassiné ! Un si brave monsieur, et si curieux homme ! Alors vous désirez savoir si je l'ai connu ? Pas beaucoup. Une fois seulement je suis venue ici pour une affaire. Je voulais lui acheter quelque chose. L'accord ne s'est pas fait sur le prix. Je devais le revoir, après avoir consulté mes frères. Ce sont des gens connus, mes frères… Les plus gros… comment dites-vous ?… les plus gros épiciers de Londres… » M. Formerie essaya de canaliser ce flot de paroles. « Quelle chose désiriez-vous acheter, mademoiselle ? – Un petit bout de papier… tout petit… du papier qui pourrait s'appeler aujourd'hui de la pelure d'oignon. – Et qui a de la valeur ? – Beaucoup pour moi. Et j'ai eu tort de le lui dire : « Vous saurez, cher monsieur Vaucherel, que la mère de ma grandmère, la jolie Dorothée, a eu comme soupirant le roi George IV lui-même, et qu'elle gardait les dix-huit lettres d'amour reçues de lui, dans les dix-huit tomes reliés en veau d'une édition de Richardson… une par volume. Or, à sa mort, notre famille a trouvé les volumes, sauf le quatorzième qui avait disparu avec la lettre numéro quatorze… la plus intéressante parce qu'elle prouve – on le savait – que la très jolie Dorothée a manqué à ses devoirs neuf mois avant la naissance de son fils aîné. Alors, vous comprenez, mon bon monsieur Vaucherel, comme nous serions heureux de retrouver cette lettre ! Les Lovendale, descendants du roi George ! Cousins du roi d'aujourd'hui ! Une telle chose nous vaudrait de la gloire, des titres ! » Elisabeth Lovendale respira et, continuant le récit de sa démarche auprès du bonhomme Vaucherel, reprit : « Et puis, mon bon monsieur Vaucherel, voilà qu'après trente ans de recherches et d'annonces, j'ai su que l'on avait vendu dans une vente publique un lot de volumes, dont le quatorzième tome de Richardson. Je cours chez l'acheteur, un bouquiniste du quai Voltaire, lequel me renvoie chez vous, à qui le livre appartient depuis hier. « – En effet », me dit ce bon M. Vaucherel, qui me montra le tome XIV de Richardson. « – Regardez, lui dis-je, la lettre n° 14 doit être dans le dos du volume, sous la reliure. » « Il regarde, devient tout pâle, et me dit : « – Combien l'achetez-vous ? » « C'est là que j'ai vu ma bêtise. Si je n'avais pas parlé de la lettre, j'aurais eu le volume pour cinquante francs. J'en ai offert mille. Le bon M. Vaucherel se mit à trembler et demanda dix mille francs. J'acceptai. Il perdit la tête. Moi aussi. C'était, vous savez, comme aux enchères publiques. Vingt mille… Trente mille… À la fin, il exigeait cinquante mille, et il criait comme un fou, les yeux tout rouges : « – Cinquante mille ! … Pas un sou de moins ! « De quoi acheter tous les livres que je voudrai ! … « les plus beaux ! … Cinquante mille francs ! » « Il voulait tout de suite un acompte, un chèque. Je lui promis de revenir. Il jeta le livre dans le tiroir de cette table, ferma à clef, et me laissa partir. » Elisabeth Lovendale compléta son histoire par une suite de détails inutiles, que l'on n'écouta point, d'ailleurs. Depuis un moment, quelque chose retenait davantage l'attention de Jim Barnett et de l'inspecteur Béchoux, c'était le visage crispé de M. Formerie. À n'en point douter, une émotion violente l'avait envahi, et il souffrait d'une sorte de joie excessive qui le bouleversait. À la fin, il chuchota, la voix sourde et l'expression emphatique : « Somme toute, mademoiselle, vous réclamez le tome XIV des œuvres de Richardson ? – Oui, monsieur. – Le voici, dit-il en tirant de sa poche avec un geste théâtral un petit livre relié en veau. – Est-ce possible ! s'écria l'Anglaise enthousiasmée. – Le voici, répéta-t-il. La lettre d'amour du roi George ne s'y trouve pas. Je l'y aurais vue. Mais je saurai bien la découvrir puisque j'ai su découvrir le volume que l'on cherche depuis cent ans, et puisque le voleur de l'un est fatalement le voleur de l'autre. » M. Formerie se promena un instant, les mains au dos, en savourant son triomphe. Et soudain il tapota la table à petits coups et conclut : « Nous connaissons enfin la cause de l'assassinat. Un homme aux écoutes entendit la conversation de Vaucherel et de Miss Lovendale et nota l'endroit où Vaucherel enfermait le livre. Quelques jours plus tard, cet homme tuait pour voler et pour vendre plus tard la lettre numéro 14. Quel était cet homme ? Gaudu, le valet de ferme, en qui je n'ai cessé de voir le coupable. Hier, au cours d'une perquisition, j'ai remarqué une fente anormale entre les briques disjointes de sa cheminée. J'ai fait élargir le trou. Un livre était là, un livre qui, évidemment, provenait de la bibliothèque Vaucherel. Les révélations inattendues de Miss Lovendale prouvent la justesse de ma déduction. Je vais mettre sous mandat les trois cousins Gaudu, chenapans fieffés, assassins du bonhomme Vaucherel, et criminels accusateurs de M. Leboc. » Toujours solennel, M. Formerie tendit la main en signe d'estime à M. Leboc, qui le remercia avec effusion. Puis, comme un galant homme, il conduisit Elisabeth Lovendale jusqu'à son auto, revint vers les autres, et s'écria en se frottant les mains : « Allons, je crois que l'affaire fera du bruit, et que les oreilles de M. Formerie tinteront agréablement. Que voulez-vous ? M. Formerie est un ambitieux et la capitale l'attire. On se mit en marche vers la maison des Gaudu où il avait donne l'ordre que fussent amenés, sous bonne escorte, les trois cousins. Le temps était beau. Suivi de M. Leboc, encadré par l'inspecteur Béchoux et par Jim Barnett, M. Formerie laissait déborder son contentement et, d'un ton gouailleur : « Hein, mon cher Barnett, ce fut rondement mené ? et plutôt dans un sens contraire à vos prévisions ! Car enfin vous étiez hostile à M. Leboc ? – J'avoue, en effet, monsieur le juge d'instruction, confessa Barnett, que je me suis laissé influencer par cette satanée carte de visite. Figurez-vous qu'elle se trouvait sur le plancher de la Chaumière, lors de la confrontation, que le sieur Leboc s'en était rapproché, et que, tout doucement, il avait mis le pied droit dessus. En s'en allant, il l'emportait ainsi, collée à sa chaussure, l'en détachait dehors, et la glissait dans son portefeuille. Or, l'empreinte de sa semelle droite dans la terre mouillée me fit voir que ladite semelle portait quatre pointes disposées en losange et, par conséquent, que le sieur Leboc, sachant qu'il avait oublié cette carte sur le plancher, et ne voulant pas que l'on connût le nom et l'adresse d'Elisabeth Lovendale, avait combiné son petit manège. Et, de fait, c'est grâce à cette carte de visite… » M. Formerie éclata de rire. « Mais c'est de l'enfantillage, mon cher Barnett ! En voilà des complications inutiles ! Comment peut-on s'égarer ainsi ? Un de mes principes, voyez-vous, Barnett, c'est qu'il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Contentons-nous des faits, tels qu'ils s'offrent à nous, sans essayer de les adapter, coûte que coûte, à des idées préconçues. » On approchait de la maison de M. Leboc, le long de laquelle il fallait passer pour se rendre chez les Gaudu. M. Formerie prit le bras de Barnett et continua cordialement son petit cours de psychologie policière. « Votre grand tort, Barnett, fut de n'avoir pas voulu admettre, comme intangible, cette vérité, si simple pourtant, qu'on ne peut pas être à deux endroits à la fois. Tout est là. M. Leboc, fumant à sa fenêtre, ne pouvait en même temps assassiner à la Chaumière. Tenez, M. Leboc est derrière nous, n'est-ce pas, et voici la grille de sa maison à dix pas, devant nous ? Eh bien, il est impossible d'imaginer un miracle par lequel M. Leboc serait à la fois derrière nous et à sa fenêtre. » M. Formerie, juge d'instruction, sauta sur place et poussa une exclamation de stupeur. « Qu'y a-t-il ? » lui demanda Béchoux. Il tendit le doigt vers la maison. « Là-bas… là-bas… » À travers les barreaux de la grille, de l'autre côté de la pelouse, on apercevait, vingt mètres plus loin, en train de fumer sa pipe dans le décor de sa fenêtre ouverte, M. Leboc… M. Leboc qui pourtant se trouvait également près du groupe, sur le trottoir ! Vision d'horreur ! Hallucination ! Fantôme effrayant ! Ressemblance incroyable ! Qui donc jouait, là-bas, le rôle du véritable sieur Leboc que M. Formerie tenait par le bras ? Béchoux avait ouvert la grille et courait. M. Formerie s'élança aussi vers l'image diabolique du sieur Leboc, qu'il interpellait et menaçait. Mais l'image ne semblait pas s'émouvoir et ne bougeait pas. Comment se fût-elle émue et comment eûtelle bougé, puisque – ils le constatèrent de plus près – ce n'était rien qu'une image, une toile qui remplissait exactement le cadre de la fenêtre, et qui offrait en profondeur, brossée de la même façon, et par la même main évidemment que le portrait du bon- homme Vaucherel, à la Chaumière, la silhouette du sieur Leboc en train de fumer sa pipe. M. Formerie se retourna. Près de lui, le souriant, placide, et couperosé M. Leboc n'avait pas pu soutenir l'attaque imprévue, et s'était effondré comme sous un coup de massue. Il pleurait et il avouait bêtement. « J'avais perdu la tête… j'ai frappé sans le vouloir. Je voulais être de moitié avec lui… il m'a refusé… alors j'ai perdu la tête… j'ai frappé sans le vouloir… » Il se tut. Et, dans le silence, la voix de Jim Barnett qui se faisait aigre, méchante et gouailleuse, retentit : « Hein ! qu'en dites-vous, monsieur le juge d'instruction ? Un joli coco que votre protégé Leboc ! Quelle maîtrise dans la préparation de son alibi ! Et comment les passants inattentifs de chaque jour n'eussent-ils pas cru voir, de loin, le véritable Leboc ! Pour moi, je me suis douté du coup, dès le premier jour, en voyant le bonhomme Vaucherel sur sa toile. Est-ce que par hasard le même artiste n'aurait pas dessiné la silhouette de son ami Leboc ? J'ai cherché, et pas bien longtemps, tellement Leboc était sûr que nous serions trop bêtes pour découvrir son truc : la toile était roulée dans le coin d'un hangar, sous des las d'ustensiles hors d'usage. Je n'ai eu qu'à la clouer ici, tout à l'heure, tandis qu'il se rendait à votre convocation. Et voilà comment on peut, en même temps, assassiner à la Chaumière et fumer sa pipe à domicile ! » Jim Barnett était féroce. Sa voix pointue déchirait l'infortuné M. Formerie. « Faut-il qu'il en ait perpétré, dans sa vie d'honnête homme ! Hein, est-ce beau sa parade au sujet de la carte de vi- site, les quatre trous pour marquer les quatre peints d'un écarté ! Et le livre qu'il a été déposer l'autre après-midi (je le suivais) dans la cheminée des Gaudu ! Et la lettre anonyme qu'il vous a envoyée ! Car je suppose bien que c'est cela qui vous a déclenché, monsieur le juge d'instruction ! Sacré Leboc, tu m'as fait bien rigoler avec ta face de petit vieux bien propre. Canaille, va ! » Très pale, M. Formerie se contenait. Il observait le sieur Leboc. À la fin, il murmura : « Ça ne m'étonne pas… un regard faux… des manières obséquieuses. Quel bandit ! » Une colère subite l'anima. « Oui, un bandit ! Et je vais vous mener par un petit chemin … Et d'abord la lettre, la lettre numéro quatorze, où estelle ? » Incapable de résister, le sieur Leboc balbutia : « Au creux de la pipe qui est suspendue contre le mur de la pièce à gauche… Cette pipe n'est pas débourrée de ses cendres… la lettre y est… » On entra vivement dans la pièce. Béchoux trouva aussitôt la pipe et secoua les cendres. Mais il n'y avait rien au creux du fourneau, aucune lettre, ce qui parut confondre le sieur Leboc et qui mit le comble à l'exaspération de M. Formerie. « Menteur ! Imposteur ! Misérable ! Ah ! tu peux être sûr que tu parleras, gredin, et que tu la rendras, cette lettre ! » Cependant les yeux de Béchoux et de Barnett s'étaient rencontrés. Barnett souriait. Béchoux crispa les poings. Il compre- nait que l'Agence Barnett et Cie avait une façon toute spéciale d'être gratuite, et il s'expliquait comment Jim Barnett, tout en jurant à bon droit qu'il ne demandait jamais un centime à ses clients, pouvait mener une confortable existence de détective privé. Il s'approcha de lui et murmura : « Vous êtes d'une jolie force. C'est digne d'Arsène Lupin. – Quoi ? fit Barnett d'un air ingénu. – L'escamotage de la lettre. – Ah ! vous avez deviné ? – Parbleu ! – Que voulez-vous, je collectionne les autographes des rois d'Angleterre. » Trois mois plus tard, à Londres, Elisabeth Lovendale reçut la visite d'un certain gentleman très distingué, qui se fit fort de lui procurer la lettre d'amour du roi George. Il réclamait la bagatelle de cent mille francs. Les négociations furent laborieuses. Elisabeth consulta ses frères, les plus gros épiciers de Londres. Ils se débattirent, refusèrent, puis finalement cédèrent. Le gentleman très distingué toucha donc cent mille francs, et détourna, en outre, tout un wagon d'épicerie fine dont on ne sut jamais ce qu'il était devenu… Chapitre III La partie de baccara Au sortir de la gare, Jim Barnett trouva l'inspecteur Béchoux, qui lui prit le bras et l'emmena rapidement. « Pas une minute à perdre. D'un instant à l'autre la situation peut empirer. – Le malheur me semblerait beaucoup plus grand, dit Jim Barnett avec logique, si je savais de quelle situation il s'agit. Je suis venu sur votre télégramme, et sans le moindre renseignement. – C'est ainsi que je l'ai voulu, dit l'inspecteur. – Vous ne vous défiez donc plus de moi, Béchoux ? – Je me défie toujours de vous, Barnett, et de vos façons de régler le compte des clients de l'Agence Barnett. Mais, en l'occurrence, rien à prélever, mon cher. Pour une fois il faut travailler à l'œil. » Jim Barnett sifflota. Cette perspective ne semblait pas le tourmenter. Béchoux le regarda de travers, inquiet déjà, et avec l'air de dire : « Toi, mon bonhomme, si je pouvais me passer de tes services ! … » Ils arrivèrent dans la cour. Une automobile de maître attendait à l'écart, où Barnett vit une dame au beau visage dramatique, d'une pâleur impressionnante. Ses yeux étaient remplis de larmes, ses lèvres crispées par l'angoisse. Elle poussa aussitôt la portière, et Béchoux fit les présentations. « Jim Barnett, madame, dont je vous ai parlé comme du seul homme qui puisse vous sauver. – Mme Fougeraie, femme de l'ingénieur Fougeraie, qui est sur le point d'être inculpé. – Inculpé de quoi ? – D'assassinat. » Jim Barnett eut un petit claquement de langue. Béchoux fut scandalisé. « Excusez mon ami Barnett, madame, plus une affaire est grave et plus il se sent à l'aise. » L'auto roulait déjà vers les quais de Rouen. On tourna sur la gauche et l'on s'arrêta devant une vaste maison dont le troisième étage servait de local au Centre Normand. « C'est là, dit Béchoux, que les gros négociants et industriels de Rouen et des environs se réunissent pour causer, lire les journaux et jouer leur bridge ou leur poker, le vendredi surtout qui est jour de Bourse. Comme il n'y a personne avant midi que les gens de ménage, j'ai tout loisir de vous mettre au courant du drame qui s'y est passé. » Trois grandes salles se suivaient le long de la façade, confortablement meublées et munies de tapis. La troisième communiquait avec une pièce beaucoup plus petite, en forme de rotonde, et dont l'unique fenêtre ouvrait sur un large balcon d'où l'on dominait les quais de la Seine. Ils s'assirent, Mme Fougeraie un peu à l'écart, près d'une fenêtre, et Béchoux raconta : « Donc, il y a quelques semaines, un vendredi, quatre membres du Cercle, qui avaient bien dîné, se mirent à jouer au poker. C'étaient quatre amis, quatre filateurs et manufacturiers de Maromme, gros centre d'usines à proximité de Rouen. Trois étaient mariés, pères de famille, décorés : Alfred Auvard, Raoul Dupin et Louis Batinet. Le quatrième, célibataire et plus jeune, s'appelait Maxime Tuillier. Vers minuit, un autre jeune homme, Paul Erstein, rentier et très riche, se joignit à eux, et tous les cinq, les salles vidées peu à peu, commencèrent une partie de baccara. Paul Erstein qui avait la passion et l'habitude du jeu, tenait la banque. » Béchoux montra une des tables et poursuivit : « Ils jouaient ici, à cette table. Partie fort calme au début, qu'ils avaient entreprise par désœuvrement, sans y prêter attention, mais qui s'anima peu à peu, dès que Paul Erstein eut fait venir deux bouteilles de champagne. Et tout de suite, à compter de ce moment, la veine se dessina en faveur du banquier, une veine brutale, injuste, méchante, exaspérante. Paul Erstein retournait un neuf quand il le fallait, donnait une bûche à l'instant voulu. Les autres enrageaient, redoublaient leurs attaques. Vainement. Inutile, n'est-ce pas, de s'appesantir davantage. Le résultat de ces extravagances, où chacun s'entêtait contre tout bon sens, le voici. À quatre heures, les industriels de Maromme avaient perdu tout l'argent qu'ils rapportaient de Rouen pour régler les salaires de leurs ouvriers. Maxime Tuillier devait en outre à Paul Erstein, sur parole, quatre-vingt mille francs. » L'inspecteur Béchoux respira un moment, puis reprit : « Et soudain, coup de théâtre. Un coup de théâtre, il faut l'avouer, que Paul Erstein facilita par sa complaisance extrême et son désintéressement. Il divisa la somme totale de ses gains en quatre portions qui correspondaient exactement aux pertes annoncées, divisa ensuite ces quatre paquets par tiers, et proposa à ses adversaires les trois parties finales. C'était donc, individuellement, quitte ou double sur chacune des trois liasses. Ils acceptèrent. Paul Erstein perdit les trois fois. La veine avait tourné. Après toute une nuit de lutte, il n'y avait plus ni gagnant ni perdant. « – Tant mieux, dit Paul Erstein, qui se leva. J'avais un peu honte. Mais, fichtre, quelle migraine ! Personne ne vient fumer une cigarette sur le balcon ? » « Il passa dans la rotonde. Quelques minutes s'écoulèrent durant lesquelles les quatre amis demeurèrent autour de la table à deviser gaiement des péripéties du combat terminé. Puis ils se résolurent au départ. Ayant traversé la seconde salle et la première, ils prévinrent le domestique de garde qui somnolait dans l'antichambre. « – M. Erstein est encore là, Joseph. Mais il ne saurait tarder à s'en aller. » « Puis ils sortirent exactement à quatre heures trente-cinq. L'auto de l'un d'eux, Alfred Auvard, les ramena, comme chaque vendredi soir, à Maromme. De son côté, le domestique Joseph attendit une heure. Après quoi, las de sa faction nocturne, il se mit en quête de Paul Erstein, et le trouva gisant dans la rotonde, tordu sur lui-même, inerte : il était mort. » L'inspecteur Béchoux fit une seconde pause. Mme Fougeraie avait baissé la tête. Jim Barnett se rendit avec l'inspecteur dans la rotonde isolée, l'examina et prononça : « Droit au but maintenant, Béchoux. L'enquête a révélé ? … – A révélé, répondit Béchoux, que Paul Erstein avait été frappé à la tempe avec un instrument contondant qui avait dû l'abattre d'un seul coup. Ici, aucune trace de lutte, sauf la montre de Paul Erstein brisée à quatre heures cinquante-cinq, c'està-dire vingt minutes après le départ des joueurs. Aucune trace de vol : bague et billets de banque, rien n'avait disparu. Enfin, aucune trace de l'agresseur, qui n'avait pu ni entrer ni sortir par l'antichambre, puisque Joseph n'avait pas quitté son poste. – Alors, dit Barnett, pas la moindre piste ? – Si. » Béchoux hésita et déclara : « Si, une piste et même fort sérieuse. L'après-midi, un de mes collègues de Rouen fit remarquer au juge que le balcon de cette pièce se trouvait à très peu de distance d'un balcon situé au troisième étage de l'immeuble voisin. Le Parquet se transporta dans cet immeuble, dont le troisième étage est habité par l'ingénieur Fougeraie. Il était absent depuis le matin. Mme Fougeraie conduisit les magistrats dans la chambre de son mari. Le balcon de cette chambre est contigu à celui de la rotonde. Regardez, Barnett. » Barnett s'approcha et dit : « Un mètre vingt environ. Facile à franchir. Mais rien ne prouve qu'on l'ait franchi. – Si, affirma Béchoux. Vous voyez, le long de la rampe, des caisses de bois destinées à recevoir des fleurs, et qui ont conservé leur terre de l'été dernier ? On les a fouillées. L'une d'elles, la plus proche, contenait, presque à la surface, sous une couche de terre fraîchement remuée, un coup de poing américain. Le médecin légiste a constaté que la blessure faite à la victime correspond exactement à la forme de cet instrument. On n'a relevé aucune empreinte de doigts sur le métal, car la pluie n'avait pas cessé depuis le matin. Mais la charge semble décisive. L'ingénieur Fougeraie, apercevant dans la rotonde éclairée Paul Erstein, aura franchi le balcon, puis, son crime accompli, aura caché l'arme. – Mais pourquoi ce crime ? Il connaissait Paul Erstein ? – Non. – Alors ? » Béchoux fit un signe. Mme Fougeraie s'était avancée et elle écoutait les questions de Barnett. Son masque douloureux se contractait. Un effort visible contenait ses larmes sous ses paupières flétries par l'insomnie. D'une voix qui tremblait elle dit : « C'est à moi de répondre, monsieur. Je le ferai en quelques mots, avec une franchise absolue, et vous comprendrez mon effroi. Non, mon mari ne connaissait pas M. Paul Erstein. Mais moi, je le connaissais. Je l'avais rencontré plusieurs fois à Paris chez une de mes meilleures amies, et, tout de suite, il m'avait fait la cour. J'éprouve pour mon mari beaucoup d'affection, et j'ai un sentiment profond de mes devoirs d'épouse. J'ai donc résisté à l'entraînement qui me portait vers Paul Erstein. Seulement j'ai accepté de le voir à diverses reprises aux environs, dans la campagne. – Et vous lui avez écrit ? … – Oui. – Et les lettres sont entre les mains de sa famille ? – Entre les mains de son père. – Et son père, qui veut à tout prix le venger, vous menace de communiquer ces lettres à la justice ? – Oui. Ces lettres prouvent la nature irréprochable de nos relations. Mais enfin elles prouvent que je le voyais en dehors de mon mari. Et l'une d'elles contient ces phrases : « Je vous en supplie, Paul, soyez raisonnable. Mon mari est extrêmement jaloux et très violent. S'il soupçonnait mes inconséquences, il serait capable de tout. » Alors, n'est-ce pas, monsieur… cette lettre apporterait à l'accusation une force nouvelle ?… La jalousie, ce serait là le motif que l'on cherche et qui expliquerait le meurtre et la découverte de l'arme devant la chambre même de mon mari. – Mais vous, madame, êtes-vous certaine que M. Fougeraie n'avait aucun soupçon ? – Aucun. – Et pour vous il est innocent ? – Oh ! sans aucun doute », dit-elle dans un élan. Barnett la regarda au plus profond de ses yeux, et il comprit que la conviction de cette femme eût impressionné Béchoux au point que, malgré les faits, malgré l'opinion du Parquet, et malgré sa discrétion professionnelle, l'inspecteur inclinât à la secourir. Barnett posa encore quelques questions, réfléchit longuement, et conclut : « Je ne puis vous donner aucun espoir, madame. En toute logique, votre mari est coupable. Je vais essayer cependant de donner tort à la logique. – Voyez mon mari, supplia Mme Fougeraie. Ses explications vous permettront… – Inutile, madame. Mon assistance n'a de raison que si, dès l'abord, je mets votre mari hors de cause, et si je dirige mes efforts dans le sens de votre conviction. » L'entretien était terminé. Barnett engagea la lutte sans retard, et, accompagné de l'inspecteur Béchoux, se présenta chez le père de la victime, auquel il dit sans chercher de détours : « Monsieur, Mme Fougeraie m'a chargé de ses intérêts. Vous remettez, n'est-ce pas, au Parquet les lettres écrites à votre fils ? – Aujourd'hui, monsieur. – Vous n'hésitez pas à compromettre, à perdre la femme qu'il aimait plus que tout ? – Si le mari de cette femme a tué mon fils, je le regrette pour elle, mais mon fils sera vengé. – Attendez cinq jours, monsieur. Mardi prochain, l'assassin sera démasqué. » Ces cinq jours, Jim Barnett les employa d'une manière qui déconcerta bien souvent l'inspecteur Béchoux. Il fit et lui fit faire des démarches insolites, interrogea, mobilisa des tas d'employés subalternes et dépensa beaucoup d'argent. Cependant il ne semblait pas très satisfait et, contrairement à son habitude, se montra taciturne et d'assez méchante humeur. Le mardi matin, il vit Mme Fougeraie et lui dit : « Béchoux a obtenu du Parquet qu'on reconstituât tantôt les péripéties de la soirée. Votre mari est convoqué. Vous également. Je vous supplie de rester calme quoi qu'il arrive, et presque indifférente. » Elle murmura : « Puis-je espérer ?… – Je n'en sais rien moi-même. Comme je vous l'ai dit, je joue la partie « sur votre conviction », c'est-à-dire sur l'innocence de M. Fougeraie. Cette innocence, je tâcherai de la prouver par la démonstration d'une hypothèse possible. Mais ce sera dur. En admettant même que j'aie mis la main sur la vérité, comme je le crois, elle peut se dérober jusqu'au dernier moment. » Le procureur de la République et le juge d'instruction qui avaient poursuivi les enquêtes étaient des magistrats consciencieux, qui ne s'en rapportaient qu'aux faits et ne cherchaient pas à les interpréter selon des opinions préalables. « Avec ceux-là, dit Béchoux, je ne crains pas que vous entriez en conflit et que vous fassiez de l'ironie facile, Barnett. Ils m'ont donné fort aimablement toute latitude pour agir à ma guise… ou plutôt à la vôtre, ne l'oubliez pas. – Inspecteur Béchoux, répliqua Barnett, je ne fais d'ironie que quand je suis sûr de la victoire. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. » Beaucoup de monde emplissait la troisième salle. Les magistrats s'entretenaient de leur côté, au seuil même de la rotonde, où ils entrèrent et d'où ils ressortirent après un moment. Le groupe des industriels attendait. Des agents et des inspecteurs allaient et venaient. Le père de Paul Erstein se tenait de- bout, à l'écart, ainsi que le domestique Joseph. M. et Mme Fougeraie restaient dans un coin, lui sombre et l'expression inquiète, elle plus pâle encore que d'ordinaire : on savait que l'arrestation de l'ingénieur était décidée. dit : L'un des magistrats, s'adressant aux quatre joueurs, leur « L'instruction, messieurs, va procéder à la reconstitution de la soirée du vendredi. Vous voudrez donc bien reprendre vos places autour de la table afin d'esquisser la partie de baccara telle qu'elle eut lieu. Inspecteur Béchoux, vous tiendrez la banque. Vous avez demandé à ces messieurs d'apporter le même nombre de billets qu'ils avaient ce jour-là ? » Béchoux répondit affirmativement et s'assit au milieu de la table, Alfred Auvard et Raoul Dupin à sa gauche, Louis Batinet et Maxime Tuillier à sa droite. Six jeux de cartes étaient disposés. Il fit couper et tailla. Chose bizarre : tout de suite, comme au soir tragique, la veine favorisa la banque. Aussi aisément que le banquier Paul Erstein, le banquier Béchoux gagna. Tandis qu'il abattait huit ou neuf, les bûches alternaient sur les deux tableaux, et cela régulièrement, d'un seul élan de la chance qui s'obstinait, sans ces àcoups et ces revirements qui, malgré tout, avaient marqué la première partie. Cette continuité, pour ainsi dire mécanique, semblait due à un sortilège, qui acquérait un sens d'autant plus déconcertant que c'était la répétition d'un fait dont les joueurs avaient déjà subi le choc. Désemparé, Maxime Tuillier se trompa deux fois. Jim Barnett s'impatienta et, d'autorité, prit sa place à la droite de Béchoux. Au bout de dix minutes – car les événements marchaient à une vitesse que rien ne ralentissait – plus de la moitié des billets de banque, tirés de leurs portefeuilles par les quatre amis, encombraient le tapis vert devant Béchoux. Maxime Tuillier, par l'intermédiaire de Jim Barnett, commençait à perdre sur parole. Le rythme s'accéléra. Vivement la pointe extrême de la partie fut atteinte. Et soudain Béchoux, comme l'avait fait Paul Erstein, divisa son gain en quatre liasses proportionnelles aux pertes, proposant ainsi les trois « quitte ou double » définitifs. Ses adversaires le suivaient du regard, impressionnés évidemment par le souvenir du soir tragique. Trois fois Béchoux servit les deux tableaux. Et trois fois, au lieu de perdre comme Paul Erstein avait perdu, Béchoux gagna. Il y eut, parmi les assistants, de la surprise. Pourquoi la chance, qui aurait dû tourner pour que le miracle du renouvellement se continuât jusqu'au bout, favorisait-elle encore celui qui tenait la banque ? Si l'on sortait de la réalité connue pour entrer dans une réalité différente, devait-on croire que cette autre version était la bonne ? « Je suis confus », dit Béchoux, toujours dans son rôle de banquier, et qui se leva après avoir empoché les quatre liasses de billets. De même que Paul Erstein, il se plaignit de migraine et souhaita qu'on l'accompagnât sur le balcon. Il s'y rendit, tout en allumant une cigarette. On le vit, de loin, par la porte de la rotonde. Les autres demeuraient immobiles, le visage contracté. Sur la table les cartes s'éparpillaient. Puis à son tour, Jim Barnett se leva. Par quel phénomène avait-il réussi à donner à sa figure, à sa silhouette, l'apparence même de Maxime Tuillier, qu'il venait d'écarter du jeu et dont il tenait la place ? Maxime Tuillier était un garçon d'une trentaine d'années, serré dans sa veste, le menton glabre, un lorgnon d'or sur le nez, l'air maladif et inquiet. Jim Barnett fut cela. Il s'avança vers la rotonde lentement, d'un pas d'automate, avec une expression qui était tantôt dure et implacable, tantôt indécise et effarée, l'expression d'un homme qui va peut-être accomplir un acte terrible, mais peut-être aussi s'enfuir comme un lâche avant de l'avoir accompli. Les joueurs ne le voyaient pas de face. Mais les magistrats le voyaient. Et ils oubliaient Jim Barnett, interprète dont ils subissaient la puissance pour ne songer qu'à Maxime Tuillier, joueur décavé, qui rejoignait son adversaire victorieux. Dans quelle intention ? Son visage, qu'il cherchait à maîtriser, trahissait le désordre de son esprit. Allait-il prier, ou ordonner, ou menacer ? Quand il entra dans la rotonde, il était calme. Il referma la porte. La représentation du drame – drame imaginé ou reconstitué ? – était si vivante que l'on attendit en silence. Et les trois autres joueurs attendaient aussi, les yeux attachés à cette porte close, derrière laquelle se passait ce qui s'était passé au soir tragique, et derrière laquelle ce n'étaient point Barnett et Béchoux qui jouaient leurs rôles d'assassin et de victime, mais Maxime Tuillier et Paul Erstein qui se trouvaient aux prises. Puis après de longues minutes, l'assassin – pouvait-on l'appeler autrement ? – sortit. Titubant, le regard halluciné, il retourna vers ses amis. Il avait les quatre liasses à la main. Il en jeta une sur la table, et de force enfonça les trois autres dans les poches des trois joueurs, en leur disant : « Paul Erstein, avec qui je viens de m'expliquer, m'a chargé de vous rendre cet argent. Il n'en veut pas. Allons-nous-en. » À quatre pas de lui, Maxime Tuillier, le véritable Maxime Tuillier, blême et décomposé, s'appuyait au dossier d'une chaise. Jim Barnett lui dit : « C'est bien cela, n'est-ce pas, monsieur Maxime Tuillier ? La scène a été reproduite dans ses points essentiels ? J'ai bien joué le rôle que vous avez joué l'autre soir ? N'est-ce pas, j'ai bien évoqué le crime ?… votre crime ? » Maxime Tuillier semblait ne pas pouvoir entendre. La tête basse, les bras ballants, il avait l'air d'un mannequin que le moindre souffle va faire tomber. Il vacilla comme un homme ivre. Ses genoux fléchirent. Il s'écroula sur sa chaise. Alors Barnett bondit sur lui et le saisit au collet. « Vous avouez, hein ? Pas possible autrement, d'ailleurs. J'ai toutes les preuves. Ainsi, le coup de poing américain… je puis établir que vous en portiez toujours un sur vous. En outre, votre perte au jeu vous démolissait. Oui, mon enquête m'a révélé que vous étiez très bas dans vos affaires. Plus d'argent pour vos échéances de fin de mois. C'était la ruine. Alors… alors vous avez frappé, et, ne sachant quoi faire de l'arme, vous avez enjambé le balcon, et vous l'avez enfouie sous la terre. » Il était inutile que Barnett se donnât du mal : Maxime Tuillier n'opposait aucune résistance. Écrasé sous le poids d'un crime trop lourd pour lui, et dont il portait le fardeau depuis des semaines, il balbutia, malgré lui, sans plus de conscience qu'un moribond qui délire, les mots terribles de l'aveu. La salle s'emplissait de tumulte. Le juge d'instruction, penché au-dessus du coupable, notait la confession involontaire. Le père de Paul Erstein voulait se jeter sur l'assassin. L'ingénieur Fougeraie criait sa rage. Mais les plus acharnés peut-être étaient les amis de Maxime Tuillier. L'un d'eux surtout, le plus âgé et le plus notable, Alfred Auvard, le couvrait d'invectives. « Tu n'es qu'un misérable ! Tu nous as fait croire que ce malheureux nous avait rendu l'argent, et cet argent, tu l'avais volé après avoir tué. » Il lança la liasse de billets à la tête de Maxime Tuillier. Les deux autres, indignés eux aussi, piétinèrent un argent dont ils avaient horreur. Le calme se rétablit peu à peu. On emmena dans une autre salle Maxime Tuillier, presque évanoui et gémissant. Un inspecteur ramassa les liasses de billets qu'il remit aux magistrats. Ceux-ci prièrent M. et Mme Fougeraie de se retirer, ainsi que le père de Paul Erstein. Puis ils félicitèrent Jim Barnett de sa clairvoyance. « Tout cela, dit-il, cet écroulement de Maxime Tuillier, ce n'est que le côté banal du drame. Ce qui en constitue l'originalité, ce qui fait qu'il se présente comme un drame profondément mystérieux, alors que ce ne devrait être qu'un fait divers, provient de tout autre chose. Et, bien que ceci ne me concerne pas, si vous voulez bien me permettre… » Alors Jim Barnett se tourna vers les trois industriels qui conversaient à voix basse, s'approcha d'eux et frappa doucement l'épaule de M. Auvard. « Un mot, monsieur, voulez-vous ? Je crois que vous pourriez apporter quelques clartés sur une affaire encore très obscure. – À propos de quoi ? répondit Alfred Auvard. – À propos du rôle que vous y avez joué, vous et vos amis, monsieur. – Mais nous n'y jouons aucun rôle. – Un rôle actif, non, bien entendu. Cependant, il y a certaines contradictions troublantes et qu'il me suffira de vous signaler. Ainsi vous avez déclaré, dès le lendemain matin, que la partie de baccara aboutit à trois coups en votre faveur, ce qui annula vos pertes et détermina votre paisible départ. Or, cette déclaration se trouve contredite par les faits. » M. Auvard hocha la tête et répliqua : « Il y a là, en effet, un malentendu. La vérité, c'est que les trois derniers coups ne firent qu'ajouter à nos pertes. Paul Erstein s'étant levé, Maxime, qui semblait tout à fait maître de lui, le suivit dans la rotonde pour fumer une cigarette, tandis que tous les trois nous restions à causer. Quand il revint, sept ou huit minutes après peut-être, il nous dit que Paul Erstein n'avait jamais envisagé cette partie comme sérieuse, que c'était un simulacre de partie, engagée dans les fumées du champagne, et qu'il tenait à nous rendre l'argent, mais à la condition qu'on ne le sût point. La fin de la partie serait considérée, au cas où on en parlerait, comme l'exacte compensation des pertes subies. – Et vous avez accepté une pareille offre ! un cadeau que rien ne motivait ! s'écria Barnett. Et, l'acceptant, vous n'avez pas été remercier Paul Erstein ! Et vous avez trouvé naturel que Paul Erstein, qui était un joueur endurci, habitué aux gains comme aux pertes, ne profitât point de sa veine ! Que d'invraisemblances ! – Il était quatre heures du matin. Nous avions le cerveau surchauffé. Maxime Tuillier ne nous laissa pas le temps de réfléchir. Pourquoi, d'ailleurs, ne l'aurions-nous pas cru, puisque nous ignorions qu'il avait tué et volé ? tué. – Mais, le lendemain, vous saviez que Paul Erstein avait été – Oui, mais tué sans doute après notre départ, ce qui ne changeait rien au désir exprimé par lui. – Et pas un instant vous n'avez soupçonné Maxime Tuillier ? – De quel droit ? C'est un des nôtres. Son père était mon ami, et je le connais depuis son enfance. Non, nous n'avons rien soupçonné. – En êtes-vous bien sûr ? » Jim Barnett avait jeté ces mots d'une voix ironique. Alfred Auvard hésita quelques secondes et riposta avec hauteur : « Vos questions, monsieur, m'ont tout l'air d'un interrogatoire. À quel titre sommes-nous donc ici ? – Au point de vue de l'instruction, à titre de témoins. Mais, selon moi… – Selon vous ? – Je vais vous l'expliquer, monsieur. » Et d'un ton posé Barnett énonça : « Toute cette affaire, en réalité, est dominée par le facteur psychologique de la confiance que vous inspiriez. Matériellement, le crime ne pouvait être commis que de l'extérieur ou de l'intérieur. Or, tout de suite, l'enquête s'est tournée vers l'extérieur, pour cette raison que, a priori, on ne soupçonne pas le bloc d'honorabilité et de probité que forment quatre industriels riches, décorés, de réputation intacte. Si l'un de vous, si Maxime Tuillier avait été seul à jouer une partie d'écarté avec Paul Erstein, on l'eût indubitablement suspecté. Mais vous étiez quatre joueurs, et Maxime fut momentanément sauvé par le silence de ses trois amis. On n'imagina point que trois hommes de votre importance pussent être complices. Pourtant c'est ce qui fut, et c'est ce que j'ai pressenti tout de suite. » Alfred Auvard tressauta. « Mais vous êtes fou, monsieur ! Complices du crime ? – Oh ! cela, non. Vous ignoriez évidemment ce qu'il allait faire dans la rotonde lorsqu'il y suivit Paul Erstein. Mais vous saviez qu'il y allait avec un état d'esprit particulier. Et lorsqu'il en est revenu, vous saviez qu'il s'y était passé quelque chose. – Nous ne savions rien ! – Si, quelque chose de brutal. Pas un crime peut-être, mais pas une conversation non plus. Quelque chose de brutal, je le répète, qui permit à Maxime Tuillier de vous rapporter l'argent. – Allons donc ! – Si ! si ! si ! Un lâche comme votre ami ne tue pas sans que sa physionomie garde une expression d'effarement et de dé- mence. Et cette expression, il est impossible que vous ne l'ayez pas remarquée, quand il est revenu du crime. – J'affirme que nous n'avons rien vu ! – Vous n'avez pas voulu voir. – Et pourquoi ? – Parce qu'il vous remboursait les sommes perdues. Oui, je sais, vous êtes riches, tous les trois. Mais cette partie de baccara vous avait déséquilibrés. Comme tous les joueurs d'occasion, vous aviez l'impression d'avoir été dépouillés de votre argent, et quand cet argent vous fut rendu, vous l'avez accepté sans vouloir connaître la façon dont votre ami l'avait conquis. Vous vous êtes accrochés désespérément au silence. La nuit, dans l'auto qui vous ramena vers Maromme, et malgré l'intérêt qu'il y aurait eu pour vous à vous concerter et à donner de cette soirée une version moins dangereuse, aucun de vous ne prononça une parole, pas une parole, je le sais par votre chauffeur. Et le lendemain, et les jours suivants, après que le crime eut été constaté, vous vous êtes évités les uns les autres, tellement vous aviez peur d'apprendre vos pensées réciproques. – Suppositions ! – Certitudes ! que j'ai acquises par une enquête minutieuse dans votre entourage. Accuser votre ami, c'était dénoncer votre défaillance initiale, c'était attirer l'attention sur vous et sur vos familles, et jeter une ombre sur votre long passé d'honneur et d'honnêteté. C'était le scandale. Et vous avez gardé le silence, trompant ainsi la justice et garantissant contre elle votre ami Maxime. » L'accusation fut lancée avec une telle véhémence, et le drame, ainsi expliqué, prenait un tel relief que M. Auvard eut un moment d'hésitation. Mais, par un revirement imprévu, Jim Barnett ne poussa pas plus loin son avantage. Il se mit à rire et dit : « Tranquillisez-vous, monsieur. J'ai réussi à démolir votre ami Maxime, parce qu'il est un faible, bourrelé de remords, parce que j'ai truqué la partie de tout à l'heure en préparant les cartes de manière à favoriser la banque, et enfin parce que la présentation de son crime l'avait bouleversé. Mais je n'avais pas plus de preuves contre lui que je n'en ai contre vous, et vous n'êtes pas, vous, des gens à vous laisser abattre. D'autant plus que votre complicité, je le répète, est vague, inconsistante, et qu'elle se passe dans une région où le regard a quelque peine à pénétrer. Donc, vous n'avez rien à craindre. Seulement… » Il s'approcha davantage de son interlocuteur, et face à face : « Seulement, j'ai voulu vous interdire une paix trop commode. À force de silence et d'adresse, vous êtes arrivés tous les trois à vous envelopper de ténèbres et à perdre de vue, vousmêmes, cette complicité plus ou moins volontaire. Cela, je m'y oppose. Il ne faut pas qu'au fond de votre conscience vous oubliiez jamais que vous avez participé au mal dans une certaine mesure, que, si vous aviez empêché votre ami de suivre Paul Erstein dans la rotonde, comme vous auriez dû le faire, Paul Erstein ne serait pas mort, et que si vous aviez dit ce que vous saviez, Maxime Tuillier n'aurait pas été sur le point de se soustraire au châtiment qu'il mérite. Sur ce, débrouillez-vous avec la justice, monsieur. J'ai idée d'ailleurs qu'elle vous sera très indulgente. Bonsoir. » Jim Barnett prit son chapeau et, tout en dédaignant les protestations de ses adversaires, dit au juge d'instruction : « J'avais promis à Mme Fougeraie de secourir son mari et au père de Paul Erstein de démasquer le coupable. C'est fait. Ma tâche est terminée. » Les poignées de main des magistrats manquèrent de chaleur. Il est probable que le réquisitoire de Barnett ne les satisfaisait qu'à demi et qu'ils n'étaient guère disposés à le suivre dans cette voie. dit : Rejoint sur le palier par l'inspecteur Béchoux, Barnett lui « Mes trois bonshommes sont inattaquables. Jamais on ne se permettra d'y toucher. Fichtre ! de grands bourgeois, farcis de réputation et d'argent, soutiens de la société, et qui n'ont contre eux que la subtilité de mes déductions… En vérité, je ne crois pas que la justice ose « marcher ». N'importe ! j'ai bien mené l'affaire. – Et honnêtement, approuva Béchoux. – Honnêtement ? – Dame ! il vous eût été facile de cueillir tous les billets de banque au passage. Je l'ai craint une minute. – Pour qui me prenez-vous, inspecteur Béchoux ? » fit Barnett dignement. Il quitta Béchoux, sortit de la maison, et monta dans l'immeuble voisin où le ménage Fougeraie le remercia avec effusion. Toujours aussi digne, il refusa toute récompense et opposa le même désintéressement lors d'une visite qu'il fit au père de Paul Erstein. « L'agence Barnett est gratuite, disait-il. C'est sa force et sa noblesse. Nous travaillons pour la gloire. » Jim Barnett régla sa note à l'hôtel et donna l'ordre que sa valise fût portée à la gare. Puis, comme il supposait que Béchoux retournerait à Paris avec lui, il passa par les quais et entra dans l'immeuble du Cercle. Au premier étage, il s'arrêta l'inspecteur descendait. Il descendait vivement et, lorsqu'il aperçut Barnett, il s'écria d'un ton furieux : « Ah ! vous voilà, vous ! » – Il sauta quelques marches d'un coup et l'empoigna au revers de son veston : « Qu'est-ce que vous avez fait des billets ? – Quels billets ? riposta Barnett avec innocence. – Ceux que vous avez tenus entre les mains dans la rotonde, quand vous avez joué le rôle de Maxime Tuillier. – Comment ! Mais j'ai rendu les quatre liasses ! Vous m'avez même félicité tout à l'heure, mon cher ami. – Je ne savais pas ce que je sais, s'écria Béchoux. – Et qu'est-ce que vous savez ? – Les billets que vous avez rendus sont faux. » Et la colère de Béchoux se déchaînant, il s'exclama : « Vous n'êtes qu'un filou ! Ah ! vous croyez qu'on en restera là ! Vous allez rendre les véritables billets, et tout de suite ! Les autres sont des imitations, et vous le savez bien, filou ! » Sa voix s'étranglait. Il secouait de toute sa rage exaspérée Jim Barnett qui éclatait de rire et qui bredouillait : « Ah ! les bandits… Ça ne m'étonne pas d'eux… Alors, les billets qu'ils ont jetés à la tête de Maxime étaient des imitations ? Quelles canailles ! On les fait venir avec leurs liasses et ils apportent de faux papiers ! – Mais tu ne comprends donc pas, proféra Béchoux hors de lui, que cet argent appartient aux héritiers de la victime ! Paul Erstein l'avait gagné, cet argent, et il faut que les autres le rendent ! » La gaieté de Barnett ne connut plus de bornes. « Ah, ça ! c'est le scandale ! Les voilà volés à leur tour ! et deux fois ! Quelle punition pour des voleurs ! – Tu mens ! tu mens ! grinça Béchoux. C'est toi qui as fait l'échange… C'est toi qui as empoché… Gredin… Escroc ! » Lorsque les magistrats sortirent du Cercle, ils avisèrent l'inspecteur Béchoux qui gesticulait, sans voix, dans un état de surexcitation incroyable, et, en face de lui, appuyé au mur, Jim Barnett qui se tenait les côtes, les larmes aux yeux, et qui riait ! … et qui riait ! … Chapitre IV L'homme aux dents d'or Jim Barnett, ayant soulevé le rideau de la vitrine qui fermait sur la rue le bureau de l'Agence, partit d'un éclat de rire sonore et dut s'asseoir tellement cet accès d'hilarité lui coupait les jambes. « Oh ! ça c'est drôle ! Si jamais je m'étais attendu à cellelà… Béchoux qui vient me voir ! Dieu ! que c'est drôle ! – Qu'est-ce qui est drôle ?» demanda l'inspecteur Béchoux dès son arrivée. Il contemplait cet homme qui riait en poussant de petites exclamations haletantes, et il répétait piteusement : « Qu'est-ce qui est drôle ? – Ta visite, parbleu ! Quoi ! après l'histoire du Cercle de Rouen, tu as le courage de rappliquer ici. Sacré Béchoux ! » Béchoux avait un air si penaud que Barnett aurait bien voulu se dominer. Mais il ne pouvait pas et il continuait avec des quintes de gaieté qui l'étranglaient : « Excuse-moi, mon vieux Béch6ux… c'est si rigolo ! Alors, voilà que toi, représentant diplômé de la justice, voilà que tu m'apportes encore un oiseau à plumer ! Un millionnaire peutêtre ? Un ministre ? Comme tu es gentil ! Aussi, tu vois, je fais comme toi, l'autre jour, je te tutoie. N'est-on pas des copains tous les deux ? Allons, ne prends pas cette mine de chat mouil lé… Raconte ta petite histoire. De quoi s'agit-il ? Quelqu'un qui demande du secours ? » Béchoux s'efforça de retrouver son aplomb et articula : « Oui, un brave curé des environs de Paris. les ? – Qu'est-ce qu'il a tué, ton brave curé ? Une de ses ouail– Non, au contraire. – Hein ? C'est une de ses ouailles qui l'a tué ? En quoi puisje le secourir ? – Mais non… mais non… seulement… – Bigre ! tu n'as pas l'éloquence facile aujourd'hui, Béchoux ! Soit. Ne parlons pas et conduis-moi vers ton brave curé des environs. Ma valise est toujours prête quand il s'agit de te suivre. » Le petit village de Vaneuil s'éparpille au creux et sur les pentes de trois collines qui forment à sa vieille église romane un cadre de verdure. Du chevet de cette église part un joli cimetière de campagne que bornent à droite la haie d'une grande ferme où se dresse un manoir, et, à gauche, le mur du presbytère. C'est là, dans la salle à manger de ce presbytère, que Béchoux mena Jim Barnett, et qu'il le présenta, comme un détective pour qui le mot impossible n'existait pas, à l'abbé Dessole. C'était en effet un brave homme de curé, d'apparence et en réalité, gras à souhait, onctueux et rose, d'âge moyen, et dont le visage, évidemment placide à l'ordinaire, exprimait des soucis pour lesquels il n'était pas fait. Barnett remarqua ses mains boursouflées, le collier de chair de son poignet et son ventre rebondi qui tendait le cachemire d'une pauvre soutane luisante. « Monsieur le curé, dit Barnett, je ne sais rien de l'affaire qui vous préoccupe. Mon ami, l'inspecteur Béchoux, m'a dit simplement qu'il avait eu l'occasion de vous connaître jadis. Voulez-vous maintenant me donner quelques explications, sans vous perdre dans des détails inutiles ? » L'abbé Dessole avait dû préparer son récit, car, sur-lechamp et sans hésitation, tirant du fond de son double menton une voix de basse chantante, il commença : « Sachez, monsieur Barnett, que les humbles desservants de cette paroisse sont en même temps gardiens d'un trésor religieux qui, au XVIIIe siècle, fut légué à notre église par les seigneurs du château de Vaneuil. Deux ostensoirs d'or, deux crucifix, des flambeaux, un tabernacle, il y a là hélas ! dois-je dire : il y avait là ? – neuf pièces de valeur, que l'on venait admirer de vingt lieues à la ronde. Pour ma part… » L'abbé Dessole s'essuya le front où perlait une sueur légère, et il reprit : « Pour ma part, je dois dire que cette garde me sembla toujours pleine de dangers, et que je l'exerçais avec une attention où il y avait autant de conscience que de peur. Vous pouvez voir d'ici, par cette fenêtre, le chevet de l'église et la sacristie aux murs épais où se trouvaient les objets sacrés. Dans cette sacristie, une porte unique, en chêne massif, ouvre sur le pourtour du chœur. Moi seul en ai l'énorme clef. Moi seul possède la clef du coffre réservé au trésor. Moi seul accompagne les visiteurs. Et, chaque nuit, comme la fenêtre de ma chambre n'est pas à quinze mètres de 1a lucarne grillée qui éclaire la sacristie par en haut, j'installe, à l'insu de tous, une corde destinée à me réveiller, par un tintement de sonnette, à la moindre tentative d'ef- fraction. En outre, j'ai la précaution de monter chaque soir dans ma chambre, la pièce la plus précieuse, un reliquaire enrichi de pierreries. Or, cette nuit… » Une seconde fois, l'abbé Dessole promena son mouchoir sur son front. Les gouttes de sueur croissaient en nombre et en importance, à mesure que se déroulait la tragique aventure. Il reprit : « Or, cette nuit, vers une heure, ce n'est pas un tintement de sonnette qui me jeta hors de mon lit, mal éveillé et titubant au milieu des ténèbres, mais le bruit de quelque chose qui serait tombé sur le parquet. Je pensai au reliquaire. Ne l'avait-on pas volé ? Je criai : « – Qui est là ?… » « On ne répondit pas, mais j'étais sûr qu'il y avait quelqu'un devant moi ou près de moi, et sûr aussi qu'on avait enjambé la fenêtre, car je sentais la fraîcheur du dehors. À tâtons, je saisis ma lanterne électrique que j'allumai tout en levant le bras. Alors, je vis, en l'espace d'une seconde, une figure grimaçante sous un chapeau gris à bords rabattus, et au-dessus d'un col marron relevé. Et dans la bouche, que la grimace entrouvrait, je discernai nettement, à gauche, deux dents d'or. Tout de suite, d'un coup sec sur mon bras, l'homme me fit lâcher ma lanterne… Je fonçai dans sa direction. Mais où était-il ? N'avaisje pas viré sur moi-même ? En tout cas, je me heurtai au marbre de la cheminée, à l'opposé même de la fenêtre. Quand j'eus réussi à trouver des allumettes, ma chambre était vide. Sur le rebord du balcon, s'appuyait une échelle, que l'on avait prise sous mon hangar. Le reliquaire n'était plus dans sa cachette. En toute hâte, je m'habillai et courus vers la sacristie. Le trésor avait disparu. » Pour la troisième fois, l'abbé Dessole s'épongea le visage. Il ruisselait. Les gouttes coulaient en cascade. « Et bien entendu, dit Barnett, la lucarne était fracturée, et la ficelle d'alarme coupée ? Ce qui prouve, n'est-ce pas, que le coup a été exécuté par quelqu'un qui connaît les lieux et vos habitudes. Sur quoi, monsieur le curé, vous vous êtes mis en chasse ? – J'eus même le tort de crier au voleur, ce que je regrettai, car mes supérieurs n'aiment pas le scandale et me blâment de tout le bruit qui va se faire autour de l'aventure. Heureusement que mon voisin seul entendit mon appel. Le baron de Gravières, qui exploite lui-même depuis vingt ans la ferme de l'autre côté du cimetière, fut de mon avis : avant de prévenir la gendarmerie et de porter plainte, il fallait essayer de rentrer en possession des objets volés. Comme il a une auto, je le priai d'aller chercher à Paris l'inspecteur Béchoux. – Et j'étais ici à huit heures du matin, dit Béchoux, qui se gonfla d'importance. À onze heures, c'était réglé. – Hein ? que dis-tu ? s'exclama Barnett. Tu tiens le coupable ? » Béchoux tendit l'index vers le plafond, d'un geste pompeux. « Là-haut, enfermé dans le grenier, sous la garde du baron de Gravières. – Fichtre ! Quel coup de maître ! Raconte, Béchoux, et brièvement, hein ? – Un simple procès-verbal, dit l'inspecteur, avide de compliments, et qui pour un peu eût parlé petit nègre : 1° Traces nombreuses de pas, sur le sol mouillé, entre l'église et le presby- tère ; 2° L'examen des pas prouve qu'il y eut un seul malfaiteur, qu'il transporta d'abord les objets précieux à quelque distance, puisqu'il revint pour l'escalade du presbytère ; 3° Cette seconde tentative manquée, il retourna prendre son butin et s'enfuit par la grand-route. On perd la piste aux environs de l'auberge Hippolyte. – Aussitôt, dit Barnett, tu interroges le patron de l'auberge… – Et le patron de l'auberge, continua Béchoux, me répond : « Un homme à chapeau gris, à pardessus marron, et avec deux dents en or ? Mais c'est M. Vernisson, le commis voyageur en épingles… M. Quatre-Mars comme nous l'appelons, vu qu'il passe par ici, tous les ans, le 4 mars. Il est arrivé hier, à midi, au petit trot de son cheval, il a remisé son cabriolet, il a déjeuné, puis il est allé visiter ses clients. » « – À quelle heure est-il rentré ? « – Sur le coup de deux heures du matin, comme toujours. « – Et il est parti maintenant ? « – Depuis quarante minutes, direction Chantilly. » – Sur quoi, dit Barnett, tu as filé à sa poursuite ? – Le baron me conduisait dans son auto. Nous avons rattrapé le sieur Vernisson et, malgré ses protestations, l'avons contraint à tourner bride. – Ah ! il n'avoue pas ? demanda Barnett. – À moitié. Il répond : « Ne dites rien à ma femme… Qu'on ne prévienne pas ma femme !… » – Mais le trésor ? – Rien dans le coffre de la voiture. – Cependant les preuves sont formelles ? – Formelles. Ses chaussures collent exactement aux empreintes du cimetière. En outre, M. le curé affirme avoir rencontré ce même individu en fin d'après-midi, dans le cimetière. Donc, aucun doute. – En ce cas, qu'est-ce qui cloche ? Pourquoi m'as-tu mobilisé ? – Ça, c'est une histoire de M. le curé… fit Béchoux d'un air mécontent. Nous ne sommes pas d'accord sur un point secondaire. – Secondaire… c'est vous qui le dites, formula l'abbé Dessole dont le mouchoir semblait sortir de l'eau. – Qu'y a-t-il donc, monsieur le curé ? demanda Barnett. – Eh bien, voilà, fit l'abbé Dessole, c'est à propos… – À propos de quoi ? – À propos des dents en or. Le sieur Vernisson en a bien deux. Seulement… – Seulement ? – Elles sont à droite… tandis que celles que j'ai vues étaient à gauche. » Jim Barnett ne put tenir son sérieux. Un rire subit le secoua. Comme l'abbé Dessole le regardait avec ahurissement, il s'écria : « À droite ? Quelle catastrophe ! Mais êtes-vous certain, vous, de ne pas vous tromper ? – J'en prends Dieu à témoin. – Cependant vous aviez rencontré cet individu ? … – Dans le cimetière. C'était bien le même. Mais la nuit, ça ne pouvait pas être le même, puisque les dents d'or sont à gauche, et que celles-là sont à droite. – Il les avait peut-être changées de côté, observa Barnett qui riait de plus belle. Béchoux, amène-nous donc le personnage. » Deux minutes plus tard, entrait, lamentable, courbé, figure mélancolique à moustache tombante, le sieur Vernisson. Il était accompagné du baron de Gravières, hobereau solide, carré d'épaules, et qui portait un revolver au poing. Et tout de suite M. Vernisson, qui semblait abasourdi, se mit à geindre : « Je n'y comprends rien à votre affaire… Des objets précieux, une serrure brisée ? Qu'est-ce que ça veut dire ? – Avouez donc, ordonna Béchoux, au lieu de bafouiller ! – J'avoue tout ce qu'on veut pourvu qu'on n'avertisse pas ma femme. Ça non. Je dois la rejoindre chez nous, près d'Arras, la semaine prochaine. Il faut que j'y sois et qu'elle ne sache rien. » L'émotion, la peur lui ouvraient la bouche de travers, en une fente où l'on voyait les deux dents de métal. Jim Barnett s'approcha, mit deux doigts dans cette fente et conclut gravement : « Elles ne bougent pas. Ce sont bien des dents de droite. Et M. le curé a vu des dents de gauche. » L'inspecteur Béchoux était furieux. « Ça ne change rien… Nous tenons le voleur. Voilà des années qu'il vient dans le village pour combiner son coup. C'est lui ! M. le curé aura mal vu. » L'abbé Dessole tendit les bras avec solennité : « Je prends Dieu à témoin que les dents étaient à gauche. – À droite ! – À gauche ! – Allons, pas de dispute, dit Barnett en les prenant à part tous les deux. Somme toute, monsieur le curé, que demandezvous ? – Une explication qui me donne toute certitude. – Sans quoi ? – Sans quoi, je m'adresse à la justice, comme ç'eût été mon devoir dès le début. Si cet homme n'est pas coupable, nous n'avons pas le droit de le retenir. Or, les dents en or de mon agresseur étaient à gauche. – À droite ! proféra Béchoux. – À gauche ! insista l'abbé. – Ni à droite ni à gauche, déclara Barnett, qui s'amusait follement. Monsieur le curé, je vous livrerai le coupable demain matin, ici, à neuf heures, et il vous indiquera lui-même où sont les objets précieux. Vous passerez la nuit dans ce fauteuil, le baron dans cet autre fauteuil, et M. Vernisson dans celui-ci, attaché. À huit heures trois quarts, tu me réveilleras, Béchoux. Pain grillé, chocolat, œufs à la coque, etc. » À la fin de cette journée, on vit Jim Barnett un peu partout. On le vit qui examinait, une à une, les tombes du cimetière, qui visitait la chambre du curé. On le vit à la poste, où il téléphonait. On le vit à l'auberge Hippolyte, où il dîna en compagnie du patron. On le vit sur la route et dans les champs. Il ne rentra qu'à deux heures du matin. Le baron et l'inspecteur, serrés contre l'homme aux dents d'or, ronflaient à qui mieux mieux, comme si chacun eût voulu couvrir le ronflement de l'autre. En entendant Barnett, M. Vernisson geignit : « Qu'on n'avertisse pas ma femme… » Jim Barnett se jeta sur le plancher et s'endormit aussitôt. À huit heures trois quarts, Béchoux le réveilla. Le petit déjeuner était prêt. Barnett avala quatre toasts, son chocolat, ses œufs, fit asseoir ses auditeurs autour de lui et dit : « Monsieur le curé, je tiens ma promesse, à l'heure fixée. Et toi, Béchoux, je vais te montrer comme quoi tous les trucs professionnels, empreintes, bouts de cigarettes et autres balivernes sont de peu de poids en face des données immédiates qu'apporte une intelligence claire appuyée sur un peu d'intuition et d'expérience. Je commence par M. Vernisson. – Toutes les avanies, pourvu qu'on n'avertisse pas ma femme », balbutia M. Vernisson, qui semblait ravagé par l'insomnie et l'inquiétude. Jim Barnett prononça : « Il y a dix-huit ans, Alexandre Vernisson, qui voyageait déjà comme représentant d'une fabrique d'épingles, rencontra ici, à Vaneuil, une demoiselle Angélique, couturière aux environs. Ce fut le coup de foudre, de part et d'autre. M. Vernisson obtint un congé de quelques semaines, courtisa et enleva Mlle Angélique, qui l'aima tendrement, le choya, le rendit heureux et mourut deux ans après. Il ne s'en consola pas et, bien qu'il succombât plus tard aux coquetteries d'une demoiselle Honorine et qu'il l'épousât, le souvenir de la demoiselle Angélique resta d'autant plus vivace en lui qu'Honorine – personne acariâtre et jalouse – ne cessa de le persécuter et de lui reprocher une liaison dont le hasard lui avait révélé tous les détails. D'où le touchant et mystérieux pèlerinage à Vaneuil que désormais accomplit Alexandre Vernisson. Nous sommes d'accord, monsieur Vernisson ? – Tout ce qu'on voudra, répondit celui-ci, pourvu que… » Jim Barnett poursuivit : « Donc, tous les ans, M. Vernisson organise ses tournées en cabriolet, de manière à passer par Vaneuil sans que Mme Honorine le sache. Il s'agenouille sur la tombe d'Angélique, au jour anniversaire de sa mort, dans ce cimetière où elle a voulu qu'on l'enterrât. Il se promène aux lieux où ils se promenèrent ensemble le jour de leur rencontre, et il ne rentre à l'auberge qu'à l'heure où il y rentra. Vous pouvez voir près d'ici l'humble croix dont l'épitaphe m'a renseigné sur les habitudes de M. Vernisson : CI-GÎT ANGÉLIQUE DÉCÉDÉE LE QUATRE MARS, ALEXANDRE L'AIMA ET LA PLEURE ! « Vous comprenez maintenant pourquoi M. Vernisson redoute si vivement que Mme Vernisson soit mise au courant de sa mésaventure. Que dirait-elle, l'irascible Mme Vernisson, si elle apprenait que l'infidèle M. Vernisson est soupçonné de vol par la faute de sa bien-aimée défunte ? » M. Vernisson pleurait, comme l'exigeait l'épitaphe. Il pleurait aussi d'avance en imaginant les représailles de Mme Vernisson. Cela seul évidemment comptait pour lui, et le reste de l'histoire lui demeurait étranger. Béchoux, le baron de Gravières et l'abbé Dessole écoutaient avec une attention passionnée. « Ainsi donc, continua Barnett, voilà élucidé l'un des problèmes, la présence régulière à Vaneuil de M. Vernisson. Cette solution nous amène logiquement à résoudre l'énigme du trésor. Entre les deux faits la relation est étroite. Vous admettrez, n'est-ce pas, qu'un trésor aussi considérable doit exciter les imaginations et déchaîner les convoitises. L'idée du vol doit germer dans la cervelle de bien des visiteurs ou des bonnes gens du pays. Vol difficile à cause des précautions prises par M. le curé, mais moins difficile pour quelqu'un qui a l'occasion de connaître ces précautions, et la possibilité, depuis des années, d'étudier le terrain, de combiner son plan et de se soustraire au péril d'une accusation. Car tout est là : ne pas être soupçonné. Et, pour n'être pas soupçonné, quel meilleur moyen que de détourner les soupçons sur un autre… vers cet homme, par exemple, qui revient furtivement dans le cimetière à date fixe, qui se cache, et que ses habitudes sournoises rendent suspect au premier chef ! Et alors, lentement, patiemment, s'échafaude le complot. Chapeau gris, pardessus marron, empreintes des chaussures, dents d'or, tout cela est minutieusement relevé. Le coupable sera cet inconnu, et non pas le véritable voleur, c'est-àdire celui qui, dans l'ombre, familier peut-être du presbytère, poursuit ses manigances, année par année. » Barnett se tut un instant. Quelque chose de la vérité apparaissait. M. Vernisson prenait figure de victime. Barnett lui tendit la main. « Mme Vernisson ne se doutera pas de votre pèlerinage. Monsieur Vernisson, excusez l'erreur commise à votre égard depuis deux jours. Et excusez-moi si j'ai, cette nuit, fouillé votre cabriolet et découvert, dans le double fond de votre coffre, la mauvaise cachette où vous gardez les lettres de Mlle Angélique et vos confidences particulières. Vous êtes libre, monsieur Vernisson. » M. Vernisson se leva. « Un instant ! protesta Béchoux, qu'un tel dénouement indignait. – Parle, Béchoux. – Et les dents d'or ? s'écria l'inspecteur. Car il ne faut pas éluder cette question. M. le curé a vu, de ses yeux vu, deux dents en or dans la bouche de son voleur. Et M. Vernisson a deux dents en or ici, à droite ! C'est un fait, ça. – Celles que j'ai vues étaient à gauche, rectifia l'abbé. – Ou à droite, monsieur le curé. – À gauche, je l'affirme. » Jim Barnett se mit à rire de nouveau. « Silence, saperlipopette ! Vous vous chamaillez pour une vétille. Comment, toi, Béchoux, inspecteur de la Sûreté, tu en es encore à t'ébahir devant un pauvre petit problème comme celuilà ! Mais c'est l'enfance de l'art ! C'est un mystère pour collégien ! Monsieur le curé, cette salle est la répétition exacte de votre chambre, n'est-ce pas ? – Exacte. Ma chambre est au-dessus. – Fermez les volets, monsieur le curé, et croisez les rideaux. Monsieur Vernisson, prêtez-moi votre chapeau et votre pardessus. » Jim Barnett se coiffa du chapeau gris aux bords rabattus et se vêtit du pardessus marron au col relevé ; puis, lorsque la nuit fut complète dans la salle, il tira de sa poche une lampe électrique et se planta devant le curé, en envoyant le jet de lumière dans sa bouche ouverte. « L'homme ! l'homme aux dents d'or, bredouilla l'abbé Dessole en regardant Barnet ! – De quel côté sont-elles, mes dents d'or, monsieur le curé ? – À droite, et celles que j'ai vues étaient à gauche. » Jim Barnett éteignit sa lampe, saisit l'abbé par les épaules et le fit pivoter plusieurs fois sur lui-même, comme une toupie. Puis, brusquement, il ralluma en disant d'un ton impérieux : « Regardez en face de vous… bien en face. Vous voyez les dents en or, hein ? De quel côté ? – À gauche », dit l'abbé stupéfait. « À droite… ou à gauche… vous n'êtes pas très sûr. Eh bien, monsieur le curé, c'est ce qui s'est produit l'autre nuit. Quand vous vous êtes levé d'un bond, le cerveau confus, vous ne vous êtes pas avisé que vous tourniez le dos à la fenêtre, que vous étiez devant la cheminée, que l'individu ne se trouvait pas en face de vous, mais à côté, et qu'en allumant votre lampe, vous en projetiez la clarté non pas sur lui, mais sur son image reflétée par la glace. Et c'est ce même phénomène que j'ai provoqué en vous étourdissant par quelques pirouettes. Comprenez-vous maintenant ? Et dois-je vous rappeler qu'une glace qui réfléchit un objet vous présente la droite de cet objet à gauche et la gauche à droite. D'où il advint que vous vîtes à gauche les dents d'or qui étaient à droite. – Oui, s'écria victorieusement l'inspecteur Béchoux. Mais il n'empêche que si j'avais raison, M. le curé n'avait pas tort en affirmant qu'il avait vu des dents en or. Il est donc nécessaire qu'à la place de M. Vernisson vous nous présentiez un individu qui ait des dents en or. – Pas la peine. – Pourtant le voleur avait des dents en or ! – Est-ce que j'en ai, moi ? » dit Barnett. Il retira de sa bouche une feuille de papier doré qui gardait la forme de ses deux dents. « Tenez, voici la preuve. Elle est convaincante, n'est-ce pas ? Avec des empreintes de chaussures, un chapeau gris, un pardessus marron et deux dents en or, on vous fabrique un indiscutable M. Vernisson. Et combien c'est facile ! Il suffit de se procurer un peu de papier doré… comme celui-ci, qui provient de la même boutique de Vaneuil où le baron de Gravières a acheté une feuille de papier doré, voici trois mois. » La phrase, jetée négligemment, se prolongea dans un silence surpris. À la vérité, Béchoux, que l'argumentation de Barnett avait conduit pas à pas vers le but, ne fut pas autrement étonné. Mais l'abbé Dessole demeurait comme suffoqué. Il observait à la dérobée son honorable paroissien, le baron de Gravières. Celui-ci, très rouge, ne soufflait mot. Barnett rendit le chapeau et le pardessus à M. Vernisson, qui se retira en marmottant : « Vous m'assurez, n'est-ce pas, que Mme Vernisson ne saura rien ? Ce serait terrible si elle savait… Pensez donc !… » Barnett le conduisit, puis rentra, d'un air joyeux. Il se frottait les mains. « Excellente partie, rapidement menée, et dont je tire quelque fierté. Tu vois comment ça se pratique, Béchoux ? Toujours ce même procédé, dont je me suis servi les autres fois où nous avons travaillé ensemble. On ne commence pas par accuser celui qu'on soupçonne. On ne lui demande aucune explication. On ne s'occupe même pas de lui. Mais alors qu'il ne se défie pas, on reconstitue peu à peu en sa présence toute l'aventure. Il revit le rôle qu'il a tenu. Il assiste, de plus en plus effaré, à la mise en plein jour de tout ce qu'il croyait à jamais enfoui dans les ténèbres. Et il se sent si bien enveloppé, ficelé, impuissant, confondu… il sait si bien que l'on a réuni contre lui toutes les preuves nécessaires… ses nerfs sont soumis à telle épreuve, qu'il ne songe même pas à se défendre ou à protester. N'est-ce pas, monsieur le baron ? Nous sommes d'accord, hein ? Et je n'ai pas besoin de les étaler, mes preuves ? Celles-là vous suffisent ? » Le baron de Gravières devait éprouver les impressions mêmes que Barnett décrivait, car il ne cherchait pas a faire front à l'attaque et à dissimuler sa détresse. Il n'aurait pas eu une attitude différente s'il avait été pris en flagrant délit. Jim Barnett s'approcha de lui, et, avec beaucoup d'aménité, le rassura. « Vous n'avez d'ailleurs rien à craindre, monsieur le baron. L'abbé Dessole, qui désire à tout prix éviter le scandale, vous demande simplement de lui rendre les objets précieux. Moyennant quoi, quitus. » M. de Gravières leva la tête, considéra un instant son terrible adversaire et, sous le regard inflexible du vainqueur, murmura : « On ne portera pas plainte ?… On ne parlera de rien ?… M. le curé s'y engage ?… – De rien, je m'y engage, fit l'abbé Dessole. J'oublierai tout, dès que le trésor aura repris sa place. Mais est-ce possible, monsieur le baron ? C'est vous ! c'est vous qui avez commis un tel forfait ! Vous en qui j'avais tant de confiance ! Un de mes fidèles paroissiens ! » M. de Gravières chuchota humblement, comme un enfant qui avoue sa faute et se soulage en la racontant : « Ça a été plus fort que moi, monsieur le curé. Je pensais tout le temps à ce trésor, qui était là, à portée de ma main… Je résistais… je ne voulais pas… et puis la chose s'est combinée en moi… – Est-ce possible ! répétait l'abbé douloureusement. Est-ce possible ! – Oui… j'avais perdu de l'argent en spéculations. Comment vivre ? Tenez, monsieur le curé, depuis deux mois j'ai réuni dans une partie de mon garage tous mes meubles anciens, de belles pendules, des tapisseries. Je voulais les vendre… J'aurais été sauvé. Et puis, ça me crevait le cœur… et le 4 mars approchait… Alors la tentation… l'idée de faire le coup comme je l'avais combiné… J'ai succombé… Pardonnez-moi… – Je vous pardonne, dit l'abbé Dessole, et je prierai Dieu qu'il ne vous punisse pas trop sévèrement. » Le baron se leva et dit d'un ton résolu : « Allons. Que l'on veuille bien me suivre. » On s'en alla par la grand-route, comme des gens qui se promènent. L'abbé Dessole essuyait la sueur de son visage. Le baron marchait à pas lourds et le dos courbé. Béchoux était inquiet : pas une seconde il ne doutait que Barnett, qui avait si prestement débrouillé l'aventure, n'eût aussi allégrement confisqué les objets précieux. Très à l'aise, Jim Barnett pérorait, à ses côtés : « Comment, diable, n'as-tu pas discerné le vrai coupable, aveugle Béchoux ? Moi, j'ai tout de suite pensé que M. Vernisson n'avait pas pu monter une telle machination à raison d'un voyage par an, et qu'il fallait un homme du pays même – un voisin, de préférence. Et quel voisin que le baron, dont le logis a vue directe sur l'église et le presbytère ! Toutes les précautions du curé, il les connaissait. Tous les pèlerinages à date fixe de M. Vernisson, il y assistait… Alors… Béchoux n'écoutait pas, absorbé par des craintes que la réflexion rendait plus cruelles. Et Barnett plaisantait : « Alors, sûr de mon affaire, j'ai lancé l'accusation. Pas une preuve d'ailleurs, pas l'ombre d'une preuve. Mais je voyais mon bonhomme qui blêmissait, à mesure que ça se dessinait, et qui ne savait plus comment se tenir. Ah ! Béchoux, je ne connais pas de volupté pareille à celle-là. Et tu vois le résultat, Béchoux ? – Oui, je le vois… ou plutôt je vais le voir », dit Béchoux qui attendait le coup de théâtre. M. de Gravières avait contourné les fossés de sa propriété et suivait un petit chemin herbeux. Trois cents mètres plus loin, après un bosquet de chênes, il s'arrêta : « Là, dit-il d'une voix saccadée… au milieu de ce champ… dans la meule. » Béchoux exhala un ricanement plein d'amertume. Pourtant, il s'élança avec la hâte d'en finir, et suivi des autres. La meule était de dimensions restreintes. En une minute, il la décapita et fouilla, éparpillant les bottes de foin accumulées. Et soudain il poussa une clameur de triomphe. « Les voici ! Un ostensoir ! un flambeau ! un candélabre… six objets !… Sept ! – Il doit y en avoir neuf, cria l'abbé. – Neuf… ils y sont ! … bravo, Barnett ! C'est vraiment chic ! Ah ! ce Barnett… » L'abbé défaillait de joie, pressant contre sa poitrine les objets retrouvés, et murmurait : « Monsieur Barnett, comme je vous remercie ! La Providence vous récompensera… » L'inspecteur Béchoux cependant ne s'était pas trompé en prévoyant un coup de théâtre, seulement il se produisit un peu plus tard. Au retour, lorsque M. de Gravières et ses compagnons longèrent de nouveau le manoir, ils entendirent des cris qui venaient du verger. M. de Gravières se précipita vers le garage, devant lequel trois domestiques et valets de ferme gesticulaient. Tout de suite, il devina la nature du désastre et en constata l'étendue. La porte d'une petite remise attenant au garage avait été fracturée, et tous les meubles anciens, belles pendules, tapisseries, enfermés dans cette remise et qui étaient ses dernières ressources, avaient disparu. « Mais c'est effroyable ! balbutia-t-il en chancelant. Quand a-t-on volé tout cela ? – Cette nuit… dit un domestique… Vers onze heures du soir, les chiens ont aboyé… – Mais comment a-t-on pu ? … – Avec l'auto de M. le baron. – Avec mon auto ! Elle est volée aussi ? » Foudroyé, le baron tomba dans les bras de l'abbé Dessole qui, doucement, avec des gestes paternels, le réconforta. « La punition n'a pas tardé, mon pauvre monsieur. Acceptez-la dans un esprit de contrition… » Béchoux avait serré les poings et marchait pas à pas vers Jim Barnett, tout ramassé sur lui-même et prêt à bondir. « Vous porterez plainte, monsieur le baron, grinçait-il rageusement. Je vous garantis que vos meubles ne sont pas perdus. – Parbleu, non, ils ne sont pas perdus, dit Barnett qui souriait aimablement. Mais porter plainte, c'est très dangereux pour M. le baron. » Béchoux avançait, l'œil de plus en plus dur et l'attitude de plus en plus menaçante. Mais Barnett vint à sa rencontre et l'entraîna. « Sais-tu ce qui serait arrivé sans moi ? M. le curé n'aurait pas retrouvé son trésor. L'innocent Vernisson serait sous les verrous, et Mme Vernisson connaîtrait la conduite de son mari. Bref, tu n'aurais plus qu'à te tuer. » Béchoux s'affaissa sur le tronc coupé d'un arbre. Il étouffait de colère. « Vite, monsieur le baron, s'écria Barnett, un cordial pour Béchoux… il n'est pas à son aise. » M. de Gravières donna des ordres. On déboucha une bouteille de vieux vin. Béchoux en but un verre. M. le curé également. M. de Gravières vida le reste… Chapitre V Les douze Africaines de Béchoux Le premier soin de M. Gassire, en s'éveillant, fut de vérifier si le paquet de titres, rapporté par lui la veille au soir, se trouvait bien sur la table de nuit où il l'avait déposé. Rassuré, il se leva et fit sa toilette. Nicolas Gassire, petit homme gras de corps et maigre de visage, exerçait, dans le quartier des Invalides, la profession d'homme d'affaires et groupait autour de lui une clientèle de gens sérieux qui lui confiaient leurs économies, et auxquels il servait de jolis intérêts, grâce à d'heureuses spéculations de Bourse et à de secrètes opérations usuraires. Il occupait, au premier étage d'une étroite et vieille maison dont il était propriétaire, un appartement composé d'une antichambre, d'une chambre, d'une salle à manger à usage de cabinet de consultation, d'une pièce où venaient travailler trois employés et, tout au bout, d'une cuisine. Très économe, il n'avait pas de bonne. Chaque matin, la concierge, lourde femme active et réjouie, lui montait son courrier à huit heures, faisait le ménage et déposait sur son bureau un croissant et une tasse de café. Ce matin-là, cette femme repartit à huit heures et demie, et M. Gassire, ainsi que chaque jour, en attendant ses employés, mangea tranquillement, décacheta ses lettres et parcourut son journal. Or, tout à coup, à neuf heures moins cinq exactement, il crut entendre du bruit dans sa chambre. Se souvenant du pa quet de titres qu'il y avait laissé, il s'élança. Le paquet de titres n'y était plus, et, en même temps, la porte de l'antichambre sur le palier se refermait violemment. Il voulut l'ouvrir. Mais la serrure ne fonctionnait qu'avec la clef, et, cette clef, M. Gassire l'avait laissée sur son bureau. « Si je vais la chercher, pensa-t-il, le voleur s'enfuira sans être vu. » M. Gassire ouvrit donc la fenêtre de l'antichambre, qui donnait sur la rue. À cet instant, il était matériellement impossible que quelqu'un eût eu le temps de quitter la maison. Et, de fait, la rue était déserte. Si affolé qu'il fût, Nicolas Gassire ne cria pas au secours. Mais, quelques secondes plus tard, apercevant son principal employé qui débouchait du boulevard voisin et s'en venait vers la maison, il lui fit signe. « Vite ! vite ! Sarlonat, dit-il en se penchant, entrez, refermez la porte, et que personne ne passe. On m'a volé. » Dès que son ordre fut exécuté, il descendit en hâte, haletant, éperdu. « Eh bien, Sarlonat, personne ? … – Personne, monsieur Gassire. » Il courut jusqu'à la loge de la concierge, qui se trouvait entre le bas de l'escalier et une courette obscure. La concierge balayait. « On m'a volé, madame Main ! s'exclama-t-il. Personne n'est venu se cacher ici ? – Mais non, monsieur Gassire, balbutia la grosse femme, ahurie. – Où mettez-vous la clef de mon appartement ? – Ici, monsieur Gassire, derrière la pendule. Du reste, on n'a pas pu la prendre, puisque je n'ai pas bougé de ma loge depuis une demi-heure. – Alors, c'est que le voleur, au lieu de descendre, a remonté l'escalier. Ah ! c'est effroyable ! » Nicolas Gassire revint près de l'entrée. Ses deux autres employés arrivaient. En quelques phrases essoufflées, il leur donna, en toute hâte, ses instructions. Personne ne devait passer, ni dans un sens ni dans l'autre, avant qu'il ne fût de retour. « Compris, hein, Sarlonat ? » Aussitôt, il escalada l'étage et s'engouffra chez lui. « Allô, hurla-t-il en empoignant le cornet du téléphone… Allô ! la Préfecture de police… Mais, mademoiselle, je ne vous demande pas la Préfecture ! je vous demande le café de la Préfecture… Le numéro ? Je ne sais pas… Vite… Les renseignements… Au galop, mademoiselle. » Il réussit enfin à obtenir le patron du café et proféra : « L'inspecteur Béchoux est là ? Appelez-le… Tout de suite… Au galop… C'est un de mes clients… Pas une seconde à perdre. Allô ! l'inspecteur Béchoux ? C'est M. Gassire qui vous téléphone, Béchoux. Oui, ça va bien… ou plutôt non… On m'a volé des titres, un paquet… Je vous attends. Hein ? Quoi ? Impossible ? Vous partez en congé ? Mais je m'en fiche de votre congé ! Rappliquez au galop, Béchoux… au galop ! Vos douze actions des Mines Africaines étaient dans le paquet ! » M. Gassire entendit au bout de la ligne un formidable : « Nom de… ! » qui le rassura pleinement sur les intentions et sur la promptitude de l'inspecteur Béchoux. En effet, quinze minutes plus tard, l'inspecteur Béchoux arrivait en coup de vent, la figure décomposée, et se ruait sur l'homme d'affaires. « Mes Africaines ! … Toutes mes économies ! Où sontelles ? – Volées ! avec les titres de mes clients… avec tous mes titres à moi ! – Volées ! – Oui, dans ma chambre, il y a une demi-heure. – Crebleu ! mais qu'est-ce que mes Africaines faisaient dans votre chambre ? – J'ai retiré le paquet, hier, de mon coffre du Crédit Lyonnais, pour les confier à une banque. C'était plus commode. Et j'ai eu tort… » Béchoux lui appliqua sur l'épaule une main de fer. « Vous êtes responsable, Gassire. Vous me rembourserez. – Avec quoi ? Je suis ruiné. – Ruiné ? Et cette maison ? – Hypothéquée jusqu'à la gauche. » Les deux hommes sautaient et vociféraient l'un en face de l'autre. La concierge et les trois employés avaient perdu la tête aussi et barraient le passage à deux jeunes filles, deux locataires du troisième, qui voulaient sortir à tout prix de la maison. « Personne ne sortira ! cria Béchoux, hors de lui. Personne, avant qu'on ait retrouvé mes douze Africaines ! – Il faudrait peut-être du secours, proposa Gassire… le garçon boucher… l'épicier… ce sont des gens de confiance. – Je n'en veux pas, articula Béchoux. S'il faut quelqu'un, on téléphonera à l'Agence Barnett, de la rue de Laborde. Et puis, on portera plainte. Mais ce serait du temps perdu. Pour le moment, il faut agir. » Il essayait de se dominer, incité au calme par sa responsabilité de chef. Mais ses gestes nerveux et la crispation de sa bouche trahissaient un désarroi extrême. « Du sang-froid, dit-il à Gassire. Somme toute, nous tenons le bon bout. Personne n'est sorti. Donc il faut mettre la main sur mes douze Africaines avant qu'on ne puisse les glisser dehors. C'est l'essentiel. » Il interrogea les deux jeunes filles. L'une, dactylographe, copiait chez elle des circulaires et des rapports. L'autre donnait, chez elle aussi, des leçons de flûte. Toutes deux désiraient faire leurs provisions pour le déjeuner. « Mille regrets ! répliqua Béchoux, inflexible. Mais ce matin, la porte de la rue restera close. Monsieur Gassire, deux de vos employés s'y tiendront en permanence. Le troisième fera les courses des locataires. Cet après-midi, ceux-ci pourront passer, mais avec mon autorisation, et tous colis, cartons, filets à provisions, paquets suspects seront rigoureusement examinés. Voilà la consigne. Quant à nous, monsieur Gassire, à l'ouvrage ! La concierge nous conduira. » La disposition des lieux rendait les investigations faciles. Trois étages. Un seul appartement par étage, ce qui faisait quatre avec celui du rez-de-chaussée, inoccupé pour l'instant. Au premier, M. Gassire. Au second, M. Touffémont, député, ancien ministre. Au troisième, qui était divisé en deux petits logements, Mlle Legoffier, dactylographe, et Mlle Haveline, professeur de flûte. Ce matin-là, le député Touffémont s'en étant allé à huit heures et demie à la Chambre, où il présidait une commission, et son ménage étant fait par une voisine qui ne venait qu'à l'heure du déjeuner, on attendit son retour. Mais les logements des deux demoiselles furent l'objet d'une enquête minutieuse. Puis on scruta tous les recoins du grenier, auquel on accédait par une échelle, puis la courette, puis l'appartement de M. Nicolas Gassire lui-même. On ne trouva rien. Béchoux pensait amèrement à ses douze Africaines. Vers midi, le député Touffémont arriva. Parlementaire grave, alourdi de son portefeuille d'ancien ministre, grand travailleur, respecté de tous les partis, et dont les interpellations rares, mais décisives, faisaient trembler les gouvernements. D'un pas mesuré, il alla prendre son courrier dans la loge de la concierge, où Gassire le rejoignit et lui expliqua le vol dont il était victime. Le député Touffémont écouta avec l'attention réfléchie qu'il semblait accorder aux propos les plus insignifiants, promit son concours au cas où Gassire déciderait de porter plainte et insista pour que l'on fouillât son appartement. « Qui sait, dit-il, si quelqu'un ne s'est pas procuré une fausse clef ? » On chercha. Rien. Décidément l'affaire se présentait mal, et les deux hommes essayaient tour à tour de se remonter le moral par des phrases réconfortantes, mais elles sonnaient faux. Ils décidèrent de se restaurer dans un petit café, situé en face bien entendu, ce qui leur permettrait de ne pas quitter la maison de l'œil. Mais Béchoux n'avait pas faim : ses douze Africaines lui pesaient sur l'estomac. Gassire se plaignait de vertiges et tous deux retournaient la question en tous sens, avec l'espoir d'y découvrir des motifs de sécurité. « C'est bien simple, dit Béchoux. Quelqu'un s'est introduit chez vous et a dérobé les titres. Or, comme ce quelqu'un n'a pas pu s'en aller, c'est qu'il est dans la maison. – Parbleu ! approuva Gassire. – Et s'il est dans la maison, c'est que mes douze Africaines s'y trouvent également. Ça ne s'envole pas à travers les plafonds, douze Africaines, que diable ! sire. – Nous en arrivons donc, continua Béchoux, à cette certitude, fondée sur des bases solides, à savoir que… » Il n'acheva pas. Ses yeux exprimaient une terreur subite. Il regardait de l'autre côté de la rue où un individu cheminait vers la maison d'un pas guilleret. « Barnett ! murmura-t-il. Barnett !… Qui donc l'a prévenu ? – Et un paquet de titres non plus ! renchérit Nicolas Gas- – Vous m'aviez parlé de lui, de l'Agence Barnett de la rue de Laborde, confessa Gassire un peu gêné, et j'ai cru que, dans des circonstances aussi cruelles, un coup de téléphone n'était pas inutile. – Mais c'est idiot, bredouilla Béchoux. Qui est-ce qui dirige l'enquête ? Vous ou moi ? Barnett n'a rien à voir là-dedans ! Barnett est un intrus dont il faut se méfier. Ah ! non, alors, pas de Barnett ! » La collaboration de Barnett lui paraissait soudain la chose la plus dangereuse du monde. Jim Barnett dans la maison, Jim Barnett mêlé à cette affaire, c'était, au cas où les recherches aboutiraient, l'escamotage du paquet de titres et principalement des douze Africaines. Furieux, il franchit la rue, et, comme Barnett se disposait à frapper à la porte, il se planta devant lui, et, tout bas, la voix frémissante : « Décampez. Pas besoin de vous. On vous a appelé par erreur. Fichez-nous la paix, et vivement. » Barnett le regarda d'un œil étonné. « Ce vieux Béchoux ! Qu'est-ce donc ? T'as pas l'air dans ton assiette ? – Tournez bride ! – C'est donc sérieux, ce qu'on m'a dit au téléphone ? Tu as été refait de ton pécule ? Alors, tu ne veux pas un petit coup de main ? – Décampe, grinça Béchoux. On sait ce que ça veut dire, tes petits coups de main. Ça se passe dans la poche des gens. – T'as peur pour tes Africaines ? – Oui, si tu t'en mêles. – N'en parlons plus. Débrouille-toi. – Tu t'en vas ? – Pas mèche. J'ai affaire dans la maison. » Et, s'adressant à Gassire, qui les rejoignait et entrouvrait la porte : « Pardon, monsieur, c'est bien ici que demeure Mlle Haveline, professeur de flûte, second prix du Conservatoire ? » Béchoux s'indigna. « Oui, tu la demandes parce que tu vois son adresse sur la plaque… – Et après ? dit Barnett. N'ai-je pas le droit de prendre des leçons de flûte ? – Pas ici. – Je regrette. Mais j'ai une passion pour la flûte. – Je m'oppose formellement… – Flûte ! » Barnett passa d'autorité, sans qu'on osât le retenir. Très inquiet, Béchoux le vit qui montait l'escalier et, dix minutes plus tard, l'accord s'étant fait sans doute avec Mlle Haveline, on entendit, qui descendaient du troisième étage, les gammes hésitantes d'une flûte. « Gredin ! marmotta Béchoux, de plus en plus tourmenté pour ses douze Africaines. Avec cet animal-là, où allonsnous ? » Il se remit rageusement à la besogne. On visita le rez-dechaussée inoccupé, ainsi que la loge de la concierge, où, à la rigueur, on aurait pu jeter les paquets de titres. Vainement. Làhaut, cependant, durant tout l'après-midi, la flûte sifflota, agaçante et goguenarde. Comment travailler dans de telles conditions ? Enfin, sur le coup de six heures, chantonnant et sautillant, Barnett apparut, un grand carton à la main. Un carton ! Béchoux poussa une exclamation indignée, et saisit l'objet, dont il arracha le couvercle. Il y avait dedans de vieilles formes de chapeaux et des fourrures mangées aux vers. « Comme elle n'a pas le droit de sortir, Mlle Haveline m'a prié de jeter tout ça, dit Barnett gravement. Elle est très jolie, tu sais, Mlle Haveline ! Et quel talent sur la flûte ! Elle prétend que j'ai des dispositions étonnantes, et que, si je persévère, je pourrai briguer, un poste d'aveugle sur les marches d'une église. » Toute la nuit, Béchoux et Gassire demeurèrent en faction, l'un à l'intérieur, l'autre à l'extérieur, afin d'empêcher que le paquet ne fût lancé par la fenêtre à un complice. Et, le lendemain matin, ils se remirent à l'œuvre, mais sans que leur acharnement fût récompensé. Les douze Africaines de l'un et les titres de l'autre se cachaient avec obstination. À trois heures, Jim Barnett se présenta de nouveau, le carton vide à la main, et fila tout droit, avec le petit salut affable d'un monsieur que l'emploi de son temps satisfait pleinement. La leçon de flûte eut lieu. Gammes. Exercices. Fausses notes. Et soudain un silence qui se prolongea, inexplicable, et qui intrigua Béchoux au-delà de toute expression. « Que diable peut-il faire ? » se demandait-il, imaginant tout un système de recherches effectuées par Barnett et qui aboutissaient à des trouvailles extraordinaires. Il monta les trois étages et prêta l'oreille. Chez le professeur de flûte, aucun bruit. Mais chez sa voisine, Mlle Legoffier, sténo-dactylographe, on entendait une voix d'homme. « C'est sa voix », pensa Béchoux, dont la curiosité n'avait plus de bornes. Et, incapable de se contenir, il sonna. « Entrez ! cria Barnett de l'intérieur. La clef est sur la porte. » Béchoux entra. Mlle Legoffier, une fort jolie brune, était assise devant sa table, près de sa machine à écrire, et sténographiait sur des feuilles volantes les paroles de Barnett. « Tu viens pour une perquisition ? dit celui-ci. Ne te gêne pas. Mademoiselle n'a rien à cacher. Et moi non plus. Je dicte mes mémoires. Tu permets ? » Et, tandis que Béchoux regardait sous les meubles, il continua : « Ce jour-là, l'inspecteur Béchoux me trouva chez la charmante Mlle Legoffier, à qui la jeune flûtiste m'avait recommandé, et il se mit en quête de ses douze Africaines qui fuyaient toujours éperdument. Sous le canapé, il récolta trois grains de poussière, sous l'armoire une talonnette. L'inspecteur Béchoux ne néglige aucun détail. Quel métier ! Béchoux se releva, montra le poing à Barnett et l'injuria. L'autre poursuivait sa dictée. Béchoux s'en alla. Un peu plus tard, Barnett descendait avec son carton. Béchoux, qui montait la garde, hésita. Mais il avait trop peur et il ouvrit le carton, qui contenait simplement de vieux papiers et des chiffons. La vie devint insupportable pour l'infortuné Béchoux. La présence de Barnett, son persiflage et ses taquineries le jetaient dans une rage croissante. Chaque jour, Barnett revenait, et, après chaque leçon de flûte ou chaque séance de sténodactylographie, exhibait son carton. Que faire ? Béchoux ne doutait pas que ce fût une nouvelle farce et que Barnett se gaussât de lui. Mais tout de même, si par hasard, cette fois, Barnett emportait les titres ? s'il se sauvait avec les douze Africaines ? s'il profitait de l'occasion pour déménager son butin ? Alors, bon gré mal gré, Béchoux fouillait, vidait, glissait une main fébrile parmi les objets les plus hétéroclites, torchons déchirés, loques, plumeaux sans plumes, balais cassés, cendres de cheminée, épluchures de carottes. Et Barnett se tenait les côtes de rire. « Elles y sont ! Elles y sont pas ! Trouvera ! Trouvera pas !… Ah ! bougre de Béchoux, m'auras-tu fait rigoler ! » Cela dura toute une semaine. Béchoux perdait là, dans une lutte impuissante, tout son congé, et, en outre, se rendait infiniment ridicule dans le quartier. Nicolas Gassire et lui, en effet, n'avaient pu s'opposer à ce que les locataires, tout en acceptant d'être palpés et fouillés, vaquassent à leurs affaires. On jasait. La mésaventure de Gassire faisait du bruit. Ses clients affolés assiégeaient son bureau et réclamaient leur argent. De son côté, M. le député Touffémont, ancien ministre, dérangé dans ses habitudes, et qui, quatre fois par jour, en sortant ou en rentrant, assistait à toute cette effervescence, sommait Nicolas Gassire de prévenir la police. La situation ne pouvait guère se prolonger. Un incident brusqua les choses. Une fin d'après-midi, Gassire et Béchoux entendirent le bruit d'une violente dispute qui venait du troisième. Trépignements, cris de femmes, cela semblait sérieux. Ils grimpèrent en hâte les trois étages. Sur le palier, Mlle Haveline et Mlle Legoffier se battaient férocement, sans que les efforts de Barnett, qui se divertissait beaucoup, d'ailleurs, réussissent à les maîtriser. Les chignons avaient sauté, les corsages étaient déchirés et les invectives s'entrechoquaient. On les sépara. La dactylographe eut une crise de nerfs et Barnett dut la transporter chez elle, tandis que le professeur de flûte exhalait sa fureur. « Je les ai surpris tous deux, elle et lui, criait Mlle Haveline. Barnett, qui m'avait fait la cour d'abord, l'embrassait. Un drôle de type que ce Barnett ; vous devriez lui demander, monsieur Béchoux, ce qu'il manigance ici depuis huit jours et pourquoi il passe son temps à nous interroger et à fureter partout. Tenez, je peux vous le dire, il sait qui a volé. C'est la concierge, oui, Mme Alain. Alors pourquoi m'a-t-il défendu de vous en souffler mot ? Et puis, pour les titres, il connaît la vérité. À preuve ce qu'il m'a dit : « Ils sont dans la maison, sans y être, et ils n'y sont pas, tout en y étant. » Méfiez-vous de lui, monsieur Béchoux. » Jim Barnett, qui en avait fini avec la dactylographe, empoigna Mlle Haveline et la poussa énergiquement vers sa chambre. « Allons, mon cher professeur, pas de potins et ne parlez pas de ce que vous ignorez. En dehors de votre flûte, vous bafouillez. » Béchoux n'attendit point qu'il fût de retour. Les révélations de Mlle Haveline sur ce que pensait Jim Barnett avaient aussitôt éclairé l'affaire dans son esprit. Oui, la coupable était Mme Alain. Comment n'y avait-on pas songé ? Emporté par une conviction rageuse, il dégringola l'escalier, suivi de Nicolas Gassire, et se précipita dans la loge. « Mes Africaines ! Où sont-elles ? C'est vous qui les avez volées ! » Nicolas Gassire arrivait à son tour. « Mes titres ? Qu'en avez-vous fait, voleuse ? » Tous deux secouaient la grosse femme, la tiraillaient, chacun par un bras, et la harcelaient de questions et d'insultes. Elle ne répondait pas. Elle semblait abasourdie. Ce fut, pour Mme Alain, une nuit affreuse à laquelle succédèrent deux jours non moins pénibles. Pas une seconde Béchoux n'admit que Jim Barnett se fût trompé. D'ailleurs, à la lumière de cette accusation, les faits prenaient leur véritable sens. La concierge qui devait avoir, en faisant le ménage, noté la présence insolite du paquet sur la table de nuit, et qui, seule, possédait la clef, avait fort bien pu, connaissant les habitudes régulières de M. Gassire, rentrer dans l'appartement, mettre la main sur les titres, se sauver et se réfugier dans sa loge, où Nicolas Gassire la retrouvait. Béchoux se découragea. « Oui, évidemment, disait-il, c'est cette coquine qui a fait le coup. Mais, au fond, le mystère demeure entier. Que le coupable soit la concierge ou n'importe qui, cela compte peu, tant qu'on ne saura pas ce que sont devenues mes douze Africaines. J'admets qu'elle les ait rapportées dans la loge, mais par quel prodige en sont-elles sorties, entre neuf heures et l'heure de nos recherches dans la loge ? » Ce mystère, la grosse femme, malgré les menaces, malgré les tortures morales qu'on lui fit subir, refusa d'en donner l'explication. Elle nia tout. Elle n'avait rien vu. Elle ne savait rien, et, quoique sa culpabilité ne laissât aucun doute, elle demeura inflexible. « Il faut en finir, dit un matin Gassire à Béchoux. Vous avez vu que le député Touffémont a renversé le ministère hier soir. Les journalistes vont l'interviewer. Pourrons-nous les fouiller, eux ? » Béchoux avoua que la position était intenable. « Dans trois heures, je saurai tout », affirma-t-il. L'après-midi, il alla frapper à l'Agence Barnett. « Je t'attendais, Béchoux, que veux-tu ? – Ton aide. Je n'en sors pas. » La réponse était loyale, et la démarche prenait toute sa valeur. Béchoux faisait amende honorable. Jim Barnett s'empressa autour de lui, le saisit affectueusement par les épaules, lui serra la main, et, avec une délicatesse charmante, lui épargna les humiliations de la défaite. Ce ne fut pas l'entrevue du vainqueur et du vaincu, mais la réconciliation de deux camarades. « En vérité, mon vieux Béchoux, le petit malentendu qui nous séparait me peinait infiniment. Deux copains comme nous, adversaires ! Quelle tristesse ! Je n'en dormais plus. » Béchoux fronça les sourcils. En sa conscience de policier, il se reprochait amèrement ses cordiales relations avec Barnett et s'indignait que le destin eût fait de lui le collaborateur et l'obligé de cet homme qu'il considérait comme un filou. Mais, hélas ! il y a des circonstances où les plus honnêtes fléchissent, et la perte de douze Africaines est au nombre de celles-là ! Étouffant ses scrupules, il murmura : « C'est bien la concierge, n'est-ce pas ? – C'est elle, pour cette raison entre beaucoup d'autres, que ce ne peut être qu'elle. – Mais comment cette femme, si respectable jusque-là, a-telle pu commettre un tel acte ? – Si tu avais eu la précaution élémentaire de prendre des renseignements sur elle, tu saurais que la malheureuse est affligée d'un fils qui est la pire des fripouilles et qui lui soutire tout son argent. C'est pour lui qu'elle a succombé à la tentation. » Béchoux tressaillit. « Elle a réussi à lui refiler mes Africaines ? dit-il en tremblant. – Oh ! ça, non, je ne l'aurais pas permis. Tes douze Africaines, c'est sacré. – Où sont-elles, alors ? – Dans ta poche. – Ne plaisante pas, Barnett. – Je ne plaisante pas, Béchoux, quand il s'agit de choses aussi graves. Vérifie. » Béchoux glissa vers la poche désignée une main timide, palpa et tira une large enveloppe ornée de cette adresse « À mon ami Béchoux. » Il la décacheta, aperçut ses Africaines, en compta douze, pâlit, vacilla sur ses jambes et renifla un flacon de sels que Barnett lui colla sous le nez. « Respire, Béchoux, et ne t'évanouis pas. » Béchoux ne s'évanouit pas, mais il essuya quelques larmes furtives. La joie, l'émotion lui étreignaient la gorge. Certes, il ne doutait point que Barnett lui eût fourré l'enveloppe dans sa poche dès son entrée et durant leurs effusions. Mais les douze Africaines n'en étaient pas moins là, entre ses mains frémissantes, et Barnett ne lui apparaissait plus du tout comme un filou. Recouvrant tout à coup ses forces, il se mit à gambader et à danser un pas espagnol, en s'accompagnant d'imaginaires castagnettes. « Je les ai ! Au bercail, les Africaines ! Ah ! Barnett, quel grand bonhomme tu es ! Il n'y a pas deux Barnett au monde, il n'y en a qu'un, le sauveur de Béchoux ! Barnett, tu mérites une statue ! Barnett, tu es un héros ! Mais comment diable as-tu pu réussir ? Raconte, Barnett ! » Une fois de plus, la façon dont Barnett avait mené les événements stupéfiait l'inspecteur Béchoux. Stimulé par sa curiosité professionnelle, il demanda : « Et alors, Barnett ? – Alors, quoi ? – Eh ! oui, comment as-tu démêlé tout cela ? Où se trouvait le paquet ? « Dans la maison sans y être », aurais-tu dit ? nett. – « Et hors de la maison, tout en y étant », plaisanta Bar– Raconte, implora Béchoux. – Tu donnes ta langue au chat ? – Tout ce que tu voudras. – Et tu n'auras plus avec moi, pour des peccadilles, ces airs de réprobation qui me désolent et qui me font croire parfois que j'ai quitté le droit chemin ? – Raconte, Barnett. – Ah ! s'écria celui-ci, quelle histoire charmante ! Bien que je t'en avertisse, mon vieux Béchoux, tu n'auras aucune désillusion. Je n'ai jamais rien rencontré de plus joli, de plus inattendu, de plus spontané et de plus roublard, de plus humain à la fois et de plus fantaisiste. Et c'est tellement simple que toi, Béchoux, un bon policier cependant, muni de qualités sérieuses, tu n'y as vu que du feu. – Enfin, parle, dit Béchoux, vexé, comment le paquet de titres a-t-il quitté la maison ? – Sous tes yeux, ineffable Béchoux ! et non seulement il a quitté la maison, mais il y est rentré ! Et il la quittait deux fois par jour ! et il y rentrait deux fois par jour ! Et sous tes yeux, Béchoux, sous tes yeux candides et bénévoles ! Et pendant dix jours tu t'inclinais devant lui, avec des salutations respectueuses. Un morceau de la vraie croix passait devant toi ! Pour un peu, tu te serais mis à genoux ! – Allons donc ! s'écria Béchoux, c'est absurde, puisque tout était fouillé. – Tout était fouillé, Béchoux, mais pas cela ! Les colis, les cartons, les sacs à main, les poches, les chapeaux, les boîtes de conserves et les boîtes à ordures… oui, mais pas cela. Aux gares frontières, on visite des voyageurs, mais on ne visite pas la valise diplomatique. Ainsi tu as tout visité, sauf cela ! – Quoi cela ? s'écria Béchoux, impatienté. – Je te le donne en mille. – Parle, cré nom d'un chien ! – Le portefeuille de l'ancien ministre ! Béchoux sauta de son siège. « Hein ? Que dis-tu, Barnett ? Tu accuses le député Touffémont ? – Tu es fou ! Est-ce que je me permettrais d'accuser un député ? À priori, un député, ancien ministre, est insoupçonnable. Et parmi tous les députés et tous les anciens ministres – et Dieu sait si ça pullule ! – je considère Touffémont comme le plus insoupçonnable. N'empêche qu'il servit de receleur à Mme Alain. – Complice, en ce cas ? Le député Touffémont serait complice ? – Pas davantage. – Alors, qui accuses-tu ? – Qui j'accuse ? – Oui. – Son portefeuille. » Et posément, gaiement, Barnett expliqua : « Le portefeuille d'un ministre, Béchoux, est un personnage considérable. Il y a, de par le monde, M. Touffémont, et il y a son portefeuille. L'un ne va pas sans l'autre, et chacun est la raison d'être de l'autre. Tu n'imagines pas M. Touffémont sans son portefeuille, mais tu n'imagines pas non plus le portefeuille de M. Touffémont sans M. Touffémont. Ils ne se séparent jamais l'un de l'autre. Seulement il arrive que M. Touffémont pose quelquefois son portefeuille à côté de lui, pour manger, par exemple, ou pour dormir, ou pour accomplir tel geste de la vie courante. Dans ces moments-là, le portefeuille de M. Touffémont prend une existence personnelle, et peut se prêter à des actes dont M. Touffémont n'est nullement responsable. C'est ce qui est arrivé le matin du vol. » Béchoux regardait Barnett. Où voulait-il en venir ? Barnett répéta : « C'est ce qui est arrivé, le matin où tes douze Africaines ont été subtilisées. La concierge, affolée par son vol, bouleversée par le péril qui approche, ne sachant comment se débarrasser d'un butin qui va la perdre, avise tout à coup sur sa cheminée – ô miracle ! – le portefeuille de M. Touffémont, tout seul ! M. Touffémont vient d'entrer dans la loge pour prendre son courrier. Il a déposé son portefeuille sur la cheminée et décachette ses lettres, tandis que Nicolas Gassire, et toi, Béchoux, vous lui racontez la disparition des titres. Alors, une idée de génie – oui, de génie, il n'y a pas d'autre mot – illumine Mme Alain. Le paquet de titres, lui aussi, est sur la cheminée, a côté du portefeuille et caché sous des journaux. On n'a pas encore fouillé la loge, mais on va la fouiller et découvrir le pot aux roses. Pas une minute à perdre. Vivement, en quelques gestes, tournant le dos au groupe qui discute, elle ouvre le portefeuille, elle vide de ses papiers l'une des deux poches à soufflet et elle y enfourne le paquet de titres. C'est fait. Personne n'a rien soupçonné. Et quand M. Touffémont se retire, son portefeuille sous le bras, il s'en va avec tes douze Africaines et tous les titres de Gassire. » Béchoux n'éleva pas la moindre protestation. Lorsque Barnett affirmait avec un certain accent de conviction définitive, Béchoux se soumettait à l'irréfutable vérité. Il croyait. Il avait la foi. « J'ai vu, en effet, ce jour-là, dit-il, une liasse de papiers et de rapports. Je n'y ai pas fait attention. Mais, ces papiers et ces rapports, elle a dû les rendre à M. Touffémont. – Je ne le pense pas, dit Barnett. Plutôt que d'attirer sur elle les soupçons, elle les aura brûlés. – Mais il a dû les réclamer, lui ? – Non. – Comment ! Il ne s'est pas aperçu de la disparition de cette liasse de documents ? – Pas plus que de la présence du paquet de titres. – Mais quand il a ouvert son portefeuille ? – Il ne l'a pas ouvert. Il ne l'ouvre jamais. Le portefeuille de Touffémont, comme celui de beaucoup d'hommes politiques, n'est qu'un trompe-l'œil, une contenance, une menace, un rappel à l'ordre. S'il l'avait ouvert, il aurait réclamé ses documents et restitué les titres. Or, il n'a ni réclamé les uns ni restitué les autres. – Cependant, quand il travaille ? – Il ne travaille pas. On n'est pas obligé de travailler parce qu'on a un portefeuille. Il suffit même d'avoir un portefeuille d'ancien ministre pour ne plus travailler. Un portefeuille représente le travail, la puissance, l'autorité, l'omnipotence et l'omniscience. Lorsque Touffémont, hier soir, à la Chambre des députés – j'y étais : donc je parle en connaissance de cause – a déposé sur la tribune son portefeuille d'ancien ministre, le ministère s'est senti perdu. Que de documents accablants devait contenir le portefeuille du grand travailleur ! Que de chiffres ! Que de statistiques ! Touffémont le déplia, mais ne tira rien de ses deux poches gonflées. De temps à autre, tout en parlant, il appuyait la main sur le portefeuille, avec l'air de dire : « Tout est là. » Or, rien n'était là que les douze Africaines de Béchoux, les titres de Gassire et de vieux journaux. C'était assez. Le portefeuille de Touffémont fit tomber le ministère. – Mais comment sais-tu ? … – Parce qu'au sortir de la Chambre, à une heure du matin, comme il s'en revenait chez lui, à pied, Touffémont fut heurté maladroitement par un quidam, et s'étala tout de son long sur le trottoir. Un autre individu, complice du quidam, ramassa le portefeuille et eut le temps de fourrer un paquet de vieux papiers à la place des titres, qu'il emporta. Ai-je besoin de te dire le nom de ce deuxième individu ? » Béchoux rit de bon cœur. L'histoire lui semblait d'autant plus plaisante, l'aventure de Touffémont d'autant plus savoureuse qu'il sentait dans sa poche les douze Africaines. Barnett fit une pirouette et s'écria : « Voilà tout le secret, vieux camarade, et c'est pour arriver à découvrir ces vérités pittoresques, pour respirer l'air de la maison et pour me documenter que j'ai dicté mes mémoires et pris des leçons de flûte. Semaine charmante. Flirt au troisième étage et divertissements variés au rez-de-chaussée. Gassire, Béchoux, Touffémont… petits pantins dont je tirais les ficelles. Ce qui m'a donné le plus de mal, vois-tu, c'est d'admettre que Touffémont ignorait les coupables agissements de son portefeuille, et qu'il trimbalait, à son insu, tes douze Africaines. Cela, ça me dépassait. Et la concierge, donc ! Quelle surprise pour elle ! En son for intérieur, elle doit considérer Touffémont comme le dernier des escrocs, puisqu'elle croit que Touffémont s'est « appliqué » douze Africaines et le reste du paquet. Bougre de Touffémont. – Dois-je le prévenir ? demanda Béchoux. – À quoi bon ? Qu'il continue donc à transporter ses vieux journaux et à dormir sur son portefeuille ! Pas un mot de cette histoire à personne, Béchoux. – Sauf à Gassire, bien entendu, fit Béchoux, puisque aussi bien je dois le mettre au courant en lui rapportant ses titres. – Quels titres ? dit Barnett. – Mais les titres qui lui appartiennent et que tu as trouvés dans la serviette de M. Touffémont. – Ah, ça ! mais tu es toqué, Béchoux ! Tu t'imagines que M Gassire va rentrer en possession de ses titres ? – Dame ! » Barnett frappa la table du poing, et, subitement courroucé : « Sais-tu ce que c'est que ton Nicolas Gassire, Béchoux ? Une fripouille, comme le fils de la concierge. Oui, une fripouille ! Il volait ses clients, Nicolas Gassire ! Il jouait avec leur argent ! Pis que cela, il se préparait à le barboter ! Tiens, voilà son billet de première classe pour Bruxelles, daté du jour même où il avait retiré de son coffre le paquet de titres, non pas pour les déposer dans une banque, comme il l'a prétendu, mais pour filer avec. Hein, qu'en dis-tu, de ton Nicolas Gassire ? » Béchoux n'en disait rien. Depuis le vol des douze Africaines, le niveau de sa confiance en Nicolas Gassire avait singulièrement baissé. Mais tout de même il observa : « Sa clientèle n'en est pas moins composée de braves gens. Est-il juste qu'ils soient ruinés ? – Mais ils ne le seront pas ! Fichtre, non ! Je n'accepterais jamais une pareille iniquité ! – Eh bien ? – Eh bien, Gassire est riche. – Il n'a plus le sou, dit Béchoux. – Erreur ! D'après mes renseignements, il a de quoi rembourser ses clients, et au-delà. Crois bien que, s'il n'a pas porté plainte dès le premier jour, c'est qu'il ne veut pas que la justice mette le nez dans ses affaires. Mais menace-le de prison, tu le verras se débrouiller. De l'argent ? Il est millionnaire, ton Nicolas Gassire, et le mal qu'il a fait, c'est à lui de le réparer, non pas à moi ! – Ce qui veut dire que tu as l'intention de garder… ? – De garder les titres ? Jamais de la vie ! Ils sont déjà vendus. – Oui, mais tu gardes l'argent ?… » Barnett eut un accès d'indignation vertueuse : « Pas un instant ! Je ne garde rien ! – Alors, qu'en fais-tu ? – Je le distribue. – À qui ? – À des amis dans le besoin, à des œuvres intéressantes que je subventionne. Ah ! n'aie pas peur, Béchoux, l'argent de Nicolas Gassire sera bien employé ! » Béchoux n'en doutait pas. Cette fois encore, l'aventure se terminait par une mainmise de Barnett sur le « magot ». Barnett châtiait les coupables et sauvait les innocents, mais n'oubliait pas de se payer. Charité bien ordonnée commence par soimême. L'inspecteur Béchoux rougit. Ne pas protester, c'était se rendre complice. Mais, d'autre part, il sentait dans sa poche le précieux paquet des douze Africaines et il savait que, sans l'intervention de Barnett, elles eussent été perdues. Était-ce le moment de se fâcher et d'entrer en lutte ? « Que se passe-t-il ? demanda Barnett. Tu n'es pas content ? – Mais si, mais si, affirma l'infortuné Béchoux. Je suis enchanté. – Alors, puisque tout va bien, souris. » Béchoux sourit lâchement. « À la bonne heure, s'écria Barnett. C'est un plaisir de te rendre service et je te remercie de m'en avoir donné l'occasion. Maintenant, mon vieux, séparons-nous. Tu dois être très occupé, et moi j'attends la visite d'une dame. – Adieu, dit Béchoux, en se dirigeant vers la porte. – À bientôt ! » fit Barnett. Béchoux sortit, enchanté comme il disait, mais la conscience mal à l'aise, et résolu à fuir le damné personnage. Dehors, au tournant de la rue voisine, il avisa la jolie dactylographe qui était certes la dame attendue par Barnett. Deux jours plus tard, d'ailleurs, il aperçut Barnett au cinéma, en compagnie de la non moins jolie Mlle Haveline, professeur de flûte… Chapitre VI Le hasard fait des miracles Chargé d'éclaircir l'affaire du Vieux-Donjon, et muni des renseignements nécessaires, l'inspecteur Béchoux prit le train du soir pour le centre de la France et descendit à Guéret, d'où une voiture l'amena le lendemain matin au bourg de Mazurech. Il commença par une visite au château, ancienne et vaste demeure construite sur un promontoire qu'entourait une boucle de la Creuse. Georges Cazévon y habitait. Riche industriel, président du Conseil général, homme considérable par ses relations politiques, âgé tout au plus de quarante ans et bel homme, Georges Cazévon avait un masque vulgaire et des allures rondes qui commandaient le respect. Tout de suite, comme le Vieux-Donjon faisait partie de son domaine, il voulut y conduire Béchoux. Il fallait d'abord traverser un beau parc, planté de châtaigniers, et l'on arrivait à une formidable tour en ruine, seul vestige qui restât du Mazurech féodal et qui s'élançait dans le ciel des profondeurs mêmes du défilé où la Creuse tournait lentement sur un lit de roches écroulées. Sur l'autre rive, qui appartenait à la famille d'Alescar, se dressait, à douze mètres de distance, formant comme une digue, un mur de gros moellons, tout luisants d'humidité, que surmontait, cinq ou six mètres plus haut, une terrasse bordée d'un balcon, et où aboutissait une allée du jardin. L'endroit était sauvage. C'est là que, dix jours auparavant, à six heures du matin, on avait trouvé sur la plus grosse des ro ches le cadavre du jeune comte Jean d'Alescar. Le corps ne portait d'autre blessure que celle qu'une chute peut produire à la tête d'un homme. Or, parmi les branches des arbres de la terrasse opposée, il en était une qui pendait, fraîchement cassée, le long du tronc. Dès lors, le drame se reconstituait ainsi : juché sur cette branche, le comte était tombé dans la rivière. Donc accident. Le permis d'inhumer avait été délivré. « Mais, que diable le jeune comte allait-il faire sur cet arbre ? demanda Béchoux. – Regarder de plus haut et de plus près ce donjon qui était le berceau de la très vieille famille des Alescar », répondit Georges Cazévon. Et il ajouta aussitôt : « Je ne vous en dirai pas plus, monsieur l'inspecteur. Vous n'ignorez pas que c'est sur ma prière instante que la Préfecture de police vous a donné mission. Il y a en effet de mauvais bruits qui circulent, des calomnies qui m'atteignent directement et auxquelles je veux mettre fin. Faites votre enquête. Interrogez. Surtout sonnez à la porte de Mlle d'Alescar, sœur du jeune comte et dernière survivante de la famille. Et, le jour de votre départ, venez me serrer la main. » Béchoux ne perdit pas de temps. Il explora le pied de la tour, pénétra dans le cirque de décombres accumulés à l'intérieur par l'éboulement des planchers et de l'escalier, puis regagna le bourg, questionna, fit visite au curé et au maire, et prit son repas à l'auberge. À deux heures, il pénétrait dans l'étroit jardin qui descendait jusqu'à la terrasse et que coupait en deux une petite bâtisse sans style et délabrée qu'on appelait le Manoir. Par l'intermédiaire d'une vieille bonne, il se fit annoncer à Mlle d'Alescar et fut aussitôt reçu dans une salle basse et simplement meublée, où cette demoiselle causait avec un monsieur. Elle se leva. Le monsieur aussi. Béchoux reconnut Jim Barnett. « Ah ! enfin, te voilà, cher ami, s'écria Barnett joyeusement et la main tendue. Quand j'ai vu, ce matin, dans les journaux, la nouvelle de ton départ pour la Creuse, vite j'ai pris ma 40chevaux, afin de me mettre à ta disposition, et je t'attendais. Mademoiselle, je vous présente l'inspecteur Béchoux, envoyé spécial de la Préfecture. Avec lui, vous pouvez être tranquille, il a dû déjà débrouiller toute cette affaire. Je ne connais personne d'aussi débrouillard. C'est un maître. Parle, Béchoux. » Béchoux ne parla point. Il était abasourdi. La présence de Barnett, qui était bien la dernière chose qu'il eût envisagée, le désemparait et l'horripilait. Encore Barnett ! Toujours Barnett ! Il devait donc se heurter encore à l'inévitable Barnett et subir son exécrable collaboration ? N'était-il pas avéré que, dans toute affaire à laquelle il se mêlait, Barnett n'avait pas d'autre but que de duper et d'escroquer ? De quoi, d'ailleurs, Béchoux eût-il parlé, puisque, jusqu'ici, il avait pataugé dans les ténèbres les plus épaisses et ne pouvait se prévaloir de la moindre découverte ? Béchoux se taisant, Barnett reprit : « Eh bien, voilà, mademoiselle. L'inspecteur Béchoux, qui a eu le temps d'asseoir sa conviction sur des bases sérieuses, insiste vivement auprès de vous pour que vous vouliez bien confirmer les résultats de son enquête. Comme vous et moi n'avons encore échangé que quelques mots, auriez-vous l'obligeance de dire ce que vous savez relativement au drame dont fut victime le comte d'Alescar, votre frère ? » Elisabeth d'Alescar, grande et pâle en ses voiles de deuil, de beauté grave, avec un visage austère qui semblait tressaillir parfois de tous les sanglots qu'elle contenait, répliqua : « J'aurais préféré garder le silence et ne pas accuser. Mais, puisque vous me conviez à ce devoir pénible, je suis prête à répondre, monsieur. » Barnett reprit : « Mon ami, l'inspecteur Béchoux, désirerait savoir à quelle heure exacte vous avez vu votre frère pour la dernière fois ? – À dix heures du soir. Nous avions dîné gaiement, comme d'habitude. J'adorais Jean, qui était de quelques années plus jeune que moi et que j'avais presque élevé. Nous étions toujours heureux ensemble. – Il sortit dans la nuit ? – Il ne sortit qu'un peu avant l'aube, vers trois heures et demie du matin. Notre vieille bonne l'entendit. – Vous saviez où il allait ? – Il m'avait dit la veille qu'il allait pêcher à la ligne, du haut de la terrasse. C'était un de ses plaisirs favoris. – Donc, sur l'espace de temps qui va de trois heures et demie au moment où l'on a découvert son corps, vous ne pouvez rien dire ? – Si. À six heures et quart, il y a eu un coup de feu. – En effet, certaines personnes l'ont entendu. Mais ce pouvait être quelque braconnier. – C'est ce que je me suis dit. Inquiète cependant, je finis par me lever et m'habiller. Quand j'arrivai à la terrasse, il y avait déjà des gens en face, et on le remontait vers le parc du château, la pente étant trop difficile de notre côté. – Cette détonation, n'est-ce pas, ne peut avoir aucun rapport avec l'événement ? Sans quoi, l'examen du corps aurait révélé la blessure faite par une balle, ce qui n'est pas le cas. » Comme elle hésitait, Barnett insista. « Répondez, je vous en prie. » Elle déclara : « Quelle que soit la réalité, je dois dire que, dans mon esprit, le rapport est certain. – Pourquoi ? – D'abord parce qu'il n'y a pas d'autre explication possible. – Un accident ? … – Non. Jean était à la fois d'une agilité extraordinaire et d'une grande prudence. Jamais il n'eût confié sa vie à cette branche beaucoup trop mince. – Et qui cependant fut cassée. – Rien ne prouve qu'elle le fut par lui, et cette nuit-là. – Alors, mademoiselle, votre opinion franche, irréductible, c'est qu'il y a eu crime. – Oui. – Vous avez même, devant témoins, nommé le coupable. – Oui. – Sur quelles preuves vous appuyez-vous, voilà ce que l'inspecteur Béchoux vous demande. » Elisabeth réfléchit quelques secondes. On sentait qu'il lui était pénible d'évoquer des souvenirs affreux. Pourtant elle se décida et dit : « Je parlerai donc. Et pour cela il me faut rappeler un événement qui remonte à vingt-quatre années. À cette époque, mon père fut ruiné par la fuite de son notaire et dut, pour payer ses créanciers, s'adresser à un riche industriel de Guéret. Celui-ci prêta deux cent mille francs à la seule condition que le château, le domaine et nos terres de Mazurech lui appartiendraient s'il n'était pas remboursé cinq ans plus tard. – Cet industriel était le père de Georges Cazévon ? – Oui. – Il tenait à ce château ? – Extrêmement. Plusieurs fois il avait voulu l'acheter. Aussi, quatre ans et onze mois plus tard, lorsque mon père mourut d'une congestion cérébrale, il prévint notre oncle et tuteur que nous avions un mois pour nous libérer. Mon père n'avait rien laissé. On nous expulsa, Jean et moi, et nous fûmes recueillis précisément par notre oncle qui habitait ce manoir et qui n'avait lui-même que de très petites rentes. Il mourut presque aussitôt, ainsi que M. Cazévon père. » Barnett et Béchoux avaient écouté attentivement et Barmen insinua : « Mon ami l'inspecteur Béchoux ne voit pas bien en quoi tout ceci se rattache aux événements d'aujourd'hui. » Mlle d'Alescar regarda l'inspecteur Béchoux avec un étonnement un peu dédaigneux et continua sans répondre : « Nous vécûmes donc seuls, Jean et moi, dans ce petit manoir, en face du donjon et du château, qui avaient appartenu de tous temps à nos ancêtres. Ce fut pour Jean une peine qui grandissait avec les années, à mesure que se développaient son intelligence et sa sensibilité d'adolescent. Il souffrait vraiment d'avoir été chassé de ce qu'il considérait comme son fief. Au milieu de ses jeux et de son travail, il se réservait des journées entières pour dépouiller nos archives, pour lire les livres qui parlaient de notre famille. Et c'est ainsi qu'un jour, il découvrit, dans un de ces livres, un feuillet où notre père notait les comptes de ses dernières années et marquait les sommes qu'il avait mises de côté, à force d'économies et à la suite d'heureuses opérations de terrains. Il y avait là des reçus d'une banque. J'allai à cette banque et j 'appris que mon père, une semaine avant sa mort, avait éteint son compte de dépôt et retiré deux cents billets de mille francs auxquels ce dépôt avait fini par atteindre. – Justement la somme qu'il devait rembourser quelques semaines plus tard. Pourquoi donc a-t-il différé ce remboursement ? – Je ne sais pas. – Et pourquoi ne remboursait-il pas avec un chèque ? – Je l'ignore. Mon père avait ses habitudes. – Donc, selon vous, il aura mis ces deux cent mille francs à l'abri ? – Oui. – Mais à quel endroit ? » Elisabeth d'Alescar tendit à Barnett et à Béchoux un feuillet composé d'une vingtaine de pages et couvert de chiffres. « La réponse doit être ici », dit-elle en montrant une dernière page où il y avait un dessin représentant les trois quarts d'un cercle auquel s'ajoutait, à droite, un demi-cercle de moindre rayon. Quatre hachures coupaient le demi-cercle. Entre deux de ces hachures, une petite croix. Tout cela, tracé d'abord au crayon, avait été repassé à l'encre. « Que signifie ?… demanda Barnett. – Nous avons mis bien du temps à le comprendre, répondit Elisabeth, jusqu'au jour où mon pauvre Jean devina que ce dessin représentait le plan exact, réduit à sa ligne extérieure, du Vieux-Donjon. Même disposition de deux parties inégales de cercles soudés l'un à l'autre. Les quatre hachures indiquaient quatre créneaux. – Et la croix, acheva Barnett, indique l'endroit où le comte d'Alescar avait caché ces deux cents billets, en attendant le jour de l'échéance. – Oui », déclara nettement la jeune fille. Barnett réfléchit, examina le document et conclut : « C'est fort probable, en effet. Le comte d'Alescar aura eu la précaution de noter l'emplacement choisi, et sa mort subite ne lui a pas laissé le temps d'en donner communication. Mais il vous suffisait, il me semble, d'avertir le fils de M. Cazévon et d'obtenir l'autorisation… – De monter au sommet de la tour ? C'est ce que nous fîmes. Georges Cazévon, avec qui nous n'entretenions que des relations assez froides, nous reçut aimablement. Mais comment monter au donjon ? L'escalier s'est écroulé il y a quinze ans. Les pierres se disjoignent. Le sommet s'effrite. Aucune échelle ni aucun ensemble d'échelles liées ensemble n'auraient pu atteindre des créneaux situés à trente mètres de hauteur. Et il ne fallait pas songer à une escalade. Il y eut entre nous des conciliabules et des ébauches de plans qui durèrent plusieurs mois et qui aboutirent… – À une fâcherie, n'est-ce pas ? dit Barnett. – Oui, fit-elle en rougissant. – Georges Cazévon s'éprit de vous et demanda votre main. Refus. Brutalité de sa part. Rupture. Jean d'Alescar n'eut plus le droit de pénétrer dans le domaine de Mazurech. – C'est ainsi, en effet, que les choses se passèrent, dit la jeune fille. Mais mon frère ne renonça pas. Il voulait cet argent, il le voulait pour racheter une partie de notre domaine, ou pour me constituer, disait-il, une dot qui me permettrait de me marier à mon gré. Cela devint chez lui une obsession. Il vécut en face de la tour. Il en contemplait inlassablement le sommet inaccessible. Il inventait mille moyens d'y parvenir. Il s'exerça au tir à l'arc, et, le matin, dès l'aube, il envoyait des flèches munies d'une ficelle avec l'espoir que la flèche retomberait de telle manière qu'une corde pourrait être attachée à la ficelle et hissée jusqu'au haut. Soixante mètres de corde même étaient préparés, tentatives sans résultats et dont l'échec le désespérait. La veille encore de sa mort, il me disait : « Si je m'acharne, vois-tu, c'est que je suis sûr du résultat. Quelque chose de favorable aura lieu. Il se produira un miracle, j'en ai le pressentiment. Ce qui est juste arrive toujours, par la force des événements ou par la grâce de Dieu. » Barnett reprit : « Vous croyez donc, en définitive, qu'il mourut au cours d'un nouvel essai ? – Oui. – La corde n'est plus où il l'avait mise ? – Si. – Alors quelle preuve ?… – Cette détonation. Georges Cazévon, ayant surpris mon frère, aura tiré. – Oh ! Oh ! s'écria Barnett, vous pensez que Georges Cazévon est capable d'agir ainsi ? – Oui. C'est un impulsif, qui se domine, mais que sa nature peut pousser à des excès de violence… au crime même. – Pour quel motif aurait-il tiré ? Pour dérober à votre frère l'argent conquis ? – Je ne sais pas, dit Mlle d'Alescar. Et je ne sais pas non plus comment le meurtre a pu être commis, puisque le corps de mon pauvre Jean n'offrait aucune trace de blessure. Mais ma certitude est entière, absolue. – Soit, mais avouez qu'elle est fondée sur une intuition plutôt que sur des faits, observa Barnett. Et je dois vous dire que, sur le terrain judiciaire, cela ne suffit point. Il n'est pas impossible, n'est-ce pas, Béchoux, que Georges Cazévon, excédé, vous attaque en diffamation. » Mlle d'Alescar se leva. « Il importe peu, monsieur, répliqua-t-elle gravement. Je n'ai pas parlé pour venger mon pauvre frère, à qui le châtiment du coupable ne rendrait pas la vie mais pour dire ce que je crois être la vérité. Si Georges Cazévon m'attaque, libre à lui : je répondrai cette fois encore selon ma conscience. » Elle se tut, puis ajouta : « Mais il se tiendra tranquille, soyez-en sûr, monsieur. » L'entrevue était finie. Jim Barnett n'insista Mlle d'Alescar n'étant point une femme que l'on intimide. pas, « Mademoiselle, dit-il, nous nous excusons d'avoir troublé votre solitude, mais il le fallait, hélas ! pour l'établissement de la vérité, et vous pouvez être assurée que l'inspecteur Béchoux tirera de vos paroles les enseignements qu'elles comportent. » Il salua et sortit. Béchoux salua également et le suivit. Dehors, l'inspecteur, qui n'avait pas soufflé mot, continua de garder le silence, autant peut-être pour protester contre une collaboration qui l'irritait de plus en plus, que pour dissimuler le désarroi que lui infligeait cette ténébreuse affaire. Barnett n'en fut que plus expansif. « Tu as raison, Béchoux, et je saisis ta pensée profonde. Dans les déclarations de cette demoiselle, il y a, pardonne-moi cette expression, à boire et à manger. Il y a du possible et de l'impossible, du vrai et de l'invraisemblable. Ainsi les procédés du jeune d'Alescar sont enfantins. Si ce malheureux enfant a gagné le sommet de la tour – et je serais tenté de le croire, contrairement à ton opinion secrète – c'est grâce à ce miracle inconcevable qu'il appelait de tous ses vœux et que nous ne pouvons pas, nous, encore imaginer. Et le problème, dès lors, se pose ainsi : comment ce jeune homme a-t-il pu, en l'espace de deux heures, inventer un moyen d'escalade, le préparer, l'exécuter, redescendre et être précipité dans le vide par l'effet d'un coup de fusil… qui ne l'a pas touché ? » Jim Barnett répéta songeusement : « Par l'effet d'un coup de fusil… qui ne l'a pas touché… Oui, Béchoux, il y a du prodige dans tout cela… » Barnett et Béchoux se retrouvèrent le soir à l'auberge du village. Ils y dînèrent, chacun de son côté. Et de même, les deux jours suivants, ils ne se virent qu'aux repas. Le reste du temps, Béchoux poursuivait son enquête et ses interrogations, tandis que Barnett, contournant le jardin du Manoir, s'installait un peu plus loin que la terrasse, sur un talus de gazon d'où il apercevait le Vieux-Donjon et la rivière de la Creuse. Il pêchait ou fumait des cigarettes, en rêvassant. Pour découvrir un miracle, il faut moins en chercher les traces qu'en deviner la nature. Quel secours Jean d'Alescar avait-il pu trouver dans la faveur des circonstances ? Mais il alla, le troisième jour, à Guéret, et il y alla comme un homme qui sait d'avance ce qu'il va faire et à quelle porte il veut frapper. Enfin, le quatrième jour, il rencontra Béchoux, qui lui dit : « J'ai terminé mon enquête. – Moi aussi, Béchoux, répondit-il. – Je rentre donc à Paris. – Moi aussi, Béchoux, et je t'offre une place dans mon auto. – Soit. J'ai rendez-vous dans trois quarts d'heure avec M. Cazévon. – Je t'y retrouverai, dit Barnett. J'en ai assez de ce patelin. » Il régla sa note à l'auberge, se dirigea vers le château, visita le parc et fit passer à Georges Cazévon sa carte, sur laquelle il avait inscrit : « Collaborateur de l'inspecteur Béchoux. » Il fut reçu dans un vaste hall qui occupait toute une aile et que décoraient des têtes de cerfs, des panoplies d'armes variées, des vitrines de fusils et des diplômes de tireur et de chasseur. Georges Cazévon l'y rejoignit. L'inspecteur Béchoux, dont je suis l'ami, dit Barnett, doit me retrouver ici. Nous avons poursuivi de concert toute l'enquête et nous repartons ensemble. – Et l'avis de l'inspecteur Béchoux ? demanda Georges Cazévon. – Il est formel, monsieur. Rien, absolument rien, ne permet de considérer cette affaire autrement qu'elle ne le fut. Les bruits recueillis ne méritent aucun crédit. – Mlle d'Alescar ?… – Mlle d'Alescar, selon l'inspecteur Béchoux, est éprouvée par la douleur, et ses propos ne résistent pas à l'examen. – C'est également votre opinion, monsieur Barnett ? – Oh ! moi, monsieur, je ne suis qu'un modeste auxiliaire, et mon opinion dépend de celle de Béchoux. » Il déambulait dans le hall et regardait les vitrines, intéressé par la collection. « De beaux fusils, n'est-ce pas ? dit Georges Cazévon. – Magnifiques. – Vous êtes amateur ? – J'admire l'adresse surtout. Et tous vos diplômes et certificats : « Les disciples de Saint-Hubert », « Les Chasseurs de la Creuse », etc., prouvent que vous êtes un maître. C'est ce qu'on me disait hier à Guéret. – On parle beaucoup de cette affaire à Guéret ? – Ma foi non. Mais votre habileté de tireur y est proverbiale. » Il prit un fusil qu'il mania et soupesa. « Soyez prudent, dit Georges Cazévon, c'est un fusil de guerre, chargé à balle. – À l'encontre des malfaiteurs ? – Des braconniers, plutôt. un ? – Vraiment, monsieur, vous auriez le courage d'en abattre – Une jambe brisée net, ça me suffirait. – Et c'est d'ici, d'une de ces fenêtres, que vous tireriez ? – Oh ! les braconniers n'approchent pas de si près ! – Ce serait pourtant bien amusant ! Un plaisir royal… » Barnett ouvrit une demi-croisée, très étroite, qui se dressait dans une encoignure. « Tiens, s'écria-t-il, on aperçoit entre les arbres un peu du Vieux-Donjon, à deux cent cinquante mètres environ. Ce doit être la partie qui surplombe la Creuse, n'est-ce pas ? – À peu près. – Si, si exactement. Tenez, je reconnais une touffe de ravenelles entre deux pierres. Vous voyez cette fleur jaune, au bout du fusil ? » Il avait épaulé. Il tira vivement. La fleur tomba. Georges Cazévon eut un geste d'humeur. Où voulait en venir ce « modeste auxiliaire » dont l'adresse était invraisemblable ? Et de quel droit faisait-il tout ce bruit ? « Vos domestiques habitent l'autre extrémité du château, n'est-ce pas ? dit Barnett. Ils ne peuvent donc entendre ce qui se passe ici… Mais je regrette le souvenir cruel que je viens d'infliger à Mlle d'Alescar. » Georges Cazévon sourit. « Mlle d'Alescar s'obstine donc à voir une corrélation entre le coup de fusil de l'autre matin et l'accident de son frère ? – Oui. – Mais, cette corrélation ; comment l'établit-elle ? – Comme je viens de l'établir, moi-même, en fait. D'un côté quelqu'un posté à cette fenêtre. De l'autre son frère suspendu le long du donjon. – Mais puisque son frère est mort d'une chute ? – D'une chute provoquée par la démolition de telle pierre, de telle saillie où ses deux mains s'accrochaient. » Georges Cazévon se rembrunit. « J'ignorais que les déclarations de Mlle d'Alescar eussent un caractère aussi défini et qu'on se trouvât en présence d'une accusation formelle. – Formelle », répéta Barnett. L'autre le regarda. L'aplomb du modeste auxiliaire, son accent, son air de décision étonnaient de plus en plus Georges Cazévon qui se demandait si le détective n'était pas venu avec des intentions agressives. Car enfin l'entretien commencé sur un ton distrait prenait de part et d'autre une tournure d'attaque à laquelle Cazévon devait faire face. Il s'assit brusquement et continua : « Le but de cette escalade, suivant elle ? – La reprise de deux cent mille francs cachés par son père à un endroit que désigne la petite croix du dessin qui vous fut montré. – C'est une interprétation que je n'ai jamais admise, protesta Georges Cazévon. Si tant est que son père ait réuni cette somme, pourquoi l'aurait-il cachée au lieu de la rendre aussitôt à mon père ? – L'objection a de la valeur, avoua Barnett. À moins que ça ne soit pas une somme d'argent qui fut cachée. – Quoi alors ? – Je l'ignore. Il faudrait procéder par l'hypothèse. » Georges Cazévon haussa les épaules. « Soyez sûr qu'Elisabeth et Jean d'Alescar ont fait le tour de toutes les hypothèses. – Sait-on jamais ! Ce ne sont pas des professionnels comme moi. – Un professionnel, si perspicace qu'il soit, ne peut rien créer avec rien. – Quelquefois. Ainsi connaissez-vous le sieur Gréaume, qui tient le dépôt des journaux à Guéret et qui fut jadis comptable dans vos usines ? – Oui. Certes, oui, un excellent homme. – Le sieur Gréaume prétend que le père du comte Jean rendit visite au vôtre à une date qui se trouve être le lendemain du jour où il retira de sa banque les deux cent mille francs. – Eh bien ? – Ne pourrait-on supposer que les deux cent mille francs furent versés au cours de cette visite, et que c'est le reçu qui fut provisoirement caché au sommet du donjon. » Georges Cazévon sursauta. « Mais, monsieur, vous rendez-vous compte de tout ce que votre hypothèse a d'injurieux pour la mémoire de mon père ? – En quoi donc ? dit Barnett ingénument. – S'il avait touché cette somme, mon père l'eût annoncé en toute loyauté. – Pourquoi ? Il n'était pas obligé de révéler autour de lui le remboursement d'un prêt qu'il avait effectué à titre personnel. » Georges Cazévon frappa du poing sur son bureau. « Mais il n'aurait pas, deux semaines plus tard, c'est-à-dire quelques jours après la mort de son débiteur, fait valoir ses droits sur le domaine de Mazurech ! – C'est ce qu'il fit cependant. – Voyons, voyons ! c'est fou ce que vous dites là. Il faut de la logique, monsieur, quand on se permet de telles affirmations. En admettant que mon père eût été capable de réclamer une somme déjà touchée, il aurait craint qu'on ne lui opposât ce reçu ! – Peut-être a-t-il appris, scanda négligemment Barnett, que personne n'en avait connaissance et que les héritiers ignoraient le remboursement. Et comme il tenait à ce domaine, m'at-on dit, qu'il avait juré de le conquérir, il succomba. » Ainsi, peu à peu, avec les insinuations sournoises et tenaces de Jim Barnett, l'affaire changeait de visage. Le père Cazévon mis en cause était accusé de félonie et d'escroquerie. Frémissant de colère, très pâle, Georges Cazévon serrait les poings et observait avec stupeur ce subalterne qui, d'un ton placide, osait présenter les faits sous un jour abominable. « Je vous défends de parler ainsi, mâchonna-t-il. Vous dites des choses au hasard. – Au hasard ? Mais non, je vous assure. Rien de ce que j'avance qui ne soit absolument réel. » Brisant le cercle d'hypothèses et de suppositions où l'enfermait cet adversaire imprévu, Georges Cazévon s'écria : « Mensonge ! Vous n'avez pas la moindre preuve ! Pour avoir la preuve que mon père ait commis cette infamie, il faudrait aller la chercher au sommet du Vieux-Donjon. – Jean d'Alescar y est allé. – C'est faux ! Je nie qu'on puisse escalader les trente mètres de la tour – ce qui est au-dessus des forces humaines – et qu'on puisse le faire en deux heures. – Jean d'Alescar l'a fait, répéta Barnett obstinément. – Mais par quel moyen ? proféra Georges Cazévon exaspéré. Par quel sortilège ? » Barnett laissa tomber ces quelques mots : « Par le moyen d'une corde. » Cazévon éclata de rire. « Une corde ? Mais c'est de la démence ! Oui, en effet, cent fois je l'ai surpris, qui lançait des flèches dans l'espoir imbécile d'accrocher la corde qu'il avait préparée. Le pauvre enfant ! Il n'y a pas de miracle de ce genre. Et puis, quoi, je le répète… en deux heures de temps ? Et puis !… et puis cette corde, on l'aurait vue sur la tour, après l'accident ou sur les rochers de la Creuse, elle ne serait pas au Manoir, comme elle y est, paraît-il. » Jim Barnett répliqua, toujours tranquille : « Ce n'est pas cette corde qui a servi. – Laquelle alors ? s'exclama Georges Cazévon qui riait nerveusement. Car enfin, c'est donc sérieux, cette histoire ? Le comte Jean, muni de son câble enchanté, est descendu à l'aube sur la terrasse de son jardin, il a prononcé les paroles magiques, et le câble s'est déroulé, tout seul, jusqu'au sommet du donjon, afin que l'enchanteur puisse le chevaucher ? Le miracle des fakirs hindous, quoi ! – Vous aussi, monsieur, dit Barnett, vous êtes obligé d'évoquer un miracle, de même que Jean d'Alescar pour qui c'était la dernière espérance, de même que moi qui ai bâti ma conviction sur cette idée. Mais c'est un miracle qui s'est produit à l'envers de ce que vous imaginez, puisque cela n'a pas eu lieu de bas en haut, selon l'habitude et selon la vraisemblance, mais de haut en bas. » Cazévon plaisanta : « La Providence, alors, la Providence qui a jeté une bouée de secours à l'un de ses élus ? – Même pas la peine d'invoquer une intervention divine, faussant les lois de la nature, prononça Barnett paisiblement, non. Le miracle est de ceux que peut susciter de nos jours le simple hasard. – Le hasard ! – Rien ne lui est impossible. C'est la force la plus troublante et la plus ingénieuse qui soit, la plus imprévue et la plus capricieuse. Le hasard rapproche et rassemble, multiplie les combinaisons les plus insolites, et, avec les éléments les plus disparates, crée la réalité de chaque jour. Il n'y a plus que le hasard qui fasse des miracles. Et celui que je conçois est-il si extraordinaire à notre époque où il tombe du ciel autre chose que des aérolithes et de la poussière de mondes ? – Des cordes ! ricana Cazévon. – Des cordes, et n'importe quoi. Le fond de la mer est semé de choses qui dégringolent des navires dont la mer est sillonnée. – Il n'y a pas de navires dans le ciel. – Il y en a, mais qui portent d'autres noms et s'appellent ballons, aéroplanes ou dirigeables. Ils parcourent l'espace en tous sens, comme les autres parcourent la mer, et mille choses différentes peuvent en tomber ou être jetées de leur bord. Qu'une de ces choses soit un rouleau de cordes, et que ce rouleau s'accroche aux créneaux du donjon, tout s'explique. – Explication facile. – Explication fondée. Lisez les journaux du pays, parus l'autre semaine, comme je l'ai fait hier, et vous saurez qu'un ballon libre a survolé la région dans la nuit qui précéda la mort du comte Jean. Il allait du nord vers le sud, et il s'est délesté de plusieurs sacs de sable à quinze kilomètres nord de Guéret. Comment n'en pas déduire fatalement qu'il a jeté aussi un rouleau de corde, que l'une des extrémités de cette corde s'est engagée dans un des arbres de la terrasse, que le comte Jean, pour l'en dépêtrer, a dû casser une branche, qu'il est descendu de la terrasse, et que, tenant en main les deux extrémités et les liant l'une à l'autre, il a grimpé. Exploit difficile, mais qu'on peut admettre d'un garçon de son âge. pait. – Et alors, conclut Barnett, quelqu'un de fort adroit comme tireur, et qui se trouvait ici, près de la fenêtre, apercevant cet homme suspendu dans le vide, tira sur la corde et la coupa. – Ah ! fit sourdement Cazévon, voilà comment vous envisagez l'accident ? – Puis, continua Barnett, ce quelqu'un courut jusqu'à la rivière et fouilla le cadavre pour lui enlever le reçu, puis il saisit vivement le bout du câble qui pendait, attira tout le câble vers lui et alla jeter cette pièce à conviction dans quelque puits où la justice le retrouverait aisément. » Maintenant l'accusation se déplaçait. Le fils, après le père, devenait l'accusé. Un lien logique, certain, irréfutable, unissait le passé au présent. Cazévon essaya de se dégager, et se révoltant soudain contre l'homme lui-même plutôt que contre ses paroles, il s'écria : – Et alors ? murmura Cazévon dont toute la figure se cris- « J'en ai assez de tout ce système incohérent d'explications commodes et d'hypothèses saugrenues. Fichez-moi le camp d'ici. J'avertirai M. Béchoux que je vous ai mis à la porte, comme un maître chanteur que vous êtes. – Si j'avais voulu vous faire chanter, dit en riant Barnett, j'aurais commencé par exhiber mes preuves. » Cazévon proféra, hors de lui : « Vos preuves ! Est-ce que vous en avez ? Des mots, oui, des balivernes ! Mais une preuve, une seule preuve qui vous permette de parler… allons donc ! Des preuves ? Il n'y en a qu'une qui serait valable ! Il n'y en a qu'une qui nous confondrait mon père et moi !… tout votre échafaudage de sottises s'écroule si vous ne l'avez pas, celle-là, et vous n'êtes qu'un mauvais plaisant ! – Laquelle ? – Le reçu, parbleu ! Le reçu signé de mon père. – Le voici, dit Barnett en déployant une feuille de papier timbré aux plis usés et jaunis. C'est bien l'écriture de votre père, n'est-ce pas ? Et le texte est formel ? « Je soussigné Cazévon Auguste reconnais avoir reçu de M. le comte d'Alescar la somme de deux cent mille francs que je lui avais prêtée. Ce remboursement le libère, sans contestation possible, de l'hypothèque qu'il m'avait consentie sur son château et sur ses terres. » – La date correspond au jour indiqué par le sieur Gréaume. La signature y est. Donc la pièce est indiscutable, et vous deviez la connaître, monsieur, soit par des aveux de votre père, soit par des documents secrets laissés par lui. La découverte de cette pièce, c'était la condamnation de votre père, la vôtre aussi, et votre expulsion du château auquel vous tenez comme y tenait votre père. C'est pourquoi vous avez tué. – Si j'avais tué, balbutia Cazévon, j'aurais repris ce reçu. – Vous l'avez cherché sur le corps de votre victime. Il n'y était plus. Par prudence, le comte Jean l'avait attaché à une pierre qu'il jeta du sommet de la tour et qu'il eût ramassée ensuite. C'est moi qui la retrouvai près de la rivière, à vingt mètres de distance. » Barnett n'eut que le temps de reculer : Georges Cazévon avait essayé de lui arracher le document. Un moment les deux hommes s'observèrent. Barnett prononça : « Un tel geste est un aveu. Et quelle aberration dans votre regard ! En de tels instants, comme me l'a dit Mlle d'Alescar, vous êtes évidemment capable de tout. C'est ce qui vous est arrivé l'autre jour, quand vous avez épaulé, à votre insu presque. Allons, dominez-vous. On sonne à la grille. C'est l'inspecteur Béchoux, et vous avez peut-être intérêt à ce qu'il ne sache rien. » Un moment se passa. À la fin, Georges Cazévon dont les yeux conservaient une expression d'égarement, chuchota : « Combien ? Combien pour ce reçu ? – Il n'est pas à vendre. – Vous le gardez ? – Il vous sera rendu à certaines conditions. – Lesquelles ? – Je vous les dirai devant l'inspecteur Béchoux. – Si je refuse d'y souscrire ? – Je vous dénonce. – Vos allégations ne tiennent pas debout. – Essayez. » Georges Cazévon dut sentir toute la force et l'implacable volonté de son adversaire, car il baissa la tête. Au même moment, un domestique introduisait Béchoux. L'inspecteur, qui ne s'attendait pas à voir Barnett au château, fronça les sourcils. De quoi diable les deux hommes conversaient-ils ? Est-ce que cet odieux Barnett avait osé contredire d'avance ses assertions à lui, Béchoux ? Cette crainte le rendit d'autant plus affirmatif dans son témoignage et, serrant avec affectation la main de Georges Cazévon, il formula : « Monsieur, je m'étais promis de vous donner, à mon départ, le résultat de mes recherches et le sens du rapport que je ferai. Ils sont entièrement conformes à la façon dont l'affaire fut considérée jusqu'ici. » Et reprenant les termes mêmes employés par Barnett, il ajouta : « Les bruits propagés contre vous par Mlle d'Alescar ne méritent aucun crédit. » Barnett approuva. « Très bien, c'est exactement ce que j'avais annoncé à M. Cazévon. Une fois de plus, mon maître et ami Béchoux fait preuve de son habituelle perspicacité. Je dois dire, d'autre part, que M. Cazévon a l'esprit de répondre de la manière la plus généreuse aux calomnies dont il est l'objet. Il restitue à Mlle d'Alescar le domaine de ses ancêtres. » Béchoux parut recevoir un coup de massue. « Hein ?… Est-ce possible ? – Très possible, affirma Barnett. Toute cette aventure a quelque peu indisposé M. Cazévon contre ce pays, et il a des vues sur un château plus voisin de ses usines de Guéret. M. Cazévon était même, quand je suis entré, sur le point de rédiger le projet de donation, et il manifestait le désir d'y ajouter un chèque de cent mille francs au porteur, lequel serait remis comme indemnité, à Mlle d'Alescar. Nous sommes toujours d'accord, n'est-ce pas, monsieur Cazévon ? » Celui-ci n'eut pas une seconde d'hésitation. Obéissant aux ordres de Barnett avec autant de promptitude que s'il eût agi de lui-même et pour sa propre satisfaction, il s'assit à son bureau, rédigea l'acte et signa le chèque. « Voici, monsieur, dit-il, je donnerai mes instructions à mon notaire. » Barnett reçut les deux documents, prit une enveloppe, les y enferma et dit à Béchoux : « Tiens, porte cela à Mlle d'Alescar. Elle appréciera, j'en suis sûr, le procédé de M. Cazévon. Je vous salue, monsieur, et ne saurais trop vous dire combien Béchoux et moi sommes heureux d'un dénouement qui satisfait tout le monde. » Il sortit prestement, suivi de Béchoux, qui, de plus en plus ahuri, murmura dans le parc : « Alors, quoi, c'est lui qui avait tiré ?… Il reconnaît son crime ? – T'occupe pas de ça, Béchoux, lui dit Barnett, et laisse cette affaire. Elle est réglée, et, comme tu le vois, au mieux des intérêts communs. Donc remplis ta mission auprès de Mlle d'Alescar… Demande-lui le silence et l'oubli et rejoins-moi à l'auberge. » Un quart d'heure après, Béchoux revenait. Mlle d'Alescar avait accepté la donation et chargerait son notaire d'entrer en rapport avec le notaire de Georges Cazévon. Mais elle refusait tout argent. Indignée, elle avait déchiré le chèque. Barnett et Béchoux partirent. Voyage rapide et taciturne. L'inspecteur s'épuisait en vaines conjectures : il n'y comprenait rien, et l'ami Barnett ne semblait guère disposé aux confidences. À Paris, où ils arrivèrent sur le coup de trois heures, Barnett invita Béchoux à déjeuner aux environs de la Bourse. Béchoux, inerte, incapable de secouer sa torpeur, accepta. « Commande, dit Barnett. J'ai une petite course à faire. » L'attente ne fut pas longue. Ils mangèrent copieusement. Tout en buvant son café, Béchoux prononça : « Il faudra que je renvoie à M. Cazévon les morceaux du chèque. – Te donne pas cette peine, Béchoux. – Pourquoi ? – Le chèque n'avait aucune valeur. – Comment cela ? – Oui. Prévoyant le refus de Mlle d'Alescar, j'avais glissé, dans l'enveloppe, avec l'acte de donation, un vieux chèque périmé. – Mais le vrai ? gémit Béchoux, celui que M. Cazévon a signé ? – Je viens de le toucher à la banque. » Jim Barnett entrouvrit son veston et montra toute une liasse de billets. La tasse de Béchoux lui tomba des mains. Cependant il se domina. Ils fumèrent assez longtemps, l'un en face de l'autre. À la fin, Jim Barnett dit : « En vérité, Béchoux, notre collaboration a été fructueuse jusqu'ici. Autant d'expéditions, autant de succès favorables à l'accroissement de mes petites économies. Je te le jure, je commence à être gêné vis-à-vis de toi, car enfin nous travaillons ensemble et c'est moi qui palpe. Voyons, Béchoux, qu'est-ce que tu dirais d'une place d'associé dans la maison ? Agence Barnett et Béchoux… Hein ? cela ne sonnerait pas mal ? » Béchoux lui lança un regard de haine. Jamais il n'avait exécré un homme à ce point. Il se leva, jeta un billet sur la table pour payer l'addition, puis mâchonna, en s'en allant : « Il y a des moments où je me demande si cet individu-là n'est pas le diable lui-même. – C'est ce que je me demande aussi parfois », dit Barnett en riant. Chapitre VII Gants blancs… guêtres blanches… Béchoux sauta de son taxi et se précipita dans l'Agence comme un ouragan. « Ah, ça ! c'est gentil ! s'écria Barnett qui accourut. On s'est quitté froidement l'autre jour et j'avais peur que tu ne fusses fâché. Alors, quoi, tu as besoin de moi ? – Oui, Barnett. » Barnett lui secoua vigoureusement les mains. « Tant mieux ! Mais qu'y a-t-il donc ? Tu es tout rouge. Tu n'as pas la scarlatine ? – Ne ris pas, Barnett. Le cas est difficile, et je voudrais en sortir à mon honneur. – De quoi s'agit-il ? – De ma femme. – Ta femme ! tu es donc marié ? – Divorcé depuis six ans. – Incompatibilité d'humeur ? – Non, elle obéissait à sa vocation. – Qui était de te quitter ? – Elle voulait faire du théâtre. Tu vois ça d'ici ? La femme d'un inspecteur de police ! – Et elle a réussi ? – Oui, elle chante. – À l'Opéra ? – Aux Folies-Bergère. – Son nom ? – Olga Vaubant. – La chanteuse-acrobate ? – Oui. » Jim Barnett exprima son enthousiasme. « Toutes mes félicitations, Béchoux ! Olga Vaubant est une véritable artiste, qui a trouvé, avec ses chansons « disloquées » une formule nouvelle. Son dernier numéro, chanté la tête en bas : « Isidore… m'adore. Mais c'est Jaime… que j'aime » vous donne le frisson du grand art. – Je te remercie. Tiens, voilà ce que je reçois d'elle, dit Béchoux en lisant un pneumatique griffonné au crayon et daté du matin même. « On a volé ma chambre à coucher. Ma pauvre mère presque assassinée. Viens. – Olga. » – « Presque » est une trouvaille ! » dit Barnett. Béchoux reprit : « Aussitôt j'ai téléphoné à la Préfecture où l'affaire est déjà connue et j'ai obtenu d'être adjoint à ceux de mes collègues qui sont sur les lieux. – Et qu'est-ce que tu crains ? demanda Barnett. – De la revoir, dit Béchoux d'un ton piteux. – Tu l'aimes toujours ? – Quand je la vois, ça me reprend… J'ai la gorge serrée… Je bafouille… Tu imagines une enquête dans ces conditions ? Je ne ferais que des bêtises. – Tandis que tu voudrais, au contraire, rester digne en face d'elle et te montrer à la hauteur de ta réputation ? – Justement. – Bref, tu comptes sur moi ? – Oui, Barnett. – Quelle conduite mène-t-elle, ton épouse ? – Irréprochable. N'était sa vocation, Olga serait encore Mme Béchoux. – Et ce serait dommage pour l'art », dit gravement Jim Barnett, qui prit son chapeau. En quelques minutes, ils atteignirent une des rues les plus calmes et les plus désertes qui avoisinent le jardin du Luxembourg. Olga Vaubant occupait le troisième et dernier étage d'une maison bourgeoise dont les hautes fenêtres du rez-de-chaussée étaient pourvues de barreaux de fer. « Un mot encore, dit Béchoux. Renonce pour une fois à ces prélèvements qui déshonorent nos expéditions. – Ma conscience… objecta Barnett. – Laisse-la tranquille, dit Béchoux, et pense à la mienne et aux reproches qu'elle me fait. – Me crois-tu capable de dévaliser Olga Vaubant ? – Je te demande de ne dévaliser personne. – Même pas ceux qui le méritent ? – Laisse à la justice le soin de les punir. » Barnett soupira : « C'est bien moins drôle ! Mais enfin, puisque tu le désires… » Un agent de police gardait la porte, un autre restait dans la loge avec le couple des concierges, que l'aventure avait fâcheusement remués. Béchoux apprit que le commissaire du quartier et que deux agents de la Sûreté sortaient de la maison et que le juge d'instruction avait fait une enquête sommaire. nett. « Profitons de ce qu'il n'y a personne », dit Béchoux à Bar- Et, tout en montant, il expliquait : « C'est ici une ancienne demeure où l'on a conservé les habitudes d'autrefois… Par exemple, la porte reste toujours close, personne n'a la clef, et on ne peut entrer qu'en sonnant. Au premier habite un ecclésiastique, au second un magistrat, et la concierge fait leur ménage. Quant à Olga, elle vit l'existence la plus respectable entre sa mère et deux vieilles bonnes qui l'ont élevée. » On leur ouvrit. Béchoux précisa que le vestiaire menait à droite vers la chambre et le boudoir d'Olga, à gauche vers les chambres de la mère et des deux vieilles bonnes, et que, en face, il y avait un atelier de peinture transformé en gymnase, avec une barre fixe, un trapèze, des anneaux et de multiples accessoires disséminés parmi les fauteuils et les canapés. À peine furent-ils introduits dans cette salle que quelque chose tomba d'en haut, de la verrière par laquelle le jour pénétrait. C'était un petit jeune homme qui riait et secouait, audessus d'un délicieux visage, une tignasse de cheveux roux ébouriffés. Sous son pyjama serré à la taille, Barnett reconnut Olga Vaubant. Elle s'écria aussitôt, avec des intonations faubouriennes : « Tu sais, Béchoux, maman va très bien. Elle dort. Ma chère maman ! Quelle veine ! Elle piqua une tête qui la dressa sur ses deux bras tendus, les pieds en l'air, et elle chanta, d'une voix de contralto émouvante et enrouée : « Isidore… m'adore. Mais c'est Jaime… que j'aime. » « Et j' t'aime bien aussi, mon brave Béchoux, dit-elle en se relevant. Oui, c'est chic à toi d'être venu si vite. – Jim Barnett, un camarade, présenta Béchoux, qui essayait de tenir bon, mais dont l'œil humide et des tics nerveux trahissaient le désarroi. – Parfait ! dit-elle. À vous deux, vous allez démêler toute cette histoire et me rendre ma chambre à coucher. Ça vous concerne. Ah ! à mon tour, je vous présente Del Prego, mon professeur de gymnastique, masseur, maquilleur, marchand de pommades et produits de beauté, qui fait fureur près de ces demoiselles de music-hall, et qui vous rajeunit et vous désarticule comme pas un. Salue, Del Prego. » Del Prego s'inclina. Il avait des épaules larges, une peau cuivrée, une figure épanouie et l'allure d'un ancien clown. Il était habillé de gris, guêtré et ganté de blanc, et tenait à la main un chapeau de feutre clair. Et tout de suite, gesticulant, grasseyant, mêlant au français exotique dont il usait des mots d'espagnol, d'anglais et de russe, il voulut exposer sa méthode de dislocation progressive. Olga lui coupa la parole. « Pas de temps à perdre. Qu'est-ce qu'il te faut comme renseignements, Béchoux ? – Tout d'abord, dit Béchoux, fais-nous, voir ta chambre. – Allons-y, et presto ! » D'un bond, elle s'accrocha au trapèze, dont l'élan la jeta sur les deux anneaux, d'où elle dégringola devant la porte. « Nous y sommes », dit-elle. La chambre était absolument, radicalement vide. Lit, meubles, rideaux, gravures, glaces, tapis, bibelots, plus rien. Une chambre n'est pas plus nue où les déménageurs ont opéré. Olga pouffa de rire. « Hein ? L'ont-ils nettoyée ! Jusqu'à mon jeu de brosses en ivoire, qu'ils ont raflé ! On dirait qu'ils ont même emporté la poussière ! Et ce que j'y tenais à ma chambre ! Pur Louis XV… Achetée pièce par pièce !… Un lit où coucha la Pompadour ! … Quatre gravures de Boucher ! … Une commode signée ! … Des merveilles, quoi ! … Tout l'argent de ma tournée en Amérique y avait passé ! » Elle fit un saut périlleux sur place, secoua sa chevelure et s'écria gaiement : « Bah ! On s'en paiera une autre. Avec mes muscles en caoutchouc et ma voix éraillée, je n'suis pas en peine… Mais qu'est-ce que tu as à me reluquer ainsi, Béchoux ? On dirait toujours que tu vas t'évanouir à mes pieds ! Viens que je t'embrasse, et défile-moi tes questions, qu'on en finisse avant l'arrivée des types du Parquet. » Béchoux prononça : « Raconte ce qui s'est passé. – Oh ! ce n'est pas long, reprit-elle. Voilà. Hier soir, la demie de dix heures venait de sonner… Il faut vous dire que j'étais partie à huit heures avec Del Prego, qui m'accompagnait aux Folies-Bergère à la place de maman. Elle tricotait, maman. Donc la demie sonne. Tout à coup, un peu de bruit, du côté de ma chambre. Elle y court. À la lueur d'une lampe électrique, qui s'éteint aussitôt, elle avise un homme qui démonte le lit, et un autre qui lui dégringole sur la tête, et la renverse, tandis que le premier l'encapuchonne d'un tapis de table. Alors ils déménagent la pièce, l'un d'eux descendant les meubles au fur et à mesure. Maman ne bouge pas, ne crie pas. Elle entend une grosse auto qui démarre dans la rue, et puis elle tourne de l'œil. – De sorte que, fit Béchoux, quand tu es revenue des Folies-Bergère… ? – J'ai trouvé la porte d'en bas ouverte, la porte de cet appartement ouverte et maman évanouie. Tu penses, mon ahurissement ! – Les concierges ? – Tu les connais. Deux bons vieux qui habitent là depuis trente ans et qu'un tremblement de terre ne dérangerait pas. Il n'y a que le coup de sonnette qui est capable de les réveiller la nuit. Or, ils jurent leurs grands dieux que, de dix heures du soir, heure à laquelle ils se sont endormis, jusqu'au matin, personne n'a sonné. – Et par conséquent, dit Béchoux, qu'ils n'ont pas une seule fois tiré le cordon qui ouvre ? – C'est ça même. – Et les autres locataires ? – Rien entendu, non plus. – En fin de compte ?… – En fin de compte, quoi ? – Ton avis, Olga ? » La jeune femme s'emporta. « Tu en as de bonnes, toi ! Est-ce que c'est mon affaire d'avoir un avis ? Vrai, tu m'as l'air aussi godiche que les types du Parquet. – Mais, fit-il interloqué, c'est à peine si on commence. – Et tout ce que j'ai dit, bouffi, ça n' te suffit pas pour éclairer ta lanterne ? Si le dénommé Barnett est aussi gourde que toi, j' peux dire adieu à mon lit Pompadour. » Le dénommé Barnett s'avança et lui demanda : « Pour quel jour le désirez-vous, votre lit Pompadour, madame ? – Comment ? » dit-elle en regardant avec surprise ce personnage un peu falot d'apparence et à qui elle n'avait accordé aucune attention. Il spécifia d'un ton familier : « Je voudrais savoir le jour et l'heure où vous désirez rentrer en possession de votre lit Pompadour et de toute votre chambre. – Mais… – Fixons la date. C'est aujourd'hui mardi. Mardi prochain, cela vous convient-il ? » Elle ouvrait de grands yeux ronds et semblait suffoquée. Que signifiait cette proposition insolite ? Plaisanterie ou fanfaronnade ? Et tout à coup elle pouffa de rire. « En voilà un rigolo ! D'où l'as-tu sorti, ton copain, Béchoux ? Eh bien, non, tu sais, il en a de l'estomac, le dénommé Barnett ! Une semaine ! On dirait qu'il l'a dans sa poche, mon lit Pompadour… Et tu t'imagines que je vais perdre mon temps avec des lascars comme vous ! » Elle les poussa tous deux jusqu'au vestibule. « Allons, décampez, et qu'on ne vous revoie plus. Je n'aime pas qu'on se paie ma tête. Quels farceurs que ces cocos-là ! » La porte de l'atelier fut refermée bruyamment sur les deux cocos. Béchoux, désespéré, gémit : « Il n'y a pas dix minutes qu'on est arrivé. » Tranquillement, Barnett examinait le vestibule, tout en posant quelques questions à l'une des vieilles bonnes. Quand ils eurent descendu l'escalier, il entra dans la loge des concierges, qu'il interrogea également. Puis, une fois dehors, il sauta dans un taxi qui passait et donna son adresse de la rue de Laborde, tandis que Béchoux demeurait tout ébaubi sur le trottoir. Si Barnett avait du prestige aux yeux de Béchoux, Olga lui en imposait davantage encore, et il ne douta point que, selon l'expression d'Olga, Barnett ne se fût tiré d'embarras par une promesse qui ne pouvait être qu'une farce. Béchoux en eut la preuve le lendemain, quand il se rendit à l'Agence Barnett. Dans son fauteuil, les pieds sur son bureau, Barnett fumait. « Si c'est comme ça que tu prends la chose à cœur, s'écria Béchoux furieux, nous risquons de patauger ad œternum. J'ai beau me démener là-bas, les types du Parquet n'y fichent goutte. Moi non plus, d'ailleurs. On est bien d'accord sur certains points, par exemple qu'il y a impossibilité matérielle, même avec une fausse clef, de pénétrer dans la maison, si on ne vous ouvre pas de l'intérieur. Et comme il n'y avait personne à l'intérieur que l'on puisse soupçonner de complicité, on arrive bien à ces deux conclusions inévitables : 1° Que l'un des deux cambrioleurs se trouvait dans la maison dès la fin de la journée précédente et qu'il a ouvert à son complice ; 2° Qu'il n'avait pu s'introduire sans être vu par l'un des concierges, puisque la porte de la maison reste toujours fermée. Mais qui est entré ? Qui servit d'introducteur ? Mystère. Alors ? » Barnett ne se départit pas de son silence. Il paraissait absolument étranger à l'affaire. Et Béchoux continuait : « On a établi la liste des quelques personnes venues la veille. Pour chacune d'elles, les concierges sont aussi catégoriques : toute personne entrée est ressortie. Donc aucun indice, et le cambriolage, que l'on suit dans ses diverses phases, et qui a été accompli avec des moyens si simples et une telle audace, demeure absolument inexplicable en ce qui concerne son origine même. Hein, qu'en dis-tu, de cette affaire ? » Barnett s'étira, sembla revenir à la réalité et prononça : « Elle est délicieuse. – Qui ? Quoi ? Qui est-ce qui est délicieuse ? – Ta femme. – Hein ? – Aussi délicieuse dans la vie que sur la scène. Une animation ! Une exubérance ! Un vrai gamin de Paris… Et avec ça, du goût et de la délicatesse ! L'idée de mettre ses économies dans l'achat d'un lit Pompadour, n'est-ce pas charmant ? Béchoux, tu ne mérites pas ta veine. » Béchoux bougonna : « Ma veine, il y a beau temps qu'elle s'est évanouie. – Après avoir duré ?… – Un mois. – Et tu te plains ? » Le samedi, Béchoux revint à la charge. Barnett fumait, rêvassait et ne répondait pas. Enfin, le lundi, Béchoux apparut, découragé. « Ça ne marche pas, grogna-t-il. Tous ces types-là sont idiots. Et pendant ce temps, le lit Pompadour et la chambre d'Olga doivent filer vers quelque port d'où ils seront expédiés à l'étranger et vendus un jour ou l'autre. De quoi ai-je l'air, moi, inspecteur de police, vis-à-vis d'Olga ? D'un imbécile. » Il observa Barnett, qui regardait la fumée de sa cigarette tourbillonner vers le plafond, et il s'indigna. « Ainsi, nous luttons contre des adversaires formidables, tels que tu n'en as jamais rencontré… des gens qui agissent avec une méthode particulière, un truc tellement au point qu'ils ont déjà dû l'employer et le perfectionner… et ça te laisse calme ? On voit, à n'en pas douter, qu'ils ont introduit quelqu'un dans la place, et tu n'essaies pas d'éclaircir leur manigance ? – Il y a en elle, dit Barnett, quelque chose qui me plaît plus que tout. – Quoi ? fit Béchoux. – Son naturel, sa spontanéité. Pas de cabotinage. Olga dit ce qu'elle pense, agit selon son instinct et vit selon sa fantaisie. Je te le répète, Béchoux, c'est une créature délicieuse. Béchoux frappa la table d'un grand coup de poing. « Sais-tu pour quoi tu passes à ses yeux ? Pour un crétin. Quand elle parle de toi avec Del Prego, ils rigolent à se tenir les côtes. Barnett le crétin… Barnett le bluffeur… » Barnett soupira : « Pénible adjectif ! Que faire pour ne plus le mériter ? – C'est demain mardi. Il faut rendre le lit Pompadour, comme tu l'as promis. – Fichtre, je ne sais malheureusement pas où il se trouve. Donne-moi donc un conseil, Béchoux. – Fais arrêter les cambrioleurs. Par eux tu sauras la vérité. – Ça, c'est plus facile, dit Barnett. Tu as un mandat ? – Oui. – Et des hommes à ta disposition ? – Je n'aurais qu'à téléphoner à la Préfecture. – Téléphone donc qu'on t'envoie aujourd'hui deux gaillards près du Luxembourg, sous les galeries de l'Odéon. » Béchoux tressauta. « Tu te fiches de moi ? – Pas du tout. Mais crois-tu que je veuille passer pour un crétin aux yeux d'Olga Vaubant ? Et puis, quoi ! n'ai-je pas l'habitude de tenir mes engagements ? » Béchoux réfléchit quelques secondes. Il avait l'impression soudaine que Barnett parlait sérieusement et que, depuis six jours, étendu dans son fauteuil, il n'avait point cessé de songer à l'énigme. Ne disait-il pas souvent qu'il y a des cas où la réflexion vaut mieux que toute enquête ? Sans plus interroger, Béchoux demanda au téléphone un de ses amis, un nommé Albert, qui était le collaborateur le plus direct du chef de la Sûreté. Il fut convenu que deux inspecteurs seraient dirigés sur l'Odéon. rent. « Nous allons dans le quartier d'Olga ? fit Béchoux. – Dans la maison même. – Mais pas chez elle ? – Chez les concierges. » Ils s'installèrent, en effet, au fond de la loge, après que Barnett eut recommandé aux concierges de ne pas souffler mot et de ne rien faire qui pût donner à croire que quelqu'un fût auprès d'eux. Un grand rideau qui cachait le lit les dissimula. De chaque côté, l'un et l'autre pouvaient voir toute personne à qui l'on aurait tiré le cordon, soit pour entrer, soit pour sortir. Le prêtre du premier étage passa, puis une des vieilles bonnes d'Olga, qui allait en course, un panier sous le bras. Barnett se leva et s'apprêta. Il était trois heures. Ils parti- « Qui diable attendons-nous ? murmura Béchoux. Quel est ton but ? – De t'apprendre ton métier. – Mais… – Ferme. » À trois heures et demie entra Del Prego. Gants blancs, guêtres blanches, complet gris, chapeau clair. Il dit bonjour de la main aux concierges et monta. C'était l'heure où commençait la leçon de gymnastique quotidienne. Quarante minutes plus tard, il sortait de nouveau et rentrait avec un paquet de cigarettes qu'il était allé acheter. Gants blancs… guêtres blanches… Puis trois personnes quelconques défilèrent. Et soudain, Béchoux chuchota : « Tiens, le voilà qui rentre encore, pour la troisième fois. Par où donc était-il ressorti ? – Mais, par cette porte, je suppose. – Il me semble que non, cependant, déclara Béchoux, moins affirmatif… à moins que nous ayons mal observé… Qu'en penses-tu, Barnett ? » Barnett écarta le rideau et répondit : « Je pense qu'il est temps d'agir. Va retrouver tes collègues, Béchoux. – Je les amène ? – Oui. – Et toi ? – Moi, je monte. – Tu m'attends ? – Pour quoi faire ? – Mais enfin, qu'y a-t-il ? – Tu le verras. Postez-vous tous les trois au second étage. On vous appellera. – Alors tu marches ? – À fond. – Contre qui ? – Contre des bonshommes qui n'ont pas froid aux yeux, je te le jure. Galope. » Béchoux s'en alla. Barnett, comme il l'avait annoncé, monta les trois étages et sonna. On l'introduisit dans la salle de gymnastique où Olga achevait sa leçon sous la surveillance de Del Prego. « Tiens, l'intrépide M. Barnett ! s'écria Olga du haut d'une échelle de corde, le tout-puissant M. Barnett. Eh bien, monsieur Barnett, m'apportez-vous mon lit Pompadour ? – À peu de chose près, madame. Mais je ne vous gêne pas ? – Au contraire. » D'une agilité incroyable, méprisant le danger, elle exécuta comme en se jouant les mouvements que Del Prego lui indiquait d'une voix brève. Le professeur approuvait, critiquait, et parfois donnait l'exemple, lui-même acrobate exercé, mais plus violent que souple, et soucieux, eût-on dit, de montrer sa force qui semblait prodigieuse. La leçon terminée, il enfila son veston, boutonna ses guêtres blanches, prit ses gants blancs et son chapeau clair. « À ce soir, au théâtre, madame Olga. – Tu ne m'attends donc pas aujourd'hui, Del Prego ? Tu m'y aurais conduite, puisque maman est absente. – Pas possible, madame Olga. J'ai une séance avant de dîner. » Il se dirigea vers la sortie, mais il dut s'arrêter. Barnett se trouvait entre la porte et lui. « Quelques mots seulement, cher monsieur, dit Barnett, puisque le hasard favorable me met en votre présence. – Je regrette vivement ; mais… – Dois-je me présenter encore ? Jim Barnett, détective privé de l'Agence Barnett et Cie, un ami de Béchoux. » Del Prego fit un pas en avant : sé. « Toutes mes excuses, monsieur, mais je suis un peu pres- – Oh ! une minute, pas davantage, le temps de faire appel à vos souvenirs. – À propos de quoi ? – À propos d'un certain Turc… – Un Turc ? – Oui, qui s'appelle Ben-Vali. » Le professeur hocha la tête et répondit : « Ben-Vali ? Je n'ai jamais entendu ce nom. – Peut-être celui d'un certain Avernoff vous serait-il connu ? – Pas davantage. Quels étaient ces messieurs ? – Deux assassins. » Il y eut un court silence, puis Del Prego dit en riant : « Ce sont des sortes de personnages que je n'aime pas beaucoup fréquenter. – On prétend, au contraire, dit Barnett, que vous connaissiez ceux-là intimement. » Del Prego le toisa des pieds à la tête et mâchonna : « Qu'est-ce que tout cela signifie ? Expliquez-vous donc ! Les charades m'ennuient. – Asseyez-vous, monsieur Del Prego. Nous parlerons plus à l'aise. » Del Prego répliqua par un geste d'impatience. Olga s'était rapprochée des deux hommes, jolie et curieuse, toute menue dans son costume de gymnastique. « Assieds-toi, Del Prego. Pense donc qu'il s'agit de mon lit Pompadour. – Justement, dit Barnett. Et croyez bien, monsieur Del Prego, que je ne vous propose aucune charade. Seulement, dès ma première visite ici, après le cambriolage, je n'ai pu m'empêcher d'évoquer deux faits divers dont on a beaucoup parlé dans le temps, et à propos desquels j'aimerais bien connaître votre avis. Quelques minutes suffiront. » Barnett n'avait plus du tout son attitude ordinaire de subalterne. Le ton de sa voix prenait une autorité à laquelle on ne pouvait se soustraire. Olga Vaubant en était tout impressionnée. Del Prego fut dominé et grogna : « Dépêchez-vous. – Voici. » Et Barnett commença : « Il y a trois ans, un bijoutier en appartement, qui demeurait avec son père à l'étage supérieur d'un vaste immeuble situé au cœur de Paris, M. Saurois, était en relations d'affaires avec un certain Ben-Vali, lequel, coiffé d'un turban et vêtu d'un costume de Turc à culottes bouffantes, trafiquait sur les pierres précieuses de second ordre, topazes orientales, perles baroques, améthystes, etc. Le soir d'un jour où Ben-Vali était monté plusieurs fois chez lui, le bijoutier Saurois, en revenant du théâtre, trouva son père poignardé et ses coffrets à bijoux entièrement vides. Or, l'enquête prouva que le crime avait été commis, non pas par Ben-Vali lui-même, lequel excipa d'un alibi indiscutable, mais par quelqu'un que Ben-Vali avait dû amener dans l'aprèsmidi. Il fut, du reste, impossible de mettre la main sur ce quelqu'un, et non plus sur le Turc. L'affaire fut classée. Vous vous le rappelez ? – Il n'y a que deux ans que je suis arrivé à Paris, répliqua Del Prego. En outre, je ne vois pas l'intérêt… » Jim Barnett continua : « Dix mois auparavant, autre crime du même genre, dont la victime fut un collectionneur de médailles, M. Davoul, et dont l'auteur avait été certainement amené chez lui et caché par le comte Avernoff, Russe à bonnet d'astrakan et à longue redingote. – Je me souviens, dit Olga Vaubant, qui était très pâle. – Tout de suite, reprit Barnett, je crus apercevoir entre ces deux faits et le cambriolage de la chambre Pompadour, non pas une analogie frappante, mais un certain air de famille. Le vol commis aux dépens du bijoutier Saurois par l'assassin Ben-Vali et le vol commis aux dépens du collectionneur Davoul avaient été effectués par deux étrangers, et grâce à un procédé que l'on retrouvait ici, c'est-à-dire grâce à l'introduction préalable d'un ou deux complices chargés de la besogne. Mais quelle était la caractéristique de ce procédé ? Voilà ce que je ne vis pas du premier coup, et voilà ce à quoi je me suis acharné depuis plusieurs jours dans le silence et la solitude. Avec les deux éléments que je possédais, crime Ben-Vali et crime Avernoff, il fallait établir l'idée générale d'un système qui avait dû être appliqué dans bien d'autres circonstances que j'ignorais. née. – Et vous avez trouvé ? demanda Olga d'une voix passion- – Oui. Et j'avoue que l'idée est rudement belle. C'est de l'art, et je m'y connais, de l'art neuf, original, et qui ne doit rien à personne… du grand art ! Tandis que la tourbe des cambrioleurs et des assassins agit en sourdine et s'introduit furtivement, ou envoie d'avance des complices : ouvriers plombiers, garçons livreurs, ou autres, qui se faufilent dans les maisons, ceux-là font leurs affaires en plein jour, la tête haute. Plus on les voit et mieux ça vaut. Ils pénètrent publiquement dans la maison, dont ils sont les familiers, où on a l'habitude de les voir. Et puis, au jour fixé, ils en sortent… Et ils entrent de nouveau… Et ils ressortent… Et ils re-rentrent… Et puis, quand le chef de la bande est à l'intérieur, voilà quelqu'un qui rapplique, quelqu'un qui n'est pas celui qu'on a vu aller et venir, mais qui a tellement son apparence que l'on croit que c'est lui. Est-ce admirable ? » Barnett s'adressait à Del Prego et lui lançait ardemment : « C'est du génie, Del Prego, oui, du génie. Un autre, je le répète, tente le coup en tâchant de passer inaperçu, comme un rat d'hôtel, en s'habillant de couleurs neutres et d'une manière qui n'attire pas l'attention. Eux, ils ont compris qu'ils devaient se faire remarquer. Si un Russe à bonnet de fourrure, si un Turc à culottes bouffantes passe quatre fois le jour dans un escalier, personne ne comptera qu'il est entré une fois de plus qu'il n'est sorti. Or, la cinquième fois, c'est le complice qui est entré. Et personne ne s'en doute. Voilà le procédé. Chapeau bas ! Celui qui l'a imaginé et qui l'applique ainsi est un maître, et je pose en fait qu'un maître de cette envergure ne se retrouve pas deux fois. Pour moi, Ben-Vali et le comte Avernoff ne font qu'un, et alors n'est-il pas légitime de se dire que celui-là est apparu une troisième fois, sous une troisième forme, dans l'affaire qui nous occupe ? Russe d'abord, puis Ottoman… puis… qui pourrions- nous apercevoir ici ayant cette même qualité d'étranger et s'habillant de cette même façon particulière ? » Une pause. Olga avait eu un geste indigné. Elle comprenait tout à coup le but où tendait Barnett depuis le début de ses explications, et elle protesta. « Ça, non. Il y a là une insinuation contre laquelle je me révolte. » Del Prego sourit, d'un air indulgent. « Laissez donc, madame Olga… M. Barnett s'amuse… – Évidemment, Del Prego, dit Barnett, je m'amuse, et vous avez bien raison de ne pas prendre au sérieux mon petit roman d'aventures, du moins avant d'en connaître le dénouement. Certes, je le sais bien, vous êtes étranger, vous vous habillez de manière à vous faire remarquer, gants blancs… guêtres blanches… Certes, vous avez un masque mobile, apte aux transformations, et qui vous aiderait, plus qu'un autre, à passer du Russe au Turc, et du Turc au rastaquouère. Certes, vous êtes un familier de la maison, et vos multiples fonctions vous appellent ici plusieurs fois par jour. Mais enfin, votre réputation d'honnête homme est inattaquable, et Olga Vaubant répond de vous. Aussi n'est-il aucunement question de vous accuser. Mais que faire ? Vous comprenez mon embarras ? Le seul coupable possible était vous, or, vous ne pouvez pas être coupable. N'est-ce pas, Olga Vaubant ? – Non, non, dit-elle, les yeux brillants de fièvre et d'anxiété. Alors, qui accuser ? Quel moyen employer ? – Un moyen très simple. – Lequel ? – J'ai tendu un piège. – Un piège ? Mais comment ? » Jim Barnett demanda : « Vous avez eu avant-hier un coup de téléphone du baron de Laureins ? – Oui, en effet. – Lequel est venu vous voir hier ? – Oui… oui… – Et qui vous a apporté un lourd coffret d'argenterie aux armes de la Pompadour ? – Le voici sur cette table. – Le baron de Laureins, qui est ruiné, cherche à vendre ce coffret qu'il tient de ses ancêtres d'Étioles, et vous l'a laissé en dépôt jusqu'à demain mardi. – Comment le savez-vous ? – C'est moi, le baron. Vous avez donc montré et fait admirer cette merveilleuse argenterie autour de vous ? – Oui. – D'autre part, votre mère a reçu de province un télégramme la suppliant de venir auprès d'une sœur malade ? – Qui vous l'a dit ? – C'est moi qui ai envoyé le télégramme. Donc, votre mère partie le matin, le coffret placé dans cette pièce jusqu'à demain, quelle tentation, pour celui de vos familiers qui a réussi le cambriolage de votre chambre, de recommencer son coup d'audace et d'escamoter, ce qui est beaucoup plus facile, ce coffret d'argenterie. » Olga prit peur subitement et s'écria : « Et la tentative a lieu ce soir ? – Ce soir. – Mais c'est effrayant ! » dit-elle d'une voix tremblante. Del Prego, qui avait écouté sans broncher, se leva et dit : « Il n'y a rien là d'effrayant, madame Olga, puisque vous êtes avertie. Il suffit de prévenir la police. Si vous le permettez, j'y vais de ce pas. – Fichtre non ! protesta Barnett. J'ai besoin de vous, Del Prego. – Je ne vois guère en quoi je puis vous être utile. – Comment ! Mais pour l'arrestation du complice. – Nous avons le temps, puisque le coup est pour ce soir. – Oui, mais rappelez-vous que le complice est introduit d'avance. – Il serait donc déjà entré ? – Depuis une demi-heure. – Allons donc ! Depuis mon arrivée ? – Depuis votre seconde arrivée. – C'est incroyable. – Je l'ai vu passer, comme je vous vois. – Il se cacherait donc dans cet appartement ? – Oui. – Où ? Barnett tendit le doigt vers la porte. « Là. Il y a dans le vestibule un placard encombré de vêtements et de robes, où l'on n'a guère l'occasion de pénétrer l'après-midi. Il y est. – Mais il n'a pas pu entrer seul ? – Non. – Qui lui a ouvert ? – Toi, Del Prego. » Certes, il était visible, depuis le début de la conversation, que toutes les paroles de Barnett visaient le professeur de gymnastique, et que toutes constituaient des allusions de plus en plus précises. Cependant la brusquerie de l'attaque fit sursauter Del Prego. Son visage exprima le tumulte des sentiments qui s'entrechoquaient en lui et qu'il avait pu dissimuler jusque-là : fureur, inquiétude, envie forcenée d'agir… Barnett, devinant son hésitation, en profita pour courir dans le vestibule et pour extraire de son placard un homme qu'il poussa vers l'atelier. « Ah ! s'écria Olga. C'était donc vrai ? » L'homme, de même taille que Del Prego, était vêtu de gris comme lui et guêtré de blanc comme lui. Même sorte de visage gras et mobile. « Vous oubliez votre chapeau et vos gants, monseigneur », dit Barnett qui lui colla sur la tête un feutre clair et lui tendit ses gants blancs. Olga, stupéfaite, s'éloignait pas à pas, et, sans quitter des yeux les deux hommes, montait à reculons les degrés d'une échelle. Elle se rendait compte soudain de ce qu'était Del Prego et des dangers qu'elle avait courus près de lui. « Hein, lui dit Barnett en riant, c'est drôle ? Ils ne se ressemblent pas comme des jumeaux, mais avec leur stature pareille, leur visage d'anciens clowns, et surtout leur accoutrement identique, c'est tout à fait comme des frères. » Les deux complices revenaient peu à peu de leur désarroi. Somme toute, ils n'avaient en face d'eux, qui étaient forts et puissants, qu'un seul adversaire, lequel faisait piètre figure avec sa redingote étriquée et son aspect de petit employé de commerce. Del Prego bredouilla une phrase en langue étrangère que Barnett interpréta aussitôt. « Pas la peine de parler russe, dit-il, pour demander à ton acolyte s'il a son revolver… » Del Prego tressaillit de rage et dit quelques mots dans une autre langue. « Tu joues de malheur ! s'exclama Barnett. Je connais le turc comme ma poche ! Et puis, j'aime autant te prévenir : dans l'escalier, il y a Béchoux, que tu connais, le mari d'Olga, et deux de ses camarades. Une détonation et ils surgissent. » Del Prego et l'autre échangèrent un coup d'œil. Ils se sentaient perdus. Cependant ils étaient de ceux qui ne lâchent pas prise avant d'avoir touché des deux épaules, et, immobiles en apparence, par déplacements imperceptibles, ils se rapprochèrent de Barnett. « À la bonne heure ! s'écria celui-ci, la lutte à bras-lecorps… la lutte acharnée… Et alors une fois que je serai hors de combat, vous essaierez de brûler la politesse à Béchoux. Attention, madame Olga ! Vous allez assister à quelque chose de splendide ! Les deux colosses contre le gringalet. Les deux Goliath contre David… Vas-y donc, Del Prego ! Plus vite que ça ! Allons, un peu de courage ! Saute-moi à la gorge ! » Trois pas les séparaient. Les deux bandits crispaient leurs doigts. Une seconde de plus, et ils s'élançaient. Barnett les prévint. Il piqua une tête sur le parquet, saisit chacun d'eux par une jambe et les renversa comme des mannequins. Avant même qu'ils eussent le temps de se défendre, ils sentirent que leurs têtes étaient clouées par une main qui leur parut plus implacable qu'un crampon de fer. Ils râlèrent tout de suite. Ils étouffaient. Leurs bras n'avaient plus la moindre force. « Olga Vaubant, dit Barnett avec un calme surprenant, ayez l'obligeance d'ouvrir et d'appeler Béchoux. » Olga se laissa tomber de son échelle et courut vers la porte aussi vite que le lui permettaient ses forces défaillantes. « Béchoux ! Béchoux ! » cria-t-elle. Et, rentrant avec l'inspecteur, pleine à la fois d'enthousiasme et d'effroi, elle lui dit : « Ça y est ! Il les a « torpillés », à lui tout seul ! Si jamais j'aurais cru ça de lui ! … – Tiens, dit Barnett à Béchoux, voilà tes deux clients. Tu n'as qu'à leur passer la chaîne au poignet, afin que je les laisse respirer, les pauvres diables ! Non, ne les serre pas trop, Béchoux ! Je t'assure qu'ils seront raisonnables. N'est-ce pas, Del Prego ? On n'a pas envie de rouspéter ?… » Il se releva, baisa la main d'Olga, qui le contemplait d'un œil ébaubi, puis s'écria gaiement : « Ah ! Béchoux, quelle belle chasse aujourd'hui ! Deux grands fauves, parmi les plus grands et les plus rusés ! Del Prego, tous mes compliments pour la façon dont tu travailles. » Du bout de ses doigts raidis, il lançait de petites pointes amicales dans la poitrine du professeur, que Béchoux tenait solidement à l'aide d'un cabriolet, et il continuait avec une joie croissante : « C'est du génie, je le répète. Tiens, tout à l'heure, dans la loge des concierges où nous guettions, j'ai bien vu, moi qui connaissais ton truc, que le dernier arrivant n'était pas toi. Mais Béchoux, après une seconde d'incertitude, est tombé dans le panneau et a cru que ce monsieur à guêtres blanches, à gants blancs, à chapeau clair et à veston gris, était bien le Del Prego qu'il avait vu passer plusieurs fois, ce qui permit au Del Prego numéro deux de monter tranquillement, de se glisser par la porte que tu n'avais pas refermée et de filer dans le placard. Exactement comme au soir où la chambre à coucher s'évanouissait dans les ténèbres… Et tu oserais me dire que tu n'as pas de génie ? » Décidément, Barnett ne pouvait plus contenir sa joie exubérante. Un bond formidable le mit à cheval sur le trapèze, d'où il sauta sur une perche immobile autour de laquelle il tourna comme une girouette. Il attrapa la corde à nœuds, puis les anneaux, puis l'échelle, tout cela dans un mouvement vertigineux, comparable aux pirouettes d'un singe dans sa cage. Et rien n'était plus comique que les basques de sa vieille redingote qui flottaient et virevoltaient derrière lui, raides et ridicules. Olga, de plus en plus confondue, le retrouva soudain planté devant elle. « Tâtez mon cœur, jolie dame… Aucune précipitation, n'est-ce pas ? Et mon crâne ? Pas une goutte de sueur. » Il saisit l'appareil téléphonique et demanda un numéro : « La Préfecture de police, s'il vous plaît… Service des recherches… à la Sûreté… Ah ! c'est toi, Albert ? C'est moi, Béchoux. Tu ne reconnais pas ma voix ? N'importe ! Préviens que l'inspecteur Béchoux a arrêté deux assassins qui sont les auteurs du cambriolage Olga Vaubant. » Il tendit la main à Béchoux. « Toute la gloire pour toi, mon vieux. Madame, je vous salue. Tu as l'air de me faire grise mine, Del Prego ? » Del Prego bougonna : « Je pense qu'il n'y a qu'un type capable de me rouler ainsi. – Qui donc ? – Arsène Lupin. » Barnett s'exclama : « À la bonne heure, Del Prego, voilà de la fine psychologie. Ah ! toi, tant que tu ne « perdras pas la tête », il y aura de la ressource ! Seulement, voilà, elle ne colle plus très bien à tes épaules. » Il éclata de rire, salua Olga et sortit d'un pas léger en chantonnant : « Isidore m'adore. Mais c'est Jaime… que j'aime. » Le lendemain, Del Prego, harcelé de questions et accablé de preuves, désignait le hangar de banlieue où il avait enfermé la chambre à coucher d'Olga Vaubant. C'était un mardi. Barnett avait tenu sa promesse. Durant quelques jours, Béchoux fut obligé de se rendre en province pour son service. En revenant, il trouvait un mot de Barnett : « Avoue que j'ai été chic ! Pas un sou de bénéfice dans l'affaire ! Aucun de ces prélèvements qui t'affligent ! Mais, d'un autre côté, quelle récompense si je garde ton estime ! … » L'après-midi, Béchoux, résolu à rompre toute relation avec Barnett, se dirigea vers l'agence de la rue de Laborde. Elle était close et barrée d'une affiche : Fermée pour cause de flirt. Réouverture après la lune de miel. « Que diable cela veut-il dire ? » grogna Béchoux, non sans une inquiétude secrète. Il courut chez Olga. Porte close également. Il courut aux Folies-Bergère. Là on lui annonça que la grande artiste avait payé un dédit important et venait de partir en voyage. « Crénom de crénom ! bredouilla Béchoux quand il fut dans la rue. Est-ce que ce serait possible ? À défaut d'un prélèvement en argent, aurait-il profité de sa victoire, et s'est-il permis de séduire… ? » Épouvantable soupçon ! Détresse sans pareille ! Comment savoir ? Ou plutôt, comment agir pour ne pas savoir et pour ne pas acquérir une certitude que Béchoux craignait plus que tout ? Mais, hélas ! Barnett ne lâchait pas sa proie. Et, à diverses reprises, Béchoux reçut des cartes postales illustrées et annotées avec un enthousiasme délirant : « Ah ! Béchoux, un clair de lune à Rome ! Béchoux, si jamais tu aimes, viens en Sicile… » Et Béchoux grinçait des dents : « Gredin ! Je t'ai tout pardonné. Mais cela, jamais. À bientôt la revanche ! … » Chapitre VIII Béchoux arrête Jim Barnett Béchoux s'engouffra sous la voûte de la Préfecture, traversa des cours, monta des escaliers, et, sans même frapper, ouvrit une porte, se rua vers son chef direct, et balbutia, la figure décomposée par l'émotion : « Jim Barnett est dans l'affaire Desroques ! Je l'ai vu devant la maison du député Desroques, de mes yeux vu. – Jim Barnett ? – Oui, le détective dont je vous ai parlé plusieurs fois, chef, et qui a disparu depuis quelques semaines. – Avec la danseuse Olga ? – Oui, mon ancienne femme, s'écria Béchoux, emporté par la colère. – Et alors ? – Je l'ai filé. – Sans qu'il s'en doute ? – Un homme filé par moi ne s'en doute jamais, chef. Et cependant, tout en ayant l'air de flâner, il en prenait des précautions, le brigand ! Il a contourné la place de l'Étoile, il a suivi l'avenue Kléber et il s'est arrêté au rond-point du Trocadéro, près d'une femme assise sur un banc, une sorte de bohémienne, jolie, pittoresque avec son châle de couleur et le casque de ses cheveux noirs. Au bout d'une minute ou deux, ils ont parlé, sans remuer les lèvres presque, et en désignant du regard, plusieurs fois, une maison située au coin de l'avenue Kléber et de la place. Puis il s'est levé et il a pris le métro. – Toujours filé par vous ? – Oui. Malheureusement un train passait, dans lequel je n'ai pu, moi, monter à temps. Quand je suis revenu au rondpoint, la bohémienne était partie. – Mais cette maison qu'ils surveillaient, vous y avez été ? – J'en arrive, chef. » Et Béchoux scanda pompeusement : « Au quatrième étage de cette maison, dans un appartement meublé, habite, depuis quatre semaines, le père de l'inculpé, le général en retraite Desroques, lequel, comme vous le savez, est venu de province pour défendre son fils accusé de rapt, de séquestration et d'assassinat. » La phrase fit de l'effet, et le chef reprit : « Vous vous êtes présenté chez le général ? – Il m'a ouvert lui-même a porte, et tout de suite, je lui ai exposé la petite scène à laquelle j'avais assisté. Il n'en fut pas surpris. La veille, une bohémienne était venue le voir et lui avait offert ses services de chiromancienne et de tireuse de cartes. Elle lui demandait trois mille francs et devait attendre la réponse aujourd'hui, sur la place du Trocadéro, entre deux et trois heures. Au premier signal, elle serait montée. – Et que proposait-elle ? – Elle se faisait fort de découvrir et d'apporter la fameuse photographie. – La photographie que nous cherchons inutilement ? s'exclama le chef. – Celle-là même, celle qui confondrait ou sauverait le député Desroques, selon qu'on se place au point de vue de l'accusation ou au point de vue de la défense représentée par le père. » Un long silence suivit. Et le chef murmura, d'une voix de confidence : « Vous savez, Béchoux, quel prix nous attachons à la possession de cette photographie ? – Je le sais. – Plus encore que vous ne pouvez le savoir. Il faut, vous entendez, Béchoux, il faut que cette photographie passe par nos mains avant d'être livrée au Parquet. » Et il ajouta, plus bas encore : « La police d'abord… » Béchoux répliqua, du même ton solennel : « Vous l'aurez, chef, et je vous livrerai en même temps le détective Barnett. » Un mois auparavant, le financier Véraldy, un des rois de Paris, grâce à sa fortune, à ses relations politiques, à la har- diesse et au succès de ses entreprises, avait attendu vainement sa femme à l'heure du déjeuner. Le soir, elle n'était pas encore rentrée, et, de toute la nuit, on ne la vit point. La police fit des recherches, et l'on établit de la façon la plus précise que Christiane Véraldy, qui demeurait près du Bois de Boulogne et s'y promenait chaque matin, avait été accostée par un monsieur dans une allée déserte et entraînée par lui vers une automobile fermée que l'agresseur emmenait aussitôt, à grande allure, du côté de la Seine. Le monsieur, dont personne n'avait discerné le visage, et qui semblait jeune de tournure, était vêtu d'un pardessus gros bleu et coiffé d'une cape noire. Pas d'autre indication. Deux jours s'écoulèrent. Aucune nouvelle. Puis, coup de théâtre. Une fin d'après-midi, des paysans qui travaillaient non loin de la route de Chartres à Paris, aperçurent une automobile qui filait avec une rapidité extraordinaire. Soudain, des clameurs. Ils eurent la vision d'une portière qui s'ouvre et d'une femme qui est projetée dans le vide. Ils s'élancèrent aussitôt. En même temps, la voiture montait sur le talus, entrait dans une prairie, s'accrochait à un arbre et capotait. Un monsieur, sain et sauf par miracle, en surgissait, qui se mettait à courir vers la femme. Elle était morte. Sa tête avait porté sur un tas de cailloux. On la transporta jusqu'au bourg voisin et l'on avertit la gendarmerie. Le monsieur ne fit aucune difficulté pour donner son nom : c'était le député Jean Desroques, parlementaire considérable et chef de l'opposition. La victime n'était autre que Mme Véraldy. Tout de suite la bataille s'engagea, ardente et haineuse de la part du mari, non moins ardente peut-être du côté de la justice, que stimulaient certains ministres intéressés à la perte du député Desroques. L'enlèvement ne faisait aucun doute, puisque Jean Desroques était vêtu de bleu et coiffé d'une cape noire comme l'agresseur de Christiane Véraldy. Quant à l'assassinat, le témoignage des paysans était catégorique ils avaient vu le bras de l'homme qui poussait la femme. La levée de l'immunité parlementaire fut demandée. L'attitude de Jean Desroques donnait à l'accusation une force singulière. Sans détours, il avoua le rapt et la séquestration. Mais il opposa un démenti absolu au témoignage des paysans. Selon lui, Mme Véraldy avait sauté d'elle-même hors de la voiture, et il avait fait l'impossible pour la retenir. Sur les motifs de ce suicide, sur les circonstances de l'enlèvement, sur ce qui s'était passé durant les deux jours de l'absence, sur les régions parcourues, sur les péripéties qui avaient précédé le dénouement tragique, il se tut obstinément. On ne put établir où et comment il avait connu Mme Véraldy, et même si elle le connaissait, puisque le financier Véraldy n'avait jamais eu l'occasion de lui serrer la main. Si on le pressait de questions, il répondait : « Je n'ai rien de plus à dire. Croyez ce que vous voudrez. Faites de moi ce qu'il vous plaira. Quoi qu'il arrive, je ne dirai rien. » Et il ne se présenta pas devant la commission de la Chambre des députés. Le lendemain, lorsque les agents de la police, parmi lesquels Béchoux, vinrent sonner à la porte de son domicile, il ouvrit lui-même et déclara : « Je suis prêt à vous suivre, messieurs. » On fit une perquisition minutieuse. Dans la cheminée de son cabinet de travail, un monceau de cendres attestait que beaucoup de papiers avaient été brûlés. On fouilla les tiroirs. On vida les meubles. On secoua les livres de la bibliothèque. On ficela des liasses de documents. Jean Desroques suivait d'un œil indifférent cette fastidieuse besogne. Un seul incident marqua la scène, mais violent et significatif. Béchoux, plus habile que ses collègues, ayant saisi dans un vide-poches un mince rouleau de papier qui semblait traîner là par hasard, et cherchant à l'examiner, Jean Desroques bondit et le lui arracha des mains. « Vous voyez bien que ça n'a aucune importance ! C'est une photographie… une vieille photographie décollée de son carton. » Béchoux réagit avec d'autant plus de vigueur que l'agitation de Desroques lui paraissait plus anormale, et il voulut reprendre le rouleau. Mais le député sortit en courant, ferma la porte derrière lui et passa dans l'antichambre voisine où veillait un gardien de la paix. Béchoux et ses camarades l'y rejoignirent aussitôt. Il y eut discussion. On visita les poches de Jean Desroques ; le rouleau de papier qui contenait la photographie n'y était pas. On questionna le gardien de la paix : il avait barré le passage du fugitif et, pour ce qui était du document cherché, n'avait rien vu. Mis sous mandat, le député Desroques fut emmené. Voilà le drame, dans ses lignes essentielles. Il fit tant de bruit à l'époque (un peu avant la grande guerre) qu'il est inutile de rappeler des détails que personne n'ignore et de noter les phases d'une instruction judiciaire qui n'aurait abouti à aucun résultat sans l'intervention de Béchoux. Il ne s'agit nullement ici de démêler l'affaire Desroques, mais de mettre en relief l'épisode secret qui en provoqua le dénouement public, tout en terminant le duel de Béchoux contre son adversaire, le détective Barnett. Cette fois, Béchoux avait au moins un gros atout, puisqu'il voyait dans le jeu de Barnett, qu'il connaissait la manière dont celui-ci allait attaquer, et que la partie se jouait sur le terrain même dont Béchoux prenait possession. Le lendemain, en effet, annoncé par le préfet de Police lui-même, il sonnait chez le général Desroques. Un domestique, à gros ventre, l'air d'un notaire de province dans sa redingote noire, ouvrit. Il introduisit Béchoux qui, de deux à trois heures, posté derrière une fenêtre, épia la place du Trocadéro. La bohémienne n'y parut point. Le jour suivant non plus. Peut-être Barnett se méfiait-il. Béchoux s'obstina, d'accord avec le général Desroques. C'était un homme mince et grand, de figure énergique, qui gardait sous sa jaquette grise un air de vieil officier, un de ces hommes froids qui parlent peu à l'ordinaire, mais qui, sous l'empire de certaines passions, s'exaltent et discourent avec violence. Or, sa plus grande passion, c'était son fils. L'innocence de Jean Desroques ne faisait aucun doute pour lui. Dès son arrivée à Paris, il l'avait proclamée dans des interviews qui avaient ému l'opinion publique. « Jean est incapable d'une mauvaise action. Jean n'a qu'un défaut, c'est l'excès même de sa probité. Par scrupule, il peut se laisser aller jusqu'à l'oubli total de lui-même et de ses intérêts. Et cela va si loin que je refuse de le voir dans sa cellule ou de m'entretenir avec son avocat, et que je ne tiens aucun compte de ses objurgations. Je suis venu non pour me concerter avec lui, mais pour le défendre contre lui. Chacun son honneur. Si le sien est de se taire, le mien m'oblige à préserver notre nom de toute souillure. » Et, un jour où on le pressait de questions, il s'écria : « Vous voulez mon opinion ? La voici, tout crûment. Jean n'a enlevé personne : on l'a suivi de plein gré. Il garde le silence pour ne pas accuser quelqu'un qui est mort, et avec qui il était, j'en suis convaincu, en relations intimes. Que l'on cherche et l'on trouvera. » Il cherchait, lui, avec acharnement, et il disait à Béchoux : « Un peu partout j'ai des amis puissants et dévoués qui se consacrent à cette enquête, enquête aussi restreinte que la vôtre, monsieur l'inspecteur, puisqu'il ne nous manque, comme à vous, qu'une preuve, la fameuse photographie. Toute l'affaire est là. Une conjuration s'est formée, et vous ne l'ignorez pas, entre le financier Véraldy et les ennemis politiques de mon fils, aidés par certains membres du gouvernement, afin de trouver le document qui doit le perdre. On a tout bouleversé dans son appartement et fouillé dans toute la maison. Véraldy a offert une fortune à qui donnerait l'indication utile. Attendons. Le jour où le but sera atteint, nous aurons la preuve éclatante que mon fils est innocent. » Pour Béchoux, il importait peu que cette innocence fût établie ou non. Sa mission consistait à intercepter la photographie, et Béchoux pensait bien que, s'il y avait là une preuve en faveur du député Desroques, ses ennemis sauraient bien la faire disparaître. Aussi Béchoux, esclave de son devoir, veillait. Il attendait la bohémienne qui ne venait pas. Il épiait Barnett, qui demeurait invisible. Et il notait les paroles du général Desroques, le- quel, de son côté, racontait ses démarches, ses déceptions et ses espoirs. Un jour, le vieil officier qui semblait pensif, apostropha Béchoux. Il y avait du nouveau. « Monsieur l'inspecteur, mes amis et moi nous sommes arrivés à cette conviction que le seul individu qui pourrait émettre un avis sur la disparition de la photographie, c'est le gardien de la paix qui a barré le passage à mon fils, le jour de l'arrestation. Or, chose curieuse, le nom de ce gardien de la paix, personne n'a pu nous le dire. On l'avait réquisitionné en passant, dans son commissariat, pour avoir un homme de renfort. Qu'est-il advenu de lui ? On l'ignore, du moins parmi vos collègues. Mais on le sait en haut lieu, monsieur l'inspecteur, et nous avons acquis la certitude que cet agent a été questionné et qu'il est l'objet d'une surveillance quotidienne. Il paraîtrait qu'on a perquisitionné chez lui aussi, et dans sa famille, et que tous ses vêtements, tous ses meubles ont été examinés. Et puis-je vous dire le nom d'un des inspecteurs qui furent chargés de cette surveillance ? L'inspecteur Béchoux, ici présent. » Béchoux n'avoua ni ne démentit. Sur quoi, le général s'écria : « Monsieur Béchoux, votre silence me montre la valeur de mes renseignements. Je suis certain qu'on voudra leur donner la suite qu'ils comportent et qu'on vous permettra de m'amener cet agent. Avertissez qui de droit. En cas de refus, j'aviserai… » Béchoux se chargea volontiers de la mission. Son plan ne se réalisait pas. Que devenait Barnett ? Quel rôle jouait-il dans l'affaire ? Barnett n'était pas homme à rester inactif, et tout à coup on se trouverait en face de lui, et il serait trop tard. Il obtint pleins pouvoirs de ses chefs. Deux jours après, Sylvestre, le valet de chambre, introduisait Béchoux et le gardien de la paix Rimbourg, brave homme à l'air placide dans son uniforme, revolver et bâton blanc sur les hanches. L'entrevue fut longue et n'apporta aucune indication utile. Rimbourg fut catégorique, il n'avait rien vu. Cependant il révéla un détail qui fit comprendre au général pourquoi l'on avait surveillé cet homme : il devait son emploi à la protection du député Desroques, qu'il avait connu au régiment. Le général supplia, se mit en colère, menaça, parla au nom de son fils. Rimbourg ne s'émut pas. Il n'avait pas vu la photographie et le député Desroques, dans son agitation, ne l'avait même pas reconnu. De guerre lasse, le général céda. « Je vous remercie, dit-il, et je voudrais vous croire, mais il y a dans le fait de vos relations avec mon fils une telle coïncidence que je conserve des doutes. » Il sonna. « Sylvestre, accompagnez M. Rimbourg. » Le domestique et le gardien de la paix sortirent. On entendit la porte du vestibule se refermer. À ce moment, Béchoux, rencontrant les yeux du général Desroques, crut voir que ces yeux avaient une expression goguenarde. Joie saugrenue que rien ne justifiait. Cependant… Quelques secondes s'écoulèrent et, soudain, il se produisit un phénomène ahurissant, que Béchoux contempla d'un œil stupide, tandis que décidément le général souriait. Au seuil de la pièce, dont la porte était restée ouverte, avançait une forme étrange, des bras qui marchaient de chaque côté d'une tête, si- tuée en bas, un torse rond comme une boule, et deux jambes minces qui gigotaient vers le plafond… La forme se redressa brusquement et pivota comme une toupie, sur la pointe d'un pied contre lequel l'autre s'appuyait. C'était le domestique Sylvestre, pris de folie brusque, et qui tournoyait à la façon d'un derviche, son gros ventre secoué d'un rire qui s'exhalait par une bouche ouverte en large entonnoir. Mais était-ce bien Sylvestre ? Béchoux, devant cette extravagante vision, commençait à sentir son crâne qui perlait de sueur. Était-ce bien Sylvestre, le valet de chambre bedonnant, à tournure de notaire provincial ? Il s'arrêta net, planta sur Béchoux ses yeux écarquillés et ronds, défit comme un masque le rictus qui tordait son visage, déboutonna sa redingote et son gilet, dégrafa son ventre de caoutchouc, passa un veston que lui tendit le général Desroques et, regardant de nouveau Béchoux, exprima ce jugement sévère : « Béchoux est une poire. » Béchoux ne s'indigna pas. Par son attitude pitoyable, il acquiesçait aux pires injures. Il conclut simplement : « Barnett… – Barnett », répondit l'autre. Le général Desroques riait de bon cœur. Barnett lui dit : « Vous m'excuserez, mon général. Mais quand je réussis, j'ai un trop-plein de joie qui se manifeste par de petits exercices acrobatiques ou chorégraphiques parfaitement ridicules. – Alors, vous avez réussi, monsieur Barnett ? – Je le crois, dit Barnett, et grâce à mon vieil ami Béchoux. Mais ne le faisons pas attendre. Commençons par le commencement. » Barnett s'assit. Le général et lui allumèrent des cigarettes, et il prononça gaiement : « Eh bien, voilà, Béchoux. C'est en Espagne que je reçus d'un ami commun une dépêche me demandant mon concours pour le général Desroques. J'étais en voyage amoureux, tu te rappelles, avec une dame charmante, mais l'amour de part et d'autre languissait un peu. Je saisis cette occasion de reprendre ma liberté, et je revins en compagnie d'une adorable bohémienne rencontrée à Grenade. Tout de suite, l'affaire me plut, pour cette raison que tu t'en occupais, et très vite j'arrivai à cette conclusion que s'il existait, contre le député Desroques ou en sa faveur, une preuve quelconque, on devait la demander au gardien de la paix qui avait barré le passage. Or là, je te l'avoue, Béchoux, malgré tous mes moyens d'action et toutes les ressources dont je dispose, je n'ai pu réussir à connaître le nom de ce brave homme. Comment faire ? Les jours passaient. L'épreuve devenait dure pour le général et pour son fils. Un seul espoir, toi. » Béchoux ne remuait pas, anéanti. Il se sentait la victime de la plus détestable mystification. Aucun remède. Aucune réaction possible. Le mal était fait. « Toi, Béchoux répéta Jim Barnett. Toi qui savais évidemment. Toi que l'on avait chargé, nous le savions, de « cuisiner » le gardien de la paix. Mais comment l'attirer ici ? Facile. Je me suis mis un jour sur ton chemin. Je me fis suivre par toi jusqu'à cette place du Trocadéro où stationnait ma jolie bohémienne. Quelques mots échangés à voix basse, quelques regards vers cette maison… et tu tombais dans le panneau. L'idée de me pin- cer ou de pincer ma complice t'animait d'une belle ardeur. Ton poste de bataille fut ici, près du général Desroques et près de son valet de chambre Sylvestre, c'est-à-dire près de moi, qui, de la sorte, pouvais te voir chaque jour, t'écouter et influer sur toi par l'intermédiaire du général Desroques. » Jim Barnett se tourna vers celui-ci : « Tous mes compliments, mon général, vous avez été avec Béchoux d'une subtilité et d'une adresse qui ont prévenu ses soupçons et l'ont conduit au but, c'est-à-dire à mettre à notre disposition, durant quelques minutes, le gardien de la paix inconnu. Mais oui, Béchoux quelques minutes suffisaient. Quel était l'objectif ? Le tien ? Celui de la police ? du Parquet ? De tout le monde ?… Retrouver la photographie, n'est-ce pas ? Or, je savais ton ingéniosité, et je ne doutais pas que tes investigations n'eussent été poussées aux limites de la perfection. Donc, inutile de chercher sur les routes mille fois piétinées. Il fallait imaginer autre chose, autre chose d'anormal et d'extraordinaire, et l'imaginer a priori, pour que le jour où le bonhomme viendrait ici, on le dépouillât à son insu, et en un tournemain. Les vêtements, les poches, les doublures, les semelles, les talons creux où l'on cache un document, autant de trucs usés. Il fallait… il fallait ce que j'ai deviné, Béchoux. L'impossible et le banal… le fabuleux et le réalisable… la cachette inconcevable, et cependant toute naturelle, et répondant à la profession de cet homme plutôt qu'au métier de cet autre. Or, qu'est ce qui caractérise un gardien de la paix dans l'exercice de sa profession ? Qu'est-ce qui le distingue d'un gendarme, d'un douanier, d'un chef de gare ou d'un vulgaire inspecteur de police ? Réfléchis, compare, Béchoux… Je te donne trois secondes, pas davantage, tellement c'est clair. Une… deux… trois… Eh bien, tu as trouvé ? Tu y es ? » Béchoux n'y était nullement. Malgré le ridicule de la situation, il s'efforçait de réunir ses idées et d'évoquer un gardien de la paix en fonction. « Allons, mon pauvre vieux, tu n'es pas en forme aujourd'hui, dit Barnett. Toi, toujours si perspicace ! … Faut donc que je te mette les points sur les i ? » C'est sur son nez que Barnett mit quelque chose. S'étant élancé hors de la pièce, il revint, tenant en équilibre sur ledit nez un bâton d'agent, le bâton blanc avec lequel les policemen de Paris, comme ceux de Londres, et comme ceux du monde entier, dominent, ordonnent, gouvernent les foules, commandent aux piétons, endiguent le flot des voitures, les délivrent, les canalisent, bref sont rois de la rue et maîtres de l'heure. Avec celui-là, Barnett jongla comme avec une bouteille, le fit passer sous sa jambe, derrière son dos, autour de son cou. Puis s'asseyant, et le tenant entre le pouce et l'index, il l'interpella : « Petit bâton blanc, symbole de l'autorité, toi que j'ai pris au ceinturon de l'agent Rimbourg pour te remplacer par un de tes innombrables frères, petit bâton blanc, je ne me suis pas trompé, n'est-ce pas, en te soupçonnant d'être le coffret inviolable où la vérité fut enfermée ? Petit bâton blanc, baguette magique de l'enchanteur Merlin, tandis que tu faisais stopper l'automobile de notre persécuteur le financier, ou de notre adversaire mossieu le ministre, c'est bien toi, n'est-ce pas, qui détenais le talisman libérateur ? » De la main gauche il saisit le manche, strié de rainures ; de la main droite il serra le dur morceau de frêne enduit de ripolin, et il fit un effort pour dévisser. « C'est bien cela, disait-il. J'ai deviné. Chef-d'œuvre difficile, impossible presque… Miracle d'habileté et de minutie, qui suppose que l'agent Rimbourg a pour ami un tourneur comme on en rencontre peu. Par quel prodige a-t-on pu évider ainsi l'intérieur d'un bâton de frêne, y pratiquer un canal qui ne le fasse pas éclater, le doter d'un pas de vis irréprochable, faire en sorte que la fermeture tienne hermétiquement et que le sceptre de l'agent ne branle pas dans le manche ? » Barnett tourna. La poignée se dévissa, découvrant une virole de cuivre. Le général et Béchoux regardaient éperdument. L'objet se scinda en deux parties dans la plus longue, on entrevoyait un tube de cuivre qui devait s'enfoncer jusqu'au bout. Les visages étaient contractés. On retenait sa respiration. Malgré lui, Barnett agissait avec un peu de solennité. Il renversa le tube et le frappa sur une table. Un rouleau de papier en tomba. Béchoux, livide, gémit : « La photographie… je la reconnais… – Tu la reconnais, n'est-ce pas ? Environ quinze centimètres… décollée de son carton et quelque peu froissée. Voulezvous la dérouler vous-même, mon général ? » Le général Desroques s'empara du document d'une main qui n'était pas aussi sûre qu'à l'ordinaire. Quatre lettres et un télégramme s'y trouvaient épinglés. Il contempla la photographie un moment et la montra à ses deux compagnons en expliquant d'une voix où il y avait une émotion infinie, de la joie et, peu à peu, une angoisse croissante : « Le portrait d'une femme, une jeune femme qui tient un enfant sur ses genoux. On retrouve en elle l'expression même de Mme Véraldy… telle que la représentent les photographies publiées par les journaux. Sans aucun doute, c'est elle, il y a neuf ou dix ans peut-être. D'ailleurs, la date est inscrite… ici, en bas… Tenez… je ne me trompais guère… cela remonte à onze ans… Comme signature : Christiane… le prénom de Mme Véraldy… » Le général Desroques murmura : Que devons-nous penser ? Mon fils la connaissait donc à cette époque, avant qu'elle ne soit mariée ?… – Lisez les lettres, mon général », fit Barnett qui tendit la première feuille, usée à l'endroit des plis, et où l'on apercevait une écriture de femme. Le général Desroques lut, et, dès le début, étouffa un cri comme s'il apprenait une chose grave et douloureuse. Avidement il continua sa lecture, parcourut les autres lettres et le télégramme que lui offrait Barnett au fur et à mesure. Et il se tut, le visage bouleversé d'angoisse. « Vous pouvez nous expliquer, mon général ? » Il ne répondit pas aussitôt. Ses yeux se mouillèrent de larmes. À la fin il dit sourdement : « C'est moi, le vrai coupable… Il y a une douzaine d'années, mon fils Jean aimait une jeune fille du peuple… une simple ouvrière, de qui il avait eu un enfant… un petit garçon… Il voulait l'épouser. Par orgueil, stupidement, j'ai refusé de la voir, et je me suis opposé à ce mariage. Il allait passer outre à ma volonté. Mais la jeune fille se sacrifia… Voici sa lettre… la première… « Adieu, Jean. Ton père ne veut pas notre mariage, tu ne dois pas désobéir. Cela porterait malheur à notre cher petit. Je t'envoie notre photographie à tous deux. Garde-la toujours et ne nous oublie pas trop vite… » « Ce fut elle qui oublia. Elle épousa Véraldy. Jean, prévenu, fit élever l'enfant chez un vieux maître d'école, aux environs de Chartres, où sa mère alla plusieurs fois le voir en grand secret. » Béchoux et Barnett se penchèrent. À peine si l'on entendait les paroles que le général semblait prononcer pour lui-même, tout en tenant les yeux sur les lettres où le passé se résumait d'une manière si troublante. « La dernière, dit-il, remonte à cinq mois… Quelques lignes… Christiane avoue ses remords. Elle adore l'enfant… Puis plus rien… Mais il y a le télégramme, envoyé par le vieux maître d'école, et adressé à Jean « Enfant très malade. Venez. » Et sur ce télégramme, ces terribles mots de mon fils écrits par la suite et relatant l'épouvantable dénouement : « Notre fils mort. Christiane s'est tuée. » De nouveau, le général garda le silence. Les faits, d'ailleurs, s'expliquaient d'eux-mêmes. Au reçu du télégramme, Jean avait cherché Christiane et l'avait entraînée toute défaillante vers l'automobile. En revenant de Chartres, après avoir embrassé son fils mort, Christiane, dans une crise de désespoir, s'était tuée. « Que décidez-vous, mon général ? demanda Jim Barnett. – De proclamer la vérité. Si Jean ne l'a pas fait, c'est évidemment pour ne pas accuser la morte, mais c'est aussi pour ne pas m'accuser, moi qui porte la responsabilité de la douloureuse histoire. Cependant, quoique certain que le maître d'école de Chartres ne le trahirait pas, et non plus le gardien de la paix Rimbourg, il a tout de même voulu que cette vérité ne fût pas anéantie, et que le destin pût remettre les choses à leur place. Puisque vous y avez réussi, monsieur Barnett… – J'y ai réussi, mon général, grâce à mon ami Béchoux, ne l'oublions pas. Si Béchoux ne m'avait pas amené l'agent Rimbourg et son bâton blanc, je perdais la partie. Remerciez Béchoux, mon général. – Je vous remercie tous deux. Vous avez sauvé mon fils, et je n'hésite pas à remplir mon devoir. » Béchoux approuva le général Desroques. Impressionné par les événements, mettant de côté tout amour-propre, il renonçait à intercepter les documents que recherchait la police. Sa conscience d'homme l'emportait sur sa conscience professionnelle. Mais, comme le général se retirait dans sa chambre, il s'approcha de Barnett, lui frappa sur l'épaule et dit brusquement : « Je vous arrête, Jim Barnett. » Et il dit cela d'un ton naïf et convaincu, comme un homme qui sait parfaitement que sa menace est vaine, mais qui la lance quand même par scrupule, et pour ne pas déroger à sa mission, qui était d'arrêter Barnett. « Bien dit, Béchoux, s'écria Barnett en lui tendant la main. Bien dit. Me voici arrêté, jugulé et vaincu. On ne peut rien te reprocher. Maintenant, si tu y consens, je m'évade, ce qui donne toute satisfaction à ton amitié pour moi. » Béchoux formula malgré lui, avec cette sorte de candeur qui le rendait sympathique : « Tu les dépasses tous, Barnett… Tu as une tête de plus qu'eux. Ce que tu as fait aujourd'hui tient vraiment du miracle. Avoir deviné ça ! Avoir deviné, sans aucun indice, une cachette aussi invraisemblable qu'un bâton de gardien de la paix ! » Barnett joua la comédie : « Bah ! l'appât du gain stimule l'imagination. – Quel gain ? observa Béchoux, inquiet. Ce n'est pas ce que t'offrira le général Desroques. – Et que je refuserais ! puisque l'Agence Barnett est gratuite, ne l'oublions pas. – Alors ?… » Jim Barnett fut impitoyable. « Alors, Béchoux, en parcourant la quatrième lettre du coin de l'œil, j'ai appris que Christiane Véraldy, dès le début, avait averti loyalement son mari. Par conséquent, celui-ci connaissant l'ancienne liaison de sa femme et l'existence d'un enfant a trompé la justice en ne l'éclairant pas, et cela, dans le but de se venger de Jean Desroques et de l'envoyer, si possible, à l'échafaud. Calcul effroyable, conviens-en. Crois-tu donc que le richissime Véraldy ne serait pas heureux de racheter une lettre aussi infamante, et que si un brave homme, désireux d'étouffer un nouveau scandale, allait la lui proposer gentiment, crois-tu que Véraldy n'en donnerait pas un joli prix ? À tout hasard, je l'ai mise dans ma poche. » Béchoux soupira, mais n'eut pas la force de protester. Pourvu que l'innocence triomphât, que le mal fût réparé, et le crime puni d'une façon ou d'une autre, n'était-ce pas l'essentiel ? Et devait-on attacher tant d'importance à ces petits « prélèvements » de la dernière heure qui, somme toute, s'exerçaient toujours aux dépens des coupables ou des fautifs ? « Adieu, Barnett, dit-il. Vois-tu, il est préférable qu'on ne se rencontre plus. Je finirais par perdre toute conscience professionnelle. Adieu. – Adieu donc, Béchoux. Je comprends tes scrupules. Ils t'honorent. » Quelques jours plus tard, Béchoux recevait de Barnett cette missive : « Sois heureux, mon vieux. Bien que tu n'aies pas coffré ce coquin de Barnett, comme tu l'avais promis, ni intercepté la photographie, comme on te l'avait ordonné, j'ai si bien plaidé ta cause, si bien montré ton rôle prépondérant en l'occurrence, que j'ai fini par obtenir ta nomination au grade de brigadier. » Béchoux eut un geste de fureur. Être l'obligé de Barnett, était-ce admissible ? Mais d'autre part, pouvait-il refuser que la société récompensât le mérite d'un de ses meilleurs serviteurs, alors que les mérites de Béchoux ne faisaient aucun doute pour Béchoux ? Il déchira la lettre, mais accepta le grade. Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène cambrioleur Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la ha- 1913 1912 1908 1909 1927 1923 che – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (L'Auto 1939) 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 À propos de cette édition électronique Attention : pays, tel le Canada, mais protégé – téléchargement non autorisé – dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ — Juillet 2005 — – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Maurice Leblanc L'AIGUILLE CREUSE (1909) 1 Le coup de feu Raymonde prêta l'oreille. De nouveau et par deux fois le bruit se fit entendre, assez net pour qu'on pût le détacher de tous les bruits confus qui formaient le grand silence nocturne, mais si faible qu'elle n'aurait su dire s'il était proche ou lointain, s'il se produisait entre les murs du vaste château, ou dehors, parmi les retraites ténébreuses du parc. Doucement elle se leva. Sa fenêtre était entrouverte, elle en écarta les battants. La clarté de la lune reposait sur un calme paysage de pelouses et de bosquets où les ruines éparses de l'ancienne abbaye se découpaient en silhouettes tragiques, colonnes tronquées, ogives incomplètes, ébauches de portiques et lambeaux d'arcs-boutants. Un peu d'air flottait à la surface des choses, glissant à travers les rameaux nus et immobiles des arbres, mais agitant les petites feuilles naissantes des massifs. Et soudain, le même bruit... C'était vers sa gauche et audessous de l'étage qu'elle habitait, par conséquent dans les salons qui occupaient l'aile occidentale du château. Bien que vaillante et forte, la jeune fille sentit l'angoisse de la peur. Elle passa ses vêtements de nuit et prit les allumettes. – Raymonde... Raymonde... Une voix faible comme un souffle l'appelait de la chambre voisine dont la porte n'avait pas été fermée. Elle s'y rendait à tâtons, lorsque Suzanne, sa cousine, sortit de cette chambre et s'effondra dans ses bras. – Raymonde... c'est toi ?... tu as entendu ?... – Oui... tu ne dors donc pas ? – Je suppose que c'est le chien qui m'a réveillée... il y a longtemps... Mais il n'aboie plus. Quelle heure peut-il être ? – Quatre heures environ. – Écoute... On marche dans le salon. – Il n'y a pas de danger, ton père est là, Suzanne. – Mais il y a du danger pour lui. Il couche à côté du petit salon. – M. Daval est là aussi... – À l'autre bout du château... Comment veux-tu qu'il entende ? Elles hésitaient, ne sachant à quoi se résoudre. Appeler ? Crier au secours ? Elles n'osaient, tellement le bruit même de leur voix leur semblait redoutable. Mais Suzanne qui s'était approchée de la fenêtre étouffa un cri. – Regarde... un homme près du bassin. Un homme en effet s'éloignait d'un pas rapide. Il portait sous le bras un objet d'assez grandes dimensions dont elles ne purent discerner la nature, et qui, en ballottant contre sa jambe, contrariait sa marche. Elles le virent qui passait près de l'ancienne chapelle et qui se dirigeait vers une petite porte dont le mur était percé. Cette porte devait être ouverte, car l'homme disparut subitement, et elles n'entendirent point le grincement habituel des gonds. – Il venait du salon, murmura Suzanne. – Non, l'escalier et le vestibule l'auraient conduit bien plus à gauche... À moins que... Une même idée les secoua. Elles se penchèrent. Au-dessous d'elles, une échelle était dressée contre la façade et s'appuyait au premier étage. Une lueur éclairait le balcon de pierre. Et un autre homme qui portait aussi quelque chose enjamba ce balcon, se laissa glisser le long de l'échelle et s'enfuit par le même chemin. Suzanne, épouvantée, sans forces, tomba à genoux, balbutiant : – Appelons !... appelons au secours !... – Qui viendrait ? ton père... Et s'il y a d'autres hommes et qu'on se jette sur lui ? – On pourrait avertir les domestiques... ta sonnette communique avec leur étage. – Oui... oui... peut-être, c'est une idée... Pourvu qu'ils arrivent à temps ! Raymonde chercha près de son lit la sonnerie électrique et la pressa du doigt. Un timbre en haut vibra, et elles eurent l'impression que, d'en bas, on avait dû en percevoir le son distinct. Elles attendirent. Le silence devenait effrayant, et la brise elle-même n'agitait plus les feuilles des arbustes. – J'ai peur... j'ai peur... répétait Suzanne. Et, tout à coup, dans la nuit profonde, au-dessous d'elles, le bruit d'une lutte, un fracas de meubles bousculés, des exclamations, puis, horrible, sinistre, un gémissement rauque, le râle d'un être qu'on égorge... Raymonde bondit vers la porte. Suzanne s'accrocha désespérément à son bras. – Non... ne me laisse pas... j'ai peur. Raymonde la repoussa et s'élança dans le corridor, bientôt suivie de Suzanne qui chancelait d'un mur à l'autre en poussant des cris. Elle parvint à l'escalier, dégringola de marche en marche, se précipita sur la grande porte du salon et s'arrêta net, clouée au seuil, tandis que Suzanne s'affaissait à ses côtés. En face d'elles, à trois pas, il y avait un homme qui tenait à la main une lanterne. D'un geste, il la dirigea vers les deux jeunes filles, les aveuglant de lumière, regarda longuement leurs visages, puis sans se presser, avec les mouvements les plus calmes du monde, il prit sa casquette, ramassa un chiffon de papier et deux brins de paille, effaça des traces sur le tapis, s'approcha du balcon, se retourna vers les jeunes filles, les salua profondément, et disparut. La première, Suzanne courut au petit boudoir qui séparait le grand salon de la chambre de son père. Mais dès l'entrée, un spectacle affreux la terrifia. À la lueur oblique de la lune on apercevait à terre deux corps inanimés, couchés l'un près de l'autre. – Père !... père !... c'est toi ?... qu'est-ce que tu as ? s'écria-telle affolée, penchée sur l'un d'eux. Au bout d'un instant, le comte de Gesvres remua. D'une voix brisée, il dit : – Ne crains rien... je ne suis pas blessé... Et Daval ? est-ce qu'il vit ? le couteau ?... le couteau ?... À ce moment, deux domestiques arrivaient avec des bougies. Raymonde se jeta devant l'autre corps et reconnut Jean Daval, le secrétaire et l'homme de confiance du comte. Sa figure avait déjà la pâleur de la mort. Alors elle se leva, revint au salon, prit, au milieu d'une panoplie accrochée au mur, un fusil qu'elle savait chargé, et passa sur le balcon. Il n'y avait, certes, pas plus de cinquante à soixante secondes que l'individu avait mis le pied sur la première barre de l'échelle. Il ne pouvait donc être bien loin d'ici, d'autant plus qu'il avait eu la précaution de déplacer l'échelle pour qu'on ne pût s'en servir. Elle l'aperçut bientôt, en effet, qui longeait les débris de l'ancien cloître. Elle épaula, visa tranquillement et fit feu. L'homme tomba. – Ça y est ! ça y est ! proféra l'un des domestiques, on le tient celui-là. J'y vais. – Non, Victor, il se relève... descendez l'escalier, et filez sur la petite porte. Il ne peut se sauver que par là. Victor se hâta, mais avant même qu'il ne fût dans le parc, l'homme était retombé. Raymonde appela l'autre domestique. – Albert, vous le voyez là-bas ? près de la grande arcade ?... – Oui, il rampe dans l'herbe... il est fichu... – Surveillez-le d'ici. – Pas moyen qu'il échappe. À droite des ruines, c'est la pelouse découverte... – Et Victor garde la porte à gauche, dit-elle en reprenant son fusil. – N'y allez pas, Mademoiselle ! – Si, si, dit-elle, l'accent résolu, les gestes saccadés, laissezmoi... il me reste une cartouche... S'il bouge... Elle sortit. Un instant après, Albert la vit qui se dirigeait vers les ruines. Il lui cria de la fenêtre : – Il s'est traîné derrière l'arcade. Je ne le vois plus... attention, Mademoiselle... Raymonde fit le tour de l'ancien cloître pour couper toute retraite à l'homme, et bientôt Albert la perdit de vue. Au bout de quelques minutes, ne la revoyant pas, il s'inquiéta, et, tout en surveillant les ruines, au lieu de descendre par l'escalier, il s'efforça d'atteindre l'échelle. Quand il y eut réussi, il descendit rapidement et courut droit à l'arcade près de laquelle l'homme lui était apparu pour la dernière fois. Trente pas plus loin, il trouva Raymonde qui cherchait Victor. – Eh bien ? fit-il. – Impossible de mettre la main dessus, dit Victor. – La petite porte ? – J'en viens... voici la clef. – Pourtant... il faut bien... – Oh ! son affaire est sûre... D'ici dix minutes, il est à nous, le bandit. Le fermier et son fils, réveillés par le coup de fusil, arrivaient de la ferme dont les bâtiments s'élevaient assez loin sur la droite, mais dans l'enceinte des murs ; ils n'avaient rencontré personne. – Parbleu, non, fit Albert, le gredin n'a pas pu quitter les ruines... On le dénichera au fond de quelque trou. Ils organisèrent une battue méthodique, fouillant chaque buisson, écartant les lourdes traînes de lierre enroulées autour du fût des colonnes. On s'assura que la chapelle était bien fermée et qu'aucun des vitraux n'était brisé. On contourna le cloître, on visita tous les coins et recoins. Les recherches furent vaines. Une seule découverte à l'endroit même où l'homme s'était abattu, blessé par Raymonde, on ramassa une casquette de chauffeur, en cuir fauve. Sauf cela, rien. À six heures du matin, la gendarmerie d'Ouville-la-Rivière était prévenue et se rendait sur, les lieux, après avoir envoyé par exprès au parquet de Dieppe une petite note relatant les circonstances du crime, la capture imminente du principal coupable, « la découverte de son couvre-chef et du poignard avec lequel il avait perpétré son forfait ». À dix heures, deux autos descendaient la pente légère qui aboutit au château. L'une, vénérable calèche, contenait le substitut du procureur et le juge d'instruction accompagné de son greffier. Dans l'autre, modeste cabriolet, avaient pris place deux jeunes reporters, représentant le Journal de Rouen et une grande feuille parisienne. Le vieux château apparut. Jadis demeure abbatiale des prieurs d'Ambrumésy, mutilé par la Révolution, restauré par le comte de Gesvres auquel il appartient depuis vingt ans, il comprend un corps de logis que surmonte un pinacle où veille une horloge, et deux ailes dont chacune est enveloppée d'un perron à balustrade de pierre. Par-dessus les murs du parc et au-delà du plateau que soutiennent les hautes falaises normandes, on aperçoit, entre les villages de Sainte-Marguerite et de Varangeville, la ligne bleue de la mer. Là vivait le comte de Gesvres avec sa fille Suzanne, jolie et frêle créature aux cheveux blonds, et sa nièce Raymonde de Saint-Véran, qu'il avait recueillie deux ans auparavant lorsque la mort simultanée de son père et de sa mère laissa Raymonde orpheline. L'existence était calme et régulière au château. Quelques voisins y venaient de temps à autre. L'été, le comte menait les deux jeunes filles presque chaque jour à Dieppe. Lui, c'était un homme de taille élevée, de belle figure grave, aux cheveux grisonnants. Très riche, il gérait lui-même sa fortune et surveillait ses propriétés avec l'aide de son secrétaire Jean Daval. Dès l'entrée, le juge d'instruction recueillit les premières constatations du brigadier de gendarmerie Quevillon. La capture du coupable, toujours imminente d'ailleurs, n'était pas encore effectuée, mais on tenait toutes les issues du parc. Une évasion était impossible. La petite troupe traversa ensuite la salle capitulaire et le réfectoire situés au rez-de-chaussée, et gagna le premier étage. Aussitôt, l'ordre parfait du salon fut remarqué. Pas un meuble, pas un bibelot qui ne parussent occuper leur place habituelle, et pas un vide parmi ces meubles et ces bibelots. À droite et à gauche étaient suspendues de magnifiques tapisseries flamandes à personnages. Au fond, sur les panneaux, quatre belles toiles, dans leurs cadres du temps, représentaient des scènes mythologiques. C'étaient les célèbres tableaux de Rubens légués au comte de Gesvres, ainsi que les tapisseries de Flandre, par son oncle maternel, le marquis de Bodadilla, grand d'Éspagne. M. Filleul, le juge d'instruction, observa : – Si le vol fut le mobile du crime, ce salon en tout cas n'en a pas été l'objet. – Qui sait ? fit le substitut, qui parlait peu, mais toujours dans un sens contraire aux opinions du juge. – Voyons, cher Monsieur, le premier soin d'un voleur eût été de déménager ces tapisseries et ces tableaux dont la renommée est universelle. – Peut-être n'en a-t-on pas eu le loisir. – C'est ce que nous allons savoir. À ce moment, le comte de Gesvres entra, suivi du médecin. Le comte, qui ne semblait pas se ressentir de l'agression dont il avait été victime, souhaita la bienvenue aux deux magistrats. Puis il ouvrit la porte du boudoir. La pièce, où personne n'avait pénétré depuis le crime, sauf le docteur, offrait, à l'encontre du salon, le plus grand désordre. Deux chaises étaient renversées, une des tables démolie, et plusieurs autres objets, une pendule de voyage, un classeur, une boîte de papier à lettres, gisaient à terre. Et il y avait du sang à certaines des feuilles blanches éparpillées. Le médecin écarta le drap qui cachait le cadavre. Jean Daval, habillé de ses vêtements ordinaires de velours et chaussé de bottines ferrées, était étendu sur le dos, un de ses bras replié sous lui. On avait ouvert sa chemise, et l'on apercevait une large blessure qui trouait sa poitrine. – La mort a dû être instantanée, déclara le docteur... un coup de couteau a suffi. – C'est sans doute, dit le juge, le couteau que j'ai vu sur la cheminée du salon, près d'une casquette de cuir ? – Oui, certifia le comte de Gesvres, le couteau fut ramassé ici même. Il provient de la panoplie du salon d'où ma nièce, Mlle de Saint-Véran, arracha le fusil. Quant à la casquette de chauffeur, c'est évidemment celle du meurtrier. M. Filleul étudia encore certains détails de la pièce, adressa quelques questions au docteur, puis pria M. de Gesvres de lui faire le récit de ce qu'il avait vu et de ce qu'il savait. Voici en quels termes le comte s'exprima : – C'est Jean Daval qui m'a réveillé. Je dormais mal d'ailleurs, avec des éclairs de lucidité où j'avais l'impression d'entendre des pas, quand tout à coup, en ouvrant les yeux, je l'aperçus au pied de mon lit, sa bougie à la main, et tout habillé comme il l'est actuellement, car il travaillait souvent très tard dans la nuit. Il semblait fort agité, et il me dit à voix basse : « Il y a des gens dans le salon. » En effet, je perçus du bruit. Je me levai et j'entrebâillai doucement la porte de ce boudoir. Au même instant, cette autre porte qui donne sur le grand salon était poussée, et un homme apparaissait qui bondit sur moi et m'étourdit d'un coup de poing à la tempe. Je vous raconte cela sans aucun détail, Monsieur le juge d'instruction, pour cette raison que je ne me souviens que des faits principaux et que ces faits se sont passés avec une extraordinaire rapidité. – Et après ? – Après, je ne sais plus... Quand je suis revenu à moi, Daval était étendu, mortellement frappé. – À première vue, vous ne soupçonnez personne ? – Personne. – Vous n'avez aucun ennemi ? – Je ne m'en connais pas. – M. Daval n'en avait pas non plus ? – Daval ! un ennemi ? C'était la meilleure créature qui fût. Depuis vingt ans que Jean Daval était mon secrétaire, et, je puis le dire, mon confident, je n'ai jamais vu autour de lui que des sympathies et des amitiés. – Pourtant, il y a eu escalade, il y a eu meurtre, il faut bien un motif à tout cela. – Le motif ? mais c'est le vol, purement et simplement. – On vous a donc volé quelque chose ? – Rien. – Alors ? – Alors, si l'on n'a rien volé et s'il ne manque rien, on a du moins emporté quelque chose. – Quoi ? – Je l'ignore. Mais ma fille et ma nièce vous diront, en toute certitude, qu'elles ont vu successivement deux hommes traverser le parc, et que ces deux hommes portaient d'assez volumineux fardeaux. – Ces demoiselles... – Ces demoiselles ont rêvé ? je serais tenté de le croire, car, depuis ce matin, je m'épuise en recherches et en suppositions. Mais il est aisé de les interroger. On fit venir les deux cousines dans le grand salon. Suzanne, toute pâle et tremblante encore, pouvait à peine parler. Raymonde, plus énergique et plus virile, plus belle aussi avec l'éclat doré de ses yeux bruns, raconta les événements de la nuit et la part qu'elle y avait prise. – De sorte, Mademoiselle, que votre déposition est catégorique ? – Absolument. Les deux hommes qui traversaient le parc emportaient des objets. – Et le troisième ? – Il est parti d'ici les mains vides. – Sauriez-vous nous donner son signalement ? – Il n'a cessé de nous éblouir avec sa lanterne. Tout au plus dirai-je qu'il est grand et lourd d'aspect... – Est-ce ainsi qu'il vous est apparu, Mademoiselle ? demanda le juge à Suzanne de Gesvres. – Oui... ou plutôt non... fit Suzanne en réfléchissant... moi, je l'ai vu de taille moyenne et mince. M. Filleul sourit, habitué aux divergences d'opinion et de vision chez les témoins d'un même fait. – Nous voici donc en présence d'une part d'un individu, celui du salon qui est à la fois grand et petit, gros et mince et, de l'autre, de deux individus, ceux du parc, que l'on accuse d'avoir enlevé de ce salon des objets... qui s'y trouvent encore. M. Filleul était un juge de l'école ironiste, comme il le disait lui-même. C'était aussi un juge qui ne détestait point la galerie ni les occasions de montrer au public son savoir-faire, ainsi que l'attestait le nombre croissant des personnes qui se pressaient dans le salon. Aux journalistes s'étaient joints le fermier et son fils, le jardinier et sa femme, puis le personnel du château, puis les deux chauffeurs qui avaient amené les voitures de Dieppe. Il reprit : – Il s'agirait aussi de se mettre d'accord sur la façon dont a disparu ce troisième personnage. Vous avez tiré avec ce fusil, Mademoiselle, et de cette fenêtre ? – Oui, l'homme atteignait la pierre tombale presque enfouie sous les ronces, à gauche du cloître. – Mais il s'est relevé ? – À moitié seulement. Victor est aussitôt descendu pour garder la petite porte, et je l'ai suivi, laissant ici en observation notre domestique Albert. Albert à son tour fit sa déposition, et le juge conclut : – Par conséquent, d'après vous, le blessé n'a pu s'enfuir par la gauche, puisque votre camarade surveillait la porte, ni par la droite, puisque vous l'auriez vu traverser la pelouse. Donc, logiquement, il est, à l'heure actuelle, dans l'espace relativement restreint que nous avons sous les yeux. – C'est ma conviction. – Est-ce la vôtre, Mademoiselle ? – Oui. – Et la mienne aussi, fit Victor. Le substitut du procureur s'écria, d'un ton narquois : – Le champ des investigations est étroit, il n'y a qu'à continuer les recherches commencées depuis quatre heures. – Peut-être serons-nous plus heureux. M. Filleul prit sur la cheminée la casquette en cuir, l'examina, et, appelant le brigadier de gendarmerie, lui dit à part : – Brigadier, envoyez immédiatement un de vos hommes à Dieppe, chez le chapelier Maigret, et que M. Maigret nous dise, si possible, à qui fut vendue cette casquette. « Le champ des investigations », selon le mot du substitut, se limitait à l'espace compris entre le château, la pelouse de droite, et l'angle formé par le mur de gauche et par le mur opposé au château ; c'est-à-dire un quadrilatère d'environ cent mètres de côté, où surgissaient çà et là les ruines d'Ambrumésy, le monastère si célèbre au moyen âge. Tout de suite, dans l'herbe foulée, on nota le passage du fugitif. À deux endroits, des traces de sang noirci, presque desséché, furent observées. Après le tournant de l'arcade, qui marquait l'extrémité du cloître, il n'y avait plus rien, la nature du sol, tapissé d'aiguilles de pin, ne se prêtant plus à l'empreinte d'un corps. Mais alors, comment le blessé aurait-il pu échapper aux regards de la jeune fille, de Victor et d'Albert ? Quelques fourrés, que les domestiques et les gendarmes avaient battus, quelques pierres tombales sous lesquelles on avait exploré, et c'était tout. Le juge d'instruction se fit ouvrir par le jardinier, qui en avait la clef, la Chapelle-Dieu, véritable bijou de sculpture que le temps et les révolutions avaient respecté, et qui fut toujours considérée, avec les fines ciselures de son porche et le menu peuple de ses statuettes, comme une des merveilles du style gothique normand. La chapelle, très simple à l'intérieur, sans autre ornement que son autel de marbre, n'offrait aucun refuge. D'ailleurs, il eût fallu s'y introduire. Par quel moyen ? L'inspection aboutissait à la petite porte qui servait d'entrée aux visiteurs des ruines. Elle donnait sur un chemin creux resserré entre l'enceinte et un bois-taillis où se voyaient des carrières abandonnées. M. Filleul se pencha : la poussière du chemin présentait des marques de pneumatiques, à bandages antidérapants. De fait, Raymonde et Victor avaient cru entendre, après le coup de fusil, le halètement d'une auto. Le juge d'instruction insinua : – Le blessé aura rejoint ses complices. – Impossible ! s'écria Victor. J'étais Mademoiselle et Albert l'apercevaient encore. là, alors que – Enfin, quoi, il faut pourtant bien qu'il soit quelque part ! Dehors ou dedans, nous n'avons pas le choix ! – Il est ici, dirent les domestiques avec obstination. Le juge haussa les épaules et s'en retourna vers le château, assez morose. Décidément l'affaire s'annonçait mal. Un vol où rien n'était volé, un prisonnier invisible, il n'y avait pas de quoi se réjouir. Il était tard. M. de Gesvres pria les magistrats à déjeuner ainsi que les deux journalistes. On mangea silencieusement, puis M. Filleul retourna dans le salon où il interrogea les domestiques. Mais le trot d'un cheval résonna du côté de la cour, et, un instant après, le gendarme que l'on avait envoyé à Dieppe, entra : – Eh bien ! vous avez vu le chapelier ? s'écria le juge, impatient d'obtenir enfin un renseignement. – La casquette a été vendue à un chauffeur. – Un chauffeur ! – Oui, un chauffeur qui s'est arrêté avec sa voiture devant le magasin et qui a demandé si on pouvait lui fournir, pour l'un de ses clients, une casquette de chauffeur en cuir jaune. Il restait celle-là. Il a payé sans même s'occuper de la pointure, et il est parti. Il était très pressé. – Quelle sorte de voiture ? – Un coupé à quatre places. – Et quel jour était-ce ? – Quel jour ? Mais ce matin. – Ce matin ? Qu'est-ce que vous me chantez là ? – La casquette a été achetée ce matin. – Mais c'est impossible, puisqu'elle a été trouvée cette nuit dans le parc. Pour cela il fallait qu'elle y fût, et par conséquent qu'elle eût été achetée auparavant. – Ce matin. Le chapelier me l'a dit. Il y eut un moment d'effarement. Le juge d'instruction, stupéfait, tâchait de comprendre. Soudain, il sursauta, frappé d'un coup de lumière. – Qu'on amène le chauffeur qui nous a conduits ce matin ! Le brigadier de gendarmerie et son subordonné coururent en hâte vers les écuries. Au bout de quelques minutes, le brigadier revenait seul. – Le chauffeur ? – Il s'est fait servir à la cuisine, il a déjeuné, et puis... – Et puis ? – Il a filé. – Avec sa voiture ? – Non. Sous prétexte d'aller voir un de ses parents à Ouville, il a emprunté la bicyclette du palefrenier. Voici son chapeau et son paletot. – Mais il n'est pas parti tête nue ? – Il a tiré de sa poche une casquette et il l'a mise. – Une casquette ? – Oui, en cuir jaune, paraît-il. – En cuir jaune ? Mais non, puisque la voilà. – En effet, Monsieur le juge d'instruction, mais la sienne est pareille. Le substitut eut un léger ricanement. – Très drôle ! très amusant ! il y a deux casquettes... L'une, qui était la véritable, et qui constituait notre seule pièce à conviction, est partie sur la tête du pseudo-chauffeur ! L'autre, la fausse, vous l'avez entre les mains. Ah ! le brave homme nous a proprement roulés. – Qu'on le rattrape ! Qu'on le ramène cria M. Filleul. Brigadier Quevillon, deux de vos hommes à cheval, et au galop ! – Il est loin, dit le substitut. – Si loin qu'il soit, il faudra bien qu'on mette la main sur lui. – Je l'espère, mais je crois, Monsieur le juge d'instruction, que nos efforts doivent surtout se concentrer ici. Veuillez lire ce papier que je viens de trouver dans les poches du manteau ! – Quel manteau ? – Celui du chauffeur. Et le substitut du procureur tendit à M. Filleul un papier plié en quatre où se lisaient ces quelques mots tracés au crayon, d'une écriture un peu vulgaire : « Malheur à la demoiselle si elle a tué le patron. » L'incident causa une certaine émotion. – À bon entendeur, salut, nous sommes avertis, murmura le substitut. – Monsieur le comte, reprit le juge d'instruction, je vous supplie de ne pas vous inquiéter. Vous non plus, Mesdemoiselles. Cette menace n'a aucune importance, puisque la justice est sur les lieux. Toutes les précautions seront prises. Je réponds de votre sécurité. Quant à vous, Messieurs, ajouta-til en se tournant vers les deux reporters, je compte sur votre discrétion. C'est grâce à ma complaisance que vous avez assisté à cette enquête, et ce serait mal me récompenser... Il s'interrompit, comme si une idée le frappait, regarda les deux jeunes gens tour à tour, et s'approcha de l'un d'eux : – À quel journal êtes-vous attaché ? – Au Journal de Rouen. – Vous avez une carte d'identité ? – La voici. Le document était en règle. Il n'y avait rien à dire. M. Filleul interpella l'autre reporter. – Et vous, Monsieur ? – Moi ? – Oui, vous, je vous demande à quelle rédaction vous appartenez. – Mon Dieu, Monsieur le juge d'instruction, j'écris dans plusieurs journaux... – Votre carte d'identité ? – Je n'en ai pas. – Ah ! et comment se fait-il ?... – Pour qu'un journal vous délivre une carte, il faut y écrire de façon suivie. – Eh bien ? – Eh bien ! je ne suis que collaborateur occasionnel. J'envoie de droite et de gauche des articles qui sont publiés... ou refusés, selon les circonstances. – En ce cas, votre nom ? vos papiers ? – Mon nom ne vous apprendrait rien. Quant à mes papiers, je n'en ai pas. – Vous n'avez pas un papier quelconque faisant foi de votre profession ! – Je n'ai pas de profession. – Mais enfin, Monsieur, s'écria le juge avec une certaine brusquerie, vous ne prétendez cependant pas garder l'incognito après vous être introduit ici par ruse, et avoir surpris les secrets de la justice. – Je vous prierai de remarquer, Monsieur le juge d'instruction, que vous ne m'avez rien demandé quand je suis venu, et que, par conséquent, je n'avais rien à dire. En outre, il ne m'a pas semblé que l'enquête fût secrète, puisque tout le monde y assistait... même un des coupables. Il parlait doucement, d'un ton de politesse infinie. C'était un tout jeune homme, très grand et très mince, vêtu d'un pantalon trop court et d'une jaquette trop étroite. Il avait une figure rose de jeune fille, un front large planté de cheveux en brosse et une barbe blonde mal taillée. Ses yeux brillaient d'intelligence. Il ne semblait nullement embarrassé et souriait d'un sourire sympathique où il n'y avait pas trace d'ironie. M. Filleul l'observait avec une méfiance agressive. Les deux gendarmes s'avancèrent. Le jeune homme s'écria gaiement : – Monsieur le juge d'instruction, il est clair que vous me soupçonnez d'être un des complices. Mais, s'il en était ainsi, ne me serais-je point esquivé au bon moment, selon l'exemple de mon camarade ? – Vous pouviez espérer... – Tout espoir eût été absurde. Réfléchissez, Monsieur le juge d'instruction, et vous conviendrez qu'en bonne logique... M. Filleul le regarda droit dans les yeux, et sèchement : – Assez de plaisanteries ! Votre nom ? – Isidore Beautrelet. – Votre profession ? – Élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly. M. Filleul le regarda dans les yeux, et sèchement : – Que me chantez-vous là ? Élève de rhétorique... – Au lycée Janson, rue de la Pompe, numéro... – Ah ça, mais, s'exclama M. Filleul, vous vous moquez de moi ! Il ne faudrait pas que ce petit jeu se prolongeât ! – Je vous avoue, Monsieur le juge d'instruction, que votre surprise m'étonne. Qu'est-ce qui s'oppose à ce que je sois élève au lycée Janson ? Ma barbe peut-être ? Rassurez-vous, ma barbe est fausse. Isidore Beautrelet arracha les quelques boucles qui ornaient son menton, et son visage imberbe parut plus juvénile encore et plus rose, un vrai visage de lycéen. Et, tandis qu'un rire d'enfant découvrait ses dents blanches : – Êtes-vous convaincu, maintenant ? Et vous faut-il encore des preuves ? Tenez, lisez, sur ces lettres de mon père, l'adresse : « M. Isidore Beautrelet, interne au lycée Janson-deSailly. » Convaincu ou non, M. Filleul n'avait point l'air de trouver l'histoire à son goût. Il demanda d'un ton bourru : – Que faites-vous ici ? – Mais... je m'instruis. – Il y a des lycées pour cela... le vôtre. – Vous oubliez, Monsieur le juge d'instruction, qu'aujourd'hui, 23 avril, nous sommes en pleines vacances de Pâques. – Eh bien ? – Eh bien, j'ai toute liberté d'employer ces vacances à ma guise. – Votre père ?... Mon père habite loin, au fond de la Savoie, et c'est lui-même qui m'a conseillé un petit voyage sur les côtes de la Manche. – Avec une fausse barbe ? – Oh ! ça non. L'idée est de moi. Au lycée, nous parlons beaucoup d'aventures mystérieuses, nous lisons des romans policiers où l'on se déguise. Nous imaginons des tas de choses compliquées et terribles. Alors j'ai voulu m'amuser et j'ai mis une fausse barbe. En outre, j'avais l'avantage qu'on me prenait au sérieux et je me faisais passer pour un reporter parisien. C'est ainsi qu'hier soir, après plus d'une semaine insignifiante, j'ai eu le plaisir de connaître mon confrère de Rouen, et que, ce matin, ayant appris l'affaire d'Ambrumésy, il m'a proposé fort aimablement de l'accompagner et de louer une voiture de compte à demi. Isidore Beautrelet disait tout cela avec une simplicité franche, un peu naïve, et dont il n'était point possible de ne pas sentir le charme. M. Filleul lui-même, tout en se tenant sur une réserve défiante, se plaisait à l'écouter. Il lui demanda d'un ton moins bourru : – Et vous êtes content de votre expédition ? – Ravi ! Je n'avais jamais assisté à une affaire de ce genre, et celle-ci ne manque pas d'intérêt. – Ni de ces complications mystérieuses que vous prisez si fort. – Et qui sont si passionnantes, Monsieur le juge d'instruction ! Je ne connais pas d'émotion plus grande que de voir tous les faits qui sortent de l'ombre, qui se groupent les uns contre les autres, et qui forment peu à peu la vérité probable. – La vérité probable, comme vous y allez, jeune homme ! Est-ce à dire que vous avez, déjà prête, votre petite solution de l'énigme ? – Oh ! non, repartit Beautrelet en riant... Seulement... il me semble qu'il y a certains points où il n'est pas impossible de se faire une opinion, et d'autres, même, tellement précis, qu'il suffit... de conclure. – Eh ! mais, cela devient très curieux et je vais enfin savoir quelque chose. Car, je vous le confesse à ma grande honte, je ne sais rien. – C'est que vous n'avez pas eu le temps de réfléchir, Monsieur le juge d'instruction. L'essentiel est de réfléchir. Il est si rare que les faits ne portent pas en eux-mêmes leur explication. N'est-ce pas votre avis ? En tout cas je n'en ai pas constaté d'autres que ceux qui sont consignés au procès-verbal. – À merveille ! De sorte que si je vous demandais quels furent les objets volés dans ce salon ? – Je vous répondrais que je les connais. – Bravo ! Monsieur en sait plus long là-dessus que le propriétaire lui-même ! M. de Gesvres a son compte : M. Beautrelet n'a pas le sien. Il lui manque une bibliothèque et une statue grandeur nature que personne n'avait jamais remarquées. Et si je vous demandais le nom du meurtrier ? – Je vous répondrais également que je le connais. Il y eut un sursaut chez tous les assistants. Le substitut et le journaliste se rapprochèrent. M. de Gesvres et les deux jeunes filles écoutaient attentivement, impressionnés par l'assurance tranquille de Beautrelet. – Vous connaissez le nom du meurtrier ? – Oui. – Et l'endroit où il se trouve, peut-être ? – Oui. M. Filleul se frotta les mains : – Quelle chance ! Cette capture sera l'honneur de ma carrière. Et vous pouvez, dès maintenant, me faire ces révélations foudroyantes ? – Dès maintenant, oui... Ou bien, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, dans une heure ou deux, lorsque j'aurai assisté jusqu'au bout à l'enquête que vous poursuivez. – Mais non, tout de suite, jeune homme... À ce moment, Raymonde de Saint-Véran, qui, depuis le début de cette scène, n'avait pas quitté du regard Isidore Beautrelet, s'avança vers M. Filleul. – Monsieur le juge d'instruction... – Que désirez-vous, Mademoiselle ? Deux ou trois secondes, elle hésita, les yeux fixés sur Beautrelet, puis, s'adressant à M. Filleul : – Je vous prierai de demander à Monsieur la raison pour laquelle il se promenait hier dans le chemin creux qui aboutit à la petite porte. Ce fut un coup de théâtre. Isidore Beautrelet parut interloqué. – Moi, Mademoiselle ! moi ! vous m'avez vu hier ? Raymonde resta pensive, les yeux toujours attachés à Beautrelet, comme si elle cherchait à bien établir en elle sa conviction, et elle prononça d'un ton posé : – J'ai rencontré dans le chemin creux, à quatre heures de l'après-midi, alors que je traversais le bois, un jeune homme de la taille de monsieur, habillé comme lui, et qui portait la barbe taillée comme la sienne... et j'eus l'impression qu'il cherchait à se dissimuler. – Et c'était moi ? – Il me serait impossible de l'affirmer d'une façon absolue, car mon souvenir est un peu vague. Cependant... cependant il me semble bien... sinon la ressemblance serait étrange... M. Filleul était perplexe. Déjà dupé par l'un des complices, allait-il se laisser jouer par ce soi-disant collégien ? – Qu'avez-vous à répondre, Monsieur ? – Que Mademoiselle se trompe et qu'il m'est facile de le démontrer. Hier, à cette heure, j'étais à Veules. – Il faudra le prouver, il le faudra. En tout cas la situation n'est plus la même. Brigadier, l'un de vos hommes tiendra compagnie à monsieur. Le visage d'Isidore Beautrelet marqua une vive contrariété. – Ce sera long ? – Le temps de réunir les informations nécessaires. – Monsieur le juge d'instruction, je vous supplie de les réunir avec le plus de célérité et de discrétion possible... – Pourquoi ? – Mon père est vieux. Nous nous aimons beaucoup... et je ne voudrais pas qu'il eût de peine par moi. Le ton larmoyant de la voix déplut à M. Filleul. Cela sentait la scène de mélodrame. Néanmoins, il promit : – Ce soir... demain au plus tard, je saurai à quoi m'en tenir. L'après-midi s'avançait. Le juge retourna dans les ruines du vieux cloître, en ayant soin d'en interdire l'entrée à tous les curieux, et patiemment, avec méthode, divisant le terrain en parcelles successivement étudiées, il dirigea lui-même les investigations. Mais, à la fin du jour, il n'était guère plus avancé, et il déclara devant une armée de reporters qui avaient envahi le château : – Messieurs, tout nous laisse supposer que le blessé est là, à portée de notre main, tout, sauf la réalité des faits. Donc, à notre humble avis, il a dû s'échapper, et c'est dehors que nous le trouverons. Par précaution cependant, il organisa, d'accord avec le brigadier, la surveillance du parc, et, après, un nouvel examen des deux salons et une visite complète du château, après s'être entouré de tous les renseignements nécessaires, il reprit la route de Dieppe en compagnie du substitut. La nuit vint. Le boudoir devant rester clos, on avait transporté le cadavre de Jean Daval dans une autre pièce. Deux femmes du pays le veillaient, secondées par Suzanne et Raymonde. En bas, sous l'œil attentif du garde champêtre, que l'on avait attaché à sa personne, le jeune Isidore Beautrelet sommeillait sur le banc de l'ancien oratoire. Dehors, les gendarmes, le fermier et une douzaine de paysans s'étaient postés parmi les ruines et le long des murs. Jusqu'à onze heures, tout fut tranquille, mais à onze heures dix, un coup de feu retentit de l'autre côté du château. – Attention, hurla le brigadier. Que deux hommes restent ici !... Fossier et Lecanu... Les autres au pas de course. Tous, ils s'élancèrent et doublèrent le château par la gauche. Dans l'ombre, une silhouette s'esquiva. Puis, tout de suite, un second coup de feu les attira plus loin, presque aux limites de la ferme. Et soudain, comme ils arrivaient en troupe à la haie qui borde le verger, une flamme jaillit à droite de la maison réservée au fermier, et d'autres flammes aussitôt s'élevèrent en colonne épaisse. C'était une grange qui brûlait, bourrée de paille jusqu'à son faîte. – Les coquins ! cria le brigadier Quevillon, c'est eux qui ont mis le feu. Sautons dessus, mes enfants. Ils ne peuvent pas être loin. Mais la brise courbant les flammes vers le corps de logis, avant tout il fallut parer au danger. Ils s'y employèrent tous avec d'autant plus d'ardeur que M. de Gesvres, accouru sur le lieu du sinistre, les encouragea par la promesse d'une récompense. Quand on se fut rendu maître de l'incendie, il était deux heures du matin. Toute poursuite eût été vaine. – Nous verrons cela au grand jour, dit le brigadier... pour sûr ils ont laissé des traces... on les retrouvera. – Et je ne serai pas fâché, ajouta M. de Gesvres, de savoir la raison de cette attaque. Mettre le feu à des bottes de paille me paraît bien inutile. – Venez avec moi, Monsieur le comte... la raison, je vais peut-être vous la dire. Ensemble ils arrivaient aux ruines du cloître. Le brigadier appela : – Lecanu ?... Fossier ?... D'autres gendarmes cherchaient déjà leurs camarades laissés en faction. On finit par les découvrir à l'entrée de la petite porte. Ils étaient étendus à terre, ficelés, bâillonnés, un bandeau sur les yeux. – Monsieur le comte, murmura le brigadier tandis qu'on les délivrait, nous avons été joués comme des enfants. – En quoi ? – Les coups de feu... l'attaque... l'incendie... tout cela des blagues pour nous attirer là-bas... Une diversion... Pendant ce temps, on ligotait nos deux hommes et l'affaire était faite. – Quelle affaire ? – L'enlèvement du blessé, parbleu ! – Allons donc, vous croyez ? – Si je crois C'est la vérité certaine. Voilà bien dix minutes que l'idée m'en est venue. Mais je ne suis qu'un imbécile de ne pas y avoir pensé plus tôt. On les aurait tous pincés. Quevillon frappa du pied dans un subit accès de rage. – Mais où, sacrédié ? Par où sont-ils passés ? Par où l'ont-ils enlevé ? Et lui, le gredin, où se cachait-il ? Car enfin, quoi ! on a battu le terrain toute la journée, et un individu ne se cache pas dans une touffe d'herbe, surtout quand il est blessé. C'est de la magie, ces histoires-là !... Le brigadier Quevillon n'était pas au bout de ses étonnements. À l'aube, quand on pénétra dans l'oratoire qui servait de cellule au jeune Beautrelet, on constata que le jeune Beautrelet avait disparu. Sur une chaise, courbé, dormait le garde champêtre. À côté de lui, il y avait une carafe et deux verres. Au fond de l'un de ces verres, on apercevait un peu de poudre blanche. Après examen, il fut prouvé, d'abord que Beautrelet avait administré un narcotique au garde champêtre, qu'il n'avait pu s'échapper que par une fenêtre, située à deux mètres cinquante de hauteur – et enfin, détail charmant, qu'il n'avait pu atteindre cette fenêtre qu'en utilisant comme marchepied le dos de son gardien. 2 Isidore Beautrelet, élève de rhétorique Extrait du Grand Journal : NOUVELLES DE LA NUIT Enlèvement du docteur Delattre. Un coup d'une audace folle. « Au moment de mettre sous presse, on nous apporte une nouvelle dont nous n'osons pas garantir l'authenticité, tellement elle nous paraît invraisemblable. Nous la donnons donc sous toutes réserves. « Hier soir, le docteur Delattre, le célèbre chirurgien, assistait avec sa femme et sa fille à la représentation d'Hernani, à la Comédie-Française. Au début du troisième acte, c'est-à-dire vers dix heures, la porte de sa loge s'ouvrit ; un monsieur, que deux autres accompagnaient, se pencha vers le docteur, et lui dit assez haut pour que Mme Delattre entendît : « – Docteur, j'ai une mission des plus pénibles à remplir, et je vous serais très reconnaissant de me faciliter ma tâche. « – Qui êtes-vous, Monsieur ? « – M. Thézard, commissaire de police, et j'ai ordre de vous conduire auprès de M. Dudouis, à la Préfecture. « – Mais, enfin... « – Pas un mot, Docteur, je vous en supplie, pas un geste... Il y a là une erreur lamentable, et c'est pourquoi nous devons agir en silence et n'attirer l'attention de personne. Avant la fin de la représentation vous serez de retour, je n'en doute pas. « Le docteur se leva et suivit le commissaire. À la fin de la représentation, il n'était pas revenu. « Très inquiète, Mme Delattre se rendit au commissariat de police. Elle y trouva le véritable M. Thézard, et reconnut, à son grand effroi, que l'individu qui avait emmené son mari n'était qu'un imposteur. « Les premières recherches ont révélé que le docteur était monté dans une automobile et que cette automobile s'était éloignée dans la direction de la Concorde. « Notre seconde édition tiendra nos lecteurs au courant de cette incroyable aventure. » Si incroyable qu'elle fût, l'aventure était véridique. Le dénouement d'ailleurs ne devait pas tarder et Le Grand Journal, en même temps qu'il la confirmait dans son édition de midi, annonçait en quelques mots le coup de théâtre qui la terminait. LA FIN DE L'HISTOIRE et le commencement des suppositions. « Ce matin, à neuf heures, le docteur Delattre a été ramené devant la porte du numéro 78 de la rue Duret, par une automobile qui, aussitôt, s'est éloignée rapidement. Le numéro 78 de la rue Duret n'est autre que la clinique même du docteur Delattre, clinique où chaque matin il arrive à cette même heure. « Quand nous nous sommes présentés, le docteur, qui était en conférence avec le chef de la Sûreté, a bien voulu cependant nous recevoir. « – Tout ce que je puis vous dire, a-t-il répondu, c'est que l'on m'a traité avec les plus grands égards. Mes trois compagnons sont les gens les plus charmants que je connaisse, d'une politesse exquise, spirituels et bons causeurs, ce qui n'était pas à dédaigner, étant donné la longueur du voyage. « – Combien de temps dura-t-il ? « – Environ quatre heures. « – Et le but de ce voyage ? « – J'ai été conduit auprès d'un malade dont l'état nécessitait une intervention chirurgicale immédiate. « – Et cette opération a réussi ? « – Oui, mais les suites sont à craindre. Ici, je répondrais du malade. Là-bas... dans les conditions où il se trouve... « – De mauvaises conditions ? « – Exécrables... Une chambre d'auberge... et l'impossibilité, pour ainsi dire absolue, de recevoir des soins. « – Alors, qui peut le sauver ? « – Un miracle... et puis sa constitution d'une force exceptionnelle. « – Et vous ne pouvez en dire davantage sur cet étrange client ? « – Je ne le puis. D'abord, j'ai juré, et ensuite j'ai reçu la somme de dix mille francs 1, au profit de ma clinique populaire. Si je ne garde pas le silence, cette somme me sera reprise. « – Allons donc ! Vous croyez ? « – Ma foi, oui, je le crois. Tous ces gens-là m'ont l'air extrêmement sérieux. « Telles sont les déclarations que nous a faites le docteur. « Et nous savons d'autre part que le chef de la Sûreté n'est pas encore parvenu à tirer de lui des renseignements plus précis sur l'opération qu'il a pratiquée, sur le malade qu'il a soigné, et sur les régions que l'automobile a parcourues. Il semble donc difficile de connaître la vérité. » Cette vérité que le rédacteur de l'interview s'avouait impuissant à découvrir, les esprits un peu clairvoyants la devinèrent par un simple rapprochement des faits qui s'étaient passés la veille au château d'Ambrumésy, et que tous les journaux rapportaient ce même jour dans leurs moindres détails. Il y avait évidemment là, entre cette disparition d'un 1 Francs de 1909 (Note de l'éditeur). cambrioleur blessé et cet enlèvement d'un chirurgien célèbre, une coïncidence dont il fallait tenir compte. L'enquête, d'ailleurs, démontra la justesse de l'hypothèse. En suivant la piste du pseudo-chauffeur qui s'était enfui sur une bicyclette, on établit qu'il avait gagné la forêt d'Arques, située à une quinzaine de kilomètres ; que, de là, après avoir jeté sa bicyclette dans un fossé, il s'était rendu au village de SaintNicolas, et qu'il avait envoyé une dépêche ainsi conçue : « A.L.N., BUREAU 45, PARIS « Situation désespérée. Opération célébrité par nationale quatorze. » urgente. Expédiez La preuve était irréfutable. Prévenus, les complices de Paris s'empressaient de prendre leurs dispositions. À dix heures du soir ils expédiaient la célébrité par la route nationale numéro 14 qui côtoie la forêt d'Arques et aboutit à Dieppe. Pendant ce temps, à la faveur de l'incendie allumé par elle-même, la bande des cambrioleurs enlevait son chef et le transportait dans une auberge où l'opération avait lieu dès l'arrivée du docteur, vers deux heures du matin. Là-dessus aucun doute. À Pontoise, à Gournay, à Forges, l'inspecteur principal Ganimard, envoyé spécialement de Paris, avec l'inspecteur Folenfant, constata le passage d'une automobile au cours de la nuit précédente... De même sur la route de Dieppe à Ambrumésy ; et si l'on perdait soudain la trace de la voiture à une demi-lieue environ du château, du moins on nota de nombreux vestiges de pas entre la petite porte du parc et les ruines du cloître. En outre, Ganimard fit remarquer que la serrure de la petite porte avait été forcée. Donc tout s'expliquait. Restait à déterminer l'auberge dont le docteur avait parlé. Besogne aisée pour un Ganimard, fureteur, patient, et vieux routier de police. Le nombre des auberges est limité, et celle-ci, étant donné l'état du blessé, ne pouvait être que dans le voisinage d'Ambrumésy, Ganimard et le brigadier se mirent en campagne. À cinq cents mètres, à mille mètres, à cinq mille mètres à la ronde, ils visitèrent et fouillèrent tout ce qui pouvait passer pour une auberge. Mais, contre toute attente, le moribond s'obstina à demeurer invisible. Ganimard s'acharna. Il rentra coucher le soir du samedi au château, avec l'intention de faire son enquête personnelle le dimanche. Or, le dimanche matin, il apprit qu'une ronde de gendarmes avait aperçu cette nuit même une silhouette qui se glissait dans le chemin creux, à l'extérieur des murs. Était-ce un complice qui revenait aux informations ? Devait-on supposer que le chef de la bande n'avait pas quitté le cloître ou les environs du cloître ? Le soir, Ganimard dirigea ouvertement l'escouade de gendarmes du côté de la ferme, et se plaça, lui, ainsi que Folenfant, en dehors des murs, près de la porte. Un peu avant minuit, un individu déboucha du bois, fila entre eux, franchit le seuil de la porte et pénétra dans le parc. Durant trois heures, ils le virent errer à travers les ruines, se baissant, escaladant les vieux piliers, restant parfois de longues minutes immobile. Puis il se rapprocha de la porte, et de nouveau passa entre les deux inspecteurs. Ganimard lui mit la main au collet, tandis que Folenfant le prenait à bras-le-corps. Il ne résista pas, et, le plus docilement du monde, se laissa lier les poignets et conduire au château. Mais quand ils voulurent l'interroger, il répondit simplement qu'il ne leur devait aucun compte et qu'il attendrait la venue du juge d'instruction. Alors ils l'attachèrent solidement au pied d'un lit, dans une des deux chambres contiguës qu'ils occupaient. Le lundi matin, à neuf heures, dès l'arrivée de M. Filleul, Ganimard annonça la capture qu'il avait opérée. On fit descendre le prisonnier. C'était Isidore Beautrelet. – Monsieur Isidore Beautrelet ! s'écria M. Filleul d'un air ravi et en tendant les mains au nouveau venu. Quelle bonne surprise ! Notre excellent détective amateur, ici ! à notre disposition !... Mais c'est une aubaine ! Monsieur l'inspecteur, permettez que je vous présente M. Beautrelet, élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly. Ganimard paraissait quelque peu interloqué. Isidore le salua très bas, comme un confrère que l'on estime à sa valeur, et se tournant vers M. Filleul : – Il paraît, Monsieur le juge d'instruction, que vous avez reçu de bons renseignements sur moi ? – Parfaits ! D'abord vous étiez en effet à Veules-les-Roses au moment où Mlle de Saint-Véran a cru vous voir dans le chemin creux. Nous établirons, je n'en doute pas, l'identité de votre sosie. Ensuite, vous êtes bel et bien Isidore Beautrelet, élève de rhétorique, et même excellent élève, laborieux et de conduite exemplaire. Votre père habitant la province, vous sortez une fois par mois chez son correspondant, M. Bernod, lequel ne tarit pas d'éloges à votre endroit. – De sorte que... – De sorte que vous êtes libre. – Absolument libre ? – Absolument. Ah ! toutefois j'y mets une petite, une toute petite condition. Vous comprenez que je ne puis relâcher un monsieur qui administre des narcotiques, qui s'évade par les fenêtres, et que l'on prend ensuite en flagrant délit de vagabondage dans les propriétés privées, que je ne le puis sans une compensation. – J'attends. – Eh bien ! nous allons reprendre notre entretien interrompu, et vous allez me dire où vous en êtes de vos recherches... En deux jours de liberté vous avez dû les mener très loin ? Et comme Ganimard s'apprêtait à sortir, avec une affectation de dédain pour ce genre d'exercice, le juge s'écria : – Mais pas du tout, Monsieur l'inspecteur, votre place est ici... Je vous assure que M. Isidore Beautrelet vaut la peine qu'on l'écoute. M. Isidore Beautrelet, d'après mes renseignements, s'est taillé au lycée Janson-de-Sailly une réputation d'observateur auprès de qui rien ne peut passer inaperçu, et ses condisciples, m'a-t-on dit, le considèrent comme votre émule, comme le rival d'Herlock Sholmès. – En vérité ! fit Ganimard, ironique. – Parfaitement. L'un d'eux m'a écrit : « Si Beautrelet déclare qu'il sait, il faut le croire, et, ce qu'il dira, ne doutez pas que ce soit l'expression exacte de la vérité. » Monsieur Isidore Beautrelet, voici le moment ou jamais de justifier la confiance de vos camarades. Je vous en conjure, donnez-nous l'expression exacte de la vérité. Isidore écoutait en souriant, et il répondit : – Monsieur le juge d'instruction, vous êtes cruel. Vous vous moquez de pauvres collégiens qui se divertissent comme ils peuvent. Vous avez bien raison, d'ailleurs, je ne vous fournirai pas d'autres motifs de me railler. – C'est que vous ne savez rien, monsieur Isidore Beautrelet. – J'avoue, en effet, très humblement, que je ne sais rien. Car je n'appelle pas « savoir quelque chose » la découverte de deux ou trois points plus précis qui n'ont pu, du reste, j'en suis sûr, vous échapper. – Par exemple ? – Par exemple, l'objet du vol. – Ah ! décidément, l'objet du vol vous est connu ? – Comme à vous, je n'en doute pas. C'est même la première chose que j'ai étudiée, la tâche me paraissant plus facile. – Plus facile vraiment ? – Mon Dieu, oui. Il s'agit tout au plus de faire un raisonnement. – Pas davantage ? – Pas davantage. – Et ce raisonnement ? – Le voici, dépouillé de tout commentaire. D'une part il y a eu vol, puisque ces deux demoiselles sont d'accord et qu'elles ont réellement vu deux hommes qui s'enfuyaient avec des objets. – Il y a eu vol. – D'autre part, rien n'a disparu, puisque M. de Gesvres l'affirme et qu'il est mieux que personne en mesure de le savoir. – Rien n'a disparu. – De ces deux constatations il résulte inévitablement cette conséquence : du moment qu'il y a eu vol et que rien n'a disparu, c'est que l'objet emporté a été remplacé par un objet identique. Il se peut, je m'empresse de le dire, que ce raisonnement ne soit pas ratifié par les faits. Mais je prétends que c'est le premier qui doive s'offrir à nous, et qu'on n'a le droit de l'écarter qu'après un examen sérieux. – En effet... en effet... murmura le juge d'instruction, visiblement intéressé. – Or, continua Isidore, qu'y avait-il dans ce salon qui pût attirer la convoitise des cambrioleurs ? Deux choses. La tapisserie d'abord. Ce ne peut être cela. Une tapisserie ancienne ne s'imite pas, et la supercherie vous eût sauté aux yeux. Restaient les quatre Rubens. – Que dites-vous ? – Je dis que les quatre Rubens accrochés à ce mur sont faux. – Impossible ! – Ils sont faux, a priori, fatalement, et sans appel. – Je vous répète que c'est impossible. – Il y a bientôt un an, Monsieur le juge d'instruction, un jeune homme, qui se faisait appeler Charpenais, est venu au château d'Ambrumésy et a demandé la permission de copier les tableaux de Rubens. Cette permission lui fut accordée par M. de Gesvres. Chaque jour, durant cinq mois, du matin jusqu'au soir, Charpenais travailla dans ce salon. Ce sont les copies qu'il a faites, cadres et toiles, qui ont pris la place des quatre grands tableaux originaux légués à M. de Gesvres par son oncle, le marquis de Bobadilla. – La preuve ? – Je n'ai pas de preuve à donner. Un tableau est faux parce qu'il est faux, et j'estime qu'il n'est pas même besoin d'examiner ceux-là. M. Filleul et Ganimard se regardaient sans dissimuler leur étonnement. L'inspecteur ne songeait plus à se retirer. À la fin, le juge d'instruction murmura : – Il faudrait avoir l'avis de M. de Gesvres. Et Ganimard approuva : – Il faudrait avoir son avis. Et ils donnèrent l'ordre qu'on priât le comte de venir au salon. C'était une véritable victoire que remportait le jeune rhétoricien. Contraindre deux hommes de métier, deux professionnels comme M. Filleul et Ganimard, à faire état de ses hypothèses, il y avait là un hommage dont tout autre se fût enorgueilli. Mais Beautrelet paraissait insensible à ces petites satisfactions d'amour-propre, et toujours souriant, sans la moindre ironie, il attendait. M. de Gesvres entra. – Monsieur le comte, lui dit le juge d'instruction, la suite de notre enquête nous met en face d'une éventualité tout à fait imprévue, et que nous vous soumettons sous toutes réserves. Il se pourrait... je dis : il se pourrait... que les cambrioleurs, en s'introduisant ici, aient eu pour but de dérober vos quatre Rubens ou du moins de les remplacer par quatre copies... copies qu'eût exécutées, il y a un an, un peintre du nom de Charpenais. Voulez-vous examiner ces tableaux et nous dire si vous les reconnaissez pour authentiques ? Le comte parut réprimer un mouvement de contrariété, observa Beautrelet, puis M. Filleul, et répondit sans prendre la peine de s'approcher des tableaux : – J'espérais, Monsieur le juge d'instruction, que la vérité resterait ignorée. Puisqu'il en est autrement, je n'hésite pas à le déclarer : ces quatre tableaux sont faux. – Vous le saviez donc ? – Dès la première heure. – Que ne le disiez-vous ? – Le possesseur d'un objet n'est jamais pressé de dire que cet objet n'est pas... ou n'est plus authentique. – Cependant, c'était le seul moyen de les retrouver. – Il y en avait un meilleur. – Lequel ? – Celui de ne pas ébruiter le secret, de ne pas effaroucher mes voleurs, et de leur proposer le rachat des tableaux dont ils doivent être quelque peu embarrassés. – Comment communiquer avec eux ? Le comte ne répondant pas, ce fut Isidore qui riposta : – Par une note insérée dans les journaux. Cette petite note, publiée par Le Journal et Le Matin, est ainsi conçue : « Suis disposé à racheter les tableaux. » Le comte approuva d'un signe de tête. Une fois encore le jeune homme en remontrait à ses aînés. M. Filleul fut beau joueur. – Décidément, cher Monsieur, je commence à croire que vos camarades n'ont pas tout à fait tort. Sapristi, quel coup d'œil ! quelle intuition ! Si cela continue, M. Ganimard et moi nous n'aurons plus rien à faire. – Oh ! tout cela n'était guère compliqué. – Le reste l'est davantage, voulez-vous dire ? Je me rappelle en effet que, lors de notre première rencontre, vous aviez l'air d'en savoir plus long. Voyons, autant que je m'en souvienne, vous affirmiez que le nom du meurtrier vous était connu ? – En effet. – Qui donc a tué Jean Daval ? Cet homme est-il vivant ? Où se cache-t-il ? – Il y a un malentendu entre nous, Monsieur le juge, ou plutôt un malentendu entre vous et la réalité des faits, et cela depuis le début. Le meurtrier et le fugitif sont deux individus distincts. – Que dites-vous ? s'exclama M. Filleul. L'homme que M. de Gesvres a vu dans le boudoir et contre lequel il a lutté, l'homme que ces demoiselles ont vu dans le salon et sur lequel Mlle de Saint-Véran a tiré, l'homme qui est tombé dans le parc et que nous cherchons, cet homme-là n'est pas celui qui a tué Jean Daval ? – Non. – Avez-vous découvert les traces d'un troisième complice qui aurait disparu avant l'arrivée de ces demoiselles ? – Non. – Alors je ne comprends plus... Qui donc est le meurtrier de Jean Daval ? – Jean Daval a été tué par... Beautrelet s'interrompit, demeura pensif un instant et reprit : – Mais auparavant il faut que je vous montre le chemin que j'ai suivi pour arriver à la certitude, et les raisons mêmes du meurtre... sans quoi mon accusation vous semblerait monstrueuse... Et elle ne l'est pas... non, elle ne l'est pas... Il y a un détail qui n'a pas été remarqué et qui cependant a la plus grande importance, c'est que Jean Daval, au moment où il fut frappé, était vêtu de tous ses vêtements, chaussé de ses bottines de marche, bref, habillé comme on l'est en plein jour. Or, le crime a été commis à quatre heures du matin. – J'ai relevé cette bizarrerie, fit le juge. M. de Gesvres m'a répondu que Daval passait une partie de ses nuits à travailler. – Les domestiques disent au contraire qu'il se couchait régulièrement de très bonne heure. Mais admettons qu'il fût debout : pourquoi a-t-il défait son lit, de manière à faire croire qu'il était couché ? Et s'il était couché, pourquoi, en entendant du bruit, a-t-il pris la peine de s'habiller des pieds à la tête, au lieu de se vêtir sommairement ? J'ai visité sa chambre le premier jour, tandis que vous déjeuniez : ses pantoufles étaient au pied de son lit. Qui l'empêcha de les mettre plutôt que de chausser ses lourdes bottines ferrées ? – Jusqu'ici, je ne vois pas... – Jusqu'ici, en effet, vous ne pouvez voir que des anomalies. Elles m'ont paru cependant beaucoup plus suspectes quand j'appris que le peintre Charpenais, – le copiste des Rubens, – avait été présenté au comte par Jean Daval lui-même ? – Eh bien ? – Eh bien ! de là à conclure que Jean Daval et Charpenais étaient complices, il n'y a qu'un pas. Ce pas, je l'avais franchi lors de notre conversation. – Un peu vite, il me semble. – En effet, il fallait une preuve matérielle. Or, j'avais découvert dans la chambre de Daval, sur une des feuilles du sous-main où il écrivait, cette adresse, qui s'y trouve encore d'ailleurs, décalquée à l'envers par le buvard : Monsieur A.L.N., bureau 45, Paris. Le lendemain, on découvrit que le télégramme envoyé de Saint-Nicolas par le pseudo-chauffeur portait cette même adresse : A.L.N., bureau 45. La preuve matérielle existait, Jean Daval correspondait avec la bande qui avait organisé l'enlèvement des tableaux. M. Filleul ne souleva aucune objection. – Soit. La complicité est établie. Et vous en concluez ? – Ceci d'abord, c'est que ce n'est point le fugitif qui a tué Jean Daval, puisque Jean Daval était son complice. – Alors ? – Monsieur le juge d'instruction, rappelez-vous la première phrase que prononça M. de Gesvres lorsqu'il se réveilla de son évanouissement. La phrase, rapportée par Mlle de Gesvres, est au procès-verbal : « Je ne suis pas blessé. Et Daval ?... est-ce qu'il vit ?... Le couteau ? » Et je vous prie de la rapprocher de cette partie de son récit, également consignée au procès-verbal, où M. de Gesvres raconte l'agression : « L'homme bondit sur moi et m'étendit d'un coup de poing à la nuque. » Comment M. de Gesvres, qui était évanoui, pouvait-il savoir en se réveillant que Daval avait été frappé par un couteau ? Beautrelet n'attendit point de réponse à sa question. On eût dit qu'il se hâtait pour la faire lui-même et couper court à tout commentaire. Il repartit aussitôt : – Donc, c'est Jean Daval qui conduit les trois cambrioleurs jusqu'à ce salon. Tandis qu'il s'y trouve avec celui qu'ils appellent leur chef, un bruit se fait entendre dans le boudoir. Daval ouvre la porte. Reconnaissant M. de Gesvres, il se précipite vers lui, armé du couteau. M. de Gesvres réussit à lui arracher ce couteau, l'en frappe, et tombe lui-même frappé d'un coup de poing par cet individu que les deux jeunes filles devaient apercevoir quelques minutes après. De nouveau, M. Filleul et l'inspecteur se regardèrent. Ganimard hocha la tête d'un air déconcerté. Le juge reprit : – Monsieur le comte, dois-je croire que cette version est exacte ?... M. de Gesvres ne répondit pas. – Voyons, Monsieur permettrait de supposer... le comte, votre silence nous Très nettement, M. de Gesvres prononça : – Cette version est exacte en tous points. Le juge sursauta. – Alors je ne comprends pas que vous ayez induit la justice en erreur. Pourquoi dissimuler un acte que vous aviez le droit de commettre, étant en légitime défense ? – Depuis vingt ans, dit M. de Gesvres, Daval travaillait à mes côtés. J'avais confiance en lui. Il m'a rendu des services inestimables. S'il m'a trahi, à la suite de je ne sais quelles tentations, je ne voulais pas du moins, en souvenir du passé, que sa trahison fût connue. – Vous ne vouliez pas, soit, mais vous deviez... – Je ne suis pas de votre avis, Monsieur le juge d'instruction. Du moment qu'aucun innocent n'était accusé de ce crime, mon droit absolu était de ne pas accuser celui qui fut à la fois le coupable et la victime. Il est mort. J'estime que la mort est un châtiment suffisant. – Mais maintenant, Monsieur le comte, maintenant que la vérité est connue, vous pouvez parler. – Oui. Voici deux brouillons de lettres écrites par lui à ses complices. Je les ai pris dans son portefeuille, quelques minutes après sa mort. – Et le mobile du vol ? – Allez à Dieppe, au 18 de la rue de la Barre. Là demeure une certaine Mme Verdier. C'est pour cette femme qu'il a connue il y a deux ans, pour subvenir à ses besoins d'argent, que Daval a volé. Ainsi tout s'éclairait. Le drame sortait de l'ombre et peu à peu apparaissait sous un véritable jour. – Continuons, dit M. Filleul, après que le comte se fut retiré. – Ma foi, dit Beautrelet gaiement, je suis à peu près au bout de mon rouleau. – Mais le fugitif, le blessé ? – Là-dessus, Monsieur le juge d'instruction, vous en savez autant que moi... Vous avez suivi son passage dans l'herbe du cloître... vous savez... – Oui, je sais... mais, depuis, ils l'ont enlevé, et ce que je voudrais, ce sont des indications sur cette auberge... Isidore Beautrelet éclata de rire. – L'auberge ! L'auberge n'existe pas ! c'est un truc pour dépister la justice, un truc ingénieux puisqu'il a réussi. – Cependant, le docteur Delattre affirme... – Eh ! justement, s'écria Beautrelet, d'un ton de conviction. C'est parce que le docteur Delattre affirme qu'il ne faut pas le croire. Comment ! le docteur Delattre n'a voulu donner sur toute son aventure que les détails les plus vagues ! il n'a voulu rien dire qui pût compromettre la sûreté de son client... Et voilà tout à coup qu'il attire l'attention sur une auberge ! Mais soyez certain que, s'il a prononcé ce mot d'auberge, c'est qu'il lui fut imposé. Soyez certain que toute l'histoire qu'il nous a servie lui fut dictée sous peine de représailles terribles. Le docteur a une femme et une fille. Et il les aime trop pour désobéir à des gens dont il a éprouvé la formidable puissance. Et c'est pourquoi il a fourni à vos efforts la plus précise des indications. – Si précise qu'on ne peut trouver l'auberge. – Si précise que vous ne cessez pas de la chercher, contre toute vraisemblance, et que vos yeux se sont détournés du seul endroit où l'homme puisse être, de cet endroit mystérieux qu'il n'a pas quitté, qu'il n'a pas pu quitter depuis l'instant où, blessé par Mlle de Saint-Véran, il est parvenu à s'y glisser, comme une bête dans sa tanière. – Mais où, sacrebleu ?... – Dans les ruines de la vieille abbaye. – Mais il n'y a plus de ruines ! Quelques pans de mur ! Quelques colonnes ! – C'est là qu'il s'est terré, Monsieur le juge d'instruction, cria Beautrelet avec force, c'est là qu'il faut borner vos recherches ! c'est là, et pas ailleurs, que vous trouverez Arsène Lupin. – Arsène Lupin ! s'exclama M. Filleul en sautant sur ses jambes. Il y eut un silence un peu solennel, où se prolongèrent les syllabes du nom fameux. Arsène Lupin, le grand aventurier, le roi des cambrioleurs, était-ce possible que ce fût lui l'adversaire vaincu, et cependant invisible, après lequel on s'acharnait en vain depuis plusieurs jours ? Mais Arsène Lupin pris au piège, arrêté, pour un juge d'instruction, c'était l'avancement immédiat, la fortune, la gloire ! Ganimard n'avait pas bronché. Isidore lui dit : – Vous êtes l'inspecteur ? de mon avis, n'est-ce pas, Monsieur – Parbleu ! – Vous non plus, n'est-ce pas, vous n'avez jamais douté que ce fût lui l'organisateur de cette affaire ? – Pas une seconde ! La signature y est. Un coup de Lupin, ça diffère d'un autre coup comme un visage d'un autre visage. Il n'y a qu'à ouvrir les yeux. – Vous croyez... vous croyez... répétait M. Filleul. – Si je crois ! s'écria le jeune homme. Tenez, rien que ce petit fait : sous quelles initiales ces gens-là correspondent-ils entre eux ? A. L. N., c'est-à-dire la première lettre du nom d'Arsène, la première et la dernière du nom de Lupin. – Ah ! fit Ganimard, rien ne vous échappe. Vous êtes un rude type, et le vieux Ganimard met bas les armes. Beautrelet rougit de plaisir et serra la main que lui tendait l'inspecteur. Les trois hommes s'étaient rapprochés du balcon, et leur regard s'étendait sur le champ des ruines. M. Filleul murmura : – Alors, il serait là. – Il est là, dit Beautrelet, d'une voix sourde. Il est là depuis la minute même où il est tombé. Logiquement et pratiquement, il ne pouvait s'échapper sans être aperçu de Mlle de Saint-Véran et des deux domestiques. – Quelle preuve en avez-vous ? – La preuve, ses complices nous l'ont donnée. Le matin même, l'un d'eux se déguisait en chauffeur, vous conduisait ici... – Pour reprendre la casquette, pièce d'identité. – Soit, mais aussi, mais surtout, pour visiter les lieux, se rendre compte, et voir par lui-même ce qu'était devenu le patron. – Et il s'est rendu compte ? – Je le suppose, puisqu'il connaissait la cachette, lui. Et je suppose que l'état désespéré de son chef lui fut révélé, puisque, sous le coup de l'inquiétude, il a commis l'imprudence d'écrire ce mot de menace : « Malheur à la jeune fille si elle a tué le patron. » – Mais ses amis ont pu l'enlever par la suite ? – Quand ? Vos hommes n'ont pas quitté les ruines. Et puis où l'aurait-on transporté ? Tout au plus à quelques centaines de mètres de distance, car on ne fait pas voyager un moribond... et alors vous l'auriez trouvé. Non, vous dis-je, il est là. Jamais ses amis ne l'auraient arraché à la plus sûre des retraites. C'est là qu'ils ont amené le docteur, tandis que les gendarmes couraient au feu comme des enfants. – Mais comment vit-il ? Pour vivre, il faut des aliments, de l'eau ! – Je ne puis rien dire... je ne sais rien... mais il est là, je vous le jure. Il est là parce qu'il ne peut pas ne pas y être. J'en suis sûr comme si je le voyais, comme si je le touchais. Il est là. Le doigt tendu vers les ruines, il dessinait dans l'air un petit cercle qui diminuait peu à peu jusqu'à n'être plus qu'un point. Et ce point, les deux compagnons le cherchaient éperdument, tous deux penchés sur l'espace, tous deux émus de la même foi que Beautrelet et frissonnants de l'ardente conviction qu'il leur avait imposée. Oui, Arsène Lupin était là. En théorie comme en fait, il y était, ni l'un ni l'autre n'en pouvaient plus douter. Et il y avait quelque chose d'impressionnant et de tragique à savoir que, dans quelque refuge ténébreux, gisait à même le sol, sans secours, fiévreux, épuisé, le célèbre aventurier. – Et s'il meurt ? prononça M. Filleul à voix basse. – S'il meurt, dit Beautrelet, et que ses complices en aient la certitude, veillez au salut de Mlle de Saint-Véran, Monsieur le juge, car la vengeance sera terrible. Quelques minutes plus tard, et malgré les instances de M. Filleul, qui se fût volontiers accommodé de ce prestigieux auxiliaire, Beautrelet, dont les vacances expiraient ce même jour, reprenait la route de Dieppe. Il débarquait à Paris vers cinq heures et, à huit heures, franchissait en même temps que ses camarades la porte du lycée Janson. Ganimard, après une exploration aussi minutieuse qu'inutile des ruines d'Ambrumésy, rentra par le rapide du soir. En arrivant chez lui, il trouva ce pneumatique : « Monsieur l'inspecteur principal, « Ayant eu un peu de loisir à la fin de la journée, j'ai pu réunir quelques renseignements complémentaires qui ne manqueront pas de vous intéresser. « Depuis un an Arsène Lupin vit à Paris sous le nom d'Etienne de Vaudreix. C'est un nom que vous avez pu lire souvent dans les chroniques mondaines ou les échos sportifs. Grand voyageur, il fait de longues absences, pendant lesquelles il va, dit-il, chasser le tigre au Bengale ou le renard bleu en Sibérie. Il passe pour s'occuper d'affaires sans qu'on puisse préciser de quelles affaires il s'agit. « Son domicile actuel : 36, rue Marbeuf. (Je vous prie de remarquer que la rue Marbeuf est à proximité du bureau de poste numéro 45.) Depuis le jeudi 23 avril, veille de l'agression d'Ambrumésy, on n'a aucune nouvelle d'Etienne de Vaudreix. « Recevez, Monsieur l'inspecteur principal, avec toute ma gratitude pour la bienveillance que vous m'avez témoignée, l'assurance de mes meilleurs sentiments. « ISIDORE BEAUTRELET. « Post-Scriptum. – Surtout ne croyez pas qu'il m'ait fallu grand mal pour obtenir ces informations. Le matin même du crime, lorsque M. Filleul poursuivait son instruction devant quelques privilégiés, j'avais eu l'heureuse inspiration d'examiner la casquette du fugitif avant que le pseudochauffeur ne fût venu la changer. Le nom du chapelier m'a suffi, vous pensez bien, pour trouver la filière qui m'a fait connaître le nom de l'acheteur et son domicile. » Le lendemain matin, Ganimard se présentait au 36 de la rue Marbeuf. Renseignements pris auprès de la concierge, il se fit ouvrir le rez-de-chaussée de droite, où il découvrit rien que des cendres dans la cheminée. Quatre jours auparavant, deux amis étaient venus brûler tous les papiers compromettants. Mais au moment de sortir, Ganimard croisa le facteur qui apportait une lettre pour M. de Vaudreix. L'après-midi, le Parquet, saisi de l'affaire, réclamait la lettre. Elle était timbrée d'Amérique et contenait ces lignes, écrites en anglais : « Monsieur, « Je vous confirme la réponse que j'ai faite à votre agent. Dès que vous aurez en votre possession les quatre tableaux de M. de Gesvres, expédiez-les par le mode convenu. Vous y joindrez le reste, si vous pouvez réussir, ce dont je doute fort. « Une affaire imprévue m'obligeant à partir, j'arriverai en même temps que cette lettre. Vous me trouverez au GrandHôtel. « Harlington.» Le jour même, Ganimard, muni d'un mandat d'arrêt, conduisait au dépôt le sieur Harlington, citoyen américain, inculpé de recel et de complicité de vol. Ainsi donc, en l'espace de vingt-quatre heures, grâce aux indications vraiment inattendues d'un gamin de dix-sept ans, tous les nœuds de l'intrigue se dénouaient. En vingt-quatre heures, ce qui était inexplicable devenait simple et lumineux. En vingt-quatre heures, le plan des complices pour sauver leur chef était déjoué, la capture d'Arsène Lupin blessé, mourant, ne faisait plus de doute, sa bande était désorganisée, on connaissait son installation à Paris, le masque dont il se couvrait, et l'on perçait à jour, pour la première fois, avant qu'il eût pu en assurer la complète exécution, un de ses coups les plus habiles et le plus longuement étudiés. Ce fut dans le public comme une immense clameur d'étonnement, d'admiration et de curiosité. Déjà le journaliste rouennais, en un article très réussi, avait raconté le premier interrogatoire du jeune rhétoricien, mettant en lumière sa bonne grâce, son charme naïf et son assurance tranquille. Les indiscrétions auxquelles Ganimard et M. Filleul s'abandonnèrent malgré eux, entraînés par un élan plus fort que leur orgueil professionnel, éclairèrent le public sur le rôle de Beautrelet au cours des derniers événements. Lui seul avait tout fait. À lui seul revenait tout le mérite de la victoire. On se passionna. Du jour au lendemain, Isidore Beautrelet fut un héros, et la foule, subitement engouée, exigea sur son nouveau favori les plus amples détails. Les reporters étaient là. Ils se ruèrent à l'assaut du lycée Janson-de-Sailly, guettèrent les externes au sortir des classes et recueillirent tout ce qui concernait, de près ou de loin, le nommé Beautrelet ; et l'on apprit ainsi la réputation dont jouissait parmi ses camarades celui qu'ils appelaient le rival d'Herlock Sholmès. Par raisonnement, par logique et sans plus de renseignements que ceux qu'il lisait dans les journaux, il avait, à diverses reprises, annoncé la solution d'affaires compliquées que la justice ne devait débrouiller que longtemps après lui. C'était devenu un divertissement au lycée Janson que de poser à Beautrelet des questions ardues, des problèmes indéchiffrables, et l'on s'émerveillait de voir avec quelle sûreté d'analyse, au moyen de quelles ingénieuses déductions, il se dirigeait au milieu des ténèbres les plus épaisses. Dix jours avant l'arrestation de l'épicier Jorisse, il indiquait le parti que l'on pouvait tirer du fameux parapluie. De même, il affirmait dès le début, à propos du drame de Saint-Cloud, que le concierge était l'unique meurtrier possible. Mais le plus curieux fut l'opuscule que l'on trouva en circulation parmi les élèves du lycée, opuscule signé de lui, imprimé à la machine à écrire et tiré à dix exemplaires. Comme titre : ARSENE LUPIN, sa méthode, en quoi il est classique et en quoi original – suivi d'un parallèle entre l'humour anglais et l'ironie française. C'était une étude approfondie de chacune des aventures de Lupin, où les procédés de l'illustre cambrioleur nous apparaissaient avec un relief extraordinaire, où l'on nous montrait le mécanisme même de ses façons d'agir, sa tactique toute spéciale, ses lettres aux journaux, ses menaces, l'annonce de ses vols, bref, l'ensemble des trucs qu'il employait pour « cuisiner » la victime choisie et la mettre dans un état d'esprit tel, qu'elle s'offrait presque au coup machiné contre elle et que tout s'effectuait pour ainsi dire de son propre consentement. Et c'était si juste comme critique, si pénétrant, si vivant, et d'une ironie à la fois si ingénue et si cruelle, qu'aussitôt les rieurs passèrent de son côté, que la sympathie des foules se détourna sans transition de Lupin vers Isidore Beautrelet, et que dans la lutte qui s'engageait entre eux, d'avance on proclama la victoire du jeune rhétoricien. En tout cas, cette victoire, M. Filleul aussi bien que le Parquet de Paris semblaient jaloux de lui en réserver la possibilité. D'une part, en effet, on ne parvenait pas à établir l'identité du sieur Harlington, ni à fournir une preuve décisive de son affiliation à la bande de Lupin. Compère ou non, il se taisait obstinément. Bien plus, après examen de son écriture, on n'osait plus affirmer que ce fût lui l'auteur de la lettre interceptée. Un sieur Harlington, pourvu d'un sac de voyage et d'un carnet amplement pourvu de bank-notes, était descendu au Grand-Hôtel, voilà tout ce qu'il était possible d'affirmer. D'autre part, à Dieppe, M. Filleul couchait sur les positions que Beautrelet lui avait conquises. Il ne faisait pas un pas en avant. Autour de l'individu que Mlle de Saint-Véran avait pris pour Beautrelet, la veille du crime, même mystère. Mêmes ténèbres aussi sur tout ce qui concernait l'enlèvement des quatre Rubens. Qu'étaient devenus ces tableaux ? Et l'automobile qui les avait emportés dans la nuit, quel chemin avait-elle suivi ? À Luneray, à Yerville, à Yvetot, on avait recueilli des preuves de son passage, ainsi qu'à Caudebec-en-Caux, où elle avait dû traverser la Seine au petit jour dans le bac à vapeur. Mais quand on poussa l'enquête à fond, il fut avéré que ladite automobile était découverte et qu'il eût été impossible d'y entasser quatre grands tableaux sans que les employés du bac les eussent aperçus. C'était tout probablement la même auto, mais alors la question se posait encore : qu'étaient devenus les quatre Rubens ? Autant de problèmes que M. Filleul laissait sans réponse. Chaque jour ses subordonnés fouillaient le quadrilatère des ruines. Presque chaque jour il venait diriger les explorations. Mais de là à découvrir l'asile où Lupin agonisait – si tant est que l'opinion de Beautrelet fût juste –, de là à découvrir cet asile, il y avait un abîme que l'excellent magistrat n'avait point l'air disposé à franchir. Aussi était-il naturel que l'on se retournât vers Isidore Beautrelet, puisque lui seul avait réussi à dissiper des ténèbres qui, en dehors de lui, se reformaient plus intenses et plus impénétrables. Pourquoi ne s'acharnait-il pas après cette affaire ? Au point où il l'avait menée, il lui suffisait d'un effort pour aboutir. La question lui fut posée par un rédacteur du Grand Journal, qui s'introduisit dans le lycée Janson sous le faux nom de Bernod, correspondant de Beautrelet. À quoi Isidore répondit fort sagement : – Cher monsieur, il n'y a pas que Lupin en ce monde, il n'y a pas que des histoires de cambrioleurs et de détectives, il y a aussi cette réalité qui s'appelle le baccalauréat. Or, je me présente en juillet. Nous sommes en mai. Et je ne veux pas échouer. Que dirait mon brave homme de père ? – Mais que dirait-il si vous livriez à la justice Arsène Lupin ? – Bah ! il y a temps pour tout. Aux prochaines vacances... – Celles de la Pentecôte ? – Oui. Je partirai le samedi 6 juin par le premier train. – Et le soir de ce samedi, Arsène Lupin sera pris. – Me donnez-vous Beautrelet en riant. jusqu'au dimanche ? demanda – Pourquoi ce retard ? riposta le journaliste du ton le plus sérieux. Cette confiance inexplicable, née d'hier et déjà si forte, tout le monde la ressentait à l'endroit du jeune homme, bien qu'en réalité, les événements ne la justifiassent que jusqu'à un certain point. N'importe ! on croyait. De sa part rien ne semblait difficile. On attendait de lui ce qu'on aurait pu attendre tout au plus de quelque phénomène de clairvoyance et d'intuition, d'expérience et d'habileté. Le 6 juin ! cette date s'étalait dans tous les journaux. Le 6 juin, Isidore Beautrelet prendrait le rapide de Dieppe, et le soir Arsène Lupin serait arrêté. – À moins que d'ici là il ne s'évade... objectaient les derniers partisans de l'aventurier. – Impossible ! toutes les issues sont gardées. – À moins alors qu'il n'ait succombé à ses blessures, reprenaient les partisans, lesquels eussent mieux aimé la mort que la capture de leur héros. Et la réplique était immédiate : – Allons donc, si Lupin était mort, ses complices le sauraient, et Lupin serait vengé, Beautrelet l'a dit. Et le 6 juin arriva. Une demi-douzaine de journalistes guettaient Isidore à la gare Saint-Lazare. Deux d'entre eux voulaient l'accompagner dans son voyage. Il les supplia de n'en rien faire. Il s'en alla donc seul. Son compartiment était vide. Assez fatigué par une série de nuits consacrées au travail, il ne tarda pas à s'endormir d'un lourd sommeil. En rêve, il eut l'impression qu'on s'arrêtait à différentes stations et que des personnes montaient et descendaient. À son réveil, en vue de Rouen, il était encore seul. Mais sur le dossier de la banquette opposée, une large feuille de papier, fixée par une épingle à l'étoffe grise, s'offrait à ses regards. Elle portait ces mots : « Chacun ses affaires. Occupez-vous des vôtres. Sinon tant pis pour vous. » « Parfait ! dit-il en se frottant les mains. Ça va mal dans le camp adverse. Cette menace est aussi stupide que celle du pseudo-chauffeur. Quel style ! on voit bien que ce n'est pas Lupin qui tient la plume. » On s'engouffrait sous le tunnel qui précède la vieille cité normande. En gare, Isidore fit deux ou trois tours sur le quai pour se dégourdir les jambes. Il se disposait à regagner son compartiment, quand un cri lui échappa. En passant près de la bibliothèque, il avait lu distraitement, à la première page d'une édition spéciale du Journal de Rouen, ces quelques lignes dont il percevait soudain l'effrayante signification : « Dernière heure. – On nous téléphone de Dieppe que, cette nuit, des malfaiteurs ont pénétré dans le château d'Ambrumésy, ont ligoté et bâillonné Mlle de Gesvres, et ont enlevé Mlle de Saint-Véran. Des traces de sang ont été relevées à cinq cents mètres du château, et tout auprès on a retrouvé une écharpe également maculée de sang. Il y a lieu de craindre que la malheureuse jeune fille n'ait été assassinée. » Jusqu'à Dieppe, Isidore Beautrelet resta immobile. Courbé en deux, les coudes sur les genoux et ses mains plaquées contre sa figure, il réfléchissait. À Dieppe, il loua une auto. Au seuil d'Ambrumésy, il rencontra le juge d'instruction qui lui confirma l'horrible nouvelle. – Vous ne savez rien de plus ? demanda Beautrelet. – Rien. J'arrive à l'instant. Au même moment le brigadier de gendarmerie s'approchait de M. Filleul et lui remettait un morceau de papier, froissé, déchiqueté, jauni, qu'il venait de ramasser non loin de l'endroit où l'on avait découvert l'écharpe. M. Filleul l'examina, puis le tendit à Isidore Beautrelet en disant : – Voilà qui ne nous aidera pas beaucoup dans nos recherches. Isidore tourna et retourna le morceau de papier. Couvert de chiffres, de points et de signes, il offrait exactement le dessin que nous donnons ci-dessous : 3 Le cadavre Vers six heures du soir, ses opérations terminées, M. Filleul attendait, en compagnie de son greffier, M. Brédoux, la voiture qui devait le ramener à Dieppe. Il paraissait agité, nerveux. Par deux fois il demanda : – Vous n'avez pas aperçu le jeune Beautrelet ? – Ma foi non, Monsieur le juge. – Où diable peut-il être ? On ne l'a pas vu de la journée. Soudain, il eut une idée, confia son portefeuille à Brédoux, fit en courant le tour du château et se dirigea vers les ruines. Près de la grande arcade, à plat ventre sur le sol tapissé des longues aiguilles de pin, un de ses bras replié sous sa tête, Isidore semblait assoupi. – Eh quoi ! Que devenez-vous, jeune homme ? Vous dormez ? – Je ne dors pas. Je réfléchis. – Il s'agit bien de réfléchir ! Il faut voir d'abord. Il faut étudier les faits, chercher les indices, établir les points de repère. C'est après que, par la réflexion, on coordonne tout cela et que l'on découvre la vérité. – Oui, je sais... c'est la méthode usuelle... la bonne sans doute. Moi, j'en ai une autre... je réfléchis d'abord, je tâche avant tout de trouver l'idée générale de l'affaire, si je peux m'exprimer ainsi. Puis j'imagine une hypothèse raisonnable, logique, en accord avec cette idée générale. Et c'est après, seulement, que j'examine si les faits veulent bien s'adapter à mon hypothèse. – Drôle de méthode et rudement compliquée ! – Méthode sûre, monsieur Filleul, tandis que la vôtre ne l'est pas. – Allons donc, les faits sont les faits. – Avec des adversaires quelconques, oui. Mais pour peu que l'ennemi ait quelque ruse, les faits sont ceux qu'il a choisis. Ces fameux indices sur lesquels vous bâtissez votre enquête, il fut libre, lui, de les disposer à son gré. Et vous voyez alors, quand il s'agit d'un homme comme Lupin, où cela peut vous conduire, vers quelles erreurs et quelles inepties ! Sholmès lui-même est tombé dans le piège. – Arsène Lupin est mort. – Soit. Mais sa bande reste, et les élèves d'un tel maître sont des maîtres eux-mêmes. M. Filleul prit Isidore par le bras, et l'entraînant : – Des mots, jeune homme. Voici qui est plus important. Écoutez bien. Ganimard, retenu à Paris à l'heure actuelle, n'arrive que dans quelques jours. D'autre part, le comte de Gesvres a télégraphié à Herlock Sholmès, lequel a promis son concours pour la semaine prochaine. Jeune homme, ne pensez vous pas qu'il y aurait quelque gloire à dire à ces deux célébrités, le jour de leur arrivée : « Mille regrets, chers messieurs, mais nous n'avons pu attendre davantage. La besogne est finie » Il était impossible de confesser son impuissance avec plus d'ingéniosité que ne le faisait ce bon M. Filleul. Beautrelet réprima un sourire et, affectant d'être dupe, répondit : – Je vous avouerai, Monsieur le juge d'instruction, que, si je n'ai pas assisté tantôt à votre enquête, c'était dans l'espoir que vous consentiriez à m'en communiquer les résultats. Voyons, que savez-vous ? – Eh bien ! voici. Hier soir, à 11 heures, les trois gendarmes que le brigadier Quevillon avait laissés de faction au château, recevaient dudit brigadier un petit mot les appelant en toute hâte à Ouville où se trouve leur brigade. Ils montèrent aussitôt à cheval, et quand ils arrivèrent... – Ils constatèrent qu'ils avaient été joués, que l'ordre était faux et qu'ils n'avaient plus qu'à retourner à Ambrumésy. – C'est ce qu'ils firent, sous la conduite du brigadier. Mais leur absence avait duré une heure et demie, et pendant ce temps, le crime avait été commis. – Dans quelles conditions ? – Dans les conditions les plus simples. Une échelle empruntée aux bâtiments de la ferme fut apposée contre le second étage du château. Un carreau fut découpé, une fenêtre ouverte. Deux hommes, munis d'une lanterne sourde, pénétrèrent dans la chambre de Mlle de Gesvres et la bâillonnèrent avant qu'elle n'ait eu le temps d'appeler. Puis, l'ayant attachée avec des cordes, ils ouvrirent très doucement la porte de la chambre où dormait Mlle de Saint-Véran. Mlle de Gesvres entendit un gémissement étouffé, puis le bruit d'une personne qui se débat. Une minute plus tard, elle aperçut les deux hommes qui portaient sa cousine également liée et bâillonnée. Ils passèrent devant elle et s'en allèrent par la fenêtre. Épuisée, terrifiée, Mlle de Gesvres s'évanouit. – Mais les chiens ? M. de Gesvres n'avait-il pas acheté deux molosses ? – On les a retrouvés morts, empoisonnés. – Mais par qui ? Personne ne pouvait les approcher. – Mystère ! Toujours est-il que les deux hommes ont traversé sans encombre les ruines et sont sortis par la fameuse petite porte. Ils ont franchi le bois-taillis, en contournant les anciennes carrières... Ce n'est qu'à cinq cents mètres du château, au pied de l'arbre appelé le Gros-Chêne, qu'ils se sont arrêtés... et qu'ils ont mis leur projet à exécution. – Pourquoi, s'ils étaient venus avec l'intention de tuer Mlle de SaintVéran, ne l'ont-ils pas frappée dans sa chambre ? – Je ne sais. Peut-être l'incident qui les a déterminés ne s'est-il produit qu'à leur sortie du château. Peut-être la jeune fille avait-elle réussi à se débarrasser de ses liens. Ainsi, pour moi, l'écharpe ramassée avait servi à lui attacher les poignets. En tout cas, c'est au pied du Gros-Chêne qu'ils ont frappé. Les preuves que j'ai recueillies sont irréfutables... – Mais le corps ? – Le corps n'a pas été retrouvé, ce qui d'ailleurs ne saurait nous surprendre outre mesure. La piste suivie m'a conduit, en effet, jusqu'à l'église de Varengeville, à l'ancien cimetière suspendu au sommet de la falaise. Là, c'est le précipice... un gouffre de plus de cent mètres. Et, en bas, les rochers, la mer. Dans un jour ou deux, une marée plus forte ramènera le corps sur la grève. – Evidemment, tout cela est fort simple. Oui, tout cela est fort simple et ne m'embarrasse pas. Lupin est mort, ses complices l'ont appris et pour se venger, ainsi qu'ils l'avaient écrit, ils ont assassiné Mlle de Saint-Véran, ce sont là des faits qui n'avaient même pas besoin d'être contrôlés. Mais Lupin ? – Lupin ? – Oui, qu'est-il devenu ? Tout probablement, ses complices ont enlevé son cadavre en même temps qu'ils emportaient la jeune fille, mais quelle preuve avons-nous de cet enlèvement ? Aucune. Pas plus que de son séjour dans les ruines, pas plus que de sa mort ou de sa vie. Et c'est là tout le mystère, mon cher Beautrelet. Le meurtre de Mlle Raymonde n'est pas un dénouement. Au contraire, c'est une complication. Que s'est-il passé depuis deux mois au château d'Ambrumésy ? Si nous ne déchiffrons pas cette énigme, d'autres vont venir qui nous brûleront la politesse. – Quel jour vont-ils venir, ces autres ? – Mercredi... mardi, peut-être... Beautrelet sembla faire un calcul, puis déclara : – Monsieur le juge d'instruction, nous sommes aujourd'hui samedi. Je dois rentrer au lycée lundi soir. Eh bien ! lundi matin, si vous voulez être ici à dix heures, je tâcherai de vous le révéler, le mot de l'énigme. – Vraiment, monsieur Beautrelet... vous croyez ? Vous êtes sûr ? – Je l'espère, du moins. – Et maintenant, où allez-vous ? – Je vais voir si les faits veulent bien s'accommoder à l'idée générale que je commence à discerner. – Et s'ils ne s'accommodent pas ? – Eh bien Monsieur le juge d'instruction, ce sont eux qui auront tort, dit Beautrelet en riant, et j'en chercherai d'autres plus dociles. À lundi, n'est-ce pas ? – À lundi. Quelques minutes après, M. Filleul roulait vers Dieppe, tandis qu'isidore, muni d'une bicyclette que lui avait prêtée le comte de Gesvres, filait sur la route de Yerville et de Caudebecen-Caux. Il y avait un point sur lequel le jeune homme tenait à se faire avant tout une opinion nette, parce que ce point lui semblait justement le point faible de l'ennemi. On n'escamote pas des objets de la dimension des quatre Rubens. Il fallait qu'ils fussent quelque part. S'il était impossible pour le moment de les retrouver, ne pouvait-on connaître le chemin par où ils avaient disparu ? L'hypothèse de Beautrelet était celle-ci : l'automobile avait bien emporté les quatre tableaux, mais avant d'arriver à Caudebec elle les avait déchargés sur une autre automobile qui avait traversé la Seine en amont ou en aval de Caudebec. En aval, le premier bac était celui de Quillebeuf, passage fréquenté, par conséquent dangereux. En amont, il y avait le bac de La Mailleraye, gros bourg isolé, en dehors de toute communication. Vers minuit, Isidore avait franchi les dix-huit lieues qui le séparaient de la Mailleraie, et frappait à la porte d'une auberge située au bord de l'eau. Il y couchait, et dès le matin, interrogeait les matelots du bac. On consulta le livre des passagers. Aucune automobile n'avait passé jeudi le 23 avril. – Alors, une voiture à chevaux ? insinua Beautrelet, une charrette ? un fourgon ? – Non plus. Toute la matinée, Isidore s'enquit. Il allait partir pour Quillebeuf, quand le garçon de l'auberge où il avait couché lui dit : – Ce matin-là, j'arrivais de mes treize jours, et j'ai bien vu une charrette, mais elle n'a pas passé. – Comment ? – Non. On l'a déchargée sur une sorte de bateau plat, de péniche, comme ils disent, qui était amarrée au quai. – Et cette charrette, d'où venait-elle ? – Oh ! je l'ai bien reconnue. C'était à maître Vatinel, le charretier. – Qui demeure ? – Au hameau de Louvetot. Beautrelet regarda sa carte d'état-major. Le hameau de Louvetot était situé au carrefour de la route d'Yvetot à Caudebec et d'une petite route tortueuse qui s'en venait à travers bois jusqu'à la Mailleraie ! Ce n'est qu'à six heures du soir qu'Isidore réussit à découvrir dans un cabaret maître Vatinel, un de ces vieux Normands finauds qui se tiennent toujours sur leurs gardes, qui se méfient de l'étranger, mais qui ne savent pas résister à l'attrait d'une pièce d'or et à l'influence de quelques petits verres. – Bien oui, Monsieur, ce matin-là, les gens à l'automobile m'avaient donné rendez-vous à cinq heures au carrefour. Ils m'ont remis quatre grandes machines, hautes comme ça. Il y en a un qui m'a accompagné. Et nous avons porté la chose jusqu'à la péniche. – Vous parlez d'eux comme si vous les connaissiez déjà. – Je vous crois que je les connaissais ! C'était la sixième fois que je travaillais pour eux. Isidore tressaillit. – Vous dites la sixième fois ?... Et depuis quand ? – Mais tous les jours d'avant celui-là, parbleu ! Mais alors, c'étaient d'autres machines... des gros morceaux de pierre... ou bien des plus petites assez longues qu'ils avaient enveloppées et qu'ils portaient comme le saint sacrement. Ah ! fallait pas y toucher à celles-là... Mais qu'est-ce que vous avez ? Vous êtes tout blanc. – Ce n'est rien... la chaleur... Beautrelet sortit en titubant. La joie, l'imprévu de la découverte l'étourdissaient. Il s'en retourna tout tranquillement, coucha le soir au village de Varengeville, passa, le lendemain matin, une heure à la mairie avec l'instituteur, et revint au château. Une lettre l'y attendait « aux bons soins de M. le comte de Gesvres ». Elle contenait ces lignes : « Deuxième avertissement. Tais-toi. Sinon... » « Allons, murmura-t-il, il va falloir prendre quelques précautions pour ma sûreté personnelle. Sinon, comme ils disent... » Il était neuf heures ; il se promena parmi les ruines, puis s'allongea près de l'arcade et ferma les yeux. – Eh bien ! jeune homme, êtes-vous content de votre campagne ? C'était M. Filleul qui arrivait à l'heure fixée. – Enchanté, Monsieur le juge d'instruction. – Ce qui veut dire ? – Ce qui veut dire que je suis prêt à tenir ma promesse, malgré cette lettre qui ne m'y engage guère. Il montra la lettre à M. Filleul. – Bah ! des histoires, s'écria celui-ci, et j'espère que cela ne vous empêchera pas... – De vous dire ce que je sais ? Non, Monsieur le juge d'instruction. J'ai promis : je tiendrai. Avant dix minutes, nous saurons... une partie de la vérité. – Une partie ? – Oui, à mon sens, la cachette de Lupin, cela ne constitue pas tout le problème. Mais pour la suite, nous verrons. – Monsieur Beautrelet, rien ne m'étonne de votre part. Mais comment avez-vous pu découvrir ?... – Oh ! tout naturellement. Il y a dans la lettre du sieur Harlington à M. Etienne de Vaudreix, ou plutôt à Lupin... – La lettre interceptée ? – Oui. Il y a une phrase qui m'a toujours intrigué. C'est celle-ci : « À l'envoi des tableaux, vous joindrez le reste, si vous pouvez réussir, ce dont je doute fort. » – En effet, je me souviens. – Quel était ce reste ? Un objet d'art, une curiosité ? Le château n'offrait rien de précieux que les Rubens et les tapisseries. Des bijoux ? Il y en a fort peu et de valeur médiocre. Alors quoi ? Et, d'autre part, pouvait-on admettre que des gens comme Lupin, d'une habileté aussi prodigieuse, n'eussent pas réussi à joindre à l'envoi ce reste, qu'ils avaient évidemment proposé ? Entreprise difficile, c'est probable, exceptionnelle, soit, mais possible, donc certaine, puisque Lupin le voulait. – Cependant, il a échoué : rien n'a disparu. – Il n'a pas échoué : quelque chose a disparu. – Oui, les Rubens... mais... – Les Rubens, et autre chose... quelque chose que l'on a remplacé par une chose identique, comme on a fait pour les Rubens, quelque chose de beaucoup plus extraordinaire, de plus rare et de plus précieux que les Rubens. – Enfin, quoi ? vous me faites languir. Tout en marchant à travers les ruines, les deux hommes s'étaient dirigés vers la petite porte et longeaient la ChapelleDieu. Beautrelet s'arrêta. Vous voulez le savoir, Monsieur le juge d'instruction ? – Si je le veux ! Beautrelet avait une canne à la main, un bâton solide et noueux. Brusquement, d'un revers de cette canne, il fit sauter en éclats l'une des statuettes qui ornaient le portail de la chapelle. – Mais vous êtes fou clama M. Filleul, hors de lui, et en se précipitant vers les morceaux de la statuette. Vous êtes fou ! ce vieux saint était admirable... – Admirable ! proféra Isidore en exécutant un moulinet qui jeta bas la Vierge Marie. M. Filleul l'empoigna à bras-le-corps. – Jeune homme, je ne vous laisserai pas commettre... Un roi mage encore voltigea, puis une crèche avec l'Enfant Jésus... – Un mouvement de plus et je tire. Le comte de Gesvres était survenu et armait son revolver. Beautrelet éclata de rire. – Tirez donc là-dessus, Monsieur le comte... tirez là-dessus, comme à la foire... Tenez... ce bonhomme qui porte sa tête à pleines mains. Le saint Jean-Baptiste sauta. – Ah ! fit le comte... en braquant son revolver, une telle profanation !... de pareils chefs-d'œuvre ! – Du toc, Monsieur le comte ! – Quoi ? Que dites-vous ? hurla M. Filleul, tout en désarmant le comte. – Du toc, du carton-pâte ! – Ah ! ça... est-ce possible ? – Du soufflé ! du vide ! du néant ! Le comte se baissa et ramassa un débris de statuette. – Regardez bien, Monsieur le comte... du plâtre ! du plâtre patiné, moisi, verdi comme de la pierre ancienne... mais du plâtre, des moulages de plâtre... voilà tout ce qui reste du pur chef-d'œuvre... voilà ce qu'ils ont fait en quelques jours !... voilà ce que le sieur Charpenais, le copiste des Rubens, a préparé, il y a un an. À son tour, il saisit le bras de M. Filleul. – Qu'en pensez-vous, Monsieur le juge d'instruction ? Estce beau ? est-ce énorme ? gigantesque ? la chapelle enlevée ! Toute une chapelle gothique recueillie pierre par pierre ! Tout un peuple de statuettes, captivé ! et remplacé par des bonshommes en stuc ! un des plus magnifiques spécimens d'une époque d'art incomparable, confisqué ! la Chapelle-Dieu, enfin, volée ! N'est-ce pas formidable ! Ah ! Monsieur le juge d'instruction, quel génie que cet homme ! – Vous vous emballez, monsieur Beautrelet. – On ne s'emballe jamais trop, Monsieur, quand il s'agit de pareils individus. Tout ce qui dépasse la moyenne vaut qu'on l'admire. Et celui-là plane au-dessus de tout. Il y a dans ce vol une richesse de conception, une force, une puissance, une adresse et une désinvolture qui me donnent le frisson. – Dommage qu'il soit mort, ricana M. Filleul... sans quoi il eût fini par voler les tours de Notre-Dame. Isidore haussa les épaules. – Ne riez pas, Monsieur. Même mort, celui-là vous bouleverse. – Je ne dis pas... monsieur Beautrelet, et j'avoue que ce n'est pas sans une certaine émotion que je m'apprête à le contempler... si toutefois ses camarades n'ont pas fait disparaître son cadavre. – Et en admettant surtout, remarqua le comte de Gesvres, que ce fut bien lui que blessa ma pauvre nièce. – Ce fut bien lui, Monsieur le comte, affirma Beautrelet, ce fut bien lui qui tomba dans les ruines sous la balle que tira Mlle de Saint-Véran ; ce fut lui qu'elle vit se relever, et qui retomba encore, et qui se traîna vers la grande arcade pour se relever une dernière fois – cela par un miracle dont je vous donnerai l'explication tout à l'heure – et parvenir jusqu'à ce refuge de pierre... qui devait être son tombeau. Et de sa canne, il frappa le seuil de la chapelle. – Hein ? Quoi ? s'écria M. Filleul stupéfait... son tombeau ?... Vous croyez que cette impénétrable cachette... – Elle se trouve ici... là..., répéta-t-il. – Mais nous l'avons fouillée. – Mal. – Il n'y a pas de cachette ici, protesta M. de Gesvres. Je connais la chapelle. – Si, Monsieur le comte, il y en a une. Allez à la mairie de Varengeville, où l'on a recueilli tous les papiers qui se trouvaient dans l'ancienne paroisse d'Ambrumésy, et vous apprendrez, par ces papiers datés du XVIIIe siècle, qu'il existait sous la chapelle une crypte. Cette crypte remonte, sans doute, à la chapelle romane, sur l'emplacement de laquelle celle-ci fut construite. – Mais, comment Lupin aurait-il connu ce détail ? demanda M. Filleul. – D'une façon fort simple, par les travaux qu'il dut exécuter pour enlever la chapelle. – Voyons, voyons, monsieur Beautrelet, vous exagérez... Il n'a pas enlevé toute la chapelle. Tenez, aucune de ces pierres d'assise n'a été touchée. – Evidemment, il n'a moulé et il n'a pris que ce qui avait une valeur artistique, les pierres travaillées, les sculptures, les statuettes, tout le trésor des petites colonnes et des ogives ciselées. Il ne s'est pas occupé de la base même de l'édifice. Les fondations restent. – Par conséquent, monsieur Beautrelet, Lupin n'a pu pénétrer jusqu'à la crypte. À ce moment, M. de Gesvres, qui avait appelé l'un de ses domestiques, revenait avec la clef de la chapelle. Il ouvrit la porte. Les trois hommes entrèrent. Après un instant d'examen, Beautrelet reprit : – ... Les dalles du sol, comme de raison, ont été respectées. Mais il est facile de se rendre compte que le maître-autel n'est plus qu'un moulage. Or, généralement, l'escalier qui descend aux cryptes s'ouvre devant le maître-autel et passe sous lui. – Vous en concluez ? – J'en conclus que c'est en travaillant là que Lupin a trouvé la crypte. À l'aide d'une pioche que le comte envoya chercher, Beautrelet attaqua l'autel. Les morceaux de plâtre sautaient de droite et de gauche. – Fichtre, murmura M. Filleul, j'ai hâte de savoir... – Moi aussi, dit Beautrelet, dont le visage était pâle d'angoisse. Il précipita ses coups. Et soudain, sa pioche qui, jusqu'ici, n'avait point rencontré de résistance, se heurta à une matière plus dure, et rebondit. On entendit comme un bruit d'éboulement, et ce qui restait de l'autel s'abîma dans le vide à la suite du bloc de pierre que la pioche avait frappé. Beautrelet se pencha. Il fit flamber une allumette et la promena sur le vide : – L'escalier commence plus en avant que je ne pensais, sous les dalles de l'entrée, presque. J'aperçois les dernières marches. – Est-ce profond ? – Trois ou quatre mètres... Les marches sont très hautes... et il en manque. – Il n'est pas vraisemblable, dit M. Filleul, que pendant la courte absence des trois gendarmes, alors qu'on enlevait Mlle de Saint-Véran, il n'est pas vraisemblable que les complices aient eu le temps d'extraire le cadavre de cette cave... Et puis, pourquoi l'eussent-ils fait, d'ailleurs ? Non, pour moi, il est là. Un domestique leur apporta une échelle que Beautrelet introduisit dans l'excavation et qu'il planta, en tâtonnant, parmi les décombres tombés. Puis il en maintint vigoureusement les deux montants. – Voulez-vous descendre, monsieur Filleul ? Le juge d'instruction, muni d'une bougie, s'aventura. Le comte de Gesvres le suivit. À son tour Beautrelet posa le pied sur le premier échelon. Il y en avait dix-huit qu'il compta machinalement, tandis que ses yeux examinaient la crypte où la lueur de la bougie luttait contre les lourdes ténèbres. Mais, en bas, une odeur violente, immonde, le heurta, une de ces odeurs de pourriture dont le souvenir, par la suite, vous obsède. Oh ! cette odeur, il en eut le cœur qui chavira... Et tout à coup, une main tremblante lui agrippa l'épaule. – Eh bien ! quoi ? Qu'y a-t-il ? – Beautrelet, balbutia M. Filleul. Il ne pouvait parler, étreint par l'épouvante. – Voyons, Monsieur le juge d'instruction, remettez-vous... – Beautrelet... il est là... – Hein ? – Oui... il y avait quelque chose sous la grosse pierre qui s'est détachée de l'autel... j'ai poussé la pierre... et j'ai touché... Oh je n'oublierai jamais... – Où est-il ? – De ce côté... Sentez-vous cette odeur ?... et puis, tenez... regardez... Il avait saisi la bougie et la projetait vers une forme étendue sur le sol. – Oh ! s'exclama Beautrelet avec horreur. Les trois hommes se courbèrent vivement. À moitié nu, le cadavre s'allongeait maigre, effrayant. La chair verdâtre, aux tons de cire molle, apparaissait par endroits, entre les vêtements déchiquetés. Mais le plus affreux, ce qui avait arraché au jeune homme un cri de terreur, c'était la tête, la tête que venait d'écraser le bloc de pierre, la tête informe, masse hideuse où plus rien ne pouvait se distinguer... et quand leurs yeux se furent accoutumés à l'obscurité, ils virent que toute cette chair grouillait abominablement... En quatre enjambées, Beautrelet remonta l'échelle et s'enfuit au grand jour, à l'air libre. M. Filleul le retrouva de nouveau couché à plat ventre, les mains collées au visage. Il lui dit : – Tous mes compliments, Beautrelet. Outre la découverte de la cachette, il est deux points où j'ai pu contrôler l'exactitude de vos assertions. Tout d'abord, l'homme sur qui Mlle de SaintVéran a tiré était bien Arsène Lupin comme vous l'avez dit dès le début. De même, c'était bien sous le nom d'Etienne de Vaudreix qu'il vivait à Paris. Le linge est marqué aux initiales E.V. Il me semble, n'est-ce pas ? que la preuve suffit... Isidore ne bougeait pas. – M. le comte est parti chercher le docteur Jouet qui fera les constatations d'usage. Pour moi, la mort date de huit jours au moins. L'état de décomposition du cadavre... Mais vous n'avez pas l'air d'écouter ? – Si, si. – Ce que je dis est appuyé sur des raisons péremptoires. Ainsi, par exemple... M. Filleul continua sa démonstration, sans obtenir d'ailleurs des marques plus manifestes d'attention. Mais le retour de M. de Gesvres interrompit son monologue. Le comte revenait avec deux lettres. L'une lui annonçait l'arrivée d'Herlock Sholmès pour le lendemain. – À merveille, s'écria M. Filleul, tout allègre. L'inspecteur Ganimard arrive également. Ce sera délicieux. – Cette autre lettre est pour vous, Monsieur le juge d'instruction, dit le comte. – De mieux en mieux, reprit M. Filleul, après avoir lu... Ces messieurs, décidément, n'auront pas grand-chose à faire. Beautrelet, on me prévient de Dieppe que des pêcheurs de bouquet ont trouvé ce matin, sur les rochers, le cadavre d'une jeune femme. Beautrelet sursauta : – Que dites-vous ? le cadavre... – D'une jeune femme... un cadavre affreusement mutilé, précise-t-on, et dont il ne serait pas possible d'établir l'identité, s'il ne restait au bras droit une petite gourmette d'or, très fine, qui s'est incrustée dans la peau tuméfiée. Or, Mlle de SaintVéran portait au bras droit une gourmette d'or. Il s'agit donc évidemment de votre malheureuse nièce, Monsieur le comte, que la mer aura entraînée jusque-là. Qu'en pensez-vous, Beautrelet ? – Rien.., rien... ou plutôt si... tout s'enchaîne, comme vous voyez, il ne manque plus rien à mon argumentation. Tous les faits, un à un, même les plus contradictoires, même les plus déconcertants viennent à l'appui de l'hypothèse que j'ai imaginée dès le premier moment. – Je ne comprends pas bien. – Vous ne tarderez pas à comprendre. Rappelez-vous que je vous ai promis la vérité entière. – Mais il me semble... – Un peu de patience. Jusqu'ici vous n'avez pas eu à vous plaindre de moi. Il fait beau temps. Promenez-vous, déjeunez au château, fumez votre pipe. Moi, je serai de retour vers quatre ou cinq heures. Quant à mon lycée, ma foi, tant pis, je prendrai le train de minuit. Ils étaient arrivés aux communs, derrière le château. Beautrelet sauta à bicyclette et s'éloigna. À Dieppe, il s'arrêta aux bureaux du journal La Vigie où il se fit montrer les numéros de la dernière quinzaine. Puis il partit pour le bourg d'Envermeu, situé à dix kilomètres. À Envermeu, il s'entretint avec le maire, avec le curé, avec le garde champêtre. Trois heures sonnèrent à l'église du bourg. Son enquête était finie. Il revint en chantant d'allégresse. Ses jambes pesaient tour à tour d'un rythme égal et fort sur les deux pédales, sa poitrine s'ouvrait largement à l'air vif qui soufflait de la mer. Et parfois il s'oubliait à jeter au ciel des clameurs de triomphe en songeant au but qu'il poursuivait et à ses efforts heureux. Ambrumésy apparut. Il se laissa aller à toute vitesse sur la pente qui précède le château. Les arbres qui bordent le chemin, en quadruple rangée séculaire, semblaient accourir à sa rencontre et s'évanouir aussitôt derrière lui. Et, tout à coup, il poussa un cri. Dans une vision soudaine, il avait vu une corde se tendre d'un arbre à l'autre, en travers de la route. La machine heurtée s'arrêta net. Il fut projeté en avant, avec une violence inouïe, et il eut l'impression qu'un hasard seul, un miraculeux hasard, lui faisait éviter un tas de cailloux, où logiquement sa tête aurait dû se briser. Il resta quelques secondes étourdi. Puis, tout contusionné, les genoux écorchés, il examina les lieux. Un petit bois s'étendait à droite, par où, sans aucun doute, l'agresseur s'était enfui. Beautrelet détacha la corde. À l'arbre de gauche autour duquel elle était attachée, un petit papier était fixé par une ficelle. Il le déplia et lut : « Troisième et dernier avertissement. » Il rentra au château, posa quelques questions aux domestiques, et rejoignit le juge d'instruction dans une pièce du rez-de-chaussée, tout au bout de l'aile droite, où M. Filleul avait l'habitude de se tenir au cours de ses opérations. M. Filleul écrivait, son greffier assis en face de lui. Sur un signe, le greffier sortit, et le juge s'écria : – Mais qu'avez-vous donc, monsieur Beautrelet ? Vos mains sont en sang. – Ce n'est rien, ce n'est rien, dit le jeune homme... une simple chute provoquée par cette corde qu'on a tendue devant ma bicyclette. Je vous prierai seulement de remarquer que ladite corde provient du château. Il n'y a pas plus de vingt minutes qu'elle servait à sécher du linge auprès de la buanderie. – Est-ce possible ? – Monsieur, c'est ici même que je suis surveillé, par quelqu'un qui se trouve au cœur de la place, qui me voit, qui m'entend, et qui, minute par minute, assiste à mes actes et connaît mes intentions. – Vous croyez ? – J'en suis sûr. C'est à vous de le découvrir et vous n'y aurez pas de peine. Mais, pour moi, je veux finir et vous donner les explications promises. J'ai marché plus vite que nos adversaires ne s'y attendaient, et je suis persuadé que, de leur côté, ils vont agir avec vigueur. Le cercle se resserre autour de moi. Le péril approche, j'en ai le pressentiment. – Voyons, voyons, Beautrelet... – Bah ! on verra bien. Pour l'instant, dépêchons-nous. Et d'abord, une question sur un point que je veux écarter tout de suite. Vous n'avez parlé à personne de ce document que le brigadier Quevillon a ramassé et qu'il vous a remis en ma présence ? – Ma foi non, à personne. Mais est-ce que vous y attachez une valeur quelconque ?... – Une grande valeur. C'est une idée que j'ai, une idée du reste, je l'avoue, qui ne repose sur aucune preuve... car, jusqu'ici, je n'ai guère réussi à déchiffrer ce document. Aussi, je vous en parle... pour n'y plus revenir. Beautrelet appuya sa main sur celle de M. Filleul, et à voix basse : – Taisez-vous... on nous écoute... dehors... Le sable craqua. Beautrelet courut vers la fenêtre et se pencha. – Il n'y a plus personne... mais la plate-bande est foulée... on relèvera facilement les empreintes. Il ferma la fenêtre et vint se rasseoir. – Vous voyez, monsieur le Juge d'instruction, l'ennemi ne prend même plus de précautions... il n'en a plus le temps... lui aussi sent que l'heure presse. Hâtons-nous donc, et parlons puisqu'ils ne veulent pas que je parle. Il posa sur la table le document et le maintint déplié. – Avant tout, une remarque. Il n'y a sur ce papier, en dehors de points, que des chiffres. Et, dans les trois premières lignes et la cinquième – les seules dont nous ayons à nous occuper, car la quatrième semble d'une nature tout à fait différente – n'y a pas un de ces chiffres qui soit plus élevé que le chiffre 5. Nous avons donc bien des chances pour que chacun de ces chiffres représente une des cinq voyelles, et dans l'ordre alphabétique. Inscrivons le résultat. Il inscrivit sur une feuille à part : e.a.a..e..e.a. .a..a...e.e. .e.oi.e..e. .ou..e.o...e..o..e ai.ui..e ..eu.e Puis il reprit : – Comme vous voyez, cela ne donne pas grand-chose. La clef est à la fois très facile – puisqu'on s'est contenté de remplacer les voyelles par des chiffres et les consonnes par des points – et très difficile, sinon impossible, puisqu'on ne s'est pas donné plus de mal pour compliquer le problème. – Il est de fait qu'il est suffisamment obscur. – Essayons de l'éclaircir. La seconde ligne est divisée en deux parties, et la deuxième partie se présente de telle façon qu'il est tout à fait probable qu'elle forme un mot. Si nous tâchons maintenant de remplacer les points intermédiaires par des consonnes, nous concluons, après tâtonnement, que les seules consonnes qui peuvent logiquement servir d'appui aux voyelles ne peuvent logiquement produire qu'un mot, un seul mot : « demoiselles ». – Il s'agirait alors de Mlle de Gesvres et de Mlle de SaintVéran ? – En toute certitude. – Et vous ne voyez rien d'autre ? – Si. Je note encore une solution de continuité au milieu de la dernière ligne, et si j'effectue le même travail sur le début de la ligne, je vois aussitôt qu'entre les deux diphtongues ai et ui, la seule consonne qui puisse remplacer le point est un g, et que, quand j'ai formé le début de ce mot aigui, il est naturel et indispensable que j'arrive avec les deux points suivants et l'e final au mot aiguille. – En effet... le mot aiguille s'impose. – Enfin, pour le dernier mot, j'ai trois voyelles et trois consonnes. Je tâtonne encore, j'essaie toutes les lettres les unes après les autres, et, en partant de ce principe que les deux premières lettres sont des consonnes, je constate que quatre mots peuvent s'adapter : les mots fleuve, preuve, pleure et creuse. J'élimine les mots fleuve, preuve et pleure comme n'ayant aucune relation possible avec une aiguille, et je garde le mot creuse. – Ce qui fait aiguille creuse. J'admets que votre solution soit juste, mais en quoi nous avance-t-elle ? – En rien, fit Beautreiet, d'un ton pensif. En rien, pour le moment... plus tard, nous verrons... J'ai idée, moi, que bien des choses sont incluses dans l'accouplement énigmatique de ces deux mots : aiguille creuse. Ce qui m'occupe, c'est plutôt la matière du document, le papier dont on s'est servi... Fabrique-ton encore cette sorte de parchemin un peu granité ? Et puis cette couleur d'ivoire... Et ces plis... l'usure de ces quatre plis... et enfin, tenez, ces marques de cire rouge, par-derrière... À ce moment, Beautrelet fut interrompu. C'était le greffier Brédoux qui ouvrait la porte et qui annonçait l'arrivée subite du procureur général. M. Filleul se leva. – M. le procureur général est en bas ? – Non, Monsieur le juge d'instruction. M. le procureur général n'a pas quitté sa voiture. Il ne fait que passer et il vous prie de bien vouloir le rejoindre devant la grille. Il n'a qu'un mot à vous dire. – Bizarre, murmura M. Filleul. Enfin... nous allons voir. Beautrelet, excusez-moi, je vais et je reviens. Il s'en alla. On entendit ses pas qui s'éloignaient. Alors le greffier ferma la porte, tourna la clef et la mit dans sa poche. – Eh bien ! quoi s'exclama Beautrelet tout surpris, que faites-vous ? Pourquoi nous enfermer ? – Ne serons-nous pas mieux pour causer ? riposta Brédoux. Beautrelet bondit vers une autre porte qui donnait dans la pièce voisine. Il avait compris. Le complice, c'était Brédoux, le greffier même du juge d'instruction ! Brédoux ricana : – Ne vous écorchez pas les doigts, mon jeune ami, j'ai aussi la clef de cette porte. – Reste la fenêtre, cria Beautrelet. – Trop tard, fit Brédoux qui se campa devant la croisée, le revolver au poing. Toute retraite était coupée. Il n'y avait plus rien à faire, plus rien qu'à se défendre contre l'ennemi qui se démasquait avec une audace brutale. Isidore, qu'étreignait un sentiment d'angoisse inconnu, se croisa les bras. – Bien, marmotta le greffier, et maintenant soyons brefs. Il tira sa montre. – Ce brave M. Filleul va cheminer jusqu'à la grille. À la grille personne, bien entendu, pas plus de procureur que sur ma main. Alors il s'en reviendra. Cela nous donne environ quatre minutes. Il m'en faut une pour m'échapper par cette fenêtre, filer par la petite porte des ruines et sauter sur la motocyclette qui m'attend. Reste donc trois minutes. Cela suffit. C'était un drôle d'être, contrefait, qui tenait en équilibre sur des jambes très longues et très frêles un buste énorme, rond comme un corps d'araignée et muni de bras immenses. Un visage osseux, un petit front bas, indiquaient l'obstination un peu bornée du personnage. Beautrelet chancela, les jambes molles. Il dut s'asseoir. – Parlez. Que voulez-vous ? – Le papier. Voici trois jours que je le cherche. – Je ne l'ai pas. – Tu mens. Quand je suis entré, je t'ai vu le remettre dans ton portefeuille. – Après ? – Après ? Tu t'engageras à rester bien sage. Tu nous embêtes. Laisse-nous tranquilles, et occupe-toi de tes affaires. Nous sommes à bout de patience. Il s'était avancé, le revolver toujours braqué sur le jeune homme, et il parlait sourdement, en martelant ses syllabes, avec un accent d'une incroyable énergie. L'œil était dur, le sourire cruel. Beautrelet frissonna. C'était la première fois qu'il éprouvait la sensation du danger. Et quel danger ! Il se sentait en face d'un ennemi implacable, d'une force aveugle et irrésistible. – Et après ? dit-il, la voix étranglée. – Après ? rien... Tu seras libre... Un silence. Brédoux reprit : – Plus qu'une minute. Il faut te décider. Allons, mon bonhomme, pas de bêtises... Nous sommes les plus forts, toujours et partout... Vite, le papier... Isidore ne bronchait pas, livide, terrifié, maître de lui pourtant, et le cerveau lucide, dans la débâcle de ses nerfs. À vingt centimètres de ses yeux, le petit trou noir du revolver s'ouvrait. Le doigt replié pesait visiblement sur la détente. Il suffisait d'un effort encore... – Le papier, répéta Brédoux... Sinon... – Le voici, dit Beautrelet. Il tira de sa poche son portefeuille et le tendit au greffier qui s'en empara. – Parfait ! Nous sommes raisonnable. Décidément, il y a quelque chose à faire avec toi... un peu froussard, mais du bon sens. J'en parlerai aux camarades. Et maintenant, je file. Adieu. Il rentra son revolver et tourna l'espagnolette de la fenêtre. Du bruit résonna dans le couloir. – Adieu, fit-il, de nouveau... il n'est que temps. Mais une idée l'arrêta. D'un geste il vérifia le portefeuille. – Tonnerre... grinça-t-il, le papier n'y est pas... Tu m'as roulé. Il sauta dans la pièce. Deux coups de feu retentirent. Isidore à son tour avait saisi son pistolet et il tirait. – Raté, mon bonhomme, hurla Brédoux, ta main tremble... tu as peur... Ils s'empoignèrent à bras-le-corps et roulèrent sur le parquet. À la porte on frappait à coups redoublés. Isidore faiblit, tout de suite dominé par son adversaire. C'était la fin. Une main se leva au-dessus de lui, armée d'un couteau, et s'abattit. Une violente douleur lui brûla l'épaule. Il lâcha prise. Il eut l'impression qu'on fouillait dans la poche intérieure de son veston et qu'on saisissait le document. Puis, à travers le voile baissé de ses paupières, il devina l'homme qui franchissait le rebord de la fenêtre... Les mêmes journaux qui, le lendemain matin, relataient les derniers épisodes survenus au château d'Ambrumésy, le truquage de la chapelle, la découverte du cadavre d'Arsène Lupin et du cadavre de Raymonde, et enfin le meurtre de Beautrelet par Brédoux, greffier du juge d'instruction, les mêmes journaux annonçaient les deux nouvelles suivantes : La disparition de Ganimard, et l'enlèvement, en plein jour, au cœur de Londres, alors qu'il allait prendre le train pour Douvres, l'enlèvement d'Herlock Sholmès. Ainsi donc, la bande de Lupin, un instant désorganisée par l'extraordinaire ingéniosité d'un gamin de dix-sept ans, reprenait l'offensive, et du premier coup, partout et sur tous les points, demeurait victorieuse. Les deux grands adversaires de Lupin, Sholmès et Ganimard supprimés. Beautrelet, hors de combat. Plus personne qui fût capable de lutter contre de tels ennemis. 4 Face à face Six semaines après, un soir, j'avais donné congé à mon domestique. C'était la veille du 14 juillet. Il faisait une chaleur d'orage, et l'idée de sortir ne me souriait guère. Les fenêtres de mon balcon ouvertes, ma lampe de travail allumée, je m'installai dans un fauteuil et, n'ayant pas encore lu les journaux, je ne mis à les parcourir. Bien entendu on y parlait d'Arsène Lupin. Depuis la tentative de meurtre dont le pauvre Isidore Beautrelet avait été victime, il ne s'était pas passé un jour sans qu'il fût question de l'affaire d'Ambrumésy. Une rubrique quotidienne lui était consacrée. Jamais l'opinion publique n'avait été surexcitée à ce point par une telle série d'événements précipités, de coups de théâtre inattendus et déconcertants. M. Filleul qui, décidément, acceptait, avec une bonne foi méritoire, son rôle de subalterne, avait confié aux interviewers les exploits de son jeune conseiller pendant les trois jours mémorables, de sorte que l'on pouvait se livrer aux suppositions les plus téméraires. On ne s'en privait pas. Spécialistes et techniciens du crime, romanciers et dramaturges, magistrats et anciens chefs de la Sûreté, MM. Lecocq retraités et Herlock Sholmès en herbe, chacun avait sa théorie et la délayait en copieux articles. Chacun reprenait et complétait l'instruction. Et tout cela sur la parole d'un enfant, d'Isidore Beautrelet, élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly. Car vraiment, il fallait bien le dire, on possédait les éléments complets de la vérité. Le mystère... en quoi consistaitil ? On connaissait la cachette où Arsène Lupin s'était réfugié et où il avait agonisé, et, là-dessus, aucun doute : le docteur Delattre, qui se retranchait toujours derrière le secret professionnel, et qui se refusa à toute déposition, avoua cependant à ses intimes – dont le premier soin fut de parler – que c'était bien dans une crypte qu'il avait été amené, près d'un blessé que ses complices lui présentèrent sous le nom d'Arsène Lupin. Et comme, dans cette même crypte, on avait retrouvé le cadavre d'Etienne de Vaudreix, lequel Etienne de Vaudreix était bel et bien Arsène Lupin, ainsi que l'instruction le prouva, l'identité d'Arsène Lupin et du blessé recevait encore là un supplément de démonstration. Donc, Lupin mort, le cadavre de Mlle de Saint-Véran reconnu grâce à la gourmette qu'elle portait au poignet, le drame était fini. Il ne l'était pas. Il ne l'était pour personne, puisque Beautrelet avait dit le contraire. On ne savait point en quoi il n'était pas fini, mais, sur la parole du jeune homme, le mystère demeurait entier. Le témoignage de la réalité ne prévalait pas contre l'affirmation d'un Beautrelet. Il y avait quelque chose que l'on ignorait, et ce quelque chose, on ne doutait point qu'il ne fût en mesure de l'expliquer victorieusement. Aussi avec quelle anxiété on attendit, au début, les bulletins de santé que publiaient les médecins de Dieppe auxquels le comte confia le malade ! Quelle désolation, durant les premiers jours, quand on crut sa vie en danger ! Et quel enthousiasme le matin où les journaux annoncèrent qu'il n'y avait plus rien à craindre ! Les moindres détails passionnaient la foule. On s'attendrissait à le voir soigné par son vieux père, qu'une dépêche avait mandé en toute hâte, et l'on admirait le dévouement de Mlle de Gesvres qui passa des nuits au chevet du blessé. Après, ce fut la convalescence rapide et joyeuse. Enfin on allait savoir ! On saurait ce que Beautrelet avait promis de révéler à M. Filleul, et les mots définitifs que le couteau du criminel l'avait empêché de prononcer ! Et l'on saurait aussi tout ce qui, en dehors du drame lui-même, demeurait impénétrable ou inaccessible aux efforts de la justice. Beautrelet, libre, guéri de sa blessure, on aurait une certitude quelconque sur le sieur Harlington, l'énigmatique complice d'Arsène Lupin, que l'on détenait toujours à la prison de la Santé. On apprendrait ce qu'était devenu après le crime le greffier Brédoux, cet autre complice dont l'audace avait été vraiment effarante. Beautrelet libre, on pourrait se faire une idée précise sur la disparition de Ganimard et sur l'enlèvement de Sholmès. Comment deux attentats de cette sorte avaient-ils pu se produire ? Les détectives anglais, aussi bien que leurs collègues de France, ne possédaient aucun indice à ce sujet. Le dimanche de la Pentecôte, Ganimard n'était pas rentré chez lui, le lundi non plus, et point davantage depuis six semaines. À Londres, le lundi de la Pentecôte, à quatre heures du soir, Herlock Sholmès prenait un cab pour se rendre à la gare. À peine était-il monté qu'il essayait de descendre, averti probablement du péril. Mais deux individus escaladaient la voiture à droite et à gauche, le renversaient et le maintenaient entre eux, sous eux plutôt, vu l'exiguïté du véhicule. Et cela devant dix témoins, qui n'avaient pas le temps de s'interposer. Le cab s'enfuit au galop. Après ? Après, rien. On ne savait rien. Et peut-être aussi, par Beautrelet, aurait-on l'explication complète du document, de ce papier mystérieux auquel le greffier Brédoux attachait assez d'importance pour le reprendre, à coups de couteau, à celui qui le possédait. « Le problème de l'Aiguille creuse », comme l'appelaient les innombrables Œdipes qui, penchés sur les chiffres et sur les points, tâchaient de leur trouver une signification... L'Aiguille creuse ! association déconcertante de deux mots, incompréhensible question que posait ce morceau de papier dont la provenance même était inconnue ! Était-ce une expression insignifiante, le rébus d'un écolier qui barbouille d'encre un coin de feuille ? Ou bien étaitce deux mots magiques par lesquels toute la grande aventure de l'aventurier Lupin prendrait son véritable sens ? On ne savait rien. On allait savoir. Depuis plusieurs jours les feuilles annonçaient l'arrivée de Beautrelet. La lutte était près de recommencer, et, cette fois, implacable de la part du jeune homme qui brûlait de prendre sa revanche. Et justement son nom, en gros caractères, attira mon attention. Le Grand Journal inscrivait en tête de ses colonnes la note suivante : Nous avons obtenu de M. Isidore Beautrelet qu'il nous réservât la primeur de ses révélations. Demain mercredi, avant même que la justice en soit informée, Le Grand Journal publiera la vérité intégrale sur le drame d'Ambrumésy. – Cela promet, hein ? Qu'en pensez-vous, mon cher ? Je sursautai dans mon fauteuil. Il y avait près de moi sur la chaise voisine quelqu'un que je ne connaissais pas. Je me levai et cherchai une arme des yeux. Mais comme son attitude semblait tout à fait inoffensive, je me contins et m'approchai de lui. C'était un homme jeune, au visage énergique, aux longs cheveux blonds, et dont la barbe, un peu fauve de nuance, se divisait en deux pointes courtes. Son costume rappelait le costume sobre d'un prêtre anglais, et toute sa personne, d'ailleurs, avait quelque chose d'austère et de grave qui inspirait le respect. – Qui êtes-vous ? lui demandai-je. Et, comme il ne répondait pas, je répétai : – Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré ici ? Que venezvous faire ? Il me regarda et dit : – Vous ne me reconnaissez pas ? – Non... non ! – Ah c'est vraiment curieux... Cherchez bien... un de vos amis... un ami d'un genre un peu spécial... Je lui saisis le bras vivement : – Vous mentez !... Vous n'êtes pas celui que vous dites... ce n'est pas vrai... – Alors pourquoi pensez-vous à celui-là plutôt qu'à un autre ? dit-il en riant. Ah ! ce rire ! ce rire jeune et clair, dont l'ironie amusante m'avait si souvent diverti !... Je frissonnai. Était-ce possible ? – Non, non, protestai-je avec une sorte d'épouvante... il ne se peut pas... – Il ne se peut pas que ce soit moi, parce que je suis mort, hein, et que vous ne croyez pas aux revenants ? Il rit de nouveau. – Est-ce que je suis de ceux qui meurent, moi ? Mourir ainsi, d'une balle tirée dans le dos, par une jeune fille ! Vraiment, c'est mal me juger ! Comme si, moi, je consentirais à une pareille fin ! – C'est donc vous ! balbutiai-je, encore incrédule, et tout ému... Je ne parviens pas à vous retrouver... – Alors, prononça-t-il gaiement, je suis tranquille. Si le seul homme a qui je me sois montré sous mon véritable aspect ne me reconnaît pas aujourd'hui, toute personne qui me verra désormais tel que je suis aujourd'hui ne me reconnaîtra pas non plus quand elle me verra sous mon réel aspect... si tant est que j'aie un réel aspect... Je retrouvais sa voix, maintenant qu'il n'en changeait plus le timbre, et je retrouvais ses yeux aussi, et l'expression de son visage, et toute son attitude, et son être lui-même, à travers l'apparence dont il l'avait enveloppé. – Arsène Lupin, murmurai-je. – Oui, Arsène Lupin, s'écria-t-il en se levant. Le seul et unique Lupin, retour du royaume des ombres, puisqu'il paraît que j'ai agonisé et trépassé dans une crypte. Arsène Lupin vivant de toute sa vie, agissant de toute sa volonté, heureux et libre, et plus que jamais résolu à jouir de cette heureuse indépendance dans un monde où il n'a jusqu'ici rencontré que faveur et que privilège. Je ris à mon tour. – Allons, c'est bien vous, et plus allègre que le jour où j'ai eu le plaisir de vous voir l'an dernier... Je vous en complimente. Je faisais allusion à sa dernière visite, visite qui suivait la fameuse aventure du diadème 2, son mariage rompu, sa fuite avec Sonia Krichnoff, et la mort horrible de la jeune Russe. Ce jour-là, j'avais vu un Arsène Lupin que j'ignorais, faible, abattu, les yeux las de pleurer, en quête d'un peu de sympathie et de tendresse. – Taisez-vous, dit-il, le passé est loin. – C'était il y a un an, observai-je. – C'était il y a dix ans, affirma-t-il, les années d'Arsène Lupin comptent dix fois plus que les autres. Je n'insistai pas et, changeant de conversation : – Comment donc êtes-vous entré ? – Mon Dieu, comme tout le monde, par la porte. Puis, ne voyant personne, j'ai traversé le salon, j'ai suivi le balcon, et me voici. – Soit, mais la clef de la porte ? – Il n'y a pas de porte pour moi, vous le savez. J'avais besoin de votre appartement, je suis entré. 2 Arsène Lupin, pièce en quatre actes. – À vos ordres. Dois-je vous laisser ? – Oh ! nullement, vous ne serez pas de trop. Je puis même vous dire que la soirée sera intéressante. – Vous attendez quelqu'un ? – Oui, j'ai donné rendez-vous ici à dix heures... Il tira sa montre. – Dix heures. Si le télégramme est arrivé, la personne ne tardera pas... Le timbre retentit, dans le vestibule. – Que vous avais-je dit ? Non, ne vous dérangez pas... j'irai moi-même. Avec qui, diable ! pouvait-il avoir pris rendez-vous ? et à quelle scène dramatique ou burlesque allais-je assister ? Pour que Lupin lui-même la considérât comme digne d'intérêt, il fallait que la situation fût quelque peu exceptionnelle. Au bout d'un instant, il revint, et s'effaça devant un jeune homme, mince, grand, et très pâle de visage. Sans une parole, avec une certaine solennité dans les gestes qui me troublait, Lupin alluma toutes les lampes électriques. La pièce fut inondée de lumière. Alors les deux hommes se regardèrent, profondément, comme si, de tout l'effort de leurs yeux ardents, ils essayaient de pénétrer l'un dans l'autre. Et c'était un spectacle impressionnant que de les voir ainsi, graves et silencieux. Mais qui donc pouvait être ce nouveau venu ? Au moment même où j'étais sur le point de le deviner, par la ressemblance qu'il offrait avec une photographie récemment publiée, Lupin se tourna vers moi : – Cher ami, je vous présente M. Isidore Beautrelet. Et aussitôt, s'adressant au jeune homme : – J'ai à vous remercier, monsieur Beautrelet, d'abord d'avoir bien voulu, sur une lettre de moi, retarder vos révélations jusqu'après cette entrevue, et ensuite de m'avoir accordé cette entrevue avec tant de bonne grâce. Beautrelet sourit. – Je vous prierai de remarquer que ma bonne grâce consiste surtout à obéir à vos ordres. La menace que vous me faisiez dans la lettre en question était d'autant plus péremptoire qu'elle ne s'adressait pas à moi, mais qu'elle visait mon père. – Ma foi, répondit Lupin en riant, on agit comme on peut, et il faut bien se servir des moyens d'action que l'on possède. Je savais par expérience que votre propre sûreté vous était indifférente, puisque vous avez résisté aux arguments du sieur Brédoux. Restait votre père... votre père que vous affectionnez vivement... J'ai joué de cette corde-là. – Et me voici, approuva Beautrelet. Je les fis asseoir. Ils y consentirent, et Lupin, de ce ton d'imperceptible ironie qui lui est particulier : – En tout cas, monsieur Beautrelet, si vous n'acceptez pas mes remerciements, vous ne repousserez pas du moins mes excuses. – Des excuses ! Et pourquoi, Seigneur ? – Pour la brutalité dont le sieur Brédoux a fait preuve à votre endroit. – J'avoue que l'acte m'a surpris. Ce n'était pas la manière d'agir habituelle à Lupin. Un coup de couteau... – Aussi n'y suis-je pour rien. Le sieur Brédoux est une nouvelle recrue. Mes amis, pendant le temps qu'ils ont eu la direction de nos affaires, ont pensé qu'il pouvait nous être utile de gagner à notre cause le greffier même du juge qui menait l'instruction. – Vos amis n'avaient pas tort. – En effet, Brédoux que l'on avait spécialement attaché à votre personne nous fut précieux. Mais, avec cette ardeur propre à tout néophyte qui veut se distinguer, il poussa le zèle un peu loin, et contraria mes plans en se permettant, de sa propre initiative, de vous frapper. – Oh ! c'est là un petit malheur. – Mais non, mais non, et je l'ai sévèrement réprimandé. Je dois dire, cependant, en sa faveur, qu'il a été pris au dépourvu par la rapidité inattendue de votre enquête. Vous nous eussiez laissé quelques heures de plus que vous auriez échappé à cet attentat impardonnable. – Et que j'aurais eu le grand avantage, sans doute, de subir le sort de MM. Ganimard et Sholmès ? – Précisément, fit Lupin en riant de plus belle. Et moi, je n'aurais pas connu les affres cruelles que votre blessure m'a causées. J'ai passé là, je vous le jure, des heures atroces, et, aujourd'hui encore, votre pâleur m'est un remords cuisant. Vous ne m'en voulez plus ? – La preuve de confiance, répondit Beautrelet, que vous me donnez en vous livrant à moi sans condition, – il m'eût été si facile d'amener quelques amis de Ganimard ! – cette preuve de confiance efface tout. Parlait-il sérieusement ? J'avoue que j'étais fort dérouté. La lutte entre ces deux hommes commençait d'une façon à laquelle je ne comprenais rien. Moi qui avais assisté à la première rencontre de Lupin et de Sholmès 3, dans le café de la gare du Nord, je ne pouvais m'empêcher de me rappeler l'allure hautaine des deux combattants, le choc effrayant de leur orgueil sous la politesse de leurs manières, les rudes coups qu'ils se portaient, leurs feintes, leur arrogance. Ici, rien de pareil, Lupin, lui, n'avait pas changé. Même tactique et même affabilité narquoise. Mais à quel étrange adversaire il se heurtait ! Était-ce même un adversaire ? Vraiment il n'en avait ni le ton ni l'apparence. Très calme, mais d'un calme réel, qui ne masquait pas l'emportement d'un homme qui se contient, très poli mais sans exagération, souriant mais sans raillerie, il offrait avec Arsène Lupin le plus parfait contraste, si parfait même que Lupin me semblait aussi dérouté que moi. 3 Arsène Lupin contre Herlock Sholmès. Non, sûrement, Lupin n'avait pas en face de cet adolescent frêle, aux joues roses de jeune fille, aux yeux candides et charmants, non, Lupin n'avait pas son assurance ordinaire. Plusieurs fois, j'observai en lui des traces de gêne. Il hésitait, n'attaquait pas franchement, perdait du temps en phrases doucereuses et en mièvreries. On aurait dit aussi qu'il lui manquait quelque chose. Il avait l'air de chercher, d'attendre. Quoi ? Quel secours ? On sonna de nouveau. De lui-même, et vivement, il alla ouvrir. Il revint avec une lettre. – Vous permettez, Messieurs ? nous demanda-t-il. Il décacheta la lettre. Elle contenait un télégramme. Il le lut. Ce fut en lui comme une transformation. Son visage s'éclaira, sa taille se redressa, et je vis les veines de son front qui se gonflaient. C'était l'athlète que je retrouvais, le dominateur, sûr de lui, maître des événements et maître des personnes. Il étala le télégramme sur la table, et le frappant d'un coup de poing, s'écria : – Maintenant, monsieur Beautrelet, à nous deux ! Beautrelet se mit en posture d'écouter, et Lupin commença, d'une voix mesurée, mais sèche et volontaire : – Jetons bas les masques, n'est-ce pas, et plus de fadeurs hypocrites. Nous sommes deux ennemis qui savons parfaitement à quoi nous en tenir l'un sur l'autre, c'est en ennemis que nous agissons l'un envers l'autre, et c'est par conséquent en ennemis que nous devons traiter l'un avec l'autre. – Traiter ? fit Beautrelet surpris. – Oui, traiter. Je n'ai pas dit ce mot au hasard, et je le répète, quoi qu'il m'en coûte. Et il m'en coûte beaucoup. C'est la première fois que je l'emploie vis-à-vis d'un adversaire. Mais aussi, je vous le dis tout de suite, c'est la dernière fois. Profitezen. Je ne sortirai d'ici qu'avec une promesse de vous. Sinon, c'est la guerre. Beautrelet semblait de plus en plus surpris. Il dit gentiment – Je ne m'attendais pas à cela... vous me parlez si drôlement ! C'est si différent de ce que je croyais !... Oui, je vous imaginais tout autre... Pourquoi de la colère ? des menaces ? Sommes-nous donc ennemis parce que les circonstances nous opposent l'un à l'autre ? Ennemis... pourquoi ? Lupin parut un peu décontenancé, mais il ricana en se penchant sur le jeune homme : – Écoutez, mon petit, il ne s'agit pas de choisir ses expressions. Il s'agit d'un fait, d'un fait certain, indiscutable. Celui-ci : depuis dix ans, je ne me suis pas encore heurté à un adversaire de votre force ; avec Ganimard, avec Herlock Sholmès, j'ai joué comme avec des enfants. Avec vous, je suis obligé de me défendre, je dirai plus, de reculer. Oui, à l'heure présente, vous et moi, nous savons très bien que je dois me considérer comme le vaincu. Isidore Beautrelet l'emporte sur Arsène Lupin. Mes plans sont bouleversés. Ce que j'ai tâché de laisser dans l'ombre, vous l'avez mis en pleine lumière. Vous me gênez, vous me barrez le chemin. Eh bien ! j'en ai assez... Brédoux vous l'a dit inutilement. Moi, je vous le redis, en insistant pour que vous en teniez compte. J'en ai assez. Beautrelet hocha la tête. – Mais, enfin, que voulez-vous ? – La paix ! chacun chez soi, dans son domaine. – C'est-à-dire, vous, libre de cambrioler à votre aise, et moi, libre de retourner à mes études. – À vos études... à ce que vous voudrez... cela ne me regarde pas... Mais, vous me laisserez la paix... je veux la paix... – En quoi puis-je la troubler maintenant ? Lupin lui saisit la main avec violence. – Vous le savez bien ! Ne feignez pas de ne pas le savoir. Vous êtes actuellement possesseur d'un secret auquel j'attache la plus haute importance. Ce secret, vous étiez en droit de le deviner, mais vous n'avez aucun titre à le rendre public. – Êtes-vous sûr que je le connaisse ? – Vous le connaissez, j'en suis sûr : jour par jour, heure par heure, j'ai suivi la marche de votre pensée et les progrès de votre enquête. À l'instant même où Brédoux vous a frappé, vous alliez tout dire. Par sollicitude pour votre père, vous avez ensuite retardé vos révélations. Mais aujourd'hui elles sont promises au journal que voici. L'article est prêt. Dans une heure il sera composé. Demain il paraît. – C'est juste. Lupin se leva, et coupant l'air d'un geste de sa main : – Il ne paraîtra pas, s'écria-t-il. – Il paraîtra, fit Beautrelet qui se leva d'un coup. Enfin les deux hommes étaient dressés l'un contre l'autre. J'eus l'impression d'un choc, comme s'ils s'étaient empoignés à bras-le-corps. Une énergie subite enflammait Beautrelet. On eût dit qu'une étincelle avait allumé en lui des sentiments nouveaux, l'audace, l'amour-propre, la volupté de la lutte, l'ivresse du péril. Quant à Lupin je sentais au rayonnement de son regard sa joie de duelliste qui rencontre enfin l'épée du rival détesté. – L'article est donné ? – Pas encore. – Vous l'avez là... sur vous ? – Pas si bête ! Je ne l'aurais déjà plus. – Alors ? – C'est un des rédacteurs qui l'a, sous double enveloppe. Si à minuit je ne suis pas au journal, il le fait composer. – Ah ! le gredin, murmura Lupin, il a tout prévu. Sa colère fermentait, visible, terrifiante. Beautrelet ricana, moqueur à son tour, et grisé par son triomphe. – Tais-toi donc, moutard, hurla Lupin, tu ne sais donc pas qui je suis ? et que si je voulais... Ma parole, il ose rire ! Un grand silence tomba entre eux. Puis Lupin s'avança, et d'une voix sourde, ses yeux dans les yeux de Beautrelet : – Tu vas courir au Grand Journal... – Non. – Tu vas déchirer ton article. – Non. – Tu verras le rédacteur en chef. – Non. – Tu lui diras que tu t'es trompé. – Non. – Et tu écriras un autre article, où tu donneras, de l'affaire d'Ambrumésy, la version officielle, celle que tout le monde a acceptée. – Non. Lupin saisit une règle en fer qui se trouvait sur mon bureau, et sans effort la brisa net. Sa pâleur était effrayante. Il essuya des gouttes de sueur qui perlaient à son front. Lui qui jamais n'avait connu de résistance à ses volontés, l'entêtement de cet enfant le rendait fou. Il imprima ses mains sur l'épaule de Beautrelet et scanda : – Tu feras tout cela, Beautrelet, tu diras que tes dernières découvertes t'ont convaincu de ma mort, qu'il n'y a pas làdessus le moindre doute. Tu le diras parce que je le veux, parce qu'il faut qu'on croie que je suis mort. Tu le diras surtout parce que si tu ne le dis pas... – Parce que si je ne le dis pas ? – Ton père sera enlevé cette nuit, comme Ganimard et Herlock Sholmès l'ont été. Beautrelet sourit. – Ne ris pas... réponds. Je réponds qu'il m'est fort désagréable de vous contrarier, mais j'ai promis de parler, je parlerai. – Parle dans le sens que je t'indique. – Je parlerai dans le sens de la vérité, s'écria Beautrelet ardemment. C'est une chose que vous ne pouvez pas comprendre, vous, le plaisir, le besoin plutôt, de dire ce qui est et de le dire à haute voix. La vérité est là, dans ce cerveau qui l'a découverte, elle en sortira toute nue et toute frémissante. L'article passera donc tel que je l'ai écrit. On saura que Lupin est vivant, on saura la raison pour laquelle il voulait qu'on le crût mort. On saura tout. Et il ajouta tranquillement : – Et mon père ne sera pas enlevé. Ils se turent encore une fois tous les deux, leurs regards toujours attachés l'un à l'autre. Ils se surveillaient. Les épées étaient engagées jusqu'à la garde. Et c'était le lourd silence qui précède le coup mortel. Qui donc allait le porter ? Lupin murmura : – Cette nuit à trois heures du matin, sauf avis contraire de moi, deux de mes amis ont ordre de pénétrer dans la chambre de ton père, de s'emparer de lui, de gré ou de force, de l'emmener et de rejoindre Ganimard et Herlock Sholinès. Un éclat de rire strident lui répondit. – Mais tu ne comprends donc pas, brigand, s'écria Beautrelet, que j'ai pris mes précautions ? Alors tu t'imagines que je suis assez naïf pour avoir, bêtement, stupidement, renvoyé mon père chez lui, dans la petite maison isolée qu'il occupait en rase campagne ? Oh ! le joli rire ironique qui animait le visage du jeune homme ! Rire nouveau sur ses lèvres, rire où se sentait l'influence même de Lupin... Et ce tutoiement insolent qui le mettait du premier coup au niveau de son adversaire !... Il reprit : – Vois-tu, Lupin, ton grand défaut, c'est de croire tes combinaisons infaillibles. Tu te déclares vaincu ! Quelle blague ! Tu es persuadé qu'en fin de compte, et toujours, tu l'emporteras... et tu oublies que les autres peuvent avoir aussi leurs combinaisons. La mienne est très simple, mon bon ami. C'était délicieux de l'entendre parler. Il allait et venait, les mains dans ses poches, avec la crânerie, avec la désinvolture d'un gamin qui harcèle la bête féroce enchaînée. Vraiment, à cette heure, il vengeait, de la plus terrible des vengeances, toutes les victimes du grand aventurier. Et il conclut : – Lupin, mon père n'est pas en Savoie. Il est à l'autre bout de la France, au centre d'une grande ville, gardé par vingt de nos amis qui ont ordre de ne pas le quitter de vue jusqu'à la fin de notre bataille. Veux-tu des détails ? Il est à Cherbourg, dans la maison d'un des employés de l'arsenal – arsenal qui est fermé la nuit, et où l'on ne peut pénétrer le jour qu'avec une autorisation et en compagnie d'un guide. Il s'était arrêté en face de Lupin et le narguait comme un enfant qui fait une grimace à un camarade. – Qu'en dis-tu, maître ? Depuis quelques minutes, Lupin demeurait immobile. Pas un muscle de son visage n'avait bougé. Que pensait-il ? À quel acte allait-il se résoudre ? Pour quiconque savait la violence farouche de son orgueil, un seul dénouement était possible : l'effondrement total, immédiat, définitif de son ennemi. Ses doigts se crispèrent. J'eus une seconde la sensation qu'il allait se jeter sur lui et l'étrangler. – Qu'en dis-tu, maître ? répéta Beautrelet. Lupin saisit le télégramme qui se trouvait sur la table, le tendit et prononça, très maître de lui : – Tiens, bébé, lis cela. Beautrelet devint grave, subitement impressionné par la douceur du geste. Il déplia le papier, et tout de suite, relevant les yeux, murmura : – Que signifie ?... Je ne comprends pas... – Tu comprends toujours bien le premier mot, dit Lupin... le premier mot de la dépêche... c'est-à-dire le nom de l'endroit d'où elle fut expédiée... Regarde... Cherbourg. – Oui... oui... balbutia Beautrelet... oui... Cherbourg... et après ? – Et après ?... il me semble que la suite n'est pas moins claire : Enlèvement du colis terminé... camarades sont partis avec lui et attendront instructions jusqu'à huit heures matin. Tout va bien. Qu'y a-t-il donc là qui te paraisse obscur ? Le mot colis ? Bah on ne pouvait guère écrire M. Beautrelet père. Alors, quoi ? La façon dont l'opération fut accomplie ? Le miracle grâce auquel ton père fut arraché de l'arsenal de Cherbourg, malgré ses vingt gardes du corps ? Bah ! c'est l'enfance de l'art ! Toujours est-il que le colis est expédié. Que dis-tu de cela, bébé ? De tout son être tendu, de tout son effort exaspéré, Isidore tâchait de faire bonne figure. Mais on voyait le frissonnement de ses lèvres, sa mâchoire qui se contractait, ses yeux qui essayaient vainement de se fixer sur un point. Il bégaya quelques mots, se tut, et soudain, s'affaissant sur lui-même, les mains à son visage, il éclata en sanglots : – Oh ! papa... papa... Dénouement imprévu, qui était bien l'écroulement que réclamait l'amour-propre de Lupin, mais qui était autre chose aussi, autre chose d'infiniment touchant et d'infiniment naïf. Lupin eut un geste d'agacement et prit son chapeau, comme excédé par cette crise insolite de sensiblerie. Mais, au seuil de la porte, il s'arrêta, hésita, puis revint, pas à pas, lentement. Le bruit doux des sanglots s'élevait comme la plainte triste d'un petit enfant que le chagrin accable. Les épaules marquaient le rythme navrant. Des larmes apparaissaient entre les doigts croisés. Lupin se pencha et, sans toucher Beautrelet, il lui dit d'une voix où il n'y avait pas le moindre accent de raillerie, ni même cette pitié offensante des vainqueurs : – Ne pleure pas, petit. Ce sont là des coups auxquels il faut s'attendre, quand on se jette dans la bataille, tête baissée comme tu l'as fait. Les pires désastres vous guettent... C'est notre destin de lutteurs qui le veut ainsi. Il faut le subir courageusement. Puis, avec douceur, il continua : – Tu avais raison, vois-tu, nous ne sommes pas ennemis. Il y a longtemps que je le sais... Dès la première heure, j'ai senti pour toi, pour l'être intelligent que tu es, une sympathie involontaire... de l'admiration... Et c'est pourquoi je voudrais te dire ceci... ne t'en froisse pas surtout... je serais désolé de te froisser... mais il faut que je te le dise... Eh bien ! renonce à lutter contre moi... Ce n'est pas par vanité que je te le dis... ce n'est pas non plus parce que je te méprise... mais vois-tu... la lutte est trop inégale... Tu ne sais pas... personne ne sait toutes les ressources dont je dispose... Tiens, ce secret de l'Aiguille creuse que tu cherches si vainement à déchiffrer, admets un instant que ce soit un trésor formidable, inépuisable... ou bien un refuge invisible, prodigieux, fantastique... Ou bien les deux peut-être... Songe à la puissance surhumaine que j'en puis tirer ! Et tu ne sais pas non plus toutes les ressources qui sont en moi... tout ce que ma volonté et mon imagination me permettent d'entreprendre et de réussir. Pense donc que ma vie entière – depuis que je suis né, pourrais-je dire – est tendue vers le même but, que j'ai travaillé comme un forçat avant d'être ce que je suis, et pour réaliser dans toute sa perfection le type que je voulais créer, que je suis parvenu à créer. Alors... que peux-tu faire ? Au moment même où tu croiras saisir la victoire, elle t'échappera... il y aura quelque chose à quoi tu n'auras pas songé... un rien... le grain de sable que, moi, j'aurai placé au bon endroit, à ton insu... Je t'en prie, renonce... je serais obligé de te faire du mal, et cela me désole... Et, lui mettant la main sur le front, il répéta : – Une deuxième fois, petit, renonce. Je te ferais du mal. Qui sait si le piège où tu tomberas inévitablement n'est pas déjà ouvert sous tes pas ? Beautrelet dégagea sa figure. Il ne pleurait plus. Avait-il écouté les paroles de Lupin ? On aurait pu en douter à son air distrait. Deux ou trois minutes il garda le silence. Il semblait peser la décision qu'il allait prendre, examiner le pour et le contre, dénombrer les chances favorables ou défavorables. Enfin, il dit à Lupin : – Si je change le sens de mon article, et si je confirme la version de votre mort, et si je m'engage à ne jamais démentir la version fausse que je vais accréditer, vous me jurez que mon père sera libre ? – Je te le jure. Mes amis se sont rendus en automobile avec ton père dans une autre ville en province. Demain matin à sept heures, si l'article du Grand Journal est tel que je le demande, je leur téléphone et ils remettront ton père en liberté. – Soit, fit Beautrelet, je me soumets à vos conditions. Rapidement, comme s'il trouvait inutile, après l'acceptation de sa défaite, de prolonger l'entretien, il se leva, prit son chapeau, me salua, salua Lupin et sortit. Lupin le regarda s'en aller, écouta le bruit de la porte qui se refermait et murmura : – Pauvre gosse... Le lendemain matin à huit heures, j'envoyai mon domestique me chercher un Grand Journal. Il ne l'apporta qu'au bout de vingt minutes, la plupart des kiosques manquant déjà d'exemplaires. Je dépliai fiévreusement la feuille. En tête apparaissait l'article de Beautrelet. Le voici, tel que les journaux du monde entier le reproduisirent : LE DRAME D'AMBRUMESY « Le but de ces quelques lignes n'est pas d'expliquer par le menu le travail de réflexions et de recherches grâce auquel j'ai réussi à reconstituer le drame ou plutôt le double drame d'Ambrumésy. À mon sens, ce genre de travail et les commentaires qu'il comporte, déductions, inductions, analyses, etc., tout cela n'offre qu'un intérêt relatif, et en tout cas fort banal. Non, je me contenterai d'exposer les deux idées directrices de mes efforts, et par là même, il se trouvera qu'en les exposant et en résolvant les deux problèmes qu'elles soulèvent, j'aurai raconté cette affaire tout simplement, en suivant l'ordre même des faits qui la constituent. « On remarquera peut-être que certains de ces faits ne sont pas prouvés et que je laisse une part assez large à l'hypothèse. C'est vrai. Mais j'estime que mon hypothèse est fondée sur un assez grand nombre de certitudes, pour que la suite des faits, même non prouvés, s'impose avec une rigueur inflexible. La source se perd souvent sous le lit de cailloux, ce n'en est pas moins la même source que l'on revoit aux intervalles où se reflète le bleu du ciel... « J'énonce ainsi la première énigme, énigme non point de détail, mais d'ensemble, qui me sollicita : comment se fait-il que Lupin, blessé à mort, pourrait-on dire, ait vécu quarante jours, sans soins, sans médicaments, sans aliments, au fond d'un trou obscur ? « Reprenons du début. Le jeudi 16 avril, à quatre heures du matin, Arsène Lupin surpris au milieu d'un de ses plus audacieux cambriolages s'enfuit par le chemin des ruines et tombe blessé d'une balle. Il se traîne péniblement, retombe et se relève, avec l'espoir acharné de parvenir jusqu'à la chapelle. Là se trouve la crypte que le hasard lui a révélée. S'il peut s'y tapir, peut-être est-il sauvé. À force d'énergie, il en approche, il en est à quelques mètres lorsqu'un bruit de pas survient. Harassé, perdu, il s'abandonne. L'ennemi arrive. C'est Mlle Raymonde de Saint-Véran. Tel est le prologue du drame ou plutôt la première scène du drame. « Que se passa-t-il entre eux ? Il est d'autant plus facile de le deviner que la suite de l'aventure nous donne toutes les indications. Aux pieds de la jeune fille, il y a un homme blessé, que la souffrance épuise, et qui dans deux minutes sera capturé. Cet homme, c'est elle qui l'a blessé. Va-t-elle le livrer également ? « Si c'est lui l'assassin de Jean Daval, oui, elle laissera le destin s'accomplir. Mais en phrases rapides, il lui dit la vérité sur ce meurtre légitime commis par son onde, M. de Gesvres. Elle le croit. Que va-t-elle faire ? Personne ne peut les voir. Le domestique Victor surveille la petite porte. L'autre, Albert, posté à la fenêtre du salon, les a perdus de vue l'un et l'autre. Livrerat-elle l'homme qu'elle a blessé ? « Un mouvement de pitié irrésistible, que toutes les femmes comprendront, entraîne la jeune fille. Dirigée par Lupin, en quelques gestes, elle pansa la blessure avec son mouchoir pour éviter les marques que le sang laisserait. Puis, se servant de la clef qu'il lui donne, elle ouvre la porte de la chapelle. Il entre, soutenu par la jeune fille. Elle referme, s'éloigne. Albert arrive. « Si l'on avait visité la chapelle à ce moment, ou tout au moins durant les minutes qui suivirent, Lupin, n'ayant pas eu le temps de retrouver ses forces, de lever la dalle et de disparaître par l'escalier de la crypte, Lupin était pris... Mais cette visite n'eut lieu que six heures plus tard, et de la façon la plus superficielle. Lupin est sauvé et sauvé par qui ? par celle qui faillit le tuer. « Désormais, qu'elle le veuille ou non, Mlle de Saint-Véran est sa complice. Non seulement elle ne peut plus le livrer, mais il faut qu'elle continue son œuvre, sans quoi le blessé périra dans l'asile où elle a contribué à le cacher. Et elle continue... D'ailleurs si son instinct de femme lui rend la tâche obligatoire, il la lui rend également facile. Elle a toutes les finesses, elle prévoit tout. C'est elle qui donne au juge d'instruction un faux signalement d'Arsène Lupin (qu'on se rappelle la divergence d'opinion des deux cousines à cet égard). C'est elle, évidemment, qui, à certains indices que j'ignore, devine, sous son déguisement de chauffeur, le complice de Lupin. C'est elle qui l'avertit. C'est elle qui lui signale l'urgence d'une opération. C'est elle sans doute qui substitue une casquette à l'autre. C'est elle qui fait écrire le fameux billet où elle est désignée et menacée personnellement – comment, après cela, pourrait-on la soupçonner ? « C'est elle qui, au moment où j'allais confier au juge d'instruction mes premières impressions, prétend m'avoir aperçu, la veille, dans le bois-taillis, inquiète M. Filleul sur mon compte, et me réduit au silence. Manœuvre dangereuse, certes, puisqu'elle éveille mon attention et la dirige contre celle qui m'accable d'une accusation que je sais fausse, mais, manœuvre efficace, puisqu'il s'agit avant tout de gagner du temps et de me fermer la bouche. Et c'est elle qui, pendant quarante jours, alimente Lupin, lui apporte des médicaments (qu'on interroge le pharmacien d'Ouvilie, il montrera les ordonnances qu'il a exécutées pour Mlle de Saint-Véran), elle enfin qui soigne le malade, le panse, le veille, et le guérit. « Et voilà le premier de nos deux problèmes résolu, en même temps que le drame exposé. Arsène Lupin a trouvé près de lui, au château même, le secours qui lui était indispensable, d'abord pour n'être pas découvert, ensuite pour vivre. « Maintenant il vit. Et c'est alors que se pose le deuxième problème dont la recherche me servit de fil conducteur et qui correspond au second drame d'Ambrumésy. Pourquoi Lupin, vivant, libre, de nouveau à la tête de sa bande, tout-puissant comme jadis, pourquoi Lupin fait-il des efforts désespérés, des efforts auxquels je me heurte incessamment, pour imposer à la justice et au public l'idée de sa mort ? « Il faut se rappeler que Mlle de Saint-Véran était fort jolie. Les photographies que les journaux ont reproduites après sa disparition ne donnent qu'une idée imparfaite de sa beauté. Il arrive alors ce qui ne pouvait pas ne pas arriver. Lupin, qui, pendant quarante jours, voit cette belle jeune fille, qui désire sa présence quand elle n'est pas là, qui subit, quand elle est là, son charme et sa grâce, qui respire, quand elle se penche sur lui, le parfum frais de son haleine, Lupin s'éprend de sa garde-malade. La reconnaissance devient de l'amour, l'admiration devient de la passion. Elle est le salut, mais elle est aussi la joie des yeux, le rêve de ses heures solitaires, sa clarté, son espoir, sa vie ellemême. « Il la respecte au point de ne pas exploiter le dévouement de la jeune fille, et de ne pas se servir d'elle pour diriger ses complices. Il y a du flottement, en effet, dans les actes de la bande. Mais il l'aime aussi, et ses scrupules s'atténuent et comme Mlle de Saint-Véran ne se laisse point toucher par un amour qui l'offense, comme elle espace ses visites à mesure qu'elles se font moins nécessaires, et comme elle les cesse le jour où il est guéri... désespéré, affolé de douleur, il prend une résolution terrible. Il sort de son repaire, prépare son coup, et le samedi 6 juin, aidé de ses complices, enlève la jeune fille. « Ce n'est pas tout. Ce rapt, il ne faut pas qu'on le connaisse. Il faut couper court aux recherches, aux suppositions, aux espérances mêmes : Mlle de Saint-Véran passera pour morte. Un meurtre est simulé, des preuves sont offertes aux investigations. Le crime est certain. Crime prévu d'ailleurs, crime annoncé par les complices, crime exécuté pour venger la mort du chef, et par là même – voyez l'ingéniosité merveilleuse d'une pareille conception –, par là même se trouve, comment dirai-je ? se trouve amorcée la croyance à cette mort. « Il ne suffit pas de susciter une croyance, il faut imposer une certitude. Lupin prévoit mon intervention. Je devinerai le truquage de la chapelle. Je découvrirai la crypte. Et comme la crypte sera vide, tout l'échafaudage s'écroulera. « La crypte ne sera pas vide. « De même, la mort de Mlle de Saint-Véran ne sera définitive que si la mer rejette son cadavre. « La mer rejettera le cadavre de Mlle de Saint-Véran ! « La difficulté est formidable ? Le double obstacle infranchissable ? Oui, pour tout autre que Lupin, mais non pour Lupin... « Ainsi qu'il l'avait prévu, je devine le truquage de la chapelle, je découvre la crypte, et je descends dans la tanière où Lupin s'est réfugié. Son cadavre est là ! « Toute personne qui eût admis la mort de Lupin comme possible eût été déroutée. Mais, pas une seconde, je n'avais admis cette éventualité (par intuition d'abord, par raisonnement ensuite). Le subterfuge devenait alors inutile et vaines toutes les combinaisons. Je me dis aussitôt que le bloc de pierre ébranlé par une pioche avait été placé là avec une précision bien curieuse, que le moindre heurt devait le faire tomber et qu'en tombant il devait inévitablement réduire en bouillie la tête du faux Arsène Lupin de façon à le rendre méconnaissable. « Autre trouvaille. Une demi-heure après, j'apprends que le cadavre de Mlle de Saint-Véran a été découvert sur les rochers de Dieppe... ou plutôt un cadavre que l'on estime être celui de Mlle de Saint-Véran, pour cette raison que le bras porte un bracelet semblable à l'un des bracelets de la jeune fille. C'est d'ailleurs la seule marque d'identité, car le cadavre est méconnaissable. « Là-dessus je me souviens et je comprends. Quelques jours auparavant, j'ai lu, dans un numéro de La Vigie de Dieppe, qu'un jeune ménage d'Américains, de séjour à Envermeu, s'est empoisonné volontairement, et que la nuit même de leur mort leurs cadavres ont disparu. Je cours à Envermeu. L'histoire est vraie, me dit-on, sauf en ce qui concerne la disparition, puisque ce sont les frères mêmes des deux victimes qui sont venus réclamer les cadavres et qui les ont emportés après les constatations d'usage. Ces frères, nul doute qu'ils ne s'appelassent Arsène Lupin et consorts. « Par conséquent, la preuve est faite. Nous savons le motif pour lequel Arsène Lupin a simulé le meurtre de la jeune fille et accrédité le bruit de sa propre mort. Il aime, et il ne veut pas qu'on le sache. Et, pour qu'on ne le sache pas, il ne recule devant rien, il va jusqu'à entreprendre ce vol incroyable des deux cadavres dont il a besoin pour jouer son rôle et celui de Mlle de Saint-Véran. Ainsi il sera tranquille. Nul ne peut l'inquiéter. Personne ne soupçonnera la vérité qu'il veut étouffer. « Personne ? Si... Trois adversaires, au besoin, pourraient concevoir quelques doutes : Ganimard, dont on attend la venue, Herlock Sholmès qui doit traverser le détroit, et moi qui suis sur les lieux. Il y a là un triple péril. Il le supprime. Il enlève Ganimard. Il enlève Herlock Sholmès. Il me fait administrer un coup de couteau par Brédoux. « Un seul point reste obscur. Pourquoi Lupin a-t-il mis tant d'acharnement à me dérober le document de l'Aiguille creuse ? Il n'avait pourtant pas la prétention, en le reprenant, d'effacer de ma mémoire le texte des cinq lignes qui le composent ? Alors, pourquoi ? A-t-il craint que la nature même du papier, ou tout autre indice, ne me fournît quelque renseignement ? « Quoi qu'il en soit, telle est la vérité sur l'affaire d'Ambrumésy. Je répète que l'hypothèse joue, dans l'explication que j'en propose, un certain rôle, de même qu'elle a joué un grand rôle dans mon enquête personnelle. Mais si l'on attendait les preuves et les faits pour combattre Lupin, on risquerait fort, ou bien de les attendre toujours, ou bien d'en découvrir qui, préparés par Lupin, conduiraient juste à l'opposé du but. « J'ai confiance que les faits, quand ils seront tous connus, confirmeront mon hypothèse sur tous les points. » Ainsi donc, Beautrelet, un moment dominé par Arsène Lupin, troublé par l'enlèvement de son père et résigné à la défaite, Beautrelet, en fin de compte, n'avait pu se résoudre à garder le silence. La vérité était trop belle et trop étrange, les preuves qu'il en pouvait donner trop logiques et trop concluantes pour qu'il acceptât de la travestir. Le monde entier attendait ses révélations. Il parlait. Le soir même du jour où son article parut, les journaux annonçaient l'enlèvement de M. Beautrelet père. Isidore en avait été averti par une dépêche de Cherbourg reçue à trois heures. 5 Sur la piste La violence du coup étourdit le jeune Beautrelet. Au fond, bien qu'il eût obéi, en publiant son article, à un de ces mouvements irrésistibles qui vous font dédaigner toute prudence, au fond, il n'avait pas cru à la possibilité d'un enlèvement. Ses précautions étaient trop bien prises. Les amis de Cherbourg n'avaient pas seulement consigne de garder le père Beautrelet, ils devaient surveiller ses allées et venues, ne jamais le laisser sortir seul, et même ne lui remettre aucune lettre sans l'avoir au préalable décachetée. Non, il n'y avait pas de danger. Lupin bluffait ; Lupin. désireux de gagner du temps, cherchait à intimider son adversaire. Le coup fut donc presque imprévu, et toute la fin du jour, dans l'impuissance où il était d'agir, il en ressentait le choc douloureux. Une seule idée le soutenait : partir, aller là-bas, voir par lui-même ce qui s'était passé et reprendre l'offensive. Il envoya un télégramme à Cherbourg. Vers huit heures, il arrivait à la gare Saint-Lazare. Quelques minutes après, l'express l'emmenait. Ce n'est qu'une heure plus tard, en dépliant machinalement un journal du soir acheté sur le quai, qu'il eut connaissance de la fameuse lettre par laquelle Lupin répondait indirectement à son article du matin. « Monsieur le directeur, « Je ne prétends point que ma modeste personnalité, qui, certes, en des temps plus héroïques, eût passé complètement inaperçue, ne prenne quelque relief en notre époque de veulerie et de médiocrité. Mais il est une limite que la curiosité malsaine des foules ne saurait franchir sous peine de déshonnête indiscrétion. Si l'on ne respecte plus le mur de la vie privée, quelle sera la sauvegarde des citoyens ? « Invoquera-t-on l'intérêt supérieur de la vérité ? Vain prétexte à mon égard, puisque la vérité est connue et que je ne fais aucune difficulté pour en écrire l'aveu officiel. Oui, Mlle de Saint-Véran est vivante. Oui, je l'aime. Oui, j'ai le chagrin de n'être pas aimé d'elle. Oui, l'enquête du petit Beautrelet est admirable de précision et de justesse. Oui, nous sommes d'accord sur tous les points. Il n'y a plus d'énigme. Eh bien alors ?... « Atteint jusqu'aux profondeurs mêmes de mon âme, tout saignant encore des blessures morales les plus cruelles, je demande qu'on ne livre pas davantage à la malignité publique mes sentiments les plus intimes et mes espoirs les plus secrets. Je demande la paix, la paix qui m'est nécessaire pour conquérir l'affection de Mlle de Saint-Véran, et pour effacer de son souvenir les mille petits outrages que lui valait de la part de son oncle et de sa cousine – ceci n'a pas été dit –, sa situation de parente pauvre. Mlle de Saint-Véran oubliera ce passé détestable. Tout ce qu'elle pourra désirer, fût-ce le plus beau joyau du monde, fût-ce le trésor le plus inaccessible, je le mettrai à ses pieds. Elle sera heureuse. Elle m'aimera. Mais pour réussir, encore une fois, il me faut la paix. C'est pourquoi je dépose les armes, et c'est pourquoi j'apporte à mes ennemis le rameau d'olivier, – tout en les avertissant, d'ailleurs, généreusement, qu'un refus de leur part pourrait avoir, pour eux, les plus graves conséquences. « Un mot encore au sujet du sieur Harlington. Sous ce nom, se cache un excellent garçon, secrétaire du milliardaire américain Cooley, et chargé par lui de rafler en Europe tous les objets d'art antique qu'il est possible de découvrir. La malchance voulut qu'il tombât sur mon ami, Etienne de Vaudreix, alias Arsène Lupin, alias moi. Il apprit ainsi, ce qui d'ailleurs était faux, qu'un certain M. de Gesvres voulait se défaire de quatre Rubens, à condition qu'ils fussent remplacés par des copies et qu'on ignorât le marché auquel il consentait. Mon ami Vaudreix se faisait fort de décider M. de Gesvres à vendre la Chapelle-Dieu. Les négociations se poursuivirent avec une entière bonne foi du côté de mon ami Vaudreix, avec une ingénuité charmante du côté du sieur Harlington, jusqu'au jour où les Rubens et les pierres sculptées de la Chapelle-Dieu furent en lieu sûr... et le sieur Harlington en prison. Il n'y a donc plus qu'à relâcher l'infortuné Américain, puisqu'il se contenta du modeste rôle de dupe, à flétrir le milliardaire Cooley, puisque, par crainte d'ennuis possibles, il ne protesta pas contre l'arrestation de son secrétaire, et à féliciter mon ami Etienne de Vaudreix, alias moi, puisqu'il venge la morale publique en gardant les cinq cent mille francs qu'il a reçus par avance du peu sympathique Cooley. » « Excusez la longueur de ces lignes, mon cher directeur, et croyez à. mes sentiments distingués. « ARSENE LUPIN. » Peut-être Isidore pesa-t-il les termes de cette lettre avec autant de minutie qu'il avait étudié le document de l'Aiguille creuse. Il partait de ce principe, dont la justesse était facile à démontrer, que jamais Lupin n'avait pris la peine d'envoyer une seule de ses amusantes lettres aux journaux sans une nécessité absolue, sans un motif que les événements ne manquaient pas de mettre en lumière un jour ou l'autre. Quel était le motif de celle-ci ? Pour quelle raison secrète confessait-il son amour, et l'insuccès de cet amour ? Était-ce là qu'il fallait chercher, ou bien dans les explications qui concernaient le sieur Harlington, ou plus loin encore, entre les lignes, derrière tous ces mots dont la signification apparente n'avait peut-être d'autre but que de suggérer la petite idée mauvaise, perfide, déroutante ?... Des heures, le jeune homme, enfermé dans son compartiment, resta pensif, inquiet. Cette lettre lui inspirait de la méfiance, comme si elle avait été écrite pour lui, et qu'elle fût destinée à l'induire en erreur, lui personnellement. Pour la première fois, et parce qu'il se trouvait en face, non plus d'une attaque directe, mais d'un procédé de lutte équivoque, indéfinissable, il éprouvait la sensation très nette de la peur. Et, songeant à son vieux bonhomme de père, enlevé par sa faute, il se demandait avec angoisse si ce n'était pas folie que de poursuivre un duel aussi inégal. Le résultat n'était-il pas certain ? D'avance, Lupin n'avait-il pas partie gagnée ? Courte défaillance ! Quand il descendit de son compartiment, à six heures du matin, réconforté par quelques heures de sommeil, il avait repris toute sa foi. Sur le quai, Froberval, l'employé du port militaire qui avait donné l'hospitalité au père Beautrelet, l'attendait, accompagné de sa fille Charlotte, une gamine de douze à treize ans. – Eh bien ? s'écria Beautrelet. Le brave homme se mettant à gémir, il l'interrompit, l'entraîna dans un estaminet voisin, fit servir du café, et commença nettement, sans permettre à son interlocuteur la moindre digression : – Mon père n'a pas été enlevé, n'est-ce pas, c'était impossible ? – Impossible. Cependant il a disparu. – Depuis quand ? – Nous ne savons pas. – Comment ! – Non. Hier matin, à six heures, ne le voyant pas descendre, j'ai ouvert sa porte. Il n'était plus là. – Mais, avant-hier, il y était encore ? – Oui. Avant-hier il n'a pas quitté sa chambre. Il était un peu fatigué, et Charlotte lui a porté son déjeuner à midi et son dîner à sept heures du soir. – C'est donc entre sept heures du soir, avant-hier, et six heures du matin, hier, qu'il a disparu ? – Oui, la nuit d'avant celle-ci. Seulement... – Seulement ? – Eh bien !... la nuit, on ne peut sortir de l'arsenal. – C'est donc qu'il n'en est pas sorti ? – Impossible ! Les camarades et moi, on a fouillé tout le port militaire. – Alors, c'est qu'il est sorti. – Impossible. Tout est gardé. Beautrelet réfléchit, puis prononça : – Dans la chambre, le lit était défait ? – Non. – Et la chambre était en ordre ? – Oui. J'ai retrouvé sa pipe au même endroit, son tabac, le livre qu'il lisait. Il y avait même, au milieu de ce livre, cette petite photographie de vous qui tenait la page ouverte. – Faites voir. Froberval passa la photographie. Beautrelet eut un geste de surprise. Il venait, sur l'instantané, de se reconnaître, debout, les deux mains dans ses poches, avec, autour de lui, une pelouse où se dressaient des arbres et des ruines. Froberval ajouta : – Ce doit être le dernier portrait de vous que vous lui avez envoyé. Tenez, par derrière, il y a la date... 3 avril, le nom du photographe, R. de Val, et le nom de la ville, Lion... Lion-surMer... peut-être. Isidore, en effet, avait retourné le carton, et lisait cette petite note, de sa propre écriture : R. de Val – 3-4 – Lion. Il garda le silence durant quelques minutes, il reprit : – Mon père ne vous avait pas encore fait voir cet instantané ? – Ma foi, non... et ça m'a étonné quand j'ai vu ça hier... car votre père nous parlait si souvent de vous ! Un nouveau silence, très long. Froberval murmura : – C'est que j'ai affaire à l'atelier... Nous pourrions peut-être bien rentrer... Il se tut. Isidore n'avait pas quitté des yeux la photographie, l'examinant dans tous les sens. Enfin, le jeune homme demanda : – Est-ce qu'il existe, à une petite lieue en dehors de la ville, une auberge du Lion d'Or ? – Oui, mais oui, à une lieue d'ici. – Sur la route de Valognes, n'est-ce pas ? – Sur la route de Valognes, en effet. – Eh bien, j'ai tout lieu de supposer que cette auberge fut le quartier général des amis de Lupin. C'est de là qu'ils sont entrés en relation avec mon père. – Quelle idée ! Votre père ne parlait à personne. Il n'a vu personne. – Il n'a vu personne, mais on s'est servi d'un intermédiaire. – Quelle preuve en avez-vous ? – Cette photographie. – Mais c'est la vôtre ? – C'est la mienne, mais elle ne fut pas envoyée par moi. Je ne la connaissais même pas. Elle fut prise à mon insu dans les ruines d'Ambrumésy, sans doute par le greffier du juge d'instruction, lequel était, comme vous le savez, complice d'Arsène Lupin. – Et alors ? – Cette photographie a été le passeport, le talisman grâce auquel on a capté la confiance de mon père. – Mais qui ? qui a pu pénétrer chez moi ? – Je ne sais, mais mon père est tombé dans le piège. On lui a dit, et il a cru, que j'étais aux environs et que je demandais à le voir et que je lui donnais rendez-vous à l'auberge du Lion d'Or. – Mais c'est de la folie, tout ça ? Comment pouvez-vous affirmer ? – Très simplement. On a imité mon écriture derrière le carton, et on a précisé le rendez-vous... Route de Valognes, 3 km 400, auberge du Lion. Mon père est venu, et on s'est emparé de lui, voilà tout. – Soit, murmura Froberval abasourdi, soit... j'admets... les choses se sont passées ainsi... mais tout cela n'explique pas comment il a pu sortir pendant la nuit. – Il est sorti, en plein jour, quitte à attendre la nuit pour aller au rendez-vous. – Mais, nom d'un chien, puisqu'il n'a pas quitté sa chambre de toute la journée d'avant-hier ! – Il y aurait un moyen de s'en assurer ; courez au port, Froberval, et cherchez l'un des hommes qui étaient de garde dans l'après-midi d'avant hier... Seulement, dépêchez-vous si vous voulez me retrouver ici. – Vous partez donc ? – Oui, je reprends le train. – Comment !... Mais vous ne savez pas... Votre enquête... – Mon enquête est terminée. Je sais à peu près tout ce que je voulais savoir. Dans une heure, j'aurai quitté Cherbourg. Froberval s'était levé. Il regarda Beautrelet, d'un air absolument ahuri, hésita un moment, puis saisit sa casquette. – Tu viens, Charlotte ? – Non, dit Beautrelet, j'aurais encore besoin de quelques renseignements. Laissez-la moi. Et puis nous bavarderons. Je l'ai connue toute petite. Froberval s'en alla. Beautrelet et la petite fille restèrent seuls dans la salle de l'estaminet. Des minutes s'écoulèrent, un garçon entra, emporta des tasses et disparut. Les yeux du jeune homme et de l'enfant se rencontrèrent, et avec beaucoup de douceur, Beautrelet mit sa main sur la main de la fillette. Elle le regarda deux ou trois secondes, éperdue, comme suffoquée. Puis, se couvrant brusquement la tête entre ses bras repliés, elle éclata en sanglots. Il la laissa pleurer et, au bout d'un instant, lui dit : – C'est toi qui as tout fait, n'est-ce pas, c'est toi qui as servi d'intermédiaire ? C'est toi qui as porté la photographie ? Tu l'avoues, n'est-ce pas ? Et quand tu disais que mon père était dans sa chambre avant-hier, tu savais bien que non, n'est-ce pas, puisque c'est toi qui l'avais aidé à sortir... Elle ne répondait pas. Il lui dit : – Pourquoi as-tu fait cela ? On t'a offert de l'argent, sans doute... de quoi t'acheter des rubans... une robe... Il décroisa les bras de Charlotte et lui releva la tête. Il aperçut un pauvre visage sillonné de larmes, un visage gracieux, inquiétant et mobile de ces fillettes qui sont destinées à toutes les tentations, à toutes les défaillances. – Allons, reprit Beautrelet, c'est fini, n'en parlons plus... Je ne te demande même pas comment ça s'est passé. Seulement tu vas me dire tout ce qui peut m'être utile !... As-tu surpris quelque chose... un mot de ces gens-là ? Comment s'est effectué l'enlèvement ? Elle répondit aussitôt : – En auto... je les ai entendus qui en parlaient. – Et quelle route ont-ils suivie ? – Ah ! ça, je ne sais pas. – Ils n'ont échangé devant toi aucune parole qui puisse nous aider ? – Aucune... Il y en a un cependant qui a dit : « Y aura pas de temps à perdre... c'est demain matin à huit heures, que le patron doit nous téléphoner là-bas... » – Où, là-bas ?... rappelle-toi... c'était un nom de ville, n'estce pas ? – Oui... un nom... comme château... – Châteaubriant ?... Château-Thierry ? – Non... non... – Châteauroux ? – C'est ça... Châteauroux... Beautrelet n'avait pas attendu qu'elle eût prononcé la dernière syllabe. Il était debout déjà, et sans se soucier de Froberval, sans plus s'occuper de la petite, tandis qu'elle le regardait avec stupéfaction, il ouvrait la porte et courait vers la gare. – Châteauroux... Madame... un billet pour Châteauroux... – Par Le Mans et Tours ? demanda la buraliste. – Evidemment... le plus court... J'arriverai pour déjeuner ? – Ah non... – Pour dîner ? Pour coucher ?... – Ah non, pour ça il faudrait passer par Paris... L'express de Paris est à huit heures... Il est trop tard. Il n'était pas trop tard. Beautrelet put encore l'attraper. – Allons, dit Beautrelet, en se frottant les mains, je n'ai passé qu'une heure à Cherbourg, mais elle fut bien employée. Pas un instant, il n'eut l'idée d'accuser Charlotte de mensonge. Faibles, désemparées, capables des pires trahisons, ces petites natures obéissent également à des élans de sincérité, et Beautrelet avait vu, dans ses yeux effrayés, la honte du mal qu'elle avait fait, et la joie de le réparer en partie. Il ne doutait donc point que Châteauroux fût cette autre ville à laquelle Lupin avait fait allusion, et où ses complices devaient lui téléphoner. Dès son arrivée à Paris, Beautrelet prit toutes les précautions nécessaires pour n'être pas suivi. Il sentait que l'heure était grave. Il marchait sur la bonne route qui le conduisait vers son père ; une imprudence pouvait tout gâter. Il entra chez un de ses camarades de lycée et en sortit, une heure après, méconnaissable. C'était un Anglais d'une trentaine d'années, habillé d'un complet marron à grands carreaux, culotte courte, bas de laine, casquette de voyage, la figure colorée et un petit collier de barbe rousse. Il enfourcha une bicyclette à laquelle était accroché tout un attirail de peintre et fila vers la gare d'Austerlitz. Le soir, il couchait à Issoudun. Le lendemain, dès l'aube, il sautait en machine. À sept heures, il se présentait au bureau de poste de Châteauroux et demandait la communication avec Paris. Obligé d'attendre, il liait conversation avec l'employé et apprenait que l'avant-veille, à pareille heure, un individu, en costume d'automobiliste, communication avec Paris. avait également demandé la La preuve était faite. Il n'attendit pas davantage. L'après-midi, il savait, par des témoignages irrécusables, qu'une limousine, suivant la route de Tours, avait traversé le bourg de Buzançais, puis la ville de Châteauroux et s'était arrêtée au-delà de la ville, sur la lisière de la forêt. Vers dix heures, un cabriolet, conduit par un individu, avait stationné auprès de la limousine, puis s'était éloigné vers le sud par la vallée de la Bouzanne. À ce moment, une autre personne se trouvait aux côtés du conducteur. Quant à l'automobile, prenant le chemin opposé, elle s'était dirigée vers le nord, vers Issoudun. Isidore découvrit aisément le propriétaire du cabriolet. Mais ce propriétaire ne put rien dire. Il avait loué sa voiture et son cheval à un individu qui les avait ramenés lui-même le lendemain. Enfin, le soir même, Isidore constatait que l'automobile n'avait fait que traverser Issoudun, continuant sa route vers Orléans, c'est-à-dire vers Paris. De tout cela, il résultait, de la façon la plus absolue, que le père Beautrelet se trouvait aux environs. Sinon, comment admettre que des gens fissent près de cinq cents kilomètres à travers la France pour venir téléphoner à Châteauroux et remonter ensuite, à angle aigu, sur le chemin de Paris ? Cette formidable randonnée avait un but précis : transporter le père Beautrelet à l'endroit qui lui était assigné. « Et cet endroit est à portée de ma main, se disait Isidore en frissonnant d'espoir. À dix lieues, à quinze lieues d'ici, mon père attend que je le secoure. Il est là. Il respire le même air que moi. » Tout de suite, il se mit en campagne. Prenant une carte d'état-major, il la divisa en petits carrés qu'il visitait tour à tour, entrant dans les fermes, faisant causer les paysans, se rendant auprès des instituteurs, des maires, des curés, bavardant avec les femmes. Il lui semblait qu'il allait sans retard toucher au but et ses rêves s'amplifiant ce n'est plus son père qu'il espérait délivrer mais tous ceux que Lupin tenait captifs, Raymonde de Saint-Veran, Ganimard, Herlock Sholmès peut-être, et d'autres, beaucoup d'autres. Et en arrivant jusqu'à eux, il arriverait en même temps jusqu'au cœur même de la forteresse de Lupin, dans sa tanière, dans la retraite impénétrable où il entassait les trésors qu'il avait volés à l'univers. Mais, après quinze jours de recherches infructueuses, son enthousiasme finit par décliner, et très vite il perdit confiance. Le succès tardant à se dessiner, du jour au lendemain presque il le jugea impossible et, bien qu'il continuât à poursuivre son plan d'investigations, il eût éprouvé une véritable surprise si ses efforts eussent abouti à la moindre découverte. Des jours encore s'écoulèrent, monotones et découragés. Il sut par les journaux que le comte de Gesvres et sa fille avaient quitté Ambrumésy et s'étaient installés aux environs de Nice. Il sut aussi l'élargissement du sieur Harlington, dont l'innocence éclata, conformément aux indications d'Arsène Lupin. Il changea son quartier général, s'établissant deux jours à La Châtre, deux jours à Argenton. Même résultat. À ce moment, il fut près d'abandonner la partie. Evidemment le cabriolet qui avait emmené son père n'avait dû fournir qu'une étape à laquelle une autre étape, fournie par une autre voiture, avait succédé. Et son père était loin. Il songea au départ. Or, un lundi matin, il aperçut, sur l'enveloppe d'une lettre non affranchie qu'on lui renvoyait de Paris, il aperçut une écriture qui le bouleversa. Son émotion fut telle, durant quelques minutes, qu'il n'osait ouvrir, par peur d'une déception. Sa main tremblait. Était-ce possible ? N'y avait-il pas là un piège que lui tendait son infernal ennemi ? D'un coup il décacheta. C'était bien une lettre de son père, écrite par son père lui-même. L'écriture présentait toutes les particularités, tous les tics de l'écriture qu'il connaissait si bien. Il lut : « Ces mots te parviendront-ils, mon cher fils ? Je n'ose le croire. « Toute la nuit de l'enlèvement nous avons voyagé en automobile, puis le matin en voiture. Je n'ai rien pu voir. J'avais un bandeau sur les yeux. Le château où l'on me détient doit être, à en juger par sa construction et par la végétation du parc, au centre de la France. La chambre que j'occupe est au second étage, une chambre à deux fenêtres dont l'une, presque bouchée par un rideau de glycines. L'après-midi, je suis libre, à certaines heures, d'aller et venir dans ce parc, mais sous une surveillance qui ne se relâche pas. « À tout hasard, je t'écris cette lettre et je l'attache à une pierre. Peut-être un jour pourrai-je la jeter par-dessus les murs, et quelque paysan la ramassera-t-il. Ne t'inquiète pas. On me traite avec beaucoup d'égards. « Ton vieux père qui t'aime bien et qui est triste de penser au souci qu'il te donne. « BEAUTRELET. » Aussitôt Isidore regarda les timbres de la poste. Ils portaient Cuzion (Indre). L'Indre ! Ce département qu'il s'acharnait à fouiller depuis des semaines ! Il consulta un petit guide de poche qui ne le quittait pas. Cuzion, canton d'Eguzon... Là aussi il avait passé. Par prudence, il rejeta sa personnalité d'Anglais, qui commençait à être connue dans le pays, se déguisa en ouvrier, et fila sur Cuzion, village peu important, où il lui fut facile de découvrir l'expéditeur de la lettre. Tout de suite, d'ailleurs, la chance le servit. – Une lettre jetée à la poste mercredi dernier ? s'écria le maire, brave bourgeois auquel il se confia, et qui se mit à sa disposition... Écoutez, je crois que je peux vous fournir une indication précieuse... Samedi matin, un vieux rémouleur qui fait toutes les foires du département, le père Charel que j'ai croisé au bout du village, m'a demandé : « Monsieur le maire, une lettre qui n'a pas de timbre, ça part tout de même ? » – « Dame ! – « Et ça arrive à destination ? » – « Parbleu, seulement il y a un supplément de taxe à payer, voilà tout. » – Et il habite, le père Charel ? – Il habite là-bas, tout seul... sur le coteau... la masure après le cimetière... Voulez-vous que je vous accompagne ? C'était une masure isolée, au milieu d'un verger qu'entouraient de hauts arbres. Quand ils pénétrèrent, trois pies s'envolaient de la niche même, où le chien de garde était attaché. Et le chien n'aboya pas et ne bougea pas à leur approche. Très étonné, Beautrelet s'avança. La bête était couchée sur le flanc, les pattes raidies, morte. En hâte, ils coururent vers la maison. La porte était ouverte. Ils entrèrent. Au fond d'une pièce humide et basse, sur une mauvaise paillasse jetée à même le sol, un homme gisait, tout habillé. – Le père Charel ! s'écria le maire... Est-ce qu'il est mort, lui aussi ? Les mains du bonhomme étaient froides, son visage d'une pâleur effrayante, mais le cœur battait encore, d'un rythme faible et lent, et il ne semblait avoir aucune blessure. Ils essayèrent de le ranimer, et, comme ils n'y parvenaient pas, Beautrelet se mit en quête d'un médecin. Le médecin ne réussit pas davantage. Le bonhomme ne paraissait pas souffrir. On eût dit qu'il dormait simplement, mais d'un sommeil artificiel, comme si on l'avait endormi par hypnose, ou à l'aide d'un narcotique. Au milieu de la huit suivante, cependant, Isidore qui le veillait, remarqua que sa respiration devenait plus forte, et que tout son être avait l'air de se dégager des liens invisibles qui le paralysaient. À l'aube il se réveilla et reprit ses fonctions normales, mangea, but, et se remua. Mais de toute la journée il ne put répondre aux questions du jeune homme, le cerveau comme engourdi encore par une inexplicable torpeur. Le lendemain, il demanda à Beautrelet : – Qu'est-ce que vous faites là, vous ? C'était la première fois qu'il s'étonnait de la présence d'un étranger auprès de lui. Peu à peu, de la sorte, il retrouva toute sa connaissance. Il parla. Il fit des projets. Mais, quand Beautrelet l'interrogea sur les événements qui avaient précédé son sommeil, il sembla ne pas comprendre. Et réellement, Beautrelet sentit qu'il ne comprenait pas. Il avait perdu le souvenir de ce qui s'était passé depuis le vendredi précédent. C'était comme un gouffre subit dans la coulée ordinaire de sa vie. Il racontait sa matinée et son après-midi du vendredi, les marchés conclus à la foire, le repas qu'il avait pris à l'auberge. Puis... plus rien... Il croyait se réveiller au lendemain de ce jour. Ce fut horrible pour Beautrelet. La vérité était là, dans ces yeux qui avaient vu les murs du parc derrière lesquels son père l'attendait, dans ces mains qui avaient ramassé la lettre, dans ce cerveau confus qui avait enregistré le lieu de cette scène, le décor, le petit coin du monde où se jouait le drame. Et de ces mains, de ces yeux, de ce cerveau, il ne pouvait tirer le plus faible écho de cette vérité si proche ! Oh ! cet obstacle impalpable et formidable auquel se heurtaient ses efforts, cet obstacle fait de silence et d'oubli, comme il portait bien la marque de Lupin ! Lui seul avait pu, informé sans doute qu'un signal avait été tenté par le père Beautrelet, lui seul avait pu frapper de mort partielle celui-là seul dont le témoignage pouvait le gêner. Non point que Beautrelet se sentît découvert, et qu'il pensât que Lupin, au courant de son attaque sournoise, et sachant qu'une lettre lui était parvenue, se fût défendu contre lui personnellement. Mais, combien c'était montrer de prévoyance et de véritable intelligence, que de supprimer l'accusation possible de ce passant ! Personne ne savait plus maintenant qu'il y avait, entre les murs d'un parc, un prisonnier qui demandait du secours. Personne ? Si, Beautrelet. Le père Charel ne pouvait parler ? Soit. Mais on pouvait connaître du moins la foire où le bonhomme s'était rendu, et la route logique qu'il avait prise pour en revenir. Et, le long de cette route, peut-être enfin seraitil possible de trouver... Isidore, qui d'ailleurs n'avait fréquenté la masure du père Charel qu'avec les plus grandes précautions, et de façon à ne pas donner l'éveil, Isidore décida de n'y point retourner. S'étant renseigné, il apprit que le vendredi, c'était jour de marché à Fresselines, gros bourg situé à quelques lieues, où l'on pouvait se rendre, soit par la grand'route, assez sinueuse, soit par des raccourcis. Le vendredi, il choisit, pour y aller, la grand'route, et n'aperçut rien qui attirât son attention, aucune enceinte de hauts murs, aucune silhouette de vieux château. Il déjeuna dans une auberge de Fresselines et il se disposait à partir quand il vit arriver le père Charel qui traversait la place en poussant sa petite voiture de rémouleur. Il le suivit aussitôt de très loin. Le bonhomme fit deux interminables stations pendant lesquelles il repassa des douzaines de couteaux. Puis enfin, il s'en alla par un chemin tout différent qui se dirigeait vers Crozant et le bourg d'Eguzon. Beautrelet s'engagea derrière lui sur cette route. Mais il n'avait pas marché pendant cinq minutes, qu'il eut l'impression de n'être pas seul à suivre le bonhomme. Un individu cheminait entre eux qui s'arrêtait et repartait en même temps que le père Charel, sans prendre d'ailleurs beaucoup de soin pour n'être pas vu. – On le surveille, pensa Beautrelet, peut-être veut-on savoir s'il s'arrête devant les murs... Son cœur battit. L'événement approchait. Tous trois, les uns derrière les autres, ils montaient et descendaient les pentes raides du pays, et ils arrivèrent à Crozant. Là, le père Charel fit une halte d'une heure. Puis il descendit vers la rivière et traversa le pont. Mais il se passa alors un fait qui surprit Beautrelet. L'individu ne franchit pas la rivière. Il regarda le bonhomme s'éloigner et quand il l'eut perdu de vue il s'engagea dans un sentier qui le conduisit en pleins champs. Que faire ? Beautrelet hésita quelques secondes, puis, brusquement, se décida. Il se mit à la poursuite de l'individu. – Il aura constaté, pensa-t-il, que le père Charel a passé tout droit. Il est tranquille, et il s'en va. Où ? Au château ? Il touchait au but. Il le sentait à une sorte d'allégresse douloureuse qui le soulevait. L'homme pénétra dans un bois obscur qui dominait la rivière, puis apparut de nouveau en pleine clarté, à l'horizon du sentier. Quand Beautrelet, à son tour, sortit du bois, il fut très surpris de ne plus apercevoir l'individu. Il le cherchait des yeux, quand soudain il étouffa un cri et, d'un bond en arrière, regagna la ligne des arbres qu'il venait de quitter. À sa droite, il avait vu un rempart de hautes murailles, que flanquaient, à distances égales, des contreforts massifs. C'était là ! C'était là ! Ces murs emprisonnaient son père ! Il avait trouvé le lieu secret où Lupin gardait ses victimes ! Il n'osa plus s'écarter de l'abri que lui offraient les feuillages épais du bois. Lentement, presque à plat ventre, il appuya vers la droite, et parvint ainsi au sommet d'un monticule qui atteignait le faîte des arbres voisins. Les murailles étaient plus élevées encore. Cependant il discerna le toit du château qu'elles ceignaient, un vieux toit Louis XIII que surmontaient des clochetons très fins disposés en corbeille autour d'une flèche plus aiguë et plus haute. Pour ce jour-là, Beautrelet n'en fit pas davantage. Il avait besoin de réfléchir et de préparer son plan d'attaque sans rien laisser au hasard. Maître de Lupin, c'était à lui maintenant de choisir l'heure et le mode du combat. Il s'en alla. Près du pont, il croisa deux paysannes qui portaient des seaux remplis de lait. Il leur demanda : – Comment s'appelle le château qui est là-bas, derrière les arbres ? – Ça, Monsieur, c'est le château de l'Aiguille. Il avait jeté sa question sans y attacher d'importance. La réponse le bouleversa. – Le château de l'Aiguille... Ah !... Mais où sommes-nous, ici ? Dans le département de l'Indre ? – Ma foi, non, l'Indre, c'est de l'autre côté de la rivière... Par ici, c'est la Creuse. Isidore eut un éblouissement. Le château de l'Aiguille ! le département de la Creuse ! L'Aiguille, Creuse ! La clef même du document ! La victoire assurée, définitive, totale... Sans un mot de plus, il tourna le dos aux deux femmes et s'en alla en titubant, comme un homme ivre. 6 Un secret historique La résolution de Beautrelet fut immédiate : il agirait seul. Prévenir la justice était trop dangereux. Outre qu'il ne pouvait offrir que des présomptions, il craignait les lenteurs de la justice, les indiscrétions certaines, toute une enquête préalable pendant laquelle Lupin, inévitablement averti, aurait le loisir d'effectuer sa retraite en bon ordre. Le lendemain, dès huit heures, son paquet sous le bras, il quitta l'auberge qu'il habitait aux environs de Cuzion, gagna le premier fourré venu, se défit de ses hardes d'ouvrier, redevint le jeune peintre anglais qu'il était précédemment, et se présenta chez le notaire d'Eguzon, le plus gros bourg de la contrée. Il raconta que le pays lui plaisait, et que, s'il trouvait une demeure convenable, il s'y installerait volontiers avec ses parents. Le notaire indiqua plusieurs domaines. Beautrelet insinua qu'on lui avait parlé du château de l'Aiguille, au nord de la Creuse. – En effet, mais le château de l'Aiguille, qui appartient à un de mes clients, depuis cinq ans, n'est pas à vendre. – Il l'habite alors ? – Il l'habitait, ou plutôt sa mère. Mais celle-ci, trouvant le château un peu triste, ne s'y plaisait pas. De sorte qu'ils l'ont quitté l'année dernière. – Et personne n'y demeure ? – Si, un Italien, auquel mon client l'a loué pour la saison d'été, le baron Anfredi. – Ah ! le baron Anfredi, un homme encore jeune, l'air assez gourmé... – Ma foi, je n'en sais rien... Mon client a traité directement. Il n'y a pas eu de bail... une simple lettre... – Mais vous connaissez le baron ? – Non, il ne sort jamais du château... En automobile, quelquefois, et la nuit, paraît-il. Les provisions sont faites par une vieille cuisinière qui ne parle à personne. Des drôles de gens... – Votre client consentirait-il à vendre son château ? – Je ne crois pas. C'est un château historique, du plus pur style Louis XIII. Mon client y tenait beaucoup, et s'il n'a pas changé d'avis... – Vous pouvez me donner son nom ? – Louis Valméras, 34, rue du Mont-Thabor. Beautrelet prit le train de Paris à la station la plus proche. Le surlendemain, après trois visites infructueuses, il trouva enfin Louis Valméras. C'était un homme d'une trentaine d'années, au visage ouvert et sympathique. Beautrelet, jugeant inutile de biaiser, nettement se fit connaître et raconta ses efforts et le but de sa démarche. – J'ai tout lieu de penser, conclut-il, que mon père est emprisonné au château de l'Aiguille, en compagnie sans doute d'autres victimes. Et je viens vous demander ce que vous savez de votre locataire, le baron Anfredi. – Pas grand-chose. J'ai rencontré le baron Anfredi l'hiver dernier à Monte-Carlo. Ayant appris, par hasard, que j'étais propriétaire d'un château, comme il désirait passer l'été en France, il me fit des offres de location. – C'est un homme encore jeune... – Oui, des yeux très énergiques, des cheveux blonds. – De la barbe ? – Oui, terminée par deux pointes qui retombent sur un faux col fermant par-derrière, comme le col d'un clergyman. D'ailleurs, il a quelque peu l'air d'un prêtre anglais. – C'est lui, murmura Beautrelet, c'est lui, tel que je l'ai vu, c'est son signalement exact. – Comment !... vous croyez ?... – Je crois, je suis sûr que votre locataire n'est autre qu'Arsène Lupin. L'histoire amusa Louis Valméras. Il connaissait toutes les aventures de Lupin et les péripéties de sa lutte avec Beautrelet. Il se frotta les mains. – Allons, le château de l'Aiguille va devenir célèbre... ce qui n'est pas pour me déplaire, car au fond, depuis que ma mère n'y habite plus, j'ai toujours eu l'idée de m'en débarrasser à la première occasion. Après cela, je trouverai acheteur. Seulement... – Seulement ? – Je vous demanderai de n'agir qu'avec la plus extrême prudence et de ne prévenir la police qu'en toute certitude. Voyez-vous que mon locataire ne soit pas Lupin ? Beautrelet exposa son plan. Il irait seul, la nuit, il franchirait les murs, se cacherait dans le parc... Louis Valméras l'arrêta tout de suite. – Vous ne franchirez pas si facilement des murs de cette hauteur. Si vous y parvenez, vous serez accueilli par deux énormes molosses qui appartiennent à ma mère et que j'ai laissés au château. – Bah ! une boulette... – Je vous remercie ! Mais supposons que vous leur échappiez. Et après ? Comment entrerez-vous dans le château ? Les portes sont massives, les fenêtres sont grillées. Et d'ailleurs, une fois entré, qui vous guiderait ? Il y a quatre-vingts chambres. – Oui, mais cette chambre à deux fenêtres, au second étage ?... – Je la connais, nous l'appelons la chambre des Glycines. Mais comment la trouverez-vous ? Il y a trois escaliers et un labyrinthe de couloirs. J'aurai beau vous donner le fil, vous expliquer le chemin à suivre, vous vous perdrez. – Venez avec moi, dit, Beautrelet en riant. – Impossible. J'ai promis à ma mère de la rejoindre dans le Midi. Beautrelet retourna chez l'ami qui lui offrait l'hospitalité et commença ses préparatifs. Mais, vers la fin du jour, comme il se disposait à partir, il reçut la visite de Valméras. – Voulez-vous toujours de moi ? – Si je veux ! – Eh bien ! je vous accompagne. Oui, l'expédition me tente. Je crois qu'on ne s'ennuiera pas, et ça m'amuse d'être mêlé à tout cela... Et puis, mon concours ne vous sera pas inutile. Tenez, voici déjà un début de collaboration. Il montra une grosse clef toute rugueuse de rouille et d'aspect vénérable. – Et cette clef ouvre ?... demanda Beautrelet. – Une petite poterne dissimulée entre deux contreforts, abandonnée depuis des siècles, et que je n'ai même pas cru devoir indiquer à mon locataire. Elle donne sur la campagne, précisément à la lisière du bois... Beautrelet l'interrompit brusquement. – Ils la connaissent, cette issue. C'est évidemment par là que l'individu que je suivais a pénétré dans le parc. Allons, la partie est belle, et nous la gagnerons. Mais fichtre, il s'agit de jouer serré ! Deux jours après, au pas d'un cheval famélique, arrivait à Crozant une roulotte de bohémiens que son conducteur obtint l'autorisation de remiser au bout du village, sous un ancien hangar déserté. Outre le conducteur, qui n'était autre que Valméras, il y avait trois jeunes gens occupés à tresser des fauteuils avec des brins d'osier : Beautrelet et deux de ses camarades de Janson. Ils demeurèrent là trois jours, attendant une nuit propice, et rôdant isolément aux alentours du parc. Une fois, Beautrelet aperçut la poterne. Pratiquée entre deux contreforts, elle se confondait presque, derrière le voile de ronces qui la masquait, avec le dessin formé par les pierres de la muraille. Enfin, le quatrième soir, le ciel se couvrit de gros nuages noirs et Valméras décida qu'on irait en reconnaissance, quitte à rebrousser chemin si les circonstances n'étaient pas favorables. Tous quatre ils traversèrent le petit bois. Puis Beautrelet rampa parmi les bruyères, écorcha ses mains à la haie de ronces, et, se soulevant à moitié, lentement, avec des gestes qui se retenaient, introduisit la clef dans la serrure. Doucement, il tourna. La porte allait-elle s'ouvrir sous son effort ? Un verrou ne la fermait-il pas de l'autre côté ? Il poussa, la porte s'ouvrit, sans grincement, sans secousse. Il était dans le parc. – Vous êtes là, Beautrelet ? demanda Valméras, attendezmoi. Vous deux, mes amis, surveillez la porte pour que notre retraite ne soit pas coupée. À la moindre alerte, un coup de sifflet. Il prit la main de Beautrelet, et ils s'enfoncèrent dans l'ombre épaisse des fourrés. Un espace plus clair s'offrit à eux quand ils arrivèrent au bord de la pelouse centrale. Au même moment, un rayon de lune filtra, et ils aperçurent le château avec ses clochetons pointus disposés autour de cette flèche effilée à laquelle, sans doute, il devait son nom. Aucune lumière aux fenêtres. Aucun bruit. Valméras empoigna le bras de son compagnon. – Taisez-vous. – Quoi ? – Les chiens là-bas... vous voyez... Un grognement se fit entendre. Valméras siffla très bas. Deux silhouettes blanches bondirent et en quatre sauts vinrent s'abattre aux pieds du maître. – Tout doux, les enfants... couchez là... bien... ne bougez plus... Et il dit à Beautrelet : – Et maintenant, marchons, je suis tranquille. – Vous êtes sûr du chemin ? – Oui. Nous nous rapprochons de la terrasse. – Et alors ? – Je me rappelle qu'il y a sur la gauche, à un endroit où la terrasse, qui domine la rivière, s'élève au niveau des fenêtres du rez-de-chaussée, un volet qui ferme mal et qu'on peut ouvrir de l'extérieur. De fait, quand ils furent arrivés, sous l'effort, le volet céda. Avec une pointe de diamant, Valméras coupa un carreau. Il tourna l'espagnolette. L'un après l'autre ils franchirent le balcon. Cette fois, ils étaient dans le château. – La pièce où nous sommes, dit Valméras, se trouve au bout du couloir. Puis il y a un immense vestibule orné de statues et, à l'extrémité du vestibule, un escalier qui conduit à la chambre occupée par votre père. Il avança d'un pas. – Vous venez, Beautrelet ? – Oui. Oui. – Mais non, vous ne venez pas... Qu'est-ce que vous avez ? Il lui saisit la main. Elle était glacée, et il s'aperçut que le jeune homme était accroupi sur le parquet. – Qu'est-ce que vous avez ? répéta-t-il. – Rien... ça passera. – Mais enfin... – J'ai peur... – Vous avez peur ! Oui, avoua Beautrelet ingénument... ce sont mes nerfs qui flanchent... j'arrive souvent à les commander... mais aujourd'hui, le silence... l'émotion... Et puis, depuis le coup de couteau de ce greffier... Mais ça va passer... tenez, ça passe... Il réussit, en effet, à se lever, et Valméras l'entraîna hors de la chambre. Ils suivirent à tâtons un couloir, et si doucement, que chacun d'eux ne percevait pas la présence de l'autre. Une faible lueur cependant semblait éclairer le vestibule vers lequel ils se dirigeaient. Valméras passa la tête. C'était une veilleuse placée au bas de l'escalier, sur un guéridon que l'on apercevait à travers les branches frêles d'un palmier. – Halte ! souffla Valméras. Près de la veilleuse, il y avait un homme en faction, debout, qui tenait un fusil. Les avait-il vus ? Peut-être. Du moins quelque chose dut l'inquiéter, car il épaula. Beautrelet était tombé à genoux contre la caisse d'un arbuste et il ne bougeait plus, le cœur comme déchaîné dans sa poitrine. Cependant le silence et l'immobilité des choses rassurèrent l'homme en faction. Il baissa son arme. Mais sa tête resta tournée vers la caisse de l'arbuste. D'effrayantes minutes s'écoulèrent, dix, quinze. Un rayon de lune s'était glissé par une fenêtre de l'escalier. Et soudain Beautrelet s'avisa que le rayon se déplaçait insensiblement et que, avant quinze autres, dix autres minutes, il serait sur lui, l'éclairant en pleine face. Des gouttes de sueur tombèrent de son visage sur ses mains tremblantes. Son angoisse était telle qu'il fut sur le point de se relever et de s'enfuir Mais, se souvenant que Valméras était là, il le chercha des yeux, et il fut stupéfait de le voir, ou plutôt de le deviner qui rampait dans les ténèbres a l'abri des arbustes et des statues. Déjà il atteignait le bas de l'escalier, à hauteur, à quelques pas, de l'homme. Qu'allait-il faire ? Passer quand même ? Monter seul à la délivrance du prisonnier ? Mais pourrait-il passer ? Beautrelet ne le voyait plus et il avait l'impression que quelque chose allait s'accomplir, une chose que le silence, plus lourd, plus terrible, semblait pressentir aussi. Et brusquement une ombre qui bondit sur l'homme, la veilleuse qui s'éteint, le bruit d'une lutte... Beautrelet accourut. Les deux corps avaient roulé sur les dalles. Il voulut se pencher. Mais il entendit un gémissement rauque, un soupir, et aussitôt un des adversaires se releva qui lui saisit le bras. – Vite... Allons-y. C'était Valméras. Ils montèrent deux étages et débouchèrent à l'entrée d'un corridor qu'un tapis recouvrait. – À droite, souffla Valméras... la quatrième chambre sur la gauche. Bientôt ils trouvèrent la porte de cette chambre. Comme ils s'y attendaient, le captif était enfermé à clef. Il leur fallut une demi-heure, une demi-heure d'efforts étouffés, de tentatives assourdies pour forcer la serrure. Enfin ils entrèrent. À tâtons, Beautrelet découvrit le lit. Son père dormait. Il le réveilla doucement. – C'est moi, Isidore... et un ami... Ne crains rien... lève-toi... pas un mot... Le père s'habilla, mais au moment de sortir, il leur dit à voix basse : – Je ne suis pas seul dans le château... – Ah ! qui ? Ganimard ? Sholmès ? – Non... du moins je ne les ai pas vus. – Alors ? – Une jeune fille. – Mlle de Saint-Véran, sans aucun doute ? – Je ne sais pas... je l'ai aperçue de loin plusieurs fois dans le parc... et puis, en me penchant de ma fenêtre, je vois la sienne... Elle m'a fait des signaux. – Tu sais où est sa chambre ? – Oui, dans ce couloir, la troisième à droite. – La chambre bleue, murmura Valméras. La porte est à deux battants, nous aurons moins de mal. Très vite, en effet, l'un des battants céda. Ce fut le père Beautrelet qui se chargea de prévenir la jeune fille. Dix minutes après il sortait de la chambre avec elle et disait à son fils : – Tu avais raison... Mlle de Saint-Véran. Ils descendirent tous quatre. Au bas de l'escalier, Valméras s'arrêta et se pencha sur l'homme, puis les entraînant vers la chambre de la terrasse : – Il n'est pas mort, il vivra. – Ah ! fit Beautrelet avec soulagement. – Par bonheur, la lame de mon couteau a plié... le coup n'est pas mortel. Et puis quoi, ces coquins ne méritent pas de pitié. Dehors, ils furent accueillis par les deux chiens qui les accompagnèrent jusqu'à la poterne. Là, Beautrelet retrouva ses deux amis. La petite troupe sortit du parc. Il était trois heures du matin. Cette première victoire ne pouvait suffire à Beautrelet. Dès qu'il eut installé son père et la jeune fille, il les interrogea sur les gens qui résidaient au château, et en particulier sur les habitudes d'Arsène Lupin. Il apprit ainsi que Lupin ne venait que tous les trois ou quatre jours, arrivant le soir en automobile et repartant dès le matin. À chacun de ses voyages, il rendait visite aux deux prisonniers, et tous deux s'accordaient à louer ses égards et son extrême affabilité. Pour l'instant il ne devait pas se trouver au château. En dehors de lui, ils n'avaient jamais vu qu'une vieille femme, préposée à la cuisine et au ménage, et deux hommes qui les surveillaient tour à tour et qui ne leur parlaient point, deux subalternes évidemment, à en juger d'après leurs façons et leurs physionomies. – Deux complices tout de même, conclut Beautrelet, ou plutôt trois, avec la vieille femme. C'est gibier qui n'est pas à dédaigner. Et si nous ne perdons pas de temps... Il sauta sur une bicyclette, fila jusqu'au bourg d'Eguzon, réveilla la gendarmerie, mit tout le monde en branle, fit sonner le boute-selle et revint à Crozant à huit heures, suivi du brigadier et de six gendarmes. Deux de ces hommes restèrent en faction auprès de la roulotte. Deux autres s'établirent devant la poterne. Les quatre derniers, commandés par leur chef et accompagnés de Beautrelet et de Valméras, se dirigèrent vers l'entrée principale du château. Trop tard. La porte était grande ouverte. Un paysan leur dit qu'une heure auparavant il avait vu sortir du château une automobile. De fait, la perquisition ne donna aucun résultat. Selon toute probabilité, la bande avait dû s'installer là en camp volant. On trouva quelques hardes, un peu de linge, des ustensiles de ménage, et c'est tout. Ce qui étonna davantage Beautrelet et Valméras, ce fut la disparition du blessé. Ils ne purent relever la moindre trace de lutte, pas même une goutte de sang sur les dalles du vestibule. Somme toute, aucun témoignage matériel n'aurait pu prouver le passage de Lupin au château de l'Aiguille, et l'on aurait eu le droit de récuser les assertions de Beautreletet de son père, de Valméras et de Mlle de Saint-Véran, si l'on n'avait fini par découvrir, dans une chambre contiguë à celle que la jeune fille occupait, une demi-douzaine de bouquets admirables auxquels était épinglée la carte d'Arsène Lupin. Bouquets dédaignés par elle, flétris, oubliés... L'un d'eux, outre la carte, portait une lettre que Raymonde n'avait pas vue. L'après-midi, quand cette lettre eut été décachetée par le juge d'instruction, on y trouva dix pages de prières, de supplications, de promesses, de menaces, de désespoir, toute la folie d'un amour qui n'a connu que mépris et répulsion. Et la lettre se terminait ainsi : « Je viendrai mardi soir, Raymonde. D'ici là, réfléchissez. Pour moi, je suis résolu à tout. » Mardi soir, c'était le soir même de ce jour où Beautrelet venait de délivrer Mlle de Saint-Véran. On se rappelle la formidable explosion de surprise et d'enthousiasme qui éclata dans le monde entier à la nouvelle de ce dénouement imprévu : Mlle de Saint-Véran libre ! La jeune fille que convoitait Lupin, pour laquelle il avait machiné ses plus machiavéliques combinaisons, arrachée à ses griffes ! Libre aussi le père de Beautrelet, celui que Lupin, dans son désir exagéré d'un armistice que nécessitaient les exigences de sa passion, celui que Lupin avait choisi comme otage. Libres tous deux, les deux prisonniers ! Et le secret de l'Aiguille, que l'on avait cru impénétrable, connu, publié, jeté aux quatre coins de l'univers ! Vraiment la foule s'amusa. On chansonna l'aventurier vaincu. « Les amours de Lupin. » « Les sanglots d'Arsène !... » « Le cambrioleur amoureux. » « La complainte du pickpocket » Cela se criait sur les boulevards, cela se fredonnait à l'atelier. Pressée de questions, poursuivie par les interviewers, Raymonde répondit avec la plus extrême réserve. Mais la lettre était là, et les bouquets de fleurs, et toute la pitoyable aventure ! Lupin, bafoué, ridiculisé, dégringola de son piédestal. Et Beautrelet fut l'idole. Il avait tout vu, tout prédit, tout élucidé. La déposition que Mlle de Saint-Véran fit devant le juge d'instruction au sujet de son enlèvement, confirma l'hypothèse qu'avait imaginée le jeune homme. Sur tous les points, la réalité semblait se soumettre à ce qu'il la décrétait au préalable. Lupin avait trouvé son maître. Beautrelet exigea que son père, avant de retourner dans ses montagnes de Savoie, prît quelques mois de repos au soleil, et il le conduisit lui-même, ainsi que Mlle de Saint-Véran, aux environs de Nice, où le comte de Gesvres et sa fille Suzanne étaient installés pour passer l'hiver. Le surlendemain, Valméras amenait sa mère auprès de ses nouveaux amis, et ils composèrent ainsi une petite colonie, groupée autour de la villa de Gesvres, et sur laquelle veillaient nuit et jour une demidouzaine d'hommes engagés par le comte. Au début d'octobre, Beautrelet, élève de rhétorique, alla reprendre à Paris le cours de ses études et préparer ses examens. Et la vie recommença, calme cette fois et sans incidents. Que pouvait-il d'ailleurs se passer ? La guerre n'étaitelle pas finie ? Lupin devait en avoir de son côté la sensation bien nette, et qu'il n'y avait plus pour lui qu'à se résigner au fait accompli, car un beau jour ses deux autres victimes, Ganimard et Herlock Sholmès, réapparurent. Leur retour à la vie de ce monde manqua, du reste, totalement de prestige. Ce fut un chiffonnier qui les ramassa, Quai des Orfèvres, en face de la Préfecture de police, et tous deux endormis et ligotés. Après une semaine de complet ahurissement, ils parvinrent à reprendre la direction de leurs idées et racontèrent – ou plutôt Ganimard raconta, car Sholmès s'enferma dans un mutisme farouche – qu'ils avaient accompli, à bord du yacht l'Hirondelle, un voyage de circumnavigation autour de l'Afrique, voyage charmant, instructif, où ils pouvaient se considérer comme libres, sauf à certaines heures qu'ils passaient à fond de cale, tandis que l'équipage descendait dans des ports exotiques. Quant à leur atterrissage au quai des Orfèvres, ils ne se souvenaient de rien, endormis sans doute depuis plusieurs jours. Cette mise en liberté, c'était l'aveu de la défaite. Et, en ne luttant plus, Lupin la proclamait sans restriction. Un événement, d'ailleurs, la rendit encore plus éclatante : ce furent les fiançailles de Louis Valméras et de Mlle de SaintVéran. Dans l'intimité que créaient entre eux les conditions actuelles de leur existence, les deux jeunes gens s'éprirent l'un de l'autre. Valméras aima le charme mélancolique de Raymonde, et celle-ci, blessée par la vie, avide de protection, subit la force et l'énergie de celui qui avait contribué si vaillamment à son salut. On attendit le jour du mariage avec une certaine anxiété. Lupin ne chercherait-il pas à reprendre l'offensive ? Accepterait-il de bonne grâce la perte irrémédiable de la femme qu'il aimait ? Deux ou trois fois on vit rôder autour de la villa des individus à mine suspecte, et Valméras eut même à se défendre, un soir, contre un soi-disant ivrogne qui tira sur lui un coup de pistolet, et traversa son chapeau d'une balle. Mais somme toute, la cérémonie s'accomplit au jour et à l'heure fixés, et Raymonde de Saint-Véran devint Mme Louis Valméras. C'était comme si le destin lui-même eût pris parti pour Beautrelet et contresigné le bulletin de victoire. La foule le sentit si bien que ce fut à ce moment que jaillit, parmi ses admirateurs, l'idée d'un grand banquet où l'on célébrerait son triomphe et l'écrasement de Lupin. Idée merveilleuse et qui suscita l'enthousiasme. En quinze jours, trois cents adhésions furent réunies. On lança des invitations aux lycées de Paris, à raison de deux élèves par classe de rhétorique. La presse entonna des hymnes. Et le banquet fut ce qu'il ne pouvait manquer d'être, une apothéose. Mais une apothéose charmante et simple, parce que Beautrelet en était le héros. Sa présence suffit à remettre les choses au point. Il se montra modeste comme à l'ordinaire, un peu surpris des bravos excessifs, un peu gêné des éloges hyperboliques où l'on affirmait sa supériorité sur les plus illustres policiers... un peu gêné, mais aussi très ému. Il le dit en quelques paroles qui plurent à tous et avec le trouble d'un enfant qui rougit d'être regardé. Il dit sa joie, il dit sa fierté. Et vraiment, si raisonnable, si maître de lui qu'il fût, il connut là des minutes d'ivresse inoubliables. Il souriait à ses amis, à ses camarades de Janson, à Valméras, venu spécialement pour l'applaudir, à M. de Gesvres, à son père. Or, comme il finissait de parler et qu'il tenait encore son verre en main, un bruit de voix se fit entendre à l'extrémité de la salle, et l'on vit quelqu'un qui gesticulait en agitant un journal. On rétablit le silence, l'importun se rassit, mais un frémissement de curiosité se propageait tout autour de la table, le journal passait de main en main, et chaque fois qu'un des convives jetait les yeux sur la page offerte, c'étaient des exclamations. – Lisez ! lisez ! criait-on du côté opposé. À la table d'honneur on se leva. Le père Beautrelet alla prendre le journal et le tendit à son fils. – Lisez ! lisez ! cria-t-on plus fort. Et d'autres proféraient : – Écoutez donc ! il va lire... écoutez ! Beautrelet, debout, face au public, cherchait des yeux, dans le journal du soir que son père lui avait donné, l'article qui suscitait un tel vacarme, et soudain, ayant aperçu un titre souligné au crayon bleu, il leva la main pour réclamer le silence, et il lut d'une voix que l'émotion altérait de plus en plus ces révélations stupéfiantes qui réduisaient à néant tous ses efforts, bouleversaient ses idées sur l'Aiguille creuse et marquaient la vanité de sa lutte contre Arsène Lupin : « Lettre ouverte de M. Massiban, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. « Monsieur le Directeur, « Le 17 mars 1679 – je dis bien 1679, c'est-à-dire sous Louis XIV – un tout petit livre fut publié à Paris avec ce titre : LE MYSTÈRE DE L'AIGUILLE CREUSE Toute la vérité dénoncée pour la première fois. Cent exemplaires imprimés par moi-même et pour l'instruction de la Cour « À neuf heures du matin, ce jour du 17 mars, l'auteur, un très jeune homme, bien vêtu, dont on ignore le nom, se mit à déposer ce livre chez les principaux personnages de la Cour. À dix heures, alors qu'il avait accompli quatre de ces démarches, il était arrêté par un capitaine des gardes, lequel l'amenait dans le cabinet du roi et repartait aussitôt à la recherche des quatre exemplaires distribués. Quand les cent exemplaires furent réunis, comptés, feuilletés avec soin et vérifiés, le roi les jeta luimême au feu, sauf un qu'il conserva par-devers lui. Puis il chargea le capitaine des gardes de conduire l'auteur du livre à M. de Saint-Mars, lequel Saint-Mars enferma son prisonnier d'abord à Pignerol, puis dans la forteresse de l'île SainteMarguerite. Cet homme n'était autre évidemment que le fameux homme au Masque de fer. « Jamais la vérité n'eût été connue, ou du moins une partie de la vérité, si le capitaine des gardes qui avait assisté à l'entrevue, profitant d'un moment où le roi s'était détourné, n'avait eu la tentation de retirer de la cheminée, avant que le feu ne l'atteignît, un autre des exemplaires. Six mois après, ce capitaine fut ramassé sur la grand-route de Gaillon à Mantes. Ses assassins l'avaient dépouillé de tous ses vêtements, oubliant toutefois dans sa poche droite un bijou que l'on y découvrit par la suite, un diamant de la plus belle eau, d'une valeur considérable. « Dans ses papiers, on retrouva une note manuscrite. Il n'y parlait point du livre arraché aux flammes, mais il donnait un résumé des premiers chapitres. Il s'agissait d'un secret qui fut connu des rois d'Angleterre, perdu par eux au moment où la couronne du pauvre fou Henri VI passa sur la tête du duc d'York, dévoilé au roi de France Charles VII par Jeanne d'Arc, et qui, devenu secret d'Etat, fut transmis de souverain en souverain par une lettre chaque fois recachetée, que l'on trouvait au lit de mort du défunt avec cette mention : « Pour le roy de France. » Ce secret concernait l'existence et déterminait l'emplacement d'un trésor formidable, possédé par les rois, et qui s'accroissait de siècle en siècle. « Mais cent quatorze ans plus tard, Louis XVI, prisonnier au Temple, prit à part l'un des officiers qui étaient chargés de surveiller la famille royale et lui dit : « – Monsieur, vous n'aviez pas, sous mon aïeul, le grand roi, un ancêtre qui servait comme capitaine des gardes ? « – Oui, sire. « – Eh bien, seriez-vous homme... seriez-vous homme... « Il hésita. L'officier acheva la phrase. « – À ne pas vous trahir ? Oh ! sire... « – Alors, écoutez-moi. « Le roi tira de sa poche un petit livre dont il arracha l'une des dernières pages. Mais, se ravisant : « – Non, il vaut mieux que je copie... « Il prit une grande feuille de papier qu'il déchira de façon à ne garder qu'un petit espace rectangulaire sur lequel il copia cinq lignes de points, de lignes et de chiffres que portait la page imprimée. Puis ayant brûlé celle-ci, il plia en quatre la feuille manuscrite, la cacheta de cire rouge et la donna. « Monsieur, après ma mort, vous remettrez cela à la reine, et vous lui direz : « De la part du roi, Madame... pour votre Majesté et pour son fils... » Si elle ne comprend pas... « – Si elle ne comprend pas ?... « – Vous ajouterez « Il s'agit du secret de l'Aiguille. » La reine comprendra. « Ayant parlé, il jeta le livre parmi les braises qui rougissaient dans l'âtre. « Le 21 janvier, il montait sur l'échafaud. « Il fallut deux mois à l'officier, par suite du transfert de la reine à la Conciergerie, pour accomplir la mission dont il était chargé. Enfin, à force d'intrigues sournoises, il réussit un jour à se trouver en présence de Marie-Antoinette. Il lui dit de manière qu'elle pût tout juste entendre : « – De la part du feu roi, Madame, pour Votre Majesté et son fils. « Et il lui offrit la lettre cachetée. « Elle s'assura que les gardiens ne pouvaient la voir, brisa les cachets, sembla surprise à la vue de ces lignes indéchiffrables, puis, tout de suite, parut comprendre. Elle sourit amèrement, et l'officier perçut ces mots : « – Pourquoi si tard ? « Elle hésita. Où cacher ce document dangereux ? Enfin, elle ouvrit son livre d'heures et, dans une sorte de poche secrète pratiquée entre le cuir de reliure et le parchemin qui le recouvrait, elle glissa la feuille de papier. « – Pourquoi si tard ?... avait-elle dit. « Il est probable, en effet, que ce document, s'il avait pu lui apporter le salut, arrivait trop tard, car, au mois d'octobre suivant, la reine Marie-Antoinette, à son tour, montait sur l'échafaud. « Or, cet officier, en feuilletant les papiers de sa famille, trouva la note manuscrite de son arrière-grand-père, le capitaine des gardes de Louis XIV. À partir de ce moment, il n'eut plus qu'une idée, c'est de consacrer ses loisirs à élucider cet étrange problème. Il lut tous les auteurs latins, parcourut toutes les chroniques de France et celles des pays voisins, s'introduisit dans les monastères, déchiffra les livres de comptes, les cartulaires, les traités, et il put ainsi retrouver certaines citations éparses à travers les âges. « Au livre III des Commentaires de César sur la guerre des Gaules, il est raconté qu'après la défaite de Viridovix par G. Titulius Sabinus, le chef des Calètes fut mené devant César et que, pour sa rançon, il dévoila le secret de l'Aiguille... « Le traité de Saint-Clair-sur-Epte, entre Charles le Simple et Roll, chef des barbares du Nord, fait suivre le nom de Roll de tous ses titres, parmi lesquels nous lisons maître du secret de l'Aiguille. « La chronique saxonne (édition de Gibson, page 134) parlant de Guillaume-à-la-grande-vigueur (Guillaume le Conquérant) raconte que la hampe de son étendard se terminait en pointe acérée et percée d'une fente à la façon d'une aiguille... « Dans une phrase assez ambiguë de son interrogatoire, Jeanne d'Arc avoue qu'elle a encore une chose secrète à dire au roi de France, à quoi ses juges répondent : « Oui, nous savons de quoi il est question, et c'est pourquoi, Jeanne, vous périrez. » « – Par la vertu de l'Aiguille, jure quelquefois le bon roi Henri IV. « Auparavant, François Ier, haranguant les notables du Havre en 1520, prononça cette phrase que nous transmet le journal d'un bourgeois d'Honfleur : « Les rois de France portent des secrets qui règlent la conduite des choses et le sort des villes. « Toutes ces citations, Monsieur le Directeur, tous les récits qui concernent le Masque de fer, le capitaine des gardes et son arrière-petit-fils, je les ai retrouvés aujourd'hui dans une brochure écrite précisément par cet arrière-petit-fils et publiée en juin 1815, la veille ou le lendemain de Waterloo, c'est-à-dire en une période de bouleversements où les révélations qu'elle contenait devaient passer inaperçues. « Que vaut cette brochure ? Rien, me direz-vous, et nous ne devons lui accorder aucune créance. C'est là ma première impression ; mais quelle ne fut pas ma stupeur, en ouvrant les Commentaires de César au chapitre indiqué, d'y découvrir la phrase relevée dans la brochure ! Même constatation en ce qui concerne le traité de Saint-Clair-sur-Epte, la chronique saxonne, l'interrogatoire de Jeanne d'Arc, bref tout ce qu'il m'a été possible de vérifier jusqu'ici. « Enfin, il est un fait plus précis encore que relate l'auteur de la brochure de 1815. Pendant la campagne de France, officier de Napoléon, il sonna un soir, son cheval ayant crevé, à la porte d'un château où il fut reçu par un vieux chevalier de SaintLouis. Et il apprit coup sur coup en causant avec le vieillard que ce château, situé au bord de la Creuse, s'appelait le château de l'Aiguille, qu'il avait été construit et baptisé par Louis XIV, et que, sur son ordre exprès, il avait été orné de clochetons et d'une flèche qui figurait l'aiguille. Comme date il portait, il doit porter encore 1680. « 1680 ! Un an après la publication du livre et l'emprisonnement du Masque de fer. Tout s'expliquait : Louis XIV, prévoyant que le secret pouvait s'ébruiter, avait construit et baptisé ce château pour offrir aux curieux une explication naturelle de l'antique mystère. L'Aiguille creuse ? Un château à clochetons pointus, situé au bord de la Creuse et appartenant au roi. Du coup on croyait connaître le mot de l'énigme et les recherches cessaient ! « Le calcul était juste, puisque, plus de deux siècles après, M. Beautrelet est tombé dans le piège. Et c'est là, Monsieur le Directeur, que je voulais en venir en écrivant cette lettre. Si Lupin sous le nom d'Anfredi a loué à M. Valméras le château de l'Aiguille au bord de la Creuse, s'il a logé là ses deux prisonniers, c'est qu'il admettait le succès des inévitables recherches de M. Beautrelet, et que, dans le but d'obtenir la paix qu'il avait demandée, il tendait précisément à M. Beautrelet ce que nous pouvons appeler le piège historique de Louis XIV. « Et par là nous sommes amenés à ceci, conclusion irréfutable, c'est que lui, Lupin, avec ses seules lumières, sans connaître d'autres faits que ceux que nous connaissons, est parvenu, par le sortilège d'un génie vraiment extraordinaire, à déchiffrer l'indéchiffrable document ; c'est que Lupin, dernier héritier des rois de France, connaît le mystère royal de l'Aiguille creuse. » Là se terminait l'article. Mais depuis quelques minutes, depuis le passage concernant le château de l'Aiguille, ce n'était plus Beautrelet qui en faisait la lecture. Comprenant sa défaite, écrasé sous le poids de l'humiliation subie, il avait lâché le journal et s'était effondré sur sa chaise, le visage enfoui dans ses mains. Haletante et secouée d'émotion par cette incroyable histoire, la foule s'était rapprochée peu à peu et maintenant se pressait autour de lui. On attendait avec une angoisse frémissante les mots qu'il allait répondre, les objections qu'il allait soulever. Il ne bougea pas. D'un geste doux, Valméras lui décroisa les mains et releva sa tête. Isidore Beautrelet pleurait. 7 Le Traité de l'Aiguille Il est quatre heures du matin. Isidore n'est pas rentré au lycée. Il n'y rentrera pas avant la fin de la guerre sans merci qu'il a déclarée à Lupin. Cela, il se l'est juré tout bas, pendant que ses amis l'emportaient en voiture, tout défaillant et meurtri. Serment insensé ! Guerre absurde et illogique ! Que peut-il faire, lui, enfant isolé et sans armes, contre ce phénomène d'énergie et de puissance ? Par où l'attaquer ? Il est inattaquable. Où le blesser ? Il est invulnérable. Où l'atteindre ? Il est inaccessible. Quatre heures du matin... Isidore a de nouveau accepté l'hospitalité de son camarade de Janson. Debout devant la cheminée de sa chambre, les coudes plantés droit sur le marbre, les deux poings au menton, il regarde son image que lui renvoie la glace. Il ne pleure plus, il ne veut plus pleurer, ni se tordre sur son lit, ni se désespérer, comme il le fait depuis deux heures. Il veut réfléchir, réfléchir et comprendre. Et ses yeux ne quittent pas ses yeux dans le miroir, comme s'il espérait doubler la force de sa pensée en contemplant son image pensive, et trouver au fond de cet être-là l'insoluble solution qu'il ne trouve pas en lui. Jusqu'à six heures il reste ainsi. Et c'est peu à peu que, dégagée de tous les détails qui la compliquent et l'obscurcissent, la question s'offre à son esprit toute sèche, toute nue, avec la rigueur d'une équation. Oui, il s'est trompé. Oui, son interprétation du document est fausse. Le mot « aiguille » ne vise point le château des bords de la Creuse. Et, de même, le mot « demoiselles » ne peut pas s'appliquer à Raymonde de Saint-Véran et à sa cousine, puisque le texte du document remonte à des siècles. Donc tout et à refaire. Comment ? Une seule base de documentation serait solide : le livre publié sous Louis XIV. Or, des cent exemplaires imprimés par celui qui devait être le Masque de fer, deux seulement échappèrent aux flammes. L'un fut dérobé par le capitaine des gardes et perdu. L'autre fut conservé par Louis XIV, transmis à Louis XV, et brûlé par Louis XVI. Mais il reste une copie de la page essentielle, celle qui contient la solution du problème, ou du moins la solution cryptographique, celle qui fut portée à Marie-Antoinette et glissée par elle sous la couverture de son livre d'heures. Qu'est devenu ce papier ? Est-ce celui que Beautrelet a tenu dans ses mains et que Lupin lui a fait reprendre par le greffier Brédoux ? Ou bien se trouve-t-il encore dans le livre d'heures de Marie-Antoinette ? Et la question revient à celle-ci : « Qu'est devenu le livre d'heures de la reine ? » Après avoir pris quelques instants de repos, Beautrelet interrogea le père de son ami, collectionneur émérite, appelé souvent comme expert à titre officieux, et que, récemment encore, le directeur d'un de nos musées consultait pour l'établissement de son catalogue. – Le livre d'heures de Marie-Antoinette ? s'écria-t-il, mais il fut légué par la reine à sa femme de chambre, avec mission secrète de le faire tenir au comte de Fersen. Pieusement conservé dans la famille du comte, il se trouve depuis cinq ans dans une vitrine. – Dans une vitrine ? – Du musée Carnavalet, tout simplement. – Et ce musée sera ouvert ?... – D'ici vingt minutes. À la minute précise où s'ouvrait la porte du vieil hôtel de Mme de Sévigné, Isidore sautait de voiture avec son ami. – Tiens, monsieur Beautrelet ! Dix voix saluèrent son arrivée. À son grand étonnement, il reconnut toute la troupe des reporters qui suivaient « l'Affaire de l'Aiguille creuse ». Et l'un d'eux s'écria : – C'est drôle, hein ! nous avons tous eu la même idée. Attention, Arsène Lupin est peut-être parmi nous. Ils entrèrent ensemble. Le directeur, aussitôt prévenu, se mit à leur entière disposition, les mena devant la vitrine, et leur montra un pauvre volume, sans le moindre ornement, et qui n'avait certes rien de royal. Un peu d'émotion tout de même les envahit à l'aspect de ce livre que la reine avait touché en des jours si tragiques, que ses yeux rougis de larmes avaient regardé... Et ils n'osaient le prendre et le fouiller, comme s'ils avaient eu l'impression d'un sacrilège... – Voyons, monsieur Beautrelet, c'est une tâche qui vous incombe. Il prit le livre d'un geste anxieux. La description correspondait bien à celle que l'auteur de la brochure en avait donnée. D'abord une couverture de parchemin, parchemin sali, noirci, usé par places, et, au-dessous, la vraie reliure, en cuir rigide. Avec quel frisson Beautrelet s'enquit de la poche dissimulée ! Était-ce une fable ? Ou bien retrouverait-il encore le document écrit par Louis XVI, et légué par la reine à son ami fervent ? À la première page, sur la partie supérieure du livre, pas de cachette. – Rien, murmura-t-il. – Rien, redirent-ils en écho, palpitants. Mais à la dernière page, ayant un peu forcé l'ouverture du livre, il vit tout de suite que le parchemin se décollait de la reliure. Il glissa les doigts... Quelque chose, oui, il sentit quelque chose... un papier... – Oh ! fit-il victorieusement, voilà... est-ce possible ! – Vite ! Vite ! lui cria-t-on. Qu'attendez-vous ? Il tira une feuille, pliée en deux. – Eh bien, lisez !... Il y a des mots à l'encre rouge... tenez... on dirait du sang... du sang tout pâle... lisez donc ! Il lut : « À vous, Fersen. Pour mon fils, 16 octobre 1793... MarieAntoinette. » Et soudain, Beautrelet poussa une exclamation de stupeur. Sous la signature de la reine, il y avait... il y avait, à l'encre noire, deux mots soulignés d'un paraphe... deux mots : « Arsène Lupin ». Tous, chacun à son tour, ils saisirent la feuille, et le même cri s'échappait aussitôt : – Marie-Antoinette... Arsène Lupin. Un silence les réunit. Cette double signature, ces deux noms accouplés, découverts au fond du livre d'heures, cette relique où dormait, depuis plus d'un siècle, l'appel désespéré de la pauvre reine, cette date horrible, 16 octobre 1793, jour où tomba la tête royale, tout cela était d'un tragique morne et déconcertant. – Arsène Lupin, balbutia l'une des voix, soulignant ainsi ce qu'il y avait d'effarant à voir ce nom diabolique au bas de la feuille sacrée. – Oui, Arsène Lupin, répéta Beautrelet. L'ami de la reine n'a pas su comprendre l'appel désespéré de la mourante. Il a vécu avec le souvenir que lui avait envoyé celle qu'il aimait, et il n'a pas deviné la raison de ce souvenir. Lupin a tout découvert, lui... et il a pris. – Il a pris quoi ? – Le document parbleu ! le document écrit par Louis XVI, et c'est cela que j'ai tenu entre mes mains. Même apparence, même configuration, mêmes cachets rouges. Je comprends pourquoi Lupin n'a pas voulu me laisser un document dont je pouvais tirer parti par le seul examen du papier, des cachets, etc. – Et alors ? – Et alors, puisque le document dont je connais le texte est authentique, puisque j'ai vu la trace des cachets rouges, puisque Marie-Antoinette elle-même certifie, par ce mot de sa main, que tout le récit de la brochure reproduite par M. Massiban est authentique, puisqu'il existe vraiment un problème historique de l'Aiguille creuse, je suis sûr de réussir. – Comment ? Authentique ou non, le document, si vous ne parvenez pas à le déchiffrer, ne sert à rien puisque Louis XVI a détruit le livre qui en donnait l'explication. – Oui, mais l'autre exemplaire, arraché aux flammes par le capitaine des gardes du roi Louis XIV, n'a pas été détruit. – Qu'en savez-vous ? – Prouvez le contraire. Beautrelet se tut, puis lentement, les yeux clos, comme s'il cherchait à préciser et à résumer sa pensée, il prononça : – Possesseur du secret, le capitaine des gardes commence par en livrer des parcelles dans le journal que retrouve son arrière-petit-fils. Puis le silence. Le mot de l'énigme, il ne le donne pas. Pourquoi ? Parce que la tentation d'user du secret s'infiltre peu à peu en lui, et qu'il y succombe. La preuve ? Son assassinat. La preuve ? Le magnifique joyau découvert sur lui et que, indubitablement, il avait tiré de tel trésor royal dont la cachette, inconnue de tous, constitue précisément le mystère de l'Aiguille creuse. Lupin me l'a laissé entendre : Lupin ne mentait pas. – De sorte, Beautrelet, que vous concluez ? Je conclus qu'il faut faire autour de cette histoire le plus de publicité possible, et qu'on sache par tous les journaux que nous recherchons un livre intitulé le Traité de l'Aiguille. Peut-être le dénichera-t-on au fond de quelque bibliothèque de province. Tout de suite la note fut rédigée, et tout de suite, sans même attendre qu'elle pût produire un résultat, Beautrelet se mit à l'œuvre. Un commencement de piste se présentait : l'assassinat avait eu lieu aux environs de Gaillon. Le jour même il se rendit dans cette ville. Certes, il n'espérait point reconstituer un crime perpétré deux cents ans auparavant. Mais, tout de même, il est certains forfaits qui laissent des traces dans les souvenirs, dans les traditions des pays. Les chroniques locales les recueillent. Un jour, tel érudit de province, tel amateur de vieilles légendes, tel évocateur des petits incidents de la vie passée, en fait l'objet d'un article de journal ou d'une communication à l'Académie de son chef-lieu. Il en vit trois ou quatre de ces érudits. Avec l'un d'eux, surtout, un vieux notaire, il fureta, il compulsa les registres de la prison, les registres des anciens bailliages et des paroisses. Aucune notice ne faisait allusion à l'assassinat d'un capitaine des gardes, au XVIIe siècle. Il ne se découragea pas et continua ses recherches à Paris où peut-être avait eu lieu l'instruction de l'affaire. Ses efforts n'aboutirent pas. Mais l'idée d'une autre piste le lança dans une direction nouvelle. Était-il impossible de connaître le nom de ce capitaine des gardes dont le petit-fils émigra, et dont l'arrière-petit-fils servit les armées de la République, en fut détaché au Temple pendant la détention de la famille royale, servit Napoléon, et fit la campagne de France ? À force de patience, il finit par établir une liste où deux noms tout au moins offraient une similitude presque complète M. de Larbeyrie, sous Louis XIV, le citoyen Larbrie, sous la Terreur. C'était déjà un point important. Il le précisa par un entrefilet qu'il communiqua aux journaux, demandant si on pouvait lui fournir des renseignements sur ce Larbeyrie ou sur ses descendants. Ce fut M. Massiban, le Massiban de la brochure, le membre de l'Institut, qui lui répondit. « Monsieur, « Je vous signale un passage de Voltaire, que j'ai relevé dans son manuscrit du Siècle de Louis XIV (chapitre XXV : Particularités et anecdotes du règne). Ce passage a été supprimé dans les diverses éditions. « J'ai entendu conter à feu M. de Caumartin, intendant des Finances et ami du ministre Chamillard, que le roi partit un jour précipitamment dans son carrosse à la nouvelle que M. de Larbeyrie avait été assassiné et dépouillé de magnifiques bijoux. Il semblait dans une émotion très grande et répétait : « Tout est perdu... tout est perdu... » L'année suivante, le fils de ce Larbeyrie et sa fille, qui avait épousé le marquis de Vélines, furent exilés dans leurs terres de Provence et de Bretagne. Il ne faut pas douter qu'il y ait là quelque particularité. » « Il faut en douter d'autant moins, ajouterai-je, que M. Chamillard, d'après Voltaire, fut le dernier ministre qui eut l'étrange secret du Masque de fer. « Vous voyez, monsieur, le profit que l'on peut tirer de ce passage, et le lien évident qui s'établit entre les deux aventures. Je n'ose, quant à moi, imaginer des hypothèses trop précises sur la conduite, sur les soupçons, sur les appréhensions de Louis XIV en ces circonstances, mais n'est-il pas permis, d'autre part, puisque M. de Larbeyrie a laissé un fils qui fut probablement le grand-père du citoyen-officier Larbrie, et une fille, n'est-il pas permis de supposer qu'une partie des papiers laissés par Larbeyrie ait échu à la fille, et que, parmi ces papiers, se trouvait le fameux exemplaire que le capitaine des gardes sauva des flammes ? « J'ai consulté l'Annuaire des Châteaux. Il y a aux environs de Rennes un baron de Vélines. Serait-ce un descendant du marquis ? À tout hasard, hier, j'ai écrit à ce baron pour lui demander s'il n'avait pas en sa possession un vieux petit livre, dont le titre mentionnerait ce mot de l'Aiguille. J'attends sa réponse. « J'aurais la plus grande satisfaction à parler de toutes ces choses avec vous. Si cela ne vous dérange pas trop, venez me voir. Agréez, monsieur, etc. « P.S. – Bien entendu, je ne communique pas aux journaux ces petites découvertes. Maintenant que vous approchez du but, la discrétion est de rigueur. » C'était absolument l'avis de Beautrelet. Il alla même plus loin : deux journalistes le harcelant ce matin-là, il leur donna les informations les plus fantaisistes sur son état d'esprit et sur ses projets. L'après-midi il courut en hâte chez Massiban, qui habitait au numéro 17 du quai Voltaire. À sa grande surprise, il apprit que Massiban venait de partir à l'improviste, lui laissant un mot au cas où il se présenterait. Isidore décacheta et lut : « Je reçois une dépêche qui me donne quelque espérance. Je pars donc et coucherai à Rennes. Vous pourriez prendre le train du soir et, sans vous arrêter à Rennes, continuer jusqu'à la petite station de Vélines. Nous nous retrouverions au château, situé à quatre kilomètres de cette station. » Le programme plut à Beautrelet et surtout l'idée qu'il arriverait au château en même temps que Massiban, car il redoutait quelque gaffe de la part de cet homme inexpérimenté. Il rentra chez son ami et passa le reste de la journée avec lui. Le soir il prenait l'express de Bretagne. À six heures il débarquait à Vélines. Il fit à pied, entre des bois touffus, les quatre kilomètres de route. De loin, il aperçut sur une hauteur un long manoir, construction assez hybride, mêlée de Renaissance et de LouisPhilippe, mais ayant grand air tout de même avec ses quatre tourelles et son pont-levis emmailloté de lierre. Isidore sentait son cœur battre en approchant. Touchait-il réellement au terme de sa course ? Le château contenait-il la clef du mystère ? Il n'était pas sans crainte. Tout cela lui semblait trop beau, et il se demandait si, cette fois encore, il n'obéissait pas à un plan infernal, combiné par Lupin, si Massiban n'était pas, par exemple, un instrument entre les mains de son ennemi. Il éclata de rire. « Allons, je deviens comique. On croirait vraiment que Lupin est un monsieur infaillible qui prévoit tout, une sorte de Dieu tout-puissant, contre lequel il n'y a rien à faire. Que diable ! Lupin se trompe, Lupin, lui aussi, est à la merci des circonstances, Lupin fait des fautes, et c'est justement grâce à la faute qu'il a faite en perdant le document, que je commence à prendre barre sur lui. Tout découle de là. Et ses efforts, en somme, ne servent qu'à réparer la faute commise. » Et joyeusement, plein de confiance, Beautrelet sonna. – Monsieur désire ? dit un domestique apparaissant sur le seuil. – Le baron de Vélines peut-il me recevoir ? Et il tendit sa carte. – Monsieur le baron n'est pas encore levé, mais si Monsieur veut l'attendre. – Est-ce qu'il n'y a pas déjà quelqu'un qui l'a demandé, un monsieur à barbe blanche, un peu voûté ? fit Beautrelet qui connaissait Massiban par les photographies que les journaux avaient données. – Oui, ce monsieur est arrivé il y a dix minutes, je l'ai introduit dans le parloir. Si Monsieur veut bien me suivre également. L'entrevue de Massiban et de Beautrelet fut tout à fait cordiale. Isidore remercia le vieillard des renseignements de premier ordre qu'il lui devait, et Massiban lui exprima son admiration de la façon la plus chaleureuse. Puis ils échangèrent leurs impressions sur le document, sur les chances qu'ils avaient de découvrir le livre, et Massiban répéta ce qu'il avait appris, relativement à M. de Vélines. Le baron était un homme de soixante ans qui, veuf depuis de longues années, vivait très retiré avec sa fille, Gabrielle de Villemon, laquelle venait d'être cruellement frappée par la perte de son mari et de son fils aîné, morts des suites d'un accident d'auto. – M. le baron fait prier ces messieurs de vouloir bien monter. Le domestique les conduisit au premier étage, dans une vaste pièce aux murs nus, et simplement meublée de secrétaires, de casiers et de tables couvertes de papiers et de registres. Le baron les accueillit avec beaucoup d'affabilité et ce grand besoin de parler qu'ont souvent les personnes trop solitaires. Ils eurent beaucoup de mal à exposer l'objet de leur visite. – Ah oui, je sais, vous n'avez écrit à ce propos, monsieur Massiban. Il s'agit, n'est-ce pas, d'un livre où il est question d'une Aiguille, et qui me viendrait d'un ancêtre ? – En effet. – Je vous dirai que mes ancêtres et moi nous sommes brouillés. On avait de drôles d'idées en ce temps-là. Moi, je suis de mon époque. J'ai rompu avec le passé. – Oui, objecta Beautrelet, impatienté, mais n'avez-vous aucun souvenir d'avoir vu ce livre ? – Mais si ! je vois l'ai télégraphié, s'écria-t-il en s'adressant à Massiban, qui, agacé, allait et venait dans la pièce et regardait par les autres fenêtres, mais si !... ou du moins il semblait à ma fille qu'elle avait vu ce titre parmi les quelques milliers de bouquins qui encombrent la bibliothèque. Car, pour moi, messieurs, la lecture... Je ne lis même pas les journaux... Ma fille quelquefois, et encore ! pourvu que son petit Georges, le fils qui lui reste, se porte bien ! et pourvu, moi, que mes fermages rentrent, que mes baux soient en règle !... Vous voyez mes registres... je vis là-dedans, messieurs... et j'avoue que j'ignore absolument le premier mot de cette histoire, dont vous m'avez entretenu par lettre, monsieur Massiban... Isidore Beautrelet, horripilé par ce bavardage, l'interrompit brusquement : – Pardon, Monsieur, mais alors ce livre... – Ma fille l'a cherché. Elle le cherche depuis hier. – Eh bien ? – Eh bien elle l'a retrouvé, elle l'a retrouvé il y a une heure ou deux. Quand vous êtes arrivés... – Et où est-il ? – Où il est ? Mais elle l'a posé sur cette table... tenez... làbas... Isidore bondit. Au bout de la table, sur un fouillis de paperasses, il y avait un petit livre recouvert de maroquin rouge. Il y appliqua son poing violemment, comme s'il défendait que personne au monde y touchât... et un peu aussi comme si luimême n'osait le prendre. – Eh bien, s'écria Massiban, tout ému. – Je l'ai... le voilà... maintenant, ça y est... – Mais le titre... êtes-vous sûr ! – Eh parbleu ! tenez. Il montra les lettres d'or gravées dans le maroquin « Le mystère de l'Aiguille creuse ». – Êtes-vous convaincu ? Sommes-nous enfin les maîtres du secret ? – La première page... Qu'y a-t-il en première page ? – Lisez : « Toute la vérité dénoncée pour la première fois. – Cent exemplaires imprimés par moi-même et pour l'instruction de la Cour. » – C'est cela, c'est cela, murmura Massiban, la voix altérée, c'est l'exemplaire arraché aux flammes C'est le livre même que Louis XIV a condamné. Ils le feuilletèrent. La première moitié racontait les explications données par le capitaine de Larbeyrie dans son journal. – Passons, passons, dit Beautrelet qui avait hâte d'arriver à la solution. – Comment, passons ! Mais pas du tout. Nous savons déjà que l'homme au Masque de fer fut emprisonné parce qu'il connaissait et voulait divulguer le secret de la maison royale de France ! Mais comment le connaissait-il ? Et pourquoi voulait-il le divulguer ? Enfin, quel est cet étrange personnage ? Un demifrère de Louis XIV, comme l'a prétendu Voltaire, ou le ministre italien Mattioli, comme l'affirme la critique moderne ? Bigre ! ce sont là des questions d'un intérêt primordial ! – Plus tard ! plus tard ! protesta Beautrelet, comme s'il avait peur que le livre ne s'envolât de ses mains avant qu'il ne connût l'énigme. – Mais, objecta Massiban, que passionnaient ces détails historiques, nous avons le temps, après... Voyons d'abord l'explication. Soudain Beautrelet s'interrompit. Le document ! Au milieu d'une page, à gauche, ses yeux voyaient les cinq lignes mystérieuses de points et de chiffres. D'un regard il constata que le texte était identique à celui qu'il avait tant étudié. Même disposition des signes... mêmes intervalles permettant d'isoler le mot « demoiselles » et de déterminer séparément l'un de l'autre les deux termes de l'Aiguille creuse. Une petite note précédait : « Tous les renseignements nécessaires ont été réduits par le roi Louis XIII, paraît-il, en un petit tableau que je transcris ci-dessous. » Suivait le tableau. Puis venait l'explication même du document. Beautrelet lut d'une voix entrecoupée : « Comme on voit, ce tableau, alors même qu'on a changé les chiffres en voyelles, n'apporte aucune lumière. On peut dire que pour déchiffrer cette énigme, il faut d'abord la connaître. C'est tout au plus un fil qui est donné à ceux qui savent les sentiers du labyrinthe. Prenons ce fil et marchons, je vous guiderai. « La quatrième ligne d'abord. La quatrième ligne contient les mesures et les indications. En se conformant aux indications et en relevant les mesures inscrites, on arrive inévitablement au but, à condition, bien entendu, de savoir où l'on est et où l'on va, en un mot d'être éclairé sur le sens réel de l'Aiguille creuse. C'est ce que l'on peut apprendre par les trois premières lignes. La première est ainsi conçue de me venger du roi, je l'avais prévenu d'ailleurs... » Beautrelet s'arrêta, interloqué. – Quoi ? Qu'y a-t-il ? fit Massiban. – Le sens n'y est plus. – En effet, reprit Massiban. « La première est ainsi conçue de me venger du roi... » Qu'est-ce que cela veut dire ? – Nom de nom ! hurla Beautrelet. – Eh bien ? – Déchirées ! Deux pages ! les pages suivantes !... Regardez les traces !... Il tremblait, tout secoué de rage et de déception. Massiban se pencha : – C'est vrai... il reste les brides de deux pages, comme des onglets. Les traces semblent assez fraîches. Ça n'a pas été coupé, mais arraché... arraché violemment... Tenez, toutes les pages de la fin portent des marques de froissement. – Mais qui ? qui ? gémissait Isidore, en se tordant les poings... un domestique ? un complice ? – Cela peut remonter tout de même à quelques mois, observa Massiban. – Quand même... il faut que quelqu'un ait déniché, ait pris ce livre... Voyons, vous, Monsieur, s'écria Beautrelet, apostrophant le baron, vous ne savez rien ?... vous ne soupçonnez personne ? – Nous pourrions interroger ma fille. – Oui... oui... c'est cela... peut-être saura-t-elle... M. de Vélines sonna son valet de chambre. Quelques minutes après, Mme de Villemon entrait. C'était une femme jeune, à la physionomie douloureuse et résignée. Tout de suite, Beautrelet lui demanda : – Vous avez trouvé ce livre en haut, Madame, dans la bibliothèque ? – Oui, dans un paquet de volumes, qui n'était pas déficelé. – Et vous l'avez lu ? – Oui, hier soir. – Quand vous l'avez lu, les deux pages qui sont là manquaient-elles ? Rappelez-vous bien, les deux pages qui suivent ce tableau de chiffres et de points ? – Mais non, mais non, dit-elle très étonnée, il ne manquait aucune page. – Cependant, on a déchiré... – Mais le livre n'a pas quitté ma chambre cette nuit. – Ce matin ? – Ce matin, je l'ai descendu moi-même ici quand on a annoncé l'arrivée de M. Massiban. – Alors ? – Alors, je ne comprends pas... à moins que... mais non... – Quoi ? – Georges... mon fils... ce matin... Georges a joué avec ce livre. Elle sortit précipitamment, accompagnée de Beautrelet, de Massiban et du baron. L'enfant n'était pas dans sa chambre. On le chercha de tous côtés. Enfin, on le trouva qui jouait derrière le château. Mais ces trois personnes semblaient si agitées, et on lui demandait des comptes avec tant d'autorité, qu'il se mit à pousser des hurlements. Tout le monde courait a droite, a gauche. On questionnait les domestiques. C'était un tumulte indescriptible. Et Beautrelet avait l'impression effroyable que la vérité se retirait de lui comme de l'eau qui filtre à travers les doigts. Il fit un effort pour se ressaisir, prit le bras de Mme de Villemon, et, suivi du baron et de Massiban, il la ramena dans le salon et lui dit : – Le livre est incomplet, soit, deux pages sont arrachées... mais vous les avez lues, n'est-ce pas, Madame ? – Oui. – Vous savez ce qu'elles contenaient ? – Oui. – Vous pourriez nous le répéter ? – Parfaitement. J'ai lu tout le livre avec beaucoup de curiosité, mais ces deux pages surtout m'ont frappée, étant donné l'intérêt des révélations, un intérêt considérable. – Eh bien, parlez, Madame, parlez, je vous en supplie. Ces révélations sont d'une importance exceptionnelle. Parlez, je vous en prie, les minutes perdues ne se retrouvent pas. L'Aiguille creuse... – Oh ! c'est bien simple, l'Aiguille creuse veut dire... À ce moment un domestique entra. – Une lettre pour Madame... – Tiens... mais le facteur est passé. – C'est un gamin qui me l'a remise. Mme de Villemon décacheta, lut, et porta la main à son cœur, toute prête à tomber, soudain livide et terrifiée. Le papier avait glissé à terre. Beautrelet le ramassa et, sans même s'excuser, il lut à son tour : « Taisez-vous... sinon votre fils ne se réveillera pas... » – Mon fils... mon fils... bégayait-elle, si faible qu'elle ne pouvait même pas aller au secours de celui qu'on menaçait. Beautrelet la rassura. : – Ce n'est pas sérieux... il y a là une plaisanterie... voyons, qui aurait intérêt ? – À moins, insinua Massiban, que ce soit Arsène Lupin. Beautrelet lui fit signe de se taire. Il le savait bien, parbleu, que l'ennemi était là, de nouveau, attentif et résolu à tout, et c'est pourquoi justement il voulait arracher à Mme de Villemon les mots suprêmes, si longtemps attendus, et les arracher sur-lechamp, à la minute même. – Je vous en supplie, Madame, remettez-vous... Nous sommes tous là... Il n'y a aucun péril... Allait-elle parler ? Il le crut, il l'espéra. Elle balbutia quelques syllabes. Mais la porte s'ouvrit encore. La bonne, cette fois, entra. Elle semblait bouleversée. – M. Georges... Madame... M. Georges. D'un coup, la mère retrouva toutes ses forces. Plus vite que tous, et poussée par un instinct qui ne trompait pas, elle dégringola les marches de l'escalier, traversa le vestibule et courut vers la terrasse. Là, sur un fauteuil, le petit Georges était étendu, immobile. – Eh bien quoi ! il dort !... – Il s'est endormi subitement, Madame, dit la bonne. J'ai voulu l'en empêcher, le porter dans sa chambre. Il dormait déjà, et ses mains... ses mains étaient froides. – Froides ! balbutia la mère... oui, c'est vrai... ah ! mon Dieu, mon Dieu... pourvu qu'il se réveille ! Beautrelet glissa ses doigts dans une de ses poches, saisit la crosse de son revolver, de l'index agrippa la gâchette sortit brusquement l'arme, et fit feu sur Massiban. D'avance, pour ainsi dire, comme s'il épiait les gestes du jeune homme, Massiban avait esquivé le coup. Mais déjà Beautrelet s'était élancé sur lui en criant aux domestiques : – À moi ! c'est Lupin !... Sous la violence du choc, Massiban fut renversé sur un des fauteuils d'osier. Au bout de sept ou huit secondes, il se releva, laissant Beautrelet étourdi, suffoquant et tenant dans ses mains le revolver du jeune homme. – Bien... parfait... ne bouge pas... t'en as pour deux ou trois minutes... pas davantage... Mais vrai, t'as mis le temps à me reconnaître. Faut-il que je lui aie bien pris sa tête, au Massiban ?... Il se redressa, et d'aplomb maintenant sur ses jambes, le torse solide, l'attitude redoutable, il ricana en regardant les trois domestiques pétrifiés et le baron ahuri. – Isidore, t'as fait une boulette. Si tu ne leur avais pas dit que j'étais Lupin, ils me sautaient dessus. Et des gaillards comme ceux-là, bigre, que serais-je devenu, mon Dieu ! Un contre quatre ! Il s'approcha d'eux : – Allons, mes enfants, n'ayez pas peur... je ne vous ferai pas de bobo... tenez, voulez-vous un bout de sucre d'orge ? Ça vous remontera. Ah ! toi, par exemple, tu vas me rendre mon billet de cent francs. Oui, oui, je te reconnais. C'est toi que j'ai payé tout à l'heure pour porter la lettre à ta maîtresse... Allons, vite, mauvais serviteur... Il prit le billet bleu que lui tendit le domestique et le déchira en petits morceaux. – L'argent de la trahison... ça me brûle les doigts. Il enleva son chapeau et s'inclinant très bas devant Mme de Villemon : – Me pardonnez-vous, Madame ? Les hasards de la vie – de la mienne surtout – obligent souvent à des cruautés dont je suis le premier à rougir. Mais soyez sans crainte pour votre fils, c'est une simple piqûre, une petite piqûre au bras que je lui ai faite, pendant qu'on l'interrogeait. Dans une heure, tout au plus, il n'y paraîtra pas... Encore une fois, toutes mes excuses. Mais j'ai besoin de votre silence. Il salua de nouveau, remercia M. de Vélines de son aimable hospitalité, prit sa canne, alluma une cigarette, en offrit une au baron, donna un coup de chapeau circulaire, cria d'un petit ton protecteur à Beautrelet : « Adieu, Bébé ! » et s'en alla tranquillement en lançant des bouffées de cigarette dans le nez des domestiques... Beautrelet attendit quelques minutes. Mme de Villemon, plus calme, veillait son fils. Il s'avança vers elle dans le but de lui adresser un dernier appel. Leurs yeux se croisèrent. Il ne dit rien. Il avait compris que jamais, maintenant, quoi qu'il arrivât, elle ne parlerait. Là encore, dans ce cerveau de mère, le secret de l'Aiguille creuse était enseveli aussi profondément que dans les ténèbres du passé. Alors il renonça et partit. Il était dix heures et demie. Il y avait un train à onze heures cinquante. Lentement il suivit l'allée du parc et s'engagea sur le chemin qui le menait à la gare. – Eh bien, qu'en dis-tu, de celle-là ? C'était Massiban, ou plutôt Lupin, qui surgissait du bois contigu à la route. – Est-ce bien combiné ? Est-ce que ton vieux camarade sait danser sur la corde raide ? Je suis sûr que t'en reviens pas, hein ? et que tu te demandes si le nommé Massiban, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a jamais existé ? Mais oui, il existe. On te le fera voir même, si t'es sage. Mais d'abord, que je te rende ton revolver... Tu regardes s'il est chargé ? Parfaitement, mon petit. Cinq balles qui restent, dont une seule suffirait à m'envoyer ad patres... Eh bien, tu le mets dans ta poche ?... À la bonne heure... J'aime mieux ça que ce que tu as fait là-bas... Vilain ton petit geste ! Mais, quoi, on est jeune, on s'aperçoit tout à coup, – un éclair ! – qu'on a été roulé une fois de plus par ce sacré Lupin, et qu'il est là devant vous à trois pas... pfffft, on tire... Je ne t'en veux pas, va... La preuve c'est que je t'invite à prendre place dans ma cent chevaux. Ça colle ? Il mit ses doigts dans sa bouche et siffla. Le contraste était délicieux entre l'apparence vénérable du vieux Massiban, et la gaminerie de gestes et d'accent que Lupin affectait, Beautrelet ne put s'empêcher de rire. – Il a ri ! il a ri ! s'écria Lupin en sautant de joie. Vois-tu, ce qui te manque, bébé, c'est le sourire... tu es un peu grave pour ton âge... Tu es très sympathique, tu as un grand charme de naïveté et de simplicité... mais vrai, t'as pas le sourire. Il se planta devant lui. – Tiens, j'parie que je vais te faire pleurer. Sais-tu comment j'ai suivi ton enquête ? comment j'ai connu la lettre que Massiban t'a écrite et le rendez-vous qu'il avait pris pour ce matin au château de Vélines ? Par les bavardages de ton ami, celui chez qui tu habites... Tu te confies à cet imbécile-là, et il n'a rien de plus pressé que de tout confier à sa petite amie... Et sa petite amie n'a pas de secrets pour Lupin. Qu'est-ce que je te disais ? Te voilà tout chose... Tes yeux se mouillent... l'amitié trahie, hein ? ça te chagrine... Tiens, tu es délicieux, mon petit... Pour un rien je t'embrasserais... tu as toujours des regards étonnés qui me vont droit au cœur... Je me rappellerai toujours, l'autre soir, à Gaillon, quand tu m'as consulté... Mais oui, c'était moi, le vieux notaire... Mais ris donc, gosse... Vrai, je te répète, t'as pas le sourire. Tiens, tu manques... comment dirais-je ? tu manques de « primesaut ». Moi, j'ai le « primesaut ». On entendait le halètement d'un moteur tout proche. Lupin saisit brusquement le bras de Beautrelet et, d'un ton froid, les yeux dans les yeux : – Tu vas te tenir tranquille maintenant, hein ? tu vois bien qu'il n'y a rien à faire. Alors à quoi bon user tes forces et perdre ton temps ? Il y a assez de bandits dans le monde... Cours après, et lâche-moi... sinon... C'est convenu, n'est-ce pas ? Il le secouait pour lui imposer sa volonté. Puis il ricana : Imbécile que je suis ! Toi me ficher la paix ? T'es pas de ceux qui flanchent... Ah je ne sais pas ce qui me retient... En deux temps et trois mouvements, tu serais ficelé, bâillonné... et dans deux heures, à l'ombre pour quelques mois... Et je pourrais me tourner les pouces en toute sécurité, me retirer dans la paisible retraite que m'ont préparée mes aïeux, les rois de France, et jouir des trésors qu'ils ont eu la gentillesse d'accumuler pour moi... Mais non, il est dit que je ferai la gaffe jusqu'au bout... Qu'est-ce que tu veux ? on a ses faiblesses... Et j'en ai une pour toi... Et puis quoi, c'est pas encore fait. D'ici à ce que tu aies mis le doigt dans le creux de l'Aiguille, il passera de l'eau sous le pont... Que diable ! Il m'a fallu dix jours à moi, Lupin. Il te faudra bien dix ans. Il y a de l'espace, tout de même, entre nous deux. L'automobile arrivait, une immense voiture à carrosserie fermée. Il ouvrit la portière, Beautrelet poussa un cri. Dans la limousine il y avait un homme et cet homme c'était Lupin ou plutôt Massiban. Il éclata de rire, comprenant soudain. Lupin lui dit : – Te retiens pas, il dort bien. Je t'avais promis que tu le verrais. Tu t'expliques maintenant les choses ? Vers minuit, je savais votre rendez-vous au château. À sept heures du matin, j'étais là. Quand Massiban est passé, je n'ai eu qu'à le cueillir... Et puis, une petite piqûre... ça y était ! Dors, mon bonhomme... On va te déposer sur le talus... En plein soleil, pour n'avoir pas froid... Allons-y... bien... parfait... À merveille... Et notre chapeau à la main !.. un p'tit sou, s'il vous plaît... Ah ! mon vieux Massiban, tu t'occupes de Lupin ! C'était vraiment d'une bouffonnerie énorme que de voir l'un en face de l'autre les deux Massiban, l'un endormi et branlant la tête, l'autre sérieux, plein d'attentions et de respect. – Ayez pitié d'un pauvre aveugle... Tiens, Massiban, voilà deux sous et ma carte de visite... – Et maintenant, les enfants, filons en quatrième vitesse... Tu entends, le mécano, du 120 à l'heure. En voiture, Isidore... Il y a séance plénière de l'Institut aujourd'hui, et Massiban doit lire, à trois heures et demie, un petit mémoire sur je ne sais pas quoi. Eh bien, il le leur lira, son petit mémoire. Je vais leur servir un Massiban complet, plus vrai que le vrai, avec mes idées à moi sur les inscriptions lacustres. Pour une fois où je suis de l'Institut. Plus vite, mécano, nous ne faisons que du 115... T'as peur, t'oublie donc que t'es avec Lupin ?... Ah ! Isidore, et l'on ose dire que la vie est monotone, mais la vie est une chose adorable, mon petit, seulement, il faut savoir... et moi, je sais... Si tu crois que c'était pas à crever de joie tout à l'heure, au château, quand tu bavardais avec le vieux Vélines et que moi, collé contre la fenêtre, je déchirais les pages du livre historique ! Et après, quand t'interrogeais la dame de Villemon sur l'Aiguille creuse ! Allait-elle parler ? Oui, elle parlerait... non, elle ne parlerait pas... oui... non... J'en avais la chair de poule... Si elle parlait, c'était ma vie à refaire, tout l'échafaudage détruit... Le domestique arriverait-il à temps ? Oui... non... le voilà... Mais Beautrelet va me démasquer ? Jamais ! trop gourde ! Si... non... voilà, ça y est... non, ça y est pas... si... il me reluque... ça y est... il va prendre son revolver... Ah ! quelle volupté !... Isidore, tu parles trop... Dormons, veux-tu ? Moi, je tombe de sommeil... bonsoir... Beautrelet le regarda. Il semblait presque dormir déjà. Il dormait. L'automobile, lancée à travers l'espace, se ruait vers un horizon sans cesse atteint et toujours fuyant. Il n'y avait plus ni villes, ni villages, ni champs, ni forêts, rien que de l'espace, de l'espace dévoré, englouti. Longtemps Beautrelet regarda son compagnon de voyage avec une curiosité ardente, et aussi avec le désir de pénétrer, à travers le masque qui la couvrait, jusqu'à sa réelle physionomie. Et il songeait aux circonstances qui les enfermaient ainsi l'un près de l'autre dans l'intimité de cette automobile. Mais, après les émotions et les déceptions de cette matinée, fatigué à son tour, il s'endormit. Quand il se réveilla, Lupin lisait. Beautrelet se pencha pour voir le titre du livre. C'était Les Lettres à Lucilius, de Sénèque le philosophe. 8 De César à Lupin « Que diable ! Il m'a fallu dix jours, à moi Lupin... il te faudra bien dix ans ! » Cette phrase, prononcée par Lupin au sortir du château de Vélines, eut une influence considérable sur la conduite de Beautrelet. Très calme au fond et toujours maître de lui, Lupin avait néanmoins de ces moments d'exaltation, de ces expansions un peu romantiques, théâtrales à la fois et bon enfant, où il lui échappait certains aveux, certaines paroles dont un garçon comme Beautrelet pouvait tirer profit. À tort ou à raison, Beautrelet croyait voir dans cette phrase un de ces aveux involontaires. Il était en droit de conclure que, si Lupin mettait en parallèle ses efforts et les siens dans la poursuite de la vérité sur l'Aiguille creuse, c'est que tous deux possédaient des moyens identiques pour arriver au but, c'est que lui, Lupin, n'avait pas eu des éléments de réussite différents de ceux que possédait son adversaire. Les chances étaient les mêmes. Or, avec ces mêmes chances, avec ces mêmes éléments de réussite, il avait suffi à Lupin de dix jours. Quels étaient ces éléments, ces moyens et ces chances ? Cela se réduisait en définitive à la connaissance de la brochure publiée en 1815, brochure que Lupin avait sans doute, comme Massiban, trouvée par hasard, et grâce à laquelle il était arrivé à découvrir, dans le missel de Marie-Antoinette, l'indispensable document. Donc, la brochure et le document, voilà les deux seules bases sur lesquelles Lupin s'était appuyé. Avec cela, il avait reconstruit tout l'édifice. Pas de secours étrangers. L'étude de la brochure et l'étude du document, un point, c'est tout. Eh bien ! Beautrelet ne pouvait-il se cantonner sur le même terrain ? À quoi bon une lutte impossible ? À quoi bon ces vaines enquêtes où il était sûr, si tant est qu'il évitât les embûches multipliées sous ses pas, de parvenir, en fin de compte, au plus pitoyable des résultats ? Sa décision fut nette et immédiate, et, tout en s'y conformant, il avait l'intuition heureuse qu'il était sur la bonne voie. Tout d'abord il quitta sans inutiles récriminations son camarade de Janson-de-Sailly, et, prenant sa valise, il alla s'installer après beaucoup de tours et de détours dans un petit hôtel situé au centre même de Paris. De cet hôtel il ne sortit point pendant des journées entières. Tout au plus mangeait-il à la table d'hôte. Le reste du temps, enfermé à clef, les rideaux de la chambre hermétiquement clos, il songeait. « Dix jours », avait dit Arsène Lupin. Beautrelet s'efforçant d'oublier tout ce qu'il avait fait et de ne se rappeler que les éléments de la brochure et du document, ambitionnait ardemment de rester dans les limites de ces dix jours. Le dixième cependant passa, et le onzième et le douzième, mais le treizième jour une lueur se fit en son cerveau, et très vite, avec la rapidité déconcertante de ces idées qui se développent en nous comme des plantes miraculeuses, la vérité surgit, s'épanouit, se fortifia. Le soir de ce treizième jour, il ne savait certes pas le mot du problème, mais il connaissait en toute certitude une des méthodes qui pouvaient en provoquer la découverte, la méthode féconde que Lupin sans aucun doute avait utilisée. Méthode fort simple et qui découlait de cette unique question : existe-t-il un lien entre tous les événements historiques, plus ou moins importants, auxquels la brochure rattache le mystère de l'Aiguille creuse ? La diversité des événements rendait la réponse difficile. Cependant, de l'examen approfondi auquel se livra Beautrelet, il finit par se dégager un caractère essentiel à tous ces événements. Tous, sans exception, se passaient dans les limites de l'ancienne Neustrie, lesquelles correspondent à peu près à l'actuelle Normandie. Tous les héros de la fantastique aventure sont Normands, ou le deviennent, ou agissent en pays normand. Quelle passionnante chevauchée à travers les âges Quel émouvant spectacle que celui que tous, ces barons, ducs et rois, partant de points si opposés et se donnant rendez-vous en ce coin du monde ! Au hasard, Beautrelet feuilleta l'histoire. C'est Roll, ou Rollon, premier duc normand, qui est maître du secret de l'Aiguille après le traité de SaintClair-sur-Epte ! C'est Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, roi d'Angleterre, dont l'étendard est percé à la façon d'une aiguille ! C'est à Rouen que les Anglais brûlent Jeanne d'Arc, maîtresse du secret ! Et tout à l'origine de l'aventure, qu'est-ce que ce chef des Calètes qui paye sa rançon à César avec le secret de l'Aiguille, sinon le chef des hommes du pays de Caux, du pays de Caux situé au cour même de la Normandie ? L'hypothèse se précise. Le champ se rétrécit. Rouen, les rives de la Seine, le pays de Caux... il semble vraiment que toutes les routes convergent de ce côté. Si l'on cite plus particulièrement deux rois de France, maintenant que le secret, perdu pour les ducs de Normandie et pour leurs héritiers les rois d'Angleterre, est devenu le secret royal de la France, c'est Henri IV, Henri IV qui fit le siège de Rouen et gagna la bataille d'Arques, aux portes de Dieppe. Et c'est François Ier, qui fonda Le Havre et prononça cette phrase révélatrice : « Les rois de France portent des secrets qui règlent souvent le sort des villes ! » Rouen, Dieppe, Le Havre... les trois sommets du triangle, les trois grandes villes qui occupent les trois pointes. Au centre, le pays de Caux. Le XVIIe siècle arrive. Louis XIV brûle le livre où l'inconnu révèle la vérité. Le capitaine de Larbeyrie s'empare d'un exemplaire, profite du secret qu'il a violé, dérobe un certain nombre de bijoux et, surpris par des voleurs de grand chemin, meurt assassiné. Or, quel est le lieu où se produit le guetapens ? Gaillon ! Gaillon, petite ville située sur la route qui mène du Havre, de Rouen ou de Dieppe à Paris. Un an après, Louis XIV achète un domaine et construit le château de l'Aiguille. Quel emplacement choisit-il ? Le centre de la France. De la sorte les curieux sont dépistés. On ne cherche pas en Normandie. Rouen... Dieppe... Le Havre... Le triangle cauchois... Tout est là... D'un côté la mer. D'un autre la Seine. D'un autre, les deux vallées qui conduisent de Rouen à Dieppe. Un éclair illumina l'esprit de Beautrelet. Cet espace de terrain, cette contrée des hauts plateaux qui vont des falaises de la Seine aux falaises de la Manche, c'était toujours, presque toujours là, le champ même d'opérations où évoluait Lupin. Depuis dix ans, c'était précisément cette région qu'il mettait en coupe réglée, comme s'il avait eu son repaire au centre même du pays où se rattachait le plus étroitement la légende de l'Aiguille creuse. L'affaire du baron de Cahorn 4 ? Sur les bords de la Seine, entre Rouen et Le Havre. L'affaire de Tibermesnil 5 ? À l'autre extrémité du plateau, entre Rouen et Dieppe. Les cambriolages de Gruchet, de Montigny, de Crasville ? En plein pays de Caux. Où Lupin se rendait-il quand il fut attaqué et ligoté dans son compartiment par Pierre Onfrey, l'assassin de la rue Lafontaine6 ? À Rouen. Où Herlock Sholmès, prisonnier de Lupin, fut-il embarqué 7 ? Près du Havre. Et tout le drame actuel, quel en fut le théâtre ? Ambrumésy, sur la route du Havre à Dieppe. Rouen, Dieppe, Le Havre, toujours le triangle cauchois. Donc, quelques années auparavant, Arsène Lupin, possesseur de la brochure et connaissant la cachette où MarieAntoinette avait dissimulé le document, Arsène Lupin finissait par mettre la main sur le fameux livre d'heures. Possesseur du document, il partait en campagne, trouvait, et s'établissait là, en pays conquis. Beautrelet partit en campagne. Il partit avec une véritable émotion, en songeant à ce même voyage que Lupin avait effectué, à ces mêmes espoirs dont il avait dû palpiter quand il s'en allait ainsi à la découverte du Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur (Arsène Lupin en prison). 5 Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur (Herlock Sholmès arrive trop tard). 6 Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur (Le mystérieux voyageur). 7 Arsène Lupin contre Herlock Sholmès (La Dame blonde). 4 formidable secret qui devait l'armer d'une telle puissance. Ses efforts à lui, Beautrelet, auraient-ils le même résultat victorieux ? Il quitta Rouen de bonne heure, à pied, la figure très maquillée, et son sac au bout d'un bâton, sur le dos, comme un apprenti qui fait son tour de France. Il alla droit à Duclair où il déjeuna. Au sortir de ce bourg, il suivit la Seine et ne la quitta pour ainsi dire plus. Son instinct, renforcé, d'ailleurs, par bien des présomptions, le ramenait toujours aux rives sinueuses du beau fleuve. Le château de Cahorn cambriolé, c'est par la Seine que filent les collections. La Chapelle-Dieu enlevée, c'est vers la Seine que sont convoyées les vieilles pierres sculptées. Il imaginait comme une flottille de péniches faisant le service régulier de Rouen au Havre et drainant les œuvres d'art et les richesses d'une contrée pour les expédier de là vers le pays des milliardaires. – Je brûle... Je brûle !... murmurait le jeune homme, tout pantelant sous les coups de la vérité qui le heurtait par grands chocs successifs. L'échec des premiers jours ne le découragea point. Il avait une foi profonde, inébranlable dans la justesse de l'hypothèse qui le dirigeait. Hardie, excessive, n'importe ! elle était digne de l'ennemi poursuivi. L'hypothèse valait la réalité prodigieuse qui avait nom Lupin. Avec cet homme-là, devait-on chercher en dehors de l'énorme, de l'exagéré, du surhumain ? Jumièges, La Mailleraye, Saint-Wandrille, Caudebec, Tancarville, Quillebeuf, localités toutes pleines de son souvenir ! Que de fois il avait dû contempler la gloire de leurs clochers gothiques ou la splendeur de leurs vastes ruines ! Mais Le Havre, les environs du Havre attiraient Isidore comme les feux d'un phare. « Les rois de France portent des secrets qui règlent souvent le sort des villes. » Paroles obscures et tout à coup, pour Beautrelet, rayonnantes de clarté ! N'était-ce pas l'exacte déclaration des motifs qui avait décidé François Ier à créer une ville à cet endroit, et le sort du Havre de Grâce n'était-il pas lié au secret même de l'Aiguille ? – C'est cela... c'est cela... balbutia Beautrelet avec ivresse... Le vieil estuaire normand, l'un des points essentiels, l'un des noyaux primitifs autour desquels s'est formée la nationalité française, le vieil estuaire se complète par ces deux forces, l'une en plein ciel, vivante, connue, port nouveau qui commande l'Océan et qui s'ouvre sur le monde ; l'autre ténébreuse, ignorée et d'autant plus inquiétante qu'elle est invisible et impalpable. Tout un côté de l'histoire de France et de la maison royale s'explique par l'Aiguille, de même que toute l'histoire de Lupin. Les mêmes ressources d'énergie et de pouvoir alimentent et renouvellent la fortune des rois et celle de l'aventurier. De bourgade en bourgade, du fleuve à la mer, Beautrelet fureta, le nez au vent, l'oreille aux écoutes et tâchant d'arracher aux choses mêmes leur signification profonde. Était-ce ce coteau qu'il fallait interroger ? Cette forêt ? Les maisons de ce village ? Était-ce parmi les paroles insignifiantes de ce paysan qu'il récolterait le petit mot révélateur ? Un marin, il déjeunait dans une auberge, en vue d'Honfleur, antique cité de l'estuaire. En face de lui, mangeait un de ces maquignons normands, rouges et lourds, qui font les foires de la région, le fouet à la main, une longue blouse sur le dos. Au bout d'un instant, il parut à Beautrelet que cet homme le regardait avec une certaine attention, comme s'il le connaissait ou du moins comme s'il cherchait à le reconnaître. « Bah ! pensa-t-il, je me trompe, je n'ai jamais vu ce marchand de chevaux et il ne m'a jamais vu. » En effet, l'homme sembla ne plus s'occuper de lui. Il alluma sa pipe, demanda du café et du cognac, fuma et but. Son repas achevé, Beautrelet paya et se leva. Un groupe d'individus entrant au moment où il allait sortir, il dut rester debout quelques secondes auprès de la table où le maquignon était assis, et il l'entendit qui disait à voix basse : – Bonjour, monsieur Beautrelet. Isidore n'hésita pas. Il prit place auprès de l'homme et lui dit : – Oui, c'est moi... mais vous qui êtes-vous ? Comment m'avez-vous reconnu ? – Pas difficile... Et pourtant je n'ai jamais vu que votre portrait dans les journaux. Mais vous êtes si mal... comment dites-vous en français ?... si mal grimé. Il avait un accent étranger très net, et Beautrelet crut discerner, en l'examinant, que lui aussi, il avait un masque qui altérait sa physionomie. – Qui êtes-vous ? répéta-t-il... Qui êtes-vous ? L'étranger sourit : – Vous ne me reconnaissez pas ? – Non. Je ne vous ai jamais vu. – Pas plus que moi. Mais rappelez-vous... Moi aussi, on publie mon portrait dans les journaux... et souvent. Eh bien ! ça y est ? – Non. – Herlock Sholmès. La rencontre était originale. Elle était significative aussi. Tout de suite le jeune homme en saisit la portée. Après un échange de compliments, il dit à Sholmès : – Je suppose que si vous êtes ici... c'est à cause de lui ? – Oui.. – Alors... alors... vous croyez que nous avons des chances... de ce côté... – J'en suis sûr. La joie que Beautrelet ressentit à constater que l'opinion de Sholmès coïncidait avec la sienne ne fut pas sans mélange. Si l'Anglais arrivait au but, c'était la victoire partagée et qui sait même s'il n'arriverait pas avant lui ? – Vous avez des preuves ? des indices ? – N'ayez pas peur, ricana l'Anglais, comprenant son inquiétude, je ne marche pas sur vos brisées. Vous, c'est le document, la brochure... des choses qui ne m'inspirent pas grande confiance. – Et vous ? – Moi ce n'est pas cela. – Est-il indiscret ?... – Nullement. Vous vous rappelez l'histoire du diadème, l'histoire du duc de Charmerace 8 ? – Oui. – Vous n'avez pas oublié Victoire, la vieille nourrice de Lupin, celle que mon bon ami Ganimard a laissé échapper dans une fausse voiture cellulaire ? – Non. – J'ai retrouvé la piste de Victoire. Elle habite une ferme non loin de la route nationale n° 25. La route nationale n° 25, c'est la route du Havre à Lille. Par Victoire, j'irai facilement jusqu'à Lupin. – Ce sera long. – Qu'importe ! J'ai lâché toutes mes affaires. Il n'y a plus que celle-là qui compte. Entre Lupin et moi c'est une lutte... une lutte à mort. 8 Arsène Lupin, pièce en 4 actes. Il prononça ces mots avec une sorte de sauvagerie où l'on sentait toute la rancœur des humiliations senties, toute une haine féroce contre le grand ennemi qui l'avait joué si cruellement. – Allez-vous-en, murmura-t-il, on nous regarde... c'est dangereux... Mais rappelez-vous mes paroles : le jour où Lupin et moi nous serons l'un en face de l'autre, ce sera... ce sera tragique. Beautrelet quitta Sholmès tout à fait rassuré : il n'y avait pas à craindre que l'Anglais le gagnât de vitesse. Et quelle preuve encore lui apportait le hasard de cette entrevue ! La route du Havre à Lille passe par Dieppe. C'est la grande route côtière du pays de Caux ! La route maritime qui commande les falaises de la Manche ! Et c'est dans une ferme voisine de cette route que Victoire était installée. Victoire, c'està-dire Lupin, puisque l'un n'allait pas sans l'autre, le maître sans la servante, toujours aveuglément dévouée. « Je brûle... Je brûle... se répétait le jeune homme... Dès que les circonstances m'apportent un élément nouveau d'information, c'est pour confirmer ma supposition. D'un côté, certitude absolue des bords de la Seine ; de l'autre, certitude de la route nationale. Les deux voies de communication se rejoignent au Havre, à la ville de François Ier, la ville du secret. Les limites se resserrent. Le pays de Caux n'est pas grand, et ce n'est encore que la partie ouest du pays que je dois fouiller. » Il se remit à l'œuvre avec acharnement. « Ce que Lupin a trouvé, il n'y a aucune raison pour que je ne le trouve pas », ne cessait-il de dire en lui-même. Certes, Lupin devait avoir sur lui quelques gros avantages, peut-être la connaissance approfondie de la région, des données précises sur les légendes locales, moins que cela, un souvenir – avantage précieux, puisque lui, Beautrelet, ne savait rien, et qu'il ignorait totalement ce pays, l'ayant parcouru pour la première fois lors du cambriolage d'Ambrumésy, et rapidement, sans s'y attarder. Mais qu'importe ! Dût-il consacrer dix ans de sa vie à cette enquête, il la mènerait à bout. Lupin était là. Il le voyait. Il le devinait. Il l'attendait à ce détour de route, à la lisière de ce bois, au sortir de ce village. Et chaque fois déçu, il semblait qu'il trouvât en chaque déception une raison plus forte de s'obstiner encore. Souvent, il se jetait sur le talus de la route et s'enfonçait éperdument dans l'examen du document tel qu'il en portait toujours sur lui la copie, c'est-à-dire avec la substitution des voyelles aux chiffres : Souvent aussi, selon son habitude, il se couchait à plat ventre dans l'herbe haute et songeait des heures. Il avait le temps. L'avenir lui appartenait. Avec une patience admirable, il allait de la Seine à la mer, et de la mer à la Seine, s'éloignant par degrés, revenant sur ses pas, et n'abandonnant le terrain que lorsqu'il n'y avait plus théoriquement aucune chance d'y puiser le moindre renseignement. Il étudia, il scruta Montivilliers, Saint-Romain, Octeville et Gonneville, et Criquetot. Il frappait le soir chez les paysans et leur demandait le gîte. Après dîner, on fumait ensemble et l'on devisait. Et il leur faisait raconter des histoires qu'ils se racontaient aux longues veillées d'hiver. Et toujours cette question sournoise : – Et l'Aiguille ? La légende de l'Aiguille creuse... Vous ne la savez pas ? – Ma foi, non... je ne vois pas ça... – Cherchez bien... un conte de vieille bonne femme... quelque chose où il s'agit d'une aiguille... Une aiguille enchantée peut-être... que sais-je ? Rien. Aucune légende, aucun souvenir. Et le lendemain, il repartait avec allégresse. Un jour il passa par le joli village de Saint-Jouin qui domine la mer, et descendit parmi le chaos de rocs qui s'est éboulé de la falaise. Puis il remonta sur le plateau et s'en alla vers la valleuse de Bruneval, vers le cap d'Antifer, vers la petite crique de BellePlage. Il marchait gaiement et légèrement, un peu las, mais si heureux de vivre ! si heureux même qu'il oubliait Lupin et le mystère de l'Aiguille creuse et Victoire et Sholmès, et qu'il s'intéressait au spectacle des choses, au ciel bleu, à la grande mer d'émeraude, tout éblouissante de soleil. Des talus rectilignes, des restes de murs en briques, où il crut reconnaître les vestiges d'un camp romain, l'intriguèrent. Puis il aperçut une espèce de petit castel, bâti à l'imitation d'un fort ancien, avec tourelles lézardées, hautes fenêtres gothiques, et qui était situé sur un promontoire déchiqueté, montueux, rocailleux, et presque détaché de la falaise. Une grille, flanquée de garde-fous et de broussailles de fer, en défendait l'étroit passage. Non sans peine, Beautrelet réussit à le franchir. Au-dessus de la porte ogivale, que fermait une vieille serrure rouillée, il lut ces mots : Fort de Fréfossé 9 Il n'essaya pas d'entrer, et tournant à droite, il aborda, après avoir descendu une petite pente, un sentier qui courait sur une arête de terre munie d'une rampe en bois. Tout au bout, il y avait une grotte de proportions exiguës, formant comme une guérite à la pointe du roc où elle était creusée, un roc abrupt tombant dans la mer. On pouvait tout juste tenir debout au centre de la grotte. Des multitudes d'inscriptions s'entrecroisaient sur ses murs. Un trou presque carré percé à même la pierre s'ouvrait en lucarne du côté de la terre, exactement face au fort de Fréfossé dont on apercevait à trente ou quarante mètres la couronne crénelée. Beautrelet jeta son sac et s'assit. La journée avait été lourde et fatigante. Il s'endormit un instant. Le fort de Fréfossé portait le nom d'un domaine voisin dont il dépendait. Sa destruction, qui eut lieu quelques années plus tard, fut exigée par l'autorité militaire, à la suite des révélations consignées dans ce livre. 9 Le vent frais qui circulait dans la grotte l'éveilla. Il resta quelques minutes immobile et distrait, les yeux vagues. Il essayait de réfléchir, de reprendre sa pensée encore engourdie. Et déjà, plus conscient, il allait se lever, quand il eut l'impression que ses yeux soudain fixes, soudain agrandis, regardaient... Un frisson l'agita. Ses mains se crispèrent, et il sentit que des gouttes de sueur se formaient à la racine de ses cheveux. – Non... non... balbutia-t-il... c'est hallucination... Voyons, serait-ce possible ? un rêve, une Il s'agenouilla brusquement et se pencha. Deux lettres énormes, d'un pied chacune peut-être, apparaissaient, gravées en relief dans le granit du sol. Ces deux lettres, sculptées grossièrement, mais nettement, et dont l'usure des siècles avait arrondi les angles et patiné la surface, ces deux lettres, c'étaient un D et un F. Un D et un F ! miracle bouleversant ! Un D et un F, précisément, deux lettres du document ! Les deux seules lettres du document ! Ah ! Beautrelet n'avait même pas besoin de le consulter pour évoquer ce groupe de lettres à la quatrième ligne, la ligne des mesures et des indications ! Il les connaissait bien ! Elles étaient inscrites à jamais au fond de ses prunelles, incrustées à jamais dans la substance même de son cerveau ! Il se releva, descendit le chemin escarpé, remonta le long de l'ancien fort, de nouveau s'accrocha, pour passer, aux piquants du garde-fou, et marcha rapidement vers un berger dont le troupeau paissait au long sur une ondulation du plateau. – Cette grotte, là-bas... cette grotte... Ses lèvres tremblaient et il cherchait des mots qu'il ne trouvait pas. Le berger le contemplait avec stupeur. Enfin il répéta : – Oui, cette grotte... qui est là... à droite du fort... A-t-elle un nom ? – Dame ! Tous ceux d'Étretat disent comme ça que c'est les Demoiselles. – Quoi ?... quoi ?... Que dites-vous ? – Eh ben oui... la chambre des Demoiselles... Isidore fut sur le point de lui sauter à la gorge, comme si toute la vérité résidait en cet homme, et qu'il espérât la lui prendre d'un coup, la lui arracher... Les Demoiselles ! Un des mots, un des deux seuls mots connus du document ! Un vent de folie ébranla Beautrelet sur ses jambes. Et cela s'enflait autour de lui, soufflait comme une bourrasque impétueuse qui venait du large, qui venait de la terre, qui venait de toutes parts et le fouettait à grands coups de vérité... Il comprenait ! Le document lui apparaissait avec son sens véritable ! La chambre des Demoiselles... Étretat... « C'est cela... pensa-t-il, l'esprit envahi de lumière... ce ne peut être que cela. Mais comment ne l'ai-je pas deviné plus tôt ? » Il dit au berger, à voix basse : – Bien... va-t'en... tu peux t'en aller... merci... L'homme, interdit, siffla son chien et s'éloigna. Une fois seul, Beautrelet retourna vers le fort. Il l'avait déjà presque dépassé, quand tout à coup il s'abattit à terre et resta blotti contre un pan de mur. Et il songeait en se tordant les mains : – Suis-je fou ! Et s'il me voit ? Si ses complices me voient ? Depuis une heure, je vais... je viens... Il ne bougea plus. Le soleil s'était couché. La nuit peu à peu se mêlait au jour, estompant la silhouette des choses. Alors, par menus gestes insensibles, à plat ventre, se glissant, rampant, il s'avança sur une des pointes du promontoire, jusqu'au bout extrême de la falaise. Il y parvint. Du bout de ses mains étendues, il écarta des touffes d'herbe, et sa tête émergea au-dessus de l'abîme. En face de lui, presque au niveau de la falaise, en pleine mer, se dressait un roc énorme, haut de plus de quatre-vingts mètres, obélisque colossal, d'aplomb sur sa large base de granit que l'on apercevait au ras de l'eau et s'effilait ensuite jusqu'au sommet, ainsi que la dent gigantesque d'un monstre marin. Blanc comme la falaise, d'un blanc-gris et sale, l'effroyable monolithe était strié de lignes horizontales marquées par du silex, et où l'on voyait le lent travail des siècles accumulant les unes sur les autres les couches calcaires et les couches de galets. De place en place une fissure, une anfractuosité, et tout de suite, là, un peu de terre, de l'herbe, des feuilles. Et tout cela puissant, solide, formidable, avec un air de chose indestructible contre quoi l'assaut furieux des vagues et des tempêtes ne pouvait prévaloir. Tout cela, définitif, immanent, grandiose malgré la grandeur du rempart de falaises qui le dominait, immense malgré l'immensité de l'espace où cela s'érigeait. Les ongles de Beautrelet s'enfonçaient dans le sol comme les griffes d'une bête prête à bondir sur sa proie. Ses yeux pénétraient dans l'écorce rugueuse du roc, dans sa peau, lui semblait-il, dans sa chair. Il le touchait, il le palpait, il en prenait connaissance et possession... Il se l'assimilait... L'horizon s'empourprait de tous les feux du soleil disparu, et de longs nuages embrasés, immobiles dans le ciel, formaient des paysages magnifiques, des lagunes irréelles, des plaines en flammes, des forêts d'or, des lacs de sang, toute une fantasmagorie ardente et paisible. L'azur du ciel s'assombrit. Vénus rayonnait d'un éclat merveilleux, puis des étoiles s'allumèrent, timides encore. Et Beautrelet, soudain, ferma les yeux et serra convulsivement contre son front ses bras repliés. Là-bas – oh ! il pensa en mourir de joie, tellement l'émotion fut cruelle qui étreignit son cœur –, là-bas presque en haut de l'Aiguille d'Étretat, en dessous de la pointe extrême autour de laquelle voltigeaient des mouettes, un peu de fumée qui suintait d'une crevasse, ainsi que d'une cheminée invisible, un peu de fumée montait en lentes spirales dans l'air calme du crépuscule. 9 Sésame, ouvre-toi ! L'Aiguille d'Étretat est creuse ! Phénomène naturel ? Excavation produite par des cataclysmes intérieurs ou par l'effort insensible de la mer qui bouillonne, de la pluie qui s'infiltre ? Ou bien œuvre surhumaine, exécutée par des humains, Celtes, Gaulois, hommes préhistoriques ? Questions insolubles sans doute. Et qu'importait ? L'essentiel résidait en ceci : l'Aiguille était creuse. À quarante ou cinquante mètres de cette arche imposante qu'on appelle la Porte d'Aval et qui s'élance du haut de la falaise, ainsi que la branche colossale d'un arbre, pour prendre racine dans les rocs sous-marins, s'érige un cône calcaire démesuré ; et ce cône n'est qu'un bonnet d'écorce pointu posé sur du vide Révélation prodigieuse ! Après Lupin, voilà que Beautrelet découvrait le mot de la grande énigme, qui a plané sur plus de vingt siècles ! mot d'une importance suprême pour celui qui le possédait jadis, aux lointaines époques où des hordes de barbares chevauchaient le vieux monde ! mot magique qui ouvre l'antre cyclopéen à des tribus entières fuyant devant l'ennemi ! mot mystérieux qui garde la porte de l'asile le plus inviolable ! mot prestigieux qui donne le Pouvoir et assure la prépondérance ! Pour l'avoir connu, ce mot, César peut asservir la Gaule. Pour l'avoir connu, les Normands s'imposent au pays, et de là, plus tard, adossés à ce point d'appui, conquièrent l'île voisine, conquièrent la Sicile, conquièrent l'Orient, conquièrent le Nouveau-Monde ! Maîtres du secret, les rois d'Angleterre dominent la France, l'humilient, la dépècent, se font couronner rois à Paris. Ils le perdent, et c'est la déroute. Maîtres du secret, les rois de France grandissent, débordent les limites étroites de leur domaine, fondent peu à peu la grande nation et rayonnent de gloire et de puissance – ils l'oublient ou ne savent point en user, et c'est la mort, l'exil, la déchéance. Un royaume invisible, au sein des eaux et à dix brasses de la terre !... Une forteresse ignorée, plus haute que les tours de Notre-Dame et construite sur une base de granit plus large qu'une place publique... Quelle force et quelle sécurité ! De Paris à la mer, par la Seine. Là, Le Havre, ville nouvelle, ville nécessaire. Et à sept lieues de là, l'Aiguille creuse, n'est-ce pas l'asile inexpugnable ? C'est l'asile et c'est aussi la formidable cachette. Tous les trésors des rois, grossis de siècle en siècle, tout l'or de France, tout ce qu'on extrait du peuple, tout ce qu'on arrache au clergé, tout le butin ramassé sur les champs de bataille de l'Europe, c'est dans la caverne royale qu'on l'entasse. Vieux sous d'or, écus reluisants, doublons, ducats, florins, guinées, et les pierreries, et les diamants, et tous les joyaux, et toutes les parures, tout est là. Qui le découvrirait ? Qui saurait jamais le secret impénétrable de l'Aiguille ? Personne. Si, Lupin. Et Lupin devient cette sorte d'être vraiment disproportionné que l'on connaît, ce miracle impossible à expliquer tant que la vérité demeure dans l'ombre. Si infinies que soient les ressources de son génie, elles ne peuvent suffire à la lutte qu'il soutient contre la Société. Il en faut d'autres plus matérielles. Il faut la retraite sûre, il faut la certitude de l'impunité, la paix qui permet l'exécution des plans. Sans l'Aiguille creuse, Lupin est incompréhensible, c'est un mythe, un personnage de roman, sans rapport avec la réalité. Maître du secret, et de quel secret ! c'est un homme comme les autres, tout simplement, mais qui sait manier de façon supérieure l'arme extraordinaire dont le destin l'a doté. Donc, l'Aiguille est creuse, et c'est là un fait indiscutable. Restait à savoir comment l'on y pouvait accéder. Par la mer évidemment. Il devait y avoir, du côté du large, quelque fissure abordable pour les barques à certaines heures de la marée. Mais du côté de la terre ? Jusqu'au soir, Beautrelet resta suspendu au-dessus de l'abîme, les yeux rivés à la masse d'ombre que formait la pyramide, et songeant, méditant de tout l'effort de son esprit. Puis il descendit vers Étretat, choisit l'hôtel le plus modeste, dîna, monta dans sa chambre et déplia le document. Pour lui, maintenant, c'était un jeu que d'en préciser la signification. Tout de suite il s'aperçut que les trois voyelles du mot Étretat se retrouvaient à la première ligne, dans leur ordre et aux intervalles voulus. Cette première ligne s'établissait dès lors ainsi : e.a.a..étretat.a.. Quels mots pouvaient précéder Étretat ? Des mots sans doute qui s'appliquaient à la situation de l'Aiguille par rapport au village. Or, l'Aiguille se dressait à gauche, à l'ouest... Il chercha et, se souvenant que les vents d'ouest s'appelaient sur les côtes vents d'aval et que la porte était justement dénommée d'Aval, il inscrivit : En aval d'Étretat . a . . La seconde ligne était celle du mot Demoiselles, et, constatant aussitôt, avant ce mot, la série de toutes les voyelles qui composent les mots la chambre des, il nota les deux phrases : En aval d'Étretat – La chambre des Demoiselles. Il eut plus de mal pour la troisième ligne, et ce n'est qu'après avoir tâtonné que, se rappelant la situation, non loin de la chambre des Demoiselles, du castel construit à la place du fort de Fréfossé, il finit par reconstituer ainsi le document presque complet : En aval d'Étretat – la chambre des Demoiselles – Sous le fort de Fréfossé – Aiguille creuse. Cela, c'était les quatre grandes formules, les formules essentielles et générales. Par elles, on se dirigeait en aval d'Étretat, on entrait dans la chambre des Demoiselles, on passait selon toutes probabilités sous le fort de Fréfossé et l'on arrivait à l'aiguille. Comment ? Par les indications et les mesures qui formaient la quatrième ligne : Cela, c'était évidemment les formules plus spéciales, destinées à la recherche de l'issue par où l'on pénétrait, et du chemin qui conduisait à l'Aiguille. Beautrelet supposa aussitôt – et son hypothèse était la conséquence logique du document – que, s'il y avait réellement une communication directe entre la terre et l'obélisque de l'Aiguille, le souterrain devait partir de la chambre des Demoiselles, passer sous le fort de Fréfossé, descendre à pic les cent mètres de la falaise, et, par un tunnel pratiqué sous les rocs de la mer, aboutir à l'Aiguille creuse. L'entrée du souterrain ? N'était-ce pas les deux lettres D et F, si nettement découpées, qui la désignaient, qui la livraient peut-être aussi grâce à quelque mécanisme ingénieux ? Toute la matinée du lendemain, Isidore flâna dans Étretat et bavarda de droite et de gauche pour tâcher de recueillir quelque renseignement utile. Enfin, l'après-midi, il monta sur la falaise. Déguisé en matelot, il s'était rajeuni encore, et il avait l'air d'un gamin de douze ans, avec sa culotte trop courte et son maillot de pêcheur. À peine entré dans la grotte, il s'agenouilla devant les lettres. Une déception l'attendait. Il eut beau frapper dessus, les pousser, les manipuler dans tous les sens, elles ne bougèrent pas. Et il se rendit compte assez rapidement qu'elles ne pouvaient réellement pas bouger et, par conséquent, qu'elles ne commandaient aucun mécanisme. Pourtant... pourtant elles signifiaient quelque chose ! Des informations qu'il avait prises dans le village, il résultait que personne n'avait jamais pu en expliquer la présence, et que l'abbé Cochet, en son précieux livre sur Étretat 10, s'était lui aussi penché vainement sur ce petit rébus. Mais Isidore savait ce qu'ignorait le savant archéologue normand, c'est-à-dire la présence des deux mêmes lettres sur le document, à la ligne des indications. Coïncidence fortuite ? Impossible. Alors ?... Une idée lui vint brusquement, et si rationnelle, si simple, qu'il ne douta pas une seconde de sa justesse. Ce D et cet F n'était-ce pas les initiales de deux des mots les plus importants du document ? mots qui représentaient – avec l'Aiguille – les stations essentielles de la route à suivre : la chambre des Demoiselles et le fort de Fréfossé. Le D de Demoiselles, l'F de Fréfossé, il y avait là un rapport trop étrange pour être le fait du hasard. En ce cas le problème s'offrait ainsi : le groupe DF représente la relation qui existe entre la chambre des Demoiselles et le fort de Fréfossé ; la lettre isolée D qui commence la ligne représente les Demoiselles, c'est-à-dire la grotte où il faut tout d'abord se poster ; et la lettre isolée F, qui se place au milieu de la ligne, représente Fréfossé, c'est-à-dire l'entrée probable du souterrain. Entre ces divers signes, il en reste deux une sorte de rectangle inégal, marqué d'un trait sur la gauche, en bas, et le chiffre 19, signes qui, en toute évidence, indiquent à ceux qui se trouvent dans la grotte, le moyen de pénétrer sous le fort. La forme de ce rectangle intriguait Isidore. Y aurait-il autour de lui, sur les murs, ou tout au moins à portée du regard, Les origines d'Étretat. – En fin de compte, l'abbé Cochet semble conclure que les deux lettres sont les initiales d'un passant. Les révélations que nous apportons démontrent l'erreur d'une telle supposition. 10 une inscription, une chose quelconque affectant une forme rectangulaire ? Il chercha longtemps, et il était sur le point d'abandonner cette piste, quand ses yeux rencontrèrent la petite ouverture percée dans le roc et qui était comme la fenêtre de la chambre. Or les bords de cette ouverture dessinaient précisément un rectangle rugueux, inégal, grossier, mais tout de même un rectangle, et aussitôt Beautrelet constata qu'en posant les deux pieds sur le D et sur l'F gravés dans le sol – et ainsi s'expliquait la barre qui surmontait les deux lettres du document – on se trouvait exactement à la hauteur de la fenêtre ! Il prit position à cet endroit et regarda. La fenêtre étant dirigée, nous l'avons dit, vers la terre ferme, on voyait d'abord le sentier qui reliait la grotte à la terre, sentier suspendu entre deux abîmes, puis on apercevait la base même du monticule qui portait le fort. Pour essayer de voir le fort, Beautrelet se pencha vers la gauche, et c'est alors qu'il comprit la signification du trait arrondi, de la virgule qui marquait le document en bas, à gauche en bas, à gauche de la fenêtre, un morceau de silex formait saillie, et l'extrémité de ce morceau se recourbait comme une griffe. On eût dit un véritable point de mire. Et si l'on appliquait l'œil à ce point de mire, le regard découpait, sur la pente du monticule opposé, une superficie de terrain assez restreinte et presque entièrement occupée par un vieux mur de brique, vestige de l'ancien fort de Fréfossé ou de l'ancien oppidum romain construit à cet endroit. Beautrelet courut vers ce pan de mur, long peut-être de dix mètres et dont la surface était tapissée d'herbes et de plantes. Il ne releva aucun indice. Et cependant, ce chiffre 19 ? Il revint à la grotte, sortit de sa poche un peloton de ficelle et un mètre en étoffe dont il s'était muni, noua la ficelle à l'angle de silex, attacha un caillou au dix-neuvième mètre et le lança du côté de la terre. Le caillou atteignit à peine l'extrémité du sentier. « Triple idiot, pensa Beautrelet. Est-ce que l'on comptait par mètres à cette époque ? 19 signifie 19 toises ou ne signifie rien. » Le calcul effectué, il compta trente-sept mètres sur la ficelle, fit un nœud, et, à tâtons, chercha sur le pan du mur le point exact et forcément unique où le nœud formé à trente-sept mètres de la fenêtre des Demoiselles toucherait le mur de Fréfossé. Après quelques instants le point de contact s'établit. De sa main restée libre, il écarta des feuilles de molène poussées entre les interstices. Un cri lui échappa. Le nœud était posé sur le centre d'une petite croix sculptée en relief sur une brique. Or, le signe qui suivait le chiffre 19 sur le document était une croix ! Il lui fallut toute sa volonté pour dominer l'émotion qui l'envahit. Hâtivement, de ses doigts crispés, il saisit la croix et, tout en appuyant, il tourna comme il eût tourné les rayons d'une roue. La brique oscilla. Il redoubla son effort : elle ne bougeait plus. Alors, sans tourner, il appuya davantage. Il la sentit aussitôt qui cédait. Et tout à coup, il y eut comme un déclenchement, un bruit de serrure qui s'ouvre ; et, à droite de la brique, sur une largeur d'un mètre, le pan du mur pivota et découvrit l'orifice d'un souterrain. Comme un fou, Beautrelet empoigna la porte de fer dans laquelle les briques étaient scellées, la ramena violemment, et la ferma. L'étonnement, la joie, la peur d'être surpris convulsaient sa figure jusqu'à la rendre méconnaissable. Il eut la vision effarante de tout ce qui s'était passé là, devant cette porte, depuis vingt siècles, de tous les personnages initiés au grand secret, qui avaient pénétré par cette issue... Celtes, Gaulois, Romains, Normands, Anglais, Français, barons, ducs, rois, et, après eux tous, Arsène Lupin... et après Lupin, lui, Beautrelet... Il sentit que son cerveau lui échappait. Ses paupières battirent. Il tomba évanoui et roula jusqu'au bas de la rampe, au. bord même du précipice. Sa tâche était finie, du moins la tâche qu'il pouvait accomplir seul, avec les seules ressources dont il disposait. Le soir, il écrivit au chef de la Sûreté une longue lettre, où il rapportait fidèlement les résultats de son enquête et livrait le secret de l'Aiguille creuse. Il demandait du secours pour achever l'œuvre et donnait son adresse. En attendant la réponse, il passa deux nuits consécutives dans la chambre des Demoiselles. Il les passa, transi de peur, les nerfs secoués d'une épouvante qu'exaspéraient les bruits nocturnes... Il croyait à tout instant voir des ombres qui s'avançaient vers lui. On savait sa présence dans la grotte... on venait... on l'égorgeait... Son regard pourtant, éperdument fixe, soutenu par toute sa volonté, s'accrochait au pan de mur. La première nuit rien ne bougea, mais la seconde, à la clarté des étoiles et d'un mince croissant de lune, il vit la porte s'ouvrir et des silhouettes qui émergeaient des ténèbres. Il en compta deux, trois, quatre, cinq... Il lui sembla que ces cinq hommes portaient des fardeaux assez volumineux. Ils coupèrent droit par les champs jusqu'à la route du Havre et il discerna la bruit d'une automobile qui s'éloignait. Il revint sur ses pas, il côtoya une grande ferme. Mais au détour du chemin qui la bordait, il n'eut que le temps d'escalader un talus et de se dissimuler derrière des arbres. Des hommes encore passèrent, quatre... cinq... et tous chargés de paquets. Et deux minutes après, une autre automobile gronda. Cette fois, il n'eut pas la force de retourner à son poste et il rentra se coucher. À son réveil, le garçon d'hôtel lui apporta une lettre. Il la décacheta. C'était la carte de Ganimard. – Enfin ! s'écria Beautrelet, qui sentait vraiment, après une campagne aussi dure, le besoin d'un secours. Il se précipita les mains tendues. Ganimard les prit, le contempla un moment et lui dit – Vous êtes un rude type, mon garçon. Bah ! fit-il, le hasard m'a servi. – Il n'y a pas de hasard avec lui, affirma l'inspecteur, qui parlait toujours de Lupin d'un air solennel et sans prononcer son nom. Il s'assit. – Alors nous le tenons ? – Comme on l'a déjà tenu plus de vingt fois, dit Beautrelet en riant. – Oui, mais aujourd'hui... – Aujourd'hui, en effet, le cas diffère. Nous connaissons sa retraite, son château fort, ce qui fait, somme toute, que Lupin est Lupin. Il peut s'échapper. L'Aiguille d'Étretat ne le peut pas. – Pourquoi supposez-vous qu'il s'échappera ? demanda Ganimard inquiet. – Pourquoi supposez-vous qu'il ait besoin de s'échapper ? répondit Beautrelet. Rien ne prouve qu'il soit dans l'Aiguille actuellement. Cette nuit, onze de ses complices en sont sortis. Il était peut-être l'un de ces onze. Ganimard réfléchit. – Vous avez raison. L'essentiel, c'est l'Aiguille creuse. Pour le reste, espérons que la chance nous favorisera. Et maintenant, causons. Il prit de nouveau sa voix grave, son air d'importance convaincue, et prononça : – Mon cher Beautrelet, j'ai ordre de vous recommander, à propos de cette affaire, la discrétion la plus absolue. – Ordre de qui ? fit Beautrelet plaisantant. Du Préfet de police ? – Plus haut. – Le président du Conseil ? – Plus haut. – Bigre ! Ganimard baissa la voix. – Beautrelet, j'arrive de l'Elysée. On considère cette affaire comme un secret d'Etat, d'une extrême gravité. Il y a des raisons sérieuses pour que l'on tienne ignorée cette citadelle invisible... des raisons stratégiques surtout... Cela peut devenir un centre de ravitaillement, un magasin de poudres nouvelles, de projectiles récemment inventés, que sais-je ? l'arsenal inconnu de la France. – Mais comment espère-t-on garder un tel secret ? Jadis, un seul homme le détenait, le roi. Aujourd'hui, nous sommes déjà quelques-uns à le savoir, sans compter la bande à Lupin. – Eh ! Quand on ne gagnerait que dix ans, que cinq ans de silence ! Ces cinq années peuvent être le salut... – Mais, pour s'emparer de cette citadelle, de ce futur arsenal, il faut bien l'attaquer, il faut bien en déloger Lupin. Et tout cela ne se fait pas sans bruit. – Evidemment, on devinera quelque chose, mais on ne saura pas. Et puis quoi, essayons. – Soit, quel est votre plan ? – En deux mots, voilà. Tout d'abord vous n'êtes pas Isidore Beautrelet, et il n'est pas non plus question d'Arsène Lupin. Vous êtes et vous restez un gamin d'Étretat, lequel en flânant a surpris des individus qui sortaient d'un souterrain. Vous supposez, n'est-ce pas, l'existence d'un escalier qui perce la falaise du haut en bas ? – Oui, il y a plusieurs de ces escaliers le long de la côte. Tenez, tout près, on m'a signalé, en face de Bénouville, l'escalier du Curé, connu de tous les baigneurs. Et je ne parle pas des trois ou quatre tunnels destinés aux pêcheurs. – Donc, la moitié de mes hommes et moi nous marchons guidés par vous. J'entre seul, ou accompagné, ceci est à voir. Toujours est-il que l'attaque a lieu par là. Si Lupin n'est pas dans l'Aiguille, nous établissons une souricière, où un jour ou l'autre il se fera pincer. S'il est là... – S'il est là, monsieur Ganimard, il s'enfuira de l'Aiguille par la face postérieure, celle qui regarde la mer. – En ce cas, il sera immédiatement arrêté par l'autre moitié de mes hommes. – Oui, mais si, comme je le suppose, vous avez choisi le moment où la mer s'est retirée, laissant à découvert la base de l'Aiguille, la chasse sera publique, puisqu'elle aura lieu devant tous les pêcheurs de moules, de crevettes et de coquillages qui pullulent sur les rochers avoisinants. – C'est pourquoi je choisirai justement l'heure où la mer sera pleine. – En ce cas il s'enfuira sur une barque. – Et comme j'aurai là, moi, une douzaine de barques de pêche dont chacune sera commandée par un de mes hommes, il sera cueilli. – S'il ne passe pas entre votre douzaine de barques, ainsi qu'un poisson a travers les mailles. – Soit. Mais alors je le coule à fond. – Fichtre ! Vous aurez donc des canons ? – Mon Dieu, oui. Il y a en ce moment un torpilleur au Havre. Sur un coup de téléphone de moi, il se trouvera à l'heure dite aux environs de l'Aiguille. – Ce que Lupin sera fier ! Un torpilleur !... Allons, je vois, monsieur Ganimard, que vous avez tout prévu. Il n'y a plus qu'à marcher. Quand donnons-nous l'assaut ? – Demain. – La nuit ? – En plein jour, à marée montante, sur le coup de dix heures. – Parfait. Sous ses apparences de gaieté, Beautrelet cachait une véritable angoisse. Jusqu'au lendemain, il ne dormit pas, agitant tour à tour les plans les plus impraticables. Ganimard l'avait quitté pour se rendre à une dizaine de kilomètres d'Étretat, à Yport, où, par prudence, il avait donné rendez-vous à ses hommes et où il fréta douze barques de pêche, en vue, soidisant de sondages le long de la côte. À neuf heures trois quarts, escorté de douze gaillards solides, il rencontrait Isidore au bas du chemin qui monte sur la falaise. À dix heures précises, ils arrivaient devant le pan de mur. Et c'était l'instant décisif. – Qu'est-ce que tu as donc, Beautrelet ? Tu es vert ? ricana Ganimard, tutoyant le jeune homme en manière de moquerie. – Et toi, monsieur Ganimard, riposta Beautrelet, on croirait que ta dernière heure est venue. Ils durent s'asseoir et Ganimard avala quelques gorgées de rhum. – Ce n'est pas le trac, dit-il, mais, sapristi, quelle émotion ! Chaque fois que je dois le pincer, ça me prend comme ça aux entrailles. Un peu de rhum ? – Non. – Et si vous restez en route ? – C'est que je serai mort. – Bigre ! Enfin, nous verrons. Et maintenant, ouvrez. Pas de danger d'être vu, hein ? – Non. L'Aiguille est plus basse que la falaise, et en outre nous sommes dans un repli de terrain. Beautrelet s'approcha du mur et pesa sur la brique. Le déclenchement se produisit, et l'entrée du souterrain apparut. À la lueur des lanternes qu'ils allumèrent, ils virent qu'il était percé en forme de voûte, et que cette voûte, ainsi d'ailleurs que le sol lui-même, était entièrement recouverte de briques. Ils marchèrent pendant quelques secondes, et tout de suite un escalier se présenta. Beautrelet compta quarante-cinq marches, marches en briques, mais que l'action lente des pas avait affaissées par le milieu. – Sacré nom ! jura Ganimard qui tenait la tête, et qui s'arrêta subitement comme s'il avait heurté quelque chose. – Qu'y a-t-il ? – Une porte ! – Bigre, murmura Beautrelet en la regardant, et pas commode à démolir. Un bloc de fer, tout simplement. – Nous sommes fichus, dit Ganimard, il n'y a même pas de serrure. – Justement, c'est ce qui me donne de l'espoir. – Et pourquoi ? – Une porte est faite pour s'ouvrir, et si celle-là n'a pas de serrure, c'est qu'il y a un secret pour l'ouvrir. – Et comme nous ne connaissons pas ce secret... – Je vais le connaître. – Par quel moyen ? – Par le moyen du document. La quatrième ligne n'a pas d'autre raison que de résoudre les difficultés au moment où elles s'offrent. Et la solution est relativement facile, puisqu'elle est inscrite, non pour dérouter, mais pour aider ceux qui cherchent. – Relativement facile ! je ne suis pas de votre avis, s'écria Ganimard qui avait déplié le document... Le nombre 44 et un triangle marqué d'un point à gauche, c'est plutôt obscur. – Mais non, mais non. Examinez la porte. Vous verrez qu'elle est renforcée, aux quatre coins, de plaques de fer en forme de triangles et que ces plaques sont maintenues par de gros clous. Prenez la plaque de gauche, tout en bas, et faites jouer le clou qui est à l'angle... Il y a neuf chances contre une, pour que nous tombions juste. – Vous êtes tombé sur la dixième, dit Ganimard après avoir essayé. – Alors, c'est que le chiffre 44... À voix basse, tout en réfléchissant, Beautrelet continua : – Voyons... Ganimard et moi, nous sommes là, tous les deux, à la dernière marche de l'escalier... il y en a 45... Pourquoi 45, tandis que le chiffre du document est 44 ? Coïncidence ? non... Dans toute cette affaire, il n'y a jamais eu de coïncidence, du moins involontaire. Ganimard, ayez la bonté de remonter d'une marche... C'est cela, ne quittez pas cette 44e marche. Et maintenant, je fais jouer le clou de fer. Et la bobinette cherra... Sans quoi j'y perds mon latin... La lourde porte en effet tourna sur ses gonds. Une caverne assez spacieuse s'offrit à leurs regards. – Nous devons être exactement sous le fort de Fréfossé, dit Beautrelet. Maintenant les couches de terre sont traversées. C'est fini de la brique. Nous sommes en pleine masse calcaire. La salle était confusément éclairée par un jet de lumière qui provenait de l'autre extrémité. En s'approchant ils virent que c'était une fissure de la falaise, pratiquée dans un ressaut de la paroi, et qui formait comme une sorte d'observatoire. En face d'eux, à cinquante mètres, surgissait des flots le bloc impressionnant de l'Aiguille. À droite, tout près, c'était l'arcboutant de la porte d'Aval, à gauche, très loin, fermant la courbe harmonieuse d'une vaste crique, une autre arche, plus imposante encore, se découpait dans la falaise, la Manneporte (magna porta), si grande, qu'un navire y aurait trouvé passage, ses mâts dressés et toutes voiles dehors. Au fond, partout, la mer. – Je ne vois pas notre flottille, dit Beautrelet. – Impossible, fit Ganimard, la porte d'Aval nous cache toute la côte d'Étretat et d'Yport. Mais tenez, là-bas, au large, cette ligne noire, au ras de l'eau... – Eh bien ?... – Eh bien, c'est notre flotte de guerre, le torpilleur n° 25. Avec ça, Lupin peut s'évader... s'il veut connaître les paysages sous-marins. Une rampe marquait l'orifice de l'escalier, près de la fissure. Ils s'y engagèrent. De temps à autre, une petite fenêtre trouait la paroi, et chaque fois ils apercevaient l'Aiguille, dont la masse leur semblait de plus en plus colossale. Un peu avant d'arriver au niveau de l'eau, les fenêtres cessèrent, et ce fut l'obscurité. Isidore comptait les marches à haute voix. À la trois cent cinquante-huitième, ils débouchèrent dans un couloir plus large que barrait encore une porte en fer, renforcée de plaques et de clous. – Nous connaissons ça, dit Beautrelet. Le document nous donne le nombre 357 et un triangle pointé à droite. Nous n'avons qu'à recommencer l'opération. La seconde porte obéit comme la première. Un long, très long tunnel se présenta, éclairé de place en place par la lueur vive de lanternes, suspendues à la voûte. Les murs suintaient, et des gouttes d'eau tombaient sur le sol, de sorte que, d'un bout à l'autre, on avait disposé pour faciliter la marche, un véritable trottoir en planches. – Nous passons sous la mer, dit Beautrelet. Vous venez, Ganimard ? L'inspecteur s'aventura dans le tunnel, suivit la passerelle en bois et s'arrêta devant une lanterne qu'il décrocha : – Les ustensiles datent peut-être du moyen âge, mais le mode d'éclairage est moderne. Ces messieurs s'éclairent avec des manchons à incandescence. Il continua son chemin. Le tunnel aboutissait à une autre grotte de proportions plus spacieuses, où l'on apercevait, en face, les premières marches d'un escalier qui montait. – Maintenant, c'est l'ascension de l'Aiguille qui commence, dit Ganimard, ça devient plus grave. Mais un de ses hommes l'appela. – Patron, un autre escalier, là, sur la gauche. Et tout de suite après, ils en découvrirent un troisième sur la droite. – Fichtre, murmura l'inspecteur, la situation se complique. Si nous passons par ici, ils fileront par là, eux. – Séparons-nous, proposa Beautrelet. – Non, non... ce serait nous affaiblir... Il est préférable que l'un de nous parte en éclaireur. – Moi, si vous voulez... – Vous, Beautrelet, soit. Je resterai avec mes hommes... comme ça, rien à craindre. Il peut y avoir d'autres chemins que celui que nous avons suivi dans la falaise, et plusieurs chemins aussi à travers l'Aiguille. Mais, pour sûr, entre la falaise et l'Aiguille, il n'y a pas d'autre communication que le tunnel. Donc, il faut qu'on passe par cette grotte. Donc je m'y installe jusqu'à votre retour. Allez, Beautrelet, et de la prudence... À la moindre alerte, rappliquez... Vivement Isidore disparut par l'escalier du milieu. À la trentième marche, une porte, une véritable porte en bois l'arrêta. Il saisit le bouton de la serrure et tourna. Elle n'était pas fermée. Il entra dans une salle qui lui sembla très basse, tellement elle était immense. Éclairée par de fortes lampes, soutenue par des piliers trapus, entre lesquels s'ouvraient de profondes perspectives, elle devait presque avoir les mêmes dimensions que l'Aiguille. Des caisses l'encombraient, et une multitude d'objets, des meubles, des sièges, des bahuts, des crédences, des coffrets, tout un fouillis comme on en voit au sous-sol des marchands d'antiquités. À sa droite et à sa gauche, Beautrelet aperçut l'orifice de deux escaliers, les mêmes sans doute que ceux qui partaient de la grotte inférieure. Il eût donc pu redescendre et avertir Ganimard. Mais, en face de lui, un nouvel escalier montait, et il eut la curiosité de poursuivre seul ses investigations. Trente marches encore. Une porte, puis une salle un peu moins vaste, sembla-t-il à Beautrelet. Et toujours, en face, un escalier qui montait. Trente marches encore. Une porte. Une salle plus petite... Beautrelet comprit le plan des travaux exécutés à l'intérieur de l'Aiguille. C'était une série de salles superposées les unes audessus des autres, et par conséquent, de plus en plus restreintes. Toutes servaient de magasins. À la quatrième, il n'y avait plus de lampe. Un peu de jour filtrait par des fissures, et Beautrelet aperçût la mer à une dizaine de mètres au-dessous de lui. À ce moment, il se sentit si éloigné de Ganimard qu'une certaine angoisse commença à l'envahir, et il lui fallut dominer ses nerfs pour ne pas se sauver à toutes jambes. Aucun danger ne le menaçait cependant, et même, autour de lui, le silence était tel qu'il se demandait si l'Aiguille entière n'avait pas été abandonnée par Lupin et ses complices. « Au prochain étage, se dit-il, je m'arrêterai. » Trente marches, toujours, puis une porte, celle-ci plus légère, d'aspect plus moderne. Il la poussa doucement, tout prêt à la fuite. Personne. Mais la salle différait des autres comme destination. Aux murs, des tapisseries, sur le sol, des tapis. Deux dressoirs magnifiques se faisaient vis-à-vis, chargés d'orfèvrerie. Les petites fenêtres, pratiquées dans les fentes étroites et profondes, étaient garnies de vitres. Au milieu de la pièce, une table richement servie avec une nappe en dentelle, des compotiers de fruits et de gâteaux, du champagne en carafes, et des fleurs, des amoncellements de fleurs. Autour de la table, trois couverts. Beautrelet s'approcha. Sur les serviettes il y avait des cartes avec les noms des convives. Il lut d'abord : Arsène Lupin. En face : Mme Arsène Lupin. Il prit la troisième carte et tressauta d'étonnement. Celle-là portait son nom : Isidore Beautrelet ! 10 Le trésor des rois de France Un rideau s'écarta. – Bonjour, mon cher Beautrelet, vous êtes un peu en retard. Le déjeuner était fixé à midi. Mais, enfin, à quelques minutes près... Qu'y a-t-il donc ? Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis donc si changé ! Au cours de sa lutte contre Lupin, Beautrelet avait connu bien des surprises, et il s'attendait encore, à l'heure du dénouement, à passer par bien d'autres émotions, mais le choc cette fois fut imprévu. Ce n'était pas de l'étonnement, mais de la stupeur, de l'épouvante. L'homme qu'il avait en face de lui, l'homme que toute la force brutale des événements l'obligeait à considérer comme Arsène Lupin, cet homme c'était Valméras. Valméras ! le propriétaire du château de l'Aiguille. Valméras ! celui-là même auquel il avait demandé secours contre Arsène Lupin. Valméras ! son compagnon d'expédition à Crozant. Valméras le courageux ami qui avait rendu possible l'évasion de Raymonde en frappant ou en affectant de frapper, dans l'ombre du vestibule, un complice de Lupin ! – Vous... vous... C'est donc vous ! balbutia-t-il. – Et pourquoi pas ? s'écria Lupin. Pensiez-vous donc me connaître définitivement parce que vous m'aviez vu sous les traits d'un clergyman ou sous l'apparence de M. Massiban ? Hélas ! quand on a choisi la situation sociale que j'occupe, il faut bien se servir de ses petits talents de société. Si Lupin ne pouvait être, à sa guise, pasteur de l'Église réformée et membre de l'Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, ce serait à désespérer d'être Lupin. Or, Lupin, le vrai Lupin, Beautrelet, le voici ! Regarde de tous tes yeux, Beautrelet... – Mais alors... si c'est vous... alors... Mademoiselle... – Eh oui, Beautrelet, tu l'as dit... Il écarta de nouveau la tenture, fit un signe et annonça : – Mme Arsène Lupin. – Ah ! murmura le jeune homme malgré tout confondu... Mlle de Saint-Véran. – Non, non, protesta Lupin, Mme Arsène Lupin ou plutôt, si vous préférez, Mme Louis Valméras, mon épouse en justes noces, selon les formes légales les plus rigoureuses. Et grâce à vous, mon cher Beautrelet. Il lui tendit la main. – Tous mes remerciements... et, de votre part, je l'espère, sans rancune. Chose bizarre, Beautrelet n'en éprouvait point de la rancune. Aucun sentiment d'humiliation. Nulle amertume. Il subissait si fortement l'énorme supériorité de son adversaire qu'il ne rougissait pas d'avoir été vaincu par lui. Il serra la main qu'on lui offrait. – Madame est servie. Un domestique avait déposé sur la table un plateau chargé de mets. – Vous nous excuserez, Beautrelet, mon chef est en congé, et nous serons contraints de manger froid. Beautrelet n'avait guère envie de manger. Il s'assit cependant, prodigieusement intéressé par l'attitude de Lupin. Que savait-il au juste ? Se rendait-il compte du danger qu'il courait ? Ignorait-il la présence de Ganimard et de ses hommes ?... Et Lupin continuait : – Oui, grâce à vous, mon cher ami. Certainement, Raymonde et moi, nous nous sommes aimés le premier jour. Parfaitement, mon petit... L'enlèvement de Raymonde, sa captivité, des blagues, tout cela : nous nous aimions... Mais elle, pas plus que moi, d'ailleurs, quand nous fûmes libres de nous aimer, nous n'avons pu admettre qu'il s'établît entre nous un de ces liens passagers qui sont à la merci du hasard. La situation était donc insoluble pour Lupin. Mais elle ne l'était pas si je redevenais le Louis Valméras que je n'ai pas cessé d'être depuis le jour de mon enfance. C'est alors que j'eus l'idée, puisque vous ne lâchiez pas prise et que vous aviez trouvé ce château de l'Aiguille, de profiter de votre obstination. – Et de ma niaiserie. – Bah ! qui ne s'y fût laissé prendre ? – De sorte que c'est sous mon couvert, avec mon appui, que vous avez pu réussir ? – Parbleu ! Comment aurait-on soupçonné Valméras d'être Lupin, puisque Valméras était l'ami de Beautrelet, et que Valméras venait d'arracher à Lupin celle que Lupin aimait ? Et ce fut charmant. Oh ! les jolis souvenirs ! L'expédition à Crozant ! les bouquets de fleurs trouvés : ma soi-disant lettre d'amour à Raymonde ! et, plus tard, les précautions que moi, Valméras, j'eus à prendre contre moi, Lupin, avant mon mariage ! Et, le soir de votre fameux banquet, quand vous défaillîtes entre mes bras ! Les jolis souvenirs !... Il y eut un silence. Beautrelet observa Raymonde. Elle écoutait Lupin sans mot dire, et elle le regardait avec des yeux où il y avait de l'amour, de la passion, et autre chose aussi, que le jeune homme n'aurait pu définir, une sorte de gêne inquiète et comme une tristesse confuse. Mais Lupin tourna les yeux vers elle et elle lui sourit tendrement. À travers la table, leurs mains se joignirent. – Que dis-tu de ma petite installation, Beautrelet ? s'écria Lupin... De l'allure, n'est-ce pas ? Je ne prétends point que ce soit du dernier confortable... Cependant, quelques-uns s'en sont contentés, et non des moindres... Regarde la liste de quelques personnages qui furent les propriétaires de l'Aiguille, et qui tinrent à honneur d'y laisser la marque de leur passage. Sur les murs, les uns au-dessous des autres, ces mots étaient gravés : César. Charlemagne. Roll. Guillaume le Conquérant. Richard, roi d'Angleterre. Louis le Onzième. François. Henri IV. Louis XIV. Arsène Lupin. Qui s'inscrira désormais ? reprit-il. Hélas ! la liste est close. De César à Lupin, et puis c'est tout. bientôt, ce sera la foule anonyme qui viendra visiter l'étrange citadelle. Et dire que, sans Lupin, tout cela restait à jamais inconnu des hommes Ah ! Beautrelet, le jour où j'ai mis le pied sur ce sol abandonné, quelle sensation d'orgueil ! Retrouver le secret perdu, en devenir le maître, le seul maître ! Héritier d'un pareil héritage ! Après tant de rois, habiter l'Aiguille !... Un geste de sa femme l'interrompit. Elle paraissait très agitée. – Du bruit, dit-elle... du bruit en dessous de nous... vous entendez... – C'est le clapotement de l'eau, fit Lupin. – Mais non... mais non... Le bruit des vagues, je le connais... c'est autre chose... – Que voulez-vous que ce soit, ma chère amie, dit Lupin en riant. Je n'ai invité que Beautrelet à déjeuner. Et, s'adressant au domestique : – Charolais, tu as fermé les portes des escaliers derrière monsieur ? – Oui, et j'ai mis les verrous. Lupin se leva : – Allons, Raymonde, ne tremblez pas ainsi... Ah ! mais vous êtes toute pâle ! Il lui dit quelques mots à voix basse, ainsi qu'au domestique, souleva le rideau et les fit sortir tous deux. En bas, le bruit se précisait. C'étaient des coups sourds qui se répétaient à intervalles égaux. Beautrelet pensa : « Ganimard a perdu patience, et il brise les portes. » Très calme, et comme si, véritablement, il n'eût pas entendu, Lupin reprit : – Par exemple, rudement endommagée, l'Aiguille, quand j'ai réussi à la découvrir ! On voyait bien que nul n'avait possédé le secret depuis un siècle, depuis Louis XVI et la Révolution. Le tunnel menaçait ruine. Les escaliers s'effritaient. L'eau coulait à l'intérieur. Il m'a fallu étayer, consolider, reconstruire. Beautrelet ne put s'empêcher de dire : – À votre arrivée, était-ce vide ? – À peu près. Les rois n'ont pas dû utiliser l'Aiguille, ainsi que je l'ai fait, comme entrepôt... – Comme refuge, alors ? – Oui, sans doute, au temps des invasions, au temps des guerres civiles, également. Mais sa véritable destination, ce fut d'être... comment dirais-je ? le coffre-fort des rois de France. Les coups redoublaient, moins sourds maintenant. Ganimard avait dû briser la première porte, et il s'attaquait à la seconde. Un silence, puis d'autres coups plus rapprochés encore. C'était la troisième porte. Il en restait deux. Par une des fenêtres, Beautrelet aperçut les barques qui cinglaient autour de l'Aiguille, et, non loin, flottant comme un gros poisson noir, le torpilleur. – Quel vacarme ! s'exclama Lupin, on ne s'entend pas ! Montons, veux-tu ? Peut-être cela t'intéressera-t-il de visiter l'Aiguille. Ils passèrent à l'étage au-dessus, lequel était défendu, comme les autres, par une porte que Lupin referma derrière lui. – Ma galerie de tableaux, dit-il. Les murs étaient couverts de toiles, où Beautrelet lut aussitôt les signatures les plus illustres. Il y avait la Vierge à l'Agnus Dei, de Raphaël, le Portrait de Lucrezia Fede, d'André del Sarto ; la Salomé, de Titien ; la Vierge et les Anges, de Botticelli ; des Tintoret, des Carpaccio, des Rembrandt, des Vélasquez. – De belles copies ! approuva Beautrelet... Lupin le regarda d'un air stupéfait : – Quoi ! Des copies ! Es-tu fou ! Les copies sont à Madrid, mon cher, à Florence, à Venise, à Munich, à Amsterdam. – Alors, ça ? – Les toiles originales, collectionnées avec patience dans tous les musées d'Europe, où je les ai remplacées honnêtement par d'excellentes copies. – Mais, un jour ou l'autre... – Un jour ou l'autre, la fraude sera découverte ? Eh bien ! l'on trouvera ma signature sur chacune des toiles – parderrière –, et l'on saura que c'est moi qui ai doté mon pays de chefs-d'œuvre originaux. Après tout, je n'ai fait que ce qu'a fait Napoléon en Italie... Ah ! tiens, Beautrelet, voici les quatre Rubens de M. de Gesvres... Les coups ne discontinuaient pas au creux de l'Aiguille. – Ce n'est plus tenable ! dit Lupin. Montons encore. Un nouvel escalier. Une nouvelle porte. – La salle des tapisseries, annonça Lupin. Elles n'étaient pas suspendues, mais roulées, ficelées, étiquetées, et mêlées, d'ailleurs, à des paquets d'étoffes anciennes, que Lupin déplia : brocarts merveilleux, velours admirables, soies souples aux tons fanés, chasubles, tissus d'or et d'argent... Ils montèrent encore et Beautrelet vit la salle des horloges et des pendules, la salle des livres (oh ! les magnifiques reliures, et les volumes précieux introuvables, uniques exemplaires dérobés aux grandes bibliothèques !) la salle des dentelles, la salle des bibelots. Et, chaque fois, le cercle de la salle diminuait. Et, chaque fois, maintenant, le bruit des coups s'éloignait. Ganimard perdait du terrain. – La dernière, dit Lupin, la salle du Trésor. Celle-ci était toute différente. Ronde, aussi, mais très haute, de forme conique, elle occupait le sommet de l'édifice, et sa base devait se trouver à quinze ou vingt mètres de la pointe extrême de l'Aiguille. Du côté de la falaise, point de lucarne. Mais, du côté de la mer, comme nul regard indiscret n'était à craindre, deux baies vitrées s'ouvraient, par où la lumière entrait abondamment. Le sol était couvert d'un plancher de bois rare, à dessins concentriques. Contre les murs, des vitrines, quelques tableaux. – Les perles de mes collections, dit Lupin. Tout ce que tu as vu jusque-là est à vendre. Des objets s'en vont, d'autres arrivent. C'est le métier. Ici, dans ce sanctuaire, tout est sacré. Rien que du choix, de l'essentiel, le meilleur du meilleur, de l'inappréciable. Regarde ces bijoux, Beautrelet, amulettes chaldéennes, colliers égyptiens, bracelets celtiques, chaînes arabes... Regarde ces statuettes, Beautrelet, cette Vénus grecque, cet Apollon de Corinthe... Regarde ces Tanagras, Beautrelet ! Tous les vrais Tanagras sont ici. Hors de cette vitrine, il n'y en a pas un seul au monde qui soit authentique. Quelle jouissance de se dire cela ! Beautrelet, tu te rappelles les pilleurs d'églises dans le Midi, la bande Thomas et compagnie – des agents à moi, soit dit en passant –, eh bien ! voici la châsse d'Ambazac, la véritable, Beautrelet ! Tu te rappelles le scandale du Louvre, la tiare reconnue fausse, imaginée, fabriquée par un artiste moderne... Voici la tiare de Saïtapharnès, la véritable, Beautrelet ! Regarde, regarde bien, Beautrelet ! Voici la merveille des merveilles, l'œuvre suprême, la pensée d'un dieu, voici la Joconde de Vinci, la véritable. À genoux, Beautrelet, toute la femme est devant toi ! Un long silence entre eux. En bas, les coups se rapprochaient. Deux ou trois portes, pas davantage, les séparaient de Ganimard. Au large, on apercevait le dos noir du torpilleur et les barques qui croisaient. Le jeune homme demanda : – Et le trésor ? – Ah ! petit, c'est cela, surtout, qui t'intéresse ! Tous ces chefs-d'œuvre de l'art humain, n'est-ce pas ? ça ne vaut pas, pour ta curiosité, la contemplation du trésor... Et toute la foule sera comme toi ! Allons, sois satisfait ! Il frappa violemment du pied, fit ainsi basculer un des disques qui composaient le parquet, et, le soulevant comme le couvercle d'une boîte, il découvrit une sorte de cuve, toute ronde, creusée à même le roc. Elle était vide. Un peu plus loin, il exécuta la même manœuvre. Une autre cuve apparut. Vide également. Trois fois encore, il recommença. Les trois autres cuves étaient vides. – Hein ! ricana Lupin, quelle déception ! Sous Louis XI, sous Henri IV, sous Richelieu, les cinq cuves devaient être pleines. Mais, pense donc à Louis XIV, à la folie de Versailles, aux guerres, aux grands désastres du règne ! Et pense à Louis XV, le roi prodigue, à la Pompadour, à la du Barry ! Ce qu'on a dû puiser alors ! Avec quels ongles crochus on a dû gratter la pierre ! Tu vois, plus rien... Il s'arrêta : – Si, Beautrelet, quelque chose encore, la sixième cachette ! Intangible, celle-là... Nul d'entre eux n'osa jamais y toucher. C'était la ressource suprême... disons le mot, la poire pour la soif. Regarde, Beautrelet. Il se baissa et souleva le couvercle. Un coffret de fer emplissait la cuve. Lupin sortit de sa poche une clef à gorge et à rainures compliquées, et il ouvrit. Ce fut un éblouissement. Toutes les pierres précieuses étincelaient, toutes les couleurs flamboyaient, l'azur des saphirs, le feu des rubis, le vert des émeraudes, le soleil des topazes. – Regarde, regarde, petit Beautrelet. Ils ont dévoré toute la monnaie d'or, toute la monnaie d'argent, tous les écus, et tous les ducats, et tous les doublons, mais le coffre des pierres précieuses est intact ! Regarde les montures. Il y en a de toutes les époques, de tous les siècles, de tous les pays. Les dots des reines sont là. Chacune apporta sa part, Marguerite d'Écosse et Charlotte de Savoie, Marie d'Angleterre et Catherine de Médicis et toutes les archiduchesses d'Autriche, Eléonore, Elisabeth, Marie-Thérèse, Marie-Antoinette... Regarde ces perles, Beautrelet ! et ces diamants ! l'énormité de ces diamants ! Aucun d'eux qui ne soit digne d'une impératrice ! Le Régent de France n'est pas plus beau ! Il se releva et tendit la main en signe de serment : – Beautrelet, tu diras à l'univers que Lupin n'a pas pris une seule des pierres qui se trouvaient dans le coffre royal, pas une seule, je le jure sur l'honneur ! Je n'en avais pas le droit. C'était la fortune de la France... En bas, Ganimard se hâtait. À la répercussion des coups, il était facile de juger que l'on attaquait l'avant-dernière porte, celle qui donnait accès à la salle des bibelots. – Laissons le coffre ouvert, dit Lupin, toutes les cuves aussi, tous ces petits sépulcres vides... Il fit le tour de la pièce, examina certaines vitrines, contempla certains tableaux et, se promenant d'un air pensif : – Comme c'est triste de quitter tout cela ! Quel déchirement ! Mes plus belles heures, je les ai passées ici, seul en face de ces objets que j'aimais... Et mes yeux ne les verront plus, et mes mains ne les toucheront plus. Il y avait sur son visage contracté une telle expression de lassitude que Beautrelet en éprouva une pitié confuse. La douleur, chez cet homme, devait prendre des proportions plus grandes que chez un autre, de même que la joie, de même que l'orgueil ou l'humiliation. Près de la fenêtre, maintenant, le doigt tendu vers l'horizon, il disait : – Ce qui est plus triste encore, c'est cela, tout cela qu'il me faut abandonner. Est-ce beau ? la mer immense... le ciel... À droite et à gauche les falaises d'Étretat, avec leurs trois portes, la porte d'Amont, la porte d'Aval, la Manneporte... autant d'arcs de triomphe pour le maître... Et le maître c'était moi ! Roi de l'aventure ! Roi de l'Aiguille creuse ! Royaume étrange et surnaturel ! De César à Lupin... Quelle destinée ! Il éclata de rire. – Roi de féerie ? et pourquoi cela ? disons tout de suite roi d'Yvetot ! Quelle blague ! Roi du monde, oui, voilà la vérité ! De cette pointe d'Aiguille, je dominais l'univers, je le tenais dans mes griffes comme une proie ! Soulève la tiare de Saïtapharnès, Beautrelet... Tu vois ce double appareil téléphonique... À droite, c'est la communication avec Paris – ligne spéciale. À gauche, avec Londres, ligne spéciale. Par Londres j'ai l'Amérique, j'ai l'Asie, j'ai l'Australie ! Dans tous ces pays, des comptoirs, des agents de vente, des rabatteurs. C'est le trafic international. C'est le grand marché de l'art et de l'antiquité, la foire du monde. Ah ! Beautrelet, il y a des moments où ma puissance me tourne la tête. Je suis ivre de force et d'autorité... La porte en dessous céda. On entendit Ganimard et ses hommes qui couraient et qui cherchaient... Après un instant, Lupin reprit, à voix basse : – Et voilà, c'est fini... Une petite fille a passé, qui a des cheveux blonds, de beaux yeux tristes, et une âme honnête, oui, honnête, et c'est fini... moi-même je démolis le formidable édifice... tout le reste me paraît absurde et puéril... il n'y a plus que ses cheveux qui comptent... ses yeux tristes... et sa petite âme honnête. Les hommes montaient l'escalier. Un coup ébranla a porte, la dernière... Lupin empoigna brusquement le bras du jeune homme. – Comprends-tu Beautrelet, pourquoi je t'ai laissé le champ libre, alors que, tant de fois, depuis des semaines, j'aurais pu t'écraser ? Comprends-tu que tu aies réussi à parvenir jusqu'ici ? Comprends-tu que j'aie délivré à chacun de mes hommes leur part de butin et que tu les aies rencontrés l'autre nuit sur la falaise ? Tu le comprends, n'est-ce pas ? L'Aiguille creuse, c'est l'Aventure. Tant qu'elle est à moi, je reste l'Aventurier. L'Aiguille reprise, c'est tout le passé qui se détache de moi, c'est l'avenir qui commence, un avenir de paix et de bonheur où je ne rougirai plus quand les yeux de Raymonde me regarderont, un avenir... Il se retourna furieux, vers la porte : – Mais tais-toi donc, Ganimard, je n'ai pas fini ma tirade ! Les coups se précipitaient. On eût dit le choc d'une poutre projetée contre la porte. Debout en face de Lupin, Beautrelet, éperdu de curiosité, attendait les événements, sans comprendre le manège de Lupin. Qu'il eût livré l'Aiguille, soit, mais pourquoi se livrait-il lui-même ? Quel était son plan ? Éspérait-il échapper à Ganimard ? Et d'un autre côté, où donc se trouvait Raymonde ? Lupin cependant murmurait, songeur : – Honnête... Arsène Lupin honnête... plus de vol... mener la vie de tout le monde... Et pourquoi pas ? il n'y a aucune raison pour que je ne retrouve pas le même succès... Mais fiche-moi donc la paix, Ganimard ! Tu ignores donc, triple idiot, que je suis en train de prononcer des paroles historiques, et que Beautrelet les recueille pour nos petits-fils ! Il se mit à rire : – Je perds mon temps. Jamais Ganimard ne saisira l'utilité de mes paroles historiques. Il prit un morceau de craie rouge, approcha du mur un escabeau, et il inscrivit en grosses lettres : Arsène Lupin lègue à la France tous les trésors de l'Aiguille creuse, à la seule condition que ces trésors soient installés au Musée du Louvre, dans des salles qui porteront le nom de « Salles Arsène Lupin ». – Maintenant, dit-il, ma conscience est en paix. La France et moi nous sommes quittes. Les assaillants frappaient à tour de bras. Un des panneaux fut éventré. Une main passa, cherchant la serrure. – Tonnerre, dit Lupin, Ganimard est capable d'arriver au but, pour une fois. Il sauta sur la serrure et enleva la clef. – Crac, mon vieux, cette porte-là est solide... J'ai tout mon temps... Beautrelet, je te dis adieu... Et merci !... car vraiment tu aurais pu me compliquer l'attaque... mais tu es un délicat, toi ! Il s'était dirigé vers un grand triptyque de Van den Weiden, qui représentait les Rois Mages. Il replia le volet de droite et découvrit ainsi une petite porte dont il saisit la poignée. – Bonne chasse, Ganimard, et bien des choses chez toi ! Un coup de feu retentit. Il bondit en arrière. – Ah canaille, en plein cœur ! T'as donc pris des leçons ? Fichu le roi mage ! En plein cœur ! Fracassé comme une pipe à la foire... – Rends-toi, Lupin ! hurla Ganimard dont le revolver surgissait hors du panneau brisé et dont on apercevait les yeux brillants... Rends-toi, Lupin ! – Et la garde, est-ce qu'elle se rend ? – Si tu bouges, je te brûle... – Allons donc, tu ne peux pas m'avoir d'ici ! De fait, Lupin s'était éloigné, et si Ganimard, par la brèche pratiquée dans la porte, pouvait tirer droit devant lui, il ne pouvait tirer ni surtout viser du côté où se trouvait Lupin... La situation de celui-ci n'en était pas moins terrible, puisque l'issue sur laquelle il comptait, la petite porte du triptyque, s'ouvrait en face de Ganimard. Essayer de s'enfuir, c'était s'exposer au feu du policier... et il restait cinq balles dans le revolver. – Fichtre, dit-il en riant, mes actions sont en baisse. C'est bien fait, mon vieux Lupin, t'as voulu avoir une dernière sensation et t'as trop tiré sur la corde. Fallait pas tant bavarder. Il s'aplatit contre le mur. Sous l'effort des hommes, un pan du panneau encore avait cédé, et Ganimard était plus à l'aise. Trois mètres, pas davantage, séparaient les deux adversaires. Mais une vitrine en bois doré protégeait Lupin. – À moi donc, Beautrelet, s'écria le vieux policier, qui grinçait de rage... tire donc dessus, au lieu de reluquer comme ça !... Isidore, en effet, n'avait pas remué, spectateur passionné, mais indécis jusque-là. De toutes ses forces, il eût voulu se mêler à la lutte et abattre la proie qu'il tenait à sa merci. Un sentiment obscur l'en empêchait. L'appel de Ganimard le secoua. Sa main se crispa à la crosse de son revolver. « Si je prends parti, pensa-t-il Lupin est perdu... et j'en ai le droit... c'est mon devoir... » Leurs yeux se rencontrèrent. Ceux de Lupin étaient calmes, attentifs, presque curieux, comme si, dans l'effroyable danger qui le menaçait, il ne se fût intéressé qu'au problème moral qui étreignait le jeune homme. Isidore se déciderait-il à donner le coup de grâce à l'ennemi vaincu ?... La porte craqua du haut en bas. – À moi, Beautrelet, nous le tenons, vociféra Ganimard. Isidore leva son revolver. Ce qui se passa fut si rapide qu'il n'en eut pour ainsi dire conscience que par la suite. Il vit Lupin se baisser, courir le long du mur, raser la porte, au-dessous de l'arme même que brandissait vainement Ganimard, et il se sentit soudain, lui, Beautrelet, projeté à terre, ramassé aussitôt, et soulevé par une force invincible. Lupin le tenait en l'air, comme un bouclier vivant, derrière lequel il se cachait. – Dix contre un que je m'échappe, Ganimard ! Avec Lupin, vois-tu, il y a toujours de la ressource... Il avait reculé rapidement vers le triptyque. Tenant d'une main Beautrelet plaqué contre sa poitrine, de l'autre il dégagea l'issue et referma la petite porte. Il était sauvé... Tout de suite un escalier s'offrit à eux, qui descendait brusquement. – Allons, dit Lupin, en poussant Beautrelet devant lui, l'armée de terre est battue... occupons nous de la flotte française. Après Waterloo, Trafalgar... T'en auras pour ton argent, hein, petit !... Ah ! que c'est drôle, les voilà qui cognent le triptyque maintenant... Trop tard, les enfants... Mais file donc, Beautrelet... L'escalier, creusé dans la paroi de l'Aiguille, dans son écorce même, tournait tout autour de la pyramide, l'encerclant comme la spirale d'un toboggan. L'un pressant l'autre, ils dégringolaient les marches deux par deux, trois par trois. De place en place un jet de lumière giclait à travers une fissure, et Beautrelet emportait la vision des barques de pêche qui évoluaient à quelques dizaines de brasses, et du torpilleur noir... Ils descendaient, ils descendaient, Isidore silencieux, Lupin toujours exubérant. – Je voudrais bien savoir ce que fait Ganimard ? Dégringole-t-il les autres escaliers pour me barrer l'entrée du tunnel ? Non, il n'est pas si bête... Il aura laissé là quatre hommes... et quatre hommes suffisent. Il s'arrêta. – Écoute... ils crient là-haut... c'est ça, ils auront ouvert la fenêtre et ils appellent leur flotte... Regarde, on se démène sur les barques... on échange des signaux... le torpilleur bouge... Brave torpilleur ! je te reconnais, tu viens du Havre... Canonniers, à vos postes... Bigre, voilà le commandant... Bonjour, Duguay-Trouin. Il passa son bras par une fenêtre et agita son mouchoir. Puis il se remit en marche. – La flotte ennemie fait force de rames, dit-il. L'abordage est imminent. Dieu que je m'amuse ! Ils perçurent des bruits de voix au-dessous d'eux. À ce moment, ils approchaient du niveau de la mer, et ils débouchèrent presque aussitôt dans une vaste grotte où deux lanternes allaient et venaient parmi l'obscurité. Une ombre surgit et une femme se jeta au cou de Lupin ! – Vite ! vite ! j'étais inquiète !... Qu'est-ce que vous faisiez ?... Mais vous n'êtes pas seul ?... Lupin la rassura. – C'est notre ami Beautrelet... Figure-toi que notre ami Beautrelet a eu la délicatesse... mais je te raconterai cela... nous n'avons pas le temps... Charolais, tu es là ?... Ah ! bien... Le bateau ?... Charolais répondit « Le bateau est prêt. » – Allume, fit Lupin. Au bout d'un instant le bruit d'un moteur crépita, et Beautrelet dont le regard s'habituait peu à peu aux demiténèbres, finit par se rendre compte qu'ils se trouvaient sur une sorte de quai, au bord de l'eau, et que, devant eux, flottait un canot. – Un canot automobile, dit Lupin, complétant les observations de Beautrelet. Hein, tout ça t'épate, mon vieil Isidore... Tu ne comprends pas ?... Comme l'eau que tu vois n'est autre que l'eau de la mer qui s'infiltre à chaque marée dans cette excavation, il en résulte que j'ai là une petite rade invisible et sûre... Mais fermée, objecta Beautrelet. Personne ne peut y entrer, et personne en sortir. – Si, moi, fit Lupin, et je vais te le prouver. Il commença par conduire Raymonde, puis revint chercher Beautrelet. Celui-ci hésita. – Tu as peur ? dit Lupin. – De quoi ? – D'être coulé à fond par le torpilleur ? – Non. – Alors tu te demandes si ton devoir n'est pas de rester côté Ganimard, justice, société, morale, au lieu d'aller côté Lupin, honte, infamie, déshonneur ? – Précisément. – Par malheur, mon petit, tu n'as pas le choix... Pour l'instant, il faut qu'on nous croie morts tous les deux... et qu'on me fiche la paix que l'on doit à un futur honnête homme. Plus tard, quand je t'aurai rendu ta liberté, tu parleras à ta guise... je n'aurai plus rien à craindre. À la manière dont Lupin lui étreignit le bras, Beautrelet sentit que toute résistance était inutile. Et puis, pourquoi résister ? N'avait-il pas le droit de s'abandonner à la sympathie irrésistible que, malgré tout, cet homme lui inspirait ? Ce sentiment fut si net en lui qu'il eut envie de dire à Lupin : « Écoutez, vous courez un autre danger plus grave : Sholmès est sur vos traces... » – Allons, viens, lui dit Lupin, avant qu'il se fût résolu à parler. Il obéit et se laissa mener jusqu'au bateau, dont la forme lui parut singulière et l'aspect tout à fait imprévu. Une fois sur le pont, ils descendirent les degrés d'un petit escalier abrupt, d'une échelle plutôt, qui était accrochée à une trappe, laquelle trappe se referma sur eux. Au bas de l'échelle, il y avait, vivement éclairé par une lampe, un réduit de dimensions très exiguës où se trouvait déjà Raymonde, et où ils eurent exactement la place de s'asseoir tous les trois. Lupin décrocha un cornet acoustique et ordonna : « En route, Charolais. » Isidore eut l'impression désagréable que l'on éprouve à descendre dans un ascenseur, l'impression du sol, de la terre qui se dérobe sous vous, l'impression du vide. Cette fois, c'était l'eau qui se dérobait, et du vide s'entrouvrait, lentement... – Hein, nous coulons ? ricana Lupin. Rassure-toi... le temps de passer de la grotte supérieure où nous sommes, à une petite grotte située tout en bas, à demi ouverte à la mer, et où l'on peut entrer à marée basse... tous les ramasseux de coquillages la connaissent... Ah ! dix secondes d'arrêt... nous passons... et le passage est étroit ! juste la grandeur du sous-marin... – Mais, interrogea Beautrelet, comment se fait-il que les pêcheurs qui entrent dans la grotte d'en bas ne sachent pas qu'elle est percée en haut et communique avec une autre grotte d'où part un escalier qui traverse l'Aiguille ? La vérité est à la disposition du premier venu. – Erreur, Beautrelet ! La voûte de la petite grotte publique est fermée, à marée basse, par un plafond mobile, couleur de roche, que la mer en montant déplace et élève avec elle, et que la mer en redescendant rapplique hermétiquement sur la petite grotte. C'est pourquoi à marée haute, je puis passer... Hein c'est ingénieux... Une idée à Bibi ça... Il est vrai que ni César, ni Louis XIV, bref qu'aucun de mes aïeux ne pouvait l'avoir puisqu'ils ne jouissaient pas du sous-marin... Ils se contentaient de l'escalier qui descendait alors jusqu'à la petite grotte du bas... Moi, j'ai supprimé les dernières marches et imaginé ce plafond mobile. Un cadeau que je fais à la France... Raymonde, ma chérie, éteignez la lampe qui est à côté de vous... nous n'en avons plus besoin... au contraire. En effet, une clarté pâle, qui semblait la couleur même de l'eau, les avait accueillis au sortir de la grotte et pénétrait dans la cabine par les deux hublots dont elle était munie et par une grosse calotte de verre qui dépassait le plancher du pont et permettait d'inspecter les couches supérieures de la mer. Et tout de suite une ombre glissa au-dessus d'eux. – L'attaque va se produire. La flotte ennemie cerne l'Aiguille... Mais si creuse que soit cette Aiguille, je me demande comment ils vont y pénétrer... Il prit le cornet acoustique : – Ne quittons pas les fonds, Charolais... Où allons-nous ? Mais je te l'ai dit... À Port-Lupin... et à toute vitesse, hein ? Il faut qu'il y ait de l'eau pour aborder... nous avons une dame avec nous. Ils rasaient la plaine de rocs. Les algues, soulevées, se dressaient comme une lourde végétation noire, et les courants profonds les faisaient onduler gracieusement, se détendre, et s'allonger comme des chevelures qui flottent. Une ombre encore, plus longue... – C'est le torpilleur, dit Lupin.., le canon va donner de la voix... Que va faire Duguay-Trouin ? Bombarder l'Aiguille ? Ce que nous perdons, Beautrelet, en n'assistant pas à la rencontre de Duguay-Trouin et de Ganimard ! La réunion des forces terrestres et des forces navales !... Hé, Charolais ! nous dormons... On filait vite, cependant. Les champs de sable avaient succédé aux rochers, puis ils virent presque aussitôt d'autres rochers, qui marquaient la pointe droite d'Étretat, la porte d'Amont. Des poissons s'enfuyaient à leur approche. L'un deux plus hardi s'accrocha au hublot, et il les regardait de ses gros yeux immobiles et fixes. – À la bonne heure, nous marchons, s'écria Lupin... Que dis-tu de ma coquille de noix, Beautrelet ? Pas mauvaise, n'estce pas ?... Tu te rappelles l'aventure du Sept-de-cœur 11, la fin misérable de l'ingénieur Lacombe, et comment, après avoir puni ses meurtriers, j'ai offert à l'Etat ses papiers et ses plans pour la construction d'un nouveau sous-marin – encore un cadeau à la France. – Eh bien ! parmi ces plans, j'avais gardé ceux d'un canot automobile submersible, et voilà comment tu as l'honneur de naviguer en ma compagnie... Il appela Charolais. – Fais-nous monter, plus de danger... 11 Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. Ils bondirent jusqu'à la surface et la cloche de verre émergea... Ils se trouvaient à un mille des côtes, hors de vue par conséquent, et Beautrelet put alors se rendre un compte plus juste de la rapidité vertigineuse avec laquelle ils avançaient. Fécamp d'abord passa devant eux, puis toutes les plages normandes, Saint-Pierre, les Petites-Dalles, Veulettes, SaintValery, Veules, Quiberville. Lupin plaisantait toujours, et Isidore ne se lassait pas de le regarder et de l'entendre, émerveillé par la verve de cet homme, sa gaieté, sa gaminerie, son insouciance ironique, sa joie de vivre. Il observait aussi Raymonde. La jeune femme demeurait silencieuse, serrée contre celui qu'elle aimait. Elle avait pris ses mains entre les siennes et souvent levait les yeux sur lui, et plusieurs fois Beautrelet remarqua que ses mains se crispaient un peu et que la tristesse de ses yeux s'accentuait. Et, chaque fois, c'était comme une réponse muette et douloureuse aux boutades de Lupin. On eût dit que cette légèreté de paroles, cette vision sarcastique de la vie lui causaient une souffrance. – Tais-toi, murmura-t-elle... c'est défier le destin que de rire... Tant de malheurs peuvent encore nous atteindre ! En face de Dieppe, on dut plonger pour n'être pas aperçu des embarcations de pêche. Et vingt minutes plus tard, ils obliquèrent vers la côte, et le bateau entra dans un petit port sous-marin formé par une coupure irrégulière entre les rochers, se rangea le long d'un môle et remonta doucement à la surface. – Port-Lupin, annonça Lupin. L'endroit situé à cinq lieues de Dieppe, à trois lieues du Tréport, protégé à droite et à gauche par deux éboulements de falaise, était absolument désert. Un sable fin tapissait les pentes de la menue plage. – À terre, Beautrelet... Raymonde, donnez-moi la main... Toi, Charolais, retourne à l'Aiguille pour ce qui se passe entre Ganimard et Duguay-Trouin, et tu viendras me le dire à la fin du jour. Ça me passionne, cette affaire-là ! Beautrelet se demandait avec certaine curiosité comment ils allaient sortir de cette anse emprisonnée qui s'appelait PortLupin, quand il avisa au pied même de la falaise les montants d'une échelle de fer. – Isidore, dit Lupin, si tu connaissais ta géographie et ton histoire, tu saurais que nous sommes au bas de la gorge de Parfonval, sur la commune de Biville. Il y a plus d'un siècle, dans la nuit du 23 août 1803, Georges Cadoudal et six complices, débarqués en France avec l'intention d'enlever le premier consul Bonaparte, se hissèrent jusqu'en haut par le chemin que je vais te montrer. Depuis, des éboulements ont démoli ce chemin. Mais Valméras, plus connu sous le nom d'Arsène Lupin, l'a fait restaurer à ses frais, et il a acheté la ferme de la Neuvillette, où les conjurés ont passé leur première nuit, et où, retiré des affaires, désintéressé des choses de ce monde, il va vivre, entre sa mère et sa femme, la vie respectable du hobereau. Le gentleman-cambrioleur est mort, vive le gentleman-farmer ! Après l'échelle, c'était comme un étranglement, une ravine abrupte creusée par les eaux de pluie, et au fond de laquelle on s'accrochait à un simulacre d'escalier garni d'une rampe. Ainsi que l'expliqua Lupin, cette rampe avait été mise en lieu et place de « l'estamperche », longue cordée fixée à des pieux dont s'aidaient jadis les gens du pays pour descendre à la plage... Une demi-heure d'ascension et ils débouchèrent sur le plateau non loin d'une de ces huttes creusées en pleine terre, et qui servent d'abri aux douaniers de la côte. Et précisément, au détour de la sente, un douanier apparut. – Rien de nouveau, Gomel ? lui dit Lupin. – Rien, patron. – Personne de suspect ? – Non, patron... cependant... – Quoi ? – Ma femme... qui est couturière à la Neuvillette... – Oui, je sais... Césarine... Eh bien ? – Il paraît qu'un matelot rôdait ce matin dans le village. – Quelle tête avait-il, ce matelot ? – Pas naturelle... Une tête d'Anglais. – Ah ! fit Lupin préoccupé... Et tu as donné l'ordre à Césarine... – D'ouvrir l'œil, oui, patron. – C'est bien, surveille le retour de Charolais d'ici deux, trois heures... S'il y a quelque chose, je suis à la ferme. Il reprit son chemin et dit à Beautrelet : – C'est inquiétant... Est-ce Sholmès ? Ah ! si c'est lui, exaspéré comme il doit l'être, tout est à craindre. Il hésita un moment : – Je me demande si nous ne devrions pas rebrousser chemin... oui, j'ai de mauvais pressentiments... Des plaines légèrement ondulées se déroulaient à perte de vue. Un peu sur la gauche, de belles allées d'arbres menaient vers la ferme de la Neuvillette dont on apercevait les bâtiments... C'était la retraite qu'il avait préparée, l'asile de repos promis à Raymonde. Allait-il, pour d'absurdes idées, renoncer au bonheur à l'instant même où il atteignait le but ? Il saisit le bras d'Isidore, et lui montrant Raymonde qui les précédait : – Regarde-la. Quand elle marche, sa taille a un petit balancement que je ne puis voir sans trembler... Mais, tout en elle me donne ce tremblement de l'émotion et de l'amour, ses gestes aussi bien que son immobilité, son silence comme le son de sa voix. Tiens, le fait seul de marcher sur la trace de ses pas me cause un véritable bien-être. Ah ! Beautrelet, oubliera-telle jamais que je fus Lupin ? Tout ce passé qu'elle exècre, parviendrai-je à l'effacer de son souvenir ? Il se domina et, avec une assurance obstinée : – Elle oubliera ! affirma-t-il. Elle oubliera parce que je lui ai fait tous les sacrifices. J'ai sacrifié le refuge inviolable de l'Aiguille creuse, j'ai sacrifié mes trésors, ma puissance, mon orgueil... je sacrifierai tout... Je ne veux plus être rien... plus rien qu'un homme qui aime... un homme honnête puisqu'elle ne peut aimer qu'un homme honnête... Après tout, qu'est-ce que ça me fait d'être honnête ? Ce n'est pas plus déshonorant qu'autre chose... La boutade lui échappa pour ainsi dire à son insu. Sa voix demeura grave et sans ironie. Et il murmurait avec une violence contenue : – Ah ! vois-tu, Beautrelet, de toutes les joies effrénées que j'ai goûtées dans ma vie d'aventures, il n'en est pas une qui vaille la joie que me donne son regard quand elle est contente de moi... Je me sens tout faible alors... et j'ai envie de pleurer... Pleurait-il ? Beautrelet eut l'intuition que des larmes mouillaient ses yeux. Des larmes dans le yeux de Lupin ! des larmes d'amour ! Ils approchaient d'une vieille porte qui servait d'entrée à la ferme. Lupin s'arrêta une seconde et balbutia : – Pourquoi ai-je peur ?... C'est comme une oppression... Est-ce que l'aventure de l'Aiguille creuse n'est pas finie ? Est-ce que le destin n'accepte pas le dénouement que j'ai choisi ? Raymonde se retourna, tout inquiète. – Voilà Césarine. Elle court... La femme du douanier, en effet, arrivait de la ferme en toute hâte. Lupin se précipita : – Quoi ! qu'y a-t-il ? Parlez donc ! Suffoquée, à bout de souffle, Césarine bégaya : – Un homme... j'ai vu un homme dans le salon. – L'Anglais de ce matin ? – Oui... mais déguisé autrement... – Il vous a vue ? – Non. Il a vu votre mère. Mme Valméras l'a surpris comme il s'en allait. – Eh bien ? – Il lui a dit qu'il cherchait Louis Valméras, qu'il était votre ami. – Alors ? – Alors Madame a répondu que son fils était en voyage... pour des années... – Et il est parti ?... – Non. Il a fait des signes par la fenêtre qui donne sur la plaine... comme s'il appelait quelqu'un. Lupin semblait hésiter. Un grand cri déchira l'air. Raymonde gémit : – C'est ta mère... je reconnais... Il se jeta sur elle, et l'entraînant dans un état de passion farouche : – Viens... fuyons... toi d'abord... Mais tout de suite il s'arrêta, éperdu, bouleversé. – Non, je ne peux pas... c'est abominable... Pardonne-moi... Raymonde... la pauvre femme là-bas... Reste ici... Beautrelet, ne la quitte pas. Il s'élança le long du talus qui environne la ferme, tourna, et le suivit, en courant, jusqu'auprès de la barrière qui s'ouvre sur la plaine... Raymonde, que Beautrelet n'avait pu retenir, arriva presque en même temps que lui, et Beautrelet, dissimulé derrière les arbres, aperçut, dans l'allée déserte qui menait de la ferme à la barrière, trois hommes, dont l'un, le plus grand, marchait en tête, et dont deux autres tenaient sous les bras une femme qui essayait de résister et qui poussait des gémissements de douleur. Le jour commençait à baisser. Cependant Beautrelet reconnut Herlock Sholmès. La femme était âgée. Des cheveux blancs encadraient son visage livide. Ils approchaient tous les quatre. Ils atteignaient la barrière. Sholmès ouvrit un battant. Alors Lupin s'avança et se planta devant lui. Le choc parut d'autant plus effroyable qu'il fut silencieux, presque solennel. Longtemps les deux ennemis se mesurèrent du regard. Une haine égale convulsait leurs visages, ils ne bougeaient pas. Lupin prononça avec un calme terrifiant : – Ordonne à tes hommes de laisser cette femme. – Non ! On eût pu croire que l'un et l'autre ils redoutaient d'engager la lutte suprême et que l'un et l'autre ils ramassaient toutes leurs forces. Et plus de paroles inutiles cette fois, plus de provocations railleuses. Le silence, un silence de mort. Folle d'angoisse, Raymonde attendait l'issue du duel. Beautrelet lui avait saisi le bras et la maintenait immobile. Au bout d'un instant, Lupin répéta : – Ordonne à tes hommes de laisser cette femme. – Non ! Lupin prononça : – Écoute, Sholmès... Mais il s'interrompit, comprenant la stupidité des mots. En face de ce colosse d'orgueil et de volonté qui s'appelait Sholmès, que signifiaient les menaces ? Décidé à tout, brusquement il porta la main à la poche de son veston. L'Anglais le prévint, et, bondissant vers sa prisonnière, il lui colla le canon de son revolver à deux pouces de la tempe. – Pas un geste, Lupin, ou je tire. En même temps ses deux acolytes sortirent leurs armes et les braquèrent sur Lupin... Celui-ci se raidit, dompta la rage qui le soulevait, et, froidement, les deux mains dans ses poches, la poitrine offerte à l'ennemi, il recommença : – Sholmès, pour la troisième fois, laisse cette femme tranquille. L'Anglais ricana : – On n'a pas droit d'y toucher, peut-être ! Allons, allons, assez de blagues ! Tu ne t'appelles pas plus Valméras que tu ne t'appelles Lupin, c'est un nom que tu as volé, comme tu avais volé le nom de Charmerace. Et celle que tu fais passer pour ta mère, c'est Victoire, ta vieille complice, celle qui t'a élevé... Sholmès eut un tort. Emporté par son désir de vengeance, il regarda Raymonde, que ces révélations frappaient d'horreur. Lupin profita de l'imprudence. D'un mouvement rapide, il fit feu. – Damnation ! hurla Sholmès, dont le bras, transpercé, retomba le long de son corps. Et apostrophant ses hommes : – Tirez donc, vous autres ! Tirez donc ! Mais Lupin avait sauté sur eux, et il ne s'était pas écoulé deux secondes que celui de droite roulait à terre, la poitrine démolie, tandis que l'autre, la mâchoire fracassée, s'écroulait contre la barrière. – Débrouille-toi, Victoire... attache-les... Et maintenant, à nous deux, l'Anglais... Il se baissa en jurant : – Ah ! canaille... Sholmès avait ramassé son arme de la main gauche et le visait. Une détonation... un cri de détresse... Raymonde s'était précipitée entre les deux hommes, face à l'Anglais. Elle chancela, porta la main à sa gorge, se redressa, tournoya, et s'abattit aux pieds de Lupin. – Raymonde !... Raymonde ! Il se jeta sur elle et la pressa contre lui. – Morte, fit-il. Il y eut un moment de stupeur. Sholmès semblait confondu de son acte. Victoire balbutiait : – Mon petit... Mon petit... Beautrelet s'avança vers la jeune femme et se pencha pour l'examiner. Lupin répétait : « Morte... morte... » d'un ton réfléchi, comme s'il ne comprenait pas encore. Mais sa figure se creusa, transformée soudain, ravagée de douleur. Et il fut alors secoué d'une sorte de folie, fit des gestes irraisonnés, se tordit les poings, trépigna comme un enfant qui souffre trop. – Misérable ! cria-t-il tout à coup, dans un accès de haine. Et d'un choc formidable, renversant Sholmès, il le saisit à la gorge et lui enfonça ses doigts crispés dans la chair. L'Anglais râla, sans même se débattre. – Mon petit, mon petit, supplia Victoire... Beautrelet accourut. Mais Lupin déjà avait lâché prise, et, près de son ennemi étendu à terre, il sanglotait. Spectacle pitoyable ! Beautrelet ne devait jamais en oublier l'horreur tragique, lui qui savait tout l'amour de Lupin pour Raymonde, et tout ce que le grand aventurier avait immolé de lui-même pour animer d'un sourire le visage de sa bien-aimée. La nuit commençait à recouvrir d'un linceul d'ombre le champ de bataille. Les trois Anglais ficelés et bâillonnés gisaient dans l'herbe haute. Des chansons bercèrent le vaste silence de la plaine. C'était les gens de la Neuvillette qui revenaient du travail. Lupin se dressa. Il écouta les voix monotones. Puis il considéra la ferme heureuse où il avait espéré vivre paisiblement auprès de Raymonde. Puis il la regarda, elle, la pauvre amoureuse, que l'amour avait tuée, et qui dormait, toute blanche, de l'éternel sommeil. Les paysans approchaient cependant. Alors Lupin se pencha, saisit la morte dans ses bras puissants, la souleva d'un coup, et, ployé en deux, l'étendit sur son dos. – Allons-nous-en, Victoire. – Allons-nous-en, mon petit. – Adieu, Beautrelet, dit-il. Et, chargé du précieux et horrible fardeau, suivi de sa vieille servante, silencieux, farouche, il partit du côté de la mer, et s'enfonça dans l'ombre profonde... Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 La Comtesse de Cagliostro Arsène Lupin, cambrioleur (Le Journal 1923 – 1924) Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) 3 Les Confidences d'Arsène Lupin 1913 4 5 Le Bouchon de cristal Arsène Lupin Sholmès contre Herlock La Dame blonde (Je Sais Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) (Je Sais Tout 1908 – 1909) (Le Journal 1926 – 1927) Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film 1912 1908 6 7 8 L'Aiguille creuse La Demoiselle aux yeux verts Les Huit coups de l'horloge 1909 1927 1923 révélateur – Le Cas de Jean-Louis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) 9 11 « 813 » (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) Le Triangle d'or 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 10 L'Éclat d'obus 12 L'Île aux trente cercueils 13 Les Dents du tigre 14 L'Homme à la peau de bique 15 L'Agence Barnett et Cie 16 Le Cabochon d'émeraude 17 La Demeure mystérieuse 18 La Barre-y-va 19 La Femme aux deux sourires 20 Victor, de la brigade mondaine 21 La Cagliostro se venge 22 Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 (L'Auto 1939) 1941 pays, tel le Canada, mais protégé - téléchargement non autorisé - dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ —— Avril 2004 —— – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Attention : VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Maurice Leblanc ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS (1908) Table des matières Premier épisode LA DAME BLONDE Chapitre 1 Le numéro 514 – série 23 Le 8 décembre de l'an dernier, M. Gerbois, professeur de mathématiques au lycée de Versailles, dénicha, dans le fouillis d'un marchand de bric-à-brac, un petit secrétaire en acajou qui lui plut par la multiplicité de ses tiroirs. « Voilà bien ce qu'il me faut pour l'anniversaire de Suzanne, pensa-t-il. » Et comme il s'ingéniait, dans la mesure de ses modestes ressources, à faire plaisir à sa fille, il débattit le prix et versa la somme de soixante-cinq francs. Au moment où il donnait son adresse, un jeune homme, de tournure élégante, et qui furetait déjà de droite et de gauche, aperçut le meuble et demanda : – Combien ? – Il est vendu, répliqua le marchand. – Ah !… À Monsieur, peut-être ? M. Gerbois salua et, d'autant plus heureux d'avoir ce meuble qu'un de ses semblables le convoitait, il se retira. Mais il n'avait pas fait dix pas dans la rue qu'il fut rejoint par le jeune homme, qui, le chapeau à la main et d'un ton de parfaite courtoisie, lui dit : – Je vous demande infiniment pardon, Monsieur… Je vais vous poser une question indiscrète… Cherchiez-vous ce secrétaire plus spécialement qu'autre chose ? – Non. Je cherchais une balance d'occasion pour certaines expériences de physique. – Par conséquent, vous n'y tenez pas beaucoup ? – J'y tiens, voilà tout. – Parce qu'il est ancien, peut-être ? – Parce qu'il est commode. – En ce cas vous consentiriez à l'échanger contre un secrétaire aussi commode, mais en meilleur état ? – Celui-ci est en bon état, et l'échange me paraît inutile. – Cependant… M. Gerbois est un homme facilement irritable et de caractère ombrageux. Il répondit sèchement : – Je vous en prie, Monsieur, n'insistez pas. L'inconnu se planta devant lui. – J'ignore le prix que vous l'avez payé, Monsieur… Je vous en offre le double. – Non. – Le triple ? – Oh restons-en là, s'écria le professeur, impatienté, ce qui m'appartient n'est pas à vendre. Le jeune homme le regarda fixement, d'un air que M. Gerbois ne devait pas oublier, puis, sans mot dire, tourna sur ses talons et s'éloigna. Une heure après on apportait le meuble dans la maisonnette que le professeur occupait sur la route de Viroflay. Il appela sa fille. – Voici pour toi, Suzanne, si toutefois il te convient. Suzanne était une jolie créature, expansive et heureuse. Elle se jeta au cou de son père et l'embrassa avec autant de joie que s'il lui avait offert un cadeau royal. Le soir même, l'ayant placé dans sa chambre avec l'aide d'Hortense, la bonne, elle nettoya les tiroirs et rangea soigneusement ses papiers, ses boîtes à lettres, sa correspondance, ses collections de cartes postales, et quelques souvenirs furtifs qu'elle conservait en l'honneur de son cousin Philippe. Le lendemain, à sept heures et demie, M. Gerbois se rendit au lycée. À dix heures, Suzanne, suivant une habitude quotidienne, l'attendait à la sortie, et c'était un grand plaisir pour lui que d'aviser, sur le trottoir opposé à la grille, sa silhouette gracieuse et son sourire d'enfant. Ils s'en revinrent ensemble. – Et ton secrétaire ? – Une pure merveille ! Hortense et moi, nous avons fait les cuivres. On dirait de l'or. – Ainsi tu es contente ? – Si je suis contente ! C'est-à-dire que je ne sais pas comment j'ai pu m'en passer jusqu'ici. Ils traversèrent le jardin qui précède la maison. M. Gerbois proposa : – Nous pourrions aller le voir avant le déjeuner ? – Oh ! oui, c'est une bonne idée. Elle monta la première, mais, arrivée au seuil de sa chambre, elle poussa un cri d'effarement. – Qu'y a-t-il donc ? balbutia M. Gerbois. À son tour il entra dans la chambre. Le secrétaire n'y était plus. Ce qui étonna le juge d'instruction, c'est l'admirable simplicité des moyens employés. En l'absence de Suzanne, et tandis que la bonne faisait son marché, un commissionnaire muni de sa plaque – des voisins la virent – avait arrêté sa charrette devant le jardin et sonné par deux fois. Les voisins, ignorant que la bonne était dehors, n'eurent aucun soupçon, de sorte que l'individu effectua sa besogne dans la plus absolue quiétude. À remarquer ceci : aucune armoire ne fut fracturée, aucune pendule dérangée. Bien plus, le porte-monnaie de Suzanne, qu'elle avait laissé sur le marbre du secrétaire, se retrouva sur la table voisine avec les pièces d'or qu'il contenait. Le mobile du vol était donc nettement déterminé, ce qui rendait le vol d'autant plus inexplicable, car, enfin, pourquoi courir tant de risques pour un butin si minime ? Le seul indice que put fournir le professeur fut l'incident de la veille. – Tout de suite ce jeune homme a marqué, de mon refus, une vive contrariété, et j'ai eu l'impression très nette qu'il me quittait sur une menace. C'était bien vague. On interrogea le marchand. Il ne connaissait ni l'un ni l'autre de ces deux messieurs. Quant à l'objet, il l'avait acheté quarante francs à Chevreuse, dans une vente après décès, et croyait bien l'avoir revendu à sa juste valeur. L'enquête poursuivie n'apprit rien de plus. Mais M. Gerbois resta persuadé qu'il avait subi un dommage énorme. Une fortune devait être dissimulée dans le double-fond d'un tiroir, et c'était la raison pour laquelle le jeune homme, connaissant la cachette, avait agi avec une telle décision. – Mon pauvre père, qu'aurions-nous fait de cette fortune ? répétait Suzanne. – Comment ! Mais avec une pareille dot, tu pouvais prétendre aux plus hauts partis. Suzanne, qui bornait ses prétentions à son cousin Philippe, lequel était un parti pitoyable, soupirait amèrement. Et dans la petite maison de Versailles, la vie continua, moins gaie, moins insouciante, assombrie de regrets et de déceptions. Deux mois se passèrent. Et soudain, coup sur coup, les événements les plus graves, une suite imprévue d'heureuses chances et de catastrophes ! … Le 1er février, à cinq heures et demie, M. Gerbois, qui venait de rentrer, un journal du soir à la main, s'assit, mit ses lunettes et commença de lire. La politique ne l'intéressant pas, il tourna la page. Aussitôt un article attira son attention, intitulé : « Troisième tirage de la loterie des Associations de la Presse. « Le numéro 514 – série 23, gagne un million… » Le journal lui glissa des doigts. Les murs vacillèrent devant ses yeux, et son cœur cessa de battre. Le numéro 514 – série 23, c'était son numéro ! Il l'avait acheté par hasard, pour rendre service à l'un de ses amis, car il ne croyait guère aux faveurs du destin, et voilà qu'il gagnait ! Vite, il tira son calepin. Le numéro 514 – série 23 était bien inscrit, pour mémoire, sur la page de garde. Mais le billet ? Il bondit vers son cabinet de travail pour y chercher la boîte d'enveloppes parmi lesquelles il avait glissé le précieux billet, et dès l'entrée il s'arrêta net, chancelant de nouveau et le cœur contracté, la boîte d'enveloppes ne se trouvait pas là, et, chose terrifiante, il se rendait subitement compte qu'il y avait des semaines qu'elle n'était pas là ! Depuis des semaines, il ne l'apercevait plus devant lui aux heures où il corrigeait les devoirs de ses élèves ! Un bruit de pas sur le gravier du jardin… Il appela : – Suzanne ! Suzanne ! Elle arrivait de course. Elle monta précipitamment. Il bégaya d'une voix étranglée : – Suzanne… la boîte… la boîte d'enveloppes ?… – Laquelle ? – Celle du Louvre… que j'avais rapportée un jeudi… et qui était au bout de cette table. – Mais rappelle-toi, père… c'est ensemble que nous l'avons rangée… – Quand ? – Le soir… tu sais… la veille du jour… – Mais où ?… réponds… tu me fais mourir… – Où ? … dans le secrétaire. – Dans le secrétaire qui a été volé ? – Oui. – Dans le secrétaire qui a été volé ! Il répéta ces mots tout bas, avec une sorte d'épouvante. Puis il lui saisit la main, et d'un ton plus bas encore : – Elle contenait un million, ma fille… – Ah ! père, pourquoi ne me l'as-tu pas dit ? murmura-t-elle naïvement. – Un million ! reprit-il, c'était le numéro gagnant des bons de la Presse. L'énormité du désastre les écrasait, et longtemps ils gardèrent un silence qu'ils n'avaient pas le courage de rompre. Enfin Suzanne prononça : – Mais, père, on te le paiera tout de même. – Pourquoi ? Sur quelles preuves ? – Il faut donc des preuves ? – Parbleu ! – Et tu n'en as pas ? – Si, j'en ai une. – Alors ? – Elle était dans la boîte. – Dans la boîte qui a disparu ? – Oui. Et c'est l'autre qui touchera. – Mais ce serait abominable ! Voyons, père, tu pourras t'y opposer ? – Est-ce qu'on sait ! Est-ce qu'on sait ! Cet homme doit être si fort ! Il dispose de telles ressources ! … Souviens-toi… l'affaire de ce meuble… Il se releva dans un sursaut d'énergie, et frappant du pied : – Eh bien, non, non, il ne l'aura pas, ce million, il ne l'aura pas ! Pourquoi l'aurait-il ? Après tout, si habile qu'il soit, lui non plus ne peut rien faire. S'il se présente pour toucher, on le coffre ! Ah ! nous verrons bien, mon bonhomme ! – Tu as donc une idée, père ? – Celle de défendre nos droits, jusqu'au bout, quoi qu'il arrive ! Et nous réussirons ! … Le million est à moi je l'aurai ! Quelques minutes plus tard, il expédiait cette dépêche : « Gouverneur Crédit Foncier, rue Capucines, Paris » « Suis possesseur du numéro 514 – série 23, mets opposition par toutes voies légales à toute réclamation étrangère. » « Gerbois. » Presque en même temps parvenait au Crédit Foncier cet autre télégramme : « Le numéro 514 – série 23 est en ma possession. « Arsène Lupin. » Chaque fois que j'entreprends de raconter quelqu'une des innombrables aventures dont se compose la vie d'Arsène Lupin, j'éprouve une véritable confusion, tellement il me semble que la plus banale de ces aventures est connue de tous ceux qui vont me lire. De fait, il n'est pas un geste de notre « voleur national », comme on l'a si joliment appelé, qui n'ait été signalé de la façon la plus retentissante, pas un exploit que l'on n'ait étudié sous toutes ses faces, pas un acte qui n'ait été commenté avec cette abondance de détails que l'on réserve d'ordinaire au récit des actions héroïques. Qui ne connaît, par exemple, cette étrange histoire de « La Dame blonde », avec ces épisodes curieux que les reporters intitulaient en gros caractères : Le numéro 514 – série 23… Le crime de l'avenue Henri-Martin !… Le diamant bleu !… Quel bruit autour de l'intervention du fameux détective anglais Herlock Sholmès ! Quelle effervescence après chacune des péripéties qui marquèrent la lutte de ces deux grands artistes ! Et quel vacarme sur les boulevards, le jour où les camelots vociféraient « L'arrestation d'Arsène Lupin ! » Mon excuse, c'est que j'apporte du nouveau : j'apporte le mot de l'énigme. Il reste toujours de l'ombre autour de ces aventures : je la dissipe. Je reproduis des articles lus et relus, je recopie d'anciennes interviews : mais tout cela je le coordonne, je le classe, et je le soumets à l'exacte vérité. Mon collaborateur, c'est Arsène Lupin dont la complaisance à mon égard est inépuisable. Et c'est aussi, en l'occurrence, l'ineffable Wilson, l'ami et le confident de Sholmès. On se rappelle le formidable éclat de rire qui accueillit la publication de la double dépêche. Le nom seul d'Arsène Lupin était un gage d'imprévu, une promesse de divertissement pour la galerie. Et la galerie, c'était le monde entier. Des recherches opérées aussitôt par le Crédit Foncier, il résulta que le numéro 514 – série 23 avait été délivré par l'intermédiaire du Crédit Lyonnais, succursale de Versailles, au commandant d'artillerie Bessy. Or, le commandant était mort d'une chute de cheval. On sut par des camarades auxquels il s'était confié que, quelque temps avant sa mort, il avait dû céder son billet à un ami. – Cet ami, c'est moi, affirma M. Gerbois. – Prouvez-le, objecta le gouverneur du Crédit Foncier. – Que je le prouve ? Facilement. Vingt personnes vous diront que j'avais avec le commandant des relations suivies et que nous nous rencontrions au café de la Place d'Armes. C'est là qu'un jour, pour l'obliger dans un moment de gêne, je lui ai repris son billet contre la somme de vingt francs. – Vous avez des témoins de cet échange ? – Non. – En ce cas, sur quoi fondez-vous votre réclamation ? – Sur la lettre qu'il m'a écrite à ce sujet. – Quelle lettre ? – Une lettre qui était épinglée avec le billet. – Montrez-la. – Mais elle se trouvait dans le secrétaire volé ! – Retrouvez-la. Arsène Lupin la communiqua, lui. Une note insérée par l'Écho de France – lequel a l'honneur d'être son organe officiel, et dont il est, paraît-il, un des principaux actionnaires – une note annonça qu'il remettait entre les mains de Maître Detinan, son avocat-conseil, la lettre que le commandant Bessy lui avait écrite, à lui personnellement. Ce fut une explosion de joie : Arsène Lupin prenait un avocat ! Arsène Lupin, respectueux des règles établies, désignait pour le représenter un membre du barreau ! Toute la presse se rua chez Maître Detinan, député radical influent, homme de haute probité en même temps que d'esprit fin, un peu sceptique, volontiers paradoxal. Maître Detinan n'avait jamais eu le plaisir de rencontrer Arsène Lupin – et il le regrettait vivement – mais il venait en effet de recevoir ses instructions, et, très touché d'un choix dont il sentait tout l'honneur, il comptait défendre vigoureusement le droit de son client. Il ouvrit donc le dossier nouvellement constitué, et, sans détours, exhiba la lettre du commandant. Elle prouvait bien la cession du billet, mais ne mentionnait pas le nom de l'acquéreur. « Mon cher ami… », disait-elle simplement. « Mon cher ami », c'est moi, ajoutait Arsène Lupin dans une note jointe à la lettre du commandant. Et la meilleure preuve c'est que j'ai la lettre. La nuée des reporters s'abattit immédiatement chez M. Gerbois qui ne put que répéter : – « Mon cher ami » n'est autre que moi. Arsène Lupin a volé la lettre du commandant avec le billet de loterie. – Qu'il le prouve riposta Lupin aux journalistes. – Mais puisque c'est lui qui a volé le secrétaire ! s'exclama M. Gerbois devant les mêmes journalistes. Et Lupin riposta : – Qu'il le prouve ! Et ce fut un spectacle d'une fantaisie charmante que ce duel public entre les deux possesseurs du numéro 514 – série 23, que ces allées et venues des reporters, que le sang-froid d'Arsène Lupin en face de l'affolement de ce pauvre M. Gerbois. Le malheureux, la presse était remplie de ses lamentations ! Il confiait son infortune avec une ingénuité touchante. – Comprenez-le, Messieurs, c'est la dot de Suzanne que ce gredin me dérobe ! Pour moi, personnellement, je m'en moque, mais pour Suzanne ! Pensez donc, un million ! Dix fois cent mille francs ! Ah je savais bien que le secrétaire contenait un trésor ! On avait beau lui objecter que son adversaire, en emportant le meuble, ignorait la présence d'un billet de loterie, et que nul en tout cas ne pouvait prévoir que ce billet gagnerait le gros lot, il gémissait : – Allons donc, il le savait !… Sinon pourquoi se serait-il donné la peine de prendre ce misérable meuble ? – Pour des raisons inconnues, mais certes point pour s'emparer d'un chiffon de papier qui valait alors la modeste somme de vingt francs. – La somme d'un million ! Il le savait… Il sait tout ! … Ah ! vous ne le connaissez pas, le bandit ! … Il ne vous a pas frustré d'un million, vous ! Le dialogue aurait pu durer longtemps. Mais le douzième jour, M. Gerbois reçut d'Arsène Lupin une missive qui portait la mention « confidentielle ». Il lut, avec une inquiétude croissante : « Monsieur, la galerie s'amuse à nos dépens. N'estimez-vous pas le moment venu d'être sérieux ? J'y suis, pour ma part, fermement résolu. « La situation est nette : je possède un billet que je n'ai pas, moi, le droit de toucher, et vous avez, vous, le droit de toucher un billet que vous ne possédez pas. Donc nous ne pouvons rien l'un sans l'autre. « Or, ni vous ne consentiriez à me céder VOTRE droit, ni moi à vous céder MON billet. « Que faire ? « Je ne vois qu'un moyen, séparons. Un demi-million pour vous, un demi-million pour moi. N'est-ce pas équitable ? Et ce jugement de Salomon ne satisfait-il pas à ce besoin de justice qui est en chacun de nous ? « Solution juste, mais solution immédiate. Ce n'est pas une offre que vous ayez le loisir de discuter, mais une nécessité à laquelle les circonstances vous contraignent à vous plier. Je vous donne trois jours pour réfléchir. Vendredi matin, j'aime à croire que je lirai, dans les petites annonces de l'Écho de France, une note discrète adressée à M. Ars. Lup. et contenant, en termes voilés, votre adhésion pure et simple au pacte que je vous propose. Moyennant quoi, vous rentrez en possession immédiate du billet et touchez le million – quitte à me remettre cinq cent mille francs par la voie que je vous indiquerai ultérieurement. « En cas de refus, j'ai pris mes dispositions pour que le résultat soit identique. Mais, outre les ennuis très graves que vous causerait une telle obstination, vous auriez à subir une retenue de vingt-cinq mille francs pour frais supplémentaires. « Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments les plus respectueux. « Arsène Lupin. » Exaspéré, M. Gerbois commit la faute énorme de montrer cette lettre et d'en laisser prendre copie. Son indignation le poussait à toutes les sottises. – Rien il n'aura rien ! s'écria-t-il devant l'assemblée des reporters. Partager ce qui m'appartient ? Jamais. Qu'il déchire son billet, s'il le veut ! – Cependant cinq cent mille francs valent mieux que rien. – Il ne s'agit pas de cela, mais de mon droit, et ce droit je l'établirai devant les tribunaux. – Attaquer Arsène Lupin ? Ce serait drôle. – Non, mais le Crédit Foncier. Il doit me délivrer le million. – Contre le dépôt du billet, ou du moins contre la preuve que vous l'avez acheté. – La preuve existe, puisque Arsène Lupin avoue qu'il a volé le secrétaire. – La parole d'Arsène Lupin suffira-t-elle aux tribunaux ? – N'importe, je poursuis. La galerie trépignait. Des paris furent engagés, les uns tenant que Lupin réduirait M. Gerbois, les autres qu'il en serait pour ses menaces. Et l'on éprouvait une sorte d'appréhension, tellement les forces étaient inégales entre les deux adversaires, l'un si rude dans son assaut, l'autre effaré comme une bête qu'on traque. Le vendredi, on s'arracha l'Écho de France, et on scruta fiévreusement la cinquième page à l'endroit des petites annonces. Pas une ligne n'était adressée à M. Ars. Lup. Aux injonctions d'Arsène Lupin, M. Gerbois répondait par le silence. C'était la déclaration de guerre. Le soir, on apprenait par les journaux l'enlèvement de Mlle Gerbois. Ce qui nous réjouit dans ce qu'on pourrait appeler les spectacles d'Arsène Lupin, c'est le rôle éminemment comique de la police. Tout se passe en dehors d'elle. Il parle, lui, il écrit, prévient, commande, menace, exécute, comme s'il n'existait ni chef de la Sûreté, ni agents, ni commissaires, personne enfin qui pût l'entraver dans ses desseins. Tout cela est considéré comme nul et non avenu. L'obstacle ne compte pas. Et pourtant elle se démène, la police ! Dès qu'il s'agit d'Arsène Lupin, du haut en bas de l'échelle, tout le monde prend feu, bouillonne, écume de rage. C'est l'ennemi, et l'ennemi qui vous nargue, vous provoque, vous méprise, ou, qui pis est, vous ignore. Et que faire contre un pareil ennemi ? À dix heures moins vingt, selon le témoignage de la bonne, Suzanne partait de chez elle. À dix heures cinq minutes, en sortant du lycée, son père ne l'apercevait pas sur le trottoir où elle avait coutume de l'attendre. Donc tout s'était passé au cours de la petite promenade de vingt minutes qui avait conduit Suzanne de chez elle jusqu'au lycée, ou du moins jusqu'aux abords du lycée. Deux voisins affirmèrent l'avoir croisée à trois cents pas de la maison. Une dame avait vu marcher le long de l'avenue une jeune fille dont le signalement correspondait au sien. Et après ? Après on ne savait pas. On perquisitionna de tous côtés, on interrogea les employés des gares et de l'octroi. Ils n'avaient rien remarqué ce jour-là qui pût se rapporter à l'enlèvement d'une jeune fille. Cependant, à Ville-d'Avray, un épicier déclara qu'il avait fourni de l'huile à une automobile fermée qui arrivait de Paris. Sur le siège se tenait un mécanicien, à l'intérieur une dame blonde – excessivement blonde, précisa le témoin. Une heure plus tard l'automobile revenait de Versailles. Un embarras de voiture l'obligea de ralentir, ce qui permit à l'épicier de constater, à côté de la dame blonde déjà entrevue, la présence d'une autre dame, entourée, celle-ci, de châles et de voiles. Nul doute que ce ne fût Suzanne Gerbois. Mais alors il fallait supposer que l'enlèvement avait eu lieu en plein jour, sur une route très fréquentée, au centre même de la ville ! Comment ? À quel endroit ? Pas un cri ne fut entendu, pas un mouvement suspect ne fut observé. L'épicier donna le signalement de l'automobile, une limousine 24 chevaux de la maison Peugeon, à carrosserie bleu foncé. À tout hasard, on s'informa auprès de la directrice du Grand-Garage, Mme Bob-Walthour, qui s'est fait une spécialité d'enlèvements par automobile. Le vendredi matin, en effet, elle avait loué pour la journée une limousine Peugeon à une dame blonde qu'elle n'avait du reste point revue. – Mais le mécanicien ? – C'était un nommé Ernest, engagé la veille sur la foi d'excellents certificats. – Il est ici ? – Non, il a ramené la voiture, et il n'est pas revenu. – Ne pouvons-nous retrouver sa trace ? – Certes, auprès des personnes dont il s'est recommandé. Voici leurs noms. On se rendit chez ces personnes. Aucune d'elles ne connaissait le nommé Ernest. Ainsi donc, quelque piste que l'on suivît pour sortir des ténèbres, on aboutissait à d'autres ténèbres, à d'autres énigmes. M. Gerbois n'était pas de force à soutenir une bataille qui commençait pour lui de façon si désastreuse. Inconsolable depuis la disparition de sa fille, bourrelé de remords, il capitula. Une petite annonce parue à l'Écho de France, et que tout le monde commenta, affirma sa soumission pure et simple, sans arrière-pensée. C'était la victoire, la guerre terminée en quatre fois vingtquatre heures. Deux jours après, M. Gerbois traversait la cour du Crédit Foncier. Introduit auprès du gouverneur, il tendit le numéro 514 – série 23. Le gouverneur sursauta. – Ah ! vous l'avez ? Il vous a été rendu ? – Il a été égaré, le voici, répondit M. Gerbois. – Cependant vous prétendiez… il a été question… – Tout cela n'est que racontars et mensonges. – Mais il nous faudrait tout de même quelque document à l'appui. – La lettre du commandant suffit-elle ? – Certes. – La voici. – Parfait. Veuillez laisser ces pièces en dépôt. Il nous est donné quinze jours pour vérification. Je vous préviendrai dès que vous pourrez vous présenter à notre caisse. D'ici là, Monsieur, je crois que vous avez tout intérêt à ne rien dire et à terminer cette affaire dans le silence le plus absolu. – C'est mon intention. M. Gerbois ne parla point, le gouverneur non plus. Mais il est des secrets qui se dévoilent sans qu'aucune indiscrétion soit commise, et l'on apprit soudain qu'Arsène Lupin avait eu l'audace de renvoyer à M. Gerbois le numéro 514 – série 23 ! La nouvelle fut accueillie avec une admiration stupéfaite. Décidément c'était un beau joueur que celui qui jetait sur la table un atout de cette importance, le précieux billet ! Certes, il ne s'en était dessaisi qu'à bon escient et pour une carte qui rétablissait l'équilibre. Mais si la jeune fille s'échappait ? Si l'on réussissait à reprendre l'otage qu'il détenait ? La police sentit le point faible de l'ennemi et redoubla d'efforts. Arsène Lupin désarmé, dépouillé par lui-même, pris dans l'engrenage de ses combinaisons, ne touchant pas un traître sou du million convoité… du coup les rieurs passaient dans l'autre camp. Mais il fallait retrouver Suzanne. Et on ne la retrouvait pas, et pas davantage, elle ne s'échappait ! Soit, disait-on, le point est acquis, Arsène gagne la première manche. Mais le plus difficile est à faire ! Mlle Gerbois est entre ses mains, nous l'accordons, et il ne la remettra que contre cinq cent mille francs. Mais où et comment s'opérera l'échange ? Pour que cet échange s'opère, il faut qu'il y ait rendez-vous, et alors qui empêche M. Gerbois d'avertir la police et, par là, de reprendre sa fille tout en gardant l'argent ? On interviewa le professeur. Très abattu, désireux de silence, il demeura impénétrable. – Je n'ai rien à dire, j'attends. – Et Mlle Gerbois ? – Les recherches continuent. – Mais Arsène Lupin vous a écrit ? – Non. – Vous l'affirmez ? – Non. – Donc c'est oui. Quelles sont ses instructions ? – Je n'ai rien à dire. On assiégea Maître Detinan. Même discrétion. – M. Lupin est mon client, répondait-il avec une affectation de gravité, vous comprendrez que je sois tenu à la réserve la plus absolue. Tous ces mystères irritaient la galerie. Évidemment des plans se tramaient dans l'ombre. Arsène Lupin disposait et resserrait les mailles de ses filets, pendant que la police organisait autour de M. Gerbois une surveillance de jour et de nuit. Et l'on examinait les trois seuls dénouements possibles : l'arrestation, le triomphe, ou l'avortement ridicule et piteux. Mais il arriva que la curiosité du public ne devait être satisfaite que de façon partielle, et c'est ici dans ces pages que, pour la première fois, l'exacte vérité se trouve révélée. Le mardi 12 mars, M. Gerbois reçut, sous une enveloppe d'apparence ordinaire, un avis du Crédit Foncier. Le jeudi, à une heure, il prenait le train pour Paris. À deux heures, les mille billets de mille francs lui furent délivrés. Tandis qu'il les feuilletait un à un, en tremblant – cet argent, n'était-ce pas la rançon de Suzanne ? – deux hommes s'entretenaient dans une voiture arrêtée à quelque distance du grand portail. L'un de ces hommes avait des cheveux grisonnants et une figure énergique qui contrastait avec son habillement et ses allures de petit employé. C'était l'inspecteur principal Ganimard, le vieux Ganimard, l'ennemi implacable de Lupin. Et Ganimard disait au brigadier Folenfant : – Ça ne va pas tarder… avant cinq minutes, nous allons revoir notre bonhomme. Tout est prêt ? – Absolument. – Combien sommes-nous ? – Huit, dont deux à bicyclette. – Et moi qui compte pour trois. C'est assez, mais ce n'est pas trop. À aucun prix il ne faut que le Gerbois nous échappe… sinon bonsoir : il rejoint Lupin au rendez-vous qu'ils ont dû fixer, il troque la demoiselle contre le demi-million, et le tour est joué. – Mais pourquoi donc le bonhomme ne marche-t-il pas avec nous ? Ce serait si simple ! En nous mettant dans son jeu il garderait le million entier. – Oui, mais il a peur. S'il essaye de mettre l'autre dedans, il n'aura pas sa fille. – Quel autre ? – Lui. Ganimard prononça ce mot d'un ton grave, un peu craintif, comme s'il parlait d'un être surnaturel dont il aurait déjà senti les griffes. – Il est assez drôle, observa judicieusement le brigadier Folenfant, que nous en soyons réduits à protéger ce Monsieur contre lui-même. – Avec Lupin, le monde est renversé, soupira Ganimard ! Une minute s'écoula. – Attention, fit-il. M. Gerbois sortait. À l'extrémité de la rue des Capucines, il prit les boulevards, du côté gauche. Il s'éloignait lentement, le long des magasins, et regardait les étalages. – Trop tranquille, le client, disait Ganimard. Un individu qui vous a dans la poche un million n'a pas cette tranquillité. – Que peut-il faire ? – Oh ! Rien, évidemment… N'importe, je me méfie. Lupin, c'est Lupin. À ce moment M. Gerbois se dirigea vers un kiosque, choisit des journaux, se fit rendre de la monnaie, déplia l'une des feuilles, et, les bras étendus, tout en s'avançant à petits pas, se mit à lire. Et soudain, d'un bond il se jeta dans une automobile qui stationnait au bord du trottoir. Le moteur était en marche, car elle partit rapidement, doubla la Madeleine et disparut. – Non de nom ! s'écria Ganimard, encore un coup de sa façon ! Il s'était élancé, et d'autres hommes couraient, en même temps que lui, autour de la Madeleine. Mais il éclata de rire. À l'entrée du boulevard Malesherbes, l'automobile était arrêtée, en panne, et M. Gerbois en descendait. – Vite, Folenfant… le mécanicien… c'est peut-être le nommé Ernest. Folenfant s'occupa du mécanicien. C'était un nommé Gaston, employé à la Société des fiacres automobiles ; dix minutes auparavant, un Monsieur l'avait retenu et lui avait dit d'attendre « sous pression », près du kiosque, jusqu'à l'arrivée d'un autre Monsieur. – Et le second client, demanda Folenfant, quelle adresse at-il donnée ? – Aucune adresse… « Boulevard Malesherbes… avenue de Messine… double pourboire » … Voilà tout. Mais, pendant ce temps, sans perdre une minute, M. Gerbois avait sauté dans la première voiture qui passait. – Cocher, au métro de la Concorde. Le professeur sortit du métro place du Palais-Royal, courut vers une autre voiture et se fit conduire place de la Bourse. Deuxième voyage en métro, puis, avenue de Villiers, troisième voiture. – Cocher, 25, rue Clapeyron. Le 25 de la rue Clapeyron est séparé du boulevard des Batignolles par la maison qui fait l'angle. Il monta au premier étage et sonna. Un Monsieur lui ouvrit. – C'est bien ici que demeure Maître Detinan ? – C'est moi-même. Monsieur Gerbois, sans doute. – Parfaitement. – Je vous attendais, Monsieur. Donnez-vous la peine d'entrer. Quand M. Gerbois pénétra dans le bureau de l'avocat, la pendule marquait trois heures, et tout de suite il dit : – C'est l'heure qu'il m'a fixée. Il n'est pas là ? – Pas encore. M. Gerbois s'assit, s'épongea le front, regarda sa montre comme s'il ne connaissait pas l'heure, et reprit anxieusement : – Viendra-t-il ? L'avocat répondit : – Vous m'interrogez, Monsieur, sur la chose du monde que je suis le plus curieux de savoir. Jamais je n'ai ressenti pareille impatience. En tout cas, s'il vient, il risque gros, cette maison est très surveillée depuis quinze jours… on se méfie de moi. – Et de moi encore davantage. Aussi je n'affirme pas que les agents, attachés à ma personne, aient perdu ma trace. – Mais alors… – Ce ne serait point de ma faute, s'écria vivement le professeur, et l'on n'a rien à me reprocher. Qu'ai-je promis ? D'obéir à ses ordres. Eh bien, j'ai obéi aveuglément à ses ordres, j'ai touché l'argent à l'heure fixée par lui, et je me suis rendu chez vous de la façon qu'il m'a prescrite. Responsable du malheur de ma fille, j'ai tenu mes engagements en toute loyauté. À lui de tenir les siens. Et il ajouta, de la même voix anxieuse : – Il ramènera ma fille, n'est-ce pas ? – Je l'espère. – Cependant… vous l'avez vu ? – Moi ? Mais non ! Il m'a simplement demandé par lettre de vous recevoir tous deux, de congédier mes domestiques avant trois heures, et de n'admettre personne dans mon appartement entre votre arrivée et son départ. Si je ne consentais pas à cette proposition, il me priait de l'en prévenir par deux lignes à l'Écho de France. Mais je suis trop heureux de rendre service à Arsène Lupin et je consens à tout. M. Gerbois gémit : – Hélas ! Comment tout cela finira-t-il ? Il tira de sa poche les billets de banque, les étala sur la table et en fit deux paquets de même nombre. Puis ils se turent. De temps à autre M. Gerbois prêtait l'oreille… n'avait-on pas sonné ? Avec les minutes son angoisse augmentait, et Maître Detinan aussi éprouvait une impression presque douloureuse. Un moment même l'avocat perdit tout sang-froid. Il se leva brusquement : – Nous ne le verrons pas… Comment voulez-vous ?… Ce serait de la folie de sa part ! Qu'il ait confiance en nous, soit, nous sommes d'honnêtes gens incapables de le trahir. Mais le danger n'est pas seulement ici. Et M. Gerbois, écrasé, les deux mains sur les billets, balbutiait : – Qu'il vienne, mon Dieu, qu'il vienne ! Je donnerais tout cela pour retrouver Suzanne. La porte s'ouvrit. – La moitié suffira, Monsieur Gerbois. Quelqu'un se tenait sur le seuil, un homme jeune, élégamment vêtu, en qui M. Gerbois reconnut aussitôt l'individu qui l'avait abordé près de la boutique de bric-à-brac, à Versailles. Il bondit vers lui. – Et Suzanne ? Où est ma fille ? Arsène Lupin ferma la porte soigneusement et, tout en défaisant ses gants du geste le plus paisible, il dit à l'avocat : – Mon cher Maître, je ne saurais trop vous remercier de la bonne grâce avec laquelle vous avez consenti à défendre mes droits. Je ne l'oublierai pas. Maître Detinan murmura : – Mais vous n'avez pas sonné… je n'ai pas entendu la porte… – Les sonnettes et les portes sont des choses qui doivent fonctionner sans qu'on les entende jamais. Me voilà tout de même, c'est l'essentiel. – Ma fille ! Suzanne ! Qu'en avez-vous fait ? répéta le professeur. – Mon Dieu, Monsieur, dit Lupin, que vous êtes pressé. Allons, rassurez-vous, encore un instant et Mademoiselle votre fille sera dans vos bras. Il se promena, puis du ton d'un grand seigneur qui distribue des éloges : – Monsieur Gerbois, je vous félicite de l'habileté avec laquelle vous avez agi tout à l'heure. Si l'automobile n'avait pas eu cette panne absurde, on se retrouvait tout simplement à l'Étoile, et l'on épargnait à Maître Detinan l'ennui de cette visite… enfin ! c'était écrit… Il aperçut les deux liasses de bank-notes et s'écria : – Ah parfait ! Le million est là… nous ne perdrons pas de temps. Vous permettez ? – Mais, objecta Maître Detinan, en se plaçant devant la table, Mlle Gerbois n'est pas encore arrivée. – Eh bien ? – Eh bien, sa présence n'est-elle pas indispensable ? – Je comprends ! Je comprends ! Arsène Lupin n'inspire qu'une confiance relative. Il empoche le demi-million et ne rend pas l'otage. Ah, mon cher Maître, je suis un grand méconnu ! Parce que le destin m'a conduit à des actes de nature un peu… spéciale, on suspecte ma bonne foi… à moi ! Moi qui suis l'homme du scrupule et de la délicatesse ! D'ailleurs, mon cher Maître, si vous avez peur, ouvrez votre fenêtre et appelez. Il y a bien une douzaine d'agents dans la rue. – Vous croyez ? Arsène Lupin souleva le rideau. – Je crois M. Gerbois incapable de dépister Ganimard… que vous disais-je ? Le voici, ce brave ami ! – Est-ce possible ! s'écria le professeur. Je vous jure cependant… – Que vous ne m'avez point trahi ?… Je n'en doute pas, mais les gaillards sont habiles. Tenez, Folenfant que j'aperçois !… Et Gréaume !… Et Dieuzy ! … Tous mes bons camarades, quoi ! Maître Detinan le regardait avec surprise. Quelle tranquillité ! Il riait d'un rire heureux, comme s'il se divertissait à quelque jeu d'enfant et qu'aucun péril ne l'eût menacé. Plus encore que la vue des agents, cette insouciance rassura l'avocat. Il s'éloigna de la table où se trouvaient les billets de banque. Arsène Lupin saisit l'une après l'autre les deux liasses, allégea chacune d'elles de vingt-cinq billets, et tendant à Maître Detinan les cinquante billets ainsi obtenus : – La part d'honoraires de M. Gerbois, mon cher maître, et celle d'Arsène Lupin. Nous vous devons bien cela. – Vous ne me devez rien, répliqua Maître Detinan. – Comment ? Et tout le mal que nous vous causons ! – Et tout le plaisir que je prends à me donner ce mal ! – C'est-à-dire, mon cher Maître, que vous ne voulez rien accepter d'Arsène Lupin. Voilà ce que c'est, soupira-t-il, d'avoir une mauvaise réputation. Il tendit les cinquante mille francs au professeur. – Monsieur, en souvenir de notre bonne rencontre, permettez-moi de vous remettre ceci : ce sera mon cadeau de noces à Mlle Gerbois. M. Gerbois prit vivement les billets, mais protesta : – Ma fille ne se marie pas. – Elle ne se marie pas si vous lui refusez votre consentement. Mais elle brûle de se marier. – Qu'en savez-vous ? – Je sais que les jeunes filles font souvent des rêves sans l'autorisation de leurs papas. Heureusement qu'il y a de bons génies qui s'appellent Arsène Lupin, et qui dans le fond des secrétaires découvrent le secret de ces âmes charmantes. – Vous n'y avez pas découvert autre chose ? demanda Maître Detinan. J'avoue que je serais fort curieux de savoir pourquoi ce meuble fut l'objet de vos soins. – Raison historique, mon cher maître. Bien que, contrairement à l'avis de M. Gerbois, il ne contînt aucun autre trésor que le billet de loterie – et cela je l'ignorais – j'y tenais et je le recherchais depuis longtemps. Ce secrétaire, en bois d'if et d'acajou, décoré de chapiteaux à feuilles d'acanthe, fut retrouvé dans la petite maison discrète qu'habitait à Boulogne Marie Walewska, et il porte sur l'un des tiroirs l'inscription : « Dédié à Napoléon 1er, Empereur des Français, par son très fidèle serviteur, Mancion ». Et, en dessous, ces mots, gravés à la pointe d'un couteau : « À toi, Marie ». Par la suite, Napoléon le fit recopier pour l'impératrice Joséphine – de sorte que le secrétaire qu'on admirait à la Malmaison n'était qu'une copie imparfaite de celui qui désormais fait partie de mes collections. Le professeur gémit : – Hélas ! Si j'avais su, chez le marchand, avec quelle hâte je vous l'aurais cédé ! Arsène Lupin dit en riant : – Et vous auriez eu, en outre, cet avantage appréciable de conserver, pour vous seul, le numéro 514 – série 23. – Ce qui ne vous aurait pas conduit à enlever ma fille que tout cela a dû bouleverser. – Tout cela ? – Cet enlèvement… – Mais, mon cher Monsieur, vous faites erreur. Mlle Gerbois n'a pas été enlevée. – Ma fille n'a pas été enlevée ! – Nullement. Qui dit enlèvement, dit violence. Or c'est de son plein gré qu'elle a servi d'otage. – De son plein gré ! répéta M. Gerbois, confondu. – Et presque sur sa demande ! Comment ! Une jeune fille intelligente comme Mlle Gerbois, et, qui plus est, cultive au fond de son âme une passion inavouée, aurait refusé de conquérir sa dot ! Ah ! je vous jure qu'il a été facile de lui faire comprendre qu'il n'y avait pas d'autre moyen de vaincre votre obstination. Maître Detinan s'amusait beaucoup. Il objecta : – Le plus difficile était de vous entendre avec elle. Il est inadmissible que Mlle Gerbois se soit laissé aborder. – Oh ! par moi, non. Je n'ai même pas l'honneur de la connaître. C'est une personne de mes amies qui a bien voulu entamer les négociations. – La dame blonde de l'automobile, sans doute, interrompit Maître Detinan. – Justement. Dès la première entrevue auprès du lycée, tout était réglé. Depuis, Mlle Gerbois et sa nouvelle amie ont voyagé, visitant la Belgique et la Hollande, de la manière la plus agréable et la plus instructive pour une jeune fille. Du reste ellemême va vous expliquer… On sonnait à la porte du vestibule, trois coups rapides, puis un coup isolé, puis un coup isolé. – C'est elle, dit Lupin. Mon cher maître, si vous voulez bien… L'avocat se précipita. Deux jeunes femmes entrèrent. L'une se jeta dans les bras de M. Gerbois. L'autre s'approcha de Lupin. Elle était de taille élevée, le buste harmonieux, la figure très pâle, et ses cheveux blonds, d'un blond étincelant, se divisaient en deux bandeaux ondulés et très lâches. Vêtue de noir, sans autre ornement qu'un collier de jais à quintuple tour, elle paraissait cependant d'une élégance raffinée. Arsène Lupin lui dit quelques mots, puis, saluant Mlle Gerbois : – Je vous demande pardon, Mademoiselle, de toutes ces tribulations, mais j'espère cependant que vous n'avez pas été trop malheureuse… – Malheureuse ! J'aurais même été très heureuse, s'il n'y avait pas eu mon pauvre père. – Alors tout est pour le mieux. Embrassez-le de nouveau, et profitez de l'occasion – elle est excellente – pour lui parler de votre cousin. – Mon cousin… que signifie ?… Je ne comprends pas. – Mais si, vous comprenez… votre cousin Philippe… ce jeune homme dont vous gardez précieusement les lettres… Suzanne rougit, perdit contenance, et enfin, comme le conseillait Lupin, se jeta de nouveau dans les bras de son père. Lupin les considéra tous deux d'un œil attendri. Comme on est récompensé de faire le bien ! Touchant spectacle ! Heureux père ! Heureuse fille ! Et dire que ce bonheur c'est ton œuvre, Lupin ! Ces êtres te béniront plus tard… ton nom sera pieusement transmis à leurs petits-enfants… oh ! La famille !… La famille ! … Il se dirigea vers la fenêtre. – Ce bon Ganimard est-il toujours là ?… Il aimerait tant assister à ces charmantes effusions … mais non, il n'est plus là… plus personne… ni lui, ni les autres… diable ! La situation devient grave… il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'ils fussent déjà sous la porte cochère… chez le concierge peut-être… ou même dans l'escalier ! M. Gerbois laissa échapper un mouvement. Maintenant que sa fille lui était rendue, le sentiment de la réalité lui revenait. L'arrestation de son adversaire, c'était pour lui un demi-million. Instinctivement il fit un pas… comme par hasard, Lupin se trouva sur son chemin. – Où allez-vous, Monsieur Gerbois ? Me défendre contre eux ? Mille fois aimable ! Ne vous dérangez pas. D'ailleurs, je vous jure qu'ils sont plus embarrassés que moi. Et il continua en réfléchissant : – Au fond que savent-ils ? Que vous êtes ici, et peut-être que Mlle Gerbois y est également, car ils ont dû la voir arriver avec une dame inconnue. Mais moi ? Ils ne s'en doutent pas. Comment me serais-je introduit dans une maison qu'ils ont fouillée ce matin de la cave au grenier ? Non, selon toutes probabilités, ils m'attendent pour me saisir au vol… pauvres chéris ! … À moins qu'ils ne devinent que la dame inconnue est envoyée par moi et qu'ils ne la supposent chargée de procéder à l'échange… auquel cas ils s'apprêtent à l'arrêter à son départ… Un coup de timbre retentit. D'un geste brusque, Lupin immobilisa M. Gerbois, et la voix sèche, impérieuse : – Halte-là, Monsieur, pensez à votre fille et soyez raisonnable, sinon… quant à vous, Maître Detinan, j'ai votre parole. M. Gerbois fut cloué sur placé. L'avocat ne bougea point. Sans la moindre hâte, Lupin prit son chapeau. Un peu de poussière le maculait : il le brossa du revers de sa manche. – Mon cher Maître, si jamais vous avez besoin de moi… mes meilleurs vœux, Mademoiselle Suzanne, et toutes mes amitiés à M. Philippe. Il tira de sa poche une lourde montre à double boîtier d'or. – Monsieur Gerbois, il est trois heures quarante-deux minutes ; à trois heures quarante-six, je vous autorise à sortir de ce salon… pas une minute plus tôt que trois heures quarantesix, n'est-ce pas ? – Mais ils vont entrer de force, ne put s'empêcher de dire Maître Detinan. – Et la loi que vous oubliez, mon cher Maître ! Jamais Ganimard n'oserait violer la demeure d'un citoyen français. Nous aurions le temps de faire un excellent bridge. Mais pardonnez-moi, vous semblez un peu émus tous les trois, et je ne voudrais pas abuser… Il déposa sa montre sur la table, ouvrit la porte du salon, et, s'adressant à la dame blonde : – Vous êtes prête, chère amie ? Il s'effaça devant elle, adressa un dernier salut, très respectueux, à Mlle Gerbois, sortit et referma la porte sur lui. Et on l'entendit qui disait, dans le vestibule, à haute voix : – Bonjour, Ganimard, comment ça va-t-il ? Rappelez-moi au bon souvenir de Mme Ganimard… un de ces jours, j'irai lui demander à déjeuner… adieu, Ganimard. Un coup de timbre encore, brusque, violent, puis des coups répétés, et des bruits de voix sur le palier. – Trois heures quarante-cinq, balbutia M. Gerbois. Après quelques secondes, résolument, il passa dans le vestibule. Lupin et la dame blonde n'y étaient plus. – Père ! il ne faut pas ! attends s'écria Suzanne. – Attendre ? Tu es folle !… Des ménagements avec ce gredin… et le demi-million ?… Il ouvrit. Ganimard se rua. – Cette dame… où est-elle ? Et Lupin ? – Il était là… il est là. Ganimard poussa un cri de triomphe : – Nous le tenons.., la maison est cernée. Maître Detinan objecta : – Mais l'escalier de service ? – L'escalier de service aboutit à la cour, et il n'y a qu'une issue, la grand-porte : dix hommes la gardent. – Mais il n'est pas entré par la grand-porte… il ne s'en ira pas par là… – Et par où donc ? riposta Ganimard… à travers les airs ? Il écarta un rideau. Un long couloir s'offrit qui conduisait à la cuisine. Ganimard le suivit en courant et constata que la porte de l'escalier de service était fermée à double tour. De la fenêtre, il appela l'un des agents : – Personne ? – Personne. – Alors, s'écria-t-il, ils sont dans l'appartement ! … Ils sont cachés dans l'une des chambres !… Il est matériellement impossible qu'ils se soient échappés… ah ! Mon petit Lupin, tu t'es fichu de moi, mais, cette fois, c'est la revanche. À sept heures du soir, M. Dudouis, chef de la Sûreté, étonné de n'avoir point de nouvelles, se présenta rue Clapeyron. Il interrogea les agents qui gardaient l'immeuble, puis monta chez Maître Detinan qui le mena dans sa chambre. Là, il aperçut un homme, ou plutôt deux jambes qui s'agitaient sur le tapis, tandis que le torse auquel elles appartenaient était engagé dans les profondeurs de la cheminée. – Ohé !… Ohé !….. glapissait une voix étouffée. Et une voix plus lointaine, qui venait de tout en haut, répondait : – Ohé !… Ohé !… M. Dudouis s'écria en riant : – Eh bien, Ganimard, qu'avez-vous donc à faire le fumiste ? L'inspecteur s'exhuma des entrailles de la cheminée. Le visage noirci, les vêtements couverts de suie, les yeux brillants de fièvre, il était méconnaissable. – Je le cherche, grogna-t-il. – Qui ? – Arsène Lupin… Arsène Lupin et son amie. – Ah ça ! Mais, vous imaginez-vous qu'ils se cachent dans les tuyaux de la cheminée ? Ganimard se releva, appliqua sur la manche de son supérieur cinq doigts couleur de charbon, et sourdement, rageusement : – Où voulez-vous qu'ils soient, chef ? Il faut bien qu'ils soient quelque part. Ce sont des êtres comme vous et moi, en chair et en os. Ces êtres-là ne s'en vont pas en fumée. – Non, mais ils s'en vont tout de même. – Par où ? Par où ? La maison est entourée ! Il y a des agents sur le toit. – La maison voisine ? – Pas de communication avec elle. – Les appartements des autres étages ? – Je connais tous les locataires : ils n'ont vu personne… ils n'ont entendu personne. – Êtes-vous sûr de les connaître tous ? – Tous. Le concierge répond d'eux. D'ailleurs, pour plus de précaution, j'ai posté un homme dans chacun de ces appartements. – Il faut pourtant bien qu'on mette la main dessus. – C'est ce que je dis, chef, c'est ce que je dis. Il le faut, et ça sera, parce qu'ils sont ici tous deux… ils ne peuvent pas ne pas y être ! Soyez tranquille, chef, si ce n'est pas ce soir, je les aurai demain… j'y coucherai !… J'y coucherai ! De fait il y coucha, et le lendemain aussi, et le surlendemain également. Et, lorsque trois jours entiers et trois nuits se furent écoulés, non seulement il n'avait pas découvert l'insaisissable Lupin et sa non moins insaisissable compagne, mais il n'avait même pas relevé le petit indice qui lui permît d'établir la plus petite hypothèse. Et c'est pourquoi son opinion de la première heure ne variait pas. Du moment qu'il n'y a aucune trace de leur fuite, c'est qu'ils sont là ! Peut-être, au fond de sa conscience, était-il moins convaincu. Mais il ne voulait pas se l'avouer. Non, mille fois non, un homme et une femme ne s'évanouissent pas ainsi que les mauvais génies des contes d'enfants. Et sans perdre courage, il continuait ses fouilles et ses investigations comme s'il avait espéré les découvrir, dissimulés en quelque retraite impénétrable, incorporés aux pierres de la maison. Chapitre 2 Le diamant bleu Le soir du 27 mars, au 134 de l'avenue Henri-Martin, dans le petit hôtel que lui avait légué son frère six mois auparavant, le vieux général Baron d'Hautrec, ambassadeur à Berlin sous le second Empire, dormait au fond d'un confortable fauteuil, tandis que sa demoiselle de compagnie lui faisait la lecture, et que la sœur Auguste bassinait son lit et préparait la veilleuse. À onze heures la religieuse qui, par exception, devait rentrer ce soir-là au couvent de sa communauté et passer la nuit près de la sœur supérieure, la religieuse prévint la demoiselle de compagnie. – Mademoiselle Antoinette, mon ouvrage est fini, je m'en vais. – Bien, ma sœur. – Et surtout n'oubliez pas que la cuisinière a congé et que vous êtes seule dans l'hôtel, avec le domestique. – Soyez sans crainte pour M. le Baron, je couche dans la chambre voisine comme c'est entendu, et je laisse ma porte ouverte. La religieuse s'en alla. Au bout d'un instant ce fut Charles, le domestique, qui vint prendre les ordres. Le Baron s'était réveillé. Il répondit lui-même. – Toujours les mêmes ordres, Charles : vérifier si la sonnerie électrique fonctionne bien dans votre chambre, et au premier appel descendre et courir chez le médecin. – Mon général s'inquiète toujours. – Ça ne va pas… ça ne va pas fort. Allons, Mademoiselle Antoinette, où en étions-nous de notre lecture ? – Monsieur le Baron ne se met donc pas au lit ? – Mais non, mais non, je me couche très tard, et d'ailleurs je n'ai besoin de personne. Vingt minutes après, le vieillard sommeillait de nouveau, et Antoinette s'éloignait sur la pointe des pieds. À ce moment Charles fermait soigneusement, comme à l'ordinaire, tous les volets du rez-de-chaussée. Dans la cuisine, il poussa le verrou de la porte qui donnait sur le jardin, et dans le vestibule il accrocha en outre, d'un battant à l'autre, la chaîne de sûreté. Puis il regagna sa mansarde, au troisième étage, se coucha et s'endormit. Une heure peut-être s'était écoulée quand, soudain, il sauta d'un bond hors de son lit : la sonnerie retentissait. Elle retentit longtemps, sept ou huit secondes peut-être, et de façon posée, ininterrompue… « Bon, se dit Charles, recouvrant ses esprits, une nouvelle lubie du Baron. » Il enfila ses vêtements, descendit rapidement l'escalier, s'arrêta devant la porte, et, par habitude, frappa. Aucune réponse. Il entra. « Tiens, murmura-t-il, pas de lumière… pourquoi diable ont-ils éteint ? » Et à voix basse, il appela : – Mademoiselle ? Aucune réponse. – Vous êtes là, Mademoiselle ?… Qu'y a-t-il donc ? Monsieur le Baron est malade ? Le même silence autour de lui, un silence lourd qui finit par l'impressionner. Il fit deux pas en avant : son pied heurta une chaise, et, l'ayant touchée, il s'aperçut qu'elle était renversée. Et tout de suite sa main rencontra par terre d'autres objets, un guéridon, un paravent. Inquiet, il revint vers la muraille, et, à tâtons chercha le bouton électrique. Il l'atteignit, le tourna. Au milieu de la pièce, entre la table et l'armoire à glace, gisait le corps de son maître, le Baron d'Hautrec. – Quoi ! … Est-ce possible ?… bégaya-t-il. Il ne savait que faire, et sans bouger, les yeux écarquillés, il contemplait le bouleversement des choses, les chaises tombées, un grand flambeau de cristal cassé en mille morceaux, la pendule qui gisait sur le marbre du foyer, toutes ces traces qui révélaient la lutte affreuse et sauvage. Le manche d'un stylet d'acier étincelait, non loin du cadavre. La lame en dégouttait de sang. Le long du matelas, pendait un mouchoir souillé de marques rouges. Charles hurla de terreur : le corps s'était tendu en un suprême effort, puis s'était recroquevillé sur lui-même… deux ou trois secousses, et ce fut tout. Il se pencha. Par une fine blessure au cou, du sang giclait, qui mouchetait le tapis de taches noires. Le visage conservait une expression d'épouvante folle. – On l'a tué, balbutia-t-il, on l'a tué. Et il frissonna à l'idée d'un autre crime probable : la demoiselle de compagnie ne couchait-elle pas dans la chambre voisine ? Et le meurtrier du Baron ne l'avait-il pas tuée elle aussi ? Il poussa la porte : la pièce était vide. Il conclut qu'Antoinette avait été enlevée, ou bien qu'elle était partie avant le crime. Il regagna la chambre du Baron et, ses yeux ayant rencontré le secrétaire, il remarqua que ce meuble n'avait pas été fracturé. Bien plus, il vit sur la table, près du trousseau de clefs et du portefeuille que le Baron y déposait chaque soir, une poignée de louis d'or. Charles saisit le portefeuille et en déplia les poches. L'une d'elles contenait des billets de banque. Il les compta : il y avait treize billets de cent francs. Alors ce fut plus fort que lui : instinctivement, mécaniquement, sans même que sa pensée participât au geste de la main, il prit les treize billets, les cacha dans son veston, dégringola l'escalier, tira le verrou, décrocha la chaîne, referma la porte et s'enfuit par le jardin. Charles était un honnête homme. Il n'avait pas repoussé la grille que, frappé par le grand air, le visage rafraîchi par la pluie, il s'arrêta. L'acte commis lui apparaissait sous son véritable jour, et il en avait une horreur subite. Un fiacre passait. Il héla le cocher. – Camarade, file au poste de police et ramène le commissaire… au galop ! Il y a mort d'homme. Le cocher fouetta son cheval. Mais quand Charles voulut rentrer, il ne le put pas : lui-même avait fermé la grille, et la grille ne s'ouvrait pas du dehors. D'autre part, il était inutile de sonner puisqu'il n'y avait personne dans l'hôtel. Il se promena donc le long de ces jardins qui font à l'avenue, du côté de la Muette, une riante bordure d'arbustes verts et bien taillés. Et ce fut seulement après une heure d'attente qu'il put enfin raconter au commissaire les détails du crime et lui remettre entre les mains les treize billets de banque. Pendant ce temps, on réquisitionnait un serrurier, lequel, avec beaucoup de peine, réussit à forcer la grille du jardin et la porte du vestibule. Le commissaire monta, et tout de suite, du premier coup d'œil, il dit au domestique : – Tiens, vous m'aviez annoncé que la chambre était dans le plus grand désordre. Il se retourna. Charles semblait cloué au seuil, hypnotisé : tous les meubles avaient repris leur place habituelle ! Le guéridon se dressait entre les deux fenêtres, les chaises étaient debout et la pendule au milieu de la cheminée. Les débris du candélabre avaient disparu. Il articula, béant de stupeur : – Le cadavre… M. le Baron… – Au fait, s'écria le commissaire, où se trouve la victime ? Il s'avança vers le lit. Sous un grand drap qu'il écarta, reposait le général Baron d'Hautrec, ancien ambassadeur de France à Berlin. Sa houppelande de général le recouvrait, ornée de la croix d'honneur. Le visage était calme. Les yeux étaient clos. Le domestique balbutia : – Quelqu'un est venu. – Par où ? – Je ne sais pas, mais quelqu'un est venu pendant mon absence… tenez, il y avait là, par terre, un poignard très mince, en acier… et puis, sur la table, un mouchoir avec du sang… il n'y a plus rien… on a tout enlevé… on a tout rangé… – Mais qui ? – L'assassin ! – Nous avons trouvé toutes les portes fermées. – C'est qu'il était resté dans l'hôtel. – Il y serait encore puisque vous n'avez pas quitté le trottoir. Le domestique réfléchit, et prononça lentement : – En effet… en effet… et je ne me suis pas éloigné de la grille… cependant… – Voyons, quelle est la dernière personne que vous ayez vue près du Baron ? – Mlle Antoinette, la demoiselle de compagnie. – Qu'est-elle devenue ? – Selon moi, son lit n'étant même pas défait, elle a dû profiter de l'absence de la sœur Auguste pour sortir elle aussi. Cela ne m'étonne qu'à moitié, elle est jolie… jeune… – Mais comment serait-elle sortie ? – Par la porte. – Vous aviez mis le verrou et accroché la chaîne ! – Bien plus tard. À ce moment elle avait dû quitter l'hôtel. – Et le crime aurait eu lieu après son départ ? – Naturellement. On chercha du haut en bas de la maison, dans les greniers comme dans les caves ; mais l'assassin avait pris la fuite. Comment ? À quel instant ? Était-ce lui ou un complice qui avait jugé à propos de retourner sur la scène du crime et de faire disparaître tout ce qui eût pu le compromettre ? Telles étaient les questions qui se posaient à la justice. À sept heures survint le médecin légiste, à huit heures le chef de la Sûreté. Puis ce fut le tour du procureur de la République et du juge d'instruction. Et il y avait aussi, encombrant l'hôtel, des agents, des inspecteurs, des journalistes, le neveu du Baron d'Hautrec et d'autres membres de la famille. On fouilla, on étudia la position du cadavre d'après les souvenirs de Charles, on interrogea, dès son arrivée, la sœur Auguste. On ne fit aucune découverte. Tout au plus la sœur Auguste s'étonnait-elle de la disparition d'Antoinette Bréhat. Elle avait engagé la jeune fille douze jours auparavant, sur la foi d'excellents certificats, et se refusait à croire qu'elle eût pu abandonner le malade qui lui était confié, pour courir, seule, la nuit. – D'autant plus qu'en ce cas, appuya le juge d'instruction, elle serait déjà rentrée. Nous en revenons donc au même point : qu'est-elle devenue ? – Pour moi, dit Charles, elle a été enlevée par l'assassin. L'hypothèse était plausible et concordait avec certaines apparences. Le chef de la Sûreté prononça : – Enlevée ? Ma foi, cela n'est point invraisemblable. – Non seulement invraisemblable, dit une voix, mais en opposition absolue avec les faits, avec les résultats de l'enquête, bref avec l'évidence même. La voix était rude, l'accent brusque, et personne ne fut surpris quand on eut reconnu Ganimard. À lui seul d'ailleurs on pouvait pardonner cette façon un peu cavalière de s'exprimer. – Tiens, c'est vous, Ganimard ? s'écria M. Dudouis, je ne vous avais pas vu. – Je suis là depuis deux heures. – Vous prenez donc quelque intérêt à ce qui n'est pas le billet 514 – série 23, l'affaire de la rue Clapeyron, la Dame blonde et Arsène Lupin ? – Eh ! Eh ! ricana le vieil inspecteur, je n'affirmerais pas que Lupin n'est pour rien dans l'affaire qui nous occupe… mais laissons de côté, jusqu'à nouvel ordre, l'histoire du billet de loterie, et voyons de quoi il s'agit. Ganimard n'est pas un de ces policiers de grande envergure dont les procédés font école et dont le nom restera dans les annales judiciaires. Il lui manque ces éclairs de génie qui illuminent les Dupin, les Lecoq et les Sherlock Holmes. Mais il a d'excellentes qualités moyennes, de l'observation, de la sagacité, de la persévérance, et même de l'intuition. Son mérite est de travailler avec l'indépendance la plus absolue. Rien, si ce n'est peut-être l'espèce de fascination qu'Arsène Lupin exerce sur lui, rien ne le trouble ni ne l'influence. Quoi qu'il en soit, son rôle, en cette matinée, ne manqua pas d'éclat et sa collaboration fut de celles qu'un juge peut apprécier. – Tout d'abord, commença-t-il, je demanderai au sieur Charles de bien préciser ce point : tous les objets qu'il a vus, la première fois, renversés ou dérangés, étaient-ils, à son second passage, exactement à leur place habituelle ? – Exactement. – Il est donc évident qu'ils n'ont pu être remis à leur place que par une personne pour qui la place de chacun de ces objets était familière. La remarque frappa les assistants. Ganimard reprit : – Une autre question, Monsieur Charles… vous avez été réveillé par une sonnerie… selon vous, qui vous appelait ? – M. le Baron, parbleu. – Soit, mais à quel moment aurait-il sonné ? – Après la lutte… au moment de mourir. – Impossible, puisque vous l'avez trouvé gisant, inanimé, à un endroit distant de plus de quatre mètres du bouton d'appel. – Alors, il a sonné pendant la lutte. – Impossible, puisque la sonnerie, avez-vous dit, fut régulière, ininterrompue, et dura sept ou huit secondes. Croyezvous que son agresseur lui eût donné le loisir de sonner ainsi ? – Alors, c'était avant, au moment d'être attaqué. – Impossible, vous nous avez dit qu'entre le signal de la sonnerie et l'instant où vous avez pénétré dans la chambre, il s'est écoulé tout au plus trois minutes. Si donc le Baron avait sonné avant, il aurait fallu que la lutte, l'assassinat, l'agonie et la fuite, se soient déroulés en ce court espace de trois minutes. Je le répète, c'est impossible. – Pourtant, dit le juge d'instruction, quelqu'un a sonné. Si ce n'est pas le Baron, qui est-ce ? – Le meurtrier. – Dans quel but ? – J'ignore son but. Mais tout au moins le fait qu'il a sonné nous prouve-t-il qu'il devait savoir que la sonnerie communiquait avec la chambre d'un domestique. Or, qui pouvait connaître ce détail, sinon une personne de la maison même ? Le cercle des suppositions se restreignait. En quelques phrases rapides, nettes, logiques, Ganimard plaçait la question sur son véritable terrain, et la pensée du vieil inspecteur apparaissant clairement, il sembla tout naturel que le juge d'instruction conclût : – Bref, en deux mots, vous soupçonnez Antoinette Bréhat. – Je ne la soupçonne pas, je l'accuse. – Vous l'accusez d'être la complice ? – Je l'accuse d'avoir tué le général Baron d'Hautrec. – Allons donc ! Et quelle preuve ?… – Cette poignée de cheveux que j'ai découverte dans la main droite de la victime, dans sa chair même où la pointe de ses ongles l'avait enfoncée. Il les montra, ces cheveux ; ils étaient d'un blond éclatant, lumineux comme des fils d'or, et Charles murmura : – Ce sont bien les cheveux de Mlle Antoinette. Pas moyen de s'y tromper. Et il ajouta : – Et puis… il y a autre chose… je crois bien que le couteau… celui que je n'ai pas revu la seconde fois… lui appartenait… elle s'en servait pour couper les pages des livres. Le silence fut long et pénible, comme si le crime prenait plus d'horreur d'avoir été commis par une femme. Le juge d'instruction discuta. – Admettons jusqu'à plus ample informé que le Baron ait été tué par Antoinette Bréhat. Il faudrait encore expliquer quel chemin elle a pu suivre pour sortir après le crime, pour rentrer après le départ du sieur Charles, et pour sortir de nouveau avant l'arrivée du commissaire. Vous avez une opinion là-dessus, Monsieur Ganimard ? – Aucune. – Alors ? Ganimard eut l'air embarrassé. Enfin il prononça, non sans un effort visible : – Tout ce que je puis dire, c'est que je retrouve ici le même procédé que dans l'affaire du billet 514 – 23, le même phénomène que l'on pourrait appeler la faculté de disparition. Antoinette Bréhat apparaît et disparaît dans cet hôtel, aussi mystérieusement qu'Arsène Lupin pénétra chez Maître Detinan et s'en échappa en compagnie de la Dame blonde. – Ce qui signifie ? – Ce qui signifie que je ne peux m'empêcher de penser à ces deux coïncidences, tout au moins bizarres : Antoinette Bréhat fut engagée par la sœur Auguste, il y a douze jours, c'est-à-dire le lendemain du jour où la Dame blonde me filait entre les doigts. En second lieu, les cheveux de la Dame blonde ont précisément cette couleur violente, cet éclat métallique à reflets d'or, que nous retrouvons dans ceux-ci. – De sorte que, suivant vous, Antoinette Bréhat… – N'est autre que la Dame blonde. – Et que Lupin, par conséquent, a machiné les deux affaires ? – Je le crois. Il y eut un éclat de rire. C'était le chef de la Sûreté qui se divertissait. – Lupin ! Toujours Lupin ! Lupin est dans tout, Lupin est partout ! – Il est où il est, scanda Ganimard, vexé. – Encore faut-il qu'il ait des raisons pour être quelque part, observa M. Dudouis, et, en l'espèce, les raisons me semblent obscures. Le secrétaire n'a pas été fracturé, ni le portefeuille volé. Il reste même de l'or sur la table. – Oui, s'écria Ganimard, mais le fameux diamant ? – Quel diamant ? – Le diamant bleu ! Le célèbre diamant qui faisait partie de la couronne royale de France et qui fut donné par le Duc d'A… à Léonide L…, et, à la mort de Léonide L…, racheté par le Baron d'Hautrec en mémoire de la brillante comédienne qu'il avait passionnément aimée. C'est un de ces souvenirs qu'un vieux Parisien comme moi n'oublie point. – Il est évident, dit le juge d'instruction, que, si le diamant bleu ne se retrouve pas, tout s'explique… mais où chercher ? – Au doigt même de M. le Baron, répondit Charles. Le diamant bleu ne quittait pas sa main gauche. – J'ai vu cette main, affirma Ganimard en s'approchant de la victime, et comme vous pouvez vous en assurer, il n'y a qu'un simple anneau d'or. – Regardez du côté de la paume, reprit le domestique. Ganimard déplia les doigts crispés. Le chaton était retourné à l'intérieur, et au cœur de ce chaton resplendissait le diamant bleu. – Fichtre, murmura Ganimard, absolument interdit, je n'y comprends plus rien. – Et vous renoncez, je l'espère, à suspecter ce malheureux Lupin ? ricana M. Dudouis. Ganimard prit un temps, réfléchit, et riposta d'un ton sentencieux : – C'est justement quand je ne comprends plus que je suspecte Arsène Lupin. Telles furent les premières constatations effectuées par la justice au lendemain de ce crime étrange. Constatations vagues, incohérentes et auxquelles la suite de l'instruction n'apporta ni cohérence ni certitude. Les allées et venues d'Antoinette Bréhat demeurèrent absolument inexplicables, comme celles de la Dame blonde, et pas davantage on ne sut quelle était cette mystérieuse créature aux cheveux d'or, qui avait tué le Baron d'Hautrec et n'avait pas pris à son doigt le fabuleux diamant de la couronne royale de France. Et, plus que tout, la curiosité qu'elle inspirait donnait au crime un relief de grand forfait dont s'exaspérait l'opinion publique. Les héritiers du Baron d'Hautrec ne pouvaient que bénéficier d'une pareille réclame. Ils organisèrent avenue Henri-Martin, dans l'hôtel même, une exposition des meubles et objets qui devaient se vendre à la salle Drouot. Meubles modernes et de goût médiocre, objets sans valeur artistique… mais au centre de la pièce, sur un socle tendu de velours grenat, protégée par un globe de verre, et gardée par deux agents, étincelait la bague au diamant bleu. Diamant magnifique, énorme, d'une pureté incomparable, et de ce bleu indéfini que l'eau claire prend au ciel qu'il reflète, de ce bleu que l'on devine dans la blancheur du linge. On admirait, on s'extasiait… et l'on regardait avec effroi la chambre de la victime, l'endroit où gisait le cadavre, le parquet démuni de son tapis ensanglanté, et les murs surtout, les murs infranchissables au travers desquels avait passé la criminelle. On s'assurait que le marbre de la cheminée ne basculait pas, que telle moulure de la glace ne cachait pas un ressort destiné à la faire pivoter. On imaginait des trous béants, des orifices de tunnel, des communications avec les égouts, avec les catacombes… La vente du diamant bleu eut lieu à l'hôtel Drouot. La foule s'étouffait et la fièvre des enchères s'exaspéra jusqu'à la folie. Il y avait là le Tout-Paris des grandes occasions, tous ceux qui achètent et tous ceux qui veulent faire croire qu'ils peuvent acheter, des boursiers, des artistes, des dames de tous les mondes, deux ministres, un ténor italien, un roi en exil qui, pour consolider son crédit, se donna le luxe de pousser, avec beaucoup d'aplomb et une voix vibrante, jusqu'à cent mille francs. Cent mille francs ! Il pouvait les offrir sans se compromettre. Le ténor italien en risqua cent cinquante, une sociétaire des Français cent soixante-quinze. À deux cent mille francs néanmoins, les amateurs se découragèrent. À deux cent cinquante mille, il n'en resta plus que deux : Herschmann, le célèbre financier, le roi des mines d'or, et la comtesse de Crozon, la richissime Américaine dont la collection de diamants et de pierres précieuses est réputée. – Deux cent soixante mille… deux cent soixante-dix mille… soixante-quinze.., quatre-vingt… proférait le commissaire, interrogeant successivement du regard les deux compétiteurs… deux cent quatre-vingt mille pour madame… personne ne dit mot ?… – Trois cent mille, murmura Herschmann. Un silence. On observait la comtesse de Crozon. Debout, souriante, mais d'une pâleur qui dénonçait son trouble, elle s'appuyait au dossier de la chaise placée devant elle. En réalité, elle le savait et tous les assistants le savaient aussi, l'issue du duel n'était pas douteuse : logiquement, fatalement, il devait se terminer à l'avantage du financier, dont les caprices étaient servis par une fortune de plus d'un demi-milliard. Pourtant, elle prononça : – Trois cent cinq mille. Un silence encore. On se retourna vers le roi des mines, dans l'attente de l'inévitable surenchère. Il était certain qu'elle allait se produire, forte, brutale, définitive. Elle ne se produisit point. Herschmann restait impassible, les yeux fixés sur une feuille de papier que tenait sa main droite, tandis que l'autre gardait les morceaux d'une enveloppe déchirée. – Trois cent cinq mille, répétait le commissaire. Une fois ?… Deux fois ?… Il est encore temps… personne ne dit mot ?… Je répète : une fois ?… deux fois ?… Herschmann ne broncha pas. Un dernier silence. Le marteau tomba. – Quatre cent mille, clama Herschmann, sursautant, comme si le bruit du marteau l'arrachait de sa torpeur. Trop tard. L'adjudication était irrévocable. On s'empressa autour de lui. Que s'était-il passé ? Pourquoi n'avait-il pas parlé plus tôt ? Il se mit à rire. – Que s'est-il passé ? Ma foi, je n'en sais rien. J'ai eu une minute de distraction. – Est-ce possible ? – Mais oui, une lettre qu'on m'a remise. – Et cette lettre a suffi… – Pour me troubler, oui, sur le moment. Ganimard était là. Il avait assisté à la vente de la bague. Il s'approcha d'un des garçons de service. – C'est vous, sans doute, qui avez remis une lettre à M. Herschmann ? – Oui. – De la part de qui ? – De la part d'une dame. – Où est-elle ? – Où est-elle ?… Tenez, Monsieur, là-bas… cette dame qui a une voilette épaisse. – Et qui s'en va ? – Oui. Ganimard se précipita vers la porte et aperçut la dame qui descendait l'escalier. Il courut. Un flot de monde l'arrêta près de l'entrée. Dehors, il ne la retrouva pas. Il revint dans la salle, aborda Herschmann, se fit connaître et l'interrogea sur la lettre. Herschmann la lui donna. Elle contenait, écrits au crayon, à la hâte, et d'une écriture que le financier ignorait, ces simples mots : « Le diamant bleu porte malheur. Souvenez-vous du Baron d'Hautrec. » Les tribulations du diamant bleu n'étaient pas achevées, et, déjà connu par l'assassinat du Baron d'Hautrec et par les incidents de l'hôtel Drouot, il devait, six mois plus part, atteindre à la grande célébrité. L'été suivant, en effet, on volait à la comtesse de Crozon le précieux joyau qu'elle avait eu tant de peine à conquérir. Résumons cette curieuse affaire dont les émouvantes et dramatiques péripéties nous ont tous passionnés et sur laquelle il m'est enfin permis de jeter quelque lumière. Le soir du 10 août, les hôtes de M. et Mme de Crozon étaient réunis dans le salon du magnifique château qui domine la baie de la Somme. On fit de la musique. La comtesse se mit au piano et posa sur un petit meuble, près de l'instrument, ses bijoux, parmi lesquels se trouvait la bague du Baron d'Hautrec. Au bout d'une heure le comte se retira, ainsi que ses deux cousins, les d'Andelle, et Mme de Réal, une amie intime de la comtesse de Crozon. Celle-ci resta seule avec M. Bleichen, consul autrichien, et sa femme. Ils causèrent, puis la comtesse éteignit une grande lampe située sur la table du salon. Au même moment, M. Bleichen éteignait les deux lampes du piano. Il y eut un instant d'obscurité, un peu d'effarement, puis le consul alluma une bougie, et tous trois gagnèrent leurs appartements. Mais, à peine chez elle, la comtesse se souvint de ses bijoux et enjoignit à sa femme de chambre d'aller les chercher. Celle-ci revint et les déposa sur la cheminée sans que sa maîtresse les examinât. Le lendemain, Mme de Crozon constatait qu'il manquait une bague, la bague au diamant bleu. Elle avertit son mari. Leur conclusion fut immédiate : la femme de chambre étant au-dessus de tout soupçon, le coupable ne pouvait être que M. Bleichen. Le comte prévint le commissaire central d'Amiens, qui ouvrit une enquête et, discrètement, organisa la surveillance la plus active pour que le consul autrichien ne pût ni vendre ni expédier la bague. Jour et nuit des agents entourèrent le château. Deux semaines s'écoulent sans le moindre incident. M. Bleichen annonce son départ. Ce jour-là une plainte est déposée contre lui. Le commissaire intervient officiellement et ordonne la visite des bagages. Dans un petit sac dont la clé ne quitte jamais le consul, on trouve un flacon de poudre de savon ; dans ce flacon, la bague ! Mme Bleichen s'évanouit. Son mari est mis en état d'arrestation. On se rappelle le système de défense adopté par l'inculpé. Il ne peut s'expliquer, disait-il, la présence de la bague que par une vengeance de M. de Crozon. « Le comte est brutal et rend sa femme malheureuse. J'ai eu un long entretien avec celle-ci et l'ai vivement engagée au divorce. Mis au courant, le comte s'est vengé en prenant la bague, et, lors de mon départ, en la glissant dans le nécessaire de toilette ». Le comte et la comtesse maintinrent énergiquement leur plainte. Entre l'explication qu'ils donnaient et celle du consul, toutes deux également possibles, également probables, le public n'avait qu'à choisir. Aucun fait nouveau ne fit pencher l'un des plateaux de la balance. Un mois de bavardages, de conjectures et d'investigations n'amena pas un seul élément de certitude. Ennuyés par tout ce bruit, impuissants à produire la preuve évidente de culpabilité qui eût justifié leur accusation, M. et Mme de Crozon demandèrent qu'on leur envoyât de Paris un agent de la Sûreté capable de débrouiller les fils de l'écheveau. On envoya Ganimard. Durant quatre jours le vieil inspecteur principal fureta, potina, se promena dans le parc, eut de longues conférences avec la bonne, avec le chauffeur, les jardiniers, les employés des bureaux de poste voisins, visita les appartements qu'occupaient le ménage Bleichen, les cousins d'Andelle et Mme de Réal. Puis, un matin, il disparut sans prendre congé de ses hôtes. Mais une semaine plus tard, ils recevaient ce télégramme : « Vous prie venir demain vendredi, cinq heures soir, au Thé japonais, rue Boissy-d'Anglas. Ganimard ». À cinq heures exactement, ce vendredi, leur automobile s'arrêtait devant le numéro 9 de la rue Boissy-d'Anglas. Sans un mot d'explication, le vieil inspecteur qui les attendait sur le trottoir les conduisit au premier étage du Thé japonais. Ils trouvèrent dans l'une des salles deux personnes que Ganimard leur présenta : – M. Gerbois, professeur au lycée de Versailles, à qui, vous vous en souvenez, Arsène Lupin vola un demi-million – M. Léonce d'Hautrec, neveu et légataire universel du Baron d'Hautrec. Les quatre personnes s'assirent. Quelques minutes après il en vint une cinquième. C'était le chef de la Sûreté. M. Dudouis paraissait d'assez méchante humeur. Il salua et dit : – Qu'y a-t-il donc, Ganimard ? On m'a remis, à la Préfecture, votre avis téléphonique. Est-ce sérieux ? – Très sérieux, chef. Avant une heure, les dernières aventures auxquelles j'ai donné mon concours auront leur dénouement ici. Il m'a semblé que votre présence était indispensable. – Et la présence également de Dieuzy et de Folenfant, que j'ai aperçus en bas, aux environs de la porte ? – Oui, chef. – Et en quoi ? S'agit-il d'une arrestation ? Quelle mise en scène ! Allons, Ganimard, on vous écoute. Ganimard hésita quelques instants, puis prononça avec l'intention visible de frapper ses auditeurs : – Tout d'abord j'affirme que M. Bleichen n'est pour rien dans le vol de la bague. – Oh ! Oh ! fit M. Dudouis, c'est une simple affirmation… et fort grave. Et le comte demanda : – Est-ce à cette… découverte que se bornent vos efforts ? – Non, Monsieur. Le surlendemain du vol, les hasards d'une excursion en automobile ont mené trois de vos invités jusqu'au bourg de Crécy. Tandis que deux de ces personnes allaient visiter le fameux champ de bataille, la troisième se rendait en hâte au bureau de poste et expédiait une petite boîte ficelée, cachetée suivant les règlements, et déclarée pour une valeur de cent francs. M. de Crozon objecta : – Il n'y a rien là que de naturel. – Peut-être vous semblera-t-il moins naturel que cette personne, au lieu de donner son nom véritable, ait fait l'expédition sous le nom de Rousseau, et que le destinataire, un M. Beloux, demeurant à Paris, ait déménagé le soir même du jour où il recevait la boîte, c'est-à-dire la bague. – Il s'agit peut-être, interrogea le comte, d'un de mes cousins d'Andelle ? – Il ne s'agit pas de ces messieurs. – Donc de Mme de Réal ? – Oui. La comtesse s'écria, stupéfaite : – Vous accusez mon amie Mme de Réal ? – Une simple question, madame, répondit Ganimard. Mme de Réal assistait-elle à la vente du diamant bleu ? – Oui, mais de son côté. Nous n'étions pas ensemble. – Vous avait-elle engagée à acheter la bague ? La comtesse rassembla ses souvenirs. – Oui… en effet… je crois même que c'est elle qui m'en a parlé la première. – Je note votre réponse, madame. Il est bien établi que c'est Mme de Réal qui vous a parlé la première de cette bague, et qui vous a engagée à l'acheter. – Cependant… mon amie est incapable… – Pardon, pardon, Mme de Réal n'est que votre amie occasionnelle, et non votre amie intime, comme les journaux l'ont imprimé, ce qui a écarté d'elle les soupçons. Vous ne la connaissez que depuis cet hiver. Or, je me fais fort de vous démontrer que tout ce qu'elle vous a raconté sur elle, sur son passé, sur ses relations, est absolument faux, que Mme Blanche de Réal n'existait pas avant de vous avoir rencontrée, et qu'elle n'existe plus à l'heure actuelle. – Et après ? – Après ? fit Ganimard. – Oui, toute cette histoire est très curieuse, mais en quoi s'applique-t-elle à notre cas ? Si tant est que Mme de Réal ait pris la bague, ce qui n'est nullement prouvé, pourquoi l'a-t-elle cachée dans la poudre dentifrice de M. Bleichen ? Que diable ! Quand on se donne la peine de dérober le diamant bleu, on le garde. Qu'avez-vous à répondre à cela ? – Moi, rien, mais Mme de Réal y répondra. – Elle existe donc ? – Elle existe… sans exister. En quelques mots, voici. Il y a trois jours, en lisant le journal que je lis chaque jour, j'ai vu en tête de la liste des étrangers, à Trouville, « Hôtel Beaurivage : Mme de Réal, etc. » Vous comprendrez que le soir même j'étais à Trouville, et que j'interrogeais le directeur de Beaurivage. D'après le signalement et d'après certains indices que je recueillis, cette Mme de Réal était bien la personne que je cherchais, mais elle avait quitté l'hôtel, laissant son adresse à Paris, 3, rue du Colisée. Avant-hier je me suis présenté à cette adresse, et j'appris qu'il n'y avait point de Mme de Réal, mais tout simplement une dame Réal, qui habitait le deuxième étage, qui exerçait le métier de courtière en diamants, et qui s'absentait souvent. La veille encore, elle arrivait de voyage. Hier j'ai sonné à sa porte, et j'ai offert à Mme Réal, sous un faux nom, mes services comme intermédiaire auprès de personnes en situation d'acheter des pierres de valeur. Aujourd'hui nous avons rendez-vous ici pour une première affaire. – Comment ! Vous l'attendez ? – À cinq heures et demie. – Et vous êtes sûr ?… – Que c'est la Mme de Réal du château de Crozon ? J'ai des preuves irréfutables. Mais… écoutez… le signal de Folenfant… Un coup de sifflet avait retenti, Ganimard se leva vivement. – Il n'y a pas de temps à perdre. Monsieur et madame de Crozon, veuillez passer dans la pièce voisine. Vous aussi, Monsieur d'Hautrec… et vous aussi Monsieur Gerbois… la porte restera ouverte et, au premier signal, je vous demanderai d'intervenir. Restez, chef, je vous en prie. – Et s'il arrive d'autres personnes ? observa M. Dudouis. – Non. Cet établissement est nouveau, et le patron qui est un de mes amis ne laissera monter âme qui vive… sauf la Dame blonde. – La Dame blonde ! Que dites-vous ? – La Dame blonde elle-même, chef, la complice et l'amie d'Arsène Lupin, la mystérieuse Dame blonde, contre qui j'ai des preuves certaines, mais contre qui je veux en outre, et devant vous, réunir les témoignages de tous ceux qu'elle a dépouillés. Il se pencha par la fenêtre. – Elle approche… elle entre… plus moyen qu'elle s'échappe : Folenfant et Dieuzy gardent la porte… la Dame blonde est à nous, chef ! Presque aussitôt, une femme s'arrêtait sur le seuil, grande, mince, le visage très pâle et les cheveux d'un or violent. Une telle émotion suffoqua Ganimard qu'il demeura muet, incapable d'articuler le moindre mot. Elle était là, en face de lui, à sa disposition ! Quelle victoire sur Arsène Lupin ! Et quelle revanche ! Et en même temps cette victoire lui semblait remportée avec une telle aisance qu'il se demandait si la Dame blonde n'allait pas lui glisser entre les mains grâce à quelques-uns de ces miracles dont Lupin était coutumier. Elle attendait cependant, surprise de ce silence, et regardait autour d'elle sans dissimuler son inquiétude. – Elle va partir ! Elle va disparaître ! pensa Ganimard effaré. Brusquement il s'interposa entre elle et la porte. Elle se retourna et voulut sortir. – Non, non, fit-il, pourquoi vous éloigner ? – Mais enfin, Monsieur, je ne comprends rien à ces manières. Laissez-moi… – Il n'y a aucune raison pour que vous vous en alliez, madame, et beaucoup au contraire pour que vous restiez. – Cependant… – Inutile. Vous ne sortirez pas. Toute pâle, elle s'affaissa sur une chaise et balbutia : – Que voulez-vous ?… Ganimard était vainqueur. Il tenait la Dame blonde. Maître de lui, il articula : – Je vous présente cet ami, dont je vous ai parlé, et qui serait désireux d'acheter des bijoux… et surtout des diamants. Vous êtes-vous procuré celui que vous m'aviez promis ? – Non… non… je ne sais pas… je ne me rappelle pas. – Mais si… cherchez bien… une personne de votre connaissance devait vous remettre un diamant teinté… « Quelque chose comme le diamant bleu », ai-je dit en riant, et vous m'avez répondu : « Précisément, j'aurai peut-être votre affaire. » Vous souvenez-vous ? Elle se taisait. Un petit réticule qu'elle tenait à la main tomba. Elle le ramassa vivement et le serra contre elle. Ses doigts tremblaient un peu. – Allons, dit Ganimard, je vois que vous n'avez pas confiance en nous, madame de Réal, je vais vous donner le bon exemple, et vous montrer ce que je possède, moi. Il tira de son portefeuille un papier qu'il déplia, et tendit une mèche de cheveux. – Voici d'abord quelques cheveux d'Antoinette Bréhat, arrachés par le Baron et recueillis dans la main du mort. J'ai vu Mlle Gerbois : elle a reconnu positivement la couleur des cheveux de la Dame blonde… la même couleur que les vôtres d'ailleurs… exactement la même couleur. Mme Réal l'observait d'un air stupide, et comme si vraiment elle ne saisissait pas le sens de ses paroles. Il continua : – Et maintenant voici deux flacons d'odeur, sans étiquette, il est vrai, et vides, mais encore assez imprégnés de leur odeur, pour que Mlle Gerbois ait pu, ce matin même, y distinguer le parfum de cette Dame blonde qui fut sa compagne de voyage durant deux semaines. Or l'un de ces flacons provient de la chambre que Mme de Réal occupait au château de Crozon, et l'autre de la chambre que vous occupiez à l'hôtel Beaurivage. – Que dites-vous !… La Dame blonde… le château de Crozon… Sans répondre, l'inspecteur aligna sur la table quatre feuilles. – Enfin ! dit-il, voici, sur ces quatre feuilles, un spécimen de l'écriture d'Antoinette Bréhat, un autre de la dame qui écrivit au Baron Herschmann lors de la vente du diamant bleu, un autre de Mme de Réal, lors de son séjour à Crozon, et le quatrième… de vous-même, madame, … c'est votre nom et votre adresse, donnés par vous, au portier de l'hôtel Beaurivage à Trouville. Or, comparez les quatre écritures. Elles sont identiques. – Mais vous êtes fou, Monsieur ! Vous êtes fou ! Que signifie tout cela ? – Cela signifie, madame, s'écria Ganimard dans un grand mouvement, que la Dame blonde, l'amie et la complice d'Arsène Lupin, n'est autre que vous. Il poussa la porte du salon voisin, se rua sur M. Gerbois, le bouscula par les épaules, et l'attirant devant Mme Réal : – Monsieur Gerbois, reconnaissez-vous la personne qui enleva votre fille, et que vous avez vue chez Maître Detinan ? – Non. Il y eut comme une commotion dont chacun reçut le choc. Ganimard chancela. – Non ?… Est-ce possible… voyons, réfléchissez… – C'est tout réfléchi… madame est blonde comme la Dame blonde… pâle comme elle… mais elle ne lui ressemble pas du tout. – Je ne puis croire… une pareille erreur est inadmissible… Monsieur d'Hautrec, vous reconnaissez bien Antoinette Bréhat ? – J'ai vu Antoinette Bréhat chez mon oncle… ce n'est pas elle. – Et madame n'est pas non plus Mme de Réal, affirma le comte de Crozon. C'était le coup de grâce. Ganimard en fut étourdi et ne broncha plus, la tête basse, les yeux fuyants. De toutes ses combinaisons il ne restait rien. L'édifice s'écroulait. M. Dudouis se leva. – Vous nous excuserez, madame, il y a là une confusion regrettable que je vous prie d'oublier. Mais ce que je ne saisis pas bien c'est votre trouble… votre attitude bizarre depuis que vous êtes ici. – Mon Dieu, Monsieur, j'avais peur… il y a plus de cent mille francs de bijoux dans mon sac, et les manières de votre ami n'étaient guère rassurantes. – Mais vos absences continuelles ?… – N'est-ce pas mon métier qui l'exige ? M. Dudouis n'avait rien à répondre. Il se tourna vers son subordonné. – Vous avez pris vos informations avec une légèreté déplorable, Ganimard, et tout à l'heure vous vous êtes conduit envers madame de la façon la plus maladroite. Vous viendrez vous en expliquer dans mon cabinet. L'entrevue était terminée, et le chef de la Sûreté se disposait à partir, quand il se passa un fait vraiment déconcertant. Mme Réal s'approcha de l'inspecteur et lui dit : – J'entends que vous vous appelez Monsieur Ganimard… je ne me trompe pas ? – Non. – En ce cas, cette lettre doit être pour vous, je l'ai reçue ce matin, avec l'adresse que vous pouvez lire : « M. Justin Ganimard, aux bons soins de Mme Réal. » J'ai pensé que c'était une plaisanterie, puisque je ne vous connaissais pas sous ce nom, mais sans doute ce correspondant inconnu savait-il notre rendez-vous. Par une intuition singulière, Justin Ganimard fut près de saisir la lettre et de l'anéantir. Il n'osa, devant son supérieur, et déchira l'enveloppe. La lettre contenait ces mots qu'il articula d'une voix à peine intelligible : « Il y avait une fois une Dame blonde, un Lupin et un Ganimard. Or le mauvais Ganimard voulait faire du mal à la jolie Dame blonde, et le bon Lupin ne le voulait pas. Aussi le bon Lupin, désireux que la Dame blonde entrât dans l'intimité de la comtesse de Crozon, lui fit-il prendre le nom de Mme de Réal qui est celui – ou à peu près – d'une honnête commerçante dont les cheveux sont dorés et la figure pâle. Et le bon Lupin se disait : "Si jamais le mauvais Ganimard est sur la piste de la Dame blonde, combien il pourra m'être utile de le faire dévier sur la piste de l'honnête commerçante !" Sage précaution et qui porte ses fruits. Une petite note envoyée au journal du mauvais Ganimard, un flacon d'odeur oublié volontairement par la vraie Dame blonde à l'hôtel Beaurivage, le nom et l'adresse de Mme Réal écrits par cette vraie Dame blonde sur les registres de l'hôtel, et le tour est joué. Qu'en dites-vous, Ganimard ? J'ai voulu vous conter l'aventure par le menu, sachant qu'avec votre esprit vous seriez le premier à en rire. De fait elle est piquante, et j'avoue que, pour ma part, je m'en suis follement diverti. « À vous donc merci, cher ami, et mes bons souvenirs à cet excellent M. Dudouis. « Arsène Lupin. » – Mais il sait tout ! gémit Ganimard, qui ne songeait nullement à rire, il sait des choses que je n'ai dites à personne. Comment pouvait-il savoir que je vous demanderais de venir, chef ? Comment pouvait-il savoir ma découverte du premier flacon ?… Comment pouvait-il savoir ?… Il trépignait, s'arrachait les cheveux, en proie au plus tragique désespoir. M. Dudouis eut pitié de lui. – Allons, Ganimard, consolez-vous, on tâchera de mieux faire une autre fois. Et le chef de la Sûreté s'éloigna, accompagné de Mme Réal. Dix minutes s'écoulèrent. Ganimard lisait et relisait la lettre de Lupin. Dans un coin, M. et Mme de Crozon, M. d'Hautrec et M. Gerbois s'entretenaient avec animation. Enfin le comte s'avança vers l'inspecteur et lui dit : – De tout cela il résulte, cher Monsieur, que nous ne sommes pas plus avancés qu'avant. – Pardon. Mon enquête a établi que la Dame blonde est l'héroïne indiscutable de ces aventures et que Lupin la dirige. C'est un pas énorme. – Et qui ne sert à rien. Le problème est peut-être même plus obscur. La Dame blonde tue pour voler le diamant bleu et elle ne le vole pas. Elle le vole, et c'est pour s'en débarrasser au profit d'un autre. – Je n'y peux rien. – Certes, mais quelqu'un pourrait peut-être… – Que voulez vous dire ? Le comte hésitait, mais la comtesse prit la parole et nettement : – Il est un homme, un seul après vous, selon moi, qui serait capable de combattre Lupin et de le réduire à merci. Monsieur Ganimard, vous serait-il désagréable que nous sollicitions l'aide d'Herlock Sholmès ? Il fut décontenancé. – Mais non… seulement… je ne comprends pas bien… – Voilà. Tous ces mystères m'agacent. Je veux voir clair. M. Gerbois et M. d'Hautrec ont la même volonté, et nous nous sommes mis d'accord pour nous adresser au célèbre détective anglais. – Vous avez raison, Madame, prononça l'inspecteur avec une loyauté qui n'était pas sans quelque mérite, vous avez raison ; le vieux Ganimard n'est pas de force à lutter contre Arsène Lupin. Herlock Sholmès y réussira-t-il ? Je le souhaite, car j'ai pour lui la plus grande admiration… cependant… il est peu probable… – Il est peu probable qu'il aboutisse ? – C'est mon avis. Je considère qu'un duel entre Herlock Sholmès et Arsène Lupin est une chose réglée d'avance. L'Anglais sera battu. – En tout cas, peut-il compter sur vous ? – Entièrement, Madame. Mon concours lui est assuré sans réserves. – Vous connaissez son adresse ? – Oui, Parker street, 219. Le soir même, M. et Mme de Crozon se désistaient de leur plainte contre le consul Bleichen, et une lettre collective était adressée à Herlock Sholmès. Chapitre 3 Herlock Sholmès ouvre les hostilités – Que désirent ces messieurs ? – Ce que vous voulez, répondit Arsène Lupin, en homme que ces détails de nourriture intéressaient peu… ce que vous voulez, mais ni viande ni alcool. Le garçon s'éloigna, dédaigneux. Je m'écriai : – Comment, encore végétarien ? – De plus en plus, affirma Lupin. – Par goût ? Par croyance ? Par habitude ? – Par hygiène. – Et jamais d'infraction ? – Oh ! si… quand je vais dans le monde… pour ne pas me singulariser. Nous dînions tous deux près de la gare du Nord, au fond d'un petit restaurant où Arsène Lupin m'avait convoqué. Il se plaît ainsi, de temps à autre, à me fixer le matin, par télégramme, un rendez-vous en quelque coin de Paris. Il s'y montre toujours d'une verve intarissable, heureux de vivre, simple et bon enfant, et toujours c'est une anecdote imprévue, un souvenir, le récit d'une aventure que j'ignorais. Ce soir-là il me parut plus exubérant encore qu'à l'ordinaire. Il riait et bavardait avec un entrain singulier, et cette ironie fine qui lui est spéciale, ironie sans amertume, légère et spontanée. C'était plaisir que de le voir ainsi, et je ne pus m'interdire de lui exprimer mon contentement. – Eh ! oui, s'écria-t-il, j'ai de ces jours où tout me semble délicieux, où la vie est en moi comme un trésor infini que je n'arriverai jamais à épuiser. Et Dieu sait pourtant que je vis sans compter ! – Trop peut-être. – Le trésor est infini, vous dis-je ! Je puis me dépenser et me gaspiller, je puis jeter mes forces et ma jeunesse aux quatre vents, c'est de la place que je fais à des forces plus vives et plus jeunes… et puis vraiment, ma vie est si belle … je n'aurais qu'à vouloir, n'est-ce pas, pour devenir du jour au lendemain, que sais-je … orateur, chef d'usine, homme politique… eh bien, je vous le jure, jamais l'idée ne m'en viendrait ! Arsène Lupin je suis, Arsène Lupin je reste. Et je cherche vainement dans l'histoire une destinée comparable à la mienne, mieux remplie, plus intense… Napoléon ? Oui, peut-être… mais alors Napoléon à la fin de sa carrière impériale, pendant la campagne de France, quand l'Europe l'écrasait, et qu'il se demandait à chaque bataille si ce n'était pas la dernière qu'il livrait. Était-il sérieux ? Plaisantait-il ? Le ton de sa voix s'était échauffé, et il continua. – Tout est là, voyez-vous, le danger ! L'impression ininterrompue du danger ! Le respirer comme l'air que l'on respire, le discerner autour de soi qui souffle, qui rugit, qui guette, qui approche… et au milieu de la tempête, rester calme… ne pas broncher !… Sinon, vous êtes perdu… il n'y a qu'une sensation qui vaille celle-là, celle du chauffeur en course d'automobile ! Mais la course dure une matinée, et ma course à moi dure toute la vie ! – Quel lyrisme ! m'écriai-je… Et vous allez me faire accroire que vous n'avez pas un motif particulier d'excitation ! Il sourit. – Allons, dit-il, vous êtes un fin psychologue. Il y a en effet autre chose. Il se versa un grand verre d'eau fraîche, l'avala et me dit : – Vous avez lu le Temps d'aujourd'hui ? – Ma foi non. – Herlock Sholmès a dû traverser la Manche cet après-midi et arriver vers six heures. – Diable ! Et pourquoi ? – Un petit voyage que lui offrent les Crozon, le neveu d'Hautrec et le Gerbois. Ils se sont retrouvés à la gare du Nord, et de là ils ont rejoint Ganimard. En ce moment ils confèrent tous les six. Jamais, malgré la formidable curiosité qu'il m'inspire, je ne me permets d'interroger Arsène Lupin sur les actes de sa vie privée, avant que lui-même ne m'en ait parlé. Il y a là, de ma part, une question de réserve sur laquelle je ne transige point. À ce moment d'ailleurs, son nom n'avait pas encore été prononcé, du moins officiellement, au sujet du diamant bleu. Je patientai donc. Il reprit : – Le Temps publie également une interview de cet excellent Ganimard, d'après laquelle une certaine dame blonde qui serait mon amie, aurait assassiné le Baron d'Hautrec et tenté de soustraire à Mme de Crozon sa fameuse bague. Et, bien entendu, il m'accuse d'être l'instigateur de ces forfaits. Un léger frisson m'agita. Était-ce vrai ? Devais-je croire que l'habitude du vol, son genre d'existence, la logique même des événements, avaient entraîné cet homme jusqu'au crime ? Je l'observai. Il semblait si calme, ses yeux vous regardaient si franchement ! J'examinai ses mains : elles avaient une délicatesse de modelé infinie, des mains inoffensives vraiment, des mains d'artiste… – Ganimard est un halluciné, murmurai-je. Il protesta : – Mais non, mais non, Ganimard a de la finesse… parfois même de l'esprit. – De l'esprit ! – Si, si. Par exemple cette interview est un coup de maître. Premièrement il annonce l'arrivée de son rival anglais pour me mettre en garde et lui rendre la tâche plus difficile. Deuxièmement il précise le point exact où il a mené l'affaire, pour que Sholmès n'ait que le bénéfice de ses propres découvertes. C'est de bonne guerre. – Quoi qu'il en soit, vous voici deux adversaires sur les bras, et quels adversaires ! – Oh ! l'un ne compte pas. – Et l'autre ? – Sholmès ? Oh ! j'avoue que celui-ci est de taille. Mais c'est justement ce qui me passionne et ce pour quoi vous me voyez de si joyeuse humeur. D'abord, question d'amour-propre : on juge que ce n'est pas de trop du célèbre Anglais pour avoir raison de moi. Ensuite, pensez au plaisir que doit éprouver un lutteur de ma sorte à l'idée d'un duel avec Herlock Sholmès. Enfin ! je vais être obligé de m'employer à fond ! car, je le connais, le bonhomme, il ne reculera pas d'une semelle. – Il est fort. – Très fort. Comme policier, je ne crois pas qu'il ait jamais existé ou qu'il existe jamais son pareil. Seulement j'ai un avantage sur lui, c'est qu'il attaque et que, moi, je me défends. Mon rôle est plus facile. En outre… Il sourit imperceptiblement et, achevant sa phrase : – En outre je connais sa façon de se battre et il ne connaît pas la mienne. Et je lui réserve quelques bottes secrètes qui le feront réfléchir… Il tapotait la table à petits coups de doigt, et lâchait de menues phrases d'un air ravi. – Arsène Lupin contre Herlock Sholmès… la France contre l'Angleterre… enfin, Trafalgar sera vengé !… Ah ! Le malheureux… il ne se doute pas que je suis préparé… et un Lupin averti… Il s'interrompit subitement, secoué par une quinte de toux, et il se cacha la figure dans sa serviette, comme quelqu'un qui a avalé de travers. – Une miette de pain ? demandai-je… buvez donc un peu d'eau. – Non, ce n'est pas ça, dit-il, d'une voix étouffée. – Alors… quoi ? – Le besoin d'air. – Voulez-vous qu'on ouvre la fenêtre ? – Non, je sors… vite, donnez-moi mon pardessus et mon chapeau, je file… – Ah ? Ça mais, que signifie ?… – Ces deux messieurs qui viennent d'entrer… vous voyez le plus grand… eh bien, en sortant, marchez à ma gauche de manière à ce qu'il ne puisse m'apercevoir. – Celui qui s'assoit derrière vous ?… – Celui-là… pour des raisons personnelles, je préfère… dehors je vous expliquerai… – Mais qui est-ce donc ? – Herlock Sholmès. Il fit un violent effort sur lui-même, comme s'il avait honte de son agitation, reposa sa serviette, avala un verre d'eau, et me dit en souriant, tout à fait remis : – C'est drôle, hein ? Je ne m'émeus pourtant pas facilement, mais cette vision imprévue… – Qu'est-ce que vous craignez, puisque personne ne peut vous reconnaître, au travers de toutes vos transformations ? Moi-même, chaque fois que je vous retrouve, il me semble que je suis en face d'un individu nouveau. – Lui me reconnaîtra, dit Arsène Lupin. Lui, il ne m'a vu qu'une fois, mais j'ai senti qu'il me voyait pour la vie, et qu'il voyait, non pas mon apparence toujours modifiable, mais l'être même que je suis… et puis… et puis… je ne m'y attendais pas, quoi !… Quelle singulière rencontre … ce petit restaurant… – Eh bien, lui dis-je, nous sortons ? – Non… non… – Qu'allez-vous faire ? – Le mieux serait d'agir franchement… de m'en remettre à lui… – Vous n'y pensez pas ? – Mais si, j'y pense… outre que j'aurais avantage à l'interroger, à savoir ce qu'il sait… ah ! tenez, j'ai l'impression que ses yeux se posent sur ma nuque, sur mes épaules… et qu'il cherche… qu'il se rappelle… Il réfléchit. J'avisai un sourire de malice au coin de ses lèvres, puis, obéissant, je crois, à une fantaisie de sa nature primesautière plus encore qu'aux nécessités de la situation, il se leva brusquement, fit volte-face, et s'inclinant, tout joyeux : – Par quel hasard ? C'est vraiment trop de chance… permettez-moi de vous présenter un de mes amis… Une seconde ou deux, l'Anglais fut décontenancé, puis il eut un mouvement instinctif, tout prêt à se jeter sur Arsène Lupin. Celui-ci hocha la tête : – Vous auriez tort… sans compter que le geste ne serait pas beau… et tellement inutile ! L'Anglais se retourna de droite et de gauche, comme s'il cherchait du secours. – Cela non plus, dit Lupin… d'ailleurs êtes-vous bien sûr d'avoir qualité pour mettre la main sur moi ? Allons, montrezvous beau joueur. Se montrer beau joueur, en l'occasion, ce n'était guère tentant. Néanmoins, il est probable que ce fut ce parti qui sembla le meilleur à l'Anglais, car il se leva à demi, et froidement présenta : – Monsieur Wilson, mon ami et collaborateur. – Monsieur Arsène Lupin. La stupeur de Wilson provoqua l'hilarité. Ses yeux écarquillés et sa bouche large ouverte barraient de deux traits sa figure épanouie, à la peau luisante et tendue comme une pomme, et autour de laquelle des cheveux en brosse et une barbe courte étaient plantés comme des brins d'herbe, drus et vigoureux. – Wilson, vous ne cachez pas assez votre ahurissement devant les événements les plus naturels de ce monde, ricana Herlock Sholmès avec une nuance de raillerie. Wilson balbutia : – Pourquoi ne l'arrêtez-vous pas ? – Vous n'avez point remarqué, Wilson, que ce gentleman est placé entre la porte et moi, et à deux pas de la porte. Je n'aurais pas le temps de bouger le petit doigt qu'il serait déjà dehors. – Qu'à cela ne tienne, dit Lupin. Il fit le tour de la table et s'assit de manière à ce que l'Anglais fût entre la porte et lui. C'était se mettre à sa discrétion. Wilson regarda Sholmès pour savoir s'il avait le droit d'admirer ce coup d'audace. L'Anglais demeura impénétrable. Mais, au bout d'un instant, il appela : – Garçon ! Le garçon accourut. Sholmès commanda : – Des sodas, de la bière et du whisky. La paix était signée… jusqu'à nouvel ordre. Bientôt après, tous quatre assis à la même table, nous causions tranquillement. Herlock Sholmès est un homme… comme on en rencontre tous les jours. Âgé d'une cinquantaine d'années, il ressemble à un brave bourgeois qui aurait passé sa vie, devant un bureau, à tenir des livres de comptabilité. Rien ne le distingue d'un honnête citoyen de Londres, ni ses favoris roussâtres, ni son menton rasé, ni son aspect un peu lourd – rien, si ce n'est ses yeux terriblement aigus, vifs et pénétrants. Et puis, c'est Herlock Sholmès, c'est-à-dire une sorte de phénomène d'intuition, d'observation, de clairvoyance et d'ingéniosité. On croirait que la nature s'est amusée à prendre les deux types de policier les plus extraordinaires que l'imagination ait produits, le Dupin d'Edgar Poe, et le Lecoq de Gaboriau, pour en construire un à sa manière, plus extraordinaire encore et plus irréel. Et l'on se demande vraiment, quand on entend le récit de ces exploits qui l'ont rendu célèbre dans l'univers entier, on se demande si lui-même, ce Herlock Sholmès, n'est pas un personnage légendaire, un héros sorti vivant du cerveau d'un grand romancier, d'un Conan Doyle, par exemple. Tout de suite, comme Arsène Lupin l'interrogeait sur la durée de son séjour, il mit la conversation sur son terrain véritable. – Mon séjour dépend de vous, Monsieur Lupin. – Oh ! s'écria l'autre en riant, si cela dépendait de moi, je vous prierais de reprendre votre paquebot dès ce soir. – Ce soir est un peu tôt, mais j'espère que dans huit ou dix jours… – Vous êtes donc si pressé ? – J'ai tant de choses en train, le vol de la Banque anglochinoise, l'enlèvement de Lady Eccleston… voyons, Monsieur Lupin, croyez-vous qu'une semaine suffira ? – Largement, si vous vous en tenez à la double affaire du diamant bleu. C'est, du reste, le laps de temps qu'il me faut pour prendre mes précautions, au cas où la solution de cette double affaire vous donnerait sur moi certains avantages dangereux pour ma sécurité. – Eh mais, dit l'Anglais, c'est que je compte bien prendre ces avantages en l'espace de huit à dix jours. – Et me faire arrêter le onzième, peut-être ? – Le dixième, dernière limite. Lupin réfléchit et, hochant la tête : – Difficile… difficile… – Difficile, oui, mais possible, donc certain… – Absolument certain, dit Wilson, comme si lui-même eût distingué nettement la longue série d'opérations qui conduirait son collaborateur au résultat annoncé. Herlock Sholmès sourit : – Wilson, qui s'y connaît, est là pour vous l'attester. Et il reprit : – Évidemment, je n'ai pas tous les atouts entre les mains, puisqu'il s'agit d'affaires déjà vieilles de plusieurs mois. Il me manque les éléments, les indices sur lesquels j'ai l'habitude d'appuyer mes enquêtes. – Comme les taches de boue et les cendres de cigarette, articula Wilson avec importance. – Mais outre les remarquables conclusions de M. Ganimard, j'ai à mon service tous les articles écrits à ce sujet, toutes les observations recueillies, et, conséquence de tout cela, quelques idées personnelles sur l'affaire. – Quelques vues qui nous ont été suggérées soit par analyse, soit par hypothèse, ajouta Wilson sentencieusement. – Est-il indiscret, fit Arsène Lupin, de ce ton déférent qu'il employait pour parler à Sholmès, est-il indiscret de vous demander l'opinion générale que vous avez su vous former ? Vraiment c'était la chose la plus passionnante que de voir ces deux hommes en présence l'un de l'autre, les coudes sur la table, discutant gravement et posément comme s'ils avaient à résoudre un problème ardu ou à se mettre d'accord sur un point de controverse. Et c'était aussi d'une ironie supérieure, dont ils jouissaient tous deux profondément, en dilettantes et en artistes. Wilson, lui, se pâmait d'aise. Herlock bourra lentement sa pipe, l'alluma et s'exprima de la sorte : – J'estime que cette affaire est infiniment moins complexe qu'elle ne le paraît au premier abord. – Beaucoup moins, en effet, fit Wilson, écho fidèle. – Je dis l'affaire, car, pour moi, il n'y en a qu'une. La mort du Baron d'Hautrec, l'histoire de la bague, et, ne l'oublions pas, le mystère du numéro 514 – série 23, ne sont que les faces diverses de ce qu'on pourrait appeler l'énigme de la Dame blonde. Or, à mon sens, il s'agit tout simplement de découvrir le lien qui réunit ces trois épisodes de la même histoire, le fait qui prouve l'unité des trois méthodes. Ganimard, dont le jugement est un peu superficiel, voit cette unité dans la faculté de disparition, dans le pouvoir d'aller et de venir tout en restant invisible. Cette intervention du miracle ne me satisfait pas. – Et alors ? – Alors, selon moi, énonça nettement Sholmès, la caractéristique de ces trois aventures, c'est votre dessein manifeste, évident, quoique inaperçu jusqu'ici, d'amener l'affaire sur le terrain préalablement choisi par vous. Il y a là de votre part, plus qu'un plan, une nécessité, une condition sine qua non de réussite. – Pourriez-vous entrer dans quelques détails ? – Facilement. Ainsi, dès le début de votre conflit avec M. Gerbois, n'est-il pas évident que l'appartement de Maître Detinan est le lieu choisi par vous, le lieu inévitable où il faut qu'on se réunisse ? Il n'en est pas un qui vous paraisse plus sûr, à tel point que vous y donnez rendez-vous, publiquement pourrait-on dire, à la Dame blonde et à Mlle Gerbois. – La fille du professeur, précisa Wilson. – Maintenant, parlons du diamant bleu. Aviez-vous essayé de vous l'approprier depuis que le Baron d'Hautrec le possédait ? Non. Mais le Baron prend l'hôtel de son frère : six mois après, intervention d'Antoinette Bréhat et première tentative. Le diamant vous échappe, et la vente s'organise à grand fracas à l'hôtel Drouot. Sera-t-elle libre, cette vente ? Le plus riche amateur est-il sûr d'acquérir le bijou ? Nullement. Au moment où le banquier Herschmann va l'emporter, une dame lui fait passer une lettre de menaces, et c'est la comtesse de Crozon, préparée, influencée par cette même dame, qui achète le diamant. Va-t-il disparaître aussitôt ? Non : les moyens vous manquent. Donc, intermède. Mais la comtesse s'installe dans son château. C'est ce que vous attendiez. La bague disparaît. – Pour reparaître dans la poudre dentifrice du consul Bleichen, anomalie bizarre, objecta Lupin. – Allons donc, s'écria Herlock, en frappant la table du poing, ce n'est pas à moi qu'il faut conter de telles sornettes. Que les imbéciles s'y laissent prendre, soit, mais pas le vieux renard que je suis. – Ce qui veut dire ? – Ce qui veut dire… Sholmès prit un temps, comme s'il voulait ménager son effet. Enfin il formula : – Le diamant bleu qu'on a découvert dans la poudre dentifrice est un diamant faux. Le vrai, vous l'avez gardé. Arsène Lupin demeura un instant silencieux, puis, très simplement, les yeux fixés sur l'Anglais : – Vous êtes un rude homme, Monsieur. – Un rude homme, n'est-ce pas ? souligna Wilson, béant d'admiration. – Oui, affirma Lupin, tout s'éclaire, tout prend son véritable sens. Pas un seul des juges d'instruction, pas un seul des journalistes spéciaux qui se sont acharnés sur ces affaires, n'ont été aussi loin dans la direction de la vérité. C'est miraculeux d'intuition et de logique. – Peuh ! fit l'Anglais flatté de l'hommage d'un tel connaisseur, il suffisait de réfléchir. – Il suffisait de savoir réfléchir, et si peu le savent ! Mais maintenant que le champ des suppositions est plus étroit et que le terrain est déblayé… – Eh bien maintenant, je n'ai plus qu'à découvrir pourquoi les trois aventures se sont dénouées au 25 de la rue Clapeyron, au 134 de l'avenue Henri-Martin et entre les murs du château de Crozon. Toute l'affaire est là. Le reste n'est que balivernes et charade pour enfant. N'est-ce pas votre avis ? – C'est mon avis. – En ce cas, Monsieur Lupin, ai-je tort de répéter que dans dix jours ma besogne sera achevée ? – Dans dix jours, oui, toute la vérité vous sera connue. – Et vous serez arrêté. – Non. – Non ? – Il faut, pour que je sois arrêté, un concours de circonstances si invraisemblable, une série de mauvais hasards si stupéfiants, que je n'admets pas cette éventualité. – Ce que ne peuvent ni les circonstances ni les hasards contraires, la volonté et l'obstination d'un homme le pourront, Monsieur Lupin. – Si la volonté et l'obstination d'un autre homme n'opposent à ce dessein un obstacle invincible, Monsieur Sholmès. – Il n'y a pas d'obstacle invincible, Monsieur Lupin. Le regard qu'ils échangèrent fut profond, sans provocation d'une part ni de l'autre, mais calme et hardi. C'était le battement de deux épées qui engagent le fer. Cela sonnait clair et franc. – À la bonne heure, s'écria Lupin, voici quelqu'un ! Un adversaire, mais c'est l'oiseau rare, et celui-là est Herlock Sholmès ! On va s'amuser. – Vous n'avez pas peur ? demanda Wilson. – Presque, Monsieur Wilson, et la preuve, dit Lupin en se levant, c'est que je vais hâter mes dispositions de retraite… sans quoi je risquerais d'être pris au gîte. Nous disons donc dix jours, Monsieur Sholmès ? – Dix jours. Nous sommes aujourd'hui dimanche. De mercredi en huit, tout sera fini. – Et je serai sous les verrous ? – Sans le moindre doute. – Bigre ! Moi qui me réjouissais de ma vie paisible. Pas d'ennuis, un bon petit courant d'affaires, la police au diable, et l'impression réconfortante de l'universelle sympathie qui m'entoure… il va falloir changer tout cela ! Enfin c'est l'envers de la médaille… après le beau temps, la pluie… il ne s'agit plus de rire. Adieu… – Dépêchez-vous, fit Wilson, plein de sollicitude pour un individu auquel Sholmès inspirait une considération visible, ne perdez pas une minute. – Pas une minute, Monsieur Wilson, le temps seulement de vous dire combien je suis heureux de cette rencontre, et combien j'envie le maître d'avoir un collaborateur aussi précieux que vous. On se salua courtoisement, comme, sur le terrain, deux adversaires que ne divise aucune haine, mais que la destinée oblige à se battre sans merci. Et Lupin me saisissant le bras, m'entraîna dehors. – Qu'en dites-vous, mon cher ? Voilà un repas dont les incidents feront bon effet dans les mémoires que vous préparez sur moi. Il referma la porte du restaurant et s'arrêtant quelques pas plus loin : – Vous fumez ? – Non, mais vous non plus, il me semble. – Moi non plus. Il alluma une cigarette à l'aide d'une allumette-bougie qu'il agita plusieurs fois pour l'éteindre. Mais aussitôt il jeta la cigarette, franchit en courant la chaussée et rejoignit deux hommes qui venaient de surgir de l'ombre, comme appelés par un signal. Il s'entretint quelques minutes avec eux sur le trottoir opposé, puis revint à moi. – Je vous demande pardon, ce satané Sholmès va me donner du fil à retordre. Mais je vous jure qu'il n'en a pas fini avec Lupin… ah le bougre, il verra de quel bois je me chauffe… au revoir… l'ineffable Wilson a raison, je n'ai pas une minute à perdre. Il s'éloigna rapidement. Ainsi finit cette étrange soirée, ou du moins la partie de cette soirée à laquelle je fus mêlé. Car il s'écoula pendant les heures qui suivirent bien d'autres événements, que les confidences des autres convives de ce dîner m'ont permis heureusement de reconstituer en détail. À l'instant même où Lupin me quittait, Herlock Sholmès tirait sa montre et se levait à son tour. – Neuf heures moins vingt. À neuf heures je dois retrouver le comte et la comtesse à la gare. – En route ! s'exclama Wilson avalant coup sur coup deux verres de whisky. Ils sortirent. – Wilson, ne tournez pas la tête… peut-être sommes-nous suivis ; en ce cas, agissons comme s'il ne nous importait point de l'être… dites donc, Wilson, donnez-moi votre avis : pourquoi Lupin était-il dans ce restaurant ? Wilson n'hésita pas. – Pour manger. – Wilson, plus nous travaillons ensemble, et plus je m'aperçois de la continuité de vos progrès. Ma parole, vous devenez étonnant. Dans l'ombre, Wilson rougit de plaisir, et Sholmès reprit : – Pour manger, soit, et ensuite, tout probablement, pour s'assurer si je vais bien à Crozon comme l'annonce Ganimard dans son interview. Je pars donc afin de ne pas le contrarier. Mais comme il s'agit de gagner du temps sur lui, je ne pars pas. – Ah ! fit Wilson interloqué. – Vous, mon ami, filez par cette rue, prenez une voiture, deux, trois voitures. Revenez plus tard chercher les valises que nous avons laissées à la consigne, et, au galop, jusqu'à l'Élysée Palace. – Et à l'Élysée-Palace ? – Vous demanderez une chambre où vous vous coucherez, où vous dormirez à poings fermés, et attendrez mes instructions. Wilson, tout fier du rôle important qui lui était assigné, s'en alla. Herlock Sholmès prit son billet et se rendit à l'express d'Amiens où le comte et la comtesse de Crozon étaient déjà installés. Il se contenta de les saluer, alluma une seconde pipe, et fuma paisiblement, debout dans le couloir. Le train s'ébranla. Au bout de dix minutes, il vint s'asseoir auprès de la comtesse et lui dit : – Vous avez là votre bague, Madame ? – Oui. – Ayez l'obligeance de me la prêter. Il la prit et l'examina. – C'est bien ce que je pensais, c'est du diamant reconstitué. – Du diamant reconstitué ? – Un nouveau procédé qui consiste à soumettre de la poussière de diamant à une température énorme, de façon à la réduire en fusion… et à n'avoir plus qu'à la reconstituer en une seule pierre. – Comment ! Mais mon diamant est vrai. – Le vôtre, oui, mais celui-là n'est pas le vôtre. – Où donc est le mien ? – Entre les mains d'Arsène Lupin. – Et alors, celui-là ? – Celui-là a été substitué au vôtre et glissé dans le flacon de M. Bleichen où vous l'avez retrouvé. – Il est donc faux ? – Absolument faux. Interdite, bouleversée, la comtesse se taisait, tandis que son mari, incrédule, tournait et retournait le bijou en tous sens. Elle finit par balbutier : – Est-ce possible ! Mais pourquoi ne l'a-t-on pas volé tout simplement ? Et puis comment l'a t'on pris ? – C'est précisément ce que je vais tâcher d'éclaircir. – Au château de Crozon ? – Non, je descends à Creil, et je retourne à Paris. C'est là que doit se jouer la partie entre Arsène Lupin et moi. Les coups vaudront pour un endroit comme pour l'autre, mais il est préférable que Lupin me croie en voyage. – Cependant… – Que vous importe, madame ? l'essentiel, c'est votre diamant, n'est-ce pas ? – Oui. – Eh bien, soyez tranquille. J'ai pris tout à l'heure un engagement beaucoup plus difficile à tenir. Foi d'Herlock Sholmès, je vous rendrai le véritable diamant. Le train ralentissait. Il mit le faux diamant dans sa poche et ouvrit la portière. Le comte s'écria : – Mais vous descendez à contre-voie ! – De cette manière, si Lupin me fait surveiller, on perd ma trace. Adieu. Un employé protesta vainement. L'Anglais se dirigea vers le bureau du chef de gare. Cinquante minutes après, il sautait dans un train qui le ramenait à Paris un peu avant minuit. Il traversa la gare en courant, rentra par le buffet, sortit par une autre porte et se précipita dans un fiacre. – Cocher, rue Clapeyron. Ayant acquis la certitude qu'il n'était pas suivi, il fit arrêter sa voiture au commencement de la rue, et se livra à un examen minutieux de la maison de Maître Detinan et des deux maisons voisines. À l'aide d'enjambées égales il mesurait certaines distances, et inscrivait des notes et des chiffres sur son carnet. – Cocher, avenue Henri-Martin. Au coin de l'avenue et de la rue de la Pompe, il régla sa voiture, suivit le trottoir jusqu'au 134, et recommença les mêmes opérations devant l'ancien hôtel du Baron d'Hautrec et les deux immeubles de rapport qui l'encadrent, mesurant la largeur des façades respectives et calculant la profondeur des petits jardins qui précèdent la ligne de ces façades. L'avenue était déserte et très obscure sous ses quatre rangées d'arbres entre lesquels, de place en place, un bec de gaz semblait lutter inutilement contre des épaisseurs de ténèbres. L'un d'eux projetait une pâle lumière sur une partie de l'hôtel, et Sholmès vit la pancarte « à louer » suspendue à la grille, les deux allées incultes qui encerclaient la menue pelouse, et les vastes fenêtres vides de la maison inhabitée. – C'est vrai, se dit-il, depuis la mort du Baron, il n'y a pas de locataires… ah ! si je pouvais entrer et faire une première visite ! Il suffisait que cette idée l'effleurât pour qu'il voulût la mettre à exécution. Mais comment ? La hauteur de la grille rendant impossible toute tentative d'escalade, il tira de sa poche une lanterne électrique et une clef passe-partout qui ne le quittait pas. À son grand étonnement, il s'avisa qu'un des battants était entrouvert. Il se glissa donc dans le jardin en ayant soin de ne pas refermer le battant. Mais il n'avait pas fait trois pas qu'il s'arrêta. À l'une des fenêtres du second étage une lueur avait passé. Et la lueur repassa à une deuxième fenêtre et à une troisième, sans qu'il pût voir autre chose qu'une silhouette qui se profilait sur les murs des chambres. Et du second étage la lueur descendit au premier, et, longtemps, erra de pièce en pièce. « Qui diable peut se promener à une heure du matin dans la maison où le Baron d'Hautrec a été tué ? se demanda Herlock, prodigieusement intéressé. » Il n'y avait qu'un moyen de le savoir, c'était de s'y introduire soi-même. Il n'hésita pas. Mais au moment où il traversait, pour gagner le perron, la bande de clarté que lançait le bec de gaz, l'homme dut l'apercevoir, car la lueur s'éteignit soudain et Herlock Sholmès ne la revit plus. Doucement il appuya sur la porte qui commandait le perron. Elle était ouverte également. N'entendant aucun bruit, il se risqua dans l'obscurité, rencontra la pomme de la rampe et monta un étage. Et toujours le même silence, les mêmes ténèbres. Arrivé sur le palier, il pénétra dans une pièce et s'approcha de la fenêtre que blanchissait un peu la lumière de la nuit. Alors il avisa dehors l'homme qui, descendu sans doute par un autre escalier, et sorti par une autre porte, se faufilait à gauche, le long des arbustes qui bordent le mur de séparation entre les deux jardins. « Fichtre, s'écria Sholmès, il va m'échapper ! » Il dégringola l'étage et franchit le perron afin de lui couper toute retraite. Mais il ne vit plus personne, et il lui fallut quelques secondes pour distinguer dans le fouillis des arbustes une masse plus sombre qui n'était pas tout à fait immobile. L'Anglais réfléchit. Pourquoi l'individu n'avait-il pas essayé de fuir alors qu'il l'eût pu si aisément ? Demeurait-il là pour surveiller à son tour l'intrus qui l'avait dérangé dans sa mystérieuse besogne ? – En tout cas, pensa-t-il, ce n'est pas Lupin, Lupin serait plus adroit. C'est quelqu'un de sa bande. De longues minutes s'écoulèrent. Herlock ne bougeait pas, l'œil fixé sur l'adversaire qui l'épiait. Mais comme cet adversaire ne bougeait pas davantage, et que l'Anglais n'était pas homme à se morfondre dans l'inaction, il vérifia si le barillet de son revolver fonctionnait, dégagea son poignard de sa gaine, et marcha droit sur l'ennemi avec cette audace froide, et ce mépris du danger qui le rendent si redoutable. Un bruit sec : l'individu armait son revolver. Herlock se jeta brusquement dans le massif. L'autre n'eut pas le temps de se retourner : l'Anglais était déjà sur lui. Il y eut une lutte violente, désespérée, au cours de laquelle Herlock devinait l'effort de l'homme pour tirer son couteau. Mais Sholmès, qu'exaspérait l'idée de sa victoire prochaine, le désir fou de s'emparer, dès la première heure, de ce complice d'Arsène Lupin, sentait en lui des forces irrésistibles. Il renversa son adversaire, pesa sur lui de tout son poids, et l'immobilisant de ses cinq doigts plantés dans la gorge du malheureux comme les griffes d'une serre, de sa main libre il chercha sa lanterne électrique, en pressa le bouton et projeta la lumière sur le visage de son prisonnier. – Wilson ! hurla-t-il, terrifié. – Herlock Sholmès, balbutia une voix étranglée, caverneuse. Ils demeurèrent longtemps l'un près de l'autre sans échanger une parole, tous deux anéantis, le cerveau vide. La corne d'une automobile déchira l'air. Un peu de vent agita les feuilles. Et Sholmès ne bougeait pas, les cinq doigts toujours agrippés à la gorge de Wilson qui exhalait un râle de plus en plus faible. Et soudain Herlock, envahi d'une colère, lâcha son ami, mais pour l'empoigner par les épaules et le secouer avec frénésie. – Que faites-vous là ? Répondez… quoi ?… Est-ce que je vous ai dit de vous fourrer dans les massifs et de m'espionner ? – Vous espionner, gémit Wilson, mais je ne savais pas que c'était vous. – Alors quoi ? Que faites vous là ? Vous deviez vous coucher. – Je me suis couché. – Il fallait dormir ! – J'ai dormi. – Il ne fallait pas vous réveiller ! – Votre lettre… – Ma lettre ?… – Oui, celle qu'un commissionnaire m'a apportée de votre part à l'hôtel… – De ma part ? Vous êtes fou ? – Je vous jure. – Où est cette lettre ? Son ami lui tendit une feuille de papier. À la clarté de sa lanterne, il lut avec stupeur : « Wilson, hors du lit, et filez avenue Henri-Martin. La maison est vide. Entrez, inspectez, dressez un plan exact, et retournez vous coucher. Herlock Sholmès. » – J'étais en train de mesurer les pièces, dit Wilson, quand j'ai aperçu une ombre dans le jardin. Je n'ai eu qu'une idée… – C'est de vous emparer de l'ombre… l'idée était excellente… seulement, voyez-vous, dit Sholmès en aidant son compagnon à se relever et en l'entraînant, une autre fois, Wilson, lorsque vous recevrez une lettre de moi, assurez-vous d'abord que mon écriture n'est pas imitée. – Mais alors, fit Wilson, commençant à entrevoir la vérité, la lettre n'est donc pas de vous ? – Hélas ! non. – De qui ? – D'Arsène Lupin. – Mais dans quel but l'a-t-il écrite ? – Ah ! Ça je n'en sais rien, et c'est justement ce qui m'inquiète. Pourquoi diable s'est-il donné la peine de vous déranger ? S'il s'agissait encore de moi, je comprendrais, mais il ne s'agit que de vous. Et je me demande quel intérêt… – J'ai hâte de retourner à l'hôtel. – Moi aussi, Wilson. Ils arrivaient à la grille. Wilson, qui se trouvait en tête, saisit un barreau et tira. – Tiens, dit-il, vous avez fermé ? – Mais nullement, j'ai laissé le battant tout contre. – Cependant… Herlock tira à son tour, puis, effaré, se précipita sur la serrure. Un juron lui échappa. – Tonnerre de D… elle est fermée ! Fermée à clef ! Il ébranla la porte de toute sa vigueur, puis comprenant la vanité de ses efforts, laissa tomber ses bras, découragé, et il articula d'une voix saccadée : – Je m'explique tout maintenant, c'est lui : Il a prévu que je descendrais à Creil, et il m'a tendu ici une jolie petite souricière pour le cas où je viendrais commencer mon enquête le soir même. En outre il a eu la gentillesse de m'envoyer un compagnon de captivité. Tout cela pour me faire perdre un jour, et aussi, sans doute, pour me prouver que je ferais bien mieux de me mêler de mes affaires… – C'est-à-dire que nous sommes ses prisonniers. – Vous avez dit le mot. Herlock Sholmès et Wilson sont les prisonniers d'Arsène Lupin. L'aventure s'engage à merveille… mais non, mais non, il n'est pas admissible… Une main s'abattit sur son épaule, la main de Wilson. – Là-haut… regardez là-haut… une lumière… En effet, l'une des fenêtres du premier étage était illuminée. Ils s'élancèrent tous deux au pas de course, chacun par son escalier, et se retrouvèrent en même temps à l'entrée de la chambre éclairée. Au milieu de la pièce brûlait un bout de bougie. À côté, il y avait un panier, et de ce panier émergeaient le goulot d'une bouteille, les cuisses d'un poulet et la moitié d'un pain. Sholmès éclata de rire. – À merveille, on nous offre à souper. C'est le palais des enchantements. Une vraie féerie Allons, Wilson, ne faites pas cette figure d'enterrement. Tout cela est très drôle. – Êtes-vous sûr que ce soit très drôle ? gémit Wilson, lugubre. – Si j'en suis sûr, s'écria Sholmès, avec une gaieté un peu trop bruyante pour être naturelle, c'est-à-dire que je n'ai jamais rien vu de plus drôle. C'est du bon comique… quel maître ironiste que cet Arsène Lupin … il vous roule, mais si gracieusement … je ne donnerais pas ma place à ce festin pour tout l'or du monde… Wilson, mon vieil ami, vous me chagrinez. Me serais-je mépris, et n'auriez-vous point cette noblesse de caractère qui aide à supporter l'infortune ! De quoi vous plaignez vous ? À cette heure vous pourriez avoir mon poignard dans la gorge… ou moi le vôtre dans la mienne… car c'était bien ce que vous cherchiez, mauvais ami. Il parvint, à force d'humour et de sarcasmes, à ranimer ce pauvre Wilson, et à lui faire avaler une cuisse de poulet et un verre de vin. Mais quand la bougie eut expiré, qu'ils durent s'étendre, pour dormir, sur le parquet, et accepter le mur comme oreiller, le côté pénible et ridicule de la situation leur apparut. Et leur sommeil fut triste. Au matin Wilson s'éveilla, courbaturé et transi de froid. Un léger bruit attira son attention : Herlock Sholmès, à genoux, courbé en deux, observait à la loupe des grains de poussière et relevait des marques de craie blanche, presque effacées, qui formaient des chiffres, lesquels chiffres il inscrivait sur son carnet. Escorté de Wilson que ce travail intéressait d'une façon particulière, il étudia chaque pièce, et dans deux autres il constata les mêmes signes à la craie. Et il nota également deux cercles sur des panneaux de chêne, une flèche sur un lambris, et quatre chiffres sur quatre degrés d'escalier. Au bout d'une heure, Wilson lui dit : – Les chiffres sont exacts, n'est-ce pas ? – Exacts, j'en sais rien, répondit Herlock, à qui de telles découvertes avaient rendu sa belle humeur, en tout cas ils signifient quelque chose. – Quelque chose de très clair, dit Wilson, ils représentent le nombre des lames de parquet. – Ah ! – Oui. Quant aux deux cercles, ils indiquent que les panneaux sonnent faux, comme vous pouvez vous en assurer, et la flèche est dirigée dans le sens de l'ascension du monte-plats. Herlock Sholmès le regarda, émerveillé. – Ah çà ! Mais, mon bon ami, comment savez-vous tout cela ? Votre clairvoyance me rend presque honteux. – Oh ! c'est bien simple, dit Wilson, gonflé de joie, c'est moi qui ai tracé ces marques hier soir, suivant vos instructions… ou plutôt suivant celles de Lupin, puisque la lettre que vous m'avez adressée est de lui. Peut-être Wilson courut-il, à cette minute, un danger plus terrible que pendant sa lutte dans le massif avec Sholmès. Celuici eut une envie féroce de l'étrangler. Se dominant, il esquissa une grimace qui voulait être un sourire et prononça : – Parfait, parfait, voilà de l'excellente besogne et qui nous avance beaucoup. Votre admirable esprit d'analyse et d'observation s'est-il exercé sur d'autres points ? Je profiterais des résultats acquis. – Ma foi, non, j'en suis resté là. – Dommage ! Le début promettait. Mais, puisqu'il en est ainsi, nous n'avons plus qu'à nous en aller. – Nous en aller ! Et comment ? – Selon le mode habituel des honnêtes gens qui s'en vont : par la porte. – Elle est fermée. – On l'ouvrira. – Qui ? – Veuillez appeler ces deux policemen qui déambulent sur l'avenue. – Mais… – Mais quoi ? – C'est fort humiliant… que dira-t-on quand on saura que vous, Herlock Sholmès, et moi Wilson, nous avons été prisonniers d'Arsène Lupin ? – Que voulez-vous, mon cher, on rira à se tenir les côtes, répondit Herlock, la voix sèche, le visage contracté. Mais nous ne pouvons pourtant pas élire domicile dans cette maison. – Et vous ne tentez rien ? – Rien. – Cependant l'homme qui nous a apporté le panier de provisions n'a traversé le jardin ni à son arrivée, ni à son départ. Il existe donc une autre issue. Cherchons-la et nous n'aurons pas besoin de recourir aux agents. – Puissamment raisonné. Seulement vous oubliez que, cette issue, toute la police de Paris l'a cherchée depuis six mois et que, moi-même, tandis que vous dormiez, j'ai visité l'hôtel du haut en bas. Ah ! mon bon Wilson, Arsène Lupin est un gibier dont nous n'avons pas l'habitude. Il ne laisse rien derrière lui, celui-là… À onze heures, Herlock Sholmès et Wilson furent délivrés… et conduits au poste de police le plus proche, où le commissaire, après les avoir sévèrement interrogés, les relâcha avec une affectation d'égards tout à fait exaspérante. – Je suis désolé, Messieurs, de ce qui vous arrive. Vous allez avoir une triste opinion de l'hospitalité française. Mon Dieu, quelle nuit vous avez dû passer ! Ah ! Ce Lupin manque vraiment d'égards. Une voiture les mena jusqu'à l'Élysée-Palace. Au bureau, Wilson demanda la clef de sa chambre. Après quelques recherches, l'employé répondit, très étonné : – Mais, Monsieur, vous avez donné congé de cette chambre. – Moi ! Et comment ? – Par votre lettre de ce matin, que votre ami nous a remise. – Quel ami ? – Le Monsieur qui nous a remis votre lettre… tenez, votre carte de visite y est encore jointe. Les voici. Wilson les prit. C'était bien une de ses cartes de visite, et, sur la lettre, c'était bien son écriture. – Seigneur Dieu, murmura-t-il, voilà encore un vilain tour. Et il ajouta anxieusement : – Et les bagages ? – Mais votre ami les a emportés. – Ah ! … et vous les avez donnés ? – Certes, puisque votre carte nous y autorisait. – En effet… en effet… Ils s'en allèrent tous deux à l'aventure, par les ChampsÉlysées, silencieux et lents. Un joli soleil d'automne éclairait l'avenue. L'air était doux et léger. Au rond-point, Herlock alluma sa pipe et se remit en marche. Wilson s'écria : – Je ne vous comprends pas, Sholmès, vous êtes d'un calme. On se moque de vous, on joue avec vous comme un chat joue avec une souris… et vous ne soufflez pas mot ! Sholmès s'arrêta et lui dit : – Wilson, je pense à votre carte de visite. – Eh bien ? – Eh bien, voilà un homme qui, en prévision d'une lutte possible avec nous, s'est procuré des spécimens de votre écriture et de la mienne, et qui possède, toute prête dans son portefeuille, une de vos cartes. Songez-vous à ce que cela représente de précaution, de volonté perspicace, de méthode et d'organisation ? – C'est-à-dire ?… – C'est-à-dire, Wilson, que pour combattre un ennemi si formidablement armé, si merveilleusement préparé – et pour le vaincre – il faut être… il faut être moi. Et encore, comme vous le voyez, Wilson, ajouta t-il en riant, on ne réussit pas du premier coup. À six heures l'Écho de France, dans son édition du soir, publiait cet entrefilet : « Ce matin, M. Thénard, commissaire de police du 16e arrondissement, a libéré MM. Herlock Sholmès et Wilson, enfermés par les soins d'Arsène Lupin dans l'hôtel du défunt Baron d'Hautrec, où ils avaient passé une excellente nuit. » « Allégés en outre de leurs valises, ils ont déposé une plainte contre Arsène Lupin. » « Arsène Lupin qui, pour cette fois, s'est contenté de leur infliger une petite leçon, les supplie de ne pas le contraindre à des mesures plus graves. » – Bah ! fit Herlock Sholmès, en froissant le journal, des gamineries ! C'est le seul reproche que j'adresse à Lupin… un peu trop d'enfantillages… la galerie compte trop pour lui… il y a du gavroche dans cet homme ! – Ainsi donc, Herlock, toujours le même calme ? – Toujours le même calme répliqua Sholmès avec un accent où grondait la plus effroyable colère. À quoi bon m'irriter ? JE SUIS TELLEMENT SÛR D'AVOIR LE DERNIER MOT ! Chapitre 4 Quelques lueurs dans les ténèbres Si bien trempé que soit le caractère d'un homme – et Sholmès est de ces êtres sur qui la mauvaise fortune n'a guère de prises – il y a cependant des circonstances où le plus intrépide éprouve le besoin de rassembler ses forces avant d'affronter de nouveau les chances d'une bataille. – Je me donne vacances aujourd'hui, dit-il. – Et moi ? – Vous, Wilson, vous achèterez des vêtements et du linge pour remonter notre garde-robe. Pendant ce temps je me repose. – Reposez-vous, Sholmès. Je veille. Wilson prononça ces deux mots avec toute l'importance d'une sentinelle placée aux avant-postes et par conséquent exposée aux pires dangers. Son torse se bomba. Ses muscles se tendirent. D'un œil aigu, il scruta l'espace de la petite chambre d'hôtel où ils avaient élu domicile. – Veillez, Wilson. J'en profiterai pour préparer un plan de campagne mieux approprié à l'adversaire que nous avons à combattre. Voyez-vous, Wilson, nous nous sommes trompés sur Lupin. Il faut reprendre les choses à leur début. – Avant même si possible. Mais avons-nous le temps ? – Neuf jours, vieux camarade ! C'est cinq de trop. Tout l'après-midi, l'Anglais le passa à fumer et à dormir. Ce n'est que le lendemain qu'il commença ses opérations. – Wilson, je suis prêt, maintenant nous allons marcher. – Marchons, s'écria Wilson, plein d'une ardeur martiale. J'avoue que pour ma part j'ai des fourmis dans les jambes. Sholmès eut trois longues entrevues – avec Maître Detinan d'abord, dont il étudia l'appartement dans ses moindres détails ; avec Suzanne Gerbois à laquelle il avait télégraphié de venir et qu'il interrogea sur la Dame blonde ; avec la sœur Auguste enfin, retirée au couvent des Visitandines depuis l'assassinat du Baron d'Hautrec. À chaque visite, Wilson attendait dehors, et chaque fois il demandait : – Content ? – Très content. – J'étais certain, nous sommes sur la bonne voie. Marchons. Ils marchèrent beaucoup. Ils visitèrent les deux immeubles qui encadrent l'hôtel de l'avenue Henri-Martin, puis s'en allèrent jusqu'à la rue Clapeyron, et tandis qu'il examinait la façade du numéro 25, Sholmès continuait : – Il est évident qu'il existe des passages secrets entre toutes ces maisons… mais ce que je ne saisis pas… Au fond de lui, et pour la première fois, Wilson douta de la toute-puissance de son génial collaborateur. Pourquoi parlait-il tant et agissait-il si peu ? – Pourquoi ? s'écria Sholmès, répondant aux pensées intimes de Wilson, parce que, avec ce diable de Lupin, on travaille dans le vide, au hasard, et qu'au lieu d'extraire la vérité de faits précis, on doit la tirer de son propre cerveau, pour vérifier ensuite si elle s'adapte bien aux événements. – Les passages secrets pourtant ? – Et puis quoi ! Quand bien même je les connaîtrais, quand je connaîtrais celui qui a permis à Lupin d'entrer chez son avocat, ou celui qu'a suivi la Dame blonde après le meurtre du Baron d'Hautrec, en serais-je plus avancé ? Cela me donnerait-il des armes pour l'attaquer ? – Attaquons toujours, s'exclama Wilson. Il n'avait pas achevé ces mots qu'il recula, avec un cri. Quelque chose venait de tomber à leurs pieds, un sac à moitié rempli de sable, qui eût pu les blesser grièvement. Sholmès leva la tête au-dessus d'eux, des ouvriers travaillaient sur un échafaudage accroché au balcon du cinquième étage. – Eh bien ! Nous avons de la chance, s'écria-t-il, un pas de plus et nous recevions sur le crâne le sac d'un de ces maladroits. On croirait vraiment… Il s'interrompit, puis bondit vers la maison, escalada les cinq étages, sonna, fit irruption dans l'appartement, au grand effroi du valet de chambre, et passa sur le balcon. Il n'y avait personne. – Les ouvriers qui étaient là ?… dit-il au valet de chambre. – Ils viennent de s'en aller. – Par où ? – Mais par l'escalier de service. Sholmès se pencha. Il vit deux hommes qui sortaient de la maison, leurs bicyclettes à la main. Ils se mirent en selle et disparurent. – Il y a longtemps qu'ils travaillent sur cet échafaudage ? – Ceux-là ? depuis ce matin seulement. C'étaient des nouveaux. Sholmès rejoignit Wilson. Ils rentrèrent mélancoliquement et cette seconde journée se termina dans un mutisme morne. Le lendemain, programme identique. Ils s'assirent sur le même banc de l'avenue Henri-Martin, et ce fut, au grand désespoir de Wilson qui ne s'amusait nullement, une interminable station vis-à-vis des trois immeubles. – Qu'espérez-vous, Sholmès ? Que Lupin sorte de ces maisons ? – Non. – Que la Dame blonde apparaisse ? – Non. – Alors ? – Alors j'espère qu'un petit fait se produira, un tout petit fait quelconque, qui me servira de point de départ. – Et s'il ne se produit pas ? – En ce cas, il se produira quelque chose en moi, une étincelle qui mettra le feu aux poudres. Un seul incident rompit la monotonie de cette matinée, mais de façon plutôt désagréable. Le cheval d'un Monsieur, qui suivait l'allée cavalière située entre les deux chaussées de l'avenue, fit un écart et vint heurter le banc où ils étaient assis, en sorte que sa croupe effleura l'épaule de Sholmès. – Eh ! Eh ! ricana celui-ci, un peu plus j'avais l'épaule fracassée ! Le Monsieur se débattait avec son cheval. L'Anglais tira son revolver et visa. Mais Wilson lui saisit le bras vivement. – Vous êtes fou, Herlock ! Voyons… quoi … vous allez tuer ce gentleman ! – Lâchez-moi donc, Wilson… lâchez-moi. Une lutte s'engagea, pendant laquelle le Monsieur maîtrisa sa monture et piqua des deux. – Et maintenant tirez dessus, s'exclama triomphant, lorsque le cavalier fut à quelque distance. Wilson, – Mais, triple imbécile, vous ne comprenez donc pas que c'était un complice d'Arsène Lupin ? Sholmès tremblait de colère. Wilson, piteux, balbutia : – Que dites-vous ? Ce gentleman ?… – Complice de Lupin, comme les ouvriers qui nous ont lancé le sac sur la tête. – Est-ce croyable ? – Croyable ou non, il y avait là un moyen d'acquérir une preuve. – En tuant ce gentleman ? – En abattant son cheval, tout simplement. Sans vous, je tenais un des complices de Lupin. Comprenez-vous votre sottise ? L'après-midi fut morose. Ils ne s'adressèrent pas la parole. À cinq heures, comme ils faisaient les cent pas dans la rue de Clapeyron, tout en ayant soin de se tenir éloignés des maisons, trois jeunes ouvriers qui chantaient et se tenaient par le bras les heurtèrent et voulurent continuer leur chemin sans se désunir. Sholmès, qui était de mauvaise humeur, s'y opposa. Il y eut une courte bousculade. Sholmès se mit en posture de boxeur, lança un coup de poing dans une poitrine, un coup de poing sur un visage et démolit deux des trois jeunes gens qui, sans insister davantage, s'éloignèrent ainsi que leur compagnon. – Ah ! s'écria-t-il, ça me fait du bien… J'avais justement les nerfs tendus… excellente besogne… Mais, apercevant Wilson appuyé contre le mur, il lui dit : – Eh quoi ! qu'y a-t-il, vieux camarade, vous êtes tout pâle. Le vieux camarade montra son bras qui pendait inerte, et balbutia : – Je ne sais pas ce que j'ai… une douleur au bras. – Une douleur au bras ? Sérieuse ? – Oui… oui… le bras droit… Malgré tous ses efforts il ne parvenait pas à le remuer. Herlock le palpa, doucement d'abord, puis de façon plus rude, « pour voir, dit-il, le degré exact de la douleur ». Le degré exact de la douleur fut si élevé que, très inquiet, il entra dans une pharmacie voisine où Wilson éprouva le besoin de s'évanouir. Le pharmacien et ses aides s'empressèrent. On constata que le bras était cassé, et tout de suite il fut question de chirurgien, d'opération et de maison de santé. En attendant, on déshabilla le patient qui, secoué par la souffrance, se mit à pousser des hurlements. – Bien… bien… parfait, disait Sholmès qui s'était chargé de tenir le bras… un peu de patience, mon vieux camarade… dans cinq ou six semaines, il n'y paraîtra plus… Mais ils me le paieront, les gredins vous entendez.., lui surtout… car c'est encore ce Lupin de malheur qui a fait le coup… ah ! je vous jure que si jamais… Il s'interrompit brusquement, lâcha le bras, ce qui causa à Wilson un tel sursaut de douleur que l'infortuné s'évanouit de nouveau.., et, se frappant le front, il articula : – Wilson, j'ai une idée… est-ce que par hasard ?… Il ne bougeait pas, les yeux fixes, et marmottait de petits bouts de phrase. – Mais oui, c'est cela… tout s'expliquerait… on cherche bien loin ce qui est à côté de soi… eh parbleu, je le savais qu'il n'y avait qu'à réfléchir… ah mon bon Wilson, je crois que vous allez être content ! Et laissant le vieux camarade en plan, il sauta dans la rue et courut jusqu'au numéro 25. Au-dessus et à droite de la porte, il y avait, inscrit sur l'une des pierres : « Destange, architecte, 1875. » Au 23, même inscription. Jusque-là, rien que de naturel. Mais là-bas, avenue HenriMartin, que lirait-il ? Une voiture passait. – Cocher, avenue Henri-Martin, n° 134, et au galop. Debout dans la voiture, il excitait le cheval, offrait des pourboires au cocher. Plus vite !… Encore plus vite ! Quelle fut son angoisse au détour de la rue de la Pompe ! Était-ce un peu de la vérité qu'il avait entrevu ? Sur l'une des pierres de l'hôtel, ces mots étaient gravés : » Destange, architecte, 1874. » Sur les immeubles voisins, même inscription : « Destange, architecte, 1874. » Le contrecoup de ces émotions fut tel qu'il s'affaissa quelques minutes au fond de sa voiture, tout frissonnant de joie. Enfin, une petite lueur vacillait au milieu des ténèbres ! Parmi la grande forêt sombre où mille sentiers se croisaient, voilà qu'il recueillait la première marque d'une piste suivie par l'ennemi ! Dans un bureau de poste, il demanda la communication téléphonique avec le château de Crozon. La comtesse lui répondit elle-même. – Allô !… C'est vous, Madame ? – Monsieur Sholmès, n'est-ce pas ? Tout va bien ? – Très bien, mais, en toute hâte, veuillez me dire… allô … un mot seulement… – J'écoute. – Le château de Crozon a été construit à quelle époque ? – Il a été brûlé il y a trente ans, et reconstruit. – Par qui ? Et en quelle année ? – Une inscription au-dessus du perron porte ceci : « Lucien Destange, architecte, 1877. » – Merci, madame, je vous salue. Il repartit en murmurant : – Destange… Lucien Destange… ce nom ne m'est pas inconnu. Ayant aperçu un cabinet de lecture, il consulta un dictionnaire de biographie moderne et copia la note consacrée à « Lucien Destange, né en 1840, Grand-Prix de Rome, officier de la Légion d'honneur, auteur d'ouvrages très appréciés sur l'architecture… etc. » Il se rendit alors à la pharmacie, et, de là, à la maison de santé où l'on avait transporté Wilson. Sur son lit de torture, le bras emprisonné dans une gouttière, grelottant de fièvre, le vieux camarade divaguait : – Victoire ! Victoire ! s'écria Sholmès, je tiens une extrémité du fil. – De quel fil ? – Celui qui me mènera au but ! Je vais marcher sur un terrain solide, où il y aura des empreintes, des indices… – De la cendre de cigarette ? demanda Wilson, que l'intérêt de la situation ranimait. – Et bien d'autres choses ! Pensez donc, Wilson, j'ai dégagé le lien mystérieux qui unissait entre elles les différentes aventures de la Dame blonde. Pourquoi les trois demeures où se sont dénouées ces trois aventures ont-elles été choisies par Lupin ? – Oui, pourquoi ? – Parce que ces trois demeures, Wilson, ont été construites par le même architecte. C'était facile à deviner, direz-vous ? Certes… aussi personne n'y songeait-il. – Personne, sauf vous. – Sauf moi, qui sais maintenant que le même architecte, en combinant des plans analogues, a rendu possible l'accomplissement de trois actes, en apparence miraculeux, en réalité simples et faciles. – Quel bonheur ! – Et il était temps, vieux camarade, je commençais à perdre patience… c'est que nous en sommes déjà au quatrième jour. – Sur dix. – Oh ! Désormais… Il ne tenait pas en place, exubérant et joyeux contre son habitude. – Non, mais quand je pense que, tantôt, dans la rue, ces gredins-là auraient pu casser mon bras tout aussi bien que le vôtre. Qu'en dites-vous, Wilson ? Wilson se contenta de frissonner à cette horrible supposition. Et Sholmès reprit : – Que cette leçon nous profite ! Voyez-vous, Wilson, notre grand tort a été de combattre Lupin à visage découvert, et de nous offrir complaisamment à ses coups. Il n'y a que demi-mal, puisqu'il n'a réussi qu'à vous atteindre… – Et que j'en suis quitte pour un bras cassé, gémit Wilson. – Alors que les deux pouvaient l'être. Mais plus de fanfaronnades. En plein jour et surveillé, je suis vaincu. Dans l'ombre, et libre de mes mouvements, j'ai l'avantage, quelles que soient les forces de l'ennemi. – Ganimard pourrait vous aider. – Jamais ! Le jour où il me sera permis de dire Arsène Lupin est là, voici son gîte, et voici comment il faut s'emparer de lui, j'irai relancer Ganimard à l'une des deux adresses qu'il m'a données : son domicile, rue Pergolèse, ou la taverne suisse, place du Châtelet. D'ici là, j'agis seul. Il s'approcha du lit, posa sa main sur l'épaule de Wilson – sur l'épaule malade naturellement – et lui dit avec une grande affection : – Soignez-vous, mon vieux camarade. Votre rôle consiste désormais à occuper deux ou trois hommes d'Arsène Lupin, qui attendront vainement, pour retrouver ma trace, que je vienne prendre de vos nouvelles. C'est un rôle de confiance. – Un rôle de confiance et je vous en remercie, répliqua Wilson, pénétré de gratitude ; je mettrai tous mes soins à le remplir consciencieusement. Mais, d'après ce que je vois, vous ne revenez plus ? – Pour quoi faire ? demanda froidement Sholmès. – En effet… en effet… je vais aussi bien que possible. Alors, un dernier service, Herlock : ne pourriez-vous me donner à boire ? – À boire ? – Oui, je meurs de soif, et avec ma fièvre… – Mais comment donc ! Tout de suite… Il tripota deux ou trois bouteilles, aperçut un paquet de tabac, alluma sa pipe, et soudain, comme s'il n'avait même pas entendu la prière de son ami, il s'en alla pendant que le vieux camarade implorait du regard un verre d'eau inaccessible. – M. Destange ! Le domestique toisa l'individu auquel il venait d'ouvrir la porte de l'hôtel – le magnifique hôtel qui fait le coin de la place Malesherbes et de la rue Montchanin – et à l'aspect de ce petit homme à cheveux gris, mal rasé, et dont la longue redingote noire, d'une propreté douteuse, se conformait aux bizarreries d'un corps que la nature avait singulièrement disgracié, il répondit avec le dédain qui convenait : – M. Destange est ici, ou n'y est pas. Ça dépend. Monsieur a sa carte ? Monsieur n'avait pas sa carte, mais il avait une lettre d'introduction, et le domestique dut porter cette lettre à M. Destange, lequel M. Destange donna l'ordre qu'on amenât auprès de lui le nouveau venu. Il fut donc introduit dans une immense pièce en rotonde qui occupe une des ailes de l'hôtel et dont les murs étaient recouverts de livres, et l'architecte lui dit : – Vous êtes Monsieur Stickmann ? – Oui, Monsieur. – Mon secrétaire m'annonce qu'il est malade et vous envoie pour continuer le catalogue général des livres qu'il a commencé sous ma direction, et plus spécialement le catalogue des livres allemands. Vous avez l'habitude de ces sortes de travaux ? – Oui, Monsieur, une longue habitude, répondit le sieur Stickmann avec un fort accent tudesque. Dans ces conditions l'accord fut vite conclu, et M. Destange, sans plus tarder, se mit au travail avec son nouveau secrétaire. Herlock Sholmès était dans la place. Pour échapper à la surveillance de Lupin et pour pénétrer dans l'hôtel que Lucien Destange habitait avec sa fille Clotilde, l'illustre détective avait dû faire un plongeon dans l'inconnu, accumuler les stratagèmes, s'attirer, sous les noms les plus variés, les bonnes grâces et les confidences d'une foule de personnages, bref vivre, pendant quarante-huit heures, de la vie la plus compliquée. Comme renseignement il savait ceci : M. Destange, de santé médiocre et désireux de repos, s'était retiré des affaires et vivait parmi les collections de livres qu'il a réunies sur l'architecture. Nul plaisir ne l'intéressait, hors le spectacle et le maniement des vieux tomes poudreux. Quant à sa fille Clotilde, elle passait pour originale. Toujours enfermée, comme son père, mais dans une autre partie de l'hôtel, elle ne sortait jamais. « Tout cela, se disait-il, en inscrivant sur un registre des titres de livres que M. Destange lui dictait, tout cela n'est pas encore décisif, mais quel pas en avant ! Il est possible que je ne découvre point la solution d'un de ces problèmes passionnants : M. Destange est-il l'associé d'Arsène Lupin ? Continue-t-il à le voir ? Existe-t-il des papiers relatifs à la construction des trois immeubles ? Ces papiers ne me fourniront-ils pas l'adresse d'autres immeubles, pareillement truqués, et que Lupin se serait réservés, pour lui et sa bande ? » M. Destange, complice d'Arsène Lupin ! Cet homme vénérable, officier de la Légion d'honneur, travaillant aux côtés d'un cambrioleur, l'hypothèse n'était guère admissible. D'ailleurs, en admettant cette complicité, comment M. Destange aurait-il pu prévoir, trente ans auparavant, les évasions d'Arsène Lupin, alors en nourrice ? N'importe ! L'Anglais s'acharnait. Avec son flair prodigieux, avec cet instinct qui lui est particulier, il sentait un mystère qui rôdait autour de lui. Cela se devinait à de petites choses qu'il n'eût pu préciser, mais dont il subissait l'impression depuis son entrée dans l'hôtel. Le matin du deuxième jour il n'avait encore fait aucune découverte intéressante. À deux heures, il aperçut pour la première fois Clotilde Destange qui venait chercher un livre dans la bibliothèque. C'était une femme d'une trentaine d'années, brune, de gestes lents et silencieux, et dont le visage gardait cette expression indifférente de ceux qui vivent beaucoup en eux-mêmes. Elle échangea quelques paroles avec M. Destange, et se retira sans même avoir regardé Sholmès. L'après-midi se traîna, monotone. À cinq heures, M. Destange annonça qu'il sortait. Sholmès resta seul sur la galerie circulaire accrochée à mi-hauteur de la rotonde. Le jour s'atténua. Il se disposait, lui aussi, à partir, quand un craquement se fit entendre, et, en même temps, il eut la sensation qu'il y avait quelqu'un dans la pièce. De longues minutes s'ajoutèrent les unes aux autres. Et soudain il frissonna : une ombre émergeait de la demi-obscurité, tout près de lui, sur le balcon. Était-ce croyable ? Depuis combien de temps ce personnage invisible lui tenait-il compagnie ? Et d'où venait-il ? Et l'homme descendit les marches et se dirigea du côté d'une grande armoire de chêne. Dissimulé derrière les étoffes qui pendaient à la rampe de la galerie, à genoux, Sholmès observa, et il vit l'homme qui fouillait parmi les papiers dont l'armoire était encombrée. Que cherchait-il ? Et voilà tout à coup que la porte s'ouvrit et que Mlle Destange entra vivement, en disant à quelqu'un qui la suivait : – Alors décidément tu ne sors pas, père ?… En ce cas, j'allume… une seconde… ne bouge pas… L'homme repoussa les battants de l'armoire et se cacha dans l'embrasure d'une large fenêtre dont il tira les rideaux sur lui. Comment Mlle Destange ne le vit-elle pas ? Comment ne l'entendit-elle pas ? Très calmement, elle tourna le bouton de l'électricité et livra passage à son père. Ils s'assirent l'un près de l'autre. Elle prit un volume qu'elle avait apporté et se mit à lire. – Ton secrétaire n'est donc plus là ? dit-elle au bout d'un instant. – Non… tu vois… – Tu en es toujours content ? reprit-elle, comme si elle ignorait la maladie du véritable secrétaire et son remplacement par Stickmann. – Toujours… toujours… La tête de M. Destange ballottait de droite et de gauche. Il s'endormit. Un moment s'écoula. La jeune fille lisait. Mais un des rideaux de la fenêtre fut écarté, et l'homme se glissa le long du mur, vers la porte, mouvement qui le faisait passer derrière M. Destange, mais en face de Clotilde, et de telle façon que Sholmès put le voir distinctement. C'était Arsène Lupin. L'Anglais frissonna de joie. Ses calculs étaient justes, il avait pénétré au cœur même de la mystérieuse affaire, et Lupin se trouvait à l'endroit prévu. Clotilde ne bougeait pas cependant, quoiqu'il fût inadmissible qu'un seul geste de cet homme lui échappât. Et Lupin touchait presque à la porte, et déjà il tendait le bras vers la poignée, quand un objet tomba d'une table, frôlé par son vêtement. M. Destange se réveilla en sursaut. Arsène Lupin était déjà devant lui, le chapeau à la main, et souriant. – Maxime Bermond, s'écria M. Destange avec joie… ce cher Maxime ! … Quel bon vent vous amène ? – Le désir de vous voir, ainsi que Mlle Destange. – Vous êtes donc revenu de voyage ? – Hier. – Et vous nous restez à dîner ? – Non, je dîne au restaurant avec des amis. – Demain, alors ? Clotilde, insiste pour qu'il vienne demain. Ah ! ce bon Maxime… justement je pensais à vous ces jours-ci. – C'est vrai ? – Oui, je rangeais mes papiers d'autrefois, dans cette armoire, et j'ai retrouvé notre dernier compte. – Quel compte ? – Celui de l'avenue Henri-Martin. – Comment ! Vous gardez ces paperasses ! À quoi bon ! … Ils s'installèrent tous trois dans un petit salon qui attenait à la rotonde par une large baie. – Est-ce Lupin ? se dit Sholmès, envahi d'un doute subit. Oui, en toute évidence, c'était lui, mais c'était un autre homme aussi, qui ressemblait à Arsène Lupin par certains points, et qui pourtant gardait son individualité distincte, ses traits personnels, son regard, sa couleur de cheveux… En habit, cravaté de blanc, la chemise souple moulant son torse, il parlait allégrement, racontant des histoires dont M. Destange riait de tout cœur et qui amenaient un sourire sur les lèvres de Clotilde. Et chacun de ces sourires paraissait une récompense que recherchait Arsène Lupin et qu'il se réjouissait d'avoir conquise. Il redoublait d'esprit et de gaieté, et, insensiblement, au son de cette voix heureuse et claire, le visage de Clotilde s'animait et perdait cette expression de froideur qui le rendait peu sympathique. « Ils s'aiment, pensa Sholmès, mais que diable peut-il y avoir de commun entre Clotilde Destange et Maxime Bermond ? Sait-elle que Maxime n'est autre qu'Arsène Lupin ? » Jusqu'à sept heures, il écouta anxieusement, faisant son profit des moindres paroles. Puis, avec d'infinies précautions, il descendit et traversa le côté de la pièce où il ne risquait pas d'être vu du salon. Dehors, Sholmès s'assura qu'il n'y avait ni automobile, ni fiacre en station, et s'éloigna en boitillant par le boulevard Malesherbes. Mais, dans une rue adjacente, il mit sur son dos le pardessus qu'il portait sur son bras, déforma son chapeau, se redressa et, ainsi métamorphosé, revint vers la place où il attendit, les yeux fixés à la porte de l'hôtel Destange. Arsène Lupin sortit presque aussitôt, et par les rues de Constantinople et de Londres, se dirigea vers le centre de Paris. À cent pas derrière lui marchait Herlock. Minutes délicieuses pour l'Anglais ! Il reniflait avidement l'air, comme un bon chien qui sent la piste toute fraîche. Vraiment, cela lui semblait une chose infiniment douce que de suivre son adversaire. Ce n'était plus lui qui était surveillé, mais Arsène Lupin, l'invisible Arsène Lupin. Il le tenait pour ainsi dire au bout de son regard, comme attaché par des liens impossibles à briser. Et il se délectait à considérer, parmi les promeneurs, cette proie qui lui appartenait. Mais un phénomène bizarre ne tarda pas à le frapper au milieu de l'intervalle qui le séparait d'Arsène Lupin, d'autres gens s'avançaient dans la même direction, notamment deux grands gaillards en chapeau rond sur le trottoir de gauche, deux autres sur le trottoir de droite en casquette et la cigarette aux lèvres. Il n'y avait là peut-être qu'un hasard. Mais Sholmès s'étonna davantage quand Lupin, ayant pénétré dans un bureau de tabac, les quatre hommes s'arrêtèrent – et davantage encore – quand ils repartirent en même temps que lui, mais isolément, chacun suivant de son côté la Chaussée d'Antin. « Malédiction, pensa Sholmès, il est donc filé ! » L'idée que d'autres étaient sur la trace d'Arsène Lupin, que d'autres lui raviraient, non pas la gloire – il s'en inquiétait peu – mais le plaisir immense, l'ardente volupté de réduire, à lui seul, le plus redoutable ennemi qu'il eût jamais rencontré, cette idée l'exaspérait. Cependant l'erreur n'était pas possible, les hommes avaient cet air détaché, cet air trop naturel de ceux qui, tout en réglant leur allure sur l'allure d'une autre personne, ne veulent pas être remarqués. « Ganimard en saurait-il plus long qu'il ne le dit ? murmura Sholmès… se joue-t-il de moi ? » Il eut envie d'accoster l'un des quatre individus, afin de se concerter avec lui. Mais aux approches du boulevard, la foule devenant plus dense, il craignit de perdre Lupin et pressa le pas. Il déboucha au moment où Lupin gravissait le perron du restaurant hongrois, à l'angle de la rue Helder. La porte en était ouverte de telle façon que Sholmès, assis sur un banc du boulevard, de l'autre côté de la rue, le vit qui prenait place à une table luxueusement servie, ornée de fleurs, et où se trouvaient déjà trois messieurs en habit et deux dames d'une grande élégance, qui l'accueillirent avec des démonstrations de sympathie. Herlock chercha des yeux les quatre individus et les aperçut, disséminés dans des groupes qui écoutaient l'orchestre de tziganes d'un café voisin. Chose curieuse, ils ne paraissaient pas s'occuper d'Arsène Lupin, mais beaucoup plus des gens qui les entouraient. Tout à coup, l'un d'eux tira de sa poche une cigarette et aborda un Monsieur en redingote et en chapeau haut de forme. Le Monsieur présenta son cigare, et Sholmès eut l'impression qu'ils causaient, et plus longtemps même que ne l'eût exigé le fait d'allumer une cigarette. Enfin, le Monsieur monta les marches du perron et jeta un coup d'œil dans la salle du restaurant. Avisant Lupin, il s'avança, s'entretint quelques instants avec lui, puis il choisit une table voisine, et Sholmès constata que ce Monsieur n'était autre que le cavalier de l'avenue Henri-Martin. Alors il comprit. Non seulement Arsène Lupin n'était pas filé, mais ces hommes faisaient partie de sa bande ! Ces hommes veillaient à sa sûreté ! C'était sa garde du corps, ses satellites, son escorte attentive. Partout où le maître courait un danger, les complices étaient là, prêts à l'avertir, prêts à le défendre. Complices les quatre individus ! Complice le Monsieur en redingote ! Un frisson parcourut l'Anglais. Se pouvait-il que jamais il réussît à s'emparer de cet être inaccessible ? Quelle puissance illimitée représentait une pareille association, dirigée par un tel chef ! Il déchira une feuille de son carnet, écrivit au crayon quelques lignes qu'il inséra dans une enveloppe, et dit à un gamin d'une quinzaine d'années qui s'était couché sur le banc : – Tiens, mon garçon, prends une voiture et porte cette lettre à la caissière de la taverne suisse, place du Châtelet. Et rapidement… Il lui remit une pièce de cinq francs. Le gamin disparut. Une demi-heure s'écoula. La foule avait grossi, et Sholmès ne distinguait plus que de temps en temps les acolytes de Lupin. Mais quelqu'un le frôla, et une voix lui dit à l'oreille : – Eh bien ! Qu'y a-t-il, Monsieur Sholmès ? – C'est vous, Monsieur Ganimard ? – Oui, j'ai reçu votre mot à la taverne. Qu'y a-t-il ? – Il est là. – Que dites-vous ? – Là-bas… au fond du restaurant… penchez-vous à droite… vous le voyez ? – Non. – Il verse du champagne à sa voisine. – Mais ce n'est pas lui. – C'est lui. – Moi, je vous réponds… ah cependant… en effet il se pourrait… ah ! le gredin, comme il se ressemble ! murmura Ganimard naïvement… et les autres, des complices ? – Non, sa voisine c'est lady Cliveden, l'autre, c'est la duchesse de Cleath, et, vis-à-vis, l'ambassadeur d'Espagne à Londres. Ganimard fit un pas. Herlock le retint. – Quelle imprudence ! Vous êtes seul. – Lui aussi. – Non, il a des hommes sur le boulevard qui montent la garde… sans compter, à l'intérieur de ce restaurant, ce Monsieur… – Mais moi, quand j'aurai mis la main au collet d'Arsène Lupin en criant son nom, j'aurai toute la salle pour moi, tous les garçons. – J'aimerais mieux quelques agents. – C'est pour le coup que les amis d'Arsène Lupin ouvriraient l'œil… non, voyez-vous, Monsieur Sholmès, nous n'avons pas le choix. Il avait raison, Sholmès le sentit. Mieux valait tenter l'aventure et profiter de circonstances exceptionnelles. Il recommanda seulement à Ganimard : – Tâchez qu'on vous reconnaisse le plus tard possible… Et lui-même se glissa derrière un kiosque de journaux, sans perdre de vue Arsène Lupin qui, là-bas, penché sur sa voisine, souriait. L'inspecteur traversa la rue, les mains dans ses poches, en homme qui va droit devant lui. Mais, à peine sur le trottoir opposé, il bifurqua vivement et d'un bond escalada le perron. Un coup de sifflet strident… Ganimard se heurta contre le maître d'hôtel, planté soudain en travers de la porte et qui le repoussa avec indignation, comme il aurait fait d'un intrus dont la mise équivoque eût déshonoré le luxe du restaurant. Ganimard chancela. Au même instant, le Monsieur en redingote sortait. Il prit parti pour l'inspecteur, et tous deux, le maître d'hôtel et lui, disputaient violemment, tous deux d'ailleurs accrochés à Ganimard, l'un le retenant, l'autre le poussant, et de telle manière que, malgré tous ses efforts, malgré ses protestations furieuses, le malheureux fut expulsé jusqu'au bas du perron. Un rassemblement se produisit aussitôt. Deux agents de police, attirés par le bruit, essayèrent de fendre la foule, mais une résistance incompréhensible les immobilisa, sans qu'ils parvinssent à se dégager des épaules qui les pressaient, des dos qui leur barraient la route… Et tout à coup, comme par enchantement, le passage est libre !… Le maître d'hôtel, comprenant son erreur, se confond en excuses, le Monsieur en redingote renonce à défendre l'inspecteur, la foule s'écarte, les agents passent, Ganimard fonce sur la table aux six convives… il n'y en a plus que cinq. Il regarde autour de lui… pas d'autre issue que la porte. – La personne qui était à cette place, crie-t-il aux cinq convives stupéfaits ?… Oui, vous étiez six… où se trouve la sixième personne ? – M. Destro ? – Mais non, Arsène Lupin ! Un garçon s'approche : – Ce Monsieur vient de monter à l'entresol. Ganimard se précipite. L'entresol est composé de salons particuliers et possède une sortie spéciale sur le boulevard ! – Allez donc le chercher maintenant, gémit Ganimard, il est loin ! Il n'était pas très loin, à deux cents mètres tout au plus, dans l'omnibus Madeleine-Bastille, lequel omnibus roulait paisiblement au petit trot de ses trois chevaux, franchissait la place de l'Opéra et s'en allait par le boulevard des Capucines. Sur la plate-forme, deux grands gaillards à chapeau melon devisaient. Sur l'impériale, au haut de l'escalier, somnolait un vieux petit bonhomme : Herlock Sholmès. Et la tête dodelinante, bercé par le mouvement du véhicule, l'Anglais monologuait : « Si mon brave Wilson me voyait, comme il serait fier de son collaborateur !… Bah !… Il était facile de prévoir au coup de sifflet que la partie était perdue, et qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de surveiller les alentours du restaurant. Mais, en vérité, la vie ne manque pas d'intérêt avec ce diable d'homme ! » Au point terminus, Herlock s'étant penché, vit Arsène Lupin qui passait devant ses gardes du corps, et il l'entendit murmurer : « À l'Étoile. » « À l'Étoile, parfait, on se donne rendez-vous. J'y serai. Laissons-le filer dans ce fiacre automobile, et suivons en voiture les deux compagnons. » Les deux compagnons s'en furent à pied, gagnèrent en effet l'Étoile et sonnèrent à la porte d'une étroite maison située au numéro 40 de la rue Chaigrin. Au coude que forme cette petite rue peu fréquentée, Sholmès put se cacher dans l'ombre d'un renfoncement. Une des deux fenêtres du rez-de-chaussée s'ouvrit, un homme en chapeau rond ferma les volets. Au-dessus des volets, l'imposte s'éclaira. Au bout de dix minutes, un Monsieur vint sonner à cette même porte, puis, tout de suite après, un autre individu. Et enfin, un fiacre automobile s'arrêta, d'où Sholmès vit descendre deux personnes : Arsène Lupin et une dame enveloppée d'un manteau et d'une voilette épaisse. « La Dame blonde, sans aucun doute », se dit Sholmès, tandis que le fiacre s'éloignait. Il laissa s'écouler un instant, s'approcha de la maison, escalada le rebord de la fenêtre, et, haussé sur la pointe des pieds, il put, par l'imposte, jeter un coup d'œil dans la pièce. Arsène Lupin, appuyé à la cheminée, parlait avec animation. Debout autour de lui, les autres l'écoutaient attentivement. Parmi eux, Sholmès reconnut le Monsieur à la redingote et crut reconnaître le maître d'hôtel du restaurant. Quant à la Dame blonde, elle lui tournait le dos, assise dans un fauteuil. « On tient conseil, pensa-t-il… les événements de ce soir les ont inquiétés et ils éprouvent le besoin de délibérer. Ah ! Les prendre tous à la fois, d'un coup !… » Un des complices ayant bougé, il sauta à terre et se renfonça dans l'ombre. Le Monsieur en redingote et le maître d'hôtel sortirent de la maison. Aussitôt le premier étage s'éclaira, quelqu'un tira les volets des fenêtres. Et ce fut l'obscurité en haut comme en bas. « Elle et lui sont restés au rez-de-chaussée, se dit Herlock. Les deux complices habitent le premier étage. » Il attendit une partie de la nuit sans bouger, craignant qu'Arsène Lupin ne s'en allât pendant son absence. À quatre heures, apercevant deux agents de police à l'extrémité de la rue, il les rejoignit, leur expliqua la situation et leur confia la surveillance de la maison. Alors il se rendit au domicile de Ganimard, rue Pergolèse, et le fit réveiller. – Je le tiens encore. – Arsène Lupin ? – Oui. – Si vous le tenez comme tout à l'heure, autant me recoucher. Enfin, passons au commissariat. Ils allèrent jusqu'à la rue Mesnil, et de là, au domicile du commissaire, M. Decointre. Puis, accompagnés d'une demidouzaine d'hommes, ils s'en revinrent rue Chaigrin. – Du nouveau ? demanda Sholmès aux deux agents en faction. – Rien. Le jour commençait à blanchir le ciel lorsque, ses dispositions prises, le commissaire sonna et se dirigea vers la loge de la concierge. Effrayée par cette invasion, toute tremblante, cette femme répondit qu'il n'y avait pas de locataires au rez-de-chaussée. – Comment, pas de locataire ! s'écria Ganimard. – Mais non, c'est ceux du premier, les messieurs Leroux… ils ont meublé le bas pour des parents de province… – Un Monsieur et une dame ? – Oui. – Qui sont venus hier soir avec eux ? – Peut-être bien… je dormais… pourtant, je ne crois pas, voici la clef… ils ne l'ont pas demandée… Avec cette clef le commissaire ouvrit la porte qui se trouvait de l'autre côté du vestibule. Le rez-de-chaussée ne contenait que deux pièces : elles étaient vides. – Impossible ! proféra Sholmès, je les ai vus, elle et lui. Le commissaire ricana : – Je n'en doute pas, mais ils n'y sont plus. – Montons au premier étage. Ils doivent y être. – Le premier étage est habité par des messieurs Leroux. – Nous interrogerons les messieurs Leroux. Ils montèrent tous l'escalier, et le commissaire sonna. Au second coup, un individu, qui n'était autre qu'un des gardes du corps, apparut, en bras de chemise et l'air furieux. – Eh bien, quoi ! En voilà du tapage… est-ce qu'on réveille les gens… Mais il s'arrêta, confondu : – Dieu me pardonne… en vérité, je ne rêve pas ? C'est Monsieur Decointre !… Et vous aussi, Monsieur Ganimard ? Qu'y a-t-il donc pour votre service ? Un éclat de rire formidable jaillit. Ganimard pouffait, dans une crise d'hilarité qui le courbait en deux et lui congestionnait la face. – C'est vous, Leroux, bégayait-il… oh ! que c'est drôle… Leroux, complice d'Arsène Lupin… ah ! j'en mourrai… et votre frère, Leroux, est-il visible ? – Edmond, tu es là ? C'est M. Ganimard qui nous rend visite… Un autre individu s'avança dont la vue redoubla la gaieté de Ganimard. – Est-ce possible ! On n'a pas idée de ça ! Ah ! Mes amis, vous êtes dans de beaux draps… qui se serait jamais douté ! Heureusement que le vieux Ganimard veille, et surtout qu'il a des amis pour l'aider… des amis qui viennent de loin ! Et se tournant vers Sholmès, il présenta : – Victor Leroux, inspecteur de la Sûreté, un des bons parmi les meilleurs de la brigade de fer… Edmond Leroux, commis principal au service anthropométrique… Chapitre 5 Un enlèvement Herlock Sholmès ne broncha pas. Protester ? Accuser ces deux hommes ? C'était inutile. À moins de preuves qu'il n'avait point et qu'il ne voulait pas perdre son temps à chercher, personne ne le croirait. Tout crispé, les poings serrés, il ne songeait qu'à ne pas trahir, devant Ganimard triomphant, sa rage et sa déception. Il salua respectueusement les frères Leroux, soutiens de la société, et se retira. Dans le vestibule il fit un crochet vers une porte basse qui indiquait l'entrée de la cave, et ramassa une petite pierre de couleur rouge : c'était un grenat. Dehors, s'étant retourné, il lut, près du n° 40 de la maison, cette inscription : « Lucien Destange, architecte, 1877. » Même inscription au n° 42. « Toujours la double issue, pensa-t-il. Le 40 et le 42 communiquent. Comment n'y ai-je pas songé ? J'aurais dû rester avec les deux agents cette nuit. » Il dit à ces hommes : – Deux personnes sont sorties par cette porte pendant mon absence, n'est-ce pas ? Et il désignait la porte de la maison voisine. – Oui, un Monsieur et une dame. Il prit le bras de l'inspecteur principal, et l'entraînant : – Monsieur Ganimard, vous avez trop ri pour m'en vouloir beaucoup du petit dérangement que je vous ai causé… – Oh je ne vous en veux nullement. – N'est-ce pas ? Mais les meilleures plaisanteries n'ont qu'un temps, et je suis d'avis qu'il faut en finir. – Je le partage. – Nous voici au septième jour. Dans trois jours il est indispensable que je sois à Londres. – Oh ! Oh ! – J'y serai, Monsieur, et je vous prie de vous tenir prêt dans la nuit de mardi à mercredi. – Pour une expédition du même genre ? fit Ganimard, gouailleur. – Oui, Monsieur, du même genre. – Et qui se terminera ? – Par la capture de Lupin. – Vous croyez ? – Je vous le jure sur l'honneur, Monsieur. Sholmès salua et s'en fut prendre un peu de repos dans l'hôtel le plus proche ; après quoi, ragaillardi, confiant en luimême, il retourna rue Chaigrin, glissa deux louis dans la main de la concierge, s'assura que les frères Leroux étaient partis, apprit que la maison appartenait à un M. Harmingeat, et, muni d'une bougie, descendit à la cave par la petite porte auprès de laquelle il avait ramassé le grenat. Au bas de l'escalier il en ramassa un autre de forme identique. – Je ne me trompais pas, pensa-t-il, c'est par là qu'on communique… voyons, ma clef passe-partout ouvre-t-elle le caveau réservé au locataire du rez-de-chaussée ? Oui.., parfait… examinons ces casiers de vin. Oh ! Oh ! Voici des places où la poussière a été enlevée… et, par terre, des empreintes de pas… Un bruit léger lui fit prêter l'oreille. Rapidement il poussa la porte, souffla sa bougie et se dissimula derrière une pile de caisses vides. Après quelques secondes, il nota qu'un des casiers de fer pivotait doucement, entraînant avec lui tout le morceau de muraille auquel il était accroché. La lueur d'une lanterne fut projetée. Un bras apparut. Un homme entra. Il était courbé en deux comme quelqu'un qui cherche. Du bout des doigts il remuait la poussière, et plusieurs fois il se releva et jeta quelque chose dans une boîte en carton qu'il tenait de la main gauche. Ensuite il effaça la trace de ses pas, de même que les empreintes laissées par Lupin et la Dame blonde, et il se rapprocha du casier. Il eut un cri rauque et s'effondra. Sholmès avait bondi sur lui. Ce fut l'affaire d'une minute, et, de façon la plus simple du monde, l'homme se trouva étendu sur le sol, les chevilles attachées et les poignets ficelés. L'Anglais se pencha. – Combien veux-tu pour parler ?… pour dire ce que tu sais ? L'homme répondit par un sourire d'une telle ironie que Sholmès comprit la vanité de sa question. Il se contenta d'explorer les poches de son captif, mais ses investigations ne lui valurent qu'un trousseau de clefs, un mouchoir, et la petite boîte en carton dont l'individu s'était servi, et qui contenait une douzaine de grenats pareils à ceux que Sholmès avait recueillis. Maigre butin ! En outre, qu'allait-il faire de cet homme ? Attendre que ses amis vinssent à son secours et les livrer tous à la police ? À quoi bon ? Quel avantage en tirerait-il contre Lupin ? Il hésitait, quand l'examen de la boîte le décida. Elle portait cette adresse : « Léonard, bijoutier, rue de la Paix. » Il résolut tout simplement d'abandonner l'homme. Il repoussa le casier, ferma la cave, et sortit de la maison. D'un bureau de poste, il avertit M. Destange, par petit bleu, qu'il ne pourrait venir que le lendemain. Puis il se rendit chez le bijoutier, auquel il remit les grenats. – Madame m'envoie pour ces pierres. Elles se sont détachées d'un bijou qu'elle a acheté ici. Sholmès tombait juste. Le marchand répondit : – En effet… Cette dame m'a téléphoné. Elle passera tantôt elle-même. Ce n'est qu'à cinq heures que Sholmès, posté sur le trottoir, aperçut une dame enveloppée d'un voile épais, et dont la tournure lui sembla suspecte. À travers la vitre il put la voir qui déposait sur le comptoir un bijou ancien orné de grenats. Elle s'en alla presque aussitôt, fit des courses à pied, monta du côté de Clichy, et tourna par des rues que l'Anglais ne connaissait pas. À la nuit tombante, il pénétrait derrière elle, et sans que la concierge l'avisât, dans une maison à cinq étages, à deux corps de bâtiment, et par conséquent à innombrables locataires. Au deuxième étage elle s'arrêta et entra. Deux minutes plus tard, l'Anglais tentait la chance, et, les unes après les autres, essayait avec précaution les clefs du trousseau dont il s'était emparé. La quatrième fit jouer la serrure. À travers l'ombre qui les emplissait, il aperçut des pièces absolument vides comme celles d'un appartement inhabité, et dont toutes les portes étaient ouvertes. Mais au bout d'un couloir, la lueur d'une lampe filtra, et s'étant approché sur la pointe des pieds, il vit, par la glace sans tain qui séparait le salon d'une chambre contiguë, la dame voilée qui ôtait son vêtement et son chapeau, les déposait sur l'unique siège de cette chambre et s'enveloppait d'un peignoir de velours. Et il la vit aussi s'avancer vers la cheminée et pousser le bouton d'une sonnerie électrique. Et la moitié du panneau qui s'étendait à droite de la cheminée s'ébranla, glissa selon le plan même du mur, et s'insinua dans l'épaisseur du panneau voisin. Dès que l'entrebâillement fut assez large, la dame passa… et disparut, emportant la lampe. Le système était simple. Sholmès l'employa. Il marcha dans l'obscurité, à tâtons, mais tout de suite sa figure heurta des choses molles. À la flamme d'une allumette, il constata qu'il se trouvait dans un petit réduit encombré de robes et de vêtements qui étaient suspendus à des tringles. Il se fraya un passage et s'arrêta devant l'embrasure d'une porte close par une tapisserie ou du moins par l'envers d'une tapisserie. Et son allumette s'étant consumée, il aperçut de la lumière qui perçait la trame lâche et usée de la vieille étoffe. Alors il regarda. La Dame blonde était là, sous ses yeux, à portée de sa main. Elle éteignit la lampe et alluma l'électricité. Pour la première fois Sholmès put voir son visage en pleine lumière. Il tressaillit. La femme qu'il avait fini par atteindre après tant de détours et de manœuvres n'était autre que Clotilde Destange. Clotilde Destange, la meurtrière du Baron d'Hautrec et la voleuse du diamant bleu ! Clotilde Destange, la mystérieuse amie d'Arsène Lupin ! La Dame blonde enfin ! « Eh oui, parbleu, pensa-t-il, je ne suis qu'un âne bâté. Parce que l'amie de Lupin est blonde et Clotilde brune, je n'ai pas songé à rapprocher les deux femmes l'une de l'autre ! Comme si la Dame blonde pouvait rester blonde après le meurtre du Baron et le vol du diamant ! » Sholmès voyait une partie de la pièce, élégant boudoir de femme, orné de tentures claires et de bibelots précieux. Une méridienne d'acajou s'allongeait sur une marche basse. Clotilde s'y était assise, et demeurait immobile la tête entre ses mains. Et, au bout d'un instant, il s'aperçut qu'elle pleurait. De grosses larmes coulaient sur ses joues pâles, glissaient vers sa bouche, tombaient goutte à goutte sur le velours de son corsage. Et d'autres larmes les suivaient indéfiniment, comme surgies d'une source inépuisable. Et c'était le spectacle le plus triste qui fût que ce désespoir morne et résigné qui s'exprimait par la lente coulée des larmes. Mais une porte s'ouvrit derrière elle. Arsène Lupin entra. Ils se regardèrent longtemps, sans dire une parole, puis il s'agenouilla près d'elle, lui appuya la tête sur sa poitrine, l'entoura de ses bras, et il y avait dans le geste dont il enlaçait la jeune fille une tendresse profonde et beaucoup de pitié. Ils ne bougeaient pas. Un doux silence les unit, et les larmes coulaient moins abondantes. – J'aurais tant voulu vous rendre heureuse ! murmura-t-il. – Je suis heureuse. – Non, puisque vous pleurez… vos larmes me désolent, Clotilde. Malgré tout, elle se laissait prendre au son de cette voix caressante, et elle écoutait, avide d'espoir et de bonheur. Un sourire amollit son visage, mais un sourire si triste encore ! Il la supplia : – Ne soyez pas triste, Clotilde, vous ne devez pas l'être. Vous n'en avez pas le droit. Elle lui montra ses mains blanches, fines et souples, et dit gravement : – Tant que ces mains seront mes mains, je serai triste, Maxime. – Mais pourquoi ? – Elles ont tué. Maxime s'écria : – Taisez-vous ! Ne pensez pas à cela… le passé est mort, le passé ne compte pas. Et il baisait ses longues mains pâles, et elle le regardait avec un sourire plus clair comme si chaque baiser eût effacé un peu de l'horrible souvenir. – Il faut m'aimer, Maxime, il le faut parce qu'aucune femme ne vous aimera comme moi. Pour vous plaire, j'ai agi, j'agis encore, non pas même selon vos ordres, mais selon vos désirs secrets. J'accomplis des actes contre lesquels tous mes instincts et toute ma conscience se révoltent, mais je ne peux pas résister… tout ce que je fais, je le fais machinalement, parce que cela vous est utile, et que vous le voulez… et je suis prête à recommencer demain… et toujours. Il dit avec amertume : – Ah ! Clotilde, pourquoi vous ai-je mêlée à ma vie aventureuse ? J'aurais dû rester le Maxime Bermond que vous avez aimé, il y a cinq ans, et ne pas vous faire connaître… l'autre homme que je suis. Elle dit très bas : – J'aime aussi cet autre homme, et je ne regrette rien. – Si, vous regrettez votre vie passée, la vie au grand jour. – Je ne regrette rien quand vous êtes là, dit-elle passionnément ! Il n'y a plus de faute, il n'y a plus de crime quand mes yeux vous voient. Que m'importe d'être malheureuse loin de vous, et de souffrir, et de pleurer, et d'avoir horreur de tout ce que je fais… votre amour efface tout… j'accepte tout… mais il faut m'aimer !… – Je ne vous aime pas parce qu'il le faut, Clotilde, mais pour l'unique raison que je vous aime. – En êtes-vous sûr ? dit-elle toute confiante. – Je suis sûr de moi comme de vous. Seulement, mon existence est violente et fiévreuse, et je ne puis pas toujours vous consacrer le temps que je voudrais. Elle s'affola aussitôt. – Qu'y a-t-il ? Un danger nouveau ? Vite, parlez. – Oh ! Rien de grave encore. Pourtant… – Pourtant ? – Eh bien, il est sur nos traces. – Sholmès ? – Oui. C'est lui qui a lancé Ganimard dans l'affaire du restaurant hongrois. C'est lui qui a posté, cette nuit, les deux agents de la rue Chalgrin. J'en ai la preuve. Ganimard a fouillé la maison ce matin, et Sholmès l'accompagnait. En outre… – En outre ? – Eh bien, il y a autre chose : il nous manque un de nos hommes, Jeanniot. – Le concierge ? – Oui. – Mais c'est moi qui l'ai envoyé ce matin, rue Chaigrin, pour ramasser des grenats qui étaient tombés de ma broche. – Il n'y a pas de doute, Sholmès l'aura pris au piège. – Nullement. Les grenats ont été apportés au bijoutier de la rue de la Paix. – Alors, qu'est-il devenu depuis ? – Oh Maxime, j'ai peur. – Il n'y a pas de quoi s'effrayer. Mais j'avoue que la situation est très grave. Que sait-il ? Où se cache-t-il ? Sa force réside dans son isolement. Rien ne peut le trahir. – Que décidez-vous ? – L'extrême prudence, Clotilde. Depuis longtemps je suis résolu à changer mon installation et à la transporter là-bas, dans l'asile inviolable que vous savez. L'intervention de Sholmès brusque les choses. Quand un homme comme lui est sur une piste, on doit se dire que fatalement, il arrivera au bout de cette piste. Donc, j'ai tout préparé. Après-demain, mercredi, le déménagement aura lieu. À midi, ce sera fini. À deux heures, je pourrai moi-même quitter la place, après avoir enlevé les derniers vestiges de notre installation, ce qui n'est pas une petite affaire. D'ici là… – D'ici là ? – Nous ne devons pas nous voir, et personne ne doit vous voir, Clotilde. Ne sortez pas. Je ne crains rien pour moi. Je crains tout dès qu'il s'agit de vous. – Il est impossible que cet Anglais parvienne jusqu'à moi. – Tout est possible avec lui, et je me méfie. Hier, quand j'ai manqué d'être surpris par votre père, j'étais venu pour fouiller l'armoire qui contient les anciens registres de M. Destange. Il y a là un danger. Il y en a partout. Je devine l'ennemi qui rôde dans l'ombre et qui se rapproche de plus en plus. Je sens qu'il nous surveille… qu'il tend ses filets autour de nous. C'est là une de ces intuitions qui ne me trompent jamais. – En ce cas, dit-elle, partez, Maxime, et ne pensez plus à mes larmes. Je serai forte, et j'attendrai que le danger soit conjuré. Adieu, Maxime. Elle l'embrassa longuement. Et ce fut elle-même qui le poussa dehors. Sholmès entendit le son de leurs voix qui s'éloignait. Hardiment, surexcité par ce même besoin d'agir, envers et contre tout, qui le stimulait depuis la veille, il s'engagea dans une antichambre à l'extrémité de laquelle il y avait un escalier. Mais, au moment où il allait descendre, le bruit d'une conversation partit de l'étage inférieur, et il jugea préférable de suivre un couloir circulaire qui le conduisit à un autre escalier. Au bas de cet escalier il fut très surpris de voir des meubles dont il connaissait déjà la forme et l'emplacement. Une porte était entrebâillée. Il pénétra dans une grande pièce ronde. C'était la bibliothèque de M. Destange. « Parfait ! Admirable ! murmura-t-il, je comprends tout. Le boudoir de Clotilde, c'est-à-dire de la Dame blonde, communique avec un des appartements de la maison voisine, et cette maison voisine a sa sortie, non sur la place Malesherbes, mais sur une rue adjacente, la rue Montchanin, autant que je m'en souvienne… À merveille ! Et je m'explique comment Clotilde Destange va rejoindre son bien-aimé tout en gardant la réputation d'une personne qui ne sort jamais. Et je m'explique aussi comment Arsène Lupin a surgi près de moi, hier soir, sur la galerie : il doit y avoir une autre communication entre l'appartement voisin et cette bibliothèque… » Et il concluait : « Encore une maison truquée. Encore une fois, sans doute, Destange architecte ! Il s'agit maintenant de profiter de mon passage ici pour vérifier le contenu de l'armoire… et pour me documenter sur les autres maisons truquées. » Sholmès monta sur la galerie et se dissimula derrière les étoffes de la rampe. Il y resta jusqu'à la fin de la soirée. Un domestique vint éteindre les lampes électriques. Une heure plus tard, l'Anglais fit fonctionner le ressort de sa lanterne et se dirigea vers l'armoire. Comme il le savait, elle contenait les anciens papiers de l'architecte, dossiers, devis, livres de comptabilité. Au second plan, une série de registres, classés par ordre d'ancienneté, se dressait. Il prit alternativement ceux des dernières années, et aussitôt il examinait la page de récapitulation, et, plus spécialement, la lettre H. Enfin, ayant découvert le mot Harmingeat, accompagné du chiffre 63, il se reporta à la page 63 et lut : « Harmingeat, 40, rue Chaigrin. » Suivait le détail de travaux exécutés pour ce client en vue de l'établissement d'un calorifère dans son immeuble. Et en marge, cette note : « Voir le dossier M. B. » – Eh ! Je le sais bien, dit-il, le dossier M. B., c'est celui qu'il me faut. Par lui, je saurai le domicile actuel de M. Lupin. Ce n'est qu'au matin que, sur la deuxième moitié d'un registre, il découvrit ce fameux dossier. Il comportait quinze pages. L'une reproduisait la page consacrée à M. Harmingeat de la rue Chaigrin. Une autre détaillait les travaux exécutés pour M. Vatinel, propriétaire, 25, rue Clapeyron. Une autre était réservée au Baron d'Hautrec, 134, avenue Henri-Martin, une autre au château de Crozon, et les onze autres à différents propriétaires de Paris. Sholmès copia cette liste de onze noms et de onze adresses, puis il remit les choses en place, ouvrit une fenêtre, et sauta sur la place déserte, en ayant soin de repousser les volets. Dans sa chambre d'hôtel il alluma sa pipe avec la gravité qu'il apportait à cet acte, et, entouré de nuages de fumée, il étudia les conclusions que l'on pouvait tirer du dossier M. B., ou, pour mieux dire, du dossier Maxime Bermond, alias Arsène Lupin. À huit heures, il envoyait à Ganimard ce pneumatique : « Je passerai sans doute, ce matin, rue Pergolèse et vous confierai une personne dont la capture est de la plus haute importance. En tout cas, soyez chez vous cette nuit et demain mercredi jusqu'à midi, et arrangez-vous pour avoir une trentaine d'hommes à votre disposition… » Puis il choisit sur le boulevard un fiacre automobile dont le chauffeur lui plut par sa bonne figure réjouie et peu intelligente, et se fit conduire sur la place Malesherbes, cinquante pas plus loin que l'hôtel Destange. – Mon garçon, fermez votre voiture, dit-il au mécanicien, relevez le col de votre fourrure, car le vent est froid, et attendez patiemment. Dans une heure et demie, vous mettrez votre moteur en marche. Dès que je reviendrai, en route pour la rue Pergolèse. Au moment de franchir le seuil de l'hôtel, il eut une dernière hésitation. N'était-ce pas une faute de s'occuper ainsi de la Dame blonde tandis que Lupin achevait ses préparatifs de départ ? Et n'aurait-il pas mieux fait, à l'aide de la liste des immeubles, de chercher tout d'abord le domicile de son adversaire ? – Bah ? se dit-il, quand la Dame blonde sera ma prisonnière, je serai maître de la situation. Et il sonna. M. Destange se trouvait déjà dans la bibliothèque. Ils travaillèrent un moment et Sholmès cherchait un prétexte pour monter jusqu'à la chambre de Clotilde, lorsque la jeune fille entra, dit bonjour à son père, s'assit dans le petit salon et se mit à écrire. De sa place, Sholmès la voyait, penchée sur la table, et qui, de temps à autre, méditait, la plume en l'air et le visage pensif. Il attendit, puis prenant un volume, il dit à M. Destange : – Voici justement un livre que Mlle Destange m'a prié de lui apporter dès que je mettrais la main dessus. Il se rendit dans le petit salon et se posta devant Clotilde de façon à ce que son père ne pût l'apercevoir, et il prononça : – Je suis M. Stickmann, le nouveau secrétaire de M. Destange. – Ah ! fit-elle sans se déranger. Mon père a donc changé de secrétaire ? – Oui, Mademoiselle, et je désirerais vous parler. – Veuillez vous asseoir, Monsieur, j'ai fini. Elle ajouta quelques mots à sa lettre, la signa, cacheta l'enveloppe, repoussa ses papiers, appuya sur la sonnerie d'un téléphone, obtint la communication avec sa couturière, pria celle-ci de hâter l'achèvement d'un manteau de voyage dont elle avait un besoin urgent, et enfin se tournant vers Sholmès : – Je suis à vous, Monsieur. Mais notre conversation ne peut-elle avoir lieu devant mon père ? – Non, Mademoiselle, et je vous supplierai même de ne pas hausser la voix. Il est préférable que M. Destange ne nous entende point. – Pour qui est-ce préférable ? – Pour vous, Mademoiselle. – Je n'admets pas de conversation que mon père ne puisse entendre. – Il faut pourtant bien que vous admettiez celle-ci. Ils se levèrent l'un et l'autre, les yeux croisés. Et elle dit : – Parlez, Monsieur. Toujours debout, il commença : – Vous me pardonnerez si je me trompe sur certains points secondaires. Ce que je garantis, c'est l'exactitude générale des incidents que j'expose. – Pas de phrases, je vous prie. Des faits. À cette interruption, lancée brusquement, il sentit que la jeune femme était sur ses gardes, et il reprit : – Soit, j'irai droit au but. Donc il y a cinq ans, Monsieur votre père a eu l'occasion de rencontrer un M. Maxime Bermond, lequel s'est présenté à lui comme entrepreneur… ou architecte, je ne saurais préciser. Toujours est-il que M. Destange s'est pris d'affection pour ce jeune homme, et, comme l'état de sa santé ne lui permettait plus de s'occuper de ses affaires, il confia à M. Bermond l'exécution de quelques commandes qu'il avait acceptées de la part d'anciens clients, et qui semblaient en rapport avec les aptitudes de son collaborateur. Herlock s'arrêta. Il lui parut que la pâleur de la jeune fille s'était accentuée. Ce fut pourtant avec le plus grand calme qu'elle prononça : – Je ne connais pas les faits dont vous m'entretenez, Monsieur, et surtout je ne vois pas en quoi ils peuvent m'intéresser. – En ceci, Mademoiselle, c'est que M. Maxime Bermond s'appelle de son vrai nom, vous le savez aussi bien que moi, Arsène Lupin. Elle éclata de rire. – Pas possible ! Arsène Lupin ? M. Maxime Bermond s'appelle Arsène Lupin ? – Comme j'ai l'honneur de vous le dire, Mademoiselle, et puisque vous refusez de me comprendre à demi-mot, j'ajouterai qu'Arsène Lupin a trouvé ici, pour l'accomplissement de ses projets, une amie, plus qu'une amie, une complice aveugle et… passionnément dévouée. Elle se leva, et, sans émotion, ou du moins avec si peu d'émotion que Sholmès fut frappé d'une telle maîtrise, elle déclara : – J'ignore le but de votre conduite, Monsieur, et je veux l'ignorer. Je vous prie donc de ne pas ajouter un mot et de sortir d'ici. – Je n'ai jamais eu l'intention de vous imposer ma présence indéfiniment, répondit Sholmès, aussi paisible qu'elle. Seulement j'ai résolu de ne pas sortir seul de cet hôtel. – Et qui donc vous accompagnera, Monsieur ? – Vous ! – Moi ? – Oui, Mademoiselle, nous sortirons ensemble de cet hôtel, et vous me suivrez, sans une protestation, sans un mot. Ce qu'il y avait d'étrange dans cette scène, c'était le calme absolu des deux adversaires. Plutôt qu'un duel implacable entre deux volontés puissantes, on eût dit, à leur attitude, au ton de leurs voix, le débat courtois de deux personnes qui ne sont pas du même avis. Dans la rotonde, par la baie grande ouverte, on apercevait M. Destange qui maniait ses livres avec des gestes mesurés. Clotilde se rassit en haussant légèrement les épaules. Herlock tira sa montre. – Il est dix heures et demie. Dans cinq minutes nous partons. – Sinon ? – Sinon, je vais trouver M. Destange, et je lui raconte… – Quoi ? – La vérité. Je lui raconte la vie mensongère de Maxime Bermond, et je lui raconte la double vie de sa complice. – De sa complice ? – Oui, de celle que l'on appelle la Dame blonde, de celle qui fut blonde. – Et quelles preuves lui donnerez-vous ? – Je l'emmènerai rue Chalgrin, et je lui montrerai le passage qu'Arsène Lupin, profitant des travaux dont il avait la direction, a fait pratiquer par ses hommes entre le 40 et le 42, le passage qui vous a servi à tous les deux, l'avant-dernière nuit. –Après ? – Après, j'emmènerai M. Destange chez Maître Detinan, nous descendrons l'escalier de service par lequel vous êtes descendue avec Arsène Lupin pour échapper à Ganimard. Et nous chercherons tous deux la communication sans doute analogue qui existe avec la maison voisine, maison dont la sortie donne sur le boulevard des Batignolles et non sur la rue Clapeyron ? – Après ? – Après, j'emmènerai M. Destange au château de Crozon, et il lui sera facile, à lui qui sait le genre de travaux exécutés par Arsène Lupin lors de la restauration de ce château, de découvrir les passages secrets qu'Arsène Lupin a fait pratiquer par ses hommes. Il constatera que ces passages ont permis à la Dame blonde de s'introduire, la nuit, dans la chambre de la comtesse et d'y prendre sur la cheminée le diamant bleu, puis, deux semaines plus tard, de s'introduire dans la chambre du conseiller Bleichen et de cacher ce diamant bleu au fond d'un flacon… acte assez bizarre, je l'avoue, petite vengeance de femme peut-être, je ne sais, cela n'importe point. – Après ? – Après, fit Herlock d'une voix plus grave, j'emmènerai M. Destange au 134 avenue Henri-Martin, et nous chercherons comment le Baron d'Hautrec… – Taisez-vous, taisez-vous, balbutia la jeune fille, avec un effroi soudain… je vous défends ! … Alors vous osez dire que c'est moi… vous m'accusez… – Je vous accuse d'avoir tué le Baron d'Hautrec. – Non, non, c'est une infamie. – Vous avez tué le Baron d'Hautrec, Mademoiselle. Vous étiez entrée à son service sous le nom d'Antoinette Bréhat, dans le but de lui ravir le diamant bleu, et vous l'avez tué. De nouveau elle murmura, brisée, réduite à la prière : – Taisez-vous, Monsieur, je vous en supplie. Puisque vous savez tant de choses, vous devez savoir que je n'ai pas assassiné le Baron. – Je n'ai pas dit que vous l'aviez assassiné, Mademoiselle. Le Baron d'Hautrec était sujet à des accès de folie que, seule, la sœur Auguste pouvait maîtriser. Je tiens ce détail d'elle-même. En l'absence de cette personne, il a dû se jeter sur vous, et c'est au cours de la lutte, pour défendre votre vie, que vous l'avez frappé. Épouvantée par un tel acte, vous avez sonné et vous vous êtes enfuie sans même arracher du doigt de votre victime ce diamant bleu que vous étiez venue prendre. Un instant après vous rameniez un des complices de Lupin, domestique dans la maison voisine, vous transportiez le Baron sur son lit, vous remettiez la chambre en ordre… mais toujours sans oser prendre le diamant bleu. Voilà ce qui s'est passé. Donc, je le répète, vous n'avez pas assassiné le Baron. Cependant ce sont bien vos mains qui l'ont frappé. Elle les avait croisées sur son front, ses longues mains fines et pâles, et elle les garda longtemps ainsi, immobiles. Enfin, déliant ses doigts, elle découvrit son visage douloureux et prononça : – Et c'est tout cela que vous avez l'intention de dire à mon père ? – Oui, et je lui dirai que j'ai comme témoins Mlle Gerbois, qui reconnaîtra la Dame blonde, la sœur Auguste qui reconnaîtra Antoinette Bréhat, la comtesse de Crozon qui reconnaîtra Mme de Réal. Voilà ce que je lui dirai. – Vous n'oserez pas, dit-elle, recouvrant son sang-froid devant la menace d'un péril immédiat. Il se leva et fit un pas vers la bibliothèque. Clotilde l'arrêta : – Un instant, Monsieur. Elle réfléchit, maîtresse d'elle-même maintenant, et, fort calme, lui demanda : – Vous êtes Herlock Sholmès, n'est-ce pas ? – Oui. – Que voulez-vous de moi ? – Ce que je veux ? J'ai engagé contre Arsène Lupin un duel dont il faut que je sorte vainqueur. Dans l'attente d'un dénouement qui ne saurait tarder beaucoup, j'estime qu'un otage aussi précieux que vous me donne sur mon adversaire un avantage considérable. Donc, vous me suivrez, Mademoiselle, je vous confierai à quelqu'un de mes amis. Dès que mon but sera atteint, vous serez libre. – C'est tout ? – C'est tout, je ne fais pas partie de la police de votre pays, et je ne me sens par conséquent aucun droit… de justicier. Elle semblait résolue. Cependant elle exigea encore un moment de répit. Ses yeux se fermèrent, et Sholmès la regardait, si tranquille soudain, presque indifférente aux dangers qui l'entouraient. « Et même, songeait l'Anglais, se croit-elle en danger ? Mais non, puisque Lupin la protège. Avec Lupin rien ne peut vous atteindre. Lupin est tout-puissant, Lupin est infaillible. » – Mademoiselle, dit-il, j'ai parlé de cinq minutes, il y en a plus de trente. – Me permettez-vous de monter dans ma chambre, Monsieur, et d'y prend mes affaires ? – Si vous le désirez, Mademoiselle, j'irai vous attendre rue Montchanin. Je suis un excellent ami du concierge Jeanniot. – Ah ! vous savez… fit-elle avec un effroi visible. – Je sais bien des choses. – Soit. Je sonnerai donc. On lui apporta son chapeau et son vêtement, et Sholmès lui dit : – Il faut que vous donniez à M. Destange une raison qui explique notre départ, et que cette raison puisse au besoin expliquer votre absence pendant quelques jours. – C'est inutile. Je serai ici tantôt. De nouveau ils se défièrent du regard, ironiques tous deux et souriants. – Comme vous êtes sûre de lui dit Sholmès. – Aveuglément. – Tout ce qu'il fait est bien, n'est-ce pas ? Tout ce qu'il veut se réalise. Et vous approuvez tout, et vous êtes prête à tout pour lui. – Je l'aime, dit-elle, frissonnante de passion. – Et vous croyez qu'il vous sauvera ? Elle haussa les épaules et, s'avançant vers son père, elle le prévint. – Je t'enlève M. Stickmann. Nous allons à la Bibliothèque nationale. – Tu rentres déjeuner ? – Peut-être… ou plutôt non… mais ne t'inquiète pas… Et elle déclara fermement à Sholmès : – Je vous suis, Monsieur. – Sans arrière-pensée ? – Les yeux fermés. – Si vous tentez de vous échapper, j'appelle, je crie, on vous arrête, et c'est la prison. N'oubliez pas que la Dame blonde est sous le coup d'un mandat. – Je vous jure sur l'honneur que je ne ferai rien pour m'échapper. – Je vous crois. Marchons. Ensemble, comme il l'avait prédit, tous deux quittèrent l'hôtel. Sur la place, l'automobile stationnait, tournée dans le sens opposé. On voyait le dos du mécanicien et sa casquette que recouvrait presque le col de sa fourrure. En approchant, Sholmès entendit le ronflement du moteur. Il ouvrit la portière, pria Clotilde de monter et s'assit auprès d'elle. La voiture démarra brusquement, gagna les boulevards extérieurs, l'avenue Hoche, l'avenue de la Grande-Armée. Herlock, pensif, combinait ses plans. « Ganimard est chez lui… je laisse la jeune fille entre ses mains… lui dirai-je qui est cette jeune fille ? Non, il la mènerait droit au Dépôt, ce qui dérangerait tout. Une fois seul, je consulte la liste du dossier M. B., et je me mets en chasse. Et cette nuit, ou demain matin au plus tard, je vais trouver Ganimard comme il est convenu, et je lui livre Arsène Lupin et sa bande… » Il se frotta les mains, heureux de sentir enfin le but à sa portée et de voir qu'aucun obstacle sérieux ne l'en séparait. Et, cédant à un besoin d'expansion qui contrastait avec sa nature, il s'écria : – Excusez-moi, Mademoiselle, si je montre tant de satisfaction. La bataille fut pénible, et le succès m'est particulièrement agréable. – Succès légitime, Monsieur, et dont vous avez le droit de vous réjouir. – Je vous remercie. Mais quelle drôle de route nous prenons ! Le chauffeur n'a donc pas entendu ? À ce moment, on sortait de Paris par la porte de Neuilly. Que diable pourtant, la rue Pergolèse n'était pas en dehors des fortifications. Sholmès baissa la glace. – Dites donc, chauffeur, vous vous trompez… rue Pergolèse !… L'homme ne répondit pas. Il répéta, d'un ton plus élevé : – Je vous dis d'aller rue Pergolèse. L'homme ne répondit point. – Ah ! ça, mais vous êtes sourd, mon ami. Ou vous y mettez de la mauvaise volonté… nous n'avons rien à faire par ici… rue Pergolèse ! Je vous ordonne de rebrousser chemin, et au plus vite. Toujours le même silence. L'Anglais frémit d'inquiétude. Il regarda Clotilde : un sourire indéfinissable plissait les lèvres de la jeune fille. – Pourquoi riez-vous ? maugréa-t-il… cet incident n'a aucun rapport… cela ne change rien aux choses… – Absolument rien, répondit-elle. Tout à coup une idée le bouleversa. Se levant à moitié, il examina plus attentivement l'homme qui se trouvait sur le siège. Les épaules étaient plus minces, l'attitude plus dégagée… une sueur froide le couvrit, ses mains se crispèrent, tandis que la plus effroyable conviction s'imposait à son esprit : cet homme, c'était Arsène Lupin. – Eh bien, Monsieur Sholmès, que dites-vous de cette petite promenade ? – Délicieuse, cher Monsieur, vraiment délicieuse, riposta Sholmès. Jamais peut-être il ne lui fallut faire sur lui-même un effort plus terrible que pour articuler ces paroles sans un frémissement dans la voix, sans rien qui pût indiquer le déchaînement de tout son être. Mais aussitôt, par une sorte de réaction formidable, un flot de rage et de haine brisa les digues, emporta sa volonté, et, d'un geste brusque tirant son revolver, il le braqua sur Mlle Destange. – À la minute même, à la seconde, arrêtez, Lupin, ou je fais feu sur Mademoiselle. – Je vous recommande de viser la joue si vous voulez atteindre la tempe, répondit Lupin sans tourner la tête. Clotilde prononça : – Maxime, n'allez pas trop vite, le pavé est glissant, et je suis très peureuse. Elle souriait toujours, les yeux fixés aux pavés, dont la route se hérissait devant la voiture. – Qu'il arrête ! Qu'il arrête donc ! lui dit Sholmès, fou de colère, vous voyez bien que je suis capable de tout ! Le canon du revolver frôla les boucles de cheveux. Elle murmura : – Ce Maxime est d'une imprudence ! À ce train-là nous sommes sûrs de déraper. Sholmès remit l'arme dans sa poche et saisit la poignée de la portière, prêt à s'élancer, malgré l'absurdité d'un pareil acte. Clotilde lui dit : – Prenez garde, Monsieur, il y a une automobile derrière nous. Il se pencha. Une voiture les suivait en effet, énorme, farouche d'aspect avec sa proue aiguë, couleur de sang, et les quatre hommes en peau de bête qui la montaient. « Allons, pensa-t-il, je suis bien gardé, patientons. » Il croisa les bras sur sa poitrine, avec cette soumission orgueilleuse de ceux qui s'inclinent et qui attendent quand le destin se tourne contre eux. Et tandis que l'on traversait la Seine et que l'on brûlait Suresnes, Rueil, Chatou, immobile, résigné, maître de sa colère et sans amertume ; il ne songeait plus qu'à découvrir par quel miracle Arsène Lupin s'était substitué au chauffeur. Que le brave garçon qu'il avait choisi le matin sur le boulevard pût être un complice placé là d'avance, il ne l'admettait pas. Pourtant il fallait bien qu'Arsène Lupin eût été prévenu, et il ne pouvait l'avoir été qu'après le moment où, lui, Sholmès avait menacé Clotilde, puisque personne, auparavant, ne soupçonnait son projet. Or, depuis ce moment, Clotilde et lui ne s'étaient point quittés. Un souvenir le frappa : la communication téléphonique demandée par la jeune fille, sa conversation avec la couturière. Et tout de suite il comprit. Avant même qu'il n'eût parlé, à la seule annonce de l'entretien qu'il sollicitait comme nouveau secrétaire de M. Destange, elle avait flairé le péril, deviné le nom et le but du visiteur, et, froidement, naturellement, comme si elle accomplissait bien en réalité l'acte qu'elle semblait accomplir, elle avait appelé Lupin à son secours, sous le couvert d'un fournisseur, et en se servant de formules convenues entre eux. Comment Arsène Lupin était venu, comment cette automobile en station, dont le moteur trépidait, lui avait paru suspecte, comment il avait soudoyé le mécanicien, tout cela importait peu. Ce qui passionnait Sholmès au point d'apaiser sa fureur, c'était l'évocation de cet instant, où une simple femme, une amoureuse il est vrai, domptant ses nerfs, écrasant son instinct, immobilisant les traits de son visage, soumettant l'expression de ses yeux, avait donné le change au vieux Herlock Sholmès. Que faire contre un homme servi par de tels auxiliaires, et qui, par le seul ascendant de son autorité, insufflait à une femme de telles provisions d'audace et d'énergie ? On franchit la Seine et l'on escalada la côte de SaintGermain ; mais, à cinq cents mètres au-delà de cette ville, le fiacre ralentit. L'autre voiture vint à sa hauteur, et toutes deux s'arrêtèrent. Il n'y avait personne aux alentours. – Monsieur Sholmès, dit Lupin, ayez l'obligeance de changer de véhicule. Le nôtre est vraiment d'une lenteur !… – Comment donc ! s'écria Sholmès, d'autant plus empressé qu'il n'avait pas le choix. – Vous me permettrez aussi de vous prêter cette fourrure, car nous irons assez vite, et de vous offrir ces deux sandwichs… Si, si, acceptez, qui sait quand vous dînerez ! Les quatre hommes étaient descendus. L'un d'eux s'approcha, et comme il avait retiré les lunettes qui le masquaient, Sholmès reconnut le Monsieur en redingote du restaurant hongrois. Lupin lui dit : – Vous reconduirez ce fiacre au chauffeur à qui je l'ai loué. Il attend dans le premier débit de vins à droite de la rue Legendre. Vous lui ferez le second versement de mille francs promis. Ah ! j'oubliais, veuillez donner vos lunettes à M. Sholmès. Il s'entretint avec Mlle Destange, puis s'installa au volant et partit, Sholmès à ses côtés, et, derrière lui, un de ses hommes. Lupin n'avait pas exagéré en disant qu'on irait « assez vite ». Dès le début ce fut une allure vertigineuse. L'horizon venait à leur rencontre, comme attiré par une force mystérieuse, et il disparaissait à l'instant comme absorbé par un abîme vers lequel d'autres choses aussitôt, arbres, maisons, plaines et forêts, se précipitaient avec la hâte tumultueuse d'un torrent qui sent l'approche du gouffre. Sholmès et Lupin n'échangeaient pas une parole. Au-dessus de leurs têtes, les feuilles des peupliers faisaient un grand bruit de vagues, bien rythmé par l'espacement régulier des arbres. Et les villes s'évanouirent : Mantes, Vernon, Gaillon. D'une colline à l'autre, de Bon-Secours à Canteleu, Rouen, sa banlieue, son port, ses kilomètres de quais, Rouen ne sembla que la rue d'une bourgade. Et ce fut Duclair, Caudebec, le pays de Caux dont ils effleurèrent les ondulations de leur vol puissant, et Lillebonne, et Quillebeuf. Et voilà qu'ils se trouvèrent soudain au bord de la Seine, à l'extrémité d'un petit quai, au bord duquel s'allongeait un yacht sobre et robuste de lignes, et dont la cheminée lançait des volutes de fumée noire. La voiture stoppa. En deux heures, ils avaient parcouru plus de quarante lieues. Un homme s'avança en vareuse bleue, la casquette galonnée d'or et salua. – Parfait, capitaine ! s'écria Lupin. Vous avez reçu la dépêche ? – Je l'aie reçue. – L'Hirondelle est prête ? – L'Hirondelle est prête. – En ce cas, Monsieur Sholmès ? L'Anglais regarda autour de lui, vit un groupe de personnes à la terrasse d'un café, un autre plus près, un instant, puis comprenant qu'avant toute intervention, il serait happé, embarqué, expédié à fond de cale, il traversa la passerelle et suivit Lupin dans la cabine du capitaine. Elle était vaste, d'une propreté méticuleuse, et toute claire du vernis de ses lambris et de l'étincellement de ses cuivres. Lupin referma la porte et, sans préambule, presque brutalement, il dit à Sholmès : – Que savez-vous au juste ? – Tout. – Tout ? Précisez. Il n'y avait plus dans l'intonation de sa voix cette politesse un peu ironique qu'il affectait à l'égard de l'Anglais. C'était l'accent impérieux du maître qui a l'habitude de commander et l'habitude que tout le monde plie devant lui, fût-ce un Herlock Sholmès. Ils se mesurèrent du regard, ennemis maintenant, ennemis déclarés et frémissants. Un peu énervé, Lupin reprit : – Voilà plusieurs fois, Monsieur, que je vous rencontre sur mon chemin. C'est autant de fois de trop, et j'en ai assez de perdre mon temps à déjouer les pièges que vous me tendez. Je vous préviens donc que ma conduite avec vous dépendra de votre réponse. Que savez-vous au juste ? – Tout, Monsieur, je vous le répète. Arsène Lupin se contint et d'un ton saccadé : – Je vais vous le dire, moi, ce que vous savez. Vous savez que, sous le nom de Maxime Bermond, j'ai… retouché quinze maisons construites par M. Destrange. – Oui. – Sur ces quinze maisons, vous en connaissez quatre. – Oui. – Et vous avez la liste des onze autres. – Oui. – Vous avez pris cette liste chez M. Destange, cette nuit sans doute. – Oui. – Et comme vous supposez que, parmi ces onze immeubles, il y en a fatalement un que j'ai gardé pour moi, pour mes besoins et pour ceux de mes amis, vous avez confié à Ganimard le soin de se mettre en campagne et de découvrir ma retraite. – Non. – Ce qui signifie ? – Ce qui signifie que j'agis seul, et que j'allais me mettre, seul, en campagne. – Alors, je n'ai rien à craindre, puisque vous êtes entre mes mains. – Vous n'avez rien à craindre tant que je serai entre vos mains. – C'est-à-dire que vous n'y resterez pas ? – Non. Arsène Lupin se rapprocha encore de l'Anglais, et lui posant très doucement la main sur l'épaule : – Écoutez, Monsieur, je ne suis pas en humeur de discuter, et vous n'êtes pas, malheureusement pour vous, en état de me faire échec. Donc, finissons-en. – Finissons-en. – Vous allez me donner votre parole d'honneur de ne pas chercher à vous échapper de ce bateau avant d'être dans les eaux anglaises. – Je vous donne ma parole d'honneur de chercher par tous les moyens à m'échapper, répondit Sholmès, indomptable. – Mais, sapristi, vous savez pourtant que je n'ai qu'un mot à dire pour vous réduire à l'impuissance. Tous ces hommes m'obéissent aveuglément. Sur un signe de moi, ils vous mettent une chaîne au cou… – Les chaînes se cassent. – … Et vous jettent par-dessus bord à dix milles des côtes. – Je sais nager. – Bien répondu, s'écria Lupin en riant. Dieu me pardonne, j'étais en colère. Excusez-moi, maître… et concluons. Admettezvous que je cherche les mesures nécessaires à ma sécurité et à celle de mes amis ? – Toutes les mesures. Mais elles sont inutiles. – D'accord. Cependant vous ne m'en voudrez pas de les prendre. – C'est votre devoir. Allons-y. Lupin ouvrit la porte et appela le capitaine et deux matelots. Ceux-ci saisirent l'Anglais, et après l'avoir fouillé lui ficelèrent les jambes et l'attachèrent à la couchette du capitaine. – Assez ordonna Lupin. En vérité, il faut votre obstination, Monsieur, et la gravité exceptionnelle des circonstances, pour que j'ose me permettre… Les matelots se retirèrent. Lupin dit au capitaine : – Capitaine, un homme d'équipage restera ici à la disposition de M. Sholmès, et vous-même lui tiendrez compagnie autant que possible. Qu'on ait pour lui tous les égards. Ce n'est pas un prisonnier, mais un hôte. Quelle heure est-il à votre montre, capitaine ? – Deux heures cinq. Lupin consulta sa montre, puis une pendule accrochée à la cloison de la cabine. – Deux heures cinq ?… nous sommes d'accord. Combien de temps vous faut-il pour aller à Southampton ? – Neuf heures, sans nous presser. – Vous en mettrez onze. Il ne faut pas que vous touchiez terre avant le départ du paquebot qui laisse Southampton à minuit et qui arrive au Havre à huit heures du matin. Vous entendez, n'est-ce pas, capitaine ? Je me répète : comme il serait infiniment dangereux pour nous tous que Monsieur revînt en France par ce bateau, il ne faut pas que vous arriviez à Southampton avant une heure du matin. – C'est compris. – Je vous salue, Maître. À l'année prochaine, dans ce monde ou dans l'autre. – À demain. Quelques minutes plus tard Sholmès entendit l'automobile qui s'éloignait, et tout de suite, aux profondeurs de L'Hirondelle, la vapeur haleta plus violemment. Le bateau démarrait. Vers trois heures on avait franchi l'estuaire de la Seine et l'on entrait en pleine mer. À ce moment, étendu sur la couchette où il était lié, Herlock Sholmès dormait profondément. Le lendemain matin, dixième et dernier jour de la guerre engagée par les deux grands rivaux, l'Écho de France publiait ce délicieux entrefilet : « Hier un décret d'expulsion a été pris par Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, détective anglais. Signifié à midi, le décret était exécuté le jour même. À une heure du matin, Sholmès a été débarqué à Southampton. » Chapitre 6 La seconde arrestation d'Arsène Lupin Dès huit heures, douze voitures de déménagement encombrèrent la rue Crevaux, entre l'avenue du Bois-deBoulogne et l'avenue Bugeaud. M. Félix Davey quittait l'appartement qu'il occupait au quatrième étage du n° 8. Et M. Dubreuil, expert, qui avait réuni en un seul appartement le cinquième étage de la même maison et le cinquième étage des deux maisons contiguës, expédiait le même jour – pure coïncidence, puisque ces messieurs ne se connaissaient pas – les collections de meubles pour lesquelles tant de correspondants étrangers lui rendaient quotidiennement visite. Détail qui fut remarqué dans le quartier, mais dont on ne parla que plus tard, aucune des douze voitures ne portait le nom et l'adresse du déménageur, et aucun des hommes qui les accompagnaient ne s'attarda dans les débits avoisinants. Ils travaillèrent si bien qu'à onze heures tout était fini. Il ne restait plus rien que ces monceaux de papiers et de chiffons qu'on laisse derrière soi, aux coins des chambres vides. M. Félix Davey, jeune homme élégant, vêtu selon la mode la plus raffinée, mais qui portait à la main une canne d'entraînement dont le poids indiquait chez son possesseur un biceps peu ordinaire, M. Félix Davey s'en alla tranquillement et s'assit sur le banc de l'allée transversale qui coupe l'avenue du Bois, en face de la rue Pergolèse. Près de lui, une femme, en tenue de petite bourgeoise, lisait son journal, tandis qu'un enfant jouait à creuser avec sa pelle un tas de sable. Au bout d'un instant Félix Davey dit à la femme, sans tourner la tête : – Ganimard ? – Parti depuis ce matin neuf heures. – Où ? – À la Préfecture de police. – Seul ? – Seul. – Pas de dépêche cette nuit ? – Aucune. – On a toujours confiance en vous dans la maison ? – Toujours. Je rends de petits services à Mme Ganimard, et elle me raconte tout ce que fait son mari… nous avons passé la matinée ensemble. – C'est bien. Jusqu'à nouvel ordre, continuez à venir ici, chaque jour, à onze heures. Il se leva et se rendit, près de la porte Dauphine, au Pavillon chinois où il prit un repas frugal, deux œufs, des légumes et des fruits. Puis il retourna rue Crevaux et dit à la concierge : – Je jette un coup d'œil là-haut, et je vous rends les clefs. Il termina son inspection par la pièce qui lui servait de cabinet de travail. Là, il saisit l'extrémité d'un tuyau de gaz dont le coude était articulé et qui pendait le long de la cheminée enleva le bouchon de cuivre qui le fermait, adapta un petit appareil en forme de cornet, et souffla. Un léger coup de sifflet lui répondit. Portant le tuyau à sa bouche, il murmura : – Personne, Dubreuil ? – Personne. – Je peux monter ? – Oui. Il remit le tuyau à sa place, tout en se disant : « Jusqu'où va le progrès ? Notre siècle fourmille de petites inventions qui rendent vraiment la vie charmante et pittoresque. Et si amusante ! … Surtout quand on sait jouer à la vie comme moi. » Il fit pivoter une des moulures de marbre de la cheminée. La plaque de marbre elle-même bougea, et la glace qui la surmontait glissa sur d'invisibles rainures, démasquant une ouverture béante où reposaient les premières marches d'un escalier construit dans le corps même de la cheminée ; tout cela bien propre, en fonte soigneusement astiquée et en carreaux de porcelaine blanche. Il monta. Au cinquième étage, même orifice au-dessus de la cheminée. M. Dubreuil attendait. – C'est fini, chez vous ? – C'est fini. – Tout est débarrassé ? – Entièrement. – Le personnel ? – Il n'y a plus que les trois hommes de garde. – Allons-y. L'un après l'autre ils montèrent par le même chemin jusqu'à l'étage des domestiques, et débouchèrent dans une mansarde où se trouvaient trois individus dont l'un regardait par la fenêtre. – Rien de nouveau ? – Rien, patron. – La rue est calme ? – Absolument. – Encore dix minutes et je pars définitivement… vous partirez aussi. D'ici là, au moindre mouvement suspect dans la rue, avertissez-moi. – J'ai toujours le doigt sur la sonnerie d'alarme, patron. – Dubreuil, vous aviez recommandé à nos déménageurs de ne pas toucher aux fils de cette sonnerie ? – Certes, elle fonctionne à merveille. – Alors je suis tranquille. Ces deux messieurs redescendirent jusqu'à l'appartement de Félix Davey. Et celui-ci, après avoir rajusté la moulure de marbre, s'exclama joyeusement : – Dubreuil, je voudrais voir la tête de ceux qui découvriront tous ces admirables trucs, timbres d'avertissement, réseau de fils électriques et de tuyaux acoustiques, passages invisibles, lames de parquets qui glissent, escaliers dérobés… une vraie machination pour féerie ! – Quelle réclame pour Arsène Lupin ! – Une réclame dont on se serait bien passé. Dommage de quitter une pareille installation. Tout est à recommencer, Dubreuil… et sur un nouveau modèle, évidemment, car il ne faut jamais se répéter. Peste soit du Sholmès ! – Toujours pas revenu, le Sholmès ? – Et comment ? De Southampton, un seul paquebot, celui de minuit. Du Havre, un seul train, celui de huit heures du matin qui arrive à onze heures onze. Du moment qu'il n'a pas pris le paquebot de minuit – et il ne l'a pas pris, les instructions données au capitaine étant formelles – il ne pourra être en France que ce soir, via Newhaven et Dieppe. – S'il revient ! – Sholmès n'abandonne jamais la partie. Il reviendra, mais trop tard. Nous serons loin. – Et Mlle Destange ? – Je dois la retrouver dans une heure. – Chez elle ? – Oh ! Non, elle ne rentrera chez elle que dans quelques jours, après la tourmente… et lorsque je n'aurai plus à m'occuper que d'elle. Mais, vous, Dubreuil, il faut vous hâter. L'embarquement de tous nos colis sera long, et votre présence est nécessaire sur le quai. – Vous êtes sûr que nous ne sommes pas surveillés ? – Par qui ? Je ne craignais que Sholmès. Dubreuil se retira. Félix Davey fit un dernier tour, ramassa deux ou trois lettres déchirées, puis, apercevant un morceau de craie, il le prit, dessina sur le papier sombre de la salle à manger un grand cadre, et inscrivit, ainsi que l'on fait sur une plaque commémorative : « ICI HABITA, DURANT CINQ ANNÉES, AU DÉBUT DU SIÈCLE, ARSÈNE LUPIN, GENTILHOMMEXXème CAMBRIOLEUR. » Cette petite plaisanterie parut lui causer une vive satisfaction. Il la contempla en sifflotant un air d'allégresse, et s'écria : – Maintenant que je suis en règle avec les historiens des générations futures, filons. Dépêchez-vous, maître Herlock Sholmès, avant trois minutes j'aurai quitté mon gîte, et votre défaite sera totale… encore deux minutes ! Vous me faites attendre, maître !… Encore une minute ! Vous ne venez pas ? Eh bien, je proclame votre déchéance et mon apothéose. Sur quoi, je m'esquive. Adieu, royaume d'Arsène Lupin ! Je ne vous verrai plus. Adieu les cinquante-cinq pièces des six appartements sur lesquels je régnais ! Adieu, ma chambrette, mon austère chambrette ! Une sonnerie coupa net son accès de lyrisme, une sonnerie aiguë, rapide et stridente, qui s'interrompit deux fois, reprit deux fois et cessa. C'était la sonnerie d'alarme. Qu'y avait-il donc ? Quel danger imprévu ? Ganimard ? Mais non… Il fut sur le point de regagner son bureau et de s'enfuir. Mais d'abord il se dirigea du côté de la fenêtre. Personne dans la rue. L'ennemi serait-il donc déjà dans la maison ? Il écouta et crut discerner des rumeurs confuses. Sans plus hésiter, il courut jusqu'à son cabinet de travail, et, comme il en franchissait le seuil, il distingua le bruit d'une clef que l'on cherchait à introduire dans la porte du vestibule. – Diable, murmura-t-il, il n'est que temps. La maison est peut-être cernée… l'escalier de service, impossible. Heureusement que la cheminée… Il poussa vivement la moulure : elle ne bougea pas. Il fit un effort plus violent : elle ne bougea pas. Au même moment il eut l'impression que la porte s'ouvrait là-bas et que des pas résonnaient. – Sacré nom, jura-t-il, je suis perdu si ce fichu mécanisme… Ses doigts se convulsèrent autour de la moulure. De tout son poids il pesa. Rien ne bougea. Rien ! Par une malchance incroyable, par une méchanceté vraiment effarante du destin, le mécanisme, qui fonctionnait encore un instant auparavant, ne fonctionnait plus ! Il s'acharna, se crispa. Le bloc de marbre demeurait inerte, immuable. Malédiction ! Était-il admissible que cet obstacle stupide lui barrât le chemin ? Il frappa le marbre, il le frappa à coups de poing rageurs, il le martela, il l'injuria… – Eh bien, quoi, Monsieur Lupin, il y a donc quelque chose qui ne marche pas comme il vous plaît ? Lupin se retourna, secoué d'épouvante. Herlock Sholmès était devant lui ! Herlock Sholmès ! Il le regarda en clignant des yeux, comme gêné par une vision cruelle. Herlock Sholmès à Paris ! Herlock Sholmès qu'il avait expédié la veille en Angleterre ainsi qu'un colis dangereux, et qui se dressait en face de lui, victorieux et libre ! Ah ! pour que cet impossible miracle se fût réalisé malgré la volonté d'Arsène Lupin, il fallait un bouleversement des lois naturelles, le triomphe de tout ce qui est illogique et anormal ! Herlock Sholmès en face de lui ! Et l'Anglais prononça, ironique à son tour, et plein de cette politesse dédaigneuse avec laquelle son adversaire l'avait si souvent cinglé : – Monsieur Lupin, je vous avertis qu'à partir de cette minute, je ne penserai plus jamais à la nuit que vous m'avez fait passer dans l'hôtel du Baron d'Hautrec, plus jamais aux mésaventures de mon ami Wilson, plus jamais à mon enlèvement en automobile, et non plus à ce voyage que je viens d'accomplir, ficelé par vos ordres sur une couchette peu confortable. Cette minute efface tout. Je ne me souviens plus de rien. Je suis payé. Je suis royalement payé. Lupin garda le silence. L'Anglais reprit : – N'est-ce pas votre avis ? Il avait l'air d'insister comme s'il eût réclamé un acquiescement, une sorte de quittance à l'égard du passé. Après un instant de réflexion, durant lequel l'Anglais se sentit pénétré, scruté jusqu'au plus profond de son âme, Lupin déclara : – Je suppose, Monsieur, que votre conduite actuelle s'appuie sur des motifs sérieux ? – Extrêmement sérieux. – Le fait d'avoir échappé à mon capitaine et à mes matelots n'est qu'un incident secondaire de notre lutte. Mais le fait d'être ici, devant moi, seul, vous entendez, seul en face d'Arsène Lupin, me donne à croire que votre revanche est aussi complète que possible. – Aussi complète que possible. – Cette maison ? – Cernée. – Les deux maisons voisines ? – Cernées. – L'appartement au-dessus de celui-ci ? – Les trois appartements du cinquième que M. Dubreuil occupait, cernés. – De sorte que… – De sorte que vous êtes pris, Monsieur Lupin, irrémédiablement pris. Les mêmes sentiments qui avaient agité Sholmès au cours de sa promenade en automobile, Lupin les éprouva, la même fureur concentrée, la même révolte – mais aussi, en fin de compte – la même loyauté le courba sous la force des choses. Tous deux également puissants, ils devaient pareillement accepter la défaite comme un mal provisoire auquel on doit se résigner. – Nous sommes quittes, Monsieur, dit-il nettement. L'Anglais sembla ravi de cet aveu. Ils se turent. Puis Lupin reprit, déjà maître de lui et souriant : – Et je n'en suis pas fâché ! Cela devenait fastidieux de gagner à tous coups. Je n'avais qu'à allonger le bras pour vous atteindre en pleine poitrine. Cette fois, j'y suis. Touché, maître ! Il riait de bon cœur. – Enfin on va se divertir ! Lupin est dans la souricière. Comment va t-il sortir de là ? Dans la souricière ! … Quelle aventure … ah maître, je vous dois une rude émotion. C'est cela, la vie ! Il se pressa les tempes de ses deux poings fermés, comme pour comprimer la joie désordonnée qui bouillonnait en lui, et il avait aussi des gestes d'enfant qui décidément s'amuse au-delà de ses forces. Enfin il s'approcha de l'Anglais. – Et maintenant, qu'attendez-vous ? – Ce que j'attends ? – Oui, Ganimard est là, avec ses hommes. Pourquoi n'entret-il pas ? – Je l'ai prié de ne pas entrer. – Et il a consenti ? – Je n'ai requis ses services qu'à la condition formelle qu'il se laisserait guider par moi. D'ailleurs il croit que M. Félix Davey n'est qu'un complice de Lupin ! – Alors je répète ma question sous une autre forme. Pourquoi êtes-vous entré seul ? – J'ai voulu d'abord vous parler. – Ah ! Ah ! Vous avez à me parler. Cette idée parut plaire singulièrement à Lupin. Il y a telles circonstances où l'on préfère de beaucoup les paroles aux actes. – Monsieur Sholmès, je regrette de n'avoir point de fauteuil à vous offrir. Cette vieille caisse à moitié brisée vous agrée-telle ? Ou bien le rebord de cette fenêtre ? Je suis sûr qu'un verre de bière serait le bienvenu… brune ou blonde ?… Mais asseyezvous, je vous en prie… – Inutile. Causons. – J'écoute. – Je serai bref. Le but de mon séjour en France n'était pas votre arrestation. Si j'ai été amené à vous poursuivre, c'est qu'aucun autre moyen ne se présentait d'arriver à mon véritable but. – Qui était ? – De retrouver le diamant bleu ! – Le diamant bleu ! – Certes, puisque celui qu'on a découvert dans le flacon du consul Bleichen n'était pas le vrai. – En effet. Le vrai fut expédié par la Dame blonde, je le fis copier exactement, et comme, alors, j'avais des projets sur les autres bijoux de la comtesse, et que le consul Bleichen était déjà suspect, la susdite Dame blonde, pour n'être point soupçonnée à son tour, glissa le faux diamant dans les bagages du susdit consul. – Tandis que vous, vous gardiez le vrai. – Bien entendu. – Ce diamant-là, il me le faut. – Impossible. Mille regrets. – Je l'ai promis à la comtesse de Crozon. Je l'aurai. – Comment l'aurez-vous, puisqu'il est en ma possession ? – Je l'aurai précisément parce qu'il est en votre possession. – Je vous le rendrai donc ? – Oui. – Volontairement ? – Je vous l'achète. Lupin eut un accès de gaieté. – Vous êtes bien de votre pays. Vous traitez ça comme une affaire. – C'est une affaire. – Et que m'offrez-vous ? – La liberté de Mlle Destange. – Sa liberté ? Mais je ne sache pas qu'elle soit en état d'arrestation. – Je fournirai à M. Ganimard les indications nécessaires. Privée de votre protection, elle sera prise, elle aussi. Lupin s'esclaffa de nouveau. – Cher Monsieur, vous m'offrez ce que vous n'avez pas. Mlle Destange est en sûreté et ne craint rien. Je demande autre chose. L'Anglais hésita, visiblement embarrassé, un peu de rouge aux pommettes. Puis, brusquement, il mit la main sur l'épaule de son adversaire : – Et si je vous proposais… – Ma liberté ? – Non… mais enfin je puis sortir de cette pièce, me concerter avec M. Ganimard… – Et me laisser réfléchir ? – Oui. – Eh ! Mon Dieu, à quoi cela me servira-t-il ! Ce satané mécanisme ne fonctionne plus, dit Lupin en poussant avec irritation la moulure de la cheminée. Il étouffa un cri de stupéfaction cette fois, caprice des choses, retour inespéré de la chance, le bloc de marbre avait bougé sous ses doigts ! C'était le salut, l'évasion possible. En ce cas, à quoi bon se soumettre aux conditions de Sholmès ? Il marcha de droite et de gauche, comme s'il méditait sa réponse. Puis, à son tour, il posa sa main sur l'épaule de l'Anglais. – Tout bien pesé, Monsieur Sholmès, j'aime mieux faire mes petites affaires seul. – Cependant… – Non, je n'ai besoin de personne. – Quand Ganimard vous tiendra, ce sera fini. On ne vous lâchera pas. – Qui sait ! – Voyons, c'est de la folie. Toutes les issues sont occupées. – Il en reste une. – Laquelle ? – Celle que je choisirai. – Des mots ! Votre arrestation peut être considérée comme effectuée. – Elle ne l'est pas. – Alors ? – Alors je garde le diamant bleu. Sholmès tira sa montre. – Il est trois heures moins dix. À trois heures j'appelle Ganimard. – Nous avons donc dix minutes devant nous pour bavarder. Profitons-en, Monsieur Sholmès, et, pour satisfaire la curiosité qui me dévore, dites-moi comment vous vous êtes procuré mon adresse et mon nom de Félix Davey. Tout en surveillant attentivement Lupin dont la bonne humeur l'inquiétait, Sholmès se prêta volontiers à cette petite explication où son amour-propre trouvait son compte, et repartit : – Votre adresse ? Je la tiens de la Dame blonde. – Clotilde ! – Elle-même. Rappelez-vous… hier matin… quand j'ai voulu l'enlever en automobile, elle a téléphoné à sa couturière. – En effet. – Eh bien, j'ai compris plus tard que la couturière, c'était vous. Et, dans le bateau, cette nuit, par un effort de mémoire, qui est peut-être une des choses dont il me sera permis de tirer vanité, je suis parvenu à reconstituer les deux derniers chiffres de votre numéro de téléphone… 73. De la sorte, possédant la liste de vos maisons « retouchées », il m'a été facile, dès mon arrivée à Paris, ce matin, à onze heures, de chercher et de découvrir dans l'annuaire du téléphone le nom et l'adresse de M. Félix Davey. Ce nom et cette adresse connus, j'ai demandé l'aide de M. Ganimard. – Admirable ! De premier ordre ! Je n'ai qu'à m'incliner. Mais ce que je ne saisis pas, c'est que vous ayez pris le train du Havre. Comment avez-vous fait pour vous évader de L'Hirondelle ? – Je ne me suis pas évadé. – Cependant… – Vous aviez donné l'ordre au capitaine de n'arriver à Southampton qu'à une heure du matin. On m'a débarqué à minuit. J'ai donc pu prendre le paquebot du Havre. – Le capitaine m'aurait trahi ? C'est inadmissible. – Il ne vous a pas trahi. –Alors ? – C'est sa montre. – Sa montre ? – Oui, sa montre que j'ai avancée d'une heure. – Comment ? – Comme on avance une montre, en tournant le remontoir. Nous causions, assis l'un près de l'autre, je lui racontais des histoires qui l'intéressaient… ma foi, il ne s'est aperçu de rien. – Bravo, bravo, le tour est joli, je le retiens. Mais la pendule, qui était accrochée à la cloison de sa cabine ? – Ah la pendule, c'était plus difficile, car j'avais les jambes liées, mais le matelot qui me gardait pendant les absences du capitaine a bien voulu donner un coup de pouce aux aiguilles. – Lui ? Allons donc ! Il a consenti ?… – Oh ! Il ignorait l'importance de son acte ! Je lui ai dit qu'il me fallait à tout prix prendre le premier train pour Londres, et… il s'est laissé convaincre… – Moyennant… – Moyennant un petit cadeau… que l'excellent homme d'ailleurs a l'intention de vous transmettre loyalement. – Quel cadeau ? – Presque rien. – Mais encore ? – Le diamant bleu. – Le diamant bleu ! – Oui, le faux, celui que vous avez substitué au diamant de la comtesse, et qu'elle m'a confié… Ce fut une explosion de rire, soudaine et tumultueuse. Lupin se pâmait, les yeux mouillés de larmes. – Dieu, que c'est drôle ! Mon faux diamant repassé au matelot ! Et la montre du capitaine ! Et les aiguilles de la pendule ! … Jamais encore Sholmès n'avait senti la lutte aussi violente entre Lupin et lui. Avec son instinct prodigieux, il devinait, sous cette gaieté excessive, une concentration de pensée formidable, comme un ramassement de toutes les facultés. Peu à peu Lupin s'était rapproché. L'Anglais recula et, distraitement, glissa les doigts dans la poche de son gousset. – Il est trois heures, Monsieur Lupin. – Trois heures déjà ? Quel dommage !… On s'amusait tellement !… – J'attends votre réponse. – Ma réponse ? Mon Dieu que vous êtes exigeant ! Alors c'est la fin de la partie que nous jouons. Et comme enjeu, ma liberté ! – Ou le diamant bleu. – Soit… jouez le premier. Que faites-vous ? – Je marque le roi, dit Sholmès, en jetant un coup de revolver. – Et moi le point, riposta Arsène en lançant son poing vers l'Anglais. Sholmès avait tiré en l'air, pour appeler Ganimard dont l'intervention lui semblait urgente. Mais le poing d'Arsène jaillit droit à l'estomac de Sholmès qui pâlit et chancela. D'un bond Lupin sauta jusqu'à la cheminée, et déjà la plaque de marbre s'ébranlait… trop tard ! La porte s'ouvrit. – Rendez vous, Lupin. Sinon… Ganimard, posté sans doute plus près que Lupin n'avait cru, Ganimard était là, le revolver braqué sur lui. Et derrière Ganimard, dix hommes, vingt hommes se bousculaient, de ces gaillards solides et sans scrupules, qui l'eussent abattu comme un chien au moindre signe de résistance. Il fit un geste, très calme. – Bas les pattes ! Je me rends. Et il croisa ses bras sur sa poitrine. Il y eut comme une stupeur. Dans la pièce dégarnie de ses meubles et de ses tentures, les paroles d'Arsène Lupin se prolongeaient ainsi qu'un écho. « Je me rends ! » Paroles incroyables ! On s'attendait à ce qu'il s'évanouît soudain par une trappe, ou qu'un pan de mur s'écroulât devant lui et le dérobât une fois de plus à ses agresseurs. Et il se rendait ! Ganimard s'avança, et, très ému, avec toute la gravité que comportait un tel acte, lentement, il étendit la main sur son adversaire, et il eut la jouissance infinie de prononcer : – Je vous arrête, Lupin. – Brrr, frissonna Lupin, vous m'impressionnez, mon bon Ganimard. Quelle mine lugubre ! On dirait que vous parlez sur la tombe d'un ami. Voyons, ne prenez pas ces airs d'enterrement. – Je vous arrête. – Et ça vous épate ? Au nom de la loi dont il est le fidèle exécuteur, Ganimard, inspecteur principal, arrête le méchant Lupin. Minute historique, et dont vous saisissez toute l'importance… et c'est la seconde fois que pareil fait se produit. Bravo, Ganimard, vous irez loin dans la carrière ! Et il offrit ses poignets au cabriolet d'acier… Ce fut un événement qui s'accomplit d'une manière un peu solennelle. Les agents, malgré leur brusquerie ordinaire et l'âpreté de leur ressentiment contre Lupin, agissaient avec réserve, étonnés qu'il leur fût permis de toucher à cet être intangible. – Mon pauvre Lupin, soupira-t-il, que diraient tes amis du noble faubourg s'ils te voyaient humilié de la sorte ? Il écarta les poignets avec un effort progressif et continu de tous ses muscles. Les veines de son front se gonflèrent. Les maillons de la chaîne pénétrèrent dans sa peau. – Allons-y, fit-il. La chaîne sauta, brisée. – Une autre, camarades, celle-ci ne vaut rien. On lui en passa deux. Il approuva : – À la bonne heure ! Vous ne sauriez prendre trop de précautions. Puis, comptant les agents : – Combien êtes-vous, mes amis ? Vingt-cinq ? Trente ? C'est beaucoup… rien à faire. Ah ! Si vous n'aviez été que quinze ! Il avait vraiment de l'allure, une allure de grand acteur qui joue son rôle d'instinct et de verve, avec impertinence et légèreté. Sholmès le regardait, comme on regarde un beau spectacle dont on sait apprécier toutes les beautés et toutes les nuances. Et vraiment il eut cette impression bizarre que la lutte était égale entre ces trente hommes d'un côté, soutenus par tout l'appareil formidable de la justice, et de l'autre côté, cet être seul, sans armes et enchaîné. Les deux partis se valaient. – Eh bien, maître, lui dit Lupin, voilà votre œuvre. Grâce à vous, Lupin va pourrir sur la paille humide des cachots. Avouez que votre conscience n'est pas absolument tranquille, et que le remords vous ronge ? Malgré lui l'Anglais haussa les épaules, avec l'air de dire « Il ne tenait qu'à vous… » – Jamais ! Jamais s'écria Lupin… Vous rendre le diamant bleu ? Ah ! non, il m'a coûté trop de peine déjà. J'y tiens. Lors de la première visite que j'aurai l'honneur de vous faire à Londres, le mois prochain sans doute, je vous dirai les raisons… mais serez-vous à Londres, le mois prochain ? Préférez-vous Vienne ? Saint-Pétersbourg ? Il sursauta. Au plafond, soudain, résonnait un timbre. Et ce n'était plus la sonnerie d'alarme, mais l'appel du téléphone dont les fils aboutissaient à son bureau, entre les deux fenêtres, et dont l'appareil n'avait pas été enlevé. Le téléphone ! Ah qui donc allait tomber dans le piège que tendait un abominable hasard ! Arsène Lupin eut un mouvement de rage vers l'appareil, comme s'il avait voulu le briser, le réduire en miettes, et, par là même, étouffer la voix mystérieuse qui demandait à lui parler. Mais Ganimard décrocha le récepteur et se pencha. – Allô… allô… le numéro 648.73… oui, c'est ici. Vivement, avec autorité, Sholmès l'écarta, saisit les deux récepteurs et appliqua son mouchoir sur la plaque pour rendre plus indistinct le son de sa voix. À ce moment il leva les yeux sur Lupin. Et le regard qu'ils échangèrent leur prouva que la même pensée les avait frappés tous deux, et que tous deux ils prévoyaient jusqu'aux dernières conséquences de cette hypothèse possible, probable, presque certaine : c'était la Dame blonde qui téléphonait. Elle croyait téléphoner à Félix Davey, ou plutôt à Maxime Bermond, et c'est à Sholmès qu'elle allait se confier ! Et l'Anglais scanda : – Allô ! … allô ! … Un silence, et Sholmès : – Oui, c'est moi, Maxime. Tout de suite le drame se dessinait, avec une précision tragique. Lupin, l'indomptable et railleur Lupin, ne songeait même pas à cacher son anxiété, et, la figure pâlie d'angoisse, il s'efforçait d'entendre, de deviner. Et Sholmès continuait, en réponse à la voix mystérieuse : – Allô… allô… mais oui, tout est terminé, et je m'apprêtais justement à vous rejoindre, comme il était convenu… où ?… Mais à l'endroit où vous êtes. Ne croyez-vous pas que c'est encore là… Il hésitait, cherchant ses mots, puis il s'arrêta. Il était clair qu'il tâchait d'interroger la jeune fille sans trop s'avancer luimême et qu'il ignorait absolument où elle se trouvait. En outre la présence de Ganimard semblait le gêner… Ah ! Si quelque miracle avait pu couper le fil de cet entretien diabolique ! Lupin l'appelait de toutes ses forces, de tous ses nerfs tendus ! Et Sholmès prononça : – Allô !… Allô !… Vous n'entendez pas ?… Moi non plus… très mal… c'est à peine si je distingue… vous écoutez ? Eh bien, voilà… en réfléchissant… il est préférable que vous rentriez chez vous… – Quel danger ? Aucun… – Mais il est en Angleterre ! j'ai reçu une dépêche de Southampton, me confirmant son arrivée. L'ironie de ces mots ! Sholmès les articula avec un bien-être inexprimable. Et il ajouta : – Ainsi donc, ne perdez pas de temps, chère amie, je vous rejoins. Il accrocha les récepteurs. – Monsieur Ganimard, je vous demanderai trois de vos hommes. – C'est pour la Dame blonde, n'est-ce pas ? – Oui. – Vous savez qui c'est, où elle est ? – Oui. – Bigre ! Jolie capture. Avec Lupin… la journée est complète. Folenfant, emmenez deux hommes, et accompagnez Monsieur. L'Anglais s'éloigna, suivi des trois agents. C'était fini. La Dame blonde, elle aussi, allait tomber au pouvoir de Sholmès. Grâce à son admirable obstination, grâce à la complicité d'événements heureux, la bataille s'achevait pour lui en victoire, pour Lupin, en un désastre irréparable. – Monsieur Sholmès ! L'Anglais s'arrêta. – Monsieur Lupin ? Lupin semblait profondément ébranlé par ce dernier coup. Des rides creusaient son front. Il était las et sombre. Il se redressa pourtant en un sursaut d'énergie. Et malgré tout, allègre, dégagé, il s'écria : – Vous conviendrez que le sort s'acharne après moi. Tout à l'heure, il m'empêche de m'évader par cette cheminée et me livre à vous. Cette fois, il se sert du téléphone pour vous faire cadeau de la Dame blonde. Je m'incline devant ses ordres. – Ce qui signifie ? – Ce qui signifie que je suis prêt à rouvrir les négociations. Sholmès prit à part l'inspecteur et sollicita, d'un ton d'ailleurs qui n'admettait point de réplique, l'autorisation d'échanger quelques paroles avec Lupin. Puis il revint vers celui-ci. Colloque suprême ! Il s'engagea sur un ton sec et nerveux. – Que voulez-vous ? – La liberté de Mlle Destange. – Vous savez le prix ? – Oui. – Et vous acceptez ? – J'accepte toutes vos conditions. – Ah ! fit l'Anglais, étonné… mais… vous avez refusé… pour vous… – Il s'agissait de moi, Monsieur Sholmès. Maintenant il s'agit d'une femme… et d'une femme que j'aime. En France, voyez-vous, nous avons des idées très particulières sur ces choses-là. Et ce n'est pas parce que l'on s'appelle Lupin que l'on agit différemment… au contraire ! Il dit cela très calmement. Sholmès eut une imperceptible inclinaison de la tête et murmura : – Alors le diamant bleu ? – Prenez ma canne, là, au coin de la cheminée. Serrez d'une main la pomme, et, de l'autre, tournez la virole de fer qui termine l'extrémité opposée du bâton. Sholmès prit la canne et tourna la virole, et, tout en tournant, il s'aperçut que la pomme se dévissait. À l'intérieur de cette pomme se trouvait une boule de mastic. Dans cette boule un diamant. Il l'examina. C'était le diamant bleu. – Mlle Destange est libre, Monsieur Lupin. – Libre dans l'avenir comme dans le présent ? Elle n'a rien à craindre de vous ? – Ni de personne. – Quoi qu'il arrive ? – Quoi qu'il arrive. Je ne sais plus son nom ni son adresse. – Merci. Et au revoir. Car on se reverra, n'est-ce pas, Monsieur Sholmès ? – Je n'en doute pas. Il y eut entre l'Anglais et Ganimard une explication assez agitée à laquelle Sholmès coupa court avec une certaine brusquerie. – Je regrette beaucoup, Monsieur Ganimard, de n'être point de votre avis. Mais je n'ai pas le temps de vous convaincre. Je pars pour l'Angleterre dans une heure. – Cependant… la Dame blonde ?… – Je ne connais pas cette personne. – Il n'y a qu'un instant… – C'est à prendre ou à laisser. Je vous ai déjà livré Lupin. Voici le diamant bleu… que vous aurez le plaisir de remettre vous-même à la comtesse de Crozon. Il me semble que vous n'avez pas à vous plaindre. – Mais la Dame blonde ? – Trouvez-la. Il enfonça son chapeau sur sa tête et s'en alla rapidement, comme un Monsieur qui n'a pas coutume de s'attarder lorsque ses affaires sont finies. – Bon voyage, maître, cria Lupin. Et croyez bien que je n'oublierai jamais les relations cordiales que nous avons entretenues. Mes amitiés à M. Wilson. Il n'obtint aucune réponse et ricana : – C'est ce qui s'appelle filer à l'anglaise. Ah ! Ce digne insulaire ne possède pas cette fleur de courtoisie par laquelle nous nous distinguons. Pensez un peu, Ganimard, à la sortie qu'un Français eût effectuée en de pareilles circonstances, sous quels raffinements de politesse il eût masqué son triomphe ! … Mais, Dieu me pardonne, Ganimard, que faites-vous ? Allons bon, une perquisition ! Mais il n'y a plus rien, mon pauvre ami, plus un papier. Mes archives sont en lieu sûr. – Qui sait ! Qui sait ! Lupin se résigna. Tenu par deux inspecteurs, entouré par tous les autres, il assista patiemment aux diverses opérations. Mais au bout de vingt minutes il soupira : – Vite, Ganimard, vous n'en finissez pas. – Vous êtes donc bien pressé ? – Si je suis pressé ! Un rendez-vous urgent ! – Au Dépôt ? – Non, en ville. – Bah ! Et à quelle heure ? – À deux heures. – Il en est trois. – Justement, je serai en retard, et il n'est rien que je déteste comme d'être en retard. – Me donnez-vous cinq minutes ? – Pas une de plus. – Trop aimable… je vais tâcher… – Ne parlez pas tant… encore ce placard ? Mais il est vide ! – Cependant voici des lettres. – De vieilles factures ! – Non, un paquet attaché par une faveur. – Une faveur rose ? Oh ! Ganimard, ne dénouez pas, pour l'amour du ciel ! – C'est d'une femme ? – Oui. – Une femme du monde ? – Du meilleur. – Son nom ? – Mme Ganimard. – Très drôle ! Très drôle ! s'écria l'inspecteur d'un ton pincé. À ce moment, les hommes envoyés dans les autres pièces annoncèrent que les perquisitions n'avaient abouti à aucun résultat. Lupin se mit à rire. – Parbleu est-ce que vous espériez découvrir la liste de mes camarades, ou la preuve de mes relations avec l'empereur d'Allemagne ? Ce qu'il faudrait chercher, Ganimard, ce sont les petits mystères de cet appartement. Ainsi ce tuyau de gaz est un tuyau acoustique. Cette cheminée contient un escalier. Cette muraille est creuse. Et l'enchevêtrement des sonneries ! Tenez, Ganimard, pressez ce bouton… Ganimard obéit. – Vous n'entendez rien ? interrogea Lupin. – Non. – Moi non plus. Pourtant vous avez averti le commandant de mon parc aérostatique de préparer le ballon dirigeable qui va nous enlever bientôt dans les airs. – Allons, dit Ganimard, qui avait terminé son inspection, assez de bêtises, et en route ! Il fit quelques pas, les hommes le suivirent. Lupin ne bougea point d'une semelle. Ses gardiens le poussèrent. En vain. – Eh bien, dit Ganimard, vous refusez de marcher ? – Pas du tout. – En ce cas… – Mais ça dépend. – De quoi ? – De l'endroit où vous me conduirez. – Au Dépôt, parbleu. – Alors je ne marche pas. Je n'ai rien à faire au Dépôt. – Mais vous êtes fou ? – N'ai-je pas eu l'honneur de vous prévenir que j'avais un rendez-vous urgent ? – Lupin ! – Comment, Ganimard, la Dame blonde attend ma visite, et vous me supposez assez grossier pour la laisser dans l'inquiétude ? Ce serait indigne d'un galant homme. – Écoutez, Lupin, dit l'inspecteur que ce persiflage commençait à irriter, j'ai eu pour vous jusqu'ici des prévenances excessives. Mais il y a des limites. Suivez-moi. – Impossible. J'ai un rendez-vous, je serai à ce rendez-vous. – Une dernière fois ? – Im-pos-sible. Ganimard fit un signe. Deux hommes enlevèrent Lupin sous les bras. Mais ils le lâchèrent aussitôt avec un gémissement de douleur : de ses deux mains Arsène Lupin enfonçait dans la chair deux longues aiguilles. Fous de rage, les autres se précipitèrent, leur haine enfin déchaînée, brûlant de venger leurs camarades et de se venger eux-mêmes de tant d'affronts, et ils frappèrent, et ils cognèrent à l'envi. Un coup plus violent l'atteignit à la tempe. Il tomba. – Si vous l'abîmez, gronda Ganimard, furieux, vous aurez affaire à moi. Il se pencha, prêt à le soigner. Mais, ayant constaté qu'il respirait librement, il ordonna qu'on le prît par les pieds et par la tête, tandis que lui-même le soutiendrait par les reins. – Allez doucement surtout… pas de secousses… ah les brutes, ils me l'auraient tué. Eh ! Lupin, comment ça va ? Lupin ouvrait les yeux. Il balbutia : – Pas chic, Ganimard… vous m'avez laissé démolir. – C'est de votre faute, nom d'un chien… avec votre entêtement répondit Ganimard, désolé… mais vous ne souffrez pas ? On arrivait au palier. Lupin gémit : – Ganimard… l'ascenseur… ils vont me casser les os… – Bonne idée, excellente idée, approuva Ganimard. D'ailleurs l'escalier est si étroit… il n'y aurait pas moyen… Il fit monter l'ascenseur. On installa Lupin sur le siège avec toutes sortes de précautions. Ganimard prit place auprès de lui et dit à ses hommes : – Descendez en même temps que nous. Vous m'attendrez devant la loge du concierge. C'est convenu ? Il tira la porte. Mais elle n'était pas fermée que des cris jaillirent. D'un bond, l'ascenseur s'était élevé comme un ballon dont on a coupé le câble. Un éclat de rire retentit, sardonique. – Nom de D…, hurla Ganimard, cherchant frénétiquement dans l'ombre le bouton de descente. Et comme il ne trouvait pas, il cria : – Le cinquième ! Gardez la porte du cinquième. Quatre à quatre les agents grimpèrent l'escalier. Mais il se produisit ce fait étrange : l'ascenseur sembla crever le plafond du dernier étage, disparut aux yeux des agents, émergea soudain à l'étage supérieur, celui des domestiques, et s'arrêta. Trois hommes guettaient qui ouvrirent la porte. Deux d'entre eux maîtrisèrent Ganimard, lequel, gêné dans ses mouvements, abasourdi, ne songeait guère à se défendre. Le troisième emporta Lupin. – Je vous avais prévenu, Ganimard… l'enlèvement en ballon… et grâce à vous ! Une autre fois, soyez moins compatissant. Et surtout rappelez-vous qu'Arsène Lupin ne se laisse pas frapper et mettre à mal sans des raisons sérieuses. Adieu… La cabine était déjà refermée et l'ascenseur, avec Ganimard, réexpédié vers les étages inférieurs. Et tout cela s'exécuta si rapidement que le vieux policier rattrapa les agents près de la loge de la concierge. Sans même se donner le mot, ils traversèrent la cour en toute hâte et remontèrent l'escalier de service, seul moyen d'arriver à l'étage des domestiques par où l'évasion s'était produite. Un long couloir à plusieurs coudes et bordé de petites chambres numérotées, conduisait à une porte, que l'on avait simplement repoussée. De l'autre côté de cette porte, et par conséquent dans une autre maison, partait un autre couloir, également à angles brisés et bordé de chambres semblables. Tout au bout, un escalier de service. Ganimard le descendit, traversa une cour, un vestibule et s'élança dans une rue, la rue Picot. Alors il comprit : les deux maisons, bâties en profondeur, se touchaient, et leurs façades donnaient sur deux rues, non point perpendiculaires, mais parallèles, et distantes l'une de l'autre de plus de soixante mètres. Il entra dans la loge de la concierge et montrant sa carte : – Quatre hommes viennent de passer ? – Oui, les deux domestiques du quatrième et du cinquième, et deux amis. – Qu'est-ce qui habite au quatrième et au cinquième ? – Ces messieurs Fauvel et leurs cousins Provost… ils ont déménagé aujourd'hui. Il ne restait que ces deux domestiques… ils viennent de partir. – Ah pensa Ganimard, qui s'effondra sur un canapé de la loge, quel beau coup nous avons manqué ! Toute la bande occupait ce pâté de maisons. Quarante minutes plus tard, deux messieurs arrivaient en voiture à la gare du Nord et se hâtaient vers le rapide de Calais, suivis d'un homme d'équipe qui portait leurs valises. L'un d'eux avait le bras en écharpe, et sa figure pâle n'offrait pas l'apparence de la bonne santé. L'autre semblait joyeux. – Au galop, Wilson, il ne s'agit pas de manquer le train… ah Wilson, je n'oublierai jamais ces dix jours. – Moi non plus. – Ah les belles batailles ! – Superbes. – À peine, çà et là, quelques petits ennuis… – Bien petits. – Et finalement, le triomphe sur toute la ligne. Lupin arrêté ! Le diamant bleu reconquis ! – Mon bras cassé. – Quand il s'agit de pareilles satisfactions, qu'importe un bras cassé ! – Surtout le mien. – Eh oui ! Rappelez-vous, Wilson, c'est au moment même où vous étiez chez le pharmacien, en train de souffrir comme un héros, que j'ai découvert le fil qui m'a conduit dans les ténèbres. – Quelle heureuse chance ! Des portières se fermaient. – En voiture, s'il vous plaît. Pressons-nous, Messieurs. L'homme d'équipe escalada les marches d'un compartiment vide et disposa les valises dans le filet, tandis que Sholmès hissait l'infortuné Wilson. – Mais qu'avez-vous, Wilson ? Vous n'en finissez pas !… Du nerf, vieux camarade… – Ce n'est pas le nerf qui me manque. – Mais quoi ? – Je n'ai qu'une main de disponible. – Et après ! s'exclama joyeusement Sholmès… en voilà des histoires. On croirait qu'il n'y a que vous dans cet état ! Et les manchots ? Les vrais manchots ? Allons, ça y est-il, ce n'est pas dommage. Il tendit à l'homme d'équipe une pièce de cinquante centimes. – Bien, mon ami. Voici pour vous. – Merci, Monsieur Sholmès. L'Anglais leva les yeux : Arsène Lupin. – Vous !… vous ! balbutia-t-il, ahuri. Et Wilson bégaya, en brandissant son unique main avec des gestes de quelqu'un qui démontre un fait : – Vous ! Vous ! Mais vous êtes arrêté ! Sholmès me l'a dit. Quand il vous a quitté, Ganimard et ses trente agents vous entouraient… Lupin croisa ses bras et, d'un air indigné : – Alors vous avez supposé que je vous laisserais partir sans vous dire adieu ? Après les excellents rapports d'amitié que nous n'avons jamais cessé d'avoir les uns avec les autres ! Mais ce serait de la dernière incorrection. Pour qui me prenez-vous ? Le train sifflait. – Enfin, je vous pardonne… mais avez-vous ce qu'il vous faut ? Du tabac, des allumettes… oui… et les journaux du soir ? Vous y trouverez des détails sur mon arrestation, votre dernier exploit, maître. Et maintenant, au revoir, et enchanté d'avoir fait votre connaissance… enchanté vraiment !… Et si vous avez besoin de moi, je serai trop heureux… Il sauta sur le quai et referma la portière. – Adieu, fit-il encore, en agitant son mouchoir. Adieu… je vous écrirai… vous aussi, n'est-ce pas ? Et votre bras cassé, Monsieur Wilson ? J'attends de vos nouvelles à tous deux… une carte postale de temps à autre… comme adresse : Lupin, Paris… c'est suffisant… inutile d'affranchir… adieu… à bientôt… Deuxième épisode LA LAMPE JUIVE Chapitre 1 Herlock Sholmès et Wilson étaient assis à droite et à gauche de la grande cheminée, les pieds allongés vers un confortable feu de coke. La pipe de Sholmès, une courte bruyère à virole d'argent, s'éteignit. Il en vida les cendres, la bourra de nouveau, l'alluma, ramena sur ses genoux les pans de sa robe de chambre, et sortit de sa pipe de longues bouffées qu'il s'ingéniait à lancer au plafond en petits anneaux de fumée. Wilson le regardait. Il le regardait, comme le chien couché en cercle sur le tapis du foyer regarde son maître, avec des yeux ronds, sans battements de paupières, des yeux qui n'ont d'autre espoir que de refléter le geste attendu. Le maître allait-il rompre le silence ? Allait-il lui révéler le secret de sa songerie actuelle et l'admettre dans le royaume de la méditation dont il semblait à Wilson que l'entrée lui était interdite ? Sholmès se taisait. Wilson risqua : – Les temps sont calmes. Pas une affaire à nous mettre sous la dent. Sholmès se tut de plus en plus violemment, mais ses anneaux de fumée étaient de mieux en mieux réussis, et tout autre que Wilson eût observé qu'il en tirait cette profonde satisfaction que nous donnent ces menus succès d'amourpropre, aux heures où le cerveau est complètement vide de pensées. Wilson, découragé, se leva et s'approcha de la fenêtre. La triste rue s'étendait entre les façades mornes des maisons, sous un ciel noir d'où tombait une pluie méchante et rageuse. Un cab passa, un autre cab. Wilson en inscrivit les numéros sur son calepin. Sait-on jamais ? – Tiens, s'écria-t-il, le facteur. L'homme entra, conduit par le domestique. – Deux lettres recommandées, Monsieur… si vous voulez signer ? Sholmès signa le registre, accompagna l'homme jusqu'à la porte et revint tout en décachetant l'une des lettres. – Vous avez l'air tout heureux, nota Wilson au bout d'un instant. – Cette lettre contient une proposition fort intéressante. Vous qui réclamiez une affaire, en voici une. Lisez… Wilson lut : « Monsieur, « Je viens vous demander le secours de votre expérience. J'ai été victime d'un vol important, et les recherches effectuées jusqu'ici ne semblent pas devoir aboutir. « Je vous envoie par ce courrier un certain nombre de journaux qui vous renseigneront sur cette affaire, et, s'il vous agrée de la poursuivre, je mets mon hôtel à votre disposition et vous prie d'inscrire sur le chèque ci-inclus, signé de moi, la somme qu'il vous plaira de fixer pour vos frais de déplacement. « Veuillez avoir l'obligeance de me télégraphier votre réponse, et croyez, Monsieur, à l'assurance de mes sentiments de haute considération. « Baron Victor d'Imblevalle, 18, rue Murillo. » – Hé ! Hé ! fit Sholmès, voilà qui s'annonce à merveille… un petit voyage à Paris, ma foi pourquoi pas ? Depuis mon fameux duel avec Arsène Lupin, je n'ai pas eu l'occasion d'y retourner. Je ne serais pas fâché de voir la capitale du monde dans des conditions un peu plus tranquilles. Il déchira le chèque en quatre morceaux, et tandis que Wilson, dont le bras n'avait pas recouvré son ancienne souplesse, prononçait contre Paris des mots amers, il ouvrit la seconde enveloppe. Tout de suite, un mouvement d'irritation lui échappa, un pli barra son front pendant toute la lecture, et, froissant le papier, il en fit une boule qu'il jeta violemment sur le parquet. – Quoi ? Qu'y a-t-il ? s'écria Wilson effaré. Il ramassa la boule, la déplia et lut avec une stupeur croissante : « Mon cher Maître, « Vous savez l'admiration que j'ai pour vous et l'intérêt que je prends à votre renommée. Eh bien, croyez-moi, ne vous occupez point de l'affaire à laquelle on vous sollicite de concourir. Votre intervention causerait beaucoup de mal, tous vos efforts n'amèneraient qu'un résultat pitoyable, et vous seriez obligé de faire publiquement l'aveu de votre échec. « Profondément désireux de vous épargner une telle humiliation, je vous conjure, au nom de l'amitié qui nous unit, de rester bien tranquillement au coin de votre feu. « Mes bons souvenirs à M. Wilson, et pour vous, mon cher Maître, le respectueux hommage de votre dévoué. « Arsène Lupin. » – Arsène Lupin répéta Wilson, confondu… Sholmès se mit à frapper la table à coups de poing. – Ah ! Mais, il commence à m'embêter, cet animal-là Il se moque de moi comme d'un gamin ! L'aveu public de mon échec ! Ne l'ai-je pas contraint à rendre le diamant bleu ? – Il a peur, insinua Wilson. – Vous dites des bêtises ! Arsène Lupin n'a jamais peur, et la preuve c'est qu'il me provoque. – Mais comment a-t-il connaissance de la lettre que nous envoie le Baron d'Imblevalle ? – Qu'est-ce que j'en sais ? Vous me posez des questions stupides, mon cher ! – Je pensais… je m'imaginais… – Quoi ? Que je suis sorcier ? – Non, mais je vous ai vu faire de tels prodiges ! – Personne ne fait de prodiges… moi pas plus qu'un autre. Je réfléchis, je déduis, je conclus, mais je ne devine pas. Il n'y a que les imbéciles qui devinent. Wilson prit l'attitude modeste d'un chien battu, et s'efforça, afin de n'être pas un imbécile, de ne point deviner pourquoi Sholmès arpentait la chambre à grands pas irrités. Mais Sholmès ayant sonné son domestique et lui ayant commandé sa valise, Wilson se crut en droit, puisqu'il y avait là un fait matériel, de réfléchir, de déduire et de conclure que le maître partait en voyage. La même opération d'esprit lui permit d'affirmer, en homme qui ne craint pas l'erreur : – Herlock, vous allez à Paris. – Possible. – Et vous y allez plus encore pour répondre à la provocation de Lupin que pour obliger le Baron d'Imblevalle. – Possible. – Herlock, je vous accompagne. – Ah ! Ah vieil ami, s'écria Sholmès, en interrompant sa promenade, vous n'avez donc pas peur que votre bras gauche ne partage le sort de votre bras droit ? – Que peut-il m'arriver ? Vous serez là. – À la bonne heure, vous êtes un gaillard ! Et nous allons montrer à ce Monsieur qu'il a peut-être tort de nous jeter le gant avec tant d'effronterie. Vite, Wilson, et rendez-vous au premier train. – Sans attendre les journaux dont le Baron vous annonce l'envoi ? – À quoi bon ! – J'expédie un télégramme ? – Inutile, Arsène Lupin connaîtrait mon arrivée. Je n'y tiens pas. Cette fois, Wilson, il faut jouer serré. L'après-midi, les deux amis s'embarquaient à Douvres. La traversée fut excellente. Dans le rapide de Calais à Paris, Sholmès s'offrit trois heures du sommeil le plus profond, tandis que Wilson faisait bonne garde à la porte du compartiment et méditait, l'œil vague. Sholmès s'éveilla heureux et dispos. La perspective d'un nouveau duel avec Arsène Lupin le ravissait, et il se frotta les mains de l'air satisfait d'un homme qui se prépare à goûter des joies abondantes. – Enfin, s'exclama Wilson, on va se dégourdir ! Et il se frotta les mains du même air satisfait. En gare, Sholmès prit les plaids, et, suivi de Wilson qui portait les valises – chacun son fardeau – il donna les tickets et sortit allégrement. – Beau temps, Wilson… du soleil !… Paris est en fête pour nous recevoir. – Quelle foule ! – Tant mieux, Wilson ! Nous ne risquons pas d'être remarqués. Personne ne nous reconnaîtra au milieu d'une telle multitude ! – Monsieur Sholmès, n'est-ce pas ? Il s'arrêta, quelque peu interloqué. Qui diable pouvait ainsi le désigner par son nom ? Une femme se tenait à ses côtés, une jeune fille, dont la mise très simple soulignait la silhouette distinguée, et dont la jolie figure avait une expression inquiète et douloureuse. Elle répéta : – Vous êtes bien Monsieur Sholmès ? Comme il se taisait, autant par désarroi que par habitude de prudence, elle redit une troisième fois : – C'est bien à Monsieur Sholmès que j'ai l'honneur de parler ? – Que me voulez-vous ? dit-il assez bourru, croyant à une rencontre douteuse. Elle se planta devant lui. – Écoutez-moi, Monsieur, c'est très grave, je sais que vous allez rue Murillo. – Que dites-vous ? – Je sais… je sais… rue Murillo… au numéro 18. Eh bien, il ne faut pas… non, vous ne devez pas y aller… je vous assure que vous le regretteriez. Si je vous dis cela, ne pensez pas que j'y aie quelque intérêt. C'est par raison, c'est en toute conscience. Il essaya de l'écarter, elle insista : – Oh je vous en prie, ne vous obstinez pas… ah ! si je savais comment vous convaincre ! Regardez tout au fond de moi, tout au fond de mes yeux… ils sont sincères… ils disent la vérité. Elle offrait ses yeux éperdument, de ces beaux yeux graves et limpides, où semble se réfléchir l'âme elle-même. Wilson hocha la tête : – Mademoiselle a l'air bien sincère. – Mais oui, implora-t-elle, et il faut avoir confiance… – J'ai confiance, Mademoiselle, répliqua Wilson. – Oh comme je suis heureuse ! et votre ami aussi, n'est-ce pas ? Je le sens… j'en suis sûre ! Quel bonheur ! Tout va s'arranger !… Ah ! la bonne idée que j'ai eue !… Tenez, Monsieur, il y a un train pour Calais dans vingt minutes… eh bien, vous le prendrez… vite, suivez-moi… le chemin est de ce côté, et vous n'avez que le temps… Elle cherchait à l'entraîner. Sholmès lui saisit le bras et d'une voix qu'il cherchait à rendre aussi douce que possible : – Excusez-moi, Mademoiselle, de ne pouvoir accéder à votre désir, mais je n'abandonne jamais une tâche que j'ai entreprise. – Je vous en supplie… je vous en supplie… ah si vous pouviez comprendre ! Il passa outre et s'éloigna rapidement. Wilson dit à la jeune fille : – Ayez bon espoir… il ira jusqu'au bout de l'affaire… il n'y a pas d'exemple qu'il ait encore échoué… Et il rattrapa Sholmès en courant. HERLOCK SHOLMES – ARSENE LUPIN Ces mots, qui se détachaient en grosses lettres noires les heurtèrent aux premiers pas. Ils s'approchèrent ; une théorie d'hommes sandwich déambulaient les uns derrière les autres, portant à la main de lourdes cannes ferrées dont ils frappaient le trottoir en cadence, et, sur le dos, d'énormes affiches où l'on pouvait lire : « LE MATCH HERLOCK SHOLMÈS-ARSÈNE LUPIN. ARRIVÉE DU CHAMPION ANGLAIS. LE GRAND DÉTECTIVE S'ATTAQUE AU MYSTÈRE DE LA RUE MURILLO. LIRE LES DÉTAILS DANS L'ÉCHO DE FRANCE ». Wilson hocha la tête : – Dites donc, Herlock, nous qui nous flattions de travailler incognito ! Je ne serais pas étonné que la garde républicaine nous attendît rue Murillo, et qu'il y eût réception officielle, avec toasts et champagne. – Quand vous vous mettez à avoir de l'esprit, Wilson, vous en valez deux, grinça Sholmès. Il s'avança vers l'un de ces hommes avec l'intention très nette de le prendre entre ses mains puissantes et de le réduire en miettes, lui et son placard. La foule cependant s'attroupait autour des affiches. On plaisantait et l'on riait. Réprimant un furieux accès de rage, il dit à l'homme : – Quand vous a-t-on embauchés ? – Ce matin. – Vous avez commencé votre promenade ?… – Il y a une heure. – Mais les affiches étaient prêtes ? – Ah ! Dame, oui… lorsque nous sommes venus ce matin à l'agence, elles étaient là. Ainsi donc, Arsène Lupin avait prévu que lui, Sholmès, accepterait la bataille. Bien plus, la lettre écrite par Lupin prouvait qu'il désirait cette bataille, et qu'il entrait dans ses plans de se mesurer une fois de plus avec son rival. Pourquoi ? Quel motif le poussait à recommencer la lutte ? Herlock eut une seconde d'hésitation. Il fallait vraiment que Lupin fût bien sûr de la victoire pour montrer tant d'insolence, et n'était-ce pas tomber dans le piège que d'accourir ainsi au premier appel ? – Allons-y, Wilson. Cocher, 18, rue Murillo, s'écria-t-il en un réveil d'énergie. Et les veines gonflées, les poings serrés comme s'il allait se livrer à un assaut de boxe, il sauta dans une voiture. La rue Murillo est bordée de luxueux hôtels particuliers dont la façade postérieure a vue sur le parc Monceau. Une des plus belles parmi ces demeures s'élève au numéro 18, et le Baron d'Imblevalle, qui l'habite avec sa femme et ses enfants, l'a meublée de la façon la plus somptueuse, en artiste et en millionnaire. Une cour d'honneur précède l'hôtel, et des communs le bordent à droite et à gauche. En arrière, un jardin mêle les branches de ses arbres aux arbres du parc. Après avoir sonné, les deux Anglais franchirent la cour et furent reçus par un valet de pied qui les conduisit dans un petit salon situé sur l'autre façade. Ils s'assirent et inspectèrent d'un coup d'œil rapide les objets précieux qui encombraient ce boudoir. – De jolies choses, murmura Wilson, du goût et de la fantaisie… on peut déduire que ceux qui ont eu le loisir de dénicher ces objets sont des gens d'un certain âge… cinquante ans peut-être… Il n'acheva pas. La porte s'était ouverte, et M. d'Imblevalle entrait, suivi de sa femme. Contrairement aux déductions de Wilson, ils étaient tous deux jeunes, de tournure élégante, et très vifs d'allure et de paroles. Tous deux ils se confondirent en remerciements. – C'est trop gentil à vous ! Un pareil dérangement ! Nous sommes presque heureux de l'ennui qui nous arrive, puisque cela nous procure le plaisir… « Quels charmeurs que ces Français ! » pensa Wilson qu'une observation profonde n'effrayait pas. – Mais la temps est de l'argent, s'écria le Baron… le vôtre surtout, Monsieur Sholmès. Aussi, droit au but ! Que pensezvous de l'affaire ? Espérez-vous la mener à bien ? – Pour la mener à bien, il faudrait d'abord la connaître. – Vous ne la connaissez pas ? – Non, et je vous prie de m'expliquer les choses par le menu et sans rien omettre. De quoi s'agit-il ? – Il s'agit d'un vol. – Quel jour a-t-il eu lieu ? – Samedi dernier, répliqua le Baron, dans la nuit de samedi à dimanche. – Il y a donc six jours. Maintenant je vous écoute. – Il faut dire d'abord, Monsieur, que ma femme et moi, tout en nous conformant au genre de vie qu'exige notre situation, nous sortons peu. L'éducation de nos enfants, quelques réceptions, et l'embellissement de notre intérieur, voilà notre existence, et toutes nos soirées, ou à peu près, s'écoulent ici, dans cette pièce qui est le boudoir de ma femme et où nous avons réuni quelques objets d'art. Samedi dernier donc, vers onze heures, j'éteignis l'électricité, et, ma femme et moi, nous nous retirâmes comme d'habitude dans notre chambre. – Qui se trouve ?… – À côté, cette porte que vous voyez. Le lendemain, c'est-àdire dimanche, je me levai de bonne heure. Comme Suzanne ma femme dormait encore, je passai dans ce boudoir aussi doucement que possible pour ne pas la réveiller. Quel fut mon étonnement en constatant que cette fenêtre était ouverte, alors que, la veille au soir, nous l'avions laissée fermée ! – Un domestique… – Personne n'entre ici le matin avant que nous n'ayons sonné. Du reste je prends toujours la précaution de pousser le verrou de cette seconde porte, laquelle communique avec l'antichambre. Donc la fenêtre avait bien été ouverte du dehors. J'en eus d'ailleurs la preuve le second carreau de la croisée de droite – près de l'espagnolette – avait été découpé. – Et cette fenêtre ?… – Cette fenêtre, comme vous pouvez vous en rendre compte, donne sur une petite terrasse entourée d'un balcon de pierre. Nous sommes ici au premier étage, et vous apercevez le jardin qui s'étend derrière l'hôtel, et la grille qui le sépare du parc Monceau. Il y a donc certitude que l'homme est venu du parc Monceau, a franchi la grille à l'aide d'une échelle, et est monté jusqu'à la terrasse. – Il y a certitude, dites-vous ? – On a trouvé de chaque côté de la grille, dans la terre molle des plates-bandes, des trous laissés par les deux montants de l'échelle, et les deux mêmes trous existaient au bas de la terrasse. Enfin le balcon porte deux légères éraflures, causées évidemment par le contact des montants. – Le parc Monceau n'est-il pas fermé la nuit ? – Fermé, non, mais en tout cas, au numéro 14, il y a un hôtel en construction. Il était facile de pénétrer par là. Herlock Sholmès réfléchit quelques moments et reprit : – Arrivons au vol. Il aurait donc été commis dans la pièce où nous sommes ? – Oui. Il y avait, entre cette Vierge du XIIème siècle et ce tabernacle en argent ciselé, il y avait une petite lampe juive. Elle a disparu. – Et c'est tout ? – C'est tout. – Ah … et qu'appelez-vous une lampe juive ? – Ce sont de ces lampes en cuivre dont on se servait autrefois, composées d'une tige et d'un récipient où l'on mettait l'huile. De ce récipient s'échappaient deux ou plusieurs becs destinés aux mèches. – Somme toute, des objets sans grande valeur. – Sans grande valeur en effet. Mais celles-ci contenait une cachette où nous avions l'habitude de placer un magnifique bijou ancien, une chimère en or, sertie de rubis et d'émeraudes qui était d'un très grand prix. – Pourquoi cette habitude ? – Ma foi, Monsieur, je ne saurais trop dire. Peut-être le simple amusement d'utiliser une cachette de ce genre. – Personne ne la connaissait ? – Personne. – Sauf, évidemment, le voleur de la chimère, objecta Sholmès… sans quoi il n'eût pas pris la peine de voler la lampe juive. – Évidemment. Mais comment pouvait-il la connaître, puisque c'est le hasard qui nous a révélé le mécanisme secret de cette lampe ? – Le même hasard a pu le révéler à quelqu'un… un domestique… un familier de la maison… mais continuons : la justice a été prévenue ? – Sans doute. Le juge d'instruction a fait son enquête. Les chroniqueurs détectives attachés à chacun des grands journaux ont fait la leur. Mais, ainsi que je vous l'ai écrit, il ne semble pas que le problème ait la moindre chance d'être jamais résolu. Sholmès se leva, se dirigea vers la fenêtre, examina la croisée, la terrasse, le balcon, se servit de sa loupe pour étudier les deux éraflures de la pierre, et pria M. d'Imblevalle de le conduire dans le jardin. Dehors, Sholmès s'assit tout simplement sur un fauteuil d'osier et regarda le toit de la maison d'un œil rêveur. Puis il marcha soudain vers deux petites caissettes en bois avec lesquelles on avait recouvert, afin d'en conserver l'empreinte exacte, les trous laissés au pied de la terrasse par les montants de l'échelle. Il enleva les caissettes, se mit à genoux sur le sol, et, le dos rond, le nez à vingt centimètres du sol, il scruta, prit des mesures. Même opération le long de la grille, mais moins longue. C'était fini. Tous deux s'en retournèrent au boudoir où les attendait Mme d'Imblevalle. Sholmès garda le silence quelques minutes encore, puis prononça ces paroles : – Dès le début de votre récit, Monsieur le Baron, j'ai été frappé par le côté vraiment trop simple de l'agression. Appliquer une échelle, couper un carreau, choisir un objet et s'en aller, non, les choses ne se passent pas aussi facilement. Tout cela est trop clair, trop net. – De sorte que ?… – De sorte que le vol de la lampe juive a été commis sous la direction d'Arsène Lupin… – Arsène Lupin ! s'exclama le Baron. – Mais il a été commis en dehors de lui, sans que personne entrât dans cet hôtel… Un domestique peut-être qui sera descendu de sa mansarde sur la terrasse, le long d'une gouttière que j'ai aperçue du jardin. – Mais sur quelles preuves ?… – Arsène Lupin ne serait pas sorti du boudoir les mains vides. – Les mains vides… et la lampe ? – Prendre la lampe ne l'eût pas empêché de prendre cette tabatière enrichie de diamants, ou ce collier de vieilles opales. Il lui suffisait de deux gestes en plus. S'il ne les a pas accomplis, c'est qu'il ne l'a pas vu. – Cependant les traces relevées ? – Comédie ! Mise en scène pour détourner les soupçons ! – Les éraflures de la balustrade ? – Mensonge ! Elles ont été produites avec du papier de verre. Tenez, voici quelques brins de papier que j'ai recueillis. – Les marques laissées par les montants de l'échelle ? – De la blague ! Examinez les deux trous rectangulaires du bas de la terrasse, et les deux trous situés près de la grille. Leur forme est semblable, mais, parallèles ici, ils ne le sont plus làbas. Mesurez la distance qui sépare chaque trou de son voisin, l'écart change selon l'endroit. Au pied de la terrasse il est de 23 centimètres. Le long de la grille il est de 28 centimètres. – Et vous en concluez ? – J'en conclus, puisque leur forme est identique, que les quatre trous ont été faits à l'aide d'un seul et unique bout de bois convenablement taillé. – Le meilleur argument serait ce bout de bois lui-même. – Le voici, dit Sholmès, je l'ai ramassé dans le jardin, sous la caisse d'un laurier. Le Baron s'inclina. Il y avait quarante minutes que l'Anglais avait franchi le seuil de cette porte, et il ne restait plus rien de tout ce que l'on avait cru jusqu'ici sur le témoignage même des faits apparents. La réalité, une autre réalité, se dégageait, fondée sur quelque chose de beaucoup plus solide, le raisonnement d'un Herlock Sholmès. – L'accusation que vous lancez contre notre personnel est bien grave, Monsieur, dit la Baronne. Nos domestiques sont d'anciens serviteurs de la famille, et aucun d'eux n'est capable de nous trahir. – Si l'un d'eux ne vous trahissait pas, comment expliquer que cette lettre ait pu me parvenir le jour même et par le même courrier que celle que vous m'avez écrite ? Il tendit à la Baronne la lettre que lui avait adressée Arsène Lupin. Mme d'Imblevalle fut stupéfaite. – Arsène Lupin… comment a-t-il su ? – Vous n'avez mis personne au courant de votre lettre ? – Personne, dit le Baron, c'est une idée que nous avons eue l'autre soir à table. – Devant les domestiques ? – Il n'y avait que nos deux enfants. Et encore, non… Sophie et Henriette n'étaient plus à table, n'est-ce pas, Suzanne ? Mme d'Imblevalle réfléchit et affirma : – En effet, elles avaient rejoint Mademoiselle. – Mademoiselle ? interrogea Sholmès. – La gouvernante, Mlle Alice Demun. – Cette personne ne prend donc pas ses repas avec vous ? – Non, on la sert à part, dans sa chambre. Wilson eut une idée. – La lettre écrite à mon ami Herlock Sholmès a été mise à la poste. – Naturellement. – Qui donc la porta ? – Dominique, mon valet de chambre depuis vingt ans, répondit le Baron. Toute recherche de ce côté serait du temps perdu. – On ne perd jamais son temps quand on cherche, dit Wilson sentencieusement. La première enquête était terminée. Sholmès demanda la permission de se retirer. Une heure plus tard, au dîner, il vit Sophie et Henriette, les deux enfants des d'Imblevalle, deux jolies fillettes de huit et de six ans. On causa peu. Sholmès répondit aux amabilités du Baron et de sa femme d'un air si rébarbatif qu'ils se résolurent au silence. On servit le café. Sholmès avala le contenu de sa tasse et se leva. À ce moment un domestique entra, qui apportait un message téléphonique à son adresse. Il ouvrit et lut : « Vous envoie mon admiration enthousiaste. Les résultats obtenus par vous en si peu de temps sont étourdissants. Je suis confondu. « Arpin Lusène. » Il eut un geste d'agacement, et montrant la dépêche au Baron : – Commencez-vous à croire, Monsieur, que vos murs ont des yeux et des oreilles ? – Je n'y comprends rien, murmura M. d'Imblevalle abasourdi. – Moi non plus. Mais ce que je comprends, c'est que pas un mouvement ne se fait ici qui ne soit aperçu par lui. Pas un mot ne se prononce qu'il ne l'entende. Ce soir-là, Wilson se coucha avec la conscience légère d'un homme qui a rempli son devoir et qui n'a plus d'autre besogne que de s'endormir. Aussi s'endormit-il très vite, et de beaux rêves le visitèrent où il poursuivait Lupin à lui seul et se disposait à l'arrêter de sa propre main, et la sensation de cette poursuite était si nette qu'il se réveilla. Quelqu'un frôlait son lit. Il saisit son revolver. – Un geste encore, Lupin, et je tire. – Diable ! Comme vous y allez, vieux camarade ! – Comment, c'est vous, Sholmès ! Vous avez besoin de moi ? – J'ai besoin de vos yeux. Levez-vous… Il le mena vers la fenêtre. – Regardez… de l'autre côté de la grille… – Dans le parc ? – Oui. Vous ne voyez rien ? – Je ne vois rien. – Si, vous voyez quelque chose. – Ah ! En effet, une ombre… deux même. – N'est-ce pas ? Contre la grille… tenez, elles remuent. Ne perdons pas de temps. À tâtons, en se tenant à la rampe, ils descendirent l'escalier, et arrivèrent dans une pièce qui donnait sur le perron du jardin. À travers les vitres de la porte, ils aperçurent les deux silhouettes à la même place. – C'est curieux dit Sholmès, il me semble entendre du bruit dans la maison. – Dans la maison ? Impossible ! Tout le monde dort. – Écoutez cependant… À ce moment, un léger coup de sifflet vibra du côté de la grille, et ils aperçurent une vague lumière qui paraissait venir de l'hôtel. – Les d'Imblevalle ont dû allumer, murmura Sholmès. C'est leur chambre qui est au-dessus de nous. – C'est eux sans doute que nous avons entendus, fit Wilson. Peut-être sont-ils en train de surveiller la grille. Un second coup de sifflet, plus discret encore. – Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit Sholmès, agacé. – Moi non plus, confessa Wilson. Sholmès tourna la clef de la porte, ôta le verrou et poussa doucement le battant. Un troisième coup de sifflet, un peu plus fort celui-ci, et modulé d'autre sorte. Et au-dessus de leur tête, le bruit s'accentua, se précipita. – On croirait plutôt que c'est sur la terrasse du boudoir, souffla Sholmès. Il passa la tête dans l'entrebâillement, mais aussitôt recula en étouffant un juron. À son tour, Wilson regarda. Tout près d'eux, une échelle se dressait contre le mur, appuyée au balcon de la terrasse. – Eh parbleu, fit Sholmès, il y a quelqu'un dans le boudoir ! Voilà ce qu'on entendait. Vite, enlevons l'échelle. Mais à cet instant, une forme glissa du haut en bas, l'échelle fut enlevée, et l'homme qui la portait courut en toute hâte vers la grille, à l'endroit où l'attendaient ses complices. D'un bond, Sholmès et Wilson s'étaient élancés. Ils rejoignirent l'homme alors qu'il posait l'échelle contre la grille. De l'autre côté, deux coups de feu jaillirent. – Blessé ? cria Sholmès. – Non, répondit Wilson. Il saisit l'homme par le corps et tenta de l'immobiliser. Mais l'homme se retourna, l'empoigna d'une main, et de l'autre lui plongea son couteau en pleine poitrine. Wilson exhala un soupir, vacilla et tomba. – Damnation ! hurla Sholmès, si on me l'a tué, je tue. Il étendit Wilson sur la pelouse et se rua sur l'échelle. Trop tard… l'homme l'avait escaladée et, reçu par ses complices, s'enfuyait parmi les massifs. – Wilson, Wilson, ce n'est pas sérieux, hein ? Une simple égratignure. Les portes de l'hôtel s'ouvrirent brusquement. Le premier, M. d'Imblevalle survint, puis des domestiques, munis de bougies. – Quoi ! Qu'y a-t-il, s'écria le Baron, M. Wilson est blessé ? – Rien, une simple égratignure, répéta Sholmès, cherchant à s'illusionner. Le sang coulait en abondance, et la face était livide. Le docteur, vingt minutes après, constatait que la pointe du couteau s'était arrêtée à quatre millimètres du cœur. – Quatre millimètres du cœur ! Ce Wilson a toujours eu de la chance, conclut Sholmès d'un ton d'envie. – De la chance… de la chance… grommela le docteur. – Dame ! Avec sa robuste constitution, il en sera quitte… – Pour six semaines de lit et deux mois de convalescence. – Pas davantage ? – Non, à moins de complications. – Pourquoi complications ? diable voulez-vous qu'il y ait des Pleinement rassuré, Sholmès rejoignit le Baron au boudoir. Cette fois le mystérieux visiteur n'y avait pas mis la même discrétion. Sans vergogne, il avait fait main basse sur la tabatière enrichie de diamants, sur le collier d'opales et, d'une façon générale, sur tout ce qui pouvait prendre place dans les poches d'un honnête cambrioleur. La fenêtre était encore ouverte, un des carreaux avait été proprement découpé, et, au petit, jour, une enquête sommaire, en établissant que l'échelle provenait de l'hôtel en construction, indiqua la voie que l'on avait suivie. – Bref, dit M. d'Imblevalle avec une certaine ironie, c'est la répétition exacte du vol de la lampe juive. – Oui, si l'on accepte la première version adoptée par la justice. – Vous ne l'adoptez donc pas encore ? Ce second vol n'ébranle pas votre opinion sur le premier ? – Il la confirme, Monsieur. – Est-ce croyable ! Vous avez la preuve irréfutable que l'agression de cette nuit a été commise par quelqu'un du dehors, et vous persistez à soutenir que la lampe juive a été soustraite par quelqu'un de notre entourage ? – Par quelqu'un qui habite cet hôtel. – Alors comment expliquez-vous ?… – Je n'explique rien, Monsieur, je constate deux faits qui n'ont l'un avec l'autre que des rapports d'apparence, je les juge isolément, et je cherche le lien qui les unit. Sa conviction semblait si profonde, ses façons d'agir fondées sur des motifs si puissants, que le Baron s'inclina : – Soit. Nous allons prévenir le commissaire… – À aucun prix ! s'écria vivement l'Anglais, à aucun prix ! J'entends ne m'adresser à ces gens que quand j'ai besoin d'eux. – Cependant, les coups de feu ?… – Il n'importe ! – Votre ami ? … – Mon ami n'est que blessé… obtenez que le docteur se taise. Moi, je réponds de tout du côté de la justice. Deux jours s'écoulèrent, vides d'incidents, mais où Sholmès poursuivit sa besogne avec un soin minutieux et un amourpropre qu'exaspérait le souvenir de cette audacieuse agression, exécutée sous ses yeux, en dépit de sa présence, et sans qu'il en pût empêcher le succès. Infatigable, il fouilla l'hôtel et le jardin, s'entretint avec les domestiques, et fit de longues stations à la cuisine et à l'écurie. Et bien qu'il ne recueillît aucun indice qui l'éclairât, il ne perdait pas courage. – Je trouverai, pensait-il, et c'est ici que je trouverai. Il ne s'agit pas, comme dans l'affaire de la Dame blonde, de marcher à l'aventure, et d'atteindre, par des chemins que j'ignorais, un but que je ne connaissais pas. Cette fois, je suis sur le terrain même de la bataille. L'ennemi n'est plus seulement l'insaisissable et invisible Lupin, c'est le complice en chair et en os qui vit et qui se meut dans les bornes de cet hôtel. Le moindre petit détail, et je suis fixé. Ce détail, dont il devait tirer de telles conséquences, et avec une habileté si prodigieuse que l'on peut considérer l'affaire de la lampe juive comme une de celles où éclate le plus victorieusement son génie de policier, ce détail, ce fut le hasard qui le lui fournit. L'après-midi du troisième jour, comme il entrait dans une pièce située au-dessus du boudoir, et qui servait de salle d'études aux enfants, il trouva Henriette, la plus petite des sœurs. Elle cherchait ses ciseaux. – Tu sais, dit-elle à Sholmès, j'en fais aussi des papiers comme celui que t'as reçu l'autre soir. – L'autre soir ? – Oui, à la fin du dîner. Tu as reçu un papier avec des bandes dessus… tu sais, un télégramme… eh bien, j'en fais aussi, moi. Elle sortit. Pour tout autre, ces paroles n'eussent rien signifié que l'insignifiante réflexion d'un enfant, et Sholmès, luimême, les écouta d'une oreille distraite et continua son inspection. Mais tout à coup il se mit à courir après l'enfant dont la dernière phrase le frappait subitement. Il la rattrapa au haut de l'escalier et lui dit : – Alors, toi aussi, tu colles des bandes sur papier ? Henriette, très fière, déclara : – Mais oui, je découpe des mots et je les colle. – Et qui t'a montré ce petit jeu ? – Mademoiselle… ma gouvernante… je lui en ai vu faire autant. Elle prend des mots sur des journaux et les colle… – Et qu'est-ce qu'elle en fait ? – Des télégrammes, des lettres qu'elle envoie. Herlock Sholmès rentra dans la salle d'études, singulièrement intrigué par cette confidence et s'efforçant d'en extraire les déductions qu'elle comportait. Des journaux, il y en avait un paquet sur la cheminée. Il les déplia, et vit en effet des groupes de mots ou des lignes qui manquaient, régulièrement et proprement enlevés. Mais il lui suffit de lire les mots qui précédaient ou qui suivaient, pour constater que les mots qui manquaient avaient été découpés au hasard des ciseaux, par Henriette évidemment. Il se pouvait que, dans la liasse des journaux, il y en eût un que Mademoiselle eût découpé elle-même. Mais comment s'en assurer ? Machinalement, Herlock feuilleta les livres de classe empilés sur la table, puis d'autres qui reposaient sur les rayons d'un placard. Et soudain il eut un cri de joie. Dans un coin de ce placard, sous de vieux cahiers amoncelés, il avait trouvé un album pour enfants, un alphabet orné d'images, et, à l'une des pages de cet album, un vide lui était apparu. Il vérifia. C'était la nomenclature des jours de la semaine. Lundi, mardi, mercredi, etc. Le mot samedi manquait. Or, le vol de la lampe juive avait eu lieu dans la nuit d'un samedi. Herlock éprouva ce petit serrement du cœur qui lui annonçait toujours, de la manière la plus nette, qu'il avait touché au nœud même d'une intrigue. Cette étreinte de la vérité, cette émotion de la certitude, ne le trompait jamais. Fiévreux et confiant, il s'empressa de feuilleter l'album. Un peu plus loin, une autre surprise l'attendait. C'était une page composée de lettres majuscules, suivies d'une ligne de chiffres. Neuf de ces lettres, et trois de ces chiffres avaient été enlevés soigneusement. Sholmès les inscrivit sur son carnet, dans l'ordre qu'ils eussent occupé, et obtint le résultat suivant : CDEHNOPRZ-237 – Fichtre… murmura-t-il, à première vue cela ne signifie pas grand-chose. Pouvait-on, en mêlant ces lettres et en les employant toutes, former un, ou deux, ou trois mots complets ? Sholmès le tenta vainement. Une seule solution s'imposait à lui, qui revenait sans cesse sous son crayon, et qui, à la longue, lui parut la véritable, aussi bien parce qu'elle correspondait à la logique des faits que parce qu'elle s'accordait avec les circonstances générales. Étant donné que la page de l'album ne comportait qu'une seule fois chacune des lettres de l'alphabet, il était probable, il était certain qu'on se trouvait en présence de mots incomplets et que ces mots avaient été complétés par des lettres empruntées à d'autres pages. Dans ces conditions, et sauf erreur, l'énigme se posait ainsi : REPOND.Z – CH – 237 Le premier mot était clair : répondez, un E manquant parce que la lettre E, déjà employée, n'était plus disponible. Quant au second mot inachevé, il formait indubitablement, avec le nombre 237, l'adresse que donnait l'expéditeur au destinataire de la lettre. On proposait d'abord de fixer le jour au samedi, et l'on demandait une réponse à l'adresse CH.237. Ou bien CH.237 était une formule de poste restante, ou bien les lettres C H faisaient partie d'un mot incomplet. Sholmès feuilleta l'album : aucune autre découpure n'avait été effectuée dans les pages suivantes. Il fallait donc, jusqu'à nouvel ordre, s'en tenir à l'explication trouvée. – C'est amusant, n'est-ce pas ? Henriette était revenue. Il répondit : – Si c'est amusant ! Seulement, tu n'as pas d'autres papiers ?… Ou bien des mots déjà découpés et que je pourrais coller ? – Des papiers. ?… Non… et puis, Mademoiselle ne serait pas contente. – Mademoiselle ? – Oui, elle m'a déjà grondée. – Pourquoi ? – Parce que je vous ai dit des choses… et qu'elle dit qu'on ne doit jamais dire des choses sur ceux qu'on aime bien. – Tu as absolument raison. Henriette sembla ravie de l'approbation, tellement ravie qu'elle tira d'un menu sac de toile, épinglé à sa robe, quelques loques, trois boutons, deux morceaux de sucre, et, finalement, un carré de papier qu'elle tendit à Sholmès. – Tiens, je te le donne tout de même. C'était un numéro de fiacre, le 8279. – D'où vient-il, ce numéro ? – Il est tombé de son porte-monnaie. – Quand ? – Dimanche, à la messe, comme elle prenait des sous pour la quête. – Parfait. Et maintenant je vais te donner le moyen de n'être pas grondée. Ne dis pas à Mademoiselle que tu m'as vu. Sholmès s'en alla trouver M. d'Imblevalle et nettement l'interrogea sur Mademoiselle. Le Baron eut un haut-le-corps. – Alice Demun ! Est-ce que vous penseriez ?… C'est impossible. – Depuis combien de temps est-elle à votre service ? – Un an seulement, mais je ne connais pas de personne plus tranquille et en qui j'aie plus de confiance. – Comment se fait-il que je ne l'aie pas encore aperçue ? – Elle s'est absentée deux jours. – Et actuellement ? – Dès son retour elle a voulu s'installer au chevet de votre ami. Elle a toutes les qualités de la garde-malade… douce… prévenante… M. Wilson en paraît enchanté. – Ah fit Sholmès qui avait complètement négligé de prendre des nouvelles du vieux camarade. Il réfléchit et s'informa : – Et le dimanche matin, est-elle sortie ? – Le lendemain du vol ? – Oui. Le Baron appela sa femme et lui posa la question. Elle répondit : – Mademoiselle est partie comme à l'ordinaire pour aller à la messe de onze heures avec les enfants. – Mais, auparavant ? – Auparavant ? Non… ou plutôt… mais j'étais si bouleversée par ce vol !… Cependant je me souviens qu'elle m'avait demandé la veille l'autorisation de sortir le dimanche matin… pour voir une cousine de passage à Paris, je crois. Mais je ne suppose pas que vous la soupçonniez ?… – Certes, non… cependant je voudrais la voir. Il monta jusqu'à la chambre de Wilson. Une femme, vêtue, comme les infirmières, d'une longue robe de toile grise, était courbée sur le malade et lui donnait à boire. Quand elle se tourna, Sholmès reconnut la jeune fille qui l'avait abordé devant la gare du Nord. Il n'y eut pas entre eux la moindre explication. Alice Demun sourit doucement, de ses yeux charmants et graves, sans aucun embarras. L'Anglais voulut parler, ébaucha quelques syllabes et se tut. Alors elle reprit sa besogne, évolua paisiblement sous le regard étonné de Sholmès, remua des flacons, déroula et roula des bandes de toile, et de nouveau lui adressa son clair sourire. Il pivota sur ses talons, redescendit, avisa dans la cour l'automobile de M. d'Imblevalle, s'y installa et se fit mener à Levallois, au dépôt de voitures dont l'adresse était marquée sur le bulletin de fiacre livré par l'enfant. Le cocher Duprêt, qui conduisait le 8279 dans la matinée du dimanche, n'étant pas là, il renvoya l'automobile et attendit jusqu'à l'heure du relais. Le cocher Duprêt raconta qu'il avait en effet « chargé » une dame aux environs du parc Monceau, une jeune dame en noir qui avait une grosse violette et qui paraissait très agitée. – Elle portait un paquet ? – Oui, un paquet assez long. – Et vous l'avez menée ? – Avenue des Ternes, au coin de la place Saint-Ferdinand. Elle y est restée une dizaine de minutes, et puis on s'en est retourné au parc Monceau. – Vous reconnaîtriez la maison de l'avenue des Ternes ? – Parbleu ! Faut-il vous y conduire ? – Tout à l'heure. Conduisez-moi d'abord au 36, quai des Orfèvres. À la Préfecture de police il eut la chance de rencontrer aussitôt l'inspecteur principal Ganimard. – Monsieur Ganimard, vous êtes libre ? – S'il s'agit de Lupin, non. – Il s'agit de Lupin. – Alors je ne bouge pas. – Comment ! Vous renoncez… – Je renonce à l'impossible ! Je suis las d'une lutte inégale, où nous sommes sûrs d'avoir le dessous. C'est lâche, c'est absurde, tout ce que vous voudrez… je m'en moque ! Lupin est plus fort que nous. Par conséquent, il n'y a qu'à s'incliner. – Je ne m'incline pas. – Il vous inclinera, vous comme les autres. – Eh bien, c'est un spectacle qui ne peut manquer de vous faire plaisir ! – Ah ! Ça, c'est vrai, dit Ganimard ingénument. Et puisque vous n'avez pas votre compte de coups de bâtons, allons-y. Tous deux montèrent dans le fiacre. Sur leur ordre, le cocher les arrêta un peu avant la maison et de l'autre côté de l'avenue, devant un petit café à la terrasse duquel ils s'assirent, entre des lauriers et des fusains. Le jour commençait à baisser. – Garçon, fit Sholmès, de quoi écrire. Il écrivit, et rappelant le garçon : – Portez cette lettre au concierge de la maison qui est en face. C'est évidemment l'homme en casquette qui fume sous la porte cochère. Le concierge accourut, et, Ganimard ayant décliné son titre d'inspecteur principal, Sholmès demanda si, le matin du dimanche, il était venu une jeune dame en noir. – En noir ? Oui, vers neuf heures… celle qui monte au second. – Vous la voyez souvent ? – Non, mais depuis quelque temps, davantage… la dernière quinzaine, presque tous les jours. – Et depuis dimanche ? – Une fois seulement… sans compter aujourd'hui. – Comment ! Elle est venue ! – Elle est là. – Elle est là ! – Voilà bien dix minutes. Sa voiture attend sur la place Saint-Ferdinand, comme d'habitude. Elle, je l'ai croisée sous la porte. – Et quel est ce locataire du second ? – Il y en a deux, une modiste, Mlle Langeais, et un Monsieur qui a loué deux chambres meublées, depuis un mois, sous le nom de Bresson. – Pourquoi dites-vous « sous le nom » ? – Une idée à moi que c'est un nom d'emprunt. Ma femme fait son ménage : eh bien, il n'a pas deux chemises avec les mêmes initiales. – Comment vit-il ? – Oh ! Dehors presque. Des trois jours, il ne rentre pas chez lui. – Est-il rentré dans la nuit de samedi à dimanche ? – Dans la nuit de samedi à dimanche ? Écoutez voir, que je réfléchisse… oui, samedi soir, il est rentré et il n'a pas bougé. – Et quelle sorte d'homme est-ce ? – Ma foi je ne saurais dire. Il est si changeant ! Il est grand, il est petit, il est gros, il est fluet… brun et blond. Je ne le reconnais toujours pas. Ganimard et Sholmès se regardèrent. – C'est lui, murmura l'inspecteur, c'est bien lui. Il y eut vraiment chez le vieux policier un instant de trouble qui se traduisit par un bâillement et par une crispation de ses deux poings. Sholmès aussi, bien que plus maître de lui, sentit une étreinte au cœur. – Attention, dit le concierge, voici la jeune fille. Mademoiselle en effet apparaissait au seuil de la porte et traversait la place. – Et voici M. Bresson. – M. Bresson ? Lequel ? – Celui qui porte un paquet sous le bras. – Mais il ne s'occupe pas de la jeune fille. Elle regagne seule sa voiture. – Ah ! Ça, je ne les ai jamais vus ensemble. Les deux policiers s'étaient levés précipitamment. À la lueur des réverbères ils reconnurent la silhouette de Lupin, qui s'éloignait dans une direction opposée à la place. – Qui préférez-vous suivre ? demanda Ganimard. – Lui, parbleu ! C'est le gros gibier. – Alors, moi, je file la demoiselle, proposa Ganimard. – Non, non, dit vivement l'Anglais, qui ne voulait rien dévoiler de l'affaire à Ganimard, la demoiselle, je sais où la retrouver… ne me quittez pas. À distance, et en utilisant l'abri momentané des passants et des kiosques, ils se mirent à la poursuite de Lupin. Poursuite facile d'ailleurs, car il ne se retournait pas et marchait rapidement, avec une légère claudication de la jambe droite, si légère qu'il fallait l'œil exercé d'un observateur pour la percevoir, Ganimard dit : – Il fait semblant de boiter. Et il reprit : – Ah ! Si l'on pouvait ramasser deux ou trois agents et sauter sur notre individu ! Nous risquons de le perdre. Mais aucun agent ne se montra avant la porte des Ternes, et, les fortifications franchies, ils ne devaient plus escompter le moindre secours. – Séparons-nous, dit Sholmès, l'endroit est désert. C'était le boulevard Victor-Hugo. Chacun d'eux prit un trottoir et s'avança selon la ligne des arbres. Ils allèrent ainsi pendant vingt minutes jusqu'au moment où Lupin tourna sur la gauche et longea la Seine. Là, ils aperçurent Lupin qui descendait au bord du fleuve. Il y resta quelques secondes sans qu'il leur fût possible de distinguer ses gestes. Puis il remonta la berge et revint sur ses pas. Ils se collèrent contre les piliers d'une grille. Lupin passa devant eux. Il n'avait plus de paquet. Et comme il s'éloignait, un autre individu se détacha d'une encoignure de maison et se glissa entre les arbres. Sholmès dit à voix basse : – Il a l'air de le suivre aussi, celui-là. – Oui, il m'a semblé déjà le voir en allant. La chasse recommença, mais compliquée par la présence de cet individu. Lupin reprit le même chemin, traversa de nouveau la porte des Ternes, et rentra dans la maison de la place SaintFerdinand. Le concierge fermait lorsque Ganimard se présenta. – Vous l'avez vu, n'est-ce pas ? – Oui, j'éteignais le gaz de l'escalier, il a poussé le verrou de sa porte. – Il n'y a personne avec lui ? – Personne, aucun domestique… il ne mange jamais ici. – Il n'existe pas d'escalier de service ? – Non. Ganimard dit à Sholmès : – Le plus simple est que je m'installe à la porte même de Lupin, tandis que vous allez chercher le commissaire de police de la rue Demours. Je vais vous donner un mot. Sholmès objecta : – Et s'il s'échappe pendant ce temps ? – Puisque je reste ! … – Un contre un, la lutte est inégale avec lui. – Je ne puis pourtant pas forcer son domicile, je n'en ai pas le droit, la nuit surtout. Sholmès haussa les épaules. – Quand vous aurez arrêté Lupin, on ne vous chicanera pas sur les conditions de l'arrestation. D'ailleurs, quoi ! Il s'agit tout au plus de sonner. Nous verrons alors ce qui se passera. Ils montèrent. Une porte à deux battants s'offrait à gauche du palier. Ganimard sonna. Aucun bruit. Il sonna de nouveau. Personne. – Entrons, murmura Sholmès. – Oui, allons-y. Pourtant, ils demeurèrent immobiles, l'air irrésolu. Comme des gens qui hésitent au moment d'accomplir un acte décisif, ils redoutaient d'agir, et il leur semblait soudain impossible qu'Arsène Lupin fût là, si près d'eux, derrière cette cloison fragile qu'un coup de poing pouvait abattre. L'un et l'autre, ils le connaissaient trop, le diabolique personnage, pour admettre qu'il se laissât pincer aussi stupidement. Non, non, mille fois non, il n'était plus là. Par les maisons contiguës, par les toits, par telle issue convenablement préparée, il avait dû s'évader, et une fois de plus, c'est l'ombre seule de Lupin qu'on allait étreindre. Ils frissonnèrent. Un bruit imperceptible, qui venait de l'autre côté de la porte, avait comme effleuré le silence. Et ils eurent l'impression, la certitude, que tout de même il était là, séparé d'eux par la mince cloison de bois, et qu'il les écoutait, qu'il les entendait. Que faire ? La situation était tragique. Malgré leur sangfroid de vieux routiers de police, une telle émotion les bouleversait qu'ils s'imaginaient percevoir les battements de leur cœur. Du coin de l'œil, Ganimard consulta Sholmès. Puis, violemment, de son poing, il ébranla le battant de la porte. Un bruit de pas, maintenant, un bruit qui ne cherchait plus à se dissimuler… Ganimard secoua la porte. D'un élan irrésistible, Sholmès, l'épaule en avant, l'abattit, et tous deux se ruèrent à l'assaut. Ils s'arrêtèrent net. Un coup de feu avait retenti dans la pièce voisine. Un autre encore, et le bruit d'un corps qui tombait… Quand ils entrèrent, ils virent l'homme étendu, la face contre le marbre de la cheminée. Il eut une convulsion. Son revolver glissa de sa main. Ganimard se pencha et tourna la tête du mort. Du sang la couvrait, qui giclait de deux larges blessures, l'une à la joue, et l'autre à la tempe. – Il est méconnaissable, murmura-t-il. – Parbleu ! fit Sholmès, ce n'est pas lui. – Comment le savez-vous ? Vous ne l'avez même pas examiné. L'Anglais ricana : – Pensez-vous donc qu'Arsène Lupin est homme à se tuer ? – Pourtant, nous avions bien cru le reconnaître dehors… – Nous avions cru, parce que nous voulions croire. Cet homme nous obsède. – Alors, c'est un de ses complices. – Les complices d'Arsène Lupin ne se tuent pas. – Alors, qui est-ce ? Ils fouillèrent le cadavre. Dans une poche Herlock Sholmès trouva un portefeuille vide, dans une autre Ganimard trouva quelques louis. Au linge, point de marque, aux vêtements non plus. Dans les malles – une grosse malle et deux valises – rien que des effets. Sur la cheminée un paquet de journaux. Ganimard les déplia. Tous parlaient du vol de la lampe juive. Une heure après, lorsque Ganimard et Sholmès se retirèrent, ils n'en savaient pas plus sur le singulier personnage que leur intervention avait acculé au suicide. Qui était-ce ? Pourquoi s'était-il tué ? Par quel lien se rattachait-il à l'affaire de la lampe juive ? Qui l'avait filé au cours de sa promenade ? Autant de questions aussi complexes les unes que les autres… autant de mystères… Herlock Sholmès se coucha de fort mauvaise humeur. À son réveil il reçut un pneumatique ainsi conçu : « Arsène Lupin a l'honneur de vous faire part de son tragique décès en la personne du sieur Bresson, et vous prie d'assister à ses convoi, service et enterrement, qui auront lieu aux frais de l'État, jeudi le 25 juin. » Chapitre 2 – Voyez-vous, mon vieux camarade, disait Sholmès à Wilson, en brandissant le pneumatique d'Arsène Lupin, ce qui m'exaspère dans cette aventure, c'est de sentir continuellement posé sur moi l'œil de ce satané gentleman. Aucune de mes pensées les plus secrètes ne lui échappe. J'agis comme un acteur dont tous les pas sont réglés par une mise en scène rigoureuse, qui va là et qui dit cela, parce que le voulut ainsi une volonté supérieure. Comprenez-vous, Wilson ? Wilson eût certainement compris s'il n'avait dormi le profond sommeil d'un homme dont la température varie entre quarante et quarante et un degrés. Mais qu'il entendît ou non, cela n'avait aucune importance pour Sholmès qui continuait : – Il me faut faire appel à toute mon énergie et mettre en œuvre toutes mes ressources pour ne pas me décourager. Heureusement qu'avec moi, ces petites taquineries sont autant de coups d'épingle qui me stimulent. Le feu de la piqûre apaisé, la plaie d'amour-propre refermée, j'en arrive toujours à dire : « Amuse-toi bien, mon bonhomme. Un moment ou l'autre, c'est toi-même qui te trahiras. » Car enfin, Wilson, n'est-ce pas Lupin qui, par sa première dépêche et par la réflexion qu'elle a suggérée à la petite Henriette, n'est-ce pas lui qui m'a livré le secret de sa correspondance avec Alice Demun ? Vous oubliez ce détail, vieux camarade. Il déambulait dans la chambre, à pas sonores, au risque de réveiller le vieux camarade. – Enfin ! Ça ne va pas trop mal, et si les chemins que je suis sont un peu obscurs, je commence à m'y retrouver. Tout d'abord je vais être fixé sur le sieur Bresson. Ganimard et moi nous avons rendez-vous au bord de la Seine, à l'endroit où Bresson a jeté son paquet, et le rôle du Monsieur nous sera connu. Pour le reste, c'est une partie à jouer entre Alice Demun et moi. L'adversaire est de mince envergure, hein, Wilson ? Et ne pensez-vous pas qu'avant peu je saurai la phrase de l'album, et ce que signifient ces deux lettres isolées, ce C et ce H ? Car tout est là, Wilson. Mademoiselle entra au même instant, et apercevant Sholmès qui gesticulait, elle lui dit gentiment : – Monsieur Sholmès, je vais vous gronder si vous réveillez mon malade. Ce n'est pas bien à vous de le déranger. Le docteur exige une tranquillité absolue. Il la contemplait sans un mot, étonné comme au premier jour de son calme inexplicable. – Qu'avez-vous à me regarder, Monsieur Sholmès ? Rien ? Mais si… vous semblez toujours avoir une arrière-pensée… laquelle ? Répondez, je vous en prie. Elle l'interrogeait de tout son clair visage, de ses yeux ingénus, de sa bouche qui souriait, et de toute son attitude aussi, de ses mains jointes, de son buste légèrement penché en avant. Et il y avait tant de candeur en elle que l'Anglais en éprouva de la colère. Il s'approcha et lui dit à voix basse : – Bresson s'est tué hier soir. Elle répéta, sans avoir l'air de comprendre : – Bresson s'est tué hier… En vérité aucune contraction n'altéra son visage, rien qui révélât l'effort du mensonge. – Vous étiez prévenue, lui dit-il avec irritation… sinon, vous auriez au moins tressailli… ah ! Vous êtes plus forte que je ne croyais… mais pourquoi dissimuler ? Il saisit l'album à images qu'il venait de déposer sur une table voisine et, l'ouvrant à la page découpée : – Pourriez-vous me dire dans quel ordre on doit disposer les lettres qui manquent ici, pour connaître la teneur exacte du billet que vous avez envoyé à Bresson quatre jours avant le vol de la lampe juive ? – Dans quel ordre ?… Bresson ?… Le vol de la lampe juive ?… Elle redisait les mots, lentement, comme pour en dégager le sens. Il insista. – Oui. Voici les lettres employées… sur ce bout de papier. Que disiez-vous à Bresson ? – Les lettres employées… ce que je disais… Soudain elle éclata de rire : – Ça y est ! Je comprends ! Je suis la complice du vol ! Il y a un M. Bresson qui a pris la lampe juive et qui s'est tué. Et moi, je suis l'amie de ce Monsieur. Oh ! que c'est amusant ! – Qui donc avez-vous été voir hier dans la soirée, au second étage d'une maison de l'avenue des Ternes ? – Qui ? Mais ma modiste, Mlle Langeais. Est-ce que ma modiste et mon ami M. Bresson ne feraient qu'une seule et même personne ? Malgré tout, Sholmès douta. On peut feindre, de manière à donner le change, la terreur, la joie, l'inquiétude, tous les sentiments, mais non point l'indifférence, non point le rire heureux et insouciant. Cependant il lui dit encore : – Un dernier mot : pourquoi l'autre soir, à la gare du Nord, m'avez vous abordé ? Et pourquoi m'avez-vous supplié de repartir immédiatement sans m'occuper de ce vol ? – Ah vous êtes trop curieux, Monsieur Sholmès, réponditelle en riant toujours de la façon la plus naturelle. Pour votre punition, vous ne saurez rien, et en outre vous garderez le malade pendant que je vais chez le pharmacien… une ordonnance pressée… je me sauve. Elle sortit. – Je suis roulé, murmura Sholmès. Non seulement je n'ai rien tiré d'elle, mais c'est moi qui me suis découvert. Et il se rappelait l'affaire du diamant bleu et l'interrogatoire qu'il avait fait subir à Clotilde Destange. N'était-ce pas la même sérénité que la Dame blonde lui avait opposée, et ne se trouvaitil pas de nouveau en face d'un de ces êtres qui, protégés par Arsène Lupin, sous l'action directe de son influence, gardaient dans l'angoisse même du danger le calme le plus stupéfiant ? – Sholmès… Sholmès… Il s'approcha de Wilson qui l'appelait, et s'inclina vers lui. – Qu'y a-t-il, vieux camarade ? On souffre ? Wilson remua les lèvres sans pouvoir parler. Enfin, après de grands efforts, il bégaya : – Non.., Sholmès… ce n'est pas elle… il est impossible que ce soit elle… – Qu'est-ce que vous me chantez là ? Je vous dis que c'est elle, moi ! Il n'y a qu'en face d'une créature de Lupin, dressée et remontée par lui, que je perds la tête et que j'agis aussi sottement… la voilà maintenant qui connaît toute l'histoire de l'album… je vous parie qu'avant une heure Lupin sera prévenu. Avant une heure ? Que dis-je ! Mais tout de suite ! Le pharmacien, l'ordonnance pressée… des blagues ! Il s'esquiva rapidement, descendit l'avenue de Messine, et avisa Mademoiselle qui entrait dans une pharmacie. Elle reparut, dix minutes plus tard, avec des flacons et une bouteille enveloppés de papier blanc. Mais, alors qu'elle remontait l'avenue, elle fut accostée par un homme qui la poursuivit, la casquette à la main et l'air obséquieux, comme s'il demandait la charité. Elle s'arrêta et lui fit l'aumône, puis reprit son chemin. – Elle lui a parlé, se dit l'Anglais. Plutôt qu'une certitude, ce fut une intuition, assez forte cependant pour qu'il changeât de tactique. Abandonnant la jeune fille, il se lança sur la piste du faux mendiant. Ils arrivèrent ainsi, l'un derrière l'autre, à la place SaintFerdinand, et l'homme erra longtemps autour de la maison de Bresson, levant parfois les yeux aux fenêtres du second étage, et surveillant les gens qui pénétraient dans la maison. Au bout d'une heure, il monta sur l'impériale d'un tramway qui se dirigeait vers Neuilly. Sholmès y monta également et s'assit derrière l'individu, un peu plus loin, et à côté d'un Monsieur que dissimulaient les feuilles ouvertes de son journal. Aux fortifications, le journal s'abaissa, Sholmès aperçut Ganimard, et Ganimard lui dit à l'oreille en désignant l'individu : – C'est notre homme d'hier soir, celui qui suivait Bresson. Il y a une heure qu'il vagabonde sur la place. – Rien de nouveau pour Bresson ? demanda Sholmès. – Si, une lettre qui est arrivée ce matin à son adresse. – Ce matin ? Donc elle a été mise à la poste hier, avant que l'expéditeur ne sache la mort de Bresson. – Précisément. Elle est entre les mains du juge d'instruction. Mais j'en ai retenu les termes : « Il n'accepte aucune transaction. Il veut tout, la première chose aussi bien que celles de la seconde affaire. Sinon, il agit. » Et pas de signature, ajouta Ganimard. Comme vous voyez, ces quelques lignes ne nous serviront guère. – Je ne suis pas du tout de votre avis, Monsieur Ganimard, ces quelques lignes me semblent au contraire fort intéressantes. – Et pourquoi, mon Dieu ! – Pour des raisons qui me sont personnelles, répondit Sholmès avec le sans-gêne dont il usait envers son collègue. Le tramway s'arrêta rue du Château, au point terminus. L'individu descendit et s'en alla paisiblement. Sholmès l'escortait, et de si près que Ganimard s'en effraya : – S'il se retourne, nous sommes brûlés. – Il ne se retournera pas maintenant. – Qu'en savez-vous ? – C'est un complice d'Arsène Lupin, et le fait qu'un complice de Lupin s'en va ainsi, les mains dans ses poches, prouve d'abord qu'il se sait suivi, et en second lieu qu'il ne craint rien. – Pourtant nous le serrons d'assez près ! – Pas assez pour qu'il ne puisse nous glisser entre les doigts avant une minute. Il est trop sûr de lui. – Voyons ! Voyons ! Vous me faites poser. Il y a là-bas, à la porte de ce café, deux agents cyclistes. Si je décide de les requérir et d'aborder le personnage, je me demande comment il nous glissera entre les doigts. – Le personnage ne paraît pas s'émouvoir beaucoup de cette éventualité. C'est lui-même qui les requiert ! – Nom d'un chien, proféra Ganimard, il a de l'aplomb ! L'individu en effet s'était avancé vers les deux agents au moment où ceux-ci se disposaient à enfourcher leurs bicyclettes. Il leur dit quelques mots, puis, soudain, sauta sur une troisième bicyclette, qui était appuyée contre le mur du café, et s'éloigna rapidement avec les deux agents. L'Anglais s'esclaffa. – Hein ! L'avais-je prévu ? Un, deux, trois, enlevé ! Et par qui ? Par deux de vos collègues, Monsieur Ganimard. Ah ! Il se met bien, Arsène Lupin ! Des agents cyclistes à sa solde ! Quand je vous disais que notre personnage était beaucoup trop calme ! – Alors quoi, s'écria Ganimard, vexé, que fallait-il faire ? C'est très commode de rire ! – Allons, allons, ne vous fâchez pas. On se vengera. Pour le moment, il nous faut du renfort. – Folenfant m'attend au bout de l'avenue de Neuilly. – Eh bien, prenez-le au passage et venez me rejoindre. Ganimard s'éloigna, tandis que Sholmès suivait les traces des bicyclettes, d'autant plus visibles sur la poussière de la route, que deux des machines étaient munies de pneumatiques striés. Et il s'aperçut bientôt que ces traces le conduisaient au bord de la Seine, et que les trois hommes avaient tourné du même côté que Bresson, la veille au soir. Il parvint ainsi à la grille contre laquelle lui-même s'était caché avec Ganimard, et, un peu plus loin, il constata un emmêlement des lignes striées qui lui prouva qu'on avait fait halte à cet endroit. Juste en face il y avait une petite langue de terrain qui pointait dans la Seine et à l'extrémité de laquelle une vieille barque était amarrée. C'est là que Bresson avait dû jeter son paquet, ou plutôt qu'il l'avait laissé tomber. Sholmès descendit le talus et vit que, la berge s'abaissant en pente très douce et l'eau du fleuve étant basse, il lui serait facile de retrouver le paquet… à moins que les trois hommes n'eussent pris les devants. – Non, non, se dit-il, ils n'ont pas eu le temps… un quart d'heure tout au plus… et cependant pourquoi ont-ils passé par là ? Un pêcheur était assis dans la barque. Sholmès lui demanda : – Vous n'avez pas aperçu trois hommes à bicyclette ? Le pêcheur fit signe que non. L'Anglais insista : – Mais si… trois hommes… ils viennent de s'arrêter à deux pas de vous… Le pêcheur mit sa ligne sous son bras, sortit de sa poche un carnet, écrivit sur une des pages, la déchira et la tendit à Sholmès. Un grand frisson secoua l'Anglais. D'un coup d'œil il avait vu, au milieu de la page qu'il tenait à la main, la série des lettres déchirées de l'album. CDEHNOPRZEO-237 Un lourd soleil pesait sur la rivière. L'homme avait repris sa besogne, abrité sous la vaste cloche d'un chapeau de paille, sa veste et son gilet pliés à côté de lui. Il pêchait attentivement, tandis que le bouchon de sa ligne flottait au fil de l'eau. Il s'écoula bien une minute, une minute de solennel et terrible silence. – Est-ce lui ? pensait Sholmès avec une anxiété presque douloureuse. Et la vérité l'éclairant : – C'est lui ! C'est lui ! Lui seul est capable de rester ainsi sans un frémissement d'inquiétude, sans rien craindre de ce qui va se passer… et quel autre saurait cette histoire de l'album ? Alice l'a prévenu par son messager. Tout à coup l'Anglais sentit que sa main, que sa propre main avait saisi la crosse de son revolver, et que ses yeux se fixaient sur le dos de l'individu, un peu au-dessous de la nuque. Un geste, et tout le drame se dénouait, la vie de l'étrange aventurier se terminait misérablement. Le pêcheur ne bougea pas. Sholmès serra nerveusement son arme avec l'envie farouche de tirer et d'en finir, et l'horreur en même temps d'un acte qui déplaisait à sa nature. La mort était certaine. Ce serait fini. – Ah pensa-t-il, qu'il se lève, qu'il se défende… sinon tant pis pour lui… une seconde encore… et je tire… Mais un bruit de pas lui ayant fait tourner la tête, il avisa Ganimard qui s'en venait en compagnie des inspecteurs. Alors, changeant d'idée, il prit son élan, d'un bond sauta dans la barque dont l'amarre se cassa sous la poussée trop forte, tomba sur l'homme et l'étreignit à bras-le-corps. Ils roulèrent tous deux au fond du bateau. – Et après ? s'écria Lupin, tout en se débattant, qu'est-ce que cela prouve ? Quand l'un de nous aura réduit l'autre à l'impuissance, il sera bien avancé ! Vous ne saurez pas quoi faire de moi, ni moi de vous. On restera là comme deux imbéciles… Les deux rames glissèrent à l'eau. La barque s'en fut à la dérive. Des exclamations s'entrecroisaient le long de la berge, et Lupin continuait : – Que d'histoires, Seigneur ! Vous avez donc perdu la notion des choses ?… De pareilles bêtises à votre âge ! Et un grand garçon comme vous ! Fi, que c'est vilain ! … Il réussit à se dégager. Exaspéré, résolu à tout, Herlock Sholmès mit la main à sa poche. Il poussa un juron : Lupin lui avait pris son revolver. Alors il se jeta à genoux et tâcha de rattraper un des avirons afin de gagner le bord, tandis que Lupin s'acharnait après l'autre, afin de gagner le large. – L'aura… l'aura pas, disait Lupin… d'ailleurs ça n'a aucune importance… si vous avez votre rame, je vous empêche de vous en servir… et vous de même. Mais voilà, dans la vie, on s'efforce d'agir… sans la moindre raison, puisque c'est toujours le sort qui décide… tenez, vous voyez, le sort… eh bien, il se décide pour son vieux Lupin… victoire ! Le courant me favorise ! Le bateau en effet tendait à s'éloigner. – Garde à vous, cria Lupin. Quelqu'un, sur la rive, braquait un revolver. Il baissa la tête, une détonation retentit, un peu d'eau jaillit auprès d'eux. Lupin éclata de rire. – Dieu me pardonne, c'est l'ami Ganimard !… Mais c'est très mal ce que vous faites là, Ganimard. Vous n'avez le droit de tirer qu'en cas de légitime défense… ce pauvre Arsène vous rend donc féroce au point d'oublier tous vos devoirs ?… Allons bon, le voilà qui recommence !… Mais, malheureux, c'est mon cher maître que vous allez frapper. Il fit à Sholmès un rempart de son corps, et, debout dans la barque, face à Ganimard : – Bien ! Maintenant je suis tranquille… visez là, Ganimard, en plein cœur… plus haut… à gauche… c'est raté… fichu maladroit… encore un coup !… Mais vous tremblez, Ganimard… au commandement, n'est-ce pas ? Et du sang-froid !… Une, deux, trois, feu !… Raté ! Sacrebleu, le gouvernement vous donne donc des joujoux d'enfant comme pistolets ? Il exhiba un long revolver, massif et plat, et, sans viser, tira. L'inspecteur porta la main à son chapeau : une balle l'avait troué. – Qu'en dites-vous, Ganimard ? Ah ! cela vient d'une bonne fabrique. Saluez, Messieurs, c'est le revolver de mon noble ami, maître Herlock Sholmès ! Et, d'un tour de bras, il lança l'arme aux pieds mêmes de Ganimard. Sholmès ne pouvait s'empêcher de sourire et d'admirer. Quel débordement de vie. Quelle allégresse jeune et spontanée. Et comme il paraissait se divertir ! On eût dit que la sensation du péril lui causait une joie physique, et que l'existence n'avait pas d'autre but pour cet homme extraordinaire que la recherche de dangers qu'il s'amusait ensuite à conjurer. De chaque côté du fleuve, cependant, des gens se massaient, et Ganimard et ses hommes suivaient l'embarcation qui se balançait au large, très doucement entraînée par le courant. C'était la capture inévitable, mathématique. – Avouez, maître, s'écria Lupin en se retournant vers l'Anglais, que vous ne donneriez pas votre place pour tout l'or du Transvaal ! C'est que vous êtes au premier rang des fauteuils ! Mais, d'abord et avant tout, le prologue… après quoi nous sauterons d'un coup au cinquième acte, la capture ou l'évasion d'Arsène Lupin. Donc, mon cher maître, j'ai une question à vous poser, et je vous supplie, afin qu'il n'y ait pas d'équivoque, d'y répondre par un oui ou un non. Renoncez à vous occuper de cette affaire. Il en est encore temps et je puis réparer le mal que vous avez fait. Plus tard je ne le pourrais plus. Est-ce convenu ? – Non. La figure de Lupin se contracta. Visiblement cette obstination l'irritait. Il reprit : – J'insiste. Pour vous encore plus que pour moi, j'insiste, certain que vous serez le premier à regretter votre intervention. Une dernière fois, oui ou non ? – Non. Lupin s'accroupit, déplaça une des planches du fond et, durant quelques minutes, exécuta un travail dont Sholmès ne put discerner la nature. Puis il se releva, s'assit auprès de l'Anglais, et lui tint ce langage : – Je crois, maître, que nous sommes venus au bord de cette rivière pour des raisons identiques : repêcher l'objet dont Bresson s'est débarrassé ? Pour ma part, j'avais donné rendezvous à quelques camarades, et j'étais sur le point – mon costume sommaire l'indique – d'effectuer une petite exploration dans les profondeurs de la Seine, quand mes amis m'ont annoncé votre approche. Je vous confesse d'ailleurs que je n'en fus pas surpris, étant prévenu heure par heure, j'ose le dire, des progrès de votre enquête. C'est si facile. Dès qu'il se passe, rue Murillo, la moindre chose susceptible de m'intéresser, vite, un coup de téléphone, et je suis averti ! Vous comprendrez que, dans ces conditions… Il s'arrêta. La planche qu'il avait écartée se soulevait maintenant, et, tout autour, de l'eau filtrait par petits jets. – Diable, j'ignore comment j'ai procédé, mais j'ai tout lieu de penser qu'il y a une voie d'eau au fond de cette vieille embarcation. Vous n'avez pas peur, maître ? Sholmès haussa les épaules. Lupin continua : – Vous comprendrez donc que, dans ces conditions, et sachant par avance que vous rechercheriez le combat d'autant plus ardemment que je m'efforçais, moi, de l'éviter, il m'était plutôt agréable d'engager avec vous une partie dont l'issue est certaine puisque j'ai tous les atouts en main. Et j'ai voulu donner à notre rencontre le plus d'éclat possible, afin que votre défaite fût universellement connue, et qu'une autre comtesse de Crozon ou un autre Baron d'Imblevalle ne fussent pas tentés de solliciter votre secours contre moi. Ne voyez là d'ailleurs, mon cher maître… Il s'interrompit de nouveau, et, se servant de ses mains à demi fermées comme de lorgnettes, il observa les rives. – Bigre ! ils ont frété un superbe canot, un vrai navire de guerre, et les voilà qui font force rames. Avant cinq minutes, ce sera l'abordage et je suis perdu. Monsieur Sholmès, un conseil : vous vous jetez sur moi, vous me ficelez et vous me livrez à la justice de mon pays… ce programme vous plaît-il ?… À moins que d'ici là, nous n'ayons fait naufrage, auquel cas il ne nous resterait plus qu'à préparer notre testament. Qu'en pensezvous ? Leurs regards se croisèrent. Cette fois Sholmès s'expliqua la manœuvre de Lupin : il avait percé le fond de la barque. Et l'eau montait. Elle gagna les semelles de leurs bottines. Elle recouvrit leurs pieds : ils ne firent pas un mouvement. Elle dépassa leurs chevilles : l'Anglais saisit sa blague à tabac, roula une cigarette et l'alluma. Lupin poursuivit : – Et ne voyez là, mon cher maître, que l'humble aveu de mon impuissance à votre égard. C'est m'incliner devant vous que d'accepter les seules batailles où la victoire me soit acquise, afin d'éviter celles dont je n'aurais pas choisi le terrain. C'est reconnaître que Sholmès est l'unique ennemi que je craigne, et proclamer mon inquiétude tant que Sholmès ne sera pas écarté de ma route. Voilà, mon cher maître, ce que je tenais à vous dire, puisque le destin m'accorde l'honneur d'une conversation avec vous. Je ne regrette qu'une chose, c'est que cette conversation ait lieu pendant que nous prenons un bain de pieds ! … Situation qui manque de gravité, je le confesse… et que dis-je un bain de pieds ! … Un bain de siège plutôt ! L'eau en effet parvenait au banc où ils étaient assis, et de plus en plus la barque s'enfonçait. Sholmès, imperturbable, la cigarette aux lèvres, semblait absorbé dans la contemplation du ciel. Pour rien au monde, en face de cet homme environné de périls, cerné par la foule, traqué par la meute des agents, et qui cependant gardait sa belle humeur, pour rien au monde il n'eût consenti à montrer, lui, le plus léger signe d'agitation. Quoi ! avaient-ils l'air de dire tous deux, s'émeut-on pour de telles futilités ? N'advient-il pas chaque jour que l'on se noie dans un fleuve ? Est-ce là de ces événements qui méritent qu'on y prête attention ? Et l'un bavardait, et l'autre rêvassait, tous deux cachant sous un même masque d'insouciance le choc formidable de leurs deux orgueils. Une minute encore, et ils allaient couler. – L'essentiel, formula Lupin, est de savoir si nous coulerons avant ou après l'arrivée des champions de la justice. Tout est là. Car, pour la question du naufrage, elle ne se pose même plus. Maître, c'est l'heure solennelle du testament. Je lègue toute ma fortune à Herlock Sholmès, citoyen anglais, à charge pour lui… mais, mon Dieu, qu'ils avancent vite, les champions de la justice ! Ah les braves gens ! Ils font plaisir à voir. Quelle précision dans le coup de rame ! Tiens, mais c'est vous, brigadier Folenfant ? Bravo ! L'idée du navire de guerre est excellente. Je vous recommanderai à vos supérieurs, brigadier Folenfant… est-ce la médaille que vous souhaitez ? Entendu… c'est chose faite. Et votre camarade Dieuzy, où est-il donc ? Sur la rive gauche, n'est-ce pas, au milieu d'une centaine d'indigènes ?… De sorte que, si j'échappe au naufrage, je suis recueilli à gauche par Dieuzy et ses indigènes, ou bien à droite par Ganimard et les populations de Neuilly. Fâcheux dilemme… Il y eut un remous. L'embarcation vira sur elle-même, et Sholmès dut s'accrocher à l'anneau des avirons. – Maître, dit Lupin, je vous supplie d'ôter votre veste. Vous serez plus à l'aise pour nager. Non ? Vous refusez ? Alors je remets la mienne. Il enfila sa veste, la boutonna hermétiquement comme celle de Sholmès, et soupira : – Quel rude homme vous faites ! Et qu'il est dommage que vous vous entêtiez dans une affaire… où vous donnez certes la mesure de vos moyens, mais si vainement ! Vrai, vous gâchez votre beau génie… – Monsieur Lupin, prononça Sholmès, sortant enfin de son mutisme, vous parlez beaucoup trop, et vous péchez souvent par excès de confiance et par légèreté. – Le reproche est sévère. – C'est ainsi que, sans le savoir, vous m'avez fourni, il y a un instant, le renseignement que je cherchais. – Comment ! Vous cherchiez un renseignement et vous ne me le disiez pas ! – Je n'ai besoin de personne. D'ici trois heures je donnerai le mot de l'énigme à M. et Mme d'Imblevalle. Voilà l'unique réponse… Il n'acheva pas sa phrase. La barque avait sombré d'un coup, les entraînant tous deux. Elle émergea aussitôt, retournée, la coque en l'air. Il y eut de grands cris sur les deux rives, puis un silence anxieux, et soudain de nouvelles exclamations : un des naufragés avait reparu. C'était Herlock Sholmès. Excellent nageur, il se dirigea à larges brassées vers le canot de Folenfant. – Hardi, Monsieur Sholmès, hurla le brigadier, nous y sommes… ne faiblissez pas… on s'occupera de lui après… nous le tenons, allez… un petit effort, Monsieur Sholmès… prenez la corde… L'Anglais saisit une corde qu'on lui tendait. Mais, pendant qu'il se hissait à bord, une voix, derrière lui, l'interpella : – Le mot de l'énigme, mon cher maître, parbleu oui, vous l'aurez. Je m'étonne même que vous ne l'ayez pas déjà… et après ? À quoi cela vous servira-t-il ? C'est justement alors que la bataille sera perdue pour vous… À cheval sur la coque dont il venait d'escalader les parois tout en pérorant, confortablement installé maintenant, Arsène Lupin poursuivait son discours avec des gestes solennels, et comme s'il espérait convaincre son interlocuteur. – Comprenez-le bien, mon cher maître, il n'y a rien à faire, absolument rien… vous vous trouvez dans la situation déplorable d'un Monsieur… Folenfant l'ajusta : – Rendez-vous, Lupin. – Vous êtes un malotru, brigadier Folenfant, vous m'avez coupé au milieu d'une phrase. Je disais donc… – Rendez-vous, Lupin. – Mais sacrebleu, brigadier Folenfant, on ne se rend que si l'on est en danger. Or vous n'avez pas la prétention de croire que je cours le moindre danger ! – Pour la dernière fois, Lupin, je vous somme de vous rendre. – Brigadier Folenfant, vous n'avez nullement l'intention de me tuer, tout au plus de me blesser, tellement vous avez peur que je m'échappe. Et si par hasard la blessure était mortelle ? Non, mais pensez à vos remords, malheureux ! À votre vieillesse empoisonnée !… Le coup partit. Lupin chancela, se cramponna un instant à l'épave, puis lâcha prise et disparût. Il était exactement trois heures lorsque ces événements se produisirent. À six heures précises, ainsi qu'il l'avait annoncé, Herlock Sholmès, vêtu d'un pantalon trop court et d'un veston trop étroit qu'il avait empruntés à un aubergiste de Neuilly, coiffé d'une casquette et paré d'une chemise de flanelle à cordelière de soie, entra dans le boudoir de la rue Murillo, après avoir fait prévenir M. et Mme d'Imblevalle qu'il leur demandait un entretien. Ils le trouvèrent qui se promenait de long en large. Et il leur parut si comique dans sa tenue bizarre qu'ils durent réprimer une forte envie de rire. L'air pensif, le dos voûté, il marchait comme un automate, de la fenêtre à la porte, et de la porte à la fenêtre, faisant chaque fois le même nombre de pas, et pivotant chaque fois dans le même sens. Il s'arrêta, saisit un bibelot, l'examina machinalement, puis reprit sa promenade. Enfin, se plantant devant eux, il demanda : – Mademoiselle est-elle ici ? – Oui, dans le jardin, avec les enfants. – Monsieur le Baron, l'entretien que nous allons avoir étant définitif, je voudrais que Mlle Demun y assistât. – Est-ce que, décidément… ? – Ayez un peu de patience, Monsieur. La vérité sortira clairement des faits que je vais exposer devant vous avec le plus de précision possible. – Soit. Suzanne, veux-tu ?… Mme d'Imblevalle se leva et revint presque aussitôt, accompagnée d'Alice Demun. Mademoiselle, un peu plus pâle que de coutume, resta debout, appuyée contre une table et sans même demander la raison pour laquelle on l'avait appelée. Sholmès ne parut pas la voir, et, se tournant brusquement vers M. d'Imblevalle, il articula d'un ton qui n'admettait pas de réplique : – Après plusieurs jours d'enquête, Monsieur, et bien que certains événements aient modifié un instant ma manière de voir, je vous répéterai ce que je vous ai dit dès la première heure : la lampe juive a été volée par quelqu'un qui habite cet hôtel. – Le nom du coupable ? – Je le connais. – Les preuves ? – Celles que j'ai suffiront à le confondre. – Il ne suffit pas qu'il soit confondu. Il faut encore qu'il nous restitue… – La lampe juive ? Elle est en ma possession. – Le collier d'opales ? La tabatière ?… – Le collier d'opales, la tabatière, bref tout ce qui vous fut dérobé la seconde fois est en ma possession. Sholmès aimait ces coups de théâtre et cette manière un peu sèche d'annoncer ses victoires. De fait le Baron et sa femme semblaient stupéfiés, et le considéraient avec une curiosité silencieuse qui était la meilleure des louanges. Il reprit ensuite par le menu le récit de ce qu'il avait fait durant ces trois jours. Il dit la découverte de l'album, écrivit sur une feuille de papier la phrase formée par les lettres découpées, puis raconta l'expédition de Bresson au bord de la Seine et le suicide de l'aventurier, et enfin la lutte que lui, Sholmès, venait de soutenir contre Lupin, le naufrage de la barque et la disparition de Lupin. Quand il eut terminé, le Baron dit à voix basse : – Il ne vous reste plus qu'à nous révéler le nom du coupable. Qui donc accusez-vous ? – J'accuse la personne qui a découpé les lettres de cet alphabet, et communiqué au moyen de ces lettres avec Arsène Lupin. – Comment savez-vous que le correspondant de cette personne est Arsène Lupin ? – Par Lupin lui-même. Il tendit un bout de papier mouillé et froissé. C'était la page que Lupin avait arrachée de son carnet, dans la barque, et sur laquelle il avait inscrit la phrase. – Et remarquez, nota Sholmès, avec satisfaction, que rien ne l'obligeait à me donner cette feuille, et, par conséquent, à se faire reconnaître. Simple gaminerie de sa part, et qui m'a renseigné. – Qui vous a renseigné…. dit le Baron. Je ne vois rien cependant… Sholmès repassa au crayon les lettres et les chiffres. CDEHNOPRZEO-237. – Eh bien ? fit M. d'Imblevalle, c'est la formule que vous venez de nous montrer vous-même. – Non. Si vous aviez tourné et retourné cette formule dans tous les sens, vous auriez vu du premier coup d'œil, comme je l'ai vu, qu'elle n'est pas semblable à la première. – Et en quoi donc ? – Elle comprend deux lettres de plus, un E et un O. – En effet, je n'avais pas observé… – Rapprochez ces deux lettres du C et du H qui nous restaient en dehors du mot « répondez » et vous constaterez que le seul mot possible est ECHO. – Ce qui signifie ? – Ce qui signifie l'Écho de France, le journal de Lupin, son organe officiel, celui auquel il réserve ses « communiqués ». Répondez à « l'Écho de France, rubrique de la petite correspondance, numéro 237 ». C'était là le mot de l'énigme que j'ai tant cherché, et que Lupin m'a fourni avec tant de bonne grâce. J'arrive des bureaux de l'Écho de France. – Et vous avez trouvé ? – J'ai trouvé toute l'histoire détaillée des relations d'Arsène Lupin et de… sa complice. Et Sholmès étala sept journaux ouverts à la quatrième page et dont il détacha les sept lignes suivantes : 1° ARS. LUP. Dame impl. protect. 540. 2° 540. Attends explications. A. L. 3° A. L. Sous domin. ennemie. Perdue. 4° 540. Ecrivez adresse. Ferai enquête. 5° A. L. Murillo. 6° 540. Parc trois heures. Violettes. 7° 237. Entendu sam. serai dim. mat. parc. – Et vous appelez cela une histoire détaillée ! s'écria M. d'Imblevalle… – Mon Dieu, oui, et pour peu que vous y prêtiez attention, vous serez de mon avis. Tout d'abord, une dame qui signe 540, implore la protection d'Arsène Lupin, à quoi Lupin riposte par une demande d'explications. La dame répond qu'elle est sous la domination d'un ennemi, de Bresson sans aucun doute, et qu'elle est perdue si l'on ne vient à son aide. Lupin, qui se méfie, qui n'ose encore s'aboucher avec cette inconnue, exige l'adresse et propose une enquête. La dame hésite pendant quatre jours – consultez les dates – enfin pressée par les événements, influencée par les menaces de Bresson, elle donne le nom de sa rue, Murillo. Le lendemain, Arsène Lupin annonce qu'il sera dans le parc Monceau à trois heures, et prie son inconnue de porter un bouquet de violettes comme signe de ralliement. Là, une interruption de huit jours dans la correspondance. Arsène Lupin et la dame n'ont pas besoin de s'écrire par la voie du journal : ils se voient ou s'écrivent directement. Le plan est ourdi pour satisfaire aux exigences de Bresson, la dame enlèvera la lampe juive. Reste à fixer le jour. La dame qui, par prudence, correspond à l'aide de mots découpés et collés, se décide pour le samedi et ajoute : « Répondez Écho 237. » Lupin répond que c'est entendu et qu'il sera en outre le dimanche matin dans le parc. Le dimanche matin, le vol avait lieu. – En effet, tout s'enchaîne, approuva le Baron, et l'histoire est complète. Sholmès reprit : – Donc le vol a lieu. La dame sort le dimanche matin, rend compte à Lupin de ce qu'elle a fait, et porte à Bresson la lampe juive. Les choses se passent alors comme Lupin l'avait prévu. La justice, abusée par une fenêtre ouverte, quatre trous dans la terre et deux éraflures sur un balcon, admet aussitôt l'hypothèse du vol par effraction. La dame est tranquille. – Soit, fit le Baron, j'admets cette explication très logique. Mais le second vol… – Le second vol fut provoqué par le premier. Les journaux ayant raconté comment la lampe juive avait disparu, quelqu'un eut l'idée de répéter l'agression et de s'emparer de ce qui n'avait pas été emporté. Et cette fois ce ne fut pas un vol simulé, mais un vol réel, avec effraction véritable, escalade, etc. – Lupin, bien entendu… – Non, Lupin n'agit pas aussi stupidement. Lupin ne tire pas sur les gens pour un oui ou un non. – Alors qui est-ce ? – Bresson, sans aucun doute, et à l'insu de la dame qu'il avait fait chanter. C'est Bresson qui est entré ici, c'est lui que j'ai poursuivi, c'est lui qui a blessé mon pauvre Wilson. – En êtes-vous bien sûr ? – Absolument. Un des complices de Bresson lui a écrit hier, avant son suicide, une lettre qui prouve que des pourparlers furent engagés entre ce complice et Lupin pour la restitution de tous les objets volés dans votre hôtel. Lupin exigeait tout, « la première chose (c'est-à-dire la lampe juive) aussi bien que celles de la seconde affaire ». En outre il surveillait Bresson. Quand celui-ci s'est rendu hier soir au bord de la Seine, un des compagnons de Lupin le filait en même temps que nous. – Qu'allait faire Bresson au bord de la Seine ? – Averti des progrès de mon enquête… – Averti par qui ? – Par la même dame, laquelle craignait à juste titre que la découverte de la lampe juive n'amenât la découverte de son aventure… donc, Bresson averti, réunit en un seul paquet ce qui peut le compromettre, et il le jette dans un endroit où il lui est possible de le reprendre, une fois le danger passé. C'est au retour que, traqué par Ganimard et par moi, ayant sans doute d'autres forfaits sur la conscience, il perd la tête et se tue. – Mais que contenait le paquet ? – La lampe juive et vos autres bibelots. – Ils ne sont donc pas en votre possession ? – Aussitôt après la disparition de Lupin, j'ai profité du bain qu'il m'avait forcé de prendre, pour me faire conduire à l'endroit choisi par Bresson, et j'ai retrouvé, enveloppé de linge et de toile cirée, ce qui vous fut dérobé. Le voici, sur cette table. Sans un mot le Baron coupa les ficelles, déchira d'un coup les linges mouillés, en sortit la lampe, tourna un écrou placé sous le pied, fit effort des deux mains sur le récipient, le dévissa, l'ouvrit en deux parties égales, et découvrit la chimère en or, rehaussée de rubis et d'émeraudes. Elle était intacte. Il y avait dans toute cette scène, si naturelle en apparence, et qui consistait en une simple exposition de faits, quelque chose qui la rendait effroyablement tragique, c'était l'accusation formelle, directe, irréfutable, que Sholmès lançait à chacune de ses paroles contre Mademoiselle. Et c'était aussi le silence impressionnant d'Alice Demun. Pendant cette longue, cette cruelle accumulation de petites preuves ajoutées les unes aux autres, pas un muscle de son visage n'avait remué, pas un éclair de révolte ou de crainte n'avait troublé la sérénité de son limpide regard. Que pensaitelle ? Et surtout qu'allait-elle dire à la minute solennelle où il lui faudrait répondre, où il lui faudrait se défendre et briser le cercle de fer dans lequel Herlock Sholmès l'emprisonnait si habilement ? Cette minute avait sonné et la jeune fille se taisait. – Parlez ! Parlez donc ! s'écria M. d'Imblevalle. Elle ne parla point. Il insista : – Un mot vous justifierait… un mot de révolte, et je vous croirai. Ce mot, elle ne le dit point. Le Baron traversa vivement la pièce, revint sur ses pas, recommença, puis s'adressant à Sholmès : – Eh bien non, Monsieur ! Je ne peux pas admettre que ce soit vrai ! Il y a des crimes impossibles ! Et celui-là est en opposition avec tout ce que je sais, tout ce que je vois depuis un an. Il appliqua sa main sur l'épaule de l'Anglais. – Mais, vous-même, Monsieur, êtes-vous absolument et définitivement certain de ne pas vous tromper ? Sholmès hésita, comme un homme qu'on attaque à l'improviste et dont la riposte n'est pas immédiate. Pourtant il sourit et dit : – Seule la personne que j'accuse pouvait, par la situation qu'elle occupe chez vous, savoir que la lampe juive contenait ce magnifique bijou. – Je ne veux pas le croire, murmura le Baron. – Demandez-le-lui. C'était, en effet, la seule chose qu'il n'eût point tentée, dans la confiance aveugle que lui inspirait la jeune fille. Pourtant il n'était plus permis de se soustraire à l'évidence. Il s'approcha d'elle, et, les yeux dans les yeux : – C'est vous, Mademoiselle ? C'est vous qui avez pris le bijou ? C'est vous qui avez correspondu avec Arsène Lupin et simulé le vol ? Elle répondit : – C'est moi, Monsieur. Elle ne baissa pas la tête. Sa figure n'exprima ni honte ni gêne. – Est-ce possible ! murmura M. d'Imblevalle… je n'aurais jamais cru… vous êtes la dernière personne que j'aurais soupçonnée… comment avez-vous fait, malheureuse ? Elle dit : – J'ai fait ce que M. Sholmès a raconté. La nuit du samedi au dimanche, je suis descendue dans ce boudoir, j'ai pris la lampe, et, le matin, je l'ai portée… à cet homme. – Mais non, objecta le Baron, ce que vous prétendez est inadmissible. – Inadmissible ! Et pourquoi ? – Parce que le matin j'ai retrouvé fermée au verrou la porte de ce boudoir. Elle rougit, perdit contenance et regarda Sholmès comme si elle lui demandait conseil. Plus encore que par l'objection du Baron, Sholmès sembla frappé par l'embarras d'Alice Demun. N'avait-elle donc rien à répondre ? Les aveux qui consacraient l'explication que lui, Sholmès, avait fournie sur le vol de la lampe juive, masquaientils un mensonge que détruisait aussitôt l'examen des faits ? Le Baron reprit : – Cette porte était fermée. J'affirme que j'ai retrouvé le verrou comme je l'avais mis la veille au soir. Si vous aviez passé par cette porte, ainsi que vous le prétendez, il eût fallu que quelqu'un vous ouvrit de l'intérieur, c'est-à-dire du boudoir ou de notre chambre. Or, il n'y avait personne à l'intérieur de ces deux pièces… il n'y avait personne que ma femme et moi. Sholmès se courba vivement et couvrit son visage de ses deux mains afin de masquer sa rougeur. Quelque chose comme une lumière trop brusque l'avait heurté, et il en restait ébloui, mal à l'aise. Tout se dévoilait à lui ainsi qu'un paysage obscur d'où la nuit s'écarterait soudain. Alice Demun était innocente. Alice Demun était innocente. Il y avait là une vérité certaine, aveuglante, et c'était en même temps l'explication de la sorte de gêne qu'il éprouvait depuis le premier jour à diriger contre la jeune fille la terrible accusation. Il voyait clair maintenant. Il savait. Un geste, et sur le champ la preuve irréfutable s'offrirait à lui. Il releva la tête et, après quelques secondes, aussi naturellement qu'il le put, il tourna les yeux vers Mme d'Imblevalle. Elle était pâle, de cette pâleur inaccoutumée qui vous envahit aux heures implacables de la vie. Ses mains, qu'elle s'efforçait de cacher, tremblaient imperceptiblement. – Une seconde encore, pensa Sholmès, et elle se trahit. Il se plaça entre elle et son mari, avec le désir impérieux d'écarter l'effroyable danger qui, par sa faute, menaçait cet homme et cette femme. Mais à la vue du Baron, il tressaillit au plus profond de son être. La même révélation soudaine qui l'avait ébloui de clarté, illuminait maintenant M. d'Imblevalle. Le même travail s'opérait dans le cerveau du mari. Il comprenait à son tour ! Il voyait ! Désespérément, Alice Demun se cabra contre la vérité implacable. – Vous avez raison, Monsieur, je faisais erreur… en effet, je ne suis pas entrée par ici. J'ai passé par le vestibule et par le jardin, et c'est à l'aide d'une échelle… Effort suprême du dévouement… mais effort inutile ! Les paroles sonnaient faux. La voix était mal assurée, et la douce créature n'avait plus ses yeux limpides et son grand air de sincérité. Elle baissa la tête, vaincue. Le silence fut atroce. Mme d'Imblevalle attendait, livide, toute raidie par l'angoisse et l'épouvante. Le Baron semblait se débattre encore, comme s'il ne voulait pas croire à l'écroulement de son bonheur. Enfin il balbutia : – Parle ! Explique-toi ! … – Je n'ai rien à te dire, mon pauvre ami, fit-elle très bas et le visage tordu de douleur. – Alors… Mademoiselle… – Mademoiselle m'a sauvée… par dévouement… par affection… et elle s'accusait… – Sauvée de quoi ? De qui ? – De cet homme. – Bresson ? – Oui, c'est moi qu'il tenait par ses menaces… je l'ai connu chez une amie… et j'ai eu la folie de l'écouter… oh rien que tu ne puisses pardonner… cependant j'ai écrit deux lettres… des lettres que tu verras… Je les ai rachetées… tu sais comment. Oh ! Aie pitié de moi… j'ai tant pleuré ! – Toi ! Toi ! Suzanne ! Il leva sur elle ses poings serrés, prêt à la battre, prêt à la tuer. Mais ses bras retombèrent, et il murmura de nouveau : – Toi, Suzanne !… Toi !… Est-ce possible !… Par petites phrases hachées, elle raconta la navrante et banale aventure, son réveil effaré devant l'infamie du personnage, ses remords, son affolement, et elle dit aussi la conduite admirable d'Alice, la jeune fille devinant le désespoir de sa maîtresse, lui arrachant sa confession, écrivant à Lupin, et organisant cette histoire de vol pour la sauver des griffes de Bresson. – Toi, Suzanne, toi… répétait M. d'Imblevalle, courbé en deux, terrassé… comment as-tu pu ?… Le soir de ce même jour, le steamer Ville-de-Londres qui fait le service entre Calais et Douvres, glissait lentement sur l'eau immobile. La nuit était obscure et calme. Des nuages paisibles se devinaient au-dessus du bateau, et, tout autour, de légers voiles de brume le séparaient de l'espace infini où devait s'épandre la blancheur de la lune et des étoiles. La plupart des passagers avaient regagné les cabines et les salons. Quelques-uns cependant, plus intrépides, se promenaient sur le pont ou bien sommeillaient au fond de larges rocking-chairs et sous d'épaisses couvertures. On voyait çà et là des lueurs de cigares, et l'on entendait, mêlé au souffle doux de la brise, le murmure de voix qui n'osaient s'élever dans le grand silence solennel. Un des passagers, qui déambulait d'un pas régulier le long des bastingages, s'arrêta près d'une personne étendue sur un banc, l'examina, et, comme cette personne remuait un peu, il lui dit : – Je croyais que vous dormiez, Mademoiselle Alice. – Non, non, Monsieur Sholmès, je n'ai pas envie de dormir. Je réfléchis. – À quoi ? Est-ce indiscret de vous le demander ? – Je pensais à Mme d'Imblevalle. Elle doit être si triste ! Sa vie est perdue. – Mais non, mais non, dit-il vivement. Son erreur n'est pas de celles qu'on ne pardonne pas. M. d'Imblevalle oubliera cette défaillance. Déjà, quand nous sommes partis, il la regardait moins durement. – Peut-être… mais l'oubli sera long… et elle souffre. – Vous l'aimez beaucoup ? – Beaucoup. C'est cela qui m'a donné tant de force pour sourire quand je tremblais de peur, pour vous regarder en face quand j'aurais voulu fuir vos yeux. – Et vous êtes malheureuse de la quitter ? – Très malheureuse. Je n'ai ni parents, ni amis… je n'avais qu'elle. – Vous aurez des amis, dit l'Anglais, que ce chagrin bouleversait, je vous en fais la promesse… j'ai des relations… beaucoup d'influence… je vous assure que vous ne regretterez pas votre situation. – Peut-être, mais Mme d'Imblevalle ne sera plus là… Ils n'échangèrent pas d'autres paroles. Herlock Sholmès fit encore deux ou trois tours sur le pont, puis revint s'installer auprès de sa compagne de voyage. Le rideau de brume se dissipait et les nuages semblaient se disjoindre au ciel. Des étoiles scintillèrent. Sholmès tira sa pipe du fond de son macfarlane, la bourra et frotta successivement quatre allumettes sans réussir à les enflammer. Comme il n'en avait pas d'autres, il se leva et dit à un Monsieur qui se trouvait assis à quelques pas : – Auriez-vous un peu de feu, s'il vous plaît ? Le Monsieur ouvrit une boîte de tisons et frotta. Tout de suite une flamme jaillit. À sa lueur, Sholmès aperçut Arsène Lupin. S'il n'y avait pas eu chez l'Anglais un tout petit geste, un imperceptible geste de recul, Lupin aurait pu supposer que sa présence à bord était connue de Sholmès, tellement celui-ci resta maître de lui, et tellement fut naturelle l'aisance avec laquelle il tendit la main à son adversaire. – Toujours en bonne santé, Monsieur Lupin ? – Bravo ! s'exclama Lupin, à qui un tel empire sur soi-même arracha un cri d'admiration. – Bravo ?… Et pourquoi ? – Comment, pourquoi ? Vous me voyez réapparaître devant vous, comme un fantôme, après avoir assisté à mon plongeon dans la Seine – et par orgueil, par un miracle d'orgueil que je qualifierai de tout britannique, vous n'avez as un mouvement de stupeur, pas un mot de surprise ! Ma foi, je le répète, bravo, c'est admirable ! – Ce n'est pas admirable. À votre façon de tomber de la barque, j'ai fort bien vu que vous tombiez volontairement et que vous n'étiez pas atteint par la balle du brigadier. – Et vous êtes parti sans savoir ce que je devenais ? – Ce que vous deveniez ? Je le savais. Cinq cents personnes commandaient les deux rives sur un espace d'un kilomètre. Du moment que vous échappiez à la mort, votre capture était certaine. – Pourtant, me voici. – Monsieur Lupin, il y a deux hommes au monde de qui rien ne peut m'étonner : moi d'abord et vous ensuite. La paix était conclue. Si Sholmès n'avait point réussi dans ses entreprises contre Arsène Lupin, si Lupin demeurait l'ennemi exceptionnel qu'il fallait définitivement renoncer à saisir, si au cours des engagements il conservait toujours la supériorité, l'Anglais n'en avait pas moins, par sa ténacité formidable, retrouvé la lampe juive comme il avait retrouvé le diamant bleu. Peut-être cette fois le résultat était-il moins brillant, surtout au point de vue du public, puisque Sholmès était obligé de taire les circonstances dans lesquelles la lampe juive avait été découverte, et de proclamer qu'il ignorait le nom du coupable. Mais d'homme à homme, de Lupin à Sholmès, de policier à cambrioleur, il n'y avait en toute équité ni vainqueur ni vaincu. Chacun d'eux pouvait prétendre à d'égales victoires. Ils causèrent donc, en adversaires courtois qui ont déposé leurs armes et qui s'estiment à leur juste valeur. Sur la demande de Sholmès, Lupin raconta son évasion. – Si tant est, dit-il, que l'on puisse appeler cela une évasion. Ce fut si simple ! Mes amis veillaient, puisqu'on s'était donné rendez-vous pour repêcher la lampe juive. Aussi, après être resté une bonne demi-heure sous la coque renversée de la barque, j'ai profité d'un instant où Folenfant et ses hommes cherchaient mon cadavre le long des rives, et je suis remonté sur l'épave. Mes amis n'ont eu qu'à me cueillir au passage dans leur canot automobile, et à filer sous l'œil ahuri des cinq cents curieux, de Ganimard et de Folenfant. – Très joli ! s'écria Sholmès… tout à fait réussi !… Et maintenant vous avez à faire en Angleterre ? – Oui, quelques règlements de comptes… mais j'oubliais… M. d'Imblevalle ? – Il sait tout. – Ah ! Mon cher maître, que vous avais-je dit ? Le mal est irréparable maintenant. N'eût-il pas mieux valu me laisser agir à ma guise ? Encore un jour ou deux, et je reprenais à Bresson la lampe juive et les bibelots, je les renvoyais aux d'Imblevalle, et ces deux braves gens eussent achevé de vivre paisiblement l'un auprès de l'autre. Au lieu de cela… – Au lieu de cela, ricana Sholmès, j'ai brouillé les cartes et porté la discorde au sein d'une famille que vous protégiez. – Mon Dieu, oui, que je protégeais ! Est-il indispensable de toujours voler, duper et faire le mal ? – Alors, vous faites le bien aussi ? – Quand j'ai le temps. Et puis ça m'amuse. Je trouve extrêmement drôle que, dans l'aventure qui nous occupe, je sois le bon génie qui secoure et qui sauve, et vous le mauvais génie qui apporte le désespoir et les larmes. – Les larmes ! Les larmes ! protesta l'Anglais. – Certes ! Le ménage d'Imblevalle est démoli et Alice Demun pleure. – Elle ne pouvait plus rester… Ganimard eût fini par la découvrir… et par elle on remontait jusqu'à Mme d'Imblevalle. – Tout à fait de votre avis, maître, mais à qui la faute ? Deux hommes passèrent devant eux. Sholmès dit à Lupin, d'une voix dont le timbre semblait légèrement altéré : – Vous savez qui sont ces gentlemen ? – J'ai cru reconnaître le commandant du bateau. – Et l'autre ? – J'ignore. – C'est M. Austin Gilett. Et M. Austin Gilett occupe en Angleterre une situation qui correspond à celle de M. Dudouis, votre chef de la Sûreté. – Ah quelle chance ! Seriez-vous assez aimable pour me présenter ? M. Dudouis est un de mes bons amis, et je serais heureux d'en pouvoir dire autant de M. Austin Gilett. Les deux gentlemen reparurent. – Et si je vous prenais au mot, Monsieur Lupin ? dit Sholmès en se levant. Il avait saisi le poignet d'Arsène Lupin et le serrait d'une main de fer. – Pourquoi serrer si fort, maître ? Je suis tout prêt à vous suivre. Il se laissait, de fait, entraîner sans la moindre résistance. Les deux gentlemen s'éloignaient. Sholmès doubla le pas. Ses ongles pénétraient dans la chair même de Lupin. – Allons… allons… proférait-il sourdement dans une sorte de hâte fiévreuse à tout régler le plus vite possible… allons ! Plus vite que cela. Mais il s'arrêta net : Alice Demun les avait suivis. – Que faites-vous, Mademoiselle ! C'est inutile… ne venez pas ! Ce fut Lupin qui répondit : – Je vous prie de remarquer, maître, que Mademoiselle ne vient pas de son plein gré. Je lui serre le poignet avec une énergie semblable à celle que vous déployez à mon égard. – Et pourquoi ? – Comment ! Mais je tiens absolument à la présenter aussi. Son rôle dans l'histoire de la lampe juive est encore plus important que le mien. Complice d'Arsène Lupin, complice de Bresson, elle devra également raconter l'aventure de la Baronne d'Imblevalle, ce qui intéressera prodigieusement la justice… et vous aurez de la sorte poussé votre bienfaisante intervention jusqu'à ses dernières limites, généreux Sholmès. L'Anglais avait lâché le poignet de son prisonnier. Lupin libéra Mademoiselle. Ils restèrent quelques secondes immobiles, les uns en face des autres. Puis Sholmès regagna son banc et s'assit. Lupin et la jeune fille reprirent leurs places. Un long silence les divisa. Et Lupin dit : – Voyez-vous, maître, quoi que nous fassions, nous ne serons jamais du même bord. Vous êtes d'un côté du fossé, moi de l'autre. On peut se saluer, se tendre la main, converser un moment, mais le fossé est toujours là. Toujours vous serez Herlock Sholmès, détective, et moi Arsène Lupin, cambrioleur. Et toujours Herlock Sholmès obéira, plus ou moins spontanément, avec plus ou moins d'à-propos, à son instinct de détective, qui est de s'acharner après le cambrioleur et de le « fourrer dedans » si possible. Et toujours Arsène Lupin sera conséquent avec son âme de cambrioleur en évitant la poigne du détective, et en se moquant de lui si faire se peut. Et cette fois, faire se peut ! Ah ! ah ! ah ! Il éclata de rire, un rire narquois, cruel et détestable… Puis, soudain grave, il se pencha vers la jeune fille. – Soyez sûre, Mademoiselle, que, même réduit à la dernière extrémité, je ne vous eusse pas trahie. Arsène Lupin ne trahit jamais, surtout ceux qu'il aime et qu'il admire. Et vous me permettrez de vous dire que j'aime et que j'admire la vaillante et chère créature que vous êtes. Il tira de son portefeuille une carte de visite, la déchira en deux, en tendit une moitié à la jeune fille, et, d'une même voix émue et respectueuse : – Si M. Sholmès ne réussit pas dans ses démarches, Mademoiselle, présentez-vous chez lady Strongborough (vous trouverez facilement son domicile actuel) et remettez-lui cette moitié de carte, en lui adressant ces deux mots « souvenir fidèle ». Lady Strongborough vous sera dévouée comme une sœur. – Merci, dit la jeune fille, j'irai demain chez cette dame. – Et maintenant, maître, s'écria Lupin du ton satisfait d'un Monsieur qui a rempli son devoir, je vous souhaite une bonne nuit. Nous avons une heure encore de traversée. J'en profite. Il s'étendit tout de son long, et croisa ses mains derrière sa tête. Le ciel s'était ouvert devant la lune. Autour des étoiles et au ras de la mer, sa clarté radieuse s'épanouissait. Elle flottait dans l'eau, et l'immensité, où se dissolvaient les derniers nuages, semblait lui appartenir. La ligne des côtes se détacha de l'horizon obscur. Des passagers remontèrent. Le pont se couvrit de monde. M. Austin Gilett passa en compagnie de deux individus que Sholmès reconnut pour des agents de la police anglaise. Sur son banc, Lupin dormait… Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 La Comtesse de Cagliostro Arsène Lupin, cambrioleur (Le Journal 1923 – 1924) Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) 3 Les Confidences d'Arsène Lupin 1913 4 5 Le Bouchon de cristal Arsène Lupin Sholmès contre Herlock La Dame blonde (Je Sais Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) (Je Sais Tout 1908 – 1909) (Le Journal 1926 – 1927) Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et 1912 1908 6 7 8 L'Aiguille creuse La Demoiselle aux yeux verts Les Huit coups de l'horloge 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de Jean-Louis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 11 « 813 » (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) Le Triangle d'or 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 10 L'Éclat d'obus 12 L'Île aux trente cercueils 13 Les Dents du tigre 14 L'Homme à la peau de bique 15 L'Agence Barnett et Cie 16 Le Cabochon d'émeraude 17 La Demeure mystérieuse 18 La Barre-y-va 19 La Femme aux deux sourires 20 Victor, de la brigade mondaine 21 La Cagliostro se venge 22 Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 (L'Auto 1939) 1941 pays, tel le Canada, mais protégé - téléchargement non autorisé - dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ —— mars 2004 —— - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un Attention : travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. QUI EST ARSÈNE LUPIN ? Maurice Leblanc (1933) QUI EST ARSÈNE LUPIN ? par Maurice LEBLANC Comment est né Arsène Lupin ? De tout un concours de circonstances. Non seulement je ne me suis pas dit un jour : je vais créer un type d'aventurier qui aura tel et tel caractère, mais je ne me suis même pas rendu compte tout de suite de l'importance qu'il pouvait prendre dans mon œuvre. J'étais alors enfermé dans un cercle de romans de mœurs et d'aventures sentimentales qui m'avaient valu quelques succès, et je collaborais d'une manière constante au Gil Blas. Un jour, Pierre Lafitte, avec qui j'étais très lié, me demanda une nouvelle d'aventures pour le premier numéro de Je sais tout qu'il allait lancer. Je n'avais encore rien écrit de ce genre, et cela m'embarrassait beaucoup de m'y essayer. Enfin, au bout d'un mois, j'envoyais à Pierre Lafitte une nouvelle où le passager d'un paquebot de la ligne Le Havre – New York raconte que le navire reçoit au large, et en plein orage, un sans-fil annonçant la présence, à bord, du célèbre cambrioleur Arsène Lupin, qui voyage sous le nom de R… À ce moment, l'orage interrompt la communication. Inutile de dire que la nouvelle met tout le transatlantique sens dessus dessous. Des vols commencent à se produire. Tous les voyageurs dont le nom commence par un R sont soupçonnés. Et c'est seulement à l'arrivée qu'Arsène Lupin est identifié. Il n'était autre que le narrateur même de l'histoire, mais comme son récit était fait d'une façon tout objective, aucun des lecteurs, parait-il, n'avait pensé un instant à porter ses soupçons sur lui. L'histoire fit du bruit. Pourtant, lorsque Lafitte me demanda de continuer, je refusai : à ce moment-là, les romans de mystère et de police étaient fort mal classés en France. J'ai tenu bon pendant six mois, mais, malgré tout, mon esprit travaillait. D'ailleurs, Lafitte insistait, et, lorsque je lui faisais remarquer qu'à la fin de ma nouvelle j'avais coupé court à tout développement ultérieur, en fourrant mon héros en prison, il me répondait tranquillement – Qu'à cela ne tienne… qu'il s'évade ! Il y eut donc un second conte, où Arsène Lupin continuait à diriger des « opérations » sans quitter sa cellule ; puis un troisième où il s'évadait. Pour ce dernier, j'eus la conscience d'aller consulter le chef de la Sûreté. Il me reçut très aimablement et s'offrit à revoir mon manuscrit… mais il me le renvoya au bout de huit jours, avec sa carte et sans un commentaire… Il avait dû trouver cette évasion complètement impossible !… Et, depuis, je suis le prisonnier d'Arsène Lupin ! L'Angleterre, d'abord, a traduit ses aventures, puis les États-Unis, et maintenant, elles courent le monde entier. L'épigraphe « Arsène Lupin, gentleman cambrioleur », ne m'est venue à l'esprit qu'au moment où j'ai voulu réunir en volume les premiers contes, et qu'il m'a fallu leur trouver un titre général. Un de mes plus efficaces éléments de renouvellement pour les aventures d'Arsène Lupin a été la lutte que je lui ai fait soutenir contre Sherlock Holmes, travesti en Herlock Sholmès. Je peux, néanmoins, dire que Conan Doyle ne m'a nullement influencé, pour la bonne raison que je n'avais encore jamais rien lu de lui, lorsque j'ai créé Arsène Lupin. Les auteurs qui ont pu m'influencer sont plutôt ceux de mes lectures d'enfant ; Fenimore Cooper, Assolant, Gaboriau, et plus tard, Balzac, dont le Vautrin m'a beaucoup frappé. Mais celui à qui je dois le plus, et à bien des égards, c'est Edgar Poe. Ses œuvres sont, à mon sens, les classiques de l'aventure policière et de l'aventure mystérieuse. Ceux qui s'y sont consacrés depuis n'ont fait que reprendre sa formule… autant qu'il peut être question de reprendre sa formule à un génie ! Car il savait, lui, comme nul ne l'a jamais tenté depuis, créer autour de son sujet une atmosphère pathétique. D'ailleurs, ceux qui lui ont succédé ne l'ont généralement pas suivi dans ces deux voies, mystère et police ; ils se sont orientés surtout vers la seconde. Ainsi, Gaboriau, Conan Doyle et toute la littérature qu'ils ont inspirée en France et en Angleterre. Pour moi, je n'ai pas cherché à me spécialiser ; toutes mes œuvres policières sont des romans mystérieux, toutes mes œuvres de mystère sont des romans policiers. Je dois dire que mon personnage même m'y a conduit. La situation n'est, en effet, pas la même suivant que le personnage central est le bandit ou le détective. Lorsque c'est le détective, cela présente cet intérêt que le lecteur ne sait jamais où il va, puisqu'il est du côté du détective qui se trouve en face de l'inconnu. Au contraire, lorsque le récit tourne autour du bandit, on connaît d'avance le coupable, puisque c'est justement lui. D'autre part, j'ai dû faire d'Arsène Lupin un héros double, un homme qui soit à la fois un bandit et un garçon sympathique (car il ne peut y avoir de héros de roman qui ne soit sympathique). Il fallait donc ajouter à mon récit un élément humain pour faire accepter ses cambriolages comme des choses très pardonnables, sinon toutes naturelles. D'abord, il vole beaucoup plus par plaisir que par avidité. Ensuite, il ne dépouille jamais des gens sympathiques. Il se montre même parfois très généreux. Enfin, ses exploits malhonnêtes sont souvent expliqués en partie par des entraînements sentimentaux qui lui donnent l'occasion de faire preuve de bravoure, de dévouement et d'esprit chevaleresque. Dans Conan Doyle, Sherlock Holmes n'est animé que du désir de résoudre des énigmes, et il n'intéresse le public que par les moyens qu'il emploie pour y parvenir. Arsène Lupin, au contraire, est continuellement mêlé à des événements qui, le plus souvent, lui tombent dessus sans qu'il sache même pourquoi, et dont il doit sortir avec honneur… c'est-à-dire un peu plus riche qu'avant. Lui aussi se jette dans des aventures pour découvrir la vérité ; seulement cette vérité il l'empoche. Cela ne signifie d'ailleurs pas qu'il se pose en ennemi de la société. Au contraire, il dit de lui-même : « Je suis un bon bourgeois… Si on me volait ma montre, je crierais au voleur. » Il est donc, par goût, sociable et conservateur. Seulement, cet ordre qu'il juge nécessaire, qu'il approuve même, son instinct le pousse sans cesse à le bouleverser. Ce sont ses remarquables dons à « barboter » qui l'amènent fatalement à être malhonnête. Mais il est, dans ses aventures, un autre élément d'intérêt important et qui me semble avoir le mérite de l'originalité. Je ne m'en suis pas rendu compte non plus tout de suite. D'ailleurs, en littérature on ne prévoit jamais ce que l'on doit faire : ce qui vient de nous, se forme en nous et nous est souvent une révélation à nous-mêmes. Il s'agit dans le cas d'Arsène Lupin de l'intérêt que présente la liaison du présent, dans ce qu'il a de plus moderne, avec le passé, surtout historique ou même légendaire, il ne s'agit pas de reconstituer des événements d'autrefois en les romançant, comme dans Alexandre Dumas, mais de découvrir la solution de problèmes très anciens. Arsène Lupin est continuellement mêlé à de tels mystères par le goût qu'il a de ces sortes de recherches. D'où cette série d'aventures d'Arsène Lupin où les faits sont contemporains mais où l'énigme est historique. Par exemple, dans L'Île aux trente cercueils, il s'agit d'un rocher entouré de trente écueils. On l'appelle la Pierre-des-rois-de-Bohême ; mais personne ne sait pourquoi. La tradition prétend seulement qu'autrefois on amenait des malades sur cette pierre et qu'ils guérissaient. Arsène Lupin découvre qu'un navire qui apportait ce rocher de Bohême a échoué là du temps des druides, et que les miracles dont on parlait étaient dus au radium que contenait cette pierre (on sait, en effet, que la Bohême en est la plus grande productrice). Établir un roman d'aventures policières sur de telles données, élève forcément le sujet ; et c'est une des raisons, j'imagine, qui ont concouru à rendre populaire et attachante la personnalité de ce Don Quichotte sans vergogne qu'est Arsène Lupin. Le Petit Var, samedi 11 novembre 1933 Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lucambrioleur pin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffre-fort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige 1913 1912 1908 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (Paris-Soir 1933) (Le Journal 1934) (L'Auto 1939) 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 LA BARRE-Y-VA Maurice Leblanc (1931) Chapitre I Visite nocturne Après une soirée au théâtre, Raoul d'Avenac rentra chez lui, s'arrêta un instant devant la glace de son vestibule, et contempla, non sans quelque plaisir, sa taille bien prise dans un habit du bon faiseur, l'élégance de sa silhouette, la carrure de ses épaules, la puissance de son thorax qui bombait sous le plastron. Le vestibule, par ses dimensions restreintes et son aménagement, annonçait une de ces garçonnières confortables, meublées avec luxe, où ne peut demeurer qu'un homme de goût, ayant l'habitude et les moyens de satisfaire ses fantaisies les plus coûteuses. Raoul se réjouissait comme tous les soirs, de fumer une cigarette dans son cabinet de travail et de se laisser choir au creux d'un vaste fauteuil de cuir pour y goûter un de ces repos qu'il appelait l'apéritif du sommeil. Son cerveau s'y délivrait alors de toute pensée gênante et s'assoupissait au gré d'une vague rêverie où glissaient les souvenirs de la journée défunte et les projets confus du lendemain. Sur le point d'ouvrir, il hésita. Seulement alors, et tout à coup, il se rendit compte que ce n'était pas lui qui venait d'allumer le vestibule, mais que, à son arrivée, les trois ampoules du lustre répandaient déjà leur triple lumière. « Bizarre, se dit-il. Personne pourtant n'a pu venir ici depuis mon départ, puisque les domestiques avaient congé. Doisje admettre que je n'ai pas éteint derrière moi lorsque je suis sorti tantôt ? » D'Avenac était un homme à qui rien n'échappait, mais qui ne perdait pas son temps à chercher la solution de ces menus problèmes que le hasard nous pose, et que les circonstances se chargent presque toujours de nous expliquer le plus naturellement du monde. « Nous fabriquons nous-mêmes nos mystères, disait-il. La vie est beaucoup moins compliquée que l'on ne croit, et elle dénoue elle-même ce qui nous paraît enchevêtré. » Et, de fait, lorsqu'il eut franchi la porte qui se trouvait en face de lui, il ne fut pas surpris outre mesure d'apercevoir au fond de la pièce, debout, appuyée contre un guéridon, une jeune femme. « Seigneur Dieu ! s'écria-t-il, voici une gracieuse vision. » Comme dans le vestibule, la gracieuse vision avait allumé toutes les ampoules, préférant sans doute la pleine clarté. Et il put admirer, à son aise, un joli visage encadré de boucles blondes, un corps mince, bien proportionné, assez grand, et qu'habillait une robe de coupe un peu démodée. Son regard était inquiet, sa figure contractée par l'émotion. Raoul d'Avenac ne manquait pas de prétentions, les femmes l'ayant toujours comblé de leurs faveurs. Il crut donc à quelque bonne fortune et accepta l'aventure comme il en avait accepté tant d'autres sans les avoir sollicitées. « Je ne vous connais pas, madame n'est-ce pas ? dit-il en souriant. Je ne vous ai jamais vue ? » Elle fit un geste qui signifiait que, en effet, il ne se trompait point. Il reprit : « Comment diable avez-vous pu pénétrer ici ? » Elle montra une clef et il s'exclama : « En vérité vous avez une clef de mon appartement ! Cela devient tout à fait amusant.» Il était de plus en plus persuadé qu'il avait séduit à son insu la belle visiteuse et qu'elle venait à lui, comme une proie facile, avide de sensations rares et toute prête à se laisser conquérir. Il avança donc vers elle, avec son assurance coutumière en pareil cas, résolu à ne point échapper une occasion qui se présentait sous une forme aussi charmante. Mais contre toute attente, la jeune femme eut un recul et raidit ses bras d'un air effrayé : « N'approchez pas ! je vous défends d'approcher… Vous n'avez pas le droit… » Sa physionomie prenait une expression d'épouvante qui le déconcerta. Et puis, presque en même temps, elle se mit à rire et à pleurer, avec des mouvements convulsifs et une telle agitation qu'il lui dit doucement : « Calmez-vous, je vous en prie… Je ne vous ferai aucun mal. Vous n'êtes pas venue ici pour me cambrioler, n'est-ce pas ? ni pour m'abattre d'un coup de revolver ? Alors pourquoi vous ferais-je du mal ? Voyons, répondez… Que voulez-vous de moi ? » Essayant de se dominer, elle murmura : « Vous demander secours. – Mais ce n'est pas mon métier de secourir. – Il paraît que si… et que tout ce que vous tentez, vous le réussissez. – Bigre ! C'est un privilège agréable que vous m'octroyez. Et si je tente de vous prendre dans mes bras, est-ce que je réussirai ? Pensez donc, une dame, à une heure du matin, chez un monsieur… jolie comme vous êtes… séduisante… Avouez que, sans être fat, je puis m'imaginer… » Il s'approcha de nouveau sans qu'elle protestât, lui prit la main et la serra entre les siennes. Puis il lui caressa le poignet et l'avant-bras qui était dénudé, et il eut l'impression soudaine que, s'il l'attirait contre lui, elle ne le repousserait peut-être point, tellement elle était affaiblie par l'émotion. Un peu grisé, il le tenta, très discrètement, après avoir passé sa main derrière la taille de la jeune femme. Mais, à ce moment, l'ayant observée, il vit des yeux si effarés et un si pauvre visage, plein de détresse et de prière, qu'il interrompit son geste et prononça : « Je vous demande pardon, madame. » Elle dit, à voix basse : « Non, pas madame… mademoiselle… » Et elle continua tout de suite : « Oui, je sais, une pareille démarche à cette heure !… il est naturel que vous vous soyez mépris. – Oh ! absolument mépris, dit-il en plaisantant. À partir de minuit, mes idées changent du tout au tout sur les femmes, et j'en arrive à imaginer des choses absurdes, et à me conduire sans aucune délicatesse… Encore une fois, pardonnez-moi. J'ai mal agi. C'est fini ? Vous ne m'en voulez plus ? – Non », dit-elle. Il soupira : « Dieu, que vous êtes délicieuse, et comme c'est dommage que vous soyez venue pour une raison qui n'est pas celle que je croyais ! Ainsi vous venez me voir comme tant de personnes venaient consulter Sherlock Holmes dans son home de Baker Street ? Alors, mademoiselle, parlez et donnez-moi toutes les explications nécessaires. Mon dévouement vous est acquis. Je vous écoute. » Il la fit asseoir. Si rassurée qu'elle fût par la bonne humeur et la gentillesse respectueuse de Raoul, elle demeurait très pâle. Ses lèvres, d'un dessin gracieux, fraîches comme des lèvres d'enfant, se crispaient par moments. Mais il y avait de la confiance dans ses yeux. « Excusez-moi dit-elle, d'une voix altérée, je n'ai peut être pas, toute ma raison… Cependant je sais bien ce qu'il en est, et qu'il y a des choses… des choses incompréhensibles… et d'autres qui vont venir, et qui me font peur… oui, qui me font peur d'avance, sans que je sache pourquoi… car enfin rien ne prouve qu'elles se produiront. Mon Dieu ! mon Dieu… comme c'est effrayant… et comme je souffre !… » Elle passa la main sur son front avec un geste de lassitude, comme si elle voulait chasser des idées qui l'exténuaient. Raoul eut vraiment pitié de son désarroi, et se mit à rire pour la tranquilliser. « Ce que vous paraissez nerveuse ! Il ne faut pas. Cela n'avance à rien. Allons, du courage, mademoiselle, il n'y a plus rien à craindre, même de ma part, du moment qu'on me demande secours. Vous venez de province, n'est-ce pas ? – Oui. Je suis partie de chez moi ce matin, et je suis arrivée à la fin de l'après-midi. Tout de suite, j'ai pris une auto qui m'a conduite ici. La concierge, qui croyait que vous étiez là, m'a indiqué votre appartement. J'ai sonné. Personne. – En effet, les domestiques avaient congé et, moi, j'ai dîné au restaurant. – Alors, dit-elle, je me suis servie de cette clef… – Que vous teniez de qui ? – De personne. Je l'avais dérobée à quelqu'un. – Ce quelqu'un ? – Je vous expliquerai. – Sans trop tarder, dit-il… J'ai tellement hâte de savoir ! Mais, une seconde… Je suis sûr, mademoiselle, que vous n'avez pas mangé depuis ce matin, et que vous devez mourir de faim ! – Non, j'ai trouvé du chocolat sur cette table. – Parfait ! Mais il y a autre chose que du chocolat. Je vais vous servir, et nous causerons après, vous voulez bien ? Mais, en vérité, que vous avez l'air jeune… une enfant ! Comment ai-je pu vous prendre pour une dame ! » Il riait et tâchait de la faire rire, tout en ouvrant une armoire d'où il tirait des biscuits et du vin sucré. « Comment vous appelez-vous ? Car enfin il faut bien que je sache… – Tout à l'heure… je vous dirai tout. – Parfait. Du reste je n'ai pas besoin de connaître votre nom pour vous servir. Des confitures, peut-être ?… ou du miel ?… Oui, vos jolies lèvres doivent aimer le miel, et j'en ai d'excellent dans l'office. J'y cours… » Il allait quitter l'appartement, lorsque la sonnerie du téléphone retentit. « Bizarre murmura-t-il. À cette heure… Vous permettez, mademoiselle ? » Il décrocha et, changeant légèrement son intonation, prononça : « Allô… allô… » Une voix lointaine lui dit : « C'est toi ? – C'est moi… affirma-t-il. – Quelle veine ! reprit la voix. Depuis le temps que je t'appelle ! – Toutes mes excuses, cher ami, j'étais au théâtre. – Et te voilà revenu ?… – J'en ai l'impression. – Je suis bien content. – Et moi donc ! dit Raoul. Mais pourrais-tu me donner un renseignement, mon vieux, un tout petit renseignement ? – Dépêche-toi. – Qui donc es-tu ? – Comment ! tu ne me remets pas ? – J'avoue, vieux copain, que jusqu'ici… – Béchoux… Théodore Béchoux… » Raoul d'Avenac réprima un mouvement et déclara : « Connais pas. » La voix protesta : « Mais si !… Béchoux, le policier… Béchoux, le brigadier de la Sûreté… – Oh ! je te connais de réputation, mais je n'ai jamais eu le plaisir… – Tu blagues, voyons ! Nous avons fait assez de campagnes ensemble ! La partie de baccarat ? L'homme aux dents d'or ? Les douze Africaines1 ?… autant de triomphes… remportés en commun… – Tu dois te tromper. Avec qui donc crois-tu avoir l'honneur de communiquer ? 1 Voir l'Agence Barnett et Cie. – Avec toi, parbleu ! – Qui, moi ? – Le vicomte Raoul d'Avenac. – C'est en effet mon nom. Mais je t'assure que Raoul d'Avenac ne te connaît pas. – Peut-être, mais Raoul d'Avenac me connaissait quand il portait d'autres noms. – Bigre ! Précise. – Eh bien, Jim Barnett, par exemple, le Barnett de l'Agence Barnett et Cie. Et puis Jean D'Enneris, le d'Enneris de La Demeure mystérieuse. Et puis dois-je citer ton véritable nom ? – Vas-y. Je n'en rougis pas. Au contraire. – Arsène Lupin. – À la bonne heure ! Nous sommes d'accord, et la situation est nette. C'est, en effet, sous cette appellation que je suis le plus honorablement connu. Et alors, mon vieil ami, qu'est-ce que tu veux ? – Ton assistance, et tout de suite. – Mon assistance ? Toi aussi ? – Que veux-tu dire ? – Rien. Je suis à ta disposition. Où es-tu ? – Au Havre. – Pour quoi faire ? tu spécules sur les cotons ? – Non, je suis venu pour te téléphoner. – Ça c'est gentil. Tu as quitté Paris pour me téléphoner du Havre ? » Ce nom de ville, que Raoul prononça devant la jeune fille, parut la troubler, et elle chuchota : « Le Havre… On vous téléphone du Havre ? C'est étrange, et qui vous téléphone ? Laissez-moi écouter. » Un peu contre le gré de Raoul, elle saisit l'autre récepteur, et, de même que lui, elle entendit la voix de Béchoux qui disait : « Ce n'est pas pour ce motif. J'étais dans la région. Comme il n'y avait pas de téléphone de nuit, j'ai mobilisé une auto qui m'a conduit au Havre. Et maintenant je retourne chez moi. – C'est-à-dire ? interrogea d'Avenac. – Connais-tu Radicatel ? – Parbleu ! un banc de sable au milieu de la Seine, pas très loin de l'embouchure. – Oui, entre Lillebonne et Tancarville, et à trente kilomètres du Havre. – Tu penses si je connais ça ! L'estuaire de la Seine ! Le pays de Caux ! Toute ma vie est là, c'est-à-dire toute l'histoire contemporaine. Ainsi tu couches sur un banc ? – Qu'est-ce que tu chantes ? – Je veux dire que tu habites sur un banc de sable ! – En face du banc, il y a un petit village charmant, d'où il tire son nom de Radicatel, et là j'ai loué pour plusieurs mois, afin de m'y reposer, une chaumière… – Avec un cœur ? – Non, mais avec une chambre d'ami que je te réserve. – Pourquoi cette délicate attention ? – Une affaire curieuse, compliquée, que j'aimerais débrouiller avec toi… – Parce que tu ne peux pas la débrouiller tout seul, hein, mon gros ? » Raoul observait la jeune fille dont le trouble croissant commençait à le tourmenter. Il essaya de lui reprendre le récepteur. Mais elle s'y cramponna, et Béchoux insistait : « C'est urgent. Entre autres événements, une jeune fille a disparu aujourd'hui… – C'est un événement quotidien. Et il n'y a pas de quoi s'alarmer. – Non, mais certains détails sont inquiétants, et puis… – Et puis, quoi ? s'écria Raoul, impatienté. – Eh bien, tantôt, à deux heures, il y a eu un crime. Le beau-frère de cette jeune fille, qui la cherchait dans le parc, le long d'une rivière, a été tué d'un coup de revolver. Alors comme tu as un rapide à huit heures du matin, et… » À cette évocation d'un crime, la jeune fille s'était dressée. Le récepteur s'échappa de sa main. Elle voulut parler, poussa un soupir, vacilla sur elle-même, et tomba sur le bras d'un canapé. Raoul d'Avenac avait pris juste le temps de crier à Béchoux d'un ton furieux : « Tu n'es qu'un imbécile ! Tu as une façon d'annoncer les choses ! Alors, quoi ! tu ne devines rien, idiot ? » Il raccrocha vivement l'appareil, étendit la jeune fille sur le canapé et la contraignit à respirer un flacon de sels. « Eh bien, qu'y a-t-il, mademoiselle ? les paroles de Béchoux n'ont aucune importance, puisque c'est de vous qu'il parle et de votre disparition ! En outre, vous le connaissez, et vous savez bien que ce n'est pas un esprit de tout premier plan. Je vous en supplie, remettez-vous, et tâchons d'éclaircir la situation. » Mais Raoul ne tarda pas à voir qu'aucun effort ne pouvait éclaircir la situation en ce moment, et que la jeune fille, déjà très frappée par des événements qu'il ignorait, ne reprendrait pas son équilibre après l'annonce imprévue et maladroite de ce crime. Il fallait patienter jusqu'à ce que l'heure d'agir fût venue. Il réfléchit quelques secondes et, résolument, prit son parti. Ayant arrangé vivement sa tête devant une glace, à l'aide de quelques mixtures qui changeaient plutôt son expression que son visage, il passa dans la pièce voisine, changea de vêtements, saisit dans un placard une valise toujours prête, sortit, et courut jusqu'à son garage. Raoul revenait aussitôt avec son auto et remontait chez lui. La jeune fille, bien que réveillée, demeurait inerte, incapable de faire un mouvement. Sans opposer la moindre résistance, elle se laissa porter jusqu'à la voiture où il l'étendit aussi bien que possible. Se penchant à son oreille, il chuchota : « D'après la communication de Béchoux, vous demeurez aussi à Radicatel, n'est-ce pas ? – Oui, à Radicatel. – Nous y allons. » Elle eut un geste d'effroi, et il la sentit qui tremblait des pieds à la tête. Mais il dit des mots d'apaisement, tout bas, d'une voix qui la berçait et qui la fit pleurer sans qu'elle pensât davantage à protester… Trois heures suffirent à Raoul pour franchir les quelque quarante-cinq lieues qui séparent la capitale du village normand de Radicatel. Pas un mot ne fut échangé entre eux. La jeune fille, du reste, finit par s'endormir et, lorsque sa tête s'inclinait sur l'épaule de Raoul, il la redressait avec douceur. Elle avait un front brûlant. Ses lèvres balbutiaient des mots qu'il n'entendait point. Le jour commençait à poindre quand il déboucha en face d'une charmante petite église accroupie dans de la verdure naissante, au bas d'une étroite vallée qui monte sur les falaises cauchoises, et près d'une mince rivière sinueuse qui va se jeter dans la Seine. Derrière lui, par-delà les vastes prairies, et sur le large fleuve qui tourne autour de Quillebeuf, des nuages fins et longs, d'un rose de plus en plus rouge, annonçaient la proche ascension du soleil. Dans le village encore assoupi, personne. Aucun bruit. « Votre maison n'est pas loin d'ici ? dit-il. – Tout près… là… en face… » Une magnifique allée à quatre rangées de vieux chênes suivait la rivière et conduisait à un petit manoir que l'on apercevait à travers les barreaux d'une grille. La rivière obliquait à cet endroit, passait sous un terre-plein, remplissait des douves garnies de pointes de fer, puis tournait encore et pénétrait dans un domaine qu'encerclait un haut mur de pierre à contreforts de briques. La jeune fille eut alors une nouvelle crise d'appréhension, et Raoul devina qu'elle eût souhaité de s'enfuir plutôt que de retourner dans des lieux où elle avait dû souffrir. Pourtant, elle se domina. « Il ne faut pas que l'on me voie rentrer, dit-elle. Il y a tout près une porte basse dont j'ai aussi la clef sans que personne le sache. – Vous pouvez marcher ? lui dit Raoul. – Oui… un moment… – La matinée est déjà tiède. Vous n'aurez pas froid, n'est-ce pas ? – Non. » Un sentier se détachait à droite du terre-plein, enjambant l'extrémité des douves, filant entre le mur et des vergers. Raoul soutenait la jeune fille par le bras. Elle semblait épuisée. Devant la porte il lui dit : « J'ai jugé inutile de vous fatiguer par mes questions. Béchoux me renseignera et, d'ailleurs, nous nous reverrons. Un simple mot. C'est de lui que vous tenez la clef de mon appartement ? – Oui et non, Il m'avait parlé de vous souvent, et je savais que votre clef se trouvait sous la pendule de sa chambre. Il y a quelques jours, je l'ai prise à son insu. – Donnez-la-moi, voulez-vous ? Je l'y remettrai, et il ne saura rien. Il ne faut pas qu'il sache non plus, ni personne, d'ailleurs, que vous êtes venue à Paris et que je vous ai ramenée, ni même que nous nous connaissons. – Personne ne le saura. – Un mot encore. Les événements viennent de nous réunir d'une façon imprévue, et sans que nous sachions qui nous sommes l'un et l'autre. Abandonnez-vous à mes conseils, et n'agissez jamais en dehors de moi. C'est convenu ? – Oui. – En ce cas, signez ce papier. » Raoul prit une feuille blanche dans son portefeuille et écrivit avec son stylo : « Je donne tous pouvoirs à M. Raoul d'Avenac pour rechercher la vérité et prendre les décisions conformes à mes intérêts. » Elle signa. « Bien, dit Raoul. Vous êtes sauvée. » Il regarda la signature. « Catherine… vous vous appelez Catherine… Je suis ravi. C'est un nom que j'adore. À tantôt. Reposez-vous. » Elle rentra. Il entendit, de l'autre côté du mur, le bruit étouffé de ses pas. Puis ce fut le silence. Le jour croissait. Elle lui avait désigné le toit de la chaumière que Béchoux avait louée. Raoul revint donc, suivit de nouveau l'avenue, sortit du village, et remisa son auto sous un hangar. Près de là, dans une petite cour plantée d'arbres fruitiers et ceinte d'une haie d'épines, il y avait une vieille bâtisse à colombages, avec des pavés sur le devant et un banc tout luisant d'usure. Sous le chaume relevé du toit, une fenêtre était entrouverte. Raoul escalada la façade, et, sans réveiller la personne qui dormait dans le lit, après avoir glissé la clef sous la pendule, visita la chambre et fouilla les placards. Persuadé qu'aucun piège ne lui était tendu, supposition qui n'aurait rien eu d'impossible, il redescendit. La porte de la chaumière n'était pas close. Une grande pièce occupait le rez-de-chaussée, à la fois cuisine et salle, et se terminait par une alcôve. Ayant défait sa valise et plié ses vêtements sur une chaise, il épingla une feuille de papier où il avait inscrit ces mots : Prière de ne pas me réveiller. Il enfila un pyjama luxueux. Une grande horloge à balancier sonnait cinq heures. « Dans trois minutes je dors, se dit-il. Juste le temps de me poser, sans essayer de la résoudre, cette question : vers quelle aventure nouvelle et passionnante la destinée me mène-telle ? » À ce moment la destinée avait, pour lui, des cheveux blonds, des yeux éperdus et une bouche enfantine. Chapitre II Les explications de Théodore Béchoux Raoul d'Avenac bondit hors de son lit et empoigna Béchoux à la gorge en proférant : « J'avais ordonné qu'on me laissât tranquille, et tu as le culot de me réveiller ! » Béchoux protesta : « Mais non, mais non… Je te regardais dormir, et je ne te reconnaissais pas. Tu es plus brun… d'un rouge foncé. Tu as l'air d'un type du Midi. – Depuis quelques jours, en effet. Quand on est de vieille noblesse périgourdine, on se doit d'avoir un teint de vieille brique. » Ils se prirent les mains affectueusement, charmés de se revoir. Ils avaient fait de si beaux coups ensemble ! Que de formidables aventures ! « Hein, souviens-toi, disait Raoul d'Avenac, souviens-toi du temps où je m'appelais Jim Barnett et où je dirigeais une agence de renseignements ! Souviens-toi du jour où je t'ai barboté tout ton paquet de titres au porteur !… Souviens-toi de mon voyage de noces avec ta femme ! À propos ! comment va-telle ? Vous êtes toujours divorcés ? – Toujours. – Ah ! la belle époque ! – La belle époque ! approuvait Béchoux, attendri. Et l'histoire de la Demeure Mystérieuse, tu t'en souviens ? – Si je m'en souviens ! l'histoire des diamants escamotés sous ton nez !… – Il n'y a pas deux ans de cela, reprenait Béchoux, la voix larmoyante. – Mais comment m'as-tu retrouvé ? Comment as-tu su que j'étais Raoul d'Avenac ? – Le hasard… dit Béchoux… une dénonciation d'un de tes complices, qui est parvenue à la Préfecture, et que j'ai interceptée. » D'Avenac l'embrassa dans un élan spontané. « Tu es un frère, Théodore Béchoux ! et je te permets de m'appeler Raoul… Oui, un frère. Je te revaudrai ça. Tiens, je n'attendrai pas une seconde de plus pour te rendre les trois mille francs qui se trouvaient dans la poche secrète de ton portefeuille. » Ce fut le tour de Béchoux de saisir son ami à la gorge. Il était hors de lui. « Voleur ! Escroc ! tu es monté dans ma chambre, cette nuit ! Tu as vidé mon portefeuille ! Mais tu es donc indécrottable ? » Raoul riait comme un fou. « Que veux-tu, vieille branche ? On ne dort pas la fenêtre ouverte… j'ai voulu te faire voir le danger… J'ai pris ça sous ton oreiller… Avoue que c'est drôle ! » Béchoux l'avoua, gagné tout à coup par la gaieté de Raoul, et, comme Raoul, il se mit à rire, avec colère tout d'abord, puis naturellement et sans arrière-pensée : « Sacré Lupin ! Tu seras toujours le même ! Pas sérieux pour deux sous ! Tu n'as pas honte, à ton âge ? – Dénonce-moi. – Pas possible, dit Béchoux en soupirant. Tu t'échapperais encore. On ne peut vraiment rien contre toi… Et puis, ce serait dégoûtant de ma part. Tu m'as rendu trop de services. – Et je t'en rendrai encore. Tu vois, il a suffi de ton appel pour que je vienne reposer dans ton lit et boulotter ton petit déjeuner. » De fait, une voisine qui faisait le ménage de Béchoux venait d'apporter du café, du pain et du beurre, et Raoul se faisait de confortables tartines et vidait la tasse. Ensuite, il se rasa, se lava dehors à même un baquet d'eau froide, et, restauré, ragaillardi, lança dans l'estomac de Béchoux un vigoureux coup de poing. « Vas-y de ton discours, Théodore. Sois bref et méticuleux, éloquent et sec, tumultueux et méthodique. N'oublie pas un seul détail et n'en donne pas un de trop… Mais d'abord que je te regarde !… » Il le saisit aux épaules et l'examina : « Toujours le même… Tu n'as pas changé… Des bras trop longs… Une figure à la fois bonasse et revêche, l'air prétentieux et dégoûté… une élégance de garçon de café… Vrai, tu as de l'allure. Et maintenant, jaspine. Je ne t'interromprai pas une fois. » Béchoux réfléchit et commença : « La demeure voisine… – Un mot, dit Raoul. À quel titre es-tu mêlé à cette affaire ? Comme brigadier de la Sûreté ? – Non. Comme familier de la maison depuis deux mois, c'est-à-dire depuis le mois d'avril où je suis venu à Radicatel en convalescence, après une double pneumonie qui a failli… – Aucun intérêt. Continue. Je ne t'interroge plus. – Je disais donc que le domaine de la Barre-y-va… – Drôle de nom ! s'écria d'Avenac. Le même nom que celui de cette petite chapelle juchée sur la côte, près de Caudebec, et où va la barre, c'est-à-dire le flot, le mascaret qui remonte la Seine deux fois par jour et surtout à l'équinoxe. La barre y va, ou plutôt elle monte jusqu'a cet endroit, malgré la hauteur. C'est bien ça, hein ? – Oui. Mais ici ce n'est pas à proprement parler la Seine qui remonte jusqu'au village, c'est la rivière que tu as peut être remarquée, l'Aurelle, laquelle va se jeter dans la Seine, et laquelle rebrousse chemin et déborde aux heures de marée, avec plus ou moins de violence. – Dieu, que tu es long ! dit Raoul en bâillant. – Donc hier, sur le coup de midi, on vint me chercher du manoir… – Quel manoir ? – Celui de la Barre-y-va. – Ah ! il y a un manoir ? – Évidemment. Un petit château où habitent deux sœurs. – De quelle congrégation ? – Hein ? – Évidemment. Tu parles de sœurs. Est-ce des Petites sœurs des pauvres ? des Visitandines ? Explique-toi. – Zut ! Impossible de rien expliquer… – Eh bien, veux-tu que je te la raconte, ton histoire, moi ? Tu m'arrêteras si je me trompe. Mais je ne me trompe jamais. C'est un principe. Écoute. Le manoir de la Barre-y-va, qui faisait partie, autrefois, de la seigneurie de Basmes, a été acheté, au milieu du XIXe siècle, par un armateur du Havre. Son fils, Michel Montessieux, y fut élevé, s'y maria, y perdit coup sur coup sa femme et sa fille, et resta seul avec deux petites-filles, Bertrande et Catherine, les sœurs actuelles. Désemparé, il s'installa à Paris, mais continua cependant de venir deux fois par an : durant un mois, aux environs de Pâques, et un mois à l'occasion de la chasse. L'aînée de ses petites filles, Bertrande, épousa de bonne heure un M. Guercin, industriel à Paris, ayant de grosses affaires en Amérique. Nous sommes d'accord ? – D'accord. – La petite Catherine vivait donc avec Michel Montessieux et un domestique encore jeune, Arnold, très dévoué à son maître, M. Arnold comme on l'appelait. Elle s'éleva et s'instruisit tant bien que mal, libre de toute entrave, un peu fantasque, exubérante et rêveuse, passionnée d'exercice et de lecture, ne se plaisant qu'à la Barre-y-va, se jetant à la nage dans l'eau glacée de l'Aurelle, pour se sécher dans l'herbe, les jambes en l'air, contre un vieux pommier. Son grand-père l'aimait beaucoup, mais, bizarre, taciturne, ne s'occupait que de sciences occultes, de chimie, et même d'alchimie, disait-on. Tu me suis bien ? – Parbleu ! – Or, il y a vingt mois, à la fin de septembre, le soir du jour où ils avaient quitté la Normandie après leur séjour ordinaire, le grand-père Montessieux mourut subitement dans son appartement de Paris. L'aînée, Bertrande, se trouvait à Bordeaux avec son mari. Elle revint précipitamment, et les deux sœurs vécurent ensemble. Le grand-père avait laissé moins de fortune qu'on ne croyait, et aucun testament. Quant au domaine de la Barre-y-va, on l'abandonna. Les grilles et les portails du manoir étaient fermés à clef. Personne n'y pénétra plus. – Personne, dit Béchoux. – C'est cette année seulement que les deux sœurs résolurent d'y passer l'été. M. Guercin, le mari de Bertrande, revenu en France, puis reparti, puis revenu, devait les rejoindre. Elles emmenèrent M. Arnold et une femme de chambre-cuisinière, qui était au service de Bertrande depuis plusieurs années. Au village, elles engagèrent provisoirement deux fillettes du pays, et tout le monde se mit à travailler, pour mettre le manoir en ordre et nettoyer le jardin, qui était devenu un véritable Paradou. Voilà, mon vieux. Nous sommes toujours d'accord ? » Béchoux avait écouté Raoul d'un air stupide. Il reconnaissait la substance même des renseignements recueillis par lui à ce propos, et résumés par lui sur un cahier qu'il avait glissé dans un placard de sa chambre, parmi des liasses de vieux dossiers. Au cours de sa visite nocturne, Raoul d'Avenac avait donc eu le temps de découvrir et de lire ces pages ? « Nous sommes d'accord, bredouilla Béchoux, qui n'eut pas la force de protester. – En ce cas, achève, dit Raoul. Ton cahier secret ne souffle pas un mot de la journée d'hier… Disparition de Catherine Montessieux… Assassinat de je ne sais pas qui. Achève, mon vieux. – Eh bien, voilà, dit Béchoux, qui avait du mal à se reprendre. Voilà… Tous ces événements tragiques se sont déroulés en quelques heures, hier… Mais il faut d'abord que tu saches que le sieur Guercin, le mari de Bertrande, était revenu la veille. Un type de bon vivant que ce Guercin, un homme d'affaires, bien d'aplomb, solide, éclatant de santé… La soirée, à laquelle j'assistais, avait été fort gaie, et Catherine elle-même, malgré son humeur noire et certains incidents, plus ou moins graves, qui l'ont bouleversée depuis quelque temps, Catherine elle-même avait ri de bon cœur. Je rentrai me coucher vers dix heures et demie. La nuit, rien. Aucun bruit suspect. C'est le matin seulement, sur le coup de midi, que Charlotte, la camériste de Bertrande Guercin, se précipita chez moi, en criant : – Mademoiselle a disparu… elle a dû se noyer dans la rivière… » Raoul d'Avenac interrompit Béchoux : « Supposition peu vraisemblable, Théodore. Tu m'as parlé d'elle comme d'une nageuse accomplie. – Sait-on jamais ?… une défaillance, quelque chose qui vous accroche… Toujours est-il que, en arrivant au manoir, je trouvai sa sœur affolée, son beau-frère et le domestique Arnold tout agités, et que l'on me montra au bout du parc, entre deux rochers où elle a l'habitude de descendre dans l'eau, son peignoir de bain. – Cela ne prouve pas… – Cela prouve tout de même quelque chose. Et puis, je te l'ai dit, depuis plusieurs semaines elle était absorbée, anxieuse… Et alors inévitablement l'idée nous est venue… – Qu'elle se serait tuée ? demanda paisiblement Raoul. – C'est du moins ce que redoute sa pauvre sœur. – Elle aurait donc eu un motif pour se tuer ? – Peut-être. Elle était fiancée, et son mariage… » Raoul s'écria, avec émoi : « Hein ! Quoi, fiancée… elle aime quelqu'un ? – Oui, un jeune homme qu'elle a connu cet hiver à Paris, et c'est la raison pour laquelle les deux sœurs sont venues s'ensevelir au manoir. Le comte Pierre de Basmes habite avec sa mère le château de Basmes, dont dépendait jadis le Manoir, et qui est situé sur le plateau… Tiens, on l'aperçoit d'ici. – Et il y a des obstacles au mariage ? – La mère ne veut pas que son fils épouse une jeune fille qui n'a ni fortune ni titre. Hier matin une lettre de Pierre de Basmes fut apportée à Catherine. Dans cette lettre, que nous avons retrouvée par la suite, il annonçait son départ immédiat. Six mois de voyage que sa mère exigeait… Il s'en allait, désespéré, disait-il, et suppliait Catherine de ne pas l'oublier et d'atten- dre. Une heure après, c'est-à-dire â dix heures, Catherine s'éloignait. On ne l'a plus revue. – Elle est peut-être sortie sans qu'on le sache. – Impossible. – Donc, tu crois au suicide ? » Béchoux répondit nettement : « Pour moi, non. Je crois au meurtre. – Diable ! et pourquoi ? – Parce que, au cours des recherches que nous avons effectuées, nous avons eu la preuve matérielle, visible, qu'il y avait, qu'il a peut-être encore, dans le parc c'est-à-dire dans l'enclos qui bordent les murs, un bandit qui rôde et qui tue. – Vous l'avez vu ? – Non, mais il a agi une seconde fois. – Il a tué ? – Oui, il a tué. Comme je te l'ai téléphoné hier, il a tué. Hier, sous le coup de trois heures, sous mes yeux, M. Guercin longeait la rivière et traversait le vieux pont vermoulu … – Halte ! – Comment, halte ? Mais je commence. – Arrête-toi. – Absurde ! C'est tout le drame que je vais te raconter, et un drame sur lequel nous avons une certitude, des faits. Si tu refuses de connaître ces faits, comment veux-tu ? … – Je ne refuse pas de les connaître, mais je refuse d'en entendre deux fois le récit. Or, comme tu les exposeras tout à l'heure à ces messieurs du Parquet, lesquels ne sauraient tarder à venir, il est tout à fait inutile que tu t'épuises à me dire ce que tu diras sur place et avec commentaires. – Cependant… – Non, mon vieux, il émane de toi, quand tu racontes une histoire, un ennui incommensurable. Laisse-moi respirer. – Alors ? – Alors fais-moi visiter le parc. Et surtout pas un mot durant cette visite. Tu as un grand tort, vois-tu, Béchoux, tu es trop bavard. Prends exemple sur ton vieil ami Lupin, toujours si discret, réservé dans ses propos, et qui ne jacasse pas à tort et à travers, comme une pie. On ne réfléchit bien que quand on se tait et qu'on se trouve en face de ses pensées, sans être importuné par des considérations oiseuses d'un hurluberlu qui enfile les mots les uns aux autres comme des grains de chapelet. » Béchoux songea bien que ce discours s'adressait à lui et qu'il était l'hurluberlu qui jacassait comme une pie. Cependant, comme ils s'en allaient bras dessus, bras dessous, en vieux camarades qu'unissent une solide amitié et une naturelle estime, il demanda la permission de poser une question dernière, une seule question. « Pose. – Tu répondras sérieusement ? – Oui. – Eh bien, en bloc, quel est ton avis sur ce double mystère. – C'est qu'il n'est pas double. – Mais si ! il y en a deux. D'abord la disparition de Catherine, et, ensuite, l'assassinat de M. Guercin. – C'est donc M. Guercin qui a été assassiné ? – Oui. – Eh bien, cela fait un mystère. Où est l'autre ? – Je te le répète. La disparition de Catherine. – Catherine n'a pas disparu. – Où serait-elle ? – Dans sa chambre, en train de dormir. » Béchoux regarda de côté son vieil ami et soupira. Décidément ce garçon ne serait jamais sérieux. À ce moment, comme ils approchaient des grilles, ils aperçurent une grande femme brune qui, ne pouvant sortir du domaine que gardait un gendarme, planté près de la grille, leur faisait signe de se hâter. Béchoux s'inquiéta aussitôt. « La femme de chambre de Bertrande Guercin, murmurat-il. Exactement comme hier, quand elle est venue m'annoncer la disparition de Catherine. Qu'est-ce que ça peut bien être ? » Et il s'élança, suivi de Raoul. « Eh bien, Charlotte, qu'est-ce qu'il y a ? lui dit-il, en l'entraînant à part. Rien de nouveau, j'espère ? – Mlle Catherine, balbutia la bonne. C'est madame qui m'envoie vous prévenir. – Parlez donc ! Un malheur, hein ? – Au contraire. Mademoiselle est rentrée cette nuit. – Elle est rentrée, cette nuit ! – Oui, madame priait au chevet de monsieur, quand elle a vu mademoiselle qui arrivait près d'elle en pleurant. Elle était à bout de forces. On a dû la coucher et la soigner. – Et actuellement ? – Mademoiselle est dans sa chambre et dort. – Crebleu ! dit Béchoux, en regardant de nouveau Raoul. Crebleu !… crebleu de crebleu !… Elle est dans sa chambre, et elle dort ! Crebleu ! » Raoul d'Avenac fit un geste qui signifiait : « Que t'avais-je annoncé ? Quand donc admettras-tu, une fois pour toutes, que j'ai toujours raison ? » « Crebleu de crebleu !» répétait Béchoux, qui ne trouvait pas d'autre mot pour exprimer sa stupeur et son admiration. Chapitre III L'assassinat Le domaine de la Barre-y-va forme un rectangle, très allongé, d'environ cinq hectares, que divise inégalement la rivière de l'Aurelle. Celle-ci prend sa source en dehors des murs et traverse le parc en suivant toute sa longueur. À droite, le terrain est assez plat. Il y a d'abord un petit jardin de curé, dans son désordre de plantes vivaces et multicolores, puis le manoir, puis de belles pelouses à l'anglaise. À gauche, un pavillon de chasse abandonné se dresse à l'entrée d'un terrain onduleux qui devient peu à peu plus sauvage et se hérisse de rochers couverts de sapins. Le mur encercle toute la propriété, sur laquelle on peut, de certains points plus élevés des collines avoisinantes, jeter des regards indiscrets. Au centre de la rivière, une île se relie aux deux rives par les arches d'un pont de bois dont presque tous les madriers sont pourris, au point qu'il est dangereux de le franchir. Dans cette île achève de tomber en ruine un ancien pigeonnier en forme de tour. Raoul erra de tous côtés, non point à la façon de ces détectives qui semblent des limiers en chasse, reniflant et cherchant d'où vient le vent, mais comme un promeneur qui admire, s'oriente, prend possession du paysage et fait connaissance avec les chemins et les sentiers. « Tu es fixé ? murmura Béchoux à la fin. – Oui, c'est un joli domaine, pittoresque, et qui me plaît. – Je ne te parle pas de cela. – De quoi don ? – Du meurtre de M. Guercin. – Ce que tu es crampon ! On parlera de cela quand le moment sera venu. – Le moment est venu. – Alors, entrons au manoir. » Ce manoir n'avait pas grand style, simple maison basse, flanquée de deux ailes, recouverte d'un crépi blanchâtre et Coiffée d'un toit trop petit. Deux gendarmes déambulaient devant ses portes et ses fenêtres. Un large vestibule, d'où partait un escalier à rampe de fer forgé, séparait la salle à manger des deux salons et du billard. Aussitôt après le meurtre, on avait transporté la victime dans un de ces salons, et le corps demeurait là, étendu sous son suaire, entouré de cierges allumés et veillé par deux femmes du pays. Bertrande Guercin priait à genoux, vêtue de noir. Béchoux lui dit quelques mots à l'oreille. Bertrande, passa dans l'autre salon où il lui présenta Raoul d'Avenac. « Mon ami… mon meilleur ami… Je vous ai souvent parlé de lui… Il nous aidera. » Elle ressemblait à Catherine, plus belle que sa sœur peutêtre, avec un charme égal, mais un visage abîmé déjà par les peines, et quelque chose de tragique dans le regard, où l'on devinait toute l'horreur du crime commis. Raoul s'inclina. « Si votre chagrin peut être atténué, soyez certaine, madame, que le coupable sera découvert et puni. – C'est toute mon espérance, dit-elle, à voix basse. Je ferai ce qu'il faudra pour cela. Et tous ceux qui m'entourent aussi, n'est-ce pas, Charlotte ? ajouta-t-elle en s'adressant à sa bonne. – Madame peut compter sur moi », dit celle-ci gravement et en tendant le bras comme pour une promesse sacrée. On entendait un ronflement de moteur. La grille fut ouverte et deux automobiles apparurent. Le valet de chambre, Arnold, entra vivement. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, mince, très brun de peau, habillé comme un garde plutôt que comme un domestique. « Les magistrats, monsieur, dit-il à Béchoux. Il y a aussi deux médecins : celui de Lillebonne, qui est venu hier, et un médecin légiste. Madame doit-elle les attendre ici ? » Ce fut Raoul qui répondit, d'une voix nette, sans hésitation : « Un instant. Deux questions sont à envisager. L'attentat contre M. Guercin, d'abord. De ce côté, laissons toute latitude à la justice et que l'enquête se déroule comme il se doit. Mais, du côté de votre sœur, madame, prenons toutes les précautions nécessaires. Les gendarmes ont-ils été avertis de sa disparition, hier ? – Forcément, dit Béchoux, puisque cette disparition nous semblait la conséquence d'un meurtre, et que nos recherches visaient le coupable de ce meurtre-là et du meurtre de M. Guercin. – Mais, quand elle est rentrée, ce matin, a-t-elle été surprise par un des plantons ? – Non, affirma Bertrande. Non. Selon ce que m'a raconté Catherine, elle s'est glissée par une petite porte du jardin dont elle avait la clef, et elle a pu pénétrer par une fenêtre du rez-dechaussée sans que personne l'aperçût. – Et depuis, il n'a pas été question de son retour ? – Si, déclara le domestique Arnold. J'ai dit tout à l'heure au brigadier de gendarmerie que nos craintes avaient été fausses, et que mademoiselle, un peu souffrante s'était endormie hier, dans une pièce isolée, une ancienne lingerie où on l'a retrouvée dans la soirée. – Bien, dit Raoul, l'histoire vaut ce qu'elle vaut, mais il faudra s'y maintenir, et je vous demanderai de vous entendre avec votre sœur, madame. Ce qu'elle a fait dans sa journée, ce qu'elle est devenue, ne regarde pas la justice. Il n'y a qu'une affaire, celle du crime, et l'enquête ne sortira pas des limites que nous lui assignons. N'est-ce pas ton avis, Béchoux ? – Tu vois la situation exactement comme moi », prononça Béchoux, d'un air important. Tandis que les deux médecins examinaient le corps, il y eut, dans la salle à manger, une première prise de contact entre les hôtes du manoir et les magistrats. Un des gendarmes lut son rapport. Le juge d'instruction (il s'appelait M. Vertillet) et le substitut du procureur de la République posèrent quelques questions. Mais tout l'intérêt de l'enquête résidait dans la déposition de Béchoux, lequel était connu des magistrats, et qui parla, non pas comme policier, mais comme témoin même des faits auxquels il avait assisté. Béchoux présenta son ami Raoul d'Avenac qui, par un heureux hasard, dit-il, était de séjour chez lui, et, lentement, avec des mots choisis, avec des parenthèses qui entravaient son discours, et avec une intonation d'homme qui ne parle que de ce qu'il sait, mais qui en parle comme il faut en parler, il s'exprima de la sorte : « Je dois préciser que, hier, au manoir, nous étions – je dis nous, car ces dames veulent bien me considérer depuis deux mois comme un familier de la maison –, nous étions dans un état d'inquiétude tout à fait particulier, et d'ailleurs sans cause valable. Pour des motifs sur lesquels il est inutile de s'appesantir, nous nous imaginions qu'il était arrivé à Mlle Montessieux un accident quelconque, et j'avoue que moi, tout le premier, par une aberration contre laquelle mon expérience en la matière aurait dû me mettre en garde, je m'abandonnais à des appréhensions que la réalité ne justifiait pas, puisque Catherine Montessieux, après un bain dans la rivière, fatiguée sans doute, et mal en train, était revenue se reposer sans qu'aucun des habitants de ce manoir – je n'y étais pas alors – l'eût aperçue, et en laissant derrière elle un peignoir qui pouvait nous faire supposer… » Béchoux s'arrêta, empêtré dans son interminable phrase. Puis, jetant un coup d'œil d'intelligence à Raoul, comme pour lui dire : « Hein, voilà Catherine tirée d'affaire… » il reprit, sans la moindre gêne : « Bref, il était trois heures. Appelé en hâte au manoir, j'avais collaboré aux inutiles recherches et nous avions déjeuné, assez anxieux comme je vous l'ai dit, mais d'une anxiété qui se mêlait tout de même d'un certain espoir. « Puisqu'on ne trouve rien, insinuais-je, nous devons envisager l'hypothèse d'un malentendu qui s'éclaircira de lui-même. Mme Guercin, un peu plus calme, était montée dans sa chambre. Arnold et Charlotte déjeunaient dans la cuisine – comme vous avez pu vous en rendre compte, cette cuisine est à droite, au bout du manoir et ouvre sur ce côté de la façade ; – M. Guercin et moi, nous devisions sur l'incident et tâchions de le réduire à ses véritables proportions, lorsque M. Guercin me dit : « – Somme toute, nous n'avons pas visité l'île. « – Pour quoi faire ? lui dis-je. – Je vous rappelle, monsieur le juge d'instruction, que M. Guercin n'était arrivé que de l'avant-veille, qu'il n'avait pas pénétré depuis des années dans le domaine de la Barre-y-va et, par conséquent, qu'il ignorait des détails que nous connaissions tous, puisque nous étions là depuis plus de deux mois. « – Pour quoi faire ? lui dis-je, le pont est à moitié démoli, et on ne le traverse qu'en cas d'urgence. « – Cependant, reprit M. Guercin, comment va-t-on de l'autre côté de la rivière ? « – On n'y va guère, répondis-je, et il n'y a aucune raison pour que, après son bain, Mlle Catherine ait eu l'envie de se promener, soit dans l'île, soit sur l'autre rive. « – En effet… en effet… murmura-t-il. Mais, tout de même, je vais faire un tour par là. » Béchoux s'interrompit de nouveau et, s'avançant jusqu'au seuil, pria M. Vertillet et le substitut de le rejoindre sur une étroite bande de ciment qui courait le long du rez-de-chaussée. « Cette conversation eut lieu ici, monsieur le juge d'instruction. Je ne bougeai pas de cette chaise de fer que voilà, tandis que M. Guercin s'éloignait. Vous vous rendez bien compte des lieux et des distances, n'est-ce pas ? J'estime qu'une ligne droite qui irait de cette terrasse à l'entrée du pont mesurerait tout au plus quatre-vingts mètres. C'est vous dire – et vous le constatez vous-même – qu'une personne placée sur cette terrasse voit clairement tout ce qui se passe au-dessus de la première arche du pont, de même qu'au-dessus de la seconde arche qui enjambe l'autre bras de la rivière, et qu'elle aperçoit aussi nettement tout ce qui se passe à la surface de la petite île. Pas d'arbres. Pas même d'arbustes. Comme seul obstacle à la vue, la vieille tour du pigeonnier. Mais, dans la partie où le drame se produisit, c'est-à-dire devant cette tour, nous avons le droit d'affirmer que le paysage est absolument nu. Personne ne peut s'y cacher… personne, j'appuie sur ce point. – Sauf à l'intérieur de la tour, nota M. Vertillet. – Sauf à l'intérieur, approuva Béchoux. Mais cela nous en causerons. En attendant, M. Guercin suit cette allée de gauche, qui contourne la pelouse, prend ce sentier mal entretenu, puisque à peu près inutilisé, qui conduit au pont, et pose le pied sur la première planche du sommier. Essai méfiant, à tâtons, avec une main qui se cramponne à la rampe branlante. Puis la tentative se poursuit, plus rapide, et voilà M. Guercin dans l'île. C'est alors seulement que le but de cette expédition m'apparaît, M. Guercin va droit à la porte du pigeonnier. – Nous pourrions nous en approcher ? fit remarquer M. Vertillet. – Non, non, s'écria vivement Béchoux. Nous devons voir le drame d'ici. Vous devez, monsieur le juge d'instruction, vous le représenter tel que je le vis, de la même place, et sous le même angle visuel. Sous le même angle visuel, répéta-t-il, très fier de son expression. Et je dois dire en outre que je n'étais pas, que je ne fus pas le seul témoin du drame. M. Arnold, qui avait fini de déjeuner, fumait une cigarette, debout sur cette même terrasse où nous nous trouvons et devant la cuisine, c'est-à-dire comme vous pouvez vous en assurer, à vingt mètres à notre droite. Et lui aussi, il suit des yeux M. Guercin. La situation est bien nette dans votre esprit, monsieur le juge d'instruction ? – Continuez, monsieur Béchoux. » Béchoux continua : « Par terre, comme sur tout le sol de l'île, il y a des ronces, des orties, tout un emmêlement de plantes rampantes qui entravent la marche, et j'ai tout le temps de me demander pourquoi M. Guercin se dirige vers le pigeonnier. Nulle raison pour que Mlle Catherine s'y soit réfugiée. Alors ? La curiosité ? Un besoin de se rendre compte ? Toujours est-il que M. Guercin est à quatre pas, à trois pas de la porte. Vous la voyez distinctement cette porte, n'est-ce pas ? Elle est face à nous, basse, en forme de voûte, pratiquée dans le soubassement de gros moellons sur lequel s'appuie le mur arrondi. Un cadenas la tient close et deux larges verrous. M. Guercin se baisse et manipule le cadenas qui cède aussitôt, pour une cause très simple que vous constaterez tout à l'heure : un des pitons s'est desserti de la pierre où on l'avait enfoncé. Restent les deux verrous. M. Guercin manœuvre celui du haut, puis celui du bas. Il saisit la clenche et tire le battant vers lui. Et alors, brusquement, le drame ! Un coup de feu, avant qu'il ait eu le temps de se protéger par un geste du bras ou par un mouvement de recul, avant même qu'il paraisse avoir le temps de discerner qu'il y a attaque, un coup de feu brusque. M. Guercin tombe. » Béchoux se tut. Son récit, bien débité, avec une conviction haletante qui trahissait l'effroi ressenti par lui, la veille, avait produit de l'effet. Mme Guercin pleurait. Les magistrats, intrigués, attendaient des explications. Raoul d'Avenac écoutait sans manifester ses impressions. Et, dans le silence, maître de ses auditeurs, Béchoux acheva : « Il est hors de doute, monsieur le juge d'instruction, que le coup fut tiré de l'intérieur. De cela, vingt preuves pour une. J'en noterai deux. D'abord, l'impossibilité de se dissimuler en dehors de cet endroit, puis toute la fumée qui s'échappa de l'intérieur et qui monta par l'entrebâillement, le long du mur. Bien entendu je ne perdis pas une seule seconde à établir en moi cette certitude. Mais elle s'imposa tout de suite, et, tandis que je m'élançais, tandis que M. Arnold, me rejoignant, courait à mes côtés, suivi de près par la femme de chambre, je me disais : « L'assassin est là, derrière cette porte… et comme il est armé, j'essuierai le feu de son revolver… » Bien que je ne l'eusse pas vu, puisque le battant de la porte me cachait ce qui se passait à l'intérieur, il ne pouvait y avoir le moindre doute qui ébranlât mon absolue conviction. Et cependant, lorsque, M. Arnold et moi, nous eûmes franchi le pont – et je vous jure, monsieur le juge d'instruction, que ni l'un ni l'autre nous ne prîmes de précaution pour le franchir – lorsque nous fûmes arrivés devant l'ouverture béante, personne n'était là, revolver au poing… personne ! – C'est, évidemment, qu'on se cachait dans la tour, fit vivement M. Vertillet. – Je n'en doutai pas, dit Béchoux. Par précaution, je donnai l'ordre à M. Arnold et à Charlotte de veiller par-derrière, au cas où il y aurait une fenêtre ou quelque issue, et je m'agenouillai près de M. Guercin. Il agonisait, incapable de prononcer au- tre chose que des mots incohérents. Je défis sa cravate, son col, et entrouvris sa chemise, toute tâchée de sang. À ce moment, Mme Guercin qui avait entendu la détonation me rejoignait. Son mari mourut dans ses bras. » Il y eut une pause. Les deux magistrats échangèrent quelques paroles à voix basse. Raoul d'Avenac réfléchissait. « Maintenant, dit Béchoux, si vous voulez m'accompagner, monsieur le juge d'instruction, je vous donnerai sur place les renseignements complémentaires. » M. Vertillet acquiesça. Béchoux, de plus en plus gonflé d'importance, grave et solennel, montra le chemin, et ils allèrent tous jusqu'au pont, qu'un examen rapide montra plus solide qu'on ne le croyait. En réalité, s'il remuait, certaines planches, et surtout les poutres transversales, étaient en assez bon état, et on pouvait s'y aventurer sans péril. La tour de l'ancien pigeonnier était trapue et peu élevée, avec un appareillage de cailloux noirs et de cailloux blancs disposés en damier, et des lignes de menues briques très rouges. Les trous qui servaient jadis de niches aux pigeons avaient été bouchés avec du ciment. Une partie du toit manquait, et le faîte des murs s'effritait. Ils entrèrent. La lumière tombait d'en haut, entre les poutres du toit, sur lesquelles il n'y avait presque plus d'ardoises. Le sol était boueux et jonché de débris, avec des flaques d'eau noire. « Vous avez visité et fouillé, monsieur Béchoux ? demanda M. Vertillet. – Oui, monsieur le juge d'instruction, riposta le brigadier d'un ton qui signifiait que la visite et que les fouilles avaient été pratiquées comme personne n'aurait pu le faire à sa place. Oui, monsieur, et il me fut facile, au premier coup d'œil, de voir que l'assassin n'était pas dans la partie visible qui s'étend devant nous. Mais, ayant interrogé Mme Guercin, j'appris qu'elle se souvenait de l'existence d'un étage inférieur, où, tout enfant, elle descendait par une échelle, avec son grand-père. Aussitôt, ne voulant pas que l'on touchât à rien d'essentiel, je donnai l'ordre à M. Arnold de courir à bicyclette et de prévenir un médecin de Lillebonne ainsi que la gendarmerie. Et, tandis que Mme Guercin priait près de son mari, et que Charlotte allait chercher des couvertures pour l'étendre et un drap pour le recouvrir, je commençai mes investigations. – Seul ? – Seul, dit Béchoux, et ce mot prit dans sa bouche autant d'ampleur que si Béchoux avait représenté – et avec quelle autorité ! – toutes les forces de la police et toutes les puissances de la justice. – Et ce fut long ? – Ce fut bref, monsieur le juge d'instruction. Tout d'abord par terre, dans cette flaque d'eau, je découvris l'arme qui avait servi au crime. Un browning à sept coups. Vous l'y voyez à la même place. Ensuite, je trouvai, sous cet amas de pierres, une trappe que je soulevai et où s'accrochent les deux montants d'un petit escalier de bois qui tourne sur lui-même et descend à cet étage inférieur dont se souvient Mme Guercin. Il était vide. Voulez-vous prendre la peine de m'y accompagner, monsieur le juge d'instruction ? » Béchoux alluma sa lanterne de poche et conduisit les magistrats. Raoul les suivait. C'était une salle carrée, inscrite dans la circonférence de la tour, voûtée, basse, et qui mesurait peut-être cinq mètres sur cinq. L'eau du premier étage s'infiltrait par les crevasses de la voûte, ce qui formait bien un demi-pied de vase. Ainsi que le fit remarquer Béchoux, cette sorte de cave était éclairée jadis à l'électricité, car les fils et toute l'installation se voyaient encore. Une odeur d'humidité et de pourriture vous prenait à la gorge. « Et personne, monsieur Béchoux, ne s'était réfugié là non plus ? interrogea M. Vertillet. – Personne. – Pas de cachette ? – Une seconde visite, effectuée cette fois avec un des gendarmes, m'a convaincu qu'il n'y en avait pas, et d'ailleurs comment pourrait-on respirer dans un réduit encore plus souterrain ? C'est déjà un problème que j'ai du mal à résoudre pour cette cave. – Mais que vous avez résolu ?… – Oui. Il y a une conduite d'air qui traverse la voûte et le soubassement de la tour, et qui ouvre de la sorte au-dessus du niveau de l'eau, même aux époques de forte marée. Je vous la montrerai dehors, par derrière le pigeonnier. Elle est, du reste, à moitié obstruée. – Et alors, monsieur Béchoux, vos conclusions ? – Je n'en ai pas, monsieur le juge d'instruction, je vous avoue humblement que je n'en ai pas. Je sais que M. Guercin a été assassiné par quelqu'un qui se trouvait dans la tour, mais ce qu'est devenu ce quelqu'un, je l'ignore. Et pourquoi a-t-il tué M. Guercin ? Est-ce qu'il le guettait ? Est-ce qu'il a été surpris ? Est-ce un crime de vengeance, ou de cupidité, ou de hasard ? Je l'ignore. Quelqu'un, je le répète, qui était dans cette tour, derrière cette porte, a tiré un coup de revolver… voilà, jusqu'à nouvel ordre, tout ce qu'on peut dire, monsieur le juge d'instruction, et toutes nos recherches, ainsi que les recherches subséquentes de la gendarmerie, n'ont pas abouti à une portion plus grande de vérité. » La déclaration de Béchoux était si catégorique qu'il semblait qu'on se heurtât à un mystère qu'on n'éclaircirait jamais. C'est ce que M. Vertillet lui fit remarquer, non sans une certaine ironie. « Il faut pourtant bien que l'assassin soit quelque part. À moins de s'être enfoncé sous terre, ou de s'être envolé dans le ciel, il est inadmissible qu'il se soit volatilisé, comme votre récit tendrait à le faire croire. – Cherchez, monsieur le juge d'instruction, dit Béchoux, d'un ton piqué. – Nous chercherons, bien entendu, brigadier, et je suis sûr que notre collaboration produira d'heureux résultats. Il n'y a pas de miracle en matière criminelle. Il y a des procédés et des trucs plus ou moins habiles. Nous trouverons ceux-là. » Béchoux sentit que l'on n'avait plus besoin de lui, son rôle était fini pour l'instant. Il prit Raoul d'Avenac par le bras et l'entraîna. « Qu'est-ce que tu en dis ? – Moi ? rien. – Mais tu as une idée ? – Sur quoi ? – Sur l'assassin… sur la façon dont il s'est enfui ?… – Des tas d'idées. – Cependant je t'observais. Tu avais l'air de penser à autre chose, de t'ennuyer. – C'est ton récit qui m'ennuyait, Béchoux. Dieu, que tu as été long et filandreux ! » Béchoux regimba. « Ma déposition a été un modèle de concision et de lucidité. J'ai dit tout ce qu'il fallait dire et rien de plus, de même que j'ai fait tout ce qu'il fallait faire. – Tu n'as pas fait tout ce qu'il fallait faire, puisque tu n'as pas abouti. – Et toi ? Avoue que tu n'es guère plus avancé que moi. – Beaucoup plus avancé. – En quoi ? Tu m'as confié toi-même que tu ne savais rien. – Je ne sais rien. Mais je sais tout. – Explique-toi. – Je sais comment les choses se sont passées. – Hein ? sé. – Avoue que c'est énorme de savoir comment ça s'est pas- – Énorme… énorme… balbutia Béchoux, qui s'écroula soudain tout d'une pièce et qui le regardait comme toujours d'un œil rond. Et tu peux me dire ?… – Ah ! ça, non, par exemple ! – Pour quelle raison ?… – Tu ne comprendrais pas. » Chapitre IV Attaques Béchoux ne protesta point contre cette affirmation et ne songea même pas à s'en offusquer. Pour lui, Raoul en cette occurrence, comme dans toutes les autres, discernait des choses que personne n'apercevait. Alors, comment se froisser si Raoul ne le traitait pas avec plus de considération qu'il ne traitait le juge d'instruction ou le substitut du Procureur ? Mais il se cramponna au bras de son ami, et, tout en le menant à travers le parc, il pérorait sur la situation dans l'espoir d'obtenir quelque réponse aux questions qu'il posait d'un air réfléchi, et comme à lui-même. « Que d'énigmes, en tout cas ! Que de points à éclaircir ! Pas besoin de te les énumérer, n'est-ce pas ? Tu te rends compte aussi bien que moi, par exemple, que l'on ne peut pas admettre qu'un homme, à l'affût dans la tour, y soit resté après son crime, puisqu'on ne l'y a pas retrouvé – et pas davantage qu'il soit enfui, puisqu'on ne l'a pas vu s'enfuir… – Alors ? Et la raison du crime ? Comment ! M. Guercin était là depuis la veille et l'individu qui voulait se débarrasser de lui – car on tue pour se débarrasser de quelqu'un – cet individu aurait deviné que M. Guercin franchirait le pont et ouvrirait la porte du pigeonnier ? Invraisemblable ! » Béchoux fit une pause et observa le visage de son compagnon. Raoul ne bronchait pas. Il reprit : « Je sais… tu vas m'objecter que ce crime fut peut-être le résultat d'un hasard et qu'il fut commis parce que M. Guercin pénétrait dans le repaire du bandit. Hypothèse absurde (Béchoux répéta ce mot d'un ton dédaigneux, comme s'il méprisait Raoul pour avoir imaginé une telle hypothèse). Oui, absurde, car M. Guercin mit bien deux ou trois minutes à forcer le cadenas, et l'individu aurait eu vingt fois le temps de se cacher à l'étage inférieur. Tu confesseras que mon raisonnement est irréfutable, et qu'il faut que tu m'opposes une autre version. » Raoul n'opposa rien du tout. Il se taisait. Sur quoi Béchoux changea ses batteries et attaqua un autre sujet. « C'est comme pour Catherine Montessieux. Là encore, rien que des ténèbres. Qu'a-t-elle fait dans la journée d'hier ? Par où a-t-elle disparu ? Comment est-elle rentrée, et à quelle heure ? Mystère. Et mystère plus encore pour toi que pour moi, puisque tu ignores tout le passé de cette jeune personne, ses craintes plus ou moins fondées, ses lubies, enfin tout. – Absolument tout. – Moi aussi, d'ailleurs. Mais tout de même il y a certains points essentiels sur lesquels je pourrais te renseigner. – Ça ne m'intéresse pas pour l'instant. » Béchoux s'irrita. « Mais enfin, saperlipopette, rien ne t'intéresse ? À quoi penses-tu ? – À toi. – À moi ? – Oui. – Et dans quel sens ? – Dans le sens habituel où je pense à toi. – C'est-à-dire comme à un imbécile. – Pas du tout, mais comme à un être éminemment logique, et qui n'agit qu'à bon escient. – De sorte que ? – De sorte que je me demande depuis ce matin pourquoi tu es venu à Radicatel ? – Je te l'ai dit. Pour me guérir des suites d'une pleurésie. – Tu as eu raison de vouloir te soigner, mais tu pouvais le faire ailleurs, à Pantin ou à Charenton. Pourquoi as-tu choisi ce patelin ? C'est le berceau de ton enfance ? – Non, dit Béchoux, embarrassé. Mais cette chaumière appartenait à un de mes amis, et alors… – Tu mens. – Dis donc !… – Fais voir ta montre, délicieux Béchoux. » Le brigadier tira de son gousset sa vieille montre d'argent qu'il fit voir à Raoul. « Eh bien, dit celui-ci… veux-tu que je te dise ce qu'il y a sous ce boîtier ? – Rien, dit Béchoux, de plus en plus gêné. – Si, il y a un petit carton, et ce petit carton, c'est la photographie de ta maîtresse. – Ma maîtresse ? – Oui, la cuisinière. – Qu'est-ce que tu chantes ? – Tu es l'amant de Charlotte, la cuisinière. – Charlotte n'est pas une cuisinière, elle est une sorte de damne de compagnie. – Une dame de compagnie qui fait la cuisine et qui est ta maîtresse. – Tu es fou. – En tout cas tu l'aimes. – Je ne l'aime pas. – Alors pourquoi gardes-tu cette photographie sur ton cœur ? – Comment le sais-tu ? – J'ai consulté ta montre, la nuit dernière, sous ton oreiller. » Béchoux murmura : « Fripouille !… » Il était furieux, furieux d'avoir été dupé de nouveau, et plus encore d'être, pour Raoul, un objet de raillerie. L'amant de la cuisinière ! « Je te répète, dit-il, l'intonation saccadée, que Charlotte n'est pas une cuisinière mais une dame de compagnie, une lectrice, presque une amie de Mme Guercin, qui apprécie ses grandes qualités de cœur et d'esprit. J ai eu le plaisir de faire sa connaissance à Paris, et, lorsque je suis entré en convalescence, c'est elle qui m'a parlé de cette chaumière à louer et du bon air que l'on respirait à Radicatel. Dès mon arrivée, elle m'a fait recevoir chez ces dames qui voulurent bien m'accueillir tout de suite comme un familier. Voilà toute l'histoire. C'est une femme d'une vertu éprouvée, et je la respecte trop pour lui demander d'être son amant. – Son mari alors ? – Cela me regarde. – Certes. Mais comment cette dame de compagnie de si grand cœur et de si bel esprit accepte-t-elle de vivre dans la société du valet de chambre ? – M. Arnold n'est pas un valet de chambre, mais un intendant pour qui nous avons tous de la considération et qui sait se tenir à sa place. – Béchoux, s'écria Raoul gaiement, tu es un sage et un veinard. Mme Béchoux te fera de bons petits plats, et je prendrai pension chez vous. D'ailleurs je la trouve très bien, ta fiancée… de l'allure… du charme… de jolies formes rebondies… Si, si, je suis un connaisseur, tu sais… » Béchoux pinça les lèvres, Il n'aimait pas beaucoup ces plaisanteries, et il y avait des moments où Raoul l'agaçait avec son air de supériorité gouailleuse. Il coupa court à l'entretien. « Assez là-dessus. Voici justement Mlle Montessieux, et ces questions n'ont aucun intérêt pour elle. » Ils avaient regagné le manoir et, dans la pièce où se tenait une heure auparavant Mme Guercin, Catherine apparaissait, hésitante et toute pâle. Béchoux allait présenter son ami lorsque celui-ci s'inclina, embrassa la main de la jeune fille, et lui dit affectueusement : « Bonjour, Catherine. Comment allez-vous ? » Béchoux demanda, confondu : « Quoi ! Est-ce possible ! tu connais donc mademoiselle ? – Non. Mais tu m'as tellement parlé d'elle ! » Béchoux les observa tous les deux et demeura pensif. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Raoul avait-il eu l'occasion de se mettre au préalable en rapport avec Mlle Montessieux, et n'était-il point intervenu déjà en sa faveur, se jouant de lui une fois de plus ? Mais tout cela était bien compliqué et bien inconcevable. Trop d'éléments lui manquaient pour reconstituer la vérité. Exaspéré, il tourna le dos à Raoul, et s'en alla avec des gestes de courroux. Aussitôt Raoul d'Avenac s'excusa en s'inclinant. « Vous me pardonnerez, mademoiselle, ma familiarité. Mais je vous dirai franchement que, pour garder mon ascendant sur Béchoux, je le tiens toujours en haleine par de jolis coups de théâtre, un peu puérils à l'occasion, qui lui semblent autant de prodiges et me donnent à ses yeux des allures de sorcier et de démon. Il fulmine, s'en va et me laisse tranquille. Or, j'ai besoin de mon sang-froid pour dénouer cette affaire. » Il eut l'impression que tout ce qu'il faisait ou pourrait faire aurait toujours l'approbation de la jeune fille. Depuis la première heure, elle était comme sa captive, et se soumettait à cette autorité pleine de douceur. Elle lui tendit la main. « Agissez à votre guise, monsieur. » Elle lui parut si lasse qu'il la pressa de rester à l'écart et d'éviter, autant que possible, l'interrogatoire du juge d'instruction. « Ne bougez pas de votre chambre, mademoiselle. Jusqu'à ce que je voie plus clair, nous devons prendre des précautions contre toute offensive imprévue. – Vous avez des craintes, monsieur ? dit-elle, en vacillant. – Aucune, mais je me défie toujours de ce qui est obscur et invisible. » Il lui demanda et fit demander à Mme Guercin l'autorisation de visiter le manoir de fond en comble. M. Arnold fut chargé de l'accompagner. Il visita le sous-sol et le rez-de-chaussée, puis monta au premier étage où toutes les chambres ouvraient sur un long corridor. Les pièces étaient petites et basses, toutes compliquées par des alcôves, des coins et recoins qui servaient de cabinets de toilette, toutes habillées encore de leurs boiseries du XVIIIe siècle, ornées de trumeaux, et meublées de chaises et de fauteuils que garnissaient des tapisseries faites à la main et défraîchies. Entre l'appartement de Bertrande et de Catherine, il y avait la cage de l'escalier. Cet escalier conduisait à un second étage composé d'un vaste grenier qu'encombraient des tas d'ustensiles hors d'usage et que flanquaient, à droite et à gauche, des mansardes pour les domestiques, inoccupées et démeublées presque toutes. Charlotte couchait à droite, au-dessus de Catherine, M. Arnold à gauche, au-dessus de Bertrande. Toutes les fenêtres, aux deux étages, avaient vue sur le parc. Son inspection terminée, Raoul retourna dehors. Les magistrats continuaient leur enquête, accompagnés par Béchoux. Comme ils s'en revenaient, il obliqua vers le mur où se trouvait la petite porte que Catherine avait utilisée pour s'introduire le matin dans le domaine. Des massifs d'arbustes et les décombres d'une serre écroulée dont le lierre avait pris possession encombraient cette partie du jardin. Il avait conservé la clef et put sortir à l'insu de tous. À l'extérieur, le sentier continuait à longer le mur et montait avec lui les premières rampes des collines. On quittait la Barre-y-va, que l'on surplombait ensuite, et l'on passait entre des vergers et la lisière d'un bois, pour aboutir à un premier plateau où se groupaient une vingtaine de chaumières et de maisons que dominait le château de Basmes. Le corps principal, encadré de quatre tourelles, présentait exactement les mêmes lignes que le manoir, qui semblait n'en être qu'une copie réduite. C'est là que demeurait cette comtesse de Basmes qui s'opposait au mariage de son fils Pierre avec Catherine et qui avait séparé les deux fiancés. Raoul fit le tour, puis déjeuna dans une auberge du hameau où il bavarda avec des paysans. On connaissait dans le pays les amours contrariées des jeunes gens. Souvent on les avait surpris qui se rejoignaient dans le bois voisin et qui restaient assis, les mains enlacées. Depuis quelques jours, on ne les avait pas aperçus. « Tout cela est clair, pensa Raoul. La comtesse, ayant obtenu de son fils qu'il partit en voyage, les rendez-vous ont été suspendus. Hier matin, lettre du jeune homme annonçant à Catherine son départ. Catherine, affolée, s'échappe de la Barre-y-va et court au lieu ordinaire de leurs entrevues. Le comte Pierre de Basmes n'y est pas. » Raoul d'Avenac redescendit vers ce petit bois qu'il avait longé en montant et pénétra sous des frondaisons épaisses où un passage était frayé parmi les taillis. Il arriva ainsi au seuil d'une clairière, qu'un talus d'arbres entourait et où s'allongeait, en face, un banc rustique. Sans nul doute, c'était là que se retrouvaient les deux fiancés. Il s'y assit et fut très étonné au bout de quelques minutes, de discerner, à l'extrémité d'une coulée qui filait entre les tiges des arbres, quelque chose qui bougeait, dix ou quinze mètres plus loin. C'étaient des feuilles mortes, accumulées au même endroit, et que soulevait un mouvement insolite. Il se glissa jusque-là. Le remous s'accrut, et il entendit un gémissement. Quand il eut atteint l'endroit, il vit surgir une étrange tête de vieille femme, que couronnait une chevelure ébouriffée et comme tressée de brindilles et de mousse. En même temps, un corps maigre, vêtu de haillons, se dégageait du lit de feuilles qui le recouvrait comme un suaire. Le visage était blême, bouleversé par l'effroi, avec des yeux hagards. Elle retomba sans forces, en se plaignant, et en se tenant la tête comme si on l'avait frappée et qu'elle souffrît cruellement. Raoul la questionna. Elle ne répondit que par des lamentations incohérentes, et, comme il ne savait que faire d'elle, il retourna au hameau de Basmes et revint avec l'aubergiste, qui lui raconta : « Bien sûr, c'est la mère Vauchel, une vieille radoteuse, qui n'a plus toute sa raison depuis que son fils est mort. Il était bûcheron, le fils, et un chêne qu'il abattait l'a écrasé par le travers. Elle a bien souvent travaillé au manoir, où elle sarclait les allées du temps de M. Montessieux. » L'aubergiste reconnut en effet la mère Vauchel. Raoul et lui la transportèrent dans la misérable cabane qu'elle habitait à quelque distance du bois et la couchèrent sur un matelas. Elle continuait à pousser des bégaiements où Raoul, à la fin, recueillit ces quelques mots qui revenaient plus souvent : « Trois chaules, que je vous dis, ma belle demoiselle… trois chaules… et ch'est c'monsieur-là, que j'vous dis… et c'est à vous qu'il en a… il vous tuera, ma belle demoiselle… prenez garde… – Elle a la berlue, ricana l'aubergiste, en s'en allant. Adieu, la mère Vauchel, tâchez moyen de dormir. » Elle pleurait doucement, la tête toujours pressée entre ses mains tremblantes, et la figure douloureuse. En se penchant sur elle, Raoul vit qu'un peu de sang s'était coagulé entre les mèches grises. Il l'étancha avec un mouchoir trempé dans une cruche, et lorsqu'elle se fut assoupie, plus paisible, il retourna vers la clairière. Il lui suffit de se baisser pour retrouver, près du tas de feuilles, une grosse racine fraîchement coupée et qui formait massue. « Nous y sommes, se dit-il, la mère Vauchel a été frappée, puis traînée jusque-là, ensevelie sous les feuilles, et laissée pour morte. Qui a fait le coup, et pourquoi l'a-t-on fait ? Doit-on supposer que c'est un seul et même individu qui mène l'intrigue ? » Mais le souci de Raoul provenait des paroles qu'avait prononcées la mère Vauchel… « Ma belle demoiselle. » Cela ne concernait-il point Catherine Montessieux, Catherine rencontrée vingt-quatre heures avant par la folle, alors que la jeune fille errait dans ce bois en quête de son fiancé, Catherine qui avait pris peur de l'effroyable prédiction : « Il vous tuera, ma belle demoiselle… il vous tuera… » et qui s'était enfuie à Paris, pour lui demander secours, à lui, Raoul d'Avenac ? De ce côté, les faits semblaient bien établis. Quant au reste des élucubrations, quant à ce mot incompréhensible des trois « chaules », répété par la vieille, Raoul ne voulut pas s'y attarder. Selon son habitude, il pensa que c'était là de ces énigmes qui se résolvent d'elles-mêmes lorsque le moment est venu. Il ne rentra qu'à la nuit tombante. Les magistrats et les médecins étaient partis depuis longtemps. Un gendarme demeurait de faction près de la grille. « Un gendarme, ça n'est pas suffisant, dit-il à Béchoux. – Pourquoi ? fit Béchoux vivement. Il y a donc du nouveau ? Tu as des inquiétudes ? – Et toi, Béchoux tu n'en as pas ? dit Raoul. – Pourquoi en aurait-on ? Il s'agit de découvrir quelque chose qui s'est passé, et non de prévenir quelque chose qui pourrait se passer. – Quelle gourde tu fais, mon pauvre Béchoux. – Enfin, quoi ? – Eh bien, il y a une menace grave contre Catherine Montessieux. – Allons donc, c'est sa marotte que tu reprends à ton compte. – À ton aise, excellent Béchoux, fais comme tu l'entends. Va dîner, fumer ta pipe et roupiller à Béchoux Palace. Pour moi, je ne démarre pas d'ici. – Tu veux que nous y couchions ? s'écria le brigadier en haussant les épaules. – Oui, dans ce salon, sur ces deux confortables fauteuils. Si tu as froid, je te confectionne un cruchon. Si tu as faim, je te donne une tartine de confitures. Si tu ronfles, je te fais faire connaissance avec mon pied. Si tu… – Halte ! dit Béchoux en riant. Je ne dormirai que d'un œil. – Et moi de l'autre. Ça fera le compte. » On leur servit à dîner. Ils fumèrent et devisèrent amicalement, rappelant leurs souvenirs communs et se racontant des histoires. Deux fois, ils firent des rondes autour du manoir, s'aventurèrent jusqu'à la tour du pigeonnier, et réveillèrent le planton de gendarmerie qui s'assoupissait sur une des bornes de la grille. À minuit, ils s'installèrent. « Lequel fermes-tu, Béchoux ? – Le droit. – Et moi, le gauche. Mais je laisse ouvertes les deux oreilles. » Un grand silence s'accumulait dans la pièce et autour de la maison. Deux fois Béchoux, qui ne croyait guère au danger, s'endormit si fort qu'il ronfla et reçut un coup de pied à hauteur des mollets. Mais lui-même, Raoul, s'était abandonné depuis une heure au sommeil le plus profond, lorsqu'il bondit sur place. Un cri avait été poussé quelque part. « Pas vrai, bafouilla Béchoux. C'est une chouette. » Un autre cri, soudain. Raoul s'élança vers l'escalier en proférant : « C'est en haut, dans la chambre de la petite… Ah ! crebleu, si on touche à celle-là !… – Je sors, dit Béchoux. On pincera le type quand il sautera par la fenêtre. – Et si on la tue pendant ce temps ? » Béchoux rebroussa chemin. Aux dernières marches, Raoul tira un coup de revolver pour que cessât l'attaque, et pour donner l'alarme aux domestiques. À grands coups de poing il ébranla la porte dont un panneau céda. Béchoux, passant le bras, fit manœuvrer le verrou, puis la clef. Ils entrèrent. La pièce était vaguement éclairée par une veilleuse, et la fenêtre était ouverte. Il n'y avait personne, personne que Catherine, étendue sur son lit et dont les plaintes avaient un air de suffocation comme si elle eût râlé. « À toi, Béchoux, ordonna Raoul, dégringole dans le jardin. Je m'occupe d'elle. » À ce moment, il fut rejoint par Bertrande Guercin, et, penchés sur la jeune fille, ils eurent tout de suite l'impression qu'il n'y avait rien à craindre de grave. Elle respirait. Toute haletante encore, elle murmura : « Il m'étranglait… il n'a pas eu le temps. – Il vous étranglait, répéta Raoul bouleversé. Ah ! le bandit ! Et d'où venait-il ? – Je ne sais pas… la fenêtre… je crois… – Elle était fermée ? – Non… jamais… – Qui est-ce ? – Je n'ai vu qu'une ombre. » Elle n'en dit pas davantage. L'épouvante, la douleur l'avaient épuisée. Elle s'évanouit. Chapitre V Les trois « chaules » Tandis que Bertrande soignait sa sœur, Raoul se précipitait vers la fenêtre et retrouvait Béchoux suspendu sur la corniche et se cramponnant au fer du balcon. « Eh bien, quoi ! dégringole, idiot, fit-il. – Après ? la nuit est noire comme de l'encre. Que fera-t-on de plus, en bas ? – Et ici ? – D'ici, il se peut qu'on voie… » Il avait tiré sa lanterne de poche qu'il braqua sur le jardin. Raoul en fit autant. Les deux lanternes étaient puissantes et jetaient sur les allées et dans les massifs des plaques de lumière assez vives. « Tiens, là-bas, dit Raoul… une silhouette… – Oui, du côté de la serre en ruine… » Elle bondissait, cette silhouette, par sauts désordonnés qui semblaient plutôt ceux d'une bête folle, et qui étaient certainement destinés à empêcher toute identification du personnage. « Ne le lâche pas, enjoignit Raoul. Je cours dessus. » Mais, avant qu'il eût enjambé le balcon, un coup de feu claqua, tiré d'en haut, de l'étage supérieur, indubitablement par le domestique Arnold. Un cri jaillit là-bas, dans le jardin. La silhouette pirouetta sur elle-même, tomba, se releva, tomba de nouveau, et demeura pelotonnée, inerte. Cette fois Raoul se jeta dans le vide, avec des exclamations de triomphe. « Nous l'avons ! Bravo, Arnold ! Béchoux, ne lâche pas la bête fauve avec ta lumière. Dirige-moi. » Malheureusement, l'ardeur de la lutte ne permit pas à Béchoux d'obéir. Il sauta également, et, quand leurs lampes furent rallumées et qu'ils eurent atteint, près de la serre, l'endroit exact où la bête fauve, selon l'expression de Raoul, gisait, ils ne trouvèrent qu'une pelouse piétinée, foulée, mais pas de cadavre. « Imbécile ! Crétin ! hurla Raoul, c'est de ta faute. Il a profité des quelques secondes d'obscurité que tu lui as octroyées. – Mais il était mort ! gémit Béchoux, piteusement. – Mort comme toi et moi. Tout ça, c'était du chiqué. – Qu'importe, on va suivre ses traces dans l'herbe. » Avec l'aide du gendarme qui les avait rejoints, ils passèrent quatre ou cinq minutes courbés sur la pelouse. Mais la piste, à quelques mètres de distance, aboutissait à une allée de petits graviers où elle se perdait. Raoul ne s'obstina point et revint au manoir. Arnold descendait l'escalier avec un fusil. C'était le coup de revolver de Raoul qui l'avait réveillé. Croyant d'abord qu'il y avait lutte entre le gendarme et le meurtrier de M. Guercin, il ouvrait sa fenêtre et, en se penchant, il apercevait vaguement l'ombre d'un homme qui se jetait de la chambre de Mlle Montessieux. Alors il restait à l'affût et, dès que la projection des lanternes eût repéré le fugitif, il épaulait. « Dommage, dit-il, que vous ayez éteint. Sans quoi, ça y était. Mais ce n'est que partie remise. Il a du plomb dans l'aile, et il va crever comme une bête puante, sous quelque buisson où on le dénichera. » On ne dénicha rien. Lorsque Raoul se fut assuré que Catherine, veillée par sa sœur Bertrande et par Charlotte, dormait paisiblement, lorsqu'il eut pris lui-même quelque repos, ainsi que Béchoux, et que, au petit jour, il se mit en chasse, il ne tarda pas à reconnaître que les recherches ne donnaient pas plus de résultat qu'auparavant. « Bredouilles ! dit à la fin Béchoux. Le brigand qui a tué M. Guercin et essayé de tuer Catherine Montessieux doit s'être aménagé, entre les murs de l'enceinte, quelque retraite impénétrable où il se moque de nous. À la première occasion, et dès qu'il sera remis de ses blessures, si tant est qu'il soit blessé, il recommencera. – Et, cette fois, si nous ne sommes pas plus malins que la nuit dernière, il ne manquera pas Catherine Montessieux, dit Raoul d'Avenac qui n'avait pas oublié les paroles de la mère Vauchel. Béchoux, Béchoux, veillons sur elle. La petite doit être sacrée ! » Le lendemain, après la cérémonie funèbre qui eut lieu à l'église de Radicatel, Bertrande accompagnait à Paris, où il fut enterré, le corps de M. Guercin. Durant son absence, Catherine, prise de fièvre et fort abattue, ne quitta pas son lit. Charlotte couchait près d'elle. Raoul et Béchoux s'étaient installés dans deux chambres contiguës à la sienne. L'un et l'autre, tour à tour, étaient de faction. L'instruction cependant continuait, mais bornée au seul assassinat de M. Guercin, Raoul ayant fait en sorte que ni le parquet ni la gendarmerie n'eussent connaissance de la tentative effectuée contre Mlle Montessieux. On croyait simplement qu'il y avait eu une alerte nocturne, et un coup de feu motivé par la vision plus ou moins confuse d'une silhouette. Catherine demeurait donc en dehors de l'enquête. Souffrante, elle ne fut interrogée que pour la forme et répondit qu'elle ignorait tout des événements. Béchoux, lui, s'acharnait. Comme Raoul semblait se désintéresser de l'affaire, du moins en ce qui concernait les recherches, il avait fait venir de Paris deux de ses camarades, en congé comme lui, avec lesquels il mit en œuvre, suivant l'expression de Raoul, tous les procédés du parfait détective. Le parc fut divisé en secteurs jalonnés, et chacun d'eux en sous-secteurs. Les uns après les autres, puis tous trois ensemble, les trois camarades passèrent de secteurs en sous-secteurs, interrogeant chaque motte de terre, chaque caillou et chaque brin d'herbe. Ce fut en vain. Ils ne découvrirent ni grotte, ni tunnel, ni creux suspect. « Pas même un trou de souris, plaisantait Raoul, qui s'amusait franchement. Mais as-tu pensé aux arbres, Béchoux ? Qui sait ? Il s'y cache peut-être quelque anthropoïde meurtrier ? – Enfin, protestait Béchoux indigné, tu te fiches donc de tout ? – De tout… sauf de la délicieuse Catherine, sur qui je veille. – Je ne t'ai pas fait venir de Paris pour les beaux yeux de Catherine, et encore moins pour pêcher dans la rivière. Car voilà à quoi tu perds ton temps, à regarder un bouchon qui flotte. Estce que tu t'imagines que le mot de l'énigme est là ? – Certainement, ricanait Raoul, il est à l'extrémité de ma ligne. Tiens, pige-le dans ce petit tourbillon… et plus loin, au pied de cet arbre qui plonge ses racines. Aveugle que tu es ! » La figure de Théodore Béchoux s'illuminait. « Tu sais quelque chose ? notre homme se cache au fond de l'eau ? – Tu l'as dit ! Il a fait son lit dans celui de la rivière. Il y mange. Il y boit. Et il s'y fiche de toi, Théodore. » Béchoux levait les bras au ciel, et Raoul l'apercevait aussitôt rôdant autour de la cuisine et se glissant auprès de Charlotte à qui il développait ses plans de campagne. Au bout d'une semaine, Catherine allait beaucoup mieux, et, couchée sur sa chaise longue, put recevoir Raoul. Dès lors il vint chaque après-midi. Il la distrayait par sa bonne humeur et sa verve. « Vous n'avez plus peur, hein ? Voyons, quoi, s'exclamait-il d'un ton à la fois comique et sérieux, ce qui vous est arrivé est tout naturel. Il n'y a pas de jour où ne se produise une tentative semblable à celle dont vous avez été victime. C'est courant. L'essentiel, c'est que cela ne se reproduise pas contre vous. Or, je suis là. Je sais de quoi notre adversaire ou nos adversaires sont capables, et je réponds de tout. » La jeune fille resta longtemps sur la défensive. Elle souriait, rassurée, malgré tout, par les plaisanteries et l'air insouciant de Raoul, mais ne répliquait pas quand il l'interrogeait sur certains faits. Ce ne fut qu'à la longue, et avec beaucoup d'adresse et de patience, qu'il la mit, pour ainsi dire, en besoin de confidence. Un jour, la sentant plus expansive, il s'écria : « Allons, parlez, Catherine – ils étaient arrivés tout naturellement à s'appeler par leur petit nom – parlez comme vous aviez l'intention de le faire quand vous êtes venue me demander secours à Paris. Je me souviens des termes mêmes de votre appel : « Je sais qu'il y a autour de moi des choses incompréhensibles… et d'autres qui vont se produire et qui me font peur. » Eh bien, certaines de ces choses qui vous effrayaient d'avance, sans qu'il vous fût possible de les préciser, se sont produites. Si vous voulez écarter de nouvelles menaces, parlez. » Elle hésitait encore, il lui saisit la main et son regard se posa si tendrement sur la jeune fille qu'elle rougit, et que, pour masquer son embarras, elle parla aussitôt. « Je suis de votre avis, dit-elle. Mais j'ai gardé de mon enfance solitaire des habitudes, non pas de cachotterie, mais, de réserve et de silence. J'étais très gaie, mais en moi-même et pour moi-même. Quand j'ai perdu mon grand-père, j'ai vécu plus renfermée encore. J'aimais beaucoup ma sœur, mais elle s'était mariée et voyageait. Son retour m'a fait du bien, et ce fut pour moi une grande joie de venir habiter ici avec elle. Cependant il n'y eut pas, et il n'y a pas entre nous, malgré notre affection, l'intimité parfaite où l'on se détend et où l'on sent le bonheur d'être ensemble. C'était de ma faute. Vous savez que je suis fiancée, que j'aime de tout mon cœur Pierre de Basmes et qu'il m'aime profondément. Pourtant, entre lui et moi, il y a encore comme une barrière. Et c'est encore une conséquence de ma nature, qui ne se livre pas, et qui se défie de tout élan trop vif et trop spontané. » Après une pause, elle reprit : « Cet excès de réserve, acceptable quand il s'agit de sentiments et de secrets féminins, devient absurde quand il s'agit de faits de la vie quotidienne, et surtout de faits exceptionnels et anormaux. C'est néanmoins ce qui s'est passé depuis que je suis à la Barre-y-va. J'aurais dû dire la vérité sur certains événements étranges qui m'ont frappée. Au lieu de cela, je me suis tue, et l'on m'a traitée de fantasque et de déséquilibrée, parce que j'éprouvais des épouvantes qui étaient fondées sur des réalités que je gardais pour moi. Et ainsi je suis devenue inquiète, nerveuse, presque sauvage, incapable de supporter les peines et les terreurs dont je ne voulais cependant partager le poids avec ceux qui m'entouraient. » Elle demeura longtemps silencieuse. Il brusqua les choses. « Et voilà que vous êtes encore indécise ! dit-il. – Non. – Ainsi vous voulez bien me raconter ce que vous ne racontiez à personne ? – Oui. – Pourquoi ? – Je ne sais pas. » Catherine dit cela gravement et répéta : « Je ne sais pas. Mais je ne peux pas faire autrement. Je suis forcée de vous obéir, et en même temps je comprends que j'ai raison de vous obéir. Peut-être mon récit vous semblera-t-il d'abord un peu enfantin, et mes craintes bien puériles. Mais vous comprendrez, j'en suis sûre, vous comprendrez. » Et aussitôt, sans plus de résistance, elle commença : « Nous sommes arrivées, ma sœur et moi, à la Barre-y-va le 25 avril dernier, un soir, dans une maison froide, abandonnée depuis la mort de mon grand-père, c'est-à-dire depuis plus de dix-huit mois. On passa la nuit tant bien que mal. Mais le lendemain matin, lorsque j'ouvris ma fenêtre, j'éprouvai la plus grande joie de ma vie à revoir le jardin de mon enfance. Si abîmé qu'il fût, avec ses hautes herbes, ses allées encombrées de mauvaises plantes, ses pelouses jonchées de branches pourries, c'était le cher jardin où j'avais été si heureuse. Tout ce que j'avais eu de bon dans mon passé, je le retrouvais vivant encore, et toujours pareil à mes yeux, dans cet espace clos de murailles où personne, absolument personne, n'avait plus pénétré. Et je n'eus plus qu'une idée, ce fut de rechercher ces souvenirs et de ressusciter ce que je croyais anéanti. « À peine vêtue, mes pieds nus dans mes sabots d'autrefois, toute frissonnante d'émotion, j'allai refaire connaissance avec mes vieux amis les arbres, avec ma grande amie la rivière, avec les vieilles pierres et les débris de statues dont mon grand-père aimait à joncher les taillis. Tout mon petit monde était là. On eût dit qu'il m'attendait et qu'il accueillait mon retour avec le même attendrissement que je ressentais à marcher à sa rencontre. Mais il y avait un endroit qui, dans ma mémoire, gardait une place sacrée. Il n'était pas de jour, à Paris, où je ne l'évoquais, car il représentait pour moi tous mes rêves d'enfant solitaire et de jeune fille romanesque. Partout ailleurs je jouais et je m'amusais, en proie à mes instincts turbulents. Ici, je ne faisais rien. Je songeais. Je pleurais sans raison. Je regardais, sans les voir, s'agiter les fourmis et voler les mouches. Je respirais pour le plaisir de respirer. Si le bonheur peut être négatif et s'exprimer par de la béatitude engourdie et l'absence totale de pensée, j'ai été heureuse là, entre ces trois saules isolés, couchée dans leurs branches ou me balançant dans un hamac que j'avais accroché d'un arbre à l'autre. « Je me rendis vers eux comme on se rend à un pèlerinage, ardemment et lentement, l'âme recueillie et les tempes battant d'un peu de fièvre. Je me frayai un chemin parmi les ronces et les orties qui obstruaient les approches du vieux pont, ce vieux pont vermoulu où je dansais autrefois par défi et parce qu'on me défendait de m'y aventurer. Je le franchis. Je traversai l'île et je suivis la rivière en m'élevant par le sentier qui la domine et qui conduit à la région rocheuse du jardin. Des arbustes, poussés depuis mon départ, me cachaient le petit tertre que je voulais atteindre. Je me glissai dans ce taillis épais. J'écartai les branches. Je débouchai, et tout de suite jetai une exclamation de stupeur. Les trois saules n'étaient pas là. Ils n'y étaient pas, et voilà qu'en regardant autour de moi avec des yeux effarés, et un véritable désespoir, comme si les êtres les plus chers avaient manqué à mon rendez-vous, voilà que cent mètres plus loin, de l'autre côté des roches, et après un tournant de la rivière, je les apercevais tout à coup, mes trois arbres disparus… les mêmes, je vous assure, les mêmes, placés comme autrefois en éventail, et tournés dans la direction du manoir d'où je les avais si souvent contemplés. » Catherine s'interrompit et observa Raoul, non sans quelque inquiétude. En vérité, il ne souriait pas. Non, il n'avait pas l'air de se moquer, et l'on eût dit au contraire que l'importance dramatique qu'elle donnait à sa découverte lui paraissait toute légitime. « Vous êtes certaine que personne n'a pénétré dans le domaine de la Barre-y-va depuis la mort de votre grand-père ? – On a peut-être franchi le mur. Mais nous avions à Paris toutes les clefs, et, quand nous sommes revenues ici, aucune serrure n'était fracturée. – Alors il est une explication qui se présente forcément à l'esprit, c'est que vous vous êtes trompée, et que les trois arbres ont toujours été où vous les avez retrouvés. » Catherine tressaillit et protesta avec une vivacité excessive. « Ne dites pas cela ! Non, ne faites pas une pareille supposition ! Je ne me suis pas trompée ! Je ne pouvais pas me tromper ! » Elle l'entraîna dehors, et ils firent ensemble le trajet indiqué par elle. Ils remontèrent le cours de la rivière, laquelle coulait tout droit, perpendiculairement à l'angle gauche du Manoir, et ils suivirent la pente douce qui conduisait au petit tertre à travers des herbages que la jeune fille avait fait débarrasser de tous les fourrés. Le tertre ne portait aucune trace d'arbres arrachés ou déplacés. « Examinez bien la vue que l'on a, et que j'avais d'ici, sur le parc. On le domine de douze à quinze mètres, n'est-ce pas ? et on le voit tout entier, ainsi que le manoir et que le clocher de l'église. Et puis, vous allez faire la comparaison. » Le sentier devenait abrupt et passait par-dessus des roches, au milieu desquelles avaient pris racine des sapins dont les aiguilles s'amoncelaient sur le granit. Il y avait là un tournant brusque de la rivière qui coulait ainsi au creux d'un défilé, et une sorte de tumulus qui se dressait en face, sous un épais manteau de lierre, et qu'on appelait la Butte-aux-Romains. Ils redescendirent ensuite jusqu'à la berge, à l'origine du défilé. Du doigt Catherine désigna les trois saules placés en éventail, ceux de droite et de gauche à égale distance de l'arbre central. « Les voici tous les trois. Ai-je vraiment pu me tromper ? Ici, on est en contrebas. Presque pas de vue. L'œil se heurte aux roches ou à la Butte-aux-Romains. À peine une petite éclaircie vers le tertre. Oserez-vous dire que ma mémoire eût conservé le souvenir absolument net de l'autre emplacement, alors que les trois arbres se trouvaient ici, dans un endroit que je connaissais bien, et où ils n'étaient pas quand je venais me baigner ? – Pourquoi, demanda Raoul, sans lui répondre directement, pourquoi me posez-vous cette question ? J'ai l'impression que vous le faites avec une certaine anxiété ? – Mais non, mais non, dit-elle d'un ton véhément. – Si. Je le sens. Et vous vous êtes informée ? Vous avez interrogé d'autres personnes ? – Oui, sans en avoir l'air parce que je ne voulais pas laisser paraître mon trouble. Ma sœur d'abord. Mais elle ne se souvenait pas, ayant quitté la Barre-y-va depuis plus longtemps que moi. Cependant… – Cependant ? – Elle croyait se rappeler que les arbres se trouvaient bien où ils se trouvent aujourd'hui. – Et Arnold ? – Arnold, lui, me fit une réponse différente. Il n'affirmait rien, quoique l'emplacement actuel ne lui parût pas le véritable. – Et vous n'avez pas eu l'occasion d'invoquer un autre témoignage ? – Si, dit-elle, après une hésitation, celui d'une vieille femme qui avait travaillé dans le jardin quand j'étais enfant. – La mère Vauchel ? » fit Raoul. Catherine s'écria, soudain, tout agitée : « Vous la connaissez donc ? – Je l'ai rencontrée. Et je me rends compte maintenant de ce que signifiaient les « trois chaules » dont elle parlait. C'était sa façon de prononcer. – Oui ! fit Catherine, de plus en plus émue. Il s'agissait des trois saules. Et c'est un peu à cause d'eux que la malheureuse, qui n'avait déjà pas l'esprit bien solide, est devenue folle. » Chapitre VI La mère Vauchel Raoul la vit dans une telle surexcitation qu'il la ramena vers le manoir. C'était la première sortie de la jeune fille, et elle ne devait pas abuser de ses forces. Durant deux jours, il usa de son influence sur elle pour la calmer, et pour lui montrer l'aventure sous un aspect moins tragique. Elle s'apaisait sous les yeux de Raoul. Elle se sentait à l'aise, détendue et sans force contre cette volonté bienfaisante et affectueuse. Alors il insista pour qu'elle reprît son récit, ce qu'elle commença par faire en termes plus posés. « Évidemment, au début, tout cela n'aurait pas dû me paraître bien grave. Mais, tout de même, puisque je ne pouvais pas admettre qu'il y eût erreur de ma part, puisque ni ma sœur ni Arnold ne me contredisaient absolument, que penser de cette transplantation ? De quelle façon l'avait-on effectuée, et dans quel but ? Mais l'incident ne devait pas tarder à m'apparaître sous un autre jour, et sous un jour bien plus angoissant. En fouillant le manoir, autant par curiosité que pour ranimer tant de jolis souvenirs, je découvris dans un coin du grenier où mon grand-père avait installé un petit laboratoire, avec table, fourneau à pétrole, cornues, etc., un carton à dessin et à épures, et parmi les feuilles éparses de ce carton, il y avait un plan topographique du jardin. « Je me rappelai tout à coup. Ce plan, j'y avais collaboré, quatre ou cinq ans auparavant. Ensemble, grand-père et moi, nous avions pris des mesures, et relevé des cotes. Toute fière de la tâche que l'on me confiait, je tenais un des bouts de la chaîne d'arpentage ou le viseur à trépied, ou l'un quelconque des instruments nécessaires. Le résultat de nos travaux communs, c'était ce plan, que j'avais vu mon grand-père tracer, qu'il avait signé de sa main, et où je m'étais si fort amusée devant la rivière bleue et devant le point rouge du pigeonnier. Le voici. » Elle déroula la feuille sur une table et l'y fixa par quatre épingles. Raoul se pencha. Le long serpent bleu de la rivière passait sous l'esplanade d'entrée, se redressait, touchait presque à l'angle du manoir, s'évasait un peu à l'endroit de l'île, puis, brusquement, virait entre les roches et la Butte-aux-Romains. Les pelouses étaient dessinées, et de même le contour du manoir et celui du pavillon de chasse. Le mur à contre forts limitait le domaine. Un point rouge marquait le pigeonnier. Des croix fixaient l'emplacement de certains arbres, signalés d'ailleurs par leurs noms : le Chêne à la cuve… le Hêtre rouge… l'Orme royal. Le doigt de Catherine s'était posé tout au bout du parc, sur la gauche, près du serpent bleu. Elle désignait une triple croix avec cette inscription à l'encre, de son écriture : les trois saules. « Les trois saules, dit-elle sourdement. Oui, là, après les roches et après la Butte-aux-Romains…, c'est-à-dire à l'endroit où ils sont aujourd'hui… » Et, de nouveau nerveuse, elle continua avec une même intonation assourdie et saccadée : « Alors, quoi, j'étais devenue folle ? Ces arbres que j'avais toujours connus sur le tertre, que j'y avais vus encore deux années auparavant, n'y étaient déjà plus à cette époque, puisque le plan établi par grand-père et par moi datait de plus de cinq années ? Il était donc possible que mon cerveau fût en proie à de telles aberrations ? Je luttais contre l'évidence des faits. J'aurais préféré croire au transport des arbres pour des raisons que j'ignorais. Mais le plan contredisait le témoignage de mes yeux et la conviction de ma mémoire, et, obligée, par moments, d'admettre mon erreur, je défaillais d'angoisse. Toute ma vie me semblait une hallucination, tout mon passé un cauchemar où je n'avais connu que visions fausses et réalités mensongères. » Raoul écoutait la jeune fille avec un intérêt croissant. Dans les ténèbres où elle se débattait, lui-même, malgré quelques lueurs qui lui donnaient la certitude d'atteindre le but, luimême il n'apercevait encore que confusion et incohérence. Il lui dit : « Et de tout cela vous ne parliez pas à votre sœur ? – Ni à ma sœur ni à personne. – À Béchoux, cependant ? – Pas davantage. Je n'ai jamais compris la raison de sa présence à Radicatel, et je ne l'écoutais que quand il nous racontait quelques-unes de vos campagnes communes. D'ailleurs, je devenais sombre, soucieuse, et l'on s'étonnait de voir mon humeur presque sauvage et mon déséquilibre. – Mais vous étiez fiancée ? » Elle rougit. « Oui, j'étais, je suis fiancée, ce qui était encore pour moi une cause de tourments, puisque la comtesse de Basmes ne veut pas que j'épouse son fils. – Vous l'aimez ? – Il me semblait que je l'aimais, dit Catherine à voix basse. Mais je ne me confiais pas à lui non plus. Je ne me suis confiée à personne, et je tâchais, toute seule, de dissiper cette atmosphère lourde qui m'oppressait. Et c'est ainsi que j'ai voulu m'enquérir auprès de cette vieille paysanne qui nettoyait autrefois le jardin. Je savais qu'elle habitait le petit bois Morillot qui est au-dessus du parc. – Un petit bois où vous alliez souvent, n'est-ce pas ? » Elle rougit de nouveau. « Oui. Comme Pierre de Basmes ne pouvait venir à la Barre-y-va autant qu'il l'aurait voulu, je le rencontrais au bois Morillot. C'est là qu'un jour, après l'avoir quitté, je gagnai le logis de la mère Vauchel. À cette date, son fils vivait et travaillait comme bûcheron dans les bois de Tancarville. Elle n'était pas encore folle, mais n'avait pas la tête bien solide. Cependant, je n'eus même pas besoin de l'interroger ni même de lui rappeler mon nom. Au premier coup d'œil, elle chuchota : « – Mademoiselle Catherine… la d'moiselle du « Manoir… « Elle garda un assez long silence, s'efforçant de réfléchir, puis, se levant de la chaise où elle écossait des haricots, elle se pencha sur moi et, tout bas, me dit : « – Les trois chaules… les trois chaules… faut faire attention, ma belle demoiselle… » « J'étais confondue. Tout de suite, elle avait parlé de ces trois saules à propos desquels il y avait, pour moi, une telle énigme, et ses idées, vacillantes d'habitude, étaient si nettes à ce sujet qu'elle ajoutait : « Faut faire attention. » Que signifiaient ces mots, sinon que, dans son esprit, la vision des trois arbres s'associait à l'idée d'un danger que je courais ? Je la pressai de questions. Elle aurait voulu y répondre. Elle essayait. Mais les phrases n'arrivaient à ses lèvres qu'inachevées et informes. Tout au plus pus-je comprendre qu'elle articulait le nom de son fils. « – Dominique… Dominique… « Je lui dis aussitôt : « – Oui… Dominique… votre fils… il sait quelque » chose sur ces trois arbres, n'est-ce pas ? Et je dois le voir ?… c'est ce que vous voulez dire ? Je le verrai demain… Je viendrai ici demain… à la fin de la journée, quand il sera revenu de son travail. Il faut l'avertir, n'est-ce pas ? et lui dire de m'attendre demain… Demain, à sept heures du soir, comme aujourd'hui. Demain… » « J'appuyai sur ce mot, dont elle paraissait saisir la signification, et je la quittai avec un peu d'espoir. Il faisait presque nuit à ce moment, et je dois dire qu'il me sembla discerner dans l'ombre une silhouette d'homme qui se renfonçait derrière la cabane. J'eus le grand tort de ne pas vérifier cette impression fugitive. Mais rappelez-vous combien alors j'étais peu maîtresse de moi, et prête à m'effrayer sans raison très précise. J'avoue que j'eus peur, et que je redescendis vivement le sentier. « Le lendemain je montai bien avant l'heure fixée, afin de repartir plus tôt, en plein jour. Dominique n'était pas encore arrivé de son travail. J'attendis longtemps près de la mère Vauchel, qui demeurait taciturne et comme anxieuse. « Ce fut un paysan qui survint. Il annonça que deux camarades le suivaient et qu'ils transportaient le bûcheron Dominique que l'on avait trouvé blessé, sous le chêne qu'il abattait. À l'embarras du messager, je compris le drame. De fait, c'est un cadavre qui fut déposé devant la masure de la mère Vauchel. La pauvre femme devint tout à fait folle. » Le désarroi de Catherine s'accroissait comme si les circonstances passées revivaient devant elle. Raoul, qui sentait que toute tentative pour la réconforter serait vaine, la pressa d'achever. « Oui, oui, dit-elle, cela vaut mieux, mais vous comprenez à quel point cette mort me parut suspecte. À l'heure même où Dominique Vauchel allait, sans aucun doute, me donner le mot de l'énigme, il mourait. Ne devais-je pas soupçonner qu'il avait été tué, et tué, justement pour empêcher toute explication entre lui et moi ? Ce meurtre, je ne pus en avoir la preuve matérielle. Cependant le docteur de Lillebonne, tout en déclarant que la mort avait été accidentelle, et produite par la chute d'un arbre, s'étonna, devant moi, de certaines anomalies troublantes, comme la découverte d'une blessure à la tête. Il n'y porta d'ailleurs pas attention et signa son procès-verbal. Mais je me rendis sur le lieu de l'accident et trouvai, non loin de là, un gourdin. – Qui accuser ? interrompit Raoul, mais évidemment l'individu dont vous aviez surpris la silhouette derrière la cabane de la mère Vauchel et qui savait que, le lendemain, vous seriez renseignée sur le mystère des trois saules. – C'est ce que je supposai, dit Catherine, et cette supposition, la pauvre mère de la victime ne manqua pas, à son insu du reste, de l'entrevoir et de la renforcer en moi. Chaque fois que je montais rejoindre mon fiancé, j'étais sûre de la rencontrer. Elle ne me cherchait pas, mais un hasard obstiné la mettait toujours sur ma route. Alors elle s'arrêtait quelques secondes, fouillait dans sa mémoire abolie, et scandait, en hochant la tête : « Les trois chaules… faut prendre garde, ma jolie demoiselle, les trois chaules. » « Dès lors, j'ai vécu en pleine détresse, tantôt me croyant folle aussi, et tantôt convaincue qu'il y avait contre moi et contre ceux qui habitaient le domaine de la Barre-y-va, une menace terrible. Je n'en parlais toujours pas. Mais comment ne se fûton pas aperçu de mes terreurs et de ce qu'on appelait mes lubies ? Ma pauvre sœur, de plus en plus inquiète, et ne pouvant s'expliquer mon état maladif, me suppliait de quitter Radicatel. Elle avait même préparé plusieurs fois notre prochain départ. Je ne voulais pas. N'étais-je pas fiancée, et, bien que, précisément, mon humeur changeât un peu la nature de mes relations avec Pierre de Basmes, je ne l'en aimais pas moins. Seulement, je l'avoue, j'aurais eu besoin d'un guide, d'un conseiller. J'étais lasse de lutter seule. Pierre de Basmes ? Béchoux ? ma sœur ? Je vous ai dit que je ne pouvais pas, pour des causes puériles d'ailleurs, me confier à eux. C'est à ce moment que je pensai à vous. Je savais que Béchoux possédait la clef de votre appartement et qu'il l'avait placée sous sa pendule. Un jour, en son absence, j'allai la prendre. – Eh bien, s'écria Raoul, il fallait venir, ou même simplement, m'écrire. – L'arrivée de M. Guercin retarda mes projets à votre égard. J'avais toujours été en bons termes avec le mari de ma sœur. C'était un homme aimable, serviable, qui me montrait de l'affection, et que je me serais peut-être décidée à mettre au courant. Malheureusement vous savez ce qu'il est advenu. Le surlendemain, ayant reçu une lettre de Pierre de Basmes m'annonçant la résolution implacable de sa mère et son propre départ, je sortis du jardin pour le voir une dernière fois. Je l'attendis au lieu habituel de nos rendez-vous. Il ne vint pas. C'est le soir de ce jour que je pénétrai dans votre appartement. – Mais, dit Raoul, il doit y avoir eu un fait plus spécial qui détermina votre visite ? – Oui, dit-elle. En attendant Pierre dans le bois, je fus abordée par la mère Vauchel. Elle était plus agitée encore que d'ordinaire, et son apostrophe fut plus violente, plus précise à mon endroit. Elle me prit par le bras, me secoua et me dit, avec une méchanceté que je ne lui connaissais pas, et comme si elle voulait se venger sur moi de la mort de son fils : « – Trois « chaules », ma belle demoiselle… C'est à vous qu'il en a, le monsieur… et il vous tuera… Prenez garde, il vous tuera… il vous tuera… « Elle se sauva en ricanant. Moi, je perdis la tête. J'errai dans la campagne et, vers cinq heures du soir, j'étais à Lillebonne. Un train partait. Je sautai dedans. – Ainsi, demanda Raoul, quand vous avez pris le train, M. Guercin était assassiné, et vous l'ignoriez ? – Je ne l'ai su que le soir, chez vous, par le coup de téléphone de Béchoux, et vous vous rappelez combien j'en fus bouleversée. » Raoul réfléchit, et dit : « Une dernière question, Catherine. Quand vous avez été attaquée, la nuit, dans votre chambre, rien ne vous a permis d'identifier votre agresseur avec l'individu que vous avez entraperçu, un soir, derrière la cabane de la mère Vauchel ? – Rien. Je dormais, la fenêtre ouverte, et je n'ai été avertie par aucun bruit. Je me suis sentie prise à la gorge, je me suis débattue, j'ai crié, et l'individu s'est enfui sans que je puisse même voir son ombre dans la nuit. Mais comment ne serait-ce pas le même ? le même qui a tué Dominique Vauchel, et M. Guercin, et qui a voulu me tuer, selon la prédiction de la mère Vauchel ? » Elle parlait d'une voix altérée. Raoul la regarda doucement. « On croirait que vous souriez, dit-elle, toute surprise. Pourquoi ? – Pour vous donner confiance. Et, vous le voyez, vous êtes plus calme, vos traits se détendent, et toute cette histoire vous paraît moins effroyable par le fait seul que je souris. – Elle est effroyable, dit-elle, avec conviction. – Pas tant que vous le pensez. – Deux assassinats… – Êtes-vous bien certaine que Dominique Vauchel ait été assassiné ? – Ce gourdin ?… cette blessure à la tête… – Et après ? Au risque d'ajouter à vos craintes, je vous dirai que la même tentative a eu lieu contre la mère Vauchel et que, le lendemain de mon arrivée, je l'ai découverte sous des feuilles, blessée à la tête, elle aussi, par un gourdin. Et cependant je ne suis pas bien sûr qu'il y ait eu crime. – Mais, mon beau-frère ?… s'écria Catherine, vous ne pouvez vraiment pas nier… – Je ne nie rien, et je n'affirme rien. Mais je doute. En tout cas ce que je sais, Catherine, et cela, vous devez en être heureuse, c'est que vous avez toute votre raison, que vos souvenirs ne vous trompent pas, et que les trois saules devraient être là où ils se trouvaient quand vous vous balanciez sur leurs branches, il y a quelques années. Tout le problème tourne autour de ces trois saules déplacés. Une fois résolu, tout le reste s'éclaircira de lui-même. Pour l'instant, amie Catherine… – Pour l'instant ? – Souriez. » Elle sourit. Elle était adorable ainsi. Il ne put s'empêcher de lui dire, dans un élan de tout son être : « Mon Dieu, que vous êtes jolie !… et si émouvante ! Vous ne sauriez croire, chère petite amie, combien je suis heureux de pouvoir me consacrer à vous, et comme un seul de vos regards me récompense… » Il n'acheva pas. Toute parole trop audacieuse lui semblait une offense pour elle. L'enquête à laquelle procédait la justice n'avançait guère. Après plusieurs jours d'investigations et d'interrogations, le juge ne revenait pas et s'en remettait plus au hasard qu'aux recherches de la gendarmerie et de Béchoux. Au bout de trois semaines, celui-ci, qui avait renvoyé ses deux camarades, ne cachait plus son découragement et s'en prenait à Raoul. « À quoi sers-tu ? Que fais-tu ? – Je fume des cigarettes, répondit Raoul. – Quel est ton but ? – Le même que le tien. – Ton programme ? – Différent du tien. Toi, tu suis péniblement le chemin des secteurs, des sous-secteurs et autres calembredaines, moi l'agréable chemin où l'on s'abandonne à ses réflexions et, plus encore, à son intuition. – En attendant, le gibier court. – En attendant, je suis au cœur de la place et je me débrouille, Béchoux. – Quoi ? – Tu te rappelles le conte d'Edgar Poe, Le Scarabée d'or ? – Oui. – Le héros de l'aventure monte dans un arbre, déniche une tête de mort et fait descendre par l'œil droit de cette tête un scarabée qui lui sert de fil à plomb. – Inutile. Je connais. Où veux-tu en venir ? – Accompagne-moi jusqu'aux trois saules. » Lorsqu'ils furent arrivés, Raoul escalada l'arbre du milieu, et prit place sur le tronc. « Théodore ? – Quoi ? – Suis de l'œil, au-dessus de la rivière, la tranchée qui permet d'apercevoir, sur l'autre versant des roches, un petit tertre… à cent pas environ… – Je vois. – Vas-y. » Béchoux, obéissant à cet ordre formulé d'un ton impérieux, passa par-dessus les roches et redescendit sur le tertre, d'où il avisa de nouveau Raoul. Celui-ci s'était couché à plat ventre le long d'une des principales branches et regardait dans différentes directions. « Tiens-toi debout, cria-t-il, en te faisant le plus grand possible. » Béchoux se dressa comme une statue. « Lève le bras, ordonna Raoul, lève le bras et raidis ton index vers le ciel, comme si tu désignais une étoile. Bien. Ne bouge pas. L'expérience est tout à fait intéressante et confirme mes suppositions. » Il sauta de son arbre, alluma une cigarette, et paisiblement, l'air d'un promeneur qui flâne, rejoignit Béchoux, lequel n'avait pas remué et piquait du doigt une étoile invisible. « Qu'est-ce que tu fiches ? demanda Raoul, l'air stupéfait. En voilà une pose ! – Enfin, quoi, bougonna Béchoux, je me conforme à tes instructions. – Mes instructions ? – Oui, l'épreuve du Scarabée d'or… – Tu es loufoque. » Raoul s'approcha et dit à l'oreille de Béchoux : « Elle te contemplait. – Qui ? – La cuisinière. Regarde-la. Elle est dans sa chambre. Dieu ! qu'elle devait te trouver beau en Apollon du Belvédère ! Une ligne… un galbe… » Le visage de Béchoux exprima une telle colère que Raoul se sauva en éclatant de rire. Puis se retournant un peu plus loin, il lui jeta gaiement : « T'en fais pas… Tout va bien… L'épreuve du Scarabée d'or a réussi… Je tiens le bout du fil… » Est-ce que l'épreuve tentée aux dépens de Béchoux avait réellement fourni le bout du fil à Raoul ? ou bien espérait-il découvrir la vérité par d'autres moyens ? En tout cas, il alla souvent avec Catherine jusqu'au logis de la mère Vauchel. À force de douceur et de patience, il était parvenu à l'apprivoiser, sans que la pauvre folle s'effarouchât. Il lui apportait des friandises, de l'argent qu'elle prenait d'un geste brusque, et il lui posait des questions, toujours les mêmes, qu'il répétait inlassablement. « Les trois saules, hein, on les a déplacés ?… Qui les a déplacés ? Votre fils le savait, n'est-ce pas ? Peut-être a-t-il fait l'ouvrage ? Répondez. » Les yeux de la vieille brillaient parfois. Des lueurs passaient dans sa mémoire. Elle aurait voulu parler, et dire ce qu'elle savait. Quelques mots eussent suffi pour que tout le mystère apparût en pleine clarté, et l'on sentait qu'à la première occasion ces quelques mots se formeraient en elle et lui viendraient aux lèvres. Raoul et Catherine en avaient l'impression profonde et anxieuse. « Elle parlera demain, affirma d'Avenac, un jour. Soyez sûre qu'elle parlera demain. » Ce lendemain-là, lorsqu'ils arrivèrent devant la cabane, ils avisèrent la vieille étendue sur le sol, auprès d'une échelle double. Elle avait voulu brancher un arbuste. Un des montants de l'échelle avait glissé, et maintenant la pauvre folle gisait, morte. Chapitre VII Le clerc de notaire La mort de la mère Vauchel n'éveilla aucun soupçon, ni dans le pays, ni au Parquet. Comme son fils, elle était morte accidentellement, au cours d'une de ces petites besognes de paysanne que sa folie ne l'empêchait pas d'accomplir. On les plaignit tous les deux. On la mit en terre et l'on n'y pensa plus. Mais Raoul d'Avenac avait constaté que les vis de la tringle de fer avec laquelle on maintenait l'écartement des deux montants avaient été enlevées, et qu'un des montants, plus court que l'autre, avait été scié récemment à sa base. La catastrophe était inévitable. Catherine ne s'y trompa pas non plus, et retomba dans ses transes. « Vous voyez bien, disait-elle, que nos ennemis s'acharnent. Une fois de plus, il y a eu meurtre. – Je n'en suis pas sûr. Un des éléments du meurtre, c'est la volonté de tuer. – Eh bien, cette volonté est flagrante. – Je n'en suis pas sûr », répétait-il. Cette fois il n'essaya pas trop de calmer la jeune fille dont il sentait la frayeur et le désarroi devant tant de menaces dirigées contre elle, et dirigées aussi, pour des raisons obscures, contre tous ceux qui habitaient le manoir. Coup sur coup il y eut deux autres incidents inexplicables. Le pont creva sous les pas d'Arnold, et le domestique tomba dans la rivière, sans que cette chute, heureusement, amenât des conséquences autres qu'un rhume de cerveau. Le lendemain un vieux hangar, qui servait de remise pour les provisions de bois, s'écroulait au moment même où Charlotte en sortait. Ce fut un miracle si les décombres ne l'ensevelirent pas. Dans une véritable crise où elle s'évanouit deux fois, Catherine Montessieux raconta, devant sa sœur et devant Béchoux, tout ce qu'elle savait. La porte de la salle à manger où la scène se passait était ouverte sur la cuisine. M. Arnold et Charlotte purent entendre. Elle raconta tout, la transplantation certaine des trois saules, les prédictions de la mère Vauchel, son assassinat, l'assassinat de son fils et les preuves irrécusables qui faisaient de ces deux crimes des faits qu'il était impossible de mettre en doute. Si elle ne dit rien de son voyage à Paris et de sa première entrevue avec Raoul, en revanche, par une réaction imprévue contre l'influence qu'il exerçait sur elle, sans détour, elle dit leurs recherches communes, leurs conversations et les enquêtes personnelles et concluantes qu'il avait poursuivies sur les deux Vauchel. Tout cela finit par des larmes. Désolée d'avoir trahi Raoul, elle eut un accès de fièvre qui la mit au lit pour deux jours. De son côté Bertrande Guercin était gagnée par les terreurs de Catherine. Elle ne voyait que dangers et agressions. M. Arnold et Charlotte partageaient le même état d'esprit. Pour eux comme pour elle, l'ennemi rôdait entre les murs et autour du domaine, y pénétrant ou en sortant par des issues ignorées. Il allait et venait à sa guise, surgissait, disparaissait, frappait aux heures choisies par lui, toujours invisible et toujours inaccessible, sournois et audacieux, poursuivant une œuvre souterraine dont lui seul connaissait le but. Béchoux exultait. Son échec lui semblait effacé par celui de Raoul, et il ne se faisait pas faute de harceler d'Avenac. « Nous pataugeons, mon vieux, ricanait-il avec une joie féroce. Toi comme moi. Plus encore même. Vois-tu, Raoul, quand on est en plein dans un orage, on ne lui tient pas tête. On fiche le camp… Et l'on revient quand le danger est fini. – Donc, elles s'en vont ? – Ce serait déjà fait si cela ne dépendait que de moi. Mais… – Mais Catherine hésite ? – Justement. Elle hésite parce qu'elle subit encore ton influence. – Espérons que tu la décideras. – Je l'espère, et Dieu veuille qu'il ne soit pas trop tard ! » Le soir même de cette conversation, les deux sœurs travaillaient dans le petit salon du rez-de-chaussée qui leur servait de boudoir et où elles aimaient se tenir. Deux pièces plus loin, Raoul lisait et Béchoux poussait distraitement des billes sur un vieux billard. Ils ne parlaient pas. À dix heures, d'ordinaire, chacun montait dans sa chambre. Les dix coups sonnèrent au village, puis à une pendule du manoir. Une deuxième pendule commençait à tinter lorsqu'une détonation toute proche retentit, accompagnée d'un bruit de carreau cassé et de deux cris stridents. « Cela se passe chez « elles », proféra Béchoux, qui s'élança vers le boudoir. Raoul, ne songeant qu'à couper la route de l'homme qui avait tiré, courut à la fenêtre de la pièce où il se trouvait. Les deux volets étaient clos comme ils l'étaient chaque soir. Il fit basculer la barre, mais on les avait fermés du dehors et, si violemment qu'il les secouât, il ne réussit pas à ouvrir. Il y renonça aussitôt et sortit par la pièce voisine. Mais il avait perdu trop de temps, et il ne vit rien de suspect dans le jardin. Un simple coup d'œil lui suffit pour constater que deux larges verrous avaient été posés, sans doute la nuit précédente, à l'extérieur des volets du billard, ce qui rendait tout effort inutile et facilitait la fuite de l'ennemi. Raoul regagna donc le boudoir, où Catherine, Béchoux et les deux domestiques s'empressaient autour de Bertrande Guercin, qui, cette fois, avait été l'objet de l'attaque. Le projectile, brisant la vitre, avait sifflé à son oreille, sans l'atteindre heureusement, et s'était aplati contre le mur opposé. Béchoux, qui le recueillit, affirma posément : « C'est une balle de revolver. Dix centimètres de déviation à droite, et la tempe était trouée. » Et il ajouta, d'une voix sévère : « Qu'en dis-tu, Raoul d'Avenac ? – Je pense, Théodore Béchoux, répondit Raoul nonchalamment, que Mlle Montessieux n'aura plus d'hésitation à partir. – Aucune », déclara-t-elle. Ce fut une nuit d'affolement et de panique. Sauf Raoul qui se coucha et dormit en paix, tout le monde veilla, l'oreille tendue, les nerfs surexcités. Le moindre craquement les faisait tous tressaillir. Les domestiques firent les malles et s'en allèrent en carriole à Lillebonne, où ils prirent le train pour Le Havre. Béchoux réintégra sa chaumière afin de surveiller aisément le domaine de la Barre-y-va. À neuf heures, Raoul conduisit les deux sœurs au Havre et les installa dans une pension de famille dont il connaissait la directrice. Au moment de le quitter, Catherine, tout à fait détendue, lui demanda pardon. « Pardon de quoi ? – D'avoir douté de vous. – C'était naturel. En apparence, je n'ai obtenu aucun résultat dans la tâche entreprise. – Et désormais ? – Reposez-vous, dit-il. Vous avez besoin de recouvrer des forces. Dans quinze jours au plus tard, je viendrai vous rechercher toutes deux. – Pour quelle destination ? – La Barre-y-va. » Elle frémit. Il ajouta : « Vous y passerez quatre heures, ou quatre semaines, à votre choix. – J'y passerai le temps que vous voudrez », dit Catherine, en lui tendant sa main qu'il baisa affectueusement. À dix heures et demie, il s'en allait à Lillebonne et s'informait de l'étude des deux notaires du canton. À onze heures, il se présentait chez maître Bernard, gros homme tout rond, cordial, aux yeux vifs, qui le reçut aussitôt. « Maître Bernard, lui dit Raoul, je vous suis envoyé par Mme Guercin et par Mlle Montessieux. Vous avez su l'assassinat de M. Guercin et les difficultés auxquelles se heurte la justice. En relation avec le brigadier Béchoux, j'ai coopéré à l'enquête, et Mlle Montessieux m'a prié de venir vous voir, puisque vous étiez le notaire de son grand-père, et d'éclaircir un certain point qui demeure obscur. Voici la lettre que je dois vous remettre. » C'était la sorte de blanc-seing qu'il s'était fait délivrer par Catherine au matin de leur arrivée à Radicatel, lorsqu'ils venaient de Paris, et qui était ainsi conçu : « Je donne tous pouvoirs à M. Raoul d'Avenac pour rechercher la vérité et prendre les décisions conformes à mes intérêts. » Raoul n'avait eu qu'à inscrire la date. « En quoi puis-je vous être utile, monsieur ? demanda le notaire après avoir lu le document. – Il m'a semblé, maître Bernard, que le crime commis, et que plusieurs événements inexplicables qui en ont été la suite et dont il serait oiseux de vous entretenir, se rapportaient peutêtre à une cause générale qui serait l'héritage de M. Montessieux. C'est pourquoi je me permettrais de vous poser quelques questions. – Je vous écoute. – C'est bien dans votre étude que fut signé l'acte d'achat du domaine de la Barre-y-va ? – Oui, du temps de mon prédécesseur et du temps du père de M. Montessieux, ce qui remonte à plus d'un demi-siècle. – Vous avez eu connaissance de cet acte ? – J'ai eu plusieurs fois l'occasion de l'étudier, sur la demande de M. Montessieux et pour des raisons secondaires. Il ne présente d'ailleurs rien de spécial. – Vous étiez le notaire de M. Montessieux ? – Oui. Il avait quelque amitié pour moi et voulait bien me consulter. – Y a-t-il eu entre vous et lui des conversations relatives à des dispositions testamentaires ? – Il y en a eu, et je ne commets aucune indiscrétion en le disant, puisque j'en ai fait part à Mme et à M. Guercin, ainsi qu'à Mlle Catherine. – Ces dispositions avantageaient-elles l'une ou l'autre de ses petites-filles ? – Non. Il ne cachait pas sa préférence pour Mlle Catherine, qui vivait avec lui et à laquelle il désirait léguer ce domaine où elle se plaisait beaucoup. Mais il eût sûrement, par quelque moyen, rétabli l'équilibre entre les deux sœurs. Du reste, en définitive, il n'a pas laissé de testament. – Je sais. Et j'avoue que j'en suis étonné, dit Raoul. – Moi aussi. Également M. Guercin que j'ai vu à Paris le matin de l'enterrement, et qui devait venir me voir à ce propos… tenez, le lendemain du jour où il a été assassiné. Il m'avait prévenu par lettre de sa visite, ce pauvre monsieur. – Et comment expliquez-vous cet oubli de la part de M. Montessieux ? – Je pense qu'il avait négligé d'écrire ses dispositions et que la mort l'a surpris. C'était un homme assez bizarre, très préoccupé par ses travaux de laboratoire et ses expériences de chimie. – Ou plutôt d'alchimie, rectifia Raoul. – C'est vrai, dit maître Bernard, en souriant. Il prétendait même avoir découvert le grand secret. Je le trouvai un jour dans une agitation extraordinaire, et il me montra une enveloppe remplie de poudre d'or, en me disant d'une voix qui frémissait d'émotion : – Tenez, cher ami, voilà l'aboutissement de mes travaux. N'est-ce pas admirable ? – Et c'était vraiment de l'or ? demanda Raoul. – Incontestablement. Il m'en a donné une pincée que j'eus la curiosité de faire examiner. Aucune erreur possible. C'était de l'or. » La réponse ne sembla pas étonner Raoul. « J'ai toujours pensé, dit-il, que cette affaire tournait autour d'une découverte de ce genre. » Et il reprit, en se levant : « Un mot encore, maître Bernard. Il n'y a jamais eu, dans votre étude, des indiscrétions, ce qu'on appelle des fuites ? – Jamais. – Vos collaborateurs sont pourtant bien des fois au courant d'une partie de ces drames de famille dont on vient vous entretenir. Ils lisent les actes. Ils copient les contrats. – Ce sont d'honnêtes gens, fit maître Bernard, qui ont l'habitude et l'instinct de se taire sur tout ce qui se passe dans l'étude. – Leur existence est cependant bien modeste. – Comme leurs ambitions. Et puis, fit observer maître Bernard en riant, la chance les favorise quelquefois. Tenez, un de mes clercs, un vieux travailleur obstiné, économe jusqu'à l'avarice, qui avait mis de côté, sou par sou, de quoi acheter un lopin de terre et une masure où prendre sa retraite, est venu me trouver un matin pour m'annoncer son départ. Il avait, m'a-t-il dit, gagné vingt mille francs avec une obligation à lots. – Bigre ! Il y a longtemps ? – Quelques semaines… le 8 mai… je me rappelle la date parce que l'après-midi même M. Guercin était assassiné… – Vingt mille francs ! dit Raoul sans relever cette coïncidence de dates. Une vraie fortune pour lui ! – Une fortune qu'il est en train de dissiper. Ma foi, oui ! Il paraît qu'il est installé dans un petit hôtel de Rouen et qu'il mène joyeuse vie. » Raoul se divertit fort de l'aventure, fit en sorte de connaître le nom du personnage, et prit congé de maître Bernard. À neuf heures du soir, après une enquête rapide à Rouen, il trouvait, dans un hôtel meublé de la rue des Charrettes, le sieur Fameron, clerc de notaire, un homme maigre, long, lugubre de visage, vêtu d'une redingote de drap noir et coiffé d'un chapeau haut de forme. À minuit il buvait dans une taverne où Raoul l'avait invité, et achevait de s'enivrer dans un bal public où il dansait un cancan échevelé en face d'une fille énorme et tumultueuse. Le lendemain, la fête recommença, ainsi que les jours suivants. L'argent du sieur Fameron coulait en apéritifs et en verres de champagne offerts à un tas de gens qui s'accrochaient à ce généreux personnage. Mais Raoul était son ami préféré. Quand il revenait au petit matin, expansif et titubant, il lui prenait le bras et s'épanchait : « Une veine, que je te dis, mon vieux Raoul. Vingt mille francs qui me tombent dessus… Eh bien, je me suis juré qu'il n'en resterait pas une goutte. J'ai gagné de quoi vivre sans rien faire. Mais ça, c'est du boni que j'ai pas le droit de garder. Non, c'est pas de l'argent propre. Il faut que ça fiche le camp en ri- pailles avec des zigs qui comprennent la vie… comme toi, mon vieux Raoul, comme toi. » Ses confidences n'allaient pas plus loin. Si Raoul faisait mine de l'interroger, il s'arrêtait net et se mettait à sangloter. Mais, deux semaines plus tard, Raoul, qui s'amusait fort auprès de ce funèbre fantoche, profita d'une ripaille plus complète pour lui arracher des aveux. Le sieur Fameron les bégaya en pleurant, effondré dans sa chambre, agenouillé devant son chapeau haut de forme, auquel il avait l'air de se confesser. « Une crapule… oui, je ne suis qu'une crapule. Le tirage de l'obligation ? des blagues ! C'est un type que je connaissais qui m'a abordé la nuit à Lillebonne, et qui m'a donné une lettre à glisser dans le dossier Montessieux. Je ne voulais pas. « Non, ça non, que je lui dis, c'est pas dans mes cordes. On peut fouiller ma vie jusqu'au fin fond des fonds… on n'y trouvera pas un seul truc de ce genre-là. » « Et puis… et puis, je ne sais pas comment ça s'est fait… il m'a offert dix mille… quinze mille… vingt mille… J'ai perdu la tête… Le lendemain, j'ai glissé la lettre dans le dossier Montessieux. Seulement je me suis juré que c't'argent ne me salirait pas. Je l'boirai je l'boulotterai… Mais j'vivrai pas avec ça dans ma nouvelle maison… Ah ! non, non, j'en veux pas de cette pourriture d'argent… vous m'entendez, monsieur… j'en veux pas ! » Raoul tenta d'en savoir davantage. Mais l'autre, qui s'était remis à pleurer, s'endormit avec des hoquets de désespoir. « Plus rien à faire, se dit Raoul. Mais à quoi bon m'entêter ? J'en sais assez pour agir, et pour agir à mon aise. Le bonhomme a encore cinq mille francs à dépenser et ne viendra pas à Lillebonne avant une quinzaine. » Trois jours plus tard, Raoul se présentait à la pension de famille du Havre. Catherine lui apprit aussitôt que sa sœur et elle avaient reçu, le matin même, une lettre de maître Bernard, qui les convoquait pour le lendemain après-midi au domaine de la Barre-y-va. « Communication importante », disait le notaire. « C'est moi, fit Raoul, qui ai provoqué cette convocation. Et voilà pourquoi je viens vous chercher, selon ma promesse. Vous n'avez pas peur de retourner là-bas ? – Non », affirma-t-elle. De fait, elle offrait un visage apaisé, qui souriait et qui avait repris son air de confiance et d'abandon. « Vous savez quelque chose de nouveau ? » dit-elle. Il déclara : « Je ne sais pas ce que nous allons apprendre. Mais il est hors de doute que nous allons entrer dans une région plus claire. Vous déciderez alors si vous voulez prolonger votre séjour à la Barre-y-va et avertir Arnold et Charlotte. » À l'heure fixée, les deux sœurs et Raoul arrivaient au manoir. En les voyant, Béchoux se croisa les bras, furieux. « Mais c'est de l'aberration ! s'écria-t-il. Après ce qui s'est passé, venir ici ! – Rendez-vous avec le notaire, dit Raoul. Conseil de famille. Je te convoque. N'es-tu pas de la famille ? – Et si on les attaque encore, les malheureuses ? – Rien à craindre. – Pourquoi ? – Il est convenu avec le fantôme de la Barre-y-va qu'il nous avertira d'abord. – Comment ? – En tirant sur toi. » Raoul saisit le brigadier par l'épaule et lui dit à l'écart : « Ouvre bien tes oreilles, Béchoux, tâche de comprendre et admire la façon géniale dont je vais travailler. Ce sera long, très long. Une heure de séance peut-être. Mais je crois que le résultat sera précieux… j'en ai l'intuition. Ouvre tes oreilles, Béchoux. » Chapitre VIII Le testament Maîtres Bernard entra dans ce salon où il avait l'habitude de venir du temps de son client, M. Montessieux, et présenta ses hommages à Bertrande et à Catherine. Il les fit asseoir, puis il tendit la main à Raoul. « Je vous remercie de m'avoir envoyé l'adresse de ces dames. Mais pouvez-vous m'expliquer ?… » Raoul l'interrompit. « Je crois, maître, que l'explication doit être donnée surtout par vous… au cas, bien entendu, où il se serait passé quelque chose de nouveau depuis notre entretien. » Raoul interrogeait du regard le notaire, qui répondit : « Vous savez donc qu'il s'est passé quelque chose de nouveau ? – J'ai tout lieu de supposer, mon cher maître, que la question que je vous ai posée, dans votre étude, a reçu une solution. – Grâce à vous, sans doute, dit le notaire, et je me demande par quel sortilège. Toujours est-il que, conformément aux intentions qu'il m'avait souvent exprimées, M. Montessieux a laissé un testament, et les conditions dans lesquelles nous le retrouvons ne font qu'augmenter ma surprise. – Par conséquent, je ne me suis pas trompé en supposant qu'il y avait corrélation entre les dispositions de ce testament et les incidents qui entourent le crime mystérieux dont M. Guercin a été victime ? – Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que vous avez bien fait de venir me voir au nom de Mlle Montessieux. Lorsque je reçus, il y a quelques jours, la lettre déconcertante que vous m'avez envoyée, j'étais tenu, malgré l'impossibilité de l'hypothèse, de la vérifier. – Ce n'était pas une hypothèse, dit Raoul. – C'en était une pour moi, et tout à fait inadmissible. Voici votre lettre : « Maître Bernard, le testament de M. Montessieux se trouve dans le dossier même qui est marqué à son nom dans votre étude. Je vous prierai d'en prévenir vos deux clientes, dont suit l'adresse actuelle. » En toute autre circonstance, j'aurais jeté cette lettre au feu. Au lieu de cela, j'ai cherché… – Et le résultat ? » Maître Bernard tira de sa serviette une enveloppe assez grande, d'un blanc ivoire sali par le temps et par les contacts. Tout de suite, Catherine s'écria : « Mais c'est une des enveloppes dont se servait toujours mon grand-père ! – En effet, dit maître Bernard. Moi-même, j'en ai conservé plusieurs qu'il m'envoya. Vous lirez sur celle-ci quelques lignes écrites en travers. » Catherine lut à haute voix : « Ceci est mon testament. Huit jours après ma mort, mon notaire, maître Bernard, l'ouvrira en mon manoir de la Barre-yva. Il en donnera lecture à mes deux petites-filles et tiendra la main à ce que mes volontés soient respectées. » Catherine affirma de la façon la plus formelle : « Cette écriture est celle de mon grand-père. J'en pourrais donner vingt preuves. – Je fais la même déclaration, dit le notaire. Par excès de scrupule, je me suis rendu hier à Rouen, et j'ai consulté un expert. Son avis est absolument conforme aux nôtres. Donc aucune hésitation. Mais, avant d'ouvrir, je dois spécifier que, plus de dix fois depuis deux ans, autant pour chercher cette pièce nécessaire à l'exploitation des fermes Montessieux dont mon client m'avait toujours chargé, que pour répondre à mon besoin de trouver ce testament, plus de dix fois, j'ai eu l'occasion de feuilleter le dossier Montessieux. Je déclare, sur mon honneur professionnel, qu'il ne contenait pas ce document. – Cependant, maître Bernard… objecta Béchoux. – Je dis ce qui est, monsieur. Le dossier ne contenait pas ce document. – Alors, maître Bernard, quelqu'un l'y a introduit ? – Je n'avance rien, et je ne nie rien, répliqua le notaire. J'énonce simplement une vérité indiscutable. D'ailleurs mes souvenirs sont corroborés par une habitude à laquelle je n'ai jamais dérogé. Aucun des testaments qui me sont remis ne prend place dans les dossiers de mes clients. Tous sont enfermés et rangés par ordre alphabétique dans mon coffre-fort. Par conséquent, si j'avais été en possession du testament, dont je vais vous donner lecture, c'est là, et non pas dans le dossier Montessieux, que je l'eusse découvert. » Il allait ouvrir l'enveloppe, lorsque Théodore Béchoux l'arrêta d'un geste. « Un instant. Ayez l'extrême obligeance de me confier cette enveloppe. » Quand il l'eut en main, il l'examina avec une attention minutieuse et conclut : « Les cinq cachets sont intacts. De ce côté, rien de suspect. Mais l'enveloppe a été ouverte. – Que dites-vous ? – Elle l'a été sur toute sa longueur… une fente pratiquée le long du pli supérieur par une lame de canif et qui fut ensuite habilement recollée. » Avec la pointe d'un couteau, Béchoux sépara les deux lèvres de la fente à l'endroit qu'il indiquait et il put ainsi retirer de l'enveloppe, sans avoir brisé les cachets, une feuille double de papier sur lequel étaient tracées des lignes. « Même papier que l'enveloppe, dit Béchoux. Et même écriture, n'est-ce pas ? » Le notaire et Catherine furent du même avis. C'était l'écriture de M. Montessieux. Il n'y avait plus qu'à lire le testament. C'est ce que fit maître Bernard au milieu d'un silence profond et de l'émotion qu'avaient provoquée les circonstances mêmes de cette découverte. « Un dernier mot. Vous acceptez, toutes deux, mes chères clientes, que ma lecture ait lieu devant MM. Béchoux et Raoul d'Avenac ? – Oui, prononcèrent les deux sœurs. – Je lis donc. » Et maître Bernard déplia la double feuille. « Je soussigné, Michel Montessieux, âgé de soixante-huit ans, sain d'esprit et de corps, agissant selon des idées mûrement réfléchies, d'après mon droit légal et moral, je lègue à mes deux petites-filles (en priant l'une et l'autre de les laisser dans l'indivision, et d'en toucher par moitié les revenus) les terres, bien réduites, hélas ! qui entourent le domaine jadis si florissant de la Barre-y-va. « Pour ce domaine, je le divise en deux parts inégales, qui suivent à peu près le cours de la rivière. L'une, à droite, qui comprend le manoir et tout ce qu'il contiendra à l'heure de mon décès, sera la propriété de Catherine, qui, j'en suis sûr, l'habitera et l'entretiendra comme nous avons toujours fait, elle et moi. L'autre moitié sera celle de Bertrande, qui, mariée et souvent absente, aura plaisir à posséder ici, comme pied-à-terre, l'ancien pavillon de chasse. Pour le remettre en état et pour le meubler, en même temps que pour compenser l'inégalité des deux parts, il sera prélevé sur ma succession, en faveur de Bertrande, une somme de trente-cinq mille francs, représentée par la poudre d'or que j'ai réussi à fabriquer, et dont je dirai, dans un codicille, l'emplacement exact. J'exposerai en même temps, quand le moment sera venu, le secret de cette découverte sans pareille, dont maître Bernard, seul actuellement, pourrait certifier l'authenticité, puisque je lui ai montré quelques grammes de ma poudre. « Je connais assez mes petites-filles pour savoir qu'il n'y aura entre elles aucune difficulté dans l'observation de mes volontés. Mais l'une est mariée, l'autre se mariera, et afin de leur éviter des erreurs d'interprétation pouvant provoquer des malentendus pénibles, j'ai établi un plan topographique du domaine, lequel plan je laisse dans le tiroir de droite de mon bureau. Et je spécifie ceci de la façon la plus catégorique : la limite qui séparera les deux propriétés incluses dans le domaine suivra une ligne droite qui partira du saule central des trois saules où Catherine aimait à se réfugier, et aboutira au dernier pilier ouest des quatre piliers où s'accrochent les grilles de l'entrée principale dans le parc. J'ai l'intention, d'ailleurs, de marquer cette limite soit par une haie de troènes soit par une palissade. Chacun chez soi. C'est une règle à laquelle je tiens formellement. » Maître Bernard acheva très vite la lecture du testament, qui n'offrait plus, d'ailleurs, que des points d'un intérêt secondaire. Catherine et Raoul s'étaient regardés lorsqu'il avait été question des trois saules. Pour eux c'était là l'essentiel de ces quelques pages. Mais l'attention des autres avait été surtout attirée par la clause de la poudre d'or, et Béchoux prononça, d'un ton dogmatique : « Il faudra livrer ce document aux experts et s'assurer qu'il n'y a aucun doute sur son authenticité. Mais une preuve qui aurait sa valeur immédiate, et, à mon sens, définitive, ce serait de trouver, dans ce manoir ou dans le parc, les quelques kilos d'or qui gageraient la somme de trente-cinq mille francs. » Béchoux prit son air le plus sardonique pour énoncer ces dernières paroles. Mais Raoul d'Avenac dit à Catherine : « Vous n'avez aucune déposition à faire à ce propos, mademoiselle ? » On eût cru que Catherine attendait la demande de Raoul, et qu'elle ne voulait parler qu'approuvée et encouragée par lui, car, aussitôt, elle déclara : « Oui, je puis apporter un témoignage personnel, et donner de la sincérité de mon grand-père la preuve palpable que réclame M. Béchoux. Depuis trois mois que nous sommes ici, j'ai fouillé partout pour faire renaître toutes les traces d'un passé où j'ai été si heureuse. C'est ainsi que j'ai pris, à l'endroit où grandpère aimait à travailler, la carte topographique que j'avais établie avec lui, et que voilà. Et c'est ainsi qu'un hasard m'a montré… » Elle regarda de nouveau Raoul, et, se sentant soutenue, acheva : « … qu'un hasard m'a montré la poudre d'or. – Comment ! fit vivement Bertrande, tu as vu… et tu n'as rien dit ?… – C'était le secret de grand-père. Je ne pouvais le révéler que sur son ordre. » Elle les pria tous de la suivre jusqu'à l'étage supérieur, et ils pénétrèrent, entre les mansardes des domestiques, dans la haute pièce centrale dont les madriers supportaient la partie la plus élevée du toit. Tout de suite, elle désigna de vieux pots de grès, fendus, cassés, comme ces récipients hors d'usage que l'on relègue en un coin où ils ne gênent pas. De la poussière les revêtait et des toiles d'araignée les reliaient les uns aux autres. Personne n'avait eu et ne pouvait avoir eu l'idée de les tirer de leur retraite. Sur trois d'entre eux s'étendaient des morceaux de verre empilés et des débris d'assiettes. Béchoux prit un escabeau branlant qu'il approcha, et il atteignit l'un des pots qu'il tendit à maître Bernard. Au premier coup d'œil, celui-ci reconnut, sous la poussière, la lueur brillante de l'or, et il murmura, en enfonçant ses doigts comme dans du sable. « C'est de l'or… c'est de la poudre d'or pareille à l'échantillon d'autrefois, c'est-à-dire composée de grains assez gros. » Une même quantité remplissait les autres récipients. Le poids annoncé par M. Montessieux devait être exact. Béchoux conclut, stupéfait : « Alors, quoi… vraiment, il en fabriquait ? Est-ce possible ? Cinq ou six kilos d'or peut-être… mais c'est un miracle ! » Et il ajouta : « Pourvu que le secret ne soit pas perdu ! – Je ne sais s'il sera perdu, prononça maître Bernard. En tout cas, le testament ne contenait aucun codicille à ce sujet, et l'enveloppe aucune feuille supplémentaire. Sans le concours de Mlle Montessieux, il est bien probable que personne n'aurait jamais eu l'idée d'examiner les vieux pots où le trésor était caché. – Pas même mon ami d'Avenac, grand devin et grand sorcier, dit Béchoux non sans ironie. – C'est ce qui te trompe, riposta Raoul. J'en ai fait la visite le surlendemain de mon arrivée. – Allons donc ! s'écria Béchoux, d'un ton sceptique. – Monte sur ton escabeau, ordonna Raoul, et descends le quatrième pot. Bien. Il y a, en dessous, fiché dans la poudre, un petit carton, n'est-ce pas ? Eh bien, tu liras sur ce carton, de l'écriture de M. Montessieux, le millésime de l'année, et, à côté, cette date : 13 septembre. C'est évidemment la date où de la poudre d'or a été versée dans ce pot. Deux semaines plus tard, M. Montessieux quittait le domaine de la Barre-y-va. Le soir de son arrivée à Paris, il mourait subitement. » Béchoux écoutait, la bouche bée. Il bredouilla : « Tu savais ?… Tu savais ?… – C'est mon métier de savoir », ricana Raoul. Le notaire fit descendre tous les pots et les fit enfermer au premier étage dans le placard d'une chambre dont il prit la clef. « Il est plus que probable, dit-il à Bertrande, que cette somme vous sera remise. Mais je dois, n'est-ce pas, vu les circonstances, prendre des précautions relativement à l'authenticité du testament. » Maître Bernard allait se retirer lorsque Raoul lui dit : « Puis-je vous demander encore une minute d'attention ? – Certes. – Tout à l'heure, alors que vous lisiez le testament, j'ai aperçu, en dernière page, quelques chiffres. – En effet, répliqua le notaire, qui montra la page. Mais ce sont de ces chiffres qu'on pose au hasard, et qui répondent à une préoccupation du moment. Ceux-ci, évidemment, n'ont aucun rapport avec les dispositions de M. Montessieux… Telle est ma certitude après les avoir bien examinés. Comme vous pouvez le voir, ils sont tracés bien au-dessous de la signature, rapidement, mal formés, à la façon d'une note qu'on aurait jetée là parce qu'on n'avait pas d'autre papier sous la main. – Vous devez avoir raison, maître Bernard, dit Raoul. Mais tout de même, voulez-vous me permettre de les copier ? » Et Raoul copia cette ligne de chiffres : 3141516913141531011129121314 « Je vous remercie, dit-il. Quelquefois un hasard favorable vous donne de ces indications fortuites qu'il ne faut pas négliger. Celle-ci, bien que fort obscure, est peut-être de ce nombre. » L'entretien était fini. Béchoux, désireux de développer certaines considérations propres à le mettre en relief, reconduisit le notaire jusqu'à la grille. À son retour, il trouva, dans le boudoir du rez-de-chaussée, Raoul et les deux jeunes femmes, tous trois silencieux, et il s'écria, d'un ton dégagé : « Eh bien ? Qu'est-ce que tu en dis ? Ces chiffres ? ça m'a tout l'air de chiffres alignés sans raison, hein ? – Probable, dit Raoul. Je t'en donnerai le double, et tu chercheras. – Et pour le reste ? – Ma foi, la récolte n'est pas mauvaise. » Cette petite phrase, jetée négligemment, fut suivie d'un silence. Il fallait des raisons sérieuses pour que Raoul l'eût pro- noncée. Un sentiment de curiosité anxieuse tourna les autres vers lui. Il répéta : « La récolte n'est pas mauvaise. Et ce n'est pas fini… La séance continue. – Tu vois donc des renseignements dans tout ce fatras ? demanda Théodore Béchoux. – J'en vois beaucoup, riposta Raoul, et tous, ils nous ramènent à ce qui est le centre même de l'aventure. – C'est-à-dire ? – C'est-à-dire le déplacement des trois saules. – Toujours ta marotte, ou plutôt celle de Mlle Montessieux. – Et qui a sa justification très nette dans le testament de M. Montessieux. – Mais, sacré nom, puisque le plan de M. Montessieux situe les trois saules au lieu même où ils sont. – Oui, mais examine bien ce plan comme je viens de le faire, et tu verras que le même travail que l'on a effectué sur le terrain, fut accompli également sur le papier. Regarde, on a gratté là, à l'endroit du tertre, la triple croix qui représentait le groupe des saules, grattage habile, mais que l'on discerne aisément avec une loupe. – Alors ? dit Béchoux, ébranlé. – Alors rappelle-toi le jour récent où j'étais couché sur la branche d'un des saules, et où je t'avais dressé comme un Apollon sur le tertre. Eh bien, à ce moment, je cherchais au hasard et dans toutes les directions ce que nous allons trouver là, sur ce plan, avec une précision mathématique. Prends cette règle et ce crayon, et, conformément aux instructions de M. Montessieux, tire une ligne qui va du pilier désigné au saule central actuel. » Béchoux obéit, et Raoul continua : – Bien. Maintenant, tout en gardant le bas de la règle au pilier, fais-la pivoter à gauche, dans le haut, de manière à atteindre le tertre. Parfait. Retire ta règle. Tu as ainsi dessiné un angle aigu qui part du pilier, et dont les deux branches se dirigent, l'une à gauche, vers l'emplacement primitif des trois saules, l'autre à droite vers l'emplacement actuel. Dans l'ouverture de ce compas s'étend une bande, un fuseau de terrain, si tu veux, qui, selon qu'on adopte le plan initial de M. Montessieux ou le plan rectifié clandestinement, appartient au lot numéro 1, c'està-dire aux propriétaires du manoir, ou bien au lot numéro 2, c'est-à-dire aux propriétaires du pavillon de chasse. Comprends-tu ? – Oui, dit Béchoux, que l'argumentation de Raoul semblait soudain captiver. – Donc, repartit Raoul, voilà un premier point élucidé. Passons au second. Que contient ce fuseau de terrain ? – Les roches, dit Béchoux, la moitié de la Butte-auxRomains, la partie de la gorge étroite où coule la rivière, l'île, etc. – C'est-à-dire, formula Raoul, que le fuseau dérobé (car c'est un pur vol), englobe approximativement toute la rivière, durant son évolution dans le domaine, et que, en définitive, M. Montessieux désirait laisser le cours de cette rivière à ses héritiers du manoir, et qu'il la laisse contre son gré à ses héritiers du pavillon de chasse. – Donc, prononça Béchoux, tu prétendrais que toute la machination ourdie avait pour but le vol de la rivière au détriment d'une personne et au bénéfice d'une autre personne ? – Exactement. À la mort de M. Montessieux, quelqu'un a intercepté le testament, et, plus tard, est venu ici et a déplacé, avec des complices, les trois saules. – Mais ce testament ne pouvait laisser prévoir l'utilité de ce déplacement, et rien ne te l'indique, à toi non plus, Cette utilité ? – Non, mais, souviens-toi de la phrase de M. Montessieux : « J'exposerai le secret de l'or quand le moment sera venu. » Cette explication n'a peut-être pas été faite, mais le voleur du testament l'a sans doute devinée, et dès lors il agissait à bon escient en transplantant les trois saules. » Béchoux, bien que convaincu, cherchait encore des objections, et il reprit : « Hypothèse séduisante. Mais, selon toi, qui est-ce qui aurait agi ? – Tu connais le proverbe latin : Is fecit cui prodest. Le coupable est celui à qui l'acte profite. – Impossible ! car, en l'occurrence, l'acte profitait à Mme Guercin, dont l'héritage s'est accru de la portion dérobée. Et tu ne vas pas nous faire croire ?… » Raoul ne répondit pas aussitôt. Il réfléchissait, tout en épiant le visage de ses interlocuteurs, comme s'il eût voulu voir l'effet que produisait sur eux chacune de ses paroles. À la fin, il se tourna vers Bertrande. « Excusez-moi, madame. Je ne veux rien faire croire, comme le prétend M. Béchoux. J'enchaîne simplement les événements les uns aux autres, et je mets, dans mes déductions, le plus de rigueur et de logique possible. – Les choses se sont sûrement passées comme vous le dites déclara Bertrande. Mais c'est en apparence seulement que l'on a travaillé pour moi. En réalité, je ne profiterai pas plus du vol commis que Catherine n'en eût profité dans le cas contraire. Il n'y aura ni haie ni palissade entre nous. Par conséquent l'instigateur de ce complot inexplicable travaillait pour son intérêt personnel. – Pas d'hésitation possible à ce propos », dit Raoul. Béchoux intervint : « Et tu n'as aucune idée ?… Cependant tu sais que le document a été introduit dans le dossier Montessieux. – Je le sais. – Par qui le sais-tu ? – Par celui-là même qui a fait le coup. – Eh bien, par celui-là nous pouvons arriver au centre même de l'affaire. – Ce n'est qu'un comparse. – Oui, un agent d'exécution à la solde d'un autre ? – Justement. – Son nom ? » Raoul ne se pressait pas de donner des précisions. On eût dit qu'il cherchait à donner à la scène, par ses réticences et ses hésitations, le plus d'intensité possible. Pourtant Béchoux insistait. Les deux sœurs attendaient sa réponse. « En tout cas, Béchoux, fit-il, nous poursuivons notre enquête entre nous, hein ? Tu ne vas pas nous jeter tes amis de la police dans les jambes ! – Non. – Tu le jures ? – Je le jure. – Eh bien, la trahison s'est produite dans l'étude ellemême. – Tu en es certain ? – Absolument. – Pourquoi n'as-tu pas prévenu maître Bernard ? – Parce qu'il n'aurait pas agi avec la discrétion nécessaire. – Alors on peut interroger un de ceux qui l'entourent, un de ses clercs, par exemple. Je m'en charge. – Je les connais tous, dit Catherine. L'un deux même est venu ici, il y a quelques semaines, pour voir ton mari, Bertrande. Tenez, je me souviens tout à coup (elle baissa la voix) c'était le matin du jour où il a été tué… Il était huit heures. Moi, j'attendais un mot de mon fiancé, et c'est dans le vestibule que j'ai rencontré ce clerc de l'étude Bernard. Il semblait très agité. À ce moment ton mari est descendu, et ils sont partis ensemble dans le jardin. – Donc, dit Béchoux, vous savez comment il s'appelle ? – Oh ! depuis longtemps. C'est le second clerc, un grand maigre, mélancolique… le père Fameron. » Raoul s'attendait à ce nom et ne sourcilla pas. Au bout d'un instant il questionna : « Un petit renseignement, je vous prie, madame. Est-ce que, la nuit précédente, M. Guercin était sorti du manoir ? – Peut-être, dit Bertrande, je ne me rappelle plus bien. – Moi, je me rappelle, dit Béchoux, et parfaitement. Il avait un peu mal à la tête. Il m'a reconduit jusqu'au village, et il a continué sa promenade du côté de Lillebonne… Il était dix heures du soir. » Raoul d'Avenac se leva et marcha de long en large durant deux ou trois minutes. Puis il revint s'asseoir et dit posément : « C'est curieux. Il y a vraiment des coïncidences bizarres. L'homme qui a introduit le testament dans le dossier Montessieux s'appelle Fameron. Au cours de cette nuit-là, vers dix heures du soir, et du côté de Lillebonne, il a rencontré la personne qui désirait que ce testament, dérobé par elle évidemment, fût placé parmi les papiers du dossier, et le père Fameron, après avoir hésité, se chargea de la mission, moyennant le versement d'une somme de vingt mille francs. » Chapitre IX Deux des coupables Les paroles de Raoul d'Avenac se prolongèrent dans un lourd silence où palpitaient les pensées les plus diverses. Bertrande avait mis l'une de ses mains devant ses yeux et réfléchissait. Elle dit à Raoul : « Je ne comprends pas très bien. Est-ce qu'il y a dans vos paroles une accusation plus ou moins nette ?… – Contre qui, madame ? – Contre mon mari ? – Dans mes paroles aucune accusation, répliqua Raoul. Mais j'avoue que, moi-même, en exposant les faits tels qu'ils se présentent à mon esprit, je suis étonné de voir l'aspect qu'ils prennent à l'encontre de M. Guercin. » Bertrande ne parut pas très étonnée, et elle expliqua : « L'affection qui nous avait unis, Robert et moi, lors de notre mariage, n'a pas résisté à l'épreuve. Je le suivais dans la plupart de ses voyages, parce que c'était mon mari et que nos intérêts étaient communs, mais j'ignorais tout de sa vie personnelle, en dehors de moi. C'est pourquoi je ne m'indignerais pas outre mesure si les événements nous obligeaient à examiner sa conduite. Quelle est votre pensée exacte ? Répondez sans réticence. – Puis-je vous interroger ? demanda Raoul. – Certes. – M. Guercin se trouvait-il à Paris à la mort de M. Montessieux ? – Non. Nous étions à Bordeaux. Avertis par un télégramme de Catherine, nous sommes arrivés le surlendemain matin. – Et vous êtes descendus ? – Dans l'appartement de mon père. – La chambre de votre mari était-elle loin de celle où reposait M. Montessieux ? – Toute proche. – Votre mari a veillé le corps ? – La dernière nuit, alternativement avec moi. – Il est resté seul dans la chambre ? – Oui. – Il y avait une armoire, un coffre où l'on supposait que M. Montessieux rangeait ses papiers ? – Une armoire. – Fermée à clef ? – Je ne me rappelle pas. – Je me rappelle, moi, dit Catherine. Lorsque grand-père a été surpris par la mort, l'armoire était ouverte. J'ai enlevé la clef et l'ai mise sur la cheminée où maître Bernard l'a prise le jour de l'enterrement afin d'ouvrir l'armoire. » Raoul fit un geste sec, de la main, et prononça : « Il y a donc lieu de croire que c'est durant la nuit que M. Guercin aurait dérobé le testament. » Aussitôt, Bertrande se révolta : « Que dites-vous ? Mais c'est abominable ! De quel droit affirmez-vous a priori qu'il l'ait dérobé ? – Il faut bien qu'il l'ait dérobé, dit Raoul, puisqu'il a payé le sieur Fameron pour l'introduire dans le dossier Montessieux. – Mais pourquoi l'aurait-il dérobé ? – Pour le lire d'abord et pour voir s'il n'y avait pas quelque disposition désavantageuse pour vous, c'est-à-dire pour lui. – Mais il n'y en avait aucune ! – À première vue, non. Vous receviez une part, votre sœur une autre part plus importante, et vous étiez dédommagée par une somme en or. Mais d'où venait cet or ? C'est ce que vous vous demandez et ce que se demanda M. Guercin. À tout hasard, il empocha le document, se réservant d'y réfléchir et de se procurer la feuille supplémentaire qui devait, par annexe, expliquer le secret de fabrication de l'or. Il ne trouva rien. Mais ses réflexions, dont on devine le processus en lisant le document, le poussaient, deux mois plus tard, à rôder autour de Radicatel. – Qu'en savez-vous, monsieur ? Il ne me quittait pas. Je voyageais avec lui. – Pas toujours. À cette époque il simula un voyage en Allemagne (j'ai connu cette absence en interrogeant votre sœur à son insu). En réalité il s'établit de l'autre côté de la Seine, à Quillebeuf, et, le soir, il venait dans le bois voisin et se cachait dans la cabane de la mère Vauchel et de son fils. La nuit il franchissait le mur derrière les rochers, à un endroit que j'ai repéré, et il venait visiter le manoir. Visites inutiles, qui ne lui procurèrent ni l'explication du secret ni la poudre d'or. Mais, pour ajouter à votre héritage la bande de terrain à laquelle, dans l'esprit même du testament rédigé, semblaient liées la découverte et la possession du secret, il déplaça les saules, enclavant ainsi dans votre lot les rochers, la Butte-aux-Romains et la rivière. » Bertrande s'irritait de plus en plus. « Des preuves ! des preuves ! – C'est le fils Vauchel, bûcheron de son état, qui a fait le travail. Sa mère était au courant. Avant de devenir tout à fait folle, elle a bavardé. Des commères du village que j'ai questionnées m'ont fixé sur ces points. – Mais, était-ce bien mon mari ? – Oui. On le connaissait dans la région, parce qu'il avait habité jadis avec vous le manoir. En outre, j'ai retrouvé ses traces à l'hôtel de Quillebeuf, où il s'était inscrit sous un faux nom sans déguiser son écriture. J'ai déchiré la page du registre et je l'ai dans mon portefeuille. Le registre contenait aussi d'ailleurs la signature d'une autre personne qui l'a rejoint vers la fin de son séjour. – Une autre personne ? – Oui, une dame. » Bertrande eut un accès de colère. « C'est un mensonge ! Mon mari n'a jamais eu de maîtresse. Et puis tout cela n'est que calomnie et mensonge ! Pourquoi vous acharnez-vous après lui ? – Vous m'avez questionné. – Après ? Après ? dit-elle, en essayant de se dominer. Continuez. Je veux savoir jusqu'où on peut avoir l'audace… » Raoul poursuivit calmement : « Après, M. Guercin a interrompu son entreprise. Les saules reprenaient vigueur à l'endroit où il les avait fait planter. Le tertre d'où il les avait arrachés recouvrait peu à peu son aspect naturel. En outre, la solution du problème demeurait en suspens et le secret de l'or fabriqué restait impénétrable. Le désir de se remettre à l'œuvre l'amena ici lorsque vous y fûtes installée avec votre sœur. « Le moment était venu d'utiliser le testament, de vivre à l'endroit même où avait vécu M. Montessieux, et d'étudier sur place le terrain conquis et les conditions dans lesquelles l'or avait pu être fabriqué. Dès le second soir, il embauchait le sieur Fameron et, moyennant vingt mille francs, achetait la conscience du bonhomme. Le lendemain matin, le sieur Fameron le relançait ici – derniers scrupules, instructions à recevoir, on ne pourrait le préciser. Après le déjeuner, M. Guercin se promenait dans le parc, traversait la rivière, poussait une pointe vers le pigeonnier, ouvrait la porte… – …Et recevait une balle en pleine poitrine, qui le tuait net, interrompit Béchoux, d'une voix forte, en se levant, les bras croisés, l'attitude provocante. Car, enfin, c'est à cela qu'aboutit toute ta démonstration ! – Qu'est-ce que tu veux dire ? » Béchoux répéta, de la même voix ardente et triomphante : « …Et il recevait une balle en pleine poitrine, qui le tuait net ! Ainsi M. Guercin serait l'âme du complot ; il aurait dérobé le testament ; il aurait transplanté trois arbres ; il aurait cambriolé mille mètres de ce jardin ; il aurait remué ciel et terre, et non seulement ce n'est pas lui qui, complétant son œuvre, aurait tendu le piège suprême, mais c'est lui, au contraire, qui aurait été la victime de ses propres embûches ! Et voilà tout ce que tu nous proposes. Et tu voudrais me faire gober, à moi, Béchoux, à moi le brigadier Béchoux, me faire gober de semblables bourdes ! À d'autres, mon vieux ! » Béchoux, le brigadier Béchoux, s'était planté en face de Raoul d'Avenac, les bras toujours croisés et la physionomie gonflée d'une sainte indignation. À côté de lui, Bertrande s'était redressée, prête à défendre son mari. Catherine, assise et la tête basse, sans manifester aucun de ses sentiments, paraissait pleurer. Raoul regarda Béchoux longuement avec une expression de mépris indicible, comme s'il pensait : « Mais je ne ferai donc jamais rien de cet imbécile ! » Puis il haussa les épaules et sortit. On le vit à travers la fenêtre. Il arpentait l'étroite terrasse qui longeait la maison. La cigarette aux lèvres, les mains au dos, ses yeux fixés sur les dalles de la terrasse, il réfléchissait. Une fois il alla vers la rivière, qu'il suivit jusqu'au pont, s'arrêta, puis revint ? Quelques minutes encore s'écoulèrent. Quand il rentra, les deux sœurs et Béchoux ne prononcèrent pas une parole. Bertrande, assise près de Catherine, semblait effondrée. Quant à Béchoux, il n'offrait plus le plus petit symptôme de résistance, de provocation, de morgue agressive. On eût dit que le regard dédaigneux de Raoul l'avait dégonflé, et qu'il ne songeait plus, à force d'humilité, qu'à se faire pardonner sa révolte contre le maître. Celui-ci, d'ailleurs, ne se donna même pas la peine de poursuivre son argumentation et d'en expliquer les contradictions. Il demanda simplement à Catherine : « Dois-je répondre, pour que vous ayez confiance en moi, à la question brandie par Théodore Béchoux ? – Non, dit la jeune fille. – C'est votre avis, madame ? demanda-t-il à Bertrande. – Oui. – Vous avez en moi une foi absolue ? – Oui. » Il reprit : « Désirez-vous rester au manoir, retourner au Havre, ou vous rendre à Paris ? » dit : Catherine se leva vivement, et, les yeux dans ses yeux, lui moi. « Nous ferons ce que vous nous conseillerez, ma sœur et – En ce cas, restez au manoir. Mais restez-y sans vous tourmenter de ce qui pourrait advenir. Quelles que soient les apparences, si violentes que soient les menaces dont vous vous sentirez entourées et les prédictions de Théodore Béchoux, n'ayez pas une seconde d'appréhension. Une seule précaution à prendre : préparez-vous à quitter le manoir dans quelques semaines, et dites bien haut que vous partez le 10 septembre, le 12 au plus tard, certaines affaires vous rappelant à Paris. – À qui devons-nous dire cela ? – Aux gens du village que vous pouvez rencontrer. – Nous ne sortons guère. – Alors dites-le à vos domestiques, que je vais aller chercher au Havre. Que vos intentions soient connues de maître Bernard, de ses clercs, de Charlotte et de M. Arnold, du juge d'instruction, etc. Le 12 septembre prochain le manoir sera fermé, et votre intention est de n'y revenir qu'au printemps prochain. » Béchoux insinua : « Je ne saisis pas très bien. – Le contraire m'étonnerait », dit Raoul. La séance était finie. Comme l'avait prévu Raoul, elle avait été longue. Béchoux lui demanda, le prenant à part : « Tu as terminé ? – Pas tout à fait. La journée ne s'achèvera pas là-dessus. Mais le reste ne te regarde pas. » Le soir même, Charlotte et M. Arnold rentraient. Raoul avait décidé que Béchoux et lui, dès le lendemain, s'installeraient sommairement dans le pavillon de chasse, et que la femme de ménage de Béchoux s'occuperait de leur service. C'était le maximum de précaution qu'il consentait à prendre, affirmant que les deux sœurs ne couraient et n'avaient jamais couru aucun danger à demeurer seules, et qu'il était préférable, pour des raisons qu'il ne donna pas, de vivre séparément. Et tel était son ascendant sur elles, malgré l'anomalie d'une telle affirmation, qu'elles ne protestèrent ni l'une ni l'autre. Catherine, se trouvant seule avec lui un moment, murmura, sans le regarder : « Je vous obéirai, Raoul, quoi qu'il arrive. Il me semblerait impossible de ne pas vous obéir. » Elle défaillait d'émotion. Elle sourit également. Ce dernier dîner, pris en commun, fut taciturne. Les accusations de Raoul avaient créé de la gêne. Le soir, comme d'habitude, les deux sœurs restèrent dans le boudoir. À dix heures, Catherine d'abord, puis Béchoux se retirèrent. Mais, au moment où Raoul allait quitter le billard, Bertrande le rejoignit et lui dit : « J'ai à vous parler. » Elle était très pâle, et il vit que ses lèvres tremblaient. « Je ne pense pas, dit-il, que cette conversation soit indispensable. – Mais oui, mais oui, fit-elle vivement. Vous ne savez pas ce que j'ai à vous dire, et si c'est grave ou non. » Il répéta : « Êtes-vous sûre ? Êtes-vous sûre que je ne le sache pas ? » La voix de Bertrande s'altéra un peu. « Comme vous répondez ! On croirait que vous avez de l'animosité contre moi. – Ah ! aucune, je vous le jure, dit-il. – Si, si. Sans quoi m'auriez-vous révélé la présence de cette femme à Quillebeuf, auprès de mon mari ? C'était me faire une peine inutile. – Vous êtes libre de ne pas ajouter foi à ce détail. – Ce n'est pas un détail, murmura-t-elle. Ce n'est pas un détail. » Elle ne quittait pas Raoul des yeux. Après une pause, elle demanda, hésitante et anxieuse : « Alors, vous avez pris cette page du registre ? – Oui. – Montrez-la-moi. » Il tira de son portefeuille une page, soigneusement coupée. Elle était divisée en six cases, dont chacune offrait les questions imprimées, et les réponses manuscrites des voyageurs. « Où est la signature de mon mari ? – Ici, dit-il, M. Guercigny. Vous voyez, c'est une altération de son nom. Vous reconnaissez l'écriture ? » Elle hocha la tête et ne répliqua pas. Puis elle reprit, les yeux toujours levés vers lui : « Je n'aperçois aucune signature de femme sur cette page. – Non. La dame n'est venue que quelques jours plus tard. Voici la page que j'ai enlevée également, et voici la signature : Mme Andréal, de Paris. » Bertrande chuchota : « Mme Andréal. Mme Andréal… – Ce nom ne vous dit rien ? – Rien. – Et vous ne reconnaissez pas l'écriture ? – Non. – Elle est, en effet, visiblement déguisée. Mais, en l'étudiant avec attention, il est impossible de ne pas retrouver certains signes particuliers et très caractéristiques, comme l'A majuscule, comme le point de l'i placé très à droite. » Elle balbutia, au bout d'un instant : « Pourquoi dites-vous des signes particuliers ? Vous avez donc des points de comparaison ? – Oui. – Vous possédez l'écriture de cette dame ? – Oui. – Mais… alors… vous savez qui a tracé ces lignes ? – Je le sais. – Et si vous vous trompez ? s'écria-t-elle, en un sursaut d'énergie… Car enfin… vous pouvez vous tromper… Deux écritures peuvent être ressemblantes et n'être pas de la même personne. Réfléchissez. Une telle accusation est si grave ! » Elle se tut. Ses yeux, tour à tour, imploraient Raoul et le défiaient. Et puis, soudain vaincue, elle tomba sur un fauteuil et se mit à sangloter. Il lui donna le loisir de se reprendre, peu à peu, et, penché sur elle, lui mettant sa main sur l'épaule, il murmura : « Ne pleurez pas. Je vous promets de tout arranger. Mais dites-moi bien que toutes mes suppositions sont exactes, et que je puis continuer dans la voie où je me suis engagé. – Oui, fit-elle d'un ton à peine perceptible… oui… c'est l'entière vérité. » Elle avait saisi la main de Raoul et, la tenant entre les siennes, la pressait et la mouillait de ses larmes. « Comment les choses se sont-elles passées ? dit-il. Quelques mots seulement, pour que je sache… Plus tard, s'il le faut, nous en reparlerons. » Elle prononça, d'une voix brisée : « Mon mari n'est pas tout à fait aussi coupable qu'on peut le croire… C'est grand-père qui lui avait confié une lettre, laquelle devait être ouverte à sa mort, en présence du notaire. Mon mari l'a ouverte et a trouvé le testament. – C'est l'explication que votre mari vous a donnée ? – Oui. – Elle est peu vraisemblable. Votre mari était en bons termes avec M. Montessieux ? – Non. – Alors, comment votre grand-père lui aurait-il confié son testament ? – En effet… en effet. Mais je vous dis ce qu'il m'a raconté… plusieurs semaines après. – En vous taisant sur les volontés de M. Montessieux, vous vous faisiez complice de votre mari… – Je le sais… et j'en souffrais beaucoup. Mais nous avions de gros ennuis d'argent, et il nous semblait que nous étions frustrés au profit de Catherine. C'est cette histoire d'or qui a tourné la tête à mon mari. Malgré nous, nous étions persuadés que grand-père avait trouvé le secret de la fabrication, et qu'en léguant à Catherine le manoir et tout le côté du parc à droite de la rivière, il lui livrait par là même, et à elle seule, des trésors illimités. – Mais elle eût certainement partagé avec vous. – J'en suis sûre, mais j'ai subi la domination de mon mari, et je me suis laissée entraîner par faiblesse, par lâcheté… Quelquefois même avec une sorte de rage. C'était si injuste… si révoltant… ! – Mais puisque le testament était supprimé, la propriété restait indivise entre votre sœur et vous. – Oui, mais elle pouvait se marier – ainsi qu'il arrive actuellement – et nous n'étions plus libres de faire les recherches que nous voulions. D'ailleurs, mon mari devait en savoir plus long qu'il ne le disait. – Par qui ? – Par la mère Vauchel, qui travaillait ici autrefois, et qui, dans sa demi-folie, lui racontait certaines choses sur grandpère, où il était surtout question de rochers, de la Butte-auxRomains et de la rivière. Cela concordait avec la volonté de mon grand-père sur cette limite des saules qu'il voulait imposer entre les deux propriétés. – Et c'est pour cela que M. Guercin a changé cette limite ? – Oui. Moi, je suis venue à Quillebeuf, comme vous l'avez appris par ma signature. Mon mari me rendait compte… – Et par la suite ? – Il ne m'a plus rien dit. Il se défiait de moi. – Pourquoi ? – Parce que je m'étais reprise et que je le menaçais de tout dire à Catherine. D'ailleurs, nous vivions de plus en plus éloignés l'un de l'autre. Cette année, quand je suis venue ici avec Catherine, en vue de son mariage, c'était, dans mon idée, une séparation définitive. L'arrivée de mon mari deux mois après m'a surprise. Il ne m'a rien dit de son affaire avec Fameron, et je ne sais pas qui l'a tué, et pourquoi on l'a tué. » Elle frissonnait. Le souvenir du crime la bouleversait de nouveau, et elle eut un accès de désespoir et de terreur qui la rejeta vers Raoul. « Je vous en prie… je vous en prie… supplia-t-elle, aidezmoi… protégez-moi… – Contre qui ? – Contre personne… mais contre les événements… contre le passé… Je ne veux pas qu'on sache ce qu'a fait mon mari, et que j'ai été sa complice… Vous qui avez tout découvert, vous pouvez empêcher cela… Vous pouvez tout ce que vous voulez… J'ai l'impression d'une telle sécurité près de vous ! Protégezmoi. » Elle appuyait la main de Raoul sur ses yeux mouillés, sur ses joues couvertes de larmes. Raoul fut troublé. Il la redressa. Le beau visage de Bertrande se trouva près du sien, visage tragique et déformé par l'émotion. « Ne craignez rien, murmura-t-il, je vous défendrai. – Et puis vous ferez la lumière, n'est-ce pas ? Tout ce mystère pèse sur moi. Qui a tué mon mari ? Pourquoi l'a-t-on tué ? » Il lui dit très bas, en contemplant les lèvres qui frissonnaient : « Votre bouche n'est pas faite pour le désespoir… Il faut sourire… sourire et ne pas avoir peur… Nous chercherons ensemble. – Oui, ensemble, dit-elle ardemment. Près de vous, je suis si apaisée. Je n'ai confiance qu'en vous… En dehors de vous, personne ne peut m'aider… Je ne sais pas ce qui se passe en moi…, mais il n'y a plus que vous… il n'y a plus que vous… Ne m'abandonnez pas… » Chapitre X L'homme au grand chapeau Le sieur Fameron revint de Rouen beaucoup plus tôt que ne l'avait calculé Raoul. Dévalisé par un de ses camarades de ripaille, il prit possession, sur la route de Lillebonne à Radicatel, de la petite maison qu'il s'était préparée, au cours d'une longue vie de privations et de droiture, et se coucha, ce soir-là, avec la conscience satisfaite d'un homme qui n'a pas dans sa poche un sou qu'il n'ait gagné en dehors de son honnête travail. Il fut donc surpris d'être réveillé, en pleine nuit, par un individu qui lui lançait dans les yeux un jet de lumière, et qui lui rappela certain épisode assez confus de sa joyeuse vie de fêtard. « Eh bien, quoi, Fameron, on ne reconnaît pas son vieux camarade de Rouen, l'ami Raoul ? » Il se leva sur son séant, effaré et pantois, et bredouilla : « Qu'est-ce que vous me voulez ?… Raoul ?… je ne connais personne de ce nom-là. – Comment ? tu ne te souviens pas de nos ripailles selon ton expression, et des confidences que tu m'as faites, une nuit, à Rouen ? – Quelles confidences ? – Tu sais bien, Fameron… les vingt mille francs ? le monsieur qui t'a abordé ?… la lettre introduite dans le dossier Montessieux ? – Taisez-vous !… taisez-vous ! gémit Fameron, d'une voix étranglée. – Soit. Mais alors réponds. Et si tu réponds gentiment, je ne dirai pas un mot de ton affaire à mon ami Béchoux, le brigadier de la Sûreté avec qui j'enquête sur l'assassinat de M. Guercin. » La terreur du bonhomme Fameron s'exaspéra. Il roulait des yeux blancs et semblait sur le point de s'évanouir. « Guercin ?… M. Guercin ?… je vous jure que j'ignore tout. – Je le crois, Fameron… tu n'as pas la tête d'un assassin… C'est autre chose que je voudrais savoir… une petite chose de rien du tout… après quoi tu pourras dormir comme une petite fille sage. – Quoi ? – Tu connaissais M. Guercin autrefois ? – Oui, je l'avais vu à l'étude, comme client. – Depuis ? – Jamais. – Sauf la fois où il t'a abordé et sauf la fois où tu as été le voir à Radicatel, le matin du crime ? – C'est ça. – Eh bien voici tout ce que je te demande : cette nuit-là, était-il seul ? – Oui… ou plutôt non. – Précise. – Il était seul, pour me parler. Mais, à dix mètres de distance, entre les arbres – ça se passait sur la route, près d'ici – il y avait quelqu'un que j'entrevoyais dans l'obscurité. – Quelqu'un qui était avec lui, ou qui l'épiait ? – Je ne sais pas… Je lui ai dit : « Il y a quelqu'un… » Il m'a répondu : « Je m'en moque. » – Comment était-il, ce quelqu'un ? – Je ne sais pas. Je n'ai vu que son ombre. – Comment était-elle, cette ombre ? – Je ne pourrais pas dire. Tout de même j'ai vu qu'elle portait un grand chapeau. – Un très grand chapeau ? – Oui, comme un chapeau à très larges bords, et à très haute calotte. – Tu n'as rien d'autre de particulier à me signaler ? – Rien. – Tu n'as pas la moindre opinion sur l'assassinat de M. Guercin ? – Aucune. J'ai pensé seulement qu'il y avait peut-être un rapport entre le criminel et l'ombre que j'avais aperçue. – Probable, dit Raoul. Mais ne t'occupe pas de tout cela, Fameron. N'y pense plus et dors. » Avec une poussée douce, il obligea Fameron à s'étendre, lui remonta ses draps jusqu'au menton, le borda et s'en alla sur la pointe des pieds, en lui recommandant de faire dodo bien sagement. Lorsque Arsène Lupin raconta, par la suite, le rôle qu'il joua, sous le nom de Raoul d'Avenac, dans l'aventure de la Barre-y-va, il fit à ce moment une petite digression psychologique : « J'ai toujours constaté que, en pleine crise d'action, on se trompe sur l'état d'âme de ceux qui s'y trouvent mêlés. On les juge avec perspicacité pour tout ce qui concerne l'action où l'on est engagé, mais leurs pensées secrètes, en dehors de cela, leurs sentiments, leurs goûts, leurs projets nous demeurent inconnus. Ainsi, en l'occurrence, je ne distinguais absolument rien dans la psychologie de Bertrande, et pas davantage dans celle de Catherine. Je ne songeais même pas qu'il y eût quelque chose à distinguer qui fût étranger à notre affaire. Elles avaient l'une et l'autre des sautes d'humeur, des accès de confiance à mon égard et de défiance, de crainte et de tranquillité, de gaieté et de sombre mélancolie, au sujet desquels je fis entièrement fausse route. Dans tous les mouvements de leur esprit, je ne cherchais qu'une relation avec notre affaire, et je ne les interrogeais qu'à propos de cette affaire, alors que, la plupart du temps, leurs pensées ne s'y rapportaient nullement. Mon erreur, à moi qu'obsédait un problème criminel sur lequel mon opinion n'était pas loin de se former, fut de ne pas voir que le problème était en partie sentimental. Cela retarda quelque peu la solution. » Mais, en revanche, que de compensations ce retard valut à Raoul ! Conseiller quotidien des deux sœurs, obligé de soutenir leur moral et de remonter leur courage, il vécut entre elles, soit avec l'une, soit avec l'autre, des semaines charmantes. Le matin, avant le déjeuner, elles le retrouvaient sur une barque qu'il avait fait amarrer au pilier de gauche et où il se livrait à la pêche, son divertissement favori. Parfois, ils s'en allaient à la dérive, portés par le flot qui faisait remonter la rivière vers sa source. Ils passaient sous le pont, ils passaient contre la Butte-aux-Romains, dans la gorge profonde qui menait aux saules. Et puis ils s'en retournaient nonchalamment avec le flot qui redescendait. L'après-midi, c'était une promenade aux environs, vers Lillebonne ou Tancarville, ou vers le hameau de Basmes. Raoul causait avec les paysans. Quoique les Normands se défient des étrangers, de ceux qu'ils nomment les horsains, Raoul savait délier leur langue, et il apprit ainsi que plusieurs vols avaient été commis depuis quelques années, au préjudice de châtelains ou de riches fermiers. On sautait les murs, on escaladait les talus, on pénétrait dans les maisons, et de vieux bijoux de famille ou des pièces d'argenterie disparaissaient. Les enquêtes poursuivies n'avaient jamais donné de résultats, et la justice n'avait même pas évoqué ces vols lors de l'affaire Guercin, mais on savait dans le pays que plusieurs d'entre eux avaient été commis par un homme à grand chapeau. On affirmait avoir vu la silhouette de ce grand chapeau qui semblait de couleur foncée, noire sans doute. L'homme était mince et d'une taille très au-dessus de la moyenne. À trois reprises, on recueillit les empreintes de ses pas : elles étaient lourdes, énormes, et provenaient évidemment de sabots démesurés. Mais ce qui intrigua le plus, ce fut de constater qu'une fois, pour pénétrer dans un château, l'homme n'avait pu s'introduire que par une ancienne canalisation, si étroite qu'elle aurait tout juste livré passage à un enfant. Et, dans la cour intérieure de cette propriété, on avait aperçu la silhouette gigantesque de son chapeau et relevé les traces de ses sabots démesurés. Et tout cela s'était glissé par l'ancienne canalisation ! Aussi la légende de l'homme au grand chapeau courait-elle dans la région comme celle de quelque fauve terrible et capable des pires méfaits. Pour les commères, nul doute que ce ne fût lui le meurtrier de M. Guercin. La supposition ne manquait pas de vraisemblance. Béchoux, mis au courant, crut pouvoir affirmer que, la nuit où Catherine avait été attaquée dans sa chambre, l'agresseur poursuivi au milieu des ténèbres du parc lui avait laissé, à lui Béchoux, la vision d'un homme coiffé d'un grand chapeau. Vision très fugitive, mais qu'il retrouvait maintenant enregistrée dans sa mémoire. Ainsi toutes les présomptions tournaient autour de cet individu mystérieux, coiffé et chaussé d'étrange façon. Entrant dans le domaine comme il voulait, s'en éloignant à son gré, rôdant aux environs, opérant de droite et de gauche, et à des intervalles très irréguliers, il semblait bien réellement le génie malfaisant de la contrée. Un après-midi, Raoul, que son instinct dirigeait souvent vers la cabane de la mère Vauchel, appela les deux sœurs. En examinant tout un groupe de planches dressées les unes contre les autres et appuyées au tronc d'un arbre, il avait mis à décou- vert une vieille porte, fendue et démolie, sur laquelle un dessin à la craie était tracé, grossièrement, d'une main maladroite. « Tenez, dit-il, voilà notre homme, c'est bien les lignes de son chapeau… de cette espèce de sombrero pour fort de la halle qu'on lui attribue. – C'est impressionnant, murmura Catherine. Qui a pu faire cela ? – Le fils Vauchel. Il s'amusait à crayonner sur des bouts de planches ou des morceaux de carton. Aucun art, d'ailleurs, même rudimentaire. Et alors tout concorde. La cabane Vauchel était au centre des machinations. Notre homme et M. Guercin s'y sont rencontrés peut-être. C'est ici qu'un ou deux bûcherons de passage ont été embauchés par le fils Vauchel pour déplacer les trois saules. La mère à demi folle assistait aux conciliabules. Elle devinait ce qu'elle ne comprenait pas, interprétant, imaginant, remâchant tout cela dans sa pauvre cervelle, et c'est tout cela qu'elle exprima plus tard devant vous, Catherine, en phrases inachevées et incohérentes où il y avait ces menaces qui vous ont tellement effrayée. » Et le lendemain Raoul découvrait une demi-douzaine de croquis, le schéma des trois saules, des roches, du pigeonnier, deux silhouettes du chapeau, et un enchevêtrement de lignes où l'on discernait la forme d'un revolver. Et Catherine se rappelait que le fils Vauchel, fort adroit de ses mains, venait jadis au manoir, comme sa mère, et, sous la direction de M. Montessieux, faisait des travaux accessoires de menuiserie ou de serrurerie. « Or, conclut Raoul, des cinq personnes que nous venons de citer, quatre sont mortes, M. Montessieux, M. Guercin, la mère et le fils Vauchel. Seul l'homme au chapeau reste, et sa capture seule peut dénouer la situation. » De fait cette ténébreuse figure dominait tout le drame. Il semblait, à chaque instant, qu'elle allait surgir d'entre les arbres, de dessous la terre, ou du lit même de la rivière. Au tournant des allées, comme au niveau des pelouses ou sur la cime des arbres, flottait un fantôme qu'un regard plus attentif dissipait aussitôt. Catherine et Bertrande demeuraient nerveuses. L'une et l'autre se pressaient contre Raoul, comme on se met à l'abri du danger. Il y avait parfois entre elles un désaccord qu'il pressentait, des silences gênants, des embrassades soudaines, des effrois qu'il apaisait avec des mots et des gestes affectueux, mais qui renaissaient, sans motif précis. D'où venait ce déséquilibre ? Est-ce que la peur du fantôme suffisait à l'expliquer ? Subissaient-elles une influence ignorée de lui ? Luttaient-elles contre des forces cachées ? Connaissaient-elles des secrets qu'elles se refusaient à révéler ? La date du départ approchait. De belles journées se succédaient à la fin du mois d'août. Après le dîner, ils aimaient rester dehors, sur la terrasse. On ne voyait pas Béchoux, mais on l'apercevait non loin de la maison, qui fumait en compagnie de la jolie Charlotte, tandis que M. Arnold terminait complaisamment le service. Vers onze heures, on se quittait. Puis Raoul faisait une ronde furtive dans le jardin, et, prenant la barque, remontait le cours de la rivière et demeurait à l'affût, l'oreille tendue. Un soir, le temps était si magnifique que les deux sœurs voulurent le rejoindre. La barque glissa sans bruit, à menus coups de rames qui laissaient tomber, avec un murmure frais, des gouttes d'eau. Un ciel d'étoiles versait une lueur confuse qu'un peu de lune naissante qui se levait quelque part, dans la brume de l'horizon, rendait peu à peu plus précise. Ils gardaient le silence. Au creux du défilé, les rames ne pouvant s'éployer, ils ne bougeaient presque pas. Puis il y eut comme un remous de la marée qui les fit voguer doucement et se balancer d'une rive à l'autre. Raoul passa ses mains sur les mains des jeunes femmes et chuchota : « Écoutez. » Elles ne perçurent rien, mais éprouvèrent une certaine oppression comme à l'approche d'un péril qui ne s'annonçait ni dans le souffle égal de brise, ni dans l'apaisement de la nature. Raoul serrait davantage son étreinte. Il devait, lui, entendre ce qu'elles n'entendaient pas, et savoir qu'il y a des silences chargés de menaces. L'ennemi, s'il était en embuscade, les voyait, tandis qu'on ne pouvait scruter les pentes qui, de chaque côté, offraient tant de repaires invisibles. « Allons-nous-en », dit-il en piquant l'un des avirons dans le talus de la berge. Il était trop tard. Quelque chose s'écroula d'en haut, de dessus la falaise, quelque chose qui dégringola avec fracas et qui, en l'espace de trois ou quatre secondes, s'abattit dans la rivière. Si Raoul n'avait pas tenu ses rames en main, et s'il n'avait pas eu la présence d'esprit de faire pirouetter la barque, un quartier de roc en écrasait l'avant. Une gerbe d'eau, tout au plus, les éclaboussa. Raoul bondit sur le talus. De son œil perçant, il avait avisé parmi les pierres et les pins du sommet, la forme d'un chapeau démesuré. La tête seule avait émergé durant une seconde, puis avait disparu. L'homme se croyait en sûreté dans son trou. Avec une vitesse invraisemblable, Raoul escalada la paroi presque verticale, s'aidant des fougères et s'accrochant aux aspérités. L'ennemi ne dut l'entendre qu'au dernier moment, car, se dressant à demi, il s'aplatit de nouveau, et Raoul ne vit plus que le sol bossué que couvrait l'ombre des arbres. Il s'orienta un instant, hésita, puis fit un saut prodigieux, et tomba sur une masse noire et immobile qui semblait plutôt une levée de terre. C'était lui. Il le tenait. Il le tenait à la taille, et il lui cria : « Fichu, mon bonhomme ! Rien à faire, entre mes pinces. Ah ! gredin, on va rigoler. » L'homme glissa, comme dans une rainure du sol, et rampa durant quelques mètres, toujours tenu solidement par les hanches. Raoul l'insultait et se moquait de lui. Cependant Raoul avait l'impression que sa proie, dans l'ombre épaisse où elle était dissimulée, fondait pour ainsi dire entre ses mains. À cause de deux grosses pierres, entre lesquelles elle s'enfonçait, Raoul la serrait moins bien, les mains écorchées par les rugosités, et les bras rapprochés de plus en plus l'un contre l'autre. Mais oui, mais oui, elle s'enfonçait ! On eût dit qu'elle entrait dans la terre, qu'elle diminuait de seconde en seconde, plus menue et insaisissable. Hors de lui, Raoul grognait et jurait. Mais l'homme s'allongeait, s'amincissait, filait entre les doigts crispés, et il arriva un moment où Raoul n'eut plus rien à tenir. Tout s'était évanoui. Par quel miracle ? En quel refuge impénétrable ? Il écouta. Aucun bruit, sauf l'appel des deux jeunes femmes qui l'attendaient prés de la barque, anxieuses et tremblantes. Il les rejoignit. « Personne, dit-il, sans avouer sa défaite. – Mais vous l'avez vu ? – J'avais cru le voir. Mais sous les arbres, parmi toutes ces ombres, peut-on affirmer ?… » Il les ramena vivement au Manoir et courut dans le jardin. Il était furieux, furieux contre l'homme et contre lui-même. Il fit le tour des murs, guettant certaines issues par où il savait qu'on pouvait s'enfuir. Tout à coup, il précipita sa course, du côté de la serre écroulée. Voilà qu'une silhouette remuait, comme agenouillée… deux silhouettes même. Il se jeta sur elles. La seconde se sauva. Raoul empoigna, à bras le corps, le premier des deux êtres et roula dans les ronces avec lui en criant : « Ah ! cette fois, tu y es ! tu y es ! » Une voix faible se lamenta. « Ah ! ça mais, qu'est-ce que tu as ? vas-tu me ficher la paix ? » C'était la voix de Béchoux. Raoul fut exaspéré. « Crebleu de crebleu ! Tu ne peux pas être couché à cette heure-là ! Triple imbécile, avec qui étais-tu ? » Mais, à son tour, Béchoux eut un accès de rage, et dressé contre Raoul, le secouant avec une force irrésistible, il mâchonnait : « L'imbécile, c'est toi ! De quoi te mêles-tu ? Pourquoi nous as-tu dérangés ? – Qui, vous ? – Mais elle, parbleu ! J'étais sur le point de l'embrasser. Elle avait perdu la tête pour la première fois… J'allais l'embrasser, et voilà que tu rappliques ! Bougre d'idiot, va ! » Malgré sa fureur, malgré ses déboires, Raoul évoquant enfin la scène de séduction qu'il avait interrompue, se mit à rire, d'un rire fou, qui le ployait en deux. « La cuisinière !… La cuisinière !… Béchoux allait embrasser la cuisinière ! Et j'ai coupé court à cette petite cérémonie… Dieu, que c'est rigolo ! Béchoux allait embrasser la cuisinière ! Don Juan, va ! » Chapitre XI Pris au piège Après quelques heures de sommeil, Raoul d'Avenac sauta de son lit, s'habilla et se rendit sur les rochers du défilé. Pour reconnaître l'endroit où la lutte s'était produite, il avait laissé son mouchoir. Il ne l'y retrouva pas à la même place, mais plus loin, noué deux fois (alors qu'il pouvait affirmer n'avoir fait aucun nœud) et fiché dans le tronc d'un sapin par la pointe d'un poignard. « Allons, se dit-il, on me déclare la guerre. C'est donc qu'on a peur de moi. Tant mieux ! Mais tout de même le sieur X a de l'audace… Et quelle virtuosité pour glisser entre les mains comme une anguille ! » Cela surtout intéressait d'Avenac. Et le résultat de ses observations l'intéressa davantage encore. L'issue par où son adversaire lui avait échappé était constituée par une fissure naturelle, une sorte de faille, comme il y en avait beaucoup dans le monticule de granit. Celle-ci, creusée entre deux rocs, était profonde tout au plus de soixante à quatre-vingts centimètres, mais longue, et surtout extrêmement étroite. Elle se terminait, dans sa partie descendante, par une sorte de goulot, si rétréci qu'on ne pouvait imaginer que l'homme eût passé par là, et qu'il y eût passé avec un chapeau certainement plus large que ses épaules et avec des chaussures grossières comme des sabots. Pourtant il en était ainsi. Aucune autre issue n'existait. Et la faculté de s'étirer, que prouvait son incroyable évasion, concordait bien avec cette impression d'amincissement et de fluidité que Raoul avait éprouvée en le sentant se dissoudre, pour ainsi dire, entre ses doigts. Catherine et Bertrande le rejoignirent, très émues encore par l'incident de la nuit, et le visage fatigué par l'insomnie. L'une et l'autre supplièrent Raoul d'avancer la date du départ. « Pourquoi ? s'écria-t-il… À cause de ce quartier de roc ? – Évidemment, fit Bertrande. Il y a là une tentative. – Aucune tentative, je vous jure. Je viens d'examiner l'endroit, et je vous affirme que ce quartier de roc s'est détaché tout seul. C'est donc un hasard malencontreux, et pas davantage. – Cependant, si vous avez couru jusqu'au haut, c'est que vous avez cru voir… – Je n'ai pas cru voir, affirma-t-il. J'ai voulu me rendre compte s'il n'y avait pas quelqu'un et si la chute n'avait pas été provoquée artificiellement. Mes recherches de cette nuit et celles de ce matin ne me laissent aucun doute à ce propos. D'ailleurs, pour préparer la chute d'un tel bloc, il faut du temps. Or, personne ne pouvait se douter que vous feriez cette promenade nocturne, qui fut, vous le savez, décidée au dernier moment. – Non, mais on savait bien que vous la faisiez, vous, depuis plusieurs nuits. Ce n'est plus nous qu'on attaque, mais vous, Raoul. – Ne vous tourmentez pas pour moi, dit Raoul en riant. – Mais si ! mais si ! Vous n'avez pas le droit de vous exposer, et nous ne le voulons pas. » Elles s'effaraient toutes les deux, et l'une ou l'autre, tandis qu'il se promenait dans le jardin, lui tenait le bras et le suppliait. « Allons-nous-en ! Je vous assure que nous n'avons plus aucun plaisir à rester. Nous avons peur. Il n'y a que des pièges autour de nous… Allons-nous-en. Pour quelle raison ne voulezvous pas partir ? » En fin de compte, il répondit : « Pourquoi ? Parce que l'aventure est sur le point de se dénouer, que la date est irrévocablement fixée, et qu'il faut que vous sachiez comment mourut M. Guercin, et d'où provient l'or de votre grand-père. N'est-ce pas votre désir ? – Certes, fit Bertrande. Mais ce n'est pas seulement ici que vous pouvez le savoir. – Seulement ici, et aux dates fixées qui sont ou le 12, ou le 13, ou le 14 septembre. – Fixées par qui ? Par vous ?… ou par l'autre ? – Ni par moi ni par lui. – Alors ? – Par le destin, et le destin lui-même ne peut les changer. – Mais si votre conviction est telle, comment se fait-il que le problème reste obscur pour vous ? – Il ne l'est plus, déclara-t-il, en appuyant sur les mots avec une conviction vraiment stupéfiante. Sauf sur quelques points, la vérité m'apparaît clairement. – En ce cas, agissez. – Je ne puis agir qu'aux dates fixées, et ce n'est qu'à ces dates qu'il me sera possible de mettre la main sur le sieur X et de vous fournir une quantité de poudre d'or. » Il prophétisait du ton allègre d'un sorcier qui s'amuserait à intriguer et à dérouter. Et il leur proposa : « Nous sommes aujourd'hui le 4 septembre. Vous n'avez plus que six ou sept jours. Patientez, voulez-vous ? Et, sans plus penser à toutes ces choses agaçantes, profitons de cette dernière semaine de campagne. » Elles patientèrent. Elles avaient des heures de fièvre et d'inquiétude. Elles se querellaient parfois, sans motif apparent. Elles demeuraient, aux yeux de Raoul, incompréhensibles, fantasques et, par cela même, plus attirantes. Mais elles ne pouvaient se quitter, et surtout elles ne quittaient pas Raoul. Aussi ces quelques jours furent-ils charmants. En attendant un combat dont elles s'évertuaient à deviner les péripéties, et tout en se demandant s'il aurait lieu avant ou après le départ, elles en arrivaient, sous l'influence de Raoul, à se détendre et à jouir délicieusement de la vie. Elles riaient de tout ce qu'il disait, légères et graves, ardentes et nonchalantes, et elles se laissaient aller vers lui avec des élans dont il goûtait toute la spontanéité. Quelquefois, au milieu de leurs effusions amicales, il s'interrogeait gaiement et sans aller trop au fond de lui. « Bigre, mais voilà que je les aime de plus en plus, mes belles amies. Seulement, qui des deux est-ce que j'aime davantage ? Au début c'était Catherine. Elle m'émouvait et je me suis dévoué à elle, insouciant de ce qu'il en adviendrait. Et puis Bertrande, plus femme et plus coquette, me trouble maintenant. En vérité, je perds la tête. » Au fond, peut-être les aimait-il toutes deux, et, en les aimant toutes deux, l'une si pure et si ingénue, l'autre si tourmentée et si complexe, peut-être n'aimait-il qu'une seule et même femme, qui était, sous deux formes différentes, la femme de l'aventure à laquelle il consacrait toutes ses forces et toutes ses pensées. Ainsi s'écoulèrent le 5, le 6 le 7, le 8 et le 9 septembre. À mesure que la date devenait plus proche, Bertrande et Catherine se maîtrisaient davantage, jusqu'à partager la sérénité de Raoul. Elles préparaient leurs malles, tandis que M. Arnold et Charlotte rangeaient le manoir. Théodore Béchoux, très complaisant, ne dédaignait pas de donner un coup de main à Charlotte. Celle-ci devant aller dans sa famille durant une semaine, et Béchoux, qui voulait l'accompagner, ayant déclaré qu'il prendrait le train, Raoul avait obtenu des sœurs qu'elles fissent avec lui, en auto, le tour de la Bretagne. Pendant ce temps, le domestique mettrait en ordre l'appartement de Paris. Le 10 septembre, après le déjeuner, Bertrande sortit du manoir et se rendit au village pour régler les factures des fournisseurs. Quand elle revint, elle aperçut d'abord Raoul qui pêchait à la ligne, installé dans la barque, puis vingt mètres plus loin, à l'entrée du pont, Catherine qui le regardait. Elle s'assit vingt mètres avant la barque, et le regarda comme faisait sa sœur. Il était penché sur l'eau et ne semblait pas s'occuper de son bouchon qui se balançait. Considérait-il un spectacle quelconque au fond de la rivière ? ou suivait-il quelque idée en lui-même ? Raoul dut sentir qu'on l'observait car il tourna la tête du côté de Catherine à qui il sourit, puis du côté de Bertrande à qui il sourit également. Elles montèrent dans la barque. « Vous pensiez à nous, n'est-ce pas ? demanda l'une d'elles en riant. – Oui, dit-il. – À laquelle ? – Aux deux. Je ne puis vraiment pas vous séparer l'une de l'autre. Comment ferais-je pour vivre sans vous deux ? – Nous partons toujours demain ? – Oui, demain matin, 11 septembre. C'est ma récompense, ce petit voyage en Bretagne. – On part… cependant rien n'est résolu, fit Bertrande. – Tout est résolu », dit-il. Un long silence s'établit entre eux ; Raoul ne pêchait rien et n'avait aucun espoir de rien pêcher, la rivière étant dépourvue du moindre goujon. Mais tout de même ils contemplaient tous trois les jeux du bouchon de liège. De temps à autre ils échangeaient une phrase, et le crépuscule les surprit dans cette intimité heureuse. « Je vais donner un coup d'œil à mon auto, dit Raoul. Vous m'accompagnez ? » Ils se rendirent à ce hangar où il remisait son automobile, non loin de l'église. Tout allait bien. Le moteur tournait avec un murmure régulier. À sept heures Raoul quitta Bertrande et Catherine, en leur disant qu'il viendrait les chercher le lendemain vers dix heures et demie, et qu'ils traverseraient la Seine sur le bac de Quillebeuf. Puis il rejoignit Béchoux dans sa chaumière, où, pour plus de commodité, ils devaient passer cette dernière nuit. Après le dîner, l'un et l'autre gagnèrent leurs chambres. Bientôt Béchoux ronflait. Alors Raoul sortit de la maison, prit sous le toit de chaume une échelle suspendue à deux crochets, l'emporta, suivit le sentier qui longeait, à droite, le mur de la Barre-y-va, tourna en haut vers la gauche, et monta sur ce mur. Arrivé au faîte, dans l'ombre épaisse d'un arbre dont les branches tombaient autour de lui et le cachaient, il laissa glisser l'échelle au-dehors, à l'aide d'une corde, et la coucha parmi les ronces. Durant une demi-heure il resta dans l'arbre. Il voyait tout le parc, sous une lune étincelante qui diffusait une clarté blanche et calme, semblait fouiller les ténèbres, et se baignait dans l'eau argentée de la rivière. Au loin, les lumières du manoir, une à une, s'éteignirent. L'horloge de Radicatel sonna dix coups. Raoul veillait. Il ne croyait pas que le moindre danger menaçât les deux jeunes femmes, mais il ne voulait rien laisser au hasard. En supposant même qu'aucune embûche ne fût tendue, l'ennemi pouvait rôder, poursuivre ses préparatifs, se rapprocher du but qu'il croyait atteindre déjà, et s'assurer que luimême n'était pas surveillé. Soudain, Raoul tressaillit. L'événement allait-il lui donner raison de s'être mis à l'affût, et n'allait-il pas surprendre quelque manœuvre ? À cinquante pas de lui, à l'intérieur de l'enceinte qu'il avait suivie, non loin de la petite porte par où, le premier matin, Catherine avait passé, il apercevait une forme immobile, collée contre le tronc d'un arbre, mais qui ne semblait pas en faire partie. De fait, elle oscilla plusieurs fois, puis parut diminuer de hauteur, jusqu'à s'étendre sur le sol. Si Raoul n'avait pas assisté à ce mouvement imperceptible, il n'aurait jamais détaché cette ombre allongée de l'ombre d'un grand if, et qui se mit à ramper dans la ligne même de l'obscurité. Elle gagna ainsi le monticule qui s'était formé autour et audessus de la serre démolie, chaos de pierres et d'herbes et de buissons, où un passage se dessinait en courbe blanchâtre. Elle s'éleva peu à peu, traînant sur le sol, puis disparut dans les fourrés. Raoul aussitôt, certain de n'être pas vu, sauta de son arbre, et se mit à courir en choisissant les endroits où n'arrivait pas le rayonnement de la lune. Ses yeux ne quittaient pas le point culminant des ruines. Quelques minutes lui suffirent pour en atteindre la base. Là, sans plus prendre de précautions, il s'engagea dans le passage pratiqué au milieu des éboulements et monta la piste qui serpentait. Le revolver en main, car il éprouvait quelque méfiance, il parvint au sommet et chercha d'un coup d'œil. N'apercevant rien de suspect, il pensa que l'ennemi redescendait l'autre pente, et il fit encore trois pas. Il eut une seconde ou deux d'hésitation. Il y a des instants où l'excès de calme, où la trop grande impassibilité des feuilles et des herbes vous paraissent autant de menaces. Il avança, cependant, tous ses sens aux aguets, et brusquement il eut l'impression qu'un craquement de branches se produisait sous ses pieds et qu'une fissure s'ouvrait au milieu des décombres. Il tomba dans le vide, et sans doute sa chute avait été combinée de telle façon qu'il reçut à la hauteur du torse comme un formidable coup de bélier, qui l'empêcha de tomber debout, lui fit perdre l'équilibre, et l'abattit comme une masse inerte. Aussitôt il fut enveloppé d'une sorte de couverture, roulé et ficelé avant qu'il eût eu le temps de s'y reconnaître et d'opposer seulement un essai de résistance. Tout cela fut exécuté avec une rapidité extraordinaire, et, autant qu'il put en juger, par un unique agresseur. Et non moins rapide fut la suite de l'opération. D'autres cordes s'enroulèrent qui durent être fixées à des points d'attache solidement établis, pieux, piquets de fer ou moellons cimentés. Puis il eut un éboulement de cailloux et de sable que l'on précipitait sur lui d'en haut. Et puis, plus rien, le silence, les ténèbres, le poids d'une pierre tombale. Raoul était enseveli. Ce n'était pas un homme à se considérer comme perdu et à supprimer en lui la notion de l'espoir. En toute occurrence, sans se dissimuler la gravité d'une situation, d'abord il apercevait les côtés rassurants. Et comment ne se fût-il pas dit sur-le-champ que, somme toute, on aurait pu le tuer, et qu'on ne l'avait pas fait. C'eût été si facile ! Un coup de poignard, et l'on en finissait avec l'obstacle en quelque sorte invincible qu'il constituait pour son adversaire. Si on ne l'avait pas tué, c'est que sa suppression n'était pas indispensable, et qu'on pouvait se contenter de le réduire à l'impuissance durant les quelques jours que nécessitait la besogne envisagée. Et cette hypothèse était d'accord avec ce que savait pertinemment Raoul. Mais, néanmoins, l'ennemi ne reculait pas devant la solution criminelle. Il s'en remettait à la décision du destin. Si Raoul succombait, tant pis pour lui. « Je ne succomberai pas, se dit Raoul. L'essentiel c'est que je n'aie pas d'autre attaque à redouter. » Et, dès le début, son instinct lui faisant prendre la meilleure position possible, il avait tendu toutes ses forces pour plier un peu les genoux, raidir ses bras et gonfler sa poitrine. Il gardait ainsi une certaine liberté de mouvements et la place de respirer. D'autre part, il se rendait compte exactement de l'endroit où il se trouvait. Plusieurs fois, en effet, se glissant sous les débris de la serre, en quête des refuges où l'homme au chapeau pouvait se cacher, il avait remarqué ce vide situé non loin de l'entrée d'autrefois. Donc deux espoirs de salut, par en haut à travers les briques, les cailloux, le sable et toute la ferraille écroulée ; par en bas, sur le sol même où jadis était bâtie la serre. Mais pour tenter l'évasion, il fallait se mouvoir. Et c'était là, peut-être, l'insurmontable difficulté, les cordes étant nouées de telle manière qu'au moindre effort, elles resserraient leur étreinte. Cependant, il s'ingénia par tous les moyens à se retourner et à se faire de la place. En même temps, le cours de ses idées se poursuivait. Il imaginait toutes les phases de l'embuscade, la surveillance exercée sur tous ses actes, la façon dont il avait été repéré au faîte du mur, sous les branches de l'arbre, et la façon habile dont l'adversaire l'avait attiré dans le piège. Chose curieuse, malgré la couverture qui l'enveloppait, et malgré le rempart que dressait autour de lui la masse accumulée, il entendait, non pas confusément, mais avec une incroyable netteté, les bruits du dehors, ou du moins tous ceux qui s'élevaient du côté de la Seine et de ce côté seulement. Ils étaient amenés, sans aucun doute, par, quelque interstice qui restait ouvert entre les décombres, le long du sol, et qui formait, dans la direction de la Seine, une sorte de conduit de cheminée presque horizontale. Ainsi, des sirènes de bateau mugirent sur le fleuve. Des trompes d'auto retentirent sur la route. L'église de Radicatel sonna onze fois, et le dernier coup n'avait pas frappé qu'il perçut les premiers ronflements d'un moteur que l'on mettait en marche et qui était le sien. Il le reconnaissait. Il l'eût reconnu entre mille. Et ce fut bien son moteur qui partit, qui tourna dans le village, qui prit la grande route, et qui, à une allure croissante, s'en alla vers Lillebonne. Mais Lillebonne, était-ce le but ? L'ennemi, car ce ne pouvait être que lui, ne continuait-il pas jusqu'à Rouen, jusqu'à Paris ? Et pour quoi faire ? Un peu las depuis son dur travail de libération, il se reposa et réfléchit. Au fond, la situation se présentait ainsi : le lendemain, 11 septembre, à dix heures et demie du matin, il devait venir au manoir et emmener Catherine et Bertrande. Donc, jusqu'à dix heures et demie et jusqu'à onze heures, rien d'anormal. Catherine et Bertrande ne s'inquiéteraient pas, ne le chercheraient pas. Mais après ? Au cours de la journée, est-ce que sa disparition, sa disparition à lui, si évidente, ne provoquerait pas des investigations qui pourraient le sauver ? En tout cas, l'ennemi devait prévoir que les deux jeunes femmes resteraient à la Barre-y-va et attendraient. Or, cela, c'était l'échec de toute la combinaison, puisque le projet de l'ennemi supposait une liberté absolue d'action. En fin de compte, il fallait que, l'une et l'autre, elles partissent. Le moyen ? un seul. Les appeler à Paris. Une lettre, on reconnaît l'écriture. Donc, un télégramme… un télégramme, signé Raoul, leur disant qu'il a dû soudainement s'en aller, et leur prescrivant de prendre le train dès le reçu de la dépêche. « Et comment n'obéiraient-elles pas ? pensait Raoul. L'injonction leur paraîtrait tellement logique ! Et puis, pour rien au monde, elles ne resteraient à la Barre-y-va sans ma protection. » Il travailla une partie de la nuit, dormit assez longtemps, bien qu'il eût un certain mal à respirer, et se remit à l'œuvre. Sans en avoir la certitude, il croyait bien avancer du côté de l'issue, car les bruits de l'extérieur lui arrivaient avec plus de netteté encore. Mais de combien de centimètres se composait cette avance, obtenue au prix de tant de peine et par de menus mouvements du corps ? Quant à ses liens, ils ne bougeaient pas. Seules les cordes fixées à des points d'attache, comme des amarres, se relâchaient peut-être un peu. Vers six heures du matin, il crut reconnaître le ronflement familier de son auto. Erreur sans doute. Le bruit s'arrêta bien avant Radicatel. D'ailleurs, pourquoi l'ennemi aurait-il ramené cette voiture dont la présence aurait compromis l'effet du télégramme ? La matinée se passa. À midi, bien qu'il n'eût perçu le roulement d'aucun véhicule, il supposa que les deux sœurs avaient quitté Radicatel dès le reçu de la dépêche, pour aller prendre le train à Lillebonne. Contrairement à ses prévisions, vers une heure, l'horloge de l'église continuant à le renseigner régulièrement, il entendit une voix qui criait, non loin de lui : « Raoul ! Raoul ! » C'était la voix de Catherine. Et la voix de Bertrande cria également : « Raoul ! Raoul ! » Il hurla leurs deux noms à son tour. Rien. D'autres appels furent lancés par les deux jeunes femmes, mais ils s'éloignaient. Et, de nouveau, le silence. Chapitre XII La revanche « Je me suis trompé, pensa Raoul. Elles n'ont pas reçu de télégramme les priant de venir à Paris, près de moi, et, surprises par ma disparition, elles me cherchent. » Tout de suite il eut l'idée que leurs investigations ne seraient pas vaines et que Béchoux, particulièrement, spécialiste en la matière, aboutirait aisément. Le domaine, somme toute, était de proportions restreintes, et les cachettes où l'on avait pu l'enfouir – en supposant qu'on le crût mort ou blessé – n'étaient pas si nombreuses. Les roches du défilé, la Butte-aux-Romains, les ruines de la serre, deux ou trois autres endroits peut-être qu'ils connaissaient tous, et qu'il avait inspectés souvent avec Béchoux, en dehors de cela, de la rivière, du pavillon de chasse et du manoir, où aurait-on pu dissimuler un cadavre ? Mais les heures passaient, et l'espoir de Raoul diminuait. « Béchoux, se disait-il, n'est pas en forme actuellement. Quelque acharnement qu'il mette à me retrouver, l'amour lui enlève une partie de ses moyens. Et puis sans doute s'égare-t-il avec les deux jeunes femmes et les deux domestiques, hors du jardin, vers les collines proches, vers le petit bois, vers la Seine… Et puis… et puis… qui sait ? ils ne se sont peut-être pas arrêtés à l'hypothèse d'un crime. Ils peuvent croire que je suis parti pour des raisons impérieuses, sans avoir eu le temps de les avertir, et que j'effectue une expédition préalable… Et ils m'attendent ! » De fait, la journée s'acheva sans nouveaux appels. Aucun bruit ne lui parvint que des bruits de bateaux ou d'automobiles. Les heures aussi continuaient à sonner. Et lorsque, le soir, sonna la dixième heure, il se dit que Catherine et Bertrande n'étaient plus protégées par lui, et que, avec la nuit qui commençait, elles devaient tressaillir de peur. Il redoubla d'efforts. Ses cordes le serraient avec moins de rigueur, et les points d'attache avaient fini par céder, de sorte qu'il lui était possible d'évoluer plus vite vers l'issue qu'il imaginait. Il respirait mieux, à travers l'étoffe assez lâche de la couverture. Mais la faim, sans toutefois le faire souffrir, rendait sa besogne plus âpre et moins efficace. Il s'endormit. Sommeil fiévreux, coupé de cauchemars qui le réveillaient en sursaut… et sommeil auquel il s'arracha tout à coup en criant d'angoisse, sans savoir pourquoi. « Eh ! eh ! dit-il à haute voix, afin de se remettre en équilibre, est-ce que mon cerveau va chavirer pour deux malheureux jours de fatigue et de diète ? » Sept heures sonnaient. C'était le matin du 12 septembre, le premier des jours fatidiques annoncés par lui. Tout laissait prévoir maintenant que l'ennemi gagnerait la bataille. Cette idée le fouetta d'une énergie où il y avait de la rage et de l'exaspération. La bataille gagnée par l'autre, c'était la défaite et la ruine des sœurs, le grand secret dérobé, l'impunité du coupable… et c'était sa mort à lui. S'il voulait ne pas mourir et vaincre, il fallait soulever la pierre du tombeau, et s'échapper. Il avait conscience, à l'air plus vif qu'il respirait, que l'issue n'était pas loin. Une fois dehors, il appellerait, on viendrait, il serait sauvé. Il donna l'effort suprême. Peut-être allait-il passer, lorsque soudain il eut l'impression qu'il se produisait autour de lui comme un cataclysme. Tout le monticule où, avec sa tête, avec ses épaules, avec ses coudes, ses genoux et ses pieds, il creusait sa taupinière, s'effondra. Étaient-ce ses manœuvres qui avaient provoqué la débâcle ? Était-ce l'ennemi qui, surveillant et constatant les progrès du cheminement vers l'issue, avait démoli d'un coup de pioche l'édifice fragile ? Toujours est-il que Raoul se sentit écrasé de toutes parts, étouffé, perdu. Il résista. Il s'arc-bouta de nouveau. Il retint son souffle. Il épargna l'air qui lui restait. Mais c'est à peine s'il pouvait soulever sa poitrine et respirer sous le poids qui l'oppressait. Il pensa encore : « J'en ai pour quinze minutes… Si, dans quinze minutes… » Il compta les secondes. Mais bientôt ses tempes se mirent à battre, ses idées tourbillonnèrent dans le délire, il ne sut pas ce qui se passait. Il se retrouva sur son lit, dans l'ancienne chambre qu'il occupait au manoir. Quand il ouvrit les yeux, il constata qu'il était tout habillé, que Catherine et Bertrande le regardaient anxieusement, et que la pendule marquait sept heures trois quarts. Il chuchota : « Quinze minutes… pas davantage, hein ? Sans quoi… » Il entendit la voix de Béchoux qui ordonnait : « Vite, Arnold, courez au pavillon et rapportez sa valise. Charlotte, une tasse de thé et des biscottes, et au galop, n'est-ce pas ? » Et, revenant au lit, Béchoux lui dit : « Il faut manger, mon vieux… Pas trop… mais il le faut… Ah ! sacrebleu, tu nous en as fait une frousse ! Qu'est-ce qu'il t'est donc arrivé ? » Catherine et Bertrande, le visage décomposé, pleuraient. Chacune d'elles prit une de ses mains. Bertrande murmura : « Ne répondez pas… ne parlez pas… Vous devez être à bout de forces. Ah ! ce que nous avons eu peur ! Nous ne comprenions pas votre disparition. Dites-nous… Mais, non, ne dites rien… reposez-vous… » Elles se turent. Mais elles étaient l'une et l'autre dans un tel état de surexcitation qu'elles posaient de nouvelles questions, auxquelles, sur-le-champ, elles lui défendaient de répondre. Il en était de même de Béchoux, que les dangers courus par Raoul semblaient avoir complètement désorganisé. Il jetait des paroles incohérentes, et s'interrompait pour crier des ordres absurdes. Lorsque Raoul eut bu sa tasse de thé et mangé ses biscottes, un peu réconforté, il murmura : « On vous a envoyé un télégramme de Paris, n'est-ce pas ? – Oui, fit Béchoux, tu nous demandais de te rejoindre par le premier train. Rendez-vous chez toi. – Et pourquoi n'êtes-vous pas venus ? – Moi, je voulais. Elles n'ont pas voulu. – Pourquoi ? – Elles se sont défiées, dit Béchoux. Elles ne croyaient pas que tu aies pu les quitter comme ça. Alors, nous avons cherché… surtout dehors, dans le bois. Et puis on était désorienté. N'étaistu pas parti ? On ne savait pas. Et les heures filaient. On ne dormait plus. – Tu n'as pas prévenu la gendarmerie ? – Non. – À la bonne heure. Et comment m'a-t-on trouvé ? – C'est Charlotte. Ce matin, elle a crié dans la maison : « Ça remue du côté de l'ancienne serre… j'ai vu de ma fenêtre. Alors on a couru… on a pratiqué une ouverture… » Raoul dit tout bas : « Merci, Charlotte. » Puis, comme on lui demandait ses projets, il articula d'une voix plus ferme : « Dormir d'abord et puis partir… Nous irons au Havre… quelques jours… L'air de la mer me remettra. » On le laissa. Les volets furent clos, les portes fermées. Il s'endormit. Quand il sonna, vers deux heures de l'après-midi, et que Bertrande entra dans la pièce, elle le trouva étendu sur un fauteuil, la mine meilleure, le visage rasé, habillé de vêtements propres. Elle le contempla un instant avec des yeux ravis, puis alla vers lui, et, très simplement, l'embrassa sur le front. Puis elle embrassa ses mains, et des larmes se mêlèrent à ses baisers. Charlotte les servit tous dans la chambre de Raoul. Il mangea peu. Il semblait très las, et il avait hâte de quitter le manoir, comme si les souvenirs de ses souffrances l'obsédaient. Béchoux dut le soutenir, presque le porter dans l'auto. On l'installa au fond. Béchoux se mit au volant et conduisit tant bien que mal. Arnold et Charlotte devaient prendre le train du soir pour Paris. Au Havre, Raoul ne voulut pas, pour des raisons qu'il ne formulait point, que l'on descendît les valises, et qu'on s'installât dans un hôtel. Il se fit mener sur la plage de SainteAdresse et s'étendit sur le sable, où il resta toute la journée, sans mot dire, respirant à pleins poumons le vent plus frais qui s'élevait peu à peu. Ainsi le soleil se coucha parmi les longs nuages roses alignés tout au long du ciel, et, quand la dernière flamme se fut éteinte à l'horizon, les deux sœurs et Béchoux assistèrent au spectacle le plus inattendu. Raoul d'Avenac se dressa tout à coup sur le coin de plage désert où ils se trouvaient tous quatre, et se mit à danser une danse échevelée, composée des pas et des gestes les plus hétéroclites, et accompagnée de petits cris aigus, pareils à ceux des mouettes qui se balançaient au-dessus de l'eau. « Eh bien, quoi, tu es fou ! » s'exclama Béchoux. Raoul l'empoigna par la taille, le fit tourbillonner, puis le souleva du sol, et l'allongea sur ses bras tendus en l'air. Catherine et Bertrande riaient et s'ébahissaient. D'où lui venait cette force subite, à lui qui semblait, depuis le matin, exténué par la dure épreuve ? « Alors, dit-il en les entraînant, vous vous imaginiez que j'allais croupir dans le coma durant des jours et des jours ? Finie, la débâcle. Elle était même finie au manoir, après ma tasse de thé et mes deux heures de sommeil. Fichtre ! si vous croyez, mes jolies amies, que je vais perdre mon temps à jouer les jeunes accouchées. À l'œuvre ! Et d'abord mangeons. J'ai une de ces faims ! » Il les mena tous trois dans une taverne réputée où il fit un repas à la Gargantua, et jamais elles ne l'avaient vu si plein de verve et d'esprit. Béchoux lui-même en était confondu. « Tu as rajeuni dans ta tombe ! s'écria-t-il. – Faut bien compenser ton ramollissement, mon vieux Béchoux, dit Raoul. Vrai, durant toute cette crise, tu as été pitoyable. C'est comme pour conduire l'auto, quelle mazette tu fais ! Tantôt, je tremblais de peur. Tiens, veux-tu que je te donne une leçon ? » La nuit était venue quand ils remontèrent en voiture. Cette fois, Raoul prit le volant, et fit asseoir Béchoux près de lui, les deux sœurs au fond. « Et surtout, dit-il, qu'on ne s'effraie pas ! J'ai besoin de me dégourdir, et plus on avancera, mieux ça vaudra. » De fait, l'auto parut bondir, et tout de suite s'élança sur les rues pavées et sur la route qui mène à Harfleur. Une longue côte s'aplanit devant eux, et ce fut sur le plateau cauchois une trombe qui passa. On traversa le bourg de Saint-Romain et l'on prit la route de Lillebonne. Parfois Raoul lançait un chant de triomphe ou apostrophait Béchoux. « Hein, mon vieux, ça t'épate ? Pour un moribond je ne vais pas mal. Voilà, Béchoux, comment conduit un gentilhomme. Mais peut-être as-tu la frousse ? Catherine ! Bertrande ! Béchoux a la frousse. Préférable de stopper, en ce cas, qu'en ditesvous ? » Il tourna sur la droite, avant que l'on s'engageât dans la longue descente de Lillebonne, et se dirigea vers une église dont le clocher jaillissait sous la lune et au milieu des nuages. « Saint Jean-de-Folleville… vous connaissez ce village, hein, Bertrande et Catherine ? Vingt minutes à pied de la Barrey-va. J'ai préféré surgir par en haut, pour qu'on ne nous entende pas venir par la route de la Seine. – Qui, on ? demanda Béchoux. – Tu vas le voir, bouffi. » Il rangea sa voiture le long d'un talus de ferme, et ils suivirent le chemin vicinal qui dessert le château et le hameau de Basmes, le bois de la mère Vauchel et le vallon de Radicatel. Ils marchaient doucement, avec précaution. Le vent soufflait, et des nuages peu épais voilaient la lune. Ils arrivèrent ainsi tout en haut de l'enceinte, non loin des ronces où Raoul, l'avant-veille, avait couché l'échelle. L'ayant retrouvée, il la dressa contre le mur, monta et observa le parc. Puis il appela ses compagnons. « Ils sont deux qui travaillent, leur dit-il à voix basse. Je n'en suis pas trop surpris. » Les autres montèrent, tour à tour, avides de voir, et passèrent la tête. Deux ombres, en effet, étaient debout, de chaque côté de la rivière, à hauteur du pigeonnier, l'une dans l'île, l'autre sur la berge du parc. Elles ne bougeaient pas, et ne semblaient pas se cacher. Que faisaient-elles ? à quelle besogne mystérieuse se livraient-elles ? Une brume légère reliant les nuages, on ne pouvait reconnaître les deux êtres, si tant est qu'on les connût déjà. Leurs silhouettes paraissaient de plus en plus courbées au-dessus de la rivière. Ils devaient y plonger leurs regards et surveiller quelque chose. Cependant ils n'avaient aucune lanterne qui pût les aider dans leur tâche. On eût dit deux braconniers à l'affût, ou qui tendaient des pièges. Raoul remporta l'échelle jusqu'à la maison de Béchoux. Ensuite, ils se rendirent au manoir. Deux chaînes à cadenas renforçaient la fermeture de la serrure. Il avait fait faire le double de toutes les clefs, et il possédait de même la clef qui ouvrait la porte de la maison par derrière. Ils marchaient avec précaution, mais il n'y avait aucun danger que les autres, qui opéraient dans le parc, en avant du manoir, pussent les entendre. Une lampe de poche très faible les éclairait. Raoul entra dans le billard et prit, au milieu d'une panoplie de vieilles armes hors d'usage, un fusil placé là d'avance. « Il est chargé, dit-il. Avoue, Béchoux, que la cachette est bonne, et que tu ne t'en doutais pas. – Vous n'allez pas les tuer, murmura Catherine, qui s'effarait. – Non, mais je vais tirer. – Oh ! je vous en supplie. » Il éteignit sa lampe de poche et, tout doucement, ouvrit une des croisées de la fenêtre, et poussa l'un des volets. Le ciel était de plus en plus gris. Cependant, là-bas, à soixante ou quatre-vingts mètres environ, on voyait toujours les deux ombres immobiles, pareilles à des statues. Le vent croissait en force. Quelques minutes s'écoulèrent. Une des ombres fit un geste lent. L'autre, qui était dans l'île, se courba davantage audessus de la rivière. Raoul épaula. Catherine, éplorée, supplia : « Je vous en prie… je vous en prie… – Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-il. – Courir sur eux et les saisir. – Et s'ils s'enfuient ? S'ils nous échappent ? – Impossible. – Je préfère une certitude. » Il visa. Le cœur des deux jeunes femmes se crispa. Elles eussent voulu que l'acte terrible fût accompli déjà, et elles redoutaient d'entendre l'explosion. Dans l'île, l'ombre s'inclina davantage encore, puis s'éloigna. Était-ce le signal du départ ? Coup sur coup, il y eut deux détonations. Raoul avait tiré. Et là-bas, les deux êtres roulèrent sur l'herbe, avec des gémissements. « Ne bougez pas d'ici, enjoignit Raoul à Bertrande et à Catherine… Ne bougez pas ! » Et, comme elles insistaient pour le suivre : « Non, non, dit-il, on ne sait jamais comment ces bougreslà peuvent réagir. Attendez-nous et préparez ce qu'il faut pour les soigner. D'ailleurs ce n'est pas bien grave. Je leur ai tiré aux jambes avec du menu plomb. Béchoux, tu trouveras dans le coffre du vestibule des courroies de cuir et deux cordes. » Lui-même, en passant, il se saisit d'un fauteuil transatlantique qui pouvait servir de brancard, et il alla, sans se presser, vers la rivière, sur les bords de laquelle les deux blessés, gisaient, inertes. Sur son ordre, Béchoux tenait un revolver au poing, et Raoul dit à celui des adversaires qui était le plus proche : « Pas de sale coup, hein, camarade ! À la moindre tentative, le brigadier t'achève comme une bête puante. Du reste, à quoi cela te servirait-il de rouspéter ? » Il s'agenouilla, lança un jet de lumière et ricana : « Je me doutais bien que c'était toi, monsieur Arnold. Mais tu manœuvrais si habilement que mes soupçons se dissipaient toujours et que ma conviction ne date que de ce matin. Et alors, qu'est-ce que tu faisais là mon vieux ? Tu pêchais de la poudre d'or dans la rivière ? Tu vas t'expliquer là-dessus, hein ? Béchoux, fixe-moi ce client sur le brancard. Deux courroies aux poignets, ça suffira. Et puis, de la douceur, n'est-ce pas ? Il a du plomb dans l'aile, ou plutôt dans les fesses. » Ils le portèrent avec précaution dans le salon principal où les deux jeunes femmes avaient allumé les lampes, et Raoul leur dit : « Voilà le colis numéro un, M. Arnold. Mon Dieu, oui… le domestique, le fidèle domestique du grand-père Montessieux, son homme de confiance. Vous ne vous attendiez pas à celle-là, hein ? Au numéro deux, maintenant. » Dix minutes plus tard, Raoul et Béchoux cueillaient le complice qui avait réussi à se traîner jusqu'au pigeonnier et dont la voix larmoyante bégayait : « C'est moi… oui, c'est moi… Charlotte… Mais, je n'y suis pour rien… je n'ai rien fait. – Charlotte, s'écria Raoul, en pouffant de rire. Comment, c'est la jolie cuisinière, en salopette et en pantalon de toile ! Dis donc, Béchoux, mes félicitations… Elle est charmante ainsi, ta bien-aimée ! Mais tout de même, Charlotte, la complice de M. Arnold ! Celle-là est raide, et je n'y avais pas pensé. Ma pauvre Charlotte, je ne vous ai pas trop salé la partie la plus charnue de votre confortable personne ? Tu la soigneras, hein, Béchoux ? Oh ! quelques compresses rafraîchissantes, délicatement posées, et souvent renouvelées… » Raoul inspecta les bords de la rivière et ramassa une longue bande de toile fine, composée de deux draps cousus bout à bout, et qui traînait d'une berge à l'autre en trempant dans l'eau. Un large pli formait poche à la partie inférieure. « Ah ! ah ! s'exclama-t-il gaiement. Voilà donc notre filet de pêche ! À nous les poissons d'or, Béchoux ! » Chapitre XIII Le réquisitoire Les deux captifs s'allongeaient sur deux canapés du salon. M. Arnold, touché assez durement à la cuisse, exhalait des plaintes sourdes. Charlotte souffrait moins, quelques plombs seulement lui ayant cinglé le mollet. Bertrande et Catherine les contemplaient avec stupeur. Elles n'en croyaient pas leurs yeux. Arnold et Charlotte, deux serviteurs dont l'attachement leur avait toujours paru sans limites, deux confidents, deux amis presque… c'étaient eux les coupables ? Ils avaient machiné toute la sombre aventure ? Ils avaient trahi, volé, tué ? Béchoux, lui, montrait un visage décomposé et gardait l'attitude accablée d'un monsieur sur qui se sont appesantis les pires malheurs. Il se pencha sur la cuisinière et lui parla tout bas, avec des gestes où il y avait de la menace, des reproches et du désespoir. Elle haussa les épaules et sembla lui répondre par une insulte dédaigneuse qui le mit hors de lui. Raoul le calma. « Défais ses liens, mon vieux Béchoux. Ta pauvre amie n'a pas l'air à son aise. » Béchoux défit les deux courroies qui serraient les poignets. Mais, aussitôt libérée, Charlotte tomba à genoux devant Bertrande et recommença ses lamentations. « Je n'y suis pour rien, madame. Que madame me pardonne !… Madame sait bien que c'est moi qui ai sauvé M. d'Avenac… » Béchoux se redressa brusquement. Dans son désarroi, l'argument lui semblait irréfutable et le soulevait d'une force imprévue. « Mais c'est vrai ! De quel droit vient-on nous dire que Charlotte est coupable ? Et puis, coupable de quoi ? Car, après tout, quelles preuves a-t-on contre elle ? et quelles preuves aussi a-t-on contre Arnold ? Ou plutôt, quelles charges ? De quoi les accuse-t-on ? » Béchoux, comme on dit, reprenait du poil de la bête, à mesure qu'il pérorait. Il s'excitait, provoquait, gagnait du terrain, et, tourné vers Raoul, attaquait son adversaire en face. « Oui, je te le demande, de quoi l'accuses-tu, cette malheureuse ? De quoi même accuses-tu Arnold ? Tu les as surpris au bord de l'eau, à la Barre-y-va, tandis qu'ils devaient être dans le train de Paris… Et après ? S'ils ont préféré retarder leur départ d'un jour, est-ce un crime ? » Bertrande hochait la tête, impressionnée par la logique de Béchoux, et Catherine murmura : « J'ai toujours connu Arnold… Grand-père avait toute confiance en lui… Comment imaginer que cet homme-là ait pu tuer le mari de Bertrande, c'est-à-dire de la fille même de grandpère ? Et pourquoi aurait-il agi ainsi ? » Raoul prononça le plus tranquillement du monde : « Je n'ai jamais prétendu qu'il eût tué M. Guercin. – Alors ? – Alors, expliquons-nous, dit Raoul avec décision. L'affaire est obscure, compliquée, débrouillons-la ensemble. J'ai idée que M. Arnold nous y aidera. N'est-ce pas, monsieur Arnold ? » Le domestique, délivré de ses entraves par Béchoux, se tenait assis, tant bien que mal, sur un fauteuil. Son visage d'ordinaire indifférent et qui cherchait plutôt à passer inaperçu, montrait maintenant une expression de défi et d'arrogance qui devait être la véritable. Il répliqua : « Je ne crains rien. – Pas même la police ? – Pas même la police. – Si on te livrait ? – Vous ne me livrerez pas. – C'est une sorte d'aveu que tu fais ! – Je n'avoue rien. Je ne nie rien. Je me moque de vous et de tout ce que vous pourrez dire. – Et vous, sympathique Charlotte ? » La cuisinière semblait avoir recouvré quelque courage en écoutant le sieur Arnold. Elle répliqua fortement : « Moi non plus, monsieur, je ne crains rien. – Parfait. Vos positions sont prises. Nous allons voir si elles correspondent à la réalité. Ce sera vite fait. » ça : Et Raoul, tout en se promenant les mains au dos, commen- « Ce sera vite fait, quoique nous soyons obligés de reprendre l'affaire à son début. Mais je me contenterai d'un simple résumé qui donnera aux événements leur place chronologique et leur valeur naturelle. Il y a sept ans, c'est-à-dire cinq ans avant sa mort, M. Montessieux engagea comme valet de chambre, M. Arnold, âgé de quarante ans à cette époque, et qui lui avait été recommandé par un de ses fournisseurs, lequel s'est pendu depuis, à la suite de spéculations assez louches. Arnold, intelligent, adroit, ambitieux, dut se rendre compte assez vite qu'il y aurait quelque chose à faire, un jour ou l'autre, chez un vieillard aussi mystérieux et aussi original que son patron. Il le soigna, se plia aisément à ses habitudes et à ses manies, obtint sa confiance, devint son serviteur, son garçon de laboratoire et son factotum, bref, se fit indispensable. Je retrace cette période d'après ce que vous m'avez raconté, Catherine, et vous me l'avez raconté sans trop savoir que je vous interrogeais, et au hasard de vos souvenirs. Or, ces souvenirs évoquaient souvent une certaine part de méfiance que votre grand-père gardait toujours, même avec Arnold, et même avec vous, qui étiez pourtant sa préférée, et qui ne pouviez pas songer qu'il avait des secrets et qu'il serait peut-être utile de connaître ces secrets. » Raoul s'interrompit, constata l'attention profonde que lui prêtaient ses auditeurs et poursuivit : « Ces secrets, ou plutôt ce secret, c'était la production de l'or. Nous le savons aujourd'hui. Mais il est de toute certitude que le domestique Arnold le savait à cette époque, puisque M. Montessieux ne s'en cachait pas absolument, et qu'il montra même à son notaire, maître Bernard, le résultat de ses recher- ches. Ce qu'il cachait, c'était son procédé. Et c'est cela que M. Arnold voulait à tout prix connaître. Secret de fabrication ? Il y avait bien le laboratoire établi dans le grenier. Il y avait bien le laboratoire, plus mystérieux, établi dans le sous-sol du pigeonnier, ainsi que vous me l'avez dit, Catherine, et pour lequel M. Montessieux fit amener l'électricité, au moyen de fils que l'on a retrouvés. Mais fabrique-t-on de l'or ? Les laboratoires n'étaient-ils pas un trompe-l'œil. Ne servaient-ils pas à d'autres buts, dont le principal était précisément de laisser croire à la fabrication de l'or ? Ce sont là des questions que M. Arnold devait se poser, et pour la solution desquelles il épiait son maître obstinément… et vainement aussi. « Au fond, je suis persuadé qu'à la mort de M. Montessieux, il n'en savait pas plus que je n'en savais, moi, avant la lecture du testament. Et cela se réduisait, somme toute, à supposer, d'après un certain nombre de déductions, qu'il y avait relation entre la présence de l'or à la Barre-y-va et le cours d'une rivière à travers le domaine, et dans la partie de cette rivière qui traverse le domaine. Dès le début, mes yeux se fixèrent sur l'eau limpide de l'Aurelle, et dès le début je notai ce nom de la rivière dont l'étymologie est significative. Aurelle, c'est la rivière de l'or, n'est-ce pas ? J'ai donc vécu sur la barque, j'ai pêché sur la berge, tâchant de découvrir quelque parcelle du métal qui eût roulé sur le fond ou flotté entre deux eaux. « M. Arnold devait agir comme moi durant les vacances que son maître et Catherine prenaient aux approches de Pâques et aux mois d'été. Il poursuivait d'ailleurs son œuvre tout en exécutant de fructueux coups de main dans la région où l'on avait fini par le désigner sous le nom de l'homme au grand chapeau. Je suis convaincu, Béchoux, que, si l'on cherchait les dates de ces exploits, dont je ne t'avais pas encore parlé, je crois, elles correspondraient aux séjours d'Arnold à la Barre-y-va. « Et puis survint la mort de M. Montessieux, que suivit le vol du testament, vol dont j'aurais tendance à attribuer la responsabilité à M. Arnold. C'est lui qui dut prévenir M. Guercin, offrir ses services, révéler certains détails relatifs à son maître, et finalement proposer un plan d'action. Résultat : M. Guercin se rend à la Barre-y-va et organise avec le bûcheron Vauchel la transplantation des trois saules. Désormais la rivière fait partie du lot dont, un jour ou l'autre, héritera Mme Guercin. « Tout se combine ainsi entre les deux hommes, lentement, car il leur manque les éléments de la vérité. La rivière est bien au centre des opérations futures. L'or est là, quelque part. Mais comment résoudre le problème sans les explications qu'a promises M. Montessieux et qu'Arnold et M. Guercin ne réussissent pas à découvrir ? « Un seul renseignement… si c'en est un, et s'il se rapporte à l'affaire : la série de chiffres tracés à la fin du testament par M. Montessieux. C'est peu, et il est à présumer que M. Guercin n'en a jamais trouvé la signification, et que même il n'y a jamais attaché d'importance. Cependant il faut agir. Le mariage éventuel de Catherine précipite les choses. Les deux sœurs décident de s'installer ici. Tant mieux ! Arnold sera sur place. Il correspond avec M. Guercin. Celui-ci arrive, soudoie le clerc de notaire, Fameron, fait en sorte de donner sa valeur au testament en l'introduisant dans le dossier Montessieux, commence ses investigations dans le parc… – Et meurt assassiné par le domestique Arnold ! » s'écria ironiquement Béchoux, lançant la même objection qu'il avait déjà lancée lors d'un premier débat. Et Béchoux ajouta : « Par le domestique Arnold, qui était sur le seuil de la cuisine quand le meurtre fut commis, et qui me suivit lorsque je m'élançai vers le pigeonnier sur le seuil duquel on avait tiré un coup de revolver ! – Tu te répètes, Béchoux, dit Raoul. Et moi, je me répéterai en te répondant que le domestique Arnold n'a pas tué M. Guercin. – En ce cas, montre-nous le coupable. Ou bien c'est Arnold – et tu affirmes que non – ou bien c'est un autre et tu n'as pas le droit d'accuser Arnold d'un crime qu'il n'a pas commis. – Il n'y a pas eu de crime. – M. Guercin n'a pas été assassiné ? – Non. – De quoi est-il mort ? D'un rhume de cerveau ? – Il est mort par suite d'une série de hasards funestes déclenchés par M. Montessieux. – Allons bon, voilà que le coupable serait M. Montessieux, lequel n'existait plus depuis près de deux ans. – M. Montessieux était un maniaque et un illuminé, et c'est là toute l'explication. Maître de l'or, il n'admettait pas qu'un autre pût s'emparer de ce qu'il avait tant cherché et de ce qu'il avait enfin découvert. Figure-toi qu'un avare ait entassé dans le sous-sol du pigeonnier un trésor inestimable et que M. Montessieux pouvait croire inépuisable ; ne penses-tu pas que cet avare accumulerait les précautions pour défendre son bien durant son absence ? Or, les dernières années de sa vie, M. Montessieux ne pouvait plus supporter l'hiver assez rude des bords de la Seine, et, pendant l'été qui précéda sa mort, il profita des fils électriques que le fils Vauchel avait posés dans son laboratoire souterrain pour installer seul, en grand secret, un système capable de défendre automatiquement, mécaniquement, l'entrée du pigeonnier. Il suffisait qu'un intrus tentât d'ouvrir la porte pour qu'un revolver placé à hauteur d'homme fît feu sur lui et l'atteignît en pleine poitrine. C'était mathématique, inéluctable. Son chef-d'œuvre achevé, M. Montessieux, pour plus de sûreté, fit mettre, de chaque côté du pont vermoulu, une pancarte avec cette inscription : « À réparer. Passage dangereux. » Puis, ainsi qu'à la fin de chaque mois de septembre, il ferma la maison, emporta les clefs et partit pour Paris avec Arnold et avec Catherine. Le soir même il mourait d'une congestion. « Je ne doute pas que sa volonté ne fût de laisser des instructions pour que, en cas de décès, nul n'essayât de pénétrer dans le pigeonnier, sans avoir bloqué le système. Mais il n'en eut pas le temps, pas plus qu'il n'eut le temps de révéler le secret de l'or. Vingt mois se passèrent. Un hasard voulut que personne n'essayât d'ouvrir le pigeonnier, personne n'osant évidemment s'aventurer sur le pont vermoulu de l'île. Un autre hasard voulut que l'humidité ne détériorât ni les fils électriques ni les balles du revolver. Bref, lorsque M. Guercin, ayant appris que Catherine traversait fréquemment le pont, s'y risqua à son tour, s'approcha du pigeonnier, et ouvrit, il reçut la balle en pleine poitrine. Et c'est ainsi qu'il ne fut pas assassiné, mais qu'il mourut victime du hasard. » Les deux sœurs écoutaient Raoul avec une attention passionnée, et la conviction manifeste qu'il ne se trompait pas. Béchoux demeurait renfrogné. Le domestique, penché en avant, ne quittait pas des yeux Raoul d'Avenac. Celui-ci reprit : « Arnold connaissait-il le piège tendu ? D'après ce que je sais, il n'allait jamais dans l'île. Méfiance raisonnée ? Abstention fortuite ? Je n'en sais rien. Toujours est-il qu'après la mort de M. Guercin, il restait le seul chef du complot destiné à capter les trésors de M. Montessieux. La justice représentée par le juge d'instruction ne comprenait rien à l'affaire, et, pas davantage la police représentée par le brigadier Béchoux, lequel en toutes ces circonstances, je dois le dire, se montra d'une insuffisance déplorable… » Béchoux interrompit, en haussant les épaules : « Tu prétendrais avoir deviné cela sur l'heure, toi ? – À la minute même. Du moment qu'il n'y avait personne pour commettre le crime, c'est qu'il s'était commis tout seul. De là à comprendre la situation, il n'y avait qu'un pas. Et je l'ai franchi aussitôt en examinant les fils électriques et le revolver. Donc, pour en revenir à M. Arnold, il était libre d'agir à sa guise, tout en parant aux périls qui pouvaient survenir. Ainsi Dominique Vauchel, qui avait travaillé avec M. Montessieux, savait certaines choses et devait en avoir deviné certaines autres. Bien que peu loquace, il avait parlé à sa mère, et la vieille folle bavardait à tort et à travers sur les trois « chaules « et sur les dangers courus par Catherine. Il fallait donc veiller au grain… – Et c'est pourquoi, ricana Béchoux, Arnold a commencé par se débarrasser de Dominique Vauchel, puis de la mère Vauchel. » Raoul frappa du pied et prononça d'une voix forte : « Eh bien, non, c'est ce qui te trompe, Arnold n'est pas un assassin. – Cependant, puisque Dominique Vauchel et sa mère ont été tués. – Il n'a tué ni l'un ni l'autre, dit Raoul avec le même emportement. Arnold n'a tué personne, si on appelle tuer commettre un crime avec préméditation. » Béchoux s'obstina : « Pourtant, c'est le jour même où Catherine Montessieux avait pris rendez-vous avec Dominique Vauchel – et quelqu'un qui était caché, Arnold ou un autre, a entendu ce rendez-vous – c'est ce jour-là que Dominique Vauchel a été écrasé sous un arbre. – Et après ? N'est-ce pas un accident tout naturel ? – Donc coïncidence ? – Oui. – L'hésitation du médecin ? – Erreur. – La massue trouvée ? – Écoute, Théodore, dit Raoul d'une voix plus posée. Après tout, tu n'es pas aussi crétin que tu veux bien le laisser croire, et tu saisiras la valeur de mon raisonnement. La mort de Dominique Vauchel a précédé celle de M. Guercin, mais elle fut l'un de ces incidents qui, avec la transplantation des trois saules et avec la prédiction de la mère Vauchel, ont effrayé le plus Catherine Montessieux. Je suppose que, à cette époque, il s'est produit dans l'esprit de M. Guercin et d'Arnold une certaine clarté relative au testament ou du moins aux explications qui devaient être ajoutées par M. Montessieux. Peut-être est-ce l'énigme des chiffres inscrits sur le document qu'ils ont résolue. Toujours est-il qu'un autre plan s'est imposé au domestique Arnold, un plan fondé sur cette terreur croissante, que le meurtre de M. Guercin devait porter à son comble, et, tout de suite, le jour même de ce meurtre, la mère Vauchel devenue tout à fait folle, était enfouie sous les feuilles sans qu'il soit possible d'affirmer la volonté de meurtre. Et, quelque temps après, la pauvre folle tombait de son échelle sans qu'il soit possible d'affirmer autre chose que l'intention de la faire tomber de son échelle. – Soit, s'écria Béchoux. Mais quel est le plan du domestique Arnold ? À quoi veut-il arriver ? – À ce que tout le monde quitte le manoir. Il est venu ici pour prendre de l'or. Mais il s'est aperçu qu'il ne prendra cet or, qu'il ne pourra accomplir l'œuvre nécessaire pour le prendre, que si le manoir est vide et que personne ne puisse le surveiller. Il faut que le manoir soit vide avant une date fixe, qui est le 12 septembre, et, pour obtenir ce résultat, il faut créer ici une atmosphère d'épouvante qui, fatalement, obligera les deux sœurs à partir. Il ne les tuera pas, parce qu'il n'a pas les instincts d'un meurtrier. Mais il les chassera d'ici. Et, un soir, il entre par la fenêtre dans la chambre de Catherine et la prend à la gorge. Attentat, diras-tu. Oui, mais attentat simulé. Il prend à la gorge, mais il ne tue pas. Il en avait le temps. Mais à quoi bon ? Ce n'est pas son but. Et il s'enfuit. – Soit, s'écria Béchoux, toujours prêt à céder, et qui toujours s'insurgeait. Soit. Mais si c'était réellement Arnold que nous avons discerné dans le parc, qui a tiré sur lui, de sa propre chambre, un coup de fusil ? – Charlotte, sa complice ! En cas d'alerte, c'était chose convenue entre eux. Arnold fait le mort. Quand nous arrivons, plus personne. Il est remonté chez lui, et nous le rencontrons qui redescend, le fusil à la main. – Mais par où est-il remonté ? – Il y a trois escaliers, dont un à l'extrémité, et dont il se sert évidemment chaque fois qu'il fait quelque coup, la nuit. – Mais si c'était réellement lui le coupable, il n'aurait pas été attaqué, et Charlotte non plus ! – Simulation ! Il ne faut à aucun prix qu'on les soupçonne. Il démolit une planche du pont, et il en est quitte pour un bain. Une poutre du hangar se détache, le hangar s'écroule, mais Charlotte n'est pas atteinte, bien entendu. Seulement la terreur augmente ici. Les deux sœurs ne veulent plus rester. Et comme elles hésitent, nouvelle agression, un coup de feu tiré, à travers la vitre, sur Bertrande Montessieux, un coup de feu qui ne l'atteint pas, bien entendu. Le manoir est fermé. On s'installe au Havre. – Arnold et Charlotte également, observa Béchoux. – Et après ? ils demanderont un congé, voilà tout, un congé qui leur permettra d'être au manoir furtivement le 12, le 13 et le 14 septembre. Et j'ai tellement l'intuition, ou plutôt la conviction raisonnée que ces dates gouvernent tout, que, lorsque je vous ramène toutes deux ici, sur la convocation du notaire, il suffit pour avoir la paix que vous annonciez catégoriquement votre départ pour le 10 ou le 11 au plus tard. Dès lors, trois semaines de tranquillité. Le manoir sera vide… « Cependant la date approche. Arnold a peur. Il a d'autant plus peur que Charlotte doit lui rapporter certaines réserves que Mme Guercin semble faire. Le départ n'est-il pas simulé ? Ne reviendra-t-on pas à l'improviste ? Je ne suis pas homme à lâcher la partie. Il le sent. Il s'inquiète. Et cette fois il agit avec moins de scrupule. Au moment de gagner la bataille, il ne recule pas devant une attaque plus grave. Et comme il épie mes promenades en barque, un soir, il fait rouler un quartier de roc sur moi… sur moi et sur ses deux patronnes qui m'accompagnent à son insu. Là vraiment, il y a attentat, et si nous échappons, c'est bien par miracle. Mais la guerre est déclarée. Je suis décidément l'ennemi. Il faut me supprimer. Arnold m'épie, ne perd pas un de mes gestes, ne craint pas de se découvrir à moitié en me lançant sur la piste de l'homme au chapeau. Et c'est alors l'agression suprême où il risque le tout pour le tout. Après m'avoir attiré vers les ruines de la serre, il m'y ensevelit. Puis il prend mon auto (car il sait conduire, ce qu'il vous avait caché), file sur Paris et vous envoie, signé de mon nom, un télégramme qui vous prie, toutes les deux, de me rejoindre. Si vous ne vous étiez pas défiées, il restait seul au manoir, comme il le voulait. Dépité, furieux, constatant que je réussis à creuser une galerie par où m'échapper, il fait tomber sur moi tous les décombres. Sans Charlotte, j'étais perdu. » De nouveau Béchoux se redressa : « Tu vois bien !… Sans Charlotte, c'est toi-même qui le dis. Donc Charlotte n'est pour rien dans l'affaire. – Elle est sa complice, de la première heure à la dernière. – Non, puisqu'elle t'a sauvé. – Un remords ! Jusqu'ici elle acceptait tout d'Arnold, l'approuvait et collaborait à tous ses actes. Au suprême moment, elle n'a pas voulu du crime qui s'accomplissait, ou plutôt elle n'a pas voulu qu'Arnold fût un criminel. – Mais pourquoi ? que lui importait ? – Tu veux le savoir ? – Oui. – Tu veux savoir pourquoi elle n'a pas voulu qu'Arnold fût un criminel ? – Oui. – Parce qu'elle l'aime. – Hein ? Que dis-tu ? Qu'est-ce que tu oses dire ? – Je dis que Charlotte est la maîtresse d'Arnold. » Béchoux leva les poings et hurla : « Tu mens ! tu mens ! tu mens ! » Chapitre XIV De l'or La domestique Arnold avait suivi l'argumentation de Raoul d'un air de plus en plus passionné. Les mains cramponnées à son fauteuil, le buste à demi soulevé sur les bras, le visage crispé par une attention que les paroles de Raoul semblaient exaspérer de minute en minute, il écoutait sans souffler mot. « Tu mens ! tu mens ! continuait de crier Béchoux. Et c'est abominable de couvrir d'insultes une femme qui ne peut te répondre. – Comment ! protesta Raoul, mais il lui est loisible de me donner toutes les réponses qu'elle veut. Je les attends de pied ferme ! – Elle te méprise, et moi aussi. Elle est innocente et Arnold également. Toutes tes histoires sont peut-être justes, et je ne doute pas même qu'elles le soient, mais elles ne s'appliquent ni à l'un ni à l'autre. Tu entends, je m'inscris en faux contre tes accusations, et je les couvre l'un et l'autre de mon autorité et de mon expérience. Ils ne sont pas coupables. – Bigre ! qu'est-ce qu'il te faut ? – Des preuves ! – Une seule te suffirait-elle ? – Oui, si elle est irrécusable. – L'aveu d'Arnold serait-il une preuve irrécusable ? – Parbleu ! » Raoul s'approcha du domestique et, face à face, les yeux dans les yeux, il lui demanda : « Tout ce que j'ai dit est vrai, n'est-ce pas ? » Le domestique articula sourdement : « Du premier jusqu'au dernier mot. » pas : « Du premier jusqu'au dernier mot. On croirait que vous avez assisté à tous mes actes depuis deux mois et que vous avez lu toutes mes pensées. – Tu as raison, Arnold. Ce que je ne vois pas, je le devine. Ta vie m'apparaît telle qu'elle a dû être. Ton présent explique ton passé. Tu as dû faire partie de quelque cirque où tu exerçais le métier d'acrobate, n'est-ce pas ? – Oui, oui, répondit Arnold, dans une sorte de délire où il était comme fasciné par Raoul. – N'est-ce pas ? tu savais étirer, allonger ton corps, de façon à te glisser dans un tonneau trop étroit ? Malgré ton âge, tu peux encore, au besoin, monter dans ta chambre par l'extérieur, en t'aidant des tuyaux et des gouttières ? – Oui, oui. Et il reprit, du ton stupéfait d'un homme qui ne comprend – Alors, je ne me suis pas trompé ? – Non. – En rien ? – En rien ! – Et tu es l'amant de Charlotte ? Et c'est sur ton conseil qu'elle a ensorcelé Béchoux, qu'elle l'a fait venir ici, pour te permettre de travailler à ton aise, sous la protection de la police qu'il représentait ? – Oui… oui… – Et Charlotte te renseignait sur ce que tes patronnes lui confiaient, c'est-à-dire sur mes projets ? – Oui… oui… » À mesure que le domestique confirmait les précisions données par Raoul, la colère de Béchoux devenait plus violente. Livide, chancelant, il empoigna le domestique par le collet et, le secouant, bredouilla : « Je t'arrête… Je te livre au Parquet… tu répondras de tes crimes devant la justice. » M. Arnold hocha la tête et ricana, ironiquement : « Non… rien à faire… Me livrer, c'est livrer Charlotte. Et vous ne le voudriez pas. Et ce serait aussi faire du scandale et compromettre Mlle Catherine, Mme Guercin. À cela M. d'Avenac s'y opposera. N'est-ce pas, monsieur d'Avenac, vous qui êtes le chef et à qui Béchoux est forcé d'obéir, n'est-ce pas, vous vous opposerez à toute action contre moi ? » Il semblait défier Raoul et accepter le duel au cas où celuici se déciderait à combattre. Raoul ne savait-il pas que Bertrande avait été la complice de son mari et que la moindre révélation porterait un coup terrible à l'affection des deux sœurs ! Le livrer à la justice, c'était la honte publique pour Bertrande. Raoul d'Avenac n'hésita pas. Il affirma : « Nous sommes d'accord. Il serait absurde de provoquer un scandale. » M. Arnold insista. « Par conséquent, je n'ai pas à craindre de représailles ? – Non. – Je suis libre ? – Tu es libre. – Et comme, en résumé, j'ai concouru pour une grosse part à une affaire qu'un homme de votre calibre ne tardera pas à réaliser, j'ai droit à un prélèvement personnel sur les bénéfices prochains ? – Ah ! ça non ! fit Raoul en riant de bon cœur. Tu exagères, monsieur Arnold. – C'est votre avis, ce n'est pas le mien. En tout cas, j'exige. » Ces deux syllabes furent scandées fortement, et d'une voix qui ne plaisantait pas. Raoul épia le visage obstiné du domestique et s'inquiéta. L'ennemi avait donc en réserve une arme se- crète qui l'autorisait à dicter ses conditions jusqu'à un certain point ? Il s'inclina sur lui et tout bas : « Du chantage, hein ? À quel titre ? Sur quoi t'appuiestu ? » Arnold murmura : « Les deux sœurs vous aiment. Charlotte, qui est une fine mouche, a ses preuves. Il y a souvent des querelles très vives à votre propos. Elles n'en connaissent pas la raison, elles ne savent même pas ce qui se passe en elles. Mais un seul mot peut les éclairer, et elles deviendraient ennemies mortelles. Dois-je le dire, ce mot ? » Raoul fut près de lui envoyer un coup de poing vigoureux en signe de châtiment. Mais il sentit la vanité d'un tel geste. Et puis, au fond, la révélation du domestique le troublait infiniment. Les sentiments des deux sœurs ne lui étaient pas inconnus. Le matin même, Bertrande l'avait embrassé avec une ardeur dont il ne pouvait ignorer la cause, et il avait eu souvent l'impression de toute la tendresse amoureuse que lui portait Catherine. Mais c'étaient là de ces choses profondes, de ces émotions confuses qu'il laissait volontairement dans l'ombre, de peur d'en altérer la douceur et le charme. « N'y pensons pas, se dit-il. Tout cela se flétrirait au plein jour. » Et il s'écria gaiement : « Ma foi, monsieur Arnold, vos arguments ne manquent pas de valeur. En quoi était votre grand chapeau ? che. – En toile, ce qui me permettait de le mettre dans ma po- – Et vos énormes sabots ? – En caoutchouc. – Ce qui vous permettait de marcher sans bruit et de les faire glisser par les orifices où se glissait votre buste d'acrobate ? – Justement. – Monsieur Arnold, votre chapeau de toile et vos chaussures de caoutchouc seront remplis de poudre d'or. l'or. – Pas la peine. Vous avez échoué, la poche du drap que vous avez traînée dans la rivière est vide. Moi, je réussirai. Un détail cependant à ce sujet : Qui est-ce qui a déchiffré l'énigme des chiffres alignés par M. Montessieux ? – Moi. – À quelle époque ? – Quelques jours avant la mort de M. Guercin. – Et c'est cela qui vous a guidé ? – Oui. – Parfait… Béchoux ! – Quoi ? grogna le policier, qui ne dérageait pas. – Tu es toujours persuadé de l'innocence de tes amis ? – Merci. Je vous aiderai de mes conseils pour découvrir – Plus que jamais. – À la bonne heure. Eh bien, occupe-toi d'eux, soigne-les, nourris-les… et ne les laisse pas sortir de ce salon avant que j'aie fini ma tâche. D'ailleurs, « salés « comme ils le sont, je ne les crois guère capables de bouger pendant quarante-huit heures. C'est plus qu'il ne m'en faut, et on se passera de leurs services, chacun de nous faisant son ménage. Bonne nuit. Je tombe de sommeil. » Le domestique Arnold l'arrêta d'un geste. « Pourquoi ne tentez-vous pas la chance dès ce soir ? – Allons, je vois que tu as agi sans comprendre et que tu n'as pas saisi toute la portée des chiffres alignés. Ce n'est pas là une question de chance, monsieur Arnold, mais une certitude. Seulement… – Seulement ? – Il n'y a pas assez de vent, ce soir. – Alors, ce sera pour demain soir ? – Non, pour demain matin. – Demain matin ! » L'exclamation de M. Arnold prouva qu'en effet, il n'avait pas compris. Si le vent était un auxiliaire désirable, Raoul fut favorisé. Toute la nuit, on l'entendit siffler et mugir. Au matin, à peine vêtu, Raoul le vit, des fenêtres du couloir, qui bousculait les ar- bres et se ruait de l'occident, à travers la vallée de la Seine, âpre, intraitable, tumultueux, bouleversant le large fleuve qui venait à sa rencontre. Dans la salle, Raoul trouva les deux sœurs. Elles avaient préparé le petit déjeuner. Béchoux arrivait au village avec du pain, du beurre et des œufs. « C'est pour tes deux amis, ces victuailles ? – Le pain leur suffira, fit Béchoux d'un air farouche. – Tiens, tiens, on te dirait moins enthousiaste… – Deux canailles, mâchonna-t-il. Je leur ai lié les poignets, pour être plus sûr. Et j'ai fermé la porte à clef. D'ailleurs, ils ne peuvent marcher. – Tu leur as mis des compresses aux endroits sensibles ? – Tu es fou. Qu'ils se débrouillent ! – Alors tu nous accompagnes ? – Parbleu ! – À la bonne heure ! Te voilà revenu du bon côté de la barricade. » Ils mangèrent tous de bon appétit. À neuf heures, ils se risquèrent dehors, sous une pluie si, violente qu'elle se confondait avec les nuages bas qu'entraînait le souffle de la tempête, une tempête de cataclysme qui semblait chercher les obstacles pour les anéantir. « C'est la marée, dit Raoul. Elle s'annonce à coups de tonnerre. Quand la bourrasque aura passé, avec la grande vague du flot montant, la pluie diminuera peut-être. » Ils franchirent le pont, et, tournant à droite, dans l'île, arrivèrent au pigeonnier. De son propre chef, Raoul avait fait faire, un mois auparavant, une clef qui ne le quittait pas. Il ouvrit. À l'intérieur, les fils électriques, rétablis par lui, fonctionnaient. Il alluma. Un cadenas solide tenait clos le battant de la trappe. Il en gardait aussi la clef. Le sous-sol était illuminé. Lorsque les deux sœurs et Béchoux furent descendus, ils aperçurent un escabeau, et Raoul leur fit remarquer, sur le mur opposé à l'échelle, un tamis de fil de fer, à mailles aussi rapprochées qu'un canevas de tapisserie, et qui couvrait à peu près toute la longueur du mur sur une hauteur de quarante centimètres, au maximum. Un cadre de fer l'entourait. « L'idée de M. Arnold, dit-il, n'était pas mauvaise. Avec deux draps cousus l'un à l'autre et formant poche, il barrait la rivière. Mais les draps, flottant, n'arrivaient pas au fond, ce qui est l'essentiel. Cet inconvénient n'arrive pas avec le cadre construit par M. Montessieux. » Il monta sur l'escabeau. Dans la partie supérieure de la cave, située à un mètre au-dessus du niveau de l'eau, il y avait une meurtrière allongée, fermée par une vitre poussiéreuse. Il ouvrit. Le vent, la fraîcheur du dehors, le clapotement de l'eau, entrèrent d'un coup. Avec l'aide de Béchoux, il fit glisser le cadre par cette meurtrière, en introduisant les montants dans deux pieux fichés de chaque côté du l'Aurelle et creusés de coulisses, et le laissa tomber. « Bien, dit-il, comme cela c'est le fond même qui est barré, ainsi que par un filet de pêche qui capture des poissons. Notez d'ailleurs que, si le tamis a été fabriqué récemment, les pieux munis de coulisses datent de longtemps, un siècle ou deux peutêtre. Au XVIIIe siècle, au XVIIe, les hobereaux de la Barre-y-va faisaient déjà manœuvrer tout ce système qui devait être plus compliqué que celui que nous apercevons. » Ils sortirent de la tour. Il pleuvait moins. Sur les bords, parmi les pierres et la vase, émergeait la tête usée de deux pieux. Comme il y en avait d'autres, on ne les remarquait pas spécialement. À cet instant, l'Aurelle, très basse, s'était arrêtée de couler vers la Seine. Après un moment d'équilibre, il y avait lutte entre l'eau qui voulait suivre son cours ordinaire et l'eau qui commençait à affluer du grand fleuve dont on entendait l'effervescence produite par le mascaret. Sous la poussée formidable de la marée, que le vent soulevait et décuplait, l'énorme vague devait déferler dans la Seine, emplissant la vallée de remous, de montagnes d'eau qui bondissaient et tourbillonnaient. Et l'Aurelle, hésitante, envahie à son tour par le flot irrésistible où la mer et la Seine se mêlaient, gonflée par cette onde plus forte qu'elle, céda du terrain, recula, fut vaincue, absorbée, et, soudain fugitive, remonta vers sa source. « Quel étrange phénomène ! s'écria Raoul. Nous avons de la chance. Il est rare, j'en suis sûr, qu'il se produise avec cette ampleur et cette fougue. Il ne faut pas perdre un détail, si nous voulons tout comprendre. » Il répéta : « Tout comprendre ! Il y a là vraiment quelques minutes où toutes les raisons déterminantes vont se voir à l'œil nu. » Il traversa l'île en courant, et, passant sur l'autre rive, escalada la pente qui conduisait au sommet des roches. S'arrêtant à l'endroit où M. Arnold lui avait glissé entre les mains, il se pencha sur le défilé. Étranglée entre les roches et la Butte-auxRomains, la masse d'eau avait monté jusqu'à mi-hauteur de la falaise, contournait à moitié la Butte, et s'agitait dans cette cuve d'où elle ne pouvait s'échapper que par une étroite issue qui la laissait tomber en une mince cascade sur la prairie des trois saules. Et d'autres masses montaient à l'assaut, poussées par le vent et enflées par les rafales de pluie que jetaient comme des paquets les nuages affolés. Béchoux et les deux sœurs se pressaient autour de Raoul et regardaient comme lui. Il murmurait des phrases courtes où sa pensée s'exprimait par bribes. « C'est bien cela, c'est bien ce que je supposais. Si les événements continuent selon mon hypothèse, tout s'expliquera. Et cela ne peut pas être autrement… S'il en était autrement, il n'y aurait plus de logique. » Une demi-heure s'écoula. Au loin, sur la Seine, dont on apercevait la courbe immense, la grande bataille s'éloignait, entraînant son escorte de tempête et d'averses, et laissant derrière elle un fleuve élargi, secoué de frissons, mais dont la ruée devenait moins rapide. Une demi-heure encore. La rivière, elle, s'apaisait plus vite. Elle s'immobilisait sous l'offensive, timide encore, de la source qui cherchait à reprendre son cours normal. Presque encerclée, la Butte-aux-Romains se vidait de l'eau qui l'avait envahie et ruisselait par cent rigoles qui glissaient le long de sa terre gazonnée et entre les fentes de ses fondations. Vivement le niveau baissa, l'Aurelle accéléra son allure, comme aspirée de nouveau par le fleuve où elle allait se perdre. Et tout reprit son aspect quotidien. La pluie avait cessé. « Voilà, dit Raoul. Je ne me suis pas trompé. » Béchoux, qui n'avait pas prononcé une parole, objecta : « Pour que tu ne te sois pas trompé, il faudrait qu'il y ait de la poudre d'or. Tu as tendu tes filets, tu as repris, selon le mode où elle devait être reprise, la tentative d'Arnold et tu prétends que les éléments t'ont favorisé. Conséquence mathématique : de l'or. Où est-il cet or ? » Raoul le persifla. « C'est surtout ça qui t'intéresse, hein ? – Dame ! et toi ? – Pas moi. Mais j'admets parfaitement que tu te places à ce point de vue. » Ils redescendirent le sentier des roches et retournèrent dans l'île à côté du pigeonnier. Raoul avoua : « Je ne sais pas trop comment M. Montessieux effectuait ses récoltes, ni s'il pouvait les effectuer intégralement. J'imagine d'ailleurs qu'elles durent être peu nombreuses vu la complexité des conditions nécessaires. En tout cas, il disposait certainement des moyens existant déjà, vannes, tuyaux d'écoulement, etc. et que le temps ne m'a pas permis de retrouver et de perfectionner. Tout au plus, ai-je découvert le tamis pour établir le barrage, et, dans le grenier du manoir, ce qu'on appelle une épuisette. Donne-la-moi, Béchoux. Elle est là, par terre, au pied de cet arbre. » C'était, en effet, une épuisette avec un cercle de fer et un filet, mais un filet de métal à mailles imperceptibles comme celles du tamis. « Béchoux, tu n'aimes pas mieux descendre dans la rivière ? Non ? Alors pêche, mon vieux, et racle le fond, tout le long du tamis de barrage. – Du côté de la source ? – Oui, comme si la rivière, en coulant dans sa vraie direction, avait charrié de la poudre d'or qui se fût collée au tamis. » Béchoux obéit. Le manche était long. En posant ses pieds sur un gros caillou de la rive, il pouvait atteindre les trois quarts de la rivière. Arrivé là, il ramena le filet, en traînant tout au fond le cercle de fer. Ils se taisaient tous. La minute était solennelle. Les prévisions de Raoul étaient-elles justes ? Était bien sur ce lit de graviers fins et d'herbes aquatiques que M. Montessieux avait recueilli sa précieuse poudre ? Béchoux acheva sa besogne, et releva son épuisette. Dans le filet de métal il y avait des graviers, des herbes aquatiques, mais aussi des points qui luisaient. C'étaient de la poudre et quelques paillettes d'or. Chapitre XV Les richesses du proconsul « Tiens, dit Raoul en entrant dans le salon du manoir où le domestique et Charlotte, attachés sur deux canapés distants l'un de l'autre, ne semblaient pas très à l'aise, tiens, monsieur Arnold, voici une partie de ce que je t'ai promis, de quoi remplir la moitié de ton chapeau. Pour le reste, tu n'auras qu'à gratter la rivière à l'endroit que t'indiquera ton ami Béchoux et tu en auras plein tes petits sabots de Noël. » Les yeux du domestique étincelèrent. Il se voyait déjà seul dans le domaine et continuant de fructueuses récoltes, puisqu'il possédait le secret de M. Montessieux. « Ne te réjouis pas trop, dit Raoul. Demain… ce soir… j'aurai tari la source précieuse, et tu devras te contenter du cadeau convenu. » Ils se retirèrent chez eux pour changer leurs vêtements, qui étaient trempés. Le déjeuner les réunit. Raoul parla gaiement de toutes sortes de choses. Mais Béchoux qui brûlait d'en savoir davantage, le pressa de questions. « Ainsi les événements mettent en lumière un fait qui peut se résumer en ces quelques mots : la rivière est aurifère d'une façon constante, mais infinitésimale. Sous l'action de certains éléments et à certaines dates, elle roule des pépites plus grosses qui s'accumulent surtout aux environs de la tour. C'est bien ça, n'est-ce pas ? – Pas du tout, mon vieux. Tu n'y as pas compris un fichu mot. Cela, c'est la croyance primitive des possesseurs de la Barre-y-va, croyance transmise à Montessieux ou redécouverte par lui. C'est la croyance de M. Arnold. Mais quand on a un esprit constructeur, ce qui n'est pas ton cas, on ne s'arrête pas à mi-chemin, et on va jusqu'aux limites extrêmes de la vérité. Or, moi, j'ai un esprit constructeur, et je suis le premier qui, dans cette affaire, ne se soit pas arrêté à mi-chemin. Faisons la route ensemble, veux-tu, Béchoux ? » Raoul tira de sa poche une feuille de papier sur laquelle se trouvaient les chiffres alignés par M. Montessieux et il les lut à haute voix : « 3141516913141531011129121314 « Si l'on examine attentivement ce document, on s'aperçoit – M. Guercin et Arnold ont mis des mois et des mois à s'en apercevoir – on s'aperçoit que le chiffre « un » revient une fois sur deux, et que l'on peut former ainsi quatre séries de nombres de deux chiffres qui vont en croissant, et qui sont séparés deux fois par un 3, et deux fois par un 9. Supprime ces chiffres intermédiaires et tu obtiens : « 14.15.16.-13.14.15.-10.11.12.-12.13.14. « Tout naturellement, parmi les hypothèses qui viennent à l'esprit, on est porté à croire que ces nombres sont des dates, et que les 3 et les 9 qui les séparent représentent certains mois, le mois de mars et le mois de septembre. Or, ces mois étaient ceux où régulièrement M. Montessieux se trouvait ici. Chaque année, il passait une partie de mars à la Barre-y-va, et chaque année, il ne s'en allait que dans la seconde moitié de septembre. On peut donc admettre que, avant son départ, il y a deux ans, M. Montessieux ait inscrit en annotation, comme aide-mémoire, les quatre prochains groupes de dates où la rivière livrerait ou pourrait livrer un peu de son or, c'est-à-dire les 14, 15 et 16 mars et les 13, 14 et 15 septembre de l'an dernier, les 10, 11, 12 mars et les 12, 13 et 14 septembre de cette année. Le 12 septembre, c'était hier, le 13, c'est aujourd'hui, et voilà sur quoi M. Arnold a bâti tout son plan. Pour lui, M. Montessieux, s'appuyant sur d'anciennes données, sur des traditions vieilles de plusieurs siècles, agissait à des dates fatidiques et vérifiées par l'expérience. Du moment qu'il a recueilli de l'or à telle date et qu'il sait qu'il en recueillera à ces mêmes dates, Arnold ne doute pas. À son tour, il agira. » Béchoux fit observer : « Eh bien, Arnold ne se trompait pas. Les époques notées par M. Montessieux sont les bonnes. – Pourquoi sont-elles les bonnes ? – Pour des raisons que j'ignore. – Idiot ! Pour des raisons que tu connais comme moi. Pour des raisons que j'ai pressenties dès le début. – Lesquelles ? – Ce sont les dates des grandes marées, triple imbécile. C'est l'équinoxe de printemps et l'équinoxe d'automne. Deux fois par an, le mascaret remonte la Seine avec plus de violence, matin et soir, et pendant plusieurs jours. Ajoute à cela qu'il y a des marées d'équinoxe plus fortes que les autres, que le vent peut accroître encore l'énormité de la barre, et tu comprendras qu'il faut, pour réussir, des circonstances particulières qui ne se présentent que rarement. – Et quand elles se présentent, dit Béchoux, après avoir mûrement réfléchi, les parcelles d'or qui flottent dans la rivière ou qui gisent dans quelque trou sont mises en agitation et se déposent à tel endroit que l'on connaît. » Raoul frappa la table du poing. « Non, non, mille fois non. Ce n'est pas cela. Cela, c'est l'erreur commise par ceux qui ont connu le secret et qui en ont profité. La vérité est ailleurs. – Explique-toi. – Il n'existe réellement pas dans nos pays de rivière qui charrie de l'or. Il peut y avoir de l'or dans une rivière, mais non point naturellement. Ce n'est pas une qualité du sable qui roule au fond, ou des pierres qui tapissent le lit. – En ce cas, d'où vient celui que nous y avons vu ? – D'une main qui l'y a mis. – Qu'est-ce que tu dis ? Tu es fou ! Une main, qui renouvellerait la provision chaque fois qu'une grande marée l'épuiserait ? – Non, mais une main qui aurait placé là une telle provision qu'aucune série de grandes marées ne pourrait l'épuiser. Il n'y a pas gisement d'or produit par des forces physiques ou chimiques, mais gisement d'or entassé par les hommes. Nous ne sommes pas en face d'une fabrication, comme aurait voulu le faire croire M. Montessieux, ni d'une production spontanée comme il le croyait, et comme d'autres l'ont cru, mais en face d'un trésor tout simplement, un trésor qui s'écoule peu à peu, lorsque certaines conditions sont remplies. Commences-tu à comprendre, Béchoux ? » Béchoux médita quelques secondes et répondit : « Je n'y fiche goutte. Précise. » Raoul sourit, regarda les deux sœurs qui l'écoutaient passionnément et précisa : « Selon moi, il y a ce qu'on peut appeler une opération à deux temps. Premier temps : un trésor considérable est déposé à tel endroit, dans un récipient solide hermétiquement fermé. Il y reste des dizaines, des centaines d'années… jusqu'au jour où des fissures se produisent dans le récipient et où, sous l'action de forces extérieures survenant à intervalles éloignés, des parcelles du contenu s'échappent. C'est le deuxième temps. Quand cela est-il arrivé pour la première fois ? Qui recueillit pour la première fois un peu de cet or libéré ? Je l'ignore. Mais il ne me semble pas impossible qu'on puisse le savoir en étudiant les archives locales, celles des paroisses ou des familles nobles. – Je le sais, moi, dit Catherine, en souriant. – Est-ce vrai ? s'écria vivement Raoul d'Avenac. – Oui. Grand-père possédait – et je crois qu'il est à Paris – un plan du domaine qui date de 1750. Or, la rivière n'y est pas désignée sous le nom de l'Aurelle. Elle s'appelait encore, en 1759, le Bec-Salé. » Raoul triompha. « La preuve est formelle. Ainsi il n'y a guère plus d'un siècle et demi que l'événement se produisit et que le Bec-Salé, c'est-à-dire rivière salée, devint l'Aurelle pour des motifs qui imposèrent peu à peu ce changement de nom. Depuis, ces mo- tifs s'oublièrent, sans doute à cause de la rareté du fait. Mais le fait lui-même persista et nous en fûmes témoins aujourd'hui. » Béchoux semblait convaincu. Il prononça : « Je t'ai demandé de préciser : tu as précisé. Je te demande maintenant de conclure. – Je conclus, Théodore. Tu viens de voir à quel point comptent les désignations, surtout dans les campagnes où les noms d'un lieu, d'une colline, d'un cours d'eau, tirent toujours leur origine d'une cause réelle et se perpétuent bien au-delà du temps où cette cause est oubliée. C'est cette règle invariable qui, dès les premiers jours, a porté mon attention sur la Butte-auxRomains. Et c'est pourquoi, dès les premiers jours, j'ai examiné la formation de cette butte. Tout de suite, j'y ai reconnu ce que les Romains appelaient un tumulus. Ce n'était pas une butte naturelle, mais un amas artificiel en forme de tronc de cône, avec un soubassement de moellons et des assises alternatives de terre et de pierres. Cela servait, en général, de sépulture, et, au centre, des chambres funéraires y étaient pratiquées. Mais on en usait aussi pour y cacher des armes, ou des coffres d'argenterie, et de l'or. Avec les siècles, notre tumulus s'était tassé, et sans doute écroulé à l'intérieur. Une épaisse végétation le recouvrait et, de son passé, il ne restait apparemment que ce nom de Butte-aux-Romains. N'importe ! toujours mon attention demeurait en éveil. « Et c'est peut-être à ce propos que germa en moi l'idée d'un trésor, idée qui s'amalgama avec celles des fuites de métal précieux qui pouvaient se produire. La conformation du tumulus, entouré aux trois quarts par une courbe de la rivière, donnait de la force à mon hypothèse. Et vous avez vu tantôt avec quelle précipitation j'ai cherché à la vérifier. J'avais vu juste. L'eau montait, formait, entre la falaise et la butte, comme une cuve, comme un réservoir toujours plus élevé. Quand le flot s'immobilisa, quand la rivière commença à descendre, ce réservoir devait forcément se vider par toutes les issues possibles, c'est-à-dire par toutes les fentes, les excavations, les fissures, les lézardes qui trouaient la Butte comme un filtre. Résultat : en passant, l'eau entraîna à sa suite tout ce qui est poudre et menues paillettes. Et c'est cela que nous avons recueilli contre le barrage du tamis. » Raoul se tut. L'étrange histoire apparaissait à tous dans sa réalité, au fond si simple et si logique, et nul d'entre eux ne pensait à émettre la moindre objection. Béchoux murmura : « C'était là une cachette bien peu sûre ce tumulus encerclé d'eau parfois. – Qu'en savons-nous ? s'exclama Raoul. L'estuaire de la Seine a toujours subi de profondes transformations et, à cette époque, le tumulus se trouvait peut-être plus isolé, moins accessible aux fortes marées. Et puis on ne cache pas un trésor pour l'éternité : on le cache en faveur de quelqu'un qui en aura la jouissance et la surveillance, et qui agira selon les menaces non prévues. Mais souvent le secret, régulièrement transmis d'abord, finit par se perdre. L'emplacement exact du coffre-fort n'est plus connu, et pas davantage le mot qui ouvre la serrure. Rappelez-vous les trésors des rois de France enfermés dans l'Aiguille d'Étretat 2. Rappelez-vous les trésors religieux du moyen âge ensevelis près de l'abbaye de Jumièges 3. De tout cela que restait-il ? Des légendes qu'un esprit plus avisé que d'autres a converties, un jour, en réalités. Eh bien, aujourd'hui, dans ce même pays de Caux, vieux pays de France où l'histoire a toujours été propice aux grandes aventures et mêlée aux grands secrets nationaux, nous nous heurtons à l'un de ces problèmes passionnants qui font tout l'intérêt de la vie. 2 L'aiguille creuse. 3 La Comtesse de Cagliostro. – Que supposes-tu ? – Ceci. Étant donné la proximité de Lillebonne (la Juliabona des Romains, capitale importante, et dont le théâtre antique prouve la vitalité durant la période gallo-romaine) quelque proconsul ayant sa maison de campagne, sa villa à Radicatel, aura dissimulé ses richesses personnelles, le fruit de ses rapines, transformé en poudre d'or, dans cet ancien tumulus bâti peutêtre par les armées de Jules César. Et puis, il aura succombé au cours de quelque expédition ou à la suite de quelque orgie, sans avoir eu le temps de transmettre son secret à ses enfants ou à ses amis. Et puis, après, c'est tout le chaos du moyen âge, toutes les secousses du pays, luttes contre les hommes de l'Est, contre les hommes du Nord, contre les Anglais. Tout s'est évanoui dans les ténèbres. Même plus de légende. Le problème ne se pose même pas. À peine une bribe du passé qui surgit au XVIIIe siècle… un peu d'or qui coule. Puis le drame qui se prépare… M. Montessieux… M. Guercin… – Et toi qui apparais ! murmura Béchoux de ce ton d'admiration presque mystique qu'il prenait parfois en parlant à Raoul. – Et moi qui apparais ! » répéta Raoul avec gaieté. Les deux sœurs le regardèrent, elles aussi, comme on regarderait un personnage d'essence particulière, en dehors des proportions humaines. « Et maintenant, dit-il, en se levant, travaillons. Qu'est-ce qui subsiste du trésor de mon proconsul ? Peut-être pas grandchose, soit qu'il fût, à l'origine, assez mince, soit que les marées l'aient dissous peu à peu et emporté on ne sait où. Mais enfin, tentons l'épreuve. – Comment ? dit Béchoux. – En ouvrant le tumulus. – Mais c'est un travail de plusieurs jours. Il faut déraciner des arbres, ouvrir des tranchées, creuser, transporter des terres. Et comme nous ne pouvons demander d'aide à personne… – C'est un travail d'une heure ou deux, trois tout au plus. – Oh ! oh ! – Mais oui ! Si nous admettons que le tumulus a été utilisé comme coffre, nous devons admettre qu'un coffre ne se place pas dans les entrailles de la terre, mais à un endroit qui, tout en étant invisible et « insoupçonnable », soit aisément accessible. Or, en fouillant parmi les broussailles, j'ai constaté que la première assise de pierres située à un mètre du sol débordait un peu, et constituait évidemment, jadis, un étroit chemin circulaire. En outre, on se rend compte que de ce côté-ci, face au manoir, et sous d'épaisses couches de lierre, il y a une sorte de renfoncement, de rotonde qui devait abriter quelque statue de Minerve ou de Junon, dressée là à la fois comme gardienne et comme indicatrice. Prends un pic, Béchoux. J'en fais autant et, si je ne m'abuse, nous ne tarderons pas à connaître la solution du problème. » Ils se rendirent dans la remise où l'on renfermait les ustensiles de jardinage, choisirent deux pics, et, accompagnés des jeunes femmes, gagnèrent les abords de la Butte-aux-Romains. Des racines et des ronces, toutes mouillées encore, furent arrachées, le sentier débarrassé, la rotonde mise à découvert, et les cailloux, qui formaient le fond, attaqués. Ce rempart démoli fit place à un autre, de travail plus délicat, où l'on apercevait encore des traces de mosaïques et l'attache du piédestal sur lequel devait s'élever la statue. Leurs efforts se concentrèrent à cet endroit. L'eau ruisselait de toutes parts et s'étalait en flaques qui s'égouttaient vers la rivière. Presque aussitôt l'un des pics troua la cloison et passa dans le vide. Ils agrandirent l'ouverture. Raoul alluma sa lampe. Comme il l'avait prévu, ils trouvèrent une excavation assez basse où l'on pouvait juste se tenir debout, et qui, sans doute, avait servi de chambre funéraire. Un pilier central en soutenait le plafond. Autour se groupaient trois de ces jarres provençales en terre vernissée, à large panse, dont on use encore dans le Midi de la France pour conserver l'huile. Les débris d'une quatrième jonchaient le sol visqueux. Des points d'or luisaient. « C'est bien ce que j'avais dit, prononça Raoul. Regardez les murs de cette petite grotte… tout fendillés et craquelés. Après le flot des grandes marées, les infiltrations commencent, de petites cascades se forment, qui cherchent et s'ouvrent des issues, et des grains d'or, des parcelles de métal glissent par ces issues. » L'émotion leur serrait la gorge. Ils restèrent un moment silencieux dans ce réduit sombre où quinze ou vingt siècles auparavant un être humain avait déposé ses richesses, et où, depuis, personne n'avait pénétré. Que de mystères s'étaient accumulés là, et quel miracle de s'y trouver maintenant ! Avec la pointe de son pic, Raoul brisa le col de chacune des trois jarres et les éclaira tour à tour d'un jet de sa lampe. Chacune d'elles était remplie d'or en paillettes, d'or en grains, d'or en poudre ! À pleines mains il en saisit deux poignées qu'il laissa ruisseler et qui étincelèrent aux feux de la lampe. Béchoux était si ébranlé par ce spectacle que ses genoux plièrent et que, sans mot dire, il s'assit à terre, sur ses talons. Les deux sœurs se taisaient également. Mais ce n'était pas la vue de l'or qui les troublait. Ce n'était même plus cette impression puissante qu'elles avaient éprouvée à se sentir au cœur d'une aventure vingt fois séculaire, dont toutes les péripéties, celles d'autrefois et celles du temps présent, se déroulaient devant leurs yeux déconcertés. Non, c'était autre chose. Et comme Raoul les interrogeait à voix basse sur leurs pensées secrètes, l'une d'elles répondit : « Nous pensons à vous, Raoul… à l'homme que vous êtes… – Oui, fit l'autre, à tout ce que vous faites, si aisément, en vous jouant… Nous ne comprenons pas… C'est si simple, et si extraordinaire… » Il murmura – et chacune d'elles put croire qu'elle seule avait entendu et que c'était à elle qu'il s'était adressé : « Tout est facile, quand on aime, et qu'on veut plaire. » Ce n'est qu'au soir, à la faveur de l'ombre – ne pouvait-on être épié du dehors ? – que Raoul approcha son auto et que deux grands sacs pleins à craquer furent emportés de la Butteaux-Romains. Puis Béchoux et lui rebouchèrent l'excavation, et, tant bien que mal, effacèrent les vestiges des travaux exécutés. « Au printemps prochain, dit Raoul, la nature se chargera de tout recouvrir. Et comme jusque-là, nul n'entrera au manoir, nul ne connaîtra jamais, en dehors de nous quatre, le secret de la rivière. » Le vent était tombé. La seconde marée du 13 septembre fut faible, et il était à présumer que les deux marées du 14 ne feraient monter l'eau qu'à un niveau normal, sans que la Butte soit encerclée. À minuit, Catherine et Bertrande s'installèrent dans l'auto. Raoul alla dire adieu à M. Arnold et à Charlotte. « Eh bien, mes petits poulets, ça va ? On n'a pas trop mal en s'asseyant ? Fichtre, il me semble que vous geignez encore, jolie Charlotte. Écoutez-moi, tous les deux… Je vous laisse quarante-huit heures ici avec Théodore Béchoux comme infirmier, cordon-bleu, dame de compagnie et garde-chiourme. En outre, Béchoux se chargera de passer la rivière au peigne fin pour y gratter, à votre intention, les pellicules d'or. Après quoi, il vous expédiera, par le train, où vous voudrez, les poches gonflées de pépites et de pépètes, et l'âme lourde de bonnes intentions. Car je ne doute pas que vous ne laissiez tranquilles vos deux patronnes et que vous n'alliez vous faire pendre ailleurs. C'est convenu, monsieur Arnold ? – Oui, déclara celui-ci, nettement. – À merveille. Je suis sûr de ta bonne foi. Tu as senti en moi un monsieur qui ne badinait pas et je t'ai quelque peu épaté, hein ? Donc chacun sa route. D'accord aussi, aimable Charlotte ? – Oui, dit celle-ci. – Parfait. Si par hasard tu quittais M. Arnold… – Elle ne me quittera pas, grogna le domestique. – Pourquoi ? – Nous sommes mariés. » Béchoux serra les poings et articula : « Gredine ! et tu voulais que je t'épouse. – Que veux-tu, mon pauvre vieux, dit Raoul, si ça l'amuse d'être bigame, la belle enfant ! » Il entraîna son compagnon, lui prit le bras et formula sévèrement : « Voilà ce que c'est, Béchoux, que d'avoir des relations équivoques. Compare notre conduite. Il y avait ici deux personnes de mauvais aloi, et deux nobles créatures. Qui as-tu choisi, toi, soutien de la société ? Le mauvais aloi. Qui ai-je choisi ? Les nobles créatures. Ah ! Béchoux, quelle leçon pour toi ! » Mais Béchoux se trouvait à l'un de ces moments où les problèmes de moralité ne vous intéressent guère. Il ne songeait qu'à l'étrange énigme déchiffrée par Raoul, et il était confondu. « Alors, dit-il, il t'a suffi de lire cette ligne de chiffres sur le testament de M. Montessieux pour deviner que c'était une succession de dates, pour voir le rapport qui existait entre ces dates et celles des grandes marées d'équinoxe, pour comprendre que les grandes marées atteignaient et entamaient un dépôt d'or, bref pour découvrir la vérité ? – Cela ne m'a pas suffi, Béchoux. – Qu'est-ce qu'il t'a fallu encore ? – Presque rien. – Quoi ? – Du génie. » Chapitre XVI Épilogue Laquelle des deux ? Trois semaines plus tard, à Paris, Catherine se présentait au domicile de Raoul d'Avenac. Une vieille dame à l'allure d'intendante ouvrit. « M. d'Avenac est-il ici ? – Qui dois-je annoncer, mademoiselle ? » Catherine eut à peine le temps de se demander si elle dirait ou ne dirait pas son nom. Raoul apparaissait et s'écriait : « Ah ! vous, Catherine. Comme c'est gentil ! Mais qu'y a-t-il de nouveau ? Chez vous, hier, vous ne m'avez pas annoncé cette visite. – Rien de nouveau, dit-elle… Quelques mots à vous dire… Cinq minutes de conversation. » Il la fit entrer dans le cabinet de travail où, six mois auparavant, elle était venue, hésitante et farouche, implorer son assistance. Elle n'avait certes plus ce même air de bête traquée qui avait touché Raoul, mais elle paraissait aussi hésitante. Et elle commença par prononcer des paroles qui ne se rapportaient évidemment pas au motif qui l'amenait. Raoul lui prit les deux mains et la regarda dans le fond des yeux. Elle était charmante, heureuse de se sentir près de lui, à la fois souriante et grave. « Parlez donc, ma chère petite Catherine. Vous savez quelle confiance vous pouvez avoir en moi, et que je suis votre ami… plus que votre ami. – Plus que votre ami, qu'est-ce que cela signifie ? » murmura-t-elle en rougissant. À son tour il fut embarrassé. Il la devinait profondément troublée, prête à lui ouvrir son cœur, et sur le point aussi de s'enfuir. « Plus que votre ami… dit-il, cela signifie que je vous suis attaché plus qu'à personne au monde. – Plus qu'à personne au monde ? reprit-elle de son air à la fois ingénu et obstiné. – Oui, certainement oui », répondit-il. Elle affirma : « Autant peut-être, mais pas plus. » Il y eut un silence entre eux, et Catherine, subitement résolue, dit à voix basse : « Nous avons beaucoup causé, ces temps-ci, Bertrande et moi… Jusque-là nous nous aimions bien… mais la vie… la différence d'âge… le mariage de Bertrande nous avaient séparées. Ces six mois de crise nous ont mises tout près l'une de l'autre… bien qu'il y ait entre nous quelque chose… qui aurait dû, au contraire… » Elle avait baissé les yeux, toute confuse, mais elle les releva soudain, et, bravement, elle acheva : « Entre nous, Raoul, il y avait vous… oui, vous. » Elle se tut. Raoul demeurait indécis et anxieux. Il avait peur de la blesser, ou de blesser Bertrande à travers elle, et son rôle, tout à coup, lui semblait pénible, presque odieux. Il chuchota : « Je vous aime l'une et l'autre. – C'est bien cela, dit-elle vivement, l'une et l'autre… l'une autant que l'autre, c'est-à-dire pas plus l'une que l'autre. » Il protesta d'un mouvement. « Non, non, dit Catherine… acceptez ce qui est. Nos sentiments pour vous, à Bertrande et à moi, ne peuvent pas ne pas vous être connus… mais vous y répondez par des sentiments qui ne s'adressent qu'à nous deux… Là-bas, au manoir, vous avez combattu pour elle et pour moi, pour notre cause commune, et il vous est impossible de nous détacher l'une de l'autre. Et il arrive que vous ne pouvez plus vous passer de l'une ni de l'autre. Or, quand on aime vraiment, il n'en est pas ainsi… Depuis le retour, vous venez nous voir chaque jour, et nous attendions, sans faux orgueil et sans jalousie, votre décision. Mais nous savons maintenant qu'il n'y aura pas de décision. Vous nous aimerez toujours l'une autant que l'autre. Alors… – Alors ? fit Raoul, la gorge serrée. – Alors, je viens vous dire notre décision à nous, puisque vous n'avez pas pu en prendre une, vous. – Et cette décision ? – C'est de partir. » Il sursauta. « Mais c'est absurde !… Vous n'avez pas le droit… Comment Catherine, vous voulez me quitter ? – Il le faut. – Mais, à aucun prix, protesta Raoul. Je ne veux pas. – Pourquoi ne voulez-vous pas ? – Parce que je vous aime. » Elle lui ferma la bouche d'un geste rapide. « Ne dites pas cela… je ne vous le permets pas. Pour m'aimer, il faudrait m'aimer plus que Bertrande, et ce n'est pas. – Je vous jure… – Je vous défends de parler ainsi… En admettant même que ce soit vrai, il serait trop tard. – Il n'est pas trop tard… – Si, puisque je suis là, et puisque je vous ai fait mon aveu… et l'aveu de Bertrande. De telles choses ne se disent que quand on est bien résolu… Adieu, mon ami. » Il sentait que, quoi qu'il fît, il ne la fléchirait pas, et il le sentait si bien qu'il n'osait pas s'insurger ni tenter de la retenir. « Adieu, mon ami, répéta-t-elle. Et ma peine est si grande que je veux… que je veux qu'il y ait entre nous… un souvenir… « Catherine avait posé ses mains sur les épaules de Raoul. Elle approcha son visage et lui offrit ses lèvres. Un instant elle défaillit entre les bras qui la serraient éperdument et sous les lèvres qui baisaient les siennes. Puis, se dégageant d'un geste, elle s'enfuit. Une heure après, Raoul courait chez les deux sœurs. Il voulait revoir Catherine. Il voulait lui dire tout son amour, sans même penser à quoi le conduirait une telle démarche. Catherine n'était pas rentrée. Et il ne vit pas non plus Bertrande. Le lendemain, même visite inutile. Mais le surlendemain, Bertrande Guercin sonnait à sa porte, et, comme Catherine, elle fut introduite dans son bureau. Elle y entra avec le même air d'hésitation que sa sœur, mais, beaucoup plus vite que sa sœur, elle reprit son aplomb, et, tandis qu'il lui tenait les mains et qu'il la regardait comme il avait regardé Catherine, elle murmura : « Elle vous a tout dit… Nous nous étions promis l'une à l'autre de venir une dernière fois… C'est mon tour… Je viens vous dire adieu, Raoul, et vous remercier de tout ce que vous avez fait pour nous deux… de tout ce que vous avez fait pour moi, qui était coupable, et que vous avez sauvée du remords et de la honte. » Il ne répondit pas tout de suite. Il était bouleversé, et Bertrande reprit, gênée par le silence et disant des mots au hasard : « Je lui ai tout raconté. Elle m'a pardonné… elle est si bonne ! C'est comme pour ces richesses, qui lui appartiennent à elle seule puisque notre grand-père le voulait ainsi, elle refuse… elle veut partager… » Raoul n'écoutait pas. Il observait le mouvement des lèvres et ce beau visage ardent, tout frémissant de passion contenue. « Vous ne partirez pas, Bertrande… je ne veux pas que vous partiez… – Il le faut… » dit-elle, comme avait dit sa sœur. Et il répéta : « Non, je ne veux pas… je vous aime, Bertrande. » Elle sourit tristement. « Ah ! vous avez dit aussi à Catherine que vous l'aimiez… et c'est vrai… et il est vrai aussi que vous m'aimez… et que vous ne pouvez pas choisir… C'est au-dessus de vos forces… » Et elle ajouta : « Et ce serait peut-être au-dessus de nos forces, Raoul, si vous aimiez l'une de nous. L'autre souffrirait trop. Nous sommes plus heureuses ainsi. – Mais moi, je suis plus malheureux… malheureux pour deux amours perdues… – Perdues ? » Il ne comprit pas d'abord sa question. Leurs yeux s'interrogeaient. Elle sourit, mystérieuse et captivante. Et il l'attira vers lui, sans qu'elle résistât… Deux heures plus tard, il reconduisit la jeune femme jusque chez elle, et obtint la promesse qu'elle viendrait le revoir le lendemain, à quatre heures du soir. Et il attendit, heureux et confiant, mélancolique aussi en songeant à Catherine. Mais la promesse n'était qu'un piège. Le lendemain, quatre heures sonnèrent, et puis cinq… Bertrande ne vint pas. À sept heures, il reçut un pneumatique. Les deux sœurs lui annonçaient qu'elles avaient quitté Paris. Raoul n'était pas homme à s'abandonner au désespoir ou à la colère. Il resta maître de lui, calme comme s'il n'avait pas reçu du destin le choc le plus douloureux. Il alla dîner dans un grand restaurant, se fit servir un bon repas, qu'il prolongea par un excellent havane, puis se promena sur les boulevards, la tête droite et le pas nonchalant. Vers les dix heures, il entra, sans que son choix fût guidé par la moindre raison, dans un dancing populaire de Montmartre, et, dès qu'il eut franchi le seuil, s'arrêta stupéfait. Parmi les couples qui tournaient, il apercevait, fox-trottant, virevoltant, pleins d'allégresse et d'entrain, Charlotte et Béchoux. là. » Le jazz se taisait. Les deux danseurs rejoignirent leur table. Et, à cette table, se trouvait, devant trois verres et une bouteille de champagne entamée, M. Arnold. « Nom d'un chien, grogna-t-il, ils en ont du toupet, ceux- À ce moment seulement, toute la colère, longtemps étouffée de Raoul, lui monta à la tête. Rouge, furieux, hors de lui, bien que se contenant encore, il marcha vers les trois coupables, d'un pas saccadé. Quand ils le virent, ils eurent tous trois, sur leur chaise, un mouvement de recul. Se reprenant aussitôt, Arnold affecta un sourire arrogant. Charlotte, elle, était pâle et défaillante. Béchoux se dressa comme pour défendre ses compagnons. Raoul s'approcha de lui, et, son visage tout près du sien, il ordonna : « Au galop… déménage. » L'autre essaya de se rebiffer. Alors Raoul lui saisit à pleine main la manche de son veston à l'endroit de l'épaule, le poussa vers sa chaise, qui bascula, le fit pirouetter, et, sans se soucier des gens qui observaient la scène, l'entraîna vers le couloir, puis vers le vestibule, puis vers la rue. Et il mâchonnait : « Dégoûtant personnage… tu n'as pas honte ? Voilà que tu t'exhibes avec un assassin et une cuisinière… toi, un brigadier ! une légume de la police ! Et tu crois que Lupin va tolérer ça ? Attends un peu, fripouille ! » Parmi les passants ahuris, il le portait presque à bout de bras, comme un mannequin disloqué, et il continuait ses invectives, ravi au fond de cette diversion à ses chagrins. « Oui… chenapan… misérable ! Tu n'as donc pas plus de sens moral qu'une citrouille ? Voilà où le plus abominable amour te fait dégringoler ? Voilà tes compagnons de débauche… un assassin et une cuisinière ! Ah ! heureusement que Lupin est là pour te sauver… et pour te sauver malgré toi. Ah ! Lupin, voilà, voilà un bonhomme ! Est-ce qu'il obéit à sa passion, Lupin ? Lui aussi il peut avoir des peines de cœur. Celle qu'il aime est riche maintenant, grâce à lui, et elle retrouvera son fiancé. Estce qu'il se plaint ? Bertrande, qu'il aime aussi, l'oubliera. Est-ce qu'il pense seulement à courir après elle ? Non. Leur bonheur avant tout. Le bonheur de Bertrande ! La pureté de Catherine ! Et pendant ce temps-là, tu te cramponnes à une cuisinière ! » Raoul avait ainsi mené Béchoux dans le quartier de l'Europe où se trouvait son garage. Il le conduisit devant sa voiture et lui dit : « Monte. – Tu es fou. – Monte. – Pour quoi faire ? – Nous partons, dit Raoul. – Où ? ver. – Je n'ai pas besoin d'être sauvé. – Tu n'as pas besoin d'être sauvé ! Qu'est-ce qu'il te faut ? Mais sans moi, tu es fichu, mon garçon. Tu descends dans la boue, dans la fange. Allons-nous-en. Il n'y a plus rien à faire pour nous en ce moment. Tu as besoin de distraction et d'oubli. Il faut travailler. Je connais un bandit à Biarritz qui a tué sa femme et qui l'a mangée. On l'arrêtera. Et puis une jeune fille à Bruxelles qui a égorgé ses cinq enfants. On l'arrêtera. Viens. » – Je n'en sais rien. N'importe où. L'essentiel est de te sau- Béchoux résistait, indigné. « Mais je n'ai pas de congé, crebleu ! – Tu en auras. Je télégraphierai au préfet de police. Viens. – Mais je n'ai même pas une valise. – J'en ai une, moi, dans le coffre. J'ai tout ce qu'il me faut. Viens. » De force il jeta Béchoux dans l'auto et démarra. L'infortuné policier pleurnichait. nes. – Je t'achèterai des savates et une brosse à dents. – Mais… – Ne te fais pas de bile. Tiens, je me sens beaucoup mieux. Je trouve que Catherine et Bertrande ont joliment bien fait de me fuir. Aussi, on n'est pas plus stupide que je ne le suis. Les aimer toutes les deux, et ne pas pouvoir dire à l'une : « Je vous aime », sans mentir à l'autre… Est-ce bête ? Dans ces cas-là, on finit pas rester tout seul, comme un idiot. Heureusement que j'ai de jolis souvenirs… Ah ! Béchoux, les jolis souvenirs… Je te raconterai tout cela quand je t'aurai mis à l'abri. Ah ! vieux camarade, tu me dois une fière chandelle. » Et par les rues, par les routes, emportant Béchoux, l'auto filait vers Biarritz ou Bruxelles… vers le sud ou vers le nord… Raoul n'en savait trop rien. « Mais je n'ai rien à me mettre, pas de linge, pas de botti- Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène cambrioleur Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la ha- 1913 1912 1908 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux che – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (L'Auto 1939) 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 À propos de cette édition électronique Attention : pays, tel le Canada, mais protégé – téléchargement non autorisé – dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ — Novembre 2005 — Maurice Leblanc LE BOUCHON DE CRISTAL (1912) –I– Arrestation Les deux barques se balançaient dans l'ombre, attachées au petit môle qui pointait hors du jardin. A travers la brume épaisse, on apercevait çà et là, sur les bords du lac, des fenêtres éclairées. En face, le casino d'Enghien ruisselait de lumière, bien qu'on fût aux derniers jours de septembre. Quelques étoiles apparaissaient entre les nuages. Une brise légère soulevait la surface de l'eau. Arsène Lupin sortit du kiosque où il fumait une cigarette, et, se penchant au bout du môle : – Grognard ? Le Ballu ?… vous êtes là ? Un homme surgit de chacune des barques, et l'un d'eux répondit : – Oui, patron. – Préparez-vous, j'entends l'auto qui revient avec Gilbert et Vaucheray. Il traversa le jardin, fit le tour d'une maison en construction dont on discernait les échafaudages, et entrouvrit avec précaution la porte qui donnait sur l'avenue de Ceinture. Il ne s'était pas trompé : une lueur vive jaillit au tournant, et une grande auto découverte s'arrêta, d'où sautèrent deux hommes vêtus de pardessus au col relevé, et coiffés de casquettes. C'étaient Gilbert et Vaucheray – Gilbert, un garçon de vingt ou vingt deux ans, le visage sympathique, l'allure souple et puissante – Vaucheray, plus petit, les cheveux grisonnants, la face blême et maladive. – Eh bien, demanda Lupin, vous l'avez vu, le député ?… – Oui, patron, répondit Gilbert, nous l'avons aperçu qui prenait le train de sept heures quarante pour Paris, comme nous le savions. – En ce cas, nous sommes libres d'agir ? – Entièrement libres. La villa Marie-Thérèse est à notre disposition. Le chauffeur étant resté sur son siège, Lupin lui dit : – Ne stationne pas ici. Ça pourrait attirer l'attention. Reviens à neuf heures et demie précises, à temps pour charger la voiture… si toutefois l'expédition ne rate pas. – Pourquoi voulez-vous que ça rate ? observa Gilbert. L'auto s'en alla et Lupin, reprenant la route du lac avec ses nouveaux compagnons, répondit : – Pourquoi ? parce que ce n'est pas moi qui ai préparé le coup, et quand ce n'est pas moi, je n'ai qu'à moitié confiance. – Bah ! patron, voilà trois ans que je travaille avec vous… Je commence à la connaître ! Oui… mon garçon, tu commences, dit Lupin et c'est justement pourquoi je crains les gaffes… Allons, embarque… Et toi, Vaucheray, prends l'autre bateau… Bien… Maintenant, nagez les enfants… et le moins de bruit possible. Grognard et Le Ballu, les deux rameurs, piquèrent droit vers la rive opposée, un peu à gauche du casino. On rencontra d'abord une barque où un homme et une femme se tenaient enlacés et qui glissait à l'aventure ; puis une autre où des gens chantaient à tue-tête. Et ce fut tout. Lupin se rapprocha de son compagnon et dit à voix basse : – Dis donc, Gilbert, c'est toi qui as eu l'idée de ce coup-là, ou bien Vaucheray ? – Ma foi, je ne sais pas trop… il y a des semaines qu'on en parle tous deux. – C'est que je me méfie de Vaucheray… Un sale caractère… en dessous… Je me demande pourquoi je ne me débarrasse pas de lui… – Oh ! patron ! – Mais si ! mais si ! c'est un gaillard dangereux… sans compter qu'il doit avoir sur la conscience quelques peccadilles plutôt sérieuses. Il demeura silencieux un instant, et reprit : – Ainsi tu es bien sûr d'avoir vu le député Daubrecq ? – De mes yeux vu, patron. – Et tu sais qu'il a un rendez-vous à Paris ? – Il va au théâtre. – Bien, mais ses domestiques sont restés à sa villa d'Enghien… – La cuisinière est renvoyée. Quant au valet de chambre Léonard qui est l'homme de confiance du député Daubrecq, il attend son maître à Paris, d'où ils ne peuvent pas revenir avant une heure du matin. Mais… – Mais ? – Nous devons compter sur un caprice possible de Daubrecq, sur un changement d'humeur, sur un retour inopiné et, par conséquent, prendre nos dispositions pour avoir tout fini dans une heure. Et tu possèdes ces renseignements ?… – Depuis ce matin. Aussitôt, Vaucheray et moi nous avons pensé que le moment était favorable. J'ai choisi comme point de départ le jardin de cette maison en construction que nous venons de quitter et qui n'est pas gardée la nuit. J'ai averti deux camarades pour conduire les barques, et je vous ai téléphoné. Voilà toute l'histoire. – Tu as les clefs ? – Celles du perron. – C'est bien la villa qu'on discerne là-bas, entourée d'un parc ? – Oui, la villa Marie-Thérèse, et comme les deux autres, dont les jardins l'encadrent, ne sont plus habitées depuis une semaine, nous avons tout le temps de déménager ce qu'il nous plaît, et je vous jure, patron, que ça en vaut la peine. Lupin marmotta : – Beaucoup trop commode, l'aventure. Aucun charme. Ils abordèrent dans une petite anse d'où s'élevaient, à l'abri d'un toit vermoulu, quelques marches de pierre. Lupin jugea que le transbordement des meubles serait facile. Mais il dit soudain : Il y a du monde à la villa. Tenez… une lumière. – C'est un bec de gaz, patron.., la lumière ne bouge pas… Grognard resta près des barques, avec mission de faire le guet, tandis que Le Ballu, l'autre rameur, se rendait à la grille de l'avenue de Ceinture et que Lupin et ses deux compagnons rampaient dans l'ombre jusqu'au bas du perron. Gilbert monta le premier. Ayant cherché à tâtons, il introduisit d'abord la clef de la serrure, puis celle du verrou de sûreté. Toutes deux fonctionnèrent aisément, de sorte que le battant put être entrebâillé et livra passage aux trois hommes. Dans le vestibule, un bec de gaz flambait. – Vous voyez, patron…. dit Gilbert. – Oui, oui…, dit Lupin, à voix basse, mais il me semble que la lumière qui brillait ne venait pas de là. – D'où alors ? – Ma foi, je n'en sais rien… Le salon est ici ? – Non, répondit Gilbert, qui ne craignait pas de parler un peu fort non, par précaution il a tout réuni au premier étage, dans sa chambre et dans les chambres voisines. – Et l'escalier ? – A droite, derrière le rideau. Lupin se dirigea vers ce rideau, et déjà, il écartait l'étoffe quand, tout à coup, à quatre pas sur la gauche, une porte s'ouvrit, et une tête apparut, une tête d'homme blême, avec des yeux d'épouvante. – Au secours ! à l'assassin hurla-t-il. Et précipitamment, il rentra dans la pièce. – C'est Léonard ! le domestique cria Gilbert. – S'il fait des manières, je l'abats, gronda Vaucheray. – Tu vas nous fiche la paix, Vaucheray, hein ? ordonna Lupin, qui s'élançait à la poursuite du domestique. Il traversa d'abord une salle à manger, où il y avait encore, auprès d'une lampe, des assiettes et une bouteille, et il retrouva Léonard au fond d'un office dont il essayait vainement d'ouvrir la fenêtre. – Ne bouge pas, l'artiste ! Pas de blague !… Ah la brute ! Il s'était abattu à terre, d'un geste, en voyant Léonard lever le bras vers lui. Trois détonations furent jetées dans la pénombre de l'office, puis le domestique bascula, saisi aux jambes par Lupin qui lui arracha son arme et l'étreignit à la gorge. – Sacrée brute, va ! grogna-t-il… Un peu plus, il me démolissait… Vaucheray, ligote-moi ce gentilhomme. Avec sa lanterne de poche, il éclaira le visage du domestique et ricana : – Pas joli, le monsieur… Tu ne dois pas avoir la conscience très nette, Léonard ; d'ailleurs, pour être le larbin du député Daubrecq… Tu as fini, Vaucheray ? Je voudrais bien ne pas moisir ici ! – Aucun danger, patron, dit Gilbert. – Ah vraiment… et le coup de feu, tu crois que ça ne s'entend pas ?… – Absolument impossible. – N'importe ! il s'agit de faire vite. Vaucheray, prends la lampe et montons. Il empoigna le bras de Gilbert, et l'entraînant vers le premier étage : – Imbécile ! c'est comme ça que tu t'informes ? Avais-je raison de me méfier ? – Voyons, patron, je ne pouvais pas savoir qu'il changerait d'avis et reviendrait dîner. – On doit tout savoir, quand on a l'honneur de cambrioler les gens. Mazette, je vous retiens, Vaucheray et toi… Vous avez le chic… La vue des meubles, au premier étage, apaisa Lupin, et, commençant l'inventaire avec une satisfaction d'amateur qui vient de s'offrir quelques objets d'art : – Bigre ! peu de chose, mais du nanan. Ce représentant du peuple ne manque pas de goût… Quatre fauteuils d'Aubusson… un secrétaire signé, je gage, Percier-Fontaine… deux appliques de Gouttières… un vrai Fragonard, et un faux Nattier qu'un milliardaire américain avalerait tout cru… Bref, une fortune. Et il y a des grincheux qui prétendent qu'on ne trouve plus rien d'authentique. Crebleu ! qu'ils fassent comme moi ! Qu'ils cherchent ! Gilbert et Vaucheray, sur l'ordre de Lupin, et d'après ses indications, procédèrent aussitôt à l'enlèvement méthodique des plus gros meubles. Au bout d'une demi-heure, la première barque étant remplie, il fut décidé que Grognard et Le Ballu partiraient en avant et commenceraient le chargement de l'auto. Lupin surveilla leur départ. En revenant à la maison, il lui sembla, comme il passait dans le vestibule, entendre un bruit de paroles, du côté de l'office. Il s'y rendit. Léonard était bien seul, couché à plat ventre, et les mains liées derrière le dos. – C'est donc toi qui grognes, larbin de confiance ? T'émeus pas. C'est presque fini. Seulement, si tu criais trop fort, tu nous obligerais à prendre des mesures plus sévères… Aimes-tu les poires ? On t'en collerait une, d'angoisse… Au moment de remonter, il entendit de nouveau le même bruit de paroles et, ayant prêté l'oreille, il perçut ces mots prononcés d'une voix rauque et gémissante et qui venaient, en toute certitude, de l'office. – Au secours !… à l'assassin !… au secours !… on va me tuer… qu'on avertisse le commissaire ! … – Complètement loufoque, le bonhomme murmura Lupin. Sapristi … déranger la police à neuf heures du soir, quelle indiscrétion ! … Il se remit à l'œuvre. Cela dura plus longtemps qu'il ne le pensait, car on découvrait dans les armoires des bibelots de valeur qu'il eût été malséant de dédaigner, et, d'autre part, Vaucheray et Gilbert apportaient à leurs investigations une minutie qui le déconcertait. A la fin, il s'impatienta. – Assez ! ordonna-t-il. Pour les quelques rossignols qui restent, nous n'allons pas gâcher l'affaire et laisser l'auto en station. J'embarque. Ils se trouvaient alors au bord de l'eau, et Lupin descendait l'escalier. Gilbert le retint. – Écoutez, patron, il nous faut un voyage de plus… cinq minutes, pas davantage. – Mais pourquoi, que diantre ! – Voilà… On nous a parlé d'un reliquaire ancien… quelque chose d'épatant… – Eh bien ? – Impossible de mettre la main dessus. Et je pense à l'office… Il y a là un placard à grosse serrure… vous comprenez bien que nous ne pouvons pas… Il retournait déjà vers le perron. Vaucheray s'élança également. – Dix minutes… pas une de plus, leur cria Lupin. Dans dix minutes, moi, je me défile. Mais les dix minutes s'écoulèrent, et il attendait encore. Il consulta sa montre. – Neuf heures et quart… c'est de la folie, se dit-il. En outre, il songeait que, durant tout ce déménagement, Gilbert et Vaucheray s'étaient conduits de façon assez bizarre, ne se quittant pas et semblant se surveiller l'un l'autre. Que se passait-il donc ? Insensiblement, Lupin retournait à la maison, poussé par une inquiétude qu'il ne s'expliquait pas, et, en même temps, il écoutait une rumeur sourde qui s'élevait au loin, du côté d'Enghien, et qui paraissait se rapprocher… Des promeneurs sans doute… Vivement il donna un coup de sifflet, puis il se dirigea vers la grille principale, pour jeter un coup d'œil aux environs de l'avenue. Mais soudain, comme il tirait le battant, une détonation retentit, suivie d'un hurlement de douleur. Il revint en courant, fit le tour de la maison, escalada le perron et se rua vers la salle à manger. – Sacré tonnerre ! qu'est-ce que vous fichez là, tous les deux ? Gilbert et Vaucheray, mêlés dans un corps à corps furieux, roulaient sur le parquet avec des cris de rage. Leurs habits dégouttaient de sang. Lupin bondit. Mais déjà Gilbert avait terrassé son adversaire et lui arrachait de la main un objet que Lupin n'eut pas le temps de distinguer. Vaucheray, d'ailleurs, qui perdait du sang par une blessure à l'épaule, s'évanouit. – Qui l'a blessé ? Toi, Gilbert ? demanda Lupin exaspéré. – Non… Léonard. – Léonard ! il était attaché… – Il avait défait ses liens et repris son revolver. – La canaille ! où est-il ? Lupin saisit la lampe et passa dans l'office. Le domestique gisait sur le dos, les bras en croix, un poignard planté dans la gorge, la face livide. Un filet rouge coulait de sa bouche. – Ah ! balbutia Lupin, après l'avoir examiné… il est mort ! – Vous croyez… Vous croyez… fit Gilbert, d'une voix tremblante. – Mort, je te dis. Gilbert bredouilla : – C'est Vaucheray… qui l'a frappé… Pâle de colère, Lupin l'empoigna. – C'est Vaucheray… et toi aussi, gredin puisque tu étais là, et que tu as laissé faire… Du sang ! du sang ! vous savez bien que je n'en veux pas. On se laisse tuer, plutôt. Ah ! tant pis pour vous, les gaillards… vous paierez la casse s'il y a lieu. Et ça coûte cher… Gare la Veuve ! La vue du cadavre le bouleversait et, secouant brutalement Gilbert : – Pourquoi ? … pourquoi Vaucheray l'a-t-il tué ? – Il voulait le fouiller et lui prendre la clef du placard. Quand il s'est penché sur lui, il a vu que l'autre s'était délié les bras… Il a eu peur… et il a frappé. – Mais le coup de revolver ? – C'est Léonard… il avait l'arme à la main… Avant de mourir il a encore eu la force de viser… – Et la clef du placard ? – Vaucheray l'a prise… – Il a ouvert ? – Oui. – Et il a trouvé ? – Oui. – Et toi, tu as voulu lui arracher l'objet ?… Le reliquaire ? non, c'était plus petit… Alors, quoi ? réponds donc… Au silence, à l'expression résolue de Gilbert, il comprit qu'il n'obtiendrait pas de réponse. Avec un geste de menace, il articula : – Tu causeras, mon bonhomme. Foi de Lupin, je te ferai cracher ta confession. Mais, pour l'instant, il s'agit de déguerpir. Tiens, aide-moi… nous allons embarquer Vaucheray… Ils étaient revenus vers la salle, et Gilbert se penchait audessus du blessé, quand Lupin l'arrêta : – Écoute ! Ils échangèrent un même regard d'inquiétude. On parlait dans l'office… une voix très basse, étrange, très lointaine… Pourtant, ils s'en assurèrent aussitôt, il n'y avait personne dans la pièce, personne que le mort dont ils voyaient la silhouette sombre. Et la voix parla de nouveau, tour à tour aiguë, étouffée, chevrotante, inégale, criarde, terrifiante. Elle prononçait des mots indistincts, des syllabes interrompues. Lupin sentit que son crâne se couvrait de sueur. Qu'était-ce que cette voix incohérente, mystérieuse comme une voix d'outre-tombe ? Il s'était baissé sur le domestique. La voix se tut, puis recommença. Éclairé-nous mieux, dit-il à Gilbert. Il tremblait un peu, agité par une peur nerveuse qu'il ne pouvait dominer, car aucun doute n'était possible Gilbert ayant enlevé l'abat-jour, il constata que la voix sortait du cadavre même, sans qu'un soubresaut en remuât la masse inerte, sans que la bouche sanglante eût un frémissement. – Patron, j'ai la frousse, bégaya Gilbert. Le même bruit encore, le même chuchotement nasillard. Lupin éclata de rire, et rapidement, il saisit le cadavre et le déplaça. – Parfait dit-il en apercevant un objet de métal brillant… Parfait nous y sommes… Eh bien, vrai, j'y ai mis le temps ! C'était, à la place même qu'il avait découverte, le cornet récepteur d'un appareil téléphonique dont le fil remontait jusqu'au poste fixé dans le mur, à la hauteur habituelle. Lupin appliqua ce récepteur contre son oreille. Presque aussitôt le bruit recommença, mais un bruit multiple, composé d'appels divers, d'interjections, de clameurs entrecroisées, le bruit que font plusieurs personnes qui s'interpellent. – Êtes-vous là ?… Il ne répond plus… C'est horrible.., On l'aura tué… Êtes-vous là ?… Qu ‘y a t-il ?… Du courage… Le secours est en marche… des agents… des soldats… – Crédieu ! fit Lupin, qui lâcha le récepteur. En une vision effrayante, la vérité lui apparaissait. Tout au début, et tandis que le déménagement s'effectuait, Léonard, dont les liens n'étaient pas rigides, avait réussi à se dresser, à décrocher le récepteur, probablement avec ses dents, à le faire tomber et à demander du secours au bureau téléphonique d'Enghien. Et c'était là les paroles que Lupin avait surprises une fois déjà, après le départ de la première barque « Au secours… à l'assassin ! On va me tuer… » Et c'était là maintenant la réponse du bureau téléphonique. La police accourait. Et Lupin se rappelait les rumeurs qu'il avait perçues du jardin, quatre ou cinq minutes auparavant tout au plus. – La police… sauve qui peut, proféra-t-il en se ruant à travers la salle à manger. Gilbert objecta : – Et Vaucheray ? – Tant pis pour lui. Mais Vaucheray, sorti de sa torpeur, le supplia au passage : – Patron, vous n'allez pas me lâcher comme ça ! Lupin s'arrêta, malgré le péril, et, avec l'assistance de Gilbert, il soulevait le blessé, quand un tumulte se produisit dehors. – Trop tard dit-il. A ce moment, des coups ébranlèrent la porte du vestibule qui donnait sur la façade postérieure. Il courut à la porte du perron : des hommes avaient déjà contourné la maison et se précipitaient. Peut-être aurait-il réussi à prendre de l'avance et à gagner le bord de l'eau ainsi que Gilbert. Mais comment s'embarquer et fuir sous le feu de l'ennemi ? Il ferma et mit le verrou. – Nous sommes cernés… fichus… bredouilla Gilbert. – Tais-toi, dit Lupin. – Mais ils nous ont vus, patron. Tenez les voilà qui frappent. – Tais-toi, répéta Lupin… Pas un mot… Pas un geste. Lui-même demeurait impassible, le visage absolument calme, l'attitude pensive de quelqu'un qui a tous les loisirs nécessaires pour examiner une situation délicate sous toutes ses faces. Il se trouvait à l'un de ces instants qu'il appelait les minutes supérieures de la vie, celles qui seulement donnent à l'existence sa valeur et son prix. En cette occurrence, et quelle que fût la menace du danger, il commençait toujours par compter en lui-même et lentement : « un… deux… trois… quatre… cinq… six », jusqu'à ce que le battement de son cœur redevînt normal et régulier. Alors seulement, il réfléchissait, mais avec quelle acuité ! avec quelle puissance formidable ! avec quelle intuition profonde des événements possibles ! Toutes les données du problème se présentaient à son esprit. Il prévoyait tout, il admettait tout. Et il prenait sa résolution en toute logique et en toute certitude. Après trente ou quarante secondes, tandis que l'on cognait aux portes et que l'on crochetait les serrures, il dit à son compagnon : – Suis-moi. Il rentra dans le salon et poussa doucement la croisée et les persiennes d'une fenêtre qui s'ouvrait sur le côté. Des gens allaient et venaient, rendant la fuite impraticable. Alors il se mit à crier de toutes ses forces et d'une voix essoufflée : – Par ici !… A l'aide !… Je les tiens… Par ici ! Il braqua son revolver et tira deux coups dans les branches des arbres. Puis il revint à Vaucheray, se pencha sur lui et se barbouilla les mains et le visage avec le sang de la blessure. Enfin se retournant contre Gilbert brutalement, il le saisit aux épaules et le renversa. – Qu'est-ce que vous voulez, patron ? En voilà une idée ! – Laisse-toi faire, scanda Lupin d'un ton impérieux, je réponds de tout… je réponds de vous deux… Laisse-toi faire… Je vous sortirai de prison… Mais, pour cela, il faut que je sois libre. On s'agitait, on appelait au-dessous de la fenêtre ouverte. – Par ici, cria-t-il… je les tiens ! à l'aide ! Et, tout bas, tranquillement : – Réfléchis bien… As-tu quelque chose à me dire ?… une communication qui puisse nous être utile… Gilbert se débattait, furieux, trop bouleversé pour comprendre le plan de Lupin. Vaucheray, plus perspicace, et qui d'ailleurs à cause de sa blessure avait abandonné tout espoir de fuite, Vaucheray ricana : – Laisse-toi faire, idiot… Pourvu que le patron se tire des pattes… c'est-y pas l'essentiel ? Brusquement, Lupin se rappela l'objet que Gilbert avait mis dans sa poche après l'avoir repris à Vaucheray. A son tour, il voulut s'en saisir. – Ah ça, jamais ! grinça Gilbert qui parvint à se dégager. Lupin le terrassa de nouveau. Mais subitement, comme deux hommes surgissaient à la fenêtre, Gilbert céda et, passant l'objet à Lupin qui l'empocha sans le regarder, murmura : – Tenez, patron, voilà… je vous expliquerai.., vous pouvez être sûr que… Il n'eut pas le temps d'achever… Deux agents, et d'autres qui les suivaient, et des soldats qui pénétraient par toutes les issues, arrivaient au secours de Lupin. Gilbert fut aussitôt maintenu et lié solidement. Lupin se releva. – Ce n'est pas dommage, dit-il, le bougre m'a donné assez de mal j'ai blessé l'autre, mais celui-là… En hâte le commissaire de police lui demanda : – Vous avez vu le domestique ? est-ce qu'ils l'ont tué ? – Je ne sais pas, répliqua-t-il. – Vous ne savez pas ?… – Dame ! je suis venu d'Enghien avec vous tous, à la nouvelle du meurtre. Seulement, tandis que vous faisiez le tour à gauche de la maison, moi je faisais le tour à droite. Il y avait une fenêtre ouverte. J'y suis monté au moment même où ces deux bandits voulaient descendre. J'ai tiré sur celui-ci – il désigna Vaucheray – et j'ai empoigné son camarade. Comment eût-on pu le soupçonner ? Il était couvert de sang. C'est lui qui livrait les assassins du domestique. Dix personnes avaient vu le dénouement du combat héroïque livré par lui. D'ailleurs le tumulte était trop grand pour qu'on prît la peine de raisonner ou qu'on perdît son temps à concevoir des doutes. Dans le premier désarroi, les gens du pays envahissaient la villa. Tout le monde s'affolait. On courait de tous côtés, en haut, en bas, jusqu'à la cave. On s'interpellait. On criait, et nul ne songeait à contrôler les affirmations si vraisemblables de Lupin. Cependant la découverte du cadavre dans l'office rendit au commissaire le sentiment de sa responsabilité. Il donna des ordres à la grille afin que personne ne pût entrer ou sortir. Puis, sans plus tarder, il examina les lieux et commença l'enquête. Vaucheray donna son nom. Gilbert refusa de donner le sien, sous prétexte qu'il ne parlerait qu'en présence d'un avocat. Mais comme on l'accusait du crime il dénonça Vaucheray, lequel se défendit en l'attaquant, et tous deux péroraient à la fois, avec le désir évident d'accaparer l'attention du commissaire. Lorsque celui-ci se retourna vers Lupin pour invoquer son témoignage, il constata que l'inconnu n'était plus là. Sans aucune défiance, il dit à l'un des agents : – Prévenez donc ce monsieur que je désire lui poser quelques questions. On chercha le monsieur. Quelqu'un l'avait vu sur le perron allumant une cigarette. On sut alors qu'il avait offert des cigarettes à un groupe de soldats, et qu'il s'était éloigné vers le lac, en disant qu'on l'appelât en cas de besoin. On l'appela, personne ne répondit. Mais un soldat accourut. Le monsieur venait de monter dans une barque et faisait force de rames. Le commissaire regarda Gilbert et comprit qu'il avait été roulé. – Qu'on l'arrête cria-t-il… Qu'on tire dessus ! C'est un complice… Lui-même s'élança, suivi de deux agents, tandis que les autres demeuraient auprès des captifs. De la berge, il aperçut, à une centaine de mètres, le monsieur qui dans l'ombre faisait des salutations avec son chapeau. Vainement un des agents déchargea son revolver. La brise apporta un bruit de paroles. Le monsieur chantait, tout en ramant : Va petit mousse Le vent te pousse… Mais le commissaire avisa une barque, attachée au môle de la propriété voisine. On réussit à franchir la haie qui séparait les deux jardins et, après avoir prescrit aux soldats de surveiller les rives du lac et d'appréhender le fugitif s'il cherchait à atterrir, le commissaire et deux de ses hommes se mirent à sa poursuite. C'était chose assez facile, car, à la clarté intermittente de la lune, on pouvait discerner ses évolutions, et se rendre compte qu'il essayait de traverser le lac en obliquant toutefois vers la droite, c'est-à-dire vers le village de Saint-Gratien. Aussitôt, d'ailleurs, le commissaire constata que, avec l'aide de ses hommes, et grâce peut-être à la légèreté de son embarcation, il gagnait de vitesse. En dix minutes il rattrapa la moitié de l'intervalle. – Ça y est, dit-il, nous n'avons même pas besoin des fantassins pour l'empêcher d'aborder. J'ai bien envie de connaître ce type-là. Il ne manque pas d'un certain culot. Ce qu'il y avait de plus bizarre, c'est que la distance diminuait dans des proportions anormales, comme si le fuyard se fût découragé en comprenant l'inutilité de la lutte. Les agents redoublaient d'efforts. La barque glissait sur l'eau avec une extrême rapidité. Encore une centaine de mètres tout au plus, et l'on atteignait l'homme. – Halte ! commanda le commissaire. L'ennemi, dont on distinguait la silhouette accroupie, ne bougeait pas. Les rames s'en allaient à vau-l'eau. Et cette immobilité avait quelque chose d'inquiétant. Un bandit de cette espèce pouvait fort bien attendre les agresseurs, vendre chèrement sa vie et même les démolir à coups de feu avant qu'ils ne pussent l'attaquer. – Rends-toi ! cria le commissaire… La nuit était obscure à ce moment. Les trois hommes s'abattirent au fond de leur canot, car il leur avait semblé surprendre un geste de menace. La barque emportée par son élan, approchait de l'autre. Le commissaire grogna : – Nous n'allons pas nous laisser canarder. Tirons dessus, vous êtes prêts ? Et il cria de nouveau : – Rends-toi.., sinon… Pas de réponse. L'ennemi ne remuait pas. – Rends-toi… Bas les armes… Tu ne veux pas ?… Alors, tant pis… Je compte… Une… Deux… Les agents n'attendirent pas le commandement. Ils tirèrent, et aussitôt, se courbant sur leurs avirons, donnèrent à la barque une impulsion si vigoureuse que, en quelques brassées, elle atteignit le but. Revolver au poing, attentif au moindre mouvement, le commissaire veillait. Il tendit les bras. – Un geste, et je te casse la tête. Mais l'ennemi ne fit aucun geste, et le commissaire, quand l'abordage eut lieu, et que les deux hommes, lâchant leurs rames, se préparèrent à l'assaut redoutable, le commissaire comprit la raison de cette attitude passive : il n'y avait personne dans le canot. L'ennemi s'était enfui à la nage, laissant aux mains du vainqueur un certain nombre des objets cambriolés, dont l'amoncellement, surmonté d'une veste et d'un chapeau melon, pouvait à la grande rigueur, dans les demi-ténèbres, figurer la silhouette confuse d'un individu. A la lueur d'allumettes, on examina les dépouilles de l'ennemi. Aucune initiale n'était gravée à l'intérieur du chapeau. La veste ne contenait ni papiers ni portefeuille. Cependant on fit une découverte qui devait donner à l'affaire un retentissement considérable et influer terriblement sur le sort de Gilbert et de Vaucheray c'était, dans une des poches, une carte oubliée par le fugitif, la carte d'Arsène Lupin. A peu près au même moment, tandis que la police, remorquant le vaisseau capturé, continuait de vagues recherches, et que, échelonnés sur la rive, inactifs, les soldats écarquillaient les yeux pour tâcher de voir les péripéties du combat naval, ledit Arsène Lupin abordait tranquillement à l'endroit même qu'il avait quitté deux heures auparavant. Il y fut accueilli par ses deux autres complies, Grognard et Le Ballu, leur jeta quelques explications en toute hâte, s'installa dans l'automobile parmi les fauteuils et les bibelots du député Daubrecq, s'enveloppa de fourrures et se fit conduire par les routes désertes, jusqu'à son garde-meuble de Neuilly, où il laissa le chauffeur. Un taxi le ramena dans Paris et l'arrêta près de Saint-Philippe-du-Roule. Il possédait non loin de là, rue Matignon, à l'insu de toute sa bande, sauf de Gilbert, un entresol avec sortie personnelle. Ce ne fut pas sans plaisir qu'il se changea et se frictionna. Car, malgré son tempérament robuste, il était transi. Comme chaque soir en se couchant, il vida sur la cheminée le contenu de ses poches. Alors seulement il remarqua, près de son portefeuille et de ses clefs, l'objet que Gilbert à la dernière minute, lui avait glissé dans les mains. Et il fut très surpris. C'était un bouchon de carafe, un petit bouchon en cristal, comme on en met aux flacons destinés aux liqueurs. Et ce bouchon de cristal n'avait rien de particulier. Tout au plus Lupin observa-t-il que la tête aux multiples facettes était dorée jusqu'à la gorge centrale. Mais, en vérité, aucun détail ne lui sembla de nature à frapper l'attention. « Et c'est ce morceau de verre auquel Gilbert et Vaucheray tenaient si opiniâtrement ? Et voilà pourquoi ils ont tué le domestique, pourquoi ils se sont battus, pourquoi ils ont perdu leur temps, pourquoi ils ont risqué la prison… les assises… l'échafaud ?… Bigre, c'est tout de même cocasse ! … » Trop las pour s'attarder davantage à l'examen de cette affaire, si passionnante qu'elle lui parût, il reposa le bouchon sur la cheminée et se mit au lit. Il eut de mauvais rêves. A genoux sur les dalles de leurs cellules, Gilbert et Vaucheray tendaient vers lui des mains éperdues et poussaient des hurlements d'épouvante. « Au secours !… Au secours ! » criaient-ils. Mais malgré tous ses efforts il ne pouvait pas bouger. Luimême était attaché par des liens invisibles. Et tout tremblant, obsédé par une vision monstrueuse, il assista aux funèbres préparatifs, ô la toilette des condamnés, au drame sinistre. « Bigre ! dit-il, en se réveillant après une série de cauchemars, voilà de bien fâcheux présages. Heureusement que nous ne péchons pas par faiblesse d'esprit ! Sans quoi … » Et il ajouta : « Nous avons là, d'ailleurs, près de nous, un talisman qui, si je m'en rapporte à la conduite de Gilbert et de Vaucheray, suffira, avec l'aide de Lupin, à conjurer le mauvais sort et à faire triompher la bonne cause. Voyons ce bouchon de cristal. » Il se leva pour prendre l'objet et l'étudier plus attentivement. Un cri lui échappa. Le bouchon de cristal avait disparu… – II – Huit ôtés de neuf, reste un Il est une chose que, malgré mes bonnes relations avec Lupin et la confiance dont il m'a donné des témoignages si flatteurs, une chose que je n'ai jamais pu percer à fond : c'est l'organisation de sa bande. L'existence de cette bande ne fait pas de doute. Certaines aventures ne s'expliquent que par la mise en action de dévouements innombrables, d'énergies irrésistibles et de complicités puissantes, toutes forces obéissant à une volonté unique et formidable. Mais comment cette volonté s'exerce-telle ? par quels intermédiaires et par quels sous-ordres ? Je l'ignore. Lupin garde son secret et les secrets que Lupin veut garder sont, pour ainsi dire, impénétrables. La seule hypothèse qu'il me soit permis d'avancer, c'est que cette bande, très restreinte à mon avis, et d'autant plus redoutable, se complète par l'adjonction d'unités indépendantes, d'affiliés provisoires, pris dans tous les mondes et dans tous les pays, et qui sont les agents exécutifs d'une autorité, que souvent ils ne connaissent même pas. Entre eux et le maître, vont et viennent les compagnons, les initiés, les fidèles, ceux qui jouent les premiers rôles sous le commandement direct de Lupin. Gilbert et Faucheray furent évidemment au nombre de ceux-là. Et c'est pourquoi la justice se montra si implacable à leur égard. Pour la première fois, elle tenait des complices de Lupin, des complices avérés, indiscutables, et ces complices avaient commis un meurtre ! Que ce meurtre fût prémédité, que l'accusation d'assassinat pût être établie sur de fortes preuves, et c'était l'échafaud. Or, comme preuve, il y en avait tout au moins une, évidente : l'appel téléphonique de Léonard, quelques minutes avant sa mort « Au secours, à l'assassin.., ils vont me tuer. » Cet appel désespéré, deux hommes l'avaient entendu, l'employé de service et l'un de ses camarades, qui en témoignèrent catégoriquement. Et c'est à la suite de cet appel que le commissaire de police, aussitôt prévenu, avait pris le chemin de la villa Marie-Thérèse, escorté de ses hommes et d'un groupe de soldats en permission. Dès les premiers jours Lupin eut la notion exacte du péril. La lutte si violente qu'il avait engagée contre la société entrait dans une phase nouvelle et terrible. La chance tournait. Cette fois il s'agissait d'un meurtre, d'un acte contre lequel lui-même s'insurgeait – et non plus d'un de ces cambriolages amusants où, après avoir refait quelque rastaquouère, quelque financier véreux, il savait mettre les rieurs de son côté et se concilier l'opinion. Cette fois, il ne s'agissait plus d'attaquer, mais de se défendre et de sauver la tête de ses deux compagnons. Une petite note que j'ai recopiée sur un des carnets où il expose le plus souvent et résume les situations qui l'embarrassent, nous montre la suite de ses réflexions : « Tout d'abord une certitude Gilbert et Vaucheray se sont joués de moi. L'expédition d'Enghien, en apparence destinée au cambriolage de la villa Marie-Thérèse, avait un but caché. Pendant toutes les opérations, ce but les obséda, et, sous les meubles comme au fond des placards ils ne cherchaient qu'une chose, et rien d'autre, le bouchon de cristal. Donc, si je veux voir clair dans les ténèbres, il faut avant tout que je sache à quoi m'en tenir là-dessus. Il est certain que, pour des raisons secrètes, ce mystérieux morceau de verre possède à leurs yeux une valeur immense… Et non pas seulement à leurs yeux, puisque, cette nuit, quelqu'un a eu l'audace et l'habileté de s'introduire dans mon appartement pour dérober l'objet en question. » Ce vol, dont il était victime, intriguait singulièrement Lupin. Deux problèmes, également insolubles, se posaient à son esprit. D'abord, quel était le mystérieux visiteur ? Gilbert seul, qui avait toute sa confiance et lui servait de secrétaire particulier, connaissait la retraite de la rue Matignon. Or, Gilbert était en prison. Fallait-il supposer que Gilbert, le trahissant, avait envoyé la police à ses trousses ? En ce cas, comment au lieu de l'arrêter, lui, Lupin, se fût-on contenté de prendre le bouchon de cristal ? Mais il y avait quelque chose de beaucoup plus étrange. En admettant que l'on eût pu forcer les portes de son appartement – et cela, il devait bien l'admettre, quoique nul indice ne le prouvât de quelle façon avait-on réussi à pénétrer dans la chambre ? Comme chaque soir, et selon une habitude dont il ne se départait jamais, il avait tourné la clef et mis le verrou. Pourtant – fait irrécusable – le bouchon de cristal disparaissait sans que la serrure et le verrou eussent été touchés. Et, bien que Lupin se flattât d'avoir l'oreille fine, même pendant son sommeil, aucun bruit ne l'avait réveillé. Il chercha peu. Il connaissait trop ces sortes d'énigmes pour espérer que celle-ci pût s'éclaircir autrement que par la suite des événements. Mais, très déconcerté, fort inquiet, il ferma aussitôt son entresol de la rue Matignon en se jurant qu'il n'y remettrait pas les pieds. Et tout de suite il s'occupa de correspondre avec Gilbert et Vaucheray. De ce côté un nouveau mécompte l'attendait. La justice, bien qu'elle ne pût établir sur des bases sérieuses la complicité de Lupin, avait décidé que l'affaire serait instruite, non pas en Seine-et-Oise, mais à Paris, et rattachée à l'instruction générale ouverte contre Lupin. Aussi Gilbert et Vaucheray furent-ils enfermés à la prison de la Santé. Or, à la Santé comme au Palais de Justice, on comprenait si nettement qu'il fallait empêcher toute communication entre Lupin et les détenus, qu'un ensemble de précautions minutieuses était prescrit par le Préfet de Police et minutieusement observé par les moindres subalternes. Jour et nuit, des agents éprouvés, toujours les mêmes, gardaient Gilbert et Vaucheray et ne les quittaient pas de vue. Lupin qui, à cette époque, ne s'était pas encore promu – honneur de sa carrière – au poste de chef de la Sûreté, et qui, par conséquent, n'avait pu prendre, au Palais de Justice, les mesures nécessaires à l'exécution de ses plans, Lupin après quinze jours de tentatives infructueuses, dut s'incliner. Il le fit la rage au cœur et avec une inquiétude croissante. « Le plus difficile dans une affaire, dit-il, souvent ce n'est pas d'aboutir, c'est de débuter. En l'occurrence, par où débuter ? Quel chemin suivre ? » Il se retourna vers le député Daubrecq, premier possesseur du bouchon de cristal, et qui devait probablement en connaître l'importance. D'autre part, comment Gilbert était-il au courant des faits et des gestes du député Daubrecq ? Quels avaient été ses moyens de surveillance ? Qui l'avait renseigné sur l'endroit où Daubrecq passait la soirée de ce jour ? Autant de questions intéressantes à résoudre. Tout de suite après le cambriolage de la villa Marie-Thérèse, Daubrecq avait pris ses quartiers d'hiver à Paris, et occupait son hôtel particulier, à gauche de ce petit square Lamartine, qui s'ouvre au bout de l'avenue Victor-Hugo. Lupin, préalablement camouflé, l'aspect d'un vieux rentier qui flâne, la canne à la main, s'installa dans ces parages, sur les bancs du square et de l'avenue. Dès le premier jour, une découverte le frappa. Deux hommes, vêtus comme des ouvriers, mais dont les allures indiquaient suffisamment le rôle, surveillaient l'hôtel du député. Quand Daubrecq sortait, ils se mettaient à sa poursuite et revenaient derrière lui. Le soir, sitôt les lumières éteintes, ils s'en allaient. A son tour, Lupin les fila. C'étaient des agents de la Sûreté. « Tiens, tiens, se dit-il, voici qui ne manque pas d'imprévu. Le Daubrecq est donc en suspicion ? » Mais le quatrième jour, à la nuit tombante, les deux hommes furent rejoints par six autres personnages, qui s'entretinrent avec eux dans l'endroit le plus sombre du square Lamartine. Et, parmi ces nouveaux personnages, Lupin fut très étonné de reconnaître, à sa taille et à ses manières, le fameux Prasville, ancien avocat, ancien sportsman, ancien explorateur, actuellement favori de l'Élysée, et, qui, pour des raisons mystérieuses avait été imposé comme secrétaire général de la Préfecture. Et brusquement Lupin se rappela deux années auparavant, il y avait eu, place du Palais-Bourbon, un pugilat retentissant entre Prasville et le député Daubrecq. La cause, on l'ignorait. Le jour même, Prasville envoyait ses témoins. Daubrecq refusait de se battre. Quelque temps après, Prasville était nommé secrétaire général. « Bizarre.., bizarre… », dit Lupin, qui demeura pensif, tout en observant le manège de Prasville. A sept heures le groupe de Prasville s'éloigna un peu vers l'avenue Henri-Martin. La porte d'un petit jardin qui flanquait l'hôtel vers la droite, livra passage à Daubrecq. Les deux agents lui emboîtèrent le pas, et, comme lui, prirent le tramway de la rue Taitbout. Aussitôt Prasville traversa le square et sonna. La grille reliait l'hôtel au pavillon de la concierge. Celle-ci vint ouvrir. Il y eut un rapide conciliabule, après lequel Prasville et ses compagnons furent introduits. « Visite domiciliaire, secrète et illégale, dit Lupin. La stricte politesse eût voulu qu'on me convoquât. Ma présence est indispensable. » Sans la moindre hésitation, il se rendit à l'hôtel, dont la porte n'était pas fermée, et, passant devant la concierge qui surveillait les alentours, il dit du ton pressé de quelqu'un que l'on attend : – Ces messieurs sont là ? – Oui, dans le cabinet de travail. Son plan était simple : rencontré, il se présentait comme fournisseur. Prétexte inutile. Il put, après avoir franchi un vestibule désert, entrer dans la salle à manger où il n'y avait personne, mais d'où il aperçut par les carreaux d'une baie vitrée qui séparait la salle du cabinet de travail, Prasville et ses cinq compagnons. Prasville, à l'aide de fausses clefs, forçait tous les tiroirs. Puis il compulsait tous les dossiers, pendant que ses quatre compagnons extrayaient de la bibliothèque chacun des volumes, secouaient les pages et vérifiaient l'intérieur des reliures. « Décidément, se dit Lupin, c'est un papier que l'on cherche… des billets de banque, peut-être… » Prasville s'exclama : – Quelle bêtise ! Nous ne trouvons rien… Mais sans doute ne renonçait-il pas à trouver, car il saisit tout à coup les quatre flacons d'une cave à liqueur ancienne, ôta les quatre bouchons et les examina. « Allons bon pensa Lupin, le voilà qui s'attaque, lui aussi, à des bouchons de carafe. Il ne s'agit donc pas d'un papier ? Vrai, je n'y comprends plus rien. » Ensuite Prasville souleva et scruta divers objets, et il dit : – Combien de fois êtes-vous venus ici ? – Six fois l'hiver dernier, lui fut-il répondu. – Et vous avez visité à fond ? Chacune des pièces, et pendant des jours entiers, puisqu'il était en tournée électorale. – Cependant… cependant… Et il reprit : – Il n'a donc pas de domestique, pour l'instant ? – Non, il en cherche. Il mange au restaurant, et la concierge entretient le ménage tant bien que mal. Cette femme nous est toute dévouée… Durant près d'une heure et demie, Prasville s'obstina dans ses investigations, dérangeant et palpant tous les bibelots, mais en ayant soin de reposer chacun d'eux à la place exacte qu'il occupait. A neuf heures, les deux agents qui avaient suivi Daubrecq firent irruption. – Le voilà qui revient… – A pied ? – A pied. – Nous avons le temps ? – Oh ! oui ! Sans trop se hâter, Prasville et les hommes de la Préfecture, après avoir jeté un dernier coup d'œil sur la pièce et s'être assurés que rien ne trahissait leur visite, se retirèrent. La situation devenait critique pour Lupin. Il risquait, en partant, de se heurter à Daubrecq, en demeurant, de ne plus pouvoir sortir. Mais ayant constaté que les fenêtres de la salle à manger lui offraient une sortie directe sur le square, il résolut de rester. D'ailleurs, l'occasion de voir Daubrecq d'un peu près était trop bonne pour qu'il n'en profitât point, et, puisque Daubrecq venait de dîner, il y avait peu de chance pour qu'il entrât dans cette salle. Il attendit donc, prêt à se dissimuler derrière un rideau de velours qui se tirait au besoin sur la baie vitrée. Il perçut le bruit des portes. Quelqu'un entra dans le cabinet de travail et ralluma l'électricité. Il reconnut Daubrecq. C'était un gros homme, trapu, court d'encolure, avec un collier de barbe grise, presque chauve, et qui portait toujours – car il avait les yeux très fatigués – un binocle à verres noirs par dessus ses lunettes. Lupin remarqua l'énergie du visage, le menton carré, la saillie des os. Les poings étaient velus et massifs, les jambes torses, et il marchait, le dos voûté, en pesant alternativement sur l'une et sur l'autre hanche, ce qui lui donnait un peu l'allure d'un quadrumane. Mais un front énorme, tourmenté, creusé de vallons, hérissé de bosses, surmontait la face. L'ensemble avait quelque chose de bestial, de répugnant, de sauvage. Lupin se rappela que, à la Chambre, on appelait Daubrecq « l'homme des Bois », et on l'appelait ainsi non pas seulement parce qu'il se tenait à l'écart et ne frayait guère avec ses collègues, mais aussi à cause de son aspect même, de ses façons, de sa démarche, de sa musculature puissante. Il s'assit devant son bureau, tira de sa poche une pipe en écume, choisit parmi plusieurs paquets de tabac qui séchaient dans un vase, un paquet de maryland, déchira la bande, bourra sa pipe et l'alluma. Puis il se mit à écrire des lettres. Au bout d'un moment, il suspendit sa besogne et demeura songeur, l'attention fixée sur un point de son bureau. Vivement il prit une petite boîte à timbres qu'il examina. Ensuite, il vérifia la position de certains objets que Prasville avait touchés et replacés et il les scrutait du regard, les palpait de la main, se penchait sur eux, comme si certains signes, connus de lui seul, eussent pu le renseigner. A la fin, il saisit la poire d'une sonnerie électrique et pressa le bouton. Une minute après, la concierge se présentait. Il lui dit : – Ils sont venus, n'est-ce pas ? Et, comme la femme hésitait, il insista : – Voyons, Clémence, est-ce vous qui avez ouvert cette petite boîte à timbres ? – Non, monsieur. – Eh bien, j'en avais cacheté le couvercle avec une bande étroite de papier gommé. Cette bande a été brisée. – Je peux pourtant certifier, commença la femme… – Pourquoi mentir, dit-il, puisque je vous ai dit, moi-même, de vous prêter à toutes ces visites ? – C'est que… – C'est que vous aimez bien manger aux deux râteliers… Soit… Il lui tendit un billet de cinquante francs et répéta : – Ils sont venus ? – Oui, monsieur. – Les mêmes qu'au printemps ? – Oui, tous les cinq.., avec un autre… qui les commandait. – Un grand ?… brun ?… – Oui. Lupin vit la mâchoire de Daubrecq qui se contractait, et Daubrecq poursuivit : – C'est tout ? – Il en est venu un autre, après eux, qui les a rejoints… et puis, tout à l'heure, deux autres, les deux qui montent ordinairement la faction devant l'hôtel. – Ils sont restés dans ce cabinet ? – Oui, monsieur. – Et ils sont repartis comme j'arrivais ? Quelques minutes avant, peut-être ? – Oui, monsieur. – C'est bien. La femme s'en alla. Daubrecq se remit à sa correspondance. Puis, allongeant le bras, il inscrivit des signes sur un cahier de papier blanc qui se trouvait à l'extrémité de son bureau, et qu'il dressa ensuite, comme s'il eût voulu ne point le perdre de vue. C'étaient des chiffres. Lupin put lire cette formule de soustraction : 9-8=1 Et Daubrecq, entre ses dents, articulait ces syllabes d'un air attentif. – Pas le moindre doute, dit-il à haute voix. Il écrivit encore une lettre, très courte, et, sur l'enveloppe, il traça cette adresse que Lupin déchiffra quand la lettre fut posée près du cahier de papier. « Monsieur Prasville, secrétaire général de la Préfecture. » Puis il sonna de nouveau. – Clémence, dit-il à la concierge, est-ce que vous avez été à l'école dans votre jeune âge ? – Dame, oui ! monsieur. – Et l'on vous a enseigné le calcul ? – Mais, monsieur… – C'est que vous n'êtes pas très forte en soustraction. – Pourquoi donc ? – Parce que vous ignorez que neuf moins huit égale un, et cela, vous voyez, c'est d'une importance capitale. Pas d'existence possible si vous ignorez cette vérité première. Tout en parlant, il s'était levé et faisait le tour de la pièce, les mains au dos, et en se balançant sur ses hanches. Il le fit encore une fois. Puis, s'arrêtant devant la salle à manger, il ouvrit la porte. – Le problème, d'ailleurs, peut s'énoncer autrement, dit-il. Qui de neuf ôte huit, reste un. Et celui qui reste, le voilà, hein ? l'opération est juste, et monsieur, n'est-il pas vrai ? nous en fournit une preuve éclatante. Il tapotait le rideau de velours dans les plis duquel Lupin s'était vivement enveloppé. – En vérité, monsieur, vous devez étouffer là-dessous ? Sans compter que j'aurais pu me divertir à transpercer ce rideau à coups de dague… Rappelez-vous le délire d'Hamlet et la mort de Polonius… « C'est un rat, vous dis-je, un gros rat… » Allons, monsieur Polonius, sortez de votre trou. C'était là une de ces postures dont Lupin n'avait pas l'habitude et qu'il exécrait. Prendre les autres au piège et se payer leur tête, il l'admettait, mais non point qu'on se gaussât de lui et qu'on s'esclaffât à ses dépens. Pourtant pouvait-il riposter ? – Un peu pâle, monsieur Polonius… Tiens, mais, c'est le bon bourgeois qui fait le pied de grue dans le square depuis quelques jours ! De la police aussi, monsieur Polonius ? Allons, remettezvous, je ne vous veux aucun mal… Mais vous voyez, Clémence, la justesse de mon calcul. Il est entré ici, selon vous, neuf mouchards. Moi, en revenant, j'en ai compté, de loin, sur l'avenue, une bande de huit. Huit ôtés de neuf reste un, lequel évidemment était resté ici en observation. Ecce Homo. – Et après ? dit Lupin, qui avait une envie folle de sauter sur le personnage et de le réduire au silence. – Après ? Mais rien du tout, mon brave. Que voulez-vous de plus ? La comédie est finie. Je vous demanderai seulement de porter au sieur Prasville, votre maître, cette petite missive que je viens de lui écrire. Clémence, veuillez montrer le chemin à M. Polonius. Et, si jamais il se présente, ouvrez-lui les portes toutes grandes. Vous êtes ici chez vous, monsieur Polonius. Votre serviteur… Lupin hésita. Il eût voulu le prendre de haut, et lancer une phrase d'adieu, un mot de la fin, comme on en lance au théâtre du fond de la scène, pour se ménager d'une belle sortie et disparaître tout au moins avec les honneurs de la guerre. Mais sa défaite était si pitoyable qu'il ne trouva rien de mieux que d'enfoncer son chapeau sur la tête, d'un coup de poing, et de suivre la concierge en frappant des pieds. La revanche était maigre. – Bougre de coquin ! cria-t-il une fois dehors et en se retournant vers les fenêtres de Daubrecq. Misérable ! Canaille ! Député ! Tu me la paieras, celle-là … Ah ! monsieur se permet… Ah monsieur a le culot… Eh bien, je te jure Dieu, monsieur, qu'un jour ou l'autre… Il écumait de rage, d'autant que, au fond de lui, il reconnaissait la force de cet ennemi nouveau, et qu'il ne pouvait nier la maîtrise déployée en cette affaire. Le flegme de Daubrecq, l'assurance avec laquelle il roulait les fonctionnaires de la Préfecture, le mépris avec lequel il se prêtait aux visites de son appartement, et, par-dessus tout, son sang-froid admirable, sa désinvolture et l'impertinence de sa conduite en face du neuvième personnage qui l'espionnait, tout cela dénotait un homme de caractère, puissant, équilibré, lucide, audacieux, sûr de lui et des cartes qu'il avait en mains. Mais quelles étaient ces cartes ? Quelle partie jouait-il ? Qui tenait l'enjeu ? Et jusqu'à quel point se trouvait-on engagé de part et d'autre ? Lupin l'ignorait. Sans rien connaître, tête baissée il se jetait au plus fort de la bataille, entre des adversaires violemment engagés dont il ne savait ni la position, ni les armes, ni les ressources, ni les plans secrets. Car, enfin, il ne pouvait admettre que le but de tant d'efforts fût la possession d'un bouchon de cristal ! Une seule chose le réjouissait Daubrecq ne l'avait pas démasqué. Daubrecq le croyait inféodé à la police. Ni Daubrecq, ni la police par conséquent, ne soupçonnaient l'intrusion dans l'affaire d'un troisième larron. C'était son unique atout, atout qui lui donnait une liberté d'action à laquelle il attachait une importance extrême. Sans plus tarder, il décacheta la lettre que Daubrecq lui avait remise pour le secrétaire général de la Préfecture. Elle contenait ces quelques lignes : « A portée de ta main, mon bon Prasville… Tu l'as touché. Un peu plus, et ça y était… mais tu es trop bête. Et dire qu'on n'a pas trouvé mieux que toi pour me faire mordre la poussière. Pauvre France ! Au revoir, Prasville. Mais si je te pince sur le fait, tant pis pour toi, je tire. « Signé : DAUBRECQ. » « A portée de la main… se répéta Lupin, après avoir lu. Ce drôle écrit peut-être la vérité. Les cachettes les plus élémentaires sont les plus sûres. Tout de même, tout de même, il faudra que nous voyions cela… Et il faudra voir aussi pourquoi ce Daubrecq est l'objet d'une surveillance si étroite, et de se documenter quelque peu sur l'individu. » Les renseignements que Lupin avait fait prendre, dans une agence spéciale, se résumaient ainsi : Alexis Daubrecq, député des Bouches-du-Rhône depuis deux ans, siège parmi les indépendants ; opinions assez mal définies, mais situation électorale très solide grâce aux énormes sommes qu'il dépense pour sa candidature. Aucune fortune. Cependant hôtel à Paris, villa à Enghien et à Nice, grosses pertes au jeu, sans qu'on sache d'où vient l'argent. Très influent, obtient ce qu'il veut, quoiqu'il ne fréquente pas les ministères, et ne paraisse avoir ni amitiés, ni relations dans les milieux politiques. « Fiche commerciale, se dit Lupin en relisant cette note. Ce qu'il me faudrait, c'est une fiche intime, une fiche policière, qui me renseigne sur la vie privée du monsieur, et qui me permette de manœuvrer plus à l'aise dans ces ténèbres et de savoir si je ne patauge pas en m'occupant du Daubrecq. Bigre ! c'est que le temps marche ! » Un des logis que Lupin habitait à cette époque, et où il revenait le plus souvent, était situé rue Chateaubriand, près de l'Arc de Triomphe. On l'y connaissait sous le nom de Michel Beaumont. Il y avait une installation assez confortable, et un domestique, Achille, qui lui était très dévoué, et dont la besogne consistait à centraliser les communications téléphoniques adressées à Lupin par ses affidés. Rentré chez lui, Lupin apprit avec un grand étonnement qu'une ouvrière l'attendait depuis une heure au moins. – Comment ? Mais personne ne vient jamais me voir ici ? Elle est jeune ? – Non… Je ne crois pas. – Tu ne crois pas ! – Elle porte une mantille sur la tête, à la place du chapeau, et on ne voit pas sa figure… C'est plutôt une employée… une personne de magasin pas élégante… – Qui a-t-elle demandé ? – M. Michel Beaumont, répondit le domestique. – Bizarre. Et quel motif ? – Elle m'a dit simplement que cela concernait l'affaire d'Enghien !… Alors, j'ai cru… – Hein ! l'affaire d'Enghien ! elle sait donc que je suis mêlé à cette affaire !… Elle sait donc qu'en s'adressant ici… – Je n'ai rien pu obtenir d'elle, mais j'ai cru tout de même qu'il fallait la recevoir. – Tu as bien fait. Où est-elle ? – Au salon. J'ai allumé. Lupin traversa vivement l'antichambre et ouvrit la porte du salon. – Qu'est-ce que tu chantes ? dit-il à son domestique. Il n'y a personne. – Personne ? fit Achille qui s'élança. En effet, le salon était vide. – Oh ! par exemple, celle-là est raide ! s'écria le domestique. Il n'y a pas plus de vingt minutes que je suis revenu voir par précaution. Elle était là. Je n'ai pourtant pas la berlue. – Voyons, voyons, dit Lupin avec irritation. Où étais-tu pendant que cette femme attendait ? – Dans le vestibule, patron ! Je n'ai pas quitté le vestibule une seconde ! Je l'aurais bien vue sortir, nom d'un chien ! – Cependant elle n'est plus là… – Évidemment… évidemment… gémit le domestique, ahuri… Elle aura perdu patience, et elle s'en est allée. Mais je voudrais bien savoir par où, crebleu ! – Par où ? dit Lupin… pas besoin d'être sorcier pour le savoir. – Comment ? – Par la fenêtre. Tiens, elle est encore entrebâillée… nous sommes au rez-de-chaussée… la rue est presque toujours déserte, le soir… Il n'y a pas de doute. Il regardait autour de lui et s'assurait que rien n'avait été enlevé ni dérangé. D'ailleurs, la pièce ne contenait aucun bibelot précieux, aucun papier important, qui eût pu expliquer la visite, puis la disparition soudaine de la femme. Et cependant, pourquoi cette fuite inexplicable ?… – Il n'y a pas eu de téléphone aujourd'hui ? demanda-t-il. – Non. – Pas de lettre ce soir ? – Si, une lettre par le dernier courrier. – Donne. – Je l'ai mise, comme d'habitude, sur la cheminée de monsieur. La chambre de Lupin était contiguë au salon, mais Lupin avait condamné la porte qui faisait communiquer les deux pièces. Il fallut donc repasser par le vestibule. Lupin alluma l'électricité et, au bout d'un instant, déclara : – Je ne vois pas… – Si… je l'ai posée près de la coupe. – Il n'y a rien du tout. – Monsieur cherche mal. Mais Achille eut beau déplacer la coupe, soulever la pendule, se baisser… la lettre n'était pas là. – Ah ! crénom… crénom…, murmura-t-il. C'est elle… c'est elle qui l'a volée… et puis quand elle a eu la lettre, elle a fichu le camp… Ah ! la garce… Lupin objecta : – Tu es fou Il n'y a pas de communication entre les deux pièces. – Alors qui voulez-vous que ce soit, patron ? Ils se turent tous les deux. Lupin s'efforçait de contenir sa colère et de rassembler ses idées. Il interrogea : – Tu as examiné cette lettre ? – Oui ! – Elle n'avait rien de particulier ? – Rien. Une enveloppe quelconque, avec une adresse au crayon. – Ah !… au crayon ? Oui, et comme écrite en hâte, griffonnée plutôt. – La formule de l'adresse… Tu l'as retenue ? demanda Lupin avec une certaine angoisse. – Je l'ai retenue parce qu'elle m'a paru drôle… – Parle ! mais parle donc ! – « Monsieur de Beaumont Michel. » Lupin secoua vivement son domestique. – Il y avait « de » Beaumont ? Tu en es sûr ? et « Michel » après Beaumont ? – Absolument certain. – Ah ! murmura Lupin d'une voix étranglée… c'était une lettre de Gilbert ! Il demeurait immobile, un peu pâle, et la figure contractée. A n'en point douter, c'était une lettre de Gilbert ! C'était la formule que, sur son ordre, depuis des années, Gilbert employait toujours pour correspondre avec lui. Ayant enfin trouvé, du fond de sa prison – et après quelle attente ! au prix de quelles ruses ! – ayant enfin trouvé le moyen de faire jeter une lettre à la poste, Gilbert avait écrit précipitamment cette lettre. Et voilà qu'on l'interceptait Que contenait-elle ? Quelles instructions donnait le malheureux prisonnier ? Quel secours implorait-il ? Quel stratagème proposait-il ? Lupin examina la chambre, laquelle, contrairement au salon, contenait des papiers importants. Mais, aucune des serrures n'ayant été fracturée, il fallait bien admettre que la femme n'avait pas eu d'autre but que de prendre la lettre de Gilbert. Se contraignant à demeurer calme, il reprit : – La lettre est arrivée pendant que la femme était là ? – En même temps. La concierge sonnait au même moment. – Elle a pu voir l'enveloppe ? – Oui. La conclusion se tirait donc d'elle-même. Restait à savoir comment la visiteuse avait pu effectuer ce vol. En se glissant, par l'extérieur, d'une fenêtre à l'autre ? Impossible : Lupin retrouva la fenêtre de sa chambre fermée. En ouvrant la porte de communication ? Impossible : Lupin la retrouva close, barricadée de ses deux verrous extérieurs. Pourtant on ne passe pas au travers d'un mur par une simple opération de la volonté. Pour entrer quelque part, et en sortir, il faut une issue et, comme l'acte avait été accompli en l'espace de quelques minutes, il fallait, en l'occurrence, que l'issue fût antérieure, qu'elle fût déjà pratiquée dans le mur et connue évidemment de la femme. Cette hypothèse simplifiait les recherches en les concentrant sur la porte, car le mur, tout nu, sans placard, sans cheminée, sans tenture ne pouvait dissimuler aucun passage. Lupin regagna le salon et se mit en mesure d'étudier la porte. Mais tout de suite il tressaillit. Au premier coup d'œil, il constatait que, à gauche, en bas, un des six petits panneaux placés entre les barres transversales du battant, n'occupait pas sa position normale, et que la lumière ne le frappait pas d'aplomb. S'étant penché, il aperçut deux menues pointes de fer qui soutenaient le panneau à la manière d'une plaque de bois derrière un cadre. Il n'eut qu'à les écarter. Le panneau se détacha. Achille poussa un cri de stupéfaction. Mais Lupin objecta : – Et après ? En sommes-nous plus avancés ? Voilà un rectangle vide d'environ quinze à dix-huit centimètres de longueur sur quarante de hauteur. Tu ne vas pas prétendre que cette femme ait pu se glisser par un orifice qui serait déjà trop étroit pour un enfant de dix ans, si maigre qu'il fût ! – Non, mais elle a pu passer le bras, et tirer les verrous. – Le verrou du bas, oui, dit Lupin. Mais le verrou du haut, non, la distance est beaucoup trop grande. Essaye et tu verras. Achille dut, en effet, y renoncer. – Alors ? dit-il. Lupin ne répondit pas. Il resta longtemps à réfléchir. Puis, soudain, il ordonna : – Mon chapeau… mon pardessus… Il se hâtait, pressé par une idée impérieuse. Dehors, il se jeta dans un taxi. – Rue Matignon, et vite… A peine arrivé devant l'entrée du logement où le bouchon de cristal lui avait été repris, il sauta de voiture, ouvrit son entrée particulière, monta l'étage, courut au salon, alluma et s'accroupit devant la porte qui communiquait avec sa chambre. Il avait deviné. Un des petits panneaux se détachait également. Et de même qu'en son autre demeure de la rue Chateaubriand, l'orifice, suffisant pour qu'on y passât le bras et l'épaule, ne permettait pas qu'on tirât le verrou supérieur. – Tonnerre de malheur ! s'exclama-t-il, incapable de maîtriser plus longtemps la rage qui bouillonnait en lui depuis deux heures, tonnerre de nom d'un chien, je n'en finirai donc pas avec cette histoire-là ! De fait, une malchance incroyable s'acharnait après lui et le réduisait à tâtonner au hasard, sans que jamais il lui fût possible d'utiliser les éléments de réussite que son obstination ou que la force même des choses mettaient entre ses mains. Gilbert lui confiait le bouchon de cristal. Gilbert lui envoyait une lettre. Tout cela disparaissait à l'instant même. Et ce n'était plus, comme il avait pu le croire jusqu'ici, une série de circonstances fortuites, indépendantes les unes des autres. Non. C'était manifestement l'effet d'une volonté adverse poursuivant un but défini avec une habileté prodigieuse et une adresse inconcevable, l'attaquant lui, Lupin, au fond même de ses retraites les plus sûres, et le déconcertant par des coups si rudes et si imprévus qu'il ne savait même pas contre qui il lui fallait se défendre. Jamais encore, au cours de ses aventures, il ne s'était heurté à de pareils obstacles. Et, au fond de lui, grandissait peu à peu une peur obsédante de l'avenir. Une date luisait devant ses yeux, la date effroyable qu'il assignait inconsciemment à la justice pour faire son œuvre de vengeance, la date à laquelle, par un matin d'avril, monteraient sur l'échafaud deux hommes qui avaient marché à ses côtés, deux camarades qui subiraient l'épouvantable châtiment. – III – La vie privée d'Alexis Daubrecq En entrant chez lui après son déjeuner, le lendemain de ce jour où la police avait exploré son domicile, le député Daubrecq fut arrêté par Clémence, sa concierge. Celle-ci avait réussi à trouver une cuisinière en qui l'on pouvait avoir toute confiance. Cette cuisinière, qui se présenta quelques minutes plus tard, exhiba des certificats de premier ordre, signés par des personnes auprès desquelles il était facile de prendre des informations. Très active, quoique d'un certain âge, elle acceptait de faire le ménage à elle seule sans l'aide d'aucun domestique, condition imposée par Daubrecq, qui préférait réduire les chances d'être espionné. Comme, en dernier lieu, elle était placée chez un membre du Parlement, le comte Saulevat, Daubrecq téléphona aussitôt à son collègue. L'intendant du comte Saulevat donna sur elle les meilleurs renseignements. Elle fut engagée. Dès qu'elle eut apporté sa malle, elle se mit à l'ouvrage, nettoya toute la journée et prépara le repas. Daubrecq dîna et sortit. Vers onze heures, la concierge étant couchée, elle entrebâilla avec précaution la grille du jardin. Un homme approcha. – C'est toi ? dit-elle. – Oui, c'est moi, Lupin. Elle le conduisit dans la chambre qu'elle occupait au troisième étage, sur le jardin, et, tout de suite, elle se lamenta : – Encore des trucs, et toujours des trucs Tu ne peux donc pas me laisser tranquille, au lieu de m'employer à des tas de besognes ! – Que veux-tu, ma bonne Victoire, quand il me faut une personne d'apparence respectable et de mœurs incorruptibles, c'est à toi que je pense. Tu dois être flattée. – Et c'est comme ça que tu t'émeus ! gémit-elle. Tu me jettes une fois de plus dans la gueule du loup, et ça te fait rigoler. – Qu'est-ce que tu risques ? – Comment ce que je risque ! tous mes certificats sont faux. – Les certificats sont toujours faux. – Et si M. Daubrecq s'en aperçoit ? s'il se renseigne ? – Il s'est renseigné. – Hein ! qu'est-ce que tu dis ? – Il a téléphoné à l'intendant du comte Saulevat, chez qui, soi-disant, tu as eu l'honneur de servir. – Tu vois, je suis fichue. – L'intendant du comte n'a pas tari d'éloges à ton propos. – Il ne me connaît pas. – Mais moi, je le connais. C'est moi qui l'ai fait placer chez le comte Saulevat. Alors, tu comprends… Victoire parut un peu calmée. – Enfin ! qu'il soit fait selon la volonté de Dieu… ou plutôt selon la tienne. Et quel est mon rôle dans tout cela ? – Me coucher ici, d'abord. Tu m'as jadis nourri de ton lait. Tu peux bien m'offrir la moitié de ta chambre. Je dormirai sur le fauteuil. – Et après ? – Après ? Me fournir les aliments nécessaires. – Et après ? – Après ? Entreprendre de concert avec moi, et sous ma direction, toute une série de recherches ayant pour but… – Ayant pour but ? – La découverte de l'objet précieux dont je t'ai parlé. – Quoi ? – Un bouchon de cristal. – Un bouchon de cristal… Jésus-Marie Quel métier ! Et si on ne le trouve pas, ton sacré bouchon ? Lupin lui saisit doucement le bras, et d'une voix grave : – Si on ne le trouve pas, Gilbert, le petit Gilbert que tu connais et que tu aimes bien, a beaucoup de chances d'y laisser sa tête, ainsi que Vaucheray. – Vaucheray, ça m'est égal… une canaille comme lui ! Mais Gilbert… – Tu as lu les journaux, ce soir ? L'affaire tourne de plus en plus mal. Vaucheray, comme de juste, accuse Gilbert d'avoir frappé le domestique et il arrive précisément que le couteau dont Vaucheray s'est servi appartenait à Gilbert. La preuve en a été faite, ce matin. Sur quoi, Gilbert, qui est intelligent, mais qui manque d'estomac, a bafouillé et s'est lancé dans des histoires et des mensonges qui achèveront de le perdre. Voilà où nous en sommes. Veux-tu m'aider ? A minuit le député rentra. Dès lors, et durant plusieurs jours, Lupin modela sa vie sur celle de Daubrecq. Aussitôt que celui-ci quittait l'hôtel, Lupin commençait ses investigations. Il les poursuivit avec méthode, divisant chacune des pièces en secteurs qu'il n'abandonnait qu'après avoir interrogé les plus petits recoins, et, pour ainsi dire, épuisé toutes les combinaisons possibles. Victoire cherchait aussi. Et rien n'était oublié. Pieds de table, bâtons de chaises, lames de parquets, moulures, cadres de glaces ou de tableaux, pendules, socles de statuettes, ourlets de rideaux, appareils téléphoniques ou appareils d'électricité, on passait en revue tout ce qu'une imagination ingénieuse aurait pu choisir comme cachette. Et l'on surveillait aussi les moindres actes du député, ses gestes les plus inconscients, ses regards, les livres qu'il lisait, les lettres qu'il écrivait. C'était chose facile ; il semblait vivre au grand jour. Jamais une porte n'était fermée. Il ne recevait aucune visite. Et son existence fonctionnait avec une régularité de mécanisme. L'après-midi il allait à la Chambre, le soir au cercle. – Pourtant, disait Lupin, il doit bien y avoir quelque chose qui n'est pas catholique dans tout cela. – Rien que je te dis, gémissait Victoire, tu perds ton temps, et nous nous ferons pincer. La présence des agents de la Sûreté et leurs allées et venues sous les fenêtres l'affolaient. Elle ne pouvait admettre qu'ils fussent là pour une autre raison que pour la prendre au piège, elle, Victoire. Et chaque fois qu'elle se rendait au marché, elle était toute surprise qu'un de ces hommes ne lui mît pas la main sur l'épaule. Un jour elle revint, bouleversée. Son panier de provisions tremblait à son bras. – Eh bien, qu'y a-t-il, ma bonne Victoire, lui dit Lupin, tu es verte. – Verte.., n'est-ce pas ?… Il y a de quoi… Elle dut s'asseoir, et ce n'est qu'après bien des efforts qu'elle réussit à bégayer : – Un individu… un individu qui m'a abordée… chez la fruitière… – Bigre ! Il voulait t'enlever ? – Non… il m'a remis une lettre… – Et tu te plains ? Une déclaration d'amour, évidemment ! – Non… « C'est pour votre patron », qu'il a dit. « Mon patron » que j'ai dit. « Oui, pour le monsieur qui habite votre chambre. » – Hein ! Cette fois Lupin avait tressailli. – Donne-moi ça, fit-il, en lui arrachant l'enveloppe. L'enveloppe ne portait aucune adresse. Mais il y en avait une autre, à l'intérieur, sur laquelle il lut : « Monsieur Arsène Lupin, aux bons soins de Victoire. » – Fichtre ! murmura-t-il, celle-ci est raide. Il déchira cette seconde enveloppe. Elle contenait une feuille de papier, avec ces mots écrits en grosses majuscules : « Tout ce que vous faites est inutile et dangereux… Abandonnez la partie… » Victoire poussa un gémissement et s'évanouit. Quant à Lupin, il se sentit rougir jusqu'aux oreilles, comme si on l'eût outragé de la façon la plus grossière. Il éprouvait cette humiliation d'un duelliste dont les intentions les plus secrètes seraient annoncées à haute voix par un adversaire ironique. D'ailleurs il ne souffla mot. Victoire reprit son service. Lui, il resta dans sa chambre, toute la journée, à réfléchir. Le soir, il ne dormit pas. Et il ne cessait de se répéter : « A quoi bon réfléchir ? je me heurte à l'un de ces problèmes que l'on ne résout pas par la réflexion. Il est certain que je ne suis pas seul dans l'affaire, et que, entre Daubrecq et la police, il y a, outre le troisième larron que je suis, un quatrième larron qui marche pour son compte, et qui me connaît, et qui lit clairement dans mon jeu. Mais quel est ce quatrième larron ? Et puis, est-ce que je ne me trompe pas ? Et puis… Ah zut… dormons » Mais il ne pouvait dormir, et une partie de la nuit s'écoula de la sorte. Or, vers quatre heures du matin, il lui sembla entendre du bruit dans la maison. Il se leva précipitamment, et, du haut de l'escalier, il aperçut Daubrecq qui descendait le premier étage et se dirigeait ensuite vers le jardin. Une minute plus tard le député, après avoir ouvert la grille, rentra avec un individu dont la tête était enfouie au fond d'un vaste col de fourrure, et le conduisit dans son cabinet de travail. En prévision d'une éventualité de ce genre, Lupin avait pris ses précautions. Comme les fenêtres du cabinet et celles de sa chambre, situées derrière la maison, donnaient sur le jardin, il accrocha à son balcon une échelle de corde qu'il déroula doucement, et le long de laquelle il descendit jusqu'au niveau supérieur des fenêtres du cabinet. Des volets masquaient ces fenêtres. Mais comme elles étaient rondes, une imposte en demi-cercle restait libre, et Lupin, bien qu'il lui fût impossible d'entendre, put discerner tout ce qui se passait à l'intérieur. Aussitôt il constata que la personne qu'il avait prise pour un homme était une femme – une femme encore jeune, quoique sa chevelure noire se mêlât de cheveux gris, une femme d'une élégance très simple, haute de taille, et dont le beau visage avait cette expression lasse et mélancolique que donne l'habitude de souffrir. « Où diable l'ai-je vue ? se demanda Lupin. Car, sûrement, ce sont là des traits, un regard, une physionomie que je connais. » Debout, appuyée contre la table, impassible, elle écoutait Daubrecq. Celui-ci, debout également, lui parlait avec animation. Il tournait le dos à Lupin, mais Lupin s'étant penché, aperçut une glace où se reflétait l'image du député. Et il fut effrayé de voir avec quels yeux étranges, avec quel air de désir brutal et sauvage il regardait sa visiteuse. Elle-même dut en être gênée, car elle s'assit et baissa les paupières. Daubrecq alors s'inclina vers elle, et il semblait prêt à l'entourer de ses longs bras aux poings énormes. Et, tout à coup, Lupin s'avisa que de grosses larmes roulaient sur le triste visage de la femme. Est-ce la vue de ces larmes qui fit perdre la tête à Daubrecq ? D'un mouvement brusque il étreignit la femme et l'attira contre lui. Elle le repoussa avec une violence haineuse. Et tous deux, après une courte lutte où la figure de l'homme apparut à Lupin, atroce et convulsée, tous deux, dressés l'un contre l'autre, ils s'apostrophèrent comme des ennemis mortels. Puis ils se turent. Daubrecq s'assit, il avait un air méchant, dur, ironique aussi. Et il parla de nouveau en frappant la table à petits coups secs, comme s'il posait des conditions. Elle ne bougeait plus. Elle le dominait de tout son buste hautain, distraite, et les yeux vagues. Lupin ne la quittait pas du regard, captivé par ce visage énergique et douloureux, et il recherchait vainement à quel souvenir la rattacher, lorsqu'il s'aperçut qu'elle avait tourné légèrement la tête et qu'elle remuait le bras de façon imperceptible. Et son bras s'écartait de son buste, et Lupin vit qu'il y avait à l'extrémité de cette table une carafe coiffée d'un bouchon à tête d'or. La main atteignit la carafe, tâtonna, s'éleva doucement et saisit le bouchon. Un mouvement de tête rapide, un coup d'œil, puis le bouchon fut remis à sa place. Sans aucun doute ce n'était pas cela que la femme espérait. « Crebleu ! se dit Lupin, elle aussi est en quête du bouchon de cristal. Décidément, l'affaire se complique tous les jours. » Mais, ayant de nouveau observé la visiteuse, il fut stupéfait de noter l'expression subite et imprévue de son visage, une expression terrible, implacable, féroce. Et il vit que la main continuait son manège autour de la table, et que, par un glissement ininterrompu, par une manœuvre sournoise, elle repoussait des livres et, lentement, sûrement, approchait d'un poignard dont la lame brillait parmi les feuilles éparses. Nerveusement elle agrippa le manche. Daubrecq continuait à discourir. Au-dessus de son dos, sans trembler, la main s'éleva peu à peu, et Lupin voyait les yeux hagards et forcenés de la femme qui fixaient le point même de la nuque qu'elle avait choisi pour y planter son couteau. « Vous êtes en train de faire une bêtise, ma belle madame », pensa Lupin. Et il songeait déjà au moyen de s'enfuir et d'emmener Victoire. Elle hésitait pourtant, le bras dressé. Mais ce ne fut qu'une défaillance brève. Elle serra les dents. Toute sa face, contractée par la haine, se tordit davantage encore. Et elle fit le geste effroyable. Au même instant, Daubrecq s'aplatissait, bondissait de sa chaise, et, se retournant, attrapait au vol le frêle poignet de la femme. Chose curieuse, il ne lui adressa aucun reproche, comme si l'acte qu'elle avait tenté ne l'eût point surpris plus qu'un acte ordinaire, très naturel, et très simple. Il haussa les épaules, en homme habitué à courir ces sortes de dangers, et il marcha de long en large, silencieux. Elle avait lâché l'arme et elle pleurait, la tête entre ses mains, avec des sanglots qui la secouaient tout entière. Puis il revint près d'elle et lui dit quelques paroles en frappant encore sur la table. Elle fit signe que non, et, comme il insistait, à son tour elle frappa violemment du pied, en criant, et si fort que Lupin entendit : – Jamais ! … Jamais ! … Alors, sans un mot de plus, il alla chercher le manteau de fourrure qu'elle avait apporté et le posa sur les épaules de la femme, tandis qu'elle s'enveloppait le visage d'une dentelle. Et il la reconduisit. Deux minutes plus tard, la grille du jardin se refermait. « Dommage que je ne puisse pas courir après cette étrange personne et jaser un peu avec elle sur le Daubrecq. M'est avis qu'à nous deux on ferait de la bonne besogne. » En tout cas, il y avait un point à éclaircir. Le député Daubrecq, dont la vie était si réglée, si exemplaire en apparence, ne recevait-il pas certaines visites, la nuit, alors que l'hôtel n'était plus surveillé par la police ? Il chargea Victoire de prévenir deux hommes de sa bande pour qu'ils eussent à faire le guet pendant plusieurs jours. Et lui-même, la nuit suivante, se tint éveillé. Comme la veille, à quatre heures du matin, il entendit du bruit. Comme la veille, le député introduisit quelqu'un. Lupin descendit vivement son échelle et tout de suite, en arrivant au niveau de l'imposte, il aperçut un homme qui se traînait aux pieds de Daubrecq, qui lui embrassait les genoux avec un désespoir frénétique, et qui, lui aussi, pleurait, pleurait convulsivement. Plusieurs fois, Daubrecq le repoussa en riant, mais l'homme se cramponnait. On eût dit qu'il était fou, et ce fut dans un véritable accès de folie que, se relevant à moitié, il empoigna le député à la gorge et le renversa sur un fauteuil. Daubrecq se débattit, impuissant d'abord et les veines gonflées. Mais, d'une force peu commune, il ne tarda pas à reprendre le dessus et à réduire son adversaire à l'immobilité. Le tenant alors d'une main, de l'autre il le gifla, deux fois, à toute volée. L'homme se releva lentement. Il était livide et vacillait sur ses jambes. Il attendit un moment, comme pour reprendre son sang-froid. Et, avec un calme effrayant, il tira de sa poche un revolver qu'il braqua sur Daubrecq. Daubrecq ne broncha pas. Il souriait même d'un air de défi, et sans plus s'émouvoir que s'il eût été visé par le pistolet d'un enfant. Durant quinze à vingt secondes peut-être, l'homme resta le bras tendu, en face de son ennemi. Puis, toujours avec la même lenteur où se révélait une maîtrise d'autant plus impressionnante qu'elle succédait à une crise d'agitation extrême, il rentra son arme et, dans une autre poche, saisit son portefeuille. Daubrecq s'avança. Le portefeuille fut déplié. Une liasse de billets de banque apparut. Daubrecq s'en empara vivement et les compta. C'étaient des billets de mille francs. Il y en avait trente. L'homme regardait. Il n'eut pas un geste de révolte, pas une protestation. Visiblement, il comprenait l'inutilité des paroles. Daubrecq était de ceux qu'on ne fléchit pas. Pourquoi perdrait-il son temps à le supplier, ou même à se venger de lui par des outrages et des menaces vaines ? Pouvait-il atteindre cet ennemi inaccessible ? La mort même de Daubrecq ne le délivrerait pas de Daubrecq. Il prit son chapeau et s'en alla. A onze heures du matin, en rentrant du marché, Victoire remit à Lupin un mot que lui envoyaient ses complices. Il lut : « L'homme qui est venu cette nuit chez Daubrecq est le député Langeroux, président de la gauche indépendante. Peu de fortune. Famille nombreuse. » « Allons, se dit Lupin, Daubrecq n'est autre chose qu'un maître chanteur, mais, saperlotte les moyens d'action qu'il emploie sont rudement efficaces ! » Les événements donnèrent une nouvelle force à la supposition de Lupin. Trois jours après, il vint un autre visiteur qui remit à Daubrecq une somme importante. Et il en vint un autre le surlendemain, qui laissa un collier de perles. Le premier se nommait Dechaumont, sénateur, ancien ministre. Le second était le marquis d'Aibufex, député bonapartiste, ancien chef du bureau politique du prince Napoléon. Pour ces deux-là, la scène fut à peu près semblable à l'entretien du député Langeroux, scène violente et tragique qui se termina par la victoire de Daubrecq. « Et ainsi de suite, pensa Lupin, quand il eut ces renseignements. J'ai assisté à quatre visites. Je n'en saurai pas davantage s'il y en a dix, vingt ou trente… Il me suffit de connaître, par mes amis en faction, le nom des visiteurs. Irai-je les voir ?… Pour quoi faire ? Ils n'ont aucune raison pour se confier à moi. D'autre part, dois-je m'attarder ici à des investigations qui n'avancent pas, et que Victoire peut tout aussi bien continuer seule ? » Il était fort embarrassé. Les nouvelles de l'instruction dirigée contre Gilbert et Vaucheray devenaient de plus en plus mauvaises, les jours s'écoulaient, et il n'était pas une heure sans se demander, et avec quelle angoisse, si tous ses efforts n'aboutiraient pas, en admettant qu'il réussît, à des résultats dérisoires et absolument étrangers au but qu'il poursuivait. Car enfin, une fois démêlées les manœuvres clandestines de Daubrecq, aurait-il pour cela les moyens de secourir Gilbert et Vaucheray ? Ce jour-là, un incident mit fin à son indécision. Après le déjeuner, Victoire entendit, par bribes, une conversation téléphonique de Daubrecq. De ce que rapporta Victoire, Lupin conclut que le député avait rendez-vous à huit heures et demie avec une dame, et qu'il devait la conduire dans un théâtre. – Je prendrai une baignoire, comme il y a six semaines, avait dit Daubrecq. Et il avait ajouté, en riant : – J'espère que, pendant ce temps-là, je ne serai pas cambriolé. Pour Lupin, les choses ne firent pas de doute. Daubrecq allait employer sa soirée de la même façon qu'il l'avait employée six semaines auparavant, tandis que l'on cambriolait sa villa d'Enghien. Connaître la personne qu'il devait retrouver, savoir peut-être aussi comment Gilbert et Vaucheray avaient appris que l'absence de Daubrecq durerait de huit heures du soir à une heure du matin, c'était d'une importance capitale. Pendant l'après-midi, avec l'assistance de Victoire, et sachant par elle que Daubrecq rentrait dîner plus tôt que de coutume, Lupin sortit de l'hôtel. Il passa chez lui, rue Chateaubriand, manda par téléphone trois de ses amis, endossa un frac, et se fit, comme il disait, sa tête de prince russe, à cheveux blonds et à favoris coupés ras. Les complices arrivèrent en automobile. A ce moment, Achille, le domestique, lui apporta un télégramme adressé à M. Michel Beaumont, rue Chateaubriand. Ce télégramme était ainsi conçu : « Ne venez pas au théâtre ce soir. Votre intervention risque de tout perdre. » Sur la cheminée, près de lui, il y avait un vase de fleurs. Lupin le saisit et le brisa en morceaux. « C'est entendu, c'est entendu, grinça-t-il. On joue avec moi comme j'ai l'habitude de jouer avec les autres. Mêmes procédés. Mêmes artifices. Seulement, voilà, il y a cette différence… » Quelle différence ? Il n'en savait trop rien. La vérité, c'est qu'il était déconcerté, lui aussi, troublé jusqu'au fond de l'être, et qu'il ne continuait à agir que par obstination, pour ainsi dire par devoir, et sans apporter à la besogne sa belle humeur et son entrain ordinaires. – Allons-y ! dit-il à ses complices. Sur son ordre, le chauffeur les arrêta non loin du square Lamartine, mais n'éteignit pas le moteur. Lupin prévoyait que Daubrecq, pour échapper aux agents de la Sûreté qui gardaient l'hôtel, sauterait dans quelque taxi, et il ne voulait pas se laisser distancer. Il comptait sans l'habileté de Daubrecq. A sept heures et demie, la grille du jardin fut ouverte à deux battants, une lueur vive jaillit, et rapidement une motocyclette franchit le trottoir, longea le square, tourna devant l'auto et fila vers le Bois à une allure telle qu'il eût été absurde de se mettre à sa poursuite. – Bon voyage, monsieur Dumollet, dit Lupin, qui essaya de plaisanter, mais qui, au fond, ne dérageait pas. Il observa ses complices avec l'espoir que l'un d'eux se permettrait un sourire moqueur. Comme il eût été heureux de passer ses nerfs sur celui-là ! – Rentrons, dit-il au bout d'un instant. Il leur offrit à dîner, puis il fuma un cigare et ils repartirent en automobile et firent la tournée des théâtres, en commençant par ceux d'opérette et de vaudeville, pour lesquels il supposait que Daubrecq et sa dame devaient avoir quelque préférence. Il prenait un fauteuil, inspectait les baignoires et s'en allait. Il passa ensuite aux théâtres plus sérieux, à la Renaissance, au Gymnase. Enfin, à dix heures du soir, il aperçut au Vaudeville une baignoire presque entièrement masquée de ses deux paravents et, moyennant finances, il apprit de l'ouvreuse qu'il y avait là un monsieur d'un certain âge, gros et petit, et une dame voilée d'une dentelle épaisse. La baignoire voisine étant libre, il la prit, retourna vers ses amis afin de leur donner les instructions nécessaires et s'installa près du couple. Durant l'entracte, à la lumière plus vive, il discerna le profil de Daubrecq. La dame restait dans le fond, invisible. Tous deux parlaient à voix basse, et, lorsque le rideau se releva, ils continuèrent à parler, mais de telle façon que Lupin ne distinguait pas une parole. Dix minutes s'écoulèrent. On frappa à leur porte. C'était un inspecteur du théâtre. – Monsieur le député Daubrecq, n'est-ce pas ? interrogea-til. – Oui, fit Daubrecq d'une voix étonnée. Mais comment savez-vous mon nom ? – Par une personne qui vous demande au téléphone et qui m'a dit de m'adresser à la baignoire 22. – Mais qui cela ? – Monsieur le marquis d'Albufex. – Hein ?… Quoi ? – Que dois-je répondre ? – Je viens… je viens… Daubrecq s'était levé précipitamment et suivait l'inspecteur. Il n'avait pas disparu que Lupin surgissait de sa baignoire. Il crocheta la porte voisine et s'assit auprès de la dame. Elle étouffa un cri. – Taisez-vous, ordonna-t-il… j'ai à vous parler, c'est de toute importance. – Ah ! … fit-elle entre ses dents… Arsène Lupin. Il fut ahuri. Un instant, il demeura coi, la bouche béante. Cette femme le connaissait ! et non seulement elle le connaissait, mais elle l'avait reconnu malgré son déguisement ! Si accoutumé qu'il fût aux événements les plus extraordinaires et les plus insolites, celui-ci le déconcertait. Il ne songea même pas à protester et balbutia : – Vous savez donc ?… vous savez ?… Brusquement, avant qu'elle eût le temps de se défendre, il écarta le voile de la dame. – Comment est-ce possible ? murmura-t-il, avec une stupeur croissante. C'était la femme qu'il avait vue chez Daubrecq quelques jours auparavant, la femme qui avait levé son poignard sur Daubrecq, et qui avait voulu le frapper de toute sa force haineuse. A son tour, elle parut bouleversée. – Quoi vous m'avez vue déjà ?… – Oui, l'autre nuit, dans son hôtel… j'ai vu votre geste… Elle fit un mouvement pour s'enfuir. Il la retint et vivement : – Il faut que je sache qui vous êtes… C'est pour le savoir que j'ai fait téléphoner à Daubrecq. Elle s'effara. – Comment, ce n'est donc pas le marquis d'Albufex ? – Non, c'est un de mes complices. – Alors, Daubrecq va revenir… – Oui, mais nous avons le temps… Écoutez-moi… Il faut que nous nous retrouvions… Il est votre ennemi. Je vous sauverai de lui… – Pourquoi ? Dans quel but ? – Ne vous méfiez pas de moi… Il est certain que notre intérêt est le même… Où puis-je vous retrouver ? Demain, n'estce pas ? A quelle heure ?… à quel endroit ? – Eh bien… Elle le regardait avec une hésitation visible, ne sachant que faire, sur le point de parler, et pourtant pleine d'inquiétude et de doute. – Oh ! je vous en supplie !… répondez… un moment seulement… et tout de suite… Il serait déplorable qu'on me trouvât ici… je vous en supplie. D'une voix nette, elle répliqua : – Mon nom.., c'est inutile… Nous nous verrons d'abord, et vous m'expliquerez… Oui, nous nous verrons. Tenez demain, à trois heures de l'après-midi, au coin du boulevard… A ce moment précis, la porte de la baignoire s'ouvrit, d'un coup de poing pour ainsi dire, et Daubrecq parut. – Zut de zut ! marmotta Lupin, furieux d'être pincé avant d'avoir obtenu ce qu'il voulait. Daubrecq eut un ricanement. – C'est bien cela… je me doutais de quelque chose… Ah ! le truc du téléphone, un peu démodé, monsieur. Je n'étais pas à moitié route que j'ai tourné bride. Il repoussa Lupin sur le devant de la loge, et, s'asseyant à côté de la dame, il dit : – Et alors mon prince qui sommes-nous ? Domestique à la Préfecture, probablement ? Nous avons bien la gueule de l'emploi. Il dévisageait Lupin qui ne sourcillait pas, et il cherchait à mettre un nom sur cette figure, mais il ne reconnut pas celui qu'il avait appelé Polonius. Lupin, sans le quitter des yeux non plus, réfléchissait. Pour rien au monde, il n'eût voulu abandonner la partie au point où il l'avait menée, et renoncer à s'entendre, puisque l'occasion était si propice, avec la mortelle ennemie de Daubrecq. Elle, immobile en son coin, les observait tous deux. Lupin prononça : – Sortons, monsieur, l'entretien sera plus facile dehors. – Ici, mon prince, riposta le député, il aura lieu ici, tout à l'heure, pendant l'entracte. Comme cela, nous ne dérangerons personne. – Mais… – Pas la peine, mon bonhomme, tu ne bougeras pas. Et il saisit Lupin au collet, avec l'intention évidente de ne plus le lâcher avant l'entracte. Geste imprudent… Comment Lupin eût-il consenti à rester dans une pareille attitude, et surtout devant une femme, une femme à laquelle il avait offert son alliance, une femme – et pour la première fois il pensait à cela – qui était belle et dont la beauté grave lui plaisait. Tout son orgueil d'homme se cabra. Pourtant il se tut. Il accepta sur son épaule la pesée lourde de la main, et même il se cassa en deux, comme vaincu, impuissant, presque peureux. – Ah ! drôle, railla le député, il paraît qu'on ne crâne plus. Sur la scène, les acteurs, en grand nombre, disputaient et faisaient du bruit. Daubrecq ayant un peu desserré son étreinte, Lupin jugea le moment favorable. Violemment, avec le coupant de la main, il le frappa au creux du bras, ainsi qu'il eût fait avec une hache. La douleur décontenança Daubrecq. Lupin acheva de se dégager et s'élança sur lui pour le prendre à la gorge. Mais Daubrecq, aussitôt sur la défensive, avait fait un mouvement de recul, et leurs quatre mains se saisirent. Elles se saisirent avec une énergie surhumaine, toute la force des deux adversaires se concentrant en elles. Celles de Daubrecq étaient monstrueuses, et Lupin, happé par cet étau de fer, eut l'impression qu'il combattait, non pas avec un homme, mais avec quelque bête formidable, un gorille de taille colossale. Ils se tenaient contre la porte, courbés comme des lutteurs qui se tâtent et cherchent à s'empoigner. Des os craquèrent. A la première défaillance, le vaincu était pris à la gorge, étranglé. Et cela se passait dans un silence brusque, les acteurs sur la scène écoutant l'un d'eux qui parlait à voix basse. La femme, écrasée contre la cloison, terrifiée, les regardait. Que, par un geste, elle prît parti pour l'un ou pour l'autre, la victoire aussitôt se décidait pour celui-là. Mais qui soutiendrait-elle ? Qu'est-ce que Lupin pouvait représenter à ses yeux ? un ami ou un ennemi ? Vivement, elle gagna le devant de la baignoire, enfonça l'écran, et, le buste penché, sembla faire un signe. Puis elle revint et tâcha de se glisser jusqu'à la porte. Lupin, comme s'il eût voulu l'aider, lui dit : – Enlevez donc la chaise. Il parlait d'une lourde chaise qui était tombée, qui le séparait de Daubrecq, et par-dessus laquelle ils combattaient. La femme se baissa et tira la chaise. C'était ce que Lupin attendait. Délivré de l'obstacle, il allongea sur la jambe de Daubrecq un coup de pied sec avec la pointe de sa bottine. Le résultat fut le même que pour le coup qu'il avait donné sur le bras. La douleur provoqua une seconde d'effarement, de distraction, dont il profita aussitôt pour rabattre les mains tendues de Daubrecq, et pour lui planter ses dix doigts autour de la gorge et de la nuque. Daubrecq résista. Daubrecq essaya d'écarter les mains qui l'étouffaient, mais il suffoquait déjà et ses forces diminuaient. – Ah ! vieux singe, grogna Lupin en le renversant. Pourquoi n'appelles-tu pas au secours ? Faut-il que tu aies peur du scandale ! Au bruit de la chute on frappa sur la cloison, de l'autre côté. – Allez toujours, fit Lupin à mi-voix, le drame est sur la scène. Ici, c'est mon affaire, et jusqu'à ce que j'aie mâté ce gorille-là… Ce ne fut pas long. Le député suffoquait. D'un coup sur la mâchoire, il l'étourdit. Il ne restait plus à Lupin qu'à entraîner la femme et à s'enfuir avec elle avant que l'alarme ne fût donnée. Mais, quand il se retourna, il s'aperçut que la femme était partie. Elle ne pouvait être loin. Ayant sauté hors de la loge, il se mit à courir, sans se soucier des ouvreuses et des contrôleurs. De fait, arrivé à la rotonde du rez-de-chaussée, il l'aperçut, par une porte ouverte, qui traversait le trottoir de la Chaussée d'Antin. Elle montait en auto quand il la rejoignit. La portière se referma sur elle. Il saisit la poignée et voulut tirer. Mais, de l'intérieur, un individu surgit, qui lui envoya son poing dans la figure, moins habilement, mais aussi violemment qu'il avait envoyé le sien dans la figure de Daubrecq. Si étourdi qu'il fût par le choc, il eut tout de même le temps, dans une vision effarée, de reconnaître cet individu, et de reconnaître aussi, sous son déguisement de chauffeur, l'individu qui conduisait l'automobile. C'étaient Grognard et Le Ballu, les deux hommes chargés des barques, le soir d'Enghien, deux amis de Gilbert et de Vaucheray, bref deux de ses complices à lui, Lupin. Quand il fut dans son logis de la rue Chateaubriand, Lupin, après avoir lavé son visage ensanglanté, resta plus d'une heure dans un fauteuil, comme assommé. Pour la première fois, il éprouvait la douleur d'être trahi. Pour la première fois, des camarades de combat se retournaient contre leur chef. Machinalement, dans le but de se distraire, il prit son courrier du soir et déchira la bande d'un journal. Aux dernières nouvelles, il lut ces lignes : « Affaire de la villa Marie-Thérèse. On a fini par découvrir la véritable identité de Vaucheray, un des assassins présumés du domestique Léonard. C'est un bandit de la pire espèce, un récidiviste, et deux fois sous un autre nom, condamné par contumace pour assassinat. Nul doute que l'on ne finisse par découvrir également le vrai nom de son complice Gilbert. Dans tous les cas le juge d'instruction est résolu à renvoyer l'affaire le plus vite possible devant la chambre des mises en accusation. On ne se plaindra pas des lenteurs de la justice. » Au milieu d'autres journaux et de prospectus, il y avait une lettre. Lupin, en l'apercevant, bondit. Elle était adressée à M. de Beaumont (Michel). – Ah balbutia-t-il, une lettre de Gilbert. Elle contenait ces quelques mots : « Patron, au secours ! j'ai peur… j'ai peur… » Cette nuit-là encore fut pour Lupin une nuit d'insomnie et de cauchemars. Cette nuit-là encore, d'abominables, de terrifiantes visions le torturèrent. – IV – Le chef des ennemis « Pauvre gosse murmura Lupin en relisant le lendemain la lettre de Gilbert. Comme il doit souffrir ! » Du premier jour où il l'avait rencontré, il avait pris de l'affection pour ce grand jeune homme insouciant et joyeux de vivre. Gilbert lui était dévoué jusqu'à se tuer sur un signe du maître. Et Lupin aimait aussi sa franchise, sa belle humeur, sa naïveté, sa figure heureuse. – Gilbert, lui disait-il souvent, tu es un honnête homme. A ta place, vois-tu, je lâcherais le métier, et je me ferais, pour de bon, honnête homme. – Après vous patron, répondit Gilbert en riant. – Tu ne veux pas ? – Non, patron. Un honnête homme, ça travaille, ça turbine, et moi c'est un goût que j'ai eu peut-être étant gamin, mais qu'on m'a fait passer. – Qui, on ? Gilbert se taisait. Il se taisait toujours quand on l'interrogeait sur les premières années de sa vie, et Lupin savait tout au plus qu'il était orphelin depuis son jeune âge et qu'il avait vécu de droite et de gauche, changeant de nom, accrochant son existence aux métiers les plus bizarres. Il y avait là tout un mystère que personne n'avait pu pénétrer, et il ne semblait pas que la justice fût en voie d'y parvenir. Mais il ne semblait pas non plus que ce mystère fût pour elle une raison de s'attarder. Sous son nom de Gilbert ou sous tel autre nom elle enverrait aux assises le complice de Vaucheray et le frapperait avec la même rigueur inflexible. « Pauvre gosse ! répétait Lupin. Si on le poursuit comme ça, c'est bien à cause de moi. Ils ont peur d'une évasion et ils se hâtent d'arriver au but, au verdict d'abord… et puis à la suppression… Un gamin de vingt ans et qui n'a pas tué, qui n'est pas complice du meurtre… » Hélas ! Lupin n'ignorait pas que c'était là chose impossible à prouver, et qu'il devait diriger ses efforts vers un autre point. Mais vers lequel ? Fallait-il renoncer à la piste du bouchon de cristal ? Il ne put s'y décider. Son unique diversion fut d'aller à Enghien, où demeuraient Grognard et Le Ballu, et de s'assurer qu'ils avaient disparu depuis l'assassinat de la villa MarieThérèse. Hors cela, il s'occupa et ne voulut s'occuper que de Daubrecq. Il refusa même de se livrer à la moindre considération sur les énigmes qui se posaient à lui, sur la trahison de Grognard et Le Ballu, sur les rapports avec la dame aux cheveux gris, sur l'espionnage dont il était l'objet, lui personnellement. « Silence, Lupin, disait-il, dans la fièvre on raisonne à faux. Donc, tais-toi. Pas de déduction, surtout ! Rien n'est plus bête que de déduire les faits les uns des autres avant d'avoir trouvé un point de départ certain. C'est comme cela que l'on se fiche dedans. Écoute ton instinct. Marche d'après ton intuition, et puisque, en dehors de tout raisonnement, en dehors de toute logique, pourrait-on dire, puisque tu es persuadé que cette affaire tourne autour de ce sacré bouchon, vas-y hardiment. Sus au Daubrecq et à son cristal ! » Lupin n'avait pas attendu d'aboutir à ces conclusions pour y conformer ses actes. A l'instant où il les énonçait en lui-même, il se trouvait assis, petit rentier muni d'un cache-nez et d'un vieux pardessus, il se trouvait assis trois jours après la scène du Vaudeville, sur un banc de l'avenue Victor-Hugo, à une distance assez grande du square Lamartine. Selon ses instructions, Victoire devait, chaque matin, à la même heure, passer devant ce banc. « Oui, se répéta-t-il, le bouchon de cristal, tout est là… Quand je l'aurai… » Victoire arrivait, son panier de provisions sous le bras. Tout de suite il nota son agitation et sa pâleur extraordinaires. – Qu'y a-t-il ? lui demanda Lupin, en marchant aux côtés de la vieille nourrice. Elle entra dans un grand magasin d'épicerie où il y avait beaucoup de gens, et, se retournant vers lui : – Tiens, dit-elle, d'une voix altérée par l'émotion, voilà ce que tu cherches. Et, tirant un objet de son panier, elle le lui donna. Lupin demeura confondu : il tenait en main le bouchon de cristal. – Est-ce possible ? est-ce possible ? murmura-t-il, comme si la facilité d'un pareil dénouement l'eût déconcerté. Mais le fait était là, visible et palpable. A sa forme, à ses proportions, à l'or éteint de ses facettes, il reconnaissait, à ne s'y point tromper, le bouchon de cristal qu'il avait eu déjà sous les yeux. Il n'était point jusqu'à une certaine petite éraflure qu'on ne remarquât sur la tige, et dont il se souvenait parfaitement. D'ailleurs, si l'objet représentait tous les mêmes caractères, il n'en offrait aucun autre qui semblât nouveau. C'était un bouchon de cristal, voilà tout. Aucune marque, réellement spéciale, ne le distinguait des autres bouchons. Aucun signe ne s'y trouvait inscrit, aucun chiffre, et, taillé dans un seul bloc, il ne contenait aucune matière étrangère. – Alors quoi ? Et Lupin eut la vision subite et profonde de son erreur. Que lui importait de posséder ce bouchon de cristal s'il en ignorait la valeur ? Ce morceau de verre n'existait pas par lui-même, il ne comptait que par la signification qui s'attachait à lui. Avant de le prendre il fallait savoir. Et qui pouvait même lui assurer que, en le prenant, en le dérobant à Daubrecq, il ne commettait pas une bêtise ? Question impossible à résoudre, mais qui s'imposait à lui avec une rigueur singulière. « Pas de gaffes ! se dit-il en empochant l'objet. Dans cette diable d'affaire, les gaffes sont irréparables. » Il n'avait pas quitté Victoire des yeux. Accompagnée d'un commis, elle allait d'un comptoir à l'autre, parmi la foule des clients. Elle stationna ensuite assez longtemps devant la caisse et passa près de Lupin. Il ordonna, tout bas : – Rendez-vous derrière le lycée Janson. Elle le rejoignit dans une rue peu fréquentée. – Et si l'on me suit ? dit-elle. – Non, affirma-t-il. J'ai bien regardé. Écoute-moi. Où as-tu trouvé ce bouchon ? – Dans le tiroir de sa table de nuit. – Cependant, nous avons déjà fouillé là. Oui, et moi encore hier matin. C'est sans doute qu'il l'y a mis cette nuit. – Et sans doute aussi qu'il va l'y reprendre, observa Lupin. – Peut-être bien. – Et s'il ne l'y trouve plus ? Victoire parut effrayée. – Réponds-moi, dit Lupin, s'il ne l'y trouve plus, est-ce toi qu'il accusera du vol ? – Évidemment… – Alors, va l'y remettre, et au galop. – Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit-elle, pourvu qu'il n'ait pas eu le temps de s'en apercevoir. Donne-moi l'objet, vite. – Tiens, le voici, dit Lupin. Il chercha dans la poche de son pardessus. – Eh bien ? fit Victoire la main tendue. – Eh bien, dit-il au bout d'un instant, il n'y est plus. – Quoi ! – Ma foi, non, il n'y est plus… on me l'a repris. Il éclata de rire, et d'un rire qui, cette fois, ne se mêlait d'aucune amertume. Victoire s'indigna. – Tu as de la gaieté de reste ! … Dans une pareille circonstance ! … – Que veux-tu ? Avoue que c'est vraiment drôle. Ce n'est plus un drame que nous jouons… c'est une féerie, une féerie comme Les Pilules du Diable, ou bien Le pied de Mouton. Dès que j'aurai quelques semaines de repos, j'écrirai ça… Le Bouchon Magique, ou Les Mésaventures du pauvre Arsène. – Enfin.., qui te l'a repris ? – Qu'est-ce que tu chantes !… Il s'est envolé tout seul… Il s'est évanoui dans ma poche… Passez, muscade. Il poussa doucement la vieille bonne, et, d'un ton plus sérieux : – Rentre, Victoire, et ne t'inquiète pas. Il est évident qu'on t'avait vu me remettre ce bouchon et qu'on a profité de la bousculade, dans le magasin, pour le cueillir au fond de ma poche. Tout cela prouve que nous sommes surveillés de plus près que je ne pensais, et par des adversaires de premier ordre. Mais, encore une fois, sois tranquille. Les honnêtes gens ont toujours le dernier mot. Tu n'avais rien d'autre à me dire ? – Si. On est venu, hier soir, pendant que M. Daubrecq était sorti. J'ai vu des lumières qui se reflétaient sur les arbres du jardin. – La concierge ? – La concierge n'était pas couchée. – Alors ce sont les types de la Préfecture, ils continuent de chercher. A tantôt, Victoire… Tu me feras rentrer… – Comment tu veux… – Qu'est-ce que je risque ? Ta chambre est au troisième étage. Daubrecq ne se doute de rien. – Mais les autres ! – Les autres ? S'ils avaient eu quelque intérêt à me faire mauvais parti, ils l'auraient déjà tenté. Je les gêne, voilà tout. Ils ne me craignent pas. A tantôt, Victoire, sur le coup de cinq heures. Une surprise encore attendait Lupin. Le soir, sa vieille bonne lui annonça que, ayant ouvert par curiosité le tiroir de la table de nuit, elle y avait retrouvé le bouchon de cristal. Lupin n'en était plus à s'émouvoir de ces incidents miraculeux. Il se dit simplement : « Donc, on l'y a rapporté. Et la personne qui l'y a rapporté et qui s'introduit dans cet hôtel par des moyens inexplicables, cette personne a jugé comme moi que le bouchon ne devait pas disparaître. Et cependant Daubrecq, lui, qui se sait traqué jusqu'au fond de sa chambre, a de nouveau laissé ce bouchon dans un tiroir, comme s'il n'y attachait aucune importance ! Allez donc vous faire une opinion … » Si Lupin ne se faisait pas d'opinion, il ne pouvait tout de même pas se soustraire à certains raisonnements, à certaines associations d'idées, qui lui donnaient ce pressentiment confus de lumière que l'on éprouve à l'issue d'un tunnel. « En l'espèce, il est inévitable, se disait-il, qu'une rencontre prochaine ait lieu entre moi et “les autres”. Dès lors je serai maître de la situation. » Cinq jours s'écoulèrent sans que Lupin relevât le moindre détail. Le sixième jour, Daubrecq eut la visite matinale d'un monsieur, le député Laybach, qui, comme ses collègues, se traîna désespérément à ses pieds, et, en fin de compte, lui remit vingt mille francs. Deux jours encore, puis une nuit, vers deux heures, Lupin posté sur le palier du second étage, perçut le grincement d'une porte, la porte, il s'en rendit compte, qui faisait communiquer le vestibule avec le jardin. Dans l'ombre, il distingua, ou plutôt il devina la présence de deux personnes qui montèrent l'escalier et s'arrêtèrent au premier devant la chambre de Daubrecq. Là que firent-elles ? On ne pouvait s'introduire dans cette chambre, puisque Daubrecq chaque soir mettait ses verrous. Alors qu'espérait-on ? Évidemment un travail se pratiquait que Lupin discernait à des bruits sourds de frottement contre la porte. Puis des mots lui parvinrent, à peine chuchotés. – Ça marche ? – Oui, parfaitement, mais il vaut mieux remettre à demain, puisque… Lupin n'entendit pas la fin de la phrase. Déjà les individus redescendaient à tâtons. La porte se referma, très doucement, puis la grille. «Tout de même curieux, pensa Lupin. Dans cette maison où Daubrecq dissimule soigneusement ses turpitudes, et se méfie, non sans raison, des espionnages, tout le monde pénètre comme dans un moulin. Que Victoire me fasse entrer, que la concierge introduise les émissaires de la Préfecture… soit, mais, ces genslà, qui trahit donc en leur faveur ? Doit-on supposer qu'ils agissent seuls ? Mais quelle hardiesse ! Quelle connaissance des lieux ! » L'après-midi, pendant l'absence de Daubrecq, il examina la porte de la chambre au premier étage. Du premier coup d'œil il comprit : un des panneaux du bas, habilement découpé, ne tenait plus que par des pointes invisibles. Les gens qui avaient effectué ce travail étaient donc les mêmes qui avaient opéré chez lui, rue Matignon et rue Chateaubriand. Il constata également que le travail remontait à une époque antérieure et que, comme chez lui, l'ouverture avait été préparée d'avance en prévision de circonstances favorables ou de nécessité immédiate. La journée fut courte pour Lupin. Il allait savoir. Non seulement il saurait la façon dont ses adversaires utilisaient ces petites ouvertures, en apparence inutilisables, puisqu'on ne pouvait par là atteindre aux verrous supérieurs, mais il saurait qui étaient ces adversaires si ingénieux, si actifs, en face desquels il se retrouvait de manière inévitable. Un incident le contraria. Le soir, Daubrecq, qui déjà au dîner s'était plaint de fatigue, revint à dix heures et, par extraordinaire, poussa, dans le vestibule, les verrous de la porte du jardin. En ce cas, comment « les autres » pourraient-ils mettre leurs projets à exécution et parvenir à la chambre de Daubrecq ? Daubrecq ayant éteint la lumière, Lupin patiente encore une heure, puis, à tout hasard, il installa son échelle de corde, et ensuite il prit son poste au palier du deuxième. Il n'eut pas à se morfondre. Une heure plus tôt que la veille, on essaya d'ouvrir la porte du vestibule. La tentative ayant échoué, il s'écoula quelques minutes de silence absolu. Et Lupin croyait que l'on avait renoncé quand il tressaillit. Sans que le moindre grincement eût effleuré le silence, quelqu'un avait passé. Il ne l'eût pas su, tellement le pas de cet être était assourdi par le tapis de l'escalier, si la rampe que, lui-même, il tenait en main, n'avait pas frémi. On montait. Et, à mesure que l'on montait, une impression de malaise envahissait Lupin : il n'entendait pas davantage. A cause de la rampe, il était sûr qu'un être s'avançait, et il pouvait compter par chacune des trépidations le nombre des marches escaladées, mais aucun autre indice ne lui donnait cette sensation obscure de la présence que l'on éprouve à distinguer des gestes qu'on ne voit pas, à percevoir des bruits que l'on n'entend point. Dans l'ombre pourtant, une ombre plus noire aurait dû se former, et quelque chose eût dû, tout au moins, modifier la qualité du silence. Non, c'est à croire qu'il n'y avait personne. Et Lupin, malgré lui et contre le témoignage même de sa raison, en arrivait à le croire, car la rampe ne bougeait plus, et il se pouvait qu'il eût été le jouet d'une illusion. Et cela dura longtemps. Il hésitait, ne sachant que faire, ne sachant que supposer. Mais un détail bizarre le frappa. Une pendule venait de sonner deux heures. A son tintement, il avait reconnu la pendule de Daubrecq. Or, ce tintement avait été celui d'une pendule dont on n'est pas séparé par l'obstacle d'une porte. Vivement Lupin descendit et s'approcha de la porte. Elle était fermée, mais il y avait un vide à gauche, en bas, un vide laissé par l'enlèvement du petit panneau. Il écouta. Daubrecq se retournait à ce moment dans son lit, et sa respiration reprit, un peu rauque. Et Lupin, très nettement, entendit que l'on froissait des vêtements. Sans aucun doute l'être était là, qui cherchait, qui fouillait les habits déposés par Daubrecq auprès de son lit. « Cette fois, pensa Lupin, je crois que l'affaire va s'éclaircir un peu. Mais fichtre ! comment le bougre a-t-il pu s'introduire ? A-t-il réussi à retirer les verrous et à entrouvrir la porte ?… Mais alors pourquoi aurait-il commis l'imprudence de la refermer ? » Pas une seconde, anomalie curieuse chez un homme comme Lupin et qui ne s'explique que par la sorte de malaise que provoquait en lui cette aventure, pas une seconde il ne soupçonna la vérité fort simple qui allait se révéler à lui. Ayant continué de descendre, il s'accroupit sur une des premières marches au bas de l'escalier et se plaça ainsi entre la porte de Daubrecq et celle du vestibule, chemin inévitable que devait suivre l'ennemi de Daubrecq pour rejoindre ses complices. Avec quelle anxiété interrogeait-il les ténèbres ! Cet ennemi de Daubrecq, qui se trouvait également son adversaire à lui, il était sur le point de le démasquer ! Il se mettait en travers de ses projets ! Et, le butin dérobé à Daubrecq, il le reprenait à son tour tandis que Daubrecq dormait, et que les complices tapis derrière la porte du vestibule ou derrière la grille du jardin, attendaient vainement le retour de leur chef. Et ce retour se produisit. Lupin en fut informé à nouveau par l'ébranlement de la rampe. Et de nouveau, les nerfs tendus, les sens exaspérés, il tâcha de discerner l'être mystérieux qui venait vers lui. Il l'avisa soudain à quelques mètres de distance. Lui-même, caché dans un renfoncement plus ténébreux, ne pouvait être découvert. Et ce qu'il voyait – de quelle façon confuse ! – avançait de marche en marche avec des précautions infinies et en s'accrochant aux barreaux de la rampe. « A qui diantre ai-je affaire ? » se dit Lupin, dont le coeur battait. Le dénouement se précipita. Un geste imprudent de sa part avait été surpris par l'inconnu, qui s'arrêta net. Lupin eut peur d'un recul, d'une fuite. Il sauta sur l'adversaire et fut stupéfait de ne rencontrer que le vide et de se heurter à la rampe sans avoir saisi la forme noire qu'il voyait. Mais aussitôt il s'élança, traversa la moitié du vestibule et rattrapa l'adversaire au moment où celui-ci arrivait à la porte du jardin. Il y eut un cri de terreur, auquel d'autres cris répondirent de l'autre côté de la porte. « Ah ! crebleu ! qu'est-ce que c'est que ça ? » murmura Lupin dont les bras invincibles s'étaient refermés sur une toute petite chose tremblante et gémissante. Comprenant soudain, il fut effaré et resta un moment immobile, indécis sur ce qu'il allait faire avec la proie conquise. Mais les autres s'agitaient derrière la porte et s'exclamaient. Alors, craignant le réveil de Daubrecq, il glissa la petite chose sous son veston, contre sa poitrine, empêcha les cris avec son mouchoir roulé en tampon, et remonta hâtivement les trois étages. – Tiens, dit-il à Victoire, qui se réveilla en sursaut, je t'amène le chef indomptable de nos ennemis, l'hercule de la bande. As-tu un biberon ? Il déposa sur le fauteuil un enfant de six à sept ans, menu dans son jersey gris, coiffé d'une calotte de laine tricotée, et dont l'adorable visage tout pâle, aux yeux épouvantés, était tout sillonné de larmes. – Où as-tu ramassé ça ? fit Victoire, ahurie. – Au bas de l'escalier et sortant de la chambre de Daubrecq, répondit Lupin, qui tâtait vainement le jersey dans l'espoir que l'enfant aurait apporté de cette chambre un butin quelconque. Victoire s'apitoya. – Le pauvre petit ange ! regarde… il se retient de crier… Jésus Marie, il a des mains, c'est des glaçons ! N'aie pas peur, fiston, on ne te fera pas de mal… le monsieur n'est pas méchant. – Non, dit Lupin, pas méchant pour deux sous, le monsieur, mais il y a un autre monsieur, très méchant qui va se réveiller si tu continues à faire du boucan comme cela, à la porte du vestibule. Tu les entends, Victoire ? – Qui est-ce ? – Les satellites de notre jeune hercule, la bande du chef indomptable. – Alors ? balbutia Victoire, déjà bouleversée. – Alors comme je ne veux pas être pris au piège, je commence par ficher le camp. Tu viens Hercule ? Il roula l'enfant dans une couverture de laine, de manière à ce que la tête dépassât, le bâillonna aussi soigneusement que possible et le fit attacher par Victoire sur ses épaules. – Tu vois, Hercule, on rigole. T'en trouveras des messieurs qui jouent au bon vinaigre à trois heures du matin. Allons, ouste, prenons notre vol. T'as pas le vertige ? Il enjamba le rebord de la fenêtre et mit le pied sur un des barreaux de l'échelle. En une minute, il arrivait au jardin. Il n'avait pas cessé d'entendre, et il entendait plus nettement encore les coups que l'on frappait à la porte du vestibule. Il était stupéfiant que Daubrecq ne fût pas réveillé par un tumulte aussi violent. « Si je n'y mets bon ordre, ils vont tout gâter », se dit Lupin. S'arrêtant à l'angle de l'hôtel, invisible dans la nuit, il mesura la distance qui le séparait de la grille. Cette grille était ouverte. A sa droite il voyait le perron, au haut duquel les gens s'agitaient ; à sa gauche, le pavillon de la concierge. Cette femme avait quitté sa loge, et, debout près du perron, suppliait les gens. – Mais taisez-vous donc ! taisez-vous donc ! il va venir. « Ah ! parfait, se dit Lupin, la bonne femme est aussi la complice de ceux-là. Bigre, elle cumule. » Il s'élança vers elle, et l'empoignant par le cou, lui jeta : – Va les avertir que j'ai l'enfant… Qu'ils viennent le reprendre chez moi, rue Chateaubriand. Un peu plus loin, sur l'avenue, il y avait un taxi que Lupin supposa retenu par la bande. D'autorité, et comme s'il eût été un des complices, il monta dans la voiture, et se fit conduire chez lui. – Eh bien, dit-il à l'enfant, on n'a pas été trop secoué ?… Si l'on se reposait un peu sur le dodo du monsieur ? Son domestique Achille, dormait. Lui-même installa le petit et le caressa gentiment. L'enfant semblait engourdi. Sa pauvre figure était comme pétrifiée dans une expression rigide, où il y avait à la fois de la peur et de la volonté de ne pas avoir peur, l'envie de pousser des cris et un effort pitoyable pour n'en point pousser. – Pleure, mon mignon, dit Lupin, ça te fera du bien de pleurer. L'enfant ne pleura pas, mais la voix était si douce et si bienveillante qu'il se détendit, et dans ses yeux plus calmes, dans sa bouche moins convulsée, Lupin, qui l'examinait profondément, retrouva quelque chose qu'il connaissait déjà, une ressemblance indubitable. Cela encore lui fut une confirmation de certains faits qu'il soupçonnait, et qui s'enchaînaient les uns aux autres dans son esprit. En vérité, s'il ne se trompait pas, la situation changeait singulièrement, et il n'était pas loin de prendre la direction des événements. Dès lors… Un coup de sonnette, et deux autres, aussitôt, brusques. – Tiens, dit Lupin à l'enfant, c'est ta maman qui vient te chercher. Ne bouge pas. Il courut à la porte et l'ouvrit. Une femme entra, comme une folle. – Mon fils s'exclama-t-elle… mon fils, où est-il ? – Dans ma chambre, dit Lupin. Sans en demander davantage, montrant ainsi que le chemin lui était connu, elle se précipita dans la chambre. « La jeune femme aux cheveux gris, murmura Lupin, l'amie et l'ennemie de Daubrecq ; c'est bien ce que je pensais. » Il s'approcha de la fenêtre et souleva le rideau. Deux hommes arpentaient le trottoir, en face Grognard et Le Ballu. « Et ils ne se cachent même pas, ajouta-t-il. C'est bon signe. Ils considèrent qu'il faut obéir au patron. Reste la jolie dame aux cheveux gris. Ce sera plus difficile. A nous deux, la maman ! » Il trouva la mère et le fils enlacés, et la mère tout inquiète, les yeux mouillés de larmes, qui disait : – Tu n'as pas de mal ? tu es sûr ? Oh comme tu as dû avoir peur, mon petit Jacques ! – Un rude petit bonhomme, déclara Lupin. Elle ne répondit pas, elle palpait le jersey de l'enfant comme Lupin l'avait fait, sans doute pour voir s'il avait réussi dans sa mission nocturne, et elle l'interrogea tout bas. – Non, maman… je t'assure que non, dit l'enfant. Elle l'embrassa doucement et le câlina contre elle, si bien que l'enfant, exténué de fatigue et d'émotion, ne tarda pas à s'endormir. Elle demeura longtemps encore penchée sur lui. Elle-même semblait très lasse et désireuse de repos. Lupin ne troubla pas sa méditation. Il la regardait anxieusement avec une attention dont elle ne pouvait pas s'apercevoir, et il nota le cerne plus large de ses paupières et la marque plus précise de ses rides. Pourtant il la trouva plus belle qu'il ne la croyait, de cette beauté émouvante que donne l'habitude de souffrir à certaines figures plus humaines, plus sensibles que d'autres. Elle eut une expression si triste, que, dans un élan de sympathie instinctive, il s'approcha d'elle et lui dit : – J'ignore quels sont vos projets, mais, quels qu'ils soient, vous avez besoin de secours. Seule, vous ne pouvez pas réussir. – Je ne suis pas seule. – Ces deux hommes qui sont là ? Je les connais. Ils ne comptent pas. Je vous en supplie, usez de moi. Vous vous rappelez l'autre soir, au théâtre, dans la baignoire ? Vous étiez sur le point de parler. Aujourd'hui, n'hésitez pas. Elle tourna les yeux vers lui, l'observa, et, comme si elle n'eût pu se soustraire à cette volonté adverse, elle articula : – Que savez-vous au juste ? Que savez-vous de moi ? – J'ignore bien des choses. J'ignore votre nom : mais je sais… Elle l'interrompit d'un geste et, avec une décision brusque, dominant à son tour celui qui l'obligeait à parler : – Inutile, s'écria-t-elle, ce que vous pouvez savoir, après tout, est peu de chose, et n'a aucune importance. Mais quels sont vos projets, à vous ? Vous m'offrez votre concours… en vue de quoi ? Si vous vous êtes jeté à corps perdu dans cette affaire, si je n'ai rien pu entreprendre sans vous rencontrer sur mon chemin, c'est que vous voulez atteindre un but… Lequel ? – Lequel ? mon Dieu, il me semble que ma conduite… – Non, fit-elle énergiquement, pas de mots. Il faut entre nous des certitudes, et, pour y arriver, une franchise absolue. Je vais vous donner l'exemple. M. Daubrecq possède un objet d'une valeur inouïe, non par lui-même, mais par ce qu'il représente. Cet objet, vous le connaissez. Deux fois, vous l'avez eu en mains. Deux fois je vous l'ai repris. Eh bien, je suis en droit de croire que si vous avez voulu vous l'approprier, c'est pour user du pouvoir que vous lui attribuez, et pour en user à votre bénéfice… – Comment cela ? – Oui, pour en user selon vos desseins, dans l'intérêt de vos affaires personnelles, conformément à vos habitudes de… – De cambrioleur et d'escroc, acheva Lupin. Elle ne protesta pas. Il tâcha de lire, au fond de ses yeux, sa pensée secrète. Que voulait-elle de lui ? Que craignait-elle ? Si elle se méfiait, ne pouvait-il, lui aussi, se méfier de cette femme qui, deux fois, lui avait repris le bouchon de cristal pour le rendre à Daubrecq ? Si mortellement ennemie qu'elle fût de Daubrecq, jusqu'à quel point demeurait-elle soumise à la volonté de cet homme ? En se livrant à elle, ne risquait-on pas de se livrer à Daubrecq ?… Cependant, il n'avait jamais contemplé des yeux plus graves et un visage plus sincère. Sans plus hésiter il déclara : – Mon but est simple : la délivrance de Gilbert et Vaucheray. – Est-ce vrai ?… Est-ce vrai ?… cria-t-elle, frémissante, et en l'interrogeant d'un regard anxieux. – Si vous me connaissiez… toute – Je vous connais… Je sais qui vous êtes… Voilà des mois que je suis mêlée à votre vie, sans que vous le soupçonniez… et cependant, pour certaines raisons, je doute encore… Il prononça plus fortement : – Vous ne me connaissez pas. Si vous me connaissiez, vous sauriez qu'il ne peut y avoir de répit pour moi avant que mes deux compagnons… ou tout au moins Gilbert, car Vaucheray est une canaille… avant que Gilbert ait échappé au sort affreux qui l'attend. Elle se précipita sur lui et le saisit aux épaules avec un véritable affolement : – Quoi ? Qu'est-ce que vous dites ? le sort affreux ?… Alors vous croyez… vous croyez… – Je crois réellement, dit Lupin, qui sentit combien cette menace la bouleversait, je crois réellement que si je n'arrive pas à temps, Gilbert est perdu. – Taisez-vous… taisez-vous… cria-t-elle en l'étreignant brutalement. Taisez-vous… je vous défends de dire cela… il n'y a aucune raison… C'est vous qui supposez… – Ce n'est pas seulement moi, c'est aussi Gilbert… Hein ? Gilbert ! Comment le savez-vous ? – Par lui-même. – Par lui ? – Oui, par lui, il n'espère plus qu'en moi, par lui qui sait qu'un seul homme au monde peut le sauver, et qui m'a appelé désespérément, il y a quelques jours, du fond de sa prison. Voici sa lettre. Elle saisit avidement le papier et lut en bégayant : « Au secours, patron… je suis perdu… J'ai peur… au secours… » Elle lâcha le papier. Ses mains s'agitèrent dans le vide. On eût dit que ses yeux hagards voyaient la sinistre vision qui, tant de fois déjà, avait épouvanté Lupin. Elle poussa un cri d'horreur, tenta de se lever et tomba évanouie. –V– Les vingt-sept L'enfant dormait paisiblement sur le lit. La mère ne remuait pas de la chaise longue où Lupin l'avait étendue, mais sa respiration plus calme, le sang qui revenait à sa figure, annonçaient un réveil prochain. Il remarqua qu'elle portait une alliance. Voyant un médaillon qui pendait au corsage, il s'inclina et aperçut, après l'avoir retourné, une photographie très réduite qui représentait un homme d'une quarantaine d'années et un enfant, un adolescent plutôt, en costume de collégien, dont il étudia le frais visage encadré de cheveux bouclés. – C'est bien cela, dit-il… Ah ! la pauvre femme ! La main qu'il prit entre les siennes se réchauffait peu à peu. Les yeux s'ouvrirent, puis se refermèrent. Elle murmura : – Jacques… – Ne vous inquiétez pas… il dort… tout va bien. Elle reprenait son entière connaissance. Mais, comme elle se taisait, Lupin lui posa des questions pour amener chez elle peu à peu le besoin de s'épancher. Et il lui dit en désignant le médaillon aux portraits : – Le collégien, c'est Gilbert, n'est-ce pas ? – Oui, dit-elle. – Et Gilbert est votre fils ? Elle eut un frisson et chuchota : – Oui, Gilbert est mon fils, mon fils aîné. Ainsi, elle était la mère de Gilbert, de Gilbert, le détenu de la Santé, accusé d'assassinat, et que la justice poursuivait avec tant d'âpreté ! Lupin continua : – Et l'autre portrait ? – C'est celui de mon mari. – Votre mari ? – Oui, il est mort voici trois ans. Elle s'était assise. La vie tressaillait en elle, de nouveau, ainsi que l'effroi de vivre, et que l'effroi de toutes les choses terrifiantes qui la menaçaient. Lupin lui dit encore : – Votre mari s'appelait ? Elle hésita un moment et répondit : – Mergy. Il s'écria : – Victorien Mergy, le député ? – Oui. Il y eut un long silence. Lupin n'avait pas oublié l'événement, et le bruit que cette mort avait fait. Trois ans auparavant, dans les couloirs de la Chambre, le député Mergy se brûlait la cervelle, sans laisser un mot d'explication, sans qu'on pût, par la suite, trouver à ce suicide la moindre raison. – La raison, dit Lupin, achevant sa pensée à haute voix, vous ne l'ignorez pas ? – Je ne l'ignore pas. – Gilbert, peut-être ? – Non, Gilbert avait disparu depuis plusieurs années, chassé et maudit par mon mari. Son chagrin fut très grand, mais il y eut un autre motif… – Lequel ? dit Lupin. Mais il n'était pas nécessaire que Lupin posât des questions. Mme Mergy ne pouvait plus se taire, et lentement d'abord, avec l'angoisse de tout ce passé qu'il fallait ressusciter, elle s'exprima ainsi : – Il y a vingt-cinq ans, alors que je m'appelais Clarisse Darcel, et que mes parents vivaient encore, je rencontrai, dans le monde, à Nice, trois jeunes gens dont les noms vous éclaireront tout de suite sur le drame actuel : Alexis Daubrecq, Victorien Mergy et Louis Prasville. Tous trois se connaissaient d'autrefois, étudiants de même année, amis de régiment. Prasville aimait alors une actrice qui chantait à l'Opéra de Nice. Les deux autres, Mergy et Daubrecq, m'aimèrent. Sur tout cela, et sur toute cette histoire, d'ailleurs, je serai brève. Les faits parlent suffisamment. Dès le premier instant, j'aimai Victorien Mergy. Peut-être eus-je tort de ne pas le déclarer aussitôt. Mais tout amour sincère est timide, hésitant, craintif, et je n'annonçais mon choix qu'en toute certitude et en toute liberté. Malheureusement cette période d'attente, si délicieuse pour ceux qui s'aiment en secret, avait permis à Daubrecq d'espérer. Sa colère fut atroce. Clarisse Mergy s'arrêta quelques secondes, et elle reprit d'une voix altérée : – Je me souviendrai toujours… Nous étions tous les trois dans le salon. Ah ! j'entends les paroles qu'il prononça, paroles de haine et de menace horrible. Victorien était confondu. Jamais il n'avait vu son ami de la sorte, avec ce visage répugnant, cette expression de bête… Oui, une bête féroce… Il grinçait des dents. Il frappait du pied. Ses yeux – il ne portait pas de lunettes alors – ses yeux bordés de sang roulaient dans leurs orbites, et il ne cessait de répéter : « Je me vengerai… je me vengerai… Ah ! vous ne savez pas de quoi je suis capable. J'attendrai s'il le faut, dix ans, vingt ans… Mais ça viendra comme un coup de tonnerre… Ah vous ne savez pas… Se venger… Faire le mal… pour le mal… Quelle joie ! Je suis né pour faire du mal… Et vous me supplierez tous deux à genoux, oui, à genoux. » Aidé de mon père qui entrait à ce moment, et d'un domestique, Victorien Mergy jeta dehors cet être abominable. Six semaines plus tard, j'épousais Victorien. – Et Daubrecq ? interrompit Lupin, il n'essaya pas ?… – Non, mais le jour de mon mariage, en rentrant chez lui, Louis Prasville, qui nous servait de témoin malgré la défense de Daubrecq, trouva la jeune femme qu'il aimait, cette chanteuse de l'Opéra… il la trouva morte étranglée… – Quoi ! fit Lupin en sursautant. Est-ce que Daubrecq ?… – On sut que Daubrecq, depuis quelques jours la poursuivait de ses assiduités, mais on ne sut rien de plus. Il fut impossible d'établir qui était entré en l'absence de Prasville, et qui était sorti. On ne découvrit aucune trace, rien, absolument rien. – Cependant, Prasville… – Pour Prasville, pour nous, la vérité ne fit pas de doute. Daubrecq a voulu enlever la jeune femme, a voulu peut-être la brusquer, la contraindre et, au cours de la lutte, affolé, perdant la tête, il l'avait saisie à la gorge et tuée, presque à son insu. Mais, de tout cela, pas de preuve ; Daubrecq ne fut même pas inquiété. – Et par la suite que devint-il ? – Pendant des années, nous n'entendîmes pas parler de lui. Nous sûmes seulement qu'il s'était ruiné au jeu, et qu'il voyageait en Amérique. Et, malgré moi, j'oubliais sa colère et ses menaces, toute disposée à croire que lui-même ne m'aimait plus, ne pensait plus à ses projets de vengeance. D'ailleurs, j'étais trop heureuse pour m'occuper de ce qui n'était pas mon amour, mon bonheur, la situation politique de mon mari, la santé de mon fils Antoine. – Antoine ? – Oui, c'est le vrai nom de Gilbert, le malheureux a tout au moins réussi à cacher sa personnalité. Lupin demanda : – A quelle époque… Gilbert… a-t-il commencé ? … – Je ne saurais vous le dire au juste ; Gilbert – j'aime autant l'appeler ainsi, et ne plus prononcer son nom véritable – Gilbert, enfant, était ce qu'il est aujourd'hui, aimable, sympathique à tous, charmant, mais paresseux et indiscipliné. Lorsqu'il eut quinze ans, nous le mîmes dans un collège des environs de Paris, précisément pour l'éloigner un peu de nous. Au bout de deux ans, on le renvoyait. – Pourquoi ? – Pour sa conduite. On avait découvert qu'il s'échappait la nuit, et aussi, que durant des semaines, alors que soi-disant, il était auprès de nous, en réalité il disparaissait. – Que faisait-il ? – Il s'amusait, jouait aux courses, traînait dans les cafés et dans les bals publics. – Il avait donc de l'argent ? – Oui. – Qui lui en donnait ? – Son mauvais génie, l'homme qui en cachette de ses parents, le faisait sortir du collège, l'homme qui le dévoya, qui le corrompit, qui nous l'arracha, qui lui apprit le mensonge, la débauche, le vol. – Daubrecq ? – Daubrecq. Clarisse Mergy dissimulait entre ses mains jointes la rougeur de son front. Elle reprit de sa voix lasse : – Daubrecq s'était vengé. Le lendemain même du jour où mon mari chassait de la maison notre malheureux enfant, Daubrecq nous dévoilait, dans la plus cynique des lettres, le rôle odieux qu'il avait joué et les machinations grâce auxquelles il avait réussi à pervertir notre fils. Il continuait ainsi : « La correctionnelle un de ces jours… Plus tard les assises… et puis, espérons-le, l'échafaud. » Lupin s'exclama : – Comment ? c'est Daubrecq qui aurait comploté l'affaire actuelle ? – Non, non, il n'y a là qu'un hasard. L'abominable prédiction n'était qu'un vœu formulé par lui. Mais combien cela me terrifia ! J'étais malade à ce moment. Mon autre fils, mon petit Jacques, venait de naître. Et chaque jour nous apprenait quelque nouveau méfait commis par Gilbert, de fausses signatures données, des escroqueries… si bien qu'autour de nous, nous annonçâmes son départ pour l'étranger, puis sa mort. La vie fut lamentable, et elle le fut d'autant plus quand éclata l'orage politique où mon mari devait sombrer. – Comment cela ? – Deux mots vous suffiront, le nom de mon mari est sur la liste des vingt-sept. – Ah ! D'un coup, le voile se déchirait devant les yeux de Lupin et il apercevait à la lueur d'un éclair toute une région de choses qui se dérobaient jusque-là dans les ténèbres. D'une voix plus forte, Clarisse Mergy reprenait : – Oui, son nom s'y trouve inscrit, mais par erreur, par une sorte de malchance incroyable dont il fut la victime. Victorien Mergy fit bien partie de la commission chargée d'étudier le canal français des Deux-Mers. Il vota bien avec ceux qui approuvèrent le projet de la Compagnie. Il toucha même, oui, je le dis nettement, et je précise la somme, il toucha quinze mille francs. Mais c'est pour un autre qu'il toucha, pour un de ses amis politiques en qui il avait une confiance absolue et dont il fut l'instrument aveugle, inconscient. Il crut faire une bonne action, il se perdit. Le jour où, après le suicide du Président de la Compagnie et la disparition du caissier, l'affaire du canal apparut avec tout son cortège de tripotages et de malpropretés, ce jour-là seulement mon mari sut que plusieurs de ses collègues avaient été achetés, et il comprit que son nom, comme le leur, comme celui d'autres députés, chefs de groupes, parlementaires influents, se trouvait sur cette liste mystérieuse dont on parlait soudain. Ah ! les jours affreux qui s'écoulèrent alors ! La liste serait-elle publiée ? Son nom serait-il prononcé ? Quelle torture ! Vous vous rappelez l'affolement de la Chambre, cette atmosphère de terreur et de délation ! Qui possédait la liste ? On ne le savait pas. On savait son existence. Voilà tout. Deux hommes furent balayés par la tempête. Et l'on ignorait toujours d'où partait la dénonciation, et dans quelles mains se trouvaient les papiers accusateurs. – Daubrecq, insinua Lupin. – Eh ! non, s'écria Mme Mergy, Daubrecq n'était encore rien à cette époque, il n'avait pas encore paru sur la scène. Non… rappelez-vous… la vérité on la connut tout d'un coup, par celui-là même qui la détenait, Germineaux, l'ancien Garde des Sceaux, et le cousin du Président de la Compagnie du Canal. Malade, phtisique, de son lit d'agonisant, il écrivit au Préfet de Police, lui léguant cette liste que, disait-il, l'on trouverait, après sa mort, dans un coffre de fer, au fond de sa chambre. La maison fut entourée d'agents. Le Préfet s'établit à demeure auprès du malade. Germineaux mourut. On ouvrit le coffre. Il était vide. – Daubrecq, cette fois, affirma Lupin. – Oui, Daubrecq, proféra Mme Mergy, dont l'agitation croissait de minute en minute, Alexis Daubrecq, qui, depuis six mois, déguisé, méconnaissable, servait de secrétaire à Germineaux. Comment avait-il appris que Germineaux était le possesseur du fameux papier ? Il importe peu. Toujours est-il qu'il avait fracturé le coffre la nuit même qui précéda la mort. L'enquête le prouva et l'identité de Daubrecq fut établie. – Mais on ne l'arrêta pas ? – A quoi bon ! On supposait bien qu'il avait mis la liste en lieu sûr. L'arrêter, c'était l'esclandre, l'affaire qui recommençait, cette vilaine affaire dont tout le monde est las et que l'on veut étouffer à tout prix. – Alors ? – On négocia. Lupin se mit à rire. – Négocier avec Daubrecq, c'est drôle ! – Oui, très drôle, scanda Mme Mergy, d'un ton âpre. Pendant ce temps, il agissait, lui, et tout de suite, sans vergogne, allant droit au but. Huit jours après son vol il se rendait à la Chambre des Députés, demandait mon mari, et, brutalement, exigeait de lui trente mille francs dans les vingt-quatre heures. Sinon, le scandale, le déshonneur. Mon mari connaissait l'individu, il le savait implacable, plein de rancune et de férocité. Il perdit la tête et se tua. – Absurde ne put s'empêcher de dire Lupin. Daubrecq possède une liste de vingt-sept noms. Pour livrer l'un de ces noms, il est obligé, s'il veut qu'on attache du crédit à son accusation, de publier la liste même, c'est-à-dire de se dessaisir du document, ou du moins de la photographie de ce document, et en faisant cela il provoque le scandale, mais se prive désormais de tout moyen d'action et de chantage. – Oui et non, dit-elle. – Comment le savez-vous ? – Par Daubrecq, par Daubrecq qui est venu me voir, le misérable, et qui m'a raconté cyniquement son entrevue avec mon mari et les paroles échangées. Or, il n'y a pas que cette liste, il n'y a pas que ce fameux bout de papier sur lequel le caissier notait les noms et les sommes touchées, et sur lequel, rappelez-vous, le Président de la Compagnie, avant de mourir, a mis sa signature en lettres de sang. Il n'y a pas que cela. Il y a certaines preuves plus vagues que les intéressés ne connaissent pas : correspondance entre le Président de la Compagnie et son caissier, entre le Président et ses avocats-conseils, etc. Seule compte, évidemment, la liste griffonnée sur le morceau de papier ; celle-là est la preuve unique, irrécusable, qu'il ne servirait de rien de copier ou de photographier, car son authenticité peut être contrôlée, dit-on, de la façon la plus rigoureuse. Mais, tout de même, les autres indices sont dangereux. Ils ont suffi à démolir déjà deux députés. Et de cela Daubrecq sait jouer à merveille. Il effraye la victime choisie, il l'affole, il lui montre le scandale inévitable, et l'on verse la somme exigée, ou bien l'on se tue comme mon mari. Comprenez-vous, maintenant ? – Oui, dit Lupin. Et, dans le silence qui suivit, il reconstitua la vie de Daubrecq. Il le voyait maître de cette liste, usant de son pouvoir, sortant peu à peu de l'ombre, jetant à pleines mains l'argent qu'il extorquait à ses victimes, se faisant nommer conseiller général, député, régnant par la menace et par la terreur, impuni, inaccessible, inattaquable, redouté du gouvernement qui aime mieux se soumettre à ses ordres que de lui déclarer la guerre, respecté par les pouvoirs publics, si puissant enfin qu'on avait nommé secrétaire général de la Préfecture de Police, contre tous droits acquis, Prasville, pour ce seul motif qu'il haïssait Daubrecq d'une haine personnelle. – Et vous l'avez revu ? dit-il. – Je l'ai revu. Il le fallait. Mon mari était mort, mais son honneur demeurait intact. Nul n'avait soupçonné la vérité. Pour défendre tout au moins le nom qu'il me laissait, j'ai accepté une première entrevue avec Daubrecq. – Une première, en effet, car il y en a eu d'autres ?… – Beaucoup d'autres, prononça-t-elle, d'une voix altérée, oui, beaucoup d'autres… au théâtre… ou certains soirs à Enghien… ou bien à Paris, la nuit… car j'avais honte de le voir, cet homme, et je ne veux pas qu'on sache… Mais il le fallait… un devoir plus impérieux que tout me le commandait… le devoir de venger mon mari… Elle se pencha sur Lupin, et ardemment : – Oui, la vengeance ce fut la raison de ma conduite et le souci de toute ma vie. Venger mon mari, venger mon fils perdu, me venger moi, de tout le mal qu'il m'a fait… Je n'avais plus d'autre rêve, d'autre but. Je voulais cela, l'écrasement de cet homme, sa misère, ses larmes – comme s'il pouvait encore pleurer ! – ses sanglots, son désespoir… – Sa mort, interrompit Lupin, qui se souvenait de la scène entre eux dans le bureau de Daubrecq. – Non, pas sa mort. J'y ai pensé souvent… J'ai même levé le bras sur lui… Mais à quoi bon ! Il a dû prendre ses précautions. Le papier subsisterait. Et puis, ce n'est pas se venger que de tuer… Ma haine allait plus loin… Elle voulait sa perte et sa déchéance, et, pour cela, un seul moyen : lui arracher ses griffes. Daubrecq privé de ce document qui le rend si fort, Daubrecq n'existe plus. C'est la ruine immédiate, le naufrage, et dans quelles conditions lamentables ! Voilà ce que j'ai cherché. – Mais Daubrecq ne pouvait se méprendre sur vos intentions ? – Certes non. Et ce fut, je vous le jure, d'étranges rendezvous que les nôtres, moi le surveillant, tâchant de deviner derrière ses paroles le secret qu'il cache… et lui… lui… – Et lui, dit Lupin, achevant la pensée de Clarisse Mergy… lui, guettant la proie qu'il désire… la femme qu'il n'a jamais cessé d'aimer… et qu'il aime… et qu'il veut de toutes ses forces, et de toute sa rage… Elle baissa la tête et dit simplement : – Oui. Duel étrange, en effet, qui opposait l'un à l'autre ces deux êtres que séparaient tant de choses implacables. Comme il fallait que la passion de Daubrecq fût effrénée pour qu'il risquât ainsi cette menace perpétuelle de la mort, et qu'il introduisît auprès de lui, dans son intimité, cette femme dont il avait dévasté l'existence ! Mais comme il fallait également qu'il se sentît en pleine sécurité ! – Et vos recherches aboutirent… à quoi ? demanda Lupin. – Mes recherches, dit-elle, furent longtemps infructueuses. Les procédés d'investigation que vous avez suivis, ceux que la police a suivis de son côté, moi, des années avant vous, je les ai employés, et vainement. Je commençais à désespérer quand, un jour, en allant chez Daubrecq, dans sa villa d'Enghien, je ramassai sous sa table de travail le début d'une lettre chiffonnée et jetée parmi les paperasses d'une corbeille. Ces quelques lignes étaient écrites de sa main en mauvais anglais. Je pus lire : « Évidez le cristal à l'intérieur de manière à laisser un vide qu'il soit impossible de soupçonner. » « Peut-être n'aurais-je pas attaché à cette phrase toute l'importance qu'elle méritait, si Daubrecq, qui se trouvait alors dans le jardin, n'était survenu en courant et ne s'était mis à fouiller la corbeille, avec une hâte significative. Il me regarda d'un air soupçonneux. – Il y avait là… une lettre… « Je fis semblant de ne pas comprendre. Il n'insista point, mais son agitation ne m'avait pas échappé, et je dirigeai mes recherches dans le même sens. C'est ainsi qu'un mois après je découvris, au milieu des cendres de la cheminée du salon, la moitié d'une facture anglaise. John Howard, verrier à Stourbridge, avait fourni au député Daubrecq un flacon de cristal conforme au modèle. Le mot « cristal » me frappa, je partis pour Stourbridge, je soudoyai le contremaître de la verrerie, et j'appris que le bouchon de ce flacon, d'après la formule même de la commande, avait été évidé intérieurement de manière à laisser un vide qu'il fût impossible de soupçonner. » Lupin hocha la tête. Le renseignement ne laissait aucun doute. Pourtant il ne m'a pas semblé que, même sous la couche d'or… Et puis la cachette serait bien exiguë. – Exiguë, mais suffisante, dit-elle. – Comment le savez-vous ? – Par Prasville. – Vous le voyez donc ? – Depuis cette époque, oui. Auparavant, mon mari et moi, nous avions cessé toutes relations avec lui, à la suite de certains incidents équivoques. Prasville est un homme de moralité plus que douteuse, un ambitieux sans scrupules, et qui certainement a joué dans l'affaire du Canal des Deux-mers un vilain rôle. A-til touché ? C'est probable. N'importe, j'avais besoin d'un secours. Il venait d'être nommé secrétaire général de la Préfecture. C'est donc lui que je choisis. – Connaissait-il, interrogea Lupin, la conduite de votre fils Gilbert ? – Non. Et j'eus la précaution, justement en raison de la situation qu'il occupe, de lui confirmer, comme à tous nos amis, le départ et la mort de Gilbert. Pour le reste, je lui dis la vérité, c'est à dire les motifs qui avaient déterminé le suicide de mon mari, et le but de vengeance que je poursuivais. Quand je l'eus mis au courant de mes découvertes, il sauta de joie et je sentis que sa haine contre Daubrecq n'avait point désarmé. Nous causâmes longtemps, et j'appris de lui que la liste était écrite sur un bout de papier pelure, extrêmement mince, et qui, réduit en une sorte de boulette, pouvait parfaitement tenir dans un espace des plus restreints. Pour lui comme pour moi, il n'y avait pas la moindre hésitation. Nous connaissions la cachette. Il fut entendu que nous agirions chacun de notre côté, tout en correspondant secrètement. Je le mis en rapport avec Clémence, la concierge du square Lamartine qui m'était toute dévouée… – Mais qui l'était moins à Prasville, dit Lupin, car j'ai la preuve qu'elle le trahit. – Maintenant peut-être, au début, non, et les perquisitions de la police furent nombreuses. C'est à ce moment, il y a de cela dix mois, que Gilbert reparut dans ma vie. Une mère ne cesse pas d'aimer son fils, quoi qu'il ait fait, quoi qu'il fasse. Et puis Gilbert a tant de charme !… Vous le connaissez. Il pleura, il embrassa mon petit Jacques, son frère… Je pardonnai. Elle prononça, la voix basse, les yeux fixés au sol : – Plût au ciel que je n'aie pas pardonné ! Ah ! si cette heure pouvait renaître comme j'aurais l'affreux courage de le chasser Mon pauvre enfant… c'est moi qui l'ai perdu… Elle continua pensivement : – J'aurais eu tous les courages s'il avait été tel que je me l'imaginais, et tel qu'il fut longtemps, m'a-t-il dit… marqué par la débauche et par le vice, grossier, déchu… Mais, s'il était méconnaissable comme apparence, au point de vue, comment dirais-je ? au point de vue moral, sûrement, il y avait une amélioration. Vous l'aviez soutenu, relevé, et quoique son existence me fût odieuse… tout de même il gardait une certaine tenue… quelque chose comme un fond d'honnêteté qui remontait à la surface… Il était gai, insouciant, heureux… Et il me parlait de vous avec tant d'affection ! Elle cherchait ses mots, embarrassée, n'osant trop condamner, devant Lupin, le genre d'existence qu'avait choisi Gilbert, et cependant ne pouvant en faire l'éloge. – Après ? dit Lupin. – Après, je le revis souvent. Il venait me voir, furtivement, ou bien j'allais le retrouver, et nous nous promenions dans la campagne. C'est ainsi que, peu à peu, j'ai été amenée à lui raconter notre histoire. Tout de suite, il s'enflamma. Lui aussi voulait venger son père et, en dérobant le bouchon de cristal, se venger lui-même du mal que Daubrecq lui avait fait. Sa première idée, et là-dessus, je dois le dire, il ne varia jamais, fut de s'entendre avec vous. – Eh bien, s'écria Lupin, il fallait… – Oui, je sais.., et j'étais du même avis. Par malheur, mon pauvre Gilbert – vous savez comme il est faible – subissait l'influence d'un de ses camarades. – Vaucheray, n'est-ce pas ? – Oui, Vaucheray, une âme trouble, pleine de fiel et d'envie, un ambitieux sournois, un homme de ruse et de ténèbres, et qui avait pris sur mon fils un empire considérable. Gilbert eut le tort de se confier à lui et de lui demander conseil. Tout le mal vient de là. Vaucheray le convainquit et me convainquit moi aussi, qu'il valait mieux agir par nous-mêmes. Il étudia l'affaire, en prit la direction, et finalement organisa l'expédition d'Enghien et, sous votre conduite, le cambriolage de la villa Marie-Thérèse, que Prasville et ses agents n'avaient pu visiter à fond, par suite de la surveillance active du domestique Léonard. C'était de la folie. Il fallait, ou bien s'abandonner à votre expérience, ou bien vous tenir absolument en dehors du complot, sous peine de malentendu funeste et d'hésitation dangereuse. Mais que voulez-vous ? Vaucheray nous dominait. J'acceptai une entrevue avec Daubrecq au théâtre. Pendant ce temps l'affaire eut lieu. Quand je rentrai chez moi vers minuit, j'en appris le résultat effroyable, le meurtre de Léonard, l'arrestation de mon fils. Aussitôt j'eus l'intuition de l'avenir. L'épouvantable prédiction de Daubrecq se réalisait, c'étaient les assises, c'était la condamnation. Et cela par ma faute, par la faute de moi, la mère, qui avait poussé mon fils vers l'abîme d'où rien ne pouvait plus le tirer. Clarisse se tordait les mains et des frissons de fièvre la secouaient. Quelle souffrance peut se comparer à celle d'une mère qui tremble pour la tête de son fils. Ému de pitié, Lupin lui dit : – Nous le sauverons. Là-dessus il n'y pas l'ombre d'un doute. Mais il est nécessaire que je connaisse tous les détails. Achevez, je vous en prie… Comment avez-vous su, le soir même, les événements d'Enghien ? Elle se domina et, le visage contracté d'angoisse, elle répondit : – Par deux de vos complices, ou plutôt par deux complices de Vaucheray à qui ils étaient entièrement dévoués et qu'il avait choisis pour conduire les deux barques. – Ceux qui sont là dehors, Grognard et Le Ballu ? – Oui. A votre retour de la villa, lorsque, poursuivi sur le lac par le commissaire de police, vous avez abordé, vous leur avez jeté quelques mots d'explication tout en vous dirigeant vers votre automobile. Affolés, ils sont accourus chez moi, où ils étaient déjà venus et m'ont appris l'affreuse nouvelle. Gilbert était en prison ! Ah ! l'effroyable nuit ! Que faire ? Vous chercher ? Certes, et implorer votre secours. Mais où vous retrouver ? C'est alors que Grognard et Le Ballu, acculés par les circonstances, se décidèrent à m'expliquer le rôle de leur ami Vaucheray, ses ambitions, son dessein longuement mûri… – De se débarrasser de moi, n'est-ce pas ? ricana Lupin. – Oui. Gilbert ayant toute votre confiance, il surveillait Gilbert et, par là, il connut tous vos domiciles. Quelques jours encore, une fois possesseur du bouchon de cristal, maître de la liste des vingt-sept, héritier de la toute puissance de Daubrecq, il vous livrait à la police, sans que votre bande, désormais la sienne, fût seulement compromise. – Imbécile ! murmura Lupin… un sous-ordre comme lui ! Et il ajouta : – Ainsi donc, les panneaux des portes… – Furent découpés par ses soins, en prévision de la lutte qu'il entamait contre vous et contre Daubrecq, chez qui il commença la même besogne. Il avait à sa disposition une sorte d'acrobate, un nain d'une maigreur extrême auquel ces orifices suffisaient et qui surprenait ainsi toute votre correspondance et tous vos secrets. Voilà ce que ses deux amis me révélèrent. Tout de suite j'eus cette idée me servir, pour sauver mon fils aîné, de son frère, de mon petit Jacques, si mince lui aussi et si intelligent, si brave comme vous avez pu le voir. Nous partîmes dans la nuit. Sur les indications de mes compagnons, je trouvai, au domicile personnel de Gilbert, les doubles clefs de votre appartement de la rue Matignon, où vous deviez coucher, paraît-il. En route, Grognard et Le Ballu me confirmèrent dans ma résolution, et je pensais beaucoup moins à vous demander secours qu'à vous reprendre le bouchon de cristal, lequel évidemment, s'il avait été découvert à Enghien, devait être chez vous. Je ne me trompais pas. Au bout de quelques minutes, mon petit Jacques, qui s'était introduit dans votre chambre, me le rapportait. Je m'en allai, frémissante d'espoir. Maîtresse à mon tour du talisman, le gardant pour moi seule, sans en prévenir Prasville, j'avais tout pouvoir sur Daubrecq. Je le faisais agir à ma guise et, dirigé par moi, esclave de ma volonté, il multiplierait les démarches en faveur de Gilbert, obtiendrait qu'on le laissât évader, ou tout au moins qu'on ne le condamnât pas. C'était le salut. – Eh bien ? Clarisse se leva dans un élan de tout son être, se pencha sur Lupin, et lui dit d'une voix sourde : – Il n'y avait rien dans ce morceau de cristal, rien, vous entendez, aucun papier, aucune cachette. Toute l'expédition d'Enghien était inutile ! Inutile, le meurtre de Léonard ! Inutile, l'arrestation de mon fils ! Inutiles, tous mes efforts ! – Mais pourquoi ? Pourquoi ? – Pourquoi ? Vous aviez volé à Daubrecq, non pas le bouchon fabriqué sur son ordre, mais le bouchon qui avait servi de modèle au verrier John Howard, de Stourbridge. Si Lupin n'avait pas été en face d'une douleur aussi profonde, il n'eût pu retenir quelqu'une de ces boutades ironiques que lui inspirent les malices du destin. Il dit entre ses dents : – Est-ce bête ! Et d'autant plus bête qu'on avait donné l'éveil à Daubrecq. – Non, dit-elle, le jour même, je me rendis à Enghien. Dans tout cela Daubrecq n'avait vu et ne voit encore aujourd'hui qu'un cambriolage ordinaire, qu'une mainmise sur ses collections. Votre participation l'a induit en erreur. – Cependant le bouchon a disparu… – D'abord cet objet ne peut avoir pour lui qu'une importance secondaire, puisque ce n'est que le modèle. – Comment le savez-vous ? Il y a une éraflure à la base de la tige, et je me suis renseignée depuis en Angleterre. – Soit, mais pourquoi la clef du placard où il fut volé ne quittait-elle pas le domestique ? et pourquoi, en second lieu, l'at-on retrouvé dans le tiroir d'une table chez Daubrecq, à Paris ? – Évidemment Daubrecq y fait attention, et il y tient comme on tient au modèle d'une chose qui a de la valeur. Et c'est précisément pourquoi j'ai remis ce bouchon dans le placard, avant qu'il n'en eût constaté la disparition. Et c'est pourquoi aussi, la seconde fois, je vous fis reprendre le bouchon par mon petit Jacques, dans la poche même de votre pardessus, et le fis replacer par la concierge. – Alors, il ne soupçonne rien ? – Rien, il sait qu'on cherche la liste, mais il ignore que Prasville et moi nous connaissons l'objet où il la cache. Lupin s'était levé et marchait à travers la pièce en réfléchissant. Puis il s'arrêta près de Clarisse Mergy. – En somme, depuis les événements d'Enghien, vous n'avez pas fait un seul pas en avant ? – Pas un seul, dit-elle. J'ai agi au jour le jour, conduite par ces deux hommes ou bien les conduisant, tout cela sans plan précis. – Ou du moins, dit-il, sans autre plan que d'arracher à Daubrecq la liste des vingt-sept. – Oui, mais comment ? En outre, vos manœuvres me gênaient, nous n'avions pas tardé à reconnaître, dans la nouvelle cuisinière de Daubrecq, votre vieille servante Victoire, et à découvrir, grâce aux indications de la concierge, que Victoire vous donnait asile, et j'avais peur de vos projets. – C'est vous, n'est-ce pas, qui m'écriviez de me retirer de la lutte ? – Oui. – Vous également qui me demandiez de ne pas aller au théâtre le soir du Vaudeville ? – Oui, la concierge avait surpris Victoire écoutant la conversation que Daubrecq et moi nous avions par téléphone, et Le Ballu, qui surveillait la maison, vous avait vu sortir. Je pensais donc bien que vous fileriez Daubrecq, le soir. – Et l'ouvrière qui est venue ici, une fin d'après-midi ? – C'était moi, moi, découragée, qui voulais vous voir. – Et c'est vous qui avez intercepté la lettre de Gilbert ? – Oui, j'avais reconnu son écriture sur l'enveloppe. – Mais votre petit Jacques n'était pas avec vous ? – Non. Il était dehors, en automobile avec Le Ballu. Je l'ai fait monter par la fenêtre du salon, et il s'est glissé dans cette chambre par l'orifice du panneau. – Que contenait la lettre ? – Malheureusement des reproches de Gilbert. Il vous accusait de le délaisser, de prendre l'affaire à votre compte. Bref, cela me confirmait dans ma méfiance. Je me suis enfuie. Lupin haussa les épaules avec irritation. – Que de temps perdu Et par quelle fatalité n'avons-nous pas pu nous entendre plus tôt ! Nous jouions tous deux à cachecache… Nous nous tendions des pièges absurdes… Et les jours passaient, des jours précieux, irréparables. – Vous voyez, vous voyez, dit-elle en frissonnant… vous aussi, vous avez peur de l'avenir ! – Non, je n'ai pas peur, s'écria Lupin. Mais je pense à ce que nous aurions pu déjà accomplir d'utile si nous avions réuni nos efforts. Je pense à toutes les erreurs, à toutes les imprudences que notre accord nous eût évitées. Je pense que votre tentative de cette nuit pour fouiller les vêtements que porte Daubrecq, fut tout aussi vaine que les autres, et que, en ce moment, grâce à notre duel stupide, grâce au tumulte que nous avons fait dans son hôtel, Daubrecq est averti et se tiendra sur ses gardes plus encore qu'auparavant. Clarisse Mergy hocha la tête. – Non, non, je ne crois pas, le bruit n'a pas dû le réveiller, car nous avions retardé d'un jour cette tentative pour que la concierge pût mêler à son vin un narcotique très violent. Et elle ajouta lentement : – Et puis, voyez-vous, aucun événement ne fera que Daubrecq se tienne davantage sur ses gardes. Sa vie n'est qu'un ensemble de précautions contre le danger. Rien n'est laissé au hasard… D'ailleurs, n'a-t-il pas tous les atouts dans les mains ? Lupin s'approcha et lui demanda : – Que voulez-vous dire ? Selon vous il n'y aurait donc pas d'espoir de ce côté ? Il n'y aurait pas un seul moyen pour arriver au but ? – Si, murmura-t-elle, il y en a un, un seul… Avant qu'elle eût caché de nouveau son visage entre ses mains, il remarqua sa pâleur. Et de nouveau un frisson de fièvre la secoua tout entière. Il crut comprendre la raison de son épouvante, et, se penchant vers elle, ému par sa douleur : – Je vous en prie, répondez sans détours. C'est à cause de Gilbert, n'est-ce pas ?… Si la justice n'a pas pu, heureusement, déchiffrer l'énigme de son passé, si l'on ne sait pas jusqu'ici le véritable nom du complice de Vaucheray, quelqu'un tout au moins le sait, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ? Daubrecq a reconnu votre fils Antoine sous le masque de Gilbert ? – Oui, oui… – Et il vous promet de le sauver, n'est-ce pas ? Il vous offre sa liberté, son évasion, je ne sais quoi… C'est cela, n'est-ce pas, qu'il vous a-offert une nuit, dans son bureau, une nuit où vous avez voulu le frapper ?… – Oui… oui… c'est cela… – Et comme condition, une seule, n'est-ce pas ? une condition abominable, telle que ce misérable pouvait l'imaginer ? j'ai compris, n'est-ce pas ? Clarisse ne répondit point. Elle semblait épuisée par une longue lutte contre un ennemi qui, chaque jour, gagnait du terrain, et contre qui il était vraiment impossible qu'elle combattît. Lupin vit en elle la proie conquise d'avance, livrée au caprice du vainqueur. Clarisse Mergy, la femme aimante de ce Mergy que Daubrecq avait réellement assassiné, la mère épouvantée de ce Gilbert que Daubrecq avait dévoyé, Clarisse Mergy, pour sauver son fils de l'échafaud, devrait, quoi qu'il advînt, se soumettre au désir de Daubrecq. Elle serait la maîtresse, la femme, l'esclave obéissante de ce personnage innommable auquel Lupin ne pouvait songer sans un soulèvement de révolte et de dégoût. S'asseyant auprès d'elle, doucement, avec des gestes de compassion, il la contraignit à lever la tête, et il lui dit, les yeux dans les yeux : – Écoutez-moi bien. Je vous jure de sauver votre fils… je vous le jure… Votre fils ne mourra pas, vous entendez… Il n'y a pas de force au monde qui puisse faire que, moi vivant, l'on touche à la tête de votre fils. – Je vous crois… J'ai confiance en votre parole. – Ayez confiance… c'est la parole d'un homme qui ne connaît pas la défaite. Je réussirai. Seulement, je vous supplie de prendre un engagement irrévocable. – Lequel ? – Vous ne verrez plus Daubrecq. – Je vous le jure ! – Vous chasserez de votre esprit toute idée, toute crainte, si obscure soit-elle, d'un accord entre vous et lui… d'un marché quelconque… – Je vous le jure. Elle le regardait avec une expression de sécurité et d'abandon absolu, et, sous son regard, il éprouvait l'allégresse de se dévouer, et le désir ardent de rendre à cette femme le bonheur, ou, tout au moins, la paix et l'oubli qui ferment les blessures. – Allons, dit-il en se levant, et d'un ton joyeux, tout ira bien. Nous avons deux mois, trois mois devant nous. C'est plus qu'il n'en faut… à condition, bien entendu, que je sois libre de mes mouvements. Et pour cela, voyez-vous, vous devez vous retirer de la bataille. – Comment ? – Oui, disparaître pendant quelque temps, vous installer à la campagne. D'ailleurs, n'avez-vous pas pitié de votre petit Jacques ? A ce jeu-là, on lui démolirait les nerfs, au pauvre gosse… Et vrai, il a bien gagné son repos… N'est-ce pas, Hercule ? Le lendemain, Clarisse Mergy, que tant d'événements avaient abattue et qui, elle aussi, sous peine de tomber malade, avait besoin d'un peu de répit, prenait pension avec son fils chez une dame de ses amies dont la maison s'élevait à la lisière même de la forêt de Saint-Germain. Très faible, le cerveau obsédé de cauchemars, en proie à des troubles nerveux que la moindre émotion exaspérait, elle vécut là quelques jours d'accablement physique et d'inconscience. Elle ne pensait plus à rien. La lecture des journaux lui était défendue. Or, un après-midi, alors que Lupin, changeant de tactique, étudiait le moyen de procéder à l'enlèvement et à la séquestration du député Daubrecq, alors que Grognard et Le Ballu, auxquels il avait promis leur pardon en cas de réussite, surveillaient les allées et venues de l'ennemi, alors que tous les journaux annonçaient la comparution prochaine devant les assises des complices d'Arsène Lupin, tous deux accusés d'assassinat – un après-midi, vers quatre heures, une sonnerie brusque retentit dans l'appartement de la rue Chateaubriand. C'était le téléphone. Lupin décrocha le récepteur. – Allô ? Une voix de femme, une voix essoufflée articula : – M. Michel Beaumont ? – C'est moi, madame. A qui ai-je l'honneur… – Vite, monsieur, venez en toute hâte, Mme Mergy vient de s'empoisonner. Lupin ne demanda pas plus d'explications. Il s'élança de chez lui, monta dans son automobile et se fit conduire à SaintGermain. L'amie de Clarisse l'attendait au seuil de la chambre. – Morte ? dit-il. – Non, la dose était insuffisante. Le médecin sort d'ici. Il répond d'elle. – Et pour quelle raison a-t-elle tenté ? Son fils Jacques a disparu. – Enlevé ? – Oui, il jouait à l'entrée de la forêt. On a vu une automobile s'arrêter… deux vieilles dames en descendre. Puis il y eut des cris. Clarisse a voulu courir, mais elle est tombée sans forces, en gémissant : « C'est lui… c'est cet homme… tout est perdu. » Elle avait l'air d'une folle. Soudain, elle a porté un flacon à sa bouche, et elle a bu. – Ensuite ? – Ensuite, avec l'aide de mon mari, je l'ai transportée dans sa chambre. Elle souffrait beaucoup. – Comment avez-vous vu su mon adresse, mon nom ? – Par elle, tandis que le médecin la soignait. Alors je vous ai téléphoné. – Personne n'est au courant ?… – Personne. Je sais que Clarisse a des ennuis terribles et qu'elle préfère le silence. – Puis-je la voir ? – En ce moment, elle dort. D'ailleurs, le médecin a défendu toute émotion. – Le médecin n'a pas d'inquiétude à son sujet ? – Il redoute la fièvre, la surexcitation nerveuse, un accès quelconque où la malade recommencerait sa tentative. Et cette fois-là… – Que faudrait-il pour éviter ? – Une semaine ou deux de tranquillité absolue, ce qui est impossible, tant que son petit Jacques… Lupin l'interrompit : – Vous croyez que si son fils lui était rendu… – Ah ! certes, il n'y aurait plus rien à craindre ! – Vous êtes sûre ?… Vous êtes sûre ?… Oui, n'est-ce pas, évidemment… Eh bien, quand Mme Mergy se réveillera, vous lui direz de ma part que ce soir, avant minuit, je lui ramènerai son fils. Ce soir, avant minuit, ma promesse est formelle. Ayant achevé ces mots, Lupin sortit vivement de la maison et remonta dans son automobile, en criant au chauffeur : – A Paris, square Lamartine, chez le député Daubrecq. – VI – La peine de mort L'automobile de Lupin constituait, outre un cabinet de travail muni de livres, de papier, d'encre et de plumes, une véritable loge d'acteur, avec une boîte complète de maquillage, un coffre rempli de vêtements les plus divers, un autre bourré d'accessoires, parapluies, cannes, foulards, lorgnons, etc., bref, tout un attirail qui lui permettait, en cours de route, de se transformer des pieds à la tête. Ce fut un monsieur un peu gros, en redingote noire, en chapeau haut de forme, le visage flanqué de favoris, le nez surmonté de lunettes, qui sonna vers six heures du soir à la grille du député Daubrecq. La concierge le conduisit au perron où Victoire, appelée par un coup de timbre, apparut. Il lui demanda : – M. Daubrecq peut-il recevoir le Dr Vernes ? – Monsieur est dans sa chambre, et, à cette heure-là… – Faites-lui passer ma carte. Il inscrivit, en marge, ces mots de « de la part de Mme Mergy », et, insistant : – Tenez, je ne doute pas qu'il ne me reçoive. – Mais, objecta Victoire. – Ah ! ça, mais vas-tu te décider la vieille ? En voilà du chichi ! Elle fut stupéfaite et bredouilla : – Toi !… C'est toi ! – Non, c'est Louis XIV. Et la poussant dans un coin du vestibule : – Écoute… Aussitôt que je serai seul avec lui, monte dans ta chambre, fais ton paquet à la six-quatre-deux, et décampe ! – Quoi ? – Fais ce que je te dis. Tu trouveras mon auto, plus loin sur l'avenue. Allons, ouste, annonce-moi, j'attends dans le bureau. – Mais on n'y voit pas. – Allume. Elle tourna le bouton de l'électricité et laissa Lupin seul. « C'est là, songeait-il en s'asseyant, c'est là que se trouve le bouchon de cristal. A moins que Daubrecq ne le garde toujours avec lui… Mais non, quand on a une bonne cachette, on s'en sert. Et celle-ci est excellente, puisque personne… jusqu'ici… » De toute son attention, il scrutait les objets de la pièce et il se souvenait de la missive que Daubrecq avait écrite à Prasville : « A portée de ta main, mon bon ami… Tu l'as touché… Un peu plus… Et ça y était… » Rien ne semblait avoir bougé depuis ce jour. Les mêmes choses traînaient sur la table, des livres, des registres, une bouteille d'encre, une boîte à timbres, du tabac, des pipes, toutes choses qu'on avait fouillées et auscultées maintes et maintes fois. « Ah ! le bougre, pensa Lupin, son affaire est rudement bien emmanchée ! Ça se tient comme un drame du bon faiseur… » Au fond, Lupin, tout en sachant exactement ce qu'il venait faire et comment il allait agir, n'ignorait pas ce que sa visite avait d'incertain et de hasardeux avec un adversaire d'une pareille force. Il se pouvait très bien que Daubrecq restât maître du champ de bataille, et que la conversation prît une tournure absolument différente de celle que Lupin escomptait. Et cette perspective n'était pas sans lui causer quelque irritation. Il se raidit, un bruit de pas approchait. Daubrecq entra. Il entra sans un mot, fit signe à Lupin qui s'était levé de se rasseoir, s'assit lui-même devant la table, et regardant la carte qu'il avait conservée : – Le docteur Vernes ? – Oui, monsieur le député, le docteur Vernes, de SaintGermain. – Et je vois que vous venez de la part de Mme Mergy… votre cliente, sans doute ? – Ma cliente occasionnelle. Je ne la connaissais pas avant d'avoir été appelé auprès d'elle, tantôt, dans des circonstances particulièrement tragiques. – Elle est malade ? – Mme Mergy s'est empoisonnée. – Hein ! Daubrecq avait eu un sursaut, et il reprit, sans dissimuler son trouble : – Hein que dites-vous ? empoisonnée ! morte, peut-être ? – Non, la dose n'était pas suffisante. Sauf complications, j'estime que Mme Mergy est sauvée. Daubrecq se tut, et il resta immobile, la tête tournée vers Lupin. « Me regarde-t-il ? A-t-il les yeux fermés ? » se demandait Lupin. Cela le gênait terriblement de ne pas voir les yeux de son adversaire, ces yeux que cachait le double obstacle des lunettes et d'un lorgnon noir, des yeux malades, lui avait dit Mme Mergy, striés et bordés de sang. Comment suivre, sans voir l'expression d'un visage, la marche secrète des pensées ? C'était presque se battre contre un ennemi dont l'épée serait invisible. Daubrecq reprit, au bout d'un instant : – Alors Mme Mergy est sauvée… Et elle vous envoie vers moi… Je ne comprends pas bien… Je connais à peine cette dame. « Voilà le moment délicat, pensa Lupin. Allons-y. » Et, d'un ton de bonhomie où perçait l'embarras de quelqu'un qui est timide, il prononça : – Mon Dieu, monsieur le député, il y a des cas où le devoir d'un médecin est très compliqué… très obscur… et vous jugerez peut-être qu'en accomplissant auprès de vous cette démarche… Bref, voilà… Tandis que je la soignais, Mme Mergy a tenté une seconde fois de s'empoisonner… Oui, le flacon se trouvait, par malheur, à portée de sa main. Je le lui ai arraché. Il y a eu lutte entre nous. Et dans le délire de la fièvre, à mots entrecoupés, elle m'a dit : « C'est lui… C'est lui… Daubrecq… le député… Qu'il me rende mon fils… Dites-lui ça… Ou bien je veux mourir… oui, tout de suite… cette nuit. Je veux mourir. » Voilà, monsieur le député… Alors j'ai pensé que je devais vous mettre au courant. Il est certain qu'en l'état d'exaspération où se trouve cette dame… Bien entendu, j'ignore le sens exact de ses paroles… Je n'ai interrogé personne… Je suis venu directement, sous une impulsion spontanée… Daubrecq réfléchit assez longtemps et dit : – Somme toute, docteur, vous êtes venu me demander si je savais où est cet enfant… que je suppose disparu, n'est-ce pas ? – Oui. – Et au cas où je le saurais, vous le ramèneriez à sa mère ? – Oui. Un long silence encore. Lupin se disait : « Est-ce que, par hasard, il goberait cette histoire-là ? La menace de cette mort suffirait-elle ? Non, voyons… ce n'est pas possible… Et cependant… cependant… il a l'air d'hésiter. » – Vous permettez ? dit Daubrecq, en approchant de lui l'appareil téléphonique qui se dressait sur la table… C'est pour une communication urgente… – Faites donc, monsieur le député. Daubrecq appela : – Allô… Mademoiselle, voulez-vous me donner le 822.19 ? Il répéta le numéro et attendit sans bouger. Lupin sourit : – La Préfecture de Police, n'est-ce pas ? Secrétariat général… – En effet, docteur… Vous savez donc ? – Oui, comme médecin légiste, il m'a fallu quelquefois téléphoner… Et, au fond de lui, Lupin se demandait : « Que diable tout cela veut-il dire ? Le secrétaire général, c'est Prasville… Alors quoi ? » Daubrecq plaça les deux récepteurs à ses oreilles et articula : – Le 822.19 ?… Je voudrais le secrétaire général, M. Prasville… Il n'est pas là ?… Si, si, il est toujours dans son cabinet à cette heure-ci… Dites-lui que c'est de la part de M. Daubrecq… M. Daubrecq, député… une communication de la plus haute importance. – Je suis peut-être indiscret ? fit Lupin. – Nullement, nullement, docteur, assura Daubrecq… D'ailleurs cette communication n'est pas sans un certain rapport avec votre démarche… Et, s'interrompant : – Allô… Monsieur Prasville ?… Ah ! c'est toi, mon vieux Prasville. Eh bien, quoi, tu sembles interloqué… Oui, c'est vrai, il y a longtemps qu'on ne s'est vus tous deux… Mais, au fond, on ne s'est guère quittés par la pensée… Et j'ai même eu, très souvent, ta visite et celle de tes artistes… mais, n'est-ce pas… Allô… Quoi ? Tu es pressé ? Ah ! Je te demande pardon… Moi aussi d'ailleurs. Donc, droit au but… C'est un petit service que je veux te rendre… Attends donc, animal… Tu ne le regretteras pas… Il y va de ta gloire… Allô… Tu m'écoutes ? Eh bien, prends une demi-douzaine d'hommes avec toi… Ceux de la Sûreté plutôt, que tu trouveras à la permanence… Sautez dans des autos, et rappliquez ici en quatrième vitesse… Je t'offre un gibier de choix, mon vieux… Un seigneur de la haute. Napoléon lui-même… Bref, Arsène Lupin. Lupin bondit sur ses jambes. Il s'attendait à tout, sauf à ce dénouement. Mais quelque chose fut plus fort en lui que la surprise, un élan de toute sa nature qui lui fit dire, en riant : – Ah ! bravo ! bravo ! Daubrecq inclina la tête en signe de remerciement, et murmura : – Ce n'est pas fini… Un peu de patience encore, voulezvous ? Et il continua : – Allô… Prasville… Quoi ?… Mais, mon vieux, ce n'est pas une fumisterie… Tu trouveras Lupin ici, en face de moi, dans mon bureau… Lupin qui me tracasse comme les autres… Oh ! un de plus, un de moins, je m'en moque. Mais, tout de même, celui-ci y met de l'indiscrétion. Et j'ai recours à ton amitié. Débarrasse-moi de cet individu, je t'en prie… Avec une demidouzaine de tes sbires, et les deux qui font le pied de grue devant ma maison, ça suffira. Ah ! pendant que tu y seras, monte au troisième étage, tu cueilleras ma cuisinière… C'est la fameuse Victoire… Tu sais ?… La vieille nourrice du sieur Lupin. Et puis, tiens, encore un renseignement… Faut-il que je t'aime ? Envoie donc une escouade rue Chateaubriand, au coin de la rue Balzac… C'est là que demeure notre Lupin national, sous le nom de Michel Beaumont… Compris, vieux ? Et, maintenant, à la besogne. Secoue-toi… Lorsque Daubrecq tourna la tête, Lupin se tenait debout, les poings crispés. Son élan d'admiration n'avait pas résisté à la suite du discours, et aux révélations faites par Daubrecq sur Victoire et sur le domicile de la rue Chateaubriand. L'humiliation était trop forte, et il ne songeait guère à jouer plus longtemps les médecins de petite ville. Il n'avait qu'une idée, ne pas s'abandonner à l'excès de rage formidable qui le poussait à foncer sur Daubrecq comme le taureau sur l'obstacle. Daubrecq jeta une espèce de gloussement qui, chez lui, singeait le rire. Il avança en se dandinant, les mains aux poches de son pantalon, et scanda : – N'est-ce pas ? tout est pour le mieux de la sorte ? Un terrain déblayé, une situation nette… Au moins, l'on y voit clair. Lupin contre Daubrecq, un point c'est tout. Et puis, que de temps gagné ! Le Dr Vernes, médecin légiste, en aurait eu pour deux heures à dévider son écheveau ! Tandis que comme ça, le sieur Lupin est obligé de dégoiser sa petite affaire en trente minutes… sous peine d'être saisi au collet et de laisser prendre ses complices… Quel coup de caillou dans la mare aux grenouilles ! Trente minutes, pas une de plus. D'ici trente minutes, il faudra vider les lieux, se sauver comme un lièvre, et ficher le camp à la débandade. Ah ah ! ce que c'est rigolo !… Dis donc, Polonius, vrai, tu n'as pas de chance avec Bibi Daubrecq ! Car c'était bien toi qui te cachais derrière ce rideau, infortuné Polonius ? Lupin ne bronchait pas. L'unique solution qui l'eût apaisé, c'est-à-dire l'étranglement de l'adversaire, était trop absurde pour qu'il ne préférât point subir, sans riposter, des sarcasmes qui, pourtant, le cinglaient comme des coups de cravache. C'était la seconde fois, dans la même pièce et dans des circonstances analogues, qu'il devait courber la tête devant ce Daubrecq de malheur et garder en silence la plus ridicule des postures… Aussi avait-il la conviction profonde que, s'il ouvrait la bouche, ce serait pour cracher au visage de son vainqueur des paroles de colère et des invectives. A quoi bon ? L'essentiel n'était-il pas d'agir de sang-froid et de faire les choses que commandait une situation nouvelle ? – Eh bien ! eh bien ! monsieur Lupin ? reprenait le député, vous avez l'air tout déconfit. Voyons, il faut se faire une raison et admettre qu'on peut rencontrer sur son chemin un bonhomme un peu moins andouille que ses contemporains. Alors vous vous imaginiez que, parce que je porte binocle et bésicles, j'étais aveugle ? Dame ! Je ne dis pas que j'aie deviné sur le champ Lupin derrière Polonius, et Polonius derrière le monsieur qui vint m'embêter dans la baignoire du Vaudeville. Non. Mais, tout de même, ça me tracassait. Je voyais bien qu'entre la police et Mme Mergy, il y avait un troisième larron qui essayait de se faufiler… Alors, peu à peu, avec des mots échappés à la concierge, en observant les allées et venues de la cuisinière, en prenant sur elle des renseignements aux bonnes sources, j'ai commencé à comprendre. Et puis, l'autre nuit, ce fut le coup de lumière. Quoique endormi, j'entendais le tapage dans l'hôtel. J'ai pu reconstituer l'affaire, j'ai pu suivre la trace de Mme Mergy jusqu'à la rue Chateaubriand d'abord, ensuite jusqu'à Saint-Germain… Et puis… et puis, quoi ! j'ai rapproché les faits.., le cambriolage d'Enghien, l'arrestation de Gilbert… le traité d'alliance inévitable entre la mère éplorée et le chef de la bande… la vieille nourrice installée comme cuisinière, tout ce monde entrant chez moi par les portes ou par les fenêtres… J'étais fixé. Maître Lupin reniflait autour du pot aux roses. L'odeur des vingt-sept l'attirait. Il n'y avait plus qu'à attendre sa visite. L'heure est arrivée. Bonjour, maître Lupin. Daubrecq fit une pause. Il avait débité son discours avec la satisfaction visible d'un homme qui a le droit de prétendre à l'estime des amateurs les plus difficiles. Lupin se taisant, il tira sa montre. – Eh ! eh ! plus que vingt-trois minutes ! Comme le temps marche ! si ça continue, on n'aura pas le loisir de s'expliquer. Et, s'approchant encore de Lupin : – Tout de même, ça me fait de la peine. Je croyais Lupin un autre monsieur. Alors, au premier adversaire un peu sérieux, le colosse s'effondre ? Pauvre jeune homme !… Un verre d'eau pour nous remettre ?… Lupin n'eut pas un mot, pas un geste d'agacement. Avec un flegme parfait, avec une précision de mouvements qui indiquait sa maîtrise absolue et la netteté du plan de conduite qu'il avait adopté, il écarta doucement Daubrecq, s'avança vers la table et, à son tour, saisit le cornet du téléphone. Il demanda : – S'il vous plaît, mademoiselle, le 565-34. Ayant obtenu le numéro, il dit d'une voix lente, en détachant chacune des syllabes : – Allô… Je suis rue Chateaubriand… C'est toi, Achille ?… Oui, c'est moi, le patron… Écoute-moi bien… Achille… Il faut quitter l'appartement. Allô ?... oui, tout de suite… la police doit venir d'ici quelques minutes, Mais non, mais non, ne t'effare pas… Tu as le temps. Seulement, fais ce que je te dis. Ta valise est toujours prête ?… Parfait. Et l'un des casiers est resté vide, comme je te l'ai dit ? Parfait. Eh bien, va dans ma chambre, mets-toi face à la cheminée. De la main gauche, appuie sur la petite rosace sculptée qui orne la plaque de marbre, sur le devant, au milieu ; et, de la main droite, sur le dessus de la cheminée. Tu trouveras là comme un tiroir et, dans ce tiroir, deux cassettes. Fais attention. L'une d'elles contient tous nos papiers, l'autre des billets de banque et des bijoux. Tu les mettras toutes les deux dans le casier vide de la valise. Tu prendras la valise à la main, et tu viendras à pied, très vite, jusqu'au coin de l'avenue Victor-Hugo et de l'avenue de Montespan. L'auto est là, avec Victoire. Je vous y rejoindrai… Quoi ? mes vêtements ? mes bibelots ? Laisse donc tout ça, et file au plus vite. A tout à l'heure. Tranquillement, Lupin repoussa le téléphone. Puis il saisit Daubrecq par le bras, le fit asseoir sur une chaise voisine de la sienne, et lui dit : – Et maintenant, écoute-moi. – Oh ! oh ! ricana le député, on se tutoie ? – Oui, je te le permets, déclara Lupin. Et comme Daubrecq, dont il n'avait pas lâché le bras, se dégageait avec une certaine méfiance, il prononça : – Non, n'aie pas peur. On ne se battra pas. Nous n'avons rien à gagner ni l'un ni l'autre à nous démolir. Un coup de couteau ? Pour quoi faire ? Non. Des mots, rien que des mots. Mais des mots qui portent. Voici les miens. Ils sont catégoriques. Réponds de même, sans réfléchir. Ça vaut mieux. L'enfant ? – Je l'ai. – Rends-le… – Non. – Mme Mergy se tuera. – Non. – Je te dis que si. – J'affirme que non. – Cependant elle l'a déjà tenté. – C'est justement pour cela qu'elle ne le tentera plus. – Alors ? – Non. Lupin reprit, après un instant : – Je m'y attendais. De même, je pensais bien, en venant ici, que tu ne couperais pas dans l'histoire du Dr Vernes et qu'il me faudrait employer d'autres moyens. – Ceux de Lupin. – Tu l'as dit. J'étais résolu à me démasquer. Tu l'as fait toimême. Bravo. Mais ça ne change rien à mes projets. – Parle. Lupin sortit d'un carnet une double feuille de papierministre qu'il déplia et tendit à Daubrecq en disant : – Voici l'inventaire exact et détaillé, avec numéros d'ordre, des objets qui furent enlevés par mes amis et moi, dans ta villa Marie-Thérèse sur les bords du lac d'Enghien. Il y a, comme tu vois, cent treize numéros. Sur ces cent treize objets, il y en a soixante-huit, ceux dont les numéros sont marqués d'une croix rouge, qui ont été vendus et expédiés en Amérique. Les autres, au nombre, par conséquent, de quarante-cinq, restent en ma possession jusqu'à nouvel ordre. Ce sont d'ailleurs les plus beaux. Je te les offre contre la remise immédiate de l'enfant. Daubrecq ne put retenir un mouvement de surprise. – Oh ! oh ! fit-il, comme il faut que tu y tiennes ! – Infiniment, dit Lupin, car je suis persuadé qu'une absence plus longue de son fils, c'est la mort pour Mme Mergy. – Et cela te bouleverse, Don Juan ? – Quoi ? Lupin se planta devant lui et répéta : – Quoi ? Qu'est-ce que tu veux dire ? – Rien… rien… une idée… Clarisse Mergy est encore jeune, jolie… Lupin haussa les épaules. – Brute, va ! mâchonna-t-il, tu t'imagines que tout le monde est comme toi, sans coeur et sans pitié. Ça te suffoque, hein, qu'un bandit de mon espèce perde son temps à jouer les Don Quichotte ? Et tu te demandes quel sale motif peut bien me pousser ? Cherche pas, c'est en dehors de ta compétence, mon bonhomme. Et réponds-moi, plutôt… Acceptes-tu ? – C'est donc sérieux ? interrogea Daubrecq, que le mépris de Lupin ne semblait guère émouvoir. – Absolument. Les quarante-cinq objets sont dans un hangar, dont je te donnerai l'adresse, et ils te seront délivrés, situ t'y présentes ce soir à neuf heures avec l'enfant. La réponse de Daubrecq ne faisait pas de doute. L'enlèvement du petit Jacques n'avait été pour lui qu'un moyen d'agir sur Clarisse Mergy, et peut-être aussi un avertissement qu'elle eût à cesser la guerre entreprise. Mais la menace d'un suicide devait nécessairement montrer à Daubrecq qu'il faisait fausse route. En ce cas, pourquoi refuser le marché si avantageux que lui proposait Arsène Lupin ? – J'accepte, dit-il. – Voici l'adresse de mon hangar : 95, rue Charles-Laffitte, à Neuilly. Tu n'auras qu'à sonner. – Si j'envoie le secrétaire général Prasville à ma place ? – Si tu envoies Prasville, déclara Lupin, l'endroit est disposé de telle façon que je le verrai venir et que j'aurai le temps de me sauver, non sans avoir mis le feu aux bottes de foin et de paille qui entourent et qui dissimulent tes consoles, tes pendules et tes vierges gothiques. – Mais ton hangar sera brûlé… – Cela m'est égal. La police le surveille déjà. En tout état de cause, je le quitte. – Et qui m'assure que ce n'est pas un piège ? – Commence par prendre livraison de la marchandise, et ne rends l'enfant qu'après. J'ai confiance, moi. – Allons, dit Daubrecq, tu as tout prévu. Soit, tu auras le gosse, la belle Clarisse vivra et nous serons tous heureux. Maintenant, si j'ai un conseil à te donner, c'est de déguerpir, et presto. – Pas encore. – Hein ?… – J'ai dit, pas encore. – Mais tu es fou Prasville est en route. – Il attendra ; je n'ai pas fini. – Comment ! Comment ! Qu'est-ce qu'il te faut encore ? Clarisse aura son moutard. Ça ne te suffit pas ? – Non. – Pourquoi ? – Il reste un autre fils. – Gilbert ? – Oui. – Eh bien ? – Je te demande de sauver Gilbert ! – Qu'est-ce que tu dis ? Moi, sauver Gilbert ! – Tu le peux ; il te suffit de quelques démarches… Daubrecq, qui, jusqu'ici, avait gardé tout son calme, s'emporta brusquement, et, frappant du poing : – Non ça non, jamais ! ne compte pas sur moi… Ah ! non, ce serait trop idiot ! Il s'était mis à marcher avec une agitation extrême et de son pas si bizarre, qui le balançait de droite et de gauche sur chacune de ses jambes, comme une bête sauvage, un ours à l'allure inhabile et lourde. Et la voix rauque, le masque convulsé, il s'écria : – Qu'elle vienne ici ! Qu'elle vienne implorer la grâce de son fils ! « Mais qu'elle vienne sans arme et sans dessein criminel, comme la dernière fois ! Qu'elle vienne en suppliante, en femme domptée, soumise, et qui comprend, qui accepte… Et alors, on verra… Gilbert ? La condamnation de Gilbert ? L'échafaud ? Mais toute ma force est là ! Quoi ! Voilà plus de vingt années que j'attends mon heure, et c'est quand elle sonne, quand le hasard m'apporte cette chance inespérée, quand je vais connaître enfin la joie de la revanche complète… et quelle revanche ! c'est maintenant que je renoncerais à cela, à cette chose que je poursuis depuis vingt ans ? Je sauverais Gilbert, moi, pour rien ! pour l'honneur moi, Daubrecq ! « Ah ! non, non, tu ne m'as pas regardé. Il riait d'un rire abominable et féroce. Visiblement, il apercevait en face de lui, à portée de sa main, la proie qu'il pourchassait depuis si longtemps. Et Lupin aussi évoqua Clarisse, telle qu'il l'avait vue quelques jours auparavant, défaillante, vaincue déjà, fatalement conquise, puisque toutes les forces ennemies se liguaient contre elle. Se contenant, il dit : – Écoute moi. Et comme Daubrecq, impatienté, se dérobait, il le prit par les deux épaules avec cette puissance surhumaine que Daubrecq connaissait pour l'avoir éprouvée dans la baignoire du Vaudeville, et, l'immobilisant, il articula : – Un dernier mot. – Tu perds ton latin, bougonna le député. – Un dernier mot. Écoute, Daubrecq, oublie Mme Mergy, renonce à toutes les bêtises et à toutes les imprudences que ton amour et que tes passions te font commettre, écarte tout cela et ne pense qu'à ton intérêt… – Mon intérêt ! plaisanta Daubrecq, il est toujours d'accord avec mon amour-propre et avec ce que tu appelles mes passions. – Jusqu'ici peut-être. Mais plus maintenant, plus maintenant que je suis dans l'affaire. Il y a là un élément nouveau que tu négliges. C'est un tort. Gilbert est mon complice. Gilbert est mon ami. Il faut que Gilbert soit sauvé de l'échafaud. Fais cela, use de ton influence. Et je te jure, tu entends, je te jure que nous te laisserons tranquille. Le salut de Gilbert, voilà tout. Plus de luttes à soutenir contre Mme Mergy, contre moi. Plus de pièges. Tu seras maître de te conduire à ta guise. Le salut de Gilbert, Daubrecq. Sinon… – Sinon ? – Sinon, la guerre, la guerre implacable, c'est-à-dire, pour toi, la défaite certaine. – Ce qui signifie ? – Ce qui signifie que je reprendrai la liste des vingt-sept. – Ah bah ! Tu crois ? – Je le jure. – Ce que Prasville et toute sa clique, ce que Clarisse Mergy, ce que personne n'a pu faire, tu le feras, toi ? – Je le ferai. – Et pourquoi ? En l'honneur de quel saint réussiras-tu où tout le monde a échoué ? Il y a donc une raison ? – Oui. – Laquelle ? – Je m'appelle Arsène Lupin. Il avait lâché Daubrecq, mais il le maintint quelque temps sous son regard impérieux et sous la domination de sa volonté. A la fin, Daubrecq se redressa, lui tapota l'épaule à petits coups secs, et avec le même calme, la même obstination rageuse, prononça : – Moi, je m'appelle Daubrecq. Toute ma vie n'est qu'une bataille acharnée, une suite de catastrophes et de débâcles où j'ai dépensé tant d'énergie que la victoire est venue, la victoire complète, définitive, insolente, irrémédiable. J'ai contre moi toute la police, tout le gouvernement, toute la France, le monde entier. Qu'est-ce que tu veux que ça me fiche d'avoir contre moi, par-dessus le marché, M. Arsène Lupin ? J'irai plus loin : plus mes ennemis sont nombreux et habiles, et plus cela m'oblige à jouer serré. Et c'est pourquoi, mon excellent monsieur, au lieu de vous faire arrêter, comme je l'aurais pu… oui, comme je l'aurais pu, et en toute facilité… je vous laisse le champ libre, et vous rappelle charitablement qu'avant trois minutes il faut me débarrasser le plancher. – Donc, c'est non ? – C'est non. – Tu ne feras rien pour Gilbert ? – Si, je continuerai à faire ce que je fais depuis son arrestation, c'est à dire à peser indirectement sur le ministre de la Justice, pour que le procès soit mené le plus activement possible, et dans le sens que je désire. – Comment s'écria Lupin, hors de lui, c'est à cause de toi, c'est pour toi… – C'est pour moi, Daubrecq, mon Dieu, oui. J'ai un atout, la tête du fils ; je le joue. Quand j'aurai obtenu une bonne petite condamnation à mort contre Gilbert, quand les jours passeront, et que la grâce du jeune homme sera, par mes bons offices, rejetée, tu peux être sûr, monsieur Lupin, que la maman ne verra plus du tout d'objections à s'appeler Mme Alexis Daubrecq, et à me donner des gages irrécusables et immédiats de sa bonne volonté. Cette heureuse issue est fatale, que tu le veuilles ou non. C'est couru d'avance. Tout ce que je peux faire pour toi, c'est de te prendre comme témoin le jour de mon mariage, et de t'inviter au lunch. Ça te va-t-il ? Non ? Tu persistes dans tes noirs desseins ? Eh bien, bonne chance, tends tes pièges, jette tes filets, fourbis tes armes et potasse le manuel du parfait cambrioleur de papier pelure. Tu en auras besoin. Sur ce, bonsoir. Les règles de l'hospitalité écossaise m'ordonnent de te mettre à la porte. File. Lupin demeura silencieux assez longtemps. Les yeux fixés sur Daubrecq, il semblait mesurer la taille de son adversaire, jauger son poids, estimer sa force physique et discuter, en fin de compte, à quel endroit précis il allait l'attaquer. Daubrecq serra les poings, et en lui-même prépara le système de défense qu'il opposerait à cette attaque. Une demi-heure s'écoula. Lupin porta la main à son gousset. Daubrecq en fit autant et saisit la crosse de son revolver… Quelques secondes encore… Froidement, Lupin sortit une bonbonnière d'or, l'ouvrit, la tendit à Daubrecq : – Une pastille ? – Qu'est-ce que c'est ? demanda l'autre, étonné. – Des pastilles Géraudel. – Pour quoi faire ? – Pour le rhume que tu vas prendre. Et profitant du léger désarroi où cette boutade laissait Daubrecq, il saisit rapidement son chapeau et s'esquiva. « Évidemment, se disait-il en traversant le vestibule, je suis battu à plate couture. Mais, tout de même, cette petite plaisanterie de commis voyageur avait, dans l'espèce, quelque chose de nouveau. S'attendre à un pruneau et recevoir une pastille Géraudel… il y a là comme une déception. Il en est resté baba, le vieux chimpanzé. » Comme il refermait la grille, une automobile s'arrêta, et un homme descendit rapidement, suivi de plusieurs autres. Lupin reconnut Prasville. « Monsieur le secrétaire général, murmura-t-il, je vous salue. J'ai idée qu'un jour le destin nous mettra l'un en face de l'autre, et je le regrette pour vous, car vous ne m'inspirez qu'une médiocre estime, et vous passerez un sale quart d'heure. Aujourd'hui, si je n'étais pas si pressé, j'attendrais votre départ et je suivrais Daubrecq pour savoir à qui il a confié l'enfant qu'il va me rendre. Mais je suis pressé. En outre, rien ne m'assure que Daubrecq ne va pas agir par téléphone. Donc ne nous gaspillons pas en vains efforts, et rejoignons Victoire, Achille et notre précieuse valise. » Deux heures après, posté dans son hangar de Neuilly, toutes ses mesures prises, Lupin voyait Daubrecq qui débouchait d'une rue voisine et s'approchait avec méfiance. Lupin ouvrit lui-même la grande porte. – Vos affaires sont là, monsieur le député, dit-il. Vous pouvez vous rendre compte. Il y a un loueur de voitures à côté, vous n'avez qu'à demander un camion et des hommes. Où est l'enfant ? Daubrecq examina d'abord les objets, puis il conduisit Lupin jusqu'à l'avenue de Neuilly, où deux vieilles dames, masquées par des voiles, stationnaient avec le petit Jacques. A son tour, Lupin emmena l'enfant jusqu'à son automobile, où l'attendait Victoire. Tout cela fut exécuté rapidement, sans paroles inutiles, et comme si les rôles eussent été appris, les allées et venues réglées d'avance, ainsi que des entrées et des sorties de théâtre. A dix heures du soir, Lupin, selon sa promesse, rendait le petit Jacques à sa mère. Mais on dut appeler le docteur en hâte, tellement l'enfant, frappé par tous ces événements, montrait d'agitation et d'effroi. Il lui fallut plus de deux semaines pour se rétablir et pour supporter les fatigues d'un déplacement que Lupin jugeait nécessaire. C'est à peine, d'ailleurs, si Mme Mergy, elle-même, fut rétablie au moment de ce départ qui eut lieu la nuit, avec toutes les précautions possibles et sous la direction de Lupin. Il conduisit la mère et le fils sur une petite plage bretonne et les confia aux soins et à la vigilance de Victoire. « Enfin, se dit-il, quand il les eut installés, il n'y a plus personne entre le Daubrecq et moi ! Il ne peut plus rien contre Mme Mergy et contre le gosse, et elle-même ne risque plus, par son intervention, de faire dévier la lutte. Fichtre ! nous avons commis assez de bêtises : 1° j'ai dû me découvrir vis-à-vis de Daubrecq ; 2° j'ai dû lâcher ma part du mobilier d'Enghien. Certes, je la reprendrai un jour ou l'autre, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Mais, tout de même, nous n'avançons pas, et, d'ici une huitaine, Gilbert et Vaucheray passent en cour d'assises. » Ce à quoi, dans l'aventure, Lupin était le plus sensible, c'était à la dénonciation de Daubrecq concernant son domicile de la rue Chateaubriand. La police avait envahi ce domicile. L'identité de Lupin et de Michel Beaumont avait été reconnue, certains papiers découverts, et, Lupin, tout en poursuivant son but, tout en menant de front certaines entreprises déjà commencées, tout en évitant les recherches, plus pressantes que jamais, de la police, devait procéder, sur d'autres bases, à une réorganisation complète de ses affaires. Aussi sa rage contre Daubrecq croissait-elle en proportion des ennuis que lui causait le député. Il n'avait plus qu'un désir, l'empocher, comme il disait, le tenir à sa disposition et, de gré ou de force, lui extraire son secret. Il rêvait de tortures propres à délier la langue de l'homme le plus taciturne. Brodequins, chevalet, tenailles rougies au feu, planches hérissées de pointes… il lui semblait que l'ennemi était digne de tous les supplices, et que le but à atteindre excusait tous les moyens. « Ah ! se disait-il, une bonne chambre ardente, avec quelques bourreaux qui n'auraient pas froid aux yeux… On ferait de la belle besogne ! » Chaque après-midi, Grognard et Le Ballu étudiaient le parcours que Daubrecq suivait entre le square Lamartine, la Chambre des députés et le cercle dont il faisait partie. On devait choisir la rue la plus déserte, l'heure la plus propice et, un soir, le pousser dans une automobile. De son côté, Lupin aménageait non loin de Paris, au milieu d'un grand jardin, une vieille bâtisse qui offrait toutes les conditions nécessaires de sécurité et d'isolement, et qu'il appelait « La Cage du Singe ». Malheureusement, Daubrecq devait se méfier, car chaque fois, pour ainsi dire, il changeait d'itinéraire, ou bien prenait le métro, ou bien montait en tramway, et la cage demeurait vide. Lupin combina un autre plan. Il fit venir de Marseille un de ses affidés, le père Brindebois, honorable épicier en retraite, qui précisément habitait dans la circonscription électorale de Daubrecq et s'occupait de politique. De Marseille, le père Brindebois annonça sa visite à Daubrecq qui reçut avec empressement cet électeur considérable. Un dîner fut projeté pour la semaine suivante. L'électeur proposa un petit restaurant de la rive gauche, où, disait-il, on mangeait merveille. Daubrecq accepta. C'est ce que voulait Lupin. Le propriétaire de ce restaurant comptait au nombre de ses amis. Dès lors, le coup, qui devait avoir lieu le jeudi suivant, ne pouvait manquer de réussir. Sur ces entrefaites, le lundi de la même semaine, commença le procès de Gilbert et de Vaucheray. On se le rappelle, et les débats sont trop récents pour que je remémore la façon vraiment incompréhensible et partiale dont le Président des assises conduisit son interrogatoire à l'encontre de Gilbert. La chose fut remarquée et jugée sévèrement. Lupin reconnut là l'influence détestable de Daubrecq. L'attitude des deux accusés fut très différente. Vaucheray, sombre, taciturne, l'expression âpre, avoua cyniquement, en phrases brèves, ironiques, presque provocantes, les crimes qu'il avait commis autrefois. Mais, par une contradiction inexplicable pour tout le monde, sauf pour Lupin, il se défendit de toute participation à l'assassinat du domestique Léonard et chargea violemment Gilbert. Il voulait ainsi, en liant son sort à celui de Gilbert, obliger Lupin à prendre pour ses deux complices les mêmes mesures de délivrance. Quant à Gilbert, dont le visage franc, dont les yeux rêveurs et mélancoliques conquirent toutes les sympathies, il ne sut pas se garer des pièges du Président, ni rétorquer les mensonges de Vaucheray. Il pleurait, parlait trop, ou ne parlait pas quand il l'eût fallu. En outre, son avocat, un des maîtres du barreau, malade au dernier moment (et là encore Lupin voulut voir la main de Daubrecq) fut remplacé par un secrétaire, lequel plaida mal, prit l'affaire à contresens, indisposa le jury, et ne put effacer l'impression qu'avaient produite le réquisitoire de l'avocat général et la plaidoirie de l'avocat de Vaucheray. Lupin, qui eut l'audace inconcevable d'assister à la dernière journée des débats, le jeudi, ne douta pas du résultat. La double condamnation était certaine. Elle était certaine, parce que tous les efforts de la justice, corroborant ainsi la tactique de Vaucheray, avaient tendu à solidariser étroitement les deux accusés. Elle était certaine, ensuite et surtout, parce qu'il s'agissait des deux complices de Lupin. Depuis l'ouverture de l'instruction jusqu'au prononcé du jugement, et bien que la justice, faute de preuves suffisantes, et aussi pour ne point disséminer ses efforts, n'eût pas voulu impliquer Lupin dans l'affaire, tout le procès fut dirigé contre Lupin. C'était lui l'adversaire que l'on voulait atteindre ; lui, le chef qu'il fallait punir en la personne de ses amis ; lui, le bandit célèbre et sympathique, dont on devait détruire le prestige aux yeux de la foule. Gilbert et Vaucheray exécutés, l'auréole de Lupin s'évanouissait. La légende prenait fin. Lupin… Lupin… Arsène Lupin.., on n'entendit que ce nom durant les quatre jours. L'avocat général, le Président, les jurés, les avocats, les témoins, n'avaient pas d'autres mots à la bouche. A tout instant on invoquait Lupin pour le maudire, pour le bafouer, pour l'outrager, pour le rendre responsable de toutes les fautes commises. On eût dit que Gilbert et Vaucheray ne figuraient que comme comparses, et qu'on faisait son procès à lui, le sieur Lupin, Lupin cambrioleur, chef de bande, faussaire, incendiaire, récidiviste, ancien forçat ! Lupin assassin, Lupin souillé par le sang de sa victime, Lupin qui restait lâchement dans l'ombre après avoir poussé ses amis jusqu'au pied de l'échafaud ! « Ah ! ils savent bien ce qu'ils font ! murmura-t-il. C'est ma dette que va payer mon pauvre grand gamin de Gilbert, c'est moi le vrai coupable. » Et le drame se déroula, effrayant. A sept heures du soir, après une longue délibération, les jurés revinrent en séance, et le président du jury donna lecture des réponses aux questions posées par la Cour. C'était « oui » sur tous les points. C'était la culpabilité et le rejet des circonstances atténuantes. On fit rentrer les deux accusés. Debout, chancelants et blêmes, ils écoutèrent la sentence de mort. Et dans le grand silence solennel, où l'anxiété du public se mêlait à la pitié, le Président des assises demanda : – Vous n'avez rien à ajouter, Vaucheray ? – Rien, monsieur le Président ; du moment que mon camarade est condamné comme moi, je suis tranquille… Nous sommes sur le même pied tous les deux… Faudra donc que le patron trouve un truc pour nous sauver tous les deux. – Le patron ? – Oui, Arsène Lupin. Il y eut un rire parmi la foule. Le Président reprit : – Et vous, Gilbert ? Des larmes roulaient sur les joues du malheureux ; il balbutia quelques phrases inintelligibles. Mais, comme le Président répétait sa question, il parvint à se dominer et répondit d'une voix tremblante : – J'ai à dire, monsieur le Président, que je suis coupable de bien des choses, c'est vrai… J'ai fait beaucoup de mal et je m'en repens du fond du cœur… Mais, tout de même, pas ça… non, je n'ai pas tué… je n'ai jamais tué… Et je ne veux pas mourir… ce serait trop horrible… Il vacilla, soutenu par les gardes, et on l'entendit proférer, comme un enfant qui appelle au secours : – Patron… sauvez-moi ! sauvez-moi ! Je ne veux pas mourir. Alors, dans la foule, au milieu de l'émotion de tous, une voix s'éleva qui domina le bruit : – Aie pas peur, petit, le patron est là. Ce fut un tumulte. Il y eut des bousculades. Les gardes municipaux et les agents envahirent la salle, et l'on empoigna un gros homme au visage rubicond, que les assistants désignaient comme l'auteur de cette apostrophe et qui se débattait à coups de poing et à coups de pied. Interrogé sur l'heure, il donna son nom, Philippe Banel, employé aux Pompes funèbres, et déclara qu'un de ses voisins lui avait offert un billet de cent francs, s'il consentait à jeter, au moment voulu, une phrase que ce voisin inscrivit sur une page de carnet. Pouvait-il refuser ? Comme preuve, il montra le billet de cent francs et la page de carnet. On relâcha Philippe Banel. Pendant ce temps, Lupin, qui, bien entendu, avait puissamment contribué à l'arrestation du personnage et l'avait remis entre les mains des gardes, Lupin sortait du Palais, le cœur étreint d'angoisse. Sur le quai, il trouva son automobile. Il s'y jeta, désespéré, assailli par un tel chagrin qu'il lui fallut un effort pour retenir ses larmes. L'appel de Gilbert, sa voix éperdue de détresse, sa figure décomposée, sa silhouette chancelante, tout cela hantait son cerveau, et il lui semblait que jamais plus il ne pourrait oublier, ne fût-ce qu'une seconde, de pareilles impressions. Il rentra chez lui, au nouveau domicile qu'il avait choisi parmi ses différentes demeures, et qui occupait un des angles de la place Clichy. Il y attendit Grognard et Le Ballu avec lesquels il devait procéder, ce soir-là, à l'enlèvement de Daubrecq. Mais il n'avait pas ouvert la porte de son appartement qu'un cri lui échappa : Clarisse était devant lui. Clarisse revenue de Bretagne à l'heure même du verdict. Tout de suite, à son attitude, à sa pâleur, il comprit qu'elle savait. Et tout de suite, en face d'elle, reprenant courage, sans lui laisser le temps de parler, il s'exclama : – Eh bien, oui, oui… mais cela n'a pas d'importance. C'était prévu. Nous ne pouvions pas l'empêcher. Ce qu'il faut, c'est conjurer le mal. Et cette nuit, vous entendez, cette nuit, ce sera chose faite. Immobile, effrayante de douleur, elle balbutia : – Cette nuit ? – Oui. J'ai tout préparé. Dans deux heures, Daubrecq sera en ma possession. Cette nuit, quels que soient les moyens que je doive employer, il parlera. – Vous croyez ? dit-elle faiblement, et comme si déjà un peu d'espoir eût éclairé son visage. – Il parlera. J'aurai son secret. Je lui arracherai la liste des vingt-sept. Et, cette liste, ce sera la délivrance de votre fils. – Trop tard ! murmura Clarisse. – Trop tard ! Et pourquoi ? Pensez-vous qu'en échange d'un tel document, je n'obtiendrai pas l'évasion simulée de Gilbert ?… Mais, dans trois jours, Gilbert sera libre ! Dans trois jours… Un coup de sonnette l'interrompit. – Tenez, voilà nos amis. Ayez confiance. Rappelez-vous que je tiens mes promesses. Je vous ai rendu votre petit Jacques. Je vous rendrai Gilbert. Il alla au-devant de Grognard et Le Ballu et leur dit : – Tout est prêt ? Le père Brindebois est au restaurant ? Vite, dépêchons-nous. – Pas la peine, patron, riposta Le Ballu. – Comment ! Quoi ? – Il y a du nouveau. – Du nouveau ? Parle… – Daubrecq a disparu. – Hein ! Qu'est-ce que tu chantes ? Daubrecq, disparu ? – Oui, enlevé de son hôtel, en plein jour ! – Tonnerre ! Et par qui ? – On ne sait pas… quatre individus… Il y a eu des coups de feu. La police est sur place. Prasville dirige les recherches. Lupin ne bougea pas. Il regarda Clarisse Mergy, écroulée sur un fauteuil. Lui-même dut s'appuyer, Daubrecq enlevé, c'était la dernière chance qui s'évanouissait… – VII – Le profil de Napoléon Aussitôt que le préfet de Police, le chef de la Sûreté et les magistrats instructeurs eurent quitté l'hôtel de Daubrecq, après une première enquête dont le résultat, d'ailleurs, fut tout à fait négatif, Prasville reprit ses investigations personnelles. Il examinait le cabinet de travail et les traces de la lutte qui s'y était déroulée, lorsque la concierge lui apporta une carte de visite, où des mots au crayon étaient griffonnés. – Faites entrer cette dame, dit-il. – Cette dame n'est pas seule, dit la concierge. – Ah ? Et bien, faites entrer aussi l'autre personne. Clarisse Mergy fut alors introduite, et tout de suite, présentant le monsieur qui l'accompagnait, un monsieur en redingote noire trop étroite, assez malpropre, aux allures timides, et qui avait l'air fort embarrassé de son vieux chapeau melon, de son parapluie de cotonnade, de son unique gant, de toute sa personne ! – M. Nicole, dit-elle, professeur libre, et répétiteur de mon petit Jacques, M. Nicole m'a beaucoup aidée de ses conseils depuis un an. C'est lui, notamment, qui a reconstitué toute l'histoire du bouchon de cristal. Je voudrais qu'il connût comme moi, si vous ne voyez pas d'inconvénient à me le raconter, les détails de cet enlèvement… qui m'inquiète, qui dérange mes plans… les vôtres aussi, n'est-ce pas ? Prasville avait toute confiance en Clarisse Mergy, dont il connaissait la haine implacable contre Daubrecq, et dont il appréciait le concours en cette affaire. Il ne fit donc aucune difficulté pour dire ce qu'il savait, grâce à certains indices et surtout à la déposition de la concierge. La chose, du reste, était fort simple. Daubrecq, qui avait assisté comme témoin au procès de Gilbert et de Vaucheray, et qu'on avait remarqué au Palais de Justice pendant les plaidoiries, était rentré chez lui vers six heures. La concierge affirmait qu'il était rentré seul et qu'il n'y avait personne, à ce moment, dans l'hôtel. Pourtant, quelques minutes plus tard, elle entendait des cris, puis le bruit d'une lutte, deux détonations, et, de sa loge, elle voyait quatre individus masqués qui dégringolaient les marches du perron, en portant le député Daubrecq, et qui se hâtaient vers la grille. Ils l'ouvrirent. Au même instant, une automobile arrivait devant l'hôtel. Les quatre hommes s'y engouffrèrent, et l'automobile, qui ne s'était pour ainsi dire pas arrêtée, partit à grande allure. – N'y avait-il pas toujours deux agents en faction ? demanda Clarisse. – Ils étaient là, affirma Prasville, mais à cent cinquante mètres de distance, et l'enlèvement fut si rapide que, malgré toute leur hâte, ils ne purent s'interposer. – Et ils n'ont rien surpris ? rien trouvé ? – Rien, ou presque rien… Ceci tout simplement. – Qu'est-ce que c'est que cela ? – Un petit morceau d'ivoire qu'ils ont ramassé à terre. Dans l'automobile, il y avait un cinquième individu, que la concierge, de la fenêtre de sa loge, vit descendre, pendant qu'on hissait Daubrecq. Au moment de remonter, il laissa tomber quelque chose qu'il ramassa aussitôt. Mais ce quelque chose dut se casser sur le pavé du trottoir, car voici le fragment d'ivoire qu'on a recueilli. – Mais, dit Clarisse, ces quatre individus, comment purentils entrer ? – Évidemment à l'aide de fausses clefs, et pendant que la concierge faisait ses provisions, au cours de l'après-midi, et il leur fut facile de se cacher, puisque Daubrecq n'avait pas d'autre domestique. Tout me porte à croire qu'ils se cachèrent dans cette pièce voisine, qui est la salle à manger, et qu'ensuite ils assaillirent Daubrecq dans son bureau. Le bouleversement des meubles et des objets prouve la violence de la lutte. Sur le tapis, nous avons trouvé ce revolver à gros calibre qui appartient à Daubrecq. Une des balles a même brisé la glace de la cheminée. Clarisse se tourna vers son compagnon afin qu'il exprimât un avis. Mais M. Nicole, les yeux obstinément baissés, n'avait point bougé de sa chaise, et il pétrissait les bords de son chapeau, comme s'il n'eût pas encore découvert une place convenable pour l'y déposer. Prasville eut un sourire. Évidemment, le conseiller de Clarisse ne lui semblait pas de première force. – L'affaire est quelque peu obscure, dit-il, n'est-ce pas, monsieur ? – Oui… oui… confessa M. Nicole, très obscure. – Alors vous n'avez pas votre petite idée personnelle sur la question ? – Dame ! monsieur le secrétaire général, je pense que Daubrecq a beaucoup d'ennemis. – Ah ! ah ! parfait. – Et que plusieurs de ces ennemis, ayant intérêt à sa disparition, ont dû se liguer contre lui. – Parfait, parfait, approuva Prasville, avec une complaisance ironique, parfait, tout s'éclaire. Il ne vous reste plus qu'à nous donner une petite indication qui nous permette d'orienter nos recherches. – Ne croyez-vous pas, monsieur le secrétaire général, que ce fragment d'ivoire ramassé par terre… – Non, monsieur Nicole, non. Ce fragment provient d'un objet quelconque que nous ne connaissons pas, et que son propriétaire s'empressera de cacher. Il faudrait, tout au moins, pour remonter à ce propriétaire, définir la nature même de cet objet. M. Nicole réfléchit, puis commença : – Monsieur le secrétaire général, lorsque Napoléon 1e, tomba du pouvoir… – Oh ! oh ! monsieur Nicole, un cours sur l'histoire de France ! – Une phrase, monsieur le secrétaire général, une simple phrase que je vous demande la permission d'achever. Lorsque Napoléon le, tomba du pouvoir, la Restauration mit en demisolde un certain nombre d'officiers qui, surveillés par la police, suspects aux autorités, mais fidèles au souvenir de l'Empereur, s'ingénièrent à reproduire l'image de leur idole dans tous les objets d'usage familier ; tabatières, bagues, épingles de cravate, couteaux, etc. – Eh bien ? – Eh bien, ce fragment provient d'une canne, ou plutôt d'une sorte de casse-tête en jonc dont la pomme est formée d'un bloc d'ivoire sculpté. En regardant ce bloc d'une certaine façon, on finit par découvrir que la ligne extérieure représente le profil du petit caporal. Vous avez entre les mains, monsieur le secrétaire général, un morceau de la pomme d'ivoire qui surmontait le casse-tête d'un demi-solde. – En effet… dit Prasville qui examinait à la lumière la pièce à conviction… en effet, on distingue un profil… mais je ne vois pas la conclusion… – La conclusion est simple. Parmi les victimes de Daubrecq, parmi ceux dont le nom est inscrit sur la fameuse liste, se trouve le descendant d'une famille corse au service de Napoléon, enrichie et anoblie par lui, ruinée plus tard sous la Restauration. Il y a neuf chances sur dix pour que ce descendant, qui fut, il y a quelques années, le chef du parti bonapartiste, soit le cinquième personnage qui se dissimulait dans l'automobile. Ai-je besoin de dire son nom ? – Le marquis d'Albufex ? murmura Prasville. – Le marquis d'Albufex, affirma M. Nicole. Et, aussitôt, M. Nicole, qui n'avait plus son air embarrassé et ne semblait nullement gêné par son chapeau, son gant et son parapluie, se leva et dit à Prasville : – Monsieur le secrétaire général, j'aurais pu garder ma découverte pour moi et ne vous en faire part qu'après la victoire définitive, c'est-à-dire après vous avoir apporté la liste des vingt-sept. Mais les événements pressent. La disparition de Daubrecq peut, contrairement à l'attente de ses ravisseurs, précipiter la crise que vous voulez conjurer. Il faut donc agir en toute hâte. Monsieur le secrétaire général, je vous demande votre assistance immédiate et efficace. – En quoi puis-je vous aider ? dit Prasville, impressionné par ce bizarre individu. – En me donnant dès demain, sur le marquis d'Albufex, des renseignements que je mettrais, moi, plusieurs jours à réunir. Prasville parut hésiter et il tourna la tête vers Mme Mergy. Clarisse lui dit : – Je vous en conjure, acceptez les services de M. Nicole. C'est un auxiliaire précieux et dévoué. Je réponds de lui comme de moi-même. – Sur quoi désirez-vous des renseignements, monsieur ? demanda Prasville. – Sur tout ce qui touche le marquis d'Albufex, sur sa situation de famille, sur ses occupations, sur ses liens de parenté, sur les propriétés qu'il possède à Paris et en province. Prasville objecta : – Au fond, que ce soit le marquis ou un autre, le ravisseur de Daubrecq travaille pour nous, puisque, en reprenant la liste, il désarme Daubrecq. – Et qui vous dit, monsieur le secrétaire général, qu'il ne travaille pas pour lui-même ? – Impossible, puisque son nom est sur la liste. – Et s'il l'efface ? et si vous vous trouvez alors en présence d'un second maître chanteur, plus âpre, encore plus puissant que le premier, et, comme adversaire politique, mieux placé que Daubrecq pour soutenir la lutte ? L'argument frappa le secrétaire général. Après un instant de réflexion, il déclara : – Venez me voir demain à quatre heures, dans mon bureau de la Préfecture. Je vous donnerai tous les renseignements nécessaires. Quelle est votre adresse, en cas de besoin ? – M. Nicole, 25, place Clichy. J'habite chez un de mes amis, qui m'a prêté son appartement pendant son absence. L'entrevue était terminée. M. Nicole remercia, salua très bas le secrétaire général et sortit accompagné de Mme Mergy. – Voilà une excellente affaire, dit-il, une fois dehors, en se frottant les mains. J'ai mes entrées libres à la Préfecture, et tout ce monde-là va se mettre en campagne. Mme Mergy, moins prompte à l'espoir, objecta : – Hélas ! arriverons-nous à temps ? Ce qui me bouleverse, c'est l'idée que cette liste peut être détruite. – Par qui, Seigneur ! Par Daubrecq ? – Non, mais par le marquis quand il l'aura reprise. – Mais il ne l'a pas encore reprise ! Daubrecq résistera… tout au moins assez longtemps pour que nous parvenions jusqu'à lui Pensez donc : Prasville est à mes ordres. – S'il vous démasque ? la plus petite enquête prouvera que le sieur Nicole n'existe pas. – Mais elle ne prouvera pas que le sieur Nicole n'est autre qu'Arsène Lupin. Et puis, soyez tranquille, Prasville qui, d'ailleurs, est au-dessous de tout comme policier, Prasville n'a qu'un but démolir son vieil ennemi Daubrecq. Pour cela, tous les moyens lui sont bons, et il ne perdra pas son temps à vérifier l'identité d'un M. Nicole qui lui promet la tête de Daubrecq. Sans compter que c'est vous qui m'avez amené et que, somme toute, mes petits talents n'ont pas été sans l'éblouir. Donc, allons de l'avant, et hardiment. Malgré elle, Clarisse reprenait toujours confiance auprès de Lupin. L'avenir lui sembla moins effroyable, et elle admit, elle s'efforça d'admettre que les chances de sauver Gilbert n'étaient pas diminuées par cette horrible condamnation à mort. Mais il ne put obtenir de Clarisse qu'elle repartît pour la Bretagne. Elle voulait être là et prendre sa part de tous les espoirs et de toutes les angoisses. Le lendemain, les renseignements de la Préfecture confirmèrent ce que Lupin et Prasville savaient. Le marquis d'Albufex, très compromis dans l'affaire du Canal, si compromis que le prince Napoléon avait dû lui retirer la direction de son bureau politique en France, le marquis d'Albufex ne soutenait le grand train de sa maison qu'à force d'expédients et d'emprunts. D'un autre côté, en ce qui concernait l'enlèvement de Daubrecq, il fut établi que, contrairement à son habitude quotidienne, le marquis n'avait pas paru au cercle de six à sept heures et n'avait pas dîné chez lui. Il ne rentra, ce soir-là, que vers minuit et à pied. L'accusation de M. Nicole recevait ainsi un commencement de preuve. Malheureusement – et par ses moyens personnels, Lupin ne réussit pas davantage – il fut impossible de recueillir le moindre indice sur l'automobile, sur le chauffeur et sur les quatre personnages qui avaient pénétré dans l'hôtel de Daubrecq. Était-ce des associés du marquis compromis comme lui dans l'affaire ? était-ce des hommes à sa solde ? On ne put le savoir. Il fallait donc concentrer toutes les recherches sur le marquis et sur les châteaux et habitations qu'il possédait à une certaine distance de Paris, distance que, étant donné la vitesse moyenne d'une automobile et le temps d'arrêt nécessaire, on pouvait évaluer à cent cinquante kilomètres. Or, d'Albufex, ayant tout vendu, ne possédait ni château, ni habitation en province. On se retourna vers les parents et les amis intimes du marquis. Pouvait-il disposer, de ce côté, de quelque retraite sûre où emprisonner Daubrecq ? Le résultat fut également négatif. Et les journées passaient. Et quelles journées pour Clarisse Mergy ! Chacune d'elles rapprochait Gilbert de l'échéance terrible. Chacune d'elles était une fois de moins vingt-quatre heures avant la date qu'elle avait involontairement fixée dans son esprit. Et elle disait à Lupin, que la même anxiété obsédait : – Encore cinquante-cinq jours… Encore cinquante… Que peut-on faire en si peu de jours ? Oh ! je vous en prie.., je vous en prie… Que pouvait-on faire, en effet ? Lupin ne s'en remettant à personne du soin de surveiller le marquis, ne dormait pour ainsi dire plus. Mais le marquis avait repris sa vie régulière, et, méfiant sans doute, ne se hasardait à aucune absence. Une seule fois, il alla dans la journée chez le duc de Montmaur, dont l'équipage chassait le sanglier en forêt de Durlaine, et avec lequel il n'entretenait que des relations sportives. – Il n'y a pas à supposer, dit Prasvile, que le richissime duc de Montmaur, qui ne s'occupe que de ses terres et de ses chasses, et ne fait pas de politique, se prête à la séquestration, dans son château, du député Daubrecq. Lupin fut de cet avis, mais, comme il ne voulait rien laisser au hasard, la semaine suivante, un matin, apercevant d'Albufex qui partait en tenue de cavalier, il le suivit jusqu'à la gare du Nord et prit le train en même temps que lui. Il descendit à la station d'Aumale, où d'Albufex trouva une voiture qui le conduisit vers le château de Montmaur. Lupin déjeuna tranquillement, loua une bicyclette et parvint en vue du château au moment où les invités débouchaient du parc, en automobile ou à cheval. Le marquis d'Albufex se trouvait au nombre des cavaliers. Trois fois, au cours de la journée, Lupin le revit qui galopait. Et il le retrouva le soir à la station, où d'Albufex se rendit à cheval, suivi d'un piqueur. L'épreuve était donc décisive, et il n'y avait rien de suspect de ce côté. Pourquoi cependant Lupin résolut-il de ne pas s'en tenir aux apparences ? Et pourquoi, le lendemain, envoya-t-il Le Ballu faire une enquête, aux environs de Montmaur ? Surcroît de précautions qui ne reposait sur aucun raisonnement, mais qui concordait avec sa manière d'agir méthodique et minutieuse. Le surlendemain, il recevait de Le Ballu, outre des informations sans intérêt, la liste de tous les invités, de tous les domestiques et de tous les gardes de Montmaur. Un nom le frappa, parmi ceux des piqueurs. Il télégraphia aussitôt : « Se renseigner sur le piqueur Sebastiani. » La réponse de Le Ballu ne tarda pas. «Sebastiani (Corse) a été recommandé au duc de Montmaur par le marquis d'Albufex. Il habite, à une lieue du château, un pavillon de chasse élevé parmi les débris de la forteresse féodale qui fut le berceau de la famille de Montmaur. » – Ça y est, dit Lupin à Clarisse Mergy, en lui montrant la lettre de Le Ballu. Tout de suite, ce nom de Sebastiani m'avait rappelé que d'Albufex est d'origine corse. Il y avait là un rapprochement… – Alors, votre intention ? – Mon intention est, si Daubrecq se trouve enfermé dans ces ruines, d'entrer en communication avec lui. – Il se défiera de vous. – Non. Ces jours-ci, sur les indications de la police, j'ai fini par découvrir les deux vieilles dames qui ont enlevé votre petit Jacques à Saint-Germain, et qui, le soir même, voilées, l'ont ramené à Neuilly. Ce sont deux vieilles filles, les cousines de Daubrecq, qui reçoivent de lui une petite rente mensuelle. J'ai rendu visite à ces demoiselles Rousselot (rappelez-vous leur nom et leur adresse, 134 bis, rue du Bac), je leur ai inspiré confiance, je leur ai promis de retrouver leur cousin et bienfaiteur, et l'aînée, Euphrasie Rousselot, m'a remis une lettre par quoi elle supplie Daubrecq de s'en rapporter absolument au sieur Nicole. Vous voyez que toutes les précautions sont prises. Je pars cette nuit. – Nous partons, dit Clarisse. – Vous ! – Est-ce que je peux vivre ainsi dans l'inaction, dans la fièvre ! Et elle murmura : – Ce n'est plus les jours que je compte… les trente-huit ou quarante jours au plus qui nous restent… ce sont les heures… Lupin sentit en elle une résolution trop violente pour qu'il essayât de la combattre. A cinq heures du matin, ils s'en allaient tous deux en automobile. Grognard les accompagnait. Afin de ne pas éveiller les soupçons, Lupin choisit comme quartier général une grande ville. D'Amiens, où il installa Clarisse, il n'était séparé de Montmaur que par une trentaine de kilomètres. Vers huit heures, il retrouva Le Ballu non loin de l'ancienne forteresse, connue dans la région sous le nom de Mortepierre, et, dirigé par lui, il examina les lieux. Sur les confins de la forêt, la petite rivière du Ligier qui s'est creusé, à cet endroit, une vallée très profonde, forme une boucle que domine l'énorme falaise de Mortepierre. – Rien à faire de ce côté, dit Lupin. La falaise est abrupte, haute de soixante ou soixante-dix mètres, et la rivière l'enserre de toutes parts. Ils trouvèrent plus loin un pont qui aboutissait au bas d'un sentier dont les lacets les conduisirent, parmi les sapins et les chênes, jusqu'à une petite esplanade, où se dressait une porte massive, bardée de fer, hérissée de clous et flanquée de deux grosses tours. – C'est bien là, dit Lupin, que le piqueur Sebastiani habite ? – Oui, fit Le Ballu, avec sa femme, dans un pavillon situé au milieu des ruines. J'ai appris, en outre, qu'il avait trois grands fils et que tous trois étaient soi-disant partis en voyage, et cela précisément le jour où l'on enlevait Daubrecq. – Oh ! oh ! fit Lupin, la coïncidence vaut la peine d'être retenue. Il est bien probable que le coup fut exécuté par ces gaillards-là et par le père. A la fin de l'après-midi, Lupin profita d'une brèche pour escalader la courtine, à droite des tours. De là il put voit le pavillon du garde et les quelques débris de la vieille forteresse – ici, un pan de mur où se devine le manteau d'une cheminée ; plus loin, une citerne ; de ce côté, l'arcade d'une chapelle ; de cet autre, un amoncellement de pierres éboulées. Sur le devant, un chemin de ronde borde la falaise, et, à l'une des extrémités de ce chemin, il y a les vestiges d'un formidable donjon presque rasé au niveau du sol. Le soir, Lupin retourna près de Clarisse Mergy. Et, dès lors, il fit la navette entre Amiens et Mortepierre, laissant Grognard et Le Ballu en observation permanente. Et six jours passèrent… Les habitudes de Sebastiani semblaient uniquement soumises aux exigences de son emploi. Il allait au château de Montmaur, se promenait dans la forêt, relevait les passages des bêtes, faisait des rondes de nuit. Mais le septième jour, ayant su qu'il y avait chasse, et qu'une voiture était partie le matin pour la station d'Aumale, Lupin se posta dans un groupe de lauriers et de buis qui entouraient la petite esplanade, devant la porte. A deux heures, il entendit les aboiements de la meute. Ils se rapprochèrent, accompagnés de clameurs, puis s'éloignèrent. Il les entendit de nouveau vers le milieu de l'après-midi, moins distincts, et ce fut tout. Mais soudain, dans le silence, un galop de cheval parvint jusqu'à lui, et quelques minutes plus tard, il vit deux cavaliers qui escaladaient le sentier de la rivière. Il reconnut le marquis d'Albufex et Sebastiani. Arrivés sur l'esplanade, tous deux mirent pied à terre, tandis qu'une femme, la femme du piqueur sans doute, ouvrait la porte. Sebastiani attacha les brides des montures à des anneaux scellés dans une borne qui se dressait à trois pas de Lupin, et, en courant, il rejoignit le marquis. La porte se ferma derrière eux. Lupin n'hésita pas, et, bien que ce fût encore le plein jour, comptant sur la solitude de l'endroit, il se hissa au creux de la brèche. Passant la tête, il aperçut les deux hommes et la femme de Sebastiani qui se hâtaient vers les ruines du donjon. Le garde souleva un rideau de lierre et découvrit l'entrée d'un escalier qu'il descendit, ainsi que d'Albufex, laissant sa femme en faction sur la terrasse. Comme il ne fallait pas songer à s'introduire à leur suite, Lupin regagna sa cachette. Il n'attendit pas longtemps avant que la porte se rouvrit. Le marquis d'Albufex semblait fort en courroux. Il frappait à coups de cravache la tige de ses bottes et mâchonnait des paroles de colère que Lupin discerna quand la distance fut moins grande. – Ah ! le misérable, je l'y forcerai bien… Ce soir, tu entends, Sebastiani… ce soir, à dix heures, je reviendrai… Et nous agirons… Ah ! l'animal !… Sebastiani détachait les chevaux. D'Albufex se tourna vers la femme : – Que vos fils fassent bonne garde… Si on essayait de le délivrer, tant pis pour lui… La trappe est là… Je peux compter sur eux ? – Comme sur leur père, monsieur le marquis, affirma le piqueur. Ils savent ce que monsieur le marquis a fait pour moi, et ce qu'il veut faire pour eux. Ils ne reculeront devant rien. – A cheval, dit d'Albufex, et rejoignons la chasse. Ainsi donc, les choses s'accomplissaient comme Lupin l'avait supposé. Au cours de ces parties de chasse, d'Albufex, galopant de son côté, poussait une pointe jusqu'à Mortepierre, sans que personne pût se douter de son manège. Sebastiani qui, pour des raisons anciennes, et d'ailleurs inutiles à connaître, lui était dévoué corps et âme, Sebastiani l'accompagnait, et ils allaient voir ensemble le captif, que les trois fils du piqueur et sa femme surveillaient étroitement. – Voilà où nous en sommes, dit Lupin à Clarisse Mergy, lorsqu'il l'eut retrouvée dans une auberge des environs. Ce soir, à dix heures, le marquis fera subir à Daubrecq l'interrogatoire… un peu brutal mais indispensable, auquel je devais procéder moi-même. – Et Daubrecq livrera son secret… dit Clarisse, déjà bouleversée. – J'en ai peur. – Alors ? – Alors, répondit Lupin, qui paraissait très calme, j'hésite entre deux plans. Ou bien empêcher cette entrevue… – Mais comment ? – En devançant d'Albufex. A neuf heures, Grognard, Le Ballu et moi, nous franchissons les remparts. Envahissement de la forteresse, assaut du donjon, désarmement de la garniture… le tour est joué… Daubrecq est à nous. – Si toutefois les fils de Sebastiani ne l'ont pas jeté par cette trappe à laquelle le marquis a fait allusion… – Aussi, dit Lupin, ai-je bien l'intention de ne risquer ce coup de force qu'en désespoir de cause, et au cas où mon autre plan ne serait pas réalisable. – Et cet autre plan ? – C'est d'assister à l'entrevue. Si Daubrecq ne parle pas, cela nous donne le loisir nécessaire pour préparer son enlèvement dans des conditions plus favorables. S'il parle, si on le contraint à révéler l'endroit où se trouve la liste des vingt-sept, je saurai la vérité en même temps que d'Albufex, et je jure Dieu que j'en tirerai parti avant lui. – Oui… oui… prononça Clarisse… Mais par quel moyen comptez-vous assister… – Je ne sais pas encore, avoua Lupin. Cela dépend de certains renseignements que doit m'apporter Le Ballu… et de ceux que je réunirai moi-même. Il sortit de l'auberge et n'y revint qu'une heure plus tard, à la nuit tombante. Le Ballu l'y rejoignit. – Tu as le bouquin ? dit-il à son complice. – Oui, patron. C'était bien ce que j'avais vu chez le marchand de journaux d'Aumale. Je l'ai eu pour dix sous. – Donne. Le Ballu lui donna une vieille brochure usée, salie, sur laquelle on lisait : « Une visite à Mortepierre, 1824, avec dessins et plans. » Tout de suite, Lupin chercha le plan du donjon. – C'est bien cela, dit-il… Il y avait, au-dessus du sol, trois étages qui ont été rasés, et, au-dessous, creusés dans le roc même, deux étages, dont l'un a été envahi par les décombres, et dont l'autre… Tenez, voilà où gît notre ami Daubrecq. Le nom est significatif… La salle des tortures… Pauvre ami… Entre l'escalier et la salle, deux portes. Entre ces deux portes, un réduit, où se tiennent évidemment les trois frères, le fusil à la main. – Donc, il vous est impossible de pénétrer là sans être vu. – Impossible… à moins de passer par en haut, par l'étage écroulé, et de chercher une voie à travers le plafond… Mais c'est bien hasardeux… Il continuait à feuilleter le livre. Clarisse lui demanda : – Il n'y a pas de fenêtre à cette salle ? – Si, dit-il. D'en bas, de la rivière – j'en arrive – on aperçoit une petite ouverture, qui, d'ailleurs, est marquée sur cette carte. Mais, n'est-ce pas, il y a cinquante mètres de hauteur, à pic… et même, la roche surplombe au-dessus de l'eau. Donc, impossible également. Il parcourait certains passages du livre. Un chapitre le frappa, intitulé « La Tour des Deux-Amants ». Il en lut les premières lignes. « Jadis, le donjon était appelé par les gens du pays la Tour des Deux-Amants, en souvenir d'un drame qui l'ensanglanta au Moyen Age. Le comte de Mortepierre, ayant eu la preuve de l'infidélité de sa femme, l'avait enfermée dans la chambre des tortures. Elle y passa vingt ans, paraît-il. Une nuit, son amant, le sire de Tancarville, eut l'audace folle de dresser une échelle dans la rivière et de grimper ensuite le long de la falaise, jusqu'à l'ouverture de sa chambre. Ayant scié les barreaux, il réussit à délivrer celle qu'il aimait, et il redescendit avec elle, à l'aide d'une corde. Ils parvinrent tous deux au sommet de l'échelle que des amis surveillaient, lorsqu'un coup de feu partit du chemin de ronde et atteignit l'homme à l'épaule. Les deux amants furent lancés dans le vide… » Il y eut un silence, après cette lecture, un long silence où chacun reconstituait la tragique évasion. Ainsi donc, trois ou quatre siècles auparavant, risquant sa vie pour sauver une femme, un homme a tenté ce tour de force inconcevable, et il serait parvenu à le réaliser sans la vigilance de quelque sentinelle attirée par le bruit. Un homme avait osé cela ! Un homme avait fait cela ! Lupin leva les yeux sur Clarisse. Elle le regardait, mais de quel regard éperdu et suppliant ! Regard de mère, qui exigeait l'impossible, et qui eût tout sacrifié pour le salut de son fils. – Le Ballu, dit-il, cherche une corde solide, très fine, afin que je puisse l'enrouler à ma ceinture, et très longue, cinquante ou soixante mètres. Toi, Grognard, mets-toi en quête de trois ou quatre échelles que tu attacheras bout à bout. – Hein ! qu'est-ce que vous dites, patron ? s'écrièrent les deux complices. Quoi ! vous voulez… Mais c'est de la folie. – Une folie ? Pourquoi ? Ce qu'un autre a fait, je puis bien le faire. – Mais il y a cent chances contre une pour que vous vous cassiez la tête. – Tu vois bien, Le Ballu, qu'il y a une chance pour que je ne me la casse pas. – Voyons, patron… – Assez causé, les amis. Et rendez-vous dans une heure au bord de la rivière. Les préparatifs furent longs. On trouva difficilement de quoi former l'échelle de quinze mètres qui pouvait atteindre le premier ressaut de la falaise, et il fallut beaucoup d'efforts et de soins pour en rejoindre les différentes parties les unes aux autres. Enfin, un peu après neuf heures, elle fut dressée au milieu de la rivière, et calée par une barque, dont le devant était engagé entre deux barreaux et dont l'arrière s'enfonçait dans la berge. La route qui suit le vallon étant peu fréquentée, personne ne dérangea les travaux. La nuit était obscure, le ciel lourd de nuages immobiles. Lupin donna ses dernières recommandations à Le Ballu et à Grognard, et il dit en riant : – On ne peut pas s'imaginer comme ça m'amuse de voir la tête de Daubrecq, pendant qu'on va le scalper et lui découper des lanières de peau. Vrai ! ça vaut le voyage. Clarisse avait pris place également dans la barque. Il lui dit : – A bientôt. Et surtout ne bougez pas. Quoi qu'il arrive, pas un geste, pas un cri. – Il peut donc arriver quelque chose ? dit-elle. – Dame ! souvenez-vous du sire de Tancarville. C'est au moment même où il arrivait au but, sa bien-aimée dans les bras, qu'un hasard le trahit. Mais, soyez tranquille, tout se passera bien. Elle ne fit aucune réponse. Elle lui saisit la main et la serra fortement entre les siennes. Il mit le pied sur l'échelle et s'assura qu'elle ne remuait pas trop. Puis il monta. Très vite, il parvint au dernier échelon. Là seulement commençait l'ascension dangereuse, ascension pénible au début, à cause de la pente excessive, et qui devint, à mi-hauteur, la véritable escalade d'une muraille. Par bonheur, il y avait, de place en place, de petits creux où ses pieds pouvaient se poser et des cailloux en saillie où ses mains s'accrochaient. Mais, deux fois, ces cailloux cédèrent, il glissa, et, ces deux fois-là, il crut bien que tout était perdu. Ayant rencontré un creux profond, il s'y reposa. Il était exténué, et, tout prêt à renoncer à l'entreprise, il se demanda si, réellement, elle valait la peine qu'il s'exposât à de tels dangers. « Bigre ! pensa-t-il, m'est avis que tu flanches, mon vieux Lupin. Renoncer à l'entreprise ? Alors Daubrecq va susurrer son secret. Le marquis sera maître de la liste. Lupin s'en retournera bredouille, et Gilbert… » La longue corde, qu'il avait attachée autour de sa taille, lui imposant une gêne et une fatigue inutiles, Lupin en fixa simplement une des extrémités à la boucle de son pantalon. La corde se déroulerait ainsi, tout le long de la montée, et il s'en servirait au retour comme d'une rampe. Puis il s'agrippa de nouveau aux aspérités de la falaise et continua l'escalade, les doigts en sang, les ongles meurtris. A chaque moment, il s'attendait à la chute inévitable. Et ce qui le décourageait, c'était de percevoir le murmure des voix qui s'élevait de la barque, murmure si distinct qu'il ne semblait pas que l'intervalle s'accrût entre ses compagnons et lui. Et il se rappela le seigneur de Tancarville, seul aussi parmi les ténèbres, et qui devait frissonner au fracas des pierres détachées et bondissantes. Comme le moindre bruit se répercutait dans le silence profond ! Qu'un des gardes de Daubrecq épiât l'ombre du haut de la tour des Deux-Amants, et c'était le coup de feu, la mort… Il grimpait… il grimpait… et il grimpait depuis si longtemps qu'il finit par s'imaginer que le but était dépassé. Sans aucun doute, il avait obliqué à son insu vers la droite, ou vers la gauche, et il allait aboutir au chemin de ronde. Dénouement stupide ! Aussi bien, est-ce qu'il pouvait en être autrement d'une tentative que l'enchaînement si rapide des faits ne lui avait pas permis d'étudier et de préparer ? Furieux, il redoubla d'efforts, s'éleva de plusieurs mètres, glissa, reconquit le terrain perdu, empoigna une touffe de racines qui lui resta dans la main, glissa de nouveau, et, découragé, il abandonnait la partie, quand, soudain, se raidissant en une crispation de tout son être, de tous ses muscles et de toute sa volonté, il s'immobilisa ; un bruit de voix semblait sortir du roc qu'il étreignait. Il écouta. Cela se produisait vers la droite. Ayant renversé la tête, il crut voir un rayon de clarté qui traversait les ténèbres de l'espace. Par quel sursaut d'énergie, par quels mouvements insensibles, réussit-il à se déplacer jusque-là, il ne s'en rendit pas un compte exact. Mais brusquement il se trouva sur le rebord d'un orifice assez large, profond de trois mètres au moins, qui creusait la paroi de la falaise comme un couloir, et dont l'autre extrémité, beaucoup plus étroite, était fermée par trois barreaux. Lupin rampa. Sa tête parvint aux barreaux. Il vit… – VIII – La tour des Deux-Amants La salle des tortures s'arrondissait au-dessous de lui, vaste, de forme irrégulière, distribuée en parties inégales par les quatre gros piliers massifs qui soutenaient ses voûtes. Une odeur de moisissure et d'humidité montait de ses murailles et de ses dalles mouillées par les infiltrations. L'aspect devait en être, à toute époque, sinistre. Mais, à cette heure-là, avec les hautes silhouettes de Sebastiani et de ses fils, avec les lueurs obliques qui jouaient sur les piliers, avec la vision du captif enchaîné sur un grabat, elle prenait une allure mystérieuse et barbare. Il était au premier plan, Daubrecq, à cinq ou six mètres en contrebas de la lucarne où Lupin se tenait blotti. Outre les chaînes antiques dont on s'était servi pour l'attacher à son lit et pour attacher ce lit à un crochet de fer scellé dans le mur, des lanières de cuir entouraient ses chevilles et ses poignets, et un dispositif ingénieux faisait que le moindre de ses gestes mettait en mouvement une sonnette suspendue au pilier voisin. Une lampe posée sur un escabeau l'éclairait en plein visage. Debout près de lui, le marquis d'Albufex, dont Lupin voyait le pâle visage, la moustache grisonnante, la taille haute et mince, le marquis d'Albufex regardait son prisonnier avec une expression de contentement et de haine assouvie. Il s'écoula quelques minutes dans un silence profond. Puis le marquis ordonna : Sebastiani, allume donc ces trois flambeaux, afin que je le voie mieux. Et, lorsque les trois flambeaux furent allumés et qu'il eut bien contemplé Daubrecq, il se pencha et lui dit presque doucement : – Je ne sais pas trop ce qu'il adviendra de nous deux. Mais, tout de même, j'aurai eu là, dans cette salle, de sacrées minutes de joie. Tu m'as fait tant de mal, Daubrecq ! Ce que j'ai pleuré par toi !… Oui… de vraies larmes… de vrais sanglots de désespoir… M'en as-tu volé de l'argent ! Une fortune ! Et la peur que j'avais de ta dénonciation ! Mon nom prononcé, c'était l'achèvement de ma ruine, le déshonneur. Ah gredin !… Daubrecq ne bougeait pas. Démuni de son lorgnon, il gardait cependant ses lunettes où la clarté des lumières se reflétait. Il avait considérablement maigri, et les os de ses pommettes saillaient au-dessus de ses joues creuses. – Allons, dit d'Albufex, il s'agit maintenant d'en finir. Il paraîtrait qu'il y a des copains qui rôdent dans le pays. Dieu veuille que ce ne soit pas à ton intention et qu'ils n'essaient pas de te délivrer, car ce serait ta perte immédiate, comme tu le sais … Sebastiani, la trappe fonctionne toujours bien ? Sebastiani s'approcha, mit un genou en terre, souleva et tourna un anneau que Lupin n'avait pas remarqué et qui se trouvait au pied même du lit. Une des dalles bascula, découvrant un trou noir. – Tu vois, reprit le marquis, tout est prévu, et j'ai sous la main tout ce qu'il faut, même des oubliettes… et des oubliettes insondables, dit la légende du château. Donc, rien à espérer, aucun secours. Veux-tu parler ? Daubrecq ne répondant pas, il continua : – C'est la quatrième fois que je t'interroge, Daubrecq. C'est la quatrième fois que je me dérange pour te demander le document que tu possèdes et pour me soustraire ainsi à ton chantage. C'est la quatrième et dernière fois. Veux-tu parler ? Même silence. D'Albufex fit un signe à Sebastiani. Le garde s'avança, suivi de deux de ses fils. L'un d'eux tenait un bâton à la main. – Vas-y, ordonna d'Albufex après quelques secondes d'attente. Sebastiani relâcha les lanières qui serraient les poignets de Daubrecq, introduisit et fixa le bâton entre les lanières. – Je tourne, monsieur le marquis ? Un silence encore. Le marquis attendait. Daubrecq ne bronchant pas, il murmura : – Parle donc A quoi bon t'exposer à souffrir ? Aucune réponse. – Tourne, Sebastiani. Sebastiani fit accomplir au bâton une révolution complète. Les liens se tendirent. Daubrecq poussa un gémissement. – Tu ne veux pas parler ? Tu sais bien pourtant que je ne céderai pas, qu'il m'est impossible de céder, que je te tiens, et que, s'il le faut, je te démolirai jusqu'à t'en faire mourir. Tu ne veux pas parler ? Non ?… Sebastiani, un tour de plus. Le garde obéit. Daubrecq eut un soubresaut de douleur et retomba sur son lit en râlant. – Imbécile ! cria le marquis tout frémissant. Parle donc Quoi ? Tu n'en as donc pas assez de cette liste ? C'est bien le tour d'un autre, pourtant. Allons, parle… Où est-elle ? Un mot… un mot seulement… et on te laisse tranquille… Et demain, quand j'aurai la liste, tu seras libre. Libre, tu entends ? Mais, pour Dieu, parle !… Ah ! la brute ! Sebastiani, encore un tour. Sebastiani fit un nouvel effort. Les os craquèrent. – Au secours ! au secours articula Daubrecq d'une voix rauque et en cherchant vainement à se dégager. Et, tout bas, il bégaya : – Grâce… grâce… Spectacle horrible Les trois fils avaient des visages convulsés. Lupin, frissonnant, écœuré, et qui comprenait que jamais il n'aurait pu accomplir lui-même cette abominable chose, Lupin épiait les paroles inévitables. Il allait savoir. Le secret de Daubrecq allait s'exprimer en syllabes, en mots arrachés par la douleur. Et Lupin pensait déjà à la retraite, à l'automobile qui l'attendait, à la course éperdue vers Paris, à la victoire si proche ! … – Parle… murmurait d'Albufex… parle, et ce sera fini. – Oui… oui… balbutia Daubrecq. – Eh bien… – Plus tard, demain… – Ah ! ça, tu es fou Demain ! Qu'est-ce que tu chantes ? Sebastiani, encore un tour. – Non, non, hurla Daubrecq, non, arrête. – Parle ! – Eh bien, voilà… J'ai caché le papier… Mais la souffrance était trop grande. Daubrecq releva sa tête dans un effort suprême, émit des sons incohérents, réussit deux fois à prononcer : « Marie… Marie… » et se renversa, épuisé, inerte. – Lâche donc, ordonna d'Albufex à Sebastiani. Sacrebleu ! est-ce que nous aurions forcé la dose ? Mais un examen rapide lui prouva que Daubrecq était simplement évanoui. Alors lui-même, exténué, il s'écroula sur le pied du lit en essuyant les gouttes de sueur qui mouillaient son front, et il bredouilla : – Ah ! la sale besogne… – C'est peut-être assez pour aujourd'hui, dit le garde, dont la rude figure trahissait l'émotion… On pourrait recommencer demain… après-demain. Le marquis se taisait. Un des fils lui tendit une gourde de cognac. Il en remplit la moitié d'un verre et but d'un trait. – Demain, dit-il, non. Tout de suite. Encore un petit effort. Au point où il en est, ce ne sera pas difficile. Et prenant le garde à part : – Tu as entendu ? qu'a-t-il voulu dire par ce mot de « Marie » ? Deux fois il l'a répété. – Oui, deux fois, dit le garde. Il a peut-être confié ce document que vous lui réclamez à une personne qui porte le nom de Marie. – Jamais de la vie ! protesta d'Albufex. Il ne confie rien… Cela signifie autre chose. Mais quoi, monsieur le marquis ? – Quoi ? Nous n'allons pas tarder à le savoir, je t'en réponds. A ce moment, Daubrecq eut une longue aspiration et remua sur sa couche. D'Albufex, qui maintenant avait recouvré tout son sangfroid et qui ne quittait pas l'ennemi des yeux, s'approcha et lui dit : – Tu vois bien, Daubrecq… c'est de la folie de résister… Quand on est vaincu, il n'y a qu'à subir la loi du vainqueur, au lieu de se faire torturer bêtement… Voyons, sois raisonnable. Et s'adressant à Sebastiani : – Tends la corde… qu'il la sente un peu… ça le réveillera… Il fait le mort… Sebastiani reprit le bâton et tourna jusqu'à ce que la corde revînt en contact avec les chairs tuméfiées. Daubrecq sursauta. – Arrête, Sebastiani, commanda le marquis. Notre ami me paraît avoir les meilleures dispositions du monde et comprendre la nécessité d'un accord. N'est-ce pas, Daubrecq ? Tu préfères en finir ? Combien tu as raison ! Les deux hommes étaient inclinés au-dessus du patient, Sebastiani, le bâton en main, d'Albufex tenant la lampe afin d'éclairer en plein le visage. – Ses lèvres s'agitent… il va parler… Desserre un peu, Sebastiani, je ne veux pas que notre ami souffre… Et puis, non, serre davantage… je crois que notre ami hésite… Encore un tour… Halte ! … nous y sommes… Ah ! mon cher Daubrecq, si tu n'articules pas mieux que ça, c'est du temps perdu. Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ? Arsène Lupin mâchonna un juron. Daubrecq parlait, et lui, Lupin, ne pouvait pas l'entendre ! Il avait beau prêter l'oreille, étouffer les battements de son cœur et le bourdonnement de ses tempes, aucun son ne parvenait jusqu'à lui. « Crénom d'un nom pensa-t-il, je n'avais pas prévu cela. Que faire ? » Il fut sur le point de braquer son revolver et d'envoyer à Daubrecq une balle qui couperait court à toute explication. Mais il songea que lui non plus n'en saurait pas davantage, et qu'il valait mieux s'en remettre aux événements pour en tirer le meilleur parti. En bas, cependant, la confession se poursuivait, indistincte, entrecoupée de silences et mêlée de plaintes. D'Albufex ne lâchait pas sa proie. – Encore… Achève donc… Et il ponctuait les phrases d'exclamations approbatives. – Bien !… Parfait !… Pas possible ? Répète un peu, Daubrecq… Ah ! ça, c'est drôle… Et personne n'a eu l'idée ? Pas même Prasville ?… Quel idiot !… Desserre donc, Sebastiani… Tu vois bien que notre ami est tout essoufflé… Du calme, Daubrecq… ne te fatigue pas… Et alors, cher ami, tu disais… C'était la fin. Il y eut un chuchotement assez long que d'Albufex écouta sans interruption et dont Arsène Lupin ne put saisir la moindre syllabe, puis le marquis se leva et s'exclama d'une voix joyeuse : – Ça y est !… Merci, Daubrecq. Et crois bien que je n'oublierai jamais ce que tu viens de faire. Quand tu seras dans le besoin, tu n'auras qu'à frapper à ma porte, il y aura toujours un morceau de pain pour toi à la cuisine, et un verre d'eau filtrée. Sebastiani, soigne M. le Député absolument comme si c'était un de tes fils. Et tout d'abord, débarrasse-le de ses liens. Il ne faut pas avoir de cœur pour attacher ainsi un de ses semblables, comme un poulet à la broche. – Si on lui donnait à boire ? proposa le garde. – C'est ça ! donne-lui donc à boire. Sebastiani et ses fils défirent les courroies de cuir, frictionnèrent les poignets endoloris et les entourèrent de bandes de toile enduites d'un onguent. Puis Daubrecq avala quelques gorgées d'eau-de-vie. – Ça va mieux, dit le marquis. Bah ! ce ne sera rien. Dans quelques heures, il n'y paraîtra plus, et tu pourras te vanter d'avoir subi la torture, comme au bon temps de l'Inquisition. Veinard ! Il consulta sa montre. – Assez bavardé, Sebastiani. Que tes fils le veillent à tour de rôle. Toi, conduis-moi jusqu'à la station, pour le dernier train. – Alors, monsieur le marquis, nous le laissons comme ça, libre de ses mouvements ? – Pourquoi pas ? T'imagines-tu que nous allons le tenir ici jusqu'à sa mort ? Non, Daubrecq, sois tranquille. Demain aprèsmidi, j'irai chez toi… et si le document se trouve bien à la place que tu m'as dite, aussitôt un télégramme, et on te donne la clef des champs. Tu n'as pas menti, hein ? Il était revenu vers Daubrecq, et, de nouveau courbé sur lui : – Pas de blagues, n'est-ce pas ? Ce serait idiot de ta part. J'y perdrais un jour, voilà tout. Tandis que toi, tu y perdrais ce qui te reste de jours à vivre. Mais non, mais non, la cachette est trop bonne. On n'invente pas ça pour s'amuser. En route, Sebastiani. Demain, tu auras le télégramme. – Et si on ne vous laisse pas entrer dans la maison, monsieur le marquis ? – Pourquoi donc ? – La maison du square Lamartine est occupée par des hommes de Prasville. – Ne t'inquiète pas, Sebastiani, j'entrerai, et, si on ne m'ouvre pas la porte, la fenêtre est là. Et, si la fenêtre ne s'ouvre pas, je saurai bien m'arranger avec un des hommes de Prasville. C'est une question d'argent. Et, Dieu merci ! ce n'est pas ça qui manquera, désormais. Bonne nuit, Daubrecq. Il sortit, accompagné de Sebastiani, et le lourd battant se referma. Aussitôt, et d'après un plan conçu durant cette scène, Lupin opéra sa retraite. Ce plan était simple : dégringoler à l'aide de sa corde jusqu'au bas de la falaise, emmener ses amis avec lui, sauter dans l'auto, et, sur la route déserte qui conduit à la gare d'Aumale, attaquer d'Aibufex et Sebastiani. L'issue du combat ne faisait aucun doute. D'Albufex et Sebastiani prisonniers, on s'arrangerait bien pour que l'un d'eux parlât. D'Albufex avait montré comment on devait s'y prendre et, pour le salut de son fils, Clarisse Mergy saurait être inflexible. Il tira la corde dont il s'était muni, et chercha à tâtons une aspérité du roc autour de laquelle il pût la passer, de manière à ce qu'il en pendît deux bouts égaux qu'il saisirait à pleines mains. Mais, lorsqu'il eut trouvé ce qu'il lui fallait, au lieu d'agir, et rapidement, car la besogne était pressée, il demeura immobile, à réfléchir. Au dernier moment, son projet ne le satisfaisait plus. « Absurde, se disait-il, ce que je vais faire est absurde et illogique. Qu'est-ce qui me prouve que d'Albufex et Sébastiani ne m'échapperont pas ? Qu'est-ce qui me prouve même qu'une fois en mon pouvoir ils parleront ? Non, je reste. Il y a mieux à tenter… beaucoup mieux. Ce n'est pas à ces deux-là qu'il faut m'attaquer, mais à Daubrecq. Il est exténué, à bout de résistance. S'il a dit son secret au marquis, il n'y a aucune raison pour qu'il ne me le dise pas, quand Clarisse et moi nous emploierons les mêmes procédés. Adjugé ! Enlevons le Daubrecq ! » Et il ajouta en lui-même : « D'ailleurs, qu'est-ce que je risque ? Si je rate le coup, Clarisse Mergy et moi nous filons à Paris et, de concert avec Prasville, nous organisons dans la maison du square Lamartine une surveillance minutieuse, pour que d'Albufex ne puisse profiter des révélations que Daubrecq lui a faites. L'essentiel, c'est que Prasville soit prévenu du danger. Il le sera. » Minuit sonnait alors à l'église d'un village voisin. Cela donnait à Lupin six ou sept heures pour mettre à exécution son nouveau plan. Il commença aussitôt. En s'écartant de l'orifice au fond duquel s'ouvrait la fenêtre, il s'était heurté, dans un des creux de la falaise, à un massif de petits arbustes. A l'aide de son couteau, il en coupa une douzaine qu'il réduisit tous à la même dimension. Puis, sur sa corde, il préleva deux longueurs égales. Ce furent les montants de l'échelle. Entre ces montants, il assujettit les douze bâtonnets et il confectionna ainsi une échelle de corde de six mètres environ. Quand il revint à son poste, il n'y avait plus, dans la salle des tortures, auprès du lit de Daubrecq, qu'un seul des trois fils. Il fumait sa pipe auprès de la lampe. Daubrecq dormait. « Fichtre ! pensa Lupin, ce garçon-là va-t-il veiller toute la nuit ? En ce cas, rien à faire qu'à m'esquiver… » L'idée qu'Albufex était maître du secret le tourmentait vivement. De l'entrevue à laquelle il avait assisté, il gardait l'impression très nette que le marquis « travaillait pour son compte » et qu'il ne voulait pas seulement, en dérobant la liste, se soustraire à l'action de Daubrecq, mais aussi conquérir la puissance de Daubrecq, et rebâtir sa fortune par les moyens mêmes que Daubrecq avait employés. Dès lors, c'eût été, pour Lupin, une nouvelle bataille à livrer à un nouvel ennemi. La marche rapide des événements ne permettait pas d'envisager une pareille hypothèse. A tout prix il fallait barrer la route au marquis d'Albufex en prévenant Prasville. Cependant Lupin restait, retenu par l'espoir tenace de quelque incident qui lui donnerait l'occasion d'agir. La demie de minuit sonna. Puis, une heure. L'attente devenait terrible, d'autant qu'une brume glaciale montait de la vallée et que Lupin sentait le froid pénétrer en lui. Il entendit le trot d'un cheval dans le lointain. « Voilà Sebastiani qui rentre de la gare », pensa-t-il. Mais le fils qui veillait dans la salle des tortures ayant vidé son paquet de tabac ouvrit la porte et demanda à ses frères s'ils n'avaient pas de quoi bourrer une dernière pipe. Sur leur réponse, il sortit pour aller jusqu'au pavillon. Et Lupin fut stupéfait. La porte n'était pas refermée que Daubrecq, qui dormait si profondément, s'assit sur sa couche, écouta, mit un pied à terre, puis l'autre pied, et, debout, un peu vacillant, mais plus solide tout de même qu'on n'eût pu le croire, il essaya ses forces. « Allons, se dit Lupin, le gaillard a du ressort. Il pourra très bien contribuer lui-même à son enlèvement. Un seul point me chiffonne… Se laissera-t-il convaincre ? Voudra-t-il me suivre ? Est-ce qu'il ne croira pas que ce miraculeux secours qui lui arrive par la voie des cieux, est un piège du marquis ? » Mais tout à coup Lupin se rappela cette lettre qu'il avait fait écrire aux vieilles cousines de Daubrecq, cette lettre de recommandation, pour ainsi dire, que l'aînée des deux sœurs Rousselot avait signée de son prénom d'Euphrasie. Elle était là, dans sa poche. Il la prit et prêta l'oreille. Aucun bruit, sinon le bruit léger des pas de Daubrecq sur les dalles. Lupin jugea l'instant propice. Vivement il passa le bras entre les barreaux et jeta la lettre. Daubrecq parut interdit. L'enveloppe avait voltigé dans la salle, et elle gisait à terre, à trois pas de lui. D'où cela venait-il ? Il leva la tête vers la fenêtre et tâcha de percer l'obscurité qui lui cachait toute la partie haute de la salle. Puis il regarda l'enveloppe, sans oser y toucher encore, comme s'il eût redouté quelque embûche. Puis, soudain, après un coup d'œil du côté de la porte, il se baissa rapidement, saisit l'enveloppe et la décacheta. « Ah ! » fit-il avec un soupir de joie, en voyant la signature. Il lut la lettre à demi-voix : « Il faut avoir toute confiance dans le porteur de ce mot. C'est lui qui, grâce à l'argent que nous lui avons remis, a su découvrir le secret du marquis et qui a conçu le plan de l'évasion. Tout est prêt pour la fuite. Euphrasie Rousselot. » Il relut la lettre, répéta : « Euphrasie… Euphrasie… » et leva la tête de nouveau. Lupin chuchota : – Il me faut deux ou trois heures pour scier un des barreaux. Sebastiani et ses fils vont-ils revenir ? – Oui, sans doute, répondit Daubrecq aussi doucement que lui, mais je pense qu'ils me laisseront. – Mais ils couchent à côté ? – Oui. – Ils n'entendront pas ? – Non, la porte est trop massive. – Bien. En ce cas, ce ne sera pas long. J'ai une échelle de corde. Pourrez-vous monter seul ? sans mon aide ? – Je crois… j'essaierai… ce sont mes poignets qu'ils ont brisés… Ah les brutes ! C'est à peine si je peux remuer les mains… et j'ai bien peu de force ! Mais tout de même, j'essaierai… il faudra bien… Il s'interrompit, écouta, et posant un doigt sur sa bouche, murmura : – Chut ! Lorsque Sebastiani et ses fils entrèrent, Daubrecq, qui avait dissimulé la lettre et se trouvait sur son lit, feignit de se réveiller en sursaut. Le garde apportait une bouteille de vin, un verre et quelques provisions. – Ça va, monsieur le député, s'écria-t-il. Dame ! on a peutêtre serré un peu fort… C'est si brutal, ce tourniquet de bois. Ça se faisait beaucoup du temps de la grande Révolution et de Bonaparte, qu'on m'a dit… du temps où il y avait des « chauffeurs ». Une jolie invention ! Et puis propre… pas de sang… Ah ! ça n'a pas été long ! Au bout de vingt minutes, vous crachiez le mot de l'énigme. Sebastiani éclata de rire. – A propos, monsieur le député, toutes mes félicitations ! Excellente, la cachette. Et qui se douterait jamais ?… Voyezvous, ce qui nous trompait, M. le marquis et moi, c'était ce nom de Marie que vous aviez d'abord lâché. Vous n'aviez pas menti. Seulement, voilà… le mot est resté en route. Il fallait le finir. Non, mais tout de même, ce que c'est drôle ! Ainsi, sur la table même de votre cabinet ! Vrai, il y a de quoi rigoler. Le garde s'était levé et arpentait la pièce en se frottant les mains. – M. le marquis est rudement content, si content, même, qu'il reviendra demain soir en personne, pour vous donner la clef des champs. Oui, il a réfléchi, il y aura quelques formalités… il vous faudra peut-être signer quelques chèques, rendre gorge, quoi ! et rembourser M. le marquis de son argent et de ses peines. Mais qu'est-ce que c'est que cela ? une misère pour vous ! Sans compter qu'à partir de maintenant, plus de chaîne, plus de lanière de cuir autour des poignets, bref, un traitement de roi ! Et, même, tenez, j'ai ordre de vous octroyer une bonne bouteille de vin vieux et un flacon de cognac. Sebastiani lança encore quelques plaisanteries, puis il prit la lampe, fit une dernière inspection de la salle et dit à ses fils : – Laissons-le dormir. Vous aussi, reposez-vous tous les trois. Mais ne dormez que d'un œil… On ne peut jamais savoir… Ils se retirèrent. Lupin patienta et dit à voix basse : – Je peux commencer ? – Oui, mais attention !… Il n'y aurait rien d'impossible à ce qu'ils fassent une ronde d'ici une heure ou deux. Lupin se mit à l'oeuvre. Il avait une lime très puissante, et le fer des barreaux, rouillé et rongé par le temps, était, à certains endroits, presque friable. A deux reprises, Lupin s'arrêta, l'oreille aux aguets. Mais c'était le trottinement d'un rat dans les décombres de l'étage supérieur, ou le vol d'un oiseau nocturne, et il continuait sa besogne, encouragé par Daubrecq, qui écoutait près de la porte, et qui l'eût prévenu à la moindre alerte. « Ouf ! se dit-il, en donnant un dernier coup de lime, c'est pas dommage, car, vrai, on est un peu à l'étroit dans ce maudit tunnel… Sans compter le froid… » Il pesa de toutes ses forces sur le barreau qu'il avait scié par le bas, et réussit à l'écarter suffisamment pour qu'un homme pût se glisser entre les deux barreaux qui restaient. Il dut ensuite reculer jusqu'à l'extrémité du couloir, dans la partie, plus large, où il avait laissé l'échelle de corde. L'ayant fixée aux barreaux, il appela : – Psst… Ça y est… Vous êtes prêt ? – Oui… me voici… une seconde encore que j'écoute… Bien… Ils dorment… Donnez-moi l'échelle. Lupin la déroula et dit : – Dois-je descendre ? – Non… Je suis un peu faible… mais ça ira tout de même. En effet, il parvint assez vite à l'orifice du couloir et s'y engagea à la suite de son sauveur. Le grand air, cependant, parut l'étourdir. En outre, pour se donner des forces, il avait bu la moitié de la bouteille de vin, et il eut une défaillance qui l'étendit sur la pierre du couloir durant une demi-heure. Lupin, perdant patience, l'attachait déjà à l'un des bouts du câble dont l'autre bout était noué autour des barreaux, et il se préparait à le faire glisser comme un colis, lorsque Daubrecq se réveilla, plus dispos. – C'est fini, murmura-t-il, je me sens en bon état. Est-ce que ce sera long ? – Assez long, nous sommes à cinquante mètres de hauteur. – Comment d'Albufex n'a-t-il pas prévu qu'une évasion était possible par là ? – La falaise est à pic. – Et vous avez pu ?… – Dame ! vos cousines ont insisté… Et puis, il faut vivre, n'est-ce pas ? et elles ont été généreuses. – Les braves filles ! dit Daubrecq. Où sont-elles ? – En bas, dans une barque. – Il y a donc une rivière ? – Oui, mais ne causons pas, voulez-vous ? c'est dangereux. – Un mot encore. Il y avait longtemps que vous étiez là quand vous m'avez jeté la lettre ? – Mais non, mais non… Un quart d'heure, au plus. Je vous expliquerai… Maintenant, il s'agit de se hâter. Lupin passa le premier, en recommandant à Daubrecq de bien s'accrocher à la corde et de descendre à reculons. Il le soutiendrait d'ailleurs aux endroits plus difficiles. Il leur fallut plus de quarante minutes pour arriver sur le terre-plein du ressaut que formait la falaise, et plusieurs fois Lupin dut aider son compagnon dont les poignets, encore meurtris par la torture, avaient perdu toute énergie et toute souplesse. A plusieurs reprises, il gémit : – Ah ! les canailles, ils m'ont démoli… Les canailles !… Ah d'Albufex, tu me la paieras cher, celle-là. – Silence, fit Lupin. – Quoi ? – Là-haut… du bruit… Immobiles sur le terre-plein, ils écoutèrent. Lupin pensa au sire de Tancarville et à la sentinelle qui l'avait tué d'un coup d'arquebuse. Il frémit, subissant l'angoisse du silence et des ténèbres. – Non, dit-il… Je me suis trompé… D'ailleurs, c'est idiot… On ne peut pas nous atteindre d'ici. – Qui nous atteindrait ? – Rien… rien… une idée stupide… A tâtons, il chercha et finit par trouver les montants de l'échelle, et il reprit : – Tenez, voici l'échelle qui est dressée dans le lit de la rivière. Un de mes amis la garde, ainsi que vos cousines. Il siffla. – Me voici, fit-il à mi-voix. Tenez bien l'échelle. Et il dit à Daubrecq : – Je passe. Daubrecq objecta : – Il serait peut-être préférable que je passe avant vous. Pourquoi ? – Je suis très las. Vous m'attacherez votre corde à la ceinture, et vous me tiendrez… Sans quoi, je risquerais… – Oui, vous avez raison, dit Lupin. Approchez-vous. Daubrecq s'approcha et se mit à genoux sur le roc. Lupin l'attacha, puis, courbé en deux, saisit l'un des montants à pleines mains pour que l'échelle n'oscillât pas. – Allez-y, dit-il. Au même moment, il sentit une violente douleur à l'épaule. – Crénom ! fit-il, en s'affaissant. Daubrecq l'avait frappé d'un coup de couteau au-dessous de la nuque, un peu à droite. – Ah ! misérable… misérable… Dans l'ombre, il devina Daubrecq qui se débarrassait de sa corde, et il l'entendit murmurer : – Aussi, tu es trop bête ! Tu m'apportes une lettre de mes cousines Rousselot, où j'ai reconnu tout de suite l'écriture de l'aînée Adélaïde, mais que cette vieille rouée d'Adélaïde, par méfiance et pour me mettre au besoin sur mes gardes, a eu soin de signer du nom de sa cadette Euphrasie Rousselot. Tu vois ça, si j'ai tiqué ! … Alors, avec un peu de réflexion… Tu es bien le sieur Arsène Lupin, n'est-ce pas ? le protecteur de Clarisse, le sauveur de Gilbert… Pauvre Lupin, je crois que ton affaire est mauvaise… Je ne frappe pas souvent, mais, quand je frappe, ça y est. Il se pencha vers le blessé et fouilla ses poches. – Donne-moi donc ton revolver. Tu comprends, tes amis vont presque aussitôt reconnaître que ce n'est pas leur patron, et vont essayer de me retenir. Et, comme je n'ai plus beaucoup de forces, une balle ou deux… Adieu, Lupin ! On se retrouvera dans l'autre monde, hein ? Retiens-moi un appartement avec tout le confort moderne… Adieu, Lupin. Et tous mes remerciements… Car vraiment, sans toi, je ne sais pas trop ce que je serais devenu. Fichtre ! d'Albufex n'y allait pas de main morte. Le bougre… ça m'amuse de le retrouver ! Daubrecq avait fini ses préparatifs. Il siffla de nouveau. On lui répondit de la barque. – Me voici, dit-il. En un effort suprême, Lupin tendit les bras pour l'arrêter. Mais il ne rencontra que le vide. Il voulut crier, avertir ses complices : sa voix s'étrangla dans sa gorge. Il éprouvait un engourdissement affreux de tout son être. Ses tempes bourdonnaient. Soudain, des clameurs, en bas. Puis une détonation, puis une autre, que suivit un ricanement de triomphe. Et des plaintes de femme, des gémissements. Et, peu après, deux détonations encore… Lupin pensa à Clarisse, blessée, morte peut-être, à Daubrecq qui s'enfuyait victorieux, à d'Albufex, au bouchon de cristal que l'un ou l'autre des deux adversaires allait reprendre sans que personne pût s'y opposer. Puis une vision brusque lui montra le sire de Tancarville, tombant avec sa bien-aimée. Puis il murmura plusieurs fois : « Clarisse… Clarisse… Gilbert… » Un grand silence se fit en lui, une paix infinie le pénétra, et, sans aucune révolte, il avait l'impression que son corps, épuisé, que rien ne retenait plus, roulait jusqu'au bord même du rocher, vers l'abîme… – IX – Dans les ténèbres Une chambre d'hôtel, à Amiens… Pour la première fois, Arsène Lupin reprend un peu conscience. Clarisse est à son chevet, ainsi que Le Ballu. Tous deux, ils causent, et Lupin, sans ouvrir les yeux, écoute. Il apprend que l'on a craint pour ses jours, mais que tout péril est écarté. Ensuite, au cours de la conversation, il saisit certaines paroles qui lui révèlent ce qui s'est passé dans la nuit tragique de Mortepierre, la descente de Daubrecq, l'effarement des complices qui ne reconnaissent pas le patron, puis la lutte brève, Clarisse qui se jette sur Daubrecq et qui est blessée d'une balle à l'épaule, Daubrecq qui bondit sur la rive, Grognard qui tire deux coups de revolver et qui s'élance à sa poursuite, Le Ballu qui grimpe à l'échelle et qui trouve le patron évanoui. – Et vrai ! explique Le Ballu, je me demande encore comment il n'a pas roulé. Il y avait bien un creux à cet endroit, mais un creux en pente, et il fallait que, même à moitié mort, il s'accroche de ses dix doigts. Nom d'un chien, il était temps ! Lupin écoute, écoute désespérément. Il rassemble ses forces pour recueillir et comprendre les mots. Mais soudain une phrase terrible est prononcée : Clarisse, en pleurant, parle des dix-huit jours qui viennent de s'écouler, dix-huit jours nouveaux perdus pour le salut de Gilbert. Dix-huit jours ! Ce chiffre épouvante Lupin. Il pense que tout est fini, que jamais il ne pourra se rétablir et continuer la lutte, et que Gilbert et Vaucheray mourront… Son cerveau lui échappe. C'est encore la fièvre, encore le délire. Et d'autres jours vinrent. Peut-être est-ce l'époque de sa vie dont Lupin parle avec le plus d'effroi. Il gardait suffisamment de conscience, et il avait des minutes assez lucides pour se rendre un compte exact de la situation. Mais il ne pouvait coordonner ses idées, suivre un raisonnement, et indiquer à ses amis, ou leur défendre, telle ligne de conduite. Quand il sortait de sa torpeur, il se trouvait souvent la main dans la main de Clarisse, et, en cet état de demi-sommeil où la fièvre vous maintient, il lui jetait des paroles étranges, des paroles de tendresse et de passion, l'implorant et la remerciant, et la bénissant de tout ce qu'elle apportait, dans les ténèbres, de lumière et de joie. Puis, plus calme, et sans bien comprendre ce qu'il avait dit, il s'efforçait de plaisanter : – J'ai eu le délire, n'est-ce pas ? Ce que j'ai dû raconter de bêtises ! Mais, au silence de Clarisse, Lupin sentait qu'il pouvait dire toutes les bêtises que la fièvre lui inspirait… Elle ne les entendait pas. Les soins qu'elle prodiguait au malade, son dévouement, sa vigilance, son inquiétude à la moindre rechute, tout cela ne s'adressait pas à lui-même, mais au sauveur possible de Gilbert. Elle épiait anxieusement les progrès de la convalescence. Quand serait-il capable de se remettre en campagne ? N'était-ce pas une folie que de s'attarder auprès de lui alors que chaque jour emportait un peu d'espoir ? Lupin ne cessait de se répéter, avec la croyance intime qu'il pouvait, par là, influer sur son mal : « Je veux guérir… je veux guérir… Et il ne bougeait pas durant des journées entières pour ne pas déranger son pansement, ou accroître, si peu que ce fût, la surexcitation de ses nerfs. Il s'efforçait aussi de ne plus penser à Daubrecq. Mais l'image de son formidable adversaire le hantait. Un matin, Arsène Lupin se réveilla plus dispos. La plaie était fermée, la température presque normale. Un docteur de ses amis, qui venait quotidiennement de Paris, lui promit qu'il pourrait se lever le surlendemain. Et, dès ce jour-là, en l'absence de ses complices et de Mme Mergy, tous trois partis l'avantveille en quête de renseignements, il se fit approcher de la fenêtre ouverte. Il sentait la vie rentrer en lui, avec la clarté du soleil, avec un air plus tiède qui annonçait l'approche du printemps. Il retrouvait l'enchaînement de ses idées, et les faits se rangeaient dans son cerveau selon leur ordre logique et selon leurs rapports secrets. Le soir, il reçut de Clarisse un télégramme lui annonçant que les choses allaient mal et qu'elle restait à Paris ainsi que Grognard et Le Ballu. Très tourmenté par cette dépêche, il passa une nuit moins bonne. Quelles pouvaient être les nouvelles qui avaient motivé la dépêche de Clarisse ? Mais, le lendemain, elle arriva dans sa chambre, toute pâle, les yeux rougis de larmes, et elle tomba, à bout de forces. – Le pourvoi en cassation est rejeté, balbutia-t-elle. Il se domina, et dit, d'une voix étonnée : – Vous comptiez donc là-dessus ? – Non, non, fit-elle, mais tout de même… on espère… malgré soi… – C'est hier qu'il a été rejeté ? – Il y a huit jours. Le Ballu me l'a caché, et moi, je n'osais pas lire les journaux. Lupin insinua : – Reste la grâce… – La grâce ? Croyez-vous qu'on graciera les complices d'Arsène Lupin ? Elle lança ces mots avec un emportement et une amertume dont il ne parut pas s'apercevoir, et il prononça : – Vaucheray, non, peut-être… Mais on aura pitié de Gilbert, de sa jeunesse… – On n'aura pas pitié de lui. Qu'en savez-vous ? – J'ai vu son avocat. – Vous avez vu son avocat… Et vous lui avez dit… – Je lui ai dit que j'étais la mère de Gilbert, et je lui ai demandé si, en proclamant l'identité de mon fils, cela ne pourrait pas influer sur le dénouement… ou tout au moins le retarder. – Vous feriez cela ? murmura-t-il. Vous avoueriez… – La vie de Gilbert avant tout. Que m'importe mon nom ! Que m'importe le nom de mon mari ! – Et celui de votre petit Jacques ? objecta Lupin. Avez-vous le droit de perdre Jacques et de faire de lui le frère d'un condamné à mort ? Elle baissa la tête et il reprit : – Que vous a répondu l'avocat ? – Il m'a répondu qu'un pareil acte ne pouvait servir en rien Gilbert. Et, malgré toutes ses protestations, j'ai bien vu que, pour lui, il ne se faisait aucune illusion et que la commission des grâces conclurait à l'exécution. – La commission, soit. Mais le Président de la République ? – Le Président se conforme toujours à l'avis de la commission. – Il ne s'y conformera pas cette fois. – Et pourquoi ? – Parce qu'on agira sur lui. – Comment ? – Par la remise conditionnelle du papier des vingt-sept. – Vous l'avez donc ? – Non. – Alors ? – Je l'aurai. Sa certitude n'avait pas fléchi. Il affirmait avec autant de calme et avec autant de foi dans la puissance infinie de sa volonté. Elle haussa légèrement les épaules, moins confiante en lui. – Si d'Albufex ne lui a pas dérobé la liste, un seul homme pourrait agir, un seul : Daubrecq. Elle dit ces mots d'une voix basse et distraite qui le fit tressaillir. Pensait-elle donc encore, comme souvent il avait cru le sentir, à revoir Daubrecq et à lui payer le salut de Gilbert ? – Vous m'avez fait un serment, dit-il. Je vous le rappelle. Il fut convenu que la lutte contre Daubrecq serait dirigée par moi, sans qu'il y ait jamais possibilité d'accord entre vous et lui. Elle répliqua : – Je ne sais même pas où il est. Si je le savais, ne le sauriezvous pas ? La réponse était évasive. Mais il n'insista pas, se promettant de la surveiller au moment opportun, et il lui demanda – car bien des détails encore ne lui avaient pas été racontés : – Alors, on ignore ce qu'est devenu Daubrecq ? – On l'ignore. Évidemment, l'une des balles de Grognard l'atteignit, car le lendemain de son évasion nous avons recueilli dans un fourré un mouchoir plein de sang. En outre, on vit, paraît-il, à la station d'Aumale, un homme qui semblait très las et qui marchait avec beaucoup de peine. Il prit un billet pour Paris, monta dans le premier train qui passa… et c'est tout ce que nous savons… – Il doit être blessé grièvement, prononça Lupin, et il se soigne dans une retraite sûre. Peut-être aussi juge-t-il prudent de se soustraire, durant quelques semaines, aux pièges possibles de la police, de d'Albufex, de vous, de moi, de tous ses ennemis. Il réfléchit et continua : – A Mortepierre, que s'est-il passé depuis l'évasion ? On n'a parlé de rien, dans le pays ? – Non. Dès l'aube, la corde était retirée, ce qui prouve que Sebastiani et ses fils se sont aperçus, la nuit même, de la fuite de Daubrecq. Toute cette journée-là, Sebastiani fut absent. – Oui, il aura prévenu le marquis. Et celui-ci, où est-il ? – Chez lui. Et, d'après l'enquête de Grognard, là non plus, il n'y a rien de suspect. – Est-on certain qu'il n'a pas pénétré dans l'hôtel du square Lamartine ? Aussi certain qu'on peut l'être. – Daubrecq non plus ? – Daubrecq non plus. – Vous avez vu Prasville ? – Prasville est en congé. Il voyage. Mais l'inspecteur principal Blanchon qu'il a chargé de cette affaire et les agents qui gardent l'hôtel affirment que, conformément aux ordres de Prasville, leur surveillance ne se relâche pas un instant, même la nuit, que, à tour de rôle, l'un d'eux reste de faction dans le bureau, et, par conséquent, que personne n'a pu s'introduire. – Donc, en principe, conclut Arsène Lupin, le bouchon de cristal se trouverait encore dans le bureau de Daubrecq ? – S'il s'y trouvait avant la disparition de Daubrecq, il doit se trouver encore dans ce bureau. – Et sur la table de travail… – Sur la table de travail ? Pourquoi dites-vous cela ? Parce que je le sais, dit Lupin, qui n'avait pas oublié la phrase de Sebastiani. – Mais vous ne connaissez pas l'objet où le bouchon est dissimulé ? – Non. Mais une table de travail, c'est un espace restreint. En vingt minutes on l'explore. En dix minutes, s'il le faut, on la démolit. La conversation avait un peu fatigué Arsène Lupin. Comme il ne voulait commettre aucune imprudence, il dit à Clarisse : – Écoutez, je vous demande encore deux ou trois jours. Nous sommes aujourd'hui lundi le 4 mars. Après-demain mercredi, jeudi au plus tard, je serai sur pied. Et soyez certaine que nous réussirons. – D'ici là ?… – D'ici là, retournez à Paris. Installez-vous avec Grognard et Le Ballu à l'hôtel Franklin, près du Trocadéro, et surveillez la maison de Daubrecq. Vous y avez vos entrées libres. Stimulez le zèle des agents. – Si Daubrecq revient ? – S'il revient, tant mieux, nous le tenons. – Et s'il ne fait que passer ? – En ce cas, Grognard et Le Ballu doivent le suivre. – Et s'ils perdent sa trace ? Lupin ne répondit pas. Nul ne sentait plus que lui tout ce qu'il y avait de funeste à demeurer inactif, dans une chambre d'hôtel, et combien sa présence eût été utile sur le champ de bataille ! Peut-être même cette idée confuse avait-elle prolongé son mal au-delà des limites ordinaires. Il murmura : – Allez-vous-en, je vous en supplie. Il y avait entre eux une gêne qui croissait avec l'approche du jour épouvantable. Injuste, oubliant, ou voulant oublier, que c'était elle qui avait lancé son fils dans l'aventure d'Enghien, Mme Mergy n'oubliait pas que la justice poursuivait Gilbert avec tant de rigueur, non pas tant comme criminel que comme complice de Lupin. Et, puis, malgré tous ses efforts, malgré les prodiges de son énergie, à quel résultat, en fin de compte, Lupin avait-il abouti ? En quoi son intervention avait-elle profité à Gilbert ? Après un silence, elle se leva et le laissa seul. Le lendemain, il fut assez faible. Mais le surlendemain, qui était le mercredi, comme son docteur exigeait qu'il restât encore jusqu'à la fin de la semaine, il répondit : – Sinon, qu'ai-je à craindre ? – Que la fièvre ne revienne. – Pas davantage ? – Non. La blessure est suffisamment cicatrisée. – Alors, advienne que pourra. Je monte avec vous dans votre auto. A midi, nous sommes à Paris. Ce qui déterminait Lupin à partir sur-le-champ, c'était, d'abord, une lettre de Clarisse ainsi conçue : « J'ai retrouvé les traces de Daubrecq… » Et c'était aussi la lecture d'un télégramme publié par les journaux d'Amiens, télégramme annonçant l'arrestation du marquis d ‘Albufex compromis dans l'affaire du Canal. Daubrec se vengeait. Or, si Daubrecq pouvait se venger, c'est que le marquis n'avait pu, lui, prévenir cette vengeance en prenant le document qui se trouvait sur la table même du bureau. C'est que les agents et l'inspecteur principal Blanchon, établis par Prasville dans l'hôtel du square Lamartine, avaient fait bonne garde. Bref, c'est que le bouchon de cristal était encore là. Il y était encore, et cela prouvait, ou bien que Daubrecq n'osait pas rentrer chez lui, ou bien que son état de santé l'en empêchait, ou bien encore qu'il avait assez de confiance dans la cachette pour ne pas prendre la peine de se déranger. En tout cas, il n'y avait aucun doute sur la conduite à suivre : il fallait agir, et agir au plus vite. Il fallait devancer Daubrecq et s'emparer du bouchon de cristal. Aussitôt le Bois de Boulogne franchi, et l'automobile parvenue aux environs du square Lamartine, Lupin dit adieu au docteur et se fit arrêter. Grognard et Le Ballu, à qui il avait donné rendez-vous, le rejoignirent. – Et Mme Mergy ? leur dit-il. – Elle n'est pas rentrée depuis hier. Nous savons par un pneumatique qu'elle a vu Daubrecq sortant de chez ses cousines et montant en voiture. Elle a le numéro de la voiture et doit nous tenir au courant de ses recherches. – Et depuis ? – Depuis, rien. – Pas d'autres nouvelles ? – Si, dans le Paris-Midi ; cette nuit, dans sa cellule de la Santé, d'Albufex s'est ouvert les veines avec un éclat de verre. Il laisse, paraît-il, une longue lettre, lettre d'aveu et d'accusation en même temps, avouant sa faute, mais accusant Daubrecq de sa mort et exposant le rôle joué par Daubrecq dans l'affaire du Canal. – C'est tout ? – Non. Le même journal annonce que, selon toute vraisemblance, la commission des grâces, après examen du dossier, a rejeté la grâce de Vaucheray et de Gilbert, et que, vendredi, probablement, le Président de la République recevra leurs avocats. Lupin eut un frisson. – Ça ne traîne pas, dit-il. On voit que Daubrecq a donné, dès le premier jour, une impulsion vigoureuse à la vieille machine judiciaire. Une petite semaine encore, et le couperet tombe. Ah ! mon pauvre Gilbert, si, après-demain, le dossier que ton avocat apportera au Président de la République ne contient pas l'offre inconditionnelle de la liste des vingt-sept, mon pauvre Gilbert, tu es bien fichu. – Voyons, voyons, patron, c'est vous qui perdez courage ? – Moi ! Quelle bêtise ! Dans une heure, j'aurai le bouchon de cristal. Dans deux heures, je verrai l'avocat de Gilbert. Et le cauchemar sera fini. – Bravo patron ! On vous retrouve. Nous vous attendons ici ? – Non. Retournez à votre hôtel, je vous rejoins. Ils se quittèrent. Lupin marcha droit vers la grille de l'hôtel et sonna. Un agent lui ouvrit, qui le reconnut : – Monsieur Nicole, n'est-ce pas ? – Oui, c'est moi, dit-il. L'inspecteur principal Blanchon est là ? – Il est là. – Puis-je lui parler ? On le conduisit dans le bureau où l'inspecteur principal Blanchon l'accueillit avec un empressement visible. – Monsieur Nicole, j'ai ordre de me mettre à votre entière disposition. Et je suis même fort heureux de vous voir aujourd'hui. – Et pourquoi donc, monsieur l'inspecteur principal ? – Parce qu'il y a du nouveau. – Quelque chose de grave ? – Très grave. – Vite. Parlez. – Daubrecq est revenu. – Hein ! Quoi ! s'écria Lupin avec un sursaut. Daubrecq est revenu ? Il est là ? – Non, il est reparti. – Et il est entré ici, dans ce bureau ? – Oui. – Quand ? – Ce matin. – Et vous ne l'avez pas empêché ? – De quel droit ? – Et vous l'avez laissé seul ? – Sur son ordre absolu, oui, nous l'avons laissé seul. Lupin se sentit pâlir. Daubrecq était revenu chercher le bouchon de cristal ! Il garda le silence assez longtemps, et il répétait en luimême : « Il est revenu le chercher… Il a eu peur qu'on ne le trouvât, et il l'a repris… Parbleu ! c'était inévitable… D'Albufex arrêté, d'Albufex accusé et accusant, il fallait bien que Daubrecq se défendît. La partie est rude pour lui. Après des mois et des mois de mystère, le public apprend enfin que l'être infernal qui a combiné tout le drame des vingt-sept et qui déshonore et qui tue, c'est lui Daubrecq. Que deviendrait-il, si, par miracle, son talisman ne le protégeait plus ? Il l'a repris. » Il dit d'une voix qu'il tâchait d'assurer : – Il est resté longtemps ? – Vingt secondes peut-être. – Comment, vingt secondes ! Pas davantage ? – Pas davantage. – Quelle heure était-il ? – Dix heures. – Pouvait-il connaître alors le suicide du marquis d'Albufex ? – Oui. J'ai vu dans sa poche l'édition spéciale que le ParisMidi a publiée à ce propos. – C'est bien cela… c'est bien cela, dit Lupin. Et il demanda encore : – M. Prasville ne vous avait pas donné d'instructions spéciales concernant le retour possible de Daubrecq ? – Non. Aussi, en l'absence de M. Prasville, j'ai téléphoné à la Préfecture et j'attends. La disparition du député Daubrecq a fait, vous le savez, beaucoup de bruit, et notre présence ici est admissible aux yeux du public, tant que dure cette disparition. Mais puisque Daubrecq est revenu, puisque nous avons la preuve qu'il n'est ni séquestré, ni mort, pouvons-nous rester dans cette maison ? – Qu'importe fit Lupin distraitement. Qu'importe que la maison soit gardée ou non ! Daubrecq est venu donc le bouchon de cristal n'est plus là. Il n'avait pas achevé cette phrase qu'une question s'imposa naturellement à son esprit. Si le bouchon de cristal n'était plus là, cela ne pouvait-il se voir à un signe matériel quelconque ? L'enlèvement de cet objet, contenu sans aucun doute dans un autre objet, avait-il laissé une trace, un vide ? La constatation était aisée. Il s'agissait tout simplement d'examiner la table, puisque Lupin savait, par les plaisanteries de Sebastiani, que c'était là l'endroit de la cachette. Et cette cachette ne pouvait être compliquée, puisque Daubrecq n'était pas resté dans son bureau plus de vingt secondes, le temps, pour ainsi dire, d'entrer et de sortir. Lupin regarda. Et ce fut immédiat. Sa mémoire avait enregistré si fidèlement l'image de la table avec la totalité des objets posés sur elle, que l'absence de l'un d'entre eux le frappa instantanément, comme si cet objet, et celui-là seul, eût été le signe caractéristique qui distinguât cette table de toutes les autres tables. « Oh pensa-t-il avec un tremblement de joie, tout concorde… tout… jusqu'à ce commencement de mot que la torture arrachait à Daubrecq dans la tour de Mortepierre L'énigme est déchiffrée. Cette fois, il n'y a plus d'hésitation possible, plus de tâtonnements. Nous touchons au but. » Et, sans répondre aux interrogations de l'inspecteur, il songeait à la simplicité de la cachette, et il se rappelait la merveilleuse histoire d'Edgar Poe où la lettre volée, et recherchée si avidement, est, en quelque sorte, offerte aux yeux de tous. On ne soupçonne pas ce qui ne semble point se dissimuler. – Allons, dit Lupin en sortant, très surexcité par sa découverte, il est écrit que, dans cette sacrée aventure, je me heurterai jusqu'à la fin aux pires déceptions. Tout ce que je bâtis s'écroule aussitôt. Toute conquête s'achève en désastre. Cependant il ne se laissait pas abattre. D'une part, il connaissait la façon dont le député Daubrecq cachait le bouchon de cristal. D'autre part, il fallait savoir, par Clarisse Mergy, la retraite même de Daubrecq. Le reste, dès lors, ne serait plus qu'en enfantillage pour lui. Grognard et Le Ballu l'attendaient dans le salon de l'hôtel Franklin, petit hôtel de famille situé près du Trocadéro. Mme Mergy ne leur avait pas encore écrit. – Bah ! dit-il, j'ai confiance en elle ! Elle ne lâchera pas Daubrecq avant d'avoir une certitude. Cependant, à la fin de l'après-midi, il commença à perdre patience et à s'inquiéter. Il livrait une de ces batailles – la dernière, espérait-il – où le moindre retard risquait de tout compromettre. Que Daubrecq dépistât Mme Mergy, comment le rattraper ? On ne disposait plus, pour réparer les fautes commises, de semaines ou de jours, mais plutôt de quelques heures, d'un nombre d'heures effroyablement restreint. Apercevant le patron de l'hôtel, il l'interpella : – Vous êtes sûr qu'il n'y a pas de pneumatique au nom de mes deux amis ? – Absolument sûr, monsieur. – Et à mon nom, au nom de M. Nicole ? – Pas davantage. – C'est curieux, dit Lupin. Nous comptions avoir des nouvelles de Mme Audran (c'était le nom sous lequel Clarisse était descendue). – Mais cette dame est venue, s'écria le patron. – Vous dites ? – Elle est venue tantôt, et, comme ces messieurs n'étaient pas là, elle a laissé une lettre dans sa chambre. Le domestique ne vous en a pas parlé ? En hâte, Lupin et ses amis montèrent. Il y avait, en effet, une lettre sur la table. – Tiens, dit Lupin, elle est décachetée. Comment se fait-il ? Et puis pourquoi ces coups de ciseau ? La lettre contenait ces lignes : « Daubrecq a passé la semaine à l'hôtel Central. Ce matin il a fait porter ses bagages à la gare de ------------- et il a téléphoné qu'on lui réserve une place de sleeping-car pour ---------------. « Je ne sais pas l'heure du train. Mais je serai tout l'aprèsmidi à la gare. Venez tous les trois aussitôt que possible. On préparera l'enlèvement. » – Eh bien quoi ! dit Le Ballu. A quelle gare ? Et pour quel endroit, le sleeping ? Elle a coupé juste l'emplacement des mots. – Mais oui, fit Grognard. Deux coups de ciseau à chaque place, et les seuls mots utiles ont sauté. Elle est raide, celle-là ! Mme Mergy a donc perdu la tête ? Lupin ne bougeait pas. Un tel afflux de sang battait ses tempes qu'il avait collé ses poings contre elles, et qu'il serrait de toutes ses forces. La fièvre remontait en lui, brûlante et tumultueuse, et sa volonté, exaspérée jusqu'à la souffrance, se contractait sur cette ennemie sournoise qu'il fallait étouffer instantanément, s'il ne voulait pas lui-même être vaincu sans retour. Il murmura, très calme : – Daubrecq est venu ici. – Daubrecq ! – Pouvons-nous supposer que Mme Mergy se soit divertie à supprimer elle-même ces deux mots ? Daubrecq est venu ici. Mme Mergy croyait le surveiller. C'est lui qui la surveillait. – Comment ? – Sans doute par l'intermédiaire de ce domestique qui ne nous a pas avertis, nous, du passage à l'hôtel de Mme Mergy, mais qui aura averti Daubrecq. Il est venu. Il a lu la lettre. Et, par ironie, il s'est contenté de couper les mots essentiels. – Nous pouvons le savoir… interroger… – A quoi bon ! à quoi bon savoir comment il est venu, puisque nous savons qu'il est venu ? Il examina la lettre assez longtemps, la tourna et la retourna, puis se leva et dit : – Allons-nous-en. – Mais où ? – Gare de Lyon. – Vous êtes sûr ? – Je ne suis sûr de rien avec Daubrecq. Mais comme nous avons à choisir, selon la teneur même de la lettre, entre la gare de l'Est et la gare de Lyon, je suppose que ses affaires, ses plaisirs, sa santé conduisent plutôt Daubrecq vers Marseille et la Côte d'Azur que vers l'est de la France. Il était plus de sept heures du soir lorsque Lupin et ses compagnons quittèrent l'hôtel Franklin. A toute allure, une automobile leur fit traverser Paris. Mais ils purent, en quelques minutes, constater que Clarisse Mergy n'était point à l'extérieur de la gare, ni dans les salles d'attente, ni sur les quais. – Pourtant… pourtant… ronchonnait Lupin dont l'agitation croissait avec les obstacles, pourtant, si Daubrecq a retenu un sleeping, ce ne peut être que dans un train du soir. Et il n'est que sept heures et demie ! Un train partait, le rapide de nuit. Ils eurent le temps de galoper le long des couloirs. Personne… ni Mme Mergy, ni Daubrecq. Mais, comme ils s'en allaient tous les trois, un homme de peine, un porteur, les accosta devant le buffet. – Y a-t-il un de ces messieurs qui s'appelle M. Le Ballu ? – Oui, oui, moi, fit Lupin… Vite… Que voulez-vous ? – Ah ! c'est vous, monsieur ! La dame m'avait bien dit que vous seriez peut-être trois… peut-être deux… Et je ne savais pas trop… – Mais, pour Dieu, parlez donc ! Quelle dame ? – Une dame qui a passé la journée sur le trottoir, près des bagages, à attendre… – Et puis ?… parlez donc ! elle a pris un train ? – Oui, le train de luxe, à six heures trente… Au dernier moment, elle s'est décidée, qu'elle m'a dit de vous dire… Et elle m'a dit de vous dire aussi que le monsieur était dans ce train-là, et qu'on allait à Monte-Carlo. – Ah crénom ! murmura Lupin, il eût fallu prendre le rapide, il y a un instant ! Maintenant, il ne reste plus que les trains du soir. Et ils n'avancent pas ! c'est plus de trois heures que nous perdons. Le temps leur parut interminable. Ils retinrent leurs places. Ils téléphonèrent au patron de l'hôtel Franklin qu'on renvoyât leur correspondance à Monte-Carlo. Ils dînèrent. Ils lurent les journaux. Enfin, à neuf heures et demie le train s'ébranla. Ainsi donc, par un concours de circonstances vraiment tragique, au moment le plus grave de la lutte, Lupin tournait le dos au champ de bataille, et s'en allait, à l'aventure, chercher il ne savait où, vaincre il ne savait comment, le plus redoutable et le plus insaisissable des ennemis qu'il eût jamais combattus. Et cela se passait quatre jours, cinq jours au plus avant l'inévitable exécution de Gilbert et de Vaucheray. Cette nuit-là fut rude et douloureuse pour Lupin. A mesure qu'il étudiait la situation, elle lui apparaissait plus terrible. De tous côtés, c'était l'incertitude, les ténèbres, le désarroi, l'impuissance. Il connaissait bien le secret du bouchon de cristal. Mais comment savoir si Daubrecq ne changerait pas, ou n'avait pas changé déjà de tactique ? Comment savoir si la liste des vingtsept se trouvait encore dans ce bouchon de cristal, et si le bouchon de cristal se trouvait encore dans l'objet où Daubrecq l'avait d'abord caché ? Et quel autre motif d'inquiétude, en ce fait que Clarisse Mergy croyait suivre et surveiller Daubrecq, alors que, au contraire, c'était Daubrecq qui la surveillait, qui se faisait suivre et qui l'entraînait, avec une habileté diabolique, vers les lieux choisis par lui, loin de tout secours, et de toute espérance de secours. Ah ! le jeu de Daubrecq était clair ! Lupin ne savait-il pas les hésitations de la malheureuse femme ? Ne savait-il pas – et Grognard et Le Ballu le lui confirmèrent de la façon la plus formelle – que Clarisse envisageait comme possible, comme acceptable, le marché infâme projeté par Daubrecq ? En ce cas, comment pouvait-il réussir, lui ? La logique des événements, dirigés de si puissante manière par Daubrecq, aboutissait au dénouement fatal : la mère devait se sacrifier, et, pour le salut de son fils, immoler ses scrupules, ses répugnances, son honneur même. – Ah ! bandit, grinçait Lupin avec des élans de rage, si je t'empoigne au collet, tu danseras une gigue pas ordinaire ! Vrai, je ne voudrais pas être à ta place, ce jour-là. Ils arrivèrent à trois heures de l'après-midi. Tout de suite Lupin eut une déception en n'apercevant pas Clarisse sur le quai de la gare, à Monte-Carlo. Il attendit aucun messager ne l'accosta. Il interrogea les hommes d'équipe et les contrôleurs ; ils n'avaient pas remarqué, dans la foule, des voyageurs dont le signalement correspondît à celui de Daubrecq et de Clarisse. Il fallait donc se mettre en chasse, et fouiller les hôtels et les pensions de la Principauté. Que de temps perdu ! Le lendemain soir Lupin savait, à n'en pas douter, que Daubrecq et Clarisse n'étaient ni à Monte-Carlo, ni à Monaco, ni au Cap d'Ail, ni à la Turbie, ni au Cap Martin. – Alors ? Alors quoi ? disait-il, tout frémissant de colère. Enfin le samedi, à la poste restante, on leur délivra une dépêche réexpédiée par le patron de l'hôtel Franklin, et qui disait : « Il est descendu à Cannes, et reparti pour San Remo, hôtelpalace des Ambassadeurs. Clarisse. » La dépêche portait la date de la veille. – Crebleu ! s'exclama Lupin, ils ont passé par Monte-Carlo. Il fallait que l'un de nous restât de faction à la gare ! J'y ai pensé. Mais, au milieu de cette bousculade… Lupin et ses amis sautèrent dans le premier train qui s'en allait vers l'Italie. A midi, ils traversèrent la frontière. A midi quarante, ils entraient en gare de San Remo. Aussitôt ils apercevaient un portier dont la casquette galonnée offrait cette inscription : Ambassadeurs Palace et qui semblait chercher quelqu'un parmi les arrivants. Lupin s'approcha de lui. – Vous cherchez M. Le Ballu, n'est-ce pas ? – Oui… M. Le Ballu et deux messieurs… – De la part d'une dame, n'est-ce pas ? – Oui, Mme Mergy. – Elle est dans votre hôtel ? – Non. Elle n'est pas descendue du train. Elle m'a fait signe de venir, m'a donné le signalement de ces trois messieurs et m'a dit « Vous les préviendrez que l'on va jusqu'à Gênes… Hôtel Continental. » – Elle était seule ? – Oui. Lupin congédia cet homme après l'avoir rémunéré, puis, se tournant vers ses amis : – Nous sommes aujourd'hui samedi. Si l'exécution a lieu lundi, rien à faire. Mais, le lundi, c'est peu probable… Donc il faut que cette nuit, j'aie mis la main sur Daubrecq, et que lundi je sois à Paris, avec le document. C'est notre dernière chance. Courons-la. Grognard se rendit au guichet et pris trois billets pour Gênes. Le train sifflait. Lupin eut une hésitation suprême. – Non, vraiment, c'est trop bête ! Quoi ! Qu'est-ce que nous faisons ! « C'est à Paris que nous devrions être ! Voyons… voyons… Réfléchissons… Il fut sur le point d'ouvrir la portière et de sauter sur la voie… Mais ses compagnons le retinrent. Le train partait. Il se rassit. Et ils continuèrent leur poursuite folle, s'en allèrent au hasard, vers l'inconnu… Et cela se passait deux jours avant l'inévitable exécution de Gilbert et de Vaucheray. –X– Extra-dry ? Sur l'une de ces collines qui entourent Nice du plus beau décor qui soit, s'élève, entre le vallon de la Mantega et le vallon de Saint-Sylvestre, un hôtel colossal d'où l'on domine la ville et la baie merveilleuse des Anges. Un monde s'y presse, venu de toutes parts, et c'est la cohue de toutes les classes et de toutes les nations. Le soir même de ce samedi où Lupin, Grognard et Le Ballu s'enfonçaient en Italie, Clarisse Mergy entrait dans cet hôtel, demandait une chambre au midi et choisissait, au second étage, le numéro 130, qui était libre depuis le matin. Cette chambre était séparée du numéro 129 par une double porte. A peine seule, Clarisse écarta le rideau qui masquait le premier battant, tira sans bruit le verrou et colla son oreille contre le second battant. « Il est ici, pensa-t-elle… Il s'habille pour aller au Cercle… comme hier. » Lorsque son voisin fut sorti, elle passa dans le couloir, et, profitant d'une seconde où ce couloir était désert, elle s'approcha de la porte du numéro 129. La porte était fermée à clef. Toute la soirée, elle attendit le retour du voisin, et ne se coucha qu'à deux heures. Le dimanche matin, elle recommença d'écouter. A onze heures, le voisin s'en alla. Cette fois il laissait la clef sur la porte du couloir. En hâte, Clarisse tourna cette clef, entra résolument, se dirigea vers la porte de communication, puis, ayant soulevé le rideau et tiré le verrou, elle se trouva chez elle. Au bout de quelques minutes, elle entendit deux bonnes qui faisaient la chambre du voisin. Elle patienta jusqu'à ce qu'elles fussent parties. Alors, sûre de n'être pas dérangée, elle se glissa de nouveau dans l'autre chambre. L'émotion la contraignit à s'appuyer sur un fauteuil. Après des jours et des nuits de poursuite acharnée, après des alternatives d'espoir ou d'angoisse, elle parvenait enfin à s'introduire dans une chambre habitée par Daubrecq. Elle allait pouvoir chercher à son aise, et, si elle ne découvrait pas le bouchon de cristal, elle pourrait tout au moins, cachée dans l'intervalle des deux portes de communication et derrière la tenture, voir Daubrecq, épier ses gestes et surprendre son secret. Elle chercha. Un sac de voyage l'attira qu'elle réussit à ouvrir, mais où ses investigations furent inutiles. Elle dérangea les casiers d'une malle et les poches d'une valise. Elle fouilla l'armoire, le secrétaire, la salle de bains, la penderie, toutes les tables et tous les meubles. Rien. Elle tressaillit en apercevant sur le balcon un chiffon de papier, jeté là, comme au hasard. « Est-ce que par une ruse de Daubrecq, pensa Clarisse, ce chiffon de papier ne contiendrait pas ?… » – Non, fit une voix derrière elle, au moment où elle posait la main sur l'espagnolette. Se retournant, elle vit Daubrecq. Elle n'eut point d'étonnement, ni d'effroi, ni même de gêne à se trouver en face de lui. Elle souffrait trop, depuis quelques mois, pour s'inquiéter de ce que Daubrecq pouvait penser d'elle ou dire en la surprenant ainsi en flagrant délit d'espionnage. Elle s'assit avec accablement. Il ricana : – Non. Il y a erreur, chère amie. Comme disent les enfants, vous ne « brûlez » pas du tout. Ah ! mais pas du tout ! Et c'est si facile ! Dois-je vous aider ? A côté de vous, chère amie, sur ce petit guéridon… Que diable il n'y a pourtant pas grand-chose sur ce guéridon… De quoi lire, de quoi écrire, de quoi fumer, de quoi manger, et c'est tout… Voulez-vous un de ces fruits confits ?… Sans doute vous réservez-vous pour le repas plus substantiel que j'ai commandé ? Clarisse ne répondit point. Elle semblait ne pas même écouter ce qu'il disait, comme si elle eût attendu les autres paroles, plus graves celle-là, qu'il ne pouvait manquer de prononcer. Il débarrassa le guéridon de tous les objets l'encombraient, et les mit sur la cheminée. Puis il sonna. qui Un maître d'hôtel vint. Il lui dit : – Le déjeuner que j'ai commandé est prêt ? – Oui, monsieur. – Il y a deux couverts, n'est-ce pas ? – Oui, monsieur. Et du champagne ? – Oui, monsieur. – De l'extra-dry ? – Oui, monsieur. Un autre domestique apporta un plateau et disposa en effet, sur le guéridon, deux couverts, un déjeuner froid, des fruits, et, dans un seau de glace, une bouteille de champagne. Puis les deux domestiques se retirèrent. – A table, chère madame. Comme vous le voyez, j'avais pensé à vous, et votre couvert était mis. Et, sans paraître remarquer que Clarisse ne semblait nullement prête à faire honneur à son invitation, il s'assit et commença de manger, tout en continuant : – Ma foi oui, j'espérais bien que vous finiriez pas me consentir à ce tête-à-tête. Depuis bientôt huit jours que vous m'entourez de votre surveillance assidue, je me disais : « Voyons… qu'est ce qu'elle préfère ? Le champagne doux ? Le champagne sec ? L'extra-dry ? Vraiment, j'étais perplexe. Depuis notre départ de Paris, surtout. J'avais perdu votre trace, c'est-à-dire que je craignais bien que vous n'eussiez perdu la mienne et renoncé à cette poursuite qui m'était si agréable. Vos jolis yeux noirs, si brillants de haine, sous vos cheveux un peu gris, me manquaient dans mes promenades. Mais, ce matin, j'ai compris : la chambre contiguë à celle-ci était enfin libre, et mon amie Clarisse avait pu s'installer, comment dirais-je ?… à mon chevet. Dès lors j'étais tranquille. En rentrant ici, au lieu de déjeuner au restaurant selon mon habitude, je comptais bien vous trouver en train de ranger mes petites affaires à votre guise, et suivant vos goûts particuliers. D'où ma commande de deux couverts… un pour votre serviteur, l'autre pour sa belle amie. Elle l'écoutait maintenant, et avec quelle terreur ! Ainsi donc Daubrecq se savait espionné ! Ainsi donc, depuis huit jours, il se jouait d'elle et de toutes ses manœuvres ! A voix basse, le regard anxieux, elle lui dit : – C'est exprès, n'est-ce pas ? vous n'êtes parti que pour m'entraîner ? – Oui, fit-il. – Mais pourquoi, pourquoi ? – Vous le demandez, chère amie ? dit Daubrecq avec son petit gloussement de joie. Elle se leva de sa chaise à moitié et, penchée vers lui, elle pensa, comme elle y pensait chaque fois, au meurtre qu'elle pouvait commettre, qu'elle allait commettre. Un coup de revolver, et la bête odieuse serait abattue. Elle glissa lentement sa main vers l'arme que contenait son corsage. Daubrecq prononça : – Une seconde, chère amie… Vous tirerez tout à l'heure, mais je vous supplie auparavant de lire cette dépêche que je viens de recevoir. Elle hésitait, ne sachant quel piège il lui tendait, mais il précisa, en sortant de sa poche une feuille bleue. – Cela concerne votre fils. – Gilbert ? fit-elle bouleversée. – Oui, Gilbert… tenez, lisez. Elle poussa un hurlement d'épouvante, elle avait lu : « Exécution aura lieu mardi. » Et, tout de suite, elle cria, en se jetant sur Daubrecq : – Ce n'est pas vrai ! C'est un mensonge… pour m'affoler… Ah ! je vous connais.., vous êtes capable de tout ! Mais avouez donc ! … Ce n'est pas pour mardi, n'est-ce pas ? Dans deux jours ! Non, non… moi, je vous dis que nous avons encore quatre jours, cinq jours même, pour le sauver… Mais avouez-le donc ? Elle n'avait plus de forces, épuisée par cet accès de révolte, et sa voix n'émettait plus que des sons inarticulés. Il la contempla un instant, puis il se versa une coupe de champagne qu'il avala d'un trait. Ayant fait quelques pas de droite à gauche, il revint auprès d'elle, et lui dit : – Écoute-moi, Clarisse… L'insulte de ce tutoiement la fit tressaillir d'une énergie imprévue. Elle se redressa et, indignée, haletante : – Je vous défends… je vous défends de me parler ainsi. C'est un outrage que je n'accepte pas… Ah ! quel misérable ! Il haussa les épaules et reprit : – Allons, je vois que vous n'êtes pas encore tout à fait au point. Cela vient sans doute de ce qu'il vous reste l'espérance d'un secours. Prasville, peut-être ? cet excellent Prasville dont vous êtes le bras droit… Ma bonne amie, vous tombez mal. Figurez-vous que Prasville est compromis dans l'affaire du Canal ! Pas directement… C'est-à-dire que son nom n'est pas sur la liste des vingt-sept, mais il s'y trouve sous le nom d'un de ses amis, l'ancien député Vorenglade, Stanislas Vorenglade, son homme de paille, paraît-il, un pauvre diable que je laissais tranquille, et pour cause. J'ignorais tout cela, et puis voilà-t-il pas que l'on m'annonce ce matin, par lettre, l'existence d'un paquet de documents qui prouvent la complicité de notre sieur Prasville ! Et qu'est-ce qui m'annonce cela ? Vorenglade luimême ! Vorenglade, qui, las de traîner sa misère, veut faire chanter Prasville, au risque d'être arrêté, lui aussi, et qui ne demande qu'à s'entendre avec moi. Et Prasville saute ! Ah ! ah ! elle est bonne celle-là… Et je vous jure qu'il va sauter, le brigand ! Crebleu ! depuis le temps qu'il m'embête ! Ah ! Prasville, mon vieux, tu ne l'as pas volé… Il se frottait les mains, heureux de cette vengeance nouvelle qui s'annonçait. Et il reprit : – Vous le voyez, ma chère Clarisse… de ce côté, rien à faire. Alors quoi ? à quelle racine vous raccrocher ? Mais j'oubliais !… M. Arsène Lupin ! M. Grognard ! M. Le Ballu !… Peuh ! vous avouerez que ces messieurs n'ont pas été brillants, et que toutes leurs prouesses ne m'ont pas empêché de suivre mon petit bonhomme de chemin. Que voulez-vous ? ces gens-là s'imaginent qu'ils n'ont pas leurs pareils. Quand ils rencontrent un adversaire qui ne s'épate pas, comme moi, ça les change, et ils entassent gaffes sur gaffes, tout en croyant qu'ils le roulent de la belle manière. Collégiens, va ! Enfin, tout de même, puisque vous avez encore quelque illusion sur le susdit Lupin, puisque vous comptez sur ce pauvre hère pour m'écraser et pour opérer un miracle en faveur de l'innocent Gilbert, allons-y, soufflons sur cette illusion. Ah ! Lupin ! Seigneur Dieu ! elle croit en Lupin ! Elle met en Lupin ses dernières espérances ! Lupin ! attends un peu que je te dégonfle, illustre fantoche ! Il saisit le récepteur du téléphone qui le reliait au poste principal de l'hôtel, et prononça : – C'est de la part du numéro 129, mademoiselle. Je vous prierai de faire monter la personne qui est assise en face de votre bureau… Allô ?… Oui, mademoiselle, un monsieur, avec un chapeau mou de couleur grise. Il est prévenu… Je vous remercie, mademoiselle. Ayant raccroché le récepteur, il se tourna vers Clarisse : – Soyez sans crainte. Ce monsieur est la discrétion même. C'est d'ailleurs la devise de son emploi : « Célérité et discrétion ». Ancien agent de la Sûreté, il m'a rendu déjà plusieurs services, entre autres celui de vous suivre pendant que vous me suiviez. Si depuis notre arrivée dans le Midi, il s'est moins occupé de vous, c'est qu'il était plus occupé par ailleurs. Entrez, Jacob. Lui-même il ouvrit la porte, et un monsieur mince, petit, à moustaches rousses, entra. – Jacob, ayez l'obligeance de dire à madame, en quelques paroles brèves, ce que vous avez fait depuis mercredi soir, jour où, la laissant monter, gare de Lyon, dans le train de luxe qui m'emportait vers le Midi, vous êtes resté, vous, sur le quai de cette même gare. Bien entendu, je ne vous demande l'emploi de votre temps qu'en ce qui concerne madame et la mission dont je vous ai chargé. Le sieur Jacob alla chercher dans la poche intérieure de son veston un petit carnet qu'il feuilleta, et dont il lut, du ton que l'on prend pour lire un rapport, les pages suivantes : Mercredi soir. Sept heures quinze. Gare de Lyon. J'attends ces messieurs Grognard et Le Ballu. Ils arrivent avec un troisième personnage que je ne connais pas encore, mais qui ne peut être que M. Nicole. Moyennant dix francs, j'ai emprunté la blouse et la casquette d'un homme d'équipe. Ai abordé ces messieurs et leur ai dit de la part d'une dame « qu'on s'en allait à Monte-Carlo ». Ai ensuite téléphoné au domestique de l'hôtel Franklin. Toutes les dépêches envoyées à son patron et renvoyées par ledit patron seront lues par ledit domestique et, au besoin, interceptées. Jeudi. Monte-Carlo. Ces trois messieurs fouillent les hôtels. Vendredi. Excursions rapides à la Turbie, au Cap d'Ail, au Cap Martin. M. Daubrecq me téléphone. Il juge plus prudent d'expédier ces messieurs en Italie. Leur fais donc adresser, par le domestique de l'hôtel Franklin, une dépêche leur donnant rendez-vous à San Remo. Samedi. San Remo, quai de la gare. Moyennant dix francs, j'emprunte la casquette du portier de l'Ambassadeur-Palace. Arrivée de ces trois messieurs. On s'aborde. Leur explique de la part d'une voyageuse, Mme Mergy, qu'on va jusqu'à Gênes, Hôtel Continental. Hésitation de ces messieurs, M. Nicole veut descendre. On le retient. Le train démarre. Bonne chance, messieurs. Une heure après, je reprends un train pour la France et m'arrête à Nice, où j'attends les ordres nouveaux. Le sieur Jacob ferma son carnet et conclut : – C'est tout. La journée d'aujourd'hui ne sera inscrite que ce soir. – Vous pouvez l'inscrire dès maintenant, monsieur Jacob. « Midi. M, Daubrecq m'envoie à la Compagnie des wagons-lits. Je retiens deux sleepings pour Paris, au train de deux heures quarante-huit, et les envoie à M. Daubrecq par un exprès. Ensuite je prends le train de midi cinquante-huit pour Vintimille, station frontière où je passe la journée dans la gare à surveiller tous les voyageurs entrant en France. Si MM. Nicole, Grognard et Le Ballu avaient l'idée de quitter l'Italie, de revenir par Nice et de retourner à Paris, j'ai ordre de télégraphier à la Préfecture de Police que le sieur Arsène Lupin et deux de ses complices sont dans le train numéro X… » Tout en parlant, Daubrecq avait conduit le sieur Jacob jusqu'à la porte. Il la referma sur lui, tourna la clef, poussa le verrou, et, s'approchant de Clarisse, il lui dit : – Maintenant, écoute-moi, Clarisse… Cette fois elle ne protesta point. Que faire contre un tel ennemi, si puissant, si ingénieux, qui prévoyait jusqu'aux moindres détails et qui se jouait de ses adversaires avec tant de désinvolture ? Si elle avait encore pu espérer dans l'intervention de Lupin, le pouvait-elle à cette heure qu'il errait en Italie à la poursuite de fantômes ? Elle comprenait enfin pourquoi trois télégrammes, envoyés par elle à l'hôtel Franklin, étaient restés sans réponse. Daubrecq était là, dans l'ombre, qui veillait, qui faisait le vide autour d'elle, qui la séparait de ses compagnons de lutte, qui l'amenait peu à peu, prisonnière et vaincue, entre les quatre murs de cette chambre. Elle sentit sa faiblesse. Elle était à la merci du monstre. Il fallait se taire et se résigner. Il répéta avec une joie mauvaise : – Écoute-moi, Clarisse. Écoute les paroles irrémédiables que je vais prononcer. Écoute-les bien. Il est midi. Or, c'est à deux heures quarante-huit que part le dernier train, tu entends, le dernier train qui peut me conduire à Paris demain lundi, à temps pour que je sauve ton fils. Les trains de luxe sont complets. Donc c'est à deux heures quarante-huit qu'il faut que je parte… Dois-je partir ? – Oui. Nos sleepings sont retenus. Tu m'accompagnes ? – Oui. – Tu connais les conditions de mon intervention ? –Oui ! – Tu acceptes ? – Oui. – Tu seras ma femme ? – Oui. Ah ! ces réponses horribles ! La malheureuse les fit dans une sorte de torpeur affreuse, en refusant même de comprendre à quoi elle s'engageait. Qu'il partît d'abord, qu'il écartât de Gilbert la machine sanglante dont la vision la hantait jour et nuit… Et puis, et puis, il arriverait ce qui devrait arriver… Il éclata de rire. – Ah ! coquine, c'est bientôt dit… Tu es prête à tout promettre, hein ? L'essentiel, c'est de sauver Gilbert, n'est-ce pas ? Après, quand le naïf Daubrecq offrira sa bague de fiançailles, bernique, on se fichera de lui. Allons, voyons, assez de paroles vagues. Pas de promesses qu'on ne tient pas… des faits, des faits immédiats. Et, nettement, assis tout près d'elle, il articula : – Moi, voici ce que je propose… ce qui doit être… ce qui sera… Je demanderai, ou plutôt, j'exigerai, non pas encore la grâce de Gilbert, mais un délai, un sursis à l'exécution, un sursis de trois ou quatre semaines. On inventera n'importe quel prétexte, ça ne me regarde pas. Et quand Mme Mergy sera devenue Mme Daubrecq, alors seulement, je réclamerai la grâce, c'est-à-dire la substitution de peine. Et sois tranquille, on me l'accordera. – J'accepte… J'accepte… balbutia-t-elle. Il rit de nouveau. – Oui, tu acceptes, parce que cela se passera dans un mois… et d'ici là tu comptes bien trouver quelque ruse, un secours quelconque… M. Arsène Lupin… – Je jure sur la tête de mon fils… – La tête de ton fils !… Mais, ma pauvre petite, tu te damnerais pour qu'elle ne tombe pas… – Ah ! oui, murmura-t-elle en frissonnant, je vendrais mon âme avec joie ! Il se glissa contre elle, et, la voix basse : – Clarisse, ce n'est pas ton âme que je te demande… Voilà plus de vingt ans que toute ma vie tourne autour de cet amour. Tu es la seule femme que j'aie aimée… Déteste-moi… Exècremoi… Ça m'est indifférent… mais ne me repousse pas… Attendre ? attendre encore un mois ?… non, Clarisse, il y a trop d'années que j'attends… Il osa lui toucher la main. Clarisse eut un tel geste de dégoût qu'il fut pris de rage et s'écria : – Ah ! je te jure Dieu, la belle, que le bourreau n'y mettra pas tant de formes quand il empoignera ton fils… Et tu fais des manières ! Mais pense donc, cela se passera dans quarante heures ! Quarante heures, pas davantage. Et tu hésites … et tu as des scrupules, alors qu'il s'agit de ton fils Allons, voyons, pas de pleurnicheries, pas de sentimentalité stupide… Regarde les choses bien en face. D'après ton serment, tu es ma femme, tu es ma fiancée, dès maintenant… Clarisse, Clarisse, donne-moi tes lèvres… Elle le repoussait à peine, le bras tendu, mais défaillante. Et, avec un cynisme où se révélait sa nature abominable, Daubrecq, entremêlant les paroles cruelles et les mots de passion, continuait : – Sauve ton fils… pense au dernier matin, à la toilette funèbre, à la chemise qu'on échancre, aux cheveux que l'on coupe… Clarisse, Clarisse, je le sauverai… Sois-en sûre… toute ma vie t'appartiendra… Clarisse. Elle ne résistait plus. C'était fini. Les lèvres de l'homme immonde allaient toucher les siennes, et il fallait qu'il en fût ainsi, et rien ne pouvait faire que cela ne fût pas. C'était son devoir d'obéir aux ordres du destin. Elle le savait depuis longtemps. Elle comprit, et, en elle-même, les yeux fermés pour ne pas voir l'ignoble face qui se haussait vers la sienne, elle répétait : « Mon fils… mon pauvre fils… » Quelques secondes s'écoulèrent, dix, vingt peut-être. Daubrecq ne bougeait plus. Daubrecq ne parlait plus. Et elle s'étonna de ce grand silence et de cet apaisement subit. Au dernier instant, le monstre avait-il quelque remords ? Elle leva les paupières. Le spectacle qui s'offrit à elle la frappa de stupeur. Au lieu de la face grimaçante qu'elle s'attendait à voir, elle aperçut un visage immobile, méconnaissable, tordu par une expression d'épouvante extrême, et dont les yeux, invisibles sous le double obstacle des lunettes, semblaient regarder plus haut qu'elle, plus haut que le fauteuil où elle était prostrée. Clarisse se détourna. Deux canons de revolver, braqués sur Daubrecq, émergeaient à droite un peu au-dessus du fauteuil. Elle ne vit que cela, ces deux revolvers énormes et redoutables, que serraient deux poings crispés. Elle ne vit que cela, et aussi la figure de Daubrecq que la peur décolorait peu à peu, jusqu'à la rendre livide. Et, presque en même temps, derrière lui, quelqu'un se glissa, qui surgit brutalement, lui jeta l'un de ses bras autour du cou, le renversa avec une violence incroyable, et lui appliqua sur le visage un masque d'ouate et d'étoffe. Une odeur soudaine de chloroforme se dégagea. Clarisse avait reconnu M. Nicole. – A moi, Grognard ! cria-t-il. A moi, Le Ballu Lâchez vos revolvers ! je le tiens Ce n'est plus qu'une loque… Attache-le ! Daubrecq en effet se repliait sur lui-même et tombait à genoux comme un pantin désarticulé. Sous l'action du chloroforme, la brute formidable s'effondrait, inoffensive et ridicule. Grognard et Le Ballu le roulèrent dans une des couvertures du lit et le ficelèrent solidement. – Ça y est ! ça y est ! clama Lupin en se relevant d'un bond. Et, par un retour de joie brusque, il se mit à danser une gigue désordonnée au milieu de la pièce, une gigue où il y avait du cancan et des contorsions de matchiche, et des pirouettes de derviche tourneur, et des acrobaties de clown, et des zigzags d'ivrogne. Et il annonçait, comme des numéros de music-hall : – La danse du prisonnier… Le chahut du captif… Fantaisie sur le cadavre d'un représentant du peuple La polka du chloroforme ! Le double boston des lunettes vaincues ! Ollé ! ollé ! le fandango du maître chanteur ! … Et puis la danse de l'ours ! Et puis la tyrolienne ! Laïtou, laïtou, la, la !… Allons, enfants de la patrie !… Zim, boumboum, Zim boumboum… Toute sa nature de gavroche, tous ses instincts d'allégresse, étouffés depuis si longtemps par l'anxiété et par les défaites successives, tout cela faisait irruption, éclatait en accès de rire, en sursaut de verve, en un besoin pittoresque d'exubérance et de tumulte enfantin. Il esquissa un dernier entrechat, tourna autour de la chambre en faisant la roue, et finalement se planta debout, les deux poings sur les hanches, et un pied sur le corps inerte de Daubrecq. – Tableau allégorique ! annonça-t-il. L'archange de la Vertu écrasant l'hydre du Vice ! Et c'était d'autant plus comique que Lupin apparaissait sous les espèces de M. Nicole, avec son masque et ses vêtements de répétiteur étriqué, compassé, et comme gêné dans ses entournures. Un triste sourire éclaira le visage de Mme Mergy, son premier sourire depuis des mois et des mois. Mais, tout de suite, reprise par la réalité, elle implora : – Je vous en supplie… pensons à Gilbert. Il courut à elle, la saisit à deux bras et, dans un mouvement spontané, si ingénu qu'elle ne pouvait qu'en rire, il lui appliqua sur les joues deux baisers sonores. – Tiens, la dame, voilà le baiser d'un honnête homme. Au lieu de Daubrecq, c'est moi qui t'embrasse… Un mot de plus et je recommence, et puis je te tutoie… Fâche-toi si tu veux… Ah ! ce que je suis content… Il mit un genou à terre devant elle, et, respectueusement : – Je vous demande pardon, madame. La crise est finie. Et, se relevant, de nouveau narquois, il continua, tandis que Clarisse se demandait où il voulait en venir, il continua : – Madame désire ? la grâce de son fils, peut-être ? Adjugé ! Madame, j'ai l'honneur de vous accorder la grâce de votre fils, la commutation de sa peine en celle des travaux à perpétuité, et, comme dénouement, son évasion prochaine. C'est convenu, hein, Grognard ? Convenu, Le Ballu ? On s'embarque pour Nouméa avant le gosse, et on prépare tout. Ah ! respectable Daubrecq, nous t'en devons, une fière chandelle ! et c'est bien mal te récompenser. Mais aussi avoue que tu en prenais par trop à ton aise. Comment traiter ce bon M. Lupin de collégien, de pauvre hère, et cela pendant qu'il écoute à ta porte ! Le traiter d'illustre fantoche ! Dis donc, il me semble que l'illustre fantoche n'a pas mal manœuvré, et que tu n'en mènes pas très large, représentant du peuple… Non, mais quelle binette ! Quoi ? Qu'est-ce que tu demandes ? Une pastille de Vichy ? Non ? Une dernière pipe peut-être ! Voilà, voilà ! Il prit une des pipes sur la cheminée, s'inclina vers le captif, écarta son masque, et entre ses dents introduisit le bout d'ambre. – Aspire, mon vieux, aspire. Vrai, ce que tu as une drôle de tête, avec ton tampon sur le nez et ton brûle-gueule au bec. Allons, aspire, crebleu ! mais j'oubliais de la bourrer, ta pipe ! Où est ton tabac ? Ton maryland préféré ?… Ah ! voici… Il saisit sur la cheminée un paquet jaune, non entamé, dont il déchira la bande. – Le tabac de Monsieur Attention ! l'heure est solennelle. Bourrer la pipe de Monsieur, fichtre quel bonheur ! Qu'on suive bien mes gestes ! Rien dans les mains, rien dans les poches… Il ouvrit le paquet, et, à l'aide de son index et de son pouce, lentement, délicatement, comme un prestidigitateur qui opère en présence d'un public ébahi, et qui, le sourire aux lèvres, les coudes arrondis, les manchettes relevées, achève son tour de passe-passe, il retira, d'entre les brins de tabac, un objet brillant qu'il offrit aux spectateurs. Clarisse poussa un cri. C'était le bouchon de cristal. Elle se précipita sur Lupin et le lui arracha. – C'est ça ! c'est ça, proféra-t-elle, toute fiévreuse. Celui-là n'a pas d'éraflure à la tige Et puis, tenez, cette ligne qui le scinde par le milieu, à l'endroit où se terminent les facettes d'or… C'est ça, il se dévisse… Ah mon Dieu, je n'ai plus de forces… Elle tremblait tellement que Lupin lui reprit le bouchon et le dévissa lui-même. L'intérieur de la tête était creux, et, dans ce creux, il y avait un morceau de papier roulé en forme de boulette. – Le papier pelure, dit-il tout bas, ému lui aussi et les mains frémissantes. Il y eut un grand silence. Tous les quatre, ils sentirent leur cœur prêt à se rompre, et ils avaient peur de ce qui allait se passer. – Je vous en prie… je vous en prie…. balbutia Clarisse. Lupin déplia le papier. Des noms étaient inscrits les uns sous les autres. Il y en avait vingt-sept, les vingt-sept noms de la fameuse liste. Langeroux, Dechaumont, Vorenglade, d'Albufex, Laybach, Victorien Mergy, etc. Et, en dessous, la signature du Président du Conseil d'administration du Canal français des Deux-Mers, la signature couleur du sang… Lupin consulta sa montre. – Une heure moins le quart, dit-il, nous avons vingt bonnes minutes… Mangeons. – Mais, fit Clarisse qui s'affolait déjà, n'oubliez pas… Il déclara simplement : – Je meurs de faim. Il s'assit devant le guéridon, se coupa une large tranche de pâté et dit à ses complices : – Grognard ? Le Ballu ? on se restaure ? – C'est pas de refus, patron. – Alors, faites vite, les enfants. Et, par là-dessus, un verre de champagne ; c'est le chloroformé qui régale. A ta santé, Daubrecq. Champagne doux ? Champagne sec ? Extra-dry ? – XI – La croix de Lorraine D'un coup, pour ainsi dire, sans transition, Lupin, lorsque le repas fut fini, recouvra toute sa maîtrise et toute son autorité. L'heure n'était plus aux plaisanteries, et il ne devait plus céder à ce besoin de surprendre les gens par des coups de théâtre et des tours de magie. Puisqu'il avait découvert le bouchon de cristal dans la cachette, prévue par lui en toute certitude, puisqu'il possédait la liste des vingt-sept, il s'agissait maintenant de jouer la fin de la partie sans retard. Jeu d'enfant, certes, et ce qui restait à faire n'offrait aucune difficulté. Encore fallait-il apporter à ces actes définitifs de la promptitude, de la décision et une clairvoyance infaillible. La moindre faute était irrémédiable. Lupin le savait, mais son esprit, si étrangement lucide, avait examiné toutes les hypothèses. Et ce n'étaient plus que des gestes et des mots mûrement préparés, qu'il allait exécuter et prononcer. – Grognard, le commissionnaire attend boulevard Gambetta avec sa charrette et la malle que nous avons achetée. Amène-le ici et fais monter la malle. Si on te demande quelque chose à l'hôtel, tu diras que c'est pour la dame qui habite au 130. Puis, s'adressant à son autre compagnon : – Le Ballu, retourne au garage, et prends livraison de la limousine. Le prix est convenu. Dix mille francs. Tu achèteras une casquette et une lévite de chauffeur et tu amèneras l'auto devant la porte. – L'argent, patron ? Lupin saisit un portefeuille qu'on avait retiré du veston de Daubrecq et trouva une liasse énorme de billets de banque. Il en détacha dix. – Voici dix mille francs. Il paraît que notre ami a gagné la forte somme au Cercle. Va, Le Ballu. Les deux hommes s'en allèrent par la chambre de Clarisse. Lupin profita d'un moment où Clarisse Mergy ne le regardait pas pour empocher le portefeuille, et cela avec une satisfaction profonde. – L'affaire ne sera pas trop mauvaise, se dit-il. Tous frais payés, j'y retrouverai largement mon compte, et ce n'est pas fini. S'adressant à Clarisse Mergy, il lui demanda : – Vous avez une valise ? – Oui, une valise que j'ai achetée en arrivant à Nice, ainsi qu'un peu de linge et des objets de toilette, puisque j'ai quitté Paris à l'improviste. – Préparez tout cela. Puis descendez au bureau. Dites que vous attendez votre malle, qu'un commissionnaire l'apporte de la consigne, et que vous êtes obligée de la défaire et de la refaire dans votre chambre. Puis annoncez votre départ. Resté seul, Lupin examina Daubrecq attentivement, puis il fouilla dans toutes les poches et fit main basse sur tout ce qui lui parut présenter un intérêt quelconque. Grognard revint le premier. La malle, une grande malle d'osier recouverte en moleskine noire, fut déposée dans la chambre de Clarisse. Aidé de Clarisse et de Grognard, Lupin transporta Daubrecq et le plaça dans cette malle, bien assis, mais la tête courbée pour qu'il fût possible de rabattre le couvercle. – Je ne dis pas que ce soit aussi confortable qu'une couchette de wagon-lit, mon cher député, observa Lupin. Mais cela vaut tout de même mieux qu'un cercueil. Au moins il y a de l'air pour respirer. Trois petits trous sur chaque face. Plains-toi ! Puis débouchant un flacon : – Encore un peu de chloroforme ? Tu as l'air d'adorer cela… Il imbiba de nouveau le masque, tandis que, sur ses ordres, Clarisse et Grognard calaient le député avec du linge, des couvertures de voyage et des coussins, qu'on avait eu la précaution d'entasser dans la malle. – Parfait dit Lupin. Voilà un colis qui ferait le tour du monde. Fermons et bouclons. Le Ballu arrivait en chauffeur. – L'auto est en bas, patron. – Bien, dit-il. A vous deux descendez la malle. Il serait dangereux de la confier aux garçons d'hôtel. – Mais si nous rencontrons ? – Eh bien quoi, Le Ballu, n'es-tu pas chauffeur ? Tu portes la malle de ta patronne ici présente, la dame du 130, qui descend également, qui monte dans son auto… et qui m'attend deux cents mètres plus loin. Grognard, tu l'aideras à charger. Ah ! auparavant, fermons la porte de communication. Lupin passa dans l'autre chambre, ferma l'autre battant, mit le verrou, puis sortit et prit l'ascenseur. Au bureau, il prévint : – M. Daubrecq a été appelé en hâte à Monte-Carlo. Il me charge de vous avertir qu'il ne rentrera qu'après-demain. Qu'on lui garde sa chambre. D'ailleurs toutes ses affaires y sont. Voici la clef. Il s'en alla tranquillement et rejoignit l'automobile, où il trouva Clarisse qui se lamentait : – Mais jamais nous ne serons à Paris demain matin… C'est de la folie… La moindre panne… – Aussi, dit-il, vous et moi nous prenons le train… C'est plus sûr… L'ayant fait monter dans un fiacre, il donna ses dernières instructions aux deux hommes. – Cinquante kilomètres à l'heure en moyenne, n'est-ce pas ? Vous conduirez et vous vous reposerez chacun à son tour. De la sorte, il vous est possible d'être à Paris demain soir lundi vers les six ou sept heures du soir. Mais ne forcez pas l'allure. Si je garde Daubrecq, ce n'est pas que j'aie besoin de lui pour mes projets, c'est comme otage… et puis par précaution… Je tiens à l'avoir sous la main pendant quelques jours. Donc soignez-le, le cher homme… Quelques gouttes de chloroforme toutes les trois ou quatre heures. C'est sa passion. En route, Le Ballu… Et toi, Daubrecq, ne te fais pas trop de bile là-haut. Le toit est solide… Si tu as mal au cœur, ne te gêne pas… En route, Le Ballu ! Il regarda l'auto qui s'éloignait, puis se fit conduire dans un bureau de poste où il rédigea une dépêche ainsi conçue : « Monsieur Prasville, Préfecture de police. Paris. « Individu retrouvé. Vous apporterai le document demain matin onze heures. Communication urgente. Clarisse. » A deux heures et demie, Clarisse et Lupin arrivaient en gare. – Pourvu qu'il y ait de la place ! dit Clarisse qui s'alarmait de tout. – De la place ! Mais nos sleepings sont retenus. – Par qui ? – Par Jacob… par Daubrecq. – Comment ? – Dame … Au bureau de l'hôtel on m'a remis une lettre qu'un exprès venait d'apporter pour Daubrecq. C'étaient les deux sleepings que Jacob lui envoyait. En outre j'ai sa carte de député. Nous voyagerons donc sous le nom de M. et Mme Daubrecq, et l'on aura pour nous tous les égards qui sont dus à notre rang. Vous voyez, chère madame, tout est prévu. Le trajet, cette fois, sembla court à Lupin. Interrogée par lui, Clarisse raconta tout ce qu'elle avait fait durant ces derniers jours. Lui-même expliqua le miracle de son irruption dans la chambre de Daubrecq, au moment où son adversaire le croyait en Italie. – Un miracle, non, dit-il. Mais cependant il y eut en moi, quand je quittai San Remo pour Gênes, un phénomène d'ordre spécial, une sorte d'intuition mystérieuse qui me poussa d'abord à sauter du train – et Le Ballu m'en empêcha – et ensuite à me précipiter vers la portière, à baisser la glace, et à suivre des yeux le portier de l'Ambassadeurs-Palace, qui m'avait transmis votre message. Or, à cette minute même, ledit portier se frottait les mains d'un air tellement satisfait que, sans autre motif, subitement, je compris tout : j'étais roulé, j'étais roulé par Daubrecq, comme vous l'étiez vous-même. Des tas de petits faits me vinrent à l'esprit. Le plan de l'adversaire m'apparut tout entier. Une minute de plus et le désastre était irrémédiable. J'eus, je l'avoue, quelques instants de véritable désespoir, à l'idée que je n'allais pas pouvoir réparer toutes les erreurs commises. Cela dépendait simplement de l'horaire des trains, qui me permettrait, ou ne me permettrait pas, de retrouver en gare de San Remo l'émissaire de Daubrecq. Cette fois, enfin, le hasard nous fut favorable. Nous n'étions pas descendus à la première station qu'un train passa, pour la France. Quand nous arrivâmes à San Remo l'homme était là. J'avais bien deviné. Il n'avait plus sa casquette ni sa redingote de portier, mais un chapeau et un veston. Il monta dans un compartiment de seconde classe. Désormais la victoire ne faisait plus de doute. – Mais… comment ?… dit Clarisse, qui, malgré les pensées qui l'obsédaient, s'intéressait au récit de Lupin. – Comment je suis revenu jusqu'à vous ? Mon Dieu, en ne lâchant plus le sieur Jacob, tout en le laissant libre de ses actions, certain que j'étais qu'il rendrait compte de sa mission à Daubrecq. De fait, ce matin, après une nuit passée dans un petit hôtel de Nice, il rencontra Daubrecq sur la Promenade des Anglais. Ils causèrent assez longtemps. Je les suis. Daubrecq regagne son hôtel, installe Jacob dans un des couloirs du rez-dechaussée, en face du bureau téléphonique, et prend l'ascenseur. Dix minutes plus tard je savais le numéro de sa chambre, et je savais qu'une dame habitait, depuis la veille, la chambre voisine, le numéro 130. « Je crois que nous y sommes, dis-je à Grognard et à Le Ballu. » Je frappe légèrement à votre porte. Aucune réponse. Et la porte était fermée à clef. – Eh bien, dit Clarisse ? – Eh bien, nous l'avons ouverte. Pensez-vous donc qu'il n'y ait qu'une seule clef au monde qui puisse faire fonctionner une serrure ? J'entre donc dans votre chambre. Personne. Mais la porte de communication est entrebâillée. Je me glisse par là. Dès lors un simple rideau me séparait de vous, de Daubrecq… et du paquet de tabac que j'apercevais sur le marbre de la cheminée. – Vous connaissiez donc la cachette ? – Une perquisition dans le cabinet de travail de Daubrecq à Paris m'avait fait constater la disparition de ce paquet de tabac. En outre… – En outre ? – Je savais, par certains aveux arrachés à Daubrecq dans la Tour des Deux-Amants, que le mot Marie détenait la clef de l'énigme. Or ce n'était que le début d'un autre mot que je devinai, pour ainsi dire, au moment même où me frappait l'absence du paquet de tabac. – Quel mot ? – Maryland… du tabac Maryland, le seul que fume Daubrecq. Et Lupin se mit à rire. – Est-ce assez bête, hein ? Et, en même temps, comme c'est malin de la part de Daubrecq ! On cherche partout, on fouille partout ! N'ai-je pas dévissé les douilles de cuivre des ampoules électriques pour voir si elles n'abritaient pas un bouchon de cristal ! Mais comment aurais-je eu l'idée, comment un être quelconque, si perspicace qu'il fût, aurait-il eu l'idée de déchirer la bande d'un paquet de Maryland, bande apposée, collée, cachetée, timbrée, datée par l'État, sous le contrôle des Contributions Indirectes ? Pensez donc ! l'État complice d'une telle infamie ! L'ad-minis-tra-tion des Contributions Indirectes se prêtant à de pareilles manœuvres Non ! mille fois non ! La Régie peut avoir des torts. Elle peut fabriquer des allumettes qui ne flambent pas, et des cigarettes où il y a des bûches de Noël. Mais de là à supposer qu'elle est de mèche avec Daubrecq pour soustraire la liste des vingt-sept à la curiosité légitime du gouvernement ou aux entreprises d'Arsène Lupin, il y a un précipice ! Remarquez qu'il suffisait pour introduire là-dedans le bouchon de cristal, de peser un peu sur la bande, comme l'a fait Daubrecq, de la rendre plus lâche, de l'enlever, de déplier le papier jaune, d'écarter le tabac, puis de remettre tout en ordre. Remarquez, de même, qu'il nous eût suffi, à Paris, de prendre ce paquet dans nos mains et de l'examiner pour découvrir la cachette. N'importe ! Le paquet en lui-même, le bloc de Maryland confectionné, approuvé par l'État et par l'Administration des Contributions Indirectes, cela c'était chose sacrée, intangible, insoupçonnable ! Et personne ne l'ouvrit. Et Lupin conclut : – C'est ainsi que ce démon de Daubrecq laisse traîner depuis des mois sur sa table, parmi ses pipes et parmi d'autres paquets de tabac non éventrés, ce paquet de tabac intact. Et nulle puissance au monde n'eût pu susciter dans aucun esprit l'idée même confuse d'interroger ce petit cube inoffensif. Je vous ferai observer en outre… Lupin poursuivit assez longtemps ses considérations relatives au paquet de Maryland et au bouchon de cristal, l'ingéniosité et la clairvoyance de son adversaire l'intéressant d'autant plus qu'il avait fini par avoir raison de lui. Mais Clarisse, à qui ces questions importaient beaucoup moins que le souci de actes qu'il fallait accomplir pour sauver son fils, l'écoutait à peine, tout entière à ses pensées. – Êtes-vous sûr, répétait-elle sans cesse, que vous allez réussir ? – Absolument sûr. – Mais Prasville n'est pas à Paris. – S'il n'y est pas, c'est qu'il est au Havre. J'ai lu cela dans un journal hier. En tout cas notre dépêche le rappellera immédiatement à Paris. – Et vous croyez qu'il aura assez d'influence ? – Pour obtenir personnellement la grâce de Vaucheray et de Gilbert, non. Sans quoi, nous l'aurions déjà fait marcher. Mais il aura assez d'intelligence pour comprendre la valeur de ce que nous lui apportons… et pour agir sans une minute de retard. – Mais, précisément, vous ne vous trompez pas sur cette valeur ? – Et Daubrecq, se trompait-il donc ? Est-ce que Daubrecq n'était pas mieux placé que personne pour savoir la toutepuissance de ce papier ? N'en a-t-il pas eu vingt preuves plus décisives les unes que les autres ? Songez à tout ce qu'il a fait, par la seule raison qu'on le savait possesseur de la liste ? On le savait, voilà tout. Il ne se servait pas de cette liste, mais il l'avait. Et, l'ayant, il tua votre mari. Il échafauda sa fortune sur la ruine et le déshonneur des vingt-sept. Hier encore, un des plus intrépides, d'Albufex, se coupait la gorge dans sa prison. Non, soyez tranquille, contre la remise de cette liste, nous pourrions demander ce que nous voudrions. Or, nous demandons quoi ? Presque rien.., moins que rien… la grâce d'un enfant de vingt ans. C'est-à-dire qu'on nous prendra pour des imbéciles. Comment ! nous avons entre les mains… Il se tut. Clarisse, épuisée par tant d'émotions, s'endormait en face de lui. A huit heures du matin, ils arrivaient à Paris. Deux télégrammes attendaient Lupin à son domicile de la place Clichy. L'un de Le Ballu, envoyé d'Avignon la veille, annonçait que tout allait pour le mieux, et que l'on espérait bien être exact au rendez-vous du soir. L'autre était de Prasville, daté du Havre, et adressé à Clarisse : « Impossible revenir demain matin lundi. Venez à mon bureau cinq heures. Compte absolument sur vous. » – Cinq heures, dit Clarisse, comme c'est tard ! – C'est une heure excellente, affirma Lupin. – Cependant si… – Si l'exécution doit avoir lieu demain matin ? c'est ce que vous voulez dire ?… N'ayez donc pas peur des mots, puisque l'exécution n'aura pas lieu. – Les journaux… – Les journaux, vous ne les avez pas lus, et je vous défends de les lire. Tout ce qu'ils peuvent annoncer ne signifie rien. Une seule chose importe : notre entrevue avec Prasville. D'ailleurs… Il tira d'une armoire un petit flacon et, posant sa main sur l'épaule de Clarisse, il lui dit : – Étendez-vous sur ce canapé, et buvez quelques gorgées de cette potion. – Qu'est-ce que c'est ? – De quoi vous faire dormir quelques heures… et oublier. C'est toujours cela de moins. – Non, non, protesta Clarisse, je ne veux pas. Gilbert ne dort pas lui… Il n'oublie pas. – Buvez, dit Lupin, en insistant avec douceur. Elle céda tout d'un coup, par lâcheté, par excès de souffrance et docilement s'étendit sur le canapé et ferma les yeux. Au bout de quelques minutes elle dormait. Lupin sonna son domestique. – Les journaux… vite… tu les as achetés ? – Voici, patron. Lupin déplia l'un d'eux et aussitôt il vit ces lignes : LES COMPLICES D'ARSÈNE LUPIN « Nous savons de source certaine que les complices d'Arsène Lupin, Gilbert et Vaucheray, seront exécutés demain matin mardi. M. Deibler a visité les bois de justice. Tout est prêt. » Il releva la tête avec une expression de défi. – Les complices d'Arsène Lupin L'exécution des complices d'Arsène Lupin Quel beau spectacle ! Et comme il y aurait foule pour voir cela ! Désolé, messieurs, mais le rideau ne se lèvera pas. Relâche par ordre supérieur de l'autorité. Et l'autorité, c'est moi ! Il se frappa violemment la poitrine avec un geste d'orgueil. – L'autorité, c'est moi. A midi Lupin reçut une dépêche que Le Ballu lui avait expédiée de Lyon. « Tout va bien. Colis arrivera sans avaries. » A trois heures, Clarisse se réveilla. Sa première parole fut celle-ci : – C'est pour demain ? Il ne répondit pas. Mais elle le vit si calme, si souriant, qu'elle se sentit pénétrée d'une paix immense et qu'elle eut l'impression que tout était fini, dénoué, arrangé selon la volonté de son compagnon. A quatre heures dix ils partirent. Le secrétaire de Prasville, prévenu téléphoniquement par son chef, les introduisit dans le bureau et les pria d'attendre. Il était cinq heures moins le quart. A cinq heures précises Prasville entra en courant et, tout de suite, il s'écria : – Vous avez la liste ? – Oui. – Donnez. Il tendait la main. Clarisse, qui s'était levée, ne broncha pas. Prasville la regarda un moment, hésita, puis s'assit. Il comprenait. En poursuivant Daubrecq, Clarisse Mergy n'avait pas agi seulement par haine et par désir de vengeance. Un autre motif la poussait. La remise du papier ne s'effectuerait que sous certaines conditions. – Asseyez-vous, je vous prie, dit-il, montrant ainsi qu'il acceptait le débat. Prasville était un homme maigre, de visage osseux, auquel un clignotement perpétuel des yeux et une certaine déformation de la bouche donnaient une expression de fausseté et d'inquiétude. On le supportait mal à la Préfecture, où il fallait, à tout instant, réparer ses gaffes et ses maladresses. Mais il était de ces êtres peu estimés que l'on emploie pour des besognes spéciales et que l'on congédie ensuite avec soulagement. Cependant Clarisse avait repris sa place. Comme elle se taisait, Prasville prononça : – Parlez, chère amie, et parlez en toute franchise. Je n'ai aucun scrupule à déclarer que nous serions désireux d'avoir ce papier. – Si ce n'est qu'un désir, observa Clarisse, à qui Lupin avait soufflé son rôle dans les moindres détails, si ce n'est qu'un désir, j'ai peur que nous ne puissions nous accorder. Prasville sourit : – Ce désir, évidemment, nous conduirait à certains sacrifices. – A tous les sacrifices, rectifia Mme Mergy. – A tous les sacrifices, pourvu, bien entendu, que nous restions dans la limite des désirs acceptables. – Et même si nous sortions de ces limites, prononça Clarisse, inflexible. Prasville s'impatienta : – Enfin, voyons, de quoi s'agit-il ? Expliquez-vous. – Pardonnez-moi, cher ami. Je tenais, avant tout, à marquer l'importance considérable que vous attachez à ce papier, et, en vue de la transaction immédiate que nous allons conclure, à bien spécifier… comment dirais-je ?… la valeur de mon apport. Cette valeur, n'ayant pas de limites, je le répète, doit être échangée contre une valeur illimitée. – C'est entendu, articula Prasville, avec irritation. – Il n'est donc pas utile que je fasse un historique complet de l'affaire et que j'énumère d'une part les désastres que la possession de ce papier vous aurait permis d'éviter, d'autre part, les avantages incalculables que vous pourrez tirer de cette possession ? Prasville eut besoin d'un effort pour se contenir et pour répondre d'un ton à peu près poli : – J'admets tout cela. Est-ce fini ? – Je vous demande pardon, mais nous ne saurions nous expliquer avec trop de netteté. Or, il est un point qu'il nous faut encore éclaircir. Êtes-vous en mesure de traiter personnellement ? – Comment cela ? – Je vous demande, non pas évidemment si vous avez le pouvoir de régler cette affaire sur l'heure, mais si vous représentez en face de moi la pensée de ceux qui connaissent l'affaire et qui ont qualité pour la régler. – Oui, affirma Prasville avec force. – Donc, une heure après que je vous aurai communiqué mes conditions, je pourrai avoir votre réponse ? – Oui. – Cette réponse sera celle du Gouvernement ? – Oui. Clarisse se pencha, et d'une voix plus sourde : – Cette réponse sera celle de l'Élysée ? Prasville parut surpris. Il réfléchit un instant, puis il prononça : – Oui. Alors Clarisse conclut. – Il me reste à vous demander votre parole d'honneur, que, si incompréhensibles que vous paraissent mes conditions, vous n'exigerez pas que je vous en révèle le motif. Elles sont ce qu'elles sont. Votre réponse doit être un oui ou un non. – Je vous donne ma parole d'honneur, scanda Prasville. Clarisse eut un instant d'émotion qui la fit plus pâle encore qu'elle n'était. Puis, se maîtrisant, les yeux fixés sur les yeux de Prasville, elle dit : – La liste des vingt-sept sera remise contre la grâce de Gilbert et de Vaucheray. – Hein ! Quoi ? Prasville s'était dressé, l'air absolument ahuri. – La grâce de Gilbert et de Vaucheray ! les complices d'Arsène Lupin ! – Oui, dit-elle. – Les assassins de la villa Marie-Thérèse ceux qui doivent mourir demain ! – Oui, ceux-là mêmes, dit-elle, la voix haute. Je demande, j'exige leur grâce. – Mais c'est insensé Pourquoi ? Pourquoi ? – Je vous rappelle, Prasville, que vous m'avez donné votre parole… – Oui… oui… en effet… mais la chose est tellement imprévue. – Pourquoi ? – Pourquoi ? Mais pour toutes sortes de raisons… – Lesquelles ? – Enfin… enfin… réfléchissez ! Gilbert et Vaucheray ont été condamnés à mort ! – On les enverra au bagne, voilà tout. – Impossible ! L'affaire a fait un bruit énorme. Ce sont des complices d'Arsène Lupin. Le verdict est connu du monde entier. – Eh bien ? – Eh bien, nous ne pouvons pas, non, nous ne pouvons pas nous insurger contre les arrêts de la justice. On ne vous demande pas cela. On vous demande une commutation de la peine par le moyen de la grâce. La grâce est une chose légale. – La commission des grâces s'est prononcée… – Soit, mais il reste le Président de la République. – Il a refusé. – Qu'il revienne sur son refus. – Impossible ! – Pourquoi ? – Il n'y a pas de prétexte. – Il n'est pas besoin de prétexte. Le droit de grâce est absolu. Il s'exerce sans contrôle, sans motif, sans prétexte, sans explication. C'est une prérogative royale. Que le Président de la République en use selon son bon plaisir, ou plutôt selon sa conscience au mieux des intérêts de l'État. – Mais il est trop tard ! Tout est prêt. L'exécution doit avoir lieu dans quelques heures. – Une heure vous suffit pour avoir la réponse, vous venez de nous le dire. – Mais c'est de la folie, sacrebleu ! Vos exigences se heurtent à des obstacles infranchissables. Je vous le répète, c'est impossible, matériellement impossible. – Alors, c'est non ? – Non, non, mille fois non ! – En ce cas nous n'avons plus qu'à nous retirer. Elle esquissa un mouvement vers la porte. M. Nicole la suivit. D'un bond, Prasville leur barra la route. – Où allez-vous ? – Mon Dieu, cher ami, il me semble que notre conversation est terminée. Puisque vous estimez, puisque vous êtes sûr que le Président de la République estimera que cette fameuse liste des vingt-sept ne vaut pas… – Restez, dit Prasville. Il ferma d'un tour de clef la porte de sortie et se mit à marcher de long en large, les mains au dos, et la tête inclinée. Et Lupin, qui n'avait pas soufflé mot durant toute la scène et s'était, par prudence, confiné dans un rôle effacé, Lupin se disait : « Que d'histoires ! Que de manières pour arriver à l'inévitable dénouement ! Comment le sieur Prasville, lequel n'est pas un aigle, mais lequel n'est pas non plus une buse, renoncerait-il à se venger de son ennemi mortel ? Tiens, qu'estce que je disais ! L'idée de culbuter Daubrecq au fond de l'abîme le fait sourire. Allons, la partie est gagnée. » A ce moment Prasville ouvrait une petite porte intérieure qui donnait sur le bureau de son secrétaire particulier. Il prescrivit à haute voix : – Monsieur Lartigue, téléphonez à l'Élysée et dites que je sollicite une audience pour une communication de la plus haute gravité. Fermant la porte, il revint vers Clarisse et lui dit : – En tout cas mon intervention se borne à soumettre votre proposition. – Soumise, elle est acceptée. Il y eut un long silence. Le visage de Clarisse exprimait une joie si profonde que Prasville en fut frappé et qu'il la regarda avec une curiosité attentive. Pour quelle cause mystérieuse Clarisse voulait-elle le salut de Gilbert et de Vaucheray ? Quel lien inexplicable l'attachait à ces deux hommes ? Quel drame avait pu mêler ces trois existences, et sans doute aussi, à ces trois-là, celle de Daubrecq ? « Va, mon bonhomme, pensait Lupin, creuse-toi la cervelle, tu ne trouveras pas. Ah ! si nous n'avions exigé que la grâce de Gilbert, comme le désirait Clarisse, peut-être aurais-tu découvert le pot aux roses. Mais Vaucheray, cette brute de Vaucheray, vraiment il ne peut y avoir le moindre rapport, entre Mme Mergy et lui… Ah ! ah bigre, c'est mon tour maintenant… On m'observe… Le monologue intérieur roule sur moi… “Et ce M. Nicole, ce petit pion de province, qu'est-ce que ça peut bien être ? Pourquoi s'est-il dévoué corps et âme à Clarisse Mergy ? Quelle est la véritable personnalité de cet intrus ? J'ai eu tort de ne pas m'enquérir… Il faudra que je voie cela… que je dénoue les cordons de ce masque… Car enfin, il n'est pas naturel qu'on se donne tant de mal pour accomplir un acte où l'on n'est pas intéressé directement. Pourquoi veut-il lui aussi sauver Gilbert et Vaucheray ? Pourquoi ? …” » Lupin détourna légèrement la tête. « Aïe !… Aïe !… une idée traverse ce crâne de fonctionnaire… une idée confuse qui ne s'exprime point… Fichtre ! il ne faudrait pas qu'il devinât M. Lupin sous M. Nicole. Assez de complications… » Mais une diversion se produisit. Le secrétaire de Prasville vint annoncer que l'audience aurait lieu dans une heure. – C'est bien. Je vous remercie, dit Prasville. Laissez-nous. Et, reprenant l'entretien, sans plus de détours, en homme qui veut mener les choses rondement, il déclara : – Je crois que nous pourrons nous arranger. Mais tout d'abord, et pour bien remplir la mission dont je me charge, il me faut des renseignements plus exacts, une documentation plus complète. Où se trouvait le papier ? – Dans le bouchon de cristal, comme nous le supposions, répondit Mme Mergy. – Et ce bouchon de cristal ? – Dans un objet que Daubrecq est venu chercher, il y a quelques jours, sur la table de son bureau, en sa maison du square Lamartine, objet que, moi, je lui ai repris hier, dimanche. – Et cet objet ? – N'est autre qu'un paquet de tabac, de tabac Maryland qui traînait sur cette table. Prasville fut pétrifié. Naïvement il murmura : – Ah ! si j'avais su ! J'y ai touché dix fois à ce paquet de Maryland. Est-ce bête ! – Qu'importe ! dit Clarisse. L'essentiel est que la découverte soit effectuée. Prasville fit une moue qui signifiait que la découverte lui eût été beaucoup plus agréable si elle avait été effectuée par lui. Puis, il demanda : – De sorte que, cette liste, vous l'avez ? – Oui. – Ici ? – Oui. – Montrez-la-moi. Et comme Clarisse hésitait, il lui dit : – Oh ! je vous en prie, ne craignez rien. Cette liste vous appartient, et je vous la rendrai. Mais vous devez comprendre que je ne puis faire la démarche dont il s'agit sans une certitude. Clarisse consulta M. Nicole d'un regard que Prasville surprit, puis elle déclara : – Voici. Il saisit la feuille avec un certain trouble, l'examina et, presque aussitôt, il dit : – Oui… oui… l'écriture du caissier… je la reconnais. Et la signature du président de la Compagnie… La signature rouge… D'ailleurs j'ai d'autres preuves… Par exemple, le morceau déchiré qui complétait le coin gauche supérieur de cette feuille. Il ouvrit son coffre-fort, et, dans une cassette spéciale, il saisit un tout petit morceau de papier qu'il approcha du coin gauche supérieur. – C'est bien cela, les deux coins déchirés se suivent exactement. La preuve est irrécusable. Il n'y a plus qu'à vérifier la nature même de ce papier pelure. Clarisse rayonnait de joie. On n'aurait jamais cru que le supplice le plus effroyable la déchirait depuis des semaines et des semaines, et qu'elle en était encore toute saignante et pantelante. Tandis que Prasville appliquait la feuille contre le carreau d'une fenêtre, elle dit à Lupin : – Exigez que Gilbert soit prévenu dès ce soir. Il doit être si atrocement malheureux ! – Oui, dit Lupin. D'ailleurs vous pouvez vous rendre chez son avocat et l'aviser. Elle reprit : – Et puis je veux voir Gilbert dès demain. Prasville pensera ce qu'il voudra. – C'est entendu. Mais il faut d'abord qu'il obtienne gain de cause à l'Élysée. – Il ne peut pas y avoir de difficulté, n'est-ce pas ? – Non. Vous voyez bien qu'il a cédé tout de suite. Prasville continuait ses investigations à l'aide d'une loupe, puis en comparant la feuille au petit morceau de papier déchiré. Ensuite il la replaça contre la fenêtre. Ensuite il sortit de la cassette d'autres feuilles de papier à lettre, et il examina l'une d'elles en transparence. – Voilà qui est fait, dit-il, ma conviction est établie. Vous me pardonnerez, chère amie, c'était un travail fort délicat… J'ai passé par plusieurs phases… car enfin, je me méfiais… et non sans raison… – Que voulez-vous dire ? murmura Clarisse. – Une seconde ; avant tout, il faut que je donne un ordre. Il appela son secrétaire : – Téléphonez immédiatement à la Présidence, je vous prie, que je m'excuse, mais que, pour des motifs dont je rendrai compte ultérieurement, l'audience est devenue inutile. Il referma la porte et revint vers son bureau. Clarisse et Lupin, debout, suffoqués, le regardaient avec stupeur, sans comprendre ce revirement subit. Était-il fou ? Était-ce une manœuvre de sa part ? un manque de parole ? et refusait-il, maintenant qu'il possédait la liste, de tenir ses engagements ? Il la tendit à Clarisse. – Vous pouvez la reprendre. – La reprendre ?… – Et la renvoyer à Daubrecq. – A Daubrecq ? – A moins que vous ne préfériez la brûler. – Qu'est-ce que vous dites ? – Je dis qu'à votre place je la brûlerais. – Pourquoi dites-vous cela ? C'est absurde. – C'est au contraire fort raisonnable. – Mais pourquoi ? pourquoi ? – Pourquoi ? Je vais vous l'expliquer. La liste des vingt-sept, et cela nous en avons la preuve irrécusable, la liste fut écrite sur une feuille de papier à lettre qui appartenait au Président de la Société du Canal, et dont voici, dans cette cassette, quelques échantillons. Or, tous ces échantillons portent comme marque de fabrique, une petite croix de Lorraine presque invisible, mais que vous pouvez voir en transparence dans l'épaisseur du papier. La feuille que vous m'apportez n'offre pas cette croix de Lorraine. Lupin sentit qu'un tremblement nerveux l'agitait des pieds à la tête, et il n'osait tourner les yeux vers Clarisse dont il devinait l'épouvantable détresse, il l'entendit qui balbutiait : – Il faudrait donc supposer… que Daubrecq a été roulé ? – Jamais de la vie, s'exclama Prasville. C'est vous qui êtes roulée, ma pauvre amie. Daubrecq a la véritable liste, la liste qu'il a volée dans le coffre-fort du moribond. – Mais celle-ci ? – Celle-ci est fausse. – Fausse ? – Péremptoirement fausse. C'est une ruse admirable de Daubrecq. Hallucinée par le bouchon de cristal qu'il faisait miroiter à vos yeux, vous ne cherchiez que ce bouchon de cristal où il avait enfermé n'importe quoi… ce chiffon de papier, tandis que lui, bien paisible, il conservait… Prasville s'interrompit. Clarisse s'avançait, à petits pas, toute rigide, l'air d'un automate. Elle articula : Alors ? – Alors, quoi, chère amie ? – Vous refusez ? – Certes, je suis dans l'obligation absolue… – Vous refusez de faire cette démarche ?… – Voyons, cette démarche est-elle possible ? Je ne puis pourtant pas, sur la foi d'un document sans valeur… – Vous ne voulez pas ?… Vous ne voulez pas ?… Et, demain matin… dans quelques heures, Gilbert… Elle était effrayante de pâleur, la figure toute creusée, pareille à une figure d'agonie. Ses yeux s'ouvraient démesurément, et ses mâchoires claquaient… Lupin, redoutant les mots inutiles et dangereux qu'elle allait prononcer, la saisit aux épaules et tenta de l'entraîner. Mais elle le repoussa avec une force indomptable, fit encore deux ou trois pas, chancela comme si elle eût été sur le point de tomber, et tout à coup, secouée d'énergie et de désespoir, empoigna Prasville et proféra : – Vous irez là-bas … vous irez tout de suite … il le faut … il faut sauver Gilbert… – Je vous en prie, chère amie, calmez-vous… Elle eut un rire strident : – Me calmer ! … alors que Gilbert, demain matin… Ah non, j'ai peur… c'est horrible… Mais courez là-bas, misérable Obtenez sa grâce ! … Vous ne comprenez donc pas ? Gilbert… Gilbert… mais c'est mon fils ! mon fils mon fils ! Prasville poussa un cri. La lame d'un couteau brillait dans la main de Clarisse, et elle levait le bras pour se frapper ellemême. Mais le geste ne fut pas achevé. M. Nicole avait saisi le bras au passage, et, désarmant Clarisse, la réduisant à l'immobilité, il prononçait d'une voix ardente : – C'est fou ce que vous faites ! … Puisque je vous ai juré de le sauver… Vivez donc pour lui… Gilbert ne mourra pas… Est-il possible qu'il meure, alors que je vous ai juré… – Gilbert… mon fils… gémissait Clarisse. Il l'étreignit violemment, la renversa contre lui et lui appliqua la main sur la bouche. – Assez ! Taisez-vous… Je vous supplie de vous taire… Gilbert ne mourra pas ! … Avec une autorité irrésistible, il l'entraîna, comme une enfant domptée, soudain obéissante ; mais, au moment d'ouvrir la porte, il se retourna vers Prasville : – Attendez-moi, monsieur, commanda-t-il, d'un ton impérieux. Si vous tenez à cette liste des vingt-sept… à la véritable liste, attendez-moi. Dans une heure, dans deux heures au plus, je serai ici, et nous causerons. Puis, brusquement, à Clarisse : – Et vous, madame, un peu de courage encore. Je vous l'ordonne, au nom de Gilbert. Par les couloirs, par les escaliers, tenant Clarisse sous le bras, comme il eût tenu un mannequin, la soulevant, la portant presque, il s'en alla d'un pas saccadé. Une cour, et puis une autre cour, et puis la rue… Pendant ce temps, Prasville, surpris d'abord, étourdi par les événements, recouvrait peu à peu son sang-froid et réfléchissait. Il réfléchissait à l'attitude de ce M. Nicole, simple comparse d'abord, qui jouait auprès de Clarisse le rôle de ces conseillers auxquels on se raccroche dans les crises de la vie, et qui, subitement, sortant de sa torpeur, apparaissait en pleine clarté, résolu, autoritaire, plein de fougue, débordant d'audace, prêt à renverser tous les obstacles que le destin lui opposerait. Qui donc pouvait agir ainsi ? Prasville tressaillit. La question ne s'était pas offerte à son esprit que la réponse s'imposait, avec une certitude absolue. Toutes les preuves surgissaient, toutes plus précises les unes que les autres, toutes plus irrécusables. Une seule chose embarrassait Prasville. Le visage de M. Nicole, son apparence, n'avaient pas le plus petit rapport, si lointain fût-il, avec les photographies que Prasville connaissait de Lupin. C'était un homme entièrement nouveau, d'une autre taille, d'une autre corpulence, ayant une coupe de figure, une forme de bouche, une expression de regard, un teint, des cheveux, absolument différents de toutes les indications formulées sur le signalement de l'aventurier. Mais Prasville ne savait-il pas que toute la force de Lupin résidait précisément dans ce pouvoir prodigieux de transformation ? Il n'y avait pas de doute. En hâte, Prasville sortit de son bureau. Rencontrant un brigadier de la Sûreté, il lui dit fébrilement : – Vous arrivez ? – Oui, monsieur le secrétaire général. – Vous avez croisé un monsieur et une dame ? – Oui, dans la cour, il y a quelques minutes. – Vous reconnaîtriez cet individu ? – Oui, je crois. – Alors, pas une minute à perdre, brigadier… Prenez avec vous six inspecteurs. Rendez-vous place Clichy. Faites une enquête sur le sieur Nicole et surveillez la maison. Le sieur Nicole doit y rentrer. – Et s'il n'y rentre pas, monsieur le secrétaire général ? – Arrêtez-le. Voici un mandat. Il revint dans son bureau, s'assit, et, sur une feuille spéciale, inscrivit un nom. Le brigadier parut ahuri. – Mais monsieur le secrétaire général m'a parlé d'un sieur Nicole. – Eh bien ? – Le mandat porte le nom d'Arsène Lupin. – Arsène Lupin et le sieur Nicole ne sont qu'un seul et même personnage. – XII – L'échafaud – Je le sauverai, je le sauverai répétait inlassablement Lupin, dans l'auto qui l'emmenait ainsi que Clarisse. Je vous jure que je le sauverai. Clarisse n'écoutait pas, comme engourdie, comme possédée par un grand cauchemar de mort qui la laissait étrangère à tout ce qui se passait en dehors d'elle. Et Lupin expliquait ses plans, plus encore peut-être pour se rassurer lui-même que pour convaincre Clarisse. – Non, non, la partie n'est pas désespérée. Il reste un atout, un atout formidable, les lettres et les documents que l'ancien député Vorenglade offre à Daubrecq et dont celui-ci vous a parlé hier matin à Nice. Ces lettres et ces documents, je vais les acheter à Stanislas Vorenglade… le prix qu'il veut. Puis nous retournons à la Préfecture, et je dis à Prasville « Courez à la Présidence… Servez-vous de la liste comme si elle était authentique, et sauvez Gilbert de la mort, quitte à reconnaître demain, quand Gilbert sera sauvé, que cette liste est fausse… Allez, et au galop ! Sinon… Eh bien, sinon, les lettres et les documents Vorenglade paraissent demain matin, mardi, dans un grand journal. Vorenglade est arrêté. Le soir même on incarcère Prasville » Lupin se frotta les mains. – Il marchera !… Il marchera !… J'ai senti cela tout de suite en face de lui. L'affaire m'est apparue, certaine, infaillible. Et comme j'avais trouvé dans le portefeuille de Daubrecq l'adresse de Vorenglade… en route, chauffeur, boulevard Raspail ! Ils arrivaient à l'adresse indiquée. Lupin sauta de voiture, escalada trois étages. La bonne lui répondit que M. Vorenglade était absent et ne rentrerait que le lendemain pour dîner. – Et vous ne savez pas où il est ? – Monsieur est à Londres. En remontant dans l'auto, Lupin ne prononça pas une parole. De son côté, Clarisse ne l'interrogea même point, tellement tout lui était devenu indifférent, et tellement la mort de son fils lui semblait une chose accomplie. Ils se firent conduire jusqu'à la place Clichy. Au moment où Lupin rentrait chez lui, il fut croisé par deux individus qui sortaient de la loge de la concierge. Très absorbé, il ne les remarqua pas. C'étaient deux des inspecteurs de Prasville qui cernaient la maison. – Pas de télégramme ? demanda-t-il à son domestique. – Non, patron, répondit Achille. – Aucune nouvelle de Le Ballu et de Grognard ? – Non, aucune, patron. – C'est tout naturel, dit-il en s'adressant d'un ton dégagé à Clarisse. Il n'est que sept heures, et nous ne pouvons pas compter sur eux avant huit ou neuf heures. Prasville attendra, voilà tout. Je vais lui téléphoner d'attendre. La communication finie, il raccrochait le récepteur lorsqu'il entendit derrière lui un gémissement. Debout près de la table, Clarisse lisait un journal du soir. Elle porta la main à son cœur, vacilla et tomba. – Achille, Achille, cria Lupin, appelant son domestique… Aidez-moi donc à la mettre sur ce lit… Et puis va chercher la fiole, dans le placard, la fiole numéro quatre, celle du narcotique. Avec la pointe d'un couteau il desserra les dents de Clarisse, et, de force, lui fit avaler la moitié du flacon. – Bien, dit-il. Comme ça, la malheureuse ne se réveillera que demain… après. Il parcourut le journal que Clarisse avait lu, et qu'elle tenait encore dans sa main crispée, et il avisa ces lignes : « Les mesures d'ordre les plus rigoureuses sont assurées en vue de l'exécution de Gilbert et de Vaucheray, et dans l'hypothèse toujours possible d'une tentative d'Arsène Lupin pour arracher ses complices au châtiment suprême. Dès minuit toutes les rues qui entourent la prison de la Santé seront gardées militairement. On sait en effet que l'exécution aura lieu devant les murs de la prison, sur le terre-plein du boulevard Arago. « Nous avons pu avoir des renseignements sur le moral des deux condamnés à mort. Vaucheray, toujours cynique, attend l'issue fatale avec beaucoup de courage. “Fichtre dit-il, ça ne me réjouit pas, mais enfin, puisqu'il faut y passer, on se tiendra d'aplomb…” Et il ajoute “La mort, je m'en fiche. Ce qui me tracasse, c'est l'idée qu'on va me couper la tête. Ah ! si le patron trouvait un truc pour m'envoyer dans l'autre monde, tout droit, sans que j'aie le temps de dire ouf ! Un peu de strychnine, patron, s'il vous plaît.” « Le calme de Gilbert est encore plus impressionnant, surtout quand on se rappelle son effondrement en Cour d'assises. Pour lui, il garde une confiance inébranlable dans la toute puissance d'Arsène Lupin. “Le patron m'a crié devant tout le monde de ne pas avoir peur, qu'il était là, qu'il répondrait de tout. Eh bien, je n'ai pas peur. Jusqu'au dernier jour, jusqu'à la dernière minute, au pied même de l'échafaud, je compte sur lui. C'est que je le connais, le patron ! Avec celui-là, rien à craindre. Il a promis, il tiendra. Ma tête sauterait qu'il arriverait à me la replanter sur les épaules, et solidement. Arsène Lupin, laisser mourir son petit Gilbert ? Ah non, permettez-moi de rigoler !” « Il y a dans cet enthousiasme quelque chose de touchant et d'ingénu qui n'est pas sans noblesse. Nous verrons si Arsène Lupin mérite une confiance aussi aveugle. » C'est à peine si Lupin put achever cet article, tellement les larmes voilaient ses yeux, larmes d'attendrissement, larmes de pitié, larmes de détresse. Non, il ne la méritait pas la confiance de son petit Gilbert. Certes, il avait fait l'impossible, mais il est des circonstances où il faut faire plus que l'impossible, où il faut être plus fort que le destin, et, cette fois, le destin était plus fort que lui. Dès le premier jour et tout au long de cette lamentable aventure, les événements avaient marché dans un sens contraire à ses prévisions, contraire à la logique même. Clarisse et lui, bien que poursuivant un but identique, avaient perdu des semaines à se combattre. Puis, à l'instant même où ils unissaient leurs efforts, coup sur coup se produisaient les désastres effarants, l'enlèvement du petit Jacques, la disparition de Daubrecq, sa captivité dans la tour des Deux-Amants, la blessure de Lupin, son inaction, et puis les fausses manœuvres qui entraînaient Clarisse, et derrière elle, Lupin, vers le Midi, vers l'Italie. Et puis, catastrophe suprême, lorsque, après des prodiges de volonté, des miracles d'obstination, on pouvait croire que la Toison d'Or était conquise, tout s'effondrait. La liste des vingtsept n'avait pas plus de valeur que le plus insignifiant des chiffons de papier… « Bas les armes ! dit Lupin. La défaite est consommée. J'aurai beau me venger sur Daubrecq, le ruiner et l'anéantir… Le véritable vaincu c'est moi, puisque Gilbert va mourir… » Il pleura de nouveau, non pas de dépit ou de rage, mais de désespoir. Gilbert allait mourir ! Celui qu'il appelait son petit, le meilleur de ses compagnons, celui-là, dans quelques heures, allait disparaître à jamais. Il ne pouvait plus le sauver. Il était à bout de ressources. Il ne cherchait même plus un dernier expédient. A quoi bon ? Tôt ou tard, ne le savait-il pas, la société prend sa revanche, l'heure de l'expiation sonne toujours, et il n'est pas de criminel qui puisse prétendre échapper au châtiment. Mais quel surcroît d'horreur dans ce fait que la victime choisie était ce malheureux Gilbert, innocent du crime pour lequel il allait mourir. N'y avaitil pas là quelque chose de tragique, qui marquait davantage l'impuissance de Lupin ? Et la conviction de cette impuissance était si profonde, si définitive, que Lupin n'eut aucune révolte en recevant ce télégramme de Le Ballu : « Accident de moteur. Une pièce cassée. Réparation assez longue. Arriverons demain matin. » Une dernière preuve lui venait ainsi que le destin avait prononcé la sentence. Il ne songea pas davantage à s'insurger contre cette décision du sort. Il regarda Clarisse. Elle dormait d'un sommeil paisible, et cet oubli de tout, cette inconscience, lui parurent si enviables que, soudain, pris à son tour d'un accès de lâcheté, il saisit la fiole, à moitié pleine encore de narcotique, et but. Puis il s'en alla dans sa chambre, s'étendit sur son lit et sonna son domestique : – Va te coucher, Achille, et ne me réveille sous aucun prétexte. – Alors, patron, lui dit Achille, pour Gilbert et Vaucheray, rien à faire ? – Rien. – Ils y passeront ? – Ils y passeront. Vingt minutes après Lupin s'assoupissait. Il était dix heures du soir. Cette nuit-là fut tumultueuse autour de la prison. A une heure du matin la rue de la Santé, le boulevard Arago, et toutes les rues qui aboutissent autour de la prison, furent gardés par des agents qui ne laissaient passer qu'après un véritable interrogatoire. D'ailleurs la pluie faisait rage, et il ne semblait pas que les amateurs de ces sortes de spectacles dussent être nombreux. Par ordre spécial, tous les cabarets furent fermés vers trois heures, deux compagnies d'infanterie vinrent camper sur les trottoirs et, en cas d'alerte, un bataillon occupa le boulevard Arago. Parmi les troupes trottaient des gardes municipaux, allaient et venaient des officiers de paix, des fonctionnaires de la Préfecture, tout un personnel mobilisé pour la circonstance et contrairement aux habitudes. La guillotine fut montée dans le silence, au milieu du terreplein qui s'ouvre à l'angle du boulevard et de la rue, et l'on entendait le bruit sinistre des marteaux. Mais vers quatre heures la foule s'amassa, malgré la pluie, et des gens chantèrent. On réclama des lampions, et puis le lever du rideau, et l'on s'exaspérait de constater que, à cause de la distance où les barrages étaient établis, c'est à peine si l'on pouvait apercevoir les montants de la guillotine. Plusieurs voitures défilèrent, amenant les personnages officiels vêtus de noir. Il y eut dès applaudissements, des protestations, en suite de quoi un peloton de gardes municipaux à cheval dispersa les rassemblements et fit le vide jusqu'à plus de trois cents mètres du terre-plein. Deux nouvelles compagnies de soldats se déployèrent. Et tout d'un coup ce fut le grand silence. Une blancheur confuse se dégageait des ténèbres de l'espace. La pluie cessa brusquement. A l'intérieur, au bout du couloir où se trouvent les cellules des condamnés à mort, les personnages vêtus de noir conversaient à voix basse. Prasville s'entretenait avec le Procureur de la République, qui lui manifestait ses craintes. – Mais non, mais non, affirma Prasville, je vous assure que cela se passera sans incidents. – Les rapports ne signalent rien d'équivoque, monsieur le secrétaire général ? – Rien. Et ils ne peuvent rien signaler pour cette raison que nous tenons Lupin. – Est-ce possible ? – Oui, nous connaissons sa retraite. La maison qu'il habite place Clichy, et dans laquelle il est rentré hier à sept heures du soir, est cernée. En outre je connais le plan qu'il avait conçu pour sauver ses deux complices. Ce plan, au dernier moment, a avorté. Nous n'avons donc rien à craindre. La justice suivra son cours. – Peut-être le regrettera-t-on un jour ou l'autre, dit l'avocat de Gilbert qui avait entendu. – Vous croyez donc, mon cher maître, à l'innocence de votre client ? – Fermement, monsieur le procureur. C'est un innocent qui va mourir. Le procureur se tut. Mais, après un instant, et comme s'il eut répondu à ses propres réflexions, il avoua : – Cette affaire a été menée avec une rapidité surprenante. Et l'avocat répéta d'une voix altérée : – C'est un innocent qui va mourir. L'heure était venue cependant. On commença par Vaucheray, et le directeur fit ouvrir la porte de la cellule. Vaucheray bondit de son lit et regarda, avec des yeux agrandis par la terreur, les gens qui entraient. – Vaucheray, nous venons vous annoncer… – Taisez-vous, taisez-vous, murmura-t-il. Pas de mots. Je sais de quoi il retourne. Allons-y. On eût dit qu'il avait hâte d'en finir le plus vite possible, tellement il se prêtait aux préparatifs habituels. Mais il n'admettait point qu'on lui parlât. – Pas de mots, répétait-il… Quoi ? me confesser ? Pas la peine. J'ai tué. On me tue. C'est la règle. Nous sommes quittes. Un moment néanmoins, il s'arrêta net. – Dites donc ? est-ce que le camarade y passe aussi ?… Et quand il sut que Gilbert irait au supplice en même temps que lui, il eut deux ou trois secondes d'hésitation, observa les assistants, sembla prêt à dire quelque chose, haussa les épaules, et, enfin, murmura : – Ça vaut mieux… On a fait le coup ensemble… on « trinquera » ensemble. Gilbert ne dormait pas non plus quand on entra dans sa cellule. Assis sur son lit, il écouta les paroles terribles, essaya de se lever, se mit à trembler des pieds à la tête, comme un squelette que l'on secoue, et puis retomba en sanglotant. – Ah ! ma pauvre maman… ma pauvre maman, bégaya-t-il. On voulut l'interroger sur cette mère dont il n'avait jamais parlé, mais une révolte brusque avait interrompu ses pleurs, et il criait : – Je n'ai pas tué… je ne veux pas mourir… je n'ai pas tué ! – Gilbert, lui dit-on, il faut avoir du courage. – Oui… oui… mais puisque je n'ai pas tué, pourquoi me faire mourir ?… je n'ai pas tué… je vous le jure… je n'ai pas tué… je ne veux pas mourir… je n'ai pas tué… on ne devrait pas… Ses dents claquaient si fort que les mots devenaient inintelligibles. Il se laissa faire, se confessa, entendit la messe, puis, plus calme, presque docile, avec une voix de petit enfant qui se résigne, il gémit : – Il faudra dire à ma mère que je lui demande pardon. – Votre mère ? – Oui… Qu'on répète mes paroles dans les journaux… Elle comprendra… Elle sait que je n'ai pas tué, elle. Mais je lui demande pardon du mal que je lui fais, du mal que j'ai pu faire. Et puis… – Et puis, Gilbert ? – Eh bien, je veux que le « patron » sache que je n'ai pas perdu confiance… Il examina les assistants les uns après les autres, comme s'il eût eu le fol espoir que le « patron » fût un de ceux-là, déguisé, méconnaissable, et prêt à l'emporter dans ses bras. – Oui, dit-il doucement, et avec une sorte de piété religieuse, oui, j'ai confiance encore, même en ce moment… Qu'il sache bien cela, n'est-ce pas ?… Je suis sûr qu'il ne me laissera pas mourir… j'en suis sûr. On devinait, au regard de ses yeux fixes, qu'il voyait Lupin, qu'il sentait l'ombre de Lupin rôder aux alentours et chercher une issue pour pénétrer jusqu'à lui. Et rien n'était plus émouvant que le spectacle de cet enfant, vêtu de la camisole de force, dont les bras et les jambes étaient liés, que des milliers d'hommes gardaient, que le bourreau tenait déjà sous sa main inexorable et qui, cependant, espérait encore. L'angoisse étreignait les cœurs. Les yeux se voilaient de larmes. – Pauvre gosse ! balbutia quelqu'un. Prasville, ému comme les autres et qui songeait à Clarisse, répéta tout bas : – Pauvre gosse ! … L'avocat de Gilbert pleurait, et il ne cessait de dire aux personnes qui se trouvaient près de lui : – C'est un innocent qui va mourir. Mais l'heure avait sonné, les préparatifs étaient finis. On se mit en marche. Les deux groupes se réunirent dans le couloir. Vaucheray, apercevant Gilbert, ricana : – Dis donc, petit, le patron nous a lâchés. Et il ajouta cette phrase que personne ne pouvait comprendre, sauf Prasville : – Sans doute qu'il aime mieux empocher les bénéfices du bouchon de cristal. On descendit les escaliers. On s'arrêta au Greffe pour les formalités d'usage. On traversa les cours. Étape interminable, affreuse… Et, tout à coup, dans l'encadrement de la grand-porte ouverte, le jour blême, la pluie, la rue, les silhouettes des maisons, et, au loin, des rumeurs qui frissonnent dans le silence effrayant… On marcha le long du mur, jusqu'à l'angle du boulevard. Quelques pas encore… Vaucheray eut un recul. Il avait vu : Gilbert rampait, la tête baissée, soutenu par un aide et par l'aumônier qui lui faisait baiser le crucifix. La guillotine se dressa… – Non, non, protesta Gilbert… je ne veux pas… je n'ai pas tué… je n'ai pas tué… Au secours ! au secours ! Appel suprême qui se perdit dans l'espace. Le bourreau eut un geste. On empoigna Vaucheray, on le souleva, on l'entraîna, au pas de course presque. Et alors il se produisit cette chose stupéfiante un coup de feu, un coup de feu qui partit d'en face, d'une maison opposée. Les aides s'arrêtèrent net. Entre leurs bras, le fardeau qu'ils traînaient avait fléchi. – Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'y a-t-il ? demandait-on. – Il est blessé… Du sang jaillissait au front de Vaucheray, et lui couvrait le visage. Il bredouilla : – Ça y est… dans le mille ! merci, patron, merci… j'aurai pas la tête coupée… merci, patron ! … Ah ! quel chic type !… – Qu'on l'achève ! qu'on le porte là-bas ! dit une voix au milieu de l'affolement. – Mais il est mort ! – Allez-y… Qu'on l'achève ! Dans le petit groupe des magistrats, des fonctionnaires et des agents, le tumulte était à son comble. Chacun donnait des ordres. – Qu'on l'exécute !… Que la justice suive son cours !… On n'a pas le droit de reculer ! … Ce serait de la lâcheté… Qu'on l'exécute ! – Mais il est mort ! – Ça ne fait rien ! … Il faut que les arrêts de justice soient accomplis ! … Qu'on l'exécute ! L'aumônier protestait, tandis que deux gardes et que des agents surveillaient Gilbert. Cependant les aides avaient repris le cadavre et le portaient vers la guillotine. – Allez-y criait l'exécuteur, effaré, la voix rauque… allez-y ! … Et puis, l'autre après… Dépêchons… Il n'acheva pas. Une seconde détonation retentissait. Il pirouetta sur lui-même et tomba, en gémissant : – Ce n'est rien… une blessure à l'épaule… Continuez… Au tour de l'autre !… Mais les aides s'enfuyaient en hurlant. Un vide se produisit autour de la guillotine. Et le Préfet de Police, qui seul avait conservé tout son sang-froid, jeta un commandement d'une voix stridente, rallia ses hommes et refoula vers la prison, pêle-mêle, comme un troupeau désordonné, les magistrats, les fonctionnaires, le condamné à mort, l'aumônier, tous ceux qui avaient franchi la voûte deux ou trois minutes auparavant. Pendant ce temps, insouciante du danger, une escouade d'agents, d'inspecteurs et de soldats se ruaient sur la maison, une petite maison à trois étages, de construction déjà ancienne, et dont le rez-de-chaussée était occupé par deux boutiques fermées à cette heure. Tout de suite, dès le premier coup de feu, on avait vu confusément, à l'une des fenêtres du deuxième étage, un homme qui tenait un fusil en main, et qu'un nuage de fumée entourait. On tira, sans l'atteindre, des coups de revolver. Lui, tranquillement monté sur une table, épaula une seconde fois, visa, et la détonation claqua. Puis il rentra dans la chambre. En bas, comme personne ne répondait à l'appel de la sonnette, on démolissait la porte qui, en quelques instants, fut abattue. On se précipita dans l'escalier, mais, aussitôt, un obstacle arrêta l'élan. C'était, au premier étage, un amoncellement de fauteuils, de lits et de meubles qui formaient une véritable barricade et qui s'enchevêtraient si bien les uns dans les autres qu'il fallut aux assaillants quatre ou cinq minutes pour se frayer un passage. Ces quatre ou cinq minutes perdues suffirent à rendre vaine toute poursuite. Quand on parvint au deuxième, on entendit une voix qui criait d'en haut : – Par ici, les amis ! encore dix-huit marches. Mille excuses pour tout le mal que je vous donne ! On les monta, ces dix-huit marches, et avec quelle agilité ! Mais, en haut, au-dessus du troisième étage, c'était le grenier, le grenier auquel on accédait par une échelle et par une trappe. Et le fugitif avait emporté l'échelle et refermé la trappe. On n'a pas oublié le tumulte soulevé par cet acte inouï, les éditions des journaux se succédant, les camelots galopant et vociférant à travers les rues, toute la capitale secouée d'indignation et, disons-le, de curiosité anxieuse. Mais ce fut à la Préfecture que l'agitation atteignit son paroxysme. De tous côtés, on s'agitait. Les messages, les dépêches, les coups de téléphone se succédaient. Enfin, à onze heures du matin, il y eut un conciliabule dans le bureau du Préfet de Police. Prasville était là. Le chef de la Sûreté rendait compte de son enquête. Elle se résumait ainsi : La veille au soir, un peu avant minuit, on avait sonné à la maison du boulevard Arago. La concierge qui couchait dans un réduit au rez-de-chaussée, derrière la boutique, la concierge tira le cordon. Un homme vint frapper à sa porte. Il se disait envoyé par la police pour affaire urgente concernant l'exécution du lendemain. Ayant ouvert, elle fut assaillie, bâillonnée et attachée. Dix minutes plus tard, un monsieur et une dame qui habitaient au premier étage, et qui rentraient chez eux, furent également réduits à l'impuissance par le même individu et enfermés chacun dans une des deux boutiques vides. Le locataire du troisième étage subit un sort analogue, mais à domicile, dans sa propre chambre, où l'homme put s'introduire sans être entendu. Le second étage n'étant pas occupé, l'homme s'y installa. Il était maître de la maison. – Et voilà, dit le Préfet de Police, qui se mit à rire, avec une certaine amertume… voilà ce n'est pas plus malin que ça ! Seulement, ce qui m'étonne, c'est qu'il ait pu s'enfuir si aisément. – Je vous prie de noter, monsieur le Préfet, qu'étant maître absolu de la maison à partir d'une heure du matin, il a eu jusqu'à cinq heures pour préparer sa fuite. – Et cette fuite a eu lieu ? – Par les toits. A cet endroit, les maisons de la rue voisine, la rue de la Glacière, ne sont pas éloignées, et il ne se présente, entre les toits, qu'une seule solution de continuité, large de trois mètres environ, avec une différence de niveau d'un mètre. – Eh bien ? – Eh bien, notre homme avait emporté l'échelle du grenier, qui lui servit ainsi de passerelle. Ayant abordé l'autre îlot d'immeubles, il ne lui restait plus qu'à inspecter les lucarnes et à trouver une mansarde vide pour s'introduire dans une maison de la rue de la Glacière et pour s'en aller tranquillement les mains dans ses poches. C'est ainsi que sa fuite, dûment préparée, s'effectua le plus facilement du monde et sans le moindre obstacle. – Cependant vous aviez pris les mesures nécessaires ? – Celles que vous m'aviez prescrites, monsieur le Préfet. Mes agents avaient passé trois heures hier soir à visiter chacune des maisons, afin d'être sûrs que personne d'étranger ne s'y cachait. Au moment où ils sortaient de la dernière maison, je faisais établir les barrages. C'est pendant cet intervalle de quelques minutes que notre homme a dû se glisser. – Parfait ! Et, bien entendu, pour vous, aucun doute. C'est Arsène Lupin ? – Aucun doute. D'abord il s'agissait de ses complices. Et puis… seul, Arsène Lupin pouvait combiner un pareil coup et l'exécuter avec cette audace inconcevable. – Mais alors ?… murmura le Préfet de Police. Et, se tournant vers Prasville, il reprit : – Mais alors, monsieur Prasville, cet individu dont vous m'avez parlé et que, d'accord avec M. le chef de la Sûreté, vous faites surveiller, depuis hier soir, dans son appartement de la place Clichy… cet individu n'est pas Arsène Lupin ? – Si, monsieur le Préfet. Là-dessus, non plus, aucun doute. – On ne l'a donc pas arrêté quand il est sorti cette nuit ? – Il n'est pas sorti. – Oh ! oh cela devient compliqué. – Très simple, monsieur le Préfet. Comme toutes les maisons où l'on retrouve les traces d'Arsène Lupin, celle de la place Clichy a deux issues. – Et vous l'ignoriez ? – Je l'ignorais. C'est tout à l'heure que je l'ai constaté en visitant l'appartement. – Il n'y avait personne dans cet appartement ? – Personne. Ce matin, le domestique, un nommé Achille, est parti, emmenant une dame qui demeurait chez Lupin. – Le nom de cette dame ? – Je ne sais pas, répondit Prasville, après une imperceptible hésitation. – Mais vous savez le nom sous lequel habitait Arsène Lupin ? – Oui. M. Nicole, professeur libre, licencié ès lettres. Voici sa carte. Comme Prasville achevait sa phrase, un huissier vint annoncer au Préfet de Police qu'on le demandait en hâte à l'Élysée où se trouvait déjà le Président du Conseil. – J'y vais, dit-il. Et il ajouta entre ses dents « C'est le sort de Gilbert qui va se décider. » Prasville hasarda : – Croyez-vous qu'on le graciera, monsieur le Préfet ? – Jamais de la vie ! Après le coup de cette nuit, ce serait d'un effet déplorable. Dès demain matin, il faut que Gilbert paie sa dette. En même temps, l'huissier avait remis une carte de visite à Prasville. Celui-ci, l'ayant regardée, tressauta et murmura : – Crénom d'un chien il a du culot !… – Qu'y a-t-il donc ? demanda le Préfet de Police. – Rien, rien, monsieur le Préfet, affirma Prasville, qui voulait avoir pour lui seul l'honneur de mener cette affaire jusqu'au bout… Rien… une visite un peu imprévue… dont j'aurai le plaisir de vous communiquer le résultat tantôt. Il s'en alla, tout en mâchonnant d'un air ahuri : – Eh bien ! vrai… il en a du culot, celui-là, non, mais quel culot ! Sur la carte de visite qu'il tenait en main, il y avait cette inscription : Monsieur Nicole, Professeur libre, licencié ès lettres. – XIII – La dernière bataille En regagnant son cabinet, Prasville reconnut dans la salle d'attente, assis sur une banquette, le sieur Nicole, avec son dos voûté, son air souffreteux, son parapluie de cotonnade, son chapeau bossué et son unique gant. « C'est bien lui, se dit Prasville, qui avait craint un instant que Lupin ne lui eût dépêché un autre sieur Nicole. Et s'il vient en personne, c'est qu'il ne se doute nullement qu'il est démasqué. » Et, pour la troisième fois, il prononça : – Tout de même, quel culot ! Il referma la porte de son cabinet et fit venir son secrétaire. – Monsieur Lartigue, je vais recevoir ici un personnage assez dangereux et qui, selon toute probabilité, ne devra sortir de mon cabinet que le cabriolet aux mains. Aussitôt qu'on l'aura introduit, veuillez prendre toutes les dispositions nécessaires, avertir une douzaine d'inspecteurs, et les poster dans l'antichambre et dans votre bureau. La consigne est formelle : au premier coup de sonnette, vous entrez tous, le revolver au poing, et vous entourez le personnage. C'est compris ? – Oui, monsieur le secrétaire général. – Surtout, pas d'hésitation. Une entrée brusque, en masse, et le browning au poing. « A la dure », n'est-ce pas ? Faites venir le sieur Nicole, je vous prie. Dès qu'il fut seul, Prasville, à l'aide de quelques papiers, cacha le bouton de la sonnette électrique disposé sur son bureau, et plaça derrière un rempart de livres deux revolvers de dimensions respectables. « Maintenant, se dit-il, jouons serré. S'il a la liste, prenonsla. S'il ne l'a pas, prenons-le. Et, si c'est possible, prenons-les tous les deux. Lupin et la liste des vingt-sept dans la même journée, et surtout après le scandale de ce matin, voilà qui me mettrait singulièrement en lumière. » On frappait. Il cria : – Entrez ! Et, se levant : – Entrez donc, monsieur Nicole. M. Nicole s'aventura dans la pièce d'un pas timide, s'installa sur l'extrême bord de la chaise qu'on lui désignait, et articula : – Je viens reprendre… notre conversation d'hier… Vous excuserez mon retard, monsieur. – Une seconde, dit Prasville. Vous permettez ? Il se dirigea vivement vers l'antichambre et, apercevant son secrétaire : – J'oubliais, monsieur Lartigue. Qu'on inspecte les couloirs et les escaliers… au cas où il y aurait des complices. Il revint, s'installa bien à son aise, comme pour une longue conversation à laquelle on s'intéresse fort, et il commença : – Vous disiez donc, monsieur Nicole ? – Je disais, monsieur le secrétaire général, que je m'excusais de vous avoir fait attendre hier soir. Divers empêchements m'ont retenu, Mme Mergy, d'abord… – Oui, Mme Mergy que vous avez dû reconduire. – En effet, et que j'ai dû soigner. Vous comprenez son désespoir, à la malheureuse. Son fils Gilbert, si près de la mort… Et quelle mort ! A cette heure-là, nous ne pouvions plus compter que sur un miracle… impossible… Moi-même je me résignais à l'inévitable… N'est-ce pas ? Quand le sort s'acharne après vous, on finit par se décourager. Mais, remarqua Prasville, il m'avait semblé que votre dessein, en me quittant, était d'arracher à Daubrecq son secret coûte que coûte. – Certes. Mais Daubrecq n'était pas à Paris. – Ah ! – Non. Je le faisais voyager en automobile. – Vous avez donc une automobile, monsieur Nicole ? – A l'occasion, oui, une vieille machine démodée, un vulgaire tacot. Il voyageait donc en automobile, ou plutôt, sur le toit d'une automobile, au fond de la malle où je l'avais enfermé. Et l'automobile, hélas ! ne pouvait arriver qu'après l'exécution. Alors… Prasville observa M. Nicole d'un air stupéfait, et, s'il avait pu conserver le moindre doute sur l'identité réelle du personnage, cette façon d'agir envers Daubrecq le lui eût enlevé. Bigre ! Enfermer quelqu'un dans une malle et le jucher sur le haut d'une automobile !… Lupin seul se permettait ces fantaisies, et Lupin seul les confessait avec ce flegme ingénu ! – Alors ? dit Prasville, qu'avez-vous décidé ? – J'ai cherché un autre moyen. – Lequel ? – Mais, monsieur le secrétaire général, il me semble que vous le savez aussi bien que moi. – Comment ? – Dame ! n'assistiez-vous pas à l'exécution ? – Oui. – En ce cas, vous avez vu Vaucheray et le bourreau frappés tous les deux, l'un mortellement, l'autre, d'une blessure légère. Et vous devez bien penser… – Ah fit Prasville, ahuri. Vous avouez… c'est vous qui avez tiré… ce matin ? – Voyons, monsieur le secrétaire général, réfléchissez. Pouvais-je choisir ? La liste des vingt-sept, examinée par vous, était fausse. Daubrecq, qui possédait la véritable, n'arrivait que quelques heures après l'exécution. Il ne me restait donc qu'un moyen de sauver Gilbert et d'obtenir sa grâce, c'était de retarder cette exécution de quelques heures. – Évidemment… – N'est-ce pas ? En abattant cette brute infâme, ce criminel endurci qui s'appelait Vaucheray, puis en blessant le bourreau, je semais le désordre et la panique. Je rendais matériellement et moralement impossible l'exécution de Gilbert, et je gagnais les quelques heures qui m'étaient indispensables. – Évidemment… répéta Prasville. Et Lupin reprit : – N'est-ce pas ? Cela nous donne à tous, au gouvernement, au chef de l'État, et à moi, le temps de réfléchir et de voir un peu clair, dans cette question. Non, mais songez à cela, l'exécution d'un innocent ! la tête d'un innocent qui tombe pourrais-je donner une telle autorisation ? Non, à aucun prix. Il fallait agir. J'ai agi. Qu'en pensez-vous, monsieur le secrétaire général ? Prasville pensait bien des choses, et surtout que le sieur Nicole faisait preuve, comme on dit, d'un toupet infernal, d'un tel toupet qu'il y avait lieu de se demander si vraiment on devait confondre Nicole avec Lupin et Lupin avec Nicole. – Je pense, monsieur Nicole, que, pour tuer à la distance de cent cinquante pas un individu que l'on veut tuer, et pour blesser un autre individu que l'on ne veut que blesser, il faut être rudement adroit. – J'ai quelque entraînement, dit M. Nicole d'un air modeste. – Et je pense aussi que votre plan ne peut être que le fruit d'une longue préparation. – Mais pas du tout ! c'est ce qui vous trompe ! Il fut absolument spontané ! Si mon domestique, ou plutôt si le domestique de l'ami qui m'a prêté son appartement de la place Clichy, ne m'avait pas réveillé de force pour me dire qu'il avait servi autrefois comme garçon de magasin dans cette petite maison du boulevard Arago, que les locataires étaient peu nombreux, et qu'il y avait peut-être quelque chose à tenter, à l'heure actuelle ce pauvre Gilbert aurait la tête coupée… et Mme Mergy serait morte tout probablement. – Ah ?… Vous croyez ?... – J'en suis sûr. Et c'est pourquoi j'ai sauté sur l'idée de ce fidèle domestique. Ah ! seulement, vous m'avez bien gêné, monsieur le secrétaire général ! – Moi ? – Mais oui ! Voilà-t-il que vous aviez eu la précaution biscornue de poster douze hommes à la porte de ma maison ? Il m'a fallu remonter les cinq étages de l'escalier de service, et m'en aller par le couloir des domestiques et par la maison voisine. Fatigue inutile ! – Désolé, monsieur Nicole. Une autre fois… – C'est comme ce matin, à huit heures, lorsque j'attendais l'auto qui m'amenait Daubrecq dans sa malle, j'ai dû faire le pied de grue sur la place de Clichy pour que cette auto ne s'arrêtât point devant la porte de mon domicile, et pour que vos agents n'intervinssent pas dans mes petites affaires. Sans quoi, de nouveau, Gilbert et Clarisse Mergy étaient perdus. – Mais, dit Prasville, ces événements… douloureux ne sont, il me semble, que retardés d'un jour, de deux, de trois tout au plus. Pour les conjurer définitivement, il faudrait… – La liste véritable, n'est-ce pas ? – Justement et vous ne l'avez peut-être pas… – Je l'ai. – La liste authentique ? – La liste authentique, irréfutablement authentique. – Avec la croix de Lorraine ? – Avec la croix de Lorraine. Prasville se tut. Une émotion violente l'étreignait, maintenant que le duel s'engageait avec cet adversaire dont il connaissait l'effrayante supériorité, et il frissonnait à l'idée qu'Arsène Lupin, le formidable Arsène Lupin, était en face de lui, calme, paisible, poursuivant son but avec autant de sangfroid que s'il eût eu entre les mains toutes les armes, et qu'il se fût trouvé devant un ennemi désarmé. N'osant encore l'attaque de front, presque intimidé, Prasville dit : – Ainsi Daubrecq vous l'a livrée ? – Daubrecq ne livre rien. Je l'ai prise. – De force, par conséquent ? – Mon Dieu, non, dit M. Nicole, en riant. Ah certes, j'étais résolu à tout, et lorsque ce bon Daubrecq fut exhumé par mes soins de la malle où il voyageait en grande vitesse, avec, comme alimentation, quelques gouttes de chloroforme, j'avais préparé la chose pour que la danse commençât sur l'heure. Oh ! pas d'inutiles tortures… Pas de vaines souffrances… Non… La mort simplement… La pointe d'une longue aiguille qu'on place sur la poitrine, à l'endroit du coeur, et que l'on enfonce peu à peu, doucement, gentiment. Pas autre chose… Mais cette pointe, c'était Mme Mergy qui l'aurait dirigée… Vous comprenez… une mère, c'est impitoyable… une mère dont le fils va mourir !… “Parle, Daubrecq, ou j'enfonce… Tu ne veux pas parler ? Alors, je gagne un millimètre.., et puis un autre encore…” Et le cœur du patient s'arrête de battre, ce cœur qui sent l'approche de l'aiguille… Et puis un millimètre encore… et puis un autre encore… Ah je vous jure Dieu qu'il eût parlé, le bandit ! Et penchés sur lui, nous attendions son réveil, en frémissant d'impatience, tellement nous avions hâte… Vous voyez d'ici, monsieur le secrétaire général ? Le bandit couché sur un divan, bien garrotté, la poitrine nue, et faisant des efforts pour se dégager des fumées de chloroforme qui l'étourdissent. Il respire plus vite… Il souffle… Il reprend conscience… Ses lèvres s'agitent… Déjà Clarisse Mergy murmure : « C'est moi… c'est moi, Clarisse… tu veux répondre, misérable ? « Elle a posé son doigt sur la poitrine de Daubrecq, à la place où le cœur remue comme une petite bête cachée sous la peau. Mais elle me dit : « Ses yeux… ses yeux… je ne les vois pas sous les lunettes… je veux les voir… « Et moi aussi, je veux les voir, ces yeux que j'ignore… je veux lire en eux, avant même d'entendre une parole, le secret qui jaillira du fond de l'être épouvanté. Je veux voir. Je suis avide de voir. Déjà l'acte que je vais accomplir me surexcite. Il me semble que, quand j'aurai vu, le voile se déchirera. Je saurai. C'est un pressentiment. C'est l'intuition profonde de la vérité qui me bouleverse. Le lorgnon n'est plus là. Mais les grosses lunettes opaques y sont encore. Et je les arrache brusquement. Et, brusquement, secoué par une vision déconcertante, ébloui par la clarté soudaine qui me frappe, et riant, mais riant à me décrocher la mâchoire, d'un coup de pouce, hop là je lui fais sauter l'œil gauche ! » M. Nicole riait vraiment, et, comme il le disait, à s'en décrocher la mâchoire. Et ce n'était plus le timide petit pion de province, onctueux et sournois, mais un gaillard plein d'aplomb, qui avait déclamé et mimé toute la scène avec une fougue impressionnante, et qui, maintenant, riait d'un rire strident que Prasville ne pouvait écouter sans malaise. – Hop là ! Saute, marquis ! Hors de la niche, Azor ! Deux yeux, pour quoi faire ? C'est un de trop. Hop là ! Non mais, Clarisse, regardez celui-là qui roule sur le tapis. Attention, œil de Daubrecq ! Gare à la salamandre ! M. Nicole, qui s'était levé et qui simulait une chasse à travers la pièce, se rassit, sortit un objet de sa poche, le fit rouler dans le creux de sa main, comme une bille, le fit sauter en l'air comme une balle, le remit en son gousset et déclara froidement : – L'œil gauche de Daubrecq. Prasville était abasourdi. Où voulait donc en venir son étrange visiteur ? et que signifiait toute cette histoire ? Très pâle, il prononça : – Expliquez-vous ? – Mais c'est tout expliqué, il me semble. Et c'est tellement conforme à la réalité des choses ! tellement conforme à toutes les hypothèses que je faisais malgré moi, depuis quelque temps, et qui m'auraient conduit fatalement au but si ce satané Daubrecq ne m'en avait détourné si habilement ! Eh oui ! réfléchissez… suivez la marque de mes suppositions « Puisqu'on ne découvre la liste nulle part en dehors de Daubrecq, me disais-je, c'est que cette liste ne se trouve pas en dehors de Daubrecq. Et puisqu'on ne la découvre point dans les vêtements qu'il porte, c'est qu'elle se trouve cachée plus profondément encore, en lui-même, pour parler plus clairement, à même sa chair… sous sa peau. » – Dans son œil peut-être ? fit Prasville en plaisantant. – Dans son œil, monsieur le secrétaire général, vous avez dit le mot juste. – Quoi ? – Dans son œil, je le répète. Et c'est une vérité qui aurait dû logiquement me venir à l'esprit au lieu de m'être révélée par le hasard. Et voici pourquoi. Daubrecq sachant que Clarisse Mergy avait surpris une lettre de lui par laquelle il demandait à un fabricant anglais « d'évider le cristal à l'intérieur de façon à laisser un vide qu'il fût impossible de soupçonner », Daubrecq devait, par prudence, détourner les recherches. Et c'est ainsi qu'il fit faire, sur un modèle fourni, un bouchon de cristal « évidé à l'intérieur ». Et c'est après ce bouchon de cristal que, vous et moi, nous courons depuis des mois, et c'est ce bouchon de cristal que j'ai déniché au fond d'un paquet de tabac… alors qu'il fallait… – Alors qu'il fallait… ? questionna Prasville intrigué. M. Nicole pouffa de rire. – Alors qu'il fallait tout simplement s'en prendre à l'œil de Daubrecq, à cet œil « évidé à l'intérieur de façon à former une cachette invisible et impénétrable », à cet œil que voici. Et M. Nicole, sortant de nouveau l'objet de sa poche, en frappa la table à diverses reprises, ce qui produisit le bruit d'un corps dur. Prasville murmura : – Un œil de verre ! – Mon Dieu, oui, s'écria M. Nicole, qui riait de plus belle, un œil de verre ! un vulgaire bouchon de carafe que le brigand s'était introduit dans l'orbite à la place d'un œil mort, un bouchon de carafe, ou, si vous préférez, un bouchon de cristal, mais le véritable, cette fois, qu'il avait truqué, qu'il protégeait derrière le double rempart d'un binocle et de lunettes, et qui contenait et qui contient encore le talisman grâce auquel Daubrecq travaillait en toute sécurité. Prasville baissa la tête et mit la main devant son front, pour dissimuler la rougeur de son visage : il possédait presque la liste des vingt-sept. Elle était devant lui, sur la table. Dominant son trouble, il dit, d'un air dégagé : – Elle y est donc encore ? – Du moins je le suppose, affirma M. Nicole. – Comment vous supposez… – Je n'ai pas ouvert la cachette. C'est un honneur que je vous réservais, monsieur le secrétaire général. Prasville avança le bras, saisit l'objet et le regarda. C'était un bloc de cristal, imitant la nature à s'y tromper, avec tous les détails du globe de la prunelle, de la pupille, de la cornée. Tout de suite il vit, par-derrière, une partie mobile qui glissait. Il fit un effort. L'œil était creux. A l'intérieur, il y avait une boulette de papier. Il la déplia, et, rapidement, sans s'attarder à un examen préalable des noms, de l'écriture, ou de la signature, il leva les bras et tourna le papier vers la clarté des fenêtres. – La croix de Lorraine s'y trouve bien ? demanda M. Nicole. – Elle s'y trouve, répondit Prasville. Cette liste est la liste authentique. Il hésita quelques secondes et demeura les bras levés, tout en réfléchissant, à ce qu'il allait faire. Puis, il replia le papier, le rentra dans son petit écrin de cristal et fit disparaître le tout dans sa poche. M. Nicole, qui le regardait, lui dit : – Vous êtes convaincu ? – Absolument. – Par conséquent, nous sommes d'accord ? – Nous sommes d'accord. Il y eut un silence, durant lequel les deux hommes s'observaient sans en avoir l'air. M. Nicole semblait attendre la suite de la conversation. Prasville qui, à l'abri des livres accumulés sur la table, tenait d'une main son revolver, et, de l'autre, touchait au bouton de la sonnerie électrique, Prasville sentait avec un âpre plaisir toute la force de sa position. Il était maître de la liste. Il était maître de Lupin ! « S'il bouge, pensait-il, je braque mon revolver sur lui et j'appelle. S'il m'attaque, je tire. » A la fin, M. Nicole reprit : – Puisque nous sommes d'accord, monsieur le secrétaire général, je crois qu'il ne vous reste plus qu'à vous hâter. L'exécution doit avoir lieu demain ? – Demain. – En ce cas, j'attends ici. – Vous attendez quoi ? – La réponse de l'Élysée. – Ah ! quelqu'un doit vous apporter cette réponse ? – Oui. Vous, monsieur le secrétaire général. Prasville hocha la tête. – Il ne faut pas compter sur moi, monsieur Nicole. – Vraiment ? fit M. Nicole d'un air étonné. Peut-on savoir la raison ? – J'ai changé d'avis. – Tout simplement ? – Tout simplement. J'estime que, au point où en sont les choses, après le scandale de cette nuit, il est impossible de rien tenter en faveur de Gilbert. De plus, une démarche en ce sens à l'Élysée, dans les formes où elle se présente, constitue un véritable chantage auquel, décidément, je refuse de me prêter. – Libre à vous, monsieur. Ces scrupules, bien que tardifs, puisque vous ne les aviez pas hier, ces scrupules vous honorent. Mais alors, monsieur le secrétaire général, le pacte que nous avons conclu étant déchiré, rendez-moi la liste des vingt-sept. – Pour quoi faire ? – Pour m'adresser à un autre intermédiaire que vous. – A quoi bon ! Gilbert est perdu. – Mais non, mais non. J'estime au contraire qu'après l'incident de cette nuit, son complice étant mort, il est d'autant plus facile d'accorder cette grâce que tout le monde trouvera juste et humaine. Rendez-moi cette liste. – Non. – Bigre, monsieur, vous n'avez pas la mémoire longue, ni la conscience bien délicate. Vous ne vous rappelez donc pas vos engagements d'hier ? – Hier, je me suis engagé vis-à-vis d'un M. Nicole. – Eh bien ? – Vous n'êtes pas M. Nicole. – En vérité ! et qui suis-je donc ? – Dois-je vous l'apprendre ? M. Nicole ne répondit pas, mais il se mit à rire, comme s'il eût jugé avec satisfaction le tour singulier que prenait l'entretien, et Prasville éprouva une inquiétude confuse en voyant cet accès de gaieté. Il serra la crosse de son arme et se demanda s'il ne devait pas appeler du secours. M. Nicole poussa sa chaise tout près du bureau, posa ses deux coudes sur les papiers, considéra son interlocuteur bien en face et ricana : – Ainsi, monsieur Prasville, vous savez qui je suis, et vous avez l'aplomb de jouer ce jeu avec moi ? – J'ai cet aplomb, dit Prasville qui soutint le choc sans broncher. – Ce qui prouve que vous me croyez, moi, Arsène Lupin… prononçons le nom… oui, Arsène Lupin… ce qui prouve que vous me croyez assez idiot, assez poire, pour me livrer ainsi pieds et poings liés ? – Mon Dieu plaisanta Prasville, en tapotant le gousset où il avait enfoui le globe de cristal, je ne vois pas trop ce que vous pouvez faire, monsieur Nicole, maintenant que l'œil de Daubrecq est là, et que, dans l'œil de Daubrecq, se trouve la liste des vingt-sept. – Ce que je peux faire ? répéta M. Nicole, avec ironie. – Eh oui ! le talisman ne vous protégeant plus, vous ne valez plus que ce que peut valoir un homme tout seul qui s'est aventuré au coeur même de la Préfecture de Police, parmi quelques douzaines de gaillards qui se tiennent derrière chacune de ces portes, et quelques centaines d'autres qui accourront au premier signal. M. Nicole eut un haussement d'épaules, et il regarda Prasvile avec pitié. – Savez-vous ce qui arrive, monsieur le secrétaire général ? Eh bien, vous aussi, toute cette histoire vous tourne la tête. Possesseur de la liste, vous voilà subitement, comme état d'âme, au niveau d'un Daubrecq ou d'un Albufex. Il n'est même plus question, dans votre esprit, de la porter à vos chefs afin que soit anéanti ce ferment de honte et de discorde. Non, non… une tentation soudaine vous grise, et, pris de vertige, vous vous dites : « Elle est là, dans ma poche. Avec cela, je suis toutpuissant. Avec cela, c'est la richesse, le pouvoir absolu, sans limites. Si j'en profitais ? Si je laissais mourir Gilbert, et mourir Clarisse Mergy ? Si je faisais coffrer cet imbécile de Lupin ? Si j'empoignais cette occasion unique de fortune ? » Il s'inclina vers Prasville, et très doucement, d'un ton de confidence, amical, il lui dit : – Faites pas ça, cher monsieur, faites pas ça. – Et pourquoi donc ? – Ce n'est pas votre intérêt, croyez-moi. – En vérité ! – Non. Ou bien, si vous tenez absolument à le faire, veuillez auparavant consulter les vingt-sept noms de la liste que vous venez de me cambrioler, et méditez le nom du troisième personnage. – Ah Et le nom de ce troisième personnage ? – C'est celui d'un de vos amis. – Lequel ? – L'ex-député Stanislas Vorenglade. – Et après ? dit Prasville, qui parut perdre un peu de son assurance. – Après ? Demandez-vous si, derrière ce Vorenglade, une enquête, même sommaire, ne finirait pas par découvrir celui qui partageait avec lui certains petits bénéfices. – Et qui s'appelle ? – Louis Prasville. – Qu'est-ce que vous chantez ? balbutia Prasville. – Je ne chante pas, je parle. Et je dis que, si vous m'avez démasqué, votre masque à vous ne tient plus beaucoup, et que, là-dessous, ce qu'on aperçoit, n'est pas joli, joli. Prasville s'était levé. M. Nicole donna sur la table un violent coup de poing, et s'écria : – Assez de bêtises, monsieur ! voilà vingt minutes qu'on tourne tous les deux autour du pot. Ça suffit. Concluons maintenant. Et, tout d'abord, lâchez vos pistolets. Si vous vous figurez que ces mécaniques-là me font peur ! Allons, et finissons-en, je suis pressé. Il mit sa main sur l'épaule de Prasville et scanda : – Si, dans une heure, vous n'êtes pas revenu de la Présidence, porteur de quelques lignes affirmant que le décret de grâce est signé… Si, dans une heure dix minutes, moi, Arsène Lupin, je ne sors pas d'ici sain et sauf, entièrement libre, ce soir, quatre journaux de Paris recevront quatre lettres choisies dans la correspondance échangée entre Stanislas Vorenglade et vous, correspondance que Stanislas Vorenglade m'a vendue ce matin. Voici votre chapeau, votre canne et votre pardessus. Filez. J'attends. Il se passa ce fait extraordinaire, et pourtant fort explicable, c'est que Prasville n'émit pas la plus légère protestation et n'entama pas le plus petit commencement de lutte. Il eut la sensation soudaine, profonde, totale, de ce qu'était, dans son ampleur et dans sa toute-puissance, ce personnage qu'on appelait Arsène Lupin. Il ne songea même pas à épiloguer, à prétendre – ce qu'il avait cru jusque-là – que les lettres avaient été détruites par le député Vorenglade, ou bien, en tout cas, que Vorenglade n'oserait pas les livrer, puisque, en agissant ainsi, c'eût été se perdre soi-même. Non. Il ne souffla pas mot. Il se sentait étreint dans un étau dont aucune force ne pouvait desserrer les branches. Il n'y avait rien à faire qu'à céder. Il céda. – Dans une heure ici, répéta M. Nicole. – Dans une heure, dit Prasville, avec une docilité parfaite. Cependant il précisa : – Cette correspondance me sera rendue contre la grâce de Gilbert ? – Non. – Comment non ? Alors il est inutile… – Elle vous sera rendue intégralement deux mois après le jour où mes amis et moi aurons fait évader Gilbert, cela grâce à la surveillance très lâche qui, conformément aux ordres donnés, sera exercée autour de lui. – C'est tout ? – Non. Il y a encore deux conditions. – Lesquelles ? – 1° La remise immédiate d'un chèque de quarante mille francs. Quarante mille francs ! – C'est le prix auquel Vorenglade m'a vendu les lettres. En toute justice… – Après ? – 2° Votre démission, dans les six mois, du poste que vous occupez. – Ma démission ! mais pourquoi ? M. Nicole eut un geste très digne. – Parce qu'il est immoral qu'un des postes les plus élevés de la Préfecture de Police soit occupé par un homme dont la conscience n'est pas nette. Faites-vous octroyer une place de député, de ministre, ou de concierge, enfin toute situation que votre réussite vous permettra d'exiger. Mais secrétaire général de la Préfecture, non, pas cela. Ça me dégoûte. Prasville réfléchit un instant. L'anéantissement subit de son adversaire l'eût profondément réjoui, et, de tout son esprit, il chercha les moyens d'y parvenir. Mais que pouvait-il faire ? Il se dirigea vers la porte et appela : – Monsieur Lartigue ? Et plus bas, mais de manière à ce que M. Nicole l'entendît : – Monsieur Lartigue, congédiez vos agents. Il y a erreur. Et que personne n'entre dans mon bureau pendant mon absence. Monsieur m'y attendra. Il prit le chapeau, la canne et le pardessus que M. Nicole lui tendait, et sortit. «Tous mes compliments, monsieur, murmura Lupin, quand la porte se fut refermée, vous vous êtes montré d'une correction parfaite… Moi aussi d'ailleurs… avec une pointe de mépris peutêtre un peu trop apparente… et un peu trop de brutalité. Mais, bah ! ces affaires-là demandent à être menées tambour battant. Il faut étourdir l'ennemi. Et puis, quoi, quand on a la conscience d'une hermine, on ne saurait le prendre de trop haut avec ces sortes de gens. Relève la tête, Lupin. Tu fus le champion de la morale offensée. Sois fier de ton œuvre. Et maintenant allongetoi, et dors. Tu l'as bien gagné. » Lorsque Prasville revint, il trouva Lupin endormi profondément et il dut lui frapper l'épaule pour le réveiller. – C'est fait ? demanda Lupin. – C'est fait. Le décret de grâce sera signé tantôt. En voici la promesse écrite. – Les quarante mille francs ? – Voici le chèque. – Bien. Il ne me reste plus qu'à vous remercier, monsieur. – Ainsi, la correspondance ? – La correspondance de Stanislas Vorenglade vous sera remise aux conditions indiquées. Cependant je suis heureux de pouvoir dès maintenant, et en signe de reconnaissance, vous donner les lettres que je devais envoyer aux journaux. – Ah fit Prasville, vous les aviez donc sur vous ? – J'étais tellement sûr, monsieur le secrétaire général, que nous finirions par nous entendre ! Il extirpa de son chapeau une enveloppe assez lourde, cachetée de cinq cachets rouges, et qui était épinglée sous la coiffe, et il la tendit à Prasville qui l'empocha vivement. Puis il dit encore : – Monsieur le secrétaire général, je ne sais trop quand j'aurai le plaisir de vous revoir. Si vous avez la moindre communication à me faire, une simple ligne aux petites annonces du Journal suffira. Comme adresse : Monsieur Nicole. Je vous salue. Il se retira. A peine seul, Prasville eut l'impression qu'il s'éveillait d'un cauchemar pendant lequel il avait accompli des actes incohérents, et sur lesquels sa conscience n'avait eu aucun contrôle. Il fut près de sonner, de jeter l'émoi dans les couloirs, mais en ce moment on frappait à la porte, et l'un des huissiers entra vivement. Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Prasville. – Monsieur le secrétaire général, c'est M. le député Daubrecq qui désire être reçu pour une affaire urgente. – Daubrecq ! s'écria Prasville stupéfait. Daubrecq ici ! Faites entrer. Daubrecq n'avait pas attendu l'ordre. Il se précipitait vers Prasville, essoufflé, les vêtements en désordre, un bandeau sur l'œil gauche, sans cravate, sans faux col, l'air d'un fou qui vient de s'échapper, et la porte n'était pas close qu'il agrippait Prasville de ses deux mains énormes. – Tu as la liste ? – Oui. – Tu l'as achetée ? – Oui. – Contre la grâce de Gilbert ? – Oui. – C'est signé ? – Oui. Daubrecq eut un mouvement de rage. – Imbécile ! Imbécile ! Tu t'es laissé faire ! Par haine contre moi, n'est-ce pas ? Et maintenant tu vas te venger ? – Avec un certain plaisir, Daubrecq. Rappelle-toi ma petite amie de Nice, la danseuse de l'Opéra… C'est ton tour, maintenant, de danser. – Alors, c'est la prison ? – Pas la peine, dit Prasville. Tu es fichu. Privé de liste, tu vas t'effondrer de toi-même. Et, moi, j'assisterai à ta débâcle. Voilà ma vengeance. – Et tu crois ça proféra Daubrecq exaspéré. Tu crois qu'on m'étrangle comme un poulet, et que je ne saurai pas me défendre, et que je n'ai plus de griffes et de crocs pour mordre. Eh bien mon petit, si je reste sur le carreau, il y en aura toujours un qui tombera avec moi… ce sera le sieur Prasville, l'associé de Stanislas Vorenglade, lequel Stanislas Vorenglade va me remettre toutes les preuves possibles contre lui, de quoi te faire ficher en prison sur l'heure. Ah ! je te tiens. Avec ces lettres, tu marcheras droit, crebleu et il y a encore de beaux jours pour le député Daubrecq. Quoi ? tu rigoles ? ces lettres n'existent peutêtre pas ? Prasville haussa les épaules. – Si, elles existent. Mais Vorenglade ne les a plus. – Depuis quand ? – Depuis ce matin. Vorenglade les a vendues, il y a deux heures, contre la somme de quarante mille francs. Et moi, je les ai rachetées, le même prix. Daubrecq eut un rire formidable. – Dieu que c'est drôle Quarante mille francs ! Tu as payé quarante mille francs ! A M. Nicole, n'est-ce pas, à celui qui t'a vendu la liste des vingt-sept ? Eh bien ! veux-tu que je te dise le vrai nom de ce M. Nicole ? C'est Arsène Lupin. – Je le sais bien. – Peut-être. Mais ce que tu ne sais pas, triple idiot, c'est que j'arrive de chez Stanislas Vorenglade, et que Stanislas Vorenglade a quitté Paris depuis quatre jours Ah ! Ah ! ce qu'elle est bonne, celle-là ! On t'a vendu du vieux papier ! Et quarante mille francs ! Mais quel idiot ! Il partit en riant aux éclats, et laissant Prasville absolument effondré. Ainsi Arsène Lupin ne possédait aucune preuve, et quand il menaçait, et quand il ordonnait, et quand il le traitait, lui, Prasville, avec cette désinvolture insolente, tout cela c'était de la comédie, du bluff ! – Mais non.., mais non, ce n'est pas possible… répétait le secrétaire général… J'ai l'enveloppe cachetée… Elle est là… Je n'ai qu'à l'ouvrir. Il n'osait pas l'ouvrir. Il la maniait, la soupesait, la scrutait… Et le doute pénétrait si rapidement en son esprit qu'il n'eut aucune surprise, l'ayant ouverte, de constater qu'elle contenait quatre feuilles de papier blanc. « Allons, se dit-il, je ne suis pas de force. Mais tout n'est pas fini. » Tout n'était pas fini en effet. Si Lupin avait agi avec autant d'audace, c'est que les lettres existaient et qu'il comptait bien les acheter à Stanislas Vorenglade. Mais puisque, d'autre part, Vorenglade ne se trouvait pas à Paris, la tâche de Prasville consistait simplement à devancer la démarche de Lupin auprès de Vorenglade, et à obtenir de Vorenglade, coûte que coûte, la restitution de ces lettres si dangereuses. Le premier arrivé serait le vainqueur. Prasville reprit son chapeau, son pardessus et sa canne, descendit, monta dans une auto et se fit conduire au domicile de Vorenglade. Là, il lui fut répondu qu'on attendait l'ancien député, retour de Londres, à six heures du soir. Il était deux heures de l'après-midi. Prasville eut donc tout le loisir de préparer son plan. A cinq heures, il arrivait à la gare du Nord et postait, de droite et de gauche, dans les salles d'attente et dans les bureaux, les trois ou quatre douzaines d'inspecteurs qu'il avait emmenés. De la sorte il était tranquille. Si M. Nicole tentait d'aborder Vorenglade, on arrêtait Lupin. Et, pour plus de sûreté, on arrêtait toute personne pouvant être soupçonnée, ou bien d'être Lupin, ou un émissaire de Lupin. En outre, Prasville effectua une ronde minutieuse dans toute la gare. Il ne découvrit rien de suspect. Mais, à six heures moins dix, l'inspecteur principal Blanchon, qui l'accompagnait, lui dit : – Tenez, voilà Daubrecq. C'était Daubrecq, en effet, et la vue de son ennemi exaspéra tellement le secrétaire général qu'il fut sur le point de le faire arrêter. Mais pour quel motif ? De quel droit ? En vertu de quel mandat ? D'ailleurs, la présence de Daubrecq prouvait, avec plus de force encore, que tout dépendait maintenant de Vorenglade. Vorenglade possédait les lettres. Qui les aurait ? Daubrecq ? Lupin ? ou lui, Prasville ? Lupin n'était pas là et ne pouvait pas être là. Daubrecq n'était pas en mesure de combattre. Le dénouement ne faisait donc aucun doute : Prasville rentrerait en possession de ses lettres, et, par là même, échapperait aux menaces de Daubrecq et de Lupin et recouvrerait contre eux ses moyens d'action. Le train arrivait. Conformément aux ordres de Prasville, le commissaire de la gare avait donné l'ordre qu'on ne laissât passer personne sur le quai. Prasville s'avança donc seul, précédant un certain nombre de ses hommes, que conduisait l'inspecteur principal Blanchon. Le train stoppa. Presque aussitôt Prasville aperçut, à la portière d'un compartiment de première classe situé vers le milieu, Vorenglade. L'ancien député descendit, puis donna la main, pour l'aider à descendre, à un monsieur âgé qui voyageait avec lui. Prasville se précipita et lui dit vivement : – J'ai à te parler, Vorenglade. Au même instant, Daubrecq, qui avait réussi à passer, surgissait, et s'écria : – Monsieur Vorenglade, j'ai reçu votre lettre. Je suis à votre disposition. Vorenglade regarda les deux hommes, reconnut Prasville et Daubrecq, et sourit : – Ah ah ! il paraît que mon retour était attendu avec impatience. De quoi donc s'agit-il ? D'une certaine correspondance, n'est-ce pas ? – Mais oui… mais oui… répondirent les deux hommes, empressés autour de lui. – Trop tard, déclara-t-il. – Hein ? Quoi ? Qu'est-ce que vous dites ? – Je dis qu'elle est vendue. – Vendue ! mais à qui ? – A monsieur, répliqua Vorenglade, en désignant son compagnon de voyage, à monsieur qui a jugé que l'affaire valait bien un petit dérangement, et qui est venu au-devant de moi jusqu'à Amiens. Le monsieur âgé, un vieillard emmitouflé de fourrures et courbé sur une canne, salua. « C'est Lupin, pensa Prasville, il est hors de doute que c'est Lupin. » Et il jeta un coup d'œil du côté des inspecteurs, prêt à les appeler. Mais le monsieur âgé expliqua : – Oui, il m'a semblé que cette correspondance méritait quelques heures de chemin de fer, et la dépense de deux billets d'aller et retour. – Deux billets ? – Un pour moi, et le second pour un de mes amis. – Un de vos amis ? – Oui. Il nous a quittés, il y a quelques minutes, et, par les couloirs, il a gagné l'avant du train. Il était pressé. Prasville comprit ; Lupin avait eu la précaution d'emmener un complice ; et ce complice emportait la correspondance. Décidément la partie était perdue. Lupin tenait la proie solidement. Il n'y avait qu'à s'incliner et à subir les conditions du vainqueur. – Soit, monsieur, dit-il. Quand l'heure sera venue, nous nous verrons. A bientôt, Daubrecq, tu entendras parler de moi. Et il ajouta, entraînant Vorenglade : – Quant à toi, Vorenglade, tu joues là un jeu dangereux. – Et pourquoi donc, mon Dieu ? fit l'ancien député. Ils s'en allèrent tous les deux. Daubrecq n'avait pas dit un mot, et il restait immobile, comme cloué au sol. Le monsieur âgé s'approcha de lui et murmura : – Dis donc, Daubrecq, il faut te réveiller, mon vieux… Le chloroforme, peut-être ?… Daubrecq serra les poings et poussa un grognement sourd. – Ah ! fit le monsieur âgé… je vois que tu me reconnais… Alors tu te rappelles cette entrevue, il y a plusieurs mois, quand je suis venu te demander, dans ta maison du square Lamartine, ton appui en faveur de Gilbert ? Je t'ai dit ce jour-là : « Bas les armes. Sauve Gilbert, et je te laisse tranquille. Sinon je te prends la liste des vingt-sept, et tu es fichu. » Eh bien, je crois que tu es fichu. Voilà ce que c'est de ne pas s'entendre avec ce bon M. Lupin. On est sûr un jour ou l'autre d'y perdre jusqu'à sa chemise. Enfin ! que cela te serve de leçon ! Ah ! ton portefeuille que j'oubliais de te rendre. Excuse-moi si tu le trouves un peu allégé. Il y avait dedans, outre un nombre respectable de billets, le reçu du garde-meuble où tu as mis en dépôt le mobilier d'Enghien que tu m'avais repris. J'ai cru devoir t'épargner la peine de le dégager toi-même. A l'heure qu'il est, ce doit être fait. Non, ne me remercie pas. Il n'y a pas de quoi. Adieu, Daubrecq. Et situ as besoin d'un louis ou deux pour t'acheter un autre bouchon de carafe, je suis là. Adieu, Daubrecq. Il s'éloigna. Il n'avait pas fait cinquante pas que le bruit d'une détonation retentit. Il se retourna. Daubrecq s'était fait sauter la cervelle. – De profundis, murmura Lupin, qui enleva son chapeau. Un mois plus tard, Gilbert, dont la peine avait été commuée en celle des travaux forcés à perpétuité, s'évadait de l'île de Ré, la veille même du jour où on devait l'embarquer pour la Guyane. Étrange évasion, dont les détails demeurent inexplicables, et qui, autant que le coup de fusil du boulevard Arago, contribua au prestige d'Arsène Lupin. – Somme toute, me dit Lupin, après m'avoir raconté les diverses phases de l'histoire, somme toute, aucune entreprise ne m'a donné plus de mal, ne m'a coûté plus d'efforts, que cette sacrée aventure, que nous appellerons, si vous voulez bien : « Le bouchon de cristal, ou comme quoi il ne faut jamais perdre courage. » En douze heures, de six heures du matin à six heures du soir, j'ai réparé six mois de malchances, d'erreurs, de tâtonnements et de défaites. Ces douze heures-là, je les compte certes parmi les plus belles et les plus glorieuses de ma vie. – Et Gilbert, qu'est-il devenu ? – Il cultive ses terres, au fond de l'Algérie, sous son vrai nom, sous son seul nom d'Antoine Mergy. Il a épousé une Anglaise, et ils ont un fils qu'il a voulu appeler Arsène. Je reçois souvent de lui de bonnes lettres enjouées et affectueuses. Tenez, encore une aujourd'hui. Lisez : « Patron, si vous saviez ce que c'est bon d'être un honnête homme, de se lever le matin avec une longue journée de travail devant soi, et de se coucher le soir harassé de fatigue. Mais vous le savez, n'est-ce pas ? Arsène Lupin a sa manière un peu spéciale, pas très catholique. Mais, bah ! au jugement dernier, le livre de ses bonnes actions sera tellement rempli qu'on passera l'éponge sur le reste. Je vous aime bien, patron. » Le brave enfant ! ajouta Lupin, pensif. – Et Mme Mergy ? – Elle demeure avec son fils ainsi que son petit Jacques. – Vous l'avez revue ? – Je ne l'ai pas revue. – Tiens ! Lupin hésita quelques secondes, puis il me dit en souriant : – Mon cher ami, je vais vous révéler un secret qui va me couvrir de ridicule à vos yeux. Mais vous savez que j'ai toujours été sentimental comme un collégien et naïf comme une oie blanche. Eh bien, le soir où je suis revenu vers Clarisse Mergy, et où je lui ai annoncé les nouvelles de la journée – dont une partie, d'ailleurs, lui était connue – j'ai senti deux choses, très profondément. D'abord, que j'éprouvais pour elle un sentiment beaucoup plus vif que je ne croyais, ensuite et par contre, qu'elle éprouvait, pour moi, un sentiment qui n'était dénué ni de mépris, ni de rancune, ni même d'une certaine aversion. – Bah ! Et pourquoi donc ? – Pourquoi ? Parce que Clarisse Mergy est une très honnête femme, et que je ne suis… qu'Arsène Lupin. – Ah ! – Mon Dieu, oui, bandit sympathique, cambrioleur romanesque et chevaleresque, pas mauvais diable au fond… tout ce que vous voudrez… N'empêche que, pour une femme vraiment honnête, de caractère droit et de nature équilibrée, je ne suis… quoi… qu'une simple fripouille. Je compris que la blessure était plus aiguë qu'il ne l'avouait, et je lui dis : – Alors, comme ça, vous l'avez aimée ? – Je crois même, dit-il d'un ton railleur, que je l'ai demandée en mariage. N'est-ce pas ? je venais de sauver son fils… Alors… je m'imaginais… Quelle douche cela a jeté un froid entre nous… Depuis… – Mais depuis vous l'avez oubliée ? – Oh ! certes. Mais combien difficilement ! Et pour mettre entre nous une barrière infranchissable, je me suis marié. – Allons donc ! vous êtes marié, vous, Lupin ? – Tout ce qu'il y a de plus marié, et le plus légitimement du monde. Un des plus grands noms de France. Fille unique… Fortune colossale… Comment ! vous ne connaissez pas cette aventure-là ? Elle vaut pourtant la peine d'être connue. Et, sans plus tarder, Lupin, qui était en veine de confidences, se mit à me raconter l'histoire de son mariage avec Angélique de Sarzeau-Vendôme, princesse de Bourbon-Condé, aujourd'hui sœur Marie-Auguste, humble religieuse cloîtrée au couvent des Dominicaines… Mais, dès les premiers mots, il s'arrêta, comme si tout à coup son récit ne l'eût plus intéressé, et il demeura songeur. – Qu'est-ce que vous avez, Lupin ? – Moi ? Rien. – Mais si… Et puis, tenez, voilà que vous souriez… C'est la cachette de Daubrecq, son œil de verre, qui vous fait rire ? – Ma foi, non. – En ce cas ? – Rien, je vous dis… rien qu'un souvenir… – Un souvenir agréable ? – Oui … oui… délicieux même. C'était la nuit, au large de l'île de Ré, sur la barque de pêche où Clarisse et moi nous emmenions Gilbert… Nous étions seuls, tous les deux, à l'arrière du bateau… Et je me rappelle… J'ai parlé, j'ai dit des mots et des mots encore… tout ce que j'avais sur le cœur… Et puis… et puis, ce fut le silence qui trouble et qui désarme… – Eh bien ? – Eh bien, je vous jure que la femme que j'ai serrée contre moi… Oh pas longtemps, quelques secondes… N'importe ! je vous jure Dieu que ce n'était pas seulement une mère reconnaissante, ni une amie qui se laisse attendrir, mais une femme aussi, une femme tremblante et bouleversée… Il ricana : – Et qui s'enfuyait le lendemain, pour ne plus me revoir. Il se tut de nouveau. Puis il murmura : – Clarisse… Clarisse… le jour où je serai las et désabusé, j'irai vous retrouver là-bas, dans la petite maison arabe… dans la petite maison blanche… où vous m'attendez, Clarisse… où je suis sûr que vous m'attendez… Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 La Comtesse de Cagliostro Arsène Lupin, cambrioleur (Le Journal 1923 – 1924) Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) 3 Les Confidences d'Arsène Lupin 1913 4 5 Le Bouchon de cristal Arsène Lupin Sholmès contre Herlock La Dame blonde (Je Sais Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) (Je Sais Tout 1908 – 1909) (Le Journal 1926 – 1927) Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film 1912 1908 6 7 8 L'Aiguille creuse La Demoiselle aux yeux verts Les Huit coups de l'horloge 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux révélateur – Le Cas de Jean-Louis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 11 « 813 » (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) Le Triangle d'or 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 10 L'Éclat d'obus 12 L'Île aux trente cercueils 13 Les Dents du tigre 14 L'Homme à la peau de bique 15 L'Agence Barnett et Cie 16 Le Cabochon d'émeraude 17 La Demeure mystérieuse 18 La Barre-y-va 19 La Femme aux deux sourires 20 Victor, de la brigade mondaine 21 La Cagliostro se venge 22 Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 (L'Auto 1939) 1941 pays, tel le Canada, mais protégé - téléchargement non autorisé - dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ —— 24 janvier 2004 —— - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Attention : VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. LE CABOCHON D'ÉMERAUDE Maurice Leblanc (1930) LE CABOCHON D'ÉMERAUDE – Vraiment, ma chère Olga, vous parlez de lui comme si vous le connaissiez ! La princesse Olga sourit au groupe de ses amies qui, ce soir-là, fumaient et devisaient autour d'elle, dans son salon, et elle leur dit : – Mon Dieu, oui, je le connais. – Vous connaissez Arsène Lupin ? – Parfaitement ! – Est-ce possible ? – J'ai connu tout au moins, précisa-t-elle, quelqu'un qui s'amusait à jouer au détective pour le compte de l'Agence Barnett. Or, il est démontré, aujourd'hui, que Jim Barnett et tous les collaborateurs de son agence de renseignements n'étaient autres qu'Arsène Lupin. Par conséquent… – Et il vous a volée ? – Au contraire ! Il m'a rendu service. – Mais c'est toute une aventure ! – Nullement ! Ce fut une paisible conversation d'une demiheure peut-être, sans coup de théâtre. Mais, durant ces trente minutes, j'ai eu l'impression que je me trouvais en face d'un personnage vraiment extraordinaire, ayant des façons d'agir à la fois très simples et déconcertantes. On la pressa de questions. Elle n'y répondit pas tout de suite. C'était une femme qui parlait peu d'elle et dont la vie restait assez mystérieuse, même pour ses amies intimes. Avait-elle aimé depuis la mort de son mari ? Avait-elle cédé à la passion de quelques-uns de ces hommes qu'attiraient son ardente beauté, ses cheveux blonds et ses doux yeux bleus ? On le croyait, les méchantes langues la disaient même capable de fantaisies, où il y avait parfois plus de curiosité que d'amour. Mais, au fond, on ne savait rien. Aucun nom ne pouvait être cité. Plus expansive, pourtant, ce jour-là, elle ne se fit pas trop prier et souleva un petit coin du voile. – Après tout, dit-elle, pourquoi ne pas vous raconter cette entrevue ? Si je dois mêler à mon récit une autre personne, le rôle qu'y joua celle-ci n'a rien qui m'oblige au silence, j'en parlerai, d'ailleurs, très brièvement, puisque, après tout, c'est Arsène Lupin seul qui vous intéresse, n'est-ce pas ? Donc, à cette époque, et pour résumer l'aventure en une phrase dont vous comprendrez toute la signification, j'avais inspiré un amour violent et sincère – j'ai le droit d'employer ces mots – à un homme dont le nom de famille, tout au moins, vous est connu : Maxime Dervinol. Les amies d'Olga sursautèrent. – Maxime Dervinol ? Le fils du banquier ? – Oui, dit-elle. – Le fils du banquier faussaire, escroc, qui s'est pendu dans sa cellule de la Santé, le lendemain de son arrestation ? – Oui, répéta la princesse Olga, très calmement. Et, après avoir réfléchi un instant, elle reprit : – Cliente du banquier Dervinol, j'étais une de ses principales victimes. Peu de temps après le suicide de son père, Maxime, que je connaissais, vint me voir. Riche par son propre travail, il se proposait de désintéresser tous les créanciers et me demandait seulement certains arrangements, qui l'obligèrent à revenir chez moi plusieurs fois. L'homme, je l'avoue, m'avait toujours été sympathique. Il me le fut davantage encore par l'extrême dignité de sa tenue. L'acte de probité qu'il accomplissait lui semblait évidemment tout naturel et, d'autre part, bien qu'il ne manifestât aucun embarras et que l'infamie de son père ne pût l'atteindre, on sentait en lui une souffrance infinie et une blessure secrète, que la moindre parole irritait. « Je l'accueillis comme un ami, un ami qui ne tarda pas à devenir amoureux, sans que jamais il fît allusion à cet amour que je voyais grandir chaque jour. S'il n'y avait pas eu la déchéance de son père, il m'eût certainement demandée en mariage. Mais il n'osa pas plus qu'il n'osa se déclarer, ni m'interroger sur mes propres sentiments. Qu'aurais-je répondu, d'ailleurs ? Je les ignorais. « Un matin, nous déjeunâmes au Bois. Après quoi, il me suivit ici, dans ce salon même. Il était soucieux. Je déposai mon sac à main sur le guéridon, ainsi que toutes mes bagues, et je me mis au piano, sur son désir, pour y jouer des airs russes qu'il affectionnait. Il écouta, debout derrière moi, avec une émotion que je devinais. Quand je me relevai, je vis qu'il était pâle et je pensai qu'il allait parler. Tout en l'observant, et troublée moi aussi, je le confesse, je repris mes bagues, les remis d'un geste distrait et, soudain, je m'interrompis et murmurai, beaucoup plus pour couper court à une situation gênante que pour exprimer mon étonnement à propos d'un fait banal : « – Tiens, qu'est donc devenue mon émeraude ? « Je m'aperçus qu'il tressaillait, et il s'écria : « – Votre belle émeraude ? « – Oui, ce cabochon que vous aimez tant, lui dis-je, tout simplement d'ailleurs, car, en vérité, aucune arrière-pensée ne se glissait en moi. « – Mais vous l'aviez au doigt pendant le déjeuner. « – Sans aucun doute ! Mais, comme je ne joue jamais du piano avec mes bagues, j'ai déposé celle-ci à cet endroit, auprès des autres. « – Elle doit y être encore… « – Elle n'y est pas. « Je remarquai que sa pâleur augmentait et qu'il demeurait dans une attitude rigide, avec une expression si bouleversée que je plaisantai : « – Eh bien ! après ? cela n'a aucune importance. Elle a dû tomber quelque part. « – Mais on la verrait, dit-il. « – Non. Peut-être a-t-elle roulé sous un meuble. « J'allongeai le bras vers le bouton d'une sonnette électrique, mais il me saisit le poignet et, d'un ton saccadé : « – Une seconde… Il faut attendre… Qu'allez-vous faire ? « – Sonner la femme de chambre. « – Pourquoi ? « – Mais pour chercher la bague. « – Non, non, je ne veux pas. À aucun prix ! « Et, tout frémissant, le visage contracté, il me dit : « – Personne n'entrera ici, et ni vous ni moi ne sortirons, avant que l'émeraude ait été retrouvée. « – Pour la retrouver, il faut chercher ! Regardez donc derrière le piano ! « – Non ! « – Pourquoi ? ble ! « – Il n'y a là rien de pénible, lui dis-je. Ma bague est tombée. Il s'agit de la ramasser. Cherchons ! « – Je vous en prie…, dit-il. « – Mais pour quelle raison ? Expliquez-vous ! « – Eh bien ! dit-il, se décidant tout à coup, si je la retrouvais à cet endroit ou à un autre, vous pourriez croire que c'est moi qui, affectant de chercher, viens de l'y déposer. « Je fus stupéfaite et prononçai à demi-voix : « – Je ne sais pas… Je ne sais pas… Mais tout cela est péni- « – Mais je ne vous soupçonne pas ! Maxime… « – Actuellement, non… mais plus tard, vous sera-t-il possible d'échapper au doute ? « Je compris toute sa pensée. Le fils du banquier Dervinol avait le droit d'être plus sensible et plus craintif qu'un autre. Si ma raison se révoltait contre l'offense d'une accusation, pourrais-je ne pas me souvenir qu'il se trouvait placé entre moi et le guéridon, tandis que j'étais au piano ? Et déjà même, en cette minute où nous nous regardions au fond des yeux, avec angoisse, est-ce que je ne m'étonnais pas de sa pâleur et de son désarroi ? Un autre eût ri à sa place. Pourquoi ne riait-il pas ? « – Vous avez tort, Maxime, lui dis-je. Mais tout de même, il y a là de votre part un scrupule auquel je dois me soumettre. Donc, ne bougez pas ! « Je me baissai et jetai un coup d'œil entre le piano et le mur, et sous le secrétaire. Puis, je me relevai : « – Rien ! Je ne vois rien ! « Il se tut. Son visage était décomposé. « Alors, sous l'inspiration d'une idée, je repris : « – Voulez-vous me laisser agir ? Il me semble que l'on pourrait… « – Oh ! s'écria-t-il, faites tout ce qu'il est possible de faire pour découvrir la vérité. Mais c'est un acte grave, ajouta-t-il, un peu puérilement. Une imprudence pourrait tout perdre. N'agissez qu'en toute certitude ! « Je le tranquillisai, et, après avoir compulsé l'annuaire du téléphone, je demandai la communication avec l'agence de renseignements Barnett. M. Jim Barnett me répondit lui-même. Sans lui donner la moindre explication, j'insistai pour qu'il vînt sans retard. Il me promit sa visite immédiate. « Dès lors, ce fut l'attente, et, d'un côté et de l'autre, une agitation que nous ne pouvions réprimer. « – C'est un de mes amis qui m'a recommandé ce Barnett, disais-je, avec un rire nerveux. Un type bizarre, sanglé dans une vieille redingote, coiffé d'une perruque, mais fort habile. Seulement, il faut se défier, paraît-il, car il se paie lui-même sur le client des services qu'il rend. « J'essayais de plaisanter. Maxime demeurait immobile et sombre. Et, soudain, la sonnerie du vestibule retentit. Ma femme de chambre frappa presque aussitôt. Toute fébrile, j'ouvris moi-même la porte, en disant : « – Entrez, monsieur Barnett… Vous êtes le bienvenu ! « Je fus confondue de voir que l'homme qui entrait n'avait aucun rapport avec celui que j'attendais. Il était habillé avec une élégance discrète. Il était jeune, d'aspect sympathique, et très à son aise, comme quelqu'un qu'aucune situation ne saurait prendre au dépourvu. Il me regarda un peu plus longtemps qu'il n'eût fallu, d'une façon qui montrait que je ne lui déplaisais pas. Puis, l'examen terminé, il s'inclina et me dit : « – M. Barnett, fort occupé, m'a proposé l'agréable mission de le remplacer, si, toutefois, ce changement ne vous importune pas. Me permettez-vous de me présenter ? Baron d'Enneris, explorateur, et, quand l'occasion s'en présente, détective amateur. Mon ami Barnett me reconnaît certaines qualités d'intuition et de clairvoyance, que je me divertis à cultiver. « Cela fut dit avec bonne grâce et avec un sourire si engageant qu'il m'eût été impossible de refuser son assistance. Ce n'était pas un détective qui me proposait ses services, mais un homme du monde qui se mettait à ma disposition. Et cette impression fut si forte en moi qu'ayant allumé machinalement une cigarette, selon mon habitude, je commis l'acte incroyable de lui en offrir une, en disant : « – Vous fumez, monsieur ? « Ainsi, une minute après l'arrivée de cet inconnu, nous étions l'un en face de l'autre, la cigarette aux lèvres. La scène s'était transformée au point que ma fièvre tombait, et que tout semblait s'apaiser dans le salon. Dervinol seul gardait un air renfrogné. Je le présentai aussitôt : « – M. Maxime Dervinol. « Le baron d'Enneris salua, mais il n'y eut pas un détail dans son attitude qui pût faire croire que ce nom de Dervinol évoquât en lui le moindre souvenir. Cependant, après un certain temps, comme s'il n'eût pas voulu que la liaison de ses idées fût trop évidente, il me posa cette question : « – J'imagine, madame, que quelque chose a disparu de chez vous ? « Maxime se contint. Je répondis négligemment : « – Oui… en effet… Mais cela n'a aucune importance. « – Aucune, dit le baron d'Enneris en souriant, mais tout de même, c'est un petit problème à résoudre, et monsieur et vous avez dû y renoncer. Cette chose vient de disparaître ? « – Oui. « – Tant mieux ! Le problème sera plus facile. Qu'est-ce donc ? « – Une bague… une émeraude que j'avais mise sur ce guéridon, avec mes autres bagues et ce sac à main qui s'y trouve. « – Pourquoi avez-vous quitté vos bagues ? « – Pour jouer du piano. « – Et, pendant que vous jouiez, monsieur était près de vous ? « – Debout, derrière moi. « – Donc, entre vous et le guéridon ? « – Oui. « – Dès que vous avez constaté la disparition de l'émeraude, vous l'avez cherchée ? « – Non. « – M. Dervinol, non plus ? « – Non plus. « – Personne n'est entré ? « – Personne. « – C'est M. Dervinol qui s'est opposé aux recherches ? « Maxime déclara, d'un ton agacé : « – C'est moi. « Le baron d'Enneris se mit à marcher de long en large. Il marchait à petits pas élastiques, ce qui donnait à son allure une souplesse infinie. S'arrêtant devant moi, il me dit : « – Ayez l'obligeance de me montrer vos autres bagues. « Je lui tendis les deux mains. Il les examina, et, aussitôt, il eut un léger rire. Il semblait s'amuser et poursuivre, plutôt qu'une enquête, un jeu qui le divertissait. « – La bague disparue avait évidemment une grande valeur, n'est-ce pas ? « – Oui. « – Pouvez-vous préciser ? « – Mon bijoutier l'estimait à quatre-vingt mille francs. « – Quatre-vingt mille. Parfait ! « Il était enchanté. Ayant retourné ma main gauche, il en observa la paume longtemps, comme s'il se fût appliqué à en déchiffrer les lignes. « Maxime fronçait les sourcils. Il était visible que le personnage l'horripilait. Quant à moi, j'aurais voulu me dégager et interrompre un geste choquant. Mais la pression, si douce cependant, ne me permettait pas la moindre résistance, et cet homme eût embrassé ma main que je ne sais si j'aurais eu la force de le repousser, tellement je subissais l'influence de son autorité et de sa manière d'agir. « Au fond, j'étais persuadée qu'il avait déjà résolu l'énigme, pour le moins au point de vue du fait lui-même. Il ne me posa plus une question directe. Mais je ne doutai pas que les deux ou trois anecdotes qu'il me raconta sur des aventures analogues à celle qui m'arrivait ne lui servissent à élucider notre affaire. Il jetait, de temps à autre, un coup d'œil rapide sur Maxime ou sur moi, épiant, me semblait-il, la réaction produite par son récit. « Je protestais en moi-même. Vainement. Je sentais qu'il découvrait ainsi, peu à peu, sans nous interroger, l'état de nos relations, l'amour de Maxime et mes propres sentiments. J'avais beau me contracter, et Maxime aussi sans doute, il dépliait, pour ainsi dire, tous ces secrets qui s'entassent en chacun de nous, comme les feuillets d'une lettre. C'était exaspérant ! « À la fin, Maxime s'emporta : « – Je ne vois pas vraiment en quoi tout cela concerne… « – En quoi cela concerne l'affaire qui nous réunit ? interrompit le baron d'Enneris. Mais nous y sommes en plein. L'énigme, en elle-même, ne signifie pas grand-chose. Mais la solution que je vous propose ne peut être la solution juste que si elle s'appuie sur vos états d'âme, au moment du petit incident qui s'est produit. « – Mais enfin, monsieur, s'écria Maxime, qui avait peine à se contenir, vous n'avez pas fait une seule recherche ! Vous n'avez dérangé aucun meuble, rien observé, rien regardé même. Ce n'est pas par une conférence inutile que vous nous rendrez le bijou perdu. « Le baron d'Enneris sourit doucement : « – Vous êtes de ceux, monsieur, qui se laissent impressionner par le cérémonial coutumier des enquêtes et qui veulent tirer la vérité des faits matériels, alors que presque toujours, monsieur, elle se cache dans des régions tout à fait différentes. Le problème qui nous occupe aujourd'hui n'est pas d'ordre technique ou policier, mais d'ordre psychologique… uniquement. Mes preuves ne sont pas dans le succès d'investigations fastidieuses, mais dans la constatation irréfutable de ces phénomènes psychiques, tout à fait spéciaux, qui provoquent en nous, et principalement chez les natures impressionnables et impulsives, des actes qui échappent au contrôle de notre conscience. « – C'est-à-dire, articula Maxime, d'une voix furieuse, que j'aurais commis l'un de ces actes ? « – Non, monsieur, il ne s'agit pas de vous ! « – De qui, alors ? « – De madame ! « – De moi ? m'écriai-je. « – De vous, madame, qui êtes précisément, comme toutes les femmes, de ces natures impressionnables et impulsives auxquelles je fais allusion. Et c'est à votre propos que je me permets de rappeler que nous ne conservons pas toujours la maîtrise absolue et l'unité totale de notre personnalité. Elle se dédouble, non seulement aux grands moments tragiques où notre destin se joue, mais aux moments les plus simples et les plus insignifiants de l'existence quotidienne. Et tandis que nous continuons à vivre, à causer et à penser, notre inconscient prend la direction de nos instincts et nous fait agir dans l'ombre, à l'insu de nous-mêmes, et souvent d'une manière anormale, absurde et inintelligente. « Bien qu'il s'exprimât gaiement et sans la moindre pédanterie, je commençais à m'impatienter et je lui dis : « – Concluez, je vous prie, monsieur. « Il répliqua : « – Soit ! Mais excusez-moi, madame, si je suis obligé de le faire d'une façon qui vous semblera indiscrète et sans m'arrêter à de puériles considérations de politesse et de réserve mondaine. Donc, voici les faits. Il y a une heure, vous êtes arrivée ici en compagnie de M. Dervinol. Je ne dirai rien qui vous blesse si j'admets que M. Dervinol vous aime et je n'avancerai rien qui ne soit véridique si je suppose que vous aviez l'intuition qu'il allait se déclarer. Les femmes ne se trompent pas là-dessus, et c'est toujours pour elles un trouble profond. Par conséquent, au moment de vous mettre au piano, et lorsque vous avez retiré vos bagues – comprenez bien l'importance de mes paroles ! – vous étiez l'un et l'autre, vous plus encore que monsieur, vous étiez dans une de ces dispositions d'esprit, dont je parlais tout à l'heure, et vous n'aviez pas la notion exacte de ce que vous faisiez. « – Mais si ! protestai-je, j'étais fort lucide. « – En apparence, oui, et vis-à-vis de vous-même. Mais en réalité, on n'est jamais tout à fait lucide quand on subit une crise d'émotion, si légère soit-elle. Or, vous étiez ainsi, c'est-àdire toute prête à l'erreur, au faux jugement et au geste involontaire. « – Bref ?… « – Bref, madame, vous deviez accomplir, et vous avez accompli, sans le vouloir, et même sans le savoir, un acte de dé- fiance absolument contraire à votre tempérament et plus contraire encore à la logique même de la situation. Car, en vérité, quel que soit le nom porté par M. Dervinol, il était inconcevable de le croire d'avance, a priori, capable de dérober votre émeraude. « Je fus indignée et m'exclamai vivement : « – Moi ! j'ai cru cela ? J'ai cru une pareille infamie ? « – Certes non, riposta le baron d'Enneris, mais votre inconscient a manœuvré comme si vous le croyiez et, furtivement, en dehors de votre regard et de votre pensée, il a fait un choix entre celles de vos bagues qui n'ont point de valeur, dont les pierres sont fausses, comme beaucoup de bijoux que l'on porte couramment, et votre émeraude, qui, elle, n'est pas fausse, et qui vaut quatre-vingt mille francs. Et, ce choix fait, sans que vous le sachiez, les bagues déposées, bien en évidence, sur le guéridon, vous avez mis, toujours sans le savoir, la précieuse et magnifique émeraude, à l'abri de toute tentative. « L'accusation me jeta hors de moi. « – Mais c'est inadmissible ! m'écriai-je avec force. Je m'en serais aperçue. « – La preuve, c'est que vous ne vous en êtes pas aperçue ! « – Mais alors, elle serait sur moi, cette émeraude ! « – Pas du tout, elle est restée où vous l'avez placée. « – C'est-à-dire ? « – Sur ce guéridon. « – Elle n'y est pas. Vous voyez bien qu'elle n'y est pas ! « – Elle y est. « – Comment ? puisqu'il n'y a que mon sac ! « – Eh bien ! c'est qu'elle est dans votre sac, madame. « Je haussai les épaules. « – Dans mon sac ! Qu'est-ce que vous chantez là ? « Il insista. « – Je regrette, madame, d'avoir l'air d'un prestidigitateur ou d'un charlatan. Mais vous m'avez convoqué pour découvrir une bague perdue : je dois donc vous dire où elle est. « – Elle ne peut pas être là ! « – Elle ne peut pas être ailleurs ! « J'éprouvais un sentiment bizarre. J'aurais voulu, sans aucun doute, qu'elle y fût, mais j'aurais été heureuse aussi qu'elle n'y fût pas et que cet homme fût humilié par l'échec de ses visions et de sa prédiction. « Il me fit un signe auquel j'obéis malgré moi. Je pris le sac, l'ouvris et cherchai fiévreusement parmi les menus objets qui l'encombraient. L'émeraude s'y trouvait. « Je demeurai stupide. Je n'en croyais pas mes yeux et je me demandais si c'était bien ma véritable émeraude que je tenais entre les mains. Mais oui, c'était elle. Aucune erreur possible. Alors… alors… que s'était-il donc passé en moi pour que j'eusse pu agir d'une manière aussi insolite, et, pour Maxime Dervinol, aussi injurieuse ? « Devant mon air confondu, le baron d'Enneris ne cacha pas sa joie, et je dois même dire qu'il eût gagné à l'exprimer avec plus de retenue. À partir de cet instant, son attitude si correcte d'homme du monde fit place à l'exubérance d'un professionnel qui a réussi un beau coup. « – Et voilà, dit-il. Voilà ce que c'est que les petites plaisanteries auxquelles se livre notre instinct, quand on ne le surveille pas. C'est un mauvais petit diable qui accomplit les pires farces. Et il opère dans des régions si obscures, que vous n'avez pas eu l'idée d'interroger ce sac. Vous eussiez cherché partout et vous auriez accusé le monde entier, y compris M. Dervinol, plutôt que de suspecter cet objet intangible et innocent auquel vous veniez de confier un trésor ! N'est-ce pas démontant, madame, et un peu comique peut-être ? Quel jour projeté sur les profondeurs invisibles de notre nature ! Nous sommes fiers de nos sentiments et de notre dignité et nous cédons aux ordres mystérieux des puissances inférieures. Nous avons tel ami, pour qui nous sommes pleins d'estime, et nous l'outrageons sans le moindre souci. En vérité, c'est à n'y rien comprendre ! « Avec quel enjouement ironique il lançait sa petite tirade ! J'éprouvais l'impression que le baron d'Enneris avait disparu, et que c'était bien un collaborateur de l'Agence Barnett qui opérait, avec son visage réel, ses habitudes personnelles, sans masque et sans gestes d'emprunt. « Maxime s'avança, les poings serrés. L'autre eut un mouvement de buste, qui le redressa encore et le fit paraître plus grand qu'il n'était. « Puis, s'approchant soudain de moi, il me baisa la main, ce qu'il n'avait pas fait en tant que baron d'Enneris, et me regarda, droit dans les yeux. Enfin, il saisit son chapeau, salua d'un mouvement large et quelque peu théâtral, comme il eût salué avec un feutre à plume, et s'éloigna, fort satisfait de lui-même, tout en répétant : « – Jolie petite affaire… J'adore traiter ces petites affaireslà… C'est ma spécialité. À votre entière disposition, madame. » La princesse Olga avait terminé son récit. Elle alluma nonchalamment une cigarette et sourit à ses amies, qui se récrièrent aussitôt : – Et après ? – Après ? – Oui, l'histoire de la bague est finie. Mais la vôtre ?… – La mienne est finie également. – Voyons, ne nous faites pas languir ! Allez jusqu'au bout, Olga, puisque vous êtes en veine de confidences. – Mon Dieu, que vous êtes curieuses ! Enfin ! Que voulezvous savoir ? – Comment ! Mais, d'abord, ce qu'il est advenu de Maxime Dervinol et de sa passion. – Ma foi, pas grand-chose. Au fond, n'est-ce pas ? J'avais douté de lui en cachant, intentionnellement ou non, cette émeraude. Aigri, déjà, et inquiet, il en souffrit beaucoup et ne me le pardonna pas. Et puis, il commit une maladresse, qui lui fit du tort dans mon esprit. Irrité contre le baron d'Enneris, il lui envoya un chèque de dix mille francs, en l'adressant à l'Agence Barnett. Le chèque me fut renvoyé dans une enveloppe, épinglée à une admirable corbeille de fleurs, avec quelques lignes, respectueuses à mon égard, et signées… – Baron d'Enneris ? – Non. – Jim Barnett ? – Non. – Alors ? – Arsène Lupin ! Elle se tut de nouveau. Une de ses amies observa : – N'importe qui pouvait signer de la sorte. – Évidemment ! – Vous n'avez pas cherché à savoir ?… La princesse Olga ne répondit pas et son amie reprit : – Je m'explique fort bien, Olga, que Maxime Dervinol ne vous ait plus intéressée. D'un bout à l'autre de l'aventure, il fut dominé par cet énigmatique personnage qui sut, avec tant d'adresse, concentrer votre attention sur lui et piquer votre curiosité. Soyez franche, Olga, sa conduite vous donna quelque envie de le revoir. La princesse Olga ne répondit pas davantage. L'amie, qui avait son franc-parler avec elle et la taquinait parfois, continua : – Somme toute, Olga vous avez gardé votre bague et Dervinol son argent. Rien ne vous a été dérobé, contrairement aux principes de Barnett, qui se payait toujours lui-même, vous l'avez dit, des services qu'il rendait. Car, enfin, il eût pu tout aussi bien escamoter l'émeraude, en fouillant lui-même dans le sac, et, s'il ne l'a pas fait, c'est qu'il espérait peut-être quelque chose de beaucoup mieux qu'une bague. Tenez, cela me rappelle ce qu'on m'a raconté, à savoir qu'une fois, n'ayant rien récolté, il enleva la femme de son débiteur et fit une croisière avec elle. Quelle jolie façon de se récompenser, Olga, et qui correspond bien à la silhouette et au caractère de l'homme que vous nous avez montré ! Qu'en pensez-vous, Olga ? Olga ne se départit pas de son silence. Étendue dans un fauteuil, les épaules nues, son beau corps allongé, elle regardait s'élever la fumée de sa cigarette. À sa main resplendissait le magnifique cabochon d'émeraude. Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène cambrioleur Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la ha- 1913 1912 1908 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux che – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (L'Auto 1939) 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 Maurice Leblanc LA CAGLIOSTRO SE VENGE (1935) DEUXIÈME PARTIE LE PREMIER DES DEUX DRAMES136 PRÉFACE D'ARSÈNE LUPIN Je voudrais marquer ici que, tout en appréciant comme il convient, et en certifiant comme conformes à l'exactitude les aventures qui me sont attribuées par mon historiographe attitré, j'apporte néanmoins certaines réserves sur la façon dont il les présente dans ses livres. Il y a cent manières d'accommoder au goût du public une aventure réelle. Peut-être n'est-ce pas choisir la meilleure que de me montrer toujours sous l'aspect le plus avantageux et de me mettre obstinément en relief et au premier plan. Non content de négliger les nombreux épisodes de ma vie où je fus dominé par les circonstances, démoli par mes adversaires ou rabroué par les respectables agents de l'autorité, mon historiographe arrange, atténue, développe, exagère et, sans aller contre les faits, les dispose si bien que j'en arrive parfois à être gêné dans ma modestie. C'est un mode de récit que je n'approuve pas. Je ne sais qui a dit : « Il faut connaître ses limites et les aimer. » Je connais mes limites, et j'éprouve même, à les sentir, quelque satisfaction, ayant horreur de tout ce qui est surhumain, anormal, excessif et disproportionné. Ce que je suis me suffit : au-delà, je serais invraisemblable et ridicule. Or, l'une de mes faiblesses est la crainte de tomber dans le ridicule. Et j'y tombe sans aucun doute – et c'est là la raison essentielle de cette courte préface – lorsque je suis offert au public dans une invariable, perpétuelle et irritante situation d'amoureux. Certes, Je ne nie pas que j'aie le cœur fort sensible, et que le coup de foudre me guette à chaque tournant de rue. Et je ne nie pas non plus que les femmes me furent, en général, accueillantes et miséricordieuses. J'ai des souvenirs flatteurs, je fus l'objet heureux de défaillances dont tout autre que moi se prévaudrait avec quelque orgueil. Mais de là à me faire jouer un rôle de Don Juan, de Lovelace irrésistible, c'est un travestissement contre lequel je proteste. J'ai connu des rebuffades. Des rivaux méprisables me furent préférés. J'ai eu ma bonne part d'humiliation et de trahison. Défaites incompréhensibles, mais qu'il faut noter si l'on veut que mon image soit rigoureusement authentique. Voilà le motif pour lequel j'ai voulu que la présente aventure fût racontée, et qu'elle le fût sans détours ni ménagements. Je ne m'y distinguerai pas toujours par une agaçante infaillibilité. Mon cœur n'y soupire pas au détriment de ma raison. Mon pouvoir de séducteur est singulièrement mis en échec. Tout cela me vaudra peut-être l'indulgence de ceux que l'excès de mes mérites et de mes conquêtes horripile non sans motif. Un mot encore. Joséphine Balsamo qui fut la grande passion de ma vingtième année, et qui, se faisant passer pour la fille du comte de Cagliostro, le fameux imposteur du dixhuitième siècle, prétendait tenir de lui le secret de l'éternelle jeunesse, ne paraît pas en ce livre. Elle n'y paraît pas pour une raison dont le lecteur appréciera de lui-même toute la force. Mais, d'autre part, comment ne pas mêler son nom au titre d'une histoire sur laquelle son image projette une ombre si tragique et où l'amour se double de tant de haine, et la vengeance s'enveloppe de tant de ténèbres ? PREMIÈRE PARTIE LE SECOND DES DEUX DRAMES Chapitre I Sur la piste de guerre Les belles matinées du mois de janvier, alors que l'air vif s'imprègne d'un soleil déjà plus chaud, comptent parmi les sources d'exaltations les plus vivifiantes. Dans le froid de l'hiver, on commence à pressentir un souffle de printemps. L'aprèsmidi allonge devant vous des heures plus nombreuses. La jeunesse de l'année vous rajeunit. C'est évidemment ce qu'éprouvait Arsène Lupin en flânant, ce jour-là, sur les boulevards, vers onze heures. Il marchait d'un pas élastique, se soulevant un peu plus qu'il n'eût fallu sur la pointe des pieds, comme s'il exécutait un mouvement de gymnastique. Et, de fait, à chaque pas du pied gauche, correspondait une profonde inspiration de la poitrine qui semblait doubler la capacité d'un thorax dont l'ampleur était déjà remarquable. La tête se penchait légèrement en arrière. Les reins se creusaient. Pas de pardessus. Un petit costume gris, de plein été, et, sous le bras, un chapeau mou. Le visage, qui paraissait sourire aux passants, et surtout aux passantes, pour peu qu'elles fussent jolies, était celui d'un monsieur qui se dirige allègrement vers le poteau de la cinquantaine, si, même, il n'a pas franchi la ligne d'arrivée. Mais vu de dos, ou de loin, ce même monsieur, fringant, de taille mince, très à la mode, avait le droit de protester contre toute évaluation qui lui eût attribué plus de vingt-cinq ans. – Et encore ! se disait-il en contemplant dans les glaces son élégante silhouette, et encore, que d'adolescents pourraient me porter envie ! En tout cas, ce qui eût excité l'envie de tous, c'était son air de force et de certitude, et tout ce qui trahissait chez lui l'équilibre physique, la santé morale et la triple satisfaction d'un bon estomac, d'un intestin scrupuleux et d'une conscience irréprochable. Avec ça, on peut marcher droit et la tête haute. Notons aussi que son portefeuille était abondamment garni, qu'il avait dans sa poche à revolver quatre carnets de chèques sur des banques différentes et à des noms divers, et que, un peu partout à travers la France et dans des cachettes sûres, lits de rivières, cavernes inconnues, trous de falaises inaccessibles, il possédait des lingots d'or et des sacs de pierres précieuses. Et nous ne parlons pas du crédit qu'on lui accordait dans tous les mondes, en tant que Raoul de Limésy, que Raoul d'Avenac, que Raoul d'Enneris, que Raoul d'Averny, simples et modestes noms de bonne petite noblesse de province, que reliait les uns aux autres ce même prénom de Raoul. Justement, il passait devant la Banque des Provinces. Il devait y déposer un gros chèque, un chèque au nom de Raoul d'Averny. Il entra, effectua son opération, puis descendit dans les sous-sols de l'établissement, signa le registre et se rendit à son coffre-fort pour y prendre quelques documents. Or, tandis qu'il choisissait ceux dont il avait besoin, il aperçut, non loin de lui, un monsieur en deuil, à l'aspect vieillot et suranné d'ancien notaire de province, qui retirait d'un coffre voisin plusieurs paquets proprement enveloppés, qui coupa les ficelles et compta, une par une, des liasses de dix billets de mille francs que retenait une épingle. Le monsieur, très myope, et qui, de temps à autre, jetait autour de lui un coup d'œil inquiet, ne s'avisa pas qu'Arsène Lupin pouvait suivre chacun de ses gestes, et il continua sa besogne jusqu'à ce qu'il eût rangé, dans une serviette de maroquin, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix liasses de billets, c'est-àdire une somme de huit ou neuf cent mille francs. Lupin avait compté en même temps que lui et se disait : « Que diable peut manigancer ce respectable rentier ? Garçon de recettes ? Trésorier payeur ? Ne serait-ce pas plutôt un de ces personnages sans vergogne qui “étouffent” quelque magot pour le dissimuler aux exigences du fisc ? J'ai horreur de ces bonshommes-là… Frauder l'État… quelle turpitude ! » Le personnage acheva son opération et ferma sa serviette de maroquin avec une sangle qu'il agrafa soigneusement. Puis, il s'éloigna et remonta l'escalier. Lupin se mit en route derrière lui, car enfin la conscience la plus irréprochable ne peut pas vous empêcher de suivre un monsieur qui transporte un million liquide. Une telle somme vous a une petite odeur qui attire après elle les bons chiens de chasse. Et Lupin était un bon chien de chasse, muni d'un flair qui ne l'induisait jamais sur une mauvaise piste. Il partit donc à la suite du gibier, l'allure moins conquérante peut-être, car il ne faut pas se faire remarquer, mais avec des frémissements de plaisir. Aucun projet, d'ailleurs. Pas la moindre arrière-pensée. Pour qui possède une conscience irréprochable et un nombre respectable de trésors, qu'est-ce qu'une liasse de billets ? Le monsieur pénétra chez un pâtissier de la rue du Havre, en sortit avec un paquet de gâteaux, et se dirigea vers la gare Saint-Lazare. « Crebleu ! se dit Lupin, va-t-il prendre le train et me mener au diable ? » Il prenait le train. Lupin, tout en protestant, le prit aussi, et, dans le long compartiment encombré de voyageurs, ils filèrent de conserve sur la ligne de Saint-Germain. Le monsieur tenait fortement contre sa poitrine, comme une mère tient son enfant, la serviette de maroquin. Il descendit, au-delà de la petite ville de Chatou, à la station du Vésinet, ce qui réjouit Lupin, l'endroit lui plaisant infiniment. À douze kilomètres de Paris, encerclé par une boucle de la Seine, le Vésinet, ou du moins ce quartier du Vésinet, est soumis à des servitudes très rigoureuses d'aménagement et de construction, et développe autour d'un lac endormi sous des arbres, ses larges avenues ornées de jardins et de riches villas. Ce matin-là, les branches faisaient miroiter au soleil des gouttes de rosée qui restaient du givre de la nuit. Le sol était dur et sonore. Quel délice de marcher ainsi sans autre souci que de veiller sur la fortune de son prochain ! De jolies maisons, cernées par une avenue extérieure, s'élèvent au bord d'une première pièce d'eau, modeste étang, plus petit et plus discret, dont les rives appartiennent aux propriétaires mêmes des villas qui l'entourent. On passa devant la Roseraie, puis devant l'Orangerie, puis le monsieur souleva le marteau d'une maison qui s'appelait les Clématites. Lupin continuait sa route, à l'écart, de manière à n'être pas remarqué. La porte s'ouvrit. Deux jeunes filles s'élancèrent gaiement : – En retard, mon oncle ! le déjeuner est prêt. Qu'est-ce que tu nous apportes de bon ? Lupin fut charmé. L'accueil empressé que l'on faisait à l'oncle-gâteau, l'exubérance des deux nièces, la forme basse et un peu démodée de la maison, tout cela était fort sympathique. Il serait vraiment agréable de pénétrer dans ce milieu cordial et d'y respirer la tiède atmosphère d'une famille unie. Cinq cents mètres plus loin, c'était le grand lac, si pittoresque avec son île amarrée par un pont de bois. On y mange dans un excellent restaurant où Lupin fit honneur au menu. Après quoi, il contourna le lac, admirant, sur le côté extérieur de la route, d'aimables villas, closes pour la plupart en ces jours d'hiver. Mais l'une d'elles attira son attention, non pas seulement parce qu'elle était plaisante et gratifiée d'un jardin bien dessiné, mais aussi parce qu'un écriteau s'accrochait à la grille, et qu'on y pouvait lire : « Clair-Logis. Propriété à vendre. S'adresser ici pour visiter et à la villa des Clématites pour tous renseignements. » Les Clématites ! Précisément la villa où « mon oncle » déjeunait ! En vérité, le destin y mettait de la malice. Comment ne pas associer, en effet, l'idée de la serviette de cuir et l'idée du Clair-Logis ? Deux pavillons flanquaient la grille d'entrée. Le jardinier habitait celui de droite. Lupin sonna. Aussitôt, on lui fit visiter la maison, et tout de suite il fut ravi. C'est qu'il était adorable, ce Logis, un peu délabré, en ruine même, à certains endroits, mais si bien distribué et se prêtant si bien à une adroite restauration ! « C'est ça… C'est ça qu'il me faut, pensait-il. Moi qui désirais avoir un pied-à-terre aux environs de Paris pour y passer de temps à autre un paisible week-end ! Je ne veux pas autre chose ! » Et puis, quelle affaire merveilleuse ! Quelle aubaine inattendue ! Le destin lui offrait d'une part un logis idéal, et, de l'autre, de quoi acquérir ce logis sans bourse délier. La serviette de maroquin n'était-elle pas là pour financer l'acquisition ? Comme tout s'arrange ! Cinq minutes plus tard, Lupin faisait passer sa carte, et M. Raoul d'Averny était introduit auprès de M. Philippe Gaverel, dans un salon-studio du rez-de-chaussée, où se trouvaient déjà les deux jolies nièces, que leur oncle lui présenta. M. Gaverel portait sous le bras la serviette de maroquin, toujours sanglée de sa courroie. Il avait dû certainement déjeuner sans desserrer son étreinte. Lupin exposa le but de sa visite : l'achat éventuel du ClairLogis. Philippe Gaverel formula ses conditions. Lupin réfléchit un instant. Il regardait les deux sœurs. Un jeune homme, qui faisait la cour à l'aînée, et qu'elle annonça elle-même comme son fiancé, venait de les rejoindre et ils riaient tous les trois. Il fut gêné. Toujours scrupuleux, il se demandait jusqu'à quel point son projet d'acquisition à bon marché pouvait léser les deux sœurs. En fin de compte, il sollicita un délai de quarante-huit heures avant de prendre une décision. – Nous sommes d'accord, répondit M. Gaverel. Mais vous voudrez bien traiter avec mon notaire. Je pars tout à l'heure pour le Midi. Et il expliqua que, étant veuf depuis huit mois, et son fils venant de se marier à Nice, il allait le retrouver pour passer une partie de l'année auprès du jeune ménage. – D'ailleurs, je n'habite pas ici, chez mes nièces. Tenez, voici ma villa, à côté, l'Orangerie. Nos deux jardins ne font qu'un. La maison est agréable. Mais vous ne pouvez pas la juger, close comme elle est, et barricadée de ses volets. Lupin resta une heure encore, bavardant et plaisantant avec les jeunes filles, leur racontant maintes aventures et histoires qui les amusaient. Mais, du coin de l'œil, il observait M. Gaverel. On se promena dans le jardin des Clématites et dans le jardin de l'Orangerie. Philippe Gaverel, sa serviette de maroquin sous le bras, donnait des ordres à son valet de chambre, lequel, ayant fait charger les malles et les sacs sur un camion automobile, partit en avant pour la gare de Lyon. – Et ta serviette, mon oncle, tu l'emportes ? dit une des sœurs. – Bien sûr que non, dit-il, ce sont des papiers d'affaires, sans importance que j'ai ramenés de Paris et que je vais ranger chez moi. De fait, il entra dans la maison. Vingt minutes après, il en sortait. Plus de serviette sous le bras, et aucun gonflement de poche qui permît de croire que les liasses de billets pussent être sur lui. « Il les a cachées dans sa maison, se dit Lupin. Il doit être sûr de sa cachette. Décidément, c'est un vieux malin qui a fraudé le fisc sur la liquidation de la succession de sa femme. Ces gens-là ne méritent aucun ménagement. » Il le prit à part et déclara : – Tout bien réfléchi, monsieur, je suis acheteur. – Parfait, dit M. Gaverel qui remit les clefs de sa villa à ses nièces. Ils partirent ensemble. M. Gaverel n'avait décidément pas sa serviette de maroquin. Deux semaines après, Lupin signait un chèque. Simple avance qu'il faisait au vendeur, le prix du Clair-Logis étant plusieurs fois garanti par les liasses de billets mises à l'abri dans la villa de l'Orangerie. Il ne se pressa même pas d'accomplir les recherches nécessaires, estimant qu'il ne pouvait y avoir une cachette plus sûre que celle qui inspirait tant de confiance au détenteur des billets. Ce qui fait la qualité d'une cachette, c'est que l'existence du trésor qui s'y trouve n'est connue de personne. Lupin, lui, la connaissait. Avant tout, il devait se mettre en quête d'un architecte pour remettre en état le Clair-Logis. Le hasard le lui procura. Un jour, il reçut une lettre d'un docteur qui lui avait rendu jadis un inappréciable service 1, qui connaissait sa véritable personnalité, et qu'il tenait toujours au courant de ses avatars et de ses adresses successives. Le docteur Delattre lui écrivait : Cher ami, Je serais très heureux s'il vous était possible de vous occuper du jeune Félicien Charles, architecte diplômé, auquel je m'intéresse. Il a du talent…, etc. 1 Voir L'Aiguille creuse. Lupin fit venir ce jeune homme qui lui sembla timide, réservé, désireux de plaire, mais ne sachant comment y parvenir. Assez joli garçon, du reste, de vingt-sept à vingt-huit ans, intelligent et artiste. Il comprit fort bien tout ce qui lui était demandé et offrit même de faire toute la décoration du Logis et de remettre le jardin en ordre. Il habiterait le pavillon de gauche. Et les mois s'écoulèrent. Lupin ne vint guère plus de trois ou quatre fois. Il avait introduit Félicien Charles auprès des deux sœurs et se tenait ainsi au courant de ce qui se passait chez elles. Lui-même, d'ailleurs, se plaisait à leur rendre visite. L'aînée fut assez gravement malade d'une bronchite, ce qui retarda son mariage. La cérémonie fut enfin fixée au 9 juillet. L'oncle Gaverel devant y assister, Lupin, qui voyageait en Hollande, résolut de revenir huit jours auparavant pour opérer l'escamotage des billets de banque. Son plan était simple. Il avait remarqué que l'on pouvait, au bout d'un passage public qui conduisait entre deux murs jusqu'à l'étang, attirer la barque d'une propriété voisine. De la sorte, une nuit, il gagnerait le jardin de l'Orangerie et pénétrerait dans la maison. Une fois en possession des liasses de billets, il reformerait le paquet pour lui redonner son apparence exacte. Il était hors de doute que Philippe Gaverel, durant les vingt-quatre heures qu'il se proposait de passer, non pas à l'Orangerie, mais chez les deux sœurs, se contenterait de voir si son paquet était bien à sa place, sans en vérifier le contenu. Le vol ne serait donc découvert qu'à la rentrée d'octobre. Mais lorsque Lupin arriva un matin dans son automobile, un drame terrible, à rebondissements tragiques, s'était abattu, la veille, sur les rives paisibles de la petite pièce d'eau… Chapitre II Tueries Qu'il soit bien établi, tout d'abord, que le déjeuner qui précéda, à la villa des Clématites, l'effroyable douzaine d'heures où s'accumulèrent les péripéties du drame, fut, entre les deux jeunes filles et les deux jeunes gens que menaçait un destin si proche, d'une gaieté naturelle, légère, insouciante, mêlée de gentillesse et d'émotion amoureuse. Toutes les tempêtes ne s'annoncent pas par des signes précurseurs. Celle-ci éclata brusquement dans un ciel serein, sans qu'aucun pressentiment étreignît le cœur de ceux qui allaient en être les victimes effarées. Ceux-là riaient et parlaient gaiement de leurs projets immédiats comme de leurs projets du lendemain et de la semaine suivante. Il y avait les sœurs Gaverel qui, depuis la mort de leurs parents, c'est-à-dire depuis sept ou huit ans, continuaient d'habiter les Clématites, sous le chaperonnage d'une gouvernante qui les avait vues naître, la vieille Amélie, et de son mari, Édouard, le domestique. L'aînée des deux sœurs, Élisabeth, une grande jeune fille blonde avec un visage un peu trop pale de convalescente et un sourire d'une séduction ingénue, s'adressait surtout à son fiancé, Jérôme Helmas, beau gaillard à la figure franche, sans situation pour l'instant, et qui, orphelin, avait gardé la petite maison où vivait jadis sa mère, dans l'agglomération même du Vésinet, au bord de la route nationale de Paris. Ami d'Élisabeth avant d'être son fiancé, il avait connu la cadette, Rolande, tout enfant, et la tutoyait. Il prenait ses repas aux Clématites. Rolande, beaucoup plus jeune que sa sœur, avait plus d'expression qu'Élisabeth, plus de beauté réelle, et surtout un charme plus passionné et plus mystérieux. Et, sans doute, attirait-elle l'autre jeune homme, Félicien Charles, qui ne cessait de l'observer furtivement, comme s'il n'osait trop la regarder en face. Était-il amoureux d'elle ? Rolande elle-même n'aurait pu le dire. Il était de ces êtres décevants dont la physionomie n'exprime pas la nature secrète, et qui ne paraissent jamais penser ou sentir comme ils pensent ou comme ils sentent. Le repas fini, ils entrèrent tous quatre dans le studio, vaste pièce, tout intime cependant par l'arrangement des meubles, des bibelots et des livres. Sa fenêtre à l'anglaise, très large, grande ouverte, donnait sur une pelouse étroite qui séparait la villa de l'étang. L'eau immobile, sans un frisson, reflétait des arbres touffus dont les longues branches pendantes venaient rejoindre les branches qui les doublaient au creux du miroir. En se penchant, on apercevait, sur la droite, à soixante mètres, l'autre maison, l'Orangerie, où demeurait l'oncle Philippe. Une haie très basse marquait la limite des deux jardins, mais la bande de gazon courait, ininterrompue, tout le long de l'étang. Élisabeth et Rolande se tinrent un moment par la main. Elles semblaient s'aimer infiniment. Rolande surtout témoignait d'un grand désir de se dévouer et aussi d'une constante inquiétude. La santé d'Élisabeth, après sa maladie, exigeait encore certaines précautions. La laissant avec son fiancé, Rolande se mit au piano et appela près d'elle Félicien Charles, qui chercha d'abord à se dérober. – Vous m'excuserez, mademoiselle, mais nous avons déjeuné plus tard, aujourd'hui, et mon travail commence chaque jour à la même heure. – Votre travail ne vous laisse-t-il pas toute liberté ? – C'est justement parce que je suis libre que je dois être exact. D'autant que M. d'Averny arrive demain à la première heure. Il voyage toute la nuit en auto. – Quelle chance de le revoir ! dit-elle. Il est si sympathique, si intéressant ! – Vous comprenez alors mon désir de le contenter. – Tout de même, asseyez-vous… une demi-minute seulement… Il obéit et se tut. – Parlez-moi, dit-elle. – Dois-je vous parler ou vous écouter ? – Les deux à la fois. – Je ne puis vous parler que si vous ne jouez plus. Elle ne répondit pas. Elle joua, simplement, quelques phrases de musique si douces, si abandonnées qu'on aurait pu croire à un aveu. Essayait-elle de lui faire comprendre quelque chose de secret, ou de le forcer à plus d'expansion et d'élan ? Mais il garda le silence. – Allez-vous-en, ordonna-t-elle. – M'en aller… pourquoi ? fille. – Nous avons assez causé aujourd'hui, plaisanta la jeune Il hésita, stupéfait, puis, comme elle répétait son ordre, il partit. Rolande haussa légèrement les épaules, puis elle continua de jouer, observant Élisabeth et Jérôme qui s'entretenaient à voix basse et se regardaient, assis l'un près de l'autre sur le divan, tandis que la musique les berçait et les rapprochait encore. Vingt minutes s'écoulèrent ainsi. À la fin, Élisabeth se leva et dit : – Jérôme, voilà notre heure de promenade quotidienne. C'est si bon de glisser sur l'eau, entre les branches. – Est-ce bien prudent, Élisabeth ? Vous n'êtes pas tout à fait remise. – Mais si, mais si ! Au contraire, c'est un repos et qui me fait beaucoup de bien. – Cependant… – Cependant, c'est ainsi, mon cher Jérôme. Je vais chercher la barque et l'amener devant la pelouse. Ne bougez pas, Jérôme. Elle monta dans sa chambre comme chaque jour, ouvrit un secrétaire, et, selon son habitude, écrivit quelques lignes sur le registre où elle tenait son journal intime et où l'on devait retrouver, plus tard, ses dernières paroles. « Jérôme m'a semblé un peu distrait, absorbé. Je lui en ai demandé la cause. Il m'a répondu que je me trompais, et, comme j'insistais, il m'a opposé la même réponse, mais d'une façon plus indécise, néanmoins. « – Non, Élisabeth, je n'ai rien. Que pourrais-je désirer de plus, puisque nous allons nous marier, et que mon rêve, qui date d'un an bientôt, va se réaliser. Seulement… « – Seulement ? « – Je m'inquiète parfois de l'avenir. Vous savez que je ne suis pas riche et qu'à près de trente ans, je n'ai aucune situation. « J'ai posé ma main sur sa bouche en riant : « – Mais je suis riche, moi… Évidemment nous ne pourrons pas faire de folies… Mais aussi pourquoi êtes-vous si ambitieux ? « – Je le suis pour vous, Élisabeth. Pour moi, je n'ai pas de besoins réels. « – Mais moi non plus, Jérôme ! Je me contente de rien, par exemple d'être heureuse, pas davantage, dis-je en riant. Voyons, n'est-il pas admis que nous vivrons ici, tout simplement, jusqu'à ce qu'une bonne fée nous apporte le trésor qui nous est dû ?… « – Ah ! fit-il, je n'y crois guère aux trésors ! « – Comment ! mais le nôtre existe, Jérôme… Rappelezvous ce que je vous ai raconté… Ce vieil ami de nos parents, un cousin éloigné qu'on n'a pas revu depuis des années et des années et qui n'a pas donné de ses nouvelles, mais qui nous aimait bien… Que de fois, ma vieille gouvernante Amélie m'a dit : “Mademoiselle Élisabeth, vous serez très riche. Votre vieux cousin, Georges Dugrival, doit vous laisser toute sa fortune, oui, à vous, Élisabeth. Et il est malade, paraît-il.” Vous voyez bien, Jérôme… « Jérôme chuchota : « – L'argent… l'argent… soit. Mais c'est le travail que je voudrais. Ce que je désire pour vous, Élisabeth, c'est un mari qui vous fasse honneur… « Il n'en dit pas davantage. Mais je souriais. Jérôme… mon cher Jérôme, est-ce qu'on pense à l'avenir, quand on aime comme nous nous aimons ? » Élisabeth posa sa plume. Sa confidence quotidienne était finie. Elle s'apprêta, se poudra, anima son visage d'un peu de rouge, vérifia si le fermoir du beau collier de perles qu'elle tenait de sa mère, et qu'elle ne quittait jamais, était bien solide, et descendit pour gagner le jardin de son oncle Philippe et les trois marches de bois près desquelles la barque était amarrée. Jérôme n'avait pas bougé de son divan depuis le départ d'Élisabeth. Il écoutait, sans y prêter attention, les improvisations de Rolande. S'interrompant, elle lui dit : – Je suis bien contente, Jérôme. Et vous ? – Moi aussi, dit-il. – N'est-ce pas ? Élisabeth est une telle merveille ! Si vous saviez la bonté et la noblesse de votre future femme ! Mais vous les connaîtrez, Jérôme. Elle se retourna vers le clavier et attaqua vigoureusement une marche triomphale, destinée à l'expression d'un bonheur surhumain. Mais, de nouveau, elle s'arrêta, brusquement. – On a crié… Vous avez entendu, Jérôme ? Ils écoutèrent. Un grand silence entrait du dehors, de la calme pelouse, de l'étang paisible. Sûrement, Rolande avait fait erreur. Elle reprit, à pleines mains, ses accords de victoire et de joie. Puis, subitement, elle se dressa. On avait crié, elle en était certaine. – Élisabeth… balbutia-t-elle, en s'élançant vers la fenêtre. Elle proféra, la voix étranglée : – Au secours ! Jérôme était déjà près d'elle. Se penchant, il vit au ras de la berge, à l'endroit des marches, un homme qui semblait tenir Élisabeth à la gorge. Celle-ci gisait, les jambes dans l'eau. À son tour, Jérôme hurla de terreur et voulut sauter pour rejoindre Rolande qui courait sur la pelouse. Là-bas l'homme s'était retourné vers eux. Tout de suite, il lâcha sa victime, ramassa quelque chose et s'enfuit par le jardin de l'Orangerie. Alors, Jérôme changea d'idée. Il passa dans la pièce voisine, y décrocha une carabine avec laquelle les deux sœurs s'exerçaient souvent et qu'il savait chargée, et s'arrêta sur le perron qui dominait les jardins. L'homme se sauvait. Il se trouvait devant la maison et voulait manifestement atteindre le potager de l'Orangerie, lequel offrait une issue directe sur l'avenue circulaire. Jérôme épaula et visa. Une détonation : l'homme piqua une tête et déboula dans un massif de fleurs où, après quelques soubresauts, il demeura inerte. Jérôme s'élança. – Vivante ? s'écria-t-il, en arrivant auprès de Rolande qui, à genoux, étreignait sa sœur. – Le cœur ne bat plus, dit Rolande dans un sanglot. – Mais non, voyons, c'est impossible !… On peut la ranimer…, fit Jérôme avec épouvante. Il se jeta sur le corps immobile, mais, tout de suite, avant même de constater s'il vivait encore, il bégaya, les yeux hagards : – Oh ! son collier… il n'y est plus… l'homme l'a serrée à la gorge pour lui arracher ses perles… Oh ! l'horreur !… Elle est morte… Il se mit à courir comme un fou, accompagné du vieux domestique, Édouard, tandis que Rolande et la gouvernante Amélie restaient auprès de la victime. Il trouva l'homme à plat ventre, dans le massif de fleurs. La balle, le frappant entre les omoplates, avait dû atteindre le cœur. Avec l'aide d'Édouard, il le retourna. C'était un individu de cinquante à cinquante-cinq ans, vêtu pauvrement, coiffé d'une casquette sale, avec une figure blême dans une couronne ébouriffée de barbe grise. Jérôme le fouilla. Un portefeuille crasseux contenait quelques papiers parmi lesquels deux cartons, avec ce nom écrit à la main : Barthélemy. Dans une des poches du veston, le domestique découvrit le collier à un rang de grosses perles fines qui avait été volé à Élisabeth. Les cris et la détonation avaient été entendus dans les environs immédiats des deux villas. Aussitôt, les gens se ruèrent aux nouvelles, regardant par-dessus les murs, ouvrant les barrières et sonnant à la porte des Clématites. On téléphona au commissariat de Chatou et à la gendarmerie. Un service d'ordre fut organisé. On écarta les intrus. On procéda aux premières constatations. Jérôme Helmas s'était écroulé près de sa fiancée morte et se bouchait les yeux de ses poings crispés. Quand on la transporta chez elle, il ne remua pas, et lorsqu'on le fit chercher de la part de Rolande qui, pleine d'une énergie farouche, surmontant sa douleur, habillait Élisabeth de sa robe de mariée, il ne voulut pas venir. Il se refusait à garder de celle qu'il aimait une image différente et abîmée, moins belle, en tout cas, que l'image éblouissante du passé. Félicien Charles qui était revenu aux Clématites dès que le drame lui fut annoncé, et qui n'avait pas été reçu par Rolande, tenta une diversion en mêlant Jérôme à l'enquête. Il le conduisit devant le cadavre de l'assassin, qu'on avait étendu sur une civière. Il lui demanda s'il n'avait jamais vu cet homme. Il l'inter- rogea sur les circonstances du drame. Rien ne put l'intéresser ni le tirer de sa torpeur. À la fin, les policiers le harcelant de questions, il se réfugia dans le studio, où, pour la dernière fois, il avait vu Élisabeth, et n'en sortit plus. Le soir, Rolande ne quittant pas la chambre de sa sœur, il se laissa servir par le domestique Édouard quelques aliments qu'il mangea à son insu. Puis il s'endormit lourdement, harassé de fatigue. Plus tard, il passa dans le jardin, s'y promena à la clarté de la lune, puis se jeta sur la pelouse et s'endormit de nouveau, parmi les fleurs et l'herbe humide. Comme des gouttes de pluie tombaient, il rentra dans la maison. Au pied de l'escalier, il rencontra Rolande qui descendait, chancelante et désespérée. Ils se serrèrent la main sans un mot. Il semblait que pour eux rien n'existât plus que leur douleur. Vers une heure du matin, il s'en alla. Rolande remonta dans la chambre d'Élisabeth et y reprit sa veillée funèbre, en compagnie de la gouvernante. Les cierges pleuraient. L'haleine plus fraîche de l'étang faisait vaciller leur flamme. Il plut assez fort. Puis le jour se leva dans un ciel d'un bleu pâle, où quelques étoiles scintillaient encore et où de petits nuages se dorèrent peu à peu aux premiers feux du soleil. C'est à ce moment que, sur le chemin de traverse qui conduisait à la ville de Chatou, un cantonnier trouva le fiancé Jérôme Helmas à moitié évanoui sur un revers de talus, trempé par la pluie et qui gémissait. Son col était maculé de sang. Un instant plus tard, dans un autre chemin où personne encore n'avait passé à cette heure matinale, un laitier découvrit un autre blessé, qui avait dû être atteint d'un coup de couteau à la poitrine, un homme jeune, habillé convenablement d'un pantalon de velours noir et d'un veston de même couleur, avec une cravate lavallière à pois blancs. L'air d'un artiste. Il semblait grand et fort. Celui-là avait été plus grièvement atteint. Il ne remuait pas. Cependant, il respirait encore, et son cœur battait faiblement. Chapitre III Raoul intervient Toute la matinée, dans le paisible Vésinet, ce ne furent qu'allées et venues, apparitions de gendarmes, d'inspecteurs en civil et d'agents en uniforme, ronflements de moteurs, embouteillages, galopades des reporters et des photographes. On s'interpellait. Les bruits les plus insolites et les plus contradictoires circulaient. Le seul endroit calme était le jardin et la maison des Clématites. Là, consigne inflexible : nul n'entrait qui ne fût de la police. Pas de curieux. Pas de journalistes. On parlait à voix basse par respect pour la morte et pour le chagrin de Rolande. Lorsqu'on apprit à celle-ci l'agression dont Jérôme Helmas avait été victime, elle éclata en sanglots : – Ma pauvre sœur… ma pauvre Élisabeth… Elle donna l'ordre qu'il fût soigné dans une clinique proche. La même clinique recueillit l'autre blessé. Le cadavre de Barthélemy, qui avait étranglé la jeune fille, reposait dans le garage, en attendant qu'on le transportât dans la chambre mortuaire du cimetière. Vers onze heures, M. Rousselain, juge d'instruction, assis près du procureur de la République dans un confortable fauteuil de jardin, luttait contre le sommeil tout en écoutant les explica- tions que l'inspecteur principal Goussot détaillait avec complaisance sur le quadruple drame du Vésinet. M. Rousselain était un petit homme, tout en ventre et en cuisses, dont les digestions étaient parfois, et pour cause, assez lourdes. Juge d'instruction en province depuis quinze ans, nonchalant, dénué d'ambition, il avait tout fait pour ne pas quitter un pays où sa passion pour la pêche à la ligne le retenait. Par malheur, la récente affaire du château d'Orsacq 2, où il fit preuve de tant de finesse et de clairvoyance, avait attiré l'attention sur M. Rousselain et lui avait valu, à son grand regret, d'être nommé à Paris. Son veston d'alpaga noir et son pantalon de toile grise tire-bouchonné dénotaient sa parfaite insouciance en matière d'habillement. Malgré les apparences, c'était un homme subtil et d'esprit distingué, fort indépendant dans ses actes, souvent même un peu fantaisiste. Et l'inspecteur principal Goussot, qui avait plus de réputation que de mérite vrai, concluait, d'une voix qui réveilla M. Rousselain : – En résumé, Mlle Gaverel a été attaquée au moment où elle se baissait pour prendre la chaîne qui tenait la barque, et cette attaque fut si violente que les trois marches de bois qui descendent dans l'eau ont été rompues. Il faut noter, en effet, que Mlle Gaverel a été mouillée jusqu'au-dessus de la ceinture. Aussitôt après, lutte sur la berge, vol du collier de perles et fuite de l'assassin, lequel avait également les deux jambes mouillées. Sur cet assassin, qui a été examiné par les docteurs et que l'on a étendu dans le garage, où vous pouvez le voir, aucun renseignement, sauf ce nom de Barthélemy. Visage, habillement sont ceux d'un vagabond. Il a tué pour voler. Nous n'en savons pas davantage. 2 Voir Le Chapelet rouge. L'inspecteur principal Goussot respira et reprit, avec la satisfaction d'un homme qui s'exprime sans chercher ses mots : – Les deux autres, maintenant. M. Jérôme Helmas a, d'un coup de fusil, abattu l'assassin qui, sans cela, aurait sans doute réussi à s'enfuir. Voilà le seul point que nous puissions préciser. Quant au reste, les déclarations qu'il m'a faites sur son lit de souffrance et malgré son épuisement sont tout à fait vagues. D'abord, il ne connaissait pas l'assassin de sa fiancée. Et ensuite, il n'a pas reconnu non plus son agresseur nocturne et il ne sait pas la raison pour laquelle il a été attaqué. Et, d'autre part, nous n'avons aucun indice sur l'identité du second blessé et aucun sur les conditions de l'assaut qu'il a subi. Tout au plus devons-nous supposer que, dans les deux cas, l'agresseur est le même. Quelqu'un interrompit le policier : – Ne pouvons-nous pas, tout aussi bien, supposer, monsieur l'inspecteur principal, qu'il y a eu, cette nuit, non pas drame entre trois hommes, c'est-à-dire un agresseur et deux victimes, mais drame entre deux hommes seulement, M. Jérôme Helmas ayant été assailli par un individu qui, blessé par M. Helmas, a pu se traîner, durant trois ou quatre cents mètres, jusqu'à l'endroit où il est tombé cette nuit ? On avait écouté, non sans intérêt, la très saisissante hypothèse du monsieur qui venait de l'exposer. Mais, ce monsieur, on le regardait avec surprise. Qui était-il ? On s'était bien rendu compte qu'il sortait de la maison des Clématites et qu'il avait écouté les conclusions de l'inspecteur Goussot. Mais de quel droit cette intrusion ? L'inspecteur principal, irrité que l'on substituât une hypothèse à la sienne, demanda : – Qui donc êtes-vous, monsieur ? – Raoul d'Averny. Ma propriété se trouve non loin d'ici, en face du grand lac. Absent de Paris depuis quelques semaines, et revenant ce matin, j'ai appris ce qui s'était passé ici par un jeune architecte qui habite chez moi, où il travaille à la décoration de ma villa. Félicien Charles était un ami de ces demoiselles Gaverel et déjeunait hier avec elles. Il y a une heure, je l'ai accompagné jusqu'auprès de Mlle Rolande et je n'ai pas cru indiscret d'errer un moment dans le jardin et d'écouter vos remarquables déductions, monsieur l'inspecteur principal. Elles révèlent un maître de l'enquête. Raoul d'Averny avait un sourire ineffable et un certain air narquois qui eussent donné à tout autre qu'à l'inspecteur principal Goussot la sensation d'être tourné en ridicule. Mais l'inspecteur Goussot était trop gonflé de son importance et assuré de ses talents pour éprouver une telle impression. Flatté du compliment final, il s'inclina et se contenta de remettre à sa place le sympathique amateur. – C'est une supposition que je n'ai pas manqué de faire, monsieur, dit-il en souriant. Je l'ai même soumise à M. Helmas, qui m'a répondu : « Avec quelle arme aurais-je frappé ? Je n'en avais pas. Non. Je me suis défendu comme j'ai pu, à coups de pieds et à coups de poings. « D'un coup de poing à la figure, m'a dit M. Helmas, j'ai mis mon adversaire en fuite, alors que j'étais déjà blessé. » Réponse catégorique, n'est-ce pas, monsieur ? Or, j'ai examiné le second blessé : il ne porte aucune trace de coups, ni sur la figure ni ailleurs. Donc… » À son tour, Raoul d'Averny s'inclina : – Parfaitement raisonné, dit-il. Mais le juge d'instruction, M. Rousselain, à qui le personnage plaisait, lui demanda : – Vous n'avez pas d'autre observation à nous communiquer, monsieur ? – Oh ! pas grand-chose. Et je craindrais d'abuser… – Parlez, parlez… je vous en prie. Nous sommes en face d'une affaire qui paraît inextricable et le moindre petit pas en avant peut avoir son importance. Nous vous écoutons… – Eh bien, fit Raoul d'Averny, la cause qui a précipité Élisabeth Gaverel dans l'eau, lorsqu'elle fut assaillie, est, sans contestation, n'est-ce pas ? l'effondrement des marches en bois. Je les ai examinées, ces marches démolies. Elles étaient soutenues par deux pieux assez forts enfoncés dans l'étang. Or, ces pieux ont cédé sous la poussée pour la bonne raison que tous deux avaient été sciés récemment aux trois quarts. Un faible gémissement accueillit ces paroles. Rolande avait quitté le studio en s'appuyant au bras de Félicien Charles. Debout, toute chancelante, elle écoutait les paroles de M. d'Averny. – Est-ce possible ? balbutia-t-elle. L'inspecteur Goussot s'était élancé jusqu'aux marches. Il ramassa l'un des pieux que M. d'Averny avait remonté sur la berge, et le rapporta en disant : – Aucune erreur. La coupure est très nette et toute fraîche. Rolande observa : – Depuis une semaine, dit-elle, ma sœur allait chaque jour, à la même heure, chercher la barque. Celui qui l'a tuée le savait donc ? et il aura donc tout préparé ? Raoul hocha la tête. – Je ne crois pas que les choses se soient passées de la sorte, mademoiselle. L'assassin n'avait pas besoin de la jeter à l'eau pour lui arracher son collier. Une attaque brusque, une lutte de deux ou trois secondes sur la berge… et la fuite… cela suffisait. Le juge d'instruction prononça, fort intéressé : – Alors, selon vous, ce serait une autre personne qui aurait tendu ce piège affreux ? – Je le crois. – Qui ? Et pourquoi ce piège ? – Je l'ignore. M. Rousselain ne put s'empêcher de sourire légèrement : – L'affaire se complique. Il y aurait deux assassins : l'un d'intention, l'autre de fait, et qui n'aurait, en somme, celui-ci, que profité d'une occasion. Mais ce dernier, par où est-il entré dans la propriété ? Et où se cachait-il ? – Là, dit Raoul en désignant du doigt l'Orangerie de l'oncle Philippe Gaverel. – Dans cette maison ? Inadmissible. Regardez : toutes les fenêtres et portes du rez-de-chaussée sont closes et munies de volets hermétiques. Raoul répondit nonchalamment : – Toutes sont munies de volets hermétiques, mais toutes ne sont pas closes. – Allons donc ! – L'une d'elles, la porte-fenêtre qui est placée la plus à droite, n'est pas close. Les deux battants ont été ouverts, de l'intérieur forcément, et ont été attirés l'un contre l'autre. Allez-y voir, monsieur l'inspecteur. – Mais comment l'individu serait-il entré dans la maison ? demanda M. Rousselain. – Sans doute par la porte de la façade principale, qui donne sur l'avenue extérieure. – Il aurait donc de fausses clefs ? – Sans doute. – Et il aurait choisi cet endroit pour surveiller Mlle Gaverel et pour l'attaquer ? C'est bien extraordinaire. – J'ai mon idée à ce propos, monsieur le juge d'instruction. Mais attendons que M. Gaverel soit là. Prévenu hier par un télégramme de Mlle Rolande, il doit arriver de Cannes où il était en villégiature auprès de son fils. On l'attend d'un moment à l'autre, n'est-ce pas, mademoiselle ? – Il devrait déjà être arrivé, affirma Rolande. Un long silence suivit. L'autorité de M. d'Averny s'imposait à tous ceux qui l'avaient écouté. Tout ce qu'il disait semblait vraisemblable, au point qu'on l'admettait comme véridique, malgré les contradictions et les impossibilités. L'inspecteur Goussot, planté devant l'Orangerie, observait la porte-fenêtre qui, en effet, n'était pas close. Les magistrats s'entretinrent à voix basse. Rolande pleurait doucement. Félicien la regardait ou regardait M. d'Averny. À la fin, celui-ci reprit : – Vous avez dit, monsieur le juge d'instruction, que l'affaire est compliquée. Elle l'est, en effet, hors de toute proportion. Et c'est dans de semblables cas que je me méfie de ce que je vois et de ce que je saisis, et que je suis enclin à simplifier, pour ce motif que la réalité se ramène le plus souvent à une certaine unité de lignes. Il n'y a pas, dans la vie, un tel embrouillamini d'événements simultanés. Cela n'existe point. Jamais le destin ne s'amuse à accumuler de la sorte les coups de théâtre. En douze heures, un guet-apens, une noyade, un étranglement, un vol, une mort, puis deux autres guets-apens qui auraient pu, qui auraient dû aboutir à deux autres morts ! Tout cela incohérent, bête, absurde, inhumain. Non, en vérité, c'est trop… Et c'est pourquoi… – Et c'est pourquoi ? – C'est pourquoi je me demande s'il n'y a pas, dans cet enchevêtrement, une ligne qui sépare les faits, qui met les uns à droite, les autres à gauche… bref, s'il n'y aurait pas, au lieu d'une seule affaire, trop touffue, deux affaires normales qui, en un point quelconque de leur développement, ont pris contact par hasard. Au cas où il en serait ainsi, il suffirait de trouver le point de contact à partir duquel il y a eu emmêlement des deux fils et l'on commencerait à s'y reconnaître un peu. – Oh ! oh ! fit M. Rousselain, en souriant, nous entrons dans le domaine de la fantaisie. Avez-vous une preuve quelconque sur quoi vous appuyer ? – Aucune, dit Raoul d'Averny, mais les preuves sont quelquefois moins probantes que la logique. Il se tut. Chacun réfléchissait. On entendit le bruit d'une automobile qui s'arrêta derrière les Clématites. Rolande s'élança au-devant de son oncle Gaverel. Ils montèrent ensemble dans la chambre funèbre, puis M. Gaverel rejoignit les magistrats. On le mit au courant en quelques mots. Raoul d'Averny lui montra la porte ouverte de sa villa et dit : – Il est probable, monsieur, que quelqu'un s'est introduit chez vous. M. Gaverel pâlit : – Quelqu'un ? Mais dans quelle intention ? – Pour voler. Aviez-vous laissé des objets précieux. Des valeurs ?… L'oncle de Rolande chancela. – Des objets ?… des valeurs ?… mais non… Et puis, comment l'aurait-on su ? Non, non, je ne puis croire… Soudain, il se mit à courir comme un fou vers l'Orangerie, en criant : – Non !… ne venez pas… Que personne ne vienne. Il alla droit vers le rez-de-chaussée de l'Orangerie, poussa la porte entrebâillée et disparut. Deux minutes s'écoulèrent. On perçut des exclamations. Quelques secondes encore, et il surgit, battit des bras et s'écroula sur la marche du seuil, où tout le monde l'attendait. Il bredouilla : – Oui… c'est cela… on m'a volé… on a découvert la cachette… C'est épouvantable… je suis ruiné… on a découvert la cachette… Est-ce croyable ? on a tout pris… – Un vol important ? demanda le juge d'instruction… À combien estimez-vous ?… M. Gaverel se dressa. Il était livide, et comme effaré de sa confidence. – Important, oui… Mais ça ne regarde que moi… La justice ne doit s'occuper que d'une chose : j'ai été volé… qu'on retrouve le voleur !… qu'on me rende ce qui m'a été dérobé… Raoul d'Averny et l'inspecteur Goussot entrèrent. Ayant gagné le vestibule, ils constatèrent que la serrure de la porte principale, donnant sur l'avenue, avait été fracturée, comme le prévoyait d'Averny, et que la porte ne tenait fermée que par le verrou de sûreté poussé à l'intérieur. Ils retournèrent dans le jardin, et Raoul demanda à la jeune fille : – Vous m'avez raconté, mademoiselle, que, quand vous avez enjambé la fenêtre de votre studio, hier, vous avez aperçu le meurtrier de votre sœur qui, dans sa fuite, ramassait quelque chose ? – Oui… en effet… – Comment était cette chose ? – J'ai à peine vu… – Un paquet ? – Oui… je crois… un paquet de petites dimensions… qu'il a caché sous sa veste, en courant. Qu'était devenu ce paquet ? Le domestique, Édouard, qu'on fit venir, et qu'on ne pouvait soupçonner, affirma qu'on n'avait rien découvert sur le cadavre. Tous ceux qui furent questionnés, policiers ou quidams, déclarèrent que, ni la veille, ni depuis le matin, ils n'avaient ramassé le moindre paquet. Philippe Gaverel reprenait espoir… – On le retrouvera, dit-il… je suis persuadé que la police le retrouvera. – Pour qu'on retrouve ce paquet, riposta M. Rousselain, encore faudrait-il qu'on en ait le signalement. – Un petit sac de toile grise. – Qui contenait ? M. Gaverel s'emporta. – Cela ne regarde que moi !… C'est mon affaire… Que j'aie jugé bon de mettre à l'abri des billets ou des documents c'est mon affaire ? – Enfin, étaient-ce des billets de banque ? – Non, non, je n'ai pas dit cela, fit M. Gaverel de plus en plus irrité. Pourquoi voulez-vous qu'il y ait des billets ? Non… Des lettres… des documents inestimables pour moi. – Bref ? – Bref, un petit sac de toile grise, voilà ce que je réclame, la justice n'a qu'à chercher un petit sac de toile grise. – Quoi qu'il en soit, dit Raoul après un long silence, la preuve est faite. Au cours de l'avant-dernière nuit, un cambrioleur, le vieux Barthélemy, s'est introduit dans cette maison. À force de recherches, il a fait main basse sur le sac. Comment repartir ? Par le vestibule et la porte de l'avenue extérieure ? Non, en plein jour, il risquerait d'être surpris. Alors, il ouvre cette porte-fenêtre, pensant bien que, dans le jardin d'une maison inhabitée, il n'y aura personne, et qu'il pourra utiliser l'issue du potager. Or, c'est le moment précis où Élisabeth Gaverel arrive des Clématites. La rencontre est inopinée. La jeune fille pousse un cri, qui fut vaguement entendu des Clématites. Que se produit-il alors ? Le cambrioleur se précipite vers elle. Elle veut s'enfuir. Le choc a lieu sur les marches. Nous savons le reste. De nouveau, l'inspecteur Goussot leva les épaules. – Fort possible… mais je n'étais pas là. – Moi non plus… – Par conséquent, rien ne démontre que les choses se soient passées de la sorte, c'est-à-dire que le sieur Barthélemy n'ait pas lui-même préparé l'attentat dont Mlle Gaverel a été la victime. – Rien ne le démontre, en effet, avoua Raoul. Cependant, il se faisait tard. Le substitut était obligé de rentrer à Paris et l'estomac de M. Rousselain commençait à le tourmenter. Il consulta tout bas le domestique. N'y avait-il pas là, aux environs, quelque bon restaurant ? – Monsieur le juge d'instruction, dit Raoul d'Averny, si vous vouliez me faire l'honneur d'accepter mon invitation, je crois qu'on ne mange pas trop mal chez moi… Il invita aussi l'inspecteur principal qui refusa avec humeur, désireux de ne pas interrompre son enquête. Rolande prit à part Raoul d'Averny et lui dit tout émue : – Monsieur… j'ai confiance en vous… Ma sœur sera vengée, n'est-ce pas ?… Je l'aimais tant… Il affirma : – Votre sœur sera vengée. Mais j'ai l'impression que c'est vous surtout qui pouvez… Il la regarda bien droit dans les yeux et répéta : – Comprenez bien, mademoiselle, c'est vous surtout qui pouvez m'aider… Il y a un problème terrible à résoudre, et sur lequel nous n'avons réellement aucune clarté. Ne cessez pas un instant d'y réfléchir. Cherchez si votre sœur n'avait pas d'ennemi, s'il n'y avait rien dans sa vie qui pût provoquer la ja- lousie ou la haine… En ce cas, tenez-moi au courant. De mon côté, je me consacre entièrement à vous… et nous réussirons. Chapitre IV L'inspecteur Goussot attaque Le déjeuner qu'offrit Raoul et auquel assista Félicien Charles réjouit fort M. Rousselain qui se répandait en compliments et en exclamations. – Ah ! cette langouste !… Ah ! ce sauternes !… Et cette poularde !… – Je connaissais votre faible, d'instruction, lui dit Raoul d'Averny. – Ouais ! Et par qui ? – Par un de mes amis, Boisgenêt, qui assistait à cette fameuse affaire du château d'Orsacq, où vous avez fait merveille. – Moi ? J'ai laissé les choses suivre leur cours. – Oui, je connais votre théorie. Quand il y a drame passionnel, ce sont les acteurs du drame eux-mêmes, qui, par le déchaînement de leurs passions, dissipent peu à peu les ténèbres. – Absolument, et c'est grand dommage qu'il n'en soit pas de même aujourd'hui. Vol d'argent, vol de collier… aucun intérêt. – Qui sait ? Il y a eu piège tendu à Élisabeth Gaverel. monsieur le juge – Oui, le piège de l'escalier rompu. Mais, vraiment, est-ce que vous croyez beaucoup à cette machination ? Est-ce que vous croyez à deux affaires distinctes ? – Surtout, monsieur le juge d'instruction, ne voyez pas en moi un détective amateur imbu de ses petits talents… Non… J'ai beaucoup lu… Jamais de romans policiers : cela m'assomme… Mais la Gazette des Tribunaux… et des récits de crimes réels. Et j'ai tiré de mes lectures une certaine expérience, et des vues… parfois justes… parfois tout à fait erronées… et qui, à l'occasion, me permettent de bavarder à tort et à travers… et d'épater des policiers de second ordre… comme ce brave inspecteur Goussot. La vérité, c'est que tout cela est diablement obscur ! Il n'y a qu'une chose qui soit limpide, ajouta-t-il en riant, c'est que M. Philippe Gaverel ne veut pas qu'on le soupçonne de dissimuler des billets de banque. Et pourtant, admettons qu'on retrouve le sac de toile grise, à quoi cela lui servira-t-il s'il n'y a plus rien dedans ? – Certes, dit M. Rousselain, le premier soin du voleur sera de découdre le sac et de s'emparer du contenu. Aussi, il y aurait bien peu de chances de retrouver les billets. Félicien se taisait. Durant tout le repas, il avait écouté avec attention Raoul d'Averny, mais sans se mêler un instant à la conversation. Vers trois heures, M. Rousselain ramena ses deux compagnons dans le jardin des Clématites où ils retrouvèrent l'inspecteur principal. – Eh bien, monsieur l'inspecteur, du nouveau ? Goussot prit son air le plus détaché. – Peuh ! pas grand-chose. J'ai été prendre des nouvelles de M. Jérôme Helmas à la clinique, et j'ai parlé avec les médecins. Quoique sa vie ne soit pas en danger, on ne m'a pas permis de l'interroger à fond. Tout au plus a-t-il pu me dire que l'individu qui l'a suivi et attaqué, lui a semblé sortir de l'impasse qui conduit à l'étang. – Et le couteau du crime ? – Impossible de le retrouver. – L'autre blessé ? – Son état reste toujours grave et l'on n'ose pas encore se prononcer. – Aucun renseignement sur lui ? – Aucun. L'inspecteur principal fit une pause, puis laissa tomber distraitement : – Cependant… j'ai fini par établir, à son propos, un fait assez curieux. – Ah ! lequel ? – Eh bien, cet individu, qui devait être attaqué la nuit, était entré dans ce jardin, hier. – Que dites-vous ? Dans ce jardin ? – Ici même. – Mais comment ? – Eh bien, il a pénétré d'abord dans la villa en profitant de ce que M. Félicien Charles y pénétrait lui-même, lorsque celuici, après le meurtre de Mlle Élisabeth, a voulu voir sa sœur Rolande. – Et ensuite ? – Ensuite il s'est mêlé aux gens attirés par la détonation et qui s'introduisaient par tous les moyens possibles avant que l'ordre ne fût rétabli. – Vous êtes sûr ? – Les témoignages des personnes que j'ai interrogées à la clinique sont affirmatifs. – C'est sans doute, dit le juge d'instruction à Félicien, un hasard s'il a pénétré en même temps que vous ? – Je n'ai rien remarqué, dit Félicien. – Vous n'avez rien remarqué ? reprit Goussot. – Rien. – Bizarre. On vous a vu cependant parler avec lui. – Ça se peut, fit le jeune homme sans aucun embarras, j'ai parlé avec ceux qui étaient là, gendarmes, curieux. – Et vous n'avez pas noté un grand garçon, un genre de rapin, avec une cravate lavallière à pois blancs ? – Non… ou peut-être oui… je ne sais pas… j'étais si affolé. Il y eut une pause. Puis l'inspecteur Goussot poursuivit : – Vous habitez bien un petit pavillon dépendant de la propriété de M. d'Averny, ici présent ? – Oui. – Vous connaissez le jardinier ? – Certes. – Eh bien, ce jardinier prétend que, hier, au moment de la détonation, vous étiez assis dehors… – En effet. – Et que vous étiez assis avec un monsieur qui était déjà venu vous voir deux ou trois fois. Or, ce monsieur n'est autre que notre homme. Le jardinier l'a formellement reconnu à la clinique, il y a un instant. Félicien rougit, s'essuya le front, hésita et finit par répliquer : « Je ne savais pas qu'il s'agissait de lui. Je vous répète que j'étais tellement troublé que je ne saurais dire s'il est venu avec moi aux Clématites, et, non plus, s'il se trouvait avec moi dans la foule, hier. – Quel est le nom de votre ami ? – Ce n'est pas mon ami. – N'importe ! Quel est son nom ? – Simon Lorient. Il m'a abordé un jour où je peignais au bord du grand lac. Il m'a dit qu'il était peintre aussi, mais qu'il ne savait pas où placer ses œuvres, pour le moment, et qu'il cherchait du travail. Depuis, il voulait être présenté à M. d'Averny. Je le lui ai promis. – Vous l'avez vu souvent ? – Quatre ou cinq fois. – Quelle est son adresse ? – Il habite Paris. Je n'en sais pas davantage. Le jeune homme avait recouvré son aplomb à tel point que le juge d'instruction murmura : – Tout cela est fort plausible. Mais Goussot ne lâchait pas prise. – Donc, vous l'avez vu hier ? – Oui, près du pavillon que j'habite. Je croyais alors que M. d'Averny serait de retour, et Simon Lorient lui eût été présenté. – Et, plus tard, depuis le moment où j'ai fait évacuer le jardin ? – Je ne l'ai pas revu. – Cependant, il a continué de rôder, lui, autour des maisons qui bordent l'étang. Il a été dîner dans un caboulot voisin, et on est à peu près sûr de l'avoir aperçu hier soir, tout à côté d'ici. Il se dissimulait dans l'ombre. – Je n'en sais rien. – Que faisiez-vous, de votre côté ? – J'ai dîné dans mon pavillon, servi, comme chaque jour, par le concierge de M. d'Averny. – Ensuite ? – Ensuite, j'ai lu, et je me suis couché. – À quelle heure ? – Vers onze heures. – Et vous n'êtes pas ressorti ? – Non. – Vous en êtes certain ? – Certain. L'inspecteur Goussot se tourna vers un groupe de quatre personnes qu'il avait déjà interrogées. L'une de ces personnes, un monsieur d'un certain âge, s'avança. Goussot lui dit : – Vous habitez, n'est-ce pas, une des villas voisines ? – Oui, au-delà du potager de M. Philippe Gaverel. – Cette villa est longée, d'un côté, par un passage public qui permet à tout le monde d'atteindre l'étang ? – Oui. – Or, vous m'avez déclaré que, vers minuit trois quarts, comme vous étiez à prendre l'air à votre fenêtre, vous avez vu quelqu'un qui ramait sur l'étang et qui est venu atterrir au bout du passage. Ce quelqu'un a rapproché la barque de votre propriété et l'y a attachée à son poteau habituel. C'était la vôtre dont il s'était servi. Vous avez reconnu le promeneur, n'est-ce pas ? – Oui. Il y avait quelques nuages qui se sont écartés. La lune l'a frappé en plein visage. Alors, il s'est jeté dans la partie obscure. C'était M. Félicien Charles. Il est resté dans le passage un assez long moment. – Ensuite ? – Ensuite, je ne sais pas. Je me suis couché et endormi. Vous affirmez que c'était M. Félicien Charles, ici présent ? – Je crois pouvoir l'affirmer, sans crainte d'erreur. L'inspecteur Goussot dit à Félicien : – Par conséquent, vous avez passé la nuit dehors et non dans votre lit ? Félicien répliqua fermement : – Je n'ai pas quitté ma chambre. – Si vous n'avez pas quitté votre chambre, comment se peut-il qu'on vous ait vu descendre de barque et vous poster dans l'impasse, et ensuite que M. Helmas ait cru discerner que son agresseur venait de cette impasse ? – Je n'ai pas quitté ma chambre, répéta Félicien. M. Rousselain avait gardé le silence, un peu gêné d'avoir pris un repas à la même table que ce jeune homme qui se défendait si mal. Il regarda Raoul d'Averny, lequel avait écouté sans mot dire non plus, et tout en étudiant Félicien. Raoul intervint aussitôt : – En attendant, monsieur l'inspecteur, que l'enquête vérifie tous ces racontars et leur attribue leur véritable signification, puis-je savoir où vous voulez en venir à l'égard de Félicien Charles ? Goussot riposta : – Je n'ai d'autre but que de réunir les éléments de la vérité. – Monsieur l'inspecteur, on réunit toujours ces éléments selon l'idée générale d'une vérité que l'on croit déjà pressentir. – Je n'ai aucune idée. – Si. Dans le cas actuel, il résulterait de votre interrogatoire : 1° que vous vous occupez surtout du second drame, c'està-dire du vol des billets de banque et des deux agressions nocturnes ; 2° que, Félicien étant dehors, cette nuit, s'est servi de la barque pour pénétrer dans le jardin de l'Orangerie et chercher le sac de toile grise contenant les billets, et ensuite que, vers une heure du matin, tapi dans l'ombre, il a pu suivre un instant plus tard le fiancé de la victime, M. Jérôme Helmas, et l'attaquer, cela pour on ne sait quelles raisons. Et, au fond de vous, il est clair que vous vous demandez s'il ne fut pas aussi l'agresseur de l'autre blessé, Simon Lorient. – Je ne me demande rien, monsieur, dit Goussot sèchement, et je n'ai pas l'habitude qu'on me questionne. – Je me permets seulement de remarquer, continua Raoul d'Averny, que vos soupçons semblent associer Félicien Charles et Simon Lorient. En ce cas, s'ils étaient de connivence, comment Félicien Charles pourrait-il être à la fois le complice et l'agresseur de Simon Lorient ? Goussot ne répondit pas. Raoul haussa les épaules. – De telles présomptions ne tiennent pas debout. Mais le silence de l'inspecteur mettait fin à la scène. Debout sur le perron, très belle dans ses vêtements de deuil, Rolande avait écouté. Elle saisit le bras de son oncle. Ils allaient à la clinique auprès de Jérôme Helmas. Raoul n'insista pas. Au bout d'un moment, il dit à Félicien : – Rentrons. Et il salua le juge d'instruction. En route, Raoul d'Averny demeura taciturne. Arrivé devant sa villa, il conduisit le jeune homme dans un petit cabinet de travail qui s'ouvrait en arrière des salons, sur un coin de jardin isolé par des haies. Là, il le fit asseoir et lui dit : – Vous ne m'avez jamais demandé pourquoi je vous avais écrit de venir me voir. – Je n'ai pas osé, monsieur. – Par conséquent, vous ne savez pas pourquoi je vous ai offert de décorer cette villa et d'y habiter ? – Non. – Vous n'êtes pas curieux ? – J'ai craint d'être indiscret. Vous ne m'interrogiez pas. – Si. Je vous ai questionné sur votre passé. Vous m'avez dit que vos parents étaient morts depuis des années et que la vie était dure pour vous. Mais j'ai senti une telle réserve, un tel désir de ne rien révéler sur vous-même que je n'ai pas insisté. Depuis, on ne s'est guère parlé, vous et moi, ce qui fait que, somme toute, je ne vous connais pas. Aujourd'hui… Après une pause, où il parut hésiter, il conclut assez brusquement : – Aujourd'hui, il semble que vous êtes compromis dans une mauvaise affaire, ou du moins qu'il vous est difficile d'expliquer le rôle que vous y avez joué, peut-être à votre insu. Voulez-vous vous confier à moi sans réticence ? Félicien expliqua : – Vous ne sauriez croire, monsieur, à quel point je vous suis reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour moi. Mais je n'ai rien à confier. – Je ne déteste pas votre réponse, dit Raoul. À votre âge, et dans les circonstances où vous vous trouvez, il faut savoir se débrouiller tout seul. Si vous êtes coupable de quelque chose, tant pis pour vous. Si vous êtes innocent, la vie vous récompensera. Félicien se leva et s'approcha de Raoul d'Averny. – Que croyez-vous donc, monsieur ? Raoul l'observa un bon moment. Les yeux du jeune homme clignotaient, le visage manquait de franchise. Il prononça : – Je ne sais pas. L'enterrement d'Élisabeth Gaverel eut lieu le lendemain. Rolande marcha vaillamment jusqu'au cimetière et ne détourna pas ses yeux de la tombe ouverte. Sur le cercueil, elle garda son bras tendu et chuchota des mots que l'on n'entendit point, des mots certes par quoi elle disait à sa sœur tout son désespoir et lui jurait de rester fidèle à son souvenir. Elle s'en alla au bras de son oncle. Celui-ci eut une longue conversation avec M. Rousselain. Si accablé qu'il fût, il ne voulut pas démordre de son système. – Pas un seul billet de banque, monsieur le juge, mais des lettres et des documents précieux. Je donne mission à la justice de mettre la main sur le sac de toile grise qui les contient. Et c'est ainsi que je rédigerai tantôt, avant mon départ pour le Midi, une plainte au Parquet. Raoul d'Averny, lui, se promena autour de l'étang, puis, assis sur une borne, il acheva la lecture des journaux du matin. L'un d'eux, informé évidemment par quelque reporter audacieux et habile, qui, la veille, caché on ne sait où, avait pu entendre et voir, l'un d'eux donnait tous les détails de l'instruction et relatait le troublant interrogatoire dirigé par Goussot contre Félicien Charles. – Allez donc travailler dans ces conditions ! bougonna d'Averny avec mauvaise humeur. Il regagna sa propriété, d'où il aperçut Félicien qui travaillait. Rentrant chez lui, il traversa le vestibule, et passa dans cette petite pièce où il aimait réfléchir et rêvasser. Une femme l'y attendait, sans chapeau, vêtue d'une robe très simple, avec un foulard rouge autour du cou – une inconnue, qui restait debout, montrant un magnifique visage tourmenté d'expressions diverses, où il y avait de la douleur, du désarroi, de la colère, de l'hostilité… – Qui êtes-vous ?… – La maîtresse de Simon Lorient. Chapitre V Faustine Cortina et Simon Lorient Cela fut dit d'un ton franchement agressif et comme si Raoul d'Averny eût été responsable des mésaventures de Simon Lorient. Raoul lui dit : – Je suppose que vous avez lu, ce matin, l'article de l'Écho de France, où l'on semble accuser mon hôte, Félicien Charles. Ne sachant où le rejoindre, c'est à moi que vous vous en prenez, n'est-ce pas ? Au premier choc, la colère de la jeune femme se déchaîna, une colère pleine de sanglots et d'effroi, qui révélait une nature violente, sombre, incapable, par moments, de se contrôler. – Voilà trois jours que celui que j'aime a disparu, trois jours que je le cherche vainement et que je cours de tous côtés comme une folle. Et ce matin, brusquement, dans ce journal – car je les lis tous avec l'épouvante d'apprendre qu'il a été victime d'un accident – dans ce journal, j'ai lu son nom… Il était blessé, presque mourant. Il est peut-être mort à l'heure actuelle… – Alors pourquoi êtes-vous venue ici au lieu d'aller à la clinique ? – Avant d'y aller, j'ai voulu vous voir. – Pourquoi ? Elle ne répondit pas à la question. Elle marcha vers Raoul, furieuse et superbe d'ailleurs, et proféra : – Pourquoi ? Parce que c'est vous qui êtes l'auteur de tout cela. Oui, vous ! Toute l'affaire est votre œuvre, il suffit de lire ce journal. Félicien Charles ? Un comparse. Le chef, c'est vous ! Celui qui a machiné toute l'aventure, c'est vous ! J'en ai l'intuition, la certitude… Dès que j'ai lu le journal, je me suis dit : « C'est lui ! » – Qui, moi ? Vous ne me connaissez pas. – Si, je vous connais. – Vous me connaissez, moi, Raoul d'Averny ? – Non, vous, Arsène Lupin ! Raoul fut interloqué. Il n'attendait pas cette attaque directe ni que son véritable nom lui fût jeté, ainsi qu'une insulte. Comment cette femme pouvait-elle savoir ?… Il lui saisit la main, brutalement. – Que dites-vous ? Arsène Lupin… – Oh ! ne mentez pas ! À quoi bon ! Il y a longtemps que je le sais. Simon m'a souvent parlé de vous et de ce nom d'Averny sous lequel vous vous cachez !… Je suis même venue ici, un soir de la semaine dernière, pendant votre absence et sans que personne le sache… Il voulait que je voie la maison d'Arsène Lupin. Ah ! ce que je l'ai averti pourtant ! « N'essaie pas de le connaître. Ça te porterait malheur. Qu'est-ce que tu attends de cet aventurier ?… » Elle tendait son poing crispé vers Raoul. Elle l'injuriait du regard et de sa voix toute frémissante de mépris. Raoul l'écoutait, impassible. D'où provenait donc cette étrange histoire ? Il avait été voir Simon Lorient à la clinique. Il ne le connaissait pas. Dans quelle intention Simon Lorient voulait-il entrer en relations avec lui ? Comment avait-il pu deviner que Raoul d'Averny n'était autre qu'Arsène Lupin ? Par suite de quels hasards était-il en possession d'un tel secret ? Raoul eut l'impression que la jeune femme ne pourrait le renseigner à ce propos, ou du moins qu'elle ne le voudrait pas. Elle avait un front obstiné et des yeux inflexibles. Droite, ardente dans son immobilité, malgré tout, elle ne perdait rien de son charme un peu barbare, et gardait dans sa pose une noblesse incroyable. Elle savait – par instinct ou par habitude ? – se servir de sa beauté et la mettre en relief. La soie souple de son corsage accusait ses formes et montrait la ligne harmonieuse de ses épaules. L'admiration visible de Raoul la fit rougir. Elle se courba dans un fauteuil et, de ses deux bras croisés, de ses deux mains plaquées sur ses joues, elle se cacha à demi. Soudain défaillante, elle pleurait. – Vous ne sauriez croire ce qu'il est pour moi… C'est toute ma vie… S'il meurt, je mourrai… Je n'ai jamais aimé d'autre homme… J'étais à genoux devant lui… Je me serais tuée pour lui épargner une peine. Et il m'aimait si profondément… Aussitôt riches, on devait s'épouser et partir… oui, partir… – Qui vous empêche ? – Et s'il meurt ? Mais cette idée de mort la souleva de nouveau. Elle passait ainsi d'un excès à l'autre, en l'espace de quelques secondes, dans une agitation désordonnée d'idées et de sensations. Elle se jeta sur Raoul. – C'est vous qui l'aurez tué… Je ne sais comment… Mais c'est vous… Et je me vengerai comme on sait se venger dans mon pays, en Corse. Il ne faut pas qu'il meure avant d'être sûr qu'il a été vengé. Le coup qu'il a reçu vient d'Arsène Lupin. Et votre nom, je le crierai partout… Oui, je vous dénonce à la police. Et sans plus tarder ! Il faut qu'on sache qui vous êtes… Arsène Lupin, le malfaiteur, le cambrioleur… Arsène Lupin ! Elle ouvrit la porte et tenta de se sauver, tout en vociférant comme une démente. Il lui mit la main sur la bouche et, de force, la fit rentrer dans la pièce. Il y eut une lutte acharnée. Elle se défendait sauvagement. Il dut la saisir à deux bras, afin de la renverser sur un fauteuil et de la tenir immobile. Mais, quand il la sentit contre lui, toute palpitante, vaincue, mais secouée d'indignation et de haine, il eut un moment de vertige et fit un effort comme pour l'embrasser. Tout de suite, il se redressa, furieux de ce geste stupide. Alors, elle éclata de rire dans un accès de rage qui la bouleversait. – Ah ! vous aussi ! Vous comme les autres ! Une femme… On se débarrasse d'elle, en l'empoignant… comme une fille… Parbleu, un Lupin, ça se croit tout permis !… Toutes les femmes lui appartiennent… Ah ! cabotin, si vous m'aviez seulement effleuré la bouche, je vous tuais comme un chien. Raoul était exaspéré. – Assez de bêtises ! Vous n'êtes pas venue pour me dénoncer, ni me tuer, n'est-ce pas ? Parlez, crebleu ! Que voulez-vous ? Mais parlez donc ! Il lui reprit les deux bras et, la maintenant face à lui, il articula, d'une voix toute frémissante : – Je ne suis pour rien dans cette affaire… Ce n'est pas moi qui ai frappé Simon Lorient… Je vous jure que ce n'est pas moi… Alors, parlez… Que voulez-vous ? – Le salut de Simon, murmura-t-elle, dominée. – D'accord. Dès qu'il ira mieux, je le ferai disparaître. Ne craignez rien. Il n'ira pas en prison. Elle tressaillit. – En prison, lui ! Mais il n'a rien fait pour aller en prison ! C'est un honnête homme, lui. Non, son salut, c'est par moi seule qu'il peut l'avoir. Moi seule peux le sauver, en le soignant. – Alors ? – Alors, je veux être reçue dans cette clinique et ne pas le quitter, le veiller jour et nuit. J'ai été infirmière durant quatre ans. Nulle autre que moi ne peut le soigner. Mais il faut que ce soit dès aujourd'hui… tout de suite. Il haussa les épaules. – Pourquoi ne pas m'avoir dit cela dès le début, au lieu de perdre votre temps à m'accuser sans motif ?… – Donc, c'est convenu ? dit-elle âprement. – Oui. – Tout de suite, n'est-ce pas ? Il réfléchit et promit : – Oui, je verrai le directeur de la clinique. Il ne refusera pas. Je m'arrangerai même pour qu'il ne puisse pas refuser et je lui demanderai le secret. Seulement, il faut me laisser agir à ma guise. Quel est votre nom ? – Faustine… Faustine Cortina. – Vous en donnerez un autre à la clinique, et vous ne soufflerez pas un mot de vos relations avec Simon Lorient. Elle se défiait encore. – Et si vous nous trahissez ? din. L'enclos communiquait avec le garage et le chauffeur n'était pas là. Raoul ouvrit la portière d'un cabriolet et ordonna : – Enlevez votre foulard rouge, pour qu'on ne vous remarque pas. Et montez. Elle monta. Il sortit par une autre issue de la propriété et se dirigea vers la Seine, qu'il traversa au Pecq. Vivement, l'auto escalada la côte. – Filez, dit-il, impatienté, en la poussant vers le petit jar- – Où allons-nous ? dit-elle. Si c'est un piège, tant pis pour vous ! Il ne répondit pas. À Saint-Germain, il s'arrêta devant un grand magasin de confection et acheta une blouse et un voile d'infirmière. Une heure plus tard, elle entrait comme infirmière à la clinique et on la chargea spécialement du blessé. Simon Lorient, dévoré par la fièvre, épuisé par sa blessure, ne la reconnut pas. Très pâle, le visage contracté, maîtresse d'elle-même néanmoins, rigide dans son costume d'infirmière, elle écouta les instructions qu'on lui donnait et chuchota : « – Je te sauverai, mon chéri… je te sauverai… » En sortant de la clinique, Raoul rencontra Rolande Gaverel qui venait d'apporter dans la chambre de Jérôme Helmas des fleurs recueillies par elle sur la tombe de la morte. L'état de santé de Jérôme s'améliorait. Il avait pleuré avec la jeune fille. La fièvre était tombée. On devait l'interroger le lendemain. Elle fit route avec Raoul qui demanda : – Vous avez réfléchi ?… – Je ne pense qu'à cela. C'est la volonté de savoir qui me soutient. – Et jusqu'ici ? – Jusqu'ici, rien. Je cherche dans mes souvenirs. Je cherche dans les souvenirs d'Élisabeth. Rien. Arrivée aux Clématites, elle lui montra le journal de sa sœur. Depuis des mois, ce n'était que la pénétration douce et lente et radieuse de l'amour, qui se mêlait parfois à la mélancolie d'une malade, pour s'épanouir en une joie de convalescente et de fiancée heureuse. – Lisez la dernière page, dit Rolande. Comme elle était tranquille et insouciante ! Entre eux et leur bonheur prochain, il n'y avait aucun obstacle. Dehors, M. Rousselain achevait une dernière enquête sur place. Il fit signe à Raoul qui s'approcha : – Ça va mal pour le jeune Félicien. – En quoi donc, monsieur le juge d'instruction ? – Les charges se précisent. Voici la dernière qui m'a été fournie par le domestique Édouard, et par votre jardinier, qui se sont liés ici. Il y a quinze jours, en fin d'après-midi, Édouard est venu bavarder avec son ami. Ils causaient près de la haie qui sépare votre jardin d'un bout de terrain réservé aux jardiniers. Or, dans la conversation, il fut question de l'oncle de ces demoiselles, et le domestique Édouard eut le tort de potiner sur M. Philippe Gaverel. « – Un type qui amasse, qui amasse !… dit-il. Un avare, quoi ! Il a eu, dans le temps, des histoires avec le fisc. Alors, depuis cette époque, je sais qu'il cache des billets chez lui… Ça lui jouera un mauvais tour. » « Or, un moment plus tard, ils virent une petite flamme à travers la haie, puis ils sentirent une odeur de tabac. C'étaient des gens qui allumaient leur cigarette, assis de l'autre côté… Félicien Charles et Simon Lorient. Ils avaient tout entendu. Raoul demanda : – Comment le savez-vous ? – Je viens d'en parler à Félicien Charles, qui n'a pas nié. – Et vous en concluez ? – Oh ! les conclusions d'un juge d'instruction ne sont pas si rapides. Avant de conclure, il y a des étapes. Tout au plus auraiton le droit d'envisager que l'idée d'un coup à faire a pu germer dans le cerveau de l'un d'eux, et qu'ils ont fait exécuter le coup par le vieux Barthélemy, complice subalterne et coutumier de ces besognes-là… – Après quoi ? – Après quoi, au cours de la nuit suivante, le sac de toile grise ayant été volé, puis perdu, puis retrouvé dans le jardin par l'un d'eux, les deux amis se le disputent, le poignard en main. – Et le rôle de Jérôme Helmas dans tout cela ? – Rôle de passant qui gêne l'un des deux acteurs du drame et dont on se débarrasse. Le surlendemain, Raoul apprit que Simon Lorient était au plus mal. Il courut à la clinique. M. Rousselain se trouvait déjà là, ainsi que l'inspecteur Goussot. Un peu à l'écart, Faustine leur tournait le dos. Raoul aperçut son visage qui était dur et sans espérance. Simon Lorient râlait. Un moment, il s'assit sur son lit et il promena sur les assistants des yeux lucides. Il vit sa maîtresse et lui sourit. Cependant, le brouillard de l'agonie l'envahissait de nouveau, et, tout doucement, comme un enfant qui gémit, il délira. On entendit ces mots : « La cachette… le vieux a trouvé le sac… Et puis après… J'ai cherché… et je ne sais plus… Félicien… » Il répéta plusieurs fois : « Félicien… Félicien… Un coup joliment bien combiné… Félicien… » Puis il retomba sur l'oreiller, inerte. Un long silence. Raoul rencontra le regard haineux de Faustine. L'homme qui avait tué son amant, n'était-ce pas celui dont le nom venait d'être prononcé par la voix sincère d'un moribond ? M. Rousselain, suivi de l'inspecteur Goussot, entraîna dehors Raoul d'Averny et lui dit : – Je regrette, monsieur d'Averny, Félicien Charles était votre hôte. Vous le protégiez. Mais, en vérité, les présomptions sont bien fortes… Il semblait hésiter, cependant. Raoul, qu'obsédait le désespoir de Faustine, songea que l'arrestation mettrait Félicien, coupable ou non, à l'abri d'un acte imbécile de vengeance, et ne protesta pas. – Je ne saurais vous désapprouver, monsieur le juge d'instruction. Félicien doit être dans le pavillon qu'il occupe chez moi. L'autorité de Raoul décida M. Rousselain qui prononça : – Vous le mènerez au dépôt, inspecteur Goussot. Qu'on le tienne à ma disposition. Chapitre VI La statue Le soir, après son dîner, sachant par son personnel que l'arrestation de Félicien avait été opérée discrètement et à l'insu de tout le monde, Raoul se rendit au pavillon où le jeune homme habitait jusque-là. Ce pavillon était composé simplement d'un rez-de-chaussée avec deux pièces, l'une qui servait d'atelier, et l'autre que Félicien utilisait comme chambre à coucher, et qui comprenait une salle de bains. Il s'installa dans l'atelier, laissant la porte ouverte, ainsi que la porte de l'entrée. La nuit approcha, légère, peu à peu plus épaisse. Au bout d'une heure, il entendit grincer la barrière du jardin, barrière qui n'était jamais fermée à clef. Un à un, avec précaution, des pas s'avancèrent vers le pavillon. On marcha ensuite sur l'herbe. Puis les pas montèrent les degrés du perron et glissèrent dans l'antichambre. Raoul vint à la rencontre de Faustine. Elle parut à peine le voir et elle se laissa conduire vers une chaise où elle tomba assise. Après un moment, elle murmura : – Où est-il ? – Félicien ? – Où ? – En prison. Vous l'ignoriez donc ? Elle répéta distraitement : – En prison ? – Oui, j'ai surpris chez vous tantôt une telle expression de haine que je me suis défié et l'ai laissé mettre en prison. J'ai bien fait, n'est-ce pas ? Elle dit avec accablement : – Je ne sais pas… je ne sais pas… je cherche… Qui a frappé Simon Lorient ?… Ah ! si je savais ! – Vous connaissez Félicien ? – Non. – Cependant, pourquoi êtes-vous venue ici ? – Pour l'interroger. J'aurais bien vu si c'était lui… Elle parlait si bas et avec tant de lassitude que Raoul avait du mal à l'entendre. Il reprit : – Vous êtes sûrement au courant de certaines choses… À propos de Barthélemy, par exemple, que la police n'arrive pas à identifier ? Et Simon Lorient ?… on a cherché vainement son domicile. On a suivi sa piste dans certains milieux de Montmartre, dans des cafés de rapins qui le connaissaient. Mais où couchait-il ? Où sont ses papiers ? Et puis quelles relations avait-il avec Félicien ? Et pourquoi suis-je mêlé à l'affaire ? Vous avez entendu les dernières paroles de Simon… Dans un délire d'agonisant, il s'est accusé lui-même : « La cachette… le vieux a trouvé le sac… j'ai cherché… » Par conséquent, ils étaient complices… N'est-ce pas ? ils étaient complices… et Félicien aussi. Elle secoua la tête, ayant l'air de dire que Simon n'était pas un voleur, et qu'il ne lui avait jamais parlé de tout cela. Raoul, perdant patience, s'écria : – Enfin, quoi ! Simon Lorient me poursuivait. Il rôdait autour de moi ! Répondez donc, Faustine. Mais il se heurtait à un silence implacable. Faustine pleurait. Ses joues ruisselaient de larmes désespérées, et elle redit sa peine en se tordant les mains. – Je n'ai jamais aimé que lui… Et il est mort… je ne le verrai plus… il est mort. Qui l'a frappé ? Comment vivre si je ne le venge pas ? Il faut que je le venge… Je l'ai juré… Elle passa toute la nuit à pleurer, avec de serments de vengeance qui réveillaient Raoul, assis non loin d'elle. Le matin, les cloches de l'église sonnèrent. C'était la messe des morts. – On sonne pour lui, dit-elle. Hier, on était convenu de cette heure-là, à la clinique… Je serai seule à prier. Et je lui demanderai pardon de ne pas l'avoir vengé encore. Elle s'en alla. Le rythme de sa démarche était harmonieux et puissant. Les jambes étaient longues, la taille onduleuse. À cette époque, Raoul était arrivé à un stade de sa vie mouvementée, où, parfois, l'idée de repos se présentait à lui comme une perspective agréable. Non pas un repos définitif. Il était trop jeune encore, et trop avide d'action pour renoncer à sa grande passion d'aventures. Mais, tout au moins, à travers la France, sur la Côte d'Azur ou en Normandie, en Savoie ou aux environs de Paris, se préparait-il des oasis où il trouverait à portée de sa main ce repos éventuel. Une de ces oasis était sa propriété du Vésinet. Il y avait installé, comme dans ses autres domaines, d'anciens camarades à lui, un domestique-chauffeur, une cuisinière et des jardiniers-concierges, à qui il offrait ainsi une paisible retraite en souvenir des services passés. Et voilà que, tout à coup, le destin le jetait une fois de plus dans une lutte redoutable qu'il n'avait ni recherchée ni désirée. Renoncer ? Il ne le pouvait plus. Bon gré, mal gré, il fallait agir. Et avant tout, il fallait – point essentiel du problème – découvrir comment, lui, personnage innocent, citoyen pacifique du paisible Vésinet, il était mêlé à des événements qui semblaient s'être combinés en dehors de lui, et peut-être même contre lui. En pareil cas, le hasard n'explique rien. L'explication doit sortir des faits. Mais où les trouver, ces faits ? Et comment les susciter ? Raoul s'enferma dans le Clair-Logis, et n'en bougea plus d'une semaine, ne voyant personne, se refusant à toute activité, mais lisant tous les journaux. Il y apprit que Félicien était définitivement inculpé, mais ne recueillit aucune autre indication. Le problème qui se posait de plus en plus dans l'esprit de Raoul, c'était de savoir comment il se trouvait mêlé à cette horripilante affaire. Il s'acharnait à le résoudre, bâtissait des hypothèses, se frayait des routes ardues dans tous les sens, et aboutissait inévitablement à des obstacles et à des impasses. Et toujours la même question revenait sous différentes formes : « – Qu'est-ce que je viens faire dans tout cela ? S'il y a deux drames qui se sont accrochés l'un à l'autre – et cela est hors de doute – pourquoi suis-je acteur dans l'un des deux ? Pourquoi ma retraite du Vésinet a-t-elle été troublée ? Et qui donc l'a troublée ? Le jour où le hasard voulut qu'il formulât la question sous cette dernière forme, il fut bien obligé de se répondre à luimême : « – Qui ? mais Félicien, parbleu ! » Et il ajouta : « – Comment est-il venu ici ? La recommandation du docteur Delattre avait tellement d'importance à mes yeux que je n'ai pris aucun renseignement sur lui ! D'où sort-il ? Qui étaient ses parents ? N'ai-je pas eu la main forcée à mon insu ? » Il consulta son carnet d'adresses : « Docteur Delattre, square de l'Alboni. » Il téléphona. Le docteur était chez lui. Raoul sauta dans son auto. Le docteur Delattre, un grand vieillard sec, à barbe blanche, le reçut sur-le-champ, malgré la foule des clients qui attendaient. – Toujours en bonne santé ? – Excellente, docteur. – Alors, il s'agit ? – D'un renseignement. Qu'est-ce que c'est que Félicien Charles ? – Félicien Charles ? – Vous ne lisez donc pas les journaux, docteur ? – Pas le temps. – Félicien est le jeune architecte que vous m'avez recommandé, il y a six ou huit mois. – En effet, en effet… je me souviens… – Vous aviez bonne opinion de lui ? – Moi ? Mais je ne l'ai jamais vu. – Cependant, il vous avait été recommandé, à vous aussi ? – Sans doute… Mais par qui ? Voyons, laissez-moi réfléchir… Ah ! voilà, je me rappelle… Tiens, c'est même assez drôle. Eh bien ! j'avais, à cette époque, un domestique dont j'étais fort content… un homme d'un certain âge, intelligent, discret, qui me servait aussi un peu de secrétaire. Le jour où j'ai reçu votre dernière carte et que je lui ai dit d'inscrire votre adresse, il examina curieusement cette carte, comme s'il en connaissait l'écriture, et il déclara – et je m'en souviens parfaitement : « C'est un monsieur très chic, ce M. d'Averny. Monsieur le docteur devrait lui recommander ce jeune architecte dont j'ai servi les parents autrefois… et dont j'ai parlé à monsieur le docteur. « Il tapa lui-même à la machine une lettre et me la fit signer. Voilà toute l'histoire. » Raoul demanda : – Vous ne l'avez plus, ce domestique ? Le docteur se mit à rire. – Je me suis aperçu qu'il m'avait dérobé une assez jolie somme et j'ai dû le renvoyer. Or, jamais je n'ai vu un tel désespoir : « Je vous en prie, docteur. Ne me jetez pas dans la rue… J'étais redevenu un honnête homme ici… J'ai peur de vous quitter… Ne me chassez pas. La mauvaise existence va recommencer. » – Son nom, docteur ? – Barthélemy. Raoul ne sourcilla pas. Il s'attendait à ce nom. – Ledit Barthélemy n'avait pas de famille ? – Deux fils, deux chenapans, m'a-t-il avoué ce jour-là en pleurnichant. L'un surtout, qui traîne sur les champs de courses et dans les bars de Grenelle. – Ses fils venaient le voir ici ? – Jamais. – Personne ne venait le voir ? – Si, plusieurs fois, je l'ai surpris s'entretenant avec une femme, une femme de classe moyenne… mais affinée et royalement belle. Et un jour, il y a dix-huit mois, elle est venue me chercher, à moitié folle, et m'a conduit auprès d'un blessé, tout près d'ici. – Vous pouvez me dire, docteur ?… – Il n'y a aucune indiscrétion, car on en a parlé dans les journaux. Il s'agit d'Alvard, le célèbre sculpteur, vous savez, celui qui a exposé au Salon, l'an dernier, cette merveilleuse Phryné ? Mais, dites donc, ajouta le docteur en riant, j'espère que votre enquête ne cache aucun dessein ténébreux ? Raoul s'en alla, tout songeur. Enfin, il tenait une extrémité du fil et déjà pouvait supposer l'accord entre le vieux Barthélemy, la Corse et Félicien, accord qui avait conduit Félicien au Vésinet. S'étant informé, il se rendit chez le sculpteur Alvard, qui habitait à cinq minutes de distance, et lui fit passer sa carte. Il trouva dans son vaste atelier un homme jeune encore, délicat d'aspect, avec de beaux yeux noirs, et auquel il se présenta, comme un amateur, venu en France pour acheter des œuvres d'art. Il examina et apprécia, en véritable connaisseur, les ébauches, bustes, torses, silhouettes inachevées qui encombraient l'atelier et il ne cessait, en même temps, d'observer le sculpteur. Quelles relations avait eues avec la Corse cet homme un peu efféminé, mais élégant et fin ? L'avait-elle aimé ? Il fit l'acquisition de deux petites figurines en jade, charmantes. Puis, montrant sur son socle une grande statue que l'on devinait sous la toile blanche qui l'enveloppait : – Et ceci ? – Et ceci n'est pas à vendre, déclara le sculpteur. – Est-ce votre fameuse Phryné ? – Oui. – Je puis la voir ? Alvard découvrit la statue, et à la seconde même où elle apparut, Raoul eut une exclamation que le sculpteur ne put interpréter que comme un cri d'extase, mais où il y avait plus encore de l'étonnement, presque de la stupeur. À n'en pas douter, cette femme représentait Faustine Cortina. C'était l'expression et la forme de son visage, et c'étaient les lignes mêmes que laissaient pressentir ses souples vêtements. Il resta longtemps sans rien dire, ébloui par cette vision magnifique. Et il soupira : – Hélas ! Il n'y a pas de femme comme celle-ci. – Il y a celle-ci, dit Alvard en souriant. – Oui, mais interprétée par le grand artiste que vous êtes. En réalité, depuis les déesses de l'Olympe et les courtisanes grecques, cette perfection n'existe plus. – Elle existe. Je n'ai pas eu à l'interpréter, mais à copier. – Quoi ! un modèle, cette femme ? – Un modèle, tout simplement, qui se faisait payer ses séances. Un jour, elle est venue me voir, et m'a dit qu'elle avait déjà posé pour deux de mes confrères, mais que son amant était affreusement jaloux et que, si je consentais, elle viendrait en cachette parce qu'elle l'adorait et ne voulait pas le faire souffrir. – Pourquoi posait-elle ? – Besoin d'argent. – Et il n'a jamais rien su ? – Il l'a surveillée, et, un jour, comme elle se rhabillait, il a forcé la porte de mon atelier, et m'a frappé. Elle a été chercher un docteur dans le voisinage. La blessure n'était pas grave. – Vous l'avez revue, elle ? – Ces jours-ci seulement. Elle est en deuil de son amant et elle m'a emprunté de l'argent pour lui donner une sépulture convenable. – Elle va poser de nouveau ? – Pour la tête, à l'occasion. Autrement, non. Elle l'a juré. – Comment vivra-t-elle ? – Je ne sais pas. Ce n'est pas une femme à s'avilir. Raoul regarda longuement la belle Phryné et murmura : – Alors, à aucun prix vous ne voudriez la céder ? – À aucun prix. C'est l'œuvre de ma vie. Je ne ferai jamais rien avec un tel élan et une telle foi dans la beauté de la femme. – Dans la beauté d'une femme que vous avez aimée, dit Raoul en plaisantant. – Que j'ai désirée, je puis l'avouer, puisque ce fut en vain. Elle aimait. Mais je ne regrette pas… Phryné me reste. Chapitre VII Le Zanzi-Bar L'enseigne portait, il y a quelques années, ces deux mots : « Au Vieux Mastroquet », que l'on devine encore, par endroits, sous la couche de peinture où s'étale aujourd'hui la formule plus moderne : « Le Zanzi-Bar ». Mais c'est toujours la même impasse désolée du Grenelle populaire, en plein centre d'usines, et tout près de cette noble Seine qui vient de traverser un des plus majestueux paysages parisiens, de Notre-Dame au Champ-deMars. Le Zanzi-Bar est fréquenté par tous ceux qui, dans le quartier, vivent des courses ou s'y endettent, parieurs habitués des pelouses, bookmakers inavoués, marchands de pronostics. À midi, heure de sortie des usines, cela bat son plein, de même qu'à cinq heures, pour le règlement des comptes. Le soir, c'est un tripot clandestin. On s'y bat quelquefois. On s'y enivre souvent. Et c'est alors, à ce moment, que Thomas Le Bouc – abréviation française de « Le Bookmaker » – prenait toute son importance. Thomas Le Bouc jouait sec et gagnait toujours. Il buvait sec aussi, mais s'enivrait difficilement. Figure bonasse à expression cruelle, tête froide, l'aspect puissant, le gousset bien garni, vêtu en monsieur, coiffé d'un chapeau melon qu'il ne quittait jamais, il passait pour un homme « qui connaissait son affaire ». Quelle affaire ? On ne précisait pas. Mais ce soir-là, on le vit à l'œuvre et la considération qu'il inspirait en fut grandement accrue. C'est vers onze heures que vint échouer à une table du tripot un individu blafard, aux jambes molles, qui semblait, lui, mal supporter de récentes libations. Son pardessus, si usé et sali qu'il fût, offrait le souvenir d'une coupe excellente. Un faux col crasseux, mais tout de même un faux col ! Des mains propres, un menton rasé de près. En somme, un type de déclassé. Il commanda : – Kummel ! Défiant, le patron exigea : – On paye d'avance. L'individu sortit d'un carnet où se voyaient des billets de banque, une coupure de dix francs. Thomas Le Bouc n'hésita pas. Il lui proposa : – On joue la différence au poker d'as ? Et, aussitôt, il se présenta : – Thomas Le Bouc. L'autre répondit, par la même politesse, et avec un peu d'accent anglais : – Le « Gentleman », mais je ne joue pas aux dés. – À quoi ? – À l'écarté. Le résultat fut, pour l'écarté, identique à ce qu'il aurait été pour le poker d'as. Le « Gentleman » demanda sa revanche. Après diverses alternatives, il perdit deux cents francs. Entre-temps, il avait payé et avalé son second kummel. Fût-ce le kummel ou sa malchance ? Il pleurnicha. Puis il déguerpit, en zigzag. On applaudit l'exploit de Thomas, mais non sans quelque malaise. Le « Gentleman » déchu était sympathique. Il avait de la branche. Il revint le lendemain, perdit encore deux cents francs, pleura et s'en alla. Quand il arriva, le surlendemain, il était dans un tel état d'ébriété qu'il dut renoncer à tenir ses cartes. Et l'on vit bien que ce n'étaient pas les pièces d'argent qui l'accablaient, mais les verres de kummel, car il larmoyait de nouveau, tout en bégayant des choses indistinctes, mais dont les quelques mots cependant parurent si étranges à Thomas Le Bouc que celui-ci lui versa coup sur coup trois kummels et en absorba tout autant, bien qu'il ne tolérât pas cette liqueur quand elle s'ajoutait à d'autres alcools. Ils partirent en titubant et s'assirent sur un banc du boulevard Émile Zola où ils dormirent tous les deux. Réveillés, ils s'entretinrent avec moins d'incohérence, et Thomas Le Bouc, plus lucide et qu'animait une idée plus claire, entoura de son bras le cou de son compagnon, et se fit affectueux. – Ça va tout à fait bien, hein, camarade ? Aussi tu bois trop, et ça t'amène à lâcher des histoires à te faire fiche en prison. – Moi, en prison ! protesta difficilement le Gentleman. – Mais oui ! Qu'est-ce que cette affaire du Vésinet dont tu rabâchais dans le caboulot ? – Le Vésinet ? – Évidemment, le Vésinet. C'est une affaire de police. Les journaux bavardent là-dessus. Tu y as chapardé des billets ? – T'en as du culot. – Tu ne les as pas chapardés ? – Non. On me les a donnés. – Qui ? – Un type. – Un type du Vésinet ? – Non. – Enfin, quoi, tu as été au Vésinet ? – Oui. – Quand ? – Avant la guerre. – Tu nous embêtes… Ce n'est pas des billets d'avant-guerre que tu as ? – Non. Il leur fallut vingt minutes de palabres et de discussions avant que le Gentleman finît par déclarer : – Tu as raison, Le Bouc. Ça doit dater de plus tôt que ça. – Dix ou douze jours peut-être ? – Peut-être bien. – Et ton type s'appelait ? – Ah ça, je ne peux pas te le dire, Le Bouc. – Tu ne peux pas ? – Non, le type m'a défendu. – Pourquoi te les a-t-il donnés ? – Comme récompense. – Comme récompense d'une chose que tu avais faite ? – Non, d'une chose qu'il fallait faire. – Laquelle ? – Je ne sais plus. Nouvelles discussions interminables. Les deux camarades se traînèrent sur l'avenue, et ils entrèrent dans un autre bar où le Gentleman but encore deux kummels à condition que Le Bouc en avalât deux. Puis ils repartirent en chantant et arrivèrent ainsi sur le quai. Ils descendirent sur la chaussée inférieure qui borde la Seine et où abordent les péniches. Le Gentleman s'effondra entre des tas de sable. Thomas alla se laver le visage et trempa dans l'eau son mouchoir dont il mouilla la figure du Gentleman. Celui-ci respira mieux et Thomas reprit sa besogne, avec l'anxiété d'obtenir une réponse. Mais il procéda d'autre manière, essayant tout d'abord d'éveiller les idées dans ce cerveau d'ivrogne. – Que je t'explique… On a volé dans une villa, au Vésinet, un petit sac de toile grise qui avait une grosse valeur. Ce sac a été perdu. Et on t'a donné cinq billets pour le retrouver ? – Non. – Mais si, un grand garçon avec une cravate à pois ? – C'est pas ça… Il n'y avait pas de sac et pas de cravate à pois… – Tu mens ! Alors pourquoi t'a-t-on donné cinq cents francs ? – On ne m'a pas donné cinq cents francs. – Quoi alors ? – Cinq billets de mille. – Cinq mille francs ! Thomas Le Bouc était dans un état d'excitation extraordinaire. Cinq mille francs ! Et il ne pouvait saisir la vérité. Elle fuyait entre ses doigts comme de l'eau. Son ivresse augmentait, et, stupidement, ce fut lui qui se mit à pleurer et à faire des confidences, qui s'échappaient à son insu, comme des plaintes. – Écoute, mon vieux… Ils ont agi avec moi comme des bandits… Oui, le vieux Barthélemy et Simon… Voilà… ils me tenaient toujours en dehors de leurs coups. Ils m'ont dit seulement : « Loue une camionnette et tu nous attendras près du pont de Chatou… Quand le coup sera fait, on te rejoindra… » Et puis, ils se sont fait tuer. Mais tout ça, je m'en fiche. N'en parlons plus… Il y a autre chose… Dans l'ombre, le Gentleman se soulevait peu à peu sur une de ses mains, et avec des yeux qu'aucune ivresse ne troublait, dévisageait, aux lueurs vagues de la nuit, la face larmoyante de Thomas Le Bouc. – Une autre chose ? Laquelle ? murmura-t-il. De quelle autre chose parles-tu, Le Bouc ? – D'un coup qu'ils ont combiné, bégaya celui-ci, un coup formidable. J'en sais beaucoup là-dessus, mais pas tout. Je sais contre qui ils l'ont combiné, mais ils ne m'ont pas dit le nom que porte le type à présent, et où il habite… Sans quoi, c'est des centaines de mille qu'on gagnerait… Des centaines de mille… Ah ! si je savais… – Oui… chuchota le Gentleman… si on savait !… Moi, je t'aiderais bien. – Tu m'aiderais, n'est-ce pas ? pleurnichait Le Bouc. – Parbleu, oui, je peux t'aider. Il y a des maisons pour débrouiller les affaires… des agences… – T'en connais ? – Si j'en connais ? C'est comme ça que j'ai reçu cinq mille francs… – Tu m'as dit que c'était un type. – Un type d'une agence… Il m'a dit comme ça : « Le Gentleman, il y a un monsieur qui veut savoir ce que c'était qu'un nommé Félicien qu'on vient de coffrer. Mets-toi en chasse. Tu auras encore autant d'argent quand tu pourras le renseigner. » Thomas Le Bouc avait sursauté. Le nom de Félicien le secouait dans son ivresse. Il dit : – Qu'est-ce que tu chantes ? C'est pour t'occuper du nommé Félicien ? – Oui, celui qui est en prison. Et je dois voir le monsieur lui-même. – Celui qui t'a fait donner les cinq mille francs ? – Oui. – Tu as rendez-vous ? – Avec son chauffeur qui me conduira en auto près de lui. – Où as-tu rendez-vous ? – Place de la Concorde, devant la statue de Strasbourg. – Quand ? – Dans trois jours… Jeudi à 11 heures de la matinée. Le chauffeur tiendra le Journal à la main… Tu vois que je pourrais t'aider. Thomas Le Bouc se comprimait la tête de ses deux poings, comme s'il voulait retenir ses idées, et leur donner une forme, et comprendre, et savoir. Félicien ?… Le monsieur aux cinq mille francs ?… N'était-ce pas la piste ? Il demanda : – Où habite-t-il, ce monsieur ? Le Gentleman articula : – Paraît qu'il habite au Vésinet… Oui… Il habite au Vésinet… – On t'a dit son nom, bien entendu ? – Oui… les journaux en ont parlé à propos de l'affaire… c'est quelque chose comme Taverny… d'Averny… rien. De tout son effort, Le Bouc tâchait de réduire au silence le tumulte de son cerveau et d'ordonner ce qui s'y déchaînait. Tout cela était bien obscur. Mais, tout de même, comme il ne pouvait se rendre compte des contradictions du récit qui lui était fait, il apercevait dans les ténèbres deux ou trois points plus fixes, plus lumineux, autour desquels ses idées venaient tourbillonner. Près de Le Bouc, la tête sur la poitrine, le Gentleman sommeillait. La nuit, chaude et lourde, s'épaississait sous un voile de gros nuages. Des lueurs de péniches immobiles dansaient à La voix du Gentleman semblait très lasse. Il ne dit plus la surface du fleuve. On apercevait de l'autre côté la ligne des maisons noires, la masse du Trocadéro et les arches des ponts. Aucun passant sur le quai. Doucement, Thomas Le Bouc glissa la main entre le veston et le gilet du Gentleman et tâta les poches. Ce n'est que dans la poche intérieure du gilet, laquelle était fermée d'une épingle anglaise (que de mal pour l'ouvrir !) qu'il sentit sous ses doigts le papier plus résistant des billets de banque. Il les attira. Par malheur, il s'écorcha profondément à la pointe de l'épingle, ce qui provoqua en lui un léger mouvement de réaction. Aussitôt réveillé, le Gentleman, sans avoir conscience peutêtre de ce qui lui arrivait, se replia sur lui-même. Le Bouc ne se gêna plus et ramassa tout son effort, tandis que l'adversaire se cramponnait de ses deux mains à la main qui voulait se dégager. La résistance fut beaucoup plus vigoureuse que ne pouvait le prévoir Thomas. Les ongles s'enfonçaient dans la chair jusqu'à la déchirer. Et la victime commençait à crier au secours. Le Bouc eut peur. Il secoua l'ennemi de toute son énergie et le traîna sur le sol. Soudain, l'autre, épuisé, lâcha prise. Mais la rage de Le Bouc ne lui permit pas de s'arrêter. Moins ivre, il se rendait compte qu'il avait fait des confidences, et sans savoir lesquelles, il était furieux. Lorsqu'il parvint à retirer sa main, ils se trouvaient tous deux agenouillés comme des lutteurs sur le bord même du fleuve. Le Bouc jeta un coup d'œil autour de lui. Personne. Il poussa le Gentleman, qui tomba dans le vide, et il resta quelques instants, hagard, effrayé de ce qu'il avait fait presque à son insu. Pourquoi avait-il agi ainsi ? Était-ce pour voler le Gentleman ? ou pour l'empêcher d'aller au rendez-vous fixé par le monsieur des cinq mille francs ? Au-dessous, cependant, il le vit qui se débattait, qui s'enfonçait, revenait à la surface, et, finalement, disparaissait. Alors, Le Bouc s'en retourna chez lui… Au fond de l'eau, le Gentleman nagea durant une minute, dans la direction du courant. Certain de n'être plus épié par Le Bouc, il émergea et suivit le quai, rapidement, en grand nageur qu'il était. Il atterrit un peu avant le pont de Grenelle. Son chauffeur l'attendait, tout près de là. Il monta dans son auto, changea de vêtements et fila vers le Vésinet. À trois heures du matin, Raoul était couché dans son lit du Clair-Logis. Chapitre VIII Thomas Le Bouc L'instruction n'avançait pas. Raoul, le lendemain, rencontrait le juge d'instruction qu'il trouva de fort bonne humeur, comme toutes les fois où M. Rousselain entrevoyait la nécessité prochaine de classer une affaire qui mettait de la mauvaise volonté à se laisser résoudre. – Remarquez bien, dit-il, que nous n'en sommes pas là. Fichtre non ! Il y a encore des points où se raccrocher, et des pistes à vérifier. Goussot, lui, est très confiant. Mais moi, je suis comme sœur Anne au sommet de sa tour. Je ne vois rien venir. – Aucune précision sur le sieur Barthélemy ? – Aucune. Les photographies qu'on prend sur un cadavre, et qu'on reproduit dans les journaux, ne donnent qu'une idée très vague de l'homme qui vivait. En outre, Barthélemy ne devait fréquenter que des milieux louches où l'on n'est jamais pressé d'aider la police. Si quelqu'un a reconnu son image, il se tait, de peur de se compromettre. – On ne discerne pas de lien entre Barthélemy et Simon Lorient ? – Pas le moindre. D'autant que Simon Lorient portait un faux nom et qu'on ne sait pas non plus d'où il sortait, celui-là. – Cependant, l'enquête a relevé qu'il fréquentait certains milieux et qu'on l'aurait vu dans des cafés… et même, a dit un journal, avec une femme très belle. – Tout cela est assez vague. Quant à la femme, on n'a rien obtenu de précis. Ces gens-là, évidemment, se cachaient et changeaient souvent de personnalité. – Et mon jeune architecte ? – Félicien Charles ? Mystère aussi de ce côté. Pas de papiers. Pas d'état civil. Un livret militaire en ordre, et dont le signalement est exact, mais qui répond aux questions d'usage sur la date et sur le lieu de naissance par le mot « néant ». – Mais ses réponses, à lui ? – Il n'en fait pas. Il garde sur son passé le silence le plus absolu. – Et sur le présent ? – Même attitude. « Je n'ai pas tué. Je n'ai pas volé. » Et si je riposte : « Mais alors, comment expliquez-vous ceci ? et cela ? » il déclare : « Ce n'est pas à moi d'expliquer. Je nie tout. » D'autre part, on a constaté qu'il ne recevait chez vous aucune correspondance. – Aucune, dit Raoul. Et moi aussi, j'ignore tout de sa vie et de son passé. J'avais besoin d'un architecte et d'un décorateur. Un ami, je ne sais plus lequel, m'a donné son nom et son adresse. C'était l'adresse d'une pension de famille où il était de passage. J'ai écrit. Il est venu. – Avouez, monsieur d'Averny, qu'il y a, autour de Félicien Charles, toujours la même atmosphère de brume, conclut M. Rousselain. Le jour suivant, Raoul frappait à la porte des Clématites où le domestique lui dit que mademoiselle était dans le jardin. Il la vit, en effet. Elle cousait devant la maison, silencieuse. Non loin d'elle, Jérôme Helmas, toujours en traitement à la clinique, mais qui commençait à sortir, était étendu sur une chaise longue et lisait. Il avait beaucoup maigri. Ses yeux cernés de noir, ses joues creuses trahissaient sa fatigue. Raoul ne resta pas longtemps. Il trouva la jeune fille fort changée, au moral peut-être plus encore qu'au physique. Elle semblait absorbée et réfractaire à tout abandon. Elle répondit à peine aux questions qu'il lui posait. Jérôme ne fut guère plus loquace. Il annonça son prochain départ, les docteurs lui ordonnant de finir l'été dans la montagne. Du reste, il n'avait plus le courage de s'attarder au Vésinet où tout ravivait sa douleur. Ainsi, de quelque côté qu'il se retournât, d'Averny se heurtait aux mêmes obstacles. Instruction stagnante d'abord. Et puis, chez les êtres, le mutisme et la défiance. Félicien Charles, Faustine, Rolande Gaverel, Jérôme Helmas, tous se repliaient sur eux-mêmes, gardant leur secret, ou bien refusant de livrer leurs impressions et de contribuer à la découverte de la vérité. Mais, le matin du jeudi suivant, une grosse partie devait se jouer. Thomas Le Bouc allait-il venir ? Est-ce que nul pressentiment, nulle réflexion ne l'avaient averti de la personnalité réelle du Gentleman et de la façon, somme toute équivoque, dont celui-ci avait cherché à le diriger vers le Clair-Logis ? Durant ces deux jours, son esprit plus lucide n'avait-il pas éventé le piège ? D'Averny espérait que non, et à l'heure dite, il envoya son chauffeur au lieu fixé, avec la conviction que Thomas Le Bouc, incapable de suspecter les divagations d'un ivrogne, serait fidèle au rendez-vous. Et puis, une raison plus puissante dominerait Le Bouc. Il avait tué le Gentleman. Ne serait-il pas enclin à vouloir que son crime lui rapportât autre chose que les quelques billets recueillis dans la poche de sa victime ? De fait, il y eut un bruit de moteur que Raoul reconnut. L'auto entra dans le jardin. Raoul, qui s'était installé sur-lechamp dans son bureau, et qui avait donné ses instructions, attendit. La rencontre si vivement désirée par lui et amenée avec tant d'efforts allait se produire. Thomas Le Bouc, le seul homme qui pouvait le renseigner sur la machination ourdie contre Arsène Lupin, Thomas Le Bouc qui poursuivait l'exécution du plan qu'avaient préparé Barthélemy et Simon, Thomas Le Bouc était là. Raoul passa son revolver de la poche de son pantalon dans la poche de son veston, bien à portée de sa main. Précaution nécessaire : le personnage était dangereux. – Entrez, dit-il, lorsque son domestique eut frappé. La porte s'ouvrit. Le Bouc fut introduit, mais un autre Le Bouc, d'une classe sociale plus élevée, avec un costume propre, un pli au pantalon, et, sur la tête, un chapeau qui était en bon état. Il se tenait bien droit, d'aplomb sur ses jambes, le torse carré. Les deux hommes se regardèrent quelques secondes. Tout de suite, Raoul fut persuadé que Le Bouc ne reconnaissait pas en lui le Gentleman du Zanzi-Bar et n'établissait aucun rapprochement entre le déclassé qu'il avait jeté à l'eau et Raoul d'Averny, propriétaire du Clair-Logis. Il lui dit : – Vous êtes bien la personne que j'ai chargée, par l'intermédiaire d'une agence, de reconstituer la vie de Félicien Charles ? – Non. – Tiens !… Mais qui donc êtes-vous ? – Je suis quelqu'un qui a pris la place de cette personne. – Dans quelle intention ? Thomas prononça : – Nous sommes seuls ? On ne nous dérangera pas ? – Vous craignez donc que nous ne soyons dérangés ? – Oui. – Pourquoi ? – Parce que je dois dire certaines choses qui ne doivent être entendues que d'un seul être au monde. – Qui ? – Arsène Lupin. Le Bouc éleva la voix pour formuler ces deux mots, comme s'il escomptait un effet de stupeur. Dès l'abord, il prenait position d'adversaire et l'offensive commençait. Le ton, l'attitude ne laissaient aucun doute. Lupin ne broncha pas. À cette même place, Faustine l'avait appelé de ce même nom, et Faustine était en relations avec Simon Lorient, aussi bien que Thomas Le Bouc. Il répondit simplement : – Si vous êtes venu pour voir Arsène Lupin, vous tombez juste. Je suis Arsène Lupin. Et vous ? – Mon nom ne vous dirait rien. Thomas Le Bouc était un peu décontenancé par le calme imprévu de Raoul, et il cherchait une autre façon d'engager l'attaque. Raoul sonna. Son chauffeur entra. Il lui dit : tête. – Enlevez donc à monsieur le chapeau qu'il garde sur sa Le Bouc comprit la leçon, tendit son chapeau au domestique qui l'emporta, et, tout de suite, irrité, sarcastique, s'écria : – Des manières de grand seigneur, hein ? En effet, Arsène Lupin… vieille noblesse !… Toujours un titre en poche. C'est pas mon genre, tout ça. Je ne suis pas un grand seigneur, et je n'ai pas de titre. Par conséquent, ayez la bonne grâce de descendre d'un degré. On sera mieux pour causer. Il alluma une cigarette et ricana : – Ça vous la coupe hein ? Dame ! quand on a affaire à des marquis et à des ducs, et qu'on trouve en face de soi un bougre qui n'a pas froid aux yeux… Toujours impassible, Raoul répliqua : – Quand j'ai affaire à des marquis et à des ducs, je tâche d'être aussi poli que possible. Quand j'ai affaire à un marchand de porcs, je le traite… – Vous le traitez ?… – À la Lupin. D'un geste, il lui fit sauter la cigarette des lèvres, et, brusquement : – Allons, finis-en. Je suis pressé. Qu'est-ce que tu veux ? – De l'argent. – Combien ? – Cent mille. Raoul joua la surprise : – Cent mille ! Tu as donc quelque chose d'énorme à me proposer ? – Rien. – Alors, c'est une menace ? – Plutôt. – Du chantage, quoi ? – Justement. – C'est-à-dire que, si je ne paye pas, tu accomplis tel acte contre moi ? – Oui. – Et cet acte ? – Je te dénonce. Raoul hocha la tête. – Mauvais calcul. Je ne marche jamais dans ce cas-là. – Tu marcheras. – Non. Alors ? – Alors, j'écris à la Préfecture. Je déclare que M. Raoul d'Averny, qui a été mêlé aux affaires et aux crimes du Vésinet, n'est autre qu'Arsène Lupin. – Et après ? – Après, on te coffre, Lupin. – Et après ? tu toucheras les cent mille balles ? Raoul haussa les épaules. – Idiot ! Tu ne peux avoir d'action sur moi que si je suis libre et que j'aie peur du mal que tu pourrais me faire. Trouve autre chose. – C'est tout trouvé. – Quoi ? – Félicien. – Tu as des preuves contre lui ? Il est complice du cambriolage ? complice des meurtres ? Il risque le bagne ? l'échafaud ? Qu'est-ce que tu veux que ça me fiche ? – Si tu t'en fiches, pourquoi as-tu donné cinq mille francs pour te renseigner sur lui ? – Ça, c'est autre chose. Mais qu'il soit en prison ou ailleurs, je m'en moque comme de ma première chemise. Sais-tu qui l'a fait arrêter, Félicien ? Moi. Dans le silence, Raoul perçut un petit rire qui chevrotait entre les lèvres de l'homme. Il éprouva une légère inquiétude. – Pourquoi ris-tu ? – Pour rien… un souvenir qui me remonte à la mémoire. – Quel souvenir ? L'inquiétude de Raoul se dissipait. Il avait l'impression que quelque chose enfin allait sourdre du passé et qu'il était sur le point d'apprendre les raisons pour lesquelles il se trouvait engagé dans cette ténébreuse histoire. – Quel souvenir ? Parle. L'autre articula : – Tu connais le docteur Delattre ? – Oui. – C'est lui que tes complices ont enlevé jadis pour l'expédier en province, dans une auberge où tu agonisais, et où il t'a opéré et sauvé, n'est-ce pas3 ? – Ah ! tu es au courant de cette vieille machine, dit Raoul assez surpris. – Et de bien d'autres. Donc, c'est bien le docteur Delattre qui t'a recommandé le jeune Félicien ? – Oui. – Et comme le docteur Delattre n'avait jamais entendu parler de son protégé, tu sauras que la recommandation fut inspirée et rédigée par le domestique du docteur, un nommé Barthélemy, qui, depuis, a été tué à l'Orangerie. – Tu ne m'apprends rien jusqu'ici. – Patience. Ce ne sera pas long. Mais il faut que tu comprennes exactement le mécanisme de l'affaire. Donc, c'est Barthélemy qui a fait entrer Félicien chez toi. – D'accord avec Félicien ? – Bien entendu. – Et dans quelle intention, cette manigance ? – Pour te faire casquer. – Donc, entreprise ratée puisque Barthélemy est mort et Félicien en prison. 3 Voir L'Aiguille creuse. – Oui, mais je la reprends à mon compte. C'est là tout le secret de ma visite. – Et c'est là où je ne vois plus clair du tout, moi. En réalité, de quoi s'agit-il ? – Patience. Je te raconte l'histoire à l'envers, c'est-à-dire en remontant. Donc, depuis une quinzaine d'années, Barthélemy suivait de loin la vie de Félicien, tandis que celui-ci travaillait pour obtenir un diplôme d'architecte. Auparavant, il était commis d'épicerie. Auparavant, employé dans une administration. Auparavant, garçon de garage en province. Et nous remontons ainsi à l'époque où Barthélemy l'avait rencontré dans une ferme du Poitou. Félicien y avait été élevé avec les enfants de la ferme. Raoul s'intéressait de plus en plus à ce récit, cherchant, non sans une certaine appréhension, à savoir où l'autre voulait en venir. Il demanda : – Bien entendu, Félicien n'ignore aucun de ces détails, quoi qu'il ait refusé de les communiquer à l'instruction ? – Probablement. – Mais comment Barthélemy savait-il ? – Par la fermière, dont le mari venait de mourir et dont il devint l'ami. Et c'est elle qui lui raconta secrètement qu'un enfant lui avait été apporté jadis par une femme qui lui versa une somme d'argent importante pour les frais à venir. Raoul d'Averny commençait à se troubler, il n'aurait pu dire pourquoi. Il murmura : – En quelle année était-ce ? – Je ne sais pas. – Mais on le saurait par la femme ? – Elle est morte. – Barthélemy savait, lui ! – Il est mort. – Mais il a parlé, puisque tu sais, toi. – Oui, il m'en a parlé une fois. – En ce cas, explique-toi. Cette femme ? la mère de l'enfant ?… – Ce n'était pas sa mère. – Ce n'était pas sa mère ! – Non, elle l'avait enlevé. – Pourquoi ? – Par vengeance, je crois. – Et comment était-elle, cette femme ? – Très belle. – Riche ? – Elle semblait riche. Elle voyageait en auto. Elle a dit qu'elle reviendrait. Elle n'est jamais revenue. L'agitation de Raoul augmentait. Il s'écria : – Voyons, quoi ! Elle a donné des indications ? Le nom de l'enfant ? Félicien ? – Félicien, c'est la fermière qui l'appelait comme ça… Félicien Charles, deux prénoms qu'elle lui donnait… tantôt l'un… tantôt l'autre… – Mais le véritable ? – La fermière l'ignorait. – Mais elle savait autre chose, la fermière ? s'écria Raoul. – Peut-être… peut-être bien… mais elle n'a rien dit… – Tu mens ! Je vois bien que tu mens. Elle savait autre chose, et elle a parlé. – Elle ne savait rien. Mais Barthélemy, durant sa liaison avec elle, a cherché. L'auto avait eu une panne dix kilomètres après le village, dans une ville voisine où la dame avait du s'arrêter en attendant une pièce de rechange. Et, à l'atelier de réparations, le mécanicien avait trouvé, sous un des coussins, une lettre. La dame s'appelait la comtesse de Cagliostro. D'Averny sursauta : – La comtesse de Cagliostro ! – Oui. – Et cette lettre, qu'est-elle devenue ? – Barthélemy l'a chipée au mécanicien. – Tu l'as vue, toi ? – Barthélemy me l'a lue. – Et tu te souviens ?… – Du texte même, non. – De quoi, alors ? – D'un nom. – Lequel ? – Celui du père de l'enfant. – Dis-le ! dis-le sans une seconde de retard. – Raoul. Raoul bondit sur l'homme et le saisit aux épaules. – Tu mens. – Je le jure. – Tu mens ! Tu inventes cela. Raoul, cela ne signifie rien. Il y a cent mille Raoul en France. Raoul qui ? – Raoul de Limésy… Presque comme toi, Raoul d'Averny. Un nom à la Lupin. Raoul chancela. Il s'était appelé Raoul de Limésy autrefois ! Ah ! l'horreur ! Toute une période effroyable de sa vie surgissait de l'ombre. Mais était-il possible que Félicien ?… Il se révolta contre une pareille hypothèse et dit à voix basse : – Des blagues ! Tu imagines n'importe quoi. – Je ne pouvais pas imaginer le nom de Limésy. – Qui te l'a révélé ? – Barthélemy. – Barthélemy était un imposteur. Je ne le connaissais pas. Il ne me connaissait pas. – Si. – Allons donc ! – Il a été sous tes ordres. – Qu'est-ce que tu me chantes ? – Un de tes anciens complices. – Barthélemy ? – Il ne s'appelait pas ainsi. – Comment s'appelait-il ? – Auguste Daileron, que Lupin avait placé comme chef des huissiers à la Présidence du conseil, lorsque Lupin était chef de la Sûreté 4. 4 Voir « 813 ». Chapitre IX Le chef Raoul baissa la tête. Il se souvenait. Dans la première partie de sa vie aventureuse, cet Auguste Daileron avait été un de ses complices les plus actifs et qu'il mêlait sans défiance à beaucoup de ses entreprises les plus secrètes. Depuis l'affaire de la Présidence du conseil, il n'avait plus entendu parler de lui. Et voilà qu'Auguste Daileron était devenu Barthélemy et qu'il avait monté toute cette machination à l'encontre de son ancien patron ! Devant l'attitude de Raoul, Thomas Le Bouc redoubla d'audace. Victorieux, il déclara : – C'est deux cent mille, maintenant. Pas un sou de moins. Et, plus familier, d'un ton condescendant, il expliqua : – Tu comprends bien, n'est-ce pas ? Tu refusais de casquer quand il s'agissait de toi. Mais quand il s'agit de ton fils, bigre, c'est autrement délicat ! Or, si tu ne me verses pas trois cent mille… (je dis trois cent mille, ça vaut bien ça), je dévoile au juge d'instruction des détails irrécusables sur le passé de Félicien et je démontre par a+b qu'il est le fils de Raoul d'Averny, c'est-àdire, n'est-ce pas, le fils d'Arsène Lupin. Un joli coup double, hein ? D'Averny c'est Lupin, et Félicien, c'est le fils de Lupin qui, sous le nom de baron de Limésy, avait épousé mademoiselle… Raoul releva la tête et ordonna d'une voix impérieuse : – Tais-toi. Je te défends de prononcer ce nom-là. Mais ce nom-là, Raoul le prononçait au fond de lui. Et toute l'aventure tragique ressuscitait dans son esprit, l'amour frais et charmant qu'il avait eu pour Claire d'Étigues, puis sa passion effrénée pour Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro, créature impitoyable et barbare… puis, après des luttes sauvages, son mariage avec Claire d'Étigues. Le dénouement ? Cinq ans plus tard, un enfant leur naissait, régulièrement inscrit sur les registres de l'état civil sous le nom de Jean de Limésy. Et, le surlendemain de sa naissance, la mère étant morte en couches, l'enfant disparaissait, enlevé par les émissaires de la comtesse de Cagliostro. Était-ce ce Jean de Limésy que la terrible créature, génie de la haine et de la vengeance, avait confié un jour à la fermière du Poitou ? Ce Jean, qu'il avait tant cherché, en souvenir de la douce Claire d'Étigues, était-ce le Félicien équivoque et ténébreux venu chez lui pour comploter contre lui ? Était-ce son fils, son propre fils qu'il avait fait jeter en prison ? Il insinua : – Je croyais que la Cagliostro était morte. cien. – Tu as des preuves ? – La justice en trouvera, ricana Le Bouc. – Tu as des preuves ? répéta Raoul. – Et après ? L'enfant n'est pas mort, lui, puisque c'est Féli- – Il y en a, et des plus formelles, que Barthélemy avait réunies patiemment. Tu vois cela d'ici, n'est-ce pas ? C'était le grand coup de sa vie, au bonhomme ! Ayant placé l'enfant chez toi, il te tenait entre ses griffes. Ce que je viens faire aujourd'hui pour mon compte, avec quelle âpre joie il se proposait de le faire lui-même et de venir te jeter à la face : « – Sauve-moi de la misère, ou je vous livre à la justice, toi et ton fils… toi et ton fils ! » – Tu as des preuves ? redit Raoul pour la troisième fois. – Barthélemy m'a montré un jour la pochette où il les avait réunies, après l'enquête qu'il a poursuivie durant des années. – Où est-elle, cette pochette ? – Je suppose qu'il l'a remise à une maîtresse qu'avait Simon, une Corse, avec qui il s'entendait bien. – On peut la voir, cette femme ? – Difficilement. Je ne l'ai pas revue depuis sa mort, à lui. Et j'ai idée que la police la cherche. que. – Le déjeuner est prêt ? – Oui, monsieur. – Mettez un couvert de plus. Il poussa Le Bouc devant lui, dans la salle à manger. – Assieds-toi. Raoul se tut assez longtemps. Puis il sonna son domesti- L'autre, décontenancé, se laissa faire. Il était persuadé que le marché était conclu, et il n'hésitait plus que sur le chiffre qu'il avait bien envie de fixer à quatre cent mille francs. Raoul d'Averny, effondré sous l'attaque imprévue, ne lésinerait pas. Raoul mangea peu. S'il n'était pas effondré, comme le supposait son adversaire, il était fort soucieux. Le problème lui paraissait affreusement complexe, et il le retournait en tous sens avant de s'arrêter à telle solution. Double problème, d'ailleurs, et par conséquent double solution. Il y avait une solution à trouver en ce qui concernait Félicien. Et une solution, plus proche, à trouver pour faire face à la très grave menace de Thomas Le Bouc. Ils passèrent dans le bureau. Une demi-heure, encore, de silence. Le Bouc, étendu sur un fauteuil, fumait voluptueusement un gros cigare qu'il avait choisi dans une boîte de havanes. Raoul allait et venait, les mains au dos, pensif. À la fin, Le Bouc formula : – Tout bien pesé, je ne céderai pas à moins de cinq cent mille francs. C'est le prix raisonnable. Remarque du reste que mes précautions sont prises. Au cas où tu me jouerais un mauvais tour, la lettre de dénonciation serait jetée à la poste par un copain. Donc, rien à faire. Tu es coincé dans l'engrenage. Ne marchande pas. Cinq cent mille. Pas un sou de moins. Raoul ne répondit pas. Il semblait calme et beaucoup moins absorbé, comme un homme qui a pris sa décision et que rien n'en fera dévier. Au bout de dix minutes, il consulta la pendulette de sa table. Puis il s'assit devant le téléphone, décrocha, et fit manœuvrer le disque d'appel. Quand il eut obtenu la communication, il interrogea : – La Préfecture de police ? Veuillez me donner le cabinet de M. Rousselain. Et, presque aussitôt : – Ici, Raoul d'Averny. C'est vous, monsieur le juge d'instruction ? Très bien, je vous remercie… Oui, il y a du nouveau. J'ai chez moi, sous la main, un individu qui a participé, de façon active, aux drames du Vésinet… Non, il n'a pas encore fait d'aveux, mais sa situation est telle qu'il sera contraint d'en faire… Allô !… C'est cela même… le mieux est que vous l'envoyiez cueillir… Par l'inspecteur principal Goussot ? Très bonne idée. Oh ! ne craignez rien. Il ne m'échappera pas. Il est couché par terre, ligoté… Merci, monsieur le juge d'instruction. Raoul raccrocha. Thomas Le Bouc avait écouté avec une stupeur croissante. Il était livide, méconnaissable, et il bégaya : – Mais tu es fou ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Me livrer… moi ! Mais c'est te livrer en même temps, et livrer Félicien. Raoul ne paraissait pas entendre. Il avait agi et il continuait d'agir comme si Thomas Le Bouc n'était pas là, et comme s'il obéissait à un plan de conduite à propos duquel Thomas Le Bouc n'avait aucun rapport. Tout cela concernait Raoul d'Averny et non pas Thomas Le Bouc. Celui-ci, hors de lui, exhiba son revolver, l'arma et visa. – Les fous, il n'y a qu'à les abattre, dit-il. Mais il ne tira pas. Ce n'était point en abattant d'Averny qu'il atteindrait son but et palperait de l'argent. Et, d'ailleurs, était-il admissible que Raoul d'Averny se jetât lui-même au feu pour avoir le plaisir d'y jeter en même temps Le Bouc ? Non. Il y avait bluff, ou malentendu, ou erreur. Et, en tout état de cause, on disposait d'une bonne demi-heure pour s'expliquer. Il alluma un second cigare, et plaisanta : – Bien joué, Lupin. Décidément, tu n'es pas au-dessous de ta réputation et de ce que m'a raconté Barthélemy. Cré bon sang, la jolie riposte ! Mais ça ne prend pas avec moi. Voyons, réfléchis, Lupin, en admettant même que tu me livres, tu ne livres qu'un type qui a voulu faire chanter un de ses semblables, en l'occurrence Arsène Lupin. Le dindon de la farce, ce serait toi. Car enfin, tu ne me connais même pas ! Pourquoi supposestu que j'aie quelque chose à redouter de la police ? Moi ? Mais, je suis blanc comme neige. Pas une peccadille à me reprocher. – Alors, lui dit Raoul, pourquoi es-tu vert ? Pourquoi louches-tu vers la pendulette ? – Pas plus que toi, mon vieux. Je te répète que je suis un honnête homme. – Retourne-toi, honnête homme. Prends cette clef et ouvre ce secrétaire. Bien. Tu vois un fichier sur ce rayon ? Passe-le moi. Merci. J'ai comme ça un certain nombre de fichiers qui sont toujours au point, ou à peu près. Ta fiche est dans celui-ci. Raoul chercha tout en énumérant les initiales successives P. Q. R. S. T… Nous y sommes. Tu dépends de la case T. – La case T. ? – Évidemment… je t'ai classé comme Thomas. Il saisit son fichier et lut à haute voix : « – Thomas Le Bouc, c'est-à-dire Thomas le Bookmaker. Taille : 1 m 75. Tour de poitrine : 95. Moustache en brosse. Front dégarni. Expression vulgaire, parfois bestiale. Domicile : rue Hardevoux, 24, à Grenelle, au-dessus d'une charcutière dont il est l'amant. Odeur préférée : lilas blanc. Dans sa commode, deux caleçons en soie bleu ciel, quatre paires de chaussettes idem. » Nous sommes d'accord, Thomas le Bouc. Thomas le considérait d'un œil ahuri. – Je continue, dit Raoul. « – Le dénommé Thomas Le Bouc était le frère du rapin Simon Lorient, et tous deux étaient les fils du vieux Barthélemy, le cambrioleur de l'Orangerie. » Thomas Le Bouc se dressa. – Qu'est-ce que ça veut dire ? En voilà des ragots ! – Des vérités, que la police confirmera dans la perquisition qu'elle ne tardera pas à faire, soit à ton domicile, soit chez ta charcutière, soit au Zanzi-Bar dont tu es un assidu. – Et après ? s'écria Le Bouc qui tâchait de crâner encore, malgré son désarroi. Après ? Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? T'imagines-tu qu'il y ait là de quoi me condamner ? – Il y a de quoi te coffrer, tout au moins. – En même temps que toi, alors ! – Non, car tout ça, ce n'est que la partie superficielle et insignifiante du casier judiciaire que je t'ai préparé pour la justice, et que nous laisserons sur cette table jusqu'à l'arrivée de l'inspecteur principal Goussot. Mais il y a mieux. – Quoi ? demanda Le Bouc, d'une voix mal assurée. – Il y a ta vie secrète… Il y a certains détails… certains actes que tu as commis… et vers lesquels il me sera facile d'aiguiller la police. J'ai tous les éléments. Thomas Le Bouc manipulait son revolver d'une main crispée. Il reculait peu à peu vers la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin, près du garage. Et il bredouillait : – Des bobards !… Des trucs à la Lupin… Pas un mot de vrai. Pas une preuve. Raoul s'approcha de lui, et, cordialement : – Laisse donc ton browning… Et ne cherche pas à t'enfuir… On ne se querelle pas ! On cause. Et nous avons encore quinze bonnes minutes. Écoute. C'est vrai, je n'ai pas encore eu le temps de réunir de véritables preuves. Mais ce sera un jeu pour Goussot et ses collègues d'en découvrir. Et puis, il y a quelque chose de nouveau. Hein ? Tu devines à quoi je fais allusion ? Trois jours seulement… Et ce n'est fichtre pas une peccadille ! Thomas Le Bouc blêmit. Le crime était trop récent pour qu'il n'en gardât pas le souvenir épouvanté. Et Raoul précisa : – Tu ne l'as pas oublié, ce brave garçon qu'on nommait le Gentleman et que l'agence qui l'employait avait chargé d'une enquête pour moi ? Or, comment se fait-il que tu aies pris sa place pour venir ici ? – C'est sur sa demande… – Ce n'est pas vrai. J'ai téléphoné à l'agence. On ne l'a pas vu depuis plusieurs jours… Tiens, depuis dimanche soir… Alors, je me suis mis en chasse, et j'ai abouti au Zanzi-Bar, ton quartier général. Le dimanche, dans la nuit, vous êtes sortis ensemble, fort éméchés. Depuis, pas de nouvelles. – Ça ne prouve pas… – Si. Deux témoins t'ont rencontré sur le quai, en sa compagnie. – Et après ? – Après ? on vous a entendus, le long de la Seine… Vous vous battiez… Le type a crié au secours… Ces témoins, j'ai leurs noms… Le Bouc ne protesta pas. Il aurait pu demander pourquoi ces invisibles témoins n'étaient pas intervenus, et n'avaient même pas signalé leur présence. Mais il ne pensait plus à rien. Il était haletant de peur. – Alors, n'est-ce pas, reprit Raoul, qui ne le laissait pas respirer, il faudra expliquer à ces messieurs ce que tu as fait de ton compagnon, et comment il s'est noyé. Car il s'est bien noyé. On a retrouvé son cadavre hier soir… un peu plus loin… le long de l'île aux Cygnes. Le Bouc s'épongeait le front avec le revers de sa manche. Sans aucun doute, il évoquait la minute effrayante du crime, la vision de l'ivrogne qui dégringolait, se débattait et disparaissait dans l'eau noire. Pourtant, il essaya d'objecter : – On ne sait rien… on n'a rien vu… – Peut-être, mais on saura. Le Gentleman avait prévenu son patron et ses camarades de l'agence. Il leur avait dit le matin même : « – S'il m'arrive malheur, qu'on interroge un nommé Thomas Le Bouc. Je me méfie de lui. On le retrouvera au Zanzi- Bar de Grenelle. » Et c'est en effet là que j'ai retrouvé tes traces… Raoul sentit l'écrasement de son adversaire. Toute résistance était finie. Thomas Le Bouc subissait son emprise totale et définitive, et, réduit à l'impuissance, incapable de réfléchir et de comprendre où Raoul le menait par la force impérieuse de sa volonté, il était mûr pour l'acceptation irraisonnée de tout ce qu'on lui commanderait. Il n'y avait pas là seulement l'angoisse du criminel, mais surtout la déroute d'un être devant un autre être qui ordonne, devant un chef. Raoul lui mit la main sur l'épaule et le contraignit à s'asseoir. Il lui dit, avec une mansuétude cordiale : – Tu ne te sauveras pas, n'est-ce pas ? Mes domestiques sont là, qui te guettent. Crois-moi, avec Lupin, rien à faire. Tandis que, si tu m'écoutes, tu peux t'en tirer, et dans d'excellentes conditions. Seulement, il faut m'obéir, et sans rechigner. Du courage et de la franchise. Répond. Pas de casier judiciaire ? – Non. – Pas de sales histoires de vols ou d'escroqueries ? – Aucune qui ait été connue. – Personne ne t'a soupçonné et personne ne pourra jamais t'accuser ? – Non. – Pas de fiche anthropométrique au service de l'Identité ? – Non. – Tu le jures ? – Je te le jure. – En ce cas, tu es mon homme. Dans quelques minutes, Goussot et ses acolytes vont arriver. Tu te laisseras prendre. Le Bouc se rebiffa, terrifié, les yeux hagards : – Tu es fou ! – Qu'est-ce que ça peut te faire d'être pris par la police, puisque tu es déjà pris par moi, ce qui est beaucoup plus grave ! Tu changes de mains, voilà tout. Et tu me rends service. – Je te rends service ! fit Thomas Le Bouc, dont l'œil s'alluma. – Évidemment, et un service de ce calibre-là, ça se paye, et cher ! Comment ! Mais il n'y a qu'un moyen pour moi de savoir si Félicien est mon fils, c'est de l'interroger ! Il faut que je le voie à tout prix. Et puis, quoi, s'il est mon fils, tu t'imagines que je vais le laisser en prison ! – Pas de remède à ça… – Si. Ils n'ont que des présomptions. Rien de solide. Ton arrestation et tes aveux vont démolir tout leur système d'accusation. – Quels aveux ? – Que faisais-tu, durant la journée où le vieux Barthélemy cambriolait, et durant la nuit où ton frère Simon a été blessé ? – D'accord avec eux, j'avais loué une camionnette, et j'attendais près de Chatou au cas où ils auraient eu besoin de moi. Vers minuit et demi, pensant qu'ils étaient rentrés chez eux par d'autres routes, je suis parti. – Bien. L'heure de ton retour, tu peux la prouver ? – Oui, puisque j'ai remis la camionnette à son garage et que j'ai causé avec le gardien de nuit. Il était un peu plus d'une heure du matin. – Parfait. Eh bien, tu diras tout cela exactement à l'instruction. Tu diras que tu as attendu près de Chatou. Mais que, avant minuit, tu entends, avant minuit, inquiet, tu es venu rôder dans le Vésinet, du côté de l'Orangerie, qu'ensuite tu as suivi l'impasse qui aboutit à l'étang, que tu as pu attirer la barque, et que tu as été voir ce qui se passait devant l'Orangerie. N'apercevant ni le vieux Barthélemy, ni Simon, ne les ayant pas rencontrés non plus dans les avenues, tu as rejoint ta camionnette. Un point, c'est tout. tête. – Très dangereux ! On m'accusera d'avoir été complice. Réfléchis. Parler de l'Orangerie et de cette balade en barque, c'est dire que j'étais au courant de l'affaire. – Complicité passive. Six mois de prison. L'essentiel pour toi, c'est que tu puisses démontrer qu'au moment où ton frère et Jérôme Helmas ont été attaqués, tu étais, toi, de retour à Paris. – Oui, mais je ne m'en tirerai pas à moins de deux ou trois ans. Et Félicien, lui, sera élargi. – Justement. Dès l'instant où l'instruction ne sera plus certaine que c'était Félicien qui a été vu dans la barque, et qu'elle pourra croire que c'est toi qui rôdais autour de l'Orangerie pour Thomas Le Bouc avait écouté attentivement. Il hocha la chercher les billets de banque, les présomptions, déjà fragiles, que l'on a réunies contre Félicien s'effondreront. Après une hésitation dernière, Le Bouc déclara : – Soit. Seulement… – Seulement ?… – Tout dépend du prix. Je risque beaucoup plus que tu ne crois. – Aussi seras-tu payé beaucoup plus que tu ne vaux. – Combien ? – Cent mille le jour où Félicien sera élargi. Cent mille le jour de ta libération. Tu toucheras les deux sommes d'un coup. Les yeux de Le Bouc clignotèrent. Il balbutia : – Deux cents… c'est un chiffre. – C'est de quoi être honnête. Avec ça tu pourras t'acheter une charcuterie en province ou à l'étranger. Et puis, tu sais, un engagement de Lupin, ça vaut la signature de la Banque de France. – J'ai confiance. Seulement, tout de même, il peut y avoir des complications. – Lesquelles ? – Admettons qu'on réussisse à découvrir certaines choses de mon passé et qu'on m'envoie au bagne ? – Je te ferai évader. – Impossible ! – Idiot ! Et ton père, quand il était huissier à la Présidence et que je l'ai eu dénoncé, ne l'ai-je pas fait évader en plein Paris, et au jour même annoncé par moi, publiquement ? – C'est vrai. Mais tu auras assez d'argent ? – Enfant ! – Ça coûte cher une évasion. – T'en fais pas. – Des mille et des cent ! Le prix de l'évasion et l'indemnité que tu m'as promise… c'est beaucoup. Es-tu sûr ?… – Retourne-toi de nouveau… Glisse la main au fond de mon secrétaire, sur la même tablette que le fichier… Ça y est ? Thomas Le Bouc obéit et attira un petit sac de toile grise. – Qu'est-ce que c'est ? – Le sac de toile grise, balbutia-t-il. – Regarde… j'ai fait une entaille dans la toile… Tu vois les liasses de billets ? Ce sont les billets de l'oncle Gaverel, que le vieux Barthélemy avait dénichés dans l'Orangerie. Le Bouc vacilla et tomba assis sur une chaise. – N… de D… ! n… de D… ! Quel bougre que ce type-là ! – Faut bien vivre, ricana Raoul, et aider les camarades dans l'embarras. – Mais comment as-tu pu ?… – Facile ! en arrivant le lendemain matin, j'ai pensé aussitôt que Simon Lorient avait dû retrouver le sac dans le jardin ou ailleurs, et qu'on avait peut-être essayé vainement de le lui reprendre. J'ai tout de suite couru là où il avait été blessé. Je ne me trompais pas. Le sac avait roulé dans l'herbe assez loin, et personne ne l'avait remarqué… Je n'ai pas voulu qu'il fût perdu. Thomas Le Bouc fut abasourdi, et il prononça, renonçant au tutoiement irrespectueux : – Ah ! vous êtes bien le chef. En un geste spontané, il tendit ses deux poings. – L'auto de la police ne va pas tarder. Ligotez-moi, chef. Vous avez raison, je suis votre homme. Où l'père a passé, le fils passera également. Mais faut-il que nous soyons bêtes pour nous être attaqués à vous ! – Il est de fait… Ton père était pourtant un brave homme, jadis… Et j'ai su d'autre part qu'il avait tenté l'impossible pour redevenir honnête. – Oui, mais il y avait cette affaire de Félicien qui le tracassait. Simon l'a obligé à la reprendre, de même que Simon l'a obligé à tenter par surcroît, le coup de l'Orangerie. « – Un vol, soit, j'accepte, a-t-il dit. Un chantage, soit, ça m'amuse, nous serons riches après. Mais pas de crime, hein ? » – Et, cependant, il a tué. Il a étranglé Élisabeth Gaverel. – Voulez-vous que je vous dise mon opinion, chef ? Eh bien, le vieux a tué sans le vouloir. Mieux que ça, il n'a couru après la fille que pour la sauver, alors qu'elle était tombée à l'eau. Oui, pour la sauver… Le vieux était capable de ces emballements-là. Mais, en la sortant de l'eau, il a vu le collier de perles et il a perdu la tête. – C'est mon avis, dit Raoul. On entendait l'auto. Il reprit : – Surtout, ne lâche pas le véritable nom de ton père. Cette vieille histoire de la Présidence du conseil, mêlée à l'histoire d'aujourd'hui, ramènerait l'attention sur Lupin. Et je n'y tiens pas, ma situation dans toute cette affaire est déjà assez difficile. Donc, sois prudent, ne t'écarte pas d'une ligne de la version que nous avons adoptée. Pas un mot en dehors de cela. Dans le doute, il n'y a pas de meilleure réponse que le silence. Et compte sur moi, mon vieux. Il s'approcha de lui, et, d'un ton amical : – Un mot encore : ne te fais pas trop de bile à propos du Gentleman que tu as tué. – Ah ! Et pourquoi ? – C'était moi, le Gentleman. Thomas Le Bouc s'abandonna aux mains de l'inspecteur Goussot dans une sorte d'extase. L'escamotage du sac de toile grise, l'audace et la perfection avec lesquelles Lupin avait joué le rôle du Gentleman, la joie imprévue d'apprendre que lui, Thomas Le Bouc, n'avait pas tué… tout cela le soulevait d'allégresse. Qu'avait-il à craindre, avec un pareil protecteur ? Arrivé au Clair-Logis pour bouleverser tout, il s'en allait en prison comme un homme qui a remporté la plus belle victoire, et qui s'apprête à doubler cette victoire en roulant la justice et en rendant service à son bienfaiteur. – Tous mes compliments, monsieur d'Averny, dit à Raoul l'inspecteur Goussot qui rayonnait de plaisir. Alors, ce client-là est mêlé à notre affaire ? – Et comment ! c'est un frère de Simon Lorient ! – Hein ! quoi ? son frère ! Mais par quel prodige l'avezvous capturé ? – Oh ! fit Raoul modestement, je n'y ai pas grand mérite. L'imbécile s'est fait prendre lui-même. – Que voulait-il ? – Me faire chanter… – À quel propos ? – À propos de Félicien Charles. Il est venu me dire qu'il avait la preuve que Félicien, complice de son frère Simon Lorient, avait tué Simon pour lui voler le sac de toile grise. Et il m'a demandé la forte somme si je voulais que le secret fût gardé. En réponse, j'ai téléphoné à M. Rousselain. Cuisinez-le, monsieur l'inspecteur principal, et je suis persuadé que vous obtiendrez des aveux dont vous aurez le profit et la gloire. Sur le seuil de la porte, Thomas Le Bouc, entraîné par le policier, se retourna vers Raoul, et, affectant la colère et la rancune : – Vous me paierez ça, mon bon monsieur ! – Entendu. Et avec les intérêts ! Le Bouc sortit en sifflotant. Raoul écouta le pas des hommes qui s'éloignaient. L'auto démarra. Contrairement à son habitude, il n'eut pas un seul de ces gestes par quoi se manifestait sa joie de triompher. Et pourtant, quel joli succès que d'envoyer Thomas Le Bouc en prison ! Mais non, il demeurait taciturne et absorbé. Il songeait à Félicien, enfermé dans une cellule. Était-ce son fils ? Réussirait-il à le délivrer ? Et qu'était-ce que ce fils équivoque, complice sournois de Barthélemy et de Simon Lorient ? Chapitre X « Moi, comtesse de Cagliostro, j'ordonne… » Par un dimanche de lourde chaleur, Raoul s'arrêta dans une rue de Chatou, la petite ville qui touche au Vésinet. Une maison à deux étages, située entre cette rue et un jardin potager qui longeait la Seine, offrait des chambres meublées en location. Il passa devant le café que tenait la gérante, monta au second, et suivit un couloir à demi obscur jusqu'à ce qu'il aperçût la chambre numéro 5. La clef était sur la porte. Ayant frappé, comme on ne répondait pas, il entra sans bruit. Faustine, assise sur le pauvre lit de fer qui composait, avec une commode, deux chaises et une table, tout le mobilier de l'humble chambre mansardée, Faustine dormait. Elle n'avait pas quitté le Vésinet, sa volonté implacable de vengeance la retenant dans la région où Simon Lorient était mort. À la clinique, on l'avait gardée comme infirmière adjointe, mais, la place étant mesurée, elle avait pris une chambre au dehors. Elle y venait coucher chaque soir et s'y enfermait le dimanche. Ce jour-là, elle avait dû s'endormir en travaillant à son corsage, car ses épaules étaient dénudées, son corsage reposait sur ses genoux, et elle avait encore son dé et une aiguillée de fil. Par-dessus les arbres du jardin, on apercevait, dans le cadre de la fenêtre, un doux paysage de fleuve. Des quantités de journaux, tous dépliés, s'étalaient autour d'elle, sur le lit, sur la table, ce qui prouvait avec quelle attention elle suivait les événements de ces derniers jours. De loin, Raoul put lire des titres : « Arrestation du frère de Simon Lorient. Premier interrogatoire. » « Les deux frères seraient les fils du vieux Barthélemy. » Il contempla de nouveau Faustine. Elle lui parut aussi belle que dans l'animation et l'élan de la vie, plus belle peut-être, avec la pureté de ses traits pacifiés. Et il évoquait la magnifique Phryné du sculpteur Alvard. Cependant, un rayon de soleil se glissa par la fenêtre, entre deux nuages. Sans la quitter du regard, Raoul approcha doucement et attendit que le rayon parvînt sur la figure endormie, sur les yeux clos. Quand elle en fut gênée, elle souleva lentement ses paupières alourdies de longs cils. Elle n'eut pas le temps de s'éveiller que Raoul l'avait déjà saisie aux épaules. Il l'étendit sur le lit et l'enveloppa dans les couvertures, immobilisant les bras et les jambes. – Pas un cri ! pas un mot, mâchonna-t-il. – Lâche ! Lâche ! gémit-elle, exaspérée et cherchant à s'affranchir de l'étreinte. Il lui plaqua la main sur la figure. – Tais-toi. Je ne viens pas en ennemi. Tu n'as rien à craindre si tu m'obéis. Elle se débattait furieusement, tout en continuant à l'insulter, malgré la main rigide qui lui fermait la bouche. Mais, peu à peu sa résistance faiblit et, penché sur elle, il répéta : – Je ne viens pas en ennemi… je ne viens pas en agresseur. Mais je veux que tu m'écoutes et que tu me répondes. Sinon, tant pis pour toi. Il l'avait reprise aux épaules et la tenait renversée. Penché sur elle, il lui dit, à voix basse : – J'ai vu le frère de Simon, Thomas Le Bouc. J'ai causé longtemps avec lui. Il m'a révélé ce qu'il savait de la vérité sur Félicien. Le reste, c'est à toi de me le dire. Tu me connais, Faustine, je ne céderai pas. Ou bien tu parleras, et tout de suite, tu entends, tout de suite… ou bien… ou bien… Son visage descendait vers le visage farouche et terrifié. Les lèvres de Faustine se dérobèrent aux lèvres qui s'en approchaient. – Parle, Faustine, parle, dit-il d'une voix qui s'altérait. Elle vit, tout près des siens, les yeux implacables de Raoul. Elle eut peur. – Laissez-moi, murmura-t-elle, vaincue. – Tu parleras ? – Oui. – Maintenant ?… Sans détour et sans réserve ? – Oui. – Jure-le sur la tête de Simon Lorient. – Je le jure. Il l'abandonna aussitôt et s'éloigna vers la fenêtre, tournant le dos à la jeune femme. Quand elle se fut rajustée, il revint à elle, la considéra un instant, avec regret, comme une belle proie qui vous échappe, et le dialogue s'engagea, rapide et précis. – Thomas Le Bouc prétend que Félicien est mon fils. – Je ne connais pas Thomas Le Bouc. – Mais, par Simon Lorient, tu connaissais son père, le vieux Barthélemy ? – Oui. – Il avait confiance en toi ? – Oui. – Que savais-tu de sa vie secrète ? – Rien. – Et de la vie de Simon Lorient ? de ses projets ? – Rien. – Pas même leur machination contre moi ? – Non. – Cependant, ils t'ont dit que Félicien était mon fils. – Ils me l'ont dit. – Sans te donner de preuves ? – Je ne leur en ai pas demandé. Que m'importait ? – Mais il m'importe, à moi, fit Raoul, le visage contracté. Il faut que je sache s'il est mon fils ou s'il ne l'est pas. Est-ce une comédie qu'ils jouaient, en profitant de certains renseignements recueillis par hasard ? Ou bien une vérité qu'ils essayèrent de mettre à profit en me menaçant de parler ? Je ne peux pas vivre dans une telle incertitude… Je ne le peux pas… Elle parut s'étonner de l'émotion contenue que son accent trahissait. Cependant, elle dit encore, et avec plus de force : – Je ne sais rien. – Peut-être. Mais tu peux savoir, ou du moins me mettre à même de savoir. – Comment ? – Thomas Le Bouc affirme que Barthélemy t'a remis une petite pochette qui contenait des documents à ce propos. – Oui, mais… – Mais ?… – Un jour, après les avoir relus, ces documents, il les a brûlés, devant moi, sans en dire la raison. Il n'en a gardé qu'un seul, qu'il a glissé dans une enveloppe. Il a cacheté cette enveloppe et me l'a confiée. – Avec des instructions ? – Il m'a dit simplement : « Mettez ça de côté. On verra plus tard. » – Vous pouvez me la communiquer ? Elle hésita : – Pourquoi pas ? insista-t-il. Barthélemy est mort. Simon Lorient également. Et c'est Thomas Le Bouc qui m'a tout révélé. Elle réfléchit longtemps, le front un peu plissé, le regard distrait. Puis, elle chercha dans un tiroir de la commode un buvard où il y avait des lettres. Parmi ces lettres, elle trouva une enveloppe qu'elle décacheta sans tergiverser et d'où elle sortit un bout de papier plié en deux. Elle voulait s'assurer d'abord de ce que signifiaient les quelques lignes écrites sur ce papier et si elle devait les communiquer. En lisant, elle eut un sursaut. Néanmoins, elle passa le papier à Raoul, sans mot dire. C'était une phrase – deux phrases plutôt – formulées comme ces ordres impérieux que quelque despote, quelque chef de bande, pourrait imposer à un subalterne. L'écriture était haute, lourde, empâtée, également appuyée partout. Comment Raoul n'eût-il pas reconnu, du premier abord, l'écriture de celle qu'il appelait jadis la créature infernale ? Et comment ne pas reconnaître la manière brutale et méprisante dont elle avait toujours donné ses ordres les plus monstrueux ? Trois fois, il relut les lignes effroyables : « Faire de l'enfant un voleur, un criminel si possible. Plus tard, l'opposer à son père. » Et le paraphe, hautain, balafré d'une double épée. La pâleur de Raoul frappa la jeune femme, une pâleur qui provenait d'une souffrance inexprimable, de terreurs ressuscitées, de toute l'angoisse d'un passé qui mêlait au présent la menace la plus tragique. Avec quelle curiosité, presque sympathique à ce moment, elle observait la face tourmentée et l'effort violent qu'il faisait pour se maîtriser ! – La haine… la vengeance… scanda-t-il ; tu comprends ça, toi, Faustine… Mais cette femme-là, c'était autre chose que de la haine et de la vengeance… C'était le besoin, la volupté du mal… Quel monstre d'orgueil et de méchanceté !… Aujourd'hui encore, tu vois son œuvre… Cet enfant qu'on élève contre moi pour en faire un criminel… Rien ne m'effraie dans la vie. Mais je ne puis penser à elle sans épouvante. Et l'idée qu'il va falloir recommencer l'horrible lutte… Faustine se rapprocha de lui et hésita, puis déclara sourdement : – Le passé ne recommencera pas… La comtesse de Cagliostro est morte. Raoul sauta vers elle et, tout pantelant : – Qu'est-ce que tu dis ?… Elle est morte ?… Comment le sais-tu ? – Elle est morte. – Il ne suffit pas d'affirmer. Tu l'as vue ? Tu l'as connue ? – Oui. Il s'exclama : – Tu l'as connue ! Est-ce possible ! Comme c'est étrange ! Deux ou trois fois, je me suis demandé si tu n'étais pas son émissaire… si tu ne continuais pas son œuvre de destruction contre moi. Elle secoua la tête. – Non. Elle ne m'a jamais rien dit. – Parle. – J'étais tout enfant. Il y a quinze ans… Des gens l'ont conduite dans mon village de Corse et l'ont installée dans une petite maison. Elle était à moitié folle, mais une folie douce, tranquille. Elle m'attirait chez elle, gentiment. Elle ne causait jamais… Elle pleurait beaucoup, des larmes qu'elle n'essuyait pas. Elle était encore belle… mais une maladie l'a rongée, très vite… et, un jour, il y a six ans… j'ai fait la veillée près de son lit de mort. – Tu es sûre ? dit-il, bouleversé d'émotion. Qui t'a révélé son nom ? – On le savait, dans le village… Et, en outre… – En outre ?… – Je l'ai su par le vieux Barthélemy et par Simon Lorient, qui la cherchaient partout et qui l'ont trouvée là, un peu avant sa mort. C'est alors, durant ces quelques semaines, que nous nous sommes aimés, Simon et moi. Et il m'a emmenée à Paris… – Pourquoi la cherchaient-ils ? Après un moment d'indécision, elle expliqua : – Je vous ai dit déjà que je ne savais rien de la vie secrète de Simon et de son père… Aujourd'hui je comprends qu'ils ont accompli des choses mauvaises, mais ils me les cachaient ; cependant, peu à peu, par bribes, j'ai deviné l'histoire de Félicien… pas tout, car eux-mêmes ne savaient pas tout. Raoul demanda : – Barthélemy l'a bien trouvé dans une ferme du Poitou ? – Oui. – Déposé par la Cagliostro ? – Ce n'est pas très sûr… Simon pensait que peut-être son père avait fabriqué la lettre trouvée par le mécanicien. – Cependant, cet ordre que tu as là… cet ordre écrit certainement par la Cagliostro, d'où vient-il ? – Simon l'ignorait. – Mais l'ordre concernait bien l'enfant élevé par la fermière, c'est-à-dire Félicien Charles ? – Là encore, il y a doute. Barthélemy n'a rien précisé à ce sujet. Simon et lui avaient retrouvé la piste de la Cagliostro, et c'est ainsi qu'ils ont débarqué en Corse, inutilement d'ailleurs. – Donc, leur but ?… – Le but de Barthélemy fut toujours, je m'en rends compte aujourd'hui, de vous présenter un dossier prouvant que Félicien est votre fils. – Et par conséquent de tirer de moi de l'argent. Mais ce plan, Félicien en fut-il complice ? Est-ce d'accord avec eux, comme le prétend Thomas Le Bouc, qu'il a été amené chez moi ? Est-il devenu ce que voulait la Cagliostro ? Un escroc, un criminel ? – Je ne sais pas, dit-elle, d'une voix sincère. Cela faisait partie de leur vie secrète, et je n'ai jamais parlé avec Félicien Charles. – Il n'y a donc plus que lui qui puisse me renseigner, dit Raoul, et c'est lui que je dois interroger pour comprendre toute l'aventure. Il fit une pause et acheva : – C'est moi qui ai fait arrêter Thomas Le Bouc, d'accord avec lui, d'ailleurs. Il embrouille l'instruction et démolit les charges accumulées contre Félicien. Si, comme je l'espère, il est libéré, il ne risque pas de se heurter à ta vengeance, Faustine ? – Non, fit-elle avec netteté. Non, s'il n'est pas la cause de la mort de Simon ; cela domine tout pour moi. Il m'est impossible de vivre en dehors de cette idée de vengeance. Il me semble que Simon n'aura de paix dans la mort que si le crime est puni. L'entretien était terminé. Raoul tendit la main à Faustine, qui refusa la sienne. – Soit, dit-il. Je sais que vous ne donnez ni votre confiance ni votre amitié, mais ne soyons pas ennemis, Faustine. Quant à moi, je vous remercie d'avoir parlé… Raoul, qui avait réintégré le Clair Logis, n'en sortit plus que pour de courtes promenades au Vésinet ou dans les environs immédiats. Plusieurs fois, il aperçut Jérôme Helmas qui semblait avoir renoncé à son voyage dans la montagne et qui se dirigeait vers les Clématites ou qui en revenait. Il le vit même en compagnie de Rolande Gaverel. Les deux jeunes gens marchaient l'un près de l'autre, dans une avenue, silencieux. Raoul les salua, de loin. Il n'eut pas l'impression que Rolande fût désireuse de lui parler. Un jour, Raoul fut convoqué par le juge d'instruction, qu'il trouva fort perplexe, car Thomas Le Bouc se cantonnait dans le cercle de défense extrêmement étroit que Raoul lui avait assigné. Il ne commettait pas une erreur. Ses affirmations ne variaient point, et les habiletés de M. Rousselain ne le prenaient jamais en défaut. « J'ai fait ceci… j'ai fait cela… Pour le reste, je ne sais rien. » – Tout se tient dans leurs déclarations, celles de Le Bouc comme celles de Félicien Charles, dit M. Rousselain avouant son embarras. Ou bien des phrases toutes faites, et toujours les mêmes, ou bien des partis pris de silence. Pas une fissure par où puisse filtrer un peu de lumière. On dirait des leçons apprises. Savez-vous l'impression que j'éprouve, monsieur d'Averny ? Eh bien, tout se passe comme si une force supérieure essayait de substituer Thomas Le Bouc à Félicien Charles. M. Rousselain regardait Raoul, lequel pensa : – Pas si bête, le bonhomme ! Et M. Rousselain continuait : – Est-ce bizarre, hein ! Je commence à ne plus croire que Félicien soit coupable. Mais je n'accepte pas encore l'idée que Le Bouc, qui s'accuse, ait accompli cette promenade nocturne sur l'étang. J'ai fait venir le propriétaire de la barque. Je l'ai confronté avec Félicien et avec Le Bouc. Il est moins affirmatif. Alors ? Il ne quittait pas Raoul des yeux. Raoul hochait la tête, ayant l'air d'approuver. À la fin, le juge prononça, déplaçant tout à coup la conversation : – Vous êtes très prisé en haut lieu, monsieur d'Averny. Vous le saviez ? – Bah ! fit Raoul, j'ai eu l'occasion de rendre quelques services à ces messieurs. – Oui, on m'a dit ça… sans aucun détail, d'ailleurs. – Un jour ou l'autre, quand vous aurez le temps, monsieur le juge, je vous les donnerai, ces détails. Ma vie n'a pas manqué d'un certain pittoresque. Somme toute, les événements paraissaient tourner dans le bon sens, et certains problèmes étaient élucidés. Ainsi le rôle de Faustine n'avait plus rien de mystérieux, un lien très fragile l'avait attachée jadis à la Cagliostro, et le hasard de son amour pour Simon Lorient, en la conduisant en France, l'avait mêlée à son insu, et de loin, aux combinaisons du vieux Barthélemy et de son fils. C'était simplement une amoureuse, sans autre but, désormais, que de venger l'homme qu'elle avait aimé. D'autre part, la mort certaine de la Cagliostro réjouissait Raoul, et rien ne permettait de croire que l'ordre abominable signé par elle autrefois s'appliquât à Félicien. Dès lors, l'entre- prise qui n'aurait pu réussir, à l'encontre de Raoul, que sous la direction de la Cagliostro, ne devait plus, forcément, poursuivie par des hommes de second plan comme Barthélemy et ses fils, qu'aboutir à un résultat négatif et absurde. De fait, Raoul d'Averny se trouvant tout à coup en face d'un garçon qui était peut-être son fils, ou peut-être ne l'était pas, ne possédait, maintenant que le destin avait supprimé Barthélemy et Simon Lorient, aucun moyen d'atteindre une vérité que, selon toute vraisemblance, personne au monde ne connaissait. Ainsi s'écoulèrent trois semaines. Un matin, Raoul apprit que Félicien bénéficiait d'un non-lieu. À onze heures, par téléphone, Félicien lui demanda l'autorisation de venir prendre ses affaires dans la journée. Après le déjeuner, Raoul, errant autour du grand lac, avisa Rolande et Jérôme assis sur un banc de l'île. Il faisait un beau temps de mois d'août, allégé par une brise du nord qui ne remuait même pas les branches des arbres. Pour la première fois, Raoul vit que les deux jeunes gens causaient. Jérôme, surtout, parlait avec animation. Rolande écoutait, répondit brièvement, puis écoutait de nouveau, les yeux fixés sur des fleurs qu'elle tenait à la main. Ils se turent. Au bout d'une minute, Jérôme, se tournant vers la jeune fille, prononça de nouveau quelques paroles. Elle hocha la tête, le regarda et sourit légèrement. Raoul retourna au Clair-Logis sans trop se presser, mais avec quelque émotion à l'idée de retrouver cet inconnu qui prenait soudain tant de place dans sa vie, et vers lequel aucun élan ne le jetait. Sa sympathie pour Félicien n'avait jamais été très vive : elle l'était moins encore, maintenant que le jeune homme pouvait peut-être invoquer certains droits à sa tendresse. En tout cas, il n'admettait pas que Félicien se bornât à reprendre ses affaires et à lui serrer la main. Non. Il voulait d'abord une explication avec lui et ensuite la reprise d'une vie commune où il pourrait l'étudier à loisir. Il ne s'agissait pas encore de savoir si Félicien était son fils ou ne l'était pas, mais si Félicien voulait se présenter à lui comme son fils. En un mot, Félicien était-il complice de Barthélemy et de Simon Lorient ? Félicien avait-il participé au complot ? Toutes les preuves concordaient pour l'affirmative. La preuve formelle, seuls les actes et les paroles du jeune homme pouvaient la lui donner. – M. Félicien est arrivé ? demanda-t-il au jardinier. – Il y a un quart d'heure, monsieur. – En bonne santé ? – M. Félicien semblait assez agité. Il s'est enfermé tout de suite dans le pavillon. – Bizarre…, murmura d'Averny. Il courut au pavillon. La porte était verrouillée. Inquiet, il fit le tour, secoua la fenêtre de sa chambre, ne put l'ouvrir et prêta l'oreille. À l'intérieur, s'élevaient des gémissements. Il cassa une des vitres et tourna l'espagnolette. Puis il enjamba d'un bond, écartant les rideaux dans son élan. Félicien était agenouillé contre une chaise, la tête basse, et plaquait sur son cou un mouchoir taché de sang. Par terre, près de lui, un revolver. – Blessé ! s'écria Raoul. Le jeune homme essaya de répondre, mais s'évanouit. Raoul s'agenouilla vivement, écouta le cœur, examina la blessure, mania le revolver et se dit : « – Il a voulu se tuer. Mais son bras a tremblé et ce ne sera pas très grave. » Tout en le soignant, il regardait le pâle visage de Félicien et la foule des questions montait à ses lèvres : « Es-tu mon fils et le fils de Claire d'Étigues ? Es-tu un voleur et un criminel, complice des deux bandits morts ? Et pourquoi as-tu voulu te tuer, malheureux ? » Cinq minutes plus tard, les domestiques entouraient le blessé. – Silence là-dessus, n'est-ce pas ? ordonna Raoul. Il écrivit quelques lignes sur une feuille de papier à lettre : Faustine, Félicien a tenté de se suicider. N'en soufflez mot à personne et venez le soigner. Je ne veux pas de docteur. Vous direz à la clinique qu'on a besoin d'une garde-malade. D'Averny. Il cacheta et envoya son chauffeur à la clinique. Lorsque l'auto ramena Faustine, Raoul l'attendait devant la porte du pavillon. – Vous ne vous êtes jamais rencontrés, lui et vous, jadis ? – Non. – Simon Lorient ne lui parlait pas de vous ? – Non. – Est-ce qu'il n'est pas venu à la clinique durant les quelques jours où Simon luttait contre la mort ? – Oui. Mais il n'a pas fait attention à moi plus qu'à une autre infirmière. – Bien. Ne lui révélez pas qui vous êtes et pas davantage qui je suis. Elle entra. DEUXIÈME PARTIE LE PREMIER DES DEUX DRAMES Chapitre I Fiançailles Ainsi donc, en six semaines, la situation avait évolué peu à peu dans un sens qui la transformait entièrement. Comme Raoul d'Averny en avait eu l'intuition dès le début, deux drames distincts s'étaient mêlés, deux chemins s'étaient croisés en un point d'intersection déterminé par le seul hasard. Un jour, d'une part, Raoul d'Averny, sur les pas de quelqu'un qui porte des liasses de billets de banque, débarque au Vésinet, et achète une propriété, avec l'intention de couvrir ses frais – et son déplacement – grâce au vol des billets. Cette série d'actes amène au même endroit Barthélemy et son fils, lesquels, tout en préparant leur chantage contre Raoul, se font la main en dérobant les liasses de billets de banque cachées dans l'Orangerie. D'autre part, ce même jour – et c'est là le point d'intersection, la croisée des chemins – d'autre part, un drame absolument indépendant, en voie d'exécution déjà, conduit Élisabeth Gaverel devant cette même Orangerie, au moment où Barthélemy a terminé sa besogne. Et, aussitôt, tout va s'entremêler, dans une complication de mystères insondables, où la justice est immobilisée comme au milieu d'une forêt de ténèbres. « – Aujourd'hui, se disait Raoul d'Averny, tout cela est clair et simple, du moins pour moi. Les deux affaires sont nettement séparées l'une de l'autre. La seconde (affaire de chantage Barthélemy) est liquidée par la mort de Barthélemy et de Simon, par la capture de Thomas Le Bouc et par la confession de Faustine. La première (affaire des sœurs Gaverel qui ne m'intéresse que par ricochet), se poursuit sans qu'aucune solution soit en vue. Reste Félicien, dont l'action mal définie paraît s'être étendue de l'une à l'autre affaire. » Et il répéta pensivement : « – Reste Félicien ; objet même et condition essentielle d'un chantage dont les organisateurs sont supprimés… personnage trouble, inquiétant, d'apparence froide et indifférente, auquel les péripéties de l'affaire Barthélemy ont laissé tout son mystère, et que je n'ai chance de démasquer que si j'arrive à débrouiller le drame des deux sœurs. Que fait-il là-dedans ? Qui est-ce ? On ne se tue pas sans raison. Il y a donc en lui quelque chose d'assez puissant pour le bouleverser et le faire rouler jusqu'au bord de la mort ? Qui est-ce ? Et que me veut-il ? » Avec quel regard aigu il le scrutait, maintenant, à chacune des visites qui amenaient Raoul dans la chambre du pavillon ! Et comme il avait hâte de lui parler ! La fièvre était tombée. Faustine avait cessé tout pansement. Mais Félicien demeurait las, accablé, comme si la cause de sa redoutable tentative eût continué à le faire souffrir. Or, un matin, Faustine, qui couchait dans l'atelier, prit Raoul à part. – Quelqu'un est venu le voir cette nuit. – Qui ? – Je ne sais pas. Entendant du bruit, j'ai voulu entrer. Le verrou était mis. Ils ont chuchoté longtemps avec des intervalles de silence. Et puis, la personne est partie sans que je puisse rien surprendre. – Alors, vous n'avez aucune donnée ? – Aucune. – Dommage ! En tout cas, Raoul put constater, les jours suivants, le résultat de cette entrevue nocturne : Félicien n'était plus le même. Instantanément, la figure avait pris une vie nouvelle. Il souriait. Il causait avec Faustine. Il voulait même faire son portrait, et il projetait de se remettre au travail. Raoul n'hésita plus. Trois jours plus tard, dans le pavillon où le jeune homme se reposait, il s'assit près de lui et commença : – Je suis content de vous voir rétabli, Félicien, et j'espère que nos relations vont reprendre ici comme auparavant. Mais pour que ces relations soient plus cordiales, il nous faut parler franchement. Voici : la décision de M. Rousselain vous a mis hors de cause relativement aux faits qui se rapportent à l'instruction ouverte par lui. Mais il en est d'autres qui se rapportent plus spécialement à vous et à moi. Et il demanda, avec une douceur amicale : – Pourquoi ne m'avez-vous pas dit, Félicien, que vous aviez été élevé dans une ferme, par une brave paysanne du Poitou ? Le jeune homme rougit et murmura : – On n'avoue pas facilement que l'on est un enfant trouvé… – Mais… avant cette époque ?… – Je n'ai aucun souvenir qui remonte au-delà. Ma mère adoptive, qui fut ma vraie mère, est morte sans rien me dire. Tout au plus, elle m'a remis une somme d'argent qui lui avait été confiée par une dame… laquelle n'était pas ma mère, paraîtil. – Vous rappelez-vous que, dans les dernières années, un homme s'est installé à la ferme ? – Oui… un ami… un parent, je crois… – Comment s'appelait-il ? – Je ne l'ai jamais su au juste, du moins, je ne m'en souviens pas. – Il s'appelait Barthélemy, affirma Raoul. Félicien eut un haut-le-corps. – Barthélemy ?… le voleur ?… le meurtrier ?… – Oui, le père de Simon Lorient. Depuis, cet homme ne vous a jamais perdu de vue. Il s'est tenu au courant de ce que vous faisiez à Paris et de toutes vos adresses. Et, en fin de compte, c'est lui qui vous a fait recommander à moi par un de mes amis. Félicien avait l'air stupéfait. Raoul ne le quittait pas des yeux, attentif à tous ses gestes et à toutes ses réactions, épiant les moindres signes de sincérité ou de dissimulation. – Pourquoi ? dit le jeune homme. Quel était son but ? – Je l'ignore. Il est certain que Barthélemy vous a fait placer près de moi avec une certaine intention et que son fils Simon est venu ici pour que vous l'aidiez dans l'exécution de certain projet dirigé contre moi. Mais quelle intention ? Quel projet ? Je n'ai pu le découvrir. Simon Lorient n'y a pas fait allusion avec vous ? – Non… Je ne comprends rien à tout cela. – Par conséquent, pour ce qui est de vous, votre dessein ne fut jamais que de travailler dans cette maison ? – Qu'y ferais-je autre chose ? demanda Félicien. Raoul se réjouit. Félicien disait vrai. Il n'était pas complice du chantage et si, par impossible, il savait quelque chose, en tout cas il ne réclamait rien. – Autre chose, Félicien ; Thomas Le Bouc s'accuse, n'est-ce pas ? d'être l'homme qui a été vu en barque le soir du crime et du vol. Cet aveu-là ne vous a pas étonné ? – Pourquoi m'aurait-il étonné, dit Félicien, puisque ce n'était pas moi ? À cette heure-là je dormais. Mais, cette fois, l'accent n'était pas le même. Le regard fuyait, sans loyauté. Du rouge montait aux pommettes. – Il ment, pensa Raoul, et s'il ment à ce propos, il ment sur tout le reste. Il arpenta la chambre en frappant du pied. La duplicité du jeune homme redevenait évidente. C'était un fourbe, un imposteur. Un jour ou l'autre il invoquerait son droit de fils, et menacerait, comme ses complices. Incapable de contenir sa colère, Raoul marcha vers la porte. Mais Félicien s'interposa et d'une voix anxieuse : – Vous ne me croyez pas, monsieur, dit-il. Non… non… je le sens bien… Je suis encore pour vous celui qui est revenu la nuit s'enquérir du sac de billets volés, et qui, peut-être, a blessé et tué, par conséquent, son complice Simon Lorient. Dans ces conditions, il vaut mieux que je m'en aille. – Non, dit Raoul brutalement. Je vous demande au contraire de rester jusqu'à ce qu'une vérité irréfutable soit établie entre nous… Dans un sens ou dans l'autre. – Cette vérité existe dans le sens indiqué par le juge d'instruction. Raoul s'écria avec véhémence : – La décision de M. Rousselain ne signifie rien. Elle a été provoquée par les fausses déclarations de Thomas Le Bouc que j'ai retrouvé et que j'ai payé pour les faire. Mais votre rôle personnel depuis le début demeure inexplicable. Pas un instant encore, continua Raoul, je n'ai senti en vous un de ces éclairs de franchise ou de révolte qui illuminent le fond d'une nature. Vos actes les plus graves, les plus violents, vous les cachez dans l'ombre. Tenez, votre suicide, par exemple. Vous revenez ici pour me dire adieu, n'est-ce pas ? et pour vous expliquer avec moi. Et je vous retrouve presque à l'agonie, le revolver en main. Pourquoi ? Félicien ne répondit pas, ce qui exaspéra d'Averny. – Le silence… le silence toujours… ou alors des biais, des échappatoires, comme avec le juge d'instruction. Mais répondez, sacrebleu ! Ce qui nous sépare, ce n'est pas autre chose que ce mur de silence et de réserve que vous élevez entre nous. Fichez-moi donc tout cela par terre, si vous voulez que j'aie confiance ! Sinon, quoi ? Je cherche, je me défie, je suppose, j'imagine, quitte à me tromper et à vous accuser à tort. Est-ce cela que vous voulez ? Il le saisit par le bras. – À votre âge, c'est par amour qu'on se tue. J'ai fait une enquête sur l'emploi de votre temps, le jour de votre tentative. De loin, vous avez suivi Rolande Gaverel et Jérôme Helmas qui sortaient et se dirigeaient vers le lac. Ils se sont assis sur un banc de l'île. Et vous avez vu… ce que j'ai vu, qu'il y avait entre eux une intimité que rien ne laissait prévoir. Vous avez interrogé mon jardinier sans en avoir l'air et vous avez su qu'ils se retrouvaient tous les jours. Une heure après, vous preniez votre revolver. Estce exact ? La figure crispée, Félicien écoutait. – Je continue, dit Raoul. Rolande Gaverel, je ne sais comment, a connu votre tentative. Affolée, elle est venue vous voir, la nuit, il y a trois jours, pour vous supplier de vivre et pour vous affirmer que vos soupçons étaient injustes. Ses explications vous ont convaincu au point que, depuis cette nuit-là, vous êtes heureux et guéri. Est-ce exact ? Cette fois, il semblait que le jeune homme ne pût pas et ne voulût pas se dérober à des questions si pressantes. Il hésita cependant, tout au moins sur la façon dont il répondrait. Enfin, il dit : – Monsieur, je n'ai jamais revu Rolande Gaverel depuis le jour du drame, et la personne qui est venue chez moi l'autre nuit n'est pas elle. Mes relations d'amitié avec Rolande ne lui auraient pas permis cette démarche. Et, moins encore, la décision qu'elle a prise et qu'elle m'annonce par une lettre que son domestique vient de m'apporter. Cette lettre, Félicien la tendit à Raoul qui la lut avec une surprise croissante : Félicien, Le malheur nous a réunis, Jérôme Helmas et moi. À force de pleurer ensemble sur notre pauvre Élisabeth, nous avons senti qu'il n'y avait pas d'autre consolation pour nous que de rester fidèles, l'un près de l'autre, à son cher souvenir. J'ai l'impression profonde que c'est elle-même qui nous rapproche et qui nous demande de fonder un foyer à l'endroit même où elle était si heureuse et où elle rêvait de l'être plus encore. Je ne sais pas l'époque de notre mariage. Ai-je besoin de vous dire que bien des choses me retiennent, que j'ai peur de me tromper, et que, jusqu'au dernier moment, cette peur me fera hésiter ? Mais alors, comment vivre ? Je n'ai plus la force de me trouver seule en face de moi. Vous qui l'avez connue, Félicien, je vous demande de venir demain aux Clématites et de me dire qu'elle m'eût approuvée. Rolande. Raoul relut la lettre à mi-voix et, lentement : – Drôle d'aventure ! ricana-t-il. Cette jeune personne a une façon d'être fidèle au souvenir de sa sœur ! Allez donc la voir, Félicien, et lui donner votre appui. Les travaux, ici, ne pressent pas, et vous avez même besoin de quelques jours de repos. Après un instant de réflexion, il se pencha vers le jeune homme. – Il m'est impossible, cependant, de vous taire une idée qui m'a souvent traversé l'esprit : celle d'une entente entre les deux fiancés. – Évidemment, dit Félicien étonné, évidemment, il y a entente entre eux puisqu'ils sont fiancés. – Oui, mais cela ne remonte-t-il pas beaucoup plus haut ? – Beaucoup plus haut ? À quelle époque ? Syllabe par syllabe, Raoul détacha cette phrase terrible : – À l'époque où Élisabeth Gaverel vivait encore. – Ce qui veut dire ? – Ce qui veut dire que l'embûche criminelle tendue à Élisabeth Gaverel, deux mois avant son mariage, est bien étrange. Félicien eut un geste d'indignation et s'écria : – Ah ! monsieur, votre supposition est impossible ! Je les connais tous les deux, je connais l'amour de Rolande pour sa sœur… Non, non, on n'a pas le droit de l'accuser d'une pareille infamie. – Je n'accuse pas. Je pose une question que l'on ne peut pas ne pas se poser. – Pourquoi ne peut-on pas ? – À cause de cette lettre, Félicien. Il y a dans ces lignes une telle inconscience !… – Rolande est une créature de loyauté, de noblesse. – Rolande est une femme… une femme qui est en train d'oublier. – Je suis sûr qu'elle n'oublie pas. – Non, mais elle fonde son foyer dans des conditions… qui ne doivent pas lui être désagréables, plaisanta Raoul. Félicien se leva et, gravement : – N'en dites pas davantage, je vous en prie, Monsieur. Rolande est au-dessus de tout soupçon. Raoul lui rendit la lettre et fit quelques pas sur la pelouse. Il avait l'impression qu'avec de la persévérance on pouvait s'insinuer dans cette nature ombrageuse et secrète, où il discernait de l'emportement et de la révolte, et il allait insister lorsqu'il entendit la barrière d'entrée qui s'ouvrait. – Bigre ! murmura-t-il, c'est l'inspecteur principal Goussot. Qu'est-ce qu'il nous apporte, cet oiseau de mauvais augure ? L'inspecteur avança vers le bosquet où se tenaient les deux hommes et serra la main de Raoul qui lui dit en riant : – Comment ! nous n'en avons pas fini avec vous, monsieur l'inspecteur ? – Mais si, mais si, riposta Goussot, d'un ton badin qui ne lui était pas habituel. Seulement, n'est-ce pas ? quand la justice a eu maille à partir avec quelqu'un, elle garde tout de même sur lui un droit… – De surveillance. – Non, un droit d'attention cordiale. C'est pourquoi, tout en poursuivant mon enquête, je suis venu prendre des nouvelles de notre malade. – Félicien Charles va tout à fait bien, n'est-ce pas, Félicien ? – Tant mieux ! tant mieux ! dit Goussot. Le bruit a couru dans la région qu'il y avait eu détonation, suicide, etc. Nous avons même reçu, à ce propos, une lettre anonyme dactylographiée. Bref, des tas de blagues auxquelles je n'ai pas cru une seconde. Un innocent dont l'innocence est proclamée ne se tue pas. – Certes non. – À moins qu'il ne le soit pas, innocent, insinua Goussot. – C'est là une question que personne n'envisage, en l'occurrence. – Si. – Allons donc ! – Parfaitement. Ainsi j'ai su – excusez les procédés de la police – qu'au sortir de prison, votre jeune ami avait téléphoné… – À moi, en effet. – Et ensuite à Mlle Rolande Gaverel pour solliciter la permission d'aller la voir au courant de la journée. – Et alors ? – Et alors, ladite demoiselle a refusé de le voir. – Ce qui signifie ? – Que ladite demoiselle ne le croit pas innocent… Sans quoi, n'est-ce pas ?… Raoul se moqua. – C'est tout ce que vous avez tiré de votre vilaine enquête, monsieur l'inspecteur ? – Ma foi, oui. – En ce cas… Il lui montra le chemin de la barrière. Goussot pivota sur ses talons, mais faisant face de nouveau à l'adversaire : – Ah ! j'oubliais. On a découvert à la consigne d'une des gares de Paris, une valise qui appartenait à Simon Lorient, et, dans la poche d'un vêtement, j'ai trouvé la carte de visite que voici. Vous y voyez, par derrière, le plan crayonné d'un étage de maison, avec une croix à l'encre rouge. Cet étage est celui où le père de Simon Lorient, ami de Félicien Charles, a volé les billets de banque de M. Philippe Gaverel. – Et la carte est gravée au nom… ? – De Félicien Charles. L'inspecteur salua Raoul et Félicien et, désinvolte, goguenard, se retira en disant : – Document de seconde main, et dont je ne fais état que pour mémoire. Mais, n'est-ce pas ? il y aura peut-être une suite… Raoul s'élança et le rejoignit à la barrière. – Dites donc, inspecteur ! – Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur d'Averny ? – Rien. C'est pour le vôtre. Vous voyez les deux poteaux de cette barrière. – Parbleu ! – Eh bien, je vous conseille de ne jamais plus franchir la ligne idéale qui les réunit. – Mon mandat de policier… – Votre mandat n'a de valeur que si vous vous conduisez en policier courtois et bien élevé, comme vos camarades, et non en argousin fielleux et rancunier. À bon entendeur, salut ! Raoul retourna vers Félicien, lequel, durant toute la scène, n'avait pas bronché ni prononcé une parole et lui dit : – Vous m'aviez affirmé n'avoir pas revu Rolande. – Elle a refusé de me voir. – Et vous prétendez toujours que vous n'avez pas voulu vous tuer pour elle ? Le jeune homme ne répondit pas. – Autre chose, continua Raoul. Cette carte de visite ? vée. – Et ce plan de l'Orangerie ? – Simon Lorient l'aura prise ici, un jour, avant votre arri- – Il l'aura dessiné lui-même. Je n'y suis pour rien. – Et tout cela, qui montre que vous êtes toujours suspect à la police, ne vous inquiète pas ? – Non, monsieur. On a tout tenté contre moi, et rien trouvé. N'ayant rien fait de coupable, je ne m'inquiète pas. Chapitre II Visite mystérieuse Raoul renonça. Aucune explication n'aboutirait avec Félicien. Aucune menace de danger n'entamerait une insouciance, peut-être apparente, mais qui avait la valeur d'une résistance inflexible. Les paroles ne lui arracheraient pas son secret. Il fallait donc agir. Les événements ne s'y prêtèrent pas, au début. Faustine était retournée à son service de la clinique. Félicien, qui déjeunait en même temps qu'elle au pavillon, déjeuna dorénavant à la villa des Clématites et y passa l'après-midi. Au cinquième jour, Raoul, pour se rendre compte, y alla également. La cuisinière ouvrit et lui dit : – Je crois que mademoiselle est sur la pelouse. Si monsieur veut bien la rejoindre par la salle à manger. Dans le hall, deux portes se présentaient. Raoul entra dans la salle. Mais, au lieu de descendre au jardin, il jeta un coup d'œil à travers les rideaux de tulle tendus sur les portes vitrées du studio. Un spectacle imprévu l'y attendait. Sur la gauche de la pièce, en pleine lumière, face à Félicien qui était assis devant son chevalet de peinture, Faustine posait, les épaules largement découvertes, les bras nus. Raoul fut mordu par un sentiment d'irritation auquel il mêlait – il ne s'en défendit pas vis-à-vis de lui-même – une mauvaise humeur jalouse. « – La gueuse ! pensa-t-il, qu'est-ce qu'elle fait là ? Et que lui veut ce galopin ? » Il la voyait bien en face, mais les yeux de la jeune femme regardaient un peu de côté, vers la large baie ouverte sur la pelouse et l'étang. Les épaules inondées de clarté étaient pleines, harmonieuses, d'une blancheur un peu dorée. Une fois de plus, et c'était là un souvenir qui le hantait souvent, il évoqua la radieuse Phryné du sculpteur. Sans bruit, il entrebâilla la porte, curieux de les entendre parler et il s'avisa que les deux fiancés, Rolande et Jérôme Helmas, étaient assis sur le rebord de la fenêtre, les jambes en dehors. Ils causaient à voix basse. De temps à autre, Félicien Charles tournait la tête vers eux. Et Raoul eut la conviction profonde que tout le drame des Clématites et de l'Orangerie, le premier des deux drames, était là, dans le studio, et se jouait entre les quatre personnages qui s'y trouvaient. Inutile de chercher en dehors de ces quatre acteurs. Tragédie d'amour, ou de haine, ou d'ambition, ou de jalousie, tout bouillonnait en ce cadre restreint. Tous quatre semblaient calmes et attentifs à leurs occupations actuelles. Mais le passé et l'avenir, le crime et la punition, la mort et la vie, s'affrontaient comme des adversaires effrénés. Quelle était la part de chacun dans ce conflit ? Quel rôle Félicien, qui aimait, à n'en point douter, Rolande, jouait-il entre les deux fiancés ? Comment Faustine, l'infirmière, s'était-elle introduite dans ce milieu ? Et pour quelles raisons, Rolande, d'une classe si différente, l'y avait-elle admise ? Autant de questions insolubles. Cependant, les deux fiancés ayant disparu dans le jardin, Raoul entra doucement, et, lorsque Faustine ramena les yeux vers le chevalet, elle le vit, au-dessus du chevalet et de Félicien. Tout de suite, confuse et rouge, elle se couvrit d'un châle. – Ne vous dérangez pas, Félicien, dit-il. Mais, mon Dieu, que vous avez là un beau modèle ! – Admirable, et dont je suis tout à fait indigne, avoua le jeune homme. – Vous n'avez donc pas de prétentions ? – Aucune, devant tant de beauté. Raoul ricana : – Et vous, Faustine ? Ça vous amuse plus de poser dans cette tenue que de soigner vos malades de la clinique ? – Il y a peu de malades en ce moment, dit-elle, et mes heures d'après-midi sont libres. – Et vos soirées aussi, et vos nuits également. Profitez-en, Faustine. Profitez de votre jeunesse. Il rejoignit les deux fiancés dans le jardin et les félicita de leur mariage, tout en observant Rolande. Il la trouva moins éblouissante, certes, que Faustine, d'une beauté moins théâtrale, mais elle était plus émouvante, et, comme Faustine, offrait ce charme sensuel du visage et des formes qui trouble plus que la beauté même. Jérôme Helmas la contemplait avec une admiration passionnée. Jérôme devant finir la journée à Paris, Rolande et Raoul le conduisirent vers le potager de l'Orangerie, par où il sortirait. Ainsi passèrent-ils devant l'emplacement des marches sinistres dont la rupture avait causé la chute, puis la mort d'Élisabeth. Les deux jeunes gens n'y parurent point faire attention. Chaque jour, ils se promenaient de ce côté. Ils s'arrêtèrent même, insouciants et flâneurs, et regardèrent à l'autre bout de l'étang, près de l'impasse, la barque du riverain qui se balançait, montée par trois hommes, Goussot et deux de ses inspecteurs, dont l'un raclait le fond de l'eau. – L'instruction continue, dit Jérôme. On cherche l'arme avec laquelle nous avons été frappés, Simon Lorient et moi. Rolande eut un frisson et chuchota : – Cela ne finira donc jamais, ce cauchemar ? Jérôme prit congé d'elle. Rolande et Raoul s'en retournèrent lentement aux Clématites, et Raoul dit à sa compagne, d'un ton qui soulignait sa pensée secrète : – Est-ce que vous continuerez d'habiter cette villa après votre mariage ? Elle répliqua : – Oui, je crois… nous ferons les aménagements nécessaires… – Mais, sans doute, après un voyage ?… un long voyage ? – Rien n'est encore fixé… Il lui posa d'autres questions. Rolande, qui répondait par petites phrases vagues, coupa court à cet interrogatoire en disant : – Quelqu'un a sonné à la porte d'entrée. Je n'attends cependant aucune visite. Au moment où ils atteignaient le perron, le bruit d'une dispute leur parvint, qui, tout de suite, s'enfla en querelle bruyante. Ils perçurent la voix du domestique Édouard qui s'exclamait furieusement : – Vous n'entrerez pas ! Moi vivant, vous ne mettrez pas les pieds dans cette maison. Rolande traversa en courant la salle à manger. Félicien et Faustine étaient déjà dans le vestibule. Près de l'entrée, le vieux domestique essayait de barrer le passage à un monsieur âgé qui disait doucement : – Je vous en prie, modérez-vous. Je désire parler à Mlle Rolande… Veuillez l'avertir de ma visite. Rolande, arrêtée sur le seuil, examina le nouveau venu et prononça : – Je ne crois pas avoir l'honneur, monsieur… Sans mot dire, il lui tendit sa carte. Elle y jeta un coup d'œil et fut troublée. Il insista comme s'il craignait une rebuffade. – Je désire vous parler, Rolande… Cette entrevue est indispensable… Vous ne pouvez la refuser… dans votre intérêt même… Il était voûté, tout blanc de cheveux, avec des traits fins et distingués, et d'une pâleur excessive qui indiquait la maladie et l'épuisement. Après une hésitation, elle ordonna au domestique : – Laissez-nous, Édouard… Si, laissez-nous, je le veux. Édouard sortit, furieux. Alors, s'adressant au monsieur, elle lui dit : – Je regrette que mon fiancé ne soit pas là. Je vous l'aurais présenté. – Je sais en effet que vous êtes fiancée, Rolande… – Oui, à Jérôme Helmas. – Je sais… Il devait épouser votre sœur, n'est-ce pas ? – Il devait l'épouser. Il reprit : – J'ai bien connu sa mère autrefois. Il était tout enfant. Mais Rolande parut se refuser à poursuivre la conversation devant témoins, et elle lui dit : – Montons dans mon boudoir, monsieur, nous serons mieux pour causer. Je vous conduis. Elle le conduisit. Il montait lentement, avec effort. Raoul n'eut besoin que d'un coup d'œil pour être persuadé que Félicien et Faustine étaient aussi intrigués que lui, et que rien, pour eux, n'expliquait cette visite. Ils attendirent tous les trois, chacun d'eux s'occupant à sa manière, et silencieusement. Ce n'est qu'au bout de deux heures que le monsieur redescendit, soutenu par Rolande. Elle avait les yeux rouges et la figure bouleversée. – Alors, Rolande, votre mariage… à quelle date ? Elle riposta nettement, comme si elle prenait une décision soudaine : – Douze jours. Le temps de publier les bans. – Soyez heureuse, Rolande. Il l'embrassa sur le front, tandis qu'elle pleurait, puis elle se dégagea doucement et le mena jusqu'à la porte. – J'aurais pu vous accompagner ? dit-elle. – Non, la gare n'est pas loin. Je préfère y aller seul. À bientôt, Rolande. Je serais si heureux de vous voir chez moi ! Vous me l'avez promis. Mais ne tardez pas trop, Rolande. Il ne se retourna point. Rolande le suivit du regard, referma la porte et rentra pensivement au studio. Sans attendre, Raoul était sorti par la salle à manger et quittait la villa des Clématites avec l'intention de suivre l'inconnu et de recueillir quelque renseignement. Mais il l'aperçut aussitôt dans l'avenue, qui s'appuyait au bras d'un domestique en tenue de chauffeur. Près de la route nationale, une auto de maître stationnait. Le chauffeur l'y fit monter et ils partirent. Raoul ne put que constater que l'auto était fort poussiéreuse, comme si elle avait déjà fait, pour venir, un long trajet. Vers sept heures, il accostait Faustine, alors qu'elle quittait la clinique. – On ne sait rien sur ce bonhomme ? Rolande n'a rien dit ? – Non. – Parbleu ! fit-il, on vous en aurait parlé que vous n'en souffleriez pas mot ! Soit, je me débrouillerai tout seul. Ce n'est pas bien difficile, en l'occurrence, et c'est encore un peu de vérité qui va s'ajouter à tout ce que j'ai découvert. Nous avançons, Faustine. Il lui dit, d'une voix plus âpre, agressive : – Autre chose. Quel jeu jouez-vous aux Clématites ? Vous voici l'amie de la maison. À quel titre ? Qu'y a-t-il de commun entre vous quatre ? Est-ce pour tourner la tête à Félicien que vous déployez vos grâces ? Halte-là, ma petite. Sans quoi, j'escamote le jeune homme et vous en seriez pour vos frais. Elle ne se fâcha pas et sourit : – Ai-je fait des frais pour vous plaire ? – Ma foi non ! – Et cependant, je vous plais. – Et rudement, même ! dit-il radouci et riant à son tour. Et c'est peut-être pourquoi je perds un peu la tête… Le soir et le lendemain matin, Raoul effectua une enquête qui le conduisit en vingt minutes d'auto devant un asile de vieillards situé près de Garches. Sur sa demande, on fit venir dans le parloir le père Stanislas, brave homme tout branlant et cassé en deux, auquel il exposa le but de sa visite. – Vous êtes originaire de la commune du Vésinet, et vous y avez séjourné comme domestique plus de quarante ans, dont trente années chez le même patron, qui était le père de M. Philippe Gaverel, propriétaire actuel de la villa l'Orangerie. Je ne me trompe pas, n'est-ce pas ? Or, la municipalité du Vésinet vous a compris dans une distribution de secours, et je suis chargé par elle de vous remettre un billet de cent francs. Après cinq minutes d'effusions et une heure de bavardage sur le Vésinet, sur les habitants du Vésinet, sur les personnes qui fréquentaient l'Orangerie, sur les personnes qui occupaient les villas voisines de ces personnes, Raoul savait exactement ce qu'il voulait. En particulier, il savait que le père d'Élisabeth et de Rolande, M. Alexandre Gaverel, frère de l'oncle Philippe, s'entendait mal avec sa femme. C'était un coureur, qui la rendait malheureuse. C'était aussi un jaloux qui, à la fin, avait eu sans doute quelque motif d'être jaloux, vu l'assiduité que montrait auprès du ménage un parent éloigné de Mme Alexandre Gaverel. – Bref, raconta Stanislas, il y eut des discussions, qu'on entendait du jardin de l'Orangerie, et, un jour – tenez, Mlle Élisabeth venait de prendre ses trois ans – un jour, M. Alexandre mit à la porte le cousin de madame, même qu'ils se battaient dans le vestibule, et que le domestique Édouard, un copain à moi, dut donner un coup de main à son patron. Ce qu'ils criaient ! Chez nous, à la cuisine, on disait que le vrai père de Mlle Élisabeth, c'était le cousin Georges Dugrival. – Mais le ménage Gaverel se raccommoda ? dit Raoul. – Tant bien que mal. Même qu'ils eurent une fille trois ou quatre ans plus tard, Mlle Rolande. Seulement, lui se remit à faire la noce, même qu'il finit par mourir d'un coup de sang, après une bombe à Paris avec des camarades. – Et on ne revit pas le cousin ? – Jamais. Seulement, tous les ans, jusqu'à sa mort, Mme Alexandre passait l'été avec ses filles au bord de la mer, à Cabourg. Et Cabourg, c'est à vingt kilomètres de Caen, où habite maintenant M. Georges Dugrival, le cousin de Mme Alexandre. Même que chez nous, à la cuisine, on disait qu'on l'avait rencontré plusieurs fois sur la plage de Cabourg avec Mme Alexandre, en dehors des deux petites, bien entendu. Et la cuisinière, à l'Orangerie, a dit une fois : « – Vous verrez qu'il laissera toute sa fortune à Mlle Élisabeth. C'est couru d'avance. La chose est convenue entre lui et Mme Alexandre. Ah ! elle aura une grosse dot, Mlle Élisabeth !… » Raoul fut enchanté de son expédition. Plus il y réfléchissait, et plus il comprenait l'importance des résultats acquis. Tout un noyau de lumière se formait autour de ce conflit de famille, dans lequel il pressentait l'origine de tant d'actes ténébreux qui commençaient à prendre pour lui une certaine signification. L'après-midi et le jour suivant, il passa aux Clématites, où il retrouva, malgré l'accueil cordial qu'on lui réservait, cette même impression d'isolement que la première fois, et cette même atmosphère pathétique. Chacun vivait en soi, avec ses pensées propres et son but particulier. À quoi songeaient tous ces gens-là ? De temps à autre, Rolande et Jérôme échangeaient un regard affectueux. Et de temps à autre, les yeux de Félicien quittaient Faustine et le portrait qu'il peignait pour regarder Rolande et Jérôme. Dans le silence, Rolande dit à son fiancé : – Vos papiers sont prêts, Jérôme ? – Certes. – Les miens aussi. Nous sommes le mardi 7. Fixons notre mariage au samedi 18, voulez-vous ? Jérôme lui prit la main et la baisa avec une exaltation où se révéla toute l'ardeur de son amour. Elle sourit et ferma les yeux. Félicien travaillait avec application. Raoul se dit : « – Le 18 septembre, c'est dans onze jours. Il faut que d'ici là tout se déclenche et que leurs passions fassent éclater la vérité, encore si lointaine et si complexe. » Il n'avait plus été question de la visite mystérieuse reçue par Rolande. Quelle en avait été la cause ? Pourquoi Rolande, si hostile au début, semblait-elle si douce et si émue au départ ? Et Jérôme Helmas avait-il été mis au courant ? Le samedi 11 septembre, Raoul fut mandé par Rolande aux Clématites, où l'inspecteur Goussot devait venir à trois heures pour communication importante. Rolande désirait que M. d'Averny et Félicien Charles en fussent témoins. Raoul fut exact au rendez-vous, Félicien également. Faustine ne parut pas. La communication que fit l'inspecteur Goussot fut brève. Affectant de ne pas remarquer la présence de Raoul et de Félicien, il ne s'adressa qu'à Rolande et à Jérôme. – Voilà plusieurs lettres anonymes que nous recevons. Toutes sont dactylographiées, d'une façon d'ailleurs assez maladroite, et toutes sont mises à la poste, la nuit, au Vésinet. Mon enquête, qui a porté sur les personnes ayant une machine à écrire, a dû être connue, car ce matin on a trouvé une machine, de fabrication ancienne, sur un tas de détritus, à trois kilomètres d'ici. Mais, une dernière fois, on s'en était servi hier, et le soir, arrivait à la Préfecture cette lettre dont je vous prie d'écouter la lecture : « Le long de l'avenue où Simon Lorient a été frappé, au cours de la fameuse nuit, s'étend une propriété inhabitée depuis des mois, et dont le mur bas est surmonté d'une grille. À travers les barreaux de cette grille, on aperçoit un mouchoir sous les feuilles des arbustes. Peut-être serait-il bon de vérifier la provenance de ce mouchoir. » – J'ai suivi le conseil donné, continua l'inspecteur principal. Ce mouchoir, que voici, est évidemment sali et mouillé par la pluie et la rosée. Mais il est facile de distinguer la marque longue, anguleuse et rousse que laisse un couteau rougi de sang que l'on essuie avec un linge. Comme initiales, il n'y en a qu'une, ainsi que sur la plupart des mouchoirs achetés dans les magasins : la lettre F. Puisque vous êtes là, monsieur Félicien Charles, voulez-vous ? Félicien obéit et tendit son mouchoir. Goussot fit la comparaison. – Pas d'initiale sur celui-ci. Mais, on peut s'en rendre compte, même toile fine, et rigoureusement les mêmes dimensions. Je vous remercie. Ces pièces seront versées à l'instruction et le service du laboratoire examinera si les taches brunes sont des taches de sang. En ce cas, il y aurait là une charge des plus graves contre celui qui a frappé Simon Lorient et qui avait d'abord frappé M. Helmas. L'inspecteur n'en dit pas davantage, salua les deux fiancés et sortit. – Mon cher Félicien, observa Raoul en se levant, les événements se précipitent. La police n'a plus le moindre doute à votre égard. D'ici quelques jours, M. Rousselain sera obligé de vous rappeler dans son cabinet, et alors… Félicien ne répondit pas. Il semblait penser à bien autre chose. Raoul le détestait. Le soir, après son dîner, comme il passait dans l'ombre du jardin, il y eut, sur l'avenue, un léger coup de sifflet et il vit une silhouette de femme qui cheminait le long du grand lac, et s'en allait, vers la gauche, dans une direction opposée à la villa des Clématites. Raoul pensa que le sifflement devait être un signal. Et, de fait, Félicien ne tarda pas à surgir du pavillon. Il ouvrit doucement la barrière et tourna, lui aussi, vers la gauche. Raoul eut soin de prendre par l'intérieur du Clair-Logis et par l'issue du garage. Il discerna sur le sentier qui borne le lac deux silhouettes qui s'éloignaient. La nuit n'était pas encore bien épaisse. Il reconnut Félicien et Faustine qui parlaient avec animation. Il les suivit de très loin. Ils franchirent le pont et s'assirent sur le même banc où il avait vu Rolande et Jérôme Helmas. Comme ils lui tournaient le dos, il put, sans crainte, s'approcher d'eux à un intervalle de vingt-cinq ou trente mètres. Très nettement, il se rendit compte que Félicien était dans les bras de Faustine et que sa tête reposait sur l'épaule de la jeune femme. Chapitre III L'enlèvement La réaction brutale de ses instincts eut lancé Raoul à l'assaut des deux amoureux et lui eut imposé la satisfaction immédiate de jeter Félicien à l'eau et d'étrangler Faustine. S'il ne le fit point, si, même, il s'immobilisa tout de suite, après deux ou trois pas vers le pont, ce fut pour des motifs qu'il ne discerna qu'après coup. Il se tint donc tranquille. L'heure n'était pas aux accès de rage ni aux attaques irréfléchies. Il n'avait jamais éprouvé pour Faustine qu'un désir où n'entrait pas le moindre amour, et, à l'instant où tout annonçait la tempête proche et la bourrasque du dénouement, il n'obéirait pas à une crise de folie orgueilleuse qui risquait de tout compromettre. Les faits, dont quelques-uns commençaient à se classer dans son esprit, malgré leur enchevêtrement, pourraient s'embrouiller de nouveau s'il intervenait à l'improviste. Et puis, surtout, l'image de la Cagliostro se dressait devant lui. Le père et le fils dressés l'un contre l'autre, se battant pour la même créature, quelle victoire remporterait la morte ! Avec quelle rigueur exécrable s'accomplirait la vengeance qu'elle avait confiée au destin ! Raoul rentra chez lui. Il ferma la barrière et mit en place un dispositif dont il ne se servait jamais et qui actionnait un timbre électrique quand la barrière était ouverte. Une demi-heure plus tard, le timbre retentit. Félicien était de retour. Raoul s'endormit. Il passa toute la matinée à maugréer contre Félicien, qu'il détestait de plus en plus. À ce moment, au travers de toutes les contradictions et les invraisemblances, il inclinait à admettre comme certaine la complicité de Rolande et de Jérôme. Les projets des deux fiancés devaient s'étayer sur cette histoire, si mal définie, de l'héritage Dugrival. Il fit une courte promenade, déjeuna et résolut de filer jusqu'à Caen pour s'enquérir, prendre des informations sur Georges Dugrival, peut-être pour le rencontrer, en tout cas pour pratiquer chez lui, la nuit prochaine, une intéressante visite domiciliaire. Mais, comme il se disposait à monter en auto, la sonnerie du téléphone le rappela au Clair-Logis. Jérôme Helmas le suppliait de venir, de toute urgence, sans perdre une minute. Le jeune homme semblait désespéré. Deux minutes plus tard, Raoul arrivait. Jérôme attendait sur le seuil, avec le domestique, et aussitôt, balbutia, d'une voix qui suffoquait : – Enlevée !… – Qui ? – Rolande. Enlevée par ce misérable. – Ce misérable ? – Félicien Charles. – Allons donc ! protesta Raoul, qui voyait encore Félicien dans les bras de Faustine. Rolande aurait consenti ? – Vous êtes fou ! s'écria Jérôme, indigné. Enlevée de force ! En auto ! Je vous expliquerai… J'ai pensé tout de suite qu'il n'y avait que vous qui pouviez… Il sauta sur le siège. – Mais, quelle route ? demanda Raoul. – Du côté de Saint-Germain. N'est-ce pas, Édouard ? Vous les avez vus ? – Oui. Saint-Germain, affirma le domestique. Déjà l'auto de Raoul démarrait. À trois cents mètres, ils virèrent sur la route nationale, à droite, et franchirent la Seine. La route n° 190, c'était la direction de Rouen, de la Normandie… Jérôme mâchonnait, hors de lui : – Elle ne se doutait de rien… Moi non plus… Il avait ramené de Paris une auto qu'il voulait acheter, soi-disant. Il profita de ce que j'étais dans le jardin pour lui proposer d'essayer la voiture… Elle s'y installa. Mais, comme il mettait le moteur en marche, elle voulut sans doute descendre et il dut l'en empêcher, car elle poussa des cris qu'Édouard entendit, ainsi que moi. Lorsque Édouard sortit, la voiture était déjà loin. – Quelle sorte de voiture ? – Un cabriolet. – Aucun genre spécial ? – Une caisse jaune clair. – Combien d'avance ? – Dix minutes au plus. – On les aura. Félicien conduit mal. Raoul s'engageait dans la côte de Saint-Germain. Mais, subitement, il obliqua du côté de Versailles. – Dix à douze kilomètres de ligne droite. On va gazer. – Mais pourquoi changer ? – Une idée !… Félicien a été élevé dans le Poitou. Puisque nous n'avons aucune indication précise, il faut diminuer les risques d'erreur et supposer qu'il se réfugie dans une région qu'il connaît. La route nationale n° 10 doit être la bonne. – Si vous vous trompiez ? – Tant pis. Ils traversèrent en trombe la place d'Armes, à Versailles, et roulèrent jusqu'à Saint-Cyr et Trappes. – Nous devrions déjà voir le cabriolet jaune. Il faut que Félicien marche à toute allure. – Mais, vous êtes certain ?… – Oh ! absolument certain. Nous faisons du cent dix à l'heure. À ce train-là, nous sommes sûrs de le rattraper avant Rambouillet… Il était heureux de sa victoire immédiate. Quelle revanche contre ce damné Félicien que rien ne pouvait sauver de la défaite et du ridicule ! – Vous êtes sûr ? Vous êtes sûr ? objecta Jérôme. Et si vous aviez choisi la mauvaise route ? – Impossible… Tenez, n'est-ce pas eux, là-bas… qui s'engagent dans la forêt ? – Oui ! oui ! s'écria Jérôme. Et, s'exaltant soudain, il lâcha des injures : – Le misérable ! Je savais bien qu'il l'aimait… Je l'ai dit vingt fois à Rolande… Il l'a toujours aimée… Dès le début, il tournait autour d'elle. Du temps même de cette pauvre Élisabeth… C'est elle qui l'a remarqué. Il l'aime, je vous le dis, monsieur… Ah ! le cabotin… Il s'en cache, il affecte de s'occuper de Faustine, mais je sentais sa haine contre moi… sa jalousie féroce. Quand elle lui a annoncé son mariage, il avait beau crâner, il tremblait de colère. Il l'aime… Il l'aime et il l'emporte… Ah ! s'il échappait… Voyez-vous qu'il échappe et que Rolande ne puisse se sauver de lui. Ah ! l'horreur !… Mais marchez donc ! On n'avance pas… Au fond de lui, Raoul éprouvait une satisfaction confuse dont il se rendait compte et qu'il savourait. Vraiment, ce Félicien avait parfois de l'allure. Au milieu des angoisses, traqué par la police, de quoi s'occupait-il ? De conquérir Faustine et d'enlever Rolande ! Au lieu de se défendre ou se garder contre le danger, il demeurait en pleine bataille et même prenait l'offensive, quoi qu'il pût advenir. Le gredin, quelle audace ! À Rambouillet, la longue rue pavée et tortueuse les força à ralentir, d'autant plus que deux voies s'offraient pour Chartres et Tours. – Prenons au hasard, dit Raoul. Jérôme s'effarait, ayant perdu tout contrôle sur lui. – Le lâche ! J'avais bien dit à Rolande de se méfier ! Un sournois… un hypocrite… Sans compter tout le reste… Oui, tout le reste… Moi, j'ai mon idée sur toutes ces histoires de l'Orangerie… Ah ! si je pouvais le tenir ! Il tendait les poings en avant. Raoul pensa qu'il était haut, solide, bien bâti, très sportif et qu'il écraserait aisément Félicien, plus mince et moins solide d'aspect. Mais rien n'eût empêché Raoul de pousser à fond et d'atteindre le fugitif dont sa rancune exigeait la défaite. Et, soudain, après un tournant, la voiture jaune apparut, trois ou quatre cents mètres plus loin. L'auto de Raoul sembla doubler de vitesse en une seconde, comme un cheval de course aux dernières foulées. Aucun obstacle, aucune distance ne pouvait faire désormais que le ravisseur ne fût capturé. Il n'y eut même pas de progression dans le rapprochement. L'intervalle s'abolit en quelque sorte d'un coup. Et il arriva que, subitement, la voiture de Raoul se trouva placée devant l'autre, qu'elle la contraignit à ralentir au risque de tout casser, et qu'elle l'immobilisa, en l'espace de cinquante mètres, sur le bord de la route. En avant, en arrière, personne. – À nous deux ! cria Jérôme Helmas en sautant à terre. Déjà, Félicien surgissait, par la portière également. Au milieu de la chaussée, Rolande était descendue, toute chancelante. Jérôme, qui courait d'abord au combat, se mit à marcher pesamment, comme un boxeur qui prépare une attaque. Félicien ne bougeait pas. La jeune fille voulut se jeter entre eux. Raoul d'Averny s'interposa et la saisit aux épaules. – Restez là. Elle voulut se dégager. – Mais non ! Ils vont se battre. – Et après ? – Je ne veux pas… Il va le tuer… – Soyez tranquille… Je veux savoir… – C'est abominable… Laissez-moi… – Non, dit Raoul, je veux savoir s'il aura peur… Rolande se tordait dans ses bras, mais il tenait bon, et il observait Félicien avec avidité. Félicien n'avait pas peur. Chose étrange même, on eût dit qu'il souriait. Un sourire provocant, narquois, plein de mépris et de sécurité. Était-ce possible ? À deux mètres de lui, Jérôme Helmas s'arrêta, et gronda, par deux fois : – Décampe… Décampe… Sinon… L'autre haussa les épaules. Son sourire s'accentua. Il ne se mit même pas sur la défensive. Un pas encore, et un pas. De tout l'élan de son corps puissant, Jérôme se fendit, tout en jetant son poing vers le visage qui s'offrait. Félicien fit un mouvement de tête et s'effaça pour éviter le choc. Jérôme fut projeté, se retourna et proféra : – Ne bougez pas, Rolande, l'affaire est réglée. Et une séance de boxe commença, ardente et furieuse. Félicien s'était arc-bouté sur ses jambes et ne reculait pas d'une ligne. Après un premier engagement, Jérôme dut sentir qu'il n'obtiendrait pas de décision par cette façon et il se rua sur son adversaire, le saisit à bras-le-corps et l'étreignit de toutes ses forces, usant de son poids pour le renverser. Félicien résista un moment, plié en arrière, les reins presque rompus. Puis il céda et se laissa tomber, entraînant sur lui Jérôme Helmas. La jeune fille se débattait toujours et criait. Raoul lui ferma la bouche. – Taisez-vous… il n'y a rien à craindre… Si l'un d'eux sortait une arme quelconque, je suis là. Je réponds de tout. – C'est odieux, bégaya-t-elle. – Non… il faut que la querelle soit vidée… Il le faut… Elle ne tarda pas à l'être. Les deux lutteurs roulèrent sur le sol et sur l'herbe poussiéreuse. Félicien donnait des signes de faiblesse. Le dénouement était proche. Mais il fut tout le contraire de ce qu'on pouvait attendre. Félicien se releva et brossa ses vêtements de la paume de sa main, tandis que Jérôme gémissait et demeurait inerte. – Bigre, ricana Raoul, c'est rudement bien joué. Il se hâta vers le vaincu, se pencha, et constata qu'il n'avait rien qu'une douleur au bras. – Dans deux minutes, vous êtes debout, lui dit-il, mais je vous conseille d'en rester là… avec un pareil bougre ! Félicien s'éloignait lentement. Son visage n'exprimait ni émotion, ni plaisir, et l'on n'aurait pas cru qu'il venait de terrasser l'homme qui semblait être son rival abhorré. Il passa près de Rolande sans qu'elle lui fît un reproche et sans qu'il lui adressât la parole… Rolande, délivrée de l'étreinte de Raoul, paraissait anxieuse et indécise. Elle regarda les deux hommes. Elle regarda Raoul et observa les alentours. Non loin, sur la route, une auto arrivait, lentement. C'était un taxi vide qui retournait à Rambouillet. Elle héla le chauffeur, s'entendit avec lui et monta. Jérôme, qui s'était relevé, fit un signe et monta près d'elle. Le taxi démarra. Félicien n'eut même pas l'air d'enregistrer l'incident. Comme il se disposait à reprendre place dans sa voiture, Raoul l'apostropha : – Tous mes compliments. Un joli coup de jiu-jitsu… classique d'ailleurs… mais, si bien exécuté… la torsion du bras… Où diable avez-vous appris cela ? Et quelle maîtrise de boxeur ! Encore une fois, je vous félicite, étant donné surtout l'avantage de taille et de masse que possédait Jérôme. Félicien eut un geste d'indifférence et ouvrit la portière. Mais Raoul le retint. – Vous m'étonnez toujours, Félicien. Quel drôle de caractère ! Vous aimez assez Rolande pour perdre la tête et pour l'enlever, et puis voilà que vous l'abandonnez à votre adversaire sans plus vous soucier d'elle. L'autre murmura : – Ils sont fiancés. – Eh bien ! justement, on lutte jusqu'au bout, quand on a l'avantage. Félicien fit face à Raoul et lui dit, d'une voix polie, mais très nette : – J'aurais lutté jusqu'au bout, et j'aurais peut-être gagné la partie, si vous n'aviez pas pris fait et cause pour Jérôme. Vous aussi, monsieur, vous les considérez comme fiancés, et pour vous, je n'ai été que l'intrus… que l'on poursuit comme un voleur. Maintenant, il n'y a plus qu'à laisser aller les choses… Advienne que pourra !… Paroles énigmatiques, comme l'étaient tous les actes des trois jeunes gens, comme l'était l'attitude de Rolande. Tandis que Félicien s'en allait, Raoul réfléchit longtemps, des faits nouveaux s'enchaînaient à ceux dont il avait découvert la signification secrète, les confirmant ou les modifiant. D'autres suppositions nouvelles prenaient corps dans son esprit. La vérité devenait plus consistante, et plus logique. Rien de plus exaltant que ce déchirement des brumes ! Au lieu de revenir à Paris, il continua sa route, en obliquant vers le nord-ouest. Il se sentait allègre et ne pouvait s'empêcher de rire par instants et de monologuer gaiement à mi-voix : « – Alors, quoi ! un sportif ? un athlète complet ? Sous ces formes d'architecte uniquement soucieux de son travail, il y a donc des muscles, des nerfs, une volonté, du courage, de l'audace ? Mais il est charmant, ce jeune homme ! Avec quelques leçons personnelles de jiu-jitsu, de boxe et de savate, j'en ferais un monsieur tout à fait honorable. Dis donc, mon vieux Lupin, en tant que fils, il ne serait pas si mal que tu le croyais ! Faudra voir ça, mon vieux Lupin. » Raoul força l'allure. La vie s'éclairait. Décidément, les actions du jeune Félicien remontaient. Nonancourt… Évreux… Lisieux… Vers huit heures, Raoul descendait dans un grand hôtel de Caen, faisait retirer du coffre de sa voiture une valise toujours prête, et dînait. Le soir même, il commençait son enquête sur Georges Dugrival, l'ancien ami de Mme Gaverel, et le père supposé d'Élisabeth Gaverel. On était au dimanche 12 septembre. Le samedi suivant, Rolande épouserait Jérôme Helmas. Chapitre IV L'écrin bleu Georges Dugrival avait toujours vécu dans une large aisance. Sa fortune, qui s'appuyait sur d'importantes participations dans des sociétés de mines et de forges normandes, lui permettait de s'intéresser à l'élevage et de posséder un haras et une petite écurie de courses régionales. Il habitait, seul avec des domestiques, un vieil hôtel comme on en trouve encore dans l'antique et pittoresque ville de Caen. La façade, où se voyait des sculptures de la Régence et dont les hautes fenêtres marquaient bien le style et l'époque, donnait sur une rue paisible et peu fréquentée. Raoul y passa plusieurs fois le soir même. Trois de ces fenêtres gardèrent leurs lumières jusqu'à une heure avancée. L'une éclairait la loge des concierges, les deux autres, situées au premier étage, et que des rideaux voilaient en partie, devaient être celles d'une chambre à coucher. La première idée de Raoul était de rendre visite à Georges Dugrival et de lui exposer la situation. Mais, dès le lendemain matin, il apprenait que Georges Dugrival, qui était atteint d'une maladie de foie inguérissable, se trouvait en pleine crise et qu'il n'y avait aucune chance pour qu'on pût être reçu par lui. La chambre éclairée était bien celle qu'il occupait. Deux gardes le veillaient jour et nuit. Le concierge ne se couchait pas, toujours prêt à chercher le médecin. « – Conclusion, se dit Raoul, visite domiciliaire nocturne. Mais par où entrer ? » L'hôtel était profond, et la façade postérieure donnait sur une cour-jardin que séparait d'une rue parallèle un mur très élevé, et que desservait une porte massive. Le mur atteignait bien cinq mètres de hauteur, et la rue était une des rues les plus fréquentées de la ville. L'entreprise s'annonçait donc malaisée, sinon impraticable. Perplexe, Raoul revint à l'hôtel, lorsque, au moment de passer du vestibule dans la salle à manger, il s'arrêta net. Le plus extraordinaire spectacle le frappait. À travers les vitres, il apercevait, attablés au restaurant, en train de déjeuner, Félicien Charles et Faustine. Ils causaient avec animation. Pour quelle œuvre ténébreuse se trouvaient-ils là, tous deux ? Quelle besogne venaient-ils accomplir en complices liés l'un à l'autre par les circonstances, et sans doute aussi, puisqu'il les avait vus, par leurs relations intimes ? Il fut sur le point d'aller s'asseoir à leur table et d'y commander son déjeuner. S'il ne le fit point, c'est qu'il savait de quel ton âpre et avec quel rire méchant il leur parlerait. Et puis, pourquoi venaient-ils aussi rôder autour de Georges Dugrival ? En hâte, il mangea dans sa chambre, tout en questionnant avec adresse le garçon d'étage. Le couple était arrivé par un train de nuit, et ils avaient demandé deux chambres. L'hôtel était presque complet, la dame couchait au second, et le monsieur au quatrième. Le matin, le monsieur seul était sorti. La dame n'avait pas quitté sa chambre. Raoul redescendit. Ils causaient toujours, penchés l'un vers l'autre, de l'air de gens qui discutent une affaire ou cherchent ensemble la meilleure décision à prendre. Avant qu'ils eussent fini, Raoul se posta non loin de l'hôtel, dans un jardin public. Vingt minutes plus tard, Félicien sortit. Il était seul. Entre les barreaux de la clôture, Raoul nota son expression résolue. Évidemment, Félicien savait ce qu'il allait faire et se disposait à l'exécuter point par point. Il connaissait son but et le moyen le plus sûr et le plus rapide pour l'atteindre. Aucune minute ne serait perdue. Il se dirigea vers la partie de la ville où demeurait Georges Dugrival, mais au lieu de marcher droit à la maison, il suivit le chemin qui conduisait à la rue parallèle, celle qui bordait la cour-jardin. « – Enfin quoi ! se dit Raoul, il ne va pas escalader le mur en plein jour, et devant tous les passants et les boutiquiers du voisinage ! Il n'a pas d'échelle dans sa poche, que je sache. D'autre part, fracturer une serrure, ça ne se fait pas à ces heures-là, c'est une tâche compliquée, qui attire l'attention, et qui vous vaut généralement d'être mené au poste de police. » Félicien ne semblait nullement méditer ces problèmes, s'inquiéter des obstacles et choisir entre plusieurs partis. Son allure était vive, mais sans excès qui le fît remarquer. Il suivit le haut mur, et se planta devant la porte, une clef en mains. « – Bravo ! se dit Raoul, voilà un individu plein de précautions ! Estimant que le procédé le plus simple et le plus banal pour ouvrir une porte fermée, c'est d'avoir la clef de cette porte, il a cette clef. Monsieur rentre chez lui, tout bêtement. Qui songerait à s'en émouvoir ? » De fait, le jeune homme tourna deux fois sa clef dans la serrure, tourna deux fois une autre clef qui actionnait le verrou intérieur, entra et disparut. Raoul eut cette idée que, si Félicien se contentait – supposition probable – de tirer la porte sur lui, il n'était pas impossible de la rouvrir. Crocheter une serrure qui n'est pas fermée à double tour, c'est l'enfance de l'art. Il suffit d'un crochet et d'une grande expérience. Il avait les deux. Il employa donc la méthode délibérée dont avait usé Félicien, traversa la rue, introduisit un crochet, le manœuvra… et « un second monsieur rentra chez lui, tout bêtement ». Une moitié de la partie gauche de la cour était occupée par une construction rajoutée, sans étage, de sorte que, des fenêtres de la maison, on ne voyait pas qui entrait dans ce rez-dechaussée, ni qui sortait. Raoul y pénétra sans bruit. Il y avait d'abord un petit vestibule qui donnait, d'un côté, sur un vestiaire où quelques manteaux étaient accrochés, et, en face, sur une pièce isolée que s'était réservée Dugrival et qu'il avait meublée d'un vaste bureau, de casiers et de bibliothèques. Partout, des tapis. Dans un coin, un placard ouvert, où se dissimulait un coffre-fort. À genoux, devant ce coffre, Félicien. Il était tellement absorbé par son travail qu'il n'entendit pas l'arrivée prudente de Raoul, lequel, d'ailleurs, resta sur le seuil, sa tête émergeant seule de l'entrebâillement. En face du coffre, Félicien agit avec la même célérité. Il tourna les trois boutons sans hésiter, comme s'il connaissait le chiffre de la combinaison, et se servit d'une clef qui accomplit loyalement la tâche de telle clef destinée à tel coffre. Le lourd battant d'acier fut tiré. À l'intérieur, beaucoup de dossiers, dont il ne regarda même pas les titres. Il cherchait évidemment autre chose. Il écarta ceux d'en haut, puis ceux de la case intermédiaire, passant la main en arrière des paperasses. À la seconde tentative, il ramena un écrin bleu, assez grand, et qui devait être la chose dont il s'enquérait. Toujours agenouillé, il se tourna un peu vers la fenêtre afin de mieux y voir, ce qui permit à Raoul de ne pas perdre un seul de ses mouvements. Le couvercle fut soulevé. L'écrin bleu contenait une demidouzaine de diamants que le jeune homme examina lentement, un à un, et qu'il mit dans sa poche, un à un, avec les mêmes gestes flegmatiques. Et c'était ce flegme qui surprenait Raoul. Il avait la preuve que l'affaire était préparée de telle façon, les renseignements si bien recueillis et les mesures si bien prises, que Félicien pouvait agir en toute tranquillité. Il ne prêtait même pas l'oreille aux bruits de la cour et de la maison. Il savait qu'à cette heure-là aucune intervention ne le troublerait. « Faire de l'enfant un voleur… » avait prescrit la comtesse de Cagliostro. Si tant est que Félicien fût l'enfant désigné, l'ordre était exécuté. Félicien volait. Félicien cambriolait. Et avec quelle maîtrise ! Aucun mouvement inutile. Du sang-froid, de la méthode. De la réflexion. Arsène Lupin n'aurait pas mieux fait. Lorsqu'il eut vidé l'écrin, il s'assura qu'il n'y avait pas de double fond, et s'assura également que le casier inférieur du coffre ne contenait que des dossiers, et il s'occupa de refermer. Raoul, préférant éviter la rencontre, se glissa dans le vestiaire et se mit à l'abri des vêtements pendus. Nulle appréhension, du reste, n'avait effleuré Félicien qui s'éloigna sans soupçonner un instant qu'il avait pu être surveillé. Il traversa l'extrémité de la cour, sortit, et, du dehors, ferma la serrure à clef et le verrou à clef. Alors, Raoul regagna la grande pièce. Et la sécurité de Félicien avait été si profonde qu'il en garda pour lui-même l'agréable sensation et qu'il s'assit confortablement dans un fauteuil, pour méditer à son aise. « Faire de l'enfant un voleur. » La volonté de la Cagliostro s'accomplissait. Félicien volait, et il avait volé sous les yeux de son père. Quelle effroyable vengeance ! « – Oui, effroyable, se dit Raoul, si réellement c'est mon fils. Mais puis-je admettre que mon fils soit un voleur ? Voyons, Lupin, tu es franc avec toi-même, n'est-ce pas ? Personne ne t'écoute. Tu n'as pas besoin de jouer la comédie. Eh bien, si, au fond de ta loyale conscience, tu avais cru, durant l'espace d'une seconde, que ce vulgaire escroc pût être ton fils, est-ce que tu n'aurais pas souffert la pire des morts ? Oui, n'est-ce pas ? Or, tu n'as pas souffert en voyant Félicien cambrioler. Donc, Félicien n'est pas ton fils. C'est clair comme de l'eau de roche, et je défie quiconque de me prouver le contraire. Décidément, mon vieux Félicien, tes actions dégringolent de nouveau ! Tu peux voler si ça t'amuse, je m'en contrefiche. » Et il ajouta, à haute voix : – Maintenant, la question peut se poser autrement… Mais Raoul ne se posa pas cette autre question. Il avait mieux à faire que de ratiociner. Il avait à fouiller les tiroirs de ce bureau. Il força proprement les serrures, et il pensait avec ironie que, quand il fouillait des tiroirs, il n'avait pas, pour le métier de cambrioleur, cette aversion vengeresse qui le secouait quand le cambriolage était effectué par un autre. L'essentiel, en l'occurrence, était de réussir. Il réussissait. Une découverte le récompensa, d'une importance considérable. Dans un même carton, placé au fond d'un tiroir secret, il trouva deux douzaines de lettres, d'une écriture féminine, non signées, mais dont certains détails marquaient la provenance. Elles avaient été écrites par la mère d'Élisabeth et de Rolande, et elles prouvaient que, malgré les apparences, Mme Gaverel était encore fidèle à son mari, lors de la rupture entre les deux hommes. Ce n'est que plus tard que l'on avait le droit de supposer, à quelques allusions voilées et à un accent plus attendri de la correspondance, qu'elle avait cédé à l'amour de Georges Dugrival. En conséquence, si l'une des deux sœurs était la fille de Georges Dugrival, ce ne pouvait être que Rolande. Mais cela personne ne l'avait su, et personne n'avait le droit de l'affirmer, et, sans aucun doute possible, Rolande ignorait le secret de sa naissance, et devait l'ignorer toujours. C'était même une des préoccupations de la mère, et l'une des phrases les plus précises disait : « Qu'elle ne sache jamais rien, je vous en supplie… » Raoul médita d'autant plus longuement sur sa découverte qu'il lui était impossible de sortir par où il était entré et qu'il lui fallait attendre la nuit. Vers sept heures, il monta les quatre marches qui conduisaient au rez-de-chaussée même de la maison. Un grand salon s'offrait d'abord à lui, presque obscur sous ses rideaux croisés, les housses sur les meubles et sur le piano. Après, c'était un vestibule, où s'amorçait un large escalier, et sur lequel avait vue, par un œil-de-bœuf, la loge des concierges. Vers huit heures, branle-bas dans la maison. Deux messieurs descendirent. On alla chercher le docteur qui, aussitôt arrivé, monta l'escalier après avoir échangé quelques mots avec les deux messieurs. Ceux-ci, habillés assez pauvrement, s'entretinrent à voix basse avec le concierge, puis, en attendant, s'assirent sur des sièges du vestibule, tout près de la porte entrebâillée du salon où, de nouveau, ils chuchotèrent entre eux. Raoul entendit quelques mots. C'étaient des cousins de Georges Dugrival. Il fut question de la santé du malade, et du dénouement qui ne pouvait guère tarder au-delà d'une semaine ou deux. Ils firent aussi allusion aux scellés qu'il faudrait mettre dans le cabinet de travail de la cour, étant donné « la boîte à bijoux enfermée dans le coffre-fort, et où il y avait des diamants de grande valeur ». Le docteur redescendit. Tandis que, pour l'accompagner, les deux cousins prenaient leur chapeau dans une pièce voisine, Raoul sortit du salon comme un familier de la maison, tendit la main au docteur à qui le concierge avait, de sa loge, ouvert la porte, et s'en alla tranquillement. À dix heures du soir, il quittait la ville de Caen. Surpris en route par un violent orage, accompagné de rafales d'eau, il couchait à Lisieux, et ne franchissait le pont du Pecq, au bas de la côte de Saint-Germain, qu'assez tard dans la matinée. Son chauffeur s'y trouvait, en faction. – Eh bien, qu'y a-t-il ? Du nouveau ? dit Raoul. L'homme s'assit vivement près de lui : – Oui, patron, j'avais peur que vous ne reveniez par une autre route !… – Raconte. – L'inspecteur Goussot a perquisitionné ce matin. – Chez moi ? au Clair-Logis ? Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? – Non, pas chez vous, au pavillon… – Chez Félicien ? Il était là ? – Oui, revenu d'hier soir. On a fouillé en sa présence. – Qu'est-ce qu'ils ont découvert ? – Je ne sais pas. – Ils l'ont emmené ? – Non. Mais la villa est cernée. Défense à Félicien de sortir. Le personnel doit lui-même demander l'autorisation aux agents. J'ai prévu le coup et suis sorti d'avance. – Pas question de moi, dans tout cela ? – Si. – Un mandat ? – Je ne sais pas… En tout cas, Goussot a un papier de la préfecture qui vous concerne. Et on guette votre retour. – Diable ! tu as rudement bien fait de me barrer le chemin. Pas la peine de me jeter dans la souricière. Entre ses dents, il prononça : – Qu'est-ce qu'on peut bien vouloir ? M'arrêter ? Non, non… ils n'oseraient pas. Tout de même… tout de même, il se peut bien qu'ils perquisitionnent… Et après ? Au bout d'un instant, il prescrivit : – Rentre. Moi, je ne bouge pas de notre maison du Ranelagh, sauf demain matin. L'après-midi, je te téléphonerai. – Mais Goussot ? ses hommes ?… – S'ils ne sont pas partis à ce moment-là, c'est que tout est fichu. Alors débrouillez-vous. Ah ! un mot encore… Faustine ?… – Ils ont parlé d'elle… Ils devaient passer à la clinique… tantôt, je crois. – Oh ! oh ! ça devient grave… Décampe. Le chauffeur décampa. Raoul, pour éviter la route nationale et le Vésinet, fit le tour de la presqu'île par Croissy-surSeine, et remonta jusqu'à Chatou. Du bureau de poste, il téléphona à la clinique : – Mlle Faustine, s'il vous plaît ? – De la part de qui ? Il dut donner son nom. – De la part de M. d'Averny. On appela la jeune femme. – C'est vous, Faustine ? C'est moi, d'Averny… Voilà… Vous êtes menacée… Croyez-moi… Il faut vous mettre à l'abri. Réglez votre hôtel, rejoignez-moi hors de Chatou, sur la route de Croissy. Ne vous pressez pas. Vous avez le temps. Elle ne répondit pas. Mais trente minutes plus tard, elle débouchait, sa valise à la main. Sans un mot, ils filèrent par Bougival et Malmaison. À Neuilly, il demanda : – Où dois-je vous déposer ? – Porte Maillot. – Comme adresse, c'est vague, ricana-t-il. Vous vous défiez toujours de moi ? – Oui. – Stupidité ! Tous nos embêtements viennent de votre défiance, à tous. Et à quoi bon ? Croyez-vous que ça m'a empêché de déjeuner hier, en même temps que vous, à Caen, à l'hôtel où vous étiez descendue, et d'assister au cambriolage de Félicien dans la maison de Dugrival ? Et croyez-vous que ça m'empêchera de réussir auprès de vous, Faustine, et d'obtenir de vous ce que je n'ai jamais cessé de vouloir ? Adieu, chérie. Raoul se réfugia dans une de ses retraites de Paris, au Ranelagh, et, après avoir déjeuné, y dormit toute la journée et toute la nuit. Le lendemain, il se rendait à la Préfecture et faisait passer sa carte à M. Rousselain, juge d'instruction. On était à mercredi 15 septembre. Rolande et Jérôme devaient s'épouser le samedi suivant. Chapitre V Mariage ? Bien que quelques minutes se fussent écoulées lorsqu'il fut introduit dans le cabinet du juge d'instruction, Raoul discerna encore les traces de l'étonnement que causait sa visite à M. Rousselain. Se pouvait-il que, de lui-même, M. d'Averny s'offrît aux périls qui le menaçaient ? Le juge n'en revenait pas. Raoul lui tendit la main. Interloqué, M. Rousselain la lui serra. – C'est ce qu'on appelle, dit Raoul en riant, la main forcée. Et comme l'autre souriait, il plaisanta : – C'est un peu d'ailleurs la dominante de notre aventure. On veut vous forcer la main une fois encore contre Félicien Charles. Aujourd'hui on veut en outre vous la forcer contre moi. – Contre vous ? articula M. Rousselain. – Dame ! J'ai entendu dire que maître Goussot avait en poche un mandat qui me concernait. – Une convocation tout au plus. – C'est encore trop, monsieur le juge d'instruction. Avec moi, il vous suffit de me téléphoner : « Cher monsieur. J'ai be- soin de vos lumières. » Et j'accours. Donc, me voici. Et alors, en quoi puis-je vous servir ? M. Rousselain reprenait son aplomb, amusé par ce diable d'homme qui, en quelques mots, rétablissait sa situation de collaborateur. Résultat : M. Rousselain congédia son greffier en le priant de passer à la police judiciaire pour qu'on lui envoyât sans retard la personne qu'il venait de demander. Puis il répliqua, d'un ton allègre : – En quoi vous pouvez me servir ? Mon Dieu, en me disant ce que vous savez. – Je vous le dirai en partie aujourd'hui, et surtout samedi ou dimanche. D'ici là, qu'on me laisse travailler à ma guise. – Voilà bientôt deux mois que vous travaillez à votre guise, monsieur d'Averny, que vous manipulez les événements, que vous faites emprisonner Félicien, ensuite vous le remplacez par Thomas Le Bouc… Cela ne vous suffit pas ? – Non, accordez-moi trois jours de plus. – Nous allons voir cela. Parlons d'abord de Félicien Charles. Hier matin, l'inspecteur Goussot, que j'avais chargé de vous convoquer, ne vous trouvant pas au Clair-Logis, pensa qu'il pouvait profiter de votre absence pour faire chez Félicien Charles une nouvelle perquisition, et il découvrit, dans une cachette, adroitement pratiquée, deux objets, un couteau et la lame d'une scie. Or, nous avons pu établir que ce couteau… – Excusez-moi de vous interrompre, monsieur le juge, dit Raoul, mais je ne suis pas venu pour défendre Félicien Charles. – Pour défendre qui, alors ? – Moi. Oui, moi, à qui vous semblez faire certains reproches. Ce sont ces reproches, lesquels forment au fond un véritable réquisitoire, que je voudrais connaître. Est-ce que je me trompe ? M. Rousselain se divertissait. – Toujours fantaisiste, monsieur d'Averny. Ce n'est plus moi qui dirige notre conversation. C'est vous… Bref, sur quoi dois-je vous renseigner ? – Sur ce que vous me reprochez. – Soit, dit nettement M. Rousselain. Eh bien, voici : toutes les péripéties de cette aventure, tous les développements de mon instruction, toutes les déclarations et toutes les réticences de Thomas Le Bouc me donnent l'impression – le mot n'est pas juste – me donnent la conviction que, dans une certaine mesure qu'il m'est impossible de préciser, vous êtes mêlé directement à cette affaire. Et je me permets de vous poser à mon tour la question : est-ce que je me trompe ? – Et je vous réponds avec la même franchise : non, vous ne vous trompez pas. Mais c'est pour vous que je travaille. – En me contrecarrant ? – Exemple ? – C'est vous qui avez fait arrêter Thomas Le Bouc et qui lui avez dicté ses réponses, n'est-ce pas ? – Je l'avoue. – Pourquoi ? – Je voulais délivrer Félicien. – Dans quelle intention ? – Pour connaître son rôle dans l'affaire, ce que la justice était incapable d'établir. – Vous le connaissez ? – Je le connaîtrai samedi ou dimanche, à condition que vous me laissiez libre d'agir. – Je ne puis vous le promettre tant que vous intervenez dans un sens contraire à mes décisions. – Vous avez un autre exemple à me donner ? – Il date d'hier. – Lequel ? – Nous avons tout lieu de croire que la demoiselle Faustine, placée par vous comme infirmière à la clinique, et qui a soigné Simon Lorient, était la maîtresse dudit Simon Lorient. Est-ce vrai ? – Oui. – Or, dans la journée, Goussot s'est rendu à la clinique pour l'interroger. Envolée ! Dès midi, elle avait reçu un coup de téléphone de M. d'Averny. Goussot a couru à la pension où elle vivait. Envolée ! À midi et demi, elle avait rejoint une automobile. La vôtre, sans doute ? – La mienne. À ce moment, quelqu'un frappa à la porte du cabinet de M. Rousselain qui répondit : – Entrez. Quelqu'un entra, un garçon vigoureux, taillé en hercule. – Vous m'avez demandé, monsieur le juge d'instruction ? – Oui, pour un renseignement. Mais d'abord que je vous présente : « Mauléon, commissaire de la police judiciaire. » Vous connaissez le commissaire Mauléon, monsieur d'Averny ? – De nom, certes. Le commissaire Mauléon fut l'ennemi acharné du fameux Arsène Lupin, dans l'affaire des Bons de la Défense. 5 – Et vous, Mauléon, reprit M. Rousselain, vous connaissez M. d'Averny ? Mauléon se taisait, comme interdit, les yeux attachés à Raoul. À la fin, il sauta sur place et balbutia : – Mais oui… mais oui… crebleu de crebleu, mais c'est… Le juge d'instruction l'arrêta, lui prit le bras et l'entraîna à l'écart. Ils eurent une ou deux minutes de conversation animée, puis M. Rousselain lui ouvrit la porte en disant : – Restez là, dans le couloir, Mauléon. Et appelez donc quelques camarades pour vous tenir compagnie. En tout cas, le silence là-dessus ! N'en soufflez pas mot, hein ? Voir Victor, de la Brigade mondaine (Chapitre VI – Les Bons de la Défense). 5 Il revint, et se mit à marcher vivement, le ventre bondissant sur ses jambes courtes, et sa figure débonnaire toute crispée. Raoul le regardait, en ruminant : « – Ça y est. Je suis identifié. Au fond, malgré son peu de souci de toute réclame, ça lui ferait rudement plaisir de coffrer Lupin… Quelle gloire ! Mais osera-t-il prendre ça sur luimême ? Tout est là. S'il peut agir et mettre sa signature au bas d'un mandat, personne au monde ne peut le lui interdire… Personne au monde ! » M. Rousselain se rassit brusquement, frappa la table de son coupe-papier, et, d'une voix rauque, où frémissait une grande émotion : – Et en échange, que proposez-vous ? – En échange de quoi ? – Pas de phrases, je vous en prie. Vous savez fort bien à quoi vous en tenir. Raoul savait en effet fort bien ce que signifiait cet échange, et en quoi consistait le marché, et lorsque M. Rousselain eut répété sa question, il riposta carrément : – Ce que je propose ? Le nom de la personne ou des personnes qui ont scié les deux poteaux qui soutenaient les marches, provoquant ainsi le meurtre d'Élisabeth Gaverel, et le nom de celui qui a frappé, c'est-à-dire tué Simon Lorient. – Voici une plume et du papier. Écrivez ces noms. – Dans trois jours. – Pourquoi ce délai ? – Parce qu'il se passera alors un événement qui me permettra d'être fixé dans un sens ou dans l'autre. – Vous hésitez donc entre deux coupables ? – Oui. – Lesquels ? Je ne vous donne pas le droit de vous taire. Lesquels ? – Le coupable est, ou bien Félicien Charles… ou bien… – Ou bien ? – Ou bien le couple Jérôme et Rolande. – Oh ! soupira M. Rousselain haletant. Que dites-vous là ? Et de quel événement parlez-vous ? – Du mariage qui doit avoir lieu samedi matin. – Mais ce mariage n'a aucun rapport… – Si. J'estime que ce mariage est impossible, si c'est Félicien le coupable. – Pourquoi ? – Parce qu'il aime Rolande comme un fou. Il n'acceptera jamais qu'une femme pour qui il aurait été deux fois criminel, et qu'il a déjà enlevée, appartienne à un autre… un autre même qu'il aurait déjà frappé… Rappelez-vous la nuit du drame… Et puis, il n'y a pas que l'amour… – Quoi encore ? – L'argent. Rolande doit hériter, dans un avenir prochain, d'une grosse fortune que lui laisse un cousin – en réalité son père. Et il le sait. – Et s'il accepte ce mariage ? – En ce cas, c'est que je me trompe sur lui. Et les coupables sont ceux qui bénéficient des meurtres accomplis. C'est Rolande et c'est Jérôme. – Et Faustine ? Quel est son rôle ? – Je l'ignore, confessa Raoul, mais je sais que Faustine ne vit que pour venger son amant, Simon Lorient. Or, si elle tourne autour du trio Félicien, Rolande, Jérôme, c'est que son instinct de femme l'a poussée vers eux. Félicien, Rolande, Jérôme… Ne cherchons pas plus loin. Oh ! je ne vous dis pas que tout cela soit encore clair ! Non, il y a des choses inexplicables, et qui ne s'expliqueront qu'au fur et à mesure des événements. Mais, en tout cas, il n'y a que moi qui puisse achever de débrouiller la situation. Si la justice s'en mêle, tout est perdu. – Pourquoi ? La piste que vous nous indiquez… – Cette piste ne peut vous conduire à aucune certitude. La vérité est là, dans mon cerveau, où sont réunis tous les éléments du problème. Sans moi, vous continuerez de bafouiller, comme vous le faites depuis deux mois. M. Rousselain hésitait. Raoul s'approcha de lui, et d'un ton amical : – Ne réfléchissez pas trop, monsieur le juge d'instruction ; il y a certaines décisions dont on doit connaître, avant de les prendre, toutes les conséquences. M. Rousselain se rebiffa : – Un juge d'instruction est maître absolu de ses décisions, monsieur. – Oui, mais il arrive qu'avant de les prendre, il doit avertir qu'il va les prendre. – Avertir qui ? Raoul ne répondit pas. M. Rousselain était fort agité. Il avait repris sa petite promenade sautillante. Évidemment, il n'osait pas trop s'engager seul sur la route que sa conscience lui désignait. À la fin, cependant, il alla vers la porte et l'ouvrit. Raoul put voir le commissaire Mauléon qui devisait avec une demidouzaine de camarades. M. Rousselain fut rassuré. La surveillance était bien faite… Il sortit. Raoul d'Averny resta seul. Un moment Raoul entrebâilla la porte. Mauléon s'avança vivement. Raoul lui fit, de la main, un petit signe affable et referma la porte au nez du commissaire. Dix minutes s'écoulèrent. Pas davantage. L'avis des supérieurs, ou plutôt du supérieur, très haut placé, que M. Rousselain venait de consulter, avait dû être péremptoire, car il rentra dans son cabinet avec une mine renfrognée qui ne lui était pas habituelle. Et il commença : – Conclusion… – Conclusion : rien à faire jusqu'à samedi, dit Raoul en riant. – Cependant, Félicien Charles est plus que suspect… – Je me charge de lui. S'il essaie d'agir, je vous le livre, pieds et poings liés. Si vous n'avez pas reçu de moi un coup de téléphone avant onze heures du matin, samedi, c'est que le mariage a eu lieu. En ce cas… – En ce cas ?… – Venez faire le lendemain, vers neuf heures et demie, un petit tour au Clair-Logis. Ce sera dimanche, jour de congé. Nous causerons. Et si vous voulez accepter à déjeuner… M. Rousselain haussa les épaules et bougonna : – J'amènerai Goussot et ses hommes. – Comme vous voudrez. Mais c'est tout à fait inutile, dit Raoul en riant. Je ne livre jamais la marchandise que bien empaquetée et bien ficelée. Ah ! j'oubliais. Ayez l'obligeance de me donner quelques lignes pour Goussot afin qu'il suspende momentanément toute opération au Vésinet. Il faut que tout soit bien calme là-bas durant cette fin de semaine. Dominé, M. Rousselain prit une feuille de papier. – Pas la peine, dit Raoul. Je me suis permis d'écrire la lettre. Vous n'avez qu'à signer… Oui, le papier qui est là. Cette fois, la mauvaise humeur de M. Rousselain s'évanouit. Il rit de bon cœur. Mais au lieu de signer, il préféra donner un coup de téléphone à Goussot. Ensuite, il accompagna jusqu'au bout du couloir Raoul d'Averny qui passa devant Mauléon et le groupe des policiers, avec un petit balancement harmonieux du torse sur les jambes et d'aimables inclinaisons de tête. Le jeudi et le vendredi, Raoul et Félicien ne franchirent pas l'enceinte que formait le mur, surmonté d'une grille, du ClairLogis. On eût dit que tout ce qui se passait au dehors n'avait aucun intérêt pour eux, et que la vie des autres pouvait se poursuivre sans qu'ils fussent contraints d'y participer, ni même d'en avoir connaissance. Ils se virent souvent, mais uniquement pour les besoins de l'installation et de la décoration. Pas une allusion aux incidents de la veille ni du lendemain. Perquisition, charges nouvelles, étreinte si menaçante de la police, liberté soudaine des mouvements, mariage de Rolande et de Jérôme… tout cela ne comptait plus. Et réellement, Raoul n'y songeait guère. Les faits, dans leur brutalité ou dans leur mystère, avaient perdu pour lui toute signification. Dans son esprit, le problème se posait uniquement au point de vue psychologique, et s'il tentait de le résoudre entièrement, c'est que le caractère des trois acteurs du drame lui demeurait en partie inconnu. Depuis deux mois, il avait assisté à presque toute la vie de Félicien, et il lui était impossible de deviner ses actes cachés, puisqu'il ignorait ses pensées et ses instincts profonds. Et que savait-il de l'âme réelle de Rolande et de Jérôme, tous deux per- sonnages lointains, qui se perdaient dans la brume comme des fantômes ? Raoul avait parlé à M. Rousselain avec cette certitude qu'il affectait toujours dans les moments d'indécision, et M. Rousselain avait subi le poids de cette certitude comme tous ceux qu'il inclinait sous son autorité. Mais au fond, il ne pouvait guère affirmer qu'une chose, et par une argumentation logique mêlée de beaucoup d'intuition, c'est que le mariage de Jérôme et de Rolande était en lui-même un dénouement auquel Félicien, Jérôme et Rolande donneraient sa note explicative. Or, jusqu'à la dernière minute, Félicien y parut indifférent. Certes, sa tentative d'enlèvement lui fermait la porte des Clématites et ne lui permettait de se rendre ni à la mairie ni à l'église, mais, le samedi matin, pas un muscle de son visage ne se contracta quand l'heure de la signature à la mairie arriva, et nulle émotion ne l'ébranla lorsque les cloches de l'église sonnèrent. Pourtant, tout était fini. Rolande lui échappait. Elle portait le nom d'un autre. Son doigt s'ornait de l'anneau nuptial. Était-ce dissimulation chez Félicien ? Maîtrise absolue sur ses nerfs ? Refoulement de tout son amour ? Raoul, qui le surveillait passionnément, ne recueillit pas un seul indice. Le jeune homme vaquait à ses occupations et travaillait à ses plans de décoration, avec la même sérénité que si rien de grave ne bouleversait son existence. Tout l'après-midi s'écoula de la sorte, dans la paix d'un beau jour de septembre, où quelques feuilles mortes se détachaient et tombaient en silence. Et toute la journée, et tout le soir, Raoul poursuivait son monologue intérieur. « – Tu ne souffres donc pas ? Tu ne penses donc pas à ce qui va avoir lieu tout à l'heure ? Comment ! la femme que tu aimes va appartenir à un autre et tu acceptes cela ? Alors, pour quelle raison l'as-tu enlevée ? » L'ombre vint. Dès que la nuit se fut épaissie – une nuit noire, chaude, lourde de mystère – Raoul sortit furtivement du Clair-Logis par l'issue du garage, fit le tour de la propriété et se posta dans l'obscurité près de la barrière. Des idées tumultueuses envahissaient son cerveau. Il se représentait Félicien à Caen chez Georges Dugrival, agenouillé devant le coffre et empochant les bijoux de l'écrin bleu. Il évoquait le duel du jeune homme avec Jérôme Helmas sous les yeux de Rolande qui balbutiait : « Il va le tuer. » Et il se rappelait aussi la conduite énigmatique de Faustine. Qu'était-elle devenue, Faustine ? Car enfin, il manquait au drame qui se jouait un de ses quatre personnages. Faustine était-elle femme à renoncer au rôle qu'elle tenait dans les ténèbres ? Quelque part, les dix coups d'une horloge tintaient. Raoul savait, par les domestiques, que l'oncle de Rolande, Philippe Gaverel, était revenu du Midi pour le mariage, ainsi que son fils et sa belle-fille. Et Félicien devait le savoir également. Le dîner de famille était terminé. Personne ne restait aux Clématites que les deux époux. Est-ce que Félicien se résignait ? N'allait-il pas intervenir, frapper l'ennemi, supprimer le maître de Rolande ? Quinze minutes encore, et puis la demie sonna… Raoul, caché derrière un arbre de l'avenue, entendit craquer le gravier de l'allée. Des pas lents avançaient, avec précaution. La barrière fut poussée doucement, puis refermée. Quelqu'un avança. C'était bien la silhouette de Félicien Charles. Quand il eut un peu dépassé l'arbre, Raoul surgit de telle façon que Félicien ne pût le voir, sauta sur lui, le ceintura et le renversa. Le combat ne fut pas long. Assailli à l'improviste, Félicien ne put opposer de résistance. Un voile d'étoffe lui entoura la tête. Des cordes le lièrent solidement. Raoul le prit dans ses bras, le porta jusqu'au Clair-Logis, l'attacha par d'autres cordes à une colonne du vestibule, l'enveloppa d'un rideau qui l'immobilisa davantage encore, et le laissa là, inerte, incapable de faire un seul geste. Et il s'en alla, libre d'agir, lui… « – Et d'un, sur les quatre ! » se disait-il. Chapitre VI La haine Lorsque Raoul supposait qu'un jour ou l'autre il pourrait être amené à quelque visite nocturne dans une maison, il préparait son expédition longtemps à l'avance. C'est ainsi qu'il possédait une clef du potager qui flanquait à droite le jardin de l'Orangerie. Et c'est ainsi, en outre, qu'il avait noté l'emplacement de crampons qui soutenaient un espalier collé à la façade latérale de la villa des Clématites. Il pénétra donc dans le potager, longea l'étang devant l'Orangerie, dont il remarqua que toutes les lumières étaient éteintes, et atteignit les Clématites. La salle à manger et la pièce de dessus étaient obscures. Pleine clarté dans le studio, mais personne ne s'y trouvait. Rolande et son mari devaient être dans les chambres supérieures dont on voyait les lumières et qui étaient le boudoir de la jeune fille, sa chambre, et, après la cage de l'escalier, une grande pièce, aménagée – Raoul le savait –, en chambre nuptiale, et que suivait l'ancien appartement d'Élisabeth. Il tâta, retrouva les crampons de fer au treillage de la façade latérale, et grimpa sans trop de difficulté jusqu'à la pièce d'angle, c'est-à-dire jusqu'à la salle de bains. Par la corniche, il gagna le balcon qui desservait cette salle et le boudoir. Les volets du boudoir étaient fermés, mais non clos, la fenêtre entrouverte. Il aperçut Rolande, assise dans un fauteuil, le dos tourné. Elle avait enlevé sa robe de mariée, et portait une tenue de nuit, avec un fichu de mousseline qui lui couvrait les épaules. Jérôme, très élégant dans son veston d'intérieur, allait et venait. Ils ne parlaient point. « – Ça y est, se dit Raoul. Le rideau est levé. » Rarement, au cours de sa vie mouvementée, il avait attendu avec autant de passion, presque douloureuse, les premières scènes, les premières paroles mêmes qui lui allaient indiquer dès l'abord l'atmosphère où évoluaient les deux époux, leur état d'âme, leurs relations affectueuses, le secret même de leur existence. Ce qu'il n'avait pu exactement établir, il était sur le point de le savoir. Au bout d'un assez long moment, Jérôme s'arrêta devant Rolande et lui dit : – Comment vas-tu ? – Mieux. – Alors, Rolande ?… – Que veux-tu dire ? – Pourquoi ne m'as-tu pas rejoint déjà tout à l'heure, làbas… dans notre chambre ?… – Patiente un peu, murmura-t-elle. Il faut que je me remette tout à fait. Une pause, et, s'étant assis, les coudes sur les genoux, les yeux fixés sur elle, il lui dit : – C'est étrange ! nous voici mariés et je ne comprends pas encore bien… – Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? – Notre mariage… Tout cela s'est produit dans une région si extraordinaire ! Je suis passé de l'amitié à l'amour sans m'en apercevoir… Et lorsque je t'ai parlé, j'étais si persuadé de ton refus que j'en tremblais… Et depuis, je t'aime d'une telle façon qu'il me semble que je ne t'aimais pas quand je t'ai offert mon amour. Il ajouta plus bas : – Ce n'est pas une déclaration que je te fais… Je te dis tout cela parce que j'y suis obligé, et avec une certaine angoisse que je ne m'explique pas. Il attendait une réponse qui ne vint point, et il allait continuer, quand il se détourna et prêta l'oreille. – Il me semble que j'ai entendu… dans ta chambre… – Quoi ! – Du bruit… – Impossible, les domestiques couchent dans l'autre aile, et tout en haut. – Si… si… tiens, écoute. Il se levait, mais elle le précéda, passa la tête dans sa chambre, referma la porte, et prit la clef en criant : – Personne. Qui pourrait être là, d'ailleurs ? Il songea un instant et dit : – Tu n'as jamais voulu que j'entre dans ta chambre… – Non. C'est ma chambre de jeune fille. – Et après ? Elle s'était rassise, avec lassitude. Il s'agenouilla près d'elle et il la regarda longtemps, puis très doucement, par gestes insensibles, il lui saisit la main, et il inclina la tête peu à peu vers le bras nu. Mais à la seconde où ses lèvres allaient l'effleurer, elle se dressa d'un coup : – Non, non… je te défends… Ils restèrent face à face, les yeux dans les yeux, Jérôme cherchant à voir le fond de cette âme qui se dérobait. Mais il se contint, et de sa même voix, douce et tendre : – Ne t'énerve pas, ma chère Rolande. Tu n'as pas retrouvé ton aplomb depuis ce matin, depuis l'incident que tu sais. Pourtant tout cela était convenu entre nous, et je t'avais communiqué le désir, la volonté de ma mère… Rappelle-toi… Ma mère n'était pas riche, elle ne m'a guère laissé que sa bague de fiançailles, qu'elle n'avait jamais voulu vendre, et elle me disait toujours : « – Quand tu te marieras, agis avec ta femme comme ton père a fait avec moi. Donne-lui cette bague au retour de l'église, pas avant, et mets-la à son doigt, par-dessus l'anneau de mariage… » Ainsi, tu le savais… nous étions d'accord. Cependant… cependant… tu es tombée raide évanouie, quand je t'ai offert cette bague… Elle articula : – Simple coïncidence… l'émotion… la fatigue… – Mais… tu l'acceptes de bon cœur ?… Elle montra sa main. L'un des doigts portait l'anneau nuptial et un beau diamant serti dans une griffe d'or. – L'anneau et la bague, dit-il en souriant… L'anneau que j'ai choisi, la bague que ma mère a choisie et que je t'ai donnée… Par conséquent, Rolande, cette main m'appartient… tu l'as mise dans la mienne quand je te l'ai demandée… – Non, dit-elle. – Comment, non ? Tu n'as pas mis ta main dans la mienne ? – Non. Tu m'as dit simplement : « – Puis-je espérer qu'un jour ou l'autre tu voudras bien m'épouser ? » – Et tu as répondu : oui. – J'ai répondu oui, mais je n'ai pas mis ma main dans la tienne. Ils étaient restés debout l'un devant l'autre. Jérôme chuchota : – Qu'est-ce que cela signifie ?… Tu étais déjà, parfois, comme une étrangère… Ce soir… ce soir… tu es encore plus loin de moi. Est-ce possible ? Il s'irritait. – Voyons… voyons… il faut pourtant de la clarté… Ta main, Rolande, ta main qui porte l'anneau et la bague de mariage, mets-la dans la mienne… J'ai le droit de la prendre… J'ai le droit de l'embrasser. – Non. – Comment ! Mais c'est inconcevable. – L'as-tu jamais embrassée ? T'ai-je permis d'y toucher ? de toucher mes lèvres, mes joues ou mon front, ou mes cheveux ? – Certes non… certes non… fit-il. Mais la raison, tu me l'as dite. C'est à cause d'Élisabeth… En souvenir d'elle, qui était si vivante entre nous, tu ne voulais pas, par une sorte de pudeur… Tu ne voulais pas de mes caresses… J'ai compris… Je t'ai même approuvée… Mais maintenant… – Qu'y a-t-il de changé ? – Enfin, Rolande, tu es ma femme… – Eh bien ?… Il parut stupéfait et, la voix altérée : – Alors tu voudrais ?… C'est ainsi que tu envisages ?… Elle prononça gravement : – Crois-tu donc que je puisse consentir, dans cette maison… où elle a vécu… où tu l'as aimée ?… Il s'emporta : – Partons ! allons où tu voudras ! mais, encore une fois, tu es ma femme, tu seras ma femme. – Non. – Comment, non ? – Pas dans le sens que tu veux. Brusquement, il lui entoura le cou de ses deux bras et chercha ses lèvres. Elle le repoussa avec une énergie imprévue en criant : – Non… non… pas une caresse… rien… Il voulut encore la contraindre, mais il découvrit en elle des forces de résistance telles qu'il céda tout à coup, déconcerté, la devinant indomptable, et il lui dit en frissonnant : – Il y a autre chose, n'est-ce pas ? S'il n'y avait que cela, tu ne serais pas ainsi. Il y a autre chose. – Il y a beaucoup d'autres choses… mais une surtout, qui te fera bien comprendre la situation. – Laquelle ? – J'aime un autre homme. S'il n'est pas mon amant, c'est qu'il m'a respectée. Elle scanda l'aveu sans baisser le regard, mais avec ce ton arrogant qui est un défi et qui ajoute à l'injure. Il sourit, la figure contractée. – Pourquoi mens-tu ? Comment admettrais-je que toi, Rolande… ? – Je te répète, Jérôme, que j'aime un homme, et que je l'aime par-dessus tout. – Tais-toi ! tais-toi ! cria-t-il, hors de lui, soudain, et les poings levés contre elle. Tais-toi… Je sais bien que c'est faux, et que tu dis cela pour m'exaspérer, pour des raisons que je ne peux imaginer… Mais, tout de même, tu me ferais perdre la tête. Toi, Rolande ! Il frappait du pied et gesticulait comme un fou, puis il revint vers elle. – Je te connais, Rolande. Si c'était vrai, tu n'aurais pas cette bague au doigt. Elle retira sa bague et la jeta au loin. Il la rudoya. – Mais c'est monstrueux ! Que fais-tu ? Et ton anneau de mariage, vas-tu le jeter aussi ? L'anneau que tu as accepté ? que je t'ai passé au doigt ? – Qu'un autre m'a passé au doigt. Celui-ci n'est pas le tien. – Tu mens ! tu mens ! nos deux noms y sont gravés : Rolande et Jérôme. – Ils n'y sont pas, dit-elle. C'est un autre anneau avec d'autres noms. – Tu mens ! – Avec d'autres noms… Rolande et Félicien. Il se précipita sur elle, lui agrippa la main, et en arracha brutalement l'anneau d'or, qu'il examina de ses yeux hagards. fle. – « Rolande »… « Félicien »… murmura-t-il dans un souf- Il se débattait contre une réalité intolérable, à laquelle il refusait de croire, et qui l'étreignait de tous côtés, sans qu'il s'y pût soustraire. Il dit, tout bas : – C'est de la démence… Pourquoi m'avoir épousé ?… Car tu es ma femme. Rien ne peut changer cela… tu es ma femme… J'ai droit sur toi… C'est la nuit de nos noces… Et je suis chez moi… chez moi… avec ma femme… Elle répliqua avec un acharnement tranquille et obstiné : – Tu n'es pas chez toi… Ce n'est pas la nuit de nos noces… Tu es un étranger, un ennemi… Et lorsque certaines paroles auront été prononcées, tu partiras. – Moi, partir ! cria-t-il. Tu es folle. – Tu partiras pour laisser la place à l'autre, à celui qui est le maître, et qui est ici chez lui. – Qu'il y vienne donc ! fit Jérôme. Qu'il ose venir ! – Il y est déjà venu, Jérôme. Il est venu me retrouver le soir même où Élisabeth est morte… J'ai pleuré dans ses bras… et j'étais si malheureuse que je lui ai avoué mon amour pour lui. Et deux fois, depuis, il y est revenu… Il est là, Jérôme, dans ma chambre, qui sera la sienne… Tout à l'heure, c'est lui que tu as entendu… Et il ne s'en ira plus. Cette nuit de noces, c'est la sienne… Il se rua sur la porte, essayant de l'ouvrir ou de la démolir à coups de poing. – Ne te donne pas tant de mal, dit Rolande, avec un calme effrayant. J'ai la clef. Je vais ouvrir… Mais auparavant recule, recule de dix pas… Il n'obéit point. Il hésitait. Un long silence s'ensuivit. De son poste du balcon, dissimulé derrière les volets à demi clos, Raoul d'Averny, confondu par la scène tragique et d'une allure si foudroyante, par la violence implacable et contenue de la jeune femme, Raoul d'Averny se disait : « – Comment peut-elle affirmer que Félicien est dans cette chambre ? Il est impossible qu'il y soit, puisque je l'ai laissé empaqueté au Clair-Logis, et ce n'est pas en un quart d'heure… Mais tout raisonnement devient faux dans ces sortes de crises. Tout s'enchaîne en dehors de la logique, et Raoul assistait, palpitant, aux affres de Jérôme : le jeune homme allait-il empoigner Rolande, lui dérober la clef, et puis attaquer sauvagement Félicien ? Mais Rolande braqua sur lui un menu revolver et répéta : – Recule… recule de dix pas… Il recula. Alors Rolande avança et, tout en le tenant sous la menace de son arme, elle ouvrit la porte toute grande. Félicien apparut, Félicien que Raoul avait laissé « empaqueté » au Clair-Logis… Il sortit de la pièce et dit en souriant : – Votre arme est inutile, Rolande. On n'a pas de quoi se battre quand on est, comme lui, en beau veston d'appartement. Et puis, il n'y songe guère. Félicien avait un air plus dégagé que d'habitude. Raoul le trouva plus franc d'expression, avec des yeux qui brillaient et une attitude qui était, comme celle de Rolande, tranquille et grave. « – Mais comment est-il ici ? ne cessait de se dire Raoul. Comment a-t-il pu se délivrer ? » Félicien se baissa pour ramasser la bague sur le tapis et la remit sur la toilette en prononçant cette phrase énigmatique : – Ne la quittez plus, Rolande, vous savez que c'est votre droit de la porter. Ensuite, Félicien dit à Jérôme : – Rolande a voulu cette rencontre. J'y ai consenti, parce qu'elle a toujours raison, et qu'il faut une explication entre nous trois. – Entre nous quatre, dit-elle. Élisabeth est avec nous. Depuis sa mort, Élisabeth ne m'a pas quittée. Je n'ai pas accompli un acte sans lui demander son avis. Est-ce que tu commences à te rendre compte de ce que j'ai voulu, Jérôme ? Il était pâle, le visage dur et crispé. – Si tu as voulu me faire du mal, dit-il, tu as réussi, Rolande. Ce mariage, où j'ai cru trouver le bonheur, n'était qu'un piège affreux. – Oui, un piège. Dès la première seconde où j'ai pressenti la vérité, j'ai eu cette idée d'un piège qui équivaudrait à celui que tu avais tendu, toi… et qui fut mortel. Tu comprends, n'estce pas, tu comprends ?… Elle se penchait un peu, toujours retenue par sa volonté de calme, mais soulevée de toute la haine qui bouillonnait en elle : – Non, dit-il, je ne comprends pas… Elle saisit sur la cheminée une photographie de sa sœur, et, d'un mouvement brusque, la projeta devant lui : – Mais regarde-la donc, regarde-la ! C'était la plus douce et la plus aimante des femmes… Elle t'aimait, et tu l'as tuée. Oh ! misérable… Cette accusation, Raoul d'Averny l'attendait depuis l'instant où il avait constaté le désaccord de Rolande et de Jérôme. Mais ce qui l'étonnait, c'était que jamais, auparavant, dans ses soupçons, il n'avait séparé Rolande de Jérôme, que jamais il n'avait supposé, malgré certains détails, qui auraient dû l'éclairer, que Jérôme pût être coupable sans que Rolande le fût. Il fallait que le jeu de Rolande eût été supérieurement mené, pour désorienter ainsi un observateur de sa force. Comment Jérôme n'en eût-il pas été dupe, tout le premier, dans l'aveuglement de sa passion ? Cependant le jeune homme ne flancha pas. Il haussa les épaules : – Maintenant, dit-il, et surtout maintenant, je m'explique ton aberration. Pour venger ta sœur, il te fallait une victime, et c'est moi que tu accuses. Un mot pourtant, Rolande. Il me semblait que nous avions vu, toi et moi, de nos yeux vu, ta sœur, vivante, aux mains de son meurtrier, le vieux Barthélemy… tu sais, ce Barthélemy que j'ai exécuté d'un coup de fusil, justement pour la venger ?… À son tour, elle haussa les épaules : – Ne cherche pas d'excuses ou de faux-fuyants. Ce que je sais de toi, ce que j'en ai appris peu à peu, en m'enquérant de ton passé et en t'observant, est si précis, que ton aveu n'est pas nécessaire. Tiens, ajouta-t-elle, en sortant d'un tiroir un cahier relié, j'ai écrit là, à la suite du journal même d'Élisabeth, toute ta vie de mensonge et d'hypocrisie… Lorsque la justice en aura connaissance, tu seras pour elle, comme tu l'es pour moi, l'unique criminel. – Ah ! dit-il, avec une grimace qui le défigura, tu as l'intention ?… – J'ai l'intention d'abord de te montrer ton acte d'accusation. – Pour me juger ensuite, ricana-t-il. Je suis devant le tribunal… – Tu es devant Élisabeth. Écoute. Jérôme la regarda, tourna les yeux vers Félicien, et eut sans doute l'impression que ses deux adversaires, armés comme ils devaient l'être, l'abattraient comme un chien, s'il tentait de lutter, car il s'assit, croisa ses jambes avec désinvolture, et, comme quelqu'un qui, par complaisance, se décide à écouter un sermon ennuyeux, soupira : – Parle. Chapitre VII Quelqu'un meurt Elle parla d'une voix mesurée, sans emportement, ni acrimonie. Ce ne fut pas un réquisitoire, mais simplement le résumé d'une aventure qu'elle n'alourdit d'aucun commentaire ni d'aucune considération psychologique sur la nature même de Jérôme Helmas. – Ta première victime, Jérôme, fut ta mère. Ne proteste pas, tu me l'as presque avoué. Elle est morte de tes fautes, de tes fautes que nul autour de vous ne connaissait, car elle les a cachées de toute son inquiétude maternelle… fausses signatures, chèques sans provision, indélicatesses… Personne n'a jamais rien su, car elle a payé, jusqu'à se ruiner… jusqu'à mourir. N'en parlons plus. – C'est préférable, dit-il en riant. Mais je dois t'avertir que si ton récit tout entier est de la même fantaisie, tu perds ton temps. Elle continua : – Ce qu'il est advenu de toi durant les années qui suivirent, je l'ignore. Tu vivais en province ou à l'étranger. Néanmoins le hasard t'ayant remis en face d'Élisabeth, tu t'es installé de nouveau dans ta maison du Vésinet, et tu as fréquenté régulièrement les Clématites. À ce moment, tu avais ton idée. – Quelle idée ? – Celle d'épouser Élisabeth, idée encore vague, car la dot qu'elle apportait ne suffisait pas à ton ambition : mais idée qui allait prendre corps, après une confidence qu'Élisabeth eut l'imprudence de te faire. – En vérité ? – Oui, elle te confia qu'un jour ou l'autre, sa dot serait augmentée par une somme considérable que devait lui léguer un cousin de notre mère. – Pure invention, protesta Jérôme. Je n'ai jamais su cela. – Pourquoi mens-tu ? Le journal d'Élisabeth, que je ne t'ai jamais donné à lire – par une sorte de réserve instinctive, car je l'ai communiqué à d'autres – ce journal est formel sur ce point. Donc, rassuré sur l'argent, sachant ce cousin malade, tu deviens plus empressé, tu te fais aimer d'Élisabeth, et elle accueille ta demande. Élisabeth est heureuse. Toi aussi, du moins tu le parais. Mais entre-temps, tu te renseignes. – Sur quoi ? – Sur la raison qui motive le legs de ce cousin. Alors, tu fouilles dans le passé, tu interroges de droite et de gauche – ne dis pas non, on me l'a répété – tu ramasses les potins d'autrefois, et tu apprends qu'il y a eu fâcherie entre notre père et ce cousin, querelle, scandale, etc. et qu'à cette époque les méchantes langues ont prétendu qu'Élisabeth était la fille de Georges Dugrival. Je dis le nom, puisque c'est une abominable calomnie. – Une calomnie, en effet. – N'importe, tu tiens à savoir. Tu veux une certitude sur les projets de Georges Dugrival, et, tandis qu'Élisabeth est retenue ici, souffrante, tu vas faire ton enquête à Caen. Tu t'introduis, une nuit, je ne sais comment, dans la chambre même de Georges Dugrival, tu ouvres son armoire à glace, tu lis son testament daté de dix ans déjà, et tu te rends compte ainsi qu'Élisabeth ne devait jamais rien recevoir, et que la légataire, c'est moi. Dès lors, Élisabeth est condamnée. Jérôme hocha la tête. – S'il y avait un mot, un petit mot de vrai dans ton roman, pourquoi Élisabeth eût-elle été condamnée ? Il me suffisait de rompre. – Comment t'aurais-je épousé, si tu avais rompu avec elle ? La rupture de ta part, la trahison, c'était la perte de toute espérance. L'héritage s'évanouissait pour toi. Alors, tu as tergiversé, et, tandis que les jours passaient, le plan monstrueux s'infiltrait en toi… un plan de lâcheté et d'hypocrisie. Le meurtre, c'était une solution terrible, et si dangereuse ! Avais-tu besoin de tuer pour t'affranchir ? Non, mais de gagner du temps, d'empêcher le mariage par des moyens sournois, invisibles, anonymes, pourrait-on dire. Qu'Élisabeth, qui est déjà malade, dont les poumons sont en mauvais état, ait une rechute grave, qui la mette en péril, c'est le mariage manqué, devenu impossible, c'est la liberté reconquise peu à peu, et la possibilité, un jour ou l'autre, bientôt, de te retourner vers moi, sans qu'il y ait eu rupture ou assassinat. C'est la mort, peut-être, mais la mort par accident, dont tu n'es pas responsable. Et alors, dans l'ombre, tu as travaillé. Avec cette idée, sans doute, de ne pas aller jusqu'au bout, et de t'en rapporter au hasard, mais tu as travaillé quand même, avançant l'ouvrage, entaillant les poteaux, minant les marches que, chaque jour, à la même heure, Élisabeth descendait. Rolande s'épuisait. On entendait à peine le son de sa voix. Elle fit une pause. En face d'elle, Jérôme affectait visiblement l'insouciance, et le dédain de toute cette histoire qu'il était obligé de subir. Félicien surveillait ses moindres gestes. Derrière les volets, Raoul d'Averny écoutait et regardait avidement. L'accusation se déroulait avec une logique impitoyable ; un seul point demeurait dans l'ombre : Rolande n'avait rien dit des raisons qui auraient expliqué qu'elle fût, et non pas Élisabeth, la légataire éventuelle de Georges Dugrival. Mais ces raisons, en admettant qu'elle les eût pressenties, ne devait-elle pas agir et parler comme si elle les ignorait ? Et Rolande reprit : – Il est certain que ce meurtre, commis sous tes yeux et dont tu étais responsable, t'a détraqué sur le moment. Tu as alors quelques heures d'effarement et même de désespoir. Mais la trouvaille du sac de toile grise, près du cadavre de Barthélemy, te remonte. « Dans le désarroi de l'après-midi, au milieu des allées et venues, tu réussis à prendre le sac et à le cacher quelque part, dans le studio sans doute. Seulement, quelqu'un te voit le ramasser, Simon Lorient, qui rôde au milieu des gens entrés aux Clématites, qui reste à t'épier du dehors, et qui, le soir, te suit, qui se jette sur toi. Vous vous battez à l'endroit même où on le découvre au matin, frappé de la blessure dont il devait mourir, tandis que toi, blessé également, tu peux tout juste t'éloigner. C'est ton deuxième crime de la journée. » – Au troisième, maintenant, plaisanta Jérôme. – Celui-là, tu ne tardes pas à le préparer. Il s'agit d'éviter les soupçons en les dirigeant vers un autre. Vers qui ? Le hasard joue en ta faveur. Félicien a traversé l'étang en barque, pour me rejoindre et me consoler. Il est resté deux heures auprès de moi, et, quand il repart et qu'il aborde, quelqu'un le voit dans l'impasse et le reconnaît. C'est l'heure, approximativement, où tu sors des Clématites, suivi par Simon Lorient. On t'interroge à ce propos. Que réponds-tu ? « Mon agresseur a surgi de l'impasse. » Dès lors, l'enquête est aiguillée vers Félicien, lequel ne se défend pas, et ne veut pas se défendre. Comme il ne pouvait expliquer sa présence autour de l'étang qu'en m'accusant de l'avoir reçu dans ma chambre, il nie, affirme qu'il n'a pas bougé de chez lui, et, en fin de compte, est arrêté. Ainsi le terrain est déblayé devant toi. Seulement… seulement, moi, je commence à réfléchir… Elle répéta, sourdement, en phrases qui se faisaient plus haletantes : – Oui, je réfléchis… Je ne cessais pas de réfléchir… C'est une obsession de toutes les minutes. Au cimetière, la main tendue sur le cercueil, je jure à Élisabeth de la venger… Je lui jure que ma vie entière n'aura pas d'autre but, que je sacrifierai tout à cela. Et c'est pourquoi, tout de suite, j'ai sacrifié Félicien… « – Regardez autour de vous, me dit M. d'Averny… En vous-même, ne reculez devant aucune accusation… » Autour de moi ? Autour de moi, je ne vois que Félicien et toi. Félicien n'étant pas coupable, Félicien n'ayant aucune raison pour tuer Élisabeth, dois-je penser que toi, Jérôme ?… La lecture minutieuse du journal d'Élisabeth éveille mon attention. Ainsi, à l'heure où elle s'en allait chercher la barque pour sa promenade quotidienne avec toi, tu étais absorbé, mal à l'aise. Tu te plaignais de n'avoir pas de situation. Tu étais inquiet de l'avenir, et ma pauvre sœur devait te réconforter avec la perspective de l'héritage… Aucun soupçon ne m'envahit encore… Aucun, non, mais je me méfie de tout le monde, même de M. d'Averny, qui, cependant, avait dé- couvert la démolition antérieure des marches de bois. Je ne parle à personne. Toute cette affaire de Simon Lorient et de Barthélemy, je ne m'en occupe pas. Quand tu reviens près de moi, convalescent, au sortir de la clinique, rappelle-toi, c'est le silence entre nous. Je ne songe ni à te questionner, ni à te soupçonner… Aucun pressentiment, aucune arrière-pensée à ton endroit. Mais un jour… Rolande se recueillit. Et, se rapprochant un peu de Jérôme : – Un jour, nous avions lu, l'un près de l'autre, sur la pelouse. À cinq heures, en t'en allant, tu me prends la main pour me dire adieu. Or, cette main, tu la gardes dans la tienne, deux ou trois secondes de trop. Ce n'est pas un geste d'amitié, ni un geste de chagrin en souvenir d'Élisabeth. Non, il y a autre chose, la pression d'un homme qui cherche à exprimer des sentiments ignorés. Il y a presque un aveu, en même temps qu'un appel. Quelle imprudence, Jérôme ! Ce geste-là, il fallait attendre un an, deux ans pour le tenter. Mais, au bout d'un mois ! De ce jour, j'étais fixée. S'il y avait, autour de moi, dans mon intimité, un coupable, ce ne pouvait être que l'homme qui, fiancé d'Élisabeth, un mois après sa mort, se tournait vers la sœur d'Élisabeth. L'énigme demeurait entière. Mais le mot de l'énigme était en toi, dans le secret de ton âme, dans ce que tu savais, dans ce que tu voulais. Je n'avais plus à réfléchir, mais à t'examiner sans trêve et à envisager tous les événements qui se rapportaient à nous deux et à Élisabeth, comme si c'était toi le coupable. J'ai fait davantage. Pour te prendre au piège et pour te donner confiance, j'ai accueilli l'amour que tu affectais pour moi. Tu as pu croire que je l'éprouvais moi-même, et tu as fini par m'aimer réellement, perdant dès lors toute lucidité. Elle baissa la voix. – Oui ! vois-tu, si lamentable que fût ma vie, elle se fortifiait peu à peu de toute la certitude qui m'envahissait, de jour en jour. J'étais sûre maintenant de venger Élisabeth. Et j'avais si peur qu'on ne devinât mon secret ! Je le serrais en moi comme un trésor. J'ai même refusé d'abord de recevoir Félicien, quand il est sorti de prison, et je lui ai laissé croire que je le trahissais et que je trahissais Élisabeth. Ce n'est qu'après, lorsque j'ai su qu'il avait voulu se suicider, que, affolée, j'ai été le voir une nuit, et que je lui ai tout dit. Puis, Faustine s'étant confiée à moi, et m'ayant révélé sa haine et ses projets de vengeance, je lui ai fait part de mes soupçons contre l'homme qui avait tué son amant. Soupçons ? je devrais dire certitudes. Et c'est bien ainsi que Faustine jugea la situation. Mais quelle preuve tangible que nous étions déroutés ! Tu vivais dans la maison même de ta victime, tu te promenais dans le jardin, devant ces marches que tu avais démolies, et tu me faisais la cour, à moi, sa sœur, me disant les mêmes mots qu'à elle, quelques semaines auparavant. Ah ! cabotin, comment as-tu pu ?… Une fois de plus, sur le point d'éclater, Rolande se domina, et elle poursuivit : – Mais si tu jouais serré, par contre, tu ne pressentais rien de notre accord. Nous prenions tant de précautions ! Comme tu étais jaloux de Félicien, dont tu avais cru deviner, dès les premiers jours, l'empressement auprès de moi, Félicien et Faustine ne se quittent plus, tes inquiétudes s'endorment, et tu continues ta mauvaise besogne à l'encontre de Félicien, envoyant des lettres anonymes – car c'est toi qui les composes et qui les envoies. Et c'est toi qui jettes près de l'endroit où tu as frappé Simon Lorient, c'est toi qui jettes, dans un jardin, un mouchoir taché de sang, un mouchoir du même genre que ceux de Félicien. Mais tout cela, est-ce la preuve formelle dont j'ai besoin ? Enfin, l'événement se produit. Enfin, le hasard joue en ma faveur. Un jour Georges Dugrival vient me voir, et, ce jour-là, ma chance veut que tu ne sois pas aux Clématites. Jérôme tressaillit, et n'essaya pas de cacher son trouble. De l'angoisse crispa son visage. – Oui, affirma-t-elle, il est venu me voir. J'ai refusé cette entrevue d'abord, sachant qu'il y avait eu, jadis, querelle entre mon père et lui. Mais il insista, pour des motifs graves. Je l'ai reçu dans cette pièce, il me parla de la grande affection, si amicale et si respectueuse, qu'il a eue pour ma mère. Et soudain, voilà qu'il me révèle la véritable cause de sa visite : « – Rolande, me dit-il, ces temps-ci, comme j'étais malade, l'armoire à glace de ma chambre a été forcée. Un testament, où je vous lègue une partie de ma fortune, a été ouvert, et on m'a volé, dans un écrin de cuir contenant de beaux bijoux de famille, pierres précieuses, bagues et boucles d'oreilles, on m'a volé une bague qui formait paire avec une autre. Quelques jours plus tard, je recevais du Vésinet, où j'ai gardé des amis qui me tiennent au courant, une lettre m'annonçant votre mariage et me donnant, sur votre fiancé, Jérôme Helmas, de très mauvais renseignements. Alors, Rolande, il m'a semblé que je devais vous avertir… » « Ai-je besoin de t'en dire davantage sur notre conversation, Jérôme ? Je le suppliai de déchirer le testament, car je n'avais aucune raison d'être son héritière, mais j'acceptai l'offre qu'il me fit des bijoux. Il fut convenu que Félicien irait le voir à Caen. Prévoyant le cas où il serait plus malade, Georges Dugrival me remit les clefs nécessaires pour que Félicien pût, au besoin, entrer dans la maison sans être vu ni dérangé, et ouvrir le coffre-fort où se trouvait maintenant l'écrin de cuir. Les choses se sont passées ainsi, Félicien a ouvert le coffre-fort. Et l'écrin est ici, dans ce tiroir. Il contient la bague, semblable à celle qui a été volée, et, dès lors, je puis agir. Si la bague que tu prétendais tenir de ta mère et que tu dois me donner, le jour de notre mariage, est semblable à celle qui est dans cet écrin, c'est que tu l'as volée pour me faire ton cadeau de noces, et c'est que tu es l'assassin d'Élisabeth et de Simon Lorient. Seulement, pour avoir cette preuve, il me fallait définitivement t'épouser. Félicien s'y opposa, et même par la force. Bouleversé par l'idée que je porterais ton nom, ne fût-ce qu'un jour, il m'enleva. Obstacle inutile. Ce qui devait être, fut. Et ce matin, tu m'as offert la bague. Comprends-tu que, malgré toutes mes certitudes et malgré ma haine, je me sois trouvée mal en la voyant – car les deux bagues sont identiques, même monture et mêmes diamants – en voyant la preuve irrécusable de ton crime ? Comprends-tu maintenant, misérable, comprends-tu ?… » La voix de Rolande se faisait de plus en plus âpre. Elle frémissait de mépris et de haine. De tout son être, la jeune fille menaçait et insultait. Mais à quoi bon ces menaces et ces injures ? Elle se rendit compte tout à coup que Jérôme n'écoutait pas. Il regardait à terre, les yeux vagues, et l'on sentait que, pris dans les mailles serrées de l'accusation, confondu de voir toute l'affaire exposée dans sa réalité, et lui-même démasqué, il renonçait à se défendre. Relevant la tête, il murmura : – Et après ? – Après ? – Oui, tes intentions ? Tu m'accuses, soit, mais comptes-tu me dénoncer ? – Oui, la lettre est écrite. – Envoyée ? – Non. – Quand le sera-t-elle ? – Dans l'après-midi. – Dans l'après-midi ? Oui, fit-il avec amertume, pour me donner le temps de déguerpir à l'étranger. Au bout d'un instant, il objecta : – Pourquoi me dénoncer ? Tu crois que tu n'es pas suffisamment vengée en me chassant de ta vie ? Était-ce la peine de te faire aimer de moi si tu ajoutes encore à mon désespoir ? – Et Félicien, n'est-il pas soupçonné, traqué ? Comment le sauver, lui qui est innocent, si le coupable n'est pas dénoncé ? Et puis je veux une garantie… Je veux être sûre que tu ne reviendras pas… que tout est bien fini… Donc la lettre sera remise à la justice. Elle hésita, et reprit : – La lettre sera remise… à moins que… – À moins que ?… dit Jérôme. – Il y a de quoi écrire sur cette table, prononça Rolande. Assieds-toi, écris que tu es le seul coupable, coupable contre Élisabeth, coupable contre Simon Lorient, coupable contre Félicien Charles que tu as accusé faussement… et signe. Il réfléchit longtemps. Sa figure n'exprimait plus que la douleur et un accablement infini. Il chuchota : – À quoi bon lutter ? Je suis si las ! Tu as raison, Rolande. Comment ai-je pu jouer une pareille comédie ? J'avais presque réussi à me persuader qu'après tout, Élisabeth n'était pas morte par ma faute, et que j'avais frappé Simon Lorient pour me défendre. Comme on est lâche ! Mais, vois-tu, plus je t'aimais, et plus j'étais effrayé de ce que j'avais fait… Tu ne pouvais pas te rendre compte… Mais je me transformais peu à peu… et tu m'aurais sauvé de moi… N'en parlons plus… Tout cela, c'est le passé… Il s'assit à la table, prit la plume, puis écrivit. Rolande lisait par-dessus sa tête. Il signa : – C'est bien ce que tu voulais ? – Oui. Il se leva. Tout était fini, comme le voulait Rolande. Il les regarda, l'un après l'autre. Qu'attendait-il ? Un adieu ? Un mot de pardon ? Rolande et Félicien ne bougèrent pas et gardèrent le silence. Alors, au dernier moment, il eut un sursaut de colère et un geste d'exécration. Mais il se contint et sortit. Ils l'entendirent qui allait dans sa chambre – dans la chambre nuptiale. Sans doute pour y prendre quelques affaires. Quelques minutes plus tard, il descendait l'escalier. La porte du vestibule fut ouverte, sans bruit, et refermée. Il s'éloignait… Lorsque les deux jeunes gens furent seuls, leurs mains s'unirent, et leurs yeux se mouillèrent. Félicien embrassa Rolande au front, comme on embrasse la fiancée la plus respectée. Elle dit en souriant : – Notre nuit de noces, n'est-ce pas, Félicien ? Nous la passerons en fiancés, vous chez vous, moi dans cette maison. – À deux conditions, Rolande. D'abord, c'est que je resterai près de vous au moins une heure ou deux, pour être bien sûr qu'il ne reviendra pas. – L'autre condition ? – Deux fiancés ont le droit de s'embrasser, au moins une fois, ailleurs que sur le front… Elle rougit, regarda du côté de sa chambre, puis, toute confuse, prononça : – Soit, mais pas ici… en bas, dit-elle gaiement, dans ce studio où je vous ai fait mon premier aveu en musique. Elle mit dans l'écrin aux bijoux le papier signé par Jérôme, et ils descendirent. Presque aussitôt, Raoul d'Averny pénétra dans la pièce, et retira de l'écrin le papier, qu'il empocha. Puis il retourna sur le balcon, atteignit la corniche de la façade latérale et gagna l'issue du potager. À trois heures du matin, Félicien rentra dans le pavillon. Raoul, qui l'attendait, endormi au creux d'un fauteuil, lui tendit la main. – Je vous demande pardon, Félicien. – De quoi, monsieur ? répondit Félicien. – De vous avoir attaqué et ligoté tout à l'heure. Je voulais vous empêcher de faire quelque bêtise. – Quelle bêtise, monsieur ? – Mais… à cause de cette nuit de noces… Félicien se mit à rire. – Je me doutais bien que c'était vous, monsieur, en tout cas, nous sommes quittes et, moi aussi, je vous demande pardon. – De quoi ? – De m'être détaché… – Seul ? – Non. – Qui vous a secouru ? – Faustine. – Je m'en doutais, dit Raoul entre ses dents. Ainsi Faustine rôdait par là, cette nuit… Pourvu qu'elle ne se fasse pas prendre !… Il conclut : – Enfin, on verra… Félicien, je vous serais obligé de téléphoner à la première heure à Rolande Gaverel et de la rassurer au cas où elle chercherait le papier signé par Jérôme. Le juge d'instruction venant me voir ce matin, à neuf heures et demie, j'ai trouvé utile, pour vous éviter, à Rolande et à vous, tout ennui nouveau, de prendre ce papier dans l'écrin. – Comment ! s'écria Félicien interloqué. Mais il n'est pas possible que vous ayez pu… – Donc, qu'elle soit sans crainte, dit Raoul en se retirant, et veuillez la prévenir que j'irai la voir bientôt. On vous y trouvera, n'est-ce pas, Félicien ? Chapitre VIII Phryné M. Rousselain fut exact au rendez-vous. Dès neuf heures et demie du matin, comme Raoul finissait son petit déjeuner, il se présenta, non pas en juge d'instruction, mais en pêcheur à la ligne, qui s'en venait, comme il le dit, taquiner l'ablette, du côté de Croissy – une vieille cloche de paille sur la tête, un treillis jaune comme pantalon, ses espadrilles aux pieds… – Mes compliments, monsieur le juge d'instruction ! s'écria Raoul… La journée sera superbe, et c'est une occasion d'oublier un peu notre insupportable affaire. – Vous croyez ça, vous ?… – Dame ! je le suppose. – Cependant, vous m'avez convoqué pour le dénouement, lequel devait avoir lieu cette nuit. – Il a eu lieu. – Mais je ne vois pas certaine marchandise, à laquelle je tenais si fort que je vous ai laissé toute latitude de manœuvre. – Demain… ça ne vous suffit pas ? – Trop tard, demain. Raoul l'observa. – Il y a du nouveau, monsieur le juge ? M. Rousselain se mit à rire. – Oui, monsieur d'Averny, il y a du nouveau, et, contrairement à nos conventions, c'est moi qui vous en fais part. Et M. Rousselain ponctua : – Il y a une heure et demie, le commissaire de police de Chatou téléphonait à la Préfecture que la femme de ménage de Jérôme Helmas venait de le trouver mort, dans le vestibule de sa maison du Vésinet. Il s'était tué d'un coup de revolver au cœur. Il venait de rentrer, la porte de sa maison était encore ouverte. L'inspecteur Goussot est sur les lieux. Moi, j'ai appris la chose en descendant du train. Sans broncher, Raoul déclara : – C'est la conclusion logique de l'affaire, monsieur le juge. Le coupable s'est fait justice. – Malheureusement, d'après les premières recherches, Jérôme Helmas n'a laissé aucune lettre permettant de croire qu'il est coupable. Le suicide n'est pas un aveu. D'autre part, l'on peut s'étonner à bon droit que Jérôme Helmas, jeune marié, ait quitté le domicile conjugal pour aller se tuer à son ancienne demeure. – Cet acte résulte précisément de l'aveu qu'il a fait en présence de Rolande Gaverel, de Félicien Charles et de moi-même. – Aveu verbal, sans doute ? – Aveu écrit. – Vous l'avez ? – Le voici. Raoul tendait au juge le papier signé par Jérôme Helmas. – Cette fois, s'écria M. Rousselain avec une satisfaction évidente, je crois que le problème est à peu près résolu. Pour qu'il le soit tout à fait, et que l'affaire ne présente plus aucune obscurité, il vous reste à me donner certains éclaircissements, monsieur d'Averny… et peut-être à me faire certains aveux. – J'y consens volontiers, dit Raoul gaiement. Mais à qui aije l'honneur de parler ? À monsieur le juge d'instruction Rousselain, représentant de la justice, ou à M. Rousselain pêcheur à la ligne, brave homme, dont je connais la raison indulgente, toute de finesse psychologique, et toute d'humanité ? Avec l'un, je serai obligé de me tenir sur la réserve. Avec l'autre, je parlerai à cœur ouvert, et c'est ensemble, et bien d'accord, que nous choisirons ce qui peut être dit publiquement, et ce qui doit rester plus ou moins dans l'ombre. – Un exemple, monsieur d'Averny ? – En voici un. Félicien Charles et Rolande Gaverel s'aiment. Il y a deux mois, le soir du drame, si Félicien a pris la barque, ce fut pour aller retrouver Rolande. Et s'il s'est laissé accuser, c'est pour ne pas la compromettre. N'est-ce pas là un secret qui doit rester dans l'ombre ? M. Rousselain, cœur sensible, eut tout de suite une larme au coin de l'œil, et s'exclama : – C'est le pêcheur à la ligne qui est ici, monsieur d'Averny. Parlez sans réticence. Et vous pouvez parler d'autant plus li- brement que l'on a dû me mettre au courant, à la Préfecture, du rôle exact que vous jouez auprès de nous comme collaborateur occasionnel, et des très grands services que vous nous avez rendus. Vous êtes, là-bas, malgré un passé… – Un passé un peu chargé, n'est-ce pas ?… – C'est cela et malgré toutes les entorses que vous donnez encore aux règles strictement légales, vous êtes là-bas persona grata. Parlez, monsieur d'Averny ! M. Rousselain palpitait de curiosité. Et Raoul d'Averny fournit à cette curiosité de tels aliments que M. Rousselain ne pensa même plus à sa partie de pêche, qu'il accepta de déjeuner au Clair-Logis, et que, jusqu'à trois heures de l'après-midi, il ne fit qu'écouter les récits de Raoul d'Averny mêlés à quelques confidences d'Arsène Lupin. Au moment du départ, il dit, d'une voix toute frémissante encore d'exaltation : – Grâce à vous, monsieur d'Averny, j'ai passé une des journées les plus passionnantes de ma vie. Maintenant, je vois l'affaire sous toutes ses faces, et je suis de votre avis : elle ne doit être divulguée qu'avec prudence et discernement. C'est une belle histoire d'amour, malgré les crimes et les mobiles d'intérêt matériel qui la compliquent. Mais c'est, avant tout, une belle histoire de haine et de vengeance ! Crebleu ! Comment notre jolie Rolande a-t-elle pu aller jusqu'au bout de sa tâche ! Quelle énergie ! Quelle violence de sentiments ! – Vous n'avez plus rien à me demander, monsieur le juge d'instruction ? – Si, un petit supplément d'information sur deux points… sur trois, même. Pure curiosité, d'ailleurs. – Dites. – Premièrement. Quelles sont vos intentions à l'égard de Félicien ? Et d'abord, croyez-vous que ce soit votre fils ? – Je ne sais pas, et je ne le saurai jamais. Mais, même s'il était mon fils, ma conduite avec lui serait la même. Je ne lui dirai rien. Il vaut mieux qu'il se croie un enfant perdu que de se savoir le fils… de qui vous savez. J'ai votre approbation ? – Certes, dit M. Rousselain fort ému. Deuxièmement : Qu'est devenue Faustine ? – Mystère. Mais je la retrouverai. – Vous tenez donc à la retrouver ? – Oui. – Et pourquoi ? – Parce qu'elle est très belle, et que je n'oublie pas sa statue en Phryné. M. Rousselain s'inclina, en homme pour lequel rien de ce qui est sentiment et désir ne demeure étranger. Et il acheva : – Troisièmement : Avez-vous remarqué, monsieur d'Averny, que dans toute cette broussaille d'événements, il n'est, somme toute, plus jamais question du sac de toile grise et des quelques centaines de billets qu'il contenait ? Enfin, quoi, cette fortune n'a pas été perdue pour tout le monde ! – C'est mon opinion. Il y a certainement eu un bénéficiaire. – Qui ? – Ma foi, je ne saurais le dire, mais je suppose que quelqu'un aura été plus malin que les autres, et que ce quelqu'un aura cherché à l'endroit précis où la bataille a eu lieu entre Simon Lorient et son agresseur. Les deux duellistes ayant été blessés l'un et l'autre, le paquet aura roulé dans le gazon, vers le fossé. – Quelqu'un de plus malin que les autres, dit M. Rousselain, en répétant la phrase de Raoul. Je ne vois personne qui soit assez malin… – Mais si… Mais si…, murmura M. d'Averny, qui avait pris une cigarette sur la table, et l'allumait, les yeux rêveurs… En vérité, M. Rousselain avait posé sa question sans arrière-pensée. Mais, du coup, à l'attitude de Raoul, il fut renseigné. Il était hors de doute que, tranquillement, en passant, son interlocuteur avait jugé bon de s'octroyer le trésor inutile de Philippe Gaverel. Ce qui tombe dans le fossé… « – Quel drôle d'homme ! eut l'air de dire M. Rousselain tout en voyant Raoul. Plein de délicatesse, et, avec cela, un fond inaltérable de cambrioleur. Il jouera sa vie pour le salut des autres, et il ne résistera pas à l'occasion de leur chiper leur portemonnaie ? Vais-je lui donner la main en partant ? » Raoul parut répondre à cette hésitation. Il dit en riant : – À mon avis, monsieur le juge d'instruction, il faut excuser celui qui a fait ce coup-là. C'est peut-être un parfait honnête homme, qui n'aurait jamais eu l'idée de dépouiller son prochain, mais à qui la conduite du mauvais contribuable, Philippe Gaverel, enleva tout scrupule. Et, toujours gaiement, il ajouta : – En tout état de cause, monsieur le juge d'instruction, je crois bien que c'est là ma dernière aventure… Oui, j'ai besoin de respirer un air plus pur et de m'intéresser à de plus nobles tâches. Et puis, j'ai tellement travaillé pour les autres que j'ai bien envie de penser davantage à moi. Certes, je n'ai nullement l'intention de me retirer dans un cloître… Mais tout de même… Tenez… savez-vous, mon désir, c'est qu'on dise de moi quand je disparaîtrai : « – Après tout, c'était un brave homme… Un mauvais sujet, peut-être, mais un brave homme… » M. Rousselain lui donna la main, en partant. – Je viens vous faire mes adieux, mademoiselle Rolande, et à vous aussi, Félicien. Mais oui, je pars… le tour du monde ou à peu près… J'ai des amis un peu partout et on me réclame… Et puis, j'ai quelques excuses à vous faire, Rolande, et je vous remercie en passant de m'épargner tout reproche… Oui, oui, je l'avoue, je suis quelque peu dans mon tort. Ce n'est pas très délicat de vous avoir dérobé, dans l'écrin, cette feuille d'aveu dont j'avais besoin pour le juge d'instruction… Et encore, si je n'avais fait que cela ! Mais non, Rolande, je connais d'un bout à l'autre toute votre nuit de noces… Si c'est possible ? Dame, j'étais aux meilleures places, aux fauteuils de balcon, et j'ai tout vu, tout entendu. Et j'étais dans le cabinet de travail de Georges Dugrival, à Caen, lorsque vous avez cambriolé le coffre-fort, Félicien. Et tant d'autres choses plus ou moins discrètes… ou indiscrètes. « Seulement, voyez-vous, mes amis, tout cela, c'est de votre faute. Rappelez-vous, Rolande, au début, vous m'avez demandé conseil, et je pouvais croire que nous marchions la main dans la main. Et puis, brusquement, le silence… Vous vous êtes détournée de l'ami qui s'offrait… Adieu, Raoul, chacun de son côté ! Et vous, Félicien, l'ai-je assez sollicitée, votre confiance ! Mais non, monsieur avait fait une petite croisière sur l'étang, et, au lieu de me dire franchement : “– Eh bien, voilà, j'ai cinglé vers celle que j'aime”, il préféra se laisser coffrer. « Et alors, qu'est-il advenu ? C'est que, séparés en deux camps, nous n'avons pas toujours fait, chacun de notre côté, de la bonne besogne. Eh ! oui, nous avons souvent bafouillé. Tantôt, je travaillais de concert avec M. Rousselain, et tantôt contre lui, et, en fin de compte, tout en croyant Félicien innocent, j'en étais arrivé à considérer Rolande et Jérôme comme deux complices. Parfaitement. Comment pouvais-je imaginer, Rolande, que toute votre conduite fût fondée sur la haine ! La haine n'est pas un sentiment qui court les rues. La haine, portée à ce point, c'est une anomalie, et elle a forcément pour conséquence de faire faire des bêtises. Et quelles bêtises vous avez faites, ma petite Rolande ! « Voyons, Rolande – et Raoul s'assit à côté d'elle et lui prit doucement la main – voyons, croyez-vous que ce soit malin d'avoir poussé les choses jusqu'au mariage ? Car, il ne faut pas l'oublier, vous êtes mariée, vous portez le nom de Jérôme Helmas, vous êtes madame Helmas, et pour conquérir votre véritable nuit de noces, ce sont des mois d'efforts absurdes et d'embêtements inutiles. « Mais jamais, au grand jamais, si vous m'aviez honoré de votre amitié, je ne vous aurais laissée commettre une telle sottise. Il y avait dix moyens, pour vous, d'atteindre le même but sans passer devant monsieur le maire. Qui vous empêchait, par exemple, de dire à votre amoureux : “– Mon cher Félicien, vous qui avez su naviguer jusque sous mes fenêtres et escalader mon balcon, ayez donc la gentillesse de vous introduire chez le sieur Jérôme et de subtiliser la bague qu'il a volée. De la sorte, nous pourrons comparer.” Et le coup était joué. D'autant plus, Rolande, d'autant plus, que votre ambition n'était pas du tout de livrer Jérôme à la police et de le faire guillotiner, mais simplement de le confondre et de l'envoyer au diable. Allons, soyez sincère, avouez que vous auriez bien mieux fait de vous en remettre à Raoul d'Averny. » Elle allait répondre, et son sourire indiquait bien dans quel sens, mais il ne le permit point. – Non. Je ne suis pas venu pour vous demander des aveux, mais pour placer mon petit discours, pour vous apporter une solution, et pour vous féliciter. Oui, Rolande, je vous félicite d'épouser Félicien. Je me suis trompé sur lui et j'ai pu le croire capable d'un tas de méfaits. Il est surtout capable d'amour. C'est un garçon courageux, opiniâtre, à qui j'en ai voulu de se dérober à mon amitié, et qui ne m'en voudra pas de m'être occupé, malgré lui, de ses affaires. C'était pour son bien. Il vous rendra parfaitement heureuse, heureuse comme vous le méritez. « Maintenant, mon cadeau de noces… Si, vous l'accepterez, parce que c'est mon avantage, et qu'il vous faudra le gagner. Les travaux de Clair-Logis sont en voie d'achèvement. Mais j'en ai d'autres à vous confier, Félicien… une vieille construction que je possède au-dessus de Nice avec un champ magnifique d'oliviers, où il vous sera loisible de me faire quelque chose de très beau et à votre goût. Donc, d'ici une quinzaine de jours, dès que vous aurez vu M. Rousselain et que l'affaire sera classée, vous irez vous installer à Nice, tous les deux, et vous passerez loin d'ici, vous en avez besoin, votre année d'attente. Je puis vous embrasser, Rolande ? » Il embrassa la jeune fille avec une affection qui le surprit, puis il embrassa Félicien, et, lui tendant les deux mains, il le regarda dans les yeux, durant quelques secondes. – J'aurais eu peut-être d'autres choses à vous dire, Félicien. Mais nous verrons cela plus tard, si les dieux me favorisent… Et ils me favoriseront, car je le mérite. Il l'embrassa de nouveau, et les laissa tous deux, étonnés et assez émus. Raoul voyagea plus d'une année. Il demeura en correspondance étroite avec les deux jeunes gens. Félicien lui envoyait ses plans, lui demandait des conseils, et s'habituait peu à peu à lui écrire avec plus d'abandon et de confiance. Mais Raoul pensait qu'il n'y aurait jamais entre eux de liens plus intimes. « – C'est peut-être le fils de Claire d'Étigues et le mien. Mais, est-ce que je tiens beaucoup à le savoir ? Aurais-je, même en cas de certitude, le cœur d'un père ? » Cependant, il se réjouissait. La Cagliostro s'était vengée. Mais sa vengeance avait fait long feu et de temps en temps Raoul lui décochait de petits discours ironiques. « – Tu as raté ton coup, Joséphine Balsamo. Non seulement l'enfant – si c'est Félicien – n'est devenu ni voleur ni criminel, mais nous sommes en parfait accord, lui et moi. Tu as raté ton coup, Joséphine. » Comme il le prévoyait, l'affaire des Clématites et de l'Orangerie fut classée. L'infortuné Thomas Le Bouc n'eut pas de chance. La découverte du vrai coupable eût dû lui ouvrir les portes de la prison. Par malheur, l'enquête révéla, d'autre part, de lourdes charges contre lui, qui l'eussent envoyé directement au bagne si une mauvaise grippe ne l'eût soustrait à ces tracas. Au bout de quinze mois, Raoul revint en France et s'installa dans son merveilleux domaine de la Côte d'Azur, qu'il avait agrandi d'une vaste exploitation de fleurs. Un jour, dans une des salles de jeu de Monte-Carlo, il remarqua une dame extrêmement élégante qu'entourait un groupe d'admirateurs attirés par sa beauté. Ayant réussi à se placer derrière elle, il murmura : – Faustine… Elle se retourna subitement. – Ah ! vous, dit-elle en souriant. – Oui, moi… moi qui vous cherche partout et avec tant d'acharnement ! Ils sortirent et se promenèrent devant le merveilleux paysage. Raoul lui raconta les derniers incidents et la questionna sur cette soirée où il l'avait vue sur un banc, et tenant Félicien dans ses bras. – Non pas dans mes bras, dit-elle, mais contre mon épaule. Il pleurait. – Il pleurait ? – Oui. Malgré tout, il était jaloux de Jérôme Helmas et ce mariage lui était odieux. Il avait des défaillances pénibles, et c'est ainsi qu'un soir je l'ai consolé, affectueusement. Raoul ensuite la mit au courant de cette nuit de noces dont elle ignorait les détails. Et, brusquement, se tournant vers elle, il lui dit : – C'est vous, n'est-ce pas, Faustine ?… – Qui, moi ? – Oui, vous ne doutiez pas que Jérôme ne fût le coupable, vous saviez alors que Rolande le chasserait, et vous avez prévu que, dans la crainte d'une dénonciation, il rentrerait chez lui, d'abord, avant de s'enfuir ? – Et alors ? – Alors, vous l'avez attendu, cachée devant sa porte, et quand il l'eut ouverte, vous avez tiré… C'est bien cela, n'est-ce pas ? Car enfin, Jérôme n'était pas un homme à se tuer… Sans répondre, elle désigna du doigt la ligne indistincte de l'horizon… – C'est mon pays, là-bas… la Corse… Certains jours, on la devine d'ici. Ceux qu'on y offense n'y sont heureux que quand ils se sont vengés. – Et vous êtes heureuse, Faustine ? – Très heureuse. Heureuse, à cause du passé et de son dénouement. Heureuse, à cause du présent. Un riche seigneur italien m'a offert son cœur et un palais de marbre rose à Gênes. – Mariée, par conséquent ? – Oui. – Vous l'aimez ? – Il a soixante-quinze ans. Et vous, Raoul, heureux aussi ? – Je le serais s'il ne manquait quelque chose à mon bonheur. – Quoi donc ? Leurs yeux se rencontrèrent, et elle rougit. Il murmura : – Je n'ai rien oublié… de ce qui ne fut pas. – Ce qui ne fut pas, dit-elle, n'eût peut-être pas valu ce qui aurait pu être. Il la contempla, des pieds à la tête. – Je n'ai rien oublié, répéta-t-il. Après un instant, elle répliqua hardiment : – Prouvez-le-moi. – Vous le prouver ? – Oui, donnez-moi une preuve que vous avez gardé le souvenir précis et le regret de ce qui ne fut pas. – C'est plus qu'un regret, Faustine. – Donnez-m'en la preuve. – Pouvez-vous m'accorder un jour ? Demain, à cette heure, je vous ramène ici. Elle le suivit jusqu'à l'auto. Ils s'en allèrent, et, en une heure, il la conduisit vers les hauteurs qui dominent Nice, près du village d'Aspremont. Un portail s'ouvrit. Elle lut le nom de la villa, sur les deux piliers : – Villa Faustine. Très touchée, elle murmura cependant : – C'est la preuve d'un souvenir, non d'un regret. – C'est la preuve d'un espoir, dit-il… L'espoir qu'un jour ou l'autre je vous verrai dans cette villa. Elle hocha la tête. – Un homme comme vous, Raoul, doit avoir mieux à m'offrir qu'un nom sur deux piliers. – J'ai mieux, infiniment mieux, et vous ne serez pas déçue. Mais auparavant, un mot, Faustine. Pourquoi, dès le début, m'avez-vous été si hostile ? Il n'y avait pas que de la défiance, mais aussi de la rancune, de la colère. Répondez franchement. Elle rougit encore et chuchota : – C'est vrai, Raoul, je vous détestais. – Pourquoi ? – Parce que je ne vous détestais pas assez. Il lui saisit le bras ardemment. Ils suivirent à pied des chemins qui montaient de terrasse en terrasse, avec des échappées admirables sur les montagnes arides et sur la neige des Alpes. Et ils arrivèrent tout en haut, sur la terrasse supérieure que ceignait la double colonnade d'une pergola. Au centre, radieuse et vivante de toute sa splendeur de déesse : la statue de Phryné. – Oh ! balbutia Faustine, bouleversée. Moi !… moi !… Faustine resta douze semaines dans la villa qui porte son nom. Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lucambrioleur pin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffre-fort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige 1913 1912 1908 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (Paris-Soir 1933) (L'Auto 1939) 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 Maurice Leblanc LA COMTESSE DE CAGLIOSTRO (1924) Chapitre 1 Arsène Lupin a vingt ans Raoul d'Andrésy jeta sa bicyclette, après en avoir éteint la lanterne, derrière un talus rehaussé de broussailles. À ce moment, trois heures sonnaient au clocher de Bénouville. Dans l'ombre épaisse de la nuit, il suivit le chemin de campagne qui desservait le domaine de la Haie d'Étigues, et parvint ainsi aux murs de l'enceinte. Il attendit un peu. Des chevaux qui piaffent, des roues qui résonnent sur le pavé d'une cour, un bruit de grelots, les deux battants de la porte ouverts d'un coup… et un break passa. À peine Raoul eut-il le temps de percevoir des voix d'hommes et de distinguer le canon d'un fusil. Déjà la voiture gagnait la grand-route et filait vers Étretat. « Allons, se dit-il, la chasse aux guillemots est captivante, la roche où on les massacre est lointaine… je vais enfin savoir ce que signifient cette partie de chasse improvisée et toutes ces allées et venues. » Il longea par la gauche les murs du domaine, les contourna, et, après le deuxième angle, s'arrêta au quarantième pas. Il tenait deux clefs dans sa main. La première ouvrit une petite porte basse, après laquelle il monta un escalier taillé au creux d'un vieux rempart, à moitié démoli, qui flanquait une des ailes du château. La deuxième lui livra une entrée secrète, au niveau du premier étage. Il alluma sa lampe de poche, et, sans trop de précaution, car il savait que le personnel habitait de l'autre côté, et que Clarisse d'Étigues, la fille unique du baron, demeurait au second, il suivit un couloir qui le conduisit dans un vaste cabinet de travail : c'était là que, quelques semaines auparavant, Raoul avait demandé au baron la main de sa fille, et là qu'il avait été accueilli par une explosion de colère indignée dont il gardait un souvenir désagréable. Une glace lui renvoya sa pâle figure d'adolescent, plus pâle que d'habitude. Cependant, entraîné aux émotions, il restait maître de lui, et, froidement, il se mit à l'œuvre. Ce ne fut pas long. Lors de son entretien avec le baron, il avait remarqué que son interlocuteur jetait parfois un coup d'œil sur un grand bureau d'acajou dont le cylindre n'était pas rabattu. Raoul connaissait tous les emplacements où il est possible de pratiquer une cachette, et tous les mécanismes que l'on fait jouer en pareil cas. Une minute après, il découvrait dans une fente une lettre écrite sur du papier très fin et roulé comme une cigarette. Aucune signature, aucune adresse. Il étudia cette missive dont le texte lui parut d'abord trop banal pour qu'on la dissimulât avec tant de soin, et il put ainsi, grâce à un travail minutieux, en s'accrochant à certains mots plus significatifs, et en supprimant certaines phrases évidemment destinées à remplir les vides, il put ainsi reconstituer ce qui suit : « J'ai retrouvé à Rouen les traces de notre ennemie, et j'ai fait insérer dans les journaux de la localité qu'un paysan des environs d'Étretat avait déterré dans sa prairie un vieux chandelier de cuivre à sept branches. Elle a aussitôt télégraphié au voiturier d'Étretat qu'on lui envoie le douze, à trois heures de l'après-midi, un coupé en gare de Fécamp. Le matin de ce jour, le voiturier recevra, par mes soins, une autre dépêche contremandant cet ordre. Ce sera donc votre coupé à vous qu'elle trouvera en gare de Fécamp et qui l'amènera sous bonne es- corte, parmi nous, au moment où nous tiendrons notre assemblée. « Nous pourrons alors nous ériger en tribunal et prononcer contre elle un verdict impitoyable. Aux époques où la grandeur du but justifiait les moyens, le châtiment eût été immédiat. Morte la bête, mort le venin. Choisissez la solution qui vous plaira, mais en vous rappelant les termes de notre dernier entretien, et en vous disant bien que la réussite de nos entreprises, et que notre existence elle-même, dépendent de cette créature infernale. Soyez prudent. Organisez une partie de chasse qui détourne les soupçons. J'arriverai par le Havre, à quatre heures exactement, avec deux de nos amis. Ne détruisez pas cette lettre. Vous me la rendrez. » « L'excès de précaution est un défaut, pensa Raoul. Si le correspondant du baron ne s'était pas défié, le baron aurait brûlé ces lignes, et j'ignorerais qu'il y a projet d'enlèvement, projet de jugement illégal, et même, Dieu me pardonne ! projet d'assassinat. Fichtre ! mon futur beau-père, si dévot qu'il soit, me semble empêtré dans des combinaisons peu catholiques. Ira t-il jusqu'au meurtre ? Tout cela est rudement grave et pourrait bien me donner barre sur lui. » Raoul se frotta les mains. L'affaire lui plaisait et ne l'étonnait pas outre mesure, quelques détails ayant éveillé son attention depuis plusieurs jours. Il résolut donc de retourner à son auberge, d'y dormir, puis de s'en revenir à temps pour apprendre ce que complotaient le baron et ses invités, et quelle était cette « créature infernale » dont on souhaitait la suppression. Il remit tout en ordre, mais, au lieu de partir, il s'assit devant un guéridon où se trouvait une photographie de Clarisse, et, la mettant bien en face de lui, la contempla avec une tendresse profonde. Clarisse d'Étigues, à peine plus jeune que lui !… Dix-huit ans ! Des lèvres voluptueuses… les yeux pleins de rêve… un frais visage de blonde, rose et délicat, avec des cheveux pâles comme en ont les petites filles qui courent sur les routes du pays de Caux, et un air si doux, et tant de charme ! … Le regard de Raoul se faisait plus dur. Une pensée mauvaise qu'il ne parvenait pas à dominer, envahissait le jeune homme. Clarisse était seule, là-haut, dans son appartement isolé, et deux fois déjà, se servant des clefs qu'elle-même lui avait confiées, deux fois déjà, à l'heure du thé, il l'y avait rejointe. Alors qui le retenait aujourd'hui ? Aucun bruit ne pouvait parvenir jusqu'aux domestiques. Le baron ne devait rentrer qu'au cours de l'après-midi. Pourquoi s'en aller ? Raoul n'était pas un Lovelace. Bien des sentiments de probité et de délicatesse s'opposaient en lui au déchaînement d'instincts et d'appétits dont il connaissait la violence excessive. Mais comment résister à une pareille tentation ? L'orgueil, le désir, l'amour, le besoin impérieux de conquérir, le poussaient à l'action. Sans plus s'attarder à de vains scrupules, il monta vivement les marches de l'escalier. Devant la porte close, il hésita. S'il l'avait franchie déjà, c'était en plein jour, comme un ami respectueux. Quelle signification, au contraire, prenait un pareil acte à cette heure de la nuit ! Débat de conscience qui dura peu. À petits coups, il frappa, tout en chuchotant : « Clarisse… Clarisse… c'est moi. » Au bout d'une minute, n'entendant rien, il allait frapper de nouveau et plus fort, quand la porte du boudoir fut entrebâillée, et la jeune fille apparut, une lampe à la main. Il remarqua sa pâleur et son épouvante, et cela le bouleversa au point qu'il recula, prêt à partir. « Ne m'en veux pas, Clarisse … Je suis venu malgré moi… Tu n'as qu'à dire un mot et je m'en vais… » Clarisse eût entendu ces paroles qu'elle eût été sauvée. Elle aurait aisément dominé un adversaire qui acceptait d'avance la défaite. Mais elle ne pouvait ni entendre ni voir. Elle voulait s'indigner et ne faisait que balbutier des reproches indistincts. Elle voulait le chasser et son bras n'avait pas la force de faire un seul geste. Sa main qui tremblait dut poser la lampe. Elle tourna sur elle-même et tomba, évanouie… Ils s'aimaient depuis trois mois, depuis le jour de leur rencontre dans le Midi où Clarisse passait quelque temps chez une amie de pension. Tout de suite, ils se sentirent unis par un lien qui fut, pour lui, la chose du monde la plus délicieuse, pour elle, le signe d'un esclavage qu'elle chérissait de plus en plus. Dès le début, Raoul lui sembla un être insaisissable, mystérieux, auquel, jamais, elle ne comprendrait rien. Il la désolait par certains accès de légèreté, d'ironie méchante et d'humeur soucieuse. Mais à côté de cela, quelle séduction ! Quelle gaieté ! Quels soubresauts d'enthousiasme et d'exaltation juvénile. Tous ses défauts prenaient l'apparence de qualités excessives et ses vices avaient un air de vertus qui s'ignorent et qui vont s'épanouir. Dès son retour en Normandie, elle eut la surprise d'apercevoir, un matin, la fine silhouette du jeune homme, perchée sur un mur, en face de ses fenêtres. Il avait choisi une auberge, à quelques kilomètres de distance, et ainsi, presque chaque jour, s'en vint sur sa bicyclette la retrouver aux environs de la Haie d'Étigues. Orpheline de mère, Clarisse, n'était pas heureuse auprès de son père, homme dur, sombre de caractère, dévot à l'excès, entiché de son titre, âpre au gain, et que ses fermiers redoutaient comme un ennemi. Lorsque Raoul, qui n'avait même pas été présenté, eut l'audace de lui demander la main de sa fille, le baron entra dans une telle fureur contre ce prétendant imberbe, sans situation et sans relations, qu'il l'eût cravaché si le jeune homme ne l'avait regardé d'un petit air de dompteur qui maîtrise une bête féroce. C'est à la suite de cette entrevue, et pour en effacer le souvenir dans l'esprit de Raoul, que Clarisse commit la faute de lui ouvrir, à deux reprises, la porte de son boudoir. Imprudence dangereuse et dont Raoul s'était prévalu avec toute la logique d'un amoureux. Ce matin-là, simulant une indisposition, elle se fit apporter le déjeuner de midi tandis que Raoul se cachait dans une pièce voisine, et après le repas, ils restèrent longtemps serrés l'un contre l'autre devant la fenêtre ouverte, unis par le souvenir de leurs baisers et par tout ce qu'il y avait en eux de tendresse et, malgré la faute commise, d'ingénuité. Cependant Clarisse pleurait… Des heures s'écoulèrent. Un souffle frais qui montait de la mer et flottait sur le plateau leur caressait le visage. En face d'eux, au-delà d'un grand verger clos de murs, et parmi des plaines tout ensoleillées de colza, une dépression leur permettait de voir, à droite, la ligne blanche des hautes falaises jusqu'à Fécamp ; à gauche, la baie d'Étretat, la porte d'Aval et la pointe de l'énorme Aiguille. Il lui dit doucement : « Ne soyez pas triste, ma chère bien-aimée. La vie est si belle à notre âge, et elle le sera plus encore pour nous lorsque nous aurons aboli tous les obstacles. Ne pleurez pas. » Elle essuya ses larmes et tenta de sourire en le regardant. Il était mince comme elle, mais large d'épaules, à la fois élégant et solide d'aspect. Sa figure énergique offrait une bouche malicieuse et des yeux brillants de gaieté. Vêtu d'une culotte courte et d'un veston qui s'ouvrait sur un maillot de laine blanc, il avait un air de souplesse incroyable. – Raoul, Raoul, dit-elle avec détresse, en ce moment même où vous me regardez-vous ne pensez pas à moi ! Vous n'y pensez pas après ce qui vient de se passer entre nous ! Est-ce possible ! À quoi songez-vous, mon Raoul ? Il dit en riant : – À votre père. – À mon père ? – Oui, au baron d'Étigues et à ses invités. Comment des messieurs de leur âge peuvent-ils perdre leur temps à massacrer sur une roche de pauvres oiseaux innocents ? – C'est leur plaisir. – En êtes-vous certaine ? Pour moi, je suis assez intrigué. Tenez, nous ne serions pas en l'an de grâce 1894 que je croirais plutôt… Vous n'allez pas vous froisser ? – Parlez, mon chéri. – Eh bien, ils ont l'air de jouer aux conspirateurs ! Oui, c'est comme je vous le dis, Clarisse… Marquis de Rolleville, Ma- thieu de la Vaupalière, comte Oscar de Bennetot, Roux d'Estiers, etc., tous ces nobles seigneurs du pays de Caux sont en pleine conjuration. Elle fit la moue. – Vous dites des bêtises, mon chéri. – Mais vous m'écoutez si joliment, répondit Raoul, convaincu qu'elle n'était au courant de rien. Vous avez une façon si drôle d'attendre que je vous dise des choses graves !… – Des choses d'amour, Raoul. Il lui saisit la tête ardemment. – Toute ma vie n'est qu'amour pour toi, ma bien-aimée. Si j'ai d'autres soucis et d'autres ambitions, c'est pour faire ta conquête ; Clarisse, suppose ceci : ton père, conspirateur, est arrêté et condamné à mort, et tout à coup, moi, je le sauve. Après cela, comment ne me donnerait-il pas la main de sa fille ? – Il cédera un jour ou l'autre, mon chéri. – Jamais ! aucune fortune… aucun appui… – Vous avez votre nom… Raoul d'Andrésy. – Même pas ! – Comment cela ? – D'Andrésy, c'était le nom de ma mère, qu'elle a repris quand elle fut veuve, et sur l'ordre de sa famille que son mariage avait indignée. – Pourquoi ? dit Clarisse, quelque peu étourdie par ces aveux inattendus. – Pourquoi ? Parce que mon père n'était qu'un roturier, pauvre comme Job… un simple professeur… et professeur de quoi ? De gymnastique, d'escrime et de boxe ! – Alors comment vous appelez-vous ? – Oh ! d'un nom bien vulgaire, ma pauvre Clarisse. – Quel nom ? – Arsène Lupin. – Arsène Lupin ? – Oui, ce n'est guère reluisant, et mieux valait changer, n'est-ce pas ? Clarisse semblait atterrée. Qu'il s'appelât d'une façon ou de l'autre, cela ne signifiait rien. Mais la particule, aux yeux du baron, c'était la première qualité d'un gendre… Elle balbutia cependant : – Vous n'auriez pas dû renier votre père. Il n'y a aucune honte à être professeur. – Aucune honte, dit-il, en riant de plus belle, d'un rire qui faisait mal à Clarisse, et je jure que j'ai rudement profité des leçons de boxe et de gymnastique, qu'il m'a données quand j'étais encore au biberon ! Mais, n'est-ce pas ? ma mère a peutêtre eu d'autres raisons de le renier, l'excellent homme, et ceci ne regarde personne. Il l'embrassa avec une violence soudaine, puis se mit à danser et à pirouetter sur lui-même. Et, revenant vers elle : – Mais ris donc, petite fille, s'écria-t-il. Tout cela est très drôle. Ris donc. Arsène Lupin ou Raoul d'Andrésy, qu'importe ! L'essentiel, c'est de réussir. Et je réussirai. Là-dessus, vois-tu, aucun doute. Pas une somnambule qui ne m'ait prédit un grand avenir et une réputation universelle. Raoul d'Andrésy sera général, ou ministre, ou ambassadeur… à moins que ce ne soit Arsène Lupin. C'est une chose réglée devant le destin, convenue, signée de part et d'autre. Je suis prêt. Muscles d'acier et cerveau numéro un ! Tiens, veux-tu que je marche sur les mains ? ou que je te porte à bout de bras ? Aimes-tu mieux que je prenne ta montre sans que tu t'en aperçoives ? ou bien que je te récite par cœur Homère en grec et Milton en anglais ? Mon Dieu, que la vie est belle ! Raoul d'Andrésy… Arsène Lupin… les deux faces de la statue ! Quelle est celle qu'illuminera la gloire, soleil des vivants ? Il s'arrêta net. Son allégresse semblait tout à coup le gêner. Il contempla silencieusement la petite pièce tranquille dont il troublait la sérénité, comme il avait troublé la paix et la pure conscience de la jeune fille, et, par un de ces revirements imprévus qui étaient le charme de sa nature, il s'agenouilla devant Clarisse et lui dit gravement : – Pardonnez-moi. En venant ici, j'ai mal agi … Ce n'est pas de ma faute… J'ai de la peine à trouver mon équilibre… Le bien, le mal, l'un et l'autre m'attirent. Il faut m'aider, Clarisse, à choisir ma route, et il faut me pardonner si je me trompe. Elle lui saisit la tête entre ses mains et, d'un ton de passion : – Je n'ai rien à te pardonner, mon chéri. Je suis heureuse. Tu me feras beaucoup souffrir, j'en suis sûre, et j'accepte d'avance et avec joie toutes ces douleurs qui me viendront de toi. Tiens, prends ma photographie. Et fais en sorte de n'avoir jamais à rougir quand tu la regarderas. Pour moi, je serai toujours telle que je suis aujourd'hui, ton amante et ton épouse. Je t'aime, Raoul ! Elle lui baisa le front. Déjà il riait et il dit, en se relevant : – Tu m'as armé chevalier. Me voici désormais invincible et prêt à foudroyer mes ennemis. Paraissez, Navarrois !… J'entre en scène ! Le plan de Raoul, – laissons dans l'ombre le nom d'Arsène Lupin puisque, à cette époque, ignorant sa destinée, lui-même le tenait en quelque mépris – le plan de Raoul était fort simple. Parmi les arbres du verger, à gauche du château, et s'appuyant contre le mur d'enceinte dont elle formait jadis l'un des bastions, il y avait une tour tronquée, très basse, recouverte d'un toit et qui disparaissait sous des vagues de lierre. Or, Raoul ne doutait point que la réunion de quatre heures n'eût lieu dans la grande salle intérieure où le baron recevait ses fermiers. Et Raoul avait remarqué qu'une ouverture, ancienne fenêtre ou prise d'air, donnait sur la campagne. Escalade facile pour un garçon aussi adroit ! Sortant du château et rampant sous le lierre, il se hissa, grâce aux énormes racines, jusqu'à l'ouverture pratiquée dans l'épaisse muraille, et qui était assez profonde pour qu'il pût s'y étendre tout de son long. Ainsi, placé à cinq mètres du sol, la tête masquée par du feuillage, il ne pouvait être vu, et voyait toute la salle, grande pièce meublée d'une vingtaine de chaises, d'une table et d'un large banc d'église. Quarante minutes plus tard, le baron y pénétrait avec un de ses amis, Raoul ne s'était pas trompé dans ses prévisions. Le baron Godefroy d'Étigues avait la musculature d'un lutteur de foire et un visage couleur de brique, qu'entourait un collier de barbe rousse, et où le regard avait de l'acuité et de l'énergie. Son compagnon, qui était un cousin et que Raoul connaissait de vue, Oscar de Bennetot, donnait cette même impression de hobereau normand, mais avec plus de vulgarité et de lourdeur. À ce moment tous deux semblaient très agités. – Vite, prononça le baron. La Vaupalière, Rolleville et d'Auppegard vont nous rejoindre. À quatre heures, ce sera Beaumagnan qui viendra avec le prince d'Arcole et de Brie par le verger dont j'ai ouvert la grand-porte… et puis… et puis… ce sera elle… si par bonheur, elle tombe dans le piège. – Douteux, murmura Bennetot. – Pourquoi ? Elle a commandé un coupé ; le coupé sera là, et elle y montera. D'Ormont, qui conduit, nous l'amène. Dans la côte des Quatre-Chemins, Roux d'Estiers saute sur le marchepied, ouvre et maîtrise la dame qu'ils ficellent à eux deux. Tout cela est fatal. Ils s'étaient rapprochés de l'endroit au-dessus duquel écoutait Raoul. Bennetot chuchota : – Et après ? – Après, j'explique la situation à nos amis, le rôle de cette femme… – Et tu t'imagines obtenir d'eux qu'on la condamne ?… – Que je l'obtienne ou non, le résultat sera le même. Beaumagnan l'exige, Pouvons-nous refuser ? – Ah ! fit Bennetot, cet homme nous perdra tous. Le baron d'Étigues haussa les épaules. – Il faut un homme comme lui pour lutter contre une femme comme elle. As-tu tout préparé ? – Oui, les deux barques sont sur la plage, au bas de l'Escalier du Curé. La plus petite est défoncée et coulera dix minutes après qu'on l'aura mise à l'eau. – Tu l'as chargée d'une pierre ? – Oui, un gros galet troué qu'on attachera à l'anneau d'une corde. Ils se turent. Pas un des mots prononcés n'avait échappé à Raoul d'Andrésy, et pas un qui n'eût accru jusqu'à l'excès son ardente curiosité. « Sacrebleu ! pensait-il, je ne donnerais pas ma loge de balcon pour un empire. Quels gaillards ! Ça parle de tuer comme d'autres de changer de faux col ! » Godefroy d'Étigues surtout l'étonnait. Comment la tendre Clarisse pouvait-elle être la fille de ce sombre personnage ? Quel but poursuivait-il ? Quels motifs obscurs le dirigeaient ? Haine, cupidité, désir de vengeance, instincts de cruauté ? Il évoquait un bourreau d'autrefois, prêt à quelque sinistre besogne. Des flammes illuminaient sa face empourprée et sa barbe rousse. Les trois autres invités arrivèrent d'un coup. Raoul les avait souvent remarqués comme des familiers de la Haie d'Étigues. Une fois assis, ils tournèrent le dos aux deux fenêtres qui éclai- raient la salle, de sorte que leur visage demeurait dans une sorte de pénombre. À quatre heures seulement, deux nouveaux venus entrèrent. L'un, âgé, de silhouette militaire, sanglé dans sa redingote, et qui portait au menton la barbiche que l'on appelait l'impériale sous Napoléon III, s'arrêta sur le seuil. Tout le monde se leva pour aller au-devant de l'autre, que Raoul n'hésita pas à considérer comme l'auteur de la lettre non signée, celui que l'on attendait et que le baron avait désigné sous le nom de Beaumagnan. Bien qu'il fût le seul à n'avoir ni titre ni particule, on le reçut ainsi qu'un chef, avec un empressement qui convenait à son attitude de domination et à son regard autoritaire. La figure rasée, les joues creuses, de magnifiques yeux noirs tout animés de passion, quelque chose de sévère et même d'ascétique dans ses manières comme dans son habillement, il avait l'air d'un personnage d'église. Il pria que l'on voulût bien se rasseoir, excusa celui de ses amis qu'il n'avait pu amener, le comte de Brie, et fit avancer son compagnon qu'il présenta : « Le prince d'Arcole… Vous saviez, n'est-ce pas ? que le prince d'Arcole était des nôtres, mais le hasard avait voulu qu'il fût absent lors de nos réunions et que son action s'exerçât de loin, et de la façon la plus heureuse d'ailleurs. Aujourd'hui, son témoignage nous est nécessaire, puisque deux fois déjà, en 1870, le prince d'Arcole a rencontré la créature infernale qui nous menace. » Raoul faisant aussitôt le calcul, éprouva quelque déception : « la créature infernale » devait avoir dépassé la cinquan- taine, puisque ses rencontres avec le prince d'Arcole avaient eu lieu vingt-quatre ans plus tôt. Cependant le prince prenait place parmi les invités, tandis que Beaumagnan emmenait à part Godefroy d'Étigues. Le baron lui remit une enveloppe, contenant sans aucun doute la lettre compromettante. Puis ils eurent, à voix basse, un colloque assez vif, auquel Beaumagnan coupa court d'un geste de commandement énergique. « Pas commode, le monsieur, se dit Raoul. Le verdict est formel. Morte la bête, mort le venin. La noyade aura lieu, car il semble bien que ce soit le dénouement imposé. » Beaumagnan passa au dernier rang. Mais, avant de s'asseoir, il s'exprima ainsi : – Mes amis, vous savez à quel point l'heure actuelle est grave pour nous. Tous bien unis et d'accord sur le but magnifique que nous voulons atteindre, nous avons entrepris une œuvre commune d'une importance considérable. Il nous semble, avec raison, que les intérêts du pays, ceux de notre parti, ceux de notre religion – et je ne sépare pas les uns des autres – sont liés à la réussite de nos projets. Or ces projets, depuis quelque temps, se heurtent à l'audace et à l'hostilité implacable d'une femme qui, disposant de certaines indications, s'est mise à la recherche du secret que nous sommes près de découvrir. Si elle y parvient avant nous, c'est l'effondrement de tous nos efforts. Elle ou nous, il n'y a pas de place pour deux. Souhaitons ardemment que la bataille engagée se décide en notre faveur. Beaumagnan s'assit et, s'appuyant des deux bras sur un dossier, courba sa haute taille comme s'il voulait n'être point vu. Et les minutes s'écoulèrent. Entre ces hommes, réunis là pour une cause qui aurait dû susciter les conversations, le silence fut absolu, tellement l'attention de tous était portée vers les bruits lointains qui pouvaient survenir de la campagne. La capture de cette femme obsédait leur esprit. Ils avaient hâte de tenir et de voir leur adversaire. Le baron d'Étigues leva le doigt. On commençait à entendre le rythme sourd des pas d'un cheval. – C'est mon coupé, dit-il. Oui, mais l'ennemie s'y trouvait-elle ? Le baron se dirigea vers la porte. Comme d'habitude, Ie verger était vide, le personnel n'ayant jamais à faire que dans la cour d'honneur située sur la façade principale. Le bruit se rapprochait. La voiture quitta la route et traversa les champs. Puis soudain elle apparut entre les deux piliers d'entrée. Le conducteur fit un geste et le baron déclara : – Victoire ! On la tient. Le coupé s'arrêta. D'Ormont, qui était sur le siège, sauta vivement. Roux d'Estiers s'élança hors de la voiture. Aidés par le baron, ils saisirent à l'intérieur une femme dont les jambes et les mains étaient attachées, et dont une écharpe de gaze enveloppait la tête, et ils la transportèrent jusqu'au banc d'église qui marquait le milieu de la salle. – Pas la moindre difficulté, raconta d'Ormont. Au sortir du train elle s'est engouffrée dans la voiture. Aux Quatre-Chemins, on l'a saisie, sans qu'elle ait le temps de dire ouf. – Ôtez l'écharpe, ordonna le baron. D'ailleurs, on peut aussi bien lui laisser la liberté de ses mouvements. Lui-même dénoua les liens. D'Ormont enleva le voile et découvrit la tête. Il y eut, parmi les assistants, une exclamation de stupeur, et Raoul, du haut de son poste, d'où il apercevait la captive en pleine lumière, eut la même commotion de surprise en voyant apparaître une femme dans toute la splendeur de la jeunesse et de la beauté. Mais un cri domina les murmures. Le prince d'Arcole s'était avancé au premier rang, et, le visage contracté, les yeux agrandis, il balbutiait : – C'est elle… c'est elle… je la reconnais… Ah ! quelle chose terrifiante ! – Qu'y a-t-il ? demanda le baron. Qu'y a-t-il de terrifiant ? Expliquez-vous ? Et le prince d'Arcole prononça cette phrase incompréhensible : – Elle a le même âge qu'il y a vingt-quatre ans ! La femme était assise et gardait le buste droit, les poings serrés sur les genoux. Son chapeau avait dû tomber au cours de l'agression, et sa chevelure à moitié défaite tombait derrière, en masse épaisse retenue par un peigne d'or, tandis que deux bandeaux aux reflets fauves se divisaient également au-dessus du front, un peu ondulés sur les tempes. Le visage était admirablement beau, formé par des lignes très pures et animé d'une expression qui, même dans l'impassibilité, même dans la peur semblait un sourire. Avec un menton plutôt mince, ses pommettes légèrement saillantes, ses yeux très fendus, et ses paupières lourdes, elle rappelait ces femmes de Vinci ou plutôt de Bernardino Luini dont toute la grâce est dans un sourire qu'on ne voit pas, mais qu'on devine, et qui vous émeut et vous inquiète à la fois. Sa mise était simple : sous un vêtement de voyage qu'elle laissa tomber, une robe de laine grise dessinait sa taille et ses épaules. « Bigre ! pensa Raoul qui ne la quittait pas du regard, elle paraît bien inoffensive, l'infernale et magnifique créature ! Et ils se mettent à neuf ou dix pour la combattre ? » Elle observait attentivement ceux qui l'entouraient, d'Étigues et ses amis, tâchant de distinguer les autres, dans la pénombre. À la fin, elle dit : – Que me voulez-vous ? Je ne connais aucun de ceux qui sont là. Pourquoi m'avez-vous amenée ici ? – Vous êtes notre ennemie, déclara Godefroy d'Étigues. Elle secoua la tête doucement : – Votre ennemie ? Il doit y avoir une confusion. Êtes-vous bien sûrs de ne pas vous tromper ? Je suis Mme Pellegrini. – Vous n'êtes pas madame Pellegrini. – Je vous affirme… – Non, répéta le baron Godefroy d'une voix forte. Et il ajouta ces mots aussi déconcertants que les mots prononcés par le prince d'Arcole. – Pellegrini, c'était un des noms sous lequel se dissimulait, au dix-huitième siècle, l'homme dont vous prétendez être la fille. Elle ne répondit point sur le moment, comme si elle n'avait pas saisi l'absurdité de la phrase. Puis elle demanda : – Comment donc m'appellerais-je, selon vous ? – Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro. Chapitre 2 Joséphine Balsamo, née en 1788… Cagliostro ! l'extraordinaire personnage qui intrigua si vivement l'Europe et agita si profondément la cour de France sous le règne de Louis XVI ! Le collier de la reine… le cardinal de Rohan… Marie-Antoinette… quels épisodes troublants de l'existence la plus mystérieuse. Un homme bizarre, énigmatique, ayant le génie de l'intrigue, qui disposait d'une réelle puissance de domination, et sur lequel toute la lumière n'a pas été faite. Imposteur ? Qui sait ! A-t-on le droit de nier que certains êtres de sens plus affinés puissent jeter sur le monde des vivants et des morts des regards qui nous sont défendus ? Doit-on traiter de charlatan ou de fou celui chez qui renaissent des souvenirs de ses existences passées, et qui, se rappelant ce qu'il a vu, bénéficiant d'acquisitions antérieures, de secrets perdus et de certitudes oubliées, exploite un pouvoir que nous appelons surnaturel, alors qu'il n'est que la mise en valeur, hésitante et balbutiante, des forces que nous sommes peut-être sur le point de réduire en esclavage ? Si Raoul d'Andrésy, au fond de son observatoire, demeurait sceptique, et s'il riait en lui-même – peut-être pas sans quelque réticence – de la tournure que prenaient les événements, il sembla que les assistants acceptaient d'avance comme réalités indiscutables les allégations les plus extravagantes. Possédaient-ils donc sur cette affaire des preuves et des notions particulières ? Avaient-ils retrouvé chez celle qui, suivant eux, se prétendait la fille de Cagliostro, les dons de clairvoyance et de divi nation que l'on attribuait jadis au célèbre thaumaturge, et pour lesquels on le traitait de magicien et de sorcier ? Godefroy d'Étigues, qui, seul parmi tous, restait debout, se pencha vers la jeune femme et lui dit : « Ce nom de Cagliostro est bien le vôtre, n'est-ce pas ? » Elle réfléchit. On eût dit que, pour le soin de sa défense, elle cherchait la meilleure riposte, et qu'elle voulait, avant de s'engager à fond, connaître les armes dont l'ennemi disposait. Elle répliqua donc, paisiblement : – Rien ne m'oblige à vous répondre, pas plus que vous n'avez le droit de m'interroger. Cependant, pourquoi nierais-je que, mon acte de naissance portant le nom de Joséphine Pellegrini, par fantaisie je me fais appeler Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro, les deux noms de Cagliostro et de Pellegrini complétant la personnalité qui m'a toujours intéressée de Joseph Balsamo. – De qui, selon vous, par conséquent, et contrairement à certaines de vos déclarations, précisa le baron, vous ne seriez pas la descendante directe ? Elle haussa les épaules et se tut. Était-ce prudence ? dédain ? protestation contre une telle absurdité ? – Je ne veux considérer ce silence ni comme un aveu ni comme une dénégation, reprit Godefroy d'Étigues, en se tournant vers ses amis. Les paroles de cette femme n'ont aucune importance et ce serait du temps perdu que de les réfuter. Nous sommes ici pour prendre des décisions redoutables sur une affaire que nous connaissons tous dans son ensemble, mais dont la plupart d'entre nous ignorent certains détails. Il est donc indispensable de rappeler les faits. Ils sont résumés aussi briève- ment que possible dans le mémoire que je vais vous lire et que je vous prie d'écouter avec attention. Et posément, il lut ces quelques pages, qui, Raoul n'en douta pas, avaient dû être rédigées par Beaumagnan. « Au début de mars 1870, c'est-à-dire quatre mois avant la guerre entre la France et la Prusse, parmi la foule des étrangers qui s'abattirent sur Paris, aucun n'attira plus soudainement l'attention que la comtesse de Cagliostro. Belle, élégante, jetant l'argent à pleines mains, presque toujours seule, ou accompagnée d'un jeune homme qu'elle présentait comme son frère, partout où elle passa, dans tous les salons qui l'accueillirent, elle fut l'objet de la plus vive curiosité. Son nom d'abord intriguait, et puis la façon vraiment impressionnante qu'elle avait de s'apparenter au fameux Cagliostro par ses allures mystérieuses, certaines guérisons miraculeuses qu'elle opéra, les réponses qu'elle donnait aux gens qui la consultaient sur leur passé ou sur leur avenir. Le roman d'Alexandre Dumas avait mis à la mode Joseph Balsamo, soi-disant comte de Cagliostro. Usant des mêmes procédés, et plus audacieuse encore, elle se targuait d'être la fille de Cagliostro, affirmait connaître le secret de l'éternelle jeunesse et, en souriant, parlait de telles rencontres qu'elle avait faites ou de tels événements qui lui étaient advenus sous le règne de Napoléon 1er. « Son prestige fut tel qu'elle força les portes des Tuileries et parut à la cour de Napoléon III. On parlait même de séances privées où l'impératrice Eugénie réunissait autour de la belle comtesse les plus intimes de ses fidèles. Un numéro clandestin du journal satirique, le Charivari, qui fut d'ailleurs saisi sur-lechamp, nous raconte une séance à laquelle assistait un de ses collaborateurs occasionnels. J'en détache ce passage : « Quelque chose de la Joconde. Une expression qui ne change pas beaucoup, mais qu'on ne peut guère définir, qui est aussi bien câline et ingénue que cruelle et perverse. Tant d'expérience dans le regard et d'amertume dans son invariable sourire, qu'on lui accorderait alors les quatre-vingts ans qu'elle s'octroie. À ces moments-là, elle sort de sa poche un petit miroir en or, y verse deux gouttes d'un flacon imperceptible, l'essuie et se contemple. Et, de nouveau, c'est la jeunesse adorable. « Comme nous l'interrogions, elle nous répondit : « – Ce miroir appartint à Cagliostro. Pour ceux qui s'y regardent avec confiance, le temps s'arrête. Tenez, la date est inscrite sur la monture, 1783, et elle est suivie de quatre lignes qui sont l'énumération de quatre grandes énigmes. Ces énigmes qu'il se proposait de déchiffrer, il les tenait de la bouche même de la reine Marie-Antoinette, et il disait, m'a-t-on rapporté, que celui qui en trouverait la clef serait roi des rois. « – Peut-on les connaître ? demanda quelqu'un. « – Pourquoi pas ? Les connaître, ce n'est pas les déchiffrer et Cagliostro lui-même n'en eut pas le temps. Je ne puis donc vous transmettre que des appellations, des titres. En voici la liste : In robore fortuna. La dalle des rois de Bohême. La fortune des rois de France. Le chandelier à sept branches. « Elle parla ensuite à chacun de nous et nous fit des révélations qui nous frappèrent d'étonnement. « Mais ce n'était là qu'un prélude, et l'impératrice, bien que se refusant à poser la moindre question qui la concernât personnellement, voulut bien demander quelques éclaircissements touchant l'avenir. « – Que Sa Majesté ait la bonne grâce de souffler légèrement, dit la comtesse en tendant le miroir. « Et, tout de suite, ayant examiné la buée que le souffle étalait à la surface, elle murmura : « – Je vois de bien belles choses… une grande guerre pour cet été… la victoire … le retour des troupes sous l'Arc de Triomphe… On acclame l'Empereur … le Prince impérial. » – Tel est, reprit Godefroy d'Étigues, le document qui nous a été communiqué. Document déconcertant puisqu'il fut publié plusieurs semaines avant la guerre annoncée. Quelle était cette femme ? Qui était cette aventurière dont les prédictions dangereuses, agissant sur l'esprit assez faible de la malheureuse souveraine, n'ont pas été sans provoquer la catastrophe de 1870 ? Quelqu'un (lire le même numéro du Charivari) lui ayant dit un jour : « – Fille de Cagliostro, soit, mais votre mère ? « – Ma mère, répondit-elle, cherchez très haut parmi les contemporains de Cagliostro… Plus haut encore… Oui, c'est cela… Joséphine de Beauharnais, future femme de Bonaparte, future impératrice… » – La police de Napoléon III ne pouvait rester inactive. À la fin de juin, elle remettait un rapport succinct, établi par un de ses meilleurs agents, à la suite d'une enquête difficile. J'en donne lecture : « Les passeports italiens de la signorina, tout en faisant des réserves sur la date de la naissance, écrivait l'agent, sont établis au nom de Joséphine Pellegrini-Balsamo, comtesse de Cagliostro, née à Palerme, le 29 juillet 1788. M'étant rendu à Palerme, j'ai réussi à découvrir les anciens registres de la paroisse Mortarana et, sur l'un d'eux, en date du 29 juillet 1788, j'ai relevé la déclaration de naissance de Joséphine Balsamo, fille de Joseph Balsamo et de Joséphine de la P., sujette du roi de France. « Était-ce là Joséphine Tascher de la Pagerie, nom de jeune fille de l'épouse séparée du vicomte de Beauharnais, et la future épouse du général Bonaparte ? J'ai cherché dans ce sens et, à la suite d'investigations patientes, j'ai appris, par des lettres manuscrites d'un lieutenant de la Prévôté de Paris, que l'on avait été près d'arrêter, en 1788, le sieur Cagliostro qui, bien qu'expulsé de France, après l'affaire du Collier, habitait sous le nom de Pellegrini un petit hôtel de Fontainebleau où il recevait chaque jour une dame grande et mince. Or Joséphine de Beauharnais, à cette époque, habite également Fontainebleau. Elle est grande et mince. La veille du jour fixé pour l'arrestation, Cagliostro disparaît. Le lendemain, brusque départ de Joséphine de Beauharnais. Un mois plus tard, à Palerme, naissance de l'enfant. « Ces coïncidences ne laissent pas d'être impressionnantes. Mais comme elles prennent de la valeur lorsqu'on les rapproche de ces deux faits ! Dix-huit ans après, l'impératrice Joséphine introduit à la Malmaison une jeune fille qu'elle fait passer pour sa filleule, et qui gagne l'affection de l'empereur au point que Napoléon joue avec elle comme avec un enfant. Quel est son nom ? Joséphine ou plutôt Josine. « Chute de l'Empire. Le tsar Alexandre 1er, recueille Josine et l'envoie en Russie. Quel titre prend-elle ? Comtesse de Cagliostro. » Le baron d'Étigues laissa se prolonger ses dernières paroles dans le silence. On l'avait écouté avec une attention profonde. Raoul, dérouté par cette histoire incroyable, essayait de saisir sur le visage de la comtesse le reflet de l'émotion ou d'un senti- ment quelconque. Mais elle demeurait impassible, ses beaux yeux toujours un peu souriants. Et le baron poursuivit : – Ce rapport, et probablement aussi l'influence dangereuse que prenait la comtesse aux Tuileries, devait couper court à sa fortune. Un arrêté d'expulsion fut signé contre elle et contre son frère. Le frère s'en alla par l'Allemagne, elle par l'Italie. Un matin elle descendit à Modane, où l'avait conduite un jeune officier. Il s'inclina devant elle et la salua. Cet officier s'appelait le prince d'Arcole. C'est lui qui a pu se procurer les deux documents, le numéro du Charivari et le rapport secret dont l'original est entre ses mains avec ses timbres et signatures. C'est enfin lui qui, tout à l'heure, certifiait devant vous l'identité indubitable de celle qu'il a vue ce matin-là et de celle qu'il voit aujourd'hui. Le prince d'Arcole se leva et gravement articula : – Je ne crois pas au miracle, et ce que je dis est cependant l'affirmation d'un miracle. Mais la vérité m'oblige à déclarer sur mon honneur de soldat que cette femme est la femme que j'ai saluée en gare de Modane il y a vingt-quatre ans. – Que vous avez saluée tout court, sans un mot de politesse ? insinua Joséphine Balsamo. Elle s'était tournée vers le prince et l'interrogeait d'une voix enjouée où il y avait quelque ironie. – Que voulez-vous dire ? – Je veux dire qu'un officier français a trop de courtoisie pour prendre congé d'une jolie femme par un simple salut protocolaire. – Ce qui signifie ? – Ce qui signifie que vous avez bien dû prononcer quelques paroles. – Peut-être. Je ne m'en souviens plus… dit le prince d'Arcole avec un peu d'embarras. – Vous vous êtes penché vers l'exilée, monsieur. Vous lui avez baisé la main un peu plus longtemps qu'il n'eût fallu, et vous lui avez dit : « J'espère, madame, que les instants que j'ai eu le plaisir de passer près de vous ne seront pas sans lendemain. Pour moi, je ne les oublierai jamais. » Et vous avez répété, soulignant d'un accent particulier votre intention de galanterie : « Jamais, vous entendez, madame ? jamais… » Le prince d'Arcole semblait un homme fort bien élevé. Pourtant, à l'évocation exacte de la minute écoulée un quart de siècle plus tôt, il fut si troublé qu'il marmotta : – Nom de Dieu ! Mais, se redressant aussitôt, il prit l'offensive, d'un ton saccadé : – J'ai oublié, madame. Si le souvenir de cette rencontre fut agréable, le souvenir de la seconde fois où je vous vis, l'a effacé. – Et cette seconde fois, monsieur ? – C'est au début de l'année suivante, à Versailles où j'accompagnais les plénipotentiaires français chargés de négocier la paix de la défaite. Je vous ai aperçue dans un café, assise devant une table, buvant et riant avec des officiers allemands dont l'un était officier d'ordonnance de Bismarck. Ce jour-là, j'ai compris votre rôle aux Tuileries et de qui vous étiez l'émissaire. Toutes ces divulgations, toutes ces péripéties d'une vie aux apparences fabuleuses, se développèrent en moins de dix minutes. Aucune argumentation. Aucune tentative de logique et d'éloquence pour imposer une thèse inconcevable. Rien que des faits. Rien que des preuves en raccourci, violentes, assenées comme des coups de poing, et d'autant plus effarantes qu'elles évoquaient, contre une toute jeune femme, des souvenirs dont quelques-uns remontaient à plus d'un siècle ! Raoul d'Andrésy n'en revenait pas. La scène lui semblait tenir du roman, ou plutôt de quelque mélodrame fantastique et ténébreux, et les conjurés lui semblaient également en dehors de toute réalité, eux qui écoutaient toutes ces histoires comme si elles avaient eu la valeur de faits indiscutables. Certes Raoul n'ignorait pas la médiocrité intellectuelle de ces hobereaux, derniers vestiges d'une autre époque. Mais, tout de même, comment pouvaient-ils faire abstraction des données mêmes du problème qui leur était posé par l'âge que l'on attribuait à cette femme ? Si crédules qu'ils fussent, n'avaient-ils pas des yeux pour voir ? En face d'eux, d'ailleurs, l'attitude de la Cagliostro paraissait encore plus étrange. Pourquoi ce silence, qui somme toute était une acceptation, et parfois un aveu ? Se refusait-elle à démolir une légende d'éternelle jeunesse qui lui agréait et favorisait l'exécution de ses desseins ? Ou bien, inconsciente de l'effroyable danger suspendu sur sa tête, ne considérait-elle toute cette mise en scène que comme une simple plaisanterie ? – Tel est le passé, conclut le baron d'Étigues. Je n'insisterai pas sur les épisodes intermédiaires qui le relient au présent d'aujourd'hui. Tout en demeurant dans la coulisse, Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro, a été mêlée à la tragi-comédie du Boulangisme, au drame du Panama (car on la retrouve dans tous événements funestes à notre pays). Mais nous n'avons làdessus que des indications touchant le rôle secret qu'elle y joua. Aucune preuve. Passons, et arrivons à l'époque actuelle. Un mot encore cependant. Sur tous ces points, madame, vous n'avez pas d'observations à présenter ? – Si, dit-elle. – Parlez donc. La jeune femme prononça, avec sa même intonation un peu moqueuse : – Je voudrais savoir, puisque vous semblez faire mon procès, et le faire à la façon d'un tribunal du Moyen Age, si vous comptez pour quelque chose les charges accumulées jusqu'ici contre moi ? En ce cas, autant me condamner sur-le-champ à être brûlée vive, comme sorcière, espionne, relapse, tous crimes que la Sainte Inquisition ne pardonnait pas. – Non, répondit Godefroy d'Étigues. Ces diverses aventures n'ont été rapportées que pour donner de vous, en quelques traits, une image aussi claire que possible. – Vous croyez avoir donné de moi une image aussi claire que possible ? – Au point de vue qui nous occupe, oui. – Vous vous contentez de peu. Et quels liens voyez-vous entre ces différentes aventures ? – J'en vois de trois sortes. D'abord le témoignage de toutes les personnes qui vous ont reconnue, et grâce auxquelles on re- monte, de proche en proche, aux jours les plus reculés. Ensuite l'aveu de vos prétentions. – Quel aveu ? – Vous avez redit au prince d'Arcole les termes mêmes de la conversation qui eut lieu entre vous et lui dans la gare de Modane. – En effet, dit-elle. Et puis ? … – Et puis voici trois portraits qui vous présentent bien tous les trois, n'est-ce pas ? Elle les regarda et déclara : – Ces trois portraits me représentent. – Eh bien ! fit Godefroy d'Étigues, le premier est une miniature peinte en 1816 à Moscou, d'après Josine, comtesse de Cagliostro. Le second, qui est cette photographie, date de 1870. Celle-ci est la dernière, prise récemment à Paris. Les trois portraits sont signés par vous. Même signature. Même écriture. Même paraphe. – Qu'est-ce que cela prouve ? – Cela prouve que la même femme… – Que la même femme, interrompit-elle, a conservé en 1894 son visage de 1816 et de 1870. Donc au bûcher ! – Ne riez pas, madame. Vous savez qu'entre nous le rire est un blasphème abominable. Elle eut un geste d'impatience, et frappa l'accoudoir du banc. – Mais enfin, monsieur, finissons-en avec cette parodie ? Qu'y a-t-il ? Que me reprochez-vous ? Pourquoi suis-je ici ? – Vous êtes ici, madame, pour nous rendre compte des crimes que vous avez commis. – Quels crimes ? – Mes amis et moi nous étions douze, douze qui poursuivions le même but. Nous ne sommes plus que neuf. Les trois autres sont morts, assassinés par vous. Une ombre peut-être, du moins Raoul d'Andrésy crut l'y discerner, voila comme un nuage le sourire de la Joconde. Tout de suite, d'ailleurs, le beau visage reprit son expression coutumière, comme si rien ne pouvait altérer la paix de cette femme, pas même l'effroyable accusation lancée contre elle avec tant de virulence. On eût dit vraiment que les sentiments habituels lui étaient inconnus, ou bien alors qu'ils ne se trahissaient point par ces signes d'indignation, de révolte et d'horreur qui bouleversent tous les êtres. Quelle anomalie ! Coupable ou non, une autre se fût insurgée, elle se taisait, elle, et nul indice ne permettait de savoir si c'était par cynisme ou par innocence. Les amis du baron demeuraient immobiles, la figure âpre et contractée. Derrière ceux qui le cachaient presque entièrement aux regards de Joséphine Balsamo, Raoul apercevait Beaumagnan. Ses bras accoudés au dossier de la chaise, il tenait son visage dans ses mains. Mais les yeux étincelaient entre les doigts disjoints, et s'attachaient à la face même de l'ennemie. Dans le grand silence, Godefroy d'Étigues énonça l'acte d'accusation, ou plutôt les trois actes de la formidable accusa- tion. Il le fit sèchement, comme il l'avait fait jusque-là, sans détails inutiles, sans éclats de voix, plutôt comme on lit un procèsverbal. « Il y a dix-huit mois, Denis Saint-Hébert, le plus jeune d'entre nous, chassait sur ses terres aux environs du Havre. En fin d'après-midi, il quitta son fermier et son garde, jeta son fusil sur l'épaule et s'en alla, dit-il, voir du haut de la falaise le soleil se coucher dans la mer. Il ne reparut pas de la nuit. Le lendemain, on trouva son cadavre sur les rochers que la mer découvrait. « Suicide ? Denis Saint-Hébert était riche, bien portant, d'humeur heureuse. Pourquoi se serait-il tué ? Crime ? On n'y songea même pas. Donc, accident. « Au mois de juin qui suivit, autre deuil pour nous, dans des conditions analogues. Georges d'Isneauval qui chassait les mouettes de très grand matin, au pied des falaises de Dieppe, glissa sur les algues d'une façon si malencontreuse que sa tête frappa contre un rocher et qu'il tomba inanimé. Quelques heures plus tard, deux pêcheurs l'aperçurent. Il était mort. Il laissait une veuve et deux petites filles. « Là encore accident, n'est-ce pas ? Oui, accident pour la veuve, pour les deux orphelines, pour la famille… Mais pour nous ? Était-il possible qu'une deuxième fois le hasard se fût attaqué au petit groupe que nous formions. Douze amis s'associent pour découvrir un grand secret et atteindre un but d'une portée considérable. Deux d'entre eux sont frappés. Ne doit-on pas supposer une machination criminelle qui, en s'attaquant à eux, s'attaque en même temps à leurs entreprises ? « C'est le prince d'Arcole qui nous ouvrit les yeux et nous engagea dans la bonne voie. Le prince d'Arcole savait, lui, que nous n'étions pas seuls à connaître l'existence de ce grand se- cret. Il savait que, au cours d'une séance chez l'impératrice Eugénie, on avait évoqué une liste de quatre énigmes transmise par Cagliostro à ses descendants, et que l'une d'elles s'appelait précisément, comme celle qui nous intéresse, l'énigme du chandelier à sept branches. En conséquence, ne fallait-il pas chercher parmi ceux à qui la légende avait pu être transmise ? « Grâce aux puissants moyens d'investigation dont nous disposons, en quinze jours, notre enquête aboutissait. Dans un hôtel particulier d'une rue solitaire de Paris, habitait une dame Pellegrini, qui vivait assez retirée, et disparaissait souvent des mois entiers. D'une grande beauté, mais fort discrète d'allures, et comme désireuse de passer inaperçue, elle fréquentait, sous le nom de comtesse de Cagliostro, certains milieux où l'on s'occupait de magie, d'occultisme et de messe noire. « On put se procurer sa photographie, celle-ci, et l'envoyer au prince d'Arcole qui voyageait alors en Espagne ; il reconnut avec stupeur la femme même qu'il avait vue jadis. « On s'enquit de ses déplacements. Le jour de la mort de Saint-Hébert, aux environs du Havre, elle était de passage au Havre. De passage à Dieppe, lorsque Georges d'Isneauval agonisait au pied des falaises de Dieppe ! « J'interrogeai les familles. La veuve de Georges d'Isneauval me confia que son mari, en ces derniers temps, avait eu une liaison avec une femme qui, suivant elle, l'avait fait infiniment souffrir. D'autre part, une confession manuscrite de SaintHébert, trouvée dans ses papiers, et gardée jusqu'ici par sa mère, nous révéla que notre ami, ayant eu l'imprudence de noter nos douze noms et quelques indications concernant le chandelier à sept branches, le carnet lui avait été dérobé par une femme. « Dès lors, tout s'expliquait. Maîtresse d'une partie de nos secrets, et désireuse d'en connaître davantage, la même femme, qu'avait aimée Saint-Hébert, s'était fait aimer de Georges d'Isneauval. Puis, ayant reçu leurs confidences, et dans la crainte d'être dénoncée par eux à leurs amis, elle les avait tués. Cette femme est ici, devant nous. » Godefroy d'Étigues fit une nouvelle pause. Le silence redevint accablant, si lourd que les juges semblaient immobilisés dans cette atmosphère pesante et chargée d'angoisse. Seule, la comtesse de Cagliostro gardait un air distrait, comme si aucune parole ne l'eût atteinte. Toujours étendu dans son poste, Raoul d'Andrésy admirait la beauté charmante et voluptueuse de la jeune femme, et, en même temps, il éprouvait un malaise à voir tant de preuves s'amasser contre elle. L'acte d'accusation la serrait de plus en plus près. De toutes parts, les faits venaient à l'assaut, et Raoul ne doutait point qu'une attaque plus directe encore ne la menaçât. – Dois-je vous parler du troisième crime ? demanda le baron. Elle répliqua d'un ton de lassitude : – Si cela vous plaît. Tout ce que vous me dites est inintelligible. Vous me parlez de personnes dont j'ignorais même le nom. Alors, n'est-ce pas, un crime de plus ou de moins… – Vous ne connaissiez pas Saint-Hébert et d'Isneauval ? Elle haussa les épaules sans répondre. Godefroy d'Étigues se pencha, puis d'une voix plus basse : – Et Beaumagnan ? Elle leva sur le baron Godefroy des yeux ingénus : – Beaumagnan ? – Oui, le troisième de nos amis que vous avez tué ? Il n'y a pas bien longtemps, lui… quelques semaines… Il est mort empoisonné… Vous ne l'avez pas connu ? Chapitre 3 Un tribunal d'Inquisition Que signifiait cette accusation ? Raoul regarda Beaumagnan. Il s'était levé, sans redresser sa haute taille, et, de proche en proche, s'abritant derrière ses amis, il venait s'asseoir à côté même de Joséphine Balsamo. Celle-ci tournée vers le baron n'y fit pas attention. Alors Raoul comprit pourquoi Beaumagnan s'était dissimulé et quel piège redoutable on tendait à la jeune femme. Si réellement elle avait voulu empoisonner Beaumagnan, si réellement elle le croyait mort, de quelle épouvante allait-elle tressaillir en face de Beaumagnan lui-même, vivant et prêt à l'accuser ! Si, au contraire, elle ne tremblait point et que cet homme lui parût aussi étranger que les autres, quelle preuve en sa faveur ! Raoul se sentit anxieux, et il désirait tellement qu'elle réussît à déjouer le complot qu'il cherchait les moyens de l'en avertir. Mais le baron d'Étigues ne lâchait pas sa proie, et déjà reprenait : – Vous ne vous souvenez pas de ce crime-là, non plus, n'est-ce pas ? Elle fronça les sourcils, marquant pour la seconde fois un peu d'impatience, et se tut. – Peut-être même n'avez-vous pas connu Beaumagnan ? demanda le baron, incliné sur elle comme un juge d'instruction qui épie la phrase maladroite. Parlez donc ! Vous ne l'avez pas connu ? Elle ne répondit pas. Précisément, à cause de cette insistance opiniâtre, elle devait se défier, car son sourire se mêlait d'une certaine inquiétude. Comme une bête traquée, elle flairait l'embûche et fouillait les ténèbres de son regard. Elle observa Godefroy d'Étigues, puis se tourna du côté de la Vaupalière et de Bennetot, puis de l'autre côté, qui était celui où se tenait Beaumagnan… Tout de suite, elle eut un geste éperdu, le haut-le-corps de quelqu'un qui aperçoit un fantôme, et ses yeux se fermèrent. Elle tendit les mains pour repousser la terrible vision qui la heurtait et on l'entendit balbutier : – Beaumagnan… Beaumagnan… Était-ce l'aveu ? Allait-elle défaillir et confesser ses crimes ? Beaumagnan attendait. De toutes ses forces pour ainsi dire visibles, de ses poings crispés, des veines gonflées de son front, de son âpre visage convulsé par un effort surhumain de volonté, il exigeait la crise de faiblesse où toute résistance se désagrège. Un moment il crut réussir. La jeune femme fléchissait et s'abandonnait au dominateur. Une joie cruelle le transfigura. Vain espoir ! Échappant au vertige, elle se redressa. Chaque seconde écoulée lui rendit un peu de sérénité et délivra son sourire, et elle prononça, avec cette logique qui semble l'expression même d'une vérité que l'on ne peut contredire : – Vous m'avez fait peur, Beaumagnan, car j'avais lu dans les journaux la nouvelle de votre mort. Mais pourquoi vos amis ont-ils voulu me tromper ? Raoul se rendit compte aussitôt que tout ce qui s'était passé jusque-là n'avait point d'importance. Les deux vrais adversaires se trouvaient l'un en face de l'autre. Si bref qu'il dût être, étant donnés les armes de Beaumagnan et l'isolement de la jeune femme, le combat réel ne faisait que commencer. Et ce ne fut plus l'attaque sournoise et contenue du baron Godefroy, mais l'agression désordonnée d'un ennemi qu'exaspéraient la colère et la haine. – Mensonge ! mensonge ! s'écria-t-il, tout est mensonge en vous. Vous êtes l'hypocrisie, la bassesse, la trahison, le vice ! Tout ce qu'il y a d'ignoble et de répugnant dans le monde se cache derrière votre sourire. Ah ! ce sourire ! Quel masque abominable ! On voudrait vous l'arracher avec des tenailles rougies au feu. « C'est la mort que votre sourire, c'est la damnation éternelle pour celui qui s'y laisse prendre… Ah ! quelle misérable que cette femme ! … » L'impression que Raoul avait eue, dès le début, d'assister à cette scène d'inquisition, il l'éprouva plus nettement encore devant la fureur de cet homme qui jetait l'anathème avec toute la force d'un moine du Moyen Age. Sa voix frémissait d'indignation. Ses gestes menaçaient, comme s'il allait saisir à la gorge l'impie dont le divin sourire faisait perdre la tête et vouait aux supplices de l'enfer. – Calmez-vous, Beaumagnan, lui dit-elle, avec un excès de douceur dont il s'irrita comme d'un outrage. Malgré tout, il essaya de se contenir et de contrôler les paroles qui se pressaient en lui. Mais elles sortaient de sa bouche, haletantes, précipitées ou murmurées, au point que ses amis, à qui il s'adressait maintenant, eurent quelquefois peine à com- prendre l'étrange confession qu'il leur fit, en se frappant la poitrine, pareil aux croyants d'autrefois qui prenaient le public à témoin de leurs fautes. « C'est moi qui ai cherché la bataille aussitôt après la mort d'Isneauval. Oui, j'ai pensé que l'ensorceleuse s'acharnerait encore après nous … et que je serais plus fort que les autres… mieux assuré contre la tentation … N'est-ce pas, vous connaissiez toute ma décision à cette époque ? Déjà consacré au service de l'Église, je voulais revêtir la robe du prêtre. J'étais donc à l'abri du mal, protégé par des engagements formels, et plus encore par toute l'ardeur de ma foi. Et je me rendis là-bas, à l'une de ces réunions spirites où je savais la trouver. « Elle y était en effet. Je n'eus pas besoin que l'ami qui m'avait amené me la désignât, et j'avoue que, sur le seuil, une appréhension obscure me fit hésiter. Je la surveillai. Elle parlait à peu de gens et se tenait sur la réserve, écoutant plutôt en fumant des cigarettes. « Selon mes instructions, mon ami vint s'asseoir près d'elle et engagea la conversation avec les personnes de son groupe. Puis, de loin, il m'appela par mon nom. Et je vis à l'émoi de son regard, et sans contestation possible, qu'elle le connaissait, ce nom, pour l'avoir lu sur le carnet dérobé à Denis Saint-Hébert. Beaumagnan, c'était un des douze affiliés… un des dix survivants. Et cette femme, qui semblait vivre dans une sorte de rêve, subitement s'éveilla. Une minute plus tard, elle m'adressait la parole. Durant deux heures elle déploya toute la grâce de son esprit et de sa beauté, et elle obtenait de moi la promesse que je viendrais la voir le lendemain. « Dès cet instant, à la seconde même où je la quittai, la nuit, à la porte de sa demeure, j'aurais dû m'enfuir au bout du monde. Il était déjà trop tard. Il n'y avait plus en moi ni courage, ni volonté, ni clairvoyance, plus rien que le désir fou de la revoir. Certes, je masquais ce désir sous de grands mots ; j'accomplissais un devoir… il fallait connaître le jeu de l'ennemie, la convaincre de ses crimes et l'en punir, etc. Autant de prétextes ! En réalité, du premier coup j'étais persuadé de son innocence. Un tel sourire était l'indice de l'âme la plus pure. « Ni le souvenir sacré de Saint-Hébert ni celui de mon pauvre d'Isneauval ne m'éclairaient. Je ne voulais pas voir. J'ai vécu quelques mois dans l'obscurité, goûtant les pires joies, et ne rougissant même pas d'être un objet de honte et de scandale, de renoncer à mes vœux et de renier ma foi. « Forfaits inconcevables de la part d'un homme comme moi, je vous le jure, mes amis. Cependant j'en ai commis un qui les dépasse peut-être tous. J'ai trahi notre cause. Le serment de silence que nous avons fait en nous associant pour une œuvre commune, je l'ai rompu. Cette femme connaît du grand secret ce que nous en connaissons nous-mêmes. » Un murmure d'indignation accueillit ces paroles. Beaumagnan courba la tête. Maintenant Raoul comprenait mieux le drame qui se jouait devant lui, et les personnages qui en étaient les acteurs acquéraient leur véritable relief. Hobereaux, campagnards, rustres, oui, certes, mais Beaumagnan était là, Beaumagnan qui les animait de son souffle et leur communiquait son exaltation. Au milieu de ces existences vulgaires et de ces silhouettes falotes, celui-là prenait figure de prophète et d'illuminé. Il leur avait montré comme un devoir quelque besogne de conjuration à laquelle lui-même s'était dévoué corps et âme, comme on se dévouait jadis à Dieu en abandonnant son donjon pour partir en croisade. Ces sortes de passions mystiques transforment ceux qu'elles brûlent en héros ou en bourreaux. Il y avait vraiment de l'in- quisiteur en Beaumagnan. Au quinzième siècle, il eût persécuté et martyrisé pour arracher à l'impie la parole de foi. Il avait l'instinct de la domination et l'attitude de l'homme pour qui l'obstacle n'existe pas. Entre le but et lui une femme se dressait ? Qu'elle meure ! S'il aimait cette femme, une confession publique l'absolvait. Et ceux qui l'entendaient subissaient d'autant plus l'ascendant de ce maître dur que sa dureté semblait s'exercer aussi bien contre lui-même. Humilié par l'aveu de sa déchéance, il n'avait plus de colère, et c'est d'une voix sourde qu'il acheva : « Pourquoi ai-je failli ? Je l'ignore. Un homme comme moi ne doit pas faillir. Je n'ai même pas l'excuse de dire qu'elle m'ait interrogé. Non. Elle faisait souvent allusion aux quatre énigmes signalées par Cagliostro, et c'est un jour, presque à mon insu, que j'ai prononcé les mots irréparables… lâchement… pour lui être agréable… pour prendre à ses yeux plus de valeur… pour que son sourire fût plus tendre. Je me disais en moi-même : "Elle sera notre alliée… elle nous aidera de ses conseils, de toute sa clairvoyance affinée par les pratiques de la divination…" J'étais fou. L'ivresse du péché faisait vaciller ma raison. « Le réveil fut terrible. Un jour – il y a de cela trois semaines – je devais partir en mission pour l'Espagne. Je lui avais dit adieu, le matin. L'après-midi, vers trois heures, ayant rendezvous dans le centre de Paris, je quittai le petit logement que j'occupe au Luxembourg. Or, il se trouva qu'ayant oublié de donner certaines instructions à mon domestique, je rentrai chez moi par la cour et par l'escalier de service. Mon domestique était sorti et avait laissé ouverte la porte de la cuisine. De loin, j'entendis du bruit. J'avançai lentement. Il y avait quelqu'un dans ma chambre, il y avait cette femme, dont la glace me renvoyait l'image. « Que faisait-elle donc penchée sur ma valise ? J'observai. « Elle ouvrit une petite boîte en carton qui contenait des cachets que je prends en voyage pour combattre mes insomnies. Elle enleva l'un de ces cachets et, à la place, elle en mit un autre, un autre qu'elle tira de son porte-monnaie. « Mon émoi fut si grand que je ne songeai pas à me jeter sur elle. Quand j'arrivai dans ma chambre, elle était partie. Je ne pus la rattraper. « Je courus chez un pharmacien et fis analyser les cachets. L'un d'eux contenait du poison, de quoi me foudroyer. « Ainsi, j'avais la preuve irréfutable. Ayant eu l'imprudence de parler et de dire ce que je savais du secret, j'étais condamné. Autant, n'est-ce pas ? se débarrasser d'un témoin inutile et d'un concurrent qui pouvait, un jour ou l'autre, prendre sa part du butin, ou bien découvrir la vérité, attaquer l'ennemie, l'accuser et la vaincre. Donc, la mort. La mort comme pour Denis SaintHébert et Georges d'Isneauval. La mort stupide, sans cause suffisante. « J'écrivis à l'un de mes correspondants d'Espagne. Quelques jours après, certains journaux annonçaient la mort à Madrid d'un nommé Beaumagnan. « Dès lors, je vécus dans son ombre, et la suivis pas à pas. Elle se rendit à Rouen d'abord, puis au Havre, puis à Dieppe, c'est-à-dire aux lieux mêmes qui circonscrivent le terrain de nos recherches. D'après mes confidences, elle savait que nous sommes sur le point de bouleverser un ancien prieuré des environs de Dieppe. Elle y alla tout un jour, et, profitant de ce que le domaine est abandonné, chercha. Puis, je perdis ses traces. Je la retrouvai à Rouen. Vous savez le reste par notre ami d'Étigues, comment le piège fut préparé, et comment elle s'y jeta, attirée par l'appât de ce chandelier à sept branches que, soi-disant, un cultivateur aurait trouvé dans sa prairie. « Telle est cette femme. Vous vous rendez compte des motifs qui nous empêchent de la livrer à la justice. Le scandale des débats rejaillirait sur nous, et, en jetant la pleine clarté sur nos entreprises, les rendrait impossibles. Notre devoir, si redoutable qu'il soit, est donc de la juger nous-mêmes, sans haine, mais avec toute la rigueur qu'elle mérite. » Beaumagnan se tut. Il avait fini son réquisitoire avec une gravité plus dangereuse pour l'accusée que sa colère. Elle apparaissait réellement coupable, et presque monstrueuse dans cette série de meurtres inutiles. Raoul d'Andrésy, lui, ne savait plus que penser, et il exécrait cet homme qui avait aimé la jeune femme et qui venait de rappeler en frissonnant les joies de cet amour sacrilège… La comtesse de Cagliostro s'était levée et regardait son adversaire bien en face, toujours un peu narquoise. – Je ne m'étais pas trompée, dit-elle, c'est le bûcher ?… – Ce sera, déclara-t-il, ce que nous déciderons, sans que rien ne puisse empêcher l'exécution de notre juste verdict. – Un verdict ? De quel droit ? fit-elle. Il y a des juges pour cela. Vous n'êtes pas des juges. La peur du scandale, ditesvous ? En quoi cela m'importe-t-il que vous ayez besoin d'ombre et de silence pour vos projets ? Laissez-moi libre. Il proféra : – Libre ? Libre de continuer votre œuvre de mort ? Nous sommes maîtres de vous. Vous subirez notre jugement. – Votre jugement sur quoi ? S'il y avait parmi vous un seul juge véritable, un seul homme qui sût ce que c'est que la raison et que la vraisemblance, il rirait de vos accusations stupides et de vos preuves incohérentes. – Des mots ! Des phrases ! s'écria-t-il. Ce sont des preuves contraires qu'il nous faudrait… quelque chose qui détruise le témoignage de mes yeux. – À quoi bon me défendre ? Votre résolution est prise. – Elle est prise parce que vous êtes coupable. – Coupable de poursuivre le même but que vous, oui, cela, je l'avoue, et c'est la raison pour laquelle vous avez commis cette infamie de venir m'espionner et de jouer la comédie de l'amour. Si vous vous êtes pris au piège, tant pis pour vous ! Si vous m'avez fait des confidences à propos de l'énigme dont je connaissais déjà l'existence par le document de Cagliostro… tant pis pour vous ! Maintenant j'en suis obsédée, et j'ai juré d'atteindre le but, quoi qu'il arrive, et malgré vous. Voilà mon seul crime, à vos yeux. – Votre crime, c'est d'avoir tué, proféra Beaumagnan qui s'emportait. – Je n'ai pas tué, dit-elle fermement. Vous avez poussé Saint-Hébert dans l'abîme et vous avez frappé d'Isneauval à la tête. – Saint-Hébert ? D'Isneauval ? Je ne les ai pas connus. J'entends leurs noms aujourd'hui pour la première fois. – Et moi ! et moi ! fit-il avec véhémence. Et moi, vous ne m'avez pas connu ? Vous n'avez pas voulu m'empoisonner ? – Non. Il s'exaspéra et, la tutoyant dans un accès de rage : – Mais je t'ai vue, Joséphine Balsamo. Je t'ai vue comme je te vois. Tandis que tu rangeais le poison, j'ai vu ton sourire qui devenait féroce et le coin de ta lèvre qui remontait davantage… comme un rictus de damnée. Elle hocha la tête et prononça : – Ce n'était pas moi. Il parut suffoqué. Comment avait-elle l'audace ?… Mais, tranquillement, elle lui posa la main sur l'épaule, et reprit : – La haine vous fait perdre la tête, Beaumagnan, votre âme fanatique se révolte contre le péché d'amour. Cependant, malgré cela, vous me permettrez de me défendre, n'est-ce pas ? – C'est votre droit. Mais hâtez-vous. – Ce sera bref. Demandez à vos amis la miniature faite à Moscou en 1816, d'après la comtesse de Cagliostro… (Beaumagnan obéit et prit la miniature des mains du baron.) Bien… Examinez-la attentivement. C'est mon portrait, n'est-ce pas ? – Où voulez-vous en venir ? dit-il. – Répondez, c'est mon portrait ? – Oui, fit-il nettement. – Alors, si c'est là mon portrait, c'est que je vivais à cette époque ? Il y a quatre-vingts ans, j'en avais vingt-cinq ou trente ? Réfléchissez bien avant de répondre. Hein, vous hésitez, n'est-ce pas, devant un tel miracle ! Et vous n'osez pas affirmer ?… Pourtant, il y a mieux encore… Ouvrez, par derrière, le cadre de cette miniature, et vous verrez à l'envers de la porcelaine, un autre portrait, le portrait d'une femme souriante, dont la tête est enveloppée d'un voile impalpable qui descend jusqu'aux sourcils, et à travers lequel on voit ses cheveux partagés en deux bandeaux ondulés. C'est encore moi, n'est-ce pas ? » Tandis que Beaumagnan exécutait ses instructions, elle avait mis également sur sa tête un léger voile de tulle dont le rebord frôlait la ligne de ces sourcils, et elle baissait ses paupières avec une expression charmante. Beaumagnan balbutia, tout en comparant : – C'est vous… c'est vous… – Aucun doute, n'est-ce pas ? – Aucun. C'est vous… – Eh bien ! lisez la date, sur le côté droit. Beaumagnan épela : – Fait à Milan, en l'an 1498. Elle répéta : – En 1498 ! Il y a quatre cents ans. Elle rit franchement, et son rire sonnait avec clarté. – Ne prenez pas cet air confondu, dit-elle. D'abord je connaissais l'existence de ce double portrait, et je le cherchais depuis longtemps. Mais soyez certain qu'il n'y a là aucun miracle. Je n'essaierai pas de vous persuader que j'ai servi de modèle au peintre et que j'ai quatre cents ans. Non, ceci est tout simplement le visage de la Vierge Marie, et c'est une copie d'un fragment de la Sainte Famille de Bernardino Luini, peintre milanais, disciple de Léonard de Vinci. Puis, soudain sérieuse, et sans laisser à l'adversaire le temps de souffler, elle lui dit : – Vous comprenez maintenant où je veux en venir, n'est-ce pas, Beaumagnan ? Entre la Vierge de Luini, la jeune fille de Moscou et moi, il y a cette chose insaisissable, merveilleuse, et pourtant indéniable, la ressemblance absolue. Trois visages en un seul. Trois visages qui ne sont pas ceux de trois femmes différentes, mais qui sont celui de la même femme. Alors pourquoi ne voulez-vous pas admettre qu'un même phénomène, tout naturel après tout, se reproduise en d'autres circonstances, et que la femme que vous avez vue dans votre chambre ne soit pas moi, mais une autre femme qui me ressemble assez pour vous faire illusion ?… une autre qui aurait connu et qui aurait tué vos amis Saint-Hébert et d'Isneauval ? – J'ai vu… j'ai vu…, protesta Beaumagnan, qui la touchait presque, debout contre elle tout pâle et frémissant d'indignation. J'ai vu. Mes yeux ont vu. – Vos yeux voient aussi le portrait d'il y a vingt-cinq ans, et la miniature d'il y a quatre-vingts ans, et le tableau, d'il y a quatre cents ans. C'était donc moi ? Elle offrait aux regards de Beaumagnan sa jeune figure, sa beauté fraîche, ses dents éclatantes, ses joues tendres et pleines comme un fruit. Défaillant, il s'écria : – Ah ! sorcière, il y a des moments où j'y crois, à cette absurdité. Sait-on jamais avec toi ! Tiens, la femme de la miniature montre tout en bas de son épaule nue, sous la peau blanche de la poitrine, un signe noir. Ce signe, il est là au bas de ton épaule… Je l'y ai vu… Tiens… montre-le donc aux autres pour qu'ils le voient aussi, pour qu'ils soient édifiés. Il était livide et la sueur coulait de son front. Il porta la main vers le corsage clos. Mais elle le repoussa et, s'exprimant avec beaucoup de dignité : – Assez, Beaumagnan, vous ne savez pas ce que vous faites, et vous ne le savez plus depuis des mois. Je vous écoutais tout à l'heure et j'étais interdite, car vous parliez de moi comme si j'avais été votre maîtresse, et je n'ai pas été votre maîtresse. C'est une noble chose que de se frapper la poitrine en public, mais encore faut-il que la confession soit sincère. Vous n'en avez pas eu le courage. Le démon de l'orgueil ne vous a pas permis l'aveu humiliant de votre échec, et lâchement vous avez laissé croire ce qui n'a pas été. Durant des mois vous vous êtes traîné à mes pieds, vous m'avez implorée et menacée, sans que jamais, une seule fois, vos lèvres aient effleuré mes mains. Voilà tout le secret de votre conduite et de votre haine. « Ne pouvant me fléchir, vous avez voulu me perdre, et, devant vos amis, vous dressez de moi une image effrayante de criminelle, d'espionne et de sorcière. Oui, de sorcière ! Un homme comme vous ne peut pas faillir, selon votre expression, et si vous avez failli ce ne peut être que par l'action de sortilèges diaboliques. Non, Beaumagnan, vous ne savez plus ce que vous faites, ni ce que vous dites. Vous m'avez vue dans votre chambre, préparant la poudre qui devait vous empoisonner ? Allons donc ! De quel droit invoquez-vous le témoignage de vos yeux ? Vos yeux ? Mais ils étaient obsédés par mon image, et l'autre femme vous offrit un visage qui n'était pas le sien, mais le mien, que vous ne pouviez pas ne pas voir. « Oui, Beaumagnan, je le répète, l'autre femme… Il y a une autre femme sur le chemin que vous suivons tous. Il y a une autre femme qui a hérité de certains documents issus de Cagliostro et qui se pare, elle aussi, des noms qu'il prenait. Marquise de Belmonte, comtesse de Fenix… cherchez-la, Beaumagnan. Car c'est elle que vous avez vue, et c'est en vérité sur la plus grossière hallucination d'un cerveau détraqué que vous échafaudez contre moi tant d'accusations mensongères. « Allons, tout cela n'est qu'une comédie puérile, et j'avais bien raison de rester paisible au milieu de vous tous, comme une femme innocente, d'abord, et comme une femme qui ne risque rien. Avec vos façons de juges et de tortionnaires, et malgré l'intérêt que chacun de vous peut avoir dans la réussite de l'entreprise commune, vous êtes au fond des braves gens qui n'oseriez jamais me faire mourir. Vous, peut-être, Beaumagnan, qui êtes un fanatique et qui avez peur de moi, mais il vous faudrait ici des bourreaux capables de vous obéir, et il n'y en a pas. Alors quoi… m'enfermer ? me jeter dans quelque coin obscur ? Si cela vous amuse, soit ! Mais, sachez-le, il n'y a pas de cachot d'où je ne puisse sortir aussi aisément que vous de cette salle. Ainsi, jugez, condamnez. Pour ma part, je ne dirai plus un mot. » Elle se rassit, ôta son voile, et, de nouveau, s'accouda. Son rôle était terminé. Elle avait parlé sans emportement, mais avec une conviction profonde et une logique vraiment irréfutable, associant les charges relevées contre elle à cette légende d'inexplicable longévité qui dominait l'aventure. – Tout se tient, disait-elle, et vous avez dû vous-même appuyer votre réquisitoire sur le récit de mes aventures passées. Vous avez dû commencer votre réquisitoire par le récit d'évé- nements qui remontent à cent ans pour aboutir aux événements criminels d'aujourd'hui. Si je suis mêlée à ceux-ci, c'est que je fus l'héroïne de ceux-là. Si je suis la femme que vous avez vue, je suis aussi celle que vous montrent mes différents portraits. Que répondre ? Beaumagnan se tut. Le duel s'achevait par sa défaite et il n'essaya pas de la masquer. D'ailleurs, ses amis n'avaient plus cette face implacable et convulsée des gens qui se trouvent acculés à l'effroyable décision de mort. Le doute était en eux, Raoul d'Andrésy le sentit nettement, et il en eût conçu quelque espoir si le souvenir des préparatifs effectués par Godefroy d'Étigues et Bennetot n'eût atténué son contentement. Beaumagnan et le baron d'Étigues s'entretinrent à voix basse, puis Beaumagnan reprit, comme un homme pour qui la discussion est close : – Vous avez toutes les pièces du procès devant vous, mes amis. L'accusation et la défense ont dit leur dernier mot. Vous avez vu avec quelle certitude Godefroy d'Étigues et moi avons accusé cette femme, avec quelle subtilité elle s'est défendue, se retranchant derrière une ressemblance inadmissible, et donnant ainsi, en dernier ressort, un exemple frappant de son adresse et de sa ruse infernales. La situation est donc très simple : un adversaire de cette puissance et qui dispose de telles ressources ne nous laissera jamais de repos. Notre œuvre est compromise. Les uns après les autres, elle nous détruira. Son existence entraîne fatalement notre ruine et notre perte. « Est-ce à dire pour cela qu'il n'est d'autre solution que la mort, et que le châtiment mérité soit le seul que nous devions envisager ? Non. Qu'elle disparaisse, qu'elle ne puisse rien tenter, nous n'avons pas le droit de demander davantage et, si notre conscience se révolte devant une solution aussi indulgente, nous devons nous y tenir parce que, somme toute, nous ne sommes pas là pour châtier, mais pour nous défendre. « Voici donc les dispositions que nous avons prises, sous réserve de votre approbation. Cette nuit, un bateau anglais viendra croiser à quelque distance des côtes. Une barque s'en détachera, au devant de laquelle nous irons, et que nous rencontrerons à dix heures, au pied de l'aiguille de Belval. Cette femme sera livrée, emmenée à Londres, débarquée la nuit, et enfermée dans une maison de fous, jusqu'à ce que notre œuvre soit achevée. Je ne pense pas qu'aucun de vous s'oppose à notre façon d'agir, qui est humaine et généreuse, mais qui sauvegarde notre œuvre et nous met à l'abri des périls inévitables ? » Raoul aperçut aussitôt le jeu de Beaumagnan, et il pensa : « C'est la mort. Il n'y a pas de bateau anglais. Il y a deux barques, dont l'une, percée, sera conduite au large et coulera. La comtesse de Cagliostro disparaîtra sans que personne sache jamais ce qu'elle est devenue. » La duplicité de ce plan et la manière insidieuse dont il était exposé l'effrayaient. Comment les amis de Beaumagnan ne l'eussent-ils pas soutenu alors qu'on ne leur demandait point de réponse affirmative ? Leur silence suffisait. Qu'aucun d'eux ne protestât, et Beaumagnan était libre d'agir par l'intermédiaire de Godefroy d'Étigues. Or, aucun d'eux ne protesta. À leur insu, ils avaient condamné à mort. Ils se levèrent tous pour le départ, heureux évidemment d'en être quittes à si bon marché. Nulle observation ne fut faite. Ils avaient l'air de s'en aller d'une petite réunion d'intimes où l'on a discuté de choses insignifiantes. Quelques-uns d'entre eux devaient d'ailleurs prendre le train du soir à la station voisine. Au bout d'un instant, ils étaient tous sortis, à l'exception de Beaumagnan et des deux cousins. Et ainsi, il arrivait ceci, qui déconcertait Raoul, c'est que cette séance dramatique, où la vie d'une femme avait été exposée d'une façon si arbitraire, et sa mort obtenue par un subterfuge si odieux, finissait tout à coup, brusquement, comme une pièce dont le dénouement se produit avant l'heure logique, comme un procès dont le jugement serait proclamé au milieu des débats. Dans cette sorte d'escamotage, le caractère insidieux et tortueux de Beaumagnan apparaissait de plus en plus net à Raoul d'Andrésy. Implacable et fanatique, rongé par l'amour et par l'orgueil, l'homme avait décidé la mort. Mais il y avait en lui des scrupules, des lâchetés, des hypocrisies, des peurs confuses, qui l'obligeaient, pour ainsi dire, à se couvrir devant sa conscience, et peut-être aussi devant la justice. D'où cette solution ténébreuse, le blanc-seing obtenu grâce à cet abominable tour de passe-passe. Maintenant, debout sur le seuil, il observait la femme qui devait mourir. Livide, les sourcils froncés, les muscles et la mâchoire agités d'un tic nerveux, les bras croisés, il avait comme à l'ordinaire l'attitude un peu théâtrale d'un personnage romantique. Son cerveau devait rouler des pensées tumultueuses. Hésitait-il, au dernier moment ? En tout cas, sa méditation ne fut pas longue. Il empoigna Godefroy d'Étigues par l'épaule et se retira, tout en jetant cet ordre : – Gardez-la ! Et, pas de bêtises, hein ? Sans quoi… Durant toutes ces allées et venues, la comtesse de Cagliostro n'avait pas bougé, et son visage conservait cette expression pensive et pleine de quiétude qui était si peu en rapport avec la situation. « Certainement, se disait Raoul, elle ne soupçonne pas le danger. La claustration dans une maison de fous, voilà tout ce qu'elle envisage, et c'est une perspective dont elle ne se tourmente aucunement. » Une heure passa. L'ombre du soir commençait à envahir la salle. Deux fois, la jeune femme consulta la montre qu'elle portait à son corsage. Puis, elle essaya de lier conversation avec Bennetot, et tout de suite sa figure s'imprégna d'une séduction incroyable, et sa voix prit des inflexions qui vous émouvaient comme une caresse. Bennetot grogna, d'un air bourru, et ne répondit pas. Une demi-heure encore… Elle regarda de droite et de gauche, et s'aperçut que la porte était entrouverte. À cette minutelà, elle eut, indubitablement, l'idée de la fuite possible, et tout son être se replia sur lui-même comme pour bondir. De son côté Raoul cherchait les moyens de l'aider dans son projet. S'il avait eu un revolver il eût abattu Bennetot. Il pensa également à sauter dans la salle, mais l'orifice n'était pas assez large. D'ailleurs Bennetot qui était armé, lui, sentit le péril et posa son revolver sur la table en maugréant : – Un geste, un seul, et je tire. J'en jure Dieu ! Il était homme à tenir son serment. Elle ne remua plus. La gorge serrée par l'angoisse, Raoul la contemplait sans se lasser. Vers 7 heures, Godefroy d'Étigues revint. Il alluma une lampe, et dit à Oscar de Bennetot : – Préparons tout. Va chercher la civière sous la remise. Ensuite tu iras dîner. Lorsqu'il fut seul avec la jeune femme, le baron sembla hésiter. Raoul vit que ses yeux étaient hagards et qu'il avait l'intention de parler ou d'agir. Mais les mots et les actes devaient être de ceux devant lesquels on se dérobe. Aussi l'attaque fut-elle brutale. – Priez Dieu, madame, dit-il subitement. Elle répéta d'une voix qui ne comprenait pas. – Prier Dieu ? pourquoi ce conseil ? Alors il dit très bas. – Faites à votre guise… seulement je devais vous prévenir… – Me prévenir de quoi ? demanda-t-elle de plus en plus anxieuse. – Il y a des moments, murmura-t-il, où il faut prier Dieu comme si l'on devait mourir la nuit même… Elle fut secouée d'une épouvante soudaine. Du coup elle voyait toute la situation. Ses bras s'agitèrent dans une sorte de convulsion fébrile. – Mourir ?… Mourir ?… mais il ne s'agit pas de cela, n'estce pas ? Beaumagnan n'a pas parlé de cela… il a parlé d'une maison de fous… Il ne répondit pas. Et, on entendit la malheureuse qui bégayait : – Ah ! mon Dieu, il m'a trompée. La maison de fous, ce n'est pas vrai… C'est autre chose… ils vont me jeter à l'eau… en pleine nuit… Oh ! l'horreur ! Mais ce n'est pas possible… Moi, mourir ! … Au secours ! … Godefroy d'Étigues avait apporté, plié sur son épaule, un long plaid. Avec une brutalité rageuse, il en couvrit la tête de la jeune femme et lui plaqua la main contre la bouche pour étouffer ses cris. Bennetot revenait. À eux deux ils la couchèrent sur le brancard et la ficelèrent solidement, de façon que passât, entre les planches à claire voie, l'anneau de fer auquel devait être attaché un lourd galet… Chapitre 4 La barque qui coule Les ténèbres s'accumulaient, Godefroy d'Étigues alluma une lampe, et les deux cousins s'installèrent pour la veillée funèbre. Sous la lueur, ils avaient un visage sinistre, que l'idée du crime faisait grimacer. – Tu aurais dû apporter un flacon de rhum, bougonna Oscar de Bennetot. Il y a des moments où il ne faut pas savoir ce que l'on fait. – Nous ne sommes pas à l'un de ces moments, répliqua le baron. Au contraire ! Il nous faut toute notre attention. – C'est gai. – Il fallait raisonner avec Beaumagnan et lui refuser ton concours. – Pas possible. – Alors, obéis. Du temps encore s'écoula. Aucun bruit ne venait du château, ni de la campagne assoupie. Bennetot s'approcha de la captive, écouta, puis se retournant : – Elle ne gémit même pas. C'est une rude femme. Et il ajouta d'une voix où il y avait une certaine peur. – Crois-tu à tout ce qu'on dit sur elle ? – À quoi ? – Son âge ?… toutes ces histoires d'autrefois ? – Des bêtises ! – Beaumagnan y croit, lui. – Est-ce qu'on sait ce que pense Beaumagnan ! – Avoue tout de même, Godefroy, qu'il y a des choses vraiment curieuses… et que tout laisse supposer qu'elle n'est pas née d'hier ? Godefroy d'Étigues murmura : – Oui, évidemment… Moi-même, en lisant, c'est à elle que je m'adressais, comme si elle vivait réellement à cette époque-là. – Alors, tu y crois ? – Assez. Ne parlons pas de tout ça ! c'est déjà trop d'y être mêlé. Ah je te jure Dieu (et il haussa le ton) que si j'avais pu refuser, et sans prendre de gants ! … Seulement… Godefroy n'était pas en humeur de causer, et il n'en dit pas davantage sur un chapitre qui semblait lui être infiniment désagréable. Mais Bennetot reprit : – Moi aussi, je te jure Dieu que pour un rien je filerais. D'autant que j'ai comme une idée, vois-tu, que nous sommes refaits sur toute la ligne. Oui, je te l'ai déjà dit, Beaumagnan en connaît beaucoup plus que nous, et nous ne sommes que des polichinelles entre ses mains. Un jour ou l'autre, quand il n'aura plus besoin de nous, il nous tirera sa révérence, et l'on s'apercevra qu'il a escamoté l'affaire à son profit. – Ça, jamais. – Cependant… objecta Bennetot. Godefroy lui mit la main sur la bouche et chuchota : – Tais-toi. Elle entend. – Qu'importe, dit l'autre, puisque tout à l'heure… Ils n'osèrent plus rompre le silence. De temps à autre l'horloge de l'église sonnait des coups qu'ils comptaient des lèvres en se regardant. Quand ils en comptèrent dix, Godefroy d'Étigues donna sur la table un formidable coup de poing qui fit sauter la lampe. – Crebleu de crebleu ! il faut marcher. – Ah ! fit Bennetot, quelle ignominie ! Nous y allons seuls ? – Les autres veulent nous accompagner. Mais je les arrête au haut de la falaise, puisqu'ils croient au bateau anglais. Moi j'aimerais mieux qu'on y aille tous. Tais-toi, l'ordre ne concerne que nous. Et puis les autres pourraient bavarder… Et ce serait du propre. Tiens, les voici. Les autres, c'étaient ceux qui n'avaient pas pris le train, c'est-à-dire d'Ormont, Roux d'Estiers et Rolleville. Ils arrivèrent avec un falot d'écurie que le baron leur fit éteindre. – Pas de lumière, dit-il. On verrait ça se promener sur la falaise, et on jaserait par la suite. Tous les domestiques sont couchés ? – Oui. – Et Clarisse ? – Elle n'a pas quitté sa chambre. – En effet, dit le baron, elle est un peu souffrante aujourd'hui. En route ! D'Ormont et Rolleville saisirent les bras de la civière. On traversa le verger et l'on s'engagea dans une pièce de terre pour rejoindre le chemin de campagne qui conduisait du village à l'Escalier du Curé. Le ciel était noir, sans étoiles, et le cortège, à tâtons, trébuchait et se heurtait aux ornières et aux talus. Des jurons fusaient, vite étouffés par la colère de Godefroy. – Pas de bruit, bon sang ! On pourrait reconnaître nos voix. – Qui, Godefroy ? Il n'y a personne absolument, et tu as dû prendre tes précautions pour les douaniers ? – Oui. Ils sont au cabaret, invités par un homme dont je suis sûr. Tout de même une ronde est possible. Le plateau se creusa en une dépression que le chemin suivait. Tant bien que mal, ils parvinrent à l'endroit où s'amorce l'escalier. Il fut taillé jadis en pleine falaise, sur l'initiative d'un curé de Bénouville, et pour que les gens du pays puissent descendre directement jusqu'à la plage. Le jour, des orifices pratiqués dans la craie l'éclairent et ouvrent des vues magnifiques sur la mer, dont les flots viennent battre les rochers et vers laquelle il semble que l'on s'enfonce. – Ça va être dur, fit Rolleville. Nous pourrions vous aider. On vous éclairerait. – Non, déclara le baron. Il est prudent de se séparer. Les autres obéirent et s'éloignèrent. Les deux cousins, sans perdre de temps, commencèrent l'opération difficile de la descente. Ce fut long. Les marches étaient fort élevées, et le tournant parfois si brusque que la place manquait pour le brancard et qu'il fallait le dresser dans toute sa hauteur. La lumière d'une lampe de poche ne les éclairait que par à-coups. Oscar de Bennetot ne dérageait pas, à tel point que, dans son instinct de hobereau mal dégrossi, il proposait simplement de jeter « tout cela » par-dessus bord, c'est-à-dire par l'un des orifices. Enfin ils atteignirent une plage de galets fins où ils purent reprendre haleine. À quelque distance, on apercevait les deux barques allongées l'une près de l'autre. La mer très calme, sans la moindre vague, en baignait les quilles. Bennetot montra le trou qu'il avait creusé dans la plus petite des deux et qui, provisoirement, demeurait obstrué par un bouchon de paille, et ils couchèrent le brancard sur les trois bancs qui la garnissaient. – Ficelons le tout ensemble, ordonna Godefroy d'Étigues. Bennetot fit observer : – Et si jamais il y a une enquête et que l'on découvre la chose au fond de la mer, quelle preuve contre nous ce brancard ! – C'est à nous d'aller assez loin pour qu'on ne découvre jamais rien. Et d'ailleurs, c'est un vieux brancard hors d'usage depuis vingt ans, et que j'ai sorti d'une grange abandonnée. Rien à craindre. Il parlait en tremblant, et d'une voix effarée que Bennetot ne lui connaissait point. – Qu'est-ce que tu as, Godefroy ? – Moi ? Que veux-tu que j'aie ? – Alors ? – Alors, poussons la barque… Mais il faut d'abord, selon les instructions de Beaumagnan, qu'on lui enlève son bâillon et qu'on lui demande si elle a quelque volonté à exprimer. Tu veux faire cela, toi ? Bennetot balbutia : – La toucher ? La voir ? J'aimerais mieux crever… et toi ? – Je ne pourrais pas non plus… je ne pourrais pas… – Elle est coupable cependant… elle a tué… – Oui… oui… Du moins c'est probable … Seulement, elle a l'air si doux ! … – Oui, fit Bennetot… et elle est si belle … belle comme la Vierge… En même temps ils tombèrent à genoux sur le galet et se mirent à prier tout haut pour celle qui allait mourir et sur qui ils appelaient « l'intervention de la Vierge Marie ». Godefroy entremêlait les versets et les supplications que Bennetot scandait, au hasard, avec des amen fervents. Cela parut leur rendre un peu de courage, car ils se relevèrent brusquement, avides d'en finir. Bennetot apporta l'énorme galet qu'il avait préparé, le lia vivement à l'anneau de fer, et poussa la barque qui flotta aussitôt sur l'eau tranquille. Ensuite, d'un commun effort, ils firent glisser l'autre barque et sautèrent dedans. Godefroy saisit les deux rames, tandis que Bennetot, à l'aide d'une corde, remorquait le bateau de la condamnée. Ainsi s'en allèrent-ils au large, à petits coups d'aviron qui laissaient tomber un bruit frais de gouttelettes. Des ombres plus noires que la nuit leur permettaient de se guider à peu près entre les roches et de glisser vers la pleine mer. Mais, au bout de vingt minutes, l'allure devint plus lente et l'embarcation s'arrêta. – Je ne peux plus … murmura le baron tout défaillant… mes bras refusent. À ton tour… – Je n'aurais pas la force, avoua Bennetot. Godefroy fit une nouvelle tentative, puis renonçant, il dit : – À quoi bon ? Nous avons sûrement dépassé de beaucoup la ligne où la mer s'en va. C'est ton avis ? L'autre approuva. – D'autant, dit-il, qu'il y a comme une brise qui portera le bateau encore plus loin que la ligne. – Alors enlève le bouchon de paille. – C'est toi qui devrais faire ça, protesta Bennetot, à qui le geste commandé semblait le geste même du meurtre. – Assez de bêtises ! Finissons-en. Bennetot tira la corde. La quille vint se balancer tout contre lui. Il n'avait plus qu'à se pencher et à plonger la main. – J'ai peur, Godefroy, bégaya-t-il. Sur mon salut éternel, ce n'est pas moi qui agis, mais bien toi, tu entends ? Godefroy bondit jusqu'à lui, l'écarta, se courba par-dessus bord, et plongeant sa main arracha d'un coup le bouchon. Il y eut un glouglou d'eau qui bouillonne, et cela le bouleversa au point que, dans un revirement subit, il voulut combler le trou. Trop tard. Bennetot avait pris les rames, et, retrouvant toute son énergie, effrayé lui aussi du bruit qu'il avait perçu, donnait un effort violent qui mettait un intervalle de plusieurs brasses entre les deux embarcations. – Halte ! commanda Godefroy. Halte ! Je veux la sauver. Arrête, mordieu ! … Ah ! c'est bien toi qui la tues… Assassin, assassin… je l'aurais sauvée, moi. Mais Bennetot, ivre de terreur, sans rien comprendre, ramait à faire craquer les avirons. Le cadavre demeura donc seul – car pouvait-on appeler autrement l'être inerte, impuissant et voué à la mort que portait la barque blessée ? L'eau devait fatalement monter à l'intérieur en quelques minutes. Le frêle bateau s'engloutirait. Cela Godefroy d'Étigues le savait. Aussi résolu à son tour, il saisit une rame et, sans se soucier d'être entendus, les deux complices se courbèrent avec des efforts désespérés pour fuir au plus vite le lieu du crime commis. Ils avaient peur de percevoir quelque cri d'angoisse, ou le chuchotement effroyable d'une chose qui coule et sur laquelle l'eau se referme pour toujours. Le canot se balançait au ras de l'onde presque immobile, où l'air, chargé de nuages très bas, semblait peser de tout son poids. D'Étigues et Oscar de Bennetot devaient être à demichemin du retour. Tout bruit cessa. À ce moment, la barque s'inclina sur le tribord, et, dans la sorte de torpeur épouvantée où elle agonisait, la jeune femme eut la sensation que le dénouement se produisait. Elle n'eut aucun soubresaut, aucune révolte. L'acceptation de la mort provoque un état d'esprit où il semble que l'on soit déjà de l'autre côté de la vie. Cependant, elle s'étonnait de ne pas frissonner au contact de l'eau glacée, ce qui était la chose que craignait surtout sa chair de femme. Non, la barque ne s'enfonçait pas, Elle paraissait plutôt prête à chavirer comme si quelqu'un en eût enjambé le rebord. Quelqu'un ? Le baron ? Son complice ? Elle pensa que ce n'était ni l'un ni l'autre, car une voix qu'elle ne connaissait pas murmura : – Rassurez-vous, c'est un ami qui vient à votre secours… Cet ami se pencha sur elle, et sans même savoir si elle entendait ou non, expliqua aussitôt : – Vous ne m'avez jamais vu… Je m'appelle Raoul… Raoul d'Andrésy… Tout va bien… J'ai bouché le trou avec un morceau de bois coiffé d'un chiffon. Réparation de fortune, mais qui peut suffire… D'autant que nous allons nous débarrasser de cet énorme galet. À l'aide d'un couteau, il trancha les cordes qui attachaient la jeune femme ; puis saisit le gros galet, et réussit à le jeter. Enfin écartant la couverture dont elle était enveloppée, il s'inclina et lui dit : – Comme je suis content ! Les événements ont tourné beaucoup mieux encore que je ne l'espérais, et vous voilà sauvée ! L'eau n'a pas eu le temps de monter jusqu'à vous, n'est-ce pas ? Quelle chance ! Vous ne souffrez pas ? Elle chuchota, la voix à peine intelligible : – Oui… la cheville… leurs liens me tordaient le pied. – Ce ne sera rien, dit-il. L'essentiel, maintenant, c'est de gagner le rivage. Vos deux bourreaux ont sûrement atterri et doivent grimper l'escalier en hâte. Nous n'avons donc rien à redouter. Il fit rapidement ses préparatifs, ramassa un aviron qu'il avait caché d'avance dans le fond, le fit glisser à l'arrière et se mit à « godiller » tout en continuant ses explications d'un ton joyeux, et comme s'il ne s'était rien passé de plus extraordinaire que ce qui se passe au cours d'une partie de plaisir. – Que je me présente, d'abord, un peu plus régulièrement, quoique je ne sois guère présentable : pour tout costume, quelque chose comme un caleçon de bain que je me suis confectionné et auquel j'avais attaché un couteau… – donc Raoul d'Andrésy, pour vous servir, puisque le hasard me le permet. Oh ! un hasard bien simple… Une conversation surprise… J'ai su qu'on machinait un complot contre une certaine dame… Alors j'ai pris les devants. Je suis descendu sur la plage et quand les deux cousins ont débouché du tunnel, je suis entré dans l'eau. Il ne me restait plus qu'à m'accrocher à votre barque dès que celle-ci fut à la remorque. C'est ce que j'ai fait. Et ni l'un ni l'autre ne s'avisa qu'ils emmenaient avec leur victime un champion de natation bien résolu à la sauver. J'ai dit. Je vous raconterai cela par le détail plus tard et lorsque vous m'entendrez. Pour l'instant, j'ai idée que je bavarde dans le vide. Il s'arrêta une minute. – Je souffre, dit-elle… Je suis épuisée… Il répondit : – Un conseil : perdez connaissance. Rien ne repose comme de perdre connaissance. Elle dut lui obéir, car, après quelques gémissements, elle respira d'un souffle calme et régulier. Raoul lui couvrit le visage et repartit en concluant : « C'est préférable. J'ai toute latitude pour agir, et je ne dois de compte à personne. » Ce qui ne l'empêcha pas d'ailleurs de monologuer avec toute la satisfaction de quelqu'un qui est enchanté de soi-même et de ses moindres actes. Le canot filait prestement sous son impulsion. La masse des falaises se devinait. Lorsque le fer de la quille grinça sur les galets, il sauta, puis enleva la jeune femme avec une aisance qui prouvait la valeur de ses muscles, et la déposa contre le pied de la falaise. – Champion de boxe aussi, dit-il, et de lutte romaine également. Je vous avouerai, puisque vous ne pouvez m'entendre, que j'ai trouvé ces mérites dans l'héritage de papa… et combien d'autres ! mais assez de balivernes… Reposez-vous ici, sous cette roche où vous êtes à l'abri des flots perfides… Quant à moi, je repars. Je suppose qu'il est dans vos projets de prendre votre revanche sur les deux cousins ? Pour cela, il est nécessaire que l'on ne retrouve pas la barque, et que l'on vous croie bel et bien noyée. Donc, un peu de patience. Sans plus tarder, Raoul d'Andrésy exécuta ce qu'il avait annoncé. De nouveau il conduisit la barque en pleine mer, enleva le bouchon de linge et, certain qu'elle disparaîtrait, se mit à l'eau. De retour sur le rivage il chercha ses vêtements qu'il avait dissimulés dans une anfractuosité, se débarrassa de son espèce de caleçon de bain, et se rhabilla. – Allons, dit-il en rejoignant la jeune femme, il s'agit de remonter là-haut, et ce n'est pas le plus commode. Elle sortait peu à peu de son évanouissement et, au clair de sa lanterne, il vit qu'elle ouvrait les yeux. Aidée par lui, elle essaya de se mettre debout, mais la douleur lui arracha un cri, et elle retomba sans forces. Il dénoua le soulier et vit aussitôt que le bas était couvert de sang. Blessure peu dangereuse, mais qui la faisait souffrir. Avec son mouchoir, Raoul banda la cheville provisoirement et décida le départ immédiat. Il la chargea donc sur son épaule et commença l'escalade. Trois cent cinquante marches ! Si Godefroy d'Étigues et Bennetot avaient eu du mal dans la descente combien l'effort contraire était plus rude, effectué par un adolescent ! Quatre fois il dut s'arrêter, couvert de sueur, avec la sensation qu'il lui serait impossible de continuer. Il continuait cependant, toujours de bonne humeur. À la troisième halte, s'étant assis, il la coucha sur ses genoux, et il lui sembla qu'elle riait de ses plaisanteries et de sa verve intarissable. Alors il acheva l'ascension en serrant ainsi contre sa poitrine le corps charmant dont ses mains sentaient les formes souples. Arrivé au sommet, il ne prit aucun repos, un vent frais s'étant élevé qui balayait la plaine. Il avait hâte de mettre la jeune femme à l'abri, et, d'un élan, il traversa les champs et la porta jusqu'à une grange isolée que, dès le début, il s'était proposé d'atteindre. En prévision des événements, il y avait placé deux bouteilles d'eau fraîche, du cognac et quelques aliments. Il appuya une échelle contre le pignon, reprit son fardeau, poussa le panneau de bois qui servait à clore, et fit retomber l'échelle. – Douze heures de sécurité et de sommeil. Personne ne nous dérangera. Demain, vers midi, je me procurerai une voiture et vous mènerai où vous voudrez. Voici donc qu'ils étaient enfermés l'un près de l'autre, à la suite de la plus tragique et de la plus merveilleuse aventure que l'on pût rêver. Comme tout était loin maintenant des scènes affreuses de la journée ! Tribunal d'inquisition, juges implacables, bourreaux sinistres, Beaumagnan, Godefroy d'Étigues, la condamnation, la descente vers la mer, la barque qui coule au fond des ténèbres, quels cauchemars, effacés déjà, et qui s'achevaient dans l'intimité de la victime et du sauveur ! À la lueur de la lampe accrochée à une poutre, il étendit la jeune femme parmi les bottes de foin qui garnissaient le grenier, la soigna, la fit boire, et pansa doucement sa blessure. Protégée par lui, loin des embûches, n'ayant plus rien à redouter de ses ennemis, Joséphine Balsamo s'abandonna en toute confiance. Elle ferma les yeux et s'assoupit. La lampe illuminait en plein son beau visage auquel la fièvre de tant d'émotions donnait de la couleur. Raoul s'agenouilla devant elle et la contempla longuement. Alourdie par la chaleur de la grange, elle avait ouvert le haut de son corsage, et Raoul apercevait les épaules harmonieuses dont la ligne parfaite se reliait au cou le plus pur. Il se souvint de ce signe noir auquel Beaumagnan avait fait allusion et qui se voyait sur la miniature. Comment eût-il pu résister à la tentation de voir, à son tour, et de se rendre compte si réellement, le même signe se trouvait là, sur la poitrine de la femme qu'il avait sauvée de la mort ? Lentement il écarta l'étoffe. À droite, un grain de beauté, noir comme une de ces mouches que les coquettes se posaient autrefois, marquait la peau blanche et soyeuse et suivait le rythme égal de la respiration. – Qui êtes-vous ? qui êtes-vous ? murmura-t-il tout troublé. De quel monde venez-vous ? Lui aussi, comme les autres, il éprouvait un malaise inexplicable et subissait l'impression mystérieuse qui se dégageait de cette créature et de certains détails de sa vie et de son apparence physique. Et il l'interrogeait, malgré lui, comme si la jeune femme pouvait répondre au nom de celle qui jadis avait servi de modèle à la miniature. Les lèvres épelèrent des mots qu'il ne comprit pas, et il était si près d'elles, et l'haleine qu'elles exhalaient était si douce, qu'il les effleura de ses lèvres en tremblant. Elle soupira. Ses yeux s'entrouvrirent. En voyant Raoul agenouillé, elle rougit, et elle souriait en même temps, et ce sou- rire demeura, tandis que les lourdes paupières se baissaient de nouveau et qu'elle retombait au sommeil. Raoul fut éperdu, et, palpitant de désir et d'admiration, il chuchotait des phrases exaltées et joignait les mains comme devant une idole à laquelle il eût adressé l'hymne d'adoration le plus ardent et le plus fou. – Ce que vous êtes belle !… Je ne croyais pas à tant de beauté dans la vie. Ne souriez plus !… Je comprends qu'on ait envie de vous faire pleurer. Votre sourire bouleverse… On voudrait l'effacer pour que personne ne le voie plus jamais… Ah ! ne souriez plus qu'à moi, je vous en supplie… Et plus bas, passionnément : – Joséphine Balsamo… Que votre nom est doux ! Et combien il vous a faite plus mystérieuse encore ! Sorcière ? a dit Beaumagnan… Non : ensorceleuse ! Vous surgissez des ténèbres, et vous êtes comme de la lumière, du soleil… Joséphine Balsamo… enchanteresse… magicienne … Ah ! tout ce qui s'ouvre devant moi !… tout ce que je vois de bonheur ! … Ma vie commence à la minute même où je vous ai prise dans mes bras … Je n'ai plus d'autres souvenirs que vous… Je n'espère qu'en vous. Mon Dieu ! mon Dieu ! que vous êtes belle ! C'est à pleurer de désespoir… Il lui disait cela tout contre elle, et sa bouche près de sa bouche, mais le baiser dérobé fut l'unique caresse qu'il se permit. Il n'y avait pas que de la volupté dans le sourire de Joséphine Balsamo, mais aussi une telle pudeur que Raoul était pénétré de respect et que son exaltation s'acheva en paroles graves et pleines d'un dévouement juvénile. – Je vous aiderai… Les autres ne pourront rien contre vous… Si vous voulez atteindre, malgré eux, le but qu'ils pour- suivent, je vous promets que vous réussirez. Loin de vous ou près de vous, je serai toujours celui qui défend et qui sauve… Ayez foi dans mon dévouement… Il s'endormit à la fin, en balbutiant des promesses et des serments qui n'avaient pas beaucoup de sens, et ce fut un sommeil profond, immense, sans rêves, comme le sommeil des enfants qui ont besoin de refaire leur jeune organisme surmené… Onze coups sonnèrent à l'horloge de l'église. Il les compta avec une surprise croissante. – Onze heures du matin, est-ce possible ? Par les fentes du volet et par les fissures ménagées sous le vieux toit de chaume, le jour filtrait. D'un côté même, un peu de soleil passa. – Où donc êtes-vous ? dit-il. Je ne vous vois pas. La lampe s'était éteinte. Il courut jusqu'au volet et l'attira vers lui, emplissant ainsi le grenier de lumière. Il n'aperçut point Joséphine Balsamo. Il s'élança contre les bottes de foin, les déplaça, les jeta furieusement par la trappe qui ouvrait sur le rez-de-chaussée. Personne. Joséphine Balsamo avait disparu. Il descendit, chercha dans le verger, fouilla la plaine voisine et le chemin. Vainement. Bien que blessée, incapable de poser le pied à terre, elle avait quitté le refuge, sauté sur le sol, traversé le verger, la plaine voisine… Raoul d'Andrésy regagna la grange pour en faire l'inspection minutieuse. Il n'eut pas besoin de chercher longtemps. Sur le plancher même il aperçut un carton rectangulaire. Il le ramassa. C'était la photographie de la comtesse de Cagliostro. Derrière, écrites au crayon, ces deux lignes : « Que mon sauveur soit remercié, mais qu'il n'essaie pas de me revoir. » Chapitre 5 Une des sept branches Il y a certains contes dont le héros est en proie aux aventures les plus extravagantes et s'avise, lors du dénouement, qu'il fut tout simplement le jouet d'un rêve. Raoul, quand il eut retrouvé sa bicyclette derrière le talus où il l'avait enfouie la veille se demanda subitement s'il n'avait pas été ballotté par une suite de songes tour à tour divertissants, pittoresques, redoutables et, en définitive, fort décevants. L'hypothèse ne l'arrêta guère. La vérité s'attachait à lui par la photographie qu'il avait entre les mains, et plus encore peutêtre par le souvenir enivrant du baiser pris aux lèvres de Joséphine Balsamo. Cela, c'était une certitude à laquelle il ne pouvait se soustraire. Pour la première fois, à ce moment, – il le constata avec un remords aussitôt chassé – il pensa d'une façon nette à Clarisse d'Étigues, et aux heures délicieuses de la matinée précédente. Mais, à l'âge de Raoul, ces ingratitudes et ces contradictions de cœur s'arrangent aisément, il semble qu'on se dédouble en deux êtres, dont l'un continuera d'aimer dans une sorte d'inconscience où la part de l'avenir est réservée, et dont l'autre se livre avec frénésie à tous les emportements de la passion nouvelle. L'image de Clarisse se dressa, confuse et douloureuse, comme au fond d'une petite chapelle ornée de cierges vacillants près desquels il irait prier de temps en temps. Mais la comtesse de Cagliostro devenait tout à coup l'unique divinité que l'on adore, une divinité despotique et jalouse qui ne permettrait pas qu'on lui dérobât la moindre pensée ni le moindre secret. Raoul d'Andrésy – continuons d'appeler ainsi celui qui devait illustrer le nom d'Arsène Lupin --, Raoul d'Andrésy n'avait jamais aimé. En fait, le temps lui avait manqué plus encore que l'occasion. Brûlé d'ambition, mais ne sachant pas dans quel domaine et par quels moyens se réaliseraient ses rêves de gloire, de fortune et de puissance, il se dépensait de tous côtés pour être prêt à répondre à l'appel du destin. Intelligence, esprit, volonté, adresse physique, force musculaire, souplesse, endurance, il cultiva tous ses dons jusqu'à l'extrême limite, étonné lui-même de voir que cette limite reculait toujours devant la puissance de ses efforts. Avec cela il fallait vivre, et il n'avait aucune ressource. Orphelin, seul dans l'existence, sans amis, sans relations, sans métier, il vécut cependant. Comment ? C'était un point sur lequel il n'aurait su donner que des explications insuffisantes, et que luimême il n'examinait pas de trop près. On vit comme on peut. On fait face à ses besoins et à ses appétits selon les circonstances. « La chance est pour moi, se disait-il. Allons de l'avant. Ce qui doit être sera, et j'ai idée que ce sera magnifique. » C'est alors qu'il croisa sur son chemin Joséphine Balsamo. Tout de suite il sentit que, pour la conquérir, il mettrait en œuvre tout ce qu'il avait accumulé d'énergie. Et Joséphine Balsamo, pour lui, n'avait rien de commun avec la « créature infernale » que Beaumagnan avait essayé de dresser devant l'imagination inquiète de ses amis. Toute cette vision sanguinaire, tout cet attirail de crime et de perfidie, tous ces oripeaux de sorcière, s'évanouissaient comme un cauchemar en face de la jolie photographie où il contemplait les yeux limpides et les lèvres pures de la jeune femme. « Je te retrouverai, jurait-il en la couvrant de baisers, et tu m'aimeras comme je t'aime, et tu seras à moi comme la maîtresse la plus soumise, et la plus chérie. Je lirai dans ta vie mystérieuse ainsi que dans un livre ouvert. Ton pouvoir de divination, tes miracles, ton incroyable jeunesse, tout ce qui déconcerte les autres et les effare, autant de procédés ingénieux dont nous rirons ensemble. Tu seras à moi, Joséphine Balsamo. » Serment dont Raoul sentait lui-même pour l'instant la prétention de la témérité. Au fond Joséphine Balsamo l'intimidait encore, et il n'était pas loin d'éprouver contre elle une certaine irritation, comme un enfant qui voudrait être l'égal et qui doit se soumettre à plus fort que lui. Deux jours durant, il se confina dans la petite chambre qu'il occupait au rez-de-chaussée de son auberge, et dont la fenêtre donnait sur une cour plantée de pommiers. Journées de méditation et d'attente, et qu'il fit suivre d'un après-midi de promenade à travers la campagne normande, c'est-à-dire aux lieux mêmes où il était possible qu'il rencontrât Joséphine Balsamo. Il supposait bien, en effet, que la jeune femme, toute meurtrie encore par l'horrible épreuve, ne retournerait pas à son logement de Paris. Vivante, il fallait que ceux qui l'avaient tuée, la crussent morte. Et, d'autre part, aussi bien pour se venger d'eux que pour atteindre avant eux l'objectif qu'ils s'étaient proposé, il ne fallait pas qu'elle s'éloignât du champ de bataille. Le soir de ce troisième jour il trouva sur la table de sa chambre un bouquet de fleurs d'avril : pervenches, narcisses, primevères, coucous. Il questionna l'aubergiste. On n'avait vu personne. « C'est elle », pensa-t-il en embrassant les fleurs qu'elle venait de cueillir. Quatre jours consécutifs il se posta au fond de la cour, derrière une remise. Lorsqu'un pas résonnait à l'entour, son cœur battait. Déçu chaque fois, il en éprouvait une réelle douleur. Mais le quatrième jour, à cinq heures, entre les arbres et les fourrés qui garnissaient le talus de la cour, il se produisit un froissement d'étoffe. Une robe passa. Raoul fit un mouvement pour s'élancer et, aussitôt, se contint et domina sa colère. Il reconnaissait Clarisse d'Étigues. Elle avait à la main un bouquet de fleurs exactement pareil à l'autre. Elle franchit légèrement l'intervalle qui la séparait du rez-de-chaussée, et, tendant le bras par la fenêtre, elle déposa la gerbe. Lorsqu'elle revint sur ses pas, Raoul la vit de face et fut frappé de sa pâleur. Ses joues avaient perdu leurs teintes fraîches, et ses yeux cernés révélaient son chagrin et les longues heures de l'insomnie. – Je souffrirai beaucoup pour toi, avait-elle dit, sans prévoir cependant que sa souffrance commencerait si tôt, et que le jour même où elle se donnait à Raoul serait un jour d'adieu et d'inexplicable abandon. Il se souvint de la prédiction et, s'irritant contre elle du mal qu'il lui faisait, furieux d'être trompé dans son espoir et que la porteuse de fleurs fût Clarisse et non point celle qu'il attendait, il la laissa partir. Pourtant, c'est à Clarisse – à Clarisse qui détruisait ainsi elle-même sa dernière chance de bonheur – qu'il dut la pré- cieuse indication dont il avait besoin pour s'orienter dans la nuit. Une heure plus tard, il constatait qu'une lettre était attachée à la barre et, l'ayant décachetée, il lut : « Mon chéri, est-ce fini déjà ? Non, n'est-ce pas ? Je pleure sans raison ?… Il n'est pas possible que tu en aies déjà assez de ta Clarisse ? « Mon chéri, ce soir, ils prennent tous le train et ne seront de retour que demain très tard. Tu viendras, n'est-ce pas ? Tu ne me laisseras pas pleurer encore ?… Viens, mon chéri… » Pauvres lignes désolées ! … Raoul n'en fut pas attendri. Il pensait au voyage annoncé et se rappelait cette accusation de Beaumagnan : « Sachant par moi que nous devions bientôt visiter de fond en comble une propriété voisine de Dieppe, elle s'y est rendue en hâte… » N'était-ce pas cela le but de l'expédition. Et n'y aurait-il pas là, pour Raoul, une occasion de se mêler à la lutte et de tirer des événements tout le parti qu'ils comportaient ? Le soir même, à sept heures, habillé comme un pêcheur de la côte, méconnaissable sous la couche d'ocre qui rougissait son visage, il montait dans le même train que le baron d'Étigues et Oscar de Bennetot, changeant comme eux deux fois, et descendant à une petite station où il coucha. Le lendemain matin, d'Ormont, Rolleville et Roux d'Estiers venaient chercher leurs deux amis en voiture, Raoul s'élança derrière eux. À une distance de dix kilomètres, la voiture s'arrêta en vue d'un long manoir délabré qu'on appelle le château de Gueures. S'approchant de la grille ouverte, Raoul constata que, dans le parc, grouillait tout un peuple d'ouvriers qui retournaient la terre des allées et des pelouses. Il était dix heures. Sur le perron, les entrepreneurs reçurent les cinq associés. Raoul entra sans être remarqué, se mêla aux ouvriers, et les interrogea. Il apprit ainsi que le château de Gueures venait d'être acheté par le marquis de Rolleville et que les travaux d'aménagement avaient commencé le matin. Raoul entendit un des entrepreneurs qui répondait au baron : – Oui, monsieur, les instructions sont données. Ceux de mes hommes qui trouveront, en fouillant le sol, des pièces de monnaie, des objets de métal, fer, cuivre, etc. ont ordre de les apporter contre récompense. Il était évident que tous ces bouleversements n'avaient point d'autre raison que la découverte de quelque chose. Mais la découverte de quoi ? se demandait Raoul. Il se promena dans le parc, fit le tour du manoir, pénétra dans les caves. À onze heures et demie, il n'avait encore abouti à aucun résultat, et la nécessité d'agir s'imposait cependant à son esprit avec une force croissante. Tout retard laissait aux autres des chances d'autant plus grandes, et il risquait de se heurter à un fait accompli. À ce moment, le groupe des cinq amis se tenait derrière le manoir, sur une longue esplanade qui dominait le parc. Un petit mur à balustrade la bordait, marqué de place en place par douze piliers de briques qui servaient de socles à d'anciens vases de pierre, presque tous cassés. Une équipe d'ouvriers armés de pics, se mit à démolir le mur. Raoul les regardait faire, pensivement, les mains dans ses poches, la cigarette aux lèvres, et sans se soucier que sa présence pût paraître anormale en ces lieux. Godefroy d'Étigues roulait du tabac dans une feuille de papier. N'ayant pas d'allumettes, il s'approcha de Raoul et lui demanda du feu. Raoul tendit sa cigarette, et, pendant que l'autre allumait la sienne, tout un plan s'échafauda en son esprit, un plan spontané, très simple, dont les moindres détails lui apparaissaient dans leur succession logique. Mais il fallait se hâter. Raoul ôta son béret ce qui laissa échapper les mèches d'une chevelure soignée qui n'était certes pas celle d'un matelot. Le baron d'Étigues le regarda avec attention et, subitement éclairé, fut saisi de colère. – Encore vous ! Et déguisé ! Qu'est-ce que c'est que cette nouvelle manigance, et comment avez-vous l'audace de me relancer jusqu'ici ? Je vous ai répondu de la façon la plus catégorique, un mariage entre ma fille et vous est impossible. Raoul lui happa le bras et, impérieusement : – Pas de scandale ! Nous y perdrions tous les deux. Amenez-moi vos amis. Godefroy voulut se rebiffer. – Amenez-moi vos amis, répéta Raoul. Je viens vous rendre service. Que cherchez-vous ? Un chandelier, n'est-ce pas ? – Oui, fit le baron, malgré lui. – Un chandelier à sept branches, c'est bien cela. Je connais la cachette. Plus tard je vous donnerai d'autres indications qui vous seront utiles pour l'œuvre que vous poursuivez. Alors nous parlerons de mademoiselle d'Étigues. Qu'il ne soit pas question d'elle aujourd'hui… Appelez vos amis. Vite. Godefroy hésitait, mais les promesses et les assurances de Raoul faisaient impression sur lui. Il appela ses amis qui le rejoignirent aussitôt. – Je connais ce garçon, dit-il, et, d'après lui, on arriverait peut-être à trouver… Raoul lui coupa la parole. – Il n'y a pas de peut-être, monsieur. Je suis du pays. Tout gamin, je jouais dans ce château avec les enfants d'un vieux jardinier qui en était le gardien, et qui souvent nous a montré un anneau scellé au mur d'une des caves. « Il y a une cachette, là, disait-il, j'y ai vu mettre des antiquailles, flambeaux, pendules… » Ces révélations surexcitèrent les amis de Godefroy. Bennetot objecta rapidement : – Les caves ? Nous les avons visitées. – Pas bien, affirma Raoul. Je vais vous conduire. On y arrivait par un escalier qui descendait de l'extérieur au sous-sol. Deux grandes portes ouvraient sur quelques marches, après lesquelles commençait une série de salles voûtées. – La troisième à gauche, dit Raoul qui, au cours de ses recherches, avait étudié l'emplacement. Tenez… celle-ci… Il les fit entrer tous les cinq dans un caveau obscur où il fallait se baisser. – On n'y voit goutte, se plaignit Roux d'Estiers. – En effet, dit Raoul. Mais voilà des allumettes et j'ai aperçu un bout de bougie sur les marches de l'escalier. Un instant… J'y cours. Il referma la porte du caveau, fit tourner la clef, l'enleva, et s'éloigna en criant aux captifs : – Allumez toujours les sept branches du chandelier. Vous le trouverez sous la dernière dalle, enveloppé soigneusement dans des toiles d'araignée… Il n'était pas dehors qu'il entendit le bruit des coups que les cinq amis frappaient furieusement contre la porte, et il pensa que cette porte, branlante et vermoulue, ne résisterait guère plus que quelques minutes. Mais ce répit lui suffisait. D'un bond il sauta sur l'esplanade, prit une pioche des mains d'un ouvrier, et courut au neuvième pilier dont il fit sauter le vase. Ensuite il attaqua un chapiteau de ciment, tout fendillé, qui recouvrait les briques, et qui tomba aussitôt en morceaux. Dans l'espace que l'agencement des briques laissait inoccupé, il y avait un mélange de terre et de cailloux d'où Raoul put extraire sans peine une tige de métal rongé, qui était bien une branche de ces grands chandeliers liturgiques que l'on voit sur certains autels. Un groupe d'ouvriers faisait cercle autour de lui, et ils s'exclamèrent en voyant l'objet que brandissait Raoul. Pour la première fois depuis le matin, une découverte était effectuée. Peut-être Raoul eût-il gardé son sang-froid et, emportant la tige de métal, eût-il feint de rejoindre les cinq amis afin de la leur remettre. Mais, précisément à cette même minute, des cris s'élevèrent à l'angle du manoir, et Rolleville, suivi des autres, surgit en vociférant : – Au voleur ! Arrêtez-le ! Au voleur ! Raoul piqua une tête dans le groupe des ouvriers et s'enfuit. C'était absurde, comme toute sa conduite depuis un moment d'ailleurs, car enfin, s'il avait voulu gagner la confiance du baron et de ses amis, il n'aurait pas dû les emprisonner dans une cave ni leur dérober ce qu'ils cherchaient. Mais Raoul, en réalité, combattait pour Joséphine Balsamo, et n'avait d'autre but que de lui offrir un jour ou l'autre le trophée qu'il venait de conquérir. Il se sauva donc à toutes jambes. Le chemin de la grille principale étant défendu, il longea une pièce d'eau, se débarrassa de deux hommes qui voulaient le saisir, et, suivi à vingt mètres de toute une horde d'agresseurs qui hurlaient comme des forcenés, déboucha dans un potager que ceignaient de toutes parts des murailles d'une hauteur désespérante. « Zut, pensa-t-il, je suis bloqué. Ça va être l'hallali, la curée… Quelle chute ! » Le potager, sur la gauche, était dominé par l'église du village, et le cimetière de l'église se continuait, à l'intérieur du potager, par un tout petit espace clos qui servait jadis de sépulture aux châtelains de Gueures. De fortes grilles l'entouraient. Des ifs s'y pressaient. Or, à la seconde même où Raoul dévalait le long de cet enclos, une porte fut entrebâillée, un bras se tendit et barra la route, une main saisit la main du jeune homme, et Raoul, stupéfait, se vit attiré dans le massif obscur par une femme qui referma aussitôt la porte au nez des assaillants. Il devina, plutôt qu'il ne reconnut, Joséphine Balsamo. – Venez, dit-elle, en s'enfonçant au milieu des ifs. Une autre porte était ouverte dans le mur et donnait la communication avec le cimetière du village. Au chevet de l'église, une vieille berline démodée, comme on n'en rencontrait déjà plus à cette époque que dans les campagnes, stationnait attelée de deux petits chevaux maigres et peu soignés. Sur le siège, un cocher à barbe grisonnante, dont le dos très voûté bombait sous une blouse bleue. Raoul et la comtesse s'y engouffrèrent. Personne ne les avait vus. Elle dit au cocher : – Léonard, route de Luneray et de Doudeville. Vivement ! L'église était à l'extrémité du village. En prenant la route de Luneray, on évitait ainsi l'agglomération des maisons. Une longue côte s'offrait qui montait sur le plateau. Les deux bidets efflanqués l'enlevèrent à une allure de grands trotteurs qui grimpent la montée d'un hippodrome. Quant à l'intérieur de cette berline, d'une si mauvaise apparence, il était spacieux, confortable, protégé contre les regards indiscrets par des grillages de bois, et si intime que Raoul tomba à genoux et donna libre cours à son exaltation amoureuse. Il suffoquait de joie. Que la comtesse fût offensée ou non, il estimait que cette seconde rencontre, se produisant dans des conditions si particulières, et après la nuit du sauvetage, établissait entre eux des relations qui lui permettaient de brûler quelques étapes et de commencer l'entretien par une déclaration en règle. Il la fit d'un trait, et d'une façon allègre qui eût désarmé la plus farouche des femmes. – Vous ? C'est vous ? Quel coup de théâtre ! À l'instant où la meute allait me déchirer, voilà que Joséphine Balsamo jaillit de l'ombre et me sauve à mon tour. Ah ! que je suis heureux, et combien je vous aime ! Je vous aime depuis des années… depuis un siècle ! Mais oui, j'ai cent ans d'amour en moi… un vieil amour jeune comme vous… et beau comme vous êtes belle ! … Vous êtes si belle ! … On ne peut pas vous regarder sans être ému… C'est une joie et, en même temps, on éprouve du désespoir à penser que, quoi qu'il arrive, on ne pourra jamais étreindre tout ce qu'il y a de beauté en vous. L'expression de votre regard, de votre sourire, tout cela restera toujours insaisissable… Il frissonna et murmura : – Oh ! vos yeux se sont tournés vers moi ! Vous ne m'en voulez donc pas ? Vous acceptez que je vous dise mon amour ? Elle entrouvrit la portière : – Si je vous priais de descendre ? – Je refuserais. – Et si j'appelais le cocher à mon secours ? – Je le tuerais. – Et si je descendais moi-même ? – Je continuerais ma déclaration sur la route. Elle se mit à rire. – Allons, vous avez réponse à tout. Restez. Mais assez de folies ! Racontez-moi plutôt ce qui vient de vous arriver et pourquoi ces hommes vous poursuivaient. Il triompha : – Oui, je vous raconterai tout, puisque vous ne me repoussez pas… puisque vous acceptez mon amour. – Mais je n'accepte rien, dit-elle en riant. Vous m'accablez de déclarations, et vous ne me connaissez même pas. – Je ne vous connais pas ! – Vous m'avez à peine vue, la nuit, à la clarté d'une lanterne. – Et le jour qui précéda cette nuit, je ne vous ai pas vue ? Je n'ai pas eu le temps de vous admirer, durant cette abominable séance de la Haie d'Étigues ? Elle l'observa soudain sérieuse. – Ah ! vous avez assisté ?… – J'étais là, dit-il, avec une ardeur pleine d'enjouement. J'étais là, et je sais qui vous êtes ! Fille de Cagliostro, je vous connais. Bas les masques ! Napoléon 1er vous tutoyait… Vous avez trahi Napoléon III, servi Bismarck, et suicidé le brave général Boulanger ! Vous prenez des bains dans la fontaine de Jouvence. Vous avez cent ans… et je vous aime. Elle gardait un pli soucieux qui marquait légèrement son front pur, et elle répéta : – Ah ! vous étiez là… je le supposais bien. Les misérables, comme ils m'ont fait souffrir ! … Et vous avez entendu leurs accusations odieuses ?… – J'ai entendu des choses stupides, s'écria-t-il, et j'ai vu une bande d'énergumènes qui vous haïssent comme on hait tout ce qui est beau. Mais tout cela n'est que démence et absurdité. N'y pensons pas aujourd'hui. Pour moi, je ne veux me souvenir que des miracles charmants qui naissent sous vos pas comme des fleurs. Je veux croire à votre jeunesse éternelle. Je veux croire que vous ne seriez pas morte si je ne vous avais pas sauvée. Je veux croire que mon amour est surnaturel, et que c'est par enchantement que vous êtes sortie tout à l'heure du tronc d'un if. Elle hocha la tête, rassérénée. – Pour visiter le jardin de Gueures j'avais déjà passé par cette ancienne porte dont la clef était sur la serrure, et, sachant qu'on devait le fouiller ce matin, j'étais à l'affût. – Miracle, vous dis-je ! Et n'en est-ce pas un que ceci ? Depuis des semaines et des mois, peut-être davantage, on cherche dans ce parc un chandelier à sept branches, et, pour le découvrir en quelques minutes, au milieu de cette foule et malgré la surveillance de nos adversaires, il m'a suffi de vouloir et de penser au plaisir que vous auriez. Elle parut stupéfaite : – Quoi ? Que dites-vous !… Vous auriez découvert ?… – L'objet lui-même, non, mais une des sept branches du chandelier. La voici. Joséphine Balsamo s'empara de la tige de métal et l'examina fiévreusement. C'était une tige ronde, assez forte, légèrement ondulée et dont le métal disparaissait sous une couche épaisse de vert-de-gris. L'une des extrémités, un peu aplatie, portait sur une de ses faces une grosse pierre violette, arrondie en cabochon. – Oui, oui, murmura-t-elle… Aucun doute possible. La branche a été sciée au ras du socle. Oh ! vous ne sauriez croire combien je vous suis reconnaissante ! … Raoul fit en quelques phrases pittoresques le récit de la bataille. La jeune femme n'en revenait pas. – Quelle idée avez-vous eue ? Pourquoi cette inspiration de démolir le neuvième pilier plutôt qu'un autre ? Le hasard ? – Nullement, affirma-t-il. Une certitude. Onze piliers sur douze étaient construits avant la fin du XVIIème siècle. Le neuvième, depuis. – Comment le saviez-vous ? – Parce que les briques des onze autres sont de dimensions abandonnées depuis deux cents ans, et que les briques du numéro neuf sont celles que l'on emploie encore aujourd'hui. Donc, le numéro neuf a été démoli, puis refait. Pourquoi, sinon pour y cacher cet objet ? Joséphine Balsamo garda un long silence. Puis elle prononça lentement : – C'est extraordinaire… Je n'aurais jamais cru que l'on pût réussir de la sorte… et si vite ! … là où nous avions tous échoué… Oui, en effet, ajouta-t-elle, voilà un miracle… – Un miracle d'amour, répéta Raoul. La voiture filait avec une rapidité inconcevable, souvent par des chemins détournés qui évitaient les traversées de villages. Ni les montées ni les descentes ne rebutaient l'ardeur endiablée des deux petits chevaux maigres. À droite et à gauche, des plaines glissaient et passaient comme des images. – Beaumagnan était là ? demanda la comtesse. – Non, dit-il, heureusement pour lui. – Heureusement ? – Sans quoi, je l'étranglais. Je déteste ce sombre personnage. – Moins que moi, fit-elle d'une voix dure. – Mais vous ne l'avez pas toujours détesté, dit-il, incapable de contenir sa jalousie. – Mensonges, calomnies, affirma Joséphine Balsamo, sans hausser le ton. Beaumagnan est un imposteur et un déséquilibré, d'un orgueil maladif, et c'est parce que j'ai repoussé son amour qu'il a voulu ma mort. Tout cela, je l'ai dit l'autre jour, et il n'a pas protesté… il ne pouvait pas protester… Raoul tomba de nouveau à genoux, dans un transport d'enthousiasme. – Ah ! les douces paroles, s'écria-t-il. Alors vous ne l'avez jamais aimé ? Quelle délivrance ! Mais aussi bien, était-ce admissible ? Joséphine Balsamo s'éprendre d'un Beaumagnan… Il riait et battait des mains. – Écoutez, je ne veux plus vous appeler ainsi. Joséphine, ce n'est pas un joli nom. Josine, voulez vous ? C'est cela, je vous appellerai Josine comme vous appelaient Napoléon et votre maman Beauharnais. Convenu, n'est-ce pas ? Vous êtes Josine… ma Josine… – Du respect, d'abord, dit-elle, en souriant de son enfantillage, je ne suis pas votre Josine. – Du respect ! Mais j'en suis débordant. Comment ! Nous sommes enfermés l'un près de l'autre… vous êtes sans défense, et je reste prosterné devant vous comme devant une idole. Et j'ai peur ! Et je tremble ! Si vous me donniez votre main à baiser, je n'oserais pas ! … Chapitre 6 Policiers et gendarmes Tout le trajet ne fut qu'une longue adoration. Peut-être bien la comtesse Cagliostro eut-elle raison de ne pas mettre Raoul à l'épreuve en lui tendant sa main à baiser. Mais, en vérité, s'il avait fait le serment de conquérir la jeune femme, et s'il était résolu à le tenir, il gardait à ses côtés une attitude et des pensées de vénération qui lui laissaient tout juste assez de hardiesse pour l'accabler de discours amoureux. Écoutait-elle ? Parfois oui, comme on écoute un enfant qui vous raconte joliment son affection. Mais, parfois, elle s'enfermait dans un silence lointain qui décontenançait Raoul. À la fin, il s'écria : – Ah ! parlez-moi, je vous en prie. J'essaie de plaisanter pour vous dire des choses que je n'oserais pas vous dire avec trop de sérieux. Mais, au fond, j'ai peur de vous, et je ne sais pas ce que je dis. Je vous en prie répondez-moi. Quelques mots seulement, qui me rappellent à la réalité. – Quelques mots seulement ? – Oui, pas davantage. – Eh bien, voici. La station de Doudeville est toute proche et le chemin de fer vous attend. Il croisa les bras d'un air indigné. – Et vous ? – Moi ? – Oui, qu'allez-vous devenir toute seule ? – Mon Dieu, dit-elle, je tâcherai de m'arranger comme je l'ai fait jusqu'ici. – Impossible ! Vous ne pouvez plus vous passer de moi. Vous êtes entrée dans une bataille où mon aide vous est indispensable. Beaumagnan, Godefroy d'Étigues, le prince d'Arcole, autant de bandits qui vous écraseront. – Ils me croient morte. – Raison de plus. Si vous êtes morte, comment voulez-vous agir ? – Ne craignez rien. J'agirai sans qu'ils me voient. – Mais combien plus facilement par mon intermédiaire ! Non, je vous en prie, et cette fois je parle gravement, ne repoussez pas mon aide. Il est des choses qu'une femme ne peut pas accomplir seule. Par le simple fait que vous poursuivez le même but que ces hommes, et que vous êtes en guerre avec eux, ils ont réussi à monter contre vous le complot le plus ignoble. Ils vous ont accusée de telle sorte, et avec des arguments si solides en apparence, qu'un moment j'ai vu en vous la sorcière et la criminelle que Beaumagnan accablait de sa haine et de son mépris. « Ne m'en veuillez pas. Dès que vous leur avez tenu tête, j'ai compris mon erreur. Beaumagnan et ses complices ne furent plus en face de vous que des bourreaux odieux et lâches. Vous les dominiez de toute votre dignité et, aujourd'hui, il ne reste plus trace dans mon souvenir de toutes leurs calomnies. Mais il faut accepter que je vous aide. Si je vous ai froissée en vous disant mon amour, il n'en sera plus question. Je ne demande rien que de me dévouer à vous, comme on se consacre à ce qui est très beau et très pur. » Elle céda. Le bourg de Doudeville fut dépassé. Un peu plus loin, sur la route d'Yvetot, la voiture s'engagea dans une cour de ferme bordée de hêtres et plantée de pommiers, et s'y arrêta. – Descendons, dit la comtesse. Cette cour appartient à une brave femme, la mère Vasseur, dont l'auberge est à quelque distance et que j'ai eue comme cuisinière. Je viens parfois me reposer chez elle deux ou trois jours. Nous y déjeunerons… Léonard, on part dans une heure. Ils reprirent la grand-route. Elle avançait d'un pas léger, semblable au pas d'une toute jeune fille. Elle portait une robe grise qui lui serrait la taille, et un chapeau mauve à brides de velours et à bouquets de violettes. Raoul d'Andrésy marchait un peu en arrière pour ne pas la quitter des yeux. Après le premier tournant s'élevait une petite bâtisse blanche, coiffée d'un toit de chaume, et précédée d'un jardin de curé où les fleurs foisonnaient. On entrait de plain-pied dans une salle de café qui occupait toute la façade. – Une voix d'homme, observa Raoul, en montrant une des portes qui marquaient le mur du fond. – C'est précisément la pièce où elle me sert à déjeuner. Elle s'y trouve sans doute avec quelques paysans. Elle n'avait pas achevé que cette porte s'ouvrit et qu'une femme assez âgée, ceinte d'un tablier de cotonnade et chaussée de sabots, apparut. À la vue de Joséphine Balsamo, elle sembla bouleversée, et ferma la porte derrière elle, en bégayant de façon incompréhensible. – Qu'y a-t-il ? demanda Joséphine Balsamo d'une voix inquiète. La mère Vasseur tomba assise et balbutia : – Allez-vous-en… sauvez-vous… vite… – Mais pourquoi ? parlez donc ! expliquez-vous… On entendit ces quelques mots : – La police… on vous cherche… On a fouillé la chambre où j'ai mis vos malles… On attend les gendarmes… Sauvez-vous, ou vous êtes perdue. À son tour, la comtesse chancela et fut prise d'une défaillance qui la contraignit à s'appuyer contre un buffet. Ses yeux rencontrèrent ceux de Raoul et le supplièrent, comme si elle se sentait perdue, en effet, et qu'elle implorât son secours. Il était confondu. Il prononça : – Que vous importent les gendarmes ? Ce n'est pas vous qu'ils cherchent… Alors ? – Si, si, c'est elle, répéta la mère Vasseur… on la cherche… sauvez-la. Très pâle, sans apercevoir encore la signification exacte d'une scène dont il devinait la gravité tragique, il saisit le bras de la comtesse, l'entraîna vers la sortie, et la poussa dehors. Mais, ayant franchi le seuil la première, elle recula avec effroi et murmura : – Les gendarmes !… ils m'ont vue !… Tous deux rentrèrent en hâte. La mère Vasseur tremblait de tous ses membres et chuchotait stupidement : – Les gendarmes… la police… – Silence, fit à voix basse Raoul qui demeurait fort calme. Silence ! je réponds de tout. Combien sont-ils de la police ? – Deux. – Et deux gendarmes. Donc rien à faire par la force, on est cerné. Où se trouvent les malles qu'ils ont visitées ? – Au-dessus. – Et l'escalier qui conduit au-dessus ? – Ici. – Bien. Restez là, vous, et tâchez de ne pas vous trahir. Encore une fois, je réponds de tout ! Il reprit la main de la comtesse et se dirigea vers la porte désignée. L'escalier était une sorte d'échelle de perroquet qui conduisait à une chambre mansardée où l'on avait répandu toutes les robes et tout le linge que pouvaient contenir des malles, Quand ils y parvinrent, les deux policiers rentraient dans le café, et lorsque Raoul, à pas sourds, se fut approché de la fenêtre pratiquée au milieu du chaume, il avisa les deux gendarmes qui descendaient de cheval et attachaient leurs montures aux piliers du jardin. Joséphine Balsamo ne bougeait pas. Raoul remarqua sa figure décomposée que l'angoisse contractait et vieillissait. Il lui dit : – Vite ! il faut que vous changiez de vêtements. Mettez une de vos autres robes… une noire de préférence. Il retourna vers la fenêtre, d'où il vit au-dessous de lui les policiers et les gendarmes qui s'entretenaient dans le jardin. Quand elle eut fini de s'habiller, il saisit la robe grise qu'elle venait de quitter et s'en revêtit. Il était mince, de taille svelte : la robe dont il baissa la jupe afin de recouvrir ses pieds lui allait à merveille, et il semblait si ravi de ce déguisement et si tranquille, que la jeune femme parut se rassurer. – Écoutez-les, dit-il. On distinguait nettement la conversation que tenaient les quatre hommes au seuil de la salle, et ils entendirent l'un d'eux – un des gendarmes sans doute – qui demandait d'une grosse voix traînante : – Vous êtes bien certains qu'elle habitait là, à l'occasion ? – Sûrs et certains. La preuve… deux de ses malles qu'elle y a laissées en dépôt, et dont l'une porte son nom : Madame Pellegrini. Et puis, la mère Vasseur est une brave femme, n'est-ce pas ? – Plus brave que la mère Vasseur, il n'y en a pas ; on la connaît dans toute la région ! – Eh bien ! la mère Vasseur déclare que cette darne Pellegrini venait de temps à autre passer quelques jours chez elle. – Parbleu ! entre deux coups de cambriole. – Tout juste. ni ? – Alors ce serait une bonne capture que la dame Pellegri- – Excellente. Vols qualifiés. Escroqueries. Recel. Bref tout le diable et son train… sans compter des tas de complices. – On a son signalement ? – Oui et non. – On a deux portraits qui sont tout différents. L'un d'eux est jeune, l'autre vieux. Quant à l'âge, c'est marqué entre trente et soixante. Ils éclatèrent de rire, puis la grosse voix reprit : – Mais vous êtes sur la piste ? – Oui et non. Il y a quinze jours elle opérait à Rouen et à Dieppe. Là on perd sa trace. On la retrouve sur la grande ligne du chemin de fer, et on la perd de nouveau. A-t-elle continué vers Le Havre ou bifurqué vers Fécamp ? Impossible de le savoir. Disparition totale. Nous pataugeons. – Et ici, pourquoi êtes-vous venus ? – Le hasard. Un employé de la gare, qui avait roulotté jusque-là, s'est souvenu de ce nom de Pellegrini, inscrit sur l'une d'elles à un endroit caché par une étiquette qui s'était décollée. – Vous avez interrogé d'autres voyageurs, des clients de l'auberge ? – Oh ! les clients sont rares ici. – Il y a toujours bien une dame que nous avons avisée tout à l'heure en arrivant. – Une dame ? – Pas d'erreur. Nous étions encore à cheval quand elle est sortie de la maison, par cette porte. Même qu'elle y est rentrée d'un coup comme si elle ne voulait pas être vue. – Impossible ! … une dame dans l'auberge ?… – Une particulière en gris. Pour ce qui serait de la reconnaître, non. Mais la couleur de la robe, oui… Et le chapeau aussi… un chapeau avec des fleurs violettes… Les quatre hommes se turent. Toute cette conversation, Raoul et la jeune femme l'avaient écoutée sans un mot, les yeux dans les yeux. À chaque preuve nouvelle, le visage de Raoul devenait plus dur. Elle, pas une fois, ne protesta. – Ils viennent… ils viennent… prononça-t-elle sourdement. – Oui, dit-il. C'est le moment d'agir… Sinon, ils montent et vous trouvent dans cette chambre. Elle avait gardé son chapeau. Il le lui enleva et s'en coiffa, rabattant un peu les ailes pour bien dégager les fleurs violettes, et nouant les brides autour de son cou, ce qui lui masquait le visage. Puis il donna ses dernières instructions. – Je vais vous ouvrir le chemin. Dès qu'il sera libre, vous vous en irez tranquillement par la route jusqu'à la cour de ferme où votre voiture est garée. Prenez-y place, et que Léonard ait les guides en main… – Et vous ? dit-elle. – Je vous rejoins dans vingt minutes. – S'ils vous arrêtent ? – Ils ne m'arrêteront pas, et vous non plus. Mais pas de précipitation. Ne courez pas. Du sang-froid. Il s'était approché de la fenêtre. Il se pencha. Les hommes entraient. Il enjamba le rebord, sauta dans le jardin, poussa un cri comme s'il apercevait des gens qui l'effrayaient et s'enfuit à toutes jambes. Aussitôt, derrière lui, des clameurs. – C'est elle !… Une robe grise Du violet au chapeau ! Halte, ou je fais feu… D'un bond il franchit la route et s'engagea dans les terres labourées, au sortir desquelles il escalada le talus d'une ferme qu'il traversa en biais. De nouveau, un talus. Puis des champs. Puis un sentier qui longeait une autre ferme entre deux haies de ronces. Il se retourna : les assaillants, un peu distancés, ne pouvaient le voir. En une seconde il se débarrassa de la robe et du chapeau, et les jeta au milieu des fourrés. Ensuite il mit sa cas- quette de matelot, alluma une cigarette, et s'en revint, les mains dans ses poches. Au coin de la ferme, les deux policiers surgirent et se heurtèrent à lui, tout essoufflés. – Hé ! le matelot ?… Vous avez rencontré une femme, hein ? une femme en gris ? Il affirma : – Bien sûr … une femme qui courait, n'est-ce pas ?… une vraie folle… – C'est ça … Et alors ? – Elle est entrée dans la ferme. – Comment ? – La barrière… – Il y a longtemps ? – Pas vingt secondes. Les hommes s'en allèrent en hâte, Raoul continua son chemin, salua d'un petit bonjour amical les gendarmes qui arrivaient, et, d'un pas nonchalant, gagna la route un peu au-delà de l'auberge et tout près du tournant. Cent mètres plus loin c'étaient des hêtres et les pommiers de la cour où la voiture attendait. Léonard était sur son siège, le fouet en main. Joséphine Balsamo, à l'intérieur, tenait la portière ouverte. Il ordonna : – Vers Yvetot, Léonard. – Comment, objecta la comtesse, mais nous allons passer devant l'auberge ! – L'essentiel, c'est que l'on ne nous voie pas sortir d'ici. Or, la route est déserte. Profitons-en… Au petit trot, Léonard… Une allure de corbillard qui retourne à vide. Ils passèrent en effet devant l'auberge. À ce moment les policiers et les gendarmes revenaient à travers champs. L'un d'eux agitait la robe grise et le chapeau. Les autres gesticulaient. – Ils ont trouvé vos affaires, dit-il, et savent à quoi s'en tenir. Ce n'est plus vous qu'ils cherchent, c'est moi, le matelot rencontré. Quant à la voiture, ils n'y font même pas attention. Et si on leur disait que nous sommes dans cette berline, vous la dame Pellegrini, et moi le matelot complice, ils éclateraient de rire. – Ils vont interroger la mère Vasseur. – Qu'elle se débrouille ! Quand ils eurent perdu le groupe de vue, Raoul pressa l'allure de l'attelage… – Oh ! oh ! dit-il, comme les deux chevaux s'élançaient au premier coup de fouet, les pauvres bêtes n'iront pas loin. Depuis le temps qu'elles trottent ! – Depuis ce matin, dit-elle, depuis Dieppe, où j'ai couché cette nuit. – Et nous allons ? – Jusqu'aux bords de la Seine. – Fichtre ! Seize ou dix-sept lieues dans une journée à ce train-là C'est fabuleux. Elle ne répondit pas. Entre les deux vitres d'avant il y avait un mince filet de glace dans lequel il pouvait la voir. Elle avait mis une robe plus foncée et une toque légère d'où tombait un voile assez épais qui lui enveloppait toute la tête. Elle le dénoua et tira d'un videpoches placé au-dessous du filet de glace un petit sac en cuir qui contenait un vieux miroir à manche et à monture d'or, et des objets de toilette, flacons, bâton de rouge, brosses… Ayant pris le miroir, elle y contempla longuement son visage fatigué et vieilli. Puis elle y versa quelques gouttes d'une mince fiole et frotta la surface mouillée avec un chiffon de soie. Et de nouveau elle se regarda. Raoul ne comprit pas d'abord et ne remarqua que l'expression sévère des yeux et cette mélancolie de la femme devant son image abîmée. Dix minutes, quinze minutes se passèrent ainsi dans le silence et dans l'effort visible d'un regard où toute la pensée et toute la volonté se concentraient. Ce fut le sourire qui le premier apparut, hésitant, timide comme un rayon de soleil hivernal. Au bout d'un instant il devint plus hardi et révéla son action par de petits détails qui surgissaient aux yeux étonnés de Raoul. Le coin de la bouche remonta davantage. La peau s'imprégna de couleur. La chair sembla se raffermir. Les joues et le menton retrouvèrent leur pur dessin, et toute la grâce illumina la belle et tendre figure de Joséphine Balsamo. Le miracle était accompli. « Miracle ? se dit Raoul. Non. Ou, tout au plus, miracle de volonté. Influence d'une pensée claire et tenace qui n'accepte pas la déchéance, et qui rétablit la discipline là où il y avait désordre et fléchissement. Pour le reste, flacon, élixir merveilleux, simple comédie. » Il prit le miroir qu'elle avait reposé et l'examina. C'était évidemment l'objet décrit au cours de la réunion d'Étigues, celui dont la comtesse Cagliostro se servait devant l'impératrice Eugénie. Les bords en étaient guillochés, la plaque d'or par derrière toute meurtrie de coups. Sur la poignée, une couronne de comte, une date (1783), et la liste des quatre énigmes. Raoul, qui éprouvait le besoin de la blesser, ricana : – Votre père vous a légué un miroir précieux. Grâce à ce talisman on se remet des émotions les plus désagréables. – Il est de fait, dit-elle, que j'ai perdu la tête. Cela m'arrive rarement, et j'ai tenu bon dans des circonstances plus graves que celle-ci. – Oh ! oh ! plus graves… dit-il avec un doute ironique. Ils n'échangèrent plus une seule parole. Les chevaux continuaient à trotter d'un même rythme égal. Les grandes plaines de Caux, toujours semblables et toujours diverses, déroulaient de vastes horizons plantés de fermes et de bosquets. La comtesse Cagliostro avait baissé son voile. Raoul sentit que cette femme, qui était si proche de lui deux heures plus tôt, et à laquelle il offrait si joyeusement son amour, s'éloignait tout à coup, jusqu'à devenir une étrangère. Plus de contact entre eux. L'âme mystérieuse s'entourait de ténèbres épaisses et ce qu'il en pouvait apercevoir était si différent de ce qu'il avait imaginé ! Âme de voleuse… âme furtive et inquiète, ennemie du grand jour… était-ce possible ! Comment admettre que ce visage naïf comme celui d'une vierge ignorante, que ce regard aussi limpide que l'eau d'une source, ne fussent qu'une apparence mensongère ? Il était déçu au point que, en traversant la petite ville d'Yvetot, il ne songeait qu'à s'enfuir. Il manqua de décision, ce qui redoubla sa colère. Le souvenir de Clarisse d'Étigues lui vint à l'esprit, et, par revanche, il évoqua un moment la douce et tendre jeune fille qui s'était abandonnée si noblement. Mais Joséphine Balsamo ne lâchait pas sa proie. Si flétrie qu'elle lui parût, si déformée que fût l'idole, elle était là ! Une odeur enivrante se dégageait d'elle. Il frôlait ses vêtements. D'un geste il pouvait prendre sa main et baiser cette chair parfumée. Elle était toute la passion, tout le désir, toute la volupté, tout le mystère troublant de la femme. Et de nouveau le souvenir de Clarisse d'Étigues s'évanouit. – Josine ! Josine ! murmura-t-il, si bas qu'elle ne l'entendit point. À quoi bon d'ailleurs crier son amour et sa peine ? Pouvaitelle lui rendre la confiance perdue et retrouver à ses yeux le prestige qu'elle n'avait plus ? On approchait de la Seine. Au haut de la côte qui descend à Caudebec, ils tournèrent à gauche, parmi les collines boisées qui dominent la vallée de Saint-Wandrille. Ils longèrent les ruines de la célèbre abbaye, suivirent le cours d'eau qui la baigne, parvinrent en vue du fleuve, et prirent la route de Rouen. Un instant plus tard, la voiture stoppait, et Léonard repartait aussitôt, après avoir déposé les deux voyageurs sur la lisière d'un petit bois d'où l'on découvrait la Seine. Une prairie toute frissonnante de roseaux les en séparait. dit : Joséphine Balsamo offrit la main à son compagnon et lui – Adieu, Raoul. Un peu plus loin, vous trouverez la station de la Mailleraie. – Et vous ? demanda-t-il. – Oh ! moi, mon domicile est tout proche. – Je ne vois pas… – Si. Cette péniche que l'on devine là-bas, entre les branches. – Je vous conduis. Une digue étroite coupait la prairie au milieu des roseaux. La comtesse s'y engagea, suivie de Raoul. Ils arrivèrent ainsi sur un terre-plein, et tout près de la péniche que masquait encore un rideau de saules. Personne ne pouvait les voir ni les entendre. Ils étaient seuls sous le grand ciel bleu. Là s'écoulèrent entre eux quelques-unes de ces minutes dont on garde toujours le souvenir et qui influent sur toute la destinée. – Adieu, dit encore Joséphine Balsamo. Adieu… Il hésitait devant cette main tendue pour l'adieu suprême. – Vous ne voulez pas me serrer la main ? demanda-t-elle. – Oui… oui… murmura-t-il. Mais pourquoi se quitter ? – Parce que nous n'avons plus rien à nous dire. – Plus rien, en effet, et cependant nous n'avons rien dit. Il finit par prendre entre ses mains la main tiède et souple, et il prononça : – Les paroles de ces hommes… leurs accusations dans l'auberge, est-ce donc la vérité ? Il souhaitait une explication, même mensongère, qui lui eût permis de conserver un doute, mais elle parut surprise et riposta : – Qu'est-ce que cela peut vous faire ? – Comment ? – Oui, on croirait vraiment que ces révélations peuvent influer sur votre conduite. – Que voulez-vous dire ? – Mon Dieu, rien que de très simple. Je veux dire que j'aurais compris votre émoi devant la confirmation des crimes monstrueux dont Beaumagnan et le baron d'Étigues m'ont accusée faussement et bêtement, mais il n'en est pas question aujourd'hui. – Tout de même, je me souviens de leurs accusations. – De leurs accusations contre celle dont je leur ai donné le nom, contre la marquise de Belmonte. Mais il ne s'agit pas de crimes, et, ce que le hasard vous a divulgué tantôt, que vous importe ? Il fut interloqué par cette demande inattendue. Elle souriait en face de lui, très à l'aise, et elle reprit, un peu ironique à son tour : – Sans doute est-ce le vicomte Raoul d'Andrésy qui est choqué dans ses idées ? Le vicomte Raoul d'Andrésy doit avoir évidemment des conceptions morales, la délicatesse d'un gentilhomme… – Et quand cela serait ? dit-il, quand j'éprouverais quelque désillusion. – À la bonne heure ! fit-elle. Voilà le grand mot lâché ! Vous êtes déçu. Vous couriez après un beau rêve et tout s'évanouit. La femme vous apparaît telle qu'elle est. Répondez franchement puisque nous en sommes aux explications loyales. Vous êtes déçu, hein ? Il dit le mot, d'un ton sec : – Oui. Il y eut un silence. Elle le regardait profondément, et elle chuchota : – Je suis une voleuse, n'est-ce pas ? Voilà ce que vous voulez dire. Une voleuse ? – Oui. Elle sourit et prononça : – Et vous ? Et, comme il se rebiffait, elle le saisit rudement à l'épaule, et lui jeta avec un tutoiement impérieux : – Et toi, mon petit ? Qu'est-ce que tu es ? Car enfin, il faudrait bien étaler ton jeu aussi. Qui es-tu ? – Je m'appelle Raoul d'Andrésy. – Des blagues ! Tu t'appelles Arsène Lupin. Ton père, Théophraste Lupin, qui cumulait le métier de professeur de boxe et de savate avec la profession plus lucrative d'escroc, fut condamné et emprisonné aux États-Unis où il mourut. Ta mère reprit son nom de jeune fille et vécut en parente pauvre chez un cousin éloigné, le duc de Dreux-Soubise. Un jour, la duchesse constata la disparition d'un joyau de la plus grande valeur historique, qui n'était autre que le fameux collier de la reine MarieAntoinette. Malgré toutes les recherches on ne sut jamais qui était l'auteur de ce vol, exécuté avec une hardiesse et une habileté diaboliques. Moi, je le sais. C'était toi. Tu avais six ans. Raoul écoutait, pâle de fureur et la mâchoire contractée. Il murmura : chir. – En volant ! – J'avais six ans. – Ma mère était malheureuse, humiliée, j'ai voulu l'affran- – Aujourd'hui, tu en as vingt, ta mère est morte, tu es solide, intelligent, plein d'énergie. Comment vis-tu ? – Je travaille. – Oui, dans la poche des autres. Elle ne lui laissa pas le temps de protester. – Ne dis rien, Raoul. Je connais ta vie jusqu'en ses moindres détails et je pourrais te raconter sur toi des choses de cette année, et d'autres plus anciennes, car je te suis depuis bien longtemps, et tout ce que je te dirais ne serait certainement pas plus beau que ce que tu as entendu tout à l'heure, dans l'auberge. Policiers ? Gendarmes ? Perquisitions ? Poursuites ?… tu as passé par tout cela, toi aussi, et tu n'as pas vingt ans ! Alors est-ce bien la peine de se le reprocher ? Non, Raoul. Puisque je connais ta vie, et puisque le hasard te montre un coin de la mienne, jetons tous deux un voile là-dessus. L'acte de voler n'est pas beau : détournons les yeux et taisons-nous. Il demeura silencieux. Une grande lassitude l'envahissait. Il voyait tout à coup l'existence sous un jour de brume et de détresse où plus rien n'avait de couleur plus rien de beauté ni de grâce. Il avait envie de pleurer. – Pour la dernière fois, Raoul, adieu, dit-elle. – Non… non… balbutia-t-il. – Il le faut, mon petit. Je ne te ferais que du mal. Ne cherche pas à mêler ta vie à la mienne. Tu as de l'ambition, de l'énergie, et de telles qualités que tu peux choisir ta route. Elle dit plus bas : – Celle que je suis n'est pas la bonne, Raoul. – Pourquoi la suivez-vous donc, Josine ? Voilà justement ce qui m'effraie. – Il est trop tard. – Pour moi aussi, alors ! – Non, tu es jeune. Sauve-toi. Échappe au destin qui te menace. – Mais vous, vous, Josine ?… – Moi, c'est ma vie. – Vie affreuse, dont vous souffrez. – Si tu le crois, pourquoi veux-tu la partager ? – Parce que je vous aime. – Raison de plus pour me fuir, mon petit. Tout amour est condamné d'avance entre nous. Tu rougirais de moi, et je me défierais de toi. – Je vous aime. – Aujourd'hui. Mais demain ? Raoul, obéis à l'ordre que je t'ai donné sur ma photographie, dès la première nuit de notre rencontre : « Ne cherchez pas à me revoir. » Va-t'en. – Oui, oui, dit Raoul d'Andrésy, d'une voix lente. Vous avez raison. Mais c'est terrible de penser que tout sera fini entre nous avant même que j'aie eu le temps d'espérer… et que vous ne vous souviendrez pas de moi. – On n'oublie pas celui qui vous a sauvé deux fois. – Non, mais vous oublierez que je vous aime. Elle hocha la tête. – Je ne l'oublierai pas, dit-elle. Et, cessant de le tutoyer, elle ajouta avec émotion : « Votre enthousiasme, votre élan… tout ce qu'il y a en vous de sincère et de spontané… et d'autres choses que je ne démêle pas encore… tout cela me touche infiniment. Ils gardaient leurs deux mains l'une dans l'autre, et leurs yeux ne se quittaient pas. Raoul frémissait de tendresse. Elle lui dit doucement : – Quand on se sépare pour toujours, on doit se rendre ce que l'on s'est donné. Rendez-moi mon portrait Raoul ? – Non, non, jamais, fit-il. – Alors, moi, dit-elle avec un sourire qui le grisa, je serai plus honnête et je vous rendrai loyalement ce que vous m'avez donné. – Quelle chose, Josine ? – La première nuit… dans la grange… tandis que je dormais, Raoul, vous vous êtes penché sur moi et j'ai senti vos lèvres sur les miennes. De ses mains croisées derrière le cou de Raoul, elle attirait la tête du jeune homme, et leurs bouches s'unirent. – Ah ! Josine, dit-il éperdu… faites de moi ce que vous voulez, je vous aime… je vous aime… Ils marchèrent du côté de la Seine. Les roseaux se balançaient au-dessus d'eux. Leurs vêtements froissaient les longues feuilles minces que la bise agitait. Ils allaient vers le bonheur, sans autres pensées que celles qui font tressaillir les amants dont les mains se croisent. – Un mot encore, Raoul, lui dit-elle en l'arrêtant. Un mot. Je sens qu'avec vous je serai violente, exclusive. Il n'y a pas d'autre femme dans votre vie ? – Aucune. – Ah ! dit-elle, amèrement, un mensonge déjà ! – Un mensonge ? – Et Clarisse d'Étigues ? Oui, vous aviez des rendez-vous dans la campagne. On vous a vus. Il s'irrita. – Vieille histoire… un flirt sans importance. – Vous le jurez ? – Je le jure. – Tant mieux, dit-elle d'une voix sombre. Tant mieux pour elle. Et que jamais elle ne glisse entre nous ! Sans quoi… Il l'entraîna. – Je n'aime que vous, Josine, je n'ai jamais aimé que vous. Ma vie commence aujourd'hui. Chapitre 7 Les délices de Capoue La Nonchalante était une péniche semblable à toutes les autres, assez vieille, de peinture défraîchie, mais bien astiquée et bien entretenue par un ménage de mariniers qu'on appelait M. et Mme Delâtre. À l'extérieur, on ne voyait pas grand-chose de ce que pouvait transporter la Nonchalante, quelques caisses, de vieux paniers, des barriques, voilà tout. Mais si l'on se glissait sous le pont à l'aide de l'échelle, il était facile de constater qu'elle ne transportait absolument rien. Tout l'intérieur était distribué en trois menues pièces confortables et reluisantes, deux cabines séparées par un salon. C'est là que Raoul et Joséphine Balsamo vécurent pendant un mois. Les époux Delâtre, personnages muets et hargneux, avec qui, plusieurs fois, Raoul essaya vainement de lier conversation, s'occupaient du ménage et de la cuisine. De temps à autre un petit remorqueur venait chercher la Nonchalante et lui faisait remonter une boucle de la Seine. Toute l'histoire du joli fleuve se déroulait ainsi en paysages charmants où ils allaient se promener en se tenant par la taille… La forêt de Brotonne, les ruines de Jumièges, l'abbaye de SaintGeorges, les collines de la Bouille, Rouen, Pont-de-l'Arche… Semaines de bonheur intense ! Raoul y dépensa des trésors de gaieté et d'enthousiasme. Les spectacles merveilleux, les belles églises gothiques, les couchers de soleil et les clairs de lune, tout lui était prétexte à déclarations enflammées. Josine, plus silencieuse, souriait comme dans un rêve heureux. Chaque jour la rapprochait davantage de son amant. Si elle avait obéi d'abord à un caprice, elle subissait maintenant la loi d'un amour qui lui faisait battre le cœur et lui apprenait la souffrance de trop aimer. Du passé, de sa vie secrète, jamais un mot. Une fois cependant, il y eut, à ce sujet, quelques propos échangés. Comme Raoul la plaisantait sur ce qu'il appelait le miracle de son éternelle jeunesse, elle répondit : – Un miracle, c'est ce qu'on ne comprend pas. Exemple : Nous parcourons vingt lieues en un jour… tu cries au miracle. Mais, avec un peu d'attention, tu te serais rendu compte que la distance a été couverte, non par deux, mais par quatre chevaux, Léonard ayant dételé et changé de bêtes à Doudeville dans la cour de la ferme, où un relais était préparé. – Bien joué, s'écria le jeune homme ravi. – Autre exemple. Personne au monde ne sait que tu te nommes Lupin. Or te dirai-je que, la nuit même où tu m'as sauvée de la mort, je te connaissais sous ton vrai nom ?… Miracle ? Nullement. Tu comprends bien que tout ce qui touche au comte de Cagliostro m'intéresse, et qu'il y a quatorze ans, quand j'ai entendu parler de la disparition du collier de la Reine, chez la duchesse de Dreux-Soubise, j'ai fait une enquête minutieuse, qui me permit d'abord, de remonter jusqu'au jeune Raoul d'Andrésy, ensuite jusqu'au jeune Lupin, fils de Théophraste Lupin. Plus tard, je retrouvai ta trace dans plusieurs affaires. J'étais fixée. Raoul réfléchit quelques secondes, puis prononça très sérieusement : – À cette époque, ma Josine, ou bien tu avais une dizaine d'années, et il est prodigieux qu'une enfant de cet âge réussisse une enquête où tout le monde échoua, ou bien tu avais le même âge qu'aujourd'hui, ce qui est encore plus prodigieux, ô fille de Cagliostro ! Elle fronça le sourcil. La plaisanterie semblait lui être désagréable. – Ne parlons jamais de cela, veux-tu, Raoul ? – Regrettable ! dit Raoul un peu vexé d'avoir été découvert en tant qu'Arsène Lupin, et qui désirait une revanche. Rien au monde ne me passionne plus que le problème de ton âge et de tes divers exploits depuis un siècle. J'ai là-dessus quelques idées personnelles qui ne manquent pas d'intérêt. Elle l'observa, curieuse malgré tout. Raoul profita de son hésitation, et il reprit aussitôt d'un ton légèrement gouailleur : – Mon argumentation s'appuie sur deux axiomes : 1) comme tu l'as dit, il n'y a pas de miracle ; 2) tu es la fille de ta mère. Elle sourit : – Cela débute bien. – Tu es la fille de ta mère, répéta Raoul, ce qui signifie qu'il y a d'abord eu une comtesse de Cagliostro. À vingt-cinq ou trente ans, celle-là éblouit de sa beauté le Paris de la fin du second Empire, et intrigua la cour de Napoléon III. Avec l'aide de son soi-disant frère qui l'accompagnait (frère, ami ou amant, n'importe !), elle avait machiné toute l'histoire de la filiation Cagliostro, et préparé les faux documents dont la police se servit pour renseigner Napoléon III sur la fille de Joséphine de Beau- harnais et de Cagliostro. Expulsée, elle passa en Italie, en Allemagne, puis disparut… pour ressusciter vingt-quatre ans plus tard, sous les traits identiques de son adorable fille, deuxième comtesse de Cagliostro, ici présente. Nous sommes bien d'accord ? Josine ne répondit point, impassible. Il continua : – Entre la mère et la fille, ressemblance parfaite… si parfaite que l'aventure recommence tout naturellement. Pourquoi deux comtesses ? Il n'y en aura qu'une, une seule, l'unique, la vraie, celle qui a hérité des secrets de son père Joseph Balsamo, comte de Cagliostro. Et lorsque Beaumagnan fait son enquête, il en arrive inévitablement à retrouver les documents qui ont déjà égaré la police de Napoléon, et la série des portraits et miniatures, qui attestent l'unité de la toujours jeune femme, et qui font remonter son origine jusqu'à la vierge de Bernardino Luini à qui le hasard l'a si étrangement assimilée. « D'ailleurs, il y a un témoin : le prince d'Arcole. Le prince d'Arcole a vu jadis la comtesse de Cagliostro. Il l'a conduite à Modane. Il la revoit à Versailles. Quand il l'aperçoit, un cri lui échappe : "C'est elle ! Et elle a le même âge ! " « Sur quoi tu l'accables sous un monde de preuves le récit des quelques mots échangés à Modane entre ta mère et lui, récit que tu as lu dans le journal très minutieux que ta mère tenait de ses moindres actions. Ouf ! Voilà le fonds et le tréfonds de l'aventure. Et c'est très simple. Une mère et une fille qui se ressemblent, et dont la beauté évoque une image de Luini. Un point, c'est tout. Il y a bien la marquise de Belmonte. Mais je suppose que la ressemblance de cette dame avec toi est assez vague, et qu'il a fallu la bonne volonté et le cerveau détraqué du sieur Beaumagnan pour vous confondre toutes deux. En résumé, rien de dramatique, une intrigue amusante et bien menée. J'ai dit. » Raoul se tut. Il lui sembla que Joséphine Balsamo avait un peu pâli et que sa figure se contractait. À son tour, elle devait être vexée, et cela le fit rire. – J'ai touché juste, hein ? dit-il. Elle se déroba. – Mon passé m'appartient, dit-elle et mon âge n'importe à personne. Tu peux croire ce qui te plaît à ce propos. Il se jeta sur elle et l'embrassa furieusement. – Je crois que tu as cent quatre ans, Joséphine Balsamo, et rien n'est plus délicieux que le baiser d'une centenaire. Quand je pense que tu as peut-être connu Robespierre, et peut-être Louis XVI. L'incident ne se renouvela pas. Raoul d'Andrésy sentait si nettement l'irritation de Joséphine Balsamo à la moindre tentative indiscrète qu'il n'osa plus la questionner. D'ailleurs ne savait-il pas la vérité exacte ? Certes, il la savait, et aucun doute ne demeurait en son esprit. Néanmoins, la jeune femme conservait tout un prestige mystérieux qu'il subissait malgré lui et dont il éprouvait quelque rancune. À la fin de la troisième semaine, Léonard refit son apparition. Un matin, Raoul avisa la berline aux deux petits chevaux efflanqués de la comtesse qui s'en allait. Elle ne revint que le soir. Léonard transporta sur la Nonchalante des ballots ficelés dans des serviettes, qu'il laissa glisser par une trappe dont Raoul ignorait l'existence. La nuit, Raoul, ayant réussi à ouvrir la trappe, visita les ballots. Ils contenaient d'admirables dentelles et des chasubles précieuses. Le surlendemain, nouvelle expédition. Résultat : une magnifique tapisserie du 16e siècle. Ces jours-là Raoul s'ennuyait fort. Aussi, à Mantes, se trouvant encore seul, il loua une bicyclette et roula quelque temps à travers la campagne. Après avoir déjeuné, il aperçut, au sortir d'une petite ville, une vaste maison dont le jardin était rempli de gens. Il s'approcha. On vendait aux enchères de beaux meubles et des pièces d'argenterie. Désœuvré, il fit le tour de la maison. Un des pignons se dressait dans une partie déserte du jardin, et au-dessus d'un bosquet feuillu. Sans trop savoir à quelle impulsion il obéissait, Raoul, avisant une échelle la dressa, monta et enjamba le rebord d'une fenêtre ouverte. Il y eut un léger cri à l'intérieur. Raoul aperçut Joséphine Balsamo, qui se reprit aussitôt et lui dit d'un ton très naturel : – Tiens, c'est vous, Raoul ? Je suis en train d'admirer une collection de petits livres reliés… Des merveilles ! Et d'une rareté ! Ce fut tout. Raoul examina les livres et empocha trois elzévirs, tandis que la comtesse, à l'insu de Raoul, faisait main basse sur les médailles d'une vitrine. Ils redescendirent l'escalier. Dans le tumulte de la foule, personne ne remarqua leur départ. À trois cents mètres de distance la voiture attendait. Dès lors, à Pontoise, à Saint-Germain, à Paris, où la Nonchalante, amarrée en face même de la préfecture de police, continuait à leur servir de logis, ils « opérèrent » ensemble. Si le caractère renfermé et l'âme énigmatique de la Cagliostro ne se démentaient pas dans l'accomplissement de ces besognes, la nature primesautière de Raoul reprenait peu à peu le dessus, et chaque fois l'opération finissait en éclats de rire. – Tant qu'à faire, disait-il, puisque j'ai tourné le dos au sentier de la vertu, prenons les choses allégrement, et non pas sur le mode funèbre… comme toi, ma Josine. À chaque épreuve, il se découvrait des talents imprévus et des ressources qu'il ignorait. Parfois, dans un magasin, aux courses, au théâtre, sa compagne entendait un petit claquement de langue joyeux, et elle voyait alors aux mains de son amant une montre, à sa cravate une épingle nouvelle. Et toujours le même sang-froid, toujours la sérénité de l'innocent que nul danger ne menace. Ce qui ne l'empêchait pas d'obéir aux multiples précautions exigées par Joséphine Balsamo. Ils ne sortaient de la péniche qu'habillés en gens du peuple. Dans une rue proche, la vieille berline, attelée d'un seul cheval, les recueillait. Ils y changeaient de vêtements. La Cagliostro ne quittait jamais une dentelle à larges fleurs brodées qui lui servait de voilette. Tous ces détails, et combien d'autres ! renseignaient Raoul sur la vie réelle de sa maîtresse. Il ne doutait pas maintenant qu'elle ne fût à la tête d'une bande organisée de complices avec qui elle correspondait par l'intermédiaire de Léonard, et il ne doutait pas non plus qu'elle ne poursuivit l'affaire du chandelier aux sept branches, et qu'elle ne surveillât les manœuvres de Beaumagnan et de ses amis. Existence double, qui, très souvent, indisposait Raoul contre Joséphine Balsamo, ainsi qu'elle-même l'avait prévu. Oubliant ses propres actes, il lui en voulait d'en accomplir qui n'étaient pas conformes aux idées qu'il gardait, malgré tout, sur l'honnêteté. Une maîtresse voleuse et chef de bande, cela l'offusquait. Il y eut des chocs entre eux, à propos de questions insignifiantes. Leurs deux personnalités, si fortes et si marquées, se heurtaient. Aussi, lorsqu'un incident les jeta tout à coup en pleine bataille, bien que dressés contre des ennemis communs, ils apprirent tout ce qu'un amour comme le leur, peut, à certaines minutes, contenir de rancune, d'orgueil et d'hostilité. Cet incident, qui mit fin à ce que Raoul appelait les délices de Capoue, ce fut la rencontre inopinée qu'ils firent un soir de Beaumagnan, du baron d'Étigues et de Bennetot. Les trois amis entraient au théâtre des Variétés. – Suivons-les, dit Raoul. La comtesse hésitait. Il insista. – Comment une pareille occasion s'offre à nous, et nous n'en profiterions pas ! Ils entrèrent tous deux et s'installèrent dans une baignoire obscure. À ce moment, au fond d'une autre baignoire située près de la scène, ils eurent le temps d'apercevoir, avant que l'ouvreuse relevât le grillage, la silhouette de Beaumagnan et de ses deux acolytes. Un problème s'offrait. Pourquoi Beaumagnan, homme d'église et d'habitudes en apparence rigides, se fourvoyait-il dans un théâtre des boulevards, où précisément, on jouait une revue très décolletée et sans le moindre intérêt pour lui ? Raoul posa la question à Joséphine Balsamo qui ne répondit point, et cette indifférence affectée montra bien à Raoul que la jeune femme se séparait de lui en l'occurrence, et qu'elle ne voulait décidément pas de sa collaboration pour tout ce qui concernait l'inexplicable affaire. – Soit, lui dit-il, d'un ton net, où il y avait du défi ; soit, chacun de son côté et chacun pour soi. On verra qui s'adjugera le gros lot. Sur la scène, des théories de femmes levaient la jambe en cadence, tandis que défilaient les actualités. La commère, une belle fille peu habillée, qui représentait « La Cascadeuse » justifiait son sobriquet par des cascades de faux bijoux, qui ruisselaient tout autour d'elle. Un bandeau de pierres multicolores lui ceignait le front. Des lampes électriques s'allumaient dans ses cheveux. Deux actes furent joués. La baignoire d'avant-scène gardait son treillage hermétiquement clos, sans qu'on pût même deviner la présence des trois amis. Mais, au dernier entracte, Raoul, se promenant du côté de cette baignoire, constata que la porte en était légèrement entrouverte. Il regarda. Personne. S'étant informé, il apprit que les trois messieurs avaient quitté le théâtre au bout d'une demi-heure ! – Plus rien à faire ici, dit-il en rejoignant la comtesse, ils ont filé. À ce moment, le rideau se relevait. La commère parut de nouveau sur la scène. Sa coiffure plus dégagée permit de mieux voir le bandeau qu'elle portait au front depuis le début. C'était un ruban de tissu d'or où de gros cabochons, tous différents de couleur, se trouvaient fixés. Il y en avait sept. « Sept ! pensa Raoul. Voilà qui explique la venue de Beaumagnan. » Tandis que Joséphine Balsamo s'apprêtait, il apprit par une ouvreuse que la commère de la revue, Brigitte Rousselin, habitait une ancienne maison de Montmartre, d'où chaque jour, avec une vieille femme de chambre très dévouée, du nom de Valentine, elle descendait pour assister aux répétitions de la prochaine pièce. Le lendemain matin, à 11 heures, Raoul émergeait de la Nonchalante. Il déjeunait dans un restaurant de Montmartre et, à midi, enfilant une rue escarpée et tortueuse, il passait devant une petite maison étroite, précédée d'une cour que clôturait un mur, et appuyée à un immeuble de rapport dont le dernier étage – les fenêtres sans rideaux suffisaient à l'indiquer – n'avait pas de locataire. Raoul bâtit aussitôt, avec son habituelle rapidité de conception, un de ces plans qu'il exécutait ensuite presque mécaniquement. Il flâna de long en large, comme un homme qui a un rendez-vous. Soudain, voyant que la concierge de l'immeuble balayait le trottoir, il se glissa derrière cette femme, grimpa les étages, fractura la porte de l'appartement vide, ouvrit sur le côté une des fenêtres qui dominait le toit de la maison voisine, s'assura que personne ne pouvait l'apercevoir, et sauta. Tout près, une lucarne bâillait. Il se laissa tomber dans un grenier encombré d'objets hors d'usage, et d'où l'on ne descendait que par une trappe, qui fonctionnait mal et qu'il put tout juste soulever pour passer la tête. De là il dominait le palier du second étage et, en partie, la cage de l'escalier. Il n'y avait pas d'échelle. Au-dessous, c'est-à-dire au premier étage, deux voix de femmes échangeaient des paroles. Se penchant le plus possible, Raoul écouta, et se rendit compte, d'après certains propos que la jeune commère de revue était en train de déjeuner dans son boudoir, et que sa compagne, seule domestique de la maison, rangeait, tout en la servant, la chambre et le cabinet de toilette. – Fini, s'écria Brigitte Rousselin, en regagnant sa chambre. Ah ! ma bonne Valentine, quelle joie ! Pas de répétition aujourd'hui ! Je me recouche jusqu'au moment de sortir… Cette journée de repos gênait un peu les calculs de Raoul, qui espérait, en l'absence de Brigitte Rousselin, effectuer tranquillement une visite domiciliaire. Il patienta néanmoins, comptant sur le hasard. Quelques minutes s'écoulèrent. Brigitte fredonnait des airs de la revue lorsqu'un coup de timbre retentit dans la cour. – Bizarre, dit-elle. Je n'attends pourtant personne aujourd'hui. Cours donc voir, Valentine. La servante descendit. On perçut le claquement de la porte refermée, et elle remonta en disant : C'est du théâtre… un secrétaire du directeur qui apporte cette lettre. Donne. Tu as fait entrer dans le salon ? Oui. Raoul apercevait au premier étage la jupe de la jeune actrice. La servante tendit l'enveloppe qui fut aussitôt déchirée, et Brigitte lut à demi-voix : « Ma petite Rousselin, confiez donc à mon secrétaire le bandeau de pierres que vous mettez sur le front. J'en ai besoin pour en faire prendre le modèle. C'est urgent. Vous le retrouverez ce soir au théâtre. » En entendant ces quelques phrases, Raoul avait tressailli : « Tiens ! tiens ! pensait-il, le bandeau de pierres ! les sept cabochons. Est-ce que le directeur est aussi sur la piste ? Et Brigitte Rousselin va-t-elle obéir ? » Il fut rassuré. La jeune femme murmurait : – Pas possible. J'ai promis déjà ces pierres. – C'est ennuyeux, objecta la servante, le directeur ne sera pas content. – Que veux-tu ? J'ai promis, et l'on doit me les payer fort cher. – Alors que répondre ? – Je vais lui écrire, décida Brigitte Rousselin. Elle retourna dans son boudoir et, un instant après, remettait une enveloppe à la servante. – Tu le connais, ce secrétaire ? Tu l'as vu au théâtre ? – Ma foi non, c'est un nouveau. – Qu'il dise bien au directeur que je suis au regret, et que je lui expliquerai la chose ce soir à lui-même. Valentine repartit. De nouveau, il se passa un temps assez long. Brigitte s'était mise au piano et faisait des exercices de chant, qui couvrirent sans doute le bruit de la porte principale, car Raoul ne l'entendit point. Il éprouvait, de son côté, une certaine gêne, troublé par l'incident qui ne lui semblait pas très clair. Ce secrétaire qu'on ne connaissait pas, cette demande de bijoux, tout cela sentait le piège et la combinaison louche. Cependant il se rassura. Une ombre avait franchi la portière, se dirigeant vers le boudoir. « Valentine qui remonte, se dit Raoul. Mon impression était fausse. L'homme a filé. » Mais tout à coup, au milieu d'une ritournelle, le piano s'arrêta net, le tabouret sur lequel la chanteuse était assise fut repoussé brusquement et tomba, et elle articula avec une certaine inquiétude : – Qui êtes-vous ?… Ah ! le secrétaire, n'est-ce pas ? Le nouveau secrétaire… Mais que voulez-vous donc, monsieur ?… – M. le directeur, fit la voix de l'homme, m'a ordonné de rapporter les bijoux. Il faut donc que j'insiste… – Mais je lui ai répondu… balbutia Brigitte de plus en plus anxieuse… La femme de chambre a dû vous remettre la lettre… Pourquoi n'est-elle pas remontée avec vous ? Valentine ! Elle appela plusieurs fois, d'un ton de détresse. – Valentine !… Ah ! vous me faites peur, monsieur… Vos yeux… La porte fut fermée brutalement. Raoul perçut un bruit de chaises, le fracas d'une lutte, puis un grand cri : – Au secours ! Ce fut tout. D'ailleurs, à la seconde précise où il avait eu l'intuition du danger que courait Brigitte Rousselin, il s'était efforcé de soulever la trappe un peu plus et de se frayer un passage. Il lui fallut pour cela perdre un temps précieux. Après quoi il se laissa tomber, dégringola le second étage et se trouva en face de trois portes closes. Au hasard, il se rua sur l'une d'elles, et pénétra dans une pièce où il y avait le plus grand désordre. N'y voyant personne, il courut à travers la pièce jusqu'au cabinet de toilette, puis jusqu'à la chambre où il pensait bien que la lutte s'était poursuivie. Aussitôt, en effet, il avisa dans la demi-obscurité, car les rideaux de la fenêtre étaient presque fermés, un homme à genoux, et, gisant sur le tapis, une femme que cet homme tenait à la gorge des deux mains. Des râles de douleur se mêlaient à d'abominables jurons. – Dieu de Dieu, te tairas-tu. Ah ! cré bon sang, tu refuses les bijoux. Eh bien ma petite… L'attaque de Raoul qui se jeta sur lui avec une violence irrésistible, lui fit lâcher prise. Tous deux ils roulèrent contre la cheminée, où Raoul se heurta le front assez fort pour en éprouver quelques secondes de défaillance. L'assassin du reste était plus lourd que lui, et le duel ne pouvait pas être long entre ce mince adolescent et cet homme, que l'on devinait massif et de musculature puissante. De fait, au bout d'un instant, l'un des deux se dégagea, tandis que l'autre demeurait étendu et poussait de faibles soupirs. Mais celui qui se relevait n'était autre que Raoul. – Un joli coup, hein, monsieur ? ricana-t-il. Il me vient des instructions posthumes d'un sieur Théophraste Lupin, chapitre des méthodes japonaises. Ça vous expédie durant une bonne minute dans un monde meilleur et rend inoffensif comme un petit mouton. Il se pencha sur la jeune actrice, et, l'ayant saisie dans ses bras, la coucha sur le lit. Il vit tout de suite que l'effroyable étreinte du meurtrier n'avait pas eu les conséquences que l'on pouvait craindre. Brigitte Rousselin respirait à son aise. Aucune blessure n'était visible. Mais elle tremblait de tous ses membres et regardait avec des yeux de folle. – Vous ne souffrez pas, mademoiselle ? fit-il doucement. Non, n'est-ce pas ? Ce ne sera rien. Et surtout n'ayez pas peur. Vous n'avez plus rien à redouter de lui et, pour plus de sûreté… Vivement, il écarta les rideaux, arracha les cordons de tirage et lia les poignets inertes de l'homme. Mais, un peu de jour ayant pénétré dans la pièce, il tourna l'assassin vers la fenêtre afin d'examiner son visage. Un cri lui échappa. Il était confondu. Et il murmura avec stupeur : – Léonard… Léonard… Jamais il n'avait eu l'occasion de voir bien en face cet homme, en général courbé sur le siège de la voiture, enfouissant sa tête entre les épaules, et dissimulant sa taille au point que Raoul le croyait presque bossu et malingre. Mais il connaissait son profil osseux qu'allongeait une barbe grisonnante, et il n'eut pas le moindre doute : c'était Léonard, le factotum et le bras droit de Joséphine Balsamo. Il acheva de le ligoter, le bâillonna solidement, lui enveloppa la tête d'une serviette, et le traîna ensuite dans le boudoir, où il l'attacha aux pieds d'un lourd divan. Puis il s'en revint vers la jeune femme qui continuait à gémir. – C'est fini, dit-il. Vous ne le verrez plus. Reposez-vous. Moi, je vais m'occuper de votre servante et savoir ce qu'elle est devenue. De ce côté, il n'était pas inquiet, et, comme il le supposait, il découvrit Valentine au rez-de-chaussée, en un coin du salon, exactement dans le même état où il venait de laisser Léonard, c'est-à-dire réduite à l'impuissance et au silence. C'était une femme de tête. Une fois délivrée, et sachant son agresseur incapable de nuire, elle ne s'affola pas, et se conforma aux ordres de Raoul qui lui disait : – Je suis un agent de la police secrète. J'ai sauvé votre maîtresse. Allez la rejoindre et soignez-la. Pour moi, je vais interroger cet homme et me rendre compte s'il n'a pas de complices. Raoul la poussa dans l'escalier, avec la hâte de demeurer seul et de réfléchir aux idées confuses qui le harcelaient. Idées si pénibles que, par moments, il essayait presque de s'y soustraire et que, s'il avait écouté son instinct, laissant au hasard le soin de débrouiller la situation, il eût abandonné le champ de bataille et se serait enfui par la maison voisine. Mais une vision trop nette des choses qu'il fallait faire s'établissait en lui pour qu'il n'y dût pas obéir. Toute sa volonté croissante de chef, qui sait se résoudre et garder son sang-froid dans les circonstances les plus tragiques, l'obligeait à l'action. Il traversa la cour, et d'un geste très lent manœuvra la serrure de la porte principale qu'il put ainsi entrebâiller légèrement. Par la fente, il risqua un coup d'œil : de l'autre côté de la rue, un peu plus bas, la vieille berline stationnait. Sur le siège, un domestique tout jeune, qu'il avait vu plusieurs fois avec Léonard et qui s'appelait Dominique, gardait le cheval. Mais, à l'intérieur de la voiture, n'y avait-il pas un autre complice ? Et quel était ce complice ? Raoul ne referma pas la porte. Ses soupçons se confirmaient, et maintenant rien au monde ne l'eût empêché d'aller jusqu'au bout. Il remonta donc au premier étage et s'inclina sur le prisonnier. Un détail l'avait frappé, durant la lutte : un gros sifflet de bois retenu par une chaînette s'était échappé de l'une des poches de Léonard, et celui-ci, malgré le péril, l'avait rattrapé d'un mouvement machinal comme s'il eût craint de perdre cet instrument. Et la question se posait ainsi dans l'esprit de Raoul : le sifflet devait-il servir en cas de péril pour éloigner le complice ? ou bien au contraire, était-ce un signal pour appeler le complice lorsque toute la besogne serait faite ? Raoul adopta cette hypothèse, plus peut-être par intuition que par raisonnement. Il ouvrit donc la fenêtre, juste le temps nécessaire pour donner un coup de sifflet. Et, posté derrière les rideaux de tulle, il attendit. Son cœur sautait dans sa poitrine. Jamais encore il n'avait souffert de cette âpre et mauvaise souffrance. Au fond, il ne doutait pas de ce qui était sur le point d'advenir, et il connaissait la silhouette qui allait apparaître au cadre de la porte. Mais il voulait espérer quand même, contre toute évidence. Il n'admettait pas, il ne consentait pas à admettre que dans cette affaire ténébreuse, l'assassin Léonard eût comme complice… Le lourd battant fut poussé. – Ah ! fit Raoul avec désespoir. Joséphine Balsamo entrait. Elle entra paisiblement, avec autant de désinvolture que si elle rendait visite à une amie. Dès l'instant où Léonard avait sifflé, la voie était libre, et elle n'avait qu'à se présenter. Enveloppée de sa voilette, elle traversa légèrement la cour et pénétra dans la maison. Du coup Raoul avait reconquis toute sa tranquillité. Son cœur se calma. Il était prêt à combattre ce deuxième adversaire, comme il avait combattu le premier, avec des armes différentes, mais tout aussi efficaces. Il appela Valentine à mi-voix et lui dit : – Quoi qu'il arrive, pas un mot. Il y a contre Brigitte Rousselin un complot que je veux déjouer. Voici l'un des complices. Le silence absolu, n'est-ce pas ? La servante proposa : – Je peux aider, monsieur… courir chez le commissaire… – À aucun prix. L'affaire, si elle était connue, risquerait de tourner mal pour votre maîtresse. Je réponds de tout, mais à condition qu'aucun bruit ne vienne de cette chambre, aucun. – Bien, monsieur. Raoul ferma les deux portes de communication. Ainsi la pièce où se trouvait Brigitte Rousselin et celle où la partie allait se jouer entre Josine et lui étaient nettement séparées. Comme il le désirait, aucun bruit ne pouvait passer de l'une à l'autre. À ce moment, Joséphine Balsamo débouchait du palier. Elle le vit. Et elle reconnut aux vêtements le corps ficelé de Léonard. Raoul immédiatement eut la notion exacte de ce que Joséphine Balsamo pouvait, à certaines minutes graves, avoir d'empire sur elle-même. Loin de s'effarer en constatant la présence inattendue de Raoul et le désordre d'une pièce où Léonard était captif, elle commença par réfléchir, dominant ses nerfs de femme et l'agitation qui la secouait, et il était facile de comprendre qu'elle se demandait : « Qu'est-ce que cela veut dire ? Que fait Raoul ici ? Qui donc a ligoté Léonard ? » À la fin, retirant sa voilette, elle demanda simplement, car c'était là, en toute certitude, ce qui la tourmentait le plus : – Pourquoi me regardes-tu ainsi, Raoul ? Il mit un certain temps à lui répondre. Les mots qu'il allait prononcer étaient effrayants et il la dévisageait pour ne pas perdre un seul tressaillement de ses muscles ni un seul clignotement de ses yeux. Il murmura : – Brigitte Rousselin a été assassinée. – Brigitte Rousselin ? – Oui, l'actrice d'hier soir, celle au bandeau de pierreries, et tu n'oseras pas dire que tu ne sais pas qui est cette femme, puisque tu es ici, chez elle, et puisque tu as chargé Léonard de t'avertir, aussitôt la besogne faite. Elle parut bouleversée. – Léonard ? Ce serait Léonard ? – Oui, affirma-t-il. C'est lui qui a tué Brigitte. Je l'ai surpris qui la tenait au cou de ses deux mains. Il la vit qui tremblait, et elle tomba assise en balbutiant : – Ah ! le misérable !… le misérable… est-il possible qu'il ait fait cela ? Et, plus bas encore, avec une épouvante qui croissait à chaque mot : – Il a tué… il a tué… Est-ce possible ! Il m'avait pourtant juré que jamais il ne tuerait… il me l'avait juré… Oh ! je ne veux pas croire… Était-elle sincère, ou jouait-elle la comédie ? Léonard avaitil agi sous le coup d'une folie subite, ou d'après les instructions qui lui ordonnaient le crime quand la ruse échouait ? Questions redoutables que Raoul se posait sans pouvoir y répondre. Joséphine Balsamo releva la tête, observa Raoul de ses yeux pleins de larmes, puis brusquement se jeta sur lui, les mains jointes. – Raoul… Raoul… pourquoi me regardes-tu ainsi ? Non… non… n'est-ce pas ? tu ne m'accuses pas ? Ah ! ce serait terrible… Tu pourrais croire que je savais ?… que j'ai commandé ou permis ce crime abominable ?… Non… Jure-moi que tu ne crois pas. Oh ! Raoul… mon Raoul… Un peu brutalement, il la contraignit à s'asseoir. Ensuite il repoussa Léonard dans l'ombre. Et, après avoir fait quelques pas de long en large, il revint vers la Cagliostro et la saisit à l'épaule : – Écoute-moi, Josine, prononça-t-il lentement, d'une voix qui était celle d'un accusateur, et même d'un adversaire beaucoup plus que d'un amant, écoute-moi. Si, d'ici une demi-heure, tu n'as pas fait la pleine clarté sur toute cette affaire, et sur les machinations secrètes qui la compliquent, j'agis envers toi comme envers une ennemie mortelle, de gré ou de force je t'éloigne de cette maison, et sans la moindre hésitation je vais dénoncer au plus proche commissariat de police le crime que ton complice Léonard vient de commettre sur la personne de Brigitte Rousselin… Après quoi, tu te débrouilleras. Veux-tu parler ? Chapitre 8 Deux volontés La guerre était déclarée, et elle l'était au moment choisi par Raoul, alors qu'il avait toutes les chances pour lui, et que Joséphine Balsamo, prise au dépourvu, faiblissait sous une attaque qu'elle n'aurait jamais supposée aussi violente et aussi implacable. Bien entendu une femme de sa trempe ne pouvait consentir à la défaite. Elle voulut résister. Elle n'admit pas que le tendre et délicieux amant qu'était Raoul d'Andrésy pût ainsi du premier coup s'ériger en maître et lui imposer la rude étreinte de sa volonté. Elle recourut aux câlineries, aux pleurs, aux promesses, à tous les artifices de la femme. Raoul se montra sans pitié. – Tu parleras ! J'en ai assez, des ténèbres. Tu peux t'y complaire, moi pas. Il me faut la grande clarté. – Mais sur quoi ? s'écria-t-elle, exaspérée. Sur ma vie ? – Ta vie t'appartient, dit Raoul, cache ton passé si tu as peur de l'étaler sous mes yeux. Je sais bien que tu resteras toujours une énigme pour moi et pour tout le monde, et que jamais ton pur visage ne me renseignera sur ce qui s'agite au fond de ton âme. Mais ce que je veux connaître c'est le côté de ta vie qui touche à la mienne. Nous avons un but commun. Montre-moi le chemin que tu suis. Sinon, je risque de me heurter au crime, et je ne veux pas ! Il frappa du poing. – Tu entends, Josine. Je ne veux pas tuer ! Voler, oui. Cambrioler, soit ! Mais tuer, non, mille fois non ! – Je ne le veux pas non plus, dit-elle. – Peut-être, mais tu fais tuer. – Mensonge ! – Alors, parle. Explique-toi. Elle se tordait les mains. Elle protestait et gémissait : – Je ne peux pas… je ne peux pas… – Pourquoi ? Qui t'empêche de m'apprendre ce que tu sais de l'affaire, ce que t'a révélé Beaumagnan ? – J'aimerais mieux ne pas te mêler à tout cela, murmura-telle, ne pas t'opposer à cet homme. Il éclata de rire. – Tu as peur pour moi, peut-être ? Ah ! le bon prétexte ! Rassure-toi, Josine. Je ne crains pas Beaumagnan. Il y a un autre adversaire que je redoute bien plus que lui. – Qui ? – Toi, Josine. Il répéta plus durement : – Toi, Josine, Et c'est pour cette raison que je veux la lumière. Quand je te verrai bien en face, je n'aurai plus peur. Estu décidée ? Elle secoua la tête. – Non, dit-elle, non. Raoul s'emporta. – C'est-à-dire que tu te défies de moi. L'affaire est belle : tu veux la garder tout entière. Soit. Partons. Dehors tu jugeras mieux la situation. Il la prit dans ses bras et la jeta sur son épaule, comme il l'avait fait, le premier soir, au pied de la falaise. Et, ainsi chargé, il se dirigea vers la porte. – Arrête, dit-elle. Ce coup de force, accompli avec une aisance incroyable, acheva de la dompter. Elle sentit qu'il ne fallait pas le provoquer davantage. – Que veux-tu savoir ? dit-elle, une fois qu'il l'eût assise de nouveau. – Tout, répliqua-t-il, et d'abord le motif de ta présence ici, et la raison pour laquelle ce misérable a tué Brigitte Rousselin. Elle déclara : – Le bandeau de pierreries… – Elles n'ont pas de valeur ! Ce sont des pierres quelconques, faux grenats, fausses topazes, béryls, opales… – Oui, mais il y en a sept. – Et après ? devait-il la tuer ? C'était si simple d'attendre et de fouiller les chambres à la première occasion. – Évidemment, mais il paraît que d'autres étaient sur la piste. – D'autres ? – Oui, ce matin, à la première heure, sur mes ordres, Léonard s'est enquis de cette Brigitte Rousselin dont j'avais remarqué le diadème hier soir, et il est venu me dire que des gens rôdaient autour de cette maison. – Des gens ? Qui serait-ce ? – Des émissaires de la Belmonte. – Cette femme qui est mêlée à l'affaire ? – Oui, on la retrouve partout. – Et après ? répéta Raoul, était-ce une raison pour tuer ? – Il aura perdu la tête. J'avais eu tort de lui dire : « Il me faut ce bandeau à tout prix. » – Tu vois, tu vois, s'écria Raoul, nous sommes à la merci d'une brute qui perd la tête et qui tue bêtement, stupidement. Allons, il faut en finir. Je pense plutôt que les gens qui rôdaient ce matin avaient été envoyés par Beaumagnan. Or, tu n'es pas de taille à te mesurer avec Beaumagnan. Laisse-moi prendre la direction. Si tu veux réussir, c'est par moi, par moi seul que tu réussiras. Josine faiblit. Raoul affirmait sa supériorité d'un ton de telle conviction qu'elle en eut, pour ainsi dire, l'impression physique. Elle le vit plus grand qu'il n'était et plus puissant, mieux doué que tous les hommes qu'elle avait connus, armé d'un esprit plus subtil, d'un regard plus aigu, de moyens d'action plus divers. Elle s'inclina devant cette volonté implacable et devant cette énergie qu'aucune considération ne pouvait fléchir. ici ? – Soit, prononça-t-elle. Je parlerai. Mais pourquoi parler – Ici, et pas ailleurs, articula Raoul, sachant bien que si la Cagliostro se ressaisissait, il n'obtiendrait rien. – Soit, dit-elle encore, accablée, soit, je cède, puisque notre amour est en jeu, et que tu sembles en faire si peu de cas. Raoul éprouva un sentiment profond d'orgueil. Pour la première fois, il prit conscience de l'ascendant qu'il exerçait sur les autres, et de la puissance vraiment extraordinaire avec laquelle il imposait ses décisions. Certes, la Cagliostro n'était pas en possession de toutes ses ressources. Le meurtre supposé de Brigitte Rousselin avait en quelque sorte désagrégé son pouvoir de résistance, et le spectacle de Léonard enchaîné ajoutait à sa détresse nerveuse. Mais, comme il avait, lui, saisi rapidement l'occasion qui se présentait, et profité de tous ses avantages pour établir, par la menace et par la peur, par la force et par la ruse, sa victoire définitive ! Maintenant, il était le maître. Il avait contraint Joséphine Balsamo à se rendre, et discipliné en même temps son propre amour. Baisers, caresses, manœuvres de séduction, ensorcellement de la passion, envoûtement du désir, il ne craignait plus rien, puisqu'il avait été jusqu'à la limite même de la rupture. Il enleva le tapis qui recouvrait le guéridon et le jeta sur Léonard, puis il revint et prit place auprès de Josine. – J'écoute. Elle lui jeta un coup d'œil où se révélaient de la rancune et de la colère impuissante et elle murmura : – Tu as tort. Tu profites d'une défaillance passagère pour exiger de moi un récit que je t'aurais fait un jour ou l'autre de plein gré. C'est une humiliation inutile, Raoul. Il répéta durement : – J'écoute. Alors elle dit : – Tu l'auras voulu. Finissons-en, et le plus vite possible. Je te fais grâce de tous les détails pour aller droit au but. Ce ne sera ni long ni compliqué. Un simple rapport. Donc, il y a vingtquatre ans, durant les mois qui ont précédé la guerre de 1870 entre la France et la Prusse, le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen et sénateur, en tournée de confirmation dans le pays de Caux, fut surpris par un orage effroyable et dut se réfugier au château de Gueures, qu'habitait alors son dernier propriétaire, le chevalier des Aubes. Il y dîna. Le soir, comme il se retirait dans la chambre qu'on lui avait préparée, le chevalier des Aubes, un vieillard de près de quatre-vingt-dix ans, tout cassé, mais ayant encore bien sa tête, sollicita de lui une audience particulière qui fut immédiatement accordée, et qui dura fort longtemps. Voici le résumé des étranges révélations qu'entendit alors le cardinal de Bonnechose, résumé qu'il écrivit plus tard, et auquel je ne changerai pas un seul mot. « Le voici. Je le sais par cœur : « Monseigneur, expliqua le vieux chevalier, je ne vous étonnerai point si je vous dis que mes premières années s'écoulèrent au milieu de la grande tourmente révolutionnaire. À l'époque de la Terreur, j'avais douze ans, j'étais orphelin, et j'accompagnais chaque jour ma tante des Aubes à la prison voisine, où elle distribuait des menus secours et soignait les malades. On y avait enfermé toutes sortes de pauvres gens que l'on jugeait et condamnait au petit bonheur, et c'est ainsi, pour ma part, que j'eus l'occasion de fréquenter un brave homme dont personne ne connaissait le nom, et dont personne ne savait pourquoi ni sur quelle dénonciation il avait été arrêté. Les politesses que je lui rendis et ma pitié lui inspiraient confiance. Je gagnai son affection, et, le soir du jour où il avait été jugé à son tour, et condamné, il me dit : « – Mon enfant, demain, dès l'aurore, les gendarmes me conduiront à l'échafaud, et je mourrai sans qu'on sache qui je suis. Ainsi l'ai-je voulu. À toi-même, je ne le dirai pas. Mais les événements exigent que je te fasse certaines confidences, et que je te demande de les écouter comme un homme et, plus tard, d'en tenir compte avec la loyauté et le sang-froid d'un homme. La mission dont je te charge est d'une importance considérable. Je suis convaincu, mon enfant, que tu sauras te mettre à la hauteur d'une pareille tâche, et garder, quoi qu'il arrive, un secret d'où dépendent les intérêts les plus graves." « Il m'apprit ensuite, continua le chevalier des Aubes, qu'il était prêtre, et, comme tel, dépositaire de richesses incalculables transformées en pierres précieuses d'une si grande pureté que la plus haute valeur se trouvait atteinte, pour chacune d'elles, sous le volume le plus réduit. Au fur et à mesure de leur acquisition, ces pierres avaient été mises de côté au fond de la cachette la plus originale qui soit. En un coin du pays de Caux, dans un espace libre, où tout le monde pouvait se promener, émergeait un de ces énormes cailloux qui servaient et qui servent encore à marquer la limite de certains domaines, champs, vergers, prairies, bois, etc. Cette borne de granit enfoncée presque entièrement dans le sol, et environnée de broussailles, était percée à son extrémité supérieure de deux ou trois ouvertures naturelles, bouchées par de la terre, où poussaient de menues plantes et des fleurs sauvages. « C'est là, par une quelconque de ces ouvertures dont on enlevait chaque fois la motte de terre pour la remettre soigneusement en place, c'est là, dans cette tirelire en plein air, que l'on glissait les magnifiques pierres précieuses. Actuellement les cavités étant remplies et aucune autre cachette n'ayant été choisie, on enfermait depuis quelques années les pierres nouvellement acquises dans un coffret en bois des Îles, que le prêtre avait luimême enterré au pied de la borne, quelques jours avant son arrestation. « Il m'indiqua fort exactement l'endroit et me communiqua une formule composée d'un mot unique, lequel en cas d'oubli, désignait l'emplacement d'une façon rigoureuse. « Je dus alors promettre que, aussitôt le retour de temps plus paisibles, c'est-à-dire à une date qu'il estima très justement éloignée de vingt ans, j'irais d'abord m'assurer que tout était bien en place, et qu'à partir de cette date j'assisterais chaque année à la grand-messe célébrée le dimanche de Pâques dans l'église du village de Gueures. « Un dimanche de Pâques, en effet, j'apercevrais à côté du bénitier un homme vêtu de noir. Dès que j'aurais dit mon nom à cet homme, il devait me conduire non loin d'un chandelier en cuivre à sept branches qu'on n'allumait qu'aux jours de fête. Je devais, moi, répondre aussitôt à son geste en lui confiant la formule d'emplacement. « C'étaient là entre nous les deux signes de reconnaissance. Après quoi je le guidais jusqu'à la borne de granit. « Je promis sur mon salut éternel que je me conformerais aveuglément aux instructions données ! Le lendemain, le digne prêtre montait sur l'échafaud. « Monseigneur, bien que très jeune, je tins religieusement mon serment de discrétion. Ma tante des Aubes étant morte, je fus enrôlé comme enfant de troupe et fis, par la suite, toutes les guerres du Directoire et de l'Empire. À la chute de Napoléon, âgé de trente-trois ans, cassé de mon grade de colonel, je me rendis d'abord à la cachette où j'aperçus facilement la borne de granit, puis, le dimanche de Pâques 1816, à l'église de Gueures ou je vis, sur l'autel, le chandelier de cuivre. Ce dimanche-là l'homme vêtu de noir n'était pas devant le bénitier. « Je m'y rendis le dimanche de Pâques suivant, et chaque dimanche du reste, car, entre-temps, j'avais acheté le château de Gueures qui se trouvait en vente et, de la sorte, comme un soldat scrupuleux, je montais la garde auprès du poste que l'on m'avait assigné. Et j'attendais. « Monseigneur, voilà cinquante-cinq ans que j'attends. Personne n'est venu, et jamais je n'ai entendu parler de quoi que ce fût qui ait le moindre rapport avec cette histoire. La borne n'a pas bougé. Le chandelier est allumé aux jours prescrits par le sacristain de Gueures. Mais l'homme vêtu de noir n'est pas venu au rendez-vous. « Que devais-je faire ? À qui m'adresser ? Tenter une démarche auprès de l'autorité ecclésiastique ? Demander une audience au roi de France ? Non, ma mission était strictement définie. Je n'avais pas le droit de l'interpréter à ma façon. « Je me tus. Mais quels débats de conscience ! Quels scrupules douloureux ! Quelle angoisse à l'idée que je pouvais mourir et emporter dans la tombe un secret aussi formidable ! « Monseigneur, depuis ce soir, tous mes doutes et tous mes scrupules se sont dissipés. Votre venue fortuite dans ce château me semble une manifestation indéniable de la volonté divine. Vous êtes à la fois, le pouvoir religieux et le pouvoir temporel. Comme archevêque, vous représentez l'Église. Comme sénateur, vous représentez la France. Je ne risque pas de me tromper en vous faisant des révélations qui intéressent l'une et l'autre. Désormais, c'est à vous de choisir, Monseigneur ! Agissez. Négociez. Et lorsque vous m'aurez dit entre les mains de qui doit être remis le dépôt sacré, je vous donnerai toutes les indications nécessaires. » « Le cardinal de Bonnechose avait écouté sans interrompre. Il ne put se retenir d'avouer au chevalier des Aubes que l'histoire le laissait un peu incrédule. Sur quoi, le chevalier sortit et revint au bout d'un instant avec un petit coffret en bois des Îles. « Voici le coffret dont il me fut parlé, et que j'ai trouvé làbas. Il m'a paru plus sage de le prendre chez moi. Emportez-le, Monseigneur, et faites estimer les quelque cent pierres précieuses qu'il renferme. Vous croirez alors que mon histoire est véridique et que le digne prêtre n'a pas eu tort de faire allusion à des richesses incalculables puisque la borne de granit contient, selon son affirmation, dix mille pierres aussi belles que celles-ci. » « L'insistance du chevalier et les preuves qu'il avançait décidèrent le cardinal, qui s'engagea dès lors à poursuivre l'affaire et à mander le vieillard auprès de lui aussitôt qu'une solution pourrait intervenir. « L'entretien prit fin sur cette promesse, que l'archevêque avait le ferme propos de tenir, mais dont les événements retardèrent l'exécution. Ces événements, tu les connais, ce fut d'abord la déclaration de guerre entre la France et la Prusse et les désastres qui s'ensuivirent. Les lourdes charges de son poste l'absorbèrent. L'Empire s'écroula. La France fut envahie. Et les mois passèrent. « Lorsque Rouen fut menacé, le cardinal, désireux d'expédier en Angleterre certains documents auxquels il attachait de l'importance eut l'idée de joindre à l'envoi le coffret du chevalier. Le 4 décembre, veille du jour où les Allemands allaient entrer dans la ville, un domestique de confiance, le sieur Jaubert, conduisit lui-même un cabriolet qui fila par la route du Havre où Jaubert devait s'embarquer. « Deux jours plus tard, le cardinal apprenait que le cadavre de Jaubert avait été trouvé dans un ravin de la forêt de Rouvray, à dix kilomètres de Rouen. On rapportait au cardinal la valise des documents. Quant au cabriolet et au cheval, disparus, ainsi que le coffret en bois des Îles. Les renseignements recueillis établissaient que l'infortuné domestique avait dû tomber dans une reconnaissance de cavalerie allemande, qui s'était aventurée au-delà de Rouen pour piller les voitures des riches bourgeois en fuite vers Le Havre. « La malchance continua. Au début de janvier, le cardinal reçut un. émissaire du chevalier des Aubes. Le vieillard n'avait pu survivre à la défaite de son pays. Avant de mourir, il avait griffonné ces deux phrases, presque illisibles : « “Le mot de la formule qui désigne l'emplacement de la borne est gravé au fond du coffret… J'ai caché le chandelier de cuivre dans mon jardin.” « Ainsi, il ne restait plus rien de l'aventure. Le coffret étant volé, aucune preuve ne permettait d'affirmer que le récit du chevalier des Aubes contenait la moindre parcelle de vérité. Personne n'avait même vu les pierres. Étaient-elles vraies ? Mieux que cela : existaient-elles autrement que dans l'imagination du chevalier ? Et le coffret ne servait-il pas simplement d'écrin à quelques bijoux de théâtre et à quelques cailloux de couleur ? « Le doute envahit peu à peu l'esprit du cardinal, un doute assez tenace pour qu'il se résolût, en fin de compte, à garder le silence. Le récit du chevalier des Aubes devait être considéré comme une divagation de vieillard. Il eût été dangereux de répandre de telles billevesées. Donc il se tut. Mais… » – Mais, répéta Raoul d'Andrésy que de telles billevesées semblaient intéresser prodigieusement… – Mais, répondit Joséphine Balsamo, avant de prendre une résolution définitive il avait écrit ces quelques pages, ce mémoire relatif à son entretien du château de Gueures et aux incidents qui suivirent, mémoire qu'il oublia de brûler ou qu'on égara, et qui, quelques années après sa mort, fut trouvé dans un de ses livres de théologie, quand on vendit sa bibliothèque aux enchères. – Trouvé par qui ? – Par Beaumagnan. Joséphine Balsamo avait raconté cette histoire en tenant la tête baissée, et d'une voix un peu monotone, comme une leçon qu'on récite. En relevant les yeux, elle fut frappée par l'expression de Raoul. – Qu'est-ce que tu as ? dit-elle. – Cela me passionne. Pense donc, Josine, pense donc que, de proche en proche, par les confidences de trois vieillards qui se sont transmis le flambeau, nous remontons à plus d'un siècle, et que, de là, nous nous rattachons à une légende, que dis-je, à un secret formidable qui date du Moyen Age. La chaîne ne s'est pas rompue. Tous les maillons sont en place. Et, dernier anneau de cette chaîne, voilà que Beaumagnan apparaît. Qu'a-t-il fait, Beaumagnan ? Faut-il le déclarer digne de son rôle, ou l'en déposséder ? Dois-je m'associer à lui ou lui arracher le flambeau ? L'exaltation de Raoul convainquit la Cagliostro qu'il ne lui permettrait pas de s'interrompre. Elle hésitait cependant, car les paroles les plus importantes peut-être, en tout cas les plus graves, puisqu'il s'agissait de son rôle, n'avaient pas été prononcées. Mais il lui dit : – Continue, Josine. nous sommes sur une route magnifique. Marchons ensemble, et nous toucherons ensemble la récompense qui est à portée de nos mains. Elle continua : – Beaumagnan s'explique d'un mot : c'est un ambitieux. Dès le début, il a mis sa vocation religieuse, qui est réelle, au service de son ambition, qui est démesurée, et l'une et l'autre l'ont conduit à se glisser dans la Compagnie de Jésus où il occupe un poste considérable. La découverte du mémoire le grisa. Les vastes horizons s'ouvraient devant lui. Il parvint à convaincre certains de ses supérieurs, les enflamma pour la conquête des richesses, et il obtint qu'on fit jouer en faveur de son entreprise toutes les influences dont les Jésuites disposent. « Aussitôt il groupa autour de lui une douzaine de hobereaux plus ou moins honorables et plus ou moins endettés, auxquels il ne dévoila qu'une partie de l'affaire, et qu'il organisa en une véritable association de conspirateurs prêts à toutes les be- sognes. Chacun eut son champ d'action, chacun sa sphère d'investigations. Beaumagnan les tenait par l'argent dont il est prodigue. « Deux années de recherches minutieuses aboutirent à ces résultats qui ne sont pas négligeables. Tout d'abord on sut que le prêtre décapité s'appelait le frère Nicolas, trésorier de l'abbaye de Fécamp. Ensuite à force de fouiller les archives secrètes et les vieux cartulaires, on découvrit des correspondances curieuses échangées jadis entre tous les monastères de France, et il parut établi que, depuis un temps très reculé, il y avait une circulation d'argent qui était comme une dîme payée bénévolement par toutes les institutions religieuses, et recueillie par les seuls monastères du pays de Caux. Cela semblait constituer un trésor commun, une réserve inépuisable en vue d'assauts possibles à soutenir ou de croisades à entreprendre. Un conseil de trésorerie, composé de sept membres, gérait ces richesses, mais seul l'un d'eux en connaissait l'emplacement. « La Révolution avait détruit tous ces monastères. Mais les richesses existaient. Le frère Nicolas en avait été le dernier gardien. » Un grand silence prolongea les paroles de Joséphine Balsamo. La curiosité de Raoul n'avait pas été déçue, et il éprouvait une vive émotion. Il murmura avec un enthousiasme contenu : – Que tout cela est beau ! Quelle magnifique aventure ! J'ai toujours eu la certitude que le passé avait légué au présent de ces trésors fabuleux dont la recherche prend inévitablement la forme d'un insoluble problème. Comment en serait-il autrement ? Nos ancêtres ne disposaient pas comme nous des coffres-forts et des caves de la Banque de France. Ils étaient obligés de choisir des cachettes naturelles où ils entassaient l'or et les bijoux, et dont ils transmettaient le secret par quelque formule mnémotechnique qui était comme le chiffre de la serrure. Qu'un cataclysme survînt, le secret était perdu, et perdu le trésor si péniblement accumulé. Son effervescence croissait et il scanda joyeusement : « Celui-là ne le sera pas, Joséphine Balsamo, et c'est l'un des plus fantastiques. Si le frère Nicolas a dit vrai, et tout l'atteste, si les dix mille pierres précieuses ont été glissées dans l'étrange tirelire, c'est à quelque chose comme un milliard de francs qu'il faudrait évaluer ces biens de mainmorte légués par le Moyen Age, tout cet effort de millions et de millions de moines, cette gigantesque offrande de tout le peuple chrétien et des grandes époques de fanatisme, tout cela qui est dans les flancs de la borne de granit, au milieu d'un verger normand ! Est-ce admirable ? « Et ton rôle dans l'aventure, Joséphine Balsamo ? Qu'astu donc apporté ? Tiens-tu de Cagliostro quelque indication spéciale ? – Quelques mots seulement, dit-elle. Sur la liste que je possède des quatre énigmes révélées par lui, il a écrit, en face de celle-ci et de “La Fortune des rois de France” cette note : “Entre Rouen, Le Havre et Dieppe. (Aveux de Marie-Antoinette.)” – Oui, oui, reprit Raoul sourdement, le pays de Caux… l'estuaire du vieux fleuve au bord duquel ont prospéré les rois de France et les moines … c'est bien là que sont cachées les économies de dix siècles de religion … Les deux coffres sont là, non loin l'un de l'autre, naturellement, et c'est là que je les trouverai. Puis, se tournant vers Josine : – Alors tu cherchais aussi ? – Oui, mais sans données précises… – Et une autre femme cherchait comme toi ? dit-il en la regardant au fond des yeux, celle qui a tué les deux amis de Beaumagnan ? – Oui, dit-elle, la marquise de Belmonte qui est, je le suppose, une descendante de Cagliostro. – Et tu n'as rien découvert ? – Rien, jusqu'au jour où j'ai rencontré Beaumagnan. – Lequel voulait venger le meurtre de ses amis ? – Oui, dit-elle. – Et Beaumagnan, peu à peu, t'a confié ce qu'il savait ? – Oui. – De lui-même ? – De lui-même… – C'est-à-dire que tu as deviné qu'il poursuivait le même but que toi, et tu as profité de l'amour que tu lui inspirais pour l'amener aux confidences. – Oui, dit-elle franchement. – C'était jouer gros jeu. – C'était jouer ma vie. En décidant de me tuer, il a voulu certes s'affranchir de l'amour dont il souffrait, puisque je n'y répondais pas, mais aussi et surtout il a eu peur des révélations qu'il m'avait faites. Je suis devenue soudain pour lui, l'ennemie qui pouvait atteindre le but avant lui. Le jour où il s'est aperçu de la faute commise, j'étais condamnée. – Cependant ses découvertes se réduisaient à quelques données historiques, assez vagues somme toute ? – À cela seulement. – Et la branche du chandelier que j'ai sortie du pilastre fut le premier élément de vérité positive. – Le premier. – Du moins je le suppose. Car, depuis votre rupture, rien ne prouve qu'il n'ait avancé, lui, de quelques pas. – De quelques pas ? – Oui, d'un pas tout au moins. Hier soir Beaumagnan est venu au théâtre. Pourquoi ? Sinon pour cette raison que Brigitte Rousselin portait sur son front un bandeau composé de sept pierres. Il a voulu se rendre compte de ce que cela signifiait, et sans doute est-ce lui, ce matin, qui a fait surveiller la maison de Brigitte. – En admettant qu'il en soit ainsi, nous ne pouvons rien savoir. – Nous pouvons le savoir, Josine. – Comment ? Par qui ? – Par Brigitte Rousselin. Elle tressaillit. « Brigitte Rousselin… » Certes, dit-il tranquillement, il suffit de l'interroger. – Interroger cette femme ? – Je parle d'elle et non d'une autre. – Mais alors… mais alors… elle vit donc ? – Parbleu ! dit-il. Il se leva de nouveau et pivota deux ou trois fois sur ses talons, petit tournoiement qu'il fit suivre d'une esquisse de danse qui tenait du cancan et de la gigue. – Je t'en supplie, comtesse de Cagliostro, ne me lance pas des regards furieux. Si je n'avais pas provoqué en toi une secousse nerveuse assez forte pour démolir ta résistance, tu ne soufflais pas mot de l'aventure, et où en serions-nous ? Un jour ou l'autre Beaumagnan étouffait le milliard, et Joséphine se mordait les pouces. Allons, un joli sourire au lieu de cet œil chargé de haine. Elle chuchota : – Tu as eu l'audace ! … tu as osé !… Et toutes ces menaces, tout ce chantage pour me contraindre à parler, c'était de la comédie ? Ah ! Raoul, je ne te pardonnerai jamais. – Mais si, mais si, dit-il d'un ton badin, tu pardonneras. Simple petite blessure d'amour-propre, qui n'a rien à voir avec notre amour, ma chérie ! Entre gens qui s'aiment comme nous, cela n'existe pas. Un jour c'est l'un qui égratigne, le lendemain c'est l'autre… jusqu'à l'instant où l'accord est parfait sur tous les points. – À moins qu'on ne rompe auparavant, fit-elle entre ses dents. – Rompre ? parce que je t'ai soulagée de quelques confidences ? Rompre ?… Mais Joséphine gardait un air si déconcerté que, soudain, Raoul, pris d'un fou rire, dut interrompre ses explications. Il sautait d'un pied sur l'autre, et tout en gambadant, gémissait : – Dieu ! que c'est drôle ! Madame est fâchée ! … Alors, quoi ? plus moyen de se jouer des petits tours ?… Pour un rien, la moutarde vous monte au nez ! … Ah ! ma bonne Joséphine, ce que tu m'auras fait rire ! Elle ne l'écoutait plus. Sans s'occuper de lui, elle enleva la serviette qui encapuchonnait Léonard et coupa les liens. née. – N'y touche pas ! ordonna-t-elle. Il s'arrêta net, les poings tendus contre le visage de Raoul, qui murmura les larmes aux yeux : – Allons bon, voilà le sbire… un diable qui sort de sa boîte… Hors de lui, l'homme frémissait : – On se retrouvera, mon petit monsieur … On se retrouvera … mon petit monsieur… fût-ce dans cent ans… – Tu comptes donc par siècles aussi, toi ! … ricana Raoul, comme ta patronne… Léonard bondit vers Raoul, avec une allure de bête déchaî- – Va-t'en, exigea la Cagliostro en poussant Léonard jusqu'à la porte… Va-t'en… Tu emmèneras la voiture… Ils échangèrent quelques mots rapides en une langue que Raoul ne comprenait pas. Puis, quand elle fut seule avec le jeune homme, elle se rapprocha et lui dit d'une voix âpre : – Et maintenant ? – Maintenant ? – Oui, tes intentions ? – Mais tout à fait pures, Joséphine, des intentions angéliques. – Assez de blagues. Que veux-tu faire ? Comment comptestu agir ? Devenu sérieux, il répondit : – J'agirai différemment de toi, Josine, qui t'es toujours défiée. Je serai ce que tu n'as pas été, un ami loyal qui rougirait de te porter préjudice. – C'est-à-dire ? – C'est-à-dire que je vais poser à Brigitte Rousselin les quelques questions indispensables, et les poser de manière que tu entendes. Cela te convient ? – Oui, dit-elle, toujours irritée. – En ce cas, reste ici. Ce ne sera pas long. Le temps presse. – Le temps presse ? – Oui, tu vas comprendre, Josine. Ne bouge pas. Aussitôt Raoul ouvrit les deux portes de communication et les laissa entrebâillées afin que le moindre mot pût être perçu par elle, et se dirigea vers le lit où Brigitte Rousselin reposait sous la garde de Valentine. La jeune actrice lui sourit. Malgré tout son effroi, et bien qu'elle ne saisît rien de ce qui se passait, elle avait, en voyant son sauveur, une impression de sécurité et de confiance qui la détendait. – Je ne vous fatiguerai pas, dit-il… Une minute ou deux seulement. Vous êtes en état de répondre ? – Oh ! certes. – Eh bien ! voilà. Vous avez été victime d'une sorte de fou que la police surveillait et que l'on va interner. Donc, plus le moindre péril. Mais je voudrais éclaircir un point. – Interrogez. – Qu'est-ce que c'est que ce bandeau de pierreries ? De qui le tenez-vous ? Il sentit qu'elle hésitait. Cependant, elle avoua : fret. – Un vieux coffret de bois ? – Ce sont des pierres… que j'ai trouvées dans un vieux cof- – Oui, tout fendu et qui n'était pas même fermé. Il était caché sous de la paille, dans le grenier de la petite maison que ma mère habite en province. – Où ? – À Lillebonne, entre Rouen et Le Havre. – Je sais. Et ce coffret provenait ?… – Je l'ignore. Je ne l'ai pas demandé à maman. – Vous avez trouvé les pierres comme elles sont maintenant ? – Non, elles étaient montées en bagues sur de gros anneaux d'argent. – Et ces anneaux ? – Je les avais encore hier dans ma boîte de maquillage au théâtre. – Vous ne les avez donc plus ? – Non, je les ai cédés à un monsieur qui est venu me féliciter dans ma loge et qui les a vus par hasard. – Il était seul ? – Avec deux messieurs. C'est un collectionneur. Je lui ai promis de lui rapporter les sept pierres aujourd'hui à trois heures afin qu'il reconstitue les bagues. Il doit me les racheter un bon prix. – Ces anneaux portent des inscriptions à l'intérieur ? – Oui… des mots en caractères anciens, auxquels je n'ai pas fait attention. Raoul réfléchit et conclut d'une voix un peu grave : – Je vous conseille de garder le secret le plus absolu sur tous ces événements. Sinon, l'affaire pourrait avoir des conséquences fâcheuses, non pas pour vous, mais pour votre mère. Il est assez étonnant qu'elle dissimule chez elle des bagues, sans valeur évidemment, mais d'un grand intérêt historique. Brigitte Rousselin s'effara : – Je suis toute prête à les rendre. – Inutile. Conservez les pierres. Moi, je vais exiger en votre nom la restitution des anneaux. Où demeure ce monsieur ? – Rue de Vaugirard. – Son nom ? – Beaumagnan. – Bien. Un dernier conseil, mademoiselle. Quittez cette maison. Elle est trop isolée. Et pendant quelque temps (mettons un mois) allez vivre à l'hôtel avec votre femme de chambre. Vous n'y recevrez personne. C'est convenu ? – Oui, monsieur. Dehors, Joséphine Balsamo s'accrocha au bras de Raoul d'Andrésy. Elle semblait très agitée et bien loin de toute idée de vengeance et de rancune. À la fin, elle lui dit : – J'ai compris, n'est-ce pas ? Tu vas chez lui ? – Chez Beaumagnan. – C'est de la démence. – Pourquoi ? – Chez Beaumagnan ! Et à une heure où tu sais qu'il est chez lui, avec les deux autres. – Deux plus un égale trois. – N'y va pas, je t'en prie. – Et après ? Crois-tu qu'ils me mangeront ? – Beaumagnan est capable de tout. – C'est donc un anthropophage ? – Oh ! ne ris pas, Raoul ! – Ne pleure pas, Josine. Il sentit qu'elle était sincère et que, par un retour de tendresse féminine, elle oubliait leur désaccord, et tremblait pour lui. – N'y va pas, Raoul, répéta-t-elle. Je connais le logis de Beaumagnan. Les trois bandits se jetteraient sur toi, que personne ne pourrait te secourir. – Tant mieux, dit-il, car personne ne pourrait les secourir non plus, eux. – Raoul, Raoul, tu plaisantes, et cependant… Il la pressa contre lui. – Écoute, Josine, j'arrive bon dernier au milieu d'une affaire colossale où je me trouve en présence de deux organisations puissantes, la tienne et celle de Beaumagnan qui, toutes les deux, naturellement, se refusent à m'accueillir, moi, troisième larron… de sorte que si je n'emploie pas les grands moyens, je risque de demeurer Gros-Jean comme devant. Laisse-moi donc m'arranger avec notre ennemi, Beaumagnan, de la même manière que je me suis arrangé avec mon amie Joséphine Balsamo. Je ne m'y suis pas trop mal pris, n'est-ce pas, et tu ne peux pas nier que j'aie quelques cordes à mon arc ?… C'était la blesser de nouveau. Elle dégagea son bras, et ils marchèrent l'un près de l'autre, en silence. Au fond de lui, Raoul se demandait si son adversaire le plus implacable n'était pas cette femme au doux visage qu'il aimait si ardemment et de qui il était si ardemment aimé. Chapitre 9 La roche Tarpéienne – Monsieur Beaumagnan, c'est ici ? À l'intérieur, le battant d'un judas avait été tiré, et le visage d'un vieux domestique se collait à la grille. – C'est ici. Mais monsieur ne reçoit pas. lin. Le logis de Beaumagnan, qui occupait le rez-de-chaussée, formait hôtel avec le premier étage. Pas de concierge. Pas de sonnette. Un marteau de fer qu'on heurtait contre une porte massive munie d'un guichet de prison. Raoul attendit plus de cinq minutes. La visite d'un jeune homme, alors qu'on prévoyait celle de la jeune actrice, devait intriguer les trois personnages. – On demande à monsieur de donner sa carte, revint dire le domestique. Raoul donna sa carte. Nouvelle attente. Puis un bruit de verrous tirés et de chaîne décrochée, et Raoul fut conduit à travers un large vestibule bien ciré, semblable à un parloir de couvent, et dont les murs suintaient. – Allez lui dire que c'est de la part de Mlle Brigitte Rousse- On passa devant plusieurs portes. La dernière était doublée d'un vantail capitonné de cuir. Le vieux serviteur ouvrit et referma derrière le jeune homme, qui se trouva seul en face de ses trois ennemis, car pouvait-il appeler autrement ces trois hommes dont deux, tout au moins, guettaient son entrée, debout, dans des postures de boxeurs qui vont déclencher leur attaque ? – C'est lui ! c'est bien lui ! cria Godefroy d'Étigues, soulevé de rage, Beaumagnan, c'est lui, c'est notre homme de Gueures, celui qui a volé la branche du chandelier. Ah ! il en a de l'aplomb ! Que venez-vous faire aujourd'hui ? Si c'est pour la main de ma fille… Raoul répondit en riant : – Mais enfin, monsieur, vous ne pensez donc qu'à cela ? J'éprouve pour mademoiselle Clarisse les mêmes sentiments profonds, je garde au fond de moi le même espoir respectueux. Mais, pas plus aujourd'hui que le jour de Gueures, le but de ma visite n'est matrimonial. – Alors, votre but ?… mâchonna le baron. – Le jour de Gueures, c'était de vous enfermer dans une cave. Aujourd'hui… Beaumagnan dut intervenir, sans quoi Godefroy d'Étigues s'élançait sur l'intrus. – Restons-en là, Godefroy. Asseyez-vous, et que monsieur veuille bien nous dire la raison de sa visite. Lui-même, il s'assit devant son bureau. Raoul s'installa. Avant de parler, il prit le temps d'examiner ses interlocuteurs dont les visages lui semblaient changés depuis la réunion de la Haie d'Étigues. En particulier, le baron avait vieilli, Ses joues s'étaient creusées et l'expression de ses yeux avait, à certaines minutes, quelque chose de hagard qui frappa le jeune homme. L'idée fixe, le remords donnent cette fièvre et cette inquiétude que Raoul crut discerner également sur le visage tourmenté de Beaumagnan. Cependant celui-ci restait plus maître de lui. Si le souvenir de Josine morte le hantait, cela devait être plutôt à la manière d'un débat de conscience où l'on juge ses actes et où l'on se confirme dans son droit. Drame tout intérieur qui n'affectait pas l'apparence même de l'homme et ne pouvait compromettre son équilibre que par saccades et aux minutes de crise. « Ces minutes-là, se dit Raoul, c'est à moi de les créer si je veux réussir. Lui ou moi, il faut que l'un des deux flanche. » Et, comme Beaumagnan reprenait : – Que désirez-vous ? Le nom de mademoiselle Rousselin vous a servi pour pénétrer chez moi. Dans quelle intention ?… Il répondit hardiment : – Dans l'intention, monsieur, de poursuivre l'entretien que vous avez commencé hier soir, avec elle, au théâtre des Variétés. L'attaque était directe. Mais Beaumagnan ne se déroba pas. – J'estime, dit-il, que cet entretien ne pouvait se continuer qu'avec elle, et c'est elle seule que j'attendais. – Une raison sérieuse a retenu mademoiselle Rousselin, dit Raoul. – Une raison très sérieuse ? – Oui. Elle a été victime d'une tentative de meurtre. – Hein ? Que dites-vous ? On a essayé de la tuer ? Et pourquoi ? – Pour lui prendre les sept pierres, de même que vous et messieurs lui aviez pris les sept anneaux. Godefroy et Oscar de Bennetot s'agitèrent sur leurs chaises. Beaumagnan se contint, mais il observait avec étonnement ce tout jeune homme, dont l'intervention inexplicable prenait cette allure de défi et d'arrogance. En tout cas, l'adversaire lui semblait d'étoffe un peu mince, et on le sentit au ton négligent de sa riposte : – Voilà deux fois, monsieur, que vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas, et d'une manière qui nous obligera sans doute à vous donner la leçon que vous méritez. Une première fois, à Gueures, après avoir attiré mes amis dans un guet-apens, vous vous êtes emparé d'un objet qui nous appartenait, ce qui, en langage ordinaire, s'appelle tout uniment un vol qualifié. Aujourd'hui, votre agression est encore plus choquante, puisque vous venez nous insulter en face, sans le moindre prétexte, et tout en sachant fort bien que nous n'avons pas volé ces bagues, mais qu'elles nous ont été cédées. Pouvez-vous nous dire les motifs de votre conduite ? – Vous savez fort bien également, répondit Raoul, qu'il n'y a eu de mon côté, ni vol ni agression, mais simplement l'effort de quelqu'un qui poursuit le même but que vous. – Ah ! vous poursuivez le même but que nous ? interrogea Beaumagnan avec quelque moquerie. Et quel est ce but, s'il vous plaît ? – La découverte des dix mille pierres précieuses cachées au creux d'une borne de granit. Du coup, Beaumagnan fut démonté, et, par son attitude et son silence gêné, il le laissa voir assez maladroitement. Sur quoi, Raoul renforça son attaque : – Alors, n'est-ce pas, comme nous cherchons tous deux le trésor fabuleux des anciens monastères, il arrive que nos chemins se croisent, ce qui produit un choc entre nous. Toute l'affaire est là. Le trésor des monastères ! La borne de granit ! Les dix mille pierres précieuses ! Chacun de ces mots frappait Beaumagnan comme une massue. Ainsi donc on devait encore compter avec ce rival ! La Cagliostro disparue, il surgissait un autre compétiteur dans la course aux millions ! Godefroy d'Étigues et Bennetot roulaient des regards féroces et bombaient leurs bustes d'athlètes prêts à la lutte. Beaumagnan, lui, se raidissait pour recouvrer un sang-froid dont il sentait l'impérieuse nécessité. – Légendes ! dit-il, tout en essayant d'assurer sa voix et de retrouver le fil de ses idées. Commérages de bonne femme ! Contes à dormir debout ! Et c'est à cela que vous perdez votre temps ? – Je ne le perds pas plus que vous, répliqua Raoul, qui ne voulait point que Beaumagnan se remît d'aplomb et qui ne manquait pas une occasion de l'étourdir. Pas plus que vous dont tous les actes tournent autour de ce trésor… pas plus que ne le perdait le cardinal de Bonnechose dont la relation n'était pourtant pas un commérage de bonne femme. Pas plus que la douzaine d'amis dont vous êtes le chef et l'inspirateur. – Seigneur Dieu, fit Beaumagnan qui affecta l'ironie, ce que vous êtes bien renseigné ! – Beaucoup mieux que vous ne pouvez le croire. – Et de qui tenez-vous ces renseignements ? – D'une femme. – Une femme ? – Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro. – La comtesse de Cagliostro ! s'écria Beaumagnan, bouleversé. Vous l'avez donc connue ! Le plan de Raoul se réalisait soudain. Il lui avait suffi de jeter dans le débat le nom de Cagliostro pour mettre l'adversaire en désarroi, et ce désarroi était tel que Beaumagnan, imprudence inexplicable, parlait de la Cagliostro comme d'une personne qui n'était plus vivante. – Vous l'avez connue ? Où ? Quand ? Que vous a-t-elle dit ? – Je l'ai connue au début de l'hiver dernier, comme vous, monsieur, répondit Raoul, aggravant son offensive. Et, tout cet hiver, jusqu'au moment où j'ai eu la joie de rencontrer la fille du baron d'Étigues, je l'ai vue à peu près chaque jour. – Vous mentez, monsieur, proféra Beaumagnan. Elle n'a pu vous voir chaque jour. Elle aurait prononcé votre nom de- vant moi ! J'étais assez de ses amis pour qu'elle ne gardât pas un secret de ce genre. – Elle gardait celui-là. – Infamie ! Vous voulez faire croire qu'il y a eu entre elle et vous une intimité impossible ! C'est faux, monsieur. On peut reprocher à Joséphine Balsamo bien des choses : sa coquetterie, sa fourberie, mais pas cela, pas un acte de débauche. – L'amour n'est pas la débauche, fit Raoul, tranquillement. – Que dites-vous ? de l'amour ? Joséphine Balsamo vous aimait ? – Oui, monsieur. Beaumagnan était hors de lui. Il brandissait son poing devant le visage de Raoul. À son tour on dut le calmer, mais il tremblait de fureur et la sueur lui coulait du front. « Je le tiens, pensa Raoul tout joyeux. Sur la question du crime et des remords, il ne bronche pas. Mais il est encore rongé par l'amour et je le conduirai où je voudrai. » Une ou deux minutes s'écoulèrent. Beaumagnan s'épongeait la figure. Il avala un verre d'eau, et, se rendant compte que l'ennemi, si mince qu'il fût, n'était pas de ceux dont on se débarrasse en un tournemain, il reprit : – Nous nous égarons, monsieur. Vos sentiments personnels pour la comtesse de Cagliostro n'ont rien à voir avec ce qui nous occupe aujourd'hui. Je reviens donc à ma première question : que venez-vous faire ici ? – Rien que de très simple, répondit Raoul, et une brève explication suffira. À l'égard des richesses religieuses du Moyen Age, richesses que, personnellement, vous voulez faire entrer dans les caisses de la Société de Jésus – voici où nous en sommes : ces offrandes, canalisées à travers toutes les provinces, étaient envoyées aux sept principales abbayes de Caux et constituaient une masse commune gérée par ce qu'on pourrait appeler sept administrateurs délégués, dont un seul connaissait l'emplacement du coffre-fort et le chiffre de la serrure. Chaque abbaye possédait une bague épiscopale ou pastorale qu'elle transmettait, de génération en génération, à son propre délégué. Comme symbole de sa mission, le comité des sept était représenté par un chandelier à sept branches, dont chaque branche portait, souvenir de la liturgie hébraïque et du temple de Moïse, une pierre de la même couleur et de la même matière que la bague à laquelle elle correspondait. Ainsi la branche que j'ai trouvée à Gueures porte une pierre rouge, un faux grenat, qui était la pierre représentative de telle abbaye, et d'autre part nous savons que le frère Nicolas, dernier administrateur en chef des monastères cauchois, était un moine de l'abbaye de Fécamp. Nous sommes d'accord ? – Oui. – Donc, il suffit de connaître le nom des sept abbayes pour connaître sept emplacements où des recherches aient des chances d'aboutir. Or, sept noms sont inscrits à l'intérieur des sept anneaux que Brigitte Rousselin vous a cédés hier soir au théâtre. Ce sont ces sept anneaux que je vous demande d'examiner. – C'est-à-dire, scanda Beaumagnan, que nous avons cherché pendant des années et des années, et que vous, du premier coup, vous prétendez parvenir au même but que nous ? – C'est exactement cela. – Et si je refuse ? – Pardon, refusez-vous ? Je ne répondrai qu'à une réponse formelle. – Évidemment, je refuse. Votre demande est absolument insensée, et, de la façon la plus catégorique, je refuse. – Alors je vous dénonce. Beaumagnan parut abasourdi. Il observa Raoul comme s'il eût affaire à un fou. – Vous me dénoncez… Qu'est-ce que c'est que cette nouvelle histoire ? – Je vous dénonce tous les trois. – Tous les trois ? ricana-t-il. Mais à quel propos, mon petit monsieur ? – Je vous dénonce tous les trois comme les assassins de Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro. Il n'y eut pas la moindre protestation. Pas un geste de révolte. Godefroy d'Étigues et son cousin Bennetot s'effondrèrent un peu plus sur leurs chaises. Beaumagnan était livide et son ricanement s'achevait en une grimace affreuse. Il se leva, donna un tour de clef à la serrure et mit la clef dans sa poche, ce qui eut pour effet de rendre quelque ressort à ses deux acolytes. Le coup de force que semblait annoncer l'acte de leur chef les ranimait. Raoul eut l'audace de plaisanter : – Monsieur, dit-il, quand un conscrit arrive au régiment, on le plante à cheval sans étriers, jusqu'à ce qu'il tienne d'aplomb. – Ce qui signifie ?… – Ceci : je me suis juré de ne jamais porter de revolver sur moi, jusqu'au jour où je saurais faire face à toutes les situations avec le seul secours de mon cerveau. Donc, vous êtes avertis : je n'ai pas d'étriers… ou plutôt, je n'ai pas de revolver. Vous êtes trois, tous trois armés, et je suis seul. Donc… – Donc, assez de mots, déclara Beaumagnan, d'une voix menaçante. Des faits. Vous nous accusez d'avoir assassiné la Cagliostro ? – Oui. – Vous avez des preuves pour soutenir cette accusation ahurissante. – J'en ai. – J'écoute. – Voici. Il y a quelques semaines, j'errais autour du domaine de la Haie d'Étigues, espérant que le hasard me permettrait de voir mademoiselle d'Étigues, quand j'ai aperçu une voiture conduite par un de vos amis. Cette voiture est entrée dans le domaine. Moi également. Une femme, Joséphine Balsamo, a été transportée dans la salle de l'ancienne tour, où vous étiez tous réunis en soi-disant tribunal. Son procès a été instruit de la façon la plus déloyale et la plus perfide. Vous étiez l'accusateur public, monsieur, et vous avez poussé la fourberie et la vanité jusqu'à laisser croire que cette femme avait été votre maîtresse. Quant à ces deux messieurs, ils ont joué le rôle de bourreaux. – La preuve ! La preuve ! grinça Beaumagnan, dont la figure devenait méconnaissable. – J'étais là, couché dans l'embrasure d'une ancienne fenêtre, au-dessus de votre tête, monsieur. – Impossible ! balbutia Beaumagnan. Si c'était vrai, vous auriez tenté d'intervenir et de la sauver. – La sauver de quoi ? demanda Raoul qui ne voulait justement rien révéler du sauvetage de la Cagliostro. J'ai cru, comme vos autres amis, que vous la condamniez à la claustration dans une maison de fous anglaise. Je suis donc parti en même temps que les autres. J'ai couru jusqu'à Étretat. J'ai loué une barque, et, le soir, j'ai ramé au-devant de ce yacht anglais que vous aviez annoncé et dont j'avais l'intention d'effrayer le capitaine. « Fausse manœuvre, et qui a coûté la vie à la malheureuse. Ce n'est que plus tard que j'ai compris votre ruse ignoble et que j'ai pu reconstituer votre crime dans toute son horreur, la descente de vos deux complices par l'escalier du Curé, la barque trouée et la noyade. Tout en écoutant avec une frayeur visible, les trois hommes avaient rapproché leurs chaises peu à peu. Bennetot écarta la table qui faisait comme un rempart au jeune homme. Raoul avisa la face atroce de Godefroy d'Étigues et le rictus qui lui tordait la bouche. Un signe de Beaumagnan, et le baron braquait un revolver et brûlait la cervelle de l'imprudent… Et peut-être fût-ce précisément cette imprudence inexplicable qui retardait l'ordre de Beaumagnan. Il chuchota, l'air redoutable : – Je vous répéterai, monsieur, que vous n'aviez pas le droit d'agir comme vous l'avez fait et de vous mêler de ce qui ne vous concerne pas. Mais je me refuse à mentir et à nier ce qui fut. Seulement… seulement je me demande, puisque vous avez surpris un tel secret, comment vous osez être là et nous provoquer ? C'est de la démence ! – Pourquoi donc, monsieur ? fit Raoul avec candeur. – Parce que votre existence est entre nos mains. Il haussa les épaules. – Mon existence est à l'abri de tout danger. – Nous sommes trois cependant et d'humeur peu accommodante sur un point qui touche d'aussi près notre sécurité. – Je ne cours pas plus de risques entre vous trois, affirma Raoul, que si vous étiez mes défenseurs. – En êtes-vous absolument certain ? – Oui, puisque vous ne m'avez pas encore tué après tout ce que j'ai dit. – Et si je m'y décidais ? – Une heure plus tard, vous seriez arrêtés tous les trois. – Allons donc ! – Comme j'ai l'honneur de vous le dire. Il est quatre heures cinq. Un de mes amis se promène aux environs de la Préfecture de police. Si, à quatre heures trois quarts, je ne l'ai pas rejoint, il avertit le chef de la Sûreté. – Des blagues ! Des balivernes ! s'écria Beaumagnan qui semblait reprendre espoir. Je suis connu. Dès qu'il aura prononcé mon nom, on lui rira au nez, à votre ami. – On l'écoutera. – En attendant… murmura Beaumagnan qui se tourna vers Godefroy d'Étigues. L'ordre de mort allait être donné. Raoul éprouva la volupté du péril. Quelques secondes encore, et le geste dont il avait retardé l'exécution par son extraordinaire sang-froid, serait accompli. – Un mot encore, dit-il. – Parlez, gronda Beaumagnan, mais à la condition que ce mot soit une preuve contre nous. Je ne veux plus d'accusations. De cela et de ce que la justice peut penser, je m'en charge. Mais je veux une preuve, qui me montre que je ne perds pas mon temps en discutant avec vous. Une preuve immédiate, sinon… Il s'était levé de nouveau. Raoul se dressa devant lui, et, les yeux dans les yeux, tenace, autoritaire, il articula : – Une preuve… Sinon, c'est la mort, n'est-ce pas ? – Oui. – Voici ma réponse. Les sept anneaux, tout de suite. Sans quoi… – Sans quoi ? – Mon ami remet à la police la lettre que vous avez écrite au baron d'Étigues pour lui indiquer le moyen de s'emparer de Joséphine Balsamo, et pour le contraindre à l'assassinat. Beaumagnan joua la surprise. – Une lettre ? Des conseils d'assassinat ? – Oui, précisa Raoul… une lettre en quelque sorte déguisée, et dont il suffisait de négliger les phrases inutiles. Beaumagnan éclata de rire. – Ah ! oui, je sais… je me rappelle… un griffonnage… – Un griffonnage qui constitue contre vous la preuve irrécusable que vous réclamiez. – En effet…, en effet, je l'avoue, dit Beaumagnan, toujours ironique. Seulement je ne suis pas un collégien, et je prends mes précautions. Or cette lettre me fut rendue par le baron d'Étigues dès le début de la réunion. – La copie vous fut rendue, mais j'ai gardé l'original que j'ai trouvé dans une rainure du bureau à cylindre dont se sert le baron. C'est cet original que mon ami remettra à la police. Le cercle formé autour de Raoul se desserra. Les visages féroces des deux cousins n'avaient plus d'autre expression que celle de la peur et de l'angoisse. Raoul pensa que le duel était fini, et fini sans qu'il y eût réellement combat. Quelques froissements d'épée, quelques feintes. Pas de corps à corps. L'affaire avait été si bien menée, il avait par des manœuvres adroites si bien acculé Beaumagnan à une situation si tragique que, dans l'état d'esprit où il se trouvait, Beaumagnan ne pouvait plus ju- ger sainement les choses et discerner les points faibles de l'adversaire. Car enfin, cette lettre, Raoul affirmait bien qu'il en possédait l'original. Mais sur quoi s'appuyait-il pour l'affirmer ? Sur rien. De sorte que Beaumagnan qui exigeait une preuve irréfutable et palpable avant de céder, tout à coup, par une anomalie singulière, mais à quoi les manœuvres de Raoul avaient abouti, se contentait de l'unique affirmation de Raoul. De fait, il lâcha pied brusquement, sans marchandage et sans tergiversation. Il ouvrit le tiroir, prit les sept anneaux, et dit simplement : – Qui m'assure que vous ne vous servirez plus de cette lettre contre nous ? – Vous avez ma parole, monsieur, et d'ailleurs, entre nous, les circonstances ne se représentent jamais de la même façon. La prochaine fois, vous saurez prendre l'avantage. – N'en doutez pas, monsieur, dit Beaumagnan avec une rage contenue. Raoul saisit les anneaux d'une main fébrile. Chacun d'eux, en effet, portait à l'intérieur, un nom. Sur un bout de papier, rapidement, il inscrivit les sept noms d'abbayes : Fécamp, Saint-Wandrille, Jumièges, Valmont, Cruchet-le-Valasse, Montivilliers, Saint-Georges-de-Boscherville. Beaumagnan avait sonné, mais il retint le domestique dans le couloir, et s'approchant de Raoul : – À tout hasard, une proposition… Vous connaissez nos efforts. Vous savez exactement où nous en sommes et que le but, en définitive, n'est pas éloigné. – C'est mon avis, dit Raoul. – Eh bien ! seriez-vous disposé – je parle sans ambages – à prendre place au milieu de nous ? – Au même titre que vos amis ? – Non. Au même titre que moi. L'offre était loyale, Raoul le sentit et fut flatté de l'hommage qu'on lui rendait. Peut-être eût-il accepté s'il n'y avait pas eu Joséphine Balsamo. Mais tout accord était impossible entre elle et Beaumagnan. – Je vous remercie, dit Raoul, mais pour des raisons particulières, je dois refuser. – Donc, ennemi ? – Non, monsieur, concurrent. – Ennemi, insista Beaumagnan, et comme tel, exposé à… – À être traité comme la comtesse de Cagliostro, interrompit Raoul. – Vous l'avez dit, monsieur. Vous savez que la grandeur de notre but excuse les moyens que nous sommes parfois contraints d'adopter. Si ces moyens se retournent un jour ou l'autre contre vous, vous l'aurez voulu. – Je l'aurai voulu. Beaumagnan rappela le domestique. – Reconduisez monsieur. Raoul fit trois salutations profondes, et s'en alla le long du couloir, jusqu'à la porte au judas qui fut ouverte. Là il dit au vieux serviteur : – Une seconde, mon ami, veuillez m'attendre. Il revint alors vivement vers le bureau où les trois hommes conféraient, et, se plantant sur le seuil, le bouton de la serrure dans la main, sa retraite assurée, il leur jeta d'une voix aimable : – À propos de cette fameuse lettre si compromettante je dois vous faire un aveu qui vous donnera toute tranquillité, c'est que je n'en ai jamais pris copie, et, par conséquent, que mon ami n'en peut pas posséder l'original. Du reste ne croyez-vous pas que toute cette histoire d'ami qui se promène aux environs de la Préfecture, et qui guette les trois quarts de quatre heures est bien invraisemblable ? Dormez en paix, messieurs, et au plaisir de vous revoir. Il ferma la porte au nez de Beaumagnan et gagna la sortie avant que celui-ci eût le temps d'avertir son domestique. La seconde bataille était gagnée. Au bout de la rue, Joséphine Balsamo qui l'avait conduit chez Beaumagnan, attendait, la tête penchée hors de la portière d'un fiacre. – Cocher, dit Raoul, gare Saint-Lazare, au départ des grandes lignes. Il sauta dans la voiture et s'écria aussitôt, tout frissonnant de joie, l'intonation conquérante : – Tiens, chérie, voilà les sept noms indispensables. Voici la liste. Prends-la. – Alors ? dit-elle. – Alors, ça y est. Deuxième victoire en un jour, et quelle victoire, celle-là ! Mon Dieu ! que c'est facile de rouler les gens ! Un peu d'audace, des idées claires, de la logique, la volonté absolue de filer comme une flèche vers le but. Et les obstacles s'abolissent d'eux-mêmes. Beaumagnan est un malin, n'est-ce pas ? Eh bien ! il a flanché comme toi, ma bonne Josine. Hein ? ton élève te fait-il honneur ? Deux maîtres de première classe, Beaumagnan et la fille de Cagliostro, écrasés, pulvérisés par un collégien ! « Qu'en dis-tu, Joséphine ? Il s'interrompit : – Tu ne m'en veux pas, chérie, de parler ainsi ? – Mais non, mais non, dit-elle en souriant. – Tu n'es plus vexée pour l'histoire de tout à l'heure ? – Ah ! fit-elle, ne m'en demande pas trop ! Vois-tu, il ne faut pas me blesser dans mon orgueil. J'en ai beaucoup et je suis rancunière. Mais, avec toi, on ne peut pas t'en vouloir bien longtemps. Tu as quelque chose de spécial qui désarme. – Beaumagnan n'est pas désarmé, lui, fichtre, non ! – Beaumagnan est un homme. – Eh bien ! je ferai la guerre aux hommes ! Et je crois vraiment que je suis fait pour cela, Josine ! oui, pour l'aventure, pour la conquête, pour l'extraordinaire et le fabuleux. Je sens qu'il n'est point de situation d'où je ne puisse sortir à mon avantage. Alors, n'est-ce pas, Josine, c'est tentant de lutter quand on est sûr de vaincre ? Par les rues étroites de la rive gauche, la voiture courait bon train. On franchit la Seine. – Et je vaincrai, Josine, dès aujourd'hui. J'ai tous les atouts en mains. Dans quelques heures, je débarque à Lillebonne. Je déniche la veuve Rousselin, et, qu'elle veuille ou non, j'examine le coffret en bois des Îles, sur lequel est gravé le mot de l'énigme. Et ça y est ! Avec ce mot-là, et avec le nom de sept abbayes, c'est bien le diable si je ne décroche pas la timbale ! Josine riait de son enthousiasme. Il exultait. Il racontait son duel avec Beaumagnan. Il embrassait la jeune femme, faisait des pieds de nez aux passants, ouvrait la glace, insultait le cocher dont le cheval trottait « comme une limace ». – Au galop donc, vieux bougre ! Comment ! tu as l'honneur de traîner dans ton char le dieu de la Fortune et la reine de la Beauté, et ton coursier ne galope pas ! La voiture suivait l'avenue de l'Opéra. Elle coupa par la rue des Petits-Champs et la rue des Capucines. Dans la rue Caumartin le cheval prit le galop. – Parfait ! cria Raoul. Cinq heures moins douze. Nous arriverons. Bien entendu, tu m'accompagnes à Lillebonne ? – Pourquoi ? C'est inutile. Que l'un de nous deux y aille, c'est suffisant. – À la bonne heure, dit Raoul, tu as confiance en moi, et tu sais que je ne trahirai pas, et que la partie est liée entre nous. La victoire de l'un est la victoire de l'autre. Mais comme on approchait de la rue Auber, une porte cochère s'ouvrit brusquement sur la gauche, la voiture tourna sans que le train fût ralenti, et pénétra dans une cour. Trois hommes se présentèrent de chaque côté, Raoul fut happé brutalement et enlevé avant même d'esquisser un geste de résistance. Il eut juste le temps de distinguer la voix de Joséphine Balsamo qui, restée dans la voiture, commandait. – Gare Saint-Lazare, et vivement ! Déjà les hommes le précipitaient à l'intérieur d'une maison et le jetaient dans une pièce à moitié obscure dont la porte massive fut barricadée derrière lui. L'allégresse qui bouillonnait en Raoul était si forte qu'elle ne retomba pas aussitôt. Il continua de rire et de plaisanter, mais avec une rage croissante qui altérait le timbre de sa voix. – À mon tour !… Bravo Joséphine… Ah ! quel coup de maître ! Voilà qui est envoyé ! En pleine cible !… Et, vrai, je ne m'y attendais pas. Non, mais ce que ça devait t'amuser, mes chants de triomphe “Je suis fait pour la conquête ! pour l'extraordi- naire et le fabuleux” Idiot, va ! Quand on est capable de pareilles boulettes, on ferme la bouche. Quelle dégringolade ! Il se rua sur la porte. À quoi bon ! une porte de prison. Il essaya de grimper vers un petit vasistas qui laissait filtrer une lumière jaunâtre. Mais comment l'atteindre ? D'ailleurs, un léger bruit attira son attention, et, dans la pénombre, il s'aperçut qu'un des murs, à l'angle même du plafond, était percé d'une sorte de meurtrière par où jaillissait le canon d'un fusil braqué en plein sur lui, se déplaçant et s'immobilisant dès que luimême se déplaçait ou restait immobile. Toute sa colère se tourna vers le tireur invisible qu'il accabla généreusement d'invectives : – Canaille ! Misérable ! Descends donc de ton trou pour voir comment je m'appelle. Quel métier tu fais ! Et puis, va dire à ta maîtresse qu'elle ne l'emportera pas en paradis et qu'avant peu… Il s'arrêta soudain. Tout ce verbiage lui semblait stupide et, passant de la colère à une résignation subite, il s'étendit sur un lit de fer dressé dans une alcôve qui formait aussi cabinet de toilette. – Après tout, dit-il, tue-moi si ça te plait, mais laisse-moi dormir… Dormir, Raoul n'y songeait pas. Il s'agissait d'abord d'envisager la situation et d'en tirer les conclusions désagréables qu'elle comportait. Et c'était là chose facile qui se résumait en une phrase : Joséphine Balsamo se substituait à lui pour recueillir les fruits de la victoire qu'il avait préparée. Mais quels moyens d'action fallait-il qu'elle eût à sa disposition pour avoir réussi en si peu de temps ! Raoul ne doutait pas que Léonard, accompagné d'un autre complice et d'une autre voiture, ne les eût suivis jusque chez Beaumagnan et ne se fût aussitôt concerté avec elle. Sur quoi, Léonard allait tendre le piège de la rue Caumartin, dans un logis spécialement affecté à cet usage, tandis que Joséphine Balsamo attendait. Que pouvait-il faire, lui, à son âge, et seul, contre de tels ennemis ? D'une part Beaumagnan avec tout un monde de correspondants et d'affidés derrière lui. D'autre part Joséphine Balsamo et toute sa bande si puissamment organisée ! Raoul prit une résolution : « Que je rentre plus tard dans le bon chemin, comme je l'espère, se dit-il, ou que je m'engage définitivement sur la route des aventures, ce qui est plus probable, je jure que, moi aussi je disposerai des moyens d'action indispensables. Malheur aux solitaires ! Il n'y a que les chefs qui atteignent le but. J'ai dominé Joséphine, et cependant, c'est elle qui, ce soir, mettra la main sur le coffret précieux, tandis que Raoul gémit sur la paille humide. » Il en était là de ses réflexions lorsqu'il se sentit envahi d'une torpeur inexplicable qui s'accompagnait d'un malaise général. Il lutta contre ce sommeil insolite. Mais, très rapidement, son cerveau s'emplissait de brume. En même temps il avait des nausées et une impression de pesanteur à l'estomac. Secouant sa faiblesse, il réussit à marcher. Cela dura peu, l'engourdissement croissant, et tout à coup, il se rejeta sur son matelas, étreint par une pensée effroyable : il se souvenait que, dans la voiture, Joséphine Balsamo avait tiré de sa poche une petite bonbonnière en or dont elle se servait habituellement, et, tout en prenant deux ou trois dragées qu'elle avalait aussitôt, lui en avait offert une, d'un geste machinal. « Ah ! murmura-t-il, tout couvert de sueur, elle m'a empoisonné… les dragées qui restaient contenaient du poison… » Ce fut une pensée dont il n'eut pas le loisir de vérifier la justesse. Saisi de vertige, il lui semblait tournoyer au-dessus d'un grand trou dans lequel il finit par tomber en sanglotant. L'idée de la mort envahit Raoul assez profondément pour qu'il ne fût pas très sûr d'être vivant quand il rouvrit les yeux. Il fit péniblement quelques exercices de respiration, se pinça, parla tout haut. Il vivait ! Les bruits lointains de la rue achevèrent de le renseigner. « Décidément, se dit-il, je ne suis pas mort. Mais quelle haute opinion j'ai de la femme que j'aime ! Pour un pauvre narcotique qu'elle m'a administré, comme c'était son droit, je l'accuse aussitôt d'être une empoisonneuse. » Il n'aurait pu dire exactement combien de temps il avait dormi. Un jour ? Deux jours ? Davantage ? Sa tête était lourde, sa raison vacillait et une courbature infinie lui liait les membres. Le long du mur, il avisa un panier de provisions que l'on avait dû descendre par la meurtrière. Aucun fusil ne paraissait là-haut. Il avait faim et soif. Il mangea et but. Sa lassitude était telle qu'il ne réagissait plus à l'idée des conséquences que ce repas pouvait entraîner. Narcotique ? Poison ? Qu'importait ! Sommeil passager, sommeil éternel, tout lui était indifférent. Il se coucha de nouveau et, de nouveau, s'endormit pour des heures, pour des nuits et des jours… À la fin, si accablant que fût son sommeil, Raoul d'Andrésy parvint à prendre conscience de certaines sensations, de même qu'on devine le terme d'un tunnel aux bouffées de lumière qui blanchissent les parois ténébreuses. Sensations plutôt agréables. C'était, sans aucun doute, des rêves, rêves de balancement très doux, que rythmait un bruit égal et continu. Il lui arriva de soulever ses paupières, et alors il apercevait le cadre rectangulaire d'un tableau dont la toile peinte bougeait et se déroulait en paysages constamment renouvelés, éclatants ou sombres, inondés de soleil ou flottant dans un crépuscule doré. Maintenant il n'avait plus qu'à étendre le bras pour saisir les aliments. Il en goûtait peu à peu et davantage la saveur. Un vin parfumé les accompagnait. Il lui semblait, en le buvant, que de l'énergie coulait en lui. Ses yeux s'emplissaient de clarté. Le cadre du tableau devenait le châssis d'une fenêtre ouverte qui laissait voir une succession de collines, de prairies et de clochers de villages. Il se trouvait dans une autre pièce, toute petite, qu'il reconnut pour l'avoir habitée déjà. À quelle époque ? Il y avait ses vêtements, son linge, et des livres à lui. Un escalier en échelle s'y dressait. Pourquoi ne monterait-il pas, puisqu'il en avait la force ? Il lui suffisait de vouloir. Il voulut et il monta. Sa tête souleva une trappe et surgit dans l'espace infini. Un fleuve à droite et à gauche. Il chuchota : « Le pont de la Nonchalante… La Seine… La côte des Deux-Amants… » Il avança de quelques pas. Josine était là, assise dans un fauteuil d'osier. Il n'y eut réellement point de transition entre les sentiments de rancune combative et de révolte qu'il éprouvait contre elle, et le sursaut d'amour et de désir qui le secoua des pieds à la tête. Et, même, avait-il jamais ressenti la moindre rancune et la moindre révolte ? Tout se confondit en un immense besoin de la presser dans ses bras. Ennemie ? Voleuse ? Criminelle, peut-être ? Non. Femme seulement, femme avant tout. Et quelle femme ! Habillée très simplement comme à l'ordinaire, elle portait ce voile impalpable qui tamisait les reflets de ses cheveux et lui donnait une telle ressemblance avec la Vierge de Bernardino Luini. Le cou était nu, d'une teinte chaude et tiède. Ses mains fines s'allongeaient l'une près de l'autre sur ses genoux. Elle contemplait la pente abrupte des Deux-Amants. Et rien ne pouvait paraître plus doux et plus pur que ce visage empreint de l'immobile sourire qui en était l'expression profonde et mystérieuse. Raoul la touchait presque, au moment où elle l'aperçut. Elle rougit un peu et baissa les paupières, laissant filtrer entre ses longs cils bruns un regard qui n'osait pas se fixer. Jamais adolescente ne montra plus de pudeur et de crainte ingénue, jamais moins d'apprêt et de coquetterie. Il en fut tout ému. Elle redoutait ce premier contact entre eux. N'allait-il pas l'outrager ? Se jeter sur elle, la frapper, lui dire d'abominables choses ? Ou bien s'enfuir avec ce mépris qui est pire que tout ? Raoul tremblait comme un enfant. Rien ne comptait pour lui, à la minute actuelle, que ce qui compte éternellement pour les amants, le baiser, l'union des mains et des souffles, la folie des regards qui s'étreignent et des lèvres qui défaillent de volupté. Il tomba à genoux devant elle. Chapitre 10 La main mutilée La rançon de telles amours, c'est le silence auquel elles sont condamnées. Alors même que les bouches parlent, le bruit des mots échangés n'anime pas le morne silence des pensées solitaires. Chacun poursuit sa propre méditation, sans jamais pénétrer dans la vie même de l'autre. Dialogue désespérant dont Raoul toujours prêt à s'épancher, souffrait de plus en plus. Elle aussi, Josine, devait en souffrir, à en juger par certains moments de lassitude extrême où elle semblait sur le bord même de ces confidences qui rapprochent les amants plus encore que les caresses. Une fois elle se mit à pleurer entre les bras de Raoul, avec tant de détresse qu'il attendit la crise d'abandon. Mais elle se reprit aussitôt, et il la sentit plus lointaine que jamais. « Elle ne peut pas se confier, pensa-t-il. Elle est de ces êtres qui vivent à part, dans une solitude sans fin. Elle est captive de la sorte d'image qu'elle veut donner d'elle-même, captive de l'énigme qu'elle a élaborée et qui la tient dans ses mailles invisibles. Comme fille de Cagliostro, elle s'est habituée aux ténèbres, aux complications, aux trames, aux intrigues, aux travaux souterrains. Raconter à quelqu'un l'une de ces machinations, c'est lui donner le fil qui le guiderait dans le labyrinthe. Et elle a peur et elle se replie sur elle-même. » Par contrecoup il se taisait également et se gardait de faire allusion à l'aventure où ils s'étaient engagés et au problème dont ils cherchaient la solution. S'était-elle emparée du coffret ? Connaissait-elle les lettres qui ouvraient la serrure ? Avait-elle plongé sa main au creux de la borne légendaire et puisé à même les mille et mille pierres précieuses ? Sur cela, sur tout, le silence. D'ailleurs, dès qu'ils eurent dépassé Rouen, leur intimité se relâcha. Léonard, bien qu'évitant Raoul, reparut. Les conciliabules recommencèrent. La berline et les petits chevaux infatigables, chaque jour, emmenèrent Joséphine Balsamo. Où ? Pour quelles entreprises ? Raoul nota que trois des abbayes se trouvaient à proximité du fleuve : Saint-Georges-de-Boscherville, Jumièges, Saint-Wandrille. Mais alors, si elle s'enquérait de ce côté, c'est que rien n'était encore résolu, et qu'elle avait tout simplement échoué ? Cette idée le rejeta brusquement vers l'action. De l'auberge où il l'avait laissée près de la Haie d'Étigues, il fit venir sa bicyclette et poussa jusqu'aux environs de Lillebonne qu'habitait la mère de Brigitte. Là il apprit que douze jours auparavant – ce qui correspondait au voyage de Joséphine Balsamo – la veuve Rousselin avait fermé sa maison pour rejoindre, disait-elle, sa fille à Paris. Le soir précédent, selon l'affirmation des voisines, une dame était entrée chez elle. À dix heures du soir seulement, Raoul revint vers la péniche qui stationnait au sud-ouest de la première boucle après Rouen. Or, un peu avant d'arriver, il dépassa la berline de Josine que traînaient péniblement, comme des bêtes exténuées, les petits chevaux de Léonard. Au bord du fleuve, Léonard sauta, ouvrit la portière, se pencha, et repartit avec le corps inerte de Josine, chargé sur son épaule. Raoul accourut. À eux deux ils installèrent la jeune femme dans sa cabine où le ménage des mariniers les rejoignit. – Soignez-la, fit l'homme rudement. Elle n'est qu'évanouie. Mais « le torchon brûle ». Que personne ne bouge d'ici ! Il regagna la voiture et partit. Toute la nuit Joséphine Balsamo eut le délire, sans que Raoul pût saisir aucun des mots incohérents qui lui échappaient. Le lendemain, l'indisposition était finie. Mais, le soir, Raoul ayant gagné le village voisin, se procura un journal de Rouen. Il lut, parmi les faits divers de la région : « Hier après-midi, la gendarmerie de Caudebec, avertie qu'un bûcheron avait entendu des cris de femme appelant au secours et qui sortaient d'un ancien four à chaux situé sur la lisière de la forêt de Maulévrier, mit en campagne un brigadier et un gendarme. Comme ces deux représentants de l'autorité approchaient du verger où se trouve le four à chaux, ils aperçurent, par-dessus le talus, deux hommes qui traînaient une femme vers une voiture fermée près de laquelle il y avait debout, une autre femme. « Obligés de contourner le talus, les gendarmes n'arrivèrent à l'entrée du verger qu'après le départ de la voiture. Aussitôt la poursuite commença, poursuite qui aurait dû se terminer par la victoire facile de la maréchaussée. Mais la voiture était attelée de deux chevaux si rapides, et le conducteur devait si bien connaître le pays, qu'il réussit à s'échapper par le lacis de routes encaissées qui montent vers le nord, entre Caudebec et Motteville. D'ailleurs la nuit tombait, et l'on n'a pas encore réussi à établir par où tout ce joli monde s'est sauvé. » « Et on ne le saura pas, se dit Raoul en toute certitude. Personne autre que moi ne pourra reconstituer les faits, puisque moi seul connais le point de départ et le point d'arrivée. » Et Raoul, ayant réfléchi, formula ses conclusions. « Dans l'ancien four à chaux, un fait indéniable : la veuve Rousselin est là, sous la surveillance d'un complice. Joséphine Balsamo et Léonard qui l'ont attirée hors de Lillebonne et enfermée, viennent la voir chaque jour et tentent de lui arracher le renseignement définitif. Hier, sans doute l'interrogatoire fut un peu violent. La veuve Rousselin crie. Les gendarmes arrivent. Fuite éperdue. On s'échappe. Le long de la route on dépose la captive dans une autre prison préparée d'avance, et c'est une fois de plus le salut. Mais toutes ces émotions ont provoqué chez Joséphine Balsamo une de ces crises nerveuses dont elle est coutumière. Elle s'évanouit. » Raoul déplia une carte d'état-major. De la forêt de Maulévrier à la Nonchalante, le chemin direct mesure une trentaine de kilomètres. C'est aux environs de ce chemin, plus ou moins à droite, plus ou moins à gauche, que la veuve Rousselin est emprisonnée. « Allons, se dit Raoul, le terrain de la lutte est circonscrit, et l'heure d'entrer en scène ne tardera pas pour moi. » Dès le lendemain il se mettait à l'ouvrage, flânant sur les routes normandes, interrogeant, et tâchant de relever les points de passage et les points d'arrêt « d'une vielle berline attelée de deux petits chevaux ». Logiquement, fatalement, l'enquête devait aboutir. Ces journées-là furent peut-être celles où l'amour de Joséphine Balsamo et de Raoul prit son caractère le plus âpre et le plus passionné. La jeune femme qui se savait recherchée par la police, et qui n'avait pas oublié les incidents de l'auberge Vasseur, à Doudeville, n'osait quitter la Nonchalante et sillonner le pays de Caux. Aussi Raoul la retrouvait-il entre chacune de ses expéditions, et ils se jetaient aux bras l'un de l'autre avec le désir exaspéré de goûter les joies dont ils pressentaient la fin prochaine. Joies douloureuses, comme en pourraient avoir deux amants que le destin a séparés. Joies suspectes que le doute empoisonnait. L'un et l'autre ils devinaient leurs desseins secrets, et, quand leurs lèvres étaient unies, chacun savait que l'autre, tout en l'aimant, se conduisait comme s'il l'eût détesté. – Je t'aime, je t'aime, répétait Raoul éperdument, tandis qu'au fond de lui il cherchait les moyens d'arracher la mère de Brigitte Rousselin aux griffes de la Cagliostro. Ils se serraient parfois l'un contre l'autre avec la violence de deux adversaires qui se battent. Il y avait de la brutalité dans leurs caresses, de la menace dans leurs yeux, de la haine dans leurs pensées, du désespoir dans leur tendresse. On eût dit qu'ils se guettaient comme pour trouver le point faible où la blessure serait le plus décisive. Une nuit Raoul se réveilla, avec une sensation de gêne, Josine était venue jusqu'à son lit et le regardait à la lueur d'une lampe. Il frissonna. Non pas que le visage charmant de Josine eût une autre expression que son sourire ordinaire. Mais pourquoi ce sourire sembla-t-il à Raoul si méchant et si cruel ? – Qu'est-ce que tu as ? dit-il et que me veux-tu ? – Rien… rien…, fit-elle d'un ton distrait et en s'éloignant. Mais elle revint à Raoul et lui montra une photographie. – J'ai trouvé ça dans ton portefeuille. Il est incroyable que tu gardes sur toi le portrait d'une femme. Qui est-ce ? Il avait reconnu Clarisse d'Étigues, et il répondait en hésitant : – Je ne sais pas… un hasard… – Allons, dit-elle brusquement, ne mens pas. C'est Clarisse d'Étigues. Penses-tu que je ne l'aie jamais vue et que j'ignore votre liaison ? Elle a été ta maîtresse, n'est-ce pas ? – Non, non, jamais, fit-il vivement. – Elle a été ta maîtresse, répéta-t-elle, j'en ai la conviction, et elle t'aime, et rien n'est rompu entre vous. Il haussa les épaules, mais, comme il voulait défendre la jeune fille, Josine l'interrompit. – Assez là-dessus, Raoul. Tu es prévenu, ça vaut mieux. Je ne tenterai rien pour la rencontrer, mais si jamais les circonstances la mettent sur mon chemin, tant pis pour elle. – Et tant pis pour toi, Josine, si tu touches à un seul de ses cheveux s'écria Raoul imprudemment. Elle pâlit. Son menton trembla légèrement, et, posant sa main sur le cou de Raoul, elle balbutia : – Ainsi tu oses prendre son parti contre moi !… contre moi ! … Sa main, toute froide, se crispait. Raoul eut l'impression qu'elle allait l'étrangler, et il se leva, d'un bond, hors du lit. À son tour elle s'effara, croyant à une attaque, et elle tira de son corsage un stylet dont la lame brilla. Ils se contemplèrent ainsi, l'un en face de l'autre, dans cette posture agressive, et c'était si pénible que Raoul murmura : – Oh ! Josine, quelle tristesse ! est-il croyable que nous en soyons arrivés à ce point. Tout émue également, elle tomba assise, tandis qu'il se précipitait à ses pieds. – Embrasse-moi, Raoul… embrasse-moi… et ne pensons plus à rien. Ils s'étreignirent passionnément, mais il remarqua qu'elle n'avait pas lâché le poignard, et qu'un simple geste eût suffi pour qu'elle le lui plantât dans la nuque. Le jour même, à huit heures du matin, Raoul quittait la Nonchalante. « Je ne dois rien espérer d'elle, se disait-il. De l'amour, oui elle m'aime, et sincèrement, et elle voudrait comme moi que cet amour fût sans réserve. Mais cela ne peut pas être. Elle a une âme d'ennemie. Elle se défie de tout et de tous, et de moi tout le premier. » Au fond, elle demeurait impénétrable pour lui. En dépit de tous les soupçons et de toutes les preuves, et bien que l'esprit du mal fût en elle, il se refusait à admettre qu'elle pût aller jusqu'au crime. L'idée du meurtre ne pouvait s'allier à ce doux visage que la haine ou la colère ne parvenait pas à rendre moins doux. Non, les mains de Josine étaient pures de sang. Mais il songeait à Léonard et il ne doutait pas que celui-là ne fût capable de soumettre la mère Rousselin aux plus affreuses tortures. De Rouen à Duclair, et en avant cette localité, la route court entre les vergers qui bordent la Seine et la blanche falaise qui domine le fleuve. Des trous sont creusés à même la craie et ser- vent à des paysans ou à des ouvriers pour y abriter leurs instruments, quelquefois pour y loger eux-mêmes, C'est ainsi que Raoul avait enfin noté qu'une de ces grottes était occupée par trois hommes qui tressaient des paniers avec le jonc des rives voisines. Un bout de jardin potager sans clôture la précédait. Une surveillance attentive et quelques détails suspects permirent à Raoul de supposer que le père Corbut et ses deux fils, tous trois braconniers, maraudeurs et de réputation détestable, étaient au nombre de ces affiliés que Joséphine Balsamo employait un peu partout, et de supposer également que leur grotte comptait parmi ces refuges, auberges, hangars, fours à chaux, etc., dont Joséphine Balsamo avait jalonné le pays. Présomptions qu'il fallait changer en certitudes, et sans éveiller l'attention. Il chercha donc à tourner la position de l'ennemi, et, montant sur la falaise, s'en revint vers la Seine par un chemin forestier qui aboutissait à une légère dépression. Là, il se laissa glisser, au milieu des fourrés et des ronces, jusqu'au bas de la dépression, à un endroit qui surplombait la grotte de quatre ou cinq mètres. Il y passa deux jours et deux nuits, se nourrissant de provisions qu'il avait apportées, et dormant à la belle étoile. Invisible parmi la végétation touffue des hautes herbes, il assistait à la vie des trois hommes. Le deuxième jour, une conversation entendue le renseigna : les Corbut avaient bien la garde de la veuve Rousselin que depuis l'alerte de Maulévrier ils tenaient captive au fond de leur repaire. Comment la délivrer ? Ou comment, tout au moins, arriver près d'elle et obtenir de la malheureuse les indications qu'elle avait sans doute refusées à Joséphine Balsamo ? Se conformant aux habitudes des Corbut, Raoul échafauda et abandonna plusieurs plans. Mais, le matin du troisième jour, il aperçut, de son observatoire la Nonchalante qui descendait la Seine et venait s'amarrer un kilomètre en amont des grottes. Le soir, à 5 heures, deux personnes franchirent la passerelle et s'acheminèrent le long du fleuve. À sa marche, et malgré son habillement de femme du peuple, il reconnut Joséphine Balsamo. Léonard l'accompagnait. Ils s'arrêtèrent devant la grotte des Corbut et s'entretinrent avec eux comme avec des gens qu'on rencontre par hasard. Puis, la route étant déserte, ils entrèrent vivement dans le potager. Léonard disparut, sans doute à l'intérieur de la grotte. Joséphine Balsamo resta dehors, assise sur une vieille chaise branlante et à l'abri d'un rideau d'arbustes. Le vieux Corbut sarclait son jardin. Les fils tressaient leurs joncs, au pied d'un arbre. « L'interrogatoire recommence, pensa Raoul d'Andrésy. Quel dommage de n'y pas assister ! » Il observait Josine, dont la figure était presque entièrement cachée sous les ailes rabattues d'un grand chapeau de paille vulgaire, comme en portent les paysannes aux jours de chaleur. Elle ne bougeait pas, un peu courbée, les coudes sur les genoux. Du temps s'écoula, et Raoul se demandait ce qu'il pourrait bien faire, quand il lui sembla entendre à côté de lui un gémissement, auquel succédèrent des cris étouffés. Oui, cela provenait bien d'à côté de lui. Cela frémissait au milieu des touffes d'herbe qui l'entouraient. Comment était-ce possible ? Il rampa jusqu'au point exact où le bruit paraissait plus fort, et il n'eut pas besoin de longues recherches pour compren- dre. Le ressaut de falaise qui terminait la dépression était encombré de pierres éboulées, et, parmi ces pierres, il y avait un petit tas de briques qui s'en distinguait à peine sous la couche uniforme d'humus et de racines. C'étaient les débris d'une cheminée. Dès lors, le phénomène s'expliquait. La grotte des Corbut devait finir en un cul-de-sac assez enfoncé dans le roc et creusé d'un conduit qui servait jadis de cheminée. Par le conduit et à travers les éboulements, le son filtrait jusqu'en haut. Il y eut deux cris plus déchirants. Raoul pensa à Joséphine Balsamo. Se retournant, il put l'apercevoir au bout du petit potager. Toujours assise, penchée, le buste immobile, elle arrachait distraitement les pétales d'une capucine. Raoul supposa, voulut supposer qu'elle n'avait pas entendu. Peut-être même ne savait-elle pas ? … Malgré tout, Raoul frissonnait d'indignation. Qu'elle assistât ou non à l'effroyable interrogatoire que subissait la malheureuse, n'était-elle pas aussi criminelle ? Et les doutes opiniâtres dont elle bénéficiait jusqu'ici dans l'esprit de Raoul, ne devaient-ils pas céder devant l'implacable réalité ? Tout ce qu'il pressentait contre elle, tout ce qu'il ne voulait pas savoir, était vrai, puisqu'elle commandait, en définitive, la besogne dont se chargeait Léonard et dont elle n'aurait pas pu supporter l'affreux spectacle. Avec précaution, Raoul écarta les briques et démolit la motte de terre. Quand il eut terminé, les plaintes avaient cessé, mais des bruits de paroles montaient, guère plus distincts que des chuchotements. Il lui fallut donc reprendre son travail et débarrasser l'orifice supérieur du conduit. Alors, s'étant penché, la tête en bas, accroché comme il pouvait, aux rugosités des parois, il entendit. Deux voix se mêlaient : celle de Léonard, et une voix de femme, celle de la veuve Rousselin, sans aucun doute. La malheureuse semblait exténuée, en proie à une épouvante indicible. – Oui… oui … murmurait-elle… je continue, puisque j'ai promis, mais je suis si lasse ! … il faut m'excuser, mon bon monsieur… Et puis ce sont des événements si vieux… vingt-quatre ans ont passé depuis… – Assez bavardé, bougonna Léonard. – Oui, reprit-elle… Voilà… C'était donc au moment de la guerre avec la Prusse, il y a vingt-quatre ans… Et comme les Prussiens approchaient de Rouen, où nous habitions, mon pauvre mari, qui était camionneur, reçut la visite de deux messieurs… des messieurs que nous n'avions jamais vus. Ils voulaient filer à la campagne, avec leurs malles, comme beaucoup d'autres, à cette époque, n'est-ce pas ? Alors on fit le prix, et sans plus tarder, car ils étaient pressés, mon mari partit avec eux sur un camion. Par malheur, à cause de la réquisition, on n'avait plus qu'un cheval, et pas bien solide. En outre, il neigeait par paquets… À dix kilomètres de Rouen, il tomba pour ne plus se relever… « Les messieurs grelottaient de peur, car les Prussiens pouvaient survenir… C'est alors qu'un type de Rouen que mon mari connaissait bien, le domestique de confiance du cardinal de Bonnechose, un nommé M. Jaubert, passa avec sa voiture… Vous voyez ça d'ici… On cause… Les deux messieurs offrent une grosse somme pour lui acheter son cheval. Jaubert refuse. Ils le supplient, ils menacent… et puis voilà qu'ils se jettent sur lui, comme des fous, et qu'ils l'assomment, malgré les supplications de mon mari… Après quoi, ils visitent le cabriolet, y trouvent un coffret qu'ils prennent, attellent au camion le cheval de Jaubert, et l'on s'en va, laissant celui-ci à moitié mort. – Mort tout à fait, précisa Léonard. – Oui, mon mari l'a su des mois plus tard, quand il a pu rentrer à Rouen. – Et, à ce moment, il ne les a pas dénoncés ? – Oui … sans doute … il aurait peut-être dû, fit la veuve Rousselin avec embarras … seulement … – Seulement, ricana Léonard, ils avaient acheté son silence, n'est-ce pas ? Le coffret, ouvert devant lui, contenait des bijoux … ils ont donné à votre mari sa part de butin… – Oui… oui… dit-elle… les bagues… les sept bagues … Mais ce n'est pas pour cela qu'il a gardé le silence… Le pauvre homme était malade… Il est mort presque aussitôt son retour. – Et ce coffret ? – Il était resté dans le camion vide. De sorte que mon mari l'avait rapporté avec les bagues. Moi j'ai gardé le silence, comme lui. C'était déjà une vieille histoire, et puis j'ai craint le scandale… On aurait pu accuser mon mari. Autant se taire. Je me suis retirée à Lillebonne avec ma fille, et c'est seulement lorsque Brigitte m'a quittée pour le théâtre qu'elle a pris les bagues… auxquelles, moi, je n'avais jamais voulu toucher… Voilà toute l'affaire, mon bon monsieur, ne m'en demandez pas plus. Léonard ricana de nouveau : – Comment ! toute l'affaire… – Je n'en sais pas davantage, dit la veuve Rousselin, craintivement… – Mais ça n'a pas d'intérêt, votre histoire. Si nous bataillons tous deux, c'est pour autre chose… vous le savez bien, morbleu !… – Quoi ? – Les lettres gravées à l'intérieur du coffret, sous le couvercle, tout est là… – Des lettres à moitié effacées, je vous le jure, mon bon monsieur, et que je n'ai jamais songé à lire. – Soit, je veux bien le croire. Mais alors nous en revenons toujours au même point : ce coffret, qu'est-il devenu ? – Je vous l'ai dit : on l'a pris chez moi, la veille même du soir où vous êtes venu à Lillebonne, avec une dame… cette dame qui a une grosse voilette. – On l'a pris… qui ? – Une personne… – Une personne qui le cherchait ? – Non, elle l'a vu par hasard dans un coin du grenier. Ça lui a plu, comme antiquité. – Le nom de cette personne, voilà cent fois que je vous le demande. – Je ne peux pas le dire. C'est quelqu'un qui m'a fait beaucoup de bien dans la vie, et ce serait lui faire du mal, beaucoup de mal, je ne parlerai pas… – Ce quelqu'un serait le premier à vous dire de parler… – Peut-être… peut-être… mais comment le savoir ? Je ne peux pas le savoir ? Je ne peux pas lui écrire … On se voit de temps en temps… Tenez, on doit se voir jeudi prochain … à trois heures… – Où ? – Pas possible… je n'ai pas le droit… – Quoi ! faut-il recommencer ? marmotta Léonard, impatienté. La veuve Rousselin s'effara. – Non ! non ! Ah ! mon bon monsieur, non ! Je vous en supplie. Elle poussa un cri de douleur. – Ah ! le bandit ! … qu'est-ce qu'il me fait ?… Ah ! ma pauvre main… – Parle donc, sacrebleu ! – Oui, oui… je vous promets… Mais la voix de la malheureuse s'éteignait. Elle était à bout de forces. Léonard insista cependant, et Raoul perçut quelques mots bégayés dans l'angoisse… « Oui… voilà… on doit se retrouver jeudi… au vieux phare… Et puis non… je n'ai pas le droit… j'aime mieux mourir… faites ce que vous voudrez… vrai… j'aime mieux mourir… » Elle se tut. Léonard grogna : – Eh bien ! quoi ? qu'est-ce qu'elle a, cette vieille entêtée ? Pas morte, j'espère ? … Ah ! bourrique, tu parleras ! … Je te donne dix minutes pour en finir ! … La porte fut ouverte, puis refermée. Sans doute allait-il mettre la Cagliostro au courant des aveux obtenus, et prendre des instructions sur la suite que l'on devait donner à l'interrogatoire. De fait Raoul s'étant relevé, les vit tous deux au-dessous de lui, assis l'un près de l'autre. Léonard s'exprimait avec agitation. Josine écoutait. Les misérables ! Raoul les exécrait tous deux, l'un autant que l'autre. Les gémissements de la veuve Rousselin l'avaient bouleversé, et il était tout frémissant de colère et de volonté agressive. Rien au monde ne pourrait l'empêcher de sauver cette femme. Selon son habitude, il entra en action au même moment où la vision des choses qu'il fallait accomplir se déroulait devant lui dans leur ordre logique. En de pareils cas, l'hésitation risque de tout compromettre. La réussite dépend de l'audace avec laquelle on se précipite à travers des obstacles qu'on ne connaît même point. Il jeta un coup d'œil sur ses adversaires. Tous les cinq se trouvaient éloignés de la grotte. Vivement il pénétra dans la cheminée, en se tenant debout cette fois. Son intention était de pratiquer aussi doucement que possible un passage au milieu des décombres : mais, presque aussitôt, il fut entraîné par une avalanche, subitement provoquée, de tous les débris en équilibre, et d'un seul coup tomba du haut en bas, dans un fracas de pierres et de briques. « Fichtre, se dit-il, pourvu qu'ils n'aient rien entendu, dehors ! » Il prêta l'oreille. Personne ne venait. L'obscurité était si grande qu'il se croyait encore dans l'âtre de la cheminée. Mais, en étendant les bras, il constata que le conduit aboutissait directement à la grotte, ou plutôt à une sorte de boyau creusé à l'arrière de la grotte, et si exigu que, tout de suite, sa main rencontra une autre main qui lui parut brûlante. Ses yeux s'accoutumant aux ténèbres, Raoul vit des prunelles étincelantes qui se fixaient sur lui, une figure blême et creuse que la peur convulsait. Ni liens, ni bâillon. À quoi bon ? La faiblesse et l'effroi de la captive rendaient toute évasion impossible. Il se pencha et lui dit : – N'ayez aucune crainte. J'ai sauvé de la mort votre fille Brigitte, victime également de ceux qui vous persécutent à cause de ce coffret et des bagues. Je suis sur vos traces depuis votre départ de Lillebonne, et je viens vous sauver aussi, mais à condition que vous ne direz jamais rien de tout ce qui s'est passé. Mais pourquoi des explications que la malheureuse était incapable de comprendre ? Sans plus s'attarder, il la prit dans ses bras et la chargea sur son épaule. Puis, traversant la grotte, il poussa doucement la porte qui n'était que fermée, comme il le supposait. Un peu plus loin, Léonard et Josine continuaient à s'entretenir. Derrière eux, en bas du potager, la route blanche s'allongeait jusqu'au gros bourg de Duclair, et, sur cette route, il y avait des charrettes de paysans qui s'en venaient ou qui s'éloignaient. Alors, quand il jugea l'instant propice, il ouvrit la porte d'un coup, dégringola la pente du potager, et coucha la veuve Rousselin au revers du talus. Tout de suite, autour de lui, des clameurs. Les Corbut se ruaient en avant ainsi que Léonard, tous les quatre dans un élan irréfléchi qui les poussait à la bataille. Mais que pouvaient-ils ? Une voiture approchait, dans un sens. Une autre en sens inverse. Attaquer Raoul en présence de tous ces témoins, et reprendre de haute lutte la veuve Rousselin, c'était se livrer et attirer contre soi l'inévitable enquête et les représailles de la justice. Ils ne bougèrent pas. C'est ce que Raoul avait prévu. Le plus tranquillement du monde, il interpella deux religieuses aux larges cornettes, dont l'une conduisait un petit break attelé d'un vieux cheval et il leur demanda de secourir une pauvre femme qu'il avait trouvée au bord de la route, évanouie, les doigts écrasés par une voiture. Les bonnes sœurs, qui dirigeaient à Duclair un asile et une infirmerie, s'empressèrent. On installa la veuve Rousselin dans le break et on l'enveloppa de châles. Elle n'avait pas repris connaissance et délirait, agitant sa main mutilée dont le pouce et l'index étaient tuméfiés et sanguinolents. Et le break partit au petit trot. Raoul demeura immobile, tout à l'atroce vision de cette main torturée, et son émoi était tel qu'il ne remarqua pas le manège de Léonard et des trois Corbut qui commençaient un mouvement tournant, et se rabattaient sur lui. Quand il s'en aperçut les quatre hommes l'environnaient et cherchaient à l'acculer vers le potager… Aucun paysan n'était en vue, la situation semblait si favorable à Léonard qu'il sortit son couteau. – Rentre cela, et laisse-nous, dit Josine. Vous aussi les Corbut. Pas de bêtises, hein ? Elle n'avait pas quitté sa chaise durant toute la scène, et maintenant elle surgissait d'entre les arbustes. Léonard protesta : – Pas de bêtises ? La bêtise, c'est de le laisser. Pour une fois qu'on le tient ! – Va-t'en ! exigea-t-elle. – Mais cette femme… cette femme nous dénoncera ! – Non. La veuve Rousselin n'a pas d'intérêt à parler. Au contraire. Léonard s'éloignant, elle vint tout à côté de Raoul. Il la regarda longuement, et d'un regard mauvais qui parut la gêner, au point qu'elle plaisanta aussitôt pour interrompre le silence. – Chacun son tour, n'est-ce pas, Raoul ? Entre toi et moi, le succès passe de l'un à l'autre. Aujourd'hui, tu as le dessus. Demain… Mais qu'y a-t-il donc ? Tu as un air si drôle ! et des yeux si durs… Il dit nettement : – Adieu, Josine. Elle pâlit un peu. – Adieu ? fit-elle. Tu veux dire « au revoir ». – Non, adieu. – Alors… alors… cela signifie que tu ne veux plus me revoir ? – Je ne veux plus te revoir. Elle baissa les yeux. Un frisson saccadé agitait ses paupières. Ses lèvres étaient souriantes et, à la fois, infiniment douloureuses. À la fin elle chuchota : – Pourquoi, Raoul ? – Parce que j'ai vu une chose, dit-il, que je ne peux pas… que je ne pourrai jamais te pardonner. – Quelle chose ? – La main de cette femme. Elle sembla défaillir et murmura : – Ah ! je comprends… Léonard lui a fait du mal… Je lui avais pourtant défendu… et je croyais qu'elle avait cédé sur de simples menaces. – Tu mens, Josine. Tu entendais les cris de cette femme comme tu les entendais dans la forêt de Maulévrier. Léonard exécute, mais la volonté du mal, l'intention du meurtre, est en toi, Josine. C'est toi qui as dirigé ton complice vers la petite maison de Montmartre, avec l'ordre de tuer Brigitte Rousselin si elle résistait. C'est toi qui naguère mêlais du poison aux poudres que devait avaler Beaumagnan. C'est toi qui, les années précé- dentes, toi qui supprimais les deux amis de Beaumagnan, Denis Saint-Hébert et Georges d'Isneauval. Elle se révolta. – Non, non, je ne te permets pas… ce n'est pas vrai, et tu le sais, Raoul. Il haussa les épaules. – Oui, la légende de l'autre femme, créée pour les besoins de la cause… une autre femme qui te ressemble et qui commet des crimes, tandis que toi, Joséphine Balsamo, tu te contentes d'aventures moins brutales ! J'y ai cru, à cette légende. Je me suis laissé embrouiller dans toutes ces histoires de femmes identiques, fille, petite-fille, arrière petite-fille des Cagliostro. Mais c'est fini, Josine. Si mes yeux se fermaient volontairement pour ne pas voir ce qui m'épouvantait, le spectacle de cette main torturée les a ouverts définitivement sur la vérité. – Sur des mensonges, Raoul ! sur des interprétations fausses. Je n'ai pas connu les deux hommes dont tu parles. Il dit avec lassitude : – Cela se peut. Il n'est pas tout à fait impossible que je me trompe, mais il est tout à fait impossible que je te voie désormais à travers ce brouillard de mystère qui te cachait. Tu n'es plus mystérieuse pour moi, Josine. Tu m'apparais telle que tu es, c'est-à-dire comme une criminelle. Il ajouta plus bas : – Comme une malade même. S'il y a un mensonge quelque part, c'est celui de ta beauté. Elle se taisait. L'ombre de son chapeau de paille adoucissait encore son doux visage. Les injures de son amant ne l'effleuraient point. Elle était toute séduction et tout enchantement. Il fut troublé jusqu'au fond de son être. Jamais elle ne lui avait paru si belle et si désirable, et il se demanda si ce n'était pas une folie que de reprendre une liberté qu'il maudirait dés le lendemain. Elle affirma : – Ma beauté n'est pas un mensonge, Raoul, et tu reviendras parce que c'est pour toi que je suis belle. – Je ne reviendrai pas. – Si, tu ne peux plus vivre sans moi, la Nonchalante est proche. Je t'y attends demain… – Je ne reviendrai pas, dit-il, prêt, une fois de plus, à plier le genou. – En ce cas, pourquoi trembles-tu ? Pourquoi es-tu si pâle ? Il comprit que son salut dépendait de son silence, qu'il fallait fuir sans répondre et sans tourner la tête. Il repoussa les deux mains de Josine, qui s'accrochaient à lui, et s'en alla… Chapitre 11 Le vieux phare Toute la nuit, prenant les chemins qui se présentaient à lui, Raoul pédala, autant pour dépister les recherches que pour s'infliger une fatigue salutaire. Le matin, exténué, il échouait dans un hôtel de Lillebonne. Il défendit qu'on l'éveillât, ferma sa porte à double tour, et jeta la clef par la fenêtre. Il dormit plus de vingt-quatre heures. Quand il fut habillé et restauré, il ne pensa plus qu'à se remettre sur sa machine et à retourner vers la Nonchalante. La lutte contre l'amour commençait. Il était très malheureux, et, n'ayant jamais souffert, ayant toujours obéi à ses moindres caprices, il s'irritait contre un désespoir auquel il lui eût été si facile de mettre fin. « Pourquoi ne pas céder ? se disait-il. En deux heures je suis là-bas. Et qui m'empêche alors de repartir quelques jours plus tard, quand je serai mieux préparé à la rupture ? » Mais il ne pouvait pas. Vraiment la vision de cette main mutilée l'obsédait et commandait toute sa conduite, en l'obligeant à évoquer toutes les autres actions barbares et odieuses que laissait supposer cette action inconcevable. Josine avait fait cela ; donc Josine avait tué, donc Josine ne reculait pas devant l'œuvre de mort et trouvait simple et naturel de tuer et de tuer encore, lorsque le crime favorisait ses entreprises. Or Raoul avait peur du crime. C'était une répulsion physique, un soulèvement de tout son instinct. L'idée qu'il pouvait être entraîné, dans un accès d'aberration, à verser le sang lui faisait horreur. Et voilà que, à cette horreur, la plus tragique des réalités associait indissolublement l'image même de la femme qu'il aimait. Il resta donc, mais au prix de quels efforts ! Que de sanglots il refoula ! Par quels gémissements s'exhala sa révolte impuissante ! Josine lui tendait ses beaux bras et lui offrait le baiser de sa bouche. Comment résister à l'appel de la voluptueuse créature ? Touché au plus profond de son égoïsme, pour la première fois il eut conscience de la peine infinie qu'il avait dû faire à Clarisse d'Étigues. Il devina ses pleurs. Il imagina la détresse navrante de cette vie déçue. Secoué de remords il lui adressait des discours pleins de tendresse et où il rappelait les heures touchantes de leur amour. Il fit plus. Sachant que la jeune fille recevait directement les lettres, il osa lui écrire. « Pardonnez-moi, chère Clarisse. J'ai agi avec vous comme un misérable. Espérons en un avenir meilleur et pensez à moi avec toute l'indulgence de votre cœur généreux. Encore pardon, chère Clarisse, et pardon. – Raoul. » « Ah ! se disait-il, auprès d'elle comme j'oublierais vite toutes ces vilaines choses ! L'essentiel n'est pas d'avoir des yeux purs et des lèvres douces, mais une âme loyale et grave comme celle de Clarisse ! » Seulement c'étaient les yeux et le sourire ambigu de Josine qu'il adorait, et, quand il songeait aux caresses de la jeune femme, il se souciait peu qu'elle eût une âme qui ne fût ni loyale ni grave. Entre-temps, il s'occupait de chercher ce vieux phare auquel la veuve Rousselin avait fait allusion. Étant donné qu'elle habitait Lillebonne, il n'avait pas douté que l'endroit ne fût situé aux environs, et c'était la cause de la direction prise par lui dès le premier soir. Il ne se trompait pas. Il lui suffit de s'informer pour savoir, d'abord, qu'il y avait un ancien phare désaffecté dans les bois qui ceignent le château de Tancarville, et, ensuite, que le propriétaire de ce phare en avait confié les clefs à la veuve Rousselin qui, chaque semaine et justement le jeudi, allait y mettre un peu d'ordre. Ces clefs, une simple expédition nocturne les lui procura. Deux jours le séparaient maintenant de la date à laquelle, en toute certitude, la personne inconnue qui possédait le coffret devait rencontrer la veuve Rousselin, et, comme celle-ci, captive ou malade, n'avait pu contremander le rendez-vous fixé, tout s'arrangeait pour que Raoul profitât d'une entrevue qu'il jugeait si importante. Cette perspective l'apaisa. Il fut repris par le problème qui, depuis des semaines, s'imposait à lui, et dont il semblait que la solution devenait toute proche. Pour ne rien laisser au hasard, la veille il visita le lieu du rendez-vous, et, le jeudi, lorsque, une heure auparavant, il traversa d'un pas alerte les bois de Tancarville, la réussite lui paraissait inévitable, et il en goûtait fortement la joie et l'orgueil. Une partie de ces bois, indépendante du parc, s'étend jusqu'à la Seine et couvre les falaises. Des chemins rayonnent d'un carrefour central, et l'un d'eux mène par des gorges et des pen- tes brusques vers un promontoire abrupt, où se dresse, à moitié visible, le phare abandonné. Dans la semaine, l'endroit est absolument désert. Le dimanche, parfois, des promeneurs passent. Si l'on monte au belvédère, c'est la vue la plus grandiose sur le canal de Tancarville et sur l'estuaire du fleuve. Mais, en bas, on était, à cette époque, enfoui dans la verdure. Une seule pièce, assez grande, trouée de deux fenêtres, et meublée de deux chaises, composait le rez-de-chaussée, et ouvrait, du côté de la terre, sur un enclos d'orties et de plantes sauvages. Aux approches, l'allure de Raoul se ralentit. Il avait l'impression, d'ailleurs tout à fait justifiée, que des événements importants se préparaient, qui n'étaient pas seulement la rencontre d'une personne et la conquête définitive d'un secret formidable, mais qui, somme toute, continuaient la bataille suprême où l'ennemi serait vaincu définitivement. Et cet ennemi, c'était la Cagliostro – la Cagliostro qui connaissait comme lui les aveux arrachés à la veuve Rousselin, et qui, incapable de se résigner à la défaite, disposant de moyens d'investigation illimités, avait dû retrouver aisément ce vieux phare où il semblait que dût se jouer le dernier acte du drame. « Et non seulement, dit-il à mi-voix, en se moquant de lui, je me demande si elle n'assistera pas au rendez-vous, mais, en réalité, j'espère bien qu'elle y sera, et que je la reverrai, et que, tous deux vainqueurs, nous tomberons dans les bras l'un de l'autre. » Par une barrière, scellée tant bien que mal aux pierres d'un petit mur bas que hérissaient des tessons de bouteilles, Raoul pénétra dans le clos. Au milieu des plantes sauvages, aucune trace. Mais on avait pu franchir le mur à un autre endroit et enjamber une des fenêtres latérales. Son cœur battait. Il serra les poings, prêt à la riposte si on I'avait attiré dans un piège. « Que je suis bête ! pensa-t-il. Pourquoi un piège ? » Il fit jouer la serrure d'une porte vermoulue et entra. La sensation fut immédiate. Quelqu'un se dissimulait dans un renfoncement, aussitôt après la porte. Il n'eût pas le temps de se retourner contre l'assaillant. À peine averti, par son instinct plutôt que par ses yeux, il avait eu le cou sanglé d'une corde qui le tirait en arrière, tandis qu'un genou s'enfonçait brutalement dans ses reins. Suffoqué, cassé en deux, il dut se soumettre à la volonté adverse, perdit l'équilibre, et fut renversé. – Bien joué, Léonard ! balbutia-t-il. Jolie revanche ! Il se trompait. Ce n'était pas Léonard. L'homme lui apparaissant de profil, il reconnut Beaumagnan. Alors, tandis que Beaumagnan lui attachait les mains, il rectifia son erreur et avoua sa surprise par ces simples mots : – Tiens, tiens, le défroqué… La corde qui l'agrippait se trouvait reliée à un anneau rivé dans le mur opposé et juste au-dessus d'une fenêtre. Beaumagnan, qui agissait avec des gestes saccadés et une sorte d'égarement, ouvrit cette fenêtre et entrebâilla des persiennes pourries. Puis, l'anneau servant de poulie, il tira sur la corde et contraignit Raoul à marcher. Raoul aperçut dans l'entrebâillement l'espace vide qui, du haut de la roche verticale où le phare était ju- ché, tombait parmi les éboulements de pierres et des grands fûts d'arbres dont les têtes feuillues bouchaient l'horizon. Beaumagnan le retourna, lui appliqua le dos contre les persiennes, et lui ficela les poignets et les chevilles. Les choses se présentaient donc ainsi : au cas où Raoul essaierait de se porter en avant, la corde serrée en nœud coulant l'étranglait. Si, d'autre part, il prenait fantaisie à Beaumagnan de se débarrasser de sa victime, il lui suffisait de la pousser brusquement, les persiennes s'effondraient, et Raoul, basculant dans l'abîme, se trouvait pendu. – Excellente position pour un entretien sérieux, ricana-t-il. D'ailleurs il était résolu. Si l'intention de Beaumagnan consistait à lui donner le choix entre la mort et la divulgation des succès que lui, Raoul, avait pu obtenir dans la poursuite du grand secret, pas la moindre hésitation, il parlerait. – À vos ordres, dit-il. Interrogez. – Tais-toi, commanda l'autre toujours furieux. Et Beaumagnan lui colla contre la bouche un paquet de ouate qu'il fixa par un foulard passé derrière la nuque. – Un seul grognement, dit-il, un seul geste, et, d'un coup de poing, je t'envoie dans le vide. Il le regarda une seconde, comme un homme qui se demande s'il ne doit pas sur-le-champ accomplir l'acte projeté. Mais il s'éloigna soudain, la démarche lourde et sinueuse, traversa la pièce en frappant du pied le carrelage, et s'accroupit au seuil de la porte, de manière qu'il lui fût possible de voir au dehors par l'entrebâillement. « Ça va mal, pensa Raoul, fort inquiet. Ça va d'autant plus mal que je n'y comprends rien. Comment est-il ici ? Dois-je supposer que c'est lui le bienfaiteur de la veuve Rousselin, celui qu'elle n'a pas voulu compromettre ? » Mais cette hypothèse ne le satisfaisait pas. « Non, ce n'est pas cela. J'ai donné dans le panneau, mais d'une autre façon, par imprudence et naïveté. Il est évident qu'un type comme Beaumagnan connaît toute cette affaire Rousselin, qu'il connaît les rendez-vous, et l'heure de ces rendez-vous, et alors, sachant que la veuve a été enlevée, il surveille et fait surveiller les environs de Lillebonne et de Tancarville… Et alors, on remarque ma présence, mes allées et venues… et alors, piège… et alors… » Cette fois la conviction de Raoul était entière. Vainqueur de Beaumagnan à Paris il venait de perdre la seconde manche. Victorieux à son tour, Beaumagnan l'étalait sur une persienne ainsi qu'une chauve-souris que l'on cloue au mur, et il guettait maintenant l'autre personne, afin de s'emparer d'elle et de lui arracher son secret. Un point cependant demeurait obscur. Pourquoi cette attitude de bête fauve, prête à bondir sur une proie ? Cela ne s'accordait pas avec la rencontre probablement toute pacifique qui s'annonçait entre lui et cette personne. Beaumagnan n'avait qu'à sortir, à l'attendre tout simplement dehors, et à lui dire : « Madame Rousselin est souffrante et m'envoie à sa place. Elle voudrait connaître l'inscription gravée au couvercle du coffret. » « À moins que, pensa Raoul, à moins que Beaumagnan n'ait des raisons pour prévoir l'arrivée d'une troisième personne… et qu'il ne se méfie… et qu'il ne prépare une attaque… » Il suffisait qu'une telle question se posât à Raoul, pour qu'il en aperçût aussitôt l'exacte solution. Supposer que Beaumagnan lui avait tendu un piège, à lui, Raoul, ce n'était là que la moitié de la réalité. L'embûche était double, et qui donc Beaumagnan pouvait-il épier avec cette fièvre exaspérée ? Qui, sinon Joséphine Balsamo ? « C'est cela ! c'est cela ! se dit Raoul illuminé par un éclair de vérité. C'est cela ! Il a deviné qu'elle était vivante. Oui, l'autre jour, à Paris en face de moi, il a dû sentir cette chose effroyable, et c'est encore une boulette que j'ai commise… une faute d'expérience. Voyons ! aurais-je ainsi parlé, aurais-je agi de la sorte, si Joséphine Balsamo n'avait pas vécu ? Comment ! je viens dire à cet homme que j'avais lu entre les lignes de sa lettre au baron Godefroy, et que j'assistais à la fameuse séance de la Haie d'Étigues, et je n'aurais pas compris de quoi il retournait pour la Cagliostro ! Et un garçon comme moi, qui n'a pas froid aux yeux, aurait abandonné cette femme ! Allons donc ! Si j'étais à la réunion, j'étais aussi à l'escalier de la falaise ! Et j'étais sur la plage lors de l'embarquement ! Et j'ai sauvé Joséphine Balsamo ! Et nous nous sommes aimés… non pas d'un amour datant de l'hiver dernier, comme je le prétendais, mais d'un amour postérieur à la soi-disant mort de Josine. Voilà ce qu'il s'est dit, le Beaumagnan. » Les preuves s'ajoutaient aux preuves. Les événements se reliaient les uns aux autres comme les mailles d'une chaîne. Empêtrée dans l'affaire Rousselin, et, par conséquent, recherchée par Beaumagnan, Josine n'avait pas manqué, elle aussi, de rôder aux environs du vieux phare. Aussitôt averti, Beaumagnan tentait son embuscade. Raoul y tombait. Au tour de Josine maintenant… On eût dit que le destin voulait donner une confirmation à la suite des idées qui se succédaient dans l'esprit de Raoul. À la seconde même où il concluait, le bruit d'une voiture monta de la route qui longe le canal, au-dessous des falaises, et, instantanément, Raoul reconnut le pas précipité des petits chevaux de Léonard. Beaumagnan, de son côté, devait savoir à quoi s'en tenir, car il se releva d'un mouvement et prêta l'oreille. Le bruit des sabots cessa, puis reprit, moins rapide. La voiture escaladait un raidillon rocailleux qui grimpe vers le plateau, et d'où se détache la sente forestière, impraticable aux voitures, qui franchit les escarpements du vieux phare. Dans cinq minutes, tout au plus, Joséphine Balsamo apparaîtrait. Chaque seconde de chacune des minutes solennelles accrut l'agitation et le délire de Beaumagnan. Il bégayait des syllabes incohérentes. Son masque d'acteur romantique se déformait jusqu'à donner une impression de laideur bestiale. L'instinct, la volonté du meurtre tordait ses traits, et, tout à coup, il fut visible que cette volonté, que cet instinct de sauvage se portait contre Raoul, contre l'amant de Joséphine Balsamo. De nouveau les jambes se levaient mécaniquement pour frapper le carrelage. Il marchait à son insu, et il allait tuer à son insu, comme un homme ivre. Ses bras se raidissaient. Ses poings crispés avançaient ainsi que deux béliers qu'une force lente, continue, irrésistible, eût poussés jusqu'à la poitrine du jeune homme. Encore quelques pas, et Raoul basculait dans le vide. Raoul ferma les yeux. Pourtant il ne se résignait point et cherchait à conserver quelque espoir. « La corde cassera, pensait-il, et il y aura de la mousse sur les pierres qui me recevront. En vérité, la destinée du sieur Arsène Lupin d'Andrésy n'est pas d'être pendu. Si, à mon âge, je n'ai pas la chance de me tirer d'aventures de ce genre, c'est que les dieux, jusqu'ici favorables, n'ont plus l'intention de s'occuper de moi ! En ce cas, aucun regret ! » Il songea à son père et à l'enseignement de gymnastique et de voltige qu'il tenait de Théophraste Lupin… Il murmura le nom de Clarisse… Cependant le choc ne se produisait pas. Bien qu'il sentît contre lui la présence même de Beaumagnan, il semblait que l'élan de l'adversaire fût arrêté. Raoul releva les paupières. Beaumagnan, tout droit, le dominait de sa haute taille. Mais il ne bougeait point, ses bras étaient repliés, et, sur son visage, où l'idée de meurtre imprimait une grimace abominable, la décision semblait comme suspendue. Raoul écouta et n'entendit rien. Mais peut-être Beaumagnan, dont les sens étaient surexcités, entendait-il l'approche de Joséphine Balsamo ? De fait, il reculait pas à pas, et soudain, se précipitant, il reprit son poste dans le renfoncement, à droite de la porte. Raoul le voyait en pleine face. Il était hideux. Un chasseur à l'affût épaule son fusil et recommence plusieurs fois ce geste pour être à même de l'exécuter à l'instant voulu. Ainsi, chez Beaumagnan, les mains s'apprêtaient convulsivement au crime. Elles s'ouvraient pour l'étranglement, se mettaient à distance convenable l'une de l'autre, crispaient leurs doigts recourbés comme des griffes. Raoul fut épouvanté. Son impuissance était une chose terrible, dont il souffrait jusqu'au martyre. Bien qu'il sût la vanité de tout effort, il se débattait pour rompre ses liens. Ah ! s'il avait pu crier ! Mais le bâillon étouffait ses cris, et les liens lui coupaient la chair. Dehors, dans le grand silence, un bruit de pas. La barrière grinça. Une jupe froissa les feuilles. Des cailloux remuèrent. Beaumagnan, aplati contre le mur, leva les coudes. Ses mains, qui tremblaient comme des mains de squelette qu'agite le vent, avaient l'air, déjà, de se fermer autour d'un cou et de le tenir, tout vivant, tout palpitant. Raoul hurla derrière son bâillon. Et puis la porte fut poussée, et le drame eu lieu. Il eut lieu exactement de la façon que Beaumagnan l'avait conçu et que Raoul se l'était imaginé. Une silhouette de femme, qui était celle de Joséphine Balsamo, apparut et s'écrasa aussitôt sous la ruée de Beaumagnan. Une faible plainte, tout au plus, fut exhalée, que couvrit une sorte d'aboiement furieux qui haletait dans la gorge de l'assassin. Raoul trépignait : jamais il n'avait autant aimé Josine qu'à la minute où il se la représentait agonisante. Ses fautes, ses crimes ? Qu'importait ! elle était la plus belle créature qui fût au monde, et toute cette beauté, ce sourire adorable, ce corps charmant fait pour les caresses, allaient être anéantis. Aucun secours possible. Aucune force contre la force irrésistible de cette brute. Ce qui sauva Joséphine Balsamo, ce fut l'excès même d'un amour que la mort seule pouvait assouvir et qui, à la dernière seconde, ne put achever la sinistre besogne. À bout d'énergie, terrassé par un désespoir qui prenait tout à coup des allures de folie, Beaumagnan se roula sur le sol en s'arrachant les cheveux et en se cognant la tête au carrelage. Raoul enfin respira. Quelles que fussent les apparences, et quoique Joséphine Balsamo ne remuât pas, il était certain qu'elle vivait. En effet, lentement, sortant de l'horrible cauchemar, elle se releva, avec des intermittences de détresse qui semblaient la briser, et enfin se dressa, bien d'aplomb et paisible. Elle était vêtue d'un manteau à pèlerine qui l'enveloppait, et coiffée d'une toque d'où pendait un voile à grosses fleurs brodées. Elle laissa tomber son manteau, découvrant ainsi ses épaules dans l'échancrure du corsage que la lutte avait déchiré. Quant à la toque et au voile, froissés, également, elle les rejeta, et la chevelure, délivrée, s'épanouit de chaque côté du front en boucles lourdes et régulières où s'allumaient des reflets fauves. Ses joues étaient plus roses, ses yeux plus brillants. Un long moment de silence s'ensuivit. Les deux hommes la contemplaient éperdument, non plus comme si elle était une ennemie, ou une maîtresse, ou une victime, mais simplement une femme radieuse dont ils subissaient la fascination et l'enchantement. Raoul tout ému, Beaumagnan immobile et prosterné, admiraient tous deux avec la même ferveur. Elle porta d'abord à sa bouche un petit sifflet de métal que Raoul connaissait bien, Léonard devait veiller à quelque distance et accourrait aussitôt à son appel. Mais elle se ravisa. Pourquoi le faire venir alors qu'elle demeurait maîtresse absolue des événements ? Elle se dirigea vers Raoul, dénoua le foulard qui le bâillonnait, et lui dit. – Tu n'es pas revenu, Raoul, comme je le croyais. Tu reviendras ? S'il avait été libre, il l'eût serrée ardemment contre lui. Mais pourquoi ne coupait-elle pas ses liens ? Quelle pensée secrète l'en empêchait ? Il affirma : – Non… C'est fini. Elle se haussa un peu sur la pointe des pieds et colla ses lèvres aux siennes en murmurant : – Fini entre nous deux ? Tu es fou, mon Raoul ! Beaumagnan avait tressauté et s'avançait, mis hors de lui par cette caresse imprévue. Comme il essayait de lui saisir le bras, elle se retourna, et soudain le calme qu'elle avait conservé jusqu'ici fit place aux sentiments réels qui la secouaient, sentiments d'exécration et de rancune farouche contre Beaumagnan. Elle éclata d'un coup, avec une véhémence dont Raoul ne la jugeait pas capable. – Ne me touche pas, misérable. Et ne crois pas que j'aie peur de toi. Tu es seul aujourd'hui, et j'ai bien vu tout à l'heure que tu n'oserais jamais me tuer. Tu n'es qu'un lâche. Tes mains tremblaient. Mes mains ne trembleront pas, Beaumagnan, lorsque l'heure sera venue. Il reculait devant ses imprécations et ses menaces, et Joséphine Balsamo continuait, dans une crise de haine : – Mais ton heure n'est pas venue. Tu n'as pas assez souffert… Tu ne souffrais même pas, puisque tu me croyais morte. Ton supplice maintenant, ce sera de savoir que je vis et que j'aime. « Oui, tu entends, j'aime Raoul. Je l'ai aimé d'abord pour me venger de toi et te le dire plus tard, et je l'aime aujourd'hui sans raison, parce que c'est lui, et que je ne peux plus l'oublier. À peine, s'il le sait, à peine si je le savais, moi. Mais depuis quelques jours, comme il me fuyait, j'ai senti qu'il était toute ma vie. J'ignorais l'amour, et l'amour c'est cela, c'est cette frénésie qui m'agite. » Elle était la proie du délire, comme celui qu'elle torturait. Ses cris d'amoureuse semblaient lui faire autant de mal qu'à Beaumagnan. Raoul éprouvait, à la regarder ainsi, de l'éloignement plutôt que de la joie. La flamme de désir, d'admiration et d'amour, qui l'avait repris lors du danger, s'éteignit définitivement. La beauté et la séduction de Josine s'évanouissaient comme des mirages, et, sur sa figure, qui pourtant n'avait pas changé, il ne pouvait plus discerner que le vilain reflet d'une âme cruelle et malade. Elle continuait son attaque furieuse contre Beaumagnan, lequel ripostait par soubresauts de colère jalouse. Et c'était vraiment une chose déconcertante de voir ces deux êtres, qui, au moment même où les circonstances allaient leur fournir le mot de la formidable énigme qu'ils cherchaient depuis si longtemps, oubliaient tout dans l'emportement de leur passion. Le grand secret des siècles précédents, la découverte des pierres précieuses, la borne légendaire, le coffret et l'inscription, la veuve Rousselin, la personne qui cheminait vers eux et leur donnerait la vérité… autant de balivernes dont ils se souciaient aussi peu l'un que l'autre. L'amour entraînait tout comme un torrent tumultueux. Haine et passion se livraient l'éternel combat qui déchire les amants. De nouveau les doigts de Beaumagnan se pliaient comme des griffes, et ses mains frémissantes se postaient pour étrangler. Elle s'acharnait cependant, aveugle et désordonnée, et lui jetait en pleine face l'injure de son amour ! – Je l'aime, Beaumagnan. Le feu qui te brûle et me dévore aussi, c'est un amour comme le tien où se mêle l'idée de meurtre et de la mort. Oui, je le tuerais plutôt que de le savoir à une autre, ou de savoir qu'il ne m'aime plus. Mais il m'aime, Beaumagnan, il m'aime, tu entends, il m'aime ! Un rire inattendu sortit de la bouche convulsée de Beaumagnan. Sa colère s'achevait en un accès d'hilarité sardonique. – Il t'aime, Joséphine Balsamo ? Tu as raison, il t'aime ! Il t'aime comme toutes les femmes. Tu es belle, et il te désire. Une autre passe, et il la veut aussi. Et toi également, Joséphine Balsamo, tu souffres l'enfer. Avoue-le donc ! – L'enfer, oui, dit-elle, l'enfer si je croyais à sa trahison. Mais cela n'est pas, et tu essaies stupidement de… Elle s'arrêta. Beaumagnan ricanait avec tant de joie et de méchanceté qu'elle avait peur. Très bas, d'un ton d'angoisse, elle reprit : – Une preuve ?… Donne-moi une seule preuve… Même pas… une indication… quelque chose qui m'oblige à douter… Et je l'abats comme un chien. Elle avait tiré de son corsage un petit casse-tête fait d'un manche de baleine et d'une boule de plomb. Son regard se durcit. Beaumagnan répliqua : – Je ne t'apporte pas de quoi douter, mais de quoi être sûre. – Parle… Cite un nom. – Clarisse d'Étigues, dit-il. Elle haussa les épaules. – Je sais… une amourette sans importance. – Assez importante pour lui, puisqu'il l'a demandée en mariage au père. – Il l'a demandée ! Mais non, voyons c'est impossible… Je me suis renseignée… Ils se sont rencontrés deux ou trois fois dans la campagne, pas davantage. – Mieux que cela, dans la chambre de la petite. – Tu mens ! tu mens ! s'écria-t-elle. – Dis plutôt que c'est son père qui ment, car la chose m'a été confiée, avant-hier soir, par Godefroy d'Étigues. – Et lui, de qui la tenait-il ? – De Clarisse elle-même. – Mais c'est absurde Une fille ne fait pas un tel aveu. Beaumagnan plaisanta : – Il y a des cas où elle est bien obligée de le faire. – Hein ? Quoi ? Qu'est-ce que tu oses dire ? – Je dis ce qui est… Ce n'est pas l'amante qui s'est confessée, c'est la mère… la mère qui veut assurer un nom à l'enfant qu'elle porte en elle, la mère qui réclame le mariage. Joséphine Balsamo semblait suffoquée, désemparée. – Le mariage ! Le mariage avec Raoul ! Le baron d'Étigues accepterait ?… – Dame ! – Mensonges ! s'exclama-t-elle. Commérages de bonne femme ou plutôt non, invention de ta part. Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela. Ils ne se sont jamais revus. – Ils s'écrivent. – La preuve, Beaumagnan ! la preuve immédiate ! – Une lettre te suffirait-elle ? – Une lettre ? – Écrite par lui à Clarisse. – Écrite il y a quatre mois ? – Il y a quatre jours. – Tu l'as ? – La voici. Raoul, qui écoutait anxieusement tressaillit. Il reconnaissait l'enveloppe et le papier de la lettre qu'il avait envoyée de Lillebonne à Clarisse d'Étigues. Josine prit le document et lut tout bas, en articulant chaque syllabe : « Pardonnez-moi, chère Clarisse. J'ai agi avec vous comme un misérable. Espérons en un avenir meilleur, et pensez à moi avec toute l'indulgence de votre cœur généreux. Encore pardon, Clarisse, et pardon. – Raoul. » Elle eut à peine la force d'achever la lecture de cette lettre qui la reniait et qui la blessait au plus sensible de son amourpropre. Elle chancelait. Ses yeux cherchèrent ceux de Raoul. Il comprit que Clarisse était condamnée à mort, et, au fond de lui, il sut qu'il n'aurait plus que de la haine contre Joséphine Balsamo. Beaumagnan expliquait : – C'est Godefroy qui a intercepté cette lettre et qui me l'a remise en me demandant conseil. L'enveloppe étant timbrée de Lillebonne, c'est ainsi que j'ai retrouvé vos traces à tous deux. La Cagliostro se taisait. Son visage marquait une souffrance si profonde que l'on eût pu s'en émouvoir, et prendre aussi pitié des larmes lentes qui coulaient sur ses joues, si sa douleur n'avait pas été visiblement dominée par un âpre souci de vengeance. Elle combinait des plans. Elle établissait des embûches. Hochant la tête, elle dit à Raoul : – Je t'avais averti, Raoul. – Un homme averti en vaut deux, fit-il d'un ton gouailleur. – Ne plaisante pas ! s'écria-t-elle impatientée. Tu sais ce que je t'ai dit, et qu'il était préférable de ne jamais la mettre en travers de notre amour. – Et tu sais également ce que je t'ai dit, moi, riposta Raoul, de son même air agaçant. Si jamais tu touches un seul de ses cheveux… Elle tressaillit. – Ah ! comment peux-tu te moquer ainsi de ma souffrance et prendre le parti d'une autre femme contre moi ?… Contre moi ! Ah ! Raoul, tant pis pour elle ! tège. Beaumagnan les observait, heureux de leur discorde et de toute cette haine qui bouillonnait en eux. Mais Joséphine Balsamo se contint, jugeant sans doute que c'était perdre du temps que de parler d'une vengeance qui viendrait à son heure. Pour le moment d'autres soucis l'occupaient, et elle murmura, avouant sa pensée intime et prêtant l'oreille : – On a sifflé, n'est-ce pas, Beaumagnan ? C'est un de mes hommes qui surveillent les allées par où l'on peut arriver, qui me prévient… La personne que nous attendons doit être en vue… Car je suppose que, toi aussi, tu es là pour elle ? De fait la présence de Beaumagnan et ses desseins secrets n'étaient pas très clairs. Comment avait-il pu savoir le jour et l'heure du rendez-vous ? Quelles données spéciales possédait-il relativement à l'affaire Rousselin ? – T'effraie pas, dit-il. Elle est en sûreté, puisque je la pro- Elle jeta un coup d'œil sur Raoul. Celui-là, bien attaché, ne pouvait la gêner dans ses combinaisons et ne participerait pas à la dernière bataille. Mais Beaumagnan paraissait l'inquiéter, et elle l'entraînait vers la porte comme si elle avait voulu aller audevant de la personne attendue, lorsque, à l'instant même où elle sortait, des pas se firent entendre. Elle revint donc en arrière, avec un geste qui repoussa Beaumagnan et livra passage à Léonard. Celui-ci examina vivement les deux hommes, puis prit à part la Cagliostro, et lui dit quelques mots à l'oreille. Elle sembla stupéfaite et marmotta : – Qu'est-ce que tu dis ?… qu'est-ce que tu dis ?… Elle détourna la tête pour qu'on ne pût connaître le sentiment qu'elle éprouvait, mais Raoul eut l'impression d'une grande joie. – Ne bougeons pas, fit-elle… On vient… Léonard, prends ton revolver. Quand on aura franchi le seuil, ajuste. Elle apostropha Beaumagnan qui essayait d'ouvrir la porte. – Mais vous êtes fou ? Qu'y a-t-il ? Restez donc là. Comme Beaumagnan insistait, elle s'irrita. – Pourquoi voulez-vous sortir ? Quelles raisons ? Vous connaissez donc cette personne, et vous voulez l'empêcher… ou bien l'emmener avec vous ?… Quoi ?… Répondez donc ?… Beaumagnan ne lâchait pas la poignée, tandis que Josine essayait de le retenir. Voyant qu'elle n'y parvenait pas, elle se tourna vers Léonard et, de sa main libre, lui montra l'épaule gauche de Beaumagnan avec un geste qui ordonnait à la fois de frapper et de frapper sans brusquerie. En une seconde Léonard tira de sa poche un stylet qu'il enfonça légèrement dans l'épaule de l'adversaire. lage. Celui-ci grogna : « Ah ! la gueuse… » et s'affaissa sur le dalElle dit tranquillement à Léonard : – Aide-moi, et dépêchons-nous. À eux deux, coupant la corde trop longue qui attachait Raoul, ils lièrent les bras et les jambes de Beaumagnan. Puis, après l'avoir assis et appuyé contre le mur, elle examina la plaie, la recouvrit d'un mouchoir, et dit : – Ce n'est rien… à peine deux ou trois heures d'engourdissement… Prenons notre poste. Ils se mirent à l'affût. Tout cela elle l'exécuta sans hâte, la figure paisible, par gestes aussi mesurés que s'ils avaient été réglés d'avance. Quelques syllabes simplement pour donner des ordres. Mais sa voix, même assourdie, prenait un tel accent de triomphe que Raoul concevait une inquiétude croissante, et qu'il fut sur le point de crier et d'avertir celui ou celle qui, à son tour, allait tomber dans le guet-apens. À quoi bon ? Rien ne pouvait s'opposer aux décisions redoutables de la Cagliostro. D'ailleurs il ne savait plus que faire. Son cerveau s'épuisait en idées absurdes. Et puis… et puis… il était trop tard. Un gémissement lui échappa : Clarisse d'Étigues entrait. Chapitre 12 Démence et génie Jusqu'ici Raoul n'avait ressenti qu'une peur plutôt morale, le danger ne menaçant que lui et la Cagliostro ; pour lui, il se confiait à son adresse et à sa bonne étoile ; pour la Cagliostro, il la savait de taille à se défendre contre Beaumagnan. Mais Clarisse ! En présence de Joséphine Balsamo, Clarisse était comme une proie livrée aux ruses et à la cruauté de l'ennemi. Et, dès lors, la peur de Raoul se compliqua d'une sorte d'horreur physique qui, réellement, dressait ses cheveux sur sa tête et lui donnait ce que l'on appelle vulgairement la chair de poule. La face implacable de Léonard ajoutait à cette épouvante. Il se souvenait de la veuve Rousselin et de ses doigts tuméfiés. En vérité, il avait vu juste lorsque, une heure plus tôt, venant au rendez-vous, il devinait que la grande bataille se préparait et qu'elle le mettrait aux prises avec Joséphine Balsamo. Jusqu'ici, simples escarmouches, engagements d'avant-garde. Maintenant, c'était la lutte à mort entre toutes les forces qui s'étaient affrontées, et Raoul s'y présentait, lui, les mains liées, la corde au cou, et avec ce surcroît d'affaiblissement que lui causait l'arrivée de Clarisse d'Étigues. « Allons, se dit-il, j'ai encore beaucoup à apprendre. Cette situation affreuse, j'en suis à peu près responsable, et ma chère Clarisse une fois de plus est ma victime. » La jeune fille demeurait interdite sous la menace du revolver que Léonard tenait braqué. Elle était venue allégrement, comme on vient, un jour de vacances, à la rencontre de quel qu'un que l'on a plaisir à retrouver, et elle tombait au milieu de cette scène de violence et de crime, tandis que celui qu'elle aimait demeurait en face d'elle, immobile et captif. Elle balbutia : – Qu'y a-t-il, Raoul ? Pourquoi êtes-vous attaché ? Elle tendait ses mains vers lui, autant pour implorer son aide que pour lui offrir la sienne. Mais que pouvaient-ils l'un et l'autre ! Il remarqua ses traits tirés et l'extrême lassitude de tout son être, et il dut se retenir de pleurer en pensant à la douloureuse confession qu'elle avait faite à son père et aux conséquences de la faute commise. Malgré tout, il lui dit, avec une assurance imperturbable : – Je n'ai rien à craindre, Clarisse, et vous non plus, absolument rien. Je réponds de tout. Elle jeta les yeux sur ceux qui l'entouraient, eut la stupeur de reconnaître Beaumagnan sous le masque qui l'étouffait, et interrogea timidement Léonard : – Que me voulez-vous ? Tout cela est effrayant… Qui m'a fait venir ici ? – Moi, mademoiselle, dit Joséphine Balsamo. La beauté de Josine avait déjà frappé Clarisse. Un peu d'espoir la réconforta, comme s'il ne pouvait lui venir de cette femme admirable que de l'aide et de la protection. – Qui êtes-vous, madame ? Je ne vous connais pas… – Je vous connais, moi, affirma Joséphine Balsamo, que la grâce et la douceur de la jeune fille semblaient irriter, mais qui dominait sa colère. Vous êtes la fille du baron d'Étigues… et je sais aussi que vous aimez Raoul d'Andrésy. Clarisse rougit et ne protesta pas. Joséphine Balsamo dit à Léonard : – Va fermer la barrière. Mets-y la chaîne et le cadenas que tu as apportés, et redresse le vieux poteau tombé, où il y a une pancarte « Propriété privée. » – Dois-je rester dehors ? demanda Léonard. – Inutile, dit Joséphine Balsamo, laisse-nous. Il obéit. Tour à tour, elle regarda ses trois victimes, toutes trois désarmées et réduites à l'impuissance. Elle était maîtresse du champ de bataille et, sous peine de mort, pouvait imposer ses arrêts inflexibles. Raoul ne la quittait pas des yeux, tâchant de discerner son plan et ses intentions. Le calme de Josine l'impressionnait plus que tout. Elle n'avait point cette fièvre et cette agitation qui eussent, pour ainsi dire, désarticulé la conduite de toute autre femme à sa place. Aucune attitude de triomphe. Plutôt même un certain ennui, comme si elle eût agi sous l'impulsion de forces intérieures qu'elle n'était pas maîtresse de discipliner. Pour la première fois, il devinait en elle cette sorte de fatalisme nonchalant que dissimulait d'ordinaire sa beauté souriante, et qui était peut-être l'essentiel même et l'explication de sa nature énigmatique. Elle prit place à côté de Clarisse, sur l'autre chaise, et, les yeux fixes, la voix lente, avec de la sécheresse et de la monotonie dans l'accent, elle commença : – Il y a trois mois, mademoiselle, une jeune femme était enlevée furtivement à sa descente du train, et transportée au château de la Haie d'Étigues, où se trouvaient réunis, dans une grande salle isolée, une dizaine de gentilshommes du pays de Caux, dont Beaumagnan, que vous voyez ici, et votre père. Je ne vous raconterai pas tout ce qui fut dit à cette réunion, et toutes les ignominies que cette femme eut à subir de la part de gens qui se prétendaient ses juges. Toujours est-il que, après un simulacre de débats, le soir, ses invités étant partis, votre père et son cousin Bennetot emmenèrent cette femme au bas des falaises, l'attachèrent au fond d'une barque trouée qu'alourdissait un énorme galet, et la conduisirent au large où ils l'abandonnèrent. Clarisse, suffoquée, balbutia : – Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai !… mon père n'aurait jamais fait cela… ce n'est pas vrai ! Sans se soucier de la protestation indignée de Clarisse, Joséphine Balsamo continua : – Quelqu'un avait assisté, sans qu'aucun des conjurés s'en doutât, à la séance du château, quelqu'un qui épia les deux assassins – il n'y a pas d'autre terme, n'est-ce pas ? – s'accrocha à la barque et sauva la victime dès qu'ils se furent éloignés. D'où venait-il, celui-là ? Tout porte à croire qu'il avait passé la nuit précédente et la matinée dans votre chambre, accueilli par vous, non pas comme un fiancé, puisque votre père lui avait refusé ce titre, mais comme un amant. Les accusations et les injures heurtaient Clarisse comme des coups de massue. Dès la première minute, elle avait été hors de combat, incapable de résister ni même de se défendre. Toute pâle, défaillante, elle se courba sur sa chaise, en gémissant : – Oh ! madame, que dites-vous ? – Ce que vous avez dit vous-même à votre père, repartit la Cagliostro, les conséquences de votre faute rendant nécessaire l'aveu que vous lui avez fait avant-hier soir. Ai-je besoin de préciser davantage et de vous dire ce qu'il est advenu de votre amant ? Le jour même où il vous déshonorait, Raoul d'Andrésy vous abandonnait pour suivre la femme qu'il avait sauvée de la mort la plus affreuse, se dévouait à elle corps et âme, se faisait aimer d'elle, vivait de sa vie, et lui jurait de ne jamais vous revoir. Le serment fut fait de la façon la plus catégorique : « Je ne l'aimais pas, a t-il dit. C'était une amourette. C'est fini. » « Or, à la suite d'un malentendu passager… qui s'est élevé entre sa maîtresse et lui, cette femme vient de découvrir que Raoul correspondait avec vous et vous écrivait une lettre que voici, où il vous demandait pardon et vous donnait confiance en l'avenir. Comprenez-vous maintenant que j'ai quelque droit de vous traiter en ennemie… et même en ennemie mortelle ? » ajouta sourdement la Cagliostro. Clarisse se taisait. La peur montait en elle, et elle considérait avec une appréhension croissante le doux et terrifiant visage de celle qui lui avait pris Raoul et qui se proclamait son ennemie. Frissonnant de pitié, et sans redouter la colère de Joséphine Balsamo, Raoul répéta gravement : – S'il y a eu de ma part un serment solennel, et que je suis résolu à tenir envers et contre tous, Clarisse, c'est celui par lequel j'ai juré que pas un cheveu de votre tête ne serait touché. Soyez sans crainte. Avant dix minutes, vous sortirez d'ici, saine et sauve. Dix minutes, Clarisse, pas davantage. Joséphine Balsamo ne releva pas l'apostrophe. Posément, elle reprit : – Voilà donc, notre situation réciproque bien établie. Passons aux faits, et là, de même je serai très brève. Votre père, mademoiselle, son ami Beaumagnan, et leurs complices, poursuivent une entreprise commune, que je poursuis de mon côté, et après laquelle Raoul s'acharne également. D'où, entre nous, une guerre incessante. Or, les uns comme les autres, nous sommes entrés en relation avec une dame Rousselin, laquelle possédait un coffret ancien dont nous avons besoin pour réussir, et dont elle s'était dessaisie en faveur d'une autre personne. « Nous l'avons interrogée de la manière la plus pressante, sans toutefois obtenir d'elle le nom de cette personne qui, parait-il, l'avait comblée de bienfaits et qu'elle ne voulait pas compromettre par une indiscrétion. Tout ce qu'il nous fut possible d'apprendre, c'est une vieille histoire que je vais vous résumer, et dont vous suivrez tout l'intérêt à notre point de vue… et au vôtre, mademoiselle. » Raoul commençait à discerner le chemin suivi par la Cagliostro et le but où elle devait inévitablement aboutir. C'était si effroyable qu'il lui dit avec un accent de colère : – Non, non, pas cela, n'est-ce pas ? pas cela ! il y a des choses qui doivent rester cachées… Elle ne parut pas entendre et continua, inexorable : – Voici. Il y a vingt-quatre ans, pendant la guerre entre la France et la Prusse, deux hommes qui fuyaient les envahisseurs et qui s'en allaient sous la conduite du sieur Rousselin, tuèrent aux environs de Rouen, pour lui voler son cheval, un domestique du nom de Jaubert. Avec le cheval, ils purent se sauver, emportant en plus un coffret qu'ils avaient dérobé à leur victime et qui contenait les bijoux les plus précieux. « Plus tard, le sieur Rousselin qu'ils avaient emmené de force, et à qui ils avaient donné pour sa part quelques bagues sans valeur, revint à Rouen près de sa femme et y mourut presque aussitôt tellement ce meurtre et sa complicité involontaire l'avaient déprimé. Or, des relations s'établirent entre la veuve et les assassins, ceux-ci redoutant quelque bavardage et il arriva… Mais je suppose, mademoiselle, que vous comprenez exactement de qui il s'agit, n'est-ce pas ? » Clarisse écoutait avec un effarement si douloureux que Raoul s'écria : – Tais-toi, Josine, pas un mot de plus ! C'est l'action la plus vile et la plus absurde. À quoi bon ? Elle lui imposa silence. – À quoi bon ? fit-elle. Parce que toute la vérité doit être dite. Tu nous as jetées, elle et moi, l'une contre l'autre. Qu'il y ait donc égalité entre elle et moi dans la souffrance. – Ah ! sauvage, murmura-t-il avec désespoir. Et Joséphine Balsamo se retournant vers Clarisse, précisa : – Votre père et votre cousin Bennetot suivirent donc de près la veuve Rousselin, et c'est évidemment au baron d'Étigues qu'elle dut son installation à Lillebonne, où il lui fut plus facile de la surveiller. Du reste, avec les années, il se trouva quelqu'un pour accomplir plus ou moins consciemment cette besogne : ce fut vous, mademoiselle. La veuve Rousselin vous prit en affection, à un tel point qu'il n'y avait plus à craindre de sa part le moindre acte d'hostilité. Pour rien au monde, elle n'eût trahi le père de la petite fille qui, de temps à autre, venait jouer chez elle. Visites clandestines évidemment, afin qu'aucun fil ne pût relier le présent au passé, visites qu'on remplaçait même quelquefois par des rendez-vous aux environs, au vieux phare ou ailleurs. « C'est au cours d'une de ces visites que vous avez aperçu par hasard dans le grenier de Lillebonne le coffret que Raoul et moi nous cherchions, et par fantaisie que vous l'avez emporté chez vous, à la Haie d'Étigues. Aussi, lorsque Raoul et moi nous avons su, de la veuve Rousselin, que le coffret était en possession d'une personne qu'elle ne voulait pas nommer, que cette personne l'avait comblée de bienfaits, et qu'elles se rencontraient toutes deux à date fixe, nous en avons conclu sans hésitation qu'il nous suffirait de venir au vieux phare, à la place de la veuve Rousselin, pour découvrir une partie de la vérité. « Et, en vous voyant apparaître, nous avons acquis la certitude immédiate que les deux assassins n'étaient autre que Bennetot et le baron d'Étigues, c'est-à-dire les deux hommes qui, depuis, m'ont jetée à la mer. » Clarisse pleurait, les épaules secouées par ses sanglots. Raoul ne doutait pas que les crimes de son père ne lui fussent inconnus, mais il ne doutait pas non plus que l'accusation de l'ennemie ne lui montrât subitement sous leur véritable jour bien des choses dont elle ne s'était pas rendu compte jusqu'ici et ne l'obligeât aussi à considérer son père comme un assassin. Quel déchirement pour elle ! et comme Joséphine Balsamo avait frappé juste ! Avec quelle science effroyable du mal le bourreau torturait sa victime ! Avec quel raffinement, mille fois plus cruel que les tourments physiques infligés à la veuve Rousselin par Léonard, Joséphine Balsamo se vengeait de l'innocente Clarisse ! – Oui, disait-elle à voix basse, un assassin… Ses richesses, son château, ses chevaux, tout cela provient du crime. N'est-ce pas, Beaumagnan ? Tu pourrais, toi aussi, apporter ton témoignage, toi qui avais justement, et par cela même, pris sur lui une telle influence ? Maître d'un secret que tu avais dérobé, peu importe comment, tu le faisais marcher au doigt et à l'œil, et profitais du premier crime commis et des preuves que tu en avais pour l'obliger à te servir et à tuer encore ceux qui te gênaient, Beaumagnan… j'en sais quelque chose ! Ah ! bandits que vous êtes ! Ses yeux cherchaient les yeux de Raoul. Il eut l'impression qu'elle essayait d'excuser ses propres crimes en évoquant ceux de Beaumagnan et de ses complices. Mais il lui dit durement : – Et après ? Est-ce fini ? Vas-tu t'acharner encore sur cette enfant ? Que veux-tu de plus ? – Qu'elle parle, déclara Josine. – Si elle parle, la laisseras-tu libre ? – Oui. – Alors, interroge-la. Que demandes-tu ? Le coffret ? La formule inscrite à l'intérieur du couvercle ? Est-ce cela ? Mais que Clarisse voulût répondre ou non, qu'elle sût la vérité ou l'ignorât, elle semblait incapable de prononcer une parole et même de comprendre la question posée. Raoul insista. – Surmontez votre douleur, Clarisse. C'est la dernière épreuve, et tout sera terminé. Je vous en prie, répondez… Il n'y a là, dans ce qu'on vous demande, rien qui doive blesser votre conscience. Vous n'avez fait aucun serment de discrétion. Vous ne trahissez personne… En ce cas… La voix insinuante de Raoul détendait la jeune fille. Il le sentit et interrogea : – Qu'est devenu ce coffret ? Vous l'avez rapporté à la Haie d'Étigues ? – Oui, souffla-t-elle, épuisée. – Pourquoi ? – Il me plaisait… un caprice… – Votre père l'a vu ? – Oui. – Le jour même ? – Non, il ne l'a vu que quelques jours plus tard. – Il vous l'a repris ? – Oui. – Sous quel prétexte ? – Aucun. – Mais vous aviez eu le temps d'examiner l'objet ? – Oui. – Et vous avez vu une inscription à l'intérieur du couvercle, n'est-ce pas ? – Oui. – De vieux caractères, n'est-ce pas ? gravés grossièrement ? – Oui. – Vous avez pu les déchiffrer ? – Oui. – Facilement ? – Non, mais j'y suis arrivée. – Et vous vous rappelez cette inscription ? – Peut-être… je ne sais pas… c'étaient des mots latins… – Des mots latins ? Cherchez bien… – Ai-je le droit ?… Si c'est un secret si grave, dois-je le révéler ?… Clarisse hésitait. – Vous le pouvez, Clarisse, je vous l'assure… Vous le pouvez parce que ce secret n'appartient à personne. Nul au monde n'a aucun titre à le connaître plus spécialement que votre père, ou ses amis, ou moi. Il est à celui qui le découvrira, au premier passant venu qui saura en tirer parti. Elle céda. Ce que Raoul affirmait devait être juste. – Oui… oui… sans doute avez-vous raison… Mais, n'est-ce pas ? j'y attachais si peu d'importance, à cette inscription, que je dois rassembler mes souvenirs… et en quelque sorte traduire ce que j'ai lu… Il était question d'une pierre… et d'une reine… – Il faut vous rappeler, Clarisse, il le faut, supplia Raoul, que l'expression plus sombre de la Cagliostro inquiétait. Lentement, la figure contractée par l'effort de mémoire qu'elle accomplissait, se reprenant et se contredisant, la jeune fille réussit à prononcer : – Voilà … je me souviens … voilà exactement la phrase que j'ai déchiffrée … cinq mots latins … dans cet ordre… Ad lapidem currebat olim regina… C'est tout au plus si elle eut le loisir d'articuler la dernière syllabe. Joséphine Balsamo qui semblait plus agressive et s'était rapprochée de la jeune fille, lui criait : – Mensonge ! Cette formule, nous la connaissons depuis longtemps Beaumagnan peut le certifier. N'est-ce pas, Beaumagnan, nous la connaissons ?… Elle ment, Raoul, elle ment. Ces cinq mots-là, le cardinal de Bonnechose y fait allusion dans son résumé, et il leur accorde si peu d'attention, et leur refuse si nettement le moindre sens que je ne t'en ai même pas parlé !… « Vers la pierre jadis courait la reine. » Mais où se trouve t-elle, cette pierre et de quelle reine s'agit-il ? Voilà vingt ans qu'on cherche. « Non, non, il y a autre chose. De nouveau elle était reprise de cette colère terrible qui ne se manifestait ni par éclats de voix ni par mouvements désordonnés, mais par une agitation tout intérieure, que l'on devinait à certains signes, et surtout à la cruauté anormale et inusitée des paroles. Penchée contre la jeune fille, et la tutoyant, elle scandait : – Tu mens ! … tu mens ! … Il y a un mot qui résume ces cinq-là… Lequel ? Il y a une formule … une seule… laquelle ? Réponds. Terrorisée, Clarisse se taisait. Raoul implora : – Réfléchissez, Clarisse … Rappelez-vous… En dehors de ces cinq mots, vous n'avez pas vu ?… – Je ne sais pas … je ne crois pas… gémit la jeune fille. – Souvenez-vous … Il faut vous souvenir… Votre salut est à ce prix… Mais le ton même que Raoul employait, et son affection frémissante pour Clarisse exaspéraient Joséphine Balsamo. Elle empoigna le bras de la jeune fille et ordonna : – Parle, sinon… Clarisse balbutia, mais sans répondre. La Cagliostro donna un coup de sifflet strident. Presque aussitôt Léonard surgit dans l'embrasure de la porte. Elle commanda entre ses dents, d'une voix dont le timbre ne résonnait pas : – Emmène-là, Léonard… et commence à l'interroger. Raoul bondit dans ses liens. – Ah ! lâche ! misérable ! s'écria-t-il. Qu'est-ce qu'on va lui faire ? Mais tu es donc la dernière des femmes ? Léonard, si tu touches à cette enfant, je te jure Dieu qu'un jour ou l'autre… – Ce que tu as peur pour elle ! ricana Joséphine Balsamo. Hein ! l'idée qu'elle puisse souffrir te bouleverse ! Parbleu ! vous êtes faits pour vous entendre, tous les deux. La fille d'un assassin, et un voleur ! – Hé oui, un voleur, grinça-t-elle, en revenant à Clarisse. Un voleur, ton amant, pas autre chose ! Il n'a jamais vécu que de vols. Tout enfant il volait ! Pour te donner des fleurs, pour te donner la petite bague de fiançailles que tu portes au doigt, il a volé. C'est un cambrioleur, un escroc. Tiens, son nom même, son joli nom d'Andrésy, une escroquerie tout simplement. Raoul d'Andrésy ? Allons donc ! Arsène Lupin, le voilà son nom véritable. Retiens-le, Clarisse, il sera célèbre. « Ah ! c'est que je l'ai vu à l'œuvre, ton amant ! Un maître ! Un prodige d'adresse ! Quel joli couple vous feriez si je n'y mettais bon ordre, et quel enfant prédestiné sera le vôtre, fils d'Arsène Lupin et petit-fils du baron Godefroy. » Cette idée de l'enfant donna de nouveau un coup de fouet à sa fureur. La folie du mal se déchaînait. – Léonard… – Ah ! sauvage, lui jeta Raoul éperdu. Quelle ignominie !… Hein tu te démasques, Joséphine Balsamo ? Plus la peine de jouer la comédie, n'est-ce pas ? C'est bien toi, le bourreau ?… Mais elle était intraitable, butée dans son désir barbare de faire le mal et de martyriser la jeune fille. Elle-même poussa Clarisse que Léonard entraînait vers la porte. – Lâche ! monstre ! hurlait Raoul. Un seul de ses cheveux, tu entends… un seul ! et c'est la mort pour vous deux. Ah ! les monstres ! Mais laissez-la donc ! Il s'était tendu si violemment contre ses liens que tout le mécanisme imaginé par Beaumagnan pour le retenir se démolit, et que la persienne vermoulue fut arrachée de ses gonds et tomba dans la pièce, derrière lui. Il y eut un instant d'inquiétude dans le camp adverse. Mais les cordes, quoique relâchées, étaient solides et entravaient suffisamment le captif pour qu'il ne fût pas à craindre. Léonard sortit son revolver et l'appliqua sur la tempe de Clarisse. – S'il fait un pas de plus, un seul mouvement, tire, commanda la Cagliostro. Raoul ne bougea pas. Il ne doutait pas que Léonard n'exécutât l'ordre à la seconde même, et que le moindre geste ne fût la condamnation immédiate de Clarisse. Alors ?… Alors devait-il se résigner ? N'y avait-il aucun moyen de la sauver ? Joséphine Balsamo ne le perdait pas de vue. – Allons, dit-elle, tu comprends la situation, et te voilà plus sage. chis. – Non, répondit-il, très maître de lui… non, mais je réflé– À quoi ? – Je lui ai promis qu'elle serait libre et qu'elle n'avait rien à redouter. Je veux tenir ma promesse. – Un peu plus tard, peut-être, dit-elle. – Non, Josine, tu vas la délivrer. Elle se retourna vers son complice. – Tu es prêt, Léonard ? Va, et que ce soit rapide. – Arrête, exigea Raoul, d'un ton où il y avait une telle certitude d'être obéi qu'elle eut une hésitation. – Arrête, répéta-t-il, et délivre-la… Tu entends, Josine, je veux que tu la délivres… Il ne s'agit pas de différer l'ignoble chose qui allait se faire ou d'y renoncer. Il s'agit de délivrer surle-champ Clarisse d'Étigues et de lui ouvrir cette porte toute grande. Il fallait qu'il fût bien sûr de lui, et que sa volonté fût soutenue par des motifs bien extraordinaires pour qu'il la formulât avec tant d'impérieuse solennité. Lui-même impressionné, Léonard demeurait indécis ; Clarisse, qui n'avait pas saisi cependant toute l'horreur de la scène, parut réconfortée. La Cagliostro, interdite, murmura : – Des mots, n'est-ce pas ? Quelque ruse nouvelle… – Des faits, affirma-t-il… ou plutôt un fait qui domine tout et devant lequel tu t'inclineras. – Qu'est-ce que cela signifie ? demanda la Cagliostro, de plus en plus troublée. Que désires-tu ? – Je ne désire pas… j'exige. – Quoi ? – La liberté immédiate de Clarisse, la liberté de partir d'ici, sans que Léonard ni toi ne remuent d'un seul pas. Elle se mit à rire et demanda : – Rien que cela ? – Rien que cela. – Et en échange, tu m'offres ?… – Le mot de l'énigme. Elle tressaillit. – Tu le connais donc ? – Oui. Le drame changeait soudain. De tout l'antagonisme furieux qui les jetait les uns contre les autres dans la haine et dans l'exécration de l'amour et de la jalousie il semblait que se dégageât le seul souci de la grande entreprise. L'obsession de la vengeance chez la Cagliostro passait au second plan. Les mille et mille pier- res précieuses des moines avaient scintillé devant ses yeux, selon la volonté de Raoul. Beaumagnan, à demi dressé, écoutait avidement. Laissant Clarisse sous la garde de son complice, Josine s'avança et dit : – Suffit-il de connaître le mot de l'énigme ? – Non, dit Raoul. Il faut encore l'interpréter. Le sens même de la formule est caché sous un voile dont il faut d'abord s'affranchir. – Et tu as pu, toi ?… – Oui, j'avais déjà certaines idées à ce propos. Tout à coup la vérité m'a illuminé. Elle savait que Raoul n'était pas homme à plaisanter en pareille occurrence. – Explique-toi, dit-elle, et Clarisse s'en ira d'ici. – Qu'elle s'en aille d'abord, répliqua-t-il, et je m'expliquerai. Je m'expliquerai, bien entendu, non pas la corde au cou et les mains liées, mais librement, sans la moindre entrave. – C'est absurde. Tu retournes la situation. Je suis maîtresse absolue des événements. – Plus maintenant, affirma-t-il. Tu dépends de moi. C'est à moi de dicter mes conditions. Elle haussa les épaules et, cependant, ne put s'empêcher de dire : – Jure que tu parles selon l'exacte vérité. Jure-le sur la tombe de ta mère. Il prononça posément : – Sur la tombe de ma mère, je te jure que vingt minutes après que Clarisse aura franchi ce seuil, je t'indiquerai l'endroit précis où se trouve la borne, c'est-à-dire où se trouvent les richesses accumulées par les moines des abbayes de France. Elle voulut s'affranchir de la fascination incroyable que Raoul exerçait tout à coup sur elle avec son offre fabuleuse, et, s'insurgeant : – Non, non, c'est un piège… tu ne sais rien… – Non seulement je sais, dit-il, mais je ne suis pas seul à savoir. – Qui encore ? – Beaumagnan et le baron. – Impossible ! – Réfléchis. Beaumagnan était avant-hier à la Haie d'Étigues. Pourquoi ? Parce que le baron a recouvré le coffret et qu'ils étudient ensemble l'inscription. Or, s'il n'y a pas que les cinq mots révélés par le cardinal, s'il y a le mot, le mot magique qui les résume et qui donne la clef du mystère, ils l'ont vu, eux, et ils savent. – Que m'importe ! fit-elle, en observant Beaumagnan, je le tiens, lui. – Mais tu ne tiens pas Godefroy d'Étigues, et peut-être, à l'heure actuelle est-il là-bas, avec son cousin, tous deux envoyés d'avance par Beaumagnan pour explorer les lieux et préparer l'enlèvement du coffre-fort. Comprends-tu le danger ? Comprends-tu qu'une minute perdue, c'est toute la partie que tu perds ? Elle s'obstina rageusement. – Je la gagne si Clarisse parle. – Elle ne parlera pas pour cette bonne raison qu'elle n'en sait pas davantage. – Soit, mais alors parle, toi, puisque tu as eu l'imprudence de me faire un tel aveu. Pourquoi la délivrer ? Pourquoi t'obéir ? Tant que Clarisse est entre les mains de Léonard, je n'ai qu'à vouloir pour t'arracher ce que tu sais. Il hocha la tête. – Non, dit-il, le danger est écarté, l'orage est loin. Peutêtre, en effet, n'aurais-tu qu'à vouloir, mais justement tu ne peux plus vouloir cela. Tu n'en as plus la force. Et c'était vrai, Raoul en avait la conviction. Dure, cruelle, « infernale », comme disait Beaumagnan, mais tout de même femme et sujette à des défaillances nerveuses, la Cagliostro faisait le mal par crise plutôt que par volonté – crise de démence où il y avait de l'hystérie et que suivait une sorte de lassitude, de courbature aussi bien morale que physique. Raoul ne doutait pas qu'elle n'en fût là, en cet instant. – Allons, Joséphine Balsamo, dit-il, sois logique avec toimême. Tu as joué ta vie sur cette carte – la conquête de riches- ses illimitées. Veux-tu renier tous tes efforts au moment où je te les offre, ces richesses ? La résistance faiblissait. Joséphine Balsamo objecta : – Je me méfie de toi. – Ce n'est pas vrai. Tu sais parfaitement que je tiendrai mes promesses. Si tu hésites… Mais tu n'hésites pas. Au fond de toi, ta décision est prise, et c'est la bonne. Elle demeura songeuse une ou deux minutes, puis elle eut un geste qui signifiait : « Après tout, je la retrouverai, la petite, et ma vengeance n'est que différée. » – Sur le souvenir de ta mère, n'est-ce pas ? dit-elle. – Sur le souvenir de ma mère, sur tout ce qui me reste d'honneur et de propreté, je ferai pour toi toute la lumière. – Soit, accepta-t-elle. Mais Clarisse et toi, vous n'échangerez pas un seul mot à part. – Pas un seul mot. D'ailleurs, je n'ai rien de secret à lui dire. Qu'elle soit libre, je n'ai pas d'autre but. Elle ordonna : – Léonard, laisse la petite. Quant à lui, détache-le. Léonard eut un air de désapprobation. Mais il était trop asservi pour regimber. Il s'éloigna de Clarisse, puis il acheva de couper les liens qui retenaient encore Raoul. L'attitude de Raoul ne fut pas du tout conforme à la gravité des circonstances. Il se déraidit les jambes, fit faire deux à trois exercices à ses bras, et respira profondément. – Ouf ! J'aime mieux ça ! Je n'ai aucune vocation pour jouer les captifs. Délivrer les bons et punir les méchants, voilà ce qui m'intéresse. Tremble, Léonard. Il s'approcha de Clarisse et lui dit : – Je vous demande pardon de tout ce qui vient de se passer. Cela ne se représentera plus jamais, soyez-en sûre. Désormais, vous êtes sous ma protection. Êtes-vous de force à partir ? – Oui… oui… dit-elle. Mais vous ? – Oh ! moi, je ne cours aucun risque. L'essentiel, c'est votre salut. Or, j'ai peur que vous ne puissiez pas marcher longtemps. – Je n'ai pas à marcher longtemps. Hier mon père m'a conduite chez une de mes amies où il doit me reprendre demain. – Près d'ici ? – Oui. – N'en dites pas davantage, Clarisse. Tout renseignement se retournerait contre vous. Il la mena jusqu'à la porte et fit signe à Léonard d'aller ouvrir le cadenas de la barrière. Quand Léonard eut obéi, il reprit : – Soyez prudente et ne craignez rien, absolument rien, ni pour vous ni pour moi. Nous nous retrouverons lorsque l'heure aura sonné, et elle ne tardera pas à sonner, quels que soient les obstacles qui nous séparent. Il referma la porte derrière elle. Clarisse était sauvée. Alors il eut l'aplomb de dire : – Quelle adorable créature ! Par la suite, quand Arsène Lupin racontait cet épisode de sa grande aventure avec Joséphine Balsamo, il ne pouvait s'empêcher de rire : « Eh ! oui. Je ris comme je riais à ce moment-là, et je me souviens que, pour la première fois, j'exécutai sur place un de ces petits entrechats qui me servirent bien souvent depuis à illustrer mes victoires les plus difficiles… et celle-ci l'était bigrement, difficile. « En vérité, j'exultais. Clarisse libre, tout me semblait fini. J'allumai une cigarette, et comme Joséphine Balsamo se plantait devant moi pour me rappeler notre pacte, j'eus l'incorrection de lui souffler ma fumée en plein visage. “Voyou !” mâchonna-t-elle. « L'épithète que je lui relançai comme une balle fut tout simplement ignoble. Mon excuse, c'est que j'y mis beaucoup plus d'espièglerie que de grossièreté. Et puis… et puis… ai-je besoin d'excuse ? Ai-je besoin d'analyser les sentiments excessifs et contradictoires que m'inspira cette femme ? Je ne me pique pas de faire de la psychologie à son propos, et de m'être conduit comme un gentleman avec elle. Je l'aimais et je la détestais férocement à la fois. Mais depuis qu'elle s'était attaquée à Clarisse, mon dégoût et mon mépris n'avaient plus de limites. Je ne voyais même plus le masque admirable de sa beauté, mais ce qui était en dessous, et c'est à la sorte de bête carnassière, qui m'apparut soudain, que je jetai en pirouettant une abominable injure. » Arsène Lupin pouvait rire, après. Tout de même l'instant fut tragique, et il s'en fallut sans doute de peu que la Cagliostro ou Léonard ne l'abattissent d'un coup de feu. Elle fit entre ses dents : – Ah ! comme je te hais ! – Pas plus que moi, ricana-t-il. – Et tu sais que ce n'est pas fini entre Clarisse et Joséphine Balsamo ? – Pas plus qu'entre Clarisse et Raoul d'Andrésy, dit-il, indomptable. – Gredin ! murmura-t-elle… tu mériterais… – Une balle de revolver… Impossible, ma chérie ! – Ne me défie pas trop, Raoul ! – Impossible, te dis-je. Je suis sacré pour toi, actuellement. Je suis le monsieur qui représente un milliard. Supprime-moi, et le milliard passe sous ton joli nez, ô fille de Cagliostro ! C'est dire à quel point tu me respectes ! Chaque cellule de mon cerveau correspond à une pierre précieuse… « Une petite balle là-dedans, et tu auras beau implorer les mânes de ton père… bernique ! pas un sou pour la Josette ! Je te le répète, ma petite Joséphine, je suis “tabou” comme on dit en Polynésie. Tabou des pieds à la tête ! Mets-toi à genoux et baisemoi la main, c'est ce que tu as de mieux à faire. » Il ouvrit une fenêtre latérale qui donnait sur le clos et soupira : – On étouffe ici. Décidément, Léonard sent le renfermé. Tu tiens beaucoup, Joséphine, à ce que ton bourreau garde sa main au fond de sa poche à revolver ? Elle frappa du pied. – Assez de bêtises ! déclara-t-elle. Tu as posé tes conditions, tu connais les miennes. – La bourse ou la vie. – Parle, et tout de suite, Raoul. – Comme tu es pressée ! D'abord, j'ai fixé un délai de vingt minutes pour être bien sûr que Clarisse soit à l'abri de tes griffes, et nous sommes loin des vingt minutes. En outre… – Quoi encore ? – En outre comment veux-tu que je déchiffre en cinq sec un problème que l'on s'évertue vainement à résoudre depuis des années et des années ? Elle fut abasourdie. – Que veux-tu dire ? – Rien que de très simple. Je demande un peu de répit. – Du répit ? Mais pourquoi ? – Pour déchiffrer… – Hein ? Tu ne savais donc pas ?… – Le mot de l'énigme ? Ma foi, non. – Ah ! tu as menti ! – Pas de gros mots, Joséphine. – Tu as menti, puisque tu as juré… – Sur la tombe de ma pauvre maman oui, et je ne me dérobe pas. Mais il ne faut pas confondre autour avec alentour. Je n'ai pas juré que je savais la vérité. J'ai juré que je te dirais la vérité. – Pour dire, il faut savoir. – Pour savoir, il faut réfléchir, et tu ne m'en laisses pas le temps ! Sacrebleu ! un peu de silence… et puis, que Léonard lâche la crosse de son revolver : ça me dérange. Plus encore que ses plaisanteries, le ton de persiflage et d'insolence avec lequel il les débitait avait quelque chose d'horripilant pour la Cagliostro. Excédée, sentant la vanité de toute menace, elle lui dit – À ton aise ! Je te connais, tu tiendras ton engagement. Il s'écria : – Ah ! si tu me prends par la douceur… je n'ai jamais pu résister à la douceur… Garçon, de quoi écrire ! Du papier de paille fine, une plume de colibri, le sang d'une mûre noire, et, comme écritoire, l'écorce d'un cédrat, ainsi qu'a dit le poète. Il tira de son portefeuille un crayon et une carte de visite sur laquelle quelques mots étaient déjà disposés d'une façon spéciale. Il traça quelques barres pour relier ces mots les uns aux autres. Puis, au verso, il inscrivit la formule latine : Ad lapidem currebat olim regina. – Quel latin de cuisine ! dit-il à mi-voix. Il me semble qu'à la place des bons moines, j'aurais trouvé mieux, tout en obtenant le même résultat. Enfin, acceptons ce qui est. Donc la reine piquait un galop vers la borne… Regarde ta montre, Joséphine. Il ne riait plus. Durant une ou deux minutes peut-être, sa figure fut empreinte de gravité, et ses yeux, comme fixés sur le vide disaient l'effort de la méditation. Il s'aperçut cependant que Josine l'observait d'un regard où il y avait une admiration et une confiance illimitées, et il lui sourit distraitement sans rompre le fil de ses idées. – Tu vois la vérité, n'est-ce pas ? dit-elle. Immobile sous ses liens, le visage tendu par l'anxiété, Beaumagnan écoutait. Est-ce que vraiment le formidable secret allait être divulgué ? Il se passa encore une ou deux minutes, tout au plus, dans un silence infini. Joséphine Balsamo prononça : – Qu'est-ce que tu as, Raoul ? tu sembles tout ému. – Oui, oui, très ému, dit-il. Toute cette histoire, ces richesses dissimulées dans une borne, en plein champ, cela déjà ne manque pas d'être assez curieux. Mais ce n'est rien, Josine, ce n'est rien à côté de l'idée même qui domine cette histoire. Tu ne peux pas t'imaginer comme c'est étrange… et comme c'est beau ! … Quelle poésie et quelle naïveté ! Il se tut ; puis, au bout d'un instant, il affirma sentencieusement : – Josine, les moines du Moyen Age étaient des gourdes. Et, se levant : – Mon Dieu ! oui, de pieux personnages, mais, je le répète au risque de te blesser dans tes convictions, des gourdes ! Voyons, quoi ! si un grand financier s'avisait de protéger son coffre-fort en écrivant dessus « Défense d'ouvrir » on le traiterait de gourde, n'est-ce pas ? Eh bien le procédé qu'ils ont choisi pour garantir leurs richesses est à peu près aussi ingénu. Elle chuchota : – Non … non… ce n'est pas croyable !… tu n'as pas deviné !… tu te trompes ! … – Des gourdes aussi, tous ceux qui ont cherché depuis et qui n'ont rien trouvé. Des gens aveugles ! Des esprits bornés ! Comment ! toi, Léonard, Godefroy d'Étigues, Beaumagnan, ses amis, toute la Société de Jésus, l'archevêque de Rouen, vous aviez sous les yeux ces cinq mots, et cela n'a pas suffi ! Sapristi ! un enfant de l'école primaire résout des problèmes autrement difficiles. Elle objecta : – D'abord il s'agissait d'un mot et non de cinq. – Mais il y est, le mot, sacrebleu ! Quand je t'ai dit tout à l'heure que la possession du coffret avait dû révéler ce mot indispensable à Beaumagnan et au baron, c'était pour t'effrayer et pour te faire lâcher prise ! Car ces messieurs n'y ont vu que du feu. Mais le mot indispensable, il y est ! Il est là, mêlé aux cinq mots latins ! Au lieu de pâlir comme vous l'avez tous fait sur cette vague formule, il fallait tout bêtement, la lire, assembler les cinq premières lettres, et s'occuper du mot composé par ces cinq initiales. Elle dit à voix basse : – Nous y avons pensé… le mot Alcor, n'est-ce pas ? – Oui, le mot Alcor. – Eh bien ! quoi ? – Comment quoi ? Mais il contient tout ce mot ! Sais-tu ce qu'il signifie ? – C'est un mot arabe qui signifie « épreuve ». – Et dont les Arabes et dont tous les peuples se servent pour désigner quoi ? – Une étoile. – Quelle étoile ? – Une étoile qui fait partie de la constellation de la Grande Ourse. Mais cela n'a pas d'importance. Quelle relation peut-il y avoir ?… Raoul eut un sourire de pitié. – Évidemment, n'est-ce pas ? le nom d'une étoile ne peut avoir aucun rapport avec l'emplacement d'une borne champêtre. On se tient ce raisonnement stupide, et l'effort s'arrête de ce côté. Malheureuse ! Mais c'est justement cela qui m'a frappé, moi, quand j'ai tiré le mot Alcor des cinq initiales de l'inscription latine ! Maître du mot-talisman, du mot magique, et, d'autre part, ayant remarqué que toute l'aventure tournait autour du nombre sept (sept abbayes, sept moines, sept branches au chandelier, sept pierres de couleur enchâssées dans sept bagues) aussitôt, tu entends, aussitôt, par une sorte de mouvement réflexe de mon esprit, j'ai noté que l'étoile Alcor appartenait à la constellation de la Grande Ourse. Et le problème était résolu. – Résolu ?… Comment ! – Mais, nom d'un chien ! parce que la constellation de la Grande Ourse est justement formée par sept étoiles principales ! Sept ! toujours le nombre sept ! Commences-tu à voir la relation ? Et dois-je te rappeler que si les Arabes ont choisi, et si les astronomes, depuis, ont accepté cette désignation d'Alcor, c'est parce que cette toute petite étoile, étant à peine visible, sert comme épreuve, tu entends ? comme épreuve, pour spécifier que telle personne a bonne vue puisqu'elle peut la distinguer à l'œil nu. Alcor, c'est ce qu'il faut voir, ce qu'on cherche, la chose dissimulée, le trésor caché, la borne invisible où l'on glisse les pierres précieuses, c'est le coffre-fort. Josine murmura, toute fiévreuse à l'approche de la grande révélation : – Je ne comprends pas. Raoul avait tourné sa chaise de façon à se poster entre Léonard et la fenêtre qu'il avait ouverte avec l'intention bien nette de s'enfuir à la seconde même où il le faudrait et, tout en parlant, il surveillait attentivement Léonard qui, lui, gardait sa main obstinément enfouie dans sa poche. – Tu vas comprendre, dit-il. C'est tellement clair. De l'eau de roche. Regarde. Il montra la carte de visite qu'il tenait entre ses doigts. – Regarde. Elle ne me quitte pas depuis des semaines. Dès le début de nos recherches, j'avais relevé sur un atlas la position exacte des sept abbayes dont j'avais inscrit les sept noms sur cette carte. Les voilà, toutes les sept, aux sept emplacements qu'elles occupent les unes à l'égard des autres. Or il m'a suffi, tout à l'heure, dès que j'ai connu le mot, de réunir les. sept points par des lignes pour aboutir à cette constatation inouïe, Josine, miraculeuse, colossale, et pourtant très naturelle, que la figure ainsi formée représente exactement la Grande Ourse. Saisis-tu bien l'étonnante réalité ? Les sept abbayes du pays de Caux, les sept abbayes primordiales où convergeaient les richesses de la France chrétienne, étaient disposées comme les sept étoiles principales de la Grande-Ourse ! Aucune erreur à ce propos. Qu'on prenne un atlas et qu'on fasse le décalque : c'est le dessin cabalistique de la Grande Ourse. « Dès lors la vérité s'imposait aussitôt. À l'endroit même où Alcor se trouve sur la figure céleste, la borne doit fatalement se trouver sur la figure terrestre. Et puisque Alcor se trouve, dans le ciel, un peu à droite et au-dessous de l'étoile située au milieu de la queue de la Grande Ourse, la borne doit fatalement se trouver un peu à droite et au-dessous de l'abbaye qui correspond à cette étoile, c'est-à-dire un peu à droite, et au-dessous de l'abbaye de Jumièges, jadis la plus puissante et la plus riche des abbayes normandes. C'est inévitable, mathématique. La borne est là et pas ailleurs. « Et tout de suite, comment ne pas songer : 1) que justement, un peu au sud et un peu à l'est de Jumièges, à une petite lieue de distance, il existe, au hameau de Mesnil-sous-Jumièges, tout près de la Seine, les vestiges du manoir d'Agnès Sorel, maîtresse du roi Charles VII ; 2) que l'abbaye communiquait avec le manoir par un souterrain dont on aperçoit encore l'orifice ? Conclusion : la borne légendaire se trouve près du manoir d'Agnès Sorel, à côté de la Seine, et la légende veut sans doute que la maîtresse du roi, sa reine d'amour, courût vers cette borne, dont elle ignorait le précieux contenu, pour s'y asseoir et pour regarder la barque royale glisser sur le vieux fleuve normand. » « Ad lapidem currebat olim regina. » Un grand silence unissait Raoul d'Andrésy et Joséphine Balsamo. Le voile était levé. La lumière chassait les ténèbres. Entre eux, il semblait que toute haine fût apaisée. Il y avait trêve aux conflits implacables qui les divisaient, et plus rien ne demeurait que l'étonnement de pénétrer ainsi dans les régions interdites du passé mystérieux que le temps et l'espace défendaient contre la curiosité des hommes. Assis près de Josine, les yeux fixés à l'image qu'il avait dessinée, Raoul continua sourdement, avec une exaltation contenue : – Oui, très imprudents, ces moines qui confiaient un tel secret à la garde d'un mot si transparent ! Mais quels poètes, ingénus et charmants ! Quelle jolie pensée d'associer à leurs biens terrestres le ciel lui-même Grands contemplateurs, grands astronomes comme leurs ancêtres de Chaldée, ils prenaient leurs inspirations là-haut ; le cours des astres réglait leur existence, et c'était aux constellations qu'ils demandaient précisément de veiller à leurs trésors. Qui sait même si le lieu de leurs sept ab- bayes ne fut pas choisi au préalable pour reproduire sur le sol normand la figure gigantesque de la Grande Ourse ?… Qui sait… L'effusion lyrique de Raoul était évidemment fort justifiée, mais il ne put la pousser jusqu'au bout. S'il se méfiait de Léonard, il avait oublié Joséphine Balsamo. Brusquement, celle-ci lui frappa le crâne d'un coup de son casse-tête. C'était bien la dernière chose à laquelle il s'attendait, quoique la Cagliostro fût coutumière de ces sortes d'attaques sournoises. Étourdi, il se plia en deux sur sa chaise, puis tomba à genoux, puis se coucha tout de son long. Il bégayait, d'une voix incohérente : – C'est vrai… parbleu ! … je n'étais plus « tabou »… Il dit encore, avec ce ricanement de gamin qu'il tenait sans doute de son père Théophraste Lupin, il dit encore : – La gredine ! … même pas de respect pour le génie !… Ah ! sauvage, t'as donc un caillou en guise de cœur ?… Tant pis pour toi, Joséphine, nous aurions partagé le trésor. Je le garderai tout entier. Et il perdit connaissance. Chapitre 13 Le coffre-fort des moines Simple engourdissement, pareil à celui que peut éprouver un boxeur atteint en quelque endroit sensible. Mais lorsque Raoul en sortit, il constata, sans la moindre surprise d'ailleurs, qu'il se trouvait dans la même situation que Beaumagnan, captif comme lui et, comme lui, adossé au bas du mur. Et il n'eut guère plus de surprise à voir, devant la porte, étendue sur les deux chaises, Joséphine Balsamo, en proie à l'une de ces dépressions nerveuses que provoquaient chez elle les émotions trop violentes et trop prolongées. Le coup dont elle avait frappé Raoul avait déterminé la crise. Son complice Léonard la soignait et lui faisait respirer des sels. Il avait dû appeler l'un de ses complices, car Raoul vit entrer l'adolescent qu'il connaissait sous le nom de Dominique, et qui gardait la berline devant la maison de Brigitte Rousselin. – Diable ! dit le nouveau venu, en apercevant les deux captifs, il y a eu du grabuge. Beaumagnan ! D'Andrésy ! la patronne n'y va pas de main morte. Résultat, une syncope, hein ? – Oui. Mais c'est presque fini. – Qu'est-ce qu'on va faire ? – La porter dans la voiture, et je la conduirai à la Nonchalante. – Et moi ? – Toi, tu vas veiller ces deux-là, dit Léonard en désignant les captifs. – Bigre ! des clients peu commodes. J'aime pas ça. Ils se mirent en devoir de soulever la Cagliostro. Mais, ouvrant les yeux, elle leur dit, d'une voix si basse qu'elle ne pouvait certes pas soupçonner que Raoul eût l'oreille assez fine pour saisir la moindre bribe de l'entretien : – Non. Je marcherai seule. Tu resteras ici, Léonard. Il est préférable que ce soit toi qui gardes Raoul. – Laisse-moi donc en finir avec lui ! souffla Léonard, tutoyant la Cagliostro. Il nous portera malheur, ce gamin-là. – Je l'aime. – Il ne t'aime plus. – Si. Il me reviendra. Et puis, quoi qu'il en soit, je ne le lâche pas. – Alors que décides-tu ? – La Nonchalante doit être à Caudebec. Je vais m'y reposer jusqu'aux premières heures du jour. J'en ai besoin. – Et le trésor ? Il faut du monde pour manœuvrer une pierre de ce calibre. – Je ferai prévenir ce soir les frères Corbut afin qu'ils me retrouvent demain matin à Jumièges. Ensuite je m'occuperai de Raoul… à moins que… Ah ! ne m'en demande pas plus pour l'instant… Je suis brisée… – Et Beaumagnan ? – On le délivrera quand j'aurai le trésor. – Tu ne crains pas que Clarisse nous dénonce ? La gendarmerie aurait beau jeu de cerner le vieux phare. – Absurde ! Crois-tu qu'elle va mettre les gendarmes aux trousses de son père et de Raoul ? Elle se souleva sur sa chaise et retomba aussitôt, en gémissant. Quelques minutes s'écoulèrent. Enfin, avec des efforts qui semblaient l'épuiser, elle réussit à se tenir debout, et, appuyée sur Dominique, s'approcha de Raoul. – Il est comme étourdi, murmura-t-elle. Garde-le bien, Léonard, et l'autre aussi. Que l'un d'eux se sauve, et tout est compromis. Elle s'en alla lentement. Léonard l'accompagna jusqu'à la vieille berline, et, un peu après, ayant cadenassé la barrière, revint avec un paquet de provisions. Puis on entendit le sabot des chevaux sur la route pierreuse. Raoul déjà vérifiait la solidité de ses liens, tout en se disant : « Un peu faiblarde, en effet, la patronne ! 1) raconter, si bas que ce soit, ses petites affaires devant témoins ; 2) confier des gaillards comme Beaumagnan et moi à la surveillance d'un seul homme… voilà des fautes qui prouvent un mauvais état physique. » Il est vrai que l'expérience de Léonard en pareille matière rendait malaisée toute tentative d'évasion. – Laisse tes cordes, lui dit Léonard en entrant. Sinon, je cogne… Le redoutable geôlier multiplia d'ailleurs les précautions qui devaient lui faciliter sa tâche. Il avait réuni les extrémités des deux cordes qui attachaient les captifs, et les avait enroulées toutes deux au dossier d'une chaise placée par lui en équilibre instable, et sur laquelle il déposa le poignard que lui avait donné Joséphine Balsamo. Que l'un des captifs bougeât et la chaise tombait. – Tu es moins bête que tu n'en as l'air, lui dit Raoul. Léonard grogna : – Un seul mot et je cogne. Il se mit à manger et à boire, et Raoul risqua : – Bon appétit ! S'il en reste, ne m'oublie pas. Léonard se leva, les poings tendus. – Suffit, vieux camarade, promit Raoul. J'ai un bœuf sur la langue. C'est moins nourrissant que ta charcuterie, mais je m'en contenterai. Des heures passèrent. L'ombre vint. Beaumagnan semblait dormir. Léonard fumait des pipes. Raoul monologuait et se gourmandait lui-même d'avoir été si imprudent avec Josine. « J'aurais dû me méfier d'elle… Que de progrès à faire encore ! La Cagliostro est loin de me valoir, mais quelle décision ! Quelle vision claire de la réalité, et quelle absence de scrupules ! Une seule tare, qui empêche le monstre d'être complet : son système nerveux de dégénérée. Et c'est heureux pour moi aujourd'hui puisque cela me permettra d'arriver avant elle au Mesnil-sous-Jumièges. » Car il ne mettait pas en doute la possibilité d'échapper à Léonard. Il avait remarqué que les liens de ses chevilles se relâchaient sous l'influence de certains mouvements, et, comptant bien libérer sa jambe droite, il imaginait avec satisfaction l'effet d'un bon coup de chaussure sur le menton de Léonard. Dès lors, c'était la course éperdue vers le trésor. Les ténèbres s'accumulaient dans la salle. Léonard alluma une bougie, fuma une dernière pipe et but un dernier verre de vin. Après quoi, il fut pris d'une somnolence qui lui fit faire quelques saluts de droite et de gauche. Par précaution, il tenait la bougie dans sa main, de sorte que la brûlure de la cire qui coulait le réveillait de temps à autre. Un coup d'œil à ses prisonniers, un autre à la double corde utilisée comme sonnette d'alarme, et il se rendormait. Raoul continuait insensiblement, et non sans résultat, son petit travail de délivrance. Il devait être environ neuf heures du soir. « Si je puis partir à onze heures, se disait-il, vers minuit je passe à Lillebonne où je soupe ; vers trois heures du matin je débouche au lieu sacré, et, dès les premières lueurs de l'aube, je mets dans ma poche le coffre-fort des moines. Oui, dans ma poche ! pas besoin des frères Corbut ni de personne. » Mais, à dix heures et demie, il en était au même point. Si lâches que fussent les nœuds, ils ne cédaient pas et Raoul commençait à désespérer, lorsque soudain il lui sembla entendre un bruit léger qui différait de tous ces frémissements dont se com- pose le grand silence nocturne, feuilles qui voltigent, oiseaux qui remuent sur les branches, caprices du vent. Cela se renouvela deux fois, et il eut la certitude que cela entrait par la fenêtre latérale qu'il avait ouverte, et que Léonard avait repoussée avec négligence. De fait, l'un des battants parut glisser en avant. Raoul observa Beaumagnan. Il avait entendu et regardait aussi. En face d'eux, Léonard s'éveilla, les doigts brûlés, reprit son petit manège de surveillance, et s'assoupit de nouveau. Làbas le bruit, un instant suspendu, recommença, ce qui prouvait bien que chacun des mouvements du geôlier était attentivement suivi. Quel événement se préparait donc ? La barrière étant close, il fallait qu'on eût franchi le mur que hérissaient des tessons de bouteilles, escalade qui n'était possible que pour un familier des lieux et par quelque brèche dégarnie de tessons. Qui ? un paysan ? un braconnier ? Était-ce du secours ? Un ami de Beaumagnan ? ou quelque rôdeur ? Une tête surgit, indistincte dans les ténèbres. Le rebord de la fenêtre, peu élevé, fut franchi aisément. Tout de suite, Raoul discerna une silhouette de femme, et, aussitôt, avant même de voir, il sut que cette femme n'était autre que Clarisse. Quelle émotion l'envahit ! Joséphine Balsamo s'était donc trompée, en supposant que Clarisse ne pourrait réagir ! Inquiète, retenue par la crainte des dangers qui le menaçaient surmontant sa lassitude et sa peur, la jeune fille avait dû se poster aux environs du vieux phare et attendre la nuit. Et maintenant, elle tentait l'impossible pour sauver celui qui l'avait trahie si cruellement. Elle fit trois pas. Nouveau réveil de Léonard qui, heureusement, lui tournait le dos. Elle s'arrêta, puis reprit sa marche dès qu'il se rendormit. Ainsi parvint-elle à son côté. Le poignard de Joséphine Balsamo se trouvait sur la chaise. Elle l'y prit. Allait-elle frapper ? Raoul s'effraya. Le visage de la jeune fille, mieux éclairé, lui semblait contracté par une volonté farouche. Mais, leurs regards s'étant rencontrés, elle subit les ordres silencieux qu'il lui imposait, et elle ne frappa point. Raoul se pencha un peu pour que la corde qui le reliait à la chaise se détendît. Beaumagnan l'imita. Alors, lentement, sans trembler, soulevant la corde avec une main, elle y entra le fil de la lame. La chance voulut que l'ennemi ne se réveillât pas. Clarisse l'eût tué infailliblement. Sans le quitter des yeux, obstinée dans sa menace de mort, elle se baissa jusqu'à Raoul, et, à tâtons, chercha ses liens. Les poignets furent délivrés. Il souffla : – Donne-moi le couteau. Elle obéit. Mais une main fut plus rapide que celle de Raoul. Beaumagnan qui, lui aussi de son côté, patiemment, depuis des heures, avait attaqué ses cordes, saisit l'arme au passage. Furieux, Raoul lui empoigna le bras. Si Beaumagnan achevait de se délier avant lui et prenait la fuite, Raoul perdait tout espoir de conquérir le trésor. La lutte fut acharnée, lutte immobile, où chacun employait toute sa force en se disant qu'au moindre bruit Léonard se réveillerait. Clarisse, qui tremblait de peur, se mit à genoux, autant pour les supplier tous deux, que pour ne pas tomber à terre. Mais la blessure de Beaumagnan, si légère qu'elle fût, ne lui permit pas de résister aussi longtemps. Il lâcha prise. À ce moment, Léonard remua la tête, ouvrit un oeil, et regarda le tableau qui s'offrait à lui, les deux hommes à moitié dressés, rapprochés l'un de l'autre et en posture de combat, et Clarisse d'Étigues à genoux. Cela dura quelques secondes, quelques secondes effroyables, car il n'y avait point de doute que Léonard, voyant cette scène, n'abattît ses ennemis à coups de revolver. Mais il ne la vit pas. Son regard, fixé sur eux, ne parvint pas à les voir. La paupière se referma sans que la conscience pût s'éveiller. Alors Raoul coupa ses derniers liens. Debout, le poignard à la main, il était libre. Il chuchota, pendant que Clarisse se relevait : – Va… Sauve-toi… – Non, fit-elle, d'un signe de tête. Et elle lui montra Beaumagnan, comme si elle n'eût pas consenti à laisser derrière elle, exposé à la vengeance de Léonard, cet autre captif. Raoul insista. Elle fut inébranlable. De guerre lasse, il tendit le couteau à son adversaire. – Elle a raison, souffla-t-il… Soyons beau joueur. Tiens, débrouille-toi… Et désormais, chacun son jeu, hein ? Il suivit Clarisse. L'un après l'autre, ils enjambèrent la fenêtre. Une fois dans le clos, elle lui prit la main et le conduisit jusqu'au mur, à un endroit où le faîte étant démoli, il y avait une brèche. Aidée par lui, Clarisse passa. Mais, quand il eut franchi le mur, il ne vit plus personne. – Clarisse, appela-t-il, où êtes-vous donc ? Une nuit sans étoiles pesait sur les bois. Ayant écouté, il entendit une course légère parmi les fourrés voisins. Il y pénétra, heurta des branches et des ronces qui lui barrèrent la route, et dut revenir au sentier. « Elle me fuit, pensa-t-il. Prisonnier, elle risque tout pour me délivrer. Libre, elle ne consent plus à me voir. Ma trahison, la monstrueuse Joséphine Balsamo, l'abominable aventure, tout cela lui fait horreur. » Mais, comme il regagnait son point de départ, quelqu'un dégringola du mur qu'il avait franchi. C'était Beaumagnan qui s'enfuyait à son tour. Et tout de suite des coups de feu jaillirent qui venaient de la même direction. Raoul n'eut que le temps de se mettre à l'abri. Léonard, perché sur la brèche, tirait dans les ténèbres. Ainsi, à onze heures du soir environ, les trois adversaires s'élançaient en même temps vers la pierre de la Reine, située à onze lieues de distance. Quels étaient leurs moyens individuels d'y parvenir ? Tout dépendait de cela. D'une part il y avait Beaumagnan et Léonard, tous deux pourvus de complices et à la tête d'organisations puissantes. Que Beaumagnan fût attendu par ses amis, que Léonard pût rejoindre la Cagliostro, et le butin appartenait au plus rapide. Mais Raoul était plus jeune et plus vif. S'il n'avait pas commis la bêtise de laisser sa bicyclette à Lillebonne, toutes les chances étaient pour lui. Il faut avouer qu'il renonça instantanément à trouver Clarisse et que la recherche du trésor devint son unique souci. En une heure, il franchit les dix kilomètres qui le séparaient de Lillebonne. À minuit, il réveillait le garçon de son hôtel, se restaurait en hâte, et, après avoir pris dans une valise deux petites cartouches de dynamite qu'il s'était procurées quelques jours auparavant, il enfourcha sa machine. Sur le guidon, il avait enroulé un sac de toile destiné à recueillir les pierres précieuses. Son calcul était celui-ci : « De Lillebonne au Mesnil-sous-Jumièges, huit lieues et demie… J'y serai donc avant le lever du jour. Aux premières lueurs, je trouve la borne et la fais éclater à la dynamite. Il est possible que la Cagliostro ou Beaumagnan me surprennent au milieu de l'opération. En ce cas partage. Tant pis pour le troisième. » Ayant dépassé Caudebec-en-Caux, il suivit à pied la levée de terre qui, parmi les prairies et les roseaux, menait à la Seine. De même qu'en cette fin de journée où il avait déclaré son amour à Joséphine Balsamo, la Nonchalante était là, silhouette massive dans l'ombre épaisse. Il vit un peu de lumière à la fenêtre voilée de la cabine que la jeune femme y occupait. « Elle doit s'habiller, se dit-il. Ses chevaux viendront la chercher… Peut-être Léonard hâtera-t-il l'expédition… Trop tard, madame ! » Il repartit à toute allure. Mais, une demi-heure après, comme il descendait une côte très dure, il eut l'impression que la roue de sa bicyclette s'empêtrait dans un obstacle, et il fut projeté violemment contre un tas de cailloux. Aussitôt deux hommes surgirent, une lanterne fut braquée sur le talus derrière lequel il se blottit, et une voix cria : – C'est lui ! ce ne peut être que lui !… je l'avais bien dit : « Une corde tendue, et nous l'aurons quand il passera. » fia : – Nous l'aurons… s'il y consent, le brigand ! Comme une bête traquée, Raoul avait piqué une tête dans un buisson de ronces et d'épines où il déchira ses vêtements, et il s'était mis hors de portée. Les autres jurèrent et sacrèrent en vain. Il était introuvable. – Assez cherché, dit une voix défaillante qui venait de la voiture et qui était celle de Beaumagnan. L'essentiel, c'est de démolir sa machine. Occupe-toi de cela, Godefroy, et filons. Le cheval a suffisamment soufflé. C'était Godefroy d'Étigues, et, tout de suite, Bennetot recti- – Mais vous, Beaumagnan, êtes-vous en état ?… – En état ou non, il faut arriver… Mais, pour Dieu ! je perds tout mon sang par cette damnée blessure… Le pansement ne tient pas. Raoul entendit qu'on cassait les roues de sa bicyclette à coups de talon. Bennetot défit les voiles qui encapuchonnaient les deux lanternes, et le cheval, cinglé d'un coup de fouet, partit au grand trot. Raoul fila derrière la voiture. Il enrageait. Pour rien au monde, il n'eût abandonné la lutte. Il ne s'agissait plus seulement de millions et de millions, et d'une chose qui donnerait à toute sa vie un sens magnifique ; il s'obstinait aussi par amour-propre. Ayant déchiffré l'énigme indéchiffrable, il devait arriver le premier au but. N'être pas là, ne pas prendre et laisser prendre, c'eût été, jusqu'au dernier de ses jours, une humiliation intolérable. Aussi, sans tenir compte de sa fatigue, il courait à cent mètres en arrière de la voiture, encouragé par cette idée que tout le problème n'était pas résolu, que ses adversaires seraient, au même titre que lui, contraints de chercher l'emplacement de cette borne, et que, dans ces investigations, il reprendrait l'avantage. D'ailleurs, la chance le favorisa. En approchant de Jumièges, il avisa un falot qui se balançait devant lui et perçut le bruit aigre d'une sonnette, et, tandis que les autres avaient passé droit, s'arrêta. C'était le curé de Jumièges qui, accompagné d'un enfant, s'en revenait d'administrer l'extrême-onction. Raoul fit route avec lui, s'enquit d'une auberge, et, au cours de la conversation, se donnant pour un amateur d'archéologie, parla d'une pierre bizarre qu'on lui avait indiquée. – Le dolmen de la Reine… quelque chose comme cela… m'a-t-on dit. Il est impossible que vous ne connaissiez pas cette curiosité, monsieur l'abbé ? – Ma foi, monsieur, lui fut-il répondu, ça m'a tout l'air d'être ce que nous appelons par ici la pierre d'Agnès Sorel. – Au Mesnil-sous-Jumièges, n'est-ce pas ? – Justement, à une petite lieue d'ici. Mais ce n'est nullement une curiosité… tout au plus un amas de petites roches engagées dans le sol, et dont la plus haute domine la Seine d'un mètre ou deux. – Un terrain communal, si je ne me trompe ? – Il y a quelques années, oui, mais la commune l'a vendu à un de mes paroissiens, le sieur Simon Thuilard, qui voulait arrondir sa prairie. Tout frissonnant de joie, Raoul faussa compagnie au brave curé. Il était pourvu de renseignements minutieux qui lui furent d'autant plus utiles qu'il put éviter le gros bourg de Jumièges, et s'engager dans le lacis de chemins sinueux qui conduisent au Mesnil. De la sorte, ses adversaires étaient distancés. « S'ils n'ont pas la précaution de se munir d'un guide, pas de doute qu'ils ne s'égarent. Impossible de conduire une voiture dans la nuit, au milieu de ce fouillis. Et puis, où se diriger ? Où trouver la pierre ? Beaumagnan est à bout de forces et ce n'est pas Godefroy qui résoudra l'équation. Allons, j'ai gagné la partie. » De fait, un peu avant trois heures, il passait sous une perche qui fermait la propriété du sieur Simon Thuilard. La lueur de quelques allumettes lui montra une prairie qu'il traversa en hâte. Une digue qui lui sembla récente longeait le fleuve. Il l'atteignit par l'extrémité droite et revint vers la gauche. Mais, ne voulant pas épuiser sa provision d'allumettes, il ne voyait plus rien. Une bande plus blanche cependant rayait le ciel à l'horizon. Il attendit, plein d'un émoi qui le pénétrait de douceur et le faisait sourire. La borne était près de lui, à quelques pas. Durant des siècles, à cette heure de nuit peut-être, des moines étaient venus furtivement vers ce point de la vaste terre, pour y enfouir leurs richesses. Un à un, les prieurs et les trésoriers avaient suivi le souterrain qui conduisait de l'Abbaye au Manoir. D'autres, sans doute, étaient arrivés sur des barques, par le vieux fleuve normand qui passait à Paris, qui passait à Rouen, et qui baignait de ses flots trois ou quatre des sept Abbayes sacrées. Et voilà que lui, Raoul d'Andrésy, allait participer au grand secret ! Il héritait des mille et mille moines qui avaient travaillé jadis, semé par toute la France, et récolté sans relâche ! Quel miracle ! Réaliser à son âge un pareil rêve ! Être l'égal des plus puissants et régner parmi les dominateurs ! Au ciel pâlissant, la Grande Ourse s'effaçait. On devinait, plutôt qu'on ne voyait, le point lumineux d'Alcor, l'étoile fatidique qui correspondait dans l'immensité de l'espace au petit bloc de granit sur lequel Raoul d'Andrésy allait poser sa main de conquérant. L'eau clapotait contre la berge en vagues paisibles. La surface du fleuve sortait des ténèbres et luisait par plaques sombres. Il remonta la digue. On commençait à discerner le contour et la couleur des choses. Instant solennel ! Son cœur battait violemment. Et soudain, à trente pas de lui, il aperçut un tertre qui bossuait à peine le plan égal de la prairie, et d'où émergeaient, dans l'herbe qui les recouvrait, quelques têtes de la roche grise. « C'est là… murmura-t-îl, troublé jusqu'au fond de l'âme… c'est là… je touche au but… » Ses mains palpaient au fond de sa poche les deux cartouches de dynamite, et ses yeux cherchaient éperdument la pierre la plus haute dont le curé de Jumièges lui avait parlé. Était-ce celle-ci ? ou celle-là ? Quelques secondes lui suffiraient pour introduire les cartouches par les fissures que les plantes bouchaient. Trois minutes plus tard, il enfouirait les diamants et les rubis dans le sac qu'il avait détaché de son guidon. S'il en restait des miettes parmi les décombres, tant mieux pour ses ennemis ! Il avançait cependant, pas à pas, et, à mesure qu'il avançait, le même tertre prenait une apparence qui n'était point conforme à ce qu'attendait Raoul. Nulle pierre plus haute… Nul sommet qui pût jadis permettre à celle qu'on appelait la Dame de Beauté de venir s'asseoir et de guetter au tournant du fleuve l'arrivée des barques royales. Rien de saillant. Au contraire… Que s'étaitil donc produit ? Quelque crue subite du fleuve, ou quelque orage avait-il récemment modifié ce que les intempéries séculaires avaient respecté ? Ou bien… En deux bonds, Raoul franchit les dix pas qui le séparaient de la butte. Un juron lui échappa. L'affreuse vérité s'offrait à ses regards. La partie centrale du monticule était éventrée. La borne, la borne légendaire était bien là, mais disjointe, brisée, morcelée, ses débris rejetés aux pentes d'une fosse béante où se voyaient des cailloux noircis et des mottes d'herbe brûlée qui fumaient encore. Pas une pierre précieuse. Pas une parcelle d'or et d'argent. L'ennemi avait passé… En face de l'effroyable spectacle, Raoul ne demeura certes pas plus d'une minute. Immobile, sans une parole, il avisa distraitement, et releva machinalement tous les vestiges et toutes les preuves du travail effectué quelques heures auparavant, aperçut des empreintes de talons féminins, mais refusa d'en tirer une conclusion logique. Il s'éloigna de quelques mètres, alluma une cigarette et s'assit au revers de la digue. Il ne voulait plus penser. La défaite, et surtout la façon dont elle lui avait été infligée, était trop pénible pour qu'il consentît à en étudier les effets et les causes. En ces cas-là, on doit s'exercer à l'indifférence et au sang-froid. Mais les événements de la veille et de la soirée précédente, malgré tout, s'imposaient à lui. Qu'il le voulût ou non, les actes de Joséphine Balsamo se déroulaient dans son esprit. Il la voyait se raidissant contre le mal et recouvrant toute l'énergie nécessaire en un pareil moment. Se reposer, quand l'heure du destin sonnait ? Allons donc ? Est-ce qu'il s'était reposé, lui ? Et Beaumagnan, si meurtri qu'il fût, s'était-il accordé le moindre répit ? Non, une Joséphine Balsamo ne pouvait commettre une telle faute. Avant que la nuit fût tombée, elle arrivait dans cette même prairie avec ses acolytes, et, en plein jour, puis à la lueur de lanternes, elle dirigeait les travaux. Et quand, lui, Raoul, il l'avait devinée, derrière les vitres voilées de sa cabine, elle ne se préparait pas à l'expédition suprême, mais elle en revenait, une fois de plus victorieuse, parce qu'elle ne permettait jamais aux petits hasards, aux vaines hési- tations et aux scrupules superflus, de faire obstacle entre elle et l'accomplissement immédiat de ses projets. Plus de vingt minutes, se délassant de sa fatigue au soleil qui surgissait des collines opposées, Raoul examina l'âpre réalité où sombraient ses rêves de domination ; et il fallait qu'il fût bien absorbé pour ne pas entendre le bruit d'une voiture qui s'arrêta dans le chemin, et pour ne voir les trois hommes qui en descendirent, qui soulevèrent la perche et traversèrent la prairie, qu'au moment où l'un d'eux, arrivé devant la butte, poussait un cri de détresse. C'était Beaumagnan. Ses deux amis, d'Étigues et Bennetot, le soutenaient. Si la déception de Raoul avait été profonde, quel ne fut pas l'accablement de l'homme qui avait joué toute sa vie sur cette affaire du trésor mystérieux ! Livide, les yeux hagards, du sang sur le linge qui bandait sa blessure, il regardait stupidement comme le plus affreux des spectacles le terrain dévasté où la pierre miraculeuse avait été violée. On eût dit que le monde s'effondrait devant lui et qu'il contemplait un gouffre plein d'épouvante et d'horreur. Raoul s'avança et murmura : – C'est elle. Beaumagnan ne répondit pas. Pouvait-on douter que ce fût elle ? Est-ce que l'image de cette femme ne se confondait pas avec tout ce qui était ici-bas désastre, bouleversement, cataclysme, souffrance infernale ? Avait-il besoin, comme le firent ses compagnons, de se jeter à terre et de fouiller dans le chaos pour y découvrir une parcelle oubliée du trésor ? Non ! non ! après le passage de la sorcière, il n'y avait plus que poussière et que cendre ! Elle était le grand fléau qui dévaste et qui tue. Elle était l'incarnation même du Satan. Elle était le néant et la mort ! Il se dressa, toujours théâtral et romantique en ses attitudes les plus naturelles, promena autour de lui des yeux douloureux, puis, subitement, ayant fait un signe de croix, il se frappa la poitrine d'un grand coup de poignard, de ce poignard qui appartenait à Joséphine Balsamo. Le geste fut si brusque et si inattendu que rien n'eût pu le prévenir. Avant même que ses amis et que Raoul eussent compris, Beaumagnan s'écroulait dans la fosse, parmi les débris de ce qui avait été le coffre-fort des moines. Ses amis se précipitèrent sur lui. Il respirait encore, et il balbutia : – Un prêtre… un prêtre… Bennetot s'éloigna en hâte. Des paysans accouraient. Il les interrogea et sauta dans la voiture. À genoux, près de la fosse, Godefroy d'Étigues priait et se frappait la poitrine… Sans doute Beaumagnan lui avait-il révélé que Joséphine Balsamo vivait encore et connaissait tous ses crimes. Cela, et le suicide de Beaumagnan le rendait fou. La terreur creusait son visage. Raoul se pencha sur Beaumagnan et lui dit : – Je vous jure que je la retrouverai. Je vous jure que je lui reprendrai les richesses. La haine et l'amour persistaient au cœur du moribond. Seules de telles paroles pouvaient prolonger son existence de quelques minutes. À l'heure de l'agonie, dans l'effondrement de tous ses rêves, il se rattachait désespérément à tout ce qui était représailles et vengeance. Ses yeux appelaient Raoul qui s'inclina davantage et entendit le bégaiement : – Clarisse… Clarisse d'Étigues… il faut l'épouser… Écoute… Clarisse n'est pas la fille du baron… il me l'a avoué… c'est la fille d'un autre qu'elle aimait… Raoul prononça gravement : – Je vous jure de l'épouser… je vous le jure… – Godefroy… appela Beaumagnan. Le baron continuait à prier. Raoul lui frappa l'épaule et le courba au-dessus de Beaumagnan qui bredouilla : – Clarisse épousera d'Andrésy… je le veux… – Oui… oui…, fit le baron, incapable de résistance. – Jure-le. – Je le jure. – Sur ton salut éternel ? – Sur mon salut éternel. – Tu lui donneras ton argent pour qu'il nous venge… toutes les richesses que tu as volées… Tu le jures ? – Sur mon salut éternel. – Il connaît tous tes crimes. Il en a les preuves. Si tu n'obéis pas, il te dénoncera. – J'obéirai. – Sois maudit, si tu mens. La voix de Beaumagnan s'exhalait en souffles rauques où les mots devenaient de plus en plus indistincts. Couché près de lui, Raoul les recueillait avec peine. – Raoul, tu la poursuivras… il faut lui arracher les bijoux … C'est le démon … Écoute … J'ai découvert… au Havre… elle a un bateau … le Ver-Luisant … Écoute … Il n'avait plus la force de parler. Cependant, Raoul entendit encore : – Va-t'en… tout de suite… cherche-là… dès aujourd'hui… Les yeux se fermèrent. Le râle commençait. Godefroy d'Étigues ne cessait de se marteler la poitrine, à genoux au creux de la fosse. Raoul s'en alla. Le soir, un journal de Paris publiait en dernière heure : « M. Beaumagnan, avocat bien connu dans les cercles militants royalistes, et dont on avait déjà, par erreur, annoncé la mort en Espagne, s'est tué ce matin au village normand de Mesnil-sous-jumièges, sur les bords de la Seine. « Les raisons de ce suicide sont absolument mystérieuses. Deux de ses amis, MM. Godefroy d'Étigues et Oscar de Bennetot, qui l'accompagnaient, racontent que cette nuit ils couchaient au château de Tancarville où ils étaient invités pour quelques jours, lorsque M. Beaumagnan les réveilla. Il était blessé et dans un état d'agitation extrême. Il exigea de ses amis qu'on attelât et qu'on se rendît aussitôt à Jumièges, et de là au Mesnil-sous-Jumièges. Pourquoi ? Pourquoi cette expédition dans une prairie isolée ? Pourquoi ce suicide ? Autant de questions auxquelles il leur est impossible de rien comprendre. » Le surlendemain, les journaux du Havre inséraient une série de nouvelles que cet article résume assez fidèlement : « L'autre nuit, le prince Lavorneff, venu au Havre pour mettre à l'essai un yacht de plaisance qu'il avait récemment acheté, a été le témoin d'un drame terrifiant. Il revenait vers les côtes françaises, lorsque des flammes s'élevèrent, et qu'une explosion se fit entendre à un demi-mille de distance tout au plus. Notons en passant que cette explosion fut entendue de plusieurs endroits de la côte. « Aussitôt le prince Lavorneff dirigea son yacht vers le lieu du sinistre, où il finit par découvrir quelques épaves qui surnageaient. L'une d'elles portait un matelot que l'on put recueillir. Mais on eut à peine le temps de l'interroger et d'apprendre de lui que le bateau s'appelait le Ver-Luisant et appartenait à la comtesse de Cagliostro. Tout de suite il plongea de nouveau, en criant : “C'est elle… c'est elle.” « De fait, à la lueur des lanternes, on aperçut une autre épave à laquelle se cramponnait une femme dont la tête flottait sur l'eau. « L'homme réussit à la rejoindre et à la soulever, mais elle s'accrocha si désespérément à lui qu'elle paralysa ses mouvements et qu'on les vit disparaître. Toutes les recherches furent inutiles. « De retour au Havre, le prince Lavorneff a fait sa déposition que confirmèrent les quatre hommes de son équipage… » Et le journal ajoutait : « Les derniers renseignements portent à croire que la comtesse de Cagliostro était une aventurière bien connue sous le nom de la Pellegrini, et qui portait aussi à l'occasion le nom de Balsamo. Traquée par la police qui a failli deux ou trois fois la capturer dans des localités du pays de Caux où elle opérait en ces derniers temps, elle aura résolu de passer à l'étranger, et c'est ainsi qu'elle aura péri avec tous ses complices dans le naufrage de son yacht, le Ver-Luisant. « Nous mentionnerons, en outre, sous toutes réserves, un bruit d'après lequel il y aurait corrélation étroite entre certaines aventures de la comtesse de Cagliostro et le drame mystérieux du Mesnil-sous-Jumièges. On parle de trésor déterré et volé, de conspiration, de documents séculaires. « Mais ici nous entrons dans le domaine de la fable. Arrêtons-nous et laissons la justice éclaircir cette affaire. » L'après-midi du jour où ces lignes paraissaient, c'est-à-dire exactement soixante heures après le drame du Mesnil-sousJumièges, Raoul entrait dans le bureau du baron Godefroy, à la Haie d'Étigues, dans ce même bureau où, quatre mois auparavant, une nuit, il avait pénétré. Que de chemin parcouru depuis et de combien d'années l'adolescent qu'il était alors avait vieilli ! Devant un guéridon, les deux cousins fumaient et buvaient de grands verres de cognac. Sans préambule, Raoul expliqua : – Je viens réclamer la main de Mlle d'Étigues et je suppose… Il n'était guère en tenue pour une demande en mariage. Pas de chapeau ni de casquette. Sur le dos, une vieille vareuse de matelot. Aux jambes un pantalon trop court qui laissait voir ses pieds nus dans des espadrilles sans rubans. Mais la tenue de Raoul pas plus que l'objet de sa démarche n'intéressaient Godefroy d'Étigues. Les yeux caves, le visage encore plus tourmenté, il allongea vers Raoul un paquet de journaux en gémissant : – Vous avez lu ? La Cagliostro ? – Oui, je sais…, dit Raoul. Il exécrait cet homme, et il ne put s'empêcher de lui dire : – Tant mieux pour vous, hein ? La mort définitive de Joséphine Balsamo, c'est une chose qui doit vous délivrer d'un rude poids ! – Mais la suite ?… les conséquences ? balbutia le baron. – Quelles conséquences ? – La justice ? Elle essaiera de débrouiller l'affaire. Déjà, à propos du suicide de Beaumagnan, on parla de la Cagliostro. Si la justice renoue tous les fils de l'affaire, elle ira plus loin, jusqu'au bout. – Oui, plaisanta Raoul, jusqu'à la veuve Rousselin, jusqu'à l'assassinat du sieur Jaubert, c'est-à-dire jusqu'à vous et jusqu'au cousin Bennetot. Les deux hommes frissonnèrent. Raoul les apaisa : – Soyez tranquilles, tous les deux. La justice n'éclaircira pas toutes ces sombres histoires, pour cette bonne raison qu'elle tâchera, au contraire, de les enterrer. Beaumagnan était protégé par des puissances qui n'aiment ni le scandale ni le grand jour. L'affaire sera étouffée. Ce qui m'inquiète beaucoup plus, ce n'est pas l'œuvre de la justice… – Quoi ? fit le baron. – C'est la vengeance de Joséphine Balsamo. – Puisqu'elle est morte… – Même morte, elle est à redouter. Et c'est pourquoi je suis venu. Il y a, au fond du verger, un petit pavillon de garde inhabité. Je m'y installe… jusqu'au mariage. Avertissez Clarisse de ma présence et dites-lui de ne recevoir personne… pas même moi. Elle voudra bien cependant accepter ce cadeau de fiançailles que je vous prie de lui offrir de ma part. Et Raoul tendit au baron stupéfait un énorme saphir, d'une pureté incomparable et taillé comme on taillait jadis les pierres précieuses… Chapitre 14 « L'infernale créature » – Qu'on jette l'ancre, chuchota Joséphine Balsamo, et qu'on amène la barque par ici. Il traînait sur la mer une brume lourde qui, s'ajoutant à l'obscurité de la nuit, empêchait qu'on discernât même les lumières d'Étretat. Le phare d'Antifer ne trouait d'aucune lueur le nuage impénétrable où le yacht du prince Lavorneff naviguait à tâtons. – Qu'est-ce qui te prouve qu'on est en vue des côtes ? objecta Léonard. – Mon désir qu'on y soit, prononça la Cagliostro. Il s'irrita. – C'est de la folie, cette expédition, de la pure folie ! Comment ! Voilà quinze jours que nous avons réussi et que, grâce à toi, je le reconnais, nous avons remporté la victoire la plus extraordinaire. Toute la masse des pierres précieuses est enfermée dans un coffre, à Londres. Tout danger a disparu. Cagliostro, Pellegrini, Balsamo, marquise de Belmonte, tout cela est au fond de l'eau par suite de ce naufrage du Ver-Luisant que tu as eu l'idée admirable d'organiser, et auquel tu as présidé avec tant d'énergie. Vingt témoins ont vu de la côte l'explosion. Pour tout le monde, tu es morte, cent fois morte, et moi aussi, et tous tes complices. Si l'on arrivait à mettre debout l'histoire du trésor des moines on arriverait par là même à constater qu'il a coulé au fond de l'eau avec le Ver-Luisant, à un endroit impossible à définir, à déterminer exactement, et que les pierres se sont répandues dans la mer. Et de ce naufrage et de cette mort, crois bien que la justice est enchantée, et qu'elle n'y regardera pas de trop près, tellement on la presse, en haut lieu, d'étouffer l'affaire Beaumagnan-Cagliostro. « Donc, tout va bien. Tu es maîtresse des événements et victorieuse de tous tes ennemis. Et c'est le moment où la prudence la plus élémentaire nous ordonne de quitter la France et de filer aussi loin que possible de l'Europe, c'est ce moment-là que tu choisis pour revenir au lieu même qui t'a porté malheur, et pour affronter le seul adversaire qui te reste. Et quel adversaire, Josine ! Une sorte de génie si exceptionnel que, sans lui, tu n'aurais jamais découvert le trésor. Avoue que c'est de la folie. » Elle murmura : – L'amour est une folie. – Alors, renonce. – Je ne peux pas, je ne peux pas. Je l'aime. Elle avait appuyé ses coudes sur le bastingage et, la tête entre ses mains, elle chuchotait avec désespoir : – J'aime… c'est la première fois… Les autres hommes, ça ne compte pas… Tandis que Raoul… Ah ! je ne veux pas parler de lui… C'est par lui que j'ai connu la seule joie de ma vie … mais aussi ma plus grande peine … Avant lui, j'ignorais le bonheur … mais aussi la douleur… et puis … et puis le bonheur est fini… et il n'y a plus que ma souffrance… Elle est horrible, Léonard… L'idée qu'il va se marier… qu'une autre vivra de sa vie… et qu'un enfant va naître de leur amour… non, c'est au-dessus de mes forces. Tout plutôt que cela ! … J'aime mieux tout risquer, Léonard. J'aime mieux mourir. Il dit à voix basse : – Ma pauvre Josine… Ils se turent assez longtemps, elle, toujours courbée et défaillante. Puis, comme la barque approchait, elle se redressa et, tout à coup impérieuse et dure : – Mais je ne risque rien, Léonard… pas plus de mourir que d'échouer. – Enfin quoi ! Que veux-tu faire ? – L'enlever. – Oh ! oh ! tu espères… – Tout est prêt. Les moindres détails sont réglés. – Comment ? – Par l'intermédiaire de Dominique. – Dominique ? – Oui, dès le premier jour, avant même que Raoul arrivât à la Haie d'Étigues, Dominique s'y faisait engager comme palefrenier. – Mais Raoul le connaît… – Raoul l'a peut-être aperçu une fois ou deux, mais tu sais à quel point Dominique est habile pour se grimer. Il est absolument impossible qu'on le distingue parmi tout le personnel du château et des écuries. Donc. Dominique m'a tenue au courant jour par jour et s'est conformé à mes instructions. Je sais les heures où Raoul se lève et se couche, comment il vit, et tout ce qu'il fait. Je sais qu'il n'a pas encore revu Clarisse, mais qu'on est en train de réunir les papiers nécessaires au mariage. – Se méfie-t-il ? – De moi, non. Dominique a entendu les bribes d'une conversation que Raoul a eue avec Godefroy d'Étigues le jour où il s'est présenté au château. Ma mort ne faisait pas de doute pour eux. Mais Raoul n'en voulait pas moins que l'on prît contre moi, morte, toutes les précautions possibles. Donc, il observe, il guette, il monte la garde autour du château, il interroge les paysans. – Et Dominique te laisse quand même venir ? – Oui, mais durant une heure seulement. Un coup de main hardi, rapide, la nuit, et aussitôt la fuite. – Et c'est ce soir ? – Ce soir de dix à onze. Raoul occupe un pavillon de garde, isolé, non loin de la vieille tour où Beaumagnan m'avait fait conduire. Ce pavillon, à cheval sur le mur d'enceinte, n'a du côté de la campagne qu'une fenêtre au rez-de-chaussée, et pas de porte. Pour y pénétrer, si les volets sont clos, il faut franchir le grand portail du verger et rejoindre la façade intérieure. Les deux clefs seront, ce soir, sous une grosse pierre, près du portail. Raoul étant couché, on le roulera dans son matelas et dans ses couvertures qui sont larges, et on l'emportera jusqu'ici. À l'instant même, départ. – C'est tout ? Joséphine Balsamo hésita, puis répondit nettement : – C'est tout. – Mais Dominique ? – Il partira avec nous. – Tu ne lui as pas donné d'ordre spécial ? – À quel propos ? – À propos de Clarisse ? Tu la hais, cette petite. Alors, je crains bien que tu n'aies chargé Dominique de quelque besogne… Josine hésita de nouveau avant de répondre : – Cela ne te regarde pas. – Cependant… La barque glissait au flanc du bateau. Josine déclara, d'un ton de plaisanterie : – Écoute, Léonard, depuis que je t'ai créé prince Lavorneff et doté d'un yacht splendidement aménagé, tu deviens tout à fait indiscret. Ne sortons pas de nos conventions, veux-tu ? Moi, je commande, et, toi, tu obéis. Tout au plus as-tu droit à quelques explications. Je te les ai données. Fais comme si elles te suffisaient. – Elles me suffisent, dit Léonard, et je reconnais que ton affaire est fort bien combinée. – Tant mieux. Descendons. Elle descendit la première dans la barque et s'installa. Léonard et quatre de leurs complices l'accompagnèrent. D'eux d'entre eux saisirent les rames, tandis qu'elle se mettait à l'arrière et donnait ses ordres, aussi bas que possible. – Nous doublons la porte d'Amont, dit-elle au bout d'un quart d'heure, bien que ses acolytes eussent l'impression d'avancer comme des aveugles. Elle signalait à temps les roches à fleur d'eau et redressait la direction d'après des points de repère invisibles pour les autres. Seul le grincement des galets sous la quille les avertit qu'on abordait. Ils la prirent dans leurs bras et la portèrent jusqu'au rivage où ils tirèrent ensuite l'embarcation. – Tu es bien certaine, souffla Léonard, que nous ne rencontrerons pas de douaniers ? – Certes. Le dernier télégramme de Dominique est catégorique. – Il ne vient pas au-devant de nous ? – Non, Je lui ai écrit de rester au château, parmi les gens du baron. À onze heures, il nous rejoindra. – Où ? – Près du pavillon de Raoul. Assez parlé. Tous ils s'engouffrèrent dans l'escalier du Curé et montèrent silencieusement. Bien qu'ils fussent au nombre de six, nul bruit, depuis la première minute jusqu'à la dernière, n'eût signalé leur ascension à l'oreille la plus attentive. En haut la brume flottait plus légère, et se déplaçait avec des intervalles et des déchirures qui permettaient de voir le scintillement de quelques étoiles. Ainsi la Cagliostro put-elle désigner le château d'Étigues dont brillaient les fenêtres de la façade. L'église de Bénouville sonna dix heures. Josine frissonna. – Oh ! le tintement de cette cloche ! … Je le reconnais… Dix coups comme l'autre fois… Dix coups ! Un par un, je les comptais en allant vers la mort. – Tu t'es bien vengée, fit Léonard. – De Beaumagnan, oui, mais des autres ?… – Des autres aussi. Les deux cousins sont à moitié fous. – C'est vrai, dit-elle. Mais je ne me sentirai tout à fait vengée que dans une heure. Alors, ce sera le repos. Ils attendirent un retour du brouillard afin qu'aucune de leurs silhouettes ne se détachât sur la plaine nue qu'il leur fallait traverser. Puis Joséphine Balsamo s'engagea dans le sentier par où l'avaient menée Godefroy et ses amis, et les autres la suivirent en file indienne, sans prononcer une seule parole. Les moissons avaient été coupées. De grosses meules arrondissaient le dos çà et là. Au voisinage du domaine, le sentier se creusait, bordé de ronces entre lesquelles ils marchèrent avec des précautions croissantes. La haute silhouette des murs se dressa. Quelques pas encore et le pavillon de garde, qui s'y trouvait encastré, apparut sur la droite. D'un geste, la Cagliostro barra le chemin. – Attendez-moi. – Je te suis ? demanda Léonard. – Non. Je reviens vous chercher et nous entrerons ensemble par le portail du verger qui est à l'opposé sur la gauche. Elle s'avança donc seule, en posant chacun de ses pieds si lentement que nulle pierre ne pouvait rouler sous ses bottines, nulle plante se froisser au contact de sa jupe. Le pavillon grandissait. Elle y parvint. Elle toucha de la main les volets clos. La fermeture ne tenait pas, truquée par Dominique. Joséphine Balsamo écarta les battants de façon qu'une fissure se produisit. Un peu de clarté filtra. Elle colla son front et vit l'intérieur d'une chambre avec une alcôve qu'un lit remplissait. Raoul y était couché. Une lampe à toupie de cristal, surmontée d'un abat-jour de carton, couvrait d'un disque éclatant son visage, ses épaules, le livre qu'il lisait, et ses vêtements pliés sur une chaise voisine. Il avait un air extrêmement jeune, un air d'enfant qui apprend un devoir avec attention, mais qui lutte contre le sommeil. Plusieurs fois, sa tête pencha. Il se réveillait, se forçait à lire et, de nouveau, s'endormait. À la fin, fermant son livre, il éteignit la lampe. Ayant vu ce qu'elle voulait voir, Joséphine Balsamo quitta son poste et retourna près de ses complices. Elle leur avait déjà donné ses instructions, mais, par prudence, elle recommença et, durant dix minutes, insista : – Surtout, pas de brutalité inutile. Tu entends, Léonard ?… Comme il n'a rien à sa portée pour se défendre, vous n'aurez pas besoin de vous servir de vos armes. Vous êtes cinq, cela suffit. – S'il résiste ? fit Léonard. – C'est à vous d'agir de telle manière qu'il ne puisse pas résister. Elle connaissait si bien les lieux par les croquis que lui avait envoyés Dominique qu'elle marcha sans hésitation jusqu'à l'entrée principale du verger. Les clefs se trouvèrent à l'endroit convenu. Elle ouvrit et se dirigea vers la façade intérieure du pavillon. La porte fut ouverte aisément. Elle entra, suivie de ses complices. Un vestibule dallé les conduisit au seuil de la chambre à coucher, dont elle poussa la porte avec une lenteur infinie. C'était le moment décisif. Si l'attention de Raoul n'avait pas été mise en éveil, s'il dormait encore, le plan de Joséphine Balsamo se trouvait réalisé. Elle écouta. Rien ne bougeait. Alors elle s'effaça pour livrer passage aux cinq hommes, et, d'un coup, lâcha sa meute, en lançant sur le lit, le jet d'une lampe de poche. L'assaut fut si rapide que le dormeur ne dut se réveiller que lorsque toute résistance était vaine. Les hommes l'avaient roulé dans ses couvertures et rabattaient sur lui les deux côtés du matelas, formant comme un long paquet de linge qu'ils ficelèrent en un tournemain. La scène ne dura certes pas une minute. Il n'y eut pas un cri. Aucun meuble n'avait été dérangé. Une fois de plus la Cagliostro triomphait. – Bien, dit-elle, avec un émoi qui décelait l'importance qu'elle attachait à ce triomphe… Bien… Nous le tenons… et cette fois toutes les précautions seront prises. Que devrons-nous faire ? demanda Léonard. – Qu'on le porte sur le bateau. – S'il appelle au secours ? – Un bâillon. Mais il se taira… Allez. Léonard s'approcha d'elle, tandis que ses acolytes chargeaient le captif. – Tu ne viens donc pas avec nous ? – Non. – Pourquoi ? – Je te l'ai dit, j'attends Dominique. Elle ralluma la lampe et enleva l'abat-jour. – Comme tu es pâle ! lui dit Léonard à voix basse. – Peut-être, fit-elle. – C'est à cause de la petite, n'est-ce pas ? – Oui. – Dominique agit en ce moment ? Qui sait ! il serait encore temps d'empêcher… – Même s'il en était encore temps, dit-elle, ma volonté ne changerait pas. Ce qui doit être sera. D'ailleurs, c'est chose faite. Va-t'en. – Pourquoi nous en aller avant toi ? – Le seul péril vient de Raoul. Une fois Raoul en sûreté, dans le bateau, plus rien à craindre. File, et laisse-moi. Elle leur ouvrit la fenêtre, qu'ils enjambèrent et par laquelle ils passèrent le prisonnier. Elle attira les volets, puis ferma la fenêtre. Après un instant, l'église sonna. Elle compta les onze coups. Au onzième, elle gagna l'autre façade sur le verger, et prêta l'oreille. Il y eut un léger sifflement, à quoi elle répondit en tapant du pied sur la dalle du vestibule. Dominique accourut. Ils rentrèrent dans la chambre, et, tout de suite, avant même qu'elle eût posé la question redoutable, il murmura : – C'est fait. – Ah ! dit-elle faiblement, si troublée qu'elle chancela et s'assit. Ils se turent longtemps. Dominique reprit : – Elle n'a pas souffert. – Elle n'a pas souffert ? répéta-t-elle. – Non, elle dormait. – Et tu es bien sûr ?… – Qu'elle est morte ? Parbleu ! J'ai frappé au cœur, à trois reprises. Ensuite j'ai eu le courage de rester… pour voir… Mais ce n'était pas la peine… elle ne respirait plus… les mains devenaient toutes froides. – Et si on s'en aperçoit ? – Pas possible. On n'entre dans sa chambre qu'au matin. Alors, seulement… on verra. Ils n'osaient pas se regarder. Dominique tendit la main. De son corsage, elle sortit dix billets de banque qu'elle lui remit. – Merci, dit-il. Mais ce serait à recommencer que je refuserais. Que dois-je faire ? – T'en aller. En courant, tu rattraperas les autres avant qu'ils aient rejoint la barque. – Ils sont avec Raoul d'Andrésy ? – Oui. – Tant mieux, il m'en a donné du mal, celui-là, depuis quinze jours Il se méfiait. Ah ! … un mot encore… les pierres précieuses ? – On les a. – Plus de danger ? – Elles sont dans le coffre d'une banque, à Londres. Il y en a beaucoup ? Une valise pleine. Bigre ! Plus de cent mille francs pour moi, hein ? Davantage. Mais dépêche-toi… À moins que tu n'aimes mieux m'attendre… – Non, non, dit-il vivement. J'ai hâte d'être loin… le plus loin possible… Mais vous ?… – Je cherche s'il n'y a pas ici des papiers dangereux pour nous et je vous rejoins. Il s'en alla. Aussitôt elle fouilla dans les tiroirs de la table et d'un petit secrétaire et, ne trouvant rien, explora les poches des vêtements pliés au chevet du lit. Le portefeuille surtout attira son attention. Il contenait de l'argent, des cartes de visite, et une photographie. C'était celle de Clarisse d'Étigues. Joséphine Balsamo la contempla longuement, avec une expression où il n'y avait pas de haine, mais qui était dure et qui ne pardonnait pas. Ensuite, elle demeura immobile, en une de ces attitudes absorbées, où ses yeux se fixaient sur on ne sait quel spectacle douloureux, tandis que les lèvres conservaient leur doux sourire. Il y avait une glace en face d'elle où son image se reflétait. Elle s'y regarda en posant ses deux coudes sur le marbre de la cheminée. Son sourire s'accentua, comme si elle eût eu conscience de sa beauté et s'en fût réjouie. Elle portait un capuchon de bure marron qu'elle rabattit sur ses épaules et elle avança sur son front le voile impalpable qui ne quittait jamais ses cheveux, et qu'elle arrangeait comme la Vierge de Bernardino Luini. Elle se regarda ainsi, durant quelques minutes. Puis elle retomba dans sa rêverie. Et le quart après onze heures sonna. Elle ne remuait plus. On eût dit qu'elle dormait, qu'elle dormait avec des yeux grands ouverts et immobiles. À la longue, cependant, ils prirent, ces yeux, une expression moins vague, qui se fixait peu à peu. Il en est de même dans certains songes où toutes les idées, tumultueuses et incohérentes, se transforment en une idée de plus en plus précise, en une image de plus en plus exacte. Quelle était cette image déconcertante qu'il lui semblait apercevoir, et à laquelle vainement elle essayait de s'habituer ? Cela provenait de l'alcôve où s'enfermait le lit, et que les rideaux d'étoffe garnissaient tout autour. Or, derrière ces rideaux, il devait y avoir un espace libre, un couloir de dégagement, car on eût vraiment dit qu'une main les agitait. Et cette main prenait des contours de plus en plus réels. Un bras la suivit, et, au-dessus de ce bras, bientôt surgit une tête. Joséphine Balsamo, accoutumée aux séances spirites où l'ombre dessine des fantômes, donna un nom à celui que son imagination terrifiée faisait sortir des ténèbres. Celui-là était vêtu de blanc, et elle ne savait si la contraction de sa bouche était un sourire affectueux ou un rictus de colère. Elle balbutia : – Raoul… Raoul… Que me veux-tu ? Le fantôme écarta l'un des rideaux et longea le lit. Josine baissa les paupières en gémissant, puis les releva aussitôt. L'hallucination continuait, et l'être s'approchait avec des mouvements qui dérangeaient les choses et qui troublaient le silence. Elle voulut fuir. Mais tout de suite elle sentit sur son épaule l'étreinte d'une main qui n'était certes pas celle d'un fantôme. Et une voix joyeuse s'exclama : – Dis donc, ma bonne Joséphine, si j'ai un conseil à te donner, c'est de demander au prince Lavorneff de t'offrir une petite croisière de repos. Tu en as besoin, ma bonne Joséphine. Comment ! Tu me prends pour un fantôme, moi, Raoul d'Andrésy ! J'ai beau être en chemise de nuit et en caleçon, je ne suis cependant pas un inconnu pour toi. Tandis qu'il enfilait son costume et qu'il renouait sa cravate, elle répétait : – Toi ! Toi ! … – Mon Dieu, oui, moi ! Et, s'asseyant à ses côtés, vivement il lui dit : – Surtout, chère amie, ne gronde pas le prince Lavorneff, et ne crois pas qu'il m'ait laissé échapper une fois encore. Mais non, mais non, ce qu'ils ont emporté, ses amis et lui, c'est tout simplement un matelas et un mannequin de son, le tout roulé dans des couvertures. Quant à moi, je n'ai pas quitté cette ruelle où je m'étais réfugié, dès que tu avais abandonné ton poste derrière les volets. Joséphine Balsamo demeurait inerte et aussi incapable de faire un geste que si on l'avait rouée de coups. – Fichtre ! dit-il, tu n'es pas dans ton assiette. Veux-tu un petit verre de liqueur pour te remonter ? Je t'avoue d'ailleurs, Joséphine, que je comprends ton effondrement et je ne voudrais pas être à ta place. Tous les petits camarades partis… pas de secours possible avant une heure… et en face de toi, dans une chambre close, le dénommé Raoul. Il y a de quoi voir les choses en noir ! Infortunée Joséphine… Quelle culbute ! Il se baissa et ramassa la photographie de Clarisse. – Comme elle est jolie, ma fiancée, n'est-ce pas ? J'ai remarqué avec plaisir que tu l'admirais tout à l'heure. Tu sais qu'on se marie dans quelques jours ? La Cagliostro murmura : – Elle est morte. – En effet, dit-il, j'ai entendu parler de cela. Le petit jeune homme de tout à l'heure l'a frappée dans son lit, n'est-ce pas ? – Oui. – Un coup de poignard ? – Trois coups de poignard, en plein cœur, dit-elle. – Oh ! un seul suffisait, observa Raoul. Elle répéta lentement, comme en elle-même. – Elle est morte, elle est morte. Il ricana. – Que veux-tu ? Cela arrive tous les jours. Et ce n'est pas pour si peu que je vais changer mes projets. Morte ou vivante, je l'épouse. On s'arrangera comme on pourra… Tu t'es bien arrangée, toi. – Que veux-tu dire ? demanda Joséphine Balsamo, qui commençait à s'inquiéter de ce persiflage. – Oui, n'est-ce pas ? le baron t'a noyée une première fois. Une seconde fois tu as sauté avec ton bateau, le Ver-Luisant. Eh bien ! cela ne t'empêche pas d'être ici. De même ce n'est pas une raison parce que Clarisse a reçu trois coups de poignard dans le cœur pour que je ne l'épouse pas. D'abord es-tu bien sûre de ce que tu avances ? – C'est un de mes hommes qui a frappé. – Ou du moins qui t'a dit avoir frappé. Elle l'observa. – Pourquoi aurait-il menti ? – Dame ! pour toucher les dix billets de mille que tu lui as remis. – Dominique est incapable de me trahir. Pour cent mille francs, il ne me trahirait pas. – En outre il sait bien que je vais le retrouver. Il m'attend avec les autres. – Es-tu bien sûre qu'il t'attende, Josine ? Elle tressaillit. Elle avait l'impression de se débattre dans un cercle de plus en plus étroit. Raoul hocha la tête. – C'est curieux comme nous avons fait, toi et moi, des boulettes vis-à-vis l'un de l'autre. Ainsi toi, ma bonne Joséphine, faut-il que tu sois naïve pour croire que j'aie pu couper une minute dans l'explosion du Ver-Luisant, dans le naufrage Pellegrini-Cagliostro, et dans les bourdes racontées par le prince Lavorneff ! Comment n'as-tu pas deviné qu'un garçon qui n'est pas un imbécile, que tu as formé à ton école – et quelle école, Vierge Marie ! – lirait dans ton jeu comme dans une Bible ouverte. « Trop commode, en vérité, le naufrage ! On est chargé de crimes, on a les mains rouges de sang, la police court après vous. Alors on fait couler un vieux bateau, et tout le passé de crimes, le trésor volé, les richesses, tout cela fait naufrage. On passe pour mort. On fait peau neuve. Et on recommence un peu plus loin sous un autre nom, à tuer, à torturer et à se tremper les mains dans le sang. À d'autres, ma vieille ! Pour moi, quand j'ai lu ton naufrage, je me suis dit : « Ouvrons l'œil, et le bon ! Et je suis venu ici ! » Après un silence, Raoul reprit : – Voyons, Joséphine, mais ta visite était inévitable ! Et fatalement tu devais la préparer à l'aide de quelque complice. Fatalement le yacht du prince Lavorneff devait voguer un soir par ici ! Fatalement tu devais escalader l'échelle de perroquet par où l'on t'avait descendue sur un brancard ! Alors, quoi ! j'ai pris mes précautions, et mon premier soin fut de regarder, autour de moi, s'il n'y avait pas quelque figure de connaissance. Un compère, c'est l'enfance de l'art. « Et, du premier coup, j'ai reconnu le sieur Dominique pour l'avoir vu, ce que tu ignorais, sur le siège de ta berline, à la porte de Brigitte Rousselin. Dominique est un loyal serviteur, mais que la peur des gendarmes et une volée de coups de bâton administrée par moi, ont assoupli au point que toute sa loyauté est désormais à mon service, et qu'il l'a prouvé en t'envoyant de faux rapports et des fausses clefs et en ouvrant sous tes pas, de concert avec moi, le traquenard où tu as trébuché. Bénéfice pour lui : les dix billets sortis de ta poche et que tu ne reverras jamais, car ton loyal serviteur est retourné au château, sous ma protection. « Voilà où nous en sommes, ma bonne Joséphine. J'aurais, certes, pu t'épargner cette petite comédie et t'accueillir ici, directement, pour le simple plaisir de te serrer la main. Mais j'ai voulu voir comment tu dirigeais l'opération et, tout en restant dans la coulisse, j'ai voulu voir aussi comment tu apprendrais le soi-disant assassinat de Clarisse d'Étigues. » Josine recula. Raoul ne plaisantait plus. Penché sur elle, il lui disait d'une voix contenue : – Un peu d'émotion… à peine… c'est tout ce que tu as éprouvé. Tu as cru que cette enfant était morte, morte par ton ordre, et cela ne t'a rien fait ! La mort des autres ne compte pas pour toi. On a vingt ans, toute la vie devant soi… de la fraîcheur, de la beauté… Tu supprimes tout cela, comme si tu écrasais une noisette ! Aucun débat de conscience. Tu n'en ris certes pas… mais tu ne pleures pas non plus. En réalité tu n'y penses pas. Je me souviens que Beaumagnan t'appelait l'infernale créature ; désignation qui me révoltait. Pourtant le mot est juste. Il y a de l'enfer en toi. Tu es une sorte de monstre auquel je ne puis plus penser sans épouvante. Mais toi-même, Joséphine Balsamo, n'es-tu pas épouvantée par moments ? Elle gardait la tête baissée, ses deux poings collés aux tempes, ainsi qu'elle faisait souvent. Les paroles impitoyables de Raoul ne provoquaient pas ce sursaut de rage et d'indignation qu'il attendait. Raoul sentit qu'elle était à l'un de ces moments de l'existence où l'on aperçoit le fond de son âme, où l'on ne peut pas se détourner de sa vision redoutable, et où les mots d'aveu s'échappent à votre insu. Il n'en fut pas surpris outre mesure. Sans être fréquentes ces minutes-là ne devaient pas être très rares chez cet être déséquilibré, dont la nature, impassible à la surface, s'abîmait dans de telles crises nerveuses. Les événements se présentaient à elle d'une façon si contraire à ses prévisions, à l'apparition de Raoul était si déconcertante, qu'elle ne pouvait pas se redresser en face de l'ennemi qui l'outrageait si cruellement. Il en profita, serré contre elle, et la voix insinuante : – N'est-ce pas, Josine, tu es effrayée toi aussi, par moments ? N'est-ce pas, il arrive que tu te fais horreur ? La détresse de Josine était si profonde qu'elle murmura : – Oui… oui … quelquefois… mais il ne faut pas m'en parler… je ne veux pas savoir … Tais-toi… tais-toi… – Mais au contraire, dit Raoul, il faut que tu saches… Si tu as l'horreur de tels actes, pourquoi les commettre ? – Je ne peux pas faire autrement, dit-elle avec une lassitude extrême. – Tu essaies donc ? – Oui, j'essaye, je lutte, mais c'est toujours la défaite. On m'a appris le mal… je fais le mal comme d'autres font le bien… Je fais le mal comme on respire… On a voulu cela… – Qui ? Il entendit confusément ces deux mots : « Ma mère » et reprit aussitôt : – Ta mère ? l'espionne ? celle qui a combiné toute cette histoire Cagliostro ?… – Oui… Mais ne l'accuse pas… Elle m'aimait bien… Seulement elle n'avait pas réussi… elle était devenue pauvre, misérable, et elle voulait que je réussisse… et que je sois riche… – Mais tu étais belle, cependant. La beauté, pour une femme, c'est la plus grande richesse. La beauté suffit. – Ma mère était belle aussi, Raoul, et pourtant sa beauté ne lui avait servi à rien. – Tu lui ressemblais ? – À s'y méprendre. Et c'est cela qui fut ma perte. Elle a voulu que je continue ce qui avait été sa grande idée… l'héritage Cagliostro… – Elle avait des documents ? – Un bout de papier… le papier des quatre énigmes qu'une de ses amies avait trouvé dans un vieux livre… et qui semblait réellement de l'écriture de Cagliostro… Ça l'avait grisée… ainsi que son succès auprès de l'impératrice Eugénie. Alors j'ai dû continuer. Tout enfant, elle m'a entré ça dans la tête. On m'a formé un cerveau avec cette idée-là seulement. Ça devait être mon gagne-pain… ma destinée… J'étais la fille de Cagliostro… Je reprenais sa vie à elle, et sa vie à lui… une vie brillante comme celle qu'il avait eue dans les romans… la vie d'une aventurière adorée de tous, et dominant le monde. Pas de scrupules… Pas de conscience… Je devais la venger de tout ce qu'elle avait souffert elle-même. Quand elle est morte, c'est le mot qu'elle m'a dit : « Venge-moi. » Raoul réfléchissait. Il prononça : – Soit. Mais les crimes ?… ce besoin de tuer ?… Il ne put saisir sa réponse, et pas davantage ce qu'elle répliqua lorsqu'il lui dit : – Ta mère n'était pas seule à t'élever, Josine, à te dresser au mal. Qui était ton père ? Il crut entendre le nom de Léonard. Mais voulait-elle dire que Léonard était son père, que Léonard était l'homme qui avait été expulsé de France en même temps que l'espionne ? (et cela semblait assez plausible) ou bien que Léonard l'avait dressée au crime ? Raoul n'en sut pas davantage, et ne put pénétrer dans ces régions obscures où s'élaborent les mauvais instincts et où fermentent tout ce qui est déséquilibre, tout ce qui détraque et désagrège, tous les vices, toutes les vanités, tous les appétits sanguinaires, toutes les passions inexorables et cruelles qui échappent à notre contrôle. Il ne l'interrogea plus. Elle pleurait silencieusement, et il sentait des larmes et des baisers sur ses mains qu'elle tenait éperdument et qu'il avait la faiblesse de lui abandonner. Une pitié sournoise s'infiltrait en lui. La mauvaise créature devenait une créature humaine, une femme livrée à l'instinct malade, qui subissait la loi des forces irrésistibles, et qu'il fallait peut-être juger avec un peu d'indulgence. – Ne me repousse pas, disait-elle. Tu es le seul être au monde qui aurait pu me sauver du mal. Je l'ai senti tout de suite. Il y a en toi quelque chose de sain, de bien portant… Ah ! l'amour… l'amour… il n'y a que lui qui m'ait apaisée… et je n'ai jamais aimé que toi… Alors, si tu me rejettes… Les lèvres douces pénétraient Raoul d'une langueur infinie. Toute la volupté et tout le désir embellissaient cette compassion dangereuse qui amollit la volonté des hommes. Et peut-être, si la Cagliostro se fût contentée de cette humble caresse, eût-il succombé de lui-même à la tentation de se pencher et de goûter une fois encore la saveur de cette bouche qui s'offrait à lui. Mais elle releva la tête, elle glissa ses bras le long des épaules, elle lui entoura le cou, elle le regarda, et ce regard suffit pour que Raoul ne vît plus en elle la femme qui implore, mais celle qui veut séduire et qui se sert de la tendresse de ses yeux et de la grâce de ses lèvres. Le regard lie les amants. Mais Raoul savait tellement ce qu'il y avait derrière cette expression charmante, ingénue et douloureuse ! La pureté du miroir ne rachetait pas toutes les laideurs et toutes les ignominies qu'il voyait avec tant de lucidité. Il se reprit peu à peu. Il se dégagea de la tentation, et, repoussant la sirène qui l'enlaçait, il lui dit : – Tu te rappelles… un jour… sur la péniche… nous avons eu peur l'un de l'autre comme si nous cherchions à nous étrangler. Il en est de même aujourd'hui. Si je retombe dans tes bras, je suis perdu. Demain, après-demain, c'est la mort… Elle se redressa, tout de suite hostile et méchante. L'orgueil l'envahissait de nouveau, et la tempête s'éleva brusquement entre eux, les faisant passer sans transition de l'espèce de torpeur où les attardait le souvenir de l'amour à un âpre besoin de haine et de provocation. – Mais oui, reprit Raoul, au fond, dès le premier jour, nous avons été des ennemis féroces. L'un et l'autre, nous ne pensions qu'à la défaite de l'autre. Toi surtout ! J'étais le rival, l'intrus… Dans ton cerveau, mon image se mêlait à l'idée de la mort. Volontairement ou non, tu m'avais condamné. Elle secoua la tête, et d'un ton agressif : – Jusqu'ici, non. – Mais maintenant, oui, n'est-ce pas ? Seulement, s'écria-til, un fait nouveau se présente. C'est que, maintenant, je me moque de toi, Joséphine. L'élève est devenu le maître, et c'est cela que j'ai voulu te prouver en te laissant venir ici et en acceptant la bataille. Je me suis offert, seul, à tes coups et aux coups de ta bande. Et voilà que nous sommes l'un en face de l'autre et que tu ne peux rien contre moi. Déroute sur toute la ligne, hein ? Clarisse vivante. Moi, libre. Allons, ma belle, décampe de ma vie, tu es battue à plate couture, et je te méprise. Il lui jetait en pleine face les mots injurieux qui la cinglaient comme des coups de cravache. Elle était blême. Son visage se décomposait et, pour la première fois, son inaltérable beauté accusait certains signes de déchéance et de flétrissure. Elle grinça. Je me vengerai. Impossible, ricana Raoul, je t'ai coupé les ongles. Tu as peur de moi. Voilà ce qui est merveilleux, et qui est mon œuvre d'aujourd'hui : tu as peur de moi. – Toute ma vie sera consacrée à cela, murmura-t-elle. – Rien à faire. Tous tes trucs sont connus. Tu as échoué. C'est fini. Elle hocha la tête. – J'ai d'autres moyens. – Lesquels ? ses. – Grâce à qui ? demanda Raoul allégrement. S'il y a un coup d'aile dans l'étrange aventure, n'est-ce pas moi qui l'ai donné ? – Cette fortune incalculable… ces richesses que j'ai conqui- – Peut-être. Mais c'est moi qui ai su agir et prendre. Et tout est là. Comme paroles, tu n'es jamais en reste. Mais il fallait un acte, en cette occasion, et cet acte je l'ai accompli. Parce que Clarisse est vivante, que tu es libre, tu cries victoire. Mais la vie de Clarisse et ta liberté, Raoul, ce sont de petites choses auprès de la grande chose qui était l'enjeu de notre duel, c'est-à-dire les milliers et les milliers de pierres précieuses. La vraie bataille était là, Raoul, et je l'ai gagnée, puisque le trésor m'appartient. – Sait-on jamais ! dit-il d'un ton gouailleur. – Mais si, il m'appartient. Moi-même j'ai enfoui les pierres innombrables dans une valise qui a été ficelée et cachetée devant moi, que j'ai portée jusqu'au Havre, que j'ai mise à fond de cale dans le Ver-Luisant, et que j'ai retirée avant que l'on fasse sauter ce bateau. Elle est à Londres maintenant, dans le coffre d'une banque, ficelée et cachetée comme à la première heure… – Oui, oui, approuva Raoul d'un petit air entendu, la corde est toute neuve, encore raide et propre … les cachets sont au nombre de cinq, en cire violette, aux initiales J. B … Joséphine Balsamo. Quant à la valise, c'est de l'osier tressé, elle est munie de courroies et de poignées en cuir… quelque chose de simple, qui n'attire pas l'attention… La Cagliostro leva sur lui des yeux effarés. : – Tu sais donc ?… Comment sais-tu ?… – Nous sommes restés ensemble, elle et moi, durant quelques heures, dit-il en riant. Elle articula : – Mensonges ! Tu parles au hasard… La valise ne m'a quittée d'une seconde, depuis la prairie du Mesnil-sous-Jumièges jusqu'au coffre-fort. – Si, puisque tu l'as descendue dans la cale du Ver-Luisant. – Je me suis assise sur le battant de fer qui recouvre cette cale, et un homme à moi veillait au-dessus du hublot par où tu aurais pu entrer, et cela pendant tout le temps que nous étions en rade du Havre. – Je le sais. – Comment le saurais-tu ? – J'étais dans la cale. Phrase effrayante ! Il la répéta, puis à la stupeur de Joséphine Balsamo, s'amusant lui-même de son récit, il raconta : – Mon raisonnement, au Mesnil-sous-Jumièges, devant la borne détruite, fut celui-ci : « Si je cherche cette bonne Joséphine, je ne la retrouverai pas. Ce qu'il faut, c'est deviner l'endroit où elle sera à la fin de cette journée, m'y rendre avant elle, être là quand elle y arrivera, et profiter de la première occasion pour barboter les pierres précieuses. » Or, traquée par la police, poursuivie par moi, avide de mettre le trésor à l'abri, inévitablement tu devais fuir, c'est-àdire passer à l'étranger. Comment ? Grâce à ton bateau, le VerLuisant. « À midi, j'étais au Havre. À une heure, les trois hommes de ton équipage s'en allaient prendre leur café au bar, je franchissais le pont et plongeais à fond de cale, derrière un amoncellement de caisses, de tonneaux et de sacs de provisions. À six heures, tu arrivais et tu descendais ta valise au moyen d'une corde, la mettant ainsi sous ma protection… » – Tu mens… tu mens…, balbutia la Cagliostro, d'une voix rageuse. Il continua : – À dix heures, Léonard te rejoint. Il a lu les journaux du soir et connaît le suicide de Beaumagnan. À onze heures, on lève l'ancre. À minuit, en pleine mer, on est abordé par un autre bateau. Léonard, qui devient prince Lavorneff, préside au déménagement. Tous les matelots, tous les colis ayant de la valeur, tout cela passe d'un pont à l'autre et, en particulier, bien entendu, la valise que tu remontes du fond de la cale. Et puis, au diable, le Ver-Luisant ! « Je t'avoue qu'il y a eu là, pour moi, quelques vilaines minutes. J'étais seul. Plus d'équipage. Pas de direction. Le VerLuisant semblait dirigé par un homme ivre, qui se cramponne à son gouvernail. On eût dit un jouet d'enfant, que l'on a remonté, et qui tourne, qui tourne… Et puis, je devinais ton plan, la bombe placée quelque part, le mécanisme se déclenchant, l'explosion… « J'étais couvert de sueur. Me jeter à l'eau ? J'allais m'y décider, lorsque, au moment d'enlever mes chaussures, je me rendis compte, avec une joie qui me fit défaillir, qu'il y avait, dans le sillage du Ver-Luisant, attaché par une amarre, un canot qui bondissait sur l'écume. C'était le salut. Dix minutes plus tard, assis tranquillement, je voyais une flamme jaillir dans l'ombre, à quelques centaines de mètres, et j'entendais une détonation rouler à la surface de l'eau comme les échos du tonnerre. Le Ver-Luisant sautait… « La nuit suivante, après avoir été quelque peu ballotté, j'étais poussé en vue des côtes, non loin du cap d'Antifer. Je me mettais à l'eau, j'atterrissais… et le jour même je me présentais ici… pour me préparer à ta bonne visite, ma chère Joséphine. » La Cagliostro avait écouté, sans interrompre, et l'air assez rassuré. Autant de paroles inutiles, avait-elle l'air de dire. L'essentiel, c'était la valise. Que Raoul se fût caché dans le bateau, et qu'ensuite il eût évité le naufrage, cela n'avait point d'importance. Elle hésitait cependant à poser la question définitive, sachant bien, tout de même, que Raoul n'était pas homme à tant risquer pour ne point obtenir d'autre résultat que de se sauver lui-même. Elle était toute pâle. – Eh bien ! fit Raoul, tu ne me demandes rien ? – Qu'ai-je à te demander ? Tu l'as dit toi-même. J'ai repris la valise. Depuis, je l'ai mise en lieu sûr. – Et tu n'as pas vérifié ? – Ma foi, non. L'ouvrir, à quoi bon ? Les cordes et les cachets sont intacts. – Tu n'as pas remarqué les traces d'un trou, sur le côté, une fissure pratiquée entre les mailles de l'osier ? – Une fissure ? – Dame ! crois-tu que je sois resté deux heures en face de l'objet sans agir ? Voyons, Joséphine, je ne suis pourtant pas si bête. – Alors ? fit-elle, d'une voix faible. – Alors, ma pauvre amie, peu à peu, patiemment, j'ai extrait tout le contenu de la valise, de sorte que… – De sorte que ?… – De sorte que, quand tu l'ouvriras, tu n'y trouveras guère qu'un poids équivalent de denrées pas très précieuses… ce que j'avais sous la main… ce que j'ai pu prendre dans les sacs de provisions… quelques livres de haricots et de lentilles… enfin des marchandises qui ne valent peut-être pas la peine que tu paies la location d'un coffre-fort dans une banque de Londres. Elle essaya de protester et murmura : – Ce n'est pas vrai… il est impossible que tu aies pu… Du haut d'un placard, il descendit une petite sébile d'où il versa dans le creux de sa main deux ou trois douzaines de diamants, de rubis et de saphirs et, d'un air négligent, il les fit danser, miroiter et s'entrechoquer. – Et il y en a d'autres, dit-il. Certes, l'explosion imminente m'a empêché de prendre tout, et les richesses des moines se sont éparpillées au sein des eaux. Mais, tout de même, n'est-ce pas, pour un jeune homme, il y a de quoi s'amuser et patienter… Qu'en dis-tu, Josine ? Tu ne réponds pas ?… Mais sapristi ! qu'y a-t-il donc ? Hein ! j'espère que tu ne vas pas t'évanouir. Ah ! ces sacrées femmes, ça ne peut pas perdre un milliard sans tourner de l'œil. Quelles mazettes ! Joséphine Balsamo ne tournait pas de l'œil, selon l'expression de Raoul. Elle s'était dressée, livide et le bras tendu. Elle voulait insulter l'ennemi. Elle voulait le frapper. Mais elle suffoquait. Ses mains battirent l'air, comme des mains de naufragé qui s'agitent à la surface, et elle s'abattit contre le lit avec des gémissements rauques. Raoul, sans s'émouvoir, attendit la fin de la crise. Mais il avait encore quelques paroles à placer et il ricana : – Eh bien ! t'ai-je battue à plate couture ? Les épaules de madame ont-elles touché ? Es-tu knock-out ? Débâcle sur toute la ligne, hein ? C'est ce que j'ai voulu te faire sentir, Joséphine. Tu partiras d'ici convaincue que tu ne peux rien contre moi, et que le mieux est de renoncer à toutes tes petites machinations. Je serai heureux malgré toi, et Clarisse aussi, et nous aurons beaucoup d'enfants. Autant de vérités auxquelles il te faut consentir. Il se mit à marcher et il continuait de plus en plus gaiement : – Aussi, que veux-tu, il y a de la malchance dans ton cas. Tu t'es mise en guerre contre un gaillard qui est mille fois plus fort et plus malin que toi, ma pauvre fille. Je suis ahuri moimême de ma force et de ma malice. Tudieu ! Quel phénomène d'habileté, de ruse, d'intuition, d'énergie, de clairvoyance ! Un vrai génie ! Rien ne m'échappe. Je lis à livre ouvert dans le cerveau de mes ennemis. Leurs moindres pensées me sont connues. Ainsi, en ce moment, tu me tournes le dos, n'est-ce pas ? tu es aplatie sur le lit, et je ne vois pas ton charmant visage ? Eh bien ! je me rends parfaitement compte que tu es en train de glisser ta main dans ton corsage, et d'en tirer un revolver, et que tu vas… La phrase ne fut pas achevée. Brusquement la Cagliostro avait fait volte face, un revolver à la main. Le coup partit. Mais Raoul, qui s'y préparait, avait eu le temps de saisir le bras, de le tordre, et de le replier dans la di- rection même de Joséphine Balsamo. Elle tomba, atteinte à la poitrine. La scène avait été si brutale et le dénouement si imprévu qu'il demeura interdit devant ce corps inerte soudain, et qui gisait, la face toute blanche. Pourtant aucune inquiétude ne le tourmentait. Il ne pensait point qu'elle fût morte et, de fait, s'étant penché, il constata que le cœur battait régulièrement. Avec des ciseaux, il échancra le corsage. La balle, jaillie de biais, avait glissé, labourant la chair un peu au-dessus du signe noir qui marquait le sein droit. – Blessure sans gravité, dit-il, tout en pensant que la mort d'une pareille créature eût été chose juste et souhaitable. Il gardait ses ciseaux à la main, la pointe en avant, et il se demandait si son devoir n'était pas d'abîmer cette beauté trop parfaite, de taillader en pleine chair, et de mettre ainsi la sirène dans l'impossibilité de nuire. Une balafre en croix profonde, au travers du visage, et dont la cicatrice indélébile soulèverait la peau boursouflée, quel équitable châtiment et quelle utile précaution ! Que de malheurs évités et de crimes prévenus ! Il n'en eut pas le courage et ne voulut pas s'en arroger le droit. Et puis il l'avait trop aimée… Il resta longtemps à la considérer, sans faire un mouvement, et avec une tristesse infinie. La lutte l'avait épuisé. Il se sentait plein d'amertume et de dégoût. Elle était son premier grand amour, et ce sentiment, où le cœur ingénu apporte tant de fraîcheur et dont il garde un souvenir si doux, ne lui laisserait, à lui, que rancune et que haine. Toute sa vie, il aurait aux lèvres un pli de désenchantement et dans l'âme une impression de flétrissure. Elle respira plus fort et souleva ses paupières. Alors il éprouva le besoin irrésistible de ne plus la voir et de ne plus même penser à elle. Ouvrant la fenêtre, il écouta. Des pas, lui sembla-t-il, arrivaient de la falaise. Léonard avait dû constater, en atteignant le rivage, que l'expédition se réduisait à la capture d'un mannequin, et, sans doute, inquiet de Joséphine Balsamo, venait-il à son secours. – Qu'il la trouve ici, qu'il l'emporte ! se dit-il. Qu'elle meure ou qu'elle vive ! Qu'elle soit heureuse ou malheureuse ! Je m'en moque !… Je ne veux plus rien savoir d'elle. Assez ! Assez de cet enfer ! Et, sans une parole, sans un regard à la femme qui lui tendait les bras et le suppliait, il partit… Le lendemain matin, Raoul se faisait annoncer chez Clarisse d'Étigues. Pour ne pas toucher trop tôt à des blessures qu'il devinait si sensibles, il n'avait pas revu la jeune fille. Mais elle savait qu'il était là, et, tout de suite, il comprit que le temps accomplissait déjà son œuvre. Les joues étaient plus roses. Les yeux brillaient d'espoir. – Clarisse, lui dit-il, dès le premier jour vous avez promis de tout me pardonner… – Je n'ai rien à vous pardonner, Raoul, affirma la jeune fille, qui pensait à son père. – Si, Clarisse, je vous ai fait beaucoup de mal. Je m'en suis fait beaucoup à moi aussi, et ce n'est pas seulement votre amour que je demande, ce sont vos soins et votre protection. J'ai besoin de vous, Clarisse, pour oublier d'affreux souvenirs, pour reprendre confiance dans la vie, et pour combattre d'assez vilaines choses qui sont en moi et qui m'entraînent… où je ne voudrais pas aller. Si vous m'aidez, je suis sûr d'être un honnête homme, je m'y engage sincèrement, et je vous promets que vous serez heureuse. Voulez-vous être ma femme, Clarisse ? Elle lui tendit la main. Épilogue Comme le supposait bien Raoul, tout le vaste système d'intrigues tendu pour la capture du trésor fabuleux, resta dans l'ombre. Le suicide de Beaumagnan, les aventures de la Pellegrini, la personnalité mystérieuse de la comtesse de Cagliostro, sa fuite, le naufrage du Ver-Luisant, autant de faits divers que la justice ne put pas ou ne voulut pas relier les uns aux autres. Le mémoire du cardinal-archevêque fut détruit ou disparut. Les associés de Beaumagnan se désunirent et ne parlèrent pas. On ne sut rien. À plus forte raison, le rôle de Raoul, dans toute cette affaire, ne pouvait être soupçonné et son mariage passa inaperçu. Par quel prodige réussit-il à se marier sous le nom de vicomte d'Andrésy ? Sans doute doit-on attribuer ce tour de force aux moyens d'action formidables que lui donnaient les deux poignées de pierres précieuses prélevées sur le trésor. Avec cela… on achète bien des complicités. Et c'est de même ainsi évidemment que le nom de Lupin se trouva un jour escamoté. Sur aucun registre d'état civil, sur aucune pièce authentique, il ne fut plus question d'Arsène Lupin, ni de son père Théophraste Lupin. Légalement, il n'y eut plus que le vicomte Raoul d'Andrésy, lequel vicomte partit en voyage à travers l'Europe avec la vicomtesse, née Clarisse d'Étigues. Deux événements marquèrent cette époque. Clarisse mit au monde une fille qui ne vécut point. Et, quelques semaines plus tard, elle apprenait la mort de son père. Godefroy d'Étigues, en effet, et son cousin Bennetot périrent au cours d'une promenade en barque. Accident ? Suicide ? Les deux cousins, dans les derniers temps de leur vie, passaient pour fous, et l'on admit généralement qu'ils s'étaient tués. Il y eut aussi la version du crime, et l'on s'entretint d'un yacht de plaisance qui aurait coulé la barque et se serait enfui. Mais point de preuve. En tout état de cause, Clarisse ne voulut pas toucher à la fortune de son père. Elle en fit don à des institutions de charité. Des années encore s'écoulèrent, années charmantes et insouciantes. Raoul tenait l'une des promesses qu'il avait faites à Clarisse : elle fut profondément heureuse. L'autre promesse, il ne la tint pas : il ne fut pas honnête. Cela, il ne le pouvait pas. Il avait dans le sang le besoin de prendre, de combiner, de mystifier, de duper, de s'amuser aux dépens d'autrui. Il était, d'instinct, contrebandier, flibustier, maraudeur, pirate, conspirateur, et surtout chef de bande. En outre, à l'école de la Cagliostro, il s'était rendu compte, avec un certain orgueil, des qualités vraiment exceptionnelles qui le mettaient hors de pair. Il croyait à son génie. Il s'attribuait des droits à une destinée fantastique, en opposition avec la destinée de tous les hommes qui vivaient en même temps que lui. Il serait au-dessus de tous. Il serait le maître. À l'insu donc de Clarisse et, sans que jamais la jeune femme eût le moindre soupçon, il monta des entreprises et réussit des affaires où, de plus en plus, s'affirma son autorité et se développèrent ses dons réellement surhumains. Mais avant tout, se disait-il, le repos et la félicité de Clarisse ! Il respectait sa femme. Qu'elle fût et qu'elle se sût l'épouse d'un voleur, cela il ne l'admit pas. Leur bonheur dura cinq ans. Au début de la sixième année, Clarisse mourut des suites d'une couche. Elle laissait un fils appelé Jean. Or, le surlendemain, ce fils disparut, sans que le moindre indice permît à Raoul de découvrir qui avait pu pénétrer dans la petite maison d'Auteuil qu'il habitait ni comment on avait pu y pénétrer. Quant à savoir d'où le coup provenait, là-dessus aucune hésitation. Raoul, qui ne doutait pas que le naufrage des deux cousins n'eût été provoqué par la Cagliostro, Raoul qui, depuis, avait appris en outre que Dominique était mort empoisonné, Raoul considéra comme établi que la Cagliostro avait organisé l'enlèvement. Son chagrin le transforma. N'ayant plus ni femme ni fils pour le retenir, il se jeta résolument dans la voie où l'entraînaient tant de forces. Du jour au lendemain, il fut Arsène Lupin. Plus de réserve. Plus de ménagements. Au contraire. Du scandale, des provocations, de l'arrogance, un étalage de vanité et de gouaillerie, son nom sur les murs, sa carte de visite dans les coffres-forts : Arsène Lupin, quoi ! Mais, que ce fût sous ce nom, ou sous les noms divers qu'il s'amusait à prendre, qu'il se fît appeler comte Bernard d'Andrésy (il avait dérobé les papiers d'un cousin de sa famille, mort à l'étranger) ou Horace Velmont, ou colonel Sparmiento, ou duc de Charmerace, ou prince Sernine, ou don Luis Perenna, toujours et partout, au milieu de tous ses avatars et sous tous les masques, il cherchait la Cagliostro, et il cherchait son fils Jean. Il ne retrouva pas son fils. Il ne revit jamais Joséphine Balsamo. Vivait-elle encore ? Osait-elle se risquer en France ? Continuait-elle à persécuter et à tuer ? Devait-il admettre, en ce qui le concernait, que la menace éternellement dirigée contre lui, depuis la minute même de la rupture, aboutirait à quelque vengeance plus cruelle que l'enlèvement de son enfant ? Toute la vie d'Arsène Lupin, folles entreprises, épreuves surhumaines, triomphes inouïs, passions démesurées, ambitions extravagantes, tout cela devait se dérouler avant que les événements lui permissent de répondre à ces questions redoutables. Et ainsi se fait-il que sa première aventure se renoua, plus d'un quart de siècle après, à ce qu'il lui plait de considérer aujourd'hui comme sa dernière aventure. Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène cambrioleur Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la ha- 1913 1912 1908 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux che – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (L'Auto 1939) 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 pays, tel le Canada, mais protégé – téléchargement non autorisé – dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ —— 14 janvier 2004 —— – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Attention : VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Maurice Leblanc LES CONFIDENCES D'ARSÈNE LUPIN (1913) Les jeux du soleil – Lupin, racontez-moi donc quelque chose. – Eh ! que voulez-vous que je vous raconte ? On connaît toute ma vie ! me répondit Lupin qui somnolait sur le divan de mon cabinet de travail. – Personne ne la connaît ! m'écriai-je. On sait, par telle de vos lettres, publiée dans les journaux, que vous avez été mêlé à telle affaire, que vous avez donné le branle à telle autre… Mais votre rôle en tout cela, le fond même de l'histoire, le dénouement du drame on l'ignore. – Bah ! Un tas de potins qui n'ont aucun intérêt. – Aucun intérêt, votre cadeau de cinquante mille francs à la femme de Nicolas Dugrival ! Aucun intérêt, la façon mystérieuse dont vous avez déchiffré l'énigme des trois tableaux ! – Étrange énigme, en vérité, dit Lupin. Je vous propose un titre : Le signe de l'ombre. – Et vos succès mondains ? ajoutai-je. Et le secret de vos bonnes actions ? Toutes ces histoires auxquelles vous avez souvent fait allusion devant moi et que vous appeliez L'anneau nuptial, La mort qui rôde ! etc. Que de confidences en retard, mon pauvre Lupin ! Allons, un peu de courage… C'était l'époque où Lupin, déjà célèbre, n'avait pourtant pas encore livré ses plus formidables batailles ; l'époque qui précède les grandes aventures de l'Aiguille creuse et de 813. Sans songer à s'approprier le trésor séculaire des rois de France ou à cambrioler l'Europe au nez du Kaiser, il se contentait des coups de main plus modestes et de bénéfices plus raisonnables, se dépensant en efforts quotidiens, faisant le mal au jour le jour, et faisant le bien aussi, par nature et par dilettantisme, en Don Quichotte qui s'amuse et qui s'attendrit. Comme il se taisait, je répétai : – Lupin, je vous en prie ! A ma stupéfaction, il répliqua : – Prenez un crayon, mon cher, et une feuille de papier. J'obéis vivement, tout heureux à l'idée qu'il allait enfin me dicter quelques-unes de ces pages où il sait mettre tant de verve et de fantaisie, et que moi, hélas ! je suis obligé d'abîmer par de lourdes explications et de fastidieux développements. – Vous y êtes ? dit-il. – J'y suis. – Inscrivez : 19 18 15 20 – Comment ? – Inscrivez, vous dis-je. Il était assis sur le divan, les yeux tournés vers la fenêtre ouverte, et ses doigts roulaient une cigarette de tabac oriental. Il prononça : – Inscrivez : 9 6 – 1… Il y eut un arrêt. Puis il reprit : – 21. Et, après un silence : 6… Était-il fou ? Je le regardai, et peu à peu je m'aperçus qu'il n'avait plus les mêmes yeux indifférents qu'aux minutes précédentes, mais que ses yeux étaient attentifs, et qu'ils semblaient suivre quelque part, dans l'espace, un spectacle qui devait le captiver. Cependant, il dictait, avec des intervalles entre chacun des chiffres : 9 5… Par la fenêtre, on ne pouvait guère contempler qu'un morceau de ciel bleu vers la droite, et que la façade de la maison opposée, façade de vieil hôtel dont les volets étaient fermés comme à l'ordinaire. Il n'y avait là rien de particulier, aucun détail qui me parût nouveau parmi ceux que je considérais depuis des années… 5 1… Et soudain, je compris…, ou plutôt, je crus comprendre. Car comment admettre qu'un homme comme Lupin, si raisonnable au fond sous son masque d'ironie, pût perdre son temps à de telles puérilités ? Cependant il n'y avait pas de doute possible. C'était bien cela qu'il comptait, les reflets intermittents d'un rayon de soleil qui se jouait sur la façade noircie de la vieille maison, à la hauteur du second étage. 7…, me dit Lupin. Le reflet disparut pendant quelques secondes, puis, coup sur coup, à intervalles réguliers, frappa la façade, et disparut de nouveau. Instinctivement, j'avais compté, et je dis à haute voix : – 5… – Vous avez saisi ? Pas dommage ! ricana Lupin. Il se dirigea vers la fenêtre et se pencha comme pour se rendre compte du sens exact que suivait le rayon lumineux. Puis il alla se recoucher sur le canapé en me disant : – A votre tour, maintenant, comptez… J'obéis, tellement ce diable d'homme avait l'air de savoir où il voulait en venir. D'ailleurs, je ne pouvais m'empêcher d'avouer que c'était chose assez curieuse que cette régularité des coups de lumière sur la façade, que ces apparitions et ces disparitions qui se succédaient comme les signaux d'un phare. Cela provenait évidemment d'une maison située sur le côté de la rue où nous nous trouvions, puisque le soleil pénétrait alors obliquement par mes fenêtres. On eût dit que quelqu'un ouvrait ou fermait alternativement une croisée, ou plutôt se divertissait à renvoyer des rayons de clarté à l'aide d'un petit miroir de poche. – C'est un enfant qui s'amuse, m'écriai-je au bout d'un instant, quelque peu agacé par l'occupation stupide qui m'était imposée. – Allez toujours ! Et je comptais… Et j'alignais des chiffres… Et le soleil continuait à danser en face de moi, avec une précision vraiment mathématique. – Et ensuite ? me dit Lupin, à la suite d'un silence plus long… – Ma foi, cela me semble terminé… Voilà plusieurs minutes qu'il n'y a rien. Nous attendîmes, et, comme aucune lueur ne se jouait plus dans l'espace, je plaisantai : – M'est avis que nous avons perdu notre temps. Quelques chiffres sur du papier, le butin est maigre. Sans bouger de son divan, Lupin reprit : – Ayez l'obligeance, mon cher, de remplacer chacun de ces chiffres par la lettre de l'alphabet qui lui correspond en comptant, n'est-ce pas, A comme 1, B comme 2, etc. – Mais c'est idiot. – Absolument idiot, mais on fait tant de choses idiotes dans la vie… Une de plus… Je me résignai à cette besogne stupide, et je notai les premières lettres S-U-R-T-O-U-T… Je m'interrompis, étonné : – Un mot ! m'écriai-je… Voici un mot qui se forme. – Continuez donc, mon cher. Et je continuai, et les lettres suivantes composèrent d'autres mots que je séparais les uns des autres, au fur et à mesure. Et, à ma grande stupéfaction, une phrase entière s'aligna sous mes yeux. – Ça y est ? me dit Lupin, au bout d'un instant. – Ça y est ! Par exemple, il y a des fautes d'orthographe. – Ne vous occupez pas de cela, je vous prie…, lisez lentement. Alors je lus cette phrase inachevée, que je donne ici telle qu'elle m'apparut : Surtout il faut fuire le danger, éviter les ataques, n'affronter les forces enemies qu'avec la plus grande prudance, et… Je me mis à rire. – Et voilà ! La lumière se fit ! Hein nous sommes éblouis de clarté ! Mais vraiment, Lupin, confessez que ce chapelet de conseils, égrené par une cuisinière, ne vous avance pas beaucoup. Lupin se leva sans se départir de son mutisme dédaigneux, et saisit la feuille de papier. Je me suis souvenu par la suite qu'un hasard, à ce moment, accrocha mes yeux à la pendule. Elle marquait cinq heures dixhuit. Lupin cependant restait debout, la feuille à la main, et je pouvais constater à mon aise sur son visage si jeune, cette extraordinaire mobilité d'expression qui déroute les observateurs les plus habiles et qui est sa grande force, sa meilleure sauvegarde. A quels signes se rattacher pour identifier un visage qui se transforme à volonté, sans même les secours des fards, et dont chaque expression passagère semble être l'expression définitive ? A quels signes ? Il y en avait un que je connaissais, un signe immuable deux petites rides en croix qui creusaient son front quand il donnait un violent effort d'attention. Et je la vis en cet instant, nette et profonde, la menue croix révélatrice. Il reposa la feuille de papier et murmura : – Enfantin ! Cinq heures et demi sonnaient. – Comment ! m'écriai-je, vous avez réussi ? en douze minutes ! Il fit quelques pas de droite et de gauche dans la pièce, puis alluma une cigarette, et me dit : – Ayez l'obligeance d'appeler au téléphone le baron Repstein et de le prévenir que je serai chez lui à dix heures du soir. – Le baron Repstein ? demandai-je, le mari de la fameuse baronne ? – Oui. – C'est sérieux ? – Très sérieux. Absolument confondu, incapable de lui résister, j'ouvris l'annuaire du téléphone et décrochai l'appareil. Mais, à ce moment, Lupin m'arrêta d'un geste autoritaire, et il prononça, les yeux toujours fixés sur la feuille qu'il avait reprise : – Non, taisez-vous… C'est inutile de le prévenir… Il y a quelque chose de plus urgent quelque chose de bizarre et qui m'intrigue… Pourquoi diable cette phrase est-elle inachevée ? Pourquoi cette phrase est-elle… Rapidement, il empoigna sa canne et son chapeau. – Partons. Si je ne me trompe pas, c'est une affaire qui demande une solution immédiate, et je ne crois pas me tromper. – Vous savez quelque chose ? – Jusqu'ici, rien du tout. Dans l'escalier, il passa son bras sous le mien et me dit : – Je sais ce que tout le monde sait. Le baron Repstein, financier et sportsman, dont le cheval Etna a gagné cette année le Derby d'Epsom et le Grand-Prix de Longchamp, le baron Repstein a été la victime de sa femme, laquelle femme, très connue pour ses cheveux blonds, ses toilettes et son luxe, s'est enfuie voilà quinze jours, emportant avec elle une somme de trois millions, volée à son mari, et toute une collection de diamants, de perles et de bijoux, que la princesse de Berny lui avait confiée et qu'elle devait acheter. Depuis deux semaines, on poursuit la baronne à travers la France et l'Europe, ce qui est facile, la baronne semant l'or et les bijoux sur son chemin. A chaque instant, on croit l'arrêter. Avant-hier même, en Belgique, notre policier national, l'ineffable Ganimard, cueillait, dans un grand hôtel, une voyageuse contre qui les preuves les plus irréfutables s'accumulaient. Renseignements pris, c'était une théâtreuse notoire, Nelly Darbel. Quant à la baronne, introuvable. De son côté, le baron Repstein offre une prime de cent mille francs à qui fera retrouver sa femme. L'argent est entre les mains d'un notaire. En outre, pour désintéresser la princesse de Berny, il vient de vendre en bloc son écurie de courses, son hôtel du boulevard Haussmann et son château de Roquencourt. – Et le prix de la vente, ajoutai-je, doit être touché tantôt. Demain, disent les journaux, la princesse de Berny aura l'argent. Seulement, je ne vois pas, en vérité, le rapport qui existe entre cette histoire, que vous avez résumée à merveille, et la phrase énigmatique… Lupin ne daigna pas me répondre. Nous avions suivi la rue que j'habitais et nous avions marché pendant cent cinquante ou deux cents mètres, lorsqu'il descendit du trottoir et se mit à examiner un immeuble, de construction déjà ancienne, et où devaient loger de nombreux locataires. – D'après mes calculs, me dit-il, c'est d'ici que partaient les signaux, sans doute de cette fenêtre encore ouverte. – Au troisième étage ? – Oui. Il se dirigea vers la concierge et lui demanda : – Est-ce qu'un de vos locataires ne serait pas en relation avec le baron Repstein ? – Comment donc ! Mais oui, s'écria la bonne femme, nous avons ce brave M. Lavernoux, qui est le secrétaire, l'intendant du baron. C'est moi qui fais son petit ménage. – Et on peut le voir ? – Le voir ? Il est bien malade, ce pauvre monsieur… – Malade ? – Depuis quinze jours… depuis l'aventure de la baronne… Il est rentré le lendemain avec la fièvre, et il s'est mis au lit. – Mais il se lève ? – Ah ! ça, j'sais pas. – Comment, vous ne savez pas ? – Non, son docteur défend qu'on entre dans sa chambre. Il m'a repris la clef. – Qui ? – Le docteur. C'est lui-même qui vient le soigner, deux ou trois fois par jour. Tenez, il sort de la maison, il n'y a pas vingt minutes…, un vieux à barbe grise et à lunettes, tout cassé… Mais où allez-vous, monsieur ? – Je monte, conduisez-moi, dit Lupin, qui, déjà, avait couru jusqu'à l'escalier. C'est bien au troisième étage, à gauche ? – Mais ça m'est défendu, gémissait la bonne femme en je poursuivant. Et puis, je n'ai pas la clef, puisque le docteur… L'un derrière l'autre, ils montèrent les trois étages. Sur le palier, Lupin tira de sa poche un instrument, et, malgré les protestations de la concierge, l'introduisit dans la serrure. La porte céda presque aussitôt. Nous entrâmes. Au bout d'une pièce obscure, on apercevait de la clarté qui filtrait par une porte entrebâillée. Lupin se précipita, et, dès le seuil, il poussa un cri : – Trop tard ! Ah ! crebleu ! La concierge tomba à genoux, comme évanouie. Ayant pénétré à mon tour dans la chambre, je vis sur le tapis un homme à moitié nu qui gisait, les jambes recroquevillées, les bras tordus, et la face toute pâle, une face amaigrie, sans chair, dont les yeux gardaient une expression d'épouvante, et dont la bouche se convulsait en un rictus effroyable. – Il est mort, fit Lupin, après un examen rapide. – Mais comment ? m'écriai-je, il n'y a pas trace de sang. – Si, si, répondit Lupin, en montrant sur la poitrine, par la chemise entrouverte, deux ou trois gouttes rouges… Tenez, on l'aura saisi d'une main à la gorge, et de l'autre on l'aura piqué au cœur. Je dis « piqué », car vraiment la blessure est imperceptible. On croirait le trou d'une aiguille très longue. Il regarda par terre, autour du cadavre. Il n'y avait rien qui attirât l'attention, rien qu'un petit miroir de poche, le petit miroir avec lequel M. Lavernoux s'amusait à faire danser dans l'espace des rayons de soleil. Mais, soudain, comme la concierge se lamentait et appelait au secours, Lupin se jeta sur elle et la bouscula : – Taisez-vous !… Écoutez-moi… Vous appellerez tout à l'heure… Écoutez-moi et répondez. C'est d'une importance considérable. M. Lavernoux avait un ami dans cette rue, n'est-ce pas ? à droite et sur le même côté un ami intime ? – Oui. – Un ami qu'il retrouvait tous les soirs au café, et avec lequel il échangeait des journaux illustrés ? – Oui. – Son nom ? – M. Dulâtre. – Son adresse ? – Au 92 de la rue. – Un mot encore ce vieux médecin, à barbe grise et à lunettes, dont vous m'avez parlé, venait depuis longtemps ? – Non. Je ne le connaissais pas. Il est venu le soir même où M. Lavernoux est tombé malade. Sans en dire davantage, Lupin m'entraîna de nouveau, redescendit et, une fois dans la rue, tourna sur la droite, ce qui nous fit passer devant mon appartement. Quatre numéros plus loin, il s'arrêtait en face du 92, petite maison basse dont le rezde-chaussée était occupé par un marchand de vins qui, justement, fumait sur le pas de sa porte, auprès du couloir d'entrée. Lupin s'informa si M. Dulâtre se trouvait chez lui. – M. Dulâtre est parti, répondit le marchand voilà peut-être une demi-heure… Il semblait très agité, et il a pris une automobile, ce qui n'est pas son habitude. – Et vous ne savez pas… – Où il se rendait ? Ma foi, il n'y a pas d'indiscrétion. Il a crié l'adresse assez fort ! « A la Préfecture de Police », qu'il a dit au chauffeur… Lupin allait lui-même héler un taxi-auto, quand il se ravisa, et je l'entendis murmurer : – A quoi bon, il a trop d'avance ! Il demanda encore si personne n'était venu après le départ de M. Dulâtre. – Si, un vieux monsieur à barbe grise et à lunettes qui est monté chez M. Dulâtre, qui a sonné et qui est reparti. – Je vous remercie, monsieur, dit Lupin en saluant. Il se mit à marcher lentement, sans m'adresser la parole et d'un air soucieux. Il était hors de doute que le problème lui semblait fort difficile et qu'il ne voyait pas très clair dans les ténèbres où il paraissait se diriger avec tant de certitude. D'ailleurs, lui-même m'avoua : – Ce sont là des affaires qui nécessitent beaucoup plus d'intuition que de réflexion. Seulement, celle-ci vaut fichtre la peine qu'on s'en occupe… Nous étions arrivés sur les boulevards. Lupin entra dans un cabinet de lecture et consulta très longuement les journaux de la dernière quinzaine. De temps à autre, il marmottait : – Oui…, oui. Évidemment ce n'est qu'une hypothèse, mais elle explique tout… Or une hypothèse qui répond à toutes les questions n'est pas loin d'être une vérité. La nuit était venue, nous dînâmes dans un petit restaurant et je remarquai que le visage de Lupin s'animait peu à peu. Ses gestes avaient plus de décision. Il retrouvait de la gaieté, de la vie. Quand nous partîmes, et durant le trajet qu'il me fit faire sur le boulevard Haussmann, vers le domicile du baron Repstein, c'était vraiment le Lupin des grandes occasions, le Lupin qui a résolu d'agir et de gagner la bataille. Un peu avant la rue de Courcelies, notre allure se ralentit. Le baron Repstein habitait à gauche, entre cette rue et le faubourg Saint-Honoré, un hôtel à trois étages dont nous pouvions apercevoir la façade enjolivée de colonnes et de cariatides. – Halte dit Lupin tout à coup. – Qu'y a-t-il ? – Encore une preuve qui confirme mon hypothèse… – Quelle preuve ? Je ne vois rien. – Je vois… Cela suffit… Il releva le col de son vêtement, rabattit les bords de son chapeau mou, et prononça : – Crebleu ! le combat sera rude. Allez vous coucher, mon bon ami. Demain, je vous raconterai mon expédition si toutefois elle ne me coûte pas la vie. – Hein ? – Eh, eh ! je risque gros. D'abord, mon arrestation, ce qui est peu. Ensuite, la mort, ce qui est pis ! Seulement… Il me prit violemment par l'épaule : – Il y a une troisième chose que je risque, c'est d'empocher deux millions… Et quand j'aurai une première mise de deux millions, on verra de quoi je suis capable. Bonne nuit, mon cher, et si vous ne me revoyez pas… Il déclama : « Plantez un saule au cimetière, J'aime son feuillage éploré… » Je m'éloignai aussitôt. Trois minutes plus tard – et je continue le récit d'après celui qu'il voulut bien me faire le lendemain – trois minutes plus tard, Lupin sonnait à la porte de l'hôtel Repstein. – M. le baron est-il chez lui ? – Oui, répondit le domestique, en examinant cet intrus d'un air étonné, mais M. le baron ne reçoit pas à cette heure-ci. – M. le baron connaît l'assassinat de son intendant Lavernoux ? – Certes. – Eh bien, veuillez lui dire que je viens à propos de cet assassinat, et qu'il n'y a pas un instant à perdre. Une voix cria d'en haut : – Faites monter, Antoine. Sur cet ordre émis de façon péremptoire, le domestique conduisit Lupin au premier étage. Une porte était ouverte au seuil de laquelle attendait un monsieur que Lupin reconnut pour avoir vu sa photographie dans les journaux, le baron Repstein, le mari de la fameuse baronne, et le propriétaire d'Etna, le cheval le plus célèbre de l'année. C'était un homme très grand, carré d'épaules, dont la figure, toute rasée, avait une expression aimable, presque souriante, que n'atténuait pas la tristesse des yeux. Il portait des vêtements de coupe élégante, un gilet de velours marron, et, à sa cravate, une perle que Lupin estima d'une valeur considérable. Il introduisit Lupin dans son cabinet de travail, vaste pièce à trois fenêtres, meublée de bibliothèques, de casiers verts, d'un bureau américain et d'un coffre-fort. Et, tout de suite, avec un empressement visible, il demanda : – Vous savez quelque chose ? – Oui, monsieur le baron. – Relativement à l'assassinat de ce pauvre Lavernoux ? – Oui, monsieur le baron, et relativement aussi à Mme la baronne. – Serait-ce possible ? Vite, je vous en supplie… Il avança une chaise. Lupin s'assit, et commença : – Monsieur le baron, les circonstances sont graves. Je serai rapide. – Au fait ! Au fait ! – Eh bien, monsieur le baron, voici en quelques mots, et sans préambule. Tantôt, de sa chambre, Lavernoux, qui, depuis quinze jours, était tenu par son docteur en une sorte de réclusion, Lavernoux a – comment dirais-je ? – a télégraphié certaines révélations à l'aide de signaux, que j'ai notés en partie, et qui m'ont mis sur la trace de cette affaire. Lui-même a été surpris au milieu de cette communication et assassiné. – Mais par qui ? Par qui ? – Par son docteur. – Le nom de ce docteur ? – Je l'ignore. Mais un des amis de M. Lavernoux, M. Dulâtre, celui-là précisément avec lequel il communiquait, doit le savoir, et il doit savoir également le sens exact et complet de la communication car, sans en attendre la fin, il a sauté dans une automobile et s'est fait conduire à la Préfecture de Police. – Pourquoi ? Pourquoi ? et quel est le résultat de cette démarche ? – Le résultat, monsieur le baron, c'est que votre hôtel est cerné. Douze agents se promènent sous vos fenêtres. Dès que le soleil sera levé, ils entreront au nom de la loi, et ils arrêteront le coupable. – L'assassin de Lavernoux se cache donc dans cet hôtel ? Un de mes domestiques ? Mais non, puisque vous parlez d'un docteur ! – Je vous ferai remarquer, monsieur le baron, que, en allant transmettre à la Préfecture de Police les révélations de son ami Lavernoux, le sieur Dulâtre ignorait que son ami Lavernoux allait être assassiné. La démarche du sieur Dulâtre visait autre chose… – Quelle chose ? – La disparition de Mme la baronne, dont il connaissait le secret par la communication de Lavernoux. – Quoi ! On sait enfin ! On a retrouvé la baronne ! Où estelle ? Et l'argent qu'elle m'a extorqué ? Le baron Repstein parlait avec une surexcitation extraordinaire. Il se leva et, apostrophant Lupin : – Allez jusqu'au bout, monsieur. Il m'est impossible d'attendre davantage. Lupin reprit d'une voix lente et qui hésitait : – C'est que voilà…, l'explication devient difficile étant donné que nous partons d'un point de vue tout à fait opposé. – Je ne comprends pas. – Il faut pourtant que vous compreniez, monsieur le baron… Nous disons, n'est-ce pas – je m'en rapporte aux journaux – nous disons que la baronne Repstein partageait le secret de toutes vos affaires, et qu'elle pouvait non seulement ouvrir ce coffre-fort, mais aussi celui du Crédit Lyonnais où vous enfermiez toutes vos valeurs. – Oui. – Or, il y a quinze jours, un soir, tandis que vous étiez au cercle, la baronne Repstein, qui avait réalisé toutes ces valeurs à votre insu, est sortie d'ici avec un sac de voyage où se trouvait votre argent, ainsi que tous les bijoux de la princesse de Berny ? – Oui. – Et depuis on ne l'a pas revue ? – Non. – Eh bien, il y a une excellente raison pour qu'on ne l'ait pas revue. – Laquelle ? – C'est que la baronne Repstein a été assassinée… – Assassinée la baronne ! Mais vous êtes fou ! – Assassinée, et ce soir-là, tout probablement. – Je vous répète que vous êtes fou ! Comment la baronne aurait-elle été assassinée, puisqu'on suit sa trace, pour ainsi dire, pas à pas ? – On suit la trace d'une autre femme. – Quelle femme ? – La complice de l'assassin. – Et cet assassin ? – Celui-là même qui, depuis quinze jours, sachant que Lavernoux, par la situation qu'il occupait dans cet hôtel, a découvert la vérité, le tient enfermé, l'oblige au silence, le menace, le terrorise ; celui-là même qui, surprenant Lavernoux en train de communiquer avec un de ses amis, le supprime froidement d'un coup de stylet au cœur. – Le docteur, alors ? – Oui. – Mais qui est ce docteur ? Quel est ce génie malfaisant, cet être infernal qui apparaît et qui disparaît, qui tue dans l'ombre et que nul ne soupçonne ? – Vous ne devinez pas ? – Non. – Et vous voulez savoir ? – Si je le veux ! Mais parlez ! Parlez donc ! Vous savez où il se cache ? – Oui. – Dans cet hôtel ? – Oui. – C'est lui que la police recherche ? – Oui. – Qui est-ce ? – Vous ! – Moi ! Il n'y avait certes pas dix minutes que Lupin se trouvait en face du baron, et le duel commençait. L'accusation était portée, précise, violente, implacable. Il répéta : – Vous-même, affublé d'une fausse barbe et d'une paire de lunettes, courbé en deux comme un vieillard. Bref, vous, le baron Repstein, et c'est vous, pour une bonne raison à laquelle personne n'a songé, c'est que si ce n'est pas vous qui avez combiné toute cette machination, l'affaire est inexplicable. Tandis que, vous coupable, vous assassinant la baronne pour vous débarrasser d'elle et manger les millions avec une autre femme, vous assassinant votre intendant Lavernoux pour supprimer un témoin irrécusable – oh ! alors, tout s'explique. Le baron, qui, durant le début de l'entretien, demeurait incliné vers son interlocuteur, épiant chacune de ses paroles avec une avidité fiévreuse, le baron s'était redressé et il regardait Lupin comme si, décidément, il avait affaire à un fou. Lorsque Lupin eut terminé son discours, il recula de deux ou trois pas, parut prêt à dire des mots que, en fin de compte, il ne prononça point, puis il se dirigea vers la cheminée et sonna. Lupin ne fit pas un geste. Il attendait en souriant. Le domestique entra. Son maître lui dit : – Vous pouvez vous coucher, Antoine. Je reconduirai Monsieur. – Dois-je éteindre, Monsieur ? – Laissez le vestibule allumé. Antoine se retira, et aussitôt, le baron, ayant sorti de son bureau un revolver, revint auprès de Lupin, mit l'arme dans sa poche, et dit très calmement : – Vous excuserez, monsieur, cette petite précaution, que je suis obligé de prendre au cas, d'ailleurs invraisemblable, où vous seriez devenu fou. Non, vous n'êtes pas fou. Mais vous venez ici dans un but que je ne m'explique pas, et vous avez lancé contre moi une accusation si stupéfiante que je suis curieux d'en connaître la raison. Il avait une voix émue, et ses yeux tristes semblaient mouillés de larmes. Lupin frissonna. S'était-il trompé ? L'hypothèse que son intuition lui avait suggérée et qui reposait sur une base fragile de petits faits, cette hypothèse était-elle fausse ? Un détail attira son attention par l'échancrure du gilet, il aperçut la pointe de l'épingle fixée à la cravate du baron, et il constata ainsi la longueur insolite de cette épingle. De plus, la tige d'or en était triangulaire, et formait comme un menu poignard, très fin, très délicat, mais redoutable en des mains expertes. Et Lupin ne douta pas que l'épingle, ornée de la perle magnifique, n'eût été l'arme qui avait perforé le cœur de ce pauvre M. Lavernoux. Il murmura : – Vous êtes rudement fort, monsieur le baron. L'autre, toujours grave, garda le silence comme s'il ne comprenait pas, et comme s'il attendait les explications auxquelles il avait droit. Et malgré tout, cette attitude impassible troublait Arsène Lupin. – Oui, rudement fort, car il est évident que la baronne n'a fait qu'obéir à vos ordres en réalisant vos valeurs, de même qu'en empruntant, pour les acheter, les bijoux de la princesse. Et il est évident que la personne qui est sortie de votre hôtel avec un sac de voyage n'était pas votre femme, mais une complice, votre amie, probablement, et que c'est votre amie qui se fait pourchasser volontairement à travers l'Europe par notre bon Ganimard. Et je trouve la combinaison merveilleuse. Que risque cette femme puisque c'est la baronne que l'on cherche ? Et comment chercherait-on une autre femme que la baronne, puisque vous avez promis une prime de cent mille francs à qui retrouverait la baronne ? Oh ! les cent mille francs déposés chez un notaire, quel coup de génie ! Ils ont ébloui la police. Ils ont bouché les yeux des plus perspicaces. Un monsieur qui dépose cent mille francs chez un notaire dit la vérité. Et l'on poursuit la baronne ! Et on vous laisse mijoter tranquillement vos petites affaires, vendre au mieux votre écurie de courses et vos meubles, et préparer votre fuite ! Dieu que c'est drôle ! Le baron ne bronchait pas. Il s'avança vers Lupin et lui dit, toujours avec le même flegme : – Qui êtes-vous ? Lupin éclata de rire : – Quel intérêt cela peut-il avoir en l'occurrence ? Mettons que je sois l'envoyé du destin, et que je surgisse de l'ombre pour vous perdre ! Il se leva précipitamment, saisit le baron à l'épaule et lui jeta en mots saccadés : – Ou pour te sauver, baron. Écoute-moi ! Les trois millions de la baronne, presque tous les bijoux de la princesse, l'argent que tu as touché aujourd'hui pour la vente de ton écurie et de tes immeubles, tout est là, dans ta poche ou dans ce coffre-fort. Ta fuite est prête. Tiens, derrière cette tenture, on aperçoit le cuir de ta valise. Les papiers de ton bureau sont en ordre. Cette nuit, tu filais à l'anglaise. Cette nuit, bien déguisé, méconnaissable, toutes tes précautions prises, tu rejoignais ta maîtresse, celle pour qui tu as tué : Nelly Darbel, sans doute, que Ganimard arrêtait en Belgique. Un seul obstacle, soudain, imprévu, la police, les douze agents que les révélations de Lavernoux ont postés sous tes fenêtres. Tu es fichu ! Eh bien, je te sauve. Un coup de téléphone et, vers trois ou quatre heures du matin, vingt de mes amis suppriment l'obstacle, escamotent les douze agents et, sans tambours ni trompettes, on détale. Comme condition, presque rien, une bêtise pour toi, le partage des millions et des bijoux. Ça colle ? Il était penché sur le baron et l'apostrophait avec une énergie irrésistible. Le baron chuchota : – Je commence à comprendre, c'est du chantage… – Chantage ou non, appelle ça comme tu veux, mon bonhomme, mais il faut que tu en passes par où j'ai décidé. Et ne crois pas que je flanche au dernier moment. Ne te dis pas « Voilà un gentleman que la crainte de la police fera réfléchir. Si je joue gros jeu en refusant, lui, il risque également les menottes, la cellule, tout le diable et son train, puisque nous sommes traqués tous deux comme des bêtes fauves. » Erreur, monsieur le baron. Moi, je m'en tire toujours. Il s'agit uniquement de toi… La bourse ou la vie, monseigneur. Part à deux, sinon…, sinon, l'échafaud ! Ça colle ? Un geste brusque. Le baron se dégagea, empoigna son revolver et tira. Mais Lupin prévoyait l'attaque, d'autant que le visage du baron avait perdu son assurance et pris peu à peu, sous une poussée lente de peur et de rage, une expression féroce, presque bestiale, qui annonçait la révolte, si longtemps contenue. Deux fois il tira. Lupin se jeta de côté d'abord, puis s'abattit aux genoux du baron qu'il saisit par les jambes et fit basculer. D'un effort, le baron se dégagea. Les deux ennemis s'agrippèrent à bras-le-corps, et la lutte fut acharnée, sournoise, sauvage. Tout à coup, Lupin sentit une douleur à la poitrine. – Ah ! canaille hurla-t-il. C'est comme avec Lavernoux. L'épingle ! Il se raidit désespérément, maîtrisa le baron et l'étreignit à la gorge, vainqueur enfin, et tout-puissant. – Imbécile… Si tu n'avais pas abattu ton jeu, j'étais capable de lâcher la partie. T'as une telle figure d'honnête homme ! Mais quels muscles, monseigneur ! Un moment, j'ai bien cru… Seulement, cette fois, ça y est ! Allons, mon bon ami, donnez l'épingle et faites risette… Mais non, c'est une grimace, ça… Je serre trop fort, peut-être ? Monsieur va tourner de l'œil ? Alors, soyez sage… Bien, une toute petite ficelle autour des poignets… Vous permettez ? Mon Dieu, quel accord parfait entre nous ! C'est touchant ! Au fond, tu sais, j'ai de la sympathie pour toi… Et maintenant, petit frère, attention ! Et mille excuses ! Il se dressa à demi et, de toutes ses forces, lui assena au creux de l'estomac un coup de poing formidable. L'autre râla, étourdi, sans connaissance. – Voilà ce que c'est que de manquer de logique, mon bon ami, dit Lupin. Je t'offrais la moitié de tes richesses. Je ne t'accorde plus rien du tout…, si tant est que je puisse avoir quelque chose. Car c'est là l'essentiel. Où le bougre a-t-il caché son magot ? Dans le coffre-fort ? Bigre, ça sera dur. Heureusement que j'ai toute la nuit… Il se mit à fouiller les poches du baron, prit un trousseau de clefs, s'assura d'abord que la valise, dissimulée derrière la tenture, ne contenait pas les papiers et les bijoux, et se dirigea vers le coffre-fort. Mais à ce moment, il s'arrêta court il entendait du bruit quelque part. Les domestiques ? Impossible ! Leurs mansardes se trouvaient au troisième étage. Il écouta. Le bruit provenait d'en bas. Et subitement il comprit : les agents, ayant perçu les deux détonations, frappaient à la grande porte sans attendre le lever du jour. – Crebleu ! dit-il, je suis dans de beaux draps. Voilà ces messieurs maintenant…, et à la minute même où nous allions recueillir le fruit de nos laborieux efforts. Voyons, voyons, Lupin, du sang-froid ! De quoi s'agit-il ? D'ouvrir en vingt secondes un coffre dont tu ignores le secret. Et tu perds la tête pour si peu ? Voyons, t'as qu'à le trouver, ce secret. Combien qu'il y a de lettres dans le mot ? Quatre ? Il continuait à réfléchir tout en parlant et tout en écoutant les allées et venues de l'extérieur. Il ferma à double tour la porte de l'antichambre, puis il revint au coffre. – Quatre chiffres… Quatre lettres… Quatre lettres… Qui diable pourrait me donner un petit coup de main ? un petit bout de tuyau ? Qui ? Mais Lavernoux, parbleu ! Ce bon Lavernoux, puisqu'il a pris la peine, au risque de ses jours, de faire de la télégraphie optique… Dieu que je suis bête. Mais oui, mais oui, nous y sommes ! Crénom ! ça m'émeut. Lupin, tu vas compter jusqu'à dix et comprimer les battements trop rapides de ton cœur. Sinon, c'est de la mauvaise ouvrage. Ayant compté jusqu'à dix, tout à fait calme, il s'agenouilla devant le coffre-fort. Il manœuvra les quatre boutons avec une attention minutieuse. Ensuite, il examina le trousseau de clefs, choisit l'une d'elles, puis une autre, et tenta vainement de les introduire. – Au troisième coup l'on gagne, murmura-t-il, en essayant une troisième clef Victoire ! Celle-ci marche ! Sésame, ouvretoi ! La serrure fonctionna. Le battant fut ébranlé. Lupin l'entraîna vers lui en reprenant le trousseau. – A nous les millions, dit-il. Sans rancune, baron Repstein. Mais, d'un bond, il sauta en arrière, avec un hoquet d'épouvante. Ses jambes vacillèrent sous lui. Les clefs s'entrechoquaient dans sa main fébrile avec un cliquetis sinistre. Et durant vingt, trente secondes, malgré le vacarme que l'on faisait en bas, et les sonneries électriques qui retentissaient à travers l'hôtel, il resta là, les yeux hagards, à contempler la plus horrible, la plus abominable vision un corps de femme à moitié vêtu, courbé en deux dans le coffre, tassé comme un paquet trop gros et des cheveux blonds qui pendaient…, et du sang… – La baronne ! bégaya-t-il, la baronne ! Oh ! le monstre ! Il s'éveilla de sa torpeur, subitement, pour cracher à la figure de l'assassin et pour le marteler à coups de talon. – Tiens, misérable !… Tiens, canaille ! Et avec ça, l'échafaud, le panier à son ! Cependant, aux étages supérieurs, des cris répondaient à l'appel des agents. Lupin entendit des pas qui dégringolaient l'escalier. Il était temps de songer à la retraite. En réalité cela l'embarrassait peu. Durant son entretien avec le baron Repstein, il avait eu l'impression, tellement l'ennemi montrait de sang-froid, qu'il devait exister une issue particulière. Pourquoi, d'ailleurs, le baron eût-il engagé la lutte, s'il n'avait été sûr d'échapper à la police ? Lupin passa dans la chambre voisine. Elle donnait sur un jardin. A la minute même où les agents étaient introduits, il enjambait le balcon et se laissait glisser le long d'une gouttière. Il fit le tour des bâtiments. En face, il y avait un mur bordé d'arbustes. Il s'engagea entre ce mur et les arbustes, et trouva une petite porte qu'il lui fut facile d'ouvrir avec une des clefs du trousseau. Dès lors, il n'eut qu'à franchir une cour, à traverser les pièces vides d'un pavillon, et, quelques instants plus tard, il se trouvait dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Bien entendu – et de cela il ne doutait point – la police n'avait pas prévu cette issue secrète. – Eh bien, qu'en dites-vous, du baron Repstein ? s'écria Lupin, après m'avoir raconté tous les détails de cette nuit tragique. Hein quel immonde personnage ! Et comme il faut parfois se méfier des apparences ! Je vous jure que celui-là avait l'air d'un véritable honnête homme ! Je lui demandai : – Mais les millions ? Les bijoux de la princesse ? – Ils étaient dans le coffre. Je me rappelle très bien avoir aperçu le paquet. – Alors ? – Ils y sont toujours. – Pas possible… – Ma foi, oui. Je pourrais vous dire que j'ai eu peur des agents, ou bien alléguer une délicatesse subite. La vérité est plus simple et plus prosaïque Ça sentait trop mauvais ! – Quoi ? – Oui, mon cher, l'odeur qui se dégageait de ce coffre, de ce cercueil… Non, je n'ai pas pu… la tête m'a tourné… Une seconde de plus, je me trouvais mal. Est-ce assez idiot ? Tenez, voilà tout ce que j'ai rapporté de mon expédition, l'épingle de cravate. La perle vaut au bas mot cinquante mille francs… Mais, tout de même, je vous l'avoue, je suis fichtrement vexé. Quelle gaffe ! – Encore une question, repris-je. Le mot du coffre-fort ? – Eh bien ? – Comment l'avez-vous deviné ? – Oh ! très facilement. Je m'étonne même de n'y avoir pas songé plus tôt. – Bref ? Il était contenu dans les révélations télégraphiées par ce pauvre Lavernoux. – Hein ? Voyons, mon cher, les fautes d'orthographe… – Les fautes d'orthographe ? – Crebleu ! mais elles sont voulues. Serait-il admissible que le secrétaire, que l'intendant du baron, fit des fautes d'orthographe et qu'il écrivît fuire avec un e final, ataque avec un seul t, enemies avec un seul n et prudance avec un a ? Moi, cela m'a frappé aussitôt. J'ai réuni les quatre lettres, et j'ai obtenu le mot ETNA, le nom du fameux cheval. – Et ce seul mot a suffi ? – Parbleu ! Il a suffi, d'abord, pour me lancer sur la piste de l'affaire Repstein, dont tous les journaux parlaient, et ensuite, pour faire naître en moi l'hypothèse que c'était là le mot du coffre-fort, puisque, d'une part, Lavernoux connaissait le contenu macabre du coffre-fort, et que, de l'autre, il dénonçait le baron. Et c'est ainsi, également, que j'ai été conduit à supposer que Lavernoux avait un ami dans la rue, qu'ils fréquentaient tous deux le même café, qu'ils s'amusaient à déchiffrer les problèmes et les devinettes cryptographiques des journaux illustrés, et qu'ils s'ingéniaient à correspondre télégraphiquement d'une fenêtre à l'autre. – Et voilà, m'écriai-je, c'est tout simple ! – Très simple. Et l'aventure prouve une fois de plus qu'il y a, dans la découverte des crimes, quelque chose de bien supérieur à l'examen des faits, à l'observation, déduction, raisonnement et autres balivernes, c'est, je le répète, l'intuition…, l'intuition et l'intelligence… Et Arsène, sans se vanter, ne manque ni de l'une ni de l'autre. L'anneau nuptial Yvonne d'Origny embrassa son fils et lui recommanda d'être bien sage. – Tu sais que ta grand-mère d'Origny n'aime pas beaucoup les enfants. Pour une fois qu'elle te fait venir chez elle, il faut lui montrer que tu es un petit garçon raisonnable. Et s'adressant à la gouvernante : – Surtout, Fraulein, ramenez-le tout de suite après dîner… Monsieur est encore ici ? – Oui, Madame, M. le comte est dans son cabinet de travail. Aussitôt seule, Yvonne d'Origny marcha vers la fenêtre afin d'apercevoir son fils dès qu'il serait dehors. En effet, au bout d'un instant il sortit de l'hôtel, leva la tête et lui envoya des baisers comme chaque jour. Puis sa gouvernante lui prit la main d'un geste dont Yvonne remarqua, avec étonnement, la brusquerie inaccoutumée. Elle se pencha davantage et, comme l'enfant gagnait l'angle du boulevard, elle vit soudain un homme qui descendait d'une automobile et qui s'approchait de lui. Cet homme – elle reconnut Bernard, le domestique de confiance de son mari – cet homme saisit l'enfant par le bras, le fit monter dans l'automobile ainsi que la gouvernante, et donna l'ordre au chauffeur de s'éloigner. Tout cela n'avait pas duré dix secondes. Yvonne, bouleversée, courut jusqu'à la chambre, empoigna un vêtement se dirigea vers la porte. La porte était fermée à clef, et il n'y avait point de clef sur la serrure. En hâte, elle retourna dans son boudoir. La porte de son boudoir était fermée également. Tout de suite, l'image de son mari la heurta, cette figure sombre qu'aucun sourire n'éclairait jamais, ce regard impitoyable où, depuis des années, elle sentait tant de rancune et de haine. – C'est lui ! C'est lui ! se dit-elle… Il a pris l'enfant… Ah c'est horrible ! A coups de poing, à coups de pied, elle frappa la porte, puis bondit vers la cheminée et sonna, sonna éperdument. Du haut en bas de l'hôtel, le timbre vibra. Les domestiques allaient venir. Des passants peut-être s'ameuteraient dans la rue. Et elle pressait le bouton avec un espoir forcené. Un bruit de serrure. La porte s'ouvrit violemment. Le comte apparut au seuil du boudoir. Et l'expression de son visage était si terrible qu'Yvonne se mit à trembler. Il s'avança. Cinq ou six pas le séparaient d'elle. Dans un effort suprême, elle tenta un mouvement, mais il lui fut impossible de bouger, et, comme elle cherchait à prononcer des paroles, elle ne put qu'agiter ses lèvres et qu'émettre des sons incohérents. Elle se sentit perdue. L'idée de la mort la bouleversa. Ses genoux fléchirent, et elle s'affaissa sur ellemême avec un gémissement. Le comte se précipita et la saisit à la gorge. – Tais-toi n'appelle pas, disait-il d'une voix sourde, cela vaut mieux pour toi… Voyant qu'elle n'essayait pas de se défendre, il desserra son étreinte et sortit de sa poche des bandes de toile toutes prêtes et de longueurs différentes. En quelques minutes la jeune femme eut les bras attachés le long du corps, et fut étendue sur un divan. L'ombre avait envahi le boudoir. Le comte alluma l'électricité et se dirigea vers un petit secrétaire où Yvonne avait l'habitude de ranger ses lettres. Ne parvenant pas à l'ouvrir, il le fractura à l'aide d'un crochet de fer, vida les tiroirs, et, de tous les papiers, fit un monceau qu'il emporta dans un carton. – Du temps perdu, n'est-ce pas ? ricana-t-il. Rien que des factures et des lettres insignifiantes… Aucune preuve contre toi… Bah ! N'empêche que je garde mon fils, et je jure Dieu que je ne le lâcherai pas ! Comme il s'en allait, il fut rejoint près de la porte par son domestique Bernard. Ils conversèrent tous deux à voix basse, mais Yvonne entendit ces mots que prononçait le domestique : – J'ai reçu la réponse de l'ouvrier bijoutier. Il est à ma disposition. Et le comte répliqua : – La chose est remise à demain midi. Ma mère vient de me téléphoner qu'elle ne pouvait venir auparavant. Ensuite Yvonne perçut le cliquetis de la serrure et le bruit des pas qui descendaient jusqu'au rez-de-chaussée où se trouvait le cabinet de travail de son mari. Elle demeura longtemps inerte, le cerveau en déroute, avec des idées vagues et rapides qui la brûlaient au passage, comme des flammes. Elle se rappelait la conduite indigne du comte d'Origny, ses procédés humiliants envers elle, ses menaces, ses projets de divorce, et elle comprenait peu à peu qu'elle était la victime d'une véritable conspiration, que les domestiques, sur l'ordre de leur maître, avaient congé jusqu'au lendemain soir, que la gouvernante, sur l'ordre du comte et avec la complicité de Bernard, avait emmené son fils, et que son fils ne reviendrait pas, et qu'elle ne le reverrait jamais ! – Mon fils ! cria-t-elle, mon fils ! Exaspérée par la douleur, de tous ses nerfs, de tous ses muscles, elle se raidit, en un effort brutal. Elle fut stupéfaite : sa main droite conservait une certaine liberté. Alors un espoir fou la pénétra, et patiemment, lentement, elle commença l'œuvre de délivrance. Ce fut long. Il lui fallut beaucoup de temps pour élargir le nœud suffisamment, et beaucoup de temps ensuite, quand sa main fut dégagée, pour défaire les liens qui nouaient le haut de ses bras à son buste, puis ceux qui emprisonnaient ses chevilles. Cependant l'idée de son fils la soutenait, et, comme la pendule frappait huit coups, la dernière entrave tomba. Elle était libre ! A peine debout, elle se rua sur la fenêtre et tourna l'espagnolette avec l'intention d'appeler le premier passant venu. Justement, un agent de police se promenait sur le trottoir. Elle se pencha. Mais l'air vif de la nuit l'ayant frappée au visage, plus calme, elle songea au scandale, à l'enquête, aux interrogatoires, à son fils. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que faire pour le reprendre ? Par quels moyens s'échapper ? Au moindre bruit, le comte pouvait survenir. Et qui sait si, dans un mouvement de rage… Des pieds à la tête elle frissonnait, prise d'une épouvante subite. L'horreur de la mort se mêlait, en son pauvre cerveau, à la pensée de son fils, et elle bégaya, la gorge étranglée : – Au secours ! Au secours ! Elle s'arrêta net, et redit tout bas, à plusieurs reprises : « Au secours ! Au secours ! » comme si ce mot éveillait en elle une idée, une réminiscence, et que l'attente d'un secours ne lui parût pas une chose impossible. Durant quelques minutes, elle resta absorbée en une méditation profonde, coupée de pleurs et de tressaillements. Puis, avec des gestes pour ainsi dire mécaniques, elle allongea le bras vers une petite bibliothèque suspendue au-dessus du secrétaire, saisit les uns après les autres quatre livres qu'elle feuilleta distraitement et remit en place et finit par trouver entre les pages du cinquième une carte de visite où ses yeux épelèrent ces deux mots : Horace Velmont, et cette adresse écrite au crayon Cercle de la rue Royale. Et sa mémoire évoqua la phrase bizarre que cet homme lui avait dite quelques années auparavant en ce même hôtel, un jour de réception : « Si jamais un péril vous menace, si vous avez besoin de secours, n'hésitez pas, jetez à la poste cette carte que je mets dans ce livre et quelle que soit l'heure, quels que soient les obstacles, je viendrai. » Avec quel air étrange il avait prononcé une telle phrase, et comme il donnait l'impression de la certitude, de la force, de la puissance illimitée, de l'audace indomptable ! Brusquement, inconsciemment, sous la poussée d'une décision irrésistible et dont elle se refusait à prévoir les conséquences, Yvonne, avec ses mêmes gestes d'automate, prit une enveloppe pneumatique, introduisit la carte de visite, cacheta, inscrivit les deux lignes : Horace Velmont, Cercle de la rue Royale et s'approcha de la fenêtre entrebâillée. Dehors l'agent de police déambulait. Elle lança l'enveloppe, la confiant au hasard. Peut-être ce chiffon de papier serait-il ramassé, et, comme une lettre égarée, mis à la poste. Elle n'avait pas accompli cet acte qu'elle en saisit toute l'absurdité. Il était fou de supposer que le message irait à son adresse, et plus fou encore d'espérer que l'homme qu'elle appelait pourrait venir à son secours, quelle que fût l'heure et quels que fussent les obstacles. Une réaction se produisit, d'autant plus vive que l'effort avait été plus rapide et plus brutal. Yvonne chancela, s'appuya contre un fauteuil et se laissa tomber, à bout d'énergie. Alors le temps s'écoula, le temps morne des soirées d'hiver où les voitures interrompent seules le silence de la rue. La pendule sonnait, implacable. Dans le demi-sommeil qui l'engourdissait, la jeune femme en comptait les tintements. Elle percevait aussi certains bruits à différents étages de la maison, et savait de la sorte que son mari avait dîné, qu'il montait jusqu'à sa chambre et redescendait dans son cabinet de travail. Mais tout cela lui semblait très vague, et sa torpeur était telle qu'elle ne songeait même pas à s'étendre sur le divan, pour le cas où il entrerait… Les douze coups de minuit… Puis la demie… Puis une heure… Yvonne ne réfléchissait à rien, attendant les événements qui se préparaient et contre lesquels toute rébellion était inutile. Elle se représentait son fils et elle-même, comme on se représente ces êtres qui ont beaucoup souffert et qui ne souffrent plus, et qui s'enlacent de leurs bras affectueux. Mais un cauchemar la secoua. Voilà que, ces deux êtres, on voulait les arracher l'un à l'autre, et elle avait la sensation affreuse, en son délire, qu'elle pleurait, et qu'elle râlait… D'un mouvement, elle se dressa. La clef venait de tourner dans la serrure. Attiré par ses cris, le comte allait apparaître. Du regard, Yvonne chercha une arme pour se défendre. Mais la porte fut poussée, et, stupéfaite, comme si le spectacle qui s'offrait à ses yeux lui eût semblé le prodige le plus inexplicable, elle balbutia : – Vous ! Vous ! Un homme s'avançait vers elle, en habit, son macfarlane et son claque sous le bras, et cet homme jeune, de taille mince, élégant, elle l'avait reconnu, c'était Horace Velmont. – Vous ! répéta-t-elle. – Je vous demande pardon, madame, votre lettre ne m'a été remise que tard. – Est-ce possible ! Est-ce possible que ce soit vous que vous ayez pu ! Il parut très étonné. – N'avais-je pas promis de me rendre à votre appel ? – Oui mais… – Eh bien, me voici, dit-il en souriant. Il examina les bandes de toile dont Yvonne avait réussi à se délivrer et hocha la tête, tout en continuant son inspection. – C'est donc là les moyens que l'on emploie ? Le comte d'Origny, n'est-ce pas ? J'ai vu également qu'il vous avait emprisonnée… Mais alors, le pneumatique ? Ah ! par cette fenêtre… Quelle imprudence de ne pas l'avoir refermée ! Il poussa les deux battants. Yvonne s'effara. – Si l'on entendait ? – Il n'y a personne dans l'hôtel. Je l'ai visité. – Cependant… – Votre mari est sorti depuis dix minutes. – Où est-il ? – Chez sa mère, la comtesse d'Origny. – Comment le savez-vous ? – Oh très simplement. Il a reçu un coup de téléphone lui annonçant que sa mère était malade. Comme je l'avais prévu, puisque c'est moi qui ai téléphoné, le comte est sorti précipitamment, suivi de son domestique. Aussitôt, à l'aide de clefs spéciales, je suis entré. Il racontait cela le plus naturellement du monde, de même que l'on raconte, dans un salon, une petite anecdote insignifiante. Mais Yvonne demanda, reprise d'une inquiétude soudaine : – Alors, ce n'est pas vrai… Sa mère n'est pas malade ? En ce cas, mon mari va revenir… – Certes, le comte s'apercevra qu'on s'est joué de lui, et, d'ici trois quarts d'heure au plus… – Partons… Je ne veux pas qu'il me retrouve ici… Je rejoins mon fils. – Un instant…. – Un instant ! Mais vous ne savez donc pas qu'on me l'enlève ? qu'on lui fait du mal, peut-être ? La figure contractée, les gestes fébriles, elle cherchait à repousser Velmont. Avec beaucoup de douceur, il la contraignit à s'asseoir, et, incliné sur elle, d'attitude respectueuse, il prononça d'un ton grave : – Écoutez-moi, madame, et ne perdons pas un temps dont chaque minute est précieuse. Tout d'abord, rappelez-vous ceci : Nous nous sommes rencontrés quatre fois, il y a six ans… Et la quatrième fois, dans les salons de cet hôtel, comme je vous parlais avec trop comment dirais-je ? avec trop d'émotion, vous m'avez fait sentir que mes visites vous déplaisaient. Depuis, je ne vous ai pas revue. Et pourtant, malgré tout, votre confiance en moi était telle que vous avez conservé la carte que j'avais mise entre les pages de ce livre, et que, six ans après, c'est moi, et pas un autre, que vous avez appelé. Cette confiance, je vous la demande encore. Il faut m'obéir aveuglément. De même que je suis venu à travers tous les obstacles, de même je vous sauverai, quelle que soit la situation. La tranquillité d'Horace Velmont, sa voix impérieuse aux intonations amicales, apaisaient peu à peu la jeune femme. Toute faible encore, elle éprouvait de nouveau, en face de cet homme, une impression de détente et de sécurité. – N'ayez aucune peur, reprit-il. La comtesse d'Origny habite à l'extrémité du bois de Vincennes. En admettant que votre mari trouve une auto, il est impossible qu'il soit de retour avant trois heures et quart. Or il est deux heures trente-Cinq. Je vous jure qu'à trois heures exactement nous partirons et que je vous conduirai vers votre fils. Mais je ne veux pas partir avant de tout savoir. – Que dois-je faire ? dit-elle. – Me répondre, et très nettement. Nous avons vingt minutes. C'est assez. Ce n'est pas trop. – Interrogez-moi. – Croyez-vous que le comte ait eu des projets criminels ? – Non. – Il s'agit donc de votre fils ? – Oui. – Il vous l'enlève, n'est-ce pas, parce qu'il veut divorcer et épouser une autre femme, une de vos anciennes amies, que vous avez chassée de votre maison ? Oh ! je vous en conjure, répondez-moi sans détours. Ce sont là des faits de notoriété publique, et votre hésitation, vos scrupules, tout doit cesser actuellement, puisqu'il s'agit de votre fils. Ainsi donc, votre mari veut épouser une autre femme ? – Oui. – Cette femme n'a pas d'argent. De son côté, votre mari, qui s'est ruiné, n'a d'autres ressources que la pension qui lui est servie par sa mère, la comtesse d'Origny, et les revenus de la grosse fortune que votre fils a héritée de deux de vos oncles. C'est cette fortune que votre mari convoite et qu'il s'approprierait plus facilement si l'enfant lui était confié. Un seul moyen le divorce. Je ne me trompe pas ? – Non. – Ce qui l'arrêtait jusqu'ici, c'était votre refus ? – Oui, et celui de ma belle-mère dont les sentiments religieux s'opposent au divorce. La comtesse d'Origny ne céderait que dans le cas… – Que dans le cas ? – Où l'on pourrait prouver que ma conduite est indigne. Velmont haussa les épaules. – Donc il ne peut rien contre vous ni contre votre fils. Au point de vue légal, comme au point de vue de ses intérêts, il se heurte à un obstacle qui est le plus insurmontable de tous, la vertu d'une honnête femme. Et cependant voilà que, tout d'un coup, il engage la lutte. – Que voulez-vous dire ? – Je veux dire que, si un homme comme le comte, après tant d'hésitations et malgré tant d'impossibilités, se risque dans une aventure aussi incertaine, c'est qu'il a, ou qu'il croit avoir entre les mains, des armes. – Quelles armes ? – Je l'ignore. Mais elles existent… Sans quoi il n'eût pas commencé par prendre votre fils. Yvonne se désespéra. – C'est horrible… Est-ce que je sais, moi, ce qu'il a pu faire ! Ce qu'il a pu inventer ! – Cherchez bien… Rappelez vos souvenirs… Tenez, dans ce secrétaire qu'il a fracturé, il n'y avait pas une lettre qu'il fût possible de retourner contre vous ? – Aucune. – Et dans les paroles qu'il vous a dites, dans ses menaces, il n'y a rien qui vous permette de deviner ? – Rien. – Pourtant, pourtant, répéta Velmont, il doit y avoir quelque chose… Et il reprit : – Le comte n'a pas un ami plus intime…, auquel il se confie ? – Non. – Personne n'est venu le voir hier ? – Personne. – Il était seul quand il vous a liée et enfermée ? – A ce moment, oui. – Mais après ? – Après, son domestique l'a rejoint près de la porte, et j'ai entendu qu'ils parlaient d'un ouvrier bijoutier… – C'est tout ? – Et d'une chose qui aurait lieu le lendemain, c'est-à-dire aujourd'hui, à midi, parce que la comtesse d'Origny ne pouvait venir auparavant. Velmont réfléchit. – Cette conversation a-t-elle un sens qui vous éclaire sur les projets de votre mari ? – Je n'en vois pas… – Où sont vos bijoux ? – Mon mari les a vendus. – Il ne vous en reste pas un seul ? – Non. – Pas même une bague ? – Non, dit-elle en montrant ses mains, rien que cet anneau. – Qui est votre anneau de mariage ? – Qui est…, mon anneau… Elle s'arrêta, interdite. Velmont nota qu'elle rougissait, et il l'entendit balbutier : – Serait-ce possible ? Mais non… Mais non. Il ignore… Velmont la pressa de questions aussitôt, et Yvonne se taisait, immobile, le visage anxieux. A la fin, elle répondit, à voix basse : – Ce n'est pas mon anneau de mariage. Un jour, il y a longtemps, je l'ai fait tomber de la cheminée de ma chambre, où je l'avais mis une minute auparavant, et, malgré toutes mes recherches, je n'ai pu le retrouver. Sans rien dire, j'en ai commandé un autre…, que voici à ma main. – Le véritable anneau portait la date de votre mariage ? – Oui 23 octobre. – Et le second ? – Celui-ci ne porte aucune date. Il sentit en elle une légère hésitation et un trouble qu'elle ne cherchait d'ailleurs pas à dissimuler. – Je vous en supplie, s'écria-t-il, ne me cachez rien… Vous voyez le chemin que nous avons parcouru en quelques minutes, avec un peu de logique et de sang-froid. Continuons, je vous le demande en grâce. – Êtes-vous sûr, dit-elle, qu'il soit nécessaire ? – Je suis sûr que le moindre détail a son importance et que nous sommes près d'atteindre le but. Mais il faut se hâter. L'heure est grave. – Je n'ai rien à cacher, fit-elle en relevant la tête. C'était à l'époque la plus misérable et la plus dangereuse de ma vie. Humiliée chez moi, dans le monde j'étais entourée d'hommages, de tentations, de pièges, comme toute femme qu'on voit abandonnée de son mari. Alors, je me suis souvenue. Avant mon mariage, un homme m'avait aimée, dont j'avais deviné l'amour impossible et qui, depuis, est mort. J'ai fait graver le nom de cet homme, et j'ai porté cet anneau comme on porte un talisman. Il n'y avait pas d'amour en moi puisque j'étais la femme d'un autre. Mais dans le secret de mon cœur, il y eut un souvenir, un rêve meurtri, quelque chose de doux qui me protégeait… Elle s'était exprimée lentement, sans embarras, et Velmont ne douta pas une seconde qu'elle n'eût dit l'absolue vérité. Comme il se taisait, elle redevint anxieuse et lui demanda : – Est-ce que vous supposez que mon mari ? Il lui prit la main, et prononça, tout en examinant l'anneau d'or : – L'énigme est là. Votre mari, je ne sais comment, connaît la substitution. A midi, sa mère viendra. Devant témoins, il vous obligera d'ôter votre bague, et de la sorte, il pourra, en même temps que l'approbation de sa mère, obtenir le divorce, puisqu'il aura la preuve qu'il cherchait. – Je suis perdue, gémit-elle, je suis perdue ! – Vous êtes sauvée, au contraire ! Donnez-moi cette bague et tantôt, c'est une autre qu'il trouvera, une autre que je vous ferai parvenir avant midi, et qui portera la date du 23 octobre. Ainsi… Il s'interrompit brusquement. Tandis qu'il parlait, la main d'Yvonne s'était glacée dans la sienne, et, ayant levé les yeux, il vit que la jeune femme était pâle, affreusement pâle. – Qu'y a-t-il ? Je vous en prie… Elle eut un accès de désespoir fou. – Il y a, il y a que je suis perdue ! Il y a que je ne peux l'ôter, cet anneau ! Il est devenu trop petit ! Comprenez-vous ? Cela n'avait pas d'importance, et je n'y pensais pas… Mais aujourd'hui… Cette preuve… Cette accusation… Ah ! quelle torture ! Regardez… Il fait partie de mon doigt… Il est incrusté dans ma chair… et je ne peux pas… je ne peux pas. Elle tirait vainement de toutes ses forces, au risque de se blesser. Mais la chair se gonflait autour de l'anneau, et l'anneau ne bougeait point. – Ah ! balbutia-t-elle, étreinte par une idée qui la terrifia… Je me souviens, l'autre nuit un cauchemar que j'ai eu… Il me semblait que quelqu'un entrait dans ma chambre et s'emparait de ma main. Et je ne pouvais pas me réveiller… C'était lui ! c'était lui ! Il m'avait endormie, j'en suis sûre… Et il regardait la bague… Et tantôt il me l'arrachera devant sa mère… Ah ! je comprends tout… Cet ouvrier bijoutier… c'est lui qui me la coupera à même la main… Vous voyez… Je suis perdue… Elle se cacha la tête et se mit à pleurer. Mais dans le silence, la pendule sonna une fois, et puis une autre fois, et une fois encore. Et Yvonne se redressa d'un bond. – Le voilà cria-t-elle. Il va venir… Il va venir… Il est trois heures… Allons-nous-en… – Vous ne partirez pas. – Mon fils… Je veux le voir, le reprendre… – Savez-vous seulement où il est ? – Je veux partir ! – Vous ne partirez pas ! Ce serait de la folie. Il la saisit aux poignets. Elle voulut se dégager, et Velmont dut apporter une certaine brusquerie pour vaincre sa résistance. A la fin, il réussit à la ramener vers le divan, puis à l'étendre, et, tout de suite sans prêter attention à ses plaintes, il reprit les bandes de toile et lui attacha les bras et les chevilles. – Oui, disait-il, ce serait de la folie. Qui vous aurait délivrée ? Qui vous aurait ouvert cette porte ? Un complice ? Quel argument contre vous, et comme votre mari s'en servirait auprès de sa mère ! Et puis, à quoi bon ? Vous enfuir, c'est accepter le divorce…, et sait-on jamais le dénouement ? Il faut rester ici. Elle sanglotait. – J'ai peur… J'ai peur… Cet anneau me brûle… Brisez-le… Brisez-le… Emportez-le… Qu'on ne le retrouve pas ! – Et si l'on ne le retrouve pas à votre doigt, qui l'aurait brisé ? Toujours un complice… Non, il faut affronter la lutte, et vaillamment, puisque je réponds de tout… Croyez en moi… Je réponds de tout… Dussé-je m'attaquer à la comtesse d'Origny et retarder ainsi l'entrevue…, dussé-je venir moi-même avant midi, c'est l'anneau nuptial que l'on arrachera de votre doigt je vous le jure et votre fils vous sera rendu… Dominée, soumise, Yvonne, par instinct, s'offrait elle-même aux entraves. Quand il se releva, elle était liée comme auparavant. Il inspecta la pièce pour s'assurer qu'aucune trace ne demeurait de son passage. Puis il s'inclina de nouveau sur la jeune femme et murmura : – Pensez à votre fils, et, quoi qu'il arrive, ne craignez rien…, je veille sur vous… Elle l'entendit ouvrir et refermer la porte du boudoir, puis, quelques minutes après, la porte de la rue. A trois heures et demie, une automobile s'arrêtait. La porte, en bas, claqua de nouveau, et presque aussitôt Yvonne aperçut son mari qui entrait rapidement, l'air furieux. Il courut vers elle, s'assura qu'elle était toujours attachée, et, s'emparant de sa main, examina la bague. Yvonne s'évanouit… Elle ne sut pas au juste, en se réveillant, combien de temps elle avait dormi. Mais la clarté du grand jour pénétrait dans le boudoir, et elle constata, au premier mouvement qu'elle fit, que les bandes étaient coupées. Alors elle tourna la tête et vit auprès d'elle son mari qui la regardait. – Mon fils mon fils, gémit-elle, je veux mon fils… Il répliqua, d'une voix dont elle sentit la raillerie : – Notre fils est en lieu sûr. Et, pour l'instant, il ne s'agit pas de lui, mais de vous. Nous sommes l'un en face de l'autre sans doute pour la dernière fois, et l'explication que nous allons avoir est très grave. Je dois vous avertir qu'elle aura lieu devant ma mère. Vous n'y voyez pas d'inconvénient ? Yvonne s'efforça de cacher son trouble et répondit : – Aucun. – Je puis l'appeler ? – Oui. Laissez-moi, en attendant. Je serai prête quand elle viendra. – Ma mère est ici. – Votre mère est ici ? s'écria Yvonne, éperdue et se rappelant la promesse d'Horace Velmont. – Oui. – Et c'est maintenant ? C'est tout de suite que vous voulez ? – Oui. – Pourquoi ? Pourquoi pas ce soir ? Demain ? – Aujourd'hui, et maintenant, déclara le comte. Il s'est produit au cours de la nuit un incident assez bizarre et que je ne m'explique pas : on m'a fait venir chez ma mère dans le but évident de m'éloigner d'ici. Cela me détermine à devancer le moment de l'explication. Vous ne désirez pas prendre quelque nourriture auparavant ? – Non… non… – Je vais donc chercher ma mère. Il se dirigea vers la chambre d'Yvonne. Celle-ci jeta un coup d'œil sur la pendule. La pendule marquait dix heures trentecinq ! – Ah ! fit-elle avec un frisson d'épouvante. Dix heures trente-cinq ! Horace Velmont ne la sauverait pas, et personne au monde, et rien au monde ne la sauverait, car il n'y avait point de miracle qui pût faire que l'anneau d'or ne fût pas à son doigt. Le comte revint avec la comtesse d'Origny et la pria de s'asseoir. C'était une femme sèche, anguleuse, qui avait toujours manifesté contre Yvonne des sentiments hostiles. Elle ne salua même pas sa belle-fille, montrant ainsi qu'elle était gagnée à l'accusation. – Je crois, dit-elle, qu'il est inutile de parler très longuement. En deux mots, mon fils prétend… – Je ne prétends pas, ma mère, dit le comte, j'affirme. J'affirme sous serment que, il y a trois mois, durant les vacances, le tapissier, en reposant les tapis de ce boudoir et de la chambre, a trouvé, dans une rainure de parquet, l'anneau de mariage que j'avais donné à ma femme. Cet anneau, le voici. La date du 23 octobre est gravée à l'intérieur. – Alors, dit la comtesse, l'anneau que votre femme porte… – Cet anneau a été commandé par elle en échange du véritable. Sur mes indications, Bernard, mon domestique, après de longues recherches, a fini par découvrir, aux environs de Paris, où il habite maintenant, le petit bijoutier à qui elle s'était adressée. Cet homme se souvient parfaitement, et il est prêt à en témoigner, que sa cliente ne lui a pas fait inscrire une date, mais un nom. Ce nom, il ne se le rappelle pas, mais peut-être l'ouvrier qui travaillait avec lui, dans son magasin, s'en souviendrait-il. Prévenu par lettre que j'avais besoin de ses services, cet homme a répondu hier qu'il était à ma disposition. Ce matin, dès neuf heures, Bernard allait le chercher. Tous deux attendent dans mon cabinet. Il se tourna vers sa femme. – Voulez-vous, de votre plein gré, me donner cet anneau ? Elle articula : – Vous savez bien, depuis la nuit où vous avez essayé de le prendre à mon insu, qu'il est impossible de l'ôter de mon doigt. – En ce cas, puis-je donner l'ordre que cet homme monte ? Il a les instruments nécessaires. – Oui, dit-elle d'une voix faible. Elle était résignée. En une sorte de vision elle évoquait l'avenir, le scandale, le divorce prononcé contre elle, l'enfant confié par jugement au père, et elle acceptait cela en pensant qu'elle enlèverait son fils, qu'elle partirait avec lui au bout du monde et qu'ils vivraient tous deux, seuls, heureux… Sa belle-mère lui dit : – Vous avez été bien légère, Yvonne. Yvonne fut sur le point de se confesser à elle et de lui demander sa protection. A quoi bon ? Comment admettre que la comtesse d'Origny pût la croire innocente ? Elle ne répliqua point. Tout de suite, d'ailleurs, le comte rentrait, suivi de son domestique et d'un homme qui portait une trousse sous le bras. Et le comte dit à cet homme : – Vous savez de quoi il s'agit ? – Oui, fit l'ouvrier. Une bague qui est devenue trop petite et qu'il faut trancher… C'est facile… Un coup de pince… – Et vous examinerez ensuite, dit le comte, si l'inscription qui est à l'intérieur de cet anneau fut bien gravée par vous. Yvonne observa la pendule. Il était onze heures moins dix. Il lui sembla entendre quelque part dans l'hôtel un bruit de voix qui disputaient, et, malgré elle, un sursaut d'espoir la secoua. Peut-être Velmont avait-il réussi… Mais, le bruit s'étant renouvelé, elle se rendit compte que des marchands ambulants passaient sous ses fenêtres et s'éloignaient. C'était fini. Horace Velmont n'avait pas pu la secourir. Et elle comprit que, pour retrouver son enfant, il lui faudrait agir par ses propres forces, car les promesses des autres sont vaines. Elle eut un mouvement de recul. Elle avait vu sur sa main la main sale de l'ouvrier, et ce contact odieux la révoltait. L'homme s'excusa avec embarras. Le comte dit à sa femme : – Il faut pourtant vous décider. Alors elle tendit sa main fragile et tremblante que l'ouvrier saisit de nouveau, qu'il retourna, et appuya sur la table, la paume découverte. Yvonne sentit le froid de l'acier. Elle souhaita mourir, d'un coup, et, s'attachant aussitôt à cette idée de mort, elle pensa à des poisons qu'elle achèterait et qui l'endormiraient presque à son insu. L'opération fut rapide. De biais, les petites tenailles d'acier repoussèrent la chair, se firent une place, et mordirent la bague. Un effort brutal la bague se brisa. Il n'y avait plus qu'à écarter les deux extrémités pour la sortir du doigt. C'est ce que fit l'ouvrier. Le comte s'exclama, triomphant : – Enfin nous allons savoir… La preuve est là ! Et nous sommes tous témoins… Il agrippa l'anneau et regarda l'inscription. Un cri de stupeur lui échappa. L'anneau portait la date de son mariage avec Yvonne : « Vingt-trois octobre. » Nous étions assis sur la terrasse de Monte-Carlo. Son histoire terminée, Lupin alluma une cigarette et lança paisiblement des bouffées vers le ciel bleu. Je lui dis : – Eh bien ? – Eh bien, quoi ? – Comment, quoi ? mais la fin de l'aventure… – La fin de l'aventure ? Mais il n'y en a pas d'autre. – Voyons vous plaisantez… – Nullement. Celle-là ne vous suffit pas ? La comtesse est sauvée. Le mari, n'ayant pas la moindre preuve contre elle, est contraint par sa mère à renoncer au divorce et à rendre l'enfant. Voilà tout. Depuis il a quitté sa femme, et celle-ci vit heureuse, avec son fils, un garçon de seize ans. – Oui… oui… mais la façon dont la comtesse a été sauvée ? Lupin éclata de rire. – Mon cher ami… (Lupin daigne parfois m'appeler de la sorte.) – Mon cher ami, vous avez peut-être une certaine adresse pour raconter mes exploits, mais fichtre ! il faut mettre les points sur les i. Je vous jure que la comtesse n'a pas eu besoin d'explication. – Je n'ai aucun amour-propre, lui répondis-je en riant. Mettez les points sur les i. Il prit une pièce de cinq francs et referma la main sur elle. – Qu'y a-t-il dans cette main ? – Une pièce de cinq francs. Il ouvrit la main. La pièce de cinq francs n'y était pas. – Vous voyez comme c'est facile ! Un ouvrier bijoutier coupe avec des tenailles une bague sur laquelle est gravé un nom, mais il en présente une autre sur laquelle est gravée la date du 23 octobre. C'est un simple tour d'escamotage, et j'ai celui-là dans le fond de mon sac, ainsi que beaucoup d'autres. Bigre ! J'ai travaillé six mois avec Pickmann. – Mais alors… – Allez-y donc ! – L'ouvrier bijoutier ? – C'était Horace Velmont !… C'était ce brave Lupin ! En quittant la comtesse à trois heures du matin, j'ai profité des quelques minutes qui me restaient avant l'arrivée du mari pour inspecter son cabinet de travail. Sur la table, j'ai trouvé la lettre que l'ouvrier bijoutier avait écrite. Cette lettre me donnait l'adresse. Moyennant quelques louis j'ai pris la place de l'ouvrier, et je suis venu avec un anneau d'or coupé et gravé d'avance. Passez, muscade. Le comte n'y a vu que du feu. – Parfait, m'écriai-je. Et j'ajoutai, un peu ironique à mon tour : – Mais ne croyez-vous pas que vous-mêmes fûtes quelque peu dupé en l'occurrence ? – Ah ! Et par qui ? – Par la comtesse. – En quoi donc ? – Dame ! Ce nom inscrit comme un talisman… Ce beau ténébreux qui l'aima et souffrit pour elle… Tout cela me paraît fort invraisemblable, et je me demande si, tout Lupin que vous soyez, vous n'êtes pas tombé au milieu d'un joli roman d'amour bien réel et pas trop innocent. Lupin me regarda de travers. – Non, dit-il. – Comment le savez-vous ? – Si la comtesse altéra la vérité en me disant qu'elle avait connu cet homme avant son mariage et qu'il était mort, et si elle l'aima dans le secret de son cœur, j'ai du moins la preuve que cet amour fut idéal, et que lui, ne le soupçonna pas. – Et cette preuve ? – Elle est inscrite au creux de la bague que j'ai brisée moimême au doigt de la comtesse et que je porte. La voici. Vous pouvez lire le nom qu'elle avait fait graver. Il me donna la bague. Je lus « Horace Velmont ». Il y eut entre Lupin et moi un instant de silence, et, l'ayant observé, je notai sur son visage une certaine émotion, un peu de mélancolie. Je repris : – Pourquoi vous êtes-vous résolu à me raconter cette histoire à laquelle vous avez fait souvent allusion devant moi ? – Pourquoi ? Il me montra, d'un signe, une femme très belle encore qui passait devant nous, au bras d'un jeune homme. Elle aperçut Lupin et le salua. – C'est elle, murmura-t-il, c'est elle avec son fils. – Elle vous a donc reconnu ? – Elle me reconnaît toujours, quel que soit mon déguisement. – Mais, depuis le cambriolage du château de Thibermesnil, la police a identifié les deux noms de Lupin et d'Horace Velmont. – Oui. – Elle sait par conséquent qui vous êtes ? – Oui. – Et elle vous salue ? m'écriai-je malgré moi. Il m'empoigna le bras, et, violemment : – Croyez-vous donc que je sois Lupin pour elle ? Croyezvous que je sois à ses yeux un cambrioleur, un escroc, un gredin ? Mais je serais le dernier des misérables, j'aurais tué, même, qu'elle me saluerait encore. – Pourquoi ? Parce qu'elle vous a aimé ? – Allons donc ! ce serait une raison de plus, au contraire, pour qu'elle me méprisât. – Alors ? – Je suis l'homme qui lui a rendu son fils ! Le signe de l'ombre – J'ai reçu votre télégramme, me dit, en entrant chez moi, un monsieur à moustaches grises, vêtu d'une redingote marron, et coiffé d'un chapeau à larges bords. Et me voici. Qu'y a-t-il ? Si je n'avais pas attendu Arsène Lupin, je ne l'aurais certes pas reconnu sous cet aspect de vieux militaire en retraite. – Qu'y a-t-il ? répliquai-je. Oh ! pas grand-chose, une coïncidence assez bizarre. Et comme il vous plaît de démêler les affaires mystérieuses, au moins autant que de les combiner… – Et alors ? – Vous êtes bien pressé ! – Excessivement, si l'affaire en question ne vaut pas la peine que je me dérange. Par conséquent, droit au but. – Droit au but, allons-y ! Et commencez, je vous prie, par jeter un coup d'œil sur ce petit tableau que j'ai découvert, l'autre semaine, dans un magasin poudreux de la rive gauche, et que j'ai acheté pour son cadre Empire, à double palmette car la peinture est abominable. – Abominable, en effet, dit Lupin, au bout d'un instant, mais le sujet lui-même ne manque pas de saveur…, ce coin de vieille cour avec sa rotonde à colonnade grecque, son cadran solaire et son bassin, avec son puits délabré au toit Renaissance, avec ses marches et son banc de pierre, tout cela est pittoresque. – Et authentique, ajoutai-je. La toile, bonne ou mauvaise, n'a jamais été enlevée de son cadre Empire. D'ailleurs, la date est là… Tenez, dans le bas, à gauche, ces chiffres rouges, 152, qui signifient évidemment 15 avril 1802. – En effet… en effet… Mais vous parliez d'une coïncidence, et, jusqu'ici, je ne vois pas… J'allai prendre dans un coin une longue-vue que j'établis sur son trépied et que je braquai vers la fenêtre ouverte d'une petite chambre située en face de mon appartement, de l'autre côté de la rue. Et je priai Lupin de regarder. Il se pencha. Le soleil, oblique à cette heure, éclairait la chambre où l'on apercevait des meubles d'acajou très simples, un grand lit d'enfant habillé de rideaux en cretonne. – Ah ! dit Lupin tout à coup, le même tableau ! – Exactement le même ! affirmai-je. Et la date vous voyez la date en rouge ? 152. – Oui, je vois… Et qui demeure dans cette chambre ? – Une dame ou plutôt une ouvrière, puisqu'elle est obligée de travailler pour vivre…, des travaux de couture qui la nourrissent à peine, elle et son enfant. – Comment s'appelle-t-elle ? – Louise d'Ernemont. D'après mes renseignements, elle est l'arrière-petite-fille d'un fermier général qui fut guillotiné sous la Terreur. – Le même jour qu'André Chénier, acheva Lupin. Cet Ernemont, selon les mémoires du temps, passait pour très riche. Il releva la tête et me demanda : – L'histoire est intéressante… Pourquoi avez-vous attendu pour me la raconter ? – Parce que c'est aujourd'hui le 15 avril. – Eh bien ? – Eh bien, depuis hier, je sais – un bavardage de concierge – que le 15 avril occupe une place importante dans la vie de Louise d'Ernemont. – Pas possible ! – Contrairement à ses habitudes, elle qui travaille tous les jours, qui tient en ordre les deux pièces dont se compose son appartement, qui prépare le déjeuner que sa fille prendra au retour de l'école communale le 15 avril, elle sort avec la petite vers dix heures, et ne rentre qu'à la nuit tombante. Cela, depuis des années, et quel que soit le temps. Avouez que c'est étrange, cette date que je trouve sur un vieux tableau analogue, et qui règle la sortie annuelle de la descendante du fermier général Ernemont. – Étrange… Vous avez raison, prononça Lupin d'une voix lente. Et l'on ne sait pas où elle va ? – On l'ignore. Elle ne s'est confiée à personne. D'ailleurs elle parle très peu. – Vous êtes sûr de vos informations ? – Tout à fait sûr. Et la preuve qu'elles sont exactes, tenez, la voici. Une porte s'était ouverte en face, livrant passage à une petite fille de sept à huit ans, qui vint se mettre à la fenêtre. Une dame apparut derrière elle, assez grande, encore jolie, l'air doux et mélancolique. Toutes deux étaient prêtes, habillées de vêtements simples, mais qui dénotaient chez la mère un souci d'élégance. – Vous voyez, murmurai-je, elles vont sortir. De fait, après un moment, la mère prit l'enfant par la main, et elles quittèrent la chambre. Lupin saisit son chapeau. – Venez-vous ? Une curiosité trop vive me stimulait pour que je fisse la moindre objection. Je descendis avec Lupin. En arrivant dans la rue, nous aperçûmes ma voisine qui entrait chez un boulanger. Elle acheta deux petits pains qu'elle plaça dans un menu panier que portait sa fille et qui semblait déjà contenir des provisions. Puis elles se dirigèrent du côté des boulevards extérieurs, qu'elles suivirent jusqu'à la place de l'Étoile. L'avenue Kléber les conduisit à l'entrée de Passy. Lupin marchait silencieusement, avec une préoccupation visible que je me réjouissais d'avoir provoquée. De temps à autre, une phrase me montrait le fil de ses réflexions, et je pouvais constater que l'énigme demeurait entière pour lui comme pour moi. Louise d'Ernemont cependant avait obliqué sur la gauche par la rue Raynouard, vieille rue paisible où Franklin et Balzac vécurent, et qui, bordée d'anciennes maisons et de jardins discrets, vous donne une impression de province. Au pied du coteau qu'elle domine, la Seine coule, et des ruelles descendent vers le fleuve. C'est l'une de ces ruelles, étroite, tortueuse, déserte, que prit ma voisine. Il y avait d'abord à droite une maison dont la façade donnait sur la rue Raynouard, puis un mur moisi, d'une hauteur peu commune, soutenu de contreforts, hérissé de tessons de bouteilles. Vers le milieu, une porte basse en forme d'arcade le trouait, devant laquelle Louise d'Ernemont s'arrêta, et qu'elle ouvrit à l'aide d'une clef qui nous parut énorme. La mère et la fille entrèrent. – En tout cas, me dit Lupin, elle n'a rien à cacher, car elle ne s'est pas retournée une seule fois… Il avait à peine achevé cette phrase qu'un bruit de pas retentit derrière nous. C'étaient deux vieux mendiants, un homme et une femme déguenillés, sales, crasseux, couverts de haillons. Ils passèrent sans prêter attention à notre présence. L'homme sortit de sa besace une clef semblable à celle de ma voisine, et l'introduisit dans la serrure. La porte se referma sur eux. Et tout de suite, au bout de la ruelle, un bruit d'automobile qui s'arrête. Lupin m'entraîna cinquante mètres plus bas, dans un renfoncement qui suffisait à nous dissimuler. Et nous vîmes descendre, un petit chien sous le bras, une jeune femme très élégante, parée de bijoux, les yeux trop noirs, les lèvres trop rouges, et les cheveux trop blonds. Devant la porte, même manœuvre, même clef… La demoiselle au petit chien disparut. – Ça commence à devenir amusant, ricana Lupin. Quel rapport ces gens-là peuvent-ils avoir les uns avec les autres ? Successivement débouchèrent deux dames âgées, maigres, assez misérables d'aspect, et qui se ressemblaient comme deux sœurs puis un valet de chambre ; puis un caporal d'infanterie ; puis un gros monsieur vêtu d'une jaquette malpropre et rapiécée ; puis une famille d'ouvriers, tous les six pâles, maladifs, l'air de gens qui ne mangent pas à leur faim. Et chacun des nouveaux venus arrivait avec un panier ou un filet rempli de provisions. – C'est un pique-nique, m'écriai-je. – De plus en plus étonnant, articula Lupin, et je ne serai tranquille que quand je saurai ce qui se passe derrière ce mur. L'escalader, c'était impossible. En outre nous vîmes qu'il aboutissait, au bas de la ruelle comme en haut, à deux maisons dont aucune fenêtre ne donnait sur l'enclos. Nous cherchions vainement un stratagème, quand, tout à coup, la petite porte se rouvrit et livra passage à l'un des enfants de l'ouvrier. Le gamin monta en courant jusqu'à la rue Raynouard. Quelques minutes après, il rapportait deux bouteilles d'eau, qu'il déposa pour sortir de sa poche la grosse clef. A ce moment, Lupin m'avait déjà quitté et longeait le mur d'un pas lent comme un promeneur qui flâne. Lorsque l'enfant, après avoir pénétré dans l'enclos, repoussa la porte, il fit un bond et planta la pointe de son couteau dans la gâche de la serrure. Le pêne n'étant pas engagé, un effort suffit pour que le battant s'entrebâillât. – Nous y sommes, dit Lupin. Il passa la tête avec précaution, puis, à ma grande surprise, entra franchement. Mais, ayant suivi son exemple, je pus constater que, à dix mètres en arrière du mur, un massif de lauriers élevait comme un rideau qui nous permettait d'avancer sans être vus. Lupin se posta au milieu du massif. Je m'approchai et, ainsi que lui, j'écartai les branches d'un arbuste. Le spectacle qui s'offrit alors à mes yeux était si imprévu, que je ne pus retenir une exclamation, tandis que, de son côté, Lupin jurait entre ses dents : – Crebleu ! celle-là est drôle ! Nous avions devant nous, dans l'espace restreint qui s'étendait entre les deux maisons sans fenêtres, le même décor que représentait le vieux tableau acheté par moi chez un brocanteur ! Le même décor ! Au fond, contre un second mur, la même rotonde grecque offrait sa colonnade légère. Au centre, les mêmes bancs de pierre dominaient un cercle de quatre marches qui descendaient vers un bassin aux dalles moisies. Sur la gauche, le même puits dressait son toit de fer ouvragé, et tout près, le même cadran solaire montrait la flèche de son style et sa table de marbre. Le même décor ! Et ce qui ajoutait à l'étrangeté du spectacle, c'était le souvenir, obsédant pour Lupin et pour moi, de cette date du 15 avril, et c'était l'idée que précisément ce jourlà nous étions le 15 avril, et que seize à dix-huit personnes, si différentes d'âge, de condition et de manières, avaient choisi le 15 avril pour se rassembler en ce coin perdu de Paris. Toutes, à la minute où nous les vîmes, assises par groupes isolés sur les bancs et les marches, elles mangeaient. Non loin de ma voisine et de sa fille, la famille d'ouvriers et le couple de mendiants fusionnaient, tandis que le valet de chambre, le monsieur à la jaquette malpropre, le caporal d'infanterie et les deux sœurs maigres, réunissaient leurs tranches de jambon, leurs boîtes de sardines et leur fromage de gruyère. Il était alors une heure et demie. Le mendiant sortit sa pipe ainsi que le gros monsieur. Les hommes se mirent à fumer près de la rotonde et les femmes les rejoignirent. D'ailleurs, tous ces gens avaient l'air de se connaître. Ils se trouvaient assez loin de nous, de sorte que nous n'entendions pas leurs paroles. Cependant, nous vîmes que la conversation devenait animée. La demoiselle au petit chien surtout, très entourée maintenant, pérorait et faisait de grands gestes qui incitaient le petit chien à des aboiements furieux. Mais soudain il y eut une exclamation et, aussitôt, des cris de colère, et tous, hommes et femmes, ils s'élancèrent en désordre vers le puits. Un des gamins de l'ouvrier en surgissait à ce moment, attaché par la ceinture au crochet de fer qui termine la corde, et les trois autres gamins le remontaient en tournant la manivelle. Plus agile, le caporal se jeta sur lui, et, tout de suite, le valet de chambre et le gros monsieur l'agrippèrent, tandis que les mendiants et les sœurs maigres se battaient avec le ménage ouvrier. En quelques secondes, il ne restait plus à l'enfant que sa chemise. Maître des vêtements, le valet de chambre se sauva, poursuivi par le caporal qui lui arracha la culotte, laquelle fut reprise au caporal par une des sœurs maigres. – Ils sont fous ! murmurai-je, absolument ahuri. – Mais non, mais non, dit Lupin. – Comment ! vous y comprenez donc quelque chose ? A la fin, Louise d'Ernemont qui, après le débat, s'était posée en conciliatrice, réussit à apaiser le tumulte. On s'assit de nouveau, mais il y eut une réaction chez tous ces gens exaspérés, et ils demeurèrent immobiles et taciturnes, comme harassés de fatigue. Et du temps s'écoula. Impatienté, et commençant à souffrir de la faim, j'allai chercher jusqu'à la rue Raynouard quelques provisions, que nous nous partageâmes tout en surveillant les acteurs de la comédie incompréhensible qui se jouait sous nos yeux. Chaque minute semblait les accabler d'une tristesse croissante, et ils prenaient des attitudes découragées, courbaient le dos de plus en plus et s'absorbaient dans leurs méditations. – Vont-ils coucher là ? prononçai-je avec ennui. Mais, vers cinq heures, le gros monsieur à la jaquette malpropre tira sa montre. On l'imita, et tous, leur montre à la main, ils parurent attendre avec anxiété un événement qui devait avoir pour eux une importance considérable. L'événement ne se produisit pas, car, au bout de quinze à vingt minutes, le gros monsieur eut un geste de désespoir, se leva et mit son chapeau. Alors des lamentations retentirent. Les deux sours maigres et la femme de l'ouvrier se jetèrent à genoux et firent le signe de la croix. La demoiselle au petit chien et la mendiante s'embrassèrent en sanglotant, et nous surprîmes Louise d'Ernemont qui serrait sa fille contre elle, d'un mouvement triste. – Allons-nous-en, dit Lupin. – Vous croyez que la séance est finie ? – Oui, et nous n'avons que le temps de filer. Nous partîmes sans encombre. Au haut de la rue Raynouard, Lupin tourna sur sa gauche et, me laissant dehors, entra dans la première maison, celle qui dominait l'enclos. Après avoir conversé quelques instants avec le concierge, il me rejoignit et nous arrêtâmes une automobile. – Rue de Turin, 34, dit-il au chauffeur. Au 34 de cette rue, le rez-de-chaussée était occupé par une étude de notaire et, presque aussitôt, nous fûmes introduits dans le cabinet de Me Valandier, homme d'un certain âge, affable et souriant. Lupin se présenta sous le nom du capitaine en retraite Janniot. Il voulait se faire bâtir une maison selon ses goûts, et on lui avait parlé d'un terrain sis auprès de la rue Raynouard. – Mais ce terrain n'est pas à vendre ! s'écria Me Valandier. – Ah ! on m'avait dit… – Nullement…, nullement… Le notaire se leva et prit dans une armoire un objet qu'il nous montra. Je fus confondu. C'était le même tableau que j'avais acheté, le même tableau qui se trouvait chez Louise d'Ernemont. – Il s'agit du terrain que représente cette toile, le d'Ernemont comme on l'appelle ? – Précisément. – Eh bien, reprit le notaire, ce clos faisait partie d'un grand jardin que possédait le fermier général d'Ernemont, exécuté sous la Terreur. Tout ce qui pouvait être vendu, les héritiers le vendirent peu à peu. Mais ce dernier morceau est resté et restera dans l'indivision…, à moins que… Le notaire se mit à rire. – A moins que ? interrogea Lupin. – Oh ! c'est toute une histoire, assez curieuse d'ailleurs, et dont je m'amuse quelquefois à parcourir le dossier volumineux. – Est-il indiscret ? – Pas du tout, déclara Me Valandier qui semblait ravi, au contraire, de placer son récit. Et sans se faire prier, il commença. « Dès le début de la Révolution, Louis-Agrippa d'Ernemont, sous prétexte de rejoindre sa femme qui vivait à Genève avec leur fille Pauline, ferma son hôtel du faubourg Saint-Germain, congédia ses domestiques, et vint s'installer, ainsi que son fils Charles, dans sa petite maison de Passy où personne ne le connaissait, qu'une vieille servante dévouée. Il y resta caché durant trois ans, et il pouvait espérer que sa retraite ne serait pas découverte lorsqu'un jour, après déjeuner, comme il faisait sa sieste, la vieille servante entra précipitamment dans sa chambre. Elle avait aperçu au bout de la rue une patrouille d'hommes armés qui semblait se diriger vers la maison. Louis d'Ernemont s'apprêta vivement, et, à l'instant où les hommes frappaient, disparut par la porte qui donnait sur le jardin, en criant à son fils d'une voix effacée : « Retiens-les…, cinq minutes seulement. « Voulait-il s'enfuir ? Trouva-t-il gardées les issues du jardin ? Sept ou huit minutes plus tard, il revenait, répondait très calmement aux questions, et ne faisait aucune difficulté pour suivre les hommes. Son fils Charles, bien qu'il n'eût que dix-huit ans, fut également emmené. » – Cela se passait ? demanda Lupin. – Cela se passait le 26 germinal an II, c'est-à-dire le… Me Valandier s'interrompit, les yeux tournés vers le calendrier qui pendait au mur, et il s'écria : – Mais c'est justement aujourd'hui. Nous sommes le 15 avril, jour anniversaire de l'arrestation du fermier général. – Coïncidence bizarre, dit Lupin. Et cette arrestation eut, sans doute, étant donné l'époque, des suites graves ? – Oh ! fort graves, dit le notaire en riant. Trois mois après, au début de Thermidor, le fermier général montait sur l'échafaud. On oublia son fils Charles en prison, et leurs biens furent confisqués. – Des biens immenses, n'est-ce pas ? fit Lupin. – Eh voilà ! voilà précisément où les choses se compliquent. Ces biens qui, en effet, étaient immenses, demeurèrent introuvables. On constata que l'hôtel du faubourg SaintGermain avait été, avant la Révolution, vendu à un Anglais, ainsi que tous les châteaux et terres de province, ainsi que tous les bijoux, valeurs et collections du fermier général. La Convention, puis le Directoire, ordonnèrent des enquêtes minutieuses. Elles n'aboutirent à aucun résultat. – Il restait tout au moins, dit Lupin, la maison de Passy. – La maison de Passy fut achetée à vil prix par le délégué même de la Commune qui avait arrêté d'Ernemont, le citoyen Broquet. Le citoyen Broquet s'y enferma, barricada les portes, fortifia les murs, et lorsque Charles d'Ernemont, enfin libéré, se présenta, il le reçut à coups de fusil. Charles intenta des procès, les perdit, promit de grosses sommes. Le citoyen Broquet fut intraitable. Il avait acheté la maison, il la garda, et il l'eût gardée jusqu'à sa mort, si Charles n'avait obtenu l'appui de Bonaparte. Le 12 février 1803, le citoyen Broquet vida les lieux, mais la joie de Charles fut si grande, et sans doute son cerveau avait été bouleversé si violemment par toutes ces épreuves, que, en arrivant au seuil de la maison enfin reconquise, avant même d'ouvrir la porte, il se mit à danser et à chanter. Il était fou ! – Bigre ! murmura Lupin. Et que devint-il ? – Sa mère, et sa sœur Pauline (laquelle avait fini par se marier à Genève avec un de ses cousins) étant mortes toutes deux, la vieille servante prit soin de lui, et ils vécurent ensemble dans la maison de Passy. Des années se passèrent sans événement notable, mais soudain, en 1812, un coup de théâtre. A son lit de mort, devant deux témoins qu'elle appela, la vieille servante fit d'étranges révélations. Elle déclara que, au début de la Révolution, le fermier général avait transporté dans sa maison de Passy des sacs remplis d'or et d'argent, et que ces sacs avaient disparu quelques jours avant l'arrestation. D'après des confidences antérieures de Charles d'Ernemont, qui les tenait de son père, les trésors se trouvaient cachés dans le jardin, entre la rotonde, le cadran solaire et le puits. Comme preuve elle montra trois tableaux, ou plutôt, car ils n'étaient pas encadrés, trois toiles que le fermier général avait peintes durant sa captivité et qu'il avait réussi à lui faire passer avec l'ordre de les remettre à sa femme, à son fils et à sa fille. Tentés par l'appât des richesses, Charles et la vieille bonne avaient gardé le silence. Puis étaient venus les procès, la conquête de la maison, la folie de Charles, les recherches personnelles et inutiles de la servante, et les trésors étaient toujours là. – Et ils y sont encore, ricana Lupin. – Et ils y sont toujours, s'écria Me Valandier à moins…, à moins que le citoyen Broquet, qui sans doute avait flairé quelque chose, ne les ait dénichés. Hypothèse peu probable, car le citoyen Broquet mourut dans la misère. – Alors ? – Alors on chercha. Les enfants de Pauline, la sœur, accoururent de Genève. On découvrit que Charles s'était marié clandestinement et qu'il avait des fils. Tous ces héritiers se mirent à la besogne. – Mais Charles ? – Charles vivait dans la retraite la plus absolue. Il ne quittait pas sa chambre. – Jamais ? – Si, et c'est là vraiment ce qu'il y a d'extraordinaire, de prodigieux dans l'aventure. Une fois l'an, Charles d'Ernemont, mû par une sorte de volonté inconsciente, descendait, suivait exactement le chemin que son père avait suivi, traversait le jardin, et s'asseyait tantôt sur les marches de la rotonde, dont vous voyez ici le dessin, tantôt sur la margelle de ce puits. A cinq heures vingt-sept minutes, il se levait et rentrait, et, jusqu'à sa mort, survenue en 1820, il ne manqua pas une seule fois cet incompréhensible pèlerinage. Or ce jour-là, c'était le 15 avril, jour de l'anniversaire de l'arrestation. Me Valandier ne souriait plus, troublé lui-même par la déconcertante histoire qu'il nous racontait. Après un instant de réflexion, Lupin demanda : – Et depuis la mort de Charles ? – Depuis cette époque, reprit le notaire avec une certaine solennité, depuis bientôt cent ans, les héritiers de Charles et de Pauline d'Ernemont continuent le pèlerinage du 15 avril. Les premières années, des fouilles minutieuses furent pratiquées. Pas un pouce du jardin que l'on ne scrutât, pas une motte de terre que l'on ne retournât. Maintenant, c'est fini. A peine si l'on cherche. A peine si, de temps à autre, sans motif, on soulève une pierre ou l'on explore le puits. Non, ils s'assoient sur les marches de la rotonde comme le pauvre fou, et comme lui attendent. Et, voyez-vous, c'est la tristesse de leur destinée. Depuis cent ans, tous ceux qui se sont succédé, les fils après les pères, tous, ils ont perdu, comment dirais-je ? le ressort de la vie. Ils n'ont plus de courage, plus d'initiative. Ils attendent, ils attendent le 15 avril, et lorsque le 15 avril est arrivé, ils attendent qu'un miracle se produise. Tous, la misère a fini par les vaincre. Mes prédécesseurs et moi, peu à peu, nous avons vendu, d'abord la maison pour en construire une autre de rapport plus fructueux, ensuite des parcelles du jardin, et d'autres parcelles. Mais, ce coin-là, ils aimeraient mieux mourir que de l'aliéner. Là-dessus tout le monde est d'accord, aussi bien Louise d'Ernemont, l'héritière directe de Pauline, que les mendiants, les ouvriers, le valet de chambre, la danseuse de cirque, etc. qui représentent ce malheureux Charles. Un nouveau silence, et Lupin reprit : – Votre opinion, Maître Valandier ? – Mon opinion est qu'il n'y a rien. Quel crédit accorder aux dires d'une vieille bonne, affaiblie par l'âge ? Quelle importance attacher aux lubies d'un fou ? En outre, si le fermier général avait réalisé sa fortune, ne croyez-vous point que cette fortune se serait trouvée ? Dans un espace restreint comme celui-là, on cache un papier, un joyau, non pas des trésors. – Cependant, les tableaux ? – Oui, évidemment. Mais tout de même, est-ce une preuve suffisante ? Lupin se pencha sur celui que le notaire avait tiré de l'armoire, et après l'avoir examiné longuement : – Vous avez parlé de trois tableaux ? – Oui ; l'un, que voici, fut remis à mon prédécesseur par les héritiers de Charles. Louise d'Ernemont en possède un autre. Quant au troisième, on ne sait ce qu'il est devenu. Lupin me regarda et continua : – Et chacun d'eux portait la même date ? – Oui, inscrite par Charles d'Ernemont lorsqu'il les fit encadrer peu de temps avant sa mort La même date, 152, c'est-à-dire le 15 avril an II, selon le calendrier révolutionnaire, puisque l'arrestation eut lieu en avril 1794. – Ah ! bien, parfait, dit Lupin le chiffre 2 signifie… Il demeura pensif durant quelques instants et reprit : – Encore une question, voulez-vous ? Personne ne s'est jamais offert pour résoudre ce problème ? Me Valendier leva les bras. – Que dites-vous là s'écria-t-il. Mais ce fut la plaie de l'étude. De 1820 à 1843, un de mes prédécesseurs, Me Turbon, a été convoqué dix-huit fois à Passy par le groupe des héritiers auxquels des imposteurs, des tireurs de cartes, des illuminés avaient promis de découvrir les trésors du fermier général. A la fin, une règle fut établie : toute personne étrangère qui voulait opérer des recherches devait, au préalable, déposer une certaine somme. – Quelle somme ? – Cinq mille francs. En cas de réussite, le tiers des trésors revient à l'individu. En cas d'insuccès, le dépôt reste acquis aux héritiers. Comme ça, je suis tranquille. – Voici les cinq mille francs. Le notaire sursauta. – Hein ! que dites-vous ? – Je dis, répéta Lupin en sortant cinq billets de sa poche, et en les étalant sur la table avec le plus grand calme, je dis que voici le dépôt de cinq mille francs. Veuillez m'en donner reçu, et convoquer tous les héritiers d'Ernemont pour le 15 avril de l'année prochaine, à Passy. Le notaire n'en revenait pas. Moi-même, quoique Lupin m'eût habitué à ces coups de théâtre, j'étais fort surpris. – C'est sérieux ? articula M Valandier. – Absolument sérieux. – Pourtant je ne vous ai pas caché mon opinion. Toutes ces histoires invraisemblables ne reposent sur aucune preuve. – Je ne suis pas de votre avis, déclara Lupin. Le notaire le regarda comme on regarde un monsieur dont la raison n'est pas très saine. Puis, se décidant, il prit la plume et libella, sur papier timbré, un contrat qui mentionnait le dépôt du capitaine en retraite Janniot, et lui garantissait un tiers des sommes par lui découvertes. – Si vous changez d'avis, ajouta-t-il, je vous prie de m'en avertir huit jours d'avance. Je ne préviendrai la famille d'Ernemont qu'au dernier moment, afin de ne pas donner à ces pauvres gens un espoir trop long. – Vous pouvez les prévenir dès aujourd'hui, Maître Valandier. Ils passeront, de la sorte, une année meilleure. On se quitta. Aussitôt dans la rue, je m'écrai : – Vous savez donc quelque chose ? – Moi ? répondit Lupin, rien du tout. Et c'est là, précisément, ce qui m'amuse. – Mais il y a cent ans que l'on cherche ! – Il s'agit moins de chercher que de réfléchir. Or j'ai trois cent soixante-cinq jours pour réfléchir. C'est trop, et je risque d'oublier cette affaire, si intéressante qu'elle soit. Cher ami, vous aurez l'obligeance de me la rappeler, n'est-ce pas ? Je la lui rappelai à diverses reprises pendant les mois qui suivirent, sans que, d'ailleurs, il parût y attacher beaucoup d'importance. Puis il y eut toute une période durant laquelle je n'eus pas l'occasion de le voir. C'était l'époque, je le sus depuis, du voyage qu'il fit en Arménie, et de la lutte effroyable qu'il entreprit contre le Sultan rouge, lutte qui se termina par l'effondrement du despote. Je lui écrivais toutefois à l'adresse qu'il m'avait donnée, et je pus ainsi lui communiquer que certains renseignements obtenus de droite et de gauche sur ma voisine, Louise d'Ernemont, m'avaient révélé l'amour qu'elle avait eu, quelques années auparavant, pour un jeune homme très riche, qui l'aimait encore, mais qui, contraint par sa famille, avait dû l'abandonner, ainsi que le désespoir de la jeune femme, la vie courageuse qu'elle menait avec sa fille. Lupin ne répondit à aucune de mes lettres. Les recevait-il ? La date approchait cependant, et je n'étais pas sans me demander si ses nombreuses entreprises ne l'empêcheraient pas de venir au rendez-vous fixé. De fait, le matin du 15 avril arriva, et j'avais fini de déjeuner que Lupin n'était pas encore là. A midi un quart, je m'en allai et me fis conduire à Passy. Tout de suite, dans la ruelle, j'avisai les quatre gamins de l'ouvrier qui stationnaient devant la porte. Averti par eux, Me Valandier accourut à ma rencontre. – Eh bien, le capitaine Janniot ? s'écria-t-il. – Il n'est pas ici ? – Non, et je vous prie de croire qu'on l'attend avec impatience. Les groupes, en effet, se pressaient autour du notaire, et tous ces visages, que je reconnus, n'avaient plus leur expression morne et découragée de l'année précédente. – Ils espèrent, me dit Me Valandier, et c'est ma faute. Que voulez-vous… Votre ami m'a laissé un tel souvenir que j'ai parlé à ces braves gens avec une confiance que je n'éprouve pas. Mais, tout de même, c'est un drôle de type que ce capitaine Janniot… Il m'interrogea, et je lui donnai, sur le capitaine, des indications quelque peu fantaisistes que les héritiers écoutaient en hochant la tête. Louise d'Ernemont murmura : – Et s'il ne vient pas ? – Nous aurons toujours les cinq mille francs à nous partager, dit le mendiant. N'importe ! La parole de Louise d'Ernemont avait jeté un froid. Les visages se renfrognèrent, et je sentis comme une atmosphère d'angoisse qui pesait sur nous. A une heure et demie, les deux sœurs maigres s'assirent, prises de défaillance. Puis le gros monsieur à la jaquette malpropre eut une révolte subite contre le notaire. – Parfaitement, Maître Valandier, vous êtes responsable… Vous auriez dû amener le capitaine de gré ou de force… Un farceur, évidemment. Il me regarda d'un œil mauvais et le valet de chambre, de son côté, maugréa des injures à mon adresse. Mais l'aîné des gamins surgit à la porte en criant : – Voilà quelqu'un ! Une motocyclette ! Le bruit d'un moteur grondait par-delà le mur. Au risque de se rompre les os, un homme à motocyclette dégringolait la ruelle. Brusquement, devant la porte, il bloqua ses freins et sauta de machine. Sous la couche de poussière qui le recouvrait comme d'une enveloppe, on pouvait voir que ses vêtements gros bleu, que son pantalon au pli bien formé, n'étaient point ceux d'un touriste, pas plus que son chapeau de feutre noir ni que ses bottines vernies. Mais ce n'est pas le capitaine Janniot, clama le notaire qui hésitait à le reconnaître. – Si, affirma Lupin en nous tendant la main, c'est le capitaine Janniot, seulement j'ai fait couper ma moustache Maître Valandier, voici le reçu que vous avez signé. Il saisit un des gamins par le bras et lui dit : – Cours à la station de voitures et ramène une automobile jusqu'à la rue Raynouard. Galope, j'ai un rendez-vous urgent à deux heures et quart. Il y eut des gestes de protestation. Le capitaine Janniot tira sa montre. – Eh quoi ! il n'est que deux heures moins douze. J'ai quinze bonnes minutes. Mais pour Dieu que je suis fatigué ! et surtout comme j'ai faim ! En hâte le caporal lui tendit son pain de munition qu'il mordit à pleines dents, et s'étant assis, il prononça : – Vous m'excuserez. Le rapide de Marseille a déraillé entre Dijon et Laroche. Il y a une quinzaine de morts, et des blessés que j'ai dû secourir. Alors, dans le fourgon des bagages, j'ai trouvé cette motocyclette Maître Valandier, vous aurez l'obligeance de la faire remettre à qui de droit. L'étiquette est encore attachée au guidon. Ah te voici de retour, gamin. L'auto est là ? Au coin de la rue Raynouard ? A merveille. Il consulta sa montre. – Eh ! Eh ! pas de temps à perdre. Je le regardais avec une curiosité ardente. Mais quelle devait être l'émotion des héritiers d'Ernemont ! Certes, ils n'avaient pas, dans le capitaine Janniot, la foi que j'avais en Lupin. Cependant leurs figures étaient blêmes et crispées. Lentement le capitaine Janniot se dirigea vers la gauche et s'approcha du cadran solaire. Le piédestal en était formé par un homme au torse puissant, qui portait, sur les épaules, une table de marbre dont le temps avait tellement usé la surface qu'on distinguait à peine les lignes des heures gravées. Au-dessus un Amour, aux ailes déployées, tenait une longue flèche qui servait d'aiguille. Le capitaine resta penché environ une minute, les yeux attentifs. Puis il demanda : – Un couteau, s'il vous plaît ? Deux heures sonnèrent quelque part. A cet instant précis, sur le cadran illuminé de soleil, l'ombre de la flèche se profilait suivant une cassure du marbre qui coupait le disque à peu près par le milieu. Le capitaine saisit le couteau qu'on lui tendait. Il l'ouvrit. Et à l'aide de la pointe, très doucement, il commença à gratter le mélange de terre, de mousse et de lichen qui remplissait l'étroite cassure. Tout de suite, à dix centimètres du bord, il s'arrêta, comme si son couteau eût rencontré un obstacle, enfonça l'index et le pouce, et retira un menu objet qu'il frotta entre les paumes de ses mains et offrit ensuite au notaire. – Tenez, Maître Valandier, voici toujours quelque chose. C'était un diamant énorme, de la grosseur d'une noisette, et taillé de façon admirable. Le capitaine se remit à la besogne. Presque aussitôt, nouvelle halte. Un second diamant, superbe et limpide comme le premier, apparut. Et puis il en vint un troisième, et un quatrième. Une minute après, tout en suivant d'un bord à l'autre la fissure, et sans creuser certes à plus d'un centimètre et demi de profondeur, le capitaine avait retiré dix-huit diamants de la même grosseur. Durant cette minute il n'y eut pas, autour du cadran solaire, un seul cri, pas un seul geste. Une sorte de stupeur anéantissait les héritiers. Puis le gros monsieur murmura : – Crénom de crénom ! Et le caporal gémit : – Ah ! mon capitaine…, mon capitaine… Les deux sœurs tombèrent évanouies. La demoiselle au petit chien se mit à genoux et pria, tandis que le domestique titubant, l'air d'un homme ivre, se tenait la tête à deux mains, et que Louise d'Ernemont pleurait. Lorsque le calme fut rétabli et qu'on voulut remercier le capitaine Janniot, on s'aperçut qu'il était parti. Ce n'est qu'au bout de plusieurs années que l'occasion se présenta, pour moi, d'interroger Lupin au sujet de cette affaire. En veine de confidences, il me répondit : – L'affaire des dix-huit diamants ? Mon Dieu, quand je songe que trois ou quatre générations de mes semblables en ont cherché la solution ! – Et les dix-huit diamants étaient là, sous un peu de poussière ! – Mais comment avez-vous deviné ? – Je n'ai pas deviné. J'ai réfléchi. Ai-je eu même besoin de réfléchir ? Dès le début, je fus frappé par ce fait que toute l'aventure était dominée par une question primordiale : la question de temps. Lorsqu'il avait encore sa raison, Charles d'Ernemont inscrivait une date sur les trois tableaux. Plus tard, dans les ténèbres où il se débattait, une petite lueur d'intelligence le conduisait chaque année au centre du vieux jardin, et la même lueur l'en éloignait chaque année, au même instant, c'est-à-dire à cinq heures vingt-sept minutes. Qu'est-ce qui réglait de la sorte le mécanisme déréglé de ce cerveau ? Quelle force supérieure mettait en mouvement le pauvre fou ? Sans aucun doute, la notion instinctive du Temps que représentait, sur les tableaux du fermier général, le cadran solaire. C'était la révolution annuelle de la terre autour du soleil qui ramenait à date fixe Charles d'Ernemont dans le jardin de Passy. Et c'était la révolution diurne qui l'en chassait à heure fixe, c'est-à-dire à l'heure, probablement, où le soleil, caché par des obstacles différents de ceux d'aujourd'hui, n'éclairait plus le jardin de Passy. Or tout cela, le cadran solaire en était le symbole même. Et c'est pourquoi, tout de suite, je sus où il fallait chercher. – Mais l'heure de la recherche, comme l'avez-vous établie ? – Tout simplement d'après les tableaux. Un homme vivant à cette époque, comme Charles d'Ernemont, eût inscrit 26 germinal an II, ou 15 avril 1794, mais non 15 avril an II. Je suis stupéfait que personne n'y ait songé. – Le chiffre 2 signifiait donc deux heures ? – Évidemment. Et voici ce qui dut se passer. Le fermier général commença par convertir sa fortune en bonnes espèces d'or et d'argent. Puis, par surcroît de précaution, avec cet or et cet argent, il acheta dix-huit diamants merveilleux. Surpris par l'arrivée de la patrouille, il s'enfuit dans le jardin. Où cacher les diamants ? Le hasard fit que ses yeux tombèrent sur le cadran. Il était deux heures. L'ombre de la flèche suivait alors la cassure du marbre. Il obéit à ce signe de l'ombre, enfonça dans la poussière les dix-huit diamants, et revint très calmement se livrer aux soldats. – Mais l'ombre de la flèche se rencontre tous les jours à deux heures avec la cassure du marbre, et non pas seulement le 15 avril. – Vous oubliez, mon cher ami, qu'il s'agit d'un fou et que, lui, n'a retenu que cette date, le 15 avril. – Soit, mais vous, du moment que vous aviez déchiffré l'énigme, il vous était facile, depuis un an, de vous introduire dans l'enclos et de dérober les diamants. – Très facile, et je n'eusse certes pas hésité, si j'avais eu affaire à d'autres gens. Mais vrai, ces malheureux m'ont fait pitié. Et puis, vous connaissez cet idiot de Lupin : l'idée d'apparaître tout d'un coup en génie bienfaisant et d'épater son semblable, lui ferait commettre toutes les bêtises. – Bah ! m'écriai-je, la bêtise n'est pas si grande. Six beaux diamants ! Voilà un contrat que les héritiers d'Ernemont ont dû remplir avec joie. Lupin me regarda et, soudain, éclatant de rire : – Vous ne savez donc pas ? Ah ! celle-là est bien bonne… La joie des héritiers d'Ernemont… Mais, mon cher ami, le lendemain ce brave capitaine Janniot avait autant d'ennemis mortels ! Le lendemain les deux sœurs maigres et le gros monsieur organisaient la résistance. Le contrat ? Aucune valeur, puisque, et c'était facile à le prouver, il n'y avait point de capitaine Janniot. « Le capitaine Janniot ! D'où sort cet aventurier ? Qu'il nous attaque et l'on verra ! » – Louise d'Ernemont, elle-même ? – Non, Louise d'Ernemont protesta contre cette infamie. Mais que pouvait-elle ? D'ailleurs, devenue riche, elle retrouva son fiancé. Je n'entendis plus parler d'elle. – Et alors ? – Et alors, mon cher ami, pris au piège, légalement impuissant, j'ai dû transiger et accepter pour ma part un modeste diamant, le plus petit et le moins beau. Allez donc vous mettre en quatre pour rendre service à votre prochain ! Et Lupin bougonna entre ses dents : – Ah ! la reconnaissance, quelle fumisterie ! Heureusement que les honnêtes gens ont pour eux leur conscience, et la satisfaction du devoir accompli. Le piège infernal Après la course, un flot de personnes qui s'écoulait vers la sortie de la tribune ayant passé contre lui, Nicolas Dugrival porta vivement la main à la poche intérieure de son veston. Sa femme lui dit : – Qu'est-ce que tu as ? – Je suis toujours inquiet…, avec cet argent ! J'ai peur d'un mauvais coup. Elle murmura : – Aussi je ne te comprends pas. Est-ce qu'on garde sur soi une pareille somme ! Toute notre fortune… Nous avons eu pourtant assez de mal à la gagner. – Bah ! dit-il, est-ce qu'on sait qu'elle est là, dans ce portefeuille ? – Mais si, mais si, bougonna-t-elle. Tiens, le petit domestique que nous avons renvoyé la semaine dernière le savait parfaitement. N'est-ce pas, Gabriel ? – Oui, ma tante, fit un jeune homme qui se tenait à ses côtés. Les époux Dugrival et leur neveu Gabriel étaient très connus sur les hippodromes, où les habitués les voyaient presque chaque jour. Dugrival, gros homme au teint rouge, l'aspect d'un bon vivant ; sa femme, lourde également, le masque vulgaire, toujours vêtue d'une robe de soie prune dont l'usure était trop visible ; le neveu, tout jeune, mince, la figure pâle, les yeux noirs, les cheveux blonds et un peu bouclés. En général, le ménage restait assis pendant toute la réunion. C'était Gabriel qui jouait pour son oncle, surveillant les chevaux au paddock, recueillant des tuyaux de droite et de gauche parmi les groupes des jockeys et des lads, faisant la navette entre les tribunes et le pari mutuel. La chance, ce jour-là, leur fut favorable, car, trois fois, les voisins de Dugrival virent le jeune homme qui lui rapportait de l'argent. La cinquième course se terminait. Dugrival alluma un cigare. A ce moment, un monsieur sanglé dans une jaquette marron, et dont le visage se terminait par une barbiche grisonnante, s'approcha de lui et demanda d'un ton de confidence : – Ce n'est pas à vous, monsieur, qu'on aurait volé ceci ? Il exhibait en même temps une montre en or, munie de sa chaîne. Dugrival sursauta. – Mais oui…, mais oui c'est à moi… Tenez, mes initiales sont gravées N. D Nicolas Dugrival. Et aussitôt il plaqua la main sur la poche de son veston avec un geste d'effroi. Le portefeuille s'y trouvait encore. – Ah ! fit-il bouleversé, j'ai eu de la chance… Mais tout de même, comment a-t-on pu ? Connaît-on le coquin ? – Oui, nous le tenons, il est au poste. Veuillez avoir l'obligeance de me suivre, nous allons éclaircir cette affaire. – A qui ai-je l'honneur ? – M. Delangle, inspecteur de la Sûreté. J'ai déjà prévenu M. Marquenne, l'officier de paix. Nicolas Dugrival sortit avec l'inspecteur, et tous deux, contournant les tribunes, se dirigèrent vers le commissariat. Ils en étaient à une cinquantaine de pas, quand l'inspecteur fut abordé par quelqu'un qui lui dit en hâte : – Le type à la montre a bavardé, nous sommes sur la piste de toute une bande. M. Marquenne vous prie d'aller l'attendre au pari mutuel et de surveiller les alentours de la quatrième baraque. Il y avait foule devant le pari mutuel, et l'inspecteur Delangle maugréa : – C'est idiot, ce rendez-vous… Et puis qui dois-je surveiller ? M. Marquenne n'en fait jamais d'autres… Il écarta des gens qui le pressaient de trop près. – Fichtre ! Il faut jouer des coudes et tenir son portemonnaie. C'est comme cela que vous avez été pincé, monsieur Dugrival. – Je ne m'explique pas… – Oh ! si vous saviez comment ces messieurs opèrent… On n'y voit que du feu. L'un vous marche sur le pied, l'autre vous éborgne avec sa canne, et le troisième vous subtilise votre portefeuille. En trois gestes, c'est fini… Moi qui vous parle, j'y ai été pris. Il s'interrompit, et, d'un air furieux : – Mais sacré non, nous n'allons pas moisir ici ! Quelle cohue… Ce n'est pas supportable… Ah ! M. Marquenne, là-bas, qui nous fait signe… Un moment, je vous prie…, et surtout ne bougez pas. A coups d'épaule, il se fraya un passage dans la foule. Nicolas Dugrival le suivit un instant des yeux. L'ayant perdu de vue, il se tint un peu à l'écart pour n'être point bousculé. Quelques minutes s'écoulèrent. La sixième course allait commencer, lorsque Dugrival aperçut sa femme et son neveu qui le cherchaient. Il leur expliqua que l'inspecteur Delangle se concertait avec l'officier de paix. Tu as toujours ton argent ? lui demanda sa femme. – Parbleu répondit-il, je te jure que l'inspecteur et moi, nous ne nous laissions pas serrer de trop près. Il tâta son veston, étouffa un cri, enfonça la main dans sa poche, et se mit à bredouiller des syllabes confuses, tandis que Mme Dugrival, épouvantée, bégayait : – Quoi ! qu'est-ce qu'il y a ? – Volé, gémit-il, le portefeuille…, les cinquante billets… – Pas vrai ! s'exclama-t-elle, pas vrai ! – Si, l'inspecteur, un escroc c'est lui… Elle poussa de véritables hurlements. – Au voleur ! on a volé mon mari ! Cinquante mille francs, nous sommes perdus… Au voleur ! Très vite, ils furent entourés d'agents et conduits au commissariat. Dugrival se laissait faire, absolument ahuri. Sa femme continuait à vociférer, accumulant des explications, poursuivant d'invectives le faux inspecteur. – Qu'on le cherche ! Qu'on le trouve ! Une jaquette marron la barbe en pointe… Ah ! le misérable, ce qu'il nous a roulés… Cinquante mille francs… Mais…, mais… Qu'est-ce que tu fais, Dugrival ? D'un bond elle se jeta sur son mari. Trop tard… Il avait appliqué contre sa tempe le canon d'un revolver. Une détonation retentit. Dugrival tomba. Il était mort. On n'a pas oublié le bruit que firent les journaux à propos de cette affaire, et comment ils saisirent l'occasion pour accuser une fois de plus la police d'incurie et de maladresse. Était-il admissible qu'un pickpocket pût ainsi, en plein jour et dans un endroit public, jouer le rôle d'inspecteur et dévaliser impunément un honnête homme ? La femme de Nicolas Dugrival entretenait les polémiques par ses lamentations et les interviews qu'elle accordait. Un reporter avait réussi à la photographier devant le cadavre de son mari, tandis qu'elle étendait la main et qu'elle jurait de venger le mort. Debout, près d'elle, son neveu Gabriel montrait un visage haineux. Lui aussi, en quelques mots prononcés à voix basse et d'un ton de décision farouche, avait fait le serment de poursuivre et d'atteindre le meurtrier. On dépeignait le modeste intérieur qu'ils occupaient aux Batignolles, et, comme ils étaient dénués de toutes ressources, un journal de sport ouvrit une souscription en leur faveur. Quant au mystérieux Delangie, il demeurait introuvable. Deux individus furent arrêtés, que l'on dut relâcher aussitôt. On se lança sur plusieurs pistes, immédiatement abandonnées ; on mit en avant plusieurs noms, et, finalement, on accusa Arsène Lupin, qui provoqua la fameuse dépêche du célèbre cambrioleur, dépêche envoyée de New York six jours après l'incident. « Proteste avec indignation contre calomnie inventée par une police aux abois. Envoie mes condoléances aux malheureuses victimes, et donne à mon banquier ordres nécessaires pour que cinquante mille francs leur soient remis. – Lupin. » De fait, le lendemain même du jour où ce télégramme était publié, un inconnu sonnait à la porte de Mme Dugrival et déposait une enveloppe entre ses mains. L'enveloppe contenait cinquante billets de mille francs. Ce coup de théâtre n'était point fait pour apaiser les commentaires. Mais un autre événement se produisit, qui suscita de nouveau une émotion considérable. Deux jours plus tard, les personnes qui habitaient la même maison que Mme Dugrival et que Gabriel, furent réveillées vers quatre heures du matin par des cris affreux. On se précipita. Le concierge réussit à ouvrir la porte. A la lueur d'une bougie dont un voisin s'était muni, il trouva, dans sa chambre, Gabriel, étendu, des liens aux poignets et aux chevilles, un bâillon sur la bouche, et, dans la chambre voisine, Mme Dugrival qui perdait tout son sang par une large blessure à la poitrine. Elle murmura : – L'argent on m'a volé…, tous les billets… Et elle s'évanouit. Que s'était-il passé ? Gabriel raconta – et dès qu'elle fut capable de parler, Mme Dugrival compléta le récit de son neveu – qu'il avait été réveillé par l'agression de deux hommes, dont l'un le bâillonnait, tandis que l'autre l'enveloppait de liens. Dans l'obscurité, il n'avait pu voir ces hommes, mais il avait entendu le bruit de la lutte que sa tante soutenait contre eux. Lutte effroyable, déclara Mme Dugrival. Connaissant évidemment les lieux, guidés par on ne sait quelle intuition, les bandits s'étaient dirigés aussitôt vers le petit meuble qui renfermait l'argent, et, malgré la résistance qu'elle avait opposée, malgré ses cris, faisaient main basse sur la liasse de billets. En partant, l'un d'eux, qu'elle mordait au bras, l'avait frappée d'un coup de couteau, puis ils s'étaient enfuis. – Par où ? lui demanda-t-on. – Par la porte de ma chambre, et ensuite, je suppose, par celle du vestibule. – Impossible ! Le concierge les aurait surpris. Car tout le mystère résidait en ceci : comment les bandits avaient-ils pénétré dans la maison, et comment avaient-ils pu en sortir ? Aucune issue ne s'offrait à eux. Était-ce un des locataires ? Une enquête minutieuse prouva l'absurdité d'une telle supposition. Alors ? L'inspecteur principal Ganimard, qui fut chargé plus spécialement de cette affaire, avoua qu'il n'en connaissait pas de plus déconcertante. C'est fort comme du Lupin, disait-il, et cependant ce n'est pas du Lupin… Non, il y a autre chose là-dessous, quelque chose d'équivoque, de louche… D'ailleurs, si c'était du Lupin, pourquoi aurait-il repris les cinquante mille francs qu'il avait envoyés ? Autre question qui m'embarrasse : quel rapport y a-til entre ce second vol et le premier, celui du champ de courses ? Tout cela est incompréhensible, et j'ai l'impression, ce qui m'arrive rarement, qu'il est inutile de chercher. Pour ma part, j'y renonce. Le juge d'instruction s'acharna. Les reporters unirent leurs efforts à ceux de la justice. Un célèbre détective anglais passa le détroit. Un riche Américain, auquel les histoires policières tournaient la tête, offrit une prime importante à quiconque apporterait un premier élément de vérité. Six semaines après, on n'en savait pas davantage. Le public se rangeait à l'opinion de Ganimard, et le juge d'instruction lui-même était las de se débattre dans les ténèbres que le temps ne pouvait qu'épaissir. Et la vie continua chez la veuve Dugrival. Soignée par son neveu, elle ne tarda pas à se remettre de sa blessure. Le matin, Gabriel l'installait dans un fauteuil de la salle à manger, près de la fenêtre, faisait le ménage, et se rendait ensuite aux provisions. Il préparait le déjeuner sans même accepter l'aide de la concierge. Excédés par les enquêtes de la police et surtout par les demandes d'interviews, la tante et le neveu ne recevaient personne. La concierge elle-même, dont les bavardages inquiétaient et fatiguaient Mme Dugrival, ne fut plus admise. Elle se rejetait sur Gabriel, l'apostrophant chaque fois qu'il passait devant la loge. – Faites attention, monsieur Gabriel, on vous espionne tous les deux. Il y a des gens qui vous guettent. Tenez, encore hier soir, mon mari a surpris un type qui lorgnait vos fenêtres. – Bah ! répondit Gabriel, c'est la police qui nous garde. Tant mieux ! Or, un après-midi, vers quatre heures, il y eut, au bout de la rue, une violente altercation entre deux marchands des quatresaisons. La concierge aussitôt s'éloigna de sa loge pour écouter les invectives que se lançaient les adversaires. Elle n'avait pas le dos tourné, qu'un homme jeune, de taille moyenne, habillé de vêtements gris d'une coupe irréprochable, se glissa dans la maison et monta vivement l'escalier. Au troisième étage, il sonna. Son appel demeurant sans réponse, il sonna de nouveau. A la troisième fois, la porte s'ouvrit. – Mme Dugrival ? demanda-t-il en retirant son chapeau. – Mme Dugrival est encore souffrante, et ne peut recevoir personne, riposta Gabriel qui se tenait dans l'antichambre. – Il est de toute nécessité que je lui parle. – Je suis communiquer… son neveu, je pourrais peut-être lui – Soit, dit l'individu. Veuillez dire à Mme Dugrival que, le hasard m'ayant fourni des renseignements précieux sur le vol dont elle a été victime, je désire examiner l'appartement, et me rendre compte par moi-même de certains détails. Je suis très accoutumé à ces sortes d'enquêtes, et mon intervention lui sera sûrement profitable. Gabriel l'examina un moment, réfléchit et prononça : – En ce cas, je suppose que ma tante consentira… Prenez la peine d'entrer. Après avoir ouvert la porte de la salle à manger, il s'effaça, livrant passage à l'inconnu. Celui-ci marcha jusqu'au seuil, mais, à l'instant même où il le franchissait, Gabriel leva le bras et, d'un geste brusque, le frappa d'un coup de poignard audessus de l'épaule droite. Un éclat de rire jaillit dans la salle. – Touché ! cria Mme Dugrival en s'élançant de son fauteuil. Bravo, Gabriel. Mais dis donc, tu ne l'as pas tué, le bandit ? – Je ne crois pas, ma tante. La lame est fine et j'ai retenu mon coup. L'homme chancelait, les mains en avant, le visage d'une pâleur mortelle. – Imbécile ! ricana la veuve. Tu es tombé dans le piège… Pas malheureux ! il y a assez longtemps qu'on t'attendait ici. Allons, mon bonhomme, dégringole. Ça t'embête, hein ? Faut bien cependant. Parfait un genou à terre d'abord, devant la patronne et puis l'autre genou… Ce qu'on est bien éduqué ! Patatras ! voilà qu'on s'écroule… Ah ! Jésus-Dieu, si mon pauvre Dugrival pouvait le voir ainsi ! Et maintenant, Gabriel, à la besogne ! Elle gagna sa chambre et ouvrit le battant d'une armoire à glace où des robes étaient pendues. Les ayant écartées, elle poussa un autre battant qui formait le fond de l'armoire et qui dégagea l'entrée d'une pièce située dans la maison voisine. – Aide-moi à le porter, Gabriel. Et tu le soigneras de ton mieux, hein ? Pour l'instant, il vaut son pesant d'or, l'artiste. Un matin, le blessé reprit un peu conscience. Il souleva les paupières et regarda autour de lui. Il était couché dans une pièce plus grande que celle où il avait été frappé, une pièce garnie de quelques meubles, et munie de rideaux épais qui voilaient les fenêtres du haut en bas. Cependant il y avait assez de lumière qu'il pût voir près de lui, assis sur une chaise et l'observant, le jeune Gabriel Dugrival. – Ah ! c'est toi, le gosse, murmura-t-il, tous mes compliments, mon petit. Tu as le poignard sûr et délicat. Et il se rendormit. Ce jour-là et les jours qui suivirent, il se réveilla plusieurs fois, et chaque fois, il apercevait la figure pâle de l'adolescent, ses lèvres minces, ses yeux noirs d'une expression si dure. – Tu me fais peur, disait-il. Si tu as juré de m'exécuter, ne te gêne pas. Mais rigole ! L'idée de la mort m'a toujours semblé la chose du monde la plus cocasse. Tandis qu'avec toi, mon vieux, ça devient macabre. Bonsoir, j'aime mieux faire dodo ! Pourtant Gabriel, obéissant aux ordres de Mme Dugrival, lui prodiguait des soins attentifs. Le malade n'avait presque plus de fièvre et commençait à s'alimenter de lait et de bouillon. Il reprenait quelque force et plaisantait. – A quand la première sortie du convalescent ? La petite voiture est prête ? Mais rigole donc, animal ! Tu as l'air d'un saule pleureur qui va commettre un crime. Allons, une risette à papa. Un jour, en s'éveillant, il eut une impression de gêne fort désagréable. Après quelques efforts, il s'aperçut que pendant son sommeil, on lui avait attaché les jambes, le buste et les bras au fer du lit, et cela par de fines cordelettes d'acier qui lui entraient dans la chair au moindre mouvement. – Ah ! dit-il à son gardien, cette fois, c'est le grand jeu. Le poulet va être saigné. Est-ce toi qui m'opères, l'ange Gabriel ? En ce cas, mon vieux, que ton rasoir soit bien propre ! Service antiseptique, s'il vous plaît. Mais il fut interrompu par le bruit d'une serrure qui grince. La porte en face de lui s'ouvrit, et Mme Dugrival apparut. Lentement elle s'approcha, prit une chaise, et sortit de sa poche un revolver qu'elle arma et qu'elle déposa sur la table de nuit. – Brrr, murmura le captif, on se croirait à l'Ambigu Quatrième acte le jugement du traître. Et c'est le beau sexe qui exécute la main des grâces… Quel honneur ! Madame Dugrival, je compte sur vous pour ne pas me défigurer. – Tais-toi, Lupin. – Ah ! vous savez ?… Bigre, on a du flair. – Tais-toi, Lupin. Il y avait, dans le son de sa voix, quelque chose de solennel qui impressionna le captif et le contraignit au silence. Il observa l'un après l'autre ses deux geôliers. Les traits bouffis, le teint rouge de Mme Dugrival contrastaient avec le visage délicat de son neveu, mais tous deux avaient le même air de résolution implacable. La veuve se pencha et lui dit : – Es-tu prêt à répondre à mes questions ? – Pourquoi pas ? – Alors écoute-moi bien. – Je suis tout oreilles. – Comment as-tu su que Dugrival portait tout son argent dans sa poche ? – Un bavardage de domestique… – Un petit domestique qui a servi chez moi, n'est-ce pas ? – Oui. – Et c'est toi qui a d'abord volé la montre de Dugrival, pour la lui rendre ensuite et lui inspirer confiance ? – Oui. Elle réprima un mouvement de rage. –Imbécile ! Mais oui, imbécile ! Comment, tu dépouilles mon homme, tu l'accules à se tuer, et au lieu de ficher le camp à l'autre bout du monde et de te cacher, tu continues à faire le Lupin en plein Paris ! Tu ne te rappelais donc plus que j'avais juré, sur la tête même du mort, de retrouver l'assassin ? – C'est cela qui m'épate, dit Lupin. Pourquoi m'avoir soupçonné ? – Pourquoi ? mais c'est toi-même qui t'es vendu. – Moi ? – Évidemment… Les cinquante mille francs… – Eh bien, quoi un cadeau… – Oui, un cadeau, que tu donnes l'ordre, par télégramme, de m'envoyer pour faire croire que tu étais en Amérique le jour des courses. Un cadeau ! la bonne blague ! c'est-à-dire, n'est-ce pas, que ça te tracassait, l'idée de ce pauvre type que tu avais assassiné. Alors tu as restitué l'argent à la veuve, ouvertement, bien entendu, parce qu'il y a la galerie et qu'il faut toujours que tu fasses du battage, comme un cabotin que tu es. A merveille ! Seulement, mon bonhomme, dans ce cas, il ne fallait pas qu'on me remette les billets mêmes volés à Dugrival ! Oui, triple idiot, ceux-là mêmes et pas d'autres ! Nous avions les numéros, Dugrival et moi. Et tu es assez stupide pour m'adresser le paquet ! Comprends-tu ta bêtise, maintenant ? Lupin se mit à rire. – La gaffe est gentille. Je n'en suis pas responsable. J'avais donné d'autres ordres… Mais, tout de même, je ne peux m'en prendre qu'à moi. – Hein, tu l'avoues. C'était signer ton vol, et c'était signer ta perte aussi. Il n'y avait plus qu'à te trouver. A te trouver ? Non, mieux que cela. On ne trouve pas Lupin, on le fait venir ! Ça, c'est une idée de maître. Elle est de mon gosse de neveu, qui t'exècre autant que moi, si possible, et qui te connaît à fond par tous les livres qui ont été écrits sur toi. Il connaît ta curiosité, ton besoin d'intrigue, ta manie de chercher dans les ténèbres, et de débrouiller ce que les autres n'ont pas réussi à débrouiller. Il connaît aussi cette espèce de fausse bonté qui est la tienne, la sensiblerie bébête qui te fait verser des larmes de crocodile sur tes victimes. Et il a organisé la comédie il a inventé l'histoire des deux cambrioleurs ! le second vol des cinquante mille francs ! Ah ! je te jure Dieu que le coup de couteau que je me suis fichu de mes propres mains ne m'a pas fait mal ! Et je te jure Dieu que nous avons passé de jolis moments à t'attendre, le petit et moi, à lorgner tes complices qui rôdaient sous nos fenêtres et qui étudiaient la place. Et pas d'erreur, tu devais venir ! Puisque tu avais rendu les cinquante mille francs à la veuve Dugrival, il n'était pas possible que tu admettes que la veuve Dugrival soit dépouillée de ses cinquante mille francs. Tu devais venir, par gloriole, par vanité ! Et tu es venu ! La veuve eut un rire strident. – Hein est-ce bien joué, cela ? Le Lupin des Lupin ! le maître des maîtres ! l'inaccessible et l'invisible ! Le voilà pris au piège par une femme et par un gamin ! Le voilà en chair et en os… Le voilà pieds et poings liés, pas plus dangereux qu'une mauviette. Le voilà ! Le voilà ! » Elle tremblait de joie, et elle se mit à marcher à travers la chambre avec des allures de bête fauve qui ne lâche pas de l'œil sa victime. Et jamais Lupin n'avait senti dans un être plus de haine et de sauvagerie. – Assez bavardé, dit-elle. Se contenant soudain, elle retourna près de lui, et, sur un ton tout différent, la voix sourde, elle scanda : – Depuis douze jours, Lupin, et grâce aux papiers qui se trouvaient dans ta poche, j'ai mis le temps à profit. Je connais toutes tes affaires, toutes tes combinaisons, tous tes faux noms, toute l'organisation de ta bande, tous les logements que tu possèdes dans Paris et ailleurs. J'ai même visité l'un d'eux, le plus secret, celui où tu caches tes papiers, tes registres et l'histoire détaillée de tes opérations financières. Le résultat de mes recherches ? Pas mauvais. Voici quatre chèques détachés de quatre carnets, et qui correspondent à quatre comptes que tu as dans des banques sous quatre noms différents. Sur chacun d'eux j'ai inscrit la somme de dix mille francs. Davantage eût été périlleux. Maintenant, signe. – Bigre ! dit Lupin avec ironie, c'est tout bonnement du chantage, honnête madame Dugrival. – Cela te suffoque, hein ? – Cela me suffoque. – Et tu trouves l'adversaire à ta hauteur ? – L'adversaire me dépasse. Alors le piège, qualifions-le d'infernal, le piège infernal où je suis tombé ne fut pas tendu seulement par une veuve altérée de vengeance, mais aussi par une excellente industrielle désireuse d'augmenter ses capitaux ? – Justement. – Mes félicitations. Et j'y pense, est-ce que, par hasard, M. Dugrival ? – Tu l'as dit, Lupin. Après tout, pourquoi te le cacher ? Ça soulagera ta conscience. Oui, Lupin, Dugrival travaillait dans la même partie que toi. Oh ! pas en grand… Nous étions des modestes…, une pièce d'or de-ci, de-là…, un porte-monnaie que Gabriel, dressé par nous, chipait aux courses de droite et de gauche… Et, de la sorte, on avait fait sa petite fortune…, de quoi planter des choux. – J'aime mieux cela, dit Lupin. – Tant mieux ! Si je t'en parle, moi, c'est pour que tu saches bien que je ne suis pas une débutante, et que tu n'as rien à espérer. Un secours ? non. L'appartement où nous sommes communique avec ma chambre. Il a une sortie particulière, et personne ne s'en doute. C'était l'appartement spécial de Dugrival. Il y recevait ses amis. Il y avait ses instruments de travail, ses déguisements son téléphone, même, comme tu peux voir. Donc, rien à espérer. Tes complices ont renoncé à te chercher par là. Je les ai lancés sur une autre piste. Tu es bien fichu. Commences-tu à comprendre la situation ? – Oui. – Alors, signe. – Et, quand j'aurai signé, je serai libre ? – Il faut que je touche d'abord. – Et après ? – Après, sur mon âme, sur mon salut éternel, tu seras libre. – Je manque de confiance. – As-tu le choix ? – C'est vrai. Donne. Elle détacha la main droite de Lupin et lui présenta une plume en disant : – N'oublie pas que les quatre chèques portent quatre noms différents et que, chaque fois, l'écriture change. – Ne crains rien. Il signa. – Gabriel, ajouta la veuve, il est dix heures. Si, à midi, je ne suis pas là, c'est que ce misérable m'aura joué un tour de sa façon. Alors casse-lui la tête. Je te laisse le revolver avec lequel ton oncle s'est tué. Sur six balles, il en reste cinq. Ça suffit. Elle partit en chantonnant. Il y eut un assez long silence, et Lupin marmotta : – Je ne donnerais pas deux sous de ma peau. Il ferma les yeux un instant, puis brusquement dit à Gabriel : – Combien ? Et comme l'autre ne semblait pas entendre, il s'irrita. – Eh ! oui, combien ? Réponds, quoi ! Nous avons le même métier, tous deux. Je vole, tu voles, nous volons. Alors on est faits pour s'accorder. Hein ? ça va ? nous décampons ? Je t'offre une place dans ma bande, une place de luxe. Combien veux-tu pour toi ? Dix mille ? vingt mille ? Fixe ton prix, et n'y regarde pas. Le coffre est plein. Il eut un frisson de colère en voyant le visage impassible de son gardien. – Ah ! il ne répondra même pas ! Voyons, quoi, tu l'aimais tant que ça, le Dugrival ? Écoute, si tu veux me délivrer… Allons, réponds ! Mais il s'interrompit. Les yeux du jeune homme avaient cette expression cruelle qu'il connaissait si bien. Pouvait-il espérer le fléchir ? – Crénom de crénom, grinça-t-il, je ne vais pourtant pas crever ici, comme un chien… Ah ! si je pouvais… Se raidissant, il fit, pour rompre ses liens, un effort qui lui arracha un cri de douleur et il retomba sur son lit, exténué. – Allons, murmura-t-il au bout d'un instant, la veuve l'a dit, je suis fichu. Rien à faire. De Profundis, Lupin… Un quart d'heure s'écoula, une demi-heure… Gabriel, s'étant approché de Lupin, vit qu'il tenait les yeux fermés et que sa respiration était égale comme celle d'un homme qui dort. Mais Lupin lui dit : – Crois pas que je dorme, le gosse. Non, on ne dort pas à cette minute-là. Seulement je me fais une raison… Faut bien, n'est-ce pas ? Et puis, je pense à ce qui va suivre… Parfaitement, j'ai ma petite théorie là-dessus. Tel que tu me vois, je suis partisan de la métempsycose et de la migration des âmes. Mais ce serait un peu long à t'expliquer… Dis donc, petit avant de se séparer, si on se donnait la main ? Non ? Alors, adieu Bonne santé et longue vie, Gabriel… Il baissa les paupières, se tut, et ne bougea plus jusqu'à l'arrivée de Mme Dugrival. La veuve entra vivement, un peu avant midi. Elle semblait très surexcitée. – J'ai l'argent, dit-elle à son neveu. File. Je te rejoins dans l'auto qui est en bas. – Mais… – Pas besoin de toi pour en finir avec lui. Je m'en charge à moi toute seule. Pourtant, si le cœur t'en dit, de voir la grimace d'un coquin… Passe-moi l'instrument. Gabriel lui donna le revolver, et la veuve reprit : – Tu as bien brûlé nos papiers ? – Oui. – Allons-y. Et sitôt son compte réglé, au galop. Les coups de feu peuvent attirer les voisins. Il faut qu'on trouve les deux appartements vides. Elle s'avança vers le lit. – Tu es prêt, Lupin ? – C'est-à-dire que je brûle d'impatience. – Tu n'as pas de recommandation à me faire ? – Aucune… – Alors… – Un mot cependant. – Parle. – Si je rencontre Dugrival dans l'autre monde, qu'est-ce qu'il faut que je lui dise de ta part ? Elle haussa les épaules et appliqua le canon du revolver sur la tempe de Lupin. – Parfait, dit-il, et surtout ne tremblez pas, ma bonne dame… Je vous jure que cela ne vous fera aucun mal. Vous y êtes ? Au commandement, n'est-ce pas ? une deux trois. La veuve appuya sur la détente. Une détonation retentit. – C'est ça, la mort ? dit Lupin. Bizarre ! j'aurais cru que c'était plus différent de la vie. Il y eut une seconde détonation. Gabriel arracha l'arme des mains de sa tante et l'examina. – Ah ! fit-il, on a enlevé les balles… Il ne reste plus que les capsules… Sa tante et lui demeurèrent un moment immobiles, confondus. – Est-ce possible ? balbutia-t-elle… Qui aurait pu ? Un inspecteur ? Le juge d'instruction ? Elle s'arrêta, et, d'une voix étranglée : – Écoute du bruit… Ils écoutèrent, et la veuve alla jusqu'au vestibule. Elle revint, furieuse, exaspérée par l'échec et par la crainte qu'elle avait eue. – Personne… Les voisins doivent être sortis nous avons le temps… Ah ! Lupin, tu riais déjà… Le couteau, Gabriel. – Il est dans ma chambre. – Va le chercher. Gabriel s'éloigna en hâte. La veuve trépignait de rage. – Je l'ai juré ! Tu y passeras, mon bonhomme ! Je l'ai juré à Dugrival, et chaque matin et chaque soir je refais le serment… je le refais à genoux, oui, à genoux devant Dieu qui m'écoute ! C'est mon droit de venger le mort ! Ah ! dis donc, Lupin, il me semble que tu as peur. Il a peur ! il a peur ! Je vois ça dans ses yeux ! Gabriel, arrive, mon petit… Regarde ses yeux ! Regarde ses lèvres… Il tremble… Donne le couteau, que je le lui plante dans le cœur, tandis qu'il a le frisson… Ah ! froussard ! Vite, vite, Gabriel, donne le couteau. – Impossible de le trouver, déclara le jeune homme, qui revenait en courant, tout effaré, il a disparu de ma chambre ! Je n'y comprends rien ! – Tant mieux ! cria la veuve Dugrival à moitié folle, tant mieux ! je ferai la besogne moi-même. Elle saisit Lupin à la gorge et l'étreignit de ses dix doigts crispés, à pleines mains, à pleines griffes, et elle se mit à serrer désespérément. Lupin eut un râle et s'abandonna. Il était perdu. Brusquement, un fracas du côté de la fenêtre. Une des vitres avait sauté en éclats. – Quoi ? qu'y a-t-il ? bégaya la veuve en se relevant, bouleversée. Gabriel, plus pâle encore qu'à l'ordinaire, murmura : – Je ne sais pas je ne sais pas ! – Comment a-t-on pu ? répéta la veuve. Elle n'osait bouger, dans l'attente de ce qui allait se produire. Et quelque chose surtout l'épouvantait, c'est que par terre, autour d'eux, il n'y avait aucun projectile, et que la vitre pourtant, cela était visible, avait cédé au choc d'un objet lourd et assez gros, d'une pierre, sans doute. Après un instant, elle chercha sous le lit, sous la commode. – Rien, dit-elle. – Non, fit son neveu qui cherchait également. Et elle reprit en s'asseyant à son tour : – J'ai peur… les bras me manquent… achève-le… – J'ai peur moi aussi. – Pourtant…, pourtant, bredouilla-t-elle, il faut bien…, j'ai juré… Dans un effort suprême, elle retourna près de Lupin et lui entoura le cou de ses doigts raidis. Mais Lupin, qui scrutait son visage blême, avait la sensation très nette qu'elle n'aurait pas la force de le tuer. Pour elle, il devenait sacré, intangible. Une puissance mystérieuse le protégeait contre toutes les attaques, une puissance qui l'avait déjà sauvé trois fois par des moyens inexplicables, et qui trouverait d'autres moyens pour écarter de lui les embûches de la mort. Elle lui dit à voix basse : – Ce que tu dois te ficher de moi ! – Ma foi, pas du tout. A ta place j'aurais une venette ! – Fripouille, va ! Tu t'imagines qu'on te secourt que tes amis sont là, hein ? Impossible, mon bonhomme. – Je le sais. Ce n'est pas eux qui me défendent… Personne même ne me défend… – Alors ? – Alors, tout de même, il y a quelque chose d'étrange làdessous, de fantastique, de miraculeux, qui te donne la chair de poule, ma bonne femme. – Misérable ! Tu ne riras plus bientôt. – Ça m'étonnerait. – Patiente. Elle réfléchit encore et dit à son neveu : – Qu'est-ce que tu ferais ? – Rattache-lui le bras, et allons-nous-en, répondit-il. Conseil atroce ! C'était condamner Lupin à la mort la plus affreuse, la mort par la faim. – Non, dit la veuve, il trouverait peut-être encore une planche de salut. J'ai mieux que cela. Elle décrocha le récepteur du téléphone. Ayant obtenu la communication, elle demanda : – Le numéro 822.48, s'il vous plaît ? Et, après un instant : – Allô…, le service de la Sûreté ? M. l'inspecteur principal Ganimard est-il ici ? Pas avant vingt minutes ? Dommage ! Enfin ! quand il sera là, vous lui direz ceci de la part de Mme Dugrival… Oui, Mme Nicolas Dugrival… Vous lui direz qu'il vienne chez moi. Il ouvrira la porte de mon armoire à glace, et, cette porte ouverte, il constatera que l'armoire cache une issue qui fait communiquer ma chambre avec deux pièces. Dans l'une d'elles, il y a un homme solidement ligoté. C'est le voleur, l'assassin de Dugrival. Vous ne me croyez pas ? Avertissez M. Ganimard. Il me croira, lui. Ah ! j'oubliais le nom de l'individu Arsène Lupin… Et, sans un mot de plus, elle raccrocha le récepteur. – Voilà qui est fait, Lupin. Au fond, j'aime autant cette vengeance. Ce que je vais me tordre en suivant les débats de l'affaire Lupin ! Tu viens, Gabriel ? – Oui, ma tante. – Adieu, Lupin, on ne se reverra sans doute pas, car nous passons à l'étranger. Mais je te promets de t'envoyer des bonbons quand tu seras au bagne. – Des chocolats, la mère ! Nous les mangerons ensemble. – Adieu ! – Au revoir ! La veuve sortit avec son neveu, laissant Lupin enchaîné sur le lit. Tout de suite il remua son bras libre et tâcha de se dégager. Mais à la première tentative, il comprit qu'il n'aurait jamais la force de rompre les cordons d'acier qui le liaient. Épuisé par la fièvre et par l'angoisse, que pouvait-il faire durant les vingt ou trente minutes peut-être qui lui restaient avant l'arrivée de Ganimard ? Il ne comptait pas davantage sur ses amis. Si, trois fois, il avait été sauvé de la mort, cela provenait évidemment de hasards prodigieux, mais non point d'une intervention de ses amis. Sans quoi, ils ne se fussent pas contentés de ces coups de théâtre invraisemblables. Ils l'eussent bel et bien délivré. Non, il fallait renoncer à toute espérance. Ganimard venait, Ganimard le trouverait là. C'était inévitable. C'était un fait accompli. Et la perspective de l'événement l'irritait d'une façon singulière. Il entendait déjà les sarcasmes de son vieil ennemi. Il devinait l'éclat de rire qui, le lendemain, accueillerait l'incroyable nouvelle. Qu'il fût arrêté en pleine action, sur le champ de bataille, pour ainsi dire, et par une escouade imposante d'adversaires, soit ! Mais arrêté, cueilli plutôt, ramassé dans de telles conditions, c'était vraiment trop stupide. Et Lupin, qui tant de fois avait bafoué les autres, sentait tout ce qu'il y avait de ridicule pour lui dans le dénouement de l'affaire Dugrival, tout ce qu'il y avait de grotesque à s'être laissé prendre au piège infernal de la veuve, et, en fin de compte, à être « servi » à la police comme un plat de gibier, cuit à point et savamment assaisonné. – Sacré veuve ! bougonna-t-il. Elle aurait mieux fait de m'égorger tout simplement. Il prêta l'oreille. Quelqu'un marchait dans la pièce voisine. Ganimard ? Non. Quelle que fût sa hâte, l'inspecteur ne pouvait encore être là. Et puis Ganimard n'eût pas agi de cette manière, n'eût pas ouvert la porte aussi doucement que l'ouvrait cette autre personne. Lupin se rappela les trois interventions miraculeuses auxquelles il devait la vie. Était-il possible que ce fût réellement quelqu'un qui l'eût protégé contre la veuve, et que ce quelqu'un entreprît maintenant de le secourir ? Mais qui, en ce cas ? Sans que Lupin réussît à le voir, l'inconnu se baissa derrière le lit. Lupin devina le bruit des tenailles qui s'attaquaient aux cordelettes d'acier et qui le délivraient peu à peu. Son buste d'abord fut dégagé, puis les bras, puis les jambes. Et une voix lui dit : – Il faut vous habiller. Très faible, il se souleva à demi, au moment où l'inconnu se redressait. – Qui êtes-vous ? murmura-t-il. Qui êtes-vous ? Et une grande surprise l'envahit. A côté de lui, il y avait une femme vêtue d'une robe noire et coiffée d'une dentelle qui recouvrait une partie de son visage. Et cette femme, autant qu'il pouvait en juger, était jeune, et de taille élégante et mince. – Qui êtes-vous ? répéta-t-il. – Il faut venir, dit la femme, le temps presse. – Est-ce que je peux ! dit Lupin en faisant une tentative désespérée… Je n'ai pas la force. – Buvez cela. Elle versa du lait dans une tasse, et, comme elle la lui tendait, sa dentelle s'écarta, laissant la figure à découvert. – Toi ! C'est toi ! balbutia-t-il. C'est vous qui êtes ici ? c'est vous qui étiez ? Il regardait stupéfié cette femme dont les traits offraient avec ceux de Gabriel une si frappante analogie, dont le visage, délicat et régulier, avait la même pâleur, dont la bouche avait la même expression dure et antipathique. Une sœur n'eût pas présenté avec un frère une telle ressemblance. A n'en pas douter, c'était le même être. Et, sans croire un instant que Gabriel se cachât sous des vêtements de femme, Lupin au contraire eut l'impression profonde qu'une femme était auprès de lui, et que l'adolescent qui l'avait poursuivi de sa haine et qui l'avait frappé d'un coup de poignard était bien vraiment une femme. Pour l'exercice plus commode de leur métier, les époux Dugrival l'avaient accoutumée à ce déguisement de garçon. – Vous vous, répétait-il. Qui se serait douté ? Elle vida dans la tasse le contenu d'une petite fiole. – Buvez ce cordial, dit-elle. Il hésita, pensant à du poison. Elle reprit : – C'est moi qui vous ai sauvé. – En effet, en effet, dit-il… C'est vous qui avez désarmé le revolver ? – Oui. – Et c'est vous qui avez dissimulé le couteau ? – Le voici, dans ma poche. – Et c'est vous qui avez brisé la vitre au moment où votre tante m'étranglait ? – C'est moi, avec le presse-papier qui était sur cette table et que j'ai jeté dans la rue. – Mais pourquoi ? pourquoi ? demanda-t-il, absolument interdit. – Buvez. – Vous ne vouliez donc pas que je meure ? Mais alors pourquoi m'avez-vous frappé, au début ? – Buvez. Il vida la tasse d'un trait, sans trop savoir la raison de sa confiance subite. – Habillez-vous…, rapidement, ordonna-t-elle, en se retirant du côté de la fenêtre. Il obéit, et elle revint près de lui, car il était retombé sur une chaise, exténué. – Il faut partir, il le faut, nous n'avons que le temps… Rassemblez toutes vos forces. Elle se courba un peu pour qu'il s'appuyât à son épaule, et elle le mena vers la porte et vers l'escalier. Et Lupin marchait, marchait, comme on marche dans un rêve, dans un de ces rêves bizarres où il se passe les choses du monde les plus incohérentes, et qui était la suite heureuse du cauchemar épouvantable qu'il vivait depuis deux semaines. Une idée cependant l'effleura. Il se mit à rire. – Pauvre Ganimard… Vraiment il n'a pas de veine. Je donnerais bien deux sous pour assister à mon arrestation. Après avoir descendu l'escalier, grâce à sa compagne qui le soutenait avec une énergie incroyable, il se trouva dans la rue, en face d'une automobile où elle le fit monter. – Allez, dit-elle au chauffeur. Lupin, que le grand air et le mouvement étourdissaient, se rendit à peine compte du trajet et des incidents qui le marquaient. Il reprit toute sa connaissance chez lui, dans un des domiciles qu'il occupait, et gardé par un de ses domestiques auquel la jeune femme donnait des instructions. – Va-t'en, dit-elle au domestique. Et, comme elle s'éloignait également, il la retint par un pli de sa robe. – Non… non…, il faut m'expliquer d'abord… Pourquoi m'avez-vous sauvé ? C'est à l'insu de votre tante que vous êtes revenue ? Mais pourquoi m'avez-vous sauvé ? Par pitié ? Elle se taisait, et, le buste droit, la tête un peu renversée, elle conservait son air énigmatique et dur. Pourtant il crut voir que le dessin de sa bouche offrait moins de cruauté que d'amertume. Ses yeux, ses beaux yeux noirs, révélaient de la mélancolie. Et Lupin, sans comprendre encore, avait l'intuition confuse de ce qui se passait en elle. Il lui saisit la main. Elle le repoussa, en un sursaut de révolte où il sentait de la haine, presque de la répulsion. Et comme il insistait, elle s'écria : – Mais laissez-moi ! laissez-moi vous ne savez donc pas que je vous exècre ? Ils se regardèrent un moment, Lupin déconcerté, elle frémissante et pleine de trouble, son pâle visage tout coloré d'une rougeur insolite. Il lui dit doucement. – Si vous m'exécrez, il fallait me laisser mourir… C'était facile. Pourquoi ne l'avez-vous pas fait ? – Pourquoi ? Pourquoi ? Est-ce que je sais ? Sa figure se contractait. Vivement, elle la cacha dans ses deux mains, et il vit deux larmes qui coulaient entre ses doigts. Très ému, il fut sur le point de lui dire des mots affectueux, comme à une petite fille qu'on veut consoler, et de lui donner de bons conseils, et de la sauver à son tour, de l'arracher à la vie mauvaise qu'elle menait. Mais de tels mots eussent été absurdes, prononcés par lui, et il ne savait plus que dire, maintenant qu'il comprenait toute l'aventure, et qu'il pouvait évoquer la jeune femme à son chevet de malade, soignant l'homme qu'elle avait blessé, admirant son courage et sa gaieté, s'attachant à lui, s'éprenant de lui, et, trois fois, malgré elle sans doute, en une sorte d'élan instinctif avec des accès de rancune et de rage, le sauvant de la mort. Et tout cela était si étrange, si imprévu, un tel étonnement bouleversait Lupin, que, cette fois, il n'essaya pas de la retenir quand elle se dirigea vers la porte, à reculons et sans le quitter du regard. Elle baissa la tête, sourit un peu, et disparut. Il sonna d'un coup brusque. – Suis cette femme, dit-il à un domestique… Et puis non, reste ici… Après tout, cela vaut mieux… Il demeura pensif assez longtemps. L'image de la jeune femme l'obsédait. Puis il repassa dans son esprit toute cette curieuse, émouvante et tragique histoire, où il avait été si près de succomber, et, prenant sur la table un miroir, il contempla longuement, avec une certaine complaisance, son visage que la maladie et l'angoisse n'avaient pas trop abîmé. – Ce que c'est, pourtant, murmura-t-il, que d'être joli garçon ! L'écharpe de soie rouge Ce matin-là, en sortant de chez lui, à l'heure ordinaire où il se rendait au Palais de Justice, l'inspecteur principal Ganimard nota le manège assez curieux d'un individu qui marchait devant lui, le long de la rue Pergolèse. Tous les cinquante ou soixante pas, cet homme, pauvrement vêtu, coiffé, bien qu'on fût en novembre, d'un chapeau de paille, se baissait, soit pour renouer les lacets de ses chaussures, soit pour ramasser sa canne, soit pour tout autre motif. Et, chaque fois, il tirait de sa poche, et déposait furtivement sur le bord même du trottoir, un petit morceau de peau d'orange. Simple manie, sans doute, divertissement puéril auquel personne n'eût prêté attention ; mais Ganimard était un de ces observateurs perspicaces que rien ne laisse indifférents, et qui ne sont satisfaits que quand ils savent la raison secrète des choses. Il se mit donc à suivre l'individu. Or, au moment où celui-ci tournait à droite par l'avenue de la Grande-Armée, l'inspecteur le surprit qui échangeait des signes avec un gamin d'une douzaine d'années, lequel gamin longeait les maisons de gauche. Vingt mètres plus loin, l'individu se baissa et releva le bas de son pantalon. Une pelure d'orange marqua son passage. A cet instant même, le gamin s'arrêta, et, à l'aide d'un morceau de craie, traça sur la maison qu'il côtoyait, une croix blanche, entourée d'un cercle. Les deux personnages continuèrent leur promenade. Une minute après, nouvelle halte. L'inconnu ramassa une épingle et laissa tomber une peau d'orange, et aussitôt le gamin dessina sur le mur une seconde croix qu'il inscrivit également dans un cercle blanc. « Sapristi, pensa l'inspecteur principal avec un grognement d'aise, voilà qui promet… Que diable peuvent comploter ces deux clients-là ? » Les deux « clients » descendirent par l'avenue Friediand et par le faubourg Saint-Honoré, sans que, d'ailleurs, il se produisît un fait digne d'être retenu. A intervalles presque réguliers, la double opération recommençait, pour ainsi dire mécaniquement. Cependant il était visible, d'une part, que l'homme aux pelures d'orange n'accomplissait sa besogne qu'après avoir choisi la maison qu'il fallait marquer, et, d'autre part, que le gamin ne marquait cette maison qu'après avoir observé le signal de son compagnon. L'accord était donc certain, et la manœuvre surprise présentait un intérêt considérable aux yeux de l'inspecteur principal. Place Beauvau, l'homme hésita. Puis, semblant se décider, il releva et rabattit deux fois le bas de son pantalon. Alors le gamin s'assit sur le bord du trottoir, en face du soldat qui montait la garde au ministère de l'Intérieur, et il marqua la pierre de deux petites croix et de deux cercles. A hauteur de l'Élysée, même cérémonie. Seulement, sur le trottoir où cheminait le factionnaire de la Présidence, il y eut trois signes au lieu de deux. « Qu'est-ce que ça veut dire ? » murmura Ganimard, pâle d'émotion, et qui, malgré lui, pensait à son éternel ennemi Lupin, comme il y pensait chaque fois que s'offrait une circonstance mystérieuse… « Qu'est-ce que ça veut dire ? » Pour un peu, il eût empoigné et interrogé les deux « clients ». Mais il était trop habile pour commettre une pareille bêtise. D'ailleurs, l'homme aux peaux d'orange avait allumé une cigarette, et le gamin, muni également d'un bout de cigarette, s'était approché de lui dans le but apparent de lui demander du feu. Ils échangèrent quelques paroles. Rapidement, le gamin tendit à son compagnon un objet qui avait, du moins l'inspecteur le crut, la forme d'un revolver dans sa gaine. Ils se penchèrent ensemble sur cet objet, et six fois, l'homme tourné vers le mur porta la main à sa poche et fit un geste comme s'il eût chargé une arme. Sitôt ce travail achevé, ils revinrent sur leurs pas, gagnèrent la rue de Surène, et l'inspecteur, qui les suivait d'aussi près que possible, au risque d'éveiller leur attention, les vit pénétrer sous le porche d'une vieille maison dont tous les volets étaient clos, sauf ceux du troisième et dernier étage. Il s'élança derrière eux. A l'extrémité de la porte cochère, il avisa au fond d'une grande cour l'enseigne d'un peintre en bâtiment et, sur la gauche, la cage d'un escalier. Il monta, et dès le premier étage, sa hâte fut d'autant plus grande qu'il entendit, tout en haut, un vacarme, comme des coups que l'on frappe. Quand il arriva au dernier palier, la porte était ouverte. Il entra, prêta l'oreille une seconde, perçut le bruit d'une lutte, courut jusqu'à la chambre d'où ce bruit semblait venir, et resta sur le seuil fort essoufflé et très surpris de voir l'homme aux peaux d'orange et le gamin qui tapaient le parquet avec des chaises. A ce moment, un troisième personnage sortit d'une pièce voisine. C'était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, qui portait des favoris coupés court, des lunettes, un veston d'appartement fourré d'astrakan, et qui avait l'air d'un étranger, d'un Russe. – Bonjour, Ganimard, dit-il. Et s'adressant aux deux compagnons : – Je vous remercie, mes amis, et tous mes compliments pour le résultat obtenu. Voici la récompense promise. Il leur donna un billet de cent francs, les poussa dehors, et referma sur lui les deux portes. – Je te demande pardon, mon vieux, dit-il à Ganimard. J'avais besoin de te parler…, un besoin urgent. Il lui offrit la main, et comme l'inspecteur restait abasourdi, la figure ravagée de colère, il s'exclama : – Tu ne sembles pas comprendre… C'est pourtant clair… J'avais un besoin urgent de te voir… Alors, n'est-ce pas ? Et affectant de répondre à une objection : – Mais non, mon vieux, tu te trompes. Si je t'avais écrit ou téléphoné, tu ne serais pas venu…, ou bien tu serais venu avec un régiment. Or je voulais te voir tout seul, et j'ai pensé qu'il n'y avait qu'à envoyer ces deux braves gens à ta rencontre, avec ordre de semer des peaux d'orange, de dessiner des croix et des cercles, bref, de te tracer un chemin jusqu'ici. Eh bien, quoi ? tu as l'air ahuri. Qu'y a-t-il ? Tu ne me reconnais pas, peut-être ? Lupin… Arsène Lupin… Fouille dans ta mémoire… Ce nom-là ne te rappelle pas quelque chose ? – Animal, grinça Ganimard entre ses dents. Lupin sembla désolé, et d'un ton affectueux : – Tu es fâché ? Si, je vois ça à tes yeux… L'affaire Dugrival, n'est-ce pas ? J'aurais dû attendre que tu vinsses m'arrêter ? Saperlipopette, l'idée ne m'en est pas venue ! Je te jure bien qu'une autre fois… – Canaille, mâchonna Ganimard. – Et moi qui croyais te faire plaisir ! Ma foi oui, je me suis dit « Ce bon gros Ganimard, il y a longtemps qu'on ne s'est vus. Il va me sauter au cou. » Ganimard, qui n'avait pas encore bougé, parut sortir de sa stupeur. Il regarda autour de lui, regarda Lupin, se demanda visiblement s'il n'allait pas, en effet, lui sauter au cou, puis, se dominant, il empoigna une chaise et s'installa, comme s'il eût pris subitement le parti d'écouter son adversaire. – Parle, dit-il et pas de balivernes. Je suis pressé. – C'est ça, dit Lupin, causons. Impossible de rêver un endroit plus tranquille. C'est un vieil hôtel qui appartient au duc de Rochelaure, lequel, ne l'habitant jamais, m'a loué cette étape et a consenti la jouissance des communs à un entrepreneur de peinture. J'ai quelques logements analogues, fort pratiques. Ici, malgré mon apparence de grand seigneur russe, je suis M. Jean Dubreuil, ancien ministre… Tu comprends, j'ai choisi une profession un peu encombrée pour ne pas attirer l'attention… – Qu'est-ce que tu veux que ça me fiche ? interrompit Ganimard. – En effet, je bavarde et tu es pressé. Excuse-moi, ce ne sera pas long… Cinq minutes… Je commence… Un cigare ? Non. Parfait. Moi non plus. Il s'assit également, joua du piano sur la table tout en réfléchissant et s'exprima de la sorte : – Le 17 octobre 1599, par une belle journée chaude et joyeuse… Tu me suis bien ?… Donc, le 17 octobre 1599 Au fait, est-il absolument nécessaire de remonter jusqu'au règne d'Henri IV et de te documenter sur la chronique du Pont-Neuf ? Non, tu ne dois pas être ferré en histoire de France, et je risque de te brouiller les idées. Qu'il te suffise donc de savoir que, cette nuit, vers une heure du matin, un batelier qui passait sous la dernière arche de ce même Pont-Neuf, côté rive gauche, entendit tomber, à l'avant de sa péniche, une chose qu'on avait lancée du haut du pont, et qui était visiblement destinée aux profondeurs de la Seine. Son chien se précipita en aboyant, et, quand le batelier parvint à l'extrémité de sa péniche, il vit que sa bête secouait avec sa gueule un morceau de journal qui avait servi à envelopper divers objets. Il recueillit ceux des objets qui n'étaient pas tombés à l'eau et, rentré dans sa cabine, les examina. L'examen lui parut intéressant, et, comme cet homme est en relations avec un de mes amis, il me fit prévenir. Et ce matin, on me réveillait pour me mettre au courant de l'affaire et en possession des objets recueillis. Les voici. Il les montra, rangés sur une table. Il y avait d'abord les bribes déchirées d'un numéro de journal. Il y avait ensuite un gros encrier de cristal, au couvercle duquel était attaché un long bout de ficelle. Il y avait un petit éclat de verre, puis une sorte de cartonnage flexible, réduit en chiffon. Et il y avait enfin un morceau de soie rouge écarlate, terminé par un gland de même étoffe et de même couleur. – Tu vois nos pièces à conviction, mon bon ami, reprit Lupin. Certes, le problème à résoudre serait plus facile si nous avions les autres objets que la stupidité du chien a dispersés. Mais il me semble cependant qu'on peut s'en tirer avec un peu de réflexion et d'intelligence. Et ce sont là précisément tes qualités maîtresses. Qu'en dis-tu ? Ganimard ne broncha pas. Il consentait à subir les bavardages de Lupin, mais sa dignité lui commandait de n'y répondre ni par un seul mot ni même par un hochement de tête qui pût passer pour une approbation ou une critique. – Je vois que nous sommes entièrement du même avis, continua Lupin, sans paraître remarquer le silence de l'inspecteur principal. Et je résume ainsi, en une phrase définitive, l'affaire telle que la racontent ces pièces à conviction. Hier soir, entre neuf heures et minuit, une demoiselle d'allures excentriques fut blessée à coups de couteau, puis serrée à la gorge jusqu'à ce que mort s'ensuivît, par un monsieur bien habillé, portant monocle, appartenant au monde des courses, et avec lequel ladite demoiselle venait de manger trois meringues et un éclair au café. Lupin alluma une cigarette, et, saisissant la manche de Ganimard : – Hein ! ça t'en bouche un coin, inspecteur principal ! Tu t'imaginais que, dans le domaine des déductions policières, de pareils tours de force étaient interdits au profane. Erreur, monsieur. Lupin jongle avec les déductions comme un détective de roman. Mes preuves ? Aveuglantes et enfantines. Et il reprit, en désignant les objets au fur et à mesure de sa démonstration : – Ainsi, donc, hier soir après neuf heures (ce fragment de journal porte la date d'hier et la mention « journal du soir » ; en outre tu peux voir ici, collée au papier, une parcelle de ces bandes jaunes sous lesquelles on envoie les numéros d'abonnés, numéros qui n'arrivent à domicile qu'au courrier de neuf heures), donc, après neuf heures, un monsieur bien habillé (veuille bien noter que ce petit éclat de verre présente sur un des bords le trou rond d'un monocle, et que le monocle est un ustensile essentiellement aristocratique), un monsieur bien habillé est entré dans une pâtisserie (voici le cartonnage très mince, en forme de boîte, où l'on voit encore un peu de la crème des meringues et de l'éclair qu'on y rangea selon l'habitude). Muni de son paquet, le monsieur au monocle rejoignit cette jeune personne dont cette écharpe de soie rouge écarlate indique suffisamment les allures excentriques. L'ayant rejointe, et pour des motifs encore inconnus, il la frappa d'abord à coups de couteau, puis l'étrangla à l'aide de cette écharpe de soie. (Prend ta loupe, inspecteur principal, et tu verras, sur la soie, des marques d'un rouge plus foncé qui sont, ici, les marques d'un couteau que l'on essuie, et là, celles d'une main sanglante qui se cramponne à une étoffe.) Son crime commis, et afin de ne laisser aucune trace derrière lui, il sort de sa poche : 1° le journal auquel il est abonné, et qui (parcours ce fragment) est un journal de courses dont il te sera facile de connaître le titre ; 2° une corde qui se trouve être une corde à fouet (et ces deux détails te prouvent, n'est-ce pas, que notre homme s'intéresse aux courses et s'occupe lui-même de cheval). Ensuite, il recueille les débris de son monocle dont le cordon s'est cassé pendant la lutte. Il coupe avec des ciseaux (examine les hachures des ciseaux), il coupe la partie maculée de l'écharpe, laissant l'autre sans doute aux mains crispées de la victime. Il fait une boule avec le cartonnage du pâtissier. Il dépose aussi certains objets dénonciateurs qui, depuis, ont dû glisser dans la Seine, comme le couteau. Il enveloppe le tout avec un journal, ficelle et attache, pour faire poids, cet encrier de cristal. Puis il décampe. Un instant plus tard, le paquet tombe sur la péniche du marinier. Et voilà. Ouf ! j'en ai chaud. Que dis-tu de l'aventure ? Il observa Ganimard pour se rendre compte de l'effet que son discours avait produit sur l'inspecteur. Ganimard ne se départit pas de son mutisme. Lupin se mit à rire. – Au fond, tu es estomaqué. Mais tu te méfies. «Pourquoi ce diable de Lupin me passe-t-il cette affaire, au lieu de la garder pour lui, de courir après l'assassin, et de le dépouiller, s'il y a eu vol ? » Évidemment, la question est logique. Mais il y a un mais : je n'ai pas le temps. A l'heure actuelle, je suis débordé de besogne. Un cambriolage à Londres, un autre à Lausanne, une substitution d'enfant à Marseille, le sauvetage d'une jeune fille autour de qui rôde la mort, tout me tombe à la fois sur les bras. Alors je me suis dit : « Si je passais l'affaire à ce bon Ganimard ? Maintenant qu'elle est à moitié débrouillée, il est bien capable de réussir. Et quel service je lui rends ! comme il va pouvoir se distinguer ! « Aussitôt dit, aussitôt fait. A huit heures du matin, j'expédiais à ta rencontre le type aux peaux d'orange. Tu mordais à l'hameçon, et, à neuf heures, tu arrivais ici tout frétillant. Lupin s'était levé. Il se baissa un peu vers l'inspecteur et lui dit, les yeux dans les yeux : – Un point c'est tout. L'histoire est finie. Tantôt, probablement, tu connaîtras la victime…, quelque danseuse de ballet, quelque chanteuse de café-concert. D'autre part, il y a des chances pour que le coupable habite aux environs du Pont-Neuf, et plutôt sur la rive gauche. Enfin, voici toutes les pièces à conviction. Je t'en fais cadeau. Travaille. Je ne garde que ce bout d'écharpe. Si tu as besoin de reconstituer l'écharpe tout entière, apporte-moi l'autre bout, celui que la justice recueillera au cou de la victime. Apporte-le moi dans un mois, jour pour jour, c'est-à-dire le 28 décembre prochain, à 10 heures. Tu es sûr de me trouver. Et sois sans crainte : tout cela est sérieux, mon bon ami, je te le jure. Aucune fumisterie. Tu peux aller de l'avant. Ah ! à propos, un détail qui a son importance. Quand tu arrêteras le type au monocle, attention ; il est gaucher. Adieu, ma vieille, et bonne chance ! Lupin fit une pirouette, gagna la porte, l'ouvrit et disparut, avant même que Ganimard ne songeât à prendre une décision. D'un bond, l'inspecteur se précipita, mais il constata aussitôt que la poignée de la serrure, grâce à un mécanisme qu'il ignorait, ne tournait pas. Il lui fallut dix minutes pour dévisser cette serrure, dix autres pour dévisser celle de l'antichambre. Quand il eut dégringolé les trois étages, Ganimard n'avait plus le moindre espoir de rejoindre Arsène Lupin. D'ailleurs, il n'y pensait pas. Lupin lui inspirait un sentiment bizarre et complexe où il y avait de la peur, de la rancune, une admiration involontaire et aussi l'intuition confuse que, malgré tous ses efforts, malgré la persistance de ses recherches, il n'arriverait jamais à bout d'un pareil adversaire. Il le poursuivait par devoir et par amour-propre, mais avec la crainte continuelle d'être dupé par ce redoutable mystificateur, et bafoué devant un public toujours prêt à rire de ses mésaventures. En particulier, l'histoire de cette écharpe rouge lui sembla bien équivoque. Intéressante, certes, par plus d'un côté, mais combien invraisemblable ! Et combien aussi l'explication de Lupin, si logique en apparence, résistait peu à un examen sévère : « Non, se dit Ganimard, tout cela c'est de la blague…, un ramassis de suppositions et d'hypothèses qui ne repose sur rien. Je ne marche pas. » Quand il parvint au 36 du quai des Orfèvres, il était absolument décidé à tenir l'incident pour nul et non avenu. Il monta au service de la Sûreté. Là, un de ses camarades lui dit : – Tu as vu le chef ? – Non. – Il te demandait tout à l'heure. – Ah ? – Oui, va le rejoindre. – Où ? – Rue de Berne…, un assassinat qui a été commis cette nuit… – Ah ! et la victime ? – Je ne sais pas trop une chanteuse de café-concert, je crois. Ganimard murmura simplement : – Crebleu de crebleu ! Vingt minutes après, il sortait du métro et se dirigeait vers la rue de Berne. La victime, connue dans le monde des théâtres sous le sobriquet de Jenny Saphir, occupait un modeste appartement situé au second étage. Conduit par un agent de police, l'inspecteur principal traversa d'abord deux pièces, puis pénétra dans la chambre où se trouvaient déjà les magistrats chargés de l'enquête, le chef de la Sûreté, M. Dudouis, et un médecin légiste. Au premier coup d'œil, Ganimard tressaillit. Il avait aperçu, couché sur un divan, le cadavre d'une jeune femme dont les mains se crispaient à un lambeau de soie rouge ! L'épaule, qui apparaissait hors du corsage échancré, portait la marque de deux blessures autour desquelles le sang s'était figé. La face, convulsée, presque noire, gardait une expression d'épouvante folle. Le médecin légiste, qui venait de terminer son examen, prononça : – Mes premières conclusions sont très nettes. La victime a d'abord été frappée de deux coups de poignard, puis étranglée. La mort par asphyxie est visible. « Crebleu de crebleu » pensa de nouveau Ganimard qui se rappelait les paroles de Lupin, son évocation du crime… Le juge d'instruction objecta : – Cependant le cou n'offre point d'ecchymose. – La strangulation, déclara le médecin, a pu être pratiquée à l'aide de cette écharpe de soie que la victime portait et dont il reste ce morceau auquel elle s'était cramponnée des deux mains pour se défendre. – Mais pourquoi, dit le juge, ne reste-t-il que ce morceau ? Qu'est devenu l'autre ? – L'autre, maculé de sang peut-être, aura été emporté par l'assassin. On distingue très bien le déchiquetage hâtif des ciseaux. « Crebleu de crebleu répéta Ganimard entre ses dents pour la troisième fois, cet animal de Lupin a tout vu sans être là ! » – Et le motif du crime ? demanda le juge. Les serrures ont été fracturées, les armoires bouleversées. Avez-vous quelques renseignements, monsieur Dudouis ? Le chef de la Sûreté répliqua : – Je puis tout au moins avancer une hypothèse, qui résulte des déclarations de la bonne. La victime, dont le talent de chanteuse était médiocre, mais que l'on connaissait pour sa beauté, a fait, il y a deux ans, un voyage en Russie, d'où elle est revenue avec un magnifique saphir que lui avait donné, paraîtil, un personnage de la cour. Jenny Saphir, comme on appelait la jeune femme depuis ce jour, était très fière de ce cadeau, bien que, par prudence, elle ne le portât pas. N'est-il pas à supposer que le vol du saphir fut la cause du crime ? – Mais la femme de chambre connaissait l'endroit où se trouvait la pierre ? – Non, personne ne le connaissait. Et le désordre de cette pièce tendrait à prouver que l'assassin l'ignorait également. – Nous allons interroger la femme de chambre, prononça le juge d'instruction. M. Dudouis prit à part l'inspecteur principal, et lui dit : – Vous avez l'air tout drôle, Ganimard. Qu'y a-t-il ? Est-ce que vous soupçonnez quelque chose ? – Rien du tout, chef. – Tant pis. Nous avons besoin d'un coup d'éclat à la Sûreté. Voilà plusieurs crimes de ce genre dont l'auteur n'a pu être découvert. Cette fois-ci, il nous faut le coupable, et rapidement. – Difficile, chef. – Il le faut. Écoutez-moi, Ganimard. D'après la femme de chambre, Jenny Saphir, qui avait une vie très régulière, recevait fréquemment, depuis un mois, à son retour du théâtre, c'est-àdire vers dix heures et demie, un individu qui restait environ jusqu'à minuit. « C'est un homme du monde, prétendait Jenny Saphir : il veut m'épouser. » Cet homme du monde prenait d'ailleurs toutes les précautions pour n'être pas vu, relevant le col de son vêtement et rabattant les bords de son chapeau quand il passait devant la loge de la concierge. Et Jenny Saphir, avant même qu'il n'arrivât, éloignait toujours sa femme de chambre. C'est cet individu qu'il s'agit de retrouver. – Il n'a laissé aucune trace ? – Aucune. Il est évident que nous sommes en présence d'un gaillard très fort, qui a préparé son crime, et qui l'a exécuté avec toutes les chances possibles d'impunité. Son arrestation nous fera grand honneur. Je compte sur vous, Ganimard. – Ah ! vous comptez sur moi, chef, répondit l'inspecteur. Eh bien, on verra…, on verra… Je ne dis pas non… Seulement… Il semblait très nerveux et son agitation frappa M. Dudouis. – Seulement, poursuivit Ganimard, seulement je vous jure vous entendez, chef, je vous jure… – Vous me jurez quoi ? – Rien…, on verra ça, chef on verra… Ce n'est que dehors, une fois seul, que Ganimard acheva sa phrase. Et il l'acheva tout haut, en frappant du pied, et avec l'accent de la colère la plus vive : « Seulement, je jure devant Dieu que l'arrestation se fera par mes propres moyens, et sans que j'emploie un seul des renseignements que m'a fournis ce misérable. Ah ! non, alors » Pestant contre Lupin, furieux d'être mêlé à cette affaire, et résolu cependant à la débrouiller, il se promena au hasard des rues. Le cerveau tumultueux, il cherchait à mettre un peu d'ordre dans ses idées et à découvrir, parmi les faits épars, un petit détail, inaperçu de tous, non soupçonné de Lupin, qui pût le conduire au succès. Il déjeuna rapidement chez un marchand de vins, puis reprit sa promenade, et tout à coup s'arrêta, stupéfié, confondu. Il pénétrait sous le porche de la rue de Surène, dans la maison même où Lupin l'avait attiré quelques heures auparavant. Une force plus puissante que sa volonté l'y conduisait de nouveau. La solution du problème était là. Là, se trouvaient tous les éléments de la vérité. Quoi qu'il fît, les assertions de Lupin étaient si exactes, ses calculs si justes, que, troublé jusqu'au fond de l'être par une divination aussi prodigieuse, il ne pouvait que reprendre l'œuvre au point où son ennemi l'avait laissée. Sans plus de résistance, il monta les trois étages. L'appartement était ouvert. Personne n'avait touché aux pièces à conviction. Il les empocha. Dès lors, il raisonna et il agit pour ainsi dire mécaniquement, sous les impulsions du maître auquel il ne pouvait pas ne pas obéir. En admettant que l'inconnu habitât aux environs du PontNeuf, il fallait découvrir, sur le chemin qui mène de ce pont, à la rue de Berne, l'importante pâtisserie ouverte le soir, où les gâteaux avaient été achetés. Les recherches ne furent pas longues. Près de la gare Saint-Lazare, un pâtissier lui montra de petites boîtes en carton, identiques, comme matière et comme forme, à celle que Ganimard possédait. En outre, une des vendeuses se rappelait avoir servi, la veille au soir, un monsieur engoncé dans- son col de fourrure, mais dont elle avait aperçu le monocle. – Voilà, contrôlé, un premier indice, pensa l'inspecteur, notre homme porte un monocle. Il réunit ensuite les fragments du journal de courses, et les soumit à un marchand de journaux qui reconnut aisément le Turf illustré. Aussitôt, il se rendit aux bureaux du Turf et demanda la liste des abonnés. Sur cette liste, il releva les noms et adresses de tous ceux qui demeuraient dans les parages du Pont-Neuf, et principalement, puisque Lupin l'avait dit, sur la rive gauche du fleuve. Il retourna ensuite à la Sûreté, recruta une demi-douzaine d'hommes, et les expédia avec les instructions nécessaires. A sept heures du soir, le dernier de ces hommes revint et lui annonça la bonne nouvelle. Un M. Prévailles, abonné au Turf, habitait un entresol sur le quai des Augustins. La veille au soir, il sortait de chez lui, vêtu d'une pelisse de fourrure, recevait des mains de la concierge sa correspondance et son journal le Turf illustré, s'éloignait et rentrait vers minuit. Ce M. Prévailles portait un monocle. C'était un habitué des courses, et lui-même possédait plusieurs chevaux qu'il montait ou mettait en location. L'enquête avait été si rapide, les résultats étaient si conformes aux prédictions de Lupin que Ganimard se sentit bouleversé en écoutant le rapport de l'agent. Une fois de plus, il mesurait l'étendue prodigieuse des ressources dont Lupin disposait. Jamais, au cours de sa vie déjà longue, il n'avait rencontré une telle clairvoyance, un esprit aussi aigu et aussi prompt. Il alla trouver M. Dudouis. – Tout est prêt, chef. Vous avez un mandat ? – Hein ? – Je dis que tout est prêt pour l'arrestation, chef. – Vous savez qui est l'assassin de Jenny Saphir ? – Oui. – Mais comment ? Expliquez-vous. Ganimard éprouva quelque scrupule, rougit un peu, et cependant répondit : – Un hasard, chef. L'assassin a jeté dans la Seine tout ce qui pouvait le compromettre. Une partie du paquet a été recueillie et me fut remise. – Par qui ? – Un batelier qui n'a pas voulu dire son nom, craignant les représailles. Mais j'avais tous les indices nécessaires. La besogne était facile. Et l'inspecteur raconta comment il avait procédé. – Et vous appelez cela un hasard ! s'écria M. Dudouis. Et vous dites que la besogne était facile ! Mais c'est une de vos plus belles campagnes. Menez-la jusqu'au bout vous-même, mon cher Ganimard, et soyez prudent. Ganimard avait hâte d'en finir. Il se rendit au quai des Augustins avec ses hommes qu'il répartit autour de la maison. La concierge, interrogée, déclara que son locataire prenait ses repas dehors, mais qu'il passait régulièrement chez lui après son dîner. De fait, un peu avant neuf heures, penchée à sa fenêtre, elle avertit Ganimard, qui donna aussitôt un léger coup de sifflet. Un monsieur en chapeau haut de forme, enveloppé dans sa pelisse de fourrure, suivait le trottoir qui longe la Seine. Il traversa la chaussée et se dirigea vers la maison. Ganimard s'avança : – Vous êtes bien monsieur Prévailles ? – Oui, mais vous-même ? – Je suis chargé d'une mission… Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase. A la vue des hommes qui surgissaient de l'ombre, Prévailles avait reculé vivement jusqu'au mur, et tout en faisant face à ses adversaires, il se tenait adossé contre la porte d'une boutique située au rezde-chaussée et dont les volets étaient clos. – Arrière, cria-t-il, je ne vous connais pas. Sa main droite brandissait une lourde canne, tandis que sa main gauche, glissée derrière lui, semblait chercher à ouvrir la porte. Ganimard eut l'impression qu'il pouvait s'enfuir par là et par quelque issue secrète. – Allons, pas de blague, dit-il en s'approchant… Tu es pris… Rends-toi. Mais au moment où il empoignait la canne de Prévailles, Ganimard se souvint de l'avertissement donné par Lupin : Prévailles était gaucher, et c'était son revolver qu'il cherchait de la main gauche. L'inspecteur se baissa rapidement, il avait vu le geste subit de l'individu. Deux détonations retentirent. Personne ne fut touché. Quelques secondes après, Prévailles recevait un coup de crosse au menton, qui l'abattait sur-le-champ. A neuf heures, on l'écrouait au Dépôt. Ganimard, à cette époque, jouissait déjà d'une grande réputation. Cette capture opérée si brusquement, et par des moyens très simples que la police se hâta de divulguer, lui valut une célébrité soudaine. On chargea aussitôt Prévailles de tous les crimes demeurés impunis, et les journaux exaltèrent les prouesses de Ganimard. L'affaire, au début, fut conduite vivement. Tout d'abord on constata que Prévailles, de son véritable nom Thomas Derocq, avait eu déjà maille à partir avec la justice. En outre, la perquisition que l'on fit chez lui, si elle ne provoqua pas de nouvelles preuves, amena cependant la découverte d'un peloton de corde semblable à la corde employée autour du paquet, et la découverte de poignards qui auraient produit une blessure analogue aux blessures de la victime. Mais, le huitième jour, tout changea. Prévailles, qui, jusqu'ici, avait refusé de répondre, Prévailles, assisté de son avocat, opposa un alibi très net : le soir du crime, il était aux Folies-Bergère. De fait on finit par trouver, dans la poche de son smoking, un coupon de fauteuil et un programme de spectacle qui tous deux portaient la date de ce soir-là. – Alibi préparé, objecta le juge d'instruction. – Prouvez-le, répondit Prévailles. Des confrontations eurent lieu. La demoiselle de la pâtisserie crut reconnaître le monsieur au monocle. Le concierge de la rue de Berne crut reconnaître le monsieur qui rendait visite à Jenny Saphir. Mais personne n'osait rien affirmer de plus. Ainsi l'instruction ne rencontrait rien de précis, aucun terrain solide sur lequel on pût établir une accusation sérieuse. Le juge fit venir Ganimard et lui confia son embarras. – Il m'est impossible d'insister davantage, les charges manquent. – Cependant, vous êtes convaincu, monsieur le juge d'instruction ! Prévailles se serait laissé arrêter sans résistance s'il n'avait pas été coupable. – Il prétend qu'il a cru à une attaque. De même il prétend qu'il n'a jamais vu Jenny Saphir, et, en vérité, nous ne trouvons personne pour le confondre. Et pas davantage, en admettant que le saphir ait été volé, nous n'avons pu le trouver chez lui. – Ailleurs non plus, objecta Ganimard. – Soit, mais ce n'est pas une charge contre lui, cela. Savezvous ce qu'il nous faudrait, monsieur Ganimard, et avant peu ? L'autre bout de cette écharpe rouge. – L'autre bout ? – Oui, car il est évident que si l'assassin l'a emporté, c'est que les marques sanglantes de ses doigts sont sur l'étoffe. Ganimard ne répondit pas. Depuis plusieurs jours il sentait bien que toute l'aventure tendait vers ce dénouement. Il n'y avait pas d'autre preuve possible. Avec l'écharpe de soie, et avec cela seulement, la culpabilité de Prévailles était certaine. Or la situation de Ganimard exigeait cette culpabilité. Responsable de l'arrestation, illustré par elle, prôné comme l'adversaire le plus redoutable des malfaiteurs, il devenait absolument ridicule si Prévailles était relâché. Par malheur, l'unique et indispensable preuve était dans la poche de Lupin. Comment l'y reprendre ? Ganimard chercha, il s'épuisa en nouvelles investigations, refit l'enquête, passa des nuits blanches à scruter le mystère de la rue de Berne, reconstitua l'existence de Prévailles, mobilisa dix hommes pour découvrir l'invisible saphir. Tout fut inutile. Le 27 décembre, le juge d'instruction l'interpella dans les couloirs du palais. – Eh bien, monsieur Ganimard, du nouveau ? – Non, monsieur le juge d'instruction. – En ce cas, j'abandonne l'affaire. – Attendez un jour encore. – Pourquoi ? Il nous faudrait l'autre bout de l'écharpe l'avez-vous ? – Je l'aurai demain. – Demain ? – Oui, mais confiez-moi le morceau qui est en votre possession. – Moyennant quoi ? – Moyennant quoi je vous promets de reconstituer l'écharpe complète. – Entendu. Ganimard entra dans le cabinet du juge. Il en sortit avec le lambeau de soie. « Crénom de bon sang, bougonnait-il, j'irai la chercher, la preuve, et je l'aurai… Si toutefois M. Lupin ose venir au rendezvous. » Au fond, il ne doutait pas que M. Lupin n'eût cette audace, et c'était ce qui, précisément, l'agaçait. Pourquoi Lupin le voulait-il, ce rendez-vous ? Quel but poursuivait-il en l'occurrence ? Inquiet, la rage au cœur, plein de haine, il résolut de prendre toutes les précautions nécessaires, non seulement pour ne pas tomber dans un guet-apens, mais même pour ne pas manquer, puisque l'occasion s'en présentait, de prendre son ennemi au piège. Et le lendemain, qui était le 28 décembre, jour fixé par Lupin, après avoir étudié, toute la nuit, le vieil hôtel de la rue de Surène et s'être convaincu qu'il n'y avait d'autre issue que la grande porte, après avoir prévenu ses hommes qu'il allait accomplir une expédition dangereuse, c'est avec eux qu'il arriva sur le champ de bataille. Il les posta dans un café. La consigne était formelle : s'il apparaissait à l'une des fenêtres du troisième étage, ou s'il ne revenait pas au bout d'une heure, les agents devaient envahir la maison et arrêter quiconque essaierait d'en sortir. L'inspecteur principal s'assura que son revolver fonctionnait bien, et qu'il pourrait le tirer facilement de sa poche. Puis il monta. Il fut assez surpris de revoir les choses comme il les avait laissées, c'est à-dire les portes ouvertes et les serrures fracturées. Ayant constaté que les fenêtres de la chambre principale donnaient bien sur la rue, il visita les trois autres pièces qui constituaient l'appartement. Il n'y avait personne. « M. Lupin a eu peur, murmura-t-il, non sans une certaine satisfaction. » – T'es bête, dit une voix derrière lui. S'étant retourné, il vit sur le seuil un vieil ouvrier en longue blouse de peintre. – Cherche pas, dit l'homme. C'est moi, Lupin. Je travaille depuis ce matin chez l'entrepreneur de peinture. En ce moment, c'est l'heure du repas. Alors je suis monté. Il observait Ganimard avec un sourire joyeux, et il s'écria : – Vrai ! c'est une satanée minute que j'te dois là, mon vieux. J'la vendrais pas pour dix ans de ta vie, et cependant j't'aime bien ! Qu'en penses-tu, l'artiste ? Est-ce combiné, prévu ? prévu depuis A jusqu'à Z ? J'l'ai t'i comprise, l'affaire ? J'lai ti pénétré, l'mystère de l'écharpe ? Je n'te dis pas qu'il n'y avait pas des trous dans mon argumentation, des mailles qui manquaient à la chaîne… Mais quel chef-d'œuvre d'intelligence ! Quelle reconstitution, Ganimard ! Quelle intuition de tout ce qui avait eu lieu, et de tout ce qui allait avoir lieu depuis la découverte du crime jusqu'à ton arrivée ici, en quête d'une preuve ! Quelle divination vraiment merveilleuse ! T'as l'écharpe ? – La moitié, oui. Tu as l'autre ? – La voici. Confrontons. Ils étalèrent les deux morceaux de soie sur la table. Les échancrures faites par les ciseaux correspondaient exactement. En outre les couleurs étaient identiques. – Mais je suppose, dit Lupin, que tu n'es pas venu seulement pour cela. Ce qui t'intéresse, c'est de voir les marques du sang. Suis-moi, Ganimard, le jour n'est pas suffisant ici. Ils passèrent dans la pièce voisine, située du côté de la cour, et plus claire en effet, et Lupin appliqua son étoffe sur la vitre. – Regarde, dit-il en laissant la place à Ganimard. L'inspecteur tressaillit de joie. Distinctement on voyait les traces des cinq doigts et l'empreinte de la paume. La preuve était irrécusable. De sa main ensanglantée, de cette même main qui avait frappé Jenny Saphir, l'assassin avait empoigné l'étoffe et noué l'écharpe autour du cou. – Et c'est l'empreinte d'une main gauche, nota Lupin… D'où mon avertissement, qui n'avait rien de miraculeux, comme tu vois. Car, si j'admets que tu me considères comme un esprit supérieur, mon bon ami, je ne veux pas cependant que tu me traites de sorcier. Ganimard avait empoché prestement le morceau de soie. Lupin l'approuva. – Mais oui, mon gros, c'est pour toi. Ça me fait tant de plaisir de te faire plaisir ! Et tu vois, il n'y avait pas de piège dans tout cela rien que de l'obligeance…, un service de camarade à camarade, de copain à copain… Et aussi, je te l'avoue, un peu de curiosité… Oui, je voulais examiner l'autre morceau de soie… Celui de la police… N'aie pas peur. N'aie pas peur, je vais te le rendre… Une seconde seulement. D'un geste nonchalant, et tandis que Ganimard l'écoutait malgré lui, il s'amusait avec le gland qui terminait la moitié de l'écharpe. – Comme c'est ingénieux, ces petits ouvrages de femme ! As-tu remarqué ce détail de l'enquête ? Jenny Saphir était très adroite, et confectionnait elle-même ses chapeaux et ses robes. Il est évident que cette écharpe a été faite par elle… D'ailleurs, je m'en suis aperçu dès le premier jour. Curieux de ma nature, comme j'ai eu l'honneur de te le dire, j'avais étudié à fond le morceau de soie que tu viens d'empocher, et dans l'intérieur même du gland, j'avais découvert une petite médaille de sainteté que la pauvre fille avait mise là comme un portebonheur. Détail touchant, n'est-ce pas, Ganimard ? Une petite médaille de Notre-Dame-de-Bon-Secours. L'inspecteur ne le quittait pas des yeux, très intrigué. Et Lupin continuait : – Alors, je me suis dit comme il serait intéressant d'explorer l'autre moitié de l'écharpe, celle que la police trouvera au cou de la victime ! Car cette autre moitié, que je tiens enfin, est terminée de la même façon… De sorte que je saurai si la même cachette existe et ce qu'elle renferme… Mais regarde donc, mon bon ami, est-ce habilement fait ! Et si peu compliqué ! Il suffit de prendre un écheveau de cordonnet rouge et de le tresser autour d'une olive de bois creuse, tout en réservant, au milieu, une petite retraite, un petit vide, étroit forcément, mais suffisant pour qu'on puisse y mettre une médaille de sainteté…, ou tout autre chose… Un bijou, par exemple… Un saphir… Au même instant, il achevait d'écarter les cordonnets de soie, et, au creux d'une olive, il saisissait entre le pouce et l'index une admirable pierre bleue, d'une pureté et d'une taille parfaites. – Hein, que disais-je, mon bon ami ? Il leva la tête. L'inspecteur, livide, les yeux hagards, semblait ahuri, fasciné par la pierre qui miroitait devant lui. Il comprenait enfin toute la machination. – Animal, murmura-t-il, retrouvant son injure de la première entrevue. Les deux hommes étaient dressés l'un contre l'autre. – Rends-moi ça, fit l'inspecteur. Lupin tendit le morceau d'étoffe. – Et le saphir ! ordonna Ganimard. – T'es bête. – Rends-moi ça, sinon… – Sinon, quoi, espèce d'idiot ? s'écria Lupin. Ah ça ! mais, t'imagines-tu que c'est pour des prunes que je t'ai octroyé l'aventure ? – Rends-moi ça ! – Tu m'as pas regardé ? Comment voilà quatre semaines que je te fais marcher comme un daim, et tu voudrais… Voyons, Ganimard, un petit effort, mon gros… Comprends que, depuis quatre semaines, tu n'es que le bon caniche Ganimard, apporte apporte au monsieur… Ah ! le bon toutou à son père… Faites le beau Susucre ? Contenant la colère qui bouillonnait en lui, Ganimard ne songeait qu'à une chose, appeler ses agents. Et comme la pièce où il se trouvait donnait sur la cour, peu à peu, par un mouvement tournant, il essayait de revenir à la porte de communication. D'un bond, il sauterait alors vers la fenêtre et casserait l'un des carreaux. – Faut-il tout de même, continuait Lupin, que vous en ayez une couche, toi et les autres ! Depuis le temps que vous tenez l'étoffe, il n'y en a pas un qui ait eu l'idée de la palper, pas un qui se soit demandé la raison pour laquelle la pauvre fille s'accrochait à son écharpe. Pas un ! Vous agissez au hasard, sans réfléchir, sans rien prévoir. L'inspecteur avait atteint son but. Profitant d'une seconde où Lupin s'éloignait de lui, il fit volte-face soudain, et saisit la poignée de la porte. Mais un juron lui échappa la poignée ne bougea pas. Lupin s'esclaffa. – Même pas ça ! tu n'avais même pas prévu ça ! Tu me tends un traquenard, et tu n'admets pas que je puisse flairer la chose d'avance… Et tu te laisses conduire dans cette chambre, sans te demander si je ne t'y conduis pas exprès, et sans te rappeler que les serrures sont munies de mécanismes spéciaux ! Voyons, en toute sincérité, qu'est-ce que tu dis de cela ? – Ce que j'en dis ? proféra Ganimard, hors de lui. Rapidement, il avait tiré son revolver et visait l'ennemi en pleine figure. – Haut les mains ! s'écria-t-il. Lupin se planta devant lui, en levant les épaules. – Encore la gaffe. – Haut les mains, je te répète ! – Encore la gaffe. Ton ustensile ne partira pas. – Quoi ? – Ta femme de ménage, la vieille Catherine, est à mon service. Elle a mouillé la poudre ce matin, pendant que tu prenais ton café au lait. Ganimard eut un mouvement de rage, empocha l'arme, et se jeta sur Lupin. – Après ? fit celui-ci, en l'arrêtant net d'un coup de pied sur la jambe. Leurs vêtements se touchaient presque. Leurs regards se provoquaient, comme les regards de deux adversaires qui vont en venir aux mains. Pourtant, il n'y eut pas de combat. Le souvenir des luttes précédentes rendait la lutte inutile. Et Ganimard, qui se rappelait toutes les défaites passées, ses vaines attaques, les ripostes foudroyantes de Lupin, ne bougeait pas. Il n'y avait rien à faire, il le sentait. Lupin disposait des forces contre lesquelles toute force individuelle se brisait. Alors, à quoi bon ? – N'est-ce pas ? prononça Lupin, d'une voix amicale, il vaut mieux en rester là. D'ailleurs, mon bon ami, réfléchis bien à tout ce que l'aventure t'a rapporté : la gloire, la certitude d'un avancement prochain, et, grâce à cela, la perspective d'une heureuse vieillesse. Tu ne voudrais pas cependant y ajouter la découverte du saphir et la tête de ce pauvre Lupin… Ce ne serait pas juste. Sans compter que ce pauvre Lupin t'a sauvé la vie. Mais oui, monsieur ! Qui donc vous avertissait ici même que Prévailles était gaucher ? Et c'est comme ça que tu me remercies ? Pas chic, Ganimard. Vrai, tu me fais de la peine. Tout en bavardant, Lupin avait accompli le même manège que Ganimard et s'était approché de la porte. Ganimard comprit que l'ennemi allait lui échapper. Oubliant toute prudence, il voulut lui barrer la route et reçut dans l'estomac un formidable coup de tête qui l'envoya rouler jusqu'à l'autre mur. En trois gestes, Lupin fit jouer un ressort, tourna la poignée, entrouvrit le battant et s'esquiva en éclatant de rire. Lorsque Ganimard, vingt minutes après, réussit à rejoindre ses hommes, l'un de ceux-ci lui dit : – Il y a un ouvrier peintre qui est sorti de la maison, comme ses camarades rentraient de déjeuner, et qui m'a remis une lettre. « Vous donnerez ça à votre patron », qu'il m'a dit. « A quel patron ? » que j'ai répondu. Il était loin déjà. Je suppose que c'est pour vous. – Donne. Ganimard décacheta la lettre. Elle était griffonnée en hâte, au crayon, et contenait ces mots… « Ceci, mon bon ami, pour te mettre en garde contre une excessive crédulité. Quand un quidam te dit que les cartouches de ton revolver sont mouillées, si grande que soit ta confiance en ce quidam, se nommât-il Arsène Lupin, ne te laisse pas monter le coup. Tire d'abord, et, si le quidam fait une pirouette dans l'éternité, tu auras la preuve : 1° que les cartouches n'étaient pas mouillées ; 2 ° que la vieille Catherine est la plus honnête des femmes de ménage. « En attendant que j'aie l'honneur de la connaître, accepte, mon bon ami, les sentiments affectueux de ton fidèle « Arsène Lupin. » La mort qui rôde Après avoir contourné les murs du château, Arsène Lupin revint à son point de départ. Décidément aucune brèche n'existait, et l'on ne pouvait s'introduire dans le vaste domaine de Maupertuis que par une petite porte basse et solidement verrouillée à l'intérieur, ou par la grille principale auprès de laquelle veillait le pavillon du garde. – Soit, dit-il, nous emploierons les grands moyens. Pénétrant au milieu des taillis où il avait caché sa motocyclette, il détacha un paquet de corde légère enroulé sous la selle, et se dirigea vers un endroit qu'il avait noté au cours de son examen. A cet endroit, situé loin de la route, à la lisière d'un bois, de grands arbres plantés dans le parc débordaient le mur. Lupin fixa une pierre à l'extrémité de la corde, et, l'ayant lancée, attrapa une grosse branche, qu'il lui suffit dès lors d'attirer à lui et d'enjamber. La branche, en se redressant, le souleva de terre. Il franchit le mur, glissa le long de l'arbre, et sauta doucement sur l'herbe du parc. C'était l'hiver. Entre les rameaux dépouillés, par-dessus le vallonnement des pelouses, il aperçut au loin le petit château de Maupertuis. Craignant d'être vu, il se dissimula derrière un groupe de sapins. Là, à l'aide d'une lorgnette, il étudia la façade mélancolique et sombre du château. Toutes les fenêtres étaient closes et comme défendues par des volets hermétiques. On eût dit un logis inhabité. « Pristi, murmura Lupin, pas gai, le manoir ! Ce n'est pas ici que je finirai mes jours. » Mais, comme trois heures sonnaient à l'horloge, une des portes du rez-de-chaussée s'ouvrit sur la terrasse, et une silhouette de femme, très mince, enveloppée dans un manteau noir, apparut. La femme se promena de long en large durant quelques minutes, entourée aussitôt d'oiseaux auxquels elle jetait des miettes de pain. Puis elle descendit les marches de pierre qui conduisaient à la pelouse centrale, et elle la suivit en prenant l'allée de droite. Avec sa lorgnette, Lupin la voyait distinctement venir de son côté. Elle était grande, blonde, d'une tournure gracieuse, l'air d'une toute jeune fille. Elle avançait d'un pas allègre, regardant le pâle soleil de décembre, et s'amusant à briser les petites branches mortes aux arbustes du chemin. Elle était arrivée à peu près aux deux tiers de la distance qui la séparait de Lupin, quand des aboiements furieux éclatèrent, et un chien énorme, un danois de taille colossale, surgit d'une cabane voisine et se dressa au bout de la chaîne qui le retenait. La jeune fille s'écarta un peu et passa, sans prêter plus d'attention à un incident qui devait se reproduire chaque jour. Le chien redoubla de colère, debout sur ses pattes, et tirant sur son collier au risque de s'étrangler. Trente ou quarante pas plus loin, impatientée sans doute, elle se retourna et fit un geste de la main. Le danois eut un sursaut de rage, recula jusqu'au fond de sa niche, et bondit de nouveau, irrésistible. La jeune fille poussa un cri de terreur folle. Le chien franchissait l'espace, en traînant derrière lui sa chaîne brisée. Elle se mit à courir, à courir de toutes ses forces, et elle appelait au secours désespérément. Mais, en quelques sauts, le chien la rejoignait. Elle tomba, tout de suite épuisée, perdue. La bête était déjà sur elle, la touchait presque. A ce moment précis, il y eut une détonation. Le chien fit une cabriole en avant, se remit d'aplomb, gratta le sol à coups de patte, puis se coucha en hurlant à diverses reprises, un hurlement rauque, essoufflé, qui s'acheva en une plainte sourde et en râles indistincts. Et ce fut tout. – Mort, dit Lupin, qui était accouru aussitôt, prêt à décharger son revolver une seconde fois. La jeune fille s'était relevée, toute pâle, chancelante encore. Elle examina, très surprise, cet homme qu'elle ne connaissait pas, et qui venait de lui sauver la vie, et elle murmura : – Merci… J'ai eu bien peur… Il était temps… Je vous remercie, monsieur. Lupin ôta son chapeau. – Permettez-moi de me présenter, mademoiselle, Paul Daubreuil… Mais, avant toute explication, je vous demande un instant… Il se baissa vers le cadavre du chien, et examina la chaîne à l'endroit où l'effort de la bête l'avait brisée. – C'est bien ça ! fit-il entre ses dents c'est bien ce que je supposais. Bigre ! les événements se précipitent… J'aurais dû arriver plus tôt. Revenant à la jeune fille, il lui dit vivement… – Mademoiselle, nous n'avons pas une minute à perdre. Ma présence dans ce parc est tout à fait insolite. Je ne veux pas qu'on m'y surprenne, et cela, pour des raisons qui vous concernent uniquement. Pensez-vous qu'on ait pu, du château, entendre la détonation ? La jeune fille semblait remise déjà de son émotion, et elle répondit avec une assurance où se révélait toute sa nature courageuse : – Je ne le pense pas. – Monsieur votre père est au château, aujourd'hui ? – Mon père est souffrant, couché depuis des mois. En outre, sa chambre donne sur l'autre façade. – Et les domestiques ? – Ils habitent également, et travaillent de l'autre côté. Personne ne vient jamais par ici. Moi seule m'y promène. – Il est donc probable qu'on ne m'a pas vu non plus, d'autant que ces arbres nous cachent. – C'est probable. – Alors, je puis vous parler librement ? – Certes, mais je ne m'explique pas… – Vous allez comprendre. Il s'approcha d'elle un peu plus et lui dit : – Permettez-moi d'être bref. Voici. Il y a quatre jours, Mlle Jeanne Darcieux… – C'est moi, dit-elle en souriant. – Mlle Jeanne Darcieux, continua Lupin, écrivait une lettre à l'une de ses amies du nom de Marceline, laquelle habite Versailles… – Comment savez-vous tout cela ? dit la jeune fille stupéfaite, j'ai déchiré la lettre avant de l'achever. – Et vous avez jeté les morceaux sur le bord de la route qui va du château à Vendôme. – En effet je me promenais… – Ces morceaux furent recueillis, et j'en eus communication le lendemain même. – Alors…, vous avez lu ? fit Jeanne Darcieux avec une certaine irritation. – Oui, j'ai commis cette indiscrétion, et je ne le regrette pas, puisque je puis vous sauver. – Me sauver de quoi ? – De la mort. Lupin prononça cette petite phrase d'une voix très nette. La jeune fille eut un frisson. – Je ne suis pas menacée de mort. – Si, mademoiselle. Vers la fin d'octobre, comme vous lisiez sur un banc de la terrasse où vous aviez coutume de vous asseoir chaque jour, à la même heure, un moellon de la corniche s'est détaché, et il s'en est fallu de quelques centimètres que vous ne fussiez écrasée. – Un hasard… – Par une belle soirée de novembre, vous traversiez le potager, au clair de la lune. Un coup de feu fut tiré, la balle siffla à vos oreilles. – Du moins je l'ai cru… – Enfin, la semaine dernière, le petit pont de bois qui enjambe la rivière du parc, à deux mètres de la chute d'eau, s'écroula au moment où vous passiez. C'est par miracle que vous avez pu vous accrocher à une racine. Jeanne Darcieux essaya de sourire. – Soit, mais il n'y a là, ainsi que je l'écrivais à Marceline, qu'une série de coïncidences, de hasards… – Non, mademoiselle, non. Un hasard de cette sorte est admissible… Deux le sont également et encore ! Mais on n'a pas le droit de supposer que, trois fois, le hasard s'amuse et parvienne à répéter le même acte, dans des circonstances aussi extraordinaires. C'est pourquoi je me suis cru permis de venir à votre secours. Et, comme mon intervention ne peut être efficace que si elle demeure secrète, je n'ai pas hésité à m'introduire ici autrement que par la porte. Il était temps, ainsi que vous le disiez. L'ennemi vous attaquait une fois de plus. – Comment ! Est-ce que vous pensez ? Non, ce n'est pas possible… Je ne veux pas croire… Lupin ramassa la chaîne et, la montrant : – Regardez le dernier anneau. Il est hors de doute qu'il a été limé. Sans quoi, une chaîne de cette force n'eût pas cédé. D'ailleurs la marque de la lime est visible. Jeanne avait pâli, et l'effroi contractait son joli visage. – Mais qui donc m'en veut ainsi ? balbutia-t-elle. C'est terrible… Je n'ai fait de mal à personne… Et pourtant il est certain que vous avez raison… Bien plus… Elle acheva plus bas : « Bien plus, je me demande si le même danger ne menace pas mon père. – On l'a attaqué, lui aussi ? – Non, car il ne bouge pas de sa chambre. Mais sa maladie est si mystérieuse ! Il n'a plus de forces…, il ne peut plus marcher… En outre, il est sujet à des étouffements, comme si son cœur s'arrêtait. Ah ! quelle horreur ! Lupin sentit toute l'autorité qu'il pouvait prendre sur elle en un pareil moment, et il lui dit : – Ne craignez rien, mademoiselle. Si vous m'obéissez aveuglément, je ne doute pas du succès. – Oui… oui je veux bien mais tout cela est si affreux… – Ayez confiance, je vous en prie. Et veuillez m'écouter. J'aurais besoin de quelques renseignements. Coup sur coup il lui posa des questions, auxquelles Jeanne Darcieux répondit hâtivement. – Cette bête n'était jamais détachée, n'est-ce pas ? – Jamais. – Qui la nourrissait ? – Le garde. A la tombée du jour il lui apportait sa pâtée. – Il pouvait, par conséquent, s'approcher d'elle sans être mordu ? – Oui, et lui seul, car elle était féroce. – Vous ne soupçonnez pas cet homme ? – Oh non Baptiste ! Jamais… – Et vous ne voyez personne ? – Personne. Nos domestiques nous sont très dévoués. Ils m'aiment beaucoup. – Vous n'avez pas d'amis au château ? – Non. – Pas de frère ? – Non. – Votre père est donc seul à vous protéger ? – Oui, et je vous ai dit dans quel état il se trouvait. – Vous lui avez raconté les diverses tentatives ? – Oui, et j'ai eu tort. Notre médecin, le vieux docteur Guéroult, m'a défendu de lui donner la moindre émotion. – Votre mère ? – Je ne me souviens pas d'elle. Elle est morte, il y a seize ans il y a juste seize ans. – Vous aviez ? – Un peu moins de cinq ans. – Et vous habitiez ici ? – Nous habitions Paris. C'est l'année suivante seulement que mon père a acheté ce château. Lupin demeura quelques instants silencieux, puis il conclut : – C'est bien, mademoiselle, je vous remercie. Pour le moment, ces renseignements me suffisent. D'ailleurs, il ne serait pas prudent de rester plus longtemps ensemble. – Mais, dit-elle, le garde, tout à l'heure, trouvera ce chien… Qui l'aura tué ? – Vous, mademoiselle, vous, pour vous défendre contre une attaque. – Je ne porte jamais d'arme. – Il faut croire que si, dit Lupin en souriant, puisque vous avez tué cette bête, et que vous seule pouvez l'avoir tuée. Et puis on croira ce qu'on voudra. L'essentiel est que, moi, je ne sois pas suspect, quand je viendrai au château. – Au château ? Vous avez l'intention ? – Je ne sais pas encore comment mais je viendrai. Et dès ce soir… Ainsi donc, je vous le répète, soyez tranquille, je réponds de tout. Jeanne le regarda et, dominée par lui, conquise par son air d'assurance et de bonne foi, elle dit simplement : – Je suis tranquille. – Alors, tout ira pour le mieux. A ce soir, mademoiselle. – A ce soir. Elle s'éloigna, et Lupin, qui la suivit des yeux, jusqu'au moment où elle disparut à l'angle du château, murmura : « Jolie créature ! il serait dommage qu'il lui arrivât malheur. Heureusement, ce brave Arsène veille au grain. » Peu soucieux qu'on le rencontrât, l'oreille aux aguets, il visita le parc en ses moindres recoins, chercha la petite porte basse qu'il avait notée à l'extérieur, et qui était celle du potager, ôta le verrou, prit la clef, puis longea les murs, et se retrouva près de l'arbre qu'il avait escaladé. Deux minutes plus tard, il remontait sur sa motocyclette. Le village de Maupertuis était presque contigu au château. Lupin s'informa et apprit que le Dr Guéroult habitait à côté de l'église. Il sonna, fut introduit dans le cabinet de consultation, et se présenta sous son nom de Paul Daubreuil, demeurant à Paris, rue de Surène, et entretenant avec le service de la Sûreté des relations officieuses sur lesquelles il réclamait le secret. Ayant eu connaissance, par une lettre déchirée, des incidents qui avaient mis en péril la vie de Mlle Darcieux, il venait au secours de la jeune fille. Le Dr Guéroult, vieux médecin de campagne, qui chérissait Jeanne, admit aussitôt, sur les explications de Lupin, que ces incidents constituaient les preuves indéniables d'un complot. Très ému, il offrit l'hospitalité à son visiteur et le retint à dîner. Les deux hommes causèrent longtemps. Le soir, ils se rendirent ensemble au château. Le docteur monta dans la chambre du malade qui était située au premier étage, et demanda la permission d'amener un de ses jeunes confrères, auquel, désireux de repos, il avait l'intention de transmettre sa clientèle à bref délai. En entrant, Lupin aperçut Jeanne Darcieux au chevet de son père. Elle réprima un geste d'étonnement, puis, sur un signe du docteur, sortit. La consultation eut alors lieu en présence de Lupin. M. Darcieux avait une figure amaigrie par la souffrance et des yeux brûlés de fièvre. Ce jour-là, il se plaignit surtout de son cœur. Après l'auscultation, il interrogea le médecin avec une anxiété visible, et chaque réponse semblait un soulagement pour lui. Il parla aussi de Jeanne, persuadé qu'on le trompait et que sa fille avait échappé à d'autres accidents. Malgré les dénégations du docteur, il était inquiet. Il aurait voulu que la police fût avertie et qu'on fît des enquêtes. Mais son agitation l'épuisa, et il s'assoupit peu à peu. Dans le couloir, Lupin arrêta le docteur. – Voyons, docteur, votre opinion exacte. Pensez-vous que la maladie de M. Darcieux puisse être attribuée à une cause étrangère ? – Comment cela ? – Oui, supposons qu'un même ennemi ait intérêt à faire disparaître le père et la fille… Le Dr Guéroult sembla frappé de l'hypothèse. – En effet en effet cette maladie affecte parfois un caractère si anormal ! Ainsi, la paralysie des jambes, qui est presque complète, devrait avoir pour corollaire… Le docteur réfléchit un instant, puis il prononça, à voix basse : – Le poison, alors…, mais quel poison ? Et d'ailleurs, je ne vois aucun symptôme d'intoxication il faudrait supposer… Mais que faites-vous ? Qu'y a-t-il ? Les deux hommes causaient alors devant une petite salle du premier étage, où Jeanne, profitant de la présence du docteur chez son père, avait commencé son repas du soir. Lupin, qui la regardait par la porte ouverte, la vit porter à ses lèvres une tasse dont elle but quelques gorgées. Soudain il se précipita sur elle et lui saisit le bras. – Qu'est-ce que vous buvez là ? – Mais, dit-elle, interloquée une infusion…, du thé. – Vous avez fait une grimace de dégoût pourquoi ? – Je ne sais pas il m'a semblé… – Il vous a semblé ? – Qu'il y avait…, une sorte d'amertume… Mais cela provient sans doute du médicament que j'y ai mêlé. – Quel médicament ? – Des gouttes que je prends à chaque dîner selon votre ordonnance, n'est-ce pas, docteur ? – Oui, déclara le Dr Guérouit, mais ce médicament n'a aucun goût… Vous le savez bien, Jeanne, puisque vous en usez depuis quinze jours, et que c'est la première fois… – En effet, murmura la jeune fille, et celui-là a un goût… Ah tenez, j'en ai encore la bouche qui me brûle. A son tour le Dr Guérouit avala une gorgée de la tasse : – Ah ! pouah ! s'écria-t-il, en recrachant, l'erreur n'est pas possible ! De son côté, Lupin examinait le flacon qui contenait le médicament, et il demanda : – Dans la journée, où range-t-on ce flacon ? Mais Jeanne ne put répondre. Elle avait porté la main à sa poitrine, et, le visage blême, les yeux convulsés, elle paraissait souffrir infiniment. – Ça me fait mal ça me fait mal, bégaya-t-elle. Les deux hommes la portèrent vivement dans sa chambre et l'étendirent sur le lit. – Il faudrait un vomitif, dit Lupin. – Ouvrez l'armoire, ordonna le docteur… Il y a une trousse de pharmacie… Vous l'avez ? Sortez un des petits tubes… Oui, celui-là… Et de l'eau chaude maintenant… Vous en trouverez sur le plateau de la théière. Appelée par un coup de sonnette, la bonne, qui était plus spécialement au service de Jeanne, accourut. Lupin lui expliqua que Mlle Darcieux était prise d'un malaise inexplicable. Il revint ensuite à la petite salle à manger, visita le buffet et les placards, descendit à la cuisine où il prétexta que le docteur l'avait dépêché pour étudier l'alimentation de M. Darcieux. Sans en avoir l'air, il fit causer la cuisinière, le domestique, et le garde Baptiste, lequel mangeait au château. En remontant, il trouva le docteur. – Eh bien ? – Elle dort. – Aucun danger ? – Non. Heureusement elle n'avait bu que deux ou trois gorgées. Mais c'est la seconde fois aujourd'hui que vous lui sauvez la vie. L'analyse de ce flacon nous en donnera la preuve. – Analyse inutile, docteur. La tentative d'empoisonnement est certaine. – Mais qui ? – Je ne sais pas. Mais le démon qui machine tout cela connaît évidemment les habitudes du château. Il va et vient à sa guise, se promène dans le parc, lime la chaîne du chien, mêle du poison aux aliments, bref se remue et agit comme s'il vivait de la vie même de celle ou plutôt de ceux qu'il veut supprimer. – Ah ! vous pensez décidément que le même péril menace M. Darcieux ? – Sans doute. – Un des domestiques, alors ? Mais c'est inadmissible. Estce que vous croyez ? – Je ne crois rien. Je ne sais rien. Tout ce que je puis dire, c'est que la situation est tragique, et qu'il faut redouter les pires événements. La mort est ici, docteur, elle rôde dans ce château, et, avant peu, elle atteindra ceux qu'elle poursuit. – Que faire ? – Veiller, docteur. Prétextons que la santé de M. Darcieux nous inquiète, et couchons dans cette petite salle. Les deux chambres du père et de la fille sont proches. En cas d'alerte, nous sommes sûrs de tout entendre. Ils avaient un fauteuil à leur disposition. Il fut convenu qu'ils y dormiraient à tour de rôle. En réalité, Lupin ne dormit que deux ou trois heures. Au milieu de la nuit, sans prévenir son compagnon, il quitta la chambre, fit une ronde minutieuse dans le château, et sortit par la grille principale. Vers neuf heures, il arrivait à Paris avec sa motocyclette. Deux de ses amis, auxquels il avait téléphoné en cours de route, l'attendaient. Tous trois, chacun de son côté, passèrent la journée à faire les recherches que Lupin avait méditées. A six heures, il repartit précipitamment, et jamais peut-être, ainsi qu'il me le raconta par la suite, il ne risqua sa vie avec plus de témérité qu'en effectuant ce retour à une vitesse folle, un soir brumeux de décembre, où la lumière de son phare trouait à peine les ténèbres. Devant la grille, encore ouverte, il sauta de machine, et courut jusqu'au château dont il monta le premier étage en quelques bonds. Dans la petite salle, personne. Sans hésiter, sans frapper, il entra dans la chambre de Jeanne. – Ah ! vous êtes là, dit-il avec un soupir de soulagement en apercevant Jeanne et le docteur, qui causaient, assis l'un près de l'autre. – Quoi ? Du nouveau ? fit le docteur inquiet de voir dans un tel état d'agitation cet homme, dont il savait le sang-froid. – Rien, répondit-il, rien de nouveau. Et ici ? – Ici non plus. Nous venons de quitter M. Darcieux. Il mangeait de bon appétit, après une excellente journée. Quant à Jeanne, vous voyez, elle a déjà retrouvé ses belles couleurs. – Alors il faut partir. – Partir ! mais c'est impossible, protesta la jeune fille. – Il le faut, s'écria Lupin en frappant du pied et avec une véritable violence. Tout de suite, il se maîtrisa, prononça quelques paroles d'excuse, puis il resta trois ou quatre minutes dans un silence profond que le docteur et Jeanne se gardèrent de troubler. Enfin, il dit à la jeune fille : – Vous partirez demain matin, mademoiselle, et pour une semaine ou deux seulement. Je vous conduirai chez votre amie de Versailles, celle à qui vous écrivez. Je vous supplie de préparer tout, dès ce soir, et ouvertement. Avertissez les domestiques… De son côté, le docteur voudra bien prévenir M. Darcieux, et lui faire comprendre, avec toutes les précautions possibles, que ce voyage est indispensable pour votre sécurité. D'ailleurs il vous rejoindra aussitôt que ses forces le lui permettront. C'est convenu, n'est-ce pas ? – Oui, dit-elle, absolument dominée par la voix impérieuse et douce de Lupin. – En ce cas, dit-il, faites vite, et ne quittez plus votre chambre. – Mais, objecta la jeune fille avec un frisson cette nuit… – Ne craignez rien. S'il y avait le moindre danger, nous reviendrions, le docteur et moi. N'ouvrez votre porte que si l'on frappe trois coups très légers. Jeanne sonna aussitôt la bonne. Le docteur passa chez M. Darcieux, tandis que Lupin se faisait servir quelques aliments dans la petite salle. – Voilà qui est terminé, dit le docteur au bout de vingt minutes. M. Darcieux n'a pas trop protesté. Au fond, lui aussi, il trouve qu'il est bon d'éloigner Jeanne. Ils se retirèrent tous deux et sortirent du château. Près de la grille, Lupin appela le garde. – Vous pouvez fermer, mon ami. Si M. Darcieux avait besoin de nous, qu'on vienne nous chercher aussitôt. Dix heures sonnaient à l'église de Maupertuis. Des nuages noirs, entre lesquels la lune se glissait par moments, pesaient sur la campagne. Les deux hommes firent une centaine de pas. Ils approchaient du village quand Lupin empoigna le bras de son compagnon. – Halte ! – Qu'y a-t-il donc ? s'écria le docteur. – Il y a, prononça Lupin d'un ton saccadé, que, si mes calculs sont justes, si je ne me blouse pas du tout au tout dans cette affaire, il y a que, cette nuit, Mlle Darcieux sera assassinée. – Hein ! que dites-vous ? balbutia le docteur épouvanté… Mais alors, pourquoi sommes-nous partis ? – Précisément pour que le criminel, qui suit tous nos gestes dans l'ombre, ne diffère pas son forfait, et qu'il l'accomplisse, non pas à l'heure choisie par lui, mais à l'heure que j'ai fixée. – Nous retournons donc au château ? – Certes, mais chacun de notre côté. – Tout de suite, en ce cas. – Écoutez-moi bien, docteur, dit Lupin d'une voix posée, et ne perdons pas notre temps en paroles inutiles. Avant tout, il faut déjouer toute surveillance. Pour cela, rentrez directement chez vous, et n'en repartez que quelques minutes après, lorsque vous aurez la certitude de n'avoir pas été suivi. Vous gagnerez alors les murs du château vers la gauche, jusqu'à la petite porte du potager. En voici la clef. Quand l'horloge de l'église sonnera onze coups, vous ouvrirez doucement, et vous marcherez droit vers la terrasse, derrière le château. La cinquième fenêtre ferme mal. Vous n'aurez qu'à enjamber le balcon. Une fois dans la chambre de Mlle Darcieux, poussez le verrou et ne bougez plus. Vous entendez, ne bougez plus, ni l'un ni l'autre, quoi qu'il arrive. J'ai remarqué que Mlle Darcieux laisse entrouverte la fenêtre de son cabinet de toilette, n'est-ce pas ? – Oui, une habitude que je lui ai donnée. – C'est par là que l'on viendra. – Mais vous ? – C'est aussi par là que je viendrai. – Et vous savez qui est ce misérable ? Lupin hésita, puis répondit : – Non… Je ne sais pas… Et justement, comme cela, nous le saurons. Mais, je vous en conjure, du sang-froid. Pas un mot, pas un geste, quoi qu'il arrive. – Je vous le promets. – Mieux que cela, docteur. Je vous demande votre parole. – Je vous donne ma parole. Le docteur s'en alla. Aussitôt, Lupin monta sur un tertre voisin d'où l'on apercevait les fenêtres du premier et du second étage. Plusieurs d'entre elles étaient éclairées. Il attendit assez longtemps. Une à une les lueurs s'éteignirent. Alors, prenant une direction opposée à celle du docteur, il bifurqua sur la droite, et longea le mur jusqu'au groupe d'arbres, près duquel il avait caché sa motocyclette, la veille. Onze heures sonnèrent. Il calcula le temps que le docteur pouvait mettre à traverser le potager et à s'introduire dans le château. « Et d'un, murmura-t-il. De ce côté-là, tout est en règle. A la rescousse, Lupin. L'ennemi ne va pas tarder à jouer son dernier atout et fichtre, il faut que je sois là… » Il exécuta la même manœuvre que la première fois, attira la branche et se hissa sur le bord du mur, d'où il put gagner les plus gros rameaux de l'arbre. A ce moment, il dressa l'oreille. Il lui semblait entendre un frémissement de feuilles mortes. Et, de fait, il discerna une ombre, qui remuait au-dessous de lui, et trente mètres plus loin. « Crebleu, se dit-il, je suis fichu, la canaille a flairé le coup… » Un rayon de lune passa. Distinctement, Lupin vit que l'homme épaulait. Il voulut sauter â terre et se retourna. Mais il sentit un choc à la poitrine, perçut le bruit d'une détonation, poussa un juron de colère, et dégringola de branche en branche, comme un cadavre… Cependant le Dr Guérouit, suivant les prescriptions d'Arsène Lupin, avait escaladé le rebord de la cinquième fenêtre, et s'était dirigé à tâtons vers le premier étage. Arrivé devant la chambre de Jeanne, il frappa trois coups légers, fut introduit, et poussa aussitôt le verrou. – Étends-toi sur ton lit, dit-il tout bas à la jeune fille qui avait gardé ses vêtements du soir. Il faut que tu paraisses couchée. Brrrr, il ne fait pas chaud ici. La fenêtre de ton cabinet de toilette est ouverte ? – Oui… Voulez-vous que… – Non, laisse-la. On va venir. – On va venir ! bredouilla Jeanne effarée. – Oui, sans aucun doute. – Mais qui est-ce que vous soupçonnez ? – Je ne sais pas… Je suppose que quelqu'un est caché dans le château ou dans le parc. – Oh ! j'ai peur. – N'aie pas peur. Le gaillard qui te protège semble rudement fort et ne joue qu'à coup sûr. Il doit être à l'affût quelque part dans la cour. Le docteur éteignit la veilleuse et s'approcha de la croisée, dont il souleva le rideau. Une corniche étroite, qui courait le long du premier étage, ne lui permettant de voir qu'une partie éloignée de la cour, il revint s'installer auprès du lit. Il s'écoula des minutes très pénibles et qui leur parurent infiniment longues. L'horloge sonnait au village, mais, absorbés par tous les petits bruits nocturnes, c'est à peine s'ils en percevaient le tintement. Ils écoutaient, ils écoutaient de tous leurs nerfs exaspérés. – Tu as entendu ? souffla le docteur. – Oui oui, dit Jeanne qui s'était assise sur son lit. – Couche-toi… couche-toi, reprit-il au bout d'un instant… On vient… Un petit claquement s'était produit dehors, contre la corniche. Puis il y eut une suite de bruits indiscrets, dont ils n'auraient su préciser la nature. Mais ils avaient l'impression que la fenêtre voisine s'ouvrait davantage, car des bouffées d'air froid les enveloppaient. Soudain ce fut très net : il y avait quelqu'un à côté. Le docteur, dont la main tremblait un peu, saisit son revolver. Il ne bougea pas néanmoins, se rappelant l'ordre formel qui lui avait été donné, et redoutant de prendre une décision contraire. L'obscurité était absolue dans la chambre. Ils ne pouvaient donc voir où se trouvait l'ennemi. Mais ils devinaient sa présence. Ils suivaient ses gestes invisibles, sa marche assourdie par le tapis, et ils ne doutaient point qu'il n'eût franchi le seuil de la chambre. Et l'ennemi s'arrêta. Cela, ils en furent certains. Il était debout, à cinq pas du lit, immobile, indécis peut-être, cherchant à percer l'ombre de son regard aigu. Dans la main du docteur, la main de Jeanne frissonnait, glacée et couverte de sueur. De son autre main, le docteur serrait violemment son arme, le doigt sur la détente. Malgré sa parole, il n'hésitait pas : que l'ennemi touchât l'extrémité du lit, le coup partait, jeté au hasard. L'ennemi fit un pas encore, puis s'arrêta de nouveau. Et c'était effrayant, ce silence, cette impassibilité, ces ténèbres où des êtres s'épiaient éperdument. Qui donc surgissait ainsi dans la nuit profonde ? Qui était cet homme ? Quelle haine horrible le poussait contre la jeune fille, et quelle œuvre abominable poursuivait-il ? Si terrifiés qu'ils fussent, Jeanne et le docteur ne pensaient qu'à cela voir, connaître la vérité, contempler le masque de l'ennemi. Il fit un pas encore et ne bougea plus. Il leur semblait que sa silhouette se détachait, plus noire sur l'espace noir, et que son bras se levait peu à peu. Une minute passa, et puis une autre. Et tout à coup, plus loin que l'homme, vers la droite, un bruit sec… Une lumière jaillit, ardente, fut projetée contre l'homme, l'éclaira en pleine face, brutalement. Jeanne poussa un cri d'épouvante. Elle avait vu, dressé audessus d'elle, un poignard à la main, elle avait vu son père ! En même temps presque, et, comme la lumière était éteinte, une détonation… Le docteur avait tiré. – Crebleu… Ne tirez donc pas, hurla Lupin. A bras-le-corps, il empoigna le docteur, qui suffoquait : – Vous avez vu… Vous avez vu… Écoutez… Il s'enfuit… – Laissez-le s'enfuir… C'est ce qu'il y a de mieux. Lupin fit jouer de nouveau le ressort de sa lanterne électrique, courut dans le cabinet de toilette, constata que l'homme avait disparu et, revenant tranquillement vers la table, alluma la lampe. Jeanne était couchée sur son lit, blême, évanouie. Le docteur, accroupi dans un fauteuil, émettait des sons inarticulés. – Voyons, dit Lupin en riant, reprenez-vous. Il n'y a pas à se frapper, puisque c'est fini. – Son père… son père… gémissait le vieux médecin. – Je vous en prie, docteur, Mlle Darcieux est malade. Soignez-la. Sans plus s'expliquer, Lupin regagna le cabinet de toilette et passa sur la corniche. Une échelle s'y trouvait appuyée. Il descendit rapidement. En longeant le mur, vingt pas plus loin, ii se heurta aux barreaux d'une échelle de corde à laquelle il grimpa, et qui le conduisit dans la chambre de M. Darcieux. Cette chambre était vide. « Parfait, se dit-il. Le client a jugé la situation mauvaise, et il a décampé. Bon voyage… Et, sans doute, la porte est-elle barricadée ? Justement… C'est ainsi que notre malade, roulant ce brave docteur, se relevait la nuit en toute sécurité, fixait au balcon son échelle de corde, et préparait ses petits coups. Pas si bête, le Darcieux… » Il ôta les verrous et revint à la chambre de Jeanne. Le docteur, qui en sortait, l'entraîna vers la petite salle. – Elle dort, ne la dérangeons pas. La secousse a été rude, et il lui faudra du temps pour se remettre. Lupin prit une carafe et but un verre d'eau. Puis il s'assit et, paisiblement : – Bah ! demain il n'y paraîtra plus. – Que dites-vous ? – Je dis que demain il n'y paraîtra plus. – Et pourquoi ? – D'abord parce qu'il ne m'a pas semblé que Mlle Darcieux éprouvât pour son père une affection très grande… – Qu'importe ! Pensez à cela un père qui veut tuer sa fille ! un père qui, pendant des mois, recommence quatre, cinq, six fois sa tentative monstrueuse ! Voyons, n'y a-t-il pas là de quoi flétrir à jamais une âme moins sensible que celle de Jeanne ? Quel souvenir odieux ! – Elle oubliera. – On n'oublie pas cela. – Elle oubliera, docteur, et pour une raison très simple… – Mais parlez donc ! – Elle n'est pas la fille de M. Darcieux ! – Hein ? – Je vous répète qu'elle n'est pas la fille de ce misérable. – Que dites-vous ? M. Darcieux… – M. Darcieux n'est que son beau-père. Elle venait de naître quand son père, son vrai père est mort. La mère de Jeanne épousa alors un cousin de son mari, qui portait le même nom que lui, et elle mourut l'année même de ses secondes noces. Elle laissait Jeanne aux soins de M. Darcieux. Celui-ci l'emmena d'abord à l'étranger, puis acheta ce château, et, comme personne ne le connaissait dans le pays, il présenta l'enfant comme sa fille. Elle-même ignore la vérité sur sa naissance. Le docteur demeurait confondu. Il murmura : – Vous êtes certain de ces détails ? – J'ai passé ma journée dans les mairies de Paris. J'ai compulsé les états civils, j'ai interrogé deux notaires, j'ai vu tous les actes. Le doute n'est pas possible. – Mais cela n'explique pas le crime, ou plutôt la série des crimes. – Si, déclara Lupin, et, dès le début, dès la première heure où j'ai été mêlé à cette affaire, une phrase de Mlle Darcieux me fit pressentir la direction qu'il fallait donner à mes recherches. « J'avais presque cinq ans lorsque ma mère est morte, me ditelle. Ii y a de cela seize ans. » Donc Mlle Darcieux allait prendre vingt et un ans, c'est-à-dire qu'elle était sur le point de devenir majeure. Tout de suite, je vis là un détail important. La majorité, c'est l'âge où l'on vous rend des comptes. Quelle était la situation de fortune de Mlle Darcieux, héritière naturelle de sa mère ? Bien entendu, je ne songeai pas une seconde au père. D'abord on ne peut imaginer pareille chose, et puis la comédie que jouait Darcieux impotent, couché, malade… – Réellement malade, interrompit le docteur. – Tout cela écartait de lui les soupçons d'autant plus que, lui-même, je le croyais en butte aux attaques criminelles. Mais n'y avait-il point dans leur famille quelque personne intéressée à leur disparition ? Mon voyage à Paris m'a révélé la vérité. Mlle Darcieux tient de sa mère une grosse fortune dont son beaupère a l'usufruit. Le mois prochain, il devait y avoir à Paris, sur convocation du notaire, une réunion du conseil de famille. La vérité éclatait, c'était la ruine pour Darcieux. – Il n'a donc pas mis d'argent de côté ? – Si, mais il a subi de grosses pertes par suite de spéculations malheureuses. – Mais enfin, quoi ! Jeanne ne lui eût pas retiré la gestion de sa fortune. – Il est un détail que vous ignorez, docteur, et que j'ai connu par la lecture de la lettre déchirée, c'est que Mlle Darcieux aime le frère de son amie de Versailles, Marceline, et que, M. Darcieux s'opposant au mariage – vous en comprenez maintenant la raison – elle attendait sa majorité pour se marier. – En effet, dit le docteur, en effet… C'était la ruine. – La ruine, je vous le répète. Une seule chance de salut lui restait, la mort de sa belle-fille, dont il est l'héritier le plus direct. – Certes, mais à condition qu'on ne le soupçonnât point. – Évidemment, et c'est pourquoi il a machiné la série des accidents, afin que la mort parût fortuite. Et c'est pourquoi, de mon côté, voulant précipiter les choses, je vous ai prié de lui apprendre le départ imminent de Mlle Darcieux. Dès lors, il ne suffisait plus que le soi-disant malade errât dans le parc ou dans les couloirs, à la faveur de la nuit, et mît à exécution un coup longuement combiné. Non, il fallait agir, et agir tout de suite, sans préparation, brutalement, à main armée. Je ne doutais pas qu'il ne s'y déterminât. Il est venu. – Il ne se méfiait donc pas ? – De moi, si. Il a pressenti mon retour cette nuit, et il veillait à l'endroit même où j'avais déjà franchi le mur. – Eh bien ? – Eh bien, dit Lupin en riant, j'ai reçu une balle en pleine poitrine ou plutôt mon portefeuille a reçu une balle… Tenez, on peut voir le trou… Alors, j'ai dégringolé de l'arbre, comme un homme mort. Se croyant délivré de son seul adversaire, il est parti vers le château. Je l'ai vu rôder pendant deux heures. Puis, se décidant, il a pris dans la remise une échelle qu'il a appliquée contre la fenêtre. Je n'avais plus qu'à le suivre. Le docteur réfléchit et dit : – Vous auriez pu lui mettre la main au collet, auparavant. Pourquoi l'avoir laissé monter ? L'épreuve était dure pour Jeanne et inutile… – Indispensable ! Jamais Mlle Darcieux n'aurait pu admettre la vérité. Il fallait qu'elle vît la face même de l'assassin. Dès son réveil, vous lui direz la situation. Elle guérira vite. – Mais M. Darcieux… – Vous expliquerez sa disparition comme bon vous semblera…, un voyage subit…, un coup de folie… On fera quelques recherches… Et soyez sûr qu'on n'entendra plus parler de lui… Le docteur hocha la tête. – Oui en effet.. vous avez raison… Vous avez mené tout cela avec une habileté extraordinaire, et Jeanne vous doit la vie… Elle vous remerciera elle-même. Mais, de mon côté, ne puis-je vous être utile en quelque chose ? Vous m'avez dit que vous étiez en relations avec le service de la Sûreté… Me permettrezvous d'écrire, de louer votre conduite, votre courage ? Lupin se mit à rire. – Certainement ! une lettre de ce genre me sera profitable. Écrivez donc à mon chef direct, l'inspecteur principal Ganimard. Il sera enchanté de savoir que son protégé, Paul Daubreuil, de la rue de Surène, s'est encore signalé par une action d'éclat. Je viens précisément de mener une belle campagne sous ses ordres, dans une affaire dont vous avez dû entendre parler, l'affaire de « l'écharpe rouge » Ce brave M. Ganimard, ce qu'il va se réjouir ! Édith au Cou de Cygne – Arsène Lupin, que pensez-vous au juste de l'inspecteur Ganimard ? – Beaucoup de bien, cher ami. – Beaucoup de bien ? Mais alors pourquoi ne manquez-vous jamais l'occasion de le tourner en ridicule ? – Mauvaise habitude, et dont je me repens. Mais que voulez-vous ? C'est la règle. Voici un brave homme de policier, voilà des tas de braves types qui sont chargés d'assurer l'ordre, qui nous défendent contre les apaches, qui se font tuer pour nous autres, honnêtes gens, et en revanche nous n'avons pour eux que sarcasmes et dédain. C'est idiot ! – A la bonne heure, Lupin, vous parlez comme un bon bourgeois. – Qu'est-ce que je suis donc ? Si j'ai sur la propriété d'autrui des idées un peu spéciales, je vous jure que ça change du tout au tout quand il s'agit de ma propriété à moi. Fichtre, il ne faudrait pas s'aviser de toucher à ce qui m'appartient. Je deviens féroce, alors. Oh… Oh ! ma bourse, mon portefeuille, ma montre… à bas les pattes ! J'ai l'âme d'un conservateur, cher ami, les instincts d'un petit rentier, et le respect de toutes les traditions et de toutes les autorités. Et c'est pourquoi Ganimard m'inspire beaucoup d'estime et de gratitude. – Mais peu d'admiration. – Beaucoup d'admiration aussi. Outre le courage indomptable, qui est le propre de tous ces messieurs de la Sûreté, Ganimard possède des qualités très sérieuses, de la décision, de la clairvoyance, du jugement. Je l'ai vu à l'œuvre. C'est quelqu'un. Connaissez-vous ce qu'on a appelé l'histoire d'Édith au Cou de Cygne ? – Comme tout le monde. – C'est-à-dire pas du tout. Eh bien, cette affaire est peutêtre celle que j'ai le mieux combinée, avec le plus de soins et le plus de précautions, celle où j'ai accumulé le plus de ténèbres et le plus de mystères, celle dont l'exécution demanda le plus de maîtrise. Une vraie partie d'échecs, savante, rigoureuse et mathématique. Pourtant Ganimard finit par débrouiller l'écheveau. Actuellement, grâce à lui, on sait la vérité au quai des Orfèvres. Et je vous assure que c'est une vérité pas banale. – Peut-on la connaître ? – Certes un jour ou l'autre quand j'aurai le temps… Mais, ce soir, la Brunelli danse à l'Opéra, et si elle ne me voyait pas à mon fauteuil ! Mes rencontres avec Lupin sont rares. Il se confesse difficilement, quand cela lui plaît. Ce n'est que peu à peu, par bribes, par échappées de confidences, que j'ai pu noter les diverses phases de l'histoire, et la reconstituer dans son ensemble et dans ses détails. L'origine, on s'en souvient, et je me contenterai de mentionner les faits : Il y a trois ans, à l'arrivée, en gare de Rennes, du train qui venait de Brest, on trouva démolie la porte d'un fourgon loué pour le compte d'un riche Brésilien, le colonel Sparmiento, lequel voyageait avec sa femme dans le même train. Le fourgon démoli transportait tout un lot de tapisseries. La caisse qui contenait l'une d'elles avait été brisée et la tapisserie avait disparu. Le colonel Sparmiento déposa une plainte contre la Compagnie du chemin de fer, et réclama des dommages-intérêts considérables, à cause de la dépréciation que faisait subir ce vol à la collection des tapisseries. La police chercha. La Compagnie promit une prime importante. Deux semaines plus tard, une lettre mal fermée ayant été ouverte par l'administration des postes, on apprit que le vol avait été effectué sous la direction d'Arsène Lupin, et qu'un colis devait partir le lendemain pour l'Amérique du Nord. Le soir même, on découvrait la tapisserie dans une malle laissée en consigne à la gare Saint-Lazare. Ainsi donc le coup était manqué. Lupin en éprouva une telle déception qu'il exhala sa mauvaise humeur dans un message adressé au colonel Sparmiento, où il lui disait ces mots suffisamment clairs : « J'avais eu la délicatesse de n'en prendre qu'une. La prochaine fois, je prendrai les douze. A bon entendeur, salut. A.L. » Le colonel Sparmiento habitait, depuis quelques mois, un hôtel situé au fond d'un petit jardin, à l'angle de la rue de la Faisanderie et de la rue Dufrénoy. C'était un homme un peu fort, large d'épaules, aux cheveux noirs, au teint basané, et qui s'habillait avec une élégante sobriété. Il avait épousé une jeune Anglaise extrêmement belle, mais de santé précaire et que l'aventure des tapisseries affecta profondément. Dès le premier jour, elle supplia son mari de les vendre à n'importe quel prix. Le colonel était d'une nature trop énergique et trop obstinée pour céder à ce qu'il avait le droit d'appeler un caprice de femme. Il ne vendit rien, mais il multiplia les précautions et s'entoura de tous les moyens propres à rendre impossible tout cambriolage. Tout d'abord, pour n'avoir à surveiller que la façade donnant sur le jardin, il fit murer toutes les fenêtres du rez-dechaussée et du premier étage qui ouvraient sur la rue Dufrénoy. Ensuite il demanda le concours d'une maison spéciale qui assurait la sécurité absolue des propriétés. On plaça chez lui, à chaque fenêtre de la galerie où furent pendues les tapisseries, des appareils à déclenchement, invisibles, dont il connaissait seul la position et qui, au moindre contact, allumaient toutes les ampoules électriques de l'hôtel et faisaient fonctionner tout un système de timbres et de sonneries. En outre, les Compagnies d'assurances auxquelles il s'adressa ne consentirent à s'engager de façon sérieuse, que s'il installait la nuit, au rez-de-chaussée de son hôtel, trois hommes fournis par elles et payés par lui. A cet effet, elles choisirent trois anciens inspecteurs, sûrs, éprouvés, et auxquels Lupin inspirait une haine vigoureuse. Quant à ses domestiques, le colonel les connaissait de longue date. Il en répondait. Toutes ces mesures prises, la défense de l'hôtel organisée comme celle d'une place forte, le colonel donna une grande fête d'inauguration, sorte de vernissage où furent conviés les membres des deux cercles dont il faisait partie, ainsi qu'un certain nombre de dames, de journalistes, d'amateurs et de critiques d'art. Aussitôt franchie la grille du jardin, il semblait que l'on pénétrât dans une prison. Les trois inspecteurs, postés au bas de l'escalier, vous réclamaient votre carte d'invitation et vous dévisageaient d'un œil soupçonneux. On eût dit qu'ils allaient vous fouiller ou prendre les empreintes de vos doigts. Le colonel, qui recevait au premier étage, s'excusait en riant, heureux d'expliquer les dispositions qu'il avait imaginées pour la sécurité de ses tapisseries. Sa femme se tenait auprès de lui, charmante de jeunesse et de grâce, blonde, pâle, flexible, avec un air mélancolique et doux, cet air de résignation des êtres que le destin menace. Lorsque tous les invités furent réunis, on ferma les grilles du jardin et les portes du vestibule. Puis on passa dans la galerie centrale, à laquelle on accédait par de doubles portes blindées, et dont les fenêtres, munies d'énormes volets, étaient protégées par des barreaux de fer. Là se trouvaient les douze tapisseries. C'étaient des œuvres d'art incomparables, qui, s'inspirant de la fameuse tapisserie de Bayeux, attribuée à la reine Mathilde, représentaient l'histoire de la conquête de l'Angleterre. Commandées au 16e siècle par le descendant d'un homme d'armes qui accompagnait Guillaume le Conquérant, exécutées par un célèbre tisserand d'Arras, Jehan Gosset, elles avaient été retrouvées quatre cents ans après, au fond d'un vieux manoir de Bretagne. Prévenu, le colonel avait enlevé l'affaire au prix de cinquante mille francs. Elles en valaient vingt fois autant. Mais la plus belle des douze pièces de la série, la plus originale, bien que le sujet ne fût pas traité par la reine Mathilde, était précisément celle qu'Arsène Lupin avait cambriolée, et qu'on avait réussi à lui reprendre. Elle représentait Édith au Cou de Cygne, cherchant parmi les morts d'Hastings le cadavre de son bien-aimé Harold, le dernier roi saxon. Devant celle-là, devant la beauté naïve du dessin, devant les couleurs éteintes, et le groupement animé des personnages, et la tristesse affreuse de la scène, les invités s'enthousiasmèrent Édith au Cou de Cygne, la reine infortunée, ployait comme un lis trop lourd. Sa robe blanche révélait son corps alangui. Ses longues mains fines se tendaient en un geste d'effroi et de supplication. Et rien n'était plus douloureux que son profil qu'animait le plus mélancolique et le plus désespéré des sourires. – Sourire poignant, nota l'un des critiques, que l'on écoutait avec déférence un sourire plein de charme, d'ailleurs, et qui me fait penser, colonel, au sourire de Mme Sparmiento. Et, la remarque paraissant juste, il insista : – Il y a d'autres points de ressemblance qui m'ont frappé tout de suite, comme la courbe très gracieuse de la nuque, comme la finesse des mains et aussi quelque chose dans la silhouette, dans l'attitude habituelle… – C'est tellement vrai, avoua le colonel, que cette ressemblance m'a décidé à l'achat des tapisseries. Et il y avait à cela une autre raison. C'est que, par une coïncidence véritablement curieuse, ma femme s'appelle précisément Édith, Édith au Cou de Cygne, l'ai-je appelée depuis. Et le colonel ajouta en riant : – Je souhaite que les analogies s'arrêtent là et que ma chère Édith n'ait pas, comme la pauvre amante de l'histoire, à chercher le cadavre de son bien-aimé. Dieu merci je suis bien vivant, et n'ai pas envie de mourir. Il n'y a que le cas où les tapisseries disparaîtraient… Alors, ma foi, je ne répondrais pas d'un coup de tête… Il riait en prononçant ces paroles, mais son rire n'eut pas d'écho, et les jours suivants, dans tous les récits qui parurent au sujet de cette soirée, on retrouva la même impression de gêne et de silence. Les assistants ne savaient plus que dire. Quelqu'un voulut plaisanter : – Vous ne vous appelez pas Harold, colonel ? – Ma foi, non, déclara-t-il, et sa gaieté ne se démentait pas. Non, je ne m'appelle pas ainsi, et je n'ai pas non plus la moindre ressemblance avec le roi saxon. Tout le monde, depuis, fut également d'accord pour affirmer que, à ce moment, comme le colonel terminait sa phrase, du côté des fenêtres (celle de droite ou celle du milieu, les opinions ont varié sur ce point), il y eut un premier coup de timbre, bref, aigu, sans modulations. Ce coup fut suivi d'un cri de terreur que poussa Mme Sparmiento, en saisissant le bras de son mari. Il s'exclama : – Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Immobiles, les invités regardaient vers les fenêtres. Le colonel répéta : – Qu'est-ce que ça veut dire ? Je ne comprends pas. Personne que moi ne connaît l'emplacement de ce timbre… Et, au même instant, là-dessus encore unanimité des témoignages au même instant, l'obscurité soudaine, absolue, et, tout de suite, du haut en bas de l'hôtel, dans tous les salons, dans toutes les chambres, à toutes les fenêtres, le vacarme étourdissant de tous les timbres et de toutes les sonneries. Ce fut, durant quelques secondes, le désordre imbécile, l'épouvante folle. Les femmes vociféraient. Les hommes cognaient aux portes closes, à grands coups de poing. On se bousculait, On se battait. Des gens tombèrent, que l'on piétina. On eût dit la panique d'une foule terrifiée par la menace des flammes, ou par la détonation d'obus. Et, dominant le tumulte, la voix du colonel qui hurlait : – Silence ! ne bougez pas ! Je réponds de tout ! L'interrupteur est là dans le coin… Voici… De fait, s'étant frayé un passage à travers ses invités, il parvint à l'angle de la galerie et, subitement, la lumière électrique jaillit de nouveau, tandis que s'arrêtait le tourbillon des sonneries. Alors, dans la clarté brusque, un étrange spectacle apparut. Deux dames étaient évanouies. Pendue au bras de son mari, agenouillée, livide, Mme Sparmiento semblait morte. Les hommes, pâles, la cravate défaite, avaient l'air de combattants. – Les tapisseries sont là cria quelqu'un. On fut très étonné, comme si la disparition de ces tapisseries eût dû résulter naturellement de l'aventure et en donner la seule explication plausible. Mais rien n'avait bougé. Quelques tableaux de prix, accrochés aux murs, s'y trouvaient encore. Et, bien que le même tapage se fût répercuté dans tout l'hôtel, bien que les ténèbres se fussent produites partout, les inspecteurs n'avaient vu personne entrer ni personne tenter de s'introduire… – D'ailleurs, dit le colonel, il n'y a que les fenêtres de la galerie qui soient munies d'appareils à sonnerie, et ces appareils, dont je suis le seul à connaître le mécanisme, je ne les avais pas remontés. On rit bruyamment de l'alerte, mais on riait sans conviction, et avec une certaine honte, tellement chacun sentait l'absurdité de sa propre conduite. Et l'on n'eut qu'une hâte, ce fut de quitter cette maison où l'on respirait, malgré tout, une atmosphère d'inquiétude et d'angoisse. Deux journalistes pourtant demeurèrent, que le colonel rejoignit après avoir soigné Édith et l'avoir remise aux mains des femmes de chambre. A eux trois, ils firent, avec les détectives, une enquête qui n'amena pas d'ailleurs la découverte du plus petit détail intéressant. Puis le colonel déboucha une bouteille de champagne. Et ce n'est par conséquent qu'à une heure avancée de la nuit – exactement deux heures quarantecinq que les journalistes s'en allèrent, que le colonel regagna son appartement, et que les détectives se retirèrent dans la chambre du rez-de-chaussée qui leur était réservée. A tour de rôle, ils prirent la garde, garde qui consistait d'abord à se tenir éveillé, puis à faire une ronde dans le jardin et à monter jusqu'à la galerie. Cette consigne fut ponctuellement exécutée, sauf de cinq heures à sept heures du matin où, le sommeil l'emportant, ils ne firent point de ronde. Mais, dehors, c'était le grand jour. En outre, s'il y avait eu le moindre appel des sonneries, n'auraientils pas été réveillés ? Cependant, à sept heures vingt, quand l'un d'eux eut ouvert la porte de la galerie et poussé les volets, il constata que les douze tapisseries avaient disparu. Par la suite, on a reproché à cet homme et à ses camarades de n'avoir pas donné l'alarme immédiatement, et d'avoir commencé les investigations avant de prévenir le colonel et de téléphoner au commissariat. Mais en quoi ce retard, si excusable, a-t-il entravé l'action de la police ? Quoi qu'il en soit, c'est à huit heures et demie seulement que le colonel fut averti. Il était tout habillé et se disposait à sortir. La nouvelle ne sembla pas l'émouvoir outre mesure, ou, du moins, il réussit à se dominer. Mais l'effort devait être trop grand, car, tout à coup, il tomba sur une chaise et s'abandonna quelques instants à un véritable accès de désespoir, très pénible à considérer chez cet homme d'une apparence si énergique. Se reprenant, maître de lui, il passa dans la galerie, examina les murailles nues, puis s'assit devant une table et griffonna rapidement une lettre qu'il mit sous enveloppe et cacheta. – Tenez, dit-il, je suis pressé un rendez-vous urgent…, voici une lettre pour le commissaire de police. Et comme les inspecteurs l'observaient, il ajouta : – C'est mon impression que je donne au commissaire un soupçon qui me vient… Qu'il se rende compte… De mon côté, je vais me mettre en campagne… Il partit, en courant, avec des gestes dont les inspecteurs devaient se rappeler l'agitation. Quelques minutes après, le commissaire de police arrivait. On lui donna la lettre. Elle contenait ces mots : « Que ma femme bien-aimée me pardonne le chagrin que je vais lui causer. Jusqu'au dernier moment, son nom sera sur mes lèvres. » Ainsi, dans un moment de folie, à la suite de cette nuit où la tension nerveuse avait suscité en lui une sorte de fièvre, le colonel Sparmiento courait au suicide. Aurait-il le courage d'exécuter un tel acte ? ou bien, à la dernière minute, sa raison le retiendrait-elle ? On prévint Mme Sparmiento. Pendant qu'on faisait des recherches et qu'on essayait de retrouver la trace du colonel, elle attendit, toute pantelante d'horreur. Vers la fin de l'après-midi, on reçut de Ville-d'Avray un coup de téléphone. Au sortir d'un tunnel, après le passage d'un train, des employés avaient trouvé le corps d'un homme affreusement mutilé, et dont le visage n'avait plus forme humaine. Les poches ne contenaient aucun papier. Mais le signalement correspondait à celui du colonel. A sept heures du soir, Mme Sparmiento descendait d'automobile à Ville-d'Avray. On la conduisit dans une des chambres de la gare. Quand on eut écarté le drap qui le recouvrait, Édith, Édith au Cou de Cygne, reconnut le cadavre de son mari. En cette circonstance, Lupin, selon l'expression habituelle n'eut pas une bonne presse. « Qu'il prenne garde ! écrivit un chroniqueur ironiste, lequel résumait bien l'opinion générale, il ne faudrait pas beaucoup d'histoires de ce genre pour lui faire perdre toute la sympathie que nous ne lui avons pas marchandée jusqu'alors. Lupin n'est acceptable que si ses coquineries sont commises au préjudice de banquiers véreux, de barons allemands, de rastaquouères équivoques, de sociétés financières et anonymes. Et surtout, qu'il ne tue pas ! Des mains de cambrioleur, soit, mais des mains d'assassin, non… Or, s'il n'a pas tué, il est du moins responsable de cette mort. Il y a du sang sur lui. Les armes de son blason sont rouges » La colère, la révolte publique s'aggravaient de toute la pitié qu'inspirait la pâle figure d'Édith. Les invités de la veille parlèrent. On sut les détails impressionnants de la soirée, et aussitôt une légende se forma autour de la blonde Anglaise, légende qui empruntait un caractère vraiment tragique à l'aventure populaire de la reine au Cou de Cygne. Et pourtant on ne pouvait se retenir d'admirer l'extraordinaire virtuosité avec laquelle le vol avait été accompli. Tout de suite, la police l'expliqua de cette façon : les détectives ayant constaté, dès l'abord, et ayant affirmé par la suite qu'une des trois fenêtres de la galerie était grande ouverte, comment douter que Lupin et ses complices ne se fussent introduits par cette fenêtre ? Hypothèse fort plausible. Mais alors comment avaient-ils pu : 1° Franchir la grille du jardin, à l'aller et au retour, sans que personne les aperçût ? 2° Traverser le jardin et planter une échelle dans la plate-bande, sans laisser la moindre trace ? 3° Ouvrir les volets et la fenêtre, sans faire jouer les sonneries et les lumières de l'hôtel ? Le public, lui, accusa les trois détectives. Le juge d'instruction les interrogea longuement, fit une enquête minutieuse sur leur vie privée, et déclara de la manière la plus formelle qu'ils étaient au-dessus de tout soupçon. Quant aux tapisseries, rien ne permettait de croire qu'on pût les retrouver. C'est à ce moment que l'inspecteur principal Ganimard revint du fond des Indes, où, après l'aventure du diadème et la disparition de Sonia Krichnoff, et sur la foi d'un ensemble de preuves irréfutables qui lui avaient été fournies par d'anciens complices de Lupin, il suivait la piste de Lupin. Roulé une fois de plus par son éternel adversaire, et supposant que celui-ci l'avait envoyé en Extrême-Orient pour se débarrasser de lui pendant l'affaire des tapisseries, il demanda à ses chefs un congé de quinze jours, se présenta chez Mme Sparmiento, et lui promit de venger son mari. Édith en était à ce point où l'idée de la vengeance n'apporte même pas de soulagement à la douleur qui vous torture. Le soir même de l'enterrement, elle avait congédié les trois inspecteurs, et remplacé, par un seul domestique et par une vieille femme de ménage, tout un personnel dont la vue lui rappelait trop cruellement le passé. Indifférente à tout, enfermée dans sa chambre, elle laissa Ganimard libre d'agir comme il l'entendait. Il s'installa donc au rez-de-chaussée et, tout de suite, se livra aux investigations les plus minutieuses. Il recommença l'enquête, se renseigna dans le quartier, étudia la disposition de l'hôtel, fit jouer vingt fois, trente fois, chacune des sonneries. Au bout de quinze jours, il demanda une prolongation de son congé. Le chef de la Sûreté, qui était alors M. Dudouis, vint le voir, et le surprit au haut d'une échelle dans la galerie. Ce jour-là, l'inspecteur principal avoua l'inutilité de ses recherches. Mais, le surlendemain, M. Dudouis, repassant par là, trouva Ganimard fort soucieux. Un paquet de journaux s'étalait devant lui. A la fin, pressé de questions, l'inspecteur principal murmura : – Je ne sais rien, chef, absolument rien, mais il y a une diable d'idée qui me tracasse… Seulement, c'est tellement fou ! Et puis ça n'explique pas… Au contraire, ça embrouille les choses plutôt… – Alors ? – Alors, chef, je vous supplie d'avoir un peu de patience de me laisser faire. Mais si, tout à coup, un jour ou l'autre, je vous téléphonais, il faudrait sauter dans une auto et ne pas perdre une minute… C'est que le pot aux roses serait découvert. Il se passa encore quarante-huit heures. Un matin, M. Dudouis reçut un petit bleu : « Je vais à Lille. Signé Ganimard. » « Que diable, se dit le chef de la Sûreté, peut-il aller faire làbas ? » La journée s'écoula sans nouvelles, et puis une autre encore. Mais M. Dudouis avait confiance. Il connaissait son Ganimard et n'ignorait pas que le vieux policier n'était point de ces gens qui s'emballent sans raison. Si Ganimard « marchait », c'est qu'il avait des motifs sérieux pour marcher. De fait, le soir de cette seconde journée, M. Dudouis fut appelé au téléphone. – C'est vous, chef ? – Est-ce vous, Ganimard ? Hommes de précaution tous deux, ils s'assurèrent qu'ils ne se trompaient pas l'un et l'autre sur leur identité. Et, tranquillisé, Ganimard reprit hâtivement… – Dix hommes tout de suite, chef. Et venez vous-même, je vous en prie. – Où êtes-vous ? – Dans la maison, au rez-de-chaussée. Mais je vous attendrai derrière la grille du jardin. – J'arrive. En auto, bien entendu ? – Oui, chef. Faites arrêter l'auto à cent pas. Un léger coup de sifflet, et j'ouvrirai. Les choses s'exécutèrent selon les prescriptions de Ganimard. Un peu avant minuit, comme toutes les lumières étaient éteintes aux étages supérieurs, il se glissa dans la rue et alla au-devant de M. Dudouis. Il y eut un rapide conciliabule. Les agents obéirent aux ordres de Ganimard. Puis le chef et l'inspecteur principal revinrent ensemble, traversèrent sans bruit le jardin, et s'enfermèrent avec les plus grandes précautions. – Eh bien quoi ? dit M. Dudouis. Qu'est-ce que tout cela signifie ? Vraiment, nous avons l'air de conspirateurs. Mais Ganimard ne riait pas. Jamais son chef ne l'avait vu dans un tel état d'agitation et ne l'avait entendu parler d'une voix aussi bouleversée. – Du nouveau, Ganimard ? – Oui, chef, et cette fois ! Mais c'est à peine si je peux y croire… Pourtant je ne me trompe pas… Je tiens toute la vérité… Et elle a beau être invraisemblable, c'est la vraie vérité… Il n'y en a pas d'autre… C'est ça et pas autre chose. Il essuya les gouttes de sueur qui découlaient de son front, et, M. Dudouis l'interrogeant, il se domina, avala un verre d'eau, et commença : – Lupin m'a souvent roulé… – Dites donc, Ganimard ? interrompit M. Dudouis, si vous alliez droit au but ? En deux mots, qu'y a-t-il ? – Non, chef, objecta l'inspecteur principal, il faut que vous sachiez les différentes phases par où j'ai passé. Excusez-moi, mais je crois cela indispensable. Et il répéta : – Je disais donc, chef, que Lupin m'a souvent roulé, et qu'il m'en a fait voir de toutes les couleurs. Mais dans ce duel où j'ai toujours eu le dessous jusqu'ici j'ai du moins gagné l'expérience de son jeu, la connaissance de sa tactique. Or, en ce qui concerne l'affaire des tapisseries, j'ai été presque aussitôt conduit à me poser ces deux questions : « 1° Lupin ne faisant jamais rien sans savoir où il va, devait envisager le suicide de M. Sparmiento comme une conséquence possible de la disparition des tapisseries. Cependant Lupin, qui a horreur du sang, a tout de même volé les tapisseries. – L'appât des cinq ou six cent mille francs qu'elles valent, observa M. Dudouis. – Non, chef, je vous répète, quelle que soit l'occasion, pour rien au monde, même pour des millions et des millions, Lupin ne tuerait, ni même ne voudrait être la cause d'un mort. Voilà un premier point. « 2° Pourquoi ce vacarme, la veille au soir, pendant la fête d'inauguration ? Évidemment pour effrayer, n'est-ce pas, pour créer autour de l'affaire, et en quelques minutes, une atmosphère d'inquiétude et de terreur, et finalement pour détourner les soupçons d'une vérité qu'on eût peut-être soupçonnée sans cela… Vous ne comprenez pas, chef ? – Ma foi, non. – En effet, dit Ganimard, en effet ce n'est pas clair. Et moimême, tout en me posant le problème en ces termes, je ne comprenais pas bien… Pourtant, j'avais l'impression d'être sur la bonne voie… Oui, il était hors de doute que Lupin voulait détourner les soupçons, les détourner sur lui, Lupin, entendons- nous afin que la personne même qui dirigeait l'affaire demeurât inconnue. – Un complice ? insinua M. Dudouis, un complice qui, mêlé aux invités, a fait fonctionner les sonneries et qui, après le départ, a pu se dissimuler dans l'hôtel ? – Voilà… Voilà… Vous brûlez, chef. Il est certain que les tapisseries, n'ayant pu être volées par quelqu'un qui s'est introduit subrepticement dans l'hôtel, l'ont été par quelqu'un qui est resté dans l'hôtel, et non moins certain qu'en examinant la liste des invités, et qu'en procédant à une enquête sur chacun d'eux, on pourrait… – Eh bien ? – Eh bien, chef, il y a un mais c'est que les trois détectives tenaient cette liste en main quand les invités sont arrivés, et qu'ils la tenaient encore au départ. Or soixante-trois invités sont entrés, et soixante-trois sont partis. Donc… – Alors un domestique ? – Non. – Les détectives ? – Non. – Cependant… Cependant dit le chef avec impatience, si le vol a été commis de l'intérieur… – C'est un point indiscutable, affirma l'inspecteur, dont la fièvre semblait croître. Là-dessus, pas d'hésitation. Toutes mes recherches aboutissaient à la même certitude. Et ma conviction devenait peu à peu si grande que j'en arrivai un jour à formuler cet axiome ahurissant : « En théorie et en fait, le vol n'a pu être commis qu'avec l'aide d'un complice habitant l'hôtel. Or il n'y a pas eu de complice. – Absurde, dit M. Dudouis. – Absurde, en effet, dit Ganimard, mais à l'instant même où je prononçais cette phrase absurde, la vérité surgissait en moi. – Hein ? – Oh ! une vérité bien obscure, bien incomplète, mais suffisante. Avec ce fil conducteur, je devais aller jusqu'au bout. Comprenez-vous chef ? M. Dudouis demeurait silencieux. Le même phénomène devait se produire en lui, qui s'était produit en Ganimard. Il murmura : – Si ce n'est aucun des invités, ni les domestiques, ni les détectives, il ne reste plus personne… – Si chef, il reste quelqu'un… M. Dudouis tressaillit comme s'il eût reçu un choc, et, d'une voix qui trahissait son émotion : – Mais non, voyons, c'est inadmissible. – Pourquoi ? – Voyons, réfléchissez… – Parlez donc, chef… Allez-y. – Quoi ! Non, n'est-ce pas ? – Allez-y, chef. – Impossible ! Quoi ! Sparmiento aurait été le complice de Lupin ! Ganimard eut un ricanement : – Parfait le complice d'Arsène Lupin… De la sorte tout s'explique. Pendant la nuit, et tandis que les trois détectives veillaient en bas, ou plutôt qu'ils dormaient, car le colonel Sparmiento leur avait fait boire du champagne peut-être pas très catholique, ledit colonel a décroché les tapisseries et les a fait passer par les fenêtres de sa chambre, laquelle chambre, située au deuxième étage, donne sur une autre rue, que l'on ne surveillait pas, puisque les fenêtres inférieures sont murées. M. Dudouis réfléchit, puis haussa les épaules : – Inadmissible ! – Et pourquoi donc ? – Pourquoi ? Parce que si le colonel avait été le complice d'Arsène Lupin, il ne se serait pas tué après avoir réussi son coup. – Et qui vous dit qu'il s'est tué ? – Comment ! Mais on l'a retrouvé, mort. – Avec Lupin, je vous l'ai dit, il n'y a pas de mort. – Cependant celui-ci fut réel. En outre, Mme Sparmiento l'a reconnu. – Je vous attendais là, chef. Moi aussi, l'argument me tracassait. Voilà que, tout à coup, au lieu d'un individu, j'en avais trois en face de moi : 1° Arsène Lupin, cambrioleur ; 2° Son complice, le colonel Sparmiento ; 3° Un mort. Trop de richesses : Seigneur Dieu ! n'en jetez plus ! Ganimard saisit une liasse de journaux, la déficela et présenta l'un d'eux à M. Dudouis. – Vous vous rappelez, chef… Quand vous êtes venu, je feuilletais les journaux… Je cherchais si, à cette époque, il n'y avait pas eu un incident qui pût se rapporter à votre histoire et confirmer mon hypothèse. Veuillez lire cet entrefilet. M. Dudouis prit le journal et, à haute voix, il lut : « Un fait bizarre nous est signalé par notre correspondant de Lille. A la Morgue de cette ville, on a constaté hier matin la disparition d'un cadavre, le cadavre d'un inconnu qui s'était jeté la veille sous les roues d'un tramway à vapeur… On se perd en conjectures sur cette disparition. » M. Dudouis demeura pensif, puis demanda : – Alors… Vous croyez ? – J'arrive de Lille, répondit Ganimard, et mon enquête ne laisse subsister aucun doute à ce propos. Le cadavre a été enlevé la nuit même où le colonel Sparmiento donnait sa fête d'inauguration. Transporté dans une automobile, il a été conduit directement à Ville-d'Avray où l'automobile resta jusqu'au soir près de la ligne de chemin de fer. – Par conséquent, acheva M. Dudouis, près du tunnel. – A côté, chef. – De sorte que le cadavre que l'on a retrouvé n'est autre que ce cadavre-là, habillé des vêtements du colonel Sparmiento. – Précisément, chef. – De sorte que le colonel Sparmiento est vivant ? – Comme vous et moi, chef. – Mais alors, pourquoi toutes ces aventures ? Pourquoi ce vol d'une seule tapisserie, puis sa restitution, puis le vol des douze ? Pourquoi cette fête d'inauguration ? et ce vacarme ? et tout enfin ? Votre histoire ne tient pas debout, Ganimard. – Elle ne tient pas de debout, chef, parce que vous vous êtes, comme moi, arrêté en chemin, parce que, si cette aventure est déjà étrange, il fallait cependant aller encore plus loin, beaucoup plus loin vers l'invraisemblable et le stupéfiant. Et pourquoi pas, après tout ? Est-ce qu'il ne s'agit pas d'Arsène Lupin ? Est-ce que nous ne devons pas, avec lui, nous attendre justement à ce qui est invraisemblable et stupéfiant ? Ne devons-nous pas nous orienter vers l'hypothèse la plus folle ? Et quand je dis la plus folle, le mot n'est pas exact. Tout cela, au contraire, est d'une logique admirable et d'une simplicité enfantine. Des complices ? Ils vous trahissent. Des complices ? A quoi bon ! quand il est si commode et si naturel d'agir soimême, en personne, avec ses propres mains, et par ses seuls moyens ! – Qu'est-ce que vous dites ? Qu'est-ce que vous dites ? scanda M. Dudouis, avec un effarement qui croissait à chaque exclamation. Ganimard eut un nouveau ricanement. – Ça vous suffoque, n'est-ce pas, chef ? C'est comme moi le jour où vous êtes venu me voir ici et que l'idée me travaillait. J'étais abruti de surprise. Et pourtant, je l'ai pratiqué, le client. Je sais de quoi il est capable… Mais celle-là, non, elle est trop raide ! – Impossible ! Impossible ! répétait M. Dudouis, à voix basse. – Très possible, au contraire, chef, et très logique, et très normal, aussi limpide que le mystère de la Sainte-Trinité. C'est la triple incarnation d'un seul et même individu ! Un enfant résoudrait ce problème en une minute, par simple élimination. Supprimons le mort, il nous reste Sparmiento et Lupin. Supprimons Sparmiento… – Il nous reste Lupin, murmura le chef de la Sûreté. – Oui, chef, Lupin tout court, Lupin en deux syllabes et en cinq lettres. Lupin décortiqué de son enveloppe brésilienne. Lupin ressuscité d'entre les morts, Lupin qui, transformé depuis six mois en colonel Sparmiento, et voyageant en Bretagne, apprend la découverte de douze tapisseries, les achète, combine le vol de la plus belle, pour attirer l'attention sur lui, Lupin, et pour la détourner de lui, Sparmiento, organise à grand fracas, devant le public ébahi, le duel de Lupin contre Sparmiento et de Sparmiento contre Lupin, projette et réalise la fête d'inauguration, épouvante ses invités, et, lorsque tout est prêt, se décide, en tant que Lupin vole les tapisseries de Sparmiento, en tant que Sparmiento disparaît victime de Lupin et meurt insoupçonné, insoupçonnable, regretté par ses amis, plaint par la foule et laissant derrière lui, pour empocher les bénéfices de l'affaire… Ici, Ganimard s'arrêta, regarda le chef, et, d'un ton qui soulignait l'importance de ses paroles, acheva : – Laissant derrière lui une veuve inconsolable. – Mme Sparmiento ! Vous croyez vraiment… – Dame, fit l'inspecteur principal, on n'échafaude pas toute une histoire comme celle-ci sans qu'il y ait quelque chose au bout des bénéfices sérieux. – Mais les bénéfices, il me semble qu'ils sont constitués par la vente que Lupin fera des tapisseries en Amérique ou ailleurs. – D'accord, mais cette vente, le colonel Sparmiento pouvait aussi bien l'effectuer. Et même mieux. Donc, il y a autre chose. – Autre chose ? – Voyons, chef, vous oubliez que le colonel Sparmiento a été victime d'un vol important, et que, s'il est mort, du moins sa veuve demeure. C'est donc sa veuve qui touchera. – Qui touchera quoi ? – Comment, quoi ? Mais ce qu'on lui doit le montant des assurances. M. Dudouis fut stupéfait. Toute l'aventure lui apparaissait d'un coup, avec sa véritable signification. Il murmura : – C'est vrai c'est vrai le colonel avait assuré ses tapisseries… – Parbleu ! Et pas pour rien. – Pour combien ? – Huit cent mille francs. – Huit cent mille francs ! – Comme je vous le dis. A cinq compagnies différentes. – Et Mme Sparmiento les a touchés ? – Elle a touché cent cinquante mille francs hier, deux cent mille francs aujourd'hui, pendant mon absence. Les autres paiements s'échelonneront cette semaine. – Mais c'est effrayant ! Il eût fallu… – Quoi, chef ? D'abord, ils ont profité de mon absence pour les règlements de compte. C'est à mon retour, par la rencontre imprévue d'un directeur de compagnie d'assurances que je connais et que j'ai fait parler, que j'ai appris la chose. Le chef de la Sûreté se tut assez longtemps, abasourdi, puis il marmotta : – Quel homme, tout de même ! Ganimard hocha la tête. – Oui, chef, une canaille, mais on doit l'avouer, un rude homme. Pour que son plan réussît, il fallait avoir manœuvré de telle sorte que, pendant quatre ou cinq semaines, personne ne pût émettre ou même concevoir le moindre doute sur le colonel Sparmiento. Il fallait que toutes les colères et toutes les recherches fussent concentrées sur le seul Lupin. Il fallait que, en dernier ressort, on se trouvât simplement en face d'une veuve douloureuse, pitoyable, la pauvre Édith au Cou de Cygne, vision de grâce et de légende, créature si touchante que ces messieurs des Assurances étaient presque heureux de déposer entre ses mains de quoi atténuer son chagrin. Voilà ce qui fut. Les deux hommes étaient tout près l'un de l'autre et leurs yeux ne se quittaient pas. Le chef dit : – Qu'est-ce que c'est que cette femme ? – Sonia Krichnoff ! – Sonia Krichnoff ? – Oui, cette Russe que j'avais arrêtée l'année dernière, lors de l'affaire du diadème, et que Lupin a fait fuir. – Vous êtes sûr ? – Absolument. Dérouté comme tout le monde par les machinations de Lupin, je n'avais pas porté mon attention sur elle. Mais, quand j'ai su le rôle qu'elle jouait, je me suis souvenu. C'est bien Sonia, métamorphosée en Anglaise Sonia, qui, par amour pour Lupin, n'hésiterait pas à se faire tuer. M. Dudouis approuva : – Bonne prise, Ganimard. – J'ai mieux à vous offrir, chef. – Ah ! et quoi donc ? – La vieille nourrice de Lupin. – Victoire ? – Elle est ici depuis que Mme Sparmiento joue les veuves : c'est la cuisinière. – Oh ! Oh ! fit M. Dudouis, mes compliments, Ganimard ! J'ai encore mieux à vous offrir, chef ! M. Dudouis tressauta. La main de l'inspecteur, de nouveau accrochée à la sienne, tremblait. – Que voulez-vous dire, Ganimard ? – Pensez-vous, chef, que je vous aurais dérangé à cette heure, s'il ne s'agissait que de ce gibier-là ? Sonia et Victoire. Peuh ! Elles auraient bien attendu. – Alors ? murmura M. Dudouis qui comprenait enfin l'agitation de l'inspecteur principal. – Alors, vous avez deviné, chef ! – Il est là ? – Il est là. – Caché ? – Pas du tout, camouflé, simplement. C'est le domestique. Cette fois, M. Dudouis n'eut pas un geste, pas une parole. L'audace de Lupin le confondait. Ganimard ricana : – La Sainte-Trinité s'est accrue d'un quatrième personnage, Édith au Cou de Cygne aurait pu faire des gaffes. La présence du maître était nécessaire ; il a eu le culot de revenir. Depuis trois semaines, il assiste à mon enquête et en surveille tranquillement les progrès. – Vous l'avez reconnu ? – On ne reconnaît pas Lupin. Il a une science du maquillage et de la transformation qui le rend méconnaissable. Et puis j'étais à mille lieues de penser… Mais ce soir, comme j'épiais Sonia dans l'ombre de l'escalier, j'ai entendu Victoire qui parlait au domestique et l'appelait « mon petit ». La lumière s'est faite en moi ; « mon petit », c'est ainsi qu'elle l'a toujours désigné : j'étais fixé. A son tour, M. Dudouis semblait bouleversé par la présence de l'ennemi, si souvent poursuivi et toujours insaisissable. – Nous le tenons, cette fois nous le tenons, dit-il sourdement. Il ne peut plus nous échapper. – Non, chef, il ne le peut plus, ni lui ni les deux femmes… – Où sont-ils ? – Sonia et Victoire sont au second étage, Lupin au troisième. – Mais, observa M. Dudouis avec une inquiétude soudaine, n'est-ce pas précisément par les fenêtres de ces chambres que les tapisseries ont été passées, lors de leur disparition ? – Oui. – En ce cas, Lupin peut s'enfuir par là également, puisque ces fenêtres donnent dans la rue Dufrénoy. – Évidemment, chef, mais j'ai pris mes précautions. Dès votre arrivée, j'ai envoyé quatre de nos hommes sous la fenêtre, dans la rue Dufrénoy. La consigne est formelle si quelqu'un apparaît aux fenêtres et fait mine de descendre, qu'on tire. Le premier coup à blanc, le deuxième à balle. – Allons, Ganimard, vous avez pensé à tout, et, dès le petit matin… – Attendre, chef ! Prendre des gants avec ce coquin-là ! s'occuper des règlements et de l'heure légale et de toutes ces bêtises ! Et s'il nous brûle la politesse pendant ce temps ? S'il a recours à l'un de ses trucs à la Lupin ? Ah non, pas de blagues. Nous le tenons, sautons dessus, et tout de suite. Et Ganimard, indigné, tout frémissant d'impatience, sortit, traversa le jardin et fit entrer une demi-douzaine d'hommes. – Ça y est, chef ! j'ai fait donner l'ordre, rue Dufrénoy, de mettre le revolver au point et de viser les fenêtres. Allons-y. Ces allées et venues avaient fait un certain bruit, qui certainement n'avait pas échappé aux habitants de l'hôtel. M. Dudouis sentait qu'il avait la main forcée. Il se décida. – Allons-y. L'opération fut rapide. A huit, armés de leurs brownings, ils montèrent l'escalier sans trop de précautions, avec la hâte de surprendre Lupin avant qu'il n'eût le temps d'organiser sa défense. – Ouvrez, hurla Ganimard, en se ruant sur une porte qui était celle de la chambre occupée par Mme Sparmiento. D'un coup d'épaule, un agent la démolit. Dans la chambre, personne. Et dans la chambre de Victoire, personne non plus ! – Elles sont en haut ! s'écria Ganimard. Elles ont rejoint Lupin dans sa mansarde. Attention ! Tous les huit, ils escaladèrent le troisième étage. A sa grande surprise, Ganimard trouva la porte de la mansarde ouverte et la mansarde vide. Et les autres pièces étaient vides aussi. – Crénom de crénom proféra-t-il, que sont-ils devenus ? Mais le chef l'appela. M. Dudouis, qui venait de redescendre au second étage, constatait que l'une des fenêtres était, non point fermée, mais simplement poussée. Tenez, dit-il à Ganimard, voilà le chemin qu'ils ont pris le chemin des tapisseries. Je vous l'avais dit la rue Dufrénoy. – Mais on aurait tiré dessus, protesta Ganimard qui grinçait de rage, la rue est gardée. – Ils seront partis avant que la rue ne soit gardée. – Ils étaient tous les trois dans leur chambre quand je vous ai téléphoné, chef ! – Ils seront partis pendant que vous m'attendiez du côté du jardin. – Mais pourquoi ? Pourquoi ? Il n'y avait aucune raison pour qu'ils partent aujourd'hui plutôt que demain, ou que la semaine prochaine, après avoir empoché toutes les assurances… Si, il y avait une raison, et Ganimard la connut lorsqu'il eut avisé sur la table une lettre à son nom, lorsqu'il l'eut décachetée et qu'il en eut pris connaissance. Elle était formulée en ces mêmes termes de certificat que l'on délivre aux serviteurs dont on est satisfait : « Je soussigné, Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, excolonel, ex-larbin, ex-cadavre, certifie que le nommé Ganimard a fait preuve, durant son séjour en cet hôtel, des qualités les plus remarquables. D'une conduite exemplaire, dévoué, attentif, il a, sans le secours d'aucun indice, déjoué une partie de mes plans et sauvé quatre cent cinquante mille francs aux Compagnies d'assurances. Je l'en félicite et l'excuse bien volontiers de n'avoir pas prévu que le téléphone d'en bas communique avec le téléphone installé dans la chambre de Sonia Krichnoff et que, en téléphonant à M. le chef de la Sûreté, il me téléphonait en même temps d'avoir à déguerpir au plus vite. Faute vénielle, qui ne saurait obscurcir l'éclat de ses services ni diminuer le mérite de sa victoire. « En suite de quoi, je lui demande de bien vouloir accepter l'hommage de mon admiration et de ma vive sympathie. « Arsène Lupin » Le fétu de paille Ce jour-là, vers quatre heures, comme le soir approchait, maître Goussot s'en revint de la chasse avec ses quatre fils. C'étaient de rudes hommes, tous les cinq, haut sur jambes, le torse puissant, le visage tanné par le soleil et par le grand air. Et tous les cinq exhibaient, plantée sur une encolure énorme, la même petite tête au front bas, aux lèvres minces, au nez recourbé comme un bec d'oiseau, à l'expression dure et peu sympathique. On les craignait autour d'eux. Ils étaient âpres au gain, retors, et d'assez mauvaise foi. Arrivé devant le vieux rempart qui entoure le domaine d'Héberville, maître Goussot ouvrit une porte étroite et massive, dont il remit, lorsque ses fils eurent passé, la lourde clef dans sa poche. Et il marcha derrière eux, le long du chemin qui traverse les vergers. De place en place il y avait de grands arbres dépouillés par l'automne, et des groupes de sapins, vestiges de l'ancien parc où s'étend aujourd'hui la ferme de maître Goussot. Un des fils prononça : – Pourvu que la mère ait allumé quelques bûches ! Sûrement, dit le père. Tiens, il y a même de la fumée. On voyait, au bout d'une pelouse, les communs et le logis principal, et, par-dessus, l'église du village dont le clocher semblait trouer les nuages qui traînaient au ciel. – Les fusils sont déchargés ? demanda maître Goussot. – Pas le mien, dit l'aîné. J'y avais glissé une balle pour casser la tête d'un émouchet… Et puis… Il tirait vanité de son adresse, celui-là. Et il dit à ses frères : – Regardez la petite branche, au haut du cerisier. Je vous la casse net. Cette petite branche portait un épouvantail, resté là depuis le printemps, et qui protégeait de ses bras éperdus les rameaux sans feuilles. Il épaula. Le coup partit. Le mannequin dégringola avec de grands gestes comiques et tomba sur une grosse branche inférieure où il demeura rigide, à plat ventre, sa tête en linge coiffée d'un vaste chapeau haut de forme, et ses jambes en foin ballottant de droite et de gauche, au-dessus d'une fontaine qui coulait, près du cerisier, dans une auge de bois. On se mit à rire. Le père applaudit : – Joli coup, mon garçon. Aussi bien, il commençait à m'agacer le bonhomme. Je ne pouvais pas lever les yeux de mon assiette, quand je mangeais, sans voir cet idiot-là… Ils avancèrent encore de quelques pas. Une vingtaine de mètres, tout au plus, les séparaient de la maison, quand le père fit une halte brusque et dit : – Hein ? Qu'y a-t-il ? Les frères aussi s'étaient arrêtés, et ils écoutaient. L'un d'eux murmura : – Ça vient de la maison du côté de la lingerie… Et un autre balbutia : – On dirait des plaintes… Et la mère qui est seule ! Soudain un cri jaillit, terrible. Tous les cinq, ils s'élancèrent. Un nouveau cri retentit, puis des appels désespérés. – Nous voilà ! nous voilà ! proféra l'aîné qui courait en avant. Et, comme il fallait faire un détour pour gagner la porte, d'un coup de poing il démolit une fenêtre et il sauta dans la chambre de ses parents. La pièce voisine était la lingerie où la mère Goussot se tenait presque toujours. – Ah ! crebleu, dit-il, en la voyant sur le parquet, étendue, le visage couvert de sang. Papa ! Papa ! – Quoi où est-elle ? hurla maître Goussot qui survenait… Ah crebleu, c'est-i possible ? Qu'est-ce qu'on t'a fait, la mère ? Elle se raidit et, le bras tendu, bégaya : – Courez dessus ! Par ici ! Par ici ! Moi, c'est rien…, des égratignures… Mais courez donc ! il a pris l'argent ! Le père et les fils bondirent. – Il a pris l'argent ! vociféra maître Goussot, en se ruant vers la porte que sa femme désignait… Il a pris l'argent ! Au voleur ! Mais un tumulte de voix s'élevait à l'extrémité du couloir par où venaient les trois autres fils. – Je l'ai vu ! Je l'ai vu ! – Moi aussi ! Il a monté l'escalier. – Non, le voilà, il redescend ! Une galopade effrénée secouait les planchers. Subitement maître Goussot, qui arrivait au bout du couloir, aperçut un homme contre la porte du vestibule, essayant d'ouvrir. S'il y parvenait, c'était le salut, la fuite par la place de l'Eglise et par les ruelles du village. Surpris dans sa besogne, l'homme, stupidement, perdit la tête, fonça sur maître Goussot qu'il fit pirouetter, évita le frère aîné et, poursuivi par les quatre fils, reprit le long couloir, entra dans la chambre des parents, enjamba la fenêtre qu'on avait démolie et disparut. Les fils se jetèrent à sa poursuite au travers des pelouses et des vergers, que l'ombre de la nuit envahissait. – Il est fichu, le bandit, ricana maître Goussot. Pas d'issue possible pour lui. Les murs sont trop hauts. Il est fichu. Ah ! la canaille ! Et comme ses deux valets revenaient du village, il les mit au courant et leur donna des fusils. – Si ce gredin-là fait seulement mine d'approcher de la maison, crevez-lui la peau. Pas de pitié ! Il leur désigna leurs postes, s'assura que la grande grille, réservée aux charrettes, était bien fermée, et, seulement alors, se souvint que sa femme avait peut-être besoin de secours. – Eh bien, la mère ? – Où est-il ? est-ce qu'on l'a ? demanda-t-elle aussitôt. – Oui, on est dessus. Les gars doivent le tenir déjà. Cette nouvelle acheva de la remettre, et un petit coup de rhum lui rendit la force de s'étendre sur son lit, avec l'aide de maître Goussot, et de raconter son histoire. Ce ne fut pas long d'ailleurs. Elle venait d'allumer le feu dans la grande salle, et elle tricotait paisiblement à la fenêtre de sa chambre en attendant le retour des hommes, quand elle crut apercevoir, dans la lingerie voisine, un grincement léger. « Sans doute, se dit-elle, que c'est la chatte que j'aurai laissée là. » Elle s'y rendit en toute sécurité et fut stupéfaite de voir que les deux battants de celle des armoires à linge où l'on cachait l'argent étaient ouverts. Elle s'avança, toujours sans méfiance. Un homme était là, qui se dissimulait, le dos aux rayons. – Mais par où avait-il passé ? demanda maître Goussot. – Par où ? Mais par le vestibule, je suppose. On ne ferme jamais la porte. – Et alors, il a sauté sur toi ? – Non, c'est moi qui ai sauté. Lui, il voulait s'enfuir. – Il fallait le laisser. – Comment ! Et l'argent ! – Il l'avait donc déjà ? – S'il l'avait ! Je voyais la liasse des billets dans ses mains, la canaille ! Je me serais plutôt fait tuer… Ah ! on s'est battu, va. – Il n'était donc pas armé ? – Pas plus que moi. On avait ses doigts, ses ongles, ses dents. Tiens, regarde, il m'a mordue, là. Et je criais ! et j'appelais. Seulement, voilà je suis vieille il m'a fallu lâcher. – Tu le connais, l'homme ? – Je crois bien que c'est le père Traînard. – Le chemineau ? Eh parbleu, oui, s'écria le fermier, c'est le père Traînard… Il m'avait semblé aussi le reconnaître… Et puis, depuis trois jours, il rôde autour de la maison. Ah ! le vieux bougre, il aura senti l'odeur de l'argent… Ah ! mon père Traînard, ce qu'on va rigoler ! Une raclée numéro un d'abord, et puis la justice. Dis donc, la mère, tu peux bien te lever maintenant ? Appelle donc les voisins. Qu'on coure à la gendarmerie… Tiens, il y a le gosse du notaire qui a une bicyclette… Sacré père Traînard, ce qu'il détalait ! Ah ! il a encore des jambes, pour son âge. Un vrai lapin ! Il se tenait les côtes, ravi de l'aventure. Que risquait-il ? Aucune puissance au monde ne pouvait faire que le chemineau s'échappât, qu'il ne reçût l'énergique correction qu'il méritait, et ne s'en allât, sous bonne escorte, à la prison de la ville. Le fermier prit un fusil et rejoignit ses deux valets. – Rien de nouveau ? – Non, maître Goussot, pas encore. – Ça ne va pas tarder. A moins que le diable ne l'enlève pardessus les murs… De temps à autre, on entendait les appels que se lançaient au loin les quatre frères. Évidemment le bonhomme se défendait, plus agile qu'on ne l'eût cru. Mais, avec des gaillards comme les frères Goussot… Cependant l'un d'eux revint, assez découragé, et il ne cacha pas son opinion. – Pas la peine de s'entêter pour l'instant. Il fait nuit noire. Le bonhomme se sera niché dans quelque trou. On verra ça demain. – Demain ! mais tu es fou, mon garçon, protesta maître Goussot. L'aîné parut à son tour, essoufflé, et fut du même avis que son frère. Pourquoi ne pas attendre au lendemain, puisque le bandit était dans le domaine comme entre les murs d'une prison ? – Eh bien, j'y vais, s'écria maître Goussot. Qu'on m'allume une lanterne. Mais, à ce moment, trois gendarmes arrivèrent, et il affluait aussi des gars du village qui s'en venaient aux nouvelles. Le brigadier de gendarmerie était un homme méthodique. Il se fit d'abord raconter toute l'histoire, bien en détail, puis il réfléchit, puis il interrogea les quatre frères, séparément, et en méditant après chacune des dépositions. Lorsqu'il eut appris d'eux que le chemineau s'était enfui vers le fond du domaine, qu'on l'avait perdu de vue plusieurs fois, et qu'il avait disparu définitivement aux environs d'un endroit appelé « La Butte-aux Corbeaux », il réfléchit encore, et conclut : – Faut mieux attendre. Dans tout le fourbi d'une poursuite, la nuit, le père Traînard peut se faufiler au milieu de nous… Et, bonsoir la compagnie. Le fermier haussa les épaules et se rendit, en maugréant, aux raisons du brigadier. Celui-ci organisa la surveillance, répartit les frères Goussot et les gars du village sous la surveillance de ses hommes, s'assura que les échelles étaient enfermées, et installa son quartier général dans la salle à manger où maître Goussot et lui somnolèrent devant un carafon de vieille eau-de-vie. La nuit fut tranquille. Toutes les deux heures, le brigadier faisait une ronde et relevait les postes. Il n'y eut aucune alerte. Le père Traînard ne bougea pas de son trou. Au petit matin la battue commença. Elle dura quatre heures. En quatre heures, les cinq hectares du domaine furent visités, fouillés, arpentés en tous sens par une vingtaine d'hommes qui frappaient les buissons à coups de canne, piétinaient les touffes d'herbe, scrutaient le creux des arbres, soulevaient les amas de feuilles sèches. Et le père Traînard demeura invisible. – Ah ! bien, elle est raide, celle-là, grinçait maître Goussot. – C'est à n'y rien comprendre, répliquait le brigadier. Phénomène inexplicable, en effet. Car enfin, à part quelques anciens massifs de lauriers et de fusains, que l'on battit consciencieusement, tous les arbres étaient dénudés. Il n'y avait aucun bâtiment, aucun hangar, aucune meule, bref, rien qui pût servir de cachette. Quant au mur, un examen attentif convainquit le brigadier lui-même l'escalade en était matériellement impossible. L'après-midi on recommença les investigations en présence du juge d'instruction et du substitut. Les résultats ne furent pas plus heureux. Bien plus, cette affaire parut aux magistrats tellement suspecte, qu'ils manifestèrent leur mauvaise humeur et ne purent s'empêcher de dire : – Êtes-vous bien sûr, maître Goussot, que vos fils et vous n'avez pas eu la berlue ? – Et ma femme, cria maître Goussot, rouge de colère, est-ce qu'elle avait la berlue quand le chenapan lui serrait la gorge ? Regardez voir les marques ! – Soit, mais alors, où est-il, le chenapan ? – Ici, entre ces quatre murs. – Soit. Alors cherchez-le. Pour nous, nous y renonçons. Il est trop évident que, si un homme était caché dans l'enceinte de ce domaine, nous l'aurions déjà découvert. – Eh bien, je mettrai la main dessus, moi qui vous parle, gueula maître Goussot. Il ne sera pas dit qu'on m'aura volé six mille francs. Oui, six mille ! il y avait trois vaches que j'avais vendues, et puis la récolte de blé, et puis les pommes. Six billets de mille que j'allais porter à la Caisse. Eh bien, je vous jure Dieu que c'est comme si je les avais dans ma poche. – Tant mieux, je vous le souhaite, fit le juge d'instruction en se retirant, ainsi que le substitut et les gendarmes. Les voisins s'en allèrent également, quelque peu goguenards. Et il ne resta plus, à la fin de l'après-midi, que les Goussot et les deux valets de ferme. Tout de suite maître Goussot expliqua son plan. Le jour, les recherches. La nuit, une surveillance de toutes les minutes. Ça durerait ce que ça durerait. Mais quoi ! le père Traînard était un homme comme les autres, et, les hommes, ça mange et ça boit. II faudrait donc bien que le père Traînard sortît de sa tanière pour manger et pour boire. – A la rigueur, dit maître Goussot, il peut avoir dans sa poche quelques croûtes de pain, ou encore ramasser la nuit quelques racines. Mais pour ce qui est de la boisson, rien à faire. Il n'y a que la fontaine. Bien malin, s'il en approche. Lui-même, ce soir-là, il prit la garde auprès de la fontaine. Trois heures plus tard l'aîné de ses fils le relaya. Les autres frères et les domestiques couchèrent dans la maison, chacun veillant à son tour, et toutes bougies, toutes lampes allumées, pour qu'il n'y eût pas de surprise. Quinze nuits consécutives, il en fut de même. Et quinze jours durant, tandis que deux hommes et que la mère Goussot restaient de faction, les cinq autres inspectaient le clos d'Héberville. Au bout de ces deux semaines, rien. Le fermier ne dérageait pas. Il fit venir un ancien inspecteur de la Sûreté qui habitait la ville voisine. L'inspecteur demeura chez lui toute une semaine. Il ne trouva ni le père Traînard ni le moindre indice qui pût donner l'espérance de le trouver. – Elle est raide, répétait maître Goussot. Car il est là, le vaurien ! Pour la question d'y être, il y est. Alors… Se plantant sur le seuil de la porte, il invectivait l'ennemi à pleine gueule : – Bougre d'idiot, t'aimes mieux donc crever au fond de ton trou que de cracher l'argent ? Crève donc, saligaud ! Et la mère Goussot, à son tour, glapissait de sa voix pointue : – C'est-y la prison qui te fait peur ? Lâche les billets et tu pourras déguerpir. Mais le père Traînard ne soufflait mot, et le mari et la femme s'époumonaient en vain. Des jours affreux passèrent. Maître Goussot ne dormait plus, tout frissonnant de fièvre. Les fils devenaient hargneux, querelleurs, et ils ne quittaient pas leurs fusils, n'ayant d'autre idée que de tuer le chemineau. Au village on ne parlait que de cela, et l'affaire Goussot, locale d'abord, ne tarda pas à occuper la presse. Du chef-lieu, de la capitale, il vint des journalistes, que maître Goussot éconduisit avec des sottises. – Chacun chez soi, leur disait-il. Mêlez-vous de vos occupations. J'ai les miennes. Personne n'a rien à y voir. – Cependant, maître Goussot… – Fichez-moi la paix. Et il leur fermait sa porte au nez. Il y avait maintenant quatre semaines que le père Traînard se cachait entre les murs d'Héberville. Les Goussot continuaient leurs recherches par entêtement et avec autant de conviction, mais avec un espoir qui s'atténuait de jour en jour, et comme s'ils se fussent heurtés à un de ces obstacles mystérieux qui découragent les efforts. Et l'idée qu'ils ne reverraient pas leur argent commençait à s'implanter en eux. Or, un matin, vers dix heures, une automobile, qui traversait la place du village à toute allure, s'arrêta net, par suite d'une panne. Le mécanicien ayant déclaré, après examen, que la réparation exigerait un bon bout de temps, le propriétaire de l'automobile résolut d'attendre à l'auberge et de déjeuner. C'était un monsieur encore jeune, à favoris coupés court, au visage sympathique, et qui ne tarda pas à lier conversation avec les gens de l'auberge. Bien entendu, on lui raconta l'histoire des Goussot. II ne la connaissait pas, arrivant de voyage, mais il parut s'y intéresser vivement. Il se la fit expliquer en détail, formula des objections, discuta des hypothèses avec plusieurs personnes qui mangeaient à la même table, et finalement s'écria : – Bah ! cela ne doit pas être si compliqué. J'ai un peu l'habitude de ces sortes d'affaires. Et si j'étais sur place… – Facile, dit l'aubergiste. Je connais maître Goussot… Il ne refusera pas… Les négociations furent brèves, maître Goussot se trouvait dans un de ces états d'esprit où l'on proteste moins brutalement contre l'intervention des autres. En tout cas sa femme n'hésita pas. – Qu'il vienne donc, ce monsieur… Le monsieur régla son repas et donna l'ordre à son mécanicien d'essayer la voiture sur la grand-route, aussitôt que la réparation serait terminée. – Il me faut une heure, dit-il, pas davantage. Dans une heure, soyez prêt. Puis il se rendit chez maître Goussot. A la ferme il parla peu. Maître Goussot, repris d'espérance malgré lui, multiplia les renseignements, conduisit son visiteur le long des murs et jusqu'à la petite porte des champs, montra la clef qui l'ouvrait, et fit le récit minutieux de toutes les recherches que l'on avait opérées. Chose bizarre : l'inconnu, s'il ne parlait point, semblait ne pas écouter davantage. Il regardait, tout simplement, et avec des yeux plutôt distraits. Quand la tournée fut finie, maître Goussot dit anxieusement… – Eh bien ? – Quoi ? – Vous savez ? L'étranger resta un moment sans répondre. Puis il déclara : – Non, rien du tout. – Parbleu ! s'écria le fermier, en levant les bras au ciel est-ce que vous pouvez savoir ? Tout ça, c'est de la frime. Voulez-vous que je vous dise, moi ? Eh bien, le père Traînard a si bien fait qu'il est mort au fond de son trou et que les billets pourriront avec lui. Vous entendez ? C'est moi qui vous le dis. Le monsieur, très calme, prononça : – Un seul point m'intéresse. Le chemineau, somme toute, étant libre, la nuit a pu se nourrir tant bien que mal. Mais comment pouvait-il boire ? – Impossible ! s'écria le fermier, impossible ! il n'y a que cette fontaine, et nous avons monté la garde contre, toutes les nuits. – C'est une source. Où jaillit-elle ? – Ici même. – Il y a donc une pression suffisante pour qu'elle monte seule dans le bassin ? – Oui. – Et l'eau, où s'en va-t-elle, quand elle sort du bassin ? – Dans ce tuyau que vous voyez, qui passe sous terre, et qui la conduit jusqu'à la maison, où elle sert à la cuisine. Donc, pas moyen d'en boire, puisque nous étions là et que la fontaine est à vingt mètres de la maison. – Il n'a pas plu durant ces quatre semaines ? – Pas une fois, je vous l'ai déjà dit. L'inconnu s'approcha de la fontaine et l'examina. L'auge était formée par quelques planches de bois assemblées audessus même du sol, et où l'eau s'écoulait, lente et claire. – Il n'y a pas plus de trente centimètres d'eau en profondeur, n'est ce pas ? dit-il. Pour mesurer, il ramassa sur l'herbe un fétu de paille qu'il dressa dans le bassin. Mais, comme il était penché, il s'interrompit soudain au milieu de sa besogne, et regarda autour de lui. – Ah ! que c'est drôle, dit-il en partant d'un éclat de rire. – Quoi… Qu'est-ce que c'est ? balbutia maître Goussot qui se précipita sur le bassin, comme si un homme eût pu se tenir couché entre ces planches exiguës. Et la mère Goussot supplia : – Quoi ? Vous l'avez vu ? Où est-il ? – Ni dedans… ni dessous, répondit l'étranger, qui riait toujours. II se dirigea vers la maison, pressé par le fermier, par la femme et par les quatre fils. L'aubergiste était là également, ainsi que les gens de l'auberge qui avaient suivi les allées et venues de l'étranger. Et on se tut, dans l'attente de l'extraordinaire révélation. – C'est bien ce que je pensais, dit-il, d'un air amusé, il a fallu que le bonhomme se désaltérât, et comme il n'y avait que la source… – Voyons, voyons, bougonna maître Goussot, nous l'aurions bien vu. – C'était la nuit. – Nous l'aurions entendu, et même vu, puisque nous étions à côté. – Lui aussi. – Et il a bu de l'eau du bassin ? – Oui. – Comment ? – De loin. – Avec quoi ? – Avec ceci. L'inconnu montra la paille qu'il avait ramassée. – Tenez voilà le chalumeau du consommateur. Et vous remarquerez la longueur insolite de ce chalumeau, lequel, en réalité, est composé de trois fétus de paille, mis bout à bout. C'est cela que j'ai remarqué aussitôt, l'assemblage de ces trois fétus. La preuve était évidente. – Mais sacrédieu, la preuve de quoi ? s'écria maître Goussot, exaspéré. L'inconnu décrocha du râtelier une petite carabine. – Elle est chargée ? demanda-t-il. – Oui, dit le plus jeune des frères, je m'amuse avec contre les moineaux. C'est du menu plomb. – Parfait. Quelques grains dans le derrière suffiront. Son visage devint subitement autoritaire. Il empoigna le fermier par le bras, et scanda, d'un ton impérieux… – Écoutez, maître Goussot, je ne suis pas de la police, moi, et je ne veux pas, à aucun prix, livrer ce pauvre diable. Quatre semaines de diète et de frayeur… C'est assez. Donc, vous allez me jurer, vous et vos fils, qu'on lui donnera la clef des champs, sans lui faire aucun mal. – Qu'il rende l'argent ! – Bien entendu. C'est juré ? – C'est juré. Le monsieur se tenait de nouveau sur le pas de la porte, à l'entrée du verger. Vivement il épaula, un peu en l'air et dans la direction du cerisier qui dominait la fontaine. Le coup partit. Un cri rauque jaillit là-bas, et l'épouvantail que l'on voyait, depuis un mois, à califourchon sur la branche-maîtresse, dégringola jusqu'au sol pour se relever aussitôt et se sauver à toutes jambes. Il y eut une seconde de stupeur, puis des exclamations. Les fils se précipitèrent et ne tardèrent pas à rattraper le fuyard, empêtré qu'il était dans ses loques et affaibli par les privations. Mais l'inconnu déjà le protégeait contre leur colère. – Bas les pattes ! Cet homme m'appartient. Je défends qu'on y touche… Je ne t'ai pas trop salé les fesses, père Traînard ? Planté sur ses jambes de paille qu'enveloppaient des lambeaux d'étoffe effiloqués, les bras et tout le corps habillés de même, la tête bandée de linge, ligoté, serré, boudiné, le bonhomme avait encore l'apparence rigide d'un mannequin. Et c'était si comique, si imprévu, que les assistants pouffaient de rire. L'étranger lui dégagea la tête, et l'on aperçut un masque de barbe grise ébouriffée, rabattue de tous côtés sur un visage de squelette où luisaient des yeux de fièvre. Les rires redoublèrent. – L'argent… Les six billets… ordonna le fermier. L'étranger le tint à distance. – Un moment on va vous rendre cela. N'est-ce pas, père Traînard ? Et, tout en coupant avec son couteau les liens de paille et d'étoffe, il plaisantait : – Mon pauvre bonhomme, t'en as une touche. Mais comment as-tu réussi ce coup-là ? Il faut que tu sois diantrement habile, ou plutôt que tu aies eu une sacré venette ? Alors, comme ça, la première nuit, tu as profité du répit qu'on te laissait pour t'introduire dans cette défroque ? Pas bête. Un épouvantail, comment aurait-on pu avoir l'idée ? On avait tellement l'habitude de le voir accroché à son arbre. Mais, mon pauvre vieux, ce que tu devais être mal ! à plat ventre ! les jambes et les bras pendants ! toute la journée comme ça… Fichue position ! Et quelles manœuvres pour risquer un mouvement, hein ? Quelle frousse quand tu t'endormais ! Et il fallait manger ! Et il fallait boire ! Et tu entendais la sentinelle ! et tu devinais le canon de son fusil à un mètre de ta frimousse ! Brrr… Mais le plus chouette, vois-tu c'est ton fétu de paille ! Vrai, quand on pense que sans bruit, sans geste pour ainsi dire, tu devais extirper des brins de paille de ta défroque, les ajuster bout à bout, projeter ton appareil jusqu'au bassin, et biberonner, goutte à goutte, un peu de l'eau bienfaisante… Vrai, c'est à hurler d'admiration… Bravo, père Traînard ! Et il ajouta entre ses dents : – Seulement, tu sens trop mauvais, mon bonhomme. Tu ne t'es donc pas lavé depuis un mois, saligaud ? Tu avais pourtant de l'eau à discrétion. Tenez, vous autres, je vous le passe. Moi, je vais me laver les mains. Maître Goussot et ses quatre fils s'emparèrent vivement de la proie qu'on leur abandonnait. – Allons, ouste, donne l'argent. Si abruti qu'il fût, le chemineau trouva encore la force de jouer l'étonnement. – Prends donc pas cet air idiot, grogna le fermier. Les six billets… Donne. – Quoi ? Qu'è qu'on me veut ? balbutia le père Traînard. – L'argent et tout de suite… – Quel argent ? – Les billets ! – Les billets ? – Ah ! Tu commences à m'embêter. A moi, les gars… On renversa le bonhomme, on lui arracha la loque qui lui servait de vêtement, on chercha, on fouilla. Il n'y avait rien. – Brigand de voleur, cria maître Goussot, qu'est-ce que t'en as fait ? Le vieux mendiant semblait encore plus ahuri. Trop malin pour avouer, il continuait à gémir : – Qu'è qu'on m'veut ? D'largent ? J'ai pas seulement trois sous à moi… Mais ses yeux écarquillés ne quittaient pas son vêtement, et il paraissait n'y rien comprendre, lui non plus. La fureur des Goussot ne put se contenir davantage. On le roua de coups, ce qui n'avança pas les choses. Mais le fermier était convaincu qu'il avait caché l'argent, avant de s'introduire dans l'épouvantail. – Où l'as-tu mis, canaille ? Dis ! Dans quel coin du verger ? L'argent ? répétait le chemineau d'un air niais. – Oui, l'argent, l'argent que tu as enterré quelque part… Ah ! si on ne le trouve pas, ton compte est bon… Il y a des témoins, n'est-ce pas ? Vous tous, les amis. Et puis, le monsieur… Il se retourna pour interpeller l'inconnu qui devait être du côté de la fontaine, â trente ou quarante pas sur la gauche. Et il fut tout surpris de ne pas l'y voir en train de se laver les mains. – Est-ce qu'il est parti ? demanda-t-il. Quelqu'un répondit : – Non… non… il a allumé une cigarette, et il s'est enfoncé dans le verger, en se promenant. – Ah ! tant mieux, dit maître Goussot, c'est un type à nous retrouver les billets, comme il a retrouvé l'homme. – A moins que… fit une voix. – A moins que… qu'est-ce que tu veux dire, toi ? interrogea le fermier. Tu as une idée ? Donne-la donc… Quoi ? Mais il s'interrompit brusquement, assailli d'un doute, et il y eut un instant de silence. Une même pensée s'imposait à tous les paysans. Le passage de l'étranger à Héberville, la panne de son automobile, sa manière de questionner les gens à l'auberge, et de se faire conduire dans le domaine, tout cela n'était-ce pas un coup préparé d'avance, un truc de cambrioleur qui connaît l'histoire par les journaux, et qui vient sur place tenter la bonne affaire ? – Rudement fort, prononça l'aubergiste. Il aura pris l'argent dans la poche du père Traînard, sous nos yeux, en le fouillant. – Impossible, balbutia maître Goussot on l'aurait vu sortir par là du côté de la maison… Or il se promène dans le verger. La mère Goussot, toute défaillante, risqua : – La petite porte du fond là-bas ? – La clef ne me quitte point. – Mais tu la lui as fait voir. – Oui, mais je l'ai reprise… Tiens, la voilà. Il mit la main dans sa poche et poussa un cri. – Ah ! cré bon Dieu, elle n'y est pas… il me l'a barbotée… Aussitôt, il s'élança, suivi, escorté de ses fils et de plusieurs paysans. A moitié chemin on perçut le ronflement d'une automobile, sans aucun doute celle de l'inconnu, qui avait donné ses instructions à son chauffeur pour qu'il l'attendît à cette issue lointaine. Quand les Goussot arrivèrent à la porte, ils virent sur le battant de bois vermoulu, inscrits à l'aide d'un morceau de brique rouge, ces deux mots : « Arsène Lupin ». Malgré l'acharnement et la rage des Goussot, il fut impossible de prouver que le père Traînard avait dérobé de l'argent. Vingt personnes en effet durent attester que, somme toute, on n'avait rien découvert sur lui. Il s'en tira avec quelques mois de prison. Il ne les regretta point. Dès sa libération, il fut avisé secrètement que, tous les trimestres, à telle date, à telle heure, sous telle borne de telle route, il trouverait trois louis d'or. Pour le père Traînard, c'est la fortune. Le mariage d'Arsène Lupin « Monsieur Arsène Lupin a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Mademoiselle Angélique de SarzeauVendôme, princesse de Bourbon-Condé, et vous prie d'assister à la bénédiction nuptiale qui aura lieu en l'église Sainte-Clothilde. « Le duc de Sarzeau-Vendôme a l'honneur de vous faire part du mariage de sa fille Angélique, princesse de Bourbon-Condé, avec Monsieur Arsène Lupin, et vous prie… » Le duc Jean de Sarzeau-Vendôme ne put achever la lecture des lettres qu'il tenait dans sa main tremblante. Pâle de colère, son long corps maigre agité de frissons, il suffoquait. – Voilà dit-il à sa fille en lui tendant les deux papiers. Voilà ce que nos amis ont reçu ! Voilà ce qui court les rues depuis hier. Hein ! Que pensez-vous de cette infamie, Angélique ? Qu'en penserait votre pauvre mère, si elle vivait encore ? Angélique était longue et maigre comme son père, osseuse et sèche comme lui. Âgée de trente-trois ans, toujours vêtue de laine noire, timide, effacée, elle avait une tête trop petite, comprimée à droite et à gauche, et d'où le nez jaillissait comme une protestation contre une pareille exiguïté. Pourtant, on ne pouvait dire qu'elle fût laide, tellement ses yeux étaient beaux, tendres et graves, d'une fierté un peu triste, de ces yeux troublants qu'on n'oublie pas quand on les a vus une fois. Elle avait rougi de honte d'abord en entendant son père, et en apprenant par lui l'offense dont elle était victime. Mais comme elle le chérissait, bien qu'il se montrât dur avec elle, injuste et despotique, elle lui dit : – Oh ! je pense que c'est une plaisanterie, mon père, et qu'il n'y faut pas prêter attention. – Une plaisanterie ? Mais tout le monde en jase ! Dix journaux, ce matin, reproduisent cette lettre abominable, en l'accompagnant de commentaires ironiques ! On rappelle notre généalogie, nos ancêtres, les morts illustres de notre famille. On feint de prendre la chose au sérieux. – Cependant personne ne peut croire… – Évidemment, personne. Il n'empêche que nous sommes la fable de Paris. – Demain, on n'y pensera plus. – Demain, ma fille, on se souviendra que le nom d'Angélique de Sarzeau-Vendôme a été prononcé plus qu'il ne devait l'être. Ah ! si je pouvais savoir quel est le misérable qui s'est permis… A ce moment, Hyacinthe, son valet de chambre particulier, entra et prévint M. le duc qu'on le demandait au téléphone. Toujours furieux, il décrocha l'appareil et bougonna : – Eh bien ? Qu'y a-t-il ? Oui, c'est moi, le duc de SarzeauVendôme. On lui répondit : – J'ai des excuses à vous faire, monsieur le duc, ainsi qu'à Mlle Angélique. C'est la faute de mon secrétaire. – Votre secrétaire ? – Oui, les lettres de faire-part n'étaient qu'un projet dont je voulais vous soumettre la rédaction. Par malheur, mon secrétaire a cru… – Mais enfin, monsieur, qui êtes-vous ? – Comment, monsieur le duc, vous ne reconnaissez pas ma voix ? la voix de votre futur gendre ? – Quoi ? – Arsène Lupin. Le duc tomba sur une chaise. Il était livide. – Arsène Lupin… C'est lui Arsène Lupin… Angélique eut un sourire. – Vous voyez, mon père, qu'il n'y a là qu'une plaisanterie, une mystification… Mais le duc, soulevé d'une nouvelle colère, se mit à marcher en gesticulant : – Je vais déposer une plainte… Il est inadmissible que cet individu se moque de moi ! S'il y a encore une justice, elle doit agir ! Une seconde fois, Hyacinthe entra. Il apporta deux cartes. – Chotois ? Lepetit ? Connais pas. – Ce sont deux journalistes, monsieur le duc… – Qu'est-ce qu'ils me veulent ? – Ils voudraient parler à monsieur le duc au sujet du mariage. – Qu'on les fiche à la porte ! s'exclama le duc. Et dites au concierge que mon hôtel est fermé aux paltoquets de cette espèce. – Je vous en prie, mon père risqua Angélique. – Toi, ma fille, laisse-nous la paix. Si tu avais consenti autrefois à épouser un de tes cousins, nous n'en serions pas là. Le soir même de cette scène, un des deux reporters publiait, en première page de son journal, un récit quelque peu fantaisiste de son expédition rue de Varenne, dans l'antique demeure des Sarzeau-Vendôme, et s'étendait complaisamment sur le courroux et sur les protestations du vieux gentilhomme. Le lendemain, un autre journal insérait une interview d'Arsène Lupin, prétendue prise dans un couloir de l'Opéra. Arsène Lupin ripostait : « Je partage entièrement l'indignation de mon futur beaupère. L'envoi de ces lettres constitue une incorrection dont je ne suis pas responsable, mais dont je tiens à m'excuser publiquement. Pensez donc, la date de notre mariage n'est pas encore fixée ! Mon beau-père propose le début de mai. Ma fiancée et moi trouvons cela bien tard ! Six semaines d'attente ! » Ce qui donnait à l'affaire une saveur toute spéciale et que les amis de la maison goûtaient particulièrement, c'était le caractère même du duc, son orgueil, l'intransigeance de ses idées et de ses principes. Dernier descendant des barons de Sarzeau, la plus noble famille de Bretagne, arrière-petit-fils de ce Sarzeau qui, ayant épousé une Vendôme, ne consentit qu'après dix ans de Bastille à porter le nouveau titre que Louis XV lui imposait, le duc Jean n'avait renoncé à aucun des préjugés de l'ancien régime. Dans sa jeunesse il avait suivi le comte de Chambord en exil. Devenu vieux, il refusait un siège au Palais-Bourbon sous prétexte qu'un Sarzeau ne peut s'asseoir qu'entre ses pairs. L'aventure le toucha au vif. Il ne décolérait pas, invectivant Lupin à coups d'épithètes sonores, le menaçant de tous les supplices possibles, s'en prenant à sa fille. – Voilà ! si tu t'étais mariée ! Ce ne sont pourtant pas les partis qui manquaient ! Tes trois cousins, Mussy, Emboise et Caorches sont de bonne noblesse, bien apparentés, suffisamment riches, et ils ne demandent encore qu'à t'épouser. Pourquoi les refuses-tu ? Ah ! C'est que Mademoiselle est une rêveuse, une sentimentale, et ses cousins sont trop gros, ou trop maigres, ou trop vulgaires ! C'était une rêveuse, en effet. Livrée à elle-même depuis son enfance, elle avait lu tous les livres de chevalerie, tous les fades romans d'autrefois qui traînaient dans les armoires de ses aïeules, et elle voyait la vie comme un conte de fées où les jeunes filles très belles sont toujours heureuses, tandis que les autres attendent jusqu'à la mort le fiancé qui ne vient pas. Pourquoi eût-elle épousé l'un de ses cousins, puisqu'ils n'en voulaient qu'à sa dot, aux millions que sa mère lui avait laissés ? Autant rester vieille fille et rêver… Elle répondit doucement : – Vous allez vous rendre malade, mon père. Oubliez cette histoire ridicule. Mais comment aurait-il oublié ? Chaque matin un coup d'épingle ravivait sa blessure. Trois jours de suite Angélique reçut une merveilleuse gerbe de fleurs où se dissimulait la carte d'Arsène Lupin. Il ne pouvait aller à son cercle, sans qu'un ami l'abordât : – Elle est drôle, celle d'aujourd'hui. – Quoi ? – Mais la nouvelle fumisterie de votre gendre ! Ah ! vous ne savez pas ? Tenez, lisez… « M. Arsène Lupin demandera au Conseil d'État d'ajouter à son nom le nom de sa femme et de s'appeler désormais : Lupin de Sarzeau-Vendôme. » Et le lendemain on lisait : « La jeune fiancée portant en vertu d'une ordonnance, non abrogée, de Charles X, le titre et les armes de Bourbon-Condé, dont elle est la dernière héritière, le fils aîné des Lupin de Sarzeau-Vendôme aura nom prince Arsène de BourbonCondé. » Et le jour suivant une réclame annonçait : « La Grande Maison de Linge expose le trousseau de Mlle de Sarzeau-Vendôme. Comme initiales : L. S. V. » Puis une feuille d'illustrations publia une scène photographiée : le duc, son gendre et sa fille, assis autour d'une table, et jouant au piquet voleur. Et la date aussi fut annoncée à grand fracas : le 4 mai. Et des détails furent donnés sur le contrat. Lupin se montrait d'un désintéressement admirable. Il signerait, disaiton, les yeux fermés, sans connaître le chiffre de la dot. Tout cela mettait le vieux gentilhomme hors de lui. Sa haine contre Lupin prenait des proportions maladives. Bien que la démarche lui coûtât, il se rendit chez le Préfet de police qui lui conseilla de se méfier. – Nous avons l'habitude du personnage, il emploie contre vous un de ses trucs favoris. Passez-moi l'expression, monsieur le duc, il vous « cuisine », ne tombez pas dans le piège. – Quel truc, quel piège ? demanda-t-il anxieusement. – Il cherche à vous affoler et à vous faire accomplir, par intimidation, tel acte auquel, de sang-froid, vous vous refuseriez. – M. Arsène Lupin n'espère pourtant pas que je vais lui offrir la main de ma fille ! – Non, mais il espère que vous allez commettre comment dirai-je ? une gaffe. – Laquelle ? – Celle qu'il veut précisément que vous commettiez. – Alors, votre conclusion, monsieur le préfet ? – C'est de rentrer chez vous, monsieur le duc, ou, si tout ce bruit vous agace, de partir pour la campagne, et d'y rester bien tranquillement, sans vous émouvoir. Cette conversation ne fit qu'aviver les craintes du vieux gentilhomme. Lupin lui parut un personnage terrible, usant de procédés diaboliques, et entretenant des complices dans tous les mondes. Il fallait se méfier. Dès lors, la vie ne fut point tolérable. Il devint de plus en plus hargneux et taciturne, et ferma la porte à tous ses anciens amis, même aux trois prétendants d'Angélique, les cousins Mussy, d'Emboise et Caorches, qui, fâchés tous les trois les uns avec les autres, par suite de leur rivalité, venaient alternativement toutes les semaines. Sans le moindre motif, il chassa son maître d'hôtel et son cocher. Mais il n'osa les remplacer de peur d'introduire chez lui des créatures d'Arsène Lupin, et son valet de chambre particulier, Hyacinthe, en qui, l'ayant à son service depuis quarante ans, il avait toute confiance, dut s'astreindre aux corvées de l'écurie et de l'office. – Voyons, mon père, disait Angélique, s'efforçant de lui faire entendre raison, je ne vois vraiment pas ce que vous redoutez. Personne au monde ne peut me contraindre à ce mariage absurde. – Parbleu ! Ce n'est pas cela que je redoute. – Alors, quoi, mon père ? – Est-ce que je sais ? Un enlèvement ! Un cambriolage ! Un coup de force ! Il est hors de doute aussi que nous sommes environnés d'espions. Un après-midi, il reçut un journal où cet article était souligné au crayon rouge : « La soirée du contrat a lieu aujourd'hui à l'hôtel SarzeauVendôme. Cérémonie tout intime, où quelques privilégiés seulement seront admis à complimenter les heureux fiancés. Aux futurs témoins de Mlle de Sarzeau-Vendôme, le prince de la Rochefoucault-Limours et le comte de Chartres, M. Arsène Lupin présentera les personnalités qui ont tenu à honneur de lui assurer leur concours, M. le Préfet de police et M. le Directeur de la prison de la Santé. » C'était trop. Dix minutes plus tard, le duc envoyait son domestique Hyacinthe porter trois pneumatiques. A quatre heures, en présence d'Angélique, il recevait les trois cousins : Paul de Mussy, gros, lourd, et d'une pâleur extrême ; Jacques d'Emboise, mince, rouge de figure et timide ; Anatole de Caorches, petit, maigre et maladif ; tous trois de vieux garçons déjà, sans élégance et sans allure. La réunion fut brève. Le duc avait préparé tout un plan de campagne, de campagne défensive, dont il dévoila, en termes catégoriques, la première partie. – Angélique et moi nous quittons Paris cette nuit, et nous nous retirons dans nos terres de Bretagne. Je compte sur vous trois, mes neveux, pour coopérer à ce départ. Toi, Emboise, tu viendras nous chercher avec ta limousine. Vous, Mussy, vous amènerez votre automobile et vous voudrez bien vous occuper des bagages avec mon valet de chambre Hyacinthe. Toi, Caorches, tu seras à la gare d'Orléans, et tu prendras des sleepings pour Vannes au train de dix heures quarante. C'est promis ? La fin de la journée s'écoula sans incidents. Après le dîner seulement, afin d'éviter toutes chances d'indiscrétion, le duc prévint Hyacinthe d'avoir à remplir une malle et une valise. Hyacinthe était du voyage, ainsi que la femme de chambre d'Angélique. A neuf heures, tous les domestiques, sur l'ordre de leur maître, étaient couchés. A dix heures moins dix, le duc, qui terminait ses préparatifs, entendit la trompe d'une automobile. Le concierge ouvrit la porte de la cour d'honneur. De la fenêtre, le duc reconnut le landaulet de Jacques d'Emboise. – Allez lui dire que je descends, ordonna-t-il à Hyacinthe, et prévenez Mademoiselle. Au bout de quelques minutes, comme Hyacinthe n'était pas de retour, il sortit de sa chambre. Mais, sur le palier, il fut assailli par deux hommes masqués, qui le bâillonnèrent et l'attachèrent avant qu'il eût pu pousser un seul cri. Et l'un de ces hommes lui dit à voix basse : – Premier avertissement, monsieur le duc. Si vous persistez à quitter Paris, et à me refuser votre consentement, ce sera plus grave. Et le même individu enjoignit à son compagnon : – Garde-le. Je m'occupe de la demoiselle. A ce moment, deux autres complices s'étaient déjà emparés de la femme de chambre, et Angélique, également bâillonnée, évanouie, gisait sur un fauteuil de son boudoir. Elle se réveilla presque aussitôt sous l'action des sels qu'on lui faisait respirer, et, quand elle ouvrit les yeux, elle vit penché au-dessus d'elle un homme jeune, en tenue de soirée, la figure souriante et sympathique, qui lui dit : – Je vous demande pardon, mademoiselle. Tous ces incidents sont un peu brusques, et cette façon d'agir plutôt anormale. Mais les circonstances nous entraînent souvent à des actes que notre conscience n'approuve pas. Excusez-moi. Il lui prit la main très doucement, et passa un large anneau d'or au doigt de la jeune fille, en prononçant : – Voici. Nous sommes fiancés. N'oubliez jamais celui qui vous offre cet anneau… Il vous supplie de ne pas fuir et d'attendre à Paris les marques de son dévouement. Ayez confiance en lui. Il disait tout cela d'une voix si grave et si respectueuse, avec tant d'autorité et de déférence, qu'elle n'avait pas la force de résister. Leurs yeux se rencontrèrent. Il murmura : – Les beaux yeux purs que vous avez ! Ce sera bon de vivre sous le regard de ces yeux. Fermez-les maintenant… Il se retira. Ses complices le suivirent. L'automobile repartit, et l'hôtel de la rue de Varenne demeura silencieux jusqu'à l'instant où Angélique, reprenant toute sa connaissance, appela les domestiques. Ils trouvèrent le duc, Hyacinthe, la femme de chambre, et le ménage des concierges, tous solidement ligotés. Quelques bibelots de grande valeur avaient disparu, ainsi que le portefeuille du duc et tous ses bijoux, épingles et cravate, boutons en perles fines, montre, etc. La police fut aussitôt prévenue. Dès le matin on apprenait que la veille au soir, comme il sortait de chez lui en automobile, d'Emboise avait été frappé d'un coup de couteau par son propre chauffeur, et jeté, à moitié mort, dans une rue déserte. Quant à Mussy et à Caorches, ils avaient reçu un message téléphonique soi-disant envoyé par le duc et qui les contremandait. La semaine suivante, sans plus se soucier de l'enquête, sans répondre aux convocations du juge d'instruction, sans même lire les communications d'Arsène Lupin à la presse sur « la fuite de Varennes », le duc, sa fille et son valet de chambre prenaient sournoisement un train omnibus pour Vannes, et descendaient, un soir, dans l'antique château féodal qui domine la presqu'île de Sarzeau. Tout de suite, avec l'aide de paysans bretons, véritables vassaux du Moyen Age, on organisait la résistance. Le quatrième jour Mussy arrivait, le cinquième Caorches, et le septième Emboise, dont la blessure n'était pas aussi grave qu'on le craignait. Le duc attendit deux jours encore avant de signifier à son entourage ce qu'il appelait, puisque son évasion avait réussi malgré Lupin, la seconde moitié de son plan. Il le fit en présence des trois cousins, par un ordre péremptoire dicté à Angélique, et qu'il voulut bien expliquer ainsi : – Toutes ces histoires me font le plus grand mal. J'ai entrepris contre cet homme, dont nous avons pu juger l'audace, une lutte qui m'épuise. Je veux en finir coûte que coûte. Pour cela il n'est qu'un moyen, Angélique, c'est que vous me déchargiez de toute responsabilité en acceptant la protection d'un de vos cousins. Avant un mois, il faut que vous soyez la femme de Mussy, de Caorches ou d'Emboise. Votre choix est libre. Décidez-vous. Durant quatre jours Angélique pleura, supplia son père. A quoi bon ? Elle sentait bien qu'il serait inflexible et qu'elle devrait, en fin de compte, se soumettre à sa volonté. Elle accepta. – Celui que voudrez, mon père, je n'aime aucun d'eux. Alors, que m'importe d'être malheureuse avec l'un plutôt qu'avec l'autre… Sur quoi, nouvelle discussion, le duc voulant la contraindre à un choix personnel. Elle ne céda point. De guerre lasse, et pour des raisons de fortune, il désigna Emboise. Aussitôt les bans furent publiés. Dès lors, la surveillance redoubla autour du château, d'autant que le silence de Lupin et la cessation brusque de la campagne menée par lui dans les journaux ne laissaient pas d'inquiéter le duc de Sarzeau-Vendôme. Il était évident que l'ennemi préparait un coup et qu'il tenterait de s'opposer au mariage par quelques-unes de ces manœuvres qui lui étaient familières. Pourtant il ne se passa rien. L'avant-veille, la veille, le matin de la cérémonie, rien. Le mariage eut lieu à la mairie, puis il y eut la bénédiction nuptiale à l'église. C'était fini. Seulement alors, le duc respira. Malgré la tristesse de sa fille, malgré le silence embarrassé de son gendre que la situation semblait gêner quelque peu, il se frottait les mains d'un air heureux, comme après la victoire la plus éclatante. – Qu'on baisse le pont-levis ! dit-il à Hyacinthe, qu'on laisse entrer tout le monde ! Nous n'avons plus rien à craindre de ce misérable. Après le déjeuner, il fit distribuer du vin aux paysans et trinqua avec eux. Ils chantèrent et ils dansèrent. Vers trois heures, il rentra dans les salons du rez-dechaussée. C'était le moment de sa sieste. Il gagna, tout au bout des pièces, la salle des gardes. Mais il n'en avait pas franchi le seuil qu'il s'arrêta brusquement et s'écria : – Qu'est-ce que tu fais donc là, Emboise ? En voilà une plaisanterie ! Emboise était debout, en vêtements de pêcheur breton, culotte et veston sales, déchirés, rapiécés, trop larges et trop grands pour lui. Le duc semblait stupéfait. Il examina longtemps, avec des yeux ahuris, ce visage qu'il connaissait, et qui, en même temps, éveillait en lui des souvenirs vagues d'un passé très lointain. Puis, tout à coup, il marcha vers l'une des fenêtres qui donnaient sur l'esplanade et appela : – Angélique ! – Qu'y a-t-il, mon père ? répondit-elle en s'avançant. – Ton mari ? – Il est là, mon père, fit Angélique en montrant Emboise qui fumait une cigarette et lisait à quelque distance. Le duc trébucha et tomba assis sur un fauteuil, avec un grand frisson d'épouvante. – Ah ! Je deviens fou ! Mais l'homme qui portait des habits de pêcheur s'agenouilla devant lui en disant : – Regardez-moi, mon oncle… Vous me reconnaissez, n'estce pas, c'est moi votre neveu, celui qui jouait ici autrefois, celui que vous appeliez Jacquot… Rappelez-vous… Tenez, voyez cette cicatrice… – Oui… oui, balbutia le duc, je te reconnais… C'est toi, Jacques. Mais l'autre… Il se pressa la tête entre les mains. – Et pourtant non, ce n'est pas possible Explique-toi… Je ne comprends pas… Je ne veux pas comprendre… Il y eut un silence pendant lequel le nouveau venu ferma la fenêtre et ferma la porte qui communiquait avec le salon voisin. Puis il s'approcha du vieux gentilhomme, lui toucha doucement l'épaule, pour le réveiller de sa torpeur, et sans préambule, comme s'il eût voulu couper court à toute explication qui ne fût pas strictement nécessaire, il commença en ces termes : – Vous vous rappelez, mon oncle, que j'ai quitté la France depuis quinze ans, après le refus qu'Angélique opposa à ma demande en mariage. Or, il y a quatre ans, c'est-à-dire la onzième année de mon exil volontaire et de mon établissement dans l'extrême-sud de l'Algérie, je fis la connaissance, au cours d'une partie de chasse organisée par un grand chef arabe, d'un individu dont la bonne humeur, le charme, l'adresse inouïe, le courage indomptable, l'esprit à la fois ironique et profond, me séduisirent au plus haut point. « Le comte d'Andrésy passa six semaines chez moi. Quand il fut parti, nous correspondîmes l'un avec l'autre de façon régulière. En outre, je lisais souvent son nom dans les journaux, aux rubriques mondaines ou sportives. Il devait revenir et je me préparais à le recevoir, il y a trois mois, lorsqu'un soir, comme je me promenais à cheval, les deux serviteurs arabes qui m'accompagnaient se jetèrent sur moi, m'attachèrent, me bandèrent les yeux, et me conduisirent, en sept nuits et sept jours, par des chemins déserts, jusqu'à une baie de la côte, où cinq hommes les attendaient. Aussitôt, je fus embarqué sur un petit yacht à vapeur qui leva l'ancre sans plus tarder. « Qui étaient ces hommes ? Quel était leur but en m'enlevant ? Aucun indice ne put me renseigner. Ils m'avaient enfermé dans une cabine étroite percée d'un hublot que traversaient deux barres de fer en croix. Chaque matin, par un guichet qui s'ouvrait entre la cabine voisine et la mienne, on plaçait sur ma couchette deux ou trois livres de pain, une gamelle abondante et un flacon de vin, et on reprenait les restes de la veille que j'y avais disposés. « De temps à autre, la nuit, le yacht stoppait et j'entendais le bruit du canot qui s'en allait vers quelque havre, puis qui revenait chargé de provisions sans doute. Et l'on repartait, sans se presser, comme pour une croisière de gens du monde qui flânent et n'ont pas hâte d'arriver. Quelquefois, monté sur une chaise, j'apercevais par mon hublot la ligne des côtes, mais si indistincte que je ne pouvais rien préciser. « Et cela dura des semaines. Un des matins de la neuvième, m'étant avisé que le guichet de communication n'avait pas été refermé, je le poussai. La cabine était vide à ce moment. Avec un effort, je réussis à prendre une lime à ongles sur une toilette. « Deux semaines après, à force de patience, j'avais limé les barres de mon hublot, et j'aurais pu m'évader par là ; mais, si je suis bon nageur, je me fatigue assez vite. Il me fallait donc choisir un moment où le yacht ne serait pas trop éloigné de la terre. C'est seulement avant-hier que, juché à mon poste, je discernai les côtes, et que, le soir, au coucher du soleil, je reconnus, à ma stupéfaction, la silhouette du château de Sarzeau avec ses tourelles pointues et la masse de son donjon. Était-ce donc là le terme de mon voyage mystérieux ? « Toute la nuit, nous croisâmes au large. Et toute la journée d'hier également. Enfin ce matin, on se rapprocha à une distance que je jugeai propice, d'autant plus que nous naviguions entre des roches derrière lesquelles je pouvais nager en toute sécurité. Mais, à la minute même où j'allais m'enfuir, je m'avisai que, une fois encore, le guichet de communication que l'on avait cru fermer s'était rouvert de lui-même, et qu'il battait contre la cloison. Je l'entrebâillai de nouveau par curiosité. A portée de mon bras, il y avait une petite armoire que je pus ouvrir, et où ma main, à tâtons, au hasard, saisit une liasse de papiers. « C'était des lettres, des lettres qui contenaient les instructions adressées aux bandits dont j'étais prisonnier. Une heure après, lorsque j'enjambai le hublot et que je me laissai glisser dans la mer, je savais tout : les raisons de mon enlèvement, les moyens employés, le but poursuivi, et la machination abominable ourdie, depuis trois mois, contre le duc de Sarzeau-Vendôme et contre sa fille. Malheureusement, il était trop tard. Obligé, pour n'être pas vu du bateau, de me blottir dans le creux d'un récif, je n'abordai la côte qu'à midi. Le temps de gagner la cabane d'un pêcheur, de troquer mes vêtements contre les siens, de venir ici. Il était trois heures. En arrivant j'appris que le mariage avait été célébré le matin même. » Le vieux gentilhomme n'avait pas prononcé une parole. Les yeux rivés aux yeux de l'étranger, il écoutait avec un effroi grandissant. Parfois le souvenir des avertissements que lui avait donnés le Préfet de police revenait à son esprit : « On vous cuisine, monsieur le duc… On vous cuisine. » Il dit, la voix sourde : – Parle achève… Tout cela m'oppresse… Je ne comprends pas encore et j'ai peur. L'étranger reprit : – Hélas… L'histoire est facile à reconstituer et se résume en quelques phrases. Voici : lors de sa visite chez moi, et des confidences que j'eus le tort de lui faire, le comte d'Andrésy retint plusieurs choses : d'abord que j'étais votre neveu, et que, cependant, vous me connaissiez relativement peu, puisque j'avais quitté Sarzeau tout enfant et que, depuis, nos relations s'étaient bornées au séjour de quelques semaines que je fis ici, il y a quinze ans, et durant lesquelles je demandai la main de ma cousine Angélique ; ensuite, que, ayant rompu avec tout mon passé, je ne recevais plus aucune correspondance ; et enfin, qu'il y avait, entre lui, Andrésy, et moi, une certaine ressemblance physique que l'on pouvait accentuer jusqu'à la rendre frappante. Son plan fut échafaudé sur trois points. « II soudoya mes deux serviteurs arabes, qui devaient l'avertir au cas où j'aurais quitté l'Algérie. Puis il revint à Paris avec mon nom et mon apparence exacte, se fit connaître de vous, chez qui il fut invité chaque quinzaine, et vécut sous mon nom, qui devint ainsi l'une des nombreuses étiquettes sous lesquelles il cache sa véritable personnalité. Il y a trois mois “la poire étant mûre”, comme il dit dans ses lettres, il commença l'attaque par une série de communications à la presse, et en même temps, craignant sans doute qu'un journal ne révélât en Algérie le rôle que l'on jouait sous mon nom à Paris, il me faisait frapper par mes serviteurs, puis enlever par ses complices. Dois-je vous en dire davantage en ce qui vous concerne, mon oncle ? » Un tremblement nerveux agitait le duc de SarzeauVendôme. L'épouvantable vérité, à laquelle il refusait d'ouvrir les yeux, lui apparaissait tout entière, et prenait le visage odieux de l'ennemi. Il agrippa les mains de son interlocuteur et lui dit âprement, désespérément : – C'est Lupin, n'est-ce pas ? – Oui, mon oncle. – Et c'est à lui c'est à lui que j'ai donné ma fille en mariage ! – Oui, mon oncle, à lui qui m'a volé mon nom de Jacques d'Emboise, et qui vous a volé votre fille. Angélique est la femme légitime d'Arsène Lupin et cela conformément à vos ordres. Une lettre de lui que voici en fait foi. Il a bouleversé votre existence, troublé votre esprit, assiégé « les pensées de vos veilles et les rêves de vos nuits », cambriolé votre hôtel, jusqu'à l'instant où, pris de peur, vous vous êtes réfugié ici, et où, croyant échapper à ses manœuvres et à son chantage, vous avez dit à votre fille de désigner comme époux l'un de ses trois cousins, Mussy, Emboise ou Caorches. – Mais pourquoi a-t-elle choisi celui-là plutôt que les deux autres ? – C'est vous, mon oncle, qui l'avez choisi. – Au hasard parce qu'il était plus riche… – Non, pas au hasard, mais sur les conseils sournois, obsédants et très habiles de votre domestique Hyacinthe. Le duc sursauta. – Hein ! Quoi ! Hyacinthe serait complice ? – D'Arsène Lupin, non, mais de l'homme qu'il croit être Emboise et qui a promis de lui verser cent mille francs, huit jours après le mariage. – Ah le bandit ! il a tout combiné, tout prévu. – Tout prévu, mon oncle, jusqu'à simuler un attentat contre lui-même, afin de détourner les soupçons, jusqu'à simuler une blessure, reçue à votre service. – Mais dans quelle intention ? Pourquoi toutes ces infamies ? – Angélique possède onze millions, mon oncle. Votre notaire à Paris devait en remettre les titres la semaine prochaine au pseudo d'Emboise, lequel les réalisait aussitôt et disparaissait. Mais, dès ce matin, vous lui avez remis, comme cadeau personnel, cinq cent mille francs d'obligations au porteur que ce soir, à neuf heures, hors du château, près du Grand-Chêne, il doit passer à l'un de ses complices, qui les négociera demain matin à Paris. Le du de Sarzeau-Vendôme s'était levé, et il marchait rageusement en frappant des pieds. – Ce soir à neuf heures, dit-il… Nous verrons… Nous verrons… D'ici là… Je vais prévenir la gendarmerie. – Arsène Lupin se moque bien des gendarmes. – Télégraphions à Paris. – Oui, mais les cinq cent mille francs… Et puis le scandale surtout, mon oncle… Pensez à ceci votre fille, Angélique de Sarzeau-Vendôme, mariée à cet escroc, à ce brigand… Non, non à aucun prix… – Alors quoi ? – Quoi ? A son tour, le neveu se leva et, marchant vers un râtelier où des armes de toutes sortes étaient suspendues, il décrocha un fusil qu'il posa sur la table près du vieux gentilhomme. – Là-bas, mon oncle, aux confins du désert, quand nous nous trouvons en face d'une bête fauve, nous ne prévenons pas les gendarmes, nous prenons notre carabine et nous l'abattons, la bête fauve, sans quoi c'est elle qui nous écrase sous sa griffe. – Qu'est-ce que tu dis ? – Je dis que j'ai pris là-bas l'habitude de me passer des gendarmes. C'est une façon de rendre la justice un peu sommaire, mais c'est la bonne, croyez-moi, et, aujourd'hui, dans le cas qui nous occupe, c'est la seule. – La bête morte, vous et moi l'enterrons dans quelque ni vu ni connu. – Angélique ? – Nous l'avertirons après. – Que deviendra-t-elle ? – Elle restera ce qu'elle est légalement, ma femme, la femme du véritable Emboise. Demain, je l'abandonne et je retourne en Algérie. Dans deux mois, le divorce est prononcé. Le duc écoutait, pâle, les yeux fixes, la mâchoire crispée. Il murmura : – Es-tu sûr que ses complices du bateau ne le préviendront pas de ton évasion ? – Pas avant demain. – De sorte que ? – De sorte qu'à neuf heures, ce soir, Arsène Lupin prendra inévitablement, pour aller au Grand-Chêne, le chemin de ronde qui suit les anciens remparts et qui contourne les ruines de la chapelle. J'y serai, moi, dans les ruines. – J'y serai, moi aussi, dit simplement le duc de SarzeauVendôme en décrochant un fusil de chasse. Il était à ce moment cinq heures du soir. Le duc s'entretint longtemps encore avec son neveu, vérifia les armes, les rechargea. Puis, dès que la nuit fut venue, par des couloirs obscurs, il le conduisit jusqu'à sa chambre et le cacha dans un réduit contigu. La fin de l'après-midi s'écoula sans incident. Le dîner eut lieu. Le duc s'efforça de rester calme. De temps en temps, à la dérobée, il regardait son gendre et s'étonnait de la ressemblance qu'il offrait avec le véritable Emboise. C'était le même teint, la même forme de figure, la même coupe de cheveux. Pourtant le regard différait, plus vif chez celui-là, plus lumineux, et, à ta longue, le duc découvrit de petits détails inaperçus jusqu'ici, et qui prouvaient l'imposture du personnage. Après le dîner, on se sépara. La pendule marquait huit heures. Le duc passa dans sa chambre et délivra son neveu. Dix minutes plus tard, à la faveur de la nuit, ils se glissaient au milieu des ruines, le fusil en main. Angélique cependant avait gagné, en compagnie de son mari, l'appartement qu'elle occupait au rez-de-chaussée d'une tour qui flanquait l'aile gauche du château. Au seuil de l'appartement, son mari lui dit : – Je vais me promener un peu, Angélique. A mon retour, consentirez-vous à me recevoir ? – Certes, dit-elle. Il la quitta et monta au premier étage, ferma la porte à clef, ouvrit doucement une fenêtre qui donnait sur la campagne et se pencha. Au pied de la tour, à quarante mètres au-dessous de lui, il distingua une ombre. Il siffla. Un léger coup de sifflet lui répondit. Alors il tira d'une armoire une grosse serviette en cuir, bourrée de papiers, qu'il enveloppa d'une étoffe noire et ficela. Puis il s'assit à sa table et écrivit : « Content que tu aies reçu mon message, car je trouve dangereux de sortir du château avec le gros paquet des titres. Les voici. Avec ta motocyclette, tu arriveras à Paris pour le train de Bruxelles du matin. Là-bas, tu remettras les valeurs à Z qui les négociera aussitôt. « A. L. » « Post-scriptum. – En passant au Grand-Chêne, dis aux camarades que je les rejoins. J'ai des instructions à leur donner. D'ailleurs, tout va bien. Personne ici n'a le moindre soupçon. » Il attacha la lettre sur le paquet, et descendit le tout par la fenêtre, à l'aide d'une ficelle. « Bien, se dit-il, ça y est. Je suis tranquille. » Il patienta quelques minutes encore, en déambulant à travers la pièce, et en souriant à deux portraits de gentilshommes suspendus à la muraille… « Horace de Sarzeau-Vendôme, maréchal de France le Grand Condé… Je vous salue, mes aïeux. Lupin de SarzeauVendôme sera digne de vous. » A la fin, le moment étant venu, il prit son chapeau et descendit. Mais, au rez-de-chaussée, Angélique appartement, et s'exclama, l'air égaré : surgit de son – Écoutez, je vous en prie…, il serait préférable… Et tout de suite, sans en dire davantage, elle rentra chez elle, laissant à son mari une vision d'effroi et de délire. « Elle est malade, se dit-il. Le mariage ne lui réussit pas. » Il alluma une cigarette et conclut, sans d'importance à cet incident qui eût dû le frapper : « Pauvre Angélique tout ça finira par un divorce » Dehors la nuit était obscure, le ciel voilé de nuages. Les domestiques fermaient les volets du château. Il n'y avait point de lumière aux fenêtres, le duc ayant l'habitude de se coucher après le repas. En passant devant le logis du garde, et en s'engageant sur le pont-levis : – Laissez la porte ouverte, dit-il, je fais un tour et je reviens. Le chemin de ronde se trouvait à droite, et conduisait, le long des anciens remparts qui jadis ceignaient le château d'une seconde enceinte beaucoup plus vaste, jusqu'à une poterne aujourd'hui presque démolie. attacher Ce chemin, qui contournait une colline et suivait ensuite le flanc d'un vallon escarpé, était bordé à gauche de taillis épais. « Quel merveilleux endroit pour un guet-apens, dit-il. C'est un vrai coupe-gorge. » Il s'arrêta, croyant entendre du bruit. Mais non, c'était un froissement de feuilles. Pourtant une pierre dégringola le long des pentes, rebondissant aux aspérités du roc. Mais, chose bizarre, rien ne l'inquiétait, il se remit à marcher. L'air vif de la mer arrivait jusqu'à lui par-dessus les plaines de la presqu'île, il s'en remplissait les poumons avec joie. « Comme c'est bon de vivre ! se dit-il. Jeune encore, de vieille noblesse, multi-millionnaire, qu'est-ce qu'on peut rêver de mieux, Lupin de SarzeauVendôme ? » A une petite distance, il aperçut, dans l'obscurité, la silhouette plus noire de la chapelle dont les ruines dominaient le chemin de quelques mètres. Des gouttes de pluie commençaient à tomber, et il entendit une horloge frapper neuf coups. Il hâta le pas. Il y eut une courte descente, puis une montée. Et, brusquement, il s'arrêta de nouveau. Une main saisit la sienne. Il recula, voulut se dégager. Mais quelqu'un émergeait d'un groupe d'arbres qu'il frôlait, et une voix lui dit : – Taisez-vous… Pas un mot… Il reconnut sa femme, Angélique. – Qu'est-ce qu'il y a donc ? demanda-t-il. Elle murmura, si bas que les mots étaient à peine intelligibles : – On vous guette… Ils sont là, dans les ruines, avec des fusils… – Qui ? – Silence… Écoutez… Ils restèrent immobiles un instant, puis elle dit : – Ils ne bougent pas… Peut-être ne m'ont-ils pas entendue. Retournons… – Mais… – Suivez-moi ! L'accent était si impérieux qu'il obéit sans l'interroger davantage. Mais soudain elle s'effara. – Courons… Ils viennent… J'en suis sûre… De fait, on percevait un bruit de pas. Alors, rapidement, lui tenant toujours la main, avec une force irrésistible elle l'entraîna par un raccourci, dont elle suivait les sinuosités sans hésitations, malgré les ténèbres et les ronces. Et, très vite, ils arrivèrent au pont-levis. Elle passa son bras sous le sien. Le garde les salua. Ils traversèrent la grande cour, pénétrèrent dans le château, et elle le conduisit jusqu'à la tour d'angle où ils demeuraient tous deux. – Entrez, dit-elle. – Chez vous ? – Oui. Deux femmes de chambre attendaient. Sur l'ordre de leur maîtresse, elles se retirèrent dans les pièces qu'elles occupaient au troisième étage. Presque aussitôt on frappait à la porte du vestibule qui commandait l'appartement, et quelqu'un appela. – Angélique ! – C'est vous, mon père ? dit-elle en dominant son émotion. – Oui, ton mari est ici ? – Nous venons de rentrer. – Dis-lui donc que j'aurais besoin de lui parler. Qu'il me rejoigne chez moi… C'est urgent. – Bien, mon père, je vais vous l'envoyer. Elle prêta l'oreille durant quelques secondes, puis revint dans le boudoir où se tenait son mari, et elle affirma : – J'ai tout lieu de croire que mon père ne s'est pas éloigné. Il fit un geste pour sortir. – En ce cas, s'il désire me parler… – Mon père n'est pas seul, dit-elle vivement, en lui barrant la route. – Qui donc l'accompagne ? – Son neveu, Jacques d'Emboise. Il y eut un silence. Il la regarda avec une certaine surprise, ne comprenant pas bien la conduite de sa femme. Mais, sans s'attarder à l'examen de cette question, il ricana : – Ah ! cet excellent Emboise est là ? Alors tout le pot aux roses est découvert ? A moins que… – Mon père sait tout, dit-elle… J'ai entendu une conversation tantôt, entre eux. Son neveu a lu des lettres… J'ai hésité d'abord à vous prévenir… Et puis j'ai cru que mon devoir… II l'observa de nouveau. Mais aussitôt reprit par l'étrangeté de la situation, il éclata de rire ! – Comment ? mes amis du bateau ne brûlent pas mes lettres ? Et ils ont laissé échapper leur captif ? Les imbéciles ! Ah ! Quand on ne fait pas tout soi-même ! N'importe, c'est cocasse. Emboise contre Emboise… Eh mais, si l'on ne me reconnaissait plus, maintenant ? Si Emboise lui-même me confondait avec lui-même ? Il se retourna vers une table de toilette, saisit une serviette qu'il mouilla et frotta de savon, et, en un tournemain, s'essuya la figure, se démaquilla et changea le mouvement de ses cheveux. – Ça y est, dit-il apparaissant à Angélique tel qu'elle l'avait vu le soir du cambriolage, à Paris, ça y est. Je suis plus à mon aise pour discuter avec mon beau-père. – Où allez-vous ? dit-elle en se jetant devant la porte. – Dame ! Rejoindre ces messieurs. – Vous ne passerez pas ! – Pourquoi ? – Et s'ils vous tuent ? – Me tuer ? – C'est cela qu'ils veulent, vous tuer… cacher votre cadavre quelque part… Qui le saurait ? – Soit, dit-il, à leur point de vue ils ont raison. Mais si je ne vais pas au-devant d'eux, c'est eux qui viendront. Ce n'est pas cette porte qui les arrêtera… Ni vous, je pense. Par conséquent il vaut mieux en finir. – Suivez-moi ! ordonna Angélique. Elle souleva la lampe qui les éclairait, entra dans sa chambre, poussa l'armoire à glace, qui roula sur des roulettes dissimulées, écarta une vieille tapisserie et dit : – Voici une autre porte qui n'a pas servi depuis longtemps. Mon père en croit la clef perdue. La voici. Ouvrez. Un escalier pratiqué dans les murailles vous mènera tout au bas de la tour. Vous n'aurez qu'à tirer les verrous d'une seconde porte. Vous serez libre. Il fut stupéfait, et il comprit soudain toute la conduite d'Angélique. Devant ce visage mélancolique, disgracieux, mais d'une telle douceur, il resta un moment décontenancé, presque confus. Il ne pensait plus à rire. Un sentiment de respect, où il y avait des remords et de la bonté, pénétrait en lui. : – Pourquoi me sauvez-vous ? murmura-t-il. – Vous êtes mon mari. Il protesta : – Mais non… Mais non… C'est un titre que j'ai volé. La loi ne reconnaîtra pas ce mariage. – Mon père ne veut pas de scandale, dit-elle. – Justement, fit-il avec vivacité, justement j'avais envisagé tout cela, et c'est pourquoi j'avais emmené votre cousin Emboise à proximité. Moi disparu, c'est lui votre mari. C'est lui que vous avez épousé devant les hommes. – C'est vous que j'ai épousé devant l'Église. – L'Église ! l'Église ! il y a des accommodements avec elle… On fera casser votre mariage. – Sous quel prétexte avouable ? Il se tut, réfléchit à toutes ces choses insignifiantes pour lui et ridicules, mais si graves pour elle, et il répéta plusieurs fois : – C'est terrible c'est terrible j'aurais dû prévoir… Et tout à coup, envahi par une idée, il s'écria, en frappant dans ses mains : – Voilà ! J'ai trouvé. Je suis au mieux avec un des principaux personnages du Vatican. Le Pape fait ce que je veux… J'obtiendrai une audience et je ne doute pas que le SaintPère, ému par mes supplications… Son plan était si comique, sa joie si naïve qu'Angélique ne put s'empêcher de sourire, et elle lui dit : – Je suis votre femme devant Dieu. Elle le regardait avec un regard où il n'y avait ni mépris ni hostilité, et point même de colère, et il se rendit compte qu'elle oubliait de considérer en lui le bandit et le malfaiteur, pour ne penser qu'à l'homme qui était son mari et auquel le prêtre l'avait liée jusqu'à l'heure suprême de la mort. Il fit un pas vers elle et l'observa plus profondément. Elle ne baissa pas les yeux d'abord. Mais elle rougit. Et jamais il n'avait vu un visage plus touchant, empreint d'une telle dignité. Il lui dit, comme au premier soir de Paris : – Oh vos yeux vos yeux calmes et tristes…, et si beaux… Elle baissa la tête et balbutia : – Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Devant son trouble, il eut l'intuition subite des sentiments plus obscurs qui la remuaient et qu'elle ignorait elle-même. Dans cette âme de vieille fille dont il connaissait l'imagination romanesque, les rêves inassouvis, les lectures surannées, ne représentait-il pas soudain, en cette minute exceptionnelle, et par suite des circonstances anormales de leurs rencontres, quelque chose de spécial, le héros à la Byron, le bandit romantique et chevaleresque ? Un soir, malgré les obstacles, aventurier fameux, ennobli déjà par la légende, grandi par son audace, un soir, il était entré chez elle, et il lui avait passé au doigt l'anneau nuptial. Fiançailles mystiques et passionnées, telles qu'on en voyait au temps du Corsaire et d'Hernani. Ému, attendri, il fut sur le point de céder à un élan d'exaltation, et de s'écrier : « Partons ! Fuyons ! Vous êtes mon épouse ma compagne… Partagez mes périls, mes joies et mes angoisses… C'est une existence étrange et forte, superbe et magnifique… » Mais les yeux d'Angélique s'étaient relevés vers lui, et ils étaient si purs et si fiers qu'il rougit à son tour. Ce n'était pas là une femme à qui l'on pût parler ainsi. Il murmura : – Je vous demande pardon… J'ai commis beaucoup de mauvaises actions, mais aucune dont le souvenir me sera plus amer. Je suis un misérable… J'ai perdu votre vie. – Non, dit-elle doucement, vous m'avez au contraire indiqué ma voie véritable. Il fut près de l'interroger. Mais elle avait ouvert la porte et lui montrait le chemin. Aucune parole ne pouvait plus être prononcée entre eux. Sans dire un mot, il sortit en s'inclinant très bas devant elle. Un mois après, Angélique de Sarzeau-Vendôme, princesse de Bourbon-Condé, épouse légitime d'Arsène Lupin, prenait le voile, et, sous le nom de sœur Marie-Auguste, s'enterrait au couvent des religieuses dominicaines. Le jour même de cette cérémonie, la Mère supérieure du couvent recevait une lourde enveloppe cachetée et une lettre… La lettre contenait ces mots : « Pour les pauvres de sœur Marie-Auguste. » Dans l'enveloppe, il y avait cinq cents billets de mille francs. Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 La Comtesse de Cagliostro Arsène Lupin, cambrioleur (Le Journal 1923 – 1924) Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) 3 Les Confidences d'Arsène Lupin 1913 4 5 Le Bouchon de cristal Arsène Lupin Sholmès contre Herlock La Dame blonde (Je Sais Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) (Je Sais Tout 1908 – 1909) (Le Journal 1926 – 1927) Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film 1912 1908 6 7 8 L'Aiguille creuse La Demoiselle aux yeux verts Les Huit coups de l'horloge 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux révélateur – Le Cas de Jean-Louis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 11 « 813 » (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) Le Triangle d'or 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 10 L'Éclat d'obus 12 L'Île aux trente cercueils 13 Les Dents du tigre 14 L'Homme à la peau de bique 15 L'Agence Barnett et Cie 16 Le Cabochon d'émeraude 17 La Demeure mystérieuse 18 La Barre-y-va 19 La Femme aux deux sourires 20 Victor, de la brigade mondaine 21 La Cagliostro se venge 22 Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 (L'Auto 1939) 1941 pays, tel le Canada, mais protégé - téléchargement non autorisé - dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ —— 14 janvier 2004 —— – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Attention : LA DEMEURE MYSTÉRIEUSE Maurice Leblanc (1929) EXTRAIT DES MÉMOIRES INÉDITS D'ARSÈNE LUPIN En relisant les livres où sont racontées, aussi fidèlement que possible, quelques-unes de mes aventures, je m'aperçois que, somme toute, chacune d'elles résulta d'un élan spontané qui me jetait à la poursuite d'une femme. La Toison d'or se transformait, mais c'était toujours la Toison d'or que je cherchais à conquérir. Et comme, d'autre part, les circonstances m'obligeaient chaque fois à changer de nom et de personnalité, j'avais, chaque fois, l'impression que je commençais une vie nouvelle, avant laquelle je n'avais pas encore aimé, après laquelle je ne devais plus jamais aimer. Ainsi, quand je tourne les yeux vers le passé, ce n'est pas Arsène Lupin que j'avise aux pieds de la Cagliostro, ou de Sonia Krichnoff, ou de Dolorès Kesselbach, ou de la Demoiselle aux yeux verts… c'est Raoul d'Andrésy, le duc de Charmerace, Paul Sernine, ou le baron de Limésy. Tous me paraissent différents de moi et différents les uns des autres. Ils m'amusent, m'inquiètent, me font sourire, me tourmentent, comme si je n'avais pas vécu moi-même leurs diverses amours. Au milieu de tous ces aventuriers, qui me ressemblent comme des frères inconnus, peut-être ai-je quelque préférence pour le vicomte d'Enneris, gentilhomme-navigateur et gentleman-détective, qui batailla autour de la Demeure mystérieuse pour conquérir le cœur de l'émouvante Arlette, petit mannequin de Paris… Chapitre I Régine, actrice L'idée, charmante, avait reçu le meilleur accueil dans ce Paris généreux qui associe volontiers ses plaisirs à des manifestations charitables. Il s'agissait de présenter sur la scène de l'Opéra, entre deux ballets, vingt jolies femmes, artistes ou mondaines, habillées par les plus grands couturiers. Le vote des spectateurs désignerait les trois plus jolies robes, et la recette de cette soirée serait distribuée aux trois ateliers qui les auraient confectionnées. Résultat : un voyage de quinze jours sur la Riviera pour un certain nombre de midinettes. D'emblée un mouvement se déclencha. En quarante-huit heures, la salle fut louée jusqu'aux plus petites places. Et, le soir de la représentation, la foule se pressait, élégante, bourdonnante et pleine d'une curiosité qui croissait de minute en minute. Au fond, les circonstances avaient fait que cette curiosité se trouvait pour ainsi dire ramassée sur un seul point, et que toutes les paroles échangées avaient pour objet une même chose qui fournissait aux conversations un aliment inépuisable. On savait que l'admirable Régine Aubry, vague chanteuse de petit théâtre, mais très grande beauté, devait paraître avec une robe de chez Valmenet, que recouvrait une merveilleuse tunique ornée des plus purs diamants. Et l'intérêt se doublait d'un problème palpitant d'intérêt : l'admirable Régine Aubry, qui depuis des mois était poursuivie par le richissime lapidaire Van Houben, avait-elle cédé à la pas sion de celui qu'on appelait l'Empereur du diamant ? Tout semblait l'indiquer. La veille, dans une interview, l'admirable Régine avait répondu : « Demain je serai vêtue de diamants. Quatre ouvriers, choisis par Van Houben, sont en train, dans ma chambre, de les attacher autour d'un corselet et d'une tunique d'argent. Valmenet est là, qui dirige le travail. » Or, dans sa loge de corbeille, Régine trônait, en attendant son tour d'exhibition, et la foule défilait devant elle comme devant une idole. Régine avait vraiment droit à cette épithète d'admirable que l'on accolait toujours à son nom. Par un phénomène singulier, son visage alliait ce qu'il y avait de noble et de chaste dans la beauté antique à tout ce que nous aimons aujourd'hui de gracieux, de séduisant et d'expressif. Un manteau d'hermine enveloppait ses épaules célèbres et cachait la tunique miraculeuse. Elle souriait, heureuse et sympathique. On savait que devant les portes du couloir trois détectives veillaient, robustes et graves comme des policemen anglais. À l'intérieur de la loge, deux messieurs se tenaient debout, le gros Van Houben d'abord, le galant lapidaire, qui se faisait par sa coiffure et par le rouge factice de ses pommettes une pittoresque tête de faune. On ignorait l'origine exacte de sa fortune. Jadis marchand de perles fausses, il était revenu d'un long voyage transformé en puissant seigneur du diamant, sans qu'il fût possible de dire comment s'était opérée cette métamorphose. L'autre compagnon de Régine restait dans la pénombre. On le devinait jeune et de silhouette à la fois fine et vigoureuse. C'était le fameux Jean d'Enneris qui, trois mois auparavant, débarquait du canot automobile sur lequel il avait effectué, seul, le tour du monde. La semaine précédente, Van Houben, qui venait de faire sa connaissance, l'avait présenté à Régine. Le premier ballet se déroula au milieu de l'inattention générale. Durant l'entracte, Régine, prête à sortir, causait dans le fond de sa loge. Elle se montrait plutôt caustique et agressive envers Van Houben, aimable au contraire avec d'Enneris, comme une femme qui cherche à plaire. « Eh ! eh ! Régine, lui dit Van Houben, que ce manège semblait agacer, vous allez lui tourner la tête, au navigateur. Songez qu'après une année vécue sur l'eau un homme s'enflamme aisément. » Van Houben riait toujours très fort de ses plaisanteries les plus vulgaires. « Mon cher, observa Régine, si vous n'étiez pas le premier à rire je ne m'apercevrais jamais que vous avez essayé de faire de l'esprit. » Van Houben soupira, et, affectant un air lugubre : « D'Enneris, un conseil. Ne perdez pas la tête pour cette femme. Moi, j'ai perdu la mienne, et je suis malheureux comme un tas de pierres… de pierres précieuses », ajouta-t-il, avec une lourde pirouette. Sur la scène, le défilé des robes commençait. Chacune des concurrentes demeurait environ deux minutes, se promenait, s'asseyait, évoluait à la façon des mannequins dans les salons de couture. Son tour approchant, Régine se leva. « J'ai un peu le trac, dit-elle. Si je ne décroche pas le premier prix, je me brûle la cervelle. Monsieur d'Enneris, pour qui votez-vous ? Pour la plus belle, répondit-il, en s'inclinant. – Parlons de la robe… – La robe m'est indifférente. C'est la beauté du visage et le charme du corps qui importent. – Eh bien, dit Régine, la beauté et le charme, admirez-les donc chez la jeune personne qu'on applaudit en ce moment. C'est un mannequin de la maison Chernitz, dont les journaux ont parlé, qui a composé sa toilette elle-même et en a confié l'exécution à ses camarades. Elle est délicieuse, cette enfant. » La jeune fille, en effet, fine, souple, harmonieuse de gestes et d'attitudes, donnait l'impression de la grâce même, et, sur son corps onduleux, sa robe, très simple cependant mais d'une ligne infiniment pure, révélait un goût parfait et une imagination originale. « Arlette Mazolle, n'est-ce pas ? dit Jean d'Enneris en consultant le programme. – Oui », fit Régine. Et elle ajouta, sans aigreur ni envie : « Si j'étais du jury, je n'hésiterais pas à placer Arlette Mazolle en tête de ce classement. » Van Houben fut indigné. « Et votre tunique, Régine ? Que vaut l'accoutrement de ce mannequin à côté de votre tunique ? – Le prix n'a rien à voir… – Le prix compte par-dessus tout, Régine. Et c'est pourquoi je vous conjure de faire attention. – À quoi ? – Aux pickpockets. Rappelez-vous que votre tunique n'est pas tissée avec des noyaux de pêche. » Il éclata de rire. Mais Jean d'Enneris l'approuva. « Van Houben a raison, et nous devrions vous accompagner. – Jamais de la vie, protesta Régine. Je tiens à ce que vous me disiez l'effet que je produis d'ici, et si je n'ai pas l'air trop godiche sur la scène de l'Opéra. – Et puis, dit Van Houben, le brigadier de la sûreté Béchoux répond de tout. – Vous connaissez donc Béchoux ? fit d'Enneris d'un air intéressé… Béchoux, le policier qui s'est rendu célèbre par sa collaboration avec le mystérieux Jim Barnett, de l'agence Jim Barnett et Cie ?… – Ah ! il ne faut pas lui en parler, de ce maudit Barnett. Ça le rend malade. Il paraît que Barnett lui en a fait voir de toutes les couleurs ! – Oui, j'ai entendu parler de cela… L'histoire de l'homme aux dents d'or ? et les douze Africaines de Béchoux 1 ? Alors c'est Béchoux qui a organisé la défense de vos diamants ? 1 L'Agence Barnett et Cie. – Oui, il partait en voyage pour une dizaine de jours. Mais il m'a engagé à prix d'or trois anciens policiers, des gaillards qui veillent à la porte. » D'Enneris observa : « Vous auriez engagé un régiment que cela ne suffirait pas pour déjouer certaines ruses… » Régine s'en était allée et, flanquée de ses détectives, sortait de la salle et pénétrait dans les coulisses. Comme elle passait au onzième tour et qu'il y avait un léger intervalle après la dixième concurrente, une attente presque solennelle précéda son entrée. Le silence s'établit. Les attitudes se fixèrent. Et soudain une formidable acclamation : Régine s'avançait. Il y a dans la réunion de la beauté parfaite et de la suprême élégance un prestige qui émeut les foules. Entre l'admirable Régine Aubry et le luxe raffiné de sa toilette existait une harmonie dont on recevait l'impression avant d'en saisir la cause. Mais surtout l'éclat des joyaux fixait les regards. Au-dessus de la jupe, une tunique lamée d'argent était serrée à la taille par une ceinture de pierreries et emprisonnait la poitrine dans un corselet qui semblait fait uniquement de diamants. Ils éblouissaient. Ils entrecroisaient leurs scintillements jusqu'à ne former autour du buste qu'une flamme légère, multicolore et frissonnante. « Crebleu ! dit Van Houben, c'est encore plus beau que je ne croyais, ces sacrés cailloux ! Et ce qu'elle les porte bien, la mâtine ! En a-t-elle de la race ? Une impératrice ! » Il modula un petit ricanement. « D'Enneris, je vais vous confier un secret. Savez-vous pourquoi j'ai paré Régine de tous ces cailloux ? Eh bien, d'abord pour lui en faire cadeau le jour où elle m'accorderait sa main… sa main gauche, bien entendu (il pouffa de rire) et ensuite parce que cela me permet de la gratifier d'une garde d'honneur qui me renseigne un peu sur ses faits et gestes. Ce n'est pas que je redoute les amoureux… mais je suis de ceux qui ouvrent l'œil… et le bon ! » Il tapotait l'épaule de son compagnon en ayant l'air de lui dire : « Toi, mon petit, ne t'y frotte pas. » D'Enneris le rassura. « De mon côté, Van Houben, vous pouvez être tranquille. Je ne fais jamais la cour aux femmes ou aux amies de mes amis. » Van Houben fit la grimace. Jean d'Enneris lui avait parlé, comme à l'ordinaire, sur un petit ton de persiflage qui pouvait prendre dans l'occurrence une signification assez injurieuse. Il résolut d'en avoir le cœur net et se pencha sur d'Enneris. « Reste à savoir si vous me comptez comme un de vos amis ? » D'Enneris, à son tour, lui saisit le bras. « Taisez-vous… – Hein ? Quoi ? Vous avez une façon… – Taisez-vous. – Qu'y a-t-il ? – Quelque chose d'anormal. – Par où ? – Dans les coulisses. – À propos de quoi ? – À propos de vos diamants. » Van Houben sauta sur place. « Eh bien ? – Écoutez. » Van Houben prêta l'oreille. « Je n'entends rien. – Peut-être me suis-je trompé, avoua d'Enneris. Cependant il m'avait paru… » Il n'acheva pas. Les premiers rangs de l'orchestre et les premières places dans les loges de scène s'agitaient, et l'on regardait comme s'il se produisait, aux profondeurs des coulisses, ce quelque chose qui avait éveillé l'attention de d'Enneris. Des gens, même, se levèrent, avec des signes d'effroi. Deux messieurs en habit coururent à travers la scène. Et soudain des clameurs retentirent. Un machiniste affolé hurla : « Au feu ! au feu ! » Une lueur jaillit sur la droite. Un peu de fumée tourbillonna. D'un côté à l'autre du plateau, tout le monde des figurants et des machinistes s'élança dans la même direction. Parmi eux un homme bondit, qui, lui aussi, surgissait de la droite, en brandissant au bout de ses bras tendus un manteau de fourrure qui lui cachait le visage et en vociférant comme les machinistes : « Au feu ! au feu ! » Régine avait tout de suite voulu sortir ; mais ses forces l'avaient trahie et elle était tombée à genoux, toute défaillante. L'homme l'enveloppa dans le manteau, la jeta sur son épaule et se sauva, mêlé à la foule des fugitifs. Avant même qu'il eût agi, peut-être même avant qu'il eût paru, Jean d'Enneris s'était dressé au bord de sa loge et proférait, dominant la multitude du rez-de-chaussée que la panique agitait déjà : « Qu'on ne bouge pas ! c'est un coup monté ! » Et, désignant l'homme qui enlevait Régine, il cria : « Arrêtez-le ! arrêtez-le ! » Il était trop tard d'ailleurs, et l'incident passa inaperçu. Aux fauteuils, on se calmait. Mais, sur le plateau, la débandade continuait, dans un tumulte tel qu'aucune voix ne pouvait être entendue. D'Enneris sauta, franchit la salle et l'orchestre, et, sans effort, escalada la scène. Il suivit le troupeau affolé et parvint jusqu'aux sorties des artistes, sur le boulevard Haussmann. Mais où chercher ? À qui s'adresser pour retrouver Régine Aubry ? Il interrogea. Personne n'avait rien vu. Dans le désarroi général, chacun ne pensait qu'à soi, et l'agresseur avait pu aisément, sans être remarqué, emporter Régine Aubry, galoper par les couloirs et les escaliers, et sortir. Il avisa le gros Van Houben, essoufflé, et dont le rouge des pommettes, délayé par la sueur, coulait sur les joues, et il lui dit : « Escamotée ! grâce à vos sacrés diamants… L'individu l'aura jetée dans quelque automobile toute prête pour la recevoir. » Van Houben tira de sa poche un revolver. D'Enneris lui tordit le poignet. « Vous n'allez pas vous tuer, hein ? – Fichtre non ! dit l'autre, mais le tuer, lui. – Qui, lui ? – Le voleur. On le trouvera ! il faut le trouver. Je remuerai ciel et terre ! » Il avait l'air égaré et pivotait sur lui-même comme une toupie au milieu des gens qui s'esclaffaient. « Mes diamants ! je ne me laisserai pas faire ! on n'a pas le droit ! … l'État est responsable… » D'Enneris ne s'était pas trompé. L'individu, tenant sur l'épaule Régine évanouie et recouverte du manteau de fourrure, avait traversé le boulevard Haussmann et s'était dirigé vers la rue de Mogador. Une auto y stationnait. À son approche, la portière s'ouvrit et une femme, dont une dentelle épaisse enveloppait la tête, tendit les bras. L'individu lui passa Régine en disant : « Le coup a réussi… Un vrai miracle ! » Puis il referma la portière, monta sur le siège de devant et démarra. L'engourdissement où l'épouvante avait plongé l'actrice dura peu. Elle se réveilla dès qu'elle eut l'impression qu'on s'éloignait de l'incendie, ou de ce qu'elle croyait un incendie, et sa première idée fut de remercier celui ou ceux qui l'avaient sauvée. Mais, tout de suite, elle se sentit étouffée par quelque chose dont sa tête était entourée et qui l'empêchait de respirer à son aise et de voir. « Qu'est-ce qu'il y a ? » murmura-t-elle. Une voix très basse, qui semblait une voix de femme, lui dit à l'oreille : « Ne bougez pas. Et si vous appelez au secours, tant pis pour vous, ma petite. » Régine éprouva une vive douleur à l'épaule et cria. « Ce n'est rien, dit la femme. La pointe d'un couteau… Dois-je appuyer ? » Régine ne remua plus. Ses idées cependant s'ordonnaient, la situation apparaissait sous son aspect véritable, et, en se rappelant les flammes entrevues et le commencement d'incendie, elle se répétait : « J'ai été enlevée… enlevée par un homme qui a profité de la panique… et qui m'emporte avec l'aide d'une complice. » Doucement elle tâtonna, de sa main libre le corselet de diamants était là et devait être intact. L'auto filait à une allure rapide. Quant à deviner la route suivie, Régine, dans la prison de ténèbres où elle se trouvait, n'y songea point. Elle avait l'impression que l'on tournait souvent, à virages brusques, sans doute pour échapper à une poursuite possible, et pour qu'elle ne pût, elle, s'y reconnaître. En tout cas, on ne s'arrêta devant aucun octroi, ce qui prouvait qu'on ne sortait pas de Paris. De plus, les lumières des becs électriques se succédaient à intervalles rapprochés et jetaient dans la voiture de vives clartés qu'elle apercevait. C'est ainsi que, la femme ayant un peu desserré son étreinte, et le manteau s'étant légèrement écarté, Régine put voir deux doigts de la main qui se crispaient autour de la fourrure, et l'un de ces doigts, l'index, portait une bague faite de trois petites perles fines disposées en triangle. Le trajet dura peut-être vingt minutes. Puis l'auto ralentit et fit halte. L'homme sauta du siège. Les deux battants d'une porte s'ouvrirent lourdement l'un après l'autre, et l'on entra dans ce qui devait être une cour intérieure. La femme aveugla Régine le plus possible et, assistée de son complice, l'aida à descendre. On monta un perron de six marches en pierre. Puis on traversa ‘un vestibule dallé, et ce furent ensuite les vingt-cinq marches d'un escalier, garni d'un tapis et bordé d'une vieille rampe, qui les conduisit dans une pièce du premier étage. L'homme, à son tour, lui dit, très bas également et à l'oreille : « Vous êtes arrivée. Je n'aime pas agir brutalement, et il ne vous sera fait aucun mal si vous me donnez votre tunique de diamants. Vous y consentez ? – Non, riposta vivement Régine. – Il nous est facile de vous la prendre, et nous l'aurions pu déjà, dans l'auto. – Non, non, fit-elle, avec une surexcitation fébrile. Pas cette tunique… Non… » L'individu prononça : « J'ai tout risqué pour l'avoir. Je l'ai maintenant. Ne résistez pas. » L'actrice se raidit dans un effort violent. Mais il murmura, tout près d'elle : « Dois-je me servir moi-même ? » Régine sentit une main dure qui empoignait son corselet et qui frôlait la chair de ses épaules. Alors elle s'effara. « Ne me touchez pas ! Je vous le défends… Voilà… tout ce que vous voudrez… je consens à tout… mais ne me touchez pas, vous ! » Il s'éloigna un peu, tout en restant derrière elle. Le vêtement de fourrure glissa le long de Régine et elle reconnut que ce vêtement était le sien. Elle s'assit, épuisée. Elle pouvait voir maintenant la pièce où elle se trouvait, et elle vit que la femme voilée, qui s'était mise à dégrafer le corselet de pierreries et la tunique d'argent, portait un vêtement prune avec des bandes de velours noir. La pièce, très éclairée par l'électricité, était un salon de grandes dimensions, avec des fauteuils et des chaises garnis de soie bleue, de hautes tapisseries, des consoles et des boiseries blanches admirables et du plus pur style Louis XVI. Un trumeau surmontait la vaste cheminée qu'ornaient deux coupes de bronze doré et une pendule à colonnettes de marbre vert. Aux murs quatre appliques et, au plafond, deux lustres formés de mille petits cristaux taillés. Inconsciemment, Régine enregistrait tous ces détails, tandis que la femme retirait la tunique et le corselet, lui laissant le simple fourreau lamé d'argent qui dégageait ses bras et ses épaules. Régine nota aussi le parquet composé de lames croisées et en bois d'essences diverses, et elle observa un tabouret aux pieds d'acajou. C'était fini. La lumière s'éteignit d'un coup. Dans l'ombre, elle entendit : « Parfait. Vous avez été raisonnable. Nous allons vous reconduire. Tenez, je vous laisse même votre manteau de fourrure. » On lui entoura la tête avec une étoffe légère qui devait être un voile de dentelle semblable à celui de la femme. Puis elle fut placée dans l'automobile, et le voyage recommença avec les mêmes tournants brusques. « Nous y voici, chuchota l'homme en ouvrant la portière et en la faisant descendre. Comme vous le voyez, cela n'a pas été bien grave, et vous retournez sans une égratignure. Mais, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas souffler mot de ce que vous avez pu voir ou deviner. Vos diamants ont été volés. Un point, c'est tout. Oubliez le reste. Mes hommages respectueux. » L'auto fila rapidement. Régine ôta son voile et reconnut la place du Trocadéro. Si près qu'elle fût de son appartement (elle habitait à l'entrée de l'avenue Henri-Martin), il lui fallut un effort prodigieux pour s'y rendre. Ses jambes fléchissaient sous elle, son cœur battait à lui faire mal. Il lui semblait à tout instant qu'elle allait tournoyer et s'abattre comme une masse. Mais, au moment où ses forces l'abandonnaient, elle avisa quelqu'un qui venait en courant à sa rencontre, et elle se laissa tomber dans les bras de Jean d'Enneris, qui l'assit sur un banc de l'avenue déserte. « Je vous attendais, dit-il, très doucement. J'étais certain qu'on vous reconduirait près de votre maison, dès que les diamants seraient volés. Pourquoi vous eût-on gardée ? C'eût été trop périlleux. Reposez-vous quelques minutes… et puis ne pleurez plus. » Elle sanglotait, tout à coup détendue et pleine d'une confiance subite en cet homme qu'elle connaissait à peine. « J'ai eu si peur, dit-elle… et j'ai peur encore… Et puis ces diamants… » Un instant plus tard il la fit entrer, la mit dans l'ascenseur et la conduisit chez elle. Ils trouvèrent la femme de chambre qui arrivait, effarée, de l'Opéra, et les autres domestiques. Puis Van Houben fit irruption, les yeux désorbités. « Mes diamants ! vous les rapportez, hein, Régine ?… Vous les avez défendus jusqu'à la mort, mes diamants ?… » Il constata que le corselet précieux et que la tunique avaient été arrachés, et il eut un accès de délire. Jean d'Enneris lui ordonna : « Taisez-vous… Vous voyez bien que madame a besoin de repos. – Mes diamants ! Ils sont perdus… Ah ! si Béchoux était là ! Mes diamants ! – Je vous les rendrai. Fichez-nous la paix. » Sur un divan, Régine se convulsait avec des spasmes et des gémissements. D'Enneris se mit à lui baiser le front et les cheveux, sans trop appuyer, et d'une façon méthodique. « Mais c'est inconcevable ! s'écria Van Houben, hors de lui. Qu'est-ce que vous faites ? – Laissez, laissez, dit Jean d'Enneris. Rien de plus réconfortant que ce petit massage. Le système nerveux s'équilibre, le sang afflue, une tiédeur bienfaisante circule dans ses veines. C'est comme des passes magnétiques. » Et, sous les regards furibonds de Van Houben, il continuait son agréable besogne, tandis que Régine renaissait à la vie et semblait se prêter avec complaisance à cet ingénieux traitement. Chapitre II Arlette, mannequin C'était la fin de l'après-midi, huit jours plus tard. Les clients du grand couturier Chernitz commençaient à quitter les vastes salons de la rue du Mont-Thabor, et, dans la pièce réservée aux mannequins, Arlette Mazolle et ses camarades, moins occupées par les présentations des modèles, pouvaient se livrer à leurs occupations favorites, c'est-à-dire tirer les cartes, jouer à la belote et manger du chocolat. « Décidément, Arlette, s'écria l'une d'elles, les cartes ne t'annoncent qu'aventures, bonheur et fortune. – Et elles disent la vérité, fit une autre, puisque la chance d'Arlette a déjà commencé l'autre soir au concours de l'Opéra. Le premier prix ! » Arlette déclara : « Je ne le méritais pas. Régine Aubry était mieux que moi. – Des blagues ! On a voté pour toi, en masse. – Les gens ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Ce début d'incendie avait vidé la salle aux trois quarts. Le vote ne compte pas. – Évidemment, tu es toujours prête à t'effacer devant les autres, Arlette. N'empêche qu'elle doit rogner, Régine Aubry ! – Eh bien, pas du tout. Elle est venue me voir, et je t'assure qu'elle m'a embrassée de bon cœur. – Elle t'a embrassée « jaune ». – Pourquoi serait-elle jalouse ? Elle est si jolie ! » Une « petite main » venait d'apporter un journal du soir. Arlette le déplia et dit : « Ah ! tenez, on parle de l'enquête : « Le vol des diamants… » – Lis-nous ça, Arlette. – Voilà. « Le mystérieux incident de l'Opéra n'est pas encore sorti de la période des investigations. L'hypothèse la plus généralement admise, au Parquet comme à la Préfecture, serait qu'on se trouve en face d'un coup préparé dans l'intention de voler les diamants de Régine Aubry. On n'a pas le signalement, même approximatif, de l'homme qui a enlevé la belle artiste, puisqu'il dissimulait sa figure. On suppose que c'est lui qui pénétra dans l'Opéra, comme garçon livreur, avec d'énormes gerbes de fleurs qu'il déposa près d'un battant. La femme de chambre se souvient vaguement de l'avoir vu et prétend qu'il avait des chaussures à tige de drap clair. Les gerbes devaient être fausses et enduites d'une matière spécialement combustible qu'il lui fut facile d'enflammer. Il n'eut dès lors qu'à profiter de l'inévitable panique que ce commencement d'incendie déchaînait, comme il l'avait prévu, pour arracher le vêtement de fourrure aux bras de la femme de chambre et pour exécuter son plan. On n'en peut dire davantage, puisque Régine Aubry, interrogée plusieurs fois déjà, est dans l'impossibilité de préciser le chemin suivi par l'auto, de donner son impression sur le ravisseur et sur sa complice et, sauf certains détails secondaires, de décrire l'hôtel particulier où elle fut dépouillée du précieux corselet. » – Ce que j'aurais eu peur, toute seule dans cette maison avec cet homme et cette femme ! dit une jeune fille. Et toi, Arlette ? – Moi aussi. Mais je me serais bien débattue… J'ai du courage sur le moment. C'est après que je tourne de l'œil. – Mais, cet individu, tu l'as vu passer, à l'Opéra ? – J'ai vu… rien du tout !… J'ai vu une ombre qui en tenait une autre, et je ne me suis même pas demandé ce que c'était. J'avais assez de me tirer d'affaire. Pensez donc ! le feu ! – Et tu n'as rien observé ?… – Si. La tête de Van Houben, dans les coulisses. – Tu le connaissais donc ? – Non, mais il hurlait : « Mes diamants ! dix millions de diamants ! C'est affreux ! Quelle catastrophe ! » et il sautait d'un pied sur l'autre comme si les planches le brûlaient. Tout le monde se tenait les côtes. » Elle s'était levée et gaiement sautait comme Van Houben. Elle avait, dans la robe très simple qu'elle portait – une robe de serge noire, à peine serrée à la taille – la même élégance onduleuse que dans sa riche toilette de l'Opéra. Son corps long et mince, bien proportionné, se devinait comme la chose du monde la plus parfaite. Le visage était fin et délicat, la peau mate, les cheveux ondulés et d'une jolie couleur blonde. « Danse, Arlette, puisque tu es debout, danse ! » Elle ne savait pas danser. Mais elle prenait des poses, et elle faisait des pas, qui étaient comme la mise en scène plus fantaisiste de ses présentations de modèles. Spectacle amusant et gracieux dont ses compagnes ne se lassaient point. Toutes, elles l'admiraient, et, pour elles toutes, Arlette était une créature spéciale, promise à un destin de luxe et de fête. « Bravo, Arlette, s'écriaient-elles, tu es ravissante. – Et tu es la meilleure des camarades puisque, grâce à toi, trois d'entre nous vont filer sur la Côte d'Azur. » Elle s'assit en face d'elles, et rose d'animation, les yeux brillants, elle leur dit, d'un ton de demi-confidence où il y avait un peu d'exaltation souriante, de la tristesse aussi, et de l'ironie : « Je ne suis pas meilleure que vous, pas plus adroite que toi, Irène, moins sérieuse que Charlotte, et moins honnête que Julie. J'ai des amoureux comme vous… qui m'en demandent plus que je ne veux leur donner… mais à qui tout de même je donne plus que je ne voudrais. Et je sais qu'un jour ou l'autre, ça finira mal. Que voulez-vous ? On ne nous épouse guère, nous. On nous voit avec de trop belles robes, et on a peur. – Qu'est-ce que tu crains, toi ? dit une des jeunes filles. Les cartes te prédisent la fortune. – Par quel moyen ? Le vieux monsieur riche ? Jamais. Et cependant, je veux arriver. – À quoi ? – Je ne sais pas… Tout cela tourbillonne dans ma tête. Je veux l'amour, et je veux l'argent. – À la fois ? Mazette ! et pour quoi faire ? – L'amour pour être heureuse. – Et l'argent ? – Je ne sais pas trop. J'ai des rêves, des ambitions, dont je vous ai parlé souvent. Je voudrais être riche… pas pour moi… pour les autres plutôt… pour vous, mes petites… Je voudrais… – Continue, Arlette. » Elle dit plus bas, en souriant : « C'est absurde… des idées d'enfant. Je voudrais avoir beaucoup d'argent, qui ne serait pas à moi, mais dont je pourrais disposer. Par exemple, être commanditée, patronne, à la tête d'une grande maison de couture où il y aurait une organisation nouvelle, beaucoup de bien-être… et puis surtout des dots pour les ouvrières… oui, afin que chacune de vous puisse se marier à son gré. » Elle riait gentiment de son rêve absurde. Les autres étaient graves. L'une d'elles s'essuya les yeux. Elle poursuivit : « Oui, des dots, de vraies dots en argent liquide… Je ne suis pas bien instruite… Je n'ai même pas mon brevet… Mais, tout de même, j'ai écrit une notice sur mes idées avec des chiffres et des fautes d'orthographe. À vingt ans on aura sa dot… et puis un trousseau pour le premier enfant… et puis… – Arlette, au téléphone ! » La directrice des ateliers avait ouvert la porte et appelait la jeune fille. Celle-ci se dressa, pâle tout à coup et anxieuse. « Maman est malade », chuchota-t-elle. On savait, chez le couturier Chernitz, que seules étaient transmises aux employées les communications sérieuses, concernant un deuil de famille ou une maladie. Et l'on savait aussi qu'Arlette adorait sa mère, qu'elle était fille naturelle, et qu'elle avait deux sœurs, anciens mannequins, qui s'étaient enfuies à l'étranger avec des hommes. Dans le silence, Arlette osait à peine avancer. « Dépêchez-vous », insista la directrice. Le téléphone se trouvait dans la pièce voisine. Pressées contre la porte entrouverte, les jeunes filles entendirent la voix défaillante de leur camarade qui balbutiait : « Maman est malade, n'est-ce pas ? C'est son cœur ? Mais qui est à l'appareil ?… C'est vous, madame Louvain ?… Je ne reconnais pas votre voix… Et alors, un docteur ? Lequel, ditesvous ? Le docteur Bricou, rue du Mont-Thabor, n° 3 bis ?… Il est prévenu ? Et je dois venir avec lui ? Bien, j'y vais. » Sans un mot, toute tremblante, Arlette empoigna son chapeau dans un placard et se sauva. Ses camarades se précipitèrent vers la fenêtre et la virent, à la clarté des réverbères, qui courait en regardant les numéros. Tout au bout, à gauche, devant le 3 bis sans doute, elle s'arrêta. Il y avait une auto, et, sur le trottoir, se tenait un monsieur dont on ne voyait guère que la silhouette et les chaussures à tige claire. Il se découvrit et lui adressa la parole. Elle monta dans l'auto. Le monsieur également. La voiture fila par l'autre bout de la rue. « C'est drôle, dit un mannequin, je passe tous les jours làdevant. Je n'ai jamais vu la moindre plaque de docteur sur une maison. Le docteur Bricou au 3 bis, tu connais ça, toi ? – Non. La plaque de cuivre est peut-être sous la porte cochère. – En tout cas, proposa la directrice, on pourrait consulter l'annuaire téléphonique… et le Tout-Paris… » On se hâta vers la pièce voisine et des mains fébriles saisirent, sur une tablette, les deux volumes qu'elles feuilletèrent vivement. « S'il y a un docteur Bricou au 3 bis, ou même un docteur quelconque, il n'a pas le téléphone », déclara une jeune fille. Et une autre, faisant écho : « Pas de docteur Bricou dans le Tout-Paris, ni rue du Mont-Thabor, ni ailleurs. » Il y eut de l'agitation, de l'inquiétude. Chacune donnait son avis. L'histoire semblait équivoque. La directrice crut devoir avertir Chernitz, qui vint aussitôt. C'était un tout jeune homme, blême, disgracieux, habillé comme un portefaix, qui visait à l'impassibilité et qui prétendait découvrir, toujours et instantanément, l'acte précis qu'il fallait accomplir pour répondre à telle éventualité. « Nul besoin de réflexion, disait-il. Droit au but, et jamais un mot de trop. » Froidement, il décrocha l'appareil et demanda un numéro. L'ayant obtenu, il dit : « Allô… Je suis chez Mme Régine Aubry ?… Voulez-vous prévenir Mme Régine Aubry que Chernitz, le couturier Chernitz, désire lui parler ? Bien. » Il attendit, puis reprit : « Oui, madame, Chernitz, le couturier. Quoique je n'aie pas l'honneur de vous compter parmi mes clientes, j'ai pensé que, dans l'occurrence actuelle, je devais m'adresser à vous. Voici. Une des jeunes filles que j'emploie comme mannequin… Allô ? Oui, il s'agit d'Arlette Mazolle… Vous êtes trop aimable, mais, pour ma part, je dois vous dire que j'ai voté pour vous… Votre robe, ce soir-là… Mais vous me permettez d'aller droit au but ? Il y a tout lieu de croire, madame, qu'Arlette Mazolle vient d'être enlevée, et sans doute par le même individu que vous. J'ai donc pensé que vous aviez intérêt, vous et les personnes qui vous conseillent, à connaître l'affaire… Allô… Vous attendez le brigadier Béchoux ? Parfait… C'est cela, madame, je viens de ce pas vous apporter tous éclaircissements utiles. » Le couturier Chernitz replaça l'appareil et conclut, en s'en allant : « Il n'y avait que cela à faire, et pas autre chose. » Les événements se déroulèrent à peu près dans le même ordre pour Arlette Mazolle que pour Régine Aubry. Il y avait une femme au fond de la voiture. Le soi-disant docteur présenta : « Madame Bricou. » Elle portait une voilette épaisse. D'ailleurs, il faisait nuit, et Arlette ne songeait qu'à sa mère. Tout de suite, elle interrogea le docteur, sans même le regarder. Il répondit d'une voix enrouée qu'une de ses clientes, Mme Louvain, lui avait téléphoné de venir en hâte pour soigner une voisine et de prendre en passant la fille de la malade. Il n'en savait pas davantage. L'auto suivit la rue de Rivoli, en direction de la Concorde. Comme on traversait cette place, la femme enfouit Arlette sous une couverture qu'elle serra autour du cou, et la piqua d'un poignard à l'épaule. Arlette se débattit, mais sa frayeur se mêlait de joie, car elle pensait que la maladie de sa mère n'était qu'un prétexte pour l'attirer et que son enlèvement devait avoir une tout autre cause. Elle finit donc par se tenir tranquille. Elle écouta et observa. Les mêmes constatations que Régine avait faites, elle les fit à son tour. Même course rapide dans les limites de Paris. Mêmes crochets brusques. Si elle n'aperçut point la main de sa gardienne, elle entrevit l'un de ses souliers, qui était fort pointu. Elle put aussi entendre quelques mots d'une conversation que les deux complices poursuivaient entre eux, d'une voix très basse et avec la certitude, évidemment, qu'elle ne pouvait entendre. Une phrase cependant lui parvint tout entière. « Tu as tort, dit la femme, tu as tort… Du moment que tu y tenais, tu aurais dû attendre quelques semaines… Après l'affaire de l'Opéra, c'est trop tôt. » Phrase qui parut claire à la jeune fille : le même couple l'enlevait, que Régine Aubry avait dénoncé à la justice. Le pseudo-docteur Bricou était l'incendiaire de l'Opéra. Mais pourquoi s'attaquer à elle, qui ne possédait rien et n'offrait à la convoitise ni corselet de diamants, ni bijoux d'aucune sorte ? Cette découverte acheva de la rassurer. Elle n'avait pas grandchose à craindre et serait relâchée dès que l'erreur aurait été constatée. Un bruit de porte à lourds battants roula. Arlette, qui suivait en souvenir l'aventure de Régine, devina qu'elle entrait dans une cour pavée. On la fit descendre devant un perron. Six marches, qu'elle compta. Puis les dalles d'un vestibule. En ce moment elle avait tellement repris son calme et se sentait si forte, qu'elle agit d'une façon qui lui parut tout à fait imprudente sans qu'elle pût résister à l'appel de son instinct. Durant que l'homme repoussait la porte du vestibule, sa complice glissa sur une dalle et, l'espace d'une seconde, lâcha l'épaule d'Arlette. Celle-ci ne réfléchit pas, se débarrassa de l'étoffe qui l'encapuchonnait, s'élança devant elle, grimpa vivement un escalier, et, traversant une antichambre, pénétra dans un salon dont elle eut la présence d'esprit de refermer la porte sur elle avec précaution. Une lampe électrique, voilée d'un abat-jour épais, étalait un cercle lumineux qui donnait un peu de jour au reste de la pièce. Que faire ? Par où s'enfuir ? Elle essaya d'ouvrir une des deux fenêtres dans le fond, et ne le put. Maintenant, elle avait peur, comprenant que le couple eût été déjà là s'il avait commencé ses visites par le salon, et qu'il allait arriver d'un moment à l'autre et se jeter sur elle. De fait, elle entendait des claquements de portes. À tout prix, il fallait se cacher. Elle escalada le dossier d'un fauteuil appuyé contre le mur et monta facilement sur le marbre d'une vaste cheminée dont elle longea la glace jusqu'à l'autre bout. Une haute bibliothèque se dressait là. Elle eut l'audace de poser le pied dans une coupe de bronze et réussit à saisir la corniche de cette bibliothèque, puis à se hisser, elle n'aurait su dire comment. Quand les deux complices se ruèrent dans la pièce, Ar- lette était couchée au-dessus du meuble, à moitié dissimulée par la corniche. Ils n'auraient eu qu'à lever les yeux pour apercevoir sa silhouette, mais ils ne le firent pas. Ils exploraient la partie inférieure du salon, sous les canapés et les fauteuils, et derrière les rideaux. Arlette discernait leurs ombres dans une grande glace opposée. Mais leurs visages demeuraient indistincts et leurs paroles à peine perceptibles, car ils s'exprimaient tout bas, d'une voix sans timbre. « Elle n'est pas là, dit l'homme, à la fin. – Peut-être a-t-elle sauté par le jardin ? observa la femme. – Pas possible. Les deux fenêtres sont closes. – Et l'alcôve ? » Il y avait sur la gauche, entre la cheminée et l'une des fenêtres, un de ces petits réduits à usage d'alcôve qui, jadis, attenaient aux salons dont ils étaient séparés par une cloison mobile. L'homme tira la cloison. « Personne. – Alors ? – Alors, je ne sais pas, et c'est grave. – Pourquoi ? – Si elle s'échappe ? – Comment s'échapper ? – Oui, en effet. Ah ! la mâtine, si je la pince, tant pis pour elle ! » Ils sortirent, après avoir éteint l'électricité. La pendule de la cheminée sonna sept heures, d'une petite voix aigrelette et démodée qui tintait clair comme du métal. Arlette entendit aussi huit heures, neuf heures et dix heures. Elle ne bougeait pas. Elle n'osait. La menace de l'homme la tenait blottie et frissonnante. Ce n'est qu'après minuit, que, plus calme, sentant la nécessité d'agir, elle descendit de son poste. La coupe de bronze bascula et tomba sur le parquet avec un tel fracas que la jeune fille resta pétrifiée et chancelante d'angoisse. Cependant personne n'entra. Elle remit la coupe en place. Une grande lumière venait du dehors. Elle s'approcha d'une fenêtre et vit un jardin qui allongeait sous la lune éclatante une pelouse bordée d'arbustes. Cette fois elle réussit à ouvrir la croisée. S'étant penchée, elle constata que le niveau du sol devait être, sur cette façade, plus élevé, et qu'il n'y avait pas la hauteur d'un étage. Elle n'hésita pas, enjamba le balcon et se laissa choir sur du gravier, sans se faire aucun mal. Elle attendit qu'un nuage obscurcît la lune, traversa vivement un espace nu et gagna la ligne sombre des arbustes. Les ayant suivis en se courbant, elle arriva au pied d'un mur dressé en pleine lumière et trop haut pour qu'elle pût espérer le franchir. Un pavillon le flanquait à droite, qui ne semblait pas habité. Les volets en étaient clos. Elle s'approcha doucement. Avant le pavillon, il y avait une porte dans le mur, verrouillée, et, dans la serrure, une grosse clef. Elle ôta les verrous, tourna la clef et tira. Elle n'eut que le temps d'ouvrir et de sauter dans la rue : ayant jeté un coup d'œil en arrière, elle avait vu une ombre qui courait à sa poursuite. La rue était déserte. Cinquante pas plus loin peut-être, s'étant retournée, elle aperçut l'ombre qui semblait gagner de vitesse. L'épouvante la secoua, et, malgré son cœur qui haletait et ses jambes qui se dérobaient, elle avait l'impression exaltante que personne n'aurait pu la rattraper. Impression fugitive : ses forces la trahirent d'un coup, ses genoux plièrent, et elle fut sur le point de tomber. Mais alors des gens passaient dans une autre rue très animée où elle s'engageait. Un taxi se proposa. Quand elle eut donné l'adresse et qu'elle se fut enfermée, elle vit, par la lucarne du fond, l'ennemi qui s'engouffrait dans une autre voiture, laquelle démarra aussitôt. Des rues… des rues encore… La suivait-on ? Arlette n'en savait rien et ne cherchait pas à le savoir. Sur une petite place, où l'on déboucha soudain, des autos en station se succédaient. Elle frappa à la vitre. « Arrêtez, chauffeur. Voilà vingt francs, et continuez rapidement pour dépister quelqu'un qui s'acharne après moi. » Elle sauta dans un des taxis et redonna son adresse au nouveau chauffeur. « À Montmartre, rue Verdrel, 55. » Elle était hors de danger, mais si lasse qu'elle s'évanouit. Elle se réveilla sur le canapé de sa petite chambre, près d'un monsieur agenouillé qu'elle ne connaissait pas. Sa mère, attentive et inquiète, la regardait anxieusement. Arlette essaya de lui sourire, et le monsieur dit à la mère : « Ne l'interrogez pas encore, madame. Non, mademoiselle, ne parlez pas. Écoutez d'abord. C'est votre patron, Chernitz, qui a prévenu Régine Aubry que vous aviez été enlevée dans les mêmes conditions qu'elle. La police a été aussitôt alertée. Plus tard, apprenant l'affaire par Régine Aubry, qui veut bien me compter au nombre de ses amis, je suis venu ici. Votre mère et moi, nous avons guetté dehors toute la soirée, devant la maison. J'espérais bien que les gens vous relâcheraient comme Régine Aubry. J'ai demandé à votre chauffeur d'où il venait : « De la place des Victoires. » Pas d'autres renseignements. Non, ne vous agitez pas. Vous nous raconterez tout cela demain. » La jeune fille gémissait, agitée par la fièvre, et par des souvenirs qui la tourmentaient comme des cauchemars. Elle referma les yeux, en chuchotant : « On monte l'escalier. » De fait, quelqu'un sonna. La mère passa dans l'antichambre. Deux voix d'homme retentirent, et l'une d'elles proféra : « Van Houben, madame. Je suis Van Houben, le Van Houben de la tunique de diamants. Quand j'ai connu l'enlèvement de votre fille, je me suis mis en chasse avec le brigadier Béchoux qui arrivait justement de voyage. Nous avons couru les commissariats, et nous voici. La concierge nous a dit qu'Arlette Mazolle était rentrée et, tout de suite, Béchoux et moi, nous venons nous enquérir auprès d'elle. – Mais, monsieur… – C'est d'une importance considérable, madame. Cette affaire est connexe à celle des diamants qu'on m'a volés. Ce sont les mêmes bandits… et il ne faut pas perdre une minute… » Sans plus attendre l'autorisation, il entra dans la petite chambre, suivi du brigadier Béchoux. Le spectacle qui s'offrit à lui sembla l'étonner outre mesure. Son ami Jean d'Enneris était à genoux devant un canapé, près d'une jeune personne étendue dont il baisait le front, les paupières et les joues, délicatement, d'un air appliqué, avec componction. Van Houben balbutia : « Vous, d'Enneris !… Vous !… Qu'est-ce que vous fichez là ? » D'Enneris étendit le bras et ordonna le silence. « Chut ! pas tant de bruit… je calme la jeune fille… Rien de plus apaisant. Voyez comme elle s'abandonne… – Mais… – Demain… à demain… on se réunira chez Régine Aubry. D'ici là, le repos pour la malade… Ne jouons pas avec ses nerfs… À demain matin… » Van Houben demeurait confondu. La mère d'Arlette Mazoile ne comprenait rien à l'aventure. Mais, près d'eux, quelqu'un les dépassait en stupeur et en ahurissement : le brigadier Béchoux. Le brigadier Béchoux, petit homme pâle et maigre, qui visait à l'élégance et qui était muni de deux bras énormes, écarquillait les yeux et contemplait Jean d'Enneris comme s'il eût été en face d'une apparition épouvantable. Il avait l'air de connaître d'Enneris et l'air aussi de ne pas le connaître, et il semblait chercher s'il n'y avait pas, sous ce masque jeune et souriant, une autre figure qui, pour lui, Béchoux, était celle du diable lui-même. Van Houben présenta : « Le brigadier Béchoux… M. Jean d'Enneris… Mais vous avez l'air de connaître d'Enneris, Béchoux ? » Celui-ci voulut parler. Il voulut poser des questions. Mais il ne le pouvait pas, et il considérait toujours d'un œil rond le flegmatique personnage qui poursuivait son étrange système de guérison… Chapitre III D'Enneris, gentleman détective La réunion projetée eut lieu à deux heures dans le boudoir de Régine Aubry. Dès son arrivée, Van Houben trouva d'Enneris installé là comme chez lui, et plaisantant avec la belle actrice et avec Arlette Mazolle. Tous trois semblaient très gais. On n'eût pas dit, à la voir insouciante et joyeuse, bien qu'un peu lasse, qu'Arlette Mazolle avait passé, la nuit précédente, de telles heures d'anxiété. Elle ne quittait pas d'Enneris des yeux et, comme Régine, approuvait tout ce qu'il disait, et riait de la façon amusante dont il le disait. Van Houben, vivement éprouvé par la perte de ses diamants, et qui prenait la vie au tragique, s'écria d'une voix furieuse : « Fichtre ! la situation vous paraît donc si drôle, à vous trois ? – Ma foi, dit d'Enneris, elle n'a rien d'effrayant. Au fond, tout a bien tourné. – Parbleu ! ce ne sont pas vos diamants qu'on a subtilisés. Quant à Mlle Arlette, tous les journaux de ce matin parlent de son aventure. Quelle réclame ! Il n'y a que moi qui perds dans cette sinistre affaire. – Arlette, protesta Régine, ne vous offusquez pas de ce que dit Van Houben, il n'a aucune éducation et ses paroles n'ont pas la moindre valeur. – Voulez-vous que je vous en dise qui en aient davantage, ma chère Régine ? bougonna Van Houben. – Dites. – Eh bien, cette nuit, j'ai surpris votre sacré d'Enneris à genoux devant Mlle Arlette, en train d'expérimenter sur elle la petite méthode de guérison qui vous a si bien ressuscitée, il y a une dizaine de jours. – C'est ce qu'ils m'ont raconté tous les deux. – Hein ! Quoi ! Et vous n'êtes pas jalouse ? – Jalouse ? – Dame ! D'Enneris ne vous fait-il pas la cour ? – Et de fort près, je l'avoue. – Alors, vous admettez ?… – D'Enneris a une excellente méthode, il l'emploie, c'est son devoir. – Et son plaisir. – Tant mieux pour lui. » Van Houben se lamenta. « Ah ! ce d'Enneris, ce qu'il en a de la chance ! Il fait de vous ce qu'il veut… et de toutes les femmes d'ailleurs. – Et de tous les hommes aussi, Van Houben. Car, si vous le détestez, vous n'espérez qu'en lui pour vos diamants. – Oui, mais je suis absolument résolu à me passer de son concours, puisque le brigadier Béchoux est à ma disposition et que… » Van Houben n'acheva pas sa phrase. S'étant retourné, il apercevait sur le seuil de la porte le brigadier Béchoux. « Vous êtes donc arrivé, brigadier ? – Depuis un moment, déclara Béchoux, qui s'inclina devant Régine Aubry. La porte était entrouverte. – Vous avez entendu ce que j'ai dit ? – Oui. – Et que pensez-vous de ma décision ? » Le brigadier Béchoux gardait une expression renfrognée et quelque chose de combatif dans l'allure. Il dévisagea Jean d'Enneris comme il l'avait fait la veille et articula fortement : « Monsieur Van Houben, bien qu'en mon absence l'affaire de vos diamants ait été confiée à l'un de mes collègues, il est hors de doute que je participerai aux investigations et, d'ores et déjà, j'ai reçu l'ordre d'enquêter au domicile de Mlle Arlette Mazolle. Mais je dois vous prévenir de la façon la plus nette que je n'accepte à aucun prix la collaboration, ouverte ou clandestine, d'aucun de vos amis. – C'est clair, dit Jean d'Enneris, en riant. – Très clair. » D'Enneris, fort calme, ne dissimula pas son étonnement. « Bigre, monsieur Béchoux, on croirait en vérité que je ne vous suis pas sympathique. – Je l'avoue », fit l'autre avec rudesse. Il s'approcha de d'Enneris, et bien en face : « Êtes-vous bien sûr, monsieur, que nous ne nous soyons jamais rencontrés ? – Si, une fois, il y a vingt-trois ans, aux Champs-Élysées. On a joué au cerceau ensemble… Je vous ai fait tomber grâce à un croc-en-jambe que vous ne m'avez pas pardonné, je m'en aperçois. Mon cher Van Houben, M. Béhoux a raison. Pas de collaboration possible entre nous. Je vous rends votre liberté et je travaille. Vous pouvez vous en aller. – Nous en aller ? dit Van Houben. – Dame ! nous sommes ici chez Régine Aubry. C'est moi qui vous ai convoqués. Puisqu'on ne s'accorde pas, adieu ! Filez. » Il se jeta sur le canapé entre les deux jeunes femmes et saisit les mains d'Arlette Mazolie. « Ma jolie petite Arlette, maintenant que vous avez repris votre équilibre, ne perdons pas notre temps et racontez-moi par le menu ce qui vous est arrivé. Aucun détail n'est inutile. » Et, comme Arlette hésitait, il lui dit : « Ne vous occupez pas de ces deux messieurs. Ils ne sont pas là. Ils sont sortis. Donc, raconte, ma petite Arlette. Je te tutoie parce que j'ai promené mes lèvres sur tes joues qui sont plus douces que du velours, et que cela me donne les droits d'un amoureux. » Arlette rougit. Régine riait et la pressait de parler. Van Houben et Béchoux qui voulaient savoir et profiter de la conversation semblaient cloués au sol comme des bonshommes de cire. Et Arlette dit toute son histoire, ainsi que le lui avait demandé cet homme à qui ni elle ni les autres ne paraissaient capables de résister. Il écoutait, sans un mot. Parfois, Régine approuvait. « C'est bien cela… un perron de six marches… Oui, un vestibule dalle noir et blanc… et, au premier, en face, le salon avec des meubles en soie bleue. » Quand Arlette eut fini, d'Enneris arpenta la pièce, les mains au dos, colla son front à la vitre, et réfléchit assez longtemps. Puis il conclut, entre ses dents : « Difficile… difficile… Néanmoins quelques lueurs… ces premières lueurs blanches qui indiquent l'issue du tunnel. » Il reprit place sur le canapé et dit aux jeunes femmes : « Voyez-vous, quand il y a deux aventures d'un parallélisme aussi marqué, avec procédés analogues et mêmes protagonistes – car l'identité du couple ennemi est indéniable – il faut découvrir le point par où lesdites aventures se distinguent l'une de l'autre, et, quand on l'a découvert, ne plus s'en écarter avant d'en avoir déduit toutes les certitudes. Or, toutes réflexions faites, le point sensible me paraît résider dans la diffé- rence des motifs qui ont amené votre enlèvement, Régine, et votre enlèvement, Arlette. » Il s'interrompit un instant et se mit à rire. « Ça n'a l'air de rien ce que je viens de formuler, ou tout au plus d'une vérité de La Palice, mais je vous affirme, moi, que c'est rudement fort. La situation se simplifie tout à coup. Vous, ma belle Régine, pas la moindre espèce de doute, vous avez été enlevée à cause des diamants que ce brave Van Houben pleure de toutes ses larmes. Là-dessus, pas d'objections, et je suis certain que M. Béchoux, lui-même, s'il était là, serait de mon avis. » M. Béchoux ne souffla pas mot, attendant la suite du discours, et Jean d'Enneris se tourna vers son autre compagne. « Quant à toi, la jolie Arlette, aux joues plus douces que le velours, pourquoi a-t-on pris la peine de te capturer ? Toutes tes richesses doivent tenir à peu près dans le creux de ta main, n'est-ce pas ? » Arlette aux joues plus douces que le velours, comme il disait, montra ses deux paumes. « Toutes nues, s'écria-t-il. Donc l'hypothèse du vol est écartée, et nous devons considérer comme seuls mobiles l'amour, la vengeance ou telle combinaison propre à l'exécution d'un plan que tu peux faciliter, ou bien auquel tu peux mettre obstacle. Pardonne-moi mon indiscrétion, Arlette, et réponds sans pudeur. As-tu aimé jusqu'ici ? – Je ne crois pas, dit-elle. – As-tu été aimée ? – Je ne sais pas. – Cependant on t'a fait la cour, n'est-ce pas ? Pierre et Philippe. » Elle protesta ingénument : « Non, ils s'appelaient Octave et Jacques. – D'honnêtes garçons, cet Octave et ce Jacques ? – Oui. – Donc incapables d'avoir marché dans toutes ces combinaisons ? – Incapables. – Alors ? – Alors, quoi ? » Il se pencha sur elle, et, doucement, de toute son influence pénétrante, il murmura : « Cherche bien, Arlette. Il ne s'agit pas d'évoquer les faits extérieurs et visibles de ta vie, ceux qui t'ont frappée et que tu aimes ou n'aimes pas te rappeler, mais ceux qui ont à peine effleuré ta conscience et que tu as pour ainsi dire oubliés. Tu n'aperçois rien d'un peu spécial, d'un peu anormal ? » Elle sourit. « Ma foi, non… rien du tout… – Si. Il n'est pas admissible qu'on t'ait enlevée de but en blanc. Il y a sûrement une préparation dont certains actes t'ont frôlée, à ton insu… Cherche bien. » Arlette cherchait de toutes ses forces. Elle s'ingéniait à extraire de sa mémoire les menus souvenirs endormis qu'on exigeait d'elle, et Jean d'Enneris précisait : « As-tu jamais senti une présence quelconque rôder autour de toi dans l'ombre ? As-tu éprouvé un petit frisson d'inquiétude, comme au contact d'une chose mystérieuse ? Je ne te parle pas d'un danger réel, mais de ces menaces vagues où l'on se dit : « Tiens… qu'est-ce qu'il y a ?… Que se passe-t-il ?… Que va-t-il se passer ? » Le visage d'Arlette se contracta légèrement. Ses yeux semblèrent se fixer sur un point. Jean s'écria : « Ça y est ! Nous y sommes. Ah ! dommage que Béchoux et Van Houben ne soient pas là… Explique-toi, ma jolie Arlette. » Elle dit, pensivement : « Il y avait un jour un monsieur… » Jean d'Enneris l'arracha du canapé, enthousiasmé par ce préambule, et se mit à danser avec elle. « Nous y voilà ! Et ça commence comme un conte de fées ! Il y avait un jour… Dieu ! que tu es charmante, Arlette aux joues douces ! Et qu'est-il advenu de ton monsieur ? » Elle se rassit et continua, la voix lente : « Ce monsieur était venu, voilà trois mois, avec sa sœur, un après-midi qu'il y avait beaucoup de monde pour voir des pré- sentations de robes, au profit d'une œuvre. Moi, je ne l'avais pas remarqué. Mais une camarade me dit : « Tu sais, Arlette, tu as fait une conquête, un type épatant, très chic, qui te dévorait des yeux, un type qui s'occupe d'œuvres sociales, à ce que prétend la directrice. Ça tombe bien, Arlette, toi qui es en quête d'argent. » – En quête d'argent, toi ? interrompit d'Enneris. – Ce sont mes camarades, dit-elle, qui me taquinent parce que je voudrais fonder une caisse de secours pour l'atelier, une caisse de dots, enfin un tas de rêves. Alors, une heure plus tard, quand je me suis aperçue qu'un grand monsieur m'attendait à la sortie et qu'il me suivait, j'ai pensé que je pourrais peut-être l'embobiner. Seulement, à ma station de métro, il s'est arrêté. Le lendemain, même manège, et les jours suivants. J'en ai été pour mes frais, car au bout d'une semaine, il ne revint plus. Et puis, quelques jours après, un soir… – Un soir ?… » Arlette baissa le ton. « Eh bien, quelquefois, à la maison, le dîner fini et le ménage fait, je quitte maman, et je vais voir une amie qui demeure tout en haut de Montmartre. Avant d'y arriver, je tourne par une ruelle assez noire, où il n'y a jamais personne quand je reviens sur le coup de onze heures. C'est là que, trois fois de suite, j'ai discerné l'ombre d'un homme dans l'enfoncement d'une porte cochère. Deux fois l'homme n'a pas bougé. Mais, à la troisième fois, il est sorti de sa retraite et a voulu me barrer le passage. J'ai poussé un cri et je me suis mise à courir. La personne n'insista pas. Et depuis, j'évite cette rue. Voilà tout. » Elle se tut. Son récit ne semblait pas avoir intéressé Béchoux et Van Houben. Mais d'Enneris demanda : « Pourquoi nous as-tu raconté ces deux petites aventures ? Tu vois un lien entre elles ? – Oui. – Lequel ? – J'ai toujours cru que l'homme qui me guettait n'était autre que le monsieur qui m'avait suivie. – Mais sur quoi se fonde ta conviction ? – J'avais eu le temps de remarquer, le troisième soir, que l'homme de Montmartre portait des chaussures à guêtre ou à tige claire. – Comme le monsieur des boulevards ? s'écria Jean d'Enneris vivement. – Oui », dit Arlette. Van Houben et Béchoux étaient confondus. Régine, tout émue, interrogea : « Mais vous ne vous rappelez donc pas, Arlette, que mon agresseur de l'Opéra portait aussi ces sortes de bottines ? – En effet… en effet… dit Arlette… je n'y avais pas songé. – Et le vôtre aussi, Arlette… celui d'hier… le pseudodocteur Bricou… – Oui, en effet, répéta la jeune fille, mais je n'avais pas fait ce rapprochement… C'est à l'instant que mes souvenirs se précisent. – Arlette, un dernier effort, ma petite. Tu ne nous as pas donné le nom de ton monsieur. Tu le connais ? – Oui. – Il s'appelle ? – Le comte de Mélamare. » Régine et Van Houben tressaillirent. Jean réprima un mouvement de surprise. Béchoux haussa les épaules, et Van Houben s'exclama : « Mais c'est de la folie ! Le comte Adrien de Mélamare… Mais je le connais de vue ! J'ai eu l'occasion de siéger près de lui dans des comités de bienfaisance. Un parfait gentilhomme, à qui je serais fier de serrer la main. Le comte de Mélamare, voler mes diamants ! – Mais je ne l'accuse pas du tout, fit Arlette interdite. Je prononce un nom. – Arlette a raison, dit Régine. On l'interroge, elle répond. Mais il est évident que le comte de Mélamare, d'après tout ce que le monde sait de lui et de sa sœur, avec qui il vit, ne peut pas être l'homme qui vous a épiée dans la rue, ni l'homme qui nous a enlevées, vous et moi. ris. – Je ne sais pas… ou plutôt si… quelquefois… – Presque toujours », dit nettement Van Houben. – Porte-t-il des chaussures à tige claire ? dit Jean d'Enne- L'affirmation fut suivie d'un silence. Puis Van Houben reprit : « Il y a là quelque malentendu. Je répète que le comte de Mélamare est un parfait gentilhomme. – Allons le voir, dit simplement d'Enneris. Van Houben, est-ce que vous n'avez pas un ami qui est de la police, un sieur Béchoux ? Il nous fera entrer, lui. » Béchoux s'indigna. « Alors, vous vous imaginez que l'on entre chez les gens comme ça, et que, sans enquête préalable, sans charges, sans mandat, on va les questionner à propos de racontars stupides ? Oui, stupides. Tout ce que j'entends depuis une demi-heure est un comble de stupidité. » D'Enneris murmura : « Dire que j'ai joué au cerceau avec cette gourde-là ! Quel remords ! » Il se tourna vers Régine. « Chère amie, ayez l'obligeance d'ouvrir l'annuaire téléphonique et de faire demander le numéro du comte Adrien de Mélamare. On se passera du sieur Béchoux. » Il se leva. Au bout d'un instant, Régine Aubry lui passa l'appareil, et il dit : « Allô ! je suis chez le comte de Mélamare ? C'est le baron d'Enneris qui est au téléphone… M. le comte de Mélamare luimême ? Monsieur, excusez-moi de vous déranger, mais j'ai lu, il y a deux ou trois semaines, dans les journaux, l'annonce que vous avez fait insérer à propos de quelques objets qui vous ont été dérobés, le pommeau d'une paire de pincettes, une bobèche en argent, une entrée de serrure, et la moitié d'un ruban de sonnette en soie bleue… tous objets sans valeur, mais auxquels vous tenez pour des raisons particulières… Je ne me trompe pas, n'est-ce pas, monsieur ?… En ce cas, si vous voulez bien me recevoir, je pourrai vous donner quelques renseignements utiles à ce sujet… À deux heures, aujourd'hui ?… Très bien… Ah ! un mot encore, puis-je me permettre d'amener deux dames dont le rôle d'ailleurs vous sera expliqué ?… Vous êtes trop aimable, monsieur, et je vous remercie infiniment. » D'Enneris raccrocha. « Si le sieur Béchoux était là, il verrait qu'on entre chez les gens comme on veut. Régine, vous avez vu sur l'annuaire où demeure le comte ? – 13, rue d'Urfé. – Donc, dans le faubourg Saint-Germain. » Régine interrogea : « Mais ces objets, où sont-ils ? – En ma possession. Je les ai achetés le jour même de l'annonce, pour la modique somme de treize francs cinquante. – Et pourquoi ne les avez-vous pas renvoyés au comte ? – Ce nom de Mélamare me rappelait quelque chose de confus. Il me semble qu'il y a eu, jadis, au cours du XIXe siècle, une affaire Mélamare. Et puis je n'ai pas eu le temps de m'enquérir. Mais nous allons nous rattraper. Régine, Arlette, rendez- vous à deux heures moins dix sur la place du Palais-Bourbon. La séance est levée. » Séance vraiment efficace. Une demi-heure avait suffi à d'Enneris pour déblayer le terrain et pour découvrir une porte à laquelle on pouvait enfin frapper. Dans l'ombre, une silhouette se dressait, et le problème se posait d'une façon plus précise : quel rôle jouait dans l'affaire le comte de Mélamare ? Régine retint Arlette à déjeuner. D'Enneris s'en alla une ou deux minutes après Van Houben et Béchoux. Mais il les retrouva sur le palier du second étage où Béchoux, brusquement exaspéré, avait agrippé Van Houben par le collet de son veston. « Non, je ne vous laisserai pas plus longtemps suivre une route qui vous mène sûrement au désastre. Non ! je ne veux pas que vous soyez la victime d'un imposteur. Savez-vous qui est cet homme ? » D ‘Enneris s'avança. « Il s'agit de moi, évidemment, et le sieur Béchoux a envie de vider son sac. » Il présenta sa carte. « Baron Jean d'Enneris, navigateur, dit-il à Van Houben. – Des blagues ! s'écria Béchoux. Vous n'êtes pas plus baron que d'Enneris, et pas plus d'Enneris que navigateur. – Eh bien, vous êtes poli, monsieur Béchoux. Qui suis-je donc ? – Tu es Jim Barnett ! Jim Barnett en personne ! … Tu as beau te camoufler, tu as beau n'avoir plus ta perruque et ta vieille redingote, je te retrouve sous ton masque d'homme du monde et de sportsman. C'est toi ! Tu es Jim Barnett de l'agence Barnett et Cie, Barnett avec qui douze fois j'ai collaboré, et qui douze fois m'a roulé2. J'en ai assez, et mon devoir est de mettre les gens en garde. Monsieur Van Houben, vous n'allez pas vous livrer à cet individu ! » Van Houben, fort embarrassé, regardait Jean d'Enneris qui allumait paisiblement une cigarette, et il lui dit : « L'accusation de M. Béchoux est-elle véridique ? » D'Enneris sourit. « Peut-être… je n'en sais trop rien. Tous mes papiers en tant que baron d'Enneris sont en règle, mais je ne suis pas sûr de n'en pas avoir aussi au nom de Jim Barnett, qui fut mon meilleur ami. – Mais ce voyage autour du monde, dans un canot automobile, vous l'avez accompli ? – Peut-être. Tout cela est assez vague dans ma mémoire. Mais que diable ça peut-il vous faire ? L'essentiel pour vous est de retrouver vos diamants. Or, si je suis l'extraordinaire Barnett, comme le prétend votre policier, c'est la meilleure garantie de réussite, mon cher Van Houben. – La meilleure garantie que vous serez volé, monsieur Van Houben, gronda Béchoux. Oui, il réussira. Oui, les douze fois où nous avons travaillé en commun, il a réussi à débrouiller l'affaire, à mettre la main au collet des coupables, ou à retrouver leur butin. Mais, les douze fois aussi, ce butin, il l'a empoché, en partie ou au total. Oui, il découvrira vos diamants, mais il les 2 L'Agence Barnett et Cie. escamotera à votre nez et à votre barbe, et vous n'y verrez que du feu. Déjà, il a mis le grappin sur vous, et déjà vous ne pouvez plus lui échapper. Vous croyez bonnement qu'il travaille pour vous, monsieur Van Houben ? C'est pour lui qu'il travaille ! Jim Barnett ou d'Enneris, gentilhomme ou détective, navigateur ou bandit, il n'a pas d'autre guide que son intérêt. Si vous lui permettez de participer à l'enquête, vos diamants sont fichus, monsieur. – Ah ça ! non, protesta Van Houben, indigné. Puisqu'il en est ainsi, restons-en là. Si je dois retrouver mes diamants pour qu'on me les reprenne, bonsoir ! Occupez-vous de vos affaires, d'Enneris. Je m'occuperai des miennes. » D'Enneris se mit à rire : « C'est que les vôtres, pour l'instant, m'intéressent beaucoup plus que les miennes. – Je vous défends… – Vous me défendez quoi ? N'importe qui peut s'occuper des diamants. Ils sont perdus : j'ai le droit de les rechercher, tout comme un autre. Et puis, que voulez-vous ? Toute cette affaire me passionne. Les femmes qui s'y trouvent mêlées sont si jolies ! Régine, Arlette ! Délicieuses créatures… En vérité, cher ami, je ne lâcherai pas la partie avant d'avoir mis la main sur vos diamants ! – Et moi, grinça Béchoux, hors de lui, je ne lâcherai pas la partie avant de t'avoir fait coffrer, Jim Barnett. – On va s'amuser alors. Adieu, camarades. Et bonne chance. Qui sait ! On se rencontrera peut-être un jour ou l'autre. » Et d'Enneris, la cigarette aux lèvres, s'en alla, d'un petit pas sautillant. Arlette et Régine étaient pâles lorsqu'elles descendirent d'auto sur cette petite place tranquille du Palais-Bourbon où d'Enneris les attendait. « Dites donc, d'Enneris, fit Régine, vous ne pensez vraiment pas que c'est l'homme qui nous a enlevées, ce comte de Mélamare ? – Pourquoi cette idée, Régine ? – Je ne sais pas… un pressentiment. J'ai un peu peur. Et Arlette est comme moi. N'est-ce pas, Arlette ? – Oui, j'ai le cœur serré. – Et après ? fit Jean. Quand ce serait votre homme à toutes deux, croyez-vous qu'il va vous manger ? » La vieille rue d'Urfé était proches bordée de ces anciennes demeures du XVIIIe siècle, au fronton desquelles se lisaient des noms historiques : Hôtel de La Rocheferté… Hôtel d'Ourmes… toutes à peu près semblables, avec des façades tristes, un entresol très bas, une haute porte cochère, et le corps de logis principal au fond d'une cour mal pavée. L'hôtel de Mélamare ne différait pas des autres. Au moment même où d'Enneris allait sonner, un taxi arriva d'où sautèrent, tour à tour, Van Houben et Béchoux, assez penauds l'un et l'autre, mais d'autant plus arrogants en apparence. D'Enneris se croisa les bras avec indignation. « Eh bien, vrai, ils en ont du toupet, ces deux cocos-là ! Il y a une heure, je n'étais pas bon à jeter aux chiens, et les voilà qui s'accrochent à nous ! » Il leur tourna le dos et sonna. Une minute plus tard, une porte pratiquée dans un des battants fut ouverte par un vieillard en culotte courte et en lévite marron, un vieillard tout cassé et tout voûté. D'Enneris dit son nom. Il répliqua : « Monsieur le comte attend monsieur. Si monsieur veut prendre la peine… » Il indiqua du doigt, de l'autre côté de la cour, le perron central, qu'abritait une marquise. Mais Régine eut une défaillance soudaine et balbutia : « Six marches… le perron a six marches. » Ce à quoi Arlette fit écho, en murmurant, d'un ton non moins éploré : « Oui, six marches… c'est le même perron… la même cour… Est-ce possible ! … C'est là ! … C'est là.» Chapitre IV Béchoux, policier D'Enneris empoigna chacune des deux jeunes femmes audessous du coude et les redressa. « Du calme, nom d'un chien ! Rien à faire si vous flanchez comme ça à la première occasion. » Le vieux maître d'hôtel cheminait un peu en avant et à l'écart. Van Houben, qui avait pénétré d'autorité dans la cour ainsi que Béchoux, souffla à l'oreille de celui-ci : « Hein ! j'ai eu du flair. Heureusement que nous sommes là ! … Attention aux diamants… Ne quittez pas d'Enneris de l'œil. » On traversa la cour aux larges pavés inégaux. Les murs des autres hôtels voisins, tout nus, sans fenêtres, la bordaient à droite et à gauche. Au fond la demeure, animée de hautes croisées, avait grande allure. On monta les six marches. Régine Aubry bégaya : « Si le vestibule a des dalles noires et blanches, je me trouve mal. – Crebleu ! » protesta d'Enneris. Le vestibule avait des dalles noires et blanches. Mais d'Enneris pinça si rudement le bras de ses deux compagnes qu'elles tinrent bon sur leurs jambes qui vacillaient. rien. « Saperlotte, bougonna-t-il en riant, nous n'arriverons à – Le tapis de l'escalier, marmotta Régine, c'est le même. – C'est le même, gémit Arlette… et la même rampe… – Eh bien, et puis après ?… fit d'Enneris. – Mais si nous reconnaissons le salon ?… – L'essentiel est d'y aller, et je ne suppose pas que le comte, s'il est coupable, ait grande envie de nous y conduire. – Alors ?… – Alors, il faut l'y forcer. Voyons, Arlette, du courage, et pas une syllabe, quoi qu'il advienne ! » À ce moment le comte Adrien de Mélamare vint au-devant de ses visiteurs et les introduisit dans une pièce du rez-dechaussée, garnie de jolis meubles d'acajou du temps de Louis XVI et qui devait lui servir de cabinet de travail. C'était un homme à cheveux grisonnants, de quarante cinq ans peut-être, bien d'aplomb, de visage plutôt désagréable et peu sympathique. Il avait dans le regard une expression un peu vague, distraite par moments, et qui déconcertait. Il salua Régine, tressaillit légèrement à la vue d'Arlette, et, tout de suite, se montra courtois, mais d'une manière plutôt superficielle et par habitude de gentilhomme. Jean d'Enneris se présenta et présenta ses compagnes. Mais il n'ajouta pas un mot pour Béchoux ni pour Van Houben. Celui-ci s'inclina un peu plus qu'il n'eût fallu, et dit en affectant des airs gracieux : « Van Houben, le lapidaire… le Van Houben des diamants volés à l'Opéra. Mon collaborateur, M. Béchoux. » Le comte, bien qu'assez étonné de cet assemblage de visiteurs, ne fit aucune remarque. Il salua et attendit. Van Houben, les diamants de l'Opéra, Béchoux, on eût pu croire que tout cela n'avait aucune signification pour lui. Alors d'Enneris, tout à fait maître de lui, sans aucun embarras, prit la parole : « Monsieur, dit-il, le hasard fait bien les choses. Il se trouve, en effet, que, aujourd'hui même où je viens vous rendre un petit service, j'ai découvert, en feuilletant un ancien répertoire des personnes de qualité, que nous étions quelque peu cousins. Mon arrière-grand-mère maternelle, née de Sourdin, avait épousé un Mélamare, de la branche cadette des MélamareSaintonge. » La physionomie du comte s'éclaira. Visiblement ces questions de généalogie l'intéressaient, et il poursuivit avec Jean d'Enneris un dialogue serré à la suite de quoi leur parenté fut solidement établie. Arlette et Régine se remettaient peu à peu. Van Houben dit tout bas à Béchoux : « Alors, quoi, il serait allié aux Mélamare ! … – Comme moi au pape, grogna Béchoux. – En ce cas, il a un rude culot ! – C'est le début. » Cependant d'Enneris repartait, de plus en plus désinvolte : « Mais j'abuse de votre patience, monsieur et cher cousin, et, si vous le permettez, je vous dirai tout de suite en quoi le hasard m'a servi. – Je vous en prie, monsieur. – Le hasard m'a servi, une première fois, en me mettant sous les yeux, dans le métro, un matin, votre annonce du journal. J'avoue qu'elle me frappa sur-le-champ par la composition même et l'insignifiance des objets que vous réclamiez. Un bout de ruban bleu, une entrée de serrure, une bobèche, le pommeau d'une pincette, ce sont des choses qui ne méritent peut-être pas un communiqué aux journaux. Quelques minutes après, d'ailleurs, je n'y pensais plus, et sans doute n'y aurais-je jamais plus songé, si… » Après un instant d'habile suspension, Jean continua : « Vous connaissez évidemment, mon cher cousin, le « Marché aux Puces », cette foire pittoresque où s'accumulent les objets les plus hétéroclites, dans le désordre le plus amusant. Pour ma part, j'y ai trouvé souvent de bien jolies choses, et jamais, en tout cas, je n'ai regretté les promenades que j'y ai faites. Ce matin-là, par exemple, je dénichai un bénitier de faïence en vieux Rouen, cassé, rapiécé et raccommodé, mais d'un style charmant… Une soupière… un dé à coudre… bref, une série d'aubaines. Et tout à coup, sur le pavé du trottoir, au milieu d'un tas d'ustensiles sans valeur jetés là en pagaïe, voilà que mon regard accroche un bout de ruban… Oui, mon cher cousin, un bout de ruban de sonnette, en soie bleue, usée, de couleur éteinte. Et, à côté, une entrée de serrure, une bobèche d'argent… » L'attitude de M. de Mélamare s'était soudain transformée. Vivement, avec une agitation extrême, il s'écria : « Ces objets ! Est-ce possible ! exactement ceux que je réclame ! Mais où m'adresser, monsieur ? Comment les avoir ? – En me les demandant, tout simplement. – Hein ! … Vous les avez achetés ! Quel prix ? Je vous rembourserai le double, le triple ! Mais je tiens… » D'Enneris l'apaisa. « Laissez-moi vous les offrir, mon cher cousin. J'ai eu le tout pour treize francs cinquante ! – Ils sont chez vous ? – Ils sont ici même, dans ma poche. Je viens de passer les prendre chez moi. » Le comte Adrien tendit la main, sans vergogne. « Une seconde, dit Jean d'Enneris, gaiement. Je désire une petite récompense… oh ! bien minime. Mais je suis curieux, excessivement curieux de nature… et je voudrais voir l'emplacement qu'occupaient ces objets… et aussi pourquoi vous y tenez tant. » Le comte hésita. La demande était indiscrète et prouvait quelque méfiance, mais combien cette hésitation, de sa part, était significative ! À la fin cependant, il répliqua : « C'est facile, monsieur. Veuillez me suivre au premier étage, dans le salon. » D'Enneris jeta un coup d'œil aux deux jeunes femmes pour leur dire : « Vous voyez… on arrive toujours à ce qu'on veut. » Mais, les ayant observées, il remarqua le bouleversement de leurs traits. Le salon, pour elles, c'était le lieu même de l'épreuve qu'elles avaient subie. Y retourner, c'était acquérir la redoutable certitude. Van Houben également avait compris : une nouvelle étape allait être franchie. Le brigadier Béchoux, de son côté, s'animait. Il emboîta le pas au comte. « Excusez-moi, dit celui-ci, je vous montre le chemin. » Ils sortirent et traversèrent le vestibule dallé. L'écho sonore des pas remplit la cage de l'escalier. En montant, Régine comptait les marches. Il y en avait vingt-cinq… Vingt-cinq ! Exactement le même nombre. Elle eut encore une défaillance, plus sérieuse, et chancela. Tout le monde s'empressa autour d'elle. Que se passait-il ? Elle était souffrante ? « Non, chuchota Régine, sans ouvrir les yeux, non… un simple étourdissement… Pardonnez-moi. – Il faut vous asseoir, madame », dit le comte en poussant la porte du salon. Van Houben et d'Enneris l'installèrent sur un canapé. Mais quand Arlette entra et qu'elle vit la pièce, elle poussa un cri, tournoya et tomba évanouie sur un fauteuil. Alors ce fut un affolement, un tumulte quelque peu comique. On tournait à droite et à gauche, au hasard. Le comte appelait : « Gilberte ! … Gertrude ! … vite ! des sels… de l'éther. François, appelez Gertrude. » François arriva le premier. C'était le concierge maître d'hôtel, et, sans doute, le seul domestique avec sa femme Gertrude, aussi vieille que lui et plus ridée encore. Elle le suivit de près. Puis entra la personne que le comte nommait Gilberte et à qui il jeta vivement : « Ma sœur, voici deux jeunes dames qui se trouvent indisposées. » Gilberte de Mélamare (divorcée, elle avait repris son nom de famille) était grande, brune, altière, avec un visage jeune et régulier, mais avec quelque chose d'un peu démodé dans la mise et dans la tournure. Elle avait plus de douceur que son frère. Ses yeux noirs, très beaux, montraient une expression grave. D'Enneris nota qu'elle portait des bandes de velours noir à sa robe prune. Bien que la scène dût lui sembler inexplicable, elle garda tout son sang-froid. Ayant bassiné d'eau de Cologne le front d'Arlette, elle chargea Gertrude de la soigner, puis s'approcha de Régine autour de laquelle Van Houben s'évertuait vivement. Jean d'Enneris écarta Van Houben, afin d'observer de près l'événement qu'il prévoyait. Gilberte de Mélamare s'inclina et dit : « Et vous, madame ? Ce ne doit pas être bien sérieux, n'estce pas ? Qu'éprouvez-vous ? » Elle fit sentir un flacon de sels à Régine. Celle-ci souleva ses paupières, regarda cette dame, regarda sa robe prune à bandes de velours noir, puis ses mains, et se dressa tout à coup en criant, avec une terreur indicible : « La bague ! Les trois perles ! Ne me touchez pas ! Vous êtes la femme de l'autre nuit ! Oui, c'est vous… je reconnais votre bague… je reconnais votre main… et aussi ce salon… ces meubles en soie bleue… le parquet… la cheminée… la tapisserie… le tabouret d'acajou… Ah ! laissez-moi, ne me touchez pas. » Elle balbutia encore quelques mots indistincts, chancela comme la première fois, et de nouveau s'évanouit. Et Arlette qui s'éveillait à son tour, reconnaissant les souliers pointus aperçus dans l'auto et entendant sonner la pendule au tintement aigrelet, gémissait : « Ah ! cette sonnerie, c'est la même, et c'est la même femme… Quelle horreur ! » La stupeur fut telle que personne ne bougea. La scène prenait une allure de vaudeville qui eût suscité le rire d'un témoin indifférent, et, de fait, les lèvres minces de Jean d'Enneris se plissèrent légèrement. Il s'amusait. Van Houben interrogeait tour à tour d'Enneris et Béchoux, pour savoir que penser. Béchoux épiait attentivement le frère et la sœur, qui demeuraient interdits. « Que signifient ces paroles ? murmura le comte. De quelle bague s'agit-il ? Je suppose que cette dame a le délire. » Alors d'Enneris intervint, et il le fit aussi allégrement que s'il n'attachait à tous ces événements aucune importance. « Mon cher cousin, vous avez dit le mot juste, l'émoi de mes deux amies a quelque rapport avec ces sortes de fièvres injustifiées qui ne vont pas sans un soupçon de délire. Cela fait partie des explications que je vous dois et que je vous ai annoncées en venant ici. Voulez-vous m'accorder quelque nouveau délai ? et régler tout de suite cette petite question des objets recueillis par moi ? » Le comte Adrien ne répondit pas sur-le-champ. Il montrait un embarras mêlé d'une inquiétude visible, murmurant des phrases inachevées : « À quoi cela rime-t-il, et que devons-nous supposer ? J'imagine difficilement… » Il prit sa sœur à part et ils causèrent tous deux avec animation. Mais Jean s'avança vers lui, tenant entre le pouce et l'index une petite plaque de cuivre ouvragée représentant deux papillons aux ailes déployées. « Voici l'entrée de serrure, mon cher cousin. Je suppose que c'est bien celle qui manque à l'un des tiroirs de ce secrétaire ? Elle est identique aux deux autres. » De lui-même, il appliqua le morceau de cuivre, qui retrouva sa place, et dont les pointes de la face interne s'installèrent tout naturellement dans leurs anciens trous. En suite de quoi, Jean d'Enneris tira de sa poche un ruban bleu auquel s'accrochait une poignée de sonnette également en cuivre, et, comme on apercevait le long de la cheminée un autre ruban qui pendait, déchiqueté par le bas et de même couleur, il s'approcha. Les deux extrémités coïncidaient exactement. « Tout va bien, dit-il. Et cette bobèche, mon cher cousin, où la mettons-nous ? – À cette girandole, monsieur, dit le comte Adrien, d'un ton bourru. Il y en avait six. Comme vous voyez, il n'y en a plus que cinq… dont celle-ci ne diffère en rien. Reste le pommeau de ces pincettes, qui fut dévissé, comme vous pouvez vous en assurer. – Le voici, dit Jean, lequel, comme un prestidigitateur, continuait de tout extraire de sa poche inépuisable. Et maintenant, mon cher cousin, vous voudrez bien tenir votre promesse, n'est-ce pas ? et nous dire pourquoi ces babioles vous sont si chères et pourquoi elles n'étaient pas à leur place habituelle. » Ces diverses opérations avaient donné au comte le loisir de se reprendre, et il semblait avoir oublié les imprécations de Régine et les gémissements d'Arlette, car il répondit, en termes brefs, et comme pour se débarrasser de l'intrus qui lui avait soutiré cette promesse inopportune : « Je suis attaché à tout ce qui me fut légué par les miens, et les moindres babioles, comme vous dites, nous sont, à ma sœur et à moi, aussi sacrées que les objets les plus rares. » L'explication valait ce qu'elle valait. Jean d'Enneris reprit : « Que vous y teniez, mon cher cousin, c'est fort légitime, et je sais trop par moi-même comme on s'attache aux souvenirs de famille. Mais pourquoi ont-elles disparu ? – Je l'ignore, dit le comte. Un matin, j'ai constaté que cette bobèche manquait. J'ai fait une inspection minutieuse avec ma sœur. L'entrée de serrure manquait aussi, et une partie de ce ruban, et le pommeau de ces pincettes. – Un vol alors ? – Un vol sûrement, et effectué d'un seul coup. – Comment ! On pouvait prendre ces bonbonnières, ces miniatures, cette pendule, cette argenterie, toutes choses de valeur… Et l'on a choisi ce qu'il y avait de plus insignifiant ? Pourquoi ? – Je l'ignore, monsieur. » Le comte répéta ces mots d'un ton sec. Ces questions l'excédaient, et la visite, pour lui, n'avait plus de but. « Peut-être cependant, fit Jean, désirez-vous, mon cher cousin, que je vous explique les raisons pour lesquelles je me suis permis d'amener ici mes deux amies et les raisons de l'émotion manifestée par elles. – Non, déclara nettement le comte Adrien. Cela ne me concerne pas. » Il avait hâte d'en finir, et il esquissa un mouvement vers la porte. Mais il trouva en face de lui Béchoux qui s'était avancé et qui lui dit gravement : « Cela vous concerne, monsieur le comte. Certaines questions doivent être éclaircies sur l'heure, et elles le seront. » L'intervention de Béchoux était impérieuse. Le brigadier barrait la porte de ses longs bras étendus. teur. – Le brigadier Béchoux, des services de la Sûreté. » M. de Mélamare bondit sur place. « Mais, qui êtes-vous, monsieur ? s'écria le comte avec hau- « Un policier, vous ? De quel droit vous êtes-vous introduit chez moi ? Un policier ici ! dans l'hôtel Mélamare ! – Je vous ai été présenté sous mon nom de Béchoux, dès mon arrivée, monsieur le comte. Mais ce que j'ai vu et ce que j'ai entendu m'oblige à faire précéder ce nom de mon grade de brigadier. – Ce que vous avez vu ?… ce que vous avez entendu ? balbutia M. de Mélamare, dont le visage se décomposait de plus en plus. Mais, en vérité, monsieur, je ne vous autorise pas… – Ça, c'est le cadet de mes soucis », gronda Béchoux, qui ne se piquait pas de politesse. Le comte revint vers sa sœur, et ils eurent de nouveau un dialogue véhément et rapide. Gilberte de Mélamare montrait autant d'agitation que son frère. Debout, se soutenant l'un l'autre, ils attendaient dans l'attitude combative de gens qui sentent l'importance de l'attaque. « Voilà Béchoux déchaîné, dit tout bas Van Houben à Jean. – Oui, je le voyais qui s'excitait de plus en plus. Je connais mon bonhomme. Il commence par regimber et par se boucher les yeux. Et puis, tout à coup, il éclate. » Arlette et Régine s'étaient levées aussi et se tenaient en arrière, sous la protection de Jean. Et Béchoux prononça : « Ce ne sera pas long, d'ailleurs, monsieur le comte. Quelques questions auxquelles je vous prie de répondre sans détours. À quelle heure êtes-vous sorti de chez vous hier ? Et Mme de Mélamare ? » Le comte haussa les épaules et ne répliqua pas. Sa sœur, plus souple, jugea préférable de répondre. « Nous sommes sortis, mon frère et moi, à deux heures et rentrés à quatre heures et demie, pour prendre le thé. – Et après ? – Nous n'avons pas bougé. Nous ne sortons jamais le soir. – Cela, c'est une autre question, dit Béchoux avec ironie. Ce que je voudrais savoir, c'est l'emploi de votre temps, ici, dans cette pièce, hier, entre huit heures et minuit. » M. de Mélamare frappa du pied avec rage et enjoignit à sa sœur de se taire. Béchoux comprit qu'aucune force au monde ne les obligerait à parler, et cela le mit dans une telle fureur que, emporté par sa conviction, il lâcha toute l'accusation sans plus interroger, d'une voix contenue d'abord, puis âpre, dure, frémissante : « Monsieur le comte, vous n'étiez pas chez vous hier, dans l'après-midi, ni madame votre sœur, mais devant le numéro 3 bis de la rue du Mont-Thabor. En tant que docteur Bricou, vous attendiez une jeune fille que vous avez prise au piège dans votre automobile, dont votre sœur a enveloppé la tête d'une couverture, et que vous avez amenée ici, dans votre hôtel. Cette jeune fille s'est enfuie. Vous avez couru après, sans pouvoir la rattraper dans les rues. La voici. Le comte martela, les lèvres crispées, les poings serrés : « Vous êtes fou ! vous êtes fou ! Qu'est-ce que c'est que tous ces fous-là ? – Je ne suis pas fou ! proféra le policier qui glissait peu à peu au mélodrame et à une grandiloquence dont les termes pompeux et vulgaires réjouissaient d'Enneris. Je ne dis que l'exacte vérité. Des preuves ? J'en ai plein les poches. Mlle Arlette Mazolle, que vous connaissez, que vous attendiez à la porte du couturier Chernitz, peut nous servir de témoin. Elle est montée sur votre cheminée. Elle s'est étendue sur cette bibliothèque. Elle a renversé cette potiche. Elle a ouvert cette fenêtre. Elle a traversé ce jardin. Elle le jure sur la tête de sa mère. N'est-ce pas, Arlette Mazolle, que vous le jurez sur la tête de votre chère mère ? » D'Enneris dit à l'oreille de Van Houben : « Mais il perd la boule. De quel droit fait-il le juge d'instruction ? Et quel juge pitoyable ! Il n'y a que lui qui parle… Quand je dis qu'il parle ! … » Béchoux hurlait, en effet, face à face avec le comte dont les yeux hagards exprimaient un désarroi sans bornes. « Ce n'est pas tout, monsieur ! Ce n'est pas tout. Ce n'est même rien ! Il y a autre chose ! Cette dame… cette dame… (il désignait Régine Aubry) vous la connaissez, hein ? C'est celle qui a été enlevée un soir à l'Opéra, et par qui ? Hein, qui est-ce qui l'a conduite ici, dans ce salon…, dont elle reconnaît les meubles… n'est-ce pas, madame ? ces fauteuils… ce tabouret… ce parquet… Hein, monsieur, qui l'a amenée ici ? Qui l'a dépouillée du corselet de diamants ? Le comte de Mélamare, n'est-ce pas ? et sa sœur Gilberte de Mélamare… La preuve ? cette bague aux trois perles… Mais les preuves, il y en a trop. Le Parquet décidera, monsieur, et mes chefs… » Il n'acheva pas. Le comte de Mélamare, hors de lui, l'avait serré à la gorge et trépignait en bégayant des insultes. Béchoux se dégagea, lui montra le poing et recommença encore son ré- quisitoire insolite. Entraîné par l'évidence des faits, par le rôle qu'il jouait dans l'affaire et surtout par l'importance que lui donnerait ce rôle auprès de ses chefs et auprès du public, il avait perdu la boule, comme le disait d'Enneris. Il le sentit si bien qu'il s'arrêta net, essuya son front perlé de sueur, et, soudain maître de lui, très digne, articula : « Je dépasse mes droits, je l'avoue. Ceci n'est pas de ma compétence et je téléphone à la préfecture de Police. Vous voudrez bien attendre les instructions que je vais recevoir. » Le comte s'effondra et prit sa tête entre ses mains, comme un homme qui ne tente même plus de se défendre. Mais Gilberte de Mélamare barra le passage au brigadier. Elle suffoquait. « La police ! la police va venir ici ?… dans cet hôtel ? Mais non… mais non… voyons, ce n'est pas possible… Il y a de ces événements… Vous n'avez pas le droit… C'est un crime. – Je suis désolé, madame », dit Béchoux, que sa victoire rendait subitement poli. Mais elle se cramponnait au bras du policier et l'implorait. « Je vous en supplie, monsieur. Mon frère et moi nous sommes victimes d'un malentendu affreux. Mon frère est incapable d'une mauvaise action… Je vous en prie… » Béchoux fut inflexible. Il avait vu l'appareil dans l'antichambre. Il y alla, téléphona et revint. Les choses ne traînèrent pas. Au bout d'une demi-heure, durant laquelle Béchoux, de plus en plus excité, pérora devant d'Enneris et Van Houben, tandis que Régine et Arlette considéraient le frère et la sœur avec un effroi mêlé de compassion, le chef de la Sûreté arriva, accompagné d'agents, et bientôt suivi d'un juge d'instruction, d'un greffier et du procureur. La communication de Béchoux avait produit de l'effet. Une enquête sommaire eut lieu. On interrogea le couple de vieux domestiques. Ils habitaient une aile à l'écart et ne s'occupaient que de leur service. Leur service fini, ils se retiraient dans leur chambre ou dans la cuisine, qui donnaient sur la façade du jardin. Mais la déposition des deux jeunes femmes fut accablante et il leur suffit pour cela d'évoquer simplement leurs souvenirs. Arlette, en particulier, montra le chemin qu'elle avait pris pour s'enfuir, et décrivit, avant même de les revoir, le jardin, les arbustes, le mur, le pavillon isolé, la porte, la rue déserte donnant sur une rue plus animée. Aucun doute ne pouvait subsister. D'ailleurs, il se produisit une découverte dont Béchoux eut tout l'honneur, et qui ne laissait pas la moindre place pour la plus petite hésitation. En inspectant d'un coup d'œil l'intérieur de la bibliothèque, Béchoux remarqua une série de vieux inquarto dans leurs vieilles reliures. Ils lui parurent suspects. Un à un, il les examina. Ils étaient vides de pages et formaient des boîtes. L'un d'eux contenait une étoffe d'argent, un autre le corselet. Régine s'exclama aussitôt : « Ma tunique ! … mon corselet ! … – Et les diamants n'y sont plus ! vociféra Van Houben, aussi bouleversé que si on l'avait volé une seconde fois. Mes diamants, qu'est-ce que vous en avez fait, monsieur ? Ah ! mais, vous rendrez gorge… » Le comte de Mélamare avait assisté à cette scène, impassible, mais avec une expression étrange. Lorsque le juge se retourna vers lui en montrant la tunique et le corselet d'où les diamants avaient été arrachés, il hocha la tête, et sa bouche se contracta pour un sourire affreux. « Ma sœur n'est donc pas là ? » chuchota-t-il en regardant autour de lui. La vieille bonne répondit : « Je crois que madame est dans sa chambre. – Vous lui direz adieu de ma part et lui conseillerez de suivre mon exemple. » Et, vivement, il tira un revolver de sa poche, le dirigea vers sa tempe et appuya sur la détente. D'un geste brusque, d'Enneris, qui veillait, lui poussa le coude. La balle, déviée, alla briser une des vitres de la fenêtre. Des agents se jetèrent sur M. de Mélamare. Le juge d'instruction prononça : « Vous êtes sous mandat d'arrêt, monsieur. Qu'on emmène aussi Mme de Mélamare… » Mais, quand on chercha la comtesse, on ne la trouva ni dans sa chambre ni dans son boudoir. On fouilla tout l'hôtel. Par où s'était-elle enfuie ? et avec quelle complicité ? D'Enneris, très inquiet, redoutant un suicide, dirigeait les investigations. Elles furent vaines. « N'importe, murmura Béchoux, vous n'êtes pas loin de recueillir vos diamants, monsieur Van Houben. Notre situation est bonne et j'ai bien travaillé. – Jean d'Enneris aussi, avouons-le, observa Van Houben. – Il a manqué d'audace à mi-chemin, répliqua Béchoux. Mon accusation a tout déclenché. » Quelques heures plus tard, Van Houben rentrait dans son magnifique appartement du boulevard Haussmann. Il avait dîné au restaurant avec le brigadier Béchoux et le ramenait pour parler encore de l'affaire qui les préoccupait autant l'un que l'autre. « Tiens, tiens, dit-il après un moment de conversation, on croirait entendre du bruit au bout de l'appartement. Les domestiques ne couchent pourtant pas de ce côté. » Il suivit, ainsi que Béchoux, un long corridor à l'extrémité duquel se trouvait un petit logement ayant sa sortie particulière sur le grand escalier. « Deux chambres tout à fait séparées, dit-il, où je reçois quelquefois des amis. » Béchoux prêta l'oreille. « En effet, il y a du monde. – C'est curieux. Personne n'a la clef. » Revolver au poing, ils entrèrent d'un bond, et, tout de suite, Van Houben poussa un cri : « Nom de D… ! » auquel Béchoux répondit par un autre cri : « Cré bon sang ! » À genoux devant une femme étendue sur un canapé, Jean d'Enneris lui embrassait légèrement, selon sa méthode apaisante, le haut du front et les cheveux. Ils s'avancèrent et reconnurent Gilberte de Mélamare, les yeux clos, très pâle, et la poitrine haletante. D'Enneris, furieux, se planta devant les nouveaux venus. « Encore vous ! Mais, sacrebleu ! on ne peut donc pas être tranquille ! Qu'est-ce que vous venez ficher ici, tous les deux ? – Comment, ce que nous venons faire ? s'écria Van Houben. Mais je suis chez moi, ici ! » Et Béchoux, indigné, proférait : « Eh bien ! mais, tu as de l'aplomb ! Alors, c'est toi qui as fait évader la comtesse de l'hôtel ? » D'Enneris, subitement apaisé, pirouetta sur lui-même. moi. – Tu as osé ! – Dame, cher ami, tu avais oublié de mettre des agents dans le jardin. Alors, je l'ai fait filer par là, en lui donnant rendez-vous dans une rue voisine où elle prit une auto. La cérémonie de l'instruction terminée, je l'y retrouvai, et, depuis ce temps, après l'avoir transportée ici, je la soigne. – Mais qui vous a fait entrer, sapristi ? dit Van Houben. Il fallait la clef de ce logement ! « On ne peut rien te cacher, Béchoux. Mon Dieu, oui, c'est – Pas besoin. Avec des pinces, j'ouvre toutes les portes en rigolant. Voilà plusieurs fois que je visite ainsi votre demeure, cher ami, et j'ai pensé qu'il n'y avait pas de meilleure retraite pour Mme de Mélamare que ce coin isolé. Qui donc imaginerait que Van Houben ait pu recueillir la comtesse de Mélamare ? Personne. Pas même Béchoux ! Elle va vivre là très tranquillement, sous votre protection, jusqu'à ce que l'affaire soit éclaircie. La femme de chambre qui la servira croira que c'est votre nouvelle amie, puisque Régine est perdue pour vous. – Je l'arrête ! je préviens la police ! » s'écria Béchoux. D'Enneris éclata de rire. « Ah ! ça c'est drôle ! Voyons. Tu sais aussi bien que moi que tu n'y toucheras pas. Elle est sacrée. – Tu crois ça, toi ? – Parbleu ! puisque je la protège. » Béchoux était exaspéré. « Alors, tu protèges une voleuse ? – Une voleuse, qu'est-ce que tu en sais ? – Comment ! la sœur de l'homme que tu as fait arrêter ? – Calomnie odieuse ! Ce n'est pas moi qui l'ai fait arrêter. C'est toi, Béchoux. – Sur ton indication, et parce qu'il est coupable, sans contestation possible. – Qu'en sais-tu ? – Hein ! voilà que tu n'es plus certain ? – Ma foi, non, dit Jean d'Enneris, d'un ton de persiflage horripilant, il y a dans tout cela des choses rudement déconcertantes. Un voleur, ce noble personnage ? Une voleuse, cette dame si fière, dont je n'ose guère embrasser que les cheveux ? Vrai, Béchoux, je me demande si tu n'as pas été un peu vite, et si tu ne t'es pas jeté imprudemment dans une bien mauvaise affaire ? Quelle responsabilité, Béchoux ! » Béchoux écoutait, vacillant et blême. Van Houben, le cœur étreint par l'inquiétude, sentait ses diamants se perdre de nouveau dans l'ombre. Jean d'Enneris, agenouillé respectueusement devant la comtesse, chuchotait : « Vous n'êtes pas coupable, n'est-ce pas ? Il est inadmissible qu'une femme comme vous ait volé. Promettez-moi de me dire la vérité au sujet de votre frère et de vous… » Chapitre V Est-ce l'ennemi ? Rien n'est plus fastidieux que le récit détaillé d'une instruction judiciaire, surtout lorsqu'il s'agit d'une affaire connue, dont tout le monde a parlé, et à propos de laquelle chacun s'est formé une opinion plus ou moins exacte. L'intérêt de ces pages consiste donc uniquement dans la mise en lumière de ce que le public ignora et de ce que la justice ne parvint pas à éclaircir, et, cela, en définitive, revient à raconter les faits et gestes de Jean d'Enneris, c'est-à-dire d'Arsène Lupin. Qu'il suffise de rappeler combien l'enquête fut vaine. Le couple de vieux domestiques, tout en s'indignant que l'on osât soupçonner des maîtres qu'ils servaient depuis vingt ans, ne put dire un mot qui les disculpât. Gertrude ne quittait guère sa cuisine que pour les courses du matin. Quand on sonnait – ce qui était rare, car il y avait peu de visiteurs – François enfilait son habit et allait ouvrir. Un sondage attentif permit d'affirmer qu'il n'y avait aucune issue dérobée. Le petit réduit attenant au salon, jadis alcôve avec ruelle, était utilisé comme cabinet de débarras. Nulle part, rien de suspect, rien de truqué. Dans la cour, aucun logement. Aucune remise pour auto. On établit que le comte savait conduire. Mais, s'il avait une auto, où la mettait-il ? Et où se trouvait son garage ? Toutes questions qui ne reçurent point de réponse. D'autre part, la comtesse de Mélamare demeurait invisible, et le comte se renferma dans un mutisme absolu, refusant aussi bien de s'expliquer sur les points essentiels que de donner les moindres renseignements sur sa vie privée. Un fait cependant doit être retenu, car il domina toute cette aventure et l'idée générale que chacun en conçut instantanément dans les milieux judiciaires, comme dans la presse et dans le public. Ce fait, que Jean d'Enneris avait éventé dès le début et à propos duquel il voulait se renseigner, le voici, dépouillé de tout commentaire. En 1840, l'arrière-grand-père du comte actuel, Jules de Mélamare, le plus illustre de la race des Mélamare, général sous Napoléon, ambassadeur sous la Restauration, était arrêté pour vol et assassinat. Il mourait de congestion dans sa cellule. On serra la question de plus près. On fouilla dans les archives. Certains souvenirs s'éveillèrent. Et un document d'une importance considérable fut mis au jour. En 1868, le fils de ce Mélamare, et le grand-père du comte Adrien, Alphonse de Mélamare, officier d'ordonnance de l'empereur Napoléon III, était convaincu de vol et d'assassinat. Dans son hôtel de la rue d'Urfé, il se brûlait la cervelle. L'empereur étouffa l'affaire. L'évocation de ce double scandale fit une grande impression. Tout de suite, un mot éclaira le drame présent et résuma la situation : atavisme. Si le frère et la sœur ne possédaient pas une grosse fortune, du moins ils jouissaient d'une certaine aisance, ayant hôtel à Paris et château en Touraine, et se consacrant à des œuvres humanitaires ou charitables. Ce n'était donc point uniquement la cupidité qui pouvait expliquer l'incident de l'Opéra et le vol des diamants. Non, c'était l'atavisme. Les Mélamare avaient l'instinct du vol. Le frère et la sœur tenaient cela de leurs aïeux. Ils avaient volé, sans doute pour faire face à un train de vie supérieur à leurs ressources, ou peut-être par suite d'une tentation trop forte, mais surtout par nécessité atavique. Et, comme son grand-père Alphonse de Mélamare, le comte Adrien avait voulu se tuer. Atavisme encore. Quant aux diamants, quant au rapt des deux jeunes femmes, quant à l'emploi de son temps aux heures des deux épisodes, quant à la tunique trouvée dans sa bibliothèque, quant à tout ce qui constituait le côté mystérieux de l'aventure, il affirmait ne rien savoir. Cela ne le concernait pas. Cela semblait, pour lui, s'être produit sur une autre planète. Il ne voulut se disculper qu'à propos d'Arlette Mazolle. Il avait eu, dit-il, de ses relations avec une femme mariée, une fille qu'il aimait beaucoup, et qui était morte quelques années auparavant. Ce dont il avait ressenti un profond chagrin. Or, Arlette ressemblait à cette fille, et il avait suivi Arlette deux ou trois fois, involontairement, en souvenir de l'enfant qu'il avait perdue. Il nia d'ailleurs, avec énergie, qu'il eût tenté de l'aborder dans une rue déserte, selon l'accusation d'Arlette Mazolle. Quinze jours s'écoulèrent ainsi, durant lesquels le brigadier Béchoux, rageur et opiniâtre, déploya la plus grande et la plus inutile activité. Van Houben, qui s'attachait à ses pas, se lamentait. « Fichus ! je vous dis qu'ils sont fichus. » Béchoux montrait ses poings fermés. « Vos diamants ? C'est comme si je les tenais dans mes mains. J'ai pris les Mélamare, je prendrai vos diamants. – Vous êtes sûr de n'avoir pas besoin de d'Enneris ? – Jamais de la vie ! J'aime mieux tout rater que de m'adresser à lui. » Van Houben se rebiffait. « Vous en avez de bonnes, vous ! Mes diamants passent avant votre amour-propre. » Van Houben, d'ailleurs, ne manquait pas de stimuler Jean d'Enneris qu'il rencontrait journellement. Il ne pouvait pénétrer dans le logement isolé où se cachait Gilberte de Mélamare sans le voir assis aux pieds de la comtesse, lui prodiguant les consolations, lui donnant de l'espoir, lui promettant de sauver son frère de la mort et du déshonneur, et, du reste, n'obtenant d'elle aucun renseignements, aucune parole qui pût le guider. Et si Van Houben, se retournant vers Régine Aubry, voulait l'emmener au restaurant, il était sûr de trouver d'Enneris en train de faire sa cour. « Laissez-nous tranquilles, Van Houben, disait la belle actrice, je ne peux plus vous voir en peinture, depuis toutes ces histoires. » Van Houben ne dérageait pas, et, prenant d'Enneris à part : « Voyons, cher ami, mes diamants ? – J'ai bien autre chose en tête. Régine et Gilberte me prennent tout mon temps, l'une l'après-midi, l'autre le soir. – Mais le matin ?… – Arlette. Elle est adorable, cette enfant, fine, intelligente, intuitive, heureuse et touchante, simple comme une enfant et mystérieuse comme une vraie femme. Et si honnête ! Le premier soir, j'ai pu, par surprise, lui embrasser les joues. Fini, maintenant ! Van Houben, je crois bien que c'est Arlette que je préfère. » D'Enneris disait vrai. Son caprice pour Régine se transformait en bonne amitié. Il ne voyait plus Gilberte que dans le vain espoir d'obtenir des confidences. Mais il passait auprès d'Arlette des matinées qui le ravissaient. Il y avait en elle un charme particulier, qui venait à la fois d'une ingénuité profonde et d'un sens très sûr de la vie. Tous les rêves chimériques qu'elle faisait pour aider ses camarades prenaient une apparence d'événements réalisables quand elle les exposait en souriant. « Arlette, Arlette, disait-il, je ne connais personne de plus clair que toi, et de plus obscur. – Moi, obscure ? disait-elle. – Oui, par moments. Je te comprends tout entière, sauf un certain point qui reste pour moi impénétrable, et qui, chose bizarre, n'existait pas quand je t'ai approchée pour la première fois. Chaque jour, l'énigme grandit. Énigme sentimentale, je crois. – Pas possible ? disait-elle en riant. – Oui, sentimentale… Tu n'aimes pas quelqu'un ? – Si j'aime quelqu'un ? Mais tout le monde ! – Non, non, disait-il, il y a du nouveau dans ta vie. – Je vous crois qu'il y a du nouveau ! Enlèvement, émotions, enquêtes interrogatoires, des tas de gens qui m'écrivent, du bruit, trop de bruit autour de moi ! Il y a là de quoi faire perdre la tête à un petit mannequin ! » Il hochait la tête et la regardait avec une tendresse croissante. Cependant, au Parquet, l'instruction n'avançait pas. Vingt jours après l'arrestation de M. de Mélamare, on continuait à recueillir des témoignages sans valeur et à pratiquer des perquisitions qui ne menaient à rien. Toutes les pistes étaient mauvaises, et fausses toutes les hypothèses. On ne retrouva même pas le premier chauffeur qui avait conduit Arlette de l'hôtel Mélamare à la place des Victoires. Van Houben maigrissait. Il ne voyait plus aucun lien entre l'arrestation du comte et le vol des diamants, et il ne se gênait pas pour suspecter tout haut les qualités de Béchoux. Un après-midi, deux hommes sonnèrent à la porte du rezde-chaussée que d'Enneris occupait près du parc Monceau. Le domestique ouvrit et les introduisit. « Décampez, s'écria d'Enneris, en les rejoignant. Van Houben ! Béchoux ! eh bien, vrai, vous n'êtes pas fiers ! » Ils confessèrent leur désarroi. « C'est une de ces affaires qui se présentent mal, avoua le brigadier Béchoux piteusement. Il y a de la malchance. – Il y a de la malchance pour les gourdes comme toi, fit d'Enneris. Enfin, je serai bon prince. Mais l'obéissance absolue, hein ? La corde au cou, et en chemise, comme les bourgeois de Calais ? – Oui, déclara Van Houben, déjà ragaillardi par la bonne humeur de d'Enneris. – Et toi, Béchoux ? – Ordonne, dit Béchoux, d'une voix sinistre. – Tu laisseras de côté la Préfecture, tu t'assiéras sur ton Parquet, puis tu proclameras que ces gens-là ne sont capables de rien, et tu me donneras des gages. – Quels gages ? – Des gages de collaboration loyale. Où en est-on là-bas ? – Demain, il doit y avoir confrontation entre le comte, Régine Aubry et Ariette Mazolle. – Fichtre ! il faut se hâter. Aucun fait n'a été caché au public ? – Presque rien. – Raconte. – Mélamare a reçu une missive qu'on a découverte dans sa cellule. Elle est ainsi conçue : « Tout s'arrangera. Je m'en porte garant. Courage. » J'ai enquêté. Je sais, depuis ce matin, que cette missive lui a été transmise grâce à la complicité d'un garçon du restaurant qui fournit les repas du comte, et qui m'a avoué qu'il y eut réponse de celui-ci. – Tu possèdes le signalement exact du correspondant ? – Exact. – Parfait ! Van Houben, vous avez votre auto ? – Oui. – Allons. – Où ? – Vous le verrez. » Et, dans l'auto où ils montèrent tous trois, d'Enneris formula : « Il y a un point, Béchoux, que tu as négligé et qui, pour moi, est capital. Que signifie l'annonce faite par le comte dans les journaux, quelques semaines avant notre affaire ? Quel intérêt avait-il à réclamer de telles babioles ? Et quel intérêt avaiton à les lui barboter, de préférence à tant d'autres objets de valeur entassés dans l'hôtel de la rue d'Urfé ? Le seul moyen d'élucider cette question, c'était, n'est-ce pas ? de m'adresser à la bonne femme qui m'avait vendu la bobèche, le cordon de sonnette et autres futilités, pour la modique somme de treize francs cinquante. C'est ce que j'ai fait. Et le résultat ? – Négatif jusqu'ici, mais positif tout à l'heure, je l'espère. Ma vendeuse du marché aux puces, que j'ai vue dès le lendemain des événements, s'est fort bien souvenue de la personne qui lui avait cédé le stock des objets pour cent sous, une marchande à la toilette, laquelle vient quelquefois lui refiler des objets de même acabit. Son nom ? son adresse ? Ma vendeuse les ignore. Mais elle était persuadée que le sieur Gradin, antiquaire, qui lui avait amené la marchande à la toilette, pourrait les indiquer. J'ai couru chez le sieur Gradin, sur la rive gauche. En voyage. Il revient aujourd'hui. » Ils arrivèrent bientôt chez le sieur Gradin, lequel répondit, sans hésiter : « Il s'agit évidemment de la mère Trianon que nous appelons tous ainsi à cause de sa boutique « Le Petit Trianon », rue Saint-Denis. C'est une drôle de femme, pas communicative, assez bizarre, qui solde des tas de choses insignifiantes, mais qui, à côté de cela, m'a vendu des meubles fort intéressants, qu'elle tenait de je ne sais qui… entre autres un beau mobilier acajou du plus pur Louis XVI, signé Chapuis, le grand ébéniste du XVIIIe siècle. – Mobilier que vous avez revendu ? – Oui, et expédié en Amérique. » Les trois hommes sortirent de là, fort intrigués. Cette signature Chapuis se retrouvait sur la plupart des meubles du comte de Mélamare. Van Houben se frotta les mains. « La coïncidence nous est favorable, et rien ne nous interdit de croire que mes diamants sont dans quelque tiroir secret du « Petit Trianon ». En ce cas, d'Enneris, je suis sûr que vous aurez la délicatesse… – De vous en faire cadeau ?… Certainement, cher ami. » L'auto s'arrêta à quelque distance du « Petit Trianon », où d'Enneris et Van Houben entrèrent, laissant Béchoux à la porte. C'était une étroite et longue boutique, encombrée de bibelots, de vases fêlés, de porcelaines ébréchées, de fourrures « usagées », de dentelles déchirées, et de tout ce qui compose un magasin de marchande à la toilette. Dans une arrière-boutique, la mère Trianon, grosse femme à cheveux gris, causait avec un monsieur qui tenait à la main une carafe sans bouchon. Lentement, Van Houben et d'Enneris se promenèrent entre les étalages, comme des amateurs qui cherchent une occasion. D'un œil furtif, d'Enneris observait le monsieur, auquel il ne trouvait pas l'air d'un client qui est là pour acheter. Grand, blond, fort, trente ans peut-être, élégant d'aspect et de figure franche, il causa un moment encore, puis reposa la carafe sans bouchon et se dirigea vers la porte, tout en examinant différents bibelots et tout en épiant, lui aussi, d'Enneris s'en rendait compte, les nouveaux venus. Van Houben, qui ne surprenait rien de ce double manège, et qui était arrivé près de la mère Trianon, estima qu'il pouvait entrer en conversation avec elle, puisque d'Enneris négligeait de le faire, et il lui dit à demi-voix : « Est-ce que, par le plus grand des hasards, on ne vous aurait pas revendu certains objets qui m'ont été dérobés, par exemple une… » D'Enneris, pressentant l'imprudence de son compagnon, tenta de lui faire signe, mais Van Houben continuait : « Par exemple, une entrée de serrure, une moitié de cordon de sonnette en soie bleue… » La marchande à la toilette dressa l'oreille, puis échangea un regard avec le monsieur, qui s'était retourné un peu plus vivement qu'il n'eût fallu, et qui fronça le sourcil. « Ma foi, non, dit-elle… Cherchez dans le fouillis… Peutêtre bien que vous trouverez des choses qui vous iront. » Le monsieur attendit un moment, envoya de nouveau à la marchande un coup d'œil qui semblait la mettre en garde, et puis sortit. D'Enneris se hâta vers la porte. Le monsieur héla un taxi, monta, et, se penchant par la portière, donna tout bas une adresse au chauffeur. Mais, à ce moment même, le brigadier Béchoux, qui s'était approché, passait le long de l'auto. D'Enneris ne bougea pas durant l'espace de temps où il aurait pu être aperçu de l'inconnu. Dès que la voiture eut tourné, Béchoux et lui se rejoignirent. « Eh bien ! tu as entendu ? – Oui, hôtel Concordia, faubourg Saint-Honoré. – Mais tu te méfiais donc ? lui. – Qui ? – Le type qui a réussi à faire passer une lettre au comte de Mélamare, dans sa cellule. – Le correspondant du comte ? Et il causait avec la femme qui a vendu les objets volés dans l'hôtel Mélamare ! Fichtre ! tu avoueras, Béchoux, que la coïncidence a de la valeur ! » Mais la joie de d'Enneris dura peu. À l'hôtel Concordia, on n'avait vu entrer aucun monsieur qui répondît au signalement. Ils attendirent. Jean s'impatientait. – J'avais identifié le bonhomme à travers les vitres. C'est « L'adresse donnée est peut-être fausse, déclara-t-il à la fin. L'individu aura voulu nous éloigner du « Petit Trianon ». – Pourquoi ? – Pour gagner du temps… Retournons-y. » D'Enneris ne s'était pas trompé. Dès qu'ils eurent débouché dans la rue Saint-Denis, ils constatèrent que le magasin de la marchande à la toilette était déjà fermé, clos de ses volets, barré de sa barre de fer, et cadenassé. Les voisins ne purent donner aucune indication. Tous connaissaient de vue la mère Trianon. Mais aucun d'eux n'avait jamais pu tirer d'elle un seul mot. Dix minutes auparavant, on l'avait aperçue qui, comme chaque soir, mais deux heures plus tôt, fermait elle-même sa boutique. Où allait-elle ? On ignorait le lieu de son domicile. « Je le saurai, grogna Béchoux. – Tu ne sauras rien, affirma d'Enneris. La mère Trianon est évidemment sous la coupe du monsieur, et celui-ci m'a tout l'air d'un type qui connaît son affaire, et qui non seulement pare les coups, mais n'est pas embarrassé pour en donner. Tu sens l'attaque, hein, Béchoux ? – Oui. Mais il faut d'abord qu'il se défende. – La meilleure manière de se défendre est d'attaquer. – Il ne peut rien contre nous. À qui s'en prendrait-il ? – À qui s'en prendrait-il ?… » D'Enneris réfléchit quelques secondes, puis brusquement sauta dans l'auto, repoussa le chauffeur de Van Houben, prit le volant et démarra avec une rapidité qui laissa tout juste à Van Houben et à Béchoux le temps de s'accrocher aux portières. Par des prodiges d'adresse, il se faufila parmi les encombrements, força les consignes, et, à toute allure, gagna les boulevards extérieurs. La rue Lepic fut escaladée. Halte devant la maison d'Arlette. Irruption chez la concierge. « Arlette Mazolle ? – Mais elle est sortie, monsieur d'Enneris. – Depuis ?… – Un quart d'heure, pas davantage. – Seule ? – Non. – Avec sa mère ? – Non. Mme Mazolle est en courses et ne sait pas encore que Mlle Arlette est sortie. – Avec qui, alors ? – Un monsieur qui est venu la chercher en auto. – Grand, blond ? – Oui. – Et que vous avez vu déjà ? ner. – Toute cette semaine, il est venu voir ces dames après dî– Vous connaissez son nom ? – Oui, M. Fagerault, Antoine Fagerault. – Je vous remercie. » D'Enneris ne cachait pas son désappointement et sa colère. « Je prévoyais le coup, mâchonna-t-il en sortant de la loge. Ah ! Il nous manœuvre, le bougre ! Et c'est lui qui mène le jeu. Mais bon sang, qu'il n'essaie pas de toucher à la petite ! » Béchoux objecta : « Ce ne doit pas être son but, puisqu'il est venu déjà, et qu'elle semble l'avoir suivi d'elle-même. – Oui, mais qu'y a-t-il là-dessous, quelle embûche ? Pourquoi ne m'a-t-elle pas parlé de ces visites ? Enfin, quoi, que veut-il, ce Fagerault ? » De même qu'il avait sauté dans l'auto sous le coup d'une inspiration subite, il traversa la rue en courant, entra dans un bureau de poste et demanda Régine au téléphone. Dès qu'il eut la communication : « Madame est là ? De la part de M. d'Enneris. – Madame sort à l'instant, monsieur, répondit la femme de chambre. – Seule ? – Non, monsieur, avec Mlle Arlette, qui est venue la chercher. – Elle devait sortir ? – Non. Madame s'est décidée d'un coup. Cependant, Mlle Arlette lui avait téléphoné ce matin. – Vous ne savez pas où ces dames sont allées ? – Non, monsieur. » Ainsi, en l'espace de vingt minutes, ces deux mêmes femmes, qui avaient été enlevées une première fois, disparaissaient dans des conditions qui semblaient annoncer un nouveau piège et une menace plus terrible encore. Chapitre VI Le secret des Mélamare Cette fois, Jean d'Enneris resta maître de lui, du moins en apparence. Pas de colère. Pas de jurons. Mais quelle rage bouleversait son être ! Il consulta sa montre. « Sept heures. Dînons. Tenez, voilà un petit caboulot. À huit heures, nous entrerons en action. – Pourquoi pas tout de suite ? » dit Béchoux. Ils s'attablèrent dans un coin, parmi de petits employés et quelques chauffeurs de taxis, et d'Enneris répondit au brigadier : « Pourquoi ? Parce que je suis dérouté. J'ai agi au hasard, tâchant de parer les coups que j'envisageais comme possibles. Mais trop tard, et chacun d'eux m'a un peu plus démoli. J'ai besoin de me refaire et de comprendre. Pourquoi ce Fagerault a-til fait partir de chez elles Régine et Arlette ? Tout ce qu'on peut supposer d'un tel homme n'est pas de nature à me rassurer. – Et tu crois que, dans une heure ?… – Il faut toujours se donner une limite de temps, Béchoux. Cela vous oblige à trouver. » On eût dit vraiment que d'Enneris ne se tourmentait guère, car il mangea de bon appétit et parla même de choses indifférentes. Mais ses gestes étaient nerveux et l'on devinait la tension inquiète de son cerveau. Au fond, il considérait la situation comme très grave. Vers huit heures, sur le point de s'en aller, il dit à Van Houben : « Prenez des nouvelles de la comtesse par téléphone. » Au bout d'une minute, Van Houben revint de la cabine installée dans le café. « Rien de nouveau, m'a dit la femme de chambre que j'ai mise à son service. Elle va bien. Elle dîne. – Filons. – Où ? demanda Béchoux. – Je ne sais pas. Marchons. Il faut agir. Il le faut, Béchoux, répéta d'Enneris avec force. Quand on pense que, toutes deux, elles sont à la disposition de cet individu. » Ils descendirent à pied des hauteurs de Montmartre vers la place de l'Opéra, et Jean exhalait sa fureur en phrases brèves. « Un rude jouteur que cet Antoine Fagerault ! et qui me le paiera cher ! Tandis que nous dispersions nos efforts, il agissait, lui… et avec quelle énergie ! Que veut-il ? Qui est-il ? Un ami du comte, comme sa lettre interceptée le donnerait à croire ? ou bien un ennemi ? un complice ou un rival ? Et, en tout état de cause, quel est son but en entraînant hors de chez elles ces deux femmes ? Elles ont déjà été enlevées l'une après l'autre… Que cherche-t-il en les emmenant ensemble ? Et pourquoi Arlette s'est-elle cachée de moi ? » Longtemps il se tut. Il réfléchissait, frappant du pied parfois et bousculant les passants qui ne se dérangeaient pas. Soudain, Béchoux lui dit : « Tu sais où nous sommes ? – Oui. Sur le pont de la Concorde. – Donc pas loin de la rue d'Urfé. sais. – Pas loin de la rue d'Urfé et de l'hôtel de Mélamare, je le – Alors ? » D'Enneris saisit le bras du brigadier. « Béchoux, notre affaire est de celles où nul indice ne vous guide comme d'habitude, ni empreintes digitales, ni mensuration, ni vestiges de pas… rien… rien que l'intelligence, et, plus encore, l'intuition. Or, c'est de ce côté, et pour ainsi dire à mon insu, que mon intuition m'a dirigé. C'est là que tout s'est passé, là que fut conduite Régine d'abord, puis Arlette. Et, malgré moi, j'évoque le vestibule dallé, les vingt-cinq marches de l'escalier, le salon… » Ils longeaient la Chambre des députés. Béchoux s'écria : « Impossible ! Voyons, pourquoi cet homme-là répéterait-il ce qu'un autre a fait ? et dans des conditions bien plus dangereuses pour lui ? – C'est justement ce qui me trouble, Béchoux ! S'il lui a fallu risquer cela pour la réussite de ses projets, comme ces projets doivent être menaçants ! – Mais c'est qu'on n'y entre pas comme on veut, dans cet hôtel ! protesta Béchoux. – Ne te fais pas de bile pour moi, Béchoux Je l'ai visité de fond en comble, de jour et de nuit, et sans que le vieux François s'en doute. – Mais, lui, Antoine Fagerault ? Comment veux-tu qu'il entre ? et surtout qu'il introduise ces deux personnes ? – Avec la complicité de François, parbleu ! » ricana d'Enneris. Au fur et à mesure qu'il approchait, il pressait l'allure comme si sa vision des choses de venait plus nette, et qu'il imaginât avec plus d'anxiété les événements auxquels il fallait faire face. Il évita la rue d'Urfé, contourna le pâté de maisons qui entouraient l'hôtel et gagna la rue déserte qui bordait le jardin sur la façade postérieure. Au-delà du pavillon abandonné, il y avait la petite porte par où Arlette s'était enfuie. De cette porte, d'Enneris, au grand étonnement de Béchoux, possédait les clefs, clef de la serrure et clef du verrou de sûreté. Il ouvrit. Le jardin s'étendait devant eux, demi obscur, et l'on entrevoyait la masse de l'hôtel qu'aucune lumière n'éclairait. Les persiennes devaient être closes. De même qu'Arlette, mais en sens contraire, ils suivirent la ligne plus sombre des arbustes, et ils se trouvaient à dix pas de la maison lorsqu'une main brutale empoigna l'épaule de d'Enneris. « Eh ! quoi ! murmura-t-il, aussitôt sur la défensive. – C'est moi, dit une voix. – Qui vous ? Ah ! Van Houben… Que voulez-vous, saperlotte ? – Mes diamants… – Vos diamants ? – Tout me laisse croire que vous allez les découvrir. Or, jurez-moi… – Fichez-nous la paix, marmotta d'Enneris exaspéré, et en poussant Van Houben qui trébucha dans un massif. Et puis restez là. Vous nous gênez… Faites le guet… – Vous me jurez… » D'Enneris reprit sa course avec Béchoux. Les persiennes du salon étaient fermées. Tout de même il grimpa jusqu'au balcon, jeta un coup d'œil, écouta, et sauta à terre. « Il y a de la lumière. Mais on ne voit rien à l'intérieur, et l'on n'entend rien. – Donc c'est manqué ? – T'es bête. » Une porte basse faisait communiquer le sous-sol et le jardin. Il descendit quelques marches, alluma une lampe de poche, franchit une salle encombrée de pots à fleurs et de caisses, et déboucha avec précaution dans le vestibule qu'une ampoule éclairait. Personne. Il monta le grand escalier en recommandant le silence à Béchoux. Sur le palier, en face, il y avait le salon, à droite un boudoir qui n'était guère utilisé, mais qu'il connaissait bien pour y avoir fureté. Il y entra, longea dans l'obscurité le mur qui séparait les deux pièces et se mit en mesure d'ouvrir avec une fausse clef, et sans qu'il se produisît un craquement ou un grincement, la porte à deux battants qui était condamnée à l'ordinaire. Il savait que, de l'autre côté, une tapisserie la masquait, et que cette tapisserie, doublée d'une toile trouée à certaines places, offrait des endroits par où l'on voyait au travers du fin grillage de la trame. Ils perçurent des pas qui allaient et qui venaient sur le parquet. Aucun bruit de voix. D'Enneris appuya sa main sur l'épaule de Béchoux, comme pour prendre contact avec lui et lui imposer ses impressions. La tapisserie avait bougé légèrement, au courant de l'air. Ils attendirent qu'elle se fût immobilisée. Alors ils collèrent leur visage contre elle, et ils virent. Vraiment la scène dont ils furent les témoins surpris ne leur sembla pas de celles qui nécessitent une irruption et une bataille. Arlette et Régine, assises l'une près de l'autre sur un canapé, regardaient un monsieur, grand, blond, qui se promenait d'un bout à l'autre de la pièce. C'était l'homme qu'ils avaient rencontré au « Petit Trianon », le correspondant de M. de Mélamare. Aucune de ces trois jeunes personnes ne soufflait mot. Les deux jeunes femmes n'avaient pas l'air anxieux, et Antoine Fagerault n'avait point l'aspect belliqueux, ou menaçant, ou même, désagréable. Ces gens-là semblaient plutôt attendre. Ils écoutaient. Leurs yeux se tournaient souvent vers la porte qui donnait sur le palier et, même, Antoine Fagerault alla l'ouvrir et prêta l'oreille. « Vous n'avez aucune inquiétude ? lui dit Régine. – Aucune », déclara-t-il. Et Arlette ajouta : « La promesse fut formelle, et donnée sans même que j'aie besoin d'insister. Mais vous êtes sûr que le domestique entendra le timbre ? – Il a bien entendu notre appel. D'ailleurs sa femme le rejoint dans la cour et je laisse les portes ouvertes. » D'Enneris serra l'épaule de Béchoux. Ils se demandaient ce qui allait se passer, et quelle était cette personne dont la visite promise avait attiré Arlette et Régine. Antoine Fagerault vint s'asseoir auprès de la jeune fille et ils parlèrent tout bas, avec animation. Il y avait une certaine intimité entre eux. Lui, il se montrait empressé et se penchait vers elle un peu plus qu'il n'eût fallu, sans qu'elle s'en offusquât. Mais ils se séparèrent brusquement. Fagerault se leva. Le timbre de la cour avait frappé deux fois, coup sur coup. Et deux fois encore, après un léger intervalle, il retentit. « C'est le signal », dit Fagerault, qui se hâta vers le palier. Une minute s'écoula. Des voix échangèrent quelques paroles. Puis il revint, accompagné d'une femme que d'Enneris et Béchoux reconnurent aussitôt : la comtesse de Mélamare. L'épaule de Béchoux fut triturée avec une telle force qu'il étouffa un soupir. L'apparition de la comtesse stupéfiait les deux hommes. D'Enneris avait tout envisagé, sauf qu'elle aban- donnât sa retraite et qu'elle vînt à la réunion provoquée par l'adversaire. Elle était pâle, essoufflée. Ses mains tremblaient un peu. Elle regardait avec angoisse cette pièce où elle n'était pas retournée depuis le drame, et ces deux femmes dont le témoignage redoutable l'avait fait fuir et avait perdu son frère. Puis elle dit à son compagnon : « Je vous remercie de votre dévouement, Antoine. Je l'accepte, en souvenir de notre ancienne amitié… mais sans espérer beaucoup. – Ayez confiance, Gilberte, dit-il. Vous voyez bien que déjà j'ai su vous retrouver. – Comment ? – Par Mlle Mazolle, que j'ai été voir chez elle et que j'ai gagnée à votre cause. Sur mes instances, elle a interrogé Régine Aubry à qui Van Houben avait confié le lieu de votre retraite. C'est Arlette Mazolle qui, ce matin, vous a téléphoné de ma part, pour vous supplier. » dit : « Je suis venue furtivement, Antoine, et à l'insu de l'homme qui m'a protégée jusqu'ici et à qui j'avais promis de ne rien faire sans l'avertir. Vous le connaissez ? – Jean d'Enneris ? Oui, par ce que m'en a dit Arlette Mazolle, qui elle aussi regrette d'agir en dehors de lui. Mais il le fallait. Je me méfie de tout le monde. – Il ne faut pas se méfier de cet homme-là, Antoine. Gilberte inclina la tête en signe de remerciement, et elle – Plus que de tout autre. Je l'ai rencontré tantôt chez une revendeuse que je cherche depuis des semaines et qui a entre les mains les objets volés à votre frère. Il était là, lui aussi, avec Van Houben et le policier Béchoux, et j'ai senti peser sur moi son regard hostile et soupçonneux. Il a même voulu me suivre. Dans quelle intention ? – Il pourrait vous aider… – Jamais ! Collaborer avec cet aventurier qui sort on ne sait d'où… avec ce don Juan équivoque et cauteleux, qui vous tient toutes sous sa domination ? Non, non, non. D'ailleurs nous n'avons pas le même but. Mon but est d'établir la vérité, le sien de capter les diamants au passage. – Qu'en savez-vous ? – Je le devine. Son rôle m'apparaît nettement. En outre, d'après mes informations particulières, c'est l'opinion que se font de lui Béchoux et Van Houben. – Opinion fausse, affirma Arlette. – Peut-être, mais j'agis comme si elle était vraie. » D'Enneris écoutait passionnément. L'aversion que cet homme manifestait contre lui, il l'éprouvait de son côté, instinctive et violente. Il le détestait d'autant plus qu'il ne pouvait pas méconnaître la franchise de son visage et la sincérité de son dévouement. Qu'y avait-il entre Gilberte et lui, dans le passé ? L'avait-il aimée ? Et, dans le présent, par quels moyens avait-il pu gagner la sympathie et obtenir la soumission d'Arlette ? La comtesse de Mélamare garda le silence assez longtemps. À la fin, elle murmura : « Que dois-je faire ? » Il désigna Arlette et Régine. « Les persuader toutes deux, elles qui vous ont accusée. J'ai réussi, par ma seule conviction, à éveiller leurs doutes et à préparer cette entrevue. Vous seule pouvez compléter mon œuvre. – Comment ? – En parlant. Il y a dans cette affaire incompréhensible des faits qui la rendent plus incompréhensible encore, et sur lesquels cependant la justice s'est appuyée pour prendre des décisions implacables. Et il y a… il y a ce que vous savez. – Je ne sais rien. – Vous savez certaines choses… quand vous ne sauriez que les raisons pour lesquelles votre frère et vous, innocents tous deux, ne vous êtes pas défendus. Elle dit avec accablement : « Toute défense est inutile. – Mais je ne vous demande pas de vous défendre, Gilberte, s'écria-t-il d'une voix ardente. Je vous demande les motifs qui vous obligent à ne pas vous défendre. Sur les faits d'aujourd'hui, pas un mot. Soit. Mais votre état d'esprit, Gilberte, le fond de votre âme, toutes les choses sur lesquelles Jean d'Enneris vous a vainement interrogée… toutes ces choses que je devine, et que je connais, Gilberte, puisque j'ai vécu près de vous, ici, dans l'intimité de cet hôtel, et que le secret des Mélamare devait m'apparaître peu à peu, toutes ces choses que je pourrais expliquer, mais que votre devoir est de dire, Gilberte, parce que votre voix seule pourra convaincre Arlette Mazolle et Régine Aubry. » Les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, elle chuchota : « À quoi bon ! – À quoi bon, Gilberte ? Demain, je le sais de source certaine, on les confronte avec votre frère. Que leur témoignage soit plus hésitant, moins affirmatif, quelle preuve réelle resterat-il à la justice ? » Elle demeurait prostrée. Tous ces arguments devaient lui sembler insignifiants et vains. Elle le dit, et ajouta : « Non… non… rien ne servirait… il n'y a que le silence. – Et la mort », dit-il. Elle releva la tête. « La mort ? » Il se pencha sur elle et prononça gravement : « Gilberte, j'ai communiqué avec votre frère. Je lui ai écrit que je vous sauverais tous deux, et il m'a répondu. – Il vous a répondu, Antoine ? dit-elle, les yeux brillants d'émotion. – Voici son billet. Quelques mots… lisez. » Elle vit l'écriture de son frère, et lut. « Merci. J'attendrai jusqu'à mardi soir. Sinon… » Et, toute défaillante, elle balbutia : « Mardi… c'est demain. – Oui, demain. Si demain soir, après la confrontation, Adrien de Mélamare n'est pas libéré, ou sur le point de l'être, Adrien de Mélamare mourra dans sa cellule. Ne pensez-vous pas, Gilberte, qu'une tentative doit être faite pour le sauver ? » Elle tressaillit de fièvre, repliée de nouveau sur elle-même, et la figure dissimulée. Arlette et Régine l'observaient avec une compassion infinie. D'Enneris se sentait le cœur serré. Tant de fois il avait essayé de provoquer en elle cette déroute de la résistance et de l'obstination ! Maintenant elle était vaincue. Et c'est dans les larmes, si bas qu'on l'entendait à peine, qu'elle s'exprima. « Il n'y a pas de secret des Mélamare… Admettre qu'il y ait un secret, ce serait tenter d'effacer des fautes que ceux du dernier siècle et que mon frère et moi nous aurions commises. Or nous n'avons rien commis… Si nous sommes innocents tous deux, Jules et Alphonse de Mélamare le furent comme nous… Des preuves, je ne vous en donnerai pas. Je ne peux pas vous en donner. Toutes les preuves nous accablent, et pas une n'est en notre faveur… Mais nous savons, nous, que nous n'avons pas volé… Cela, on le sait bien soi-même, n'est-ce pas ? Je sais que ni Adrien ni moi nous n'avons amené ces jeunes femmes ici… et que nous n'avons pas pris les diamants ni caché la tunique… Nous le savons. Et nous savons aussi qu'il en fut de même pour notre grand-père et pour son père. Toute notre famille a toujours su qu'ils étaient, tous deux, innocents. C'est une vérité sacrée que mon père nous a transmise et qu'il tenait de ceux-là mêmes qui avaient été accusés… La probité, l'honneur sont de règle chez les Mélamare… Si loin qu'on remonte dans notre his- toire, on ne trouve aucune faiblesse. Pourquoi eussent-ils agi, soudain, sans raison ? Ils étaient riches et honorés. Et pourquoi mon frère et moi aurions-nous, sans raison, menti à notre passé… et menti au passé de tous les nôtres ? » Elle s'arrêta. Elle avait parlé avec une émotion poignante et un accent désespéré qui, tout de suite, avaient touché les deux jeunes femmes. Arlette s'avança vers elle, et, le visage contracté, lui dit : « Et alors, madame… Alors ? – Alors, répondit-elle nous sommes les victimes de je ne sais pas quelle chose… S'il y a un secret, c'est celui-là, celui qui est contre nous. Au théâtre, dans les tragédies, on montre des familles que le destin persécute pendant plusieurs générations. Voilà trois quarts de siècle que nous sommes frappés sans relâche. Peut-être, au début, Jules de Mélamare aurait-il pu et aurait-il voulu se défendre, malgré les charges terribles qui pesaient sur lui. Malheureusement, fou d'indignation et de colère, il mourut de congestion dans sa cellule. Et vingt-cinq ans plus tard, son fils Alphonse déjà n'offrait plus la même résistance, lorsque des charges différentes, mais aussi terribles, s'accumulèrent contre lui. Traqué de toutes parts, effrayé de se sentir impuissant, se rappelant le calvaire de son père, il se suicida. » De nouveau Gilberte de Mélamare se tut. Et de nouveau Arlette, qui frémissait en face d'elle, lui dit : « Alors, madame ?… Je vous en supplie, continuez. » Et la comtesse repartit : « Alors la légende est née chez nous… légende de malédiction qui s'appesantit sur cet hôtel funeste où le père et le fils avaient vécu, et où l'un et l'autre avaient été pris à la gorge par l'étreinte des preuves. Brisée, elle aussi, au lieu de lutter pour la mémoire de son mari, la veuve se réfugie chez ses parents, à la campagne, élève son fils, qui fut notre père, lui enseigne l'horreur de Paris, lui fait jurer de ne jamais rouvrir l'hôtel de Mélamare, le marie en province… et le sauve ainsi de la catastrophe qui l'eût écrasé à son tour. – Qui l'eût écrasé ?… dit Arlette. Qu'en savez-vous ? – Oui, oui, s'écria la comtesse avec exaltation, oui, il eût été écrasé comme les autres, parce que la mort est ici, dans cet hôtel. C'est ici que le mauvais génie des Mélamare nous cerne et nous terrasse. Et c'est pour nous être insurgés contre lui, après la mort de nos parents, que mon frère et moi nous subissons la loi fatale. Dès les premiers jours, quand nous avons franchi la porte de la rue d'Urfé, arrivant de province pleins d'espoir, oublieux du passé, joyeux d'entrer dans la demeure de nos ancêtres, dès les premiers jours, nous avons senti la menace sournoise du péril. Mon frère surtout. Moi, je me suis mariée, j'ai divorcé, j'ai été heureuse et malheureuse. Mais Adrien tout de suite devint sombre. Sa certitude était si grande et si douloureuse qu'il résolut de ne pas se marier. En coupant court à la lignée des Mélamare, il conjurait le sort et interrompait la série des malheurs. Il serait le dernier des Mélamare. Il avait peur ! – Mais peur de quoi ? demanda Arlette, d'une voix altérée. – De ce qui allait advenir, et de ce qui est advenu, au bout de quinze ans. – Mais rien ne le laissait prévoir ? – Non, mais le complot se tramait dans l'ombre. Les ennemis rôdaient autour de nous. L'investissement de notre demeure se poursuivait et se resserrait. Et l'attaque s'annonça brusquement. – Quelle attaque ? – Celle qui s'est produite, il y a quelques semaines. Incident naturel, en apparence, mais avertissement terrible. Un matin, mon frère s'aperçut que certains objets n'étaient plus là, des objets insignifiants, un cordon de sonnette, une bobèche ! mais qu'on avait choisis au milieu des plus beaux, pour bien marquer que l'heure était venue… » Elle fit une pause et acheva : « Que l'heure était venue… et que la foudre allait tomber. » Ces mots furent prononcés avec une épouvante pour ainsi dire mystique. Les yeux étaient égarés. On sentait dans son attitude tout ce qu'elle et son frère avaient souffert, en attendant… Elle dit encore, et ses paroles révélaient l'état de détresse et de dépression où « la foudre », selon sa formule, les avait surpris. « Adrien essaya de lutter. Il fit passer une annonce pour réclamer les objets disparus. Il voulait ainsi, comme il disait, apaiser le destin. Si l'hôtel reprenait possession de ce qui lui avait été pris, si les objets retrouvaient l'emplacement sacré qu'ils occupaient depuis un siècle et demi, il n'y aurait plus contre nous ces forces mystérieuses qui persécutaient la race des Mélamare. Espoir inutile. Que peut-on faire quand on est condamné d'avance ? Un jour vous êtes entrées ici toutes deux, vous que nous n'avions jamais vues, et vous nous avez accusés de choses auxquelles nous ne comprenions rien… Et ce fut fini. Il n'y avait pas à se défendre, n'est-ce pas ? Nous nous trouvions subitement désarmés et enchaînés. Pour la troisième fois les Mélamare étaient vaincus sans même savoir pourquoi. Les mêmes ténèbres nous enveloppaient que Jules et Alphonse de Méla- mare. Et le même dénouement mettrait fin à nos épreuves… le suicide, la mort… Voilà notre histoire. Quand il en est ainsi, il n'y a que la résignation et la prière. La révolte est presque sacrilège, puisque l'ordre est donné. Mais quelle souffrance ! et quel fardeau nous portons depuis un siècle ! » Cette fois Gilberte était arrivée au bout de l'étrange confidence, et aussitôt elle retomba dans cette torpeur où elle s'abîmait depuis le drame. Mais tout ce que son récit présentait d'anormal et, en quelque sorte, de morbide, s'atténuait de la grande compassion et du respect qu'imposaient ses malheurs. Antoine Fagerault, qui n'avait pas prononcé une seule parole, vint vers elle et lui embrassa la main avec vénération. Arlette pleurait. Régine, moins sensible, paraissait aussi touchée. Chapitre VII Fagerault, le sauveur Derrière leur tapisserie, Jean d'Enneris et Béchoux n'avaient pas remué. Tout au plus, par instants, les doigts implacables de d'Enneris torturaient le brigadier. Profitant de ce qu'on aurait pu appeler un entracte, il dit à l'oreille de son compagnon : « Qu'en penses-tu ? Cela s'éclaircit, hein ? » Le brigadier chuchota : « À mesure que cela s'éclaircit, tout s'embrouille. Nous connaissons le secret des Mélamare, mais rien de plus sur l'affaire, sur le double enlèvement, sur les diamants. – Très juste. Van Houben n'a pas de chance. Mais patiente un peu. Le sieur Fagerault s'agite. » De fait, Antoine Fagerault quittait Gilberte et se tournait vers les deux jeunes femmes. La conclusion du récit, c'est lui qui devait la donner en même temps qu'il allait exposer ses projets. Il demanda : « Mademoiselle Arlette, tout ce qu'a dit Gilberte de Mélamare, vous le croyez, n'est-ce pas ? – Oui. – Vous aussi, madame ? dit-il à Régine. – Oui. – Et vous êtes prêtes toutes les deux à agir selon votre conviction ? – Oui. » Il reprit : « En ce cas, nous devons nous conduire avec prudence et dans le seul dessein de réussir, c'est-à-dire de libérer le comte de Mélamare. Et, cela, vous le pouvez. – Comment ? dit Arlette. – D'une manière très simple : en atténuant vos dépositions, en accusant avec moins de fermeté, et en mêlant le doute à des affirmations vagues. – Cependant, objecta Régine, je suis certaine d'avoir été amenée dans ce salon, et je ne puis le nier. – Non. Mais êtes-vous sûre d'y avoir été amenée par M. et Mme de Mélamare ? – J'ai reconnu la bague de madame. – Comment pouvez-vous le certifier ? Au fond, la justice ne s'appuie que sur des présomptions, et l'instruction n'a nullement renforcé les charges de la première heure. Le juge, nous le savons, s'inquiète. Que vous consentiez à dire avec hésitation : « Cette bague ressemble bien à celle que j'ai vue. Cependant, peut-être, les perles n'étaient-elles pas disposées de la même façon. » Et la situation change du tout au tout. – Mais, dit Arlette, il faudrait pour cela que la comtesse de Mélamare assistât à la confrontation. – Elle y assistera », dit Antoine Fagerault. Ce fut un coup de théâtre. Gilberte se dressa, effarée. « Je serai là ?… Il faut que je sois là ? – Il le faut, s'écria-t-il d'un ton impérieux. Il ne s'agit plus de tergiverser ou de fuir. Votre devoir est de faire face à l'accusation, de vous défendre pied à pied, de secouer cet engourdissement de la peur et de la résignation absurde qui vous a tous paralysés, et d'entraîner votre frère à lutter, lui aussi. Vous coucherez ce soir dans cet hôtel, vous reprendrez votre place comme si Jean d'Enneris n'avait pas eu l'imprudence de vous le faire quitter, et, lorsque la confrontation aura lieu, vous vous présenterez. La victoire est inévitable, mais il faut la vouloir. – Mais on m'arrêtera… dit-elle. – Non ! » Le mot fut jeté si violemment et la physionomie d'Antoine Fagerault exprimait une telle foi que Gilberte de Mélamare inclina la tête en signe d'obéissance. « Nous vous aiderons, madame, dit Arlette qui s'enflammait à son tour, et dont les circonstances mettaient en valeur l'esprit logique et clairvoyant. Mais notre bonne volonté suffirat-elle ? Puisque nous avons été conduites ici l'une après l'autre, que nous avons reconnu ce salon et qu'on a retrouvé la tunique d'argent dans cette bibliothèque, la justice voudra-t-elle admettre que Mme de Mélamare et son frère ne soient pas coupables ou tout au moins complices ? Habitant cet hôtel, et ne l'ayant pas quitté à ces heures-là, ils ont dû voir, ils ont assisté aux deux scènes. – Ils n'ont rien vu et ils n'ont rien su, dit Antoine Fagerault. Il faut bien se représenter la disposition de l'hôtel. Au second étage à gauche, et sur le jardin, les appartements du comte et de la comtesse, où ils dînent et où ils passent la soirée… À droite, et sur le jardin, la chambre des domestiques… En bas et au milieu, personne, et personne non plus dans la cour et dans les communs. Voilà donc un terrain d'action entièrement libre. C'est le terrain où ont évolué les acteurs des deux scènes, où ils vous ont amenées, toutes deux, et d'où vous, mademoiselle, vous vous êtes enfuie. » Elle objecta : « C'est invraisemblable. –Invraisemblable, en effet, mais possible. Et ce qui donne à cette possibilité un caractère plus acceptable, c'est que l'énigme se pose pour la troisième fois dans les mêmes conditions, et qu'il y a toute probabilité pour que Jules de Mélamare, Alphonse de Mélamare et Adrien de Mélamare aient été perdus parce que l'hôtel de Mélamare est disposé de cette sorte. » Arlette haussa légèrement les épaules. « Alors, selon votre hypothèse, trois fois le même complot aurait recommencé avec des malfaiteurs nouveaux qui, chaque fois, auraient constaté cette disposition ? – Des malfaiteurs nouveaux, oui, mais des malfaiteurs qui connaissaient la chose. Il y a le secret des Mélamare, qui est un secret de peur et de défaillance que se transmettent plusieurs générations. Mais, en face, il y a un secret de convoitise et de rapine, d'agression sans danger, qui se prolonge à travers une race opposée. – Mais pourquoi ces gens-là viennent-ils ici ? Ils auraient tout aussi bien dépouillé Régine Aubry dans l'automobile, sans commettre l'imprudence de la transporter dans cet hôtel pour lui arracher le corselet de diamants. – Imprudence, non, mais précaution, afin que d'autres soient accusés, et qu'eux demeurent impunis. – Mais moi, je n'ai pas été volée, et l'on ne pouvait pas me voler, puisque je n'ai rien. – Cet homme vous poursuivait peut-être par amour. – Et, pour cela également, il m'aurait amenée ici ? – Oui, pour tourner les soupçons vers d'autres. – Est-ce un motif suffisant ? – Non. – Alors ? – Alors, il y a la haine, la rivalité possible des deux races dont l'une, pour des raisons inconnues, s'est accoutumée à opprimer la première. – M. et Mme de Mélamare le sauraient, cela. – Non. Et c'est justement ce qui fait leur infériorité et ce qui, fatalement, provoque leur défaite. Les adversaires marchent parallèlement au cours d'un siècle. Mais les uns ignorent les autres, et ceux-ci, qui savent, agissent et complotent. En conséquence les Mélamare sont réduits à invoquer l'intervention d'une sorte de mauvais génie qui les persécute, tandis qu'il n'y a qu'une suite de gens, qui, par tradition, par habitude, succombent à la tentation, profitent du terrain d'action qui leur est offert, accomplissent ici leur besogne, et y laissent volontairement des preuves de leur passage… comme cette tunique d'argent. Ainsi, les Mélamare seront accusés. Et ainsi les victimes, comme vous, Arlette Mazolle, et comme Régine Aubry, reconnaîtront l'endroit où elles ont été enfermées. » Arlette ne semblait pas satisfaite. L'explication, bien qu'elle fût habilement présentée et qu'elle répondît étrangement à la situation exposée par Gilberte, avait quelque chose de « forcé », se heurtait à tant d'arguments contraires, et laissait dans l'ombre tant de faits essentiels, qu'on ne pouvait l'adopter sans résistance. Mais, tout de même, c'était une explication et, par bien des côtés, elle donnait l'impression de n'être pas très loin de la vérité. « Soit, dit-elle. Mais ce que vous imaginez… » Il rectifia : « Ce que j'affirme. – Ce que vous affirmez, la justice ne peut l'admettre ou le rejeter que si on lui en fait part. Qui le lui dira ? Qui aura assez de conviction et de sincérité pour la contraindre à écouter d'abord, et ensuite à croire ? – Moi, dit-il hardiment. Et moi seul peux le faire. Je me présenterai demain en même temps que Mme de Mélamare, comme son ami d'autrefois, et j'avouerai même sans honte que, ce titre d'ami, j'aurais été heureux, si elle avait consenti, de le changer contre un titre plus en rapport avec les sentiments que j'éprouvais pour elle. Je dirai qu'après un voyage de plusieurs années, entrepris à la suite de son refus, je suis revenu à Paris au moment où ses épreuves commençaient, que je me suis juré d'établir son innocence et celle de son frère, que j'ai découvert sa retraite, et que je l'ai persuadée de revenir chez elle. « Et, lorsque les magistrats seront déjà ébranlés par votre déposition moins catégorique et les doutes de Régine Aubry, alors je redirai les confidences de Gilberte, je révélerai le secret des Mélamare, et j'établirai les conclusions qu'il faut en tirer. Le succès est certain. Mais, comme vous le voyez, mademoiselle Arlette, le premier pas c'est vous et c'est Régine Aubry qui devez le faire. Si vous n'êtes pas franchement résolues, si vous ne voyez que les contradictions et les insuffisances de mes explications, regardez Gilberte de Mélamare, et demandez-vous si une telle femme peut être voleuse. » Arlette n'hésita pas. Elle déclara : « Je déposerai demain dans le sens que vous m'indiquez. – Moi de même, dit Régine. – Mais j'ai bien peur, monsieur, dit Arlette, que le résultat ne soit pas conforme à votre désir… à notre désir à tous. » Il conclut posément : « Je réponds de tout. Adrien de Mélamare ne quittera peut-être pas sa prison demain soir. Mais les choses tourneront d'une telle manière que la justice n'osera pas arrêter Mme de Mélamare, et que son frère conservera assez d'espoir pour vivre jusqu'à l'heure de la libération. » Gilberte lui tendit la main de nouveau. « Je vous remercie encore, je vous ai méconnu autrefois, Antoine. Ne m'en veuillez pas. – Je ne vous en ai jamais voulu, Gilberte, et je suis trop heureux de servir votre cause. Je l'ai fait pour vous, en souvenir du passé. Je l'ai fait aussi parce que c'était juste, et parce que… » Il dit plus bas, d'un air grave : « Il y a des actes qu'on accomplit avec plus d'enthousiasme quand on les accomplit sous les yeux de certaines personnes. Il semble que ces actes, bien naturels cependant, prennent une allure d'exploits, et qu'ils vous aideront à gagner l'estime et l'affection de ceux qui vous voient agir. » Cette petite tirade fut prononcée très simplement, sans aucune affectation et en l'honneur d'Arlette. Mais la position des personnages dans la pièce, à ce moment, ne permettait pas à d'Enneris de voir leurs figures, et il crut que la déclaration s'adressait à Gilberte de Mélamare. Une seconde seulement, il soupçonna la vérité, ce qui valut à Béchoux une douleur intolérable entre les deux omoplates. Jamais le brigadier n'aurait cru que des doigts pussent donner cette impression de tenailles. Par bonheur, cela ne se prolongea point. Antoine Fagerault n'avait pas insisté. Ayant sonné le couple des vieux domestiques, il leur donna des instructions minutieuses sur le rôle qu'ils devaient jouer le lendemain et sur les réponses qu'ils devaient faire. Le soupçon de d'Enneris se dissipa. Ils écoutèrent encore quelques minutes. Mais il semblait que la conversation fût terminée. Régine proposait à Arlette de la reconduire. « Allons-nous-en, murmura d'Enneris. Ces gens-là n'ont plus rien à se dire. » Il partit, irrité contre Antoine Fagerault et contre Arlette. Il traversa le boudoir et le vestibule, avec le désir d'être entendu, afin de pouvoir exhaler sa mauvaise humeur. En tout cas, dehors, il la passa sur Van Houben, qui jaillit d'un massif pour lui réclamer ses diamants, et qui fut rejeté prestement par une bourrade vigoureuse. Béchoux n'eut pas beaucoup plus de chance, quand il voulut formuler un avis. « Après tout, cet homme n'est pas antipathique. – Idiot ! grinça d'Enneris. – Pourquoi, idiot ? Tu n'admets pas chez lui une certaine sincérité ? Son hypothèse… – Re-idiot ! » Le brigadier flancha sous l'épithète. « Oui, je sais, il y a notre rencontre dans la boutique du Trianon, son coup d'œil avec la revendeuse, et la fuite de celleci. Mais ne crois-tu pas que tout peut s'accorder ? » D'Enneris ne discuta pas. Dès qu'ils furent sortis du jardin, il se débarrassa de ses deux acolytes et courut vers un taxi. Van Houben, persuadé qu'il emportait ses diamants, essaya de le retenir, mais reçut un coup droit qui régla le conflit. Dix minutes plus tard, Jean s'étendait sur son divan. C'était sa tactique aux heures de fièvre où il ne se sentait plus maître de lui et craignait de commettre quelque bêtise. S'il se fût écouté, il eût pénétré furtivement chez Arlette Mazolle, et, après avoir exigé de la jeune fille une explication, l'eût prévenue contre Antoine Fagerault. Expédition inutile. L'essentiel était d'abord d'évoquer toutes les phases de l'entrevue et de se former une opinion qui ne fût pas celle que lui imposaient de banales impressions d'amour-propre et une vague jalousie. « Il les tient tous, disait-il avec agacement, et je crois même qu'il m'aurait mis dedans comme les autres, s'il n'y avait pas l'incident du Trianon… Et puis, non, non, c'est trop bête, son histoire ! … La justice marchera peut-être. Pas moi ! Cela ne tient pas debout. Mais alors que veut-il ? Pourquoi se dévoue-til aux Mélamare ?… Et comment a-t-il l'audace de sortir de l'ombre et de se mettre en avant, comme s'il n'avait rien à risquer ? On va enquêter sur lui, on va fouiller dans sa vie, et il marche quand même ?… » D'Enneris enrageait aussi qu'Antoine Fagerault se fût insinué si adroitement auprès d'Arlette et eût pris sur elle, par des moyens qu'il ne discernait point, une influence incompréhensible qui contrecarrait la sienne, et qui se révélait si forte que la jeune fille avait agi en dehors de lui, et même en opposition avec lui. C'était là, pour d'Enneris, une humiliation dont il souffrait. Le lendemain soir, Béchoux arriva, tout agité. « Ça y est. – Quoi ? – La justice a coupé dedans. – Comme toi. – Comme moi ! comme moi, non… Mais j'avoue… – Que tu es embobiné comme les autres, et que Fagerault vous a fait prendre des vessies pour des lanternes. Raconte. – Tout s'est passé dans l'ordre fixé. Confrontation. Interrogatoire. Par leurs réticences et leurs dénégations, Arlette et Régine déconcertent le juge d'instruction. Sur quoi surviennent la comtesse et Fagerault, et le programme continue. – Avec Fagerault comme acteur. – Oui, acteur irrésistible, d'une éloquence ! d'une habileté ! dre. – Je t'assure… – Conclusion : un non-lieu ? Le comte sera libéré ? – Demain ou après-demain. – Quelle tuile pour toi, mon pauvre Béchoux ! car tu es responsable de l'arrestation. À propos, comment s'est comportée Arlette ? Toujours influencée par le Fagerault ? – Je l'ai entendue qui annonçait son départ à la comtesse, dit Béchoux. – Son départ ? – Oui, elle va se reposer quelque temps chez une de ses amies à la campagne. – Passons. Je connais l'individu, un cabotin de premier or- – Très bien, dit Jean, à qui cette nouvelle fut agréable. Au revoir, Béchoux. Tâche de me fournir des renseignements sur Antoine Fagerault et sur la mère Trianon. Et laisse-moi dormir. » Le sommeil de d'Enneris consista durant une semaine à fumer des cigarettes et ne fut interrompu que par Van Houben qui lui réclama ses diamants et le menaça de mort, par Régine qui s'asseyait près de lui, et à qui il défendait de troubler ses méditations en prononçant un seul mot, et par Béchoux qui l'appela au téléphone et qui lui lut cette fiche : « Fagerault. – Vingt-neuf ans, d'après son passeport. Né à Buenos Aires de parents français, décédés. Depuis trois mois à Paris, où il habite l'hôtel Mondial, rue de Châteaudun. Sans profession. Quelques relations dans le monde des courses et de l'automobile. Aucune indication sur sa vie intime et sur son passé. » Une semaine encore d'Enneris ne bougea pas de chez lui. Il réfléchissait. De temps à autre, il se frottait les mains avec allégresse, ou bien marchait d'un air soucieux. Enfin, un jour, il y eut un nouveau coup de téléphone. C'était Béchoux qui l'appela d'une voix saccadée : « Viens. Pas un instant à perdre. Rendez-vous au café Rochambeau, dans le haut de la rue La Fayette. Urgent. » La bataille commençait, et d'Enneris y alla joyeusement, en homme dont les idées sont plus claires et à qui la situation semble moins confuse. Au café Rochambeau, il s'assit près de Béchoux qui, installé à l'intérieur contre la vitre, surveillait la rue. « Je suppose que tu ne m'as pas dérangé pour des prunes, hein ? Béchoux qui, en cas de réussite, se gonflait d'importance et s'étalait volontiers en périodes pompeuses, débuta : « Parallèlement à mes investigations… – Pas de grands mots, mon vieux. Des faits. – Donc, la boutique de la mère Trianon s'obstinant à rester close… – Une boutique ne s'obstine pas. Je te conseille le style télégraphique… ou même le petit nègre. – Donc, la boutique… – Tu l'as déjà dit. – Ah ! tu m'embêtes à la fin. – À quoi veux-tu arriver ? – À te dire que le bail de cette boutique est au nom d'une demoiselle Laurence Martin. – Tu vois qu'il n'y avait pas besoin de faire des discours. Et cette Laurence Martin, c'est notre revendeuse ? – Non. J'ai vu le notaire. Laurence Martin n'a pas plus de cinquante ans. – Elle aurait donc sous-loué ou mis quelqu'un à sa place ? – Justement, elle aurait mis la revendeuse… laquelle, d'après ce que je crois, serait la sœur de Laurence Martin… – Où demeure celle-ci ? – Impossible de le savoir. Le bail date de douze ans, et l'adresse indiquée n'est pas la bonne. – Comment paye-t-elle ses termes ? – Par l'intermédiaire d'un très vieux bonhomme, qui boite. J'étais donc embarrassé, lorsque, ce matin, les circonstances m'ont servi. – Heureusement pour toi. Bref ?… – Bref, ce matin, à la Préfecture, j'ai appris qu'une certaine dame avait offert cinquante mille francs à M. Lecourceux, conseiller municipal, s'il changeait les conclusions d'un rapport qu'il doit déposer incessamment. M. Lecourceux, qui jouit d'une réputation assez équivoque, et qui, à la suite d'un scandale récent, cherche à se réhabiliter, a aussitôt averti la police. La remise de l'argent par cette dame doit avoir lieu tout à l'heure dans le bureau où M. Lecourceux, tous les jours, est à la disposition de ses électeurs. Deux agents sont déjà cachés dans une pièce voisine d'où ils constateront la tentative de corruption. – La femme a donné son nom ? – Elle ne l'a pas donné, mais le hasard a voulu que, jadis, M. Lecourceux ait été en relations avec elle, ce dont elle ne s'est pas souvenue. – Et c'est Laurence Martin ? – Laurence Martin. » D'Enneris se réjouit. « Parfait. Le lien de complicité qui unit Fagerault à la mère Trianon va maintenant jusqu'à Laurence Martin. Or tout ce qui prouve la fourberie du sieur Fagerault me fait plaisir. Et le bureau du conseiller municipal se trouve ? – Dans la maison opposée, à l'entresol. Deux fenêtres seulement. Par-derrière une petite salle d'attente, donnant, comme le bureau, sur un vestibule. – C'est tout ce que tu as à me dire ? et… – Parle tout de même. Il ne s'agit pas d'Arlette ? – Si. – Hein ? Qu'y a-t-il ? – Je l'ai aperçue hier, ton Arlette, fit Béchoux, une nuance de moquerie dans la voix. – Comment ! mais tu m'as dit qu'elle avait quitté Paris ! – Elle ne l'a pas quitté. – Et tu l'as rencontrée ? Tu es bien sûr ? » Béchoux ne répondit pas. Brusquement il s'était levé à demi et se collait à la vitre. « Attention ! la Martin… » – Non. Mais le temps presse. Il est deux heures moins cinq, De l'autre côté de la rue, en effet, une femme descendait d'un taxi et payait le chauffeur. Elle était grande et habillée vulgairement. Le visage semblait dur et flétri. Cinquante ans peutêtre. Elle disparut dans le couloir d'entrée dont la porte demeurait grande ouverte. « C'est elle, évidemment », dit Béchoux, qui se disposait à sortir. D'Enneris l'arrêta par le poignet. « Pourquoi rigoles-tu ? – Tu es fou ! je ne rigole pas. – Si, tout à l'heure, à propos d'Arlette. – Mais il faut courir en face, sacrebleu ! – Je ne te lâcherai pas avant que tu ne m'aies répondu. – Eh bien, voilà Arlette attendait quelqu'un dans une rue voisine de sa maison. – Qui ? – Fagerault. – Tu mens ! – Je l'ai vu. Ils sont partis ensemble. » Béchoux réussit à se dégager et traversa la chaussée. Mais il n'entra pas dans la maison. Il hésitait. « Non, dit-il. Restons là. Il est préférable de suivre la Martin, au cas où elle éviterait le piège là-haut. Ton avis ? – Je m'en contrefiche, articula d'Enneris, de plus en plus surexcité. Il s'agit d'Arlette. Tu es monté chez sa mère ? – Flûte ! – Écoute, Béchoux, si tu ne me réponds pas, j'avertis Laurence Martin. Tu as vu la mère d'Arlette ? – Arlette n'a pas quitté Paris. Chaque jour, elle s'en va et ne rentre que pour dîner. – Mensonge ! Tu dis ça pour m'embêter… Je connais Arlette… Elle est incapable… » Sept à huit minutes s'écoulèrent. D'Enneris se taisait, mais arpentait le trottoir en frappant du pied et en bousculant les promeneurs. Béchoux veillait, les yeux fixés sur l'entrée. Et, soudain, il vit la femme qui débouchait. Elle les examina d'un regard, puis s'éloigna dans une autre direction, à une allure trop rapide et avec un trouble visible. Béchoux lui emboîta le pas. Mais, lorsqu'elle arriva devant un escalier du métro, elle s'engouffra tout à coup sous la voûte et put faire contrôler son billet au moment où une rame entrait en gare. Béchoux était distancé. Il eut l'idée de téléphoner à la station voisine, mais craignit de perdre du temps et abandonna la partie. « Bredouille ! dit-il en rejoignant d'Enneris. – Parbleu ! ricana celui-ci, assez content de la déconvenue de Béchoux. Tu as fait exactement le contraire de ce qu'il fallait faire. – Qu'est-ce qu'il fallait faire ? – Entrer chez M. Lecourceux, dès le début, et t'occuper toimême de l'arrestation de la Martin. Au lieu de cela, tu m'embêtes avec Arlette, tu réponds à mes questions, tu tergiverses et, en fin de compte, te voilà responsable de ce qui s'est passé làhaut. – Que se passe-t-il ? – Allons-y voir. Mais, vrai ! tu as une façon de manœuvrer ! » Béchoux grimpa jusqu'à l'entresol du conseiller municipal. Il y trouva le désordre et le tumulte. Les deux inspecteurs chargés de la surveillance appelaient et s'agitaient comme des fous. La concierge de l'immeuble était montée et criait. Des locataires survenaient. Au milieu de son bureau, allongé sur un canapé, M. Lecourceux agonisait, le front troué et la figure baignée de sang. Il mourut sans avoir pu parler. En quelques mots, les inspecteurs mirent Béchoux au courant. Ils avaient entendu la nommée Martin renouveler ses propositions relativement à certain rapport et compter les billets de banque, et ils s'apprêtaient à faire irruption dans le bureau lorsque M. Lecourceux, trop pressé, eut le tort d'appeler. Devinant aussitôt le péril, la femme avait dû pousser le verrou, car ils se heurtèrent à une porte close. Ils voulurent alors lui couper la retraite en passant dans le vestibule. Mais la seconde porte résista également, bien qu'elle ne pût être, de l'extérieur, fermée ni à clef ni au verrou. Ils pous- saient de toutes leurs forces. À cet instant, un coup de feu retentit. « La femme Martin était déjà dehors cependant, objecta Béchoux. – Aussi n'est-ce pas elle qui a tué, répliqua l'un des inspecteurs. – Qui, en ce cas ? – Ça ne peut être qu'un vieux homme mal fichu, que nous avions vu assis sur la banquette du vestibule. Il avait demandé audience, et M. Lecourceux ne devait le recevoir qu'après la visite de la femme. – Un complice, sans aucun doute, dit Béchoux. Mais comment avait-il fermé la seconde porte ? – Par un morceau de fer à crampon, glissé sous le battant. Impossible de pousser à fond. – Et qu'est-il devenu, lui ? Personne ne l'a rencontré ? – Si, moi, dit la concierge. Entendant la détonation, j'ai sauté de ma loge. Un vieux qui descendait me jeta tranquillement « On se bat là-haut. Montez donc. » Probablement que c'était lui qui avait fait le coup. Mais comment le soupçonner ? Un bonhomme cassé… qui ne tient pas debout… et qui boite. – Qui boite ? s'écria Béchoux. Vous êtes sûre ? – Sûre et certaine, et qui boite très bas encore. » Béchoux marmotta : « C'est le complice de Laurence Martin. La voyant en danger, il a supprimé M. Lecourceux. » D'Enneris avait écouté, tout en examinant du coin de l'œil les chemises des dossiers amoncelés sur le bureau. Il demanda : « Tu ne sais pas de quel rapport il s'agit et ce que Laurence Martin désirait obtenir ? – Non. M. Lecourceux ne l'avait pas encore précisé. Mais il s'agissait d'obtenir qu'un des rapports dont était chargé le conseiller municipal fût modifié dans un certain sens. » D'Enneris lisait les titres : Rapport sur les abattoirs… Rapport sur les halles de quartier… Rapport sur le prolongement de la rue Vieille-du-Marais… Rapport… « À quoi donc penses-tu ? lui dit Béchoux, qui allait et venait, fort ennuyé de l'événement. C'est une sale affaire, hein ? – Quelle affaire ? – Mais cet assassinat… – Je t'ai déjà dit que je me contrefichais de toute ton histoire ! Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse que cet habitué du pot-de-vin ait été tué et que tu aies manœuvré comme une citrouille ? – Cependant, observa Béchoux, si Laurence Martin est une meurtrière, Fagerault que tu prétends être son complice… » D'Enneris scanda entre ses dents, et d'un air furieux : « Fagerault est un assassin également… Fagerault est un bandit… Je plains Fagerault si jamais il me tombe entre les grif- fes, et il y tombera, aussi vrai que je m'appelle, de mon vrai nom… » Il s'interrompit net, mit son chapeau et partit vivement. Une auto le conduisit rue Verdrel, chez Arlette. Il était trois heures moins dix. « Ah ! monsieur d'Enneris, s'écria Mme Mazolle. Comme il y a longtemps qu'on ne vous a vu ! Arlette va être désolée. – Elle n'est pas là ? Non. Elle se promène tous les jours, vers ces heures-là. C'est même drôle que vous ne l'ayez pas rencontrée. » Chapitre VIII Les Martin, incendiaires Arlette et sa mère se ressemblaient beaucoup. Mais si abîmé par l'âge et par les soucis que fût le visage de Mme Mazolle, ce qui lui restait de fraîcheur et d'expression donnait à croire qu'elle avait été plus régulièrement belle que sa fille. Pour élever ses trois enfants, et pour oublier le chagrin que lui avait causé la conduite des deux aînées, elle avait travaillé avec acharnement, et elle travaillait encore à la réparation des dentelles anciennes, ouvrage où elle excellait au point d'y avoir gagné une petite aisance. D'Enneris pénétra dans le petit appartement, luisant et bien propre, et dit : « Vous ne pensez pas qu'elle soit bientôt de retour ? – Je ne sais trop. Arlette, depuis son histoire, ne raconte guère ce qu'elle fait. Elle a toujours peur que je me tracasse, et tout le bruit qu'on a fait autour d'elle la désole. Cependant, elle m'a dit qu'elle allait voir un mannequin qui est malade, une jeune fille qui s'est recommandée à elle par lettre, ce matin. Vous savez combien Arlette est bonne, et ce qu'elle s'occupe de ses camarades ! – Et cette jeune fille demeure loin ? – J'ignore son adresse. – Dommage ! J'aurais été si content de causer avec Arlette ! – Mais c'est facile. Elle a dû jeter cette lettre dans la corbeille, avec ses vieux papiers, et justement je ne les ai pas encore brûlés… Tenez… ce doit être ça. Oui. Je me rappelle. Cécile Helluin… à Levallois-Perret, 14, boulevard de Courcy. Arlette y sera vers quatre heures. – Sans doute va-t-elle y rejoindre M. Fagerault ? – Quelle idée ! Arlette n'aime pas sortir avec un monsieur. Et puis M. Fagerault vient souvent ici. – Ah ! il vient souvent ? fit d'Enneris d'une voix crispée. – Presque tous les soirs. Ils causent de toutes ces affaires qui intéressent tant Arlette, vous savez… la Caisse dotale. M. Fagerault lui offre de gros capitaux. Alors ils alignent des chiffres… ils établissent des plans. – Il est donc riche, M. Fagerault ? – Très riche. » Mme Mazolle parlait fort naturellement. Il était clair que sa fille, désireuse de lui épargner toute émotion, ne la tenait pas au courant de l'affaire Mélamare. Il reprit donc : « Riche et sympathique. – Très sympathique, affirma Mme Mazolle. Il est plein d'attentions pour nous. – Un mariage… dit Jean, en grimaçant un sourire. – Oh ! monsieur d'Enneris, ne vous moquez pas. Arlette ne saurait prétendre… – Qui sait ! – Non, non. D'abord Arlette n'est pas toujours aimable avec lui. Elle a beaucoup changé, ma petite Arlette, à la suite de tous ces événements. Elle est devenue plus nerveuse, un peu fantasque. Vous saviez qu'elle est fâchée avec Régine Aubry ? – Est-ce possible ? s'écria d'Enneris. – Oui, et sans raisons, ou du moins pour des raisons qu'elle ne m'a pas dites. » Cette fâcherie surprenait d'Enneris. Que se passait-il donc ? Ils échangèrent encore quelques mots. Mais d'Enneris avait hâte d'agir, et, comme il était trop tôt pour retrouver Arlette à son rendez-vous, il se fit conduire chez Régine Aubry, qu'il rencontra au moment où elle sortait de chez elle, et qui lui répondit vivement : « Si je suis fâchée avec Arlette ? ma foi, non. Mais elle l'est peut-être. – Enfin, qu'est-ce qu'il y a eu ? – Un soir, j'ai été l'embrasser. Il y avait là Antoine Fagerault, l'ami des Mélamare. On a bavardé. Deux ou trois fois, Arlette ne s'est montrée pas gentille avec moi. Alors je suis partie, sans comprendre. – Pas autre chose ? – Rien. Seulement, d'Enneris, si vous tenez tant soit peu à Arlette, méfiez-vous de Fagerault. Il a l'air bien empressé, et Arlette pas indifférente du tout. Adieu, Jean. » Ainsi, de quelque côté que d'Enneris se retournât, c'était pour en apprendre davantage sur les relations qui unissaient Arlette et Fagerault. Le réveil était brusque. Il s'apercevait tout à coup qu'Antoine Fagerault avait circonvenu la jeune fille, et il s'apercevait en même temps qu'Arlette avait pris dans sa pensée, à lui d'Enneris, une place considérable. Mais alors si Fagerault, à n'en point douter, poursuivait et aimait Arlette, est-ce que celle-ci aimait Fagerault ? Question douloureuse. Qu'elle pût seulement se poser paraissait à d'Enneris la pire des injures pour Arlette et, pour lui, une humiliation intolérable. Et cette question surgissait dans l'effervescence d'un sentiment dont son orgueil blessé faisait du premier coup le principe même de sa vie. « Quatre heures moins quart, se dit-il, en abandonnant son auto à quelque distance de l'endroit indiqué. Viendra-t-elle seule ? Fagerault l'accompagnera-t-il ? » Le boulevard de Courcy fut tracé récemment, à LevalloisPerret, en dehors de l'agglomération ouvrière, et parmi des terrains vagues qui avoisinent la Seine et où subsistent plusieurs petites usines et installations particulières. Entre deux longs murs de briques s'ouvre une allée étroite et boueuse, à l'extrémité de laquelle on aperçoit le numéro 14 inscrit au goudron sur une barrière à moitié démolie. Quelques mètres de couloir en plein air, remplis de vieux pneumatiques et de châssis d'automobiles hors d'usage, enveloppent une sorte de garage en bois marron, avec un escalier extérieur qui monte vers des mansardes que percent les deux seules fenêtres de cette façade. Sous l'escalier, une porte avec ce mot « Frappez. » D'Enneris ne frappa point. À la vérité, il hésitait. L'idée d'attendre Arlette dehors semblait plus logique. Mais, en outre, une impression mal définie, qui s'insinuait en lui, le retenait. L'endroit lui paraissait si bizarre, et il était si étrange qu'une jeune fille malade pût habiter l'une de ces mansardes, au-dessus de ce garage isolé, qu'il eut soudain le pressentiment de quelque piège tendu à Arlette et qu'il évoqua la bande sinistre qui évoluait autour de cette affaire et qui multipliait ses attaques avec une hâte inconcevable. Dès le début de l'après-midi, tentative de corruption et assassinat du conseiller municipal. Deux heures plus tard, machination contre Arlette qu'on attire dans un guetapens. Comme agents d'exécution, Laurence Martin, la mère Trianon et le vieux qui boitait. Comme chef, Antoine Fagerault. Tout cela se présentait à lui d'une façon si rigoureuse que ses doutes furent aussitôt emportés, et, ne songeant pas que les complices pussent être déjà là, puisque aucun bruit ne venait de l'intérieur, il conclut que le plus simple était d'entrer et de se mettre lui-même à l'affût. Il essaya très doucement d'ouvrir. La porte était fermée à clef, ce qui le confirma dans sa certitude qu'il n'y avait personne. Hardiment, sans même envisager les risques d'une bataille possible, il crocheta la serrure, dont le mécanisme était peu compliqué, pesa contre le battant et glissa la tête. Personne en effet. Des outils. Des pièces détachées. Quelques douzaines de bidons d'essence rangés les uns sur les autres. Somme toute un atelier de réparation qui semblait abandonné et transformé en dépôt d'essence. Il poussa davantage. Ses épaules passèrent. Il poussa encore. Et subitement il eut la sensation qu'un choc formidable l'atteignait en pleine poitrine. C'était un bras de métal, fixé à la cloison, actionné par un ressort, et qui, lorsque le battant prenait une certaine position d'ouverture, se déclenchait avec une violence inouïe. Durant quelques secondes, d'Enneris demeura suffoqué et chancela, perdant ainsi tous ses moyens de résistance. Cela suffisait aux adversaires qui le guettaient, postés derrière les piles de bidons. Et, bien que ce ne fussent que deux femmes et un vieillard, ils eurent tout loisir de lui lier les bras et les jambes, de le bâillonner, de l'asseoir contre un établi de fer et de l'y attacher solidement. D'Enneris ne s'était pas trompé dans ses suppositions : un guet-apens était préparé contre Arlette, et c'est lui, le premier, qui s'y jetait étourdiment. Il reconnut la mère Trianon et Laurence Martin. Quant au vieillard, il ne boitait pas, mais il ne fallait guère d'attention pour constater que sa jambe droite fléchissait un peu, et qu'il devait, à l'occasion, accentuer ce fléchissement pour laisser croire qu'il boitait de façon constante. C'était l'assassin du conseiller municipal. Les trois complices ne manifestèrent aucune excitation. On les devinait accoutumés aux pires besognes, et le fait d'avoir paré l'offensive imprévue de d'Enneris devait être pour eux un incident tout naturel auquel ils n'attribuaient pas une importance de victoire. La mère Trianon se pencha sur lui et revint auprès de Laurence Martin. Elles eurent une conversation dont d'Enneris ne surprit que quelques bribes. « Tu crois vraiment que c'est ce type-là ? – Oui, c'est bien le type qui m'a relancée dans ma boutique. – Jean d'Enneris, alors, murmura Laurence Martin, un type dangereux pour nous. Probable qu'il était avec Béchoux sur le trottoir de la rue La Fayette. Heureusement qu'on veillait et que j'ai entendu l'approche de ses pas ! Pour, sûr qu'il avait rendez-vous avec la petite Mazolle ! – Que veux-tu en faire ? souffla la revendeuse, certaine que d'Enneris ne pouvait surprendre ses paroles. – Ça ne se discute pas, dit Laurence, sourdement. – Hein ? – Dame ! tant pis pour lui. » Les deux femmes se regardèrent. Laurence montrait un visage intraitable, d'une énergie sombre. Elle ajouta : « Aussi, pourquoi se mêle-t-il de nos affaires, celui-là ? Dans ta boutique d'abord… et puis rue La Fayette… et puis ici… Vrai, il en sait trop sur nous et nous livrerait. Demande à papa. » Il n'était pas nécessaire de demander son avis à celui que Laurence Martin appelait papa. Les solutions les plus redoutables devaient trouver auprès de ce très vieil homme au masque sévère, aux yeux éteints, à la peau desséchée par l'âge, un partisan farouche. À le voir agir d'ailleurs et commencer des préparatifs encore inexplicables, d'Enneris jugea que « papa » l'avait tout de suite condamné à mort, et qu'il le tuerait froidement comme il avait tué M. Lecourceux. Moins expéditive, la revendeuse parlementa, très bas. Laurence s'impatienta et, brutalement : « Assez de bêtises ! Toi, tu es toujours pour les demimesures. Il faut ce qu'il faut. Lui ou nous. – On pourrait le tenir enfermé. – Tu es folle. Un type comme ça ! – Alors ?… Comment ?… – Comme la petite, parbleu… » Laurence prêta l'oreille, puis regarda dehors par un trou qui perçait la cloison de bois. « La voici… Au bout de l'allée… Et maintenant, chacun son rôle, hein ? » Tous les trois se turent. D'Enneris les voyait de face et leur trouvait un air de ressemblance très marqué, qui se révélait surtout par la même expression résolue. C'étaient évidemment, dans les mauvais coups et dans le crime, des actifs, des êtres accoutumés à l'initiative et à l'exécution. D'Enneris ne doutait point que les deux femmes fussent sœurs et que le vieux fût leur père. Celui-là surtout effrayait le captif. Il ne donnait point l'impression de la vie réelle, mais plutôt d'une vie automatique, fabriquée, et se révélant par gestes commandés d'avance. La tête présentait des angles brusques, des méplats rigides. Pas de méchanceté ni de cruauté. On eût dit un bloc de pierre taillé en ébauche. Cependant on frappa, comme l'ordonnait l'inscription. Laurence Martin, qui épiait contre la porte, ouvrit et, laissant la visiteuse dehors, prit une intonation heureuse et reconnaissante. « Mademoiselle Mazolle, n'est-ce pas ? Comme c'est gentil à vous de vous déranger ! Ma fille est là-haut, bien malade. Vous allez monter… et ce qu'elle va être contente de vous voir ! Vous avez été dans la même maison de couture, il y a deux ans, chez Lucienne Oudart. Vous ne vous rappelez pas ? Ah ! elle ne vous a pas oubliée, elle ! » La voix d'Arlette répondit des mots que l'on ne perçut point. Elle était claire et fraîche, et ne trahissait pas la moindre appréhension. Laurence Martin sortit pour la conduire en haut. La revendeuse cria, de l'intérieur : « Je t'accompagne ? – Pas la peine », dit Laurence, d'un ton qui signifiait : « Je n'ai besoin de personne… je suis assez forte pour cela. » On entendit les marches craquer sous les pas. Chacune d'elles rapprochait Arlette du danger, de la mort. D'Enneris pourtant n'éprouvait pas encore de craintes trop vives. Le fait qu'on ne l'avait pas tué, lui, du premier coup, indiquait que l'exécution du plan criminel exigeait certains délais, et tout répit laisse un peu d'espoir. Il y eut des piétinements au-dessus du plafond, puis, soudain, un cri déchirant… que suivirent d'autres cris, de plus en plus faibles. Puis le silence. La lutte n'avait pas été longue. D'Enneris pensa qu'Arlette était, comme lui, ligotée et bâillonnée. « Pauvre gosse ! » se dit-il. Après un moment, les marches craquèrent de nouveau et Laurence Martin entra. « C'est fait, annonça-t-elle. Et facilement. Elle a tourné de l'œil presque aussitôt. – Tant mieux, dit la revendeuse. Tant mieux si elle ne se réveille pas tout de suite. Elle ne s'apercevra de la chose qu'au dernier moment. » D'Enneris frissonna. Aucune phrase ne pouvait annoncer d'une façon plus formelle le dénouement voulu par les complices et les souffrances probables. Et son pressentiment était si juste qu'il en eut la confirmation immédiate par un accès de révolte qui secoua subitement la marchande à la toilette. « Car, enfin, quoi ? rien n'oblige à ce qu'elle souffre, cette petite ! Pourquoi ne pas en finir avec elle ? N'est-ce pas ton avis, papa ? » Tranquillement, Laurence présenta un bout de corde. « Facile. Tu n'as qu'à lui passer ça autour du cou… à moins que tu n'aimes mieux une incision à la gorge, proposa-t-elle, en lui offrant un menu poignard. Moi, je ne m'en charge pas. Ce ne sont pas des choses qu'on fait de sang-froid. » La mère Trianon ne broncha plus, et, jusqu'à la minute même de leur départ, ils ne prononcèrent pas un seul mot. Mais, sans tarder, et puisque, là-haut, Arlette était réduite à l'impuissance, « papa », comme elles disaient l'une et l'autre, continuait sa besogne, manœuvrant de telle manière que l'effroyable menace prenait corps, et que la réalité s'imposait à d'Enneris, inexorable et monstrueuse. Tout autour de l'atelier, le vieux avait placé sur deux rangs des bidons d'essence, tous pleins, comme on pouvait s'en rendre compte à la vue de son effort. Il en déboucha plusieurs, et il as- pergea d'essence les cloisons et le parquet, sauf, sur une longueur de trois mètres, les lames qui aboutissaient à la porte. Ainsi réserva-t-il un passage conduisant au milieu de l'atelier, en un endroit où il empila d'autres bidons les uns par-dessus les autres. Dans un de ces bidons, il trempa la longue corde que tenait Laurence Martin et qu'elle lui tendit. À eux deux, ils la déposèrent le long du passage. Le vieillard émécha l'autre extrémité, tira de sa poche une boîte d'allumettes et mit le feu à la mèche. Quand ce fut bien pris, il se releva. Tout cela était accompli méthodiquement, par un homme qui, au cours de sa longue carrière, avait dû perpétrer beaucoup de besognes du même genre, et qui prenait plaisir non pas tant à l'acte lui-même qu'à la perfection qu'il mettait à l'accomplir. C'était en quelque sorte « fignolé ». Rien n'était laissé à l'imprévu, et il ne restait plus aux trois complices qu'à s'en aller paisiblement. C'est ce qu'ils firent, après avoir, derrière eux, tourné la clef dans la serrure. Ils avaient remonté le mécanisme. Inévitablement, l'œuvre diabolique s'accomplirait. La baraque flamberait comme un copeau de bois sec, et Arlette disparaîtrait sans qu'il soit jamais possible d'identifier les quelques vestiges calcinés qu'on retrouverait parmi les cendres. Pourrait-on même soupçonner qu'il y avait eu incendie volontaire ? La mèche brûlait. D'Enneris estima que la catastrophe se produirait entre la douzième et la quinzième minute. Lui, dès la première seconde, il avait commencé le travail pénible de sa libération, se contractait, s'amincissait, gonflait ses muscles. Mais les nœuds étaient confectionnés de telle façon que tout effort les resserrait davantage et enfonçait les liens dans la chair. Malgré son extraordinaire habileté, malgré tous les exercices de ce genre qu'il avait accomplis en prévision de pareilles circonstances, il ne comptait pas aboutir à temps. Sauf un miracle impossible l'explosion aurait lieu. Il était au supplice. Désespéré d'être pris stupidement au piège et de ne pouvoir rien faire, désespéré de savoir la malheureuse Arlette au bord de l'abîme, il enrageait aussi de ne rien comprendre à l'horrible aventure. La liaison entre Antoine Fagerault et les trois complices comptait, pour tant de raisons formelles, au nombre de ces vérités qu'on n'a pas le droit de discuter. Mais pourquoi Fagerault, chef de la bande, et dont le vieillard ne pouvait être que l'agent d'exécution, pourquoi Fagerault avait-il ordonné cet abominable assassinat ? Ses plans, qui semblaient jusqu'ici établis sur la conquête amoureuse de la jeune fille, étaient-ils changés au point de comporter sa mort ? La mèche brûlait. Le petit serpent de feu cheminait vers le but, selon la ligne impitoyable dont rien ne le ferait dévier. Làhaut, Arlette, évanouie, impuissante en tout cas, était condamnée. Elle ne se réveillerait qu'aux premières flammes. « Encore sept minutes, encore six minutes… », pensait d'Enneris avec épouvante. À peine s'il avait réussi à relâcher un peu ses liens. Cependant son bâillon tomba. Il aurait pu crier. Il aurait pu appeler Arlette et lui dire toute la douceur des sentiments qui le portaient vers elle, tout ce qu'il y avait de frais et de spontané dans cet amour qu'il ignorait et dont il n'avait la conscience profonde qu'à l'instant où tout s'effondrait autour de lui. Mais à quoi bon des paroles ? À quoi bon, si elle dormait, lui apprendre l'affreuse menace et la réalité toute proche ? Et puis non, il ne voulait pas perdre confiance. Des miracles se produisent quand il le faut. Que de fois déjà, traqué de toutes parts, inerte, condamné sans rémission, avait-il été se- couru par quelque hasard prodigieux ! Or trois minutes restaient. Peut-être les mesures prises par le vieillard se révéleraient-elles insuffisantes ? Peut-être la mèche s'éteindrait-elle en montant le long de ce bidon de métal auquel déjà elle touchait. De toutes ses forces, il se raidit contre les nœuds qui le torturaient. Après tout, elle était là, sa ressource dernière, dans la vigueur surhumaine de ses bras et de son thorax. Les cordes n'allaient-elles pas éclater ? Le miracle ne viendrait-il pas de luimême, d'Enneris ? Il vint d'un autre côté, et d'un autre côté que Jean ne pouvait certes pas prévoir. Des pas précipités retentirent soudain dans l'allée, et une voix proféra : « Arlette ! Arlette ! » L'intonation était celle de quelqu'un qui arrive au secours, et qui donne du courage en annonçant la délivrance immédiate. La porte fut ébranlée. Comme on ne pouvait pas l'ouvrir, on la frappa à coups de pied, à coups de poing. Une planche s'abattit, laissant un orifice par où passer la main à hauteur de la serrure. D'Enneris, voyant un bras qui s'agitait, cria : « Inutile ! Poussez ! La serrure ne tient pas ! Hâtez-vous ! » De fait, la serrure sauta. La porte fut à moitié démolie. Quelqu'un fit irruption dans l'atelier. C'était Antoine Fagerault. D'un coup d'œil, il vit le péril et bondit sur le bidon qu'il écarta du pied au moment où la partie enflammée attaquait le bord supérieur. Il écrasa la flamme sous son talon, puis, par prudence, dispersa les autres bidons qui formaient le tas central. Jean d'Enneris avait redoublé d'efforts pour se libérer. Il ne voulait pas devoir le fait matériel de sa libération à Fagerault, et que cet homme se penchât et fît le geste de couper ses liens. Tout de même, lorsque Fagerault vint vers lui et murmura : « Ah ! c'est vous ? » Jean, débarrassé de ses entraves, ne put s'empêcher de dire : « Je vous remercie. Quelques secondes de plus et ça y était. – Arlette ? demanda l'autre. – En haut ! – Vivante ? – Oui. » Ils s'élancèrent tous deux et grimpèrent les marches extérieures. « Arlette ! Arlette ! me voici, cria Fagerault. Il n'y a rien à craindre. » La porte ne résista pas plus que celle du hangar, et ils entrèrent dans une mansarde exiguë où la jeune fille était attachée sur un lit de sangle et bâillonnée. Ils la délièrent vivement. Elle les regarda tous deux d'un air égaré, et Fagerault expliqua : « Nous avons été avertis l'un et l'autre, chacun de notre côté, et nous nous sommes retrouvés ici… trop tard pour les prendre au collet, les misérables. Ils ne vous ont pas fait de mal ? Vous n'avez pas eu trop peur ? » Il passait ainsi sous silence l'affreuse tentative de meurtre et l'œuvre de salut qu'il avait accomplie. Arlette ne répondit pas. Elle ferma les yeux. Ses mains frissonnèrent. Après un instant, ils l'entendirent murmurer : « Si, j'ai eu peur… Une fois encore cette attaque… Qui donc m'en veut ainsi ?… – On vous a attirée dans ce garage ? – Une femme… je n'ai vu qu'une femme. Elle m'a fait monter dans cette pièce, et elle m'a renversée… Et elle dit, trahissant l'effroi qui, malgré la présence des deux hommes, la torturait encore : « La même femme que la première fois… oh ! cela, j'en suis sûre, la même femme… j'ai reconnu sa façon d'agir, son étreinte, sa voix… c'était la femme de l'auto… la femme… la femme… » Elle se tut, subitement épuisée, et désireuse de repos. Les deux hommes la laissèrent un instant, et, sur l'étroit palier qui surmontait, les marches devant la mansarde, ils se trouvèrent dressés l'un contre l'autre. Jamais Jean n'avait autant exécré son rival. L'idée que Fagerault les avait sauvés tous deux, Arlette et lui, l'exaspérait. Il ressentait la plus violente humiliation. Antoine Fagerault était le maître des événements qui, tous, tournaient en sa faveur. « Elle est plus calme que je ne l'aurais pensé, dit Fagerault à voix basse. Elle n'a pas eu conscience du danger couru, et il faut qu'elle l'ignore. » Il parlait comme s'il eût été déjà en relations directes avec d'Enneris, et comme s'il admettait que chacun d'eux sût tout ce que l'autre savait. Aucune affectation de supériorité, qui eût pu rappeler le service rendu. Il gardait son air de sérénité habituelle et un visage à demi souriant et sympathique. Rien ne marquait, du moins chez lui, qu'il y eût lutte entre eux et rivalité. Mais Jean, qui contenait mal sa colère, entama tout de suite le duel, comme il l'eût fait avec un adversaire déclaré, et, lui pesant fortement sur l'épaule : « Causons, voulez-vous ? puisque nous en avons l'occasion. – Oui, mais tout bas. Le bruit d'une querelle lui serait funeste, et on croirait vraiment, ce qui m'étonne, que c'est une querelle que vous cherchez. – Non, pas de querelle, déclara d'Enneris dont l'attitude agressive contredisait les paroles. Ce que je cherche, ce que je veux, c'est une mise au point. – À propos de quoi ? – À propos de votre conduite. – Ma conduite est claire. Je n'ai rien à cacher, et, si je consens à répondre à vos questions, c'est que mon affection pour Arlette me rappelle votre amitié pour elle. Interrogez-moi. – Oui. D'abord que faisiez-vous dans la boutique du « Trianon » quand je vous y ai rencontré ? – Vous le savez. – Je le sais ? Comment ? – Par moi. – Par vous ? C'est la première fois que je vous parle. – Ce n'est pas la première fois que vous m'écoutez parler. – Et où donc ? – À l'hôtel Mélamare, le soir du jour où vous m'avez poursuivi avec Béchoux. Durant les confidences de Gilberte de Mélamare, et durant mes explications, vous étiez tous deux à l'affût derrière la tapisserie. Celle-ci a bougé quand vous êtes entrés dans la pièce voisine. » D'Enneris fut un peu interloqué. Rien ne lui échappait donc, à cet individu ? Il continua d'un ton plus âpre : « Ainsi vous prétendez que votre objectif est le même que le mien ? – Les faits le prouvent. Je m'efforce, comme vous, de découvrir les gens qui ont volé les diamants, les gens qui persécutent mes amis Mélamare et qui s'acharnent après Arlette Mazolle. – Et parmi eux se trouve cette marchande à la toilette ? – Oui. – Mais pourquoi, entre elle et vous, ce coup d'œil d'intelligence qui l'a mise en garde contre moi ? – C'est vous qui interprétez ce coup d'œil comme un avertissement. En fait je l'observais. – Peut-être. Mais elle a fermé sa boutique et elle a disparu. – Parce qu'elle s'est défiée de nous tous. – Et, selon vous, c'est une complice ? – Oui. – À ce titre, elle n'est pas étrangère au meurtre du conseiller municipal Lecourceux ? » Antoine Fagerault sursauta. On eût dit vraiment qu'il ignorait ce meurtre. « Hein ! M. Lecourceux a été tué ? – Il y a trois heures au plus. – Trois heures ? M. Lecourceux est mort ? Mais c'est effrayant ! – Vous le connaissiez très bien, n'est-ce pas ? – De nom seulement. Mais je savais que nos ennemis devaient aller le voir, qu'ils voulaient acheter ses services, et je n'étais pas rassuré sur leurs intentions. – Vous êtes certain que ce sont eux qui ont agi en l'occurrence ? – Certain. – Ils ont donc de l'argent, pour offrir ainsi cinquante billets de mille ? – Parbleu ! avec la vente d'un seul diamant ! – Leurs noms ? – Je les ignore. – Je vais vous renseigner, du moins en partie, fit d'Enneris en l'observant. Il y a la sœur de la revendeuse, une dame Laurence Martin, qui avait loué la boutique… Il y a un homme très vieux, qui boite. – C'est cela ! c'est cela ! dit vivement Antoine Fagerault. Et ce sont ces trois-là que vous avez retrouvés ici, n'est-ce pas, et qui vous ont attaché ? – Oui. » Fagerault s'était assombri. Il murmura : « Quelle fatalité ! J'ai été prévenu trop tard… sans quoi je les empoignais. – La justice s'en chargera. Le brigadier Béchoux les connaît maintenant tous les trois. Ils ne peuvent lui échapper. – Tant mieux ! dit Fagerault, ce sont trois bandits redoutables, et, si on ne les coffre pas, un jour ou l'autre, ils réussiront à supprimer Arlette. » Tout ce qu'il disait semblait l'expression profonde de la vérité. Il n'hésitait jamais à répondre, et il n'y avait jamais la moindre contradiction entre les événements et la manière, si naturelle, dont il les expliquait. « Quel fourbe ! » pensait d'Enneris, qui s'obstinait à l'accuser, et qui cependant était troublé par tant de logique et de franchise. Au fond de lui, il avait supposé que toute la nouvelle aventure d'Arlette était combinée entre Antoine Fagerault et ses trois complices, afin que Fagerault apparût comme un sauveur aux yeux d'Arlette. Mais, en ce cas, pourquoi cette mise en scène ? Pourquoi la jeune fille n'en avait-elle pas été le témoin effaré ? Et pourquoi même, vis-à-vis d'elle, Fagerault avait-il la délicatesse de ne pas se targuer de son intervention ? À brûle-pourpoint, il dit à Fagerault : « Vous l'aimez ? – Infiniment, répondit l'autre avec ferveur. – Et Arlette, elle vous aime ? – Je le crois. – Qu'est-ce qui vous le fait croire ? » Fagerault sourit doucement, sans fatuité, et répondit : « Parce qu'elle m'a donné la meilleure preuve de son amour. – Laquelle ? – Nous sommes fiancés. – Hein ? Vous êtes fiancés ? » Il fallut à d'Enneris un effort prodigieux de volonté pour prononcer ces mots avec un calme apparent. La blessure fut profonde. Ses poings se crispèrent. « Oui, affirma Fagerault, depuis hier soir. – Mme Mazolle, que j'ai vue tout à l'heure, ne m'en a pas parlé. – Elle ne le sait pas. Arlette ne veut pas encore le lui dire. – C'est une nouvelle pourtant qui lui sera agréable. – Oui, mais Arlette désire l'y préparer peu à peu. – De sorte que tout s'est passé en dehors d'elle ? – Oui. » D'Enneris se mit à rire nerveusement. – Et Mme Mazoile qui croyait sa fille incapable de donner un rendez-vous à un homme ! Quelle désillusion ! » Antoine Fagerault prononça avec gravité : « Nos rendez-vous ont lieu dans un endroit et devant des personnes qui donneraient toute satisfaction à Mme Mazoile si elle les connaissait. – Ah ! Et qui donc ? – À l'hôtel de Mélamare, et en présence de Gilberte et de son frère. » D'Enneris n'en revenait pas. Le comte de Mélamare protégeait les amours du sieur Fagerault avec Arlette, Arlette fille naturelle, mannequin, et sœur de deux mannequins qui avaient mal tourné ! En vertu de quoi cette indulgence incroyable ? « Ils sont donc au courant ? dit Jean. – Oui. – Et ils approuvent ? – Entièrement. – Toutes mes félicitations. De tels appuis sont en votre faveur. Du reste le comte vous doit beaucoup, et vous avez été longtemps l'ami de la maison. – Il y a une autre raison, dit Fagerault, qui a renoué notre intimité. – Puis-je savoir ? – Certes. M. et Mme de Mélamare, comme vous le comprenez, ils ont gardé du drame où ils ont failli sombrer, l'un et l'autre un souvenir d'horreur. La malédiction qui pèse sur leur famille depuis un siècle, et qui semble s'exercer sur elle parce qu'elle habite cet hôtel, les a conduits à une décision irrévocable. – Laquelle ? ils ne veulent plus y demeurer ? – Ils ne veulent même plus conserver l'hôtel Mélamare. C'est lui qui attire sur eux le malheur. Ils le vendent. – Est-ce possible ? – C'est à peu près fait. – Ils ont trouvé un acquéreur ? – Oui. – Qui donc ? – Moi. – Vous ? – Oui. Arlette et moi, nous avons l'intention d'y habiter. » Chapitre IX Les fiançailles d'Arlette Il était dit qu'Antoine Fagerault serait pour Jean l'occasion de constantes surprises. Ses relations avec Arlette, leur mariage inattendu, la sympathie que leur témoignaient les Mélamare, l'inconcevable achat de l'hôtel, autant de coups de théâtre, annoncés d'ailleurs comme des événements les plus normaux de la vie quotidienne. Ainsi, durant les jours où d'Enneris s'était volontairement tenu à l'écart pour juger plus sainement une situation dont il ne devinait point d'ailleurs la gravité, l'adversaire avait profité magnifiquement des délais accordés, et avancé fort loin sa ligne de bataille. Mais était-ce vraiment un adversaire, et leur rivalité amoureuse, à tous deux, impliquait-elle réellement la perspective d'une bataille ? D'Enneris était contraint de s'avouer qu'il ne possédait aucune preuve certaine, et qu'il se guidait d'après sa seule intuition. « À quand la signature du contrat de vente ? dit-il en plaisantant. À quand le mariage ? – Dans trois ou quatre semaines. » D'Enneris eût eu de la joie à le saisir à la gorge, cet intrus qui s'installait dans la vie selon son bon plaisir, et contrairement à ses volontés à lui, d'Enneris. Mais il aperçut Arlette qui s'était levée, et qui apparaissait, pâle encore et toute fiévreuse, vaillante cependant. « Allons-nous-en, dit-elle. Je ne veux pas rester plus longtemps. Et je ne veux pas non plus savoir ce qui s'est passé, et non plus que maman le sache. Plus tard, vous me raconterez cela. – Plus tard, oui, fit d'Enneris. Mais en attendant, il faut que nous vous défendions mieux que nous ne l'avons fait contre les attaques. Et pour cela, il n'est qu'un moyen, c'est de nous concerter tous deux, M. Fagerault et moi. Le voulez-vous, monsieur ? Si nous nous entendons, Arlette est hors de danger. – Certes, s'écria Fagerault, et soyez sûr que, pour ma part, je ne suis pas bien loin de la vérité. – À nous deux, nous la découvrirons tout entière. Je vous dirai ce que je sais, et vous ne me cacherez rien de ce que vous savez. – Rien. » D'Enneris lui tendit la main, d'un geste spontané, auquel l'autre riposta par un geste non moins chaleureux. « Je vous ai mal jugé, monsieur, fit d'Enneris. L'homme qu'a choisi Arlette ne peut être indigne d'elle. » L'alliance fut conclue. Jamais d'Enneris n'avait donné une poignée de main où il y eût plus de haine inassouvie et un tel désir de vengeance, et jamais cependant adversaire n'avait accueilli ses avances avec plus de cordialité et de franchise. Ils redescendirent tous trois devant le garage. Arlette, trop fatiguée pour marcher, pria Fagerault de chercher une voiture. Et, tout de suite, profitant de ce qu'elle était seule avec Jean d'Enneris, elle lui dit : « J'ai des remords envers vous, mon ami. J'ai fait beaucoup de choses sans vous en prévenir, et des choses qui ont dû vous être désagréables. – Pourquoi désagréables, Arlette ? Vous avez contribué à sauver M. de Mélamare et sa sœur… n'était-ce pas mon intention également ? D'autre part, Antoine Fagerault vous a fait la cour, et vous avez accepté de vous fiancer à lui. C'est votre droit. » Elle se tut. La nuit tombait, et d'Enneris voyait à peine son joli visage. Il demanda : « Vous êtes heureuse, n'est-ce pas ? » Arlette affirma : « Je le serais tout à fait si vous me gardiez votre amitié. – Ce n'est pas de l'amitié que j'ai pour vous, Arlette. » Comme elle ne répondait pas, il insista : « Vous comprenez bien ce que je veux dire, n'est-ce pas, Arlette ? – Je le comprends, murmura-t-elle, mais je ne le crois pas. » Et, vivement, d'Enneris se rapprochant, elle reprit : « Non, non, ne parlons pas davantage. – Comme vous êtes déconcertante, Arlette ! Je vous l'ai dit dès les premiers jours. Et j'éprouve encore près de vous cette impression d'une chose cachée, d'un secret… un secret qui se mêle à tous ceux qui rendent cette affaire mystérieuse. – Je n'ai aucun secret, affirma-t-elle. – Si, si, et je vous en délivrerai, de même que je vous délivrerai de vos ennemis. Je les connais tous déjà, je les vois agir… je les surveille… l'un d'eux surtout, Arlette, le plus dangereux et le plus fourbe… » Il fut sur le point d'accuser Fagerault, et dans la pénombre il sentit qu'Arlette attendait ses paroles. Mais il ne les prononça point, car les preuves lui manquaient. « Le dénouement est proche, dit-il. Mais je ne dois pas le brusquer. Suivez votre route, Arlette. Je ne vous demande qu'une promesse, c'est de me revoir autant que cela sera nécessaire, et de vous arranger pour que je sois reçu, comme vous l'êtes, chez M. et Mme de Mélamare. – Je vous le promets… » Fagerault revenait. « Un mot encore, dit Jean. Vous êtes bien mon amie ? – Du plus profond de mon cœur. – Alors, à bientôt, Arlette. » Une voiture stationnait au bout de l'allée. Fagerault et d'Enneris se serrèrent de nouveau la main, et Arlette partit avec son fiancé. « Va, mon bonhomme, se dit Jean, pendant qu'ils s'éloignaient, va. J'en ai maté de plus difficiles que toi, et je jure Dieu que tu n'épouseras pas la femme que j'aime, que tu n'habiteras pas l'hôtel Mélamare, et que tu rendras le corselet de diamants. » Dix minutes après, Béchoux surprenait d'Enneris tout pensif, au même endroit. Le brigadier accourait, essoufflé, en compagnie de deux acolytes. « J'ai un tuyau. De la rue La Fayette, Laurence Martin a dû venir dans ces parages où elle a loué, il y a quelque temps, une sorte de remise. – Tu es prodigieux, Béchoux, fit d'Enneris. – Pourquoi ? – Parce que tu finis toujours par arriver au but. Trop tard, il est vrai… enfin, tu y arrives. – Que veux-tu dire ? – Rien. Sinon que tu dois poursuivre ces gens-là sans répit, Béchoux. C'est par eux que nous serons renseignés sur leur chef. – Ils ont donc un chef ? – Oui, Béchoux, et qui a pour lui une arme terrible. – Quoi ? – Une gueule d'honnête homme. – Antoine Fagerault ? Alors tu soupçonnes donc toujours ce type-là ? – Je fais plus que de le soupçonner, Béchoux. – Eh bien, moi, le brigadier Béchoux, ici présent, je te déclare que tu te mets le doigt dans l'œil. Je ne me trompe jamais sur la physionomie des gens. – Même sur la mienne », ricana d'Enneris, en le quittant. L'assassinat du conseiller municipal Lecourceux et les circonstances où il se produisit remuèrent l'opinion publique. Lorsqu'on sut, par les révélations de Béchoux, que l'affaire se rattachait à celle du corselet, que la boutique de la revendeuse à la toilette que l'on recherchait avait comme locataire en nom la demoiselle Laurence Martin, et que cette Laurence Martin était celle-là même à laquelle M. Lecourceux avait donné audience, tout l'intérêt, un moment assoupi, se réveilla. On ne parla plus que de Laurence Martin et du vieux qui boitait, complice et assassin. Les raisons du crime demeurèrent inexplicables, car il fut impossible de savoir exactement sur la rédaction de quel rapport Laurence Martin avait voulu influer par une offre d'argent. Mais tout cela semblait si bien combiné, et par des gens si exercés dans la pratique du crime, qu'on ne douta point que ce fussent les mêmes qui avaient agencé l'affaire du corselet de diamants, et les mêmes aussi qui avaient machiné le complot mystérieux contre M. de Mélamare et sa sœur. Laurence, le vieillard, la revendeuse, les trois associés redoutables, devinrent célèbres en quelques jours. Leur arrestation d'ailleurs paraissait imminente. D'Enneris revit Arlette chaque jour à l'hôtel Mélamare. Gilberte n'oubliait pas l'audace avec laquelle Jean l'avait fait évader et le rôle qu'il avait joué. Il reçut donc, sur la recommandation d'Arlette, le meilleur accueil auprès d'elle et auprès du comte. Le frère et la sœur avaient repris confiance dans la vie, quoique leur résolution de quitter Paris et de vendre leur hôtel fût définitive. Ils éprouvaient le même besoin de partir et considéraient comme un devoir de faire au destin hostile le sacrifice de la vieille maison familiale. Mais ce qui restait encore de leurs longues inquiétudes se dissipait au contact de la jeune fille et de leur ami Fagerault. Arlette apportait dans cette demeure, pour ainsi dire abandonnée depuis plus d'un siècle, sa grâce, sa jeunesse, la clarté de ses cheveux blonds, l'équilibre de sa nature et l'élan de son enthousiasme. Elle s'était fait aimer, à son insu et tout naturellement, de Gilberte et du comte, et d'Enneris comprit pourquoi, dans leur désir de la rendre heureuse, ils avaient cru concourir à une bonne action en appuyant les prétentions de Fagerault, de celui qu'ils considéraient comme leur bienfaiteur. Quant à lui, Fagerault, très gai, toujours de bonne humeur, expansif et insouciant, il exerçait sur eux une influence profonde, qu'Arlette semblait subir au même point. Il était vraiment le type de l'homme qui n'a pas d'arrière-pensée et qui s'abandonne à la vie en toute confiance et en toute sécurité. Aussi avec quelle attention anxieuse d'Enneris étudiait la jeune fille ! Il y avait entre elle et lui, malgré leur conversation affectueuse devant le garage de Levallois, une certaine gêne que Jean n'essayait pas de combattre. Et, cette gêne, il s'obstinait à croire qu'Arlette la conservait même en dehors de lui, et qu'elle ne se laissait pas aller au bonheur naturel d'une femme qui aime et dont le mariage approche. On n'eût point dit qu'elle envisageait l'avenir à ce point de vue, et que cet hôtel de Mélamare, qu'elle allait habiter, fût sa maison d'épouse. Lorsqu'elle en parlait avec Fagerault – et c'était tout le sujet de leurs conversations – ils semblaient aménager le siège social d'une œuvre philanthropique. C'est qu'en effet l'hôtel Mélamare, selon les projets d'Arlette, devenait le Foyer de la « Caisse dotale ». Là se réunirait le conseil d'administration. Là les protégées d'Arlette auraient leur salle de lecture. Le rêve d'Arlette, mannequin de chez Chernitz, se réalisait. Il n'était jamais question des rêves d'Arlette jeune fille. Fagerault était le premier à en rire. « J'épouse une œuvre sociale, disait-il. Je ne suis pas un mari, mais un commanditaire. » Un commanditaire ! Ce mot, chez d'Enneris, dominait toutes ses pensées dans leur évolution autour d'Antoine Fagerault. De si vastes projets, achat d'hôtel commandite, installations, révélaient une grosse fortune. D'où venait cette fortune ? Les renseignements, recueillis par le brigadier Béchoux auprès du consulat et de la légation argentine, établissaient qu'effectivement une famille Fagerault s'était installée à Buenos Aires une vingtaine d'années auparavant, et que le père et la mère étaient morts au bout de dix ans. Mais ces gens-là ne possédaient rien, et l'on avait dû rapatrier leur fils Antoine, un tout jeune adolescent à cette époque. Comment cet Antoine que, depuis, les Mélamare avaient connu assez pauvre, s'était-il, enrichi soudain ? Comment… sinon par le vol récent des merveilleux diamants de Van Houben ? L'après-midi et le soir, les deux hommes ne se quittaient pour ainsi dire pas. Chaque jour ils prenaient le thé chez les Mélamare. Tous deux pleins d'entrain, allègres et démonstratifs, ils se prodiguaient les marques de leur amitié et de leur sympathie, se tutoyaient à l'occasion et ne tarissaient pas d'éloges l'un sur l'autre. Mais de quel œil frémissant d'Enneris épiait son rival ! Et comme il sentait parfois le regard aigu de Fagerault qui le fouillait jusqu'au fond de l'âme ! De l'affaire, entre eux, il n'était jamais question. Pas un mot de cette collaboration que d'Enneris avait réclamée et qu'il eût refusée si l'autre l'avait offerte. En réalité, c'était un duel implacable, avec des assauts invisibles, des ripostes sournoises, des feintes, et une égale fureur contenue. Un matin, d'Enneris avisa, aux environs du square Laborde, bras dessus bras dessous, Fagerault et Van Houben qui paraissaient au mieux. Ils suivirent la rue Laborde et s'arrêtèrent devant une boutique fermée. Du doigt, Van Houben montra l'enseigne : « Agence Barnett et Cie ». Ils s'éloignèrent en parlant avec animation. « C'est bien cela, se dit Jean, les deux fourbes se sont acoquinés. Van Houben me trahit et raconte à Fagerault que d'Enneris n'est autre que l'ex-Barnett. Or un type de la force de Fagerault ne peut manquer, à bref délai, d'identifier Barnett et Arsène Lupin. En ce cas il me dénonce. Qui démolira l'autre, Lupin ou Fagerault ? » Cependant Gilberte prenait ses dispositions de départ. Jeudi le 28 avril (et l'on était au 15), les Mélamare devaient abandonner leur hôtel. M. de Mélamare signerait le contrat de vente et Antoine donnerait un chèque. Arlette préviendrait sa mère, les bans seraient publiés et le mariage aurait lieu vers le milieu de mai. Un peu de temps encore s'écoula. Une telle exécration lançait l'un contre l'autre d'Enneris et Fagerault que leur camaraderie affectée n'y résistait pas toujours. Malgré eux les deux hommes se laissaient aller, par instants, à prendre posture d'adversaires. Fagerault eut l'audace d'amener Van Houben au thé des Mélamare, et Van Houben marqua la plus grande froideur vis-à-vis de Jean. Il parla de diamants et déclara qu'Antoine Fagerault était sur la piste du voleur, et il dit cela avec un tel accent de menace que d'Enneris se demanda si le dessein de Fagerault n'était pas de le mettre en cause, lui, d'Enneris. La bataille ne pouvait tarder. D'Enneris, dont les idées s'appuyaient sur une réalité de plus en plus solide, en avait fixé la date et l'heure. Mais ne serait-il pas devancé ? Un fait dramatique se produisit qui lui parut de mauvais augure à ce sujet. Il avait pris à sa solde le portier du Mondial Palace où demeurait Fagerault et il savait par lui, et par Béchoux, d'ailleurs, dont la surveillance ne se démentait pas, que Fagerault ne recevait jamais ni lettres ni visites. Un matin, néanmoins, d'Enneris fut averti qu'on avait perçu quelques mots d'une communication téléphonique, très courte, échangée entre Fagerault et une femme. Rendez-vous était pris pour le soir à onze heures et demie dans le jardin du Champ-de-Mars, « à la même place que la dernière fois ». Le soir, dès onze heures, Jean d'Enneris rôda au pied de la tour Eiffel et dans les jardins. Il faisait une nuit sans lune et sans étoiles. Il chercha longtemps et ne rencontra pas Fagerault. Ce n'est guère avant minuit qu'il avisa, sur un banc, une masse épaisse qui lui parut être une femme ployée en deux, la tête presque sur les genoux. « Eh ! dites donc, cria Jean, on ne dort pas comme ça en plein air… Tenez, voilà qu'il pleut. » La femme ne remuait pas. Il se pencha, sa lampe électrique à la main, vit une tête sans chapeau, des cheveux gris et une mante qui traînait sur le sable. Il souleva la tête qui retomba aussitôt : il avait eu le temps de reconnaître, toute pâle, de la pâleur d'une morte, la marchande à la toilette, la sœur de Laurence Martin. L'endroit se trouvait à l'écart des allées centrales, au milieu de massifs, mais non loin de l'École militaire. Or, sur l'avenue, passaient deux agents cyclistes dont il attira l'attention d'un coup de sifflet, et qu'il appela au secours. « C'est bête ce que je fais, se dit-il. À quoi bon m'occuper de cela ? » Dès que les agents se furent approchés, il leur expliqua sa découverte. On dévêtit un peu la femme et l'on aperçut le manche d'un poignard planté au-dessous de l'épaule. Les mains étaient froides. La mort devait remonter à trente ou quarante minutes. Le sable, à l'entour, était piétiné, comme si la victime s'était débattue. Mais la pluie, qui commençait à tomber fortement, effaçait les traces. « Il faudrait une automobile, observa l'un des agents, et la porter au poste. » Jean s'offrit. « Amenez le corps jusqu'à l'avenue. Moi, je reviens avec une voiture : la station est tout près. Il se mit à courir. Mais, à la station, au lieu de monter dans le taxi, il se contenta d'avertir le chauffeur et de l'envoyer audevant des agents. Pour lui, il s'éloigna du côté opposé à vive allure. « Pas la peine de faire du zèle, se disait-il. On me demanderait mon nom. Je serais convoqué à l'instruction. Que de tracas pour un homme paisible ! Mais qui diable a tué cette revendeuse ? Antoine Fagerault, à qui elle avait donné rendez-vous ? Laurence Martin qui a voulu se débarrasser de sa sœur ? Il y a une chose de plus en plus évidente, c'est que la brouille est entre les complices. Avec cette hypothèse, tout s'explique, la conduite de Fagerault, ses plans, tout… » Le lendemain, les journaux de midi relatèrent en quelques lignes l'assassinat d'une vieille femme dans les jardins du Champ-de-Mars. Mais, le soir, double coup de théâtre ! La victime n'était autre que la marchande à la toilette de la rue SaintDenis, c'est-à-dire la complice de Laurence Martin et de son père… Et dans une de ses poches on avait recueilli un bout de papier qui portait ce nom tracé d'une écriture grossière et visiblement déguisée « Ars. Lupin. » En outre les agents cyclistes racontèrent l'épisode de l'homme trouvé près du cadavre et qui s'était prudemment esquivé. Aucun doute : Arsène Lupin se trouvait mêlé à l'affaire du corselet de diamants ! C'était absurde, et le public ne manqua pas de réagir. Arsène Lupin ne tuait jamais, et n'importe quel misérable pouvait avoir inscrit le nom d'Arsène Lupin. Mais quel avertissement pour Jean d'Enneris ! Combien le fait d'évoquer la silhouette de Lupin prenait de signification ! La menace était directe : « Abandonne la partie. Laisse-moi libre. Sinon je te dénonce, car j'ai en main toutes les preuves par lesquelles on remonte de d'Enneris à Barnett et de Barnett à Lupin. » Mieux que cela, ne suffisait-il pas de prévenir le brigadier Béchoux… Béchoux, toujours inquiet, qui ne subissait qu'avec impatience l'autorité de d'Enneris et qui saisirait avidement l'occasion d'une aussi magnifique revanche ? Or c'est ce qu'il advint. Sous prétexte de poursuivre l'enquête relative aux diamants, Antoine Fagerault, de même qu'il avait introduit Van Houben, amena Béchoux chez les Mélamare, et l'attitude gauche et compassée du brigadier avec d'Enneris ne pouvait laisser place à la moindre hésitation : pour Béchoux, d'Enneris devenait brusquement Lupin. Seul Lupin avait pu accomplir les exploits que Béchoux avait vu Barnett accomplir, et seul Lupin avait pu rouler Béchoux comme Béchoux avait été roulé ; Béchoux devait donc sans retard, et d'accord avec ses chefs de la Préfecture, préparer l'arrestation de Jean d'Enneris. Ainsi, chaque jour, la situation empirait. Fagerault, qui avait paru soucieux et désemparé à la suite de l'aventure du Champ-de-Mars, recouvrait son humeur habituelle, mais, volontairement ou non, prenait vis-à-vis de Jean une sorte de désinvolture dont l'arrogance se déguisait mal. On le sentait triomphant, comme un homme qui n'a plus qu'à lever le doigt pour que se déclenche tout le mécanisme de la victoire. Le samedi qui précéda le contrat de vente, il bloqua d'Enneris dans un coin et lui dit : « Eh bien, qu'est-ce que vous pensez de tout cela ? – De tout cela ? – Oui, de cette intervention de Lupin ? – Bah ! je suis plutôt sceptique à cet égard. – Tout de même, il y a des charges contre lui, et il paraît qu'on le file de près, et que sa capture n'est plus qu'une question d'heures. – Sait-on jamais ? Le personnage est malin. – Si malin qu'il soit, je ne sais pas comment il pourra s'en tirer. – Je vous avoue que je ne me tourmente pas pour lui. – Moi non plus, remarquez-le. Je parle en spectateur désintéressé. À sa place… – À sa place ?… – Je filerais à l'étranger. – Ce n'est pas le genre d'Arsène Lupin. – Alors j'accepterais une transaction. » D'Enneris s'étonna : « Avec qui ? et à propos de quoi ? – Avec le possesseur des diamants. – Ma foi, fit d'Enneris, en riant, étant donné ce qu'on sait de Lupin, je crois que les bases de transaction seraient faciles à déterminer. – Et ces bases ? – Tout pour moi. Rien pour toi. » Fagerault sursauta, croyant à une apostrophe directe. « Hein ? Que dites-vous ? – Je prête à Lupin une formule de réponse conforme à ses habitudes. Tout pour Lupin, rien pour les autres. » Fagerault rit de bon cœur à son tour, et sa physionomie était si loyale que d'Enneris s'irrita. Rien ne lui était plus désagréable que l'impression « bon enfant » qui se dégageait d'Antoine et qui attirait au jeune homme toutes les sympathies. Et l'anomalie apparaissait cette fois au moment même où Fagerault se croyait assez fort pour agir en provocateur. D'Enneris jugea bon d'engager le fer sans plus tarder, et, passant subitement du ton de la plaisanterie au ton d'hostilité, prononça : « Pas de phrases entre nous. Ou du moins le minimum. Trois ou quatre suffisent. J'aime Arlette. Vous aussi. Si vous persistez à l'épouser, je vous démolis. » Antoine parut stupéfait de l'algarade. Cependant, il répliqua, sans se démonter : « J'aime Arlette et je l'épouserai. – Donc, refus ? – Refus. Il n'y a aucune raison pour que je subisse des ordres que vous n'avez, vous, aucun droit à me donner. – Soit. Choisissons le jour de la rencontre. La signature du contrat de vente a lieu mercredi prochain, n'est-ce pas ? – Oui, l'après-midi, à six heures et demie. – J'y serai. – À quel titre ? – M. de Mélamare et sa sœur partent le lendemain. J'irai leur dire adieu. – Vous serez certainement le bienvenu. – Donc à mercredi. – À mercredi. » Au sortir de cet entretien, d'Enneris ne tergiversa pas. Restaient quatre jours. À aucun prix, il ne voulait courir le moindre risque durant cette période. Il fit donc un « plongeon » dans les ténèbres. On ne le vit plus nulle part. Deux inspecteurs de la Sûreté déambulèrent devant son rez-de-chaussée. D'autres surveillèrent la maison d'Arlette Mazolle, d'autres celle de Régine Aubry, d'autres la rue qui bordait le jardin des Mélamare. Aucune trace de Jean d'Enneris. Mais, durant ces quatre jours, caché dans une de ces retraites bien aménagées qu'il possédait à Paris, ou bien camouflé comme lui seul savait le faire, avec quelle fièvre il s'occupa de la bataille finale, concentrant toute son attention sur les derniers points qui demeuraient obscurs et agissant ensuite selon le résultat de sa méditation ! Jamais il n'avait senti plus vivement la nécessité d'être prêt, et l'obligation, en face d'un adversaire, d'envisager les pires éventualités. Deux expéditions nocturnes lui procurèrent certaines indications qui lui manquaient. Son esprit discernait à peu près nettement toute la chaîne des faits et toute la psychologie de l'affaire. Il connaissait ce qu'on appelait le secret des Mélamare, et dont les Mélamare n'avaient entraperçu qu'une face. Il savait la raison mystérieuse qui donnait tant de force aux ennemis du comte et de sa sœur. Et il voyait clairement le rôle joué par Antoine Fagerault. « Ça y est ! s'écria-t-il le mercredi à son réveil. Mais je dois bien savoir que, lui aussi, il doit se dire : « Ça y est ! » et que je peux me heurter à des périls que je ne soupçonne pas. Advienne que pourra ! » Il déjeuna de bonne heure, puis se promena. Il réfléchissait encore. Ayant traversé la Seine, il acheta un journal de midi qui venait de paraître, le déplia machinalement, et, tout de suite, fut attiré par un titre sensationnel, en tête de colonne. Il s'arrêta et lut posément : « Le cercle se rétrécit autour d'Arsène Lupin, et l'affaire évolue dans le nouveau sens que laissaient prévoir les derniers événements. On sait qu'un monsieur de tournure jeune et vêtu avec élégance cherchait, il y a quelques semaines, des renseignements sur une marchande à la toilette qu'il tâchait de retrouver. Cette femme, dont il se procura l'adresse, n'était autre que la revendeuse de la rue Saint-Denis. Or, le signalement de ce monsieur correspond exactement au signalement de l'individu que les agents cyclistes ont surpris au Champ-de-Mars près du cadavre, et qui s'est enfui sans avoir depuis donné signe de vie. À la Préfecture, on est persuadé qu'il s'agit d'Arsène Lupin. (Voir à la troisième page.) » Et à la troisième page, en dernière heure, cet entrefilet signé : « Un lecteur assidu. » « Le monsieur élégant que l'on poursuit s'appellerait, selon certaines informations, d'Enneris. Serait-ce le vicomte Jean d'Enneris, ce navigateur qui, soi-disant, a fait le tour du monde en canot automobile et dont on a fêté l'arrivée l'année dernière ? D'autre part, on est fondé à croire que le célèbre Jim Barnett, de l'agence Barnett et Cie, ne faisait qu'un avec Arsène Lupin. S'il en est ainsi, nous pouvons espérer que la trinité Lupin-Barnett-d'Enneris n'échappera pas longtemps aux recherches, et que nous serons débarrassés de cet insupportable individu. Pour cela, ayons confiance dans le brigadier Béchoux. » D'Enneris replia rageusement le journal. Il ne doutait pas que les conclusions du « lecteur assidu » ne provinssent d'Antoine Fagerault, lequel tenait toutes les ficelles de l'aventure et dirigeait le brigadier Béchoux. « Voyou ! grinça-t-il. Tu me le paieras… et un bon prix ! » Il se sentait mal à l'aise, gêné dans ses mouvements, et déjà comme traqué. Les passants avaient l'air de policiers qui le dévisageaient. N'allait-il pas s'enfuir, comme le lui avait conseillé Fagerault ? Il hésita, songeant aux trois moyens de fuite qu'il avait toujours à sa disposition : un avion, une auto, et, toute proche, sur la Seine, une vieille péniche. « Non, c'est trop bête, se dit-il. Un type comme moi ne flanche pas à l'heure de l'action. Ce qui est vexant, c'est que je vais être obligé, en tout état de cause, de lâcher mon joli nom de d'Enneris. Dommage ! Il était allègre et bien français. En outre, me voilà fichu comme gentleman navigateur ! » Inconsciemment néanmoins, obéissant à sa nature, il inspectait la rue contiguë au jardin. Personne. Aucun agent. Il contourna l'hôtel. Rue d'Urfé, rien de suspect non plus. Et il pensa que Béchoux et Fagerault, ou bien ne l'avaient pas cru capable d'affronter le danger – et ce devait être le désir secret de Fagerault – ou bien avaient pris toutes leurs mesures à l'intérieur de l'hôtel. Cette idée le cingla. Il ne voulait pas qu'on l'accusât de lâcheté. Il tâta ses poches, pour être bien sûr qu'il n'y avait pas laissé, par mégarde, un revolver ou un couteau, ustensiles qu'il qualifiait de néfastes. Puis il marcha vers la porte cochère. Une hésitation suprême : cette façade des communs, morose et sombre, ressemblait à un mur de prison. Mais la vision souriante, un peu ingénue, un peu triste, d'Arlette lui traversa l'esprit. Allait-il livrer la jeune fille sans la défendre ? Il plaisanta, en lui-même : « Non, Lupin, n'essaie pas de te donner le change. Pour défendre Arlette, tu n'as pas besoin d'entrer dans la souricière et de risquer ta précieuse liberté. Non. Tu n'as qu'à faire tenir au comte une toute petite missive où tu lui révéleras le secret des Mélamare et le rôle qu'Antoine Fagerault joue là-dedans. Quatre lignes suffisent. Pas une de plus. Mais, en réalité, rien ne t'empêchera de sonner à cette porte, pour la raison bien simple que cela t'amuse. C'est le danger que tu aimes. C'est la lutte que tu cherches. C'est le corps à corps avec Fagerault que tu veux. Tu succomberas peut-être à la tâche – car ils sont prêts à te recevoir, les gredins ! – mais, avant tout, cela te passionne de tenter la belle aventure et d'affronter l'ennemi sur son terrain, sans armes, seul, et le sourire aux lèvres… » Il sonna. Chapitre X Le coup de poing « Bonjour, François, dit-il, en pénétrant dans la cour d'un pas léger. – Bonjour, monsieur, fit le vieux domestique. Monsieur nous a quittés, ces jours-ci… – Mon Dieu, oui, dit Jean,. qui plaisantait souvent avec François, et qui pensa que le bonhomme n'était pas encore prévenu contre lui. Mon Dieu, oui ! Affaires de famille… héritage d'un oncle de province… un bon petit million. – Tous mes compliments, monsieur. – Bah ! je ne suis pas encore décidé à l'accepter. – Est-ce possible, monsieur ? – Mon Dieu, oui, c'est un million de dettes. » Jean fut content de cette innocente facétie qui lui prouvait son entière liberté d'esprit. Mais, à cet instant, il discerna un rideau de tulle qui se rabattit vivement à l'une des fenêtres de l'hôtel, pas assez vite cependant pour qu'il ne pût reconnaître la face du brigadier Béchoux, lequel veillait au rez-de-chaussée dans une pièce à usage de salle d'attente. « Je vois, dit Jean, que le brigadier est à son poste. Toujours l'enquête sur les diamants ? – Toujours, monsieur. Je me suis laissé dire qu'il y aurait du nouveau sous peu. Le brigadier a posté trois hommes. » Jean se réjouit. Trois gaillards choisis parmi les plus vigoureux… tout un corps de garde… quelle chance ! De telles précautions rendaient les siennes efficaces. Sans représentants de l'autorité, son plan s'écroulait. Il monta les six marches du perron, puis l'escalier. Dans le salon se trouvaient réunis le comte et sa sœur, Arlette, Fagerault et Van Houben, venu, également pour dire adieu. L'atmosphère était paisible, et ils avaient tous l'air de si bien s'entendre que d'Enneris eut encore une légère hésitation en pensant que deux ou trois minutes allaient suffire pour jeter la perturbation au milieu de ce bon accord. Gilberte de Mélamare l'accueillit avec affabilité. Le comte lui tendit gaiement la main. Arlette, qui causait à l'écart, vint vers lui, tout heureuse de le voir. Décidément aucune de ces trois personnes ne connaissait les nouvelles de la dernière heure, n'avait lu le journal du soir qu'il tenait en poche, et ne soupçonnait l'accusation lancée contre lui et le duel qui se préparait. En revanche, la poignée de main de Van Houben fut glaciale. Évidemment, celui-là savait. Quant à Fagerault, il ne bougea pas, et, assis entre les deux fenêtres, continua de feuilleter un album. Il y avait là tant d'affectation et de défi que Jean d'Enneris brusqua les choses et qu'il s'écria : « Le sieur Fagerault est absorbé par son bonheur et ne me voit même pas… ou ne veut pas me voir… » Le sieur Fagerault esquissa un geste vague, comme s'il eût accepté que le duel ne fût pas engagé sur-le-champ. Mais Jean ne l'entendait point ainsi, et rien ne pouvait faire qu'il ne prononçât pas les mots prémédités et n'accomplît pas les gestes voulus. Comme les grands capitaines, il estimait qu'il faut toujours prendre pour soi le bénéfice de la surprise et se jeter ainsi à travers les plans de l'adversaire. L'offensive, c'est la moitié de la victoire. Dès qu'il eut donné des explications sur son absence et qu'il se fut renseigné sur le départ du comte et de sa sœur, il saisit les deux mains d'Arlette et lui dit : « Et toi, ma petite Arlette, es-tu heureuse ? mais tout à fait heureuse, heureuse sans arrière-pensée, et sans regret ? heureuse comme tu mérites de l'être ? » Ce tutoiement, anormal en un pareil moment, produisit un effet de stupeur. Chacun comprit que d'Enneris avait agi dans une intention déterminée et qui n'avait rien de pacifique. Fagerault se leva, pâle, touché par la soudaineté de l'attaque, alors qu'il devait avoir tout combiné pour attaquer luimême, et à la minute choisie par lui. Le comte et Gilberte, choqués, avaient eu un haut-le-corps. Van Houben exhala un juron. Tous trois regardaient Arlette avant d'intervenir. Mais la jeune fille ne semblait pas s'offusquer, elle. Ses yeux souriants levés vers Jean, elle le regardait comme un ami à qui l'on accorde des privilèges particuliers. « Je suis heureuse, dit-elle. Tous mes projets vont être exécutés, et, grâce à cela, beaucoup de mes camarades se marieront selon leur inclination. » Mais d'Enneris n'avait pas ouvert les hostilités pour se contenter de cette tranquille affirmation. Il insista : « Il ne s'agit pas de tes camarades, petite Arlette, mais de toi, et de ton droit personnel à te marier selon ton cœur. Est-ce bien le cas, Arlette ? » Elle rougit et ne répondit point. Le comte s'écria : « Je suis vraiment étonné de cette question. Ce sont là des choses qui ne concernent qu'Antoine et sa fiancée. – Et il est inconcevable… commença Van Houben. – Il est encore plus inconcevable, interrompit d'Enneris avec douceur, que notre chère Arlette se sacrifie à ses idées généreuses et se marie sans amour. Car telle est bien la situation, et il faut que vous la connaissiez, monsieur de Mélamare, puisqu'il en est encore temps : Arlette n'aime pas Antoine Fagerault. Elle n'a même pour lui qu'une sympathie médiocre, n'est-ce pas, Arlette ? » Arlette baissa la tête, sans protester. Le comte, les bras croisés, suffoquait d'indignation. Comment se pouvait-il que d'Enneris, si correct et si réservé, fît preuve d'une telle grossièreté ? Mais Antoine Fagerault s'était avancé jusqu'à Jean d'Enneris, il avait perdu son expression insouciante et bon enfant, et, par un effet singulier, sous l'action de la colère, et peut-être aussi d'une peur confuse, il prenait un air d'une méchanceté imprévue. « De quoi vous mêlez-vous ? – De ce qui me regarde. – Les sentiments d'Arlette envers moi vous regardent ? – Certes, puisque son bonheur est en jeu. – Et, selon vous, elle ne m'aime pas ? – Fichtre non ! – Et votre intention ?… – Est d'empêcher ce mariage. » Antoine tressauta. « Ah ! vous vous permettez… Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je riposte, moi ! et sans ménagement ! vous allez voir ça… » Résolument il arracha le journal qui sortait de la poche de d'Enneris, le déplia sous les yeux du comte et s'exclama : « Tenez, cher ami, lisez cela, et vous verrez ce que c'est que ce monsieur. Lisez surtout l'article de la troisième page… L'accusation est nette… » Et, emporté par un élan furieux qui contrastait avec sa nonchalance habituelle, il lut lui-même, d'un trait, les réflexions implacables du « lecteur assidu ». Le comte et sa sœur écoutaient, confondus. Arlette fixait des yeux éplorés sur Jean d'Enneris. Celui-ci ne bronchait pas. Il jeta simplement, entre deux phrases : « Pas besoin de lire, Antoine. Pourquoi ne récites-tu pas par cœur, puisque c'est toi qui as composé ce joli réquisitoire ? » Fagerault achevait d'un ton de déclamation, et le doigt tendu vers Jean : « … on est fondé à croire que le célèbre Jim Barnett, de l'agence Barnett et Cie, ne faisait qu'un avec Arsène Lupin. S'il en est ainsi, nous pouvons espérer que la trinité Lupin-Barnettd'Enneris n'échappera pas longtemps aux recherches, et que nous serons débarrassés de cet insupportable individu. Pour cela, ayons confiance dans le brigadier Béchoux. » Le silence fut solennel. L'accusation frappait d'horreur le comte et Gilberte. Jean souriait. « Appelle-le donc, ton brigadier Béchoux. Car il faut que vous sachiez, monsieur de Mélamare, que le sieur Antoine a introduit ici Béchoux et ses alguazils, uniquement pour moi. J'avais annoncé ma visite, et l'on me sait fidèle à ma parole. Entre donc, mon vieux Béchoux. Tu es là qui t'agites derrière la tapisserie, ainsi que Polonius. C'est indigne d'un policier de ta valeur. » La tapisserie fut écartée. Béchoux entra, le visage résolu, mais avec l'aspect d'un homme qui n'usera de sa toutepuissance qu'au moment où il le jugera à propos. lui. « Relevez le défi, Béchoux ! Arrêtez-le. C'est le voleur des diamants. Il faut qu'il rende gorge. Après tout, vous êtes le maître ici ! » M. de Mélamare s'interposa. Van Houben, qui haletait d'impatience, se précipita vers « Un instant. Je désire que tout se passe chez moi dans le calme et dans l'ordre. » Et, s'adressant à d'Enneris : « Qui êtes-vous, monsieur ? Je ne vous demande pas de rétorquer les accusations de cet article, mais de me dire loyalement si je dois encore vous considérer comme le vicomte Jean d'Enneris… – Ou comme le cambrioleur Arsène Lupin », interrompit d'Enneris, en riant. Il se tourna vers la jeune fille. « Assieds-toi, ma petite Arlette. Tu es tout émue. Il ne faut pas. Assieds-toi. Et quoi qu'il advienne, sois sûre que tout finira bien, puisque c'est pour toi que je travaille. » Et, revenant au comte, il lui dit : « Je ne répondrai pas à votre question, monsieur de Mélamare, pour ce motif qu'il ne s'agit pas de savoir qui je suis, mais de savoir ce que c'est qu'Antoine Fagerault ici présent. » Le comte retint Fagerault qui voulait s'élancer, fit taire Van Houben qui parlait de ses diamants, et Jean continua : « Si je suis venu ici, sans que rien m'y obligeât, ayant en poche ce journal dont j'avais lu l'article, et sachant que Béchoux, stimulé par Fagerault, m'y attendait avec un mandat, c'est que le danger couru par moi me semblait beaucoup moins grand que le danger couru par notre chère Arlette… et couru par vous également et par Mme de Mélamare. Ce que je suis, c'est une affaire entre Béchoux et moi. Nous la réglerons à part. Ce qu'est Antoine Fagerault, voilà le problème urgent qu'il faut résoudre. » Cette fois, M. de Mélamare ne put contenir Fagerault, lequel, tout pantelant, vociférait : « Qui suis-je alors ? Réponds donc ! Ose répondre ! Qui suis-je, selon toi ! » Jean prononça, comme s'il commençait une énumération sur le bout de chacun de ses doigts : « Tu es le voleur du corselet… – Tu mens ! interrompit Antoine. Moi, le voleur du corselet ! » Jean continua avec flegme : « Tu es l'homme qui a enlevé Régine Aubry et Arlette Mazolle. – Tu mens ! – L'homme qui a dérobé les objets du salon. – Tu mens ! – Le complice de la revendeuse qui est morte dans le jardin du Champ-de-Mars. – Tu mens ! – Le complice de Laurence Martin et de son père. – Tu mens ! – Enfin, tu es l'héritier de cette race implacable qui, depuis trois quarts de siècle, persécute la famille de Mélamare. » Antoine tremblait de rage. À chacune des accusations, il haussait le ton. « Tu mens ! tu mens ! tu mens ! » Et, lorsque d'Enneris eut fini, il se planta tout contre lui, le geste menaçant, et balbutia d'une voix âpre : « Tu mens ! … Tu dis des choses au hasard… parce que tu aimes Arlette et que tu crèves de jalousie… Ta haine vient de là, et aussi de ce que je vois clair dans ton jeu depuis le début. Tu as peur. Oui, tu as peur, parce que tu devines que j'ai des preuves…, toutes les preuves possibles… (il frappait son veston à l'endroit du portefeuille), toutes les preuves que Barnett et d'Enneris, c'est Arsène Lupin… Oui, Arsène Lupin !… Arsène Lupin ! » Hors de lui, comme exaspéré par ce nom d'Arsène Lupin, il criait de plus en plus fort, et sa main se crispait à l'épaule de d'Enneris. Celui-ci, qui ne reculait pas d'une semelle, lui dit gentiment : « Tu nous casses les oreilles, Antoine. Ça ne peut pas durer comme ça. » Il fit une pause. L'autre ne cessait pas de hurler. « Tant pis pour toi, dit Jean. Je t'avertis pour la dernière fois : baisse le ton. Sans quoi, il va t'arriver quelque chose de fort désagréable. Tu persistes ? Allons, tu l'auras bien voulu, et je te prie de remarquer que j'y ai mis toute la patience nécessaire. Attention ! … » Ils étaient si près l'un de l'autre que leurs torses se heurtaient presque. Entre eux le poing de d'Enneris se fraya un chemin avec la vitesse d'un projectile et s'en vint frapper Fagerault à l'extrémité du menton. Fagerault vacilla, plia les jambes ainsi qu'une bête blessée, toucha du genou et s'étendit tout de son long. Dans le tumulte, parmi des clameurs de révolte, le comte et Van Houben voulurent s'emparer de Jean, tandis que Gilberte et Arlette cherchaient à soigner Antoine. De ses deux bras tendus, d'Enneris les écarta tous les quatre, et, les tenant à distance, interpella Béchoux d'une voix pressante : « Aide-moi, Béchoux. Allons, mon vieux camarade de bataille, un coup de main. Tu sais bien, toi qui m'as vu souvent à l'œuvre, que je n'agis pas à l'aveuglette, et que je dois avoir des raisons graves pour casser les vitres. Ma cause est la tienne, dans cette affaire. Aide-moi, Béchoux. » Impassible, le brigadier avait assisté à la scène, comme un arbitre qui juge les coups. et qui ne prend de décision qu'en connaissance de cause. Les événements se présentaient de telle façon qu'il ne pouvait manquer, d'un côté comme de l'autre, d'y trouver son bénéfice, et que le duel à mort qui venait de s'engager lui livrerait les deux combattants pieds et poings liés. Aussi les appels au vieux camarade de bataille le laissèrent complètement insensible. Béchoux était bien décidé à se conduire en réaliste. Il dit à d'Enneris : « Tu sais que j'ai trois hommes en bas ? – Je sais, et je compte sur toi pour les utiliser contre toute cette bande de fripouilles. – Et contre toi peut-être, ricana Béchoux. – Si le cœur t'en dit. Tu as tous les atouts en main aujourd'hui. Joue ta partie sans pitié. C'est ton droit et ton devoir. » Béchoux prononça, comme s'il obéissait à ses réflexions, alors qu'il subissait la volonté de d'Enneris : « Monsieur le comte de Mélamare, dans l'intérêt de la justice, je vous prie de patienter. Si les accusations lancées contre Antoine Fagerault sont fausses, nous ne tarderons pas à le savoir. En tout cas, je prends l'entière responsabilité de ce qui arrivera. » C'était laisser à d'Enneris toute latitude. Il en profita aussitôt pour accomplir l'acte le plus ahurissant que l'on pût concevoir. Il tira de sa poche un petit flacon rempli d'un liquide brunâtre et en versa la moitié sur une compresse toute préparée. Une odeur de chloroforme se dégagea. D'Enneris appuya ce masque sur le visage d'Antoine Fagerault et l'y attacha par un cordon passé autour de la tête. La chose était si extravagante, en opposition si forte avec ce que le comte pouvait permettre, qu'il fallut un nouvel effort de Béchoux pour apaiser M. de Mélamare et sa sœur. Arlette demeurait interdite, ne sachant que penser et les larmes aux yeux. Van Houben tempêtait. Cependant Béchoux, qui ne pouvait plus reculer, insista. : « Monsieur le comte, je connais l'individu. Je vous affirme que nous devons attendre. » dit : Et Jean, s'étant relevé, s'approcha de M. de Mélamare et lui « Je m'excuse sincèrement, monsieur, et je vous supplie de croire qu'il n'y a là, de ma part, ni caprice ni brutalité inutile. La vérité doit être découverte souvent par des moyens spéciaux. Or, cette vérité, c'est tout simplement le secret des machinations qui ont fait tant de mal à votre famille et à vous-même… Vous entendez, monsieur… le secret des Mélamare… Je le connais. Il ne tient qu'à vous de le connaître et de détruire le maléfice. Ne m'accorderez-vous pas les vingt minutes de confiance dont j'ai besoin ? Vingt minutes, pas davantage. » D'Enneris n'attendit même pas la réponse de M. de Mélamare. Son offre était de celles qu'on ne refuse pas. Il se tourna vers Van Houben, et d'un ton plus sec : « Toi, tu m'as trahi. Soit. Passons là-dessus. Aujourd'hui, veux-tu les diamants que cet homme t'as volés ? Si oui, cesse de grogner. Il te les rendra. » Restait le brigadier Béchoux. D'Enneris lui dit : « À ton tour, Béchoux. Voici ta part de butin. Je t'offre d'abord la vérité, cette vérité que tous les gens de la Préfecture cherchent vainement autour de toi, et que tu leur serviras toute chaude. Je t'offre ensuite Antoine Fagerault, que je te livrerai comme un cadavre, s'il ne marche pas droit. Et, en fin de compte, je t'offre les deux complices, Laurence Martin et son père. Il est quatre heures. À six heures exactement, tu les auras. Ça te va ? – Oui. – Donc, nous sommes d'accord. Seulement… – Seulement ? – Marche avec moi jusqu'au bout. Si, à sept heures du soir, je n'ai pas tenu toutes mes promesses, c'est-à-dire si je n'ai pas révélé le secret des Mélamare, éclairci toute l'affaire et livré les coupables, je jure sur l'honneur que je tendrai mon poignet au cabriolet de fer et que je t'aiderai à savoir qui je suis, d'Enneris, Jim Barnett, ou Arsène Lupin. En attendant, je suis l'homme qui a les moyens de dénouer la situation tragique où tout le monde s'agite. Béchoux, tu as un véhicule quelconque de la Préfecture, aux environs ? – Tout près d'ici. – Envoie-le chercher. Et toi, Van Houben, ton auto ? – J'ai dit à mon chauffeur d'être là à quatre heures. – Combien de places ? – Cinq. – Ton chauffeur est inutile. Qu'il s'en aille. Tu nous conduiras toi-même. » Il revint vers Antoine Fagerault, l'examina et l'ausculta. Le cœur fonctionnait bien. La respiration était régulière, la physionomie normale. Il consolida le masque, et conclut : « Il se réveillera dans vingt minutes. Juste le temps qu'il me faut. – Pour faire quoi ? interrogea Béchoux. – Pour arriver où nous devons arriver. – C'est-à-dire ? – Tu le verras. Allons. » Personne ne protestait plus. L'autorité de d'Enneris pesait sur tous. Mais, plus encore, ils subissaient peut-être l'action formidable qu'exerçait la personnalité d'Arsène Lupin. Le passé fabuleux de l'aventurier, ses exploits prodigieux s'ajoutaient au prestige qui émanait de d'Enneris lui-même. Confondus l'un dans l'autre, ils devenaient une puissance que l'on considérait comme capable de tous les miracles. Arlette regardait de ses yeux agrandis l'étrange personnage. Le comte et sa sœur palpitaient d'un espoir fou. « Mon cher d'Enneris, dit Van Houben, soudain retourné, je n'ai jamais changé d'opinion : vous seul pouvez me rendre ce qui m'a été volé. » Une voiture venait d'entrer dans la cour. On y installa Fagerault. Les trois agents prirent place autour de lui, et Béchoux leur dit, à voix basse : « Ouvrez l'œil… pas tant sur celui-là que sur d'Enneris, quand le moment sera venu… On le tient, on ne le lâchera pas, hein ? » Puis Béchoux rejoignit d'Enneris. M. de Mélamare avait téléphoné pour contremander le notaire. Gilberte avait mis un manteau et un chapeau. Ils montèrent avec Arlette dans l'auto de Van Houben. « Traverse la Seine au bout des Tuileries, ordonna Jean, et file à droite par la rue de Rivoli. » On se taisait. Avec quelle passion anxieuse Gilberte et Adrien de Mélamare attendaient les événements ! Pourquoi cette course en auto ? Vers quoi allait-on ? Comment la vérité se traduirait-elle ? D'Enneris murmura, d'un ton assourdi, en ayant l'air de se parler à soi-même plutôt que de renseigner ceux qui l'écoutaient : « Le secret des Mélamare ! combien j'y ai réfléchi ! Dès le début, dès l'enlèvement de Régine et d'Arlette, j'ai eu l'intuition qu'on se trouvait en face d'un de ces problèmes où le présent ne s'explique que par un passé déjà lointain… Et ces problèmes, tant de fois ils m'ont captivé ! et tant de fois je les ai résolus ! Un point me parut tout de suite hors de discussion : M. et Mme de Mélamare ne pouvaient être coupables. Dès lors devaiton croire que d'autres gens utilisaient leur hôtel pour l'exécution de leurs desseins ? Ce fut la thèse d'Antoine Fagerault. Mais l'intérêt de Fagerault était que l'on crût cela et que la justice s'égarât dans cette direction. Et, d'autre part, pouvait-on admettre qu'Arlette et que Régine eussent été amenées dans ce salon sans attirer l'attention de M. et de Mme de Mélamare, de François et de sa femme ? » Il se tut un moment. Adrien de Mélamare, penché sur lui, le visage crispé, chuchota : « Parlez… Parlez… je vous en supplie. » Il répondit lentement : « Non… ce n'est pas par paroles que vous devez apprendre la vérité… Ne me pressez pas… » Et il continuait : « Elle est si simple, cependant ! Je me demande comment elle ne s'est jamais présentée à l'esprit de ceux qui l'ont cherchée, ainsi qu'une ombre fuyante. Pour moi, l'étincelle a résulté du choc des quelques faits que j'ai rappelés. Ajoutons, si vous voulez, ces vols bizarres dont vous avez été victime, cette disparition de menus objets sans importance, qui semble inexplicable, et qui a une telle signification ! Car enfin, si l'on a volé des objets sans valeur réelle, c'est qu'ils ont une valeur spéciale pour ceux qui les volent ! » Il se tut de nouveau. Le comte eut un accès d'impatience. À l'instant de savoir, il était torturé par le besoin effréné de savoir tout de suite. Gilberte aussi souffrait vivement. D'Enneris leur dit : « Je vous en prie… Les Mélamare ont attendu plus d'un siècle. Qu'ils attendent encore quelques minutes ! Rien au monde ne peut plus s'interposer entre eux et la vérité qui les affranchira. » Il se tourna vers Béchoux et plaisanta : « Tu commences à comprendre, hein, mon vieux Béchoux ? ou du moins à entrevoir une toute petite lueur ? Non, ça n'y est pas encore ? Dommage… C'est un bien beau secret, original, savoureux, impénétrable, clair comme du cristal et obscur comme la nuit. Mais, n'est-ce pas ? les plus beaux secrets, c'est comme l'œuf de Christophe Colomb… il faut y penser. Tourne à gauche, Van Houben. Nous approchons. » On tourna par des rues étroites, irrégulières et enchevêtrées. Tout un vieux quartier de commerce et de petite industrie, avec des entrepôts et des ateliers établis dans de vieilles bâtisses. De temps à autre, on apercevait un balcon de fer forgé, de hautes fenêtres, et, par les portes grandes ouvertes, de larges escaliers à rampe de chêne. « Ralentis, Van Houben. Bien… Et puis arrête-toi tout doucement le long du trottoir de droite. Encore quelques mètres. Nous sommes arrivés. » Il descendit, aida Gilberte et Arlette à descendre. L'auto des policiers vint se ranger derrière celle de Van Houben. « Qu'ils ne bougent pas encore, dit Jean à Béchoux, et assure-toi qu'Antoine dort toujours. Tu le feras transporter dans deux ou trois minutes. » On se trouvait alors dans une rue sombre, orientée de l'ouest vers l'est, et bordée à gauche d'immeubles qui servaient de dépôt à des fabriques de pâtes et de conserves alimentaires. À droite, quatre petites maisons s'alignaient, toutes égales et semblables, pauvres d'aspect, et dont les fenêtres sans rideaux, et aux carreaux sales, ne donnaient pas l'impression qu'il y eût des habitants. Une porte basse se dessinait dans le vantail d'une porte cochère à deux battants, jadis verts mais absolument délavés, et où traînaient encore des lambeaux d'affiches électorales. Le comte et Gilberte regardaient, indécis et soucieux. Qu'allait-on faire là ? Qui venait-on y retrouver ? Comment concevoir que le mot de l'énigme pût être en cet endroit précis et derrière cette porte où il semblait que personne ne passât jamais ? D'Enneris tira de sa poche une clef fine, longue, brillante, de travail moderne, et qu'il introduisit dans une fente placée à hauteur d'un verrou de sûreté. Il observa ses compagnons et sourit. Ils étaient, tous quatre, pâles et contractés. Vraiment leur vie était suspendue aux moindres gestes de l'homme qui les dominait. Sans raison légitime, ils attendaient quelque chose d'extraordinaire, ne pouvaient concevoir qu'il en fût ainsi, mais se soumettaient à l'inévitable parce qu'Arsène Lupin tenait le rideau qui leur cachait encore le paysage inconnu. Alors il tourna la clef, et, s'effaçant devant eux, d'un coup les fit entrer. Gilberte poussa un cri de stupeur et s'appuya sur son frère. Celui-ci chancela. Jean d'Enneris dut les soutenir. Chapitre XI La Valnéry, fille galante Miracle incompréhensible ! Dix minutes après avoir quitté la cour d'honneur de l'hôtel Mélamare, on se retrouvait dans la cour d'honneur de l'hôtel Mélamare. Et cependant on avait traversé la Seine, et on ne l'avait traversée qu'une fois ! Et cependant on n'avait pas bouclé un circuit qui eût permis de retourner au point de départ. Et cependant, après avoir franchi une distance d'environ trois kilomètres depuis la rue d'Urfé (trois kilomètres, c'est-à-dire à peu près la longueur du Paris d'autrefois entre les Invalides et la place des Vosges), on pénétrait dans la cour d'honneur de l'hôtel Mélamare. Oui, un miracle ! Il fallait un effort de logique et de raison pour dédoubler les deux visions et pour que l'esprit s'installât tour à tour dans deux endroits différents. Le coup d'œil initial et la pensée instinctive ne faisaient des deux spectacles qu'un seul, qui était à la fois là-bas et ici, près des Invalides et près de la place des Vosges. Et cela provenait de ce fait qu'il n'y avait point seulement identité des choses, analogie absolue des lignes et des couleurs, similitude des deux façades d'hôtel qui s'élevaient au fond des deux cours d'honneur, mais qu'il y avait surtout ce que le temps avait créé, une même atmosphère, une même âme qui flottait entre les murs d'un rectangle étroitement limité, baigné par l'air un peu humide d'un fleuve proche. C'étaient évidemment les mêmes pierres de taille, apportées de la même carrière et sciées aux mêmes dimensions, mais elles avaient, en outre, reçu des années la même patine. Et les intempéries avaient donné aux mêmes pavés, dans le sillon d'herbe qui les encadrait par places, le même aspect séculaire, et aux toitures que l'on apercevait les mêmes teintes verdâtres. Gilberte murmura, toute défaillante : « Mon Dieu ! Est-ce possible ! » Et l'histoire de sa famille opprimée apparaissait aux yeux d'Adrien de Mélamare. D'Enneris les entraîna vers le perron. « Ma petite Arlette, dit Jean, rappelle-toi ton émoi le jour où je vous ai tous conduits dans la cour des Mélamare. Tout de suite, Régine et toi, vous reconnaissiez les six marches du perron que l'on vous avait fait monter. Or voici quelle était cette cour, et voici le véritable perron. – C'est le même », dit Arlette. À n'en pouvoir douter, c'était le même perron, vers lequel ils marchaient, le perron de la rue d'Urfé, composé des six mêmes degrés et surmonté de la même marquise à vitres dépareillées. Et ce fut, lorsqu'ils eurent pénétré dans la demeure mystérieuse, le même vestibule aux dalles de même provenance et de même disposition. « Les pas y font le même bruit », observa le comte dont la voix résonna de la façon même qu'elle résonnait là-bas, lorsqu'il entrait chez lui. Il eût voulu voir les autres pièces du rez-de-chaussée. D'Enneris, pressé par l'heure, ne le permit pas et leur fit monter les vingt-cinq marches de l'escalier qu'ornait un même tapis et que bordait la même rampe de fer ouvragé. Le palier… trois portes en face, comme là-bas… puis le salon… Et leur trouble fut aussi grand que dans la cour d'honneur. C'était plus encore que de l'atmosphère identique accumulée au creux d'une pièce, c'était l'identité absolue des meubles et des bibelots, la même usure des étoffes, la même nuance des tapisseries, les mêmes dessins du parquet, le même lustre, les mêmes girandoles, les mêmes entrées de commode, les mêmes bobèches, la même moitié de cordon de sonnette. « C'est bien ici, Arlette, qu'on a voulu t'enfermer, hein ? dit Jean. Comment ne te serais-tu pas trompée ? – C'est ici aussi bien que là-bas, répondit-elle. – C'est ici, Arlette. Voici la cheminée que tu as escaladée, la bibliothèque où tu t'es couchée. Viens voir la fenêtre par où tu t'es échappée. » À travers cette fenêtre, il lui montra le jardin planté d'arbustes et bordé de hautes murailles qui le dissimulaient aux voisins. À l'extrémité, se dressait le pavillon abandonné, et courait le mur plus bas que perçait la petite porte de service qu'Arlette avait pu ouvrir. « Béchoux, ordonna d'Enneris, amène-nous Fagerault ici. Il est préférable que ton auto vienne jusqu'au perron et que tes agents attendent ensuite. Nous aurons besoin d'eux. » Béchoux se hâta. Le bruit de la porte cochère retentit selon le même grondement qu'à la rue d'Urfé. L'auto résonna de la même manière. En montant, Béchoux dit vivement à l'un de ses hommes : « Tu installeras tes deux camarades en bas, dans le vestibule, et tu fileras jusqu'à la Préfecture où tu demanderas pour moi trois agents de secours. Service urgent. Tu les amèneras et tu les feras asseoir sur les premières marches de l'escalier du sous-sol dont la porte est là. Nous n'aurons peut-être pas besoin d'eux. Mais la précaution est utile. Et surtout pas un mot d'explication à la Préfecture. Gardons pour nous tout le bénéfice du coup de filet. Compris ? » On déposa Antoine Fagerault sur un fauteuil. D'Enneris referma la porte. Le délai de vingt minutes qu'il avait demandé ne devait pas être dépassé de beaucoup à ce moment. Et de fait, Antoine commençait à s'agiter. D'Enneris dénoua son masque et le jeta par la fenêtre. Puis, s'adressant à Gilberte : « Ayez l'obligeance, madame, de mettre à l'écart votre chapeau et votre vêtement. Vous ne devez pas vous considérer comme étant ici, madame, mais comme étant chez vous, dans l'hôtel de la rue d'Urfé. Pour Antoine Fagerault, nous n'avons pas quitté la rue d'Urfé. Et j'insiste de la façon la plus pressante pour que personne ne prononce une parole qui soit en contradiction avec ce que je dirai. Vous êtes tous, et plus que moi, intéressés à ce que le but que nous poursuivons ensemble soit atteint. » Antoine respira plus profondément. Il porta la main à son front comme pour chasser ce sommeil insolite qui l'accablait. D'Enneris ne le quittait pas des yeux. Le comte ne put s'empêcher de dire : « Alors cet homme serait l'héritier de la race ?… – Oui, fit d'Enneris, de cette race que vous avez toujours pressentie. D'un côté les Mélamare, pensiez-vous, de l'autre leurs persécuteurs invisibles et inconnus. C'était juste, mais insuffisant. L'énigme n'était complète, et par conséquent explicable, que si l'on dédoublait, non seulement ce que j'appellerai l'interprétation du drame, mais aussi le décor lui-même de ce drame, et chacune des pièces qui le constituent, et chacun des meubles qui le composent. Il fallait bien se dire qu'Arlette et Régine avaient réellement vu les objets qui étaient dans votre salon, mais que, réellement, c'étaient ceux-ci que leurs yeux avaient contemplés. » Il s'interrompit et regarda autour de lui pour s'assurer que tout était bien comme il voulait que ce fût. Et c'est dans cette atmosphère attentive, au milieu de gens maintenus de gré ou de force dans un certain état d'esprit, qu'Antoine Fagerault s'éveilla peu à peu de sa torpeur. La dose de chloroforme était faible. Il recouvra vivement toute sa conscience, du moins assez de conscience pour réfléchir à ce qui s'était passé. Il se souvint du coup de poing reçu. Mais à partir de cet instant, il n'y avait que des ténèbres dans sa mémoire, et il ne put rien discerner de ce qui avait suivi, ni deviner qu'il avait été endormi. Il articula, songeusement : « Qu'y a-t-il ? Il me semble que je suis courbaturé et que beaucoup de temps s'est écoulé depuis… – Ma foi, non, fit d'Enneris, en riant. Dix minutes, pas davantage. Mais nous commencions à nous étonner. Vois-tu un champion de boxe qui resterait évanoui sur le ring pendant dix minutes pour un méchant coup de poing ? Excuse-moi. J'ai frappé plus fort que je n'aurais voulu. » Antoine lui lança un coup d'œil furieux. « Je me rappelle, dit-il, tu enrageais parce que, sous ton déguisement, j'avais découvert Lupin. » D'Enneris parut désolé. « Comment ! tu en es encore là ! Si ton sommeil n'a duré que dix minutes, en revanche les événements ont marché. Lupin, Barnett, comme c'est vieux ! Personne, ici, ne s'intéresse plus à ces bêtises ! – Qu'est-ce qui intéresse ? demanda Antoine en interrogeant les visages impassibles de ceux qui avaient été ses amis et dont les regards le fuyaient. – Qu'est-ce qui intéresse ? s'écria Jean. Mais ton histoire ! uniquement ton histoire et celle des Mélamare, puisqu'elles ne font qu'une. – Elles ne font qu'une ? – Parbleu ! et peut-être aurais-tu quelque avantage à l'écouter, car tu ne la connais que partiellement et non dans son ampleur. » Durant les quelques paroles échangées entre les deux hommes, chacun des assistants avait tenu le rôle de silence et d'acquiescement exigé par d'Enneris. Tous se faisaient complices, et aucun d'eux n'avait l'air d'avoir quitté le salon de la rue d'Urfé. Si le moindre doute se fût insinué dans l'esprit d'Antoine Fagerault, il lui eût suffi d'observer Gilberte et son frère pour être sûr qu'il se trouvait chez eux. « Allons, dit-il, raconte. J'aimerais bien connaître mon histoire vue et interprétée par toi. Ensuite ce sera mon tour. – De raconter la mienne ? – Oui. – D'après les documents que tu as dans ta poche ? – Oui. – Tu ne les as plus. » Antoine chercha son portefeuille et mâchonna un juron. « Voyou ! tu l'as volé. – Je t'ai déjà dit que nous n'avons pas le temps de nous occuper de moi. Toi seul, et c'est assez. Maintenant, le silence. » Antoine se contint. Il croisa les bras, et, la tête tournée de façon à ne pas voir Arlette, il affecta une attitude distraite et dédaigneuse. Dès lors il parut ne plus exister pour d'Enneris. C'est à Gilberte et à son frère que celui-ci s'adressa. L'heure était venue d'exposer, dans son ensemble et dans ses détails, le secret des Mélamare. Il le fit, sans phrases inutiles, en termes précis, et non pas comme on imagine une hypothèse selon des faits interprétés, mais comme on raconte une histoire d'après des documents indiscutables. « Je m'excuse si je dois remonter un peu haut dans les annales de votre famille. Mais l'origine du mal est plus lointaine que vous ne pensiez, et lorsque vous étiez obsédés par les deux dates sinistres où sont morts tragiquement vos deux aïeux innocents, vous ignoriez que ces deux dates étaient déterminées par une petite aventure plus ou moins sentimentale qui se place aux trois quarts du XVIIIe siècle, c'est-à-dire à une époque où votre hôtel était déjà construit, n'est-ce pas ? depuis vingt-cinq ans. – Oui, approuva le comte, une des pierres de la façade porte la date de 1750. – Or, c'est en 1772 que votre aïeul François de Mélamare, père de celui qui fut général et ambassadeur, grand-père de celui qui mourut dans sa cellule, le remeubla et en fit ce qu'il est exactement aujourd'hui, n'est-ce pas ? – Oui. Tous les comptes des travaux sont entre mes mains. – François de Mélamare venait d'épouser la fille d'un riche financier, la très belle Henriette qu'il aimait éperdument et de qui il était fort aimé, et il voulait qu'elle eût un cadre digne d'elle. D'où les dépenses qu'il fit, sans prodigalités inutiles d'ailleurs, mais avec discernement et en s'adressant aux meilleurs artistes. François et la tendre Henriette, selon son expression, furent très heureux ensemble. Aucune femme ne semblait au jeune mari plus belle que la sienne. Rien ne lui semblait de meilleur goût et de plus charmant que les œuvres d'art et les meubles qu'il avait choisis ou commandés pour orner son intérieur. Il passait son temps à les ranger, et à les cataloguer. « Or, cette vie calme et de plaisirs tout intimes, si elle persista pour la comtesse que l'éducation de ses enfants absorbait, se trouva par la suite quelque peu désorganisée du côté de François de Mélamare. La mauvaise chance voulut qu'il s'amourachât d'une fille de théâtre, la Valnéry, toute jeune, jolie, spirituelle, ayant un très petit talent et de très grandes ambitions. En apparence, aucun changement. François de Mélamare gardait à sa femme toute son affection, tout son respect et, comme il le disait, les sept huitièmes de son existence. Mais chaque matin, de dix heures à une heure, sous prétexte de promenade ou de visites aux ateliers de peintres célèbres, il allait dîner avec sa maîtresse. Et il prenait de telles précautions que la tendre Henriette n'en sut jamais rien. « Une seule chose altérait la satisfaction de l'époux volage, c'était de quitter son cher hôtel de la rue d'Urfé, situé au cœur du faubourg Saint-Germain, et ses bibelots bien-aimés, pour s'établir dans une vulgaire maison où nulle joie ne contentait ses yeux. Infidèle sans remords à sa femme, il souffrait de l'être à sa demeure. Et c'est ainsi que, à l'autre bout du Paris d'alors, dans un quartier d'anciens marais où de riches bourgeois et de grands seigneurs érigeaient leurs maisons de campagne, il fit construire un hôtel en tous points semblable à celui de la rue d'Urfé et qu'il meubla exactement de la façon qu'il avait meublé celui-ci. Le dehors différait, afin que nul ne pût découvrir cette fantaisie de gentilhomme. Mais une fois qu'il avait pénétré dans la cour d'honneur de la Folie-Valnéry, comme il appela sa nouvelle demeure, François pouvait croire que sa vie reprenait dans le milieu qu'il s'était arrangé. La porte se refermait avec le même bruit. « La cour offrait aux pieds des pavés d'égale provenance, le perron les mêmes marches, le vestibule les mêmes dalles, chaque pièce les mêmes meubles et les mêmes objets. Rien ne le choquait plus dans ses goûts, ni dans ses habitudes. Il était de nouveau chez lui. Il s'y occupait de même façon. Il y continuait ses classements, ses catalogues et ses inventaires, et sa manie devenait telle qu'il n'eût pas souffert que la moindre babiole manquât à l'appel, d'un côté ou de l'autre, ou ne gardât pas sa place coutumière. « Raffinement délicat, volupté subtile, mais qui devaient, hélas ! le conduire à sa perte et rendre tragique le destin de sa race, durant plusieurs générations. L'anecdote avait passé de bouche en bouche et courait peu à peu les salons et les ruelles. On en jasait : Marmontel, l'abbé Galiani et l'acteur Fleury y font allusion en termes voilés dans leurs mémoires ou dans leurs lettres. Si bien que la Valnéry, que François jusqu'alors avait réussi à tenir dans l'ignorance, en fut avertie. « Fort offensée, croyant avoir sur son amant un empire sans bornes, elle le contraignit à choisir, non pas entre elle et sa femme, mais entre ses deux hôtels. François n'hésita pas : il choisit son hôtel de la rue d'Urfé et il écrivit à sa maîtresse ce joli billet que Grimm nous a transmis : « J'ai dix ans de plus, belle Florinde, vous aussi. « Ce qui nous fait vingt ans de liaison. Au bout de vingt ans, n'est-il pas préférable de se tirer la révérence ? » « Il tira donc sa révérence à la Valnéry, en lui laissant l'hôtel de la rue Vieille-des-Marais, et il dit adieu à ses bibelots, avec d'autant moins de regrets qu'il retrouvait ceux-ci chez lui, et qu'il se donnait cette fois sans partage à Henriette. « Le courroux de la Valnéry fut extrême. Elle fit irruption dans l'hôtel de la rue d'Urfé un jour où, par bonheur, Henriette était absente, et tempêta si bien que François la poussa dehors avec force bourrades et injures. « Dès lors, elle ne pensa plus qu'à se venger. Trois ans plus tard, la Révolution éclatait. Enlaidie, hargneuse, mais riche encore, elle y joua un rôle, épousa un sieur Martin de l'entourage de Fouquier-Tinville, dénonça le comte de Mélamare qui n'avait pu se résoudre à déloger, et, quelques jours avant Thermidor, le fit monter sur l'échafaud ainsi que la tendre Henriette. » D'Enneris s'arrêta. On avait écouté ardemment le curieux récit auquel, seul, Fagerault paraissait indifférent. Le comte de Mélamare prononça : « L'histoire intime de notre aïeul n'est pas venue jusqu'à nous. Mais nous savions, en effet, par tradition orale, qu'une dame Valnéry, actrice de bas étage, l'avait dénoncé ainsi que notre arrière-grand-mère. Pour le reste, tout s'est perdu dans la tourmente, et les archives de notre famille ne nous ont légué que des registres de comptes et des inventaires minutieux. – Mais le secret, reprit d'Enneris, demeura vivant dans la mémoire de la dame Martin. Veuve (car l'ami de FouquierTinville fut à son tour guillotiné), elle s'installa dans l'ancienne Folie-Valnéry et vécut fort retirée, avec un fils qu'elle avait eu de son mariage, et à qui elle enseigna la haine du nom de Mélamare. La mort de François et de sa femme ne l'avait point assouvie, et la gloire que l'aîné de la famille, Jules de Mélamare, s'acquit à l'armée sous Napoléon, et, plus tard, sous la Restauration, dans de grands postes diplomatiques, fut pour elle une cause sans cesse renouvelée de rage et de rancune. Acharnée à sa perte, elle le guetta toute sa vie, et, lorsque, chargé d'honneurs, il rouvrit l'hôtel de la rue d'Urfé, elle organisa le complot ténébreux qui devait le mener en prison. « Jules de Mélamare succomba aux preuves effroyables accumulées contre lui. Il était accusé d'un crime qu'il n'avait pas commis, mais qui avait été commis dans un salon qui fut reconnu comme le sien, parmi des meubles qui étaient les siens, en face d'une tapisserie qui était la sienne. Pour la seconde fois, la Valnéry se vengeait. « Vingt-deux ans plus tard, elle mourait, presque centenaire. Son fils l'avait précédée dans la tombe. Mais elle laissait un petit-fils âgé de quinze ans, Dominique Martin, qu'elle avait dressé à la haine et au crime, et qui savait par elle ce qu'on pouvait faire avec le secret du double hôtel Mélamare. Il le prouva en ourdissant à son tour, avec une maîtrise infinie, la machination qui détermina le suicide d'Alphonse de Mélamare, officier d'ordonnance de Napoléon III, accusé d'avoir assassiné deux femmes dans un salon qui ne pouvait être que celui de la rue d'Urfé. Ce Dominique Martin, c'est le vieillard tragique que cherche la justice, et c'est le père de Laurence Martin. Le véritable drame commence. » Selon l'expression de d'Enneris, le véritable drame commençait. Auparavant, ce n'était que prologue et préparation. Voilà que l'on sortait de ces temps lointains où toute histoire prend figure de légende, pour entrer dans la réalité d'aujourd'hui. Les acteurs existaient encore. Le mal qu'ils faisaient, on en sentait la blessure directe. D'Enneris continua : « Ainsi deux êtres seulement relient le dernier quart du XVIIIe siècle aux premières années du XXe. Par-dessus tout un siècle, la maîtresse de François de Mélamare donne la main au meurtrier du conseiller municipal Lecourceux. Elle lui passe la consigne. Elle lui insuffle son ressentiment. « L'ouvre reçoit une impulsion nouvelle… La haine est égale. Mais ce qu'il y a en Dominique Martin d'exécration atavique et instinctive s'allie avec une force qui, jusqu'ici, n'avait pas joué, le besoin d'argent. Le coup exécuté contre Alphonse de Mélamare, officier d'ordonnance, se doublait de rapine et d'escroquerie. Mais le bénéfice recueilli, de même que l'héritage de l'aïeule, tout cela, Dominique l'a tout de suite dilapidé. Il vit donc d'expédients et de vols. Seulement, comme il n'a plus pour soutenir ses entreprises cette sorte d'alibi que lui fournissait l'hôtel de la rue d'Urfé, comme cet hôtel est clos, barricadé, et que la famille de Mélamare, durant plus d'une génération, s'est réfugiée en province, il ne peut monter aucune affaire de grande envergure et moins encore attaquer ses ennemis héréditaires. « Je ne saurais dire au juste quels furent, à cette époque, les moyens d'existence de Dominique et le détail des opérations assez peu fructueuses qu'effectuent quelques amis enrôlés sous sa direction. Il s'est marié, dès le début, avec une très honnête femme, qui meurt de chagrin, semble-t-il, lui laissant trois filles, Victorine, Laurence et Félicité, lesquelles grandissent et s'élè- vent comme elles peuvent dans l'hôtel de la Valnéry. De bonne heure, Victorine et Laurence le secondent dans ses expéditions. Félicité, qui tient de sa mère une nature probe, s'enfuit plutôt que d'obéir, épouse un brave homme du nom de Fagerault, et le suit en Amérique. Une quinzaine d'années s'écoulent. Les affaires ne marchent pas bien. À aucun prix, Dominique et ses deux filles ne veulent vendre le vieil hôtel, seul reliquat de l'héritage. Ni cession, ni même hypothèques. Il faut rester libre, être chez soi, et à même de profiter de la première occasion. Et comment ne pas espérer ? L'autre hôtel, celui de la rue d'Urfé, s'est ouvert de nouveau. Le comte Adrien de Mélamare et sa sœur Gilberte oublient les leçons redoutables du passé et viennent habiter Paris. Ne pourrait-on pas utiliser leur présence et recommencer contre eux ce qui a réussi contre Jules et Alphonse de Mélamare ? « C'est à ce moment que le destin se prononce. Félicité, celle des filles de Dominique qui s'est exilée en Amérique, meurt à Buenos Aires, ainsi que son mari. Un fils est né de leur union. Il a dix-sept ans. Il est pauvre. Que fera-t-il ? L'envie lui prend de connaître Paris. Un beau jour, sans crier gare, il sonne chez son grand-père et chez ses tantes. La porte s'entrebâille : « – Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ? « – Antoine Fagerault. » À l'appel de son nom, Antoine Fageault, qui dissimulait mal l'intérêt croissant qu'il prenait à la sombre histoire de sa famille, tourna légèrement la tête, haussa les épaules, et ricana : – Qu'est-ce que c'est que tous ces commérages ? Où as-tu ramassé ton tas de vilenies ? La Valnéry ? l'hôtel de la rue Vieille-des-Marais ? Les deux maisons ?… Jamais entendu parler de toutes ces bêtises… Vrai, tu en as de l'invention. » D'Enneris ne releva pas l'interruption d'Antoine. Méthodiquement, il poursuivit : « Antoine Fagerault arrive en France, ne connaissant du passé que ce qu'on peut et ce qu'on veut lui en raconter, c'est-àdire pas grand-chose. C'est un bon jeune homme, intelligent, qui adorait sa mère et qui ne demande qu'à vivre selon les principes qu'elle lui a inculqués. Son grand-père et ses tantes se gardent bien de le prendre de front. Ils gagnent du temps, ayant vite deviné que le jeune homme, si doué qu'il soit, est nonchalant, paresseux et fort enclin à la dissipation. Sur ce chapitre, au lieu de le retenir, ils l'encouragent. Amuse-toi, mon petit, va dans le monde. Fais-toi des relations utiles. Dépense de l'argent. Quand il n'y en a plus on en trouve. Antoine dépense, joue, s'endette et, peu à peu, à son insu, glisse vers certaines compromissions, jusqu'au jour où ses tantes lui annoncent qu'on est ruiné et qu'il faut travailler. L'aînée des deux sœurs, Victorine, ne travaille t-elle pas, elle ? Ne tient-elle pas boutique de revendeuse, rue Saint-Denis ? « Antoine renâcle. Travailler ? N'y a-t-il pas mieux à faire quand on a vingt-quatre ans, qu'on est adroit comme lui, sympathique et joli garçon, et que la vie vous a débarrassé de quelques scrupules gênants ? Sur quoi, les deux sœurs le mettent au courant du passé, lui racontent l'histoire de François de Mélamare et de la Valnéry, lui révèlent le secret des deux hôtels semblables, et, sans faire allusion aux assassinats, lui indiquent la possibilité de quelque affaire fructueuse. Deux mois plus tard, Antoine a si bien manœuvré qu'il s'est présenté à la comtesse de Mélamare et son frère Adrien, et dans des conditions si favorables pour lui qu'il est introduit dans l'hôtel de la rue d'Urfé. Dès lors, l'affaire est toute trouvée. La comtesse Gilberte vient de divorcer. Elle est jolie, riche. Il épousera la comtesse. » En cet endroit du réquisitoire, Fagerault protesta d'un ton véhément : « Je ne rétorque pas tes calomnies idiotes. Ce serait m'abaisser. Mais il est une chose que je n'accepte pas, c'est que tu dénatures les sentiments que j'avais pour Gilberte de Mélamare. – Je ne dis pas non, concéda Jean, sans répondre directement. Le jeune Fagerault est un peu romanesque à l'occasion, et de bonne foi. Mais avant tout, pour lui, c'est une affaire en perspective. Et, comme il faut tenir le coup, paraître à son aise, avoir un portefeuille garni, il exige de ses tantes, à la grande colère du vieux Dominique, que l'on vende quelques bribes du mobilier de l'actrice Valnéry. Et, durant une année, discrètement, il fait sa cour. Peine perdue. À cette époque, le comte n'a guère confiance en lui. Mme de Mélamare, un jour où il se montre trop hardi, sonne son domestique et le met à la porte. « C'est l'écroulement de ses rêves. Tout est à recommencer, et dans quelles conditions ! Comment sortir de la misère ? L'humiliation, la rancune démolissent en lui ce qui restait d'influence maternelle, et par cette brèche s'infiltrent tous les mauvais instincts de la lignée Valnéry. Il jure de prendre sa revanche. En attendant, il bricole de droite et de gauche, voyage, escroque, fait des faux, et, lorsqu'il passe par Paris, la bourse plate, vend des meubles, malgré d'effroyables discussions avec le grand-père. La vente de ces meubles, signés Chapuis, et leur expédition à l'étranger, n'en avons-nous pas retrouvé les preuves chez un antiquaire, Béchoux et moi ? « L'hôtel se vide peu à peu. Qu'importe ? L'essentiel, c'est de le conserver et de ne toucher ni au salon, ni à l'apparence de l'escalier, du vestibule et de la cour. Oh ! pour cela, les sœurs Martin sont intransigeantes. Il faut que la similitude entre les deux salons soit absolue, sinon tout peut se découvrir si jamais on dresse l'embûche. Elles possèdent le double des inventaires et des catalogues de François de Mélamare, et elles n'admettent pas qu'un objet manque à l'appel. « Laurence Martin surtout est acharnée. Elle tient de son père et de la Valnéry les clefs de la rue d'Urfé, c'est-à-dire les clefs de l'hôtel Mélamare. À diverses reprises, la nuit, elle y pénètre. Et c'est ainsi que, un jour, M. de Mélamare s'aperçoit que certaines petites choses ont disparu. Laurence est venue. Elle a coupé un cordon de sonnette, parce que, chez elle, la moitié de ce même cordon n'existe plus. Elle a dérobé une bobèche et une entrée de commode, parce que, chez elle, ces mêmes objets ont été égarés. Et ainsi de suite. Butin sans valeur ? Certes, au point de vue intrinsèque. Mais il y a sa sœur aînée, Victorine. Et, pour celle-ci, qui est revendeuse, tout a une valeur. Elle écoule une partie des objets au marché aux Puces, où le hasard me conduit, une autre dans sa boutique où m'amènent mes recherches et où j'aperçois enfin Fagerault. « À ce moment tout va mal. Plus le sou chez les Martin. On ne mange même pas à son appétit. Il n'y a presque plus rien à vendre, et, autour de ce qui reste, le grand-père fait bonne garde. Que va-t-on devenir ? C'est alors que s'organise à l'Opéra, avec force réclames, la grande fête de charité. Dans le cerveau inventif de Laurence Martin germe l'idée d'un coup le plus audacieux : on volera le corselet de diamants. « Ah merveille ! Antoine Fagerault s'enflamme. En vingtquatre heures, il prépare tout. Le soir venu, il pénètre dans les coulisses, met le feu à ses gerbes de fausses fleurs, enlève Régine Aubry et la jette dans une auto volée. Coup de maître qui aurait pu ne pas avoir d'autres suites que l'escamotage du corselet, effectué dans l'auto. Mais Laurence Martin a voulu plus que cela, elle. L'arrière-petite-fille de la Valnéry n'a pas oublié. Pour donner à l'aventure toute sa signification héréditaire, elle a voulu que le vol fût exécuté dans le salon de la rue Vieille-des- Marais, dans ce salon qui est pareil à celui des Mélamare. N'estce pas l'occasion, en effet, si l'on est découvert, de diriger l'enquête vers la rue d'Urfé et de renouveler contre le comte actuel ce qui a réussi contre Jules et Alphonse de Mélamare ? « Le vol, donc, a lieu dans le salon de la Valnéry. Comme la comtesse, Laurence exhibe à son doigt une bague à trois petites perles disposées en triangle. Comme la comtesse, elle est vêtue d'une robe prune garnie de velours noir. Comme le comte, Antoine Fagerault porte des guêtres claires… Deux heures après, Laurence Martin s'introduit chez les Mélamare et cache la tunique d'argent dans un des livres de la bibliothèque où, quelques semaines plus tard, preuve irrécusable, le brigadier Béchoux, amené par moi, la trouve. Le comte est arrêté. Sa sœur se sauve. Pour la troisième fois, les Mélamare sont déshonorés. C'est le scandale, la prison, bientôt le suicide, et, pour les descendants de la Valnéry, l'impunité. » Personne n'avait interrompu les explications de Jean. Il les poursuivait d'un ton plus sec, scandant les phrases avec la main, et chacun revivait la ténébreuse histoire dont les péripéties se déroulaient enfin dans la logique et dans la clarté. Antoine se mit à rire, et son rire fut assez naturel. « C'est très amusant. Tout cela se tient bien. Un vrai roman-feuilleton avec rebondissements et coups de théâtre. Tous mes compliments, d'Enneris. Par malheur, en ce qui me concerne, et sans même insister sur ma soi-disant parenté avec les Martin et sur l'ignorance absolue où je suis de ce second hôtel dont tu parles et qui n'existe que dans ton imagination fertile, par malheur mon rôle est rigoureusement le contraire de celui que tu m'attribues. Je n'ai jamais enlevé personne, ni volé aucun corselet de diamants. Tout ce que mes amis Mélamare, tout ce qu'Arlette, tout ce que Béchoux et toi-même vous avez pu voir de mes actes, n'est que probité, désintéressement, assistance et amitié. Tu tombes mal, d'Enneris. » Objection juste, par certains côtés, et qui ne manqua pas de frapper le comte et sa sœur. La conduite extérieure de Fagerault avait toujours été irréprochable. Et, d'autre part, il pouvait ignorer l'existence de ce second hôtel. D'Enneris ne se déroba pas et répondit, toujours de manière indirecte : « Il y a des figures qui trompent et des manières d'être qui vous induisent en erreur. Pour moi, je ne me suis jamais laissé prendre à l'air loyal du sieur Fagerault. Dès la première fois où je l'aperçus dans la boutique de sa tante Victorine, je pensai que c'était lui notre adversaire, et lorsque, le soir, dissimulé derrière la tapisserie ainsi que Béchoux, je l'écoutai parler, mon doute devint une certitude. Le sieur Fagerault jouait un rôle. Seulement j'avoue que, précisément, à partir du jour où je le vis, sa conduite me dérouta. Voilà que, tout à coup, cet adversaire semblait en contradiction avec lui-même et avec les plans que je lui attribuais. Voilà qu'il défendait les Mélamare au lieu de les attaquer, et que, en quelque sorte, il changeait de camp. Que se passait-il donc ? Oh ! une chose fort simple. Arlette, notre jolie et douce Arlette, était entrée dans sa vie. » Antoine haussa les épaules en riant. « De plus en plus drôle. Voyons, d'Enneris, est-ce qu'Arlette pouvait changer ma nature ? et faire que je sois le complice de gredins que je poursuivais avant toi et que je traquais ? » D'Enneris répondit : « Arlette était entrée dans sa vie depuis quelque temps déjà. Vous vous rappelez, monsieur de Mélamare, que, attiré par la ressemblance d'Arlette avec une fille que vous avez eue et qui est morte, vous l'avez suivie plusieurs fois. Or, Antoine, qui vous surveillait souvent, soit directement, soit par l'intermédiaire de ses tantes, remarqua celle que vous suiviez, l'accompagna de loin jusqu'à sa demeure, rôda dans l'ombre, et même essaya de l'aborder, un soir qu'elle était sortie. La curiosité du début devenait un sentiment plus vif qui croissait à chaque rencontre. N'oublions pas que le sieur Antoine est un sentimental capable de mêler des rêves romanesques à ses spéculations. Mais c'est aussi un amoureux qui n'aime pas rester en chemin. Enhardi par l'enlèvement de Régine, il n'hésite pas. D'accord avec Laurence Martin, et bien que celle-ci estime l'acte dangereux, il enlève Arlette. Il comptait ainsi la séquestrer, la tenir à sa disposition, et profiter d'un jour de lassitude. Espoir vain. Arlette s'enfuit. Il éprouve alors un vrai désespoir. Oui, durant quelques jours, il souffre réellement. Il ne peut plus se passer d'elle. Il veut la voir. Il veut se faire aimer. Et, un beau soir, ayant brusquement bouleversé tous ses projets, il vient trouver Arlette et sa mère. Il se présente comme ancien ami des Mélamare. Il affirme que le comte et la comtesse sont innocents. Arlette veut-elle l'aider à prouver cette innocence ? « Vous voyez, n'est-ce pas, monsieur de Mélamare, le parti qu'il va tirer de ce nouveau jeu, et comment il s'en acquitte. D'un coup, il a gagné les sympathies d'Arlette, heureuse de réparer son erreur, il collabore avec elle, il conquiert la reconnaissance de votre sœur, la persuade de se livrer à la justice, lui offre un plan de défense et la sauve ainsi que vous. Tandis que, déconcerté, je perds mon temps à réfléchir, il est chez lui dans votre salon. On le fête comme un bon génie. Il propose des millions (qu'est-ce que ça lui coûte ?) pour donner corps aux rêves généreux d'Arlette et, soutenu par ceux qu'il a tirés du gouffre, il obtient d'Arlette une promesse de mariage. » Chapitre XII Arsène Lupin Antoine s'était approché. Toute sa conduite était mise en lumière avec une telle violence, sans qu'un seul acte demeurât dans l'ombre, qu'il commençait à perdre son air d'indifférence ironique. Il faut se rappeler, en outre, que le chloroforme l'a mis en état de dépression physique, que son système nerveux est ébranlé, et surtout qu'il se bat avec un adversaire dont il ne soupçonnait ni la puissance ni la documentation à son égard. Planté en face de Jean, il frémissait d'une colère qu'il ne pouvait exhaler, et, contraint par une force supérieure à la sienne d'écouter jusqu'au bout, il balbutiait des phrases rageuses. « Tu mens ! Tu n'es qu'un misérable ! C'est la jalousie qui te dresse contre moi. – Peut-être, s'écria d'Enneris, en se tournant brusquement vers lui, et en acceptant enfin ce duel direct qu'il refusait jusqu'ici. Peut-être, puisque j'aime aussi Arlette. Mais tu n'avais pas que moi comme ennemi. Tes vrais ennemis maintenant, ce sont tes complices d'autrefois. C'est ton grand-père, ce sont tes tantes, lesquels demeurent inébranlablement fidèles au passé, tandis que toi tu essaies de te régénérer. – Je ne les connais pas, ces complices ! s'exclama Antoine Fagerault, ou je ne les connaissais alors que comme adversaires, et je luttais pour les écarter. – Tu luttais parce qu'ils te gênent, que tu as peur d'être compromis, et que tu aurais voulu les réduire à l'impuissance. Mais des malfaiteurs, ou plutôt des maniaques comme eux, rien ne pouvait les désarmer. Ainsi il y a un projet municipal qui consiste à élargir dans le quartier dit du Marais un certain nombre de rues, dont la rue Vieille-des-Marais. S'il est exécuté, la nouvelle rue passe à travers l'hôtel de la Valnéry. Or, cela, ni Dominique Martin ni ses filles ne peuvent l'admettre. La vieille demeure est intangible. C'est la chair de leur chair, le sang de leurs veines. Tout plutôt qu'une destruction qui leur semble un sacrilège. Laurence Martin entame des pourparlers avec un conseiller municipal de réputation assez équivoque. Prise au piège, elle s'enfuit, et le vieux Dominique tue M. Lecourceux d'un coup de revolver. – Qu'en savais-je ? protesta Antoine. C'est toi qui m'as appris cet assassinat. – Soit. Mais l'assassin était ton grand-père, et Laurence Martin sa complice ! Et le jour même, ils dirigent leurs attaques vers celle que tu aimes et qu'ils ont condamnée. En effet, si tu n'avais pas connu Arlette, et si ta volonté n'était pas de l'épouser malgré eux, tu n'aurais pas trahi la cause de la famille. Tant pis pour Arlette. Lorsque quelqu'un vous gêne, on le supprime. Attirée dans un garage isolé, Arlette eût été brûlée vive par le feu qu'ils allument, si tu n'étais arrivé à temps. – Donc, en ami d'Arlette ! proféra Fagerault, et en ennemi acharné de ces gredins. – Oui, mais ces gredins, c'est ta famille. – Mensonge ! – C'est ta famille. Tu as beau, le soir même, au cours d'une scène que tu as avec eux et dont j'ai les preuves, leur reprocher leurs crimes et hurler que tu ne veux pas tuer, tu as beau leur défendre de toucher à un seul des cheveux d'Arlette, tu es solidaire de ton grand-père et de tes tantes. – On n'est pas solidaire de bandits ! protesta Fagerault, qui, à toutes les attaques, cédait du terrain. – Si, quand on a été leur complice, qu'on a volé avec eux. – Je n'ai pas volé. – Tu as volé les diamants, et, qui plus est, tu les gardes pour toi, et cachés. La part de butin qu'ils te réclament, tu la leur refuses. Et c'est là aussi ce qui vous jette les uns contre les autres, comme frappés de démence. Entre vous, c'est la guerre à mort. Traqués par la justice, effrayés, croyant que tu es capable de les livrer, ils abandonnent leur hôtel et se réfugient dans un pavillon de banlieue qui leur appartient. Mais ils ne lâchent pas prise. Ils veulent les diamants ! Et ils veulent sauver la demeure de la race ! Et ils t'écrivent ou te téléphonent. Deux nuits de suite, il y a rendez-vous dans les jardins du Champ-de-Mars. On ne s'accorde pas ! Tu refuses de partager et tu refuses de renoncer à ton mariage. Alors les trois emploient l'argument suprême : ils essaient de te tuer. Dans l'ombre du jardin, la lutte est implacable. Plus jeune et plus fort, tu en sors vainqueur, et Victorine Martin te serrant de trop près, tu t'en débarrasses d'un coup de couteau. » Antoine chancela et devint livide. L'évocation de cette minute effroyable le bouleversait. Son front dégouttait de sueur. « Désormais, il semble que tu n'as plus rien à craindre. Sympathique à tous, confident de M. et Mme de Mélamare, ami de Van Houben, conseiller de Béchoux, tu es le maître de la situation. Tes desseins ? Te délivrer du passé en laissant exproprier et détruire l'hôtel de la Valnéry. Rompre définitivement avec les Martin, que tu indemniseras au moment voulu. Rede- venir honnête. Épouser Arlette. Acheter l'hôtel de la rue d'Urfé. Et, de la sorte, réunir en toi les deux races ennemies et jouir, sans remords et sans appréhension, de cette demeure et de ces meubles dont les « doubles » ne seront plus prétexte à vol et à forfait. Voilà ton but. « Un seul obstacle, moi ! moi, dont tu connais l'hostilité et dont tu n'ignores pas les sentiments pour Arlette. Aussi, par excès de prudence, et pour ne rien laisser au hasard, tu prends tes précautions et tu cherches à me compromettre. N'est-ce pas le meilleur moyen de te garantir ? N'est-ce pas te défendre que d'accuser ? Et, comme tu as eu soin d'inscrire le nom d'Arsène Lupin sur un papier que tu glisses dans la poche de la revendeuse, tu joues de cette corde nouvelle. Arsène Lupin, c'est Jean d'Enneris. Tu le proclames dans les journaux. Tu lances Béchoux contre moi. De nous deux qui gagnera la partie ? Qui des deux fera que l'autre soit arrêté le premier ? Toi, évidemment, n'est-ce pas ? Tu es tellement sûr de la victoire que tu me provoques ouvertement. Le dénouement approche. C'est une question d'heures, une question de minutes. Nous sommes l'un en face de l'autre, et sous les yeux de la police, Béchoux n'a qu'à choisir entre nous. Le danger est si pressant pour moi que je sens la nécessité de prendre du champ, comme on dit, et de t'envoyer un coup de poing bien placé. » Antoine Fagerault jeta un regard autour de lui, cherchant un soutien, une sympathie. Mais le comte et sa sœur, ainsi que Van Houben, l'observaient durement. Arlette semblait absente, Béchoux avait un air implacable de policier qui tient sa proie. Il eut un frisson, et cependant se redressa, cherchant encore à faire face à l'ennemi. « Tu as des preuves ? – Vingt. Depuis huit jours, je vis dans l'ombre des Martin, que j'ai réussi à dénicher. J'ai des lettres de Laurence à toi et de toi à Laurence. J'ai des carnets de notes, une sorte de journal écrit par Victorine Martin, la revendeuse, où elle raconte toute l'histoire de la Valnéry et votre histoire à tous. Et pourquoi n'as-tu pas encore donné tout cela à la police ? balbutia Antoine en désignant Béchoux du doigt. – Parce que je voulais d'abord te convaincre devant tous de fourberie et d'ignominie, et parce que je voulais ensuite te laisser un moyen de salut. – Lequel ? – Rends les diamants. – Mais je ne les ai pas ! s'écria Antoine Fagerault avec un sursaut de fureur. – Tu les as. Laurence Martin t'en accuse. Ils sont cachés. – Où ? – Dans l'hôtel de la Valnéry. » Antoine s'exaspéra : « Tu le connais donc, cet hôtel inexistant ? Tu la connais cette demeure mystérieuse et fantastique ? – Parbleu ! Le jour où Laurence a voulu acheter le conseiller municipal, chargé d'un rapport, et où j'ai su que ce rapport concernait l'élargissement d'une rue, il m'a été facile, connaissant la rue, de trouver l'emplacement d'un vaste hôtel ayant cour par-devant et jardin par-derrière. – Eh bien, pourquoi ne nous as-tu pas conduits là-bas ? Si tu voulais me confondre et me réclamer les diamants que j'y ai cachés, pourquoi ne sommes-nous pas chez la Valnéry ? – Nous y sommes, déclara tranquillement d'Enneris. – Qu'est-ce que tu dis ? – Je dis qu'il m'a suffi d'un peu de chloroforme pour t'endormir et pour te conduire ici, avec M. et Mme de Mélamare. –Ici ? – Oui, chez la Valnéry. – Mais nous ne sommes pas chez la Valnéry ! Nous sommes rue d'Urfé. – Nous sommes dans le salon où tu as dévalisé Régine et mené Arlette. – Ce n'est pas vrai… Ce n'est pas vrai… marmotta Antoine, éperdu. – Hein ? ricana d'Enneris, faut-il que l'illusion soit parfaite pour que toi-même, l'arrière-petit-fils de la Valnéry et le petitfils de Dominique Martin, tu t'y laisses prendre ! – Ce n'est pas vrai ! Tu mens ! Ce n'est pas possible ! » reprenait Fagerault en s'efforçant de discerner entre les objets certaines différences qui n'existaient pas. Et Jean, impitoyable, reprenait : « C'est ici ! C'est ici que tu as vécu avec les Martin ! Presque tout l'hôtel est vide. Mais cette pièce a tous ses meubles. L'escalier, la cour ont conservé leur aspect séculaire. C'est l'hôtel de la Valnéry. – Tu mens ! tu mens ! bégayait Antoine, torturé. – C'est ici. L'hôtel est cerné. Béchoux est venu de là-bas avec nous. Ses agents sont dans la cour et dans le sous-sol. C'est ici, Antoine Fagerault ! C'est ici que Dominique et que Laurence Martin, obsédés tous deux par la vieille demeure fatidique, revinrent de temps à autre. Veux-tu les voir ? Hein ? Veux-tu assister à leur arrestation ? – Les voir ? – Dame ! si tu les vois apparaître, tu admettras bien qu'ils apparaissent chez eux et que nous sommes dans la rue Vieilledes-Marais, et non dans la rue d'Urfé. – Et on va les arrêter ? – À moins, plaisanta d'Enneris, que Béchoux s'y refuse… Sur la cheminée, la pendule sonna six coups de sa petite voix aigrelette. Et d'Enneris prononça : « Six heures ! Tu sais comme ils sont exacts. Je les ai entendus, l'autre nuit, qui se promettaient de faire un tour chez eux à six heures exactement. Regarde par la fenêtre, Antoine. Ils entrent toujours par le fond du jardin. Regarde. » Antoine s'était approché et regardait malgré lui à travers les rideaux de tulle. Les autres aussi, inclinés sur leurs chaises, cherchaient à voir, immobiles et anxieux. Et, près du pavillon abandonné, la petite porte par où Arlette s'était enfuie fut poussée lentement. Dominique entra d'abord, puis Laurence. « Ah ! c'est effroyable… chuchota Antoine. Quel cauchemar ! – Ce n'est pas un cauchemar, ricana d'Enneris. C'est une réalité. M. Martin et Mlle Martin font un tour dans leur domaine. Béchoux, veux-tu avoir l'obligeance de disposer tes acolytes au-dessous de cette pièce ? Tu sais ? la salle aux vieux pots de fleurs. Surtout pas de bruit. À la moindre alerte, M. Martin et Mlle Martin s'évanouiraient comme des ombres. L'hôtel est truqué, je t'en avertis, et il y a, sous le jardin, une issue dérobée qui file vers la rue déserte et qui débouche dans une écurie voisine. Il faut donc attendre qu'ils soient à dix pas des fenêtres. Vous sauterez alors sur eux et vous les tiendrez ficelés, dans la salle. » Béchoux sortit en hâte. On entendit du vacarme audessous. Puis ce fut le silence. Là-bas, le père et la fille avançaient à pas comptés, avec cette allure des criminels qui n'est peut-être point l'inquiétude, mais qui est l'attention continue où l'on devine l'effort habituel des yeux et des oreilles et le raidissement de tous les nerfs. « Oh ! c'est effroyable », répéta Antoine. Mais surtout l'émotion de Gilberte était à son comble. Elle contemplait avec une angoisse indicible la marche lente des deux misérables. Pour elle et pour son frère, qui pouvaient se croire dans leur salon de la rue d'Urfé, Dominique et Laurence étaient les représentants de cette race qui les avait tellement fait souffrir. Ils semblaient sortir du passé ténébreux et venir, une fois de plus, à l'assaut des Mélamare pour les acculer, une fois de plus, au déshonneur et au suicide. Gilberte glissa de son siège et tomba à genoux. Le comte serrait les poings avec fureur. « Je vous en conjure, ne bougez pas, fit d'Enneris. Toi, non plus, Fagerault. – Épargne-les ! supplia celui-ci. Emprisonnés, ils se tueront. Ils me l'ont dit bien souvent. – Et après ? N'ont-ils pas fait assez de mal ? » Maintenant on les voyait tous deux bien en face, à quinze ou vingt pas. Ils offraient la même expression austère, plus cruelle chez la fille, plus impressionnante chez le père dont la figure anguleuse, dépouillée de toute humanité, n'avait plus d'âge. D'un coup, ils s'arrêtèrent. Du bruit ? Quelque chose qui avait remué quelque part ? Ou bien était-ce l'instinct du danger ? Rassurés, ils repartirent en même temps. Et ce fut soudain comme une meute qui s'abattit sur eux. Trois hommes avaient bondi et les tenaient à la gorge et aux poignets avant qu'il leur fût loisible d'esquisser un mouvement de fuite ou de résistance. Pas un cri. Quelques secondes après, ils disparaissaient, entraînés vers le sous-sol. Dominique et Laurence, si longtemps recherchés, héritiers invisibles de tant de forfaits demeurés sans châtiment, étaient aux mains de la justice. Il y eut un moment de silence. Gilberte, agenouillée, priait. Adrien de Mélamare sentait que la pierre du tombeau se soulevait et qu'il pouvait enfin respirer largement. Puis d'Enneris se pencha sur Antoine Fagerault et le saisit à l'épaule. « C'est ton tour, Fagerault. Tu es le dernier descendant, celui qui représente la race maudite, et, comme les deux autres, tu dois payer la dette séculaire. » Il ne restait plus rien de l'être heureux en apparence et si insouciant qu'était Antoine Fagerault. En quelques heures, il avait pris un visage de détresse et de ruine. Il tremblait de peur. Arlette s'approcha et implora d'Enneris. « Sauvez-le, je vous en prie. – Il ne peut pas être sauvé, fit d'Enneris. Béchoux veille. – Je vous en prie, répéta la jeune fille… Il vous suffit de vouloir. – Mais c'est lui qui ne veut pas, Arlette. Il n'a qu'un mot à dire, et il refuse. » Dans un sursaut d'énergie, Antoine se releva. Que dois-je faire ? – Où sont les diamants ? » Et comme Antoine hésitait, Van Houben, hors de lui, le rudoya. « Les diamants, tout de suite ! … Sinon, c'est moi qui te démolis. – Ne perds pas de temps, Antoine, ordonna d'Enneris. Je te le répète, l'hôtel est cerné. Béchoux est en train de répartir ses hommes, et ils sont plus nombreux que tu ne crois. Si tu veux que je t'arrache à lui, parle. Les diamants ? » Il le tenait par un bras, Van Houben par l'autre. Antoine demanda : « J'aurai ma liberté ? – Je te le jure. – Que deviendrai-je ? – Tu t'en iras en Amérique. Van Houben t'enverra cent mille francs à Buenos Aires. – Cent mille ! Deux cent mille ! s'écria Van Houben qui aurait tout promis, quitte à ne pas tenir… Trois cent mille ! » Antoine hésitait encore. « Dois-je appeler ? dit Jean. – Non… non… attends… voilà… Eh bien, soit… je consens. – Parle. » À voix basse, Antoine articula : « Dans la pièce à côté… dans le boudoir. – Pas de blagues ! dit Jean, cette pièce est vide. Tous les meubles ont été vendus. – Sauf le lustre. Le vieux Martin y tenait plus qu'à tout. – Et tu as caché les diamants dans un lustre ! – Non. Mais j'ai remplacé un certain nombre des plus petits cristaux dans la couronne de dessous… un sur deux, exac- tement, et j'ai attaché les diamants avec de petits fils de fer, pour faire croire qu'ils étaient percés et enfilés comme les autres pendeloques du lustre. – Bigre ! c'est rudement fort ce que tu as fait là ! s'exclama d'Enneris. Tu remontes dans mon estime. » Avec l'aide de Van Houben, il écarta la tapisserie et ouvrit la porte. Le boudoir était vide en effet ; du plafond, seulement, pendait un lustre du XVIIIe tout en chaînettes de cristaux taillés. « Eh bien, quoi ? fit d'Enneris, avec étonnement. Où sontils ? » Tous trois ils cherchaient, la tête en l'air. Puis Van Houben bégaya, d'une voix défaillante : « Je n'aperçois rien… les chaînettes de la couronne inférieure sont incomplètes. Voilà tout. – Mais alors ?… » dit Jean. Van Houben revint prendre une chaise, la posa sous le lustre et grimpa. Presque aussitôt, il manqua de perdre l'équilibre et de tomber. Il bredouillait : « Arrachés !… On les a volés encore une fois. » Antoine Fagerault semblait ahuri. « Non… voyons… ce n'est pas admissible. Laurence aurait trouvé ?… – Parbleu, oui ! gémit Van Houben qui pouvait à peine s'exprimer… Vous avez mis un diamant de deux places en deux places, n'est-ce pas ? – Oui… j'en fais le serment. – Eh bien, les Martin ont tout pris… Tenez, les fils de fer ont été coupés un à un par une pince… C'est une catastrophe !… On n'a jamais rien vu de pareil ! … À la minute où l'on pouvait croire… » Il retrouva subitement la voix, se mit à courir et s'enfuit vers le vestibule en hurlant : « Au voleur ! au voleur ! Attention, Béchoux, ils ont mes diamants ! Qu'on les force à parler, les gredins ! … On n'a qu'à leur tordre les poignets et à leur écraser les pouces avec des tenailles. » D'Enneris rentra dans le salon, rabattit la tapisserie et dit à Antoine, en le dévisageant : « Tu m'assures que tu avais mis les diamants à cet endroit ? – Dans la nuit même, et ils y étaient encore à ma dernière visite, il y a une semaine, un jour où je savais les deux autres dehors. » Arlette s'était avancée et murmurait : « Croyez-le, Jean, je suis certaine qu'il dit la vérité. Et, de même qu'il a tenu sa promesse, vous tiendrez la vôtre. Vous le sauverez. » D'Enneris ne répondit pas. La disparition des bijoux semblait le déconcerter, et il répétait entre ses dents : « Bizarre… C'est à n'y rien comprendre. Puisqu'ils avaient les diamants, pourquoi revenir ?… Où les ont-ils cachés eux-mêmes ?… » Mais l'incident ne pouvait retenir plus longtemps son attention, et, comme le comte de Mélamare et sa sœur le pressaient avec autant d'insistance qu'Arlette d'agir en faveur d'Antoine, il changea soudain d'expression, et, le visage souriant, leur dit : « Allons ! je vois que le sieur Fagerault, malgré tout, vous inspire encore de la sympathie. Il n'est pourtant pas reluisant, le sieur Fagerault. Eh bien, voyons, redresse-toi, mon vieux ! tu as l'air d'un condamné à mort. C'est Béchoux qui te fait peur ? Pauvre Béchoux ! Veux-tu que je te montre comment on se débarrasse de lui, comment on glisse entre les mailles d'un filet, et comment, au lieu d'aller en prison, on s'arrange pour aller coucher en Belgique, dans un bon lit ? » Il se frotta les mains. « Oui, en Belgique, et cette nuit même ! … Le programme te plaît, hein ? Alors, je frappe les trois coups. » Il frappa trois fois du pied le parquet. Au troisième coup, la porte s'ouvrit brusquement, et Béchoux surgit d'un bond. « On ne passe pas », cria-t-il. Si d'Enneris plaisantait, si l'irruption de Béchoux au signal indiqué lui parut une chose extrêmement drôle, dont il ne manqua point de rire, il n'en fut pas de même pour les autres qui demeurèrent confondus. Béchoux referma la porte, et, tragique, solennel, comme il l'était toujours en ces moments-là : La consigne est absolue. Personne ne sortira de l'hôtel sans ma permission. – À la bonne heure, approuva d'Enneris, qui s'assit confortablement. J'aime l'autorité. Ce que tu dis est idiot, mais tu le dis avec conviction. Fagerault, tu entends ? Si tu veux aller te promener, il faut d'abord lever le doigt et demander la permission au brigadier. » Tout de suite Béchoux se mit en colère et s'écria : « Assez de blagues, toi. Nous avons un compte à régler ensemble, et plus sérieux que tu ne penses. » D'Enneris se mit à rire. « Mon pauvre Béchoux, tu es grotesque. Pourquoi traiter tout cela en drame, alors que, par ta présence, tu poses la situation en plein comique. Entre Fagerault et moi tout est réglé. Par conséquent, pas besoin de jouer ton rôle de grand policier et de brandir ton mandat. – Qu'est-ce que tu chantes ? Qu'est-ce qui est réglé ? – Tout. Fagerault n'a pas pu nous livrer les diamants. Mais, puisque le vieux Martin et sa fille sont à la disposition de la justice, on est sûr de les avoir. » Béchoux déclara sans vergogne : « Je me fous des diamants ! – Ce que tu es grossier ! d'aussi vilaines expressions devant des dames ! En tout cas, nous sommes tous d'accord ici, la question des diamants ne se pose plus, et, sur les insistances du comte de Mélamare, de la comtesse et d'Arlette, j'ai résolu d'être indulgent pour Fagerault. – Après tout ce que tu nous as raconté de lui ? ricana Béchoux. Après l'avoir démasqué et démoli comme tu l'as fait ? – Que veux-tu ? Il m'a sauvé la vie, un jour. Ça ne s'oublie pas, ça. En outre, ce n'est pas un mauvais garçon. – Un bandit ! – Oh ! un demi-bandit, tout au plus, adroit sans grandeur, ingénieux sans génie, et qui essaie de remonter le courant. Bref, un candidat à l'honnêteté. Aidons-le, Béchoux ; Van Houben lui donne cent mille francs, et moi je lui offre une place de caissier en Amérique, dans une banque. » Béchoux haussa les épaules. « Balivernes ! J'emmène les Martin au dépôt, et il y a encore deux sièges dans ma voiture. – Tant mieux ! Tu seras plus à l'aise. – Fagerault… – Tu n'y toucheras pas… Ce serait faire du scandale autour d'Arlette. Je ne veux pas. Laisse-nous tranquilles. – Ah ça mais ! s'écria Béchoux qui s'irritait de plus en plus, tu ne comprends donc pas ce que je t'ai dit ? J'ai deux places avec les Martin, pour que la fournée soit complète. – Et tu prétends emmener Fagerault ? – Oui… – Et qui ? – Toi. – Moi ! Tu veux donc m'arrêter ? – C'est fait », dit Béchoux en lui appliquant sur l'épaule une main rude. D'Enneris joua l'ébahissement. « Mais il est fou ! Mais on devrait l'enfermer ! Comment ! Je débrouille toute l'affaire. Je turbine comme un forçat. Je te comble de mes bienfaits, je te livre Dominique Martin, je te livre Laurence Martin, je te livre le secret des Mélamare, je te fais cadeau d'une réputation universelle, je t'autorise à dire que c'est toi qui as tout découvert, je te mets à même d'obtenir un grade supérieur et d'être nommé quelque chose comme superbrigadier. Et voilà la façon dont tu me récompenses ? » M. de Mélamare et sa sœur écoutaient, sans un mot. Où ce diable d'homme voulait-il en venir ? Car, s'il plaisantait, n'est-ce pas qu'il avait ses raisons ? Antoine paraissait moins inquiet. On eût pu croire qu'Arlette avait envie de rire, malgré son angoisse. Béchoux prononça d'un ton emphatique : « Les deux Martin ? Sous la surveillance d'un agent et de Van Houben qui ne les lâche pas de l'œil ! En bas, dans le vestibule, trois de mes hommes, les plus solides ! Dans le jardin, trois autres, aussi solides ! Viens voir leurs gueules, et tu verras que ce ne sont pas des gaillards à l'eau de rose. Or, tous, ils ont l'ordre de t'abattre comme un chien si tu essayais de filer. Là aussi la consigne est formelle. Sur un coup de sifflet de moi, tous me rejoignent et on ne te parle que le revolver au poing. » D'Enneris hocha la tête. Il n'en revenait pas, et répétait : « Tu veux m'arrêter Tu veux arrêter ce gentilhomme qui a nom d'Enneris, ce navigateur célèbre… – Non, pas d'Enneris. – Qui alors ? Jim Barnett ? – Pas davantage. – En ce cas ?… – Arsène Lupin. » D'Enneris pouffa de rire. « Tu veux arrêter Arsène Lupin ? Ah ! ça, c'est comique. Mais on n'arrête pas Arsène Lupin, mon vieux. Il se serait agi de d'Enneris, ou à la rigueur de Jim Barnett, peut-être. Mais, Lupin ! Voyons, tu n'as pas réfléchi à ce que ça veut dire, Lupin ?… – Ça veut dire un homme comme les autres, cria Béchoux, et qui sera traité comme il le mérite. – Ça veut dire, appuya fortement d'Enneris, un homme qui ne s'est jamais laissé embêter par personne, surtout par une mazette de ton espèce ; ça veut dire un homme qui n'obéit qu'à lui-même, qui s'amuse et qui vit comme il lui plaît, qui veut bien collaborer avec la justice, mais à sa façon qui est la bonne. Décampe. » Béchoux devenait écarlate. Il frémissait de fureur. « Assez bavardé. Suivez-moi, tous les deux. – Pas possible. – Dois-je appeler mes hommes ? – Ils n'entreront pas dans cette pièce. – Nous verrons bien. – Rappelle-toi que c'était un repaire de bandits ici et que la maison est truquée. En veux-tu la preuve ? » Il tourna la petite rosace d'un panneau. « Il suffit de tourner cette rosace et les serrures sont bloquées. Ta consigne est que personne ne sorte, la mienne est que personne n'entre. – Ils démoliront la porte. Ils casseront tout, s'écria Béchoux, hors de lui. – Appelle-les. » Béchoux tira de sa poche un sifflet de police à roulette. « Ton sifflet ne marche pas », fit d'Enneris. Béchoux souffla de toutes ses forces. Aucun bruit. Rien que du vent qui giclait par la fente. La gaieté de d'Enneris redoubla. « Dieu ! que c'est rigolo ! Et tu veux lutter ? Mais voyons, mon vieux, si je suis vraiment Lupin, crois-tu que je serais venu ici en compagnie d'une escouade de policiers sans avoir pris mes précautions ? Crois-tu que je n'avais pas prévu ta trahison et ton ingratitude ? Mais la maison est truquée, mon vieux, je te le répète, et j'en connais tous les mécanismes. » Et, tout contre Béchoux, il lui jetait au visage : « Idiot ! tu te lances dans l'aventure comme un fou. Tu t'imagines qu'en accumulant les hommes autour de toi, tu me tiens ! Et l'issue secrète dont je t'ai parlé tout à l'heure, hein ? cette issue de la Valnéry et des Martin, que personne ne connaissait, pas même Fagerault, et que j'ai découverte ? Libre, je suis libre de sortir à ma guise, et Fagerault aussi. Rien à faire là contre. » Tout en faisant face à Béchoux, il poussait Fagerault derrière lui jusqu'au mur, entre la cheminée et l'une des fenêtres. « Entre dans l'ancienne alcôve, Antoine, et cherche à droite… Il y a un panneau avec une vieille gravure… Tout le panneau se déplace… Tu y es ? » D'Enneris surveillait attentivement Béchoux. Celui-ci voulut se servir de son revolver. Il lui étreignit le bras. « Pas de drame ! Rigole plutôt… c'est si comique ! Tu n'as rien prévu… pas même l'issue dérobée, pas même que je te chiperais ton sifflet à roulette, pour le remplacer par un autre. Tiens, le voilà, le tien. Tu peux t'en servir maintenant. » Il pirouetta sur lui-même et disparut. Béchoux se heurta contre la cloison. Un éclat de rire répondit à son coup de poing. Puis on entendit quelque chose qui se déclenchait et quelque chose qui claquait. Si affolé qu'il fût, Béchoux n'hésita pas. Il ne perdit pas de temps à s'abîmer les poings. Ramassant son sifflet, il bondit vers la fenêtre, l'ouvrit et sauta. Aussitôt dans le jardin, entouré de ses hommes, il siffla, et, tout en courant vers le pavillon abandonné, vers la rue peu fréquentée, où débouchait l'issue secrète, il sifflait encore, à coups vibrants qui déchiraient l'espace. À la fenêtre, M. et Mme de Mélamare, penchés, attendaient et regardaient. Arlette soupira : « On ne les prendra pas, n'est-ce pas ? Ce serait trop affreux. – Non, non, dit Gilberte, qui ne cachait pas son émotion. Non, non, la nuit commence à tomber. Il ne se peut pas qu'on les prenne. » Tous les trois désiraient éperdument le salut de ces deux hommes, le salut de Fagerault, voleur et bandit, et le salut de d'Enneris, étrange aventurier dont la personnalité ne faisait aucun doute pour eux, et qui, dans toute cette affaire, avait agi de telle façon qu'on ne pouvait pas ne pas se mettre de son parti contre la police. Une minute tout au plus s'écoula. Arlette redit : « Ce serait trop affreux s'ils étaient pris. Mais ce n'est pas possible, n'est-ce pas ? – Impossible ! dit une voix joyeuse derrière elle. On les prendra d'autant moins qu'on les cherche à l'issue d'un souterrain qui n'a jamais existé. » L'ancienne alcôve s'était rouverte. D'Enneris en était sorti, ainsi que Fagerault. Et d'Enneris riait toujours, et de si bon cœur ! « Pas d'issue secrète ! Pas de panneau qui glisse ! Pas de serrures bloquées ! Jamais vieille maison ne fut plus loyale et moins truquée que celle-ci. Seulement, voilà, j'ai mis Béchoux dans un tel état de surexcitation nerveuse et de crédulité maladive qu'il était incapable de réfléchir. » Et, très calme, s'adressant à Antoine : « Vois-tu, Fagerault, c'est comme pour une pièce de théâtre, il faut soigner sa préparation. Quand la scène est bien préparée, il ne reste plus qu'à procéder par affirmations violentes. Et c'est ainsi que Béchoux, remonté comme un ressort, est parti en bolide dans la direction que je lui avais suggérée, et que toute la police se précipite vers les écuries d'à côté, dont ils vont démolir l'entrée. Regarde-les filer à travers la pelouse. Viens, Fagerault, il n'y plus de temps à perdre. » D'Enneris paraissait si calme et il parlait avec tant d'assurance que toute agitation cessait autour de lui. Aucune menace de danger ne persistait. On évoquait Béchoux et ses inspecteurs en train d'arpenter la rue et de fracturer des portes. Le comte tendit la main à d'Enneris et lui demanda : « Vous n'avez pas besoin de moi, monsieur ? – Non, monsieur. La route est libre durant une ou deux minutes encore. » Il s'inclina devant Gilberte, qui lui offrit également sa main. « Je ne vous remercierai jamais assez, monsieur, de ce que vous avez fait pour nous, dit-elle. – Et pour l'honneur de notre nom et de notre famille, ajouta le comte. Je vous remercie de tout cœur. – À bientôt, ma petite Arlette, fit d'Enneris. Dis-lui adieu, Fagerault. Elle t'écrira : Antoine Fagerault, caissier à Buenos Aires. » Il prit dans le tiroir d'une table un petit carton fermé d'un caoutchouc, à propos duquel il ne donna aucune explication, puis il salua une dernière fois et entraîna Fagerault. M. et Mme de Mélamare et la jeune fille les suivaient de loin. Le vestibule était vide. Au milieu de la cour, on apercevait dans l'ombre croissante les deux autos. L'une, celle de la Préfecture, contenait le vieux Martin et sa fille, ligotés. Van Houben, le revolver au poing, les surveillait, assisté du chauffeur. « Victoire ! s'écria d'Enneris, en arrivant près de Van Houben. Il y avait, dans un placard, un complice qu'on a pincé. C'est lui qui avait barboté les diamants. Béchoux et ses hommes le poursuivent. – Et les diamants ? proféra Van Houben, qui n'eut pas un soupçon. – Fagerault les a retrouvés. – On les a ? – Oui, affirma d'Enneris, en montrant le carton qu'il avait pris dans le tiroir et en entrebâillant le couvercle. – Nom de Dieu ! mes diamants ! Donne. – Oui, mais d'abord, nous sauvons Antoine. C'est la condition. Conduis-nous dans ton auto. » Dès l'instant où les diamants étaient retrouvés, Van Houben se fût prêté à toutes les combinaisons. Ils sortirent tous les trois de la cour et sautèrent dans l'auto. Van Houben démarra sur-le-champ. « Où allons-nous ? dit-il. – En Belgique. Cent kilomètres à l'heure. – Soit, dit Van Houben, qui arracha la boîte à d'Enneris et l'empocha. – Comme tu veux, dit Jean. Mais si nous ne passons pas la frontière avant qu'on ait télégraphié de la Préfecture, je les reprends. Tu es prévenu. » L'idée qu'il avait ses diamants en poche, la peur de les perdre, l'action irrésistible que d'Enneris exerçait sur lui, tout cela étourdissait Van Houben au point qu'il n'eut pas d'autre pensée que de maintenir sa vitesse au maximum, de ne jamais ralentir, même en traversant les villages, et de gagner la frontière. On la gagna un peu après minuit. « Arrête-nous là, dit Jean, deux cents mètres avant la douane. Je vais guider Fagerault pour qu'il n'ait pas d'ennuis, et je te rejoins d'ici une heure. Nous rentrerons aussitôt à Paris. » Van Houben attendit une heure, il attendit deux heures. C'est seulement alors qu'un soupçon le pénétra comme un coup de stylet. Depuis le départ, il avait examiné la situation sous toutes ses faces, il avait cherché pourquoi d'Enneris agissait ainsi, et comment lui, Van Houben, résisterait si on voulait lui reprendre le carton. Mais, pas une seconde, il n'avait eu l'idée qu'il pouvait y avoir autre chose dans ce carton que ses diamants. À la lueur d'un phare, la main tremblante, il fit l'examen. Le carton contenait quelques douzaines de cristaux taillés, lesquels cristaux provenaient évidemment du lustre mutilé… Van Houben retourna directement à Paris, à la même allure. Dupé par d'Enneris et Fagerault, comprenant qu'il n'avait servi qu'à les transporter hors de France, il n'avait plus d'espoir, pour recouvrer ses diamants, que dans les révélations du vieux Martin et de sa fille Laurence. Mais, en arrivant, il lut dans les journaux que, la veille au soir, le vieux Martin s'était étranglé et que sa fille Laurence s'était empoisonnée. ÉPILOGUE Arlette et Jean On se souvient de l'impression considérable produite par le double suicide qui termina cette journée lourde d'incidents tragiques, incidents dont la plupart furent connus du grand public, et dont les autres, que l'on devinait ou que l'on cherchait à deviner, surexcitaient sa curiosité. Le suicide des Martin, c'était la fin d'une affaire qui passionnait l'opinion depuis des semaines, et la fin d'une énigme qui, plusieurs fois, au cours des cent dernières années, s'était posée dans des conditions si troublantes. Et c'était aussi la fin du long supplice infligé par le destin à la famille des Mélamare. Chose imprévue, et naturelle cependant, le brigadier Béchoux ne tira pas de cette journée le bénéfice moral et professionnel qu'il semblait devoir recueillir. Tout l'intérêt se reporta sur d'Enneris, c'est-à-dire Arsène Lupin, puisque, somme toute, la presse, et à sa suite la police, ne voyait qu'un seul et même personnage sous les deux noms. Lupin fut aussitôt le grand héros de l'aventure, celui qui avait déchiffré l'énigme historique, éclairci le mystère des deux hôtels semblables, divulgué toute l'histoire de la Valnéry, sauvé les Mélamare et livré les coupables. Béchoux fut réduit à un rôle de comparse et de subalterne ridicule, bafoué par Lupin, auquel il fournissait naïvement, ainsi que le peu sympathique Van Houben, tous les éléments de cette fuite burlesque vers la frontière belge. Mais ce en quoi le public innova, allant plus loin que la presse, et plus loin que la police, c'est qu'il attribua instantanément la disparition des diamants à Arsène Lupin. Puisque Lu pin avait tout fait, tout préparé et tout réussi, il parut évident qu'il avait tout empoché. Ce que ni Béchoux, ni Van Houben, ni les Mélamare n'avaient entrevu, la foule l'admit aussitôt comme un acte de foi, et cela autant peut-être par logique que parce que rien n'offrait aux événements une conclusion plus amusante que cet escamotage de la dernière heure. L'exaspération de Béchoux atteignit au paroxysme. Il était trop perspicace pour ne pas reconnaître qu'il avait manqué de clairvoyance, et il ne songea pas une minute à se dérober devant la vérité que le public proclamait spontanément. Mais il courut chez Van Houben et l'accabla de ses reproches et de ses sarcasmes. « Hein ! je vous l'avais assez dit au début ! Ce démon-là retrouvera les diamants, mais vous, Van Houben, vous ne les reverrez jamais. Tous nos efforts ne serviront qu'à lui, comme d'habitude. Il travaille avec la police, il se fait donner tous les concours, il se fait ouvrir toutes les portes, et, en fin de compte, quand le but est atteint, grâce à lui, je l'avoue, il fait une pirouette et décampe avec l'enjeu de la partie. » Van Houben qui, malade, exténué, avait dû prendre le lit, bredouilla : « Fichus, alors ? Plus la peine de les chercher ? » Béchoux avoua son découragement et dit avec une humilité qui n'était pas sans noblesse : « Il faut se résigner. Rien à faire contre cet homme. Il a, dans l'exécution de ses plans, des ressources d'invention et d'énergie inépuisables. La manière dont il m'a imposé l'idée d'une issue secrète, chez les Martin, et dont il m'a fait sortir d'un côté pour pouvoir sortir de l'autre côté, les mains dans ses poches, ça, c'est du génie. La lutte est absurde : pour moi, j'y renonce. – Eh bien ! pas moi ! » s'écria Van Houben en se dressant. Béchoux lui dit : « Un mot, monsieur Van Houben. Êtes-vous tout à fait ruiné par la perte des diamants ? – Non, dit l'autre, en un accès de franchise. – Eh bien, contentez-vous de ce qui vous reste, et, croyezmoi, ne pensez plus à vos diamants. Vous ne les reverrez jamais. – Renoncer à mes diamants ! Ne jamais les revoir ! Mais c'est une idée abominable ! Voyons, quoi, la police poursuit ses investigations ? – Sans entrain. – Mais vous ? – Je ne m'en mêle plus. – Le juge d'instruction ? – Il va classer l'affaire. – C'est odieux. De quel droit ? – Les Martin sont morts, et on ne possède aucune charge précise contre Fagerault. – Qu'on s'acharne après Lupin ! – Pour quoi faire ? – Pour le retrouver. – On ne retrouve pas Lupin. – Et si l'on cherchait du côté d'Arlette Mazolle ? Lupin a un coup de passion pour elle. Il doit rôder autour de sa maison. – On y a pensé. Des agents veillent. – Seulement ? – Arlette s'est enfuie. On suppose qu'elle a rejoint Lupin hors de France. ben. Arlette ne s'était pas enfuie. Elle n'avait pas rejoint Lupin. Mais, lasse de tant d'émotions et incapable de retourner encore à sa maison de couture, elle se reposait aux environs de Paris dans un joli pavillon entouré de bois et dont le jardin descendait, par des terrasses fleuries, jusqu'au bord de la Seine. Un jour, en effet, pour s'excuser de sa mauvaise humeur d'un soir auprès de Régine Aubry, elle avait été voir la belle actrice, qui, très lancée maintenant, se préparait à jouer la commère d'une revue à grand spectacle. Les deux jeunes femmes étaient tombées dans les bras l'une de l'autre, et Régine, trouvant Arlette pâlie et soucieuse, sans plus l'interroger, lui avait proposé comme retraite ce pavillon qui lui appartenait. Arlette accepta aussitôt et prévint sa mère. Le lendemain, elle alla dire adieu aux Mélamare qu'elle trouva heureux, allègres, libérés de leur soumission maladive à un passé d'où Jean – Non d'un chien, j'en ai de la déveine ! » s'écria Van Hou- d'Enneris avait chassé l'ombre redoutable du mystère, et faisant déjà des plans pour rajeunir et vivifier le vieil hôtel de la rue d'Urfé. Et le soir même, Arlette, à l'insu de tous, partait en automobile. Deux semaines s'écoulèrent, nonchalantes et paisibles. Arlette renaissait dans ce calme et dans cette solitude, et, sous l'éclatant soleil de juillet, reprenait de fraîches couleurs. Servie par des domestiques de confiance, elle ne sortait jamais du jardin et rêvait au bord de la Seine sur un banc qu'abritaient des tilleuls en fleur. Parfois un canot chargé d'un couple d'amoureux passait au fil de l'eau. Presque chaque jour un vieux paysan venait pêcher dans une barque attachée à la berge voisine, parmi les rocs tout ruisselants de vase. Elle causait avec lui, en suivant des yeux le bouchon de liège qui dansait au gré des petites vagues, ou bien elle s'amusait à regarder, sous son grand chapeau de paille en forme de cloche, le profil du bonhomme, son nez busqué, son menton aux poils drus comme du chaume. Un après-midi, comme elle approchait, il lui fit signe de ne pas parler et elle s'assit doucement à côté de lui. Au bout de la longue canne, le bouchon s'enfonçait et remontait par soubresauts. Un poisson cherchait à mordre. Il se méfia sans doute. La toupie de bois reprit son immobilité. Arlette dit gaiement à son compagnon : « Ça ne va pas aujourd'hui hein ? On est bredouille. t-il. – Très belle pêche, au contraire, mademoiselle, murmura- – Cependant, reprit Arlette, désignant le filet vide sur le talus, vous n'avez rien pris. – Si. – Quoi donc ? – Une très jolie petite Arlette. » Elle ne saisit pas d'abord et crut qu'il avait prononcé Arlette au lieu de « ablette ». Mais alors, il connaissait donc son nom ? L'erreur ne dura pas. Comme il répétait : « Une jolie petite Arlette, qui est venue mordre à l'hameçon… » Elle comprit soudain : c'était Jean d'Enneris ! Il avait dû s'entendre avec le vieux paysan et lui demander sa place pour un jour. Elle fut effrayée et balbutia : « Vous ! vous ! allez-vous-en… Oh ! je vous en prie, partez. » Il ôta la vaste cloche de paille qui lui recouvrait la tête et il dit en riant : « Mais pourquoi veux-tu que je m'en aille, Arlette ? – J'ai peur… je vous en supplie… – Peur de quoi ? – Des gens qui vous cherchent ! … des gens qui rôdaient autour de ma maison à Paris ! – C'est donc pour cela que tu as disparu ? – C'est pour cela… j'ai si peur ! je ne veux pas que vous tombiez dans le piège à cause de moi. Allez-vous-en ! » Elle était éplorée. Elle lui prenait les mains, et ses yeux se mouillaient. Alors il lui dit doucement : « Sois tranquille. On espère si peu me trouver qu'on ne me cherche pas. – Près de moi, si. – Pourquoi me chercherait-on près de toi ? – Parce qu'on sait… » Arlette devint toute rouge. Il acheva : « Parce qu'on sait que je t'aime et que je ne peux vivre sans te voir, n'est-ce pas ? » Elle recula sur le banc, et, sans crainte cette fois, déjà rassurée par le calme de Jean : « Taisez-vous… ne dites pas de ces choses… sinon je devrai partir. » Ils se regardaient bien en face. Elle s'étonnait de le voir si jeune, beaucoup plus jeune qu'avant. Sous la blouse du vieux paysan, le col nu, il avait l'air d'avoir son âge, à elle. D'Enneris hésitait un peu, intimidé subitement par ces yeux graves qui le dévisageaient. À quoi pensait-elle ? « Qu'est-ce que tu as, ma petite Arlette ? On croirait que ça ne te fait pas plaisir de me voir ? » Elle ne répondit pas. Et il reprit : « Explique-toi. Il y a quelque chose entre nous qui nous gêne, et je m'y attendais si peu ! » D'une voix sérieuse, qui n'était plus celle de la petite Arlette, mais d'une femme plus réfléchie et qui se tient sur la défensive, elle prononça : « Une seule question : pourquoi êtes-vous venu ? – Pour te voir. – Il y a d'autres raisons, j'en suis sûre. » Au bout d'un instant, il avoua : « Eh bien, oui, Arlette, il y en a d'autres… Voici. Tu vas comprendre. En démasquant Fagerault, j'ai brisé tous tes plans, tous tes beaux projets de femme courageuse, et qui veut faire du bien. Et j'ai cru qu'il était de mon devoir de te donner les moyens de continuer ton effort… » Elle écoutait distraitement. Ce qu'il disait ne correspondait pas à son attente. À la fin, elle demanda : « C'est vous qui avez les diamants, n'est-ce pas ? » Il dit entre ses dents : « Ah ! c'est donc cela qui te préoccupe, Arlette ? Pourquoi ne m'en parlais-tu pas ? » Il avait un sourire un peu ambigu, où sa nature perçait de nouveau. « C'est moi, en effet. Je les avais découverts sur le lustre, la nuit précédente. J'ai préféré qu'on ne le sût pas et que l'accusation portât sur les Martin. Mon rôle eût été plus net dans cette affaire. Je ne croyais pas que le public devinerait la vérité… cette vérité qui t'est désagréable, n'est-ce pas, Arlette ? » La jeune fille continua : « Mais, ces diamants, vous allez les rendre ? – À qui ? – À Van Houben. – À Van Houben ? Jamais de la vie ! – Ils lui appartiennent. – Non. – Cependant… – Van Houben les avait volés à un vieux juif de Constantinople lors d'un voyage qu'il fit, il y a quelques années. J'en ai la preuve. – Donc ils appartiennent à ce juif. – Il est mort de désespoir. – En ce cas, à sa famille. – Il n'en avait pas. On ignorait son nom, le lieu de sa naissance. – De sorte que, en définitive, vous les gardez ? » D'Enneris eut envie de répondre en riant : « Dame ! n'ai-je pas quelque droit sur eux ? » Cependant, il répliqua : « Dans toute cette affaire, Arlette, je n'ai cherché que la vérité, la délivrance des Mélamare et la perte d'Antoine que je voulais éloigner de toi. Pour les diamants, ils serviront à tes œuvres, et à toutes les œuvres que tu m'indiqueras. » Elle hocha la tête et déclara : « Je ne veux pas… je ne veux rien… – Pourquoi donc ? – Parce que je renonce, actuellement, à toutes mes ambitions. – Est-ce possible ? Tu te décourages, toi ? – Non, mais j'ai réfléchi. Je m'aperçois que j'ai voulu aller trop vite. J'ai été grisée par quelques petits succès, et il m'a semblé que je n'avais plus qu'à entreprendre pour réussir. – Pourquoi as-tu changé d'avis ? – Je suis trop jeune. Il faut travailler d'abord et mériter de faire le bien. À mon âge, on n'en a pas encore le droit… » Jean s'était approché. « Si tu refuses, Arlette, c'est peut-être parce que tu ne veux pas de cet argent… et parce que tu me blâmes… Et tu as raison… Une nature aussi droite que la tienne doit s'offusquer de certaines choses qu'on a dites sur moi… et que je n'ai pas démenties. » Elle s'écria vivement : « Ne les démentez pas, je vous en supplie. Je ne sais rien et ne veux rien savoir. » De toute évidence, la vie secrète de Jean l'obsédait et la tourmentait. Elle était avide de connaître la vérité, mais encore plus désireuse de ne pas percer un mystère qui l'attirait à la fois et lui faisait peur. « Tu ne veux pas savoir qui je suis ? dit-il. – Je sais qui vous êtes, Jean. – Qui suis-je ? – Vous êtes l'homme qui m'a ramenée un soir chez moi et qui m'a embrassé les joues… si doucement et d'une telle façon que je n'ai jamais pu l'oublier. tion. – Qu'est-ce que tu dis, Arlette ? » fit d'Enneris avec émo- Elle était de nouveau toute rouge. Mais elle ne baissa pas les yeux et répliqua : « Je dis ce que je ne peux pas cacher. Je dis ce qui domine toute ma vie, et que je n'ai pas honte d'avouer, puisque c'est vrai. Voilà ce que vous êtes pour moi. Le reste ne compte pas. Vous êtes Jean. » Il murmura : « Tu m'aimes donc, Arlette ? – Oui, dit-elle. – Tu m'aimes… tu m'aimes… répétait-il, comme si cet aveu le déconcertait, et qu'il essayât de comprendre la signification de telles paroles. Tu m'aimes… C'était là ton secret, peut-être ? – Mon Dieu, oui, fit-elle en souriant. Il y avait le grand secret des Mélamare… et puis le secret de celle que vous appeliez l'énigmatique Arlette, et c'était tout simplement un secret d'amour. – Mais pourquoi n'as-tu jamais avoué ?… – Je n'avais pas confiance en vous… je vous voyais si aimable avec Régine ! … avec Mme de Mélamare ! … avec Régine surtout… J'étais très jalouse d'elle, et par orgueil, par chagrin, je me suis tue. Une fois seulement, je l'ai rebutée. Mais elle n'en a pas su la raison… et vous non plus, Jean. – Mais je n'ai jamais aimé Régine, s'écria-t-il. – Je le croyais et j'en étais si malheureuse que j'ai accepté les offres d'Antoine Fagerault… par dépit… par colère… D'ailleurs, il me racontait des mensonges sur vous et sur Régine. Ce n'est que peu à peu, quand je vous ai revu chez les Mélamare, que j'ai compris. – Que tu as compris que je t'aimais, n'est-ce pas, Arlette ? – Oui, j'en ai eu l'impression plusieurs fois. Vous l'avez dit devant eux, et il m'a semblé que c'était vrai, et que tous vos efforts, tous les dangers que vous couriez… c'était à cause de moi. Me délivrer d'Antoine, c'était me conquérir pour vous… Mais, à ce moment, il était trop tard… les événements, plus forts que moi, m'entraînaient. » L'émotion de Jean croissait à chacun de ces aveux, prononcés si tendrement et avec tant de grâce. « C'est à mon tour d'avoir peur, Arlette. – Peur de quoi, Jean ? – De mon bonheur… et peur aussi que tu ne sois pas heureuse, Arlette. – Pourquoi ne le serais-je pas ? – Parce que je ne puis rien t'offrir qui soit digne de toi, ma petite Arlette. Il ajouta très bas : « On n'épouse pas d'Enneris… On n'épouse ni Barnett ni… » Elle lui mit la main sur la bouche. Elle ne voulait pas entendre ce nom d'Arsène Lupin. Celui de Barnett aussi la gênait et peut-être même celui de d'Enneris. Pour elle, il s'appelait Jean, sans plus. Elle articula : « On n'épouse pas Arlette Mazolle. – Si, si ! tu es la créature la plus adorable, et je n'ai pas le droit de perdre ta vie. – Vous ne perdrez pas ma vie, Jean. Ce qu'il adviendra de moi un jour ou l'autre, cela n'a pas d'importance. Non. Ne parlons pas de l'avenir. Ne regardons pas au-delà d'un certain temps… et d'un certain cercle que nous pouvons tracer autour de nous… et de notre amitié. – De notre amour, veux-tu dire. » Elle insista. « Ne parions pas non plus de notre amour. – Alors de quoi devons-nous parler ? dit-il avec un sourire anxieux, car les moindres mots d'Arlette le torturaient et le ravissaient. De quoi parlerons-nous ? et que veux-tu de moi ? » Elle chuchota : « Ceci d'abord, Jean : ne me tutoyez plus. – Drôle d'idée ! – Oui… le tutoiement, c'est de l'intimité… et je voudrais… – Tu voudrais que nous nous éloignions l'un de l'autre, Arlette ? dit Jean, le cœur serré. – Au contraire. Il faut nous rapprocher, Jean… mais comme des amis qui ne se tutoient pas, qui n'ont pas le droit, et qui n'auront jamais le droit de se tutoyer. » Il soupira : « Comme vous me demandez des choses difficiles N'es-tu plus… n'êtes-vous plus ma petite Arlette ? Enfin, j'essaierai. Et que voulez-vous encore, Arlette ? – Une chose bien indiscrète. – Parlez. – Quelques semaines de votre existence, Jean… deux mois… trois mois de grand air et de liberté… Est-ce impossible, cela ?… deux amis qui voyagent ensemble dans de beaux pays ? Quand mes vacances seraient finies, je retournerais au travail. Mais j'ai besoin de ces vacances… et de ce bonheur… – Ma petite Arlette… – Vous ne riez pas, Jean ? J'avais peur… C'est si cousette, si petite main, ce que je vous demande ! N'est-ce pas ? vous n'allez pas perdre votre temps à filer la parfaite amitié avec moi, au clair de la lune, et devant des couchers de soleil ? » D'Enneris avait pâli. Il contemplait les lèvres humides de la jeune fille, ses joues roses, ses épaules rondes, sa taille souple. Devait-il renoncer à la douceur d'espérer ? Au fond des yeux clairs d'Arlette, il voyait ce beau rêve d'une pure amitié, si peu réalisable entre deux amoureux. Mais il sentait aussi qu'elle ne voulait pas trop réfléchir, ni trop savoir à quoi elle s'engageait. Et elle demeurait si sincère et si ingénue en sa demande, que, lui non plus, il ne chercha pas à soulever les voiles mystérieux de cet avenir si prochain. « À quoi pensez-vous, Jean ? dit-elle. – À deux choses. D'abord à ces diamants. Cela vous déplaît que je les garde ? – Beaucoup. – Je les enverrai à Béchoux, de sorte qu'il aura le bénéfice de la découverte. Je lui dois bien cette compensation. » Elle le remercia et reprit : « L'autre chose qui vous préoccupe, Jean ? » Il prononça gravement : « C'est un problème redoutable. Arlette. – Lequel ? Me voilà bouleversée. Un obstacle ? – Non, pas précisément. Mais une difficulté à résoudre… – À propos de quoi ? – À propos de notre voyage. – Que dites-vous ? Ce voyage serait impossible ? – Non. Mais… – Oh ! parlez, je vous en prie ! – Eh bien, voilà, Arlette. Comment s'habillera-t-on ? Moi, je me vois en chemise de flanelle, en salopette bleue et en chapeau de paille… Vous, Arlette, en robe de percale plissée accordéon. » Elle fut secouée par un grand rire. « Ah ! tenez, Jean, voilà ce que j'aime en vous… votre gaieté ! Parfois, on vous observe, et l'on se dit : « Comme il est obscur et compliqué ! » Et vous faites peur. Et puis votre rire dissipe tout. Vous êtes là, tout entier, dans cette gaieté imprévue. » S'inclinant vers elle, il lui baisa le bout des doigts, respectueusement, et dit : « Vous savez, petite amie Arlette, que le voyage est commencé. » Elle fut stupéfaite de voir en effet que les arbres du fleuve glissaient à leur côté. Sans qu'elle s'en aperçût, Jean avait détaché l'amarre et la barque s'en allait à la dérive. « Oh ! dit-elle, où allons-nous ? – Très loin. Plus loin encore. – Mais ce n'est pas possible ! Que dira-t-on si l'on ne me voit pas rentrer ? Et Régine ? Et cette barque qui ne vous appartient pas ?… – Ne vous souciez de rien. Laissez-vous vivre. C'est Régine elle-même qui m'a indiqué votre retraite. J'ai acheté la barque, le chapeau cloche et la blouse, et tout s'arrangera. Puisque vous voulez des vacances, pourquoi tarder ? » Elle ne dit plus rien. Elle se renversa, les yeux au ciel. Il saisit les rames. Une heure plus tard, ils abordaient une péniche où ils furent reçus par une dame âgée que Jean présenta. « Victoire, ma vieille nourrice. » La péniche était aménagée, à l'intérieur, en deux logements séparés, d'aspect clair et charmant. « Vous êtes chez vous, de ce côté, Arlette. » Ils se réunirent pour dîner. Puis Jean donna l'ordre de lever l'ancre. Le bruit du moteur gronda sourdement. On s'en allait par les rivières et les canaux, vers les vieilles villes et vers les beaux paysages de France. Très tard, dans la nuit, Arlette demeura seule, étendue sur le pont. Elle confiait aux étoiles et à la lune qui se levait des pensées douces et des rêves tout remplis d'une joie grave et sereine… Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène cambrioleur Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la ha- 1913 1912 1908 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux che – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (L'Auto 1939) 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 À propos de cette édition électronique Attention : pays, tel le Canada, mais protégé – téléchargement non autorisé – dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ — Juin 2005 — – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Maurice Leblanc LA DEMOISELLE AUX YEUX VERTS (1927) CHAPITRE 1 … et l'Anglaise aux yeux bleus Raoul de Limézy flânait sur les boulevards, allégrement, ainsi qu'un homme heureux qui n'a qu'à regarder pour jouir de la vie, de ses spectacles charmants, et de la gaieté légère qu'offre Paris en certains jours lumineux d'avril. De taille moyenne, il avait une silhouette à la fois mince et puissante. À l'endroit des biceps les manches de son veston se gonflaient, et le torse bombait au-dessus d'une taille qui était fine et souple. La coupe et la nuance de ses vêtements indiquaient l'homme qui attache de l'importance au choix des étoffes. Or, comme il passait devant le Gymnase, il eut l'impression qu'un monsieur, qui marchait à côté de lui, suivait une dame, impression dont il put aussitôt contrôler l'exactitude. Rien ne semblait à Raoul plus comique et plus amusant qu'un monsieur qui suit une dame. Il suivit donc le monsieur qui suivait la dame, et tous les trois, les uns derrière les autres, à des distances convenables, ils déambulèrent le long des boulevards tumultueux. Il fallait toute l'expérience du baron de Limézy pour deviner que ce monsieur suivait cette dame, car ce monsieur mettait une discrétion de gentleman à ce que cette dame ne s'en doutât point. Raoul de Limézy fut aussi discret, et, se mêlant aux promeneurs, pressa le pas pour prendre une vision exacte des deux personnages. Vu de dos, le monsieur se distinguait par une raie impeccable, qui divisait des cheveux noirs et pommadés, et par une mise, également impeccable, qui mettait en valeur de larges épaules et une haute taille. Vu de face, il exhibait une figure correcte, munie d'une barbe soignée et d'un teint frais et rose. Trente ans peut-être. De la certitude dans la marche. De l'importance dans le geste. De la vulgarité dans l'aspect. Des bagues aux doigts. Un bout d'or à la cigarette qu'il fumait. Raoul se hâta. La dame, grande, résolue, d'allure noble, posait d'aplomb sur le trottoir des pieds d'Anglaise que rachetaient des jambes gracieuses et des chevilles délicates. Le visage était très beau, éclairé par d'admirables yeux bleus et par une masse lourde de cheveux blonds. Les passants s'arrêtaient et se retournaient. Elle semblait indifférente à cet hommage spontané de la foule. « Fichtre, pensa Raoul, quelle aristocrate ! Elle ne mérite pas le pommadé qui la suit. Que veut-il ? Mari jaloux ? Prétendant évincé ? Ou plutôt bellâtre en quête d'aventure ? Oui, ce doit être cela. Le monsieur a tout à fait la tête d'un homme à bonnes fortunes et qui se croit irrésistible. » Elle traversa la place de l'Opéra, sans se soucier des véhicules qui l'encombraient. Un camion voulut lui barrer le passage : posément elle saisit les rênes du cheval et l'immobilisa. Furieux, le conducteur sauta de son siège et l'injuria de trop près ; elle lui décocha sur le nez un petit coup de poing qui fit jaillir le sang. Un agent de police réclama des explications : elle lui tourna le dos et s'éloigna paisiblement. Rue Auber, deux gamins se battant, elle les saisit au collet et les envoya rouler à dix pas. Puis elle leur jeta deux pièces d'or. Boulevard Haussmann, elle entra dans une pâtisserie et Raoul vit de loin qu'elle s'asseyait devant une table. Le monsieur qui la suivait n'entrant pas, il y pénétra et prit place de façon qu'elle ne pût le remarquer. Elle se commanda du thé et quatre toasts qu'elle dévora avec des dents qui étaient magnifiques. Ses voisins la regardaient. Elle demeurait imperturbable et se fit apporter quatre nouveaux toasts. Mais une autre jeune femme, attablée plus loin, attirait aussi la curiosité. Blonde comme l'Anglaise, avec des bandeaux ondulés, moins richement vêtue, mais avec un goût plus sûr de Parisienne, elle était entourée de trois enfants pauvrement habillés, à qui elle distribuait des gâteaux et des verres de grenadine. Elle les avait rencontrés à la porte et les régalait pour la joie évidente de voir leurs yeux s'allumer de plaisir et leurs joues se barbouiller de crème. Ils n'osaient parler et s'empiffraient à plein gosier. Mais, plus enfant qu'eux, elle s'amusait infiniment, et bavardait pour eux tous : « Qu'est-ce qu'on dit à la demoiselle ?… Plus haut… Je n'ai pas entendu… Non, je ne suis pas une madame… On doit me dire : Merci, mademoiselle… » Raoul de Limézy fut aussitôt conquis par deux choses la gaieté heureuse et naturelle de son visage et la séduction profonde de deux grands yeux verts couleur de jade, striés d'or, et dont on ne pouvait détacher son regard quand on l'y avait une fois fixé. De tels yeux sont d'ordinaire étranges, mélancoliques, ou pensifs, et c'était peut-être l'expression habituelle de ceux-là. Mais ils offraient en cet instant le même rayonnement de vie intense que le reste de la figure, que la bouche malicieuse, que les narines frémissantes, et que les joues aux fossettes souriantes. « Joies extrêmes ou douleurs excessives, il n'y a pas de milieu pour ces sortes de créatures », se dit Raoul qui sentit en lui le désir soudain d'influer sur ces joies ou de combattre ces douleurs. Il se retourna vers l'Anglaise. Elle était vraiment belle, d'une beauté puissante, faite d'équilibre, de proportion et de sérénité. Mais la demoiselle aux yeux verts, comme il l'appela, le fascinait davantage. Si on admirait l'une, on souhaitait de connaître l'autre et de pénétrer dans le secret de son existence. Il hésita pourtant, lorsqu'elle eut réglé son addition et qu'elle s'en fut avec les trois enfants. La suivrait-il ? ou resteraitil ? Qui l'emporterait ? Les yeux verts ? Les yeux bleus ? Il se leva précipitamment, jeta de l'argent sur le comptoir et sortit. Les yeux verts l'emportaient. Un spectacle imprévu le frappa : la demoiselle aux yeux verts causait sur le trottoir avec le bellâtre qui, une demi-heure auparavant, suivait l'Anglaise comme un amoureux timide ou jaloux. Conversation animée, fiévreuse de part et d'autre, et qui ressemblait plutôt à une discussion. Il était visible que la jeune fille cherchait à passer, et que le bellâtre l'en empêchait, et c'était si visible que Raoul fut sur le point, contre toute convenance, de s'interposer. Il n'en eut pas le temps. Un taxi s'arrêtait devant la pâtisserie. Un monsieur en descendit qui, voyant la scène du trottoir, accourut, leva sa canne et, d'un coup de volée, fit sauter le chapeau du bellâtre pommadé. Stupéfait, celui-ci recula, puis se précipita, sans souci des personnes qui s'attroupaient. – Mais vous êtes fou ! vous êtes fou ! proférait-il. Le nouveau venu, qui était plus petit, plus âgé, se mit sur la défensive, et, la canne levée, cria : – Je vous ai défendu de parler à cette jeune fille. Je suis son père, et je vous dis que vous n'êtes qu'un misérable, oui, un misérable ! Il y avait chez l'un et chez l'autre comme un frémissement de haine. Le bellâtre, sous l'injure, se ramassa, prêt à sauter sur le nouveau venu que la jeune fille tenait par le bras et essayait d'entraîner vers le taxi. Il réussit à les séparer et à prendre la canne du monsieur lorsque, tout à coup, il se trouva face à face avec une tête qui surgissait entre son adversaire et lui, une tête inconnue, bizarre, dont l'œil droit clignotait nerveusement et dont la bouche, déformée par une grimace d'ironie, tenait une cigarette. C'était Raoul qui se dressait ainsi et qui articula, d'une voix rauque : – Un peu de feu, s'il vous plaît. Demande vraiment inopportune. Que voulait donc cet intrus ? Le pommadé se regimba. – Laissez-moi donc tranquille ! Je n'ai pas de feu. Mais si ! tout à l'heure vous fumiez, affirma l'intrus. L'autre, hors de lui, tâcha de l'écarter. N'y parvenant point, et ne pouvant même point bouger les bras, il baissa la tête pour voir quel obstacle l'entravait. Il parut confondu. Les deux mains du monsieur lui serraient les poignets de telle manière qu'aucun mouvement n'était possible. Un étau de fer ne l'eût pas davantage paralysé. Et l'intrus ne cessait de répéter, l'accent tenace, obsédant : – Un peu de feu, je vous en prie. Il serait vraiment malheureux de me refuser un peu de feu. Les gens riaient alentour. Le bellâtre, exaspéré, proféra : – Allez-vous me ficher la paix, hein ? Je vous dis que je n'en ai pas. Le monsieur hocha la tête d'un air mélancolique. – Vous êtes bien impoli. Jamais on ne refuse un peu de feu à qui vous en demande aussi courtoisement. Mais puisque vous mettez tant de mauvaise grâce à me rendre service… Il desserra son étreinte. Le bellâtre, libéré, se hâta. Mais l'auto filait, emportant son agresseur et la demoiselle aux yeux verts, et il fut aisé de voir que l'effort du pommadé serait vain. « Me voilà bien avancé, se dit Raoul, en le regardant courir. Je fais le Don Quichotte en faveur d'une belle inconnue aux yeux verts et elle s'esquive, sans me donner son nom et son adresse. Impossible de la retrouver. Alors ? » Alors, il décida de retourner vers l'Anglaise. Elle s'éloignait justement, après avoir assisté sans doute à l'esclandre. Il la suivit. Raoul de Limézy se trouvait à l'une de ces heures où la vie est en quelque sorte suspendue entre le passé et l'avenir. Un passé, pour lui, rempli d'événements. Un avenir qui s'annonçait pareil. Au milieu, rien. Et, dans ce cas-là, quand on a trentequatre ans, c'est la femme qui nous semble tenir en main la clef de notre destinée. Puisque les yeux verts s'étaient évanouis, il réglerait sa marche incertaine à la clarté des yeux bleus. Or, presque aussitôt, ayant affecté de prendre une autre route et revenant sur ses pas, il s'apercevait que le bellâtre aux cheveux pommadés s'était mis de nouveau en chasse et, repoussé d'un côté, se rejetait, comme lui, de l'autre côté. Et tous trois recommencèrent à déambuler sans que l'Anglaise pût discerner le manège de ses prétendants. Le long des trottoirs encombrés, elle marchait en flânant, toujours attentive aux vitrines, et indifférente aux hommages recueillis. Elle gagna ainsi la place de la Madeleine, et par la rue Royale atteignit le faubourg Saint-Honoré jusqu'au grand hôtel Concordia. Le bellâtre stationna, fit les cent pas, acheta un paquet de cigarettes, puis pénétra dans l'hôtel où Raoul le vit qui s'entretenait avec le concierge. Trois minutes plus tard, il repartait, et Raoul se disposait également à questionner le concierge sur la jeune Anglaise aux yeux bleus, lorsque celle-ci franchit le vestibule et monta dans une auto où l'on avait apporté une petite valise. Elle s'en allait donc en voyage ? – Chauffeur, vous suivrez cette auto, dit Raoul, qui héla un taxi. L'Anglaise fit des courses, et, à huit heures, descendait devant la gare de Paris-Lyon, et s'installait au buffet où elle commanda son repas. Raoul s'assit à l'écart. Le dîner fini, elle fuma deux cigarettes, puis, vers 9h30, retrouva devant les grilles un employé de la Compagnie Cook qui lui donna son billet et son bulletin de bagages. Après quoi, elle gagna le rapide de 9h46. – Cinquante francs, offrit Raoul à l'employé, si vous me dites le nom de cette dame. – Lady Bakefield. – Où va-t-elle ? – À Monte-Carlo, monsieur. Elle est dans la voiture numéro cinq. Raoul réfléchit, puis se décida. Les yeux bleus valaient le déplacement. Et puis c'est en suivant les yeux bleus qu'il avait connu les yeux verts, et l'on pouvait peut-être, par l'Anglaise, retrouver le bellâtre, et par le bellâtre arriver aux yeux verts. Il retourna prendre un billet pour Monte-Carlo et se précipita sur le quai. Il avisa l'Anglaise au haut des marches d'une voiture, se glissa parmi des groupes, et la revit, à travers les fenêtres, debout, et défaisant son manteau. Il y avait très peu de monde. C'était quelques années avant la guerre, à la fin d'avril, et ce rapide, assez incommode, sans wagons-lits ni restaurant, n'emportait vers le Midi que d'assez rares voyageurs de première classe. Raoul ne compta que deux hommes, qui occupaient le compartiment situé tout à l'avant de cette même voiture numéro cinq. Il se promena sur le quai, assez loin de la voiture, loua deux oreillers, se munit à la bibliothèque roulante de journaux et de brochures, et, au coup de sifflet, d'un bond, escalada les marches et entra dans le troisième compartiment, comme quelqu'un qui arrive à la dernière minute. L'Anglaise était seule, près de la fenêtre. Il s'installa sur la banquette opposée, mais près du couloir. Elle leva les yeux, observa cet intrus qui n'offrait même point la garantie d'une valise ou d'un paquet, et sans paraître s'émouvoir, se remit à manger d'énormes chocolats dont elle avait, sur ses genoux, une boîte grande ouverte. Un contrôleur passa et poinçonna les billets. Le train se hâtait vers la banlieue. Les clartés de Paris s'espaçaient. Raoul parcourut distraitement les journaux et, n'y prenant aucun intérêt, les rejeta. « Pas d'événements, se dit-il. Aucun crime sensationnel. Combien cette jeune personne est plus captivante ! » Le fait de se trouver seul, dans une petite pièce close, avec une inconnue, surtout jolie, de passer la nuit ensemble et de dormir presque côte à côte, lui avait toujours paru une anomalie mondaine dont il se divertissait fort. Aussi était-il bien déterminé à ne pas perdre son temps en lectures, méditations ou coups d'œil furtifs. Il se rapprocha d'une place. L'Anglaise dut évidemment deviner que son compagnon de voyage se disposait à lui adresser la parole, et elle ne s'en émut pas plus qu'elle ne s'y prêta. Il fallait donc que Raoul fît, à lui seul, tout l'effort d'entrer en relations. Cela ne le gênait pas. D'un ton infiniment respectueux, il articula : – Quelle que soit l'incorrection de ma démarche, je vous demanderai la permission de vous avertir d'une chose qui peut avoir pour vous de l'importance. Puis-je me permettre quelques mots ? Elle choisit un chocolat, et, sans tourner la tête, répondit, d'un petit ton bref : – S'il ne s'agit que de quelques mots, monsieur, oui. – Voici, madame… Elle rectifia… – Mademoiselle… – Voici, mademoiselle. Je sais, par hasard, que vous avez été suivie toute la journée, d'une manière équivoque, par un monsieur, qui se cache de vous, et… Elle interrompit Raoul : – Votre démarche est, en effet, d'une incorrection qui m'étonne de la part d'un Français. Vous n'avez pas mission de surveiller les gens qui me suivent. – C'est que celui-ci m'a paru suspect… Celui-ci, que je connais, et qui s'est fait présenter à moi l'année dernière, M. Marescal, a tout au moins la délicatesse de me suivre de loin et de ne pas envahir mon compartiment. Raoul, piqué au vif, s'inclina : – Bravo, mademoiselle, le coup est direct. Je n'ai plus qu'à me taire. – Vous n'avez plus qu'à vous taire, en effet, jusqu'à la prochaine station, où je vous conseille de descendre. – Mille regrets. Mes affaires m'appellent à Monte-Carlo. – Elles vous y appellent depuis que vous savez que j'y vais. – Non, mademoiselle, dit Raoul nettement… mais depuis que je vous ai aperçue, tantôt, dans une pâtisserie, boulevard Haussmann. La riposte fut rapide. – Inexact, monsieur, dit l'Anglaise. Votre admiration pour une jeune personne aux magnifiques yeux verts, vous eût certainement entraîné dans son sillage, si vous aviez pu la rejoindre après le scandale qui s'est produit. Ne le pouvant pas, vous vous êtes lancé sur mes traces, d'abord jusqu'à l'hôtel Concordia, comme l'individu dont vous me dénoncez le manège, puis jusqu'au buffet de la gare. Raoul s'amusait franchement. – Je suis flatté qu'aucun de mes faits et gestes ne vous ait échappé, mademoiselle. – Rien ne m'échappe, monsieur. – Je m'en rends compte. Pour un peu, vous me diriez mon nom. – Raoul de Limézy, explorateur, retour du Tibet et de l'Asie centrale. Raoul ne dissimula pas son étonnement. – De plus en plus flatté. Vous demanderai-je par suite de quelle enquête ?… – Aucune enquête. Mais quand une dame voit un monsieur se précipiter dans son compartiment à la dernière minute, et sans bagages, elle se doit à elle-même d'observer. Or, vous avez coupé deux ou trois pages de votre brochure avec une de vos cartes de visite. J'ai lu cette carte, et je me suis rappelé une interview récente où Raoul de Limézy racontait sa dernière expédition. C'est simple. – Très simple. Mais il faut avoir de rudes yeux. – Les miens sont excellents. – Pourtant vous n'avez pas quitté du regard votre boîte de bonbons. Vous en êtes au dix-huitième chocolat. – Je n'ai pas besoin de regarder pour voir, ni de réfléchir pour deviner. – Pour deviner quoi, en l'occurrence ? – Pour deviner que votre nom véritable n'est pas Raoul de Limézy. – Pas possible !… – Sans quoi, monsieur, les initiales qui sont au fond de votre chapeau ne seraient pas un H et un V… à moins que vous ne portiez le chapeau d'un ami. Raoul commençait à s'impatienter. Il n'aimait pas que, dans un duel qu'il soutenait, l'adversaire eût constamment l'avantage. – Et que signifient cet H et ce V, selon vous ? Elle croqua son dix-neuvième chocolat et du même ton négligent : – Ce sont là, monsieur, des initiales dont l'accouplement est assez rare. Quand je les rencontre par hasard, mon esprit fait toujours un rapprochement involontaire entre elles et les initiales de deux noms que j'ai remarqués une fois. – Puis-je vous demander lesquels ? – Cela ne vous apprendrait rien. C'est un nom inconnu pour vous. – Mais encore ?… – Horace Velmont. – Et qui est cet Horace Velmont ? – Horace Velmont est un des nombreux pseudonymes sous lesquels se cache… – Sous lesquels se cache ?… – Arsène Lupin. Raoul éclata de rire. – Je serais donc Arsène Lupin ? Elle protesta : – Quelle idée ! Je vous raconte seulement le souvenir que les initiales de votre chapeau évoquent en moi tout à fait stupidement. Et je me dis, tout aussi stupidement, que votre joli nom de Raoul de Limézy ressemble beaucoup à un certain nom de Raoul d'Andrésy qu'Arsène Lupin a porté également. – Excellentes réponses, mademoiselle ! Mais, si j'avais l'honneur d'être Arsène Lupin, croyez-moi, je ne jouerais pas le rôle un peu niais que je tiens en face de vous. Avec quelle maîtrise vous vous moquez de l'innocent Limézy ! Elle lui tendit sa boîte. – Un chocolat, monsieur, pour compenser votre défaite, et laissez-moi dormir. – Mais, implora-t-il, notre conversation n'en restera pas là ? – Non, dit-elle. Si l'innocent Limézy ne m'intéresse pas, par contre les gens qui portent un autre nom que le leur m'intriguent toujours. Quelles sont leurs raisons ? Pourquoi se déguisent-ils ? Curiosité un peu perverse… – Curiosité que peut se permettre une Bakefield, dit-il assez lourdement. Et il ajouta : Comme vous le voyez, mademoiselle, moi aussi je connais votre nom. Et l'employé de Cook aussi, dit-elle en riant. – Allons, fit Raoul, je suis battu. Je prendrai ma revanche à la première occasion. – L'occasion se présente surtout quand on ne la cherche pas, conclut l'Anglaise. Pour la première fois, elle lui donna franchement et en plein le beau regard de ses yeux bleus. Il frissonna : – Aussi belle que mystérieuse, murmura-t-il. Pas le moins du monde mystérieuse, dit-elle. Je m'appelle Constance Bakefield. Je rejoins à Monte-Carlo mon père, lord Bakefield, qui m'attend pour jouer au golf avec lui. En dehors du golf, dont je suis passionnée comme de tous les exercices, j'écris dans les journaux pour gagner ma vie et garder mon indépendance. Mon métier de « reporter » me permet ainsi d'avoir des renseignements de première main sur tous les personnages célèbres, hommes d'État, généraux, chefs et chevaliers d'industries, grands artistes et illustres cambrioleurs. Je vous salue, monsieur. Déjà elle refermait sur son visage les deux extrémités d'un châle, enfouissait sa tête blonde dans le creux d'un oreiller, jetait une couverture sur ses épaules et allongeait les jambes sur la banquette. Raoul, qui avait tressailli sous la pointe de ce mot de cambrioleur, jeta quelques phrases qui ne portèrent point : il se heurtait à une porte close. Le mieux était de se taire et d'attendre sa revanche. Il demeura donc silencieux dans son coin, déconcerté par l'aventure, mais au fond ravi et plein d'espoir. La délicieuse créature, originale et captivante, énigmatique et si franche ! Et quelle acuité dans l'observation ! Comme elle avait vu clair en lui ! Comme elle avait relevé les petites imprudences que le mépris du danger lui laissait parfois commettre ! Ainsi, ces deux initiales… Il saisit son chapeau et en arracha la coiffe de soie qu'il alla jeter par une fenêtre du couloir. Puis il revint prendre place au milieu du compartiment, se cala aussi entre ses deux oreillers, et rêvassa nonchalamment. La vie lui semblait charmante. Il était jeune. Des billets de banque, facilement gagnés, garnissaient son portefeuille. Vingt projets d'exécution certaine et de rapport fructueux fermentaient en son ingénieux cerveau. Et, le lendemain matin, il aurait en face de lui le spectacle passionnant et troublant d'une jolie femme qui s'éveille. Il y pensait avec complaisance. Dans son demi-sommeil il voyait les beaux yeux bleus couleur du ciel. Chose bizarre, ils se teintaient peu à peu de nuances imprévues, et devenaient verts, couleur des flots. Il ne savait plus trop si c'étaient ceux de l'Anglaise ou de la Parisienne qui le regardaient dans ce demijour indistinct. La jeune fille de Paris lui souriait gentiment. À la fin c'était bien elle qui dormait en face de lui. Et un sourire aux lèvres, la conscience tranquille, il s'endormit également. Les songes d'un homme dont la conscience est tranquille et qui entretient avec son estomac des relations cordiales ont toujours un agrément que n'atténuent même pas les cahots du chemin de fer. Raoul flottait béatement dans des pays vagues où s'allumaient des yeux bleus et des yeux verts, et le voyage était si agréable qu'il n'avait pas pris la précaution de placer en dehors de lui, et pour ainsi dire en faction, comme il le faisait toujours, une petite partie de son esprit. Ce fut un tort. En chemin de fer, on doit toujours se méfier, principalement lorsqu'il y a peu de monde. Il n'entendit donc point s'ouvrir la porte de la passerelle à soufflet qui servait de communication avec la voiture précédente (voiture numéro quatre) ni s'approcher à pas de loup trois personnages masqués et vêtus de longues blouses grises, qui firent halte devant son compartiment. Autre tort : il n'avait pas voilé l'ampoule lumineuse. S'il l'eût voilée à l'aide du rideau, les individus eussent été contraints d'allumer, pour accomplir leurs funestes desseins, et Raoul se fût réveillé en sursaut. De sorte que, en fin de compte, il n'entendit ni ne vit rien. Un des hommes, revolver au poing, demeura, comme une sentinelle, dans le couloir. Les deux autres, en quelques signes, se partagèrent la besogne, et tirèrent de leurs poches des cassetête. L'un frapperait le premier voyageur, l'autre celui qui dormait sous une couverture. L'ordre d'attaque se donna à voix basse, mais, si bas que ce fût, Raoul en perçut le murmure, se réveilla, et, instantanément raidit ses jambes et ses bras. Parade inutile. Le casse-tête s'abattait sur son front et l'assommait. Tout au plus put-il sentir qu'on le saisissait à la gorge, et put-il apercevoir qu'une ombre passait devant lui et se ruait sur miss Bakefield. Dès lors, ce fut la nuit, les ténèbres épaisses, où, perdant pied comme un homme qui se noie, il n'eut plus que ces impressions incohérentes et pénibles qui remontent plus tard à la surface de la conscience, et avec lesquelles la réalité se reconstitue dans son ensemble. On le ligota, on le bâillonna énergiquement, et on lui enveloppa la tête d'une étoffe rugueuse. Ses billets de banque furent enlevés. – Bonne affaire, souffla une voix. Mais tout ça, c'est des « hors-d'œuvre ». As-tu ficelé l'autre ? – Le coup de matraque a dû l'étourdir. Il faut croire que le coup n'avait pas étourdi « l'autre » suffisamment, et que le fait d'être ficelé ne lui convenait pas, car il y eut des jurons, un bruit de bousculade, une bataille acharnée qui remuait toute la banquette… et puis des cris… des cris de femme… – Crénom, en voilà une garce ! reprit sourdement une des voix. Elle griffe… elle mord… Mais, dis donc, tu la reconnais, toi ? – Dame c'est plutôt à toi de le dire. – Que je la fasse taire d'abord ! Il employa de tels moyens qu'elle se tut, en effet, peu à peu. Les cris s'atténuèrent, devinrent des hoquets, des plaintes. Elle luttait cependant, et cela se passait tout contre Limézy, qui sentait, comme dans un cauchemar, tous les efforts de l'attaque et de la résistance. Et subitement cela prit fin. Une troisième voix, qui venait du couloir, celle de l'homme en faction évidemment, ordonna, sur un ton étouffé : – Halte !… mais lâchez-la donc Vous ne l'avez toujours pas tuée, hein ? – Ma foi, j'ai bien peur… En tout cas on pourrait la fouiller. – Halte et silence, nom de D… Les deux agresseurs sortirent. On se querella et on discuta dans le couloir, et Raoul, qui commençait à se ranimer et à bouger, surprit ces mots « Oui… plus loin…, le compartiment du bout… Et, vivement !… le contrôleur pourrait venir… » Un des trois bandits se pencha sur lui : – Toi, si tu remues, tu es mort. Tiens-toi tranquille. Le trio s'éloigna vers l'extrémité opposée, où Raoul avait remarqué la présence de deux voyageurs. Déjà il essayait de desserrer ses liens, et, par des mouvements de mâchoire, de déplacer son bâillon. Près de lui, l'Anglaise gémissait, de plus en plus faiblement, ce qui le désolait. De toutes ses forces, il cherchait à se libérer, avec la crainte qu'il ne fût trop tard pour sauver la malheureuse. Mais ses liens étaient solides et durement noués. Cependant, l'étoffe qui l'aveuglait, mal attachée, tomba soudain. Il aperçut la jeune fille à genoux, les coudes sur la banquette, et le regardant avec des yeux qui n'y voyaient pas. Au loin, des détonations claquèrent. Les trois bandits masqués et les deux voyageurs devaient se battre dans le compartiment du bout. Presque aussitôt, un des bandits passa au galop, une petite valise à la main et les gestes désordonnés. Depuis une ou deux minutes, le train avait ralenti. Il était probable que des travaux de réparation effectués sur la voie, retardaient sa marche, et de là provenait le moment choisi pour l'agression. Raoul était désespéré. Tout en se raidissant contre ses cordes impitoyables, il réussit à dire à la jeune fille, malgré son bâillon : – Tenez bon, je vous en prie… Je vais vous soigner… Mais qu'y a-t-il ? Qu'éprouvez-vous ? Les bandits avaient dû serrer outre mesure la gorge de la jeune fille, et lui briser le cou, car sa face, tachetée de plaques noires et convulsée, présentait tous les symptômes de l'asphyxie. Raoul eut la notion immédiate qu'elle était près de mourir. Elle haletait et tremblait des pieds à la tête. Son buste se ploya vers le jeune homme. Il perçut le souffle rauque de sa respiration, et, parmi des râles d'épuisement, quelques mots qu'elle bégayait en anglais : – Monsieur… monsieur… écoutez-moi… je suis perdue. – Mais non, dit-il, bouleversé. Essayez de vous relever… d'atteindre la sonnette d'alarme. Elle n'avait pas de force. Et aucune chance ne restait pour que Raoul parvînt à se dégager, malgré l'énergie surhumaine de ses efforts. Habitué comme il l'était à faire triompher sa volonté, il souffrait horriblement d'être ainsi le spectateur impuissant de cette mort affreuse. Les événements échappaient à sa domination et tourbillonnaient autour de lui dans un vertige de tempête. Un deuxième individu masqué repassa, chargé d'un sac de voyage, et tenant un revolver. Il en venait un troisième par derrière. Là-bas, sans doute, les deux voyageurs avaient succombé et, comme on avançait de plus en plus lentement, au milieu des travaux, les meurtriers allaient s'enfuir tranquillement. Or, à la grande surprise de Limézy, ils s'arrêtèrent net, en face même du compartiment, comme si un obstacle redoutable se dressait tout à coup devant eux. Raoul supposa que quelqu'un surgissait à l'entrée de la passerelle à soufflet… peutêtre le contrôleur, au cours d'une ronde. Tout de suite, en effet, il y eut des éclats de voix, puis, brusquement, la lutte. Le premier des individus ne put même pas se servir de son arme, qui lui échappa des mains. Un employé, vêtu d'un uniforme, l'avait assailli, et ils roulèrent tous deux sur le tapis, tandis que le complice, un petit qui semblait tout mince dans sa blouse grise tachée de sang, et dont toute la tête se dissimulait sous une casquette trop large, à laquelle était attaché un masque de lustrine noire, essayait de dégager son camarade. – Hardi, le contrôleur ! cria Raoul exaspéré… voilà du secours Mais le contrôleur faiblissait, une de ses mains immobilisée par le plus petit des complices. L'autre homme reprit le dessus et martela la figure de l'employé d'une grêle de coups de poing. Alors le plus petit se releva, et, comme il se relevait, son masque fut accroché et tomba, entraînant la casquette trop large. D'un geste vif, il se recouvrit de l'un et de l'autre. Mais Raoul avait eu le temps d'apercevoir les cheveux blonds et l'adorable visage, effaré et livide, de l'inconnue aux yeux verts, rencontrée, l'après-midi, dans la pâtisserie du boulevard Haussmann. La tragédie prenait fin. Les deux complices se sauvèrent. Raoul, frappé de stupeur, assista sans un mot au long et pénible manège du contrôleur qui réussit à monter sur la banquette et à tirer le signal d'alarme. L'Anglaise agonisait. Dans un dernier soupir, elle balbutia encore des mots incohérents : – Pour l'amour de Dieu… écoutez-moi… il faut prendre… il faut prendre… – Quoi ? je vous promets… – Pour l'amour de Dieu… prenez ma sacoche… enlevez les papiers… Que mon père ne sache rien… Elle renversa la tête et mourut… Le train stoppa. CHAPITRE 2 Investigations La mort de miss Bakefield, l'attaque sauvage des trois personnages masqués, l'assassinat probable des deux voyageurs, la perte de ses billets de banque, tout cela ne pesa guère dans l'esprit de Raoul auprès de l'inconcevable vision qui l'avait heurté en dernier lieu. La demoiselle aux yeux verts ! La plus gracieuse et la plus séduisante femme qu'il eût jamais rencontrée surgissant de l'ombre criminelle ! La plus rayonnante image apparaissant sous ce masque ignoble du voleur et de l'assassin ! La demoiselle aux yeux de jade, vers qui son instinct d'homme l'avait jeté dès la première minute, et qu'il retrouvait en blouse tachée de sang, avec une face éperdue, en compagnie de deux effroyables meurtriers, et, comme eux, pillant, tuant, semant la mort et l'épouvante ! Bien que sa vie de grand aventurier, mêlé à tant d'horreurs et d'ignominies, l'eût endurci aux pires spectacles, Raoul (continuons de l'appeler ainsi puisque c'est sous ce nom qu'Arsène Lupin joua son rôle dans le drame), Raoul de Limézy demeurait confondu devant une réalité qu'il lui était impossible de concevoir et, en quelque sorte, d'étreindre. Les faits dépassaient son imagination. Dehors, c'était le tumulte. D'une gare toute proche, la gare de Beaucourt, des employés accouraient, ainsi qu'un groupe d'ouvriers occupés aux réparations de la voie. Il y avait des clameurs. On cherchait d'où venait l'appel. Le contrôleur trancha les liens de Raoul, tout en écoutant ses explications, puis il ouvrit une fenêtre du couloir et fit signe aux employés. – Par ici, Par ici ! Se retournant vers Raoul, il lui dit : – Elle est morte, n'est-ce pas, cette jeune femme ? – Oui… étranglée. Et ce n'est pas tout… deux voyageurs à l'autre extrémité. Ils allèrent vivement au bout du couloir. Dans le dernier compartiment, deux cadavres. Aucune trace de désordre. Sur les filets, rien. Pas de valise. Pas de colis. À ce moment les employés de la gare essayaient d'ouvrir la portière qui desservait la voiture de ce côté. Elle était bloquée, ce qui fit comprendre à Raoul les raisons pour lesquelles les trois bandits avaient dû reprendre le même chemin du couloir et s'enfuir par la première porte. Celle-ci, en effet, fut trouvée ouverte. Des gens montèrent. D'autres sortaient de la passerelle à soufflet, et déjà l'on envahissait les deux compartiments, lorsqu'une voix forte proféra d'un ton impérieux – Que l'on ne touche à rien !… Non, monsieur, laissez ce revolver où il est. C'est une pièce à conviction extrêmement importante. Et puis il est préférable que tout le monde s'en aille. La voiture va être détachée, et le train repart aussitôt. N'est-ce pas, monsieur le chef de gare ? Dans les minutes de désarroi, il suffit que quelqu'un parle net, et sache ce qu'il veut, pour que toutes les volontés éparses se plient à cette énergie qui semble celle d'un chef. Or, celui-là s'exprimait puissamment, en homme accoutumé à ce qu'on lui obéisse. Raoul le regarda et fut stupéfait de reconnaître l'individu qui avait suivi miss Bakefield et abordé la demoiselle aux yeux verts, l'individu auquel il avait demandé du feu, bref, le bellâtre pommadé, celui que l'Anglaise appelait M. Marescal. Debout à l'entrée du compartiment où gisait la jeune fille, il barrait la route aux intrus et les refoulait vers les portes ouvertes. – Monsieur le chef de gare, reprit-il, vous avez l'obligeance, n'est-ce pas, de surveiller la manœuvre ? Emmenez avec vous tous vos employés. Il faudrait aussi téléphoner à la gendarmerie la plus proche, demander un médecin, et prévenir le Parquet de Romillaud. Nous sommes en face d'un crime. – De trois assassinats, rectifia le contrôleur. Deux hommes masqués se sont enfuis, deux hommes qui m'ont assailli. – Je sais, dit Marescal. Les ouvriers de la voie ont aperçu des ombres et sont à leur poursuite. Au haut du talus, il y a un petit bois et la battue s'organise tout autour et le long de la route nationale. S'il y a capture, nous le saurons ici. Il articulait les mots durement, avec des gestes secs et une allure autoritaire. Raoul s'étonnait de plus en plus et, du coup, reprenait tout son sang-froid. Que faisait là le pommadé ? et qu'est-ce qui lui donnait cet aplomb incroyable ? N'arrive-t-il pas souvent que l'aplomb de ces personnages provienne justement de ce qu'ils ont quelque chose à cacher, derrière leur façade brillante ? Et comment oublier que Marescal avait suivi miss Bakefield durant tout l'après-midi, qu'il la guettait avant l'heure du départ, et qu'il se trouvait là, sans doute, dans la voiture numéro quatre, à l'instant même où se machinait le crime ? D'une voiture à l'autre, la passerelle…, la passerelle par où les trois bandits masqués avaient surgi, et par où l'un des trois, le premier, avait pu retourner… Celui-là, n'était-ce pas le personnage qui maintenant « crânait » et commandait ? La voiture s'était vidée. Il ne restait plus que le contrôleur. Raoul essaya de rejoindre sa place. Il en fut empêché. – Comment, monsieur ! dit-il, certain que Marescal ne le reconnaissait pas. Comment mais j'étais ici, et je prétends y revenir. – Non, monsieur, riposta Marescal, tout endroit où un crime a été commis appartient à la justice, et nul n'y peut pénétrer sans une autorisation. Le contrôleur s'interposa. – Ce voyageur fut l'une des victimes de l'attaque. Ils l'ont ligoté et dépouillé. – Je regrette, dit Marescal. Mais les ordres sont formels. – Quels ordres ? fit Raoul irrité. – Les miens. Raoul se croisa les bras. – Mais enfin, monsieur, de quel droit parlez-vous ? Vous êtes là qui nous faites la loi avec une insolence que les autres personnes peuvent accepter, mais que je ne suis pas d'humeur à subir, moi. Le bellâtre tendit sa carte de visite, en scandant d'une voix pompeuse : – Rodolphe Marescal, commissaire au service des recherches internationales, attaché au ministère de l'Intérieur. Devant de pareils titres, avait-il l'air de dire, on n'a qu'à s'incliner. Et il ajouta : – Si j'ai pris la direction des événements, c'est d'accord avec le chef de gare, et parce que ma compétence spéciale m'y autorisait. Raoul, quelque peu interloqué, se contint. Le nom de Marescal, auquel il n'avait pas fait attention, éveillait subitement dans sa mémoire le souvenir confus de certaines affaires où il lui semblait que le commissaire avait montré du mérite et une clairvoyance remarquable. En tout cas, il eût été absurde de lui tenir tête. « C'est de ma faute, pensa-t-il. Au lieu d'agir du côté de l'Anglaise et de remplir son dernier vœu, j'ai perdu mon temps à faire de l'émotion avec la fille masquée. Mais tout de même, je te repincerai au détour, le pommadé, et je saurai comment il se peut que tu sois dans ce train, à point nommé, pour t'occuper d'une affaire où les deux héroïnes sont justement les jolies femmes de tantôt. En attendant, filons doux. » Et, d'un ton de déférence, comme s'il était fort sensible au prestige des hautes fonctions : – Excusez-moi, monsieur. Si peu parisien que je sois, puisque j'habite le plus souvent hors de France, votre notoriété est venue jusqu'à moi, et je me rappelle, entre autres, une histoire de boucles d'oreilles… Marescal se rengorgea. – Oui, les boucles d'oreilles de la princesse Laurentini, ditil. Ce ne fut pas mal en effet. Mais nous tâcherons de réussir encore mieux aujourd'hui, et j'avoue qu'avant l'arrivée de la gendarmerie, et surtout du juge d'instruction, j'aimerais bien pousser l'enquête à un point où… – À un point, approuva Raoul, où ces messieurs n'auraient plus qu'à conclure. Vous avez tout à fait raison, et je ne continuerai mon voyage que demain, si ma présence peut vous être utile. – Extrêmement utile, et je vous en remercie. Le contrôleur, lui, dut repartir, après avoir dit ce qu'il savait. Cependant, la voiture était rangée sur une voie de garage et le train s'éloigna. Marescal commença ses investigations, puis avec l'intention évidente d'éloigner Raoul, il le pria d'aller jusqu'à la station et de chercher des draps pour recouvrir les cadavres. Raoul, empressé, descendit, longea la voiture, et se hissa au niveau de la troisième fenêtre du couloir. « C'est bien ce que je pensais, se dit-il, le pommadé voulait être seul. Quelque petite machination préliminaire. » Marescal en effet avait un peu soulevé le corps de la jeune Anglaise et entrouvert son manteau de voyage. Autour de sa taille, il y avait une petite sacoche de cuir rouge. Il dégrafa la courroie, prit la sacoche, et l'ouvrit. Elle contenait des papiers, qu'il se mit à lire aussitôt. Raoul, qui ne le voyait que de dos et ne pouvait ainsi juger, d'après son expression, ce qu'il pensait de sa lecture, partit en grommelant : – T'auras beau te presser, camarade, je te rattraperai toujours avant le but. Ces papiers m'ont été légués et nul autre que moi n'a droit sur eux. Il accomplit la mission dont il était chargé et, lorsqu'il revint avec la femme et la mère du chef de gare, qui se proposaient pour la veillée funèbre, il apprit de Marescal qu'on avait cerné dans le bois deux hommes qui se cachaient au milieu des fourrés. – Pas d'autre indication ? demanda Raoul. – Rien, déclara Marescal, soi-disant un des hommes boitait et l'on a recueilli derrière lui un talon coincé entre deux racines. Mais c'est un talon de soulier de femme. – Donc, aucun rapport. – Aucun. On étendit l'Anglaise. Raoul regarda une dernière fois sa jolie et malheureuse compagne de voyage, et il murmura en luimême : « Je vous vengerai, miss Bakefield. Si je n'ai pas su veiller sur vous et vous sauver, je vous jure que vos assassins seront punis. » Il pensait à la demoiselle aux yeux verts et il répéta, à l'encontre de la mystérieuse créature, ce même serment de haine et de vengeance. Puis, baissant les paupières de la jeune fille, il ramena le drap sur son pâle visage. – Elle était vraiment belle, dit-il. Vous ne savez pas son nom ? – Comment le saurais-je ? déclara Marescal, qui se déroba. – Mais voici une sacoche… – Elle ne doit être ouverte qu'en présence du Parquet, dit Marescal qui la mit en bandoulière sur son épaule et qui ajouta : – Il est surprenant que les bandits ne l'aient pas dérobée. – Elle doit contenir des papiers… – Nous attendrons le Parquet, répéta le commissaire. Mais il semble, en tout cas, que les bandits qui vous ont dévalisé, vous, ne lui aient rien dérobé à elle… ni ce bracelet-montre, ni cette broche, ni ce collier… Raoul conta ce qui s'était passé, et il le fit d'abord avec précision, tellement il souhaitait collaborer à la découverte de la vérité. Mais, peu à peu, des raisons obscures le poussant à dénaturer certains faits, il ne parla point du troisième complice et ne donna des deux autres qu'un signalement approximatif, sans révéler la présence d'une femme parmi eux. Marescal écouta et posa quelques questions, puis laissant une des gardes, emmena l'autre dans le compartiment où gisaient les deux hommes. Ils se ressemblaient tous deux, l'un beaucoup plus jeune, mais tous deux offrant les mêmes traits vulgaires, les mêmes sourcils épais, et les mêmes vêtements gris, de mauvaise coupe. Le plus jeune avait reçu une balle en plein front, l'autre dans le cou. Marescal, qui affectait la plus grande réserve, les examina longuement, sans même les déranger de leur position, fouilla leurs poches, et les recouvrit du même drap. – Monsieur le commissaire, dit Raoul, à qui la vanité et les prétentions de Marescal n'avaient pas échappé, j'ai l'impression que vous avez déjà fait du chemin sur la voie de la vérité. On sent en vous un maître. Vous est-il possible en quelques mots ?… – Pourquoi pas ? dit Marescal, qui entraîna Raoul dans un autre compartiment. La gendarmerie ne va pas tarder, et le médecin non plus. Afin de bien marquer la position que je prends, et de m'en assurer le bénéfice, je ne suis pas fâché d'exposer au préalable le résultat de mes premières investigations. « Vas-y, pommadé, se dit Raoul. Tu ne peux pas choisir un meilleur confident que moi. » Il parut confus d'une telle aubaine. Quel honneur et quelle joie ! Le commissaire le pria de s'asseoir et commença : – Monsieur, sans me laisser influencer par certaines contradictions ni me perdre dans les détails, je tiens à mettre en évidence deux faits primordiaux, d'une importance considérable, à mon humble avis. Tout d'abord, ceci. La jeune Anglaise, comme vous la désignez, a été victime d'une méprise. Oui, monsieur, d'une méprise. Ne vous récriez pas. J'ai mes preuves. À l'heure fixée par le ralentissement prévu du train, les bandits qui se trouvaient dans la voiture suivante (je me rappelle les avoir entraperçus de loin et je les croyais même au nombre de trois) vous attaquent, vous dépouillent, attaquent votre voisine, cherchent à la ficeler… et puis brusquement, lâchent tout et s'en vont plus loin, jusqu'au compartiment du bout. « Pourquoi cette volte-face ?… Pourquoi ? Parce qu'ils se sont trompés, parce que la jeune femme était dissimulée sous une couverture, parce qu'ils croient se ruer contre deux hommes et qu'ils aperçoivent une femme. D'où leur effarement. "Crénom, en voilà une garce ! " et d'où leur éloignement précipité. Ils explorent le couloir et découvrent les deux hommes qu'ils recherchaient… les deux qui sont là. Or, ces deux-là se défendent. Ils les tuent à coups de revolver et les dépouillent au point de ne rien leur laisser. Valises, paquets, tout est parti, jusqu'aux casquettes… Premier point nettement établi, n'est-ce pas ? » Raoul était surpris, non pas de l'hypothèse, car lui-même l'avait admise dès le début, mais que Marescal eût pu l'apercevoir avec cette acuité et cette logique. – Second point…, reprit le policier, que l'admiration de son interlocuteur exaltait. Il tendit à Raoul une petite boîte d'argent finement ciselée. – J'ai ramassé cela derrière la banquette. – Une tabatière ? – Oui, une tabatière ancienne… mais servant d'étui à cigarettes. Sept cigarettes, tout juste, que voici… tabac blond, pour femme. – Ou pour homme, dit Raoul, en souriant…, car enfin il n'y avait là que des hommes. – Pour femme, j'insiste… – Impossible ! – Sentez la boîte. Il la mit sous le nez de Raoul. Celui-ci, après avoir reniflé, acquiesça : – En effet, en effet… un parfum de femme qui met son étui à cigarettes dans son sac, avec le mouchoir, la poudre de riz et le vaporisateur de poche. L'odeur est caractéristique. – Alors ? – Alors je ne comprends plus. Deux hommes ici que nous retrouvons morts… et deux hommes qui ont attaqué et se sont enfuis après avoir tué. – Pourquoi pas un homme et une femme ? – Hein ! Une femme… Un de ces bandits serait une femme ? – Et cette boîte à cigarettes ? – Preuve insuffisante. – J'en ai une autre. – Laquelle ? – Le talon… ce talon de soulier, que l'on a ramassé dans les bois, entre deux racines. Croyez-vous qu'il en faut davantage pour établir une conviction solide relativement au second point que j'énonce ainsi : deux agresseurs, dont un homme et une femme. La clairvoyance de Marescal agaçait Raoul. Il se garda de le montrer et fit, entre ses dents, comme si l'exclamation lui échappait : – Vous êtes rudement fort ! Et il ajouta : – C'est tout ? Pas d'autres découvertes ? – Hé ! dit l'autre en riant, laissez-moi souffler ! – Vous avez donc l'intention de travailler toute la nuit ? – Tout au moins jusqu'à ce qu'on ait amené les deux fugitifs, ce qui ne saurait tarder, si l'on se conforme à mes instructions. Raoul avait suivi la dissertation de Marescal de l'air bonasse d'un monsieur qui, lui, n'est pas rudement fort, et qui s'en remet aux autres du soin de débrouiller une affaire à laquelle il ne saisit pas grand-chose. Il hocha la tête, et prononça, en bâillant : – Amusez-vous, monsieur le commissaire. Pour moi, je vous avouerai que toutes ces émotions m'ont diablement démoli et qu'une heure ou deux de repos… – Prenez-les, approuva Marescal. N'importe quel compartiment vous servira de couchette… Tenez celui-ci… Je veillerai à ce que personne ne vous dérange… et quand j'aurai fini, je viendrai m'y reposer à mon tour. Raoul s'enferma, tira les rideaux et voila le globe lumineux. À ce moment, il n'avait pas une idée nette de ce qu'il voulait faire. Les événements, très compliqués, ne prêtaient pas encore une solution réfléchie, et il se contenterait d'épier les intentions de Marescal et de résoudre l'énigme de sa conduite. « Toi, mon pommadé, se disait-il, je te tiens. Tu es comme le corbeau de la fable : avec des louanges on te fait ouvrir le bec. Du mérite, certes, du coup d'œil. Mais trop bavard. Quant à mettre en cage l'inconnue et son complice, ça m'étonnerait beaucoup. C'est là une entreprise dont il faudra que je m'acquitte personnellement. » Or il advint que, dans la direction de la gare, un bruit de voix s'éleva, qui prit assez vite des proportions de tumulte. Raoul écouta. Marescal s'était penché et criait, par une fenêtre du couloir, à des gens qui approchaient : – Qu'y a-t-il ? Ah ! parfait, les gendarmes… Je ne me trompe pas, n'est-ce pas ? On lui répondit : – Le chef de gare m'envoie vers vous, monsieur le commissaire. – C'est vous, brigadier ? Il y a eu des arrestations ? – Une seule, monsieur le commissaire. Un de ceux que l'on poursuivait est tombé de fatigue sur la grand-route, tandis que nous arrivions à un kilomètre d'ici. L'autre a pu s'échapper. – Et le médecin ? – Il faisait atteler, à notre passage. Mais il avait une visite en chemin. Il sera là d'ici quarante minutes. – C'est le plus petit des deux que vous avez arrêté, brigadier ? – Un petit tout pâle… avec une casquette trop grande… et qui pleure… et qui fait des promesses : « Je parlerai, mais à M. le juge seulement… Où est-il, M. le juge ? » – Vous l'avez laissé à la station, ce petit-là ? – Sous bonne garde. – J'y vais. – Si ça ne vous contrarie pas, monsieur le commissaire, je voudrais d'abord voir comment ça s'est passé dans le train. Le brigadier monta, avec un gendarme… Marescal le reçut en haut des marches, et tout de suite le conduisit devant le cadavre de la jeune Anglaise. « Tout va bien, se dit Raoul, qui n'avait pas perdu un mot du dialogue. Si le pommadé commence ses explications, il y en a pour un bout de temps. » Cette fois il voyait clair dans le désordre de son esprit, et discernait les intentions vraiment inattendues qui surgissaient brusquement en lui, à son insu pour ainsi dire, et sans qu'il pût comprendre le motif secret de sa conduite. Il baissa la grande glace et se pencha sur la double ligne des rails. Personne. Aucune lumière. Il sauta. CHAPITRE 3 Le baiser dans l'ombre La gare de Beaucourt est située en pleine campagne, loin de toute habitation. Une route perpendiculaire au chemin de fer la relie au village de Beaucourt, puis à Romillaud, où se trouve la gendarmerie, puis à Auxerre d'où l'on attendait les magistrats. Elle est coupée à angle droit par la route nationale, laquelle longe la ligne à une distance de cinq cents mètres. On avait réuni sur le quai toutes les lumières disponibles, lampes, bougies, lanternes, fanaux, ce qui obligea Raoul à n'avancer qu'avec des précautions infinies. Le chef de gare, un employé et un ouvrier conversaient avec le gendarme de faction dont la haute taille se dressait devant la porte ouverte à deux battants d'une pièce encombrée de colis, qui était réservée au service des messageries. Dans la demi-obscurité de cette pièce s'étageaient des piles de paniers et de caissettes, et s'éparpillaient des colis de toute espèce. En approchant, Raoul crut voir, assise sur un amas d'objets, une silhouette courbée qui ne bougeait pas. « C'est elle tout probablement, se dit-il, c'est la demoiselle aux yeux verts. Un tour de clef dans le fond, et la prison est toute faite, puisque les geôliers se tiennent à la seule issue possible. » La situation lui parut favorable, mais à condition qu'il ne se heurtât pas à des obstacles susceptibles de le gêner, Marescal et le brigadier pouvant survenir plus tôt qu'il ne le supposait. Il fit donc un détour en courant et aboutit à la façade postérieure de la gare sans avoir rencontré âme qui vive. Il était plus de minuit. Aucun train ne s'arrêtait plus et, sauf le petit groupe qui bavardait sur le quai, il n'y avait personne. Il entra dans la salle d'enregistrement. Une porte à gauche, un vestibule avec un escalier, et, à droite de ce vestibule, une autre porte. D'après la disposition des lieux ce devait être là. Pour un homme comme Raoul, une serrure ne constitue pas un obstacle valable. Il avait toujours sur lui quatre ou cinq menus instruments avec lesquels il se chargeait d'ouvrir les portes les plus récalcitrantes. À la première tentative, celle-ci obéit. Ayant entrebâillé légèrement, il vit qu'aucun rayon lumineux ne la frappait. Il poussa donc, tout en se baissant, et entra. Les gens du dehors n'avaient pu ni le voir ni l'entendre, et pas davantage la captive dont les sanglots sourds rythmaient le silence de la pièce. L'ouvrier racontait la poursuite à travers les bois. C'est lui qui, dans un taillis, sous le jet d'un fanal, avait levé « le gibier ». L'autre malandrin, comme il disait, était mince et de haute taille et détalait comme un lièvre. Mais il devait revenir sur ses pas et entraîner le petit. D'ailleurs, il faisait si noir que la chasse n'était pas commode. – Tout de suite le gosse qu'est là, conta l'ouvrier, s'est mis à geindre. Il a une drôle de voix de fille, avec des larmes : « Où est le juge ?… je lui dirai tout… Qu'on me mène devant le juge » L'auditoire ricanait. Raoul en profita pour glisser la tête entre deux piles de caissettes à claire-voie. Il se trouvait ainsi derrière l'amoncellement de colis postaux où la captive était prostrée. Cette fois, elle avait dû percevoir quelque bruit, car les sanglots cessèrent. Il chuchota : – N'ayez pas peur. Comme elle se taisait, il reprit : – N'ayez pas peur… je suis un ami. – Guillaume ? demanda-t-elle, très bas. Raoul comprit qu'il s'agissait de l'autre fugitif et répondit : – Non, c'est quelqu'un qui vous sauvera des gendarmes. Elle ne souffla pas mot. Elle devait redouter une embûche. Mais il insista : – Vous êtes entre les mains de la justice. Si vous ne me suivez pas, c'est la prison, la cour d'assises… – Non, fit-elle, M. le juge me laissera libre. – Il ne vous laissera pas libre. Deux hommes sont morts… Votre blouse est couverte de sang… Venez… Une seconde d'hésitation peut vous perdre… Venez… Après un silence, elle murmura : – J'ai les mains attachées. Toujours accroupi, il coupa les liens avec son couteau et demanda : – Est-ce qu'ils peuvent vous voir actuellement ? – Le gendarme seulement, quand il se retourne, et mal, car je suis dans l'ombre… Pour les autres, ils sont trop à gauche… – Tout va bien… Ah ! un instant. Écoutez… Sur le quai des pas approchaient, et il reconnut la voix de Marescal. Alors il commanda : – Pas un geste… Les voilà qui arrivent, plus tôt que je ne croyais… Entendez-vous ?… – Oh ! j'ai peur, bégaya la jeune fille… Il me semble que cette voix… Mon Dieu, serait-ce possible ? – Oui, dit-il, c'est la voix de Marescal, votre ennemi… Mais il ne faut pas avoir peur… Tantôt, rappelez-vous, sur le boulevard, quelqu'un s'est interposé entre vous et lui. C'était moi. Je vous supplie de ne pas avoir peur. – Mais il va venir… – Ce n'est pas sûr… – Mais s'il vient ?… – Faites semblant de dormir, d'être évanouie… Enfermez votre tête entre vos bras croisés… Et ne bougez pas… – S'il essaye de me voir ? S'il me reconnaît ? – Ne lui répondez pas… Quoi qu'il advienne, pas un seul mot… Marescal n'agira pas tout de suite… il réfléchira… Et alors… Raoul n'était pas tranquille. Il supposait bien que Marescal devait être anxieux de savoir s'il ne se trompait pas et si le bandit était réellement une femme. Il allait donc procéder à un interrogatoire immédiat, et, en tout cas, jugeant la précaution insuffisante, inspecter lui-même la prison. De fait, le commissaire s'écria aussitôt, d'un ton joyeux : – Eh bien, monsieur le chef de gare, voilà du nouveau ! un prisonnier chez vous ! Et un prisonnier de marque ! La gare de Beaucourt va devenir célèbre… Brigadier, l'endroit me paraît fort bien choisi, et je suis persuadé qu'on ne pouvait pas faire mieux. Par excès de prudence, je vais m'assurer… Ainsi, du premier coup, il marchait droit au but, comme Raoul l'avait prévu. L'effroyable partie allait se jouer entre cet homme et la jeune fille. Quelques gestes, quelques paroles, et la demoiselle aux yeux verts serait irrémédiablement perdue. Raoul fut près de battre en retraite. Mais c'était renoncer à tout espoir et jeter à ses trousses toute une horde d'adversaires qui ne lui permettraient plus de recommencer l'entreprise. Il s'en remit donc au hasard. Marescal pénétra dans la pièce, tout en continuant de parler aux gens du dehors, et de façon à leur cacher la forme immobile qu'il voulait être seul à contempler. Raoul demeurait à l'écart, suffisamment protégé par les caisses pour que Marescal ne le vît pas encore. Le commissaire s'arrêta et dit tout haut : – On semble dormir… Eh camarade, il n'y aurait pas moyen de faire un bout de causette ? Il tira de sa poche une lampe électrique dont il pressa le bouton et dirigea le faisceau lumineux. Ne voyant qu'une casquette et deux bras serrés, il écarta les bras et souleva la casquette. – Ça y est, dit-il tout bas… Une femme… Une femme blonde !… Allons, la petite, montrez-moi votre jolie frimousse. Il saisit la tête de force et la tourna. Ce qu'il vit était tellement extraordinaire qu'il n'accepta pas l'invraisemblable vérité. – Non, non, murmura-t-il, ce n'est pas admissible. Il observa la porte d'entrée, ne voulant pas qu'aucun des autres le rejoignît. Puis, fiévreusement, il arracha la casquette. Le visage apparut, éclairé en plein, sans réserve. – Elle ! Elle murmura-t-il. Mais je suis fou… Voyons, ce n'est pas croyable… Elle, ici ! Elle, une meurtrière ! Elle !… Elle ! Il se pencha davantage. La captive ne bronchait pas. Sa pâle figure n'avait pas un tressaillement, et Marescal lui jetait, d'une voix haletante : – C'est vous ! Par quel prodige ? Ainsi, vous avez tué… et les gendarmes vous ont ramassée ! Et vous êtes là, vous ! Est-ce possible ? On eût dit vraiment qu'elle dormait. Marescal se tut. Est-ce qu'elle dormait en réalité ? Il lui dit : – C'est cela, ne remuez pas… Je vais éloigner les autres et revenir… Dans une heure, je serai là… et on parlera… Ah ! il va falloir filer doux, ma petite. Que voulait-il dire ? Allait-il lui proposer quelque abominable marché ? Au fond (Raoul le devina), il ne devait pas avoir de dessein bien fixe. L'événement le prenait au dépourvu et il se demandait quel bénéfice il en pourrait tirer. Il remit la casquette sur la tête blonde et refoula toutes les boucles, puis, entrouvrant la blouse, fouilla les poches du veston. Il n'y trouva rien. Alors il se redressa et son émoi était si grand qu'il ne pensa plus à l'inspection de la pièce et de la porte. – Drôle de gosse, dit-il, en revenant vers le groupe. Ça n'a sûrement pas vingt ans… Un galopin que son complice aura dévoyé… Il continua de parler, mais d'une manière distraite, où l'on sentait le désarroi de sa pensée et le besoin de réfléchir. – Je crois, dit-il, que ma petite enquête préliminaire ne manquera pas d'intéresser ces messieurs du Parquet. En les attendant, je monterai la garde ici avec vous, brigadier… Ou même seul… car je n'ai besoin de personne, si vous voulez un peu de repos… Raoul se hâta. Il saisit parmi les colis trois sacs ficelés dont la toile semblait à peu près de la même nuance que la blouse sous laquelle la captive cachait son déguisement de jeune garçon. Il éleva l'un de ces sacs et murmura : – Rapprochez vos jambes de mon côté… afin que je puisse passer ça par devant, à leur place. Mais en bougeant à peine, n'est-ce pas ?… Ensuite vous reculerez votre buste vers moi… et puis votre tête. Il prit la main, qui était glacée, et il répéta les instructions, car la jeune fille demeurait inerte. – Je vous en conjure, obéissez. Marescal est capable de tout… Vous l'avez humilié… Il se vengera d'une façon ou d'une autre, puisqu'il dispose de vous… Rapprochez vos jambes de mon côté… Elle agit par petits gestes pour ainsi dire immobiles, qui la déplaçaient insensiblement, et qu'elle mit au moins trois ou quatre minutes à exécuter. Quand la manœuvre fut finie, il y avait devant elle, et un peu plus haut qu'elle, une forme grise recroquevillée, ayant les mêmes contours, et qui donnait suffisamment l'illusion de sa présence pour que le gendarme et Marescal, en jetant un coup d'œil, pussent la croire toujours là. – Allons-y, dit-il… Profitez d'un instant où ils sont tournés et où l'on parle un peu fort, et laissez-vous glisser… Il la reçut dans ses bras, la maintenant courbée, et la tira par l'entrebâillement. Dans le vestibule elle put se relever. Il referma la serrure et ils traversèrent la salle des bagages. Mais, à peine sur le terre-plein qui précédait la gare, elle eut une défaillance et tomba presque à genoux. – Jamais je ne pourrai…, gémissait-elle. Jamais… Sans le moindre effort il la chargea sur son épaule et se mit à courir vers des masses d'arbres qui marquaient la route de Romillaud et d'Auxerre. Il éprouvait une satisfaction profonde à l'idée qu'il tenait sa proie, que la meurtrière de miss Bakefield ne pouvait plus lui échapper, et que son action se substituait à celle de la société. Que ferait-il ? Peu importait. À ce moment il était convaincu – ou du moins il se le disait – qu'un grand besoin de justice le guidait et que le châtiment prendrait la forme que lui dicteraient les circonstances. Deux cents pas plus loin il s'arrêta, non qu'il fût essoufflé, mais il écoutait et il interrogeait le grand silence, qu'agitaient à peine des froissements de feuilles et le passage furtif des petites bêtes nocturnes. – Qu'y a-t-il ? demanda la jeune fille avec angoisse. – Rien… Rien d'inquiétant… Au contraire… Le trot d'un cheval… très loin… C'est ce que je voulais… et je suis bien content… c'est le salut pour vous… Il la descendit de son épaule et l'allongea sur ses deux bras comme une enfant. Il fit ainsi, à vive allure, trois ou quatre cents mètres, ce qui les mena au carrefour de la route nationale dont la blancheur apparaissait sous la frondaison noire des arbres. L'herbe était si humide qu'il lui dit, en s'asseyant au revers du talus : – Restez étendue sur mes genoux, et comprenez-moi bien. Cette voiture qu'on entend, c'est celle du médecin que l'on a fait venir. Je me débarrasserai du bonhomme, en l'attachant bien gentiment à un arbre. Nous monterons dans la voiture et nous voyagerons toute la nuit jusqu'à une station quelconque d'une autre ligne. Elle ne répondit pas. Il douta qu'elle entendît. Sa main était devenue brûlante. Elle balbutia dans une sorte de délire : – Je n'ai pas tué… je n'ai pas tué… – Taisez-vous, dit Raoul avec brusquerie. Nous parlerons plus tard. Ils se turent l'un et l'autre. L'immense paix de la campagne endormie étendait autour d'eux des espaces de silence et de sécurité. Seul le trot du cheval s'élevait de temps à autre dans les ténèbres. On vit deux ou trois fois, à une distance incertaine, les lanternes de la voiture qui luisaient comme des yeux écarquillés. Aucune clameur, aucune menace du côté de la gare. Raoul songeait à l'étrange situation, et, au-delà de l'énigmatique meurtrière dont le cœur battait si fortement qu'il en sentait le rythme éperdu, il évoquait la Parisienne, entrevue huit à neuf heures plus tôt, heureuse et sans souci apparent. Les deux images, si différentes l'une de l'autre pourtant, se confondaient en lui. Le souvenir de la vision resplendissante atténuait sa haine contre celle qui avait tué l'Anglaise. Mais avait-il de la haine ? Il s'accrochait à ce mot et pensait durement « Je la hais… Quoi qu'elle en dise, elle a tué… L'Anglaise est morte par sa faute et par celle de ses complices… Je la hais… Miss Bakefield sera vengée. » Cependant il ne disait rien de tout cela, et, au contraire, il se rendait compte que de douces paroles sortaient de sa bouche. – Le malheur s'abat sur les êtres quand ils n'y songent pas, n'est-ce pas ? On est heureux… on vit… et puis le crime passe… Mais tout s'arrange… Vous vous confierez à moi… et les choses s'aplaniront… Il avait l'impression qu'un grand calme la pénétrait peu à peu. Elle n'était plus prise de ces mouvements fiévreux qui la secouaient des pieds à la tête. Le mal s'apaisait, les cauchemars, les angoisses, les épouvantes, tout le monde hideux de la nuit et de la mort. Raoul goûtait violemment la manifestation de son influence et de son pouvoir, en quelque sorte magnétiques, sur certains êtres que les circonstances avaient désorbités, et auxquels il rendait l'équilibre et faisait oublier un instant l'affreuse réalité. Lui aussi, d'ailleurs, il se détournait du drame. L'Anglaise morte s'évanouissait dans sa mémoire, et ce n'était pas la femme en blouse tachée de sang qu'il tenait contre lui, mais la femme de Paris élégante et radieuse. Il avait beau se dire : « Je la punirai. Elle souffrira », comment n'eût-il pas senti la fraîche haleine qui s'exhalait des lèvres proches ? Les yeux des lanternes s'agrandissaient. Le médecin arriverait dans huit ou dix minutes. « Et alors, se dit Raoul, il faudra que je me sépare d'elle et que j'agisse… et ce sera fini… Je ne pourrai plus retrouver entre elle et moi un instant comme celui-ci… un instant qui aura cette intimité… » Il se penchait davantage. Il devinait qu'elle gardait les paupières closes et qu'elle s'abandonnait à sa protection. Tout était bien ainsi, devait-elle penser. Le danger s'éloignait. Brusquement il s'inclina et lui baisa les lèvres. Elle essaya faiblement de se débattre, soupira et ne dit rien. Il eut l'impression qu'elle acceptait la caresse, et que, malgré le recul de sa tête, elle cédait à la douceur de ce baiser. Cela dura quelques secondes. Puis un sursaut de révolte la secoua. Elle raidit les bras et se dégagea, avec une énergie soudaine, tout en gémissant : – Ah ! c'est abominable ! Ah quelle honte I Laissez-moi ! Laissez-moi !… Ce que vous faites est misérable. Il essaya de ricaner et, furieux contre elle, il aurait voulu l'injurier. Mais il ne trouvait pas de mots, et, tandis qu'elle le repoussait et s'enfuyait dans la nuit, il répétait à voix basse : – Qu'est-ce que cela signifie ! En voilà de la pudeur ! Et après ? Quoi ! on croirait que j'ai commis un sacrilège… Il se remit sur pied, escalada le talus et la chercha. Où ? Des taillis épais protégeaient sa fuite. Il n'y avait aucun espoir de la rattraper. Il pestait, jurait, ne trouvait plus en lui, maintenant, que de la haine et la rancune d'un homme bafoué, et il ruminait en luimême l'affreux dessein de retourner à la gare et de donner l'alerte, lorsqu'il entendit des cris à quelque distance. Cela provenait de la route, et d'un endroit de cette route que dissimulait probablement une côte, et où il supposait que devait être la voiture. Il y courut. Il vit, en effet, les deux lanternes, mais elles lui semblèrent virer sur place et changer de direction. La voiture s'éloignait, et ce n'était plus au trot paisible d'un cheval, mais au galop d'une bête que surexcitaient des coups de fouet. Deux minutes plus tard, Raoul, dirigé par les cris, devinait dans l'obscurité la silhouette d'un homme qui gesticulait au milieu de fourrés et de ronces. – Vous êtes bien le médecin de Romillaud ? dit-il. On m'envoyait de la gare à votre rencontre… Vous avez été attaqué, sans doute ? – Oui !… Un passant qui me demandait son chemin. J'ai arrêté et il m'a pris à la gorge, attaché, et jeté parmi les ronces. – Et il a fui avec votre voiture ? – Oui. – Seul ? – Non, avec quelqu'un qui l'a rejoint… C'est là-dessus que j'ai crié. – Un homme ? Une femme ? – Je n'ai pas vu. Ils se sont à peine parlés et tout bas. Aussitôt après leur départ, j'ai appelé. Raoul réussit à l'attirer et lui dit : – Il ne vous avait donc pas bâillonné ? – Oui, mais mal. – À l'aide de quoi ? – De mon foulard. – Il y a une façon de bâillonner, et peu de gens la connaissent, dit Raoul, qui saisit le foulard, renversa le docteur et se mit en devoir de lui montrer comment on opère. La leçon fut suivie d'une autre opération, celle d'un ligotage savant exécuté avec la couverture du cheval et le licol que Guillaume avait utilisés (car on ne pouvait douter que l'agresseur ne fût Guillaume et que la jeune fille ne l'eût rejoint). – Je ne vous fais pas de mal, n'est-ce pas, docteur ? J'en serais désolé. Et puis vous n'avez pas à craindre les épines et les orties, ajouta Raoul en conduisant son prisonnier. Tenez, voici un emplacement où vous ne passerez pas une trop mauvaise nuit. La mousse a dû être brûlée par le soleil, car elle est sèche… Non, pas de remerciements, docteur. Croyez bien que si j'avais pu me dispenser… L'intention de Limézy à ce moment était de prendre le pas gymnastique et d'atteindre, coûte que coûte, les deux fugitifs. Il enrageait d'avoir été ainsi roulé. Fallait-il être stupide ! Comment ! Il la tenait dans ses griffes, et au lieu de la serrer à la gorge il s'amusait à l'embrasser ! Est-ce qu'on garde des idées nettes dans de telles conditions ? Mais, cette nuit-là, les intentions de Limézy aboutissaient toujours à des actes contraires. Dès qu'il eut quitté le docteur, et, bien qu'il ne démordît pas de son projet, il s'en revint vers la station avec un nouveau plan, qui consistait à enfourcher le cheval d'un gendarme et à déterminer ainsi le succès de l'entreprise. Il avait observé que les trois chevaux de la maréchaussée se trouvaient sous un hangar devant lequel veillait un homme d'équipe. Il y parvint. L'homme d'équipe dormait à la lueur d'un falot. Raoul tira son couteau pour couper l'une des attaches, mais, au lieu de cela, il se mit à couper, doucement, avec toutes les précautions imaginables, les sangles desserrées des trois chevaux, et les courroies des brides. Ainsi la poursuite de la demoiselle aux yeux verts, quand on s'apercevrait de sa disparition, devenait impossible. « Je ne sais pas trop ce que je fais, se dit Raoul en regagnant son compartiment. J'ai cette gredine en horreur. Rien ne me serait plus agréable que de la livrer à la justice et de tenir mon serment de vengeance. Or, tous mes efforts ne tendent qu'à la sauver. Pourquoi ? » La réponse à cette question, il la connaissait bien. S'il s'était intéressé à la jeune fille parce qu'elle avait des yeux couleur de jade, comment ne l'eût-il pas protégée maintenant qu'il l'avait sentie si près de lui, toute défaillante et ses lèvres sur les siennes ? Est-ce qu'on livre une femme dont on a baisé la bouche ? Meurtrière, soit. Mais elle avait frémi sous la caresse et il comprenait que rien au monde ne pourrait faire désormais qu'il ne la défendît pas envers et contre tous. Pour lui l'ardent baiser de cette nuit dominait tout le drame et toutes les résolutions auxquelles son instinct, plutôt que sa raison, lui ordonnait de se rallier. C'est pourquoi il devait reprendre contact avec Marescal afin de connaître le résultat de ses recherches, et le revoir également à propos de la jeune Anglaise et de cette sacoche que Constance Bakefield lui avait recommandée. Deux heures plus tard, Marescal se laissait tomber, harassé de fatigue, en face de la banquette où, dans le wagon détaché, Raoul attendait paisiblement. Réveillé en sursaut, celui-ci fit la lumière, et, voyant le visage décomposé du commissaire, sa raie bouleversée, et sa moustache tombante, s'écria : – Qu'y a-t-il donc, monsieur le commissaire ? Vous êtes méconnaissable ! Marescal balbutia : – Vous ne savez donc pas ? Vous n'avez pas entendu ? – Rien du tout. Je n'ai rien entendu depuis que vous avez refermé cette porte sur moi. – Évadé – Qui ? – L'assassin ! – On l'avait donc pris ? – Oui. – Lequel des deux ? – La femme. – C'était donc bien une femme ? – Oui. – Et on n'a pas su la garder ? – Si. Seulement… – Seulement, quoi ? – C'était un paquet de linge. En renonçant à poursuivre les fugitifs, Raoul avait certainement obéi, entre autres motifs, à un besoin immédiat de revanche. Bafoué, il voulait bafouer à son tour, et se moquer d'un autre comme on s'était moqué de lui. Marescal était là, victime désignée, Marescal auquel il espérait bien d'ailleurs arracher d'autres confidences, et dont l'effondrement lui procura aussitôt une émotion délicate. – C'est une catastrophe, dit-il. – Une catastrophe, affirma le commissaire. – Et vous n'avez aucune donnée ? – Pas la moindre. – Aucune trace nouvelle du complice ? – Quel complice ? – Celui qui a combiné l'évasion ? – Mais il n'y est pour rien ! Nous connaissons les empreintes de ses chaussures, relevées un peu partout, dans les bois principalement. Or, au sortir de la gare, dans une flaque de boue, côte à côte avec la marque du soulier sans talon, on a recueilli des empreintes toutes différentes… un pied plus petit… des semelles plus pointues. Raoul ramena le plus possible sous la banquette ses bottines boueuses et questionna, très intéressé : – Alors il y aurait quelqu'un… en dehors ? – Indubitablement. Et, selon moi, ce quelqu'un aura fui avec la meurtrière en utilisant la voiture du médecin. – Du médecin ? – Sans quoi on l'aurait vu, lui, ce médecin ! Et, si on ne l'a pas vu, c'est qu'il aura été jeté à bas de sa voiture et enfoui dans quelque trou. – Une voiture, ça se rattrape. – Comment ? – Les chevaux des gendarmes… – J'ai couru vers le hangar où on les avait abrités et j'ai sauté sur l'un d'eux. Mais la selle a tourné aussitôt, et j'ai roulé par terre. – Que dites-vous là ? – L'homme qui surveillait les chevaux s'était assoupi, et pendant ce temps on avait enlevé les brides et les sangles des selles. Dans ces conditions, impossible de se mettre en chasse. Raoul ne put s'empêcher de rire. – Fichtre ! voilà un adversaire digne de vous. – Un maître, monsieur. J'ai eu l'occasion de suivre en détail une affaire où Arsène Lupin était en lutte contre Ganimard. Le coup de cette nuit a été monté avec la même maîtrise. Raoul fut impitoyable. – C'est une vraie catastrophe. Car, enfin, vous comptiez beaucoup sur cette arrestation pour votre avenir ?… – Beaucoup, dit Marescal, que sa défaite disposait de plus en plus aux confidences. J'ai des ennemis puissants au ministère, et la capture, pour ainsi dire instantanée, de cette femme m'aurait servi au plus haut point. Pensez donc !… Le retentissement de l'affaire !… Le scandale de cette criminelle, déguisée, jeune, jolie… Du jour au lendemain, j'étais en pleine lumière. Et puis… Marescal eut une légère hésitation. Mais il est des heures où nulle raison ne vous interdirait de parler et de montrer le fond même de votre âme, au risque d'en avoir le regret. Il se découvrit donc. – Et puis, cela doublait, triplait l'importance de la victoire que je remportais sur un terrain opposé !… – Une seconde victoire ? dit Raoul avec admiration. – Oui, et définitive, celle-là. – Définitive ? – Certes, personne ne peut plus me l'arracher, puisqu'il s'agit d'une morte. – De la jeune Anglaise, peut-être ? – De la jeune Anglaise. Sans se départir de son air un peu niais, et comme s'il cédait surtout au désir d'admirer les prouesses de son compagnon, Raoul demanda : – Vous pouvez m'expliquer ?… – Pourquoi pas ? Vous serez renseigné deux heures avant les magistrats, voilà tout. Ivre de fatigue, le cerveau confus, Marescal eut l'imprudence, contrairement à ses habitudes, de bavarder comme un novice. Se penchant vers Raoul, il lui dit : – Savez-vous qui était cette Anglaise ? – Vous la connaissiez donc, monsieur le commissaire ? – Si je la connaissais ! Nous étions bons amis, même. Depuis six mois, je vivais dans son ombre, je la guettais, je cherchais contre elle des preuves que je ne pouvais réunir !… – Contre elle ? – Eh ! parbleu, contre elle ! contre lady Bakefield, d'un côté fille de lord Bakefield, pair d'Angleterre et multimillionnaire, mais, de l'autre, voleuse internationale, rat d'hôtel et chef de bande, tout cela pour son plaisir, par dilettantisme. Et, elle aussi, la mâtine, m'avait démasqué, et, quand je lui parlais, je la sentais narquoise et sûre d'elle-même. Voleuse, oui, et j'en avais prévenu mes chefs. « Mais comment la prendre ? Or, depuis hier, je la tenais. J'étais averti par quelqu'un de son hôtel, à notre service, que miss Bakefield avait reçu de Nice, hier, le plan d'une villa à cambrioler, la villa B… comme on la désignait au cours d'une missive annexe, qu'elle avait rangé ces papiers dans une petite sacoche de cuir, avec une liasse de documents assez louches, et qu'elle filait pour le Midi. D'où mon départ. "Là-bas, pensais-je, ou bien je la prends en flagrant délit, ou bien je mets la main sur ses papiers. " Je n'eus même pas besoin d'attendre si longtemps. Les bandits me l'ont livrée. » – Et la sacoche ? – Elle la portait sous son vêtement, attachée par une courroie. Et la voici maintenant, dit Marescal, en frappant son paletot à hauteur de la taille. J'ai eu juste le temps d'y jeter un coup d'œil, qui m'a permis d'entrevoir des pièces irrécusables, comme le plan de la villa B…, où, de son écriture, elle a ajouté au crayon bleu cette date : 28 avril. Le 28 avril c'est aprèsdemain mercredi. Raoul n'était pas sans éprouver quelque déception. Sa jolie compagne d'un soir, une voleuse ! Et sa déception était d'autant plus grande qu'il ne pouvait protester contre une accusation que justifiaient de si nombreux détails et qui expliquait par exemple la clairvoyance de l'Anglaise à son égard. Associée à une bande de voleurs internationaux, elle possédait sur les uns et sur les autres des indications qui lui avaient permis d'entrevoir, derrière Raoul de Limézy, la silhouette d'Arsène Lupin. Et ne devait-on pas croire que, à l'instant de sa mort, les paroles qu'elle s'efforçait vainement d'émettre étaient des paroles d'aveu et des supplications de coupable qui s'adressaient justement à Lupin : « Défendez ma mémoire… Que mon père ne sache rien !… Que mes papiers soient détruits !… » – Alors, monsieur le commissaire, c'est le déshonneur pour la noble famille des Bakefield ? – Que voulez-vous !… fit Marescal. Raoul reprit : – Cette idée ne vous est pas pénible ? Et, de même, cette idée de livrer à la justice une jeune femme comme celle qui vient de nous échapper ? Car elle est toute jeune, n'est-ce pas ? – Toute jeune et très jolie. – Et malgré cela ? – Monsieur, malgré cela et malgré toutes les considérations possibles, rien ne m'empêchera jamais de faire mon devoir. Il prononça ces mots comme un homme qui recherche évidemment la récompense de son mérite, mais dont la conscience professionnelle domine toutes les pensées. – Bien dit, monsieur le commissaire, approuva Raoul, tout en estimant que Marescal semblait confondre son devoir avec beaucoup d'autres choses où il entrait surtout de la rancune et de l'ambition. Marescal consulta sa montre, puis, voyant qu'il avait tout loisir pour se reposer avant la venue du Parquet, il se renversa à demi, et griffonna quelques notes sur un petit calepin, qui ne tarda pas du reste à tomber sur ses genoux. M. le commissaire cédait au sommeil. En face de lui, Raoul le contempla durant plusieurs minutes. Depuis leur rencontre dans le train, sa mémoire lui présentait peu à peu des souvenirs plus précis sur Marescal. Il évoquait une figure de policier assez intrigant, ou plutôt d'amateur riche, qui faisait de la police par goût et par plaisir, mais aussi pour servir ses intérêts et ses passions. Un homme à bonnes fortunes, cela, Raoul s'en souvenait bien, un coureur de femmes, pas toujours scrupuleux, et que les femmes aidaient, à l'occasion, dans sa carrière un peu trop rapide. Ne disait-on pas qu'il avait ses entrées au domicile même de son ministre, et que l'épouse de celui-ci n'était pas étrangère à certaines faveurs imméritées ?… Raoul prit le calepin et inscrivit, tout en surveillant le policier : « Observations relatives à Rodolphe Marescal. « Agent remarquable. De l'initiative et de la lucidité. Mais trop bavard. Se confie au premier venu, sans lui demander son nom, ni vérifier l'état de ses bottines, ni même le regarder et prendre bonne note de sa physionomie. « Assez mal élevé. S'il rencontre, au sortir d'une pâtisserie du boulevard Haussmann, une jeune fille qu'il connaît, l'accoste et lui parle malgré elle. S'il la retrouve quelques heures plus tard, déguisée, pleine de sang, et gardée par des gendarmes, ne s'assure pas si la serrure est en bon état et si le quidam qu'il a laissé dans un compartiment n'est pas accroupi derrière les colis postaux. « Ne doit donc pas s'étonner si le quidam, profitant de fautes si grossières, décide de conserver un précieux anonymat, de récuser son rôle de témoin et de vil dénonciateur, de prendre en main cette étrange affaire et de défendre énergiquement, à l'aide des documents de la sacoche, la mémoire de la pauvre Constance et l'honneur des Bakefield, et de consacrer toute son énergie à châtier l'inconnue aux yeux verts, sans qu'il soit permis à personne de toucher à un seul de ses cheveux blonds ou de lui demander compte du sang qui souille ses adorables mains. » Comme signature, Raoul, évoquant sa rencontre avec Marescal devant la pâtisserie, dessina une tête d'homme avec des lunettes et une cigarette aux lèvres et inscrivit « T'as du feu, Rodolphe ? » Le commissaire ronflait. Raoul lui remit son calepin sur les genoux, puis tira de sa poche un petit flacon qu'il déboucha et fit respirer à Marescal. Une violente odeur de chloroforme se dégagea. La tête de Marescal s'inclina davantage. Alors, tout doucement, Raoul ouvrit le pardessus, dégrafa les courroies de la sacoche, et les passa autour de sa propre taille, sous son veston. Justement un train passait, à toute petite allure, un train de marchandises. Il baissa la glace, sauta, sans être vu, d'un marchepied sur l'autre, et s'installa confortablement sous la bâche d'un wagon chargé de pommes. « Une voleuse qui est morte, se disait-il, et une meurtrière dont j'ai horreur, telles sont les recommandables personnes auxquelles j'accorde ma protection. Pourquoi, diable, me suis-je lancé dans cette aventure ? » CHAPITRE 4 On cambriole la villa B… « S'il est un principe auquel je reste fidèle, me dit Arsène Lupin, lorsque, beaucoup d'années après, il me conta l'histoire de la demoiselle aux yeux verts, c'est de ne jamais tenter la solution d'un problème avant que l'heure ne soit venue. Pour s'attaquer à certaines énigmes, il faut attendre que le hasard, ou que votre habileté, vous apporte un nombre suffisant de faits réels. Il faut n'avancer, sur la route de la vérité, que prudemment, pas à pas, en accord avec le progrès des événements. » Raisonnement d'autant plus juste dans une affaire où il n'y avait que contradictions, absurdités, actes isolés qu'aucun lien ne semblait unir les uns aux autres. Aucune unité. Nulle pensée directrice. Chacun marchait pour son propre compte. Jamais Raoul n'avait senti à un pareil point combien on doit se méfier de toute précipitation dans ces sortes d'aventures. Déductions, intuitions, analyse, examen, autant de pièges où il faut se garder de tomber. Il reste donc toute la journée sous la bâche de son wagon, tandis que le train de marchandises filait vers le sud, parmi les campagnes ensoleillées. Il rêvassait béatement, croquant des pommes pour apaiser sa faim, et, sans perdre son temps à bâtir de fragiles hypothèses sur la jolie demoiselle, sur ses crimes et sur son âme ténébreuse, savourait les souvenirs de la bouche la plus tendre et la plus exquise que sa bouche eût baisée. Voilà l'unique fait dont il voulait tenir compte. Venger l'Anglaise, punir la coupable, rattraper le troisième complice, rentrer en possession des billets volés, évidemment, c'eût été intéressant. Mais retrouver des yeux verts et des lèvres qui s'abandonnent, quelle volupté ! L'exploration de la sacoche ne lui apprit pas grand-chose. Listes de complices, correspondance avec des affiliés de tous pays… Hélas ! miss Bakefield était bien une voleuse, comme le montraient toutes ces preuves que les plus adroits ont l'imprudence de ne pas détruire. À côté de cela des lettres de lord Bakefield où se révélaient toute la tendresse et l'honnêteté du père. Mais rien qui indiquât le rôle joué par elle dans l'affaire, ni le rapport existant entre l'aventure de la jeune Anglaise et le crime des trois bandits, c'est-à-dire, somme toute, entre miss Bakefield et la meurtrière. Un seul document, celui auquel Marescal avait fait allusion, et qui était une lettre adressée à l'Anglaise relativement au cambriolage de la villa B… « Vous trouverez la villa B… sur la droite de la route de Nice à Cimiez, au-delà des Arènes romaines. C'est une construction massive, dans un grand jardin bordé de murs. « Le quatrième mercredi de chaque mois, le vieux comte de B… s'installe au fond de sa calèche et descend à Nice avec son domestique, ses deux bonnes, et des paniers à provisions. Donc, maison vide de trois heures à cinq heures. « Faire le tour des murs du jardin, jusqu'à la partie qui surplombe la vallée du Paillon. Petite porte de bois vermoulu, dont je vous expédie la clef par ce même courrier. « Il y a certitude que le comte de B… qui ne s'accordait pas avec sa femme, n'a pas retrouvé le paquet de titres qu'elle a caché. Mais une lettre écrite par la défunte à une amie fait allusion à une caisse de violon brisé qui se trouve dans une espèce de belvédère où l'on entasse les objets hors d'usage. Pourquoi cette allusion que rien ne justifie ? L'amie est morte le jour même où elle recevait la lettre, laquelle fut égarée et m'est tombée entre les mains deux ans plus tard. « Ci-inclus le plan du jardin et celui de la maison. Au haut de l'escalier se dresse le belvédère, presque en ruine. L'expédition nécessite deux personnes, dont l'une fera le guet, car il faut se méfier d'une voisine qui est blanchisseuse, et qui vient souvent par une autre entrée du jardin fermée d'une grille dont elle a la clef. « Fixez la date (en marge une note au crayon bleu précisait vingt-huit avril) et prévenez-moi, afin qu'on se rencontre dans le même hôtel. « Signé G. « Post-scriptum. – Mes renseignements au sujet de la grande énigme dont je vous ai parlé sont toujours assez vagues. S'agit-il d'un trésor considérable, d'un secret scientifique ? Je ne sais rien encore. Le voyage que je prépare sera donc décisif. Combien votre intervention sera utile alors !… » Jusqu'à nouvel ordre, Raoul négligea ce post-scriptum assez bizarre. C'était là, selon une expression qu'il affectionnait, un de ces maquis où l'on ne peut pénétrer qu'à force de suppositions et d'interprétations dangereuses. Tandis que le cambriolage de la villa B !… Ce cambriolage prenait peu à peu pour lui un intérêt particulier. Il y songea beaucoup. Hors-d'œuvre certes. Mais il y a des hors-d'œuvre qui valent un mets substantiel. Et puisque Raoul roulait vers le Midi, c'eût été manquer à tout que de négliger une si belle occasion. En gare de Marseille, la nuit suivante, Raoul dégringola de son wagon de marchandises et prit place dans un express d'où il descendit à Nice, le matin du mercredi 28 avril, après avoir allégé un brave bourgeois de quelques billets de banque qui lui permirent d'acheter une valise, des vêtements, du linge et de choisir le Majestic-Palace, au bas de Cimiez. Il y déjeuna, tout en lisant dans les journaux du pays des récits plus ou moins fantaisistes sur l'affaire du rapide. À deux heures de l'après-midi il sortait, si transformé de mise et de figure, qu'il aurait été presque impossible à Marescal de le reconnaître. Mais comment Marescal eût-il soupçonné que son mystificateur aurait l'audace de se substituer à miss Bakefield dans le cambriolage annoncé d'une villa ? « Quand un fruit est mûr, se disait Raoul, on le cueille. Or celui-là me semble tout à fait à point, et je serais vraiment trop bête de le laisser pourrir. Cette pauvre miss Bakefield ne me le pardonnerait pas. » La villa Faradoni est au bord de la route et commande un vaste terrain montueux et planté d'oliviers. Des chemins rocailleux et presque toujours déserts suivent à l'extérieur les trois autres côtés de l'enceinte. Raoul en fit l'inspection, nota une petite porte de bois vermoulu, plus loin une grille de fer, aperçut, dans un champ voisin, une maisonnette qui devait être celle de la blanchisseuse, et revint aux environs de la grande route, à l'instant où une calèche surannée s'éloignait vers Nice. Le comte Faradoni et son personnel allaient aux provisions. Il était trois heures. « Maison vide, pensa Raoul. Il n'est guère probable que le correspondant de miss Bakefield, qui ne peut ignorer à l'heure actuelle l'assassinat de sa complice, veuille tenter l'aventure. Donc à nous le violon brisé ! » Il retourna vers la petite porte vermoulue, à un endroit où il avait remarqué que le mur offrait des aspérités qui en facilitaient l'escalade. De fait il le franchit aisément et se dirigea vers la maison par des sentiers à peine entretenus. Toutes les portes-fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouvertes. Celle du vestibule le conduisit à l'escalier en haut duquel se trouvait le belvédère. Mais il n'avait pas posé le pied sur la première marche qu'un timbre électrique retentit. « Fichtre, se dit-il, la maison est-elle truquée ? Est-ce que le comte se méfie ? » Le timbre qui retentissait dans le vestibule, ininterrompu et horripilant, s'arrêta net lorsque Raoul eut bougé. Désireux de se rendre compte, il examina l'appareil de sonnerie qui était fixé près du plafond, suivit le fil qui descendait le long de la moulure, et constata qu'il arrivait du dehors. Donc le déclenchement ne s'était pas produit par sa faute, mais par suite d'une intervention extérieure. Il sortit. Le fil courait en l'air, assez haut, suspendu de branche en branche, et selon la direction qu'il avait, lui, prise en venant. Sa conviction fut aussitôt faite. « Quand on ouvre la petite porte vermoulue, le timbre est mis en action. Par conséquent, quelqu'un a voulu entrer, puis y a renoncé en percevant le bruit lointain de la sonnerie. » Raoul obliqua un peu sur la gauche, et gagna le faîte d'un monticule, hérissé de feuillage, d'où l'on découvrait la maison, tout le champ d'oliviers, et certaines parties du mur, comme les environs de la porte de bois. Il attendit. Une seconde tentative eut lieu, mais d'une façon qu'il n'avait pas prévue. Un homme franchit le mur, ainsi qu'il l'avait fait lui-même, et, au même endroit, en chevaucha le sommet, décrocha l'extrémité du fil, et se laissa tomber. La porte fut, en effet, poussée du dehors, la sonnerie ne retentit pas, et une autre personne entra, une femme. Le hasard joue, dans la vie des grands aventuriers, et surtout au début de leurs entreprises, un rôle de véritable collaborateur. Mais si extraordinaire que ce fût, était-ce vraiment par hasard que la demoiselle aux yeux verts se trouvait là, et qu'elle s'y trouvait en compagnie d'un homme qui ne pouvait être que le sieur Guillaume ? La rapidité de leur fuite et de leur voyage, leur intrusion soudaine dans ce jardin, à cette date du 28 avril et à cette heure de l'après-midi, tout cela ne montrait-il pas qu'eux aussi connaissaient l'affaire et qu'ils allaient directement au but avec la même certitude que lui ? Et, même, n'était-il pas permis de voir là ce que Raoul cherchait, une relation certaine entre les entreprises de l'Anglaise, victime, et de la Française, meurtrière ? Munis de leurs billets, leurs bagages enregistrés à Paris, les complices avaient tout naturellement continué leur expédition. Ils s'en venaient, tous deux, le long des oliviers. L'homme assez maigre, entièrement rasé, l'air d'un acteur peu sympathique, tenait un plan à la main, et marchait, l'allure soucieuse et l'œil aux aguets. La jeune femme… Vraiment, bien qu'il ne doutât point de son identité, Raoul la reconnaissait malaisément. Combien elle était changée, cette jolie figure heureuse et souriante qu'il avait tant admirée quelques jours auparavant dans la pâtisserie du boulevard Haussmann ! Ce n'était pas non plus l'image tragique aperçue dans le couloir du rapide, mais un pauvre visage contracté, douloureux, craintif, qui faisait peine à voir. Elle portait une robe toute simple, grise, sans ornements, et une capeline de paille qui cachait ses cheveux blonds. Or, comme ils contournaient le monticule d'où il les guettait, accroupi parmi les feuillages, Raoul eut la vision brusque, instantanée, comme celle d'un éclair, d'une tête qui surgissait au-dessus du mur, et toujours au même emplacement, tête d'homme, sans chapeau… chevelure noire en broussaille… physionomie vulgaire… Cela ne dura pas une seconde. Était-ce un troisième complice posté dans la ruelle ? Le couple s'arrêta plus loin que le monticule, à l'embranchement où se réunissaient le chemin de la porte et le chemin de la grille. Guillaume s'éloigna en courant vers la maison. Il laissait la jeune femme seule. Raoul, qui se trouvait à une distance de cinquante pas tout au plus, la regardait avidement, et pensait qu'un autre regard, celui de l'homme caché, devait la contempler aussi par les fentes de la porte vermoulue. Que faire ? La prévenir ? L'entraîner, comme à Beaucourt, et la soustraire à des périls qu'il ne connaissait pas ? La curiosité fut plus forte que tout. Il voulait savoir. Au milieu de cet imbroglio où les initiatives contraires s'enchevêtraient, où les attaques se croisaient, sans qu'il fût possible de voir clair, il espérait qu'un fil conducteur se dégagerait, lui permettant, à un moment donné, de choisir une route plutôt qu'une autre, et de ne plus agir au hasard d'un élan de pitié ou d'un désir de vengeance. Cependant, elle demeurait appuyée contre un arbre et jouait distraitement avec le sifflet dont elle devait user en cas d'alerte. La jeunesse de son visage, un visage d'enfant presque, bien qu'elle n'eût certes pas moins de vingt ans, surprit Raoul. Les cheveux, sous la capeline un peu soulevée, étincelaient comme des boucles de métal, et lui faisaient une auréole de gaieté. Du temps s'écoula. Tout à coup, Raoul entendit la grille de fer qui grinçait, et il vit, de l'autre côté de son monticule, une femme du peuple, qui venait en chantonnant et se dirigeait vers la maison, un panier de linge au bras. La demoiselle aux yeux verts avait entendu, elle aussi. Elle chancela, glissa contre l'arbre, jusque sur le sol, et la blanchisseuse continua son chemin sans avoir aperçu cette silhouette, effondrée derrière le massif d'arbustes qui marquait l'embranchement. Des instants redoutables s'écoulèrent. Que ferait Guillaume dérangé, en plein vol, et face à face avec cette intruse ? Mais il advint ce fait inattendu que la blanchisseuse pénétra dans la maison par une porte de service, et que, au moment même où elle disparaissait, Guillaume revenait de son expédition, chargé d'un paquet qu'un journal enveloppait et qui avait bien la forme d'une caisse de violon. La rencontre n'eut donc pas lieu. Cela, l'inconnue tapie dans sa cachette ne le vit pas tout de suite, et, durant l'approche sourde de son complice, qui marchait furtivement sur l'herbe, elle garda le visage épouvanté de Beaucourt, après l'assassinat de miss Bakefield et des deux hommes. Raoul la détestait. Il y eut une explication brève qui révéla à Guillaume le danger couru. À son tour, il vacilla, et lorsqu'ils longèrent le monticule, ils titubaient tous deux, livides et terrifiés. « Oui, oui, pensa Raoul, plein de mépris, si c'est Marescal, ou ses acolytes, qui sont à l'affût derrière le mur, tant mieux ! Qu'on les cueille tous deux ! Qu'on les fiche en prison ! » Il était dit que, ce jour-là, les circonstances déjoueraient toutes les prévisions de Raoul, et qu'il serait contraint d'agir presque malgré lui, et, en tout cas, sans avoir réfléchi. À vingt pas de la porte, c'est-à-dire à vingt pas de l'embuscade supposée, l'homme, dont Raoul avait aperçu la tête au sommet du mur, bondit des broussailles qui surplombaient le sentier, d'un coup de poing en pleine mâchoire mit Guillaume hors de combat, s'empara de la jeune fille qu'il jeta sous son bras comme un paquet, ramassa la caisse de violon, et prit sa course à travers le champ d'oliviers, et dans le sens opposé à la maison. Tout de suite, Raoul s'était élancé. L'homme, à la fois léger et de forte carrure, se sauvait très vite et sans regarder en arrière, comme quelqu'un qui ne doute pas que nul ne pourra l'empêcher d'atteindre son but. Il franchit ainsi une cour plantée de citronniers qui s'élevait légèrement jusqu'à un promontoire où le mur, haut d'un mètre tout au plus, devait former remblai sur le dehors. Là, il déposa la jeune fille qu'il fit ensuite glisser à l'extérieur en la tenant par les poignets. Puis il descendit, après avoir jeté le violon. « À merveille, se dit Raoul. Il aura dissimulé une automobile dans un chemin écarté qui borde le jardin à cet endroit. Ayant ensuite épié puis, un peu plus tard, capturé la demoiselle, il revient à son point d'arrivée et la laisse tomber, inerte et sans résistance, sur le siège de la voiture. » En approchant, Raoul constata qu'il ne se trompait pas. Une vaste auto découverte stationnait. Le départ fut immédiat. Deux tours de manivelle… l'homme grimpa aux côtés de sa proie et démarra vivement. Le sol était cahoteux, hérissé de pierres. Le moteur peinait et haletait. Raoul sauta, rejoignit aisément la voiture, enjamba la capote, et se coucha devant les places du fond, à l'abri d'un manteau qui pendait du siège. L'agresseur, ne s'étant pas retourné une seule fois dans le tumulte de cette mise en marche difficile, n'avait rien entendu. On gagna le chemin extérieur aux murs, puis la grande route. Avant de virer, l'homme posa sur le cou de la jeune fille une main noueuse et puissante, et grogna : – Si tu bronches, tu es perdue. Je te serre le gosier comme à l'autre… tu sais ce que ça veut dire… ? Et il ajouta en ricanant : – D'ailleurs, pas plus que moi, tu n'as envie de crier au secours, hein, petite ? Des paysans, des promeneurs, suivaient la route. L'auto s'éloigna de Nice pour filer vers les montagnes. La victime ne broncha pas. Comment Raoul n'eût-il pas tiré des faits ou des mots prononcés la signification logique qu'ils comportaient ? Au milieu de cet enchevêtrement de péripéties, dont aucune n'avait paru jusqu'ici se relier aux précédentes, il accepta brusquement l'idée que l'homme était le troisième bandit du train, celui qui avait serré la gorge de « l'autre », c'est à dire de miss Bakefield. « C'est cela, pensa-t-il. Pas la peine de s'embarrasser de méditations et de déductions logiques. C'est cela. Et voici une preuve de plus qu'il y a un rapport entre l'affaire Bakefield et l'affaire des trois bandits. Certes Marescal a raison de prétendre que l'Anglaise a été tuée par erreur, mais, tout de même, tous ces gens-là roulaient vers Nice, avec le même objectif, le cambriolage de la villa B. Ce cambriolage, c'est Guillaume qui l'a combiné. Guillaume, l'auteur évident de la lettre signée G., Guillaume qui, lui, fait partie des deux bandes, et qui poursuivait à la fois le cambriolage avec l'Anglaise, et la solution de la grande énigme dont il parle dans son post-scriptum. N'estce pas clair ? Par la suite, l'Anglaise étant morte, Guillaume veut exécuter le coup qu'il a combiné. Il emmène son amie aux yeux verts puisqu'il faut être deux. Et le coup réussissait, si le troisième bandit, qui surveille ses complices, ne reprenait le butin, et ne profitait de l'occasion pour enlever les "yeux verts". Dans quel but ? Y a-t-il rivalité d'amour entre les deux hommes ? Pour le moment n'en demandons pas davantage. » Quelques kilomètres plus loin, l'auto tourna sur la droite, redescendit par des lacets brutalement dessinés, puis se dirigea vers la route de Levens, d'où l'on pouvait gagner soit les gorges du Var, soit la région des hautes montagnes. Et alors ? « Oui, alors, se dit-il, que ferai-je si l'expédition aboutit à quelque repaire de bandits ? Dois-je attendre d'être seul en face d'une demi-douzaine de forcenés auxquels il me faudra disputer les yeux verts ? » Une tentative soudaine de la jeune fille le détermina. Dans un accès de désespoir, elle essaya de fuir, au risque de se tuer. L'homme la retint de sa main implacable. – Pas de bêtises ! Si tu dois mourir, ce sera par moi, et à l'heure fixée. T'as pas oublié ce que je t'ai dit dans le rapide, avant que Guillaume et toi zigouillent les deux frères. Aussi, je te conseille… Il n'acheva pas. Se retournant vers la jeune fille, entre deux virages, il aperçut une tête et un buste qui le séparaient d'elle, une tête grimaçante et un buste encombrant qui le poussait dans son coin. Et une voix ricana : – Comment vas-tu, vieux camarade ? L'homme fut ahuri. Une embardée faillit les jeter tous trois dans un ravin. Il bredouilla : – Cristi de cristi ! Qu'est-ce que c'est que ce coco-là ? D'où sort-il ? – Comment ! dit Raoul, tu ne me remets pas ? Puisque tu parles du rapide, tu dois te souvenir, voyons ? le type que tu as cogné dès le début ? le pauvre bougre auquel tu as barboté vingt-trois billets ? Mademoiselle me reconnaît bien, elle ? N'est-ce pas ? mademoiselle, vous reconnaissez le monsieur qui vous a emportée dans ses bras, cette nuit-là, et que vous avez quitté pas très gentiment ? La jeune fille se tut, courbée au-dessous de sa capeline. L'homme continuait de balbutier : – Qu'est-ce que c'est que c't'oiseau-là ? D'où sort-il ? – De la villa Faradoni, où j'avais l'œil sur toi. Et maintenant faut s'arrêter pour que mademoiselle descende. L'individu ne répondit pas. Il força l'allure. – Tu fais le méchant ? T'as tort, camarade. Tu as dû voir dans les journaux que je te ménageais. Pas soufflé mot de toi, et, par suite, c'est moi qu'on accuse d'être le chef de la bande ! moi, voyageur inoffensif qui ne pense qu'à sauver tout le monde. Allons, camarade, un coup de frein et ralentis… La route serpentait dans un défilé, accrochée aux parois d'une falaise et bordée d'un parapet qui suivait les replis d'un torrent. Très étroite, elle était encore dédoublée par une ligne de tramway. Raoul jugea la situation favorable. À demi dressé, il épiait les horizons restreints qui s'offraient à chaque virage. Subitement il se releva, obliqua, ouvrit les deux bras, les passa à droite et à gauche de l'ennemi, s'abattit réellement sur lui, et, par-dessus ses épaules, saisit le volant à pleines mains. L'homme, déconcerté, faiblit, tout en baragouinant : – Cristi ! mais il est fou ! Ah ! tonnerre, il va nous ficher dans le ravin… Lâche-moi donc, abruti ! Il essayait de se dégager, mais les deux bras l'étreignaient comme un étau, et Raoul lui dit en riant : – Faut choisir, mon cher monsieur. Le ravin, ou l'écrasement par le tramway. Tenez, le voilà, le tram, qui glisse à ta rencontre. Faut stopper, vieux camarade. Sans quoi… De fait, la lourde machine surgit à cinquante mètres. Au train dont on roulait, l'arrêt devait être immédiat. L'homme le comprit et freina, tandis que Raoul, cramponné à la direction, immobilisait l'auto sur les lignes mêmes des deux rails. Nez à nez, pourrait-on dire, les deux véhicules s'arrêtèrent. L'homme ne dérageait pas. – Cristi de cristi ! Qu'est-ce que c'est que ce coco-là ? Ah ! tu me le paieras ! – Fais ton compte. As-tu un stylo ? Non ? Alors, si tu n'as pas l'intention de coucher en face du tram, débarrassons la voie. Il tendit la main à la jeune fille qui la refusa pour descendre, et qui attendit sur la route. Cependant les voyageurs s'impatientaient. Le conducteur criait. Dès que la voie fut libre, le tramway s'ébranla. Raoul, qui aidait l'homme à pousser l'auto, lui disait impérieusement : – Tu as vu comment j'opérais, hein mon vieux ? Eh bien, si tu te permets encore d'embêter la demoiselle, je te livre à la justice. C'est toi qui as combiné le coup du rapide et qui as étranglé l'Anglaise. L'homme se retourna, blême. Dans sa face velue, à la peau déjà crevassée de rides, les lèvres tremblaient : Il bégaya : – Mensonge… j'y ai pas touché… – C'est toi, j'ai toutes les preuves… Si tu es pincé, c'est l'échafaud… Donc, décampe. Laisse-moi ta bagnole. Je la ramène à Nice avec la jeune fille. Allons, ouste ! Il le bouscula d'un coup d'épaule irrésistible, sauta dans la voiture et ramassa le violon enveloppé. Mais un juron lui échappa : – Bon sang ! elle a filé. La demoiselle aux yeux verts n'était plus sur la route en effet. Au loin le tramway disparaissait. Profitant de ce que les deux adversaires se disputaient, elle avait dû s'y réfugier. La colère de Raoul retomba sur l'homme. – Qui es-tu ? Hein ! tu la connais, cette femme ? Quel est son nom ? Et ton nom à toi ? Et comment se fait-il ?… L'homme, furieux également, voulait arracher le violon à Raoul et la lutte commençait, lorsqu'un second tramway passa. Raoul s'y jeta, tandis que le bandit essayait vainement de démarrer. Il rentra furieux à l'hôtel. Heureusement, il tenait, compensation agréable, les titres de la comtesse Faradoni. Il défit le journal. Quoique privé de son manche et de tous ses accessoires, le violon était beaucoup plus lourd qu'il n'aurait dû l'être. À l'examen, Raoul constata qu'une des éclisses avait été sciée habilement, tout autour, puis replacée et collée. Il la décolla. Le violon ne contenait qu'un paquet de vieux journaux, ce qui laissait croire, ou bien que la comtesse avait dissimulé sa fortune autre part, ou bien que le comte, ayant découvert la cachette, jouissait paisiblement des revenus dont la comtesse avait voulu le frustrer. – Bredouille sur toute la ligne, grommela Raoul. Ah ! mais, elle commence à m'agacer, la donzelle aux yeux verts ! Et ne voilà-t-il pas qu'elle me refuse la main ! Quoi ? M'en veut-elle de lui avoir cambriolé la bouche ? Mijaurée, va ! CHAPITRE 5 Le terre-neuve Durant toute une semaine, ne sachant où porter la bataille, Raoul lut attentivement les reportages des journaux qui relataient le triple assassinat du rapide. Il est inutile de parler à fond d'événements trop connus du public, ni des suppositions que l'on fit, ni des erreurs commises, ni des pistes suivies. Cette affaire, restée si profondément mystérieuse, et qui passionna le monde entier, n'a d'intérêt aujourd'hui qu'en raison du rôle qu'Arsène Lupin y joua, et que dans la mesure où il influa sur la découverte d'une vérité que nous pouvons enfin établir d'une façon certaine. Dès lors, pourquoi s'embarrasser de détails fastidieux et jeter la lumière sur des faits qui sont passés au second plan ? Lupin, ou plutôt Raoul de Limézy, vit d'ailleurs aussitôt à quoi se restreignaient pour lui les résultats de l'enquête, et il nota ainsi : 1° Le troisième complice, c'est-à-dire la brute à qui je viens d'arracher la demoiselle aux yeux verts, demeurant dans l'ombre, et personne même ne supposant son existence, il advient que, aux yeux de la police, c'est le voyageur inconnu, c'est-à-dire moi, qui suis l'instigateur de l'affaire. Sous l'inspiration évidente de Marescal, que mes détestables manœuvres à son égard ont dû fortement impressionner, je me transforme en un personnage diabolique et omnipotent, qui organisa le complot et domina tout le drame. Victime apparente de mes camarades, ligoté et bâillonné, je les dirige, veille à leur salut, et m'évanouis dans l'ombre, sans laisser d'autres traces que celles de mes bottines ; 2° Pour les autres complices, il est admis, d'après le récit du docteur, qu'ils ont pris la fuite dans la voiture même du docteur. Mais jusqu'où ? Au petit matin, le cheval ramenait la voiture à travers champs. En tout cas, Marescal, lui, n'hésite point : il arrache le masque du plus jeune bandit et dénonce sans pitié une jeune et jolie femme, dont il ne donne pas toutefois le signalement, se réservant ainsi le mérite d'une arrestation sensationnelle et prochaine ; 3° Les deux hommes assassinés sont identifiés. C'étaient deux frères, Arthur et Gaston Loubeaux, associés pour le placement d'une marque de champagne, et domiciliés à Neuilly sur les bords de la Seine ; 4° Un point important : le revolver avec lequel ces deux frères ont été tués, et qui fut trouvé dans le couloir, fournit une indication formelle. Il avait été acheté quinze jours auparavant par un jeune homme, mince et grand, que sa compagne, une jeune femme voilée, appelait Guillaume ; 5° Enfin, miss Bakefield. Contre elle aucune accusation. Marescal, démuni de preuves, n'ose pas se risquer et garde un silence prudent. Simple voyageuse, mondaine très répandue à Londres et sur la Riviera, elle rejoint son père à Monte-Carlo. Voilà tout. L'a-t-on assassinée par erreur ? Possible. Mais pourquoi les deux Loubeaux furent-ils tués ? Là-dessus et sur tout le reste, ténèbres et contradictions. « Et comme je ne suis pas d'humeur, conclut Raoul, à me creuser la tête, n'y pensons plus, laissons la police patauger à son aise, et agissons. » Si Raoul parlait ainsi, c'est qu'il savait enfin dans quel sens agir. Les journaux de la région publiaient cette note : « Notre hôte distingué, lord Bakefield, après avoir assisté aux obsèques de sa malheureuse fille, est revenu parmi nous et passera cette fin de saison, selon son habitude, au "Bellevue" de Monte-Carlo. » Ce soir-là, Raoul de Limézy prenait, au « Bellevue », une chambre contiguë aux trois pièces occupées par l'Anglais. Toutes ces pièces, ainsi que les autres chambres du rez-dechaussée, dominaient un grand jardin, sur lequel chacune avait son perron et sa sortie, et qui s'étendait devant la façade opposée à l'entrée de l'hôtel. Le lendemain, il aperçut l'Anglais, au moment où celui-ci descendait de sa chambre. C'était un homme encore jeune, lourd d'aspect, et dont la tristesse et l'accablement s'exprimaient par des mouvements nerveux où il y avait de l'angoisse et du désespoir. Deux jours après, comme Raoul se proposait de lui transmettre sa carte, avec une demande d'entretien confidentiel, il avisa dans le couloir quelqu'un qui venait frapper à la porte voisine : Marescal. Le fait ne l'étonna point outre mesure. Puisque lui-même venait aux renseignements de ce côté, il était fort naturel que Marescal cherchât à savoir ce qu'on pouvait apprendre du père de Constance. Il ouvrit donc l'un des battants matelassés de la double porte qui le séparait de la chambre contiguë. Mais il n'entendit rien de la conversation. Il y en eut une autre le lendemain. Raoul avait pu auparavant pénétrer chez l'Anglais et tirer le verrou. De sa chambre il entrebâilla le second battant que dissimulait une tenture. Nouvel échec. Les deux interlocuteurs parlaient si bas qu'il ne surprit pas le moindre mot. Il perdit ainsi trois jours que l'Anglais et le policier employèrent à des conciliabules qui l'intriguaient vivement. Quel but poursuivait Marescal ? Révéler à lord Bakefield que sa fille était une voleuse, cela, certainement, Marescal n'y pensait même point. Mais alors devait-on supposer qu'il attendait de ces entretiens autre chose que des indications ? Enfin, un matin, Raoul, qui jusqu'ici n'avait pu entendre plusieurs coups de téléphone reçus par lord Bakefield dans une pièce plus lointaine de son appartement, réussit à saisir la fin d'une communication : « C'est convenu, monsieur. Rendez-vous dans le jardin de l'hôtel aujourd'hui à trois heures. L'argent sera prêt et mon secrétaire vous le remettra en échange des quatre lettres dont vous parlez… » « Quatre lettres… de l'argent… se dit Raoul. Cela m'a tout l'air d'une tentative de chantage… Et, dans ce cas, le maître chanteur ne serait-il pas le sieur Guillaume, lequel doit évidemment rôder aux environs, et qui, complice de miss Bakefield, essaie aujourd'hui de monnayer sa correspondance avec elle ? » Les réflexions de Raoul l'affermirent dans cette explication qui jetait pleine lumière sur les actes de Marescal. Appelé sans doute par lord Bakefield, que Guillaume avait menacé, le commissaire tendait une embuscade où le jeune malfaiteur devait fatalement tomber. Soit. De cela Raoul ne pouvait que se réjouir. Mais la demoiselle aux yeux verts était-elle dans la combinaison ? Ce jour-là, lord Bakefield retint le commissaire à déjeuner. Le repas fini, ils gagnèrent le jardin et en firent plusieurs fois le tour tout en causant avec animation. À deux heures trois quarts, le policier rentra dans l'appartement. Lord Bakefield se posta sur un banc, bien en vue, et non loin d'une grille ouverte par où le jardin communiquait avec le dehors. De sa fenêtre, Raoul veillait. « Si elle vient, tant pis pour elle ! murmura-t-il. Tant pis ! Je ne lèverai pas le petit doigt pour la secourir. » Il se sentit soulagé quand il vit apparaître Guillaume seul, qui avançait avec précaution vers la grille. La rencontre eut lieu entre les deux hommes. Elle fut brève, les conditions du marché ayant été fixées au préalable. Ils se dirigèrent aussitôt du côté de l'appartement, l'un et l'autre silencieux, Guillaume mal assuré et inquiet, lord Bakefield secoué de mouvements nerveux. Au haut du perron, l'Anglais prononça : – Entrez, monsieur. Je ne veux pas être mêlé à toutes ces saletés. Mon secrétaire est au courant et vous paiera les lettres si leur contenu est tel que vous l'affirmez. Il s'en alla. Raoul s'était mis à l'affût derrière le battant matelassé. Il attendait le coup de théâtre, mais il comprit aussitôt que Guillaume ne connaissait pas Marescal, et que celui-ci devait passer à ses yeux pour le secrétaire de lord Bakefield. Le policier, en effet, que Raoul entrevoyait clans une glace, articula nettement : – Voici les cinquante billets de mille francs, et un chèque de même importance valable sur Londres. Vous avez les lettres ? – Non, dit Guillaume. – Comme non ? En ce cas il n'y a rien de fait. Mes instructions sont formelles. Donnant, donnant. – Je les enverrai par la poste. – Vous êtes fou, monsieur, ou plutôt vous essayez de nous rouler. Guillaume se décida. J'ai bien les lettres, mais je veux dire qu'elles ne sont pas sur moi. – Alors ? – Alors c'est un de mes amis qui les garde. – Où est-il ? – Dans l'hôtel. Je vais le chercher. – Inutile, fit Marescal, qui, devinant la situation, brusqua les choses. Il sonna. La femme de chambre vint, et il lui dit : – Amenez donc une jeune fille qui doit attendre dans le couloir. Vous lui direz que c'est de la part de M. Guillaume. Guillaume sursauta. On savait donc son nom ? – Qu'est-ce que ça signifie ? C'est contraire à mes conventions avec lord Bakefield. La personne qui attend n'a rien à faire ici… Il voulut sortir. Mais Marescal s'interposa vivement et ouvrit la porte, livrant passage à la demoiselle aux yeux verts, qui entra d'un pas hésitant, et qui poussa un cri de frayeur lorsque le battant fut refermé derrière elle avec violence et la clef tournée brutalement dans la serrure. En même temps, une main l'empoignait à l'épaule. Elle gémit : – Marescal ! Avant même qu'elle eût prononcé ce nom redoutable, Guillaume, profitant du désarroi, s'enfuyait par le jardin sans que Marescal s'occupât de lui. Le commissaire ne pensait qu'à la jeune fille, qui, chancelante, éperdue, trébucha jusqu'au milieu de la pièce, tandis qu'il lui arrachait son sac à main en disant : – Ah coquine, rien ne peut plus vous sauver cette fois ! En pleine souricière, hein ? Il fouillait le sac et grognait : – Où sont-elles, vos lettres ? Du chantage maintenant ? Voilà où vous en êtes descendue, vous ! Quelle honte La jeune fille tomba sur un siège. Ne trouvant rien, il la brutalisa. – Les lettres ! les lettres, tout de suite ! Où sont-elles ? Dans votre corsage ? D'une main, il saisit l'étoffe qu'il déchira, avec un emportement rageur et des mots d'insulte jetés à la captive, et il avançait l'autre main pour chercher, quand il s'arrêta, stupéfait, les yeux écarquillés, en face d'une tête d'homme, d'un œil clignotant, d'une cigarette braquée au coin d'une bouche sarcastique. – T'as du feu, Rodolphe ? « T'as du feu, Rodolphe ? » La phrase ahurissante, déjà entendue à Paris, déjà lue sur son calepin secret !… Qu'est-ce que cela voulait dire ? et ce tutoiement insolite ? et cet œil clignotant ?… – Qui êtes-vous ?… Qui êtes-vous ?… L'homme du rapide ? Le troisième complice ?… Est-ce possible ? Marescal n'était pas un poltron. En mainte occurrence, il avait fait preuve d'une audace peu commune et n'avait pas craint de s'attaquer à deux ou trois adversaires. Mais celui-là était un adversaire comme il n'en avait jamais rencontré, qui agissait avec des moyens spéciaux et avec lequel il se sentait dans un état permanent d'infériorité. Il resta donc sur la défensive, tandis que Raoul, très calme, disait à la jeune fille, d'un ton sec : – Posez vos quatre lettres sur le coin de la cheminée… Il y en a bien quatre dans cette enveloppe ? Une… deux… trois… quatre… Bien. Maintenant filez vite par le couloir, et adieu. Je ne pense pas que les circonstances nous remettent jamais l'un en face de l'autre. Adieu. Bonne chance. La jeune fille ne dit pas un mot et s'en alla. Raoul reprit : – Comme tu le vois, Rodolphe, je connais peu cette personne aux yeux verts. Je ne suis ni son complice, ni l'assassin qui t'inspire une frousse salutaire. Non. Simplement un brave voyageur à qui ta binette de pommadé a déplu dès la première minute et qui a trouvé rigolo de t'arracher ta victime. Pour moi, elle ne m'intéresse plus, et je suis décidé à ne plus m'occuper d'elle. Mais je ne veux pas que tu t'en occupes. Chacun sa route. La tienne à droite, la sienne à gauche, la mienne au milieu. Saisis-tu ma pensée, Rodolphe ? Rodolphe esquissa un geste vers sa poche à revolver, mais ne l'acheva pas. Raoul avait tiré le sien et le regardait avec une telle expression d'énergie implacable qu'il se tint tranquille. – Passons dans la chambre voisine, veux-tu Rodolphe ? On s'expliquera mieux. Le revolver au poing, il fit passer le commissaire chez lui et referma la porte. Mais à peine dans sa chambre, subitement, il enleva le tapis d'une table et le jeta sur la tête de Marescal comme un capuchon. L'autre ne résista pas. Cet homme fantastique le paralysait. Appeler au secours, sonner, se débattre, il n'y songeait pas, certain d'avance que la riposte serait foudroyante. Il se laissa donc entortiller dans un jeu de couvertures et de draps qui l'étouffaient à moitié et lui interdisaient toute espèce de mouvement. – Voilà, dit Raoul, quand il eut fini. Nous sommes bien d'accord. Voilà. J'estime que tu seras délivré demain matin, vers neuf heures, ce qui nous donne le temps, à toi de réfléchir, à la demoiselle, à Guillaume et à moi de nous mettre à l'abri, chacun de notre côté. Il fit sa valise sans se presser, et la boucla. Puis il alluma une allumette et brûla les quatre lettres de l'Anglaise. – Un mot encore, Rodolphe. N'embête pas lord Bakefield. Au contraire, puisque tu n'as pas de preuves contre sa fille, et que tu n'en auras jamais, joue au monsieur providentiel, et donne-lui le journal intime de miss Bakefield, que j'ai recueilli dans la sacoche de cuir jaune et que je te laisse. Le père aura ainsi la conviction que sa fille était la plus honnête et la plus noble des femmes. Et tu auras fait du bien. C'est quelque chose. Quant à Guillaume et à sa complice, dis à l'Anglais que tu t'es trompé, qu'il s'agit d'un vulgaire chantage qui n'a rien à voir avec le crime du rapide, et que tu les as relâchés. D'ailleurs, en principe, laisse cette affaire qui est beaucoup trop compliquée pour toi, et où tu ne trouveras que plaies et bosses. Adieu, Rodolphe. Raoul emporta la clef et se rendit au bureau de l'hôtel, où il demanda sa note en disant : – Gardez-moi ma chambre jusqu'à demain. Je paye d'avance, au cas où je ne pourrais pas revenir. Dehors il se félicita de la manière dont tournaient les événements. Son rôle à lui était terminé. Que la jeune fille se débrouillât comme elle l'entendait : cela ne le regardait plus. Sa résolution était si nette que, l'ayant aperçue dans le rapide de Paris où il monta à 3h50, il ne chercha pas à la rejoindre et se dissimula. À Marseille, elle changea de direction, et s'en alla dans le train de Toulouse, en compagnie de gens avec qui elle avait fait connaissance et qui ressemblaient à des acteurs. Guillaume, surgissant, se mêla à leur groupe. « Bon voyage ! dit Raoul en lui-même. Enchanté de n'avoir plus de rapports avec ce joli couple. Qu'ils aillent se faire pendre ailleurs ! » Cependant, à la dernière minute, il sauta de son compartiment, et prit le même train que la jeune fille. Et, comme elle, il descendit le lendemain matin à Toulouse. Succédant aux crimes du rapide, le cambriolage de la villa Faradoni et la tentative de chantage du Bellevue-Palace forment deux épisodes brusques, violents, forcenés, imprévus comme les tableaux d'une pièce mal faite qui ne laisse pas au spectateur le loisir de comprendre et de relier les faits les uns aux autres. Un troisième tableau devait achever ce que Lupin appela par la suite son triptyque de sauveteur, un troisième qui, comme les autres, présente le même caractère âpre et brutal. Cette fois encore l'épisode atteignit son paroxysme en quelques heures, et ne put s'exprimer qu'à la manière d'un scénario dénué de toute psychologie et, en apparence, de toute logique. À Toulouse, Raoul s'enquit auprès des gens de l'hôtel où la jeune fille suivit ses compagnons, et il apprit que ces voyageurs faisaient partie de la troupe en tournée de Léonide Balli, chanteuse d'opérette, qui, le soir même, jouait "Véronique" au théâtre municipal. Il se mit en faction. À trois heures, la jeune fille sortit, l'air très agité, tout en regardant derrière elle, comme si elle eût craint que quelqu'un ne sortît également et ne l'espionnât. Était-ce de son complice Guillaume qu'elle se défiait ? Elle courut ainsi jusqu'au bureau de poste, où elle griffonna d'une main fébrile un télégramme trois fois recommencé. Après son départ, Raoul put se procurer une des feuilles chiffonnées, et il lut : Hôtel Miramare, Luz (Hautes-Pyrénées). – Arriverai demain premier train. Prévenez maison. « Que diable va-t-elle faire en pleine montagne à cette époque ? murmura-t-il. Prévenez maison… Est-ce que sa famille habite Luz ? » Il reprit sa poursuite avec précaution et la vit entrer au théâtre municipal, sans doute pour assister à la répétition de la troupe. Le reste de la journée, il surveilla les abords du théâtre. Mais elle n'en bougea point. Quant au complice Guillaume, il demeurait invisible. Le soir, Raoul se glissa au fond d'une loge et, dès l'abord, il eut une exclamation de stupeur : l'actrice qui chantait Véronique n'était autre que la demoiselle aux yeux verts. « Léonide Balli…, se dit-il… Ce serait donc là son nom ? Et elle serait chanteuse d'opérette en province ? » Raoul n'en revenait pas. Cela dépassait tout ce qu'il avait pu imaginer à propos de la demoiselle aux yeux de jade. Provinciale ou parisienne, elle se montra la plus adroite des comédiennes et la plus adorable chanteuse, simple, discrète, émouvante, pleine de tendresse et de gaieté, de séduction et de pudeur. Elle avait tous les dons et toutes les grâces, beaucoup d'habileté et une inexpérience de la scène qui était un charme de plus. Il se rappelait sa première impression du boulevard Haussmann, et son idée des deux destins que vivait la jeune fille dont le masque était à la fois si tragique et si enfantin. Raoul passa trois heures dans le ravissement. Il ne se lassait pas d'admirer l'étrange créature qu'il n'avait aperçue, depuis la jolie vision initiale, que par éclairs et en des crises d'horreur et d'effroi. C'était une autre femme, chez qui tout prenait caractère d'allégresse et d'harmonie. Et c'était pourtant bien celle qui avait tué et participé aux crimes et aux infamies. C'était bien la complice de Guillaume. De ces deux images, si différentes, laquelle devait-on considérer comme la véritable ? Raoul observait en vain, car une troisième femme se superposait aux autres et les unissait dans une même vie intense et attendrissante qui était celle de Véronique. Tout au plus quelques gestes un peu trop nerveux, quelques expressions mal venues, montraient à des yeux avertis la femme sous l'héroïne, et révélaient un état d'âme spécial qui déformait imperceptiblement le rôle. « Il doit y avoir du nouveau, songeait Raoul. Entre midi et trois heures, tantôt, il s'est produit un événement grave, qui l'a poussée soudain vers la poste, et dont les conséquences déforment parfois son jeu d'artiste. Elle y pense, elle s'inquiète. Et comment ne pas supposer que cet événement se rattache à Guillaume, à ce Guillaume qui a disparu tout à coup ? » Des ovations accueillirent la jeune fille lorsqu'elle salua le public, après le baisser du rideau, et une foule de curieux se massèrent aux abords de la sortie réservée aux artistes. Devant la porte même, un landau fermé, à deux chevaux, stationnait. Le seul train qui permît d'arriver le matin à Pierrefitte-Nestalas, station la plus proche de Luz, partant à minuit cinquante, nul doute que la jeune fille n'allât directement à la gare après y avoir envoyé ses bagages. Luimême, Raoul avait fait porter sa valise. À minuit quinze, elle montait dans la voiture, qui s'ébranlait lentement. Guillaume n'avait point paru, et les choses s'arrangeaient comme si le départ avait lieu en dehors de lui. Or, trente secondes ne s'étaient pas écoulées que Raoul qui s'acheminait aussi vers la gare, frappé par une idée subite, se mit à courir, rattrapa le landau sur les anciens boulevards, et s'y agrippa comme il put. Aussitôt, ce qu'il avait prévu se produisit. Au moment de prendre la rue de la Gare, le cocher tourna subitement vers la droite, cingla ses chevaux d'un vigoureux coup de fouet, et mena sa voiture par les allées désertes et sombres qui aboutissent au Grand-Rond et au Jardin des Plantes. À cette allure, la jeune fille ne pouvait descendre. La galopade ne fut pas longue. On atteignit le Grand-Rond. Là, brusque arrêt. Le cocher sauta de son siège, ouvrit la portière, et entra dans le landau. Raoul entendit un cri de femme et ne se pressa point. Persuadé que l'agresseur n'était autre que Guillaume, il voulait écouter d'abord et surprendre le sens même de la querelle. Mais, tout de suite, l'agression lui sembla prendre une tournure si dangereuse qu'il résolut d'intervenir. – Parle donc ! criait le complice. Alors tu supposes que tu vas décamper et me laisser en plan ?… Eh bien, oui, j'ai voulu te rouler, mais c'est justement parce que tu le sais maintenant que je ne te lâcherai pas… Allons, parle… Raconte… Sinon… Raoul eut peur. Il se souvenait des gémissements de miss Bakefield. Un coup de pouce trop violent, et la victime meurt. Il ouvrit, saisit le complice par une jambe, le jeta sur le sol et le traîna vivement à l'écart. L'autre essaya de lutter. D'un geste sec, Raoul lui cassa le bras. – Six semaines de repos, dit-il, et si tu recommences à embêter la demoiselle, c'est la vertébrale que je te casse. À bon entendeur… Il revint jusqu'à la voiture. Déjà la jeune fille s'éloignait dans l'ombre. – Cours, ma petite, fit-il. Je sais où tu vas, et tu ne m'échapperas pas. J'en ai assez de jouer les terre-neuve sans même recevoir un morceau de sucre en récompense. Quand Lupin s'engage sur une route, il va jusqu'au bout, et ne manque jamais d'atteindre son but. Son but, c'est toi, ce sont tes yeux verts, et ce sont tes lèvres tièdes. Il laissa Guillaume avec son landau et se hâta vers la gare. Le train arrivait. Il monta de manière à n'être pas vu de la jeune fille. Deux compartiments, remplis de monde, les séparaient. Ils quittèrent la grande ligne à Lourdes. Une heure après, Pierrefitte-Nestalas, station terminus. À peine était-elle descendue qu'un groupe de jeunes filles, toutes habillées pareillement de robes marron avec une pèlerine bordée d'un large ruban bleu en pointe, se précipitèrent sur elle, suivies d'une religieuse que coiffait une immense cornette blanche. – Aurélie ! Aurélie ! la voilà ! criaient-elles toutes ensemble. La demoiselle aux yeux verts passa de bras en bras, jusqu'à la religieuse qui la serra contre elle affectueusement, et qui dit avec joie : – Ma petite Aurélie, quel plaisir de vous voir ! Alors, vous voilà pour un bon mois avec nous, n'est-ce pas ? Un break, qui faisait le service des voyageurs entre Pierrefitte et Luz, attendait devant la station. La demoiselle aux yeux verts s'y installa avec ses compagnes. Le break partit. Raoul, qui s'était tenu à l'écart, loua une victoria pour Luz. CHAPITRE 6 Entre les feuillages « Ah ! demoiselle aux yeux verts, se dit Raoul, pendant que les trois mules du break, dont il entendait tinter les grelots, commençaient l'escalade des premières pentes, jolie demoiselle, vous êtes ma captive désormais. Complice d'assassin, d'escroc et de maître chanteur, meurtrière vous-même, jeune fille du monde, artiste d'opérette, pensionnaire de couvent…, qui que vous soyez, vous ne me glisserez plus entre les doigts. La confiance est une prison d'où l'on ne peut s'évader, et, si fort que vous m'en vouliez d'avoir pris vos lèvres, vous avez confiance au fond du cœur en celui qui ne se lasse pas de vous sauver, et qui se trouve toujours là quand vous êtes au bord de l'abîme. On s'attache à son terre-neuve, même s'il vous a mordu une fois. « Demoiselle aux yeux verts, qui vous réfugiez dans un couvent pour échapper à tous ceux qui vous persécutent, jusqu'à nouvel ordre vous ne serez pas pour moi une criminelle ou une redoutable aventurière, ni même une actrice d'opérette, et je ne vous appellerai pas Léonide Balli. Je vous appellerai Aurélie. C'est un nom que j'aime, parce qu'il est suranné, honnête, et petite sœur des pauvres. « Demoiselle aux yeux verts, je sais maintenant que vous possédez, en dehors de vos anciens complices, un secret qu'ils veulent vous arracher, et que vous gardez farouchement. Ce secret m'appartiendra un jour ou l'autre, parce que les secrets c'est mon rayon, et je découvrirai celui-là, de même que je dissiperai les ténèbres où vous vous cachez, mystérieuse et passionnante Aurélie. » Cette petite apostrophe satisfit Raoul, qui s'endormit pour ne pas penser davantage à l'énigme troublante que lui offrait la demoiselle aux yeux verts. La petite ville de Luz et sa voisine, Saint-Sauveur, forment une agglomération thermale où les baigneurs sont rares, en cette saison. Raoul choisit un hôtel à peu près vide où il se présenta comme un amateur de botanique et de minéralogie, et, dès cette fin d'après-midi, étudia la contrée. Un chemin étroit, fort incommode, conduit en vingt minutes de montée à la maison des sœurs Sainte-Marie, vieux couvent aménagé en pensionnat. Au milieu d'une région âpre et tourmentée, les bâtiments et les jardins s'étendent à la pointe d'un promontoire, sur des terrasses en étage que soutiennent de puissantes murailles le long desquelles bouillonnait jadis le gave de Sainte-Marie, devenu souterrain dans cette partie de son cours. Une forêt de pins recouvre l'autre versant. Deux chemins en croix la traversent à l'usage des bûcherons. Il y a des grottes et des rochers, à silhouettes bizarres, où l'on vient en excursion le dimanche. C'est de ce côté que Raoul se mit à l'affût. La région est déserte. La cognée des bûcherons résonnait au loin. De son poste il dominait les pelouses régulières du jardin et des lignes de tilleuls soigneusement taillés qui servent de promenades aux pensionnaires. En quelques jours, il connut les heures de récréation et les habitudes du couvent. Après le repas de midi, l'allée qui surplombe le ravin était réservée aux « grandes ». Le quatrième jour seulement, la demoiselle aux yeux verts, que la fatigue sans doute avait retenue à l'intérieur du couvent, apparut dans cette allée. Chacune des grandes désormais sembla n'avoir d'autre but que de l'accaparer avec une jalousie manifeste qui les faisait se disputer entre elles. Tout de suite Raoul vit qu'elle était transformée ainsi qu'un enfant qui sort de maladie et s'épanouit au soleil et à l'air plus vif de la montagne. Elle évoluait parmi les jeunes filles, vêtue comme elles, vive, allègre, aimable avec toutes, les entraînant peu à peu à jouer et à courir, et s'amusant si fort que ses éclats de rire retentissaient en échos jusqu'à la limite de l'horizon. « Elle rit ! se disait Raoul, émerveillé, et non pas de son rire factice et presque douloureux de théâtre, mais d'un rire d'insouciance et d'oubli par où s'exprime sa vraie nature. Elle rit… Quel prodige ! » Puis les autres rentraient pour les classes, et Aurélie demeurait seule. Elle n'en paraissait pas plus mélancolique. Sa gaieté ne tombait point. Elle s'occupait de petites choses, comme de ramasser des pommes de pin qu'elle jetait dans une corbeille d'osier, ou de cueillir des fleurs qu'elle déposait sur les marches d'une chapelle voisine. Ses gestes étaient gracieux. Elle s'entretenait souvent à demi-voix avec un petit chien qui l'accompagnait ou avec un chat qui se caressait contre ses chevilles. Une fois elle tressa une guirlande de roses et se contempla en riant dans un miroir de poche. Furtivement, elle mit un peu de rouge à ses joues et de la poudre de riz, qu'elle essuya aussitôt avec énergie. Ce devait être défendu. Le huitième jour, elle franchit un parapet et atteignit la dernière et la plus élevée des terrasses que dissimulait, à son extrémité, une haie d'arbustes. Le neuvième, elle y retourna, un livre à la main. Alors le dixième, avant l'heure de la récréation, Raoul se décida. Il lui fallut d'abord se glisser parmi les taillis épais qui bordent la forêt, puis traverser une large pièce d'eau. Le gave de Sainte-Marie s'y jette, comme dans un immense réservoir, après quoi il s'enfonce sous terre. Une barque vermoulue se trouvait accrochée à un pieu et lui permit, malgré des remous assez violents, d'atteindre une petite crique, au pied même de la haute terrasse qui se dressait comme un rempart de château fort. Les murs en étaient faits de pierres plates, simplement posées les unes sur les autres, et entre lesquelles poussaient des plantes sauvages. Les pluies avaient tracé des rigoles de sable et pratiqué des sentes que les gamins des environs escaladaient à l'occasion. Raoul monta sans peine. La terrasse, tout en haut, formait une salle d'été, entourée d'aucubas, de treillages démolis et de bancs en pierre, et ornée, en son milieu, d'un beau vase de terre cuite. Il entendit le bourdonnement de la récréation. Puis il y eut un silence et, au bout de quelques minutes, un bruit de pas légers s'en vint de son côté. Une voix fraîche fredonnait un air de romance. Il sentit son cœur qui se serrait. Que dirait-elle en le voyant ? Des rameaux craquèrent. Le feuillage fut écarté, comme un rideau que l'on soulève à la porte d'une pièce, Aurélie entra. Elle s'arrêta net, au seuil de la terrasse, sa chanson interrompue et l'attitude stupéfaite. Son livre, son chapeau de paille qu'elle avait rempli de fleurs et passé à son bras, tombèrent. Elle ne bougeait plus, silhouette fine et délicate sous le simple costume de lainage marron. Elle ne dut reconnaître Raoul qu'un peu après. Alors elle devint toute rouge et recula en chuchotant : – Allez-vous-en… Allez-vous-en… Pas une seconde, il n'eut l'idée de lui obéir et l'on aurait même cru qu'il n'avait pas entendu l'ordre donné. Il la contemplait avec un plaisir indicible, qu'il n'avait jamais ressenti en face d'aucune femme. Elle répéta d'un ton plus impérieux : – Allez-vous-en. – Non, fit-il. – Alors, c'est moi qui partirai. – Si vous partez, je vous suis, affirma-t-il. Nous rentrerons ensemble au couvent. Elle se retourna comme si elle voulait s'enfuir. Il accourut et lui saisit le bras. – Ne me touchez pas ! fit-elle avec indignation et en se dégageant. Je vous défends d'être auprès de moi. Il dit, surpris par tant de véhémence : – Pourquoi donc ? Très bas, elle répliqua : – J'ai horreur de vous. La réponse était si extraordinaire qu'il ne put s'empêcher de sourire. – Vous me détestez à ce point ? – Oui. Plus que Marescal ? – Oui. – Plus que Guillaume et que l'homme de la villa Faradoni ? – Oui, oui, oui. – Ils vous ont fait davantage de mal cependant et sans moi qui vous ai protégée… Elle se tut. Elle avait ramassé son chapeau et le gardait contre le bas de sa figure, de manière qu'il ne vît pas ses lèvres. Car toute sa conduite s'expliquait ainsi. Raoul n'en doutait pas. Si elle le détestait, ce n'était pas parce qu'il avait été le témoin de tous les crimes commis et de toutes les hontes, mais parce qu'il l'avait tenue dans ses bras et baisée sur la bouche. Étrange pudeur chez une femme comme elle et qui était si sincère, qui jetait un tel jour sur l'intimité même de son âme et de ses instincts, que Raoul murmura, malgré lui : – Je vous demande d'oublier. Et, reculant de quelques pas, pour bien lui montrer qu'elle était libre de partir, il reprit d'un ton de respect involontaire : – Cette nuit-là fut une nuit d'aberration dont il ne faut pas garder le souvenir, ni vous ni moi. Oubliez la manière dont j'ai agi. Ce n'est d'ailleurs pas pour vous le rappeler que je suis venu, mais pour continuer mon œuvre envers vous. Le hasard m'a mis sur votre chemin et le hasard a voulu dès l'abord que je puisse vous être utile. Ne repoussez pas mon aide, je vous en prie. La menace du danger, loin d'être finie, s'accroît au contraire. Vos ennemis sont exaspérés. Que ferez-vous, si je ne suis pas là ? – Allez-vous-en, dit-elle avec obstination. Elle demeurait au seuil de la terrasse comme devant une porte ouverte. Elle fuyait les yeux de Raoul et dissimulait ses lèvres. Cependant elle ne partait pas. Comme il le pensait, on est prisonnier de celui qui vous sauve inlassablement. Son regard exprimait de la crainte. Mais le souvenir du baiser reçu cédait au souvenir infiniment plus terrible des épreuves subies. – Allez-vous-en. J'étais en paix ici. Vous avez été mêlé à toutes ces choses… à toutes ces choses de l'enfer. – Heureusement, dit-il. Et, de même, il faut que je sois mêlé à toutes celles qui se préparent. Croyez-vous qu'ils ne vous cherchent pas, eux ? Croyez-vous que Marescal renonce à vous ? Il est sur vos traces actuellement. Il les retrouvera jusque dans ce couvent de Sainte-Marie. Si vous y avez vécu quelques années heureuses de votre enfance, comme je le suppose, il doit le savoir et il viendra. Il parlait doucement, avec une conviction qui impressionnait la jeune fille, et c'est à peine s'il l'entendit balbutier encore : – Allez-vous-en… – Oui, dit-il, mais je serai là demain, à la même heure, et je vous attendrai tous les jours. Nous avons à causer. Oh de rien qui puisse vous être douloureux et vous rappeler le cauchemar de l'affreuse nuit. Là-dessus le silence. Je n'ai pas besoin de savoir, et la vérité sortira peu à peu de l'ombre. Mais il est d'autres points, des questions que je vous poserai et auxquelles il faudra me répondre. Voilà ce que je voulais vous dire aujourd'hui, pas davantage. Maintenant vous pouvez partir. Vous réfléchirez, n'est-ce pas ? Mais n'ayez plus d'inquiétude. Habituez-vous à cette idée que je suis toujours là et qu'il ne faut jamais désespérer parce que je serai toujours là, à l'instant du péril. Elle partit sans un mot, sans un signe de tête. Raoul l'observa, qui descendait les terrasses et gagnait l'allée des tilleuls. Quand il ne la vit plus, il ramassa quelques-unes des fleurs qu'elle avait laissées, et, s'apercevant de son geste inconscient, il plaisanta : « Bigre ça devient sérieux. Est-ce que… Voyons, voyons, mon vieux Lupin, rebiffe-toi. » Il reprit le chemin de la brèche, traversa de nouveau l'étang et se promena dans la forêt, en jetant les fleurs une à une, comme s'il n'y tenait point. Mais l'image de la demoiselle aux yeux verts ne quittait pas ses yeux. Il remonta sur la terrasse le lendemain. Aurélie n'y vint pas, et non plus les deux jours qui suivirent. Mais le quatrième jour, elle écarta les feuillages, sans qu'il eût perçu le bruit de sa marche. – Oh ! fit-il avec émotion, c'est vous… c'est vous… À son attitude il comprit qu'il ne devait pas avancer ni dire la moindre parole qui pût l'effaroucher. Elle restait comme le premier jour, ainsi qu'une adversaire qui se révolte d'être dominée et qui en veut à l'ennemi du bien qu'il lui fait. Cependant sa voix était moins dure, quand elle prononça, la tête à demi tournée : – Je n'aurais pas dû venir. Pour les sœurs de Sainte-Marie, pour mes bienfaitrices, c'est mal. Mais j'ai pensé que je devais vous remercier… et vous aider… Et puis, ajouta-t-elle, j'ai peur… oui, j'ai peur de tout ce que vous m'avez dit. Interrogez-moi… je répondrai. – Sur tout ? demanda-t-il. – Non, fit-elle, avec angoisse… pas sur la nuit de Beaucourt… Mais sur les autres choses… En quelques mots, n'est-ce pas ? Que voulez-vous savoir ? Raoul réfléchit. Les questions étaient difficiles à poser, puisque toutes devaient servir à jeter de la lumière sur un point dont la jeune fille refusait de parler. Il commença : – Votre nom d'abord ? – Aurélie… Aurélie d'Asteux. – Pourquoi ce nom de Léonide Balli ? Un pseudonyme ? – Léonide Balli existe. Souffrante, elle était restée à Nice. Parmi les acteurs de sa troupe avec qui j'ai voyagé de Nice à Marseille, il y en avait un que je connaissais, ayant joué Véronique l'hiver dernier, dans une réunion d'amateurs. Alors, tous ; ils m'ont suppliée de prendre pour un soir la place de Léonide Balli. Ils étaient si désolés, si embarrassés, que j'ai dû leur rendre ce service. Nous avons prévenu le directeur à Toulouse, qui, au dernier moment, a résolu de ne pas faire d'annonce et de laisser croire que j'étais Léonide Balli. Raoul conclut : – Vous n'êtes pas actrice… J'aime mieux cela… J'aime mieux que vous soyez simplement la jolie pensionnaire de Sainte-Marie. Elle fronça les sourcils. – Continuez. Il reprit aussitôt : – Le monsieur qui a levé sa canne sur Marescal au sortir de la pâtisserie du boulevard Haussmann, c'était votre père. – Mon beau-père. – Son nom ? – Brégeac. – Brégeac ? – Oui, directeur des affaires judiciaires au ministère de l'intérieur. – Et, par conséquent, le chef direct de Marescal ? – Oui. Il y a toujours eu antipathie de l'un à l'autre. Marescal, qui est très soutenu par le ministre, essaye de supplanter mon beau-père, et mon beau-père cherche à se débarrasser de lui. – Et Marescal vous aime ? – Il m'a demandée en mariage. Je l'ai repoussé. Mon beaupère lui a défendu sa porte. Il nous hait et il a juré de se venger. – Et d'un, dit Raoul. Passons à un autre. L'homme de la villa Faradoni s'appelle ?… – Jodot. – Sa profession ? – Je l'ignore. Il venait quelquefois à la maison pour voir mon beau-père. Et le troisième ? – Guillaume Ancivel, que nous recevions aussi. Il s'occupe de Bourse et d'affaires. – Plus ou moins véreuses ? – Je ne sais pas… peut-être… Raoul résuma : – Voilà donc vos trois adversaires…, car il n'y en a pas d'autres, n'est-ce pas ? – Si, mon beau-père. – Comment ! le mari de votre mère ? – Ma pauvre mère est morte. – Et tous ces gens-là vous persécutent pour la même raison ? Sans doute à propos de ce secret que vous possédez en dehors d'eux ? – Oui, sauf Marescal, qui, de ce côté, ignore tout et ne cherche qu'à se venger. – Vous est-il possible de me donner quelques indications, non pas sur le secret lui-même, mais sur les circonstances qui l'entourent ? Elle médita quelques instants et déclara : – Oui, je le peux. Je peux vous dire ce que les autres connaissent et la raison de leur acharnement. Aurélie, qui, jusque-là, avait répondu d'une voix brève et sèche, sembla prendre intérêt à ce qu'elle disait. – Voici, en quelques mots. Mon père, qui était le cousin de ma mère, est mort avant ma naissance, laissant quelques rentes, auxquelles vint s'ajouter une pension que nous faisait mon grand-père d'Asteux, le père de maman, un excellent homme, artiste, inventeur, toujours en quête de découvertes et de grands secrets, et qui ne cessait de voyager pour les prétendues affaires miraculeuses où nous devions trouver la fortune. Je l'ai bien connu ; je me vois encore sur ses genoux, et je l'entends me dire : « La petite Aurélie sera riche. C'est pour elle que je travaille. » « Or j'avais tout juste six ans quand il nous pria, par lettre, maman et moi, de le rejoindre à l'insu de tout le monde. Un soir, nous avons pris le train et nous sommes restées deux jours auprès de lui. Au moment de repartir, ma mère me dit en sa présence : « – Aurélie, ne révèle jamais à personne où tu as été durant ces deux jours, ni ce que tu as fait, ni ce que tu as vu. C'est un secret qui t'appartient comme à nous désormais et qui, lorsque tu auras vingt ans, te donnera de grandes richesses. « – De très grandes richesses, confirma mon grand-père d'Asteux. Aussi jure-nous de ne jamais parler de ces choses à personne, quoi qu'il arrive. « – À personne, rectifia ma mère, sauf à l'homme que tu aimeras et dont tu seras sûre comme de toi-même. « Je fis tous les serments qu'on exigea de moi. J'étais très impressionnée et je pleurais. « Quelques mois plus tard, maman se remariait avec Brégeac. Mariage qui ne fut pas heureux et qui dura peu. Dans le courant de l'année suivante, ma pauvre mère mourait d'une pleurésie, après m'avoir remis furtivement un bout de papier qui contenait toutes les indications sur le pays visité et sur ce que je devais faire à vingt ans. Presque aussitôt, mon grandpère d'Asteux mourut aussi. Je restai donc seule avec mon beaupère Brégeac, lequel se débarrassa de moi en m'envoyant aussitôt dans cette maison de Sainte-Marie. J'y arrivai bien triste, bien désemparée, mais soutenue par l'importance que me donnait à moi-même la garde d'un secret. C'était un dimanche. Je cherchai un endroit isolé et je vins ici, sur cette terrasse, pour exécuter un projet que ma cervelle d'enfant avait conçu. Je savais par cœur les indications laissées par ma mère. Dès lors, à quoi bon conserver un document que tout l'univers, me semblait-il, finirait par connaître si je le conservais. Je le brûlai dans ce vase. » Raoul hocha la tête : – Et vous avez oublié les indications ?… – Oui, dit-elle. Au jour le jour, sans que je m'en aperçoive, parmi les affections que j'ai trouvées ici, dans le travail et dans les plaisirs, elles se sont effacées de ma mémoire. J'ai oublié le nom du pays, son emplacement, le chemin de fer qui y mène, les actes que je devrais accomplir… tout. – Absolument tout ? – Tout, sauf quelques paysages et quelques impressions qui avaient frappé plus vivement que les autres mes yeux et mes oreilles de petite fille… des images que je n'ai jamais cessé de voir depuis… des bruits, des sons de cloches que j'entends encore comme si ces cloches ne s'arrêtaient pas de sonner. – Et ce sont ces impressions, ces images, que vos ennemis voudraient connaître, espérant, avec votre récit, parvenir à la vérité. – Oui. – Mais comment savaient-ils ?… – Parce que ma mère avait commis l'imprudence de ne pas détruire certaines lettres où mon grand-père d'Asteux faisait allusion au secret qui m'était confié. Brégeac, qui recueillit ces lettres plus tard, ne m'en parla jamais durant mes dix années de Sainte-Marie, dix belles années qui seront les meilleures de ma vie. Mais le jour même où je retournai à Paris, il y a deux ans, il m'interrogeait. Je lui dis ce que je vous ai dit, comme j'en avais le droit, mais ne voulus révéler aucun des vagues souvenirs qui auraient pu le mettre sur la voie. Dès lors ce furent une persécution constante, des reproches, des querelles, des fureurs terribles… jusqu'au moment où je résolus de m'enfuir. – Seule ? Elle rougit. – Non, fit-elle, mais pas dans les conditions que vous pourriez croire. Guillaume Ancivel me faisait la cour, avec beaucoup de discrétion, et comme quelqu'un qui veut se rendre utile et qui n'a aucun espoir d'en être récompensé. Il gagna ainsi, sinon ma sympathie, du moins ma confiance, et j'eus le grand tort de lui raconter mes projets de fuite. – Il vous approuva sans aucun doute ? – Il m'approuva de toutes ses forces, m'aida dans mes préparatifs, et vendit quelques bijoux et des titres que je tenais de ma mère. La veille de mon départ, et comme je ne savais où me réfugier, Guillaume me dit : « J'arrive de Nice et je dois y retourner demain. Voulezvous que je vous y conduise ? Vous ne trouverez pas de retraite plus tranquille à cette époque que sur la Riviera. » Quels motifs aurais-je eus de refuser son offre ? Je ne l'aimais certes pas, mais il paraissait sincère et très dévoué. J'acceptai. – Quelle imprudence ! fit Raoul. – Oui, dit-elle. Et d'autant plus qu'il n'y avait pas entre nous de ces relations amicales qui sont l'excuse d'une pareille conduite. Mais, que voulez-vous ! J'étais seule dans la vie, malheureuse et persécutée. Un appui s'offrait… pour quelques heures, me semblait-il. Nous partîmes. Une légère hésitation interrompit Aurélie. Puis, brusquant son récit, elle reprit : – Le voyage fut terrible… pour les raisons que vous connaissez. Lorsque Guillaume me jeta dans la voiture qu'il avait dérobée au médecin, j'étais à bout de forces. Il m'entraîna où il voulut, vers une autre gare, et de là, comme nous avions nos billets, à Nice où je retirai mes bagages. J'avais la fièvre, le délire. J'agissais sans avoir conscience de ce que je faisais. Il en profita le lendemain pour se faire accompagner par moi dans une propriété où il devait reprendre, en l'absence de habitants, certaines valeurs qu'on lui avait volées. J'y allai, comme j'aurais été n'importe où. Je ne pensais à rien, l'obéissais passivement. C'est dans cette villa que je fut attaquée et enlevée par Jodot… – Et sauvée, une seconde fois, par moi que vous récompensiez, une seconde fois, en fuyant aussitôt. Passons. Jodot, lui aussi exigeait des révélations, n'est-ce pas ? – Oui. – Ensuite ? – Ensuite, je rentrai à l'hôtel où Guillaume me supplia de le suivre à Monte-Carlo. – Mais, à ce moment-là, vous étiez renseignée sur le personnage ! objecta Raoul. – Par quoi ? On voit clair quand on regarde… Mais… depuis deux jours, je vivais dans une sorte de folie, que l'agression de Jodot avait encore exaspérée. Je suivis donc Guillaume, sans même lui demander le but de ce voyage. J'étais désemparée, honteuse de ma lâcheté, et gênée par la présence de cet homme qui me devenait de plus en plus étranger… Quel rôle ai-je joué à Monte-Carlo ? Ce n'est pas très net pour moi. Guillaume m'avait confié des lettres que je devais lui remettre dans le couloir de l'hôtel, pour qu'il les remît lui-même à un monsieur. Quelles lettres ? Quel monsieur ? Pourquoi Marescal était-il là ? Comment m'avez-vous arrachée à lui ? Tout cela est bien obscur. Cependant, mon instinct s'était réveillé. Je sentais contre Guillaume une hostilité croissante. Je le détestais. Et je suis partie de Monte-Carlo résolue à rompre le pacte qui nous liait et à venir me cacher ici. Il me poursuivit jusqu'à Toulouse, et quand je lui annonçai, au début de l'après-midi, ma décision de le quitter, et qu'il fut convaincu que rien ne me ferait revenir, froidement, durement, avec une colère qui lui contractait le visage, il me répondit : « – Soit. Séparons-nous. Au fond, cela m'est égal. Mais j'y mets une condition. « – Une condition ? « - Oui. Un jour, j'ai entendu votre beau-père Brégeac parler d'un secret qui vous a été légué. Dites-moi ce secret et vous êtes libre. « Alors je compris tout. Toutes ses protestations, son dévouement, autant de mensonges. Son seul but, c'était d'obtenir de moi, un jour ou l'autre, soit en me gagnant par l'affection, soit en me menaçant, les confidences que j'avais refusées à mon beau-père, et que Jodot avait essayé de m'arracher. » Elle se tut. Raoul l'observa. Elle avait dit l'entière vérité, il en eut l'impression profonde. Gravement, il prononça : – Voulez-vous connaître exactement le personnage ? Elle secoua la tête : – Est-ce bien nécessaire ? – Cela vaut mieux. Écoutez-moi. À Nice, les titres qu'il cherchait dans la villa Faradoni ne lui appartenaient pas. Il était venu simplement pour les voler. À Monte-Carlo, il exigeait cent mille francs contre la remise de lettres compromettantes. Donc, escroc et voleur, peut-être pire. Voilà l'homme. Aurélie ne protesta point. Elle avait dû entrevoir la réalité, et l'énoncé brutal des faits ne pouvait plus la surprendre. – Vous m'avez sauvée de lui, je vous remercie. – Hélas ! dit-il, vous auriez dû vous confier à moi, au lieu de me fuir. Que de temps perdu ! Elle était sur le point de partir, mais elle répliqua : – Pourquoi me confier à vous ? Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas. Marescal, qui vous accuse, ne sait même pas votre nom. Vous me sauvez de tous les dangers… pour quelle raison ? Dans quel dessein ? Il ricana : – Dans le dessein de vous arracher aussi votre secret… estce cela que vous voulez dire ? – Je ne veux rien dire, murmura-t-elle, avec accablement. Je ne sais rien. Je ne comprends rien. Depuis deux ou trois semaines, je me heurte de tous côtés à des murailles d'ombre. Ne me demandez pas plus de confiance que je n'en puis donner. Je me méfie de tout et de tous. Il eut pitié d'elle et la laissa partir. En s'en allant (il avait trouvé une autre issue, une poterne située au-dessous de l'avant-dernière terrasse, et qu'il avait réussi à ouvrir), il pensait : « Elle n'a pas soufflé mot de la nuit terrible. Or, miss Bakefield est morte. Deux hommes ont été assassinés. Et je l'ai vue, elle, travestie, masquée. » Mais, pour lui aussi, tout était mystérieux et inexplicable. Autour de lui, comme autour d'elle, s'élevaient ces mêmes murailles d'ombre, où filtraient à peine de place en place quelques pâles lumières. Pas un instant, d'ailleurs – et il en était ainsi depuis le début de l'aventure – il ne songeait en face d'elle au serment de vengeance et de haine qu'il avait fait devant le cadavre de miss Bakefield, ni à rien de ce qui pouvait enlaidir la gracieuse image de la demoiselle aux yeux verts. Durant deux jours, il ne la revit pas. Puis, trois jours de suite, elle vint sans expliquer son retour, mais comme si elle eût cherché une protection dont elle ne pouvait pas se passer. Elle resta dix minutes d'abord, puis quinze, puis trente. Ils parlaient peu. Qu'elle le voulût ou non, l'œuvre de confiance se poursuivait en elle. Plus douce, moins lointaine, elle avançait jusqu'à la brèche et regardait l'eau frémissante de l'étang. À plusieurs reprises, il essaya de lui poser des questions. Elle se dérobait aussitôt, tremblante, épouvantée par tout ce qui pouvait être allusion aux heures affreuses de Beaucourt. Elle causait pourtant davantage, mais des choses de son passé lointain, de la vie qu'elle menait jadis à Sainte-Marie, et de la paix qu'elle retrouvait encore dans cette atmosphère affectueuse et sereine. Une fois, sa main étant posée à l'envers sur le socle du vase, il se pencha, et, sans y toucher, en examina les lignes. – C'est bien ce que j'ai deviné dès le premier jour… Une double destinée, l'une sombre et tragique, l'autre heureuse et toute simple. Elles se croisent, s'enchevêtrent, se confondent, et il n'est pas possible encore de dire qui l'emportera. Quelle est la vraie, quelle est celle qui correspond à votre véritable nature ? – La destinée heureuse, dit-elle. Il y a en moi quelque chose qui remonte vite à la surface, et qui me donne, comme ici, la gaieté et l'oubli quels que soient les périls. Il continua son examen. – Méfiez-vous de l'eau, dit-il en riant. L'eau peut vous être funeste. Naufrages, inondations… Que de périls ! Mais ils s'éloignent… Oui, tout s'arrange dans votre vie. Déjà la bonne fée l'emporte sur la mauvaise. Il mentait pour la tranquilliser et avec le désir constant que, sur sa jolie bouche, qu'il osait à peine regarder, se dessinât parfois un sourire. Lui-même, du reste, il voulait oublier et se leurrer. Il vécut ainsi deux semaines d'une allégresse profonde qu'il s'efforçait de dissimuler. Il subissait le vertige de ces heures où l'amour vous jette dans l'ivresse et vous rend insensible à tout ce qui n'est pas la joie de contempler et d'entendre. Il refusait d'évoquer les images menaçantes de Marescal, de Guillaume ou de Jodot. Si aucun des trois ennemis n'apparaissait, c'est qu'ils avaient perdu, certainement, les traces de leur victime. Pourquoi, dès lors, ne pas s'abandonner à la torpeur délicieuse qu'il éprouvait auprès de la jeune fille ? Le réveil fut brutal. Un après-midi, penchés entre les feuillages qui dominaient le ravin, ils entrevoyaient au-dessous d'eux le miroir de l'étang, presque immobile au milieu, soulevé sur les bords par de petites vagues hâtives qui glissaient vers l'issue étroite où s'engouffrait le gave, lorsqu'une voix lointaine cria dans le jardin : – Aurélie… Aurélie ! Où est-elle, Aurélie ? – Mon Dieu ! dit la jeune fille tout inquiète, pourquoi m'appelle-t-on ? Elle courut au sommet des terrasses et aperçut une des religieuses dans l'allée des tilleuls. – Me voilà !… Me voilà ! Qu'y a-t-il donc, ma sœur ? – Un télégramme, Aurélie. – Un télégramme ! Ne vous donnez pas la peine, ma sœur. Je vous rejoins. Un instant plus tard, quand elle regagna la salle d'été, une dépêche à la main, elle était bouleversée. – C'est de mon beau-père, dit-elle. – Brégeac ? – Oui. – Il vous rappelle ? – Il sera là d'un moment à l'autre ! – Pourquoi ? – Il m'emmène. – Impossible ! – Tenez… Il lut deux lignes, datées de Bordeaux : « Arriverai quatre heures. Repartirons aussitôt. Brégeac. » Raoul réfléchit et demanda : – Vous lui aviez donc écrit que vous étiez ici ? – Non, mais il y venait jadis au moment des vacances, et il se sera renseigné. – Et votre intention ? – Que puis-je faire ? – Refusez de le suivre. – La supérieure ne consentirait pas à me garder. – Alors, insinua Raoul, partez d'ici dès maintenant. – Comment ? Il montra le coin de la terrasse, la forêt… Elle protesta : – Partir ! m'évader de ce couvent comme une coupable ? Non, non, ce serait trop de chagrin pour toutes ces pauvres femmes, qui m'aiment comme une fille, comme la meilleure de leurs filles ! Non, cela, jamais ! Elle était très lasse. Elle s'assit sur un banc de pierre, à l'opposé du parapet. Raoul s'approcha d'elle et, gravement : – Je ne vous dirai aucun des sentiments que j'ai pour vous, et des raisons qui me font agir. Mais, tout de même, il faut que vous sentiez bien que je vous suis dévoué comme un homme est dévoué à une femme… qui est tout pour lui… Et il faut que ce dévouement vous donne une confiance absolue en moi, et que vous soyez prête à m'obéir aveuglément. C'est la condition de votre salut. Le comprenez-vous ? – Oui, dit-elle, entièrement dominée. – Alors, voici. Voici mes instructions… mes ordres… oui, mes ordres. Accueillez votre beau-père sans révolte. Pas de querelle. Pas même de conversation. Pas un seul mot. C'est le meilleur moyen de ne pas commettre d'erreur. Suivez-le. Retournez à Paris. Le soir même de votre arrivée, sortez sous un prétexte quelconque. Une dame âgée, à cheveux blancs, vous attendra en automobile vingt pas plus loin que la porte. Je vous conduirai toutes deux en province, dans un asile où nul ne vous retrouvera. Et je m'en irai aussitôt, je vous le jure sur l'honneur, pour ne revenir auprès de vous que quand vous m'y autoriserez. Sommes-nous d'accord ? – Oui, fit-elle, d'un signe de tête. – En ce cas, à demain soir. Et souvenez-vous de mes paroles. Quoi qu'il arrive, vous entendez, quoi qu'il arrive, rien ne prévaudra contre ma volonté de protection et contre la réussite de mon entreprise. Si tout semble se tourner contre vous, ne vous découragez pas. Ne vous inquiétez même pas. Dites-vous avec foi, avec acharnement, qu'au plus fort du danger, aucun danger ne vous menace. À la seconde même où ce sera nécessaire, je serai là. Je serai toujours là. Je vous salue, mademoiselle. Il s'inclina et baisa légèrement le ruban de sa pèlerine. Puis écartant un panneau de vieux treillage, il sauta dans les fourrés et prit une sente à peine tracée qui conduisait à. l'ancienne poterne. Aurélie n'avait pas bougé de la place qu'elle occupait sur le banc de pierre. Une demi-minute s'écoula. À ce moment, ayant perçu un froissement de feuilles du côté de la brèche, elle releva la tête. Les arbustes remuaient. Il y avait quelqu'un. Oui, à n'en pas douter, quelqu'un était caché là. Elle voulut appeler, crier au secours. Elle ne le put pas. Sa voix s'étranglait. Les feuilles se balançaient davantage. Qui allait apparaître ? De toutes ses forces, elle souhaita que ce fût Guillaume ou Jodot. Elle les redoutait moins que Marescal, les deux bandits. Une tête émergea. Marescal sortit de sa cachette. D'en bas, vers la droite, monta le bruit de la poterne massive que l'on refermait. CHAPITRE 7 Une des bouches de l'enfer Si la situation de la terrasse, tout en haut d'un grand jardin, dans une partie où personne ne se promenait, et sous l'abri d'épaisses frondaisons, avait offert quelques semaines d'absolue sécurité à Aurélie et à Raoul, n'était-il pas à penser que Marescal allait trouver là les quelques minutes qui lui étaient nécessaires, et qu'Aurélie ne pouvait espérer aucune assistance ? Fatalement, la scène se poursuivrait jusqu'au terme voulu par l'adversaire, et le dénouement serait conforme à sa volonté implacable. Il le sentait si bien qu'il ne se pressa pas. Il avança lentement et s'arrêta. La certitude de la victoire troublait l'harmonie de son visage régulier, et déformait ses traits d'habitude immobiles. Un rictus remontait le coin gauche de sa bouche, entraînant ainsi la moitié de sa barbe carrée. Les dents luisaient. Les yeux étaient cruels et durs. Il ricana : – Eh bien, mademoiselle, je crois que les événements ne me sont pas trop défavorables Pas moyen de m'échapper comme dans la gare de Beaucourt ! Pas moyen de me chasser comme à Paris ! Hein, il va falloir subir la loi du plus fort ! Le buste droit, les bras raidis, ses poings crispés sur le banc de pierre, Aurélie le contemplait avec une expression d'angoisse folle. Pas un gémissement. Elle attendait. – Comme c'est bon de vous voir ainsi, jolie demoiselle ! Quand on aime de la façon un peu excessive dont je vous aime, ce n'est pas désagréable de trouver en face de soi de la peur et de la révolte. On est d'autant plus ardent à conquérir sa proie… sa proie magnifique, ajoutât-il tout bas… car, en vérité, vous êtes rudement belle ! Apercevant le télégramme déplié, il se moqua : – Cet excellent Brégeac, n'est-ce pas ? qui vous annonce son arrivée imminente et votre départ ?… Je sais, je sais. Depuis quinze jours, je le surveille, mon cher directeur, et je me tiens au courant de ses projets les plus secrets. J'ai des hommes dévoués près de lui. Et c'est ainsi que j'ai découvert votre retraite, et que j'ai pu le devancer de quelques heures, lui. Le temps d'explorer les lieux, la forêt, le vallon, de vous épier de loin, et de vous voir trotter en hâte vers cette terrasse, et j'ai pu grimper ici et surprendre une silhouette qui s'éloignait. Un amoureux, n'est-ce pas ? Il fit quelques pas en avant. Elle eut un haut-le-corps, et son buste toucha le treillage qui entourait le banc. Il s'irrita : – Eh la belle, j'imagine qu'on ne reculait pas ainsi tout à l'heure, quand l'amoureux s'occupait à vous caresser. Hein, quel est cet heureux personnage ? Un fiancé ? un amant plutôt. Allons, je vois que j'arrive tout juste pour défendre mon bien et empêcher la candide pensionnaire de Sainte-Marie de faire des bêtises ! Ah ! si jamais j'aurais supposé cela !… Il contint sa colère, et, penché sur elle : – Après tout, tant mieux ! Les choses se trouvent simplifiées. La partie que je jouais était déjà admirable, puisque j'ai tous les atouts en main. Mais quel surcroît de chance ! Aurélie n'est pas une vertu farouche ! On peut voler et tuer tout en se dérobant devant le fossé. Et puis voilà qu'Aurélie est toute prête à sauter l'obstacle. Alors, pourquoi pas en ma compagnie ? Hein, Aurélie, autant moi que cet autre ? S'il a ses avantages, j'ai des raisons en ma faveur qui ne sont pas à dédaigner. Qu'en dites-vous, Aurélie ? Elle se taisait obstinément. Le courroux de l'ennemi s'exaspérait de ce silence terrifié, et il reprit, en scandant chaque parole : – Nous n'avons pas le loisir de marivauder, n'est-ce pas, Aurélie, ni d'effleurer les sujets les uns après les autres ? Il faut parler net, sans avoir peur des mots, et pour qu'il n'y ait pas de malentendu. Donc droit au but. Silence sur le passé et sur les humiliations que j'ai subies. Cela ne compte plus. Ce qui compte, c'est le présent. Un point, c'est tout. Or, le présent, c'est l'assassinat du rapide, c'est la fuite dans les bois, c'est la capture par les gendarmes, c'est vingt preuves dont chacune est mortelle pour vous. Et le présent, c'est aujourd'hui, où je vous tiens sous ma griffe, et où je n'ai qu'à vouloir pour vous empoigner, pour vous conduire jusqu'à votre beau-père, et pour lui crier en pleine face, devant témoins : « La femme qui a tué, celle qu'on recherche partout, la voici… et le mandat d'arrêt, je l'ai dans ma poche. Qu'on avertisse les gendarmes ! » Il leva le bras, prêt, comme il disait, à empoigner la criminelle. Et, plus sourdement encore, la menace suspendue, il acheva : – Donc, d'une part, cela, c'est-à-dire la dénonciation publique, les assises et le châtiment redoutable… Et, d'autre part, ceci, qui est le second terme de ce que je vous donne à choisir l'accord, l'accord immédiat, aux conditions que vous devinez. C'est plus qu'une promesse que j'exige, c'est un serment, fait à genoux, le serment qu'une fois de retour, à Paris, vous viendrez me voir, seule, chez moi. Et c'est plus encore, c'est tout de suite la preuve que l'accord est loyal, signé par votre bouche sur la mienne… et non pas un baiser de haine et de dégoût, mais un baiser volontaire, comme d'aussi belles et de plus difficiles que vous m'en ont donné, Aurélie… un baiser d'amoureuse… Mais, réponds donc, sacrebleu ! s'écria-t-il, dans une explosion de rage. Réponds-moi que tu acceptes. J'en ai assez de tes airs de damnée ! Réponds, ou bien je t'empoigne, et ce sera le baiser quand même, et quand même la prison ! Cette fois, la main s'abattit sur l'épaule avec une violence irrésistible, tandis que l'autre main, saisissant Aurélie à la gorge, lui fixa la tête contre le treillage, et que les lèvres descendirent… Mais le geste ne fut pas achevé. Marescal sentit que la jeune fille s'affaissait sur elle-même. Elle s'évanouit. L'incident troubla profondément Marescal. Il était venu sans plan précis, en tout cas sans autre plan que celui de parler, et en une heure, avant l'arrivée de Brégeac, d'obtenir des promesses solennelles et la reconnaissance de son pouvoir. Or, voilà que le hasard lui offrait une victime inerte et impuissante. Il demeura quelques secondes courbé sur elle, la regardant de ses yeux avides, et regardant autour de lui cette salle de feuillage, close et discrète. Nul témoin. Aucune intervention possible. Mais une autre pensée le conduisit jusqu'au parapet, et, par la brèche pratiquée au milieu des arbustes, il contempla le vallon désert, la forêt aux arbres noirs, toute ténébreuse et mystérieuse, où il avait remarqué, en passant, l'orifice des grottes. Aurélie jetée là, emprisonnée et maintenue sous la menace épouvantable des gendarmes. Aurélie captive, deux jours, trois jours, huit jours s'il le fallait, n'était-ce pas le dénouement inespéré, triomphal, le commencement et la fin de l'aventure ? Il donna un léger coup de sifflet. En face de lui, sur l'autre rive de l'étang, deux bras s'agitèrent au-dessus de deux buissons situés à la lisière de la forêt. Signaux convenus deux hommes étaient là, postés par lui pour servir à ses machinations. De ce côté de l'étang, la barque se balançait. Marescal n'hésita plus, il savait que l'occasion est fugitive et que, s'il ne la saisit pas au passage elle se dissipe comme une ombre. Il traversa de nouveau la terrasse et constata que la jeune fille semblait prête à s'éveiller. – Agissons, dit-il. Sinon… Il lui jeta sur la tête un foulard, dont deux des extrémités furent nouées sur la bouche et à la manière d'un bâillon. Puis il la prit dans ses bras et l'emporta. Elle était mince et ne pesait guère. Lui, était solide. Le fardeau lui parut léger. Néanmoins, quand il parvint à la brèche et qu'il observa la pente presque verticale du ravin creusé par les orages au milieu du soubassement, il réfléchit et jugea nécessaire de prendre des précautions. Il déposa donc Aurélie au bord de la brèche. Attendait-elle la faute commise ? Fut-ce de sa part une inspiration subite ? En tout cas, l'imprudence de Marescal fut aussitôt punie. D'un mouvement imprévu, avec une rapidité et une décision qui le déconcertèrent, elle arracha le foulard, et, sans souci de ce qui pouvait advenir, se laissa glisser de haut en bas, comme une pierre détachée qui roule dans un éboulement de cailloux et de sable d'où monte un nuage de poussière. Remis de sa surprise, il s'élança au risque de tomber et l'aperçut qui courait à l'aventure, en zigzag, de la falaise à la berge, comme une bête traquée qui ne sait pas où s'enfuir. – Tu es perdue, ma pauvre petite, proféra-t-il. Rien à faire qu'à plier les genoux. Il la rejoignait déjà, et Aurélie vacillait de peur et trébuchait, quand il eut l'impression que quelque chose tombait du haut de la terrasse et s'abattait près de lui, ainsi que l'eût fait une branche d'arbre cassée. Il se tourna, vit un homme dont le bas du visage était masqué d'un mouchoir et qui devait être celui qu'il appelait l'amoureux d'Aurélie, eut le temps de saisir son revolver, mais n'eut pas le temps de s'en servir. Un coup de pied de l'agresseur, lancé en pleine poitrine ainsi qu'un coup de savate vigoureusement appliqué, le précipita jusqu'à mi-jambe dans un amalgame de vase liquide que formait l'étang à cette place. Furieux, pataugeant, il braqua son revolver sur cet adversaire au moment où celui-ci, vingt-cinq pas plus loin, étendait la jeune fille dans la barque. – Halte ! ou je tire, cria-t-il. Raoul ne répondit pas. Il dressa et appuya sur un banc comme un bouclier qui les protégeait, Aurélie et lui, une planche à moitié pourrie. Puis il poussa au large la barque qui se mit à danser sur les vagues. Marescal tira. Il tira cinq fois. Il tira désespérément et rageusement. Mais aucune des cinq balles, mouillées sans doute, ne consentit à partir. Alors, il siffla, comme auparavant, mais d'une manière plus stridente. Là-bas les deux hommes surgirent de leurs fourrés comme des diables hors de leurs boîtes. Raoul se trouvait au milieu de l'étang, c'est-à-dire à trente mètres peut-être de la rive opposée. – Ne tirez pas ! hurla Marescal. À quoi bon, en effet ! Le fugitif ne pouvait avoir d'autre but, pour ne pas être entraîné par le courant vers le gouffre où disparaissait le gave, que de filer en ligne droite et d'accoster précisément à l'endroit où l'attendaient les deux acolytes, revolver au poing. Il dut même s'en rendre compte, le fugitif, car subitement il fit volte-face, et revint vers la rive où il n'aurait à combattre qu'un adversaire seul et désarmé. – Tirez ! tirez ! vociféra Marescal qui devina le manège. Il faut tirer maintenant, puisqu'il revient ! Mais tirez donc, sacrebleu ! Un des hommes fit feu. Dans la barque il y eut un cri. Raoul lâcha ses avirons et se renversa, tandis que la jeune fille se jetait sur lui avec des gestes de désespoir. Les avirons s'en allaient à vau-l'eau. La barque demeura un instant immobile, indécise, puis elle vira un peu, la proue pointant vers le courant, recula, glissa en arrière, lentement d'abord, plus vite ensuite. – Crebleu de crebleu, balbutia Marescal, ils sont fichus. Mais que pouvait-il faire ? Le dénouement ne laissait aucun doute. La barque fut happée par deux torrents de petites vagues hâtives qui se bousculaient de chaque côté de la nappe centrale, une fois encore tourna sur elle-même, brusquement pointa en avant, les deux corps couchés au fond, et fila comme une flèche vers l'orifice béant où elle s'engloutit. Cela ne se passa pas certainement plus de deux minutes après que les deux fugitifs eurent quitté la rive. Marescal ne bougea point. Les pieds dans l'eau, la figure contractée d'horreur, il regardait l'emplacement maudit, comme s'il eût contemplé une bouche de l'enfer. Son chapeau flottait sur l'étang. Sa barbe et ses cheveux étaient en désordre. – Est-ce possible est-ce possible !… bégayait-il… Aurélie… Aurélie… Un appel de ses hommes le réveilla de sa torpeur. Ils firent un grand détour pour le rejoindre et le trouvèrent en train de se sécher. Il leur dit : – Est-ce vrai ? – Quoi ? – La barque ?… Le gouffre ?… Il ne savait plus. Dans les cauchemars, d'abominables visions passent ainsi, laissant l'impression de réalités affreuses. Tous trois ils gagnèrent le dessus du trou que marquait une dalle et qu'entouraient des roseaux et des plantes accrochées aux pierres. L'eau arrivait en menues cascades où s'arrondissait çà et là le dos luisant de grosses roches. Ils se penchèrent. Ils écoutèrent. Rien. Rien qu'un tumulte de flots pressés. Rien qu'un souffle froid qui montait avec la poudre blanche de l'écume. – C'est l'enfer, balbutia Marescal… c'est une des bouches de l'enfer. Et il répétait : – Elle est morte… elle est noyée… Est-ce bête !… quelle mort effroyable !… Si cet imbécile-là l'avait laissée…, j'aurais… j'aurais… Ils s'en allèrent par le bois. Marescal cheminait, comme s'il eût suivi un convoi. À diverses reprises, ses compagnons l'interrogèrent. C'étaient des individus peu recommandables, qu'il avait racolés pour son expédition, en dehors de son service, et auxquels il n'avait donné que des renseignements sommaires. Il ne leur répondit pas. Il songeait à Aurélie, si gracieuse, si vivante, et qu'il aimait si passionnément. Des souvenirs le troublaient, compliqués de remords et de frayeurs. En outre, il n'avait pas la conscience bien tranquille. L'enquête imminente pouvait l'atteindre, lui, et, par suite, lui attribuer une part dans le tragique accident. En ce cas, c'était l'effondrement, le scandale. Brégeac serait impitoyable et poursuivrait sa vengeance jusqu'au bout. Bientôt il ne songea plus qu'à s'en aller et à quitter le pays le plus discrètement possible. Il fit peur à ses acolytes. Un danger commun les menaçait, disait-il, et leur sécurité exigeait qu'on se dispersât, et que chacun veillât à son propre salut, avant que l'alarme fût donnée et leur présence signalée. Il leur remit le double de la somme convenue, évita les maisons de Luz, et prit la route de Pierrefitte-Nestalas avec l'espoir de trouver une voiture qui l'emmènerait en gare pour le train de sept heures du soir. Ce n'est qu'à trois kilomètres de Luz qu'il fut dépassé par une petite charrette à deux roues, couverte d'une bâche, et que conduisait un paysan vêtu d'une ample limousine et coiffé d'un béret basque. Il monta d'autorité, et d'un ton impérieux : – Cinq francs si l'on arrive au train. Le paysan ne parut pas s'émouvoir et ne cingla même point la chétive haridelle qui bringuebalait entre des brancards trop larges. Le trajet fut long. On n'avançait pas. On eût dit au contraire que le paysan retenait sa bête. Marescal enrageait. Il avait perdu tout contrôle sur luimême et se lamentait : – Nous n'arriverons pas… Quelle carne que votre cheval… Dix francs pour vous, hein, ça colle ? La contrée lui paraissait odieuse, peuplée de fantômes et sillonnée de policiers aux trousses du policier Marescal. L'idée de passer la nuit dans ces régions où gisait le cadavre de celle qu'il avait envoyée à la mort était au-dessus de ses forces. – Vingt francs, dit-il. Et tout à coup, perdant la tête : – Cinquante francs ! Voilà ! Cinquante francs ! Il n'y a plus que deux kilomètres… deux kilomètres en sept minutes… sacré nom, c'est possible !… Allons, crebleu, fouettez-la, votre bique !… Cinquante francs !… Le paysan fut pris d'une crise d'énergie furieuse et se mit, comme s'il n'avait attendu que cette proposition magnifique, à frapper avec tant d'ardeur que la bique partit au galop. – Eh attention, vous n'allez pas nous jeter dans le fossé. Le paysan s'en moquait bien de cette perspective ! Cinquante francs !… Il tapait à tour de bras, du bout d'un gourdin que terminait une masse de cuivre. La bête affolée redoublait de vitesse. La charrette sautait d'un bord à l'autre de la route. Marescal s'inquiétait de plus en plus. – Mais sacrebleu !… c'est idiot !… Nous allons verser… Halte, Voyons, voyons, vous êtes toqué !… Tenez, ça y est !… Nous y sommes !… « Ça y était » en effet. Un coup de rêne maladroit, un écart plus vif, et tout l'équipage piqua dans un fossé d'une façon si désastreuse que la charrette fut retournée par-dessus les deux hommes à plat ventre, et que la bique, empêtrée dans les harnais, sabots en l'air, lançait des ruades sous le plancher du siège. Marescal se rendit compte tout de suite qu'il sortait indemne de l'aventure. Mais le paysan l'écrasait de tout son poids. Il voulut s'en débarrasser. Il ne le put. Et il entendit une voix aimable qui susurrait à son oreille : – As-tu du feu, Rodolphe ? Des pieds à la tête, Marescal sentit que son corps se glaçait. La mort doit donner cette impression atroce de membres déjà refroidis, que rien ne sera plus jamais capable de ranimer. Il balbutia : – L'homme du rapide… – L'homme du rapide, c'est ça même, répéta la bouche qui lui chatouillait l'oreille. – L'homme de la terrasse, gémit Marescal. – Tout à fait juste… l'homme du rapide, l'homme de la terrasse… et aussi l'homme de Monte-Carlo, et l'homme du boulevard Haussmann, et l'assassin des deux frères Loubeaux et le complice d'Aurélie, et le nautonier de la barque, et le paysan de la charrette. Hein, mon vieux Marescal, ça t'en fait des guerriers à combattre, et tous de taille, j'ose le dire. La bique avait fini ses pétarades et s'était relevée. Petit à petit, Raoul ôtait sa limousine dont il réussit à envelopper le commissaire, immobilisant ainsi les bras et les jambes. Il repoussa la charrette, attira les sangles et les rênes du harnachement et ligota solidement Marescal qu'il remonta ensuite hors du fossé et jucha sur un haut talus, parmi d'épais taillis. Deux courroies restaient, à l'aide desquelles il fixa le buste et le cou au tronc d'un bouleau. – T'as pas de chance avec moi, mon vieux Rodolphe. Cela fait deux fois que je t'entortille, tel un pharaon. Ah ! que je n'oublie pas, comme bâillon, le foulard d'Aurélie ! Ne pas crier et n'être pas vu, telle est la règle du parfait captif. Mais tu peux regarder de tous tes yeux, et de même écouter de toutes tes oreilles. Tiens, entends-tu le train qui siffle ? Teuf… teuf… teuf… il s'éloigne et avec lui la douce Aurélie et son beau-père. Car il faut que je te rassure. Elle est aussi vivante que toi et moi, Aurélie. Un peu lasse, peut-être, après tant d'émotions ! Mais une bonne nuit, et il n'y paraîtra plus. Raoul attacha la bique et rangea les débris du véhicule. Puis il revint s'asseoir près du commissaire. – Drôle d'aventure que ce naufrage, n'est-ce pas ? Mais aucun miracle, comme tu pourrais le croire. Et aucun hasard non plus. Pour ta gouverne, tu sauras que je ne compte jamais ni sur un miracle ni sur le hasard, mais uniquement sur moi. Donc… mais ça ne t'embête pas, mon petit discours ? Tu n'aimes pas mieux dormir ? Non ? Alors, je reprends… Donc je venais de quitter Aurélie sur la terrasse lorsque j'eus, en route, une inquiétude était-ce bien prudent de la laisser ainsi ? Sait-on jamais si quelque malfaiteur ne rôde pas, si quelque bellâtre pommadé ne fouine pas aux environs ?… Ces intuitions-là, ça fait partie de mon système… J'y obéis toujours. Donc je retourne. Et qu'est-ce que j'avise ? Rodolphe, ravisseur infâme et déloyal policier, qui plonge dans le vallon à la suite de sa proie. Sur quoi, je tombe du ciel, je t'offre un bain de pieds à la vase, j'entraîne Aurélie, et vogue la galère L'étang, la forêt, les grottes, c'était la liberté. Patatras ! voilà que tu siffles, et deux escogriffes se dressent à l'appel. Que faire ? Problème insoluble s'il en fut ! Non, une idée géniale… Si je me faisais avaler par le gouffre ? Justement un browning me crache sa mitraille. Je lâche mes avirons. Je fais le mort au fond du canot. J'explique la chose à Aurélie, et v'lan nous piquons une tête dans la bouche d'égout. Raoul tapota la cuisse de Marescal. – Non, je t'en prie, bon ami, ne t'émeus pas : nous ne courions aucun risque. Tous les gens du pays savent qu'en empruntant ce tunnel taillé en plein terrain calcaire, on est déposé deux cents mètres plus bas sur une petite plage de sable fin d'où l'on remonte par quelques marches confortables. Le dimanche, des douzaines de gosses font ainsi de la nage en traînant leur esquif au retour. Pas une égratignure à craindre. Et, de la sorte, nous avons pu assister de loin à ton effondrement, et te voir partir, la tête basse, alourdi de remords. Alors j'ai reconduit Aurélie dans le jardin du couvent. Son beaupère est venu la chercher en voiture pour prendre le train, tandis que moi j'allais quérir ma valise, j'achetais l'équipage et les frusques d'un paysan, et je m'éloignais, cahin caha, sans autre but que de couvrir la retraite d'Aurélie. Raoul appuya sa tête sur l'épaule de Marescal et ferma les yeux. – Inutile de te dire que tout ça m'a quelque peu fatigué et qu'un petit somme me paraît de rigueur. Veille sur mes rêves, mon bon Rodolphe, et ne t'inquiète pas. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Chacun y occupe la place qu'il mérite, et les gourdes servent d'oreiller aux malins de mon espèce. Il s'endormit. Le soir venait. De l'ombre tombait autour d'eux. Parfois Raoul s'éveillait et prononçait quelques paroles sur les étoiles scintillantes ou sur la clarté bleue de la lune. Puis, de nouveau, c'était le sommeil. Vers minuit, il eut faim. Sa valise contenait des aliments. Il en offrit à Marescal et lui ôta son bâillon. – Mange, mon cher ami, dit-il, en lui mettant du fromage dans la bouche. Mais Marescal entra aussitôt en fureur et recracha le fromage en baragouinant : – Imbécile ! crétin ! C'est toi la gourde ! Sais-tu ce que tu as fait ? – Parbleu ! j'ai sauvé Aurélie. Son beau-père la ramène à Paris, et moi, je l'y rejoins. – Son beau-père ! Son beau-père ! s'écria Marescal. Tu ne sais donc pas ? – Quoi ? – Mais il l'aime, son beau-père. Raoul le saisit à la gorge, hors de lui. – Imbécile ! Crétin ! Tu ne pouvais pas le dire, au lieu d'écouter mes discours stupides ? Il l'aime ? Ah ! le misérable… Mais tout le monde l'aime donc, cette gosse-là ! Tas de brutes ! Vous ne vous êtes donc jamais regardés dans une glace ? Toi surtout, avec ta binette à la pommade ! Il se pencha et dit : – Écoute-moi, Marescal, j'arracherai la petite à son beaupère. Mais laisse-la tranquille. Ne t'occupe plus de nous. – Pas possible, fit le commissaire sourdement. – Pourquoi ? – Elle a tué. – De sorte que ton plan ?… – La livrer à la justice, et j'y parviendrai, car je la hais. Il dit cela d'un ton de rancune farouche qui fit comprendre à Raoul que désormais la haine, chez Marescal, l'emporterait sur l'amour. – Tant pis pour toi, Rodolphe. J'allais te proposer de l'avancement, quelque chose comme une place de préfet de Police. Tu aimes mieux la bataille. À ton aise. Commence par une nuit à la belle étoile. Rien de meilleur pour la santé. Quant à moi, je file à cheval jusqu'à Lourdes, sur la grande ligne. Vingt kilomètres. Quatre heures de petit trot pour ma cavale. Et ce soir je suis à Paris où je commence par mettre Aurélie en sûreté. Adieu, Rodolphe. Il assujettit comme il put sa valise, enfourcha sa cavale et, sans étriers, sans selle, sifflotant un air de chasse, il s'enfonça dans la nuit. Le soir, à Paris, une vieille dame qu'il appelait Victoire, et qui avait été sa nourrice, attendait en automobile devant le petit hôtel particulier de la rue de Courcelles où demeurait Brégeac. Raoul était au volant. Aurélie ne vint pas. Dès l'aurore, il reprit sa faction. Dans la rue, il nota un chiffonnier qui s'en allait, après avoir picoré, du bout de son crochet, au creux des boîtes à ordures. Et tout de suite, avec le sens très spécial qui lui faisait reconnaître les individus à leur marche plus encore qu'à tout autre signe, il retrouva sous les haillons et sous la casquette sordide, et bien qu'il l'eût à peine vu dans le jardin Faradoni et sur la route de Nice, l'assassin Jodot. « Bigre, se dit Raoul, à l'œuvre déjà celui-là ? » Vers huit heures, une femme de chambre sortit de l'hôtel et courut à la pharmacie voisine. Un billet de banque à la main, il l'aborda et il sut qu'Aurélie, emmenée la veille par Brégeac, était couchée avec une forte fièvre et le délire. Vers midi, Marescal rôdait autour de la maison. CHAPITRE 8 Manœuvres et dispositifs de bataille Les événements apportaient à Marescal un concours inespéré. Aurélie, retenue à la chambre, c'était l'échec du plan proposé par Raoul, l'impossibilité de fuir et l'attente effroyable de la dénonciation. Marescal prit d'ailleurs ses dispositions immédiates : la garde que l'on dut placer près d'Aurélie était une créature à lui, et qui, comme Raoul put s'en assurer, lui rendait compte quotidiennement de l'état de la malade. En cas d'amélioration subite, il eût agi. « Oui, se dit Raoul, mais s'il n'a pas agi, c'est qu'il a des motifs qui l'empêchent encore de dénoncer publiquement Aurélie et qu'il préfère attendre la fin de la maladie. Il se prépare. Préparons-nous aussi. » Bien qu'opposé aux trop logiques hypothèses que les faits démentent toujours, Raoul avait tiré des circonstances quelques conclusions pour ainsi dire involontaires. L'étrange réalité à laquelle personne au monde n'avait songé un instant, et qui était si simple, il l'entrevoyait confusément, plutôt par la force des choses que par un effort d'esprit, et il comprenait que le moment était venu de s'y attaquer avec résolution. « Dans une expédition, disait-il souvent, la grande difficulté, c'est le premier pas. » Or, s'il apercevait clairement certains actes, les motifs de ces actes demeuraient obscurs. Les personnages du drame conservaient pour lui une apparence d'automates qui se démènent dans la tempête et la tourmente. S'il voulait vaincre, il ne lui suffisait plus de défendre Aurélie au jour le jour, mais de fouiller le passé et de découvrir quelles raisons profondes avaient déterminé tous ces gens et influé sur eux au cours de la nuit tragique. « Somme toute, se dit-il, en dehors de moi, il y a quatre acteurs de premier plan qui évoluent autour d'Aurélie et qui, tous quatre, la persécutent : Guillaume, Jodot, Marescal et Brégeac. Sur ces quatre, il y en a qui vont vers elle par amour, d'autres pour lui arracher son secret. La combinaison de ces deux éléments, amour et cupidité, détermine toute l'aventure. Or Guillaume est, pour l'instant, hors de cause. Brégeac et Jodot ne m'inquiètent pas, tant qu'Aurélie sera malade. Reste Marescal. Voilà l'ennemi à surveiller. » Il y avait, face à l'hôtel de Brégeac, un logement vacant. Raoul s'y installa. D'autre part, puisque Marescal employait la garde, il épia la femme de chambre et la soudoya. Trois fois, en l'absence de la garde, cette femme l'introduisit auprès d'Aurélie. La jeune fille ne semblait pas le reconnaître. Elle était encore si affaiblie par la fièvre qu'elle ne pouvait dire que quelques mots sans suite et, de nouveau, fermait les yeux. Mais il ne doutait pas qu'elle l'entendît, et qu'elle sût qu'il lui parlait ainsi de cette voix douce qui la détendait et l'apaisait comme une passe magnétique. – C'est moi, Aurélie, disait-il. Vous voyez que je suis fidèle à ma promesse et que vous pouvez avoir toute confiance. Je vous jure que vos ennemis ne sont pas capables de lutter contre moi et que je vous délivrerai. Comment en serait-il autrement ? Je ne pense qu'à vous. Je reconstruis votre vie, et elle m'apparaît peu à peu, telle qu'elle est, simple et honnête. Je sais que vous êtes innocente. Je l'ai toujours su, même quand je vous accusais. Les preuves les plus irréfutables me semblaient fausses la demoiselle aux yeux verts ne pouvait pas être une criminelle. Il ne craignait pas d'aller plus loin dans ses aveux, et de lui dire des mots plus tendres, qu'elle était contrainte d'écouter, et qu'il entremêlait avec des conseils : – Vous êtes toute ma vie… Je n'ai jamais trouvé dans une femme plus de grâce et de charme… Aurélie, confiez-vous à moi… Je ne vous demande qu'une chose, vous entendez, la confiance. Si quelqu'un vous interroge, ne répondez pas. Si quelqu'un vous écrit, ne répondez pas. Si l'on veut vous faire partir d'ici, refusez. Ayez confiance, jusqu'à la dernière minute de l'heure la plus cruelle. Je suis là. Je serai toujours là, parce que je ne vis que pour vous et par vous… La figure de la jeune fille prenait une expression de calme. Elle s'endormait, comme bercée par un rêve heureux. Alors il se glissait dans les pièces réservées à Brégeac et cherchait, vainement d'ailleurs, des papiers ou des indications qui pussent le guider. Il fit aussi dans l'appartement que Marescal occupait rue de Rivoli des visites domiciliaires extrêmement minutieuses. Enfin, il poursuivait une enquête serrée dans les bureaux du ministère de l'Intérieur où travaillaient les deux hommes. Leur rivalité, leur haine étaient connues de tous. Soutenus l'un et l'autre en haut lieu, ils étaient l'un et l'autre combattus soit au ministère, soit à la préfecture de Police, par de puissants personnages qui bataillaient au-dessus de leurs têtes. Le service en souffrait. Les deux hommes s'accusaient ouvertement de faits graves. On parlait de mise à la retraite. Lequel serait sacrifié ? Un jour, caché derrière une tenture, Raoul aperçut Brégeac au chevet d'Aurélie. C'était un bilieux, de visage maigre et jaune, assez grand, qui ne manquait pas d'allure et qui, en tout cas, avait plus d'élégance et de distinction que le vulgaire Marescal. Se réveillant, elle le vit, qui était penché sur elle, et lui dit d'un ton dur : – Laissez-moi… Laissez-moi… – Comme tu me détestes, murmura-t-il, et avec quelle joie tu me ferais du mal ! – Je ne ferai jamais de mal à celui que ma mère a épousé, dit-elle. Il la regardait avec une souffrance visible. – Tu es bien belle, ma pauvre enfant… Mais, hélas pourquoi as-tu toujours repoussé mon affection ? Oui, je sais, j'ai eu tort. Bien longtemps je n'ai été attiré vers toi que par ce secret que tu me cachais sans raison. Mais si tu ne t'étais pas obstinée dans un silence absurde, je n'aurais pas songé à d'autres choses qui sont un supplice pour moi… puisque jamais tu ne m'aimeras… puisqu'il n'est pas possible que tu m'aimes. La jeune fille ne voulait pas écouter et tournait la tête. Cependant il dit encore : – Durant ton délire, tu as parlé souvent de révélations que tu voulais me faire. Était-ce à ce propos ? Ou bien à propos de ta fuite insensée avec ce Guillaume ? Où t'a-t-il conduite, le misérable ? Qu'êtes-vous devenus avant que tu aies été te réfugier dans ton couvent ? Elle ne répondit pas, par épuisement, peut-être par mépris. Il se tut. Quand il fut parti, Raoul, en s'éloignant à son tour, vit qu'elle pleurait. En résumé, au bout de deux semaines d'investigations, tout autre que Raoul se fût découragé. D'une façon générale, et en dehors de certaines tendances qu'il avait à les interpréter à sa manière, les grands problèmes demeuraient insolubles ou, du moins, ne recevaient pas de solution apparente. « Mais je ne perds pas mon temps, se disait-il, et c'est l'essentiel. Agir consiste très souvent à ne pas agir. L'atmosphère est moins épaisse. Ma vision des êtres et des événements se précise et se fortifie. Si le fait nouveau manque encore, je suis au cœur même de la place. À la veille d'un combat qui s'annonce violent, alors que tous les ennemis mortels vont s'affronter, les nécessités du combat et le besoin de trouver des armes plus efficaces amèneront certainement le choc inattendu d'où jailliront des étincelles. » Il en jaillit une plus tôt que Raoul ne pensait et qui éclaira un côté des ténèbres où il ne croyait pas que pût se produire quelque chose d'important. Un matin, le front collé aux vitres, et les yeux fixés sur les fenêtres de Brégeac, il revit, sous son accoutrement de chiffonnier, le complice Jodot. Jodot, cette fois, portait sur l'épaule une poche de toile où il jetait son butin. Il la déposa contre le mur même de la maison, s'assit sur le trottoir et se mit à manger, tout en farfouillant dans la plus proche des boîtes. Le geste semblait machinal, mais au bout d'un instant, Raoul discerna aisément que l'homme n'attirait à lui que les enveloppes froissées et les lettres déchirées. Il y jetait un coup d'œil distrait, puis continuait son tri, sans aucun doute, la correspondance de Brégeac l'intéressait. Après un quart d'heure, il rechargea sa poche et s'en alla. Raoul le suivit jusqu'à Montmartre où Jodot tenait une boutique de friperie. Il revint trois jours de suite, et chaque fois, il recommençait exactement la même opération équivoque. Mais le troisième jour, qui était un dimanche, Raoul surprit Brégeac qui épiait derrière sa fenêtre. Lorsque Jodot partit, Brégeac à son tour le suivit avec d'infinies précautions. Raoul les accompagna de loin. Allait-il connaître le lien qui unissait Brégeac et Jodot ? Ils traversèrent ainsi, les uns derrière les autres, le quartier Monceau, franchirent les fortifications, et gagnèrent, à l'extrémité du boulevard Bineau, les bords de la Seine. Quelques villas modestes alternaient avec des terrains vagues. Contre l'une d'elles, Jodot déposa sa poche et, s'étant assis, mangea. Il resta là durant quatre ou cinq heures, surveillé par Brégeac qui déjeunait à trente mètres de distance sous les tonnelles d'un petit restaurant, et par Raoul qui, étendu sur la berge, fumait des cigarettes. Quand Jodot partit, Brégeac s'éloigna d'un autre côté, comme si l'affaire avait perdu tout intérêt, et Raoul entra au restaurant, s'entretint avec le patron, et apprit que la villa, contre laquelle Jodot s'était assis, appartenait, quelques semaines auparavant, aux deux frères Loubeaux, assassinés dans le rapide de Marseille par trois individus. La justice y avait mis les scellés et en avait confié la garde à un voisin, lequel, tous les dimanches, allait se promener. Raoul avait tressailli en entendant le nom des frères Loubeaux. Les manigances de Jodot commençaient à prendre une signification. Il interrogea plus à fond et sut ainsi que, à l'époque de leur mort, les frères Loubeaux habitaient fort peu cette villa, qui ne leur servait plus que comme entrepôt pour leur commerce de vins de Champagne. Ils s'étaient séparés de leur associé et voyageaient à leur compte. Leur associé demanda Raoul ? – Oui, son nom est encore inscrit sur la plaque de cuivre accrochée près de la porte : « Loubeaux frères, et Jodot. » Raoul réprima un mouvement. – Jodot ? – Oui, un gros homme à figure rouge, l'air d'un colosse de foire. On ne l'a jamais revu par ici depuis plus d'une année. « Renseignements d'une importance considérable, se dit Raoul, une fois seul. Ainsi Jodot était autrefois l'associé des deux frères qu'il devait tuer par la suite. Rien d'étonnant d'ailleurs si la justice ne l'a pas inquiété, puisqu'elle n'a jamais soupçonné qu'il y ait eu un Jodot dans l'affaire, et puisque Marescal est persuadé que le troisième complice, c'est moi. Mais alors pourquoi l'assassin Jodot vient-il aux lieux mêmes où demeuraient jadis ses victimes ? Et pourquoi Brégeac surveillet-il cette expédition ? » La semaine s'écoula sans incidents. Jodot ne reparut plus devant l'hôtel de Brégeac. Mais le samedi soir, Raoul, persuadé que l'individu retournerait à la villa le dimanche matin, franchit le mur qui entourait un terrain vague contigu et s'introduisit par une des fenêtres du premier étage. À cet étage, deux chambres étaient meublées encore. Des signes certains permettaient de croire qu'on les avait fouillées. Qui ? Des agents du Parquet ? Brégeac ? Jodot ? Pourquoi ? Raoul ne s'obstina point. Ce que d'autres étaient venus chercher, ou bien ne s'y trouvait pas, ou bien ne s'y trouvait plus. Il s'installa dans un fauteuil pour y passer la nuit. Éclairé par une petite lanterne de poche, il prit sur une table un livre dont la lecture ne tarda pas à l'endormir. La vérité ne se révèle qu'à ceux qui la contraignent à sortir de l'ombre. C'est bien souvent lorsqu'on la croit lointaine qu'un hasard vient l'installer tout bonnement à la place qu'on lui avait préparée et le mérite en est justement à la qualité de cette préparation. En s'éveillant, Raoul revit le livre qu'il avait parcouru. Le cartonnage était revêtu d'une espèce de lustrine prélevée sur un de ces carrés d'étoffe noire qu'emploient les photographes pour couvrir leur appareil. Il chercha. Dans le fouillis d'un placard rempli de chiffons et de papiers, il retrouva l'une de ces étoffes. Trois morceaux y avaient été découpés en rond, chacun de la grandeur d'une assiette. « Ça y est, murmura-t-il, tout ému. J'y suis en plein. Les trois masques des bandits du rapide viennent de là. Cette étoffe est la preuve irréfutable. Ce qui s'est produit, elle l'explique et le commente. » La vérité lui paraissait maintenant si naturelle, si conforme aux intuitions inexprimées qu'il en avait eues, et, en une certaine mesure, si divertissante par sa simplicité, qu'il se mit à rire dans le silence profond de la maison. « Parfait, parfait, disait-il. De lui-même le destin m'apportera les éléments qui me manquent. Désormais il entre à mon service, et tous les détails de l'aventure vont se précipiter à mon appel et se ranger en pleine lumière. » À huit heures, le gardien de la villa fit sa tournée du dimanche au rez-de-chaussée et barricada les portes. À neuf heures, Raoul descendit dans la salle à manger et, tout en laissant les volets clos, ouvrit la fenêtre au-dessus de l'endroit où Jodot était venu s'asseoir. Jodot fut exact. Il arriva avec son sac qu'il appuya au pied du mur. Puis il s'assit et mangea. Et tout en mangeant, il monologuait à voix basse, si basse que Raoul n'entendait rien. Le repas, composé de charcuterie et de fromage, fut arrosé d'une pipe dont la fumée montait jusqu'à Raoul. Il y eut une seconde, puis une troisième pipe. Et ainsi passèrent deux heures, sans que Raoul pût comprendre les motifs de cette longue station. Par les fentes des volets, on voyait les deux jambes enveloppées de loques et les godillots éculés. Au-delà le fleuve coulait. Des promeneurs allaient et venaient. Brégeac devait être en faction dans une des tonnelles du restaurant. Enfin, quelques minutes avant midi, Jodot prononça ces mots : « Et alors ? Rien de nouveau ? Avoue qu'elle est tout de même raide, celle-là ! » Il semblait parler, non à lui-même, mais à quelqu'un qui eût été près de lui. Pourtant personne ne l'avait rejoint, et il n'y avait personne près de lui. – Bon sang de crebleu, grogna-t-il, je te dis qu'elle est là ! Ce n'est pas une fois que je l'ai tenue dans ma main et vue, de mes yeux vue. Tu as bien fait ce que je t'ai dit ? Tout le côté droit de la cave, comme l'autre jour le côté gauche ? Alors… alors… tu aurais dû trouver… Il se tut assez longtemps, puis reprit : – On pourrait peut-être essayer autre part et pousser jusqu'au terrain vague, derrière la maison, au cas où ils auraient jeté la bouteille là, avant le coup du rapide. C'est une cachette en plein air qui en vaut une autre. Si Brégeac a fouillé la cave, il n'aura pas pensé au dehors. Vas-y et cherche. Je t'attends. Raoul n'écouta pas davantage. Il avait réfléchi et commençait à comprendre, depuis que Jodot avait parlé de la cave. Cette cave devait s'étendre d'un point à l'autre de la maison, avec un soupirail sur la rue, et un autre sur l'autre façade. La communication était aisée par cette voie. Vivement, il monta au premier étage dont une des chambres dominait le terrain vague, et, tout de suite, il constata la justesse de sa supposition. Au milieu d'un espace non construit, où se dressait une pancarte avec ces mots « À vendre », parmi des amas de ferrailles, des tonnes démolies, et des bouteilles cassées, un petit bonhomme de sept ou huit ans, chétif, d'une minceur incroyable sous le maillot gris qui lui collait au corps, cherchait, se faufilait, et se glissait avec une agilité d'écureuil. Le cercle de ses investigations qui semblaient avoir pour but unique la découverte d'une bouteille se trouvait singulièrement rétréci. Si Jodot ne s'était pas trompé, l'opération devait être brève. Elle le fut. Après dix minutes, ayant écarté quelques vieilles caisses, l'enfant se relevait, et sans perdre de temps, se mettait à courir vers la villa, avec une bouteille au goulot brisé et grise de poussière. Raoul dégringola jusqu'au rez-de-chaussée afin de gagner la cave et de soustraire à l'enfant son butin. Mais la porte du soussol qu'il avait remarquée dans le vestibule ne put être ouverte, et il reprit sa faction devant la fenêtre de la salle. Jodot murmurait déjà : – Ça y est ? Tu l'as ? Ah ! chic, alors !… me voilà « paré ». L'ami Brégeac ne pourra plus m'embêter. Vite, « enfourne-toi ». Le petit dut « s'enfourner », ce qui consistait évidemment à s'aplatir entre les barreaux du soupirail et à ramper comme un furet jusqu'au fond du sac sans qu'aucun soubresaut de la toile indiquât son passage. Et aussitôt Jodot se dressa, jeta son fardeau sur l'épaule, et s'éloigna. Sans la moindre hésitation, Raoul fit sauter les scellés, fractura les serrures et sortit de la villa. À trois cents mètres, Jodot cheminait, portant le complice qui lui avait servi d'abord à explorer le sous-sol de l'hôtel Brégeac, puis celui de la villa des frères Loubeaux. Cent mètres en arrière, Brégeac serpentait entre les arbres. Et Raoul s'aperçut que, sur la Seine, un pêcheur à la ligne ramait dans le même sens : Marescal. Ainsi donc, Jodot était suivi par Brégeac, Brégeac et Jodot par Marescal, et tous trois par Raoul. Comme enjeu de la partie, la possession d'une bouteille. « Voilà qui est palpitant, se disait Raoul. Jodot tient la bouteille… c'est vrai, mais il ignore qu'on la convoite. Qui sera le plus malin des trois autres larrons ? S'il n'y avait pas Lupin, je parierais pour Marescat. Mais il y a Lupin. » Jodot s'arrêta. Brégeac en fit autant, et de même Marescal, dans sa barque. Et de même Raoul. Jodot avait allongé sa poche, de manière que l'enfant fût à l'aise, et, assis sur un banc, il examinait la bouteille, l'agitait et la faisait miroiter au soleil. C'était le moment d'agir pour Brégeac. Ainsi pensa-t-il, et, très doucement, il approcha. Il avait ouvert un parasol et le tenait comme un bouclier, dont il s'abritait le visage. Sur son bateau, Marescal disparaissait sous un vaste chapeau de paille. Lorsque Brégeac fut à trois pas du banc, il ferma son parasol, bondit, sans se soucier des promeneurs, agrippa la bouteille, et prit la fuite par une avenue qui le ramenait du côté des fortifications. Ce fut proprement exécuté et avec une admirable promptitude. Ahuri, Jodot hésita, cria, saisit sa poche, la redéposa comme s'il eût craint de ne pouvoir courir assez vite avec ce fardeau… bref, fut mis hors de cause. Mais Marescal, prévoyant l'agression, avait atterri et s'était élancé, Raoul en fit autant. Il n'y avait plus que trois compétiteurs. Brégeac, tel un bon champion, ne pensait qu'à courir et ne se retournait pas. Marescal ne pensait qu'à Brégeac et ne se retourna pas davantage, de sorte que Raoul ne prenait aucune précaution. À quoi bon ? En dix minutes, le premier des trois coureurs atteignit la porte des Ternes. Brégeac avait tellement chaud qu'il ôta son pardessus. Près de l'octroi, un tramway s'arrêtait, et de nombreux voyageurs attendaient à la station pour monter et rentrer dans Paris. Brégeac se mêla à cette foule. Marescal aussi. Le receveur appela les numéros. Mais la bousculade fut si forte que Marescal n'eut aucune peine à tirer la bouteille de la poche de Brégeac, et que celui-ci ne s'aperçut de rien. Marescal aussitôt franchit l'octroi et reprit ses jambes à son cou. « Et de deux, ricana Raoul, mes bonshommes s'éliminent entre eux, et chacun travaille pour moi. » Lorsque, à son tour, Raoul passa l'octroi, il vit Brégeac qui faisait des efforts désespérés pour sortir du tramway, malgré la foule, et pour se mettre à la poursuite de son voleur. Celui-ci choisissait les rues parallèles à l'avenue des Ternes, lesquelles sont plus étroites et plus tortueuses. Il courait comme un fou. Quand il fit halte sur l'avenue de Wagram, il était à bout de souffle. Le visage en sueur, les yeux injectés de sang, les veines gonflées, il s'épongea un instant. Il n'en pouvait plus. Il acheta un journal et enveloppa la bouteille, après y avoir jeté un coup d'œil. Puis il la plaça sous son bras et repartit d'un pas chancelant, comme quelqu'un qui ne tient debout que par miracle. En vérité, le beau Marescal ne se redressait plus. Son faux-col était tordu comme un linge mouillé. Sa barbe se terminait par deux pointes d'où tombaient des gouttes. C'est un peu avant la place de l'Étoile, qu'un monsieur, à grosses lunettes noires, qui venait en sens contraire, se présenta à lui, une cigarette allumée aux lèvres. Le monsieur lui barra la route, et bien entendu ne lui demanda pas de feu, mais, sans un mot, lui souffla sa fumée au visage, avec un sourire qui découvrait des dents, presque toutes pointues comme des canines. Le commissaire écarquilla les yeux. Il balbutia : – Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Mais à quoi bon interroger ? Ne savait-il pas que c'était là son mystificateur, celui qu'il appelait le troisième complice, l'amoureux d'Aurélie, et son éternel ennemi, à lui, Marescal ? Et cet homme, qui lui paraissait le diable en personne, tendit le doigt vers la bouteille et prononça d'un petit ton de plaisanterie affectueuse : – Allons, aboule… sois gentil avec le monsieur… aboule. Est-ce qu'un commissaire de ton grade se balade avec une bouteille ? Allons, Rodolphe… aboule… Marescal flancha aussitôt. Crier, appeler au secours, ameuter les promeneurs contre l'assassin, il en eût été incapable. Il était fasciné. Cet être infernal lui enlevait toute énergie, et, stupidement, sans avoir une seconde l'idée de résister, comme un voleur qui trouve tout naturel de restituer l'objet dérobé, il se laissa prendre la bouteille que son bras ne pouvait plus tenir. À ce moment, Brégeac survenait, hors d'haleine, lui aussi, et sans force non plus, ni pour se précipiter sur le troisième larron, ni pour interpeller Marescal. Et, tous deux plantés au bord du trottoir, abasourdis, ils regardèrent le monsieur aux lunettes rondes qui hélait une automobile, s'y installait et leur envoyait par la fenêtre un grand coup de chapeau. Une fois rentré chez lui, Raoul défit le papier qui enveloppait la bouteille. C'était un litre comme on s'en sert pour les eaux minérales, un vieux litre, sans bouchon, à verre opaque et noir. Sur l'étiquette, sale et poussiéreuse aussi, et qui avait tout de même dû être protégée contre les intempéries, une inscription, en grosses lettres imprimées, se lisait aisément : EAU DE JOUVENCE Dessous, plusieurs lignes qu'il eut du mal à déchiffrer, et qui constituaient évidemment la formule même de cette Eau de Jouvence : Bicarbonate de soude 1349 grammes – de potasse 0,435 grammes – de chaux 1000 grammes Millicuries, etc. Mais la bouteille n'était pas vide. À l'intérieur, quelque chose remuait, quelque chose de léger qui faisait le bruit d'un papier. Il retourna le litre, le secoua, rien ne sortait. Alors il y glissa une ficelle terminée par un gros nœud, et ainsi, à force de patience, il extirpa une très mince feuille de papier, roulée en tube et maintenue par un cordon rouge. L'ayant développée, il vit que cela ne constituait guère que la moitié d'une feuille ordinaire, et que la partie inférieure avait été coupée, ou plutôt déchirée de façon inégale. Des caractères y étaient tracés à l'encre, dont beaucoup manquaient, mais qui lui suffirent à former ces quelques phrases : L'accusation est vraie, et mon aveu est formel je suis seul responsable du crime commis, et l'on ne doit s'en prendre ni à Jodot, ni à Loubeaux. – Brégeac. Dès le premier coup d'œil, Raoul avait reconnu l'écriture de Brégeac, mais tracée d'une encre blanchie par le temps, et qui permettait, ainsi que l'état du papier, de faire remonter le document à quinze ou vingt ans en arrière. Quel était ce crime ? et contre qui avait-il été commis ? Il réfléchit un long moment. Après quoi il conclut à mivoix : « Toute l'obscurité de l'affaire provient de ce qu'elle était double, et que deux aventures s'y mêlaient, deux drames dont le premier commande le second. Celui du rapide, avec comme personnages les deux Loubeaux, Guillaume, Jodot et Aurélie. Et un premier drame, qui eut lieu jadis, et dont aujourd'hui deux des acteurs se heurtent : Jodot et Brégeac. « La situation, de plus en plus complexe pour qui ne posséderait pas le mot de la serrure, devient pour moi de plus en plus précise. L'heure de la bataille approche, et l'enjeu c'est Aurélie, ou plutôt le secret qui palpite au fond de ses beaux yeux verts. Qui sera, durant quelques instants, par la force, par la ruse ou par l'amour, maître de son regard et de sa pensée, sera maître de ce secret, pour lequel il y a déjà eu tant de victimes. « Et dans ce tourbillon de vengeances et de haines cupides, Marescal apporte, avec ses passions, ses ambitions et ses rancunes, cette effroyable machine de guerre qu'est la justice. « En face, moi… » Il se prépara minutieusement, et avec d'autant plus d'énergie que chacun des adversaires multipliait les précautions. Brégeac, sans aucune preuve formelle contre la garde qui renseignait Marescal, et contre la femme de chambre que Raoul avait soudoyée, les renvoya toutes deux. Les volets des fenêtres qui donnaient par devant furent fermés. D'autre part, des agents de Marescal commençaient à se montrer dans la rue. Seul Jodot n'apparaissait plus. Désarmé sans doute par la perte du document où Brégeac avait consigné ses aveux, il devait se terrer dans quelque retraite sûre. Cette période se prolongea durant quinze jours. Raoul s'était fait présenter, sous un nom d'emprunt, à la femme du ministre qui protégeait ouvertement Marescal, et il avait réussi à pénétrer dans l'intimité de cette dame un peu mûre, fort jalouse, et pour qui son mari n'avait aucun secret. Les attentions de Raoul la transportèrent de joie. Sans se rendre compte du rôle qu'elle jouait, et ignorant d'ailleurs la passion de Marescal pour Aurélie, heure par heure, elle tint Raoul au courant des intentions du commissaire, de ce qu'il combinait à l'égard d'Aurélie, et de la façon dont il cherchait, avec l'aide du ministre, à renverser Brégeac et ceux qui le soutenaient. Raoul eut peur. L'attaque était si bien organisée qu'il se demanda s'il ne devait pas prendre les devants, enlever Aurélie et démolir ainsi le plan de l'ennemi. « Et après ? se dit-il. En quoi la fuite m'avancerait-elle ? Le conflit resterait le même et tout serait à recommencer. » Il sut résister à la tentation. Une fin d'après-midi, rentrant chez lui, il trouva un pneumatique. La femme du ministre lui annonçait les dernières décisions prises, entre autres l'arrestation d'Aurélie, fixée au lendemain 12 juillet, à trois heures du soir. « Pauvre demoiselle aux yeux verts pensa Raoul. Aura-t-elle confiance en moi, envers et contre tous, comme je le lui ai demandé ? N'est-ce pas encore des larmes et de l'angoisse pour elle ? » Il dormit tranquillement, comme un grand capitaine à la veille du combat. À huit heures, il se leva. La journée décisive commençait. Or, vers midi, comme la bonne qui le servait, sa vieille nourrice Victoire, rentrait par la porte de service avec son filet de provisions, six hommes, postés dans l'escalier, pénétrèrent de force dans la cuisine. – Votre patron est là ? fit l'un d'eux brutalement. Allons, ouste, pas la peine de mentir. Je suis le commissaire Marescal et j'ai un mandat contre lui. Livide, tremblante, elle murmura : – Dans son bureau. – Conduisez-nous. Il appliqua sa main sur la bouche de Victoire pour qu'elle ne pût avertir son maître, et on la fit marcher le long d'un corridor au bout duquel elle désigna une pièce. L'adversaire n'eut pas le temps de se mettre en garde. Il fut empoigné, renversé, attaché, et expédié ainsi qu'un colis. Marescal lui jeta simplement : – Vous êtes le chef des bandits du rapide. Votre nom, Raoul de Limésy. Et s'adressant à ses hommes – Au dépôt. Voici le mandat. Et de la discrétion, hein ! Pas un mot sur la personnalité du « client ». Tony, vous répondez de lui, hein ? Vous aussi, Labonce ? Emmenez-le. Et rendez-vous à trois heures devant la maison de Brégeac. Ce sera le tour de la demoiselle et l'exécution du beau-père. Quatre hommes emmenèrent le client. Marescal retint le cinquième, Sauvinoux. Aussitôt il visita le bureau et fit main basse sur quelques papiers et objets insignifiants. Mais ni lui ni son acolyte Sauvinoux ne trouvèrent ce qu'ils cherchaient, la bouteille où quinze jours auparavant, sur le trottoir, Marescal avait eu le temps de lire : « Eau de Jouvence ». Ils allèrent déjeuner dans un restaurant voisin. Puis ils revinrent. Marescal s'acharnait. Enfin, à deux heures un quart, Sauvinoux dénicha, sous le marbre d'une cheminée, la fameuse bouteille. Elle était munie d'un bouchon et rigoureusement cachetée de cire rouge. Marescal la secoua et la plaça devant la clarté d'une ampoule électrique elle contenait un mince rouleau de papier. Il hésita. Lirait-il ce papier ? – Non… non… pas encore !… Devant Brégeac !… Bravo, Sauvinoux, vous avez bien manœuvré, mon garçon. Sa joie débordait, et il partit en murmurant : – Cette fois, nous sommes près du but. Je tiens Brégeac entre mes deux mains, et je n'ai qu'à serrer l'étau. Quant à la petite, plus personne pour la défendre ! Son amoureux est à l'ombre. À nous deux, ma chérie ! CHAPITRE 9 Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Vers deux heures, ce même jour, « la petite », comme disait Marescal, s'habillait. Un vieux domestique, du nom de Valentin, qui composait maintenant tout le personnel de la maison, lui avait servi à manger dans sa chambre, et l'avait prévenue que Brégeac désirait lui parler. Elle relevait à peine de maladie. Pâle, très faible, elle se contraignait à demeurer droite et la tête haute pour paraître devant l'homme qu'elle détestait. Elle mit du rouge à ses lèvres, du rouge à ses joues, et descendit. Brégeac l'attendait au premier étage, dans son cabinet de travail, une grande pièce aux volets clos, et qu'une ampoule éclairait. – Assieds-toi, dit-il. – Non. – Assieds-toi. Tu es fatiguée. – Dites-moi tout de suite ce que vous avez à me dire, afin que je remonte chez moi. Brégeac marcha quelques instants dans la pièce. Il montrait un visage agité et soucieux. Furtivement, il observait Aurélie, avec autant d'hostilité que de passion, comme un homme qui se heurte à une volonté indomptable. Il avait pitié d'elle aussi. Il s'approcha, et lui mettant la main sur l'épaule, la fit asseoir de force. – Tu as raison, dit-il, ce ne sera pas long. Ce que j'ai à te communiquer peut être dit en quelques mots. Tu décideras ensuite. Ils étaient l'un près de l'autre, et plus éloignés cependant l'un de l'autre que deux adversaires, Brégeac le sentit. Toutes les paroles qu'il prononcerait ne feraient qu'élargir l'abîme entre eux. Il crispa les poings et articula : – Alors tu ne comprends pas encore que nous sommes entourés d'ennemis, et que la situation ne peut pas durer ? Elle dit entre ses dents : – Quels ennemis ? – Eh ! fit-il, tu ne l'ignores pas, Marescal… Marescal qui te déteste, et qui veut se venger. Et tout bas, gravement, il expliqua : – Écoute, Aurélie, on nous surveille depuis quelque temps. Au ministère on fouille mes tiroirs. Supérieurs et inférieurs, tout le monde est ligué contre moi. Pourquoi ? Parce qu'ils sont tous plus ou moins à la solde de Marescal, et parce que tous ils le savent puissant près du ministre. Or, toi et moi, nous sommes liés l'un à l'autre, ne fût-ce que par sa haine. Et nous sommes liés par notre passé, qui est le même, que tu le veuilles ou non. Je t'ai élevée. Je suis ton tuteur. Ma ruine c'est la tienne. Et je me demande même si ce n'est pas toi que l'on veut atteindre, pour des motifs que j'ignore. Oui, j'ai l'impression, à certains symptômes, qu'on me laisserait tranquille à la rigueur, mais que tu es menacée directement. Elle parut défaillir. – Quels symptômes ? Il répondit : – C'est pis que cela. J'ai reçu une lettre anonyme sur papier du ministère… une lettre absurde, incohérente, où je suis averti que des poursuites vont commencer contre toi. Elle eut l'énergie de dire : – Des poursuites ? Vous êtes fou ! Et c'est parce qu'une lettre anonyme ?… – Oui, je sais, fit-il. Quelque subalterne qui aura recueilli un de ces bruits stupides… Mais, tout de même, Marescal est capable de toutes les machinations. – Si vous avez peur, allez-vous-en. – C'est pour toi que j'ai peur Aurélie. – Je n'ai rien à craindre. – Si. Cet homme a juré de te perdre. – Alors, laissez-moi partir. – Tu en aurais donc la force ? – J'aurais toute la force qu'il faudrait pour quitter cette prison où vous me tenez, et pour ne plus vous voir. Il eut un geste découragé. – Tais-toi… Je ne pourrais pas vivre… J'ai trop souffert pendant ton absence. J'aime mieux tout, tout plutôt que d'être séparé de toi. Ma vie entière dépend de ton regard, de ta vie… Elle se dressa, et avec indignation, toute frémissante : – Je vous défends de me parler ainsi. Vous m'avez juré que je n'entendrais plus jamais un mot de cette sorte, un de ces mots abominables… Tandis qu'elle retombait assise, aussitôt épuisée, il s'éloignait d'elle et se jetait dans un fauteuil, la tête entre ses mains, les épaules secouées de sanglots, comme un homme vaincu, pour qui l'existence est un fardeau intolérable. Après un long silence, il reprit, l'intonation sourde : – Nous sommes plus ennemis encore qu'avant ton voyage. Tu es revenue toute différente. Qu'as-tu donc fait, Aurélie, non pas à Sainte-Marie, mais durant les trois premières semaines où je te cherchais comme un fou, sans penser au couvent ? Ce misérable Guillaume, tu ne l'aimais pas, cela je le sais… Cependant, tu l'as suivi. Pourquoi ? Et qu'est-il advenu de vous deux ? Qu'est-il advenu de lui ? J'ai l'intuition d'événements très graves, qui se sont produits… On te sent inquiète. Dans ton délire, tu parlais comme quelqu'un qui fuit sans cesse, et tu voyais du sang, des cadavres… Elle frissonna. – Non, non, ce n'est pas vrai… vous avez mal entendu. – Je n'ai pas mal entendu, fit-il, en hochant la tête. Tiens, en ce moment même, tes yeux sont effarés… On croirait que ton cauchemar continue… Il se rapprocha, et lentement : – Tu as besoin d'un grand repos, ma pauvre petite. Et c'est cela que je viens te proposer. Ce matin, j'ai demandé un congé, et nous nous en irons. Je te fais le serment que je ne dirai pas un seul mot qui puisse t'offenser. Bien plus, je ne te parlerai pas de ce secret que tu aurais dû me confier, puisqu'il m'appartient comme à toi. Je n'essaierai pas de lire au fond de tes yeux où il se cache, et où j'ai tenté si souvent, par la force, je m'en accuse, de déchiffrer l'énigme impénétrable. Je laisserai tes yeux tranquilles, Aurélie. Je ne te regarderai plus. Ma promesse est formelle. Mais viens, ma pauvre petite. Tu me fais pitié. Tu souffres. Tu attends je ne sais pas quoi, et ce n'est que le malheur qui peut répondre à ton appel. Viens. Elle gardait le silence avec une obstination farouche. Entre eux c'était le désaccord irrémédiable, l'impossibilité de prononcer une parole qui ne fût une blessure ou un outrage. L'odieuse passion de Brégeac les séparait plus que tant de choses passées, et tant de raisons profondes qui les avaient toujours heurtés l'un à l'autre. – Réponds, dit-il. Elle déclara fermement : – Je ne veux pas. Je ne peux plus supporter votre présence. Je ne peux plus vivre dans la même maison que vous. À la première occasion, je partirai. – Et, sans doute, pas seule, ricana-t-il, pas plus seule que la première fois… Guillaume, n'est-ce pas ? – J'ai chassé Guillaume. – Un autre alors. Un autre que tu attends, j'en ai la conviction. Tes yeux ne cessent de chercher… tes oreilles d'écouter… Ainsi, en ce moment… La porte du vestibule s'était ouverte et refermée. – Qu'est-ce que je disais ? s'écria Brégeac, avec un rire mauvais. On croirait vraiment que tu espères… et que quelqu'un va venir. Non, Aurélie, nul ne viendra, ni Guillaume, ni un autre. C'est Valentin que j'avais envoyé au ministère pour prendre mon courrier. Car je n'irai pas tantôt. Les pas du domestique montèrent les marches du premier étage et traversèrent l'antichambre. Il entra. – Tu as fait la commission, Valentin ? – Oui, monsieur. – Il y avait des lettres, des signatures à donner ? – Non, monsieur. – Tiens, c'est drôle. Mais le courrier ?… – Le courrier venait d'être remis à M. Marescal. – Mais de quel droit Marescal a-t-il osé ?… Il était là, Marescal ? – Non monsieur. Il était venu et reparti aussitôt. – Reparti ?… à deux heures et demie ! Affaire de service, alors ? – Oui, monsieur. – Tu as essayé de savoir ?… – Oui, mais on ne savait rien dans les bureaux. – Il était seul ? – Non, avec Labonce, Tony et Sauvinoux. – Avec Labonce et Tony ! s'exclama Brégeac. Mais, en ce cas, il s'agit d'une arrestation ! Comment n'ai-je pas été prévenu ? Que se passe-t-il donc ? Valentin se retira. Brégeac s'était remis à marcher et répétait pensivement : – Tony, l'âme damnée de Marescal… Labonce, un de ses favoris… et tout cela en dehors de moi… Cinq minutes s'écoulèrent. Aurélie le regardait anxieusement. Tout à coup il marcha vers l'une des fenêtres, dont il entrouvrit un des volets. Un cri lui échappa et il revint en balbutiant : – Ils sont là au bout de la rue… ils guettent. – Qui ? – Tous les deux… les acolytes de Marescal. Tony et Labonce. – Eh bien ? murmura-t-elle. – Eh bien, ce sont ces deux-là qu'il emploie toujours dans les cas graves. Ce matin encore, c'est avec eux qu'il a opéré dans le quartier. – Ils sont là ? dit Aurélie. – Ils sont là. Je les ai vus. – Et Marescal va venir ? – Sans aucun doute. Tu as entendu ce que disait Valentin. – Il va venir… il va venir, balbutia-t-elle. – Qu'est-ce que tu as ? demanda Brégeac, étonné de son émoi. – Rien, fit-elle, en se dominant. Malgré soi, on s'effraie, mais il n'y a aucune raison. Brégeac réfléchit. Lui aussi, il cherchait à dominer ses nerfs, et il répéta : – Aucune raison, en effet. On s'emballe, le plus souvent, pour des motifs puérils. Je vais aller les interroger et je suis sûr que tout s'expliquera. Mais oui, absolument sûr. Car enfin les événements permettent plutôt de croire que ce n'est pas nous, mais la maison d'en face qui est en surveillance. Aurélie releva la tête. – Quelle maison ? – L'affaire dont je te parlais… un individu qu'ils ont arrêté ce matin, à midi. Ah ! si tu avais vu Marescal, quand il a quitté son bureau, à onze heures ! Je l'ai rencontré. Il avait une expression de contentement et de haine féroce… C'est cela qui m'a troublé. On ne peut avoir une telle haine, dans sa vie, que contre une personne. Et c'est moi qu'il hait ainsi ou plutôt nous deux. Alors j'ai pensé que la menace nous concernait. Aurélie s'était dressée, plus pâle encore. – Que dites-vous ? Une arrestation en face ? – Oui, un certain Limésy, qui se donne comme explorateur… un baron de Limésy. À une heure j'ai eu des nouvelles au ministère. On venait de l'écrouer au Dépôt. Elle ignorait le nom de Raoul, mais elle ne doutait pas qu'il ne s'agît de lui, et elle demanda, la voix tremblante : – Qu'a-t-il fait ? Qui est-ce, ce Limésy ? – D'après Marescal, ce serait l'assassin du rapide, le troisième complice que l'on recherche. Aurélie fut près de tomber. Elle avait un air de démence et de vertige et tâtonnait dans le vide pour trouver un point d'appui. – Que se passe-t-il, Aurélie ? Quel rapport cette affaire ?… – Nous sommes perdus, gémit-elle. – Que veux-tu dire ? – Vous ne pouvez pas comprendre… – Explique-toi. Tu connais cet homme ? – Oui… oui… il m'a sauvée, il m'a sauvée de Marescal, et de Guillaume également, et de ce Jodot que vous recevez ici… Il nous aurait sauvés encore aujourd'hui. Il l'observait avec stupeur. – C'est lui que tu attendais ? – Oui, fit-elle, l'intonation distraite. Il m'avait promis d'être là… J'étais tranquille… Je lui ai vu accomplir de telles choses… se moquer de Marescal… – Alors ?… demanda Brégeac. – Alors, répondit-elle, du même ton égaré, il vaudrait peutêtre mieux nous mettre à l'abri… Vous comme moi… Il y a des histoires que l'on pourrait interpréter contre vous… des histoires d'autrefois… – Tu es folle ! dit Brégeac bouleversé. Il n'y a rien eu… Pour ma part, je ne crains rien. Malgré ses dénégations, il sortait de la pièce et entraînait la jeune fille sur le palier. Ce fut elle, au dernier moment, qui résista. – Et puis, non, à quoi bon ? Nous serons sauvés… Il viendra… il s'évadera… Pourquoi ne pas l'attendre ? – On ne s'évade pas du Dépôt. – Vous croyez ? Ah ! mon Dieu, quelle horreur que tout cela ! Elle ne savait à quoi se résoudre. Des idées affreuses tourbillonnaient dans son cerveau de convalescente… la peur de Marescal… et puis l'arrestation imminente… la police qui allait se précipiter et lui tordre les poignets. L'épouvante de son beau-père la décida. Emportée dans un souffle de tempête, elle courut jusqu'à sa chambre et réapparut aussitôt avec un sac de voyage à la main. Brégeac s'était aussi préparé. Ils avaient l'air de deux criminels qui ne peuvent plus rien attendre que d'une fuite éperdue. Ils descendirent l'escalier, traversèrent le vestibule. À cet instant même, on sonna. – Trop tard, souffla Brégeac. – Mais non, dit-elle, soulevée d'espoir. C'est peut-être lui qui arrive et qui va… Elle pensait à son ami de la terrasse, au couvent. Il avait juré de ne jamais l'abandonner, et qu'à la dernière minute même il saurait la sauver. Des obstacles, est-ce qu'il y en avait pour lui ? N'était-il pas le maître des événements et des personnes ? On sonna de nouveau. Le vieux domestique sortait de la salle à manger. – Ouvre, lui dit Brégeac, à voix basse. On percevait des chuchotements et des bruits de bottes de l'autre côté. Quelqu'un frappa. – Ouvre donc, répéta Brégeac. Le domestique obéit. Dehors, Marescal se présentait, accompagné de trois hommes, de ces hommes à tournure spéciale que la jeune fille connaissait bien. Elle s'adossa à la rampe de l'escalier, en gémissant, si bas que Brégeac seul l'entendit – Ah ! mon Dieu, ce n'est pas lui. En face de son subalterne, Brégeac se redressa. – Que voulez-vous, monsieur ? Je vous avais défendu de revenir ici. Marescal répondit en souriant : – Affaire de service, monsieur le directeur. Ordre du ministre. – Ordre qui me concerne ? – Qui vous concerne, ainsi que mademoiselle. – Et qui vous oblige à demander l'assistance de trois de ces hommes ? Marescal se mit à rire. – Ma foi, non !… le hasard… Ils se promenaient par là… et nous causions… Mais, pour peu que cela vous contrarie… Il entra, et vit les deux valises. – Eh ! eh ! un petit voyage… Une minute de plus… et ma mission échouait. – Monsieur Marescal, prononça fermement Brégeac, si vous avez une mission à remplir, une communication à me faire, finissons-en, et tout de suite, ici même. Le commissaire se pencha, et durement : – Pas de scandale, Brégeac, pas de bêtises. Personne ne sait encore rien, pas même mes hommes. Expliquons-nous dans votre cabinet. – Personne ne sait rien… de quoi, monsieur ? – De ce qui se passe, et qui a quelque gravité. Si votre bellefille ne vous en a pas parlé, peut-être avouera-t-elle qu'une explication, sans témoins, est préférable. C'est votre avis, mademoiselle ? Blanche comme une morte, sans quitter la rampe, Aurélie semblait prête à défaillir. Brégeac la soutint et déclara : – Montons. Elle se laissa conduire, Marescal prit le temps de faire entrer ses hommes. – Ne bougez pas du vestibule, tous les trois, et que personne n'entre ni ne sorte, hein ! Vous, le domestique, enfermez-vous dans votre cuisine. S'il y avait du grabuge là-haut, je donne un coup de sifflet, et Sauvinoux arrive à la rescousse. Convenu ? – Convenu, répondit Labonce. – Pas d'erreur possible ? – Mais non, patron. Vous savez bien qu'on n'est pas des collégiens, et qu'on vous suivra comme un seul homme. – Même contre Brégeac ? – Parbleu ! – Ah ! la bouteille… Donne-la-moi, Tony ! Il saisit la bouteille, ou plutôt le carton qui la contenait et, vivement, ses dispositions bien arrêtées, il escalada les marches, et franchit en maître le cabinet de travail d'où on l'avait chassé ignominieusement, il n'y avait pas six mois. Quelle victoire pour lui ! et avec quelle insolence ! il la fit sentir, se promenant d'un pas massif et le talon sonore, et contemplant tour à tour des portraits accrochés au mur, et qui représentaient Aurélie, Aurélie enfant, petite fille, jeune fille… Brégeac essaya bien de protester. Tout de suite, Marescal le remit en place. – Inutile, Brégeac. Votre faiblesse, voyez-vous, c'est que vous ne connaissez pas les armes que j'ai contre mademoiselle, et par conséquent contre vous. Quand vous les connaîtrez, peutêtre penserez-vous que votre devoir est de vous incliner. L'un en face de l'autre, les deux ennemis, debout, se menaçaient du regard. Leur haine était égale, faite d'ambitions opposées, d'instincts contraires, et surtout d'une rivalité de passion que les événements exaspéraient. Près d'eux, Aurélie attendait, assise, toute droite, sur une chaise. Chose curieuse, et qui frappa Marescal, elle semblait s'être reprise. Toujours lasse, la physionomie contractée, elle n'avait plus, cependant, comme au début de l'attaque, son air de proie impuissante et traquée. Elle gardait cette attitude rigide qu'il lui avait vue sur le banc de Sainte-Marie. Ses yeux, grands ouverts, mouillés de larmes qui coulaient le long de ses joues pâles, étaient fixes. À quoi pensait-elle ? Au fond de l'abîme, parfois, on se redresse. Croyait-elle que lui, Marescal, serait accessible à la pitié ? Avait-elle un plan de défense qui lui permettrait d'échapper à la justice et au châtiment ? Il heurta la table d'un coup de poing. – Nous allons bien voir ! Et, laissant de côté la jeune fille, tout contre Brégeac, si près que l'autre dut reculer d'un pas, il lui dit : – Ce sera bref. Des faits, des faits seulement, dont quelquesuns vous sont connus, Brégeac, comme ils le sont de tous, mais dont la plupart n'ont eu d'autre témoin que moi, ou bien n'ont été constatés que par moi. N'essayez pas de les nier ; je vous les dis tels qu'ils furent, dans leur simplicité. Les voici, en procèsverbal. Donc, le 26 avril dernier… Brégeac tressaillit. – Le 26 avril, c'est le jour de notre rencontre, boulevard Haussmann. – Oui, le jour où votre belle-fille est partie de chez vous. Et Marescal ajouta nettement : – Et c'est aussi le jour où trois personnes ont été tuées dans le rapide de Marseille. – Quoi ? Quel rapport y a-t-il ? demanda Brégeac interdit. Le commissaire lui fit signe de patienter. Toutes choses seraient énoncées à leur place, dans leur ordre chronologique, et il continua : – Donc, le 26 avril, la voiture numéro cinq de ce rapide n'était occupée que par quatre personnes. Dans le premier compartiment, une Anglaise, miss Bakefield, voleuse, et le baron de Limésy, soi-disant explorateur. Dans le compartiment de tête, deux hommes, les frères Loubeaux, résidant à Neuillysur-Seine. La voiture suivante, la quatrième, outre plusieurs personnes qui n'ont joué aucun rôle, et qui ne se rendirent compte de rien, emportait d'abord un commissaire aux recherches internationales, et un jeune homme et une jeune fille, seuls dans un compartiment dont ils avaient éteint la lumière et baissé les stores, comme des voyageurs endormis, et que nul ne put ainsi remarquer, pas même le commissaire. Ce commissaire, c'était moi, qui filait miss Bakefield. Le jeune homme c'était Guillaume Ancivel, coulissier et cambrioleur, assidu de cette maison, et qui partait furtivement avec sa compagne. – Vous mentez ! Vous mentez s'écria Brégeac, avec indignation. Aurélie est au-dessus de tout soupçon. – Je ne vous ai pas dit que cette compagne fût mademoiselle, riposta Marescal. Et Marescal poursuivit froidement : – Jusqu'à Laroche, rien. Une demi-heure encore… toujours rien. Puis le drame violent, brusque. Le jeune homme et la jeune fille sortent de l'ombre et passent de la voiture quatre à la voiture cinq. Ils sont camouflés. Longues blouses grises, casquettes et masques. Tout de suite, à l'arrière de la voiture cinq, le baron de Limésy les attend. À eux trois ils assassinent et dévalisent miss Bakefield. Puis le baron se fait attacher par ses complices, lesquels courent à l'avant, tuent et dévalisent les deux frères. Au retour, rencontre du contrôleur. Bataille. Ils s'enfuient, tandis que le contrôleur trouve le baron de Limésy attaché comme une victime, et soi-disant dévalisé aussi. Voilà le premier acte. Le second c'est la fuite par les remblais et les bois. Mais l'éveil est donné. Je m'informe. Je prends vivement les dispositions nécessaires. Résultat : les deux fuyards sont cernés. L'un d'eux s'échappe. L'autre est arrêté et enfermé. On m'avertit. Je vais vers lui, dans l'ombre où il se dissimulait. C'est une femme. Brégeac avait reculé de plus en plus et vacillait comme un homme ivre. Acculé au dossier d'un fauteuil, il balbutia : – Vous êtes fou !… Vous dites des choses incohérentes !… Vous êtes fou !… Marescal continua, inflexible : – J'achève. Grâce au pseudo-baron, dont j'eus tort de ne pas me méfier, la prisonnière se sauve et rejoint Guillaume Ancivel. Je retrouve leurs traces à Monte-Carlo. Puis je perds du temps. Je cherche en vain… jusqu'au jour où j'ai l'idée de revenir à Paris, et de voir si vos investigations, à vous Brégeac, n'étaient pas plus heureuses et si vous aviez découvert la retraite de votre belle-fille. C'est ainsi que j'ai pu vous précéder de quelques heures au couvent de Sainte-Marie et parvenir à certaine terrasse où mademoiselle se laissait conter fleurette. Seulement, l'amoureux a changé ; au lieu de Guillaume Ancivel, c'est le baron de Limésy, c'est-à-dire le troisième complice. Brégeac écoutait avec épouvante ces monstrueuses accusations. Tout cela devait lui sembler si implacablement vrai, cela expliquait si logiquement ses propres intuitions, et correspondait si rigoureusement aux demi-confidences qu'Aurélie venait de lui faire à propos de son sauveur inconnu, qu'il n'essayait plus de protester. De temps à autre, il observait la jeune fille, qui demeurait immobile et muette dans sa posture rigide. Les mots ne paraissaient pas l'atteindre. Plutôt que ces mots, on eût dit qu'elle écoutait les bruits du dehors. Est-ce qu'elle espérait encore une impossible intervention ? – Et alors ? fit Brégeac. – Alors, répliqua le commissaire, grâce à lui, elle réussit une fois de plus à s'échapper. Et je vous avoue que j'en ris aujourd'hui, puisque… Il baissa le ton. – Puisque j'ai ma revanche… et quelle revanche, Brégeac ! Hein, vous rappelez-vous ?… il y a six mois ?… on m'a chassé comme un valet… avec un coup de pied, pourrait-on dire… Et puis… et puis… je la tiens, la petite… Et c'est fini. Il tourna le poing comme pour fermer à clef une serrure, et le geste était si précis, indiquait si nettement son effroyable volonté à l'égard d'Aurélie que Brégeac s'écria : – Non, non, ce n'est pas vrai, Marescal ?… N'est-ce pas ? vous n'allez pas livrer cette enfant ?… – Là-bas, à Sainte-Marie, dit Marescal durement, je lui ai offert la paix, elle m'a repoussé… tant pis pour elle ! Aujourd'hui, c'est trop tard. Et, comme Brégeac s'approchait et lui tendait les mains d'un air de supplication, il coupa court aux prières. – Inutile ! tant pis pour elle ! tant pis pour vous !… Elle n'a pas voulu de moi… elle n'aura personne. Et c'est justice. Payer sa dette pour les crimes commis, c'est me la payer à moi, pour le mal qu'elle m'a fait. Il faut qu'elle soit châtiée, et je me venge en la châtiant. Tant pis pour elle ! Il frappait du pied ou scandait ses imprécations à coups de poing sur la table. Obéissant à sa nature grossière, il mâchonnait des injures à l'adresse d'Aurélie. – Regardez-la donc, Brégeac ! Est-ce qu'elle y pense seulement à me demander pardon, elle ? Si vous courbez le front, est-ce qu'elle s'humilie ? Et savez-vous pourquoi ce mutisme, cette énergie contenue et intraitable ? Parce qu'elle espère, encore, Brégeac ! Oui, elle espère, j'en ai la conviction. Celui qui l'a sauvée trois fois de mes griffes la sauvera une quatrième fois. Aurélie ne bougeait pas. Il saisit brusquement le cornet d'un appareil téléphonique, et demanda la préfecture de Police. – Allô, la préfecture ? Mettez-moi en communication avec M. Philippe, de la part de M. Marescal. Se tournant alors vers la jeune fille, il lui appliqua contre l'oreille le récepteur libre. Aurélie ne bougea pas. À l'extrémité de la ligne, une voix répliqua. Le dialogue fut bref. – C'est toi, Philippe ? – Marescal ? – Oui. Écoute. Il y a près de moi une personne à qui je voudrais donner une certitude. Réponds carrément à ma question. – Parle. – Où étais-tu ce matin, à midi ? – Au Dépôt, comme tu m'en avais prié. J'ai reçu l'individu que Labonce et Tony amenaient de ta part. – Où l'avions-nous cueilli ? – Dans l'appartement qu'il habite rue de Courcelles, en face même de Brégeac. – On l'a écroué ? – Devant moi. – Sous quel nom ? – Baron de Limésy. – Inculpé de quoi ? – D'être le chef des bandits dans l'affaire du rapide. – Tu l'as revu depuis ce matin ? – Oui, tout à l'heure, au service anthropométrique. Il y est encore. – Merci, Philippe. C'est ce que je voulais savoir. Adieu. Il raccrocha le récepteur et s'écria : – Hein ! ma belle Aurélie, voilà où il en est, le sauveur ! Coffré ! bouclé ! Elle prononça : – Je le savais. Il éclata de rire. – Elle le savait ! et elle attend quand même ! Ah ! que c'est drôle ! Il a toute la police et toute la justice sur le dos ! C'est une loque, un chiffon, un fétu de paille, une bulle de savon, et elle l'attend ! Les murs de la prison vont s'abattre ! Les gardiens vont lui avancer une auto ! Le voilà ! Il va entrer par la cheminée, par le plafond ! Il était hors de lui et secouait brutalement par l'épaule la jeune fille, impassible et distraite. – Rien à faire, Aurélie ! Plus d'espoir ! Le sauveur est fichu. Claquemuré, le baron. Et, dans une heure, ce sera ton tour, ma jolie ! Les cheveux coupés ! Saint-Lazare ! la cour d'assises ! Ah ! coquine. J'ai assez pleuré pour tes beaux yeux verts, et c'est à eux… Il n'acheva pas. Derrière lui, Brégeac s'était dressé, et l'avait agrippé au cou de ses deux mains fébriles. L'acte avait été spontané. Dès la première seconde où Marescal avait touché l'épaule de la jeune fille, il s'était glissé vers lui, comme révolté par un tel outrage. Marescal fléchit sous l'élan, et les deux hommes roulèrent sur le parquet. Le combat fut acharné. L'un et l'autre y mettaient une rage que leur rivalité haineuse exacerbait, Marescal plus vigoureux et plus puissant, mais Brégeac soulevé d'une telle fureur que le dénouement demeura longtemps incertain. Aurélie les regardait avec horreur, mais ne bougeait pas. Tous deux étaient ses ennemis, pareillement exécrables. À la fin, Marescal, qui avait secoué l'étreinte et dénoué les mains meurtrières, cherchait visiblement à atteindre sa poche et à attirer son browning. Mais l'autre lui tordait le bras, et tout au plus réussit-il à saisir son sifflet qui pendait à sa chaîne de montre. Un coup strident retentit. Brégeac redoubla d'efforts pour prendre de nouveau son adversaire à la gorge. La porte fut ouverte. Une silhouette bondit dans la pièce et se précipita sur les adversaires. Presque aussitôt Marescal se trouvait libre et Brégeac apercevait à dix centimètres de ses yeux le canon d'un revolver. – Bravo, Sauvinoux ! s'écria Marescal. L'incident vous sera compté pour de bon, mon ami. Sa colère était si forte qu'il eut la lâcheté de cracher à la figure de Brégeac. – Misérable ! bandit ! Et tu t'imagines que tu en seras quitte à si bon marché ? Ta démission d'abord, et tout de suite… Le ministre l'exige… Je l'ai dans ma poche. Tu n'as qu'à signer. Il exhiba un papier. – Ta démission et les aveux d'Aurélie, je les ai rédigés d'avance… Ta signature, Aurélie… Tiens, lis… « J'avoue que j'ai participé au crime du rapide, le 26 avril dernier, que j'ai tiré sur les frères Loubeaux… j'avoue que… » Enfin toute ton histoire résumée… Pas la peine de lire… Signe !… Ne perdons pas de temps ! Il avait trempé son porte-plume dans l'encre et s'obstinait à le lui mettre de force entre les doigts. Lentement, elle écarta la main du commissaire, prit le porte-plume, et signa, selon la volonté de Marescal, sans prendre la peine de lire. L'écriture fut posée. La main ne tremblait pas. – Ah ! dit-il avec un soupir de joie… voilà qui est fait ! Je ne croyais pas que cela irait si vite. Un bon point, Aurélie. Tu as compris la situation. Et toi, Brégeac ? Celui-ci hocha la tête. Il refusait. – Hein ! Quoi ? Monsieur refuse ? Monsieur se figure qu'il va rester à son poste ? De l'avancement peut-être, hein ? De l'avancement comme beau-père d'une criminelle ? Ah ! elle est bonne, celle-là ! Et tu continuerais à me donner des ordres, à moi, Marescal ? Non, mais tu en as de drôles, camarade. Croistu donc que le scandale ne suffira pas à te déboulonner, et que demain, quand on lira dans les journaux l'arrestation de la petite, tu ne seras pas obligé… Les doigts de Brégeac se refermèrent sur le porte-plume qu'on lui tendait. Il lut la lettre de démission, hésita. Aurélie lui dit : – Signez, monsieur. Il signa. – Ça y est, dit Marescal, en empochant les deux papiers. Les aveux et la démission. Mon supérieur à bas, ce qui donne une place libre, et elle m'est promise ! et la petite en prison, ce qui me guérira peu à peu de l'amour qui me rongeait. Il dit cela cyniquement, montrant le fond de son âme, et il ajouta avec un rire cruel : – Et ce n'est pas tout, Brégeac, car je ne lâche pas la partie, et j'irai jusqu'au bout. Brégeac sourit amèrement. – Vous voulez aller plus loin encore ? Est-ce bien utile ? – Plus loin, Brégeac. Les crimes de la petite, c'est parfait. Mais doit-on s'en tenir là ? Il plongeait ses yeux dans les yeux de Brégeac qui murmura : – Que voulez-vous dire ? – Tu le sais ce que je veux dire, et si tu ne le savais pas, et si ce n'était pas vrai, tu n'aurais pas signé, et tu n'admettrais pas que je parle sur ce ton. Ta résignation, c'est un aveu…, et si je peux te tutoyer, Brégeac, c'est parce que tu as peur. L'autre protesta : – Je n'ai pas peur. Je supporterai le poids de ce qu'a fait cette malheureuse dans un moment de folie. – Et le poids de ce que tu as fait, Brégeac. – En dehors de cela il n'y a rien. – En dehors de cela, continua Marescal, l'intonation sourde, il y a le passé. Le crime d'aujourd'hui, n'en causons plus. Mais celui d'autrefois, Brégeac ? – Celui d'autrefois ? Quel crime ? Que signifie ?… Marescal frappa du poing, argument suprême chez lui et que soulignait toujours une explosion de colère. – Des explications ? C'est moi qui en réclame. Hein ? Que signifie certaine expédition au bord de la Seine, récemment, un dimanche matin ?… Et ta faction devant la villa abandonnée ?… et ta poursuite de l'homme à la poche ? Hein ! dois-je te rafraîchir la mémoire et te rappeler que cette villa était celle des frères que ta belle-fille a supprimés et que cet individu est un nommé Jodot que je fais rechercher actuellement ? Jodot, l'associé des deux frères… Jodot que j'ai rencontré jadis dans cette maison… Hein comme tout cela s'enchaîne… et comme on entrevoit le rapport entre toutes ces machinations !… Brégeac haussa les épaules et marmotta : – Absurdités… Hypothèses imbéciles… – Hypothèses, oui, impressions auxquelles je ne m'arrêtais pas autrefois quand je venais ici, et lorsque je flairais, comme un bon chien de chasse, tout ce qu'il y avait d'embarras, de réticence, d'appréhension confuse dans tes actes et dans tes paroles… mais hypothèses qui se sont confirmées peu à peu depuis quelque temps… et que nous allons changer en certitudes, Brégeac… oui, toi et moi… et sans qu'il te soit possible de l'esquiver… une preuve irrécusable, un aveu, Brégeac, que tu vas faire à ton insu… là… tout de suite… Il prit le carton qu'il avait apporté et déposé sur la cheminée, et le déficela. Il contenait un de ces étuis de paille qui servent à protéger les bouteilles. Il y en avait une que Marescal tira, et qu'il planta devant Brégeac. – Voilà, camarade. Tu la reconnais, n'est-ce pas ? C'est elle que tu as volée au sieur Jodot, et que je t'ai reprise, et qu'un autre m'a dérobée devant toi. Cet autre ? tout simplement le baron de Limésy, chez qui je l'ai trouvée tantôt. Hein ! comprends-tu ma joie ? Un vrai trésor cette bouteille. La voici, Brégeac, avec son étiquette et la formule d'une eau quelconque… l'eau de Jouvence. La voici, Brégeac ! Limésy l'a munie d'un bouchon et cachetée de cire rouge. Regarde bien… on voit un rouleau de papier à l'intérieur. C'est cela que tu voulais certainement reprendre à Jodot, quelque aveu, sans doute… une pièce compromettante de ton écriture… Ah ! mon pauvre Brégeac !… Il triomphait. Tout en faisant sauter la cire et en débouchant la bouteille, il lançait au hasard des mots et des interjections : – Marescal célèbre dans le monde entier !… Arrestation des assassins du rapide !… le passé de Brégeac !… Que de coups de théâtre dans l'enquête et aux assises !… Sauvinoux, tu as les menottes pour la petite ? Appelle Labonce et Tony… Ah ! la victoire… la victoire complète… Il renversa la bouteille. Le papier s'échappa. Il le déplia. Et emporté par ses discours fougueux comme un coureur que son élan précipite au-delà du but, il lut, sans penser d'abord à la signification de ce qu'il disait – Marescal est une gourde. CHAPITRE 10 Des mots qui valent des actes Il y eut un silence de stupeur où se prolongeait la phrase inconcevable. Marescal était ahuri, comme un boxeur qui va s'écrouler à la suite d'un coup au creux de l'estomac. Brégeac, toujours menacé par le revolver de Sauvinoux, semblait aussi déconcerté. Et soudain un rire éclata, rire nerveux, involontaire, mais qui tout de même sonnait gaiement dans l'atmosphère lourde de la pièce. C'était Aurélie, que la face déconfite du commissaire jetait dans cet accès d'hilarité vraiment intempestif. Le fait surtout que la phrase comique avait été prononcée à haute voix par celui-là même qui en était l'objet ridicule, lui tirait les larmes des yeux : « Marescal est une gourde ! » Marescal la considéra sans dissimuler son inquiétude. Comment pouvait-il advenir que la jeune fille eût une telle crise de joie dans la situation affreuse où elle se trouvait devant lui, pantelante comme elle l'était sous la griffe de l'adversaire ? « La situation n'est-elle plus la même ? devait-il se dire. Qu'est-ce qu'il y a de changé ? » Et sans doute faisait-il un rapprochement entre ce rire inopiné et l'attitude étrangement calme de la jeune fille depuis le début du combat. Qu'espérait-elle donc ? Était-il possible qu'au milieu d'événements qui eussent dû la mettre à genoux, elle conservât un point d'appui dont la solidité lui parût inébranlable ? Tout cela se présentait vraiment sous un aspect désagréable, et laissait entrevoir un piège habilement tendu. Il y avait péril en la demeure. Mais de quel côté la menace ? Comment même admettre qu'une attaque pût se produire alors qu'il n'avait négligé aucune mesure de précaution ? – Si Brégeac remue, tant pis pour lui…, une balle entre les deux yeux, ordonna-t-il à Sauvinoux. Il alla jusqu'à la porte et l'ouvrit. – Rien de nouveau en bas ? – Patron ? Il se pencha par-dessus la rampe de l'escalier. – Tony ?… Labonce ?… Personne n'est entré ? – Personne, patron. Mais il y a donc du grabuge là-haut ? – Non… non… De plus en plus désemparé, il retourna vivement vers le cabinet de travail. Brégeac, Sauvinoux et la jeune fille n'avaient pas bougé. Seulement… seulement, il se produisait une chose inouïe, incroyable, inimaginable, fantastique, qui lui coupa les jambes et l'immobilisa dans l'encadrement de la porte. Sauvinoux avait entre les lèvres une cigarette non allumée et le contemplait comme quelqu'un qui demande du feu. Vision de cauchemar, en opposition si violente avec la réalité que Marescal refusa d'abord d'y attacher le sens qu'elle comportait. Sauvinoux, par une aberration dont il serait puni, voulait fumer et réclamait du feu, voilà tout. Pourquoi chercher plus loin ? Mais peu à peu, la figure de Sauvinoux s'éclaira d'un sourire goguenard où il y avait tant de malice et de bonhomie impertinente que Marescal essaya vainement de se donner le change. Sauvinoux, le subalterne Sauvinoux, devenait insensiblement, dans son esprit, un être nouveau qui n'était plus un agent, et qui, au contraire, passait dans le camp adverse. Sauvinoux, c'était… Dans les circonstances ordinaires de sa profession, Marescal se serait débattu davantage contre l'assaut d'un fait aussi monstrueux. Mais les événements les plus fantasmagoriques lui semblaient naturels lorsqu'il s'agissait de celui qu'il appelait l'homme du rapide. Bien que Marescal ne voulût pas prononcer, même au fond de lui, la parole d'aveu irrémédiable et se soumettre à une réalité vraiment odieuse, comment se dérober devant l'évidence ? Comment ne pas savoir que Sauvinoux, agent remarquable que le ministre lui avait recommandé huit jours auparavant, n'était autre que le personnage infernal qu'il avait arrêté le matin, et qui se trouvait actuellement au Dépôt, dans les salles du service anthropométrique ? – Tony ! hurla le commissaire, en sortant une seconde fois. Tony ! Labonce ! montez donc, sacrebleu ! Il appelait, vociférait, se démenait, frappait, se cognait dans la cage de l'escalier comme un bourdon aux vitres d'une fenêtre. Ses hommes le rejoignirent en hâte. Il bégaya : – Sauvinoux… Savez-vous ce que c'est que Sauvinoux ? C'est le type de ce matin… le type d'en face, évadé, déguisé… Tony et Labonce semblaient abasourdis. Le patron délirait. Il les poussa dans la pièce, puis, s'armant d'un revolver : – Haut les mains, bandit ! Haut les mains ! Labonce, vise-le, toi aussi. Sans broncher, ayant dressé sur le bureau un petit miroir de poche, le sieur Sauvinoux commençait soigneusement à se démaquiller. Il avait même déposé près de lui le browning dont il menaçait Brégeac quelques minutes plus tôt. Marescal fit un saut en avant, saisit l'arme, et recula aussitôt, les deux bras tendus. – Haut les mains, ou je tire ! Entends-tu, gredin ? Le « gredin » ne semblait guère s'émouvoir. Face aux brownings braqués à trois mètres de lui, il arrachait quelques poils follets qui dessinaient des côtelettes sur ses joues ou qui donnaient à ses sourcils une épaisseur insolite. – Je tire ! je tire ! Tu entends, canaille Je compte jusqu'à trois et je tire ! Une… Deux… Trois. – Tu vas faire une bêtise, Rodolphe, susurra Sauvinoux. Rodolphe fit la bêtise. Il avait perdu la tête. Des deux poings, il tira, au hasard, sur la cheminée, sur les tableaux, stupidement, comme un assassin que grise l'odeur du sang et qui plante à coups redoublés un poignard dans le cadavre pantelant. Brégeac se courbait sous la rafale. Aurélie ne risqua pas un geste. Puisque son sauveur ne cherchait pas à la protéger, puisqu'il laissait faire, c'est qu'il n'y avait rien à craindre. Sa confiance était si absolue qu'elle souriait presque. Avec son mouchoir enduit d'un peu de gras, Sauvinoux enlevait le rouge de sa figure. Raoul apparaissait peu à peu. Six détonations avaient claqué. De la fumée jaillissait. Glaces brisées, éclats de marbre, tableaux crevés… la pièce semblait avoir été prise d'assaut. Marescal, honteux de sa crise de démence, se contint, et dit à ses deux agents : – Attendez sur le palier. Au moindre appel, venez. – Voyons, patron, insinua Labonce, puisque Sauvinoux n'est plus Sauvinoux, il vaudrait peut-être mieux emballer le personnage. Il ne m'a jamais plu à moi, depuis que vous l'avez engagé, la semaine dernière. Ça va ? On le cueille à nous trois ? – Fais ce que je dis, ordonna Marescal, pour qui la proportion de trois à un n'était sans doute pas suffisante. Il les refoula et ferma la porte sur eux. Sauvinoux achevait sa transformation, retournait son veston, arrangeait le nœud de sa cravate et se levait. Un autre homme apparaissait. Le petit policier malingre et pitoyable de tout à l'heure, devenait un gaillard d'aplomb, bien vêtu, élégant et jeune, en qui Marescal retrouvait son persécuteur habituel. – Je vous salue, mademoiselle, dit Raoul. Puis-je me présenter ? Baron de Limésy, explorateur… et policier depuis une semaine. Vous m'avez reconnu tout de suite, n'est-ce pas ? Oui, je l'ai deviné, en bas, dans le vestibule… Surtout, gardez le silence, mais riez encore, mademoiselle. Ah ! votre rire, tout à l'heure, comme c'était bon de l'entendre ! Et quelle récompense pour moi ! Il salua Brégeac. – À votre disposition, monsieur. Puis, se retournant vers Marescal, il lui dit gaiement : – Bonjour, mon vieux. Ah ! toi, par exemple, tu ne m'avais pas reconnu ! Encore maintenant, tu te demandes comment j'ai pu prendre la place de Sauvinoux. Car tu crois à Sauvinoux ! Seigneur tout-puissant ! dire qu'il y a un homme qui a cru à Sauvinoux, et que cet homme a un grade de grosse légume dans le monde policier ! Mais, mon bon Rodolphe, Sauvinoux n'a jamais existé. Sauvinoux, c'est un mythe. C'est un personnage irréel, dont on a vanté les qualités à ton ministre, et dont ce ministre t'a imposé la collaboration par l'intermédiaire de sa femme. Et c'est ainsi que, depuis dix jours, je suis à ton service, c'est-à-dire que je te dirige dans le bon sens, que je t'ai indiqué le logis du baron de Limésy, que je me suis fait arrêter par moi ce matin, et que j'ai découvert, là où je l'avais cachée, la mirifique bouteille qui proclame cette fondamentale vérité « Marescal est une gourde. » On eût cru que le commissaire allait s'élancer et prendre Raoul à la gorge. Mais il se maîtrisa. Et Raoul repartit, de ce ton de badinage qui maintenait Aurélie en sécurité, et qui cinglait Marescal comme une cravache : – T'as pas l'air dans ton assiette, Rodolphe ? Qu'est-ce qui te chatouille ? Ça t'embête que je sois ici et non dans un cachot ? et tu te demandes comment j'ai pu à la fois aller en prison comme Limésy et t'accompagner comme Sauvinoux ? Enfant, va ! Détective à la manque ! Mais, mon vieux Rodolphe, c'est d'une simplicité ! L'invasion de mon domicile ayant été préparée par moi, j'ai substitué au baron de Limésy un quidam grassement payé, ayant avec le baron la plus vague ressemblance, et auquel j'ai donné comme consigne d'accepter toutes les mésaventures qui pourraient lui arriver aujourd'hui. Conduit par ma vieille servante, tu as foncé comme un taureau sur le quidam, auquel, moi, Sauvinoux, j'enveloppai tout de suite la tête d'un foulard. Et en route pour le Dépôt ! « Résultat : débarrassé du redoutable Limésy, absolument rassuré, tu es venu arrêter mademoiselle, ce que tu n'aurais pas osé faire si j'avais été libre. Or il fallait que ce fût fait. Tu entends, Rodolphe, il le fallait. Il fallait cette petite séance entre nous quatre. Il fallait que toutes choses fussent mises au point, pour qu'on n'eût pas à y revenir. Et elles y sont au point, n'est-ce pas ? Comme on respire à l'aise ! Comme on se sent délivré d'un tas de cauchemars ! Comme il est agréable, même pour toi, de penser que, d'ici dix minutes, mademoiselle et moi, nous allons te tirer notre révérence. » Malgré ce persiflage horripilant, Marescal avait retrouvé son sang-froid. Il voulut paraître aussi tranquille que son adversaire, et, d'un geste négligent, il saisit le téléphone. – Allô !… La préfecture de police, s'il vous plaît… Allo… La préfecture ? Donnez-moi M. Philippe… Allô… c'est toi, Philippe ?… Eh bien ?… Ah ! Déjà ! On s'est aperçu de l'erreur ?… Oui, je suis au courant, et plus que tu ne peux croire… Écoute… Prends deux cyclistes avec toi… des bougres… et vivement ici, chez Brégeac… Tu sonneras… Compris, hein ? Pas une seconde à perdre. Il raccrocha et observa Raoul. – Tu t'es découvert un peu tôt, mon petit, dit-il, se moquant à son tour, et visiblement satisfait de sa nouvelle attitude. L'attaque est manquée… et tu connais la riposte. Sur le palier, Labonce et Tony. Ici, Marescal, avec Brégeac, lequel au fond n'a rien à gagner avec toi. Voilà pour le premier choc, si tu avais la fantaisie de délivrer Aurélie. Et puis, dans vingt minutes, trois spécialistes de la préfecture, ça te suffit ? Raoul s'occupait gravement à planter des allumettes dans une rainure de table. Il en planta sept à la queue leu leu, et une toute seule, à l'écart. – Bigre, dit-il. Sept contre un. C'est un peu maigre. Qu'estce que vous allez devenir ? Il avança la main timidement vers le téléphone. – Tu permets ? Marescal le laissa faire, tout en le surveillant. Raoul, à son tour, saisit le cornet : – Allô… le numéro Élysée 22.23, mademoiselle… Allô… C'est le président de la République ? Monsieur le président, envoyez d'urgence à M. Marescal un bataillon de chasseurs à pied… Furieux, Marescal lui arracha le téléphone. – Assez de bêtises, hein ? Je suppose que si tu es venu ici, ce n'est pas pour faire des blagues. Quel est ton but ? Que veuxtu ? Raoul eut un geste désolé. – Tu ne comprends pas la plaisanterie. C'est pourtant l'occasion ou jamais de rigoler un brin. – Parle donc, exigea le commissaire. Aurélie supplia : – Je vous en prie… Il dit en riant : – Vous, mademoiselle, vous avez peur des « bougres » de la préfecture et vous voulez qu'on leur brûle la politesse. Vous avez raison. Parlons. Sa voix se faisait plus sérieuse. Il répéta : – Parlons… puisque tu y tiens, Marescal. Aussi bien, parler, c'est agir, et rien ne vaut la réalité solide de certaines paroles. Si je suis le maître de la situation, je le suis pour des raisons encore secrètes, mais qu'il me faut exposer si je veux donner à ma victoire des bases inébranlables… et te convaincre. – De quoi ? – De l'innocence absolue de mademoiselle, dit nettement Raoul. – Oh ! oh ! ricana le commissaire, elle n'a pas tué ? – Non. – Et toi non plus, peut-être ? – Moi non plus. Qui donc a tué ? – D'autres que nous. – Mensonges ! – Vérité. D'un bout à l'autre de cette histoire, Marescal, tu t'es trompé. Je te répète ce que je t'ai dit à Monte-Carlo : c'est à peine si je connais mademoiselle. Quand je l'ai sauvée en gare de Beaucourt, je ne l'avais aperçue qu'une fois, l'après-midi, au thé du boulevard Haussmann. C'est à Sainte-Marie seulement que nous avons eu, elle et moi, quelques entrevues. Or, au cours de ces entrevues, elle a toujours évité de faire allusion aux crimes du rapide, et je ne l'ai jamais interrogée. La vérité s'est établie en dehors d'elle, grâce à mes efforts acharnés, et grâce surtout à ma conviction instinctive, et cependant solide comme un raisonnement, qu'avec son pur visage on n'est pas une criminelle. Marescal haussa les épaules, mais ne protesta point. Malgré tout il était curieux de connaître comment l'étrange personnage pouvait interpréter les événements. Il consulta sa montre et sourit. Philippe et les « bougres » de la préfecture approchaient. Brégeac écoutait sans comprendre et regardait Raoul. Aurélie, anxieuse soudain, ne le quittait pas des yeux. Il commença, employant à son insu les termes mêmes dont Marescal s'était servi. – Donc le 26 avril dernier, la voiture numéro cinq du rapide de Marseille n'était occupée que par quatre personnes, une Anglaise, miss Bakefield… Mais il s'interrompit brusquement, réfléchit quelques secondes, et repartit d'un ton résolu durant – Non, ce n'est pas ainsi qu'il faut procéder. Il faut remonter plus haut, à la source même des faits et dérouler toute l'histoire, ce qu'on pourrait appeler les deux époques de l'histoire. J'en ignore certains détails. Mais ce que je sais, et ce que l'on peut supposer en toute certitude, suffit pour que tout soit clair et pour que tout s'enchaîne. Et, lentement, il prononça : – Il y a environ dix-huit ans – je répète le chiffre, Marescal… dix-huit ans… c'est-à-dire la première époque de l'histoire – donc, il y a dix-huit ans, à Cherbourg, quatre jeunes gens se rencontraient au café de façon assez régulière, un nommé Brégeac, secrétaire au commissariat maritime, un nommé Jacques Ancivel, un nommé Loubeaux, et un sieur Jodot. Relations superficielles qui ne durèrent pas, les trois derniers ayant eu maille à partir avec la justice, et le poste administratif du premier, c'est-à-dire de Brégeac, ne lui permettant pas de continuer de telles fréquentations. D'ailleurs Brégeac se maria et vint habiter Paris. « Il avait épousé une veuve, mère d'une petite fille appelée Aurélie d'Asteux. Le père de sa femme, Etienne d'Asteux, était un vieil original de province, inventeur, chercheur toujours aux aguets, et qui, plusieurs fois, avait failli conquérir la grande fortune ou découvrir le grand secret qui vous la donne. Or, quelque temps avant le second mariage de sa fille avec Brégeac, un de ces secrets miraculeux, il sembla l'avoir découvert. Il le prétend du moins dans des lettres écrites à sa fille, en dehors de Brégeac, et, pour le lui prouver, il la fait venir un jour avec la petite Aurélie. Voyage clandestin, dont malheureusement Brégeac eut connaissance, non pas plus tard, comme le croit mademoiselle, mais presque aussitôt. Brégeac alors interroge sa femme. Tout en se taisant sur l'essentiel, comme elle l'a juré à son père, et tout en refusant de révéler l'endroit visité, elle fait certains aveux qui laissent croire à Brégeac qu'Etienne d'Asteux a enfoui quelque part un trésor. Où ? et pourquoi n'en pas jouir dès maintenant ? L'existence du ménage devient pénible. Brégeac s'irrite de jour en jour, importune Etienne d'Asteux, interroge l'enfant qui ne répond pas, persécute sa femme, la menace, bref, vit dans un état d'agitation croissante. « Or, coup sur coup, deux événements mettent le comble à son exaspération. Sa femme meurt d'une pleurésie. Et il apprend que son beau-père d'Asteux, atteint de maladie grave, est condamné. Pour Brégeac, c'est l'épouvante. Que deviendra le secret, si Etienne d'Asteux ne parle pas ? Que deviendra le trésor si Etienne d'Asteux le lègue à sa petite-fille Aurélie, "comme cadeau de majorité" (l'expression se trouve dans une des lettres) ? Alors, quoi, Brégeac n'aurait rien ? Toutes ces richesses qu'il présume fabuleuses passeraient à côté de lui ? Il faut savoir, à tout prix, par n'importe quel moyen. « Ce moyen, un hasard funeste le lui apporte. Chargé d'une affaire où il poursuit les auteurs d'un vol, il met la main sur le trio de ses anciens camarades de Cherbourg, Jodot, Loubeaux et Ancivel. La tentation est grande pour Brégeac. Il y succombe et parle. Aussitôt le marché est conclu. Pour les trois chenapans, ce sera la liberté immédiate. Ils fileront vers le village provençal où agonise le vieillard, et ils lui arracheront de gré ou de force les indications nécessaires. Complot manqué. Le vieillard assailli en pleine nuit par les trois forbans, sommé de répondre, brutalisé, meurt sans un mot. Les trois meurtriers s'enfuient. Brégeac a sur la conscience un crime dont il n'a tiré aucun bénéfice. » Raoul de Limésy fit une pause et observa Brégeac. Celui-ci se taisait. Refusait-il de protester contre des accusations invraisemblables ? Avouait-il ? On eût dit que tout cela lui était indifférent, et que l'évocation du passé, si terrible qu'elle fût, ne pouvait accroître sa détresse présente. Aurélie avait écouté, sa figure entre les mains, et sans rien manifester non plus de ses impressions. Mais Marescal reprenait peu à peu son aplomb, étonné certainement que Limésy révélât devant lui des faits aussi graves et lui livrât, pieds et poings liés, son vieil ennemi Brégeac. Et de nouveau, il consulta sa montre. Raoul poursuivit : – Donc crime inutile, mais dont les conséquences se feront durement sentir, bien que la justice n'en ait jamais rien su. D'abord, un des complices, Jacques Ancivel, effrayé, s'embarque pour l'Amérique. Avant de partir, il confie tout à sa femme. Celle-ci se présente chez Brégeac et l'oblige, sous peine de dénonciation immédiate, à signer un papier par lequel il revendique toute la responsabilité du crime commis contre Etienne d'Asteux, et innocente les trois coupables. Brégeac a peur et stupidement signe. Remis à Jodot, le document est enfermé par lui et par Loubeaux dans une bouteille qu'ils ont trouvée sous le traversin d'Etienne d'Asteux et qu'ils conservent à tout hasard. Dès lors, ils tiennent Brégeac et peuvent le faire chanter quand ils voudront. « Ils le tiennent. Mais ce sont des gaillards intelligents et qui préfèrent, plutôt que de s'épuiser en menus chantages, laisser Brégeac gagner ses grades dans l'administration. Au fond, ils n'ont qu'une idée, la découverte de ce trésor dont Brégeac a eu l'imprudence de leur parler. Or, Brégeac ne sait encore rien. Personne ne sait rien… personne, sauf cette petite fille qui a vu le paysage et qui, dans le mystère de son âme, garde obstinément la consigne du silence. Donc il faut attendre et veiller. Quand elle sortira du couvent où Brégeac l'a enfermée, on agira… « Or, elle revient du couvent, et le lendemain même de son arrivée, il y a deux ans, Brégeac reçoit un billet où Jodot et Loubeaux lui annoncent qu'ils sont entièrement à sa disposition pour la recherche du trésor. Qu'il fasse parler la petite, et qu'il les mette au courant. Sans quoi… « Pour Brégeac, c'est un coup de tonnerre. Après douze ans, il espérait bien que l'affaire était enterrée définitivement. Au fond, il ne s'y intéresse plus. Elle lui rappelle un crime dont il a horreur, et une époque dont il ne se souvient qu'avec angoisse. Et voilà que toutes ces infamies sortent des ténèbres ! Voilà que les camarades d'autrefois surgissent ! Jodot le relance jusqu'ici. On le harcèle. Que faire ? « La question posée est une de celles qui ne se discutent même pas. Qu'il le veuille ou non, il faut obéir, c'est-à-dire tourmenter sa belle-fille et la contraindre à parler. Il s'y décide, poussé lui aussi, d'ailleurs, par un besoin de savoir et de s'enrichir qui l'envahit de nouveau. Dès lors, pas un jour ne se passe sans qu'il y ait interrogatoire, disputes et menaces. La malheureuse est traquée dans sa pensée et dans ses souvenirs. À cette porte close derrière laquelle, tout enfant, elle a enfermé un petit groupe débile d'images et d'impressions, on frappe à coups redoublés. Elle voudrait vivre on ne le lui permet pas. Elle voudrait s'amuser, elle s'amuse même parfois, fréquente quelques amies, joue la comédie, chante… Mais, au retour c'est le martyre de chaque minute. « Un martyre auquel s'ajoute quelque chose de vraiment odieux et que j'ose à peine évoquer : l'amour de Brégeac. N'en parlons pas. Là-dessus, tu en sais autant que moi, Marescal, puisque, dès le moment où tu as vu Aurélie d'Asteux, entre Brégeac et toi ce fut la haine féroce de deux rivaux. « C'est ainsi que, peu à peu, la fuite apparaît à la victime comme la seule issue possible. Elle y est encouragée par un personnage que Brégeac supporte malgré lui, Guillaume, le fils du dernier camarade de Cherbourg. La veuve Ancivel le tenait en réserve, celui-là. Il joue sa partie, dans l'ombre jusqu'ici, très habilement, sans éveiller la méfiance. Guidé par sa mère, et sachant qu'Aurélie d'Asteux, le jour où elle aimera, aura toute latitude pour confier son secret au fiancé choisi, il rêve de se faire aimer. Il propose son assistance. Il conduira la jeune fille dans le Midi où, précisément, dit-il, ses occupations l'appellent. « Et le 26 avril arrive. « Note bien, Marescal, la situation des acteurs du drame à cette date et comment les choses se présentent. Tout d'abord, mademoiselle qui fuit sa prison. Heureuse de cette liberté prochaine, elle a consenti, pour le dernier jour, à prendre le thé avec son beau-père dans une pâtisserie du boulevard Haussmann. Elle t'y rencontre par hasard. Scandale. Brégeac la ramène chez lui. Elle s'échappe et rejoint, à la gare, Guillaume Ancivel. « Guillaume, en cette occasion, poursuit deux affaires. Il séduira Aurélie, mais en même temps il effectuera un cambriolage à Nice, sous la direction de la fameuse miss Bakefield, à la bande de laquelle il est affilié. Et c'est ainsi que l'infortunée Anglaise se trouve prise dans un drame où elle ne jouait, elle, aucune espèce de rôle. « Enfin, nous avons Jodot et les deux frères Loubeaux. Ces trois-là ont agi si adroitement que Guillaume et sa mère ignorent qu'ils ont réapparu et qu'on est en compétition avec eux. Mais les trois bandits ont suivi toutes les manœuvres de Guillaume, ils savent tout ce qui se fait et se projette dans la maison, et ils sont là le 26 avril. Leur plan est prêt : ils enlèveront Aurélie et l'obligeront, de quelque manière que ce soit, à parler. C'est clair, n'est-ce pas ? « Et maintenant voici la distribution des places occupées. Voiture numéro cinq en queue, miss Bakefield et le baron de Limésy ; en tête, Aurélie et Guillaume Ancivel… Tu comprends bien, n'est-ce pas, Marescal ? En tête de la voiture, Aurélie et Guillaume, et non pas les deux frères Loubeaux, comme on l'a cru jusqu'ici. Les deux frères ainsi que Jodot sont ailleurs. Ils sont dans la voiture numéro quatre, dans la tienne, Marescal, bien dissimulés sous le voile tiré de la lampe. Comprends-tu ? » – Oui, fit Marescal à voix basse. – Pas malheureux ! Et le train file. Deux heures se passent. Station de Laroche. On repart. C'est le moment. Les trois hommes de la voiture quatre, c'est-à-dire Jodot et les frères Loubeaux, sortent de leur compartiment obscur. Ils sont masqués, vêtus de blouses grises et coiffés de casquettes. Ils pénètrent dans la voiture cinq. Tout de suite, à gauche, deux silhouettes endormies, un monsieur, et une dame dont on devine les cheveux blonds. Jodot et l'aîné des frères se précipitent, tandis que l'autre fait le guet. Le baron est assommé et ficelé. L'Anglaise se défend. Jodot la saisit à la gorge et s'aperçoit seulement alors de l'erreur commise : ce n'est pas Aurélie, mais une autre femme aux cheveux du même blond doré. À cet instant le jeune frère revient et emmène les deux complices tout au bout du couloir où se trouvent réellement Guillaume et Aurélie. Mais, là, tout change. Guillaume a entendu du bruit. Il se tient sur ses gardes. Il a son revolver et l'issue du combat est immédiate deux coups de feu, les deux frères tombent, et Jodot s'enfuit. « Nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas, Marescal ? Ton erreur, mon erreur au début, l'erreur de la magistrature, l'erreur de tout le monde, c'est qu'on a jugé les faits d'après les apparences, et d'après cette règle, fort logique d'ailleurs quand il y a crime, ce sont les morts qui sont les victimes et les fugitifs qui sont les criminels. On n'a pas pensé que l'inverse peut se produire, que les agresseurs peuvent être tués, et que les assaillis, sains et saufs, peuvent s'enfuir. Et comment Guillaume n'y songerait-il pas aussitôt, à la fuite ? Si Guillaume attend, c'est la débâcle. « Guillaume le cambrioleur n'admet pas que la justice mette le nez dans ses affaires. À la moindre enquête, les dessous de son existence équivoque surgiront en pleine clarté. Va-t-il se résigner ? Ce serait trop bête, alors que le remède est à portée de sa main. Il n'hésite pas, bouscule sa compagne, lui montre le scandale de l'aventure, scandale pour elle, scandale pour Brégeac. Inerte, le cerveau en désordre, épouvantée par ce qu'elle a vu et par la présence de ces deux cadavres, elle se laisse faire. Guillaume lui met de force la blouse et le masque du plus jeune frère. Lui-même s'affuble, l'entraîne, emporte les valises pour ne rien laisser derrière lui. Et ils courent tous deux le long du couloir, se heurtent au contrôleur, et sautent du train. « Une heure plus tard, après une effroyable poursuite à travers les bois, Aurélie était arrêtée, emprisonnée, jetée en face de son implacable ennemi, Marescal, et perdue. « Seulement, coup de théâtre. J'entre en scène… » Rien, ni la gravité des circonstances, ni l'attitude douloureuse de la jeune fille qui pleurait au souvenir de la nuit maudite, rien n'eût empêché Raoul de faire le geste du monsieur qui entre en scène. Il se leva, poussa jusqu'à la porte, et revint dignement s'asseoir avec toute l'assurance d'un acteur dont l'intervention va produire un effet foudroyant. – Donc j'entre en scène, répéta-t-il, en souriant d'un sourire satisfait. Il était temps. Je suis sûr que, toi aussi, Marescal, tu te réjouis d'apercevoir au milieu de cette tourbe de fripouilles et d'imbéciles, un honnête homme qui se pose tout de suite, avant même de rien savoir, et simplement parce que mademoiselle a de beaux yeux verts, en défenseur de l'innocence persécutée. Enfin, voici une volonté ferme, un regard clairvoyant, des mains secourables, un coeur généreux ! C'est le baron de Limésy. Dès qu'il est là, tout s'arrange. Les événements se conduisent comme de petits enfants sages, et le drame s'achève dans le rire et dans la bonne humeur. Seconde petite promenade. Puis il se pencha sur la jeune fille, et lui dit : – Pourquoi pleurez-vous Aurélie, puisque toutes ces vilaines choses sont terminées, et puisque Marescal lui-même s'incline devant une innocence qu'il reconnaît ? Ne pleurez pas, Aurélie. J'entre toujours en scène à la minute décisive. C'est une habitude et je ne manque jamais mon entrée. Vous l'avez bien vu, cette nuit-là Marescal vous enferme, je vous sauve. Deux jours après, à Nice, c'est Jodot, je vous sauve. À Monte-Carlo, à Sainte-Marie, c'est encore Marescal, et je vous sauve. Et tout à l'heure n'étais-je pas là ? Alors, que craignez-vous ? Tout est fini, et nous n'avons plus qu'à nous en aller tout tranquillement, avant que les deux bougres n'arrivent et que les chasseurs à pied ne cernent la maison. N'est-ce pas, Rodolphe ? Tu n'y mets aucun obstacle, et mademoiselle est libre ?… N'est-ce pas, tu es ravi de ce dénouement qui satisfait ton esprit de justice et de courtoisie ? Vous venez, Aurélie ? Elle vint timidement, sentant bien que la bataille n'était pas gagnée. De fait, au seuil de la porte, Marescal se dressa, impitoyable. Brégeac le rejoignit. Les deux hommes faisaient cause commune contre le rival qui triomphait… CHAPITRE 11 Du sang… Raoul s'approcha et, dédaignant Brégeac, il dit d'un ton paisible au commissaire : – La vie semble très compliquée parce que nous ne la voyons jamais que par bribes, par éclairs inattendus. Il en est ainsi de cette affaire du rapide. C'est embrouillé comme un roman-feuilleton. Les faits éclatent au hasard, stupidement, comme des pétards qui n'exploseraient pas dans l'ordre où on les a disposés. Mais qu'un esprit lucide les remette à leur place, tout devient logique, simple, harmonieux, naturel comme une page d'histoire. C'est cette page d'histoire que je viens de te lire, Marescal. Tu connais maintenant l'aventure et tu sais qu'Aurélie d'Asteux est innocente. Laisse-la s'en aller. Marescal haussa les épaules. – Non. – Ne t'entête pas ; Marescal. Tu vois, je ne plaisante plus, je ne me moque plus. Je te demande simplement de reconnaître ton erreur. – Mon erreur ? – Certes, puisqu'elle n'a pas tué, puisqu'elle ne fut point complice, mais victime. Le commissaire ricana : – Si elle n'a pas tué, pourquoi a-t-elle fui ? De Guillaume, j'admets la fuite. Mais elle ? Qu'y gagnait-elle ? Et pourquoi, depuis, n'a-t-elle rien dit ? À part quelques plaintes au début, lorsqu'elle supplie les gendarmes : « Je veux parler au juge, je veux lui raconter… » À part cela, le silence. – Un bon point, Marescal, avoua Raoul. L'objection est sérieuse. Moi aussi, ce silence m'a souvent déconcerté, ce silence opiniâtre dont elle ne s'est jamais départie, même avec moi, qui la secourais, et qu'un aveu eût puissamment aidé dans mes recherches. Mais ses lèvres demeurèrent closes. Et c'est ici seulement, dans cette maison, que j'ai résolu le problème. Qu'elle me pardonne si j'ai fouillé ses tiroirs, durant sa maladie. Il le fallait. Marescal, lis cette phrase, parmi les instructions que sa mère mourante, et qui ne se faisait pas d'illusions sur Brégeac, lui a laissées : « Aurélie, quoi qu'il arrive, et quelle que soit la conduite de ton beau-père, ne l'accuse jamais. Défends-le, même si tu dois souffrir par lui, même s'il est coupable. J'ai porté son nom. » Marescal protesta : – Mais elle l'ignorait, le crime de Brégeac ! Et l'aurait-elle su, que ce crime n'a pas de rapports avec l'attaque du rapide. Brégeac ne pouvait donc pas y être mêlé ! – Si. – Par qui ? – Par Jodot… – Qui le prouve ? – Les confidences que m'a faites la mère de Guillaume, la veuve Ancivel que j'ai retrouvée à Paris, où elle demeure, et à qui j'ai payé fort cher une déclaration écrite de tout ce qu'elle sait du passé et du présent. Or son fils lui a dit que dans le compartiment du rapide, face à mademoiselle, près des deux frères morts, et son masque étant arraché, Jodot a juré, le poing tendu : « Si tu souffles mot de l'affaire, Aurélie, si tu parles de moi, si je suis arrêté, je raconte le crime d'autrefois. C'est Brégeac qui a tué ton grand-père d'Asteux. C'est cette menace, répétée depuis à Nice, qui a bouleversé Aurélie d'Asteux et l'a réduite au silence. Ai-je dit l'exacte vérité, mademoiselle ? » Elle murmura : – L'exacte vérité. – Donc, tu le vois, Marescal, l'objection tombe. Le silence de la victime, ce silence qui te laissait des soupçons, est au contraire une preuve en sa faveur. Pour la seconde fois, je te demande de la laisser partir. – Non, fit Marescal, en frappant du pied. – Pourquoi ? La colère de Marescal se déchaîna subitement. – Parce que je veux me venger ! je veux le scandale, je veux qu'on sache tout, la fuite avec Guillaume, l'arrestation, le crime de Brégeac ! Je veux le déshonneur pour elle, et la honte. Elle m'a repoussé. Qu'elle paie ! Et que Brégeac paie aussi ! Tu as été assez bête pour me donner des précisions qui me manquaient. Je tiens Brégeac, et la petite, mieux encore que je ne croyais… Et Jodot ! Et les Ancivel ! Toute la bande ! Pas un n'échappera, et Aurélie est dans le lot ! Il délirait de colère et carrait devant la porte sa haute taille. Sur le palier, on entendait Labonce et Tony. Raoul avait recueilli sur la table le morceau de papier tiré de la bouteille, et où se lisait l'inscription : « Marescal est une gourde. » Il le déplia nonchalamment et le tendit au commissaire : – Tiens, mon vieux, fais encadrer ça, et mets-le au pied de ton lit. – Oui, oui, rigole, proféra l'autre, rigole tant que tu voudras, n'empêche que je te tiens, toi aussi ! Ah ! tu m'en as fait voir depuis le début ! Hein, le coup de la cigarette ! Un peu de feu, s'il vous plaît. J'vais t'en donner, moi, du feu ! De quoi fumer toute ta vie au bagne ! Oui, au bagne d'où tu viens et où tu rentreras bientôt. Au bagne, je le répète, au bagne. Si tu crois qu'à force de lutter contre toi, je n'ai pas percé à jour ton déguisement ! Si tu crois que je ne sais pas qui tu es, et que je n'ai pas déjà toutes les preuves nécessaires pour te démasquer ? Regarde-le, Aurélie, ton amoureux, et si tu veux savoir ce que c'est, pense un peu au roi des escrocs, au plus gentleman des cambrioleurs, au maître des maîtres, et dis-toi qu'en fin de compte le baron de Limésy, faux noble et faux explorateur, n'est autre… Il s'interrompit. En bas on sonnait. C'étaient Philippe et ses deux bougres. Ce ne pouvait être qu'eux. Marescal se frotta les mains et respira longuement. – Je crois que tu es bien fichu, Lupin… Qu'en dis-tu ? Raoul observa Aurélie. Le nom de Lupin ne parut pas la frapper ; elle écoutait avec angoisse les bruits du dehors. – Pauvre demoiselle aux yeux verts, dit-il, votre foi n'est pas encore parfaite. En quoi, diable, le dénommé Philippe peut-il vous tourmenter ? Il entrouvrit la fenêtre, et s'adressant à l'un de ceux qui étaient sur le trottoir, au-dessous de lui : – Le dénommé Philippe, n'est-ce pas, de la Préfecture ? Dites donc, camarade… deux mots à part de vos trois bougres (car ils sont trois, fichtre !). Vous ne me reconnaissez pas ? Baron de Limésy. Vite ! Marescal vous attend. Il repoussa la fenêtre. – Marescal, le compte y est. Quatre d'un côté… et trois de l'autre, car je ne compte pas Brégeac, qui semble se désintéresser de l'aventure, ça fait sept bougres à trois poils qui ne feront qu'une bouchée de moi. J'en frémis ! Et la demoiselle aux yeux verts aussi. Aurélie se contraignit à sourire, mais ne put que bredouiller des syllabes inintelligibles. Marescal attendait sur le palier. La porte du vestibule fut ouverte. Des pas montèrent, précipités. Bientôt, Marescal eut sous la main, prêts à la curée, comme une meute qu'il suffit de déchaîner, six hommes. Il leur donna des ordres à voix basse, puis rentra, le visage épanoui. – Pas de bataille inutile, n'est-ce pas, baron ? – Pas de bataille, marquis. L'idée de vous tuer tous les sept, comme les femmes de Barbe-Bleue, m'est intolérable. – Donc tu me suis ? – Jusqu'au bout du monde. – Sans condition, bien entendu ? – Si, à une condition ; offre-moi à goûter. – D'accord. Pain sec, biscuit pour les chiens, et de l'eau, plaisanta Marescal. – Non, fit Raoul. – Alors, ton menu ? – Le tien, Rodolphe : meringues Chantilly, babas au rhum, et vin d'Alicante. – Qu'est-ce que tu dis ? demanda Marescal, d'un ton de surprise inquiète. – Rien que de fort simple. Tu m'invites à prendre le thé. J'accepte sans cérémonie. N'as-tu pas rendez-vous à cinq heures ? – Rendez-vous ?… fit Marescal, de plus en plus gêné. – Mais oui… tu te rappelles ? Chez toi… ou plutôt dans ta garçonnière… rue Duplan… un petit logement… sur le devant… N'est ce pas là que tu retrouves chaque après-midi, et que tu bourres de meringues arrosées d'Alicante, la femme de ton… – Silence ! chuchota Marescal qui était blême. Tout son aplomb s'en allait. Il n'avait plus envie de plaisanter. – Pourquoi veux-tu que je garde le silence ? demanda Raoul, ingénument. Quoi, tu ne m'invites plus ? Tu ne veux pas me présenter à… – Silence, sacrebleu ! répéta Marescal. Il rejoignit ses hommes et prit Philippe à part. – Un instant, Philippe. Quelques détails à régler avant d'en finir. Éloigne tes bougres, de manière qu'ils ne puissent pas entendre. Il referma la porte, revint vers Raoul, et lui dit, les yeux dans les yeux, la voix sourde, se défiant de Brégeac et d'Aurélie : – Qu'est-ce que ça signifie ? Où veux-tu en venir ? – À rien du tout. – Pourquoi cette allusion ?… Comment sais-tu ?… – L'adresse de ta garçonnière et le nom de ta bonne amie ? Ma foi, il m'a suffi de faire pour toi ce que j'ai fait pour Brégeac, pour Jodot et consorts, une enquête discrète sur ta vie intime, laquelle enquête m'a conduit jusqu'à un mystérieux rez-dechaussée, douillettement aménagé, où tu reçois de belles dames. De l'ombre, des parfums, des fleurs, des vins sucrés, des divans profonds comme des tombeaux… La Folie-Marescal, quoi ! – Et après ? bégaya le commissaire, n'est-ce pas mon droit ? Quel rapport y a-t-il entre cela et ton arrestation ? – Il n'y en aurait aucun si, par malheur, tu n'avais commis la bourde (bourde rime avec gourde) de choisir ce petit temple de Cupidon pour y cacher les lettres de ces dames. – Tu mens ! Tu mens ! – Si je mentais, tu ne serais pas couleur de navet. – Précise ! – Dans un placard, il y a un coffre secret. Dans ce coffre, une cassette. Dans cette cassette de jolies lettres féminines, nouées avec des rubans de couleur. De quoi compromettre deux douzaines de femmes du monde et d'actrices dont la passion pour le beau Marescal s'exprime sans la moindre retenue. Doisje citer ? La femme du procureur B…, Mlle X… de la ComédieFrançaise… et surtout, surtout la digne épouse, un peu mûre, mais encore présentable de… – Tais-toi, misérable ! – Le misérable, dit Raoul paisiblement, c'est celui qui se sert de son physique avantageux pour obtenir protection et avancement. L'allure louche, la tête basse, Marescal fit deux ou trois fois le tour de la pièce, puis il revint près de Raoul et lui dit : – Combien ? – Combien, quoi ? – Quel prix veux-tu de ces lettres ? – Trente deniers, comme Judas. – Pas de bêtises. Combien ! – Trente millions. Marescal frémissait d'impatience et de colère. Raoul lui dit en riant : – Te fais pas de bile, Rodolphe. Je suis bon garçon et tu m'es sympathique. Je ne te demande pas un sou de ta littérature comico-amoureuse. J'y tiens trop. Il y a là de quoi s'amuser pendant des mois. Mais j'exige… – Quoi ? – Que tu mettes bas les armes, Marescal. La tranquillité absolue pour Aurélie et pour Brégeac, même pour Jodot et pour les Ancivel, dont je me charge. Comme toute cette affaire, au point de vue policier, repose sur toi, qu'il n'y a aucune preuve réelle, aucun indice sérieux, abandonne-la : elle sera classée. – Et tu me rendras les lettres ? – Non… C'est un gage. Je le conserve. Si tu ne marches pas droit, j'en publie quelques-unes, nettement, crûment. Tant pis pour toi et tant pis pour tes belles amies. Des gouttes de sueur coulaient sur le front du commissaire. Il prononça : – J'ai été trahi. – Peut-être bien. – Oui, oui, trahi par elle. Je sentais depuis quelque temps qu'elle m'épiait. C'est par elle que tu as conduit l'affaire où tu le voulais et que tu t'es fait recommander à son mari auprès de moi. – Que veux-tu ? dit Raoul gaiement, c'est, de bonne guerre, Si tu emploies, pour combattre, des moyens aussi malpropres, pouvais-je faire autrement que toi, quand il s'agissait de défendre Aurélie contre ta haine abominable ! Et puis, tu as été trop naïf, Rodolphe. Car, enfin, supposais-tu qu'un type de mon espèce s'endormait depuis un mois et attendait les événements et ton bon plaisir ? Pourtant tu m'as vu agir à Beaucourt, à Monte-Carlo, à Sainte-Marie, et tu as vu comment j'escamotais la bouteille et le document. Alors pourquoi n'as-tu pas pris tes précautions ? Il lui secoua l'épaule. – Allons, Marescal, ne plie pas sous l'orage. Tu perds la partie, soit. Mais tu as la démission de Brégeac dans ta poche et, comme tu es bien en cour, et que la place t'est promise, c'est un rude pas en avant. Les beaux jours reviendront, Marescal, soisen persuadé. À une condition, cependant : méfie-toi des femmes. Ne te sers pas d'elles pour réussir dans ta profession, et ne te sers pas de ta profession pour réussir auprès d'elles. Sois amoureux, si cela te plaît, sois policier, si ça te chante, mais ne sois ni un amoureux policier, ni un policier amoureux. Comme conclusion, un bon avis : si jamais tu rencontres Arsène Lupin sur ta route, file par la tangente. Pour un policier, c'est le commencement de la sagesse. J'ai dit. Donne tes ordres. Et adieu. Marescal rongeait son frein. Il tournait et tordait dans sa main l'une des pointes de sa barbe. Céderait-il ? Allait-il se jeter sur l'adversaire et appeler ses bougres ? « Une tempête sous un crâne, pensa Raoul. Pauvre Rodolphe, à quoi bon te débattre ? » Rodolphe ne se débattit pas longtemps. Il était trop perspicace pour ne pas comprendre que toute résistance ne ferait qu'aggraver la situation. Il obéit donc, en homme qui avoue ne pouvoir pas ne pas obéir. Il rappela Philippe et s'entretint avec lui. Puis Philippe s'en alla et emmena tous ses camarades, même Labonce et Tony. La porte du vestibule fut ouverte et refermée. Marescal avait perdu la bataille. Raoul s'approcha d'Aurélie. – Tout est réglé, mademoiselle, et nous n'avons plus qu'à partir. Votre valise est en bas, n'est-ce pas ? Elle murmura, comme si elle s'éveillait d'un cauchemar : – Est-ce possible !… Plus de prison ?… Comment avez-vous obtenu ?… – Oh ! fit-il avec allégresse, on obtient tout ce qu'on veut de Marescal par la douceur et le raisonnement. C'est un excellent garçon. Tendez-lui la main, mademoiselle. Aurélie ne tendit pas la main et passa toute droite. Marescal, d'ailleurs, tournait le dos, les deux coudes sur la cheminée et sa tête entre les mains. Elle eut une légère hésitation en s'approchant de Brégeac. Mais il semblait indifférent et gardait un air étrange dont Raoul devait se souvenir par la suite. – Un mot encore, fit Raoul, en s'arrêtant sur le seuil. Je prends l'engagement devant Marescal et devant votre beau-père de vous conduire dans une retraite paisible où, durant un mois, vous ne me verrez jamais. Dans un mois j'irai vous demander comment vous entendez diriger votre vie. Nous sommes bien d'accord ? – Oui, dit-elle. – Alors, partons. Ils s'en allèrent. Dans l'escalier, il dut la soutenir. – Mon automobile est près d'ici, dit-il. Aurez-vous la force de voyager toute la nuit ? – Oui, affirma-t-elle. C'est une telle joie pour moi d'être libre !… et une telle angoisse ! ajouta-t-elle à voix basse. Au moment où ils sortaient, Raoul tressaillit. Une détonation avait retenti à l'étage supérieur. Il dit à Aurélie, qui n'avait pas entendu : – L'auto est à droite… Tenez, on la voit d'ici… il y a une dame à l'intérieur, celle dont je vous ai déjà parlé. C'est ma vieille nourrice, Allez vers elle, voulez-vous ? Pour moi je dois remonter là-haut. Quelques mots, et je vous rejoins. Il remonta précipitamment, tandis qu'elle s'éloignait. Dans la pièce, Brégeac, renversé sur un canapé, le revolver en main, agonisait, soigné par son domestique et par le commissaire. Un flot de sang jaillit de sa bouche. Une dernière convulsion. Il ne remua plus. – J'aurais dû m'en douter, bougonna Raoul. Son effondrement, le départ d'Aurélie… Pauvre diable ! il paye sa dette. Il dit à Marescal : – Débrouille-toi avec le domestique et téléphone pour qu'on t'envoie un médecin. Hémorragie, n'est-ce pas ? Surtout qu'il ne soit pas question de suicide. À aucun prix. Aurélie n'en saura rien pour l'instant. Tu diras qu'elle est en province, souffrante, chez une amie. Marescal lui saisit le poignet. – Réponds, qui es-tu ? Lupin, n'est-ce pas ? – À la bonne heure, fit Raoul. La curiosité professionnelle reprend le dessus. Il se mit bien en face du commissaire, s'offrit de profil et de trois quarts, et ricana : – Tu l'as dit, bouffi. Il redescendit en hâte et rejoignit Aurélie que la vieille dame installait dans le fond d'une limousine confortable. Mais, ayant jeté par habitude de précaution un coup d'oeil circulaire dans la rue, il dit à la vieille : – Tu n'as vu personne rôder autour de la voiture ! – Personne, déclara-t-elle. – Tu es sûre ? Un homme un peu gros accompagné d'un autre dont le bras est en écharpe ? – Oui ! ma foi, oui ! ils allaient et venaient sur le trottoir, mais bien plus bas. Il repartit vivement et rattrapa, dans un petit passage qui contourne l'église Saint-Philippe du Route, deux individus dont l'un portait le bras en écharpe. Il les frappa tous deux sur l'épaule et leur dit gaiement : – Tiens, tiens, tiens, on se connaît donc tous deux ? Comment ça va, Jodot ? Et toi, Guillaume Ancivel ? Ils se retournèrent. Jodot, vêtu en bourgeois, le buste énorme, avec une figure velue de dogue hargneux, ne marqua aucun étonnement. – Ah ! c'est vous le type de Nice ! J'disais bien que c'était vous qui accompagniez la petite, tout à l'heure. – Et c'est aussi le type de Toulouse, dit Raoul à Guillaume. Il reprit aussitôt : – Que fichez-vous par là, mes gaillards ? On surveillait la maison de Brégeac, hein ? – Depuis deux heures, dit Jodot, avec arrogance. L'arrivée de Marescal, les trucs des policiers, le départ d'Aurélie, on a tout vu. – Et alors ? – Alors je suppose que vous êtes au courant de toute l'histoire, que vous avez pêché en eau trouble et qu'Aurélie file avec vous, tandis que Brégeac se débat contre Marescal. Démission sans doute… Arrestation… – Brégeac vient de se tuer, dit Raoul. Jodot sursauta. – Hein ! Brégeac… Brégeac mort ! Raoul les entraîna contre l'église. – Écoutez-moi, tous les deux. Je vous ai défendu de vous mêler de cette affaire. Toi, Jodot, c'est toi qui as tué le grandpère d'Asteux, qui as tué miss Bakefield et qui as causé la mort des frères Loubeaux tes amis, associés et complices. Dois-je te livrer à Marescal ?… Toi, Guillaume, tu dois savoir que ta mère m'a vendu tous ses secrets contre la forte somme, et à condition que tu ne serais pas inquiété. J'ai promis pour le passé. Mais, si tu recommences, ma promesse ne tient plus. Dois-je te casser l'autre bras et te livrer à Marescal ? – Guillaume, interloqué, eût voulu tourner bride. Mais Jodot se rebiffa. – Bref, le trésor pour vous, voilà, ce qu'il y a de plus clair ? Raoul haussa les épaules. – Tu crois donc au trésor, camarade ? – J'y crois comme vous. Voilà près de vingt ans que je travaille là-dessus et j'en ai assez de toutes vos manigances pour me le souffler. – Te le souffler ! Faudrait d'abord que tu saches où il est et ce que c'est. – Je ne sais rien… et vous non plus, pas plus que Brégeac. Mais la petite sait. – Et voilà pourquoi… – Veux-tu qu'on partage ? dit Raoul en riant. – Pas la peine. Je saurai bien prendre ma part tout seul, et ma bonne part. Et tant pis pour ceux qui me gênent. J'ai plus d'atouts dans les mains que vous ne croyez. Bonsoir, vous êtes averti. Raoul les regarda filer. L'incident l'ennuyait. Que diable venait faire ce carnassier de mauvais augure – Bah ! dit-il, s'il veut courir après l'auto pendant quatre cents kilomètres, je vais lui mener un de ces petits trains !… Le lendemain, à midi, Aurélie se réveilla dans une chambre claire d'où elle voyait, par-dessus des jardins et des vergers, la sombre et majestueuse cathédrale de Clermont-Ferrand. Un ancien pensionnat, transformé en maison de repos et situé sur une hauteur, lui offrait l'asile le plus discret et le plus propre à rétablir définitivement sa santé. Elle y passa des semaines paisibles, ne parlant à personne qu'à la vieille nourrice de Raoul, se promenant dans le pare, rêvant des heures entières, les yeux fixés sur la ville ou sur les montagnes du Puy-de-Dôme dont les collines de Royat marquaient les premiers contreforts. Pas une seule fois Raoul ne vint la voir. Elle trouvait dans sa chambre des fleurs et des fruits que la nourrice y déposait, des livres et des revues. Lui, Raoul, se cachait au long des petits chemins qui serpentent entre les vignes des ondulations proches. Il la regardait et lui adressait des discours où s'exhalait sa passion chaque jour grandissante. Il devinait aux gestes de la jeune fille et à sa démarche souple que la vie remontait en elle, comme une source presque tarie où l'eau fraîche afflue de nouveau. L'ombre s'étendait sur les heures effroyables, sur les visages sinistres, sur les cadavres et sur les crimes, et, par-dessus l'oubli c'était l'épanouissement d'un bonheur tranquille, grave, inconscient, à l'abri du passé et même de l'avenir. – Tu es heureuse, demoiselle aux yeux verts, disait-il. Le bonheur est un état d'âme qui permet de vivre dans le présent. Tandis que la peine se nourrit de souvenirs mauvais et d'espoirs dont elle n'est pas dupe, le bonheur se mêle à tous les petits faits de la vie quotidienne et la transforme en éléments de joie et de sérénité. Or, tu es heureuse, Aurélie. Quand tu cueilles des fleurs ou quand tu t'étends sur ta chaise longue, tu fais cela avec un air de contentement. Le vingtième jour, une lettre de Raoul lui proposa une excursion en automobile pour un matin de la semaine qui suivait. Il avait des choses importantes à lui dire. Sans hésiter, elle fit répondre qu'elle acceptait. Le matin désigné, elle s'en alla par de petits chemins rocailleux, qui la conduisirent sur la grande route où l'attendait Raoul. En le voyant, elle s'arrêta, soudain confuse et inquiète, comme une femme qui se demande, dans une minute solennelle, vers quoi elle se dirige et où l'entraînent les circonstances. Mais Raoul s'approcha et lui fit signe de se taire. C'était à lui de dire les mots qu'il fallait dire. – Je n'ai pas douté que vous viendriez. Vous saviez que nous devions nous revoir parce que l'aventure tragique n'est pas terminée et que certaines solutions demeurent en suspens. Lesquelles ? Peu vous importe, n'est-ce pas ? Vous m'avez donné mission de tout régler, de tout ordonner, de tout résoudre et de tout faire. Vous m'obéirez tout simplement. Vous vous laisserez guider par la main, et, quoi qu'il arrive, vous n'aurez plus peur. Cela, c'est fini, la peur, la peur qui bouleverse et qui montre des visions d'enfer. N'est-ce pas ? vous sourirez d'avance aux événements et vous les accueillerez comme des amis. Il lui tendit la main. Elle lui laissa presser la sienne. Elle aurait voulu parler et sans doute lui dire qu'elle le remerciait, qu'elle avait confiance… Mais elle dut comprendre la vanité de telles paroles, car elle se tut. Ils partirent et traversèrent la station thermale et le vieux village de Royat. L'horloge de l'église marquait huit heures et demie. C'était un samedi, à la date du 15 août. Les montagnes se dressaient sous un ciel splendide. Ils n'échangèrent pas un mot. Mais Raoul ne cessait de l'apostropher tendrement, en lui-même. « Hein, on ne me déteste plus, mademoiselle aux yeux verts ? On a oublié l'offense de la première heure ? Et, moimême, j'ai tant de respect pour vous que je ne veux pas m'en souvenir auprès de vous. Allons, souriez un peu, puisque vous avez maintenant l'habitude de penser à moi comme à votre bon génie. On sourit à son bon génie. » Elle ne souriait pas. Mais il la sentait amicale et toute proche. L'auto ne roula guère plus d'une heure. Ils contournèrent le puy de Dôme et prirent un chemin assez étroit qui se dirigeait vers le sud, avec des montées en lacets et des descentes au milieu de vallées vertes ou de forêts sombres. Puis la route se resserra encore, courut au milieu d'une région déserte et sèche et devint abrupte. Elle était pavée d'énormes plaques de lave, inégales et disjointes. – Une ancienne chaussée romaine, dit Raoul. Il n'est pas un vieux coin de France où l'on ne trouve quelque vestige analogue, quelque voie de César. Elle ne répondit pas. Voilà que, tout à coup, elle semblait songeuse et distraite. La vieille chaussée romaine n'était plus guère qu'un sentier de chèvres. L'escalade en fut pénible. Un petit plateau suivit, avec un village presque abandonné, dont Aurélie vit le nom sur un plateau : Juvains. Puis un bois, puis une plaine soudain verdoyante, aimable d'aspect. Puis de nouveau la chaussée romaine qui grimpait, toute droite, entre les talus d'herbe épaisse. Au bas de cette échelle, ils s'arrêtèrent. Aurélie était de plus en plus recueillie. Raoul ne cessait de l'observer avidement. Lorsqu'ils eurent gravi les dalles disposées en degrés, ils parvinrent à une large bande de terrain circulaire, qui charmait par la fraîcheur de ses plantes et de son gazon, et qu'emprisonnait un haut mur de moellons dont les intempéries n'avaient pas altéré le ciment et qui s'en allait au loin, vers la droite et vers la gauche. Une large porte le trouait. Raoul en avait la clef. Il ouvrit. Le terrain continuait à monter. Quand ils eurent atteint le faîte de ce remblai, ils virent devant eux un lac qui était figé comme la glace, au creux d'une couronne de rochers qui le dominaient régulièrement. Pour la première fois, Aurélie posa une question où se montrait tout le travail de réflexion qui se poursuivait en elle. – Puis-je vous demander si, en me conduisant ici, plutôt qu'ailleurs, vous avez un motif ? Est-ce le hasard ?… – Le spectacle est plutôt morne, en effet, dit Raoul, sans répondre directement, mais, tout de même, il y a là une âpreté, une mélancolie sauvage qui a du caractère. Les touristes n'y viennent jamais en excursion, m'a-t-on dit. Cependant on s'y promène en barque, comme vous voyez. Il la mena vers un vieux bateau qu'une chaîne retenait contre un pieu. Elle s'y installa sans mot dire. Il prit les rames, et ils s'en allèrent doucement. L'eau couleur d'ardoise ne reflétait pas le bleu du ciel, mais plutôt la teinte sombre de nuages invisibles. Au bout des avirons luisaient des gouttes qui paraissaient lourdes comme du mercure, et l'on s'étonnait que la barque pût pénétrer dans cette onde pour ainsi dire métallique. Aurélie y trempa sa main, mais dut la retirer aussitôt, tellement l'eau était froide et désagréable. – Oh ! fit-elle avec un soupir. – Quoi ? Qu'avez-vous ? demanda Raoul. – Rien… ou du moins, je ne sais pas… – Vous êtes inquiète… émue… – Émue, oui… je sens en moi des impressions qui m'étonnent… qui me déconcertent. Il me semble… – Il vous semble ? – Je ne saurais dire… il me semble que je suis un autre être… et que ce n'est pas vous qui êtes ici. Est-ce que vous comprenez ? – Je comprends, dit-il en souriant. Elle murmura : – Ne m'expliquez pas. Ce que j'éprouve me fait mal, et cependant, pour rien au monde, je ne voudrais ne pas l'éprouver. Le cirque de falaises, au sommet desquelles le grand mur apparaissait de place en place et qui se développait sur un rayon de cinq à six cents mètres, offrait, tout au fond, une échancrure où commençait un chenal resserré que ses hautes murailles cachaient aux rayons du soleil. Ils s'y engagèrent. Les roches étaient plus noires et plus tristes. Aurélie les contemplait avec stupeur et levait les yeux vers les silhouettes étranges qu'elles formaient : lions accroupis, cheminées massives, statues démesurées, gargouilles géantes. Et subitement, alors qu'ils arrivaient au milieu de ce couloir fantastique, ils reçurent comme une bouffée de rumeurs lointaines et indistinctes qui venaient, par ce même chemin qu'eux, des régions qu'ils avaient quittées un peu plus d'une heure auparavant. C'étaient des sonneries d'église, des tintements de cloches légères, des chansons d'airain, des notes allègres et joyeuses, tout un frémissement de musique divine où grondait le bourdon frémissant d'une cathédrale. La jeune fille défaillit. Elle comprenait, elle aussi, la signification de son trouble. Les voix du passé, de ce passé mystérieux qu'elle avait tout fait pour ne pas oublier, retentissaient en elle et autour d'elle. Cela se heurtait aux remparts où le granit se mêlait à la lave des anciens volcans. Cela sautait d'une roche à l'autre, de statue en gargouille, glissait à la surface dure de l'eau, montait jusqu'à la bande bleue du ciel, retombait comme de la poudre d'écume jusqu'au fond du gouffre, et s'en allait par échos bondissants vers l'autre issue du défilé où étincelait la lumière du grand jour. Éperdue, palpitante de souvenirs, Aurélie essaya de lutter, et se raidit pour ne pas succomber à tant d'émotions. Mais elle n'avait plus de forces. Le passé la courbait comme une branche qui ploie, et elle s'inclina, en murmurant, avec des sanglots : – Mon Dieu ! mon Dieu, qui donc êtes-vous ? Elle était stupéfiée par ce prodige inconcevable. N'ayant jamais révélé le secret qu'on lui avait confié, jalouse, depuis son enfance, du trésor de souvenirs que sa mémoire gardait pieusement, et qu'elle ne devait livrer, selon l'ordre de sa mère, qu'à celui qu'elle aimerait, elle se sentait toute faible devant cet homme déconcertant qui lisait au plus profond de son âme. – Je ne me suis donc pas trompé ? et c'est bien ici, n'est-ce pas ? dit Raoul que l'abandon charmant de la jeune fille touchait infiniment. – C'est bien ici, chuchota Aurélie. Déjà au long du trajet, les choses se rappelaient à moi comme des choses déjà vues… la route… les arbres… ce chemin dallé qui montait entre deux talus… et puis ce lac, ces rochers, la couleur et le froid de cette eau… et puis surtout, ces sonneries de cloches… Oh ! ce sont les mêmes que jadis… elles sont venues nous rejoindre au même endroit où elles avaient rejoint ma mère, le père de ma mère et la petite fille que j'étais. Et, comme aujourd'hui, nous sommes sortis de l'ombre, pour entrer dans cette autre partie du lac, sous un même soleil… Elle avait relevé la tête et regardait. Un autre lac, en effet, plus petit, mais plus grandiose, s'ouvrait devant eux, avec des falaises plus escarpées et un air de solitude plus sauvage encore et plus agressif. Un à un, les souvenirs ressuscitaient. Elle les disait doucement, tout contre Raoul, comme des confidences que l'on fait à un ami. Elle évoquait devant lui une petite fille heureuse, insouciante, amusée par le spectacle des formes et des couleurs qu'elle contemplait aujourd'hui avec des yeux mouillés de larmes. – C'est comme si vous me meniez en voyage dans votre vie, fit Raoul, que l'émotion étreignait, et j'ai autant de plaisir à voir ce qu'elle fut ce jour-là, que vous-même à la retrouver. Elle continua : – Ma mère était assise à votre place, et son père en face de vous. J'embrassais la main de maman. Tenez, cet arbre tout seul, dans cette crevasse, il était là… et aussi ces grosses taches de soleil qui coulent sur cette roche… Et voilà que tout se resserre encore, comme tout à l'heure. Mais il n'y a plus de passage, c'est l'extrémité du lac. Il est allongé, ce lac, et courbé comme un croissant… On va découvrir une toute petite plage qui est à l'extrémité même… Tenez, la voici… avec une cascade à gauche, qui sort de la falaise… Il y en a une deuxième à droite… Vous allez voir le sable… Il brille comme du mica… Et il y a une grotte tout de suite… Oui, j'en suis sûre… Et à l'entrée de cette grotte… – À l'entrée de cette grotte ? – Il y avait un homme qui nous attendait… un drôle d'homme à longue barbe grise, vêtu d'une blouse de laine marron… On le voyait d'ici, debout, très grand. Ne va-t-on pas le voir ? – Je pensais qu'on le verrait, affirma Raoul. Et je suis très étonné. Il est presque midi, et notre rendez-vous était fixé à midi. CHAPITRE 12 L'eau qui monte Ils débarquèrent sur la petite plage où les grains de sable brillaient au soleil comme du mica. La falaise de droite et la falaise de gauche, en se rejoignant, formaient un angle aigu qui se creusait, à sa partie inférieure, en une petite anfractuosité que protégeait l'avancée d'un toit d'ardoises. Sous ce toit, une petite table était dressée, avec une nappe, des assiettes, du laitage et des fruits. Sur une des assiettes, une carte de visite portait ces mots : « Le marquis de Talençay, ami de votre grand-père d'Asteux, vous salue, Aurélie. Il sera là tantôt et s'excuse de ne pouvoir vous présenter ses hommages que dans la journée. » – Il attendait donc ma venue ? dit Aurélie. – Oui, fit Raoul. Nous avons parlé longtemps, lui et moi, il y a quatre jours, et je devais vous amener aujourd'hui à midi. Elle regardait autour d'elle. Un chevalet de peintre s'appuyait à la paroi, sous une large planche encombrée de cartons à dessin, de moulages et de boîtes de couleurs, et qui portait aussi de vieux vêtements. Par le travers de l'angle, un hamac. Au fond, deux grosses pierres formaient un foyer où l'on devait allumer du feu, car les parois étaient noires et un conduit s'ouvrait dans une fissure du roc, comme un tuyau de cheminée. – Est-ce qu'il habite là ? demanda Aurélie. – Souvent, surtout en cette saison. Le reste du temps, au village de Juvains où je l'ai découvert. Mais, même alors, il vient ici chaque jour. Comme votre grand-père défunt, c'est un vieil original, très cultivé, très artiste, bien qu'il fasse de bien mauvaise peinture. Il vit seul, un peu à la façon d'un ermite, chasse, coupe et débite ses arbres, surveille les gardiens de ses troupeaux, et nourrit tous les pauvres de ce pays qui lui appartient à deux lieues à la ronde. Et voilà quinze ans qu'il vous attend, Aurélie. – Ou du moins qu'il attend ma majorité. – Oui, par suite d'un accord avec son ami d'Asteux. Je l'ai interrogé à ce propos. Mais il ne veut répondre qu'à vous. J'ai dû lui raconter toute votre vie, toutes les histoires de ces derniers mois, et, comme je lui promettais de vous amener, il m'a prêté la clef du domaine. Sa joie de vous revoir est immense. – Alors, pourquoi n'est-il pas là ? L'absence du marquis de Talençay surprenait Raoul de plus en plus, bien qu'aucune raison ne lui permît d'y attacher de l'importance. En tout cas, ne voulant point inquiéter la jeune fille, il dépensa toute sa verve et tout son esprit durant ce premier repas qu'ils prenaient ensemble dans des circonstances si curieuses et dans un cadre si particulier. Toujours attentif à ne pas la froisser par trop de tendresse, il la sentait en pleine sécurité près de lui. Elle devait se rendre compte, elle-même, qu'il n'était plus l'adversaire qu'elle fuyait au début, mais l'ami qui ne vous veut que du bien. Tant de fois déjà, il l'avait sauvée ! Tant de fois elle s'était surprise à n'espérer qu'en lui, à ne voir sa propre vie que dépendante de cet inconnu, et son bonheur que bâti selon la volonté de cet homme ! Elle murmura : – J'aimerais vous remercier. Mais je ne sais comment. Je vous dois trop pour m'acquitter jamais. Il lui dit : – Souriez, demoiselle aux yeux verts, et regardez-moi. Elle sourit et le regarda. – Vous êtes quitte, dit-il. À deux heures trois quarts, la musique des cloches recommença et le bourdon de la cathédrale vint se cogner à l'angle des falaises. – Rien que de très logique, expliqua Raoul, et le phénomène est connu dans toute la région. Quand le vent descend du nordest, c'est-à-dire de Clermont-Ferrand, la disposition acoustique des lieux fait qu'un grand courant d'air entraîne toutes ces rumeurs par un chemin obligatoire qui serpente entre des remparts montagneux et qui aboutit à la surface du lac. C'est fatal, c'est mathématique. Les cloches de toutes les églises de Clermont-Ferrand et le bourdon de sa cathédrale ne peuvent faire autrement que de venir chanter ici, comme elles font en ce moment… Elle hocha la tête. – Non, dit-elle, ce n'est pas cela. Votre explication ne me satisfait pas. – Vous en avez une autre ? – La véritable. – Qui consiste ? – À croire fermement que c'est vous qui m'amenez ici le son de ces cloches pour me rendre toutes mes impressions d'enfant. – Je puis donc tout ? – Vous pouvez tout, dit-elle, avec foi. – Et je vois tout également, plaisanta Raoul. Ici, à la même heure, il y a quinze ans, vous avez dormi. – Ce qui veut dire ? – Que vos yeux sont lourds de sommeil, puisque votre vie d'il y a quinze ans recommence. Elle n'essaya point de se dérober à son désir et s'étendit dans le hamac. Raoul veilla un instant au seuil de la grotte. Mais, ayant consulté sa montre, il eut un geste d'agacement. Trois heures un quart : le marquis de Talençay n'était pas là. « Et après ! se dit-il avec irritation. Et après ! Cela n'a aucune importance. » Si, cela avait de l'importance. Il le savait. Il y a des cas où tout a de l'importance. Il rentra dans la grotte, observa la jeune fille qui dormait sous sa protection, voulut encore lui adresser des discours et la remercier en lui-même de sa confiance. Mais il ne le put point. Une inquiétude croissante l'envahissait. Il franchit la petite plage et constata que la barque, dont il avait fait reposer la proue sur le sable, flottait maintenant à deux ou trois mètres de la berge. Il dut l'agripper avec une perche, et il fit alors une seconde constatation, c'est que cette barque qui, pendant la traversée, s'était remplie de quelques centimètres d'eau, en contenait trente ou quarante centimètres. Il parvint à la retourner sur la berge. « Bigre, pensa-t-il, quel miracle que nous n'ayons pas coulé ! » Il ne s'agissait pas d'une voie d'eau ordinaire, facile à aveugler, mais d'une planche entière pourrie, et d'une planche qui avait été récemment plaquée à cet endroit et qui ne tenait que par quatre clous. Qui avait fait cela ? Tout d'abord Raoul songea au marquis de Talençay. Mais dans quel dessein le vieillard aurait-il agi ? Quel motif avait-on de penser que l'ami de d'Asteux voulût provoquer une catastrophe, au moment même où la jeune fille était conduite près de lui ? Une question cependant se posait : par où Talençay venait-il quand il n'avait pas de barque à sa disposition ? Par où allait-il arriver ? Il y avait donc un chemin terrestre qui s'amorçait à cette même plage, pourtant limitée par le double avancement des falaises ? Raoul chercha. Aucune issue possible à gauche, le jaillissement des deux sources s'ajoutant à l'obstacle de granit. Mais sur la droite, juste avant que la falaise trempât dans le lac et fermât la plage, une vingtaine de marches étaient taillées dans le roc, et de là, au flanc du rempart, s'élevait un sentier qui était plutôt un ressaut naturel, une sorte de corniche si étroite qu'il fallait s'accrocher parfois aux aspérités de la pierre. Raoul poussa une pointe de ce côté. De place en place on avait dû river un crampon de fer dont on s'aidait pour ne pas tomber dans le vide. Et ainsi put-il arriver, malaisément, au plateau supérieur et s'assurer que la sente faisait le tour du lac et se dirigeait vers le défilé. Un paysage de verdure, bossué de roches, s'étendait alentour. Deux bergers s'éloignaient, poussant leurs troupeaux vers la haute muraille qui entourait le vaste domaine. La haute silhouette du marquis de Talençay n'apparaissait nulle part. Raoul revint après une heure d'exploration. Or, durant cette heure, il s'en rendit compte avec désagrément lorsqu'il eut regagné le bas de la falaise, l'eau avait monté et recouvrait les premières marches. Il dut sauter. « Bizarre », murmura-t-il, d'un air soucieux. Aurélie avait dû l'entendre. Elle courut au-devant de lui et s'arrêta, stupéfaite. – Qu'y a-t-il ? demanda Raoul. – L'eau… prononça-t-elle… comme elle est haute ! Elle était bien plus basse tantôt, n'est-ce pas ?… Il n'y a pas de doute… – En effet. – Comment expliquez-vous ? – Phénomène bien naturel, comme les cloches. Et, s'efforçant de plaisanter : – Le lac subit la loi des marées, qui, comme vous le savez, provoquent les alternances du flux et du reflux. – Mais à quel moment l'avance va-t-elle cesser ? – Dans une heure ou deux. – C'est-à-dire que l'eau remplira la moitié de la grotte ? – Oui. Parfois même la grotte doit être envahie, comme le prouve cette marque noire sur le granit qui est évidemment une cote de niveau extrême. La voix de Raoul s'assourdit un peu. Au-dessus de cette première cote, il y en avait une autre qui devait correspondre au plafond même de l'abri. Que signifiait-elle, celle-là ? Fallait-il admettre qu'à certaines époques l'eau pouvait atteindre ce plafond ? Mais à la suite de quels phénomènes exceptionnels, de quels cataclysmes anormaux ? « Mais non, mais non, pensa-t-il, en se raidissant. Toute hypothèse de ce genre est absurde. Un cataclysme ? Il y en a tous les mille ans ! Une oscillation de flux et de reflux ? Fantaisies auxquelles je ne crois pas. Ce ne peut être qu'un hasard, un fait passager… » Soit. Mais ce fait passager, qu'est-ce qui le produisait ? D'involontaires raisonnements se poursuivaient en lui. Il songeait à l'absence inexplicable de Talençay. Il songeait aux rapports qui pouvaient exister entre cette absence et la menace sourde d'un danger qu'il ne comprenait pas encore. Il songeait à cette barque démolie. – Qu'avez-vous ? interrogea Aurélie. Vous êtes distrait. – Ma foi, dit-il, je commence à croire que nous perdons notre temps ici. Puisque l'ami de votre grand-père ne vient pas, allons au-devant de lui. L'entrevue aura tout aussi bien lieu dans sa maison de Juvains. – Mais comment partir ? La barque semble hors d'usage. – Il y a un chemin à droite, fort difficile pour une femme, mais tout de même praticable. Seulement il faudra accepter mon aide et vous laisser porter. – Pourquoi ne pas marcher, moi aussi ? – Pourquoi vous mouiller ? dit-il. Autant que je sois seul à entrer dans l'eau. Il avait fait cette proposition sans arrière-pensée. Mais il s'aperçut qu'elle était toute rouge. L'idée d'être portée par lui, comme sur le chemin de Beaucourt, devait lui être intolérable. Ils se turent, embarrassés l'un et l'autre. Puis la jeune fille qui était au bord du lac y plongea sa main et murmura : – Non… non… je ne pourrai pas supporter cette eau glacée, je ne pourrai pas. Elle rentra suivie par lui et un quart d'heure s'écoula, qui parut très long à Raoul. – Je vous en prie, dit-il, allons-nous-en. La situation devient dangereuse. Elle obéit et ils quittèrent la grotte. Mais, au moment même où elle se pendait à son cou, quelque chose siffla près d'eux, et un éclat de pierre sauta. Au loin, une détonation retentit. Raoul renversa brusquement Aurélie. Une deuxième balle siffla, écornant le roc. D'un geste il enleva la jeune fille, la poussa vers l'intérieur et s'élança, comme s'il eût voulu courir à l'assaut. – Raoul ! Raoul ! je vous défends… On va vous tuer… Il la saisit de nouveau, et la remit de force à l'abri. Mais cette fois elle ne le lâcha pas, et, se cramponnant, l'arrêta. – Je vous en supplie, restez… – Mais non, protesta Raoul, vous avez tort, il faut agir. – Je ne veux pas… je ne veux pas… Elle le retenait de ses mains frissonnantes, et, elle qui avait si peur d'être portée par lui, quelques instants plus tôt, elle le serrait contre elle avec une indomptable énergie. – Ne craignez rien, dit-il doucement. – Je ne crains rien, dit-elle tout bas, mais nous devons rester ensemble… Les mêmes dangers nous menacent. Ne nous quittons pas. – Je ne vous quitterai pas, promit Raoul, vous avez raison. Il passa seulement la tête, afin d'observer l'horizon. Une troisième balle troua l'une des ardoises sur le toit. Ainsi ils étaient assiégés, immobilisés. Deux tireurs, munis de fusils à longue portée, leur interdisaient toute tentative de sortie. Ces tireurs, Raoul, d'après deux petits nuages de fumée qui tourbillonnaient au loin, avait eu le temps de discerner leur position. Peu distants l'un de l'autre, ils se tenaient sur la rive droite, au-dessus du défilé, c'est-à-dire à deux cent cinquante mètres environ. De là, postés bien en face, ils commandaient le lac sur toute sa longueur, battaient le petit coin qui demeurait de la plage et pouvaient atteindre à peu près tout l'intérieur de la grotte. Elle s'offrait à eux, en effet, tout entière, sauf un renfoncement situé à droite et où l'on devait s'accroupir, et sauf l'extrême fond au-dessus de l'âtre marqué par deux pierres, et que masquait la retombée du toit. Raoul fit le violent effort de rire. – C'est drôle, dit-il. Son hilarité semblait si spontanée qu'Aurélie se domina, et Raoul reprit : – Nous voilà bloqués. Au moindre mouvement, une balle, et la ligne de feu est telle que nous sommes obligés de nous cacher dans un trou de souris. Avouez que c'est rudement bien combiné. – Par qui ? – J'ai pensé tout de suite au vieux marquis. Mais non, ce n'est pas lui, ce ne peut pas être lui… – Qu'est-il devenu, alors ? – Enfermé sans doute. Il sera tombé dans quelque piège que lui auront tendu précisément ceux qui nous bloquent. – C'est-à-dire ? – Deux ennemis redoutables, de qui nous ne devons attendre aucune pitié. Jodot et Guillaume Ancivel. Il affectait sur ce point une franchise brutale, pour diminuer dans l'esprit d'Aurélie l'idée du véritable péril qui les menaçait. Les noms de Jodot et de Guillaume, les coups de fusil, rien de tout cela ne comptait pour lui auprès de l'envahissement progressif de cette eau sournoise dont les bandits avaient fait leur alliée redoutable. – Mais pourquoi ce guet-apens ? dit-elle. – Le trésor, affirma Raoul, qui, plus encore qu'à Aurélie, se donnait à lui-même les explications les plus vraisemblables. J'ai réduit Marescal à l'impuissance, mais je n'ignorais pas qu'un jour ou l'autre il faudrait en finir avec Jodot et avec Guillaume. Ils ont pris les devants. Au courant de mes projets, je ne sais par quel artifice, ils ont attaqué l'ami de votre grand-père, l'ont emprisonné, lui ont volé les papiers et documents qu'il voulait vous communiquer, et, dès ce matin, nos adversaires étaient prêts. « S'ils ne nous ont pas accueillis à coups de feu quand nous traversions le défilé, c'est que des bergers rôdaient sur le plateau. D'ailleurs, pourquoi se presser ? Il était évident que nous attendrions Talençay, sur la foi de sa carte de visite et des quelques mots que l'un des deux complices y a griffonnés. Et c'est ici qu'ils nous ont tendu leur embûche. À peine avionsnous franchi le défilé que les lourdes écluses étaient fermées, et que le niveau du lac grossi par les deux cascades, commençait à s'élever, sans qu'il nous fût possible de nous en apercevoir avant quatre ou cinq heures. Mais alors les bergers retournaient au village, et le lac devenait le plus désert et le plus magnifique des champs de tir. La barque étant coulée et les balles interdisant toute sortie aux assiégés, impossible de prendre la fuite. Et voilà comment Raoul de Limésy s'est laissé rouler comme un vulgaire Marescal. » Tout cela fut dit sur un ton de badinage nonchalant, par un homme qui se divertit le premier du bon tour qui lui est joué. Aurélie avait presque envie de rire. Il alluma une cigarette et tendit, au bout de ses doigts, l'allumette qui flambait. Deux détonations, sur le plateau. Puis, immédiatement, une troisième et une quatrième. Mais les coups ne portaient pas. L'inondation, cependant, continuait avec rapidité. La plage formant cuvette, l'eau en avait dépassé le bord extrême et glissait maintenant en menues vagues sur un terrain plat. L'entrée de la grotte fut atteinte. – Nous serons plus en sécurité sur les deux pierres du foyer. Ils y sautèrent vivement. Raoul fit coucher Aurélie dans le hamac. Puis courant vers la table, il rafla dans une serviette ce qui restait du déjeuner, et le plaça sur la planche aux dessins. Des balles jaillirent. – Trop tard, dit-il. Nous n'avons plus rien à craindre. Un peu de patience et nous en sortirons. Mon plan ? Nous reposer et nous restaurer. Durant quoi, la nuit vient. Aussitôt je vous porte sur mes épaules jusqu'au sentier des falaises. Ce qui fait la force de nos adversaires, c'est le grand jour, grâce auquel ils peuvent nous bloquer. L'obscurité, c'est le salut. – Oui, mais l'eau monte pendant ce temps, dit Aurélie et il faut une heure avant que l'obscurité soit suffisante. – Et après ? Au lieu d'en être quitte pour un bain de pieds, j'en aurai jusqu'à mi-corps. C'était très simple, en effet. Mais Raoul savait fort bien toutes les lacunes de son plan. D'abord le soleil venait à peine de disparaître derrière le sommet des montagnes, ce qui indiquait encore une heure et demie ou deux heures de grand jour. En outre l'ennemi se rapprocherait peu à peu, prendrait position sur le sentier, et comment Raoul pourrait-il accoster avec la jeune fille et forcer le passage ? Aurélie hésitait, se demandant ce qu'elle devait croire. Malgré elle, ses yeux fixaient des points de repère qui lui permettaient de suivre les progrès de l'eau, et par moments elle frissonnait. Mais le calme de Raoul était si impressionnant – Vous nous sauverez, murmura-t-elle, j'en suis certaine. – À la bonne heure, dit-il, sans se départir de sa gaieté, vous avez confiance. – Oui, j'ai confiance. Vous m'avez dit un jour… rappelezvous…, en lisant les lignes de ma main, que je devais redouter le péril de l'eau. Votre prédiction s'accomplit. Et cependant je ne redoute rien, car vous pouvez tout… vous faites des miracles… – Des miracles ? dit Raoul qui cherchait toutes les occasions de la rassurer par l'insouciance de ses discours. Non, pas de miracles. Seulement je raisonne et j'agis selon les circonstances. Parce que je ne vous ai jamais interrogée sur vos souvenirs d'enfance, et que cependant je vous ai conduite ici, parmi les paysages que vous aviez contemplés, vous me considérez comme une espèce de sorcier. Erreur. Tout cela fut affaire de raisonnement et de réflexion, et je ne disposais pas de renseignements plus précis que les autres. Jodot et ses complices connaissaient aussi la bouteille et avaient lu, comme moi, la formule inscrite sous le nom d'Eau de Jouvence. « Quelle indication en ont-ils tirée ? Aucune. Moi, je me suis enquis, et j'ai vu que presque toute la formule reproduit exactement, sauf une ligne, l'analyse des eaux de Royat, une des principales stations thermales d'Auvergne. Je consulte les cartes d'Auvergne et j'y découvre le village et le lac de Juvains (Juvains, contraction évidente du mot latin Juventia, qui signifie Jouvence). J'étais renseigné. En une heure de promenade et de bavardage à Juvains, je me rendais compte que le vieux M. de Talençay, marquis de Carabas de tout ce pays, devait être au centre même de l'aventure, et je me présentai à lui comme votre envoyé. Dès qu'il m'eut révélé que vous étiez venue jadis le dimanche et le lundi de l'Assomption, c'est-à-dire le 14 et le 15 août, j'ai préparé notre expédition pour ce même jour. Précisément le vent souffle du nord comme autrefois. D'où l'escorte des cloches. Et voici ce que c'est qu'un miracle, demoiselle aux yeux verts. » Mais les mots n'étaient plus suffisants pour distraire l'attention de sa compagne. Au bout d'un instant, Aurélie chuchota : – L'eau monte… L'eau monte… Elle recouvre les deux pierres et mouille vos chaussures. Il souleva l'une des pierres et la posa sur l'autre. Ainsi exhaussé, il appuya son coude à la corde du hamac, et l'air toujours dégagé, il se remit à causer, car il avait peur du silence pour la jeune fille. Mais, au fond de lui, tout en disant des paroles de sécurité, il se livrait à d'autres raisonnements et à d'autres réflexions sur l'implacable réalité dont il constatait avec effarement la menace croissante. Que se passait-il ? Comment envisager la situation ? À la suite des manœuvres exécutées par Jodot et par Guillaume, le niveau de l'eau s'élève. Soit. Mais les deux bandits ne font évidemment que profiter d'un état de choses existant déjà, et remontant sans doute à une époque fort reculée. Or, ne doit-on pas supposer que ceux qui ont rendu possible cette élévation de niveau pour des motifs encore secrets (motifs qui n'étaient certes pas de bloquer et de noyer des gens dans la grotte) ont également rendu possible un abaissement du niveau ? La fermeture des écluses devait avoir pour corollaire l'établissement d'un trop-plein à mécanisme invisible, permettant aux eaux de s'écouler et au lac de se vider, suivant les circonstances. Mais où chercher ce trop-plein ? Où trouver ce mécanisme dont le fonctionnement se conjuguait avec le jeu des écluses ? Raoul n'était pas de ceux qui attendent la mort. Il songeait bien à se précipiter vers l'ennemi malgré tous les obstacles, ou à nager jusqu'aux écluses. Mais qu'une balle le frappât, que la température glacée de l'eau paralysât ses efforts, que deviendrait Aurélie ? Si attentif qu'il fût à dissimuler aux yeux d'Aurélie l'inquiétude de ses pensées, la jeune fille ne pouvait pas se méprendre sur certaines inflexions de voix ou sur certains silences chargés d'une angoisse qu'elle éprouvait elle-même. Elle lui dit soudain, comme si elle eût été débordée par cette angoisse qui la torturait : – Je vous en prie, répondez-moi, je vous en prie. J'aimerais mieux connaître la vérité. Il n'y a plus d'espoir, n'est-ce pas ? – Comment ! Mais le jour baisse… – Pas assez vite… Et quand il fera nuit, nous ne pourrons plus partir. – Pourquoi ? – Je l'ignore. Mais j'ai l'intuition que tout est fini et que vous le savez. Il dit d'un ton ferme : – Non… Non… Le péril est grand, mais encore lointain. Nous y échapperons si nous ne perdons pas une seconde notre calme. Tout est là. Réfléchir, comprendre. Quand j'aurai tout compris, je suis sûr qu'il sera temps encore d'agir. Seulement… – Seulement… – Il faut m'aider. Pour comprendre tout à fait, j'ai besoin de vos souvenirs, de tous vos souvenirs. La voix de Raoul se faisait pressante et il continua avec une ardeur contenue : – Oui, je sais, vous avez promis à votre mère de ne les révéler qu'à l'homme que vous aimeriez. Mais la mort est une raison de parler plus forte que l'amour, et, si vous ne m'aimez pas, je vous aime comme votre mère aurait pu souhaiter que l'on vous aimât. Pardonnez-moi de vous le dire, malgré le serment que je vous ai fait… Mais il y a des heures où l'on ne peut plus se taire. Je vous aime… Je vous aime et je veux vous sauver… Je vous aime… Je n'admets pas votre silence qui serait un crime contre vous. Répondez. Quelques mots seront peutêtre suffisants pour m'éclairer. Elle murmura : – Interrogez-moi. Il dit aussitôt : – Que s'est-il passé autrefois après votre arrivée ici, avec votre mère ? Quels paysages avez-vous vus ? Où votre grandpère et votre ami vous ont-ils conduite ? – Nulle part, affirma-t-elle. Je suis sûre d'avoir dormi ici, oui, dans un hamac comme aujourd'hui… On causait autour de moi. Les deux hommes fumaient. Ce sont des souvenirs que j'avais oubliés et que je retrouve. Je me rappelle l'odeur du tabac et le bruit d'une bouteille qu'on a débouchée. Et puis… et puis… je ne dors plus… on me fait manger… Dehors, il y a du soleil… – Du soleil ? – Oui, ce doit être le lendemain. – Le lendemain ? vous êtes certaine ? Tout est là, dans ce détail. – Oui, j'en suis certaine. Je me suis réveillée ici, le lendemain, et dehors, il y avait du soleil. Seulement, voilà… tout a changé… Je me vois encore ici, et cependant c'est ailleurs. J'aperçois les rochers, mais ils ne sont plus au même endroit. – Comment ?… ils ne sont plus au même endroit ? – Non, l'eau ne les baigne plus. – L'eau ne les baigne plus, et cependant vous sortiez de cette grotte ? – Je sortais de cette grotte. Oui, mon grand-père marche devant nous. Ma mère me tient par la main. Ça glisse, sous nos pieds. Autour de nous, il y a des sortes de maisons… comme des ruines… Et puis de nouveau les cloches… ces mêmes cloches que j'entends toujours… – C'est cela… c'est bien cela, dit Raoul, entre ses dents. Tout s'accorde avec ce que je supposais. Aucune hésitation possible. Un lourd silence tomba sur eux. L'eau clapotait avec un bruit sinistre. La table, le chevalet, des livres et dès chaises flottaient. Il dut s'asseoir à l'extrémité du hamac et se courber sous le plafond de granit. Dehors, l'ombre se mêlait à la lumière défaillante. Mais à quoi lui servirait l'ombre, si épaisse qu'elle fût ? De quel côté agir ? Il étreignait désespérément sa pensée, la forçant à trouver la solution. Aurélie s'était à moitié dressée avec des yeux qu'il devinait affectueux et doux. Elle prit une de ses mains, s'inclina, et la baisa. – Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-il, éperdu, que faites-vous ? Elle murmura : – Je vous aime. Les yeux verts brillaient dans la demi-obscurité. Il entendait battre le cœur de la jeune fille, et jamais il n'avait éprouvé une telle joie. Elle reprit tendrement, en lui entourant le cou de ses bras : – Je vous aime. Voyez-vous, Raoul, c'est là mon grand et mon seul secret. L'autre ne m'intéresse pas. Mais celui-là c'est toute ma vie ! et toute mon âme ! Je vous ai aimé tout de suite, sans vous connaître, avant même de vous voir… Je vous ai aimé dans les ténèbres, et c'est pour cela que je vous détestais… Oui, j'avais honte… Ce sont vos lèvres qui m'ont prise, là-bas, sur la route de Beaucourt. J'ai senti quelque chose que j'ignorais et qui m'a effrayée. Tant de plaisir, tant de félicité, en cette nuit atroce et par un homme qui m'était inconnu ! Jusqu'au fond de l'être, j'ai eu l'impression délicieuse et révoltante que je vous appartenais… et que vous n'auriez qu'à vouloir pour faire de moi votre esclave. Si je vous ai fui dès lors, c'est à cause de cela, Raoul, non pas parce que je vous haïssais, mais parce que je vous aimais trop et que je vous redoutais. J'étais confuse de mon trouble… Je ne voulais plus vous voir, à aucun prix, et cependant je ne songeais qu'à vous revoir… Si j'ai pu supporter l'horreur de cette nuit et de toutes les abominables tortures qui ont suivi, c'est pour vous, pour vous que je fuyais, et qui reveniez sans cesse aux heures du danger. Je vous en voulais de toutes mes forces, et à chaque fois je me sentais à vous davantage. Raoul, Raoul, serrez-moi bien. Raoul, je vous aime. Il la serra avec une passion douloureuse. Au fond il n'avait jamais douté de cet amour que l'ardeur d'un premier baiser lui avait révélé et qui, à chacune de leurs rencontres, se manifestait par un effarement dont il devinait la raison profonde. Mais il avait peur du bonheur même qu'il éprouvait. Les mots tendres de la jeune fille, la caresse de son haleine fraîche l'engourdissaient. L'indomptable volonté de la lutte s'épuisait en lui. Elle eut l'intuition de sa lassitude secrète, et elle l'attira plus près d'elle encore. – Résignons-nous, Raoul. Acceptons ce qui est inévitable. Je ne crains pas la mort avec vous. Mais je veux qu'elle me surprenne dans vos bras… ma bouche sur votre bouche, Raoul. Jamais la vie ne nous donnera plus de bonheur. Ses deux bras l'enlaçaient comme un collier qu'il ne pouvait plus détacher. Peu à peu, elle avançait la tête vers lui. Il résistait cependant. Baiser cette bouche qui s'offrait, c'était consentir à la défaite, et, comme elle disait, se résigner à l'inévitable. Et il ne voulait pas. Toute sa nature s'insurgeait contre une telle lâcheté. Mais Aurélie le suppliait, et balbutiait les mots qui désarment et affaiblissent. – Je vous aime… ne refusez pas ce qui doit être… je vous aime… je vous aime… Leurs lèvres se joignirent. Il goûta l'ivresse d'un baiser où il y avait toute l'ardeur de la vie et l'affreuse volupté de la mort. La nuit les enveloppa, plus rapide, semblait-il, depuis qu'ils s'abandonnaient à la torpeur délicieuse de la caresse. L'eau montait. Défaillance passagère à laquelle Raoul s'arracha brutalement. L'idée que cet être charmant, et qu'il avait tant de fois sauvé, allait connaître l'épouvantable martyre de l'eau qui vous pénètre, et qui vous étouffe, et qui vous tue, cette idée le secoua d'horreur. – Non, non, s'écria-t-il… Cela ne sera pas… La mort pour vous ?… non… je saurai empêcher une telle ignominie. Elle voulut le retenir. Il lui saisit les poignets, et elle suppliait d'une voix lamentable : – Je t'en prie, je t'en prie… Que veux-tu faire ? – Te sauver… me sauver moi-même. – Il est trop tard ! – Trop tard ? Mais la nuit est venue ! Comment, je ne vois plus tes chers yeux… je ne vois plus tes lèvres… et je n'agirais pas ! – Mais de quelle façon ? – Est-ce que je sais ? L'essentiel est d'agir. Et puis tout de même j'ai des éléments de certitude… Il doit y avoir fatalement des moyens prévus pour maîtriser, à un certain moment, les effets de l'écluse fermée. Il doit y avoir des vannes qui permettent un écoulement rapide. Il faut que je trouve… Aurélie n'écoutait pas. Elle gémissait : – Je vous en prie… Vous me laisseriez seule dans cette nuit effrayante ? J'ai peur, mon Raoul. – Non, puisque vous n'avez pas peur de mourir, vous n'avez pas peur de vivre non plus… de vivre deux heures, pas davantage. L'eau ne peut pas vous atteindre avant deux heures. Et je serai là… Je vous jure, Aurélie, que je serai là, quoi qu'il arrive… pour vous dire que vous êtes sauvée… ou pour mourir avec vous. Peu à peu, sans pitié, il s'était dégagé de l'étreinte éperdue. Il se pencha vers la jeune fille, et lui dit passionnément : – Aie confiance, ma bien-aimée. Tu sais que je n'ai jamais failli à la tâche. Dès que j'aurai réussi, je te préviendrai par un signal… deux coups de sifflet… deux détonations… Mais, alors même que tu sentirais l'eau te glacer, crois en moi aveuglément. Elle retomba sans forces. – Va, dit-elle, puisque tu le veux. – Tu n'auras pas peur ? – Non, puisque tu ne le veux pas. Il se débarrassa de son veston, de son gilet et de ses chaussures, jeta un coup d'œil sur le cadran lumineux de sa montre, l'attacha à son cou, et sauta. Dehors, les ténèbres. Il n'avait aucune arme, aucune indication. Il était huit heures… CHAPITRE 13 Dans les ténèbres La première impression de Raoul fut affreuse. Une nuit sans étoiles, lourde, implacable, faite de brume épaisse, une nuit immobile pesait sur le lac invisible et sur les falaises indistinctes. Ses yeux ne lui servaient pas plus que des yeux d'aveugle. Ses oreilles n'entendaient que le silence. Le bruit des cascades ne résonnait plus : le lac les avait absorbées. Et, dans ce gouffre insondable, il fallait voir, entendre, se diriger, et atteindre le but. Les vannes ? Pas une seconde il n'y avait songé réellement. C'eût été de la folie de jouer au jeu mortel de les chercher. Non, son objectif, c'était de rejoindre les deux bandits. Or, ils se cachaient. Redoutant sans doute une attaque directe contre un adversaire tel que lui, ils se tenaient prudemment dans l'ombre, armés de fusils et tous leurs sens aux aguets. Où les trouver ? Sur le rebord supérieur de la plage, l'eau glacée lui recouvrait la poitrine et lui causait une telle souffrance qu'il ne considérait pas comme possible de nager jusqu'à l'écluse. D'ailleurs comment eût-il pu manœuvrer cette écluse, sans connaître l'emplacement du mécanisme ? Il longea la falaise, en tâtonnant, gagna les marches submergées, et arriva au sentier qui s'accrochait à la paroi. L'ascension était extrêmement pénible. Il l'interrompit tout à coup. Au loin, à travers la brume, une faible lumière brillait. Où ? Impossible de le préciser. Était-ce sur le lac ? Au haut des falaises ? En tout cas cela venait d'en face, c'est-à-dire des environs du défilé, c'est-à-dire de l'endroit même d'où les bandits avaient tiré et où l'on pouvait supposer qu'ils campaient. Et cela ne pouvait pas être vu de la grotte, ce qui montrait leurs précautions et ce qui constituait une preuve de leur présence. Raoul hésita. Devait-il suivre le chemin de terre, subir tous les détours des pics et des vallonnements, monter sur des roches, descendre dans des creux d'où il perdrait de vue la précieuse lumière ? C'est en songeant à Aurélie, emprisonnée au fond du terrifiant sépulcre de granit, qu'il prit sa décision. Vivement, il dégringola le sentier parcouru, et se jeta, d'un élan, à la nage. Il crut qu'il allait suffoquer. La torture du froid lui paraissait intolérable. Bien que le trajet ne comportât pas plus de deux cents à deux cent cinquante mètres, il fut sur le point d'y renoncer, tellement cela semblait au-dessus des forces humaines. Mais la pensée d'Aurélie ne le quittait pas. Il la voyait sous la voûte impitoyable. L'eau poursuivait son œuvre féroce, que rien ne pouvait arrêter ni ralentir. Aurélie en percevait le chuchotement diabolique et sentait son souffle glacial. Quelle ignominie ! Il redoublait d'efforts. La lumière le guidait comme une étoile bienfaisante, et ses yeux la considéraient ardemment, comme s'il eût peur qu'elle ne s'évanouît subitement sous l'assaut formidable de toutes les puissances de l'obscurité. Mais d'autre part est-ce qu'elle n'annonçait pas que Guillaume et Jodot étaient à l'affût, et que, tournée et baissée vers le lac, elle leur servait à fouiller du regard la route par où l'attaque aurait pu se produire ? En approchant, il éprouvait un certain bien-être, dû évidemment à l'activité de ses muscles. Il avançait à larges brassées silencieuses. L'étoile grandissait, doublée par le miroir du lac. Il obliqua, hors du champ de clarté. Autant qu'il put en juger, le poste des bandits était établi en haut d'un promontoire qui empiétait sur l'entrée du défilé. Il se heurta à des récifs, puis rencontra une berge de petits galets où il aborda. Au-dessus de sa tête, mais plutôt vers la gauche, des voix murmuraient. Quelle distance le séparait de Jodot et de Guillaume ? Comment se présentait l'obstacle à franchir ? Muraille à pic ou pente accessible ? Aucun indice. Il fallait tenter l'escalade au hasard. Il commença par se frictionner vigoureusement les jambes et le torse avec de petits graviers secs dont il remplit sa main. Puis il tordit ses vêtements mouillés, qu'il remit ensuite, et, bien dispos, il se risqua. Ce n'était ni une muraille abrupte, ni une pente accessible. C'étaient des couches de rocs superposés comme les soubassements d'une construction cyclopéenne. On pouvait donc grimper, mais grâce à quels efforts, à quelle audace, à quelle gymnastique périlleuse ! On pouvait grimper, mais les cailloux auxquels les doigts tenaces s'agrippaient comme des griffes, sortaient de leurs alvéoles, les plantes se déracinaient, et là-haut, les voix devenaient de plus en plus distinctes. En plein jour, Raoul n'eût jamais tenté cette entreprise de folie. Mais le tic-tac ininterrompu de sa montre le poussait comme une force irrésistible ; chaque seconde qui battait ainsi près de son oreille, c'était un peu de la vie d'Aurélie qui se dissipait. Il fallait donc réussir. Il réussit. Soudain il n'y eut plus d'obstacles. Un dernier étage de gazon couronnait l'édifice. Une lueur vague flottait dans l'ombre, comme une nuée blanche. Devant lui se creusait une dépression, un terrain en cuvette, au centre duquel s'écroulait une cabane à moitié démolie. Un tronc d'arbre portait une lanterne fumeuse. Sur le rebord opposé, deux hommes lui tournaient le dos, étendus à plat ventre, penchés vers le lac, des fusils et des revolvers à portée de leurs mains. Près d'eux une seconde lumière, provenant d'une lampe électrique, celle dont la lueur avait guidé Raoul. Il regarda sa montre et tressaillit. L'expédition avait duré cinquante minutes, beaucoup plus longtemps qu'il ne le croyait. « J'ai une demi-heure tout au plus pour arrêter l'inondation, pensa-t-il. Si, dans une demi-heure, je n'ai pas arraché à Jodot le secret des vannes, je n'ai plus qu'à retourner près d'Aurélie, selon ma promesse, et mourir avec elle. » Il rampa dans la direction de la cabane, caché par les hautes herbes. Une douzaine de mètres plus loin, Jodot et Guillaume causaient en sécurité absolue, assez haut pour qu'il reconnût leurs voix, pas assez pour qu'il recueillît une seule parole. Que faire ? Raoul était venu sans plan précis et avec l'intention d'agir selon les circonstances. N'ayant aucune arme, il jugeait dangereux d'entamer une lutte qui, somme toute, pouvait tourner contre lui. Et, d'autre part, il se demandait si, en cas de victoire, la contrainte et les menaces détermineraient un adversaire comme Jodot à parler, c'est-à-dire à se déclarer vaincu et à livrer des secrets qu'il avait eu tant de mal à conquérir. Il continua donc de ramper, avec des précautions infinies, et dans l'espoir qu'un mot surpris pourrait le renseigner. Il gagna deux mètres, puis trois mètres. Lui-même, il ne percevait pas le froissement de son corps sur le sol, et ainsi il parvint à un point où les phrases prenaient un sens plus net. Jodot disait : – Eh ! ne te fais donc pas de bile, sacrebleu ! Quand nous sommes descendus à l'écluse, le niveau atteignait la cote cinq, qui correspond au plafond de la grotte, et, puisqu'ils n'avaient pas pu sortir, leur affaire était déjà réglée. Sûr et certain, comme deux et deux font quatre. – Tout de même, fit Guillaume, vous auriez dû vous établir plus près de la grotte, et, de là, les épier. – Pourquoi pas toi, galopin ? – Moi, avec mon bras encore tout raide ! C'est tout au plus si j'ai pu tirer. – Et puis t'as peur de ce bougre-là… – Vous aussi, Jodot. – Je ne dis pas non. J'ai préféré les coups de fusil… et le truc de l'inondation, puisqu'on avait les cahiers du vieux Talençay. – Oh ! Jodot, ne prononcez pas ce nom-là… La voix de Guillaume faiblissait. Jodot ricana : – Poule mouillée, va ! – Rappelez-vous, Jodot. À mon retour à l'hôpital, quand vous êtes venu nous trouver, maman vous a répondu : « Soit. Vous savez où ce diable d'homme, ce Limésy de malheur, a niché Aurélie, et vous prétendez qu'en le surveillant on ira jusqu'au trésor. Soit. Que mon garçon vous donne un coup de main. Mais pas de crime, n'est-ce pas ? pas de sang… » – Il n'y en a pas eu une goutte, fit Jodot, d'un ton goguenard. – Oui, oui, vous savez ce que je veux dire, et ce qu'il est advenu de ce pauvre homme. Quand il y a mort, il y a crime… C'est comme pour Limésy et pour Aurélie, direz-vous qu'il n'y a pas crime ? – Alors, quoi, il fallait abandonner toute cette histoire ? Crois-tu qu'un type comme Limésy t'aurait cédé la place comme ça, pour tes beaux yeux ? Tu le connais pourtant, le damné personnage. Il t'a cassé un bras… il aurait fini par te casser la gueule. Lui ou nous, c'était à choisir. – Mais Aurélie ? – Les deux font la paire. Pas moyen de toucher à l'un sans toucher à l'autre. – La malheureuse… – Et après ? Veux-tu le trésor, oui ou non ? Ça ne se gagne pas en fumant sa pipe, des machines de ce calibre-là. – Cependant… – Tu n'as pas vu le testament du marquis ? Aurélie héritière de tout le domaine de Juvains… Alors qu'aurais-tu fait ? L'épouser peut-être ? Pour se marier, il faut être deux, mon garçon, et j'ai idée que le sieur Guillaume… – Alors ?… – Alors, mon petit, voilà ce qui se passera. Demain le lac de Juvains redeviendra comme avant, ni plus haut ni plus bas. Après-demain, pas plus tôt, puisque le marquis le leur a défendu, les bergers rappliquent. On trouve le marquis, mort d'une chute, dans un ravin du défilé, sans que personne puisse supposer qu'une main secourable lui a donné le petit coup qui fait perdre l'équilibre. Donc succession ouverte. Pas de testament, puisque c'est moi qui l'ai. Pas d'héritier, puisqu'il n'a aucune famille. En conséquence l'État s'empare légalement du domaine. Dans six mois, la vente. Nous achetons. – Avec quel argent ? – Six mois pour en trouver, ça suffit, dit Jodot, l'intonation sinistre. D'ailleurs, que vaut le domaine pour qui ne sait pas ? – Et s'il y a des poursuites ? – Contre qui ? – Contre nous. – À propos de quoi ? – À propos de Limésy et d'Aurélie ? – Limésy ? Aurélie ? Noyés, disparus, introuvables. – Introuvables ! On les trouvera dans la grotte. – Non, car nous y passerons demain matin, et, deux bons galets attachés aux jambes, ils iront au fond du lac. Ni vu ni connu… – L'auto de Limésy ? – Dans l'après-midi, nous filons avec, de sorte que personne ne saura même qu'ils sont venus de ce côté. On croira que la petite s'est fait enlever de la maison de santé par son amoureux et qu'ils voyagent on ne sait où. Voilà mon plan. Qu'en dis-tu ? – Excellent, vieille canaille, dit une voix près d'eux. Seulement, il y a un accroc. Ils se retournèrent, dans un sursaut d'effroi. Un homme était là, accroupi à la manière arabe, un homme qui répéta : – Un gros accroc. Car, enfin, tout ce joli plan repose sur des actes accomplis. Or, que devient-il si le monsieur et la dame de la grotte ont pris la poudre d'escampette ? Leurs mains cherchaient à tâtons les fusils, les brownings. Plus rien. – Des armes ?… pour quoi faire ? dit la voix gouailleuse. Est-ce que j'en ai, moi ? Un pantalon mouillé, une chemise mouillée, un point c'est tout. Des armes…, entre braves gens comme nous ! Jodot et Guillaume ne bougeaient plus, interloqués. Pour Jodot, c'était l'homme de Nice qui réapparaissait. Pour Guillaume, l'homme de Toulouse. Et surtout, c'était l'ennemi redoutable dont ils se croyaient débarrassés, et dont le cadavre… – Ma foi, oui, dit-il, en riant, et en affectant l'insouciance, ma foi, oui, vivant. La cote numéro 5 ne correspond pas au plafond de la grotte. Et d'ailleurs si vous vous imaginez que c'est avec de petits trucs de ce genre qu'on a raison de moi ! Vivant, mon vieux Jodot ! Et Aurélie aussi. Elle est bien à l'abri, loin de la grotte, et pas une goutte d'eau sur elle. Donc nous pouvons causer. Du reste ce sera bref. Cinq minutes, pas une seconde de plus. Tu veux bien ? Jodot se taisait, stupide, effaré. Raoul regarda sa montre, et paisiblement, nonchalamment, comme si son cœur n'avait pas sauté dans sa poitrine étreinte par une angoisse indicible, il reprit : – Voilà. Ton plan ne tient plus. Dès l'instant où Aurélie n'est pas morte, elle hérite, et il n'y a pas vente. Si tu la tues et qu'il y ait vente, moi, je suis là, et j'achète. Il faudrait me tuer aussi. Pas possible. Invulnérable. Donc tu es coincé. Un seul remède. Il fit une pause. Jodot se pencha. Il y avait donc un remède ? – Oui, il y en a un, prononça Raoul, un seul : t'entendre avec moi. Le veux-tu ? Jodot ne répondit point. Il s'était accroupi à deux pas de Raoul et fixait sur lui des yeux brillants de fièvre. – Tu ne réponds pas. Mais tes prunelles s'animent. Je les vois qui brillent comme des prunelles de bête fauve. Si je te propose quelque chose, c'est que j'ai besoin de toi ? Pas du tout. Je n'ai jamais besoin de personne. Seulement, depuis quinze ou dix-huit ans, tu poursuis un but que tu es tout près d'atteindre, et cela te donne des droits, des droits que tu es résolu à défendre par tous les moyens, assassinat compris. « Ces droits, je te les achète, car je veux être tranquille, et qu'Aurélie le soit aussi. Un jour ou l'autre, tu trouverais moyen de nous faire un mauvais coup. Je ne veux pas. Combien demandes-tu ? » Jodot semblait se détendre. Il gronda : – Proposez. – Voici, dit Raoul. Comme tu le sais, il ne s'agit pas d'un trésor dont chacun peut prendre sa part, mais d'une affaire à mettre debout, d'une exploitation, dont les bénéfices… – Seront considérables, fit Jodot. – Je te l'accorde. Aussi mon offre est en rapport. Cinq mille francs par mois. Le bandit sursauta, ébloui par un tel chiffre. – Pour tous les deux ? – Cinq mille pour toi… Deux pour Guillaume. Celui-ci ne put s'empêcher de dire : – J'accepte. – Et toi, Jodot ? – Peut-être, fit l'autre. Mais il faudrait un gage, une avance. – Un trimestre, ça va-t-il ? Demain à trois heures, rendezvous, à Clermont-Ferrand, place Jaude, et remise d'un chèque. – Oui, oui, dit Jodot, qui se méfiait. Mais rien ne me prouve que demain le baron de Limésy ne me fera pas arrêter. – Non, car on m'arrêterait en même temps. – Vous ? – Parbleu ! La capture serait meilleure que tu ne supposes. – Qui êtes-vous ? – Arsène Lupin. Le nom eut un effet prodigieux sur Jodot. Il s'expliquait maintenant la ruine de tous ses plans et l'ascendant que cet homme exerçait sur lui. Raoul, répéta : – Arsène Lupin, recherché par toutes les polices du monde. Plus de cinq cents vols qualifiés, plus de cent condamnations. Tu vois, on est fait pour s'entendre. Je te tiens. Mais tu me tiens, et l'accord est signé, j'en suis sûr. J'aurais pu tout à l'heure te casser la tête. Non. J'aime autant une transaction. Et puis, je t'emploierai au besoin. Tu as des défauts, mais de rudes qualités. Ainsi la manière dont tu m'as filé jusqu'à ClermontFerrand, c'est de premier ordre, puisque je n'ai pas encore compris. Donc tu as ma parole, et la parole de Lupin… c'est de l'or. Ça colle ? Jodot consulta Guillaume à voix basse, et répliqua : – Oui, nous sommes d'accord. Que voulez-vous ? – Moi ? Mais rien du tout, mon vieux, dit Raoul toujours insouciant. Je suis un monsieur qui cherche la paix et qui paie ce qu'il faut pour l'obtenir. On devient des associés… voilà le vrai mot. Si tu désires verser dans l'association dès aujourd'hui une part quelconque, à ta guise. Tu as des documents ? – Considérables. Les instructions du marquis, rapport au lac. – Évidemment puisque tu as pu fermer l'écluse. Elles sont détaillées, ces instructions ? – Oui, cinq cahiers d'écriture fine. – Et tu les as là ? – Oui. Et j'ai le testament aussi… en faveur d'Aurélie. – Donne. – Demain, contre les chèques, déclara Jodot nettement. – Entendu, demain, contre les chèques. Serrons-nous la main. Ce sera la signature du pacte. Et séparons-nous. Une poignée de main fut échangée. – Adieu, fit Raoul. L'entrevue était finie, et cependant la vraie bataille allait se livrer en quelques mots. Toutes les paroles prononcées jusquelà, toutes les promesses, autant de balivernes propres à dérouter Jodot. L'essentiel, c'était l'emplacement des vannes. Jodot parlerait-il ? Jodot devinerait-il la situation véritable, la raison sournoise de la démarche faite par Raoul ? Jamais Raoul ne s'était senti à ce point anxieux. Il dit négligemment : – J'aurais bien aimé voir « la chose » avant de partir. Tu ne pourrais pas ouvrir les vannes d'écoulement devant moi ? Jodot objecta : – C'est qu'il faut, d'après les cahiers du marquis, sept à huit heures pour que les vannes opèrent jusqu'au bout. – Eh bien, ouvre-les tout de suite. Demain matin, toi d'ici, Aurélie et moi de là-bas, on verra « la chose », c'est-à-dire les trésors. C'est tout près, n'est-ce pas, les vannes ? au-dessous de nous ? près de l'écluse ? – Oui. – Il y a un sentier direct ? – Oui. – Tu connais le maniement ? – Facile. Les cahiers l'indiquent. – Descendons, proposa Raoul, je vais te donner un coup de main. Jodot se leva et prit la lampe électrique. Il n'avait pas flairé le piège. Guillaume le suivit. En passant, ils aperçurent les fusils que Raoul, au début, avait attirés près de lui et poussés un peu plus loin. Jodot mit l'un d'eux en bandoulière. Guillaume également. Raoul qui avait saisi la lanterne emboîta le pas aux deux bandits. « Cette fois, se disait-il avec une allégresse qu'eût trahie l'expression de son visage, cette fois, nous y sommes. Quelques convulsions peut-être encore. Mais le grand combat est gagné. » Ils descendirent. Au bord du lac, Jodot s'orienta sur une digue de sable et de gravier qui bordait le pied de la falaise, contourna une roche qui masquait une anfractuosité assez profonde où une barque était attachée, s'agenouilla, déplaça quelques gros cailloux, et découvrit un alignement de quatre poignées de fer que terminaient quatre chaînes engagées dans des tuyaux de poterie. – C'est là, tout à côté de la manivelle de l'écluse, dit-il. Les chaînes actionnent les plaques de fonte posées au fond. Il tira l'une des poignées. Raoul en fit autant, et il eut l'impression immédiate que la commande se transmettait à l'autre bout de la chaîne et que la plaque avançait. Les deux autres épreuves réussirent également. Il y eut dans le lac, à quelque distance, une série de petits bouillonnements. La montre de Raoul marquait neuf heures vingt-cinq. Aurélie était sauvée. – Prête-moi ton fusil, dit Raoul. Ou plutôt, non. Tire toimême… deux coups. – Pour quoi faire ? – C'est un signal. – Un signal ? – Oui. J'ai laissé Aurélie dans la grotte, laquelle est presque remplie d'eau et tu te rends compte de son épouvante. Alors, en la quittant, j'ai promis de l'avertir, par un moyen quelconque, dès qu'elle n'aurait plus rien à craindre. Jodot fut stupéfait. L'audace de Raoul, cet aveu du danger que courait encore Aurélie le confondaient, et en même temps augmentaient à ses yeux le prestige de son ancien adversaire. Pas une seconde, il ne songea à profiter de la situation. Les deux coups de fusil retentirent parmi les rocs et les falaises. Et tout de suite, Jodot ajouta : – Tenez, vous êtes un chef, vous. Il n'y a qu'à vous obéir et sans barguigner. Voici les cahiers et voici le testament du marquis. – Un bon point, s'écria Raoul, qui empocha les documents. Je ferai quelque chose de toi. Pas un honnête homme, ça jamais, mais une fripouille acceptable. Tu n'as pas besoin de cette barque ? – Ma foi non. – Elle me sera commode pour rejoindre Aurélie. Ah ! un conseil encore : ne vous montrez plus dans la région. Si j'étais de vous, je filerais cette nuit jusqu'à Clermont-Ferrand. À demain, camarades. Il monta dans la barque et leur fit encore quelques recommandations. Puis Jodot enleva l'amarre. Raoul partit. « Quels braves gens ! se dit-il en ramant avec vigueur. Dès qu'on s'adresse à leur bon cœur, à leur générosité naturelle, ils marchent à fond. Bien sûr, camarades, que vous les aurez les deux chèques. Je ne garantis pas qu'il y ait encore une provision à mon compte Limésy. Mais vous les aurez tout de même, et signés loyalement, comme je l'ai juré. » Deux cent cinquante mètres, avec de bons avirons, et après une expédition aussi féconde en résultats, ce n'était rien pour Raoul. Il atteignit la grotte en quelques minutes, et y pénétra directement, proue en avant, et lanterne sur la proue. – Victoire ! s'exclama-t-il. Vous avez entendu mon signal Aurélie ? Victoire ! Une clarté joyeuse emplit le réduit exigu où ils avaient failli trouver la mort. Le hamac traversait d'un mur à l'autre. Aurélie y dormait paisiblement. Confiante en la promesse de son ami, convaincue que rien ne lui était impossible, échappant aux angoisses du danger et aux affres de cette mort tant désirée, elle avait succombé à la fatigue. Peut-être aussi avait-elle perçu le bruit des deux détonations. En tout cas, nul bruit ne la réveilla… Lorsqu'elle ouvrit les yeux le lendemain, elle vit des choses surprenantes dans la grotte où la lumière du jour se mêlait à la clarté d'une lanterne. L'eau s'était écoulée. Au creux d'une barque appuyée contre la paroi, Raoul vêtu d'une houppelande de berger et d'un pantalon de toile qu'il avait dû prendre sur la planche, parmi les effets du vieux marquis, dormait aussi profondément qu'elle avait dormi. Durant de longues minutes, elle le contempla, d'un regard affectueux où il y avait une curiosité refrénée. Qui était cet être extraordinaire, dont la volonté s'opposait aux arrêts du destin, et dont les actes prenaient toujours un sens et une apparence de miracles ? Elle avait entendu, sans aucun trouble – d'ailleurs que lui importait ? – l'accusation de Marescal et le nom d'Arsène Lupin lancé par le commissaire. Devait-elle croire que Raoul n'était autre qu'Arsène Lupin ? « Qui es-tu, toi que j'aime plus que ma vie ? pensait Aurélie. Qui es-tu, toi qui me sauves incessamment, comme si c'était ton unique mission ? Qui es-tu ? » – L'oiseau bleu. Raoul se réveillait, et l'interrogation muette d'Aurélie était si claire qu'il y répondait sans hésitation. – L'oiseau bleu, chargé de donner le bonheur aux petites filles sages et confiantes, de les défendre contre les ogres et les mauvaises fées, et de les conduire dans leur royaume. – J'ai donc un royaume, mon bien-aimé Raoul ? – Oui. À l'âge de six ans vous vous y êtes promenée. Il vous appartient aujourd'hui, de par la volonté d'un vieux marquis. – Oh ! vite, Raoul, vite, que je voie… ou plutôt que je revoie. – Mangeons d'abord, dit-il. Je meurs de faim. Du reste la visite ne sera pas longue, et il ne faut pas qu'elle le soit. Ce qui a été caché pendant des siècles ne doit apparaître définitivement au grand jour que lorsque vous serez maîtresse de votre royaume. Selon son habitude elle évita toutes questions sur la façon dont il avait agi. Qu'étaient devenus Jodot et Guillaume ? Avaitil des nouvelles du marquis de Talençay ? Elle préférait ne rien savoir et se laisser guider. Un instant plus tard, ils sortaient ensemble, et Aurélie, de nouveau bouleversée par l'émotion, appuyait sa tête contre l'épaule de Raoul, en murmurant : – Oh ! Raoul, c'est bien cela… c'est bien cela que j'ai vu autrefois, le second jour… avec ma mère… CHAPITRE 14 La fontaine de Jouvence Spectacle étrange ! Au-dessous d'eux, dans une arène profonde d'où l'eau s'était retirée, sur tout l'espace allongé que limitait la couronne de roches, s'étendaient les ruines de monuments et de temples encore debout, mais aux colonnes tronquées, aux marches disjointes, aux péristyles épars, sans toits, ni frontons, ni corniches, une forêt décapitée par la foudre mais où les arbres morts avaient encore toute la noblesse et toute la beauté d'une vie ardente. De tout là-bas s'avançait la Voie romaine, Voie triomphale, bordée de statues brisées, encadrée de temples symétriques, qui passait entre les piliers des arcs démolis et qui montait jusqu'au rivage, jusqu'à la grotte où s'accomplissaient les sacrifices. Tout cela humide, luisant, vêtu par places d'un manteau de vase, ou bien alourdi de pétrifications et stalactites, avec des morceaux de marbre ou d'or qui étincelaient au soleil. À droite et à gauche deux longs rubans d'argent serpentaient. C'étaient les cascades qui avaient retrouvé leurs eaux canalisées. – Le Forum… prononça Raoul, qui était un peu pâle, et dont la voix trahissait l'émoi. Le Forum… À peu près les mêmes dimensions et la même disposition. Les papiers du vieux marquis contiennent un plan et des explications que j'ai étudiés cette nuit. La ville de Juvains était au-dessous du grand lac. Audessous de celui-ci, les thermes et les temples consacrés aux dieux de la Santé et de la Force, tous distribués autour du temple de la Jeunesse, dont vous apercevez la colonnade circulaire. Il soutint Aurélie par la taille. Ils descendirent la Voie sacrée. Les grandes dalles glissaient sous leurs pieds. Des mousses et des plantes aquatiques alternaient avec des espaces de galets fins où l'on avisait parfois des pièces de monnaie. Raoul en ramassa deux : elles portaient les effigies de Constantin. Mais ils arrivaient devant le petit édifice dédié à la Jeunesse. Ce qui en demeurait était délicieux et suffisait pour que l'imagination pût reconstituer une rotonde harmonieuse, exhaussée sur quelques marches, avec un bassin où se dressait une vasque soutenue par quatre enfants râblés et joufflus, et que devait dominer la statue de la Jeunesse. On n'en voyait plus que deux, admirables de formes et de grâce, qui trempaient leurs pieds dans cette vasque où les quatre enfants jadis lançaient des jets d'eau. De gros tuyaux de plomb, autrefois dissimulés sans doute et qui paraissaient venir d'un endroit de la falaise où devait se cacher la source, émergeaient du bassin. À l'extrémité de l'un d'eux, un robinet avait été soudé récemment. Raoul le tourna. Un flot jaillit, tiède, avec un peu de buée. – L'eau de Jouvence, dit Raoul. C'est cette eau que contenait la bouteille prise au chevet de votre grand-père et dont l'étiquette donnait la formule. Durant deux heures ils déambulèrent dans la fabuleuse cité. Aurélie retrouvait ses sensations d'autrefois, éteintes au fond de son être, et ranimées tout à coup. Elle avait vu ce groupe d'urnes funéraires, et cette déesse mutilée, et cette rue aux pavés inégaux, et cette arcade toute frissonnante d'herbes échevelées, et tant de choses, tant de choses, qui la faisaient frémir d'une joie mélancolique. – Mon bien-aimé, disait-elle, mon bien-aimé, c'est à vous que je rapporte tout ce bonheur. Sans vous, je n'éprouverais que de la détresse. Mais près de vous, tout est beau et délicieux. Je vous aime. À dix heures les cloches de Clermont-Ferrand chantèrent la grand-messe. Aurélie et Raoul étaient parvenus à l'entrée du défilé. Les deux cascades y pénétraient, couraient à droite et à gauche de la Voie triomphale, et s'abîmaient dans les quatre vannes béantes. La visite prodigieuse se terminait. Comme le répéta Raoul, ce qui avait été caché durant des siècles ne devait pas encore apparaître au grand jour. Nul ne devait le contempler avant l'heure où la jeune fille en serait la maîtresse reconnue. Il ferma donc les vannes d'écoulement et tourna lentement la manivelle de l'écluse pour ouvrir les portes de façon progressive. Tout de suite l'eau s'accumula dans l'espace restreint, le grand lac se déversant par une large nappe, et les deux cascades se cabrant hors de leurs lits de pierre. Alors, ils s'en revinrent au sentier que Raoul avait descendu la veille au soir avec les deux bandits, et, s'arrêtant à mi-chemin, ils aperçurent l'onde rapide qui remontait le petit lac, cernait le soubassement des temples, et se hâtait vers la fontaine magique. – Oui, magique, dit Raoul, c'est le mot employé par le vieux marquis. Outre les éléments des eaux de Royat, elle contient, d'après lui, des principes d'énergie et de puissance qui en font vraiment une fontaine de jeunesse, principes provenant de la radioactivité stupéfiante qui en émane, et qui s'évalue par un chiffre millicuries, selon l'expression technique, tout à fait incroyable. Les riches Romains des troisième et quatrième siècles venaient se retremper à cette source, et c'est le dernier proconsul de la province gauloise qui, après la mort de Théodose et la chute de l'Empire, a voulu cacher aux yeux des envahisseurs barbares et protéger contre leurs entreprises les merveilles de Juvains. Entre beaucoup d'autres, une inscription secrète en fait foi : « Par la volonté de Fabius Aralla, proconsul, et en prévision des Scythes et des Borusses, les eaux du lac ont recouvert les dieux que j'aimais et les temples où je les vénérais. » « Par-dessus quoi, quinze siècles ! quinze siècles durant lesquels les chefs-d'œuvre de pierre et de marbre se sont effrités… Quinze siècles qui auraient pu être suivis de cent autres où la mort d'un passé glorieux se serait parachevée, si votre grand-père, en sa promenade dans le domaine abandonné de son ami Talençay, n'avait découvert, par hasard, le mécanisme de l'écluse. Aussitôt les deux amis cherchent, tâtonnent, observent, s'ingénient. On répare. On remet en action les vieilles portes de bois massif qui, jadis, maintenaient le niveau du petit lac et submergeaient les plus hautes parties des constructions. « Voilà toute l'histoire, Aurélie, et voilà tout ce que vous avez visité à l'âge de six ans. Votre grand-père mort, le marquis n'a plus quitté son domaine de Juvains et s'est consacré corps et âme à la résurrection de la cité invisible. Avec l'aide de ses deux bergers, il a creusé, fouillé, nettoyé, consolidé, reconstitué l'effort du passé, et c'est le cadeau qu'il vous offre. Cadeau merveilleux qui ne vous apporte pas seulement la fortune incalculable d'une source à exploiter, plus précieuse que toutes celles de Royat et de Vichy, mais qui vous donne un ensemble d'œuvres et de monuments comme il n'en existe pas. » Raoul s'enthousiasmait. Là encore s'écoula plus d'une heure durant laquelle il dit toute l'exaltation que lui causait la belle aventure de la ville engloutie. La main dans la main, ils regardaient l'eau qui s'élevait, les colonnes et les statues qui s'abaissaient peu à peu. Aurélie, cependant, gardait le silence. À la fin, étonné de sentir qu'elle n'était plus en communion de pensées avec lui, il lui en demanda la raison. Elle ne répondit point d'abord, puis, au bout d'un instant, murmura : – Vous ne savez pas encore ce qu'est devenu le marquis de Talençay ? – Non, dit Raoul, qui ne voulait pas assombrir la jeune fille, mais je suis persuadé qu'il est rentré chez lui, au village, malade peut-être… à moins qu'il ait oublié le rendez-vous. Mauvaise excuse. Aurélie ne parut pas s'en contenter. Il devina qu'après les émotions ressenties et tant d'angoisses abolies, elle songeait à tout ce qui demeurait dans l'ombre et qu'elle s'inquiétait de ne pas comprendre. – Allons-nous-en, dit-elle. Ils montèrent jusqu'à la cabane démolie qui indiquait le campement nocturne des deux bandits. De là, Raoul voulait gagner la haute muraille et l'issue par où les bergers étaient sortis du domaine. Mais comme ils contournaient la roche voisine, elle fit remarquer à Raoul un paquet assez volumineux, un sac de toile posé sur le rebord de la falaise. On croirait qu'il remue, dit-elle. Raoul jeta un coup d'œil, pria Aurélie de l'attendre et courut. Une idée subite l'assaillait. Ayant atteint le rebord, il saisit le sac et plongea la main dans l'intérieur. Quelques secondes plus tard, il en tira une tête, puis un corps d'enfant. Tout de suite, il reconnut le petit complice de Jodot, celui que le bandit portait avec lui comme un furet, et envoyait à la chasse dans les caves et à travers les barreaux et les palissades. L'enfant dormait à moitié. Raoul, furieux, déchiffrant soudain l'énigme qui l'avait tant intrigué, le secoua : – Galopin ! c'est toi qui nous as suivis, n'est-ce pas, depuis la rue de Courcelles ? Hein ! c'est toi ? Jodot avait réussi à te cacher dans le coffre arrière de ma voiture et tu as voyagé comme cela jusqu'à Clermont-Ferrand, d'où tu lui as mis une carte à la poste ? Avoue… sinon, je te gifle. L'enfant ne comprenait pas trop ce qui lui arrivait, et sa figure pâle de gamin vicieux prenait une expression effarée. Il marmotta : – Oui, c'est Tonton qui a voulu… – Tonton ? – Oui, mon oncle Jodot. – Et où est-il en ce moment, ton oncle ? – On est parti cette nuit, tous les trois, et puis on est revenu. – Et alors ? – Alors ce matin, ils ont descendu là, en bas, quand l'eau était partie, et ils ont fouillé partout et ramassé des choses. – Avant moi ? – Oui, avant vous et la demoiselle. Quand vous êtes sortis de la grotte, ils se sont cachés derrière un mur là-bas, là-bas, dans le fond de l'eau qui était partie. Mais je voyais tout ça d'ici où Tonton m'avait dit de l'attendre. – Et maintenant, où sont-ils tous deux ? – J'sais pas. Il faisait chaud, je me suis endormi. Un moment je me suis réveillé, ils se battaient. – Ils se battaient ?… – Oui, pour une chose qu'ils avaient trouvée, une chose qui brillait comme de l'or. J'ai vu qu'ils tombaient… Tonton a donné un coup de couteau… et puis… et puis je ne sais pas… je dormais peut-être… j'ai vu comme si le mur se démolissait et les écrasait tous deux. – Quoi ? Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ? balbutia Raoul épouvanté… Réponds… Où ça se passait-il ? À quel moment ? – Quand les cloches sonnaient… tout au bout… tout au bout… tenez, là. L'enfant se pencha au-dessus du vide et parut stupéfait. – Oh ! dit-il, l'eau qui est revenue !… Il réfléchit, puis se mit à pleurer et à crier, en gémissant. – Alors… alors… si l'eau est revenue… Ils n'ont pas pu s'en aller et ils sont là, au fond… et alors, Tonton… Raoul lui ferma la bouche. – Tais-toi… Aurélie était devant eux, le visage contracté. Elle avait entendu. Jodot et Guillaume blessés, évanouis, incapables de bouger ou d'appeler avaient été recouverts par le flot, étouffés, engloutis. Les pierres d'un mur écroulé sur eux retenaient leurs cadavres. – C'est effroyable, balbutia Aurélie. Quel supplice pour ces deux hommes ! Cependant les sanglots de l'enfant redoublaient. Raoul lui donna de l'argent et une carte. – Tiens, voilà cent francs. Tu vas aller prendre le train pour Paris et tu iras te présenter à cette adresse. On y prendra soin de toi. Le retour fut silencieux et, aux abords de la maison de repos où rentrait la jeune fille, l'adieu fut grave. Le destin meurtrissait les deux amants. – Séparons-nous quelques jours, dit Aurélie. Je vous écrirai. Raoul protesta. – Nous séparer ? Ceux qui s'aiment ne se séparent pas. – Ceux qui s'aiment n'ont rien à craindre de la séparation. La vie les réunit toujours. Il céda, non sans tristesse. Car il la sentait désemparée. De fait, une semaine plus tard, il reçut cette courte lettre : « Mon ami, « Je suis bouleversée. Le hasard m'apprend la mort de mon beau-père Brégeac. Suicide, n'est-ce pas ? Je sais aussi qu'on a trouvé le marquis de Talençay au fond d'un ravin, où il était tombé, dit-on, par accident. Crime, n'est-ce pas ? Assassinat ?… Et puis la mort affreuse de Jodot et de Guillaume… Et puis tant de morts ! Miss Bakefield… et les deux frères… et, jadis, mon grand-père d'Asteux… « Je m'en vais, Raoul. Ne cherchez pas à savoir où je suis. Moi-même je ne sais pas encore. J'ai besoin de réfléchir, d'examiner ma vie, de prendre des décisions. « Je vous aime, mon ami. Attendez-moi et pardonnezmoi. » Raoul n'attendit pas. L'égarement de cette lettre, ce qu'il devinait dans Aurélie de souffrance et de détresse, sa souffrance à lui et son inquiétude, tout le portait à l'action et l'incitait aux recherches. Elles n'aboutirent point. Il pensa qu'elle s'était réfugiée à Sainte-Marie il ne l'y trouva pas. Il s'enquit de tous côtés. Il mobilisa tous ses amis. Efforts inutiles. Désespéré, craignant que quelque adversaire nouveau ne tourmentât la jeune fille, il passa deux mois vraiment douloureux. Puis, un jour, il reçut un télégramme. Elle le priait de venir à Bruxelles le lendemain, et lui fixait rendez-vous au bois de la Cambre. La joie de Raoul fut sans réserve quand il la vit arriver, souriante, résolue, avec un air de tendresse infini et un visage libéré de tout mauvais souvenir. Elle lui tendit la main. – Vous me pardonnez, Raoul ? Ils marchèrent un moment, aussi près l'un de l'autre que s'ils ne s'étaient jamais quittés. Puis elle s'expliqua : – Vous me l'avez dit, Raoul, il y a en moi deux destins contraires, qui se heurtent et me font du mal. L'un est un destin de bonheur et de gaieté, qui correspond à ma véritable nature. L'autre est un destin de violence, de mort, de deuil, et de catastrophes, tout un ensemble de forces ennemies qui me persécutent depuis mon enfance et cherchent à m'entraîner dans un gouffre où, dix fois, je serais tombée, si, dix fois, vous ne m'aviez sauvée. « Or, après les deux journées de Juvains, et malgré notre amour, Raoul, j'étais si lasse que la vie m'a fait horreur. Toute cette histoire que vous jugiez merveilleuse et féerique prenait pour moi un aspect de ténèbres et d'enfer. Et n'est-ce pas juste, Raoul ? Pensez à tout ce que j'ai enduré ! Et pensez à tout ce que j'ai vu ! "Voilà votre royaume", disiez-vous. Je n'en veux pas, Raoul. Entre le passé et moi, je ne veux pas qu'il y ait un seul lien. Si j'ai vécu depuis plusieurs semaines à l'écart, c'est parce que je sentais confusément qu'il fallait échapper à l'étreinte d'une aventure dont je suis la dernière survivante. Après des années, après des siècles, elle aboutit à moi, et c'est moi qui ai pour tâche de remettre au jour ce qui est dans l'ombre et profiter de tout ce qu'elle contient de magnifique et d'extraordinaire. Je refuse. Si je suis l'héritière des richesses et des splendeurs, je suis aussi l'héritière de crimes et de forfaits dont je ne pourrais supporter le poids. » – De sorte que le testament du marquis ?… fit Raoul, qui tira de sa poche un papier et le lui tendit. Aurélie saisit la feuille et la déchira en morceaux qui voltigèrent au vent. – Je vous le répète, Raoul, tout cela est fini. L'aventure ne sera pas renouée par moi. J'aurais trop peur qu'elle ne suscitât encore d'autres crimes et d'autres forfaits. Je ne suis pas une héroïne. – Qu'êtes-vous donc ? – Une amoureuse, Raoul… une amoureuse qui a refait sa vie… et qui l'a refaite pour l'amour et rien que pour l'amour. – Oh ! demoiselle aux yeux verts, dit-il, c'est bien grave de prendre un tel engagement ! – Grave pour moi, mais non pour vous. Soyez sûr que, si je vous offre ma vie, je ne veux de la vôtre que ce que vous pouvez m'en donner. Vous garderez autour de vous ce mystère qui vous plaît. Vous n'aurez jamais à le défendre contre moi. Je vous accepte tel que vous êtes, et vous êtes ce que j'ai rencontré de plus noble et de plus séduisant. Je ne vous demande qu'une chose, c'est de m'aimer aussi longtemps que vous pourrez. – Toujours, Aurélie. – Non, Raoul, vous n'êtes pas homme à aimer toujours, ni même, hélas ! bien longtemps. Si peu qu'il dure, j'aurai connu un tel bonheur que je n'aurai pas le droit de me plaindre. Et je ne me plaindrai pas. À ce soir. Venez au Théâtre-Royal. Vous y trouverez une baignoire. Ils se quittèrent. Le soir, Raoul se rendit au Théâtre Royal. On y jouait la « Vie de bohème » avec une jeune chanteuse nouvellement engagée, Lucie Gautier. Lucie Gautier, c'était Aurélie. Raoul comprit. La vie indépendante d'une artiste permet que l'on s'affranchisse de certaines conventions. Aurélie était libre. La représentation terminée – et au milieu de quelles ovations ! – il se fit conduire dans la loge de la triomphatrice. La jolie tête blonde s'inclina vers lui. Leurs lèvres s'unirent. Ainsi finit l'étrange et redoutable aventure de Juvains qui, durant quinze ans, fut la cause de tant de crimes et de tels désespoirs. Raoul essaya d'arracher au mal le petit complice de Jodot. Il l'avait placé chez la veuve Ancivel. Mais la mère de Guillaume, à qui il avait révélé la mort de son fils, se mit à boire. L'enfant, trop tôt corrompu, ne put se relever. On dut l'enfermer dans une maison de santé. Il s'en échappa, retrouva la veuve, et tous deux passèrent en Amérique. Quant à Marescal, assagi, mais obsédé de conquêtes féminines, il a monté en grade. Un jour, il demanda audience à M. Lenormand, le fameux chef de la Sûreté. La conversation terminée, M. Lenormand s'approcha de son inférieur, et lui dit, une cigarette aux lèvres « Un peu de feu, s'il vous plaît », cela d'un ton qui fit tressaillir Marescal. Tout de suite il avait reconnu Lupin. Il le reconnut encore sous d'autres masques, toujours gouailleur et l'œil clignotant. Et chaque fois il recevait à bout portant la petite phrase terrible, âpre, cinglante, inattendue, et si cocasse par suite de l'effet produit sur lui. – Un peu de feu, s'il vous plaît. Et Raoul acheta le domaine de Juvains. Mais, par déférence envers la demoiselle aux yeux verts, il ne voulut pas en divulguer le secret prodigieux. Le lac de Juvains et la fontaine de Jouvence comptent au nombre de ces merveilles accumulées et de ces trésors fabuleux que la France héritera d'Arsène Lupin… Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 La Comtesse de Cagliostro Arsène Lupin, cambrioleur (Le Journal 1923 – 1924) Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) 3 Les Confidences d'Arsène Lupin 1913 4 5 Le Bouchon de cristal Arsène Lupin Sholmès contre Herlock La Dame blonde (Je Sais Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) (Je Sais Tout 1908 – 1909) (Le Journal 1926 – 1927) Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film 1912 1908 6 7 8 L'Aiguille creuse La Demoiselle aux yeux verts Les Huit coups de l'horloge 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux révélateur – Le Cas de Jean-Louis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 11 « 813 » (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) Le Triangle d'or 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 10 L'Éclat d'obus 12 L'Île aux trente cercueils 13 Les Dents du tigre 14 L'Homme à la peau de bique 15 L'Agence Barnett et Cie 16 Le Cabochon d'émeraude 17 La Demeure mystérieuse 18 La Barre-y-va 19 La Femme aux deux sourires 20 Victor, de la brigade mondaine 21 La Cagliostro se venge 22 Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 (L'Auto 1939) 1941 pays, tel le Canada, mais protégé – téléchargement non autorisé – dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ –– Avril 2004 –– – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu… Attention : – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. LES DENTS DU TIGRE Maurice Leblanc (1921) PREMIÈRE PARTIE DON LUIS PERENNA Chapitre I D'Artagnan, Porthos et Monte-Cristo À quatre heures et demie, M. Desmalions, le préfet de police, n'étant pas encore de retour, son secrétaire particulier rangea sur le bureau un paquet de lettres et de rapports qu'il avait annotés, sonna, et dit à l'huissier qui entrait par la porte principale : « M. le préfet a convoqué pour cinq heures plusieurs personnes dont voici les noms. Vous les ferez attendre séparément, afin qu'elles ne puissent communiquer entre elles, et vous me donnerez leurs cartes. » L'huissier sortit. Le secrétaire se dirigeait vers la petite porte qui donnait sur son cabinet, quand la porte principale fut rouverte et livra passage à un homme qui s'arrêta et s'appuya en chancelant contre le dossier d'un fauteuil. « Tiens, fit le secrétaire, c'est vous, Vérot ? Mais qu'y a-t-il donc ? Qu'est-ce que vous avez ? » L'inspecteur Vérot était un homme de forte corpulence, puissant des épaules, haut en couleur. Une émotion violente devait le bouleverser, car sa face striée de filaments sanguins, d'ordinaire congestionnée, paraissait presque pâle. « Mais rien, monsieur le secrétaire. – Mais si, vous n'avez plus votre air de santé… Vous êtes livide… Et puis ces gouttes de sueur… » L'inspecteur Vérot essuya son front, et, se ressaisissant : « Un peu de fatigue… Je me suis surmené ces jours-ci… Je voulais à tout prix éclaircir une affaire dont M. le préfet m'a chargé… Tout de même, c'est drôle, ce que j'éprouve. – Voulez-vous un cordial ? – Non, non, j'ai plutôt soif. – Un verre d'eau ? – Non… non… – Alors ? – Je voudrais… je voudrais… » La voix s'embarrassait. Il eut un regard anxieux comme si, tout à coup, il n'eût pu prononcer d'autres paroles. Mais, reprenant le dessus : « M. le préfet n'est pas là ? – Non ; il ne sera là qu'à cinq heures, pour une réunion importante. – Oui… je sais… très importante. C'est aussi pour cela qu'il m'a convoqué. Mais j'aurais voulu le voir avant. J'aurais tant voulu le voir ! » Le secrétaire examina Vérot et lui dit : « Comme vous êtes agité ! Votre communication a donc tellement d'intérêt ? – Un intérêt considérable. Il s'agit d'un crime qui a eu lieu il y a un mois, jour pour jour… Et il s'agit surtout d'empêcher deux assassinats qui sont la conséquence de ce crime et qui doivent être commis cette nuit… Oui, cette nuit, fatalement, si nous ne prenons pas les mesures nécessaires. – Voyons, asseyez-vous, Vérot. – Ah ! c'est que tout cela est combiné d'une façon si diabolique ! Non, on ne s'imagine pas… – Mais puisque vous êtes prévenu, Vérot… puisque M. le préfet va vous donner tout pouvoir… – Oui, évidemment… évidemment… Mais tout de même c'est effrayant de penser que je pourrais ne pas le rencontrer. Alors j'ai eu l'idée d'écrire cette lettre où je lui raconte tout ce que je sais sur l'affaire. C'était plus prudent. » Il remit une grande enveloppe jaune au secrétaire, et il ajouta : « Tenez, voici une petite boîte également que je mets sur cette table. Elle contient quelque chose qui sert de complément et d'explication au contenu de la lettre. – Mais pourquoi ne gardez-vous pas tout cela ? – J'ai peur… On me surveille… On cherche à se débarrasser de moi… Je ne serai tranquille que quand je ne serai plus seul à connaître le secret. – Ne craignez rien, Vérot. M. le préfet ne saurait tarder à arriver. Jusque-là je vous conseille de passer à l'infirmerie et de demander un cordial. » L'inspecteur parut indécis. De nouveau il essuya son front qui dégouttait. Puis, se raidissant, il sortit. Une fois seul, le secrétaire glissa la lettre dans un dossier volumineux étalé sur le bureau du préfet et s'en alla par la porte qui communiquait avec son cabinet particulier. Il l'avait à peine refermée que la porte de l'antichambre fut rouverte encore une fois et que l'inspecteur rentra, en bégayant : « Monsieur le secrétaire… il est préférable que je vous montre… » Le malheureux était blême. Il claquait des dents. Quand il s'aperçut que la pièce était vide, il voulut marcher vers le cabinet du secrétaire. Mais une défaillance le prit, et il s'écroula sur une chaise où il demeura quelques minutes, anéanti, la voix gémissante. « Qu'est-ce que j'ai ?… Est-ce du poison, moi aussi ? Oh ! j'ai peur… j'ai peur… » Le bureau se trouvait à portée de sa main. Il saisit un crayon, approcha un bloc-notes et commença à griffonner des mots. Mais il balbutia : « Mais non, pas la peine, puisque le préfet va lire ma lettre… Qu'est-ce que j'ai donc ? Oh ! j'ai peur… » D'un coup il se dressa sur ses jambes et articula : « Monsieur le secrétaire, il faut… il faut que… C'est pour cette nuit… Rien au monde n'empêchera… » À petits pas, comme un automate, tendu par un effort de toute sa volonté, il avança vers la porte du cabinet. Mais, en route, il vacilla et dut s'asseoir une seconde fois. Une terreur folle le secoua et il poussa des cris, si faibles, hélas ! qu'on ne pouvait l'entendre. Il s'en rendit compte, et du regard chercha une sonnette, un timbre, mais il n'y voyait plus. Un voile d'ombre semblait peser sur ses yeux. Alors il tomba à genoux, rampa jusqu'au mur, battant l'air d'une main, comme un aveugle, et finit par toucher des boiseries. C'était le mur de séparation. Il le longea. Malheureusement son cerveau confus ne lui présentait plus qu'une image trompeuse de la pièce, de sorte qu'au lieu de tourner vers la gauche, comme il l'eût dû, il suivit le mur à droite, derrière un paravent qui masquait une petite porte. Sa main ayant rencontré la poignée de cette porte, il réussit à ouvrir. Il balbutia : « Au secours… au secours… » et s'abattit dans une sorte de réduit qui servait de toilette au préfet de police. « Cette nuit ! gémissait-il, croyant qu'on l'entendait et qu'il se trouvait dans le cabinet du secrétaire, cette nuit… le coup est pour cette nuit… Vous verrez…, la marque des dents… quelle horreur !… Comme je souffre !… Au secours ! C'est le poison… Sauvez-moi ! » La voix s'éteignit. Il dit plusieurs fois, comme dans un cauchemar : « Les dents… les dents blanches… elles se referment !… » Puis la voix s'affaiblit encore, des sons indistincts sortirent de ses lèvres blêmes. Sa bouche parut mâcher dans le vide, comme celle de certains vieillards qui ruminent interminablement. Sa tête s'inclina peu à peu sur sa poitrine. Il poussa deux ou trois soupirs, fut secoué d'un grand frisson et ne bougea plus. Et le râle de l'agonie commença, très bas, d'un rythme égal, avec des interruptions où un effort suprême de l'instinct semblait ranimer le souffle vacillant de l'esprit et susciter dans les yeux éteints comme des lueurs de conscience. À cinq heures moins dix, le préfet de police entrait dans son cabinet de travail. M. Desmalions, qui occupait son poste depuis quelques années avec une autorité à laquelle tout le monde rendait hommage, était un homme de cinquante ans, lourd d'aspect, mais de figure intelligente et fine. Sa mise – veston et pantalon gris, guêtres blanches, cravate flottante – n'avait rien d'une mise de fonctionnaire. Les manières étaient dégagées, simples, pleines de bonhomie et de rondeur. Ayant sonné, il fut aussitôt rejoint par son secrétaire auquel il demanda : « Les personnes que j'ai convoquées sont ici ? – Oui, monsieur le préfet, et j'ai donné l'ordre qu'on les fît attendre dans des pièces différentes. – Oh ! il n'y avait pas d'inconvénient à ce qu'elles pussent communiquer entre elles. Cependant… cela vaut mieux. J'espère que l'ambassadeur des États-Unis ne s'est pas dérangé luimême ?… – Non, monsieur le préfet. – Vous avez les cartes de ces messieurs ? – Voici. » lut : Le préfet de police prit les cinq cartes qu'on lui tendait et ARCHIBALD BRIGHT, premier secrétaire de l'ambassade des États-Unis. MAITRE LEPERTUIS, notaire. JUAN CACÉRÈS, attaché à la légation du Pérou. LE COMMANDANT COMTE D'ASTRIGNAC, en retraite. La cinquième carte portait simplement un nom sans adresse ni autre désignation : DON LUIS PERENNA. « J'ai bien envie de le voir, celui-là, fit M. Desmalions. Il m'intéresse diablement !… Vous avez lu le rapport de la Légion étrangère ? – Oui, monsieur le préfet, et j'avoue que, moi aussi, ce monsieur m'intrigue… – N'est-ce pas ? Quel courage ! Une sorte de fou héroïque et vraiment prodigieux. Et puis ce surnom d'Arsène Lupin, que ses camarades lui avaient donné, tellement il les dominait et les stupéfiait !… Il y a combien de temps qu'Arsène Lupin est mort ? – Deux ans avant la guerre, monsieur le préfet. On a retrouvé son cadavre et celui de Mme Kesselbach sous les décombres d'un petit chalet incendié, non loin de la frontière du Luxembourg 1. L'enquête a prouvé qu'il avait étranglé cette monstrueuse Mme Kesselbach, dont les crimes furent découverts par la suite, et qu'il s'était pendu après avoir mis le feu au chalet. – C'est bien la fin que méritait ce damné personnage, dit M. Desmalions, et j'avoue que, pour ma part, je préfère de beaucoup n'avoir pas à le combattre… Voyons, où en sommes-nous ? Le dossier de l'héritage Mornington est prêt ? – Sur votre bureau, monsieur le préfet. – Bien. Mais j'oubliais… L'inspecteur Vérot est-il arrivé ? – Oui, monsieur le préfet, il doit être à l'infirmerie, en train de se réconforter. – Qu'est-ce qu'il avait donc ? – Il m'a paru dans un drôle d'état, assez malade. – Comment ? Expliquez-moi donc… » Le secrétaire raconta l'entrevue qu'il avait eue avec l'inspecteur Vérot. « Et vous dites qu'il m'a laissé une M. Desmalions d'un air soucieux. Où est-elle ? 1 lettre ? fit Voir 813. – Dans le dossier, monsieur le préfet. Bizarre… tout cela est bizarre. Vérot est un inspecteur de premier ordre, d'un esprit très rassis, et s'il s'inquiète ce n'est pas à la légère. Ayez donc l'obligeance de me l'amener. Pendant ce temps-là, je vais prendre connaissance du courrier. » Le secrétaire s'en alla rapidement. Quand il revint, cinq minutes plus tard, il annonça, d'un air surpris, qu'il n'avait pas trouvé l'inspecteur Vérot. « Et ce qu'il y a de plus curieux, monsieur le préfet, c'est que l'huissier qui l'avait vu sortir d'ici l'a vu rentrer presque aussitôt, et qu'il ne l'a pas vu sortir une seconde fois. – Peut-être n'aura-t-il fait que traverser cette pièce pour passer chez vous. moi. – Alors c'est incompréhensible… – Incompréhensible… à moins d'admettre que l'huissier ait eu un moment d'inattention puisque Vérot n'est ni ici ni à côté. – Évidemment. Sans doute aura-t-il été prendre l'air et vat-il revenir d'un instant à l'autre. Je n'ai d'ailleurs pas besoin de lui dès le début. » Le préfet regarda sa montre. « Cinq heures dix. Veuillez dire à l'huissier qu'il introduise ces messieurs… Ah ! cependant… » – Chez moi, monsieur le préfet ? Je n'ai pas bougé de chez M. Desmalions hésita. En feuilletant le dossier, il avait trouvé la lettre de Vérot. C'était une grande enveloppe de commerce jaune, au coin de laquelle se trouvait l'inscription : « Café du Pont-Neuf. » Le secrétaire insinua : « Étant donné l'absence de Vérot et les paroles qu'il m'a dites, je crois urgent, monsieur le préfet, que vous preniez connaissance de cette lettre. » M. Desmalions réfléchit. « Oui, peut-être avez-vous raison. » Puis, se décidant, il mit un stylet dans le haut de l'enveloppe et coupa vivement. Un cri lui échappa : « Ah ! non, celle-là est raide. – Qu'est-ce qu'il y a donc, monsieur le préfet ? – Ce qu'il y a ? Tenez… une feuille de papier blanc… Voilà tout ce que contient l'enveloppe. – Impossible ! – Regardez… une simple feuille pliée en quatre… Pas un mot dessus. – Pourtant Vérot m'a dit, en propres termes, qu'il avait mis là-dedans tout ce qu'il savait de l'affaire… – Il vous l'a dit, mais vous voyez bien… Vraiment, si je ne connaissais pas l'inspecteur Vérot, je croirais à une plaisanterie… – Une distraction, monsieur le préfet, tout au plus. – Certes, une distraction, mais qui m'étonne de sa part. On n'a pas de distraction quand il s'agit de la vie de deux personnes. Car il vous a bien averti qu'un double assassinat était combiné pour cette nuit ? – Oui, monsieur le préfet, pour cette nuit, et dans des conditions particulièrement effrayantes… diaboliques, m'a-t-il dit » M. Desmalions se promenait à travers la pièce, les mains au dos. Il s'arrêta devant une petite table. « Qu'est-ce que c'est que ce paquet à mon adresse ? « Monsieur le préfet de police… À ouvrir en cas d'accident. » – En effet, dit le secrétaire, je n'y pensais pas… C'est encore de l'inspecteur Vérot, une chose importante selon lui, et qui sert de complément et d'explication au contenu de la lettre. – Ma foi, dit M. Desmalions, qui ne put s'empêcher de sourire, la lettre en a besoin d'explication, et, quoiqu'il ne soit pas question d'accident, je n'hésite pas. » Tout en parlant, il avait coupé une ficelle et découvert, sous le papier qui l'enveloppait, une boîte, une petite boîte en carton, comme les pharmaciens en emploient, mais salie celle-là, abîmée par l'usage qu'on en avait fait. Il souleva le couvercle. Dans le carton, il y avait des feuilles d'ouate, assez malpropres également, et au milieu de ces feuilles une demi-tablette de chocolat. « Que diable cela veut-il dire ? » marmotta le préfet avec étonnement. Il prit le chocolat, le regarda, et tout de suite son examen lui montra ce que cette tablette, de matière un peu molle, offrait de particulier, et les raisons certaines pour lesquelles l'inspecteur Vérot l'avait conservée. En dessus et en dessous, elle portait des empreintes de dents, très nettement dessinées, très nettement détachées les unes des autres, enfoncées de deux ou trois millimètres dans le bloc de chocolat, chacune ayant sa forme et sa largeur spéciales, et chacune écartée des autres par un intervalle différent. La mâchoire qui avait ainsi commencé à croquer la tablette avait incrusté la marque de quatre de ses dents supérieures et de cinq dents du bas. M. Desmalions resta pensif, et, la tête baissée, il reprit durant quelques minutes sa promenade de long en large, en murmurant : « Bizarre ! Il y a là une énigme dont je voudrais bien avoir le mot… Cette feuille de papier, ces empreintes de dents… Que signifie toute cette histoire ? » Mais, comme il n'était pas homme à s'attarder longtemps à une énigme dont la solution devait lui être révélée d'un moment à l'autre, puisque l'inspecteur Vérot se trouvait dans la préfecture même, ou aux environs, il dit à son secrétaire : « Je ne puis faire attendre ces messieurs plus longtemps. Veuillez donner l'ordre qu'on les fasse entrer. Si l'inspecteur Vérot arrive durant la réunion, comme cela est inévitable, pré- venez-moi aussitôt. J'ai hâte de le voir. Sauf cela, qu'on ne me dérange sous aucun prétexte, n'est-ce pas ? » Deux minutes après, l'huissier introduisait maître Lepertuis, gros homme rubicond, à lunettes et à favoris, puis le secrétaire d'ambassade, Archibald Bright, et l'attaché péruvien Cacérès. M. Desmalions, qui les connaissait tous trois, s'entretint avec eux et ne les quitta que pour aller au-devant du commandant comte d'Astrignac, le héros de la Chouia, que ses blessures glorieuses avaient contraint à une retraite prématurée, et auquel il adressa quelques mots chaleureux sur sa belle conduite au Maroc. La porte s'ouvrit encore une fois. « Don Luis Perenna, n'est-ce pas ? » dit le préfet en tendant la main à un homme de taille moyenne, plutôt mince, décoré de la médaille militaire et de la Légion d'honneur, et que sa physionomie, que son regard, que sa façon de se tenir et son allure très jeune, permettaient de considérer comme un homme de quarante ans, bien que certaines rides au coin des yeux et sur le front indiquassent quelques années de plus. Il salua. « Oui, monsieur le préfet. » Le commandant d'Astrignac s'écria : « C'est donc vous, Perenna ! Vous êtes donc encore de ce monde ? – Ah ! mon commandant ! Quel plaisir de vous revoir ! – Perenna vivant ! Mais quand j'ai quitté le Maroc, on était sans nouvelles de vous. On vous croyait mort. – Je n'étais que prisonnier. – Prisonnier des tribus, c'est la même chose. – Pas tout à fait, mon commandant, on s'évade de partout… La preuve… » Durant quelques secondes, le préfet de police examina, avec une sympathie dont il ne pouvait se défendre, ce visage énergique, à l'expression souriante, aux yeux francs et résolus, au teint bronzé comme cuit et recuit par le feu du soleil. Puis, faisant signe aux assistants de prendre place autour de son bureau, lui-même s'assit et s'expliqua de la sorte, en un préambule articulé nettement et lentement : « La convocation que j'ai adressée à chacun de vous, messieurs, a dû vous paraître quelque peu sommaire et mystérieuse… Et la manière dont je vais entamer notre conversation ne sera point pour atténuer votre étonnement. Mais, si vous voulez m'accorder quelque crédit, il vous sera facile de constater qu'il n'y a rien dans tout cela que de très simple et de très naturel. D'ailleurs, je serai aussi bref que possible. » Il ouvrit devant lui le dossier préparé par son secrétaire, et, tout en consultant les notes, il reprit : « Quelques années avant la guerre de 1870, trois sœurs, trois orphelines âgées de vingt-deux, de vingt et de dix-huit ans, Ermeline, Elisabeth et Armande Roussel, habitaient SaintÉtienne avec un cousin germain du nom de Victor, plus jeune de quelques années. « L'aînée, Ermeline, quitta Saint-Étienne la première pour suivre à Londres un Anglais du nom de Mornington, qu'elle de- vait épouser et dont elle eut un fils qui reçut le prénom de Cosmo. Le ménage était pauvre et traversa de rudes épreuves. Plusieurs fois, Ermeline écrivit à ses sœurs pour leur demander quelques secours. Ne recevant pas de réponse, elle cessa toute correspondance. Vers 1875, M. et Mme Mornington partirent pour l'Amérique. Cinq ans plus tard, ils étaient riches. M. Mornington mourut en 1883, mais sa femme continua de gérer la fortune qui lui était léguée, et comme elle avait le génie de la spéculation et des affaires elle porta cette fortune à un chiffre colossal. Quand elle décéda, en 1905, elle laissait à son fils la somme de 400 millions. » Le chiffre parut faire quelque impression sur les assistants. Le préfet ayant surpris un regard entre le commandant et don Luis Perenna, leur dit : « Vous avez connu Cosmo Mornington, n'est-ce pas ? – Oui, monsieur le préfet, répliqua le comte d'Astrignac. Il séjournait au Maroc quand nous y combattions, Perenna et moi. – En effet, reprit M. Desmalions, Cosmo Mornington s'était mis à voyager. Il s'occupait de médecine, m'a-t-on dit, et donnait ses soins, lorsque l'occasion s'en présentait, avec beaucoup de compétence, et gratuitement bien entendu. Il habita l'Égypte, puis l'Algérie et le Maroc, et, à la fin de 1914, passa en Amérique pour y soutenir la cause des Alliés. L'année dernière, après l'armistice, il s'établit à Paris. Il y est mort voici quatre semaines, à la suite de l'accident le plus stupide. – Une piqûre mal faite, n'est-ce pas, monsieur le préfet ? dit le secrétaire d'ambassade des États-Unis. Les journaux ont parlé de cela, et nous-mêmes, à l'ambassade, nous avons été prévenus. – Oui, déclara M. Desmalions. Pour se remettre d'une longue influenza qui l'avait tenu au lit tout l'hiver, M. Mornington, sur l'ordre de son docteur, se faisait des piqûres de glycérophosphate de soude. L'une de ces piqûres n'ayant pas été entourée, évidemment, de toutes les précautions nécessaires, la plaie s'envenima avec une rapidité foudroyante. En quelques heures, M. Mornington était emporté. » Le préfet de police se retourna vers le notaire et lui dit : « Mon résumé est-il conforme à la réalité, maître Lepertuis ? – Exactement conforme, monsieur le préfet. » M. Desmalions reprit : « Le lendemain matin, maître Lepertuis se présentait ici, et, pour des raisons que la lecture de ce document vous expliquera, me montrait le testament de Cosmo Mornington que celui-ci avait déposé entre ses mains. » Tandis que le préfet compulsait les papiers, maître Lepertuis ajouta : « Monsieur le préfet me permettra de spécifier que je n'ai vu mon client, avant d'être appelé à son lit de mort, qu'une seule fois : le jour où il me manda dans la chambre de son hôtel pour me remettre le testament qu'il venait d'écrire. C'était au début de son influenza. Dans notre conversation, il me confia qu'il avait fait, en vue de retrouver la famille de sa mère, quelques recherches qu'il comptait poursuivre sérieusement après sa guérison. Les circonstances l'en empêchèrent. » Cependant le préfet de police avait sorti du dossier une enveloppe ouverte qui contenait deux feuilles de papier. Il déplia la plus grande et dit : « Voici le testament. Je vous demanderai d'en écouter la lecture avec attention, ainsi que celle de la pièce annexe qui l'accompagne. « Je, soussigné Cosmo Mornington, fils légitime de Hubert Mornington et d'Ermeline Roussel, naturalisé citoyen des ÉtatsUnis, lègue à mon pays d'adoption la moitié de ma fortune, pour être employée en œuvres de bienfaisance, conformément aux instructions écrites de ma main, que maître Lepertuis voudra bien transmettre à l'ambassade des États-Unis. « Pour les deux cents millions environ constitués par mes dépôts dans diverses banques de Paris et de Londres, dépôts dont la liste est en l'étude de maître Lepertuis, je les lègue, en souvenir de ma mère bien-aimée, d'abord à sa sœur préférée, Elisabeth Roussel, ou aux héritiers en ligne directe d'Elisabeth Roussel – sinon à sa seconde sœur, Armande Roussel, ou aux héritiers directs d'Armande –, sinon, à leur défaut, à leur cousin Victor ou à ses héritiers directs. « Au cas où je disparaîtrais sans avoir retrouvé les membres survivants de la famille Roussel ou du cousin des trois sœurs, je demande à mon ami don Luis Perenna de faire toutes les recherches nécessaires. Je le nomme à cet effet mon exécuteur testamentaire pour la partie européenne de ma fortune, et je le prie de prendre en main la conduite des événements qui pourraient survenir après ma mort, ou par suite de ma mort, de se considérer comme mon représentant, et d'agir en tout pour le bien de ma mémoire et l'accomplissement de mes volontés. En reconnaissance de ce service, et en mémoire des deux fois où il me sauva la vie, il voudra bien accepter la somme d'un million. Le préfet s'interrompit quelques instants. Don Luis murmura : « Pauvre Cosmo… Je n'avais pas besoin de cela pour remplir ses derniers vœux. » « En outre, continua M. Desmalions reprenant sa lecture, en outre, si, trois mois après ma mort, les recherches faites par don Luis Perenna et par maître Lepertuis n'ont pas abouti, si aucun héritier ni aucun survivant de la famille Roussel ne s'est présenté pour recueillir l'héritage, la totalité des deux cents millions sera définitivement, et quelles que puissent être les réclamations ultérieures, acquise à mon ami don Luis Perenna. Je le connais assez pour savoir qu'il fera de cette fortune un emploi conforme à la noblesse de ses desseins et à la grandeur des projets dont il m'entretenait, avec un tel enthousiasme, sous la tente marocaine. » M. Desmalions s'arrêta de nouveau et leva les yeux sur don Luis. Il demeurait impassible, silencieux. Une larme pourtant brilla à la pointe de ses cils. Le comte d'Astrignac lui dit : « Mes félicitations, Perenna. – Mon commandant, répondit-il, je vous ferai remarquer que cet héritage est subordonné à une condition. Et je vous jure bien que, si cela dépend de moi, les survivants de la famille Roussel seront retrouvés. – J'en suis sûr, dit l'officier, je vous connais. – En tout cas, demanda le préfet de police à don Luis, cet héritage… conditionnel, vous ne le refusez pas ? – Ma foi non, dit Perenna en riant. Il y a des choses qu'on ne refuse pas. – Ma question, dit le préfet, est motivée par ce dernier paragraphe du testament : « Si, pour une raison ou pour une autre, mon ami Perenna refusait cet héritage, ou bien s'il était mort avant la date fixée pour le recueillir, je prie M. l'ambassadeur des États-Unis et M. le préfet de police de s'entendre sur les moyens de construire à Paris et d'entretenir une université réservée aux étudiants et aux artistes de nationalité américaine. M. le préfet de police voudra bien en tout cas prélever une somme de trois cent mille francs qu'il versera dans la caisse de ses agents. » tre. « À ce testament est joint un codicille constitué par une lettre que M. Mornington écrivit quelque temps après à maître Lepertuis, et où il s'explique sur certains points de façon plus précise : « Je demande à maître Lepertuis d'ouvrir mon testament le lendemain de ma mort, en présence de M. le préfet de police, lequel voudra bien tenir la chose entièrement secrète durant un mois. Un mois après, jour pour jour, il aura l'obligeance de réunir dans son cabinet un membre important de l'ambassade des États-Unis, maître Lepertuis et don Luis Perenna. Après lecture, un chèque d'un million devra être remis à mon légataire et ami don Luis Perenna sur le simple examen de ses papiers et sur la simple constatation de son identité. J'aimerais que cette constatation fût faite : au point de vue de la personne, par le commandant comte d'Astrignac, qui fut son chef au Maroc et qui, malheureusement, a dû prendre une retraite prématurée ; au point de vue de l'origine, par un membre de la légation du Pérou, puisque don Luis Perenna, bien qu'ayant conservé la nationalité espagnole, est né au Pérou. M. Desmalions replia la feuille de papier et en prit une au- « En outre, j'exige que mon testament ne soit communiqué aux héritiers Roussel que deux jours plus tard, et en l'étude de maître Lepertuis. « Enfin – et ceci est la dernière expression de mes volontés pour ce qui concerne l'attribution de ma fortune et le mode de procéder à cette attribution –,M. le préfet voudra bien convoquer une seconde fois les mêmes personnes dans son cabinet à une date qui pourra être choisie par lui entre le soixantième et le quatre-vingt-dixième jour qui suivra la première réunion. C'est alors, et alors seulement, que l'héritier définitif sera désigné d'après ses droits et proclamé ; et nul ne pourra l'être s'il n'assiste à cette séance, à l'issue de laquelle don Luis Perenna, qui devra s'y rendre également, deviendra l'héritier définitif, si, comme je l'ai dit, aucun survivant de la famille Roussel et du cousin Victor ne s'est présenté pour recueillir l'héritage. » « Tel est le testament de M. Cosmo Mornington, conclut le préfet de police, et telles sont les raisons de votre présence ici, messieurs. Une sixième personne doit être introduite tout à l'heure, un de mes agents que j'ai chargé de faire une première enquête sur la famille Roussel et qui vous rendra compte de ses recherches. Mais, pour l'instant, nous devons procéder conformément aux prescriptions du testateur. Les papiers que, sur ma demande, don Luis Perenna m'a fait remettre, il y a deux semaines, et que j'ai examinés moi-même, sont parfaitement en règle. Au point de vue de l'origine, j'ai prié M. le ministre du Pérou de vouloir bien réunir les renseignements les plus précis. – C'est à moi, monsieur le préfet, dit M. Cacérès, l'attaché péruvien, que M. le ministre du Pérou a confié cette mission. Elle fut facile à remplir. Don Luis Perenna est d'une vieille famille espagnole émigrée il y a trente ans, mais qui a conservé ses terres et ses propriétés d'Europe. De son vivant, le père de don Luis, que j'ai rencontré en Amérique, parlait de son fils unique avec ferveur. C'est notre légation qui a appris au fils, voilà cinq ans, la mort du père. Voici la copie de la lettre écrite au Maroc. – Et voilà la lettre elle-même, communiquée par don Luis Perenna, dit le préfet de police. Et vous, mon commandant, vous reconnaissez le légionnaire Perenna qui combattit sous vos ordres ? – Je le reconnais, dit le comte d'Astrignac. – Sans erreur possible ? – Sans erreur possible et sans le moindre sentiment d'hésitation. » Le préfet de police se mit à rire et insinua : « Vous reconnaissez le légionnaire Perenna que ses camarades, par une sorte d'admiration stupéfiée pour ses exploits, appelaient Arsène Lupin ? – Oui, monsieur le préfet, riposta le commandant, celui que ses camarades appelaient Arsène Lupin, mais que ses chefs appelaient tout court : le héros, celui dont nous disions qu'il était brave comme d'Artagnan, fort comme Porthos… – Et mystérieux comme Monte-Cristo, dit en riant le préfet de police. Tout cela en effet se trouve dans le rapport que j'ai reçu du 4e régiment de la Légion étrangère, rapport inutile à lire dans son entier, mais où je constate ce fait inouï que le légionnaire Perenna, en l'espace de deux ans, fut décoré de la médaille militaire, décoré de la Légion d'honneur pour services exceptionnels, et cité sept fois à l'ordre du jour. Je relève au hasard… – Monsieur le préfet, je vous en supplie, protesta don Luis, ce sont là des choses banales, et je ne vois pas l'intérêt… – Un intérêt considérable, affirma M. Desmalions. Ces messieurs sont ici, non pas seulement pour entendre la lecture d'un testament, mais aussi pour en autoriser l'exécution dans la seule de ses clauses qui soit immédiatement exécutoire : la délivrance d'un legs s'élevant à un million. Il faut donc que la religion de ces messieurs soit éclairée sur le bénéficiaire de ce legs. Par conséquent, je continue… – Alors, monsieur le préfet, dit Perenna en se levant et en se dirigeant vers la porte, vous me permettrez… – Demi-tour !… Halte !… Fixe ! » ordonna le commandant d'Astrignac d'un ton de plaisanterie. Il ramena don Luis en arrière au milieu de la pièce et le fit asseoir. « Monsieur le préfet, je demande grâce pour mon ancien compagnon d'armes, dont la modestie serait, en effet, mise à une trop rude épreuve si on lisait devant lui le récit de ses prouesses. D'ailleurs, le rapport est ici et chacun peut le consulter. D'avance, et sans le connaître, je souscris aux éloges qu'il contient, et je déclare que dans ma carrière militaire, si remplie pourtant, je n'ai jamais rencontré un soldat qui pût être comparé au légionnaire Perenna. Cependant, j'en ai vu des gaillards làbas, des sortes de démons comme on n'en trouve qu'à la Légion, qui se font crever la peau pour le plaisir, pour la rigolade, comme ils disent, histoire d'épater le voisin. Mais aucun ne venait à la cheville de Perenna. Celui que nous appelions d'Artagnan, Porthos, de Bussy, méritait d'être mis en parallèle avec les héros les plus étonnants de la légende et de la réalité. Je l'ai vu accomplir des choses que je ne voudrais pas raconter sous peine d'être traité d'imposteur, des choses si invraisemblables qu'au- jourd'hui, de sang-froid, je me demande si je suis sûr de les avoir vues. Un jour, a Settat, comme nous étions poursuivis… – Un mot de plus, mon commandant, s'écria gaiement don Luis, et je sors, tout de bon cette fois. Vrai, vous avez une façon d'épargner ma modestie… – Mon cher Perenna, reprit le comte d'Astrignac, je vous ai toujours dit que vous aviez toutes les qualités et un seul défaut c'est de n'être pas Français. – Et je vous ai toujours répondu, mon commandant, que j'étais Français par ma mère, et que je l'étais aussi de cœur et de tempérament. Il y a des choses que l'on ne peut accomplir que si l'on est Français. » Les deux hommes se serrèrent la main de nouveau affectueusement. « Allons, dit le préfet de police, qu'il ne soit plus question de vos prouesses, monsieur, ni de ce rapport. J'y relèverai cependant ceci, c'est qu'au cours de l'été 1915 vous êtes tombé dans une embuscade de quarante Berbères, que vous avez été capturé et que vous n'avez reparu à la Légion que le mois dernier. – Oui, monsieur le préfet, pour être désarmé, mes cinq années d'engagement étant largement dépassées. – Mais comment M. Cosmo Mornington a-t-il pu vous désigner comme légataire puisque, au moment où il rédigeait son testament, vous étiez disparu depuis quatre ans ? – Cosmo et moi, nous correspondions. – Hein ? – Oui, et je lui avais annoncé mon évasion prochaine et mon retour à Paris. – Mais par quel moyen ?… Où étiez-vous ? Et comment vous fut-il possible ?… » Don Luis sourit sans répondre. « Monte-Cristo, cette fois, dit M. Desmalions, le mystérieux Monte-Cristo… – Monte-Cristo, si vous voulez, monsieur le préfet. Le mystère de ma captivité, de mon évasion, bref, de toute ma vie pendant la guerre, est en effet assez étrange. Peut-être un jour serat-il intéressant de l'éclaircir. Je demande un peu de crédit. » Il y eut un silence. M. Desmalions examina de nouveau ce singulier personnage, et il ne put s'empêcher de dire, comme s'il eût obéi à une association d'idées dont lui-même ne se fût pas rendu compte : « Un mot encore… le dernier. Pour quelles raisons vos camarades vous donnaient-ils ce surnom bizarre d'Arsène Lupin ? Était-ce seulement une allusion à votre audace, à votre force physique ? – Il y avait autre chose, monsieur le préfet, la découverte d'un vol très curieux, dont certains détails inexplicables en apparence, m'avaient permis de désigner l'auteur. – Vous avez donc le sens de ces affaires ? – Oui, monsieur le préfet, une certaine aptitude que j'eus l'occasion d'exercer plusieurs fois en Afrique. D'où mon surnom d'Arsène Lupin, dont on parlait beaucoup à cette époque, à la suite de sa mort. – Ce vol était important ? – Assez, et commis justement au préjudice de Cosmo Mornington, qui habitait alors la province d'Oran. C'est de là que datent nos relations. » Il y eut un nouveau silence, et don Luis ajouta : « Pauvre Cosmo !… Cette aventure lui avait donné une confiance inébranlable dans mes petits talents de policier. Il me disait toujours « Perenna, si je meurs assassiné (c'était une idée fixe chez lui qu'il mourrait de mort violente), si je meurs assassiné, jurez-moi de poursuivre le coupable. » – Ses pressentiments n'étaient pas justifiés, dit le préfet de police. Cosmo Mornington n'a pas été assassiné. – C'est ce qui vous trompe, monsieur le préfet », déclara Don Luis. M. Desmalions sursauta. « Quoi ! Qu'est-ce que vous dites ? Cosmo Mornington… – Je dis que Cosmo Mornington n'est pas mort, comme on le croit, d'une piqûre mal faite, mais il est mort, comme il le redoutait, de mort violente. – Mais, monsieur, votre assertion ne repose sur rien. – Sur la réalité, monsieur le préfet. – Étiez-vous là ? Savez-vous quelque chose ? – Je n'étais pas là le mois dernier. J'avoue même que, quand je suis arrivé à Paris, n'ayant pas lu les journaux de façon régulière, j'ignorais la mort de Cosmo. C'est vous, monsieur le préfet, qui me l'avez apprise tout à l'heure. – En ce cas, monsieur, vous n'en pouvez connaître que ce que j'en connais, et vous devez vous en remettre aux constatations du médecin. – Je le regrette, mais, pour ma part, ces constatations sont insuffisantes. – Mais enfin, monsieur, de quel droit cette accusation ? Avez-vous une preuve ? – Oui. – Laquelle ? – Vos propres paroles, monsieur le préfet. – Mes paroles ? – Celles-ci, monsieur le préfet. Vous avez dit, d'abord, que Cosmo Mornington s'occupait de médecine et qu'il pratiquait avec beaucoup de compétence, et, ensuite, qu'il s'était fait une piqûre qui, mal donnée, avait provoqué une inflammation mortelle et l'avait emporté en quelques heures. – Oui. – Eh bien, monsieur le préfet, j'affirme qu'un monsieur qui s'occupe de médecine avec beaucoup de compétence et qui soigne des malades comme le faisait Cosmo Mornington, est incapable de se donner une piqûre sans l'entourer de toutes les pré- cautions antiseptiques nécessaires. J'ai vu Cosmo à l'œuvre, je sais comment il s'y prenait. – Alors ? – Alors, le médecin a écrit un certificat comme le font tous les médecins quand un indice quelconque n'éveille pas leurs soupçons. – De sorte que votre avis ?… – Maître Lepertuis, demanda Perenna en se tournant vers le notaire, lorsque vous fûtes appelé au lit de mort de M. Mornington, vous n'avez rien remarqué d'anormal ? – Non, rien. M. Mornington était entré dans le coma. – Il est déjà bizarre, nota don Luis, qu'une piqûre, si mauvaise qu'elle soit, produise des résultats si rapides. Il ne souffrait pas ? – Non… ou plutôt si… si, je me rappelle, le visage offrait des taches brunes que je n'avais pas vues la première fois. – Des taches brunes ? Cela confirme mon hypothèse ! Cosmo Mornington a été empoisonné. – Mais comment ? s'écria le préfet. – Par une substance quelconque que l'on aura introduite dans une des ampoules de glycérophosphate, ou dans la seringue dont se servait le malade. – Mais le médecin ? ajouta M. Desmalions. – Maître Lepertuis, reprit Perenna, avez-vous fait observer au médecin la présence de ces taches brunes ? – Oui, il n'y attacha aucune importance. – C'était son médecin ordinaire ? – Non. Son médecin ordinaire, le docteur Pujol, un de mes amis précisément, et qui m'avait adressé à lui comme notaire, était malade. Celui que j'ai vu à son lit de mort devait être un médecin du quartier. – Voici son nom et son adresse, dit le préfet de police qui avait cherché le certificat dans le dossier. Docteur Bellavoine, 14, rue d'Astorg. Vous avez un annuaire des médecins, monsieur le préfet ? » M. Desmalions ouvrit un annuaire qu'il feuilleta. Au bout d'un instant, il déclarait : « Il n'y a pas de docteur Bellavoine, et aucun docteur n'habite au 14 de la rue d'Astorg. » Un assez long silence suivit cette déclaration. Le secrétaire d'ambassade et l'attaché péruvien avaient suivi l'entretien avec un intérêt passionné. Le commandant d'Astrignac hochait la tête d'un air approbateur : pour lui Perenna ne pouvait pas se tromper. Le préfet de police avoua : « Évidemment… évidemment… il y a là un ensemble de circonstances… plutôt équivoques… Ces taches brunes… ce médecin… C'est une affaire à étudier… » dit : Et, comme malgré lui, interrogeant don Luis Perenna, il « Et sans doute, selon vous, il y aurait corrélation entre le crime... possible et le testament de M. Mornington ? – Cela je l'ignore, monsieur le préfet. Ou alors il faudrait supposer que quelqu'un connaissait le testament. Croyez-vous que ce soit le cas, maître Lepertuis ? – Je ne crois pas, car M. Mornington semblait agir avec beaucoup de circonspection. – Et il n'est pas admissible, n'est-ce pas, qu'une indiscrétion ait pu être commise en votre étude ? – Par qui ? Moi seul ai manié ce testament, et moi seul d'ailleurs ai la clef du coffre où je range tous les soirs les documents de cette importance. – Ce coffre n'a pas été l'objet d'une effraction ? Il n'y a pas eu de cambriolage dans votre étude ? – Non. – C'est un matin que vous avez vu Cosmo Mornington ? – Un vendredi matin. – Qu'avez-vous fait du testament jusqu'au soir, jusqu'à l'instant où vous l'avez rangé dans votre coffre-fort ? – Probablement l'aurai-je mis dans le tiroir de mon bureau. – Et ce tiroir n'a pas été forcé ? Maître Lepertuis parut stupéfait et ne répondit pas. – Eh bien ? reprit Perenna. – Eh bien… oui… je me rappelle… il y a eu quelque chose… ce jour-là, ce même vendredi. – Vous êtes sûr ? – Oui. Quand je suis revenu après mon déjeuner, j'ai constaté que le tiroir n'était pas fermé à clef. Pourtant je l'avais fermé, cela sans aucune espèce de doute. Sur le moment, je n'ai attaché à cet incident qu'une importance relative. Aujourd'hui, je comprends… je comprends… Ainsi se vérifiaient au fur et à mesure toutes les hypothèses imaginées par don Luis Perenna, hypothèses appuyées, il est vrai, sur quelques indices, mais où il y avait, avant tout, une part d'intuition et de divination, réellement surprenante chez un homme qui n'avait assisté à aucun des événements qu'il reliait entre eux avec tant d'habileté. « Nous n'allons pas tarder, monsieur, dit le préfet de police, à contrôler vos assertions, un peu hasardées, avouez-le, avec le témoignage plus rigoureux d'un de mes agents que j'ai chargé de cette affaire… et qui devrait être ici. – Son témoignage porte-t-il sur les héritiers de Cosmo Mornington ? demanda le notaire. – Sur les héritiers d'abord, puisque avant-hier il me téléphonait qu'il avait réuni tous les renseignements, et aussi sur les points mêmes dont… Mais tenez… je me rappelle qu'il a parlé à mon secrétaire d'un crime commis il y a un mois, jour pour jour. Or, il y a un mois, jour pour jour, que M. Cosmo Mornington… » D'un coup sec, M. Desmalions appuya sur un timbre. Aussitôt son secrétaire particulier accourut. L'inspecteur Vérot ? demanda vivement le préfet de police. – Il n'est pas encore de retour. – Qu'on le cherche ! Qu'on l'amène ! Il faut le trouver à tout prix et sans retard. » Et, s'adressant à don Luis Perenna : « Voilà une heure que l'inspecteur Vérot est venu ici assez souffrant, très agité, paraît-il, en se disant surveillé, poursuivi. Il avait à me communiquer les déclarations les plus importantes sur l'affaire Mornington et à mettre la police en garde contre deux assassinats qui doivent être commis cette nuit et qui seraient la conséquence du meurtre de Cosmo Mornington. – Et il était souffrant ? – Oui, mal à son aise, et très bizarre même, l'imagination frappée. Par prudence, il m'a fait remettre un rapport détaillé sur l'affaire. Or, ce rapport n'est autre chose qu'une feuille de papier blanc. Voici cette feuille et son enveloppe. Et voici une boîte de carton qu'il a déposée également et qui contenait une tablette de chocolat avec des empreintes de dents. – Puis-je voir ces deux objets, monsieur le préfet ? – Oui, mais ils ne vous apprendront rien du tout. – Peut-être… » Don Luis examina longuement la boîte en carton et l'enveloppe jaune où se lisait l'inscription « Café du Pont-Neuf ». On attendait ses paroles comme si elles eussent dû apporter une lumière imprévue. Il dit simplement : « L'écriture n'est pas la même sur l'enveloppe et sur la petite boîte. L'écriture de l'enveloppe est moins nette, un peu tremblante, visiblement imitée. – Ce qui prouve ?… – Ce qui prouve, monsieur le préfet, que cette enveloppe jaune ne provient pas de votre agent. Je suppose qu'après avoir écrit son rapport sur une table du café du Pont-Neuf et l'avoir cacheté, il aura eu un moment de distraction pendant lequel on a substitué à son enveloppe une autre enveloppe portant la même adresse, mais ne contenant qu'une feuille blanche. – Supposition ! dit le préfet. – Peut-être, mais ce qu'il y a de sûr, monsieur le préfet, c'est que les pressentiments de votre inspecteur sont motivés, qu'il est l'objet d'une surveillance étroite, que les découvertes qu'il a pu faire sur l'héritage Mornington contrarient des manœuvres criminelles, et qu'il court des dangers terribles. – Oh ! Oh ! – Il faut le secourir, monsieur le préfet. Depuis le début de cette réunion, la conviction s'impose à moi que nous nous heurtons à une entreprise déjà commencée. Je souhaite qu'il ne soit pas trop tard et que votre inspecteur n'en soit pas la première victime. – Eh ! monsieur, s'écria le préfet de police, vous affirmez tout cela avec une conviction que j'admire, mais qui ne suffit pas à établir que vos craintes sont justifiées. Le retour de l'inspecteur Vérot en sera la meilleure démonstration. – L'inspecteur Vérot ne reviendra pas. – Mais enfin pourquoi ? – Parce qu'il est déjà revenu. L'huissier l'a vu revenir. – L'huissier a la berlue. Si vous n'avez pas d'autre preuve que le témoignage de cet homme… – J'en ai une autre, monsieur le préfet, et que l'inspecteur Vérot a laissée ici même de sa présence… Ces quelques mots presque indéchiffrables, qu'il a griffonnés sur le bloc-notes, que votre secrétaire ne l'a pas vu écrire, et qui viennent de me tomber sous les yeux. Les voici. N'est-ce pas une preuve qu'il est revenu ? Et une preuve formelle ! » Le préfet ne cacha pas son trouble. Tous les assistants paraissaient émus. Le retour du secrétaire ne fit qu'augmenter les appréhensions. Personne n'avait vu l'inspecteur Vérot. « Monsieur le préfet, prononça don Luis, j'insiste vivement pour qu'on interroge l'huissier. » Et dès que l'huissier fut là il lui demanda, sans même attendre l'intervention de M. Desmalions : « Êtes-vous sûr que l'inspecteur Vérot soit rentré une seconde fois dans cette pièce ? – Absolument sûr. – Et qu'il n'en soit pas sorti ? – Absolument sûr. Vous n'avez pas eu la moindre minute d'inattention ? – Pas la moindre. » Le préfet s'écria : « Vous voyez bien, monsieur ! Si l'inspecteur Vérot était ici, nous le saurions. – Il est ici, monsieur le préfet. – Quoi ? – Excusez mon obstination, monsieur le préfet, mais je dis que quand quelqu'un entre dans une pièce et qu'il n'en sort pas, c'est qu'il s'y trouve encore. – Caché ? fit M. Desmalions qui s'irritait de plus en plus. – Non, mais évanoui, malade… mort peut-être. – Mais où ? que diable ! – Derrière ce paravent. – Il n'y a rien derrière ce paravent, rien qu'une porte. – Et cette porte ? – Donne sur un cabinet de toilette. – Eh bien, monsieur le préfet, l'inspecteur Vérot, étourdi, titubant, croyant passer de votre bureau dans celui de votre secrétaire, est tombé dans ce cabinet de toilette. » M. Desmalions se précipita, mais, au moment d'ouvrir la porte, il eut un geste de recul. Était-ce appréhension ? désir de se soustraire à l'influence de cet homme stupéfiant qui donnait des ordres avec tant d'autorité et qui semblait commander aux événements eux-mêmes ? Don Luis demeurait imperturbable, en une attitude pleine de déférence. « Je ne puis croire… dit M. Desmalions. – Monsieur le préfet, je vous rappelle que les révélations de l'inspecteur Vérot peuvent sauver la vie à deux personnes qui doivent mourir cette nuit. Chaque minute perdue est irréparable. » M. Desmalions haussa les épaules. Mais cet homme le dominait de toute sa conviction. Il ouvrit. Il ne fit pas un mouvement, il ne poussa pas un cri. Il murmura simplement : « Oh ! est-ce possible !… » À la lueur pâle d'un peu de jour qui entrait par une fenêtre aux vitres dépolies, on apercevait le corps d'un homme qui gisait à terre. « L'inspecteur… l'inspecteur Vérot… » balbutia l'huissier qui s'était élancé. Avec l'aide du secrétaire, il put soulever le corps et l'asseoir sur un fauteuil du cabinet de travail. L'inspecteur Vérot vivait encore, mais si faiblement qu'on entendait à peine les battements de son cœur. Un peu de salive coulait au coin de sa bouche. Les yeux n'avaient pas d'expression. Cependant certains muscles du visage remuaient, peut- être sous l'effort d'une volonté qui persistait, au-delà de la vie aurait-on pu dire. Don Luis murmura : « Regardez, monsieur le préfet… les taches brunes… » Une même épouvante bouleversa les assistants qui se mirent à sonner et à ouvrir les portes en appelant au secours. « Le docteur !… ordonnait M. Desmalions, qu'on amène un docteur… le premier venu, et un prêtre… On ne peut pourtant pas laisser cet homme… » Don Luis leva le bras pour réclamer du silence. « Il n'y a plus rien à faire, dit-il… Tâchons plutôt de profiter de ces dernières minutes… Voulez-vous me permettre, monsieur le préfet ?… » Il s'inclina sur le moribond, renversa la tête branlante contre le dossier du fauteuil, et, d'une voix très douce, chuchota : « Vérot, c'est le préfet qui vous parle. Nous voudrions avoir quelques renseignements sur ce qui doit se passer cette nuit. Vous m'entendez bien, Vérot ? Si vous m'entendez, fermez les paupières. » Les paupières s'abaissèrent. Mais n'était-ce pas le hasard ? Don Luis continua : « Vous avez retrouvé les héritiers des sœurs Roussel, cela nous le savons, et ce sont deux de ces héritiers qui sont menacés de mort… Le double crime doit être commis cette nuit. Mais le nom de ces héritiers, qui sans doute ne s'appellent plus Roussel, nous est inconnu. Il faut nous le dire. Écoutez-moi bien : vous avez inscrit sur un bloc-notes trois lettres qui paraissent former la syllabe FAU… Est-ce que je me trompe ? Est-ce le commencement d'un nom ? Quelle est la lettre qui suit ces trois lettres ?… Est-ce un B ? un C ? » Mais plus rien ne remuait dans le visage blême de l'inspecteur. La tête retomba lourdement sur la poitrine. Il poussa deux ou trois soupirs, fut secoué d'un grand frisson, et ne bougea plus. Il était mort. Chapitre II L'homme qui doit mourir La scène tragique s'était déroulée avec une telle rapidité que les personnes qui en furent les témoins frémissants demeurèrent un moment confondues. Le notaire fit un signe de croix et s'agenouilla. Le préfet murmura : « Pauvre Vérot… un brave homme qui ne songeait qu'au service, qu'au devoir… Au lieu d'aller se faire soigner, et qui sait ? peut-être l'eût-on sauvé, il est revenu ici dans l'espoir de livrer son secret. Pauvre Vérot… – Une femme ? des enfants ? demanda anxieusement don Luis. – Une femme et trois enfants, répondit le préfet. – Je me charge d'eux », déclara don Luis simplement. Puis, comme on amenait un médecin, et que M. Desmalions donnait des ordres pour qu'on transportât le cadavre dans une pièce voisine, il prit le médecin à part et lui dit : « Il est hors de doute que l'inspecteur Vérot a été empoisonné. Regardez son poignet, vous observerez la trace d'une piqûre, entourée d'un cercle d'inflammation. – On l'aurait donc piqué là ? – Oui, à l'aide d'une épingle ou d'un bec de plume, et pas aussi violemment qu'on l'eût voulu, puisque la mort n'est survenue que quelques heures après. » Les huissiers emportèrent le cadavre, et bientôt il ne resta plus dans le cabinet du préfet que les cinq personnages qu'il y avait convoqués. Le secrétaire d'ambassade américain et l'attaché péruvien, jugeant leur présence inutile, s'en allèrent, après avoir chaudement félicité don Luis Perenna de sa clairvoyance. Puis ce fut le tour du commandant d'Astrignac, qui secoua la main de son ancien subordonné avec une affection visible. Et maître Lepertuis et Perenna, ayant pris rendez-vous pour la délivrance du legs, étaient eux-mêmes sur le point de se retirer, quand M. Desmalions entra vivement. « Ah ! vous êtes encore là, don Luis Perenna… Tant mieux !… Une idée qui me frappe… Ces trois lettres que vous avez cru déchiffrer sur le bloc-notes… vous êtes certain qu'il y a bien la syllabe Fau ?… – Il me semble, monsieur le préfet. Tenez, n'est-ce pas les trois lettres F, A et U ?… Et remarquez que la lettre F est tracée en majuscule ? Ce qui me fait supposer que cette syllabe est le début d'un nom propre. – En effet, en effet, dit M. Desmalions. Eh bien, il se présente ceci de curieux, c'est que cette syllabe est justement… Du reste, nous allons vérifier… » D'une main hâtive, M. Desmalions feuilletait la correspondance que son secrétaire lui avait remise à son arrivée et qui se trouvait rangée sur un coin de la table. « Ah ! voici, s'exclama-t-il, en saisissant une lettre et en se reportant aussitôt à la signature… Voici… C'est bien ce que je croyais… Fauville… la syllabe initiale est la même… Regardez, Fauville tout court, sans prénom… La lettre a dû être écrite dans un moment de fièvre… Il n'y a ni date ni adresse… L'écriture est tremblée… » Et M. Desmalions lut à haute voix : « Monsieur le préfet, « Un grand danger est suspendu sur ma tête et sur la tête de mon fils. La mort approche à grands pas. J'aurai cette nuit, ou demain matin au plus tard, les preuves de l'abominable complot qui nous menace. Je vous demande la permission de vous les apporter dans la matinée. J'ai besoin de protection et je vous appelle à mon secours. « Veuillez agréer, etc. « Fauville » « Pas d'autre désignation ? fit Perenna. Aucun entête ? – Rien, mais il n'y a pas d'erreur. Les déclarations de l'inspecteur Vérot coïncident d'une façon trop évidente avec cet appel désespéré. C'est bien M. Fauville et son fils qui doivent être assassinés cette nuit. Et ce qu'il y a de terrible, c'est que le nom de Fauville étant très répandu il est impossible que nos recherches aboutissent à temps. – Comment ! monsieur le préfet, mais à tout prix… – À tout prix, certes, et je vais mettre tout le monde sur pied. Mais notez bien que nous n'avons pas le moindre indice. – Ah ! s'écria don Luis, ce serait effrayant. Ces deux êtres qui doivent mourir et que nous ne pourrions sauver. Monsieur le préfet, je vous en supplie, prenez cette affaire en main. Par la volonté de Cosmo Mornington, vous y êtes mêlé dès la première heure, et par votre autorité et votre expérience vous lui donnerez une impulsion plus vigoureuse. – Cela concerne la Sûreté… le parquet… objecta M. Desmalions. – Certes, monsieur le préfet. Mais ne croyez-vous pas qu'il y a des moments où le chef a seul qualité pour agir ? Excusez mon insistance… » Il n'avait pas achevé ces mots que le secrétaire particulier du préfet entra avec une carte à la main. « Monsieur le préfet, cette personne insiste tellement… j'ai hésité… » M. Desmalions saisit la carte et jeta une exclamation de surprise et de joie. « Regardez, monsieur, dit-il à Perenna qui lut ces mots : Hippolyte Fauville, Ingénieur, 14, bis, boulevard Suchet. – Allons, fit M. Desmalions, le hasard veut que tous les fils de cette affaire viennent se placer dans mes mains, et que je sois amené à m'en occuper selon votre désir, monsieur. D'ailleurs, il semble que les événements tournent en notre faveur. Si ce monsieur Fauville est un des héritiers Roussel, la tâche sera simplifiée. – En tout cas, monsieur le préfet, objecta le notaire, je vous rappellerai qu'une des clauses du testament stipule que la lecture n'en doit être faite que dans quarante-huit heures. Ainsi donc M. Fauville ne doit pas encore être mis au courant… » La porte du bureau s'entrouvrit à peine, un homme bouscula l'huissier et entra brusquement. Il bredouillait : L'inspecteur… l'inspecteur Vérot ? Il est mort, n'est-ce pas ? On m'a dit… – Oui, monsieur, il est mort. – Trop tard ! J'arrive trop tard », balbutia-t-il. Et il s'effondra, les mains jointes, en sanglotant : « Ah ! les misérables ! les misérables ! » Son crâne chauve surmontait un front que rayaient des rides profondes. Un tic nerveux agitait son menton et tirait les lobes de ses oreilles. C'était un homme de cinquante ans environ, très pâle, les joues creuses, l'air maladif. Des larmes roulaient dans ses yeux. Le préfet lui dit : « De qui parlez-vous, monsieur ? De ceux qui ont tué l'inspecteur Vérot ? Vous est-il possible de les désigner, de guider notre enquête ?… » Hippolyte Fauville hocha la tête. « Non, non. Pour l'instant, cela ne servirait de rien… Mes preuves ne suffiraient pas… Non, en vérité, non. » Il s'était levé déjà et s'excusait : « Monsieur le préfet, je vous ai dérangé inutilement… mais je voulais savoir… J'espérais que l'inspecteur Vérot aurait échappé… Son témoignage réuni au mien aurait été précieux. Mais peut-être a-t-il pu vous prévenir ? – Non, il a parlé de ce soir… de cette nuit… » Hippolyte Fauville sursauta. « De ce soir ! Alors, ce serait déjà l'heure… Mais non, mais non, c'est impossible, ils ne peuvent rien encore contre moi… Ils ne sont pas prêts. – L'inspecteur Vérot affirme pourtant que le double crime doit être commis cette nuit. – Non, monsieur le préfet… Là, il se trompe… Je le sais bien, moi… Demain soir, au plus tôt. Et nous les prendrons au piège… Ah les misérables… » Don Luis s'approcha et lui dit : « Votre mère s'appelait bien Ermeline Roussel, n'est-ce pas ? – Oui, Ermeline Roussel. Elle est morte maintenant. – Et elle était bien de Saint-Étienne ? – Oui… Mais pourquoi ces questions ?… – Monsieur le préfet vous expliquera demain… Un mot encore. » Il ouvrit la boîte de carton déposée par l'inspecteur Vérot. « Cette tablette de chocolat a-t-elle une signification pour vous ? Ces empreintes ?… – Oh ! fit l'ingénieur, la voix sourde… Quelle infamie !… Où l'inspecteur a-t-il trouvé cela ? » Il eut encore une défaillance, mais très courte, et, se redressant aussitôt, il se hâta vers la porte, d'un pas saccadé. « Je m'en vais, monsieur le préfet, je m'en vais. Demain matin, je vous raconterai… J'aurai toutes les preuves… et la justice me protégera… Je suis malade, c'est vrai, mais enfin, je veux vivre !… J'ai le droit de vivre… et mon fils aussi… Et nous vivrons… Oh ! les misérables… » Et il sortit en courant, à l'allure d'un homme ivre. M. Desmalions se leva précipitamment. « Je vais faire prendre des renseignements sur l'entourage de cet homme… faire surveiller sa demeure. J'ai déjà téléphoné à la Sûreté. J'attends quelqu'un en qui j'ai toute confiance. » Don Luis déclara : « Monsieur le préfet, je vous conjure, accordez-moi l'autorisation de poursuivre cette affaire sous vos ordres. Le testament de Cosmo Mornington m'en fait un devoir, et, permettezmoi de le dire, m'en donne le droit. Les ennemis de M. Fauville sont d'une adresse et d'une audace extraordinaires. Je tiens à l'honneur d'être au poste, ce soir, chez lui et auprès de lui. » Le préfet hésita. Comment n'eût-il pas songé à l'intérêt considérable que don Luis Perenna avait à ce qu'aucun des héritiers Mornington ne fût retrouvé, ou du moins ne pût s'interposer entre lui et les millions de l'héritage ? Devait-on attribuer à un noble sentiment de gratitude, à une conception supérieure de l'amitié et du devoir, ce désir étrange de protéger Hippolyte Fauville contre la mort qui le menaçait ? Durant quelques secondes, M. Desmalions observa ce visage résolu, ces yeux intelligents, à la fois ironiques et ingénus, graves et souriants, au travers desquels on ne pouvait certes pas pénétrer jusqu'à l'énigme secrète de l'individu, mais qui vous regardaient avec une telle expression de sincérité et de franchise. Puis il appela son secrétaire. « On est venu de la Sûreté ? – Oui, monsieur le préfet, le brigadier Mazeroux est là. – Veuillez dire qu'on l'introduise. » Et, se tournant vers Perenna : « Le brigadier Mazeroux est un de nos meilleurs agents. Je l'employais concurremment avec ce pauvre Vérot lorsque j'avais besoin de quelqu'un de débrouillard et d'actif. Il vous sera très utile. » Le brigadier Mazeroux entra. C'était un petit homme sec et robuste, auquel ses moustaches tombantes, ses paupières lourdes, ses yeux larmoyants, ses cheveux plats et longs donnaient l'air le plus mélancolique. Le préfet lui dit : « Mazeroux, vous devez connaître déjà la mort de votre camarade Vérot et les circonstances atroces de cette mort. Il s'agit de le venger et de prévenir d'autres crimes. Monsieur, qui connaît l'affaire à fond, vous fournira toutes les explications nécessaires. Vous marcherez d'accord avec lui, et demain matin vous me rendrez compte de ce qui s'est passé. » C'était donner le champ libre à don Luis Perenna et se confier à son initiative et à sa clairvoyance. Don Luis s'inclina. « Je vous remercie, monsieur le préfet. J'espère que vous n'aurez pas à regretter le crédit que vous voulez bien m'accorder. » Et, prenant congé de M. Desmalions et de maître Lepertuis, il sortit avec le brigadier Mazeroux. Dehors il raconta ce qu'il savait à Mazeroux, lequel sembla fort impressionné par les qualités professionnelles de son compagnon et tout disposé à se laisser conduire par lui. Ils décidèrent de passer d'abord au café du Pont-Neuf. Là ils apprirent que l'inspecteur Vérot, un habitué de l'établissement, avait, en effet le matin, écrit une longue lettre. Et le garçon de table se rappela fort bien que son voisin de table, entré presque en même temps que l'inspecteur, avait demandé également du papier à lettre et réclamé deux fois des enveloppes jaunes. « C'est bien cela, dit Mazeroux à don Luis. Il y a eu, comme vous le pensiez, substitution de lettres. » Quant au signalement que le garçon put donner, il était suffisamment explicite : un individu de taille élevée, un peu voûté, qui portait une barbe châtaine coupée en pointe, un lor- gnon d'écaille retenu par un cordonnet de soie noire, et une canne d'ébène dont la poignée d'argent formait une tête de cygne. « Avec cela, dit Mazeroux, la police peut marcher. » Ils allaient sortir du café, lorsque don Luis arrêta son compagnon. « Un instant. – Qu'y a-t-il ? – Nous avons été suivis… – Suivis ! Elle est raide celle-là. Et par qui donc ? – Aucune importance. Je sais ce que c'est, et j'aime autant régler cette histoire-là en un tournemain. Attendez-moi. Je reviens, et vous ne vous ennuierez pas, je vous le promets. Vous, allez voir un type à la hauteur. » Il revint, en effet, au bout d'une minute, avec un monsieur mince et grand, au visage encadré de favoris. Il fit les présentations : « Monsieur Mazeroux, un de mes amis. Monsieur Cacérès, attaché à la légation péruvienne, et qui, tout à l'heure, assistait à l'entrevue chez le préfet. C'est M. Cacérès qui fut chargé par le ministre du Pérou de réunir les pièces relatives à mon identité. » Et gaiement, il ajouta : « Alors, cher monsieur Cacérès, vous me cherchiez… J'avais bien cru, en effet, quand nous sommes sortis de la Préfecture… » L'attaché péruvien fit un signe et montra le brigadier Mazeroux. Perenna reprit : « Je vous en supplie… Que monsieur Mazeroux ne vous gêne pas !… Vous pouvez parler devant lui… Il est très discret… et d'ailleurs il est au courant de la question. » L'attaché se taisait. Perenna le fit asseoir en face de lui. « Parlez sans détours, cher monsieur Cacérès. C'est un sujet qui doit être traité carrément et où, même, je ne redoute pas une certaine crudité de mots. Que de temps gagné de la sorte ! Allons-y. Il vous faut de l'argent n'est-ce pas ? Ou, du moins, un supplément d'argent. Combien ? » Le Péruvien eut une dernière hésitation, jeta un coup d'œil sur le compagnon de don Luis, puis, se décidant tout à coup, prononça, d'une voix sourde : « Cinquante mille francs ! – Bigre de bigre ! s'écria don Luis, vous êtes gourmand ! Qu'est-ce que vous en dites, monsieur Mazeroux ? Cinquante mille francs, c'est une somme. D'autant plus… Voyons, mon cher Cacérès, récapitulons. Il y a quelques années, ayant eu l'honneur de lier connaissance avec vous en Algérie, où vous étiez de passage, ayant compris d'autre part à qui j'avais affaire, je vous ai demandé s'il vous était possible de m'établir, en trois ans, avec mon nom de Perenna, une personnalité hispanopéruvienne, munie de papiers indiscutables et d'ancêtres respectables. Vous m'avez répondu : « Oui. » Le prix fut fixé : vingt mille francs. La semaine dernière, le préfet de police m'ayant fait dire de lui communiquer mes papiers, j'allai vous voir, et j'appris de vous que vous étiez justement chargé d'une enquête sur mes origines. D'ailleurs, tout était prêt. Avec les papiers convenablement mis au point de feu Perenna, noble hispano-péruvien, vous m'aviez confectionné un état civil de tout premier ordre. Après entente sur ce qu'il y avait à dire devant le préfet de police, je versai les vingt mille francs. Nous étions quittes. Que voulez-vous de plus ? » L'attaché péruvien ne montrait plus le moindre embarras. Il posa ses deux coudes sur la table, et tranquillement il articula : « Monsieur, en traitant avec vous jadis, je croyais traiter avec un monsieur qui, se cachant sous l'uniforme de légionnaire pour des raisons personnelles désirait plus tard recouvrer les moyens de vivre honorablement. Aujourd'hui, il s'agit du légataire universel de Cosmo Mornington, lequel légataire touche demain, sous un faux nom, la somme d'un million, et dans quelques mois peut-être la somme de deux cents millions. C'est tout autre chose. » L'argument sembla frapper don Luis. Pourtant il objecta : « Et si je refuse ? – Si vous refusez, j'avertis le notaire et le préfet de police que je me suis trompé dans mon enquête, et qu'il y a erreur sur la personne de don Luis Perenna. Ensuite de quoi vous ne toucherez rien du tout et serez même tout probablement mis en état d'arrestation. – Ainsi que vous, mon brave monsieur. – Moi ? – Dame ! pour faux et maquillage d'état civil… Car vous pensez bien que je mangerai le morceau. » L'attaché ne répondit pas. Son nez, qu'il avait très fort, semblait s'allonger entre ses deux longs favoris. Don Luis se mit à rire. « Allons, monsieur Cacérès, ne faites pas cette binette-là. On ne vous fera pas mal. Seulement ne cherchez plus à me mettre dedans. De plus malins que vous l'ont essayé qui s'y sont cassé les reins. Et, vrai, vous n'avez pas l'air de premier ordre quand il s'agit de rouler le prochain. Un peu poire même, le sieur Cacérès, un peu poire. Eh bien, c'est compris, n'est-ce pas ? On désarme ? Plus de noirs desseins contre cet excellent Perenna ? Parfait monsieur Cacérès, parfait, je serai bon prince et vous prouverai que le plus honnête des deux… est bien celui qu'on pense. » Il tira de sa poche un carnet de chèques timbré par le Crédit lyonnais. « Tenez, cher ami, voici vingt mille francs que vous donne le légataire de Cosmo Mornington. Empochez-les avec un sourire. Dites merci au bon monsieur. Et prenez vos cliques et vos claques sans plus détourner la tête que les filles de M. Loth. Allez… Ouste ! » Cela fut dit de telle manière que l'attaché obéit, point par point, aux prescriptions de don Luis Perenna. Il sourit en empochant l'argent, répéta deux fois merci et s'esquiva sans détourner la tête. « Crapule !… murmura don Luis. Hein, qu'en dites-vous, brigadier ? » Le brigadier Mazeroux le regardait avec stupeur, les yeux écarquillés. « Ah çà ! mais, monsieur… – Quoi, brigadier ? – Ah çà ! mais, monsieur, qui êtes-vous ? – Qui je suis ? – Oui. – Mais ne vous l'a-t-on pas dit ? Un noble Péruvien ou un noble Espagnol… Je ne sais pas trop… Bref, don Luis Perenna. – Des blagues ! Je viens d'assister… – Don Luis Perenna, ancien légionnaire… – Assez, monsieur… – Médaillé… décoré sur toutes les coutures. – Assez, monsieur, encore une fois, et je vous somme de me suivre devant le préfet. – Mais laissez-moi continuer, que diable ? Donc, ancien légionnaire… ancien héros… ancien détenu à la Santé… ancien prince russe… ancien chef de la Sûreté… ancien… – Mais vous êtes fou ! grinça le brigadier… Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? – De l'histoire vraie, authentique. Vous me demandez ce que je suis… J'énumère. Dois-je remonter plus haut ? J'ai encore quelques titres à vous offrir… marquis, baron, duc, archiduc, grand-duc, petit-duc, contreduc…, tout le Gotha, quoi ! On me dirait que j'ai été roi, ventre-saint-gris je n'oserais pas jurer le contraire. » Le brigadier Mazeroux saisit de ses deux mains, habituées aux rudes besognes, les deux poignets, frêles en apparence, de son interlocuteur, et lui dit : « Pas d'pétard, n'est-ce pas ? Je ne sais pas à qui j'ai affaire, mais je ne vous lâche pas. On s'expliquera à la Préfecture. – Parle pas si fort, Alexandre. » Les deux poignets frêles se dégagèrent avec une aisance inouïe, les deux mains robustes du brigadier furent happées à leur tour et immobilisées, et don Luis ricana : « Tu ne me reconnais donc pas, imbécile ? » Le brigadier Mazeroux ne souffla pas mot. Ses yeux s'écarquillèrent davantage. Il tâchait de comprendre et demeurait absolument ahuri. Le son de cette voix, cette manière de plaisanter, cette gaminerie alliée à cette audace, l'expression narquoise de ces yeux, et puis ce prénom d'Alexandre, qui n'était pas le sien et qu'une seule personne lui donnait autrefois. Était-ce possible ? Il balbutia : « Le patron… le patron… – Pourquoi pas ? – Mais non… mais non… puisque… – Puisque quoi ? – Vous êtes mort. – Et après ? Crois-tu que ça me gêne pour vivre, d'être mort ? » Et, comme l'autre semblait de plus en plus confondu, il lui posa la main sur l'épaule et lui dit : « Qui est-ce qui t'a fait entrer à la Préfecture de police ? – Le chef de la Sûreté, M. Lenormand. – Et qui était-ce, M. Lenormand ? – C'était le patron. – C'est-à-dire Arsène Lupin, n'est-ce pas 2? – Oui. – Eh bien, Alexandre, ne sais-tu pas qu'il était beaucoup plus difficile pour Arsène Lupin d'être chef de la Sûreté, et il le fut magistralement, que d'être don Luis Perenna, que d'être décoré, que d'être légionnaire, que d'être un héros, et même que d'être vivant tout en étant mort ? » Le brigadier Mazeroux examina silencieusement son compagnon. Puis ses yeux tristes s'animèrent, son visage terne s'en- 2 Voir 813. flamma, et soudain, frappant la table d'un coup de poing, il mâchonna, la voix rageuse : « Eh bien, soit, mais je vous avertis qu'il ne faut pas compter sur moi ! Ah ! non, alors. Je suis au service de la société, et j'y reste. Rien à faire. J'ai goûté à l'honnêteté. Je ne veux plus manger d'autre pain. Ah ! non, alors, non, non, non, plus de sottises ! » Perenna haussa les épaules. « T'es bête, Alexandre. Vrai, le pain de l'honnêteté ne t'engraisse pas l'intelligence. Qui te parle de recommencer ? – Cependant… – Cependant, quoi ? – Toute votre manigance, patron… – Ma manigance ! Crois-tu donc que j'y sois pour quelque chose, dans cette affaire-là ? – Voyons, patron… – Mais pour rien du tout, mon petit. Il y a deux heures, je n'en savais pas plus long que toi. C'est le bon Dieu qui m'a bombardé héritier sans crier gare, et c'est bien pour ne pas lui désobéir que… – Alors ? – Alors j'ai mission de venger Cosmo Mornington, de retrouver ses héritiers naturels, de les protéger et de répartir entre eux les deux cents millions qui leur appartiennent. Un point, c'est tout. Est-ce une mission d'honnête homme, cela ? – Oui, mais… – Oui, mais si je ne l'accomplis pas en honnête homme, c'est ça que tu veux dire, n'est-ce pas ? – Patron… – Eh bien, mon petit, si tu distingues à la loupe la moindre chose qui te déplaise dans ma conduite, si tu découvres un point noir sur la conscience de don Luis Perenna, pas d'hésitation, fiche-moi tes deux mains au collet. Je t'y autorise. Je te l'ordonne. Ça te suffit-il ? – Il ne suffit pas que ça me suffise, patron. – Qu'est-ce que tu chantes ? – Il y a encore les autres. – Explique. – Si vous êtes pincé ? – Comment ? – Vous pouvez être trahi. – Par qui ? – Nos anciens camarades… – Partis. Je les ai expédiés hors de France. – Où ça ? – C'est mon secret. Toi, je t'ai laissé à la préfecture, au cas où j'aurais eu besoin de tes services. Et tu vois que j'ai eu raison. – Mais si l'on découvre votre véritable personnalité ? – Eh bien ? – On vous arrête. – Impossible. – Pourquoi ? – On ne peut pas m'arrêter. – La raison ? – Tu l'as dite toi-même, bouffi, une raison supérieure, formidable, irrésistible. – Laquelle ? – Je suis mort. Mazeroux parut suffoqué. L'argument le frappait en plein. D'un coup il l'apercevait, dans toute sa vigueur et dans toute sa cocasserie. Et, subitement, il partit d'un éclat de rire fou, qui le tordait en deux et convulsait de la façon la plus drôle son mélancolique visage… « Ah ! patron, toujours le même !… Dieu, que c'est rigolo !… Si je marche ? Je crois bien que je marche !… Et deux fois plutôt qu'une !… Vous êtes mort ! enterré ! supprimé ! Ah ! quelle rigolade ! quelle rigolade ! Hippolyte Fauville, ingénieur, habitait, sur le boulevard Suchet, le long des fortifications, un hôtel assez vaste flanqué à gauche d'un jardin où il avait fait bâtir une grande pièce qui lui servait de cabinet de travail. Le jardin se trouvait ainsi réduit à quelques arbres et à une bande de gazon, en bordure de la grille habillée de lierre et percée d'une porte qui le séparait du boulevard Suchet. Don Luis Perenna se rendit avec Mazeroux au commissariat de Passy, où Mazeroux, sur ses instructions, se fit connaître et demanda que l'hôtel de l'ingénieur Fauville fût surveillé, durant la nuit, par deux agents de police, qui mettraient en arrestation toute personne suspecte tentant de s'introduire. Le commissaire promit son concours. Après quoi don Luis et Mazeroux dînèrent dans le quartier. À neuf heures, ils arrivaient devant la porte principale de l'hôtel. « Alexandre, fit Perenna. – Patron ? – Tu n'as pas peur ? – Non, patron. Pourquoi ? – Pourquoi ? Parce que, en défendant l'ingénieur Fauville et son fils, nous nous attaquons à des gens qui ont un intérêt considérable à les faire disparaître, et que ces gens n'ont pas l'air d'avoir froid aux yeux. Ta vie, la mienne… un souffle, un rien… Tu n'as pas peur ? – Patron, répondit Mazeroux, je ne sais pas si je connaîtrai la peur un jour ou l'autre. Mais il y a un cas où je ne la connaîtrai jamais. – Lequel, mon vieux ? – Tant que je serai à vos côtés. » Et résolument il sonna. La porte s'ouvrit et un domestique apparut, Mazeroux fit passer sa carte. Hippolyte Fauville les reçut tous deux dans son cabinet. La table était encombrée de brochures, de livres et de papiers. On voyait, sur deux pupitres soutenus par de hauts chevalets, des épures et des dessins, et, dans deux vitrines, des réductions en ivoire et en acier d'appareils construits ou inventés par l'ingénieur. Un large divan s'étalait contre le mur. À l'opposé se trouvait un escalier tournant qui montait à une galerie circulaire. Au plafond, un lustre électrique. Au mur, le téléphone. Tout de suite, Mazeroux, après avoir décliné son titre et présenté son ami Perenna comme envoyé également par le préfet de police, exposa l'objet de leur démarche. M. Desmalions, sur des indices très graves dont il venait d'avoir connaissance, s'inquiétait. Sans attendre l'entretien du lendemain, il priait M. Fauville de prendre toutes les précautions que lui conseilleraient ses agents. Fauville montra d'abord une certaine humeur. « Mes précautions sont prises, messieurs, et bien prises. Et je craindrais, d'autre part, que votre intervention ne fût pernicieuse. – En quoi donc ? – En éveillant l'attention de mes ennemis, et en m'empêchant, par là même, de recueillir les preuves dont j'ai besoin pour les confondre. – Pouvez-vous m'expliquer ? – Non, je ne peux pas… Demain, demain matin… pas avant. – Et s'il est trop tard, interrompit don Luis Perenna. – Trop tard, demain ? – L'inspecteur Vérot l'a dit au secrétaire de M. Desmalions : « Le double assassinat aura lieu cette nuit. « C'est fatal, c'est irrévocable. » – Cette nuit ? s'écria Fauville, avec colère… Je vous dis que non, moi. Pas cette nuit, j'en suis sûr… Il y a des choses que je sais, n'est-ce pas ? et que vous ne savez pas… – Oui, objecta don Luis, mais il y a peut-être aussi des choses que savait l'inspecteur Vérot et que vous ignorez. Il avait peut-être pénétré plus avant dans le secret de vos ennemis. La preuve, c'est qu'on se méfiait de lui. La preuve, c'est qu'un individu, porteur d'une canne d'ébène, l'espionnait. La preuve, enfin, c'est qu'il a été tué. » L'assurance d'Hippolyte Fauville diminuait. Perenna en profita pour insister, et de telle façon que Fauville, sans toutefois sortir de sa réserve, finit par s'abandonner à cette volonté, plus forte que la sienne. « Eh bien, quoi ? Vous n'avez pourtant pas la prétention de passer la nuit ici ? – Précisément. – Mais c'est absurde ! Mais c'est du temps perdu ! Car enfin, en mettant les choses au pire… Et puis, quoi, encore, que voulez-vous ? – Qui habite cet hôtel ? – Qui ? Ma femme d'abord. Elle occupe le premier étage. – Mme Fauville n'est pas menacée. – Non, nullement. C'est moi qui suis menacé, moi et mon fils Edmond. Aussi, depuis huit jours, au lieu de coucher dans ma chambre, comme d'habitude, je m'enferme dans cette pièce… J'ai donné comme prétexte des travaux, des écritures qui m'obligent à veiller très tard, et pour lesquels j'ai besoin de mon fils. – Il couche donc ici ? – Au-dessus de nous, dans une petite chambre que je lui ai fait aménager. On n'y peut accéder que par cet escalier intérieur. – Il s'y trouve actuellement ? – Oui. Il dort. – Quel âge a-t-il ? – Seize ans. – Mais, si vous avez ainsi changé de chambre, c'est que vous redoutiez qu'on ne vous attaquât ? Qui ? Un ennemi habitant l'hôtel ? Un de vos domestiques ? Ou bien des gens du de- hors ? En ce cas, comment pourrait-on s'introduire ? Toute la question est là. – Demain… demain… répondit Fauville, obstiné. Demain, je vous expliquerai… – Pourquoi pas ce soir ? reprit Perenna avec entêtement. – Parce qu'il me faut des preuves, je vous le répète… parce que le fait seul de parler peut avoir des conséquences terribles… et que j'ai peur… oui, j'ai peur… » De fait, il tremblait et il paraissait si misérable, si terrifié, que don Luis n'insista plus. « Soit, dit-il. Je vous demanderai seulement, pour mon camarade et moi, la permission de passer la nuit à portée de votre appel. – Comme vous voudrez, monsieur. Après tout, cela vaut peut-être mieux. » À ce moment, un des domestiques frappa et vint annoncer que madame désirait voir monsieur avant de sortir. Presque aussitôt, Mme Fauville entra. Elle salua, d'un signe de tête gracieux, Perenna et Mazeroux. C'était une femme de trente à trente-cinq ans, d'une beauté souriante, qu'elle devait à ses yeux bleus, à ses cheveux ondulés, à toute la grâce de son visage un peu futile, mais aimable et charmant. Elle portait, sous un grand manteau de soie brochée, une toilette de bal qui découvrait ses belles épaules. Son mari lui dit avec étonnement : « Tu sors donc ce soir ? – Rappelle-toi, dit-elle, les Auverard m'ont offert une place dans leur loge, à l'Opéra, et c'est toi-même qui m'as priée d'aller ensuite quelques instants à la soirée de Mme d'Ersinger. – En effet… en effet… dit-il, je ne me souvenais plus… Je travaille tellement ! » Elle acheva de boutonner ses gants et reprit : « Tu ne viendras pas me retrouver chez Mme d'Ersinger ? – Pour quoi faire ? – Ce serait un plaisir pour eux. – Mais pas pour moi. D'ailleurs, ma santé me le défend. – Je t'excuserai. – Oui, tu m'excuseras. » Elle ferma son manteau, d'un joli geste, et elle resta quelques secondes immobile, comme si elle eût cherché une parole d'adieu. Puis elle dit : « Edmond n'est donc pas là ? Je croyais qu'il travaillait avec toi. – Il était fatigué. – Il dort ? – Oui. – J'aurais voulu l'embrasser. – Mais non, tu le réveillerais. D'ailleurs, voici ton automobile. Va, chère amie. Amuse-toi bien. – Oh ! m'amuser… dit-elle, comme on s'amuse à l'Opéra et en soirée. – Ça vaut toujours mieux que de rester dans ta chambre. » Il y eut un peu de gêne. On sentait un de ces ménages peu unis, où l'homme, de mauvaise santé, hostile aux plaisirs mondains, s'enferme chez lui, tandis que la femme cherche les distractions auxquelles lui donnent droit son âge et ses habitudes. Comme il ne lui adressait plus la parole, elle se pencha et l'embrassa au front. Puis, saluant de nouveau les deux visiteurs, elle sortit. Un instant plus tard, on perçut le bruit du moteur qui s'éloignait. dit : « Personne ici ne se doute du danger qui est sur ma tête. Je ne me confie à personne, pas même à Silvestre, mon valet de chambre particulier, qui me sert cependant depuis des années, et qui est la probité même. » Le domestique entra. « Je vais me coucher, Silvestre, préparez tout », dit M. Fauville. Aussitôt Hippolyte Fauville se leva et, après avoir sonné, il Silvestre ouvrit le dessus du grand divan, qui forma ainsi un lit confortable, et il disposa les draps et les couvertures. Ensuite, sur l'ordre de son maître, il apporta une carafe, un verre, une assiette de gâteaux secs et un compotier de fruits. M. Fauville croqua des gâteaux, puis coupa une pomme d'api. Elle n'était pas mûre. Il en prit deux autres, tâta et, ne les jugeant pas à point, les remit également. Puis il pela une poire et la mangea. « Laissez le compotier, dit-il au domestique. Si j'ai faim cette nuit, je serai bien aise… Ah ! j'oubliais, ces messieurs restent ici. N'en parlez à personne. Et demain matin ne venez que quand je sonnerai. » Le domestique, avant de se retirer, déposa donc le compotier sur la table. Perenna, qui remarquait tout, et qui, par la suite, devait évoquer les plus petits détails de cette soirée que sa mémoire enregistrait avec une fidélité pour ainsi dire mécanique, Perenna compta, dans le compotier, trois poires et quatre pommes d'api. Cependant Fauville montait l'escalier tournant, et, suivant la galerie, gagnait la chambre où couchait son fils. « Il dort à poings fermés », dit-il à Perenna qui l'avait rejoint. La pièce était petite. L'air y arrivait par un système spécial d'aération, car un volet de bois cloué bouchait hermétiquement la lucarne. « C'est une précaution que j'ai prise l'an dernier, expliqua Hippolyte Fauville. Comme c'est dans cette pièce que je faisais mes expériences électriques, je craignais qu'on ne m'épiât. J'ai donc fermé l'issue qui donnait sur le toit. » Et il ajouta, la voix basse : « Il y a longtemps que l'on rôde autour de moi. » Ils redescendirent. Fauville consulta sa montre. « Dix heures et quart… C'est l'heure du repos. Je suis très las, et vous m'excuserez… » Il fut convenu que Perenna et Mazeroux s'installeraient sur deux fauteuils qu'ils transportèrent dans le couloir qui menait du cabinet de travail au vestibule même de l'hôtel. Mais, avant de les quitter, Hippolyte Fauville, qui jusqu'ici, bien que fort agité, semblait maître de lui, eut une défaillance soudaine. Il exhala un faible cri. Don Luis se retourna et vit que la sueur lui coulait comme de l'eau sur le visage et sur le cou, et il grelottait de fièvre et d'angoisse. « Qu'est-ce que vous avez ? – J'ai peur… j'ai peur… dit-il. – C'est de la folie, s'écria don Luis, puisque nous sommes là tous les deux ! Nous pourrions même fort bien passer la nuit auprès de vous, à votre chevet. » L'ingénieur secoua violemment Perenna par l'épaule, et, la figure convulsée, bégaya : « Quand vous seriez dix… quand vous seriez vingt auprès de moi, croyez-vous que cela les gênerait ? Ils peuvent tout, vous entendez… Ils peuvent tout !… Ils ont déjà tué l'inspecteur Vérot… ils me tueront… et ils tueront mon fils… Ah ! les miséra- bles… Mon Dieu, ayez pitié de moi !… Ah ! quelle épouvante !… Ce que je souffre ! » Il était tombé à genoux et se frappait la poitrine en répétant : « Mon Dieu, ayez pitié de moi… Je ne veux pas mourir… Je ne veux pas que mon fils meure… Ayez pitié de moi, je vous en supplie… » Il se releva d'un bond, conduisit Perenna devant une vitrine qu'il poussa et qui roula aisément sur ses roulettes de cuivre, et, découvrant un petit coffre scellé dans le mur même : « Toute mon histoire est ici, écrite au jour le jour depuis trois ans. S'il m'arrivait malheur, la vengeance serait facile. » Hâtivement, il avait tourné les lettres de la serrure, et, à l'aide d'une même clef qu'il tira de sa poche, il ouvrit. Le coffre était aux trois quarts vide. Sur l'un des rayons seulement, parmi des tas de papiers, il y avait un cahier de toile grise ceinturé d'un ruban de caoutchouc rouge. Il saisit ce cahier et scanda : « Tenez… voici… tout est là-dedans. Avec ça on peut reconstituer l'abominable chose… Il y a mes soupçons d'abord, et puis mes certitudes… et tout… tout… de quoi les prendre au piège… de quoi les perdre… Vous vous rappellerez, n'est-ce pas ? un cahier de toile grise… je le replace dans le coffre… » Peu à peu son calme revenait. Il repoussa la vitrine, rangea quelques papier, alluma la poire électrique qui dominait son lit, éteignit le lustre qui marquait le milieu du cabinet et pria don Luis et Mazeroux de le laisser. Don Luis, qui faisait le tour de la pièce et qui examinait les volets de fer des deux fenêtres, nota une porte en face de l'entrée et questionna l'ingénieur… « Je m'en sers, dit Fauville, pour mes clients habituels… et puis quelquefois aussi je sors par là. – Elle donne sur le jardin ? – Oui. – Elle est bien fermée ? – Vous pouvez voir… fermée à clef et au verrou de sûreté. Les deux clefs sont à mon trousseau, avec celle du jardin. » Il déposa le trousseau sur la table, ainsi que son portefeuille. Il y plaça également sa montre, après l'avoir remontée. Sans se gêner, don Luis s'empara du trousseau et fit fonctionner la serrure et le verrou. Trois marches le conduisirent au jardin. Il fit le tour de l'étroite platebande. À travers le lierre il aperçut et il entendit les deux agents de police qui déambulaient sur le boulevard. Il vérifia la serrure de la grille. Elle était fermée. « Allons, dit-il en remontant, tout va bien, et vous pouvez être tranquille. À demain. – À demain », dit l'ingénieur en reconduisant Perenna et Mazeroux. Il y avait entre son cabinet et le couloir une double porte, dont l'une était matelassée et recouverte de moleskine. De l'au- tre côté le couloir était séparé du vestibule par une lourde tapisserie. rai. « Tu peux dormir, dit Perenna à son compagnon. Je veille- – Mais enfin, patron, vous ne supposez pas qu'une alerte soit possible ! – Je ne le suppose pas, vu les précautions que nous avons prises. Mais toi, qui connais l'inspecteur Vérot, crois-tu que c'était un type à se forger des idées ? – Non patron. – Eh bien, tu sais ce qu'il a prédit. C'est qu'il avait des raisons pour cela. Donc j'ouvre l'œil. – Chacun son tour, patron, réveillez-moi quand ce sera mon heure de faction. » Immobiles l'un près de l'autre, ils échangèrent encore de rares paroles. Peu après, Mazeroux s'endormit. Don Luis resta sur son fauteuil, sans bouger, l'oreille aux aguets. Dans l'hôtel, tout était calme. Dehors, de temps en temps passait le roulement d'une auto ou d'un fiacre. On entendait aussi les derniers trains sur la ligne d'Auteuil. Don Luis se leva plusieurs fois et s'approcha de la porte. Aucun bruit. Sans nul doute, Hippolyte Fauville dormait. « Parfait, se disait Perenna. Le boulevard est gardé. On ne peut pas pénétrer dans la pièce par un autre passage que celuici. Donc rien à craindre. » À deux heures du matin, une auto s'arrêta devant l'hôtel, et un des domestiques qui devait attendre du côté de l'office et des cuisines, se hâta vers la grande porte. Perenna éteignit l'électricité dans le couloir et, soulevant légèrement la tapisserie, aperçut Mme Fauville qui rentrait, suivie de Silvestre. Elle monta. La cage de l'escalier redevint obscure. Durant une demi-heure encore, des murmures de voix et des bruits de chaises remuées se firent entendre aux étages supérieurs. Et ce fut le silence. Et, dans ce silence, Perenna sentit sourdre en lui une angoisse inexprimable. Pourquoi ? Il n'eût pu le dire. Mais c'était si violent, l'impression devenait si aiguë qu'il murmura : « Je vais voir s'il dort. Les portes ne doivent pas être fermées au verrou. » De fait, il n'eut qu'à pousser les battants pour ouvrir. Sa lanterne électrique à la main, il s'approcha du lit. Hippolyte Fauville, tourné vers le mur, dormait. Perenna eut un soupir de soulagement. Il revint dans le couloir et secouant Mazeroux : « À ton tour, Alexandre. – Rien de nouveau, patron ? – Non, non, rien, il dort. – Comment le savez-vous donc ? – J'ai été le voir. – C'est drôle, je n'ai pas entendu. C'est vrai que je pionçais comme une brute. » Il suivit dans la pièce Perenna, qui lui dit : « Assieds-toi et ne le réveille pas. Je vais m'assoupir un instant. » Il reprit encore une faction. Mais, même en sommeillant, il gardait conscience de tout ce qui se passait autour de lui. Une pendule sonnait les heures à voix basse, et, chaque fois, Perenna comptait. Puis ce fut la vie du dehors qui s'éveilla, les voitures de laitiers qui roulèrent, les premiers trains de banlieue qui sifflèrent. Dans l'hôtel aussi, l'agitation commença. Le jour filtrait par les interstices des volets, et la pièce peu à peu s'emplissait de lumière. « Allons-nous-en, dit le brigadier Mazeroux. Il vaut mieux qu'il ne nous trouve pas ici. – Tais-toi, ordonna don Luis en accompagnant son injonction d'un geste impérieux. – Mais pourquoi ? – Tu vas le réveiller. – Vous voyez bien qu'il ne se réveille pas, fit Mazeroux sans baisser le ton. – C'est vrai… c'est vrai… » chuchota don Luis, étonné que le son de cette voix n'eût pas troublé le dormeur. Et il se sentit envahi par la même angoisse qui l'avait bouleversé au milieu de la nuit. Angoisse plus précise, quoiqu'il ne voulût pas, qu'il n'osât pas, se rendre compte du motif qui la suscitait. « Qu'est-ce que vous avez, patron ? Vous êtes tout chose. Qu'y a-t-il ? – Rien… rien… j'ai peur. » Mazeroux frissonna. lui. – Oui… oui… et pour la même cause. – Mais enfin ?… – Tu ne comprends donc pas ?… Tu ne comprends donc pas que je me demande… – Quoi donc ? – S'il n'est pas mort ! – Mais vous êtes fou, patron ! – Non… je ne sais pas… seulement… seulement… j'ai l'impression de la mort. » Sa lanterne à la main, il demeurait comme paralysé en face du lit, et, lui qui ne craignait rien au monde, il n'avait pas le courage d'éclairer le visage d'Hippolyte Fauville. Un silence terrifiant s'accumulait dans la pièce. « Peur de quoi ? Vous dites ça comme il le disait hier soir, « Oh ! patron, il ne bouge pas… – Je sais… je sais… et je m'aperçois maintenant qu'il n'a pas bougé une seule fois cette nuit. Et c'est cela qui m'effraie. » lit. Il dut faire un réel effort pour avancer. Il toucha presque au L'ingénieur ne semblait pas respirer. Résolument il lui prit la main. Elle était glacée. D'un coup Perenna reprit tout son sang-froid. « La fenêtre ! ouvre la fenêtre ! » cria-t-il. Et, lorsque la lumière jaillit dans la pièce, il vit la figure d'Hippolyte Fauville tuméfiée, tachée de plaques brunes. « Oh ! dit-il à voix basse, il est mort. – Cré tonnerre !… cré tonnerre !… » bégaya le brigadier. Durant deux ou trois minutes, ils restèrent pétrifiés, stupides, anéantis par la constatation du plus prodigieux et du plus mystérieux des phénomènes. Puis une idée soudaine fit sursauter Perenna. En quelques bonds il monta l'escalier intérieur, galopa le long de la galerie, et se précipita dans la mansarde. Sur son lit, Edmond, le fils d'Hippolyte Fauville, était étendu, rigide, le visage terreux, mort aussi. « Cré tonnerre !… cré tonnerre ! » répéta Mazeroux. Jamais peut-être, au cours de sa vie aventureuse, Perenna n'avait éprouvé une telle commotion. Il en ressentait une sorte de courbature, et comme une impuissance à tenter le moindre geste, à prononcer la moindre parole. Le père et le fils étaient morts ! On les avait tués au cours de cette nuit ! Quelques heures auparavant, bien que la maison fût gardée, et toutes les issues hermétiquement closes, on les avait, à l'aide d'une piqûre infernale, empoisonnés tous deux, comme on avait empoisonné l'Américain Cosmo Mornington. « Cré tonnerre ! redit encore Mazeroux, c'était pas la peine de nous occuper d'eux, les pauvres diables, et de faire tant d'épate pour les sauver ! » Il y avait un reproche dans cette explication. Perenna le saisit et avoua : « Tu as raison, Mazeroux, je n'ai pas été à la hauteur de la tâche. – Moi non plus, patron. – Toi… toi… tu n'es dans l'affaire que depuis hier soir. – Eh bien, vous aussi, patron. – Oui, je sais, depuis hier soir, tandis qu'eux la combinent depuis des semaines et des semaines… Mais tout de même, ils sont morts, et j'étais là ! J'étais là, moi, Lupin… La chose s'est accomplie sous mes yeux, et je n'ai rien vu… Je n'ai rien vu… Est-ce possible ? » Il découvrait les épaules du pauvre garçon et, montrant la trace d'une piqûre en haut du bras : « La même marque… la même évidemment que l'on retrouve sur le père… L'enfant ne semble pas avoir souffert non plus. Malheureux gosse ! Il n'avait pas l'apparence bien robuste… N'importe… une jolie figure… Ah ! comme la mère va être malheureuse ! » Le brigadier pleurait de rage et de pitié, tout en mâchonnant : « Cré tonnerre !… cré tonnerre ! – Nous les vengerons, hein, Mazeroux ? – À qui le dites-vous, patron ? Plutôt deux fois qu'une ! – Une fois suffira, Mazeroux. Mais ce sera la bonne. – Ah ! je le jure bien. – Tu as raison, jurons-le. Jurons que ces deux morts seront vengés. Jurons que nous ne désarmerons pas avant que les assassins d'Hippolyte Fauville et de son fils soient punis selon leurs crimes. – Je le jure sur mon salut éternel, patron. – Bien, fit Perenna. Maintenant à l'œuvre. Toi, tu vas téléphoner immédiatement à la préfecture de police. Je suis sûr que M. Desmalions trouvera bon que tu le fasses avertir sans retard. Cette affaire l'intéresse au plus haut point. – Et si les domestiques viennent ? Si Mme Fauville… – Personne ne viendra avant que nous ouvrions, et nous n'ouvrirons les portes qu'au préfet de police. C'est lui qui se chargera ensuite d'annoncer à Mme Fauville qu'elle est veuve et qu'elle n'a plus de fils. Va, dépêche-toi. – Un instant, patron, nous oublions quelque chose qui va singulièrement nous aider. – Quoi ? – Le petit cahier de toile grise contenu dans le coffre, où M. Fauville racontait la machination ourdie contre lui. – Eh ! parbleu, fit Perenna, tu as raison… d'autant plus qu'il avait négligé de brouiller le chiffre de la serrure, et que, d'autre part, la clef est au trousseau laissé sur la table. » Ils descendirent rapidement. « Laissez-moi faire, dit Mazeroux. Il est plus régulier que vous ne touchiez pas à ce coffre-fort. » Il prit le trousseau, dérangea la vitrine et introduisit la clef, avec une émotion fébrile que don Luis ressentait plus vivement encore. Ils allaient enfin connaître l'histoire mystérieuse ! Le mort allait leur livrer le secret de ses bourreaux ! « Dieu, que tu es long ! » ronchonna don Luis. Mazeroux plongea les deux mains dans le fouillis des papiers qui encombraient le rayon de fer. « Eh bien, Mazeroux, donne-le-moi. – Quoi ? – Le cahier de toile grise. – Impossible, patron. – Hein ? – Il a disparu. » Don Luis étouffa un juron. Le cahier de toile grise que l'ingénieur avait placé devant eux dans le coffre avait disparu ! Mazeroux hocha la tête. « Cré tonnerre ! ils savaient donc l'existence de ce cahier ? – Parbleu ! et bien d'autres choses. Nous ne sommes pas au bout de notre rouleau avec ces gaillards-là. Aussi, pas de temps à perdre. Téléphone. » Mazeroux obéit. Presque aussitôt, M. Desmalions lui fit répondre qu'il venait à l'appareil. Il attendit. Au bout de quelques minutes, Perenna, qui s'était promené de droite et de gauche en examinant divers objets, vint s'asseoir à côté de lui. Il paraissait soucieux. Il réfléchit assez longuement. Mais, son regard s'étant fixé sur le compotier, il murmura : « Tiens, il n'y a plus que trois pommes au lieu de quatre. Il a donc mangé la quatrième ? – En effet, dit Mazeroux, il a dû la manger. – C'est bizarre, reprit Perenna, car il ne les trouvait pas mûres. » Il garda de nouveau le silence, accoudé à la table, visiblement préoccupé, puis, relevant la tête, il laissa tomber ces mots : « Le crime a été commis avant que nous n'entrions dans la pièce, exactement à minuit et demi. – Qu'est-ce que vous en savez, patron ? – L'assassin, ou les assassins de M. Fauville, en touchant aux objets rangés sur cette table, ont fait tomber la montre que M. Fauville y avait déposée. Ils l'ont remise à sa place. Mais sa chute l'avait arrêtée. Elle marque minuit et demi. – Donc, patron quand nous nous sommes installés ici, vers deux heures du matin, c'est un cadavre qui reposait à côté de nous, et un autre au-dessus de nous ? – Oui. – Mais par où ces démons-là sont-ils entrés ? – Par cette porte, qui donne sur le jardin, et par la grille qui donne sur le boulevard Suchet. – Ils avaient donc les clefs des verrous et des serrures ? – De fausses clefs, oui. – Mais les agents de police qui surveillent la maison, de dehors ? – Ils la surveillent encore, comme ces gens-là surveillent, en marchant d'un point à un autre, et sans songer que l'on peut s'introduire dans un jardin tandis qu'ils ont le dos tourné. C'est ce qui a eu lieu, à l'arrivée comme au départ. » Le brigadier Mazeroux semblait abasourdi. L'audace des criminels, leur habileté, la précision de leurs actes, le confondaient. « Ils sont bougrement forts, dit-il. – Bougrement, Mazeroux, tu l'as dit, et je prévois que la bataille sera terrible. Crebleu ! quelle vigueur dans l'attaque !» La sonnerie du téléphone s'agitait. Don Luis laissa Mazeroux poursuivre sa communication, et, prenant le trousseau de clefs, il fit aisément fonctionner la serrure et le verrou de la porte, et passa dans le jardin avec l'espoir d'y trouver quelque vestige qui faciliterait ses recherches. Comme la veille, il aperçut, à travers les rameaux de lierre, deux agents de police qui déambulaient d'un bec de gaz à un autre. Ils ne le virent point. D'ailleurs ce qui pouvait se passer dans l'hôtel leur paraissait totalement indifférent. « C'est là ma grande faute, se dit Perenna. On ne confie pas une mission à des gens qui ne se doutent pas de son importance. » Les investigations aboutirent à la découverte de traces sur le gravier, trop confuses pour que l'on pût reconstituer la forme des chaussures qui les y avaient faites, assez précises cependant pour que l'hypothèse de Perenna fût confirmée : les bandits avaient passé par là. Tout à coup, il eut un mouvement de joie. Contre la bordure de l'allée, entre les feuilles d'un petit massif de rhododendrons, il avait aperçu quelque chose de rouge qui l'avait frappé. Il se baissa. C'était une pomme, la quatrième pomme, celle dont il avait remarqué l'absence dans le compotier. « Parfait, se dit-il, Hippolyte Fauville ne l'a pas mangée. C'est l'un d'eux qui l'aura emportée… Une fantaisie… une fringale soudaine… et elle aura roulé de sa main sans qu'il ait eu le temps de la rechercher. » Il ramassa le fruit et l'examina. « Ah ! fit-il en tressaillant, est-ce possible ? » Il restait interdit, saisi d'une véritable émotion, n'admettant pour ainsi dire point la chose inadmissible qui s'offrait cependant à ses yeux avec l'évidence même de la réalité. On avait mordu dans la pomme, dans la pomme trop acide pour qu'on pût la manger. Et les dents avaient laissé leur empreinte ! « Est-ce possible ? répétait don Luis, est-ce possible que l'un d'eux ait commis une pareille imprudence ? Il faut que la pomme soit tombée à son insu… ou qu'il n'ait pu la retrouver au milieu des ténèbres. » Il n'en revenait pas et cherchait des explications. Mais le fait était là. Deux rangées de dents, trouant en demi-cercle la mince pellicule rouge, avaient laissé dans la pulpe même leur morsure bien nette et bien régulière. Il y en avait six en haut, tandis qu'en bas cela s'était fondu en une seule ligne courbe. « Les dents du tigre !… murmurait Perenna, qui ne pouvait détacher son regard de cette double empreinte. Les dents du tigre ! celles qui s'inscrivaient déjà sur la tablette de l'inspecteur Vérot ! Quelle coïncidence ! Peut-on supposer qu'elle soit fortuite ? Ne doit-on pas admettre comme certain que c'est la même personne qui a mordu dans ce fruit et qui avait marqué la tablette que l'inspecteur Vérot apportait à la Préfecture comme la preuve la plus irréfragable ? » Il hésita une seconde. Cette preuve, la garderait-il pour lui, pour l'enquête personnelle qu'il voulait mener ? ou bien l'abandonnerait-il aux investigations de la justice ? Mais il éprouvait au contact de cet objet une telle répugnance, un tel malaise physique, qu'il rejeta la pomme et la fit rouler sous le feuillage. Et il redisait en lui-même : « Les dents du tigre !… les dents de la bête fauve ! » Il referma la porte du jardin, poussa le verrou, remit le trousseau de clefs sur la table, et dit à Mazeroux : « Tu as parlé au préfet de police ? – Oui. – Il vient ? – Oui. – Il ne t'a pas donné l'ordre de téléphoner au commissaire de police ? – Non. – C'est qu'il veut tout voir par lui-même. Tant mieux ! Mais la Sûreté ? Le Parquet ? – Il les a prévenus. – Qu'est-ce que tu as, Alexandre ? Il faut te tirer les réponses du fond des entrailles. Et bien, et après ? Tu me lorgnes d'un drôle d'air ? Qu'y a-t-il ? – Rien. – À la bonne heure. C'est cette histoire sans doute qui t'a tourné la tête. De fait, il y a de quoi… Et le préfet ne va pas rigoler… D'autant qu'il s'est confié à moi un peu à la légère et qu'on lui demandera des explications sur ma présence ici… Ah ! à ce propos, il est de beaucoup préférable que tu prennes la responsabilité de tout ce que nous avons fait. N'est-ce pas ? Ça n'en vaut que mieux pour toi. D'ailleurs, mets-toi carrément en avant. Efface-moi le plus possible, et surtout – tu ne verras, je suppose, aucun inconvénient à ce petit détail –, ne commets pas la bêtise de dire que tu t'es endormi une seule seconde, cette nuit, dans le couloir. D'abord, ça te retomberait sur le dos. Et puis… et puis voilà… Nous sommes d'accord, hein ? Alors il n'y a plus qu'à se quitter. Si le préfet a besoin de moi, comme je m'y attends, qu'on me téléphone, à mon domicile, place du PalaisBourbon. J'y serai. Adieu. Il est inutile que j'assiste à l'enquête, ma présence y serait déplacée. Adieu, camarade. » Il se dirigea vers la porte du couloir. « Un instant, s'écria Mazeroux. – Un instant ? mais… » Le brigadier s'était jeté entre la porte et lui, et barrait le passage. « Oui, un instant… Je ne suis pas de votre avis. Il est de beaucoup préférable que vous patientiez jusqu'à l'arrivée du préfet. – Mais je me fiche pas mal de ton avis. – Ça se peut, mais vous ne passerez pas. – Quoi ? Ah çà ! mais, Alexandre, tu es malade ? – Voyons, patron, supplia Mazeroux pris d'une défaillance, qu'est-ce que ça peut vous faire ? Il est tout naturel que le préfet désire causer avec vous. – Ah ! c'est le préfet qui désire ?… Eh bien, tu lui diras, mon petit, que je ne suis pas à ses ordres, que je ne suis aux ordres de personne, et que si le président de la République, que si Napoléon Ier lui-même, me barrait la route… Et puis, zut, assez causé. Décampe. – Vous ne passerez pas ! déclara Mazeroux d'un ton résolu et en étendant les bras. – Elle est rigolote, celle-là. – Vous ne passerez pas. – Alexandre, compte jusqu'à dix. – Jusqu'à cent, si vous voulez, mais vous ne… – Ah ! tu m'embêtes avec ton refrain. Allons, ouste ! » Il saisit Mazeroux par les deux épaules, le fit pirouetter et, d'une poussée, l'envoya buter contre le divan. Puis il ouvrit la porte. « Halte ! ou je fais feu ! » C'était Mazeroux, debout déjà, et le revolver au poing, l'expression implacable. Don Luis s'arrêta, stupéfait. La menace lui était absolument indifférente, et ce canon de revolver braqué sur lui le laissait aussi froid que possible. Mais par quel prodige Mazeroux, son complice d'autrefois, son disciple fervent, son serviteur dévoué, par quel prodige Mazeroux osait-il accomplir un pareil geste ? Il s'approcha de lui, et, appuyant doucement sur le bras tendu : « Ordre du préfet, n'est-ce pas ? – Oui, murmura le brigadier, tout confus. – Ordre de me retenir jusqu'à son arrivée ? – Oui. – Et si je manifestais l'intention de sortir, ordre de m'en empêcher ? – Oui. – Par tous les moyens ? – Oui. – Même en m'envoyant une balle dans la peau ? – Oui. » Perenna réfléchit, puis d'une voix grave « Tu aurais tiré, Mazeroux ? » Le brigadier baissa la tête et articula faiblement : « Oui, patron. » Perenna le regarda sans colère, d'un regard de sympathie affectueuse, et c'était pour lui un spectacle passionnant que de voir son ancien compagnon dominé par un tel sentiment du devoir et de la discipline. Rien ne prévalait contre ce sentiment-là, rien, pas même l'admiration farouche, l'attachement en quelque sorte animal que Mazeroux conservait pour son maître. « Je ne t'en veux pas, Mazeroux. Je t'approuve même. Seulement, tu vas m'expliquer la raison pour laquelle le préfet de police… » Le brigadier ne répondit pas, mais ses yeux avaient une expression si douloureuse que don Luis sursauta, comprenant tout à coup. « Non… non, s'écria-t-il, c'est absurde… il n'a pas pu avoir cette idée… Et toi, Mazeroux, est-ce que tu me crois coupable ? – Oh ! moi, patron, je suis sûr de vous comme de moimême… Vous ne tuez pas, vous !… Mais, tout de même, il y a des choses, des coïncidences… – Des choses… des coïncidences… » répéta don Luis, lentement. Il demeura pensif, et, tout bas, il scanda : « Oui… au fond… il y a du vrai dans ce que tu dis… Oui tout ça coïncide… Comment n'y ai-je pas songé ?… Mes relations avec Cosmo Mornington, mon arrivée à Paris pour l'ouverture du testament, mon insistance pour passer la nuit ici, le fait que la mort des deux Fauville me donne sans doute les millions… Et puis… et puis… Mais il a mille fois raison, ton préfet de police !… D'autant plus… Enfin… enfin… quoi ! je suis fichu. – Voyons, patron. – Fichu, camarade, mets-toi bien ça dans la caboche… Non pas fichu en tant qu'Arsène Lupin, ex-cambrioleur, ex-forçat, ex tout ce que tu voudras… sur ce terrain-là, je suis inattaquable… mais fichu en tant que don Luis Perenna, honnête homme, légataire universel, etc. Et c'est trop bête ! car enfin, qui retrouvera l'assassin de Cosmo, de Vérot et des deux Fauville, si on me flanque en prison ? – Voyons, patron… – Tais-toi… Écoute… » Une automobile s'arrêtait sur le boulevard, et une autre survint. C'était évidemment le préfet de police et les magistrats du parquet. Don Luis saisit le bras de Mazeroux : « Un seul moyen, Alexandre, ne dis pas que tu as dormi. – Impossible, patron. – Triple idiot ! grogna don Luis. Peut-on être gourde à ce point ! C'est à vous dégoûter d'être honnête. Alors quoi ? – Alors, patron, découvrez le coupable… – Hein ! Qu'est-ce que tu chantes ? » À son tour, Mazeroux lui prit le bras, et, s'accrochant à lui avec une sorte de désespoir, la voix mouillée de larmes : « Découvrez le coupable, patron. Sans ça, vous êtes réglé… c'est certain… Le préfet me l'a dit… Il faut un coupable à la justice… et dès ce soir… Il en faut un… À vous de le découvrir. – Tu en as de bonnes, Alexandre. – C'est un jeu pour vous, patron. Vous n'avez qu'à vouloir. – Mais il n'y a pas le moindre indice, idiot ! – Vous en trouverez… il le faut… Je vous en supplie, livrez quelqu'un… Je serais trop malheureux si on vous arrêtait. Et puis, vous, le patron, accusé d'assassinat ! Non… non… je vous en supplie, découvrez le coupable et livrez-le… Vous avez toute la journée pour cela… et Lupin en a fait bien d'autres ! » Il bégayait, pleurait, se tordait les mains, grimaçait de tout son visage comique. Et c'était touchant, cette douleur, cet effarement à l'approche du danger qui menaçait son maître. La voix de M. Desmalions se fit entendre dans le vestibule, à travers la tapisserie qui fermait le couloir. Une troisième automobile stoppa sur le boulevard, et une quatrième, toutes deux sans doute chargées d'agents. L'hôtel était cerné, en état de siège. Perenna se taisait. rer. Quelques secondes s'écoulèrent. Puis Perenna déclara posément : Près de lui, la figure anxieuse, Mazeroux semblait l'implo- « Tout compte fait, Alexandre, j'avoue que tu as vu clair dans la situation et que tes craintes sont pleinement justifiées. Si je n'arrive pas, en quelques heures, à livrer à la justice l'assassin ou les assassins d'Hippolyte Fauville et de son fils, ce soir, jeudi, premier jour du mois d'avril, c'est moi, don Luis Perenna, qui coucherai sur la paille humide. » Chapitre III La turquoise morte Il était environ neuf heures du matin lorsque le préfet de police entra dans le bureau où s'était déroulé le drame incompréhensible de ce double et mystérieux assassinat. Il ne salua même pas don Luis, et les magistrats qui l'accompagnaient auraient pu croire que don Luis n'était qu'un auxiliaire du brigadier Mazeroux, si le chef de la Sûreté n'eût eu soin de préciser en quelques mots le rôle de cet intrus. Brièvement, M. Desmalions examina les deux cadavres et se fit donner par Mazeroux de rapides explications. Puis, regagnant le vestibule, il monta dans un salon du premier étage, où Mme Fauville, prévenue de sa visite, le rejoignit presque aussitôt. Perenna, qui n'avait pas bougé du couloir, à son tour se glissa dans le vestibule, que les domestiques de l'hôtel, déjà mis au courant du crime, traversaient en tous sens, et il descendit les quelques marches qui conduisaient à un premier palier, sur lequel s'ouvrait la grande porte. Deux hommes étaient là, dont l'un lui dit : « On ne passe pas. – Mais… – On ne passe pas… c'est la consigne. – La consigne ? Et qui donc l'a donnée ? – Le préfet lui-même. – Pas de veine, dit Perenna en riant. J'ai veillé toute la nuit et je crève de faim. Pas moyen de se mettre quelque chose sous la dent ? » Les deux agents se regardèrent, puis l'un d'eux fit signe à Silvestre, le domestique, qui s'approcha et avec lequel il s'entretint. Silvestre s'en alla du côté de la salle à manger et de l'office et rapporta un croissant. « Bien, pensa don Luis, après avoir remercié, la preuve est faite. Je suis bouclé. C'est ce que je voulais savoir. Mais M. Desmalions manque de logique. Car si c'est Arsène Lupin qu'il a l'intention de retenir ici, tous ces braves agents sont quelque peu insuffisants ; et si c'est don Luis Perenna, ils sont inutiles, puisque la fuite du sieur Perenna enlèverait au sieur Perenna toute chance de palper la galette du bon Cosmo. Sur quoi, je m'assieds. » Il reprit sa place en effet dans le couloir et attendit les événements. Par la porte ouverte du bureau, il vit les magistrats poursuivre leur enquête. Le médecin légiste fit un premier examen des deux cadavres et reconnut aussitôt les mêmes indices d'empoisonnement qu'il avait lui-même constatés la veille au soir sur le cadavre de l'inspecteur Vérot. Puis des agents soulevèrent les corps, que l'on transporta dans les deux chambres contiguës que le père et le fils occupaient naguère au second étage de l'hôtel. Le préfet de police redescendit alors, et don Luis saisit ces paroles qu'il adressait aux magistrats : « Pauvre femme ! elle ne voulait pas comprendre… Quand elle a compris, elle est tombée raide par terre, évanouie. Pensez donc ! son mari et son fils d'un seul coup… La malheureuse ! » À partir de ce moment, il ne vit plus rien et n'entendit plus rien. La porte fut fermée. Le préfet dut ensuite donner des ordres de l'extérieur, par la communication que le jardin offrait avec l'entrée principale, car les deux agents vinrent s'installer dans le vestibule, à l'issue même du couloir, à droite et à gauche de la tapisserie. « Décidément, se dit Perenna, mes actions ne sont pas en hausse. Quelle bile doit se faire Alexandre ! Non, mais quelle bile ! » À midi, Silvestre lui apporta quelques aliments sur un plateau. Et l'attente recommença, très longue, pénible. Dans le bureau et dans l'hôtel, l'enquête, interrompue par le déjeuner, avait repris. Il percevait de tous côtés des allées et venues et des bruits de voix. À la fin, fatigué, ennuyé, il se renversa sur son fauteuil et s'endormit. Il était quatre heures lorsque le brigadier Mazeroux le réveilla. Et, tout en le conduisant, Mazeroux chuchotait : « Eh bien, vous l'avez découvert ? – Qui ? – Le coupable ? – Parbleu ! dit Perenna, c'est simple comme bonjour. – Ah ! heureusement, fit Mazeroux, tout joyeux, et ne comprenant pas la plaisanterie. Sans cela, comme vous le disiez, vous étiez fichu. » Don Luis entra. Dans la pièce se trouvaient réunis le procureur de la République, le juge d'instruction, le chef de la Sûreté, le commissaire du quartier, deux inspecteurs et trois agents en uniforme. Dehors, sur le boulevard Suchet, s'élevaient des clameurs, et quand le commissaire et les trois agents, obéissant au préfet, sortirent pour écarter la foule, on entendit la voix éraillée d'un camelot qui hurlait : « Le double assassinat du boulevard Suchet ! Curieux détails sur la mort de l'inspecteur Vérot ! Le désarroi de la police ! » Puis, la porte close, ce fut le silence. Mazeroux ne se trompait pas, pensa don Luis, moi ou l'autre, c'est net. Si je ne parviens pas à tirer, des paroles qui vont être dites et des faits qui vont se produire au cours de cet interrogatoire, quelque lumière qui me permette de leur désigner cet X mystérieux, c'est moi qu'ils livreront, ce soir, en pâture au public. Attention, mon bon Lupin ! » Il eut ce frisson de joie qui le faisait tressaillir à l'approche des grandes luttes. Celle-là, en vérité, comptait au nombre des plus terribles qu'il eût encore soutenues, Il connaissait la réputation du préfet, son expérience, sa ténacité, le plaisir très vif qu'il éprouvait à s'occuper des instructions importantes et à les pousser lui-même à fond avant de les remettre aux mains du juge, et Perenna connaissait aussi toutes les qualités professionnelles du chef de la Sûreté, toute la finesse, toute la logique pénétrante du juge d'instruction. Ce fut le préfet de police qui dirigea l'attaque. Il le fit nettement, sans détours, d'une voix un peu sèche, où il n'y avait plus, à l'égard de don Luis, les mêmes intonations de sympathie. L'attitude également était plus raide et manquait de cette bonhomie qui, la veille, avait frappé don Luis. Monsieur, dit-il, les circonstances ayant voulu que, comme légataire universel et comme représentant de M. Cosmo Mornington, vous passiez la nuit dans ce rez-de-chaussée, tandis que s'y commettait un double assassinat, nous désirons recevoir votre témoignage détaillé sur les divers incidents de cette nuit. – En d'autres termes, monsieur le préfet, dit Perenna qui riposta directement à l'attaque, en d'autres termes, les circonstances ayant voulu que vous m'accordiez l'autorisation de passer la nuit ici, vous seriez désireux de savoir si mon témoignage correspond exactement à celui du brigadier Mazeroux. – Oui, dit le préfet. – C'est-à-dire que mon rôle vous semble suspect ? » M. Desmalions hésita. Ses yeux s'attachèrent aux yeux de don Luis. Visiblement il fut impressionné par ce regard si franc. Néanmoins, il répondit, et sa réponse était claire et son accent brusque : « Vous n'avez pas de questions à me poser, monsieur. » Don Luis s'inclina. « Je suis à vos ordres, monsieur le préfet. – Veuillez nous dire ce que vous savez. » Don Luis fit alors une relation minutieuse des événements, à la suite de quoi M. Desmalions réfléchit quelques instants et dit : « Il est un point au sujet duquel il nous faut quelques éclaircissements. Lorsque vous êtes entré ce matin à deux heures et demie dans cette pièce, et que vous avez pris place à côté de M. Fauville, aucun indice ne vous a révélé qu'il était mort ? – Aucun, monsieur le préfet… sinon le brigadier Mazeroux et moi nous aurions donné l'alarme. – La porte du jardin était fermée ? – Elle l'était forcément, puisque nous avons dû l'ouvrir à sept heures du matin. – Avec quoi ? – Avec la clef du trousseau. – Mais comment des assassins, venus du dehors, auraientils pu l'ouvrir, eux ? – Avec de fausses clefs. – Vous avez une preuve qui vous permet de supposer qu'elle a été ouverte avec de fausses clefs ? – Non, monsieur le préfet. – Donc, jusqu'à preuve du contraire, nous devons penser qu'elle n'a pas pu être ouverte du dehors et que le coupable se trouvait à l'intérieur. – Mais, enfin, monsieur le préfet, il n'y avait là que le brigadier Mazeroux et moi ! » Il y eut un silence, un silence dont la signification ne faisait aucun doute, et auquel les paroles de M. Desmalions allaient donner une valeur plus précise encore. « Vous n'avez pas dormi de la nuit ? – Si, vers la fin. – Vous n'avez pas dormi auparavant, tandis que vous étiez dans le couloir ? – Non. – Et le brigadier Mazeroux ? » Don Luis resta indécis une seconde, mais pouvait-il espérer que l'honnête et scrupuleux Mazeroux eût désobéi aux ordres de sa conscience ? Il répondit : « Le brigadier Mazeroux s'est endormi sur son fauteuil et il ne s'est réveillé qu'au retour de Mme Fauville, deux heures plus tard. » Il y eut un nouveau silence, et qui signifiait évidemment, celui-là : « Donc, pendant les deux heures que le brigadier Mazeroux dormait, il vous eût été matériellement possible d'ouvrir la porte et de supprimer les deux Fauville. » L'interrogatoire suivait la marche que Perenna avait prévue, et le cercle se restreignait autour de lui. Son adversaire menait le combat avec une logique et une vigueur qu'il admirait sans réserve. « Bigre, se disait-il, que c'est malaisé de se défendre quand on est innocent ! Voilà mon aile droite et mon aile gauche enfoncées. Le centre pourra-t-il supporter l'assaut ? » M. Desmalions, après s'être concerté avec le juge d'instruction, reprit la parole en ces termes : « Hier soir, lorsque M. Fauville ouvrit son coffre-fort devant vous et devant le brigadier, qu'y avait-il dans ce coffre ? – Un amoncellement de paperasses sur un des rayons, et, parmi ces paperasses, le cahier de toile grise qui a disparu. – Vous n'avez pas touché à ces paperasses ? – Pas plus qu'au coffre, monsieur le préfet. Le brigadier Mazeroux a dû même vous dire que ce matin, pour la régularité de l'enquête, il m'a tenu à l'écart. – Donc, de vous à ce coffre, il n'y a pas eu le moindre contact ? – Pas le moindre. » M. Desmalions regarda le juge d'instruction en hochant la tête. Si Perenna avait pu douter qu'un piège lui fût tendu, il lui eût suffit, pour être renseigné, de jeter un coup d'œil sur Mazeroux : Mazeroux était livide. Cependant, M. Desmalions continua : « Vous vous êtes occupé d'enquêtes, monsieur, d'enquêtes policières. C'est donc au détective qui fit ses preuves que je vais poser une question. – J'y répondrai de mon mieux, monsieur le préfet. – Voici. Au cas où il y aurait actuellement dans le coffrefort un objet quelconque, un bijou… mettons un brillant détaché d'une épingle de cravate, et que ce brillant fût détaché d'une épingle de cravate appartenant, sans contestation possible, à une personne connue de nous, personne ayant passé la nuit dans cet hôtel, que penseriez-vous de cette coïncidence ? » « Ça y est, se dit Perenna, voilà le piège. Il est clair qu'ils ont trouvé quelque chose dans le coffre, et ensuite qu'ils s'imaginent que ce quelque chose m'appartient. Bien. Mais, pour cela, il faudrait supposer, puisque je n'ai pas touché au coffre, que ce quelque chose m'eût été dérobé et qu'on l'eût placé dans le coffre pour me compromettre. Et c'est impossible, puisque je ne suis mêlé à cette affaire que depuis hier soir et qu'on n'a pas eu le temps, durant cette nuit où je n'ai vu personne, de préparer contre moi une intrigue aussi ardue. Donc… » Le préfet de police interrompit ce monologue et répéta : « Quelle serait votre opinion ? – Il y aurait, monsieur le préfet, corrélation indéniable entre la présence de cet individu dans l'hôtel et les deux crimes commis. – Nous aurions par conséquent le droit tout au moins de soupçonner cet individu ? – Oui. – C'est votre avis ? – Très net. » M. Desmalions sortit de sa poche un papier de soie qu'il déplia, et saisit entre deux doigts une petite pierre bleue qu'il montra : « Voici une turquoise que nous avons trouvée dans le coffre. Cette turquoise, sans aucune espèce de doute, fait partie de la bague que vous portez à l'index. » Un accès de rage secoua don Luis. Il grinça, les dents serrées : « Ah ! les coquins ! Sont-ils forts tout de même !... Mais non, je ne puis croire… » Il examina sa bague. Le chaton en était formé par une grosse turquoise éteinte, morte, qu'entourait un cercle de petites turquoises irrégulières, d'un bleu également pâle. L'une d'elles manquait. Celle que M. Desmalions tenait à la main la remplaça exactement. M. Desmalions prononça : « Qu'en dites-vous ? – Je dis que cette turquoise fait partie de ma bague, bague qui me fut donnée par Cosmo Mornington la première fois que je lui sauvai la vie. – Donc, nous sommes d'accord ? – Oui, monsieur le préfet, nous sommes d'accord. » Don Luis Perenna se mit à marcher à travers la pièce en réfléchissant. Au mouvement que les agents de la Sûreté firent vers chacune des portes, il comprit que son arrestation avait été prévue. Une parole de M. Desmalions, et le brigadier Mazeroux serait obligé de mettre la main au collet de son patron. De nouveau, don Luis lança un coup d'œil vers son ancien complice. Mazeroux esquissa un geste de supplication, comme s'il eût voulu dire : « Eh bien, qu'est ce que vous attendez pour leur livrer le coupable ? Vite, il est temps. » Don Luis sourit. « Qu'y a-t-il ? » demanda le préfet, d'un ton où plus rien ne perçait de cette sorte de politesse involontaire que, malgré tout, il lui témoignait depuis le début de l'instruction. « Il y a… Il y a… » Perenna saisit une chaise par le dossier, la fit pirouetter et s'assit en disant ce simple mot : « Causons. » Et le mot était dit de telle manière, et le mouvement exécuté avec tant de décision, que le préfet murmura, comme ébranlé : « Je ne vois pas bien… – Vous allez comprendre, monsieur le préfet. » Et, la voix lente, en scandant chacune des syllabes de son discours, il commença : « Monsieur le préfet, la situation est limpide. Vous m'avez donné hier soir une autorisation qui engage votre responsabilité de la façon la plus grave. Il vous faut donc à tout prix, et sur-lechamp, un coupable. Le coupable, ce sera donc moi. Comme charges, vous avez ma présence ici, le fait que la porte était fermée à l'intérieur, le fait que le brigadier Mazeroux dormait pendant le crime, et la découverte, dans le coffre, de cette turquoise. C'est écrasant, je l'avoue. Il s'y ajoute cette présomption terrible que j'avais tout intérêt à la disparition de M. Fauville et de son fils, puisque s'il n'existe pas d'héritier de Cosmo Mornington je touche deux cents millions. Parfait. Il n'y a donc plus pour moi qu'à vous suivre au Dépôt… ou bien… – Ou bien ? – Ou bien à remettre en vos mains le coupable, le vrai coupable. » Le préfet de police sourit ironiquement et tira sa montre. « J'attends. – Ce sera l'affaire d'une petite heure, monsieur le préfet, dit Perenna, pas davantage, si vous me laissez toute latitude. Et la recherche de la vérité vaut bien, il me semble, un peu de patience. – J'attends, répéta M. Desmalions. – Brigadier Mazeroux, veuillez dire au sieur Silvestre, domestique, que M. le préfet désire le voir. » Sur un signe de M. Desmalions, Mazeroux sortit. Don Luis expliqua : « Monsieur le préfet, si la découverte de la turquoise constitue à vos yeux une preuve extrêmement grave, elle est pour moi une révélation de la plus haute importance. Voici pourquoi. Cette turquoise a dû se détacher de ma bague hier soir et rouler sur le tapis. Or, quatre personnes seulement ont pu remarquer cette chute pendant qu'elle se produisait, ramasser la turquoise et, pour compromettre l'ennemi nouveau que j'étais, la glisser dans le coffre. La première de ces personnes est un de vos agents, le brigadier Mazeroux… n'en parlons pas. La seconde est morte. C'est M. Fauville… n'en parlons pas. La troisième, c'est le domestique Silvestre. Je voudrais lui dire quelques mots. Ce sera bref. » L'audition de Silvestre fut brève, en effet. Le domestique put prouver que, avant l'arrivée de Mme Fauville à qui il devait ouvrir la porte, il n'avait pas quitté la cuisine, où il jouait aux cartes avec la femme de chambre et un autre domestique. « C'est bien, dit Perenna. Un mot encore. Vous avez dû lire dans les journaux de ce matin la mort de l'inspecteur Vérot et voir son portrait ? – Oui. – Connaissez-vous l'inspecteur Vérot ? – Non. née. – Pourtant il est probable qu'il a dû venir ici dans la jour- – Je l'ignore, répondit le domestique. M. Fauville recevait beaucoup de personnes par le jardin, et il leur ouvrait lui-même. – Vous n'avez pas d'autre déposition à faire ? – Aucune. – Veuillez prévenir Mme Fauville que M. le préfet serait heureux de lui parler. » Silvestre se retira. Le juge d'instruction et le procureur de la République s'étaient approchés avec étonnement. Le préfet s'écria : « Quoi ! monsieur, vous n'allez pas prétendre que Mme Fauville serait pour quelque chose… – Monsieur le préfet, Mme Fauville est la quatrième personne qui ait pu voir tomber ma turquoise. – Et après ? A-t-on le droit, sans une preuve réelle, de supposer qu'une femme puisse tuer son mari, qu'une mère puisse empoisonner son fils ? – Je ne suppose rien, monsieur le préfet. – Alors ? » Don Luis ne répondit point. M. Desmalions ne cachait pas son irritation. Cependant il dit : « Soit, mais je vous donne l'ordre absolu de garder le silence. Quelle question dois-je poser à Mme Fauville ? – Une seule, monsieur le préfet. Mme Fauville connaît-elle, en dehors de son mari, un descendant des sœurs Roussel ? – Pourquoi cette question ? – Parce que, si ce descendant existe ce n'est pas moi qui hérite des millions, mais lui, et c'est alors lui, et non pas moi, qui aurait intérêt à la disparition de M. Fauville et de son fils. – Évidemment… évidemment… murmura M. Desmalions… Encore faudrait-il que cette nouvelle piste… » Mme Fauville entra sur ces paroles. Son visage restait gracieux et charmant, malgré les pleurs qui avaient rougi ses paupières et altéré la fraîcheur de ses joues. Mais ses yeux exprimaient l'effarement de l'épouvante, et la pensée obsédante du drame donnait à toute sa jolie personne, à sa démarche, ses mouvements, quelque chose de fébrile et de saccadé qui faisait peine à voir. « Asseyez-vous, madame, lui dit le préfet avec une déférence extrême, et pardonnez-moi de vous imposer la fatigue d'une nouvelle émotion. Mais le temps est précieux et nous devons tout faire pour que les deux victimes que vous pleurez soient vengées sans retard. » Des larmes encore s'échappèrent des beaux yeux et, avec un sanglot, elle balbutia : Puisque la justice a besoin de moi, monsieur le préfet… – Oui, il s'agit d'un renseignement. La mère de votre mari est morte, n'est-ce pas ? – Oui, monsieur le préfet. – Elle était bien originaire de Saint-Étienne et s'appelait de son nom de jeune fille Roussel ? – Oui. – Elisabeth Roussel ? – Oui. – Votre mari avait-il un frère ou une sœur ? – Non. – Par conséquent, il ne reste plus aucun descendant d'Elisabeth Roussel ? – Aucun. – Bien. Mais Elisabeth Roussel avait deux sœurs, n'est-ce pas ? – Oui. – Enneline Roussel, l'aînée, s'exila, et personne n'entendit plus parler d'elle. L'autre, la plus jeune… – L'autre s'appelait Armande Roussel. C'était ma mère. – Hein ? Comment ? – Je dis que ma mère s'appelait, de son nom de jeune fille, Armande Roussel et que j'ai épousé mon cousin, le fils d'Elisabeth Roussel. Ce fut un véritable coup de théâtre. Ainsi donc, Hippolyte Fauville et son fils Edmond, descendants directs de la sœur aînée, étant morts, l'héritage de Cosmo Mornington passait à l'autre branche, celle d'Armande Roussel, et cette branche cadette était représentée jusqu'ici par Mme Fauville. Le préfet de police et le juge d'instruction échangèrent un regard, après quoi l'un et l'autre se tournèrent instinctivement du côté de don Luis Perenna. Il ne broncha pas. Le préfet demanda : « Vous n'avez pas de frère ni de sœur, madame ? – Non, monsieur le préfet, je suis seule. » Seule ! C'est-à-dire que, rigoureusement, sans aucune espèce de contestation, maintenant que son mari et son fils étaient morts, les millions de Cosmo Mornington lui revenaient à elle, à elle seule. Une idée affreuse cependant, un cauchemar, pesait sur les magistrats, et ils ne pouvaient s'en délivrer : la femme qu'ils avaient devant eux était la mère d'Edmond Fauville. M. Desmalions observa don Luis Perenna. Celui-ci avait écrit quelques mots sur une carte qu'il tendit à M. Desmalions. Le préfet, qui peu à peu reprenait vis-à-vis de don Luis son attitude courtoise de la veille, lut cette carte, réfléchit un instant et posa cette question à Mme Fauville : « Quel âge avait votre fils Edmond ? – Dix-sept ans. – Vous paraissez si jeune… – Edmond n'était pas mon fils, mais mon beau-fils, le fils d'une première femme que mon mari avait épousée, et qui est morte. – Ah !… Ainsi, Edmond Fauville… » murmura le préfet, qui n'acheva pas sa phrase… En deux minutes toute la situation avait changé. Aux yeux des magistrats, Mme Fauville n'était plus la veuve et la mère inattaquable. Elle devenait tout à coup une femme que les circonstances exigeaient que l'on interrogeât. Si prévenu que l'on fût en sa faveur, si charmé par la séduction de sa beauté, il était impossible qu'on ne se demandât pas si, pour une raison quelconque, pour être seule par exemple à jouir de l'énorme fortune, elle n'avait pas eu la folie de tuer son mari et l'enfant qui n'était que le fils de son mari. En tout cas, la question se posait. Il fallait la résoudre. Le préfet de police reprit : « Connaissez-vous cette turquoise ? » Elle saisit la pierre qu'on lui tendait, et l'examina sans le moindre trouble. « Non, dit-elle. J'ai un collier en turquoise, que je ne mets jamais. Mais les pierres sont plus grosses et aucune d'elles n'a cette forme irrégulière. – Nous avons recueilli celle-ci dans le coffre-fort, dit M. Desmalions. Elle fait partie d'une bague qui appartient à une personne que nous connaissons. – Eh bien, fit-elle vivement, il faut retrouver cette personne. – Elle est ici », dit le préfet, en désignant don Luis, qui, se tenant à l'écart, n'avait pas été remarqué par Mme Fauville. Elle tressaillit en voyant Perenna, et s'écria, très agitée : « Mais ce monsieur était là hier soir ! Il causait avec mon mari… et, tenez avec cet autre monsieur, dit-elle en montrant le brigadier Mazeroux… Il faut les interroger, savoir pour quelle raison ils sont venus. Vous comprenez que si cette turquoise appartient à l'un d'eux… » L'insinuation était claire, mais combien maladroite ! et comme elle donnait du poids à l'argumentation de Perenna : « Cette turquoise a été ramassée par quelqu'un qui m'a vu hier soir et qui veut me compromettre. Or, en dehors de M. Fauville et du brigadier, deux personnes seulement m'ont vu, le domestique Silvestre et Mme Fauville. Par conséquent, le domestique Silvestre étant hors de cause, j'accuse Mme Fauville d'avoir mis la turquoise dans ce coffre-fort. » M. Desmalions reprit : « Voulez-vous me faire voir votre collier, madame ? – Certes. Il est avec mes autres bijoux, dans mon armoire à glace. Je vais y aller. – Ne vous donnez pas cette peine, madame. Votre femme de chambre le connaît ? – Très bien. – En ce cas, le brigadier Mazeroux va s'entendre avec elle. » Durant les quelques minutes que dura l'absence de Mazeroux, aucune parole ne fut échangée. Mme Fauville semblait absorbée par sa douleur. M. Desmalions ne la quittait pas des yeux. Le brigadier revint. Il apportait une grande cassette qui contenait beaucoup d'écrins et de bijoux. M. Desmalions trouva le collier, l'examina et put constater que, en effet, les pierres différaient de la turquoise et qu'aucune d'elles ne manquait… Mais, ayant écarté l'un de l'autre deux écrins pour dégager un diadème où il y avait également des pierres bleues, il eut un geste de surprise. Qu'est-ce que c'est que ces deux clefs ? » demanda t-il, en montrant deux clefs identiques comme forme à celles qui ouvraient le verrou et la serrure de la porte du jardin. Mme Fauville resta fort calme. Pas un muscle de son visage ne bougea. Rien n'indiqua que cette découverte pût la troubler. Elle dit uniquement : « Je ne sais pas… Il y a longtemps qu'elles sont ici… – Mazeroux, dit M. Desmalions, essayez-les à cette porte. » Mazeroux exécuta l'ordre. La porte fut ouverte ! « En effet, dit Mme Fauville, je me souviens maintenant que mon mari me les avait confiées. Je les avais en double… » Ces mots furent prononcés du ton le plus naturel, et comme si la jeune femme n'eût même pas entrevu la charge terrible qui se levait contre elle. Et rien n'était plus angoissant que cette tranquillité. Étaitce la marque d'une innocence absolue ? ou la ruse infernale d'une criminelle que rien ne pouvait émouvoir ? Ne comprenaitelle rien au drame qui se jouait et dont elle était l'héroïne inconsciente ? ou bien devinait-elle l'accusation terrible qui, peu à peu, l'enserrait de toutes parts et la menaçait du danger le plus effrayant ? Mais, en ce cas, comment avait-elle pu commettre la maladresse inouïe de conserver ces deux clefs ? Une série de questions s'imposait à l'esprit de tous. Le préfet de police s'exprima ainsi : « Pendant que le crime s'accomplissait, vous étiez absente, n'est-ce pas, madame ? – Oui. – Vous avez été à l'Opéra ? – Oui, et ensuite à la soirée d'une de mes amies, Mme d'Ersinger. – Votre chauffeur vous accompagnait ? – En allant à l'Opéra, oui. Mais je l'ai renvoyé à son garage, et il est venu me rechercher à la soirée. – Ah ! fit M. Desmalions, mais comment avez-vous été de l'Opéra chez Mme d'Ersinger ? » Pour la première fois, Mme Fauville parut comprendre qu'elle était l'objet d'un véritable interrogatoire, et son regard, son attitude trahirent une sorte de malaise. Elle répondit : « J'ai pris une automobile. – Dans la rue ? – Sur la place de l'Opéra. – À minuit, par conséquent. – Non, à onze heures et demie. Je suis partie avant la fin du spectacle. – Vous aviez hâte d'arriver chez votre amie ? – Oui… ou plutôt… » Elle s'arrêta, ses joues étaient empourprées, un tremblement agitait ses lèvres et son menton, et elle dit : « Pourquoi toutes ces questions ? « Elles sont nécessaires, madame. Elles peuvent nous éclairer. Je vous supplie donc d'y répondre. À quelle heure êtes-vous arrivée chez votre amie ? – Je ne sais pas trop… Je n'ai pas fait attention. – Vous y avez été directement ? – Presque. – Comment presque ? – Oui… J'avais un peu mal à la tête, j'ai dit au chauffeur de monter les Champs-Élysées… l'avenue du Bois… très lentement… et puis de redescendre les Champs-Élysées… » Elle s'embarrassait de plus en plus. Sa voix devenait indistincte. Elle baissa la tête et se tut. Certes il n'y avait pas d'aveu dans ce silence, et rien n'autorisait à croire que son accablement fût autre chose qu'une conséquence de sa douleur. Mais cependant elle semblait si lasse qu'on eût pu dire que, se sentant perdue, elle renonçait à la lutte. Et c'était presque de la pitié qu'on éprouvait pour cette femme contre qui se tournaient toutes les circonstances et qui se défendait si mal qu'on hésitait à la presser davantage. De fait, M. Desmalions avait l'air indécis, comme si la victoire eût été trop facile et qu'il eût eu quelque scrupule à la poursuivre. Machinalement, il observa Perenna. Celui-ci lui tendit un bout de papier en disant : « Voici le numéro du téléphone de Mme d'Ersinger. M. Desmalions murmura : « Oui… en effet… on peut savoir… » Et, décrochant le récepteur, il demanda : « Allô… Louvre 25-04, s'il vous plaît. » Et, tout de suite obtenant la communication, il continua : « Qui est à l'appareil ?… Le maître d'hôtel… Ah ! bien… Est-ce que Mme d'Ersinger est chez elle ?… Non… Et monsieur ? Non plus… Mais, j'y pense, vous pourriez me répondre à ce sujet… Je suis M. Desmalions, préfet de police, et j'aurais besoin d'un renseignement. À quelle heure Mme Fauville est-elle arrivée cette nuit ? Comment dites-vous ?… Vous êtes sûr ?… À deux heures du matin ?… Pas avant ?… Et elle est repartie ?… Au bout de dix minutes, n'est-ce pas ?… Bien… Donc, sur l'heure de l'arrivée, vous ne vous trompez pas ?… J'insiste là-dessus de la façon la plus formelle… Alors, c'est à deux heures du matin ?… Deux heures du matin… Bien. Je vous remercie. » Lorsque M. Desmalions se retourna, il aperçut, debout près de lui, Mme Fauville qui le regardait avec une angoisse folle. Et la même idée revint à l'esprit des assistants : ils étaient en présence d'une femme absolument innocente, ou d'une comédienne exceptionnelle dont le visage se prêtait à l'expression la plus parfaite de l'innocence. « Qu'est-ce que vous voulez ?… balbutia-t-elle. Qu'est-ce que ça veut dire ? Expliquez-vous ! » Alors M. Desmalions demanda simplement : « Qu'avez-vous fait cette nuit de onze heures et demie du soir à deux heures du matin ? » Question terrifiante au point où l'interrogatoire avait été amené. Question fatale, qui signifiait : « Si vous ne pouvez pas donner l'emploi rigoureusement exact de votre temps pendant que le crime s'accomplissait, nous avons le droit de conclure que vous n'êtes pas étrangère au meurtre de votre mari et de votre beau-fils… » Elle le comprit ainsi et vacilla sur ses jambes en gémissant : « C'est horrible… c'est horrible… » Le préfet répéta : « Qu'avez-vous fait ? La réponse doit vous être facile. – Oh ! dit-elle sur ce même ton lamentable, comment pouvez-vous croire ?… Oh ! non…, non… est-il possible ? Comment pouvez-vous croire ? – Je ne crois rien encore, fit-il… D'un mot, d'ailleurs, vous pouvez établir la vérité. » Ce mot, on eût supposé, au mouvement de ses lèvres et au geste soudain de résolution qui la souleva, qu'elle allait le dire. Mais elle parut tout à coup stupéfaite, bouleversée, articula quelques syllabes inintelligibles et s'écroula sur un fauteuil avec des sanglots convulsifs et des cris de désespoir. C'était l'aveu. C'était tout au moins l'aveu de son impuissance à fournir l'explication plausible qui eût clos ce débat. Le préfet de police s'écarta d'elle et s'entretint à voix basse avec le juge d'instruction et le procureur de la République. Perenna et le brigadier Mazeroux demeurèrent seuls l'un près de l'autre. Mazeroux murmura : « Qu'est-ce que je vous disais ? Je savais bien que vous trouveriez ! Ah ! quel homme vous faites ! Vous avez mené ça !… » Il rayonnait à l'idée que le patron était hors de cause et n'avait plus maille à partir avec ses chefs à lui, Mazeroux, ses chefs qu'il vénérait presque à l'égal du patron. Tout le monde s'entendait maintenant. « On était des amis. » Mazeroux suffoquait de joie. « On va la coffrer, hein ? – Non, dit Perenna. Il n'y a pas assez de « prise » pour qu'on la mette sous mandat. – Comment, grogna Mazeroux, indigné, pas assez de prise ! J'espère bien, en tout cas, que vous n'allez pas la lâcher. Avec ça qu'elle mettait des gants, elle, pour vous attaquer ! Allons, patron, achevez-la. Une pareille diablesse ! » Don Luis demeurait pensif. Il songeait aux coïncidences inouïes, à l'ensemble de faits qui traquaient de toutes parts Mme Fauville. Et la preuve décisive qui devait réunir tous ces faits les uns aux autres et donner à l'accusation la base qui lui manquait encore, cette preuve, Perenna pouvait la fournir. C'était la morsure des dents sur la pomme, sur la pomme cachée parmi les feuillages du jardin. Pour la justice, cela vaudrait une empreinte de doigts. D'autant que l'on pouvait corroborer les marques avec celles que portait la tablette de chocolat. Pourtant il hésitait. Et, de toute son attention anxieuse, il examinait, avec un mélange de pitié et de répulsion, cette femme qui, selon toute vraisemblance, avait tué son mari et le fils de son mari. Devait-il lui porter le coup de grâce ? Avait-il le droit de jouer ce rôle de justicier ? Et s'il se trompait ? M. Desmalions cependant s'était rapproché de lui, et, tout en affectant de parler à Mazeroux, ce fut à Perenna qu'il dit : « Qu'est-ce que vous en pensez ? » Mazeroux hocha la tête. Don Luis répliqua : « Je pense, monsieur le préfet, que si cette femme est coupable elle se défend, malgré toute son habileté, avec une incroyable maladresse. – C'est-à-dire ? – C'est-à-dire qu'elle n'a sans doute été qu'un instrument entre les mains d'un complice. – Un complice ? – Rappelez-vous, monsieur le préfet, l'exclamation de son mari, hier, à la Préfecture : « Ah ! les misérables !… les misérables ! » Il y a donc tout au moins un complice, qui n'est autre peut-être que cet homme dont, le brigadier Mazeroux a dû vous le dire, nous avons noté la présence au café du Pont-Neuf, en même temps que s'y trouvait l'inspecteur Vérot, un homme à barbe châtaine, porteur d'une canne d'ébène à poignée d'argent. De sorte que… – De sorte que, acheva M. Desmalions, nous avons des chances, en arrêtant, dès aujourd'hui et sur de simples présomptions, Mme Fauville, de parvenir jusqu'au complice ? » Perenna ne répondit pas. Le préfet reprit, pensivement : « L'arrêter… l'arrêter… Encore faudrait-il une preuve… Vous n'avez relevé aucune trace ?… – Aucune, monsieur le préfet. Il est vrai que mon enquête fut sommaire. – Mais la nôtre fut minutieuse. Nous avons fouillé cette pièce à fond. – Et le jardin, monsieur le préfet ? – Aussi. – Avec autant de soin ? – Peut-être pas. Mais il me semble… – Il me semble au contraire, monsieur le préfet, que, les assassins ayant passé par le jardin pour entrer et pour repartir, on aurait quelque chance… – Mazeroux, dit M. Desmalions, allez donc voir cela d'un peu plus près. » Le brigadier sortit. Perenna, qui se tenait de nouveau à l'écart, entendit le préfet de police qui répétait au juge d'instruction : « Ah ! si nous avions une preuve, une seule ! Il est évident que cette femme est coupable. Il y a trop de présomptions contre elle !… Et puis les millions de Cosmo Mornington… Mais, d'autre part, regardez-la… regardez tout ce qu'il y a d'honnête dans sa jolie figure, tout ce qu'il y a de sincère dans sa douleur. » Elle pleurait toujours, avec des sanglots saccadés et des sursauts de révolte qui lui crispaient les poings. Un moment, elle saisit son mouchoir trempé de larmes, le mordit à pleines dents, et le déchira comme font certaines actrices. Et Perenna voyait les belles dents blanches, un peu larges, humides et claires, qui s'acharnaient après la fine batiste. Et il songeait aux empreintes de la pomme. Et un désir extrême le pénétrait de savoir. Était-ce la même mâchoire qui avait imprimé sa forme dans la chair du fruit ? Mazeroux rentra. M. Desmalions se dirigea vivement vers le brigadier, qui lui montra la pomme trouvée sous le lierre. Et, tout de suite, Perenna put se rendre compte de l'importance considérable que le préfet de police attribuait aux explications et à la découverte inattendue de Mazeroux. Un colloque assez long s'engagea entre les magistrats, qui aboutit à la décision que don Luis avait prévue. M. Desmalions revint vers Mme Fauville. C'était le dénouement. Il réfléchit quelques instants sur la manière dont il devait engager cette dernière bataille, et il dit : « Il ne vous est toujours pas possible, madame, de nous donner l'emploi de votre temps cette nuit ? » Elle fit un effort et murmura : « Si… si… J'étais en auto… Je me suis promenée… et aussi un peu à pied… – C'est là un fait qu'il nous sera facile de vérifier lorsque nous aurons retrouvé le chauffeur de cette auto… En attendant, il se présente une occasion de dissiper l'impression un peu… fâcheuse que nous a laissée votre silence… – Je suis toute prête… – Voici. La personne, ou une des personnes qui ont participé au crime, a mordu dans une pomme qu'elle a ensuite jetée dans le jardin et que nous venons de retrouver. Pour couper court à toute hypothèse vous concernant, nous vous prions de vouloir bien exécuter le même geste… – Oh ! sûrement, s'écria-t-elle avec vivacité. S'il suffit de cela pour vous convaincre… » Elle saisit une des trois autres pommes que M. Desmalions lui tendait et qu'il avait prise dans le compotier, et la porta à sa bouche. L'acte était décisif. Si les deux empreintes se ressemblaient, la preuve existait, certaine, irréfragable. Or, avant que son geste ne fût achevé, elle s'arrêta net, comme frappée d'une peur subite… Peur d'un piège ? peur du hasard monstrueux qui pouvait la perdre ? ou, plutôt, peur de l'arme effrayante qu'elle allait donner contre elle ? En tout cas, rien ne l'accusait plus violemment que cette hésitation suprême, incompréhensible si elle était innocente, mais combien claire si elle était coupable ! « Que craignez-vous, madame ? dit M. Desmalions. – Rien… rien… dit-elle en frissonnant… je ne sais pas… je crains tout… tout cela est si horrible. – Pourtant, madame, je vous assure que ce que nous vous demandons n'a aucune espèce d'importance et ne peut avoir pour vous, j'en suis persuadé, que des conséquences heureuses. Alors ?… » Elle leva le bras davantage, et davantage encore, avec une lenteur où se révélait son inquiétude. Et vraiment, de la façon dont les événements se déroulaient, la scène avait quelque chose de solennel et de tragique qui serrait les cœurs. « Et si je refuse ? dit-elle tout à coup. – C'est votre droit absolu, madame, dit le préfet de police. Mais est-ce bien la peine ? Je suis sûr que votre avocat sera le premier à vous donner le conseil… – Mon avocat… » balbutia-t-elle, comprenant la signification redoutable de cette réponse. Et brusquement, avec une résolution farouche, et cet air, en quelque sorte féroce, qui tord le visage aux minutes des grands dangers, elle fit le mouvement auquel on la contraignait. Elle ouvrit la bouche. On vit l'éclair des dents blanches. D'un coup, elles s'enfoncèrent dans le fruit. « C'est fait, monsieur », dit-elle. M. Desmalions se retourna vers le juge d'instruction : « Vous avez la pomme trouvée dans le jardin ? – Voici, monsieur le préfet. » M. Desmalions rapprocha les deux fruits l'un de l'autre. Et ce fut, chez tous ceux qui s'empressaient autour de lui et regardaient anxieusement, ce fut une même exclamation. Les deux empreintes étaient identiques. Identiques ! Certes, avant d'affirmer l'identité de tous les détails, l'analogie absolue des empreintes de chaque dent, il fallait attendre les résultats de l'expertise. Mais il y avait une chose qui ne trompait pas : c'était la similitude totale de la double courbe. Sur un fruit comme sur l'autre, l'arc s'arrondissait selon la même inflexion. Les deux demi-cercles auraient pu se confondre, très étroits tous deux, un peu allongés et ovales, et d'un rayon restreint, qui était la caractéristique même de la mâchoire. Les hommes ne prononcèrent pas une parole. M. Desmalions leva la tête. Mme Fauville ne bougeait pas, livide, folle d'épouvante. Mais tous les sentiments d'épouvante, de stupeur, d'indignation qu'elle pouvait simuler avec la mobilité de sa figure et ses dons prodigieux de comédienne, ne prévalaient pas contre la preuve péremptoire qui s'offrait à tous les yeux. Les deux empreintes étaient identiques les mêmes dents avaient mordu les deux pommes ! « Madame, commença le préfet de police… – Non, non, s'écria-t-elle, prise d'un accès de fureur… non… ce n'est pas vrai… Tout cela n'est qu'un cauchemar… Non, n'est-ce pas ? Vous n'allez pas m'arrêter ? Moi, en prison ! mais c'est affreux… Qu'ai-je fait ? Ah ! je vous jure, vous vous trompez… » Elle se prenait la tête à deux mains. « Ah ! mon cerveau éclate… Qu'est-ce que tout ça veut dire ? Je n'ai pas tué pourtant… je ne savais rien. C'est vous qui m'avez tout appris ce matin… Est-ce que je m'en doutais ? Mon pauvre mari… et ce petit Edmond qui m'aimait tant… et que j'aimais… Mais pourquoi les aurais-je tués ? Dites-le… Dites-le donc ? On ne tue pas sans motif… Alors… Alors… Mais répondez donc ! » Et, secouée d'une nouvelle colère, l'attitude agressive, les poings tendus vers le groupe des magistrats, elle proférait : « Vous n'êtes que des bourreaux… On n'a pas le droit de torturer une femme comme ça !… Ah ! quelle horreur ! m'accuser… m'arrêter… pour rien ! Ah ! c'est abominable… Quels bourreaux que tous ces gens ! Et c'est vous surtout (elle s'adressait à Perenna), oui, c'est vous… je le sais bien… c'est vous l'ennemi… Ah ! je comprends ça… vous avez des raisons… vous étiez là cette nuit, vous… Alors, pourquoi ne vous arrête-t-on pas ? Pourquoi n'est-ce pas vous, puisque vous étiez là… et que je n'y étais pas… et que je ne sais rien, absolument rien de tout ce qui s'est passé ?… Pourquoi n'est-ce pas vous ? » Les derniers mots furent prononcés d'une façon à peine intelligible. Elle n'avait plus de forces. Elle dut s'asseoir. Sa tête s'inclina jusqu'à ses genoux et elle pleura de nouveau, abondamment. Perenna s'approcha d'elle, et, lui relevant le front, découvrant la figure ravagée de larmes, il dit : « Les empreintes gravées dans les deux pommes sont absolument identiques. Il est donc hors de doute que la première provient de vous comme la seconde. – Non, dit-elle. – Si, affirma-t-il. C'est là un fait qu'il est matériellement impossible de nier. Mais la première empreinte a pu être laissée par vous avant cette nuit, c'est-à-dire que vous avez pu mordre dans cette pomme hier, par exemple… » Elle balbutia : « Vous croyez ?… Oui, peut-être, il me semble que je me rappelle… hier matin… » Mais le préfet de police l'interrompit : « Inutile, madame, je viens de questionner le domestique Silvestre… C'est lui-même qui a acheté les fruits, hier soir, à huit heures. Quand M. Fauville s'est couché, quatre pommes étaient dans le compotier. Ce matin, à huit heures, il n'y en avait plus que trois. Donc celle qu'on a retrouvée dans le jardin est incontestablement la quatrième, et cette quatrième fut « marquée » cette nuit. Or, cette marque est celle de vos dents. » Elle bégaya : « Ce n'est pas moi… ce n'est pas moi… cette marque n'est pas de moi. – Cependant… – Cette marque n'est pas de moi… Je le jure sur mon salut éternel… Et puis je jure que je vais mourir… Oui…, mourir… j'aime mieux la mort que la prison… je me tuerai… je me tuerai… » Ses yeux étaient fixes. Elle se raidit dans un effort suprême pour se lever. Mais, une fois debout, elle tournoya sur ellemême et tomba évanouie. Tandis qu'on la soignait, Mazeroux fit signe à don Luis, et, tout bas : « Fichez le camp, patron. – Ah ! la consigne est levée. Je suis libre ? – Patron, regardez l'individu qui vient d'entrer il y a dix minutes, et qui cause avec le préfet. Le connaissez-vous ? – Nom d'un chien ! fit Perenna après avoir examiné un gros homme au teint rouge, qui ne le quittait pas des yeux… Nom d'un chien ! c'est le sous-chef Weber. – Et il vous a reconnu, patron ! Du premier coup, il a reconnu Lupin. Avec lui, il n'y a pas de camouflage qui tienne. Il a le chic pour ça. Or, rappelez-vous, patron, tous les tours que vous lui avez joués3, et demandez-vous s'il ne fera pas l'impossible pour prendre sa revanche. – Il a averti le préfet ? – Parbleu, et le préfet a donné l'ordre aux camarades de vous filer. Si vous faites mine de leur fausser compagnie, on vous empoigne. – En ce cas, rien à faire. – Comment, rien à faire ? Mais il s'agit de les semer, et proprement. – À quoi cela me servirait-il, puisque je rentre chez moi et que mon domicile est connu ? – Hein ? Après ce qui s'est passé, vous auriez le toupet de rentrer chez vous ? – Où veux-tu que je couche ? Sous les ponts ? – Mais, cré tonnerre ! vous ne comprenez donc pas qu'à la suite de cette histoire il va y avoir un tapage infernal, que vous êtes déjà compromis jusqu'à la gauche et que tout le monde va se retourner contre vous ? 3 Voir 813. – Eh bien ? – Eh bien, lâchez l'affaire. – Et les assassins de Cosmo Mornington et de Fauville ? – La police s'en charge. – T'es bête, Alexandre. Alors, redevenez Lupin, l'invisible et l'imprenable Lupin, et combattez-les vous-même, comme autrefois. Mais, pour Dieu ! ne restez pas Perenna ! c'est trop dangereux, et ne vous occupez plus officiellement d'une affaire où vous n'êtes pas intéressé. – T'en as de bonnes, Alexandre. J'y suis intéressé pour deux cents millions. Si Perenna ne demeure pas solide à son poste, les deux cents millions lui passeront sous le nez. Et, pour une fois où je peux gagner quelques centimes par la droiture et la probité, ce serait vexant. – Et si l'on vous arrête ? – Pas mèche. Je suis mort. – Lupin est mort. Mais Perenna est vivant. – Du moment qu'on ne m'a pas arrêté aujourd'hui, je suis tranquille. – Ce n'est que partie remise. Et, d'ici là, les ordres sont formels. On va cerner votre maison, vous surveiller jour et nuit. – Tant mieux ! J'ai peur la nuit. – Mais, bon sang ! qu'est-ce que vous espérez ? – Je n'espère rien, Alexandre. Je suis sûr. Je suis sûr que, maintenant, l'on n'osera pas m'arrêter. – Weber se gênera ! – Je me fiche de Weber. Sans ordres, Weber ne peut rien. – Mais on lui en donnera, des ordres ! – L'ordre de me filer, oui ; celui de m'arrêter, non. Le préfet de police est tellement engagé à mon égard qu'il sera obligé de me soutenir. Et puis, il y a encore ceci : il y a que l'affaire est tellement absurde, tellement complexe, que vous êtes incapables d'en sortir. Un jour ou l'autre vous viendrez me chercher. Car personne autre que moi n'est de taille à combattre de pareils adversaires, pas plus toi que Weber, et pas plus Weber que tous vos copains de la Sûreté. J'attends ta visite, Alexandre. » Le lendemain, une expertise légale identifiait les empreintes des deux pommes et constatait également que l'empreinte gravée sur la tablette était semblable aux autres. En outre, un chauffeur de taxi vint déposer qu'une dame l'avait appelé au sortir de l'Opéra, qu'elle s'était fait conduire directement à l'extrémité de l'avenue Henri-Martin, et qu'elle l'avait quitté à cet endroit. Or, l'extrémité de l'avenue Henri-Martin se trouve à cinq minutes de l'hôtel Fauville. Confronté avec Mme Fauville, cet homme n'hésita pas à la reconnaître. Qu'avait-elle fait dans ce quartier pendant plus d'une heure ? Marie-Anne Fauville fut écrouée au Dépôt. Le soir même elle couchait à la prison de Saint-Lazare. C'est ce même jour, alors que les reporters commençaient à divulguer certains détails de l'enquête, comme la découverte des empreintes, mais alors qu'ils ignoraient à qui les attribuer, c'est ce même jour que deux grands quotidiens donnaient comme titre à leurs articles les mots mêmes que don Luis Perenna avait employés pour désigner les marques de la pomme, les mots sinistres qui évoquaient si bien le caractère sauvage, féroce, et pour ainsi dire bestial, de l'aventure : Les dents du tigre. Chapitre IV Le rideau de fer La tâche est parfois ingrate de raconter la vie d'Arsène Lupin, pour ce motif que chacune de ses aventures est en partie connue du public, qu'elle fut, à son heure, l'objet de commentaires passionnés, et qu'on est contraint, si l'on veut éclaircir ce qui se passa dans l'ombre, de recommencer tout de même, et par le menu, l'histoire de ce qui se déroula en pleine lumière. C'est en vertu de cette nécessité qu'il faut redire ici l'émotion extrême que souleva en France, en Europe et dans le monde entier, la nouvelle de cette abominable série de forfaits. D'un coup – car deux jours plus tard l'affaire du testament de Cosmo Mornington était publiée –, d'un coup, c'était quatre crimes que l'on apprenait. La même personne, en toute certitude, avait frappé Cosmo Mornington, l'inspecteur Vérot, l'ingénieur Fauville et son fils Edmond. La même personne avait fait l'identique et sinistre morsure, laissant contre elle, par une étourderie qui semblait la revanche du destin, la preuve la plus impressionnante et la plus accusatrice, la preuve qui donnait aux foules comme le frisson de l'épouvantable réalité, laissant contre elle l'empreinte même de ses dents – les dents du tigre ! Et, au milieu de ce carnage, à l'instant le plus tragique de la funèbre tragédie, voici que la plus étrange figure surgissait de l'ombre ! Voici qu'une sorte d'aventurier héroïque, surprenant d'intelligence et de clairvoyance, dénouait en quelques heures une partie des fils embrouillés de l'intrigue, pressentait l'assassinat de Cosmo Mornington, annonçait l'assassinat de l'inspec- teur Vérot, prenait en main la conduite de l'enquête, livrait à la justice la créature monstrueuse dont les belles dents blanches s'adaptaient aux empreintes comme des pierres précieuses aux alvéoles de leur monture, touchait, le lendemain de ces exploits, un chèque d'un million, et, finalement, se trouvait le bénéficiaire probable d'une fortune prodigieuse. Et voilà qu'Arsène Lupin ressuscitait ! Car la foule ne s'y trompa pas, et, grâce à une intuition miraculeuse, avant qu'un examen attentif des événements ne donnât quelque crédit à l'hypothèse de cette résurrection, elle proclama : don Luis Perenna, c'est Arsène Lupin. « Mais il est mort ! » objectèrent les incrédules. À quoi l'on répondit : « Oui, on a retrouvé sous les décombres encore fumants d'un petit chalet situé près de la frontière luxembourgeoise, le cadavre de Dolorès Kesselbach4 et le cadavre d'un homme que la police reconnut comme étant Arsène Lupin. Mais tout prouve que la mise en scène fut machinée par Lupin, qui voulait, pour des raisons secrètes, que l'on crût à sa mort. Et tout prouve que la police accepta et rendit légale cette mort pour le seul motif qu'elle désirait se débarrasser de son éternel adversaire. Comme indications, il y a les confidences de Valenglay, qui était déjà président du conseil à cette époque. Et il y a l'incident mystérieux de l'île de Capri où l'empereur d'Allemagne, au moment d'être enseveli sous un éboulement, aurait été sauvé par un ermite, lequel, selon la version allemande, n'était autre qu'Arsène Lupin. » Là-dessus, nouvelle objection : 4 Voir 813. « Soit, mais lisez les feuilles de l'époque. Dix minutes plus tard cet ermite se jetait du haut du promontoire de Tibère. » Et nouvelle réponse : « En effet. Mais le corps ne fut pas retrouvé. Et justement il est notoire qu'un navire recueillit en mer, dans ces parages, un homme qui lui faisait des signaux, et que ce navire se dirigeait vers Alger. Or, comparez les dates et notez les coïncidences : quelques jours après l'arrivée du bateau à Alger, le nommé don Luis Perenna, qui nous occupe aujourd'hui s'engageait, à SidiBel-Abbès, dans la Légion étrangère. » Bien entendu, la polémique engagée par les journaux à ce sujet, fut discrète. On craignait le personnage, et les reporters gardaient une certaine réserve dans leurs articles, évitant d'affirmer trop catégoriquement ce qu'il pouvait y avoir de Lupin sous le masque de Perenna. Mais sur le chapitre du légionnaire, sur son séjour au Maroc, ils prirent leur revanche et s'en donnèrent à cœur joie. Le commandant d'Astrignac avait parlé. D'autres officiers, d'autres compagnons de Perenna relatèrent ce qu'ils avaient vu. On publia les rapports et les ordres du jour qui le concernaient. Et ce que l'on appela « l'Épopée du héros » se constitua en une sorte de livre d'or dont chaque page racontait la plus folle et la plus invraisemblable des prouesses. À Médiouna, le 24 mars, l'adjudant Pollex inflige quatre jours de salle de police au légionnaire Perenna. Motif « Malgré les ordres, est sorti du camp après l'appel du soir, a bousculé deux sentinelles, et n'est rentré que le lendemain à midi. Il rapportait le corps de son sergent tué au cours d'une embuscade. » Et, en marge, cette note du colonel : « Le colonel double la punition du légionnaire Perenna, le cite à l'ordre du jour, et lui adresse ses félicitations et ses remerciements. » Après le combat de Ber-Rechid, le détachement Fardet ayant été obligé de battre en retraite devant une harka de quatre cents Maures, le légionnaire Perenna demanda à couvrir la retraite en s'installant dans une kasbah. « Combien vous faut-il d'hommes, Perenna ? – Aucun, mon lieutenant. – Quoi ! vous n'avez pas la prétention de couvrir une retraite à vous tout seul ? – Quel plaisir y aurait-il à mourir, mon lieutenant, si d'autres mouraient avec moi ? » Sur sa prière on lui laissa une douzaine de fusils et on partagea avec lui ce qui restait de cartouches. Pour sa part, il en eut soixante-quinze. Le détachement s'éloigna sans être inquiété davantage. Le lendemain, quand on put revenir avec des renforts, on surprit les Marocains à l'affût autour de la kasbah. Ils n'osaient pas approcher. Soixante-quinze des leurs jonchaient le sol. On les chassa. Dans la kasbah on trouva le légionnaire Perenna étendu. On le supposait mort. Il dormait ! ! ! Il n'avait plus une seule cartouche. Seulement les soixantequinze balles avaient porté. Mais ce qui frappa le plus l'imagination populaire fut le récit du commandant comte d'Astrignac, relativement à la bataille de Dar-Dbibarh. Le commandant avoua que cette bataille, qui dégagea Fez au moment où l'on croyait tout perdu, et qui fit tant de bruit en France, fut gagnée avant d'être livrée, et qu'elle fut gagnée par Perenna tout seul ! Dès l'aube, comme les tribus marocaines se préparaient à l'attaque, le légionnaire Perenna prit au lasso un cheval arabe qui galopait dans la plaine, sauta sur la bête, qui n'avait ni selle, ni bride, ni harnachement d'aucune sorte, et, sans veste, sans képi, sans arme, la chemise blanche bouffant autour de son torse, la cigarette aux lèvres, les mains dans ses poches, il chargea ! Il chargea droit vers l'ennemi, pénétra dans le camp, le traversa au galop, fit des évolutions au milieu des tentes et revint par l'endroit même où il avait pénétré. Cette course à la mort, vraiment inconcevable, répandit parmi les Marocains une telle impression de stupeur que leur attaque fut molle et la bataille gagnée sans résistance. Ainsi se forma – et combien d'autres traits de bravoure la renforcèrent ! – la légende héroïque de Perenna. Elle mettait en relief l'énergie surhumaine, la témérité prodigieuse, la fantaisie étourdissante, l'esprit d'aventures, l'adresse physique et le sangfroid d'un personnage singulièrement mystérieux qu'il était difficile de ne pas confondre avec Arsène Lupin, mais un Arsène Lupin nouveau, plus grand, ennobli par ses exploits, idéalisé et purifié. Un matin, quinze jours après le double assassinat du boulevard Suchet, cet homme extraordinaire, qui suscitait une curiosité si ardente, et de qui l'on parlait de tous côtés comme d'un être fabuleux, en quelque sorte irréel, don Luis Perenna, s'habilla et fit le tour de son hôtel. C'était une confortable et spacieuse construction du XVIIIe siècle, située à l'entrée du faubourg Saint-Germain, sur la petite place du Palais-Bourbon, et qu'il avait achetée toute meublée à un riche Roumain, le comte Malonesco, gardant pour son usage et pour son service les chevaux, les voitures, les automobiles, les huit domestiques, et conservant même la secrétaire du comte, Mlle Levasseur, qui se chargeait de diriger le personnel, de recevoir et d'éconduire les visiteurs, journalistes, importuns ou marchands de bibelots, attirés par le luxe de la maison et la réputation de son nouveau propriétaire. Ayant terminé l'inspection des écuries et du garage, il traversa la cour d'honneur, remonta dans son cabinet de travail, entrouvrit une des fenêtres et leva la tête. Au-dessus de lui, il y avait un miroir incliné et ce miroir reflétait, par-dessus la cour et par-dessus le mur qui la fermait, tout un côté de la place du Palais-Bourbon. « Zut ! dit-il, ces policiers de malheur sont encore là. Et voilà deux semaines que cela dure ! Je commence à en avoir assez, d'une telle surveillance. » De mauvaise humeur, il se mit à parcourir son courrier, déchirant, après les avoir lues, les lettres qui le concernaient personnellement, annotant les autres, demandes de secours, sollicitations d'entrevues… Quand il eut fini, il sonna. « Priez Mlle Levasseur de m'apporter les journaux. » Elle servait naguère de lectrice et de secrétaire au comte roumain et Perenna l'avait habituée à lire dans les journaux tout ce qui le concernait, et à lui rendre, chaque matin, un compte exact de l'instruction dirigée contre Mme Fauville. Toujours vêtue d'une robe noire, très élégante de taille et de tournure, elle lui était sympathique. Elle avait un air de grande dignité, une physionomie grave, réfléchie, au travers de laquelle il était impossible de pénétrer jusqu'au secret de l'âme, et qui eût paru austère si des boucles de cheveux blonds, rebelles à toute discipline, ne l'eussent encadrée d'une auréole de lumière et de gaieté. La voix avait un timbre musical et doux que Perenna aimait entendre, et, un peu intrigué par la réserve même que gardait Mlle Levasseur, il se demandait ce qu'elle pouvait penser de lui, de son existence, de ce que les journaux racontaient sur son mystérieux passé. « Rien de nouveau ? » dit-il, tout en parcourant les titres des articles : Le bolchevisme en Hongrie. Les prétentions de l'Allemagne. Elle lut les informations relatives à Mme Fauville et don Luis put voir que, de ce côté, l'instruction n'avançait guère. Marie-Anne Fauville ne se départait pas de son système, pleurant, s'indignant et affectant une entière ignorance des faits sur lesquels on la questionnait. « C'est absurde, pensa-t-il à haute voix. Je n'ai jamais vu personne se défendre d'une façon aussi maladroite. – Cependant, si elle est innocente ? » C'était la première fois que Mlle Levasseur formulait une opinion, ou plutôt une remarque sur cette affaire. Don Luis la regarda, très étonné. « Vous la croyez donc innocente, mademoiselle ? » Elle sembla prête à répondre et à expliquer le sens de son interruption. On eût dit qu'elle dénouait son masque d'impassibilité, et que, sous la poussée des sentiments qui la remuaient, sa figure allait prendre une expression plus animée. Mais, par un effort visible, elle se contint et murmura : « Je ne sais pas… je n'ai aucun avis. – Peut-être, dit-il, en l'examinant avec curiosité, mais vous avez un doute… un doute qui serait permis s'il n'y avait pas les empreintes laissées par la morsure même de Mme Fauville. Ces empreintes-là, voyez-vous, c'est plus qu'une signature, plus qu'un aveu de culpabilité. Et tant qu'elle n'aura pas donné làdessus une explication satisfaisante… » Mais, pas plus là-dessus que sur les autres choses, MarieAnne Fauville ne donnait la moindre explication. Elle demeurait impénétrable. D'autre part, la police ne réussissait pas à découvrir son complice, ou ses complices, ni cet homme à la canne d'ébène et au lorgnon d'écaille dont le garçon du café du PontNeuf avait donné le signalement à Mazeroux, et dont le rôle semblait singulièrement suspect. Bref, aucune lueur ne s'élevait du fond des ténèbres. On recherchait également en vain les traces de ce Victor, le cousin germain des sœurs Roussel, lequel, à défaut d'héritiers directs, eût touché l'héritage Mornington. « C'est tout ? fit Perenna. – Non, dit Mlle Levasseur, il y a dans l'Echo de France un article… – Qui se rapporte à moi ? – Je suppose, monsieur. Il est intitulé : Pourquoi ne l'arrête-t-on pas ? – Cela me regarde », dit-il en riant. Il prit le journal et lut : « Pourquoi ne l'arrête-t-on pas ? Pourquoi prolonger, à l'encontre de toute logique, une situation anormale qui remplit de stupeur les honnêtes gens ? C'est une question que tout le monde se pose et à laquelle le hasard de nos investigations nous permet de donner l'exacte réponse. « Un an après la mort simulée d'Arsène Lupin, la justice ayant découvert, ou cru découvrir, qu'Arsène Lupin n'était autre, de son vrai nom, que le sieur Floriani, né à Blois, et disparu, a fait inscrire sur les registres de l'état civil, à la page qui concernait le sieur Floriani, la mention décédé, suivie de ces mots : sous le nom d'Arsène Lupin. « Par conséquent, pour ressusciter Arsène Lupin, il ne faudrait pas seulement avoir la preuve irréfutable de son existence – ce qui ne serait pas impossible –, il faudrait mettre en jeu les rouages administratifs les plus compliqués et obtenir un décret du Conseil d'État. « Or, il paraîtrait que M. Valenglay président du conseil, d'accord avec le préfet de police, s'oppose à toute enquête trop minutieuse, susceptible de déchaîner un scandale dont on s'effraye en haut lieu. Ressusciter Arsène Lupin ? Recommencer la lutte avec ce damné personnage ? Risquer encore la défaite et le ridicule ? Non, non, mille fois non. « Et, c'est ainsi qu'il arrive cette chose inouïe, inadmissible, inimaginable, – scandaleuse ! – qu'Arsène Lupin, l'ancien voleur, le récidiviste impénitent, le roi des bandits, l'empereur de la cambriole et de l'escroquerie, qu'Arsène Lupin peut aujourd'hui, non pas clandestinement, mais au vu et au su du monde entier, poursuivre l'œuvre la plus formidable qu'il ait encore entreprise, habiter publiquement sous un nom qui n'est pas le sien, mais qu'il a fait en sorte qu'on ne lui contestât pas, supprimer impunément quatre personnes qui le gênaient, faire jeter en prison une femme innocente contre laquelle il a lui-même accumulé les preuves les plus mensongères, et, en fin de compte, malgré la révolte du bon sens, et grâce à des complicités inavouables, toucher les deux cents millions de l'héritage Mornington. « Voilà l'ignominieuse vérité. Il était bon qu'elle fût dite. Espérons qu'une fois révélée elle influera sur la conduite des événements. » « Elle influera tout au moins sur la conduite de l'imbécile qui a écrit cet article », ricana don Luis. Il congédia Mlle Levasseur et demanda le commandant d'Astrignac au téléphone. « C'est vous, mon commandant ? – Vous avez lu l'article de l'Echo de France ? – Oui. – Cela vous ennuierait-il beaucoup de demander une réparation par les armes à ce monsieur ? – Oh ! oh ! un duel ! – Il le faut, mon commandant. Tous ces artistes-là m'embêtent avec leurs élucubrations. Il est nécessaire de leur mettre un bâillon. Celui-là paiera pour les autres. – Ma foi, si vous y tenez beaucoup… – Énormément. » Les pourparlers furent immédiats. Le directeur de l'Echo de France déclara que, bien que l'article, déposé à son journal sans signature et sous forme dactylographique, eût été publié à son insu, il en prenait l'entière responsabilité. Le même jour, à trois heures, don Luis Perenna, accompagné du commandant d'Astrignac, d'un autre officier et d'un docteur, quittait dans son automobile l'hôtel de la place du PalaisBourbon et, suivi de près par un taxi où s'entassaient les agents de la Sûreté chargés de le surveiller, arrivait au Parc des Princes. En attendant l'adversaire, le comte d'Astrignac emmena don Luis à l'écart : « Mon cher Perenna, je ne vous demande rien. Qu'y a-t-il de vrai dans tout ce que l'on publie à votre égard ? Quel est votre véritable nom ? Cela m'est égal. Pour moi, vous êtes le légionnaire Perenna, et ça suffit. Votre passé commence au Maroc. Quant à l'avenir, je sais que, quoi qu'il advienne, et quelles que soient les tentations, vous n'aurez d'autre but que de venger Cosmo Mornington et de protéger ses héritiers. Seulement, il y a une chose qui me tracasse. – Parlez, mon commandant. – Donnez-moi votre parole que vous ne tuerez pas cet homme. Deux mois de lit, mon commandant, ça vous va ? – C'est trop. Quinze jours. – Adjugé. » Les deux adversaires se mirent en ligne. À la seconde reprise, le directeur de l'Echo de France s'écroula, touché à la poitrine. « Ah ! c'est mal, Perenna, grommela le comte d'Astrignac, vous m'aviez promis… – J'ai promis, j'ai tenu, mon commandant. » Cependant les docteurs examinaient le blessé. L'un d'eux se releva au bout d'un instant et dit : « Ce ne sera rien… trois semaines de repos, tout au plus. Seulement, un centimètre de plus et ça y était. – Oui, mais le centimètre n'y est pas », murmura Perenna. Toujours suivi par l'automobile des policiers, don Luis retourna au faubourg Saint-Germain, et c'est alors qu'il se produisit un incident qui devait l'intriguer singulièrement et jeter sur l'article de l'Echo de France un jour vraiment étrange. Dans la cour de son hôtel, il aperçut deux petites chiennes, lesquelles appartenaient au cocher et se tenaient généralement à l'écurie. Elles jouaient alors avec une pelote de ficelle rouge qui s'accrochait un peu partout, aux marches du perron, aux vases de fleurs. À la fin le bouchon de papier autour duquel la ficelle était enroulée apparut. Don Luis passait à cet instant. Machinalement, son regard ayant discerné des traces d'écriture sur le papier, il le ramassa et le déplia. Il tressaillit. Tout de suite, il avait reconnu les premières lignes de l'article inséré dans l'Echo de France. Et l'article s'y trouvait, intégralement écrit à la plume, sur du papier quadrillé, avec des ratures, des phrases ajoutées, biffées, recommencées. Il appela le cocher et lui demanda : « D'où vient donc cette pelote de ficelle ? – Cette pelote, monsieur ?… Mais de la sellerie, je crois… C'est cette diablesse de Mirza qui l'aura… – Et quand avez-vous enroulé la ficelle sur le papier ? – Hier soir, monsieur. – Ah ! hier soir… Et d'où provient ce papier ? – Ma foi, monsieur, je ne sais pas trop… j'avais besoin de quelque chose pour ma ficelle… j'ai pris cela derrière la remise, là où l'on jette tous les chiffons de la maison, en attendant qu'on les porte dans la rue, le soir. » Don Luis poursuivit ses investigations. Il questionna ou il pria Mlle Levasseur de questionner les autres domestiques. Il ne découvrit rien, mais un fait demeurait acquis : l'article de l'Echo de France avait été écrit – le brouillon ramassé en faisait foi – par quelqu'un qui habitait la maison, ou qui entretenait des relations avec un des habitants de la maison. L'ennemi était dans la place. Mais quel ennemi ? Et que voulait-il ? Simplement l'arrestation de Perenna ? Toute cette fin d'après-midi, don Luis resta soucieux, tourmenté par le mystère qui l'entourait, exaspéré par son inaction et surtout par cette menace d'arrestation qui, certes, ne l'inquiétait pas, mais qui paralysait ses mouvements. Aussi, quand on lui annonça, vers dix heures, qu'un individu, qui se présentait sous le nom d'Alexandre, insistait pour le voir, quand il eut fait entrer cet individu, et qu'il se trouva en face de Mazeroux, mais d'un Mazeroux travesti, enfoui sous un vieux manteau méconnaissable, se jeta-t-il sur lui comme sur une proie et, le bousculant, le secouant : « Enfin, c'est toi ! Hein ! je te l'avais dit, vous n'en sortez pas, à la préfecture, et tu viens me chercher ? Avoue-le donc, triple buse ! Mais oui… mais oui… tu viens me chercher… Ah ! elle est rigolote, celle-là… Morbleu ! je savais bien que vous n'auriez pas le culot de m'arrêter et que le préfet de police calmerait un peu les ardeurs intempestives de ce sacré Weber. D'abord est-ce qu'on arrête un homme dont on a besoin ? Va, dégoise. Dieu ! que tu as l'air abruti ! Mais réponds donc. Où en êtes-vous ? Vite, parle. Je vais vous régler ça en cinq sec. Jettemoi seulement vingt mots sur votre enquête, et je vous la fais aboutir d'un coup de bistouri. Montre en main, deux minutes. Tu dis ? – Mais, patron… bredouilla Mazeroux interloqué. – Quoi ? Faut t'arracher les paroles ! Allons-y. J'opère. Il s'agit de l'homme à la canne d'ébène, n'est-ce pas ? de celui qu'on a vu au café du Pont-Neuf, le jour où l'inspecteur Vérot a été assassiné ? – Oui… en effet. – Vous avez retrouvé ses traces ? – Oui. – Eh bien, bavarde, voyons ! – Voilà, patron. Il n'y a pas que le garçon de café qui l'avait remarqué. Il y a aussi un autre consommateur, et cet autre consommateur, que j'ai fini par découvrir, était sorti du café en même temps que notre homme, et, dehors, l'avait entendu demander à un passant « la plus proche station du métro pour aller à Neuilly ». – Excellent, cela. Et, dans Neuilly, à force d'interroger de droite et de gauche, vous avez déniché l'artiste ? – Et même appris son nom, patron : Hubert Lautier, avenue du Roule. Seulement, il a décampé de là, il y a six mois, laissant son mobilier et n'emportant que deux malles. – Mais à la poste ? – Nous avons été à la poste. Un des employés a reconnu le signalement qu'on lui a fourni. Notre homme vient tous les huit ou dix jours chercher son courrier, qui, d'ailleurs, est très peu important… une lettre ou deux. Il n'est pas venu depuis quelque temps. – Et ce courrier est sous son nom ? – Sous des initiales. – On a pu se les rappeler ? – Oui. B. R. W. 8. – C'est tout ? – De mon côté, absolument tout. Mais un de mes collègues a pu établir, d'après les dépositions de deux agents de police, qu'un individu portant une canne d'ébène, à manche d'argent et un binocle d'écaille est sorti, le soir du double assassinat, de la gare d'Auteuil, vers onze heures trois quarts et s'est dirigé vers le Ranelagh. Rappelez-vous la présence de Mme Fauville dans ce quartier, à la même heure. Et rappelez-vous que le crime fut commis un peu avant minuit… J'en conclus… – Assez, file. – Mais… – Au galop. – Alors on ne se revoit plus ? – Rendez-vous dans une demi-heure devant le domicile de notre homme. – Quel homme ? – Le complice de Marie-Anne Fauville… – Mais vous ne connaissez pas… – Son adresse ? Mais c'est toi-même qui me l'as donnée. Boulevard Richard-Wallace, numéro huit. Va, et ne prends pas cette tête d'idiot. Il le fit pirouetter, le poussa par les épaules jusqu'à la porte et le remit, tout ahuri, aux mains d'un domestique. Lui-même sortait quelques minutes plus tard, entraînant sur ses pas les policiers attachés à sa personne, les laissait de planton devant un immeuble à double issue, et se faisait conduire à Neuilly en automobile. Il suivit à pied l'avenue de Madrid et rejoignit le boulevard Richard-Wallace, en vue du bois de Boulogne. Mazeroux l'attendait là, devant une petite maison qui dressait ses trois étages au fond d'une cour que bordaient les murs très hauts de la propriété voisine. « C'est bien le numéro huit ? – Oui, patron, mais vous allez m'expliquer… Une seconde, mon vieux, que je reprenne mon souffle ! » Il aspira largement quelques bouffées d'air. « Dieu ! que c'est bon d'agir ! dit-il. Vrai, je me rouillais… Et quel plaisir de poursuivre ces bandits ! Alors tu veux que je t'explique ? » Il passa son bras sous celui du brigadier. « Écoute, Alexandre, et profite. Quand une personne choisit des initiales quelconques pour son adresse de poste restante, dis-toi bien qu'elle ne les choisit pas au hasard, mais presque toujours de façon que les lettres aient une signification pour la personne en correspondance avec elle, signification qui permettra à cette autre personne de se rappeler facilement l'adresse qu'on lui donne. – Et en l'occurrence ? – En l'occurrence, Mazeroux, un homme comme moi, qui connais Neuilly et les alentours du Bois, est aussitôt frappé par ces trois lettres B R W et surtout par cette lettre étrangère W, lettre étrangère, lettre anglaise. De sorte que, dans mon esprit, devant mes yeux, instantanément, comme une hallucination, j'ai vu les trois lettres à leur place logique d'initiales, à la tête des mots qu'elles appellent et qu'elles nécessitent. J'ai vu le B du boulevard, j'ai vu l'R et le W anglais de Richard et de Wallace. Et je suis venu vers le boulevard Richard-Wallace. Et voilà pourquoi, mon cher monsieur, votre fille est sourde. » Mazeroux sembla quelque peu sceptique. « Et vous croyez, patron ? Je ne crois rien. Je cherche. Je construis une hypothèse sur la première base venue… une hypothèse vraisemblable… Et je me dis… je me dis… je me dis, Mazeroux, que ce petit coin est diablement mystérieux… et que cette maison… Chut… Écoute… » Il repoussa Mazeroux dans un renfoncement d'ombre. Ils avaient entendu du bruit, le claquement d'une porte. De fait, des pas traversèrent la cour, devant la maison. La serrure de la grille extérieure grinça. Quelqu'un parut, que la lumière d'un réverbère éclaira en plein visage. « Cré tonnerre mâchonna Mazeroux, c'est lui. – Il me semble, en effet… – C'est lui, patron. Regardez la canne noire et le brillant de la poignée… Et puis vous avez vu le lorgnon… et la barbe… Quel type vous êtes, patron ! – Calme-toi, et suivons-le. » L'individu avait traversé le boulevard Richard-Wallace et tournait sur le boulevard Maillot. Il marchait assez vite, la tête haute, en faisant tournoyer sa canne d'un geste allègre. Il alluma une cigarette. À l'extrémité du boulevard Maillot, l'homme passa l'octroi et pénétra dans Paris. La station du chemin de fer de Ceinture était proche. Il se dirigea vers elle et, toujours suivi, prit un train qui le conduisait à Auteuil. « Bizarre, dit Mazeroux, il refait ce qu'il a fait il y a quinze jours. C'est là qu'on l'a aperçu. » L'individu longea dès lors les fortifications. En un quart d'heure, il atteignit le boulevard Suchet, et presque aussitôt l'hôtel où l'ingénieur Fauville et son fils avaient été assassinés. En face de cet hôtel, il monta sur les fortifications, et il resta là quelques minutes, immobile, tourné vers la façade. Puis, continuant sa route, il gagna la Muette, s'engagea dans les ténèbres du bois de Boulogne. « À l'œuvre et hardiment », fit don Luis qui pressa le pas. Mazeroux le retint : « Que voulez-vous dire, patron ? – Eh bien, sautons-lui à la gorge, nous sommes deux, et le moment est propice. – Comment ! mais c'est impossible. – Impossible ! Tu as peur ? Soit. Laisse-moi faire. – Voyons, patron, vous n'y pensez pas ? – Pourquoi n'y penserais-je pas ? – Parce qu'on ne peut arrêter un homme sans motif. – Sans motif ? Un bandit de son espèce ? Un assassin ? Qu'est-ce qu'il te faut donc ? – En l'absence d'un cas de force majeure, d'un flagrant délit, il me faut quelque chose que je n'ai pas. – Quoi ? – Un mandat. Je n'ai pas de mandat. » L'accent de Mazeroux était si convaincu et sa réponse parut si comique à don Luis Perenna qu'il éclata de rire. « T'as pas de mandat ? Pauvre petit ! Eh bien, tu vas voir si j'en ai besoin, d'un mandat ! – Je ne verrai rien du tout, s'écria Mazeroux en s'accrochant au bras de son compagnon. Vous ne toucherez pas à cet individu. – C'est ta mère ? – Voyons, patron… – Mais, triple honnête homme, articula don Luis, exaspéré, si nous laissons échapper l'occasion, la retrouverons-nous ? – Facilement. Il rentre chez lui. Je préviens le commissaire de police. On téléphone à la préfecture, et demain matin… – Et si l'oiseau est envolé ? – Je n'ai pas de mandat. – Veux-tu que je t'en signe un, idiot ? » Mais don Luis domina sa colère. Il sentait bien que tous ses arguments se briseraient contre l'obstination du brigadier, et que Mazeroux irait au besoin jusqu'à défendre l'ennemi contre lui. Il formula simplement d'un ton sentencieux : « Un imbécile et toi, ça fait deux imbéciles, et il y a autant d'imbéciles qu'il y a de gens qui veulent faire de la police avec des chiffons de papier, des signatures, des mandats et d'autres calembredaines. La police, mon petit, ça se fait avec le poing. Quand l'ennemi est là, on cogne. Sinon, on risque de cogner dans le vide. Là-dessus, bonne nuit. Je vais me coucher. Téléphone-moi quand tout sera fini. » Il rentra chez lui, furieux, excédé d'une aventure où il n'avait pas ses coudées franches, et où il lui fallait se soumettre à la volonté ou, plutôt, à la mollesse des autres. Mais, le lendemain matin, lorsqu'il se réveilla, le désir de voir la police aux prises avec l'homme à la canne d'ébène, et surtout le sentiment que son concours ne serait pas inutile, le poussèrent à s'habiller plus vite. « Si je n'arrive pas à la rescousse, se disait-il, ils vont se laisser rouler. Ils ne sont pas de taille à soutenir un tel combat. » Justement Mazeroux le demanda au téléphone. Il se précipita vers une petite cabine que son prédécesseur avait fait établir au premier étage, dans un réduit obscur qui ne communiquait qu'avec son bureau, et il alluma l'électricité. « C'est toi, Alexandre ? – Oui, patron. Je suis chez un marchand de vin, près de la maison du boulevard Richard-Wallace. – Et notre homme ? – L'oiseau est au nid. Mais il était temps. – Ah ! – Oui, sa valise est faite. Il doit partir ce matin en voyage. – Comment le sait-on ? – Par la femme de ménage. Elle vient d'entrer chez lui, et nous ouvrira. – Il habite seul ? – Oui, cette femme lui prépare ses repas et s'en va le soir. Personne ne vient jamais, sauf une dame voilée qui lui a rendu trois visites depuis qu'il est ici. La femme de ménage ne pourrait pas la reconnaître. Lui, c'est un savant, dit-elle, qui passe son temps à lire et à travailler. – Et tu as un mandat ? – Oui, on va opérer. – J'accours. – Impossible ! C'est le sous-chef Weber qui nous commande. Ah ! dites donc, vous ne savez pas la nouvelle à propos de Mme Fauville ? – À propos de Mme Fauville ? – Oui, elle a voulu se tuer, cette nuit. – Hein ! elle a voulu se tuer ? » Perenna avait jeté une exclamation de stupeur, et il fut très étonné d'entendre, presque en même temps, un autre cri, comme un écho très proche. Sans lâcher le récepteur, il se retourna. Mlle Levasseur était dans le cabinet de travail, à quelques pas de lui, la figure contractée, livide. Leurs regards se rencontrèrent. Il fut sur le point de l'interroger, mais elle s'éloigna. « Pourquoi diable m'écoutait-elle ? se demanda don Luis, et pourquoi cet air d'épouvante ? » Mazeroux continuait cependant : « Elle l'avait bien dit, qu'elle essaierait de se tuer. Il lui a fallu un rude courage. » Perenna reprit : « Mais comment ? – Je vous raconterai cela. On m'appelle. Mais surtout ne venez pas, patron. – Si, répondit-il nettement, je viens. Après tout, c'est bien le moins que j'assiste à la capture du gibier, puisque c'est moi qui ai découvert son gîte. Mais ne crains rien : je resterai dans la coulisse. – Alors, dépêchez-vous, patron. On donne l'assaut. – J'arrive. » Il raccrocha vivement le récepteur et fit demi-tour sur luimême pour sortir de la cabine. Un mouvement de recul le rejeta jusqu'au mur du fond. À l'instant précis où il allait franchir le seuil, quelque chose s'était déclenché au-dessus de sa tête, et il n'avait eu que le temps de bondir en arrière pour n'être pas atteint par un rideau de fer qui tomba devant lui avec une violence terrible. Une seconde de plus, et la masse énorme l'écrasait. Il en sentit le frôlement contre sa main. Et jamais peut-être il n'éprouva de façon plus intense l'angoisse du danger. Après un moment de véritable frayeur où il resta comme pétrifié, le cerveau en désordre, il reprit son sang-froid et se jeta sur l'obstacle. Mais tout de suite l'obstacle lui parut infranchissable. C'était un lourd panneau de métal, non pas fait de lamelles ou de pièces rattachées les unes aux autres, mais formé d'un seul bloc, massif, puissant, rigide et que le temps avait revêtu de sa patine luisante, à peine obscurcie, çà et là, par des taches de rouille. De droite et de gauche, en haut et en bas, les bords du panneau s'enfonçaient dans une rainure étroite qui les recouvrait hermétiquement. Il était prisonnier. À coups de poing, avec une rage soudaine, il frappa, se rappelant la présence de Mlle Levasseur dans le cabinet de travail. Si elle n'avait pas encore quitté la pièce – et sûrement elle ne pouvait pas encore l'avoir quittée lorsque la chose s'était produite – elle entendrait le bruit. Elle devait l'entendre. Elle allait revenir sur ses pas. Elle allait donner l'alarme et le secourir. Il écouta. Rien. Il appela. Aucune réponse. Sa voix se heurtait aux murs et au plafond de la cabine où il était enfermé, et il avait l'impression que l'hôtel entier, par-delà les salons, et les escaliers, et les vestibules, demeurait sourd à son appel. Pourtant… pourtant… Mlle Levasseur ? « Qu'est-ce que ça veut dire ? murmura-t-il… Qu'est ce que tout cela signifie ? » Et immobile maintenant, taciturne, il pensait de nouveau à l'étrange attitude de la jeune fille, à son visage bouleversé, à ses yeux égarés. Et il se demandait aussi par quel hasard s'était déclenché le mécanisme invisible qui avait projeté sur lui, sournoisement et implacablement, le redoutable rideau de fer. Chapitre V L'homme à la canne d'ébène Sur le boulevard Richard-Wallace, le sous-chef Weber, l'inspecteur principal Ancenis, le brigadier Mazeroux, trois inspecteurs et le commissaire de police de Neuilly, étaient groupés devant la grille du numéro huit. Mazeroux surveillait l'avenue de Madrid par laquelle don Luis devait venir, mais il commençait à s'étonner, car une demiheure s'était écoulée depuis qu'ils avaient échangé un coup de téléphone, et Mazeroux ne trouvait plus de prétexte pour reculer l'opération. « Il est temps, dit le sous-chef Weber, la femme de ménage nous a fait signe d'une fenêtre : le type s'habille. – Pourquoi ne pas l'empoigner quand il sortira ? objecta Mazeroux. En un tour de main il sera pris. – Et s'il se trotte par une autre issue que nous ne connaissons pas ? dit le sous-chef. C'est qu'il faut se méfier de pareils bougres. Non, attaquons-le au gîte. Il y a plus de certitude. – Cependant… – Qu'est-ce que vous avez donc, Mazeroux ? dit le souschef en le prenant à part. Vous ne voyez donc pas que nos hommes sont nerveux ? Ce type-là les inquiète. Il n'y a qu'un moyen, c'est de les lancer dessus, comme sur une bête fauve. Et puis il faut que l'affaire soit dans le sac quand le préfet viendra. – Il vient donc ? – Oui. Il veut se rendre compte par lui-même. Toute cette histoire-là le préoccupe au plus haut point. Ainsi donc, en avant ! Vous êtes prêts, les gars ? Je sonne. » Le timbre retentit en effet, et, tout de suite, la femme de ménage accourut et entrebâilla la porte. Bien que la consigne fût de garder le plus grand calme afin de ne pas effaroucher trop tôt l'adversaire, la crainte qu'il inspirait était telle qu'il y eut une poussée et que tous les agents se ruèrent dans la cour, prêts au combat… Mais une fenêtre s'ouvrit et quelqu'un cria, du second étage : « Qu'y a-t-il ? » Le sous-chef ne répondit pas. Deux agents, l'inspecteur principal, le commissaire et lui, envahissaient la maison, tandis que les deux autres, restés dans la cour, rendaient toute fuite impossible. La rencontre eut lieu au premier étage. L'homme était descendu, tout habillé, le chapeau sur la tête, et le sous-chef proférait : « Halte ! Pas un geste ! C'est bien vous, Hubert Lautier ? » L'homme sembla confondu. Cinq revolvers étaient braqués sur lui. Pourtant, aucune expression de peur n'altéra son visage, et il dit simplement : « Que voulez-vous, monsieur ? Que venez-vous faire ici ? – Nous venons au nom de la loi. Voici le mandat qui vous concerne, un mandat d'arrêt. – Un mandat d'arrêt contre moi ! – Contre Hubert Lautier, domicilié au huit, boulevard Richard-Wallace. – Mais c'est absurde !… dit-il, c'est incroyable… Qu'est-ce que cela signifie ! Pour quelle raison ?… » Sans qu'il opposât la moindre résistance, on l'empoigna par les deux bras et on le fit entrer dans une pièce assez grande où il n'y avait que trois chaises de paille, un fauteuil, et une table encombrée de gros livres. « Là, dit le sous-chef, et ne bougez pas. Au moindre geste, tant pis pour vous… » L'homme ne protestait pas. Tenu au collet par les deux agents, il paraissait réfléchir, comme s'il eût cherché à comprendre les motifs secrets d'une arrestation à laquelle rien ne l'eût préparé. Il avait une figure intelligente, une barbe châtaine à reflets un peu roux, des yeux d'un bleu gris dont l'expression devenait par instants, derrière le binocle qu'il portait, d'une certaine dureté. Les épaules larges, le cou puissant dénotaient la force. « On lui passe le cabriolet ? dit Mazeroux au sous-chef. – Une seconde… Le préfet arrive, je l'entends… Vous avez fouillé les poches ? Pas d'armes ? – Non. – Pas de flacon ? pas de fiole ? Rien d'équivoque ? – Non, rien. » Dès son arrivée, M. Desmalions, tout en examinant la figure du prisonnier, s'entretint à voix basse avec le sous-chef et se fit raconter les détails de l'opération. « Bonne affaire, dit-il, nous avions besoin de cela. Les deux complices arrêtés, il faudra bien qu'ils parlent, et tout s'éclaircira. Ainsi, il n'y a pas eu de résistance ? – Aucune, monsieur le préfet. – N'importe ! restons sur nos gardes. » Le prisonnier n'avait pas prononcé une parole, et il conservait le visage pensif de quelqu'un pour qui les événements ne se prêtent à aucune explication. Cependant, lorsqu'il eut compris que le nouveau venu n'était autre que le préfet de police, il releva la tête, et M. Desmalions lui ayant dit : « Inutile, n'est-ce pas, de vous exposer les motifs de votre arrestation ? » Il répliqua d'une voix déférente : « Excusez-moi, monsieur le préfet, je vous demande au contraire de me renseigner. Je n'ai pas la moindre idée à ce sujet : Il y a là, chez vos agents, une erreur formidable qu'un mot sans doute peut dissiper. Ce mot, je le désire… je l'exige… » Le préfet haussa les épaules et dit : « Vous êtes soupçonné d'avoir participé à l'assassinat de l'ingénieur Fauville et de son fils Edmond. – Hippolyte est mort ! » Il répéta, la voix sourde, avec un tremblement nerveux : « Hippolyte est mort ? Qu'est-ce que vous dites là ? Est-ce possible qu'il soit mort ? Et comment ? Assassiné ? Edmond également ? » Le préfet haussa de nouveau les épaules. « Le fait même que vous appeliez M. Fauville par son prénom montre que vous étiez dans son intimité. Et en admettant que vous ne soyez pour rien dans son assassinat, la lecture des journaux depuis quinze jours eût suffi à vous l'apprendre. – Pour ma part, je ne lis jamais de journaux, monsieur le préfet. – Hein ! vous allez prétendre… – Cela peut être invraisemblable, mais c'est ainsi. Je vis une existence de travail, m'occupant exclusivement de recherches scientifiques en vue d'un ouvrage de vulgarisation, et sans prendre la moindre part ni le moindre intérêt aux choses de dehors. Je défie donc qui que ce soit au monde de prouver que j'aie lu un seul journal depuis des mois et des mois. Et c'est pourquoi j'ai le droit de dire que j'ignorais l'assassinat d'Hippolyte Fauville. Je l'ai connu autrefois, mais nous nous sommes fâchés. – Quelles raisons ? – Des affaires de famille… – Des affaires de famille ! Vous étiez donc parents ? – Oui, Hippolyte était mon cousin. – Votre cousin ! M. Fauville était votre cousin ? Mais… mais alors… Voyons, précisons. M. Fauville et sa femme étaient les enfants de deux sœurs, Elisabeth et Armande Roussel. Ces deux sœurs avaient été élevées avec un cousin germain du nom de Victor. – Oui, Victor Sauverand, issu du grand-père Roussel, Victor Sauverand s'est marié à l'étranger et il a eu deux fils. L'un est mort il y a quinze ans. L'autre, c'est moi. » M. Desmalions tressaillit. Son émotion était visible. Si cet homme disait vrai, s'il était réellement le fils de ce Victor dont la police n'avait pas encore pu reconstituer l'état civil, on avait arrêté par là même, puisque M. Fauville et son fils étaient morts et Mme Fauville pour ainsi dire convaincue d'assassinat et déchue de ses droits, on avait arrêté l'héritier définitif de l'Américain Cosmo Mornington. Mais par quelle aberration donnait-il contre lui, sans y être obligé, cette charge écrasante ? Il reprit : « Mes révélations, monsieur le préfet, semblent vous étonner. Peut-être vous éclairent-elles sur l'erreur dont je suis victime ? » Il s'exprimait sans aucun trouble, avec une grande politesse et une distinction de voix remarquable, et il n'avait nullement l'air de se douter que ses révélations confirmaient au contraire la légitimité des mesures prises à son égard. da : Sans répondre à sa question, le préfet de police lui deman« Ainsi, votre nom véritable, c'est ?… – Gaston Sauverand, dit-il. – Pourquoi vous faites-vous appeler Hubert Lautier ? » L'homme eut une petite défaillance qui ne pouvait échapper à un observateur aussi perspicace que M. Desmalions. Il fléchit sur ses jambes, ses yeux papillotèrent, et il dit : « Cela ne regarde pas la police, cela ne regarde que moi. » M. Desmalions sourit : « L'argument est médiocre. M'opposerez-vous le même si je veux savoir pourquoi vous vous cachez, pourquoi vous avez quitté votre domicile de l'avenue du Roule sans laisser d'adresse et pourquoi vous recevez votre correspondance à la poste, sous des initiales ? – Oui, monsieur le préfet, ce sont là des actes d'ordre privé, qui relèvent de ma seule conscience. Vous n'avez pas à m'interroger là-dessus. – C'est l'exacte réponse que nous oppose à tout instant votre complice. – Mon complice ? – Oui, Mme Fauville. – Mme Fauville ? » Gaston Sauverand avait poussé le même cri qu'à l'annonce de la mort de l'ingénieur, et ce fut une stupeur plus grande encore, une angoisse qui rendit ses traits méconnaissables. « Quoi ?… Quoi ?… Qu'est-ce que vous dites ? MarieAnne… Non, n'est-ce pas ? Ce n'est pas vrai ? » M. Desmalions jugea inutile de répondre, tellement cette affectation d'ignorer tout ce qui concernait le drame du boulevard Suchet était absurde et puérile. Hors de lui, les yeux effarés, Gaston Sauverand murmura : « C'est vrai ? Elle est victime de la même méprise que moi ? On l'a peut-être arrêtée ? Elle ! elle ! Marie-Anne en prison ! » Ses poings crispés s'élevèrent dans un geste de menace qui s'adressait à tous les ennemis inconnus dont il était entouré, à ceux qui le persécutaient et qui avaient assassiné Hippolyte Fauville et livré Marie-Anne. Mazeroux et l'inspecteur Ancenis l'empoignèrent brutalement… Il eut un mouvement de révolte comme s'il allait repousser ses agresseurs. Mais ce ne fut qu'un éclair, et il s'abattit sur une chaise en cachant sa figure entre ses mains. « Quel mystère ! balbutia-t-il !… Je ne comprends pas… je ne comprends pas… » Il se tut. Le préfet de police dit à Mazeroux : « C'est la même comédie qu'avec Mme Fauville, et jouée par un comédien de la même espèce qu'elle et de la même force. On voit qu'ils sont parents. – Il faut se méfier de lui, monsieur le préfet. Pour l'instant, son arrestation l'a déprimé, mais gare au réveil ! » Le sous-chef Weber, qui était sorti depuis quelques minutes, rentra. M. Desmalions lui dit : « Tout est prêt ? – Oui, monsieur le préfet, j'ai fait avancer le taxi jusqu'à la grille, à côté de votre automobile. – Combien êtes-vous ? – Huit. Deux agents viennent d'arriver du commissariat. – Vous avez fouillé la maison ? – Oui. D'ailleurs, elle est presque vide. Il n'y a que les meubles indispensables et, dans la chambre, des liasses de papiers. – C'est bien, emmenez-le et redoublez de surveillance. » Gaston Sauverand se laissa faire docilement et suivit le sous-chef et Mazeroux. Sur le seuil de la porte, il se retourna : « Monsieur le préfet, puisque vous perquisitionnez, je vous adjure de prendre soin des papiers qui encombrent la table de ma chambre : ce sont des notes qui m'ont coûté bien des veilles. En outre… » Il hésita, visiblement embarrassé. « En outre ? – Eh bien, Monsieur le préfet, je vais vous dire… certaines choses… » Il cherchait ses mots et paraissait en craindre les conséquences, tout en les prononçant. Mais il se décida d'un coup : « Monsieur le préfet, il y a ici… quelque part… un paquet de lettres auxquelles je tiens plus qu'à ma vie. Peut-être ces lettres, si on les interprète dans un mauvais sens, donneront-elles des armes contre moi… mais n'importe… Avant tout, il faut… il faut qu'elles soient à l'abri… Vous verrez… Il y a là des documents d'une importance extrême… Je vous les confie… à vous seul, monsieur le préfet. – Où sont-elles ? – La cachette est facile à trouver. Il suffit de monter dans la mansarde au-dessus de ma chambre et d'appuyer, à droite de la fenêtre, sur un clou… un clou inutile en apparence, mais qui commande une cachette située au-dehors, sous une des ardoises, le long de la gouttière. » Il se remit en marche, encadré par les deux hommes. Le préfet les retint. « Une seconde… Mazeroux, montez dans la mansarde. Vous m'apporterez les lettres. » Mazeroux obéit et revint au bout de quelques minutes. Il n'avait pu faire jouer le mécanisme. Le préfet ordonna à l'inspecteur principal Ancenis de monter à son tour avec Mazeroux et d'emmener le prisonnier, qui leur ferait voir le fonctionnement de sa cachette. Lui-même, il demeura dans la pièce avec le sous-chef Weber, attendant le résultat de la perquisition, et il se mit à examiner les titres des livres qui s'empilaient sur la table. C'étaient des volumes de science, parmi lesquels il remarqua des ouvrages de chimie : La chimie organique, La chimie dans ses rapports avec l'électricité. Tous ils étaient chargés de notes, en marge. Il feuilletait l'un d'eux lorsqu'il crut entendre des clameurs. Il se précipita. Mais il n'avait pas franchi le seuil de la porte qu'une détonation retentit au creux de l'escalier et qu'il y eut un hurlement de douleur. Et aussitôt, deux autres coups de feu. Et puis des cris, un bruit de lutte et une détonation encore… Par bonds de quatre marches, avec une agilité qu'on n'eût pas attendue d'un homme de sa taille, le préfet de police, suivi du sous-chef, escalada le second étage et parvint au troisième, qui était plus étroit et plus abrupt. Quand il eut gagné le tournant, un corps qui chancelait audessus de lui s'abattit dans ses bras : c'était Mazeroux blessé. Sur les marches gisait un autre corps inerte, celui de l'inspecteur principal Ancenis. En haut, dans l'encadrement d'une petite porte, Gaston Sauverand, terrible, la physionomie féroce, avait le bras tendu. Il tira un cinquième coup au hasard. Puis, apercevant le préfet de police, il visa, posément. Le préfet eut la vision foudroyante de ce canon braqué sur son visage, et il se crut perdu. Mais, à cette seconde précise, derrière lui, une détonation claqua, l'arme de Sauverand tomba de sa main avant qu'il eût pu tirer, et le préfet aperçut, comme dans une vision, un homme, celui qui venait de le sauver de la mort, et qui enjambait le corps de l'inspecteur principal, repoussait Mazeroux contre le mur, et s'élançait, suivi des agents. Il le reconnut. C'était don Luis Perenna. Don Luis entra vivement dans la mansarde où Sauverand avait reculé, mais il n'eut que le temps de l'aviser, debout sur le rebord de la fenêtre, et qui sautait dans le vide, du haut des trois étages. « Il s'est jeté par là ? cria le préfet en accourant. Nous ne l'aurons pas vivant ! – Ni vivant ni mort, monsieur le préfet. Tenez, le voilà qui se relève. Il y a des miracles pour ces gens-là… Il file vers la grille… C'est à peine s'il boite un peu. – Mais mes hommes ? – Eh ! ils sont tous dans l'escalier, dans la maison, attirés par les coups de feu, soignant les blessés… – Ah ! le démon, murmura le préfet, il a joué sa partie en maître ! » De fait, Gaston Sauverand prenait la fuite sans rencontrer personne. « Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! » vociféra M. Desmalions. Il y avait deux automobiles le long du trottoir, qui à cet endroit est fort large, l'automobile du préfet de police et celle que le sous-chef avait fait venir pour le prisonnier. Les deux chauffeurs, assis sur leurs sièges, n'avaient rien perçu de la bataille. Mais ils virent le saut, dans l'espace, de Gaston Sauverand, et le chauffeur de la préfecture, sur le siège duquel on avait déposé un certain nombre de pièces à conviction, prenant dans le tas et au hasard la canne d'ébène, seule arme qu'il eût sous la main, se précipita courageusement au-devant du fugitif. « Arrêtez-le ! arrêtez-le ! » criait M. Desmalions. La rencontre se produisit à la sortie de la cour. Elle fut brève. Sauverand se jeta sur son agresseur, lui arracha la canne, fit un bond en arrière et la lui cassa sur la figure. Puis, sans lâcher la poignée, il se sauva, poursuivi par l'autre chauffeur et par trois agents qui surgissaient enfin de la maison. Il avait alors trente pas d'avance sur les agents. L'un d'eux tira vainement plusieurs coups de revolver. Lorsque M. Desmalions et le sous-chef Weber redescendirent, ils trouvèrent au second étage, dans la chambre de Gaston Sauverand, l'inspecteur principal étendu sur le lit, le visage livide. Frappé à la tête, il agonisait. Presque aussitôt il mourut. Le brigadier Mazeroux, dont la blessure était insignifiante, raconta, tandis qu'on le pansait, que Sauverand les avait, l'inspecteur principal et lui, conduits jusqu'à la mansarde, et que, devant la porte, il avait plongé vivement la main dans une sorte de vieille sacoche accrochée au mur entre des tabliers de domes- tique et des blouses hors d'usage. Il en tirait un revolver et faisait feu à bout portant sur l'inspecteur principal, qui tombait comme une masse. Empoigné par Mazeroux, le meurtrier se dégageait et envoyait trois balles dont la troisième atteignait le brigadier à l'épaule. Ainsi, dans la bataille où la police disposait d'une troupe d'agents exercés, où l'ennemi, captif, semblait n'avoir aucune chance de salut, cet ennemi, par un stratagème d'une audace inouïe, emmenait à l'écart deux de ses adversaires, les mettait hors de combat, attirait les autres dans la maison et, la route devenue libre, s'enfuyait. M. Desmalions était pâle de colère et de désespoir. Il s'écria : « Il nous a roulés… Ses lettres, sa cachette, le clou mobile… autant de trucs… Ah ! le bandit ! » Il gagna le rez-de-chaussée et passa dans la cour. Sur le boulevard, il rencontra un des agents qui avaient donné la chasse au meurtrier, et qui revenait à bout de souffle. « Eh bien ? dit-il anxieusement. – Monsieur le préfet, il a tourné par la rue voisine… Là, une automobile l'attendait… Le moteur devait être sous pression, car tout de suite notre homme nous a distancés. – Mais mon automobile, à moi ? Le temps de se mettre en marche, monsieur le préfet, vous comprenez… – La voiture qui l'a emporté était une voiture de louage ? – Oui… un taxi… – On la retrouvera alors. Le chauffeur viendra de lui-même quand il connaîtra par les journaux… » Weber hocha la tête : « À moins, monsieur le préfet, que ce chauffeur ne soit un compère également. Et puis, quand bien même on retrouverait la voiture, peut-on admettre qu'un gaillard comme Gaston Sauverand ignore les moyens d'embrouiller une piste ? Nous aurons du mal, monsieur le préfet. » « Oui, murmura don Luis qui avait assisté sans mot dire aux premières investigations, et qui resta seul un instant avec Mazeroux, oui, vous aurez du mal, surtout si vous laissez prendre la poudre d'escampette aux gens que vous tenez. Hein, Mazeroux, qu'est-ce que je t'avais dit hier soir ? Mais, tout de même, quel bandit ! Et il n'est pas seul, Alexandre. Je te réponds qu'il a des complices… et pas plus loin que chez moi encore… tu entends, chez moi ! » Après avoir interrogé Mazeroux sur l'attitude de Sauverand et sur les incidents de l'arrestation, don Luis regagna son hôtel de la place du Palais-Bourbon. L'enquête qu'il avait à faire se rapportait, certes, à des événements aussi étranges, et, si la partie que jouait Gaston Sauverand dans la poursuite de l'héritage Cosmo Mornington méritait toute son attention, la conduite de Mlle Levasseur ne l'intriguait pas moins vivement. Il lui était impossible d'oublier le cri de terreur qui avait échappé à la jeune fille pendant qu'il téléphonait avec Mazeroux, impossible aussi d'oublier l'expression effarée de son visage. Or, pouvait-il attribuer ce cri de terreur et cet effarement à autre chose qu'à la phrase prononcée par lui en réponse à Mazeroux : « Qu'est-ce que tu dis ? Mme Fauville a voulu se tuer ? » Le fait était certain, et il y avait entre l'annonce du suicide et l'émotion extrême de Mlle Levasseur un rapport trop évident pour que Perenna n'essayât pas d'en tirer des conclusions. Il entra directement dans son bureau, et aussitôt examina la baie qui ouvrait sur la cabine téléphonique. Cette baie, en forme de voûte, large de deux mètres environ et très basse, n'était fermée que par une portière de velours qui, presque toujours relevée, la laissait à découvert. Sous la portière, parmi les moulures de la cimaise, don Luis trouva un bouton mobile sur lequel il suffisait d'appuyer pour que tombât le rideau de fer auquel il s'était heurté deux heures auparavant. Il fit jouer le déclenchement à trois ou quatre reprises. Ces expériences lui prouvèrent de la façon la plus catégorique que le mécanisme était en parfait état et ne pouvait fonctionner sans une intervention étrangère. Devait-il donc conclure que la jeune fille avait voulu le tuer, lui, Perenna ? Mais pour quels motifs ? Il fut sur le point de sonner et de la faire venir afin d'avoir avec elle l'explication qu'il était résolu à lui demander. Cependant le temps passait, et il ne sonna pas. Par la fenêtre, il la vit qui traversait la cour. Elle avait une démarche lente, et son buste se balançait sur ses hanches avec un rythme harmonieux. Un rayon de soleil alluma l'or de sa chevelure. Tout le reste de la matinée, il resta sur un divan, à fumer des cigares… Il était mal à l'aise, mécontent de lui et des événements dont aucun ne lui apportait la moindre lueur de vérité, et qui, tous, au contraire, s'entendaient de manière à verser plus d'ombre encore dans les ténèbres où il se débattait. Avide d'agir, aussitôt qu'il agissait il rencontrait de nouveaux obstacles qui paralysaient sa volonté d'agir, et rien, dans la nature de ces obstacles, ne le renseignait sur la personnalité des adversaires qui les suscitaient. Mais à midi, comme il venait de donner l'ordre qu'on lui servît à déjeuner, son maître d'hôtel pénétra dans le cabinet de travail, un plateau à la main, et s'écria avec une agitation qui montrait que le personnel de la maison n'ignorait pas la situation équivoque de don Luis : « Monsieur, c'est le préfet de police. – Hein ? fit Perenna. Où se trouve-t-il ? – En bas, monsieur. Je ne savais pas d'abord… et je voulais avertir Mlle Levasseur. Mais… – Vous êtes sûr ? – Voici sa carte, monsieur. » Perenna lut, en effet, sur le bristol : GUSTAVE DESMALIONS Il alla vers la fenêtre, qu'il ouvrit, et, à l'aide du miroir supérieur, observa la place du Palais-Bourbon… Une demidouzaine d'individus s'y promenaient. Il les reconnut. C'étaient ses surveillants ordinaires, ceux qu'il avait « semés » le soir précédent et qui venaient de reprendre leur faction. « Pas davantage ? se dit-il. Allons, il n'y a rien à craindre, et le préfet de police n'a que de bonnes intentions à mon égard. C'est bien ce que j'avais prévu, et je crois que je n'ai pas été trop mal inspiré en lui sauvant la vie. » M. Desmalions entra sans dire un seul mot. Tout au plus inclina-t-il légèrement la tête, d'un geste qui pouvait être interprété comme un salut. Weber, qui l'accompagnait, ne prit même pas la peine, lui, de masquer les sentiments qu'un homme comme Perenna pouvait lui inspirer… Don Luis parut ne pas s'en apercevoir, et, en revanche, affecta de n'avancer qu'un fauteuil. Mais M. Desmalions se mit à marcher dans la pièce, les mains au dos, et comme s'il eût voulu poursuivre ses réflexions avant de prononcer une seule parole. Le silence se prolongea. Don Luis attendait, paisiblement. Puis, soudain, le préfet s'arrêta et dit : « En quittant le boulevard Richard-Wallace, êtes vous rentré directement chez vous, monsieur ? » Don Luis accepta la conversation sur ce mode interrogatoire, et il répliqua : « Oui, monsieur le préfet. – Dans ce cabinet de travail ? – Dans ce cabinet de travail. » M. Desmalions fit une pause et reprit : « Moi, je suis parti trente ou quarante minutes après vous, et mon automobile m'a conduit à la Préfecture. J'y ai reçu ce pneumatique que vous pouvez lire. Vous remarquerez qu'il fut mis à la Bourse à neuf heures et demie. » Don Luis prit le pneumatique et il lut ces mots, écrits en lettres capitales : « Vous êtes averti que Gaston Sauverand, après sa fuite, a retrouvé son complice, le sieur Perenna, qui n'est autre, comme vous le savez, qu'Arsène Lupin. Arsène Lupin vous avait fourni l'adresse de Sauverand pour se débarrasser de lui et toucher l'héritage Mornington. Ils se sont réconciliés ce matin, et Arsène Lupin a indiqué à Sauverand une retraite sûre. La preuve de leur rencontre et de leur complicité est facile. Par prudence, Sauverand a remis à Lupin le tronçon de canne qu'il avait emporté à son insu. Vous le trouverez sous les coussins qui ornent un divan placé entre les deux fenêtres du cabinet de travail du sieur Perenna. » Don Luis haussa les épaules. La lettre était absurde, puisqu'il n'avait pas quitté son cabinet de travail. Il la replia tranquillement et la rendit au préfet de police, sans ajouter aucun commentaire. Il était résolu à laisser M. Desmalions maître de l'entretien. Celui-ci demanda : « Que répondez-vous à l'accusation ? – Rien, monsieur le préfet. – Elle est précise pourtant et facile à contrôler. – Très facile, monsieur le préfet, le divan est là, entre ces deux fenêtres. » M. Desmalions attendit deux ou trois secondes, puis il s'approcha du divan et dérangea les coussins. Sous l'un d'eux le tronçon de la canne apparut. Don Luis ne put réprimer un geste de stupeur et de colère. Pas une seconde il n'avait envisagé la possibilité d'un tel miracle, et l'événement le prenait au dépourvu. Cependant il se domina. Après tout, rien ne prouvait que cette moitié de canne fût bien celle que l'on avait vue dans les mains de Gaston Sauverand et que celui-ci avait emportée par mégarde. « J'ai l'autre moitié sur moi, dit le préfet de police, répondant ainsi à l'objection. Le sous-chef Weber l'a ramassée luimême sur le boulevard Richard-Wallace. La voici. » Il la tira de la poche intérieure de son pardessus et fit l'épreuve. Les extrémités des deux bâtons s'adaptaient exactement l'une à l'autre. Il y eut un nouveau silence. Perenna était confondu, comme devaient l'être, comme l'étaient toujours ceux auxquels, lui-même, il infligeait des défaites et des humiliations de ce genre. Il n'en revenait pas. Par quel prodige Gaston Sauverand avait-il pu, en ce court espace de vingt minutes, s'introduire dans cette maison et pénétrer dans cette pièce ? C'est à peine si l'hypothèse d'un complice attaché à l'hôtel rendait le phénomène moins inexplicable. « Voilà qui démolit mes prévisions, pensa-t-il, et cette fois il faut que j'y passe. J'ai pu échapper à l'accusation de Mme Fauville et déjouer le coup de la turquoise. Mais jamais M. Desmalions n'admettra qu'il y ait là, aujourd'hui, une tentative analogue, et que Gaston Sauverand ait voulu, comme Marie-Anne Fauville, m'écarter de la bataille en me compromettant et en me faisant arrêter. » « Eh bien, s'écria le préfet de police impatienté, répondez donc ! Défendez-vous ! – Non, monsieur le préfet, je n'ai pas à me défendre. » M. Desmalions frappa du pied et bougonna : « En ce cas… en ce cas… puisque vous avouez… puisque… » Il saisit la poignée de la fenêtre, prêt à l'ouvrir. Un coup de sifflet : les agents faisaient irruption, et l'acte était accompli. « Dois-je faire appeler vos inspecteurs monsieur le préfet ? » demanda don Luis. M. Desmalions ne répliqua pas. Il lâcha la poignée de la fenêtre, et il recommença à marcher dans la pièce. Et soudain, alors que Perenna cherchait les motifs de cette hésitation suprême, pour la seconde fois il se planta devant son interlocuteur et prononça : « Et si je considérais l'incident de cette canne d'ébène comme non avenu, ou plutôt comme un incident qui, prouvant sans nul doute la trahison d'un de vos domestiques, ne saurait vous compromettre, vous ? Si je ne considérais que les services que vous nous avez déjà rendus ? En un mot si je vous laissais libre ? » Perenna ne put s'empêcher de sourire. Malgré l'incident de la canne, bien que toutes les apparences fussent contre lui, les choses prenaient, au moment où tout semblait se gâter, la direction qu'il avait envisagée dès le début, celle même qu'il avait indiquée à Mazeroux pendant l'enquête du boulevard Suchet. On avait besoin de lui. « Libre ? dit-il… Plus de surveillance ? Personne à mes trousses ? – Personne. – Et si la campagne de presse continue autour de mon nom, si l'on réussit, par suite de certains racontars et de certai- nes coïncidences, à créer un mouvement d'opinion, si l'on demande contre moi des mesures ?… – Ces mesures ne seront pas prises. – Je n'ai donc rien à craindre ? – Rien. – M. Weber renoncera aux préventions qu'il entretient à mon égard ? – Il agira du moins comme s'il y renonçait, n'est-ce pas, Weber ? » Le sous-chef poussa quelques grognements que l'on pouvait prendre, à la rigueur, pour un acquiescement, et don Luis aussitôt s'écria : « Alors, monsieur le préfet, je suis sûr de remporter la victoire et de la remporter selon les désirs et les besoins de la justice. » Ainsi, par un changement subit de la situation, après une série de circonstances exceptionnelles, la police elle-même, s'inclinant devant les qualités prodigieuses de don Luis Perenna, reconnaissant tout ce qu'il avait déjà fait et pressentant tout ce qu'il pouvait faire, décidait de le soutenir, sollicitait son concours, et lui offrait, pour ainsi dire, la conduite des opérations. L'hommage était flatteur. S'adressait-il seulement à don Luis Perenna ? et Lupin, le terrible, l'indomptable Lupin, n'avait-il pas droit d'en réclamer sa part ? Était-il possible de croire que M. Desmalions, au fond de lui-même, n'admît pas l'identité des deux personnages ? Rien dans l'attitude du préfet de police n'autorisait la moindre hypothèse sur sa pensée secrète. Il proposait à don Luis Perenna un de ces pactes comme la justice est souvent obligée d'en conclure pour atteindre son but. jet. il. Le pacte était conclu. Il n'en fut pas dit davantage à ce su« Vous n'avez pas de renseignements à me demander ? fit- – Si, monsieur le préfet. Les journaux ont parlé d'un calepin qu'on aurait trouvé dans la poche du malheureux inspecteur Vérot. Ce calepin contenait-il une indication quelconque ? – Aucune. Des notes personnelles, des relevés de dépenses, c'est tout. Ah ! j'oubliais, une photographie de femme… une photographie à propos de laquelle je n'ai encore pu obtenir le moindre renseignement… Je ne suppose pas d'ailleurs qu'elle ait rapport à l'affaire, et je ne l'ai pas communiquée aux journaux. Tenez, la voici. » Perenna prit le carton qu'on lui tendait et il eut un tressaillement qui n'échappa pas à M. Desmalions. « Vous connaissez cette femme ? – Non… non, monsieur le préfet, j'avais cru… mais non… une simple ressemblance… un air de famille peut-être, que je vérifierai d'ailleurs s'il vous est possible de me laisser cette photographie jusqu'à ce soir. – Jusqu'à ce soir, oui. Vous la rendrez au brigadier Mazeroux, auquel, d'ailleurs, je donnerai l'ordre de se concerter avec vous pour tout ce qui concerne l'affaire Mornington. » Cette fois, l'entretien était fini. Le préfet se retira. Don Luis le reconduisit jusqu'à la porte du perron. Mais, sur le seuil, M. Desmalions se retourna et dit simplement : « Vous m'avez sauvé la vie ce matin. Sans vous, ce bandit de Sauverand… – Oh ! monsieur le préfet, protesta don Luis. – Oui, je sais, ce sont là des choses dont vous êtes coutumier. Tout de même, vous accepterez mes remerciements. » Et le préfet de police salua, comme s'il eût réellement salué don Luis Perenna, noble Espagnol, héros de la Légion étrangère. Quant à Weber, il mit les deux mains dans ses poches et passa avec un air de dogue muselé, en lançant à l'ennemi un regard de haine atroce. « Fichtre ! pensa don Luis. En voilà un qui ne me ratera pas quand l'occasion s'en présentera ! » D'une fenêtre, il aperçut l'automobile de M. Desmalions qui démarrait. Les agents de la Sûreté emboîtèrent le pas du sous-chef et quittèrent la place du Palais-Bourbon. Le siège était levé. « À l'œuvre, maintenant ! fit don Luis, j'ai les coudées franches. Ça va ronfler. » Il appela le maître d'hôtel. « Servez-moi, et vous direz à Mlle Levasseur qu'elle vienne me parler aussitôt après le repas. » Il se dirigea vers la salle à manger et se mit à table. Près de lui, il avait posé la photographie laissée par M. Desmalions et, penché sur elle, il l'examinait avec une attention extrême. Elle était un peu pâlie, un peu usée, comme le sont les photographies qui ont traîné dans des portefeuilles ou parmi des papiers, mais l'image n'en paraissait pas moins nette. C'était l'image rayonnante d'une jeune femme en toilette de bal, aux épaules nues, aux bras nus, coiffée de fleurs et de feuilles, et qui souriait. « Mlle Levasseur, murmura-t-il à diverses reprises… Est-ce possible ? » Dans un coin il y avait quelques lettres effacées à peine visibles. Il lut « Florence », le prénom de la jeune fille, sans doute. Il répéta : « Mlle Levasseur… Florence Levasseur… Comment sa photographie se trouvait-elle dans le portefeuille de l'inspecteur Vérot ? Et par quel lien la lectrice du comte hongrois dont j'ai pris la succession dans cette maison se rattache-t-elle à toute cette aventure ? » Il se rappela l'incident du rideau de fer. Il se rappela l'article de l'Echo de France, article dirigé contre lui et dont il avait trouvé le brouillon dans la cour même de son hôtel. Surtout il évoqua l'énigme de ce tronçon de canne apporté dans son cabinet de travail. Et tandis que son esprit tâchait de voir clair en ces événements, tandis qu'il essayait de préciser le rôle joué par Mlle Levasseur, ses yeux demeuraient fixés sur la photographie, et distraitement il contemplait le joli dessin de la bouche, la grâce du sourire, la ligne charmante du cou, l'épanouissement admirable des épaules nues. La porte s'ouvrit brusquement. Mlle Levasseur fit irruption dans la pièce. À ce moment, Perenna, qui était seul, portait à ses lèvres un verre qu'il avait rempli d'eau. Elle bondit, lui saisit le bras, arracha le verre et le jeta sur le tapis où il se brisa. « Vous avez bu ? Vous avez bu ? » proféra-t-elle d'une voix étranglée. Il affirma : « Non, je n'avais pas encore bu. Pourquoi ? » Elle balbutia : « L'eau de cette carafe… l'eau de cette carafe… – Eh bien ? – Cette eau est empoisonnée. » Il sauta de sa chaise, et, à son tour, lui agrippa le bras avec une violence terrible. « Empoisonnée ! Que dites-vous ? Parlez ! Vous êtes certaine ? » Malgré son empire sur lui-même, il s'effrayait après coup. Connaissant les effets redoutables du poison employé par les bandits auxquels il s'attaquait, ayant vu le cadavre de l'inspecteur Vérot, les cadavres d'Hippolyte Fauville et de son fils, il savait que, si entraîné qu'il fût à supporter des doses relative- ment considérables de poison, il n'aurait pu échapper à l'action foudroyante de celui-là. Celui-là ne pardonnait pas. Celui-là tuait, sûrement, fatalement. La jeune fille se taisait. Il ordonna : « Mais répondez donc ! Vous êtes certaine ? – Non… c'est une idée que j'ai eue… un pressentiment… certaines coïncidences… » On eût dit qu'elle regrettait ses paroles et qu'elle cherchait à les rattraper. « Voyons, voyons, s'écria-t-il, je veux pourtant savoir… Vous n'êtes pas certaine que l'eau de cette carafe soit empoisonnée ? – Non… il se peut… – Cependant, tout à l'heure… – J'avais cru en effet… mais non… non… – Il est facile de s'en assurer », dit Perenna qui voulut prendre la carafe. Elle fut plus vive que lui, la saisit et la cassa d'un coup sur la table. « Qu'est-ce que vous faites ? dit-il exaspéré. – Je m'étais trompée. Par conséquent, il est inutile d'attacher de l'importance… » Rapidement don Luis sortit de la salle à manger. D'après ses ordres, l'eau qu'il buvait provenait d'un filtre placé dans une arrière-office, à l'extrémité du couloir qui menait de la salle aux cuisines, et plus loin que les cuisines. Il y courut et prit sur une planchette un bol où il versa de l'eau du filtre. Puis, continuant de suivre le couloir qui bifurquait à cet endroit pour aboutir à la cour, il appela Mirza, la petite chienne. Elle jouait à côté de l'écurie. « Tiens », dit-il en lui présentant le bol. La petite chienne se mit à boire. Mais presque aussitôt elle s'arrêta et demeura immobile, les pattes tendues, toutes raides. Un frisson la secoua. Elle eut un gémissement rauque, tourna deux ou trois fois sur elle et tomba. « Elle est morte », dit-il après avoir touché la bête. Mlle Levasseur l'avait rejoint. Il se tourna vers la jeune fille et lui jeta : « C'était vrai, le poison… et vous le saviez… Mais comment le saviez-vous ? » Tout essoufflée, elle comprima les battements de son cœur et répondit : « J'ai vu l'autre petite chienne en train de boire, dans l'office. Elle est morte… J'ai averti le chauffeur et le cocher… Ils sont là dans l'écurie… Et j'ai couru pour vous prévenir. – Alors, il n'y avait pas à douter. Pourquoi disiez-vous que vous n'étiez pas certaine qu'il y eût du poison, puisque… » Le cocher, le chauffeur, sortaient de l'écurie. Entraînant la jeune fille, Perenna lui dit : « Nous avons à parler. Allons chez vous. » Ils regagnèrent le tournant du couloir. Près de l'office où le filtre était installé, se détachait un autre corridor terminé par trois marches. Au haut de ces marches, une porte. Perenna la poussa. C'était l'entrée de l'appartement réservé à Mlle Levasseur. Ils passèrent dans un salon. Don Luis ferma la porte de l'entrée, ferma la porte du salon. Et maintenant, expliquons-nous », dit-il d'un ton résolu. Chapitre VI Shakespeare, tome huit Deux pavillons, d'époque ancienne comme le reste de l'hôtel, flanquaient, à droite et à gauche, le mur assez bas qui s'élevait entre la cour d'honneur et la place du Palais-Bourbon. Ces pavillons étaient reliés au corps de logis principal, situé dans le fond de la cour, par une série de bâtiments dont on avait fait les communs. D'un côté les remises, écuries, sellerie, garage, et au bout le pavillon des concierges. De l'autre côté les lingeries, cuisines, offices, et au bout le pavillon réservé à Mlle Levasseur. Celui-ci n'avait qu'un rez-de-chaussée, composé d'un vestibule obscur et d'une grande pièce, dont la partie la plus importante servait de salon, et dont l'autre, disposée en chambre, n'était en réalité qu'une sorte d'alcôve. Un rideau cachait le lit et la toilette. Deux fenêtres donnaient sur la place du PalaisBourbon. C'était la première fois que don Luis pénétrait dans l'appartement de Mlle Levasseur. Si absorbé qu'il fût, il en subit l'agrément. Les meubles étaient simples, de vieux fauteuils et des chaises d'acajou, un secrétaire Empire sans ornement, un guéridon à gros pied massif, des rayons de livres. Mais la couleur claire des rideaux de toile égayait la pièce. Aux murs pendaient des reproductions de tableaux célèbres, des dessins de monuments et de paysages ensoleillés, villes italiennes, temples de Sicile… La jeune fille se tenait debout. Elle avait repris, avec son sang-froid, sa figure énigmatique, si déconcertante par l'immobilité des traits et par cette expression volontairement morne sous laquelle Perenna croyait deviner une émotion contenue, une vie intense, des sentiments tumultueux, que l'énergie la plus attentive avait du mal à discipliner. Le regard n'était ni craintif, ni provocant. On eût dit vraiment qu'elle n'avait rien à redouter de l'explication. Don Luis garda le silence assez longtemps. Chose étrange, et dont il se rendait compte avec irritation, il éprouvait un certain embarras en face de cette femme contre laquelle, au fond de lui-même, il portait les accusations les plus graves. Et n'osant pas les formuler, n'osant pas dire nettement ce qu'il pensait, il commença : « Vous savez ce qui s'est passé ce matin dans cette maison ? – Ce matin ? – Oui, alors que je finissais de téléphoner ? tel… – Pas avant ? – Comment l'aurais-je su plus tôt ? » Elle mentait. Il était impossible qu'elle ne mentît pas. Pourtant de quelle voix calme elle avait répondu ! Il reprit : – Je l'ai su depuis, par les domestiques, par le maître d'hô- « Voici, en quelques mots, ce qui s'est passé. Je sortais de la cabine lorsque le rideau de fer dissimulé dans la partie supérieure de la muraille s'est abattu devant moi. Ayant acquis la certitude qu'il n'y avait rien à tenter contre un pareil obstacle, je résolus tout simplement, puisque j'avais le téléphone à ma disposition, de demander l'assistance d'un de mes amis. Je téléphonai donc au commandant d'Astrignac. Il accourut, et, avec l'aide du maître d'hôtel, me délivra. C'est bien ce qu'on vous a raconté ? – Oui, monsieur. Je m'étais retirée dans ma chambre, ce qui explique que je n'ai rien su de l'incident, ni de la visite du commandant d'Astrignac. – Soit. Cependant il résulte de ce que j'ai appris au moment de ma libération, il résulte que le maître d'hôtel, et que tout le monde ici d'ailleurs, et vous-même par conséquent, connaissiez l'existence de ce rideau de fer. – Certes. – Et par qui ? – Par le comte Malonesco. Je tiens de lui que, durant la Révolution, son arrière-grand-mère maternelle, qui habitait alors cet hôtel et dont le mari fut guillotiné, resta cachée treize mois dans ce réduit. À cette époque, le rideau était recouvert d'une boiserie semblable à celle de la pièce. – Il est regrettable qu'on ne m'ait pas averti, car enfin il s'en est fallu de bien peu que je ne sois écrasé. » Cette éventualité ne parut pas émouvoir la jeune fille. Elle prononça : « Il sera bon de vérifier le mécanisme et de voir pour quelle raison il s'est déclenché. Tout cela est vieux et fonctionne mal. – Le mécanisme fonctionne parfaitement bien. Je m'en suis assuré. On ne peut donc accuser le hasard. – Qui alors, si ce n'est le hasard ? – Quelque ennemi que j'ignore. – On l'aurait vu. – Une seule personne aurait pu le voir, vous, vous qui passiez précisément dans mon bureau tandis que je téléphonais, et dont j'avais surpris l'exclamation de frayeur à propos de Mme Fauville. – Oui, la nouvelle de son suicide m'avait donné un coup. Je plains cette femme infiniment, qu'elle soit coupable ou non. – Et comme vous vous trouviez à côté de la baie, la main à portée du mécanisme, la présence d'un malfaiteur n'eût pu vous échapper. » Elle ne baissa pas le regard. Un peu de rougeur, peut-être, effleura son visage, elle dit : « En effet, je l'aurais tout au moins rencontré, puisque je suis sortie, d'après ce que je vois, quelques secondes avant l'accident. – Sûrement, dit-il. Mais ce qu'il y a de curieux… d'invraisemblable, c'est que vous n'ayez pas entendu le fracas du rideau qui s'abattait, et pas davantage mes appels, le vacarme que j'ai fait. – J'avais déjà sans doute refermé la porte de ce bureau. Je n'ai rien entendu. – Alors je dois supposer que quelqu'un se trouvait caché dans mon bureau à ce moment, et que ce personnage a des relations de complicité avec les bandits qui ont commis le double crime du boulevard Suchet, puisque le préfet de police vient de découvrir, sous les coussins de mon divan, le tronçon d'une canne qui appartient à l'un de ces bandits. » Elle eut un air très étonné. Vraiment cette nouvelle histoire semblait lui être tout à fait inconnue. Il s'approcha d'elle et, les yeux dans les yeux, il articula : « Avouez du moins que cela est étrange. – Qu'est-ce qui est étrange ? – Cette série d'événements, tous dirigés contre moi. Hier, ce brouillon de lettre que j'ai trouvé dans la cour – le brouillon de l'article paru dans l'Echo de France ! Ce matin, d'abord l'écroulement du rideau de fer à l'instant même où je passe, et ensuite la découverte de cette canne… et puis… et puis… tout à l'heure, cette carafe d'eau empoisonnée… » Elle hocha la tête et murmura : « Oui… oui… il y a un ensemble de faits… – Un ensemble de faits, acheva-t-il avec force, dont la signification est telle que, sans le moindre doute, je dois considérer comme certaine l'intervention directe du plus implacable et du plus audacieux des ennemis. Sa présence est avérée. Son action est constante. Son but est évident. Par le moyen de l'article anonyme, par le moyen de ce tronçon de canne, il a voulu me compromettre et me faire arrêter. Par la chute du rideau, il a voulu me tuer, ou tout au moins me retenir captif durant quelques heures. Maintenant, c'est le poison, le poison qui tue lâchement, sournoisement, et qu'on jette dans mon verre, et qu'on jettera demain dans mes aliments… Et puis ce sera le poignard, et puis la balle de revolver, ou la corde qui étrangle… n'importe quoi… pourvu que je disparaisse, car c'est cela qu'on veut : me supprimer. Je suis l'adversaire, je suis le monsieur dont on a peur, celui qui, un jour ou l'autre, découvrira le pot aux roses et empochera les millions que l'on rêve de voler. Je suis l'intrus. Devant l'héritage Mornington, montant la garde, il y a moi. C'est à mon tour d'y passer. Quatre victimes sont mortes déjà. Je serai la cinquième. Gaston Sauverand l'a décidé, Gaston Sauverand ou tel autre qui dirige l'affaire. Et le complice est là, dans cet hôtel, au cœur de la place, à mes côtés. Il me guette. Il marche sur la trace de mes pas. Il vit dans mon ombre. Il cherche, pour me frapper, la minute opportune et l'endroit favorable. Eh bien, j'en ai assez. Je veux savoir, je le veux, et je le saurai. Qui est-il ? » La jeune fille avait un peu reculé et s'appuyait au guéridon. Il avança d'un pas encore et, sans la quitter des yeux, tout en cherchant sur le visage inaltérable un indice de trouble, un frisson d'inquiétude, il répéta, plus violemment : « Qui est-il, ce complice ? Qui donc ici a juré ma mort ? – Je ne sais pas… dit-elle, je ne sais pas… Peut-être n'y a-til pas de complot, comme vous le croyez… mais des événements fortuits… » Il eut envie de lui dire, avec son habitude de tutoyer ceux qu'il considérait comme des adversaires : « Tu mens, la belle, tu mens. Le complice, c'est toi. Toi seule, qui as surpris ma conversation téléphonique avec Maze- roux, toi seule as pu aller au secours de Gaston Sauverand, l'attendre en auto au coin du boulevard, et, d'accord avec lui, rapporter ici le tronçon de canne. C'est, toi, la belle, qui veut me tuer pour des raisons que j'ignore. La main qui me frappe dans les ténèbres, c'est la tienne. » Mais il lui était impossible de la traiter ainsi, et cela l'exaspérait tellement de ne pas oser crier sa certitude par des mots d'indignation et de colère, qu'il lui avait pris les doigts entre les siens, et qu'il les étreignait durement, et que son regard et toute son attitude accusaient la jeune fille avec plus de force encore que ne l'eussent fait les paroles les plus âpres. Se dominant, il desserra son étreinte. La jeune fille se dégagea d'un geste rapide, où il y avait de la révolte et de la haine. Don Luis prononça : « Soit. J'interrogerai les domestiques. Au besoin, je renverrai ceux qui me sembleront suspects. – Mais non, mais non, fit-elle vivement. Il ne faut pas… Je les connais tous. » Allait-elle les défendre ? Était-ce des scrupules de conscience qui l'agitaient, au moment où, par sa duplicité et son obstination, elle sacrifiait des serviteurs dont elle savait la conduite irréprochable ? Don Luis eut l'impression que dans le regard qu'elle lui adressa il y avait comme un appel à la pitié. Mais pitié pour qui ? pour les autres ? ou pour elle ? Ils gardèrent un long silence. Don Luis, debout à quelques pas d'elle, songeait à la photographie, et il retrouvait avec étonnement dans la femme actuelle toute la beauté de limage, toute cette beauté qu'il n'avait pas remarquée jusqu'ici, mais qui le frappait maintenant comme une révélation. Les cheveux d'or brillaient d'un éclat qu'il ignorait. La bouche avait une expression moins heureuse peut-être, un peu amère, mais qui conservait malgré tout la forme même du sourire. La courbe du menton, la grâce de la nuque, que découvrait l'échancrure du col de lingerie, la ligne des épaules, le geste des bras et des mains posées sur les genoux, tout cela était charmant, d'une grande douceur, et en quelque sorte d'une grande honnêteté. Était-il possible que cette femme fût une meurtrière, une empoisonneuse ? Il lui dit : « Je ne me souviens plus du prénom que vous m'avez donné comme étant le vôtre. Mais ce n'était pas le véritable. – Mais si, mais si, dit-elle… Marthe… – Non. Vous vous appelez Florence… Florence Levasseur… » Elle sursauta. « Quoi ? Qui est-ce qui vous a dit ? Florence ?… Comment savez-vous ? facé. – Ah ! fit-elle, stupéfaite, et regardant l'image, est-ce croyable ?… D'où vient-elle ? Dites, où l'avez-vous eue ?… » Et soudain : « C'est le préfet de police qui vous l'a remise, n'est-ce pas ? Oui… c'est lui… j'en suis sûre… Je suis sûre que cette photogra– Voici votre photographie, et voici votre nom, presque ef- phie sert de signalement et qu'on me cherche… moi aussi… Et c'est toujours vous… toujours vous… – Soyez sans crainte, dit Perenna, il suffit de quelques retouches sur cette épreuve pour que votre visage soit méconnaissable… Je les ferai… Soyez sans crainte… » Elle ne l'écoutait plus. Elle observait la photographie avec une attention concentrée, et elle murmurait : « J'avais vingt ans… J'habitais l'Italie… Mon Dieu, comme j'étais heureuse le jour où j'ai posé !… et si heureuse quand j'ai vu mon portrait ! Je me trouvais belle alors… Et puis il a disparu… On me l'a volé, comme on m'avait déjà volé d'autres choses, dans le temps… » Et plus bas encore, prononçant son nom comme si elle se fût adressée à une autre femme, à une amie malheureuse, elle répéta : « Florence… Florence… » Des larmes coulèrent sur ses joues. « Elle n'est pas de celles qui tuent, pensa don Luis… il est inadmissible qu'elle soit complice… Et pourtant… pourtant… » Il s'éloigna d'elle et marcha dans la pièce, allant de la fenêtre à la porte. Les dessins de paysages italiens accrochés au mur attirèrent son attention. Puis il examina, sur les rayons, les titres des livres. C'étaient des ouvrages de littérature française et étrangère, des romans, des pièces de théâtre, des essais de morale, des volumes de poésie qui témoignaient d'une culture réelle et variée. Il vit Racine à côté de Dante, Stendhal auprès d'Edgar Poe, Montaigne entre Gœthe et Virgile. Et soudain, avec cette extraordinaire faculté qui lui permettait d'apercevoir dans un ensemble d'objets les détails même qu'il n'observait pas, il remarqua que l'un des tomes d'une édition anglaise de Shakespeare ne présentait peut-être pas exactement la même apparence que les autres. Le dos, relié en chagrin rouge, avait quelque chose de spécial, de plus rigide, sans ces cassures et ces plis qui attestent l'usure d'un livre. C'était le tome huit. Il le prit vivement, de manière qu'on n'entendît point. Il ne s'était pas trompé. Le volume était faux, simple cartonnage, avec un vide à l'intérieur qui formait une boîte et offrait ainsi une véritable cachette, et dans ce livre il avisa du papier à lettre blanc, des enveloppes assorties et des feuilles de papier ordinaire quadrillées, toutes de mêmes grandeur et comme détachées d'un bloc-notes. Et tout de suite l'aspect de ces feuilles le frappa. Il lui rappelait l'aspect de la feuille sur laquelle on avait écrit le brouillon de l'article destiné à l'Echo de France. Le quadrillage était identique, et les dimensions semblaient pareilles. D'ailleurs, ayant soulevé ces feuilles les unes après les autres, il vit, sur l'avant-dernière, une série de lignes formées par des mots et des chiffres qu'on avait tracés au crayon, comme des notes jetées en hâte. Il lut : Hôtel du boulevard Suchet. Première lettre. Nuit du 15 au 16 avril. Deuxième. Nuit du 25. Troisième et quatrième. Nuits du 5 mai et du 15 mai. Cinquième et explosion. Nuit du 25 mai. Et tout en constatant, d'abord que la date de la première nuit était précisément celle de la nuit qui venait, et ensuite que toutes ces dates se succédaient à dix jours d'intervalle, il remarquait l'analogie de l'écriture avec l'écriture du brouillon. Ce brouillon, il l'avait en poche, dans un calepin. Il pouvait ainsi vérifier la similitude des deux écritures et celle des deux feuilles quadrillées. Il prit son calepin et l'ouvrit. Le brouillon n'y était plus. « Cré nom de Dieu grinça-t-il entre ses dents. Elle est raide, celle-là. » Et en même temps il se souvenait très nettement que, pendant qu'il téléphonait le matin à Mazeroux, son calepin se trouvait dans la poche de son pardessus et son pardessus sur une chaise située près de la cabine. Or, à cet instant, Mlle Levasseur, sans aucune raison, rôdait dans le cabinet de travail. Qu'y faisait-elle ? « Ah ! la cabotine, se dit Perenna furieux, elle était en train de me rouler. Ses larmes, ses airs de candeur, ses souvenirs attendris, autant de balivernes ! Elle est de la même race et de la même bande que la Marie-Anne Fauville, que le Gaston Sauverand, comme eux menteuse et comédienne jusqu'en ses moindres gestes et dans les moindres inflexions de sa voix innocente. » Il fut sur le point de la confondre. La preuve était irréfutable cette fois. Par crainte d'une enquête où l'on aurait pu remonter jusqu'à elle, elle n'avait pas voulu laisser entre les mains de l'adversaire le brouillon de l'article. Comment douter dès lors que ce fût elle la complice dont se servaient les gens qui opéraient dans l'affaire Mornington et qui cherchaient à se débarrasser de lui ? N'avait-on même pas le droit de supposer qu'elle dirigeait la bande sinistre, et que, dominant les autres par son audace et son intelligence, elle les conduisait vers le but obscur où ils tendaient ? Car enfin elle était libre, entièrement libre de ses actes et de ses mouvements. Par les fenêtres qui donnaient sur la place du Palais-Bourbon, elle avait toute facilité pour sortir de l'hôtel à la faveur de l'ombre et y rentrer sans que personne contrôlât ses absences. Il était donc parfaitement possible que la nuit du double crime elle se fût trouvée parmi les assassins d'Hippolyte Fauville et de son fils. Il était donc parfaitement possible qu'elle y eût participé, et même que le poison eût été injecté aux deux victimes par sa main, par cette petite main qu'il voyait appuyée contre les cheveux d'or, si blanche et si mince. Un frisson l'envahit. Il avait remis doucement le papier dans le livre, et le livre à sa place, et il s'était approché de la jeune fille. Et voilà tout à coup qu'il se surprenait à étudier le bas de son visage, la forme de sa mâchoire ! Oui, c'était cela qu'il s'ingéniait à deviner, sous la courbe des joues et sous le voile des lèvres. Malgré lui, avec un mélange d'angoisse et de curiosité torturante, il regardait, il regardait, prêt à desserrer violemment ces lèvres closes et à chercher la réponse au problème effrayant qui se posait à lui. Ces dents, ces dents qu'il ne voyait pas, n'était-ce point celles qui avaient laissé dans le fruit l'empreinte accusatrice ? Les dents du tigre, les dents de la bête fauve, étaient-ce celles-là, ou celles de l'autre femme ? Hypothèse absurde, puisque l'empreinte avait été reconnue comme provenant de Marie-Anne Fauville. Mais l'absurdité d'une hypothèse, est-ce une raison suffisante pour écarter cette hypothèse ? Étonné lui-même des sentiments qui le bouleversaient, craignant de se trahir, il préféra couper court à l'entretien, et, passant près de la jeune fille, il lui dit, d'un ton impérieux, agressif : « Je désire que tous les domestiques de l'hôtel soient congédiés. Vous réglerez leurs gages, vous leur donnerez les indemnités qu'ils voudront, et ils partiront aujourd'hui, irrévocablement. Un autre personnel se présentera ce soir. Vous le recevrez. » Elle ne répliqua point. Il s'en alla, emportant de cette entrevue l'impression de malaise qui marquait ses rapports avec Florence. Entre elle et lui l'atmosphère demeurait toujours lourde et opprimante. Les mots ne semblaient jamais être ceux que chacun d'eux pensait en secret, et les actes ne correspondaient pas aux paroles prononcées. Est-ce que la situation n'entraînait pas comme seul dénouement logique le renvoi immédiat de Florence Levasseur ? Pourtant don Luis n'y songea même point. Aussitôt revenu dans son cabinet de travail, il demanda Mazeroux au téléphone, et, tout bas, de façon à n'être pas entendu de l'autre pièce : « C'est toi, Mazeroux ? – Oui. – Le préfet t'a mis à ma disposition ? – Oui. – Eh bien, tu lui diras que j'ai flanqué tous mes domestiques à la porte, que je t'ai donné leurs noms, et que je t'ai chargé d'établir autour d'eux une surveillance active. C'est par là qu'on doit chercher le complice de Sauverand. Autre chose : demande au préfet l'autorisation, pour toi et pour moi, de passer la nuit dans la maison de l'ingénieur Fauville. – Allons donc ! dans la maison du boulevard Suchet ? – Oui, j'ai toutes raisons de croire qu'un événement s'y produira. – Quel événement ? – Je ne sais pas. Mais quelque chose y doit avoir lieu. Et j'insiste vivement. C'est convenu ? – Convenu, patron. Sauf avis contraire, rendez-vous ce soir, à neuf heures, au boulevard Suchet. » Ce jour-là, Perenna ne vit plus Mlle Levasseur. Il quitta son hôtel au cours de l'après-midi et se rendit dans un bureau de placement, où il choisit des domestiques, chauffeur, cocher, valet de chambre, cuisinière, etc. Puis il alla chez un photographe, qui tira sur la photographie de Mlle Levasseur une épreuve nouvelle, que don Luis fit retoucher et qu'il maquilla lui-même, pour que le préfet de police ne pût voir la substitution. Il dîna au restaurant. À neuf heures, il rejoignit Mazeroux. Depuis le double assassinat, l'hôtel Fauville était sous la garde du concierge. Les scellés avaient été mis à toutes les chambres et à toutes les serrures, sauf à la porte intérieure de l'atelier, dont la police conservait les clefs pour les besoins de l'enquête. La vaste pièce offrait le même aspect. Cependant, tous les papiers avaient été enlevés ou rangés, et il ne restait rien, ni livres, ni brochures, sur la table de travail. Un peu de poussière, déjà visible à la clarté électrique, en recouvrait le cuir noir et l'encadrement d'acajou. « Eh bien, mon vieil Alexandre, s'écria don Luis quand ils se furent installés, qu'est-ce que tu en dis ? C'est impressionnant de se retrouver ici, hein ? Mais, cette fois, n'est-ce pas, plus de portes barricadées. Plus de verrous. Si tant est qu'il doive se passer quelque chose, en cette nuit du 15 au 16 avril, n'y mettons pas d'obstacles. La liberté pleine et entière pour ces messieurs. À vous, la pose. » Bien qu'il plaisantât, don Luis n'en était pas moins singulièrement impressionné, comme il disait, par le souvenir épouvantable des deux crimes qu'il n'avait pu empêcher et par la vision obsédante des deux cadavres. Et il se rappelait aussi, avec une émotion réelle, le duel implacable qu'il avait soutenu contre Mme Fauville, le désespoir de cette femme et son arrestation. « Parle-moi d'elle, dit-il à Mazeroux. Alors, elle a voulu se tuer ? – Oui, dit Mazeroux, et pour de bon, et par un genre de suicide qui devait cependant lui faire horreur : elle s'est pendue avec des lambeaux de toile arrachés à ses draps et à son linge et tressés les uns autour des autres. Il a fallu la ranimer par des tractions et des mouvements respiratoires. Actuellement, m'a-t- on dit, elle est hors de péril, mais on ne la quitte pas, car elle a juré de recommencer. – Elle n'a point fait d'aveu ? – Non. Elle persiste à se proclamer innocente. – Et l'opinion du parquet, de la préfecture ? – Comment voulez-vous que l'opinion change à son égard, patron ? L'instruction a confirmé point par point toutes les charges relevées contre elle, et notamment on a établi, sans contestation possible, qu'elle seule a pu toucher à la pomme, et qu'elle n'a pu y toucher qu'entre onze heures du soir et sept heures du matin. Or, la pomme porte les marques irrécusables de ses dents. Admettez-vous qu'il y ait au monde deux mâchoires qui puissent laisser identiquement la même empreinte ? – Non… non, affirma don Luis, qui songeait à Florence Levasseur… Non, l'argumentation ne souffre pas la moindre controverse. Il y a là un fait clair comme le jour, et cette empreinte constitue, pour ainsi dire, un flagrant délit. Mais alors, qu'est-ce que vient faire au milieu de tout cela ?… – Qui, patron ? – Rien… une idée qui me tracasse… Et puis, vois-tu, il existe là-dedans tant de choses anormales, des coïncidences et des contradictions si bizarres, que je n'ose pas m'attacher à une certitude que la réalité de demain peut détruire. » Ils causèrent assez longtemps, à voix basse, étudiant la question sous toutes ses faces. Vers minuit, ils éteignirent le plafonnier électrique, et il fut convenu que chacun dormirait à son tour. Et les heures s'écoulèrent, pareilles aux heures de leur première veillée. Mêmes bruits de voitures tardives et d'automobiles. Mêmes sifflements de chemins de fer. Même silence. La nuit passa. Il n'y eut aucune alerte, aucun incident. Au petit jour, la vie du dehors recommença et don Luis, à ses heures de garde, n'avait entendu, dans la pièce, que le ronflement monotone de son compagnon. « Me serais-je trompé ? se disait-il. L'indication recueillie dans le volume de Shakespeare avait-elle un autre sens ? Ou bien faisait-elle allusion à des événements de l'année précédente, ayant eu lieu aux dates inscrites ? » Malgré tout, une inquiétude confuse l'envahissait à mesure que l'aube filtrait par les volets à demi clos. Quinze jours auparavant, rien non plus ne s'était produit qui pût l'avertir, et pourtant, au réveil, les deux victimes gisaient auprès de lui. À sept heures, il appela : « Alexandre ? – Hein ! quoi, patron ? – Tu n'es pas mort ? – Qu'est-ce que vous dites ? Si je suis mort ? Mais non, patron. – Tu es bien sûr ? – Eh bien ! vous en avez de bonnes, patron. Pourquoi pas vous ? – Oh ! mon tour ne tardera pas. Avec des bandits de ce calibre-là, ils pourraient bien ne pas me rater. » Ils patientèrent encore une heure. Puis, Perenna ouvrit une fenêtre et poussa les volets. « Dis donc, Alexandre. Tu n'es peut-être pas mort. Mais en revanche… – En revanche ? – Tu es vert » Mazeroux eut un rire forcé. « Ma foi, patron, je vous avoue que quand j'étais de faction, pendant que vous dormiez, je n'en menais pas large. – Tu avais peur ? – Jusqu'à la pointe des cheveux. Il me semblait tout le temps qu'il allait arriver quelque chose. Mais vous-même, patron, vous n'avez pas l'air dans votre assiette… Est-ce que, vous aussi ?… » Il s'interrompit tellement la figure de don Luis exprimait d'étonnement. « Qu'est-ce qu'il y a, patron ? – Regarde… sur la table… cette lettre… » Il regarda. Sur la table de travail, il y avait, en effet, une lettre, ou plutôt une carte-lettre dont la bande de fermeture avait été déchirée selon le pointillé, et dont on voyait l'extérieur avec l'adresse, le timbre et les cachets de la poste. « C'est toi qui as mis cela ici, Alexandre ? – Vous riez, patron. Vous savez bien que ce ne peut être que vous. – Ce ne peut être que moi… et cependant, ce n'est pas moi… – Mais alors ?… » Don Luis prit la carte-lettre et, l'ayant examinée, il constata que l'adresse et que les cachets de la poste avaient été grattés de telle façon qu'on ne pouvait distinguer ni le nom du destinataire, ni le lieu qu'il habitait, mais que le lieu de l'expédition était très net, ainsi que les dates : « Paris, 4 janvier 1919. » « La lettre est donc vieille de trois mois et demi », fit don Luis. Il la retourna du côté de l'intérieur. Elle contenait une douzaine de lignes, et, tout de suite, il s'écria : « La signature d'Hippolyte Fauville ! – Et son écriture, nota Mazeroux, je la reconnais maintenant. Pas d'erreur. Qu'est-ce que ça signifie ? Une lettre écrite par Hippolyte Fauville, trois mois avant sa mort… » Perenna lut à haute voix : « Mon cher ami, « Je ne puis, hélas ! que confirmer ce que je t'écrivais l'autre jour la trame se resserre. Je ne sais encore quel est leur plan et moins encore comment ils l'exécuteront, mais tout m'apprend que le dénouement approche. Je vois cela dans ses yeux à elle. Comme elle me regarde étrangement parfois ! Ah ! quelle infamie ! Qui donc aurait jamais supposé qu'elle serait capable… Je suis bien malheureux, mon pauvre ami. » « Et c'est signé Hippolyte Fauville, continua Mazeroux… Et je vous affirme que c'est bien écrit par lui…, écrit le 4 janvier de cette année, à un ami dont nous ignorons le nom, mais que nous saurons bien dénicher, je vous le jure. Et cet ami nous donnera toutes les preuves nécessaires. » Mazeroux s'exaltait : « Des preuves ! Mais il n'en est plus besoin ! Elles sont là. M. Fauville les donne lui-même. « Le dénouement approche. Je vois cela dans ses yeux à elle. » Elle, c'est sa femme, c'est Marie-Anne Fauville, et le témoignage du mari confirme tout ce que nous savions contre elle. Qu'en dites-vous, patron ? – Tu as raison, répondit Perenna distraitement, tu as raison, cette lettre est définitive. Seulement… – Qui diable a pu l'apporter ? Il faut donc que quelqu'un soit entré cette nuit dans cette pièce, pendant que nous y étions ? Est-ce possible ? Car enfin nous aurions entendu… Voilà ce qui me stupéfie. – Il est de fait que… – N'est-ce pas ? Il y a quinze jours, le coup était déjà bizarre. Mais enfin nous avions pris notre poste dans l'antichambre et on opérait ici. Tandis qu'aujourd'hui nous y étions, ici, tous les deux, près de cette table même. Et sur cette table où, hier soir, il n'y avait pas le moindre morceau de papier, ce matin nous trouvons cette lettre. » Une étude minutieuse des lieux ne leur fit découvrir aucune indication qui les mît sur la voie. Ils visitèrent l'hôtel de fond en comble et purent s'assurer que personne ne s'y cachait. D'ailleurs, en admettant que quelqu'un s'y cachât, comment aurait-on pu pénétrer dans la pièce sans attirer leur attention ? Le problème était insoluble. « Ne cherchons pas davantage, dit Perenna, ça ne sert de rien. Dans les histoires de ce genre, un jour ou l'autre la lumière pénètre par une fissure invisible et tout s'éclaire peu à peu. Porte cette lettre au préfet de police, raconte-lui notre veillée et dis-lui que nous demandons l'autorisation de revenir dans la nuit du 25 au 26 avril prochain. Cette nuit-là, encore, il doit y avoir du nouveau, et j'ai diablement envie de savoir si une seconde lettre nous sera remise par l'opération du Saint-Esprit. » Ils refermèrent les portes et sortirent de l'hôtel. Comme ils s'en allaient à droite, vers la Muette, pour y prendre une auto, et qu'ils parvenaient au bout du boulevard Suchet, le hasard fit que don Luis tourna la tête du côté de la chaussée. Un homme les dépassait, à bicyclette. Don Luis eut juste le temps de voir son visage glabre, ses yeux étincelants, fixés sur lui. « Gare à toi ! » cria-t-il en poussant Mazeroux avec une telle brusquerie que le brigadier perdit l'équilibre. L'homme avait tendu son poing, armé d'un revolver. Un coup de feu jaillit. La balle siffla aux oreilles de don Luis, qui s'était baissé rapidement. « Courons dessus, proféra-t-il. Tu n'es pas blessé, Mazeroux ? – Non, patron. » Ils s'élancèrent tous deux en appelant au secours. Mais, à cette heure matinale, les passants étaient rares sur les larges avenues de ce quartier. L'homme, qui filait vivement, augmenta son avance, tourna au loin par la rue Octave-Feuillet et disparut. « Gredin, va, je te repincerai, grinça don Luis en renonçant à une vaine poursuite. – Mais vous ne savez même pas qui c'est, patron. – Si, c'est lui. – Qui donc ? – L'homme à la canne d'ébène. Il a coupé sa barbe. Il s'est rasé. N'importe, je l'ai reconnu. C'était bien l'homme qui nous canardait hier matin, du haut de l'escalier de sa maison, boulevard Richard-Wallace, celui qui a tué l'inspecteur principal Ancenis. Ah ! le misérable, comment a-t-il pu savoir que j'avais passé la nuit dans l'hôtel Fauville ? On m'a donc suivi, espionné ? Mais qui donc ? Et pour quelle raison ? Et par quel moyen ? » Mazeroux réfléchit et prononça : « Rappelez-vous, patron, vous m'avez téléphoné dans l'après-midi pour me donner rendez-vous. Qui sait ? vous aviez beau me parler tout bas, quelqu'un de chez vous a peut-être entendu. » Don Luis ne répondit point. Il pensait à Florence. Ce matin-là, ce ne fut point Mlle Levasseur qui apporta le courrier à don Luis, et il ne la fit pas venir non plus. Il l'aperçut plusieurs fois qui donnait des ordres aux nouveaux domestiques. Elle dut ensuite se retirer dans sa chambre, car il ne la vit plus. L'après-midi, il commanda son automobile et se rendit à l'hôtel du boulevard Suchet pour y continuer, avec Mazeroux, et sur l'ordre du préfet, des investigations qui, d'ailleurs, n'aboutirent à aucun résultat. Il était six heures quand il rentra. Le brigadier et lui dînèrent ensemble. Le soir, désireux d'examiner à son tour le domicile de l'homme à la canne d'ébène, il repartit en automobile, toujours accompagné de Mazeroux, et donna comme adresse le boulevard Richard-Wallace. La voiture traversa la Seine, qu'elle suivit sur la rive droite. « Allez plus vite, dit-il par le porte-voix à son nouveau chauffeur, j'ai l'habitude de marcher bon train. – Vous culbuterez un jour ou l'autre, patron, dit Mazeroux. – Pas de danger, répondit don Luis. Les accidents d'auto sont réservés aux imbéciles. » Ils arrivaient à la place de l'Alma. La voiture, à ce moment, tourna vers la gauche. « Droit devant vous, cria don Luis… montez par le Trocadéro. » L'automobile se redressa. Mais, tout de suite, elle fit trois ou quatre embardées, à toute allure, escalada un trottoir, se heurta contre un arbre et fut renversée. En quelques secondes, une douzaine de passants accoururent. On cassa une des glaces et l'on ouvrit la portière. Don Luis surgit le premier. « Rien, dit-il, je n'ai rien. Et toi, Alexandre ? » On tira le brigadier. Il avait quelques contusions, des douleurs, mais aucune blessure qui parût sérieuse. Seulement, le chauffeur avait été précipité de son siège et gisait inerte sur le trottoir, la tête ensanglantée. On le transporta dans une pharmacie. Il mourut dix minutes plus tard. Lorsque Mazeroux, qui avait accompagné la malheureuse victime et qui, lui-même assez étourdi, avait dû avaler un cordial, retourna vers l'automobile, il trouva deux agents de police qui constataient l'accident et recueillaient des témoignages, mais le patron n'était pas là. Perenna, en effet, venait de sauter dans un taxi et se faisait ramener chez lui aussi vite que possible. Sur la place, il descendit de voiture, passa sous le porche en courant, traversa la cour et suivit le couloir qui conduisait au logement de Mlle Levasseur. Au haut des marches, il frappa, puis entra sans attendre la réponse. La porte de la pièce qui servait de salon fut ouverte. Florence apparut. Il la repoussa dans le salon et lui dit d'un ton d'indignation et de courroux : « C'est fait. L'accident s'est produit Pourtant aucun des anciens domestiques n'a pu le préparer, puisqu'ils n'étaient plus là et que je suis sorti cet après-midi dans l'automobile. Donc, c'est à la fin de la journée, entre six heures et neuf heures du soir, qu'on a dû s'introduire dans la remise et qu'on a limé aux trois quarts la barre de direction. – Je ne comprends pas… je ne comprends pas… dit-elle, l'air effaré. – Vous comprenez parfaitement que le complice des bandits ne peut pas être un des nouveaux domestiques, et vous comprenez parfaitement que le coup ne pouvait pas manquer de réussir, et qu'il a réussi, au-delà de toute espérance. Il y a une victime, et qui paye à ma place. – Mais parlez donc, monsieur ! Vous m'effrayez !… Quel accident ?… Qu'y a-t-il eu ? – L'automobile s'est renversée. Le chauffeur est mort. – Ah ! dit-elle, quelle horreur ! Et vous croyez que j'aurais pu, moi… Ah ! cette mort, quelle horreur ! le pauvre homme… » Sa voix s'affaiblit. Elle était en face de Perenna, tout contre lui. Pâle, défaillante, elle ferma les yeux et chancela. Il la reçut dans ses bras au moment où elle tombait. Elle voulut se dégager, mais elle n'avait pas de force, et il l'étendit sur un fauteuil, tandis qu'elle gémissait à diverses reprises : « Le pauvre homme… le pauvre homme… » Un de ses bras derrière la tête de la jeune fille, il essuyait avec un mouchoir le front couvert de sueur et les joues pâlies où des larmes roulaient. Elle avait dû perdre tout à fait conscience, car elle s'abandonnait aux soins de Perenna sans marquer la moindre révolte. Et lui, ne bougeant plus, se mit à regarder anxieusement la bouche qui s'offrait à ses yeux, la bouche aux lèvres si rouges d'ordinaire, et maintenant décolorées, comme privées de sang. Doucement, posant sur chacune d'elles l'un de ses doigts, d'un effort continu il les écarta ainsi que l'on écarte les pétales d'une rose, et la double rangée des dents lui apparut. Elles étaient charmantes, admirables de forme et de blancheur, peut-être un peu moins grandes que celles de Mme Fauville, peut-être aussi disposées en un cercle plus élargi. Mais qu'en savait-il ? Et qui pouvait assurer que leur morsure ne laissait pas la même empreinte ? Supposition invraisemblable, miracle inadmissible, il le savait. Et néanmoins combien les circonstances accusaient la jeune fille et la désignaient comme la plus audacieuse des criminelles, comme la plus cruelle, la plus implacable et la plus terrible ! Sa respiration devenait régulière. Un souffle égal s'exhalait de sa bouche, dont il sentit la caresse fraîche, enivrante comme le parfum d'une fleur. Malgré lui, il se pencha davantage, si près, si près qu'un vertige le prit et qu'il lui fallut faire un grand effort pour reposer sur le dossier du fauteuil la tête de la jeune fille et pour détacher son regard du beau visage aux lèvres entrouvertes. Il se releva et partit. Chapitre VII La grange-aux-pendus De tous ces événements, on ne connut que la tentative de suicide de Marie-Anne Fauville, la capture et l'évasion de Gaston Sauverand, le meurtre de l'inspecteur principal Ancenis et la découverte d'une lettre écrite par Hippolyte Fauville. Ils suffirent, d'ailleurs, à raviver la curiosité d'un public que l'affaire Mornington intriguait déjà vivement et qui se passionnait aux moindres gestes de ce mystérieux don Luis Perenna que l'on s'obstinait à confondre avec Arsène Lupin. Bien entendu, on lui attribua la capture momentanée de l'homme à la canne d'ébène. On sut, en outre, qu'il avait sauvé la vie du préfet de police, et que, finalement, ayant, sur sa demande, passé la nuit dans l'hôtel du boulevard Suchet, il avait reçu de la façon la plus incompréhensible la fameuse lettre de l'ingénieur Fauville. Et tout cela surexcitait l'opinion au plus haut point. Mais combien les problèmes posés à don Luis Perenna étaient plus complexes et plus troublants ! Quatre fois en l'espace de quarante-huit heures, et sans parler de l'article anonyme où on le dénonçait, quatre fois, par l'écroulement du rideau de fer, par le poison, par le coup de feu du boulevard Suchet et par le « truquage » de son automobile, on avait essayé de le tuer. La participation de Florence à ces attentats consécutifs était indéniable. Et voilà que les relations de la jeune fille avec les assassins d'Hippolyte Fauville se trouvaient établies grâce à la petite note recueillie dans le volume huit de Shakespeare ! Et voilà que deux morts nouvelles s'ajoutaient à la liste funèbre, la mort de l'inspecteur principal Ancenis, la mort du chauffeur d'automobile. Comment définir et comment expliquer le rôle que jouait, au milieu de toutes ces catastrophes, l'énigmatique créature ? Chose étrange, la vie reprit à l'hôtel de la place du PalaisBourbon, comme si rien d'anormal ne s'y fût passé. Chaque matin, Florence Levasseur dépouillait le courrier en présence de don Luis et lisait à haute voix les articles de journaux qui le concernaient ou se rapportaient à l'affaire Mornington. Pas une fois, il ne fit allusion à la lutte sauvage qu'on avait poursuivie contre lui pendant deux jours. Il semblait qu'une trêve fût conclue entre eux et que, pour l'instant, l'ennemi eût renoncé à ses attaques. Et don Luis se sentait tranquille, à l'abri du danger. Et il parlait à la jeune fille d'un air indifférent, ainsi qu'il eût parlé à la première venue. Mais avec quel intérêt fiévreux il l'épiait la dérobée ! Comme il observait l'expression à la fois si ardente et si calme de ce visage, où frémissait, sous le masque paisible, une sensibilité douloureuse, excessive, difficilement contenue, et que l'on devinait à certains frissons des lèvres, à certains battements des narines ! « Qu'es-tu ? Qu'es-tu ? avait-il envie de crier. Est-ce donc ta volonté de semer les cadavres sur la route ? Et te faut-il encore ma mort pour atteindre ton but ? Où vas-tu, et d'où vienstu ? » À la réflexion, une certitude l'avait envahi, qui résolvait un problème dont il s'était souvent préoccupé, à savoir le rapport mystérieux existant entre sa présence, à lui, clans l'hôtel de la place du Palais-Bourbon, et la présence d'une femme qui, mani- festement, le poursuivait de sa haine. Aujourd'hui, il comprenait que ce n'était point par hasard qu'il avait acheté cet hôtel. En agissant ainsi, il avait cédé à une offre anonyme qu'on lui avait faite au moyen d'un prospectus dactylographié. D'où venait cette offre, sinon de Florence, de Florence qui voulait l'attirer auprès d'elle pour le surveiller et pour le combattre ? « Eh oui ! pensa-t-il, la vérité est là. Héritier possible de Cosmo Mornington, mêlé directement à cette affaire, je suis l'ennemi, et l'on cherche à me supprimer comme les autres. Et c'est Florence qui agit contre moi. Et c'est elle qui a tué. Tout l'accuse, et rien ne la défend. Ses yeux purs ? Sa voix sincère ? La gravité et la noblesse de sa personne ?… Et après ?… Oui, après ? N'en ai-je pas vu de ces femmes au regard candide, et qui tuaient sans raison, par volupté presque ? » Il tressaillait d'épouvante au souvenir de Dolorès Kesselbach5… Quel lien obscur unissait à chaque instant, dans son esprit, l'image de ces deux femmes ? Il avait aimé l'une, la monstrueuse Dolorès, et, de ses propres mains, l'avait étranglée. La destinée le conduisait-elle aujourd'hui vers un même amour et vers un meurtre semblable ? Quand Florence s'en allait, il éprouvait une satisfaction et respirait plus à l'aise, comme délivré d'un poids qui l'eût oppressé, mais il courait à la fenêtre, et il la regardait traverser la cour, et il attendait encore que passât et repassât la jeune fille dont il avait senti sur son visage l'haleine parfumée. Un matin, elle lui dit : « Les journaux annoncent que c'est pour ce soir. – Pour ce soir ? 5 Voir 813. – Oui, fit-elle en montrant un article, nous sommes le 25 avril, et les renseignements de la police, fournis par vous, diton, prétendent que, tous les dix jours, il y aura une lettre dans l'hôtel du boulevard Suchet, et que l'hôtel sera détruit par une explosion, la nuit même où apparaîtra la cinquième et dernière lettre. » Était-ce un défi ? Voulait-elle lui faire entendre que, quoi qu'il arrivât, et quels que fussent les obstacles, les lettres apparaîtraient, ces lettres mystérieuses annoncées sur la liste qu'il avait trouvée dans le tome huit de Shakespeare ? Il la regarda fixement. Elle ne broncha pas. Il répondit : « En effet, c'est pour cette nuit. Et j'y serai. Rien au monde ne peut m'empêcher d'y être. » Elle fut encore sur le point de répliquer, mais, une fois de plus, elle imposa silence aux sentiments qui la bouleversaient. Ce jour-là, don Luis se tint sur ses gardes. Il déjeuna et dîna au restaurant, et s'entendit avec Mazeroux pour qu'on surveillât la place du Palais-Bourbon. L'après-midi, Mlle Levasseur ne quitta pas l'hôtel. Le soir don Luis donna l'ordre aux hommes de Mazeroux que l'on suivît toute personne qui sortirait. À dix heures, le brigadier rejoignait don Luis dans le cabinet de travail de l'ingénieur Fauville. Le sous-chef Weber et deux agents l'accompagnaient. Don Luis prit Mazeroux à part. « On se méfie de moi, avoue-le. – Non. Tant que M. Desmalions sera là, on ne peut rien contre vous. Seulement Weber prétend, et il n'est pas le seul, que c'est vous qui manigancez toutes ces histoires-là. – Dans quel but ? – Dans le but de fournir des preuves contre Marie-Anne Fauville et de la faire condamner. Alors, c'est moi qui ai demandé la présence du sous-chef et de deux hommes. Nous serons quatre pour témoigner de votre bonne foi. » Chacun prit son poste. Tour à tour, deux policiers devaient veiller. Cette fois, après avoir fouillé minutieusement la petite chambre où couchait jadis le fils d'Hippolyte Fauville, on ferma et on verrouilla les portes et les volets. À onze heures, on éteignit le plafonnier électrique. Don Luis et Weber dormirent à peine. La nuit s'écoula sans le moindre incident. Mais, à sept heures, quand les volets furent poussés, on s'aperçut qu'il y avait une lettre sur la table. De même que l'autre fois, il y avait une lettre sur la table ! Cette lettre, le premier moment de stupeur passé, le souschef la prit. Il avait ordre de ne pas la lire et de ne la laisser lire à personne. La voici, telle que les journaux la publièrent, en même temps qu'ils publiaient les déclarations des experts attestant que l'écriture était bien celle d'Hippolyte Fauville. « Je l'ai vu ! Tu comprends, n'est-ce pas, mon bon ami, je l'ai vu ! il se promenait dans une allée du Bois, le col relevé, le chapeau enfoncé jusqu'aux oreilles. M'a-t-il vu, lui ? Je ne crois pas. Il faisait presque nuit. Mais, moi, je l'ai bien reconnu. J'ai reconnu la poignée d'argent de sa canne d'ébène. C'était bien lui, le misérable ! « Le voilà donc à Paris, malgré sa promesse. Gaston Sauverand est à Paris ! Comprends-tu ce qu'il y a de terrible dans ce fait ? S'il est à Paris, c'est qu'il veut agir. S'il est à Paris, c'est que ma mort est décidée. Ah ! c'est mon homme, quel mal il m'aura fait ! Il m'a déjà volé mon bonheur, et maintenant c'est ma vie qu'il lui faut. J'ai peur. » Ainsi l'ingénieur Fauville savait que l'homme à la canne d'ébène, que Gaston Sauverand préméditait de le tuer. Cela, Hippolyte Fauville, par un témoignage écrit de sa propre main, le déclarait de la façon la plus formelle, et la lettre, en outre, corroborant les paroles échappées à Gaston Sauverand lors de son arrestation, laissait entendre que les deux hommes avaient été jadis en relations, qu'il y avait eu entre eux rupture d'amitié, et que Gaston Sauverand avait promis de ne jamais venir à Paris. Un peu de clarté pénétrait donc en la ténébreuse aventure de l'héritage Mornington. Mais, d'autre part, quel mystère inconcevable que la présence de cette lettre sur la table du cabinet de travail ! Cinq hommes avaient veillé, cinq hommes qui comptaient parmi les plus habiles, et pourtant, cette nuit-là, comme la nuit du 15 avril, une main inconnue avait déposé la lettre dans une pièce aux fenêtres et aux portes barricadées, sans que le moindre bruit fût perçu, sans qu'une trace d'effraction pût être relevée aux fermetures des portes et des fenêtres. Tout de suite, on souleva l'hypothèse d'une issue secrète. Hypothèse qu'on dut abandonner après un examen attentif des murs, et après convocation de l'entrepreneur qui avait construit la maison quelques années auparavant, sur le plan de l'ingénieur Fauville. Il est inutile de rappeler encore à ce propos ce qu'on pourrait appeler l'ahurissement du public. Dans les conditions où il se produisait, le fait prenait l'apparence d'un tour de passepasse. Plutôt que l'intervention d'un personnage disposant de moyens ignorés, on était tenté de voir là le divertissement d'un prestidigitateur doué d'une adresse prodigieuse. Il n'en restait pas moins établi que les indications de don Luis Perenna se trouvaient justifiées, et que la date du 25, comme celle du 15 avril, avait suscité l'incident prévu. La date du 5 mai continuerait-elle la série ? Nul n'en douta, puisque don Luis l'avait prédit, et qu'il semblait à tous que don Luis ne pût pas se tromper. Et toute la nuit du 5 au 6 mai, il y eut foule sur le boulevard Suchet. Des curieux, des noctambules venaient en bande chercher les dernières nouvelles. Le préfet de police lui-même, vivement impressionné par le double miracle, voulut se rendre compte et assister en personne aux opérations de la troisième nuit. Il se fit accompagner de plusieurs inspecteurs qu'il laissa dans le jardin, dans le couloir et dans la mansarde de l'étage supérieur. Lui-même s'établit au rez-de-chaussée avec le sous-chef Weber, avec Mazeroux et avec don Luis Perenna. L'attente fut déçue. Et cela par la faute de M. Desmalions. Malgré l'avis formel de don Luis qui jugeait l'expérience inutile, il avait décidé, afin de savoir si la lumière empêcherait le mira- cle de se produire, de ne pas éteindre l'électricité. Dans de telles conditions, aucune lettre ne pouvait surgir, et aucune lettre ne surgit. Truc de magicien ou stratagème de malfaiteur, il fallait le secours de l'ombre propice. C'étaient donc dix jours perdus, si tant est que le correspondant diabolique osât renouveler sa tentative et produire la troisième lettre mystérieuse. Le 15 mai, la faction recommença, tandis qu'une même foule s'accumulait dehors, une foule anxieuse, haletante, remuée par les moindres bruits et qui, les yeux fixés sur l'hôtel Fauville, gardait un silence impressionnant. Cette fois, on éteignit. Mais le préfet de police tenait la main sur l'interrupteur électrique. Dix fois, vingt fois, il alluma inopinément sur la table, rien. C'était le craquement d'un meuble qui avait éveillé son attention, ou le geste d'un des assistants. Soudain, tous, ils eurent une exclamation. Quelque chose d'insolite, un froissement de feuille venait d'interrompre le silence. Déjà M. Desmalions avait tourné l'interrupteur. Il poussa un cri. La lettre était là, non pas sur la table, mais à côté, par terre, sur le tapis. Mazeroux fit le signe de la croix. Les inspecteurs étaient livides. M. Desmalions regarda don Luis, qui hocha la tête sans rien dire. On vérifia l'état des serrures et des verrous. Rien n'avait bougé. Ce jour-là encore, le contenu de la lettre compensa, en quelque manière, la façon vraiment inouïe dont elle émergeait des ténèbres. Elle achevait de dissiper tous les nuages qui enveloppaient le double assassinat du boulevard Suchet. Toujours signée par l'ingénieur, écrite par lui à la date du huit février précédent, sans adresse visible, elle disait : « Mon cher ami, « Eh bien ! non, je ne me laisserai pas égorger comme un mouton qu'on mène à l'abattoir. Je me défendrai, je lutterai jusqu'à la dernière minute. Ah ! c'est que maintenant les choses ont changé de face. J'ai des preuves maintenant, des preuves irrécusables… Je possède des lettres qu'ils ont échangées ! Et je sais qu'ils s'aiment toujours, comme au début, et qu'ils veulent s'épouser, et que rien ne les arrêtera. C'est écrit, tu entends, c'est écrit de la main même de Marie-Anne : « Patiente, mon Gaston bien aimé, le courage grandit en moi. Tant pis pour celui qui nous sépare, il disparaîtra. » « Mon bon ami, si je succombe dans la lutte, tu trouveras ces lettres-là (et tout le dossier que je réunis contre la misérable créature) dans le coffre-fort qui est caché derrière la petite vitrine. Alors, venge-moi. Au revoir. Adieu, peut-être … » Telle fut la troisième missive. Du fond de sa tombe, Hippolyte Fauville nommait et accusait l'épouse coupable. Du fond de sa tombe il donnait le mot de l'énigme en expliquant les raisons pour lesquelles le crime avait été commis : Marie-Anne et Gaston Sauverand s'aimaient. Certes, ils connaissaient l'existence du testament de Cosmo Mornington, puisqu'ils avaient commencé par supprimer Cosmo Mornington, et la hâte de conquérir l'énorme fortune avait précipité le dénouement. Mais l'idée première du crime prenait racine dans un sentiment ancien : Marie-Anne et Gaston Sauverand s'aimaient. Restait à résoudre un problème. Qu'était-ce donc que ce correspondant inconnu auquel Hippolyte Fauville avait confié le soin de sa vengeance, et qui, au lieu de remettre purement et simplement les lettres à la justice, s'ingéniait à les lui faire parvenir au moyen de combinaisons des plus machiavéliques ? Avait-il intérêt lui-même à rester dans l'ombre ? À toutes ces questions Marie-Anne riposta de la façon la plus inattendue, et qui cependant était bien conforme à ses menaces. Huit jours après, à la suite d'un long interrogatoire où on la pressa de dire qui pouvait être cet ancien ami de son mari, et où l'on se heurta au mutisme le plus opiniâtre et à une sorte de torpeur hébétée, le soir, rentrée dans sa cellule, elle s'ouvrit les veines du poignet avec un morceau de verre qu'elle avait réussi à dissimuler. Dès le lendemain matin, avant huit heures, don Luis en fut averti par Mazeroux qui vint le surprendre au saut du lit. Le brigadier tenait en main un sac de voyage. La nouvelle qu'il apportait bouleversa don Luis. « Elle est morte ? s'écria-t-il. – Non… Il paraît qu'elle en réchappera encore. Mais à quoi bon ! – Comment, à quoi bon ? – Parbleu ! elle recommencera. Elle a ça dans la tête. Et un jour ou l'autre… – Et elle n'a pas fait d'aveux, cette fois non plus, avant sa tentative ? – Non. Elle a écrit quelques mots sur un bout de papier, disant que, à bien réfléchir, il fallait chercher l'origine des lettres mystérieuses du côté d'un sieur Langernault. C'était le seul ami qu'elle eût connu autrefois à son mari, le seul en tout cas qu'il appelât : « Mon bon ami ». Ce monsieur Langernault ne pourrait que la disculper et montrer l'effroyable malentendu dont elle était la victime. – Alors, fit don Luis, si quelqu'un peut la disculper, pourquoi commence-t-elle par s'ouvrir les veines ? – Tout lui est égal, d'après ce qu'elle dit. Sa vie est perdue. Ce qu'elle veut, c'est le repos, la mort. – Le repos, le repos, il n'y a pas que dans la mort qu'elle pourrait le trouver. Si la découverte de la vérité doit être le salut pour elle, la vérité n'est peut-être pas impossible à découvrir. – Qu'est-ce que vous dites, patron ? Vous avez deviné quelque chose ? Vous commencez à comprendre ? – Oh ! très vaguement, mais, tout de même, l'exactitude vraiment anormale de ces lettres me semble justement une indication… » Il réfléchit et continua : « On a examiné de nouveau l'adresse effacée des trois lettres ? – Oui, et l'on a réussi, en effet, à reconstruire le nom de Langernault. – Et ce Langernault habite ?… – Selon Mme Fauville, au village de Formigny, dans l'Orne. – On a déchiffré ce nom de Formigny sur une des missives ? – Non, mais celui de la ville auprès de laquelle il est situé. – Cette ville ? – Alençon. – Et c'est là que tu vas ? – Oui, le préfet de police m'y expédie en toute hâte. Je prends le train aux Invalides. – Tu veux dire que tu montes avec moi dans mon auto. – Hein ? – Nous partons tous deux, mon petit. J'ai besoin d'agir, l'air de cette maison est mortel pour moi. – Mortel ? Que chantez-vous, patron ? – Rien, je me comprends. » Une demi-heure plus tard, ils filaient sur la route de Versailles. Perenna conduisait lui-même son auto découverte, et il la conduisait d'une telle façon que Mazeroux, un peu suffoqué, articulait de temps à autre : « Bigre, nous marchons… Cré tonnerre ! ce que vous en mettez, patron !… Vous ne craignez pas la culbute ?… Rappelezvous l'autre jour… » Ils arrivèrent à Alençon pour déjeuner. Le repas fini, ils se rendirent au bureau de poste principal. On n'y connaissait pas le sieur Langernault, et, en outre, la commune de Formigny avait son bureau particulier. Il fallait donc supposer, puisque les lettres portaient le cachet d'Alençon, que M. Langernault se faisait adresser sa correspondance dans cette ville, mais sous le couvert de la poste restante. Don Luis et Mazeroux se rendirent au village de Formigny. Là non plus le receveur ne connaissait personne qui portât le nom de Langernault, quoiqu'il n'y eût à Formigny qu'un millier d'habitants. « Allons voir le maire », dit Perenna. À la mairie, Mazeroux exposa ses qualités et l'objet de sa visite. Le maire hocha la tête. « Le bonhomme Langernault… je crois bien…, un brave type… un ancien commerçant de la capitale. – Ayant l'habitude, n'est-ce pas ? de prendre sa correspondance à la poste d'Alençon. – C'est ça même… histoire de faire une promenade quotidienne. – Et sa maison ? – Au bout du village. Vous avez passé devant. – On peut la voir ? – Ma foi oui… seulement… – Il n'est peut-être pas chez lui ? – Pour sûr, qu'il n'y est pas. Il n'y est même plus rentré depuis quatre ans qu'il est sorti, ce pauvre cher homme. – Comment ça ? – Dame, voilà quatre ans qu'il est mort. » Don Luis et Mazeroux se regardèrent avec stupéfaction. « Ah ! il est mort… reprit don Luis. – Oui, un coup de fusil. – Qu'est-ce que vous dites ? s'écria Perenna. Il a été tué ? – Non, non, on l'a cru d'abord quand on l'a ramassé sur le parquet de sa chambre, mais l'enquête a prouvé qu'il y avait accident. En nettoyant son fusil de chasse, il s'était envoyé une décharge dans le ventre. Seulement, tout de même, au village ça nous a semblé louche. Le père Langernault, vieux chasseur devant l'Éternel, n'était pas un homme à commettre une imprudence. – Il avait de l'argent ? – Oui, et c'est là justement ce qui corsait l'affaire, on n'a pas pu dénicher un sou de sa fortune. » Don Luis resta pensif un long moment, puis il reprit : « Il a laissé des enfants, des parents qui ont le même nom ? – Personne, pas un cousin. À preuve que sa propriété – le Vieux-Château qu'on l'appelle à cause des ruines qui s'y trouvent – est demeurée dans l'état. L'administration du domaine public a fait mettre les scellés sur les portes de la maison et barricadé celles du parc. On attend les délais pour prendre possession. – Et les curieux ne vont pas se promener dans le parc, malgré les murs ? – Ma foi, non. D'abord les murs sont hauts. Et puis… et puis, le Vieux-Château a toujours eu mauvaise réputation dans le pays. On a toujours parlé de revenants… des tas d'histoires à dormir debout… Mais, tout de même… » « Elle est raide celle-là, s'écria don Luis, lorsqu'ils eurent quitté la mairie. Voilà que l'ingénieur Fauville écrivait ses lettres à un mort, et à un mort, entre parenthèses qui m'a tout l'air d'avoir été assassiné. – Quelqu'un les aura interceptées ces lettres. – Évidemment. N'empêche qu'il les écrivait à un mort auquel il faisait ses confidences et racontait les projets criminels de sa femme. » blé. Mazeroux se tut. Lui aussi, il semblait extrêmement trou- Une partie de l'après-midi, ils se renseignèrent sur les habitudes du bonhomme Langernault, espérant découvrir quelque indication utile auprès de ceux qui l'avaient connu. Mais leurs efforts n'aboutirent à aucun résultat. Vers six heures, au moment de partir, don Luis, constatant que l'auto manquait d'essence, dut envoyer Mazeroux en carriole jusqu'aux faubourgs d'Alençon. Il profita de ce répit pour aller voir le Vieux-Château, à l'extrémité du village. Il fallait suivre, entre deux haies, un chemin qui conduisait à un rond-point planté de tilleuls et où se dressait, au milieu d'un mur, une porte en bois massif. La porte étant fermée, don Luis longea le mur qui était, en effet, très élevé et n'offrait aucune brèche, mais pourtant qu'il réussit à franchir en s'aidant des branches d'un arbre voisin. Dans le parc, c'étaient des pelouses incultes, encombrées de grandes fleurs sauvages, et des avenues couvertes d'herbe qui s'en allaient à droite vers un monticule lointain, où se pressaient des constructions en ruines, et à gauche vers une petite maison délabrée aux volets mal joints. Il se dirigeait de ce côté, lorsqu'il fut très étonné d'apercevoir sur la terre d'une plate-bande que les pluies récentes avait détrempée, des traces de pas toutes fraîches. Et ces traces, il put s'en rendre compte, avaient été laissées par des bottines de femme, des bottines élégantes et fines. « Qui diable vient se promener par là ? » pensa-t-il. Il retrouva les traces un peu plus loin, sur une autre platebande que la promeneuse avait traversée, et elles le conduisi- rent à l'opposé de la maison, vers une suite de bosquets où il les revit deux fois encore. Puis il les perdit définitivement. Il était alors auprès d'une vaste grange adossée à un talus très haut, à moitié ruinée, et dont les portes vermoulues ne semblaient tenir que par un hasard d'équilibre. bois. Il s'en approcha et appliqua son œil contre une fente du À l'intérieur, dans les demi-ténèbres de cette grange sans fenêtres et que les ouvertures bouchées avec de la paille éclairaient d'autant moins que le jour commençait à baisser, on distinguait un amoncellement de barriques, de pressoirs démolis, de vieilles charrues et de ferrailles de toutes sortes. « Ce n'est certes pas là que ma promeneuse a dirigé ses pas, pensa don Luis. Cherchons ailleurs. » Il ne bougea point pourtant. Il avait entendu du bruit dans la grange. Il écouta et ne perçut rien Mais, comme il voulait en avoir le cœur net, d'un choc de l'épaule il renversa une planche, et il entra. La brèche qu'il avait ainsi pratiquée donnant un peu de lumière, il put se glisser, entre deux futailles, pardessus des débris de châssis dont il cassa les verres, jusqu'à un espace vide situé de l'autre côté. Il marcha. Ses yeux s'habituaient à l'ombre. Néanmoins, il heurta du front, sans l'avoir vu, quelque chose d'assez dur et qui, mis en mouvement, se balança avec un bruit étrange et sec. Décidément l'obscurité était trop épaisse. Don Luis tira de sa poche une lanterne électrique dont il fit jouer le ressort. « Crebleu de crebleu ! » jura-t-il en reculant effaré. Au-dessus de lui il y avait un squelette pendu ! Et tout de suite Perenna poussa encore un juron. À côté du premier, il y avait un deuxième squelette, pendu également ! De grosses cordes les accrochaient tous deux à des pitons fixés aux solives de la grange. La tête s'inclinait hors du nœud coulant. Celui que Perenna avait heurté bougeait encore un peu, et les os, en s'entrechoquant, faisaient un cliquetis sinistre. Il avança une table boiteuse qu'il cala tant bien que mal, et sur laquelle il monta afin d'examiner de près les deux squelettes. Des lambeaux de vêtements et des lambeaux de chair durcie et racornie reliaient et retenaient les os. Cependant l'un des deux n'avait plus qu'un bras, et l'autre plus qu'un bras et une jambe. Alors même qu'aucun choc ne les agitait, le vent qui soufflait par les ouvertures de la grange les balançait légèrement, et les approchait et les éloignait l'un de l'autre en une sorte de danse très lente, d'un rythme égal. Mais, ce qui lui fit peut-être l'impression la plus forte dans cette vision macabre, ce fut de voir que chacun de ces squelettes gardait un anneau d'or, trop large maintenant que la chair avait disparu, mais que retenaient, comme des crochets, les phalanges recourbées de chaque doigt. Avec un frisson de dégoût il les prit, ces anneaux. C'étaient des alliances. Il les examina. À l'intérieur chacune d'elles portait une date, la même date, 12 août 1892, et deux noms Alfred, Victorine. « Le mari et la femme, murmura-t-il. Est-ce un double suicide ? un crime ? Mais comment est-ce possible qu'on n'ait pas encore découvert ces deux squelettes ? Faut-il donc admettre qu'ils soient là depuis la mort du bonhomme Langernault, depuis que l'administration a pris possession du domaine et que personne n'y peut entrer ? » Il réfléchit : « Personne n'y peut entrer ?… Personne ?… Si, puisque j'ai vu des traces de pas dans le jardin, et que, aujourd'hui même, une femme s'y est introduite. » L'idée de cette visiteuse inconnue l'obsédant de nouveau, il redescendit. Malgré le bruit qu'il avait entendu il n'était guère à supposer qu'elle eût pénétré dans la grange. Après quelques minutes d'investigations, il allait donc en sortir, quand il se produisit, vers la gauche, un fracas de choses qui dégringolaient, et des cercles de futaille s'abattirent non loin de lui. Cela tombait d'en haut, d'une soupente également bourrée d'objets et d'instruments à laquelle s'appuyait une échelle. Devait-on croire que la visiteuse, surprise par son arrivée et s'étant réfugiée dans cette cachette, eût fait un mouvement qui eût déterminé la chute des cercles de futaille ? Don Luis installa sa lanterne électrique sur un tonneau de façon que la lumière éclairât en plein la soupente. Ne voyant rien de suspect, rien qu'un arsenal de vieux râteaux, de pioches, de faux hors d'usage, il attribua les incidents à quelque bête, à quelque chat sauvage, et, pour s'en assurer, il s'avança vivement vers l'échelle et monta. Soudain, et au moment même où il parvenait au niveau du plancher, il y eut un nouveau tumulte, une nouvelle dégringolade. Et une silhouette surgit de l'encombrement avec un geste effroyable. Cela fut rapide comme l'éclair. Don Luis aperçut la grande lame d'une faux qui sabrait l'espace à la hauteur de sa tête. Une seconde d'hésitation, un dixième de seconde, et l'arme épouvantable le décapitait. Il eut juste le temps de s'aplatir contre l'échelle. La faux siffla tout près de lui, effleurant son veston. Il se laissa glisser jusqu'au bas. Mais il avait vu. Il avait vu le masque terrible de Gaston Sauverand, et, derrière l'homme à la canne d'ébène, blafarde sous le jet de la lumière électrique, la figure convulsée de Florence Levasseur ! Chapitre VIII La colère de Lupin Il demeura un moment immobile, interdit. En haut il y avait tout un vacarme d'objets bousculés, comme si les deux assiégés se fussent construit une barricade. Mais, à droite de la projection électrique, la clarté confuse du jour pénétra par une ouverture brusquement découverte, et il avisa devant cette ouverture une silhouette, puis une autre, qui se baissaient pour s'enfuir sur les toits. Il braqua son revolver et tira, mais mal, car il pensait à Florence et sa main tremblait. Trois détonations encore retentirent. Les balles crépitaient sur la ferraille de la soupente. Au cinquième coup, il y eut un cri de douleur. Don Luis s'élança de nouveau sur l'échelle. Retardé par l'enchevêtrement des ustensiles, puis par des bottes de colza desséché qui formaient un véritable rempart, il réussit à la fin, en se meurtrissant et en s'écorchant, à gagner l'ouverture, et fut très étonné, quand il l'eut franchie, de se trouver sur un terre-plein. C'était le sommet du talus contre lequel la grange était adossée. Au hasard il descendit le talus à gauche de la grange et repassa devant la façade du bâtiment, sans voir personne. Alors il remonta par la droite, et bien que le terre-plein fût de proportions exiguës, il le fouilla avec précaution, car, dans l'ombre naissante du crépuscule, il pouvait craindre un retour offensif de l'ennemi. Et c'est ainsi qu'il se rendit compte d'une chose qu'il n'avait pas remarquée. Le talus bordait le faîte du mur, qui, à cet endroit, mesurait bien cinq mètres de hauteur. Sans aucun doute Gaston Sauverand et Florence s'étaient enfuis par là. Perenna suivit le faîte, qui était assez large, jusqu'à une partie moins élevée du mur, et là, il sauta dans une bande de terres labourées, situées en lisière d'un petit bois vers lequel les fugitifs avaient dû se sauver. Il en commença l'exploration, mais, étant donnée l'épaisseur des fourrés, il reconnut aussitôt que c'était perdre son temps que de s'attarder à une vaine poursuite. Il rentra donc au village, tout en songeant aux péripéties de cette nouvelle bataille. Une fois de plus, Florence et son complice avaient tenté de se débarrasser de lui. Une fois de plus, Florence apparaissait au centre de ce réseau d'intrigues criminelles. À l'instant où le hasard apprenait à don Luis que le bonhomme Langernault avait été probablement assassiné, à l'instant où le hasard, en l'amenant dans la grange-aux-pendus, selon son expression, le mettait en face de deux squelettes, Florence surgissait, vision de meurtre, génie malfaisant que l'on voyait partout où la mort avait passé, partout où il y avait du sang, des cadavres… « Ah ! l'horrible créature ! murmurait-il en frémissant… Est-ce possible qu'elle ait un visage si noble ?… Et des yeux, des yeux dont on ne peut pas oublier la beauté grave, sincère, presque naïve… » Sur la place de l'église, devant l'auberge, Mazeroux, de retour, emplissait le réservoir d'essence et allumait les phares. Don Luis avisa le maire de Formigny qui traversait la place. Il le prit à part. « À propos, monsieur le maire, est-ce que vous avez entendu parler dans la région, il y a peut-être deux ans, de la disparition d'un ménage âgé de quarante ou cinquante ans ? Le mari s'appelait Alfred… – Et la femme, Victorine, n'est-ce pas ? interrompit le maire. Je crois bien. L'histoire a fait assez de bruit. C'étaient des petits rentiers d'Alençon qui ont disparu du jour au lendemain sans que jamais, depuis, on ait pu savoir ce qu'ils sont devenus – pas plus d'ailleurs que leur magot, une vingtaine de mille francs qu'ils avaient réalisés, la veille, sur la vente de leur maison… Si je me rappelle ! Les époux Dedessuslamare ! – Je vous remercie, monsieur le maire », dit Perenna, à qui le renseignement suffisait. L'automobile était prête. Une minute plus tard, il filait sur Alençon, avec Mazeroux. « Où allons-nous, patron ? demanda le brigadier. – À la gare. J'ai tout lieu de croire : 1° que Gaston Sauverand a eu connaissance dès ce matin – comment ? nous le saurons un jour ou l'autre – a eu connaissance des révélations faites cette nuit par Mme Fauville, relativement au bonhomme Langernault ; 2° qu'il est venu rôder aujourd'hui autour du domaine et dans le domaine du bonhomme Langernault, pour des motifs que nous saurons également un jour ou l'autre. Or, je suppose qu'il est venu par le train et que c'est par le train qu'il s'en retourne. » La supposition de Perenna reçut une confirmation immédiate. À la gare, on lui dit qu'un monsieur et une dame étaient arrivés de Paris à deux heures, qu'ils avaient loué un cabriolet à l'hôtel voisin, et que, leurs affaires finies, ils venaient de reprendre l'express de 7h40. Le signalement de ce monsieur et de cette dame correspondait exactement à celui de Sauverand et de Florence. « En route, dit Perenna après avoir consulté l'horaire. Nous avons une heure de retard. Il est possible que nous soyons au Mans avant le bandit. – Nous y serons, patron, et nous lui mettrons la main au collet, je vous le jure… à lui et à sa dame, puisqu'ils sont deux. – Ils sont deux en effet. Seulement… – Seulement… » Don Luis attendit pour répondre qu'ils eussent pris place, et que le moteur fût lancé, et il prononça : « Seulement, mon petit, tu laisseras la dame tranquille. – Et pourquoi ça ? – Sais-tu qui c'est ? As-tu un mandat contre elle ? – Non. – Alors, fiche-nous la paix ? – Cependant… – Une parole de plus, Alexandre, et je te dépose sur le bord du chemin. Tu opéreras alors toutes les arrestations qui te plairont. » Mazeroux ne souffla plus mot. D'ailleurs, la vitesse à laquelle ils marchèrent tout de suite ne lui laissa guère de loisir pour protester. Assez inquiet, il ne songeait qu'à scruter l'horizon et annoncer les obstacles. De chaque côté, les arbres s'évanouissaient à peine entrevus. Au-dessus leur feuillage faisait un bruit rythmé de vagues qui mugissent. Des bêtes de nuit s'affolaient dans la lumière des phares. Mazeroux risqua : « Nous arriverons tout de même. Inutile « d'en mettre davantage ». L'allure augmenta. Il se tut. Des villages, des plaines, des collines, et puis soudain, au milieu des ténèbres, la clarté d'une grande ville, le Mans. « Tu sais où est la gare, Alexandre ? – Oui, patron, à droite, et puis tout droit devant nous. » Bien entendu, c'était à gauche qu'il eût fallu tourner. Ils perdirent sept à huit minutes à errer dans des rues où on leur donnait des renseignements contradictoires. Quand l'auto stoppa devant la station, le train sifflait. Don Luis sauta de voiture, se rua dans les salles, trouva les portes closes, bouscula des employés qui voulaient le retenir, et parvint sur le quai. Un train allait partir, deux voies plus loin. On fermait la dernière portière. Il courut le long des wagons en s'accrochant aux barres de cuivre. « Votre billet, monsieur !… vous n'avez pas de billet !… » cria un employé d'un ton furieux… Don Luis continuait sa voltige sur les marche-pieds, lançant un coup d'œil à travers les vitres, repoussant les personnes dont la présence aux fenêtres le pouvait gêner, tout prêt à envahir le compartiment où se tenaient les deux complices. Il ne les vit pas dans les dernières voitures. Le train s'ébranlait. Et, soudain, il jeta un cri. Ils étaient là, tous deux, seuls ! Il les avait vus ! Ils étaient là ! Florence, étendue sur la banquette, sa tête appuyée contre l'épaule de Gaston Sauverand, et celui-ci penché sur elle, ses deux bras autour de la jeune fille ! Fou de rage, il leva le loquet de cuivre et saisit la poignée. Au même instant, il perdit l'équilibre, tiré par l'employé furieux et par Mazeroux, qui s'égosillait : « Mais c'est de la folie, patron, vous allez vous faire écraser. – Imbéciles ! hurla don Luis… ce sont eux… lâchez-moi donc… » Les wagons défilaient. Il voulut sauter sur un autre marchepied. Mais les deux hommes se cramponnaient à lui. Des facteurs s'interposaient. Le chef de gare accourait. Le train s'éloigna. « Idiots ! proféra-t-il… Butors ! Tas de brutes ! Vous ne pouviez pas me laisser ? Ah ! je vous jure, Dieu !… » D'un coup de son poing gauche il abattit l'employé. D'un coup de son poing droit il renversa Mazeroux. Et, se débarrassant des facteurs et du chef de gare, il s'élança sur le quai jus- qu'à la salle des bagages, où, en quelques bonds, il franchit plusieurs groupes de malles, de caisses et de valises. « Ah ! la triple buse, mâchonna-t-il, en constatant que Mazeroux avait eu le soin d'éteindre le moteur de l'automobile… Quand il y a une bêtise à faire, il ne la rate pas. » Si don Luis avait conduit sa voiture à belle vitesse dans la journée, ce soir-là ce fut vertigineux. Une véritable trombe traversa les faubourgs du Mans et se précipita sur les grandes routes. Il n'avait qu'une idée, qu'un but, arriver à la prochaine station, qui était Chartres, avant les deux complices, et sauter à la gorge de Sauverand. Il ne voyait que cela, l'étreinte sauvage qui ferait râler entre ses deux mains l'amant de Florence Levasseur. « Son amant !… son amant !… grinçait-il. Eh ! parbleu, oui, comme ça, tout s'explique. Ils se sont ligués tous les deux contre leur complice, Marie-Anne Fauville, et c'est la malheureuse qui paiera seule l'effroyable série de crimes. Est-elle leur complice même ? Qui sait ! Qui sait si ce couple de démons n'est pas capable, après avoir tué l'ingénieur Fauville et son fils, d'avoir machiné la perte de Marie-Anne, dernier obstacle qui les séparait de l'héritage Mornington ? Pourquoi pas ? Est-ce que tout ne concorde pas avec cette hypothèse ? Est-ce que la liste des dates n'a pas été trouvée par moi dans un volume appartenant à Florence ? Est-ce que la réalité ne prouve pas que les lettres ont été communiquées par Florence ?… Ces lettres accusent aussi Gaston Sauverand ? Qu'importe ! Il n'aime plus Marie-Anne, mais Florence… Et Florence l'aime… Elle est sa complice, sa conseillère, celle qui vivra près de lui et qui jouira de sa fortune… Parfois, certes, elle affecte de défendre Marie-Anne… Cabotinage ! Ou peut-être remords, effarement à l'idée de tout ce qu'elle a fait contre sa rivale et du sort qui attend la malheureuse !… Mais elle aime Sauverand. Et elle continue la lutte sans pitié, sans repos. Et c'est pour cela qu'elle a voulu me tuer, moi, l'in- trus, moi dont elle craignait la clairvoyance… Et elle m'exècre… et elle me hait… » Dans le ronflement du moteur, dans le sifflement des arbres qui s'abattaient à leur rencontre, il murmurait des paroles incohérentes. Le souvenir des deux amants, tendrement enlacés, le faisait crier de jalousie. Il voulait se venger. Pour la première fois, l'envie, la volonté du meurtre, bouillonnait en son cerveau tumultueux. « Nom d'un chien, gronda-t-il tout à coup, le moteur a des ratés. Mazeroux ! Mazeroux ! – Hein ! quoi ! patron, vous saviez donc que j'étais là, vociféra Mazeroux en jaillissant de l'ombre où il se tenait enfoui. – Crétin ! t'imagines-tu que le premier imbécile venu puisse s'accrocher au marchepied de ma voiture sans que je m'en aperçoive. Tu dois être à ton aise là-dessus. – À la torture, et je grelotte. – Tant mieux, ça t'apprendra. Dis donc, où as-tu acheté ton essence ? – Chez l'épicier. – Un voleur. C'est de la saleté. Les bougies s'encrassent. – Vous êtes sûr ? – Et les ratés, tu ne les entends pas, idiot ? » L'auto semblait hésiter, en effet, par moments. Puis tout redevint normal. Don Luis força l'allure. En descendant les côtes, ils avaient l'air de se jeter dans des abîmes. Un des phares s'éteignit. L'autre n'avait pas sa clarté coutumière. Mais rien ne diminuait l'ardeur de don Luis. Il y eut encore des ratés, une nouvelle hésitation, puis des efforts, comme si le moteur s'acharnait courageusement à faire son devoir. Et puis ce fut, brusquement, l'impuissance définitive, l'arrêt le long de la route, la panne stupide. « Nom de Dieu ! hurla don Luis, nous y sommes. Ah ! ça, c'est le comble ! – Voyons, patron. On va réparer. Et l'on cueillera le Sauverand à Paris au lieu de Chartres, voilà tout. – Triple imbécile ! Il y en a pour une heure ! et puis après, ça recommencera. Ce n'est pas de l'essence qu'on t'a collé, c'est de la crasse. » Autour d'eux la campagne s'étendait à l'infini, sans autre lumière que les étoiles qui criblaient les ténèbres du ciel. Don Luis piétinait de rage. Il eût voulu casser l'auto à coups de pied. Il eût voulu… C'est Mazeroux qui « encaissa », selon l'expression du malheureux brigadier. Don Luis l'empoigna aux épaules, le secoua, l'agonit d'injures et de sottises, et, finalement, le renversant contre le talus, lui dit, d'une voix entrecoupée, tour à tour haineuse et douloureuse : « C'est elle, tu entends, Mazeroux, c'est la compagne de Sauverand qui a tout fait. Je te le dis tout de suite, parce que j'ai peur de faiblir… Oui, je suis lâche… Elle a un visage si grave… et des yeux d'enfant. Mais c'est elle, Mazeroux… Elle habite chez moi… Rappelle-toi son nom, Florence Levasseur… Tu l'arrêteras, n'est-ce pas ? Moi, je ne pourrais pas… Je n'ai pas de cou- rage quand je la regarde. C'est que jamais je n'ai aimé… Les autres femmes… les autres femmes… non, c'étaient des caprices… même pas… je ne me souviens même pas du passé !… Tandis que Florence… Il faut l'arrêter, Mazeroux… Il faut me délivrer de ses yeux… Ils me brûlent… C'est du poison. Si tu ne me délivres pas, je la tuerai comme Dolorès… ou bien on me tuera… ou bien… Oh ! je ne sais pas toutes les idées qui me déchirent… C'est qu'il y a un autre homme… il y a Sauverand qu'elle aime… Ah ! les misérables… Ils ont tué Fauville, et l'enfant, et le vieux Langernault, et les deux autres dans la grange… et d'autres, Cosmo Mornington, Vérot, et d'autres encore… Ce sont des monstres… Elle surtout… Et si tu voyais ses yeux… » Il parlait si bas que Mazeroux l'entendait à peine. Son étreinte s'était desserrée, et il semblait terrassé par un désespoir, qui surprenait chez cet homme si prodigieux d'énergie et de maîtrise. « Allons, patron, dit le brigadier en le relevant, tout ça c'est du chichi… Des histoires de femme… Je connais ça… J'y ai passé comme tout un chacun… Mme Mazeroux… Mon Dieu, oui, pendant votre absence, je me suis marié. Eh bien, Mme Mazeroux n'a pas été ce qu'elle aurait dû être. J'ai beaucoup souffert… Mme Mazeroux… Mais je vous raconterai cela, patron, et comment Mme Mazeroux m'a récompensé. » Il l'amenait tout doucement vers la voiture et l'installait sur la banquette du fond. « Reposez-vous, patron… La nuit n'est pas trop froide, et les fourrures ne manquent pas… Le premier paysan qui passe, au petit matin, je l'envoie chercher ce qu'il nous faut à la ville voisine… et des provisions aussi, car je meurs de faim. Et tout s'arrangera… Tout s'arrange avec les femmes… Il suffit de les ficher à la porte de sa vie… à moins qu'elles ne prennent les devants elles-mêmes… Ainsi Mme Mazeroux… » Don Luis ne devait jamais savoir ce que Mme Mazeroux était devenue. Les crises les plus violentes n'avaient pas le moindre retentissement sur la paix de son sommeil. Il s'endormit presque aussitôt. Il était tard le lendemain quand il se réveilla. À sept heures du matin seulement, Mazeroux avait pu héler un cycliste qui filait vers Chartres. À neuf heures il partait. Don Luis avait repris tout son sang-froid. Il dit au brigadier : « J'ai lâché des tas de sottises cette nuit. Je ne les regrette pas. Non, mon devoir est de tout faire pour sauver Mme Fauville, et pour atteindre la vraie coupable. Seulement c'est à moi que cette tâche-là incombe, et je te jure que je n'y faillirai pas. Ce soir Florence Levasseur couchera au Dépôt. – Je vous y aiderai, patron, répondit Mazeroux, d'une voix singulière. Je n'ai besoin de personne. Si tu touches à un seul cheveu de sa tête, je te démolis. C'est convenu ? – Oui, patron. – Donc, tiens-toi tranquille. » Sa colère revenait peu à peu et se traduisait par une accélération de vitesse, qui semblait à Mazeroux une vengeance exercée contre lui. On brûla le pavé de Chartres. Rambouillet, Chevreuse, Versailles eurent la vision effrayante d'un bolide qui les traversait de part en part. Saint-Cloud. Le bois de Boulogne… Sur la place de la Concorde, comme l'auto se dirigeait vers les Tuileries, Mazeroux objecta : « Vous ne rentrez pas chez vous, patron ? – Non. D'abord, le plus pressé : il faut soustraire MarieAnne Fauville à son obsession de suicide en lui faisant dire qu'on a découvert les coupables… – Et alors ? – Alors, je veux voir le préfet de police. – M. Desmalions est absent et ne rentre que cet aprèsmidi. – En ce cas, le juge d'instruction. – Il n'arrivera au Palais qu'à midi, et il est onze heures. – Nous verrons bien. » Mazeroux avait raison. Il n'y avait personne au Palais de justice. Don Luis déjeuna aux environs et Mazeroux, après avoir passé à la Sûreté, vint le rechercher et le conduisit dans le couloir des juges. Son agitation, son inquiétude extraordinaire ne pouvaient échapper à Mazeroux qui lui demanda : « Vous êtes toujours décidé, patron ? – Plus que jamais. En déjeunant, j'ai lu les journaux. Marie-Anne Fauville, que l'on avait envoyée à l'infirmerie à la suite de sa seconde tentative, a encore essayé de se casser la tête contre les murs de la chambre. On lui a mis la camisole de force. Mais elle refuse toute nourriture. Mon devoir est de la sauver. – Comment ? – En livrant la vraie coupable. J'avertis le juge d'instruction, et, ce soir, je vous amène Florence Levasseur, morte ou vive. Et Sauverand ? – Sauverand ! ça ne tardera pas. À moins… – À moins ? – À moins que je ne l'exécute moi-même, le forban. – Patron ! – La barbe ! » Il y avait près d'eux des journalistes qui venaient aux informations. On le reconnut. Il leur dit : « Vous pouvez annoncer, messieurs, que, à partir d'aujourd'hui, je prends la défense de Marie-Anne Fauville et me consacre entièrement à sa cause. » On se récria. N'était-ce pas lui qui avait fait arrêter Mme Fauville ? N'était-ce pas lui qui avait réuni contre elle un faisceau de preuves irrécusables ? « Ces preuves, dit-il, je les détruirai une à une. Marie-Anne Fauville est la victime de misérables qui ont ourdi contre elle la plus diabolique des machinations, et que je suis sur le point de livrer à la justice. – Mais les dents ? l'empreinte des dents ? – Coïncidence ! Coïncidence inouïe, mais qui m'apparaît aujourd'hui comme la preuve d'innocence la plus forte. Je mets en fait que, si Marie-Anne Fauville avait été assez habile pour commettre tous ces crimes, elle l'eût été également pour ne pas laisser derrière elle un fruit marqué par la double marque de ses dents. – Néanmoins… – Elle est innocente ! Et c'est cela que je vais dire au juge d'instruction. Il faut qu'on la prévienne des efforts tentés en sa faveur. Il faut qu'on lui donne tout de suite de l'espoir. Sinon, la malheureuse se tuera, et sa mort pèsera sur tous ceux qui auront accusé une innocente. Il faut… » À ce moment, il s'interrompit. Ses yeux s'étaient fixés sur un des journalistes qui, un peu à l'écart, l'écoutait en prenant des notes… Il dit tout bas à Mazeroux : « Est-ce que tu pourrais savoir le nom de ce type-là ? Je ne sais où diable je l'ai rencontré. » Mais un huissier avait ouvert la porte du juge d'instruction, lequel, sur la présentation de la carte de Perenna, désirait le voir aussitôt. Il s'avança donc, et il allait entrer dans le bureau ainsi que Mazeroux, lorsqu'il se retourna brusquement vers son compagnon avec un cri de fureur : « C'est lui ! C'est Sauverand qui était là, camouflé. Arrêtez-le ! Il vient de se défiler. Mais courez donc ! » Lui-même il s'élança, suivi de Mazeroux, des gardes et des journalistes. Il ne tarda pas, du reste, à les distancer tous, de telle façon que, trois minutes après, il n'entendit plus personne derrière lui. Il avait dégringolé l'escalier de la Souricière et franchi le souterrain qui fait passer d'une cour à l'autre. Là, deux personnes lui affirmèrent avoir rencontré un homme qui marchait à vive allure. La piste était fausse. Il s'en rendit compte, chercha, perdit du temps, et réussit à établir que Sauverand s'était enfui par le boulevard du Palais et qu'il avait rejoint, sur le quai de l'Horloge, une femme blonde, très jolie, Florence Levasseur, évidemment… Tous deux étaient montés dans l'autobus qui va de la place Saint-Michel à la gare Saint-Lazare. Don Luis revint vers une petite rue isolée où il avait laissé son automobile, sous la surveillance d'un gamin. Il mit le moteur en mouvement, et, à toute vitesse, gagna la gare SaintLazare. Du bureau de l'autobus, il partit sur une nouvelle piste, qui se trouva mauvaise, perdit encore plus d'une heure, revint à la gare et finit par acquérir la certitude que Florence était montée seule dans un autobus qui l'emmenait vers la place du Palais-Bourbon. Ainsi donc, et contre toute attente, la jeune fille devait être rentrée. L'idée de la revoir surexcita sa colère. Tout en suivant la rue Royale et en traversant la place de la Concorde, il bredouillait des paroles de vengeance et des menaces, qu'il avait hâte de mettre à exécution. Et il outrageait Florence. Et il la cinglait de ses injures. Et c'était un besoin, âpre et douloureux, de faire du mal à la vilaine créature. Mais, arrivé à la place du Palais-Bourbon, il s'arrêta net. D'un coup, son œil exercé avait compté, de droite et de gauche, une demi-douzaine d'individus dont il était impossible de méconnaître les allures professionnelles. Et Mazeroux, qui l'avait aperçu, venait de pivoter sur lui-même et se dissimulait sous une porte cochère. Il l'appela : « Mazeroux ! » Le brigadier parut très surpris d'entendre son nom et s'approcha de la voiture. « Tiens, le patron ! » Sa figure exprimait une telle gêne que don Luis sentit ses craintes se préciser. « Dis donc, ce n'est pas pour moi que tes hommes et toi faites le pied de grue devant mon hôtel ? – En voilà une idée, patron ! répondit Mazeroux d'un air embarrassé. Vous savez bien que vous êtes en faveur, vous. » Don Luis sursauta. Il comprenait. Mazeroux l'avait trahi. Autant pour obéir aux scrupules de sa conscience que pour soustraire le patron aux dangers d'une passion funeste, Mazeroux avait dénoncé Florence Levasseur. Il crispa les poings, dans un effort de tout son être, pour étouffer la rage qui bouillonnait en lui. Le coup était terrible. Il avait l'intuition subite de toutes les fautes auxquelles la démence de la jalousie l'avait entraîné depuis la veille, et le pressentiment de ce qui pouvait en résulter d'irréparable. La direction des événements lui échappait. « Tu as le mandat ? » dit-il. Mazeroux balbutia : « C'est bien par hasard… J'ai rencontré le préfet qui était de retour… On s'est expliqué sur cette affaire de la demoiselle. Et, voilà justement que l'on avait découvert que cette photographie… vous savez la photographie de Florence Levasseur que le préfet vous avait confiée ?… Eh bien, on a découvert que vous l'aviez maquillée. Alors, quand j'ai dit le nom de Florence, le préfet s'est souvenu que c'était ce nom-là. – Tu as le mandat ? répéta don Luis d'un ton plus âpre. – Dame… n'est-ce pas ?… il a bien fallu… M. Desmalions… le juge… » Si la place du Palais-Bourbon avait été déserte, don Luis se fût certainement soulagé sur le menton de Mazeroux d'un swing envoyé selon les règles de l'art. D'ailleurs, Mazeroux prévoyait cette éventualité, car il se tenait prudemment aussi loin que possible, et, pour apaiser le courroux du patron, débitait toute une kyrielle d'excuses. « C'est pour votre bien, patron… Il le fallait… Pensez donc ! Vous me l'aviez ordonné : « Débarrasse-moi de cette créature. Moi, je suis trop lâche… « Tu l'arrêteras, n'estce pas ? Ses yeux me brûlent… « C'est du poison… » Alors, patron, pouvais-je faire autrement ? Non, n'est-ce pas ? D'autant plus que le sous-chef Weber… – Ah ! Weber est au courant ?… – Dame ! oui. Le préfet se méfie un peu de vous, maintenant que le maquillage du portrait est connu… Alors, Weber va rappliquer, dans une heure peut-être, avec du renfort. Je disais donc que le sous-chef venait d'apprendre que la femme qui allait chez Gaston Sauverand, à Neuilly, vous savez, dans la maison du boulevard Richard-Wallace, était blonde, très jolie, et qu'elle s'appelait Florence. Elle y restait même quelquefois la nuit. – Tu mens ! Tu mens ! » grinça Perenna. Toute sa haine remontait en lui. Il avait poursuivi Florence avec des intentions qu'il n'aurait pu formuler. Et voilà, tout à coup, qu'il voulait la perdre de nouveau, et consciemment, cette fois. En réalité, il ne savait plus ce qu'il faisait. Il agissait au hasard, tour à tour ballotté par les passions les plus diverses, en proie à cet amour désordonné qui nous pousse aussi bien à égorger l'être que nous aimons qu'à mourir pour son salut. Un camelot passa, qui vendait une édition spéciale du journal de Midi, où il put lire, en gros caractères : Déclaration de don Luis Perenna. Mme Fauville serait innocente. – Arrestation imminente des coupables. « Oui, oui, fit-il à haute voix. Le drame touche à sa fin. Florence va payer sa dette. Tant pis pour elle. » Il remit sa voiture en marche et franchit le seuil de la grand'porte. Dans la cour, il dit à son chauffeur qui se présentait : « Faites tourner l'auto et ne la remisez pas. Je peux repartir d'un moment à l'autre. » Il sauta du siège et, interpellant le maître d'hôtel : « Mlle Levasseur est ici ? – Oui, monsieur, dans son appartement. – Elle s'est absentée hier, n'est-ce pas ? – Oui, monsieur, au reçu d'une dépêche qui la demandait en province, auprès d'un parent malade. Elle est revenue cette nuit. – J'ai à lui parler. Envoyez-la-moi. Je l'attends. – Dans le cabinet de travail de monsieur ? – Non, en haut, dans le boudoir, auprès de ma chambre. » C'était une petite pièce du deuxième étage, jadis boudoir de femme, et qu'il préférait à son cabinet de travail depuis les tentatives de meurtre dont il avait été l'objet. Il était plus tranquille, plus à l'écart, et il y cachait ses papiers importants. La clef ne le quittait pas, une clef spéciale, à triple rainure et à ressort intérieur. Mazeroux l'avait suivi dans la cour et s'attachait à ses pas, sans que Perenna, jusqu'ici, parût s'en rendre compte. Il prit le brigadier par le bras et l'entraîna vers le perron. « Tout va bien. Je redoutais que Florence, soupçonnant quelque chose, ne fût pas rentrée. Mais, sans doute, ne pense-telle point que je l'ai vue hier. Maintenant, elle ne peut nous échapper. » Ils traversèrent le vestibule, puis montèrent au premier étage. Mazeroux se frotta les mains. « Vous voilà donc raisonnable, patron ? – En tout cas, me voilà résolu. Je ne veux pas, tu entends, je ne veux pas que Mme Fauville se tue, et, puisqu'il n'y a qu'un seul moyen d'empêcher cette catastrophe, je sacrifie Florence. – Sans chagrin ? – Sans remords. – Donc, vous me pardonnez ? – Je te remercie. » Nettement, puissamment, il lui appliqua son poing sous le menton. Sans un gémissement, Mazeroux tomba, évanoui, sur les marches du second étage. Il y avait, au milieu de l'escalier, un réduit obscur qui servait de débarras, et où les domestiques rangeaient les ustensiles de ménage et le linge sale. Don Luis y porta Mazeroux et, l'ayant assis confortablement par terre, le dos appuyé à un coffre, il lui enfonça son mouchoir dans la bouche, le bâillonna avec une serviette, et lui lia les chevilles et les poignets avec deux nappes, dont les autres bouts furent fixés à des clous solides. dit : Comme Mazeroux sortait de son engourdissement, il lui « Je crois que tu as tout ce qu'il faut… nappes… serviettes… une poire dans la bouche pour apaiser ta faim. Mange tranquil- lement. Par là-dessus, une petite sieste, et tu seras frais comme une rose. » Il l'enferma, puis, consultant sa montre : « J'ai une heure devant moi. C'est parfait. » À cette minute, son intention était celle-ci : injurier Florence, lui cracher à la figure toutes ses infamies et tous ses crimes, et, par là même, obtenir d'elle des aveux écrits et signés. Après, le salut de Marie-Anne étant assuré, il verrait. Peut-être jetterait-il Florence au fond de son auto, et l'emporterait-il vers quelque refuge où, la jeune fille lui servant d'otage, il pèserait sur la justice. Peut-être… Mais, il ne cherchait pas à prévoir les événements. Ce qu'il voulait, c'était l'explication immédiate, violente. Il avait couru jusqu'à sa chambre, au second étage. Il s'y plongea la figure dans l'eau froide. Jamais il n'avait éprouvé une pareille excitation de tout son être, un pareil déchaînement de ses instincts aveugles. « C'est elle ! Je l'entends balbutia-t-il… Elle est au bas de l'escalier. Enfin ! quelle volupté de la tenir devant moi Face à face ! tous deux seuls ! » Il était revenu sur le palier, devant le boudoir. Il tira la clef de sa poche. La porte s'ouvrit. Il poussa un cri terrible. Gaston Sauverand était là. Dans la chambre close, debout, les bras croisés, Gaston Sauverand l'attendait. Chapitre IX Sauverand s'explique Gaston Sauverand ! Instinctivement, don Luis recula et sortit son revolver, qu'il braqua sur le bandit. « Haut les mains, ordonna-t-il… haut les mains, ou je fais feu ! » Sauverand ne parut pas se troubler. D'un signe de tête, il montra deux revolvers qu'il avait déposés sur une table, hors de sa portée, et il dit : « Voici mes armes. Je ne viens pas ici pour combattre, mais pour causer. – Comment êtes-vous entré ? proféra don Luis, que ce calme exaspérait. Une fausse clef, n'est-ce pas ? Mais, cette fausse clef, comment avez-vous pu… et par quel moyen ? » L'autre ne répondait pas. Don Luis frappa du pied. « Parlez donc ! Parlez ! Sinon… » Mais Florence accourait. Elle passa près de lui sans qu'il essayât de la retenir et se jeta sur Gaston Sauverand, à qui elle dit, indifférente à la présence de Perenna : « Pourquoi êtes-vous venu ? Vous m'aviez promis de ne pas venir… Vous me l'aviez juré… Allez-vous-en. » Sauverand se dégagea et la contraignit à s'asseoir. « Laisse-moi faire, Florence. Ma promesse n'avait d'autre but que de te rassurer. Laisse-moi faire. – Mais non, mais non, protesta la jeune fille avec ardeur. Mais non ! c'est de la folie. Je vous défends de dire un seul mot… Oh ! je vous en supplie, ne tentez pas cela ! » Lentement, il lui caressa le front, écartant les cheveux d'or, un peu incliné vers elle. « Laisse-moi faire, Florence », répéta-t-il tout bas. Elle se tut, comme désarmée par la douceur de cette voix, et il prononça d'autres paroles que don Luis ne put entendre et qui semblèrent la convaincre. En face d'eux, Perenna n'avait pas bougé. Le bras tendu, le doigt sur la détente, il visait l'ennemi. Lorsque Sauverand tutoya Florence, des pieds à la tête, il tressaillit, et son doigt se crispa. Par quel prodige ne tira-t-il pas ? Par quel effort suprême de volonté put-il étouffer la haine jalouse qui le brûla comme une flamme ? Et voilà que Sauverand avait l'audace de caresser les cheveux de Florence ! Il baissa le bras. Plus tard, il les tuerait, plus tard, il ferait d'eux ce que bon lui semblerait, puisqu'ils étaient en son pouvoir, et que rien, désormais, ne pouvait les soustraire à sa vengeance. Il saisit les deux revolvers de Sauverand et les plaça dans un tiroir. Puis il revint vers la porte, avec l'intention de la fermer. Mais, entendant du bruit au palier du premier étage, il approcha de la rampe. C'était le maître d'hôtel qui montait, un plateau à la main. « Qu'y a-t-il encore ? – Une lettre urgente, monsieur, qu'on vient d'apporter pour M. Mazeroux. – M. Mazeroux est avec moi. Donnez. Et qu'on ne me dérange plus. » Il déchira l'enveloppe. La lettre, écrite au crayon, hâtivement, et signée par un des inspecteurs qui cernaient l'hôtel, contenait ces mots : « Attention, brigadier, Gaston Sauverand est dans la maison. D'après deux personnes qui demeurent en face, la jeune fille, que l'on connaît dans le quartier comme l'intendante de l'hôtel, est entrée, il y a une heure et demie, avant que nous ne prenions notre faction. On l'a vue, ensuite, à la fenêtre du pavillon qu'elle occupe. Et puis, quelques instants plus tard, une petite porte basse, qui doit être employée pour le service de la cave, et qui est située sous ce pavillon, a été entrouverte, par elle, évidemment. Presque aussitôt, un homme a débouché sur la place, a longé les murs, et s'est glissé dans la cave. Pas d'erreur. D'après le signalement, c'est Gaston Sauverand. Donc, attention, brigadier. À la moindre alerte, au premier signal de vous, nous entrons. » Don Luis réfléchit. Il comprenait, maintenant, comment le bandit avait accès chez lui et comment il pouvait impunément, caché dans la retraite la plus sûre, échapper à toutes les recher- ches. Lui, Perenna, il habitait chez celui-là même qui s'était déclaré son plus terrible adversaire. « Allons, se dit-il, le bonhomme est réglé… et sa demoiselle aussi. Les balles de mon revolver ou les menottes de la police, c'est à leur choix. » Il ne songeait même plus à son auto, toute prête en bas. Il ne songeait plus à la fuite de Florence. S'il ne les tuait pas l'un et l'autre, la justice mettrait sur eux sa main qui ne relâche pas. Aussi bien, il valait mieux qu'il en fût ainsi, et que la société punît elle-même les deux coupables qu'il allait lui offrir. Il referma la porte, poussa le verrou, se remit en face de ses deux captifs, et prenant une chaise, dit à Sauverand : « Causons. » La pièce où ils se trouvaient, étant de dimensions restreintes, les rapprochait les uns des autres, de telle sorte que don Luis avait la sensation de toucher presque à cet homme qu'il exécrait jusqu'au plus profond de son âme. Un mètre à peine séparait leurs deux chaises. Une table longue, couverte de livres, se dressait entre eux et la fenêtre, dont l'embrasure, percée à travers le mur très épais, formait un recoin comme dans les vieilles demeures. Florence avait un peu tourné son fauteuil, et don Luis discernait mal son visage, que la lumière n'éclairait pas. Mais il voyait en plein celui de Gaston Sauverand, et il l'observait avec une curiosité ardente et une colère qui s'avivait au spectacle des traits, jeunes encore, de la bouche expressive, des yeux intelligents et beaux malgré la dureté du regard. « Eh bien, quoi, parlez ! fit don Luis d'un ton impérieux. J'ai accepté une trêve entre nous, mais une trêve momentanée, le temps de dire les paroles nécessaires. Avez-vous peur, maintenant ? Regrettez-vous votre démarche ? » L'homme eut un calme sourire et prononça : « Je n'ai peur de rien, et je ne regrette pas d'être venu, car j'ai le pressentiment très net que nous pouvons, que nous devons nous entendre. – Nous entendre ! protesta don Luis avec un haut-le-corps. – Pourquoi pas ? – Un pacte ! un pacte d'alliance entre vous et moi ! – Pourquoi pas, c'est une idée que j'ai eue déjà plusieurs fois, qui s'est précisée tout à l'heure dans le couloir de l'instruction, et qui m'a conquis définitivement lorsque j'ai lu la reproduction de votre note dans l'édition spéciale de ce journal : Déclaration sensationnelle de don Luis Perenna, Madame Fauville serait innocente… Gaston Sauverand se leva de sa chaise à moitié, et, martelant ses paroles, les scandant de gestes secs, il murmura : « Tout est là, monsieur, dans ces quatre mots : Madame Fauville est innocente. Ces quatre mots, que vous avez écrits, que vous avez prononcés publiquement et solennellement, sont-ils l'expression même de votre pensée ? Croyezvous, maintenant, et de toute votre foi, à l'innocence de MarieAnne Fauville ? » Don Luis haussa les épaules. « Eh ! mon Dieu, l'innocence de Mme Fauville n'a rien à faire ici. Il ne s'agit pas d'elle, mais de vous, de vous deux et de moi. Donc droit au but, et le plus vite possible. C'est votre intérêt, plus encore que le mien. – Notre intérêt ? » Don Luis s'écria : « Vous oubliez le troisième sous-titre de l'article… Je n'ai pas proclamé seulement l'innocence de Marie-Anne Fauville. J'ai aussi annoncé… lisez donc : Arrestation imminente des coupables. » Sauverand et Florence se levèrent ensemble, d'un même mouvement irréfléchi. « Et pour vous… les coupables ? demanda Sauverand. – Dame ! vous les connaissez comme moi. C'est l'homme à la canne d'ébène, qui, tout au moins, ne peut nier le meurtre de l'inspecteur principal Ancenis. Et c'est la complice de tous ses crimes. L'un et l'autre doivent se rappeler leurs tentatives d'assassinat contre moi, le coup de revolver sur le boulevard Suchet, le sabotage de mon automobile suivi de la mort de mon chauffeur… et, hier encore, dans la grange, là-bas, vous savez, la grange où il y a deux squelettes pendus… hier encore, rappelezvous, la faux, la faux implacable qui fut sur le point de me décapiter. – Et alors ? – Alors, dame ! la partie est perdue. Il faut payer sa dette, et il le faut d'autant plus que vous vous êtes jetés stupidement dans la gueule du loup. – Je ne comprends pas. Qu'est-ce que tout cela veut dire ? – Cela veut dire simplement que l'on connaît Florence Levasseur, que l'on connaît votre présence ici, que l'hôtel est cerné, et que le sous-chef Weber va venir. » Sauverand sembla déconcerté par cette menace imprévue. Près de lui, Florence était livide. Une angoisse folle la défigurait. Elle balbutia : « Oh ! c'est terrible !… non, non, je ne veux pas ! » Et, se précipitant sur don Luis : « Lâche ! Lâche ! c'est vous qui nous livrez ! Lâche ! Ah ! je savais bien que vous étiez capable de toutes les trahisons ! Vous êtes là, comme un bourreau… Ah ! quelle infamie ! Quelle lâcheté ! » Épuisée, elle tomba assise. Elle sanglotait, une de ses mains contre son visage. Don Luis se détourna. Chose bizarre, il n'éprouvait aucune pitié, et les larmes de la jeune fille, de même que ses injures, ne le remuaient pas plus que s'il n'eût jamais aimé Florence. Il fut heureux de cette libération. L'horreur qu'elle lui inspirait avait tué tout amour. Mais, étant revenu devant eux après avoir fait quelques pas à travers la pièce, il s'aperçut qu'ils se tenaient par la main, comme deux amis en détresse qui se soutiennent, et, repris d'un brusque mouvement de haine, subitement hors de lui, il empoigna le bras de l'homme. « Je vous défends… De quel droit ?… Est-ce votre femme ? votre maîtresse ? Alors, n'est-ce pas ?… » Sa voix s'embarrassait. Lui-même sentait l'étrangeté de cet accès furieux, où se révélait soudain, dans toute sa force et dans tout son aveuglement, une passion qu'il croyait à jamais éteinte. Et il rougit, car Gaston Sauverand le regardait avec stupeur, et il ne douta pas que l'ennemi n'eût percé son secret. Un long silence suivit, durant lequel il rencontra les yeux de Florence, des yeux hostiles, pleins de révolte et de dédain. Avait-elle deviné, elle aussi ? Il n'osa plus dire un seul mot. Il attendit l'explication de Sauverand. Et, dans cette attente, ne songeant ni aux révélations qui allaient se produire, ni aux problèmes redoutables dont il allait enfin connaître la solution, ni aux événements tragiques qui se préparaient, il pensait uniquement, et avec quelle fièvre ! avec quelle palpitation de tout son être ! à ce qu'il était sur le point de savoir sur Florence, sur les sentiments de la jeune fille, sur son passé, sur son amour pour Sauverand. Cela seul l'intéressait. « Soit, dit Sauverand. Je suis pris. Que le destin s'accomplisse ! Cependant, puis-je vous parler ? Je n'ai plus maintenant d'autre désir que celui-là. – Parlez, répondit-il. Cette porte est close. Je ne l'ouvrirai que quand il me plaira. Parlez. – Je le ferai brièvement, dit Gaston Sauverand ; d'ailleurs, ce que je sais est peu de chose. Je ne vous demande pas de le croire, mais d'écouter comme s'il était possible que je pusse dire la vérité, l'entière vérité. » Et il s'exprima en ces termes : « Je n'avais jamais rencontré Hippolyte Fauville et MarieAnne, avec qui, cependant, j'étais en correspondance – vous vous rappelez que nous sommes cousins – lorsque le hasard nous mit en présence, il y a quelques années, à Palerme, où ils passaient l'hiver pendant que l'on construisait leur nouvel hôtel du boulevard Suchet. Nous vécûmes cinq mois ensemble, nous voyant chaque jour. Hippolyte et Marie-Anne ne s'entendaient pas très bien. Un soir, à la suite de querelles plus violentes, je la surpris qui pleurait. Bouleversé par ses larmes, je ne pus retenir mon secret. Depuis le premier instant de notre rencontre, j'aimais Marie-Anne… Je devais l'aimer toujours, et de plus en plus. – Vous mentez ! s'écria don Luis, incapable de se contenir. Hier, dans le train qui vous ramenait d'Alençon, je vous ai vus tous les deux… » Gaston Sauverand observa Florence. Elle se taisait, les poings à la figure, ses coudes sur les genoux. Sans répondre à l'exclamation de don Luis, il continua : « Marie-Anne, elle aussi, m'aimait. Elle me l'avoua, mais en me faisant jurer que je n'essaierais jamais d'obtenir d'elle plus que ne doit accorder l'amitié la plus pure. Je tins mon serment. Nous eûmes alors quelques semaines de bonheur incomparable. Hippolyte Fauville, qui s'était amouraché d'une chanteuse de concert public, faisait de longues absences. Je m'occupais beaucoup de l'éducation physique du petit Edmond, dont la santé laissait à désirer. Et nous avions, en outre, auprès de nous, entre nous, la meilleure amie, la conseillère dévouée, affectueuse, qui pansait nos blessures, soutenait notre courage, ranimait notre joie, et qui prêtait à notre amour quelque chose de sa force et de sa noblesse : Florence était là. » Don Luis sentit battre son cœur plus hâtivement. Non pas qu'il attachât le moindre crédit aux paroles que débitait Gaston Sauverand. Mais, à travers ces paroles, il espérait bien pénétrer au cœur même de la réalité. Peut-être aussi subissait-il, sans le savoir, l'influence de Gaston Sauverand, dont l'apparente franchise et l'intonation sincère lui causaient un certain étonnement. Sauverand reprit : « Quinze années plus tôt, mon frère, Raoul Sauverand, recueillait, à Buenos-Aires, où il s'était établi, une orpheline, la petite fille d'un ménage de ses amis. À sa mort, il confia l'enfant – elle avait alors quatorze ans –, à une vieille bonne qui m'avait élevé, et qui avait suivi mon frère dans l'Amérique du Sud. La vieille bonne m'amena l'enfant et mourut elle-même d'un accident, quelques jours après son arrivée en France. « Je conduisis la petite en Italie, chez des amis, où elle travailla et devint… ce qu'elle est. Voulant vivre par ses propres moyens, elle accepta une place d'institutrice dans une famille. Plus tard, je la recommandai à mes cousins Fauville, auprès de qui je la retrouvai à Palerme, gouvernante du petit Edmond, qui l'adorait, et surtout amie, amie dévouée et chérie de Marie-Anne Fauville. « Elle fut la mienne aussi, à cette heureuse époque, si rayonnante et si courte, hélas ! Notre bonheur, en effet, notre bonheur à tous trois allait sombrer de la façon la plus brusque et la plus stupide. Chaque soir, j'écrivais sur un journal intime la vie quotidienne de mon amour, vie sans événements, sans espérance et sans avenir, mais combien ardente, et combien resplendissante ! Marie-Anne y était exaltée comme une déesse. Agenouillé pour écrire, je traçais les litanies de sa beauté, et j'inventais aussi, pauvre revanche de mon imagination, des scènes illusoires où elle me disait les mots qu'elle aurait pu me dire, et me promettait toutes les joies auxquelles nous avions volontairement renoncé. « Ce journal, Hippolyte Fauville le trouva. Par quel hasard prodigieux, par quelle méchanceté sournoise du destin, je ne sais, mais il le trouva. « Sa colère fut terrible. Il voulait d'abord chasser MarieAnne. Mais, devant l'attitude de sa femme, devant les preuves qu'elle lui donna de son innocence, devant la volonté inflexible qu'elle manifesta de ne pas divorcer et la promesse qu'elle lui fit de ne jamais me revoir, il se calma. « Moi, je partis, la mort dans l'âme. Florence, renvoyée, partit également. Jamais plus, vous entendez, jamais plus depuis cette heure fatale, je n'échangeai une seule parole avec Marie-Anne. Mais un amour indestructible nous unissait. Ni la séparation, ni le temps n'en devait atténuer la puissance. » Il s'arrêta un moment, comme pour lire sur le visage de don Luis l'effet que provoquait son récit. Don Luis ne cachait pas son attention anxieuse. Ce qui l'étonnait le plus, c'était le calme inouï de Gaston Sauverand, l'expression tranquille de ses yeux, l'aisance avec laquelle il exposait, sans hâte, presque lentement, et d'une manière si simple, l'histoire de ce drame intime. « Quel comédien ! » pensa-t-il. Et, en même temps qu'il pensait cela, il se rappelait que Marie-Anne Fauville lui avait donné la même impression. Devait-il donc revenir à sa conviction première et croire MarieAnne coupable, comédienne comme son complice, et comé- dienne comme Florence ? ou bien devait-il attribuer à cet homme une certaine loyauté ? « Et ensuite ? » dit-il. Sauverand continua : « Et ensuite, je fus mobilisé dans une ville du centre. – Et Mme Fauville ? – Elle habitait à Paris, dans sa nouvelle maison, il n'était plus question du passé entre elle et son mari. – Comment le savez-vous ? Elle vous écrivait ? – Non. Marie-Anne est une femme qui ne transige pas avec le devoir, et sa conception du devoir est rigide à l'excès. Jamais elle ne m'écrivit. Mais Florence, qui avait accepté ici, chez le baron Malonesco, votre prédécesseur, une place de secrétaire et de lectrice, Florence recevait souvent dans son pavillon la visite de Marie-Anne. Pas une fois elles ne parlèrent de moi, n'est-ce pas, Florence ? Marie-Anne ne l'eût pas permis. Mais toute sa vie et toute son âme, n'est-ce pas, Florence ? n'étaient qu'amour et que souvenir passionné. À la fin, las d'être si loin d'elle, et démobilisé d'ailleurs, je revins à Paris. Ce fut notre perte. « Il y a de cela un an environ. Je louai un appartement avenue du Roule, et j'y vécus de la façon la plus secrète afin que mon retour ne pût être connu d'Hippolyte Fauville, tellement je craignais que la paix de Marie-Anne ne fût troublée. Seule, Florence était au courant et venait me voir de temps à autre. Je sortais peu, uniquement à la fin du jour, et dans les allées les plus désertes du bois. Mais il arriva ceci – les résolutions les plus héroïques ont leurs défaillances – il arriva qu'un soir, un mercredi soir, vers onze heures, ma promenade me rapprocha du boulevard Suchet, sans que je m'en rendisse compte, et je passai devant la demeure de Marie-Anne. Et le hasard fit qu'à cette même heure, comme la nuit était belle et chaude, Marie-Anne se trouvait à sa fenêtre. Elle me vit, j'en eus la certitude, et elle me reconnut, et mon bonheur fut tel que mes jambes tremblaient sous moi, tandis que je m'éloignais. Depuis, chaque soirée de mercredi, j'ai passé devant son hôtel, et presque chaque fois Marie-Anne, que sa vie mondaine, la recherche toute naturelle de distractions, et la position de son mari obligeaient pourtant à de fréquentes sorties, presque chaque fois Marie-Anne était là, m'accordant cette joie inespérée et toujours nouvelle. – Plus vite ! hâtez-vous donc ! articula don Luis que soulevait le désir d'en savoir davantage. Hâtez-vous. Les faits, tout de suite… Parlez ! » Voilà que, soudain, il avait peur de ne pas entendre la suite de l'explication, et voilà soudain qu'il s'apercevait que les paroles de Gaston Sauverand s'infiltraient en lui comme des paroles qui n'étaient peut-être pas mensongères. Bien qu'il s'efforçât de les combattre, elles étaient plus fortes que ses préventions et victorieuses de ses arguments. La vérité, c'est que, au fond de son âme tourmentée d'amour et de jalousie, quelque chose l'inclinait à croire cet homme dans lequel il n'avait vu jusqu'ici qu'un rival détesté et qui proclamait si hautement, devant Florence elle-même, son amour pour Marie-Anne. « Hâtez-vous, répéta-t-il, les minutes sont précieuses. » Sauverand hocha la tête. « Je ne me hâterai pas. Toutes mes paroles, avant que je me sois résolu à les prononcer, ont été pesées, une à une. Toutes sont indispensables. Aucune d'elles ne peut être omise. Car ce n'est pas dans des faits quelconques, détachés les uns des autres, que vous trouverez la solution du problème, mais dans l'enchaînement de tous ces faits et dans un récit aussi fidèle que possible. – Pourquoi ? Je ne comprends pas… – Parce que la vérité se trouve cachée dans ce récit. – Mais cette vérité, c'est votre innocence, n'est-ce pas ? – C'est l'innocence de Marie-Anne. – Mais puisque je ne la discute pas ! – À quoi cela sert-il si vous ne pouvez pas la prouver ? – Eh ! justement, c'est à vous de me donner des preuves ? – Je n'en ai pas. – Hein ? – Je dis que je n'ai aucune preuve de ce que je vous demande de croire. – Alors, je ne le croirai pas, s'écria don Luis d'un ton irrité. Non, non, mille fois non ! Si vous ne me fournissez pas les preuves les plus convaincantes, je ne croirai pas un seul mot de ce que vous allez dire. – Vous avez bien cru tout ce que j'ai dit jusqu'ici », répliqua Sauverand avec beaucoup de simplicité. Don Luis ne protesta pas. Ayant tourné les yeux vers Florence Levasseur, il lui sembla qu'elle le regardait avec moins d'aversion, et comme si elle eût souhaité de toutes ses forces qu'il ne résistât point aux impressions qui l'envahissaient. Il murmura : « Continuez. » Et ce fut vraiment une chose étrange que l'attitude de ces deux hommes, l'un s'expliquant en termes précis et de façon à donner à chaque mot toute sa valeur, l'autre écoutant et pesant chacun de ces mots ; tous deux maîtrisant les soubresauts de leur émotion ; tous deux aussi calmes en apparence que s'ils eussent cherché la solution philosophique d'un cas de conscience. Ce qui se passait en dehors ne signifiait rien. Ce qui allait survenir ne comptait pas. Avant tout, et quelles que fussent les conséquences de leur inaction, au moment où le cercle des forces policières se refermait autour d'eux, avant tout, il fallait que l'un parlât et que l'autre écoutât. « Nous arrivons, d'ailleurs, dit Sauverand de sa voix grave aux événements les plus importants, à ceux dont l'interprétation, nouvelle pour vous, mais strictement conforme à la vérité, vous démontrera notre bonne foi. La malchance m'ayant mis sur le chemin d'Hippolyte Fauville, au cours d'une de mes promenades au Bois, par prudence je changeai de domicile et m'installai dans la petite maison du boulevard Richard-Wallace, où Florence vint me voir plusieurs fois. J'eus même la précaution de supprimer ces visites, et, en outre, de ne plus correspondre avec elle que par l'intermédiaire de la poste restante. J'étais donc tout à fait tranquille. Je travaillais dans la solitude la plus complète et en pleine sécurité. Je ne m'attendais à rien. Aucun péril, aucune possibilité de péril ne nous menaçait. Et je puis dire, selon l'expression la plus banale et la plus juste, que c'est dans un ciel absolument pur que le coup de tonnerre éclata. J'appris à la fois, lorsque le préfet de police et ses agents firent irruption chez moi et procédèrent à mon arrestation, j'appris à la fois l'assassinat d'Hippolyte Fauville, l'assassinat d'Edmond, et l'arrestation de ma bien-aimée Marie-Anne. – Impossible, s'écria don Luis, de nouveau agressif et courroucé. Impossible ! ces faits étaient déjà vieux de quinze jours. Je ne puis admettre que vous ne les ayez pas connus. – Par qui ? – Par les journaux ! et plus certainement encore, par mademoiselle », s'exclama don Luis en désignant la jeune fille. Sauverand affirma : « Par les journaux ? Je ne les lisais jamais. Quoi ! Est-ce donc inadmissible ? Est-ce une obligation, une nécessité inéluctable que de perdre chaque jour une demi-heure à parcourir les inepties de la politique et les ignominies des faits divers ? Et ne pouvons-nous imaginer un homme qui ne lise que des revues ou des brochures scientifiques ? Le fait est rare, soit, mais la rareté d'un fait ne prouve rien contre ce fait. « D'un autre côté, le matin même du crime, j'avais averti Florence que je partais en voyage pour trois semaines, et je lui dis adieu. Au dernier moment, je changeai d'avis. Mais elle l'ignora, et me croyant parti, ne sachant où j'étais, elle ne put me prévenir ni du crime, ni de l'arrestation de Marie-Anne, ni plus tard, lorsque l'on accusa l'homme à la canne d'ébène, des recherches dirigées contre moi. – Eh ! justement, déclara don Luis, vous ne pouvez pas prétendre que l'homme à la canne d'ébène, que l'individu qui suivit l'inspecteur Vérot jusqu'au café du Pont-Neuf et qui lui déroba la lettre… Je ne suis pas cet homme-là », interrompit Sauverand. Et, comme don Luis haussait les épaules, il insista, sur un ton plus énergique : « Je ne suis pas cet homme-là. Il y a dans tout ceci une erreur inexplicable, mais je n'ai jamais mis les pieds au café du Pont-Neuf. Je vous le jure. Il faut que vous acceptiez cette déclaration comme rigoureusement vraie. Elle est, d'ailleurs, en concordance absolue avec la vie de retraite que je menais par nécessité et par goût. Et, je le répète, je ne savais rien. Le coup de tonnerre fut inattendu. Et c'est précisément pour cela, comprenez-le, que le choc produisit en moi une réaction inattendue, un état d'âme en opposition absolue avec ma nature véritable, un déchaînement de mes instincts les plus sauvages et les plus primitifs. Pensez donc, monsieur, on avait touché à ce que j'ai de plus sacré au monde : Marie-Anne était en prison ! MarieAnne était accusée d'un double assassinat ! Je devins fou. Me dominant d'abord, jouant la comédie avec le préfet de police, puis renversant tous les obstacles, abattant l'inspecteur principal Ancenis, me débarrassant du brigadier Mazeroux, sautant par la fenêtre, je n'avais qu'une idée : m'enfuir. Une fois libre, je sauverais Marie-Anne. Des gens me barraient le chemin ? Tant pis pour eux. De quel droit ces gens avaient-ils osé s'attaquer à la plus pure des femmes ? Je n'ai tué qu'un homme, ce jour-là… j'en aurais tué dix ! j'en aurais tué vingt ! Que m'importait la vie de l'inspecteur principal Ancenis ? Que m'eût importé la vie de tous ces misérables ? Ils se dressaient entre Marie-Anne et moi. Et Marie-Anne était en prison ! » Gaston Sauverand fit un effort qui contracta tous les muscles de son visage, pour recouvrer un sang-froid qui l'abandonnait peu à peu. Il y réussit, mais sa voix, malgré tout, resta plus frémissante, et la fièvre dont il était dévoré le secouait de tremblements qu'il ne parvenait pas à dissimuler. Il continua : « Au coin de la rue par où je venais de tourner après avoir distancé, sur le boulevard Richard-Wallace, les agents du préfet, et alors que je pouvais me croire perdu, Florence me sauva. Florence savait tout, elle depuis quinze jours. Le lendemain même du double assassinat, elle l'apprenait par les journaux, par ces journaux qu'elle lisait à vos côtés, et que vous commentiez, que vous discutiez devant elle. Et c'est auprès de vous, c'est en vous écoutant, qu'elle acquit cette opinion, que les événements, d'ailleurs, contribuaient tous à lui donner : l'ennemi, le seul ennemi de Marie-Anne, c'était vous. – Mais pourquoi ? pourquoi ? – Parce qu'elle vous voyait agir, s'exclama Sauverand avec force, parce que vous aviez intérêt plus que toute autre personne à ce que Marie-Anne d'abord, puis moi dans la suite, ne fussions pas entre vous et l'héritage Mornington, et enfin… – Et enfin… » Gaston Sauverand hésita, puis nettement : « Et enfin, parce qu'elle connaissait, à n'en pas douter, votre vrai nom, et que, suivant elle, Arsène Lupin est capable de tout. » Il y eut un silence, et combien poignant, le silence, en une pareille minute ! Florence demeurait impassible sous le regard de don Luis Perenna, et, sur ce visage hermétiquement clos, il ne pouvait discerner aucune des émotions qui la devaient agiter. Gaston Sauverand reprit : « C'est donc contre Arsène Lupin que Florence, l'amie épouvantée de Marie-Anne, engagea la lutte. C'est pour démasquer Lupin qu'elle écrivit, ou plutôt fit écrire cet article dont vous avez trouvé l'original sous une pelote de ficelle. C'est Lupin qu'elle entendit un matin téléphoner avec le brigadier Mazeroux et se réjouir de mon arrestation imminente. C'est pour me sauver de Lupin qu'elle abattit devant lui, au risque d'un accident, le rideau de fer, et qu'elle se fit conduire en auto à l'angle du boulevard Richard-Wallace, où elle devait arriver trop tard pour me prévenir, puisque les policiers avaient déjà envahi ma maison, mais à temps pour me soustraire à leur poursuite. « Cette idée de défiance à votre égard, cette haine terrifiée, elle me la communiqua instantanément. Durant les vingt minutes que nous employâmes à dépister mes agresseurs, hâtivement, elle me traça les grandes lignes de l'affaire, me dit en quelques mots la part prédominante que vous y preniez, et, sur l'heure, nous préparâmes contre vous une contre-attaque, afin que l'on vous suspectât de complicité. Tandis que j'envoyais un message au préfet de police, Florence rentrait et cachait, sous les coussins de votre divan, le tronçon de canne que j'avais conservé à la main par mégarde. Riposte insuffisante et qui manqua son but. Mais le duel était commencé. Je m'y lançai à corps perdu. « Monsieur, pour bien comprendre mes actes, il faut vous rappeler qui j'étais… un homme d'étude, un solitaire, mais aussi un amant passionné. J'aurais vécu toute ma vie dans le travail, ne demandant rien au destin que d'apercevoir Marie-Anne à sa fenêtre, la nuit, de temps à autre. Mais, dès le moment où on la persécutait, un autre homme surgit en moi, un homme d'action, maladroit certes, inexpérimenté, mais décidé à tout, et qui, ne sachant comment sauver Marie-Anne, n'eut pas d'autre but que de supprimer cet ennemi de Marie-Anne, auquel il avait le droit d'attribuer tous les malheurs de celle qu'il aimait. « Et ce fut la série de mes tentatives contre vous. Introduit dans votre hôtel, caché dans l'appartement même de Florence, j'essayai – à son insu, cela je vous le jure –, j'essayai de vous empoisonner. Les reproches, la révolte de Florence devant un pareil acte m'eussent peut-être fléchi, mais, je vous le répète, j'étais fou, oui, absolument fou, et votre mort me paraissait le salut même de Marie-Anne. Et, un matin, sur le boulevard Suchet, où je vous avais suivi, je vous envoyai un coup de revolver. Et le même soir, votre automobile vous emmenait à la mort, ainsi que le brigadier Mazeroux, votre complice. « Cette fois encore, vous alliez échapper à ma vengeance. Mais un innocent, le chauffeur qui conduisait, payait pour vous, et le désespoir de Florence fut tel que je dus céder à ses prières et désarmer. Moi-même, d'ailleurs, terrifié de ce que j'avais fait, obsédé par le souvenir de mes deux victimes, je changeai de plan et ne pensai qu'à sauver Marie-Anne, en préparant son évasion. « Je suis riche. Je versai de l'argent aux gardiens de sa prison, sans toutefois découvrir mes projets. Je nouai des intelligences avec les fournisseurs et avec le personnel de l'infirmerie. Et, chaque jour, m'étant procuré une carte de rédacteur judiciaire, j'allais au Palais de justice et dans le couloir des juges d'instruction où j'espérais rencontrer Marie-Anne et l'encourager d'un regard, d'un geste, peut-être lui glisser quelques mots de réconfort. « Son martyre continuait, en effet. Par cette mystérieuse affaire des lettres d'Hippolyte Fauville, vous lui portiez le coup le plus terrible. Que signifiaient ces lettres ? D'où provenaientelles ? N'avait-on pas le droit de vous attribuer toute cette machination, à vous qui les versiez dans l'effroyable débat ? Florence vous surveillait, nuit et jour, pouvait-on dire. Nous cherchions un indice, une lueur qui nous permît de voir un peu plus clair. « Or, hier matin, Florence aperçut le brigadier Mazeroux. Elle ne put entendre ce qu'il vous confiait. Mais elle surprit le nom du sieur Langernault, et le nom de Formigny, le village où il habitait. Langernault ! Elle se souvint de cet ancien ami d'Hippolyte Fauville. N'était-ce pas à lui que les lettres avaient été écrites, et n'était-ce pas à sa recherche que vous partiez en auto avec le brigadier Mazeroux ? « Une demi-heure plus tard, désireux nous aussi de faire notre enquête, nous prenions le train d'Alençon. De la gare, une voiture nous conduisit aux alentours de Formigny, où nous fîmes notre enquête avec le plus de circonspection possible. Après avoir appris ce que vous devez savoir également, la mort du sieur Langernault, nous résolûmes de visiter sa demeure, et nous avions réussi à y pénétrer, lorsque soudain Florence vous avisa dans le parc. Voulant à tout prix éviter une rencontre entre vous et moi, elle m'entraîna à travers la pelouse et derrière les massifs. Vous nous suiviez cependant, et comme une grange s'offrait, elle poussa une des portes, qui s'entrebâilla et nous livra passage. Rapidement, dans l'ombre, nous parvînmes à passer au milieu de fouillis et à monter, par une échelle que nous heurtâmes, à une soupente qui nous servit de refuge. Au même moment, vous entriez. « Vous savez la suite, votre découverte des deux pendus, votre attention attirée vers nous par un geste imprudent de Florence, votre attaque, à laquelle je ripostai en brandissant la première arme que le hasard me fournît, et finalement, sous le feu de votre revolver, notre fuite par la lucarne. Nous étions libres. Mais le soir, dans le train, Florence eut un évanouissement. En la soignant, je constatai qu'une de vos balles l'avait blessée à l'épaule, blessure légère et dont elle ne souffrait pas, mais qui aggravait l'extrême tension de ses nerfs. Quand vous nous avez vus – à la station du Mans, n'est-ce pas ? – elle dormait, la tête appuyée sur mon épaule. Pas une fois don Luis n'avait interrompu ce récit, fait d'une voix de plus en plus frémissante, et qu'animait un souffle de vérité profonde. Par un effort d'attention prodigieux, il enregistrait dans son esprit les moindres mots et les moindres gestes de Sauverand. Et, au fur et à mesure que ces mots étaient prononcés et ces gestes accomplis, il avait l'impression que, à côté de la vraie Florence, se levait parfois en lui une autre femme, délivrée de toute la fange et de toute l'ignominie dont il l'avait salie sur la foi des événements. Et cependant, il ne s'abandonnait pas encore. Florence innocente, était-ce possible ? Non, non, le témoignage de ses yeux qui avaient vu, le témoignage de sa raison qui avait jugé, s'accordaient contre une pareille assertion. Il n'admettait pas que Florence différât soudain de ce qu'elle était réellement pour lui : fourbe, sournoise, cruelle, sanguinaire, monstrueuse. Non, non, cet homme mentait avec une infernale habileté. Il présentait les choses avec un tel génie qu'on ne pouvait plus distinguer le faux du vrai, ni séparer la lumière des ténèbres. Il mentait ! Il mentait ! mais néanmoins, quelle douceur dans ce mensonge ! Comme elle était belle cette Florence imaginaire, cette Florence entraînée par le destin vers des actes qu'elle exécrait, mais pure de tout crime, sans remords, humaine, pitoyable, les yeux clairs et les mains toutes blanches. Et comme c'était bon de se laisser aller à ce rêve chimérique ! Gaston Sauverand épiait le visage de son ancien ennemi. Tout proche de don Luis, sa physionomie illuminée par l'expression de sentiments et de passions qu'il n'essayait plus de contenir, il murmura : « Vous me croyez, n'est-ce pas ? – Non… non… fit Perenna qui se raidissait contre l'influence de cet homme… – Il le faut, s'écria Sauverand avec une énergie farouche. Il faut que vous croyiez à la force de mon amour. Il est la cause de tout. Marie-Anne est ma vie. Elle morte, je n'ai plus qu'à mourir. Ah ! ce matin, quand j'ai lu dans les journaux que la malheureuse s'était ouvert les veines ! Et par votre faute, à la suite de ces lettres accusatrices d'Hippolyte ! Ah ! ce n'est plus vous égorger que j'aurais voulu, mais vous infliger le plus barbare des supplices. Ma pauvre Marie-Anne, quelle torture elle devait endurer ! Comme vous n'étiez pas de retour, toute la matinée, Florence et moi nous avons erré pour avoir de ses nouvelles, autour de la prison d'abord, puis du côté de la Préfecture et du Palais de justice. Et c'est là, dans le couloir de l'instruction, que je vous rencontrai. À ce moment, vous prononciez le nom de MarieAnne Fauville devant un groupe de journalistes. Et vous leur disiez que Marie-Anne Fauville était innocente ! Et vous leur donniez communication de votre témoignage en faveur de Marie-Anne ! « Ah ! monsieur, du coup, ma haine tomba. En une seconde l'ennemi devint l'allié, le maître que l'on implore à genoux. Ainsi vous aviez l'audace admirable de répudier toute votre œuvre et de vous consacrer au salut de Marie-Anne ! Je m'enfuis, tout palpitant de joie et d'espoir, et je m'écriai, en rejoignant Florence : « Marie-Anne est sauvée. Il la proclame innocente. « Je veux le voir. Je veux lui parler. » « Nous revînmes ici. Florence, qui ne désarmait pas, me supplia de ne pas mettre mon projet à exécution avant que votre nouvelle attitude dans l'affaire se fût affirmée par des actes décisifs. Je promis tout ce qu'elle exigea de moi. Mais j'étais résolu. Ma volonté se fortifia encore après la lecture du journal qui publia votre déposition. À tout prix ; et sans perdre une heure, je mettrais entre vos mains le sort de Marie-Anne. J'attendis votre retour, et je suis venu. » Ce n'était pas le même homme qui, au début de l'entretien, faisait montre d'un tel sang-froid. Épuisé par son effort et par une lutte qui durait depuis des semaines, et où il avait dépensé vainement tant d'énergie, il tremblait à présent, et, s'accrochant à don Luis, un de ses genoux sur le fauteuil auprès duquel don Luis se tenait debout, il balbutiait : « Sauvez-la, je vous en supplie… vous en avez le pouvoir… Oui, vous avez tous les pouvoirs… J'ai appris à vous connaître en vous combattant… C'est plus que votre génie qui vous défendait contre moi, c'est une chance heureuse qui vous protège. Vous êtes différent des autres hommes. Mais tenez, tenez, le fait seul de ne pas m'avoir tué, dès le début, moi qui vous avais poursuivi si férocement, le fait de m'écouter et d'accueillir comme admissible cette vérité inconcevable de notre innocence à tous les trois, mais c'est un miracle inouï ! Et pendant que je vous attendais et que je m'apprêtais à vous parler, j'ai eu l'intuition de tout cela ! J'ai vu clairement que l'homme qui, sans autre guide que sa raison, criait l'innocence de Marie-Anne, que cet homme-là pouvait seul la sauver, et qu'il la sauverait. Ah ! sauvez-la, je vous en conjure… Et sauvez-la dès maintenant. Sinon, dans quelques jours, Marie-Anne aura vécu. Il est impossible qu'elle vive en prison. Vous voyez, elle veut mourir… Aucun obstacle ne l'en empêchera. Est-ce qu'on peut empêcher quelqu'un de se tuer ?… Et quelle horreur, s'il elle mourait !… Ah ! s'il faut un coupable à la justice, j'avouerai tout ce qu'on voudra. J'accepterai toutes les charges et je me réjouirai de tous les châtiments, mais que Marie-Anne soit libre ! Sauvez-la… Moi, je n'ai pas su… je ne sais pas ce qu'il faut faire… Sauvez-la de la prison et de la mort… Sauvez-la…, je vous en prie… sauvez-la ! » Des larmes coulaient sur son visage que tordait l'angoisse. Florence pleurait aussi, courbée en deux. Et Perenna sentit brusquement sourdre en lui l'angoisse la plus terrible. Bien que, depuis le début de l'entretien, une conviction nouvelle l'envahît peu à peu, ce fut pour ainsi dire subitement qu'il en prit conscience. Subitement il s'avisa que sa foi dans les paroles de Sauverand ne comportait aucune restriction, et que Florence n'était peut-être pas la créature abominable qu'il avait eu le droit d'imaginer, mais une femme dont les yeux ne mentaient pas et dont l'âme et la figure avaient une égale beauté. Subitement il apprit que ces deux êtres là, ainsi que cette MarieAnne pour l'amour de qui ils avaient lutté si maladroitement, étaient emprisonnés dans un cercle de fer que leurs efforts ne parviendraient pas à rompre. Et ce cercle tracé par une main inconnue, c'était lui, Perenna, qui l'avait resserré autour d'eux avec l'acharnement le plus implacable. « Oh ! dit-il, pourvu qu'il ne soit pas trop tard ! » Il chancelait sous le choc des sensations et des idées qui l'assaillaient. Tout se heurtait dans son cerveau avec une violence tragique : certitude, joie, épouvante, désespoir, fureur. Il se débattait sous les griffes du cauchemar le plus affreux, et il lui semblait déjà que la main lourde d'un policier se posait sur l'épaule de Florence. « Allons-nous-en ! allons-nous-en ! s'écria-t-il en un sursaut d'effroi. C'est de la folie de rester ! – Mais puisque l'hôtel est cerné… objecta Sauverand. – Et après ? Alors-vous supposez que je puisse admettre une seconde… Mais non, mais non, voyons. Il faut que nous combattions ensemble. Il y aura certes encore des doutes en moi… Vous les détruirez, et nous sauverons Mme Fauville. – Mais les agents qui nous entourent ? – On leur passera dessus. – Le sous-chef Weber ? – Il n'est pas là. Et tant qu'il n'est pas là, je me charge de tout. Allons, suivez-moi, mais d'assez loin. Quand je vous ferai signe, et seulement alors… » Il tira le verrou et saisit la poignée de la porte. À ce moment quelqu'un frappa. C'était le maître d'hôtel. « Eh bien, dit-il, pourquoi me dérange-t-on ? – Le sous-chef de la Sûreté, M. Weber, vient d'arriver, monsieur. » Chapitre X La débâcle Certes, don Luis s'attendait à cette éventualité redoutable. Le coup cependant parut le prendre au dépourvu, et il répéta plusieurs fois : « Ah ! Weber est là… Weber est là… » Tout son élan se brisait contre cet obstacle, comme une armée en fuite et presque libérée qui se heurterait aux pentes abruptes d'une montagne. Weber était là, c'est-à-dire le chef, le maître des ennemis, celui qui organiserait l'attaque et la résistance de telle façon qu'il n'y avait plus rien à espérer. Weber à la tête de ses agents, ç'eût été absurde que de tenter le passage de vive force. « Vous lui avez ouvert ? demanda-t-il. – Monsieur ne m'avait pas donné l'ordre de ne pas ouvrir. – Il est seul ? – Non, monsieur, le sous-chef est accompagné de six hommes qu'il a laissés dans la cour. – Et lui ? – Le sous-chef a voulu monter au premier étage. Il croyait trouver monsieur dans son cabinet de travail. – Il croit maintenant que je suis avec M. Mazeroux et Mlle Levasseur ? – Oui, monsieur. » Perenna réfléchit un instant et reprit : « Dites-lui que vous ne m'avez pas trouvé et que vous allez me chercher dans l'appartement de Mlle Levasseur. Peut-être vous accompagnera-t-il. Tant mieux. » Il referma la porte. La tempête qui venait de le secouer n'avait laissé aucune trace sur son visage, et, maintenant qu'il fallait agir et que tout était perdu, il recouvrait cet admirable sang-froid qui ne l'abandonnait jamais aux minutes décisives. Il s'approcha de Florence. Elle était très pâle et elle pleurait silencieusement. Il lui dit : « Il ne faut pas avoir peur, mademoiselle. Si vous m'obéissez aveuglément, il n'y a rien à craindre. » Comme elle ne répondait pas, il vit qu'elle se méfiait toujours, et il pensa, presque avec joie, qu'il l'obligerait à croire en lui. « Écoutez-moi, dit-il à Sauverand. Au cas, possible après tout, où je ne réussirais pas, il y a plusieurs points encore qu'il me faut éclaircir. – Lesquels ? » fit Sauverand dont le calme ne s'était pas démenti. Alors, contraignant à l'ordre et à la discipline les idées qui s'entrechoquaient dans son cerveau, posément, afin de ne rien oublier et de ne dire cependant que les mots essentiels, don Luis demanda : « Le matin du crime, tandis qu'un homme porteur d'une canne d'ébène et répondant à votre signalement, pénétrait dans le café du Pont-Neuf à la suite de l'inspecteur Vérot, où étiezvous ? – Chez moi. – Vous êtes sûr de n'être pas sorti ? – Absolument sûr, et sûr également de n'avoir jamais été au café du Pont-Neuf, dont j'ignorais même l'existence. – Bien. Autre chose. Pourquoi, lorsque vous avez eu connaissance de toute cette affaire, pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu chez le préfet de police ou chez le juge d'instruction ? Il eût été plus simple de vous livrer et de dire l'exacte vérité, plutôt que d'engager cette lutte inégale. – Je fus sur le point d'agir ainsi. Mais tout de suite je compris que la machination ourdie contre moi était si habile que le simple récit de la vérité ne suffirait pas à convaincre la justice. On ne m'eût pas cru. Quelle preuve pouvais-je fournir ? Aucune… tandis que, au contraire, les preuves qui nous accablaient étaient de celles auxquelles on ne peut pas répondre… L'em- preinte de ses dents ne démontrait-elle pas la culpabilité certaine de Marie-Anne ? Et, d'autre part, mon silence, ma fuite, le meurtre de l'inspecteur principal Ancenis, n'étaient-ce pas autant de crimes ? Non, pour secourir Marie-Anne, il fallait rester libre. – Mais elle eût pu parler, elle ? – Raconter notre amour ? Outre qu'une pudeur toute féminine a dû l'en empêcher, à quoi cela eût-il servi ? C'était, au contraire, donner plus de force à l'accusation. Et c'est justement ce qui arriva le jour où les lettres d'Hippolyte Fauville, jetées dans le débat, une à une, révélèrent à la justice le motif encore inconnu des crimes que l'on nous imputait. Nous nous aimions. – Ces lettres, comment les expliquez-vous ? – Je ne les explique pas. Nous ignorions la jalousie de Fauville. Il la tenait secrète. Et, d'autre part, pourquoi se défiait-il de nous ? Qui a pu lui mettre dans la tête que nous voulions le tuer ? D'où proviennent ses terreurs, ses cauchemars ? Mystère. Il possédait des lettres de nous, a-t-il écrit. Quelles lettres ? – Et les empreintes des dents, ces empreintes qui furent incontestablement laissées par Mme Fauville ? – Je ne sais pas. Tout cela est incompréhensible. – Vous ne savez pas non plus ce qu'elle a pu faire à la sortie de l'Opéra, entre minuit et deux heures du matin. – Non. Il est évident qu'elle a été attirée dans un piège. Mais comment ? Par qui ? Et pourquoi ne dit-elle pas ce qu'elle a fait ? Mystère. – Ce soir-là, le soir du crime, vous avez été remarqué à la gare d'Auteuil. Qu'y faisiez-vous ? – J'allais sur le boulevard Suchet, et je suis passé sous les fenêtres de Marie-Anne. Rappelez-vous que c'était un mercredi. J'y suis revenu le mercredi d'après, et, toujours ignorant du drame et de l'arrestation de Marie-Anne, j'y suis revenu le deuxième mercredi, le soir précisément où vous avez découvert mon domicile, et où vous m'avez dénoncé au brigadier Mazeroux. – Autre chose. Connaissiez-vous l'héritage Mornington ? – Non, et Florence non plus, et nous avons tout lieu de penser que Marie-Anne et que son mari ne le connaissaient pas davantage. – Cette grange de Formigny, c'était la première fois que vous y entriez ? – La première fois, et notre stupeur devant les deux squelettes accrochés à la poutre fut égale à la vôtre. » Don Luis se tut. Il chercha quelques secondes encore s'il n'avait pas une autre question à poser. Puis il dit : « C'est tout ce que je voulais savoir. De votre côté, êtesvous sûr que toutes les paroles nécessaires aient été prononcées ? – Oui. – La minute est grave. Il est possible que nous ne puissions pas nous revoir. Or, vous ne m'avez donné aucune preuve de vos affirmations. – Je vous ai donné la vérité. À un homme comme vous, la vérité suffit. Pour moi, je suis vaincu. J'abandonne la lutte, ou plutôt je me soumets à vos ordres. Sauvez Marie-Anne. – Je vous sauverai tous les trois, fit Perenna. C'est demain soir que doit apparaître la quatrième des lettres mystérieuses, ce qui nous donne tout le temps nécessaire pour nous concerter et pour étudier l'affaire à fond. Et, demain soir, j'irai là-bas et, avec les nouveaux éléments de vérité que nous aurons réunis, je trouverai la preuve de votre innocence à tous trois. L'essentiel, c'est d'assister à cette réunion du 25 mai. – Ne pensez qu'à Marie-Anne, je vous en supplie. Sacrifiezmoi, s'il le faut. Sacrifiez même Florence. Je parle en son nom comme au mien en vous disant qu'il vaut mieux nous abandonner que de compromettre la plus petite chance de réussite. – Je vous sauverai tous les trois », répéta don Luis. Il entrebâilla la porte et, après avoir écouté, il leur dit : « Ne bougez pas. Et n'ouvrez à personne, sous aucun prétexte, avant que je ne vienne vous rechercher. D'ailleurs je ne tarderai pas. » Il referma la porte à double tour et descendit au premier étage. Il n'éprouvait pas cette allégresse qui le soulevait d'ordinaire aux approches des grandes batailles. Car l'enjeu de celleci, c'était Florence, et les conséquences d'une défaite lui semblaient pires que la mort. Par la fenêtre du palier, il avisa les agents qui gardaient la cour. Il en compta six. Et il avisa aussi, à l'une des fenêtres de son cabinet de travail, le sous-chef qui surveillait la cour et se tenait en communication avec ses agents. « Bigre, pensa-t-il, il est resté au poste. Ce sera dur. Il se défie. Enfin, allons-y. » Il traversa le premier salon et gagna son cabinet de travail. Weber l'aperçut. Les deux ennemis étaient l'un devant l'autre. Il y eut quelques secondes de silence avant que le duel ne s'engageât, duel qui ne pouvait être que rapide, serré, sans la moindre défaillance et sans la moindre distraction. En trois minutes il fallait que ce fût terminé. La figure du sous-chef exprimait une joie mêlée d'inquiétude. Pour la première fois il avait la permission, il avait l'ordre de combattre ce don Luis maudit, contre lequel sa rancune n'avait jamais pu s'assouvir. Et, cela, c'était une volupté d'autant plus grande qu'il avait tous les atouts en main et que don Luis, en défendant Florence Levasseur et en maquillant le portrait de la jeune fille, s'était mis dans son tort. Mais, d'autre part, Weber n'oubliait pas que don Luis n'était autre qu'Arsène Lupin, et cette considération lui inspirait un certain malaise. Visiblement il pensait : « La plus petite gaffe, et je suis réglé. » Il engagea le fer, en plaisantant. « D'après ce que je vois, vous n'étiez pas dans le pavillon de Mlle Levasseur, comme le prétendait votre domestique. – Mon domestique a parlé selon mes instructions. J'étais dans ma chambre, là au-dessus. Mais, avant de descendre, je voulais en finir. – Et c'est fait ? – C'est fait. Florence Levasseur et Gaston Sauverand sont chez moi, ficelés et bâillonnés. Vous n'avez qu'à en prendre livraison. – Gaston Sauverand ! s'écria Weber. C'était donc bien lui qu'on a vu entrer ? – Oui. Il habitait tout simplement chez Florence Levasseur, dont il est l'amant. – Ah ! ah ! dit le sous-chef d'un ton goguenard, son amant ! – Oui, et quand le brigadier Mazeroux a fait venir Florence Levasseur dans sa chambre pour l'interroger loin des domestiques, Sauverand, prévoyant l'arrestation de sa maîtresse, a eu l'audace de nous rejoindre. Il voulait l'arracher à nos mains. – Et vous l'avez maté ? – Oui. » Il était clair que le sous-chef ne croyait pas un seul mot de l'histoire. Il savait, par M. Desmalions et par Mazeroux, que don Luis aimait Florence, et don Luis n'était pas homme à livrer, même par jalousie, une femme qu'il aimait. Il redoubla d'attention. « Voilà de la bonne besogne, dit-il. Conduisez-moi dans votre chambre. La lutte a été dure ? – Pas trop. J'ai pu désarmer le bandit. Mazeroux cependant a été atteint au pouce d'un coup de poignard. – Rien de sérieux ? – Oh ! non, il est allé se faire soigner à la pharmacie voisine. » Le sous-chef s'arrêta, très surpris. « Comment ! Mazeroux n'est pas avec les deux prisonniers dans votre chambre ? – Je ne vous ai jamais dit qu'il y fût. – Non, mais votre domestique… – Mon domestique a commis une erreur. Mazeroux est sorti quelques minutes avant votre arrivée. – C'est bizarre, dit Weber en observant don Luis, tous mes agents le croient ici. Ils ne l'ont pas vu sortir. – Ils ne l'ont pas vu sortir ? répéta don Luis affectant l'inquiétude. Mais alors où serait-il ? Il m'a pourtant bien dit qu'il voulait se faire panser. » Le sous-chef se défiait de plus en plus. Évidemment Perenna voulait se débarrasser de lui en l'envoyant à la recherche du brigadier. « Je vais dépêcher un de mes agents, dit-il. La pharmacie est proche ? – À côté, rue de Bourgogne. D'ailleurs on peut téléphoner. – Ah ! on peut téléphoner », murmura le sous-chef. Il n'y comprenait plus rien. Il avait l'air d'un homme qui ne sait pas ce qui va lui tomber sur la tête. Lentement, il se dirigea vers le téléphone, tout en barrant la route à don Luis de façon à ce qu'il ne pût s'échapper. Don Luis recula donc jusqu'à l'appareil, comme si on l'y avait forcé, d'une main décrocha le récepteur, et tandis qu'il appelait : « Allô… allô… Saxe 24-09… » De l'autre main, appuyée contre le mur, il coupait un des fils à l'aide d'une petite pince qu'il avait eu soin de prendre sur la table. « Allô…, le 24-09… C'est le pharmacien ? Allô… Le brigadier Mazeroux, de la Sûreté, est chez vous, n'est-ce pas ? Hein ? Quoi ? Qu'est-ce que vous dites ? Mais c'est horrible ! Vous êtes certain ? La blessure est empoisonnée ? » D'un mouvement irréfléchi, le sous-chef poussa don Luis, qui fut ainsi, comme il l'avait voulu, rejeté contre la boiserie, et au-dessous même du rideau de fer. Weber empoigna le récepteur. Cette idée de la blessure empoisonnée le bouleversait. « Allô… allô… cria-t-il en surveillant don Luis et en lui ordonnant, d'un geste, de ne pas s'éloigner… allô… Eh bien ! quoi ? Je suis le sous-chef Weber, de la Sûreté… Allô… Ainsi, le brigadier Mazeroux… Allô… mais parlez donc, crédieu !…» Brusquement il lâcha l'appareil, regarda les fils, aperçut la coupure et, se retournant, montra un visage qui exprimait très nettement cette pensée : « Ça y est. Je suis roulé. » Perenna se tenait à trois pas en arrière de lui, nonchalamment appuyé contre la boiserie de la baie, et sa main gauche passée entre son dos et cette boiserie. Il souriait. Il souriait avec gentillesse, avec une bonhomie cordiale. « Bouge pas ! » dit-il en lui faisant signe de la main droite. Weber ne bougea pas, plus effrayé par ce sourire qu'il ne l'eût été par des menaces. « Bouge pas, répéta don Luis d'une voix ineffable. « Et surtout ne crains rien… Il n'y aura pas de bobo. Cinq minutes seulement de cachot noir pour le petit garçon qui n'a pas été sage. Tu es prêt ? Une, deux, trois, crac ! » Il s'effaça un peu et pressa du doigt le bouton qui commandait le rideau de fer. La lourde plaque tomba. Le sous-chef était prisonnier. « Deux cents millions qui tombent, ricana don Luis. Le coup est joli, mais un peu cher. Adieu l'héritage Mornington ! Adieu ! don Luis Perenna ! Et maintenant, brave Lupin, si tu ne veux pas que Weber prenne sa revanche, fiche le camp, et en bon ordre. Une deusse, une deusse… paille, foin… » Tout en parlant, il fermait à clef, de l'intérieur, la porte à deux battants qui donnait du premier salon sur l'antichambre du premier étage, puis, revenant dans son cabinet de travail, il fermait la porte qui donnait de cette pièce dans le salon. À ce moment, le sous-chef frappait le rideau de fer à coups redoublés et appelait de telle façon que l'on devait l'entendre de dehors par la fenêtre ouverte. « Vous ne faites pas encore assez de bruit, sous-chef », cria don Luis. Il prit son revolver et tira trois balles dont une cassa l'un des carreaux. Puis, rapidement, il sortit de son cabinet de travail par une petite porte massive qu'il ferma soigneusement à clef. Il se trouvait dans un couloir de dégagement qui contournait les deux pièces et aboutissait à une autre porte donnant sur l'antichambre. Il ouvrit cette autre porte toute grande et put ainsi se cacher derrière le battant. Déjà, attirés par les détonations et par le bruit, les agents envahissaient le vestibule et l'escalier. Quand ils arrivèrent au premier étage et qu'ils eurent traversé l'antichambre, la porte du salon étant close, une seule issue s'offrait à eux, le couloir, le couloir au bout duquel retentissaient les appels du sous-chef. Ils s'y engouffrèrent tous les six. Lorsque le dernier eut disparu après le tournant, don Luis rabattit doucement la porte qui le dissimulait et la ferma comme les autres. De même que le sous-chef, les six agents étaient prisonniers. « Embouteillés, murmura don Luis. Il leur faudra bien cinq minutes pour se rendre compte de la situation, pour se cogner aux portes closes, et pour en démolir une. Dans cinq minutes, nous serons loin. » Il rencontra deux de ses domestiques qui accouraient effarés, le chauffeur et le maître d'hôtel. Il leur jeta deux billets de mille francs, et il dit au chauffeur : « Mets le moteur en marche, l'artiste. Et personne autour de la voiture pour me barrer le chemin. Deux mille francs de plus à chacun si je peux prendre le large en auto. Mais oui, c'est comme ça, ne faites pas cette tête d'abrutis. Deux mille francs. C'est à vous de les gagner. Au galop, messieurs. » Lui-même, sans trop se presser, toujours maître de lui, escalada le second étage. Mais aux dernières marches, une telle joie le secouait qu'il s'exclama : « Victoire ! la route est libre. » La porte de la petite pièce se trouvait en face. Il l'ouvrit en répétant, « Victoire ! Mais pas une seconde à perdre. Suivez-moi. » Il entra. Un juron s'étrangla dans sa gorge. La pièce était vide. « Quoi ! balbutia-t-il… Qu'est-ce que cela signifie ?… Ils sont partis… Florence… » Certes, si invraisemblable que fût l'hypothèse, il avait supposé jusqu'ici que Sauverand possédait une fausse clef de la serrure. Mais comment avaient-ils pu s'enfuir tous deux, au milieu des agents ? Il regarda autour de lui. Et, tout de suite, il comprit. Dans le renfoncement où se trouvait la fenêtre, la partie basse du mur, qui formait comme un coffre très large au-dessous de la croisée, avait sa boiserie supérieure soulevée et appuyée contre les carreaux, précisément comme le couvercle d'un coffre. Et, à l'intérieur du coffre ouvert, on apercevait les premiers échelons d'un escalier à claire-voie, très étroit, et qui descendait… En une seconde, don Luis évoqua toute l'aventure d'autrefois, l'aïeule de son prédécesseur le comte Malonesco, cachée dans le vieil hôtel de la famille, échappant aux recherches des perquisiteurs et vivant ainsi durant la tourmente révolutionnaire. Tout s'expliquait. Un passage, pratiqué dans l'épaisseur même du mur, conduisait à quelque issue lointaine. Et c'est ainsi que Florence allait et venait à travers l'hôtel, et que Gaston Sauverand entrait et sortait en toute sécurité. Et c'est ainsi que l'un et l'autre pouvaient pénétrer dans sa chambre et surprendre ses secrets. « Pourquoi ne m'avoir rien dit ? se demanda-t-il. Un reste de défiance, sans doute… » Mais, sur la table, un papier attira ses yeux. D'une main fébrile, Gaston Sauverand avait tracé ces lignes : « Nous tentons de fuir pour ne pas vous compromettre. Si nous sommes pris, tant pis. L'essentiel, c'est que vous soyez libre. Tout notre espoir est en vous. » Sous ces lignes, il y avait deux mots, écrits par Florence : « Sauvez Marie-Anne. » « Ah ! murmura-t-il, déconcerté par ce dénouement, et ne sachant à quelle décision s'arrêter, pourquoi ne m'ont-ils pas obéi ? Nous voilà séparés, maintenant… » En bas, les policiers démolissaient la porte du couloir où ils étaient emprisonnés. Avant qu'ils n'y eussent réussi, peut-être avait-il encore le temps de gagner son auto ? Néanmoins, il préféra suivre le même chemin que Florence et que Sauverand, ce qui lui donnait l'espoir de les retrouver et de les secourir en cas de péril. Donc, enjambant le rebord du coffre, il mit le pied sur l'échelon supérieur et descendit. Une vingtaine de barreaux le conduisirent au milieu du premier étage. Là, à la lueur de sa lanterne électrique, il s'engagea dans une sorte de tunnel en voûte, très bas, creusé, comme il le pensait, dans la muraille, et si peu large que l'on ne pouvait avancer qu'en tenant les épaules de biais. Trente mètres plus loin, il y eut un coude à angle droit, puis, au bout d'un autre tunnel, aussi long, une trappe qui était ouverte et où apparaissaient les échelons d'un autre escalier. Il ne douta pas que les fugitifs n'eussent passé par là. En bas, une clarté l'accueillit. Il se trouvait dans un placard également ouvert, et que des rideaux, actuellement écartés, devaient recouvrir en temps ordinaire. Ce placard dominait un lit, qui remplissait presque l'espace d'une alcôve. Après avoir franchi l'alcôve et gagné la pièce dont elle n'était séparée que par une cloison, à son grand étonnement il reconnut le salon de Florence. Cette fois, il savait. L'issue, non pas secrète, puisqu'elle aboutissait à la place du Palais-Bourbon, mais très sûre cependant, était celle dont Sauverand usait d'habitude lorsque Florence l'introduisait chez elle. Il traversa donc l'antichambre, descendit quelques marches et, un peu avant l'office, dégringola l'escalier qui menait aux caves de l'hôtel. Dans l'ombre, la porte basse, qui servait au passage des barricades, se reconnaissait à un petit judas grillagé par où filtrait le jour. À tâtons, il trouva la serrure. Tout heureux d'arriver enfin au terme de son expédition, il ouvrit. « Cré nom d'un chien ! » gronda-t-il en sautant en arrière et en se cramponnant à la serrure, qu'il réussit à refermer. Deux agents de police en uniforme gardaient la sortie, deux agents qui, à son apparition, avaient voulu se jeter sur lui. D'où venaient-ils, ces deux hommes-là ? Avaient-ils empêché l'évasion de Sauverand et de Florence ? Mais alors, en ce cas, don Luis eût rencontré les deux fugitifs, puisqu'ils avaient suivi exactement le même chemin. « Non, pensa-t-il, la fuite a eu lieu avant que la sortie ne fût surveillée. Mais, fichtre ! c'est à mon tour de déguerpir, et ce n'est pas commode. Vais-je me faire pincer au gîte comme un lapin ? » Il remonta l'escalier de la cave, avec l'intention de brusquer les choses, de se glisser dans la cour d'honneur par les couloirs des communs, de sauter dans son auto et de forcer le passage. Mais lorsqu'il fut sur le point d'arriver à la cour, près de la remise, il aperçut quatre agents de la Sûreté, de ceux qu'il avait emprisonnés et qui survenaient en gesticulant et en criant. Et il se rendit compte en outre, que tout un tumulte s'élevait du côté de la grande porte et du pavillon des concierges. De nombreuses voix d'hommes s'entre-choquaient. On disputait violemment. Peut-être y avait-il là une occasion dont il pouvait profiter pour se faufiler dehors à la faveur du désordre. Au risque d'être aperçu, il avança la tête. Et le spectacle qui s'offrit à ses yeux le stupéfia. Entouré d'agents de police et d'agents de la Sûreté, bloqué contre le mur, insulté, bousculé, Gaston Sauverand était là, le cabriolet de fer aux poignets. Gaston Sauverand prisonnier ! Quel drame avait donc bien pu se jouer entre les deux fugitifs et la police ? Le cœur étreint d'angoisse, il se pencha davantage. Mais il ne vit pas Florence. Sans doute, la jeune fille avait dû réussir à se sauver. L'apparition de Weber sur le perron et les paroles du souschef confirmèrent son espoir. Weber était fou de rage. La captivité, l'humiliation de la défaite, l'exaspéraient. « Ah ! proféra-t-il en apercevant le prisonnier, en voilà toujours un ! Gaston Sauverand ! du gibier de choix… Où l'avezvous pigé, celui-là, les amis ? – Sur la place du Palais-Bourbon, dit l'un des inspecteurs. On l'a vu qui fichait le camp par la porte de la cave. – Et sa complice, la fille Levasseur ? – On l'a ratée, chef. Elle était partie la première. – Et don Luis ? On ne l'a pas laissé sortir de l'hôtel, hein ! J'avais donné la consigne. – Il a voulu sortir aussi par la porte de la cave, cinq minutes après ! – Qui vous l'a dit ? – Un des agents de police placés devant cette porte. – Eh bien ? – Le type est rentré dans la cave. » Weber poussa un cri de joie. « Nous le tenons ! Et c'est une sale affaire pour lui ! Rébellion contre la police !… Complicité !… Enfin ! On va pouvoir le démasquer. Taïaut ! Taïaut ! les enfants… Deux hommes pour garder Sauverand, quatre hommes sur la place du PalaisBourbon, le revolver au poing. Deux hommes sur les toits. Les autres avec moi ! Commençons par la chambre de la fille Levasseur. Et puis, sa chambre à lui. En chasse, les enfants ! » Don Luis n'attendit pas la ruée des agresseurs. Renseigné sur leurs intentions, il battit en retraite, sans avoir été aperçu, vers l'appartement de Florence. Là, comme Weber ne connaissait pas encore le chemin direct qui passait à travers les communs, il eut le temps de constater que le mécanisme de la trappe fonctionnait fort bien, et qu'il n'y avait aucune raison pour que l'on découvrît, au fond de l'alcôve et derrière les rideaux du lit, l'existence d'un placard secret. Une fois entré dans le passage, il remonta le premier escalier, suivit le long corridor pratiqué à l'intérieur du mur, escalada l'échelle qui aboutissait à son boudoir, et, s'étant rendu compte que cette seconde trappe s'adaptait si exactement à la boiserie qu'on ne pouvait rien soupçonner, il la referma sur sa tête. Quelques minutes plus tard, il entendit au-dessus de lui le tumulte des hommes qui perquisitionnaient. Ainsi donc, le 24 mai, à cinq heures de l'après-midi, voici quelle était la situation. Florence Levasseur, sous le coup d'un mandat d'arrêt, Gaston Sauverand en prison, Marie-Anne Fauville en prison et refusant toute nourriture. Et don Luis, qui croyait à leur innocence et qui, seul, aurait pu les sauver, don Luis était bloqué dans son hôtel et traqué lui-même par vingt agents de police. Quant à l'héritage Mornington, il n'en pouvait plus être question, puisque, à son tour, le légataire venait de se mettre en rébellion ouverte contre la société. À merveille, ricana don Luis, voilà la vie telle que je la comprends. La question est simple et s'énonce de diverses façons. Comment un pouilleux, qui n'a pas un sou dans sa poche, peut-il faire fortune en vingt-quatre heures, sans sortir de son bouge ? Comment un général, qui n'a plus de soldats ni munitions, peut-il gagner une bataille qu'il a perdue ? Bref, comment, moi, Arsène Lupin, réussirai-je à assister demain soir à la réunion du boulevard Suchet et à m'y comporter de telle manière que je sauverai Marie-Anne Fauville, Florence Levasseur, Gaston Sauverand, et, par-dessus le marché, mon excellent ami, don Luis Perenna ? » Des coups sourds retentissaient quelque part. On devait chercher sur les toits. On devait interroger les murailles. Don Luis s'étendit sur le sol, à plat ventre, cacha sa figure entre ses bras croisés, et, fermant les yeux, murmura : « Réfléchissons. » DEUXIÈME PARTIE LE SECRET DE FLORENCE Chapitre I Au secours ! Lorsque, par la suite, Arsène Lupin me raconta cet épisode de la tragique aventure, il me dit à ce propos, et non sans fatuité : « Ce qui m'étonnait alors, et ce qui m'étonne encore aujourd'hui comme une des victoires les plus belles dont j'ai le droit de m'enorgueillir, c'est que j'ai pu admettre tout à coup, et ainsi qu'un problème irrévocablement résolu, l'innocence de Sauverand et de Marie-Anne Fauville. Cela, je vous le jure, est de premier ordre et dépasse, en valeur psychologique aussi bien qu'en mérite policier, les plus fameuses déductions des plus fameux détectives. « Car enfin, tout bien pesé, il ne s'était pas produit l'ombre d'un fait nouveau qui me permît de réviser le procès. Les charges accumulées contre les deux captifs étaient les mêmes, et si graves qu'aucun juge d'instruction n'eût hésité une seule seconde à signer son ordonnance, et pas un jury à répondre oui sur toutes les questions. Je ne vous parlerai pas de Marie-Anne Fauville, il suffisait de songer aux empreintes de ses dents pour acquérir une conviction inébranlable. Mais Gaston Sauverand, le fils de Victor Sauverand, et, par conséquent l'héritier de Cosmo Mornington, Gaston Sauverand, l'homme à la canne d'ébène et le meurtrier de l'inspecteur principal Ancenis, Gaston Sauverand n'était-il pas coupable au même titre que Marie-Anne Fauville, comme elle accusé par les révélations mêmes du mari qu'ils avaient tué ? « Et cependant pourquoi ce revirement subit qui eut lieu en moi ? Pourquoi ai-je marché contre l'évidence ? Pourquoi ai-je cru à une vérité incroyable ? Pourquoi ai-je admis l'inadmissible ? « Pourquoi ? Ah ! sans doute, c'est que la vérité a un accent qui sonne aux oreilles d'une façon particulière. D'un côté toutes les preuves, tous les faits, toutes les réalités, toutes les certitudes ; de l'autre un récit, un récit présenté par un des trois coupables, donc, a priori, absurde et mensonger depuis la première syllabe jusqu'à la dernière… Mais un récit, présenté d'une voix loyale, un récit clair, sobre, d'une trame serrée, se déroulant, d'un bout à l'autre de l'aventure, sans complications ni invraisemblances, un récit qui n'apportait aucune solution positive, mais qui, par sa probité même, obligeait tout esprit impartial à réviser la solution acquise. « J'ai cru le récit. » Les explications de Lupin, telles qu'il me les donnait, n'étaient pas complètes. Je lui dis : « Et Florence Levasseur ? – Florence Levasseur ? – Oui, vous ne concluez pas à son égard. Quelle opinion avez-vous eue d'elle ? Tout l'accusait, et non seulement à vos yeux, puisque logiquement elle avait participé à toutes les tentatives d'assassinat dirigées contre vous, mais aussi aux yeux de la justice. Ne savait-on pas qu'elle allait rendre à Gaston Sauverand, boulevard Richard-Wallace, des visites clandestines ? N'avait-on pas trouvé sa photographie dans le carnet de l'inspecteur Vérot ? Et puis… et puis, tout enfin… vos accusations… vos certitudes… Est-ce que tout cela fut modifié par le récit de Sauverand ? Pour vous, Florence fut-elle innocente ou coupable ? » Il hésita, fut sur le point de répondre directement et franchement à ma question, mais ne put s'y décider et prononça : « Je voulais avoir confiance. Pour agir, il fallait que j'eusse pleine et entière confiance, quels que fussent les doutes qui pouvaient encore m'assaillir, et quelles que fussent les ténèbres qui pesaient encore sur telle ou telle partie de l'aventure. J'ai donc cru. Et, croyant, j'ai agi selon ma foi. » Agir, pour don Luis Perenna, en ces heures d'immobilité forcée, cela consista uniquement à se répéter sans cesse la relation que Gaston Sauverand avait faite des événements. Il tâchait de la reconstituer dans tous ses détails, d'en retrouver les moindres phrases et les termes en apparence les plus insignifiants. Et ces phrases, il les examinait une à une, et ces termes il les scrutait un à un, afin d'en extraire la part de vérité qu'ils contenaient. Car la vérité était là, Sauverand le lui avait dit, et don Luis n'en doutait pas. Toute l'histoire sinistre, tout ce qui constituait l'affaire de l'héritage Mornington et le drame du boulevard Suchet, tout ce qui pouvait mettre en lumière le complot ourdi contre Marie-Anne Fauville, tout ce qui pouvait expliquer la perte de Sauverand et de Florence, cela était dans le récit de Sauverand. Il suffisait de le comprendre. Et la vérité surgirait, comme la morale qui se tire de quelque symbole obscur. Pas une fois don Luis ne dévia de sa méthode. Si telle objection s'insinuait dans son esprit, il y répondait aussitôt : « Soit. Il se peut que je me trompe, et que le récit de Sauverand ne m'apporte aucun élément capable de me guider. Il se peut que la vérité soit en dehors. Mais suis-je en mesure de l'at- teindre autrement, cette vérité ? En tout et pour tout, comme instrument de recherche et sans tenir compte outre mesure de certaines lueurs que l'apparition régulière des lettres mystérieuses m'a données sur l'affaire, en tout et pour tout j'ai le récit de Gaston Sauverand. Ne dois-je pas m'en servir ? » Et, de nouveau, comme un chemin que l'on parcourt sur les traces d'une autre personne, il recommençait à vivre l'aventure vécue par Sauverand. Il la comparait à celle qu'il avait imaginée jusqu'alors. Toutes deux s'opposaient l'une à l'autre, mais du choc même de leurs contrastes, ne pouvait-on faire jaillir une étincelle ? « Voilà ce qu'il a dit, pensait-il, et voilà ce que je croyais. Que signifie cette différence ? Voilà ce qui fut, et voilà ce qui paraît être. Pourquoi le coupable a-t-il voulu que ce qui fut parût précisément sous cet aspect ? Pour éloigner de lui tous les soupçons ? Mais était-il nécessaire, en ce cas, qu'ils atteignissent justement ceux qu'ils ont atteints ? Et les questions se pressaient en lui. Il y répondait quelquefois au hasard, citant des noms et prononçant des mots à la suite les uns des autres, comme si le nom cité eût pu être précisément celui du coupable, et les mots prononcés ceux qui contenaient l'invisible réalité. Puis aussitôt il reprenait le récit, comme les écoliers font avec leurs devoirs, analyse logique et analyse grammaticale, où chaque expression est passée au crible, chaque période disloquée, chaque phrase réduite à sa valeur essentielle. Des heures et des heures s'écoulèrent. Et tout à coup, au milieu de la nuit, il eut un soubresaut. Il tira sa montre. À la clarté de sa lanterne électrique, il constata qu'elle marquait onze heures quarante trois. « C'est donc à onze heures quarante-trois minutes du soir, dit-il à haute voix, que j'ai pénétré jusqu'au fond des ténèbres. Il cherchait à dominer son émotion, mais elle était immense, et il se mit à verser des larmes, tellement ses nerfs étaient ébranlés par l'épreuve. Il venait, en effet, d'entrevoir brusquement, comme on devine un paysage nocturne à la lueur d'un éclair, la formidable vérité. Il n'est pas de sensation plus violente que ces sortes d'illuminations qui éclatent soudain au milieu de l'ombre où l'on tâtonne et où l'on se débat. Épuisé déjà par l'effort physique et par le manque de nourriture dont il commençait à souffrir, il subit cette secousse si profondément que, sans vouloir réfléchir un instant de plus, il réussit à s'endormir, ou plutôt à s'enfoncer dans le sommeil, comme on s'enfonce dans l'eau d'un bain réparateur. Quand il se réveilla, au petit matin, dispos malgré l'incommodité de sa couche, il eut un frisson en songeant à l'hypothèse qu'il avait acceptée et son instinct fut d'abord de la mettre en doute. Il n'en eut pour ainsi dire pas le temps. Toutes les preuves accouraient d'elles-mêmes au-devant de sa pensée et transformaient immédiatement l'hypothèse en une de ces certitudes qu'il serait fou de contrôler. C'était cela, et ce n'était pas autre chose. Comme il l'avait pressenti, la vérité se trouvait inscrite dans le récit de Sauverand. Et il ne s'était pas trompé non plus en disant à Mazeroux que la façon dont surgissaient les lettres mystérieuses l'avait mis sur le chemin de la vérité. Et cette vérité était effroyable. Il éprouvait, à l'évoquer, la même épouvante qui avait affolé l'inspecteur Vérot, alors que, déjà torturé par le poison, il balbutiait : « Ah ! j'ai peur… j'ai peur… tout cela est combiné d'une façon si diabolique ! » Si diabolique, en effet ! Et don Luis demeurait confondu devant la révélation d'un forfait dont il ne semblait pas que la conception eût pu germer dans un cerveau d'homme. Deux heures encore il consacra tout l'effort de sa pensée à examiner la situation sous toutes ses faces. Quant au dénouement, il ne s'en inquiétait pas beaucoup puisque, maître du secret terrible maintenant, il n'avait plus qu'à s'évader, et à se rendre ce soir-là à la réunion du boulevard Suchet, où il ferait devant tous la démonstration du crime. Mais lorsque, voulant essayer ses chances d'évasion, il remonta le souterrain et se hissa au sommet de l'échelle supérieure, c'est-à-dire au niveau de son boudoir, il entendit à travers la trappe les voix d'hommes qui se trouvaient dans cette pièce. « Bigre, se dit-il, l'affaire se complique. Afin d'échapper aux sbires de la police, il faut que je sorte de ma prison, et voilà tout au moins qu'une de ces deux issues est condamnée. Reste l'autre. » Il redescendit vers l'appartement de Florence, et fit jouer le mécanisme qui consistait en un contrepoids. Le panneau du placard glissa. Poussé par la faim, espérant trouver quelques provisions qui lui permettraient de soutenir un siège sans être réduit par la famine, il était sur le point de contourner l'alcôve, derrière les rideaux, lorsqu'un bruit de pas l'arrêta net. Quelqu'un entrait dans l'appartement : « Eh bien, Mazeroux, vous avez passé la nuit ici. Rien de nouveau ? » À la voix, don Luis reconnut le préfet de police, et la question posée lui apprit, d'abord que l'on avait sorti Mazeroux du cabinet noir où il était ligoté, et ensuite que le brigadier se trouvait dans la pièce voisine. Par bonheur, le mécanisme du plafond avait fonctionné sans le moindre grincement, et don Luis put surprendre la conversation des deux hommes. « Rien de nouveau, monsieur le préfet, répondit Mazeroux. – C'est curieux, il faut pourtant que ce damné personnage soit quelque part. Ou alors c'est qu'il a filé par les toits. – Impossible, monsieur le préfet, fit une troisième voix que don Luis reconnut comme étant celle du sous-chef Weber. Impossible, nous avons constaté hier qu'à moins d'avoir des ailes… – Donc, votre avis, Weber ? – Mon avis, monsieur le préfet, c'est qu'il se cache dans l'hôtel. L'hôtel est vieux. Tout probablement il existe quelque retraite sûre… – Évidemment… évidemment… fit M. Desmalions, que don Luis, par un interstice de rideau, voyait passer et repasser devant la baie de l'alcôve… Évidemment, vous avez raison, et nous le prendrons au gîte. Seulement est-ce bien nécessaire ? – Monsieur le préfet ! – Eh oui, vous avez mon opinion à ce sujet, et l'opinion du président du conseil. Exhumer Lupin, c'est une gaffe, et ça nous retombera sur le dos. Après tout, quoi, il est devenu un honnête homme, il nous est utile, et il ne fait rien de mal… – Rien de mal, vous trouvez, monsieur le préfet ? » prononça Weber d'un ton pincé. M. Desmalions éclata de rire. « Ah ! oui, le coup d'hier, le coup du téléphone Avouez que c'est drôle. Le président du conseil s'en tenait les côtes, quand je lui ai raconté… – Ma foi, je ne vois pas qu'il y ait de quoi rire. – Non, mais tout de même, le gredin, il n'est jamais pris de court. Drôle ou non, le truc est inouï d'audace. Démolir le fil du téléphone sous vos yeux et puis vous bloquer derrière un rideau de fer… À propos, Mazeroux, il faudra, dès ce matin, faire réparer ce téléphone pour que vous restiez ici en communication avec la Préfecture. Vous avez commencé vos perquisitions dans ces deux pièces ? – Selon vos ordres, monsieur le préfet. Depuis une heure, le sous-chef et moi nous cherchons. – Oui, fit M. Desmalions, cette Florence Levasseur me semble une créature inquiétante. Sa complicité est certaine. Mais quelles relations avait-elle avec Sauverand, et quelles relations avec don Luis Perenna ? Cela serait important à savoir. Vous n'avez rien découvert dans ses papiers ? – Rien, monsieur le préfet, dit Mazeroux. Ce sont des factures, des lettres de fournisseurs. – Et vous, Weber ? – Moi, monsieur le préfet, j'ai trouvé quelque chose d'intéressant. » Il dit ces mots d'un ton de triomphe, et, comme M. Desmalions l'interrogeait, il reprit : « C'est un volume de Shakespeare, monsieur le préfet, le tome huit. Vous remarquerez que, contrairement aux autres volumes, il est vide à l'intérieur et que la reliure n'est que le cartonnage d'une boîte secrète servant à dissimuler des papiers. – En effet. Et ces papiers ? – Les voici… des feuilles… des feuilles blanches, sauf trois… L'une sur laquelle est inscrite la liste des dates où devaient surgir les lettres mystérieuses. – Oh ! oh ! fit M. Desmalions, la charge est écrasante contre Florence Levasseur. En outre, nous sommes renseignés : c'est par là que don Luis a eu cette liste. » Perenna écoutait avec surprise : il avait totalement oublié ce détail, et Gaston Sauverand, dans son récit, n'y avait pas fait la moindre allusion. C'était fort grave pourtant et fort étrange. De qui Florence tenait-elle cette liste de dates ? « Et les deux autres feuilles ? » demanda M. Desmalions. Don Luis redoubla d'attention. Ces deux autres feuilles lui avaient échappé le jour de son entretien avec Florence dans cette même pièce. « Voici l'une des deux », répondit Weber. M. Desmalions prit la feuille et lut : « Ne pas oublier que l'explosion est indépendante des lettres et qu'elle aura lieu à trois heures du matin. » « Ah ! oui, fit-il en haussant les épaules, la fameuse explosion que don Luis a prédite et qui doit accompagner la cinquième lettre, comme l'annonce cette liste de dates. Bah ! nous avons le temps, puisqu'il n'y a eu que trois lettres, et que, ce soir, il s'agit de la quatrième. Et puis, faire sauter l'hôtel du boulevard Suchet, bigre, l'entreprise ne serait pas commode. C'est tout ? – Monsieur le préfet, dit Weber, qui exhiba la dernière feuille, je vous prie d'examiner cet ensemble de lignes tracées au crayon et qui forment un grand carré qui en contient d'autres plus petits et des rectangles de toutes dimensions. Ne dirait-on pas le plan d'une maison ? – Oui, en effet… – C'est le plan de l'hôtel où nous sommes, affirma Weber avec une certaine solennité. Voilà la cour d'honneur, les bâtiments du fond, le pavillon des concierges, et, là, le pavillon de Mlle Levasseur. De ce pavillon part, au crayon rouge, une ligne pointillée qui s'en va en zigzags vers les bâtiments du fond. Le début de cette ligne est marqué par une petite croix qui désigne la pièce où nous sommes… ou plus exactement l'alcôve. On a dessiné ici comme l'emplacement d'une cheminée… ou plutôt d'un placard… d'un placard creusé derrière le lit et qui serait dissimulé par les rideaux. – Mais alors, Weber, murmura M. Desmalions, ce serait le tracé d'un passage conduisant de ce pavillon aux bâtiments du fond ? Tenez, à l'autre bout de la ligne, il y a également une petite croix au crayon rouge. – Oui, monsieur le préfet, il y a une autre croix. Quel emplacement marque-t-elle ? Nous le déterminerons plus tard d'une façon certaine. Mais dès maintenant, et sur une simple hypothèse, j'ai posté des hommes dans une petite pièce située au second étage, où eut lieu hier le conciliabule suprême de don Luis, de Florence Levasseur et de Gaston Sauverand. Et, dès maintenant, en tout cas, nous connaissons la retraite de don Luis Perenna. » Il y eut un silence, après quoi, le sous-chef reprit d'une voix de plus en plus solennelle : « Monsieur le préfet, j'ai subi hier, de la part de cet homme, un affront sanglant. Mes subordonnés en ont été les témoins. Les domestiques ne peuvent l'ignorer. Avant peu, le public en sera instruit. Cet homme a fait évader Florence Levasseur. Il a voulu faire évader Gaston Sauverand. C'est un bandit de la plus dangereuse espèce. Monsieur le préfet, je suis sûr que vous ne me refuserez pas l'autorisation de le forcer dans sa tanière. Sinon… sinon, monsieur le préfet, je me verrai contraint de donner ma démission. – Avec motif à l'appui, dit le préfet en riant. Décidément, vous ne pouvez pas digérer le coup du rideau de fer. Allez-y donc ! Aussi bien, tant pis pour don Luis. Il l'aura voulu… Mazeroux, dès que le téléphone sera réparé, vous me donnerez des nouvelles à la Préfecture. Et ce soir, rendez-vous, boulevard Suchet, à l'hôtel Fauville. N'oubliez pas qu'il s'agit de la quatrième lettre. – Il n'y aura pas de quatrième lettre, monsieur le préfet, déclara Weber. – Pourquoi ? – Parce que d'ici là don Luis sera coffré. – Ah ! c'est don Luis aussi que vous accusez d'être l'auteur… » Don Luis n'en écouta pas davantage. Doucement il recula vers le placard, saisit le panneau et le rabattit sans bruit. Ainsi donc, sa retraite était connue ! « Saperlipopette, grogna-t-il, elle est raide celle-là ! Me voici dans de beaux draps. » Il avait couru jusqu'à la moitié du souterrain avec l'intention de gagner l'autre issue. Il s'arrêta. « Pas la peine, puisque cette issue est gardée … Alors, quoi, voyons, est-ce que je vais être pris au collet ? Voyons… Voyons… » D'en bas, de l'alcôve, parvenait déjà un bruit de coups, le bruit des coups que l'on frappait sur le panneau, dont la sonorité spéciale avait probablement attiré l'attention du sous-chef. Et comme Weber, n'étant pas astreint aux mêmes précautions que don Luis, semblait démolir le panneau sans s'attarder à la recherche du mécanisme, le péril était proche. « Nom d'un chien de nom d'un chien, ronchonna don Luis. C'est trop bête ! Que faire ? Leur passer sur le corps ?… Ah ! si j'étais en pleine force !… » Mais le manque de nourriture l'épuisait. Ses jambes tremblaient sous lui, et son cerveau commençait à n'avoir plus sa lucidité habituelle. Un redoublement de coups dans l'alcôve le poussa malgré tout vers l'issue d'en haut, et, grimpant à l'échelle, il promena sa lanterne électrique sur les pierres du mur et sur la boiserie de la trappe. Il tenta même de soulever celle-ci par une pesée d'épaule. Mais de nouveau des bruits de pas résonnèrent audessus de lui. Les hommes étaient toujours là. Alors, dévoré de rage, impuissant, il attendit la venue du sous-chef. Un craquement se produisit en bas, dont l'écho se propagea le long du souterrain, puis, il y eut un tumulte de voix. « Ça y est, se dit-il, les menottes, le dépôt, la cellule… Bon Dieu de sort, quelle stupidité ! Et puis Marie-Anne Fauville qui va mourir… Et puis Florence… Florence… » Avant d'éteindre sa lanterne, il en projeta une dernière fois la lumière autour de lui. À deux mètres de l'échelle, environ aux trois quarts de la hauteur, et un peu en retrait, une pierre, une grosse pierre de taille manquait dans le mur, du côté de l'intérieur de la maison et laissait un trou de dimensions assez grandes pour qu'on pût s'y blottir. Bien que la cachette ne valût pas grand-chose, il se pouvait cependant que l'on négligeât d'inspecter ce renfoncement. D'ailleurs, dont Luis n'avait pas le choix. À tout hasard, après avoir éteint, il se pencha vers le rebord du trou, l'atteignit et réussit à s'y installer en se courbant en deux. Weber, Mazeroux et leurs hommes arrivaient. Don Luis s'arc-bouta contre le fond de sa cachette pour échapper le plus possible au rayonnement des lanternes dont il voyait les premières lueurs. Et il advint cette chose stupéfiante, que la pierre, contre laquelle il s'adossait, bascula doucement, comme si elle eût pivoté autour d'un axe, et qu'il tomba à la renverse dans une seconde cavité située en arrière. Vivement il ramena ses jambes dans cette cavité, et la pierre se referma avec la même lenteur, non toutefois sans qu'un éboulement de cailloux, détachés de la muraille, lui recouvrît à demi les jambes. « Tiens, tiens, ricana-t-il, est-ce que la Providence se mettrait du côté de la vertu et du bon droit ?» Il entendit la voix de Mazeroux qui disait : « Personne ! et voilà l'extrémité du passage. À moins qu'il n'ait fui à notre approche… Tenez, par la trappe qui est en haut de cette échelle. » Et Weber répondit : « Étant donné la pente que nous avons monté, il est certain que le niveau de cette trappe se trouve au second étage. Or, la deuxième petite croix du plan marquerait, au second étage, le boudoir contigu à la chambre de don Luis. C'est bien ce que j'ai supposé, et c'est pourquoi j'ai placé là trois de nos hommes. S'il a voulu fuir de ce côté, il est pris. Nous n'avons qu'à frapper, dit Mazeroux, nos hommes trouveront la trappe et nous ouvriront. Sinon, on la démolira. » De nouveaux coups retentirent. Un bon quart d'heure plus tard, la trappe cédait, et d'autres voix se mêlèrent à celles de Weber et de Mazeroux. Pendant ce temps don Luis examinait son domaine et en constatait l'extrême exiguïté. Tout au plus pouvait-il s'y tenir assis. C'était un couloir, ou plutôt une sorte de boyau d'un mètre cinquante de long, et qui se terminait par un orifice, plus étroit encore, où des briques étaient accumulées. Les parois, d'ailleurs, étaient formées de briques, dont quelques-unes manquaient, et les moellons de construction qu'elles auraient dû retenir s'éboulaient au moindre choc. Le sol en était jonché. « Bigre ! pensa Lupin, il ne faudrait pas que je m'agitasse par trop ! Sans quoi, je risque d'être enterré vivant. Agréable perspective ! » En outre, la crainte de faire du bruit l'immobilisait. Il se trouvait, en effet, près de deux pièces occupées par des agents, son boudoir d'abord, et ensuite son cabinet de travail, puisque son boudoir, il le savait, était situé sur la partie de son cabinet de travail réservée au téléphone. Cette idée lui en suggéra une autre. À bien réfléchir, et en se rappelant qu'il s'était demandé parfois comment l'aïeule du comte Malonesco avait pu vivre, derrière le rideau de fer, aux heures où il lui fallait se cacher, il comprit qu'il y avait eu jadis communication entre le passage secret et ce qui était actuellement la cabine téléphonique, communication trop étroite pour qu'on y pût passer, mais qui devait servir comme conduit d'aération. Par précaution, au cas où le passage secret aurait été découvert, une pierre masquait l'entrée supérieure de ce conduit. Le baron Malonesco avait dû boucher l'extrémité inférieure en réinstallant les boiseries du cabinet de travail. Donc, il était emprisonné là, dans l'épaisseur des murs, sans autre décision bien nette que celle d'échapper à l'étreinte de la police. Des heures passèrent encore. Peu à peu, torturé par la faim et par la soif, il tomba dans un sommeil lourd, traversé de cauchemars, si angoissant qu'il eût voulu en sortir à tout prix, mais si profond qu'il ne put reprendre conscience avant huit heures du soir. À son réveil, il se sentit très las, et il eut subitement une perception affreuse, et à la fois si juste de la situation que, par un revirement subit où il y avait de la peur, il résolut de quitter sa cachette et de se livrer. Tout valait mieux que le supplice qu'il endurait et que les dangers auxquels l'exposait une plus longue attente. Mais, s'étant retourné sur lui-même pour atteindre l'entrée de sa tanière, il s'aperçut, d'abord que la pierre ne basculait pas sur une simple poussée, et ensuite, après plusieurs tentatives, qu'il n'arrivait pas à trouver le mécanisme qui sans doute la faisait basculer. Il s'acharna. Tous ses efforts furent vains. La pierre ne bougeait pas. Seulement, à chacun de ses efforts, quelques moellons se détachaient de la paroi supérieure et diminuaient encore l'espace où il pouvait évoluer. Il lui fallut un sursaut d'énergie pour dominer son émotion, et pour dire en plaisantant : « Parfait ! Je vais en être réduit à appeler au secours, moi, Arsène Lupin ! Oui, appeler au secours ces messieurs de la police… Sans quoi, mes chances d'ensevelissement augmentent minute par minute. Comme enterré vivant, je me prends à dix contre un… » Il serra les poings. « Cré tonnerre ! Je m'en tirerai seul. Appeler au secours ? Ah ! non, mille fois non ! » De toute sa volonté il s'efforça de réfléchir, mais son cerveau exténué ne lui permettait plus que des idées confuses et sans lien les unes avec les autres. L'image de Florence le hantait, et celle de Marie-Anne également. « C'est cette nuit que je dois les sauver, se disait-il… Et certainement je les sauverai, puisqu'elles ne sont pas criminelles et que je connais le coupable. Mais par quel moyen réussirai-je ? » Il songeait au préfet de police, à la réunion qui devait avoir lieu boulevard Suchet, dans l'hôtel de l'ingénieur Fauville. Cette réunion était commencée. La police gardait l'hôtel. Et cette idée lui rappela la feuille de papier trouvée par Weber dans le tome huit de Shakespeare, et la phrase inscrite, que le préfet avait lue. Ne pas oublier que l'explosion est indépendante des lettres et qu'elle aura lieu à trois heures du matin. « Oui, pensa don Luis qui s'en tenait au raisonnement de M. Desmalions, oui, dans dix jours, puisqu'il n'y a eu que trois lettres. La quatrième lettre doit surgir cette nuit, et l'explosion ne doit avoir lieu qu'avec la cinquième lettre, donc, dans dix jours. » Il répéta : « Dans dix jours… avec la cinquième lettre… oui, dans dix jours… » Et soudain, il tressaillit d'effroi. Une vision atroce venait de lui traverser l'esprit, une vision qui avait toutes les apparences de la réalité. C'était cette nuit même que l'explosion allait se produire ! Et, tout de suite, sachant ce qu'il savait de la vérité, tout de suite, dans un retour de sa clairvoyance habituelle, il admit cette hypothèse comme certaine. Évidemment, trois lettres seulement avaient surgi de l'ombre mystérieuse, mais quatre lettres auraient dû surgir, puisque l'une d'elles n'avait pas surgi à la date fixée, mais dix jours plus tard, et cela précisément pour une raison que don Luis connaissait. Et puis, et puis, il ne s'agissait pas de tout cela. Il ne s'agissait pas de chercher la vérité dans cette confusion de dates et de lettres, dans cet imbroglio inextricable où nul ne pouvait prétendre à la certitude. Non. Une seule chose dominait la situation, cette phrase : « Ne pas oublier que l'explosion est indépendante des lettres. » Or, comme l'explosion était marquée pour la nuit du vingt-cinq au vingt-six mai, l'explosion se produirait cette nuit même, à trois heures du matin ! « Au secours ! au secours ! » cria-t-il. Cette fois, il n'hésitait plus. S'il avait eu le courage, jusqu'ici, de rester au fond de sa prison et d'y attendre l'événement miraculeux qui lui viendrait en aide, il aimait mieux affronter tous les périls et subir tous les châtiments, que d'abandonner au sort qui les menaçait le préfet de police, Weber, Mazeroux et leurs compagnons. « Au secours ! Au secours ! » Dans trois ou quatre heures, l'hôtel de l'ingénieur Fauville allait sauter. Cela, il le savait de la façon la plus sûre. Avec autant d'exactitude que les lettres mystérieuses étaient arrivées à leur destination malgré tous les obstacles qui s'y opposaient, l'explosion se produirait à l'heure indiquée. L'artisan infernal de l'œuvre maudite l'avait voulu ainsi. À trois heures du matin, il ne resterait rien de l'hôtel Fauville. « Au secours ! Au secours ! » Il retrouvait des forces pour crier désespérément, et pour que sa voix retentît au-delà des pierres et au-delà des boiseries. Puis, comme il ne semblait pas que l'on répondît à son appel, il s'interrompit et longtemps écouta. Aucun bruit à l'entour. Le silence absolu. Alors, une angoisse terrible le couvrit de sueur. Si les agents, renonçant à la garde des étages supérieurs, s'étaient confinés, pour passer la nuit, dans les pièces du rez-dechaussée ? Comme un fou, il saisit une brique et frappa, à diverses reprises, sur la pierre d'entrée, espérant que le bruit se propagerait à travers l'hôtel. Mais aussitôt, une avalanche de moellons, détachés par le choc, s'abattit sur lui, le renversa de nouveau et l'immobilisa. « Au secours ! Au secours ! Au secours ! » Le silence. Le silence énorme, implacable. « Au secours ! Au secours ! » Il avait l'impression que ses cris ne dépassaient pas les parois qui l'étouffaient. D'ailleurs sa voix devenait de plus en plus faible, gémissement rauque, haletant, qui expirait en son gosier meurtri. Il se tut, écoutant encore, de toute son attention anxieuse, le grand silence qui enveloppait comme avec des couches de plomb le cercueil de pierre où il gisait. Toujours rien. Aucun bruit. Personne ne viendrait et personne ne pouvait venir à son secours. L'image et le nom de Florence continuaient à l'obséder. Et il pensait aussi à Marie-Anne qu'il avait promis de sauver. Mais Marie-Anne mourrait de faim. Et comme elle, et comme Gaston Sauverand, et comme tant d'autres, il était à son tour victime de cette monstrueuse affaire. Un incident accrut son désarroi. Tout à coup, sa lampe électrique qu'il avait laissée allumée pour dissiper l'horreur des ténèbres s'éteignit. Il était onze heures du soir. Des vertiges l'étourdissaient. Il respirait à peine, et un air insuffisant, déjà vicié. Son cerveau subissait, ainsi qu'un mal physique et très douloureux, le retour d'images qui lui semblaient s'y incruster, et c'était toujours la belle figure de Florence ou le visage livide de Marie-Anne. Et, dans son hallucination, tandis que Marie-Anne agonisait, il entendait l'explosion de l'hôtel Fauville, et il voyait le préfet de police et Mazeroux affreusement mutilés, morts. Une torpeur l'engourdit. Il tomba dans une sorte d'évanouissement, où il continuait à balbutier des syllabes confuses : « Florence… Marie-Anne… Marie-Anne… » Chapitre II L'explosion du boulevard Suchet La quatrième lettre mystérieuse ! La quatrième de ces lettres que « le diable mettait à la poste et que le diable distribuait », selon l'expression d'un journal ! Qu'on se rappelle la surexcitation vraiment extraordinaire du public à l'approche de la nuit du vingt-cinq au vingt-six mai… Et quelque chose de nouveau portait au plus haut point ce bouillonnement de curiosité. Coup sur coup, on avait appris l'arrestation de Sauverand, la fuite de sa complice Florence Levasseur, secrétaire de don Luis Perenna, et la disparition inexplicable de ce Perenna que l'on s'obstinait, et pour de bonnes raisons, à confondre avec Arsène Lupin. Sûre de la victoire désormais, tenant sous ses griffes presque tous les auteurs du drame, la police avait glissé peu à peu aux indiscrétions, et par les détails révélés à tel ou à tel journaliste, on connaissait les revirements de don Luis, on soupçonnait son amour pour Florence Levasseur et la cause réelle de sa rébellion, et l'on frémissait d'émotion au spectacle de cette lutte nouvelle engagée par ce stupéfiant personnage. Qu'allait-il faire ? S'il voulait soustraire aux poursuites celle qu'il aimait, et libérer Marie-Anne et Sauverand, il fallait qu'il intervînt au cours de cette nuit même, qu'il participât, d'une manière ou d'une autre, à l'événement qui se préparait et que, en arrêtant le messager invisible de la quatrième lettre, ou en apportant des explications irrécusables, il démontrât l'inno- cence des trois complices. Bref, il fallait qu'il fût là. Quel élément d'intérêt ! Et puis les nouvelles n'étaient pas bonnes, concernant Marie-Anne. Avec un acharnement inlassable, elle s'obstinait dans ses projets de suicide. On devait l'alimenter par des moyens artificiels, et, à l'infirmerie de Saint-Lazare, les docteurs ne dissimulaient pas leur inquiétude. Don Luis Perenna arriverait-il à temps ? Et enfin il y avait cette autre chose, la menace d'une explosion qui devait faire sauter l'hôtel de l'ingénieur Fauville dix jours après la quatrième lettre, menace vraiment impressionnante quand on songeait que l'ennemi n'avait jamais rien annoncé qui ne se produisît à l'heure dite. Et bien que l'on fût encore, du moins le croyait-on, à dix jours de la catastrophe, cela donnait à toute l'affaire une allure de plus en plus sinistre. Aussi, ce soir-là, c'est une véritable multitude qui se porta, par la Muette et par Auteuil, vers le boulevard Suchet, et qui accourait non seulement de Paris, mais de la banlieue et de la province. Le spectacle passionnait. On voulait voir. On ne vit que de loin, car la police avait organisé des barrages à cent mètres à droite et à gauche de l'hôtel, et refoulait dans les fossés des fortifications ceux qui avaient réussi à monter sur le talus opposé. Le ciel était orageux, couvert de nuages lourds que l'on apercevait par intervalle à la lueur d'une lune toute blanche. Il y avait des éclairs et des roulements lointains de tonnerre. On chantait. Des gamins poussaient des cris d'animaux. Sur les bancs et sur les trottoirs on s'était installé par groupes, et l'on mangeait et l'on buvait, tout en discutant. Une partie de la nuit s'écoula ainsi, sans que rien semblât répondre à l'attente de la foule, et l'on se demandait avec une certaine lassitude si l'on ne ferait pas mieux de s'en aller, puisque, aussi bien, Sauverand étant emprisonné, il y avait beaucoup de chances pour que la quatrième lettre ne surgît pas comme les autres des ténèbres mystérieuses. Et pourtant on ne s'en allait pas : don Luis Perenna allait venir ! Depuis dix heures du soir le préfet de police et le secrétaire général de la préfecture, le chef de la Sûreté, le sous-chef Weber, le brigadier Mazeroux et deux agents se trouvaient réunis dans la grande salle où l'ingénieur Fauville avait été assassiné. Quinze autres agents occupaient les autres pièces, tandis qu'une vingtaine gardaient les toits, la façade et le jardin. Une fois de plus, durant les heures de l'après-midi, on avait tout fouillé, sans plus de résultats, du reste, qu'auparavant. Mais il était décidé que tous les hommes veilleraient. Si la quatrième lettre était déposée quelque part, dans la grande salle, on voulait savoir, et l'on saurait qui l'apportait. Les miracles n'existent pas en matière de police. Vers minuit, M. Desmalions fit servir du café à ses agents. Lui-même en prit deux tasses, et il ne cessait de marcher d'un bout à l'autre de la pièce, de monter l'escalier qui conduisait à la mansarde ou de parcourir l'antichambre et le vestibule. Préférant que la surveillance s'exerçât dans les conditions les plus favorables, il laissait toutes les portes ouvertes et toutes les lumières électriques allumées. Et, comme Mazeroux objectait : « Il faut de l'ombre pour que la lettre vienne. Rappelezvous, monsieur le préfet, l'épreuve contraire a été déjà tentée, et la lettre n'est pas venue. – Recommençons l'épreuve », répondit M. Desmalions qui, en réalité, et malgré tout, craignait l'intervention de don Luis et multipliait les mesures pour la rendre impossible. Cependant, à mesure que la nuit avançait, l'impatience gagnait les esprits. Tous préparés à la lutte, les hommes souhaitaient l'occasion d'utiliser leur énergie exaspérée. Ils écoutaient et ils regardaient éperdument. Vers une heure, il y eut une alerte, qui montra à quel point de tension nerveuse ils étaient arrivés. Un coup de feu partit du premier étage, puis des clameurs. Renseignements pris, c'étaient deux agents, qui, se rencontrant au cours dune ronde, ne se reconnurent pas et dont l'un tira en l'air pour avertir ses camarades. Dehors, cependant, il y avait moins de monde, ainsi que put le constater M. Desmalions lorsqu'il entrouvrit la porte du jardin. La consigne, moins sévère, laissait approcher les curieux, tout en défendant les abords du trottoir. Mazeroux lui dit : « Heureusement que l'explosion n'est pas pour cette nuit, monsieur le préfet, sans quoi tous ces braves gens y passeraient tout comme nous. – Il n'y aura pas d'explosion dans dix jours, pas plus qu'il n'y a de lettre cette nuit », dit M. Desmalions en haussant les épaules. Et il ajouta : « Du reste, ce jour-là, les ordres seront inflexibles. » Il était alors 2 heures 10. À 2 heures 25, comme le préfet de police allumait un cigare, le chef de la Sûreté risqua, en riant : « Voilà une chose dont il faudra vous priver, la prochaine fois, monsieur le préfet, ce serait trop dangereux. – La prochaine fois, fit M. Desmalions, je ne perdrai pas mon temps à monter la garde. Car vraiment je commence à croire que toute cette histoire de lettres est finie. » Mazeroux insinua : « Est-ce qu'on sait ?… » Quelques minutes encore… M. Desmalions s'était assis. Les autres avaient pris place également. Personne ne parlait plus. Et soudain, ils bondirent tous, d'un même mouvement, et avec une même expression de surprise. Une sonnerie avait retenti. Une sonnerie… Était-ce possible ? Tout de suite ils virent d'où cela provenait. « Le téléphone », murmura M. Desmalions. Et c'était là un phénomène qui l'étonnait infiniment, et qui étonna tous les assistants, car on n'avait jamais songé que le téléphone fonctionnât encore à l'hôtel de l'ingénieur Fauville. Comme le préfet de police approchait de l'appareil, le timbre retentit de nouveau. Il prononça : « C'est peut-être de la Préfecture, un avis urgent. » Troisième sonnerie… Il décrocha le récepteur : « Allô… qu'est-ce que vous demandez ? » Une voix lui répondit, si lointaine et si faible qu'il ne perçut que des sons incohérents, et qu'il s'écria : « Parlez donc plus haut !… Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? Qui est à l'appareil ? La voix bredouilla quelques syllabes, qui parurent le stupéfier… « Allô ! dit-il… je ne comprends pas… veuillez répéter… Allô… Qui est à l'appareil ? – Don Luis Perenna, répliqua-t-on de manière plus distincte. – Hein ? Quoi ? Don Luis… Perenna. » Il fut sur le point de raccrocher le récepteur, et il maugréa : « Une fumisterie… Quelque farceur qui se divertit. » Pourtant, malgré lui, reprenant la communication, il dit d'un ton bourru : « Enfin, qu'est-ce que c'est ? Vous êtes don Luis Perenna ? – Oui. – Que demandez-vous ? – Quelle heure est-il ? – Quelle heure est-il ! Le préfet eut un geste de colère, non pas tant à cause de cette question absurde, que parce qu'il avait reconnu, réellement, sans erreur possible, la voix même de don Luis Perenna. « Et après ? fit-il en se dominant. Quelle est cette nouvelle histoire ? Où êtes-vous ? – Dans mon hôtel, au-dessus du rideau de fer, dans le plafond de mon cabinet de travail. » Le préfet répéta, confondu : « Dans le plafond ? – Oui, et quelque peu esquinté, je l'avoue. – On va vous secourir, dit M. Desmalions qui commençait à s'amuser. – Plus tard, monsieur le préfet. Répondez-moi d'abord. Vite… Sinon, je ne sais si j'aurai la force… Quelle heure est-il ? – Ah ! çà mais… – Je vous en prie… – Trois heures moins vingt. – Trois heures moins vingt ! » On eût dit que don Luis trouvait une force imprévue dans un accès brusque de frayeur. Sa voix défaillante prit de l'accent, et, tour à tour, impérieux désespéré, suppliant, plein d'une conviction qu'il cherchait à imposer, il ordonna : « Allez-vous-en, monsieur le préfet… Partez tous… Quittez l'hôtel… À trois heures l'hôtel sautera… Mais oui, je vous le jure… Dix jours après la quatrième lettre, c'est maintenant, puisque la remise des lettres a subi un retard de dix jours … C'est maintenant à trois heures du matin. Rappelez-vous ce qu'il y avait d'inscrit sur la feuille que le sous-chef Weber a trouvée ce matin. « L'explosion est indépendante des lettres. Elle aura lieu à trois heures du matin. » À trois heures du matin, aujourd'hui, monsieur le préfet ! Ah ! partez, je vous en conjure… Que personne ne reste dans l'hôtel… Il faut me croire… Je connais toute la vérité sur l'affaire… Et rien n'empêchera que la menace ne s'exécute… Allez-vous-en… allez-vous-en… Ah ! c'est horrible… je sens que vous ne croyez pas… et je n'ai plus de force… Allez-vous-en tous… » Il dit encore plusieurs mots que M. Desmalions ne discerna point. Puis la communication s'interrompit, et bien que le préfet entendît des cris, il lui sembla que ces cris étaient lointains, comme si l'appareil n'eût plus été à la portée de la bouche qui les articulait. Il raccrocha le récepteur. « Messieurs, dit-il en souriant, il est trois heures moins dix-sept. Dans dix-sept minutes, nous allons sauter. Ainsi du moins l'affirme notre bon ami don Luis Perenna. » Malgré les plaisanteries qui accueillirent cette menace, il y eut comme un sentiment de gêne. Le sous-chef Weber demanda : « C'est bien don Luis, monsieur le préfet ? – En personne. Il s'est terré dans quelque trou de son hôtel, au-dessus de son cabinet de travail, et les privations, la fatigue, semblent l'avoir un peu détraqué. Mazeroux, allez donc le prendre au gîte… si toutefois il n'y a pas là quelque nouveau tour de sa part. Vous avez le mandat ? » Le brigadier Mazeroux s'approcha de M. Desmalions. Il était blême. « Monsieur le préfet, il vous a dit que nous allions sauter ? – Ma foi, oui. Il se base sur cette note que Weber a trouvée dans un volume de Shakespeare. L'explosion doit avoir lieu cette nuit. – À trois heures du matin ? – À trois heures du matin, c'est-à-dire dans un petit quart d'heure. – Et vous restez, monsieur le préfet ! – Vous en avez de bonnes, brigadier. Croyez-vous que nous allons obéir aux lubies de ce monsieur ? » Mazeroux chancela, hésita, mais, malgré toute sa déférence, incapable de se contenir, il s'écria : « Monsieur le préfet, ce n'est pas une lubie. J'ai travaillé avec don Luis. Je connais l'homme. S'il annonce une chose, c'est qu'il a ses raisons. – De mauvaises raisons. – Mais non, monsieur le préfet, implora Mazeroux, qui s'animait de plus en plus… je vous jure qu'il faut l'écouter… À trois heures du matin, il l'a dit… l'hôtel sautera… Nous avons quelques minutes… Partons, je vous en prie, monsieur le préfet… – C'est-à-dire, fuyons. – Mais ce n'est pas fuir, monsieur le préfet. C'est une simple précaution… On ne peut pourtant pas risquer. Vous-même, monsieur le préfet… – Assez… – Mais, monsieur le préfet, puisque don Luis a dit… – Assez ! répéta M. Desmalions d'un ton sec. Si vous avez peur, profitez de l'ordre que je vous ai donné, et filez chez don Luis. » Mazeroux réunit les talons, et, d'un geste d'ancien soldat, fit le salut militaire. « Je reste ici, monsieur le préfet. » Et, pivotant sur lui-même, il alla reprendre sa place à l'écart. Il y eut un silence, M. Desmalions se mit à marcher dans la pièce, les mains au dos, puis, s'adressant au chef de la Sûreté et au secrétaire général : « Enfin, vous êtes de mon avis, j'espère ? – Mais oui, monsieur le préfet. – N'est-ce pas ? D'abord cette hypothèse ne repose sur rien de sérieux. Et ensuite, quoi, nous sommes gardés ! Les bombes ne vous dégringolent pas comme ça sur la tête. Il faut quelqu'un qui les jette. Comment ? Par où ? – Par le même chemin que les lettres, risqua le secrétaire général. – Hein ? Alors vous admettez ? … » Le secrétaire général ne répondit pas et M. Desmalions n'acheva pas sa phrase. Lui-même il éprouvait, comme les autres, cette impression de malaise qui, peu à peu, à mesure que les secondes s'écoulaient, devenait douloureuse, presque intolérable. Trois heures du matin !… Ces quelques mots revenaient sans cesse à son esprit. Deux fois, il consulta sa montre. Il y avait encore douze minutes. Il y en avait dix. Est-ce que vraiment, par le simple effet d'une volonté infernale et toutepuissante, est-ce que l'hôtel allait sauter ? « C'est idiot ! c'est idiot ! » s'écria-t-il en frappant du pied. Mais, ayant regardé ses compagnons, il fut stupéfait de voir la contraction de leurs visages, et il sentit dans sa poitrine son cœur qui se serrait étrangement. Il n'avait pas peur, certes non, et les autres pas plus que lui. Mais tous, depuis les chefs jusqu'aux simples agents, ils subissaient l'ascendant de ce don Luis Perenna qu'ils avaient vu accomplir des choses si extraordinaires et se diriger dans cette ténébreuse aventure avec une habileté si prodigieuse. Consciemment ou à leur insu, qu'ils le voulussent ou non, ils songeaient à lui comme à un être exceptionnel, doué de facultés spéciales, un être auquel il leur était impossible de songer sans évoquer par là même le stupéfiant Arsène Lupin, avec sa légende d'audace, de génie et de clairvoyance surhumaine. Et c'était Lupin qui leur disait de fuir. Poursuivi, traqué, il se livrait lui-même pour les avertir du danger. Et ce danger était immédiat. Encore sept minutes, encore six, et l'hôtel sauterait. Très simplement, Mazeroux se mit à genoux, fit le signe de la croix et récita des prières à voix basse. Le geste était si impressionnant que le secrétaire général et le chef de la Sûreté esquissèrent un mouvement vers le préfet de police. Il détourna la tête et continua sa promenade de long en large. Mais l'angoisse montait en lui, et les paroles entendues au téléphone retentissaient à son oreille, et toute l'autorité de Perenna, sa prière ardente, sa conviction éperdue, tout cela le bouleversait. Il avait vu Perenna à l'œuvre. On n'avait pas le droit, dans une pareille circonstance, de négliger l'avertissement d'un tel individu. « Allons-nous-en », dit-il. Ces mots furent prononcés de la façon la plus calme, et l'on eût cru vraiment que ceux qui les entendirent ne les considéraient que comme la conclusion judicieuse d'un état de choses très ordinaire. Ils s'en allèrent sans hâte et sans désordre, non pas en fugitifs, mais en hommes qui obéissent volontairement à un devoir de prudence. lice. Au seuil de la porte, ils s'effacèrent devant le préfet de po« Non, dit-il, passez, je vous suis. » Il quitta la pièce le dernier, laissant l'électricité allumée. Dans le vestibule, il pria le chef de la Sûreté de donner un coup de sifflet. Lorsque tous les agents furent là, il les fit sortir de l'hôtel ainsi que le concierge et referma la porte sur lui. Appelant alors les agents qui surveillaient le boulevard, il leur enjoignit : « Que tout le monde s'éloigne, et repoussez la foule le plus loin possible… et rapidement, n'est-ce pas ? D'ici un quart d'heure, nous rentrerons dans l'hôtel. – Et vous, monsieur le préfet, murmura Mazeroux, j'espère que vous ne restez pas. – Ma foi non, dit-il en riant ; si tant est que j'écoute le conseil de notre ami Perenna, je dois marcher jusqu'au bout. – C'est qu'il n'y a plus que deux minutes. – Notre ami Perenna a parlé de trois heures et non de trois heures moins deux. Donc… » Il traversa le boulevard, accompagné du chef de la Sûreté, de son secrétaire général et de Mazeroux, et il escalada le talus opposé. « Il faudrait peut-être se baisser, insista Mazeroux. – Baissons-nous, dit le préfet, toujours de bonne humeur. Mais, en vérité, s'il n'y a pas d'explosion, je me flanque une balle dans la tête. Je ne pourrais pas vivre après m'être ainsi couvert de ridicule. – Il y aura une explosion, monsieur le préfet, affirma Mazeroux. – Faut-il que vous ayez confiance dans notre ami don Luis. – Vous avez la même confiance, monsieur le préfet. » Ils se turent, crispés par l'attente et luttant contre l'anxiété qui les étreignait. Une à une, ils comptaient les secondes aux battements de leurs cœurs. C'était interminable. Trois heures sonnèrent quelque part. « Vous voyez, ricana M. Desmalions, dont la voix s'altérait, vous voyez, il n'y aura rien… Dieu merci ! » Et il bougonna : « C'est idiot ! c'est idiot ! Comme si pareille chose pouvait se concevoir … » Une autre horloge sonna, plus lointaine, puis, au sommet d'un hôtel voisin, l'heure tinta également. Avant que le troisième coup eût retenti, ils entendirent comme un craquement, et aussitôt, ce fut l'explosion, formidable, totale, et si brève, qu'ils n'eurent pour ainsi dire que la vision d'une gerbe immense de flammes et de fumée, d'où jaillissaient d'énormes pierres et des débris de murs, quelque chose comme le bouquet gigantesque d'un feu d'artifice. Et c'était fini. Le volcan avait éclaté. « En avant ! cria le préfet de police qui s'élança. Qu'on téléphone ! vite, les pompes en cas d'incendie. » Il empoigna Mazeroux par le bras. « Courez jusqu'à mon auto, à cent mètres de là. Faites-vous conduire chez don Luis, et si vous le trouvez, délivrez-le et amenez-le ici. – Je le mets sous mandat ? monsieur le préfet. – Sous mandat ? Vous êtes fou ! – Mais, si le sous-chef Weber… – Weber nous fichera la paix. Je me charge de lui. Filez. » Cette mission, Mazeroux l'accomplit, non pas avec plus de hâte que s'il se fût agi d'arrêter don Luis, car c'était un homme de devoir, mais avec une joie singulière. Le combat qu'il avait été obligé de poursuivre contre celui qu'il appelait toujours le patron l'avait bien souvent désolé, jusqu'à lui tirer les larmes des yeux. Cette fois, il arrivait en auxiliaire, peut-être en sauveur. L'après-midi, renonçant, sur les ordres de M. Desmalions, à fouiller davantage l'hôtel, puisque l'évasion de don Luis semblait certaine, le sous-chef n'avait laissé que trois hommes de faction. Mazeroux les trouva dans une pièce du rez-de-chaussée, où ils veillaient tour à tour. Interrogés, ils affirmèrent qu'ils n'avaient pas entendu le moindre bruit. Il monta seul, pour que son entrevue avec le patron n'eût pas de témoins, traversa le salon, et pénétra dans le cabinet de travail. Là, une inquiétude l'assaillit, car, au premier coup d'œil, après avoir allumé une lampe électrique, il ne vit rien. « Patron appela-t-il à diverses reprises, patron, où donc êtes-vous ? » Aucune réponse. « Pourtant, se dit Mazeroux, s'il a téléphoné, ce ne peut être que d'ici. En effet, il constata, de loin, que le récepteur était décroché, et, s'étant avancé vers la cabine, il heurta des morceaux de briques et de plâtre qui jonchaient le tapis. Alors, il fit aussi la lumière dans cette cabine, et il aperçut au-dessus de lui un bras qui pendait du plafond. Tout autour de ce bras, le plafond était éventré. Cependant, l'épaule n'avait pu passer et on ne discernait pas la tête du captif. Mazeroux sauta sur une chaise et atteignit la main qu'il palpa, et dont le tiède contact le rassura. « C'est toi, Mazeroux ? articula une voix, qui parut très lointaine au brigadier. – Oui, c'est moi-même. Vous n'êtes pas blessé, hein ? Rien de grave ? – Non, étourdi seulement… et assez faiblard… Écoute… – J'écoute… – Ouvre le second tiroir de gauche de mon bureau. Tu trouveras… – Quoi, patron ? – Un vieux bout de chocolat. – Mais… – Va toujours, Alexandre, j'ai une sacrée faim. » De fait, après un instant, don Luis reprit, d'un ton plus gaillard » « Ça va mieux. Je puis attendre. Cours à la cuisine et rapporte-moi du pain et de l'eau. – Je reviens, patron. – Pas directement. Reviens par la chambre de Florence Levasseur et par le passage secret jusqu'à l'échelle qui mène à la trappe supérieure. » Et il lui indiqua le moyen de faire basculer la pierre et de s'introduire dans la sorte de canal où il avait cru trouver une fin si tragique. En dix minutes, ce fut chose exécutée. Mazeroux déblayait l'orifice, parvenait à saisir don Luis par les jambes et le tirait hors de sa tanière. « Eh bien, vrai, patron, gémissait-il tout apitoyé, en voilà une position ! Comment avez-vous fait votre compte ? Oui, je vois ça d'ici, vous avez creusé devant vous, à plat ventre, et creusé encore… plus d'un mètre ! Il vous en a fallu du courage, avec un estomac vide ! » Lorsque don Luis fut installé dans sa chambre et qu'il eut avalé deux ou trois morceaux de pain et bu en conséquence il raconta : « Un rude courage, mon vieux. Bigre ! quand les idées tournent et qu'on n'a pas son cerveau à soi, parole d'honneur, on ne demande qu'à se laisser aller. Et surtout l'air manquait. Impossible de respirer. Je creusais pourtant, ainsi que tu l'as vu, je creusais, à moitié endormi, comme dans un cauchemar. Tiens, regarde, j'ai les doigts en marmelade. Seulement, voilà, je pensais à cette sacrée histoire de l'explosion, et coûte que coûte, je voulais vous avertir, et je creusais mon tunnel ! Quel métier ! et puis, v'lan, j'ai senti le vide, ma main passait, et puis le bras. Où étais-je ? Parbleu, au-dessus du téléphone. Je m'en rendis compte aussitôt, en tâtant le mur et en rencontrant les fils. Alors, ce fut tout un manège, qui dura bien une demi-heure, pour atteindre l'appareil. Je n'avais pas le bras assez long. C'est avec une ficelle et un nœud coulant que je réussis à pêcher le récepteur et à le tenir près de ma bouche, ou du moins à trente centimètres de ma bouche. Et je criais pour qu'on entendît ! Et je gueulais ! Et je souffrais ! Et puis, à la fin, ma ficelle a craqué… Et puis… et puis, j'étais à bout de forces… D'ailleurs, quoi, vous étiez prévenus, c'est à vous de vous débrouiller. » Il leva la tête vers Mazeroux, et lui demanda, comme s'il n'eût pas douté de la réponse : « L'explosion a eu lieu, n'est-ce pas ? – Oui, patron. – À trois heures précises ? – Oui. tel ? – Et, bien entendu, M. Desmalions avait fait évacuer l'hô– Oui. – À la dernière minute ? – À la dernière minute. » Don Luis dit en riant : « Je pensais bien qu'il se débattrait, et qu'il ne céderait qu'au moment suprême. Tu as dû passer là un mauvais quart d'heure, mon pauvre Mazeroux, car, évidemment, tu m'as donné raison du premier coup, toi ? » Il ne cessait pas de manger, tout en parlant, et chaque bouchée semblait lui rendre un peu de son animation ordinaire. « Drôle de chose que la faim, dit-il. Ce que ça vous fait déménager ! Il faudra pourtant que je m'habitue à cette privationlà. – En tout cas, patron, on ne dirait vraiment pas que vous avez jeûné pendant près de quarante-huit heures. – Bah ! le coffre est bon, et il y a des réserves. Dans une demi-heure, il n'y paraîtra plus. Le temps de prendre un bain et de me raser. » Sa toilette achevée, il s'attabla devant des œufs et de la viande froide que lui avait préparés Mazeroux, puis, se levant : « Et maintenant, en route ! – Mais rien ne nous presse, patron. Couchez-vous donc quelques heures. Le préfet attendra. – Tu es fou ! Et Marie-Anne Fauville ? – Mme Fauville ? – Parbleu, crois-tu que je vais la laisser en prison, ainsi que Sauverand ? Pas une seconde à perdre, mon vieux. » Tout en se disant que le patron n'avait pas encore bien sa tête à lui, – délivrer Marie-Anne et Sauverand, comme ça, d'un coup de baguette ! non, tout de même, il allait un peu loin ! – Mazeroux conduisait, jusqu'à l'automobile du préfet, un Perenna de nouveau joyeux, fringant, aussi reposé que s'il fût sorti de son lit. « Très flatteur pour mon amour-propre, dit-il à Mazeroux, très flatteur, cette hésitation du préfet après mon avertissement téléphonique, et son obéissance à l'instant décisif. Faut-il que je les tienne en mains, tous ces messieurs-là, pour qu'ils se tirent des pattes sur un signe de bibi ! “Attention, messieurs, qu'on leur téléphone du fond de l'enfer, attention ! À trois heures, bombe. – Mais non ! – Mais si ! – Comment le savez-vous ? – Parce que je le sais. – Mais la preuve ? – La preuve, c'est que je le dis. – Oh ! alors, du moment que vous le dites…” Et à trois heures moins cinq, on s'éloigne. Ah ! si je n'étais pas pétri de modestie !… » Ils arrivèrent au boulevard Suchet, où la foule était si pressée qu'ils durent descendre d'automobile. Mazeroux franchit le cordon d'agents qui défendaient les abords de l'hôtel, et il conduisit don Luis sur le talus opposé. « Attendez-moi là, patron, je vais avertir le préfet de police. » En face, sous le ciel pâle du matin, où traînaient encore des nuages noirs, don Luis vit les dégâts causés par l'explosion. Ils étaient, en apparence, bien moins considérables qu'il ne le croyait. Malgré l'écroulement de quelques plafonds, dont on apercevait les décombres à travers le trou béant des fenêtres, l'hôtel restait debout. Même, le pavillon de l'ingénieur Fauville semblait avoir un peu souffert, et chose bizarre, l'électricité, que le préfet de police avait laissée allumée avant son départ, ne s'était pas éteinte. Dans le jardin ou sur la chaussée gisait un amoncellement de meubles, autour duquel veillaient des soldats et des agents. « Suivez-moi, patron », dit Mazeroux, qui revint chercher don Luis et le dirigea vers le bureau de l'ingénieur. Une partie du plancher avait été démolie. Les murs extérieurs de gauche, du côté de l'antichambre, étaient crevés, et, pour soutenir le plafond, deux ouvriers dressaient des poutres apportées d'un chantier voisin. Mais, somme toute, l'explosion n'avait pas eu les résultats qu'avait dû escompter celui qui l'avait préparée. M. Desmalions se trouvait là, ainsi que tous ceux qui avaient passé la nuit dans cette pièce et plusieurs personnages importants du parquet de la police. Seul, le sous-chef Weber venait de partir. Il n'avait pas voulu se rencontrer avec son ennemi. La présence de don Luis suscita une vive émotion. Le préfet s'avança aussitôt à sa rencontre, et lui dit : « Tous nos remerciements, monsieur. Votre clairvoyance est au-dessus de tout éloge. Vous nous avez sauvé la vie, ces messieurs et moi nous tenons à le déclarer de la façon la plus formelle. Pour ma part, c'est la seconde fois. – Il est un moyen très simple de me remercier, monsieur le préfet, reprenait don Luis, c'est de me permettre d'aller jusqu'au bout de ma tâche. – De votre tâche ? – Oui, monsieur le préfet. Mon acte de cette nuit n'en est que le début. L'achèvement, c'est la libération de Marie-Anne Fauville et de Gaston Sauverand. » M. Desmalions sourit : « Oh ! Oh ! – Est-ce trop demander, monsieur le préfet ? – On peut toujours demander, mais encore faut-il que la demande soit raisonnable. Or, il ne dépend pas de moi que ces personnes soient innocentes. – Non, mais il dépend de vous, monsieur le préfet, que vous les préveniez, si je vous démontre leur innocence. – Ma foi, oui, si vous me le démontrez d'une façon irréfutable. – Irréfutable… Malgré tout, et plus encore que les autres fois, l'assurance de don Luis impressionnait M. Desmalions, qui insinua : « Les résultats de l'enquête sommaire que nous avons faite vous aideront peut-être. Ainsi, nous avons acquis la certitude que la bombe a été placée à l'entrée de cette antichambre et tout probablement sous les lames mêmes du parquet. – Inutile, monsieur le préfet. Ce ne sont là que des détails secondaires. L'essentiel, maintenant, c'est que vous connaissiez la vérité totale, et non point seulement par des mots. » Le préfet s'était rapproché de lui. Les magistrats et les agents l'entouraient. On épiait ses paroles et ses gestes avec une impatience fiévreuse. Était-ce possible que cette vérité, si lointaine encore et si confuse malgré toute l'importance que l'on attachait aux arrestations déjà opérées, pût enfin être connue ? L'heure était grave, les cœurs se serraient. L'annonce de l'explosion, faite par don Luis, donnait à ses prédictions une valeur de chose accomplie, et ceux qu'il avait sauvés de la terrible catastrophe n'étaient pas loin d'admettre comme des réalités les affirmations les plus invraisemblables qu'un pareil homme pouvait énoncer. Il dit : « Monsieur le préfet, vous avez attendu vainement cette nuit que la quatrième des lettres mystérieuses fût introduite ici. C'est la venue de cette quatrième lettre à laquelle, par un miracle imprévu du hasard, il va nous être permis d'assister. Vous saurez alors que c'est la même main qui a commis tous les crimes… et vous saurez qui les a commis. » Et, s'adressant à Mazeroux : « Brigadier, ayez l'obligeance de faire, autant que possible, l'obscurité dans cette pièce. À défaut des volets, tirez les rideaux sur les fenêtres et ramenez les battants de la porte. Monsieur le préfet, est-ce fortuitement que l'électricité est allumée ici ? – Fortuitement. On va l'éteindre. – Un instant… Quelqu'un de vous, messieurs, a-t-il une lanterne de poche ? Ou bien… non, c'est inutile. Voici qui fera l'affaire. » Dans un candélabre, il y avait une bougie. Il la prit et l'alluma. Puis il tourna l'interrupteur. Ce fut alors une demi-obscurité, où la flamme de la bougie, secouée par les courants d'air, vacillait. Don Luis la garantit avec la paume de la main et s'avança vers la table. « Je ne pense pas qu'il nous faille attendre, dit-il. Selon mes prévisions, il ne se passera que quelques secondes avant que les faits parlent d'eux-mêmes, et mieux que je ne pourrais le faire. » Ces quelques secondes, pendant lesquelles personne ne rompit le silence, furent de celles que l'on n'oublie pas. M. Desmalions a raconté depuis, dans une interview où il se moque de lui-même avec beaucoup de finesse, que son cerveau surexcité par les fatigues de la nuit et par cette mise en scène, imaginait les événements les plus insolites, comme une invasion de l'hôtel et une attaque à main armée, ou comme l'apparition d'esprits et de fantômes. Il eut cependant la curiosité, a-t-il dit, d'observer don Luis. Assis sur le rebord de la table, la tête un peu renversée, les yeux distraits, don Luis mangeait un morceau de pain, et croquait une tablette de chocolat. Il semblait affamé, mais fort tranquille. Les autres gardaient cette attitude crispée que l'on a dans les moments de grand effort physique. Une sorte de grimace contractait leur visage. Autant que par l'approche de ce qui allait se produire, ils étaient obsédés par le souvenir de l'explosion. Sur les murs, la flamme dessinait des ombres. Il s'écoula plus de secondes que ne l'avait dit don Luis Perenna, trente ou quarante peut-être, qui leur parurent interminables. Puis Perenna leva un peu la bougie qu'il tenait, et il murmura : « Voici. » Presque en même temps que lui, d'ailleurs, tous ils avaient vu… ils voyaient… Une lettre descendait du plafond. Elle tournoyait lentement comme la feuille qui tombe d'un arbre et que le vent ne secoue pas. Elle frôla don Luis et vint se poser sur le parquet, entre deux pieds de la table. Don Luis répéta, en ramassant le papier et en le tendant à M. Desmalions : « Voici, monsieur le préfet, voici la quatrième lettre qui avait été annoncée pour cette nuit. » Chapitre III Le haïsseur M. Desmalions le regardait sans comprendre et regardait le plafond. Perenna lui dit : « Il n'y a là aucune fantasmagorie, et bien que personne n'ait jeté cette lettre d'en haut, bien qu'il n'y ait pas le moindre trou au plafond, l'explication est fort simple. – Oh ! fort simple ! prononça M. Desmalions. – Oui, monsieur le préfet. Tout cela prend des airs d'expérience de prestidigitation, compliquée à l'excès et par plaisir presque. Or, je l'affirme, c'est fort simple… et à la fois épouvantablement tragique. Brigadier Mazeroux, ayez l'obligeance d'ouvrir les rideaux et de nous faire toute la lumière possible. » Tandis que Mazeroux exécutait ses ordres, tandis que M. Desmalions jetait un coup d'œil sur cette quatrième lettre, dont le contenu, d'ailleurs, avait peu d'importance et n'était qu'une confirmation des premières, don Luis saisit une échelle double que les ouvriers avaient laissée dans un coin, la dressa au milieu de la pièce, et monta. Installé à califourchon sur le barreau supérieur, il se trouva à portée de l'appareil électrique. C'était un plafonnier composé d'une grosse ceinture de cuivre doré, au-dessous de laquelle s'entrelaçaient des pendeloques de cristal. Trois ampoules occupaient l'intérieur, placées aux trois angles d'un triangle de cuivre qui cachait les fils. Il dégagea ces fils et les coupa, puis il se mit à dévisser l'appareil. Mais, pour activer cette besogne, il dut, à l'aide d'un marteau qu'on lui passa, démolir le plâtre tout autour des crampons qui tenaient le lustre. « Un coup de main, s'il vous plaît », dit-il à Mazeroux. Mazeroux gravit l'échelle. À eux deux ils saisirent le lustre, qu'ils firent glisser le long des montants et qu'on posa sur la table avec une certaine difficulté, car il était beaucoup plus lourd qu'il n'eût dû l'être. De fait, au premier examen, on s'aperçut qu'il était surmonté d'une espèce de boîte en métal ayant la forme d'un cube de vingt centimètres de côté, laquelle boîte, enfoncée dans le plafond, entre les crampons de fer, avait obligé don Luis à démolir le plâtre qui la dissimulait. « Que diable cela veut-il dire ! s'exclama M. Desmalions. – Ouvrez vous-même, monsieur le préfet, il y a un couvercle », répondit Perenna. M. Desmalions souleva le couvercle. À l'intérieur du coffret, il y avait des rouages, des ressorts, tout un mécanisme compliqué et minutieux qui ressemblait fort à un mouvement d'horlogerie. « Vous permettez, monsieur le préfet ? » fit don Luis. Il ôta le mécanisme et en découvrit un autre en dessous, qui n'était réuni au premier que par l'engrenage de deux roues, et le second rappelait plutôt ces appareils automatiques qui déroulent des bandes imprimées. Tout au fond de la boîte, une rainure en demi-cercle était pratiquée dans le métal, juste à l'endroit, par conséquent, où le dessous de la boîte effleurait le plafond. Au bord de la rainure, il y avait une lettre toute prête. « La dernière des cinq lettres et, sans aucun doute, la suite des dénonciations, fit don Luis. Vous remarquerez, monsieur le préfet, que le lustre primitif comportait une quatrième ampoule centrale. Elle fut évidemment supprimée pour livrer passage aux lettres lorsqu'on aménagea le lustre pour cette destination. » Et, continuant ses explications, il précisa : « Donc, toute la série des lettres se trouvait placée là, dans le fond. Une à une, un mécanisme ingénieux, commandé par un mouvement d'horlogerie, les happait, à l'heure voulue, les poussait au bord de la rainure cachée entre les ampoules et les pendeloques du lustre, et les jetait dans le vide. » On se taisait autour de don Luis, et peut-être eût-on pu noter un peu de désillusion chez les auditeurs. Tout cela, en effet, était très ingénieux, maison s'attendait à mieux qu'à des trucs et à des déclenchements de mécanisme, si imprévus qu'ils fussent. « Patientez, messieurs, je vous ai promis quelque chose dont l'horreur dépasse l'imagination. Vous ne serez pas déçus. – Soit, dit le préfet de police, j'admets que voici le lieu de départ des lettres. Mais, outre que beaucoup de points demeurent obscurs, il y a un fait surtout qui me paraît incompréhensible. Comment les criminels ont-ils pu arranger ce lustre de telle manière ? Et, dans un hôtel gardé par la police, dans une pièce surveillée jour et nuit, comment ont-ils pu effectuer un tel travail sans être vus ni entendus ? – La réponse est facile, monsieur le préfet, c'est que le travail a été effectué avant que l'hôtel fût gardé par la police. – Donc, avant que le crime fût commis ? – Donc avant que le crime fût commis. – Et qui me prouve qu'il en fût de la sorte ? – Vous l'avez dit vous-même, monsieur le préfet, parce qu'il est impossible qu'il en ait été autrement. – Mais parlez donc, monsieur ! s'écria M. Desmalions avec un geste d'agacement. Si vous avez des révélations importantes à faire, pourquoi tardez-vous ? – Il vaut mieux, monsieur le préfet, que vous alliez vers la vérité par le chemin que j'ai suivi. Quand on connaît le secret des lettres, elle est, cette vérité, beaucoup plus près qu'on ne pense, et vous auriez déjà nommé le criminel si l'abomination de son forfait n'eût écarté de lui tous les soupçons. » M. Desmalions le regardait attentivement. Il sentait l'importance de chaque parole prononcée par Perenna et il éprouvait une anxiété réelle. « Alors, selon vous, dit-il, ces lettres qui accusent Mme Fauville et Gaston Sauverand ont été placées là dans le but unique de les perdre tous deux ? – Oui, monsieur le préfet. – Et comme elles y ont été placées avant le crime, c'est que le complot avait été combiné avant le crime ? – Oui, monsieur le préfet, avant le crime. Du moment que l'on admet l'innocence de Mme Fauville et de Gaston Sauverand, on est amené, puisque tout les accuse, à conclure que tout les accuse par suite d'une série de circonstances voulues. La sortie de Mme Fauville le soir du crime… machination ! L'impossibilité où elle se trouve de donner l'emploi de son temps pendant que le crime s'exécutait… machination ! Sa promenade inexplicable du côté de la Muette, et la promenade de son cousin Sauverand aux environs de l'hôtel… machination ! L'empreinte des dents autour de la pomme, des dents mêmes de Mme Fauville… machination, et la plus infernale de toutes ! Je vous le dis, tout est machiné d'avance, tout est préparé, dosé, étiqueté, numéroté. Chaque événement prend sa place à l'heure prescrite. Rien n'est laissé au hasard. C'est une œuvre d'ajustage méticuleux, digne du plus habile ouvrier, si solide que les choses extérieures n'ont pas pu la dérégler, et que toute la mécanique a fonctionné jusqu'à ce jour, exactement, précisément, imperturbablement… tenez, comme le mouvement d'horlogerie enfermé dans ce coffre, et qui est bien le symbole le plus parfait de l'aventure, en même temps que l'explication la plus juste, puisque, dès avant le crime, les lettres qui dénonçaient les auteurs du crime étaient mises à la poste et que, depuis, les levées s'effectuaient aux dates et aux heures prévues. » M. Desmalions resta pensif assez longtemps, puis objecta : « Cependant, dans ces lettres écrites par lui, M. Fauville accuse sa femme. – Certes. – Nous devons donc admettre, ou bien qu'il avait raison de l'accuser, ou bien que les lettres sont fausses ? – Elles ne sont pas fausses, tous les experts ont reconnu l'écriture de M. Fauville. – Alors ? – Alors… » Don Luis n'acheva pas sa réponse, et plus nettement encore, M. Desmalions sentit palpiter autour de lui le souffle de la vérité. Les autres se taisaient, anxieux comme lui. Il murmura : « Je ne comprends pas… – Si, monsieur le préfet, vous comprenez, vous comprenez que si l'envoi de ces lettres fait partie intégrante de la machination ourdie contre Mme Fauville et contre Gaston Sauverand, c'est que leur texte a été préparé de manière à les perdre. – Quoi ! quoi ! Qu'est-ce que vous dites ? – Je dis ce que j'ai déjà dit. Du moment qu'ils sont innocents, tout ce qui les accuse est un des actes de la machination. » Un long silence encore. Le préfet de police ne cachait pas son trouble. Il prononça, très lentement, les yeux fixés aux yeux de don Luis : « Quel que soit le coupable, je ne connais rien de plus effrayant que cette œuvre de haine. – C'est une œuvre plus invraisemblable encore que vous ne pouvez vous l'imaginer, monsieur le préfet, dit Perenna qui peu à peu s'animait, et c'est une haine que vous ne pouvez pas encore, ignorant la confession de Sauverand, mesurer dans toute sa violence. Moi, je l'ai sentie pleinement en écoutant cet homme, et, depuis, c'est à l'idée dominante de cette haine que se sont asservies toutes mes réflexions. Qui donc pouvait haïr ainsi ? À quelle exécration Marie-Anne et Sauverand avaient-ils été sacrifiés ? Quel était le personnage inconcevable dont le génie pervers avait entouré ses deux victimes de chaînes si puissamment forgées ? « Et une autre idée dirigeait mon esprit, plus ancienne celle-là, et qui m'avait frappé à plusieurs reprises, et à laquelle j'ai fait allusion devant le brigadier Mazeroux, c'était le caractère vraiment mathématique de l'apparition des lettres. Je me disais que des pièces aussi graves ne pouvaient être versées au débat à époques fixes sans qu'une raison primordiale exigeât précisément la fixité de ces époques. Quelle raison ? S'il y avait eu intervention humaine, il y aurait eu plutôt, n'est-ce pas, irrégularité volontaire, et surtout à partir du moment où la justice s'était saisie de l'affaire et assistait à la délivrance des lettres. Or, malgré tous les obstacles, les lettres continuaient à venir, comme si elles n'eussent pas pu ne point venir. Et ainsi la raison de leur venue se fit jour en moi, petit à petit : elles venaient mécaniquement, par un procédé invisible, réglé une fois pour toutes et qui fonctionnait avec la rigueur stupide d'une loi physique. Il n'y avait plus là intelligence et volonté consciente, mais tout bêtement nécessité matérielle. « C'est le choc de ces deux idées, l'idée de la haine qui poursuivait les innocents et l'idée de force mécanique qui servait aux desseins du « haïsseur », c'est le choc de ces deux idées qui suscita la petite étincelle. Mises en contact l'une avec l'autre, elles se combinèrent dans mon esprit, et provoquèrent en moi ce souvenir que Hippolyte Fauville était ingénieur ! » On l'écoutait avec une sorte d'oppression et de malaise. Ce qui se révélait peu à peu du drame, au lieu d'amoindrir l'anxiété, l'exaspérait jusqu'à la rendre douloureuse. M. Desmalions objecta : « Si les lettres arrivaient à la date indiquée, remarquez cependant que l'heure variait chaque fois. – C'est-à-dire qu'elle variait selon que notre surveillance s'exerçait ou non dans les ténèbres, et voilà justement le détail qui me fournit le mot de l'énigme. Si les lettres, précaution indispensable, et dont nous pouvons nous rendre compte aujourd'hui, ne parvenaient qu'à la faveur de l'ombre, c'est qu'un dispositif quelconque leur interdisait le passage lorsque l'électricité était allumée, et c'est que, inévitablement, ce dispositif était commandé par un interrupteur qui existait dans la pièce. Aucune autre explication n'est possible. Nous avons affaire à un appareil de distribution automatique, qui, grâce à un mouvement d'horlogerie, ne délivre les lettres d'accusation dont il est chargé que de telle heure à telle heure de telle nuit fixée d'avance, et les délivre seulement aux minutes où le lustre électrique n'est pas allumé. Cet appareil, le voici devant vous. Nul doute que les experts n'en admirent l'ingéniosité et ne confirment mes assertions. Mais n'ai-je pas le droit, d'ores et déjà, étant donné qu'il fut trouvé dans le plafond de cette pièce, étant donné qu'il contenait des lettres écrites par M. Fauville, n'ai-je pas le droit de dire qu'il fut construit par M. Fauville, ingénieur électricien ? » Une fois encore revenait, comme une obsession, le nom de M. Fauville, et, chaque fois, ce nom prenait un sens plus déterminé. C'était d'abord M. Fauville, puis M. Fauville, ingénieur, puis M. Fauville ingénieur électricien. Et ainsi voilà que l'image du « haïsseur », comme disait don Luis, apparaissait avec des contours exacts et donnait à ces hommes, habitués cependant aux plus étranges déformations criminelles, comme un frisson de peur. La vérité, maintenant, ne rôdait plus autour d'eux. Déjà on luttait contre elle, comme on lutte contre un adversaire que l'on ne voit pas, mais qui vous étreint à la gorge et qui vous terrasse. Et le préfet de police, résumant les impressions, reprit d'une voix sourde : « Ainsi, M. Fauville aurait écrit ces lettres pour perdre sa femme et l'homme qui aimait sa femme ? – Oui. – En ce cas… – En ce cas ? – Sachant, d'un autre côté, qu'il était menacé de mort, il a voulu, si jamais cette menace se réalisait, que sa femme et que son ami fussent accusés ? – Oui. – Et pour se venger de leur amour, pour assouvir sa haine, il a voulu que tout le faisceau des certitudes les désignât comme coupables de l'assassinat dont il allait être la victime ? – Oui. – De sorte que… de sorte que M. Fauville, dans une partie de son œuvre maudite, fut… comment dirais-je ? le complice de son meurtrier. Il tremblait devant la mort… Il se débattait… Mais il s'arrangeait pour que sa mort profitât à sa haine. C'est bien cela, n'est-ce pas ? C'est bien cela ? – C'est presque cela, monsieur le préfet, vous suivez les étapes mêmes que j'ai parcourues et, comme moi, vous hésitez devant la dernière vérité, devant celle qui donne au drame tout son caractère sinistre et hors de toutes proportions humaines. » Le préfet de police frappa la table des deux poings, en un sursaut de révolte soudaine. « Absurdité ! s'écria-t-il. Hypothèse stupide ! M. Fauville menacé de mort et combinant la perte de sa femme avec cette persévérance machiavélique… Allons donc ! L'homme qui est venu dans mon cabinet, l'homme que vous avez vu, ne pensait qu'à une chose, à ne pas mourir ! Une seule épouvante l'obsédait, celle de la mort. Ce n'est pas dans ces moments-là que l'on ajuste des mécanismes et que l'on tend des pièges… surtout lorsque ces pièges ne peuvent avoir d'effet que si on meurt assassiné. Voyez-vous M. Fauville travaillant à son horloge, plaçant lui-même des lettres qu'il aurait eu soin, trois mois auparavant, d'écrire à un ami et d'intercepter, arrangeant les événements de façon que sa femme parût coupable, et disant : « Voilà au cas où je serais assassiné, je « suis tranquille, c'est MarieAnne qu'on arrêtera. » Non, avouez-le, on n'a pas de ces précautions macabres. Ou alors… ou alors, c'est qu'on est sûr d'être assassiné. C'est qu'on accepte de l'être. C'est, pour ainsi dire, qu'on est d'accord avec le meurtrier et qu'on lui tend le cou. C'est enfin que… » Il s'interrompit, comme si les phrases qu'il avait prononcées l'eussent surpris. Et les autres semblaient également déconcertés. Et de ces phrases, ils tiraient tous, sans le savoir, les conclusions qu'elles comportaient et qu'ils ignoraient encore. Don Luis ne quittait pas le préfet des yeux et il attendait les inévitables paroles. M. Desmalions murmura : « Voyons, vous n'allez pas prétendre qu'il était d'accord… – Je ne prétends rien, dit don Luis. C'est la pente logique et naturelle de vos réflexions, monsieur le préfet, qui vous amène au point où vous en êtes. – Oui, oui, je le sais, mais je vous montre l'absurdité de votre hypothèse. Pour qu'elle soit exacte, et qu'on puisse croire à l'innocence de Marie-Anne Fauville, nous en arrivons à supposer cette chose inouïe que M. Fauville a participé au crime commis contre lui. C'est risible ! » Il riait, en effet, mais d'un rire gêné et qui sonnait faux. Car enfin, voilà, et vous ne pouvez nier que nous n'en soyons là. – Je ne le nie pas. – Donc ? – Donc, M. Fauville, comme vous le dites, monsieur le préfet, a participé au crime commis contre lui. » Cela fut dit de la façon la plus paisible du monde, mais d'un air de telle certitude que l'on ne songea pas à protester. Après le travail de déductions et de suppositions auquel il avait contraint ses interlocuteurs, on se trouvait au fond d'une impasse d'où il n'était plus possible de sortir sans se heurter à des objections irréductibles. La participation de M. Fauville ne faisait plus aucun doute. Mais en quoi consistait-elle ? Quel rôle avait-il joué dans cette tragédie d'exécution et de meurtre ? Ce rôle, qui aboutissait au sacrifice de sa vie, l'avait-il joué de plein gré ou tout simplement subi ? Qui, en fin de compte, lui avait servi de complice ou de bourreau ? Toutes ces questions se pressaient dans l'esprit de M. Desmalions et des assistants. On ne songeait plus qu'à les résoudre, et don Luis pouvait être sûr que la solution proposée par lui était acceptée d'avance. Il lui suffisait désormais, sans craindre un seul démenti, de dire ce qui s'était passé. Il le fit brièvement, à la façon d'un rapport où l'on n'envisage que les points essentiels. « Trois mois avant le crime, M. Fauville écrivit une série de lettres à l'un de ses amis, M. Langernault, qui, le brigadier Mazeroux a dû vous le dire, monsieur le préfet, était mort depuis plusieurs années, circonstance que M. Fauville ne pouvait ignorer. Ces lettres furent mises à la poste, mais interceptées par un moyen qu'il nous importe peu de connaître pour l'instant. M. Fauville effaça les timbres, l'adresse, et introduisit les lettres dans un appareil spécialement construit, et dont il régla le mécanisme de manière que la première fût délivrée quinze jours après sa mort, et les autres de dix jours en dix jours. À ce moment, il est certain que son plan était combiné dans ses moindres détails. Connaissant l'amour de Sauverand pour sa femme, et surveillant les démarches de Sauverand, il avait dû, évidemment, remarquer que son rival abhorré passait tous les mercredis sous les fenêtres de l'hôtel, et que Marie-Anne Fauville se mettait à la fenêtre. C'est là un fait d'une importance capitale, dont la révélation me fut précieuse, et qui vous impressionnera à l'égal d'une preuve matérielle. Chaque mercredi soir, je le répète, Sauverand errait autour de l'hôtel. Or, notez-le : 1° c'est un mercredi soir que le crime préparé par M. Fauville fut commis, 2° c'est sur la demande formelle de son mari que Mme Fauville sortit ce soir-là et se rendit à l'Opéra et au bal de Mme d'Ersinger. » Don Luis s'arrêta quelques secondes, puis reprit : « Par conséquent, le matin de ce mercredi, tout était prêt, l'horloge fatale était remontée, la mécanique d'accusation allait à merveille, les preuves futures confirmeraient les preuves immédiates que M. Fauville tenait en réserve. Bien plus, vous aviez reçu de lui, monsieur le préfet, une lettre où il vous dénonçait le complot ourdi contre lui et où il implorait, pour le lendemain matin, c'est-à-dire pour après sa mort, votre assistance ! Tout, enfin, laissait donc prévoir que les choses se dérouleraient selon la volonté du « haïsseur », lorsqu'un incident se produisit, qui faillit bouleverser ses projets : l'inspecteur Vérot, entra en scène, l'inspecteur Vérot, désigné par vous, monsieur le préfet, pour prendre des renseignements sur les héritiers de Cosmo Mornington. Que se passa-t-il entre les deux hommes ? Nul ne le saura probablement jamais. L'un et l'autre sont morts, et leur secret ne revivra pas. Mais nous pouvons tout au moins affirmer, d'abord que l'inspecteur Vérot est venu ici et qu'il en rapporta la tablette de chocolat où, pour la première fois, on vit, imprimées, les dents du tigre ; ensuite que l'inspecteur Vérot réussit, par une série de circonstances que nous ne connaîtrons pas, à découvrir les projets de M. Fauville. Et cela, nous le savons, puisque l'inspecteur Vérot l'a dit en propres termes, et avec quelle angoisse ! puisque c'est par lui que nous avons appris que le crime devait avoir lieu la nuit suivante, et puisqu'il avait consigné ses découvertes dans une lettre qui lui fut dérobée. Et cela, l'ingénieur Fauville le savait aussi, puisque, pour se débarrasser de l'ennemi redoutable qui contrecarrait ses desseins, il l'empoisonna ; puisque, le poison tardant à agir, il eut l'audace, sous un déguisement qui lui donnait l'apparence de Gaston Sauverand et qui devait un jour ou l'autre porter les soupçons vers celui-ci, il eut l'audace et la présence d'esprit de suivre l'inspecteur Vérot jusqu'au café du Pont-Neuf, de lui dérober la lettre d'explications que l'inspecteur Vérot vous écrivait, de la remplacer par une feuille de papier blanc, et de demander ensuite à un passant, qui pouvait devenir un témoin contre Sauverand, le chemin du métro conduisant à Neuilly, à Neuilly où demeurait Sauverand ! Voilà l'homme, monsieur le préfet. » Don Luis parlait avec une force croissante, avec l'ardeur que donne la conviction, et son réquisitoire, logique et rigoureux, semblait évoquer la réalité elle-même. Il répéta : « Voilà l'homme, monsieur le préfet, voilà le bandit. Et telle était la situation où il se trouvait, telle était la peur que lui inspiraient les révélations possibles de l'inspecteur Vérot, que, avant de mettre à exécution l'acte effroyable qu'il avait projeté, il vint s'assurer à la préfecture de police que sa victime avait bien cessé de vivre et qu'elle n'avait pu le dénoncer. Vous vous rappelez la scène, monsieur le préfet, l'agitation, l'épouvante du personnage « Protégez-moi, monsieur le préfet… Je suis menacé de mort… Demain, je serai frappé… » Demain, oui, c'est pour le lendemain qu'il implorait votre aide, parce qu'il savait que tout serait fini le soir même, et que le lendemain la police serait en face d'un crime, en face des deux coupables contre lesquels il avait luimême accumulé les charges, en face de Marie-Anne Fauville, qu'il a, pour ainsi dire, accusée d'avance. « Et c'est pourquoi la visite du brigadier Mazeroux et la mienne, à neuf heures du soir, dans son hôtel, l'ont si visiblement embarrassé. Quels étaient ces intrus ? N'arriveraient-ils pas à démolir son plan ? La réflexion le rassura, autant que notre insistance le contraignit à céder. Après tout, que lui importait ? Ses mesures étaient si bien prises qu'aucune surveillance ne pouvait les détruire ni même les percevoir. Ce qui devait se produire se produirait en notre présence et à notre insu. La mort, convoquée par lui, ferait son œuvre. « Et la comédie, la tragédie plutôt, se déroula. Mme Fauville, qu'il envoyait à l'Opéra, vint lui dire adieu. Puis son domestique lui apporta des aliments, entre autres un compotier de pommes. Puis ce fut un accès de fureur, l'angoisse de l'homme qui va mourir et que la mort épouvante, et puis toute une scène de mensonge, où il nous montra son coffre-fort et le carnet de toile grise qui contenait soi-disant le récit du complot. « Dès lors, tout était fini, Mazeroux et moi retirés dans l'antichambre, la porte fermée, Fauville demeurait seul et libre d'agir. Rien ne pouvait plus faire obstacle à sa volonté. À onze heures du soir, Mme Fauville – à qui sans doute, dans la journée, il avait expédié, en imitant l'écriture de Sauverand, une de ces lettres qu'on déchire aussitôt reçues, et par laquelle Sauverand suppliait la malheureuse de lui accorder un rendez-vous au Ranelagh –, Mme Fauville quitterait l'Opéra, et, avant d'aller à la soirée de Mme d'Ersinger, irait passer une heure aux environs de l'hôtel. D'autre part, à cinq cents mètres de là, et du côté opposé, Sauverand accomplirait son pèlerinage habituel du mercredi. Pendant ce temps, le crime serait exécuté. Se pouvait-il que l'un et l'autre, désignés à l'attention de la police, soit par les allusions de M. Fauville, soit par l'incident du café du PontNeuf, et tous deux incapables, en outre, soit de fournir un alibi, soit d'expliquer leur présence dans les parages de l'hôtel, se pouvait-il qu'ils ne fussent pas accusés et convaincus du crime ? « Au cas inadmissible où un hasard les protégerait, une preuve irrécusable était là, à portée de la main, placée par M. Fauville, la pomme où se trouvaient incrustées les dents mêmes de Marie-Anne Fauville ! Et puis, quelques semaines plus tard, manœuvre suprême et décisive, l'arrivée mystérieuse, de dix jours en dix jours, des lettres de dénonciation. « Ainsi tout est réglé. Les moindres détails sont prévus avec une lucidité infernale. Vous vous rappelez, monsieur le préfet, cette turquoise tombée de ma bague et retrouvée dans le coffre-fort ? Quatre personnes seulement avaient pu la voir et la ramasser. Parmi elles, M. Fauville. Or, c'est lui précisément que nous mîmes tout de suite hors de cause, et c'est lui, cependant, qui, pour me rendre suspect et pour écarter par avance une intervention qu'il devinait dangereuse, a saisi l'occasion offerte et introduit la turquoise dans le coffre-fort ! « Cette fois, l'œuvre est achevée. Le destin va s'accomplir. Entre le « haïsseur » et ses proies, il n'y a plus que la distance d'un geste. Ce geste est exécuté. M. Fauville meurt. Don Luis se tut. Un assez long silence suivit ses paroles, et il eut la certitude que le récit extraordinaire qu'il venait de terminer recueillait auprès de ses auditeurs l'approbation la plus absolue. On ne discutait pas, on croyait. Et c'était pourtant la plus incroyable vérité qu'il leur demandait de croire. M. Desmalions posa une dernière question : « Vous étiez dans cette antichambre avec le brigadier Mazeroux. Dehors, il y avait des agents. En admettant que M. Fauville ait su qu'on devait le tuer cette nuit-là, et à cette heure même de la nuit, qui donc a pu le tuer, et qui donc a pu tuer son fils ? Il n'y avait personne entre ces quatre murs. – Il y avait M. Fauville. » Ce fut subitement une clameur de protestations. D'un coup, le voile se déchirait, et le spectacle que montrait don Luis provoquait, en même temps que l'horreur, un sursaut inattendu d'incrédulité, et comme une révolte contre l'attention trop bienveillante que l'on avait accordée à de telles explications. Le préfet de police résuma le sentiment de tous en s'écriant : « Assez de mots ! Assez d'hypothèses ! Si logiques qu'elles paraissent, elles aboutissent à des conclusions absurdes. – Absurdes en apparence, monsieur le préfet, mais qui nous dit que l'acte inouï de M. Fauville ne s'explique pas par des raisons toutes naturelles ? Évidemment, on ne meurt pas de gaieté de cœur, pour le simple plaisir de se venger. Mais qui nous dit que M. Fauville, dont vous avez pu noter, comme moi, l'extrême maigreur et la lividité, n'était pas atteint de quelque maladie mortelle, et que, se sachant déjà condamné… – Assez de mots, je vous le répète, s'exclama le préfet, vous ne procédez que par suppositions. Or, ce que je vous demande, ce sont des preuves. C'est une preuve, une seule. Nous l'attendons encore. – La voici, monsieur le préfet. – Hein ! Qu'est-ce que vous dites ? – Monsieur le préfet, lorsque j'ai dégagé le lustre du plâtre qui le soutenait, j'ai trouvé, sur le dessus et en dehors du coffret de métal, une enveloppe cachetée. Comme ce lustre était placé sous la mansarde occupée par le fils de M. Fauville, il est évident que M. Fauville pouvait, en soulevant les lames du plancher de cette mansarde, atteindre la partie supérieure du mécanisme agencé par lui. C'est ainsi que, au cours de la dernière nuit, il a placé là cette enveloppe cachetée, où, du reste, il a inscrit la date même du crime : Trente et un mars, onze heures du soir, et sa signature : Hippolyte Fauville. Déjà, cette enveloppe, M. Desmalions l'avait ouverte d'une main hâtive. Au premier coup d'œil sur les pages écrites qu'elle contenait, il tressaillit. « Ah ! Le misérable, le misérable, dit-il. Est-ce possible qu'il existe de pareils monstres ? Oh ! quelle abomination ! » D'une voix saccadée, que la stupeur rendait plus sourde par moments, il lut : « Le but est atteint, mon heure sonne. Endormi par moi, Edmond est mort sans que le feu du poison l'ait tiré de son inconscience. Maintenant, mon agonie commence. Je souffre toutes les tortures de l'enfer. À peine si ma main peut tracer ces dernières lignes. Je souffre, je souffre. Et pourtant, mon bonheur est immense ! Il date, ce bonheur, du voyage que j'ai fait à Londres, avec Edmond, il y a quatre mois. Jusque-là, je traînais l'existence la plus affreuse, dissimulant ma haine contre celle qui me détestait et qui en aimait un autre, atteint dans ma santé, me sentant déjà rongé par un mal implacable, et voyant mon fils débile et languissant. L'après-midi, je consultais un grand docteur, et je ne pouvais plus garder le moindre doute : un cancer me rongeait. Et je savais, en outre, que mon fils Edmond était, comme moi, sur la route du tombeau, irrémédiablement perdu, tuberculeux. « Le soir même, l'idée magnifique de la vengeance naissait en moi. « Et quelle vengeance ! Une accusation, la plus redoutable des accusations, portée contre un homme et une femme qui s'aiment. La prison ! la cour d'assises ! le bagne ! l'échafaud ! Et pas de secours possible, pas de lutte, pas d'espoirs ! Les preuves accumulées, de ces preuves si formidables que l'innocent luimême doute de son innocence et se tait, accablé, impuissant. Quelle vengeance !… Et quel châtiment ! Être innocent et se débattre vainement contre les faits eux-mêmes qui vous accusent, contre la réalité elle-même qui crie que vous êtes coupable ! « Et c'est dans la joie que j'ai tout préparé. Chaque trouvaille, chaque invention soulevait en moi des éclats de rire. Dieu ! que j'étais heureux ! Un cancer, vous croyez que cela fait du mal ? Mais non, mais non. Est-ce que l'on souffre dans son corps, lorsque l'âme frissonne de joie ? À cette heure, est-ce que je sens la brûlure atroce du poison ? « Je suis heureux. La mort que je me donne, c'est le commencement de leur supplice. Alors, à quoi bon vivre et attendre une mort naturelle qui serait pour eux le commencement du bonheur ? Et puisque Edmond devait mourir, pourquoi ne pas lui épargner une lente agonie et pourquoi ne pas lui donner une mort qui doublera le forfait de Marie-Anne et de Sauverand ? « C'est la fin ! J'ai dû m'interrompre, vaincu par la douleur. Un peu de calme, maintenant… Comme tout est silencieux ! Hors de l'hôtel et dans l'hôtel, des envoyés de la police veillent sur mon crime. Non loin d'ici, Marie-Anne, appelée par ma lettre, accourt au rendez-vous où son bien-aimé ne viendra pas. Et le bien-aimé rôde sous les fenêtres où sa belle n'apparaîtra pas. Ah ! les petites marionnettes dont je tiens les fils. Dansez ! Sautez ! Dieu, qu'elles sont amusantes ! La corde au cou, monsieur et madame, oui, la corde au cou. N'est-ce pas vous, monsieur, qui, le matin, avez empoisonné l'inspecteur Vérot, et qui l'avez suivi au café du Pont-Neuf, avec votre jolie canne d'ébène ? Mais oui, c'est vous ! Et le soir, c'est la jolie dame qui m'empoisonne, et qui empoisonne son beau-fils. La preuve ? Eh bien, et cette pomme, madame, cette pomme où vous n'avez pas mordu et au creux de laquelle, cependant, on trouvera les marques de vos dents ! Quelle comédie ! Sautez ! Dansez ! « Et les lettres ! Le coup des lettres à feu Langernault ! Cela, c'est ma plus admirable prouesse. Ah ! ce que j'y ai goûté de joie, à l'invention et à la construction de ma petite mécanique ! Est-ce assez bien combiné ? N'est-ce pas une merveille d'agencement et de précision ? À jour fixé, pan, la première lettre ! Et puis, dix jours après, pan, la seconde lettre ! Allons, il n'y a rien à faire, mes pauvres amis, vous êtes bien fichus. Dansez ! sautez ! « Et ce qui m'amuse – car je ris en ce moment –, c'est de penser qu'on n'y verra que du feu. Marie-Anne et Sauverand coupables, là-dessus, pas le moindre doute. Mais, en dehors de cela, le mystère absolu. On ne saura rien, et on ne saura jamais rien. Dans quelques semaines, lorsque la perte des deux coupables sera irrévocablement consommée, lorsque les lettres seront entre les mains de la justice, le 25, ou plutôt le 26 mai, à trois heures du matin, une explosion anéantira toutes les traces de mon œuvre. La bombe est placée. Un mouvement, tout à fait indépendant du lustre, la fera éclater à l'heure dite. À côté, je viens d'enfouir le carnet de toile grise où j'ai soi-disant écrit mon journal, les flacons qui contiennent le poison, les aiguilles qui m'ont servi, une canne d'ébène, deux lettres de l'inspecteur Vérot, enfin, tout ce qui pourrait sauver les coupables. Alors, comment serait-il possible de savoir ? Non, on ne saura rien, et on ne saura jamais rien. « À moins que… À moins que quelque miracle ne se produise… À moins que la bombe ne laisse les murs debout et le plafond intact… À moins que, par un prodige d'intelligence et d'intuition, un homme de génie, débrouillant les fils que j'ai entremêlés, ne pénètre au cœur même de l'énigme, et ne réussisse, après des mois et des mois de recherches, à découvrir cette lettre suprême. « C'est pour cet homme que j'écris, sachant bien qu'il ne peut pas exister. Mais, après tout, qu'importe ! Marie-Anne et Sauverand seront déjà au fond de l'abîme, morts sans doute, en tout cas séparés à jamais. Et je ne risque rien de laisser aux soins du hasard ce témoignage de ma haine. « Voilà, c'est fini. Je n'ai plus qu'à signer. Ma main tremble de plus en plus. La sueur coule à grosses gouttes de mon front. Je souffre comme un damné. Et je suis divinement heureux ! Ah ! mes amis, vous attendiez ma mort ! Ah ! toi, Marie-Anne, imprudente ! tu laissais deviner dans tes yeux, qui m'épiaient à la dérobée, toute ta joie de me voir malade ! et vous étiez tellement sûrs, tous deux, de l'avenir, que vous aviez le courage de rester vertueux ! La voici, ma mort. La voici, et vous voilà réunis au-dessus de ma tombe, liés avec les anneaux du cabriolet de fer. Marie-Anne, sois l'épouse de mon ami Sauverand. Sauverand, je te donne ma femme. Unissez-vous. C'est le juge d'instruction qui rédigera le contrat, et c'est le bourreau qui dira la messe. Ah ! quelle volupté ! Je souffre… Quelle volupté !… La bonne haine, qui rend la mort adorable… Je suis heureux de mourir… Marie-Anne est en prison… Sauverand pleure dans sa cellule de condamné… On ouvre sa porte… Oh ! l'horreur !… Des hommes en noir… Ils s'approchent du lit… « Gaston Sauverand, votre pourvoi est rejeté. Ayez du courage. » Ah ! le matin froid… l'échafaud !… À ton tour, Marie-Anne, à ton tour ! Est-ce que tu survivrais à ton amant ? Sauverand est mort. À ton tour ! Tiens, voici une corde. Aimes-tu mieux le poison ? Mais meurs donc, coquine… Meurs dans les flammes… comme moi, qui te hais… qui te hais… qui te hais… » M. Desmalions se tut, au milieu de la stupeur de tous. Il avait lu les dernières lignes avec beaucoup de difficulté, tellement, vers la fin, l'écriture devenait informe et illisible. Il dit à voix basse, les yeux fixés sur le papier : – « Hippolyte Fauville… » La signature y est bien… Le misérable a retrouvé un peu de force pour signer clairement. Il a craint qu'on pût mettre en doute son ignominie. De fait, comment aurait-on supposé ?… » Et il ajouta, en regardant don Luis : « Il fallait, pour arriver au but, une clairvoyance vraiment exceptionnelle, et des dons auxquels nous devons rendre hommage, auxquels je rends hommage. Toutes les explications don- nées par ce fou ont été prévues de la façon la plus juste et la plus déconcertante. » Don Luis s'inclina, et, sans répondre à l'éloge, il dit : « Vous avez raison, monsieur le préfet, c'était un fou, et de la plus dangereuse espèce, le fou lucide et qui poursuit une idée dont rien ne le détourne. Il a poursuivi la sienne avec une ténacité prodigieuse et selon les ressources mêmes de son esprit méticuleux, asservi aux lois de la mécanique. Un autre eût tué franchement et brutalement. Lui, il s'est ingénié à tuer à longue échéance, comme un expérimentateur qui s'en remet au temps du soin de prouver l'excellence de son invention. Et il n'a que trop bien réussi, puisque la justice est tombée dans le piège et que Mme Fauville va peut-être mourir. » M. Desmalions eut un geste de décision. Toute l'histoire, en effet, n'était plus que du passé, sur lequel l'enquête projetterait la lumière nécessaire. Un seul fait importait pour le présent, le salut de Marie-Anne Fauville. « C'est vrai, dit-il, nous n'avons pas une minute à perdre. Mme Fauville doit être prévenue sans retard. En même temps, je convoquerai le juge d'instruction, et il est certain que le nonlieu sera rendu incessamment. » Rapidement, il donna des ordres afin que l'on continuât les investigations et que l'on vérifiât toutes les hypothèses de don Luis. Puis, s'adressant à celui-ci : « Venez, monsieur, il est juste que Mme Fauville remercie son sauveur. Mazeroux, venez donc aussi. » La réunion était terminée, cette réunion au cours de laquelle don Luis donna, de la plus éclatante manière, la mesure de son génie. En lutte, pourrait-on dire, avec des puissances d'outre-tombe, il força la mort à révéler son secret. Il dévoila, comme s'il y eût assisté, l'exécrable vengeance conçue dans les ténèbres et réalisée dans le tombeau. Par son silence et par certains signes de tête, M. Desmalions laissait percer toute son admiration. Et Perenna goûtait vivement ce qu'il y avait d'étrange pour lui, que la police traquait une demi-journée plus tôt, à se trouver dans une automobile, à côté même du chef de cette police. Rien ne mettait mieux en relief la maîtrise avec laquelle il avait mené l'affaire et l'importance que l'on attachait aux résultats obtenus. Le prix de sa collaboration était tel que l'on voulait oublier les incidents des deux derniers jours. Les rancunes du sous-chef Weber ne pouvaient plus rien contre don Luis Perenna. M. Desmalions, cependant, se mit à passer brièvement en revue les solutions nouvelles, et il conclut, discutant encore certains points : « Oui, c'est cela… Il n'y a pas la moindre espèce de doute… nous sommes d'accord… C'est cela, et ce ne peut pas être autre chose. Néanmoins, quelques obscurités subsistent. Avant tout, l'empreinte des dents. Il y a là, contre Mme Fauville et malgré les aveux de son mari, un fait que nous ne pouvons négliger. – Je crois que l'explication en est très simple, monsieur le préfet. Je vous la donnerai quand il me sera possible de l'accompagner des preuves nécessaires. – Soit. Mais, autre chose. Comment se peut-il que Weber ait trouvé, hier matin, dans la chambre de Mlle Levasseur, cette feuille de papier relative à l'explosion ? – Et comment se peut-il, ajouta don Luis en riant, que j'y aie trouvé, moi, la liste des cinq dates correspondant à la délivrance des lettres ? – Donc, fit M. Desmalions, vous êtes de mon avis ? Le rôle de Mlle Levasseur est tout au moins suspect. – J'estime que tout s'éclaircira, monsieur le préfet, et qu'il vous suffira maintenant d'interroger Mme Fauville et Gaston Sauverand pour que la lumière dissipe ces dernières obscurités, et pour que Mlle Levasseur soit à l'abri de tout soupçon. – Et puis, insista M. Desmalions, il y a encore un fait qui me semble bizarre. Dans sa confession, Hippolyte Fauville ne parle même pas de l'héritage Mornington. Pourquoi ? L'ignorait-il ? Devons-nous supposer qu'il n'existe aucun rapport entre la série des crimes et cet héritage, et que la coïncidence soit toute fortuite ? – Là, je suis entièrement de votre avis, monsieur le préfet. Le silence d'Hippolyte Fauville relativement à cet héritage me déconcerte un peu, je l'avoue. Mais, tout de même, je n'y attache qu'une importance relative. L'essentiel, c'est la culpabilité de l'ingénieur Fauville et l'innocence des détenus. » La joie de don Luis était sans mélange et n'admettait pas de restriction. À son point de vue, l'aventure sinistre prenait fin avec la découverte de la confession écrite par l'ingénieur Fauville. Ce qui ne trouvait pas son explication dans ces lignes la trouverait dans les éclaircissements que donneraient Mme Fauville, Florence Levasseur et Gaston Sauverand. Pour lui, cela n'offrait plus d'intérêt. Saint-Lazare… La vieille prison lamentable et sordide à laquelle la pioche n'a pas encore touché. Le préfet sauta de voiture. La porte lui fut aussitôt ouverte. « Le directeur est là ? dit-il au concierge. Vite, qu'on l'appelle. C'est urgent. » Mais, tout de suite, incapable d'attendre, il se hâta vers les couloirs qui conduisaient à l'infirmerie, et il arrivait au palier du premier étage lorsqu'il se heurta au directeur lui-même. « Mme Fauville ?… dit-il sans préambule. Je voudrais la voir. » roi. Il s'arrêta net, tellement le directeur avait un air de désar« Eh bien, quoi ? qu'est-ce que vous avez ? – Comment, monsieur le préfet, balbutia le fonctionnaire, vous ne savez pas ? J'ai pourtant téléphoné à la Préfecture… – Parlez donc ? Quoi ? Qu'y a-t-il ? – Il y a, monsieur le préfet, que Mme Fauville est morte ce matin. Elle a réussi à s'empoisonner. » M. Desmalions saisit le bras du directeur et courut jusqu'à l'infirmerie, suivi de Perenna et de Mazeroux. Dans une des chambres, il vit la jeune femme étendue. Des taches brunes marquaient son pâle visage et ses épaules, des taches semblables à celles qu'on avait observées sur les cadavres de l'inspecteur Vérot, d'Hippolyte Fauville et de son fils Edmond. Bouleversé, le préfet murmura : « Mais le poison… d'où vient-il ? – On a trouvé sous son oreiller cette petite fiole et cette seringue, monsieur le préfet. – Sous son oreiller ? Mais comment sont-elles là ? Comment les a-t-elles eues ? Qui donc les lui a passées ? – Nous ne savons pas encore, monsieur le préfet. » M. Desmalions regarda don Luis. Ainsi, le suicide d'Hippolyte Fauville n'arrêtait pas la série des crimes. Son action n'avait pas suscité seulement la perte de Marie-Anne, voilà qu'elle déterminait l'empoisonnement de l'infortunée jeune femme ! Était-ce possible ? Devait-on admettre que la vengeance du mort se poursuivait de la même manière automatique et anonyme ? Ou plutôt… ou plutôt n'y avait-il pas quelque autre volonté mystérieuse qui continuait, dans l'ombre, avec la même audace, l'œuvre diabolique de l'ingénieur Fauville ? Le surlendemain, nouveau coup de théâtre. On trouva dans sa cellule Gaston Sauverand qui agonisait. Il avait eu le courage de s'étrangler à l'aide de son drap. On essaya vainement de le rappeler à la vie. Près de lui, sur la table, on recueillit une demi-douzaine d'extraits de journaux qu'une main inconnue lui avait communiqués. Tous, ils relataient la mort de Marie-Anne Fauville. Chapitre IV L'héritier des deux cents millions Le quatrième soir qui suivit ces tragiques événements, un vieux cocher de fiacre, enfoui sous une vaste houppelande, vint sonner à la porte de l'hôtel Perenna et fit passer une lettre à don Luis. On le conduisit aussitôt dans le cabinet de travail du premier étage. Arrivé là, et prenant à peine le temps de se débarrasser de sa houppelande, il se précipita sur don Luis : « Cette fois, ça y est, patron. Il ne s'agit plus de rigoler, mais de faire votre paquet et de ficher le camp, et presto. » Don Luis, qui fumait tranquillement, installé au creux d'un large fauteuil, répondit : « Qu'est-ce que tu préfères, Mazeroux, un cigare ou une cigarette ? » Mazeroux s'indigna : « Mais enfin, patron, vous ne lisez donc pas les journaux ? – Hélas ! – En ce cas, la situation doit vous apparaître clairement, comme à moi, comme à tout le monde ! Depuis trois jours, depuis le double suicide, ou plutôt depuis le double assassinat de Marie-Anne Fauville et de son cousin Gaston Sauverand, il n'y a pas un seul journal où vous ne lisiez pas cette phrase ou quelque chose d'approchant : « Et maintenant que M. Fauville, son fils, sa femme et con cousin, Gaston Sauverand, sont. morts, plus rien ne sépare don Luis Perenna de l'héritage Cosmo Mornington. » Comprenez-vous ce que parler veut dire, patron ? Certes, l'explosion du boulevard Suchet et les révélations posthumes de l'ingénieur Fauville, on en parle, et l'on se révolte contre l'abominable Fauville, et l'on ne sait comment louer votre habileté. Mais il y a un fait qui domine toutes les conversations et toutes les discussions. Les trois branches de la famille Roussel étant supprimées, qui est-ce qui reste ? Don Luis Perenna. À défaut des héritiers naturels, qui est-ce qui hérite ? Don Luis Perenna. – Sacré veinard ! – Voilà ce qu'on se dit, patron. On se dit que cette série de crimes et d'atrocités ne peut pas être l'effet de coïncidences fortuites, mais indique, au contraire, l'existence d'une volonté directrice commençant son action par l'assassinat de Cosmo Mornington et la terminant par la capture des deux cents millions. Et, pour donner un nom à cette volonté, on prend ce qu'on a sous la main, c'est-à-dire le personnage extraordinaire, glorieux et mal famé, équivoque et mystérieux, omnipotent et omniprésent, qui, ami intime de Cosmo Mornington, depuis le début gouverne les événements, combine, accuse, absout, fait arrêter, fait évader, en un mot tripatouille toute cette affaire d'héritage, au bout de laquelle, en dernier ressort, s'il la conduit comme son intérêt lui conseille de le faire, il a deux cents millions à palper. Et le personnage, c'est don Luis Perenna, autant dire le peu recommandable Arsène Lupin, à qui il serait fou de ne pas songer quand on se trouve en face d'une aussi colossale affaire. –Merci ! – Voilà ce qui se dit, patron, je vous le répète. Tant que Mme Fauville et Gaston Sauverand vivaient, on ne pensait pas beaucoup à vos titres de légataire universel et d'héritier en ré- serve. Mais voilà que l'un et l'autre ils meurent. Alors, n'est-ce pas ? on ne peut s'empêcher de remarquer l'obstination vraiment surprenante avec laquelle le hasard soigne les intérêts de don Luis Perenna. Vous vous rappelez l'axiome en matière juridique : is fecit cui prodest. À qui profite la disparition de tous les héritiers Roussel ? À don Luis Perenna. – Le bandit ! – Le bandit, c'est le mot que Weber hurle dans les couloirs de la Préfecture et de la Sûreté. Vous êtes le bandit, et Florence Levasseur est votre complice. Et c'est à peine si l'on ose protester. Le préfet de police ? Il aura beau se souvenir qu'il vous doit la vie par deux fois, et que vous avez rendu à la justice des services inappréciables qu'il sera le premier à faire valoir. Il aura beau s'adresser au président du Conseil, Valenglay, lequel vous protège, c'est connu… Il n'y a pas que le préfet de police ! Il n'y a pas que le président du Conseil ! Il y a la Sûreté, le Parquet, le juge d'instruction, les journaux, et surtout l'opinion publique, l'opinion publique, à qui il faut donner satisfaction, et qui attend, qui réclame un coupable. Ce coupable, c'est vous ou bien Florence Levasseur. Ou plutôt, c'est vous et Florence Levasseur. » Don Luis ne sourcilla pas. Mazeroux patienta encore une minute. Puis, ne recevant pas de réponse, il eut un geste désespéré : « Patron, savez-vous à quoi vous m'obligez ? À trahir mon devoir. Eh bien, apprenez ceci. Demain matin, vous recevrez une convocation du juge d'instruction. À l'issue de l'interrogatoire, et quel que soit cet interrogatoire, on vous conduira directement au Dépôt. Le mandat est signé. Voilà ce que vos ennemis ont obtenu. – Diable ! – Ce n'est pas tout. Weber, qui brûle de prendre sa revanche, a demandé l'autorisation de surveiller votre hôtel dès maintenant pour que vous ne puissiez pas vous défiler comme Florence Levasseur. Dans une heure, il sera sur la place avec ses hommes. Qu'en dites-vous, patron ? » Sans quitter sa posture nonchalante, don Luis fit signe à Mazeroux. « Brigadier, regarde ce qu'il y a sous le canapé, entre les deux fenêtres. » Don Luis était sérieux. Instinctivement, Mazeroux obéit. Sous le canapé, il y avait une valise. « Brigadier, dans dix minutes, quand j'aurai donné l'ordre à mes domestiques de se coucher, tu porteras cette valise au 143 bis de la rue de Rivoli, où j'ai retenu un petit appartement sous le nom de M. Lecocq. – Qu'est-ce que ça veut dire, patron ? – Ça veut dire que, depuis trois jours, n'ayant personne de sûr à qui confier cette valise, j'attendais ta visite. – Ah çà ! mais, balbutia Mazeroux, confondu. – À çà ! mais, quoi ? – Vous aviez donc l'intention de vous esquiver ? – Parbleu ! Seulement, pourquoi me presser ? Du moment que je t'ai placé dans les services de la Sûreté, c'est pour savoir ce qui se trame contre moi. Puisqu'il y a danger, je me trotte. » Et, frappant l'épaule de Mazeroux qui le regardait de plus en plus ahuri, il lui dit sévèrement : « Tu vois, brigadier, que ce n'était pas la peine de te déguiser en cocher de fiacre et de trahir ton devoir. Il ne faut jamais trahir son devoir, brigadier. Interroge ta conscience, je suis certain qu'elle te juge comme tu le mérites. » Don Luis avait dit la vérité. Reconnaissant combien la mort de Marie-Anne et de Sauverand modifiait la situation, il estimait prudent de se mettre à l'abri. S'il ne l'avait pas fait plus tôt, c'est qu'il espérait recevoir des nouvelles de Florence Levasseur, soit par lettre, soit par téléphone. La jeune fille s'obstinant à garder le silence, il n'y avait pas de raison pour que don Luis risquât une arrestation que la marche des événements rendait infiniment probable. Et, de fait, ses prévisions étaient justes. Le lendemain, Mazeroux arriva tout guilleret dans le petit appartement de la rue de Rivoli. « Vous l'avez échappé belle, patron. Dès ce matin, Weber a su que l'oiseau s'était envolé. Il ne dérage pas. Avouons du reste que la situation est de plus en plus embrouillée. À la préfecture, on n'y comprend rien. Ils ne savent même plus s'il faut poursuivre Florence Levasseur. Eh ! oui, vous avez dû lire ça dans les journaux. Le juge d'instruction prétend que Fauville s'étant suicidé et ayant tué son fils Edmond, Florence Levasseur n'a rien à voir là-dedans. Pour lui, l'affaire est donc dose de ce côté. Hein ! il en a de bonnes, le juge d'instruction ! Et l'assassinat de Gaston Sauverand, est-ce qu'il n'est pas clair comme le jour que Florence y a participé, comme à tout le reste ? N'est-ce pas chez elle, dans un volume de Shakespeare, qu'on a découvert des documents qui se rapportaient aux dispositions prises par M. Fauville, relativement aux lettres et à l'explosion ? Et puis… » Mazeroux s'interrompit, intimidé par le regard de don Luis, et comprenant que le patron tenait plus que jamais à la jeune fille. Coupable ou non, elle lui inspirait la même passion. « Entendu, dit-il, n'en parlons plus. L'avenir me donnera raison, vous verrez cela. » Et les jours s'écoulèrent. Mazeroux venait aussi souvent que possible, ou bien téléphonait à don Luis tous les détails de la double enquête poursuivie à Saint-Lazare et à la Santé. Enquête vaine, comme on sait. Si les affirmations de don Luis, relatives au plafonnier électrique et à la distribution automatique des lettres mystérieuses furent reconnues exactes, on échoua dans les recherches qui concernaient le double suicide. Tout au plus fut-il établi que, avant son arrestation, Sauverand avait essayé, par l'intermédiaire d'un fournisseur de l'infirmerie, d'entrer en correspondance avec Marie-Anne. Fallait-il supposer que la fiole de poison et que la seringue avaient suivi cette même voie ? Impossible de le prouver, et, d'autre part, impossible également de découvrir comment les extraits des journaux qui relataient le suicide de Marie-Anne avaient été introduits dans la cellule de Gaston Sauverand. Et puis le mystère initial subsistait toujours, l'insondable mystère des dents imprimées dans le fruit ! Les aveux posthumes de M. Fauville innocentaient Marie-Anne. Et pourtant, c'était bien les dents de Marie-Anne qui avaient marqué la pomme ! Ce qu'on avait appelé les Dents du tigre, c'étaient bien les siennes ! Alors ?… Bref, comme disait Mazeroux, tout le monde pataugeait, à tel point que le préfet, qui avait mission, de par le testament, de réunir les héritiers Mornington trois mois au moins après le décès du testateur, et quatre mois au plus, décida tout à coup que cette réunion aurait lieu au cours de la semaine suivante, c'est-à-dire le 9 juin. Il espérait ainsi en finir avec une affaire exaspérante, où la justice ne montrait qu'incertitude et désarroi. Selon les circonstances, on prendrait une décision relative à l'héritage. Puis, on bouclerait l'instruction. Et ce serait peu à peu le silence sur la monstrueuse hécatombe des héritiers Mornington. Et le mystère des Dents du tigre s'oublierait peu à peu… Chose étrange, ces derniers jours, agités et fiévreux comme tous ceux qui précèdent les grandes batailles – car on prévoyait que cette réunion suprême serait une grande bataille – don Luis les passa tranquillement dans un fauteuil, installé sur son balcon de la rue de Rivoli, à fumer des cigarettes ou à faire des bulles de savon que le vent emportait vers les jardins des Tuileries. Mazeroux n'en revenait pas. « Patron, vous m'ahurissez. Ce que vous avez l'air tranquille et insouciant ! – Je le suis, Alexandre. – Alors, quoi ! l'affaire ne vous intéresse plus ? Vous renoncez à venger Mme Fauville et Sauverand ? On vous accuse ouvertement, et vous faites des bulles de savon ? – Rien de plus passionnant, Alexandre. – Voulez-vous que je vous dise, patron ? Eh bien, on croirait que vous connaissez le mot de l'énigme… – Qui sait, Alexandre ? » Rien ne semblait émouvoir don Luis. Des heures encore passèrent, et d'autres heures, et il ne bougeait toujours pas de son balcon. Les moineaux, maintenant, venaient manger le pain qu'il leur jetait. Vraiment, on eût dit que, pour lui aussi, l'affaire touchait à son terme et que les choses allaient le mieux du monde. Mais le jour de la réunion, Mazeroux entra, une lettre à la main, et l'air effaré : « C'est pour vous, patron. Elle m'était adressée, mais avec enveloppe intérieure à votre nom… Comment expliquez-vous cela ? – Facilement, Alexandre. L'ennemi connaît nos relations cordiales, et, ignorant mon adresse… – Quel ennemi ? – Je te le dirai ce soir. » Don Luis ouvrit l'enveloppe et lut ces mots, écrits à l'encre rouge : « Il est encore temps, Lupin. Retire-toi de la bataille. Sinon, c'est la mort pour toi aussi. Quand tu te croiras au but, quand ta main se lèvera sur moi et que tu crieras des mots de victoire, c'est alors que l'abîme s'ouvrira sous tes pas. « Le lieu de ta mort est déjà choisi. Le piège est prêt. Prends garde, Lupin. » Don Luis sourit : « À la bonne heure, ça se dessine. – Vous trouvez, patron ? – Mais oui, mais oui… Et qui t'a remis cette lettre ? – Ah ! là, nous avons de la veine, patron, pour une fois ! L'agent de la Préfecture à qui elle a été remise habite justement aux Ternes, dans une maison voisine de celle qu'habite le porteur de la lettre. Il connaît très bien ce type-là. C'est de la chance, avouez-le. » Don Luis bondit. Il rayonnait de joie. « Qu'est-ce que tu chantes ? Dégoise ! Tu as des renseignements ? – L'individu est un valet de chambre, employé dans une clinique de l'avenue des Ternes. – Allons-y. Pas une minute à perdre. – À la bonne heure, patron. On vous retrouve. – Eh ! parbleu. Tant qu'il n'y avait rien à faire, j'attendais ce soir, et je me reposais, car je prévois que la lutte sera terrible. Mais, puisque l'ennemi commet enfin une gaffe, puisqu'il y a une piste, ah ! alors, plus besoin d'attendre. Je prends les devants. Sus au tigre, Mazeroux ! » Il était une heure de l'après-midi quand don Luis et Mazeroux arrivèrent à la clinique des Ternes. Un valet de chambre les reçut. Mazeroux poussa don Luis du coude. C'était, sans nul doute, le porteur de la lettre. Sur les questions du brigadier, cet homme ne fit, en effet, aucune difficulté pour reconnaître qu'il avait été le matin à la préfecture. « Sur l'ordre de qui ? demanda Mazeroux. – Sur l'ordre de Mme la supérieure. – La supérieure ? – Oui, la clinique comprend aussi une maison de santé, laquelle est dirigée par des religieuses. – Est-il possible de parler à la supérieure ? – Certes, mais pas maintenant, elle est sortie. – Et elle rentrera ? – Oh ! d'un instant à l'autre. » Le domestique les introduisit dans l'antichambre, où ils restèrent plus d'une heure. Ils étaient fort intrigués. Que signifiait l'intervention de cette religieuse ? Quel rôle tenait-elle dans l'affaire ? Des gens entraient, que l'on conduisait auprès des malades en traitement D'autres sortaient. Il vint aussi des sœurs qui allaient et qui venaient en silence, et des infirmières couvertes de leur longue blouse blanche serrée à la taille. « Nous n'allons pas moisir ici, patron, murmura Mazeroux. – Qu'est-ce qui te presse ? Ta bien-aimée ? – Nous perdons notre temps. – Je ne perds pas le mien. Le rendez-vous chez le préfet n'est qu'à cinq heures. – Hein ! Qu'est-ce que vous dites, patron ? Ce n'est pas sérieux ! Vous n'avez pourtant pas l'intention d'assister… – Pourquoi pas ? – Comment ! Mais le mandat… – Le mandat ? Un chiffon de papier… – Un chiffon qui deviendra une réalité si vous forcez la justice à agir. Votre présence sera considérée comme une provocation… – Et mon absence comme un aveu. Un monsieur qui hérite de deux cents millions ne se cache pas le jour de l'aubaine. Or, sous peine d'être déchu de mes droits, il faut que j'assiste à cette réunion. J'y assisterai. – Patron… » Un cri étouffé jaillit devant eux, et aussitôt une femme, une infirmière qui traversait la salle, se mit à courir, souleva une tenture et disparut. Don Luis s'était levé, hésitant, déconcerté, puis tout à coup, après quatre ou cinq secondes d'indécision, il se rua vers la tenture, suivit un couloir et se heurta à une grosse porte matelassée de cuir, qui venait de se refermer, et autour de laquelle, stupidement, avec des mains qui tremblaient, il perdit encore quelques secondes. Quand il l'eut ouverte, il se trouva en bas d'un escalier de service. Monterait-il ? À droite, le même escalier descendait au sous-sol. Il descendit, pénétra dans une cuisine, et empoignant la cuisinière lui dit d'un ton furieux : « Il y a une infirmière qui vient de sortir par là ? – Mlle Gertrude ? La nouvelle… – Oui… oui… vite… on la cherche là-haut… – Qui ? – Ah ! sacré nom, dites-moi quel chemin elle a pris ? – Ici…, cette porte… » Don Luis s'élança, franchit un petit vestibule, et se précipita dehors, sur l'avenue des Ternes. « Eh bien, en voilà une course », cria Mazeroux qui le rejoignait. Don Luis observait l'avenue. Sur une petite place voisine, la place Saint-Ferdinand, un autobus démarrait. « Elle y est, affirma-t-il, cette fois, je ne la lâche plus. » Il héla un taxi. « Chauffeur, suivez l'autobus à cinquante mètres de distance. » Mazeroux lui dit : « C'est Florence Levasseur ? – Oui. – Elle est raide, celle-là ! » ronchonna le brigadier. Et, avec une violence soudaine : « Mais enfin, patron, vous ne voyez donc rien du tout ? Vrai, on n'est pas aveugle à ce point ! » Don Luis ne répliqua pas. « Mais patron, la présence de Florence Levasseur dans cette clinique démontre, par a + b, que c'est elle qui a donné l'ordre au domestique de m'apporter cette lettre de menaces contre vous, et, alors, plus de doutes ! Florence Levasseur dirige toute l'affaire ! Et, vous le savez comme moi, avouez-le ! Depuis dix jours, vous êtes peut-être arrivé, par amour pour cette femme, à la considérer comme innocente malgré toutes les preuves qui l'accablent. Mais aujourd'hui, la vérité vous crève les yeux. Je le sens, j'en suis sûr. N'est-ce pas, patron, je ne me trompe pas ? Vous y voyez clair ? » Cette fois, don Luis ne protesta pas. Le visage contracté, les yeux durs, il surveillait l'autobus qui, à ce moment, stoppait au coin du boulevard Haussmann. « Halte ! » cria-t-il à son chauffeur. La jeune fille descendait. Sous son costume d'infirmière, il fut facile de reconnaître Florence Levasseur. Elle examina les alentours, comme une personne qui s'assure qu'elle n'est pas suivie, puis monta dans une voiture et se fit conduire, par le boulevard et la rue de la Pépinière, jusqu'à la gare Saint-Lazare. De loin, don Luis la vit monter les escaliers qui débouchent sur la cour de Rome, et il put encore l'apercevoir au bout de la salle des Pas-Perdus, devant un guichet. « Vite, Mazeroux, dit-il, sors ta carte de la Sûreté, et demande à la receveuse quel billet elle vient de délivrer. Dépêchetoi, avant qu'un autre voyageur ne se présente. » Mazeroux se hâta, interrogea la buraliste, et, se retournant : « Une seconde classe pour Rouen. – Prends-en une aussi. » Le brigadier obéit. S'étant informés, ils surent qu'un rapide partait à l'instant même. Quand ils arrivèrent sur les quais, Florence pénétrait dans un des compartiments du milieu. Le train sifflait. « Monte, fit don Luis, qui se dissimulait de son mieux. Tu me télégraphieras de Rouen, et je te rejoindrai ce soir. Surtout, ouvre l'œil. Qu'elle ne te glisse pas entre les doigts. Elle est très forte, tu sais. – Mais vous, patron, pourquoi ne venez-vous pas ? » Il serait bien préférable… « Impossible. On ne s'arrête pas avant Rouen, et je ne pourrais être de retour que ce soir. Or, la réunion à la Préfecture a lieu à cinq heures. – Et vous tenez à y être ? – Plus que jamais. Va, embarque. » Il le poussa dans une voiture de queue. Le train s'ébranlait et bientôt disparaissait sous le tunnel. Alors, don Luis se jeta sur une banquette, dans une des salles d'attente, et il y resta deux heures, affectant de lire des journaux, mais les yeux vagues, et l'esprit obsédé par cette question angoissante qui se posait à lui une fois de plus, et avec quelle précision : « Florence est-elle coupable ? » Il était cinq heures exactement lorsque le cabinet de M. Desmalions s'ouvrit devant le commandant comte d'Astrignac, maître Lepertuis et le secrétaire d'ambassade américain. À ce même moment, quelqu'un entra dans l'antichambre des huissiers et remit sa carte. L'huissier de service jeta un coup d'œil sur le bristol, se tourna vivement vers un groupe de personnes qui parlaient à l'écart, puis demanda au nouveau venu : « Monsieur n'a pas de convocation ? – Inutile. Faites annoncer don Luis Perenna. » Il y eut comme une secousse électrique parmi les personnes du groupe, et l'une d'elles s'avança. C'était le sous-chef Weber. Les deux hommes se regardèrent un instant jusqu'au plus profond des yeux. Don Luis souriait aimablement. Weber était livide, un tremblement agitait ses lèvres, et l'on voyait tous les efforts qu'il faisait pour se contenir. Auprès de lui, il y avait, outre deux journalistes, quatre agents de la Sûreté. « Bigre ! ces messieurs sont là pour moi, pensa don Luis. Mais leur ahurissement prouve bien qu'on ne croyait pas que j'aurais le culot de venir. Vont-ils m'arrêter ? » Weber ne bougea pas, mais à la fin, son visage exprimait un certain contentement, comme s'il se fût dit : « Toi, mon bonhomme, je te tiens. Tu n'y couperas pas. » L'huissier revint et, sans un mot, montra le chemin à don Luis. Don Luis passa devant Weber avec le salut le plus affable, fit également un petit signe amical aux agents, et entra. Aussitôt, le commandant comte d'Astrignac se hâta vers lui, la main tendue, montrant ainsi que tous les racontars n'atteignaient en rien l'estime qu'il gardait au légionnaire Perenna. Mais l'attitude réservée du préfet de police fut significative. Il continua de feuilleter le dossier qu'il examinait et de causer à mi-voix avec le secrétaire d'ambassade et le notaire. Don Luis songea : « Mon bon Lupin, il y a quelqu'un qui sortira d'ici le cabriolet de fer aux poignets. Si ce n'est pas le vrai coupable, ce sera toi, mon pauvre vieux. À bon entendeur… » Et il se rappela le début de l'aventure, lorsqu'il se trouvait dans le bureau de l'hôtel Fauville, devant les magistrats, et qu'il lui fallait, sous peine d'arrestation immédiate, livrer le criminel à la justice. Ainsi, du commencement à la fin de la lutte, il avait dû, tout en combattant l'invisible ennemi s'offrir aux coups de la justice, sans qu'il lui fût possible de se défendre autrement que par d'indispensables victoires. Successivement, harcelé d'attaques, toujours en danger, il avait jeté dans le gouffre MarieAnne et Sauverand ; innocents sacrifiés aux lois cruelles des batailles. Allait-il enfin prendre corps à corps le véritable ennemi ou succomber lui-même à la minute définitive ? Il se frotta les mains d'un mouvement si heureux que M. Desmalions ne put s'empêcher de le regarder. Don Luis avait cet air épanoui d'un homme qui éprouve une joie sans mélange et qui se prépare à en goûter d'autres beaucoup plus vives encore. Le préfet de police demeura silencieux un moment, comme s'il se fût demandé ce qui pouvait réjouir ce diable d'homme, puis il feuilleta de nouveau son dossier, et, à la fin, il prononça : « Nous nous retrouvons ici, messieurs, comme il y a deux mois, pour prendre des résolutions définitives au sujet du testament de Cosmo Mornington. M. Cacérès, attaché à la légation du Pérou, ne viendra pas. M. Cacérès en effet, d'après un télégramme que je viens de recevoir d'Italie, est assez gravement malade. Sa présence, d'ailleurs, n'était pas indispensable. Il ne manque donc personne, ici… personne que ceux-là mêmes, hélas ! dont cette réunion aurait consacré les droits, c'est-à-dire les héritiers de Cosmo Mornington. – Il manque une autre personne, monsieur le préfet. » M. Desmalions leva la tête. C'était don Luis qui venait de parler. Le préfet hésita, puis, se décidant à l'interroger, il dit : « Qui ? Quelle est cette personne ? – L'assassin des héritiers Mornington. » Cette fois encore, don Luis forçait l'attention, et malgré la résistance qu'on lui opposait, contraignait les assistants à tenir compte de sa présence et à subir son ascendant. Coûte que coûte, il fallait qu'on discutât avec lui comme un homme qui exprime des choses inconcevables, mais possibles puisqu'il les exprimait. « Monsieur le préfet, dit-il, me permettez-vous d'exposer les faits tels qu'ils ressortent de la situation actuelle ? Ce sera la suite et la conclusion naturelle de l'entretien que nous avons eu après l'explosion du boulevard Suchet. » Le silence de M. Desmalions laissa comprendre à don Luis qu'il pouvait parler. Il reprit aussitôt : « Ce sera bref, monsieur le préfet. Ce sera bref pour deux motifs : d'abord, parce que les aveux de l'ingénieur Fauville demeurent acquis, et que nous connaissons définitivement le rôle monstrueux qu'il a joué dans l'affaire ; et ensuite, parce que, pour le surplus, la vérité, si compliquée qu'elle paraisse, est, au fond, très simple. Elle tient tout entière dans cette objection que vous m'avez faite, monsieur le préfet, en sortant de l'hôtel en ruine du boulevard Suchet : « Comment expliquer que la confession d'Hippolyte Fauville ne mentionne pas une seule fois l'héritage de Cosmo Mornington ? » « Tout est là, monsieur le préfet. Hippolyte Fauville n'a pas dit un mot de l'héritage. Et s'il n'en a pas dit un mot, c'est, évidemment, qu'il l'ignorait. Et si Gaston Sauverand a pu me raconter toute sa tragique histoire sans faire la moindre allusion à cet héritage, c'est que cet héritage n'a tenu dans l'histoire de Gaston Sauverand aucune espèce de place. Lui aussi, avant ces événements, l'ignorait, comme l'ignorait Marie-Anne Fauville et comme l'ignorait Florence Levasseur. « Fait indéniable, la vengeance, la vengeance seule a guidé Hippolyte Fauville. Sinon, pourquoi eût-il agi, puisque les millions de Cosmo Mornington lui revenaient de plein droit ? Et, d'ailleurs, s'il avait voulu jouir de ces millions, il n'eût tout de même pas commencé par se tuer. « Donc une certitude : l'héritage n'est pour rien dans les décisions et dans les actes d'Hippolyte Fauville. « Et cependant, tour à tour, avec une inflexible régularité, et comme s'ils étaient frappés dans l'ordre même où il fallait qu'ils fussent frappés pour que l'héritage Mornington fût disponible, meurent Cosmo Mornington, puis Hippolyte Fauville, puis Edmond Fauville, puis Marie-Anne Fauville, puis Gaston Sauverand ! D'abord le détenteur de la fortune, ensuite tous ceux qu'il a institués ses légataires, et, je le répète, dans l'ordre même où le testament leur permettait de prétendre à la fortune ! « N'est-ce pas étrange ? Et comment ne pas supposer qu'il y ait, en tout cela, une pensée directrice ? Comment ne pas admettre que le formidable débat soit dominé par cet héritage, et que, au-dessus des haines et des jalousies de l'immonde Fauville, il y ait un être doué d'une énergie plus formidable encore, poursuivant un but tangible, et conduisant à la mort, comme des victimes numérotées, tous les acteurs inconscients du drame dont il a noué et dont il dénoue les fils ? « Monsieur le préfet, l'instinct populaire est tellement d'accord avec moi, une partie de la police, le sous-chef Weber en tête, raisonne d'une façon tellement identique à la mienne, que l'existence de cet être s'affirma aussitôt dans toutes les imaginations. Il fallait quelqu'un qui fût la pensée directrice, qui fût la volonté et l'énergie. Ce fut moi. Pourquoi pas, après tout ? N'étais-je point, condition indispensable pour avoir intérêt aux crimes, héritier de Cosmo Mornington ? « Je ne me défendrai pas. Il se peut que des interventions étrangères, il se peut que les circonstances vous obligent, monsieur le préfet, à prendre contre moi des mesures injustifiées, mais je ne vous ferai pas l'injure de croire, une seconde, que vous supposiez capable de tels forfaits l'homme dont vous avez pu juger les actes depuis deux mois. « Et cependant, l'instinct populaire a raison de m'accuser, monsieur le préfet. En dehors de l'ingénieur Fauville, il y a fatalement un coupable, et fatalement ce coupable hérite de Cosmo Mornington. Puisque ce n'est pas moi, c'est qu'il existe un autre héritier de Cosmo Mornington. C'est celui-là que j'accuse, monsieur le préfet. « Il n'y a pas, dans l'aventure sinistre qui se déroule devant nous, il n'y a pas, comme nous avons pu le croire un moment, que la volonté d'un mort. Ce n'est pas tout le temps contre un mort que j'ai lutté, et plus d'une fois j'ai senti le souffle même de la vie qui me heurtait au visage. Et plus d'une fois, j'ai senti les dents du tigre qui cherchaient à me déchirer. Le mort a fait beaucoup, mais il n'a pas tout fait. Et, même ce qu'il a fait, fut-il seul à le faire ? L'être dont je parle fut-il uniquement l'exécuteur de ses ordres, ou bien aussi le complice qui l'aida dans son entreprise ? Je ne sais. Mais il fut certainement le continuateur d'une œuvre qu'il avait peut-être inspirée, et que, en tout cas, il détourna à son profit, acheva résolument et poussa jusqu'aux dernières limites. Et cela parce qu'il connaissait le testament de Cosmo Mornington. « Et c'est lui que j'accuse, monsieur le préfet. « Je l'accuse tout au moins de la part de forfaits et de crimes qu'on ne saurait attribuer à Hippolyte Fauville. « Je l'accuse d'avoir fracturé le tiroir de la table où maître Lepertuis, le notaire de Cosmo Mornington, avait déposé le testament de son client. « Je l'accuse de s'être introduit dans l'appartement de Cosmo Mornington et d'avoir substitué à l'une des ampoules de cacodylate de soude qui devaient servir à Cosmo Mornington pour ses piqûres une ampoule remplie de liqueur toxique. « Je l'accuse d'avoir tenu le rôle du docteur qui vint constater le décès de Cosmo Mornington et qui délivra un faux certificat. « Je l'accuse d'avoir fourni à Hippolyte Fauville le poison qui, successivement, tua l'inspecteur Vérot, puis Edmond Fauville, puis Hippolyte Fauville lui-même. « Je l'accuse d'avoir armé et dirigé contre moi la main de Gaston Sauverand qui, sur son conseil et d'après ses indications, attenta par trois fois à mon existence et, finalement, provoqua la mort de mon chauffeur. « Je l'accuse d'avoir, profitant des intelligences que Gaston Sauverand s'était crées dans l'infirmerie pour communiquer avec Marie-Anne Fauville, d'avoir fait passer à Marie-Anne Fauville la fiole de poison et la seringue qui devaient servir à la malheureuse pour mettre à exécution ses projets de suicide. « Je l'accuse d'avoir, par un procédé que j'ignore, et prévoyant le résultat inéluctable de son acte, communiqué à Gaston Sauverand les extraits des journaux qui relataient la mort de Marie-Anne. « Je l'accuse donc, en résumé, et sans tenir compte de sa participation aux autres crimes –, assassinat de l'inspecteur Vérot, assassinat de mon chauffeur –, je l'accuse d'avoir tué Cosmo Mornington, d'avoir tué Edmond Fauville, d'avoir tué Hippolyte Fauville, d'avoir tué Marie-Anne Fauville, d'avoir tué Gaston Sauverand, d'avoir tué, en définitive, tous ceux qui se trouvaient entre les millions et lui. « Et ces derniers mots, monsieur le préfet, vous confirment clairement ma pensée. Si un homme supprime cinq de ses semblables pour toucher un certain nombre de millions, c'est qu'il est convaincu que cette suppression lui assurera fatalement et mathématiquement la possession de ces millions. Bref, si un homme supprime un millionnaire et ses quatre héritiers successifs, c'est qu'il est, lui, le cinquième héritier de ce millionnaire. Dans un instant, cet homme sera ici. – Quoi ! » L'exclamation du préfet de police fut spontanée. Il oubliait toute l'argumentation, si puissante et si serrée, de don Luis Perenna, pour ne songer qu'à l'apparition stupéfiante que don Luis annonçait. Et celui-ci répliqua : « Monsieur le préfet, cette visite est la conclusion rigoureuse des accusations que je porte. Rappelez-vous que le testament de Cosmo Mornington est formel : les droits d'un héritier ne seront valables que si cet héritier assiste à la réunion d'aujourd'hui. – Et s'il ne vient pas ? s'écria le préfet, prouvant ainsi que la conviction de don Luis avait peu à peu raison de ses doutes. – Il viendra, monsieur le préfet. Sinon, toute cette affaire n'aurait plus aucune espèce de sens. Réduite aux crimes et aux actes de l'ingénieur Fauville, elle pouvait être considérée comme l'œuvre absurde d'un fou. Poussée jusqu'à la mort de MarieAnne Fauville et de Gaston Sauverand, elle exige comme dénouement inévitable l'apparition d'un personnage qui, dernier descendant de la famille Roussel, de Saint-Étienne, et, par conséquent, héritier dans toute la force du terme, et avant moi, de Cosmo Mornington, viendra réclamer les deux cents millions qu'il a conquis par tant d'épouvantable audace. – Et s'il ne vient pas ? s'exclama de nouveau, avec plus de véhémence, M. Desmalions. – Alors, monsieur le préfet, c'est que je suis le coupable, et vous n'aurez plus qu'à m'arrêter. Entre cinq heures et six heures, aujourd'hui, vous devez voir dans cette pièce, en face de vous, l'être qui a tué les héritiers Mornington. Il est humainement impossible que cela ne soit pas… Par conséquent en tout état de cause, la justice aura satisfaction. Lui ou moi, le dilemme est simple. » M. Desmalions se taisait. Il mâchonnait sa moustache d'un air soucieux, et tournait autour de la table, dans le cercle étroit que formaient les assistants. Visiblement des objections se précisaient en son esprit contre une telle supposition. À la fin, il murmura, comme s'il se fût parlé à lui-même : « Non… non… car enfin, comment expliquer que cet homme aurait attendu jusqu'à maintenant pour réclamer ses droits ? – Un hasard peut-être, monsieur le préfet… un obstacle quelconque… ou bien, sait-on jamais ? le besoin pervers d'une émotion plus forte. Et puis, rappelez-vous, monsieur le préfet, avec quelle minutie, avec quelle subtilité mécanique toute cette affaire fut montée. Chaque événement se déclencha à la minute même fixée par l'ingénieur Fauville. Ne pouvons-nous admettre que son complice subisse jusqu'au bout l'influence de cette méthode, et qu'il ne se découvre qu'à la minute suprême ? » Avec une sorte de colère, M. Desmalions s'exclama : « Non, non, mille fois non, ce n'est pas possible. S'il existe un être assez monstrueux pour commettre une pareille série d'assassinats, cet être n'aura pas la bêtise de se livrer. – En venant ici, monsieur le préfet, il ignore le danger qui le menace, puisque personne même n'a envisagé l'hypothèse de son existence. Et d'ailleurs, que risque-t-il ? – Ce qu'il risque ? Mais s'il a commis réellement cette série d'assassinats… – Il ne les a pas commis, monsieur le préfet, il les a fait commettre, ce qui est différent. Et vous comprendrez maintenant en quoi consiste la force imprévue de cet homme : il n'agit pas lui-même ! Depuis le jour où la vérité m'est apparue, j'ai réussi à découvrir peu à peu ses moyens d'action, à mettre à nu les rouages qu'il commande et les ruses qu'il emploie. Il n'agit pas lui-même ! Voilà son procédé. Vous le retrouverez identique dans toute la série des assassinats. En apparence, Cosmo Mornington est mort des suites d'une piqûre mal faite ; mais, en réalité, c'est l'autre qui avait rendu la piqûre mortelle. En apparence, l'inspecteur Vérot a été tué par Hippolyte Fauville ; mais, en réalité, c'est l'autre qui a dû combiner le crime, en montrer la nécessité à Fauville et, pour ainsi dire, lui diriger la main. Et de même, en apparence, Fauville a tué son fils et s'est suicidé, et Marie-Anne s'est suicidée et Gaston Sauverand s'est suicidé ; mais, en réalité, c'est l'autre qui voulut leur mort, qui les accula au suicide, et qui leur fournit les moyens de mourir. Voilà le procédé, monsieur le préfet, et voilà l'homme. » Et, d'une voix basse, où il y avait comme une appréhension, il ajouta : « J'avoue que jamais encore, au cours d'une vie qui fut cependant fertile en rencontres, je ne me suis heurté à un plus effroyable personnage, agissant avec une virtuosité plus diabolique et une psychologie plus clairvoyante. » Ses paroles éveillaient chez ceux qui l'écoutaient une émotion croissante. On voyait réellement l'être invisible. Il prenait corps dans les imaginations. On l'attendait. Par deux fois, don Luis s'était tourné vers la porte et avait prêté l'oreille. Et plus que tout, ce geste évoquait celui qui allait venir. « Qu'il ait agi par lui-même ou qu'il ait fait agir, dès que la justice le tiendra, elle arrivera bien… – La justice aura du mal, monsieur le préfet ! Un homme de ce calibre-là a dû tout prévoir, même son arrestation, même l'accusation dont il serait l'objet ; et l'on ne pourra guère relever contre lui que des charges morales et point de preuves. – Alors ? – Alors, monsieur le préfet, j'estime que l'on doit accepter ses explications comme toutes naturelles et ne pas le mettre en défiance. L'essentiel est de le connaître. Plus tard – et ce ne sera pas long – vous saurez bien le démasquer. » Le préfet de police continuait à marcher autour de la table. Le commandant d'Astrignac examinait Perenna, dont le sangfroid l'émerveillait. Le notaire et le secrétaire d'ambassade semblaient fort agités. Et, de fait, rien n'était plus bouleversant que la pensée qui les dominait tous. L'abominable assassin allait-il se présenter devant eux ? « Silence », dit le préfet de police en s'arrêtant. On avait traversé l'antichambre. Quelqu'un frappa. « Entrez ! » L'huissier entra. Il tenait un plateau à la main. Dans ce plateau, il y avait une lettre, et il y avait aussi une de ces feuilles imprimées sur lesquelles on inscrit son nom et l'objet de sa visite. M. Desmalions se précipita. Au moment de saisir la feuille, il eut une courte hésitation. Il était très pâle, puis, vivement, il se décida : « Oh ! » fit-il avec un haut-le-corps. Il tourna les yeux vers don Luis, réfléchit, puis, prenant la lettre, il dit à l'huissier : « Cette personne est ici ? – Dans l'antichambre, monsieur le préfet. – Dès que je sonnerai, introduisez-la. » L'huissier sortit. Debout devant son bureau, M. Desmalions ne bougeait plus. Une seconde fois don Luis rencontra son regard, et un trouble l'envahit. Que se passait-il ? D'un mouvement sec le préfet de police décacheta l'enveloppe qu'il avait en main, puis il déplia la lettre et se mit à lire. On épiait chacun de ses gestes, on épiait les moindres expressions de son visage. Les prédictions de Perenna allaientelles se réaliser ? Un cinquième héritier réclamait-il ses droits ? Dès les premières lignes, M. Desmalions leva la tête, et, s'adressant à don Luis, murmura : « Vous aviez raison, monsieur, nous sommes en présence d'une réclamation. – De qui, monsieur le préfet ? » ne put s'empêcher de dire don Luis. M. Desmalions ne répondit pas. Il acheva sa lecture. Puis il recommença lentement avec l'attention d'un homme qui pèse tous les mots. Enfin, il lut à haute voix : « Monsieur le préfet, « Les hasards d'une correspondance m'ont révélé l'existence d'un héritier inconnu de la famille Roussel. C'est aujourd'hui seulement que j'ai pu me procurer les pièces nécessaires à son identification, et c'est au dernier moment, à la suite d'obstacles inattendus, qu'il m'est possible de vous les envoyer par la personne même qu'elles concernent. Respectueuse d'un secret qui ne m'appartient pas, et désireuse de rester en dehors d'une affaire à laquelle je n'ai été mêlée que par accident, je vous prie, monsieur le préfet, de m'excuser si je ne crois pas devoir apposer ma signature au bas de cette lettre. » Ainsi donc Perenna avait vu clair et les événements justifiaient sa prophétie. Au terme indiqué, quelqu'un se présentait. La réclamation était faite en temps utile. Et la façon même dont les choses se passaient, à la minute précise, rappelait étrangement l'exactitude mécanique qui dominait toute l'aventure. Restait maintenant la question suprême : qui était cet inconnu, héritier possible, et, par conséquent, cinq ou six fois assassin ? Il attendait dans la pièce voisine. Un mur seul le cachait aux regards. Il allait venir. On allait le voir. On allait le connaître. Brusquement, le préfet sonna. Quelques secondes d'angoisse s'écoulèrent. Chose bizarre, M. Desmalions ne quittait pas Perenna des yeux. Celui-ci de- meurait tout à fait maître de lui, mais, au fond, inquiet, mal à l'aise. La porte fut poussée. L'huissier livra passage à quelqu'un. C'était Florence Levasseur. Chapitre V Weber prend sa revanche Don Luis eut un moment de stupéfaction. Florence ici, Florence qu'il avait laissée dans le train sous la surveillance de Mazeroux, et à qui, matériellement, il était impossible de revenir à Paris avant huit heures du soir ! Aussitôt d'ailleurs, et malgré la déroute de son cerveau, il comprit. Florence, se sachant poursuivie, les avait entraînés jusqu'à la gare Saint-Lazare, et elle descendait à contre-voie tandis que l'excellent Mazeroux, emmené par le train, surveillait la voyageuse absente. Mais soudain la situation lui apparut dans toute son horreur. Florence était là, pour réclamer l'héritage, et cette réclamation, il l'avait dit lui-même, constituait la preuve de culpabilité la plus effroyable. D'un bond, sous l'impulsion d'un sentiment irrésistible, don Luis fut auprès de la jeune fille, la saisit par le bras, et lui dit avec une violence presque haineuse : « Qu'est-ce que vous venez faire ici ? Qu'est-ce que vous venez faire ? Pourquoi ne m'avoir pas averti ?… » M. Desmalions s'interposa. Mais don Luis, sans lâcher prise, s'écria : « Eh ! monsieur le préfet, vous ne voyez donc pas que tout cela n'est qu'une erreur ? La personne que nous attendons, que je vous ai annoncée, n'est pas celle-ci. L'autre se cache, comme toujours. Mais il est impossible que Florence Levasseur… – Je n'ai aucune prévention contre mademoiselle, dit le préfet de police d'une voix impérieuse. Mais mon devoir est de l'interroger sur les circonstances qui déterminent sa visite. Je n'y manquerai pas… Il dégagea la jeune fille et la fit asseoir. Lui-même prit place devant son bureau, et il était facile de voir combien la présence de la jeune fille l'impressionnait. Par cette présence l'argumentation de don Luis se trouvait pour ainsi dire illustrée. L'entrée en scène d'une personne nouvelle, ayant des droits à l'héritage, c'était incontestablement, pour tout esprit logique, l'entrée en scène d'une criminelle apportant elle-même les preuves de ses crimes. Don Luis le sentit nettement, et, dès lors, il ne quitta plus des yeux le préfet de police. Florence les regardait tour à tour comme si tout cela eût été pour elle la plus insoluble des énigmes. Ses beaux yeux noirs conservaient leur habituelle expression de sérénité. Elle n'avait plus son vêtement d'infirmière, et sa robe grise, très simple, sans ornements, montrait sa taille harmonieuse. Elle était grave et tranquille ainsi que de coutume. M. Desmalions lui dit : « Expliquez-vous, mademoiselle. » Elle répliqua : « Je n'ai rien à expliquer, monsieur le préfet. Je viens à vous chargée d'une mission que je remplis sans en connaître la signification exacte. – Que voulez-vous dire ?… sans en connaître la signification ? – Voici, monsieur le préfet. Quelqu'un en qui j'ai toute confiance, et pour qui j'éprouve le plus profond respect, m'a priée de vous remettre certains papiers. Ils concernent, paraît-il, la question qui fait l'objet de votre réunion d'aujourd'hui. – La question d'attribution de l'héritage Cosmo Mornington ? – Oui, monsieur le préfet. – Vous savez que, si cette réclamation ne s'était pas produite au cours de cette séance, elle eût été sans effet ? – Je suis venue dès que les papiers m'ont été remis. – Pourquoi ne vous les a-t-on pas remis une heure ou deux plus tôt ? – Je n'étais pas là. J'avais dû quitter en toute hâte la maison que j'habite actuellement. » Perenna ne douta pas que ce fût lui qui, par son intervention, avait, en provoquant la fuite de Florence, dérangé les plans de l'ennemi. Le préfet continua : « Donc vous ignorez les raisons pour lesquelles on vous a confié ces papiers ? – Oui, monsieur le préfet. – Et vous ignorez aussi, évidemment, ce en quoi ils vous concernent ? – Ils ne me concernent pas, monsieur le préfet. » M. Desmalions sourit, et prononça nettement, les yeux attachés à ceux de Florence : « D'après la lettre qui les accompagne, ils vous concernent directement. Ils établissent, en effet, de la manière la plus certaine, paraît-il, que vous descendez de la famille Roussel et que vous avez, par conséquent, tous les droits à l'héritage Cosmo Mornington. – Moi ! » Le cri fut spontané, cri d'étonnement et de protestation. Et, tout de suite, insistant : « Moi, des droits à cet héritage ! Aucun, monsieur le préfet, aucun. Je n'ai jamais connu M. Mornington. Quelle est cette histoire ? Il y a là un malentendu. » Elle parlait avec beaucoup d'animation et avec une franchise apparente qui eut impressionné un autre homme que le préfet de police. Mais pouvait-il oublier les arguments de don Luis et l'accusation portée d'avance contre la personne qui se présenterait à cette réunion ? « Donnez-moi ces papiers », fit-il. Elle sortit d'un petit sac une enveloppe bleue qui n'était point cachetée, et à l'intérieur de laquelle il trouva plusieurs feuilles jaunies, usées à l'endroit des plis, déchirées çà et là. Au milieu d'un grand silence, il les examina, les parcourut, les étudia dans tous les sens, déchiffra à l'aide d'une loupe les signatures et les cachets dont ils étaient revêtus, et dit : « Ils offrent tous les signes de l'authenticité, les cachets sont officiels. – Alors, monsieur le préfet ? articula Florence d'une voix qui tremblait… – Alors, mademoiselle, je vous dirai que votre ignorance me semble bien incroyable. » Et, se tournant vers le notaire, il prononça : « Voici, en résumé, ce que contiennent et ce que prouvent ces documents. Gaston Sauverand, héritier en quatrième ligne de Cosmo Mornington, avait, comme vous le savez, un frère plus âgé que lui, du nom de Raoul, et qui habitait la République Argentine. Ce frère, avant de mourir, envoya en Europe, sous la garde d'une vieille nourrice, une enfant de cinq ans qui n'était autre que sa fille, fille naturelle, mais reconnue, qu'il avait eue de Mlle Levasseur, institutrice française établie à Buenos-Aires. Voici l'acte de naissance. Voici la déclaration, écrite tout entière et signée par le père. Voici l'attestation libellée par la vieille nourrice. Voici le témoignage de trois amis, commerçants notoires de Buenos-Aires. Et voici les actes de décès du père et de la mère. Tous ces documents furent légalisés et portent les cachets du consulat de France. Je n'ai, jusqu'à nouvel ordre, aucun motif de les suspecter, et je dois considérer Florence Levasseur comme la fille de Raoul Sauverand et comme la nièce de Gaston Sauverand. – La nièce de Gaston Sauverand… sa nièce… » balbutia Florence. L'évocation d'un père qu'elle n'avait pour ainsi dire pas connu ne l'émouvait pas. Mais elle se mit à pleurer au souvenir de Gaston Sauverand qu'elle chérissait si tendrement et à qui elle se trouvait unie par des liens de parenté si étroits. Larmes sincères ? ou bien larmes de comédienne qui sait jouer son rôle jusqu'en ses moindres nuances ? Ces faits lui étaient-ils vraiment révélés ou bien simulait-elle les sentiments que la révélation de ces faits devait produire en elle ? Plus encore qu'il ne surveillait la jeune fille, don Luis observait M. Desmalions, et tâchait de lire la pensée secrète de celui qui allait décider. Et soudain il vit avec une telle certitude que l'arrestation de Florence était chose résolue, comme peut l'être l'arrestation du plus monstrueux criminel, qu'il s'approcha de la jeune fille et lui dit : « Florence. » Elle leva sur lui ses yeux brouillés de pleurs et ne répliqua point. Alors il s'exprima lentement : « Pour vous défendre, Florence, car vous êtes, à votre insu, je n'en doute pas, dans l'obligation de vous défendre, il faut que vous compreniez la situation terrible où vous placent les événements. Florence, M. le préfet de police a été conduit, par la logique même de ces événements, à cette conviction définitive que la personne qui entrera dans cette pièce et dont les droits à l'héritage seront évidents est la personne même qui a tué les héritiers Mornington. Vous êtes entrée, Florence, et vous êtes l'héritière certaine de Cosmo Mornington. » Il la vit qui frémissait des pieds à la tête, et qui devenait pâle comme une morte. Pourtant elle n'eut pas un mot de protestation et pas un geste. Il reprit : « L'accusation est précise, vous n'y répondez pas ? » Elle resta longtemps sans parler, puis déclara : « Je n'ai rien à répondre. Tout cela est incompréhensible. Que voulez-vous que je réponde ? Ce sont des choses si obscures !… » En face d'elle don Luis frissonnait d'angoisse. Il balbutia : « C'est tout ?… Vous acceptez ?… » Au bout d'un instant, elle dit à mi-voix : « Expliquez-vous, je vous en supplie. Vous voulez dire, n'est-ce pas, qu'en ne répondant pas j'accepte l'accusation ?… – Oui. – Et alors ? – C'est l'arrestation… la prison… – La prison ! » Elle parut souffrir atrocement. La peur décomposait son beau visage. La prison, pour elle, cela devait représenter les tortures subies par Marie-Anne et par Sauverand. Cela devait signifier le désespoir, la honte, la mort, toutes ces horribles cho- ses que Marie-Anne et Sauverand n'avaient pu éviter et dont elle serait victime à son tour… Un accablement immense la terrassa, et elle gémit : « Comme je suis lasse !… Je sens si bien qu'il n'y a rien à faire !… Les ténèbres m'étouffent… Ah ! si je pouvais voir et comprendre !… » Un long silence encore. Penché sur elle, M. Desmalions l'étudiait aussi de toute son attention concentrée. À la fin, comme elle se taisait, il tendit la main vers le timbre, et sonna, à trois reprises. Don Luis ne bougea pas, les yeux éperdument attachés à Florence. Au fond de lui, c'était la bataille suprême entre tous ses instincts d'amour et de générosité qui le portaient à croire la jeune fille, et sa raison qui l'obligeait à la défiance. Innocente ? Coupable ? Il ne savait pas. Tout était contre elle. Et cependant pourquoi n'avait-il pas cessé de l'aimer ? Weber entra, suivi de ses hommes. M. Desmalions s'entretint avec lui en désignant Florence. Weber s'approcha d'elle. « Florence », appela don Luis. Elle le regarda, et elle regarda Weber et ses hommes, et, soudain, comprenant ce qui allait se passer, elle recula, vacilla un moment sur elle-même, étourdie, défaillante, et s'abattit dans les bras de don Luis : « Ah ! sauvez-moi ! Sauvez-moi ! je vous en supplie. » Et il y avait dans ce geste un tel abandon, et il y avait dans ce cri une détresse où l'on sentait si bien l'effarement de l'innocence, que don Luis fut brusquement éclairé. Une foi ardente le souleva. Ses doutes, ses réserves, ses hésitations, ses tourments, tout cela fut englouti sous l'assaut d'une certitude qui déferlait en lui comme une vague indomptable. Et il s'exclama : « Non, non, cela ne sera pas ! Monsieur le préfet, il y a des choses qui ne sont pas admissibles… » Il s'inclina sur Florence, qu'il tenait dans ses bras si fortement que personne n'aurait pu la détacher de lui. Leurs yeux se rencontrèrent. Son visage était tout contre celui de la jeune fille. Il tressaillit d'émotion à la sentir toute palpitante, si faible et si désemparée, et il lui dit passionnément, d'une voix si basse qu'elle seule put l'entendre : « Je vous aime… je vous aime… Ah ! Florence, si vous saviez ce qui se passe en moi… ce que je souffre, et combien je suis heureux… Ah ! Florence, Florence, je vous aime… » Sur un signe du préfet, Weber s'était éloigné. M. Desmalions voulait assister au choc imprévu de ces deux êtres si mystérieux, don Luis Perenna et Florence Levasseur. Don Luis délia ses bras et assit la jeune fille sur un fauteuil. Puis, posant ses deux mains sur les épaules, face à face, il prononça : « Si vous ne comprenez pas, Florence, moi je commence à comprendre bien des choses, et déjà j'y vois presque dans les ténèbres qui vous effraient. Florence, écoutez-moi… Ce n'est pas vous qui agissez, n'est-ce pas ?… Il y a un autre être derrière vous, au-dessus de vous. Et c'est lui qui vous dirige… n'est-ce pas ? Et vous ignorez même où il vous conduit ? – Personne ne me dirige… Quoi ?… Expliquez-vous. – Oui, vous n'êtes pas seule dans la vie. Il y a bien des actes que vous accomplissez parce qu'on vous dit de les accomplir et que vous les croyez justes, et que vous ignorez leurs conséquences… Répondez… Êtes-vous entièrement libre ? Ne subissezvous aucune influence ? » La jeune fille semblait s'être reprise et son visage recouvrait un peu de ce calme qui lui était habituel. On eût dit, cependant, que la question de don Luis l'impressionnait. « Mais non, dit-elle, aucune influence… Non, je suis sûre. » Il insista, avec une ardeur croissante : « Non, vous n'êtes pas sûre, ne dites pas cela. Quelqu'un vous domine, et sans que vous le sachiez. Réfléchissez… Vous voici héritière de Cosmo Mornington… héritière d'une fortune qui vous est indifférente, je le sais, je l'affirme. Eh bien, cette fortune, si ce n'est pas vous qui la désirez, qui donc en sera le maître ? Répondez… Y a-t-il quelqu'un qui ait intérêt ou qui croie avoir intérêt à ce que vous soyez riche ? Tout est là. Votre existence est-elle attachée à celle d'un autre ? Êtes-vous son amie ? sa fiancée ? » Elle eut un sursaut de révolte. « Oh ! jamais ! Celui dont vous parlez est incapable… – Ah ! s'écria-t-il, secoué de jalousie, vous l'avouez… Il existe donc bien, celui dont je parle ! Ah ! je vous jure que le misérable… » Il se retourna vers M. Desmalions, la figure convulsée de haine, sans plus essayer de se contenir. « Monsieur le préfet, nous arrivons au but. Je connais le chemin qui nous y mènera. La bête fauve sera traquée cette nuit… demain au plus tard… Monsieur le préfet, la lettre qui accompagne ces documents, la lettre non signée que mademoiselle vous a remise, cette lettre fut écrite par la mère supérieure qui dirige une clinique située avenue des Ternes. En faisant une enquête immédiate dans cette clinique, en interrogeant la supérieure, en la confrontant avec mademoiselle, on remontera jusqu'au coupable lui-même. Mais il ne faut pas perdre une minute… sinon, ce sera trop tard, la bête fauve aura pris la fuite. » Son emportement était irrésistible. Sa conviction s'imposait avec une force contre laquelle on ne pouvait lutter. M. Desmalions objecta : « Mademoiselle pourrait nous renseigner… – Elle ne parlera pas, ou du moins elle ne parlera qu'après, quand cet homme aura été démasqué devant elle. Ah ! monsieur le préfet, je vous supplie d'avoir confiance en moi comme les autres fois. Toutes mes promesses n'ont-elles pas été exécutées ? Ayez confiance, monsieur le préfet, ne doutez plus. Rappelez-vous que toutes les charges, et les plus lourdes, accablaient Marie-Anne Fauville et Gaston Sauverand et qu'ils ont succombé malgré leur innocence. La justice voudra-t-elle que Florence Levasseur soit sacrifiée comme les deux autres ? Et puis, ce que je demande, ce n'est pas sa libération, mais le moyen de la défendre… c'est-à-dire une heure ou deux de répit. Que le sous-chef Weber soit responsable d'elle. Que vos agents nous accompagnent. Ceux-là, et d'autres aussi, car ce n'est pas trop pour prendre au gîte l'abominable assassin. » M. Desmalions ne répondit pas. Au bout d'un instant il emmena Weber à part, et il eut avec le sous-chef une conversation qui dura quelques minutes. En réalité, M. Desmalions ne semblait pas très favorable à la demande de don Luis. Mais on entendit Weber qui disait : « N'ayez aucune crainte, monsieur le préfet, nous ne risquons rien. » Et M. Desmalions céda. Quelques moments plus tard, don Luis Perenna et Florence montaient dans une automobile avec Weber et deux inspecteurs. Une autre auto, chargée d'agents, suivait. La maison de santé fut littéralement investie par les forces policières, et Weber accumula les précautions d'un siège en règle. Le préfet de police, qui s'en vint de son côté, fut introduit par le domestique dans l'antichambre, puis dans le salon d'attente. La supérieure, mandée aussitôt, le rejoignit. En présence de don Luis, de Weber et de Florence, tout de suite, sans préambule, il l'interrogea. « Ma sœur, dit-il, voici une lettre que l'on m'a apportée à la Préfecture et qui m'annonçait l'existence de certains documents concernant un héritage. D'après mes informations, cette lettre, non signée, et dont l'écriture est déguisée, aurait été écrite par vous. En est-il ainsi ? » De figure énergique, d'aspect résolu, la supérieure répliqua sans embarras : « Il en est ainsi, monsieur le préfet. Comme j'ai eu l'honneur de vous l'écrire, j'aurais préféré, pour des raisons faciles à comprendre, que mon nom ne fût pas prononcé. D'ailleurs l'envoi seul des documents importait. Mais, puisque l'on a pu remonter jusqu'à moi, je suis prête à répondre. » M. Desmalions reprit, en dévisageant Florence : « Je vous demanderai d'abord, ma sœur, si vous connaissez mademoiselle ? – Oui, monsieur le préfet. Florence a passé six mois chez nous comme infirmière, il y a quelques années. J'étais si contente d'elle que j'ai été heureuse de la reprendre il y a huit jours. Sachant son histoire par les journaux, je l'ai simplement priée de changer de nom. Le personnel de la maison était nouveau. C'était donc ici, pour elle, un refuge assuré. – Mais vous n'ignorez pas, puisque vous avez suivi les journaux, les accusations dont elle est l'objet ? – Ces accusations ne comptent pas, monsieur le préfet, pour quiconque connaît Florence. C'est une des âmes les plus hautes et une des consciences les plus nobles que j'aie rencontrées. » Le préfet continua : « Parlons des documents, ma sœur. D'où viennent-ils ? – Hier, monsieur le préfet, j'ai trouvé dans ma chambre un avis par lequel on s'offrait à me remettre des papiers intéressant Mlle Florence Levasseur… – Comment pouvait-on savoir, interrompit M. Desmalions, qu'elle était dans cette maison ? – Je l'ignore. On m'annonçait simplement que les papiers seraient tel jour – c'est-à-dire ce matin – à Versailles, poste restante, à mon nom. On me priait de n'en parler à personne et de les remettre à Florence Levasseur cet après-midi à trois heures, avec mission de les porter sur-le-champ au préfet de police. On me chargeait en outre de faire parvenir une lettre au brigadier Mazeroux. – Au brigadier Mazeroux ! C'est bizarre. – L'envoi de cette lettre, paraît-il, concernait toujours la même affaire. J'aime beaucoup Florence. J'ai donc envoyé la lettre, et ce matin j'ai été à Versailles. On ne m'avait pas trompée : les papiers étaient là. Quand je suis revenue, Florence était absente. Je n'ai pu les lui remettre qu'à son retour, vers quatre heures. – Ils avaient été expédiés de quelle ville ? – De Paris. L'enveloppe portait le timbre de l'avenue Niel, qui est précisément le bureau le plus proche d'ici. – Et le fait de trouver tout cela dans votre chambre ne vous semblait pas étrange ? – Certes, monsieur le préfet, mais pas plus étrange que tous les épisodes de l'affaire elle-même. – Cependant… cependant… reprit M. Desmalions, qui examinait la pâle figure de Florence, cependant, en constatant que les instructions que l'on vous donnait provenaient d'ici, de cette maison, et qu'elles concernaient justement une personne qui résidait dans cette maison, n'avez-vous pas eu l'idée que cette personne… – L'idée que Florence avait pénétré dans ma chambre à mon insu, pour y faire une pareille besogne ? s'écria la supérieure. Ah ! monsieur le préfet, Florence en est incapable. » La jeune fille se taisait, mais sa figure contractée laissait voir les sentiments d'effroi qui la bouleversaient. Don Luis s'approcha et lui dit : « Les ténèbres se dissipent, n'est-ce pas, Florence ? et cela vous fait mal. Qui a donc déposé la lettre dans la chambre de la mère supérieure ? Vous le savez, n'est-ce pas ? et vous savez qui mène toute cette intrigue ? » Elle ne répondit pas. Alors, s'adressant au sous-chef, le préfet prononça : « Weber, veuillez visiter la chambre que mademoiselle occupa. » Et comme la religieuse protestait : « Il est indispensable, déclara-t-il, que nous soyons éclairés sur les raisons pour lesquelles mademoiselle garde un silence aussi obstiné. » Elle-même, Florence indiqua le chemin. Mais, au moment où Weber sortait, don Luis s'écria : « Attention, sous-chef. – Attention, et pourquoi ? – Je ne sais pas, fit don Luis, qui, en effet, n'aurait pu dire pourquoi la conduite de Florence l'inquiétait, je ne sais pas… Cependant, je vous préviens. » Weber haussa les épaules, et, accompagné de la supérieure, s'en alla. Dans l'antichambre, il prit deux hommes avec lui. Florence marchait en avant. Elle monta un étage et suivit un long corridor bordé de chambres, lequel, après un tournant, aboutissait à un petit couloir extrêmement étroit et terminé par une porte. C'était là qu'elle habitait. La porte ouvrait, non pas à l'intérieur de la chambre, mais à l'extérieur. Florence la tira donc vers elle tout en reculant, ce qui obligea Weber à reculer également. Elle en profita pour entrer d'un bond, et pour refermer la porte sur elle, avec une telle promptitude que le sous-chef, en voulant saisir le battant, ne rencontra que le vide. Il eut un mouvement de colère. « La coquine ! elle va brûler des papiers. » Et, s'adressant à la sœur : « Cette chambre n'a pas d'autre issue ? – Aucune, monsieur. » Il essaya d'ouvrir, mais elle avait fermé à clef et au verrou. Alors il livra passage à un des hommes, un colosse, qui, d'un coup de poing, démolit un des panneaux. Weber repassa au premier rang, glissa le bras par la brèche, tira le verrou, fit manœuvrer la clef, et entra. Florence n'était plus dans la chambre. vi. « Crebleu de bon sort ! cria-t-il, elle a fichu le camp. » En face, une petite fenêtre ouverte montrait le chemin sui- Et, retournant vers l'escalier, il ordonna d'une voix tonnante : « Qu'on surveille toutes les sorties ! Qu'on lui mette la main au collet ! » M. Desmalions accourut. Croisant le sous-chef, il se fit donner des explications, puis gagna la chambre de Florence. La fenêtre ouverte donnait sur une petite courette intérieure, sorte de puits par où s'aéraient certaines pièces de l'immeuble. Des tuyaux descendaient jusqu'en bas. Florence avait dû s'y accrocher. Mais quel sang-froid et quelle volonté indomptable dénonçait une telle évasion ! Déjà les agents s'étaient répandus de tous côtés pour barrer la route à la fugitive. On ne tardait pas à savoir que Florence, dont on cherchait les traces au rez-de-chaussée et au sous-sol, était rentrée de la courette dans la chambre située au-dessous de la sienne, et qui était précisément celle de la supérieure, qu'elle avait revêtu une robe de religieuse et que, à l'abri de ce déguisement, elle avait passé inaperçue au milieu même des gens qui la poursuivaient ! On s'élança dehors. Mais la nuit était venue. Comment les recherches ne seraient-elles pas vaines en ce quartier populeux ? Le préfet de police ne cachait pas son mécontentement. Don Luis, très déçu également par cette fuite qui contrariait ses plans, ne se fit pas faute de souligner la maladresse de Weber : « Je vous l'avais bien dit, sous-chef, il fallait prendre vos précautions ! L'attitude de Mlle Levasseur laissait tout prévoir. Il est évident qu'elle connaît le coupable, et qu'elle a voulu le rejoindre, lui demander des explications et, qui sait ? le sauver, s'il arrivait à la convaincre. Et que se passera-t-il entre eux ? Se sentant découvert, le bandit est capable de tout. » M. Desmalions questionna de nouveau la supérieure, et il ne tardait pas à apprendre que Florence Levasseur, huit jours plus tôt, et avant de se réfugier à la clinique, avait habité durant quarante-huit heures un petit hôtel meublé de l'île Saint-Louis. Si peu que valût l'indication, on ne pouvait la négliger. Le préfet de police, qui conservait tous ses doutes à l'égard de Florence et qui attachait une importance extrême à la capture de la jeune fille, enjoignit à Weber et à ses hommes de suivre cette piste sans plus tarder. Don Luis accompagna le sous-chef. Tout de suite l'événement donna raison au préfet de police. Florence s'était réfugiée dans l'hôtel meublé de l'île Saint-Louis, où elle avait retenu une chambre sous un nom d'emprunt. Mais elle n'était pas arrivée qu'un petit gamin se présentait au bureau de l'hôtel, la faisait demander et l'emmenait avec lui. On monta dans la chambre et l'on trouva un paquet enveloppé d'un journal et qui contenait une robe de religieuse. Donc aucune erreur possible. Plus tard, dans la soirée, Weber réussit à découvrir le petit gamin. C'était le fils d'une concierge habitant le quartier. Où avait-il pu conduire Florence ? Interrogé, il répondit que pour rien au monde il ne trahirait la dame qui s'était confiée à lui et l'avait embrassé en pleurant. La mère le supplia. Son père le gifla. Il fut inflexible. En tout cas, on pouvait conclure de l'incident que Florence n'avait pas quitté l'île Saint-Louis ou les environs immédiats de l'île Saint-Louis. Toute la soirée on s'obstina. Weber avait établi son quartier général dans un cabaret où les renseignements étaient centralisés et où les agents revenaient de temps à autre prendre ses ordres. En outre, il demeurait en communication permanente avec la Préfecture. À dix heures et demie, un peloton d'agents envoyé par le préfet vint se mettre à la disposition du sous-chef. Mazeroux, qui arrivait de Rouen, furieux contre Florence, s'était joint à ce peloton. Les recherches continuèrent. Peu à peu, don Luis en avait pris la direction, et c'était pour ainsi dire sur ses inspirations que Weber sonnait à telle porte ou interrogeait telle personne. À onze heures, la chasse demeurait toujours sans résultat. Une inquiétude violente crispait don Luis. Mais un peu après minuit un coup de sifflet strident rallia tous les hommes à l'extrémité orientale de l'île, au bout du quai d'Anjou. Là, deux agents les attendaient, entourés d'un groupe de passants. Ils venaient d'apprendre que, plus loin, sur le quai Henri-IV, en dehors de l'île par conséquent, une automobile de louage avait stationné devant une maison, qu'on avait entendu le bruit d'une discussion, puis que l'automobile avait disparu du côté de Vincennes. On courut au quai Henri-IV. La maison fut aussitôt désignée. Au rez-de-chaussée, une porte donnait directement sur le trottoir. Le taxi avait stationné quelques minutes devant cette porte. Deux personnes étaient sorties du rez-de-chaussée, dont une femme que l'autre personne entraînait. Lorsque la portière de l'auto eut été refermée, une voix d'homme, à l'intérieur, avait crié : « Chauffeur, boulevard Saint-Germain. Les quais… et puis la route de Versailles. » Mais les renseignements de la concierge furent plus précis. Intriguée par le locataire de ce rez-de-chaussée, locataire qu'elle n'avait vu qu'une fois, le soir, qui payait son terme au moyen de mandats signés du nom de Charles et qui ne venait chez lui qu'à de longs intervalles, elle avait profité de ce que sa loge était contiguë à l'appartement pour écouter le bruit des voix. L'homme et la femme disputaient. À un moment, l'homme cria plus fort : « Venez avec moi, Florence, je le veux. Dès demain matin je vous donnerai toutes les preuves de mon innocence. Et, si vous refusez quand même de devenir ma femme, je m'embarquerai. Toutes mes mesures sont prises. » Et, un peu après, il se mit à rire et dit encore, d'une voix très haute : « Peur de quoi, Florence ? que je vous tue, peut-être ? Non, non, soyez tranquille… » La concierge n'avait plus rien entendu. Mais n'était-ce pas suffisant pour justifier toutes les craintes ? Don Luis empoigna le sous-chef par le bras : « En route ! Je le savais, cet homme est capable de tout. C'est le tigre ! Il va la tuer ! » Il s'élança, emmenant le sous-chef vers les deux autos de la préfecture, qui stationnaient à cinq cents mètres de là. Mazeroux, cependant, essaya de protester : « Il vaudrait mieux fouiller la maison, recueillir des indices… – Eh ! s'exclama don Luis en redoublant de vitesse, la maison, les indices, on les retrouvera… tandis que lui, il gagne du terrain… et il emmène Florence… et il va la tuer… C'est un guetapens… j'en suis sûr… » Il criait dans la nuit, et entraînait les deux hommes avec une force irrésistible. Ils approchaient. « En marche ! commanda-t-il, dès qu'ils furent en vue des autos. Je vais conduire moi-même. » Il voulut monter sur le siège, mais Weber le poussa à l'intérieur en objectant : « Inutile… ce chauffeur-là connaît son affaire. Nous irons plus vite. » Don Luis, le sous-chef et deux policiers. s'engouffrèrent dans la voiture, Mazeroux prit place auprès du chauffeur. « Route de Versailles ! » proféra don Luis. L'auto s'ébranla, et il continuait : « Nous le tenons !… Vous comprenez bien que l'occasion est unique. Il doit aller à bonne allure, mais sans trop forcer puisqu'il ne se croit pas poursuivi… Ah ! le bandit, ce que ça va ronfler… Plus vite, chauffeur ! Mais pourquoi diable sommesnous chargés à ce point ? À nous deux, sous-chef, cela eût suffi… Eh ! Mazeroux, vous allez descendre et monter dans l'autre auto… Mais oui, n'est-ce pas, sous-chef, c'est absurde… » Il s'interrompit, et, comme il était placé à l'arrière entre le sous-chef et un agent, il se souleva vers la portière et murmura : « Ah çà ! mais, par où prend-il, cet imbécile-là ? Ce n'est pas le chemin… Voyons, voyons, qu'est-ce que ça veut dire ? » Un éclat de rire lui répondit. C'était Weber qui trépignait de joie. Don Luis étouffa un juron, et, faisant un effort terrible, voulut sauter de voiture. Six mains s'abattirent sur lui et l'immobilisèrent. Le sous-chef le tenait à la gorge. Les agents paralysaient ses bras. La voiture, très exiguë, ne lui permettait pas de se débattre, et il sentit, sur sa tempe, le froid d'un revolver. « Pas de chichi ! gronda Weber, ou je te brûle, mon bonhomme. Ah ! ah ! tu ne t'y attendais pas, à celle-là… Hein ! la revanche de Weber !… » Et, comme Perenna se débattait, il ajouta, d'une voix menaçante : « Tant pis pour toi… Je compte jusqu'à trois… un… deux… – Mais enfin, quoi ? qu'y a-t-il ? hurla don Luis. – Ordre du préfet, reçu tout à l'heure. – Quel ordre ? – T'emmener au Dépôt si la nommée Florence nous échappait encore. – Tu as le mandat ? – J'ai le mandat. – Et après ? – Après, rien… La Santé… l'instruction… – Mais, bougre de sort, le tigre file pendant ce temps… Non, non, mais faut-il en avoir une couche !… Quelles gourdes que ces gens-là ! Ah ! cré tonnerre » Il écumait de rage, lorsqu'il s'aperçut que l'on entrait dans la cour du Dépôt, il se raidit, désarma le sous-chef, étourdit d'un coup de poing l'un des agents. Mais dix hommes se pressaient aux portières. Toute résistance était inutile. Il le comprit et sa fureur redoubla. « Tas d'idiots ! proféra-t-il, tandis qu'on l'entourait et qu'on le fouillait à la porte du greffe. Tas de ratés ! Saboteurs ! Est-ce qu'on cochonne une affaire comme ça ! Ils ont le bandit à portée de la main et c'est l'honnête homme qu'ils coffrent… Et le bandit s'esbigne… Et le bandit va faire un massacre… Florence… Florence… » À la lueur des lampes, au milieu des policiers qui le maintenaient, il était magnifique d'impuissance et d'énergie. On l'entraîna. Avec une force inouïe il se dressa, secoua les hommes accrochés à lui comme une meute pendue à la chair de quelque bête agonisante et indomptable, se débarrassa de Weber, et, apostrophant Mazeroux, le tutoyant, superbe d'autorité, presque calme tellement il semblait dominer la rage qui bouillonnait en lui, il ordonna, en petites phrases haletantes, brèves comme des commandements militaires : « Mazeroux, saute chez le préfet !… Qu'il téléphone à Valenglay… Oui, le ministre, président du Conseil… Je veux le voir… Qu'on le prévienne. Qu'on lui dise que c'est moi… moi, l'homme qui a fait marcher le Kaiser 6… Mon nom ? Il le connaît. Et s'il ne s'en souvient pas, qu'on le lui rappelle. Le voici, mon nom. » Il fit une pause de quelques secondes, puis, plus calme encore, déclara : « Arsène Lupin ! Qu'on lui téléphone ces deux mots, et cette simple phrase : « Arsène Lupin désire entretenir le président du Conseil de choses très « graves. » Qu'on lui téléphone cela immédiatement. Le président du Conseil serait fort mécontent s'il apprenait plus tard qu'on a négligé de lui transmettre ma demande. Va, Mazeroux, et ensuite retrouve les traces du bandit. » Le directeur du Dépôt avait ouvert le registre d'écrou. « Inscrivez mon nom, monsieur le directeur, fit don Luis. Inscrivez : Arsène Lupin. » Le directeur sourit et répliqua : « Je serais bien embarrassé s'il me fallait en inscrire un autre. C'est celui-là que porte le mandat qui vous concerne : Arsène Lupin, dit don Luis Perenna. » Don Luis eut un petit frisson en entendant ces mots. Arrêté en tant qu'Arsène Lupin, il se trouvait dans une situation singulièrement plus dangereuse. « Ah ! dit-il, on a donc résolu… – Mon Dieu, oui, dit Weber qui triomphait. On a résolu d'attaquer le taureau par les cornes et de frapper Lupin en 6 Voir 813. pleine figure. C'est de l'audace, ça, hein ? Bah ! tu en verras bien d'autres. » Don Luis ne broncha pas. Se retournant vers Mazeroux, il répéta : « N'oublie pas mes instructions, Mazeroux. » Mais un autre coup lui était réservé. À son appel le brigadier ne répondit pas. Don Luis l'observa avec plus d'attention, et, de nouveau, tressaillit. Il venait de s'apercevoir que Mazeroux, lui aussi, était entouré d'hommes et maintenu solidement. Et le malheureux brigadier, immobile, silencieux, pleurait. Weber redoubla de gaieté. « Tu voudras bien l'excuser, Lupin. Le brigadier Mazeroux est ton compagnon, sinon de cellule, du moins de Dépôt. – Ah ! fit don Luis en se raidissant, Mazeroux est écroué ? – Ordre du préfet. Mandat en règle. – Et à quel titre ? – Complice d'Arsène Lupin. – Lui, mon complice. Allons donc ! Lui ! le plus honnête homme du monde ! – Le plus honnête homme du monde, évidemment. N'empêche qu'on s'adressait à lui pour t'écrire et qu'il te portait tes lettres. Preuve qu'il connaissait ta retraite. Et puis, bien d'autres choses qu'on t'expliquera. Lupin. Tu auras de quoi t'amuser. » Don Luis murmura : « Mon pauvre Mazeroux ! » Et à haute voix : « Pleure pas, mon vieux. C'est l'affaire d'une petite nuit. Mais oui, je te prends dans mon jeu, et nous abattrons le roi d'ici quelques heures. Pleure pas, je te réserve une situation autrement belle, plus honorable, et surtout plus lucrative. J'ai ton affaire. Si tu crois que je n'ai pas tout prévu, moi aussi ! Tu me connais pourtant bien ! Donc, demain, je serai libre, et le gouvernement, après t'avoir élargi, te bombardera quelque chose comme colonel, avec des émoluments de maréchal. Pleure pas, Mazeroux. » Puis, s'adressant à Weber, il lui dit, du ton d'un chef qui donne la consigne et qui sait que cette consigne ne sera pas même discutée : « Monsieur, je vous prie de remplir la mission de confiance que j'avais confiée à Mazeroux : d'abord prévenir M. le préfet de police que j'ai une communication de la plus haute importance à faire à M. le président du Conseil, ensuite retrouver à Versailles, et dès cette nuit, les traces du tigre. Je connais vos mérites, monsieur, et je m'en rapporte entièrement à votre zèle et à votre diligence. Rendez-vous demain à midi. » Et, toujours comme un chef qui a communiqué ses ordres, il se laissa conduire dans sa cellule. Il était une heure moins dix. Depuis cinquante minutes, l'ennemi roulait sur la grande route, emportant Florence ainsi qu'une proie qu'il semblait désormais impossible de lui ravir. La porte fut fermée, verrouillée. Don Luis pensa : « En admettant que M. le préfet accepte de téléphoner à Valenglay, il ne s'y décidera que ce matin. Donc, jusqu'à ce que je sois libre, c'est huit heures d'avance que l'on donne au bandit. Huit heures… Malédiction ! » Il réfléchit encore, puis haussa les épaules de l'air de quelqu'un qui pour l'instant n'a pas mieux à faire que d'attendre, et il se jeta sur sa couchette en murmurant : « Dodo, Lupin. » Chapitre VI Sésame, ouvre-toi ! Malgré tout son pouvoir de sommeil, don Luis ne dormit que trois heures. Trop d'inquiétudes le torturaient, et, quoique son plan de conduite fût établi avec une rigueur mathématique, il ne pouvait s'empêcher de prévoir tous les obstacles susceptibles de s'opposer à la réalisation de ce plan. Évidemment, Weber parlerait à M. Desmalions. Mais M. Desmalions téléphonerait-il à Valenglay ? « Il téléphonera, affirma-t-il en frappant du pied. Cela ne l'engage à rien. Et tout de même, il risquerait gros en ne le faisant pas. D'autant et surtout que Valenglay a dû être consulté sur mon arrestation et qu'on le tient nécessairement au courant de tout ce qui se passe… Alors… alors… » Alors il se demandait à quoi Valenglay, une fois prévenu, pourrait bien se résoudre. Car enfin était-il permis de supposer que le chef du gouvernement, que le président du conseil des ministres se dérangerait pour obtempérer aux injonctions et pour servir les projets de M. Arsène Lupin ? « Il viendra ! s'écria-t-il avec la même foi obstinée. Valenglay se fiche pas mal du protocole et de toutes ces balivernes. Il viendra ! Quand ce ne serait que par curiosité… pour savoir ce que je peux bien lui dire. Et puis, quoi, il me connaît ! Je ne suis pas un de ces types qui dérangent le monde sans raison. On tire toujours quelque profit d'une entrevue avec moi. Il viendra ! » Mais aussitôt une autre question se présentait. La venue de Valenglay n'impliquait nullement un consentement au marché que voulait lui proposer Perenna. Et si, là également, don Luis arrivait à le convaincre, que de périls encore ! Que de points douteux ! Que de déceptions possibles ! Weber poursuivrait-il l'automobile du fugitif avec assez de promptitude et d'audace ? Retrouverait-il la piste ? et, l'ayant retrouvée, ne la perdrait-il pas ? Et puis, et puis, en supposant que toutes les chances fussent favorables, ne serait-il pas trop tard ? On traquait la bête fauve. On la forçait. Soit. Mais n'aurait-elle pas égorgé sa proie ? Se sentant vaincu, est-ce qu'un être de cette sorte hésiterait à ajouter un crime de plus à la liste de ses forfaits ? Et cela, pour don Luis, c'était l'épouvante suprême. Après toute la série d'obstacles que, en son imagination opiniâtrement confiante, il parvenait à surmonter, il aboutissait à cette vision horrible : Florence immolée, Florence morte ! « Oh ! quel supplice ! balbutia-t-il. Moi seul pouvais réussir, et l'on me supprime. » À peine s'il cherchait les motifs pour lesquels M. Desmalions, changeant soudain d'avis, avait consenti à le faire arrêter, et à ressusciter ainsi cet encombrant Arsène Lupin dont la justice n'avait pas voulu s'embarrasser jusqu'alors. Non, cela ne l'intéressait point. Florence seule comptait. Et les minutes passaient, et chaque minute perdue rapprochait Florence du précipice effroyable. Il se rappelait l'heure analogue où, quelques années auparavant, il attendait de même que la porte de son cachot s'ouvrît et que l'empereur allemand apparût. Mais combien l'heure présente était plus solennelle ! Jadis il s'agissait de sa liberté tout au plus. Maintenant c'était la vie de Florence que le destin allait lui offrir ou lui refuser. « Florence ! Florence ! » répétait-il avec désespoir. Il ne doutait plus qu'elle fût innocente. Et il ne doutait pas non plus que l'autre l'aimât et l'eût enlevée, non pas tant comme le gage d'une fortune convoitée que comme un butin d'amour que l'on détruit si on ne peut le garder. « Florence ! Florence ! » Il traversa une crise d'abattement extraordinaire. Sa défaite lui semblait irrémédiable. Courir après Florence ? Rattraper le meurtrier ? Il n'était pas question de cela. Il était en prison, sous son nom d'Arsène Lupin et tout le problème consistait à savoir combien de temps il y demeurerait, des mois ou des années ! Alors il eut la notion exacte de ce qu'était son amour pour Florence. Il s'aperçut qu'elle tenait dans sa vie toute la place que n'y tenaient plus ses passions d'autrefois, ses appétits de luxe, ses besoins d'autorité, ses joies de lutteur, ses ambitions, ses rancunes. Depuis deux mois il ne combattait que pour la conquérir. La recherche de la vérité, comme le châtiment du coupable, ce n'était que des moyens de sauver Florence des périls qui la menaçaient. Si Florence devait mourir, s'il était trop tard pour l'arracher à l'ennemi, en ce cas autant rester en prison. Arsène Lupin au bagne jusqu'à la fin de ses jours, n'était-ce pas le dénouement qui convenait à l'existence manquée d'un homme qui n'avait même pas su se faire aimer de la seule femme qu'il eût réellement aimée ? Crise passagère. En contraste trop violent avec le caractère de don Luis, elle se termina subitement, et par un état de confiance absolue où il n'entrait plus la plus petite part d'inquiétude ou de doute. Le soleil s'était levé. La cellule s'emplissait d'une lumière croissante. Et don Luis se rappela que Valenglay arrivait à son ministère de la place Beauvau à huit heures du matin. Dès lors, il se sentit absolument calme. Les événements prochains se présentèrent à lui sous un aspect tout à fait différent, comme s'ils se fussent, pour ainsi dire, retournés. La lutte lui sembla facile, la réalité sans complications. Il comprit, aussi clairement que si les actes étaient exécutés, que sa volonté ne pouvait pas n'être pas obéie. Fatalement, le sous-chef avait dû faire un rapport fidèle au préfet de police. Fatalement, le préfet de police avait dû transmettre dès le matin à Valenglay la demande d'Arsène Lupin. Fatalement, Valenglay s'offrirait le plaisir d'une entrevue avec Arsène Lupin. Fatalement, Arsène Lupin obtiendrait, au cours de cette entrevue, l'assentiment de Valenglay. Ce n'étaient pas là des hypothèses, mais des certitudes, non pas des problèmes à résoudre, mais des problèmes résolus. Étant donné le point de départ A, si l'on passe sur les points B et C, on arrive, qu'on le veuille ou non, au point D. Don Luis se mit à rire. « Voyons, mon vieil Arsène réfléchis que tu as fait venir M. Hohenzollern du fond de ses Marches de Brandebourg. Valenglay n'habite pas si loin, que diable ! Et au besoin tu peux te déranger. C'est ça, je consens à faire le premier pas. C'est moi qui rendrai visite à M. de Beauvau. Monsieur le président, mes hommages respectueux. Joyeusement, il s'avança vers la porte, affectant de croire qu'elle était ouverte, et qu'il n'avait qu'à passer pour prendre son tour d'audience. Trois fois il répéta cet enfantillage, saluant très bas et longuement, comme s'il eût tenu à la main un feutre à panache, et murmurant : « Sésame, ouvre-toi. » La quatrième fois, la porte s'ouvrit. Un gardien apparut. Il lui dit, d'un ton cérémonieux : « Je n'ai pas trop fait attendre M. le président du Conseil ? » Il y avait quatre inspecteurs dans le couloir. « Ces messieurs sont d'escorte ? dit-il. Allons-y. Vous annoncerez Arsène Lupin, grand d'Espagne, cousin de Sa Majesté très catholique. Messeigneurs, je vous suis. Guichetier, vingt écus pour tes bons soins, mon ami. » Il s'arrêta dans le couloir. « Per Cristo, pas même une paire de gants, et ma barbe est d'hier. » Les inspecteurs l'avaient encadré et le poussaient avec une certaine brusquerie. Il en saisit deux par le bras. Ils eurent un gémissement. « À bon entendeur, salut, dit-il. Vous n'avez pas l'ordre de me passer à tabac, n'est-ce pas ? ni même de me mettre les menottes ? En ce cas, soyons sages, jeunes gens. » Le directeur se tenait dans le vestibule. Il lui dit : « Excellente nuit, mon cher directeur. Vos chambres Touring Club » sont tout à fait recommandables. Un bon point pour l'hôtel du Dépôt. Voulez-vous mon attestation sur votre livre d'écrou ? Non ? Vous espérez peut-être que je vais revenir ? Hélas ! mon cher directeur, n'y comptez pas. D'importantes occupations… » Dans la cour, une automobile stationnait. Ils y montèrent, les quatre agents et lui. « Place Beauvau, dit-il au chauffeur. – Rue Vineuse, rectifia l'un des agents. – Oh ! oh ! fit-il, au domicile particulier de Son Excellence. Son Excellence préfère que ma visite soit secrète. C'est bon signe. À propos, chers amis, quelle heure avons-nous ? » Sa question demeura sans réponse. Et, comme les agents avaient fermé les rideaux, il ne put consulter les horloges publiques. Ce fut seulement chez Valenglay, dans le petit rez-dechaussée que le président du Conseil habitait auprès du Trocadéro, qu'il vit une pendule. « Sept heures et demie, s'écria-t-il. Parfait. Il n'y a pas trop de temps perdu. La situation s'éclaircit. » Le bureau de Valenglay ouvrait sur un perron qui dominait un jardin rempli de volières. La pièce était encombrée de livres et de tableaux. Sur un coup de timbre les agents sortirent, conduits par la vieille bonne qui les avait fait entrer. Don Luis resta seul. Toujours calme, il éprouvait cependant une certaine inquiétude, un besoin physique d'agir et de lutter, et ses yeux revenaient invinciblement au cadran de la pendule. La grande aiguille lui semblait animée d'une vie extraordinaire. Enfin quelqu'un entra, qui précédait une autre personne. Il reconnut Valenglay et le préfet de police. « Ça y est, pensa-t-il, je le tiens. » Il voyait cela à l'espèce de sympathie confuse que l'on pouvait discerner sur le visage osseux et maigre du vieux président. Aucune trace de morgue. Rien qui élevât une barrière entre le ministre et l'équivoque personnage reçu par lui. De l'enjouement, une curiosité manifeste et de la sympathie. Oui, une sympathie que Valenglay n'avait jamais cachée, et dont même il se targuait lorsque, après la mort simulée d'Arsène Lupin, il parlait de l'aventurier et des rapports étranges qu'ils avaient eus ensemble. « Vous n'avez pas changé, dit-il après l'avoir considéré longuement. Plus noir de peau, les tempes un peu plus grisonnantes, voilà tout. » Et il demanda, d'un ton de brusquerie, en homme qui va droit au but : Et alors, qu'est-ce qu'il vous faut ? – Une réponse d'abord, monsieur le président du conseil. Le sous-chef Weber, qui m'a conduit au Dépôt cette nuit, a-t-il retrouvé la piste de l'automobile qui emporta Florence Levasseur ? – Oui, cette automobile s'est arrêtée à Versailles. Les personnes qui l'occupaient ont loué une autre voiture qui doit les conduire à Nantes. En plus de cette réponse, que demandezvous ? – La clef des champs, monsieur le président. rire. – Tout de suite, bien entendu ? fit Valenglay, qui se mit à – Dans quarante ou cinquante minutes au plus. – À huit heures et demie, n'est-ce pas ? – Dernière limite, monsieur le président. – Et pourquoi la clef des champs ? – Pour rejoindre l'assassin de Cosmo Mornington, de l'inspecteur Vérot et de la famille Roussel. – Vous seul pouvez donc le rejoindre ? – Oui. – Cependant la police est sur pied. Le télégraphe marche. L'assassin ne sortira pas de France. Il ne nous échappera certainement pas. – Vous ne pourrez pas le découvrir. – Nous le pourrons. – En ce cas, il tuera Florence Levasseur. Ce sera la septième victime du bandit. Vous l'aurez voulu. » Valenglay fit une petite pause, puis reprit : « Selon vous, contrairement à toutes les apparences, et contrairement aux soupçons très motivés de M. le préfet de police, Florence Levasseur est innocente ? – Oh ! absolument innocente, monsieur le président. – Et vous la croyez en danger de mort ? – Elle est en danger de mort. – Vous aimez Florence Levasseur ? – Je l'aime. » Valenglay eut un petit frisson de joie. Lupin amoureux ! Lupin agissant par amour, et avouant son amour ! Quelle aventure passionnante ! Il dit : « J'ai suivi l'affaire Mornington jour par jour, et nul détail ne m'en est inconnu. Vous avez accompli des prodiges, monsieur. Il est évident que sans vous cette affaire ne serait jamais sortie des ténèbres du début. Mais cependant, je dois noter qu'il y a eu quelques fautes. Et ces fautes, qui m'étonnaient de votre part, s'expliquent plus facilement quand on sait que l'amour était le principe et le but de vos actes. D'autre part, et malgré votre affirmation, la conduite de Florence Levasseur, son titre d'héritière, son évasion imprévue de la maison de santé, nous laissent peu de doute sur le rôle qu'elle joue. » Don Luis désigna la pendule. « Monsieur le président, l'heure avance. » Valenglay éclata de rire : « Quel original ! Don Luis Perenna, je regrette de n'être pas quelque souverain omnipotent. Vous seriez le chef de ma police secrète. – C'est un poste que l'ex-empereur d'Allemagne m'a déjà offert. – Ah bah ! – Et que j'ai refusé. » Valenglay rit de plus belle, mais la pendule marquait sept heures trois quarts. Don Luis s'inquiétait. Valenglay s'assit et, entrant sans plus tarder au cœur même du sujet, il dit, d'une voix sérieuse : « Don Luis Perenna, du premier jour où vous avez reparu, c'est-à-dire au moment même des crimes du boulevard Suchet, M. le préfet de police et moi, nous étions fixés sur votre identité. Perenna, c'était Lupin. Je ne doute pas que vous n'ayez compris les raisons pour lesquelles nous n'avons pas voulu ressusciter le mort que vous étiez, et pour lesquelles nous vous avons accordé une sorte de protection. M. le préfet de police était absolument de mon avis. L'œuvre que vous poursuiviez était une œuvre de salubrité et de justice, et votre collaboration nous était trop précieuse pour que nous ne cherchions pas à vous épargner tout ennui. Donc, puisque don Perenna menait le bon combat, nous avons laissé dans l'ombre Arsène Lupin. Malheureusement… » Valenglay fit une nouvelle pause et déclara : Malheureusement, M. le préfet de police a reçu hier, dans la soirée, une dénonciation très détaillée, avec preuves à l'appui, vous accusant d'être Arsène Lupin. – Impossible ! s'écria don Luis, c'est là un fait que personne au monde ne peut matériellement prouver. Arsène Lupin est mort. – Soit, accorda Valenglay, mais cela ne démontre pas que don Luis Perenna soit vivant. – Don Luis Perenna existe, d'une vie très légale, monsieur le président. – Peut-être. Mais on le conteste. – Qui ? Un seul être aurait ce droit, mais en m'accusant il se perdrait lui-même. Je ne le suppose pas assez stupide. – Assez stupide, non, mais assez fourbe, oui. – Il s'agit du sieur Cacérès, attaché à la légation du Pérou ? – Oui. – Mais il est en voyage ! – Il est même en fuite, après avoir fait main basse sur la caisse de la légation. Mais, avant de s'enfuir à l'étranger, il a signé une déclaration qui nous est parvenue hier soir, et par laquelle il affirme vous avoir confectionné tout un état civil au nom de don Luis Perenna. Voici votre correspondance avec lui, et voici tous les papiers qui établissent la véracité de ses allégations. Il suffit de les examiner pour être convaincu : 1° que vous n'êtes pas don Luis Perenna ; 2° que vous êtes Arsène Lupin. » Don Luis eut un geste de colère. « Ce gredin de Cacérès n'est qu'un instrument, grinça-t-il. C'est l'autre qui est derrière lui, qui l'a payé et qui l'a fait agir. C'est le bandit lui-même. Je reconnais sa main. Une fois de plus, et au moment décisif, il a voulu se débarrasser de moi. – Je le crois volontiers, fit le président du Conseil. Mais comme tous ces documents, selon la lettre qui les accompagne, ne sont que des photographies, et que si vous n'êtes pas arrêté ce matin, les originaux seront remis ce soir à un grand journal de Paris, nous devons faire état de la dénonciation. – Mais, monsieur le président, s'écria don Luis, puisque Cacérès est à l'étranger, et que le bandit qui lui a acheté les documents a dû s'enfuir également avant d'avoir pu mettre sa menace à exécution, il n'y a pas à craindre maintenant que les documents soient livrés aux journaux ! – Qu'en savons-nous ? L'ennemi a dû prendre ses précautions. Il peut avoir des complices. – Il n'en a pas. – Qu'en savons-nous ? » Don Luis regarda Valenglay, et lui dit : « Où donc voulez-vous en venir, monsieur le président ? – À ceci. Bien que nous fussions pressés par les menaces du sieur Cacérès, M. le préfet de police, désireux de faire toute la lumière possible sur le rôle de Florence Levasseur, n'a pas interrompu votre expédition d'hier soir. Cette expédition n'ayant pas abouti, il a voulu tout au moins profiter de ce que don Luis s'était mis à notre disposition pour arrêter Arsène Lu- pin. Si nous le relâchons, les documents seront sans doute publiés, et vous voyez la situation absurde et ridicule où cela nous mettra devant le public. Or, c'est précisément à ce moment-là que vous demandez la mise en liberté d'Arsène Lupin, mise en liberté illégale, arbitraire, inadmissible. Je suis donc contraint de vous la refuser. Et je la refuse. » Il se tut, puis, au bout de quelques secondes, ajouta : « À moins que… – À moins que ?… demanda don Luis. – À moins que, et c'est à quoi je voulais arriver, à moins que vous ne me proposiez, en échange, quelque chose de si extraordinaire et de si formidable que je consente à risquer les ennuis que peut m'attirer la mise en liberté absurde d'Arsène Lupin. –Mais monsieur le président, il me semble que si je vous apporte le vrai coupable, l'assassin de… – Je n'ai pas besoin de vous pour cela… – Et si je vous donne ma parole d'honneur, monsieur le président, de revenir aussitôt mon œuvre accomplie, et de me constituer prisonnier ? » Valenglay haussa les épaules. « Et après ? » Il y eut un silence. La partie devenait serrée entre les deux adversaires. Il était évident qu'un homme comme Valenglay ne se contenterait pas de mots et de promesses. Il lui fallait des avantages précis, en quelque sorte palpables. » Don Luis reprit : « Peut-être, monsieur le président, me permettrez-vous de faire entrer en ligne de compte certains services que j'ai rendus à mon pays ?… – Expliquez-vous. » Don Luis, après quelques pas à travers la pièce, revint en face de Valenglay et lui dit : « Monsieur le président, au mois de mai 1915, vers la fin de la journée, trois hommes se trouvaient sur la berge de la Seine, au quai de Passy, à côté d'un tas de sable. La police cherchait, depuis des mois, un certain nombre de sacs contenant trois cents millions en or, patiemment recueillis en France par l'ennemi et sur le point d'être expédiés 7. Deux de ces hommes s'appelaient l'un Valenglay, l'autre Desmalions. Le troisième, qui les avait conviés à ce rendez-vous, pria le ministre Valenglay d'enfoncer sa canne dans le tas de sable. L'or était là. Quelques jours après, l'Italie, qui avait décidé de lier partie avec la France, recevait une avance de quatre cents millions en or. » Valenglay sembla très étonné. « Personne n'a su cette histoire. Qui vous l'a racontée ? – Le troisième personnage. – Et ce troisième personnage s'appelait ? – Don Luis Perenna. 7 Voir Le Triangle d'Or. – Vous ! Vous ! s'écria Valenglay. C'est vous qui avez découvert la cachette ? C'est vous qui étiez là ? – C'est moi, monsieur le président. Vous m'avez demandé alors comment vous pouviez me récompenser. C'est aujourd'hui que je réclame ma récompense. » La réponse ne tarda pas. Elle fut précédée d'un petit éclat de rire plein d'ironie. « Aujourd'hui ? c'est-à-dire quatre ans après ? C'est bien tard, monsieur. Tout cela est réglé. La guerre est finie. Ne déterrons pas les vieilles histoires. » Don Luis parut un peu déconcerté. Cependant il continua : « En 1917, une épouvantable aventure se déroula dans l'île de Sarek 8. Vous la connaissez, monsieur le président. Mais vous ignorez certainement l'intervention de don Luis Perenna, et les projets que celui-ci… » Valenglay frappa du poing sur la table, et, enflant la voix, apostrophant son interlocuteur avec une familiarité qui ne manquait pas d'allure : « Allons, Arsène Lupin, jouez franc jeu. Si vous tenez vraiment à gagner la partie, payez ce qu'il faut ! Vous me parlez de services passés ou futurs. Est-ce ainsi qu'on achète la conscience de Valenglay, quand on s'appelle Arsène Lupin ? Que diable ! Songez qu'après toutes vos histoires, et surtout après les incidents de cette nuit, Florence Levasseur et vous, vous allez être pour le public, et vous êtes déjà les auteurs responsables du draine, que dis-je ? les vrais et les seuls coupables. Et c'est lorsque Florence a pris la poudre d'escampette que vous me de8 Voir L'Île au Trente Cercueils. mandez, vous, la clef des champs ! Soit, mais, sacrebleu ! Mettez-y le prix, et sans barguigner. » Don Luis se remit à marcher. Un dernier combat se livrait en lui. Au moment de découvrir son jeu, une hésitation suprême le retenait. Enfin, il s'arrêta de nouveau. La décision était prise. Il fallait payer : il paierait. « Je ne marchande pas, monsieur le président, affirma don Luis avec une grande loyauté d'attitude et de visage. Ce que j'ai à vous offrir est certes beaucoup plus extraordinaire et plus formidable que vous ne l'imaginez. Mais cela serait-il plus extraordinaire encore et plus formidable que cela ne compterait pas, puisque la vie de Florence Levasseur est en danger. Cependant mon droit était de chercher une transaction moins désavantageuse. Vos paroles m'en interdisent l'espoir. J'abattrai donc toutes mes cartes sur la table, comme vous l'exigez, et comme j'y étais résolu. » Le vieux président exultait. Quelque chose de formidable et d'extraordinaire ! En vérité, qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Quelles propositions pouvaient mériter de telles épithètes ? Parlez, monsieur. » Don Luis Perenna s'assit en face de Valenglay, ainsi qu'un homme qui traite avec un autre d'égal à égal. « Ce sera bref. Une seule phrase, monsieur le président, résumera le marché que je propose au chef du gouvernement de mon pays. – Une seule phrase ? – Une seule phrase », affirma don Luis. Et, plongeant ses yeux dans les yeux de Valenglay, lentement, syllabe par syllabe, il lui dit : « Contre vingt-quatre heures de liberté, pas davantage, contre l'engagement d'honneur de revenir ici demain matin, et d'y revenir avec Florence, pour vous donner toutes les preuves de mon innocence, soit sans elle pour me constituer prisonnier, je vous offre… » Il prit un temps et acheva d'une voix grave : « Je vous offre un royaume, monsieur le président du Conseil. » La phrase était énorme, burlesque, bête à faire hausser les épaules, une de ces phrases que seul peut émettre un imbécile ou un fou. Pourtant Valenglay demeura impassible. Il savait qu'en de pareilles circonstances cet homme-là ne plaisantait pas. Et il le savait tellement que, par instinct, habitué qu'il était aux grosses questions politiques où le secret est si important, il jeta un coup d'œil sur le préfet de police, comme si la présence de M. Desmalions l'eût gêné. « J'insiste vivement, fit don Luis, pour que M. le préfet de police veuille bien écouter ma communication. Mieux que personne il en appréciera la valeur, et, pour certaines parties, il en attestera l'exactitude. D'ailleurs, je suis certain que M. Desmalions ne voudrait pas me désobliger par une indiscrétion. » Valenglay ne put s'empêcher de rire. « À lui aussi vous avez rendu service, peut-être ? – Justement, monsieur le président. – Je serais curieux de savoir ?… fit M. Desmalions. – Si vous y tenez… Donc, le soir de notre conciliabule sur la berge du quai de Passy, il y a quatre ans, je vous ai promis, monsieur Desmalions, alors que vous n'étiez que fonctionnaire subalterne, de vous faire nommer préfet de police. J'ai tenu parole. Votre nomination fut demandée par trois ministres sur qui j'avais barre : dois-je les désigner ?… – Inutile ! s'exclama Valenglay en riant de plus belle. Inutile ! je vous crois. Je crois à votre toute-puissance. Quant à vous, Desmalions, ne faites pas cette tête. Il n'y a pas de déshonneur à être l'obligé d'un tel homme. Parlez, Lupin. » Sa curiosité n'avait plus de bornes. Que la proposition de don Luis pût avoir des conséquences pratiques, il s'en souciait peu. Même, au fond, il n'y croyait pas. Ce qu'il voulait, c'était savoir jusqu'où ce diable d'individu avait poussé l'audace, et sur quelle aventure prodigieuse et nouvelle s'appuyaient des prétentions qu'il exprimait avec tant de sérénité et de candeur. « Vous permettez ? » fit don Luis. Se levant et s'avançant vers la cheminée, il décrocha une petite carte murale qui représentait le nord-ouest de l'Afrique. Puis, tout en étalant cette carte sur la table à l'aide d'objets un peu lourds posés aux quatre coins, il reprit : « Il est une chose, monsieur le président, une chose qui intrigua M. le préfet de police, et à propos de laquelle j'ai su qu'il avait exécuté des recherches : c'est l'emploi de mon temps – disons plutôt du temps d'Arsène Lupin – durant ces trois der- nières années, et en particulier pendant qu'il était à la Légion étrangère. – Ces recherches furent exécutées sur mon ordre, interrompit Valenglay. – Et elles aboutirent ? – À rien. – De sorte que, en définitive, vous ignorez ma conduite au cours de la guerre ? – Je l'ignore. – Je vais vous la dire, monsieur le préfet. D'autant qu'il est de toute justice que la France sache ce qu'a fait pour elle un de ses fils les plus dévoués… sans quoi… sans quoi on pourrait m'accuser un jour ou l'autre de m'être embusqué, ce qui serait fort injuste. Vous vous souvenez peut-être, monsieur le président, que je m'étais engagé dans la Légion étrangère à la suite de désastres intimes vraiment effroyables, et après une vaine tentative de suicide. Je voulais mourir, et je pensais qu'une balle marocaine me donnerait le repos auquel j'aspirais. Le hasard ne le permit pas. Ma destinée n'était pas achevée, paraît-il. Alors il arriva ce qui devait arriver. Peu à peu, à mon insu, la mort se dérobant, je repris goût à la vie. Quelques faits d'armes assez glorieux m'avaient rendu toute ma confiance en moi et tout mon appétit d'action. De nouveaux rêves m'envahirent. Un nouvel idéal me conquit. Il me fallut de jour en jour plus d'espace, plus d'indépendance, des horizons plus larges, des sensations plus imprévues et plus personnelles. La Légion, si grande que fût ma tendresse pour cette famille héroïque et cordiale qui m'avait accueilli, ne suffisait plus à mes besoins d'activité. Et déjà je me dirigeais vers un but grandiose, que je ne discernais pas très bien encore mais qui m'attirait mystérieusement, lorsque j'ap- pris, en novembre 1914, que l'Europe était en guerre. J'avais alors des amis très puissants à la cour d'Espagne. À la suite de négociations entre Madrid et Paris, je fus réclamé à Madrid, puis envoyé en mission secrète à Paris. C'était mon but. Je voulais voir sur place comment m'employer au mieux des intérêts français. « Je réussis trois ou quatre affaires importantes, comme celle des trois cents millions d'or, et participai ainsi à l'entrée en guerre de l'Italie. Mais tout cela me semblait, je l'avoue, plutôt secondaire. J'avais mieux à tenter, et maintenant je savais quoi. J'avais discerné le point faible par où la France pouvait être mise en infériorité. Le but que je cherchais se dévoilait à mes yeux. Ma mission finie, je retournai au Maroc. Un mois après mon arrivée, expédié dans le Sud, je me jetai dans une embuscade de Berbères, et, volontairement, bien qu'il m'eût été facile de lutter, je me laissai prendre. « Toute mon histoire est là, monsieur le président. Prisonnier, j'étais libre. Une autre vie, la vie que j'avais désirée, s'ouvrait devant moi. « L'aventure, cependant, faillit tourner mal. Mes quatre douzaines de Berbères, groupe détaché d'une importante tribu nomade qui pillait et rançonnait les pays situés sur les chaînes moyennes de l'Atlas, rejoignirent tout d'abord les quelques tentes où campaient, sous la garde d'une dizaine d'hommes, les femmes de leurs chefs. On plia bagages et l'on partit. Après huit jours de marche, qui me furent assez pénibles, car je suivais, les bras liés au dos, des gens à cheval, on s'arrêta sur un plateau étroit que dominaient des escarpements rocheux et où je remarquai, parmi les pierres, beaucoup d'ossements humains et des débris de sabres et d'armes françaises. « Là on planta un poteau en terre et on m'y attacha. Aux allures de mes ravisseurs, et d'après quelques mots entendus, je compris que ma mort était décidée. On devait me couper les oreilles, le nez, la langue, puis, sans doute, la tête. « Pourtant ils commencèrent par préparer leur repas. Ils allèrent au puits voisin. Ils mangèrent, et ils ne s'occupaient plus de moi que pour me décrire en riant les gentillesses qu'ils me réservaient. « Il se passa une nuit encore. La torture était remise au matin, heure plus propice à leur gré. « De fait, au petit jour ils m'entourèrent en poussant des cris et des rugissements auxquels se mêlait la clameur aiguë des femmes. Lorsque mon ombre cacha une ligne qu'ils avaient tracée la veille sur le sable, ils se turent, et l'un d'eux, chargé des opérations chirurgicales à mon endroit, s'avança et m'enjoignit de tirer la langue. J'obéis. Il la saisit alors avec un coin de son burnous et de l'autre main il sortit son poignard du fourreau. « Je n'oublierai jamais la férocité et, en même temps, la joie ingénue de son regard, un regard d'enfant mauvais qui s'amuse à casser les ailes et les pattes d'un oiseau. Et je n'oublierai jamais non plus la stupeur de cet homme quand il s'aperçut que son poignard ne se composait plus que d'un pommeau et d'un tronçon de lame, inoffensif et de dimensions ridicules… tout juste assez long pour tenir dans le fourreau. « Sa rage s'exprima par une crise de vociférations, et aussitôt il se jeta sur un camarade et lui arracha son poignard. Stupeur identique. Ce deuxième poignard était également brisé presque au ras de la poignée. « Alors, ce fut un tumulte général et chacun brandit son couteau. Un hurlement de fureur s'éleva. Il y avait là quarantecinq hommes, les quarante-cinq couteaux étaient cassés. « Le chef sauta sur moi, comme s'il m'eût rendu responsable d'un phénomène aussi incompréhensible. C'était un grand vieillard, sec, un peu bossu, borgne, hideux à voir. Il braquait à bout portant un énorme pistolet, et il me parut si vilain que j'éclatai de rire. « Il appuya sur la détente. Le coup rata. « Il appuya une seconde fois. Le second coup rata. « Tous aussitôt, gesticulant, se bousculant et tonitruant, ils bondirent autour du poteau auquel j'étais attaché et me visèrent de leurs armes diverses, fusils, pistolets, carabines, vieux tromblons espagnols. Les chiens claquèrent. Mais les fusils, pistolets, carabines et tromblons d'Espagne ne partirent pas. « Quel miracle ! Il fallait voir leurs têtes ! Je vous jure que jamais je n'ai tant ri, ce qui achevait de les déconcerter. Les uns coururent aux tentes renouveler leur provision de poudre. Les autres rechargèrent leurs armes en toute hâte. Nouvel échec ! J'étais invulnérable. Et je riais ! Je riais ! « Cela ne pouvait pas se prolonger. Vingt autres moyens de m'exterminer s'offraient à eux. Ils avaient leurs mains pour m'étrangler, la crosse de leurs fusils pour m'assommer, des cailloux pour me lapider. Et ils étaient plus de quarante ! « Le vieux chef saisit une pierre massive et s'approcha, le visage effroyable de haine. Il se dressa, leva, avec l'aide de deux de ses hommes l'énorme bloc au-dessus de ma tête, et le laissa retomber… devant moi, sur le poteau. Spectacle ahurissant pour le malheureux vieillard, j'avais, en une seconde, détaché mes liens et bondi en arrière, et j'étais debout, planté à trois pas de lui, les poings tendus, et tenant dans ces poings crispés les deux revolvers qu'on m'avait confisqués le jour de ma capture ! « Ce qui se passa fut l'affaire de quelques secondes. Le chef à son tour se mit à rire comme j'avais ri, d'un rire sarcastique. Pour lui, dans le désordre de sa cervelle, ces deux revolvers dont je le menaçais, ne devaient pas et ne pouvaient pas avoir plus d'effet que les armes inutiles qui m'avaient épargné. Il ramassa un gros caillou, et leva la main, prêt à me le jeter à la figure. Et ses deux acolytes en firent autant. Et tous l'eussent également imité… « Bas les pattes, ou je tire ! » criai-je. « Le chef lança son caillou. « Je baissai la tête. En même temps trois détonations retentirent. Le chef et ses deux acolytes tombèrent foudroyés. « Le premier de ces messieurs ? » demandai-je en regardant le reste du troupeau. « Il restait quarante-deux Marocains. J'avais encore onze balles. Comme ils ne bougeaient pas, je passai un de mes revolvers sous le bras, et je sortis de ma poche deux petites boîtes de cartouches, c'est-à-dire cinquante autres balles. « Et de ma ceinture j'extirpai trois beaux coutelas effilés et pointus. La moitié de la troupe fit le signe de la soumission et se rangea derrière moi. « La seconde moitié capitula aussitôt. « La bataille était finie. Elle n'avait pas duré quatre minutes. » Chapitre VII Arsène Ier, empereur Don Luis se tut. Un sourire amusé plissa ses lèvres. L'évocation de ces quatre minutes semblait le divertir infiniment. Valenglay et le préfet de police, deux hommes pourtant que le courage et le sang-froid n'étonnaient guère, l'avaient écouté et le considéraient maintenant dans un silence confondu. Était-il possible qu'un être humain poussât l'héroïsme jusqu'à ces limites invraisemblables ? Il s'avança cependant vers l'autre côté de la cheminée et, désignant une autre carte murale qui représentait la route de France : « Vous m'avez bien dit, monsieur le président, que l'automobile du bandit avait quitté Versailles et roulait dans la direction de Nantes ? – Oui, et toutes les dispositions sont prises pour l'arrêter, soit en cours de route, soit à Nantes, soit à Saint-Nazaire où il se peut qu'il veuille s'embarquer. » De son mieux don Luis Perenna suivit la route à travers la France, faisant des haltes et marquant des étapes. Et rien n'était plus impressionnant que cette mimique. Un pareil homme, tranquille dans un tel bouleversement des choses qui lui tenaient le plus au cœur, semblait, par son calme, le maître des événements et le maître de l'heure. On eût dit que l'assassin fuyait au bout d'un fil incassable dont l'extrémité se trouvait dans la main de don Luis, et que don Luis pouvait interrompre sa fuite par un simple petit geste de sa main. Penché sur la carte, le Maître ne dominait pas seulement une feuille de carton, mais la grande route où glissait sous ses yeux une automobile soumise à sa volonté despotique. Il retourna vers le bureau et reprit : « La bataille était finie. Et il était impossible qu'elle recommençât. Plus qu'un vainqueur, contre qui une revanche est toujours possible, soit par la force, soit par la ruse, mes quarante-deux bonshommes avaient en face d'eux un être qui les avait domptés grâce à des moyens surnaturels. Il n'y avait pas d'autre explication susceptible de s'appliquer aux faits inexplicables dont ils avaient été les témoins. J'étais un sorcier, quelque chose comme un marabout, une émanation du Prophète. » Valenglay dit en riant : « Leur interprétation n'était pas si déraisonnable. Car enfin il y a là un tour de passe-passe qui me paraît, à moi aussi, tenir du merveilleux. – Monsieur le président, vous avez lu l'étrange nouvelle de Balzac, intitulée Une passion dans le désert ? – Oui. – Eh bien, le mot de l'énigme est là. – Hein ? je ne saisis pas. Vous n'étiez pas sous les griffes d'une tigresse ? Il n'y avait point, dans l'affaire, de tigresse à dompter. – Non, mais il y avait des femmes. – Quoi ! Qu'est-ce que vous dites ? – Mon Dieu, fit don Luis gaiement, je ne voudrais pas vous effaroucher, monsieur le président. Mais je répète qu'il y avait, dans la troupe qui m'emportait depuis huit jours, des femmes… et les femmes sont un peu comme la tigresse de Balzac, des êtres qu'il n'est pas impossible d'apprivoiser… de séduire… d'assouplir au point de s'en faire des alliées. – Oui… oui, murmura le président follement intrigué, mais pour cela il faut du temps… – J'ai eu huit jours. – Et il faut une liberté d'action complète. – Non, non, monsieur le président… Les yeux suffisent d'abord. Les yeux provoquent la sympathie, l'intérêt, l'attachement, la curiosité, le désir de se connaître autrement que par le regard. Après cela, il suffit d'un hasard… – Et le hasard s'est offert ? – Oui… Une nuit, j'étais attaché, ou du moins on me croyait attaché… Près de moi, je savais que la favorite du chef était seule sous sa tente. J'y allai. Je la quittai une heure plus tard. – Et la tigresse était apprivoisée ? – Oui, comme celle de Balzac, soumise, aveuglément soumise. – Mais elles étaient cinq ?… – Je sais, monsieur le président, et c'était là le difficile. Je craignais des rivalités. Mais tout se passa bien, la favorite n'étant pas jalouse… au contraire… Et puis, je vous l'ai dit, sa soumission était absolue. Bref, j'eus cinq alliées, invisibles, résolues à tout, dont personne ne se méfiait. Avant même la dernière halte, mon plan était en voie d'exécution. Durant la nuit, mes cinq émissaires réunirent toutes les armes. On ficha les poignards en terre et on les cassa. On ôta les balles des pistolets. On mouilla les poudres. Le rideau pouvait se lever. » Valenglay s'inclina : « Mes compliments ! Vous êtes un homme de ressources. Sans compter que le procédé ne manque pas de charme. Car je suppose qu'elles étaient jolies, vos cinq dames ? » Don Luis eut une expression gouailleuse. Il ferma les yeux avec un air de satisfaction, et il laissa tomber ce simple mot : – Immondes. » L'épithète provoqua une explosion de gaieté. Mais tout de suite, comme s'il avait hâte d'en finir, don Luis reprit : « Quoi qu'il en soit, elles me sauvèrent, les coquines, et leur aide ne m'abandonna plus. Mes quarante-deux Berbères, privés d'armes, tremblants d'effroi dans ces solitudes où tout est piège et où la mort vous guette à chaque minute, se groupèrent autour de moi comme autour de leur véritable protecteur. Quand nous rejoignîmes l'importante tribu à laquelle ils appartenaient, j'étais vraiment leur chef. Et il ne me fallut pas trois mois de périls affrontés en commun, d'embuscades déjouées par mes conseils, de pillages et de razzias opérés sous ma direction, pour que je fusse aussi le chef de la tribu entière. Je parlais leur langue, je pratiquais leur religion, je portais leur costume, je me confondais à leurs mœurs – hélas ! n'avais-je pas cinq femmes ? Dès lors mon rêve devint possible. J'envoyai en France un de mes plus fidèles partisans avec soixante lettres qu'il devait remettre à soixante destinataires dont il apprit par cœur les noms et les adresses… Ces soixante destinataires étaient soixante camarades qu'Arsène Lupin avait licenciés avant de se jeter du haut des falaises de Capri. Tous s'étaient retirés des affaires, avec une somme liquide de cent mille francs, un petit fonds de commerce ou une ferme à exploiter. J'avais doté les uns d'un bureau de tabac, les autres d'une place de gardien de square public, d'autres d'une sinécure dans un ministère. Bref, c'étaient d'honnêtes bourgeois. À tous, fonctionnaires, fermiers, conseillers municipaux, épiciers, notables, sacristains d'église, à tous j'écrivis la même lettre, fis la même offre, et donnai, en cas d'acceptation, les mêmes instructions. « Monsieur le président, je pensais que sur les soixante, dix ou quinze au plus me rejoindraient ; il en vint soixante, monsieur le président ! Soixante, pas un de moins. Soixante furent exacts au rendez-vous que j'avais donné. Au jour fixé, à l'heure dite, mon ancien croiseur de guerre, le Quonon-descendam ? racheté par eux, mouillait à l'embouchure du Wady Draa, sur la côte de l'Atlantique, entre le cap Noun et le cap Juby. Deux chaloupes firent la navette pour débarquer mes amis et le matériel de guerre qu'ils avaient apporté, munitions, fournitures de campement, mitrailleuses, canots automobiles, vivres, conserves, marchandises, verroterie, caisses d'or aussi ! Car mes soixante fidèles avaient tenu à réaliser leur part des anciens bénéfices et à jeter dans l'aventure nouvelle les six millions jadis reçus de leur patron. « Ai-je besoin d'en dire davantage, monsieur le président ? Dois-je vous raconter ce qu'un chef comme Arsène Lupin, secondé par soixante gaillards de cette espèce, appuyé sur une armée de dix mille Marocains fanatiques, bien armés et bien disciplinés, ce qu'un chef comme Arsène Lupin pouvait tenter ? Il le tenta, et ce fut inouï. Je ne crois pas qu'il y ait d'épopée semblable à celle que nous vécûmes durant ces quinze mois, sur les cimes de l'Atlas d'abord, puis dans les plaines infernales du Sahara, épopée d'héroïsmes, de privations, de tortures, de joies surhumaines, épopée de la faim et de la soif, de la défaite irrémédiable et de la victoire éblouissante. « Mes soixante fidèles s'en donnèrent à cœur joie. Ah ! les braves gens ! Vous les connaissez, monsieur le président. Vous les avez combattus, monsieur le préfet de police. Ah ! les bougres ! Mes yeux se mouillent à certains souvenirs. Il y avait là Charolais et ses fils, qu'illustra jadis l'affaire du diadème de la princesse de Lamballe 9. Il y avait là Marco, qui dut sa renommée à l'affaire Kesselbach, et Auguste, qui fut le chef de vos huissiers 10, monsieur le président du Conseil. Il y avait là Grognard et le Ballu, que la poursuite du Bouchon de Cristal a couverts de gloire. Il y avait là les frères Beuzeville, que je nommais les deux Ajax. Il y avait là Philippe d'Antrac, plus noble qu'un Bourbon, et Pierre le Grand, et Jean le Borgne, et Tristan le Roux, et Joseph le Jeune. – Et il y avait là Arsène Lupin, interrompit Valenglay, que passionnait cette énumération homérique. – Et il y avait Arsène Lupin », répéta don Luis d'une voix convaincue. Il hocha la tête, sourit légèrement, et continua très bas : « Je ne vous parlerai point de lui, monsieur le président. Je ne vous parlerai point de lui pour cette raison que vous n'ajouteriez pas foi à mes récits. Ce qu'on a dit à propos de son passage dans la Légion étrangère n'est qu'un jeu d'enfant à côté de ce qui devait être plus tard. À la Légion, Lupin n'était qu'un sol9 10 Voir Arsène Lupin, pièce en quatre actes. Voir 813. dat. Au sud du Maroc il fut général. Là seulement Arsène Lupin donna sa mesure. Et, je le dis sans orgueil, cela fut imprévu pour moi-même. Comme exploits, l'Achille de la légende n'a pas fait plus. Comme résultats, Annibal et César n'ont pas obtenu davantage. Qu'il vous suffise de savoir qu'en quinze mois Arsène Lupin conquit un royaume deux fois grand comme la France. Sur les Berbères du Maroc, sur les Touareg indomptables, sur les Arabes de l'Extrême-Sud algérien, sur les nègres qui débordent le Sénégal, sur les Maures qui habitent les côtes de l'Atlantique, sur le feu du soleil, sur l'enfer, il a conquis la moitié du Sahara et ce qu'on peut appeler l'ancienne Mauritanie. Royaume de sable et de marais ? En partie, mais royaume tout de même, avec des oasis, des sources, des fleuves, des forêts, des richesses incalculables, royaume avec dix millions d'hommes et deux cent mille guerriers. « C'est ce royaume que j'offre à la France, monsieur le président du Conseil. » Valenglay ne cacha pas sa stupeur. Ému, troublé même par ce qu'il apprenait, penché sur son extraordinaire interlocuteur, les mains crispées à la carte d'Afrique, il chuchota : « Expliquez-vous… précisez… » Don Luis repartit : « Monsieur le président du Conseil, je ne vous rappellerai pas les événements de ces dernières années. Vous les connaissez mieux que moi. Vous savez quels dangers la France a courus, pendant la guerre, du fait des soulèvements marocains. Vous savez que la guerre sainte a été prêchée là-bas, et qu'il eût suffi d'une étincelle pour que le feu gagnât toute la côte d'Afrique, toute l'Algérie, toute l'immense foule musulmane, protégée par la France, protégée par l'Angleterre. Ce danger que les hommes d'État des Alliés ont redouté avec tant d'angoisse, et que l'ennemi s'est efforcé de faire naître avec tant d'astuce et de persévérance, ce danger, moi, Arsène Lupin, je l'ai conjuré. Pendant que l'on combattait en France, pendant que l'on combattait au nord du Maroc, moi j'étais au sud, j'attirais contre moi les tribus rebelles, je les soumettais, je les réduisais à l'impuissance, je les enrôlais et les poussais vers d'autres régions et vers d'autres conquêtes. Bref, je les faisais travailler pour cette France qu'ils avaient voulu combattre. – Et, ainsi, du rêve magnifique et lointain qui s'était peu à peu dressé dans mon esprit, j'ai fait la réalité d'aujourd'hui. La France sauvait le monde : moi je sauvais la France. « Elle rachetait, à force d'héroïsme, ses anciennes provinces perdues : moi je reliais d'un seul coup le Maroc au Sénégal. La plus grande France africaine existe maintenant. Grâce à moi, c'est un bloc solide et compact. Des millions de kilomètres carrés, et de Tunis au Congo, sauf quelques enclaves insignifiantes, une ligne de côtes ininterrompues de plusieurs milliers de kilomètres. Voilà mon œuvre, monsieur le président ; le reste, les autres aventures, l'aventure du Triangle d'or ou celle de L'Île aux trente cercueils, balivernes ! Mon œuvre de guerre, la voilà. Ai-je perdu mon temps, durant ces cinq années, monsieur le président ? – C'est une utopie, une chimère, protesta Valenglay. – Une vérité. la. – Il vous faut cinq minutes, s'écria don Luis avec un élan irrésistible. Ce n'est pas la conquête d'un empire que je vous offre, c'est un empire conquis, pacifié, administré, en plein tra– Allons donc ! Il faut vingt ans d'efforts pour arriver à ce- vail et en pleine vie. Ce n'est pas de l'avenir, c'est du présent, mon présent à moi, Arsène Lupin. Moi aussi, je vous le répète, monsieur le président du Conseil, j'avais fait un rêve magnifique. Ayant trimé toute mon existence, ayant roulé dans tous les précipices et rebondi sur tous les sommets, plus riche que Crésus, puisque toutes les richesses du monde m'appartenaient, et plus pauvre que job, puisque j'avais distribué tous mes trésors, rassasié de tout, las d'être malheureux, plus las encore d'être heureux, à bout de plaisirs, à bout de passions, à bout d'émotions, j'avais voulu une chose incroyable à notre époque : régner ! Et, phénomène plus incroyable encore, cette chose s'étant accomplie, Arsène Lupin mort ayant ressuscité sous les espèces d'un sultan des Mille et une Nuits, Arsène Lupin régnant, gouvernant, légiférant, pontifiant, je voulais, dans quelques années, je voulais, d'un coup de pouce, déchirer le rideau de tribus rebelles contre lesquelles vous vous exténuez au nord du Maroc, et derrière lesquelles, paisiblement et silencieusement, j'ai bâti mon royaume… Et alors face à face, aussi puissant qu'elle, voisin qui traite de pair à pair, je criais à la France : « C'est moi, Arsène Lupin ! L'ancien escroc, le gentleman cambrioleur, le voilà ! Le sultan de l'Adrar, le sultan d'Iguidi, le sultan d'ElDjouf, le sultan des Touareg, le sultan de l'Aouabuta, le sultan de Braknas et de Frerzon, c'est moi, sultan des sultans, petitsfils de Mahomet, fils d'Allah, moi, moi, moi, Arsène Lupin ! Et j'aurais, sur le traité de paix, sur l'acte de donation où je livrais un royaume à la France, j'aurais, au-dessous du paraphe de mes grands dignitaires, caïds, pachas et marabouts, signé de ma Signature légitime, de celle à laquelle j'ai pleinement droit, que j'ai conquise à la pointe de mon épée et par ma volonté toutepuissante : Arsène Ier, empereur de Mauritanie ! » Toutes ces paroles, don Luis les prononça d'une voix énergique, mais sans emphase, avec l'émotion et l'orgueil très simple d'un homme qui a beaucoup fait et qui sait la valeur de ce qu'il a fait. On ne pouvait lui répondre que par un haussement d'épau- les, comme on répond à un fou, ou par le silence qui réfléchit et qui approuve. Le président du Conseil et le préfet de police se turent, mais leur regard exprima leur pensée secrète. Ils avaient la sensation profonde de se trouver en présence d'un exemplaire d'humanité absolument exceptionnel, créé pour des actions démesurées, et façonné par lui-même en vue d'une destinée surnaturelle. Don Luis reprit : « Le dénouement était beau, n'est-ce pas, monsieur le président du Conseil ? Et la fin couronnait dignement l'œuvre. J'aurais été heureux qu'il en fût ainsi. Arsène Lupin sur un trône, sceptre à la main, cela ne manquait pas d'allure. Arsène Ier, empereur de Mauritanie et bienfaiteur de la France. Quelle apothéose ! Les dieux ne l'ont pas voulu. Jaloux sans doute, ils me rabaissent au niveau de mes cousins du vieux monde, et font de moi cette chose absurde, un roi exilé. Que leur volonté soit faite ! Paix à feu l'empereur de Mauritanie. Il a vécu ce que vivent les roses. Arsène Ier est mort, vive la France ! Monsieur le président du Conseil, je vous renouvelle mon offre. Florence Levasseur est en danger. Moi seul je puis la soustraire au monstre qui l'emporte. Pour cela il me faut vingt-quatre heures. Contre ces vingt-quatre heures de liberté, je vous donne l'empire de Mauritanie. Acceptez-vous, monsieur le président du Conseil ? – Ma foi oui, dit Valenglay en riant, j'accepte. N'est-ce pas, mon cher Desmalions ? Tout cela n'est peut-être pas très catholique. Mais bah ! Paris vaut bien une messe, et le royaume de Mauritanie est un beau morceau. Tentons l'aventure. » Le visage de don Luis exprima une joie si franche que l'on eût cru qu'il venait de remporter le plus éclatant des triomphes et non point de sacrifier une couronne et de jeter au gouffre le rêve le plus fantastique qu'un homme eût jamais conçu et réalisé. Il demanda : « Quelle garantie voulez-vous, monsieur le président ? – Aucune. – Je puis vous montrer des traités, des documents qui prouvent… – Pas besoin. On reparlera de tout cela demain. Aujourd'hui, allez de l'avant. Vous êtes libre. » La parole essentielle, la parole invraisemblable était prononcée. Don Luis fit quelques pas vers la porte. « Un mot encore, monsieur le président, dit-il en s'arrêtant. Parmi mes anciens compagnons, il en est un à qui j'avais procuré une place en rapport avec ses goûts et avec ses mérites. Celui-là, pensant qu'un jour ou l'autre il pourrait, de par sa fonction, m'être utile, je ne l'ai pas fait venir en Afrique. Il s'agit de Mazeroux, brigadier de la Sûreté. – Le brigadier Mazeroux, que le sieur Cacérès a dénoncé, avec preuves à l'appui, comme complice d'Arsène Lupin, est en prison. – Le brigadier Mazeroux est un modèle d'honneur professionnel, monsieur le président. Je n'ai dû son aide qu'à ma qualité d'auxiliaire de la police, accepté et en quelque sorte patronné par M. le préfet. Il m'a contrecarré dans tout ce que j'ai tenté d'illégal. Et il eût été le premier à me mettre la main au collet s'il en avait reçu l'ordre. Je demande son élargissement. – Oh ! oh ! – Monsieur le président, votre assentiment sera un acte de justice et je vous supplie de me l'accorder. Le brigadier Mazeroux quittera la France. Il sera chargé par le gouvernement d'une mission secrète dans le sud du Maroc et portera le titre d'inspecteur colonial. – Adjugé », dit Valenglay en riant de plus belle. Et il ajouta : « Mon cher préfet, quand on sort des voies légales, on ne sait plus où l'on va. Mais qui veut la fin veut les moyens, et la fin, c'est d'en terminer avec cette abominable histoire Mornington. – Ce soir tout sera réglé, fit don Luis. – Je l'espère. Nos hommes sont sur la piste. – Ils sont sur la piste, mais à chaque ville, à chaque village, auprès de chaque paysan rencontré, ils doivent contrôler cette piste, s'informer si l'auto n'a pas bifurqué et ils perdent du temps. Moi, j'irai droit sur le bandit. – Par quel miracle ? – C'est encore mon secret, monsieur le président. Je vous demanderai seulement de vouloir bien donner à M. le préfet pleins pouvoirs pour lever toutes les petites difficultés et toutes les petites consignes qui pourraient entraver l'exécution de mon plan. – Soit. En dehors de cela avez-vous besoin de… – De cette carte de France. – Prenez. – Et de deux brownings. – M. le préfet aura l'obligeance de demander deux revolvers à ses inspecteurs, et de vous les remettre. C'est tout ? De l'argent ? – Merci, monsieur le président. J'ai toujours, en cas d'urgence, les cinquante mille francs indispensables. » Le préfet de police interrompit : « Alors, il est nécessaire que je vous fasse accompagner jusqu'au Dépôt. Je suppose que votre portefeuille est parmi les objets qui ont été saisis sur vous. » Don Luis sourit. « Monsieur le préfet, les objets que l'on peut saisir sur moi n'ont jamais la moindre espèce d'importance. Mon portefeuille est en effet au Dépôt. Mais l'argent… » Il leva la jambe gauche, prit son pied entre ses mains, et imprima à son talon un petit mouvement de rotation. Un léger bruit de déclenchement se produisit, et une sorte de tiroir, caché dans l'épaisseur de la double semelle, émergea de la chaussure, par devant. Deux liasses de billets de banque étaient là, ainsi que différents objets de, dimensions exiguës, une vrille, un ressort de montre, quelques pilules. « De quoi m'échapper, dit-il, de quoi vivre… et de quoi mourir. Monsieur le président, je vous salue. » Dans le vestibule M. Desmalions enjoignit aux inspecteurs de laisser le passage libre à leur prisonnier. Don Luis demanda : « Monsieur le préfet, le sous-chef Weber vous a-t-il communiqué des renseignements sur l'automobile du bandit ? – Il a téléphoné de Versailles. C'est une voiture jaune orange, de la compagnie des Comètes. Le conducteur est placé à gauche. Il porte une casquette de toile grise à visière de cuir noir. – Je vous remercie, monsieur le préfet. » Ils sortirent de la maison. Ainsi donc cette chose inconcevable venait de se produire : don Luis était libre. En une heure de conversation à peine il avait regagné le pouvoir d'agir et de livrer la bataille suprême. Dehors l'automobile de la Préfecture attendait. Don Luis et M. Desmalions y prirent place. « À Issy-les-Moulineaux, cria don Luis. Dixième vitesse ! » On brûla Passy. On traversa la Seine. En dix minutes on arrivait à l'aérodrome d'Issy-les-Moulineaux. Aucun appareil n'était sorti, car il soufflait une brise assez forte. Don Luis se précipita vers les hangars. Au-dessus des portes étaient inscrits des noms. « Davanne ! murmura-t-il. Voilà mon affaire. » Justement la porte du hangar était ouverte. Un petit homme assez gros, la figure longue et rouge, fumait une cigarette, tandis que des mécaniciens travaillaient autour d'un monoplan. Ce petit homme n'était autre que Davanne, le célèbre aviateur. Don Luis le prit à part, et, connaissant l'individu d'après tout ce que les journaux disaient de lui, il attaqua la conversation de manière à le surprendre dès le début. « Monsieur, fit-il en dépliant la carte de France, je veux rattraper quelqu'un qui a enlevé en automobile la femme que j'aime, et qui roule dans la direction de Nantes. L'enlèvement a eu lieu à minuit. Il est neuf heures du matin. Supposons que l'auto, qui est un simple taxi de location, et dont le conducteur n'a aucune raison de s'esquinter, fasse en moyenne, arrêts compris, trente kilomètres à l'heure… au bout de douze heures, c'est-à-dire à midi, notre individu atteindra le trois cent soixantième kilomètre, c'est-à-dire un point situé entre Angers et Nantes… à cet endroit exact … – Les Ponts-de-Drive, approuva Davanne qui écoutait tranquillement. – Bien. Supposons d'autre part qu'un aéroplane s'envole d'Issy-les-Moulineaux à neuf heures du matin, et qu'il marche à raison de cent-vingt kilomètres à l'heure, sans escale… au bout de trois heures, c'est-à-dire à midi, il atteindra précisément les Ponts-de-Drive, au moment où l'automobile y passera, n'est-ce pas ? – Tout à fait de votre avis. – En ce cas, si nous sommes du même avis, tout va bien. Votre appareil peut prendre un passager ? – À l'occasion. – Nous allons partir. – Impossible. Je n'ai pas d'autorisation. – Vous l'avez. M. le préfet de police, que voici, et qui est d'accord avec le président du Conseil, prend sur lui de vous laisser partir. Donc nous partons. Quelles sont vos conditions ? – Ça dépend. Qui êtes-vous ? – Arsène Lupin ! – Fichtre ! s'exclama Davanne quelque peu estomaqué. – Arsène Lupin. Vous devez connaître, par les journaux, la plupart des événements actuels. Eh bien, Florence Levasseur a été enlevée cette nuit. Je veux la sauver. Combien demandezvous ? – Rien. – C'est trop. – Peut-être, mais l'aventure m'amuse. Ça me fera de la réclame. – Soit. Mais votre silence est nécessaire jusqu'à demain. Je l'achète. Voici vingt mille francs. » Dix minutes après, don Luis avait revêtu un costume spécial, s'était coiffé d'une casquette d'aviateur et muni de lunettes, et l'aéroplane s'élevait à 800 mètres pour éviter les courants, évoluait au-dessus de la Seine, et piquait droit vers l'ouest de la France. Versailles, Maintenon, Chartres… Don Luis n'était jamais monté en aéroplane. La France avait conquis l'air, tandis qu'il guerroyait à la Légion et dans les sables du Sahara. Pourtant, si sensible qu'il fût à toutes les impressions nouvelles, – et quelle impression plus que celle-là pouvait l'émouvoir ! – il n'éprouva pas la volupté divine de l'homme qui pour la première fois s'affranchit de la terre. Ce qui accaparait sa pensée, tendait ses nerfs et provoquait en son être une excitation magnifique, c'était la vision encore impossible, mais inévitable, de l'auto poursuivie. Dans tout le formidable fourmillement des choses dominées, dans le tumulte inattendu des ailes et du moteur, dans l'immensité du ciel, dans l'infini de l'horizon, ses yeux ne cherchaient que cela, et ses oreilles ne supposaient pas d'autre bruit que le ronflement de la voiture invisible. Sensations brutales et puissantes du chasseur qui force son gibier à la course ! Il était l'oiseau de proie auquel ne peut échapper la petite bête éperdue. Nogent-le-Rotrou… La Ferté-Bernard… Le Mans… Les deux compagnons n'échangeaient pas un seul mot. Devant lui Perenna voyait le dos large et l'encolure robuste de Davanne. Mais, en penchant un peu la tête, il voyait au-dessous de lui l'espace illimité, et nul autre spectacle ne l'intéressait que le ruban de route blanche qui se déroulait de ville en ville et de village en village, tout droit à certains moments, comme s'il eût été tendu, et à d'autres amolli, flexible, cassé par des tournants de rivière ou par l'obstacle d'une église. Sur ce ruban, il y avait, à tel endroit de plus en plus proche, Florence et son ravisseur ! Il n'en doutait pas ! L'auto couleur orange continuait son petit effort courageux et patient. Les kilomètres s'ajoutaient aux kilomètres, les plaines aux vallées, les champs aux forêts, et ce serait Angers, et ce serait les Ponts-de-Drive, et tout au bout du ruban, but inaccessible, Nantes, Saint-Nazaire, le bateau en partance, la victoire pour le bandit… Il riait à cette idée. Comme s'il était permis d'envisager d'autre victoire que la sienne, la victoire du faucon sur sa proie, de ce qui vole sur ce qui marche ! Pas une seconde il n'eut la pensée que l'ennemi avait pu se dérober en prenant une autre route. Il y a de ces certitudes qui équivalent à des faits. Et cellelà était si forte qu'il lui semblait que ses adversaires étaient contraints d'y obéir. L'auto suivait la route de Nantes. Elle ferait une moyenne de trente kilomètres à l'heure. Et comme il allait lui-même à raison de cent vingt kilomètres le choc aurait lieu au point indiqué, les Ponts-de-Drive, et à l'heure indiquée, midi. Un amoncellement de maisons, la masse d'un château, des tours, des flèches, c'est Angers. dix. Angers n'est déjà plus qu'une vision disparue. De nouveau, la campagne rayée de champs multicolores. À travers tout cela, une route. Et sur cette route, une auto jaune. Don Luis demande l'heure à Davanne. Il est midi moins L'auto jaune ! L'auto du bandit ! L'auto qui emportait Florence Levasseur ! La joie de don Luis ne fut mêlée d'aucune surprise. Il savait tellement bien que cet événement allait se produire ! Davane, se retournant, cria : « Nous y sommes, n'est-ce pas ? – Oui. Piquez dessus. » L'avion fonça dans le vide et se rapprocha de la voiture. Presque aussitôt, il la rattrapa. Alors Davanne ralentit et se tint à deux cents mètres audessus et un peu en arrière. De là ils distinguèrent tous les détails. Le chauffeur était assis à gauche du siège. Il portait une casquette de toile grise, à visière de cuir noir. C'était bien une voiture de la Compagnie des Comètes. C'était bien la voiture poursuivie. Et Florence s'y trouvait avec son ravisseur. « Enfin, pensa don Luis, je les tiens ! » Ils volèrent assez longtemps, en gardant la même distance. Davanne attendait un signal que don Luis ne se pressait pas de donner, tellement il goûtait, avec une violence faite d'orgueil, de haine et de cruauté, la sensation de son pouvoir. Vraiment il était bien l'aigle qui plane et dont les serres palpitent avant d'étreindre la chair pantelante. Évadé de la cage où on l'avait emprisonné, affranchi des liens qui le garrottaient, à tired'aile il était venu de tout là-bas, et le voilà qui dominait la proie impuissante ! Il se souleva sur son siège et donna les indications nécessaires à Davanne. « Et surtout, dit-il, ne les frôlez pas de trop près. D'une balle on pourrait nous démolir. » Une minute encore s'écoula. Soudain, ils virent que la route, un kilomètre plus loin, se divisait en trois et formait ainsi un carrefour très large que prolongeaient deux triangles d'herbe aux croisements des trois chemins. « Faut-il ? » dit Davanne en se retournant. La campagne était déserte aux environs. « Allez-y », cria don Luis. On eût dit que l'aéroplane se détendait soudain comme lancé par une force irrésistible, et que cette force l'envoyait ainsi qu'un projectile vers le but visé. Il passa à cent mètres au-dessus de la voiture, puis, tout à coup, se maîtrisant, choisissant l'endroit où il allait atteindre la cible, calme, silencieux comme un oiseau de nuit, évitant les arbres et les poteaux, il vint se poser sur l'herbe du carrefour. Don Luis sauta et courut au-devant de l'auto. Elle arrivait à belle allure. Il se planta sur la route, et braqua ses deux revolvers en proférant : « Halte ! ou je fais feu. » pa. Épouvanté, le conducteur serra les freins. La voiture stopDon Luis bondit vers l'une des portières. « Tonnerre ! » hurla-t-il, en lâchant sans raison un coup de revolver qui démolit la vitre. Il n'y avait personne dans l'automobile. Chapitre VIII « Le piège est prêt, prend garde, Lupin » L'élan qui emportait don Luis vers la bataille et vers la victoire était si fougueux qu'il ne subit pour ainsi dire pas d'arrêt. La déception, la rage, l'humiliation, l'angoisse, tout cela se fondit en un grand besoin d'agir, de savoir, et de ne pas interrompre la poursuite. Quant au reste, il n'y avait là qu'un incident sans importance qui allait se dénouer de la façon la plus simple du monde. Le chauffeur, immobile d'effroi, regardait d'un œil éperdu les paysans qui venaient des fermes lointaines, attirés par le bruit de l'aéroplane. Don Luis le saisit à la gorge et lui appliqua le canon de son revolver sur la tempe. « Raconte ce que tu sais… sinon tu meurs. » Et, comme le malheureux bégayait des supplications : « Pas la peine de gémir… Pas la peine non plus d'espérer du secours… Les gens arriveront trop tard. Donc, un seul moyen de te sauver : parle. Cette nuit, à Versailles, un monsieur venant de Paris en auto a laissé sa voiture et a loué la tienne, n'est-ce pas ? – Oui. – Ce monsieur était accompagné d'une dame ? – Oui. – Et il t'a engagé pour le conduire à Nantes ? – Oui. – Seulement, en route il a changé d'idée, et il s'est fait descendre ? – Oui. – Dans quelle ville ? – Avant d'arriver au Mans. Une petite route à droite, où il y a, deux cents pas plus loin, comme un hangar, une sorte de remise. Ils ont descendu là tous les deux. – Et toi, tu as continué ? – Il m'a payé pour cela. – Combien ? – Deux mille francs. Et je devais retrouver à Nantes un autre voyageur que j'aurais ramené à Paris, pour trois mille francs. – Tu y crois, à ce voyageur ? – Non. Je crois qu'il a voulu dépister des gens en les lançant sur moi jusqu'à Nantes, tandis que, lui, il bifurquait. Mais, n'est-ce pas, j'étais payé. – Et quand tu les as quittés, tu n'as pas eu la curiosité de voir ce qui se passait ? – Non. – Gare à toi. Un petit coup de mon index, et ta cervelle saute. Parle. – Eh bien, oui. Je suis revenu à pied derrière un talus bordé d'arbres. L'homme avait ouvert la remise, et il mettait en marche une petite limousine. La dame ne voulait pas monter, ils ont discuté assez fort. Lui, il la menaçait et il la suppliait aussi. Mais je n'ai pas entendu. Elle semblait très fatiguée. Il lui a donné à boire de l'eau qu'il a fait couler dans un verre, au robinet d'une fontaine, contre la remise. Alors elle s'est décidée. Il a refermé la portière sur elle, et il s'est établi sur le siège. – Un verre d'eau, s'écria don Luis. Es-tu sûr qu'il n'a rien versé dans ce verre ? » Le chauffeur parut surpris de la question, puis répondit : « En effet, je crois… quelque chose qu'il a tiré de sa poche. – Sans que la dame s'en aperçoive ? – Oui, elle ne pouvait pas le voir. » Don Luis domina sa frayeur. Après tout, il n'était pas possible que le bandit eût empoisonné Florence de la sorte, à cet endroit, et sans rien qui motivât une telle précipitation. Non, il fallait plutôt supposer l'emploi d'un narcotique, d'une drogue quelconque destinée à étourdir Florence et à la rendre incapable de discerner par quelles routes nouvelles et par quelles villes on allait la conduire. « Et alors, dit-il, elle s'est décidée à monter ? – Oui, et il a refermé la portière, et il s'est établi sur le siège. Moi, je suis parti. – Avant de savoir la direction qu'ils prenaient ? – Oui, avant. – Pendant le voyage, tu n'as pas eu l'impression qu'ils se croyaient suivis ? – Certes. À tout moment il se penchait hors de la voiture. – La dame ne criait pas ? – Non. – Pourrais-tu le reconnaître, lui ? – Non, sûrement non. À Versailles, c'était la nuit. Et, ce matin, je me trouvais trop loin. Et puis, c'est drôle, la première fois, il m'a paru très grand, et ce matin, au contraire, tout petit, comme cassé en deux. Je n'y comprends goutte, à tout cela. » Don Luis réfléchit. Il lui semblait bien qu'il avait posé toutes les questions nécessaires. D'ailleurs une carriole s'en venait vers le carrefour, au trot d'un cheval. Deux autres la suivaient. Et les groupes de paysans étaient proches. Il fallait en finir. Il dit au chauffeur : « Je vois à ta tête que tu vas bavarder contre moi. Fais pas ça, camarade. Ce serait une bêtise. Tiens, voilà un billet de mille. Seulement, si tu causes, je ne te rate pas. À bon entendeur… » Il retourna vers Davanne, dont l'appareil commençait à entraver la circulation, et lui dit : « Nous pouvons repartir ? – À votre disposition. Où allons-nous ? » Indifférent aux allées et venues des gens qui affluaient de tous côtés, don Luis déplia sa carte de France et l'étala sous ses yeux. Il eut quelques secondes d'anxiété devant la complication des routes enchevêtrées, et en imaginant la multitude infinie des retraites où le bandit pouvait emporter Florence. Mais il se raidit. Il ne voulait pas hésiter. Il ne voulait pas même réfléchir. Il voulait savoir, et savoir du premier coup, sans indices, sans vaines méditations, par la grâce seule de cette merveilleuse intuition qui le guidait aux heures graves de la vie. Et son amour-propre exigeait aussi qu'il répondît sans retard à Davanne et que la disparition de ceux qu'il cherchait n'eût pas l'air de l'embarrasser. Les yeux accrochés à la carte, il mit un doigt sur Paris, un autre doigt sur Le Mans, et, avant même qu'il se fût demandé nettement pourquoi le bandit avait choisi cette direction ParisLe Mans-Angers, il savait… Un nom de ville lui était apparu qui avait fait jaillir en lui la vérité comme la flamme d'un éclair. Alençon ! Et tout de suite, illuminé de souvenirs, il avait plongé jusqu'au fond des ténèbres. Il reprit : « Où allons-nous ? En arrière. – Point de direction ? – Alençon. – Entendu, fit Davanne. Qu'on me donne un coup de main. Il y a là un champ d'où le départ ne sera pas trop difficile. » Don Luis et quelques personnes l'aidèrent et les préparatifs furent faits rapidement. Davanne vérifia son moteur. Tout marchait à merveille. À ce moment, une puissante torpédo, dont la sirène grognait comme une bête hargneuse, déboucha de la route d'Angers et, brusquement, s'arrêta. Trois hommes en descendirent qui se précipitèrent sur le chauffeur de l'automobile jaune. Don Luis les reconnut. C'était le sous-chef Weber, et c'étaient les hommes qui l'avaient mené au Dépôt durant la nuit et que le préfet de police avait lancés sur les traces du bandit. Ils eurent avec le chauffeur de l'auto jaune une brève explication qui sembla les déconcerter, et, tout en gesticulant et en le pressant de questions nouvelles, ils regardaient leurs montres et consultaient les cartes routières. Don Luis s'approcha. La tête encapuchonnée, le visage masqué de lunettes, il était méconnaissable. Et, changeant sa voix : « Envolés les oiseaux, dit-il, monsieur le sous-chef Weber. » Celui-ci l'observa d'un air effaré. Don Luis ricana : « Oui, envolés. Le type de l'île Saint-Louis est un lascar qui ne manque pas d'adresse, hein ? Troisième auto de monsieur. Après l'auto jaune dont vous avez trouvé le signalement cette nuit à Versailles il en a pris une autre au Mans… destination inconnue. » Le sous-chef écarquillait les yeux. Quel était ce personnage qui lui citait des faits téléphonés seulement à la Préfecture de police, et à deux heures du matin ? Il articula : « Mais enfin, qui êtes-vous, monsieur ? – Comment ! vous ne me reconnaissez pas ? Bien la peine d'avoir rendez-vous avec les gens… On fait des pieds et des mains pour être exact. Et puis ils vous demandent qui vous êtes. Voyons, Weber, avoue qu't'y mets de la mauvaise volonté. Fautil donc que tu m'contemples en plein soleil ? Allons-y. » Il leva son masque. « Arsène Lupin ! balbutia le policier. – Pour te servir, jeune homme, à pied, à cheval et dans les airs. J'y retourne. Adieu. » Et l'ahurissement de Weber fut tel en voyant devant lui, libre, à quatre cents kilomètres de Paris, cet Arsène Lupin qu'il avait conduit au Dépôt douze heures auparavant, que don Luis, tout en rejoignant Davanne, se disait : « Quel swing ! En quatre phrases bien appliquées, suivies d'un hook à l'estomac, je vous l'ai knock-outé. Ne nous pressons pas. Trois fois dix secondes au moins s'écouleront avant qu'il puisse crier : « Maman. » Davanne était prêt, don Luis escalada l'avion. Les paysans poussaient aux roues. L'appareil décolla. « Nord-nord-est, commanda don Luis. Cent cinquante kilomètres à l'heure. Dix mille francs. – Nous avons le vent debout, fit Davanne. – Cinq mille francs pour le vent », proféra don Luis. Il n'admettait pas d'obstacle, tellement sa hâte était grande de parvenir à Formigny. Il comprenait maintenant toute l'affaire et, en considérant jusqu'à son origine, il s'étonnait que le rapprochement ne se fût jamais opéré dans son esprit entre les deux pendus de la grange et la série des crimes suscités par l'héritage Mornington. Bien plus, comment n'avait-il pas tiré de l'assassinat probable du père Langernault, ancien ami de l'ingénieur Fauville, tous les enseignements que comportait cet assassinat ? Le nœud de l'intrigue sinistre se trouvait là. Qui donc avait pu intercepter, pour le compte de l'ingénieur Fauville, les lettres d'accusation que l'ingénieur Fauville écrivait soi-disant à son ancien ami Langernault ? Qui, sinon quelqu'un du village ou du moins ayant habité le village ? Et alors tout s'expliquait. C'était le bandit qui, jadis, débutant dans le crime, avait tué le père Langernault, puis les deux époux Dedessuslamare. Même procédé que plus tard : non point le meurtre direct mais le meurtre anonyme. Comme l'Américain Mornington, comme l'ingénieur Fauville, comme Marie-Anne, comme Gaston Sauverand, le père Langernault avait été supprimé sournoisement, et les deux époux Dedessuslamare acculés au suicide et conduits dans la grange. Et c'est de là que le tigre était venu à Paris où, plus tard, il devait trouver l'ingénieur Fauville et Cosmo Mornington et combiner la tragique affaire de l'héritage. Et c'est là qu'il retournait ! Sur le retour, aucun doute. D'abord le fait qu'il avait administré à Florence un narcotique constituait une preuve indiscutable. Ne fallait-il pas endormir Florence pour qu'elle ne reconnût pas les paysages d'Alençon et de Formigny, et ce vieux château qu'elle avait exploré avec Gaston Sauverand ! D'autre part, la direction Le Mans-Angers-Nantes, destinée à lancer la police sur une mauvaise voie, n'oblige celui qui va vers Alençon en automobile qu'à un crochet d'une heure ou deux tout au plus, s'il bifurque au Mans. Et enfin cette remise située près d'une grande ville, cette limousine toujours prête, chargée d'essence, tout cela ne démontrait-il pas que le bandit, quand il voulait aller à son repaire, prenait la précaution de s'arrêter au Mans pour se rendre ensuite, dans sa limousine, au domaine abandonné du sieur Langernault ? Ainsi donc, ce jour-là, à dix heures du matin, il arrivait dans sa tanière. Et il y arrivait avec Florence Levasseur, endormie, inanimée. Et la question se posait, obsédante et terrible : Que voulaitil faire de Florence Levasseur ? « Plus vite ! Plus vite ! » criait don Luis. Depuis que la retraite du bandit lui était connue, les desseins de cet homme lui apparaissaient avec une effrayante clarté. Se sentant traqué, perdu, objet de haine et d'épouvante pour Florence maintenant que les yeux de la jeune fille s'étaient ouverts à la réalité, quel plan pouvait-il se proposer, sinon, comme toujours, un plan d'assassinat ? « Plus vite ! criait don Luis. Nous n'avançons pas. Plus vite donc ! » Florence assassinée ! Peut-être le forfait n'était-il pas encore accompli. Non, il ne devait pas l'être encore. Il faut du temps pour tuer. Cela est précédé de paroles, d'un marché qu'on offre, de menaces, de prières, de toute une mise en scène innommable. Mais la chose se préparait. Florence allait mourir ! Florence allait mourir de la main du bandit qui l'aimait. Car il l'aimait, don Luis avait l'intuition de cet amour monstrueux, et comment alors croire qu'un pareil amour pût se terminer autrement que dans la torture et dans le sang ? Sablé… Sillé-le-Guillaume… La terre fuyait sous eux. Les villes et les maisons glissaient comme des ombres. Et ce fut Alençon. Il n'était guère plus d'une heure et demie lorsqu'ils atterrirent dans une prairie située entre la ville et Formigny. Don Luis s'informa. Plusieurs automobiles avaient passé sur la route de Formigny, entre autres une petite limousine conduite par un monsieur, et qui s'était engagée dans un chemin de traverse. Or ce chemin de traverse conduisait aux bois situés derrière le Vieux-Château du père Langernault. La conviction de don Luis fut telle que, après avoir pris congé de Davanne, il l'aida à reprendre son vol. Il n'avait plus besoin de lui. Il n'avait besoin de personne. Le duel final commençait. Et, tout en courant, guidé par l'empreinte des pneumatiques dans la poussière, il suivit le chemin de traverse. À sa grande surprise, ce chemin ne s'approchait pas des murs situés derrière la Grange-aux-Pendus, et du haut desquels il avait sauté quelques semaines auparavant. Après avoir franchi les bois, don Luis déboucha dans un vaste terrain inculte où le chemin tourna pour revenir vers le domaine et aboutir devant une vieille porte à deux battants, renforcée de plaques et de barres en fer. La limousine avait passé par là. Et il faut que j'y passe, se dit don Luis, coûte que coûte, et tout de suite encore, sans perdre mon temps à découvrir une brèche ou un arbre propice. » Or, le mur avait, en cette partie, quatre mètres de haut. Don Luis passa. Comment ? Par quel effort prodigieux ? Lui-même n'aurait su le dire après avoir accompli son exploit. Toujours est-il que, en s'accrochant à d'invisibles aspérités, en plantant au creux des pierres un couteau que Davanne lui avait prêté, il passa. Et, quand il fut de l'autre côté, il retrouva les traces des pneus qui s'en allaient vers la gauche, vers une région du parc qu'il ignorait, plus accidentée, hérissée de monticules et de constructions en ruine sur lesquelles retombaient d'amples manteaux de lierre. Et, si abandonné que fût le reste du parc, cette région semblait beaucoup plus barbare, bien que, au milieu des orties et des ronces, parmi la végétation luxuriante des grandes fleurs sauvages, où foisonnaient la valériane, le bouillon-blanc, la ciguë, la digitale, l'angélique, il y eût, par tronçons et poussant à l'aventure, des haies de lauriers et des murailles de buis. Et soudain, au détour d'une ancienne charmille, don Luis Perenna aperçut la limousine qu'on avait laissée, ou plutôt cachée là, dans un renfoncement. La portière était ouverte. Le désordre de l'intérieur, le tapis qui pendait sur le marchepied, une des vitres brisée, un des coussins déplacé, tout attestait qu'il y avait eu lutte entre Florence et le bandit. Celui-ci sans doute avait profité de ce que la jeune fille dormait pour l'envelopper de liens, et c'est à l'arrivée, quand il avait voulu la sortir de la limousine, que Florence s'était accrochée aux objets. Don Luis vérifia aussitôt la justesse de son hypothèse. En suivant le sentier très étroit, envahi d'herbe, qui s'engageait sur la pente des monticules, il vit que l'herbe était froissée sans interruption. « Ah ! le misérable ! pensa-t-il, le misérable, il ne porte pas sa victime, il la traîne. » S'il n'avait écouté que son instinct, il se fût élancé au secours de Florence. Mais le sentiment profond de ce qu'il fallait faire et de ce qu'il fallait éviter l'empêcha de commettre une imprudence pareille. À la moindre alerte, au moindre bruit, le tigre eût égorgé sa proie. Pour éviter l'horrible chose, don Luis devait le surprendre et le mettre du premier coup hors d'état d'agir. Il se maîtrisa donc, et, doucement, avec les précautions nécessaires, il monta. Le sentier s'élevait entre les amas de pierres et de constructions écroulées, et parmi des massifs d'arbustes que dominaient des hêtres et des chênes. C'était là en toute évidence l'emplacement de l'ancien château féodal qui avait donné son nom au domaine, et c'était là, vers le sommet, que le bandit avait choisi une de ses retraites. La piste continuait en effet dans l'herbe couchée. Et don Luis avisa même quelque chose qui brillait à terre, au-dessus d'une touffe. C'était une bague, une toute petite bague, très simple, formée d'un anneau d'or et de deux perles menues, qu'il avait souvent remarquée au doigt de Florence. Et ce qui frappa son attention, c'est qu'un brin d'herbe passait, repassait et passait une troisième fois à l'intérieur de l'anneau, comme un ruban que l'on y eût volontairement enroulé. « Le signal est clair, se dit Perenna. Tout probablement le bandit a fait halte ici pour se reposer, et Florence, attachée, mais ayant tout de même les doigts libres, a pu laisser cette preuve de son passage. » Donc la jeune fille espérait encore. Elle attendait du secours. Et don Luis songea avec émotion que c'était à lui peutêtre qu'elle adressait cet appel suprême. Cinquante pas plus loin, – et ce détail témoignait de la fatigue assez étrange éprouvée par le bandit –, autre halte, et, second indice, une fleur, une sauge des prés, que la pauvre main avait cueillie et dont elle avait déchiqueté les pétales. Puis ce fut l'empreinte des cinq doigts enfoncés dans la terre, puis une croix tracée à l'aide d'un caillou. Et ainsi pouvait-on suivre, minute par minute, toutes les étapes de l'affreux calvaire. La dernière station approchait. L'escarpement devenait plus rude. Les pierres éboulées opposaient des obstacles plus fréquents. À droite, deux arcades gothiques, vestiges d'une chapelle, se profilèrent sur le ciel bleu. À gauche, un pan de mur portait le manteau d'une cheminée. Vingt pas encore. Don Luis s'arrêta. Il lui semblait entendre du bruit. Il écouta. Il ne s'était pas trompé. Le bruit recommença, et c'était un bruit de rire, mais de quel rire épouvantable ! un rire strident, mauvais comme le rire d'un démon, et si aigu ! Un rire de femme plutôt, un rire de folle… Le silence de nouveau. Puis un autre bruit, le bruit du sol que l'on frappe avec un instrument. Puis le silence encore… Et cela se passait à une distance que don Luis pouvait supposer d'une centaine de mètres. Le sentier se terminait par trois marches, taillées dans la terre. Au-dessus c'était un plateau très vaste, également encombré de débris et de ruines, et où se dressait, en face et au centre, un rideau de lauriers énormes, plantés en demi-cercle, et vers lesquels se dirigeaient les marques d'herbe foulée. Assez étonné, car le rideau se présentait avec des contours impénétrables, don Luis s'avança, et il put constater qu'autrefois il y avait une coupure et que les branches avaient fini par se rejoindre. Il était facile de les écarter. C'est ainsi que le bandit avait passé, et, selon toute apparence, il se trouvait là, au terme de sa course, à une distance très petite, et occupé à quelque sinistre besogne. De fait, un ricanement déchira l'air, si proche que don Luis tressaillit d'effroi, et qu'il lui sembla que le bandit se moquait par avance de son intervention. Il se rappela la lettre et les mots écrits à l'encre rouge : « Il est encore temps, Lupin. Retire-toi de la bataille. Sinon, c'est la mort pour toi aussi. Quand tu te croiras au but, quand ta main se lèvera sur moi et que tu crieras des mots de victoire, c'est alors que l'abîme s'ouvrira sous tes pas. Le lieu de ta mort est déjà choisi. Le piège est prêt. Prends garde Lupin. » La lettre entière défila dans son cerveau, menaçante, redoutable. Et il sentit le frisson de la peur. Mais est-ce que la peur pouvait retenir un pareil homme ? De ses deux mains, il avait saisi des branches, et doucement tout son corps se frayait un passage. Il s'arrêta. Un dernier rempart de feuilles le cachait. Il en écarta quelques-unes à hauteur de ses yeux. Et il vit. Tout d'abord, ce qu'il vit, ce fut Florence, seule en ce moment, étendue, attachée à trente mètres devant lui, et, comme il se rendit compte aussitôt, à certains mouvements de la tête, qu'elle vivait encore, il éprouva une joie immense. Il arrivait à temps. Florence n'était pas morte. Florence ne mourrait pas. Cela c'était un fait définitif, contre quoi rien rie pouvait prévaloir. Florence ne mourrait pas. Alors, il examina les choses. À droite et à gauche de lui, le rideau de lauriers s'incurvait et embrassait comme une sorte d'arène où, parmi des ifs autrefois taillés en cônes, gisaient des chapiteaux, des colonnes, des tronçons d'arcs et de voûtes, visiblement placés là pour orner l'espèce de jardin aux lignes régulières que l'on avait aménagé sur les ruines de l'ancien donjon. Au milieu un petit rond-point auquel on accédait par deux chemins étroits, l'un qui offrait les mêmes traces de piétinement sur l'herbe et qui continuait celui que don Luis avait pris, l'autre qui coupait à angle droit et rejoignait les deux extrémités du rideau d'arbustes. En face un chaos de pierres écroulées et de rochers naturels, cimentés par de l'argile, reliés par les racines d'arbres tortueux, tout cela formant au fond du tableau une petite grotte sans profondeur, pleine de fissures par lesquelles le jour pénétrait, et dont le sol, que don Luis apercevait aisément, était recouvert de trois ou quatre dalles. Sous cette grotte, Florence Levasseur, étendue, ligotée. On eût dit vraiment la victime vouée au sacrifice et préparée pour une cérémonie mystérieuse qui allait s'accomplir sur l'autel de la grotte, dans l'amphithéâtre de ce vieux jardin que fermait l'enceinte des grands lauriers et que dominait un monceau de ruines séculaires. Malgré la distance où elle se trouvait, don Luis put discerner, en ses moindres détails, sa pâle figure. Quoique convulsée par l'angoisse, elle gardait encore de la sérénité, une expression d'attente, d'espoir même, comme si Florence n'eût pas encore renoncé à la vie et qu'elle eût cru, jusqu'au dernier instant, à la possibilité d'un miracle. Pourtant, bien qu'elle ne fût pas bâillonnée, elle n'appelait pas au secours. Se disait-elle que c'eût été inutile, et que des cris, que le bandit eût vite étouffés d'ailleurs, ne valaient pas, pour mener jusqu'à elle, le chemin où elle avait semé les marques de son passage ? Chose étrange, il sembla à don Luis que les yeux de la jeune fille se fixaient obstinément sur le point même où il se cachait. Peut-être avait-elle deviné sa présence. Peut-être avait-elle prévu son intervention. Tout à coup don Luis empoigna l'un de ses revolvers et leva le bras à demi, prêt à viser. Non loin de l'autel où gisait la victime, venait de surgir le sacrificateur, le bourreau. Il sortait d'entre deux rochers dont un buisson de ronces masquait l'intervalle et qui n'offraient sans doute qu'une issue très basse, car il marchait encore comme ployé sur lui-même, la tête courbée, et ses deux bras, très longs, atteignaient le sol. Il s'approcha de la grotte et jeta son abominable ricanement. « Tu es toujours là, dit-il. Le sauveur n'est pas venu ? Un peu en retard, le Messie… Qu'il se dépêche ! » Le timbre de sa voix était si aigu, que don Luis entendit toutes les paroles, et si bizarre, si peu humain, qu'il en éprouva un véritable malaise. Il serra fortement son revolver. Au moindre geste équivoque, il eût tiré. « Qu'il se dépêche ! répéta le bandit en riant. Sinon, dans cinq minutes, tout sera réglé. Tu vois que je suis un homme méthodique, n'est-ce pas, ma Florence adorée ? » Il ramassa quelque chose à terre. C'était un bâton en forme de béquille. Il le dressa sous son bras gauche, s'y appuya et, ployé en deux, il se remit à marcher comme quelqu'un qui n'a pas la force de se tenir debout. Puis, subitement, et sans cause apparente qui expliquât ce changement d'attitude, il se releva et se servit de sa béquille ainsi que d'une canne. Il fit alors le tour extérieur de la grotte en poursuivant avec attention un examen dont la signification échappait à don Luis. Il était de haute taille ainsi, et don Luis comprit aisément que le chauffeur de l'automobile jaune, l'ayant vu sous deux aspects aussi différents, n'eût pas pu dire de façon certaine s'il était très grand ou très petit. Mais ses jambes, molles et flexibles, vacillaient sous lui, comme si un effort prolongé ne lui eût pas été permis. Il retomba. C'était un infirme, atteint de quelque maladie de la locomotion, un rachitique, maigre à l'excès. D'ailleurs don Luis apercevait son visage blême, ses joues osseuses, le creux de ses tempes, sa peau couleur de parchemin, – un visage de phtisique, où le sang ne circulait pas. dit : Quand il eut fini son examen, il vint près de Florence et lui « Quoique tu sois bien sage, petite, et que tu n'aies pas encore crié, il vaut mieux prendre nos précautions et prévenir toute surprise grâce à la pose d'un confortable bâillon, n'est-ce pas ? » Il se pencha sur la jeune fille et lui entoura le bas de la figure d'un large foulard, puis, s'inclinant davantage, il se mit à lui parler tout bas, presque à l'oreille. Mais des éclats de rire confus rompaient ce chuchotement. Et c'était terrible à entendre. Don Luis, sentant l'imminence du danger, redoutant quelque geste du misérable, un meurtre brusque, le choc soudain d'une piqûre empoisonnée, avait braqué son revolver et, confiant en son adresse, attendait. Que se passait-il là-bas ? Quelles paroles étaient prononcées ? Quel marché infâme le bandit proposait-il à Florence Levasseur ? À quel prix honteux pouvait-elle se libérer ? Violemment l'infirme recula, en criant dans un accent de rage : « Mais tu ne comprends donc pas que tu es perdue ? « Maintenant que je n'ai plus rien à craindre, maintenant que tu as été assez bête pour m'accompagner et pour te mettre à ma discrétion, qu'est-ce que tu espères ? Voyons, quoi, me fléchir, peut-être ? Parce que la passion me brûle, tu t'imagines… Ah ! Ah ! comme tu te trompes, ma petite ! Ta mort, mais je m'en soucie comme d'une pomme… Une fois morte, tu ne compteras plus pour moi. Alors, quoi ?… Peut-être te figures-tu qu'étant infirme je n'aurai pas la force de te tuer ? Te tuer, mais il ne s'agit pas de cela, Florence ! Est-ce que je tue, moi ? Jamais de la vie ! Je suis bien trop lâche pour tuer, j'aurais peur, je tremblerais… Non, non, je ne te toucherai pas, Florence, et ce- pendant… Tiens, regarde de quoi il retourne… tu vas te rendre compte… Ah ! c'est que la chose est combinée comme je sais le faire… Et surtout n'aie pas peur, Florence. Ce n'est qu'un premier avertissement… » Il s'était éloigné, et il avait, en s'aidant de ses mains et en s'accrochant aux branches d'un arbre, escaladé à droite les premières assises de la grotte. Là, il s'agenouilla. Il y avait près de lui une petite pioche. Il la souleva et frappa à trois reprises un premier amas de pierres. Un éboulement se produisit. Don Luis bondit hors de sa cachette avec un hurlement de frayeur. D'un coup, il s'était rendu compte. La grotte, les chaos de moellons, les masses de granit, tout cela se trouvait dans une position telle que l'équilibre pouvait en être subitement rompu et que Florence risquait d'être écrasée sous les décombres. Ce n'était donc pas le bandit qu'il fallait abattre, mais Florence qu'il fallait sauver instantanément. En deux ou trois secondes, il atteignit la moitié du parcours. Mais là, dans cet éclair de l'esprit qui est plus rapide encore que la course la plus folle, il eut la vision que les traces d'herbe foulée ne traversaient pas le petit rond-point central, et que le bandit avait contourné ce rond-point. Pourquoi ? Ce sont de ces questions que pose l'instinct méfiant, mais que la raison n'a pas le temps de résoudre. Don Luis continua. Il n'avait pas mis le pied en cet endroit que la catastrophe eut lieu. Ce fut d'une brutalité inouïe, comme s'il avait voulu marcher sur le vide et qu'il s'y fût précipité. Le sol s'abîma sous lui. Les mottes d'herbes se disjoignirent, et il tomba. Il tomba dans un trou qui n'était autre chose que l'orifice d'un puits large tout au plus d'un mètre cinquante et dont la margelle avait été rasée au niveau même du sol. Seulement il arriva ceci : comme il courait à très vive allure, son élan même le projeta contre la paroi opposée de telle sorte que ses avantbras reposèrent sur le bord extérieur et que ses mains s'agrippèrent à des racines de plantes. Peut-être eût-il pu, si grande était sa vigueur, se rétablir à la force des poignets. Mais tout de suite, répondant à l'attaque, le bandit s'était hâté de venir à l'encontre de l'assaillant et, maintenant, posté à dix pas de don Luis, il le menaçait de son revolver. « Bouge pas, cria-t-il, ou je te fracasse. » Don Luis se trouvait ainsi réduit à l'impuissance sous peine d'essuyer le feu de l'ennemi. Quelques secondes leurs yeux se rencontrèrent. Ceux de l'infirme étaient brûlants de fièvre, des yeux de malade. Tout en rampant, attentif aux moindres mouvements de don Luis, il vint s'accroupir à côté du puits. Son bras tendu braquait le revolver. Et son rire infernal jaillit de nouveau : « Lupin ! Lupin Lupin ! Ça y est ! le plongeon de Lupin ! Ah ! faut-il que tu en aies une couche ! Je t'avais prévenu cependant, prévenu à l'encre de sang. Rappelle-toi… “L'emplacement de ta mort est déjà choisi. Le piège est prêt. Prends garde, Lupin.” Et te voilà ! Tu n'es donc pas en prison ? Tu as encore paré ce coup-là ? Coquin, va… Heureusement que j'avais prévu l'aventure et pris mes précautions. Hein ? Ça y est-il, comme combinaison ? Je me suis dit : « Toute la police va galoper sur mes trousses. Mais il n'y en a qu'un qui soit de taille à me rattraper, un seul, Lupin. Donc, montrons-lui la route, conduisons-le comme à la laisse tout du long d'un petit chemin ratissé par le corps de la victime… » Et alors, des points de repaire, semés habilement çà et là… Ici la bague de la donzelle entortillée d'un brin d'herbe, plus loin une fleur déchiquetée, plus loin l'empreinte de cinq doigts enfoncés, ensuite le signe de la croix… Pas moyen de se tromper, hein ? Du moment que tu me jugeais assez stupide pour laisser à Florence le loisir de jouer au Petit Poucet, ça te menait tout droit dans la gueule du puits, sur les mottes de gazon que j'ai plaquées dessus, le mois dernier, en prévision de l'aubaine… Rappelle-toi… le piège est prêt… Et un piège à ma façon, Lupin, du meilleur cru. Ah ! c'est que mon plaisir est de me débarrasser des gens avec leur concours et leur bonne volonté. On collabore comme de bons camarades. Tu as déjà saisi la chose, hein ? Je n'opère pas moi-même. C'est eux qui s'opèrent, qui se pendent ou se fichent de mauvaises piqûres… à moins qu'ils ne préfèrent la gueule d'un puits, comme toi, Arsène Lupin ! Ah ! mon pauvre vieux, dans quelle mélasse t'es-tu fourré ? Non, mais ce que tu en fais une tête ! Florence, regarde donc la binette de ton amoureux ! » Il s'interrompit, secoué par un accès d'hilarité qui agitait son bras tendu, donnait à sa figure l'expression la plus barbare, et faisait danser ses jambes sous son torse comme des jambes de pantin désarticulé. En face de lui, l'adversaire faiblissait. L'effort devenait de plus en plus désespéré et de plus en plus inutile. Les doigts, cramponnés d'abord aux racines des herbes, se crispaient vainement aux pierres de la paroi. Et les épaules s'enfonçaient peu à peu. « Nous y sommes, bégaya le bandit avec des contorsions de gaieté. Dieu ! que c'est bon de rire ! Surtout quand on ne rit jamais… Mais non, je suis un sinistre, moi, un homme pour funérailles ! N'est-ce pas, ma Florence, tu ne m'as jamais vu rire ?… Mais aussi cette fois, c'est trop rigolo… Lupin dans son trou, et Florence dans sa grotte, l'un gigotant au-dessus de l'abîme, et l'autre râlant déjà sous sa montagne. Quel spectacle ! « Allons, Lupin, ne t'esquinte pas… Pourquoi tant de simagrées ?… Tu as donc peur de l'éternité ? Un honnête homme comme toi ! le don Quichotte des temps modernes ! Allons, laisse-toi descendre… Il n'y a même plus d'eau dans le puits, où tu pourrais barboter… Non, c'est la bonne petite glissade dans l'inconnu… On n'entend seulement pas la chute des cailloux qu'on y jette, et tout à l'heure j'y ai lancé du papier en flamme, ça s'est perdu dans les ténèbres. Brr !… J'en ai eu froid dans le dos… Allons, du courage. Ce n'est qu'un moment à passer, et tu en as vu bien d'autres ! Bravo ! ça y est presque. Tu en prends ton parti. Eh ! Lupin, Lupin ! Comment ! tu ne me dis pas adieu ? Pas un sourire… pas un remerciement ? Au revoir, Lupin, au revoir… » Il se tut. Il attendait l'épouvantable dénouement qu'il avait préparé avec tant de génie, et dont toutes les phases se déroulaient selon son inflexible volonté. Ce ne fut pas long d'ailleurs. Les épaules s'étaient enfoncées. Le menton, et puis la bouche convulsée par un rictus d'agonie, et puis les yeux, ivres de terreur, et puis le front, et les cheveux, et toute la tête, enfin, toute la tête avait disparu. L'infirme regardait éperdument, comme en extase, immobile, avec une expression de volupté sauvage, et sans un mot qui pût troubler le silence et suspendre sa haine. Au bord du gouffre, il ne restait plus que les mains, les mains tenaces, opiniâtres, acharnées, héroïques, les pauvres mains impuissantes qui seules vivaient encore et qui, peu à peu, battant en retraite avec la mort, cédaient, reculaient, et lâchaient prise. Et les mains glissèrent. Un instant les doigts s'accrochèrent comme des griffes. Il sembla même, tellement leur effort était surnaturel, qu'ils ne désespéraient pas, à eux seuls, de ramener au jour et de ressusciter le cadavre enseveli déjà dans l'ombre. Et puis, à leur tour, ils s'épuisèrent. Et puis, et puis, tout à coup on ne vit plus rien, et l'on n'entendit plus rien… L'infirme sursauta, comme détendu, et, hurlant de joie : « Pouf ! Ça y est ! Lupin au fond de l'enfer… C'est une aventure finie… Pif ! Paf ! Pouf ! » Se retournant du côté de Florence, il dansa de nouveau sa danse macabre. Il se levait tout droit, et s'accroupissait d'un coup, en jouant avec ses jambes comme avec les chiffes grotesques d'un épouvantail. Et il chantait, et il sifflait, et il vomissait des injures, et il blasphémait abominablement. Puis il revint au trou béant, et, de loin, comme s'il eût peur encore de s'approcher, il y cracha à trois reprises. Cela ne suffit pas à sa haine. Il y avait à terre des débris de statues. Il saisit une tête, la roula sur l'herbe, et la précipita dans le vide. Et il y avait à quelque distance des masses de fer, d'anciens boulets couleur de rouille. Eux aussi, il les roula jusqu'au bord et les poussa. Cinq, dix, quinze boulets dégringolèrent, à la suite les uns des autres, et se cognèrent aux parois avec un vacarme sinistre que l'écho multipliait comme les grondements furieux du tonnerre qui s'éloigne. « Tiens, attrape ça, Lupin ! Ah ! tu m'as assez embêté, sale canaille ! Tu m'en as mis des bâtons dans les roues, pour cet héritage de malheur !… Tiens, encore celui-là… et puis celui-là… Si tu as faim, voilà de quoi boulotter… En veux-tu encore ? Tiens, bouffe, mon vieux. » Il vacilla sur lui-même, pris d'une sorte de vertige, et il dut s'accroupir. Il était à bout de forces. Cependant, soulevé par une convulsion suprême, il eut encore l'énergie de s'agenouiller devant le gouffre et, se penchant vers les ténèbres, il bégaya d'une voix haletante : « Eh ! dis donc, le cadavre, ne frappe pas tout de suite à la porte de l'enfer… La petite va t'y rejoindre dans vingt minutes… C'est ça, à quatre heures… Tu sais que je suis l'homme de l'exactitude… et de la minute précise… À quatre heures elle sera au rendez-vous… Ah ! j'oubliais… L'héritage, tu sais… les deux cents millions de Mornington, eh bien ! je les empoche. Mais oui… tu penses bien que j'avais pris toutes mes précautions ?… Florence t'expliquera ça tout à l'heure… C'est très bien machiné… tu verras… tu verras… » Il ne pouvait plus parler. Les dernières syllabes semblaient plutôt des hoquets. La sueur lui dégouttait des cheveux et du front, et il s'affaissa en gémissant, comme un moribond que torturent les affres de l'agonie. Il resta ainsi quelques minutes, la tête entre les mains et tout grelottant. Il avait l'air de souffrir jusqu'au plus profond de lui-même, en chacun de ses muscles tordus par la maladie, en chacun de ses nerfs de déséquilibré. Puis, sous l'influence d'une pensée qui paraissait le faire agir inconsciemment, une de ses mains glissa par saccades le long de son corps, et, à tâtons, avec des râles de douleur, il réussit à tirer de sa poche et à porter vers sa bouche une fiole dont il but avidement deux ou trois gorgées. Aussitôt il se ranima, comme s'il eût absorbé de la chaleur et de la force. Ses yeux s'apaisèrent, sa bouche esquissa un sourire affreux. Il dit en se tournant vers Florence : « Ne te réjouis pas, petite, ce n'est pas encore pour cette fois, et j'ai sûrement le temps de m'occuper de toi. Et puis, après, plus d'embêtements, plus de ces combinaisons et de ces batailles qui m'esquintent. Le calme plat ! La vie facile !… Que diable, avec deux cents millions, on a de quoi se dorloter, n'estce pas, petite fille ?… Allons, allons, ça va beaucoup mieux. » Chapitre IX Le secret de Florence L'heure était venue où la seconde partie du drame devait se jouer. Après le supplice de don Luis Perenna, c'était le supplice de Florence. Bourreau monstrueux, l'infirme passait de l'un à l'autre, sans plus de pitié que s'il se fût agi de bête qu'on égorge à l'abattoir. Encore défaillant, il se traîna vers la jeune fille, et, après avoir pris dans un étui de métal bruni une cigarette qu'il alluma, il lui dit avec un raffinement de cruauté : « Lorsque cette cigarette sera entièrement consumée, Florence, ce sera ton tour. Ne la quitte pas des yeux. Ce sont les dernières minutes de ta vie qui s'en vont en cendres. Ne la quitte pas des yeux, et réfléchis. Florence, il faut que tu comprennes bien ceci. L'amoncellement de pierres et de rocs qui surplombent ta tête a toujours été considéré par tous les propriétaires du domaine, et notamment par le vieux Langernault, comme devant s'écrouler un jour ou l'autre… Et moi, moi, depuis des années, avec une patience inlassable et dans l'hypothèse d'une occasion propice, je me suis amusé à l'effriter davantage encore, à le miner par les eaux de la pluie, bref à le travailler de telle sorte que, aujourd'hui, en toute franchise, je ne comprends pas moi-même comment tout cela peut se maintenir en équilibre. Ou plutôt si, je le comprends. Le coup de pioche que j'ai donné tout à l'heure n'était qu'un avertissement. Mais il suffit que j'en donne un autre, au bon endroit, et que je chasse une petite brique qui se trouve coincée entre deux blocs, pour que l'échafaudage s'écroule comme un château de cartes. Une petite brique, Florence, tu entends, une petite brique de rien du tout, que le hasard a fait glisser là, entre deux blocs, et qui les a retenus jusqu'ici. La brique saute, les deux blocs dégringolent, et vlan, c'est la catastrophe. » Il reprit haleine et continua : Après ? Après, voici ce qui a lieu, Florence. Ou bien l'écroulement s'est effectué de telle sorte qu'on ne puisse même pas apercevoir ton cadavre – si jamais on avait l'idée de venir te chercher ici –, ou bien de telle sorte que ce cadavre soit en partie visible – auquel cas je m'empresserais de couper et de faire disparaître les liens qui l'attachent. Et alors que suppose l'enquête ? C'est que Florence Levasseur, poursuivie par la justice, s'est cachée dans une grotte qui s'est écroulée sur elle. Un point, c'est tout. Quelques de profundis pour l'imprudente, et il n'est plus question d'elle. « Quant à moi… Quant à moi, mon œuvre achevée, ma bien-aimée morte, je plie bagages, j'efface soigneusement toutes les traces de mon passage ici, je relève toutes les herbes froissées, je reprends mon automobile, je fais le mort pendant quelque temps, et puis, vlan, coup de théâtre, je réclame les deux cents millions. » Il eut un petit ricanement, tira deux ou trois bouffées de sa cigarette, et ajouta paisiblement : « Je réclame les deux cents millions et je les obtiens. Voilà ce qui est le plus chic. Je les réclame parce que j'y ai droit et je t'ai expliqué tout à l'heure, avant l'intrusion du sieur Lupin, comment, à partir de la seconde même de ta mort, j'y avais le droit le plus légal et le plus irréfutable. Et je les obtiens parce qu'il est humainement impossible de relever contre moi la moindre espèce de preuve. Pas une charge qui m'atteigne. Des soupçons, oui, des présomptions morales, des indices, tout ce que tu voudras, mais pas une preuve matérielle. Personne ne me connaît. L'un m'a vu grand, l'autre petit. Mon nom même est ignoré. Tous mes crimes sont anonymes. Tous mes crimes sont plutôt des suicides ou peuvent s'expliquer par des suicides. Je te le dis, la justice est impuissante. Lupin mort, Florence Levasseur morte, personne au monde ne peut témoigner contre moi. Au cas même où l'on m'arrêterait, il faudrait me relâcher avec le non-lieu définitif. Je serai flétri, exécré, haï, infâme, maudit à l'égal des plus grands malfaiteurs. Mais j'aurai les deux cents millions, et avec ça, ma petite, l'amitié de bien des honnêtes gens ! Je te le répète, Lupin et toi disparus, c'est fini. Il n'y a plus rien, plus rien que quelques papiers et quelques menus objets que j'ai eu la faiblesse de garder jusqu'ici dans ce portefeuille et qui suffiraient, et au-delà, à me faire couper le cou, si je ne devais dans quelques minutes les brûler un à un et en jeter les cendres au fin fond du puits. Ainsi donc, tu le vois, Florence, toutes mes précautions sont prises. Tu n'as à espérer ni compassion d'une part, puisque ta mort représente pour moi deux cents millions, ni secours d'autre part, puisque l'on ignore où je t'ai menée, et qu'Arsène Lupin n'existe plus. Dans ces conditions, choisis, Florence. Le dénouement du drame t'appartient : ou bien ta mort, qui est certaine, inévitable – ou bien… ou bien l'acceptation de mon amour. Réponds oui ou non. Un signe de ta tête décidera de ton sort. Si c'est non, tu meurs. Si c'est oui, je te délivre, nous partons, et, plus tard, lorsque ton innocence sera reconnue, – et je m'en charge ! – tu deviens ma femme. Est-ce oui, Florence ? » Il l'interrogeait avec une anxiété réelle et une fureur contenue qui rendaient sa voix frémissante. Ses genoux se traînaient sur la dalle. Il suppliait et il menaçait, avide d'être exaucé, et presque désireux d'un refus, tellement sa nature le poussait au crime. « Est-ce oui, Florence ? Un signe de tête, si léger qu'il soit, et je te croirai aveuglément, car tu es celle qui ne ment jamais, et ta promesse est sacrée. Est-ce oui, Florence ? Ah ! Florence, réponds donc… C'est de la folie d'hésiter !… Ta vie dépend d'un soubresaut de ma colère… Réponds !… Tiens, regarde, ma cigarette est éteinte… Je la jette, Florence… Un signe de tête… Estce oui ? Est-ce non ? » Il se pencha sur elle et la secoua par les épaules, comme s'il eût voulu la contraindre au signe qu'il exigeait d'elle, mais, soudain, pris d'une sorte de frénésie, il se leva en criant : « Elle pleure ! Elle pleure ! Elle ose pleurer ! Mais, malheureuse, crois-tu que je ne sache pas pourquoi tu pleures ? Ton secret, je le connais, ma petite, et je sais que tes larmes ne viennent pas de ta peur de mourir. Toi ? Mais tu n'as peur de rien ! Non, c'est autre chose… Veux-tu que je te le dise, ton secret ? Mais non, je ne peux pas… je ne peux pas… les mots me brûlent les lèvres. Oh ! la maudite femme ! Ah ! tu l'auras voulu, Florence, c'est toi-même qui veux mourir puisque tu pleures !… c'est toi-même qui veux mourir… » Tout en parlant, il se hâtait d'agir et de préparer l'horrible chose. Le portefeuille en cuir marron qui contenait les papiers, et qu'il avait montré à Florence, était par terre, il l'empocha. Puis, toujours tremblant, il ôta sa veste qu'il jeta sur un arbuste voisin, puis il saisit la pioche et escalada les pierres inférieures. Et il trépignait de rage. Et il vociférait : « C'est toi qui as voulu mourir, Florence. Rien ne peut faire maintenant que tu ne meures pas… Je ne peux même plus voir le signe de ta tête… Trop tard !… Tu l'as voulu… Tant pis pour toi… Ah ! tu pleures !… Tu oses pleurer ! Quelle folie ! » Il était presque au-dessus de la grotte à droite. Sa haine le dressa. Épouvantable, hideux, atroce, les yeux rouges de sang, il introduisit le fer de la pioche entre les deux blocs où la brique se trouvait coincée. Ensuite s'étant mis de côté, bien à l'abri, il donna un coup sur la brique, puis un second. Au troisième, la brique sauta. Ce qui se produisit fut si brusque, la pyramide de débris et de pierres s'effondra avec une telle violence dans le creux de la grotte et devant la grotte que l'infirme lui-même, malgré ses précautions, fut entraîné par l'avalanche et projeté sur l'herbe. Chute sans gravité d'ailleurs et dont il se releva aussitôt en balbutiant : « Florence ! Florence ! » La catastrophe, qu'il avait pourtant préparée d'une façon si minutieuse, et provoquée si férocement, semblait soudain le bouleverser par ses résultats. D'un œil effaré, il cherchait la jeune fille. Il se baissa, il rampa autour du chaos, qu'enveloppait une poussière épaisse. Il regarda dans les interstices. Il ne vit rien. Florence était ensevelie sous les décombres, invisible comme il l'avait prévu, morte. « Morte ! dit-il, les yeux fixes et l'air hébété !... Morte ! Florence est morte ! » De nouveau il tomba dans une prostration absolue, qui peu à peu lui ploya les jambes, l'accroupit et le paralysa. Ses deux efforts, si proches l'un de l'autre, et aboutissant à des cataclysmes dont il avait été le témoin immédiat, paraissaient l'avoir vidé de tout ce qui lui restait d'énergie. Sans haine puisque Arsène Lupin ne vivait plus, sans amour puisque Florence n'existait plus, il avait l'aspect d'un homme qui a perdu la raison même de sa vie. Deux fois ses lèvres articulèrent le nom de Florence. Regrettait-il son amie ? Arrivé au terme de cette effrayante série de forfaits, évoquait-il les étapes parcourues, toutes marquées d'un cadavre ? Est-ce que quelque chose comme l'éveil d'une conscience palpitait au fond de cette brute ? Ou plutôt n'était-ce pas cette sorte de torpeur physique qui engourdit la bête fauve assouvie, repue de chair, ivre de sang, torpeur qui est presque de la volupté ? Pourtant il répéta une fois encore le nom de Florence, et des larmes roulèrent sur ses joues. Il demeura longtemps ainsi, immobile et morne, et lorsque, après avoir avalé de nouveau quelques gorgées de sa drogue, il se remit à l'œuvre, ce fut machinalement, sans cette allégresse qui le faisait sautiller sur ses jambes molles et le menait au crime comme on se rend à une partie de plaisir. Il commença par retourner vers le buisson d'où Lupin l'avait vu émerger. Derrière ce buisson il y avait, entre deux arbres, un abri sous lequel se trouvaient des instruments et des armes, pelles, râteaux, fusils, rouleaux de cordes et de fils de fer. En plusieurs voyages, il les porta près du puits pour les y précipiter en s'en allant. Il examina ensuite chaque parcelle du monticule sur lequel il avait grimpé, afin d'être certain qu'il n'y laissait pas la moindre trace de son passage. Même examen aux endroits de la pelouse où il avait évolué, sauf sur le chemin du puits qu'il se réservait d'explorer en dernier lieu. Les herbes furent redressées, la terre foulée fut soigneusement aplatie. Il semblait soucieux et, tout en pensant à autre chose, il agissait plutôt par habitude de malfaiteur qui sait ce qu'il doit faire. Un petit incident parut le réveiller. Une hirondelle blessée tomba près de lui. D'un geste il la saisit et l'écrasa entre ses mains, la pétrissant comme un chiffon de papier que l'on roule. Et ses yeux brillaient d'une joie barbare, tandis qu'il contemplait le sang qui giclait de la pauvre bête en lui rougissant les mains. Mais comme il jetait le petit cadavre informe dans un fourré, il aperçut aux épines de ce fourré un cheveu blond, et toute sa détresse revint, au souvenir de Florence. Il s'agenouilla devant la grotte écroulée. Puis, cassant deux bouts de bois, il les plaça en forme de croix sous une des pierres. Comme il était courbé, de la poche de son gilet un petit miroir glissa, et, heurtant un caillou, se brisa. Ce signe de malheur le frappa vivement. Il jeta autour de lui un regard méfiant, et, tout frémissant d'inquiétude, comme s'il se fût senti menacé par des puissances invisibles, il murmura : « J'ai peur… Allons-nous-en, allons-nous-en… » Sa montre marquait alors la demie de quatre heures. Il prit son veston sur l'arbuste où il l'avait posé, enfila les manches, et il se mit à chercher dans la poche extérieure de droite. C'est là qu'il avait mis ce portefeuille en cuir marron qui renfermait ses papiers. « Tiens, fit-il très étonné… il me semblait pourtant bien… » Il fouilla la poche extérieure de gauche, puis celle de côté, en haut, puis, avec une agitation fébrile, toutes les poches intérieures. Le portefeuille n'y était pas. Et, chose stupéfiante, aucun des autres objets dont la présence dans les poches de son veston ne faisait pour lui aucune espèce de doute ne s'y trouvait, ni son étui à cigarettes, ni sa boîte d'allumettes, ni son carnet. Il fut confondu. Son visage se décomposa. Il balbutia des mots incompréhensibles, tandis que la plus redoutable des idées s'emparait de son esprit au point de lui apparaître aussitôt comme une vérité certaine : Il y avait quelqu'un dans l'enceinte du Vieux-Château. Il y avait quelqu'un dans l'enceinte du Vieux Château ! Et ce quelqu'un se cachait actuellement aux environs des ruines, dans les ruines peut-être ! Et ce quelqu'un l'avait vu ! Et ce quelqu'un avait assisté à la mort d'Arsène Lupin et à la mort de Florence Levasseur ! Et ce quelqu'un, profitant de son inattention, et connaissant par ses paroles à lui l'existence des papiers, avait fouillé le veston et vidé les poches ! Sa figure exprima cet émoi de l'homme habitué aux actes des ténèbres et qui sait tout à coup que des yeux l'ont surpris dans ses besognes détestables, et que les mêmes yeux, maintenant, épient ses gestes et voient celui qui n'a jamais été vu. D'où partait ce regard qui le troublait comme le grand jour trouble l'oiseau de nuit ? Était-ce le regard d'un intrus caché par hasard ou d'un ennemi acharné à le perdre ? Était-ce un complice d'Arsène Lupin, un ami de Florence, un affilié de la police ? Et cet adversaire se contentait-il du butin ou se préparait-il à l'attaquer ? L'infirme n'osait bouger. Il était là, exposé aux agressions, en terrain découvert, sans rien pour le protéger contre des coups qui pourraient partir avant même qu'il sût où se trouvait l'adversaire. À la fin cependant l'imminence du péril lui rendit quelque vigueur. Immobile encore, il inspecta d'abord les alentours avec une attention si aiguë qu'il semblait qu'aucun détail n'eût pu lui échapper. Que ce fût entre les pierres du chaos ou derrière les buissons, ou que ce fût à l'abri du grand rideau de lauriers, il eût avisé la silhouette la plus indistincte. Ne voyant personne, il avança. Sa béquille le soutenait. Il marchait sans que ses pas et sans que cette béquille, terminée probablement par un bouton de caoutchouc, fissent le moindre bruit. La main droite tendue serrait un revolver. L'index pesait sur la détente. Le plus petit effort de volonté, moins que cela même, l'ordre spontané de son instinct, et la balle supprimait l'ennemi. Il se dirigeait vers la gauche. Il y avait, de ce côté, entre la pointe extrême des lauriers et les premières roches éboulées, un petit chemin de briques qui devait être plutôt le faîte d'un mur enseveli. Ce chemin, par lequel l'ennemi avait pu venir, sans laisser de traces, jusqu'à l'arbuste qui portait le veston, l'infirme le suivit. Les dernières branches des lauriers le gênant, il les écarta. Des masses de buissons s'entremêlaient. Pour les éviter il longea la base du monticule. Puis il fit encore quelques pas, contournant une roche énorme. Et alors, subitement, il recula et perdit presque l'équilibre, tandis que sa béquille tombait et que le revolver lui échappait des mains. Ce qu'il venait d'apercevoir, ce qu'il apercevait, était bien le spectacle le plus terrifiant qu'il lui fût possible de considérer. En face de lui, dix pas plus loin, ce n'était pas un homme qui se dressait, les mains dans les poches, les jambes croisées, l'une de ses épaules légèrement appuyée contre la paroi de la roche. Ce n'était pas et ce ne pouvait pas être un homme, puisque cet homme, l'infirme le savait, était mort, d'une mort d'où personne ne revient. C'était donc un fantôme, et cela, cette apparition d'outre-tombe, portait l'épouvante de l'infirme à ses dernières limites. Il grelottait, repris de fièvre et de nouveau défaillant. Ses yeux agrandis contemplaient l'inconcevable phénomène. Tout son être rempli de croyances et de peurs sataniques, ployait sous le fardeau d'une vision à laquelle chaque seconde ajoutait un surcroît d'horreur. Incapable de fuir, incapable de se défendre, il s'affaissa sur les genoux. Et il ne pouvait détacher son regard de ce mort, que, une heure à peine auparavant, il avait enseveli dans les profondeurs d'un puits, sous un linceul de pierres et de granit. Le fantôme d'Arsène Lupin ! Un homme, on le vise, on tire sur lui, et on le tue. Mais un fantôme ! un être qui n'existe pas, et qui pourtant dispose de toutes les forces surnaturelles !… À quoi bon lutter contre les machinations infernales de ce qui n'est plus ? À quoi bon ramasser l'arme tombée et la braquer sur le spectre impalpable d'Arsène Lupin ? Et il vit cette chose incompréhensible : le fantôme sortit les mains de ses poches. L'une d'elles tenait un étui à cigarettes, et l'infirme reconnut ce même étui de métal bruni qu'il avait cherché vainement ! Comment douter alors que l'être qui avait fouillé le veston ne fût justement celui-là qui ouvrait l'étui, qui choisissait une cigarette et qui faisait craquer une allumette, prise, elle aussi, clans une boîte appartenant à l'infirme ! Miracle ! une flamme réelle jaillit de l'allumette ! Prodige inouï ! des volutes de fumée montèrent de la cigarette, une fu- mée véritable dont l'odeur particulière, que l'infirme connaissait bien, lui parvint aussitôt. Il se cacha la tête entre les mains. Il ne voulait plus voir. Fantôme ou hallucination, émanation de l'autre monde ou image née de ses remords et projetée par lui, il ne voulait plus que ses yeux en fussent torturés. Mais il perçut le bruit, de plus en plus distinct, d'un pas qui s'en venait ! Il sentit une présence étrangère qui évoluait autour de lui ! Un bras se tendit ! Une main lui tenailla la chair d'une étreinte irrésistible ! Et il entendit des mots prononcés par une voix qui était, à ne s'y pas tromper, la voix humaine et vivante d'Arsène Lupin : « Eh bien, voyons, cher monsieur, dans quel état nous mettons-nous ? Certes, je comprends tout ce que mon brusque retour a d'insolite et même d'inconvenant, mais enfin il ne faut pas se frapper outre mesure. On a vu des choses beaucoup plus extraordinaires, comme l'arrêt du soleil par Josué… ou des cataclysmes beaucoup plus sensationnels, comme le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Le sage doit ramener les événements à leur juste mesure, et ne pas les juger d'après leur action sur son propre destin, mais d'après leur retentissement sur la fortune du monde. Or, avouez-le, votre petite mésaventure est tout individuelle, et n'affecte en rien l'équilibre planétaire. Marc-Aurèle a dit, page 84 de l'édition Hachette… » L'infirme avait eu le courage de relever la tête, et la réalité lui apparaissait maintenant avec une telle précision qu'il ne pouvait plus se dérober devant ce fait indiscutable : Arsène Lupin n'était pas mort ! Arsène Lupin, qu'il avait précipité dans les entrailles de la terre et qu'il avait écrasé aussi sûrement que l'on écrase un insecte avec le fer d'un marteau, Arsène Lupin n'était pas mort ! Comment s'expliquait un mystère aussi stupéfiant, l'infirme ne pensait même pas à se le demander. Cela seul importait : Arsène Lupin n'était pas mort. Les yeux d'Arsène Lupin regardaient et sa bouche articulait, comme des yeux et comme une bouche d'homme vivant. Arsène Lupin n'était pas mort. Il respirait. Il souriait. Il parlait. Il vivait ! Et c'était si bien de la vie que le bandit avait en face de lui que, poussé soudain par un ordre de sa nature et par sa haine implacable contre la vie, il s'aplatit tout de son long, atteignit son revolver, l'empoigna et tira. Il tira, mais trop tard. D'un coup de bottine, don Luis avait fait dévier l'arme. D'un autre coup, il la fit sauter des mains de l'infirme. Celui-ci grinça de rage, et, tout de suite, hâtivement, se mit à fouiller dans ses poches. « C'est ça que vous désirez, monsieur ? fit don Luis en montrant une sorte de seringue, chargée d'un liquide jaunâtre. Excusez-moi, mais j'ai eu peur que, par suite d'un faux mouvement, vous ne vous piquiez vous-même. Or, ce serait là, n'est-ce pas ? une piqûre mortelle, et je ne me le pardonnerais pas. » L'infirme était désarmé. Il hésita un moment, étonné que l'adversaire ne l'attaquât pas de façon plus violente, et cherchant à profiter de ce délai. Ses yeux, petits et clignotants, erraient autour de lui, en quête d'un projectile. Mais une idée parut l'assaillir et, peu à peu lui rendre confiance, et, dans un nouvel accès de joie, vraiment inattendu, il lâcha son éclat de rire le plus strident. « Et Florence ! s'exclama-t-il. N'oublions pas Florence. Car je te tiens par là. Si je te rate avec mon revolver, si tu m'as volé mon poison, j'ai un autre moyen de t'atteindre, et en plein cœur ! N'est-ce pas que tu ne peux pas vivre sans Florence ? Florence morte, c'est ta condamnation, n'est-ce pas ? Florence morte, toi-même tu te passes la corde au cou ? N'est-ce pas ? n'est-ce pas ? » Don Luis répondit : vre. « En effet, si Florence mourait, je ne pourrais pas lui survi- – Elle est morte, s'écria le bandit avec un redoublement de gaieté et en sautillant sur ses genoux. Morte ! ce qui s'appelle morte ! Que dis-je ! plus que morte ! Un mort, ça conserve quelque temps encore l'apparence d'un vivant. Mais là c'est bien mieux ! Plus de cadavre, Lupin, une bouillie de chair et d'os ! Tout l'échafaudage des blocs de pierre lui a dégringolé dessus ! Tu vois ça d'ici, hein ! Quel spectacle ! Allons, vite, à ton tour de déménager. Veux-tu un bout de corde ? Ah ! ah ! ah ! C'est à crever de rire. Mais je te l'avais dit, Lupin, rendez-vous devant la porte de l'enfer. Vite, la bien-aimée t'attend. Tu hésites ? Et la vieille politesse française ! Est ce qu'on fait attendre une femme ? Au galop, Lupin ! Florence est morte ! » Il disait cela avec une réelle volupté, comme si ce seul mot lui eût paru délicieux. Don Luis n'avait pas sourcillé. Il prononça simplement, en hochant la tête : « Quel dommage ! » L'infirme sembla pétrifié. Toutes ses contorsions de joie, toute sa mimique triomphale furent arrêtées net. Il balbutia : « Hein ? Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ? – Je dis, déclara don Luis, qui ne se départait pas de son calme et de sa courtoisie et continuait à ne pas tutoyer l'infirme, je dis, cher monsieur, que vous avez commis une mauvaise action. Je n'ai jamais rencontré une nature plus noble et plus digne d'estime que Mlle Levasseur. Sa beauté incomparable, sa grâce, l'harmonie de sa taille, sa jeunesse, méritaient un autre traitement. En vérité, il serait regrettable qu'un tel chef-d'œuvre n'existât plus. » L'infirme restait stupide. La sérénité de don Luis le déconcertait. Il articula d'une voix blanche : « Je te répète qu'elle n'existe plus. Tu n'as donc pas vu la grotte ? Florence n'existe plus ! – Je ne veux pas le croire, fit don Luis paisiblement. S'il en était ainsi l'aspect des choses ne serait plus le même. Il y aurait des nuages au ciel. On n'entendrait pas chanter les oiseaux, et la nature aurait un air de deuil. Or, les oiseaux chantent, le ciel est bleu, toutes les choses sont à leur place, l'honnête homme est vivant, et le bandit se traîne à ses pieds. Comment Florence ne vivrait-elle pas ? » Un long silence suivit ces paroles. Les deux ennemis, à trois pas l'un de l'autre, se regardaient dans les yeux, don Luis toujours aussi tranquille, l'infirme en proie à l'angoisse la plus folle. Le monstre comprenait. Si obscure que fût la vérité, elle lui apparaissait avec tout l'éclat d'une certitude aveuglante ; Florence Levasseur, elle aussi, vivait ! Humainement, matériellement, cela n'était pas dans les choses possibles. Mais la résurrection de don Luis non plus n'était pas dans les choses possibles, et pourtant don Luis vivait, et son visage ne portait même pas la trace d'une égratignure, et ses vêtements ne semblaient même pas déchirés ou souillés. Le monstre se sentit perdu. L'homme qui le tenait entre ses mains implacables était de ceux dont le pouvoir n'a pas de limites. Il était de ceux qui s'échappent des bras mêmes de la mort et qui arrachent victorieusement à la mort les êtres dont ils ont pris la garde. Le monstre reculait, peu à peu, traînant ses genoux sur le petit sentier de briques. Il reculait. Il passait devant le chaos qui recouvrait l'ancien emplacement de la grotte, et il ne tourna pas les yeux de ce côté, comme s'il eût eu la conviction définitive que Florence était sortie saine et sauve du formidable sépulcre. Il reculait. Don Luis l'avait quitté du regard et, occupé à défaire un rouleau de corde qu'il avait ramassé, paraissait ne plus se soucier de lui. Il reculait. Et brusquement, ayant observé l'ennemi, il pivota sur luimême, se dressa d'un effort sur ses jambes molles, et se mit à courir dans la direction du puits. Vingt pas l'en séparaient. Il atteignit la moitié, les trois quarts de la distance. Déjà l'orifice s'ouvrait devant lui. Il étendit les bras, du geste d'un homme qui veut piquer une tête, et il s'élança. Son élan fut brisé. Il roula sur le sol, ramené brutalement en arrière et les bras serrés si violemment autour du buste qu'il ne pouvait plus remuer. C'était don Luis qui, ne le perdant pas de vue, avait jeté sa corde préparée à la manière d'un lasso, et lui avait, au moment même où il se précipitait dans l'abîme, enroulé autour du corps une boucle solide. Quelques secondes l'infirme se débattit. Mais le nœud coulant lui sciait les chairs. Il ne bougea plus. C'était fini. Alors don Luis Perenna, qui le tenait au bout de la laisse, s'en vint vers lui et acheva de le lier avec le reste de la corde. L'opération fut minutieuse. Don Luis s'y reprit à plusieurs fois, utilisant aussi les rouleaux de cordes que le bandit avait apportés près du puits et le bâillonnant à l'aide d'un mouchoir. Et, tout en s'appliquant à son ouvrage, il expliquait d'un ton de politesse affectée : Voyez-vous, monsieur, les gens se perdent toujours par excès de confiance. Ils n'imaginent pas que leurs adversaires puissent avoir des ressources qu'ils n'ont pas. Ainsi, quand vous m'avez fait tomber dans votre traquenard, comment avez-vous pu supposer, cher monsieur, qu'un homme comme moi, qu'un homme comme Arsène Lupin, accroché au bord d'un puits, ayant les avant-bras posés sur le rebord et les pieds contre la paroi intérieure, se laisserait choir comme le premier venu ? Voyons, vous étiez à quinze ou vingt mètres, et je n'aurais pas eu la force de remonter d'un bond ni le courage d'affronter les balles de votre revolver, alors justement qu'il s'agissait de sauver Florence Levasseur et de me sauver moi-même ! Mais, mon pauvre monsieur, le plus minime effort eût suffi, soyez-en convaincu. Si je ne l'ai pas tenté, cet effort, c'est que j'avais mieux à faire, infiniment mieux. Et je vais vous dire pourquoi, si toutefois vous êtes curieux de le savoir. Oui ? Apprenez donc, monsieur, que, du premier coup, mes genoux et mes pieds, en s'arc-boutant contre les parois extérieures, avaient démoli, je m'en rendis compte pas la suite, une mince couche de plâtre qui fermait, à cet endroit, une ancienne excavation pratiquée dans le puits. Heureuse chance, n'est-ce pas ? et de nature à modifier la situation. Aussitôt mon plan fut établi. Tout en jouant ma petite comédie du monsieur qui va tomber dans un gouffre, tout en me composant le visage le plus effaré, les yeux les plus écarquillés et le rictus le plus hideux, j'agrandis cette excavation de manière à rejeter les carreaux de plâtre devant moi pour que leur chute ne fît aucun bruit. Le moment venu, à la seconde même où mon visage défaillant disparut à vos yeux, moi, tout simplement, et grâce à un tour de reins qui ne manquait pas d'audace, je sautais dans ma retraite. J'étais sauvé. « J'étais sauvé, puisque précisément cette retraite se creusait du côté où vous étiez en train d'évoluer, et que, obscure ellemême, elle ne projetait dans le puits aucune lumière. Dès lors il me suffisait d'attendre. J'écoutai paisiblement vos discours et vos menaces. Je laissai passer vos projectiles. Et, vous supposant reparti vers Florence, je m'apprêtais à sortir de mon refuge, à revenir à la clarté du jour et à vous tomber sur le dos, lorsque… » Don Luis retourna l'infirme, comme on fait d'un paquet que l'on ficelle, et il reprit : « Avez-vous visité, sur les bords de la Seine, en Normandie, le vieux château féodal de Tancarville ? Non ? Eh bien, vous saurez qu'il y a là, hors des ruines du donjon, un ancien puits, qui offre, comme bien d'autres puits de l'époque, cette particularité d'avoir deux orifices, l'un au sommet qui s'ouvre vers le ciel, l'autre un peu en dessous, creusé latéralement dans la paroi et qui s'ouvrait sur une des salles du donjon. À Tancarville, ce second orifice est aujourd'hui fermé par une grille. Ici il fut muré par une couche de cailloux et de plâtre. Et c'est justement le souvenir de Tancarville qui me fit rester, d'autant que rien ne pressait puisque vous aviez eu la gentillesse de m'avertir que Florence ne me rejoindrait pas dans l'autre monde avant quatre heures. « J'examinai donc mon refuge, et, comme j'en avais eu l'intuition, je constatai que c'était le sous-sol d'une construction aujourd'hui démolie et sur les ruines de laquelle le jardin avait été aménagé. Ma foi, je m'avançai à tâtons, en suivant la direction qui, au-dessus, m'eût mené vers la grotte. Mes pressentiments ne me trompèrent pas. Un peu de jour filtrait au haut d'un escalier dont j'avais heurté la marche inférieure. Je montai. En haut, je distinguai le bruit de votre voix. » Coup sur coup, don Luis retourna l'infirme, non sans quelque brusquerie. Puis il continua : « Je tiens à vous répéter, cher monsieur, que le dénouement eût été exactement semblable si je vous avais attaqué directement, et dès le début, par la voie de terre. Mais, cette réserve faite, j'avoue que le hasard m'a bien servi. Souvent contrarié par lui au cours de notre lutte, cette fois je n'ai pas à me plaindre, et je me sentais tellement en veine que je ne doutai pas une seconde que, après m'avoir offert l'entrée de la voie souterraine, il ne me conduisît à la sortie. De fait, je n'eus qu'à retirer doucement vers moi le frêle obstacle de quelques briques accumulées qui masquaient cet orifice, pour pénétrer librement au milieu des éboulements du donjon. Guidé par le son de votre voix, je me glissai entre les pierres, et j'arrivai ainsi au fond de la grotte où se trouvait Florence. C'est amusant, n'est-ce pas, cher monsieur ? et vous voyez tout ce qu'il y avait de comique à vous entendre tenir vos petits discours : « Réponds oui ou non, Florence. Un signe de ta tête décidera de ton sort. Si c'est oui, je te délivre. Si c'est non, tu meurs. Réponds donc, Florence. Un signe de tête… Est-ce oui ? Est ce non ? Et la fin surtout fut délicieuse, lorsque vous avez grimpé sur le dessus de la grotte et que vous gueuliez de là-haut : C'est toi qui as voulu mourir, Florence ! Tu l'as voulu. Tant pis pour toi ! Pensez donc, comme c'était drôle ! À ce moment-là, il n'y avait plus personne clans la grotte ! Personne ! D'un seul effort, j'avais attiré Florence vers moi et l'avais mise à l'abri. Et tout ce que vous avez pu écraser avec votre dégringolade de blocs, c'est peut-être une ou deux araignées et quelques mouches qui rêvassaient sur les dalles. Et voilà, le tour était joué, et la comédie s'achevait. Premier acte : Arsène Lupin sauvé. Deuxième acte : Florence Levasseur sauvée. Troisième et dernier acte : Monsieur le monstre foutu. Et combien ! » Don Luis se releva, et contemplant son ouvrage d'un œil satisfait : « T'as l'air d'un boudin, s'écria-t-il, repris par sa nature gouailleuse et par son habitude de tutoyer ses ennemis… un vrai boudin ! Pas très gros, le monsieur. Un saucisson de Lyon pour famille pauvre ! Mais bah ! tu n'y mets aucune coquetterie, je présume ? D'ailleurs tu n'es pas plus mal comme ça qu'à l'ordinaire, et en tout cas tu es absolument approprié à la petite gymnastique de chambre que je te propose. Tu vas voir ça… une idée à moi vraiment originale. T'impatiente pas. » Il prit un des fusils que le bandit avait apportés, et il attacha au milieu de ce fusil l'extrémité d'une corde qui avait environ douze ou quinze mètres de long, et dont il fixa l'autre bout aux cordes qui ligotaient l'infirme, à la hauteur du dos. Ensuite il saisit le captif à bras-le-corps et le tint suspendu au-dessus du puits. « Ferme les yeux si tu as le vertige. Et surtout ne crains rien. Je suis très prudent. Tu es prêt ? » Il laissa glisser l'infirme dans le trou béant et saisit ensuite la corde qu'il venait d'attacher. Alors, peu à peu, pouce par pouce, avec précaution, de manière qu'il ne se cognât point, le paquet fut descendu à bout de bras. Lorsqu'il parvint à une douzaine de mètres de profondeur, le fusil posé en travers du puits l'arrêta, et il demeura là, suspendu dans les ténèbres et au centre de l'étroite circonférence. Don Luis alluma plusieurs bouchons de papier qui dégringolèrent en tournoyant et jetèrent sur les parois des lueurs sinistres. Puis, incapable de résister à l'attrait d'une dernière apostrophe, il se pencha comme l'avait fait le bandit et ricana : « L'endroit est choisi pour que tu n'attrapes pas de rhume de cerveau. Que veux-tu ? Je te soigne. J'ai promis à Florence de ne pas te tuer, et au gouvernement français de te livrer autant que possible vivant. Seulement, comme je ne savais que faire de toi jusqu'à demain matin, je t'ai mis au frais. Le truc est joli, n'est-ce pas ? et, ce qui ne saurait te déplaire, vraiment conforme à tes procédés. Mais oui, réfléchis. Le fusil ne repose à ses deux bouts que sur une longueur de deux ou trois centimètres. Alors, pour peu que tu gigotes, pour peu que tu bouges, si seulement tu respires trop fort, le canon ou la crosse flanche, et c'est l'immédiat et fatal plongeon. Quant à moi, je n'y suis pour rien ! Si tu meurs, c'est un bon petit suicide. Tu n'as qu'à ne pas remuer, mon bonhomme. « Et l'avantage de ma petite mécanique, c'est qu'elle te donne un avant-goût des quelques nuits qui précèderont l'heure suprême où on te coupera la tête. D'ores et déjà tu te trouves en face de ta conscience, nez à nez avec ce qui te sert d'âme, sans rien qui dérange votre silencieux colloque. Je suis gentil, hein ! cher ami ? Allons, je te laisse. Et, souviens-toi, pas un geste, pas un soupir, pas un clignement de paupières, pas un battement de cœur. Ne rigole pas surtout ! Si tu rigoles, tu es dans le lac. Médite, c'est ce que tu as de mieux à faire. Médite et attends. Au revoir, monsieur. » Et don Luis, satisfait de son discours, s'éloigna en murmurant : « Voilà qui est bien. Je n'irai pas jusqu'à dire avec Eugène Sue qu'il faut crever les yeux des grands criminels. Mais, tout de même, une bonne petite punition physique, assaisonnée d'angoisse, c'est équitable, hygiénique et moral. » Don Luis s'en alla et, reprenant le chemin de briques, contournant le chaos des ruines, il se dirigea, par un sentier qui descendait le long du mur d'enceinte, vers un bosquet de sapins où il avait mis Florence à l'abri. Elle attendait, toute meurtrie encore de l'effroyable supplice enduré, mais déjà vaillante, maîtresse d'elle-même, et sans inquiétude, eût-on dit, sur l'issue du combat qui mettait don Luis aux prises avec l'infirme. « C'est terminé, fit-il simplement. Demain, je le livrerai à la justice. » Un frisson la secoua, mais elle se tut, tandis que don Luis Perenna l'observait en silence. C'était la première fois qu'ils se retrouvaient ensemble et seuls, depuis que tant de drames les avaient séparés et projetés ensuite l'un contre l'autre comme des ennemis implacables, et don Luis en éprouva une telle émotion qu'il ne put dire à la fin que des phrases insignifiantes, sans rapport avec les pensées qui le bouleversaient : « En suivant ce mur, et en bifurquant vers la gauche, nous allons retrouver l'automobile… Vous ne serez pas trop fatiguée pour marcher jusque-là ?… Une fois dans l'automobile, nous irons à Alençon… Il y a un hôtel très paisible près de la place principale… vous pourrez y attendre que les événements pren- nent pour vous une tournure favorable… et cela ne saurait tarder, puisque le coupable est pris. – Marchons », dit-elle. Il n'osa pas lui proposer de la soutenir. D'ailleurs elle avançait sans défaillance, et son buste harmonieux ondulait sur ses hanches du même rythme égal. Don Luis retrouvait pour elle toute son admiration et toute sa ferveur amoureuse. Pourtant jamais encore elle ne lui avait semblé plus lointaine qu'en ce moment où, par des miracles d'énergie, il venait de lui sauver la vie. Elle n'avait pas eu pour lui un remerciement, ni même un de ces regards un peu adoucis qui récompensent l'effort, et elle demeurait comme au premier jour la créature mystérieuse dont il n'avait jamais compris l'âme secrète et sur qui l'orage même d'événements si formidables n'avait pas jeté la moindre lumière. Que pensait-elle ? Que voulait-elle ? Vers quoi se dirigeait-elle ? Problèmes obscurs qu'il n'espérait plus résoudre. Désormais chacun d'eux ne pourrait se souvenir de l'autre qu'avec colère et rancune. « Eh bien, non, se dit-il, comme elle prenait place dans la limousine, eh bien, non, la séparation n'aura pas lieu de cette manière. Les mots qui doivent être prononcés entre nous le seront tous, et, qu'elle le veuille ou non, je déchirerai les voiles dont elle s'enveloppe. » Le trajet fut rapide. À l'hôtel d'Alençon, don Luis fit inscrire Florence sous un nom quelconque, puis, l'ayant laissée seule, une heure plus tard il vint frapper à sa porte. Cette fois encore il n'eut pas le courage d'aborder tout de suite la question comme il l'avait décidé. Il y avait d'ailleurs d'autres points qu'il voulait éclaircir sur-le-champ. « Florence, dit-il, avant de livrer cet homme, je voudrais savoir ce qu'il fut pour vous. – Un ami, un ami malheureux et dont j'avais pitié, affirmat-elle. Aujourd'hui, j'ai du mal à comprendre ma pitié pour un tel monstre. Mais il y a quelques années, quand je le connus, c'est pour sa faiblesse, pour sa misère physique, pour tous les symptômes de mort prochaine qui déjà le marquaient, c'est pour cela que je m'attachai à lui. Il eut l'occasion de me rendre quelques services, et bien qu'il vécût une vie cachée, qui me troublait par certains côtés, il prit peu à peu sur moi, et à mon insu, beaucoup d'empire. J'avais foi dans son dévouement absolu, et lorsque l'affaire Mornington éclata, ce fut lui qui, je m'en rends compte maintenant, me dirigea et, plus tard, dirigea Gaston Sauverand. Ce fut lui qui me contraignit au mensonge et à la comédie, en me persuadant qu'il travaillait pour le salut de Marie-Anne. Ce fut lui qui nous inspira contre vous tant de défiance, et qui nous habitua si bien à garder le silence sur lui et sur tous ses actes, que Gaston Sauverand, dans son entrevue avec vous, n'osa même pas parler de lui. Comment ai-je pu être aveugle à ce point, je l'ignore. Mais il en fut ainsi. Rien ne m'a éclairée. Rien n'a pu faire que je soupçonne un instant cet être inoffensif, malade, qui passait la moitié de sa vie dans les maisons de santé et dans les cliniques, qui a subi toutes les opérations possibles, et qui, s'il me parlait quelquefois de son amour, ne pouvait cependant espérer… » Florence n'acheva pas. Ses yeux venaient de rencontrer ceux de don Luis, et elle avait l'impression profonde qu'il n'écoutait point ce qu'elle disait. Il la regardait, et c'était tout. Les phrases prononcées tombaient dans le vide. Pour don Luis les explications relatives au drame lui-même ne signifiaient rien, tant que la lumière ne serait pas faite sur le seul point qui l'intéressât, sur les pensées obscures de Florence à son égard, pensées d'aversion, pensées de mépris. En dehors de cela, toute parole était vaine et fastidieuse. Il s'approcha de la jeune fille, et lui dit à voix basse : « Florence, Florence, vous connaissez les sentiments que j'ai pour vous, n'est-ce pas ? » Elle rougit, interdite, comme si cette question eût été la plus imprévue de toutes les questions. Pourtant ses yeux ne se baissèrent point, et elle répliqua franchement : « Oui, je les connais. – Mais peut-être, reprit-il avec plus de force, en ignorezvous toute la profondeur ? Peut-être ne savez-vous pas que ma vie n'a pas d'autre but que vous ? – Je sais cela aussi, dit-elle. – Alors, si vous le savez, dit-il, je dois en conclure que c'est là précisément la cause de votre hostilité contre moi. Dès le début j'ai été votre ami et je n'ai cherché qu'à vous défendre. Et pourtant, dès le début, j'ai senti que j'étais pour vous l'objet d'une aversion à la fois instinctive et raisonnée. Jamais je n'ai vu dans vos yeux autre chose que de la froideur, de la gêne, du mépris, de la répulsion même. Aux instants de péril, lorsqu'il s'agissait de votre vie ou de votre liberté, vous risquiez toutes les imprudences plutôt que d'accepter mon secours. J'étais l'ennemi, celui dont on se méfie et auquel on ne pense qu'avec une sorte d'effroi. N'est-ce pas la haine, cela ? Et n'est-ce pas par la haine seulement qu'on peut expliquer une telle attitude ? » Florence ne répondit pas sur-le-champ. Il semblait qu'elle reculât le moment de prononcer les mots qui montaient à ses lèvres. Son visage amaigri par la fatigue et par la détresse avait plus de douceur qu'à l'ordinaire. « Non, dit-elle, il n'y a pas que la haine qui explique une pareille attitude. » Don Luis fut stupéfait. Il ne comprenait pas bien le sens de cette réponse, mais l'intonation que Florence y avait apportée le troublait infiniment, et voilà que les yeux de Florence n'avaient plus leur expression habituelle de dédain, et qu'ils s'emplissaient de grâce et de sourire. Et c'était la première fois qu'elle souriait devant-lui. « Parlez, parlez, je vous en supplie, balbutia-t-il. – Je veux dire, reprit-elle, qu'il y a un autre sentiment qui explique la froideur, la défiance, la crainte, l'hostilité. Ce n'est pas toujours ceux qu'on déteste que l'on fuit avec le plus d'épouvante, et, si l'on fuit, c'est bien souvent parce qu'on a peur de soi, et qu'on a honte, et qu'on se révolte, et qu'on veut résister, et qu'on veut oublier, et qu'on ne peut pas… » Elle se tut, et comme il tendait vers elle des mains éperdues, et comme il implorait d'elle des mots et des mots encore, elle hocha la tête, signifiant ainsi qu'elle n'avait pas besoin de parler davantage pour qu'il pénétrât entièrement au fond de son âme et découvrît le secret d'amour qu'elle y dissimulait. Don Luis chancela. Il était ivre de bonheur, et presque endolori par ce bonheur imprévu. Après les moments horribles qui venaient de s'écouler dans le décor impressionnant du VieuxChâteau, il lui paraissait fou d'admettre qu'une félicité aussi extravagante pût s'épanouir soudain dans le cadre banal de cette chambre d'hôtel. Il eût voulu de l'espace autour de lui, des forêts, des montagnes, la clarté de la lune, la splendeur d'un soleil qui se couche, toute la beauté et toute la poésie du monde. Du premier coup, il atteignit à la cime la plus haute du bonheur. La vie même de Florence s'évoquait devant lui depuis l'instant de leur rencontre jusqu'à la minute tragique où l'infirme, penché sur elle, et voyant ses yeux pleins de larmes, hurlait : « Elle pleure ! Elle ose pleurer ! Quelle folie ! Mais ton secret, je le connais, Florence ! Et tu pleures ! Florence, Florence, c'est toimême qui auras voulu mourir ! » Secret d'amour, élan de passion qui, dès le premier jour, l'avait jetée toute frémissante vers don Luis, et qui, la déconcertant, l'emplissant de frayeur, lui semblant une trahison envers Marie-Anne et envers Sauverand, tour à tour l'éloignant et la rapprochant de celui qu'elle aimait et qu'elle admirait pour son héroïsme et pour sa loyauté, la déchirant de remords et la bouleversant comme un crime, en fin de compte la livrait, sans force et désemparée, à l'influence diabolique du bandit qui la convoitait. Don Luis ne savait que faire, ne savait avec quels mots exprimer son délire. Ses lèvres tremblaient, ses yeux se mouillaient. Obéissant à sa nature, il eût saisi la jeune fille et l'eût embrassée comme un enfant embrasse, à pleine bouche et à plein cœur. Mais un sentiment trop respectueux le paralysait. Et, vaincu par l'émotion, il tomba aux pieds de la jeune fille en bégayant des mots d'amour et d'adoration. Chapitre X Le clos des lupins Le lendemain matin, un peu avant neuf heures, Valenglay causait chez lui avec le préfet de police, et demandait : « Ainsi, vous êtes de mon avis, Desmalions ? Il va venir ? – Je n'en doute pas, monsieur le président. Et il viendra selon la règle d'exactitude qui domine toute cette aventure. Il viendra, par coquetterie, au dernier coup de neuf heures. – Vous croyez ?… Vous croyez ?… – Monsieur le président, j'ai pratiqué cet homme-là depuis plusieurs mois. Au point où les choses en sont arrivées, placé entre la mort et la vie de Florence Levasseur, s'il ne démolit pas le bandit qu'il pourchasse, et s'il ne le ramène pas pieds et poings liés, c'est que Florence Levasseur est morte, et c'est que lui, Arsène Lupin, est mort. – Or, Lupin est immortel, dit Valenglay en riant. Vous avez raison. Et d'ailleurs, je suis entièrement de votre avis. Personne ne serait plus stupéfait que moi si à l'heure tapante notre excellent ami n'était pas ici. Vous m'avez dit qu'on vous avait téléphoné d'Angers, hier ? – Oui, monsieur le président. Nos hommes venaient de voir don Luis Perenna. Il les avait devancés en aéroplane. De- puis, ils m'ont téléphoné une seconde fois du Mans, où ils venaient de faire une enquête dans une remise abandonnée. – L'enquête était déjà faite par Lupin, soyons-en sûrs, et nous allons en connaître les résultats. Tenez, neuf heures sonnent. » Au même instant, on entendit le ronflement d'une automobile. Elle s'arrêta devant la maison et, tout de suite, un coup de timbre. Les ordres étaient donnés. On fit entrer le visiteur. La porte s'ouvrit, et don Luis Perenna apparut. Certes pour Valenglay et le préfet de police, il n'y avait rien là qui ne fût prévu, puisque le contraire, ils le disaient, les eût justement surpris. Mais cependant leur attitude trahit, malgré tout, cette sorte d'étonnement qu'on éprouve devant les choses qui dépassent la mesure humaine. « Et alors ? s'écria vivement le président du conseil. – Ça y est, monsieur le président. – Vous avez mis la main sur le bandit ? – Oui. – Nom d'un chien ! murmura Valenglay, vous êtes un rude homme. » Et il reprit : « Et ce bandit ? Un colosse évidemment, une brute malfaisante et indomptable ? – Un infirme, monsieur le président, un dégénéré… responsable certes, mais en qui les médecins pourront constater toutes les déchéances, maladie de la moelle épinière, tuberculose, etc. – Et c'est cet homme-là que Florence Levasseur aimait ? – Oh ! monsieur le président, s'exclama don Luis avec force, Florence n'a jamais aimé ce misérable. Elle ressentait pour lui la pitié que l'on a pour quelqu'un qui est destiné à une mort prochaine, et c'est par pitié qu'elle lui laissa espérer que, plus tard, dans un avenir indéterminé, elle l'épouserait. Pitié de femme, monsieur le président, et fort explicable, puisque jamais, au grand jamais, Florence n'a eu le plus vague pressentiment sur le rôle que jouait cet individu. Le croyant honnête et dévoué, appréciant son intelligence aiguë et puissante, elle lui demandait conseil et se laissait diriger dans la lutte entreprise pour sauver Marie-Anne Fauville. – Vous êtes sûr de cela ? – Oui, monsieur le président, sûr de cela et de bien d'autres choses, puisque j'en ai les preuves en main. » Et, tout de suite, sans autre préambule, il ajouta : « Monsieur le président, l'homme étant pris, il sera facile à la justice de connaître sa vie jusqu'en ses moindres détails. Mais, dès maintenant, cette vie monstrueuse, on peut la résumer ainsi, en ne tenant compte que de la partie criminelle et en laissant de côté trois assassinats qui ne se relient par aucun fil à l'histoire de l'héritage Mornington. « Originaire d'Alençon, élevé grâce aux soins de M. Langernault, Jean Vernocq fit la connaissance des époux Dedessuslamare, les dépouilla de leur argent, et, avant qu'ils eussent le temps de déposer une plainte contre inconnu, les amena dans une grange du village de Formigny, où, désespérés, inconscients, abrutis par des drogues, ils se pendirent. « Cette grange était située dans un domaine appelé le Vieux-Château, appartenant à M. Langernault, le protecteur de Jean Vernocq. M. Langernault était malade à ce moment. Au sortir de sa convalescence, comme il nettoyait son fusil, il reçut au bas-ventre toute une décharge de gros plombs. Le fusil avait été chargé à l'insu du bonhomme. Par qui ? Par Jean Vernocq, lequel avait en outre, la nuit précédente, vidé le coffre de son protecteur. « À Paris, où il vint jouir de la petite fortune ainsi amassée, Jean Vernocq eut l'occasion d'acheter à un coquin de ses amis des papiers qui attestaient la naissance et les droits de Florence Levasseur sur tout héritage provenant de la famille Roussel et de Victor Sauverand, papiers que cet ami avait jadis dérobés à la vieille nourrice qui avait amené Florence d'Amérique. À force de recherches, Jean Vernocq finit par retrouver d'abord une photographie de Florence, puis Florence elle-même. Il lui rendit service, affecta de se dévouer à elle et de lui consacrer sa vie. À ce moment, il ne savait pas encore quel bénéfice il tirerait des papiers dérobés à la jeune fille et de ses relations avec elle, mais subitement tout changea. Ayant appris par l'indiscrétion d'un clerc de notaire la présence dans le tiroir de maître Lepertuis d'un testament qui devait être curieux à connaître, il obtint, de ce clerc de notaire (qui depuis a disparu), il obtint, contre la remise d'un billet de mille francs, que ce testament lui fût communiqué. Or, c'était précisément le testament de Cosmo Mornington. Et précisément Cosmo Mornington léguait ses immenses richesses aux héritiers des sœurs Roussel et de Victor Sauverand. « Jean Vernocq tenait son affaire. Deux cents millions ! Pour s'en emparer, pour conquérir la fortune, le luxe, la puis- sance, et le moyen d'acheter aux grands guérisseurs du monde la santé et la force physique, il suffisait, d'abord de supprimer toutes les personnes qui s'interposaient entre l'héritage et Florence, puis, quand tous les obstacles seraient abolis, d'épouser Florence. « Et Jean Vernocq se mit à l'œuvre. Il avait fini par trouver dans les papiers du père Langernault, ancien ami d'Hippolyte Fauville, des détails sur la famille Roussel et sur le désaccord du ménage Fauville. Somme toute, cinq personnes seulement le gênaient ; en première ligne, naturellement, Cosmo Mornington, puis, dans l'ordre de leurs droits, l'ingénieur Fauville, son fils Edmond, sa femme Marie-Anne et son cousin Gaston Sauverand. « Avec Cosmo Mornington ce fut aisé. S'étant introduit comme docteur chez l'Américain, il versa le poison dans une des ampoules que celui-ci destinait à ses piqûres. « Mais avec Hippolyte Fauville, auprès de qui il s'était recommandé du père Langernault et sur l'esprit duquel il avait rapidement pris une influence inouïe, Jean Vernocq joua la difficulté. Connaissant d'une part la haine de l'ingénieur contre sa femme, et le sachant d'autre part atteint de maladie mortelle, ce fut lui qui, à Londres, au sortir d'une consultation de spécialiste, insinua dans l'âme épouvantée de Fauville cet incroyable projet de suicide, dont vous avez pu suivre, après coup, l'exécution machiavélique. De la sorte et d'un seul effort, anonymement comme on l'a dit, sans être mêlé à l'aventure, sans même que Fauville eût conscience de l'action exercée sur lui, Jean Vernocq supprimait Fauville et son fils, et se débarrassait de Marie-Anne et de Sauverand en rejetant diaboliquement sur eux toutes les charges de cet assassinat dont personne au monde ne pouvait l'accuser, lui, Jean Vernocq. « Et le plan réussit. « Dans le présent, une seule anicroche : l'intervention de l'inspecteur Vérot. L'inspecteur Vérot mourut. « Dans l'avenir, un seul danger, mon intervention à moi, don Luis Perenna, dont Vernocq devait prévoir la conduite puisque Cosmo Mornington me désignait comme légataire universel. Ce danger, Vernocq voulut le conjurer, d'abord en me donnant comme habitation l'hôtel de la place du PalaisBourbon, et comme secrétaire Florence Levasseur, puis en cherchant quatre fois à m'assassiner par l'intermédiaire de Gaston Sauverand. « Ainsi il tenait dans ses mains tous les fils du drame. Maître de mon domicile, s'imposant à Florence, et plus tard à Sauverand, par la force de sa volonté et par la souplesse de son caractère, il approchait du but. Mes efforts ayant abouti à démontrer l'innocence de Marie-Anne Fauville et de Gaston Sauverand, il n'hésita pas. Marie-Anne Fauville mourut. Gaston Sauverand mourut. « Donc, tout allait bien pour lui. On me poursuivait. On poursuivait Florence. Personne ne le soupçonnait. Et le terme fixé pour la délivrance de l'héritage arriva. « C'était avant-hier. À ce moment. Jean Vernocq se trouvait au cœur même de l'action. Malade, il s'était fait admettre à la clinique de l'avenue des Ternes, et, de là, grâce à son influence sur Florence Levasseur, et par des lettres adressées de Versailles à la mère supérieure, il dirigeait l'affaire. Sur l'ordre de la supérieure, et sans connaître le sens de la démarche qu'elle accomplissait, Florence se rendit à la réunion de la Préfecture, et apporta les documents mêmes qui la concernaient. Pendant ce temps, Jean Vernocq quittait la maison de santé et se réfugiait près de l'île Saint-Louis, où il attendait la fin d'une entreprise qui, au pis aller, pouvait se retourner contre Florence, mais qui, en aucun cas, semblait-il, ne pouvait, lui, le compromettre. « Vous savez le reste, monsieur le président, acheva don Luis. Florence, bouleversée par la vision subite de son rôle inconscient dans l'affaire, et surtout du rôle épouvantable qu'y jouait Jean Vernocq, Florence s'échappa de la clinique où M. le préfet l'avait conduite sur ma demande. Elle n'avait qu'une idée : revoir Jean Vernocq, exiger de lui une explication, entendre de lui le mot qui justifie. Le soir même, sous prétexte de montrer à Florence les preuves de son innocence, il l'emportait en automobile. Voilà, monsieur le président. » Valenglay avait écouté avec un intérêt croissant cette sombre histoire du génie le plus malfaisant qu'il fût possible d'imaginer. Et peut-être l'avait-il écoutée sans trop de malaise, tellement elle illuminait, par opposition, le génie clair, facile, heureux, et si spontané, de celui qui avait combattu pour la bonne cause. « Et vous les avez retrouvés ? dit-il. – Hier soir à trois heures, monsieur le président. Il était temps. Je pourrais même dire qu'il était trop tard, puisque Jean Vernocq commença par m'expédier au fond d'un puits et par écraser Florence sous un bloc de pierre. – Oh ! oh ! ainsi vous êtes mort ? – De nouveau, monsieur le président. – Mais Florence Levasseur, pourquoi ce bandit voulait-il la supprimer ? Cette mort anéantissait son indispensable projet de mariage. – Il faut être deux pour se marier, monsieur le président. Or, Florence refusait. – Eh bien ? – Jadis Jean Vernocq avait écrit une lettre par laquelle il laissait tout ce qui lui appartenait à Florence Levasseur. Florence, toujours émue de pitié pour lui, et ne sachant pas d'ailleurs l'importance de son acte, avait écrit la même lettre. Cette lettre constitue un véritable et inattaquable testament en faveur de Jean Vernocq. Héritière légale et définitive de Cosmo Mornington par le seul fait de sa présence à la réunion d'avant-hier et par l'apport des documents qui prouvent sa parenté avec la famille Roussel, Florence, morte, transmettait ses droits à son héritier légal et définitif. Jean Vernocq héritait sans contestation possible. Et comme, faute de preuves contre lui, on eût été obligé de le relâcher après son arrestation, il aurait vécu tranquille, avec quatorze assassinats sur la conscience (j'ai fait le compte), mais avec deux cents millions dans sa poche. Pour un monstre de son espèce, ceci compensait cela. – Mais, toutes ces preuves, vous les avez ? s'écria vivement Valenglay. – Les voici, fit Perenna en montrant le portefeuille de cuir marron qu'il avait pris dans le veston de l'infirme. Voici des lettres et des documents que le bandit a conservés par une aberration commune à tous les grands malfaiteurs. Voici, au hasard, sa correspondance avec M. Fauville. Voici l'original du prospectus par lequel on me signala que l'hôtel de la place du PalaisBourbon était à vendre. Voici une note concernant les voyages que Jean Vernocq fit à Alençon, pour y intercepter les lettres de Fauville au père Langernault. Voici une autre note qui prouve que l'inspecteur Vérot avait surpris une conversation entre Fauville et son complice, qu'il avait dérobé la photographie de Florence, et que Vernocq avait lancé Fauville à sa poursuite. Voici une troisième note qui n'est qu'une copie des deux notes trouvées dans le tome huit de Shakespeare, et qui montre que Jean Vernocq, à qui ces volumes de Shakespeare appartenaient, connaissait toute la machination de Fauville. Voici une quatrième note très curieuse, et d'une psychologie remarquable, où il montre le mécanisme de son emprise sur Florence. Voici sa correspondance avec le Péruvien Cacérès, et des lettres de dénonciation qu'il devait envoyer aux journaux contre moi et contre le brigadier Mazeroux. Voici… Mais est-il besoin, monsieur le président, de vous en dire davantage ? Vous avez entre les mains le dossier le plus complet. La justice constatera que toutes les accusations que j'ai portées, avant-hier, devant M. le préfet de police, étaient rigoureusement exactes. » Valenglay s'écria : « Et lui ! lui, où est-il, ce misérable ? tôt. – Vous avez prévenu mes agents ? dit M. Desmalions avec inquiétude. – Oui, monsieur le préfet. D'ailleurs, l'homme est soigneusement ligoté. Rien à craindre. Il ne s'évadera pas. – Allons, dit Valenglay, vous avez tout prévu, et l'aventure me semble bien terminée. Un problème cependant reste obscur, celui peut-être qui a le plus passionné l'opinion. Il s'agit de la marque des dents sur la pomme, des dents du tigre, comme on a dit, et qui étaient celles de Mme Fauville, innocente pourtant. M. le préfet affirme que vous avez résolu ce problème. – Oui, monsieur le président, et les papiers de Jean Vernocq me donnent raison. Le problème est d'ailleurs très simple. – En bas, dans une automobile, dans son automobile plu- Ce sont bien les dents de Mme Fauville qui ont marqué le fruit, mais ce n'est pas Mme Fauville qui a mordu dans le fruit. – Oh ! oh ! – Monsieur le président, c'est à peu de chose près, la phrase par laquelle M. Fauville a fait allusion à ce mystère dans sa confession publique. – M. Fauville était un fou. – Oui, mais un fou lucide, et qui raisonnait avec une logique terrifiante. Il y a quelques années, à Palerme, Mme Fauville est tombée si malencontreusement que sa bouche porta contre le marbre d'une console, et que plusieurs de ses dents, en haut comme en bas, furent ébranlées. Pour réparer le mal, c'est-àdire pour fabriquer l'attelle d'or destinée à consolider, et que Mme Fauville garda durant plusieurs mois, le dentiste prit, suivant l'habitude, le moulage exact de l'appareil dentaire. C'est ce moulage que M. Fauville avait conservé par hasard et dont il se servit la nuit de sa mort pour imprimer dans la pomme la marque même des dents de sa femme. C'est ce même moulage que l'inspecteur Vérot avait pu dérober un moment et avec lequel, désirant garder une pièce à conviction, il avait marqué la tablette de chocolat. » L'explication de don Luis fut suivie d'un silence. La chose était si simple en effet que le président du conseil en éprouvait un étonnement. Tout le drame, toute l'accusation, tout ce qui avait provoqué le désespoir de Marie-Anne, sa mort, la mort de Gaston Sauverand, tout cela reposait sur un infiniment petit détail auquel n'avait songé aucun des millions et des millions d'êtres qui s'étaient passionnés pour le mystère des dents du tigre. Les dents du tigre ! On avait adopté opiniâtrement un raisonnement en apparence inattaquable puisque l'empreinte de la pomme et l'empreinte même des dents de Mme Fauville sont exactement semblables, comme deux personnes au monde ne peuvent théoriquement ni pratiquement donner la même empreinte, c'est que Mme Fauville est coupable. Bien plus, le raisonnement semblait si rigoureux que, à partir du jour où l'on avait connu l'innocence de Mme Fauville, le problème était resté en suspens, sans que surgît dans l'esprit de personne cette pauvre petite idée que l'empreinte d'une dent peut être obtenue autrement que par la morsure vivante de cette dent. « C'est comme l'œuf de Christophe Colomb, dit Valenglay en riant. Il fallait y penser. – Vous avez raison, monsieur le président. Ces choses-là, on n'y pense pas. Un autre exemple : me permettez-vous de vous rappeler qu'à l'époque où Arsène Lupin se faisait appeler à la fois M. Lenormand et le prince Paul Sernine 11, personne ne remarqua que ce nom de Paul Sernine n'était que l'anagramme d'Arsène Lupin ? Eh bien ! il en est de même aujourd'hui. Luis Perenna, c'est proprement l'anagramme d'Arsène Lupin. Les même lettres composent les deux noms. Pas une de plus, pas une de moins. Et pourtant, quoique ce fût la seconde fois, personne ne s'est avisé de faire ce petit rapprochement. Toujours l'œuf de Christophe Colomb ! Il fallait y penser ! » Valenglay fut un peu surpris de la révélation. On eût dit que ce diable d'homme avait juré de le déconcerter jusqu'à la dernière minute et de l'étourdir par les coups de théâtre les plus imprévus. Et comme ce dernier peignait bien l'individu, mélange bizarre de noblesse et d'effronterie, de malice et de naïveté, d'ironie souriante et de charme inquiétant, sorte de héros qui, tout en conquérant des royaumes au prix d'aventures inconcevables, s'amusait à mêler les lettres de son nom pour prendre le public en flagrant délit de distraction et de légèreté ! 11 Voir 813. L'entretien touchait à son terme. Valenglay dit à Perenna : « Monsieur, après avoir réalisé dans cette affaire quelques prodiges, vous avez finalement tenu votre parole et livré le bandit. Je tiendrai donc ma parole, moi aussi. Vous êtes libre. – Je vous remercie, monsieur le président. Mais le brigadier Mazeroux ? – Il sera relâché ce matin. M. le préfet de police s'est arrangé de telle sorte que vos deux arrestations ne soient pas connues du public. Vous êtes don Luis Perenna. Il n'y a aucune raison pour que vous ne restiez pas don Luis Perenna. – Et Florence Levasseur, monsieur le président ? – Qu'elle se présente d'elle-même au juge d'instruction. Le non-lieu est inévitable. Libre, à l'abri de toute accusation, et même de tout soupçon, elle sera certainement reconnue comme l'héritière légale de Cosmo Mornington et touchera les deux cents millions. – Elle ne les gardera pas, monsieur le président. – Comment cela ? – Florence Levasseur ne veut pas de cet argent. Il a été la cause de crimes trop effroyables. Elle en a horreur. – Et alors ? – Les deux cents millions de Cosmo Mornington seront intégralement employés à construire des routes et à bâtir des écoles au sud du Maroc et au nord du Congo. – Dans cet empire de Mauritanie que vous nous offrez ? dit Valenglay en riant. Fichtre, le geste est noble, et j'y souscris de tout cœur. Un empire et un budget d'empire… En vérité, don Luis s'est acquitté largement envers son pays… des dettes d'Arsène Lupin. » Huit jours plus tard, don Luis Perenna et Mazeroux s'embarquaient sur le yacht qui avait amené don Luis en France. Florence les accompagnait. Avant de partir, ils apprenaient la mort de Jean Vernocq, qui, malgré les précautions prises, avait réussi à s'empoisonner. Arrivé là-bas, don Luis Perenna, sultan de Mauritanie, retrouva ses anciens compagnons, et accrédita Mazeroux auprès d'eux et auprès de ses grands dignitaires. Puis, tout en organisant l'état de choses qui devait suivre son abdication et précéder l'occupation du nouvel empire par la France, il eut, sur les confins du Maroc, plusieurs entrevues secrètes avec le général Lauty, chef des troupes françaises, entrevues au cours desquelles furent arrêtées en commun toutes ces mesures dont l'exécution progressive donne à la conquête du Maroc une aisance inexplicable autrement. Dès maintenant, l'avenir est assuré. Un jour, quand l'instant sera venu, le fragile rideau de tribus en révolte qui voile les régions pacifiées tombera, découvrant un empire ordonné, régulièrement constitué, sillonné de routes, muni d'écoles et de tribunaux, en pleine exploitation et en pleine effervescence. Puis, son œuvre accomplie, don Luis abdiqua et revint en France. Il est inutile de rappeler le bruit que provoqua son mariage avec Florence Levasseur. De nouveau, les polémiques recommencèrent, et plusieurs journaux réclamèrent l'arrestation d'Arsène Lupin. Mais que pouvait-on ? Bien que personne ne doutât de sa véritable personnalité, bien que le nom d'Arsène Lupin et le nom de don Luis Perenna fussent composés des mêmes lettres, et que cette coïncidence eût fini par être remarquée, légalement Arsène Lupin était mort, et légalement don Luis Perenna existait, sans que l'on pût ni ressusciter Arsène Lupin ni supprimer don Luis Perenna. Il habite aujourd'hui le village de Saint-Maclou, parmi les vallons gracieux qui descendent vers les rives de l'Oise. Qui ne connaît sa très modeste maison, teintée de rose, ornée de volets verts, entourée d'un jardin aux fleurs éclatantes ? Le dimanche, on s'y rend en partie de plaisir, dans l'espérance de voir à travers la haie de sureaux, ou de rencontrer sur la place du village, celui qui fut Assène Lupin. Il est là, la figure toujours jeune, l'allure d'un adolescent. Et Florence est là aussi avec sa taille harmonieuse, avec l'auréole de ses cheveux blonds et son visage heureux, que n'effleure même plus l'ombre d'un mauvais souvenir. Parfois, des visiteurs viennent frapper à la petite barrière de bois. Ce sont des infortunés qui implorent le secours du maître. Ce sont des opprimés, des victimes, des faibles qui ont succombé, des exaltés que leurs passions ont perdus. À tous ceux-là don Luis est pitoyable. Il leur prête son attention clairvoyante, l'aide de ses conseils, son expérience, sa force, son temps même au besoin. Et souvent aussi c'est un émissaire de la Préfecture, ou bien quelque subalterne de la police qui vient soumettre une affaire embarrassante. Et là encore, don Luis prodigue les ressources inépuisables de son esprit. En dehors de cela, en dehors de ses vieux livres de morale et de philosophie qu'il a retrouvés avec tant de plaisir, il cultive son jardin. Ses fleurs le passionnent. Il en est fier. On n'a pas oublié le succès obtenu, à l'exposition d'horticulture, par le triple œillet alterné de rouge et de jaune qu'il présenta sous le nom d' « œillet d'Arsène ». Mais son effort vise de grandes fleurs qui fleurissent en été. En juillet et en août, les deux tiers de son jardin, toutes les plates-bandes de son potager, en sont remplis. Superbes plantes ornementales, dressées comme des hampes de drapeaux, elles portent orgueilleusement des épis entrecroisés aux couleurs bleue, violette, mauve, rose, blanche, et justifient le nom qu'il à donné à son domaine, le « Clos des lupins ». Toutes les variétés du lupin s'y trouvent, le lupin de Cruikshanks, le lupin bigarré, le lupin odorant, et le dernier paru, le lupin de Lupin. Ils sont tous là, magnifiques, serrés les uns contre les autres comme les soldats d'une armée, chacun d'eux s'efforçant de dominer et d'offrir au soleil l'épi le plus abondant et le plus resplendissant. Ils sont tous là, et, au seuil de l'allée qui conduit à leur champ multicolore, une banderole porte cette devise, tirée d'un beau sonnet de José-Maria de Heredia : Et dans mon potager foisonne le lupin. C'est donc un aveu ? Pourquoi pas ? N'a-t-il pas dit, dans une récente interview : « Je l'ai beaucoup connu. Ce n'était pas un méchant homme. Je n'irai pas jusqu'à l'égaler aux sept sages de la Grèce, ni même à le proposer comme exemple aux générations futures. Mais cependant il faut le juger avec une certaine indulgence. Il fut excessif dans le bien et mesuré dans le mal. Ceux qui souffrirent par lui méritaient leur peine, et le destin les eût châtiés un jour ou l'autre s'il n'avait eu la précaution de prendre les devants. Entre un Lupin qui choisissait ses victimes dans la tourbe des mauvais riches, et tel grand financier qui dévalise et jette dans la misère la foule des petites gens, tout l'avantage ne revient-il pas à Lupin ? Et, d'autre part, quelle abondance de bonnes actions ! Quelles preuves de générosité et de désintéressement ! Cambrioleur ? Je l'avoue. Escroc ? Je ne le nie pas. Il fut tout cela. Mais il fut bien autre chose que cela. Et s'il amusa la galerie par son adresse et son ingéniosité, c'est par les autres choses qu'il la passionna. On riait de ses bons tours, mais on s'enthousiasmait pour son courage, pour son audace, son esprit d'aventure, son mépris du danger, son sang-froid, sa clairvoyance, sa bonne humeur, le gaspillage prodigieux de son énergie, toutes qualités qui brillèrent à une époque où, précisément, s'exaltaient les vertus les plus actives de notre race, l'époque héroïque de l'automobile et de l'aéroplane, l'époque qui précéda la grande guerre. » Et, comme on lui faisait remarquer : « Vous parlez de lui au passé. Le cycle de ses aventures est donc terminé selon vous ? – Nullement. L'aventure, c'est la vie même d'Arsène Lupin. Tant qu'il vivra, il sera le centre et le point d'aboutissement de mille et une aventures. Il l'a dit un jour : « Je voudrais qu'on inscrivît sur ma tombe : Ci-gît Arsène Lupin, aventurier. » Boutade qui est une vérité. Il fut un maître de l'aventure. Et, si l'aventure le conduisit jadis trop souvent à fouiller dans la poche de son voisin, elle le conduisit aussi sur des champs de bataille où elle donne, à ceux qui sont dignes de lutter et de vaincre, des titres de noblesse qui ne sont pas à la portée de tous. C'est là qu'il gagna les siens. C'est là qu'il faut le voir agir, et se dépenser, et braver la mort, et défier le destin. Et c'est à cause de cela qu'il faut lui pardonner, s'il a quelquefois rossé le commissaire et quelquefois chipé la montre du juge d'instruction… Soyons indulgents à nos professeurs d'énergie. » Et don Luis termina, en hochant la tête : « Et puis, voyez-vous, il eut une autre vertu qui n'est pas à dédaigner, et dont on doit lui tenir compte en ces temps moroses : il eut le sourire ! » Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène cambrioleur Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». 1913 1912 1908 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (L'Auto 1939) 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 À propos de cette édition électronique Attention : pays, tel le Canada et les USA, mais protégé – téléchargement non autorisé – dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ — Mai 2005 — – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. L'ÉCLAT D'OBUS Maurice Leblanc (1916) Première partie Chapitre 1 Un crime a été commis – Si je vous disais que je me suis trouvé en face de lui, jadis, sur le territoire même de la France ! Elisabeth regarda Paul Delroze avec l'expression de tendresse d'une jeune mariée pour qui le moindre moi de celui qu'elle aime est un sujet d'émerveillement. – Vous avez vu Guillaume II en France ? dit-elle. – De mes yeux vu, et sans qu'il me soit possible d'oublier une seule des circonstances qui ont marqué cette rencontre. Et cependant il y a bien longtemps… Il parlait avec une gravité soudaine, et comme si l'évocation de ce souvenir eût éveillé en lui les pensées les plus pénibles. Elisabeth lui dit : – Racontez-moi cela, Paul, voulez-vous ? – Je vous le raconterai, fit-il. D'ailleurs, bien que je ne fusse encore qu'un enfant à cette époque, l'incident est mêlé de façon si tragique à ma vie elle-même que je ne pourrais pas ne pas vous le confier en tous ses détails. Ils descendirent. Le train s'était arrêté en gare de Corvigny, station terminus de la ligne d'intérêt local qui part du chef-lieu, atteint la vallée du Liseron et aboutit, six lieues avant la frontière, au pied de la petite cité lorraine que Vauban entoura, dit-il en ses Mémoires, « des plus parfaites demi-lunes qui se puissent imaginer ». La gare présentait une animation extrême. Il y avait beaucoup de soldats et un grand nombre d'officiers. Une multitude de voyageurs, familles bourgeoises, paysans, ouvriers, baigneurs des villes d'eaux voisines que desservait Corvigny, attendaient sur le quai, au milieu d'un entassement de colis, le départ du prochain convoi pour le chef-lieu. C'était le dernier jeudi de juillet, le jeudi qui précéda la mobilisation. Elisabeth se serra anxieusement contre son mari. – Oh ! Paul, dit-elle en frissonnant, pourvu qu'il n'y ait pas la guerre !… – La guerre ! En voilà une idée ! – Pourtant, tous ces gens qui s'en vont, toutes ces familles qui s'éloignent de la frontière… – Cela ne prouve pas… – Non, mais vous avez bien lu dans le journal tout à l'heure. Les nouvelles sont très mauvaises. L'Allemagne se prépare. Elle a tout combiné… Ah ! Paul, si nous étions séparés !… et puis, que je ne sache plus rien de vous… et puis, que vous soyez blessé… et puis… Il lui pressa la main. – N'ayez pas peur, Elisabeth. Rien de tout cela n'arrivera. Pour qu'il y ait la guerre, il faut que quelqu'un la déclare. Or quel est le fou, le criminel odieux, qui oserait prendre cette décision abominable ? – Je n'ai pas peur, dit-elle, et je suis même sûre que je serais très brave si vous deviez partir. Seulement… seulement, ce serait plus cruel pour nous que pour beaucoup d'autres. Pensez donc, mon chéri, nous ne sommes mariés que de ce matin. À l'évocation de ce mariage si récent, et où il y avait de telles promesses de joie profonde et durable, son joli visage blond qu'illuminait une auréole de boucles dorées souriait déjà du sourire le plus confiant, et elle murmura : – Mariés de ce matin, Paul… Alors, vous comprenez, ma provision de bonheur n'est pas bien lourde. Il y eut un mouvement dans la foule. Tout le monde se groupait autour de la sortie. C'était un général, accompagné de deux officiers supérieurs, qui se dirigeait vers la cour où l'attendait une automobile. On entendit une musique militaire : dans l'avenue de la gare passait un bataillon de chasseurs à pied. Puis ce fut, conduit par des artilleurs, un attelage de seize chevaux, qui traînait une énorme pièce de siège dont la silhouette, malgré la pesanteur de l'affût, semblait légère grâce à l'extrême longueur du canon. Et un troupeau de bœufs suivit. Les deux sacs de voyage à la main, Paul, qui n'avait pas trouvé d'employé, demeurait sur le trottoir, lorsqu'un homme guêtré de cuir, habillé d'une culotte de velours gros vert et d'un veston de chasse à boutons de corne, s'approcha de lui, et, ôtant sa casquette : – Monsieur Paul Delroze, n'est-ce pas ? Je suis le garde du château… Il avait une figure énergique et franche, à la peau durcie par le soleil et par le froid, des cheveux déjà gris, et cet air un peu rude qu'ont certains vieux serviteurs à qui leur place laisse une complète indépendance. Depuis dix-sept ans, il habitait et régissait pour le comte d'Andeville, père d'Elisabeth, le vaste domaine d'Ornequin, au-dessus de Corvigny. – Ah ! c'est vous, Jérôme, s'écria Paul. Très bien. Je vois que vous avez reçu la lettre du comte d'Andeville. Nos domestiques sont arrivés ? – Tous les trois de ce matin, monsieur, et ils nous ont aidés, ma femme et moi, à mettre un peu d'ordre dans le château pour recevoir monsieur et madame. Il salua de nouveau Elisabeth qui lui dit : – Vous me reconnaissez donc, Jérôme ? Il y a si longtemps que je ne suis venue ! – Mademoiselle Elisabeth avait quatre ans. Ç'a été un deuil pour ma femme et pour moi quand nous avons su que mademoiselle ne reviendrait pas au château… ni M. le comte, à cause de sa pauvre femme défunte. Et ainsi M. le comte ne fera pas un petit tour par ici cette année ? – Non, Jérôme, je ne le crois pas. Malgré tant d'années écoulées, mon père a toujours beaucoup de chagrin. Jérôme avait pris les sacs et les déposait dans une calèche commandée à Corvigny, et qu'il fit avancer. Quant aux gros bagages, il devait les emporter avec la charrette de la ferme. Le temps était beau. On releva la capote de la voiture. Paul et sa femme s'installèrent. – La route n'est pas bien longue, dit le garde… quatre lieues… Mais ça monte. – Le château est-il à peu près habitable ? demanda Paul. – Dame ! ça ne vaut pas un château habité, mais tout de même monsieur verra. On a fait ce qu'on a pu. Ma femme est si contente que les maîtres arrivent !… Monsieur et madame la trouveront au bas du perron. Je l'ai avertie que monsieur et madame seraient là sur le coup de six heures et demie, sept heures… – Un brave homme, dit Paul à Elisabeth quand ils furent partis, mais qui ne doit pas avoir souvent l'occasion de parler. Il se rattrape… La route escaladait en pente raide les hauteurs de Corvigny et constituait au milieu de la ville, entre la double rangée des magasins, des monuments publics et des hôtels, l'artère principale, encombrée ce jour-là d'attroupements inusités. Elle redescendait ensuite et contournait les antiques bastions de Vauban. Puis il y eut de légères ondulations à travers une plaine que dominaient à droite et à gauche les deux forts du Petit et du Grand Jonas. C'est en suivant cette route sinueuse, qui serpentait parmi les pièces d'avoine et de blé, sous le dôme ombreux formé au-dessus d'elle par des alignements de peupliers, que Paul Delroze revint sur cet épisode de son enfance dont il avait promis le récit à Elisabeth. – Comme je vous l'ai dit, Elisabeth, l'épisode se rattache à un drame terrible, et si étroitement, que cela ne fait et ne peut faire qu'un dans mon souvenir. Ce drame, on en a beaucoup parlé à l'époque, et votre père, qui était un ami de mon père, comme vous le savez, en eut connaissance par les journaux. S'il ne vous en a rien dit, c'est sur ma demande, et parce que je voulais être le premier à vous raconter ces événements… si douloureux pour moi. Leurs mains s'unirent. Il savait que chacune de ses phrases serait accueillie avec ferveur et, après un silence, il reprit : – Mon père était un de ces hommes qui forcent la sympathie, même l'affection, de tous ceux qui les approchent. Enthousiaste, généreux, plein de séduction et de bonne humeur, s'exaltant pour toutes les belles causes et pour tous les beaux spectacles, il aimait la vie et en jouissait avec une sorte de hâte. « En 70, engagé volontaire, il avait gagné sur les champs de bataille ses galons de lieutenant, et l'existence héroïque du soldat convenait si bien à sa nature, qu'il s'engagea une seconde fois pour combattre au Tonkin, et une troisième fois pour aller à la conquête de Madagascar. « C'est au retour de cette campagne, d'où il revint capitaine et officier de la Légion d'honneur, qu'il se maria. Six ans plus tard il était veuf.» « Lorsque ma mère mourut, j'avais à peine quatre ans, et mon père m'entoura d'une tendresse d'autant plus vive que la mort de sa femme l'avait frappé cruellement. Il tint à commencer lui-même mon éducation. Au point de vue physique, il s'ingéniait à développer mon entraînement et à faire de moi un gars solide et courageux. L'été, nous allions au bord de la mer ; l'hiver, dans les montagnes de Savoie, sur la neige et sur la glace. Je l'aimais de tout mon cœur. Aujourd'hui encore, je ne puis songer à lui sans une émotion réelle. « À onze ans, je le suivis dans un voyage à travers la France, qu'il avait retardé depuis des années parce qu'il voulait que je l'accomplisse avec lui, et seulement à l'âge où j'en pourrais comprendre toute la signification. C'était un pèlerinage aux lieux mêmes et sur les routes où il avait combattu jadis, durant l'année terrible. « Ces journées, qui devaient se terminer par la plus affreuse catastrophe, m'ont laissé des impressions profondes. Aux bords de la Loire, dans les plaines de la Champagne, dans les vallées des Vosges, et surtout parmi les villages de l'Alsace, quelles larmes j'ai versées en voyant couler les siennes ! De quel espoir naïf j'ai palpité en écoutant ses paroles d'espoir ! « – Paul, me disait-il, je ne doute pas qu'un jour ou l'autre tu ne te trouves en face de ce même ennemi que j'ai combattu. Dès maintenant, et malgré toutes les belles phrases d'apaisement que tu pourras entendre, hais-le de toute ta haine, cet ennemi. Quoi qu'on dise, c'est un barbare, une brute orgueilleuse, un homme de sang et de proie. Il nous a écrasés une première fois, il n'aura de cesse qu'il ne nous ait écrasés encore, et définitivement. Ce jour-là, Paul, rappelle-toi chacune des étapes que nous parcourons ensemble. Celles que tu suivras seront des étapes de victoire, j'en suis sûr. Mais n'oublie pas un instant les noms de celles-ci, Paul, et que ta joie de triompher n'efface jamais ces noms de douleur et d'humiliation qui sont : Frœschwiller, Mars-la-Tour, Saint-Privat, et tant d'autres ! N'oublie pas, Paul… « Puis il souriait : « – Mais pourquoi m'inquiéter ? C'est lui-même qui se chargera d'éveiller la haine au cœur de ceux qui ont oublié et de ceux qui n'ont pas vu. Est-ce qu'il peut changer, lui ? Tu verras, Paul, tu verras. Tout ce que je puis te dire ne vaut pas l'effroyable réalité. Ce sont des monstres. » Paul Delroze s'était tu. Sa femme lui demanda, d'une voix un peu timide : – Pensez-vous que votre père avait tout à fait raison ? – Mon père était peut-être influencé par des souvenirs trop récents. J'ai beaucoup voyagé en Allemagne, j'y ai même séjourné, et je crois que l'état d'âme n'est plus le même. Aussi, je l'avoue, j'ai quelquefois du mal à comprendre les paroles de mon père… Cependant… cependant elles me troublent très souvent. Et puis, ce qui s'est passé par la suite est si étrange ! La voiture avait ralenti. La route s'élevait doucement vers les collines qui surplombent la vallée du Liseron. Le soleil penchait du côté de Corvigny. Une diligence les croisa, chargée de malles, puis deux automobiles où s'entassaient les voyageurs et les colis. Un piquet de cavalerie galopait à travers les champs. – Marchons, dit Paul Delroze. Ils suivirent à pied la voiture et Paul reprit : – Ce qui me reste à vous dire, Elisabeth, se présente à ma mémoire en détails très précis, qui émergent en quelque sorte d'une brume épaisse où je ne distingue rien. À peine puis-je affirmer que, cette partie du voyage terminée, nous devions aller de Strasbourg vers la Forêt-Noire. Pourquoi notre itinéraire futil changé ? Je ne le sais pas. Je me vois un matin en gare de Strasbourg et montant dans un train qui se dirigeait vers les Vosges… oui, dans les Vosges. Mon père lisait et relisait une lettre qu'il venait de recevoir et qui semblait lui faire plaisir. Cette lettre avait-elle modifié ses projets ? Je ne sais pas non plus. Nous avons déjeuné en cours de route. Il faisait une chaleur d'orage et je me suis endormi, de sorte que je me rappelle seulement la place principale d'une petite ville allemande où nous avons loué deux bicyclettes, laissant nos valises à la consigne… Et puis… comme tout cela est confus !… nous avons roulé à travers un pays dont aucune impression ne m'est restée. À un moment, mon père me dit : « – Tiens, Paul, nous franchissons la frontière… nous voici en France… « Et, plus tard, combien de temps après ?… il s'arrêta pour demander son chemin à un paysan qui lui indiqua un raccourci au milieu des bois. Mais quel chemin ? et quel raccourci ? Dans mon cerveau, c'est une ombre impénétrable où mes pensées sont comme ensevelies. « Et tout à coup l'ombre se déchire, et je vois, mais avec une netteté surprenante, une clairière, de grands arbres, de la mousse qui ressemble à du velours et une vieille chapelle. Sur tout cela il pleut de grosses gouttes de plus en plus précipitées, et mon père me dit : « – Mettons-nous à l'abri, Paul. « Sa voix, comme elle résonne en moi ! et comme je me représente exactement la petite chapelle aux murailles verdies par l'humidité ! Derrière, le toit débordant un peu au-dessus du chœur, nous mîmes nos bicyclettes à l'abri. C'est alors que le bruit d'une conversation nous parvint de l'intérieur, et que nous perçûmes aussi le grincement de la porte qui s'ouvrait sur le côté. « Quelqu'un sortit et déclara en allemand : « – II n'y a personne. Dépêchons-nous. « À ce moment nous contournions la chapelle avec l'intention d'y entrer par cette porte, et il arriva que mon père, qui marchait le premier, se trouva soudain en présence de l'homme qui avait dû prononcer les mots allemands. « De part et d'autre il y eut un mouvement de recul, l'étranger paraissant très contrarié et mon père stupéfait de cette rencontre insolite. Une seconde ou deux peut-être, ils demeurèrent immobiles l'un en face de l'autre. J'entendis mon père qui murmurait : « – Est-ce possible ? L'empereur… « Et moi-même, étonné par ces mots, ayant vu souvent le portrait du Kaiser, je ne pouvais douter : celui qui était là, devant nous, c'était l'empereur d'Allemagne. « L'empereur d'Allemagne en France ! Vivement, il avait baissé la tête et relevé, jusqu'aux bords rabattus de son chapeau, le col en velours d'une vaste pèlerine. Il se tourna vers la chapelle. Une dame en sortait, suivie d'un individu que je regardai à peine, une façon de domestique. La dame était grande, jeune encore, assez belle, brune. « L'empereur lui saisit le bras avec une véritable violence et l'entraîna en lui disant, sur un ton de colère, des paroles que nous ne pûmes distinguer. Ils reprirent le chemin par lequel nous étions venus, et qui conduisait à la frontière. Le domestique s'était jeté dans le bois et les précédait. « – L'aventure est vraiment bizarre, dit mon père en riant. Pourquoi diable Guillaume II se risque-t-il par là ? Et en plein jour ! Est-ce que la chapelle présenterait quelque intérêt artistique ? Allons-y, veux-tu, Paul ? « Nous entrâmes. Un peu de jour seulement passait par un vitrail noir de poussière et de toiles d'araignées. Mais ce peu de jour suffit à nous montrer des piliers trapus, des murailles nues, rien qui semblât mériter l'honneur d'une visite impériale, selon l'expression de mon père, lequel ajouta : « – Il est évident que Guillaume II est venu voir cela en touriste, à l'aventure, et qu'il est fort ennuyé d'être surpris dans cette escapade. Peut-être la dame qui l'accompagne lui avait-elle assuré qu'il ne courait aucun risque. De là son irritation contre elle et ses reproches. « Il est curieux, n'est-ce pas, Elisabeth, que tous ces menus faits, qui n'avaient en réalité qu'une importance relative pour un enfant de mon âge, je les aie enregistrés fidèlement, alors que tant d'autres, plus essentiels, ne se sont pas gravés en moi. Cependant, je vous raconte ce qui fut, comme si je le voyais devant mes yeux et comme si les mots résonnaient à mon oreille. Et j'aperçois encore, à l'instant où je parle, aussi nettement que je l'aperçus à l'instant où nous sortions de la chapelle, la compagne de l'empereur qui revient et traverse la clairière d'un pas hâtif, et je l'entends dire à mon père : « – Puis-je vous demander un service, monsieur ? « Elle est oppressée. Elle a dû courir. Et tout de suite, sans attendre la réponse, elle ajoute : « – La personne que vous avez rencontrée désirerait avoir un entretien avec vous. « L'inconnue s'exprime aisément en français. Pas le moindre accent. « Mon père hésite. Mais cette hésitation semble la révolter, comme une offense inconcevable envers la personne qui l'envoie, et elle dit d'un ton âpre : « – Je ne suppose pas que vous ayez l'intention de refuser ! « – Pourquoi pas ? dit mon père, dont je devine l'impatience. Je ne reçois aucun ordre. « – Ce n'est pas un ordre, dit-elle en se contenant, c'est un désir. « – Soit, j'accepte l'entretien. Je reste à la disposition de cette personne. « Elle parut indignée : « – Mais non, mais non, il faut que ce soit vous… « – Il faut que ce soit moi qui me dérange, s'écria mon père fortement, et sans doute que je franchisse la frontière au-delà de laquelle on daigne m'attendre ! Tous mes regrets, madame, c'est là une démarche que je ne ferai pas. Vous direz à cette personne que, si elle redoute de ma part une indiscrétion, elle peut être tranquille. Allons, Paul, tu viens ? « Il ôta son chapeau et s'inclina devant l'inconnue. Mais elle lui barra le passage. « – Non, non, vous m'écouterez. Une promesse de discrétion, est-ce que cela compte ? Non, il faut en finir d'une façon ou d'une autre, et vous admettrez bien… « À partir de ce moment, je n'ai plus entendu. Elle était en face de mon père, hostile, véhémente. Son visage se contractait avec une expression vraiment féroce qui me faisait peur. Ah ! comment n'ai-je pas prévu ?… Mais j'étais si jeune ! Et puis, cela se passa si vite !… En s'avançant vers mon père, elle l'accula pour ainsi dire jusqu'au pied d'un gros arbre, à droite de la chapelle. Leurs voix s'élevèrent. Elle eut un geste de menace. Il se mit à rire. Et ce fut brusque, immédiat : d'un coup de couteau – ah ! cette lame dont je vis soudain la lueur dans l'ombre ! – elle le frappa en pleine poitrine, deux fois… deux fois, là, en pleine poitrine. Mon père tomba. » Paul Delroze s'était arrêté, tout pâle au souvenir du crime. – Ah ! balbutia Elisabeth, ton père a été assassiné… Mon pauvre Paul, mon pauvre ami… Et elle reprit, haletante d'angoisse : – Alors, Paul, qu'est-il advenu ? vous avez crié ? … – J'ai crié, je me suis élancé vers lui, mais une main implacable me saisit. C'était l'individu, le domestique, qui surgissait du bois et m'empoignait. Je vis son couteau levé audessus de ma tête. Je sentis un choc terrible à l'épaule. À mon tour je tombai. Chapitre 2 La chambre close La voiture attendait Elisabeth et Paul à quelque distance. Arrivés sur le plateau, ils s'étaient assis au bord du chemin. La vallée du Liseron s'ouvrait devant eux en courbes molles et verdoyantes, où la petite rivière onduleuse était escortée de deux routes blanches qui en suivaient tous les caprices. En arrière, sous le soleil, se massait Corvigny que l'on dominait d'une centaine de mètres tout au plus. Une lieue plus loin, en avant, se dressaient les tourelles d'Ornequin et les ruines du vieux donjon. La jeune femme garda longtemps le silence, terrifiée par le récit de Paul. À la fin, elle lui dit : – Ah ! Paul, tout cela est terrible. Est-ce que vous avez beaucoup souffert ? – Je ne me rappelle plus rien à partir de ce moment, plus rien jusqu'au jour où je me suis trouvé dans une chambre que je ne connaissais pas, soigné par une vieille cousine de mon père et par une religieuse. C'était la plus belle chambre d'une auberge située entre Belfort et la frontière. Un matin, de très bonne heure, douze jours auparavant, l'aubergiste avait découvert deux corps immobiles que l'on avait déposés là durant la nuit, deux corps baignés de sang. Au premier examen, il constata que l'un de ces corps était glacé. C'était celui de mon pauvre père. Moi, je respirais, mais si peu ! « La convalescence fut très longue et coupée de rechutes et d'accès de fièvre où, pris de délire, je voulais me sauver. Ma vieille cousine, seule parente qui me restât, fut admirable de dévouement et d'attentions. Deux mois plus tard, elle m'emmenait chez elle à peu près guéri de ma blessure, mais si profondément affecté par la mort de mon père et par les circonstances épouvantables de cette mort, qu'il me fallut plusieurs années pour rétablir ma santé. Quant au drame luimême… » – Eh bien ? fit Elisabeth, qui avait entouré de son bras le cou de son mari en un geste de protection passionnée. – Eh bien, fit Paul, jamais il ne fut possible d'en percer le mystère. La justice s'y employa pourtant avec beaucoup de zèle et de minutie, tâchant de vérifier les seuls renseignements qu'elle pût utiliser, ceux que je lui donnais. Tous ses efforts échouèrent. D'ailleurs, ces renseignements étaient si vagues ! En dehors de ce qui s'était passé dans la clairière et devant la chapelle, que savais-je ? Où chercher cette clairière ? Où la découvrir, cette chapelle ? En quel pays le drame s'était-il déroulé ? – Mais cependant vous avez effectué un voyage, votre père et vous, pour venir en ce pays, et il me semble qu'en remontant à votre départ même de Strasbourg… – Eh ! vous comprenez bien qu'on n'a pas négligé cette piste, et que la justice française, non contente de requérir l'appui de la justice allemande, a lancé sur place ses meilleurs policiers. Mais c'est là précisément ce qui, dans la suite, quand j'ai eu l'âge de raison, m'a semblé le plus étrange, c'est qu'aucune trace de notre passage à Strasbourg n'a été relevée. Vous entendez, aucune ? Or, s'il est une chose dont j'étais absolument certain, c'est que nous avions bien mangé et couché a Strasbourg, au moins deux journées entières. Le juge d'instruction qui poursuivait l'affaire a conclu que mes souvenirs d'enfant, d'enfant meurtri, bouleversé, devaient être faux. Mais moi, je savais que non ; je le savais, et je le sais encore. – Et alors, Paul ? – Alors, je ne puis m'empêcher d'établir un rapprochement entre l'abolition totale de faits incontestables, faciles à contrôler ou à reconstituer, comme le séjour de deux Français à Strasbourg, comme leur voyage dans un chemin de fer, comme le dépôt de leurs valises en consigne, comme la location de deux bicyclettes dans un bourg d'Alsace, un rapprochement, dis-je, entre ces faits et ce fait primordial que l'empereur fut mêlé directement, oui, directement à l'affaire. – Mais ce rapprochement, Paul, a dû s'imposer à l'esprit du juge comme au vôtre… – Évidemment ; mais ni le juge, ni aucun des magistrats et des personnages officiels qui recueillirent des dépositions, n'ont voulu admettre la présence de l'empereur en Alsace ce jour-là. – Pourquoi ? – Parce que les journaux allemands avaient signalé sa présence à Francfort à la même heure. – À Francfort ! – Parbleu, cette présence est signalée là où il l'ordonne, et jamais là où il ne veut pas qu'elle le soit. En tout cas, sur ce point encore, j'étais accusé d'erreur, et l'enquête se heurtait à un ensemble d'obstacles, d'impossibilités, de mensonges, d'alibis, qui, pour moi, révélait l'action continue et toute-puissante d'une autorité sans limites. Cette explication est la seule admissible. Voyons, est-ce que deux Français peuvent loger dans un hôtel de Strasbourg sans qu'on relève leurs noms sur le registre de cet hôtel ? Or, qu'un tel registre ait été confisqué, ou telle page arrachée, nos noms n'ont été relevés nulle part. Donc, aucune preuve, aucun indice. Patrons et domestiques d'hôtel ou de restaurant, buralistes de gare, employés de chemin de fer, loueurs de bicyclettes, autant de subalternes, c'est-à-dire de complices, qui tous ont reçu la consigne du silence et dont pas un seul n'a désobéi. – Mais plus tard, Paul, vous avez dû chercher vous-même ? – Si j'ai cherché ! Quatre fois déjà depuis mon adolescence j'ai parcouru la frontière, de la Suisse au Luxembourg, de Belfort à Longwy, interrogeant les individus, étudiant les paysages ! Et durant combien d'heures surtout me suis-je acharné à creuser jusqu'au fond de mon cerveau pour en extraire l'infime souvenir qui m'eût éclairé. Rien. Dans ces ténèbres, aucune lueur nouvelle. Trois images seulement ont jailli à travers l'épaisse brume du passé. L'image des lieux et des choses qui furent les témoins du crime : les arbres de la clairière, la vieille chapelle, le sentier qui fuit au milieu des bois. L'image de l'empereur. Et l'image… l'image de la femme qui tua. Paul avait baissé la voix. La douleur et la haine contractaient son visage. – Oh ! celle-là, je vivrais cent ans que je la verrais devant mes yeux comme on voit un spectacle dont tous les détails sont en pleine lumière. La forme de sa bouche, l'expression de son regard, la nuance de ses cheveux, le caractère spécial de sa marche, le rythme de ses gestes, le dessin de sa silhouette, tout cela est en moi, non pas comme des visions que j'évoque à volonté, mais comme des choses qui font partie de mon être luimême. On croirait que, pendant mon délire, toutes les forces mystérieuses de mon esprit ont travaillé à l'assimilation complète de ces souvenirs odieux. Et si, aujourd'hui, ce n'est plus l'obsession maladive d'autrefois, c'est une souffrance à certaines heures, quand le soir tombe et que je suis seul. Mon père a été tué, et celle qui l'a tué vit encore, impunie, heureuse, riche, honorée, poursuivant son œuvre de haine et de destruction. – Vous la reconnaîtriez, Paul ? – Si je la reconnaîtrais ? Entre mille et mille femmes. Et fûtelle transformée par l'âge, je retrouverais sous les rides de la vieille femme, le visage même de la jeune femme qui assassina mon père, une fin d'après-midi du mois de septembre. Ne pas la reconnaître ! Mais la couleur même de sa robe, je l'ai notée ! N'est-ce pas incroyable ? une robe grise avec un fichu de dentelle noire autour des épaules, et là, au corsage, en guise de broche, un lourd camée encadré d'un serpent d'or dont les yeux étaient faits de rubis. Vous voyez, Elisabeth, que je n'ai pas oublié ce que je n'oublierai jamais. Il se tut. Elisabeth pleurait. Comme son mari, ce passé l'enveloppait d'horreur et d'amertume. Il l'attira contre lui et la baisa au front. Elle lui dit : – N'oublie pas, Paul. Le crime sera puni parce qu'il le faut. Mais que ta vie ne soit pas soumise à ce souvenir de haine. Nous sommes deux maintenant, et nous nous aimons. Regarde vers l'avenir. Le château d'Ornequin est une belle et simple construction du XVIe siècle, avec quatre tourelles surmontées de clochetons, avec de hautes fenêtres à pinacle dentelé, et une fine balustrade en saillie du premier étage. Des pelouses régulières, encadrant le rectangle de la cour d'honneur, forment esplanade, et conduisent par la droite et par la gauche vers des jardins, des bois et des vergers. Un des côtés de ces pelouses se termine en une large terrasse d'où l'on a vue sur la vallée du Liseron, et qui supporte, dans l'alignement du château, les ruines majestueuses d'un donjon carré. Le tout a grande allure. Entouré de fermes et de champs, le domaine, quand il est bien entretenu, suppose une exploitation active et vigilante. C'est un des plus vastes du département. Dix-sept années plus tôt, à la mise en vente qui suivit la mort du dernier baron d'Ornequin, le comte d'Andeville, père d'Elisabeth, l'avait acheté sur un désir de sa femme. Marié depuis cinq ans, ayant donné sa démission d'officier de cavalerie pour se consacrer à celle qu'il aimait, il voyageait avec elle, lorsque le hasard leur fit visiter Ornequin au moment même où la vente, à peine annoncée dans les journaux de la région, allait s'en effectuer. Hermine d'Andeville s'enthousiasma. Le comte, qui cherchait un domaine dont l'exploitation occupât ses loisirs, enleva l'affaire par l'entremise d'un homme de loi. Durant tout l'hiver qui suivit, il dirigea, de Paris, les travaux de restauration que nécessitait l'abandon où l'ancien propriétaire avait laissé son château. Il voulait que la demeure fût confortable, et, la voulant belle aussi, il y envoya tous les bibelots, tapisseries, objets d'art, toiles de maîtres, qui ornaient son hôtel de Paris. Ce n'est qu'au mois d'août qu'ils purent s'installer. Ils vécurent là quelques semaines délicieuses avec leur chère Elisabeth, âgée de quatre ans, et leur fils Bernard, un gros garçon que la comtesse venait de mettre au monde. Toute dévouée à ses enfants, Hermine d'Andeville ne sortait jamais du parc. Le comte surveillait ses fermes et parcourait ses chasses, en compagnie de son garde Jérôme. Or, à la fin d'octobre, la comtesse ayant pris froid, et le malaise qui s'ensuivit ayant eu des conséquences assez graves, le comte d'Andeville décida de la conduire, ainsi que ses enfants, dans le Midi. Deux semaines après, il y eut une rechute. En trois jours, elle fut emportée. Le comte éprouva ce désespoir qui vous fait comprendre que la vie est finie et que, quoi qu'il arrive, on ne goûtera plus ni joie ni même apaisement d'aucune sorte. Il vécut, mais non pas tant pour ses enfants que pour entretenir en lui le culte de la morte et pour perpétuer un souvenir qui devenait sa seule raison d'être. Incapable de retourner dans ce château d'Ornequin où il avait connu une félicité trop parfaite, et, d'autre part, n'admettant pas que des intrus pussent y demeurer, il donna l'ordre à Jérôme d'en fermer les portes et les volets, et de condamner le boudoir et la chambre de la comtesse de manière que nul n'y entrât jamais. Jérôme eut en outre mission de louer les fermes à des cultivateurs et d'en toucher les loyers. Cette rupture avec le passé ne suffit pas au comte. Chose bizarre pour un homme qui n'existait plus que par le souvenir de sa femme, tout ce qui la lui rappelait, objets familiers, cadre d'habitation, lieux et paysages, lui était une torture, et ses enfants eux-mêmes lui inspiraient un sentiment de malaise qu'il ne pouvait surmonter. Il avait en province, à Chaumont, une sœur plus âgée et veuve. Il lui confia sa fille Elisabeth et son fils Bernard et partit en voyage. Auprès de sa tante Aline, créature de devoir et d'abnégation, Elisabeth eut une enfance attendrie, grave, studieuse, où la vie de son cœur se forma en même temps que son esprit et que son caractère. Elle reçut une forte éducation et une discipline morale très rigoureuse. À vingt ans, c'était une grande jeune fille, vaillante et sans crainte, dont le visage, naturellement un peu mélancolique, s'éclairait parfois du sourire le plus naïf et le plus affectueux, un de ces visages où s'inscrivent d'avance les épreuves et les ravissements que le destin vous réserve. Toujours humides, les yeux semblaient s'émouvoir au spectacle de toutes les choses. Les cheveux, avec leurs boucles pâles, donnaient de l'allégresse à sa physionomie. Le comte d'Andeville, qui, à chaque séjour qu'il faisait auprès d'elle, entre deux voyages, subissait un peu plus le charme de sa fille, l'emmena deux hivers de suite en Espagne et en Italie. C'est ainsi qu'à Rome elle rencontra Paul Delroze, qu'ils se retrouvèrent à Naples, puis à Syracuse, puis au cours d'une longue excursion à travers la Sicile, et que cette intimité les attacha l'un à l'autre par un lien dont ils connurent la force à l'instant de leur séparation. Ainsi qu'Elisabeth, Paul avait été élevé en province et, comme elle, chez une parente dévouée qui tâcha de lui faire oublier, à force de soins et d'affection, le drame de son enfance. Si l'oubli ne vint pas, elle réussit tout au moins à continuer l'œuvre du père et à faire de Paul un garçon droit, aimant le travail, d'une culture étendue, épris d'action et curieux de la vie. Il passa par l'École Centrale, puis, son service militaire accompli, il resta deux ans en Allemagne, étudiant sur place certaines questions industrielles passionnaient avant tout. et mécaniques qui le De haute taille, bien découplé, les cheveux noirs rejetés en arrière, la face un peu maigre, le menton volontaire, il donnait une impression de force et d'énergie. Sa rencontre avec Elisabeth lui révéla tout un monde de sentiments et d'émotions qu'il avait dédaignés jusqu'ici. Ce fut pour lui, comme pour la jeune fille, une sorte d'ivresse, mêlée d'étonnement. L'amour créait en eux des âmes nouvelles, libres, légères, dont l'enthousiasme et l'épanouissement contrastaient avec les habitudes que leur avait imposées la forme sévère de leur existence. Dès son retour en France, il demandait la main de la jeune fille. Elle lui était accordée. Au contrat qui eut lieu trois jours avant le mariage, le comte d'Andeville annonça qu'il ajoutait à la dot d'Elisabeth le château d'Ornequin. Les deux jeunes gens résolurent de s'y établir, et Paul chercherait alors dans les vallées industrielles de cette région une affaire qu'il pût acquérir et diriger. Jeudi le 30 juillet ils se marièrent à Chaumont. Cérémonie tout intime, car on parlait beaucoup de la guerre, bien que, sur la foi de renseignements auxquels il attachait le plus grand crédit, le comte d'Andeville affirmât que cette éventualité ne pouvait être envisagée. Au déjeuner de famille qui réunit les témoins, Paul fit la connaissance de Bernard d'Andeville, le frère d'Elisabeth, collégien de dix-sept ans à peine dont les vacances commençaient, et qui lui plut par son bel entrain et par sa franchise. Il fut convenu que Bernard les rejoindrait dans quelques jours à Ornequin. Enfin, à une heure, Elisabeth et Paul quittaient Chaumont en chemin de fer. La main dans la main, ils s'en allaient vers le château où devaient s'écouler les premières années de leur union, peut-être même tout cet avenir de bonheur et de quiétude qui s'ouvre au regard ébloui des amants. Il était six heures et demie lorsqu'ils aperçurent au bas du perron la femme de Jérôme, Rosalie, une bonne grosse mère aux joues couperosées et à l'aspect réjouissant. En hâte, avant le dîner, ils firent le tour du jardin, puis visitèrent le château. Elisabeth ne contenait pas son émoi. Quoique nul souvenir ne pût l'agiter, il lui semblait néanmoins retrouver quelque chose de cette mère qu'elle avait si peu connue, dont elle ne se rappelait pas l'image, et qui avait vécu là ses dernières journées heureuses. Pour elle, l'ombre de la défunte cheminait au détour des allées. Les grandes pelouses vertes dégageaient une odeur spéciale. Les feuilles des arbres frissonnaient à la brise avec un murmure qu'elle croyait bien avoir perçu déjà en cet endroit même, aux mêmes heures, et tandis que sa mère l'écoutait auprès d'elle. – Vous paraissez triste, Elisabeth ? demanda Paul. – Triste, non, mais troublée. C'est ma mère qui nous accueille ici, dans ce refuge où elle avait rêvé de vivre et où nous arrivons avec le même rêve. Et alors un peu d'inquiétude m'oppresse. C'est comme si j'étais une étrangère, une intruse qui dérange de la paix et du repos. Pensez donc ! Il y a si longtemps que ma mère habite ce château ! Elle y est seule. Mon père n'a jamais voulu y venir, et je me dis que nous n'avons peut-être pas le droit d'y venir, nous, avec notre indifférence à ce qui n'est pas nous. Paul sourit : – Elisabeth, amie chérie, vous éprouvez tout simplement cette impression de malaise que l'on éprouve en arrivant à la fin du jour dans un pays nouveau. – Je ne sais pas, dit-elle. Sans doute avez-vous raison… Cependant, je ne puis me défendre d'un certain malaise, et c'est si contraire à ma nature ! Est-ce que vous croyez aux pressentiments, Paul ? – Non, et vous ? – Eh bien, moi non plus, dit-elle en riant et en lui tendant ses lèvres. Ils furent surpris de trouver, aux salons et aux chambres du château, un air de pièces où l'on n'a pas cessé d'habiter. Selon les ordres du comte, tout avait gardé le même arrangement qu'aux jours lointains d'Hermine d'Andeville. Les bibelots d'autrefois étaient là, aux mêmes places, et toutes les broderies, tous les carrés de dentelle, toutes les miniatures, tous les beaux fauteuils du XVIIIe siècle, toutes les tapisseries flamandes, tous les meubles collectionnés jadis par le comte pour embellir sa demeure. Ainsi, du premier coup, ils entraient dans un cadre de vie charmant et intime. Après le dîner, ils retournèrent aux jardins et s'y promenèrent enlacés et silencieux. De la terrasse, ils virent la vallée pleine de ténèbres au travers desquelles brillaient quelques lumières. Le vieux donjon élevait ses ruines robustes dans un ciel pâle, où traînait encore un peu de jour confus. – Paul, dit Elisabeth à voix basse, avez-vous remarqué qu'en visitant le château nous avons passé près d'une porte fermée par un gros cadenas ? – Au milieu du grand couloir, dit Paul, et tout près de votre chambre, n'est-ce pas ? – Oui. C'était le boudoir que ma pauvre mère occupait. Mon père exigea qu'il fût fermé, ainsi que la chambre qui en dépend, et Jérôme posa un cadenas et lui envoya la clef. Ainsi personne n'y a pénétré depuis. Il est ce qu'il était alors. Tout ce qui servait à ma mère, ses ouvrages en train, ses livres familiers s'y trouvent. Et, au mur, en face, entre les deux fenêtres toujours closes, il y a son portrait que mon père avait fait faire un an auparavant par un grand peintre de ses amis, un portrait en pied et qui est l'image parfaite de maman, m'a-t-il dit. À côté, un prie-Dieu, le sien. Ce matin, mon père m'a donné la clef du boudoir, et je lui ai promis de m'agenouiller sur ce prie-Dieu, et de prier devant ce portrait. – Allons, Elisabeth. La main de la jeune femme frissonnait dans celle de son mari lorsqu'ils montèrent l'escalier qui conduisait au premier étage. Des lampes étaient allumées tout au long du couloir. Ils s'arrêtèrent. La porte était large et haute, pratiquée dans un mur épais, et couronnée d'un trumeau aux reliefs dorés. – Ouvrez, Paul, dit Elisabeth, dont la voix tremblait. Elle lui tendit la clef. Il fit fonctionner le cadenas et saisit le bouton de la porte. Mais soudain elle agrippa le bras de son mari. – Paul, Paul, un instant… C'est pour moi un tel bouleversement ! Pensez donc, me voici pour la première fois devant ma mère, devant son image… et vous êtes auprès de moi, mon bien-aimé… Il me semble que toute ma vie de petite fille recommence. – Oui, de petite fille, dit-il, en la pressant passionnément contre lui, et c'est ta vie de femme aussi… Elle se dégagea, réconfortée par son étreinte, et murmura : – Entrons, mon Paul chéri. Il poussa la porte, puis il retourna dans le couloir où il prit une des lampes suspendues au mur, et il revint la placer sur un guéridon. Elisabeth avait déjà traversé la pièce et se tenait devant le portrait. Le visage de sa mère demeurant dans l'ombre, elle disposa la lampe de manière à la mettre en pleine clarté. – Comme elle est belle, Paul ! Il s'approcha et leva la tête. Défaillante, Elisabeth s'agenouilla sur le prie-Dieu. Mais au bout d'un moment, comme Paul se taisait, elle le regarda et fut stupéfaite. Il ne bougeait pas, livide, les yeux agrandis par la plus épouvantable vision. – Paul ! s'écria-t-elle, qu'est-ce que vous avez ? Il se mit à reculer vers la porte, sans pouvoir détacher son regard du portrait de la comtesse Hermine. Il chancelait comme un homme ivre, et ses bras battaient l'air autour de lui. – Cette femme… cette femme…, balbutia-t-il d'une voix rauque. – Paul ! implora Elisabeth, que veux-tu dire ? – Cette femme, c'est celle qui a tué mon père. Chapitre 3 Ordre de mobilisation L'horrible accusation fut suivie d'un silence effrayant. Debout en face de son mari, Elisabeth cherchait à comprendre des paroles qui n'avaient pas encore pour elle leur sens véritable, mais qui l'atteignaient cependant comme des blessures profondes. Elle fit deux pas vers lui, et, les yeux dans les yeux, elle articula, si bas qu'il entendit à peine : – Qu'est-ce que tu viens de dire, Paul ? c'est une chose si monstrueuse !… Il répondit sur le même ton : – Oui, c'est une chose monstrueuse. Moi-même je n'y crois pas encore… je ne veux pas y croire… – Alors… tu t'es trompé, n'est-ce pas ? Tu t'es trompé, avoue-le… Elle le suppliait de toute sa détresse, comme si elle eût espéré le fléchir. Par-dessus l'épaule de sa femme, il accrocha de nouveau son regard au portrait maudit, et tressaillit des pieds à la tête. – Ah ! c'est elle, affirma-t-il en serrant les poings. C'est elle… je la reconnais… C'est elle qui a tué… Un sursaut de révolte secoua la jeune femme, et se frappant violemment la poitrine : – Ma mère ! ma mère à moi aurait tué… ma mère ! celle que mon père adorait et qu'il n'a pas cessé d'adorer !… ma mère qui me berçait autrefois et qui m'embrassait ! J'ai tout oublié d'elle, mais pas cela, pas l'impression de ses caresses et de ses baisers ! Et c'est elle qui aurait tué ! – C'est elle. – Ah ! Paul, ne dites pas une telle infamie ! Comment pouvez-vous affirmer, si longtemps après le crime ? Vous n'étiez qu'un enfant et, cette femme, vous l'avez si peu vue !… à peine quelques minutes. – Je l'ai vue plus qu'on ne peut voir, s'exclama Paul avec force. Depuis l'instant du crime, son image ne m'a pas quitté. J'aurais voulu m'en délivrer parfois, comme on veut se délivrer d'un cauchemar. Je n'ai pas pu. Et c'est cette image qui est là contre ce mur. Aussi sûrement que j'existe, la voilà, je la reconnais comme je reconnaîtrais votre image après vingt ans ! C'est elle… Tenez, mais tenez, à son corsage, cette broche entourée d'un serpent d'or… Un camée ! ne vous l'ai-je pas dit ! Et les yeux de ce serpent… des rubis ! Et le fichu de dentelle noire autour des épaules ! C'est elle ! c'est la femme que j'ai vue ! Une fureur croissante le surexcitait, et il menaçait du poing le portrait d'Hermine d'Andeville. – Tais-toi, s'écria Elisabeth, que torturait chacune de ses paroles, tais-toi, je te défends… Elle voulut lui appliquer la main sur la bouche pour le réduire au silence. Mais Paul eut un geste de recul comme s'il se refusait à subir le contact de sa femme, et ce fut un mouvement si brusque, si instinctif, qu'elle s'écroula avec des sanglots, tandis que lui, exaspéré, fouetté par la douleur et la haine, en proie à une sorte d'hallucination épouvantée qui le faisait reculer jusqu'à la porte, proférait : – La voilà ! C'est sa bouche mauvaise, ses yeux implacables ! Elle pense au crime. Je la vois… je la vois… Elle s'avance vers mon père ! Elle l'entraîne !… Elle lève le bras !… Elle le tue !… Ah, la misérable !… Il s'enfuit. Cette nuit-là, Paul la passa dans le parc, courant comme un fou, au hasard des allées obscures, ou se jetant exténué sur le gazon des pelouses, pleurant, et pleurant indéfiniment. Paul Delroze n'avait jamais souffert que par le souvenir du crime, souffrance atténuée, mais qui, néanmoins, dans certaines crises, devenait aiguë, jusqu'à lui sembler la brûlure d'une plaie nouvelle. La douleur, cette fois, fut telle et si imprévue que, malgré sa maîtrise habituelle et l'équilibre de sa raison, il perdit véritablement la tête. Ses pensées, ses actes, ses attitudes, les mots qu'il criait dans la nuit, furent ceux d'un homme qui n'a plus la direction de lui-même. Une seule idée revenait toujours en son cerveau tumultueux, où les idées et les impressions tourbillonnaient comme des feuilles au vent, une seule pensée terrible : « Je connais celle qui a tué mon père, et la femme que j'aime est la fille de cette femme ! » Aimait-il encore ? Certes il pleurait désespérément un bonheur qu'il savait brisé, mais aimait-il encore Elisabeth ? Pouvait-il aimer la fille d'Hermine d'Andeville ? Au petit jour, quand il rentra et qu'il passa devant la chambre d'Elisabeth, son cœur ne battit pas plus vite. Sa haine contre la meurtrière abolissait tout ce qui pouvait palpiter en lui d'amour, de désir, de tendresse ou même de simple et humaine pitié. L'engourdissement où il tomba durant quelques heures détendit un peu ses nerfs, mais ne changea pas la disposition de son esprit. Peut-être au contraire, et cela sans même y réfléchir, se refusait-il avec plus de force à rencontrer Elisabeth. Cependant, il voulait savoir, se rendre compte, s'entourer de tous les renseignements nécessaires, et ne prendre qu'en toute certitude la décision qui allait dénouer, dans un sens ou dans l'autre, le grand drame de sa vie. Avant tout il fallait interroger Jérôme et sa femme, dont le témoignage prenait une valeur considérable du fait qu'ils avaient connu la comtesse d'Andeville. Certaines questions de dates, par exemple, pouvaient être élucidées sur-le-champ. Il les trouva dans leur pavillon, tous deux très agités. Jérôme un journal à la main et Rosalie gesticulant avec effroi. – Ça y est, monsieur, s'écria Jérôme. Monsieur peut en être sûr : c'est pour tantôt ! – Quoi ? fit Paul. – La mobilisation. Monsieur verra ça. J'ai vu les gendarmes, des amis à moi, et ils m'ont averti. Les affiches sont prêtes. Paul observa distraitement : – Les affiches sont toujours prêtes. – Oui, mais on va les coller tantôt, monsieur verra ça. Et puis, que monsieur lise le journal. Ces cochons-là – que monsieur m'excuse, il n'y a pas d'autre mot – ces cochons-là veulent la guerre. L'Autriche entrerait bien en pourparlers, mais pendant ce temps, eux ils mobilisent, et voici plusieurs jours. À preuve qu'on ne peut plus entrer chez eux. Bien plus, hier, pas loin d'ici, ils ont démoli une gare française et fait sauter des rails. Que monsieur lise ! Paul parcourut des yeux les dépêches de la dernière heure, mais, quoiqu'il eût l'impression de leur gravité, la guerre lui semblait une chose si invraisemblable qu'il n'y prêta qu'une attention passagère. – Tout cela s'arrangera, conclut-il, c'est leur manière de causer, la main sur la garde de l'épée, mais je ne veux pas croire… – Monsieur a bien tort, murmura Rosalie. Il n'écoutait plus, ne songeant au fond qu'à la tragédie de son destin et cherchant par quelle voie il obtiendrait de Jérôme les réponses qui lui étaient nécessaires. Mais, incapable de se contenir davantage, il attaqua le sujet franchement. – Vous savez peut-être, Jérôme, que madame et moi nous sommes entrés dans la chambre de la comtesse d'Andeville. Cette déclaration fit sur le garde et sur sa femme un effet extraordinaire, comme si c'eût été un sacrilège de pénétrer dans cette chambre close depuis si longtemps, la chambre de madame, ainsi qu'ils l'appelaient entre eux. – Est-ce Dieu possible ! balbutia Rosalie. Et Jérôme ajouta : – Mais non, mais non, puisque j'avais envoyé à M. le comte la seule clef du cadenas, une clef de sûreté. – Il nous l'a donnée hier matin, dit Paul. Et, tout de suite, sans s'occuper davantage de leur stupeur, il interrogea : – Il y a entre les deux fenêtres le portrait de la comtesse d'Andeville. À quelle époque ce portrait fut-il apporté et placé là ? Jérôme ne répondit pas aussitôt. Il réfléchissait. Il regarda sa femme, puis, après un instant, articula : – Mais c'est bien simple, à l'époque où M. le comte a expédié tous ses meubles au château, avant l'installation. – C'est-à-dire ? Durant les trois ou quatre secondes que Paul attendit la réponse, son angoisse fut intolérable. Cette réponse était décisive. – Eh bien ? reprit-il. – Eh bien, au printemps de l'année 1898. – 1898 ! Ces mots, Paul les répéta d'une voix sourde. 1898, c'était l'année même où son père avait été assassiné ! Sans se permettre de réfléchir, avec le sang-froid du juge d'instruction qui ne dévie pas du plan qu'il s'est tracé, il demanda : – Ainsi donc le comte et la comtesse d'Andeville sont arrivés ici ?… – M. le comte et Mme la comtesse sont arrivés au château le 28 août 1898, et ils sont repartis pour le Midi le 24 octobre. Maintenant Paul connaissait la vérité, puisque l'assassinat de son père avait eu lieu le 19 septembre. Et toutes les circonstances qui dépendaient de cette vérité, qui l'expliquaient en ses principaux détails, ou qui en découlaient, lui apparurent d'un coup. Il se rappela que son père entretenait des relations d'amitié avec le comte d'Andeville. Il se dit que son père avait dû, au cours de son voyage en Alsace, apprendre le séjour en Lorraine de son ami d'Andeville, et projeter de lui faire la surprise d'une visite. Il évalua la distance qui séparait Ornequin de Strasbourg, distance qui correspondait bien aux heures passées en chemin de fer. Et il interrogea : – Combien de kilomètres d'ici à la frontière ? – Exactement sept, monsieur. – De l'autre côté, on arrive à une petite ville allemande assez rapprochée, n'est-ce pas ? – Oui, monsieur, Ebrecourt. – Peut-on prendre un raccourci pour aller à la frontière ? – Jusqu'à moitié route de la frontière, oui, monsieur, un sentier en haut du parc. – À travers le bois ? – À travers les bois de M. le comte. – Et dans ces bois… Il n'y avait plus, pour acquérir la certitude totale, absolue, celle qui résulte, non pas d'une interprétation des faits, mais des faits eux-mêmes, devenus pour ainsi dire visibles et palpables, il n'y avait plus qu'à poser la question suprême : dans les bois n'y a-t-il pas une petite chapelle au milieu d'une clairière ? Pourquoi Paul Delroze ne la posa-t-il pas, cette question ? Jugea-t-il qu'elle était vraiment trop précise, et qu'elle pouvait amener le garde-chasse à des réflexions et à des rapprochements que motivait déjà amplement la nature même de l'entretien ? Il se contenta de dire encore : – La comtesse d'Andeville n'a-t-elle pas voyagé pendant les deux mois qu'elle habitait Ornequin ? Une absence de quelques jours… – Ma foi non. Mme la comtesse n'est pas sortie de son domaine. – Ah ! elle restait dans le parc ? – Mais oui, monsieur. M. le comte allait presque tous les après-midi en voiture jusqu'à Corvigny, ou du côté de la vallée, mais Mme la comtesse ne sortait pas du parc ou des bois. Paul savait ce qu'il voulait savoir. Indifférent à ce que pourraient penser Jérôme et sa femme, il ne prit pas la peine de donner un prétexte à cette étrange série de demandes, sans rapport apparent les unes avec les autres. Il quitta le pavillon. Quelle que fût sa hâte d'aller jusqu'au bout de son enquête, il remit à plus tard les investigations qu'il voulait faire en dehors du parc. On eût dit qu'il redoutait de se trouver en face de cette preuve dernière, bien inutile cependant après toutes celles que le hasard lui avait fournies. Il retourna donc au château, puis, quand ce fut l'heure du déjeuner, il résolut d'accepter cette rencontre inévitable avec Elisabeth. Mais la femme de chambre le rejoignit au salon et lui annonça que madame s'excusait auprès de lui. Un peu souffrante, elle demandait la permission de manger chez elle. Il comprit qu'elle voulait le laisser entièrement libre, refusant pour sa part de le supplier en faveur d'une mère qu'elle respectait et, en fin de compte, se soumettant d'avance aux décisions de son mari. Il eut alors, à déjeuner seul, sous les yeux des gens qui le servaient, la sensation profonde que sa vie était perdue et qu'Elisabeth et lui, au jour même de leur mariage, devenaient, par suite de circonstances dont ils n'étaient ni l'un ni l'autre responsables, des ennemis que rien au monde ne pouvait plus rapprocher l'un de l'autre. Il n'avait, certes, point de haine contre elle et ne lui reprochait pas le crime de sa mère, mais inconsciemment il lui en voulait, comme d'une faute, d'être la fille de cette mère. Durant deux heures, après le repas, il resta enfermé dans la chambre du portrait, tragique entrevue qu'il voulait avoir avec la meurtrière, pour s'emplir les yeux de l'image maudite et pour donner à ses souvenirs une force nouvelle. Il examina les moindres détails. Il étudia le camée, le cygne aux ailes déployées qui s'y trouvait représenté, les ciselures du serpent d'or qui servait de cadre, l'écartement des rubis, et aussi le mouvement de la dentelle autour des épaules, et aussi la forme de la bouche, et la nuance des cheveux et le dessin du visage. C'était bien la femme qu'il avait vue, un soir de septembre. Dans un coin du tableau, il y avait la signature du peintre et, en dessous, un cartouche : Portrait de la comtesse H. Sans doute, le tableau avait-il été exposé, et l'on s'était contenté de cette désignation discrète : comtesse Hermine. « Allons, se dit. Paul, encore quelques minutes et tout ce passé ressuscitera. J'ai retrouvé la coupable, il n'y a plus qu'à retrouver le lieu du crime. Si la chapelle est bien là, dans les bois, la vérité sera complète. » II marcha résolument vers cette vérité. Il la redoutait moins puisqu'il ne pouvait plus se dérober à son étreinte. Et, cependant, comme son cœur battait à grands coups douloureux, et combien l'impression lui était affreuse, de faire ce chemin qui conduisait à celui que suivait son père seize ans auparavant ! Un geste vague de Jérôme lui avait enseigné la direction. Il traversa le parc, du côté de la frontière, en obliquant sur sa gauche, et passa près d'un pavillon. À l'entrée des bois s'ouvrait une longue allée de sapins dans laquelle il s'engagea et qui, cinq cents pas plus loin, se divisait en trois allées plus étroites. Deux d'entre elles, qu'il explora, aboutissaient à des fourrés inextricables. La troisième menait au sommet d'un tertre, d'où il redescendit, encore à sa gauche, par une autre allée de sapins. Et, en choisissant celle-ci, Paul se rendit compte que le motif de son choix était précisément que cette allée de sapins éveillait en lui, il n'aurait su dire par quelles similitudes de forme et de disposition, des réminiscences qui guidaient ses pas. Droite d'abord assez longtemps, l'allée fit un coude brusque dans une futaie de grands hêtres, dont les dômes de feuillage se rejoignaient ; puis elle se redressa et, au bout de la voûte obscure sous quoi elle cheminait, Paul aperçut cet épanouissement de lumière qui indique l'ouverture d'un rondpoint. En vérité, l'angoisse lui brisa les jambes et il dut faire un effort pour avancer. Était-ce la clairière où son père avait reçu le coup mortel ? À mesure que son regard découvrait un peu plus de l'espace lumineux, il se sentait envahi d'une conviction plus profonde. Comme dans la chambre du portrait, le passé reprenait en lui et devant lui la figure même de la réalité ! C'était la même clairière, entourée d'un cercle d'arbres qui offraient le même tableau, et recouverte d'un tapis d'herbes et de mousse que les mêmes sentiers divisaient en secteurs analogues. C'était une même portion du ciel que découpait la masse capricieuse des frondaisons. Et c'était, là, sur sa gauche, veillée par deux ifs que Paul reconnut, c'était la chapelle. La chapelle ! La petite, et vieille, et massive chapelle dont les lignes avaient creusé comme des sillons dans le cerveau du jeune homme ! Des arbres grandissent, s'élargissent et changent de forme. L'apparence d'une clairière se modifie. Les chemins s'y entrelacent de façon différente. On peut se tromper. Mais cela, un édifice de granit et de ciment, cela est immuable. Il faut des siècles pour lui donner telle couleur d'un gris verdâtre qui est la marque du temps sur la pierre, et cette patine qui ne s'altère plus jamais. La chapelle qui se dressait là, avec son fronton creusé d'une rosace aux vitraux poussiéreux, était bien celle où l'empereur d'Allemagne avait surgi, suivi de la femme qui, dix minutes plus tard, assassinait… Paul se dirigea vers la porte. Il voulait revoir l'endroit dans lequel, pour la dernière fois, son père lui avait adressé la parole. Quelle émotion ! Le même petit toit qui avait abrité leurs bicyclettes débordait par-derrière, et c'était la même porte de bois à grosses ferrures rouillées. Il monta l'unique marche. Il souleva le loquet. II poussa le battant. Mais, en ce moment exact où il entrait, deux hommes cachés dans l'ombre, à droite et à gauche, bondirent sur lui. L'un d'eux le visa de son revolver en pleine figure. Par quel miracle Paul put-il discerner le canon de l'arme et se baisser à temps pour que la balle ne l'atteignît point ? Une deuxième détonation retentit. Mais il avait bousculé l'homme et lui arrachait l'arme des mains, tandis que le second de ses agresseurs le menaçait d'un poignard. Il recula et sortit de la chapelle, le bras tendu et les tenant en respect avec le revolver. – Haut les mains ! cria-t-il. Sans attendre le geste qu'il ordonnait, à son insu il pressa la détente à deux reprises. Les deux fois il y eut un claquement… aucune détonation. Mais il avait suffi qu'il tirât pour que les deux misérables, effrayés, fissent volte-face au plus vite et se sauvassent à toutes jambes. Une seconde, Paul resta indécis, stupéfait par la brusquerie de ce guet-apens. Puis, vivement, il tira de nouveau sur les fuyards. Mais à quoi bon ! l'arme, chargée sans doute de deux coups seulement, claquait et ne détonait pas. Alors, il se mit à courir dans la direction que suivaient ses agresseurs, et il se rappelait que jadis l'empereur et sa compagne, en s'éloignant de la chapelle, avaient pris cette même direction qui était évidemment celle de la frontière. Presque aussitôt les hommes, se voyant poursuivis, entrèrent dans le bois et se faufilèrent entre les arbres. Mais Paul, plus agile, gagnait du terrain, et d'autant plus rapidement qu'il avait contourné une dépression encombrée de fougères et de ronces où les autres s'étaient aventurés. Soudain l'un d'eux lança un coup de sifflet strident. Était-ce un signal à l'adresse de quelque complice ? Un peu après, ils disparurent derrière une ligne d'arbustes très touffus. Quand il eut franchi cette ligne, Paul aperçut à cent pas devant lui un mur élevé qui semblait clore les bois de tous côtés. Les hommes se trouvaient à mi-chemin, et il s'avisa qu'ils allaient tout droit vers une partie de ce mur où il y avait une petite porte basse. Paul redoubla d'efforts afin d'arriver avant qu'ils n'eussent le temps d'ouvrir. Le terrain découvert lui permettait une allure plus vive et les hommes, visiblement épuisés, ralentissaient. – Je les tiens, les bandits, fit-il à haute voix. Enfin je vais donc savoir… Un deuxième coup de sifflet, suivi d'un cri rauque. Il n'était plus qu'à trente pas d'eux et il les entendait parler. – Je les tiens, je les tiens, se répétait-il avec une joie farouche. Et il se proposait de frapper l'un au visage avec le canon de son revolver et de sauter à la gorge de l'autre. Mais, avant même qu'ils n'eussent atteint le mur, la porte fut poussée du dehors. Un troisième individu apparut, qui leur livra passage. Paul jeta son revolver et son élan fut tel, et il déploya une telle énergie, qu'il réussit à saisir la porte et à la tirer vers lui. La porte céda. Et ce qu'il vit alors l'épouvanta à un tel point qu'il eut un mouvement de recul et qu'il ne songea pas à se défendre contre cette nouvelle attaque. Le troisième individu – ô cauchemar atroce !… et d'ailleurs était-il possible que ce fût autre chose qu'un cauchemar ? – le troisième individu levait un couteau sur lui, et le visage de celui-ci, Paul le connaissait… C'était un visage pareil à celui qu'il avait vu autrefois, un visage d'homme et non de femme, mais la même sorte de visage, incontestablement la même sorte… Un visage marqué par seize années de plus et par une expression plus dure et plus mauvaise encore, mais la même sorte de visage, la même sorte !… Et l'homme frappa Paul, comme la femme d'autrefois, comme celle qui était morte depuis, avait frappé le père de Paul. Si Paul Delroze chancela, ce fut plutôt par suite de l'ébranlement nerveux que lui causa l'aspect de ce fantôme, car la lame du poignard, heurtant le bouton qui fermait l'épaulette de drap de sa veste, vola en éclats. Étourdi, les yeux voilés de brume, il perçut le bruit de la porte, puis le grincement de la clef dans la serrure, et enfin le ronflement d'une automobile qui démarrait de l'autre côté de la muraille. Quand Paul sortit de sa torpeur, il n'y avait plus rien à faire. L'individu et ses deux acolytes étaient hors d'atteinte. Pour l'instant d'ailleurs, le mystère de la ressemblance incompréhensible entre l'être d'autrefois et l'être d'aujourd'hui l'absorbait tout entier. Il ne pensait qu'à cela : « La comtesse d'Andeville est morte, et voilà qu'elle ressuscite sous l'apparence d'un homme dont le visage est le visage même qu'elle aurait actuellement. Visage de parent ? Visage de frère inconnu, de frère jumeau ? » Et il songea : « Après tout, est-ce que je ne me trompe pas ? Ne suis-je pas victime d'une hallucination, si naturelle dans la crise que je traverse ? Qui m'assure qu'il y a le moindre rapport entre le passé et le présent ? Il me faudrait une preuve. » Cette preuve, elle se trouvait à la disposition de Paul, et si forte qu'il lui fut impossible de douter plus longtemps. Ayant avisé dans l'herbe les débris du poignard, il en ramassa le manche. Sur la corne de ce manche, quatre lettres étaient gravées comme au fer rouge, un H, un E, un R et un M. H.E.R.M… les quatre premières lettres d'Hermine ! … C'est à ce moment, comme il contemplait les lettres qui prenaient pour lui une telle signification, c'est à ce moment – et Paul ne devait jamais l'oublier – que la cloche d'une église voisine se mit à tinter de la façon la plus étrange, tintement régulier, monotone, ininterrompu, à la fois allègre et si émouvant ! – Le tocsin, murmura-t-il, sans attacher à ce mot le sens qu'il comportait. Et il ajouta : – Quelque incendie probablement. Dix minutes plus tard, Paul réussissait, en utilisant les branches débordantes d'un arbre, à franchir le mur. D'autres bois s'étendaient, que traversait un chemin forestier. Il suivit sur ce chemin les traces de l'automobile et, en une heure, parvint à la frontière. Un poste de gendarmes allemands campait au pied du poteau et l'on apercevait une route blanche où défilaient des uhlans. Au-delà, un amas de toits rouges et de jardins. Était-ce la petite ville où jadis son père et lui avaient loué des bicyclettes, la petite ville d'Ebrecourt ? La cloche mélancolique n'avait pas cessé. Il se rendait compte que le son venait de France, et même qu'une autre cloche sonnait quelque part, en France également, et une troisième du côté du Liseron, et toutes trois avec la même hâte, comme si elles lançaient autour d'elles un appel éperdu. Il répéta anxieusement : – Le tocsin… le tocsin… Et cela passe d'église en église… Est-ce que ce serait ?… Mais il chassa la terrifiante pensée. Non, non, il entendait mal, ou bien c'était l'écho d'une seule cloche qui rebondissait au creux des vallées, et roulait sur les plaines. Cependant il regardait la route blanche qui sortait de la petite ville allemande, et il observa qu'un flot continu de cavaliers arrivait par là et se répandait dans la campagne. En outre, un détachement de dragons français surgit à la crête d'une colline. À la lorgnette, l'officier étudia l'horizon, puis repartit avec ses hommes. Alors, ne pouvant aller plus loin, Paul s'en retourna jusqu'au mur qu'il avait franchi, et constata que ce mur encerclait bien tout le domaine, bois et parc. Il apprit d'ailleurs d'un vieux paysan que la construction en remontait à une douzaine d'années, ce qui expliquait pourquoi, dans ses explorations le long de la frontière, Paul n'avait jamais retrouvé la chapelle. Une seule fois, il s'en souvint, quelqu'un lui avait parlé d'une chapelle, mais située à l'intérieur d'une propriété close. Comment s'en fût-il inquiété ? En suivant ainsi l'enceinte du château, il se rapprocha de la commune même d'Ornequin dont l'église se dressa tout à coup au fond d'une éclaircie pratiquée dans les bois. La cloche, qu'il n'entendait plus depuis un instant, sonna de nouveau très nettement. C'était la cloche d'Ornequin. Elle était grêle, déchirante comme une plainte, et, malgré sa précipitation et sa légèreté, plus solennelle que le glas qui sonne la mort. Paul se dirigea vers elle… Un joli village, tout fleuri de géraniums et de marguerites, se massait autour de son église. Des groupes silencieux stationnaient devant une affiche placardée sur la mairie. Paul avança et lut : ORDRE DE MOBILISATION À toute autre époque de sa vie, ces mots lui eussent apparu avec toute leur formidable et lugubre signification. Mais la crise qu'il subissait était trop forte pour qu'une grande émotion trouvât place en lui. À peine même s'il consentit à envisager les conséquences inéluctables de cette nouvelle. Soit, on mobilisait. Le soir, à minuit, commençait le premier jour de la mobilisation. Soit, chacun devait partir. Il partirait donc. Et cela prenait dans son esprit la forme d'un acte si impérieux, les proportions d'un devoir qui dominait tellement toutes les petites obligations et toutes les petites nécessités individuelles, qu'il éprouva au contraire une sorte d'apaisement à recevoir ainsi du dehors l'ordre qui lui dictait sa conduite. Aucune hésitation possible. Le devoir était là : partir. Partir ? En ce cas, pourquoi ne pas partir immédiatement ? À quoi bon rentrer au château, revoir Elisabeth, chercher une explication douloureuse et vaine, accorder ou refuser un pardon que sa femme ne lui demandait pas, mais que la fille d'Hermine d'Andeville ne méritait point ? Devant la principale auberge, une diligence attendait, qui portail cette inscription : Corvigny-Ornequin – Service de la gare Quelques personnes s'y installaient. Sans plus réfléchir à une situation que les événements dénouaient à leur manière, il monta. À la gare de Corvigny, on lui dit que son train ne partait que dans une demi-heure et qu'il n'y en avait plus d'autre, le train du soir, qui correspondait avec l'express de nuit sur la grande ligne, étant supprimé. Paul retint sa place, et puis, après s'être renseigné, il retourna en ville jusqu'au bureau d'un loueur de voitures qui possédait deux automobiles. Il s'entendit avec ce loueur, et il fut décidé que la plus grande de ces automobiles irait sans retard au château d'Ornequin et serait mise à la disposition de Mme Paul Delroze. Et il écrivit à sa femme ces quelques mots : « Elisabeth, « Les circonstances sont assez graves pour que je vous prie de quitter Ornequin. Les voyages en chemin de fer n'étant plus assurés, je vous envoie une automobile qui vous conduira cette nuit même à Chaumont, chez votre tante. Je suppose que les domestiques voudront vous accompagner, et que, dans le cas d'une guerre qui, malgré tout, me paraît encore improbable, Jérôme et Rosalie fermeront le château et se retireront à Corvigny. « Pour moi, je rejoins mon régiment. Quel que soit l'avenir qui nous est réservé, Elisabeth, je n'oublierai pas celle qui fut ma fiancée et qui porte mon nom. – P. Delroze. » Chapitre 4 Une lettre d'Elisabeth À neuf heures, la position n'était plus tenable. Le colonel enrageait. Dès le milieu de la nuit – cela se passait au premier mois de la guerre, le 22 août – il avait amené son régiment au carrefour de ces trois routes dont l'une débouchait du Luxembourg belge. La veille, l'ennemi occupait les lignes de la frontière, à douze kilomètres de distance environ. Il fallait, ordre formel du général commandant la division, le contenir jusqu'à midi, c'està-dire jusqu'à ce que la division entière pût rejoindre. Une batterie de 75 appuyait le régiment. Le colonel avait disposé ses hommes dans un repli de terrain. La batterie se dissimulait également. Or, dès les premières lueurs du jour, régiment et batterie étaient repérés par l'ennemi et copieusement arrosés d'obus. On s'établit à deux kilomètres sur la droite. Cinq minutes après, les obus tombaient et tuaient une demi-douzaine d'hommes et deux officiers. Nouveau déplacement. Dix minutes plus tard, nouvelle attaque. Le colonel s'obstina. En une heure, il y eut trente hommes hors de combat. Un des canons fut démoli. Et il n'était que neuf heures. – Cré bon sang ! s'écria le colonel, comment peuvent-ils nous repérer de la sorte ? Il y a de la sorcellerie là-dessous ! Il se dissimulait avec ses commandants, avec le capitaine d'artillerie et avec quelques hommes de liaison, derrière un talus par-dessus lequel on découvrait un assez vaste horizon de plateaux onduleux. Non loin, à gauche, un village abandonné. En avant, des fermes éparses, et, sur toute cette étendue déserte, pas un ennemi visible. Rien qui pût indiquer d'où provenait cette pluie d'obus. Vainement les 75 avaient « tâté » quelques points. Le feu continuait toujours. – Encore trois heures à tenir, grogna le colonel, nous tiendrons, mais le quart du régiment y passera. À ce moment un obus siffla entre les officiers et les hommes de liaison et se ficha en pleine terre. Tous, ils eurent un mouvement de recul dans l'attente de l'explosion. Mais un des hommes, un caporal, s'élança, saisit l'obus et l'examina. – Vous êtes fou, caporal ! hurla le colonel. Lâchez donc ça et presto. Le caporal remit doucement le projectile dans son trou, puis, en hâte, il s'approcha du colonel, réunit les talons et porta la main à son képi. – Excusez-moi, mon colonel, j'ai voulu voir sur la fusée la distance à laquelle se trouvaient les canons ennemis. 5 kilomètres 250 mètres. Le renseignement peut avoir une valeur. Son calme confondit le colonel, qui s'exclama : – Crebleu ! et si ça avait éclaté ? – Bast ! mon colonel, qui ne risque rien… – Évidemment… mais, tout de même, c'est un peu raide. Comment vous appelez-vous ? – Delroze, Paul, caporal à la troisième compagnie. – Eh bien, caporal Delroze, je vous félicite de votre courage, et je crois bien que vos galons de sergent ne sont pas loin. En attendant, un bon conseil : ne recommencez pas ce coup-là… Sa phrase fut interrompue par l'explosion toute proche d'un shrapnell. Un des hommes de liaison tomba, frappé à la poitrine, tandis qu'un officier chancelait sous la masse de terre qui l'éclaboussa. – Allons, dit le colonel quand l'ordre fut rétabli, il n'y a rien à faire qu'à courber la tête sous l'orage. Que chacun se mette à l'abri le mieux possible, et patientons. Paul Delroze s'avança de nouveau. – Pardonnez-moi, mon colonel, de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais on pourrait, je crois, éviter… – Éviter la mitraille ? Parbleu ! je n'ai qu'à changer de position une fois de plus. Mais comme nous serons repérés aussitôt… Allons, mon garçon, rejoignez votre poste. Paul insista : – Peut-être, mon colonel, ne s'agirait-il pas de changer notre position, mais de changer le tir de l'ennemi. – Oh ! oh ! fit le colonel un peu ironique, mais impressionné cependant par le sang-froid de Paul, et vous connaissez un moyen ? – Oui, mon colonel. – Expliquez-vous. – Donnez-moi vingt minutes, mon colonel, et dans vingt minutes les obus changeront de direction. Le colonel ne put s'empêcher de sourire. – Parfait ! Et sans doute vous les ferez tomber où vous voudrez ? – Oui, mon colonel. – Sur le champ de betteraves qui est là-bas, à quinze cents mètres à droite ? – Oui, mon colonel. Le capitaine d'artillerie, qui avait écouté la conversation, plaisanta à son tour : – Pendant que vous y êtes, caporal, puisque vous m'avez déjà fourni l'indication de la distance, et que je connais à peu près la direction, ne pourriez-vous me préciser cette direction afin que je règle exactement mon tir et que je démolisse les batteries allemandes ? – Ce sera plus long et beaucoup plus difficile, mon capitaine, répondit Paul. J'essaierai cependant. À onze heures précises, vous voudrez bien examiner l'horizon, du côté de la frontière. Je lancerai un signal. – Lequel ? – Je l'ignore. Trois fusées sans doute… – Mais votre signal n'aura de valeur que s'il s'élève audessus même de la position ennemie… – Justement… – Et pour cela il faudrait la connaître… – Je la connaîtrai. – Et s'y rendre… – Je m'y rendrai. Paul salua, pivota sur les talons, et, avant même que les officiers eussent le temps de l'approuver ou d'émettre une objection, il se glissait en courant au ras du talus, s'engageait à gauche dans une sorte de cavée dont les bords étaient hérissés de ronces, et disparaissait. – Drôle de type, murmura le colonel. Où veut-il en venir ? Une telle décision et une telle audace le disposaient en faveur du jeune soldat et, bien qu'il n'eût qu'une confiance assez restreinte dans le résultat de l'entreprise, il lui fut impossible de ne pas consulter plusieurs fois sa montre durant les minutes qu'il passa, avec ses officiers, derrière le frêle rempart d'une meule de foin. Minutes effroyables, où le chef de corps ne pense pas un instant au danger qui le menace, mais au danger de tous ceux dont il a la garde et qu'il considère comme ses enfants. Il les voyait autour de lui, étendus dans le chaume, la tête couverte de leur sac, ou bien pelotonnés dans les taillis, ou bien tapis dans les creux du sol. L'ouragan de fer s'acharnait après eux. Cela se précipitait comme une grêle rageuse qui veut accomplir en toute hâte sa besogne de destruction. Soubresauts d'hommes qui font une pirouette et qui retombent immobiles, hurlements de blessés, cris de soldats qui s'interpellent, plaisanteries même… Et par là-dessus le tonnerre ininterrompu des explosions… Et puis subitement le silence, un silence total, définitif, un apaisement infini dans l'espace et sur le sol, une sorte de délivrance ineffable. Le colonel exprima sa joie par un éclat de rire. – Cristi ! le caporal Delroze est un rude homme. Le comble, ce serait que le champ de betteraves en question fût arrosé à son tour, comme il l'a promis. Il n'avait pas achevé qu'une bombe explosait à quinze cents mètres à droite, non pas sur le champ de betteraves, mais en avant. Une deuxième alla trop loin. À la troisième l'endroit était repéré. Et l'arrosage commença. Il y avait là, dans l'accomplissement de la tâche que s'était imposée le caporal, quelque chose de si prodigieux à la fois et d'une précision si mathématique que le colonel et ses officiers ne doutèrent pour ainsi dire pas qu'il n'allât jusqu'au bout de cette tâche, et que, malgré les obstacles insurmontables, il ne réussît à donner le signal convenu. Sans répit, ils fouillèrent l'horizon de leurs jumelles, tandis que l'ennemi redoublait d'efforts contre le champ de betteraves. À onze heures cinq, il y eut une fusée rouge. Elle apparut beaucoup plus à droite qu'on n'eût pu le supposer. Et deux autres la suivirent. Armé de sa longue-vue, le capitaine d'artillerie ne tarda pas à découvrir un clocher d'église qui émergeait à peine d'une vallée dont la dépression demeurait invisible parmi les ondulations du plateau, et la flèche de ce clocher dépassait si peu qu'on avait pu la prendre pour un arbre isolé. D'après les cartes il fut facile de constater que c'était le village de Brumoy. Connaissant, par l'obus que le caporal avait examiné, la distance exacte des batteries allemandes, le capitaine téléphona à son lieutenant. Une demi-heure plus tard, les batteries allemandes se taisaient, et, comme une quatrième fusée avait jailli, les 75 continuèrent à bombarder l'église ainsi que le village et ses abords immédiats. Un peu avant midi, le régiment fut rejoint par une compagnie de cyclistes qui précédaient la division. Ordre était donné d'avancer à tout prix. Le régiment avança, à peine inquiété, lorsqu'on approcha de Brumoy, par quelques coups de fusil. L'arrière-garde ennemie se repliait. Dans le village en ruine, et dont quelques maisons flambaient encore, on trouva le plus incroyable désordre de cadavres, de blessés, de chevaux abattus, de canons démolis, de caissons et de fourgons éventrés. Toute une brigade avait été surprise au moment où, certaine d'avoir déblayé le terrain, elle allait se mettre en route. Mais un appel partit du haut de l'église, dont la nef et la façade effondrées ne présentaient plus qu'un chaos indescriptible. Seule la tour du clocher, percée à jour, et noircie par l'incendie de quelques poutres, se maintenait et portait encore, grâce à un miracle d'équilibre, la mince flèche de pierre qui la couronnait. À moitié penché hors de cette flèche, un paysan agitait les bras et criait pour attirer l'attention. Les officiers reconnurent Paul Delroze. Prudemment, parmi les décombres, on monta l'escalier qui conduisait à la plate-forme de la tour. Là, entassés contre la petite porte pratiquée dans la flèche, il y avait huit cadavres d'Allemands, et la porte, démolie, tombée en travers, barrait le passage de telle façon qu'il fallut la briser à coups de hache pour délivrer Paul. À la fin de l'après-midi, lorsqu'on eut constaté que la poursuite de l'ennemi se heurtait à des obstacles trop sérieux, le colonel assembla le régiment sur la place et embrassa le caporal Delroze. – D'abord, la récompense, lui dit-il. Je demande la médaille militaire, et avec un tel motif que vous l'aurez. Maintenant, mon petit, expliquez-vous. Et Paul, au milieu du cercle que formaient autour de lui les officiers et les gradés de chaque compagnie, répondit aux questions. – Mon Dieu, c'est bien simple, mon colonel. Nous étions espionnés. – Évidemment, mais qui était l'espion et où se trouvait-il ? – Mon colonel, c'est un hasard qui m'a renseigné. À côté de l'emplacement que nous occupions ce matin, il y avait à notre gauche, n'est-ce pas, un village avec une église ? – Oui, mais j'avais fait évacuer le village dès mon arrivée, et il n'y avait personne dans l'église. – S'il n'y avait eu personne dans l'église, pourquoi le coq qui surmonte le clocher affirmait-il que le vent venait de l'est, alors qu'il venait de l'Ouest ? Et pourquoi, lorsque nous changions de position, la direction de ce coq obliquait-elle vers nous ? – Vous êtes sûr ? – Oui, mon colonel. Et c'est pourquoi, après avoir obtenu votre permission, je n'ai pas hésité à me glisser jusqu'à l'église et à m'introduire dans le clocher aussi furtivement que possible. Je ne m'étais pas trompé. Un homme était là, dont j'ai réussi, non sans mal, à me rendre maître. – Le misérable ! Un Français ? – Non, mon colonel, un Allemand déguisé en paysan. – Il sera fusillé. – Non, mon colonel, je lui ai promis la vie sauve. – Impossible. – Mon colonel, il fallait bien savoir comment il renseignait l'ennemi. – Et alors ? – Oh ! ce n'était pas compliqué. Face au Nord, l'église possède une horloge, dont nous ne pouvions, nous, apercevoir le cadran. De l'intérieur notre homme manœuvrait les aiguilles, de manière que la plus grande, alternativement posée sur trois ou quatre chiffres, énonçât la distance exacte où nous nous trouvions de l'église, et cela dans la direction du coq. C'est ce que je fis moi-même, et aussitôt l'ennemi, rectifiant son tir suivant mes indications, arrosait consciencieusement le champ de betteraves. – En effet, dit le colonel en riant. – Il ne me restait plus qu'à me porter au second poste d'observation d'où l'on recueillait le message de l'espion. De là je saurais – car l'espion ignorait ce détail essentiel – où se cachaient les batteries ennemies. Je courus donc jusqu'ici, et ce n'est qu'en arrivant que je constatai, au pied même de l'église qui servait d'observatoire, la présence de ces batteries et de toute une brigade allemande. – Mais c'était une imprudence folle ! Ils n'ont donc pas tiré sur vous ? – Mon colonel, j'avais endossé les vêtements de l'espion, de leur espion. Je parle allemand, je savais le mot de passe, et un seul d'entre eux connaissait cet espion, l'officier observateur. Sans la moindre défiance, le général commandant la brigade m'envoya donc vers lui dès qu'il apprit par moi que des Français m'avaient démasqué et que je venais de leur échapper. – Et vous avez eu l'audace… ? – Il le fallait bien, mon colonel, et puis vraiment j'avais tous les atouts. Cet officier ne se doutait de rien, et, quand je parvins sur la plate-forme de la tour d'où il transmettait ses indications, je n'eus aucun mal à l'assaillir et à le réduire au silence. Ma tâche était finie, il n'y avait plus qu'à vous faire le signal convenu. – Rien que cela ! et au milieu de six ou sept mille hommes ! – Je vous l'avais promis, mon colonel, et il était onze heures. Sur la plate-forme se trouvait tout l'attirail nécessaire pour envoyer des signaux de jour et de nuit. Comment n'en pas profiter ? J'allumai une fusée, puis une seconde, puis une troisième et une quatrième, et la bataille commença. – Mais, ces fusées, c'était autant d'avertissements qui réglaient notre tir sur ce clocher où vous vous trouviez ! C'est sur vous que nous tirions ! – Ah ! je vous jure, mon colonel, que ces idées-là, on ne les a pas en de pareils moments. Le premier obus qui frappa l'église me sembla le bienvenu. Et puis, l'ennemi ne me laissait guère le temps de réfléchir ! Aussitôt, une demi-douzaine de gaillards avait escaladé la tour. J'en démolis quelques-uns avec mon revolver, mais il y eut par la suite un autre assaut, et plus tard un autre encore. J'avais dû me réfugier derrière la porte qui ferme la cage de la flèche. Quand ils l'eurent jetée bas, elle me servit de barricade, et, comme je disposais des armes et des munitions prises à mes premiers assaillants, que j'étais inaccessible et à peu près invisible, il me fut facile de soutenir un siège en règle. – Tandis que nos 75 vous canonnaient. – Tandis que nos 75 me délivraient, mon colonel, car vous pensez bien que, l'église une fois démolie et la charpente en feu, on n'osa plus s'aventurer dans la tour. Je n'eus donc qu'à prendre patience jusqu'à votre arrivée. Paul Delroze avait fait son récit de la façon la plus simple et comme s'il se fût agi de choses toutes naturelles. Le colonel, après l'avoir félicité de nouveau, lui confirma sa nomination au grade de sergent, et lui dit : – Vous n'avez rien à me demander ? – Si, mon colonel, je voudrais interroger l'espion allemand que j'ai laissé là-bas, et, par la même occasion, reprendre mon uniforme que j'ai caché. – Entendu, vous allez dîner avec nous, et ensuite on vous donnera une bicyclette. À sept heures du soir, Paul retournait à la première église. Une vive déception l'y attendait. L'espion avait brisé ses liens et s'était enfui. Toutes les recherches de Paul, dans l'église et dans le village, furent mutiles. Cependant, sur une des marches de l'escalier, non loin de l'endroit où il s'était jeté sur l'espion, il ramassa le poignard avec lequel son adversaire avait essayé de le frapper. Ce poignard était exactement semblable à celui qu'il avait ramassé dans l'herbe trois semaines plus tôt, devant la petite porte des bois d'Ornequin. La même lame triangulaire. Le même manche en corne brune, et, sur ce manche, les quatre lettres : H.E.R.M. L'espion et la femme qui ressemblait si étrangement à Hermine d'Andeville, la meurtrière de son père, se servaient tous deux d'une arme identique. Le lendemain, la division dont faisait partie le régiment de Paul continuait son offensive et entrait en Belgique après avoir culbuté l'ennemi. Mais le soir le général recevait l'ordre de se replier. La retraite commençait. Douloureuse pour tous, elle le fut peut-être davantage pour celles de nos troupes qui avaient débuté par la victoire. Paul et ses camarades de la troisième compagnie ne dérageaient pas. Durant la demi-journée passée en Belgique, ils avaient vu les ruines d'une petite ville anéantie par les Allemands, les cadavres de quatre-vingts femmes fusillées, des vieillards pendus par les pieds, des enfants égorgés en tas. Et il fallait reculer devant ces monstres ! Des soldats belges s'étaient mêlés au régiment et, leur visage gardant l'épouvante des visions infernales, ils racontaient des choses que l'imagination même ne concevait pas. Et il fallait reculer ! Il fallait reculer avec la haine au cœur et un désir forcené de vengeance qui crispait les mains autour des fusils. Et pourquoi reculer ? Ce n'était pas la défaite, puisque l'on se repliait en bon ordre, avec des arrêts brusques et des retours violents contre l'ennemi déconcerté. Mais le nombre brisait toute résistance. Le flot des barbares se reformait. Deux mille vivants remplaçaient mille morts. Et on reculait. Un soir, Paul connut, par un journal qui datait d'une semaine, une des causes de cette retraite et la nouvelle lui fut pénible. Le 20 août, après quelques heures d'un bombardement effectué dans les conditions les plus inexplicables, Corvigny avait été pris d'assaut, alors qu'on attendait de cette place forte une défense d'au moins quelques jours, qui eût donné plus d'énergie à nos opérations sur le flanc gauche des Allemands. Ainsi Corvigny avait succombé, et le château d'Ornequin, abandonné sans doute, comme Paul lui-même le désirait, par Jérôme et par Rosalie, était maintenant détruit, pillé, saccagé, avec ce raffinement et cette méthode que les barbares apportaient dans leur œuvre de dévastation. Et, de ce côté encore, les hordes furieuses se précipitaient. Journées sinistres de la fin d'août, les plus tragiques peutêtre que la France ait jamais vécues. Paris menacé. Douze départements envahis. Le vent de la mort soufflait sur l'héroïque nation. C'est au matin d'une de ces journées que Paul entendit derrière lui, dans un groupe de jeunes soldats, une voix joyeuse qui l'interpellait. – Paul ! Paul ! Enfin, je suis arrivé à ce que je voulais ! Quel bonheur ! Ces jeunes soldats, c'étaient des engagés volontaires, versés dans le régiment, et parmi eux, Paul reconnut aussitôt le frère d'Elisabeth, Bernard d'Andeville. Il n'eut pas le temps de réfléchir à l'attitude qu'il lui fallait prendre. Son premier mouvement eût été de se détourner, mais Bernard lui avait saisi les deux mains et les serrait avec une gentillesse et une affection qui montraient que le jeune homme ne savait rien encore de la rupture survenue entre Paul et sa femme. – Mais oui, Paul, c'est moi, déclara-t-il gaiement. Je peux te tutoyer, n'est-ce pas ? Oui, c'est moi, et ça t'épate, hein ? Tu imagines une rencontre providentielle, un hasard comme on n'en voit pas ? Les deux beaux-frères réunis dans le même régiment !… Eh bien, non, c'est à ma demande expresse. « Je m'engage, ai-je dit, ou à peu près, aux autorités, je m'engage comme c'est mon devoir et mon plaisir. Mais, à titre d'athlète plus que complet et de lauréat de toutes les sociétés de gymnastique et de préparation militaire, je désire qu'on m'envoie illico sur le front et dans le régiment de mon beaufrère, le caporal Paul Delroze. » Et comme on ne pouvait pas se passer de mes services, on m'a expédié ici… Et alors, quoi ? Tu ne semblés pas transporté ? Paul écoutait à peine. Il se disait : « Voilà le fils d'Hermine d'Andeville. Celui qui me touche est le fils de la femme qui a tué… » Mais la figure de Bernard exprimait une telle franchise et tant d'allégresse ingénue, qu'il articula : – Si, si… Seulement tu es si jeune ! – Moi ? Je suis très vieux. Dix-sept ans le jour de mon engagement. – Mais ton père ? – Papa m'a donné son autorisation. Sans quoi, d'ailleurs, je ne lui aurais pas donné la mienne. – Comment ? – Mais oui, il s'est engagé. – Ton père s'est engagé… À son âge ?… – Comment ? mais il est très jeune. Cinquante ans le jour de son engagement ! On l'a versé comme interprète dans l'étatmajor anglais. Toute la famille sous les armes, tu vois… Ah ! j'oubliais, j'ai une lettre d'Elisabeth pour toi. Paul tressaillit. Il n'avait pas voulu jusqu'ici interroger son beau-frère sur la jeune femme. Il murmura, en prenant la lettre : – Ah ! elle t'a remis cela… – Mais non, elle nous l'a envoyée d'Ornequin. – D'Ornequin ? Mais c'est impossible ! Elisabeth est partie le soir même de la mobilisation. Elle allait à Chaumont, chez sa tante. – Pas du tout. J'ai été dire adieu à notre tante : elle n'avait aucune nouvelle d'Elisabeth depuis le début de la guerre. D'ailleurs, regarde l'enveloppe. « Paul Delroze, aux soins de M. d'Andeville, à Paris »… Et c'est timbré d'Ornequin et de Corvigny. Après avoir regardé, Paul balbutia : – Oui, tu as raison, et la date est visible sur le cachet de la poste : « 18 août ». Le 18 août… Et Corvigny est tombé au pouvoir des Allemands le 20 août, le surlendemain. Donc Elisabeth était encore là. – Mais non, mais non, s'écria Bernard. Elisabeth n'est pas une enfant. Tu comprends bien qu'elle n'aura pas attendu les Boches, à dix pas de la frontière ! Au premier coup de feu de ce côté-là, elle a dû quitter le château. Et c'est cela qu'elle t'annonce. Lis donc sa lettre, Paul. Paul ne doutait pas, au contraire, de ce qu'il allait apprendre en lisant cette lettre, et c'est avec un frisson qu'il en déchira l'enveloppe. Elisabeth avait écrit : « Paul, « Je ne puis me décider à partir d'Ornequin. Un devoir m'y retient, auquel je ne faillirai pas, celui de délivrer le souvenir de ma mère. Comprenez-moi bien, Paul : ma mère demeure pour moi l'être le plus pur. Celle qui m'a bercée dans ses bras, celle à qui mon père a gardé tout son amour, ne peut même pas être soupçonnée. Mais vous l'accusez, vous, et c'est contre vous que je veux la défendre. « Les preuves, dont je n'ai pas besoin pour croire, je les trouverai pour vous forcer à croire. Et, ces preuves, il me semble que je ne les trouverai qu'ici. Je resterai donc. « Jérôme et Rosalie restent également, bien que l'on annonce rapproche de l'ennemi. Ce sont de braves cœurs, et vous n'avez donc rien à craindre, puisque je ne serai pas seule. « Elisabeth Delroze. » Paul replia la lettre. Il était très pâle. Bernard lui demanda : – Elle n'est plus là-bas, n'est-ce pas ? – Si, elle y est. – Mais c'est de la folie ! Comment ! mais avec de tels monstres !… un château isolé… Voyons, voyons, Paul, elle n'ignore pourtant pas les dangers terribles qui la menacent ! Qu'est-ce qui peut la retenir ? Ah ! c'est effroyable !… La figure contractée, les poings crispés, Paul gardait le silence… Chapitre 5 La paysanne de Corvigny Trois semaines auparavant, en apprenant que la guerre était déclarée, Paul avait senti sourdre en lui, immédiate et implacable, la résolution de se faire tuer. Le désastre de sa vie, l'horreur de son mariage avec une femme qu'au fond il ne cessait pas d'aimer, les certitudes acquises au château d'Ornequin, tout cela l'avait bouleversé à un tel point que la mort lui apparut comme un bienfait. Pour lui, la guerre, ce fut, instantanément et sans le moindre débat, la mort. Tout ce qu'il pouvait admirer d'émouvant et de grave, de réconfortant et de magnifique, dans les événements de ces premières semaines, l'ordre parfait de la mobilisation, l'enthousiasme des soldats, l'unité admirable de la France, le réveil de l'âme nationale, aucun de ces grands spectacles n'attira son attention. Au plus profond de lui-même il avait décrété qu'il accomplirait de tels actes que la chance la plus invraisemblable ne pourrait le sauver. C'est ainsi qu'il avait cru trouver, dès le premier jour, l'occasion voulue. S'emparer de l'espion dont il soupçonnait la présence dans le clocher de l'église, pénétrer ensuite au cœur même des troupes ennemies pour signaler leur position, c'était aller à une mort certaine. Il y alla bravement. Et, comme il avait une conscience très nette de sa mission, il la remplit avec autant de prudence que de bravoure. Mourir, soit, mais mourir après avoir réussi. Et il goûta, dans l'action comme dans le succès, une joie singulière à laquelle il ne s'attendait point. La découverte du poignard employé par l'espion l'impressionna vivement. Quel rapport pouvait-il établir entre cet homme et celui qui avait tenté de le frapper ? Quel rapport entre cela et la comtesse d'Andeville, morte seize années auparavant ? Et comment, par quels liens invisibles, se rattachaient-ils tous les trois à cette même œuvre de trahison et d'espionnage dont Paul avait surpris les différentes manifestations ? Mais surtout la lettre d'Elisabeth lui porta un coup extrêmement brutal. Ainsi la jeune femme était là-bas, parmi les obus, les balles, les luttes sanglantes autour du château, le délire et la rage des vainqueurs, l'incendie, les fusillades, les tortures, les atrocités ! Elle était là, jeune et belle, presque seule, sans défense ! Et elle y était parce que lui, Paul, n'avait pas eu l'énergie de la revoir et de l'entraîner avec lui ! Ces pensées provoquaient en Paul des crises d'abattement, d'où il sortait tout à coup pour se jeter au-devant de quelque péril, poursuivant ses folles entreprises jusqu'au bout, quoi qu'il advînt, avec un courage tranquille et une obstination farouche qui inspiraient à ses camarades autant de surprise que d'admiration. Et peut-être, moins que la mort, cherchait-il désormais cette ivresse ineffable que l'on éprouve à la braver. Et la journée du 6 septembre arriva ; la journée du miracle inouï où le grand chef, lançant à ses armées d'immortelles paroles, enfin leur ordonna de se jeter sur l'ennemi. La retraite si vaillamment supportée, mais si cruelle, se terminait. Épuisés, à bout de souffle, luttant un contre deux depuis des jours, n'ayant pas le temps de dormir, n'ayant pas le temps de manger, ne marchant que par le prodige d'efforts dont ils n'avaient même plus conscience, ne sachant pas pourquoi ils ne se couchaient point dans le fossé pour y attendre la mort… c'est à ces hommes-là que l'on dit : « Halte ! Demi-tour ! Et maintenant droit à l'ennemi ! » Et ils firent demi-tour. Ces moribonds retrouvèrent la force. Du plus humble au plus illustre, chacun tendit sa volonté et se battit comme si le salut de la France eût dépendu de lui seul. Autant de soldats, autant de héros sublimes. On leur demandait de vaincre ou de se faire tuer. Ils furent victorieux. Parmi les plus intrépides, Paul brilla au premier rang. Ce qu'il fit et ce qu'il supporta, ce qu'il tenta et ce qu'il réussit, luimême il avait conscience que cela dépassait les bornes de la réalité. Le 6, le 7 et le 8, puis du 11 au 13, malgré l'excès de la fatigue et malgré des privations de sommeil et de nourriture auxquelles on n'imagine pas qu'il soit humainement possible de résister, il n'eut aucune autre sensation que d'avancer, et d'avancer encore, et d'avancer toujours. Que ce fût dans l'ombre ou sous la clarté du soleil, sur les bords de la Marne ou dans les couloirs de l'Argonne, que ce fût vers le Nord ou vers l'est quand on envoya sa division renforcer les troupes de la frontière, qu'il fût couché à plat ventre et qu'il rampât dans les terres labourées, ou bien debout, qu'il chargeât à la baïonnette, il allait de l'avant, et chaque pas était une délivrance, et chaque pas était une conquête. Chaque pas aussi exaspérait sa haine. Oh ! comme son père avait eu raison de les exécrer, ces gens-là ! Aujourd'hui Paul les voyait à l'œuvre. Partout c'était la dévastation stupide et l'anéantissement irraisonné. Partout l'incendie, et le pillage, et la mort. Otages fusillés, femmes assassinées bêtement, pour le plaisir. Églises, châteaux, maisons de riches et masures de pauvres, il ne restait plus rien. Les ruines elles-mêmes avaient été détruites et les cadavres torturés. Quelle joie de battre un tel ennemi ! Bien que réduit à la moitié de son effectif, le régiment de Paul, lâché comme une meute, mordait sans répit la bête fauve. Elle semblait plus hargneuse et plus redoutable à mesure qu'elle approchait de la frontière, et l'on fonçait encore sur elle dans l'espoir fou de lui donner le coup de grâce. Et un jour, sur le poteau qui marquait l'embranchement de deux routes, Paul lut : Corvigny, 14 km. Ornequin, 31 km 400. La frontière, 38 km 300. Corvigny, Ornequin ! Avec quelle émotion de tout son être il lut ces syllabes imprévues ! D'ordinaire, absorbé par l'ardeur de la lutte et par tant de soucis divers, il prêtait peu d'attention aux noms des localités traversées, et le hasard seul les lui apprenait. Et voilà que tout à coup il se trouvait à si peu de distance du château d'Ornequin ! Corvigny, 14 kilomètres… Était-ce vers Corvigny que se dirigeaient la troupe française, vers la petite place forte que les Allemands avaient enlevée d'assaut et occupée dans de si étranges conditions ? Ce jour-là on se battait depuis l'aube contre un ennemi qui semblait résister plus mollement. Paul à la tête d'une escouade, avait été envoyé par son capitaine jusqu'au village de Bléville avec ordre d'y entrer si l'ennemi s'en était retiré, mais de ne pas pousser plus avant. Et c'est après les dernières maisons de ce village qu'il aperçut le poteau indicateur. Il était alors assez inquiet. Un taube venait de survoler le pays. Une embûche était possible. – Retournons au village, dit-il. On va s'y barricader en attendant. Mais un bruit soudain crépita derrière une colline boisée qui coupait la route du côté de Corvigny, un bruit de plus en plus net, et dans lequel Paul, au bout d'un instant, reconnut le ronflement énorme d'une auto, sans doute d'une automitrailleuse. – Fourrez-vous dans le fossé, cria-t-il à ses hommes. Cachez-vous dans les meules. La baïonnette au canon. Et que personne ne bouge ! Il avait compris le danger, cette auto traversant le village, fonçant au milieu de la compagnie, semant la panique et se défilant ensuite par quelque autre chemin. Rapidement, il escalada le tronc crevassé d'un vieux chêne et s'installa parmi les branches, à une hauteur qui surplombait la route de quelques mètres. Presque aussitôt, l'auto apparut. C'était bien une auto blindée, formidable et monstrueuse sous sa carapace, mais d'un modèle assez ancien qui laissait voir, au-dessus des plaques d'acier, le casque et la tête des hommes. Elle avançait à toute allure, prête à bondir en cas d'alerte. Les hommes courbaient le dos. Paul en compta une demidouzaine. Deux canons de mitrailleuses dépassaient. Il épaula son fusil et visa le conducteur, un gros Germain dont la figure écarlate semblait teintée de sang. Puis, posément, à l'instant propice, il tira. – Chargez, les gars ! cria-t-il en dégringolant de son arbre. Mais il ne fut même pas besoin de donner l'assaut. Le conducteur, frappé à la poitrine, avait encore eu la présence d'esprit de freiner et d'arrêter sa voiture. Se voyant cernés, les Allemands levèrent les bras. – Kamerad ! Kamerad ! Et l'un d'eux, sautant de l'auto après avoir jeté ses armes, se précipita vers Paul : – Alsacien, sergent ! Alsacien de Strasbourg ! Ah ! sergent, il y a assez de jours que je le guette, ce moment-là ! Tandis que ses hommes conduisaient les prisonniers dans le village, Paul, en toute hâte, interrogea l'Alsacien : – D'où vient l'auto ? – De Corvigny. – Du monde à Corvigny ? – Très peu. Une arrière-garde de deux cent cinquante Badois, tout au plus. – Et dans les forts ? – À peu près autant. On n'avait pas cru nécessaire de réparer les tourelles et l'on est pris à l'improviste. Vont-ils essayer de se maintenir ou se replier vers la frontière ? Ils hésitent, c'est pourquoi on nous a envoyés en reconnaissance. – Alors, nous pouvons marcher ? – Oui, mais tout de suite, sans quoi ils reçoivent des renforts importants, deux divisions. – Qui seront là ? – Demain. Elles doivent traverser la frontière demain, vers midi. – Cré nom ! il n'y a pas de temps à perdre, dit Paul. Tout en examinant l'automitrailleuse et en faisant désarmer et fouiller les prisonniers, Paul réfléchissait aux mesures à prendre, lorsqu'un de ses hommes, resté dans le village, vint lui annoncer l'arrivée d'un détachement français. Un lieutenant le commandait. Paul se hâta de mettre cet officier au courant. Les événements nécessitaient une action immédiate. Il s'offrit à partir à la découverte dans l'auto même que l'on avait capturée. – Soit, dit l'officier ; moi, j'occupe le village et je m'arrange pour que la division soit prévenue le plus tôt possible. L'automobile fila dans la direction de Corvigny. Huit hommes s'y étaient entassés. Deux d'entre eux, spécialement chargés des mitrailleuses, en étudiaient le mécanisme. Le prisonnier alsacien, debout afin qu'on pût bien voir de partout son casque et son uniforme, surveillait l'horizon. Tout cela fut décidé et exécuté en l'espace de quelques minutes, sans discussion et sans que l'on s'arrêtât aux détails de l'entreprise. – À la grâce de Dieu ! s'exclama Paul lorsqu'il fut au volant. Vous êtes prêts à mener l'aventure jusqu'au bout, mes amis ? – Et même au-delà, sergent, fit auprès de lui une voix qu'il reconnut. C'était Bernard d'Andeville, le frère d'Elisabeth. Bernard appartenant à la 9e compagnie, Paul avait réussi depuis leur rencontre à l'éviter, ou du moins à ne pas lui parler. Mais il savait que le jeune homme se battait bien. – Ah ! c'est toi, dit-il. – En chair et en os, s'écria Bernard. Je suis venu avec mon lieutenant, et lorsque je t'ai vu monter dans l'auto et emmener ceux qui se présentaient, tu comprends si j'ai saisi l'occasion ! Et il ajouta, d'un ton qui s'embarrassait : – L'occasion de faire un joli coup sous tes ordres, et l'occasion de te parler, Paul… car je n'ai pas eu de chance jusqu'ici… Il m'a même semblé que tu n'étais pas avec moi… comme je l'espérais. – Mais si, mais si, articula Paul… seulement, les préoccupations… – Au sujet d'Elisabeth, n'est-ce pas ? – Oui. – Je comprends. Tout de même cela n'explique pas qu'il y ait entre nous… comme une gêne… À ce moment, l'Alsacien prescrivit : – Il ne faut pas se montrer… Des uhlans !… Une patrouille débouchait d'un chemin de traverse, au détour d'un bois. Il leur cria, en passant près d'eux : – Fichez le camp, camarades ! Au galop ! voilà les Français !… Paul profita de l'incident pour ne pas répondre à son beaufrère. Il avait forcé la vitesse, et l'auto filait avec un fracas de tonnerre, escaladant les pentes et dévalant comme une trombe. Les détachements ennemis se faisaient plus nombreux. L'Alsacien les interpellait, ou, par signes, les incitait à une retraite immédiate. – Ce que c'est rigolo de les voir ! dit-il en riant. C'est une galopade effrénée derrière nous. Et il ajouta : – Je vous avertis, sergent, qu'à ce train-là nous allons tomber en plein Corvigny. Est-ce ça que vous voulez ? – Non, répliqua Paul, on s'arrêtera en vue de la ville. – Et si l'on est cerné ? – Par qui ? En tout cas, ce n'est pas ces bandes de fuyards qui pourraient s'opposer à notre retour. Bernard d'Andeville prononça : – Paul, je te soupçonne de ne pas penser du tout au retour. – Du tout, en effet. As-tu peur ? – Oh ! quel vilain mot ! Mais, après un silence, Paul reprit d'une voix où il y avait moins de rudesse : – Je regrette que tu sois venu, Bernard. – Le danger est-il donc plus grand pour moi que pour toi et pour les autres ? – Non. – Alors, fais-moi l'honneur de ne rien regretter. Toujours debout, penché au-dessus du sergent, l'Alsacien indiqua : – La pointe de clocher en face de nous, derrière le rideau d'arbres, c'est Corvigny. J'estime qu'en obliquant sur les hauteurs de gauche nous pourrions voir ce qui se passe dans la ville. – Nous le verrons bien mieux en y entrant, remarqua Paul. Seulement, nous risquons gros… Toi surtout, l'Alsacien. Prisonnier, on te fusille. Dois-je te descendre avant Corvigny ? – Vous ne m'avez pas regardé, sergent. La route rejoignait la ligne du chemin de fer. Puis apparurent les premières maisons des faubourgs. Quelques soldats se montraient. – Pas un mot à ceux-là, ordonna Paul, il ne faut pas les effaroucher… sans quoi ils nous prendraient de dos au moment décisif. Il reconnut la gare et constata qu'elle était fortement occupée. Le long de l'avenue qui montait à la ville, des casques à pointe allaient et venaient. – En avant ! s'écria Paul. S'il y a des rassemblements de troupes, ce ne peut être que sur la place. Les mitrailleuses sont prêtes ? Et les fusils ? Prépare le mien, Bernard. Et, au premier signal, feu à volonté ! L'auto déboucha violemment, en pleine place. Ainsi qu'il l'avait prévu, une centaine d'hommes s'y trouvaient, tous massés devant le porche de l'église, auprès des faisceaux des baïonnettes. L'église n'était plus qu'un monceau de décombres, et presque toutes les maisons de la place avaient été anéanties par le bombardement. Les officiers qui se tenaient à l'écart, poussèrent des exclamations joyeuses et gesticulèrent en apercevant cette auto qu'ils avaient envoyée en reconnaissance, et dont ils attendaient évidemment le retour avant de prendre une décision sur la défense de la ville. Rejoints sans doute par des officiers de liaison, ils étaient nombreux. Un général les dominait tous de sa haute taille. Des automobiles stationnaient à quelque distance. La rue était pavée, mais aucun trottoir ne la séparait du terrain même de la place. Paul la suivit, puis, à vingt mètres des officiers, il donna un coup de volant brutal, et l'effroyable machine fonça droit dans le groupe, renversa, écrasa, obliqua légèrement pour prendre d'enfilade tous les faisceaux de fusils et pénétra comme une masse irrésistible au milieu du détachement. Ce fut la mort, et la bousculade, et la fuite éperdue, et les vociférations de la douleur et de l'épouvante. – Feu à volonté ! cria Paul qui arrêta la voiture. Et, de ce blockhaus imprenable, surgi soudain au centre de la place, la fusillade commença, tandis que se précipitait le crépitement sinistre des deux mitrailleuses. En l'espace de cinq minutes, la place fut jonchée de morts et de blessés. Le général et plusieurs officiers gisaient inertes. Les survivants se sauvèrent. – Cessez le feu ! ordonna Paul. Il amena l'auto jusqu'au bout de l'avenue qui descendait à la gare. Attirées par les détonations, les troupes de la gare accouraient. Quelques décharges de mitrailleuses les dispersèrent. Trois fois, à vive allure, Paul fit le tour de la place afin de surveiller les voies d'accès. De tous côtés l'ennemi fuyait par les routes et par les sentiers qui conduisaient à la frontière. Et de tous côtés aussi les habitants de Corvigny sortaient de leurs maisons et manifestaient leur joie. – Qu'on relève et qu'on soigne les blessés, commanda Paul. Et qu'on appelle le sonneur de l'église, ou quelqu'un qui sache sonner les cloches. C'est urgent ! Et tout de suite, au vieux sacristain qui se présenta : – Le tocsin, mon brave, le tocsin à tour de bras ! et quand tu seras fatigué, qu'un camarade te remplace ! Va… Le tocsin, sans une seconde de répit. C'était le signal dont Paul était convenu avec le lieutenant français et qui devait annoncer à la division la réussite de l'entreprise et la nécessité de la marche en avant. Il était deux heures. À cinq heures, l'état-major et une brigade prenaient possession de Corvigny, et nos 75 lançaient quelques obus. À dix heures du soir, le reste de la division ayant rejoint, les Allemands étaient chassés du Grand-Jonas et du Petit-Jonas et se concentraient en avant de la frontière. Il fut décidé que dès l'aube on les délogerait. – Paul, dit Bernard à son beau-frère, avec qui il se retrouva après l'appel du soir, Paul, j'ai à te raconter quelque chose… qui m'intrigue… quelque chose de très louche… tu vas en juger. Tout à l'heure, je me promenais dans une des petites rues qui avoisinent l'église, quand je fus abordé par une femme… une femme dont je n'ai pas tout d'abord distingué les traits ni le costume, car l'obscurité était à peu près complète, mais qui cependant, au bruit de ses sabots sur le pavé, me parut être une paysanne. Elle me dit, et, pour une paysanne, sa façon de s'exprimer me surprit un peu : « – Mon ami, vous pourriez peut-être me donner un renseignement… « Et, comme je me mettais à sa disposition, elle commença : « – Voilà. J'habite un petit village tout près d'ici. Tantôt j'ai su que votre corps d'armée était là. Alors, j'y suis venue, parce que je voudrais voir un soldat qui fait partie de ce corps d'armée. Seulement, je ne sais pas le numéro de son régiment… Oui, il y a eu des changements… ses lettres n'arrivent pas… il n'a pas reçu les miennes sans doute… Oh ! si par hasard vous le connaissiez !… un bon garçon, si brave ! « Je lui répondis : « – Le hasard peut vous servir en effet, madame. Quel est le nom de ce soldat ? « – Delroze, le caporal Paul Delroze. » Paul s'exclama : – Comment ! Il s'agissait de moi ? – Il s'agissait de toi, Paul, et la coïncidence me sembla si curieuse que je lui donnai simplement le numéro de ton régiment et celui de ta compagnie, sans lui révéler notre parenté. « – Ah ! bien, fit-elle, et le régiment est à Corvigny ? « – Oui, depuis tantôt. « – Et vous le connaissez, Paul Delroze ? « – De nom seulement, ai-je répliqué. « Et vraiment je n'aurais su dire pourquoi je répliquai ainsi et pourquoi, ensuite, je continuai la conversation de manière qu'elle ne devinât pas mon étonnement. « – II a été nommé sergent et cité à l'ordre du jour, c'est comme cela que j'ai entendu parler de lui. Voulez-vous que je m'enquière et que je vous conduise ? « – Pas encore, fit-elle, pas encore, j'aurais trop d'émotion. « Trop d'émotion ? cela me paraissait de plus en plus équivoque. Cette femme qui te recherchait si avidement et qui retardait le moment de te voir ! « Je lui demandai : « – Vous vous intéressez beaucoup à lui ? « – Oui, beaucoup. « – II est de votre famille, peut-être ? « – C'est mon fils. « – Votre fils ! « Sûrement, jusqu'ici, elle n'avait pas soupçonné une seconde que je lui faisais subir un interrogatoire. Mais ma stupeur fut telle qu'elle recula dans l'ombre comme pour se mettre en état de défensive. « J'avais glissé la main dans ma poche et saisi la petite lanterne électrique que je porte toujours sur moi. J'appuyai sur le ressort et je lui jetai la lumière en plein visage, tout en m'avançant vers elle. Mon geste la déconcerta et elle demeura quelques secondes immobile. Puis violemment elle rabattit un fichu qui lui couvrait la tête, et, avec une vigueur imprévue, elle me frappa le bras de telle sorte que je lâchai ma lanterne. Et ce fut le silence immédiat, absolu. Où était-elle ? Devant moi ? À droite ? À gauche ? Comment se pouvait-il qu'aucun bruit ne me révélât sa présence ou son départ. L'explication m'en fut donnée lorsque, après avoir retrouvé et rallumé ma lanterne électrique, j'aperçus à terre ses deux sabots qu'elle avait laissés pour prendre la fuite. Depuis, je l'ai cherchée, mais vainement. Elle a disparu. » Paul avait écouté le récit de son beau-frère avec une attention croissante. Il lui demanda : – Alors tu as vu sa figure ? – Oh ! très distinctement. Une figure énergique… des sourcils et des cheveux noirs… un air de méchanceté… Quant aux vêtements, une tenue de paysanne, mais trop propre et trop arrangée, et qui sentait le déguisement. – Quel âge environ ? – Quarante ans. – Est-ce que tu la reconnaîtrais ? – Sans hésitation. – Tu m'as parlé de fichu ? De quelle couleur ? – Noir. – Fermé, comment ? Par un nœud ? – Non, par une broche. – Un camée ? – Oui, un large camée encerclé d'or. Comment sais-tu cela ? Paul garda le silence assez longtemps et murmura : – Je te montrerai demain, dans une des pièces du château d'Ornequin, un portrait qui doit avoir avec la femme qui t'a accosté une ressemblance frappante, la ressemblance qui peut exister entre deux sœurs peut-être… ou bien… ou bien… Il saisit son beau-frère par le bras, et, l'entraînant : – Écoute, Bernard, il y a autour de nous, dans le passé et dans le présent, des choses effrayantes… qui pèsent sur ma vie et sur la vie d'Elisabeth… sur la tienne aussi par conséquent. Ce sont des ténèbres affreuses, au milieu desquelles je me débats et où des ennemis que j'ignore poursuivent depuis vingt ans un plan auquel je ne puis rien comprendre. Dès le début de cette lutte mon père est mort, victime d'un assassinat. Aujourd'hui, c'est moi que l'on attaque. Mon union avec ta sœur est brisée, et rien ne peut plus nous rapprocher l'un de l'autre, de même que rien non plus ne peut faire qu'il y ait, entre toi et moi, l'amitié et la confiance que nous avions le droit d'espérer. Ne m'interroge pas Bernard, ne cherche pas à en savoir d'avantage. Un jour peut-être, et je ne souhaite pas qu'il arrive, tu sauras pourquoi je te demande le silence. Chapitre 6 Ce que Paul vit au château d'Ornequin Dès l'aube, Paul Delroze fut réveillé par des sonneries de clairon. Et, tout de suite, dans le duel des canons qui commença, il reconnut la voix brève et sèche du 75 et l'aboiement rauque du 77 allemand. – Tu viens, Paul ? appela Bernard. Le café est servi en bas. Les deux beaux-frères avaient trouvé deux chambres audessus d'un marchand de vin. Tout en faisant honneur à un déjeuner substantiel, Paul, qui, la veille au soir, avait recueilli des renseignements sur l'occupation de Corvigny et d'Ornequin, raconta : – Mercredi le 19 août, Corvigny, à la grande satisfaction de ses habitants, pouvait encore croire que les horreurs de la guerre lui seraient épargnées. On se battait en Alsace et devant Nancy. On se battait en Belgique, mais il semblait que l'effort allemand négligeât la route d'invasion, étroite il est vrai et en apparence d'intérêt secondaire, qu'offrait la vallée du Liseron. À Corvigny, une brigade française poussait activement les travaux de défense. Le Grand et le Petit-Jonas étaient prêts sous leur coupole de béton. On attendait. – Et Ornequin ? demanda Bernard. – À Ornequin, nous avions une compagnie de chasseurs à pied dont les officiers habitaient le château. Jour et nuit cette compagnie, soutenue par un détachement de dragons, patrouillait le long de la frontière. « En cas d'alerte, la consigne était de prévenir aussitôt les forts et de se replier tout en résistant énergiquement. « La soirée de ce mercredi fut absolument tranquille. Une douzaine de dragons avaient galopé au-delà de la frontière jusqu'en vue de la petite ville allemande d'Ebrecourt. Aucun mouvement de troupes ne se dessinait de ce côté ni sur la ligne de chemin de fer qui aboutit à Ebrecourt. Nuit paisible également. Pas un coup de fusil. Il est prouvé qu'à deux heures du matin pas un soldat allemand n'avait franchi la frontière. Or c'est à deux heures précises qu'une formidable détonation retentit. Quatre autres la suivirent à des intervalles très rapprochés. Ces cinq détonations étaient dues à l'explosion de cinq obus de 420 qui détruisirent du premier coup les trois coupoles du Grand-Jonas et les deux coupoles du Petit-Jonas. » – Comment ! mais Corvigny est à vingt-quatre kilomètres de la frontière, et les 420 ne portent pas à cette distance ! – N'empêche qu'il tomba encore six gros obus à Corvigny, tous sur l'église et sur la place. Et ces six obus tombèrent vingt minutes plus tard, c'est-à-dire au moment où l'on pouvait supposer que, l'alerte étant donnée, la garnison de Corvigny s'était rassemblée sur la place. C'est, en effet, ce qui eut lieu, et tu peux deviner le carnage qui en résulta. – Soit, mais encore une fois, la frontière est à vingt-quatre kilomètres. Une telle distance a donc dû laisser à nos troupes le temps de se reformer et de se préparer aux attaques que ce bombardement annonçait. On a eu pour le moins trois ou quatre heures devant soi. – Pas un quart d'heure. Le bombardement n'était pas fini que l'assaut commença. Un assaut ? Non pas. Nos troupes, celles de Corvigny, comme celles qui accouraient des deux forts, nos troupes décimées et en déroute, étaient entourées d'ennemis, massacrées ou obligées de se rendre, avant même que l'on pût organiser un semblant de résistance. Cela se produisit subitement, sous la lumière aveuglante de projecteurs dressés on ne sait où et on ne sait comment. Et cela eut un dénouement immédiat. On peut dire qu'en dix minutes Corvigny fut investi, attaqué, pris et occupé par l'ennemi. – Mais d'où venait-il ? D'où sortait-il ? – On l'ignore. – Et les patrouilles de nuit à la frontière ? Les postes de sentinelles ? La compagnie détachée au château d'Ornequin ? – Rien. Aucune nouvelle. De ces trois cents hommes qui avaient pour mission de veiller et d'avertir, on n'a jamais entendu parler, tu entends, jamais. On peut reconstituer la garnison de Corvigny soit avec les soldats qui se sont échappés, soit avec les morts que les habitants ont identifiés et enterrés. Mais les trois cents chasseurs d'Ornequin ont disparu sans laisser l'ombre d'une trace. Ni fugitifs, ni blessés, ni cadavres. Rien. – C'est incroyable. Tu as interrogé ?… – Dix personnes hier soir, dix personnes qui, depuis un mois, sans être gênées d'ailleurs par les quelques soldats du Landsturm auxquels fut confiée la garde de Corvigny, ont poursuivi une enquête minutieuse sur tous ces problèmes, et qui n'ont même pas pu établir une hypothèse plausible. Une seule certitude : l'affaire fut préparée de longue date et dans ses moindres détails. Les forts, les coupoles, l'église, la place, avaient été exactement repérés, et les canons de siège disposés d'avance et rigoureusement pointés de façon que les onze obus pussent atteindre les onze objectifs que l'on avait résolu d'atteindre. Voilà. Pour le reste, mystère. – Et le château d'Ornequin ? Et Elisabeth ? Paul s'était levé. Les clairons sonnaient l'appel du matin. La canonnade redoublait d'intensité. Ils se dirigèrent tous deux vers la place, et Paul continua : – Là aussi le mystère est effarant, et peut-être davantage encore. Une des routes transversales qui coupent la plaine entre Corvigny et Ornequin a été désignée par l'ennemi comme une limite que personne, ici, n'a eu le droit de franchir sous peine de mort. – Donc, pour Elisabeth ?… dit Bernard. – Je ne sais pas, je ne sais rien de plus. Et c'est terrible, cette ombre de mort qui s'étend sur toutes les choses et sur tous les événements. Il paraît – je n'ai pas pu contrôler la provenance de ce bruit – que le village d'Ornequin, situé près du château, n'existe même plus. Il a été entièrement détruit, mieux que cela, supprimé, et ses quatre cents habitants emmenés en captivité. Et alors… Paul baissa la voix et dit en frissonnant : – Et alors qu'ont-ils fait au château ? On le voit, le château. On aperçoit encore de loin ses tourelles, ses murs. Mais derrière ces murs, que s'est-il passé ? Qu'est-il advenu d'Elisabeth ? Voilà bientôt quatre semaines qu'elle vit au milieu de ces brutes, seule, exposée à tous les outrages. La malheureuse !… Le jour se levait à peine quand ils arrivèrent sur la place. Paul fut mandé par son colonel qui lui transmit les félicitations très chaleureuses du général commandant la division, et lui annonça qu'il était proposé pour la croix et pour le grade de sous-lieutenant, et qu'il avait d'ores et déjà le commandement de sa section. – C'est tout, ajouta le colonel en riant. À moins que vous n'ayez quelque autre désir ?… – J'en ai deux, mon colonel. – Allez-y. – D'abord que mon beau-frère Bernard d'Andeville, ici présent, soit placé dès maintenant dans ma section comme caporal. Il l'a mérité. – Convenu. Et ensuite ? – Ensuite, que tout à l'heure, quand on va nous porter vers la frontière, ma section soit dirigée vers le château d'Ornequin, qui se trouve sur la route même. – C'est-à-dire qu'elle soit désignée pour l'attaque même du château ? – Comment, pour l'attaque ? dit Paul avec inquiétude. Mais l'ennemi s'est concentré le long de la frontière, six kilomètres au-delà du château. – On le croyait hier. En réalité, la concentration a eu lieu au château d'Ornequin, excellente position de défense où l'ennemi s'accroche désespérément en attendant ses renforts. La meilleure preuve c'est qu'il riposte. Tenez, là-bas, à droite, cet obus qui éclate… et plus loin ce shrapnell… deux… trois shrapnells. Ce sont eux qui ont repéré les batteries que nous avons installées sur les hauteurs environnantes et qui les arrosent en conscience. Ils doivent avoir une vingtaine de canons. – Mais alors, balbutia Paul assailli par une idée atroce, mais alors le tir de nos batteries est dirigé… – Est dirigé vers eux, cela va sans dire. Voilà une bonne heure que nos 75 bombardent le château d'Ornequin. Paul jeta un cri. – Que dites-vous, mon colonel ? Le château d'Ornequin est bombardé… Et, près de lui, Bernard d'Andeville répétait avec angoisse : – Bombardé, est-ce possible ? Surpris, l'officier demanda : – Vous connaissez ce château ? Il vous appartient peutêtre ? Oui ? Et vous avez des parents qui l'habitent encore ? – Ma femme, mon colonel. Paul était très pâle. Bien qu'il s'efforçât pour maîtriser son émotion, de conserver une immobilité rigide, ses mains tremblaient un peu et son menton se convulsait. Sur le Grand-Jonas, trois pièces d'artillerie lourde, des Rimailhos, hissés par des tracteurs, se mirent à tonner. Et cela, qui s'ajoutait à l'œuvre tenace des 75, prenait, après les paroles de Paul Delroze, une signification terrible. Le colonel, et autour de lui les officiers qui avaient assisté à l'entretien, gardaient le silence. La situation était de celles où les fatalités de la guerre se déchaînent dans leur tragique horreur, plus fortes que les forces mêmes de la nature, et, comme elles, aveugles, injustes et implacables. Il n'y avait rien à faire. Aucun de ces hommes n'eût songé à intercéder pour que l'action de l'artillerie cessât ou diminuât d'intensité. Et Paul n'y songea pas davantage. Il murmura : – On croirait que le feu de l'ennemi se ralentit. Peut-être sont-ils en retraite… Trois obus qui éclatèrent au bas de la ville, derrière l'église, démentirent cet espoir. Le colonel hocha la tête. – En retraite ? Pas encore. La place est trop importante pour eux, ils attendent des renforts, et ils ne lâcheront que quand nos régiments entreront dans la danse… ce qui ne saurait tarder. En effet l'ordre d'avancer fut apporté quelques instants après au colonel. Le régiment suivrait la route et se déploierait dans les plaines situées à droite. – Allons-y, messieurs, dit-il à ses officiers. La section du sergent Delroze marchera en tête. Sergent, point de direction : le château d'Ornequin. Il y a deux petits raccourcis. Vous les prendrez. – Bien, mon colonel. Toute la douleur et toute la rage de Paul s'exaspéraient en un immense besoin d'agir, et lorsqu'il se mit en chemin avec ses hommes, il se sentit des forces inépuisables et le pouvoir de conquérir à lui seul la position ennemie. Il allait de l'un à l'autre avec la hâte infatigable d'un chien de berger qui pousse son troupeau. Il multipliait les conseils et les encouragements. – Toi, mon brave, tu es un gaillard, je te connais, tu ne flancheras pas… Toi non plus… seulement, tu penses trop à ta peau, et tu grognes, tandis qu'il faut rigoler… Hein, les enfants, on rigole, n'est-ce pas ? Il y a un coup de collier à donner, on le donnera en plein, sans regarder derrière soi, pas vrai ? Au-dessus d'eux, les obus suivaient leur chemin dans l'espace, sifflant, gémissant, explosant, formant comme une voûte de mitraille et de fer. – Courbez la tête ! Couchez-vous ! criait Paul. Lui, il restait debout, indifférent aux projectiles ennemis. Mais avec quelle épouvante il entendait les nôtres, ceux qui venaient de l'arrière, de toutes les collines avoisinantes et qui s'en allaient en avant porter la destruction et la mort. Où tomberait-il, celui-là ? Et celui-ci, où jaillirait la pluie meurtrière de ses balles et de ses éclats ? Plusieurs fois il murmura : – Elisabeth ! Elisabeth… La vision de sa femme, blessée, agonisante, l'obsédait. Depuis plusieurs jours déjà, depuis le jour où il avait appris qu'Elisabeth s'était refusé à quitter le château d'Ornequin, il ne pouvait penser à elle sans une émotion que ne contrariait plus jamais un soubresaut de révolte ou un mouvement de colère. Il ne mêlait plus les souvenirs abominables du passé et les réalités charmantes de son amour. Quand il songeait à la mère exécrée, l'image de la fille ne se présentait plus à son esprit. C'étaient deux êtres de race différente et qui n'avaient aucun rapport l'un avec l'autre. Vaillante, risquant sa vie pour obéir à un devoir qu'elle jugeait de valeur plus haute que sa vie, Elisabeth prenait aux yeux de Paul une noblesse singulière. Elle était bien la femme qu'il avait aimée et chérie, et la femme qu'il aimait encore. Paul s'arrêta. Il s'était aventuré avec ses hommes sur un terrain plus découvert, et probablement repéré, que l'ennemi arrosait de mitraille. Plusieurs soldats furent culbutés. – Halte ! commanda-t-il, tout le monde à plat ventre. Il empoigna Bernard. – Mais couche-toi donc, petit ! Pourquoi t'exposer inutilement ?… Reste là… Ne bouge pas… Il le maintenait à terre d'un geste amical, lui entourait le cou et lui parlait avec douceur, comme s'il eût voulu manifester au frère toute la tendresse qui lui remontait au cœur pour sa chère Elisabeth. Il oubliait les âpres paroles qu'il avait dites à Bernard la veille au soir, et il lui en disait d'autres toutes différentes où palpitait une affection qu'il avait reniée. – Ne bouge pas, petit. Vois-tu, je n'aurais pas dû te prendre avec moi et t'emmener, comme cela, dans cette fournaise. Je suis responsable de toi, et je ne veux pas… je ne veux pas que tu sois touché. Le feu diminua. En rampant, les hommes atteignirent un double rang de peupliers au long desquels ils progressèrent et qui les conduisit en pente douce vers une crête que coupait un chemin creux. Paul, ayant escaladé le talus et dominant ainsi le plateau d'Ornequin, aperçut au loin les ruines du village, l'église écroulée, et, plus à gauche, un chaos de pierres et d'arbres d'où émergeaient quelques pans de mur. C'était le château. Partout autour, des fermes, des meules, des granges flambaient… En arrière, les troupes françaises s'éparpillaient de tous côtés. Une batterie était venue s'établir à l'abri d'un bois voisin et tirait sans interruption. Paul voyait là-bas l'éruption des obus au-dessus du château et parmi les ruines. Incapable de supporter un pareil spectacle, il reprit sa course en tête de sa section. Le canon ennemi avait cessé de tonner, réduit au silence sans doute. Mais quand ils furent à trois kilomètres d'Ornequin, les balles sifflèrent autour d'eux, et Paul avisa au loin un détachement allemand qui se repliait sur Ornequin tout en faisant le coup de feu. Et toujours les 75 et les Rimailhos grondaient. C'était affreux. Paul saisit Bernard par le bras et prononça d'une voix frémissante : – S'il m'arrivait malheur, tu dirais à Elisabeth que je lui demande pardon, n'est-ce pas, que je lui demande pardon… Il avait peur soudain que la destinée ne lui permît pas de revoir sa femme, et il se rendait compte qu'il avait agi envers elle avec une cruauté inexcusable, l'abandonnant comme une coupable pour une faute qu'elle n'avait pas commise, et la livrant à toutes les tortures. Et il marchait rapidement, suivi de loin par ses hommes. Mais, à l'endroit où le raccourci débouche sur la route, en vue du Liseron, il fut rejoint par un cycliste. Le colonel donnait l'ordre que la section attendît le gros du régiment pour une attaque d'ensemble. Ce fut l'épreuve la plus dure. Paul, en proie à une exaltation croissante, frissonnait de fièvre et de colère. – Voyons, Paul, lui disait Bernard, ne te mets pas dans un état pareil ! Nous arriverons à temps. – À temps… pour quoi faire ? répliquait-il. Pour la retrouver morte ou blessée ?… Ou pour ne pas la retrouver du tout ? Et puis quoi ! nos sacrés canons, ils ne peuvent pas se taire ? Qu'est-ce qu'ils bombardent maintenant que l'adversaire ne répond plus ? Des cadavres… des maisons démolies… – Et l'arrière-garde qui couvre la retraite allemande ? – Eh bien, ne sommes-nous pas là, nous, les fantassins ? C'est notre affaire. Un déploiement de tirailleurs, et puis une bonne charge à la baïonnette… Enfin, la section repartit, renforcée par le reste de la troisième compagnie et sous le commandement du capitaine. Un détachement de hussards passa au galop, se dirigeant vers le village afin de couper la route aux fugitifs. La compagnie obliqua vers le château. En face c'était le grand silence de la mort. Piège peut-être ? Ne pouvait-on croire que des forces ennemies solidement retranchées et barricadées se préparaient à la résistance suprême ? Dans l'allée des vieux chênes qui conduisait à la cour d'honneur, rien de suspect. Aucune silhouette, aucun bruit. Paul et Bernard toujours en tête, le doigt sur la détente de leur fusil, fouillaient d'un regard aigu le jour confus des sousbois. Par-dessus le mur, tout proche et troué de brèches béantes, s'élevaient des colonnes de fumée. En approchant, ils entendirent des gémissements, puis la plainte déchirante d'un râle. C'étaient des blessés allemands. Et soudain la terre trembla, comme si un cataclysme intérieur en eût brisé l'écorce, et, de l'autre côté du mur, ce fut une explosion formidable, ou plutôt une suite d'explosions, comme des coups de tonnerre répétés. L'espace s'obscurcit sous une nuée de sable et de poussière, d'où jaillissaient toutes sortes de matériaux et de débris. L'ennemi avait fait sauter le château. – Cela nous était destiné, sans doute, dit Bernard, nous devions sauter en même temps. L'affaire a été mal calculée. Quand ils eurent franchi la grille, le spectacle de la cour bouleversée, des tourelles éventrées, du château anéanti, des communs en flammes, des agonisants qui se convulsaient, des cadavres amoncelés, les effraya, au point qu'ils eurent un mouvement de recul. – En avant ! En avant ! cria le colonel qui accourait au galop. Il y a des troupes qui ont dû se défiler à travers le parc. Paul connaissait le chemin, l'ayant parcouru quelques semaines plus tôt, en des circonstances si tragiques. Il s'élança à travers les pelouses, parmi les blocs de pierre et les arbres déracinés. Mais, comme il passait en vue d'un petit pavillon qui se dressait à l'entrée du bois, il s'arrêta, cloué net au sol. Et Bernard et tous les hommes demeuraient stupéfaits, béants d'horreur. Contre le mur de ce pavillon, il y avait, debout, deux cadavres attachés à des anneaux par la même chaîne qui leur encerclait le ventre. Les bustes plongeaient au-dessus de la chaîne et les bras pendaient jusqu'à terre. Cadavres d'homme et de femme, Paul reconnaissait Jérôme et Rosalie. Ils avaient été fusillés. À côté d'eux, la chaîne continuait. Un troisième anneau était scellé au mur. Du sang souillait le plâtre, et des traces de balles étaient visibles. Sans aucun doute, il y avait eu une troisième victime et le cadavre avait été enlevé. En s'approchant, Paul remarqua dans le plâtre un éclat d'obus qui s'y était incrusté. Au bord du trou, entre le plâtre et le fragment de projectile, on voyait une poignée de cheveux, des cheveux blonds aux teintes dorées, des cheveux arrachés à la tête d'Elisabeth. Chapitre 7 H. E. R. M. Plus encore que du désespoir et que de l'horreur, Paul éprouva, sur le moment, un immense besoin de se venger, et tout de suite, à n'importe quel prix. Il regarda autour de lui, comme si tous les blessés qui agonisaient dans le parc eussent été coupables du meurtre monstrueux… – Les lâches ! grinçait-il, les assassins !… – Es-tu sûr ?… balbutia Bernard… Es-tu sûr que ce soient les cheveux d'Elisabeth ? – Mais oui, mais oui, ils l'ont fusillée comme les deux autres. Je les reconnais tous les deux, c'est le garde et sa femme. Ah ! les misérables… Paul leva sa crosse sur un Allemand qui se traînait dans l'herbe, et il allait frapper, lorsque son colonel arriva près de lui. – Eh bien, Delroze, qu'est-ce que vous faites ? Et votre compagnie ? – Ah ! si vous saviez, mon colonel ! … Paul se précipita sur son chef. Il avait un air de démence, et il articula, en brandissant son fusil : – Ils l'ont tuée, mon colonel ; oui, ils ont fusillé ma femme… Tenez, contre ce mur, avec les deux personnes qui la servaient… Ils l'ont fusillée… Elle avait vingt ans, mon colonel… Ah ! il faut les massacrer tous, comme des chiens !… Mais Bernard l'entraînait déjà. – Ne perdons pas de temps, Paul, vengeons-nous sur ceux qui se battent… On entend des coups de feu là-bas. II doit y en avoir de cernés. Paul n'avait plus guère conscience de ses actes. Il reprit sa course, ivre de rage et de douleur. Dix minutes après, il rejoignait sa compagnie et traversait, en vue de la chapelle, le carrefour où son père avait été poignardé. Plus loin, au lieu de la petite porte qui naguère s'ouvrait dans le mur, une vaste brèche avait été pratiquée par où devaient entrer et sortir les convois de ravitaillement destinés au château. À huit cents mètres de là, dans la plaine, à l'intersection du chemin et de la grand-route, une violente fusillade crépitait. Quelques douzaines de fuyards essayaient de se frayer un passage au milieu des hussards qui avaient suivi la route. Assaillis de dos par la compagnie de Paul, ils parvinrent à se réfugier dans un carré d'arbres et de taillis où ils se défendirent avec une énergie farouche. Ils reculaient pas à pas, tombant les uns après les autres. – Pourquoi résistent-ils ? murmura Paul, qui tirait sans répit et que l'ardeur de la lutte calmait peu à peu. On croirait qu'ils cherchent à gagner du temps. – Regarde donc ! articula Bernard, dont la voix semblait altérée. Sous les arbres, venant de la frontière, une automobile, bondée de soldats allemands, débouchait. Étaient-ce des renforts ? Non. L'automobile tourna presque sur la place, et, entre elle et les derniers combattants du petit bois, il y avait, debout, en grand manteau gris, un officier qui, le revolver au poing, les exhortait à la résistance, tout en opérant sa retraite vers la voiture envoyée à son secours. – Regarde, Paul, regarde, répéta Bernard. Paul fut stupéfait. Cet officier que Bernard signalait à son attention, c'était… Mais non, la chose ne pouvait être admise. Et pourtant… Il demanda : – Qu'est-ce que tu veux dire, Bernard ? – Le même visage, murmura Bernard, le même visage que celui d'hier, tu sais, Paul, le visage de cette femme qui m'interrogeait hier soir, sur toi, Paul. Et Paul, de son côté, reconnaissait, sans hésitation possible, l'être mystérieux qui avait tenté de le tuer près de la petite porte du parc, l'être qui offrait une si inconcevable ressemblance avec la meurtrière de son père, avec la femme du portrait, avec Hermine d'Andeville, avec la mère d'Elisabeth et de Bernard. Bernard épaula son fusil. – Non, ne tire pas ! cria Paul effrayé d'un tel geste. – Pourquoi ? – Tâchons de le prendre vivant. Il s'élança, soulevé de haine, mais l'officier avait couru jusqu'à la voiture. Les soldats allemands lui tendaient déjà la main et le hissaient parmi eux. D'un coup de feu, Paul atteignit celui qui se trouvait au volant. L'officier saisit alors le volant à l'instant où l'automobile allait se heurter contre un arbre, la redressa et, la faisant filer au milieu des obstacles avec une grande habileté, la mena derrière un repli de terrain et, de là, vers la frontière. Il était sauvé. Aussitôt qu'il fut à l'abri des balles, les ennemis qui combattaient encore se rendirent. Paul tremblait de fureur impuissante. Pour lui, cet être représentait le mal sous toutes ses formes, et, depuis la première jusqu'à la dernière minute de cette longue série de drames, assassinats, espionnages, attentats, trahisons, fusillades, qui se multipliaient dans un même sens et dans un même esprit, il apparaissait comme le génie du crime. Seule, la mort de cet être aurait pu assouvir la haine de Paul. C'était lui, Paul n'en doutait pas, c'était lui le monstre qui avait fait fusiller Elisabeth. Ah ! l'ignominie ! Elisabeth fusillée ! vision infernale qui le martyrisait… – Qui est-ce ? s'écria-t-il… Comment le savoir ? Comment parvenir à lui, et le torturer, et l'égorger ?… – Interroge un des prisonniers, dit Bernard. Sur un ordre du capitaine, qui jugeait prudent de ne pas avancer davantage, la compagnie se replia pour demeurer en liaison avec le reste du régiment, et Paul fut désigné spécialement pour occuper le château avec sa section et pour y conduire les prisonniers. En route, il se hâta de questionner deux ou trois gradés et quelques soldats. Mais il ne put tirer d'eux que des renseignements assez confus, car ils étaient arrivés de Corvigny la veille et n'avaient fait que passer la nuit au château. Ils ignoraient même le nom de l'officier en grand manteau gris, pour qui ils s'étaient sacrifiés. On rappelait le major, voilà tout. – Cependant, insista Paul, c'était votre chef immédiat ? – Non. Le chef du détachement d'arrière-garde auquel nous appartenons est un oberleutnant, qui a été blessé par l'explosion des mines, alors qu'on s'enfuyait. Nous voulions l'emmener. Le major s'y est refusé violemment, et, le revolver au poing, il nous a ordonné de marcher devant lui, menaçant de mort le premier qui l'abandonnerait. Et, tout à l'heure, pendant qu'on se battait, il se tenait à dix pas en arrière et continuait à nous menacer de son revolver, pour nous obliger à le défendre. Trois d'entre nous sont tombés sous ses balles. – Il comptait sur le secours de l'automobile, n'est-ce pas ? – Oui, et sur des renforts qui devaient nous sauver tous, disait-il. Mais seule l'automobile est venue, et l'a sauvé, lui. – L'oberleutnant connaît son nom, sans doute ? Est-il blessé grièvement ? – L'oberleutnant ? Une jambe cassée. Nous l'avons étendu dans un pavillon du parc. – Le pavillon contre lequel on a fusillé ?… – Oui. Or, on approchait de ce pavillon, sorte de petite orangerie où l'on rentrait les plantes l'hiver. Les cadavres de Rosalie et de Jérôme avaient été enlevés. Mais la chaîne sinistre pendait le long du mur, attachée aux trois anneaux de fer, et Paul revit, avec un frémissement d'épouvante, les traces des balles et le petit éclat d'obus qui retenait dans le plâtre les cheveux d'Elisabeth. Un obus français ! Cela ajoutait encore de l'horreur à l'atrocité du meurtre. Ainsi donc, la veille, lorsque lui, Paul, par la capture de l'automobile blindée et par son raid audacieux jusqu'à Corvigny, avait ouvert la route aux troupes françaises, il déterminait les événements qui aboutissaient au meurtre de sa femme ! L'ennemi se vengeait de sa reculade en fusillant les habitants du château ! Elisabeth, collée au mur, rivée à une chaîne, était criblée de balles ! Et, par une ironie affreuse, son cadavre recevait encore les éclats des premiers obus que les canons français avaient tirés avant la nuit, du haut des collines avoisinant Corvigny. Paul enleva le fragment d'obus et détacha les boucles d'or qu'il recueillit précieusement. Ensuite, avec Bernard, il entra dans le pavillon où déjà les infirmiers avaient installé une ambulance provisoire. Il trouva l'oberleutnant étendu sur une couche de paille, bien soigné, et en état de répondre aux questions. Tout de suite un point se précisa, de façon très nette, c'est que les troupes allemandes qui avaient tenu garnison au château d'Ornequin n'avaient eu, pour ainsi dire, aucun contact avec celles qui, la veille, s'étaient repliées en avant de Corvigny et des forts contigus. Comme si l'on eût peur qu'une indiscrétion fût commise relativement à ce qui s'était passé pendant l'occupation du château, la garnison avait été évacuée dès l'arrivée des troupes de combat. – À ce moment, raconta l'oberleutnant, qui faisait partie de ces dernières, il était sept heures du soir, vos 75 avaient déjà repéré le château, et nous n'avons plus trouvé qu'un groupe de généraux et d'officiers supérieurs. Leurs fourgons de bagages s'en allaient et leurs automobiles étaient prêtes. On me donna l'ordre de tenir aussi longtemps que possible et de faire sauter le château. D'ailleurs le major avait tout disposé en conséquence. – Le nom de ce major ? – Je ne sais pas. Il se promenait avec un jeune officier auquel les généraux eux-mêmes ne s'adressaient qu'avec respect. C'est ce même officier qui m'appela et m'enjoignit d'obéir au major « comme à l'empereur ». – Et ce jeune officier, qui était-ce ? – Le prince Conrad. – Un des fils du Kaiser ? – Oui. Il a quitté le château hier, à la fin de la journée. – Et le major a passé la nuit ici ? – Je le suppose. En tout cas il était là ce matin. Nous avons mis le feu aux mines et nous sommes partis. Trop tard, puisque j'ai été blessé auprès de ce pavillon… auprès du mur… Paul se domina et dit : – Auprès du mur devant lequel on a fusillé trois Français, n'est-ce pas ? – Oui. – Quand les a-t-on fusillés ? – Hier soir, vers six heures, je crois, avant notre arrivée de Corvigny. – Qui les a fait fusiller ? – Le major. Paul sentait les gouttes de sueur qui coulaient de son crâne sur son front et sur sa nuque. Il ne s'était pas trompé : Elisabeth avait été fusillée par ordre de ce personnage innommable et inconcevable, dont la figure évoquait à s'y méprendre la figure même d'Hermine d'Andeville, la mère d'Elisabeth ! Il continua, d'une voix tremblante : – Ainsi, trois Français fusillés, vous êtes bien sûr ? – Oui, les habitants du château. Ils avaient trahi. – Un homme et deux femmes, n'est-ce pas ? – Oui. – Pourtant il n'y a que deux cadavres attachés au pavillon ? – Oui, deux. Sur l'ordre du prince Conrad, le major a fait enterrer la dame du château. – Où ? – Le major ne me l'a pas dit. – Mais peut-être savez-vous pourquoi on l'a fusillée ? – Elle avait surpris, paraît-il, des secrets fort importants. – On aurait pu l'emmener prisonnière ?… – Évidemment, mais le prince Conrad ne voulait plus d'elle. – Hein ! Paul avait sursauté. L'officier reprit, avec un sourire équivoque : – Dame ! On connaît le prince. C'est le don Juan de la famille. Depuis des semaines qu'il habitait le château, il avait eu le temps, n'est-ce pas, de plaire… et puis… et puis de se lasser… D'ailleurs le major prétend que cette femme et que les deux domestiques avaient essayé d'empoisonner le prince. Alors, n'est-ce pas ? Il n'acheva pas. Paul se penchait sur lui avec une figure convulsée, le saisissait à la gorge, et articulait : – Un mot de plus et je t'étrangle… Ah ! tu as de la chance d'être blessé… sans quoi… sans quoi… Et Bernard, hors de lui, le bousculait également : – Oui, tu en as de la chance. Et puis, tu sais, ton prince Conrad, eh bien, c'est un cochon… et je me charge de le lui dire en pleine face… un cochon comme toute sa famille et comme vous tous… Ils laissèrent l'oberleutnant fort ahuri et ne comprenant rien à cette fureur subite. Mais dehors Paul eut un accès de désespoir. Ses nerfs se détendaient. Toute sa colère et toute sa haine se changeaient en un abattement infini. Il retenait à peine ses larmes. – Voyons, Paul, s'écria Bernard, tu ne vas pas croire un mot… – Non, mille fois non ! Mais ce qui s'est passé, je le devine. Ce soudard de prince aura voulu faire le beau devant Elisabeth et profiter de ce qu'il était le maître… Pense donc ! une femme seule, sans défense, voilà une conquête qui en vaut la peine. Quelles tortures elle a dû subir, la malheureuse ! quelles humiliations ! Une lutte de chaque jour… des menaces… des brutalités… Et puis, au dernier moment, pour la punir de sa résistance, la mort… – On la vengera, Paul, dit Bernard à voix basse. – Certes, mais oublierai-je jamais que c'est pour moi qu'elle est restée ici… par ma faute. Plus tard je t'expliquerai et tu comprendras combien j'ai été dur et injuste… Et cependant… Il demeura songeur. L'image du major le hantait, et il répéta : – Et cependant… cependant… il y a des choses si étranges… Tout l'après-midi, des troupes françaises continuèrent d'affluer par la vallée du Liseron et par le village d'Ornequin, afin de s'opposer à un retour offensif de l'ennemi. La section de Paul étant au repos, il en profita pour se livrer avec Bernard à des recherches minutieuses dans le parc et dans les ruines du château. Mais aucun indice ne leur révéla où le corps d'Elisabeth avait été enfoui. Vers cinq heures, ils firent donner à Rosalie et à Jérôme une sépulture convenable. Deux croix se dressèrent au sommet d'un petit tertre semé de fleurs. Un aumônier vint dire les prières des morts. Et ce fut avec émotion que Paul s'agenouilla sur la tombe des deux fidèles serviteurs que leur dévouement avait perdus. À ceux-là aussi, Paul promit de les venger. Et son désir de vengeance évoquait en lui, avec une intensité presque douloureuse, l'image exécrée de ce major, cette image qui ne pouvait plus maintenant se détacher du souvenir qu'il gardait de la comtesse d'Andeville. Il emmena Bernard. – Es-tu sûr de ne t'être pas trompé en faisant un rapprochement entre le major et la soi-disant paysanne qui t'a interrogé à Corvigny ? – Absolument sûr. – Alors, viens. Je t'ai parlé d'un portrait de femme. Nous allons le voir et tu me diras ton impression immédiate. Paul avait remarqué que la partie du château où se trouvaient la chambre et le boudoir d'Hermine d'Andeville n'avait pas été entièrement démolie par l'explosion des mines ni par celle des obus. Peut-être ainsi le boudoir demeurait-il dans son état primitif. L'escalier n'existant plus, ils ne purent atteindre le premier étage qu'en escaladant les moellons écroulés. Le corridor se devinait à certains endroits. Toutes les portes étaient arrachées et les chambres offraient un chaos lamentable. – Voici, dit Paul, montrant un vide entre deux pans de mur qui se maintenaient par miracle. C'était bien le boudoir d'Hermine d'Andeville, délabré, crevassé, jonché de plâtras et de débris, mais parfaitement reconnaissable et rempli des meubles que Paul avait entraperçus le soir de son mariage. Les volets des fenêtres bouchaient le jour en partie. Mais il y avait assez de lumière pour que Paul devinât le mur opposé. Et tout de suite, il s'écria : – Le portrait a été enlevé ! Pour lui, ce fut une grosse déception et, en même temps, une preuve de l'importance considérable que l'adversaire attachait à ce portrait. Si on l'avait enlevé, n'était-ce point parce qu'il constituait un témoignage accablant ? – Je te jure, dit Bernard, que cela ne modifie en rien mon opinion. La certitude que j'ai relativement au major et à la paysanne de Corvigny n'a pas besoin d'être contrôlée. Qu'est-ce qu'il représentait, ce portrait ? – Je te l'ai dit, une femme. – Quelle femme ? Était-ce un tableau que mon père y avait mis, un des tableaux de sa collection ? – Justement, affirma Paul, désireux de donner le change à son beau-frère. Ayant écarté l'un des volets, il distingua sur la muraille nue le grand rectangle que le tableau recouvrait naguère, et il put se rendre compte, à certains détails, que l'enlèvement avait été précipité. Ainsi, le cartouche arraché du cadre gisait à terre. Paul le ramassa furtivement pour que Bernard ne vît pas l'inscription qui s'y trouvait gravée. Mais comme il examinait plus attentivement le panneau et que Bernard avait décroché l'autre volet, il poussa une exclamation. – Qu'y a-t-il ? dit Bernard. – Là… tu vois… cette signature sur la muraille… à l'endroit même du tableau… Une signature et une date. C'était écrit au crayon, en deux lignes qui rayaient le plâtre blanc à une hauteur d'homme. La date : mercredi soir, 16 septembre 1914. La signature : Major Hermann. Major Hermann ! Avant même que Paul en eût conscience, ses yeux s'accrochaient à un détail où se concentrait toute la signification de ces lignes, et, tandis que Bernard se penchait et regardait à son tour, il murmurait avec un étonnement sans bornes : – Hermann… Hermine… C'étaient presque les mêmes mots ! Hermine débutait par les mêmes lettres que le nom ou que le prénom dont le major faisait suivre son grade sur la muraille. Major Hermann ! la comtesse Hermine ! H. E. R. M… les quatre lettres incrustées sur le poignard avec lequel on avait voulu le tuer, lui ! H. E. R. M…, les quatre lettres incrustées sur le poignard de l'espion qu'il avait capturé dans le clocher d'une église ! Bernard prononça : – À mon avis, c'est une écriture de femme. Mais alors… Et pensivement il continua : – Mais alors… que devons-nous conclure ? Ou bien la paysanne d'hier et le major Hermann ne sont qu'un seul et même personnage, c'est-à-dire que cette paysanne est un homme ou que le major n'en est pas un… Ou bien… ou bien nous avons affaire à deux personnages distincts, une femme et un homme, et je crois qu'il en est ainsi, malgré la ressemblance surnaturelle qui existe entre cet homme et cette femme… Car enfin, comment admettre qu'un même personnage ait pu hier soir signer cela ici, franchir les lignes françaises et, déguisé en paysanne, m'aborder à Corvigny… et puis, ce matin, revenir ici déguisé en major allemand, faire sauter le château, fuir, et, après avoir tué quelques-uns de ses soldats, disparaître en automobile ? Paul ne répondit pas, absorbé par ses réflexions. Au bout d'un moment, il passa dans la chambre voisine, qui séparait le boudoir de l'appartement que sa femme Elisabeth avait habité. De l'appartement, il ne restait rien que des décombres. Mais la pièce intermédiaire n'avait pas trop pâti et il était facile de constater, au lavabo, au lit couvert de draps en désordre, qu'elle servait de chambre et qu'on y avait couché la nuit précédente. Sur la table, Paul trouva des journaux allemands et un journal français, daté du 10 septembre, où le communiqué qui relatait la victoire de la Marne était biffé de deux grands traits au crayon rouge et annoté de ce mot : « Mensonge ! mensonge ! » avec la signature H. – Nous sommes bien chez le major Hermann, dit Paul à Bernard. – Et le major Hermann, déclara Bernard, a brûlé cette nuit des papiers compromettants… Tu vois dans la cheminée cet amoncellement de cendres. Il se baissa et recueillit quelques enveloppes et quelques feuilles à demi consumées, qui, d'ailleurs, ne présentaient que des mots sans suite et des phrases incohérentes. Mais le hasard ayant tourné ses yeux vers le lit, il avisa, sous le sommier, un paquet de vêtements cachés, ou peut-être oubliés dans la hâte du départ. Il les tira vers lui et aussitôt s'écria : – Ah ! celle-là est un peu forte ! – Quoi ? fit Paul, qui fouillait la chambre de son côté. – Ces vêtements… des vêtements de paysanne… ceux que j'ai vus sur la femme à Corvigny. Pas d'erreur possible… c'était bien cette nuance marron et cette étoffe de bure. Et puis, tiens, ce fichu en dentelle noire dont je t'ai parlé… – Qu'est-ce que tu dis ? s'écria Paul en accourant. – Dame ! tu peux regarder, c'est une sorte de fichu et qui ne date pas d'hier. Ce qu'il est usé et déchiré ! Il y a encore, piquée dedans, la broche que je t'ai signalée, tu vois ? Dès l'abord, Paul l'avait remarquée, cette broche, et avec quel effroi ! Quel sens terrible elle donnait à la découverte des vêtements dans la chambre même du major Hermann, et près du boudoir d'Hermine d'Andeville ! Le camée, gravé d'un cygne aux ailes ouvertes, et encerclé d'un serpent d'or dont les yeux étaient faits de rubis ! Depuis son enfance, Paul le connaissait, ce camée, pour l'avoir vu au corsage même de celle qui avait tué son père, et il le connaissait pour l'avoir revu dans ses moindres détails sur le portrait de la comtesse Hermine. Et voilà qu'il le retrouvait là, piqué dans le fichu de dentelle noire, mêlé aux vêtements de la paysanne de Corvigny, et oublié dans la chambre du major Hermann ! Bernard prononça : – La preuve est certaine maintenant. Puisque les vêtements sont là, c'est que la femme qui m'a interrogé sur toi est revenue ici cette nuit ; mais quel rapport y a-t-il entre elle et cet officier qui est son image frappante ? L'être qui m'interrogeait sur toi est-il le même que l'être qui, deux heures auparavant, faisait fusiller Elisabeth ? Et qui sont ces gens-là ? À quelle bande d'assassins et d'espions nous heurtons-nous ? – À des Allemands, sans plus, déclara Paul. Assassiner et espionner, c'est pour eux des formes naturelles et permises de la guerre, et d'une guerre qu'ils avaient commencée en pleine période de paix. Je te l'ai dit, Bernard, de cette guerre-là, nous sommes les victimes depuis bientôt vingt ans. Le meurtre de mon père fut le début du drame. Et maintenant, c'est notre pauvre Elisabeth que nous pleurons. Et ce n'est pas fini. – Pourtant, dit Bernard, il a pris la fuite. – Nous le reverrons, sois-en sûr. S'il ne vient pas, c'est moi qui irai le chercher. Et ce jour-là… Il y avait deux fauteuils dans cette chambre. Paul et Bernard résolurent d'y passer la nuit, et sans plus tarder ils inscrivirent leurs noms sur le mur du couloir. Puis Paul rejoignit ses hommes afin de surveiller leur installation parmi les granges et les communs encore debout. Là, le soldat qui lui servait d'ordonnance, un brave Auvergnat du nom de Gériflour, lui apprit qu'il avait déniché deux paires de draps et des matelas propres, au fond d'une maisonnette attenant au pavillon du garde. Les lits étaient donc prêts. Paul accepta. Il fut convenu que Gériflour et un de ses camarades iraient au château et s'accommoderaient des deux fauteuils. La nuit s'écoula sans alerte, nuit de fièvre et d'insomnie pour Paul, que hantait le souvenir d'Elisabeth. Au matin, il tomba dans un sommeil lourd, agité de cauchemars et que coupa soudain la sonnerie du réveil. Bernard l'attendait. L'appel eut lieu dans la cour du château. Paul constata que son ordonnance Gériflour et son camarade manquaient. – Ils doivent dormir, dit-il à Bernard, nous allons les secouer. Ils refirent, à travers les ruines, le chemin qui conduisait au premier étage et le long des chambres démolies. Dans la pièce que le major Hermann avait occupée, ils trouvèrent, sur le lit, le soldat Gériflour affaissé, couvert de sang, mort. Sur un des fauteuils gisait son camarade, mort également. Autour des cadavres, aucun désordre, aucune trace de lutte. Les deux soldats avaient dû être tués pendant leur sommeil. Quant à l'arme, Paul l'aperçut aussitôt. C'était un poignard dont le manche de bois portait les lettres H. E. R. M. Chapitre 8 Le journal d'Elisabeth II y avait dans ce double meurtre, qui succédait à une suite d'événements tragiques, tous enchaînés les uns aux autres par le lien le plus rigoureux, il y avait une telle accumulation d'horreurs et de fatalité révoltante que les deux jeunes gens ne prononcèrent pas une parole et ne firent pas un geste. Jamais la mort, dont ils avaient tant de fois déjà senti le souffle au cours des batailles, ne leur était apparue sous un aspect plus sinistre et plus odieux. La mort ! Ils la voyaient, non pas comme un mal sournois qui frappe au hasard, mais comme un spectre qui se glisse dans l'ombre, épie l'adversaire, choisit son moment, et lève le bras dans une intention déterminée. Et ce spectre prenait pour eux la forme même et le visage du major Hermann. Paul articula, et vraiment sa voix avait cette intonation sourde, effarée, qui semble évoquer les forces mauvaises des ténèbres : – Il est venu cette nuit. Il est venu, et comme nous avions marqué nos noms sur le mur, ces noms de Bernard d'Andeville et Paul Delroze, qui représentent à ses yeux les noms de deux ennemis, il a profité de l'occasion pour se débarrasser de ces deux ennemis. Persuadé que c'étaient toi et moi qui dormions dans cette chambre, il a frappé… et ceux qu'il a frappés c'est ce pauvre Gériflour et son camarade, qui meurent à notre place. Après un long silence, il murmura : – Ils meurent comme est mort mon père… et comme est morte Elisabeth… et aussi le garde et sa femme… et de la même main… la même, tu entends, Bernard ! Oui, c'est inadmissible, n'est-ce pas ? et ma raison se refuse à l'admettre… Pourtant, c'est la même main qui tient toujours le poignard… celui d'autrefois et celui-ci. Bernard examina l'arme. Il dit en voyant les quatre lettres : – Hermann, n'est-ce pas ? major Hermann ? – Oui, affirma Paul vivement… Est-ce son nom réel et quelle est sa véritable personnalité ? Je l'ignore. Mais l'être qui a commis tous ces crimes est bien celui qui signe de ces quatre lettres : H. E. R. M. Après avoir donné l'alerte aux hommes de sa section et fait avertir l'aumônier et le médecin-major, Paul résolut de demander un entretien particulier à son colonel et de lui confier toute l'histoire secrète qui pourrait jeter quelque lumière sur l'exécution d'Elisabeth et sur l'assassinat des deux soldats. Mais il apprit que le colonel et son régiment bataillaient au-delà de la frontière, et que la troisième compagnie était appelée en hâte, sauf un détachement qui devait rester au château sous les ordres du sergent Delroze. Paul fit donc l'enquête lui-même avec ses hommes. Elle ne lui révéla rien. Il fut impossible de recueillir le moindre indice sur la façon dont le meurtrier avait pénétré, d'abord dans l'enceinte du parc, puis dans les ruines, et enfin dans la chambre. Aucun civil n'ayant passé, fallait-il en conclure que l'auteur du double crime était un des soldats de la troisième compagnie ? Évidemment non. Et cependant quelle supposition adopter en dehors de celle-ci ? Et Paul ne découvrit rien non plus qui le renseignât sur la mort de sa femme et sur l'endroit où on l'avait enterrée. Et cela c'était l'épreuve la plus dure. Auprès des blessés allemands il ignorance que chez les prisonniers. l'exécution d'un homme et de deux étaient arrivés après cette exécution troupes d'occupation. se heurta à la même Tous ils connaissaient femmes, mais tous ils et après le départ des Il poussa jusqu'au village d'Ornequin. Peut-être savait-on quelque chose là. Peut-être les habitants avaient-ils entendu parler de la châtelaine, de la vie qu'elle menait au château, de son martyre, de sa mort… Ornequin était vide. Pas une femme, pas un vieillard. L'ennemi avait dû envoyer les habitants en Allemagne, et sans doute dès le commencement, son but manifeste étant de supprimer tout témoin de ses actes pendant l'occupation et de faire le désert autour du château. Ainsi Paul consacra trois jours à poursuivre de vaines recherches. – Et cependant, disait-il à Bernard, Elisabeth n'a pu disparaître entièrement. Si je ne trouve pas sa tombe, ne puis-je pas trouver la moindre trace de son séjour ici ? Elle y a vécu. Elle y a souffert. Un souvenir d'elle me serait si précieux ! Il avait fini par reconstituer l'emplacement exact de la chambre qu'elle habitait, et même, au milieu des décombres, le monceau de pierres et de plâtras qui restait de cette chambre. Cela était confondu avec les débris des salons, au rez-dechaussée, sur lesquels avaient dégringolé les plafonds du premier étage, et c'est dans ce chaos, sous le tas des murs pulvérisés et des meubles en miettes, qu'un matin il recueillit un petit miroir brisé, et puis une brosse d'écaille, et puis un canif d'argent, et puis une trousse de ciseaux, tous objets ayant appartenu à Elisabeth. Mais ce qui le troubla davantage encore, ce fut la découverte d'un gros agenda, où il savait que la jeune femme marquait avant son mariage ses dépenses, la liste des courses ou des visites à faire, et, parfois, des notes plus intimes sur sa vie. Or, de cet agenda il ne restait que le cartonnage avec la date 1914 et la partie qui concernait les sept premiers mois de l'année. Tous les fascicules des cinq derniers mois avaient été non pas arrachés, mais détachés un à un des ficelles qui les retenaient à la reliure. Tout de suite, Paul pensa : « Ils ont été détachés par Elisabeth, et cela sans hâte, à un moment où rien ne la pressait ni ne l'inquiétait, et où elle désirait simplement se servir de ces feuillets pour écrire au jour le jour… Quoi ? quoi, sinon, justement, ces notes plus intimes qu'elle jetait auparavant sur l'agenda, entre un relevé de compte et une recette. Et comme, après mon départ, il n'y a plus eu de comptes et que l'existence n'a plus été pour elle que le drame le plus affreux, c'est sans doute à ces pages disparues qu'elle a confié sa détresse… ses plaintes… peut-être sa révolte contre moi. » Ce jour-là, en l'absence de Bernard, Paul redoubla d'ardeur. Il fouilla sous toutes les pierres et dans tous les trous. Il souleva les marbres cassés, les lustres tordus, les tapis déchiquetés, les poutres noircies par les flammes. Durant des heures il s'obstina. Il distribua les ruines en secteurs patiemment interrogés tour à tour, et les ruines ne répondant pas à ses questions il refit dans le parc des investigations minutieuses. Efforts inutiles, et dont Paul sentait l'inutilité. Elisabeth devait tenir beaucoup trop à ces pages pour ne les avoir pas, ou bien détruites, ou bien parfaitement cachées. À moins… « À moins, se dit-il, qu'on ne les lui ait dérobées. Le major devait exercer sur elle une surveillance continue. Et, en ce cas, qui sait ?… » Une hypothèse se dessinait dans l'esprit de Paul. Après avoir découvert le vêtement de la paysanne et le fichu de dentelle noire, il les avait laissés, n'y attachant pas d'autre importance, sur le lit même de la chambre, et il se demandait si le major, la nuit où il avait assassiné les deux soldats, n'était pas venu avec l'intention de reprendre les vêtements, ou, du moins, le contenu de leurs poches, ce qu'il n'avait pu faire, puisque le soldat Gériflour, couché dessus, les dissimulait aux regards. Or voilà que Paul croyait se rappeler qu'en dépliant cette jupe et ce corsage de paysanne il avait perçu dans une poche un froissement de papier. Ne pouvait-on en conclure que c'était le journal d'Elisabeth, surpris et volé par le major Hermann ? Paul courut jusqu'à la chambre où le double crime avait été commis. Il saisit les vêtements et chercha. « Ah ! fit-il aussitôt, avec une véritable joie, les voici ! » Les feuilles détachées de l'agenda remplissaient une grande enveloppe jaune. Elles étaient toutes indépendantes les unes des autres, froissées et déchirées par endroits, et il suffit à Paul d'un coup d'œil pour se rendre compte que ces feuilles ne correspondaient qu'aux mois d'août et de septembre, et que même il en manquait quelques-unes dans la série de ces deux mois. Et il vit l'écriture d'Elisabeth. Ce n'était pas d'abord un journal bien détaillé. Des notes simplement, de pauvres notes où s'exhalait un cœur meurtri, et qui, plus longues parfois, avaient nécessité l'adjonction d'une feuille supplémentaire. Des notes jetées de jour ou de nuit, au hasard de la plume ou du crayon, à peine lisibles parfois, et qui donnaient l'impression d'une main qui tremble, de deux yeux voilés de larmes, et d'un être éperdu de douleur. Et rien ne pouvait émouvoir Paul plus profondément. Il était seul, il lut : Dimanche 2 août. « II n'aurait pas dû m'écrire cette lettre. Elle est trop cruelle. Et puis pourquoi me propose-t-il de quitter Ornequin ? La guerre ? Alors, parce que la guerre est possible, je n'aurais pas le courage de rester ici et d'y faire mon devoir ? Comme il me connaît peu ! C'est donc qu'il me croit lâche ou bien capable de soupçonner ma pauvre maman ?… Paul, mon cher Paul, tu n'aurais pas dû me quitter… » Lundi 3 août. « Depuis que les domestiques sont partis, Jérôme et Rosalie redoublent d'attentions pour moi. Rosalie m'a suppliée de partir également. "Et vous, Rosalie, lui ai-je dit, est-ce que vous vous en irez ? – Oh ! nous, nous sommes de petites gens qui n'avons rien à craindre. Et puis, c'est notre place d'être ici." Je lui ai répondu que c'était la mienne aussi. Mais j'ai bien vu qu'elle ne pouvait pas comprendre. « Quand je rencontre Jérôme, il hoche la tête et il me regarde avec des yeux tristes. » Mardi 4 août. « Mon devoir ? Oui, je ne le discute pas. J'aimerais mieux mourir que d'y renoncer. Mais comment le remplir, ce devoir ? Et comment parvenir à la vérité ? Je suis pleine de courage, et pourtant je ne cesse de pleurer, comme si je n'avais rien de mieux à faire. C'est que je pense surtout à Paul. Où est-il ? Que devient-il ? Quand Jérôme m'a dit ce matin que la guerre était déclarée, j'ai cru que j'allais m'évanouir. Ainsi Paul va se battre. Il sera blessé peut-être ! Tué ! Ah ! mon Dieu, est-ce que vraiment ma place ne serait pas auprès de lui, dans une ville voisine de l'endroit où il se bat ? Que puis-je espérer en restant ici ? Oui, mon devoir, je sais… ma mère. Ah ! maman, je te demande pardon. Mais, vois-tu, c'est que j'aime et que j'ai peur qu'il ne lui arrive quelque chose… » Jeudi 6 août. « Toujours des larmes. Je suis de plus en plus malheureuse. Mais je sens que, si je devais l'être davantage encore, je ne céderais pas. D'ailleurs, pourrais-je le rejoindre, alors qu'il ne veut plus de moi et qu'il ne m'écrit même pas ? Son amour ? Mais il me déteste ! Je suis la fille d'une femme pour qui sa haine n'a pas de bornes. Ah ! quelle horreur ! Est-ce possible ? Mais alors, s'il pense ainsi à maman et si je ne réussis pas dans ma tâche, nous ne pourrons plus jamais nous revoir, lui et moi ? Voilà la vie qui m'attend ? » Vendredi 7 août. « J'ai beaucoup interrogé Jérôme et Rosalie sur maman. Ils ne l'ont connue que quelques semaines, mais ils se la rappellent bien et tout ce qu'ils m'ont dit m'a fait tant plaisir ! Il paraît qu'elle était si bonne et si belle ! Tout le monde l'adorait. « – Elle n'était pas toujours gaie, m'a dit Rosalie. Était-ce le mal qui la minait déjà, je ne sais pas, mais quand elle souriait, cela vous remuait le cœur. « Ma pauvre chère maman !… » Samedi 8 août. « Ce matin, nous avons entendu le canon très loin. On se bat à dix lieues d'ici.» Tantôt des Français sont venus. J'en avais aperçu bien souvent du haut de la terrasse, qui passaient dans la vallée du Liseron. Ceux-là vont demeurer au château. Leur capitaine s'est excusé. Par crainte de me gêner, ses lieutenants et lui logent et prennent leurs repas dans le pavillon que Jérôme et Rosalie habitaient. » Dimanche 9 août. « Toujours sans nouvelles de Paul. Moi non plus je ne tente pas de lui écrire. Je ne veux pas qu'il entende parler de moi jusqu'au moment où j'aurai toutes les preuves. « Mais que faire ? Et comment avoir les preuves d'une chose qui s'est passée il y a seize ans ? Je cherche, j'étudie, je réfléchis. Rien. » Lundi 10 août. « Le canon ne cesse pas dans le lointain. Pourtant le capitaine m'a dit qu'aucun mouvement ne laissait prévoir une attaque ennemie de ce côté. » Mardi 11 août. « Tantôt, un soldat, de faction dans les bois, près de la petite porte qui donne sur la campagne, a été tué d'un coup de couteau. On suppose qu'il aura voulu barrer le passage à un individu qui cherchait à sortir du parc. Mais comment cet individu était-il entré ? » Mercredi 12 août. « Qu'y a-t-il ? Voici un fait qui m'a vivement impressionnée et qui me semble inexplicable. Du reste il y en a d'autres qui sont aussi déconcertants, bien que je ne saurais dire pourquoi. Je suis très étonnée que le capitaine et que tous les soldats que je rencontre paraissent insouciants à ce point et puissent même plaisanter entre eux. Moi j'éprouve cette impression qui vous accable à rapproche des orages. C'est sans doute un état nerveux. « Donc ce matin… » Paul s'interrompit. Tout le bas de la page où ces lignes étaient écrites, ainsi que la page suivante, étaient arrachées. Devait-on en conclure que le major, après avoir dérobé le journal d'Elisabeth, en avait extrait, pour des motifs quelconques, les pages où la jeune femme donnait certaines explications ? Et le journal reprenait : Vendredi 14 août. « Je n'ai pu faire autrement que de me confier au capitaine. Je l'ai conduit près de l'arbre mort, entouré de lierre, et je l'ai prié de s'étendre et d'écouter. Il a mis beaucoup de patience et d'attention dans son examen. Mais il n'a rien entendu, et, de fait, recommençant l'expérience à mon tour, j'ai dû reconnaître qu'il avait raison. « – Vous voyez, madame, tout est absolument normal. « – Mon capitaine, je vous jure qu'avant-hier il sortait de cet arbre-là, à cet endroit précis, un bruit confus. El cela a duré plusieurs minutes. « Il m'a répondu, non sans sourire un peu : « – Il serait facile de faire abattre cet arbre. Mais ne pensezvous pas, madame, que, dans l'état de tension nerveuse où nous sommes tous, nous puissions être sujets à certaines erreurs, à des sortes d'hallucinations ? Car enfin d'où proviendrait ce bruit ?… « Oui, évidemment, il avait raison. Et cependant, j'ai entendu… J'ai vu… » Samedi 15 août. « Hier soir, on a ramené deux officiers allemands qui furent enfermés dans la buanderie, au bout des communs. « Ce matin, on n'a plus retrouvé dans cette buanderie que leurs uniformes. « Qu'ils aient fracturé la porte, soit. Mais l'enquête du capitaine a montré qu'ils s'étaient enfuis, revêtus d'uniformes français, et qu'ils avaient passé devant les sentinelles en se disant chargés d'une mission à Corvigny. « Qui leur a fourni ces uniformes ? Bien plus, il leur a fallu connaître le mot d'ordre… Qui leur a révélé ce mot d'ordre ?… « Il paraît qu'une paysanne est venue plusieurs jours de suite apporter des œufs et du lait, une paysanne habillée un peu trop bien et que l'on n'a pas revue aujourd'hui… Mais rien ne prouve sa complicité. » Dimanche 16 août. « Le capitaine m'a engagée vivement à partir. Il ne sourit plus, maintenant. Il semble très préoccupé. « – Nous sommes environnés d'espions, m'a-t-il dit. En outre, il y a des signes qui nous portent à croire que nous pourrions être attaqués d'ici peu. Non pas une grosse attaque, ayant pour but de forcer le passage à Corvigny, mais un coup de main sur le château. Mon devoir est de vous prévenir, madame, que d'un moment à l'autre, nous pouvons être contraints de nous replier sur Corvigny et qu'il serait pour vous plus qu'imprudent de rester. « J'ai répondu au capitaine que rien ne changerait ma résolution. « Jérôme et Rosalie m'ont suppliée également. À quoi bon ? Je ne partirai pas. » Une fois encore, Paul s'arrêta. Il y avait, à cet endroit de l'agenda, une page de moins, et la suivante, celle du 18 août, déchirée au commencement et à la fin, ne donnait qu'un fragment du journal écrit par la jeune femme à cette date : « … et c'est la raison pour laquelle je n'en ai pas parlé dans la lettre que je viens d'envoyer à Paul. Il saura que je reste à Ornequin, et les motifs de ma décision, voilà tout. Mais il doit ignorer mon espoir. « Il est encore si confus, cet espoir, et bâti sur un détail si insignifiant ! Néanmoins, je suis pleine de joie. Je ne comprends pas la signification de ce détail, et, malgré moi, je sens son importance. Ah ! le capitaine peut bien s'agiter et multiplier les patrouilles, tous ses soldats visiter leurs armes et crier leur envie de se battre. L'ennemi peut bien s'installer à Ebrecourt, comme on le dit ! Que m'importe ? Une seule idée compte ! Aije trouvé le point de départ ? Suis-je sur la bonne route ? « Voyons, réfléchissons… » La page était déchirée là, à l'endroit où Elisabeth allait entrer dans des explications précises. Était-ce une mesure prise par le major Hermann ? Sans aucun doute, mais pourquoi ? Déchirée également, la première moitié de la page du mercredi 19 août. Le 19 août, veille du jour où les Allemands avaient emporté d'assaut Ornequin, Corvigny et toute la région… Quelles lignes avait tracées la jeune femme en cet après-midi du mercredi ? Qu'avait-elle découvert ? Que se préparait-il dans l'ombre ? La peur envahissait Paul. Il se souvenait qu'à deux heures du matin, le jeudi, le premier coup de canon avait tonné au- dessus de Corvigny, et c'est le cœur étreint qu'il lut sur la seconde partie de la page : Onze heures du soir. « Je me suis relevée et j'ai ouvert ma fenêtre. De tous côtes il y a des aboiements de chiens. Ils se répondent, s'arrêtent, semblent écouter, et recommencent à hurler comme jamais je ne les avais entendus. Quand ils se taisent, le silence devient impressionnant et alors j'écoute à mon tour afin de surprendre les bruits indistincts qui les tiennent éveillés. « Et il me semble, à moi aussi, qu'ils existent, ces bruits. C'est autre chose que le froissement des feuilles. Cela n'a aucun rapport avec ce qui anime d'ordinaire le grand calme des nuits. Cela vient de je ne sais pas où, et mon impression est si forte à la fois et si confuse, que je me demande, en même temps, si je ne m'attarde pas à noter les battements de mon cœur ou bien si je ne devine pas le bruit de toute une armée en marche. « Allons ! je suis folle. Une armée en marche ! Et nos avantpostes à la frontière ? Et nos sentinelles autour du château ?… Il y aurait bataille, échange de coups de fusil… » Une heure du matin. « Je n'ai pas bougé de la fenêtre. Les chiens n'aboyaient plus. Tout dormait. Et voilà que j'ai vu quelqu'un qui sortait d'entre les arbres et qui traversait la pelouse. J'aurais pu croire que c'était un de nos soldats. Mais, lorsque cette ombre passa sous ma fenêtre, il y avait assez de lumière dans le ciel pour me permettre de distinguer une silhouette de femme. Je pensai à Rosalie. Mais non, la silhouette était haute, l'allure légère et rapide. « Je fus sur le point de réveiller Jérôme et de donner l'alarme. Je ne l'ai pas fait. L'ombre s'était évanouie du côté de la terrasse. Et tout à coup, il y eut un cri d'oiseau qui me parut étrange… Et puis une lueur qui fusa dans le ciel, comme une étoile filante jaillissant de la terre même. « Et puis, plus rien. Encore le silence, l'immobilité des choses. Plus rien. Et cependant, depuis, je n'ose pas me coucher. J'ai peur, sans savoir de quoi. Tous les périls surgissent de tous les coins de l'horizon. Ils s'avancent, me cernent, m'emprisonnent, m'étouffent, m'écrasent. Je ne puis plus respirer. J'ai peur… j'ai peur… » Chapitre 9 Fils d'empereur Paul serrait entre ses mains crispées le lamentable journal auquel Elisabeth avait confié ses angoisses. « Ah ! la malheureuse, pensa-t-il, comme elle a dû souffrir ! Et ce n'est encore que le début du chemin qui la conduisait à la mort… » Il redoutait d'aller plus avant. Les heures du supplice approchaient pour Elisabeth, menaçantes et implacables, et il aurait voulu lui crier : « Mais, va-t'en ! N'affronte pas le destin ! J'oublie le passé. Je t'aime. » Trop tard ! C'était lui-même, par sa cruauté, qui l'avait conduite au supplice et il devait, jusqu'au bout, assister à toutes les étapes du calvaire dont il connaissait l'étape suprême et terrifiante. Brusquement, il tourna les feuillets. Il y avait d'abord trois pages blanches, celles qui portaient les dates du 20, du 21 et du 22 août… journées de bouleversement durant lesquelles elle n'avait pas pu écrire. Les pages du 23 et 24 manquaient. Celles-là, sans doute, relataient les événements et contenaient des révélations sur l'inexplicable invasion. Le journal recommençait au milieu d'une feuille déchirée, la feuille du mardi 25. «… Oui, Rosalie, je me sens tout à fait bien et je vous remercie de la façon dont vous m'avez soignée. « – Alors, plus de fièvre ? « – Non, Rosalie, c'est fini. « – Madame me disait déjà cela hier et la fièvre est revenue… peut-être à cause de cette visite… Mais cette visite n'aura pas lieu aujourd'hui… Demain seulement… J'ai reçu l'ordre d'avertir Madame… Demain à cinq heures… « Je n'ai pas répondu. À quoi bon se révolter ? Aucune des paroles humiliantes que je devrai entendre ne me fera plus de mal que ce qui est là sous mes yeux : la pelouse envahie des chevaux au piquet, des camions et des caissons dans les allées, la moitié des arbres abattus, des officiers vautrés sur le gazon, qui boivent et qui chantent, et, juste en face de moi, accroché au balcon même de ma fenêtre, un drapeau allemand. Ah ! les misérables ! « Je ferme les yeux pour ne pas voir. Et c'est plus horrible encore… Ah ! le souvenir de cette nuit… et ce matin, quand le soleil s'est levé, la vision de tous ces cadavres. Il y avait de ces malheureux qui vivaient encore et autour desquels les monstres dansaient, et je percevais les cris des agonisants qui suppliaient qu'on les achevât. « Et puis… et puis… Mais je ne veux plus y penser et ne plus penser à rien de ce qui peut détruire mon courage et mon espoir. « Paul, c'est en songeant à toi que j'écris ce journal. Quelque chose me dit que tu le liras, s'il m'arrive malheur, et il faut alors que j'aie la force de le continuer et de te mettre chaque jour au courant. Peut-être comprends-tu déjà, d'après mon récit, ce qui me paraît, à moi, encore bien obscur. Quel rapport y a-t-il entre le passé et le présent, entre le crime d'autrefois et l'attaque inexplicable de l'autre nuit ? Je ne sais. Je t'ai exposé les faits en détail, ainsi que mes hypothèses. Toi, tu concluras, et tu iras jusqu'au bout de la vérité. » Mercredi 26 août. « Il y a beaucoup de bruit dans le château. On va et vient en tous sens et surtout dans les salons au-dessous de ma chambre. Voici une heure qu'une demi-douzaine de camions et autant d'automobiles ont débouché sur la pelouse. Les camions étaient vides. Deux ou trois dames ont sauté de chaque limousine, des Allemandes qui faisaient de grands gestes et riaient bruyamment. Les officiers se sont précipités à leur rencontre, et il y a eu des effusions de joie. Puis, tout ce monde s'est dirigé vers le château. Quel est leur but ? « Mais il me semble qu'on marche dans le couloir. Cinq heures déjà… « On frappe… « Ils sont entrés à cinq, lui d'abord, et quatre officiers obséquieux et courbés devant lui. « Il leur a dit en français, sur un ton sec : « – Vous voyez, messieurs. Tout ce qui est dans cette chambre et dans l'appartement réservé à madame, je vous enjoins de n'y pas toucher. Pour le reste, à l'exception des deux grands salons, je vous le donne. Gardez ici ce qui vous est nécessaire et emportez ce qui vous plaît. C'est la guerre, c'est le droit de la guerre. « Avec quel accent de conviction stupide il prononça ces mots : "C'est le droit de la guerre !" et il répéta : « – Quant à l'appartement de madame, n'est-ce pas, aucun meuble n'en doit bouger. Je connais les convenances. « Maintenant il me regarde et il a l'air de me dire : « – Hein ! comme je suis chevaleresque ! Je pourrais tout prendre. Mais je suis un Allemand et, comme tel, je connais les convenances. « Il attend un remerciement. Je lui dis : « – C'est le pillage qui commence ? Je m'explique l'arrivée des camions. « – On ne pille pas ce qui vous appartient de par le droit de la guerre, répondit-il. « – Ah !… Et le droit de la guerre ne s'étend pas sur les meubles et sur les objets d'art des deux salons ? « Il rougit. Alors, je me mets à rire. « – Je comprends, c'est votre part. Bien choisi. Rien que des choses précieuses et de grande valeur. Le rebut, vos domestiques se le partagent. « Les officiers se retournent, furieux. Lui, il devient plus rouge encore. Il a une figure toute ronde, des cheveux trop blonds, pommadés, et que divise au milieu une raie impeccable. Le front est bas, et, derrière ce front, je devine l'effort qu'il fait pour trouver une riposte. Enfin, il s'approche de moi, et d'une voix triomphante : « – Les Français ont été battus à Charleroi, battus à Morhange, battus partout. Ils reculent sur toute la ligne. Le sort de la guerre est réglé. « Si violente que soit ma douleur, je ne bronche pas, mes yeux le défient, et je murmure : « – Goujat ! « Il a chancelé. Ses compagnons ont entendu, et j'en vois un qui porte la main à la garde de son épée. Mais lui, que va-t-il faire ? Que va-t-il dire ? On sent qu'il est fort embarrassé et que son prestige est atteint. « – Madame, dit-il, vous ignorez sans doute qui je suis ? « – Mais non, monsieur. Vous êtes le prince Conrad, un des fils du Kaiser. Et après ? « Nouvel effort de dignité. Il se redresse. J'attends les menaces et l'expression de sa colère ; mais non, c'est un éclat de rire qui me répond, un rire affecté de grand seigneur insouciant, trop dédaigneux pour s'offusquer, trop intelligent pour prendre la mouche. « – Petite Française ! Est-elle assez charmante, messieurs ! Avez-vous entendu ? Quelle impertinence ! C'est la Parisienne, messieurs, avec toute sa grâce et toute son espièglerie. « Et, me saluant d'un geste large, sans un mot de plus, il s'en alla en plaisantant : « – Petite Françaises !… » Jeudi 27 août. « Toute la journée, déménagement. Les camions roulent vers la frontière, surchargés de butin. « C'était le cadeau de noces de mon pauvre père, toutes ses collections si patiemment et si amoureusement acquises, et c'était le décor précieux où Paul et moi nous devions vivre. Quel déchirement ! « Les nouvelles de la guerre sont mauvaises. J'ai beaucoup pleuré. « Le prince Conrad est venu. J'ai dû le recevoir, car il m'a fait avertir par Rosalie que si je n'accueillais pas ses visites les habitants d'Ornequin en subiraient les conséquences ! » À cet endroit de son journal, Elisabeth s'était encore interrompue. Deux jours plus tard, à la date du 29, elle reprenait : « Il est venu hier. Aujourd'hui également. Il s'efforce de se montrer spirituel, cultivé. Il parle littérature et musique, Française ! Ah ! messieurs, ces petites Goethe, Wagner… Il parle seul d'ailleurs, et cela le met dans un tel état de colère qu'il a fini par s'écrier : « – Mais, répondez donc ! Quoi, ce n'est pas déshonorant, même pour une Française, de causer avec le prince Conrad ! « – Une femme ne cause pas avec son geôlier. « Il a protesté vivement. « – Mais vous n'êtes pas en prison, que diable ! « – Puis-je sortir de ce château ? « – Vous pouvez vous promener dans le parc… « – Donc, entre quatre murs, comme une prisonnière. « – Enfin, quoi ? Que voulez-vous ? « – M'en aller d'ici, et vivre… où vous l'exigerez, à Corvigny, par exemple. « – C'est-à-dire loin de moi ! « Comme je gardais le silence, il s'est un peu incliné et a repris à voix basse : « – Vous me détestez, n'est-ce pas ? Oh ! je ne l'ignore pas. J'ai l'habitude des femmes. Seulement, c'est le prince Conrad que vous détestez, n'est-ce pas ? C'est l'Allemand… Le vainqueur… Car enfin il n'y a pas de raison pour que l'homme lui-même vous soit… antipathique… Et, en ce moment, c'est l'homme qui est en jeu… qui cherche à plaire… Vous comprenez ?… Alors… « Je m'étais mise debout, en face de lui. Je n'ai pas prononcé une seule parole, mais il a dû voir, dans mes yeux, un tel dégoût qu'il s'est arrêté au milieu de sa phrase, l'air absolument stupide. Puis, la nature reprenant le dessus, grossièrement, il m'a montré le poing et il est parti en claquant la porte, en mâchonnant des menaces… » Deux pages ensuite manquaient au journal. Paul était livide. Jamais aucune souffrance ne l'avait brûlé à ce point. Il lui semblait que sa pauvre chère Elisabeth vivait encore et qu'elle luttait sous son regard, et qu'elle se sentait regardée par lui. Et rien ne pouvait le bouleverser plus profondément que le cri de détresse et d'amour qui marquait le feuillet du 1er septembre. « Paul, mon Paul, ne crains rien. Oui, j'ai déchiré ces deux pages parce que je ne voulais pas que tu aies jamais connaissance d'aussi vilaines choses. Mais cela ne t'éloignera pas de moi, n'est-ce pas ? Ce n'est pas parce qu'un barbare s'est permis de m'outrager que j'en suis moins digne d'être aimée, n'est-ce pas ? Oh ! tout ce qu'il m'a dit, Paul… hier encore… ses injures, ses menaces odieuses, ses promesses plus infâmes encore… et toute sa rage… Non, je ne veux pas te le répéter. En me confiant à ce journal, je pensais te confier mes pensées et mes actes de chaque jour. Je croyais n'y apporter que le témoignage de ma douleur. Mais cela, c'est autre chose, et je n'ai pas le courage… Pardonne-moi mon silence. Qu'il te suffise de connaître l'offense pour pouvoir me venger plus tard. Ne m'en demande point davantage… » De fait, les jours suivants, la jeune femme ne raconta plus par le détail les visites quotidiennes du prince Conrad, mais comme on sentait dans son récit la présence obstinée de l'ennemi autour d'elle ! C'étaient des notes brèves où elle n'osait plus s'abandonner comme avant, et qu'elle jetait au hasard des pages, marquant elle-même les jours, sans souci des dates supprimées. Et Paul lisait en tremblant. Et des révélations nouvelles augmentaient son effroi. Jeudi. « Rosalie les interroge chaque matin. Le recul des Français continue. Il paraît même que c'est une déroute et que Paris est abandonné. Le gouvernement s'est enfui. Nous sommes perdus. » Sept heures du soir. « Il se promène sous mes fenêtres selon son habitude. Il est accompagné d'une femme que j'ai déjà vue de loin plusieurs fois et qui est toujours enveloppée d'une grande mante de paysanne, et coiffée d'un fichu de dentelle qui lui cache la figure. Mais la plupart du temps, son compagnon de promenade autour de la pelouse est un officier qu'on appelle le major. Celui-là également garde la tête enfoncée dans le col relevé de son manteau gris. » Vendredi. « Les soldats dansent sur la pelouse, tandis que leur musique joue les hymnes allemands et que les cloches d'Ornequin sonnent à toute volée. Ils célèbrent l'entrée de leurs troupes à Paris. Comment douter que ce ne soit vrai ? Hélas ! leur joie est la meilleure preuve de la vérité. » Samedi. « Entre mon appartement et le boudoir où se trouve le portrait de maman, il y a la chambre que maman occupait. Cette chambre est habitée par le major. C'est un ami intime du prince et un personnage considérable, dit-on, que les soldats ne connaissent que sous le nom de major Hermann. Il ne s'humilie pas comme les autres officiers devant le prince. Au contraire, il semble s'adresser à lui avec une certaine familiarité. « En ce moment, ils marchent l'un près de l'autre, dans l'allée. Le prince s'appuie sur le bras du major Hermann. Je devine qu'ils parlent de moi et qu'ils ne sont pas d'accord. On dirait presque que le major Hermann est en colère. » 10 heures du matin. « Je ne me trompais pas. Rosalie m'a appris qu'il y avait eu entre eux une scène violente. » Mardi 8 septembre. « Il y a quelque chose d'étrange dans leur allure à tous. Le prince, le major, les officiers semblent nerveux. Les soldats ne chantent plus. On entend des bruits de querelles. Est-ce que les événements nous seraient favorables ? » Jeudi. « L'agitation augmente. Il paraît que des courriers arrivent à chaque instant. Les officiers ont renvoyé en Allemagne une partie de leurs bagages. J'ai un grand espoir. Mais, d'un autre côté… « Ah ! mon Paul chéri, si tu savais la torture de ces visites !… Ce n'est plus l'homme doucereux des premiers jours. Il a jeté le masque… Mais non, mais non, le silence là-dessus… » Vendredi. « Tout le village d'Ornequin a été évacué en Allemagne. Ils ne veulent pas qu'il y ait un seul témoin de ce qui s'est passé au cours de l'effroyable nuit que je t'ai racontée. » Dimanche soir. « C'est la défaite, le recul loin de Paris. Il me l'a avoué en grinçant de rage et en proférant des menaces contre moi. Je suis l'otage contre lequel on se venge… » Mardi. « Paul, si jamais tu le rencontres dans la bataille, tue-le comme un chien. Mais est-ce que ces gens-là se battent ! Ah ! je ne sais plus ce que je dis… Ma tête se perd. Pourquoi suis-je restée dans ce château ? Il fallait m'emmener de force, Paul… « Paul, sais-tu ce qu'il a imaginé ?… Ah ! le lâche… On a gardé douze habitants d'Ornequin, comme otages, et c'est moi, c'est moi qui suis responsable de leur existence. Comprends-tu l'horreur ? Selon ma conduite, ils vivront ou seront fusillés, un à un… Comment croire une telle infamie ? Veut-il seulement me faire peur ? Ah ! l'ignominie de cette menace ! Quel enfer ! J'aimerais mieux mourir… » Neuf heures du soir. «… Mourir ? Mais non, pourquoi mourir ? Rosalie est venue. Son mari s'est concerté avec une des sentinelles qui prendront la garde cette nuit à la petite porte du parc, plus loin que la chapelle. « À trois heures du matin, Rosalie me réveillera, et nous nous enfuirons jusqu'à de grands bois où Jérôme connaît un refuge inaccessible… Mon Dieu, si nous pouvions réussir ! » Onze heures du soir. « Que s'est-il passé ? Pourquoi me suis-je relevée ? Tout cela n'est qu'un cauchemar, j'en suis sûre… et pourtant je tremble de fièvre, et c'est à peine si je puis écrire… Et ce verre d'eau sur ma table ?… Pourquoi est-ce que je n'ose pas boire de cette eau, comme j'ai coutume de le faire aux heures d'insomnie ? « Ah ! l'abominable cauchemar ! Comment oublierai-je jamais ce que j'ai vu tandis que je dormais ? Car je dormais, j'en suis certaine ; je m'étais couchée pour prendre un peu de repos avant de fuir, et c'est en rêve que j'ai vu ce fantôme de femme ! Un fantôme ?… Mais oui, il n'y a que des fantômes qui franchissent les portes fermées au verrou, et son pas faisait si peu de bruit en glissant sur le parquet que je n'entendais guère que l'imperceptible froissement de sa jupe. « Que venait-elle faire ? À la lueur de ma veilleuse, je la voyais qui contournait la table et qui avançait vers mon lit, avec précaution, la tête perdue dans les ténèbres. J'eus tellement peur que je refermai les yeux afin qu'elle me crût endormie. Mais la sensation même de sa présence et de son approche grandissait en moi, et je suivais de la façon la plus nette tout ce qu'elle faisait. S'étant penchée sur moi, elle me regarda longtemps, comme si elle ne me connaissait pas et qu'elle eût voulu étudier mon visage. Comment, alors, n'entendit-elle point les battements désordonnés de mon cœur ? Moi, j'entendais le sien et aussi le mouvement régulier de sa respiration. Comme je souffrais ! Qui était cette femme ? Quel était son but ? « Elle cessa son examen et s'écarta. Pas bien loin. À travers mes paupières, je la devinais courbée près de moi et occupée à quelque besogne silencieuse, et, à la longue, je devins tellement certaine qu'elle ne m'observait plus que je cédai peu à peu à la tentation d'ouvrir les yeux. Je voulais voir, ne fût-ce qu'une seconde, voir sa figure, voir son geste… « Et je regardai. « Mon Dieu, par quel miracle ai-je eu la force de retenir le cri qui jaillit de tout mon être ? « La femme qui était là et dont je distinguais nettement le visage, éclairé par la veilleuse, c'était… « Oh ! je n'écrirai pas un pareil blasphème ! Cette femme eût été près de moi, agenouillée, priant, et j'aurais aperçu un doux visage qui sourît dans ses larmes, non, je n'aurais pas tremblé devant cette vision inattendue de celle qui est morte. Mais cette expression convulsée, atroce de haine et de méchanceté, sauvage, infernale… aucun spectacle au monde ne pouvait déchaîner en moi plus d'épouvante. Et c'est pour cela peut-être, pour ce qu'un tel spectacle avait d'excessif et de surnaturel, c'est pour cela que je ne criai point et que maintenant je suis presque calme. Au moment où mes yeux regardaient, j'avais déjà compris que j'étais la proie d'un cauchemar. « Maman, maman, tu n'as jamais eu et tu ne peux pas avoir cette expression-là, n'est-ce pas ? Tu étais bonne, n'est-ce pas ? Tu souriais ? Et si tu vivais encore tu aurais toujours le même air de bonté et de douceur ? Maman chérie, depuis le soir affreux où Paul a reconnu ton portrait, je suis entrée bien souvent dans cette chambre, pour apprendre ton visage de mère, que j'avais oublié – j'étais si jeune quand tu es morte, maman ! – et si je souffrais que le peintre t'eût donné une expression différente de celle que j'aurais voulue, du moins ce n'était pas l'expression méchante et féroce de tout à l'heure. Pourquoi me haïrais-tu ? Je suis ta fille. Père m'a dit souvent que nous avions le même sourire, toi et moi, et aussi qu'en me regardant tes yeux se mouillaient de tendresse. Alors… alors… tu ne me détestes pas, n'est-ce pas ? et j'ai bien rêvé ? « Ou du moins, si je n'ai pas rêvé en voyant une femme dans ma chambre, je rêvais lorsque cette femme me parut avoir ton visage. Hallucination… délire… À force de regarder ton portrait et de penser à toi, j'ai donné à l'inconnue le visage que je connaissais, et c'est elle, et non pas toi, qui avait cette expression odieuse. « Et alors je ne boirai pas de cette eau. Ce qu'elle a versé, c'est du poison sans doute… ou peut-être de quoi m'endormir profondément et me livrer au prince… Et je songe à la femme qui se promène parfois avec lui… « Mais je ne sais rien… Je ne comprends rien… Mes idées tourbillonnent dans mon cerveau épuisé… «… Bientôt trois heures… J'attends Rosalie. La nuit est calme. Aucun bruit dans le château ni aux alentours. «… Trois heures sonnent. Ah ! me sauver d'ici !… être libre ! » Chapitre 10 75 ou 155 ? Anxieusement, Paul Delroze tourna la page, comme s'il eût espéré que ce projet de fuite pût avoir une issue heureuse, et ce fut pour ainsi dire le choc d'une douleur nouvelle qu'il reçut en lisant les premières lignes écrites, le matin suivant, d'une écriture presque illisible : « Nous avons été dénoncés, trahis. Vingt hommes nous épiaient… Ils se sont jetés sur nous, comme des brutes… Maintenant je suis enfermée dans le pavillon du parc. À côté, un petit réduit sert de prison à Jérôme et à Rosalie. Ils sont attachés et bâillonnés. Moi, je suis libre, mais il y a des soldats à la porte. Je les entends parler. » Midi. « J'ai bien du mal à t'écrire, Paul. À chaque instant le soldat de faction ouvre et me surveille. On ne m'a pas fouillée, de sorte que j'ai conservé les pages de mon journal, et je t'écris vite, par petits bouts, dans l'ombre… « … Mon journal !… Le trouveras-tu, Paul ? Sauras-tu tout ce qui s'est passé et ce que je suis devenue ? Pourvu qu'ils ne me l'arrachent pas !… « … Ils m'ont apporté du pain et de l'eau. Je suis toujours séparée de Rosalie et de Jérôme. On ne leur a pas donné à manger. » Deux heures. « Rosalie a réussi à se délivrer de son bâillon. Du réduit où elle se trouve, elle me parle à demi-voix. Elle a entendu ce que disaient les soldats allemands qui nous gardent, et j'apprends que le prince Conrad est parti hier soir pour Corvigny, que les Français approchent et que l'on est très inquiet ici. Va-t-on se défendre ? Va-t-on se replier vers la frontière ?… C'est le major Hermann qui a fait manquer notre évasion. Rosalie dit que nous sommes perdus… » Deux heures et demie. « Rosalie et moi, nous avons dû nous interrompre. Je viens de lui demander ce qu'elle voulait dire… Pourquoi sommesnous perdus ?… Elle prétend que le major Hermann est un être diabolique. « – Oui, diabolique, a-t-elle répété, et comme il a des raisons spéciales pour agir contre vous… « – Quelles raisons, Rosalie ? « – Tout à l'heure, je vous expliquerai… Mais soyez sûre que, si le prince Conrad ne revient pas de Corvigny à temps pour nous sauver, le major Hermann en profitera pour nous faire fusiller tous les trois… » Paul eut un véritable rugissement en voyant ce mot épouvantable tracé par la main de sa pauvre Elisabeth. C'était sur la dernière des pages. Il n'y avait plus, après cela, que quelques phrases écrites au hasard, en travers du papier, visiblement à tâtons. De ces phrases haletantes comme des hoquets d'agonie… « … Le tocsin… Le vent l'apporte de Corvigny… Qu'est-ce que cela veut dire ?… Les troupes françaises ?… Paul, Paul… tu es peut-être avec elles !… «… Deux soldats sont entrés en riant : « – Capout, la dame !… Capout, tous les trois… Major Hermann a dit capout… « … Seule encore… Nous allons mourir… Mais Rosalie voudrait me parler… Elle n'ose pas… » Cinq heures. « … Le canon français… Des obus éclatent autour du château… Ah ! si l'un d'eux pouvait m'atteindre !… J'entends la voix de Rosalie… Qu'a-t-elle à me dire ? Quel secret a-t-elle surpris ?… « … Ah ! l'horreur ! Ah ! l'ignoble vérité ! Rosalie a parlé. Mon Dieu, je vous en prie, donnez-moi le temps d'écrire… Paul, jamais tu ne pourras supposer… Il faut que tu saches, avant que je meure… Paul… » Le reste de la page avait été arraché, et les pages suivantes jusqu'à la fin du mois étaient blanches. Elisabeth avait-elle eu le temps et la force de transcrire les révélations de Rosalie ? C'était là une question que Paul ne se posa même pas. Que lui importaient ces révélations et les ténèbres qui enveloppaient de nouveau et pour toujours une vérité qu'il ne pouvait plus découvrir ? Que lui importaient la vengeance, et le prince Conrad, et le major Hermann, et tous ces sauvages qui martyrisaient et qui tuaient les femmes ? Elisabeth était morte. Il venait pour ainsi dire de la voir mourir sous ses yeux. En dehors de cette réalité, rien ne valait une pensée ni un effort. Et, défaillant, engourdi par une lâcheté soudaine, les yeux fixés sur le journal où la malheureuse avait noté les phases du supplice le plus cruel qu'il fût possible d'imaginer, il se sentait peu à peu glisser vers un immense besoin d'anéantissement et d'oubli. Elisabeth l'appelait. À quoi bon lutter maintenant ? Pourquoi ne pas la rejoindre ? Quelqu'un lui frappa sur l'épaule. Une main saisit le revolver qu'il tenait, et Bernard lui dit : – Laisse cela tranquille, Paul. Si tu juges qu'un soldat a le droit de se tuer actuellement, je t'en laisserai libre tout à l'heure, lorsque tu m'auras écouté… Paul ne protesta pas. La tentation de la mort l'avait effleuré, mais à son insu presque. Et bien qu'il y eût succombé peut-être, en un moment de folie, il était encore dans cet état d'esprit où l'on reprend vite conscience. – Parle, dit-il. – Ce ne sera pas long. Trois minutes d'explications tout au plus. Écoute. Et Bernard commença : – Je vois, d'après l'écriture, que tu as retrouvé un journal rédigé par Elisabeth. Ce journal confirme bien ce que tu savais ? – Oui. – Elisabeth, quand elle l'a écrit, était bien menacée de mort ainsi que Jérôme et Rosalie ? – Oui. – Et tous trois ont été fusillés le jour même où nous arrivions toi et moi à Corvigny, c'est-à-dire mercredi le 16 ? – Oui. – C'est-à-dire entre cinq et six heures du soir et la veille du jeudi où nous avons pu parvenir ici, au château d'Ornequin ? – Oui, mais pourquoi ces questions ? – Pourquoi ? Voici, Paul. Je t'ai repris, et j'ai entre les mains, l'éclat d'obus que tu as recueilli dans le mur du pavillon à l'endroit même où Elisabeth a été fusillée. Le voici. Une boucle de cheveux s'y trouvait encore collée. – Eh bien ? – Eh bien, j'ai causé tout à l'heure avec un adjudant d'artillerie, de passage au château, et il résulte de notre conversation et de son examen que cet éclat ne provient pas d'un obus tiré par un canon de 75, mais d'un obus tiré par un canon de 155, un Rimailho. – Je ne comprends pas. – Tu ne comprends pas parce que tu ignores, ou que tu as oublié, ce fait que vient de me rappeler mon adjudant. Le soir de Corvigny, mercredi 16, les batteries qui ont ouvert le feu et qui ont lancé quelques obus sur le château, au moment où l'exécution avait lieu, étaient toutes nos batteries de 75, et nos Rimailhos de 155 n'ont tiré que le lendemain jeudi, pendant notre marche sur le château. Donc, comme Elisabeth a été fusillée et enterrée le mercredi soir vers six heures, il est matériellement impossible qu'un éclat d'obus tiré par un Rimailho lui ait enlevé des boucles de cheveux puisque les Rimailhos n'ont tiré que le jeudi matin. – Alors ? murmura Paul, la voix altérée. – Alors, comment douter que l'éclat d'obus du Rimailho, ramassé par terre le jeudi matin, n'ait été volontairement enfoncé parmi des boucles de cheveux coupés la veille au soir ? – Mais tu es fou ! Dans quel but aurait-on fait cela ? Bernard eut un sourire. – Mon Dieu, dans le but de faire croire qu'Elisabeth avait été fusillée alors qu'elle ne Fêtait point. Paul se jeta sur lui, et, le secouant : – Tu sais quelque chose, Bernard ! Sans quoi, est-ce que tu pourrais rire ? Mais parle donc ! Et ces balles sur le mur du pavillon ? Et cette chaîne de fer ? Ce troisième anneau ? – Justement. Trop de mise en scène ! Lorsqu'une exécution a lieu, est-ce qu'on voit ainsi la trace des balles ? Et puis, le cadavre d'Elisabeth, l'as-tu retrouvé ? Qui te prouve qu'après avoir fusillé Jérôme et sa femme ils n'ont pas eu pitié d'elle ? Ou bien, qui sait, une intervention… Paul sentait un peu d'espoir l'envahir. Condamnée par le major Hermann, peut-être Elisabeth avait-elle été sauvée par le prince Conrad, revenu de Corvigny avant l'exécution… Il balbutia : – Peut-être… oui, peut-être… Et alors voici : le major Hermann connaissant notre présence à Corvigny – souviens-toi de ta rencontre avec cette paysanne –, le major Hermann, tenant du moins à ce qu'Elisabeth fût morte pour nous, et à ce que nous renoncions à la chercher, le major Hermann a simulé cette mise en scène. Ah ! comment savoir ? Bernard s'approcha de lui et prononça gravement : – Ce n'est pas l'espérance que je t'apporte, Paul, c'est la certitude. J'ai voulu t'y préparer. Maintenant, écoute. Si j'ai interrogé cet adjudant d'artillerie, c'était pour contrôler des faits que je n'ignorais plus. Oui, tantôt, au village même d'Ornequin, où je me trouvais, il est arrivé de la frontière un convoi de prisonniers allemands. L'un d'eux, avec qui j'ai pu échanger quelques mots, faisait partie de la garnison qui occupait le château. Il a donc vu, lui. Il sait ! Eh bien ! Elisabeth n'a pas été fusillée. Le prince Conrad a empêché l'exécution. – Qu'est-ce que tu dis ? Qu'est-ce que tu dis ? s'écria Paul qui défaillait de joie… Alors, tu es sûr ? Elle est vivante ? – Oui, vivante… Ils l'ont emmenée en Allemagne. – Mais depuis ?… Car enfin le major Hermann a pu la rejoindre et réussir dans ses desseins ! – Non. – Comment le sais-tu ? – Par ce soldat prisonnier. La dame française qu'il a vue ici, il l'a revue ce matin. – Où ? – Non loin de la frontière, dans une villa des environs d'Ebrecourt, sous la protection de celui qui l'a sauvée, et qui, certes, est de taille à la défendre contre le major Hermann. – Qu'est-ce que tu dis ? répéta Paul, mais sourdement cette fois, et la figure contractée. – Je dis que le prince Conrad, qui semble prendre son métier de soldat en amateur – il passe d'ailleurs pour un crétin, même auprès de sa famille –, a établi son quartier général à Ebrecourt, qu'il rend chaque jour visite à Elisabeth, et que par conséquent toute crainte… Mais Bernard s'interrompit, et demanda, stupéfait : – Qu'as-tu donc ? Te voilà livide… Paul saisit son beau-frère aux épaules et articula : – Elisabeth est perdue. Le prince Conrad s'est épris d'elle… rappelle-toi, on nous l'avait dit déjà… et ce journal n'est qu'un cri d'angoisse… Il s'est épris d'elle, et il ne lâche pas sa proie, comprends-tu ? Il ne reculera devant rien ! – Oh ! Paul, je ne puis croire… – Devant rien, je te le dis. Ce n'est pas seulement un crétin, c'est un fourbe et un misérable. Quand tu liras ce journal, tu verras… Et puis assez de mots, Bernard. Ce qu'il faut maintenant, c'est agir, et tout de suite, sans même prendre le temps de la réflexion. – Que veux-tu faire ? – Arracher Elisabeth à cet homme, la délivrer… – Impossible. – Impossible ? Nous sommes à trois lieues de l'endroit où ma femme est prisonnière, exposée aux outrages de ce forban, et tu t'imagines que je vais rester là, les bras croisés ? Allons donc ! il ne faudrait pas avoir de sang dans les veines ! À l'œuvre, Bernard, et si tu hésites, j'irai seul. – Tu iras seul… où cela ? – Là-bas. Je n'ai besoin de personne… Je n'ai besoin d'aucune aide. Un uniforme allemand, et c'est tout. Je passerai à la faveur de la nuit. Je tuerai les ennemis qu'il faudra tuer, et demain matin Elisabeth sera ici, libre. Bernard hocha la tête et dit avec douceur : – Mon pauvre Paul ! – Quoi ? Que signifie ?… – Cela signifie que j'aurais été le premier à t'approuver, et que nous aurions marché ensemble au secours d'Elisabeth. Les risques, ça ne compte pas. Par malheur… – Par malheur ? – Eh bien ! voilà, Paul. On renonce de ce côté à une offensive plus vigoureuse. Des régiments de réserve et de territoriale sont appelés. Quant à nous, nous partons. – Nous partons ? balbutia Paul, atterré. – Oui, ce soir. Ce soir même notre division s'embarque à Corvigny et nous filons je ne sais où… Reims peut-être, ou Arras. Enfin l'Ouest, le Nord. Tu vois, mon pauvre Paul, que ton projet n'est pas réalisable. Allons, sois courageux. Et ne prends pas cet air de détresse. Tu me crèves le cœur… Voyons, quoi, Elisabeth n'est pas en danger… Elle saura se défendre… Paul ne répondit pas un seul mot. Il se rappelait cette phrase abominable du prince Conrad, rapportée dans le journal d'Elisabeth : « C'est la guerre… C'est le droit, c'est la loi de la guerre. » Cette loi, il en sentait peser sur lui le poids formidable, mais il sentait en même temps qu'il la subissait dans ce qu'elle a de plus noble et de plus exaltant : le sacrifice individuel à tout ce qu'exige le salut de la nation. Le droit de la guerre ? Non, le devoir de la guerre, et un devoir si impérieux qu'on ne le discute point, et qu'on ne doit même pas, si implacable qu'il soit, laisser palpiter, dans le secret de son âme, le frémissement d'une plainte. Qu'Elisabeth fût en face de la mort ou du déshonneur, cela ne regardait pas le sergent Paul Delroze, et cela ne pouvait pas le détourner une seconde du chemin qu'on lui ordonnait de suivre. Avant d'être homme il était soldat. Il n'avait d'autre devoir qu'envers la France, sa patrie douloureuse et bien-aimée. Il plia soigneusement le journal d'Elisabeth, et sortit, suivi de son beau-frère. À la tombée de la nuit il quittait le château d'Ornequin. Deuxième partie Chapitre 1 Yser… misère Toul, Bar-le-Duc, Vitry-le-François… Les petites villes défilèrent devant le long convoi qui emmenait Bernard et Paul vers l'Ouest de la France. D'autres trains, innombrables, précédaient le leur ou le suivaient, chargés de troupes et de matériel. Puis ce fut la grande banlieue de Paris, et ce fut ensuite la montée vers le Nord, Beauvais, Amiens, Arras. Il fallait arriver les premiers là-bas, sur la frontière, rejoindre les Belges héroïques, et les rejoindre le plus haut possible. Chaque lieue de terrain parcourue, ce devait être autant de terrain soustrait à l'envahisseur pendant la longue guerre immobile qui se préparait. Cette montée vers le Nord, le sous-lieutenant Paul Delroze – son nouveau grade lui fut conféré en cours de route – l'accomplit en rêve, pour ainsi dire, se battant chaque jour, risquant la mort à chaque minute, entraînant ses hommes avec une fougue irrésistible, mais tout cela comme s'il l'eût fait à son insu, et par le déclenchement automatique d'une volonté réglée d'avance. Tandis que Bernard jouait sa vie en riant, et soutenait par sa verve et sa gaieté le courage de ses camarades, Paul demeurait taciturne et distrait. Fatigues, privations, intempéries, tout lui semblait indifférent. Néanmoins, c'était pour lui une volupté profonde – il l'avouait parfois à Bernard – que d'aller de l'avant. Il avait l'impression de se diriger vers un but précis, le seul qui l'intéressât, la délivrance d'Elisabeth. Que ce fût cette frontière qu'il attaquât, et non pas l'autre, celle de l'Est, c'était toujours et quand même l'ennemi exécré contre lequel il se ruait de toute sa haine. L'abattre ici ou là, peu importait. Dans un cas comme dans l'autre, Elisabeth était libre. – Nous arriverons, lui disait Bernard. Tu comprends bien qu'Elisabeth aura raison de ce morveux. Pendant ce temps, nous débordons les Boches, nous fonçons à travers la Belgique, nous surprenons Conrad sur ses derrières, et nous nous emparons d'Ebrecourt en cinq sec ! Ça ne te fait pas rigoler, cette perspective ? Non, je sais, tu ne rigoles jamais que quand tu démolis un Boche. Ah ! là, par exemple, tu as un petit rire pointu qui me renseigne. Je me dis : « Pan ! la balle a porté… » ou bien : « Ça y est… il en tient un au bout de sa fourchette. » Car tu manies la fourchette, à l'occasion… Ah ! mon lieutenant, comme on devient féroce ! Rire parce qu'on tue ! Et penser qu'on a raison de rire ! Roye, Lassigny, Chaulnes… Plus tard, le canal de la Bassée et la rivière de la Lys… Et plus tard enfin, Ypres, Ypres ! Les deux lignes s'arrêtent là, prolongées jusqu'à la mer. Après les rivières françaises, après la Marne, après l'Aisne, après l'Oise, après la Somme, c'est un petit ruisseau belge que va rougir le sang des jeunes hommes. L'effroyable bataille de l'Yser commence. Bernard, qui gagna rapidement les galons de sergent, et Paul Delroze vécurent dans cet enfer jusqu'aux premiers jours de décembre. Ils formèrent, avec une demi-douzaine de Parisiens, deux engagés volontaires, un réserviste, et un Belge du nom de Laschen, échappé de Roulers et qui avait jugé plus expéditif, pour combattre l'ennemi, de se joindre aux Français, une petite troupe que le feu semblait respecter. De toute la section commandée par Paul, il ne restait que ceux-là, et, lorsque cette section fut reconstituée, ils continuèrent à se grouper entre eux. Toutes les missions dangereuses, ils les revendiquaient. Et toujours, leur expédition finie, ils se retrouvaient sains et saufs, sans une égratignure, comme s'ils se portaient mutuellement bonheur. Durant les deux dernières semaines, le régiment, lancé à l'extrême pointe d'avant-garde, fut flanqué de formations belges et de formations anglaises. Il y eut assaut d'héroïsme. De furieuses charges à la baïonnette furent exécutées, dans la boue, dans l'eau même des inondations, et les Allemands tombaient par milliers et par dizaines de milliers. Bernard exultait. – Vois-tu, Tommy, disait-il à un petit soldat anglais aux côtés duquel il avançait un jour sous la mitraille, et qui, du reste, ne comprenait pas un seul mot de français, vois-tu, Tommy, personne plus que moi n'admire les Belges, mais ils ne m'épatent pas, et cela pour la bonne raison qu'ils se battent à notre manière, c'est-à-dire comme des lions. Ceux qui m'épatent, c'est vous, les gars d'Albion. Ça, c'est autre chose… vous avez votre façon de faire la besogne… et quelle besogne ! Pas d'excitation, pas de fureur. Ça se passe au fond de vous. Ah ! par exemple, de la rage quand vous reculez, et alors vous devenez terribles. Vous ne gagnez jamais de terrain que quand vous avez lâché pied. Résultat : purée de Boches. C'est le soir de ce jour, comme la troisième compagnie tiraillait aux environs de Dixmude, qu'il se produisit un incident dont la nature parut fort bizarre aux deux beaux-frères. Paul sentit brusquement au-dessus des reins, sur le côté droit, un choc très vif. Il n'eut pas le temps de s'en inquiéter. Mais, revenu dans la tranchée, il constata qu'une balle avait troué le cuir de son étui à revolver et s'était aplatie sur le canon de l'arme. Or, étant donné la position que Paul occupait, il avait fallu que cette balle fût tirée derrière lui, c'est-à-dire par un soldat de sa compagnie ou d'une compagnie de son régiment. Était-ce un hasard ? Une maladresse ? Le surlendemain, ce fut au tour de Bernard. La chance le protégea également. Une balle traversa son sac et lui effleura l'omoplate. Et, quatre jours après, Paul eut son képi percé, et, cette fois encore, le projectile venait des lignes françaises. Il n'y avait donc aucun doute. Les deux beaux-frères étaient visés de la façon la plus évidente, et le traître, bandit à la solde de l'ennemi, se cachait dans les rangs mêmes des Français. – Pas d'erreur, dit Bernard. Toi d'abord, et puis moi, et puis toi. Il y a de l'Hermann là-dessous. Le major doit être à Dixmude. – Et peut-être aussi le prince, observa Paul. – Peut-être. En tout cas un de leurs agents s'est glissé parmi nous. Comment le découvrir ? Avertir le colonel ? – Si tu veux, Bernard, mais ne parlons pas de nous et de notre lutte particulière avec le major. Si j'ai eu l'intention un instant d'avertir le colonel, j'y ai renoncé, ne voulant pas que le nom d'Elisabeth fût mêlé à toute cette aventure. D'ailleurs, il n'était pas besoin de mettre les chefs sur leurs gardes. Si les tentatives contre les deux beaux-frères ne se renouvelèrent pas, les faits de trahison recommençaient chaque jour. Batteries françaises repérées, attaques prévenues, tout prouvait l'organisation méthodique d'un système d'espionnage beaucoup plus actif que partout ailleurs. Comment ne pas soupçonner la présence du major Hermann, qui était évidemment un des principaux rouages de ce système ? – Il est là, répétait Bernard, en montrant les lignes allemandes. Il est là parce qu'actuellement la grande partie se joue dans ces marécages, et qu'il y a de la besogne pour lui. Et il y est aussi parce que nous y sommes. – Comment le saurait-il ? objectait Paul. Et Bernard ripostait : – Pourquoi ne le saurait-il pas ? Un après-midi il y eut, dans une cabane qui servait de demeure au colonel, une réunion des chefs de bataillon et des capitaines à laquelle Paul Delroze fut convoqué. Là, il apprit que le général commandant la division avait ordonné la prise d'une petite maison située sur la rive gauche du canal, et qui, en temps ordinaire, était habitée par un passeur. Les Allemands s'y étaient fortifiés. Le feu de leurs batteries lourdes, établies en hauteur, de l'autre côté, défendait ce blockhaus que l'on se disputait depuis plusieurs jours. Il fallait l'enlever. – Pour cela, précisa le colonel, on a demandé aux compagnies d'Afrique cent volontaires qui partent ce soir et donneront l'assaut demain matin. Notre rôle est de les soutenir aussitôt, et, une fois le coup de main réussi, de repousser les contre-attaques qui ne manqueront pas d'être extrêmement violentes vu l'importance de la position. Cette position, vous la connaissez, messieurs. Elle est séparée de nous par des marais où nos volontaires d'Afrique s'engageront cette nuit… jusqu'à la ceinture, pourrait-on dire. Mais, à droite de ce marais, il y a, tout le long du canal, un chemin de halage par lequel nous pourrons, nous, arriver à la rescousse. Ce chemin, balayé par les deux artilleries, est libre en grande partie. Cependant, cinq cents mètres avant la maison du passeur, il y a un vieux phare qui était occupé jusqu'ici par les Allemands et que nous avons démoli tantôt à coups de canon. L'ont-ils évacué tout à fait ? Risquons-nous de nous heurter à un poste avancé ? Voilà ce qu'il serait bon de savoir. J'ai songé à vous, Delroze. – Je vous remercie, mon colonel. – La mission n'est pas dangereuse, mais elle est délicate et doit aboutir à une certitude. Partez cette nuit. Si le vieux phare est occupé, revenez. Sinon, faites-vous rejoindre par une douzaine d'hommes solides que vous dissimulerez soigneusement jusqu'à notre approche. Ce sera un excellent point d'appui. – Bien, mon colonel. Paul prit aussitôt ses dispositions, réunit le petit groupe des Parisiens et des engagés qui, avec le réserviste et le Belge Laschen, formait sa cohorte habituelle, les prévint qu'il aurait sans doute besoin d'eux dans le courant de la nuit, et, le soir, à neuf heures, il s'en allait en compagnie de Bernard d'Andeville. Le feu des projecteurs ennemis les retint longtemps au bord du canal, derrière un énorme tronc de saule déraciné. Puis d'impénétrables ténèbres s'accumulèrent autour d'eux, à tel point qu'ils ne discernaient même pas la ligne de l'eau. Ils rampaient plutôt qu'ils ne marchaient, par crainte des clartés inattendues. Un peu de brise passait sur les champs de boue et sur les marécages où frémissait une plainte de roseaux. – C'est lugubre, murmura Bernard. – Tais-toi. – À ta guise, sous-lieutenant. Des canons tonnaient de temps à autre sans raison, comme des chiens qui aboient pour faire du bruit dans le grand silence inquiétant, et aussitôt d'autres canons aboyaient rageusement, comme pour faire du bruit à leur tour et montrer qu'ils ne dormaient point. Et, de nouveau, l'apaisement. Rien ne bougeait plus dans l'espace. Il semblait que les herbes des marécages devenaient immobiles. Pourtant Bernard et Paul pressentaient la progression lente des volontaires d'Afrique partis en même temps qu'eux, leurs longues haltes au milieu des eaux glacées, leurs efforts tenaces. – De plus en plus lugubre, gémit Bernard. – Ce que tu es impressionnable, ce soir ! observa Paul. – C'est l'Yser, Yser, misère, disent les Boches. Ils se couchèrent vivement. L'ennemi balayait le chemin avec des réflecteurs et sondait aussi les marais. Ils eurent encore deux alertes, et enfin atteignirent sans encombre les abords du vieux phare. Il était onze heures et demie. Avec d'infinies précautions ils se glissèrent parmi les blocs démolis et purent bientôt se rendre compte que le poste était abandonné. Cependant, sous les marches écroulées de l'escalier, ils découvrirent une trappe ouverte et une échelle qui s'enfonçait dans une cave où brillaient des lueurs de sabres et de casques. Mais Bernard, qui, d'en haut, fouillait l'ombre avec une lampe électrique, déclara : – Rien à craindre, ce sont des morts. Les Boches les auront jetés là, après la canonnade de tantôt. – Oui, dit Paul. Aussi faut-il prévoir le cas où ils viendraient les rechercher. Monte la garde du côté de l'Yser, Bernard. – Et si l'un de ces bougres-là vit encore ? – Je vais le descendre, – Retourne leurs poches, dit Bernard en s'en allant, et rapporte-nous leurs carnets de route. Ça me passionne. Il n'est pas de meilleur document sur l'état de leur âme… ou plutôt de leur estomac. Paul descendit. La cave était de proportions assez vastes. Une demi-douzaine de corps en jonchaient le sol, tous inertes et déjà glacés. Distraitement, sur le conseil de Bernard, il retourna les poches et visita les carnets. Rien d'intéressant ne retint son attention. Mais, dans la vareuse du sixième soldat qu'il examina, un petit maigre, frappé en pleine figure, il trouva un portefeuille au nom de Rosenthal, qui contenait des billets de banque français et belges et un paquet de lettres timbrées d'Espagne, de Hollande et de Suisse. Les lettres, toutes écrites en allemand, avaient été adressées à un agent d'Allemagne résidant en France, dont le nom ne paraissait pas, et transmises par lui au soldat Rosenthal sur lequel Paul les découvrait. Ce soldat devait les communiquer, ainsi qu'une photographie, à une troisième personne désignée sous le nom d'Excellence. « Service d'espionnage, se dit Paul en les parcourant… Renseignements confidentiels… Statistiques… Quelle race de coquins ! » Mais, ayant ouvert de nouveau le portefeuille, il en sortit une enveloppe qu'il déchira. Dans cette enveloppe il y avait une photographie, et la surprise de Paul fut si grande en regardant cette photographie qu'il poussa un cri. Elle représentait la femme dont il avait vu le portrait dans la chambre close d'Ornequin, la même femme, avec le même fichu de dentelle arrangé de façon identique, et avec cette même expression dont le sourire ne masquait pas la dureté. Et, cette femme, n'était-ce pas la comtesse Hermine d'Andeville, la mère d'Elisabeth et de Bernard ? L'épreuve portait la marque de Berlin. L'ayant retournée, Paul aperçut une chose qui augmenta sa stupeur. Quelques mots y étaient inscrits : À Stéphane d'Andeville, 1902. Stéphane, c'était le prénom du comte d'Andeville ! Ainsi donc la photographie avait été envoyée de Berlin au père d'Elisabeth et de Bernard en 1902, c'est-à-dire quatre ans après la mort de la comtesse Hermine. De telle sorte qu'on se trouvait en face de deux solutions : ou bien la photographie, prise avant la mort de la comtesse Hermine, portait la date de l'année où le comte l'avait reçue, ou bien la comtesse Hermine vivait encore… Et, malgré lui, Paul songeait au major Hermann, dont cette image, pareillement au portrait de la chambre close, évoquait le souvenir en son esprit troublé, Hermann ! Hermine ! Et voilà maintenant que l'image d'Hermine il la découvrait sur le cadavre d'un espion allemand, aux bords de cet Yser où devait rôder le chef d'espionnage qu'était certainement le major Hermann ! – Paul ! Paul ! C'était son beau-frère qui l'appelait. Paul se redressa vivement, cacha la photographie, bien résolu à n'en point parler, et monta jusqu'à la trappe. – Eh bien, Bernard, qu'y a-t-il ? – Une petite troupe de Boches. J'ai cru d'abord qu'il s'agissait d'une patrouille, qu'on relevait les postes, et qu'ils resteraient de l'autre côté. Mais non. Ils ont détaché deux barques et ils franchissent le canal. – En effet, je les entends. – Si on tirait dessus ? proposa Bernard. – Non, ce serait donner l'alarme. Il est préférable de les observer. C'est d'ailleurs notre mission. Mais, à ce moment, il y eut un léger coup de sifflet qui provenait du chemin de halage, que Bernard et Paul avaient suivi. On répondit, de la barque, par un coup de sifflet de même nature. Deux autres signaux furent échangés à intervalles réguliers. Une horloge d'église sonna minuit. – Un rendez-vous, supposa Paul. Cela devient intéressant. Viens. J'ai remarqué, en bas, un endroit où je pense qu'on peut se mettre à l'abri de toute surprise. C'était une arrière-cave, séparée de la première par un bloc de maçonnerie dans lequel il y avait une brèche qu'il leur fut aisé de franchir. Rapidement ils remplirent cette brèche avec des pierres tombées de la voûte et des murs. Ils avaient à peine fini qu'un bruit de pas retentit au-dessus d'eux et que des mots allemands leur parvinrent. La troupe ennemie devait être assez nombreuse. Bernard engagea l'extrémité de son fusil dans une des meurtrières que formait leur barricade. – Qu'est-ce que tu fais ? demanda Paul. – Et s'ils viennent ? Je m'apprête. Nous pouvons soutenir un siège en règle. – Pas de bêtises, Bernard. Écoutons. Peut-être pourronsnous surprendre quelques mots. – Toi, peut-être, Paul, mais moi qui ne comprends pas une syllabe d'allemand… Une lueur violente inonda la cave. Un soldat descendit et accrocha une grosse lampe à un clou du mur. Une douzaine d'hommes le rejoignirent et les deux beaux-frères furent aussitôt renseignés. Ces hommes étaient venus pour enlever les morts. Ce ne fut pas long. Au bout de quinze minutes, il ne restait plus dans la cave qu'un cadavre, celui de l'agent Rosenthal. En haut, une voix impérieuse commanda : – Restez-là, vous autres, et attendez-nous. Et toi, Karl, descends le premier. Quelqu'un apparut sur les échelons supérieurs. Paul et Bernard furent stupéfaits d'apercevoir un pantalon rouge, puis une capote bleue, enfin l'uniforme complet d'un soldat français. L'individu sauta à terre et cria : – J'y suis. Excellence. À votre tour. Ils virent alors le Belge Laschen, ou plutôt le soi-disant Belge qui se faisait appeler Laschen et qui comptait dans la section de Paul. Maintenant ils savaient d'où venaient les trois coups de fusil tirés sur eux. Le traître était là. Sous la lumière, ils distinguaient nettement son visage, le visage d'un homme de quarante ans, aux traits lourds et chargés de graisse, aux yeux bordés de rouge. Il saisit les montants de l'échelle de façon à bien la caler. Un officier descendit prudemment, enveloppé dans un large manteau gris au col relevé. Ils reconnurent le major Hermann. Chapitre 2 Le major Hermann Tout de suite, et malgré le sursaut de haine qui l'eût poussé à un acte de vengeance immédiate, Paul appuya sa main sur le bras de Bernard pour l'obliger à la prudence. Mais quelle rage le bouleversait lui-même à l'aspect de ce démon ! Celui qui représentait à ses yeux l'ensemble de tous les crimes commis contre son père et contre sa femme, celui-là s'offrait à la balle de son revolver, et Paul ne pouvait pas bouger ! Bien plus, les circonstances se présentaient de telle façon que, en toute certitude, cet homme s'en irait dans quelques minutes, vers d'autres crimes, sans qu'il fût possible de l'abattre. – À la bonne heure, Karl, dit le major en allemand – et il s'adressait au faux Laschen – à la bonne heure, tu es exact au rendez-vous. Et alors, quoi de nouveau ? – Avant tout. Excellence, répondit Karl qui semblait traiter le major avec cette déférence mêlée de familiarité que l'on a visà-vis d'un supérieur qui est à la fois votre complice, avant tout une permission… Il enleva sa capote bleue, revêtit la vareuse d'un des morts et, faisant le salut militaire : – Ouf !… Voyez-vous, Excellence, je suis un bon Allemand. Aucune besogne ne me répugne. Mais sous cet uniforme-là, j'étouffe. – Donc, tu désertes ? – Excellence, le métier pratiqué de la sorte est trop dangereux, la blouse du paysan français, oui ; la capote du soldat français, non. Ces gens-là n'ont peur de rien, je suis obligé de les suivre, et je risque d'être tué par une balle allemande. – Mais les deux beaux-frères ? – Trois fois je leur ai tiré dans le dos, et trois fois j'ai raté mon coup. Rien à faire, ce sont des veinards, et je finirais par être pincé. Aussi, comme vous dites, je déserte, et j'ai profité du gamin qui fait la navette entre Rosenthal et moi pour vous donner rendez-vous. – Rosenthal m'a réexpédié ton mot au quartier général. – Mais il y avait aussi une photographie, celle que vous savez, ainsi qu'un paquet de lettres reçues de vos agents de France. Je ne voulais pas, si j'étais découvert, qu'on trouvât sur moi de telles preuves. – Rosenthal devait me les apporter lui-même. Par malheur, il a commis une bêtise. – Laquelle, Excellence ? – Celle de se faire tuer par un obus. – Allons donc ! – Voilà son cadavre à tes pieds. Karl se contenta de hausser les épaules et de dire : – L'imbécile ! – Oui, il n'a jamais su se débrouiller, ajouta le major, complétant l'oraison funèbre. Reprends-lui son portefeuille, Karl. Il le mettait dans une poche intérieure de son gilet de laine. L'espion se baissa et dit au bout d'un instant : – Il n'y est pas, Excellence. – C'est qu'il l'a changé de place. Regarde dans les autres poches. – Pas davantage, affirma Karl, après avoir obéi. – Comment ? Celle-là est raide ! Rosenthal ne se séparait jamais de son portefeuille. Il le gardait sur lui pour dormir. Il l'aura gardé pour mourir. – Cherchez vous-même, Excellence. – Mais alors ? – Alors quelqu'un est venu ici depuis tantôt et a pris le portefeuille. – Qui ? Des Français ? L'espion se releva, demeura silencieux un moment, et, s'approchant du major, lui dit d'une voix lente : – Des Français, non. Excellence ; mais un Français. – Que veux-tu dire ? – Excellence, Delroze est parti tantôt en reconnaissance avec son beau-frère Bernard d'Andeville. De quel côté ? Je n'ai pu le savoir. Je le sais maintenant. Il est venu par ici. Il a exploré les ruines du phare et, voyant des morts, il a retourné les poches. – Mauvaise affaire, bougonna le major. Tu es sûr ? – Certain. Il devait être là, il y a une heure au plus. Peut-être même, ajouta Karl en riant, peut-être y est-il encore, caché dans quelque trou… L'un et l'autre, ils jetèrent un regard autour d'eux, mais machinalement, et sans que ce geste indiquât de leur part une crainte sérieuse. Puis le major reprit pensivement : – Au fond, ce paquet de lettres reçues par nos agents, lettres sans adresses et sans noms, cela n'a qu'une importance relative. Mais la photographie, c'est plus grave. – Beaucoup plus. Excellence ! Comment ! voilà une photographie tirée en 1902, et que nous recherchons par conséquent depuis douze ans ! Je réussis, après combien d'efforts, à la retrouver dans les papiers que le comte Stéphane d'Andeville a laissés chez lui durant la guerre. Et cette photographie, que vous vouliez reprendre au comte d'Andeville à qui vous aviez eu l'imprudence de la donner, est à l'heure actuelle entre les mains de Paul Delroze, le gendre de M. d'Andeville, le mari d'Elisabeth d'Andeville, et votre ennemi mortel ! – Eh ! mon Dieu ! je le sais bien, s'écria le major visiblement agacé. Tu n'as pas besoin de m'en dire tant ! – Excellence, il faut toujours regarder la vérité en face. Quel a été votre but à l'égard de Paul Delroze ? Lui cacher tout ce qui peut le renseigner sur votre véritable personnalité, et, pour cela, tourner son attention, ses recherches, sa haine, vers le major Hermann. C'est bien cela, n'est-ce pas ? Vous avez été jusqu'à multiplier les poignards gravés des quatre lettres H. E. R. M., et même jusqu'à mettre la signature « major Hermann » sur le panneau où était accroché le fameux portrait. Bref, toutes les précautions. De la sorte, quand vous aurez jugé à propos de faire rentrer le major Hermann dans le néant, Paul Delroze croira que son ennemi est mort, et il ne pensera plus à vous. Or, qu'arrive-t-il aujourd'hui ? C'est qu'il possède, avec cette photographie, la preuve la plus certaine du rapport qui existe entre le major Hermann et ce fameux portrait qu'il a vu le soir de son mariage, c'est-à-dire entre le présent et le passé. – Évidemment, mais cette photographie trouvée sur un cadavre quelconque ne prendrait d'importance pour lui que s'il en connaissait la provenance, par exemple s'il pouvait voir son beau-père d'Andeville. – Son beau-père d'Andeville se bat dans les rangs de l'armée anglaise, à trois lieues de Paul Delroze. – Le savent-ils ? – Non, mais un hasard peut les rapprocher. En outre, Bernard et son père s'écrivent, et Bernard a dû raconter à son père les événements qui se sont passés au château d'Ornequin, du moins ceux que Paul Delroze et lui ont pu reconstituer. – Eh ! qu'importe, s'ils ignorent les autres événements. Et c'est là l'essentiel. Par Elisabeth ils sauraient tous nos secrets et ils devineraient qui je suis. Or, ils ne la rechercheront pas puisqu'ils la croient morte. – En êtes-vous bien sûr. Excellence ? – Que dis-tu ? Les deux complices étaient l'un contre l'autre, les yeux dans les yeux, le major inquiet et irrité, l'espion un peu narquois. – Parle, dit le major, qu'y a-t-il ? – Excellence, il y a que, tantôt, j'ai pu mettre la main sur la valise de Delroze. Oh ! pas longtemps… quelques secondes… mais tout de même assez pour voir deux choses… – Dépêche-toi. – D'abord les feuilles volantes de ce manuscrit dont vous avez brûlé par précaution les pages les plus importantes, mais dont malheureusement vous avez égaré toute une partie. – Le journal de sa femme ? – Oui. Le major lâcha un juron. – Que je sois damné ! On brûle tout, dans ces cas-là ! Ah ! si je n'avais pas eu cette curiosité stupide !… Et après ? – Après, Excellence ? Oh ! presque rien, un fragment d'obus, oui, un petit fragment d'obus, mais qui m'a bien eu l'air d'être l'éclat que vous m'avez ordonné d'enfoncer dans le mur du pavillon, après y avoir plaqué des cheveux d'Elisabeth. Qu'en pensez-vous, Excellence ? Le major frappa du pied avec colère et lança une nouvelle bordée de jurons et d'anathèmes sur la tête de Paul Delroze. – Qu'en pensez-vous, Excellence ? répéta l'espion. – Tu as raison, s'écria-t-il. Par le journal de sa femme, ce satané Français peut entrevoir la vérité, et ce morceau d'obus en sa possession, c'est la preuve que, pour lui, sa femme vit peutêtre encore, et c'est cela que je voulais éviter. Sans quoi nous l'aurons toujours sur le dos. Sa fureur s'exaspérait. – Ah ! Karl, il m'embête, celui-là. Lui et son gamin de beaufrère, quels sacripants ! Par Dieu, je croyais bien que tu m'en avais débarrassé le soir où nous sommes revenus au château dans leur chambre et où nous avons vu leurs noms inscrits sur la muraille. Et tu comprends qu'ils n'en resteront pas là, maintenant qu'ils savent que la petite n'est pas morte. Ils la chercheront. Ils la trouveront. Et comme elle connaît tous nos secrets !… Il fallait la supprimer, Karl ! – Et le prince ? ricana l'espion. – Conrad est un idiot. Toute cette famille de Français nous portera malheur, à Conrad le premier, qui est assez bête pour s'amouracher de la péronnelle. Il fallait la supprimer, tout de suite, Karl, je te l'avais ordonné, et ne pas attendre le retour du prince… Placé en pleine lumière, le major Hermann montrait la plus épouvantable face de bandit que l'on pût imaginer, épouvantable non point par la difformité des traits ou par quelque chose de spécialement laid, mais par l'expression qui était repoussante et sauvage, et où Paul retrouvait encore, mais portée à son paroxysme, l'expression de la comtesse Hermine, d'après son portrait et d'après sa photographie. À l'évocation du crime manqué, le major Hermann semblait souffrir mille morts, comme si le crime eût été sa condition de vivre. Les dents grinçaient. Les yeux étaient injectés de sang. D'une voix distraite, les doigts crispés à l'épaule de son complice, il articula, et, cette fois, en français : – Karl, on dirait que nous ne pouvons pas les atteindre et qu'un miracle les protège contre nous. Toi, ces jours-ci, tu as raté ton coup trois fois. Au château d'Ornequin, tu en as tué deux autres à leur place. Moi aussi, je l'ai manqué un jour, près de la petite porte du parc. Et c'était dans ce même parc… près de la même chapelle… tu n'as pas oublié… Il y a seize ans… lorsqu'il n'était qu'un enfant, lui, et que tu lui as planté ton couteau en pleine chair… Eh bien, ce jour-là, tu commençais tes maladresses… L'espion se mit à rire, d'un rire cynique et insolent. – Que voulez-vous, Excellence ? Je débutais dans la carrière et je n'avais pas votre maîtrise. Voilà un père et son gosse que nous ne connaissions même pas dix minutes auparavant, et qui ne nous avaient rien fait que d'embêter le Kaiser. Moi, la main m'a tremblé, je le confesse. Tandis que vous… Ah ! ce que vous avez expédié le père, vous ! Un petit coup de votre petite main, ouf ! ça y était ! Cette fois ce fut Paul qui, lentement, avec précaution, engagea le canon de son revolver dans une des brèches. Il ne pouvait plus douter, maintenant, après les révélations de Karl, que le major eût tué son père. C'était bien cet être-là ! et son complice d'aujourd'hui, c'était déjà son complice d'autrefois, le subalterne qui avait tenté de le tuer, lui, Paul, tandis que son père expirait. Bernard, devant le geste de Paul, lui souffla à l'oreille : – Tu es décidé, hein ? Nous l'abattons ? – Attends mon signal, murmura Paul, mais ne tire pas sur lui. Tire sur l'espion. Malgré tout, il pensait au mystère inexplicable des liens qui unissaient le major Hermann à Bernard d'Andeville et à sa sœur Elisabeth, et n'admettait pas que ce fût Bernard qui accomplît l'œuvre de justice. Lui-même il hésitait, comme on hésite devant un acte dont on ne connaît pas toute la portée. Qui était ce bandit ? Quelle personnalité lui attribuer ?Aujourd'hui, major Hermann et chef de l'espionnage allemand ; hier, compagnon de plaisir du prince Conrad, tout-puissant au château d'Ornequin, se déguisant en paysanne et rôdant à travers Corvigny ; jadis assassin, complice de l'empereur, châtelaine d'Ornequin… Parmi toutes ces personnalités, qui toutes n'étaient que les aspects divers d'un seul et même être, quelle était la véritable ? Éperdument, Paul regardait le major, comme il avait regardé la photographie, et, dans la chambre close, le portrait d'Hermine d'Andeville. Hermann… Hermine… les noms se confondaient en lui. Et il notait la finesse des mains, blanches et petites ainsi que des mains de femme. Les doigts effilés s'ornaient de bagues aux pierres précieuses. Les pieds aussi, chaussés de bottes, étaient délicats. Le visage, très pâle, n'offrait aucune trace de barbe. Mais toute cette apparence efféminée était démentie par le son rauque d'une voix éraillée, par la lourdeur des mouvements et de la démarche, et par une sorte d'énergie réellement barbare. Le major plaqua ses deux mains sur sa figure et réfléchit pendant quelques minutes. Karl le considérait avec une certaine pitié et un air de se demander si son maître n'éprouvait pas, au souvenir de crimes commis, un commencement de remords. Mais le maître, secouant sa torpeur, lui dit – et sa haine seule frissonnait en sa voix à peine perceptible : – Tant pis pour eux, Karl, tant pis pour tous ceux qui essaient de nous barrer la route. J'ai supprimé le père, et j'ai bien fait. Un jour ce sera le tour du fils… Maintenant… maintenant, il s'agit de la petite. – Voulez-vous que je m'en charge. Excellence ? – Non, j'ai besoin de toi ici, et j'ai besoin d'y rester moimême. Les affaires vont très mal. Mais au début de janvier, j'irai là-bas. Le 10 au matin, je serai à Ebrecourt. Quarante-huit heures après, il faut que ce soit fini. Et ce sera fini, je le jure. De nouveau il se tut, tandis que l'espion éclatait de rire. Paul s'était baissé pour se mettre à la hauteur de son revolver. Une hésitation plus longue eût été coupable. Tuer le major, ce n'était plus se venger et tuer l'assassin de son père, c'était prévenir un crime nouveau et sauver Elisabeth. Il fallait agir, quelles que pussent être les conséquences de l'acte. Il s'y décida. – Tu es prêt ? dit-il très bas à Bernard. – Oui. J'attends ton signal. Il visa froidement, guettant la seconde propice, et il allait presser la détente, lorsque Karl prononça en allemand : – Dites donc. Excellence, vous savez ce qui se prépare pour la maison du passeur ? – Quoi ? – Tout bonnement une attaque. Cent volontaires des compagnies d'Afrique sont déjà en route par les marais. L'assaut aura lieu dès l'aube. Vous n'avez que le temps d'avertir le quartier général et de vous assurer des précautions qu'ils comptent prendre. Le major déclara simplement : – Elles sont prises. – Que dites-vous. Excellence ? – Je te dis qu'elles sont prises. J'ai été prévenu par un autre côté, et, comme on tient fortement à la maison du passeur, j'ai téléphoné au commandant du poste qu'on lui enverrait trois cents hommes à cinq heures du matin. Les volontaires d'Afrique donneront dans le piège. Pas un n'en reviendra vivant. Le major eut un petit rire satisfait et releva le col de son manteau en ajoutant : – D'ailleurs, pour plus de sûreté, j'irai passer la nuit là-bas… d'autant que je me demande si, par hasard, ce n'est pas le commandant de poste qui aurait envoyé des hommes ici, et fait prendre les papiers de Rosenthal dont il savait la mort. – Mais… – Assez bavardé. Occupe-toi de Rosenthal, et partons. – Je vous accompagne, Excellence ? – Inutile. Une des barques me conduira par le canal. La maison n'est pas à quarante minutes d'ici. Sur l'appel de l'espion, trois soldats descendirent, et le cadavre fut hissé jusqu'à la trappe supérieure. Karl et le major restaient immobiles tous deux, au pied de l'échelle, et Karl portait vers la trappe la lumière de la lanterne qu'il avait détachée. Bernard murmura : – Nous tirons ? – Non, répondit Paul. – Mais… – Je te le défends… Lorsque l'opération fut terminée, le major prescrivit : – Éclaire-moi bien et que l'échelle ne bouge pas. Il monta et disparut. – Ça y est, cria-t-il. Dépêche-toi. À son tour, l'espion grimpa. On entendit leurs pas au-dessus de la cave. Ces pas s'éloignèrent dans la direction du canal, et il n'y eut plus aucun bruit. – Eh bien, quoi, s'écria Bernard, qu'est-ce qui t'a pris ? L'occasion était unique. Les deux bandits tombaient du coup. – Et nous après, prononça Paul. Ils étaient douze là-haut. Nous étions réglés. – Mais Elisabeth était sauvée, Paul ! En vérité, je ne te comprends pas. Comment ! nous avons de pareils monstres à portée de nos balles, et tu les laisses partir ! L'assassin de ton père, le bourreau d'Elisabeth est là, et c'est à nous que tu penses ! – Bernard, dit Paul Delroze, tu n'as pas compris les dernières paroles qu'ils ont échangées. L'ennemi est prévenu de l'attaque et de nos projets sur la maison du passeur. Tout à l'heure les cent volontaires d'Afrique qui rampent dans le marais seront victimes de l'embuscade qui leur est tendue. C'est donc à eux qu'il nous faut penser. C'est eux que nous devons sauver d'abord. Nous n'avons pas le droit de nous faire tuer, alors qu'il nous reste à accomplir un tel devoir. Et je suis sûr que tu me donnes raison. – Oui, dit Bernard. Mais tout de même l'occasion était bonne. – Nous la retrouverons, et bientôt peut-être, affirma Paul, qui songeait à la maison du passeur, où le major Hermann devait se rendre. – Enfin, quelles sont tes intentions ? – Je rejoins le détachement des volontaires. Si le lieutenant qui les commande est de mon avis, l'assaut n'aura pas lieu à sept heures, mais tout de suite, et je serai de la fête. – Et moi ? – Retourne auprès du colonel. Expose-lui la situation, et dis-lui que la maison du passeur sera prise ce matin et que nous y tiendrons jusqu'à l'arrivée des renforts. Ils se quittèrent sans un mot de plus et Paul se jeta résolument dans les marais. La tâche qu'il entreprenait ne rencontra pas les obstacles auxquels il croyait se heurter. Après quarante minutes d'une marche assez pénible, il perçut des murmures de voix, lança le mot d'ordre et se fit conduire vers le lieutenant. Les explications de Paul convainquirent aussitôt l'officier : il fallait ou bien renoncer à l'affaire ou bien en brusquer l'exécution. La colonne se porta en avant. À trois heures, guidés par un paysan qui connaissait une passe où les hommes n'enfonçaient que jusqu'aux genoux, ils réussirent à gagner les abords de la maison sans être signalés. Mais, l'alarme ayant été donnée par une sentinelle, l'attaque commença. Cette attaque, un des plus beaux faits d'armes de la guerre, est trop connue pour qu'il soit nécessaire d'en donner ici le détail. Elle fut d'une violence extrême. L'ennemi, qui se tenait sur ses gardes, riposta avec une vigueur égale. Les fils de fer s'entremêlaient. Les pièges abondaient. Un corps à corps furieux s'engagea devant la maison, puis dans la maison, et lorsque les Français, victorieux, eurent abattu ou fait prisonniers les quatre-vingt-trois Allemands qui la défendaient, eux-mêmes avaient subi des pertes qui réduisaient leur effectif de moitié. Le premier, Paul avait sauté dans les tranchées dont la ligne flanquait la maison vers la gauche et se prolongeait en demicercle jusqu'à l'Yser. Il avait son idée : avant que l'attaque ne réussît, il voulait couper toute retraite aux fugitifs. Repoussé d'abord, il gagna la berge, suivi de trois volontaires, s'engagea dans l'eau, remonta le canal, parvint ainsi de l'autre côté de la maison, et trouva, comme il s'y attendait, un pont de bateaux. À ce moment il aperçut une silhouette qui s'évanouissait dans l'ombre. – Restez-là, dit-il à ses hommes, et que personne ne passe. Lui-même, il s'élança, franchit le pont, et se mit à courir. Un projecteur ayant illuminé la rive, il avisa de nouveau la silhouette à cinquante pas en avant. Une minute plus tard, il criait : – Halte ! ou je fais feu. Et, comme le fugitif continuait, il tira, mais de façon à ne pas l'atteindre. L'homme s'arrêta et déchargea quatre fois son revolver tandis que Paul, courbé en deux, se jetait dans ses jambes et le renversait. Maîtrisé, l'ennemi n'opposa aucune résistance. Paul l'enroula dans son manteau et le saisit à la gorge. De sa main libre, il lui jeta en pleine figure la lumière de sa lanterne. Son instinct ne l'avait pas trompé : il tenait le major Hermann. Chapitre 3 La maison du passeur Paul Delroze ne prononça pas une parole. Poussant devant lui son prisonnier, dont il avait attaché les poignets derrière le dos, il revint vers le pont, parmi les ténèbres illuminées de courtes lueurs. L'attaque se poursuivait. Cependant un certain nombre de fuyards ayant voulu s'échapper, et les volontaires qui gardaient le pont les ayant accueillis à coups de fusil, les Allemands se crurent tournés, et cette diversion précipita leur défaite. Lorsque Paul arriva, le combat était fini. Mais une contreattaque ennemie, soutenue par les renforts promis au commandant du poste, ne pouvait pas tarder à se produire et tout de suite on organisa la défense. La maison du passeur, que les Allemands avaient puissamment fortifiée et entourée de tranchées, se composait d'un rez-de-chaussée et d'un seul étage dont les trois pièces n'en formaient plus qu'une seule. Une soupente cependant, qui servait autrefois de mansarde à un domestique, et à laquelle on accédait par trois marches de bois, s'ouvrait comme une alcôve au fond de cette vaste pièce. C'est là que Paul à qui était réservée l'organisation de l'étage, c'est là que Paul amena son prisonnier. Il le coucha sur le parquet, le ligota à l'aide d'une corde et l'attacha solidement à une poutre, et, tout en agissant, il fut pris d'un tel élan de haine qu'il le saisit à la gorge comme pour l'étrangler. Il se domina. À quoi bon se presser ? Avant de tuer cet homme ou de le livrer aux soldats qui le colleraient au mur, ne serait-ce pas une joie profonde que de s'expliquer avec lui ? Comme le lieutenant entrait, il lui dit de façon à être entendu de tous et surtout du major : – Mon lieutenant, je vous recommande ce misérable, qui n'est autre que le major Hermann, un des chefs de l'espionnage allemand. J'ai des preuves sur moi. S'il m'arrivait malheur, qu'on ne l'oublie pas. Et, au cas où il faudrait battre en retraite… Le lieutenant sourit. – Hypothèse inadmissible. Nous ne battrons pas en retraite, pour la bonne raison que je ferais plutôt sauter la bicoque. Et, par conséquent, le major Hermann sauterait avec nous. Donc, soyez tranquille. Les deux officiers se concertèrent sur les mesures de défense, et rapidement on se mit à l'œuvre. Avant tout, le pont de bateaux fut disloqué, des tranchées creusées sur le long du canal, et les mitrailleuses retournées. À son étage, Paul fit transporter les sacs de terre d'une façade à l'autre et consolider, à l'aide de poteaux placés en arcs-boutants, les parties de mur qui semblaient le moins solides. À cinq heures et demie, sous la clarté des projecteurs allemands, plusieurs obus tombèrent aux environs. L'un d'eux atteignit la maison. Les grosses pièces commençaient à balayer le chemin de halage. C'est par ce chemin que déboucha, un peu avant le jour, un détachement de cyclistes envoyés en hâte. Bernard d'Andeville les précédait. Il expliqua que deux compagnies et une section de sapeurs, devançant un bataillon complet, s'étaient mis en route, mais que, gênés par les obus ennemis, ils devaient longer les marais, en contrebas et à l'abri du talus qui étayait le chemin de halage. Leur marche étant ainsi ralentie, il faudrait les attendre pour le moins une heure. – Une heure, dit le lieutenant, ce sera long. Mais c'est possible. Donc… Tandis qu'il donnait de nouveaux ordres et qu'il assignait leurs postes aux cyclistes, Paul remonta, et il allait raconter à Bernard la capture du major Hermann lorsque son beau-frère lui annonça : – Tu sais, Paul, papa est ici avec moi ! Paul tressauta. – Ton père est ici ? Ton père est venu avec toi ? – Parfaitement, et de la manière la plus naturelle du monde. Figure-toi qu'il cherchait l'occasion depuis quelque temps déjà… Ah ! à propos, il a été nommé sous-lieutenant interprète. Paul n'écoutait pas. Il se disait seulement : « M. d'Andeville est là… M. d'Andeville, le mari de la comtesse Hermine. Il ne peut pas ne pas savoir, lui. Est-elle vivante ou morte ? Ou bien a-t-il été jusqu'au bout la dupe d'une intrigante, et garde-t-il à la disparue son souvenir et sa tendresse ? Mais non, cela n'est pas croyable, puisqu'il y a cette photographie, faite quatre ans plus tard, et qui lui a été envoyée, et envoyée de Berlin ! Donc il sait, et alors… » Paul était vivement troublé. Les révélations de l'espion Karl lui avaient montré tout à coup M. d'Andeville sous un jour étrange. Et voilà que les circonstances amenaient M. d'Andeville auprès de lui, à l'instant même où le major Hermann venait d'être capturé ! Paul se tourna vers la soupente. Le major ne bougeait pas, le visage collé contre la muraille. – Ton père est donc resté dehors ? dit Paul à son beau-frère. – Oui, il avait pris la bicyclette d'un homme qui a couru près de nous et qui a été légèrement blessé. Papa le soigne. – Va le chercher, et, si le lieutenant n'y voit pas d'inconvénient… Il fut interrompu par l'éclatement d'un shrapnell dont les balles criblèrent les sacs entassés devant eux. Le jour se levait. On voyait une colonne ennemie surgir de l'ombre à mille mètres au plus. – Qu'on se prépare ! cria d'en bas le lieutenant. Et pas un coup de feu avant mon ordre. Que personne ne se montre !… Ce n'est qu'au bout d'un quart d'heure, et seulement durant quatre ou cinq minutes, que Paul et M. d'Andeville purent échanger quelques mots, d'une façon si heurtée d'ailleurs que Paul n'eut pas le loisir de se demander quelle attitude il prendrait en face du père d'Elisabeth. Le drame du passé, le rôle que le mari de la comtesse Hermine pouvait jouer dans ce drame, tout cela se mêlait en son esprit avec la défense du blockhaus. Et, malgré l'affection qui les liait l'un à l'autre, leur poignée de main fut presque distraite. Paul faisait boucher une petite fenêtre avec un matelas. Bernard avait son poste à l'autre bout de la salle. M. d'Andeville dit à Paul : – Vous êtes sûr de tenir, n'est-ce pas ? – Absolument, puisqu'il le faut. – Oui, il le faut. J'étais à la division hier avec le général anglais auquel je suis attaché comme interprète, quand on a résolu cette attaque. La position, paraît-il, est de premier ordre, et il est indispensable qu'on s'y accroche. C'est alors que j'ai vu là l'occasion de vous revoir, Paul. Je connaissais la présence de votre régiment. J'ai donc demandé à accompagner le contingent désigné pour… Nouvelle interruption. Un obus trouait le toit et crevait la façade opposée au canal. – Personne n'est touché ? – Personne, répondit-on. Un peu après, M. d'Andeville reprenait : – Le plus curieux, c'est d'avoir retrouvé Bernard chez votre colonel, cette nuit. Vous pensez avec quelle joie je me suis mêlé aux cyclistes. C'était le seul moyen de rester un peu auprès de mon petit Bernard et de venir vous serrer la main… Et puis, je n'avais pas de nouvelles de ma pauvre Elisabeth, et Bernard m'a raconté… – Ah ! dit Paul vivement, Bernard vous a raconté tout ce qui s'est passé au château ? – Du moins tout ce qu'il a pu savoir, et il y a bien des choses inexplicables sur lesquelles, selon lui, Paul, vous avez des données plus précises. Ainsi, pourquoi Elisabeth est-elle restée à Ornequin ? – C'est elle qui l'a voulu, répliqua Paul, et je n'ai été averti de sa décision que plus tard, par lettre. – Je sais. Mais pourquoi ne l'avez-vous pas emmenée, Paul ? – En quittant Ornequin, j'ai pris toutes les dispositions nécessaires pour qu'elle pût s'en aller. – Soit. Mais vous n'auriez pas dû quitter Ornequin sans elle. Tout le mal vient de là. M. d'Andeville avait parlé avec une certaine rigueur, et, comme Paul se taisait, il insista : – Pourquoi n'avez-vous pas emmené Elisabeth ? Bernard m'a dit qu'il y avait eu des choses très graves, que vous aviez fait allusion à des événements exceptionnels. Vous pourriez peutêtre m'expliquer… Il semblait à Paul deviner en M. d'Andeville une hostilité sourde, et cela l'irritait d'autant plus que la part d'un homme dont la conduite lui paraissait maintenant si déconcertante. – Croyez-vous, lui dit-il, que ce soit le moment ? – Mais oui, mais oui, nous pouvons être séparés d'un moment à l'autre… Paul ne le laissa pas achever. Il se tourna brusquement vers lui et s'écria : – Vous avez raison, monsieur ! C'est là une idée affreuse. Il serait effrayant que je ne pusse pas répondre à vos questions et que vous ne pussiez pas répondre aux miennes. Le sort d'Elisabeth dépend peut-être des quelques phrases que nous allons prononcer. Car la vérité est entre nous. Un mot pour la mettre en lumière, et tout nous presse. Il faut parler dès maintenant, quoi qu'il arrive. Son émotion surprit M. d'Andeville qui lui dit : – Ne serait-il pas bon d'appeler Bernard ? – Non ! non ! fit Paul, à aucun prix ! C'est une chose qu'il ne doit pas connaître, puisqu'il s'agit… – Puisqu'il s'agit ? questionna M. d'Andeville, de plus en plus étonné. Un homme tomba près d'eux, frappé par une balle. Paul se précipita : touché au front, l'homme était mort. Et deux balles encore pénétrèrent par une ouverture trop grande que Paul fit boucher en partie. M. d'Andeville, qui l'avait aidé, poursuivit l'entretien. – Vous disiez que Bernard ne doit pas entendre parce qu'il s'agit ?… – Parce qu'il s'agit de sa mère, répondit Paul. – De sa mère ? Comment ! Il s'agit de sa mère ?… De ma femme ? Je ne comprends pas. Par les meurtrières, on apercevait trois colonnes ennemies qui s'avançaient, au-dessus des plaines inondées, sur des chaussées étroites convergeant vers le canal en face de la maison du passeur. – Quand ils seront à deux cents mètres du canal, nous tirerons, dit le lieutenant commandant les volontaires, qui était venu inspecter les travaux de défense. Mais pourvu que leurs canons ne démolissent pas trop la bicoque ! – Et nos renforts ? demanda Paul. – Ils seront là dans trente à quarante minutes. En attendant, les 75 font de la bonne besogne. Dans l'espace les obus se croisaient. Il en tombait au milieu des colonnes allemandes. Il en tombait autour du blockhaus. Paul, courant de tous côtés, encourageait les hommes et leur donnait des conseils. De temps à autre, s'approchant de la soupente, il examinait le major Hermann. Puis il retournait à son poste. Pas une seconde il ne cessait de penser au devoir qui lui incombait comme officier et comme combattant, et pas une seconde non plus à ce qu'il lui fallait dire à M. d'Andeville. Mais ces deux obsessions en se confondant lui enlevaient toute lucidité, et il ne savait comment s'expliquer avec son beau-père et comment débrouiller l'inexplicable situation. Plusieurs fois M. d'Andeville l'interrogea. Il ne répondit pas. La voix du lieutenant se fit entendre. – Attention !… En joue !… Feu !… À quatre reprises le commandement fut répété. La colonne ennemie la plus proche, décimée par les balles, parut hésiter. Mais les autres la rejoignirent, et elle se reforma. Deux obus allemands éclatèrent sur la maison. Le toit fut enlevé d'un coup, quelques mètres de la façade démolis, et trois hommes écrasés. À la tourmente une accalmie succéda. Mais Paul avait eu si nettement la sensation du danger qui les menaçait tous qu'il lui fut impossible de se contenir plus longtemps. Se décidant soudain, il apostropha M. d'Andeville, et, sans plus chercher de préambules, il lui jeta : – Un mot avant tout… Il faut que je sache… Êtes-vous bien sûr que la comtesse d'Andeville soit morte ? Et aussitôt il reprit : – Oui, ma question vous semble folle… Elle vous semble ainsi parce que vous ne savez rien. Mais je ne suis pas fou, et je vous demande d'y répondre comme si j'avais eu le temps de vous exposer tous les motifs qui la justifient. La comtesse Hermine est-elle morte ? M. d'Andeville se domina, et, acceptant de se mettre dans l'état d'esprit que réclamait Paul, il prononça : – Existe-t-il une raison quelconque qui vous permettrait de supposer que ma femme est encore vivante ? – Des raisons très sérieuses, j'oserais dire des raisons irréfutables. M. d'Andeville haussa les épaules et déclara d'une voix ferme : – Ma femme est morte dans mes bras. J'ai senti sous mes lèvres ses mains glacées, ce froid de la mort qui est si horrible quand on aime. Je l'ai enveloppée moi-même, suivant son désir, dans sa robe de mariée, et j'étais là quand on a cloué le cercueil. Et après ? Paul l'écoutait en songeant : « Est-ce qu'il a dit la vérité ? Oui, et néanmoins puis-je admettre ?… » – Après ? répéta M. d'Andeville d'une voix plus impérieuse. – Après, reprit Paul, une autre question… celle-ci : le portrait qui se trouvait dans le boudoir de la comtesse d'Andeville était-il son portrait ? – Évidemment, son portrait en pied… – La représentant, dit Paul, avec un fichu de dentelle noire autour des épaules ? – Oui, un fichu comme elle aimait à en porter. – Et que fermait par devant un camée encerclé d'un serpent d'or ? – Oui, un vieux camée qui me venait de ma mère, et que ma femme ne quittait jamais. Un élan irréfléchi souleva Paul. Les affirmations de M. d'Andeville lui semblaient des aveux, et tout frémissant de colère il scanda : – Monsieur, vous n'avez pas oublié que mon père a été assassiné, n'est-ce pas ? Nous en avons souvent parlé tous deux. C'était votre ami. Eh bien, la femme qui l'a assassiné et que j'ai vue, dont l'image est creusée dans mon cerveau, cette femme portait un fichu de dentelle noire autour des épaules, et un camée encerclé d'un serpent d'or. Et cette femme, j'ai retrouvé son portrait dans la chambre de votre femme… Oui, le soir de mes noces, j'ai vu son portrait… Comprenez-vous, maintenant ?… Comprenez-vous ? Entre les deux hommes la minute fut tragique. M. d'Andeville, les mains crispées autour de son fusil, tremblait. « Mais pourquoi tremble-t-il ? se demandait Paul dont les soupçons grandissaient jusqu'à devenir une accusation véritable. Est-ce la révolte ou la rage d'être démasqué qui le fait frémir ainsi ? Et dois-je le considérer comme le complice de sa femme ? Car enfin… » Il sentit son bras tordu par une étreinte violente. M. d'Andeville balbutiait, livide : – Vous osez ! Ainsi ma femme aurait assassiné votre père !… Mais vous êtes ivre ! Ma femme qui était une sainte devant Dieu et devant les hommes ! Et vous osez ? Ah ! je ne sais pas ce qui me retient de vous casser la figure. Paul se dégagea rudement. Tous deux secoués par une fureur que surexcitaient le vacarme du combat et la folie même de leur querelle, ils furent sur le point de se colleter pendant que les balles et les obus sifflaient autour d'eux. Un pan de mur encore s'écroula. Paul donna des ordres, et, en même temps, il pensait au major Hermann qui était là dans un coin, et devant qui il aurait pu amener M. d'Andeville, comme un criminel que l'on confronte avec son complice. Pourquoi cependant n'agissait-il pas ainsi ? Se souvenant tout à coup, il tira de sa poche la photographie de la comtesse Hermine trouvée sur le cadavre de l'Allemand Rosenthal. – Et cela, dit-il, en la lui plaçant sous les yeux, vous savez ce que c'est que cela ? La date est dessus : 1902. Et vous prétendez que la comtesse Hermine est morte ? Hein ! répondez : une photographie de Berlin, qui vous fut envoyée par votre femme quatre ans après sa mort ! M. d'Andeville chancela. On eût dit que toute sa colère s'évanouissait et se changeait en une stupeur infinie. Paul brandissait devant lui la preuve accablante que constituait le morceau de carton. Et il l'entendit murmurer : – Qui m'a volé cela ? C'était dans mes papiers à Paris… Mais aussi pourquoi ne l'ai-je pas déchirée ?… Et, très bas, il articulait : – Oh ! Hermine, mon Hermine bien-aimée !… N'était-ce pas l'aveu ? Mais alors que signifiait un aveu exprimé en ces termes et avec cette affirmation de tendresse pour une femme chargée de crimes et d'infamies ? Du rez-de-chaussée, le lieutenant hurla : – Tout le monde aux tranchées de l'avant, sauf dix hommes. Delroze, gardez les meilleurs tireurs, et feu à volonté ! Les volontaires, sous la conduite de Bernard, descendirent en hâte. Malgré les pertes subies, l'ennemi approchait du canal. Déjà même, à droite et à gauche, des groupes de pionniers, constamment renouvelés, s'acharnaient à réunir les bateaux échoués sur la rive. Contre l'assaut imminent, le lieutenant des volontaires ramassait ses hommes en première ligne, tandis que les tireurs de la maison avaient mission, sous la rafale des obus, de tirer sans relâche. Un à un, cinq de ces tireurs tombèrent. Paul et M. d'Andeville se multipliaient, tout en se concertant sur les ordres à donner et sur les actes à accomplir. Il n'y avait point de chance, eu égard à la grande infériorité du nombre, que l'on pût résister. Mais peut-être pouvait-on tenir jusqu'à l'arrivée des renforts, ce qui eût assuré la possession du blockhaus. L'artillerie française, dans l'impossibilité d'un tir efficace parmi la mêlée des combattants, avait cessé le feu, tandis que les canons allemands gardaient toujours la maison comme objectif, et des obus éclataient à tous moments. Un homme encore fut blessé, que l'on transporta jusqu'à la soupente auprès du major Hermann, et qui mourut presque aussitôt. Dehors, la lutte s'engageait sur l'eau et dans l'eau même du canal, sur les barques et autour des barques. Corps à corps furieux, tumulte, cris de haine et cris de douleur, hurlements d'effroi et chants de victoire… la confusion était telle que Paul et M. d'Andeville avaient peine à placer leurs balles. Paul dit à son beau-père : – Je crains que nous succombions avant d'être secourus. Je dois donc vous prévenir que le lieutenant a pris ses dispositions pour faire sauter la maison. Comme vous êtes ici par hasard, sans mission qui vous donne le titre et les devoirs d'un combattant… – Je suis ici à titre de Français, riposta M. d'Andeville. Je resterai jusqu'à la dernière minute. – Alors peut-être aurons-nous le temps de finir. Écoutezmoi, monsieur. Je tâcherai d'être bref. Mais si un mot, un seul mot vous éclairait, je vous demande de m'interrompre tout de suite. Il comprenait qu'il y avait entre eux des ténèbres incommensurables, et que, coupable ou non, complice ou dupe de sa femme, M. d'Andeville devait savoir des choses que lui, Paul, ignorait, et que ces choses ne pouvaient être précisées que par une exposition suffisante des événements. Il commença donc à parler. Il le fit posément, calmement, tandis que M. d'Andeville écoutait en silence. Et ils ne cessaient de tirer, armant leurs fusils, épaulant, visant et rechargeant avec tranquillité, comme s'ils étaient à l'exercice. Autour d'eux et audessus d'eux, la mort poursuivait son œuvre implacable. Mais Paul avait à peine raconté son arrivée à Ornequin avec Elisabeth, son entrée dans la chambre close et son épouvante à la vue du portrait, qu'un obus énorme explosa sur leurs têtes et les éclaboussa de mitraille. Les quatre volontaires furent touchés. Paul tomba également, frappé au cou, et aussitôt, bien qu'il ne souffrît pas, il sentit que toutes ses idées sombraient peu à peu dans la brume sans qu'il pût les retenir. Il s'y efforçait cependant, et il avait encore, par un prodige de volonté, un reste d'énergie qui lui permettait certaines réflexions et certaines impressions. Ainsi vit-il son beau-père à genoux près de lui, et il réussit à lui dire : – Le journal d'Elisabeth… vous le trouverez dans ma valise, au campement… avec quelques pages écrites par moi… qui vous feront comprendre… Mais d'abord il faut… tenez, cet officier allemand qui est là, attaché… c'est un espion… surveillez-le… tuez-le… sinon le 10 janvier… Mais vous le tuerez, n'est-ce pas ? Paul ne pouvait plus articuler. D'ailleurs il s'apercevait que M. d'Andeville n'était pas à genoux pour l'écouter ou le soigner, mais que, atteint lui-même, le visage en sang, il se ployait en deux et, finalement s'accroupissait avec des plaintes de plus en plus sourdes. Dans la vaste pièce il y eut alors un grand calme au-delà duquel crépitaient les détonations des fusils. Les canons allemands ne tiraient plus. La contre-attaque de l'ennemi devait se poursuivre avec succès, et Paul, incapable d'un mouvement, attendait la formidable explosion annoncée par le lieutenant. Plusieurs fois il prononça le nom d'Elisabeth. Il pensait qu'aucun danger ne la menaçait désormais, puisque le major Hermann allait mourir, lui aussi. D'ailleurs, son frère Bernard saurait bien la défendre. Mais, à la longue, cependant, cette sorte de quiétude s'évanouissait, se changeait en malaise, puis en tourment, et faisait place à une sensation dont chaque seconde aggravait la torture. Était-ce un cauchemar, une hallucination maladive qui le hantait ? Cela se passait du côté de la soupente où il avait entraîné le major Hermann et où gisait le cadavre d'un soldat. Horreur ! il lui semblait que le major avait coupé ses liens, qu'il se soulevait, et qu'il regardait autour de lui. De toutes ses forces Paul ouvrit ses yeux, et de toutes ses forces il exigea qu'ils demeurassent ouverts. Mais une ombre de plus en plus épaisse les voilait, et au travers de cette ombre il discernait, comme on voit la nuit un spectacle confus, le major qui se débarrassait de son manteau, qui se penchait sur le cadavre, qui lui ôtait sa capote de drap bleu, qui s'en revêtait lui-même, qui mettait sur sa tête le képi du mort, s'entourait le cou de sa cravate, prenait son fusil, sa baïonnette, ses cartouches, et qui, ainsi transformé, descendait les trois marches de bois. Vision terrible ! Paul aurait voulu douter et croire à l'apparition de quelque fantôme surgi de sa fièvre et de son délire. Mais tout lui attestait la réalité du spectacle. Et c'était pour lui la plus infernale des souffrances. Le major s'enfuyait ! Paul était trop faible pour envisager la situation telle qu'elle se présentait. Le major songeait-il à le tuer et à tuer M. d'Andeville ? Le major savait-il qu'ils étaient là, tous deux blessés, à portée de sa main ? Autant de questions que Paul ne se posait pas. Une seule idée obsédait son cerveau défaillant : le major Hermann s'enfuyait. Grâce à son uniforme il se mêlerait aux volontaires ! À la faveur de quelque signal, il rejoindrait les Allemands ! Et il serait libre ! Et il reprendrait contre Elisabeth son œuvre de persécution, son œuvre de mort ! Ah ! si l'explosion avait pu se produire ! Que la maison du passeur sautât, et le major était perdu… Dans son inconscience, Paul se rattachait encore à cet espoir. Cependant sa raison vacillait. Ses pensées devenaient de plus en plus confuses. Rapidement, il s'enfonça parmi les ténèbres où l'on ne peut plus voir, où l'on ne peut plus entendre… Trois semaines plus tard, le général commandant en chef les armées descendait d'automobile devant le perron d'un vieux château du Boulonnais, transformé en hôpital militaire. L'officier d'administration l'attendait à la porte. – Le sous-lieutenant Delroze est prévenu de ma visite ? – Oui, mon général. – Conduisez-moi dans sa chambre. Paul Delroze était levé, le cou enveloppé de linge, mais le visage calme et sans trace de fatigue. Très ému par la présence du grand chef dont l'énergie et le sang-froid avaient sauvé la France, il prit aussitôt la position militaire. Mais le général lui tendit la main et s'écria d'une bonne voix affectueuse : – Asseyez-vous, lieutenant Delroze… Je dis bien lieutenant, car c'est votre grade depuis hier. Non, pas de remerciements. Fichtre ! Nous sommes en reste avec vous. Et alors, déjà sur pied ? – Mais oui, mon général. La blessure n'était pas bien grave. – Tant mieux. Je suis content de tous mes officiers. Mais, tout de même, un gaillard de votre espèce, cela ne se compte pas par douzaines. Votre colonel m'a remis sur vous un rapport particulier qui offre une telle suite d'actions incomparables que je me demande si je ne ferai pas exception à la règle que je me suis imposée, et si je ne communiquerai pas ce rapport au public. – Non, mon général, je vous en prie. – Vous avez raison, mon ami. C'est la noblesse de l'héroïsme d'être anonyme, et c'est la France seule qui doit avoir pour le moment toute la gloire. Je me contenterai donc de vous citer une fois de plus à l'ordre de l'armée, et de vous remettre la croix pour laquelle vous étiez déjà proposé. – Mon général, je ne sais comment… – En outre, mon ami, si vous désirez la moindre chose, j'insiste vivement auprès de vous pour que vous me donniez cette occasion de vous être personnellement agréable. Paul hocha la tête en souriant. Tant de bonhomie et des attentions si cordiales le mettaient à l'aise. – Et si je suis trop exigeant, mon général ? – Allez-y ! – Eh bien, soit, mon général. J'accepte. Et voici ce que je demande. Tout d'abord un congé de convalescence de deux semaines, qui comptera du samedi 9 janvier, c'est-à-dire du jour où je quitterai l'hôpital. – Ce n'est pas une faveur. C'est un droit. – Oui, mon général. Mais ce congé, j'aurai le droit de le passer où je voudrai. – Entendu. – Bien plus, j'aurai en poche un permis de circulation écrit de votre main, mon général, permis qui me donnera toute latitude d'aller et de venir à travers les lignes françaises et de requérir toute assistance qui me serait utile. Le général regarda Paul un instant, puis prononça : – Ce que vous me demandez là est grave, Delroze. – Je le sais, mon général. Mais ce que je veux entreprendre est grave aussi. – Soit. C'est entendu. Et après ? – Mon général, le sergent Bernard d'Andeville, mon beaufrère, participait comme moi à l'affaire de la maison du passeur. Blessé comme moi, il a été transporté dans ce même hôpital dont, selon toute probabilité, il pourra sortir en même temps que moi. Je voudrais qu'il eût le même congé et l'autorisation de m'accompagner. – Entendu. Après ? – Le père de Bernard, le comte Stéphane d'Andeville, souslieutenant interprète auprès de l'armée anglaise, a été blessé également ce jour-là, à mes côtés. J'ai appris que sa blessure, quoique grave, ne met pas ses jours en danger, et qu'il a été évacué sur un hôpital anglais… j'ignore lequel. Je vous prierai de le faire venir dès qu'il sera rétabli, et de le garder dans votre état-major jusqu'à ce que je vienne vous rendre compte de la tâche que j'entreprends. – Accordé. C'est tout ? – À peu près tout, mon général. Il ne me reste plus qu'à vous remercier de vos bontés, en vous demandant une liste de vingt prisonniers français, retenus en Allemagne, auxquels vous prenez un intérêt spécial. Ces prisonniers seront libres d'ici à quinze jours au plus tard. – Hein ? Malgré tout son sang-froid, le général semblait un peu interloqué. Il répéta : – Libres d'ici à quinze jours ! Vingt prisonniers ! – Je m'y engage. – Allons donc ? – Il en sera comme je le dis. – Quel que soit le grade de ces prisonniers ? Quelle que soit leur situation sociale ? – Oui, mon général. – Et par des moyens réguliers, avouables ? – Par des moyens à l'encontre desquels aucune objection n'est possible. Le général regarda Paul de nouveau, en chef qui a l'habitude de juger les hommes et de les estimer à leur juste valeur. Il savait que celui-là n'était pas un hâbleur, mais un homme de décision et de réalisation, qui marchait droit devant lui et qui tenait ce qu'il promettait. Il répondit : – C'est bien, mon ami. Cette liste vous sera remise demain. Chapitre 4 Un chef-d'œuvre de la kultur Le dimanche matin 10 janvier, le lieutenant Delroze et le sergent d'Andeville débarquaient en gare de Corvigny, allaient voir le commandant de place et, prenant une voiture, se faisaient conduire au château d'Ornequin. – Tout de même, dit Bernard en s'allongeant dans la calèche, je ne pensais vraiment pas que les choses tourneraient de la sorte, lorsque je fus atteint d'un éclat de shrapnell entre l'Yser et la maison du passeur. Quelle fournaise à ce momentlà ! Tu peux me croire, Paul, si nos renforts n'étaient pas arrivés, cinq minutes de plus et nous étions fichus. C'est une rude veine ! – Oui, dit Paul, une rude veine ! Je m'en suis rendu compte le lendemain, en me réveillant dans une ambulance française. – Ce qui est vexant, par exemple, reprit Bernard, c'est l'évasion de ce bandit de major Hermann. Ainsi, tu l'avais fait prisonnier ? Et tu l'as vu se dégager de ses liens et s'enfuir ? Il en a du culot, celui-là ! Sois sûr qu'il aura réussi à se défiler sans encombre. Paul murmura : – Je n'en doute pas, et je ne doute pas non plus qu'il ne veuille mettre à exécution ses menaces contre Elisabeth. – Bah ! Nous avons quarante-huit heures, puisqu'il donnait à son complice Karl le 10 janvier comme date de son arrivée, et qu'il ne doit agir que deux jours après. – Et s'il agit dès aujourd'hui ? objecta Paul d'une voix altérée. Malgré son angoisse, cependant, le trajet lui sembla rapide. Il se rapprochait enfin, d'une façon réelle cette fois, du but dont chaque jour l'éloignait depuis quatre mois. Ornequin, c'était la frontière, et à quelques pas de la frontière se trouvait Ebrecourt. Les obstacles qui s'opposeraient à lui avant qu'il n'atteignît Ebrecourt, avant qu'il ne découvrît la retraite d'Elisabeth, et qu'il ne pût sauver sa femme, il n'y voulait pas songer. Il vivait. Elisabeth vivait. Entre elle et lui il n'y, avait point d'obstacles. Le château d'Ornequin, ou plutôt ce qui en restait – car les ruines mêmes du château avaient subi en novembre un nouveau bombardement – servait de cantonnement à des troupes territoriales, dont les tranchées de première ligne longeaient la frontière. On se battait peu de ce côté, les adversaires, pour des raisons de tactique, n'ayant pas avantage à se porter trop en avant. Les défenses s'équivalaient, et de part et d'autre, la surveillance était très active. Tels furent les renseignements que Paul obtint du lieutenant de territoriale avec lequel il déjeuna. – Mon cher camarade, conclut l'officier, après que Paul lui eût confié l'objet de son entreprise, je suis à votre entière disposition mais s'il s'agit de passer d'Ornequin à Ebrecourt, soyez-en certain, vous ne passerez pas. – Je passerai. – Par la voie des airs, alors ? dit l'officier en riant. – Non. – Donc, par une voie souterraine ? – Peut-être. – Détrompez-vous. Nous avons voulu exécuter des travaux de sape et de mine. Vainement. Nous sommes ici sur un terrain de vieilles roches dans lequel il est impossible de creuser. Paul sourit à son tour. – Mon cher camarade, ayez l'obligeance de me donner, durant une heure seulement, quatre hommes solides, armés de pics et de pelles, et ce soir je serai à Ebrecourt. – Oh ! oh ! pour creuser dans le roc un tunnel de dix kilomètres, quatre hommes et une heure de temps ! – Pas davantage. En outre, je demande le secret absolu, et sur la tentative, et sur les découvertes assez curieuses qu'elle ne peut manquer de produire. Seul, le général en chef en aura connaissance par le rapport que je dois lui faire. – Entendu. Je vais choisir moi-même mes quatre gaillards. Où dois-je vous les amener ? – Sur la terrasse, près du donjon. Cette terrasse domine le Liseron d'une hauteur de quarante à cinquante mètres, et, par suite d'un repli de la rivière, s'oriente exactement face à Corvigny, dont on aperçoit au loin le clocher et les collines avoisinantes. Le donjon n'a plus que sa base énorme, que prolongent les murs de fondation, mêlés de roches naturelles, qui soutiennent la terrasse. Un jardin étend jusqu'au parapet ses massifs de lauriers et de fusains. C'est là que Paul se rendit. Plusieurs fois il arpenta l'esplanade, se penchant au-dessus de la rivière et inspectant, sous leur manteau de lierre, les blocs écroulés du donjon. – Et alors, dit le lieutenant qui survint avec ses hommes, voilà votre point de départ ? Je vous avertis que nous tournons le dos à la frontière. – Bah ! répondit Paul sur le même ton de plaisanterie, tous les chemins mènent à Berlin. Il indiqua un cercle qu'il avait tracé à l'aide de piquets, et, invitant les hommes à l'ouvrage : – Allez-y mes amis. Ils attaquèrent, sur une circonférence de trois mètres environ, un sol végétal où ils creusèrent, en vingt minutes, un trou d'un mètre cinquante. À cette profondeur, ils rencontrèrent une couche de pierres cimentées les unes avec les autres, et l'effort devint beaucoup plus difficile, car le ciment était d'une dureté incroyable, et on ne pouvait le disjoindre qu'à l'aide de pics introduits dans les fissures. Paul suivait le travail avec une attention inquiète. – Halte ! cria-t-il au bout d'une heure. Il voulut descendre seul dans l'excavation et continua, dès lors, à creuser, mais lentement, et en examinant pour ainsi dire l'effet de chacun des coups qu'il portait. – Ça y est, dit-il en se relevant. – Quoi ? demanda Bernard. – Le terrain où nous sommes n'est qu'un étage de vastes constructions qui avoisinaient autrefois le vieux donjon, constructions rasées depuis des siècles et sur lesquelles on a aménagé ce jardin. – Alors ? – Alors, en déblayant le terrain, j'ai percé le plafond d'une des anciennes salles. Tenez. Il saisit une pierre, et l'engagea au centre même de l'orifice plus étroit pratiqué par lui, et la lâcha. La pierre disparut. On entendit presque aussitôt un bruit sourd. – Il n'y a plus qu'à élargir l'entrée. Pendant ce temps nous allons nous procurer une échelle et de la lumière… le plus possible de lumière. – Nous avons des torches de résine, dit l'officier. – Parfait. Paul ne s'était pas trompé. Lorsque l'échelle fut introduite et qu'il put descendre avec le lieutenant et avec Bernard, ils virent une salle de dimensions très vastes et dont les voûtes étaient soutenues par des piliers massifs qui la divisaient, comme une église irrégulière, en deux nefs principales et en bas-côtés plus étroits. Mais tout de suite Paul attira l'attention de ses compagnons sur le sol même de ces deux nefs. – Un sol en béton, remarquez-le… Et, tenez, comme je m'y attendais, voici deux rails qui courent dans la longueur d'une des travées !… Et voici deux autres rails dans l'autre travée ! – Mais enfin, quoi, qu'est-ce que cela veut dire ? s'écrièrent Bernard et le lieutenant. – Cela veut dire tout simplement, déclara Paul, que nous avons devant nous l'explication évidente du grand mystère qui entoura la prise de Corvigny et de ses deux forts. – Comment ? – Corvigny et ses deux forts furent démolis en quelques minutes, n'est-ce pas ? D'où venaient ces coups de canon, alors que Corvigny se trouve à six lieues de la frontière, et qu'aucun canon ennemi n'avait franchi la frontière ? Ils venaient d'ici, de cette forteresse souterraine. – Impossible ! – Voici les rails sur lesquels on manœuvrait les deux pièces géantes qui effectuèrent le bombardement. – Voyons ! On ne peut pas bombarder du fond d'une caverne ! Où sont les ouvertures ? – Les rails vont nous y conduire. Éclaire-nous bien, Bernard. Tenez, voici une plate-forme montée sur pivots. Elle est de taille, qu'en dites-vous ? Et voici l'autre plate-forme. – Mais les ouvertures ? – Devant toi, Bernard. – C'est un mur… – C'est le mur qui, avec le roc même de la colline, soutient la terrasse au-dessus du Liseron, face à Corvigny. Et dans ce mur deux brèches circulaires ont été pratiquées, puis rebouchées par la suite. On distingue très nettement la trace encore visible, presque fraîche, des remaniements exécutés. Bernard et le lieutenant n'en revenaient pas. – Mais c'est un travail énorme ! prononça l'officier. – Colossal ! répondit Paul ; mais n'en soyez pas trop surpris, mon cher camarade. Voilà seize ou dix-sept ans, à ma connaissance, qu'il est commencé. En outre, comme je vous l'ai dit, une partie de l'ouvrage était faite, puisque nous nous trouvons dans les salles inférieures des anciennes constructions d'Ornequin et qu'il a suffi de les retrouver et de les arranger selon le but auquel on les destinait. Il y a quelque chose de bien plus colossal. – Qui est ? – Qui est le tunnel qu'il leur a fallu construire pour amener ici leurs deux pièces. – Un tunnel ? – Dame ! par où voulez-vous qu'elles soient venues ? Suivons les rails en sens inverse et nous allons y arriver. De fait, un peu en arrière, les deux voies ferrées se rejoignaient et ils aperçurent l'orifice béant d'un tunnel large de deux mètres cinquante environ et d'une hauteur égale. Il s'enfonçait sous terre, en pente très douce. Les parois étaient en briques. Aucune humidité ne suintait des murs et le sol luimême était absolument sec. – Ligne d'Ebrecourt, dit Paul en riant. Onze kilomètres à l'abri du soleil. Et voilà comment fut escamotée la place forte de Corvigny. Tout d'abord quelques milliers d'hommes ont passé, qui ont égorgé la petite garnison d'Ornequin et les postes de la frontière, puis qui ont continué leur chemin vers la ville. En même temps les deux canons monstrueux étaient amenés, montés et pointés sur des emplacements repérés d'avance. Leur besogne accomplie, ils s'en allaient et l'on rebouchait les trous. Tout cela n'avait pas duré deux heures. – Mais pour ces deux heures décisives, dit Bernard, le roi de Prusse a travaillé dix-sept ans ! – Et il arrive, conclut Paul, qu'en réalité c'est pour nous qu'il a travaillé, le roi de Prusse. – Bénissons-le, et en route ! – Voulez-vous que mes hommes vous accompagnent ? proposa le lieutenant. – Merci. Il est préférable que nous allions seuls, mon beaufrère et moi. Si cependant l'ennemi avait démoli son tunnel, nous reviendrions chercher du secours. Mais cela m'étonnerait. Outre qu'il avait pris toutes ses précautions pour que l'on ne pût en découvrir l'existence, il l'aura conservé pour le cas où luimême devrait s'en servir de nouveau. Ainsi donc, à trois heures de l'après-midi, les deux beauxfrères s'engageaient dans le tunnel impérial, selon le mot de Bernard. Ils étaient bien armés, pourvus de provisions et de munitions, et résolus à mener l'aventure jusqu'au bout. Presque aussitôt, c'est-à-dire deux cents mètres plus loin, la lumière de leur lanterne de poche leur montra les marches d'un escalier qui remontait à leur droite. – Bifurcation numéro 1, nota Paul. D'après mon calcul il y en a pour le moins trois. – Et cet escalier mène ?… – Évidemment au château. Et si tu me demandes dans quelle partie du château, je te répondrai : dans la chambre du portrait. C'est incontestablement par là que le major Hermann est venu au château le soir de l'attaque. Son complice Karl l'accompagnait. Voyant nos noms inscrits sur le mur, ils ont poignardé ceux qui dormaient dans cette chambre. C'étaient le soldat Gériflour et son camarade. Bernard d'Andeville plaisanta : – Écoute, Paul, depuis tantôt tu me stupéfies. Tu agis avec une divination et une clairvoyance ! allant droit à la place où il faut creuser, racontant ce qui s'était passé comme si tu en avais été le témoin, sachant tout et prévoyant tout. En vérité, nous ne te connaissions pas de pareils dons ! As-tu fréquenté Arsène Lupin ? Paul s'arrêta. – Pourquoi prononces-tu ce nom ? – Le nom de Lupin ? – Oui. – Ma foi, le hasard… Est-ce qu'il y aurait un rapport quelconque ?… – Non, non… et cependant… Paul se mit à rire. – Écoute une drôle d'histoire. Est-ce une histoire, même ? Oui, évidemment, ce n'est pas un rêve… Néanmoins… Toujours est-il qu'un matin, comme je sommeillais tout fiévreux à l'ambulance d'où nous venons, je me suis aperçu, avec une surprise que tu comprendras, qu'il y avait, dans ma chambre, un officier que je ne connaissais pas, un médecin-major, qui s'était assis devant une table et qui, tranquillement, fouillait dans ma valise. « Je me levai à moitié, et je vis qu'il avait étalé sur la table tous mes papiers, et, parmi ces papiers, le journal même d'Elisabeth. « Au bruit que je fis, il se tourna. Décidément, je ne le connaissais pas. Il avait une moustache fine, un air d'énergie, et un sourire très doux. Il me dit… non, en vérité, ce n'était pas un rêve… il me dit : « – Ne bougez pas… ne vous surexcitez pas… « Il referma les papiers, les rentra dans la valise et s'approcha de moi : « – Je vous demande pardon de ne pas m'être présenté d'abord – je le ferai tout à l'heure – et pardon aussi du petit travail que je viens d'effectuer sans votre autorisation. J'attendais d'ailleurs votre réveil pour vous en rendre compte. Donc voici. Un des émissaires que j'entretiens actuellement auprès de la police secrète m'a remis des documents qui concernent la trahison d'un certain major Hermann, chef d'espionnage allemand. Dans ces documents, il est question plusieurs fois de vous. C'est pourquoi le hasard m'ayant révélé votre présence ici, j'ai voulu vous voir et m'entendre avec vous. Je suis donc venu, et me suis introduit… par des moyens qui me sont personnels. Vous étiez malade, vous dormiez, mon temps est précieux (je n'ai que quelques minutes), je ne pouvais donc hésiter à prendre connaissance de vos papiers. Et j'ai eu raison puisque je suis fixé. « Je contemplai avec stupeur l'étrange personnage. Il prit son képi, comme pour se retirer et me dit : « – Je vous félicite, lieutenant Delroze, de votre courage et de votre adresse. Tout ce que vous avez fait est admirable et les résultats obtenus sont de premier ordre. Il vous manque évidemment quelques dons spéciaux qui vous permettraient d'arriver plus vite au but. Vous ne saisissez pas bien les rapports entre les événements, et vous n'en faites pas jaillir les conclusions qu'ils comportent. Ainsi je m'étonne que certains passages du journal de votre femme, où elle parle de ses découvertes troublantes, ne vous aient pas donné l'éveil. Si vous vous étiez demandé, d'autre part, pourquoi les Allemands avaient accumulé tant de mesures destinées à faire le vide autour du château, de fil en aiguille, de déduction en déduction, interrogeant le passé et le présent, vous souvenant de votre rencontre avec l'empereur d'Allemagne, et de beaucoup d'autres choses qui se relient d'elles-mêmes les unes aux autres, vous en seriez arrivé à vous dire qu'il doit y avoir, entre les deux côtés de la frontière, une communication secrète aboutissant exactement à l'endroit d'où l'on pouvait tirer sur Corvigny. À priori, cet endroit me semble devoir être la terrasse, et vous en serez tout à fait certain si vous retrouvez sur cette terrasse l'arbre mort entouré de lierre auprès duquel votre femme a cru entendre des bruits souterrains. Dès lors, vous n'aurez plus qu'à vous mettre à l'ouvrage, c'est-à-dire, n'est-ce pas, à passer en pays ennemi et à… Mais je m'arrête là. Un plan d'action trop précis pourrait vous gêner. Et puis, un homme comme vous n'a pas besoin qu'on lui mâche la besogne. Bonsoir, mon lieutenant. Ah ! à propos, il serait bon que mon nom ne vous fût pas tout à fait inconnu. Je me présente : le médecin-major… Mais après tout, pourquoi ne pas vous dire mon vrai nom ? Il vous renseignera davantage : Arsène Lupin. « Il se tut, me salua d'un air aimable et se retira sans dire un mot de plus. Voilà l'histoire. Qu'en dis-tu Bernard ? » – Je dis que tu as eu affaire à un fumiste. – Soit, mais tout de même personne n'a pu me dire ce que c'était que ce médecin-major ni comment il s'était introduit auprès de moi. Et puis avoue que, pour un fumiste, il m'a dévoilé des choses qui me sont rudement utiles en ce moment. – Mais Arsène Lupin est mort… – Oui, je sais, il passe pour mort, mais sait-on jamais avec un pareil type ! Toujours est-il que, vivant ou mort, faux ou vrai, ce Lupin-là m'a rendu un fier service. – Alors, ton but ? – Je n'en ai qu'un, la délivrance d'Elisabeth. – Ton plan ? – Je n'en ai pas. Tout dépendra des circonstances, mais j'ai la conviction que je suis dans la bonne voie. De fait, toutes ses hypothèses se vérifiaient. Au bout de dix minutes ils parvinrent à un carrefour où s'embranchait, vers la droite, un autre tunnel muni également de rails. – Seconde bifurcation, dit Paul, route de Corvigny. C'est par là que les Allemands ont marché vers la ville pour surprendre nos troupes avant même qu'elles se fussent rassemblées, et c'est par là que passa la paysanne qui t'aborda le soir. L'issue doit se trouver à quelque distance de la ville, dans une ferme peut-être, appartenant à cette soi-disant paysanne. – Et la troisième bifurcation ? dit Bernard. – La voici, répliqua Paul. – C'est encore un escalier. – Oui, et je ne doute pas qu'il ne conduise à la chapelle. Comment ne pas supposer, en effet, que, le jour où mon père a été assassiné, l'empereur d'Allemagne venait examiner les travaux commandés par lui et exécutés sous les ordres de la femme qui l'accompagnait ? Cette chapelle, que les murs du parc n'entouraient pas alors, est évidemment l'un des débouchés du réseau clandestin dont nous suivons l'artère principale. De ces ramifications Paul en avisa deux autres encore qui, d'après leur emplacement et leur direction, devaient aboutir aux environs de la frontière, complétant ainsi un merveilleux système d'espionnage et d'invasion. – C'est admirable, disait Bernard. Voilà de la « kultur », ou je ne m'y connais pas. On voit bien que ces gens-là ont le sens de la guerre. L'idée de creuser pendant vingt ans un tunnel destiné au bombardement possible d'une petite place forte ne viendrait jamais à un Français. Il faut pour cela un degré de civilisation auquel nous ne pouvons prétendre. Ah ! les bougres ! Son enthousiasme s'accrut encore lorsqu'il eut remarqué que le tunnel était muni à sa partie supérieure de cheminées d'aération. Mais à la fin Paul lui recommanda de se taire ou de parler à voix basse. – Tu penses bien que, s'ils ont jugé utile de conserver leurs lignes de communication, ils ont dû faire en sorte que cette ligne ne pût servir aux Français. Ebrecourt n'est pas loin. Peut-être y a-t-il des postes d'écoute, des sentinelles placées aux bons endroits. Ces gens-là ne laissent rien au hasard. Ce qui donnait du poids à l'observation de Paul, c'était la présence, entre les rails, de ces plaques de fonte qui recouvrent les fourneaux de mine préparés d'avance et qu'une étincelle électrique peut faire exploser. La première portait le numéro 5, la seconde le numéro 4, et ainsi de suite. Ils les évitaient soigneusement, et leur marche en était ralentie, car ils n'osaient plus allumer leurs lanternes que par brèves saccades. Vers sept heures, ils entendirent, ou plutôt il leur sembla entendre, les rumeurs confuses que propagent à la surface du sol la vie et le mouvement. Ils en éprouvèrent une grande émotion. La terre allemande s'étendait au-dessus d'eux, et l'écho leur apportait des bruits provoqués par la vie allemande. – C'est tout de même curieux, observa Paul, que ce tunnel ne soit pas mieux surveillé et qu'il nous soit possible d'aller aussi loin sans encombre. – Un mauvais point pour eux, dit Bernard ; la « kultur » est en défaut. Cependant des souffles plus vifs couraient le long des parois. L'air du dehors pénétrait par bouffées fraîches, et ils aperçurent soudain dans l'ombre une lumière lointaine. Elle ne bougeait pas. Tout paraissait calme autour d'elle, comme si c'eût été un de ces signaux fixes que l'on plante aux abords des voies ferrées. En s'approchant ils se rendirent compte que c'était la lumière d'une ampoule électrique, qu'elle se trouvait à l'intérieur d'une baraque établie à la sortie même du tunnel, et que la clarté se projetait sur de grandes falaises blanches et sur des montagnes de sable et de cailloux. Paul murmura : – Ce sont des carrières. En plaçant ici l'entrée de leur tunnel, cela leur permettait de poursuivre les travaux en temps de paix sans éveiller l'attention. Sois sûr que l'exploitation de ces soi-disant carrières se faisait discrètement, dans une enceinte fermée où l'on parquait les ouvriers. – Quelle « kultur » ! répéta Bernard. Il sentit la main de Paul qui lui serrait violemment le bras. Quelque chose avait passé devant la lumière, comme une silhouette qui se dresse et qui s'abat aussitôt. Avec d'infinies précautions ils rampèrent jusqu'à la baraque et se relevèrent à moitié de façon que leurs yeux atteignissent la hauteur des vitres. Il y avait là une demi-douzaine de soldats, tous couchés, et pour mieux dire vautrés les uns sur les autres, parmi les bouteilles vides, les assiettes sales, les papiers gras et les détritus de charcuterie. C'étaient les gardiens du tunnel. Ils étaient ivres morts. – Toujours la « kultur », dit Bernard. – Nous avons de la chance, répliqua Paul, et je m'explique maintenant le manque de surveillance : c'est dimanche aujourd'hui. Une table portait un appareil de télégraphie. Un téléphone s'accrochait au mur, et Paul remarqua, sous une plaque de verre épaisse, un tableau qui contenait cinq manettes de cuivre, lesquelles correspondaient évidemment par des fils électriques avec les cinq fourneaux de mine préparés dans le tunnel. En s'éloignant, Bernard et Paul continuèrent de suivre les rails au creux d'un étroit défilé taillé dans le roc, qui les conduisit à un espace découvert où brillaient une multitude de lumières. Tout un village s'étendait devant eux, composé de casernes et habité par des soldats dont ils voyaient les allées et venues. Ils le contournèrent. Un bruit d'automobile et les clartés violentes de deux phares les attiraient, et ils aperçurent, après avoir franchi une palissade et traversé des fourrés d'arbustes, une grande villa tout illuminée. L'automobile s'arrêta devant un perron où se trouvaient des laquais et un poste de soldats. Deux officiers et une dame vêtue de fourrures en descendirent. Au retour, la lueur des phares éclaira un vaste jardin clos par des murailles très hautes. – C'est bien ce que je supposais, dit Paul. Nous avons ici la contrepartie du château d'Ornequin. Au point de départ comme au point d'arrivée, une enceinte solide qui permet de travailler à l'abri des regards indiscrets. Si la station est en plein air ici, au lieu d'être en sous-sol comme là-bas, du moins les carrières, les chantiers, les casernes, les troupes de garnison, la villa de l'étatmajor, le jardin, les remises, tout cet organisme militaire se trouve enveloppé par des murailles et gardé sans aucun doute par des postes extérieurs. C'est ce qui explique que l'on puisse circuler à l'intérieur aussi facilement. À ce moment, une seconde automobile amena trois officiers et rejoignit la première du côté des remises. – Il y a fête, remarqua Bernard. Ils résolurent d'avancer le plus possible, ce à quoi les aida l'épaisseur des massifs plantés le long de l'allée qui entourait la maison. Ils attendirent assez longtemps, puis, des clameurs et des rires venant du rez-de-chaussée, par-derrière, ils en conclurent que la salle du festin se trouvait là et que les convives se mettaient à table. Il y eut des chants, des éclats de voix. Dehors, aucun mouvement. Le jardin était désert. – L'endroit est tranquille, dit Paul. Tu vas me donner un coup de main et rester caché. – Tu veux monter au rebord d'une des fenêtres ? Mais les volets ? – Ils ne doivent pas être bien solides. La lumière filtre au milieu. – Enfin, quel est ton but ? Il n'y a aucune raison pour s'occuper de cette maison plutôt que d'une autre. – Si. Tu m'as rapporté toi-même, d'après les dires d'un blessé, que le prince Conrad s'est installé dans une villa aux environs d'Ebrecourt. Or, la situation de celle-ci au milieu d'une sorte de camp retranché et à l'entrée du tunnel me paraît tout au moins une indication. – Sans compter cette fête qui a des allures vraiment princières, dit Bernard en riant. Tu as raison. Escalade. Ils traversèrent l'allée. Avec l'aide de Bernard, Paul put aisément saisir la corniche qui formait le soubassement de l'étage et se hisser jusqu'au balcon de pierre. – Ça y est, dit-il. Retourne là-bas et en cas d'alerte, un coup de sifflet. Ayant enjambé le balcon, il ébranla peu à peu l'un des volets en passant les doigts, puis la main, par la fente qui les séparait, et il réussit à tirer Panneau de fermeture. Les rideaux croisés à l'intérieur lui permettaient d'agir sans être vu, mais, mal croisés dans le haut, ils laissaient un triangle par lequel, lui, il pourrait voir à condition de monter sur le balcon. C'est ce qu'il fit. Alors il se pencha et regarda. Et le spectacle qui s'offrit à ses yeux fut tel et le frappa d'un coup si horrible que ses jambes se mirent à trembler sous lui… Chapitre 5 Le prince Conrad s'amuse Une table, une table qui s'allonge parallèlement aux trois fenêtres de la pièce. Un incroyable entassement de bouteilles, de carafons et de verres, laissant à peine de place aux assiettes de gâteaux et de fruits. Des pièces montées soutenues par des bouteilles de Champagne. Une corbeille de fleurs dressée sur des bouteilles de liqueur. Vingt convives, dont une demi-douzaine de femmes en robe de bal. Le reste, des officiers somptueusement chamarrés et décorés. Au milieu, donc face aux fenêtres, le prince Conrad, présidant le festin, avec une dame à sa droite et une dame à sa gauche. Et c'est la vue de ces trois personnages, réunis par le plus invraisemblable défi à la logique même des choses, qui fut pour Paul un supplice incessamment renouvelé. Que l'une des deux femmes se trouvât là, à droite du prince impérial, toute rigide en sa robe de laine marron, un fichu de dentelle noire dissimulant à demi ses cheveux courts, cela s'expliquait. Mais l'autre femme, vers qui le prince Conrad se tournait avec une affectation de galanterie si grossière, cette femme que Paul regardait de ses yeux terrifiés et qu'il eût voulu étrangler, à pleines mains, cette femme que faisait-elle là ? Que faisait Elisabeth au milieu d'officiers avinés et d'Allemands plus ou moins équivoques, à côté du prince Conrad, à côté de la monstrueuse créature qui le poursuivait de sa haine ? La comtesse Hermine d'Andeville ! Elisabeth d'Andeville ! La mère et la fille ! Il n'y avait pas un seul argument plausible qui permît à Paul de donner un autre titre aux deux compagnes du prince. Et, ce titre, un incident lui fournissait toute sa valeur d'affreuse réalité, un moment après, lorsque le prince Conrad se levait, une coupe de Champagne à la main, et hurlait : – Hoch ! hoch ! hoch ! Je bois à notre amie vigilante ! Hoch ! hoch ! hoch ! à la santé de la comtesse Hermine ! Les mots épouvantables étaient prononcés, et Paul les entendit. – Hoch ! hoch ! hoch ! vociféra le troupeau des convives. À la comtesse Hermine ! La comtesse saisit une coupe, la vida d'un trait et se mit à dire des paroles que Paul ne put pas percevoir, tandis que les autres s'efforçaient d'écouter avec une ferveur que rendaient plus méritoires les copieuses libations. Et, elle aussi, Elisabeth écoutait. Elle était vêtue d'une robe grise que Paul lui connaissait, toute simple, très montante, et dont les manches descendaient jusqu'à ses poignets. Mais autour du cou pendait, sur le corsage, un merveilleux collier de grosses perles à quatre rangs, et ce collier, Paul ne le connaissait point. « La misérable, la misérable ! », balbutia-t-il. Elle souriait. Oui, il vit sur les lèvres de la jeune femme un sourire provoqué par des mots que le prince Conrad lui dit en s'inclinant vers elle. Et le prince eut un accès de gaieté si bruyant que la comtesse Hermine, qui continuait à parler, le rappela au silence d'un coup d'éventail sur la main. Toute la scène était effrayante pour Paul, et une telle souffrance le brûlait qu'il n'eut plus qu'une idée : s'en aller, ne plus voir, abandonner la lutte, et chasser de sa vie, comme de son souvenir, l'épouse abominable. « C'est bien la fille de la comtesse Hermine », pensait-il avec désespoir. Il allait partir, lorsqu'un petit fait le retint. Elisabeth portait à ses yeux un mouchoir chiffonné dans le creux de sa main, et furtivement essuyait une larme prête à couler. En même temps il s'aperçut qu'elle était affreusement pâle, non point d'une pâleur factice, qu'il avait attribuée jusqu'ici à la crudité de la lumière, mais de la pâleur même de la mort. Il semblait que tout le sang s'était retiré de son pauvre visage. Et quel triste sourire, au fond, que celui qui tordait ses lèvres en réponse aux plaisanteries du prince ! « Mais alors, que fait-elle ici ? se demanda Paul. N'ai-je pas le droit de la croire coupable, et de croire que c'est le remords qui lui arrache des larmes ? Le désir de vivre, la peur, les menaces, l'ont rendue lâche, et aujourd'hui elle pleure. » Il continuait de l'injurier, mais une grande pitié l'envahissait peu à peu pour celle qui n'avait pas eu la force de supporter les intolérables épreuves. Cependant la comtesse Hermine achevait son discours. Elle but de nouveau, coup sur coup, en jetant son verre derrière elle après chaque rasade. Les officiers et leurs femmes l'imitaient. Les hoch enthousiastes s'entrecroisaient, et, dans un accès d'ivresse patriotique, le prince se leva et entonna le Deutschland über Alles que les autres reprirent avec une sorte de frénésie. Elisabeth avait posé ses coudes sur la table et ses mains contre sa figure, comme si elle eût voulu s'isoler. Mais le prince, toujours debout et braillant, lui saisit les bras et les écarta brutalement. – Pas de simagrées, la belle ! Elle eut un geste de répulsion qui le mit hors de lui. – Quoi ! quoi ! on « rouspète », et puis ne dirait-on pas qu'on pleurniche ! Ah ! madame en a de bien bonnes ! Mais, palsambleu ! que vois-je ? Le verre de madame est encore plein ! Il attrapa le verre et, tout en tremblant, l'approcha des lèvres d'Elisabeth. – À ma santé, petite. À la santé du seigneur et maître ! Eh bien, on refuse ?… Je comprends. On ne veut plus de Champagne. À bas le Champagne ! C'est du vin du Rhin qu'il te faut, n'est-ce pas la gosse ? Tu te rappelles la chanson de ton pays : « Nous l'avons eu votre Rhin allemand. Il a tenu dans notre verre… » Le vin du Rhin ! D'un seul mouvement les officiers s'étaient dressés et vociféraient : « Die Wacht am Rhein. » « Ils ne l'auront pas, le Rhin allemand, quoiqu'ils le demandent dans leurs cris, comme des corbeaux avides… » – Ils ne l'auront pas, repartit le prince exaspéré, mais tu en boiras, toi, la petite ! On avait rempli une autre coupe. De nouveau, il voulut contraindre Elisabeth à la porter à ses lèvres, et, comme elle le repoussait, il lui parla tout bas, à l'oreille, tandis que le liquide éclaboussait la robe de la jeune femme. Tout le monde s'était tu, dans l'attente de ce qui allait se passer. Elisabeth, plus pâle encore, ne bougeait pas. Penché sur elle, le prince montrait un visage de brute qui, tour à tour, menace, et supplie, et ordonne, et outrage. Vision écœurante ! Paul aurait donné sa vie pour qu'Elisabeth, dans un sursaut de révolte, poignardât l'insulteur. Mais elle renversa la tête, ferma les yeux, et, défaillante, acceptant le calice, elle but quelques gorgées. Le prince jeta un cri de triomphe en brandissant la coupe, puis, goulûment, il y porta ses lèvres au même endroit et la vida d'un trait. – Hoch ! hoch ! proféra-t-il. Debout, les camarades ! Debout sur vos chaises et un pied sur la table ! Debout les vainqueurs du monde ! Chantons la force allemande ! Chantons la galanterie allemande ! « Ils ne l'auront pas le libre Rhin allemand, aussi longtemps que de hardis jeunes gens feront la cour aux jeunes filles élancées. » Elisabeth, j'ai bu le vin du Rhin dans ton verre. Elisabeth, je connais ta pensée. Pensée d'amour, mes camarades ! Je suis le maître ! Oh ! Parisienne… Petite femme de Paris… C'est Paris qu'il nous faut… Oh ! Paris ! Oh ! Paris… Il titubait. La coupe s'échappa de ses mains et se brisa contre le goulot d'une bouteille. Il tomba à genoux sur la table, dans un fracas d'assiettes et de verres cassés, empoigna un flacon de liqueur, et s'écroula par terre en balbutiant : – Il nous faut Paris… Paris et Calais… C'est papa qui l'a dit… L'Arc de Triomphe… Le Café Anglais… Le Grand Seize… Le Moulin-Rouge !… Le tumulte cessa d'un coup. La voix impérieuse de la comtesse Hermine commanda : – Qu'on s'en aille ! Que chacun rentre chez soi ! Plus vite que cela, messieurs, s'il vous plaît. Les officiers et les dames s'esquivèrent rapidement. Dehors, sur l'autre façade de la maison, plusieurs coups de sifflet retentirent. Presque aussitôt des automobiles arrivèrent des remises. Le départ général eut lieu. Cependant la comtesse avait fait un signe aux domestiques, et, montrant le prince Conrad : – Portez-le dans sa chambre. En un tour de main, le prince fut enlevé. Alors, la comtesse Hermine s'approcha d'Elisabeth. Il ne s'était pas écoulé cinq minutes depuis l'effondrement du prince sous la table, et, après le vacarme de la fête, c'était maintenant le grand silence dans la pièce en désordre où les deux femmes se trouvaient seules. Elisabeth avait de nouveau enfoui sa tête entre ses mains, et elle pleurait abondamment avec des sanglots qui lui convulsaient les épaules. La comtesse Hermine s'assit auprès d'elle et la toucha légèrement au bras. Les deux femmes se regardèrent sans un mot. Étrange regard, chez l'une et chez l'autre, chargé d'une haine égale. Paul ne les quittait pas des yeux. À les observer l'une et l'autre, il ne pouvait pas douter qu'elles ne se fussent déjà vues, et que les paroles qui allaient être échangées ne fussent la suite de la conclusion d'explications antérieures. Mais quelles explications ? Et que savait Elisabeth au sujet de la comtesse Hermine ? Acceptait-elle comme sa mère cette femme qu'elle considérait avec tant d'aversion ? Jamais deux êtres ne s'étaient distingués par une physionomie plus différente et surtout par une expression qui indiquât des natures plus opposées. Et pourtant, combien était fort le faisceau des preuves qui les liait l'une à l'autre ! Ce n'étaient plus des preuves, mais les éléments d'une réalité si vivante que Paul ne songeait même pas à les discuter. Le trouble de M. d'Andeville en présence de la photographie de la comtesse, photographie prise à Berlin quelques années après la mort simulée de la comtesse, ne montrait-il pas d'ailleurs que M. d'Andeville était complice de cette mort simulée, complice peut-être de beaucoup d'autres choses ? Et alors Paul en revenait à la question que posait l'angoissante rencontre de la mère et de la fille : que savait Elisabeth de tout cela ? Quelles clartés avait-elle réussi à se faire sur cet ensemble monstrueux de hontes, d'infamies, de trahisons et de crimes ? Accusait-elle sa mère ? Et, se sentant écrasée sous le poids des forfaits, la rendait-elle responsable de sa propre lâcheté ? « Oui, oui, évidemment, se disait Paul, mais pourquoi tant de haine ? Il y a entre elles une haine que la mort seule pourrait assouvir. Et le désir du meurtre est peut-être plus violent dans les yeux d'Elisabeth que dans les yeux mêmes de celle qui est venue pour la tuer. » Paul éprouvait cette impression de façon si aiguë qu'il s'attendait vraiment à ce que l'une ou l'autre agît sur-le-champ, et qu'il cherchait le moyen de secourir Elisabeth. Mais il se produisit une chose tout à fait imprévue. La comtesse Hermine sortit de sa poche une de ces grandes cartes topographiques dont se servent les automobilistes, la déplia, posa son doigt sur un point, suivit le tracé rouge d'une route jusqu'à un autre point, et, là, s'arrêtant, prononça quelques mots qui parurent bouleverser de joie Elisabeth. Elle agrippa le bras de la comtesse et se mit à parler fiévreusement avec des rires et des sanglots, tandis que la comtesse hochait la tête en ayant l'air de dire : « C'est entendu… Nous sommes d'accord… tout se passera comme vous le désirez… » Paul crut qu'Elisabeth allait baiser la main de son ennemie, tellement elle semblait déborder d'allégresse et de reconnaissance, et il se demandait anxieusement dans quel nouveau piège tombait la malheureuse, lorsque la comtesse se leva, marcha vers une porte, et l'ouvrit. Ayant fait un signe, elle revint. Quelqu'un entra, vêtu d'un uniforme. Et Paul comprit. L'homme que la comtesse Hermine introduisait, c'était l'espion Karl, son complice, l'exécuteur de ses desseins, celui qu'elle chargeait de tuer Elisabeth. L'heure de la jeune femme avait sonné. Karl s'inclina. La comtesse Hermine le présentait, puis, montrant la route et les deux points de la carte, elle lui expliqua ce qu'on attendait de lui. Il tira sa montre et eut un mouvement comme pour promettre : « Ce sera fait à telle heure. » Aussitôt, Elisabeth, sur une invitation de la comtesse, sortit. Bien que Paul n'eût pas entendu un seul mot de ce qui s'était dit, cette scène rapide prenait pour lui le sens le plus clair et le plus terrifiant. La comtesse, usant de ses pouvoirs illimités, et profitant de ce que le prince Conrad dormait, proposait à Elisabeth un plan de fuite, sans doute en automobile et vers un point des régions voisines désigné d'avance. Elisabeth acceptait cette délivrance inespérée. Et la fuite aurait lieu sous la direction et sous la protection de Karl ! Le piège était si bien tendu et la jeune femme, affolée de souffrance, s'y précipita avec tant de bonne foi que les deux complices, restant seuls, se regardèrent en riant. En vérité, la besogne s'accomplissait trop facilement et il n'y avait point de mérite à réussir dans de pareilles conditions. Il y eut alors entre eux, avant même toute explication, une courte mimique, deux gestes, pas plus, mais d'un cynisme infernal. Les yeux fixés sur la comtesse, l'espion Kari entrouvrit son dolman et tira à demi, hors de la gaine qui le retenait, un poignard. La comtesse fit un signe de désapprobation et tendit au misérable un petit flacon qu'il empocha en répondant d'un haussement d'épaules : « Comme vous voulez ! Cela m'est égal. » Et, assis l'un près de l'autre, ils s'entretinrent avec animation, la comtesse donnant ses instructions que Karl approuvait ou discutait. Paul eut la sensation que, s'il ne maîtrisait pas son effroi, s'il n'arrêtait pas les battements désordonnés de son cœur, Elisabeth était perdue. Pour la sauver, il fallait avoir un cerveau d'une lucidité absolue, et prendre, au fur et à mesure des circonstances, sans réfléchir et sans hésiter, d'immédiates résolutions. Or, ces résolutions, il ne pouvait les prendre qu'au hasard et peut-être à contresens, puisqu'il ne connaissait pas réellement les plans de l'ennemi. Néanmoins, il arma son revolver. Il supposait alors que la jeune femme, une fois prête à partir, rentrerait dans la salle et s'en irait avec l'espion ; mais, au bout d'un moment, la comtesse frappa sur un timbre et dit quelques mots au domestique qui se présenta. Le domestique sortit. Paul entendit deux coups de sifflet, puis le ronflement d'une automobile dont le bruit se rapprochait. Karl regardait dans le couloir par la porte entrouverte. Il se tourna vers la comtesse comme s'il eût dit : « La voilà… Elle descend… » Paul comprit alors qu'Elisabeth s'en allait directement vers l'automobile où Karl la rejoindrait. En ce cas, il fallait agir et sans retard. Une seconde, il resta indécis. Profiterait-il de ce que Karl était encore là pour faire irruption dans la salle et pour le tuer à coups de revolver ainsi que la comtesse Hermine ? C'était le salut d'Elisabeth, puisque seuls les deux bandits en voulaient à son existence. Mais il redouta l'échec d'une tentative aussi audacieuse, et, sautant du balcon, il appela Bernard. – Elisabeth part en automobile. Karl est avec elle et doit l'empoisonner. Suis-moi… le revolver au poing… – Que veux-tu faire ? – Nous verrons. Ils contournèrent la villa en se glissant parmi les buissons qui bordaient l'allée. D'ailleurs, ces parages étaient déserts. – Écoute, dit Bernard. Une automobile qui s'en va… Paul, très inquiet d'abord, protesta : – Mais non, mais non, c'est le bruit du moteur. De fait, quand il leur fut possible d'apercevoir la façade principale, ils virent devant le perron une limousine autour de laquelle étaient groupés une douzaine de soldats et de domestiques, et dont les phares illuminaient l'autre partie du jardin, laissant dans l'ombre l'endroit où se trouvaient Paul et Bernard. Une femme descendit les marches du perron et disparut dans l'automobile. – Elisabeth, dit Paul. Et voici Karl… L'espion s'arrêta sur la dernière marche et donna au soldat qui servait de chauffeur des ordres que Paul entendit par bribes. Le départ approchait. Encore une minute et, si Paul ne s'y opposait pas, l'automobile emportait l'assassin et sa victime. Minute horrible, car Paul Delroze sentait tout le danger d'une intervention qui n'aurait même point l'avantage d'être efficace, puisque la mort de Karl n'empêcherait pas la comtesse Hermine de poursuivre ses projets. Bernard murmura : – Tu n'as cependant pas l'intention d'enlever Elisabeth ? Il y a là tout un poste de factionnaires. – Je ne veux qu'une chose : abattre Karl. – Et après ? – Après ? On s'empare de nous. Il y a interrogatoire, enquête, scandale… Le prince Conrad se mêle de l'affaire. – Et on nous fusille. Je t'avoue que ton plan… – Peux-tu m'en proposer un autre ? Il s'interrompit. L'espion Karl, très en colère, invectivait contre son chauffeur et Paul saisit ces paroles : – Bougre d'idiot ! Tu n'en fais jamais d'autres ! Pas d'essence. Crois-tu que nous en trouverons cette nuit ? Où y en a-t-il de l'essence ? À la remise ? Cours-y, andouille. Et ma fourrure ? Tu l'as oubliée également ? Au galop ! Rapporte-la. Je vais conduire moi-même. Avec un abruti de ton espèce, on risque trop… Le soldat se mit à courir. Et, aussitôt, Paul constata que, pour aller lui-même jusqu'à la remise dont on discernait les lumières, il n'aurait pas à s'écarter des ténèbres qui le protégeaient. – Viens, dit-il à Bernard, j'ai mon idée que tu vas comprendre. Leurs pas assourdis par l'herbe d'une pelouse, ils gagnèrent les communs réservés aux écuries et aux garages d'autos, et où ils purent pénétrer sans que leur silhouette fût aperçue de l'extérieur. Le soldat se trouvait dans un arrière-magasin dont la porte était ouverte. De leur cachette ils le virent qui décrochait d'une patère une énorme peau de bique qu'il jeta sur son épaule, puis qui prenait quatre bidons d'essence. Ainsi chargé, il sortit du magasin et passa devant Paul et Bernard. Le coup fut vivement exécuté. Avant même qu'il eût le temps de pousser un cri, il était renversé, immobilisé et pourvu d'un bâillon. – Voilà qui est fait, dit Paul. Maintenant donne-moi son manteau et sa casquette. J'aurais voulu m'épargner ce déguisement. Mais qui veut la fin… – Alors demanda Bernard, tu risques l'aventure ? Et si Karl ne reconnaît pas son chauffeur ? – Il ne pensera même pas à le regarder. – Mais s'il t'adresse la parole ? – Je ne répondrai pas. D'ailleurs, dès que nous serons hors de l'enceinte, je n'ai plus rien à redouter de lui. – Et moi ? – Toi, attache soigneusement ton prisonnier et enferme-le dans quelque réduit. Ensuite retourne dans les massifs, derrière la fenêtre au balcon. J'espère t'y rejoindre avec Elisabeth vers le milieu de la nuit, et nous n'aurons qu'à prendre tous trois la route du tunnel. Si par hasard tu ne me voyais pas revenir… – Eh bien ? – Eh bien va-t'en seul, avant que le jour ne se lève. – Mais… Paul s'éloignait déjà. Il était dans cette disposition d'esprit où l'on ne consent même plus à réfléchir aux actes que l'on a décidé d'accomplir. Du reste, les événements semblaient lui donner raison. Karl le reçut avec des injures, mais sans prêter la moindre attention à ce comparse pour lequel il n'avait pas assez de mépris. L'espion enfila sa peau de bique, s'assit au volant, et mania les leviers tandis que Paul s'installait à côté de lui. La voiture s'ébranlait déjà quand une voix, qui venait du perron, ordonna : – Karl ! Karl ! Paul eut un instant d'inquiétude. C'était la comtesse Hermine. Elle s'approcha de l'espion et lui dit tout bas, en français : – Je te recommande, Karl… Mais ton chauffeur ne comprend pas le français, n'est-ce pas ? – À peine l'allemand. Excellence. C'est une brute. Vous pouvez parler. – Voilà. Ne verse que dix gouttes du flacon, sans quoi… – Convenu, Excellence. Et puis ? – Tu m'écriras dans huit jours si tout s'est bien passé. Écrismoi à notre adresse de Paris, et pas avant, ce serait inutile. – Vous retournerez donc en France, Excellence ? – Oui. Mon projet est mûr. – Toujours le même ? – Oui. Le temps paraît favorable. Il pleut depuis plusieurs jours, et l'état-major m'a prévenue qu'il allait agir de son côté. Donc je serai là-bas demain soir et il suffira d'un coup de pouce… – Oh ! ça, d'un coup de pouce, pas davantage. J'y ai travaillé moi-même et tout est au point. Mais vous m'avez parlé d'un autre projet, pour compléter le premier, et j'avoue que celui-là… – Il le faut, dit-elle. La chance tourne contre nous. Si je réussis, ce sera la fin de la série noire. – Et vous avez le consentement de l'empereur ? – Inutile. Ce sont là de ces entreprises dont on ne parle pas. – Celle-ci est dangereuse et terrible. – Tant pis. – Pas besoin de moi, là-bas. Excellence ? – Non. Débarrasse-nous de la petite. Pour l'instant cela suffit. Adieu. – Adieu, Excellence. L'espion débraya ; l'auto partit. L'allée qui encerclait la pelouse centrale conduisait devant un pavillon qui commandait la grille du jardin et qui servait au corps de garde. De chaque côté s'élevaient les hautes murailles de l'enceinte. Un officier sortit du pavillon. Karl jeta le mot de passe : « Hohenstaufen ». La grille fut ouverte et l'auto s'élança sur une grande route qui traverse d'abord la petite ville d'Ebrecourt et serpente ensuite au milieu de collines basses. Ainsi Paul Delroze, à onze heures du soir, se trouvait seul, dans la campagne déserte, avec Elisabeth et avec l'espion Karl. Qu'il parvînt à maîtriser l'espion, et de cela il ne doutait point, Elisabeth serait libérée. Il n'y aurait plus alors qu'à revenir, à pénétrer dans la villa du prince Conrad, grâce au mot de passe, et à retrouver Bernard. L'entreprise achevée, et complétée selon les desseins de Paul, le tunnel les ramènerait tous trois au château d'Ornequin. Paul s'abandonna donc à la joie qui l'envahissait. Elisabeth était là, sous sa protection, Elisabeth dont le courage certes avait fléchi sous le poids des épreuves, mais à laquelle il devait son indulgence puisqu'elle était malheureuse par sa faute à lui. Il oubliait, il voulait oublier toutes les vilaines phases du drame, pour ne songer qu'au dénouement proche, au triomphe, à la délivrance de sa femme. Il observait attentivement la route, afin de ne pas se perdre au retour, et il combinait le plan de son attaque, le fixant à la première halte qu'on serait obligé de faire. Résolu à ne pas tuer l'espion, il l'étourdirait d'un coup de poing et, après l'avoir terrassé et ligoté, il le jetterait dans quelque taillis. On rencontra un bourg important, puis deux villages, puis une ville où il fallut s'arrêter et montrer les papiers de la voiture. Après, ce fut encore la campagne, et une série de petits bois dont les arbres s'illuminaient au passage. À ce moment, la lumière des phares faiblissant, Karl ralentit l'allure. Il grogna : – Double brute, tu ne sais même pas entretenir tes phares ! As-tu remis du carbure ? Paul ne répondit pas. Karl continua de maugréer. Puis il freina en jurant : – Tonnerre d'imbécile ! Plus moyen d'avancer… Allons, secoue-toi et rallume. Paul sauta du siège, tandis que l'auto se rangeait sur le bord de la route. Le moment était venu d'agir. Il s'occupa d'abord du phare, tout en surveillant les mouvements de l'espion et en ayant soin de se tenir en dehors des projections lumineuses. Karl descendit, ouvrit la portière de la limousine, engagea une conversation que Paul n'entendit pas. Puis il remonta ensuite le long de la voiture. – Eh bien, l'abruti, en finiras-tu ? Paul lui tournait le dos, très attentif à son ouvrage et guettant la seconde propice où l'espion, avançant de deux pas, serait à sa portée. Une minute s'écoula. Il serra les poings. Il prévit exactement le geste nécessaire, et il allait l'exécuter, lorsque soudain il fut saisi par-derrière, à bras-le-corps, et renversé sans avoir pu offrir la moindre résistance. – Ah ! tonnerre ! s'écria l'espion en le maintenant sous son genou, c'est donc pour ça que tu ne répondais pas ?… Il me semblait aussi que tu avais une drôle d'attitude à côté de moi… Et puis je n'y pensais pas… C'est à l'instant, la lanterne qui t'a éclairé de profil. Ah ça ! mais qu'est-ce que ce gaillard ? Un chien de Français, peut-être ? Paul s'était raidi, et il crut un moment qu'il lui serait possible d'échapper à l'étreinte. L'effort de l'adversaire fléchissait, il le dominait peu à peu, et il s'exclama : – Oui, un Français, Paul Delroze, celui que tu as voulu tuer autrefois, le mari d'Elisabeth, de ta victime… Oui, c'est moi, et je sais qui tu es… le faux Belge Laschen, l'espion Karl. Il se tut. L'espion, qui n'avait faibli que pour tirer un poignard de sa ceinture, levait l'arme sur lui. – Ah ! Paul Delroze… Tonnerre de Dieu, l'expédition sera fructueuse… Les deux l'un après l'autre… le mari… la femme… Ah ! tu es venu te fourrer entre mes griffes… Tiens ! attrape, mon garçon… Paul vit au-dessus de son visage l'éclair d'une lame qui brillait : il ferma les yeux en prononçant le nom d'Elisabeth… Une seconde encore, et puis, coup sur coup, il y eut trois détonations. En arrière du groupe formé par les deux adversaires, quelqu'un tirait. L'espion poussa un juron abominable. Son étreinte se desserra. L'arme tomba, et il s'abattit à plat ventre en gémissant : – Ah ! la sacrée femme… la sacrée femme… J'aurais dû l'étrangler dans l'auto… Je me doutais bien que ça arriverait… Plus bas il bégaya : – J'y suis en plein ! Ah ! la sacrée femme, ce que je souffre !… Il se tut. Quelques convulsions. Un hoquet d'agonie, et ce fut tout. D'un bond, Paul s'était dressé. Il courut vers celle qui l'avait sauvé, et qui tenait encore à la main son revolver. – Elisabeth ! dit-il, éperdu de joie. Mais il s'arrêta, les bras tendus. Dans l'ombre, la silhouette de cette femme ne lui semblait pas être celle d'Elisabeth, mais une silhouette plus haute et plus forte. Il balbutia avec une angoisse infinie : – Elisabeth… Est-ce toi ?… Est-ce bien toi ?… Et, en même temps, il avait l'intuition profonde de la réponse qu'il allait entendre. – Non, dit la femme, Mme Delroze est partie un peu avant nous, dans une autre automobile, Karl et moi nous devions la rejoindre. Paul se souvint de cette automobile dont il avait bien cru en effet percevoir le ronflement lorsqu'il contournait la villa avec Bernard. Cependant, comme les deux départs avaient eu lieu à quelques minutes d'intervalle tout au plus, il ne perdit pas courage et s'écria : – Alors, vite, dépêchons-nous. En accélérant l'allure, il est certain qu'on les rattrapera… Mais la femme objecta aussitôt : – Les rattraper ? C'est impossible, les deux automobiles suivent des routes différentes. – Qu'importe, si elles se dirigent vers le même but. Où conduit-on Mme Delroze ? – Dans un château qui appartient à la comtesse Hermine. – Et ce château se trouve ?… – Je ne sais pas. – Vous ne savez pas ? Mais c'est effrayant. Vous savez son nom tout au moins ? – Karl ne me l'a pas dit. Je l'ignore. Chapitre 6 La lutte impossible Dans la détresse immense où ces derniers mots le précipitèrent, Paul éprouva, ainsi qu'au spectacle de la fête donnée par le prince Conrad, le besoin d'une réaction immédiate. Certes tout espoir était perdu. Son plan, qui consistait à utiliser le passage du tunnel avant que l'éveil ne fût donné, son plan s'écroulait. En admettant qu'il parvînt à rejoindre Elisabeth et à la délivrer, ce qui devenait invraisemblable, à quel moment ce fait se produirait-il ? Et comment, après cela, échapper à l'ennemi et entrer en France ? Non, il avait contre lui désormais l'espace et le temps. Sa défaite était de celles après quoi il n'y a plus qu'à se résigner et à attendre le coup de grâce. Cependant il ne broncha point. Il comprenait qu'une défaillance serait irréparable. L'élan qui l'avait emporté jusqu'ici devait se poursuivre sans relâche et avec plus de fougue encore. Il s'approcha de l'espion. La femme était penchée sur le corps et l'examinait à la lueur d'une des lanternes qu'elle avait décrochée. – Il est mort, n'est-ce pas ? dit-il. – Oui, il est mort. Deux balles l'ont atteint dans le dos. Elle murmura d'une voix altérée : – C'est horrible, ce que j'ai fait. Voilà que je l'ai tué, moi ! Ce n'est pas un meurtre, monsieur, n'est-ce pas ? Et j'en avais le droit ?… Tout de même, c'est horrible… Voilà que j'ai tué Karl ! Son visage, jeune encore et assez joli, bien que très vulgaire, était décomposé. Ses yeux ne semblaient pas pouvoir se détacher du cadavre. – Qui êtes-vous ? demanda Paul. Elle répondit avec des sanglots : – J'étais son amie… mieux que cela, ou plutôt pis que cela… Il m'avait juré qu'il m'épouserait… Mais les serments de Karl !… Un tel menteur, monsieur, un tel lâche !… Ah ! tout ce que je sais de lui… Moi-même, peu à peu, à force de me taire, je devenais sa complice. C'est qu'il me faisait si peur ! Je ne l'aimais plus, mais je tremblais et j'obéissais… Avec quelle haine, à la fin !… et comme il la sentait, cette haine ! Il me disait souvent : « Tu es bien capable de m'égorger un jour ou l'autre. » Non, monsieur… J'y pensais bien, mais jamais je n'aurais eu le courage. C'est seulement tout à l'heure, quand j'ai vu qu'il allait vous frapper… et surtout quand j'ai entendu votre nom… – Mon nom, pourquoi ? – Vous êtes le mari de Mme Delroze. – Et alors ? – Alors je la connais. Pas depuis longtemps, depuis aujourd'hui. C'est ce matin que Karl, venant de Belgique, a passé par la ville où j'habite et m'a emmenée chez le prince Conrad. Il s'agissait de servir, comme femme de chambre, une dame française que nous devions conduire dans un château. J'ai compris ce que cela voulait dire. Là encore, il me fallait être complice, inspirer confiance… Et puis j'ai vu cette dame française… Je l'ai vue pleurer… Et elle est si douce, si bonne, qu'elle m'a retourné le cœur. J'ai promis de la secourir… Seulement, je ne pensais pas que ce serait de cette façon, en tuant Karl… Elle se releva brusquement et prononça d'un ton âpre : – Mais il le fallait, monsieur. Cela ne pouvait pas être autrement, car j'en savais trop sur son compte. Lui ou moi… C'est lui… Tant mieux, je ne regrette rien… Il n'y avait pas au monde un pareil misérable, et, avec des gens de son espèce, il ne faut pas hésiter. Non, je ne regrette rien. Paul lui dit : – Il était dévoué à la comtesse Hermine, n'est-ce pas ? Elle frissonna et baissa la voix pour répondre. – Ah ! ne parlons pas d'elle, je vous en supplie. Celle-là est plus terrible encore, et elle vit toujours, elle ! Ah ! si jamais elle me soupçonne ! – Qui est cette femme ? – Est-ce qu'on sait ? Elle va et vient, elle est maîtresse partout où elle se trouve… On lui obéit ainsi qu'à l'empereur. Tout le monde la redoute. C'est comme son frère… – Son frère ? – Oui, le major Hermann. – Hein ! vous dites que le major Hermann est son frère ? – Certes, d'ailleurs il suffit de le voir. C'est la comtesse Hermine elle-même ! – Mais vous les avez vus ensemble ? – Ma foi… je ne me rappelle plus… Pourquoi cette question ? Le temps était trop précieux pour que Paul insistât. Ce que cette femme pouvait penser de la comtesse Hermine importait peu. Il lui demanda : – Elle demeure bien chez le prince ? – Actuellement, oui… Le prince habite au premier étage, par-derrière ; elle, au même étage, mais par-devant. – Si je lui fais dire que Karl, victime d'un accident, m'envoie, moi, son chauffeur, la prévenir, me recevra-t-elle ? – Assurément. – Connaît-elle le chauffeur de Karl, celui dont j'ai pris la place ? – Non. C'est un soldat que Karl a emmené de Belgique. Paul réfléchit un instant, puis reprit : – Aidez-moi. Ils poussèrent le cadavre vers le fossé de la route, l'y descendirent et le recouvrirent de branches mortes. – Je retourne à la villa, dit-il. Quant à vous, marchez jusqu'à ce que vous rencontriez un groupe d'habitations. Éveillez les gens et racontez l'assassinat de Karl par son chauffeur et votre fuite. Le temps de prévenir la police, de vous interroger, de téléphoner à la villa, c'est plus qu'il n'en faut. Elle s'effraya : – Mais la comtesse Hermine ? – Ne craignez rien de ce côté. En admettant que je ne la réduise pas à l'impuissance, comment pourrait-elle vous soupçonner, puisque l'enquête rejettera tout sur moi seul ? D'ailleurs, nous n'avons pas le choix. Et, sans plus l'écouter, il remit la voiture en mouvement, saisit le volant, et, malgré les prières effarées de la femme, il partit. Il partit avec autant d'ardeur et de décision que s'il se pliait aux exigences d'un projet nouveau dont il eût fixé tous les détails et connu l'efficacité certaine. « Je vais voir la comtesse, se disait-il. Et alors, soit que, inquiète sur le sort de Karl, elle veuille que je la conduise auprès de lui, soit qu'elle me reçoive dans une pièce quelconque de la villa, je l'oblige par n'importe quel procédé à me révéler le nom du château qui sert de prison à Elisabeth. Je l'oblige à me donner le moyen de la délivrer et de la faire évader. » Mais comme tout cela était vague ! Que d'obstacles ! Que d'impossibilités ! Comment supposer que les circonstances seraient dociles au point de rendre la comtesse aveugle et de la priver de tout secours ? Une femme de son envergure n'était pas de celles qui se laissent berner par des mots et soumettre par des menaces. N'importe ! Paul n'acceptait pas le doute. Au bout de son entreprise, il y avait le succès, et, pour y atteindre plus vite, il forçait l'allure, jetant son auto comme une trombe à travers la campagne et ralentissant à peine au passage des bourgs et des villes. « Hohenstaufen », cria-t-il à la sentinelle plantée devant le poste de l'enceinte. L'officier de garde, après l'avoir interrogé, le renvoya au sous-officier du poste qui stationnait près du perron. Celui-là seul avait libre accès dans la villa et, par lui, la comtesse serait prévenue. – Bien, dit Paul, je vais d'abord mettre mon auto à la remise. Une fois arrivé, il éteignit ses phares, et, comme il se dirigeait vers la villa, il eut l'idée, avant de se rendre auprès du sous-officier, de chercher Bernard et de se renseigner sur ce que son beau-frère avait pu surprendre. Il le trouva derrière la villa, dans les massifs groupés en face de la fenêtre au balcon. – Tu es donc seul ? lui demanda Bernard anxieusement. – Oui, l'affaire est manquée. Elisabeth a été emmenée par une première auto. – C'est terrible, ce que tu me dis là ! – Oui, mais le mal est réparable. – Comment ? – Je ne sais pas encore. Parlons de toi. Où en es-tu ? Et le chauffeur ? – En sûreté. Personne ne le découvrira… du moins pas avant ce matin, lorsque d'autres chauffeurs viendront aux remises. – Bien. En dehors de cela ? – Une patrouille dans le parc, il y a une heure. J'ai pu me dissimuler. – Et puis ? – Et puis j'ai poussé une pointe jusqu'au tunnel. Les hommes commençaient à se remuer. D'ailleurs, il y a quelque chose qui les a remis d'aplomb, et rudement ! – Quoi ? – L'irruption d'une certaine personne de notre connaissance, la femme que j'ai rencontrée à Corvigny, celle qui ressemble si furieusement au major Hermann. – Elle faisait une ronde ? – Non, elle partait… – Oui, je sais, elle doit partir. – Elle est partie. – Voyons, ce n'est pas croyable, son départ pour la France n'était pas immédiat. – J'ai assisté à ce départ. – Mais où ? Quelle route ? – Eh bien, et le tunnel ? Crois-tu qu'il ne serve plus à rien, ce tunnel ? Elle a pris ce chemin-là, et sous mes yeux, et dans des conditions éminemment confortables… un wagonnet conduit par un mécanicien et actionné par l'électricité. Sans doute, puisque le but de son voyage était, comme tu le dis, d'aller en France, on l'aura aiguillée sur l'embranchement de Corvigny. Il y a deux heures de cela. J'ai entendu le wagonnet revenir. La disparition de la comtesse Hermine était pour Paul un nouveau coup. Comment, dès lors, retrouver et comment délivrer Elisabeth ? À quel fil se rattacher parmi les ténèbres où chacun de ses efforts aboutissait à un désastre ? Il se raidit, tendant les ressorts de sa volonté et résolu à continuer l'entreprise jusqu'au succès complet. Il demanda à Bernard : – Tu n'as rien remarqué d'autre ? – Rien du tout. – Pas d'allées et venues ? – Non. Les domestiques sont couchés. Les lumières ont été éteintes. – Toutes les lumières ? – Sauf une, cependant. Tiens là, sur nos têtes. C'était au premier étage, et à une fenêtre située au-dessus de la fenêtre par laquelle Paul avait assisté au souper du prince Conrad. Il reprit : – Cette lumière s'est-elle allumée pendant que j'étais monté sur le balcon ? – Oui, vers la fin. Paul murmura : – D'après mes renseignements, ce doit être la chambre du prince Conrad. Lui aussi, il est ivre, et il a fallu le monter. – J'ai vu des ombres, en effet, à ce moment-là, et depuis tout est immobile. – Évidemment, il cuve son Champagne. Ah ! si l'on pouvait voir !… Pénétrer dans cette chambre ! – Facile, dit Bernard. – Par où ? – Par la pièce voisine, qui doit être le cabinet de toilette, et dont on a laissé la fenêtre entrouverte, sans doute pour donner un peu d'air au prince. – Mais il faudrait une échelle… – J'en connais une, accrochée au mur de la remise. La veuxtu ? – Oui, oui, dit Paul, vivement. Dépêche-toi. Dans son esprit, toute une nouvelle combinaison se formait, reliée d'ailleurs à ses premières dispositions de combat, et qui lui semblait maintenant capable de le mener au but. Il s'assura donc que les abords de la villa, à droite et à gauche, étaient déserts, et qu'aucun des soldats du poste ne s'écartait du perron, puis, dès que Bernard fut de retour, il planta l'échelle dans l'allée et l'appuya au mur. Ils montèrent. La fenêtre entrouverte était bien celle du cabinet de toilette. La lumière de la chambre voisine l'éclairait. Aucun bruit ne venait de cette chambre que le bruit d'un ronflement sonore. Paul avança la tête. En travers de son lit, vêtu de son uniforme dont le plastron était souillé de taches, affalé comme un mannequin, le prince Conrad dormait. Il dormait si profondément que Paul ne se gêna pas pour examiner la chambre. Une petite pièce en guise de vestibule la séparait du couloir, ce qui dressait entre la chambre et le couloir deux portes dont il poussa les verrous et ferma les serrures à double tour. Ainsi ils se trouvaient seuls avec le prince Conrad, sans qu'on pût rien entendre de l'intérieur. – Allons-y, dit Paul, lorsqu'ils se furent distribués la besogne. Et il appliqua sur le visage du prince une serviette roulée dont il essayait de lui entrer les extrémités dans la bouche, pendant que Bernard, à l'aide d'autres serviettes, entortillait les jambes et les poignets. Cela s'exécuta silencieusement. De la part du prince aucune résistance, aucun cri. Il avait ouvert les yeux et regardait ses agresseurs avec l'air d'un homme qui ne comprend d'abord rien à ce qui lui arrive, mais qu'une peur de plus en plus forte envahit au fur et à mesure qu'il a conscience du danger. – Pas brave l'héritier de Guillaume, ricana Bernard. Quelle frousse ! Voyons, jeune homme, il faut se remettre d'aplomb. Où est votre flacon de sels ? Paul avait fini par lui introduire dans la bouche la moitié de la serviette. – Maintenant, dit-il, partons. – Que veux-tu faire ? demanda Bernard. – L'emmener. – Où ? – En France. – En France ? – Parbleu ! Nous le tenons, qu'il nous serve ! – On ne le laissera pas sortir. – Et le tunnel ? – Impossible ! La surveillance est trop active maintenant. – Nous verrons bien. Il saisit son revolver et le braqua sur le prince Conrad. – Écoutez-moi. Vous avez les idées trop embrouillées pour comprendre mes questions. Mais un revolver, ça se comprend tout seul, n'est-ce pas ? C'est un langage très clair, même pour quelqu'un qui est ivre et qui tremble de peur. Eh bien, si vous ne me suivez pas tranquillement, si vous essayez de vous débattre et de faire du bruit, si mon camarade et moi nous sommes en péril un seul instant, vous êtes flambé. Le browning dont vous sentez le canon sur votre tempe, vous fera sauter la cervelle. Nous sommes d'accord ? Le prince remua la tête. – Parfait, conclut Paul. Bernard, délie ses jambes, mais attache-lui les bras autour du corps… Bien… En route. La descente s'effectua dans les meilleures conditions, et ils marchèrent au milieu des massifs jusqu'à la palissade qui séparait le jardin du vaste enclos réservé aux casernes. Là ils se passèrent le prince d'un côté à l'autre, comme un paquet, puis, en suivant le même chemin qu'à l'arrivée, ils parvinrent aux carrières. Outre que la nuit était suffisamment claire pour qu'ils pussent se diriger, ils apercevaient devant eux une lueur épandue qui devait monter du corps de garde établi à l'entrée du tunnel. En effet, dans le poste, toutes les lumières étaient allumées, et les hommes, debout en dehors de la baraque, buvaient du café. Devant le tunnel, un soldat déambulait, le fusil sur l'épaule. – Nous sommes deux, souffla Bernard. Ils sont six, et, au premier coup de feu, ils seront rejoints par les quelques centaines de Boches qui cantonnent à cinq minutes d'ici. La lutte est un peu inégale, qu'en dis-tu ? Ce qui aggravait la difficulté jusqu'à la rendre insurmontable, c'est qu'ils n'étaient pas deux en réalité, mais trois, et que leur prisonnier constituait pour eux la gêne la plus terrible. Avec lui, impossible de courir, impossible de fuir. Il fallait s'aider de quelque stratagème. Lentement, prudemment, afin qu'aucune pierre ne roulât sous leurs pas ou sous les pas du prince, ils décrivirent, en dehors de l'espace éclairé, un circuit qui les amena, au bout d'une heure, à proximité même du tunnel, sur les pentes rocheuses contre lesquelles s'appuyaient ses premiers contreforts. – Reste là, dit Paul – et il parlait très bas, mais de manière que le prince entendît – reste là et retiens bien mes instructions. Tout d'abord, tu te charges du prince… revolver au poing et la main gauche fixée à son collet. S'il se rebiffe, tu lui casses la tête. Tant pis pour nous, mais tant pis pour lui également. De mon côté, je retourne à une certaine distance de la baraque et j'attire les cinq hommes du poste. Alors, ou bien l'homme qui monte la garde, là en-dessous, se joint à ses camarades – auquel cas tu passes avec le prince – ou bien, fidèle à sa consigne, il ne bouge pas – auquel cas tu tires sur lui, tu le blesses… et tu passes. – Oui, je passe, mais les Boches courent après moi. – Évidemment. – Et ils nous rattrapent. – Ils ne vous rattraperont pas. – Tu en es sûr ? – Certain. – Du moment que tu l'affirmes… – Donc, c'est compris. Et vous aussi, dit Paul au prince, c'est compris, n'est-ce pas ? La soumission absolue, sans quoi, une imprudence, un malentendu peuvent vous coûter la vie. Bernard dit à l'oreille de son beau-frère : – J'ai ramassé une corde, je vais la lui attacher autour du cou, et, à la moindre incartade, un petit geste sec le rappellera au sentiment de la réalité. Seulement, Paul, je te préviens que, s'il lui prend la fantaisie de se débattre, je suis incapable de le tuer… comme ça… froidement… – Sois tranquille… il a trop peur pour se débattre. Il te suivra comme un chien jusqu'à l'autre bout du tunnel. – Et alors, une fois arrivé ? – Une fois arrivé, enferme-le dans les ruines d'Ornequin, mais sans révéler son nom à personne. – Et toi, Paul ? – Ne t'occupe pas de moi. – Cependant… – Le risque est le même pour nous deux. La partie que nous allons jouer est effroyable, et il y a bien des chances pour que nous la perdions. Mais, si nous la gagnons, c'est le salut d'Elisabeth. Donc, allons-y de tout cœur. À bientôt, Bernard. En dix minutes, tout doit être réglé, dans un sens ou dans l'autre. Ils s'embrassèrent longuement, et Paul s'éloigna. Paul l'avait annoncé, cet effort suprême ne pouvait réussir qu'à force d'audace et de promptitude, et il fallait l'exécuter ainsi qu'on exécute une manœuvre désespérée. Encore dix minutes, et c'était le dénouement de l'aventure. Encore dix minutes, et il serait victorieux ou fusillé. Tous les actes qu'il accomplit dès ce moment furent aussi ordonnés et méthodiques que s'il avait eu le temps d'en préparer avec soin le déclenchement et d'en assurer l'inévitable succès, alors que, en réalité, ce fut une série de décisions isolées qu'il prenait au fur et à mesure des circonstances les plus tragiques. Il gagna par un détour, et en se maintenant sur les pentes des monticules que formait l'exploitation de sable, le défilé qui mettait en communication les carrières et le camp réservé à la garnison. Sur le dernier de ces monticules le hasard lui fit heurter un bloc de pierre qui vacilla. À tâtons, il se rendit compte que ce bloc retenait derrière lui tout un amoncellement de sable et de cailloux. « Voilà ce qu'il me faut », se dit-il sans même réfléchir. D'un coup de pied violent, il ébranla la masse qui, aussitôt, suivant le creux d'un ravin, se précipita dans le défilé avec le fracas d'un éboulement. D'un bond, Paul sauta parmi les pierres, s'étendit à plat ventre et se mit à crier au secours, comme s'il eût été victime d'un accident. De l'endroit où il gisait, on ne pouvait, à cause des sinuosités du défilé, l'entendre des casernes, mais le moindre appel devait porter jusqu'à la baraque du tunnel, qui n'était distante que de cent mètres au plus. Et, de fait, les hommes du poste accoururent aussitôt. Il n'en compta pas moins de cinq, qui s'empressèrent autour de lui et le relevèrent, tout en l'interrogeant. D'une voix à peine intelligible, il fit au sous-officier des réponses incohérentes, haletantes, d'où l'on pouvait conclure qu'il était envoyé par le prince Conrad à la recherche de la comtesse Hermine. Paul sentait bien que son stratagème n'avait aucune chance de réussir au-delà d'un temps très limité, mais toute minute gagnée était d'un prix inestimable, puisque Bernard en profitait pour agir de son côté contre le sixième homme en faction devant le tunnel et pour s'enfuir avec le prince Conrad. Peut- être même cet homme allait-il venir lui aussi… Ou bien peutêtre Bernard se débarrasserait-il de lui sans faire usage de son revolver et par conséquent sans attirer l'attention. Et Paul, haussant peu à peu la voix, bredouillait des explications confuses auxquelles le sous-officier s'irritait de ne rien comprendre, lorsqu'un coup de feu claqua là-bas, suivi de deux autres détonations. Sur le moment le sous-officier hésita, ne sachant pas très bien d'où venait le bruit. Les hommes, s'écartant de Paul, prêtèrent l'oreille. Alors il passa au milieu d'eux et partit en avant sans qu'ils se rendissent compte, dans l'obscurité, que c'était lui qui s'éloignait. Puis au premier détour, il se mit à courir, et en quelques bonds atteignit la baraque. D'un coup d'œil, il aperçut, à trente pas de lui, devant l'orifice du tunnel, Bernard qui luttait avec le prince Conrad, lequel essayait de s'échapper. Près d'eux, la sentinelle traînait à terre en gémissant. Paul eut la vision très exacte de ce qu'il fallait faire. Porter assistance à Bernard et tenter avec lui le risque d'une évasion, aurait été de la folie, puisque leurs adversaires les eussent fatalement rejoints, et qu'en tout cas le prince Conrad eût été délivré. Non, l'essentiel était d'arrêter la ruée des hommes du poste, dont les ombres déjà apparaissaient au sortir du défilé, et de permettre à Bernard d'en finir avec le prince. À moitié caché par la baraque, il tendit vers eux son revolver et cria : – Halte ! Le sous-officier n'obéit pas et pénétra dans la zone éclairée. Paul tira. L'Allemand tomba, mais blessé seulement, car il se mit à commander d'une voix sauvage : – En avant ! Sautez dessus ! En avant donc, tas de froussards ! Les hommes ne bougeaient pas. Paul empoigna un fusil dans le faisceau qu'ils avaient formé près de la baraque, et, tout en les ajustant, il put, d'un regard jeté en arrière, constater que Bernard, enfin maître du prince Conrad, l'entraînait dans les profondeurs du tunnel. – Il ne s'agit plus que de tenir cinq minutes, pensa Paul, afin que Bernard aille aussi loin que possible. Et il était si calme à ce moment qu'il les eût comptées, les minutes, au battement régulier de son pouls. – En avant ! Sautez dessus ! En avant ! ne cessait de proférer le sous-officier qui, sans aucun doute, s'il n'avait pu reconnaître le prince Conrad, avait discerné la silhouette de deux fugitifs. À genoux, il tira un coup de revolver sur Paul. Celui-ci lui cassa le bras d'une balle. Mais le sous-officier vociféra de plus belle : – En avant ! Il y en a deux qui ont fichu le camp par le tunnel ! En avant ! Voilà du renfort ! C'était une demi-douzaine de soldats des casernes, accourus au bruit des détonations. Paul, qui avait réussi à pénétrer dans la baraque, cassa le carreau d'une lucarne et tira trois fois. Les soldats se mirent à l'abri, mais d'autres arrivèrent, prirent les ordres du sous-officier, puis se dispersèrent, et Paul les vit qui escaladaient les pentes voisines afin de le tourner. Il tira encore quelques coups de fusil. À quoi bon ! Tout espoir d'une résistance plus longue disparaissait. Il s'obstina néanmoins, tenant ses adversaires à distance, tirant sans relâche et gagnant ainsi du temps jusqu'aux limites du possible. Mais il s'aperçut que la manœuvre de l'ennemi avait pour but, après l'avoir tourné, de se diriger vers le tunnel et de donner la chasse aux fugitifs… Paul se cramponnait. Il avait réellement conscience de chaque seconde qui s'écoulait, de chacune de ces secondes inappréciables qui augmentaient la distance où se trouvait Bernard. Trois hommes s'engouffrèrent dans l'orifice béant, puis quatre, puis cinq. En outre, les balles commençaient à pleuvoir sur la baraque. Paul calculait : « Bernard doit être à six ou sept cents mètres. Les trois hommes qui le poursuivent sont à cinquante mètres… à soixante-quinze maintenant. Tout va bien, » Une masse serrée d'Allemands s'en venait sur la baraque. Il était évident que l'on ne croyait pas que Paul y fût seul enfermé, tellement il multipliait ses efforts. Cette fois il n'y avait plus qu'à se rendre. « Il est temps, pensa-t-il, Bernard est en dehors de la zone dangereuse. » Brusquement, il se précipita vers le tableau qui contenait les manettes correspondant aux fourneaux de mine pratiqués dans le tunnel, d'un coup de crosse fit voler la vitre en éclats, et rabattit la première et la seconde de ces manettes. Il sembla que la terre frémissait. Un grondement de tonnerre roula sous le tunnel, et se propagea longuement, comme un écho qui rebondit. Entre Bernard d'Andeville et la meute qui cherchait à l'atteindre, la route était barrée. Bernard pouvait emmener tranquillement en France le prince Conrad. Alors Paul sortit de la cabane, en levant les bras et en criant d'une voix joyeuse : – Camarade ! Camarade ! Dix hommes l'entouraient déjà, et un officier qui les commandait hurla, fou de rage : – Qu'on le fusille !… Tout de suite… tout de suite… qu'on le fusille ! … Chapitre 7 La loi du vainqueur Si brutalement qu'on le traitât, Paul n'opposa pas la moindre résistance. Tandis qu'on le collait, avec une violence exaspérée, contre une partie verticale de la falaise, il continuait en lui-même ses calculs : « Il est mathématiquement certain que les deux explosions se sont produites à des distances de trois cents et quatre cents mètres. Donc, je puis admettre également comme certain que Bernard et le prince Conrad se trouvaient au-delà, et que les hommes qui leur donnaient la chasse se trouvaient en deçà. Donc, tout est pour le mieux. Docilement, avec une sorte de complaisance ironique, il se prêtait aux préparatifs de son exécution, et, déjà, les douze soldats qui en étaient chargés, s'alignant sous la vive lumière d'un projecteur électrique, n'attendaient plus qu'un ordre. Le sous-officier qu'il avait blessé au début du combat, se traîna jusqu'à lui et grinça : – Fusillé !… Fusillé !… Sale Franzose… Il répondit en riant : – Mais non, mais non, les choses ne vont pas si vite que cela. – Fusillé, répéta l'autre. Le herr leutnant l'a dit. – Eh bien, quoi ! Qu'est-ce qu'il attend, le herr leutnant ? Le lieutenant faisait une rapide enquête à l'entrée du tunnel. Les hommes qui s'y étaient engouffrés revinrent en courant, à demi asphyxiés par les gaz de l'explosion. Quant au factionnaire dont Bernard avait dû se débarrasser, il perdait son sang en telle abondance qu'il fallut renoncer à tirer de lui de nouveaux renseignements. C'est à ce moment que des nouvelles arrivèrent des casernes. On venait d'apprendre par une estafette envoyée de la villa que le prince Conrad avait disparu, et l'on mandait aux officiers de doubler les postes et de faire bonne garde, surtout aux abords du tunnel. Certes Paul avait escompté cette diversion, ou toute autre du même genre, qui suspendrait son exécution. Le jour commençait à poindre, et il supposait bien que, le prince Conrad ayant été laissé ivre-mort dans sa chambre, un de ses domestiques devait avoir mission de veiller sur lui. Ce domestique, trouvant les portes fermées, avait donné l'alarme. D'où les recherches immédiates. Mais la surprise pour Paul, ce fut que l'on ne soupçonnât point l'enlèvement du prince par la voie du tunnel. Le factionnaire évanoui ne pouvait parler. Les hommes ne s'étaient pas rendus compte que, sur les deux fugitifs aperçus de loin, l'un des deux entraînait l'autre. Bref, on crut le prince assassiné. Ses agresseurs avaient dû jeter son cadavre dans quelque coin des carrières, puis s'étaient enfuis. Deux d'entre eux avaient réussi à s'échapper. On tenait le troisième. Et, pas une seconde, on n'eut l'idée d'une entreprise dont l'audace, justement, dépassait l'imagination. En tout cas, il ne pouvait plus être question de fusiller Paul sans une enquête préalable, et sans que les résultats de cette enquête fussent communiqués en haut lieu. On le conduisit à la villa, où, après l'avoir débarrassé de sa capote allemande et fouillé minutieusement, on l'enferma dans une chambre sous la protection de quatre gaillards solides. Il y demeura plusieurs heures à somnoler, ravi de ce repos dont il avait grandement besoin, et fort tranquille du reste, puisque Karl étant mort, la comtesse Hermine absente, Elisabeth à l'abri, il n'y avait qu'à s'abandonner au cours normal des événements. Vers dix heures, il reçut la visite d'un général qui tenta de l'interroger, et qui, ne recevant aucune réponse satisfaisante, se mit en colère, mais avec une certaine réserve où Paul démêla cette sorte de considération que l'on éprouve pour les criminels de marque. « Tout va bien, se dit-il. Cette visite n'est qu'une étape et m'annonce la venue d'un ambassadeur plus sérieux, quelque chose comme un plénipotentiaire. » D'après les paroles du général, il comprit que l'on continuait à chercher le corps du prince. On le cherchait d'ailleurs aussi en dehors de l'enceinte, car un nouveau fait, la découverte et les révélations du chauffeur emprisonné dans la remise par Paul et par Bernard, de même que le départ et le retour de l'automobile, signalés par les postes, étendaient singulièrement le champ des investigations. À midi, on servit à Paul un repas substantiel. Les égards augmentaient. Il y eut de la bière et du café. « Je serai peut-être fusillé, pensait-il, mais dans les règles, et pas avant que l'on sache exactement quel est le mystérieux personnage que l'on a l'honneur de fusiller, les raisons de son entreprise, et les résultats obtenus. Or, moi seul peux donner les renseignements. Donc… » Il sentait si nettement la force de sa position et la nécessité où l'adversaire se trouvait de contribuer au succès de son plan qu'il ne s'étonna point d'être conduit, une heure plus tard, dans un petit salon de la villa, en présence de deux personnages chamarrés qui le firent fouiller une fois encore, puis attacher avec un luxe de précautions insolite. « C'est au moins, se dit-il, le chancelier de l'empire qui se dérange en ma faveur… à moins que… » Au fond de lui, étant donné les circonstances, il ne pouvait s'empêcher de prévoir une intervention plus puissante même que celle du chancelier, et lorsqu'il entendit, sous les fenêtres de la villa, une automobile s'arrêter, lorsqu'il constata le trouble des deux personnages chamarrés, il fut convaincu que ses calculs recevaient une éclatante confirmation. Tout était prêt. Avant même que l'apparition ne se produisît, les deux personnages se guindèrent en posture militaire, et les soldats, plus raides encore, prirent un air de mannequins. La porte s'ouvrit. L'entrée se fit en coup de vent, dans un cliquetis de sabre et d'éperons. Tout de suite l'homme qui arrivait ainsi donnait l'impression de la hâte fiévreuse et du départ imminent. Ce qu'il venait accomplir, il n'avait le temps de l'accomplir qu'en un nombre restreint de minutes. Un geste : tous les assistants défilèrent. L'empereur et l'officier français restaient l'un en face de l'autre. Et aussitôt l'empereur articula d'une voix furieuse : – Qui êtes-vous ? Qu'êtes-vous venu faire ? Où sont vos complices ? Sur l'ordre de qui avez-vous agi ? Il était difficile de reconnaître en lui l'image qu'offraient ses photographies ou les dessins des journaux, tellement la figure avait vieilli, masque ravagé maintenant, creusé de rides, barbouillé d'une teinte jaunâtre. Paul tressaillit de haine, non pas tant d'une haine personnelle suscitée par le souvenir de ses propres souffrances que d'une haine faite d'horreur et de mépris pour le plus grand criminel qui se pût imaginer. Et, malgré sa volonté absolue de ne pas s'écarter des formules d'usage et des règles du respect apparent, il répondit : – Qu'on me détache ! L'empereur sursauta. C'était certes la première fois qu'on lui parlait ainsi, et il s'écria : – Mais vous oubliez qu'il suffit d'un mot pour qu'on vous fusille ! Et vous osez ! Des conditions !… Paul garda le silence. L'empereur allait et venait, la main à la poignée de son sabre qu'il laissait traîner sur le tapis. Deux fois il s'arrêta et regarda Paul, et, comme celui-ci ne sourcillait pas, il repartait avec un surcroît d'indignation. Et tout à coup il pressa le bouton d'un timbre électrique. – Qu'on le détache ! ordonna-t-il à ceux qui se précipitèrent à son appel. Délivré de ses liens, Paul se dressa et rectifia la position comme un soldat devant un supérieur. De nouveau la pièce se vida. Alors l'empereur s'approcha, et, tout en laissant entre Paul et lui le rempart d'une table, il demanda, la voix toujours rude : – Le prince Conrad ? Paul répondit : – Le prince Conrad n'est pas mort. Sire, il se porte bien. – Ah ! fit le Kaiser visiblement soulagé. Et il reprit, évitant encore d'attaquer le fond du sujet : – Cela ne change pas les choses en ce qui vous concerne : agression… espionnage… Sans compter le meurtre d'un de mes meilleurs serviteurs… – L'espion Karl, n'est-ce pas. Sire ? En le tuant, je n'ai fait que me défendre contre lui. – Mais vous l'avez tué ? Donc, pour ce meurtre et pour le reste, vous serez passé par les armes. – Non, Sire. La vie du prince Conrad répond de la mienne. L'empereur haussa les épaules. – Si le prince Conrad est vivant, on le trouvera. – Non, Sire, on ne le trouvera pas. – Il n'y a pas de retraite en Allemagne où l'on puisse le soustraire à mes recherches, affirma-t-il en frappant du poing. – Le prince Conrad n'est pas en Allemagne, Sire. – Hein ? Qu'est-ce que vous dites ? – Je dis que le prince Conrad n'est pas en Allemagne, Sire. – Où est-il en ce cas ? – En France. – En France ! – Oui, Sire, en France, au château d'Ornequin, sous la garde de mes amis. Si demain soir, à six heures, je ne les ai pas rejoints, le prince Conrad sera livré à l'autorité militaire. L'empereur sembla suffoqué, au point que sa colère en fut brisée net et qu'il ne chercha même pas à dissimuler la violence du coup. Toute l'humiliation, tout le ridicule qui rejaillissaient sur lui, sur sa dynastie et sur l'empire, si son fils était prisonnier, l'éclat de rire du monde entier à cette nouvelle, l'insolence que donnerait à l'ennemi la possession d'un tel otage, tout cela apparut dans son regard inquiet et dans ses épaules qui se courbèrent. Paul sentit le frisson de la victoire. Il tenait cet homme aussi solidement que l'on tient sous son genou le vaincu qui vous demande grâce, et l'équilibre des forces en présence était si bien rompu en sa faveur que les yeux mêmes du Kaiser, se levant sur lui, donnèrent à Paul l'impression de son triomphe. L'empereur entrevoyait les phases du drame qui s'était joué au cours de cette nuit, l'arrivée par le tunnel, l'enlèvement par le tunnel, l'explosion des mines provoquée pour assurer la fuite des agresseurs. Et la hardiesse folle de l'aventure le confondait. Il murmura : – Qui êtes-vous ? Paul se départit un peu de son attitude rigide. Une de ses mains se posa frémissante sur la table qui les séparait, et il prononça gravement : – Il y a seize ans, Sire, une fin d'après-midi du mois de septembre… – Hein ! Que signifie ?… articula l'empereur, interloqué par ce préambule. – Vous m'avez questionné. Sire, je dois vous répondre. Et il recommença, avec la même gravité : – Il y a seize ans, Sire, une fin d'après-midi du mois de septembre, vous avez visité sous la conduite d'une personne… comment dirais-je ? d'une personne chargée de votre service d'espionnage, les travaux du tunnel d'Ebrecourt à Corvigny. À l'instant même où vous sortiez d'une petite chapelle située dans les bois d'Ornequin, vous avez fait la rencontre de deux Français, le père et le fils… Vous vous rappelez, Sire ? il pleuvait… et cette rencontre vous fut si désagréable qu'un mouvement d'humeur vous échappa. Dix minutes plus tard, la dame qui vous accompagnait revint, et voulut entraîner un des Français, le père, sur le territoire allemand, sous le prétexte d'une entrevue avec vous. Le Français refusa. La femme l'assassina sous les yeux de son fils. Il s'appelait Delroze. C'était mon père. Le Kaiser avait écouté avec une stupeur croissante. Il sembla à Paul que la teinte de son visage se mêlait de plus de bile encore. Cependant il tint bon sous le regard de Paul. Pour lui, la mort de ce M. Delroze était un de ces incidents minimes auquel un empereur ne s'attarde pas. S'en souvenait-il seulement ? Refusant donc de s'expliquer sur un crime qu'il n'avait certainement pas ordonné, mais dont son indulgence pour la criminelle le rendait complice, il se contenta, après un silence, de laisser tomber ces mots : – La comtesse Hermine est responsable de ses actes. – Et elle n'en est responsable que devant elle-même, remarqua Paul, puisque la justice de son pays n'a pas voulu qu'on lui demandât compte de celui-là. L'empereur haussa les épaules, en homme qui dédaigne de discourir sur des questions de morale allemande et de politique supérieure. Il consulta sa montre, sonna, prévint que son départ aurait lieu dans quelques minutes, et, se retournant vers Paul : – Ainsi, dit-il, c'est pour venger la mort de votre père que vous avez enlevé le prince Conrad ? – Non, Sire, cela c'est une affaire entre la comtesse Hermine et moi, mais avec le prince Conrad j'ai autre chose à régler. Lors de son séjour au château d'Ornequin, le prince Conrad a poursuivi de ses assiduités une jeune femme qui habitait ce château. Rebuté par elle, il l'a emmenée comme prisonnière, ici, dans sa villa. Cette jeune femme porte mon nom. Je suis venu la chercher. À l'attitude de l'empereur, il était évident qu'il ignorait tout de cette histoire et que les frasques de son fils l'importunaient singulièrement. – Vous êtes sûr ? fit-il. Cette dame est ici ? – Elle y était hier soir, Sire. Mais la comtesse Hermine, ayant résolu de la supprimer, a confié ma femme à l'espion Karl avec mission de soustraire la malheureuse aux recherches du prince Conrad et de l'empoisonner. – Mensonge ! Mensonge abominable ! s'écria l'empereur. – Voici le flacon remis par la comtesse Hermine à l'espion Karl. – Après ? Après ? commanda le Kaiser d'une voix irritée. – Après, Sire ? L'espion Karl étant mort, et l'endroit où se trouvait ma femme ne m'étant pas connu, je suis revenu ici. Le prince Conrad dormait. Avec un de mes amis, je l'ai descendu de sa chambre et expédié en France par le tunnel. – Vous avez fait cela ? – J'ai fait cela, Sire. – Et sans doute, en échange de la liberté du prince Conrad, vous demandez la liberté de votre femme ? – Oui, Sire. – Mais, s'exclama l'empereur, j'ignore où elle est, moi ! – Elle est dans un château qui appartient à la comtesse Hermine. Réfléchissez un instant. Sire… un château auquel on arrive en quelques heures d'automobile, donc situé à cent cinquante, deux cents kilomètres au plus. Taciturne, l'empereur frappait la table avec le pommeau de son sabre, à petits coups rageurs. – C'est tout ce que vous me demandez ? dit-il. – Non, Sire. – Quoi encore ? – La liberté de vingt prisonniers français dont la liste m'a été remise par le général commandant les armées françaises. Cette fois l'empereur se dressa, d'un bond. – Vous êtes fou ! Vingt prisonniers, et des officiers sans doute ? Des chefs de corps, des généraux ! – La liste comprend aussi des simples soldats, Sire. L'empereur ne l'écoutait pas. Sa fureur s'exprimait par des gestes désordonnés et par des interjections incohérentes. Il foudroyait Paul du regard. L'idée de subir la loi de ce petit lieutenant français, captif, et qui pourtant parlait en maître, devait lui sembler terriblement désagréable. Au lieu de châtier l'insolent ennemi, il fallait discuter avec lui et baisser la tête sous l'outrage de ses propositions ! Mais que faire ? Aucune issue ne s'offrait. Il avait comme adversaire un homme que la torture même n'eût pas fléchi. Et Paul reprit : – Sire, la liberté de ma femme contre la liberté du prince Conrad, le marché serait vraiment trop inégal. Que vous importe à vous, Sire, que ma femme soit captive ou libre ? Non, il est équitable que la libération du prince Conrad soit l'objet d'un échange qui la justifie… Et vingt prisonniers français, ce n'est pas trop… Du reste, il est inutile que cela ait lieu publiquement. Les prisonniers rentreront en France un par un, si vous le préférez, comme échangés contre des prisonniers allemands de même grade… de sorte que… Quelle ironie dans ces paroles conciliantes destinées à adoucir l'amertume de la défaite et à dissimuler, sous l'apparence d'une concession, le coup porté à l'orgueil impérial ! Paul goûtait profondément la saveur de telles minutes. Il avait l'impression de ce que cet homme, à qui une déception d'amour-propre relativement si petite infligeait un si grand tourment, devait souffrir, par ailleurs, de voir l'avortement de son plan gigantesque et de se sentir écrasé sous le poids formidable du destin. « Allons, pensa Paul, je suis bien vengé, et ce n'est que le commencement de ma vengeance. » La capitulation était proche. L'empereur déclara : – Je verrai… je donnerai des ordres. Paul protesta : – Il serait dangereux d'attendre. Sire. La capture du prince Conrad pourrait être connue en France… – Eh bien, dit l'empereur, ramenez le prince Conrad, et le jour même votre femme vous sera rendue. Mais Paul fut impitoyable. Il exigeait qu'on lui fît entière confiance. – Sire, je ne pense pas que les choses doivent se passer ainsi. Ma femme se trouve dans la situation la plus horrible qui soit, et son existence même est en jeu. Je demande à être conduit immédiatement près d'elle. Ce soir, elle et moi, nous serons en France. Il est indispensable que nous y soyons ce soir. Il répéta ces mots du ton le plus ferme, et il ajouta : – Quant aux prisonniers français. Sire, leur remise sera effectuée dans les conditions qu'il vous plaira de préciser. En voici la liste avec leur lieu d'internement. Paul saisit un crayon et une feuille de papier. Dès qu'il eut fini, l'empereur lui arracha la liste des mains, et aussitôt sa figure se convulsa. Chacun des noms, pour ainsi dire, le secouait de rage impuissante. Il froissa la feuille et la réduisit en boule comme s'il était résolu à rompre tout accord. Mais soudain, à bout de résistance, d'un mouvement brusque, où il y avait une hâte fiévreuse d'en finir avec toute cette histoire exaspérante, il appuya par trois fois sur la sonnerie électrique. Un officier d'ordonnance entra vivement et se planta devant lui. L'empereur réfléchit encore quelques instants. Puis il commanda : – Conduisez le lieutenant Delroze en automobile au château de Hildensheim, d'où vous le ramènerez avec sa femme aux avant-postes d'Ebrecourt. Huit jours plus tard, vous le rencontrerez à ce même point de nos lignes. Il sera accompagné du prince Conrad, et vous des vingt prisonniers français dont les noms sont inscrits sur cette liste. L'échange se fera d'une manière discrète, que vous fixerez avec le lieutenant Delroze. Voilà. Vous me tiendrez au courant par des rapports personnels. Cela fut jeté d'un ton saccadé, autoritaire, comme une série de mesures que l'empereur eût prises de lui-même, sans subir la moindre pression et par le simple effet de sa volonté impériale. Ayant ainsi réglé cette affaire, il sortit, la tête haute, le sabre vainqueur et l'éperon sonore. « Une victoire de plus à son actif. Quel cabotin ! » pensa Paul, qui ne put s'empêcher de rire, au grand scandale de l'officier d'ordonnance. Il entendit l'auto de l'empereur qui démarrait. L'entrevue n'avait pas duré dix minutes. Un moment après, lui-même s'en allait et roulait sur la route de Hildensheim. Chapitre 8 L'éperon 132 L'heureux voyage ! Et avec quelle allégresse Paul Delroze l'accomplit ! Enfin il touchait au but, et ce n'était pas cette fois une de ces entreprises hasardeuses au bout desquelles il n'y a si souvent que la plus cruelle des déceptions ; il y avait au bout de celle-là le dénouement logique et la récompense de ses efforts. L'ombre même d'une inquiétude ne pouvait l'effleurer. Il est des victoires – et celle qu'il venait de remporter sur l'empereur était de ce nombre – qui entraînent à leur suite la soumission de tous les obstacles. Elisabeth se trouvait au château de Hildensheim, et il se dirigeait vers ce château sans que rien pût s'opposer à son élan. À la clarté du jour, il lui sembla reconnaître les paysages qui se cachaient à lui dans les ténèbres de la nuit précédente, tel village, tel bourg, telle rivière côtoyée. Et il vit la succession des petits bois. Et il vit le fossé près duquel il avait lutté avec l'espion Karl. Il ne lui fallut guère plus d'une heure encore pour arriver sur une colline que dominait la forteresse féodale de Hildensheim. De larges fossés la précédaient, enjambés par un pont-levis. Un concierge soupçonneux se présenta, mais quelques mots de l'officier ouvrirent les portes toutes grandes. Deux domestiques accoururent du château, et, sur une question de Paul, ils répondirent que la dame française se promenait du côté de l'étang. Il se fit indiquer le chemin et dit à l'officier : – J'irai seul. Nous repartirons aussitôt. Il avait plu. Un pâle soleil d'hiver, se glissant entre les gros nuages, éclairait des pelouses et des massifs. Paul longea des serres, franchit un groupe de rochers artificiels d'où s'échappait le mince filet d'une cascade qui formait, dans un cadre de sapins noirs, un vaste étang égayé de cygnes et de canards sauvages. À l'extrémité de cet étang, il y avait une terrasse ornée de statues et de bancs de pierre. Elisabeth était là. Une émotion indicible bouleversa Paul. Depuis la veille de la guerre, Elisabeth était perdue pour lui. Depuis ce jour-là elle avait subi les épreuves les plus affreuses, et les avait subies pour cette seule raison qu'elle voulait apparaître aux yeux de son mari comme une femme sans reproche, fille d'une mère sans reproche. Et voilà qu'il la retrouvait à une heure où aucune des accusations lancées contre la comtesse Hermine ne pouvait être écartée, et où Elisabeth elle-même, par sa présence au souper du prince Conrad, avait suscité en Paul une telle indignation. Mais comme tout cela était loin déjà ! Et comme cela comptait peu ! L'infamie du prince Conrad, les crimes de la comtesse Hermine, les liens de parenté qui pouvaient unir les deux femmes, toutes les luttes que Paul avait soutenues, toutes ses angoisses, toutes ses révoltes, toutes ses haines… autant de détails insignifiants, maintenant qu'il apercevait à vingt pas de lui sa bien-aimée malheureuse. Il ne songea plus qu'aux larmes qu'elle avait versées et n'aperçut plus que sa silhouette amaigrie, frissonnante sous la bise d'hiver. Il s'approcha. Son pas grinça sur le galet de l'allée, et la jeune femme se retourna. Elle n'eut pas un geste. Il comprit, à l'expression de son regard, qu'elle ne le voyait pas, en réalité, mais qu'il était pour elle comme un fantôme qui surgit des brumes du rêve, et que ce fantôme devait bien souvent flotter devant ses yeux hallucinés. Elle lui sourit même un peu, et si tristement que Paul joignit les mains et fut près de s'agenouiller. – Elisabeth… Elisabeth…, balbutia-t-il. Alors elle se redressa et porta la main à son cœur, et elle devint plus pâle encore qu'elle ne l'était la veille au soir, entre le prince Conrad et la comtesse Hermine. L'image sortait des brumes. La réalité se précisait en face d'elle et dans son cerveau. Cette fois elle voyait Paul ! Il se précipita, car il lui semblait qu'elle allait tomber. Mais elle fit un effort sur elle-même, tendit les mains pour qu'il n'avançât point, et le regarda profondément, comme si elle eût voulu pénétrer jusqu'aux ténèbres mêmes de son âme et savoir ce qu'il pensait. Paul ne bougea plus, tout palpitant d'amour. Elle murmura : – Ah ! je vois que tu m'aimes… tu n'as pas cessé de m'aimer… maintenant j'en suis sûre. Elle gardait cependant les bras tendus comme un obstacle, et lui-même ne cherchait pas à avancer. Toute leur vie et tout leur bonheur étaient dans leur regard, et, tandis que leurs yeux se mêlaient éperdument, elle continua : – Ils m'ont dit que tu étais prisonnier. C'est donc vrai ? Ah ! ce que je les ai suppliés pour qu'on me conduisît auprès de toi ! Ce que je me suis abaissée ! J'ai dû même m'asseoir à leur table, et rire de leurs plaisanteries, et porter des bijoux, des colliers de perles qu'ils m'imposaient. Tout cela pour te voir !… Et ils promettaient toujours… Et puis, enfin, cette nuit on m'a emmenée jusqu'ici, et j'ai cru qu'ils s'étaient joués de moi une fois encore… ou bien que c'était un piège nouveau… ou bien qu'ils se décidaient enfin à me tuer… Et puis te voilà !… Te voilà !… toi, mon Paul chéri !… Elle lui saisit la figure entre ses deux mains et, tout à coup, désespérée : – Mais tu ne vas pas t'en aller encore ? Demain seulement, n'est-ce pas ? Ils ne te reprennent pas à moi, comme cela, après quelques minutes ? Tu restes, n'est-ce pas ? Ah ! Paul, je n'ai plus de courage… Ne me quitte plus… Elle fut très étonnée de le voir qui souriait. – Qu'est-ce que tu as, mon Dieu ? Comme tu as l'air d'être heureux ! Il se mit à rire et, cette fois, l'attirant contre lui avec une autorité qui n'admettait point de résistance, il lui baisa les cheveux, et le front, et les joues, et les lèvres, et il disait : – Je ris parce qu'il n'y a pas autre chose à faire que de rire et de t'embrasser. Je ris aussi parce que je me suis imaginé des tas d'histoires absurdes… Oui, figure-toi, ce souper hier soir… je t'ai aperçue de loin, et j'ai souffert la mort… je t'ai accusée de je ne sais quoi… Faut-il être bête ! Elle ne comprenait pas sa gaieté, et elle répéta : – Comme tu es heureux ! Comment se peut-il que tu sois si heureux ? – Il n'y a aucune raison pour que je ne le sois pas, dit Paul toujours en riant. Voyons, réfléchis… On se retrouve tous les deux, à la suite de malheurs auprès desquels ceux qui ont frappé la famille des Atrides ne comptent pas. Nous sommes ensemble, rien ne peut plus nous séparer, et tu ne veux pas que je sois content ? – Rien ne peut donc plus nous séparer ? dit-elle tout anxieuse. – Évidemment. Est-ce donc si étrange ? – Tu restes avec moi ? Nous allons vivre ici ? – Ah ! non, alors… En voilà une idée ! Tu vas faire tes paquets en deux temps, trois mouvements, et nous filons. – Où ? – Où ? Mais en France. Tout bien pesé, il n'y a encore que là que l'on se sente à l'aise. Et, comme elle l'observait avec stupeur, il lui dit : – Allons, dépêchons-nous. L'auto nous attend et j'ai promis à Bernard… oui, ton frère Bernard, je lui ai promis que nous le rejoindrions cette nuit… Tu es prête ? Ah ça, mais pourquoi cet air d'effarement ? Il te faut des explications ? Mais, ma chérie adorée, nous en avons pour des heures et des heures à nous expliquer tous deux. Tu as tourné la tête à un prince impérial… Et puis tu as été fusillée… Et puis… et puis… Enfin, quoi ! Doisje demander main-forte pour que tu me suives ? Elle comprit soudain qu'il parlait sérieusement, et elle lui dit, sans le quitter des yeux : – C'est vrai ? nous sommes libres ? – Entièrement libres. – Nous rentrons en France ? – Directement. – Nous n'avons plus rien à craindre ? – Rien. Alors elle eut une brusque détente. À son tour elle se mit à rire, dans un de ces accès de joie désordonnés où l'on se laisse aller à toutes les gamineries et à tous les enfantillages. Pour un peu, elle eût chanté, elle eût dansé. Et ses larmes coulaient, cependant. Et elle balbutiait : – Libre !… C'est fini !…Ai-je souffert ?… Mais non… Ah ! tu savais que j'ai été fusillée ? Eh bien, je te le jure, ça n'est pas si terrible… Je te raconterai cela, et tant d'autres choses … Toi aussi, tu me raconteras… Mais comment as-tu réussi ? Tu es donc plus fort qu'eux ? Plus fort que l'ineffable Conrad, plus fort que l'empereur ? Mon Dieu, que c'est drôle ! Mon Dieu, que c'est drôle !… Elle s'interrompit et, lui prenant le bras avec une violence subite : – Allons-nous-en, mon chéri. C'est de la folie de rester ici une seconde de plus. Ces gens-là sont capables de tout. Ce sont des fourbes, des criminels. Allons-nous-en… Allons-nous-en… Ils partirent, Aucun incident ne troubla leur voyage. Le soir ils arrivaient aux lignes du front, en face d'Ebrecourt. L'officier d'ordonnance, qui avait tous pouvoirs, fit allumer un réflecteur, et lui-même, après avoir ordonné qu'on agitât un drapeau blanc, conduisit Elisabeth et Paul à l'officier français qui se présenta. Celui-ci téléphona aux services de l'arrière. Une automobile fut envoyée. À neuf heures, Elisabeth et Paul s'arrêtaient à la grille d'Ornequin, et Paul faisait demander Bernard, au-devant duquel il se rendit : – C'est toi, Bernard ? lui dit-il. Écoute-moi, et soyons brefs. Je ramène Elisabeth. Oui, elle est ici dans l'auto. Nous partons pour Corvigny, et tu viens avec nous. Pendant que je vais chercher ma valise et la tienne, toi, donne les ordres nécessaires pour que le prince Conrad soit surveillé de près. Il est en sûreté, n'est-ce pas ? – Oui. – Alors dépêchons. Il s'agit de rejoindre la femme que tu as vue la nuit dernière au moment où elle entrait dans le tunnel. Puisqu'elle est en France, donnons-lui la chasse. – Ne crois-tu pas, Paul que nous trouverions plutôt sa piste en retournant nous-mêmes dans le tunnel et en cherchant l'endroit où il débouche aux environs de Corvigny ? – Du temps perdu. Nous en sommes à un moment de la lutte où il faut brûler les étapes. – Voyons, Paul, la lutte est finie puisque Elisabeth est sauvée. – La lutte ne sera pas finie tant que cette femme vivra. – Mais enfin, qui est-ce ? Paul ne répondit pas. … À dix heures ils descendaient tous trois devant la station de Corvigny. Il n'y avait plus de train. Tout le monde dormait. Sans se rebuter, Paul se rendit au poste militaire, réveilla l'adjudant de service, fit venir le chef de gare, fit venir la buraliste, et réussit, après une enquête minutieuse, à établir que, le matin même de ce lundi, une femme avait pris un billet pour Château-Thierry, munie d'un sauf-conduit en règle au nom de Mme Antonin. Aucune autre femme n'était partie seule. Elle portait l'uniforme de la Croix-Rouge. Son signalement, comme taille et comme visage, correspondait à celui de la comtesse Hermine. – C'est bien elle, déclara Paul, lorsqu'il se fut installé à l'hôtel voisin, ainsi qu'Elisabeth et que Bernard, pour y passer la nuit. C'est bien elle. Elle ne pouvait s'en aller de Corvigny que par là. Et c'est par là que demain matin mardi, à la même heure qu'elle, nous nous en irons. J'espère qu'elle n'aura pas le temps de mettre à exécution le projet qui l'amène en France. En tout cas l'occasion est unique pour nous. Profitons-en. Et comme Bernard répétait : – Mais enfin, qui est-ce ? Il répliqua : – Qui est-ce ? Elisabeth va te le dire. Nous avons une heure devant nous pour nous expliquer sur certains points, et puis on se reposera, ce dont nous avons besoin tous les trois. Le lendemain, ce fut le départ. La confiance de Paul était inébranlable. Bien qu'il ne sût rien des intentions de la comtesse Hermine, il était sûr de marcher dans la bonne voie. De fait, à plusieurs reprises, ils eurent la preuve qu'une infirmière de la Croix-Rouge, voyageant seule et en première classe, avait passé la veille par les mêmes stations. Ils descendirent à Château-Thierry vers la fin de l'aprèsmidi. Paul s'informa. La veille au soir, une automobile de la Croix-Rouge, qui attendait devant la gare, avait emmené l'infirmière. Cette automobile, si l'on s'en rapportait à l'examen de ses papiers, faisait le service d'une des ambulances établies en arrière de Soissons, mais on ne pouvait préciser le lieu exact de cette ambulance. Le renseignement suffisait à Paul. Soissons, c'était la ligne même de la bataille. – Allons-y, dit-il. L'ordre qu'il possédait, signé du général en chef, lui donnait tous les pouvoirs nécessaires pour réquisitionner une automobile et pour pénétrer dans la zone de combat. Ils arrivaient à Soissons au moment du dîner. Les faubourgs, bombardés et ravagés, étaient déserts. La ville elle-même semblait en grande partie abandonnée. Mais, à mesure qu'ils approchaient du centre, une certaine animation se remarquait dans les rues. Des compagnies passaient à vive allure. Des canons et des caissons filaient au trot de leurs attelages, et dans l'hôtel qu'on leur indiqua sur la grand-place, et où logeaient un certain nombre d'officiers, il y avait de l'agitation, des allées et venues, et comme un peu de désordre. Paul et Bernard se firent mettre au courant. Il leur fut répondu que, depuis plusieurs jours, on attaquait avec succès les pentes situées en face de Soissons, de l'autre côté de l'Aisne. L'avant-veille, des bataillons de chasseurs et de Marocains avaient pris d'assaut l'éperon 132. La veille, on maintenait les positions conquises et l'on enlevait les tranchées de la dent de Crouy. Or, au cours de la nuit précédente, au moment même où l'ennemi contre-attaquait violemment, il se produisit un fait assez bizarre. L'Aisne, grossissant à la suite des pluies abondantes, débordait et emportait tous les ponts de Villeneuve et de Soissons. La crue de l'Aisne était normale, mais, si forte qu'elle fût, elle n'expliquait pas la rupture des ponts, et cette rupture, coïncidant avec la contre-attaque allemande, et qui semblait provoquée par des moyens suspects que l'on tâchait d'éclaircir, avait compliqué la situation des troupes françaises en rendant presque impossible l'envoi de renforts. Toute la journée, on s'était maintenu sur l'éperon, mais difficilement et avec beaucoup de pertes. En ce moment on ramenait sur la rive droite de l'Aisne une partie de l'artillerie. Paul et Bernard n'eurent pas une seconde d'hésitation. Dans tout cela ils reconnaissaient la main de la comtesse Hermine. Rupture des ponts, attaques allemandes, les deux événements se produisant la nuit même de son arrivée, comment douter qu'ils ne fussent la conséquence d'un plan conçu par elle et dont l'exécution, préparée pour l'époque où les pluies grossiraient l'Aisne, prouvait la collaboration de la comtesse et de l'étatmajor ennemi. D'ailleurs, Paul se rappelait les phrases qu'elle avait échangées avec l'espion Karl devant le perron de la villa du prince Conrad : – Je vais en France… tout est prêt. Le temps est favorable et l'état-major m'a prévenue… Donc j'y serai demain soir… et il suffira d'un coup de pouce. Le coup de pouce, elle l'avait donné. Tous les ponts, préalablement travaillés par l'espion Karl ou par des agents à sa solde, s'étaient effondrés. – Évidemment, c'est elle, dit Bernard. Et alors, si c'est elle, pourquoi ton air inquiet ? Tu devrais te réjouir au contraire, puisque maintenant nous sommes logiquement sûrs de l'atteindre. – Oui, mais l'atteindrons-nous à temps ? Dans sa conversation avec Karl, elle a prononcé une autre menace qui me semble beaucoup plus grave, et dont je t'ai rapporté également les termes : « La chance tourne contre nous… Si je réussis, ce sera la fin de la série noire. » Et comme son complice lui demandait si elle avait le consentement de l'empereur, elle a répondu : « Inutile. L'entreprise est de celles dont on ne parle pas. » Tu comprends bien, Bernard, qu'il ne s'agit pas de l'attaque allemande ni de la rupture des ponts – cela, c'est de bonne guerre, et l'empereur est au courant –, non, il s'agit d'autre chose qui doit coïncider avec les événements et leur donner leur signification complète. Cette femme ne peut pas croire qu'une avance d'un kilomètre ou deux soit un incident capable de mettre fin à ce qu'elle appelle la série noire. Alors, quoi ? Qu'y a-t-il ? Je l'ignore. Et c'est la raison de mon angoisse. Toute cette soirée et toute la journée du mercredi 13, Paul les employa en investigations dans les rues de la ville ou sur les bords de l'Aisne. Il s'était mis en relation avec l'autorité militaire. Des officiers et des soldats participaient à ses recherches. Ils fouillèrent plusieurs maisons et interrogèrent plusieurs des habitants. Bernard s'était offert à l'accompagner, mais il avait refusé obstinément : – Non. Il est vrai que cette femme ne te connaît pas, mais il ne faut pas qu'elle voie ta sœur. Je te demande donc de rester avec Elisabeth, de l'empêcher de sortir, et de veiller sur elle sans une seconde de répit, car nous avons affaire à l'ennemi le plus terrible qui soit. Le frère et la sœur vécurent donc toutes les heures de cette journée collés aux vitres de leurs fenêtres. Paul revenait prendre ses repas en hâte. Il était tout frémissant d'espoir. – Elle est là, disait-il. Elle a dût quitter, ainsi que ceux qui l'ont accompagnée en auto, son déguisement d'infirmière, et elle se tapit au fond de quelque trou, comme une araignée derrière sa toile. Je la vois, le téléphone à la main, et donnant des ordres à toute une bande d'individus, terrés comme elle, et comme elle invisibles. Mais, son plan, je commence à le discerner, et j'ai sur elle un avantage, c'est qu'elle se croit en sécurité. Elle ignore la mort de son complice Karl. Elle ignore mon entrevue avec le Kaiser. Elle ignore la délivrance d'Elisabeth. Elle ignore notre présence ici. Je la tiens, l'abominable créature. Je la tiens. Les nouvelles de la bataille, cependant, ne s'amélioraient pas. Le mouvement de repli continuait sur la rive gauche. À Crouy, l'âpreté des pertes et l'épaisseur de la boue arrêtaient l'élan des Marocains. Un pont de bateaux, hâtivement construit, s'en allait à la dérive. Lorsque Paul reparut, vers six heures du soir, un peu de sang dégouttait sur sa manche. Elisabeth s'effraya. – Ce n'est rien, dit-il en riant. Une égratignure que je me suis faite, je ne sais où. – Mais ta main, regarde ta main. Tu saignes ! – Non, ce n'est pas mon sang. Ne t'inquiète pas. Tout va bien. Bernard lui dit : – Tu sais que le général en chef est à Soissons depuis ce matin ? – Oui, il paraît… Tant mieux. J'aimerais à lui offrir l'espionne et sa bande. Ce serait un beau cadeau. Durant une heure encore il s'éloigna. Puis il revint et se fit servir à dîner. – Maintenant, tu sembles sûr de ton fait, observa Bernard. – Est-on jamais sûr ? Cette femme est le diable en personne. – Mais tu connais son repaire ? – Oui. – Et tu attends quoi ? – Neuf heures. Jusque-là, je me repose. Un peu avant neuf heures, réveillez-moi. Le canon ne cessait de tonner dans la nuit lointaine. Parfois un obus tombait sur la ville avec un grand fracas. Des troupes passaient en tous sens. Puis il y avait des silences où tous les bruits de la guerre semblaient suspendus, et c'étaient ces minutes-là peut-être qui prenaient la signification la plus redoutable. Paul s'éveilla de lui-même. Il dit à sa femme et à Bernard : – Vous savez, vous êtes de l'expédition. Ce sera dur, Elisabeth, très dur. Es-tu certaine de ne pas faiblir ? – Oh ! Paul… Mais toi-même, comme tu es pâle ! – Oui, dit-il, un peu d'émotion. Non point à cause de ce qui va se passer… Mais, jusqu'au dernier moment, et malgré toutes les précautions prises, j'aurai peur que l'adversaire ne se dérobe… – Cependant… – Eh ! oui, une imprudence, un mauvais hasard qui donne l'éveil, et tout est à recommencer… Qu'est-ce que tu fais donc, Bernard ? – Je prends mon revolver. – Inutile. – Quoi ! fit le jeune homme, on ne va donc pas se battre, dans ton expédition ? Paul ne répondit pas. Selon son habitude, il ne s'exprimait qu'en agissant ou après avoir agi. Bernard prit son revolver. Le dernier coup de neuf heures sonnait lorsqu'ils traversèrent la grand-place, parmi des ténèbres que trouait ça et là un mince rayon de lumière surgi d'une boutique close. Au parvis de la cathédrale, dont ils sentirent au-dessus d'eux l'ombre géante, un groupe de soldats se massait. Paul, ayant lancé sur eux le feu d'une lanterne électrique, dit à celui qui les commandait : – Rien de nouveau, sergent ? – Rien, mon lieutenant. Personne n'est entré dans la maison et personne n'en est sorti. Le sergent siffla légèrement. Vers le milieu de la rue, deux hommes se détachèrent de l'obscurité qui les enveloppait et se rabattirent sur le groupe. – Aucun bruit dans la maison ? – Aucun, sergent. – Aucune lumière derrière les volets ? – Aucune, sergent. Alors Paul se mit en marche, et, tandis que les autres, se conformant à ses instructions, le suivaient sans faire le moindre bruit, il avançait résolument, comme un promeneur attardé qui rejoint son domicile. Ils s'arrêtèrent devant une étroite maison, dont on distinguait à peine le rez-de-chaussée dans le noir de la nuit. La porte s'élevait au haut de trois degrés. Paul la heurta quatre fois à petits coups En même temps il tira une clef de la poche et ouvrit. Dans le vestibule il ralluma sa lanterne électrique, et, ses compagnons observant toujours le même silence, il se dirigea vers une glace qui partait des dalles mêmes du vestibule. Après avoir frappé cette glace de quatre petits coups, il la poussa en appuyant sur le côté. Elle masquait l'orifice d'un escalier qui descendait au sous-sol et dans la cage duquel il envoya aussitôt de la lumière. Cela devait être un signal, le troisième signal convenu, car d'en bas une voix, une voix féminine, mais rauque, éraillée, demanda : – C'est vous, père Walter ? Le moment était venu d'agir. Sans répondre, Paul dégringola l'escalier en quelques bonds. Il arriva juste à l'instant où une porte massive se refermait et où l'accès de la cave allait être barré. Une pesée violente… Il entra. La comtesse Hermine était là, dans la pénombre, immobile, hésitante. Puis, soudain, elle courut à l'autre bout de la cave, saisit un revolver sur une table, se retourna et tira. Le ressort claqua. Mais il n'y eut aucune détonation. Trois fois elle recommença et les trois fois il en fut de même. – Inutile d'insister, ricana Paul. L'arme a été déchargée. La comtesse eut un cri de rage, ouvrit le tiroir de la table, et, prenant un autre revolver, tira coup sur coup quatre fois. Aucune détonation. – Rien à faire, dit Paul en riant, celui-là aussi a été déchargé, et pareillement celui qui est dans le second tiroir, et pareillement toutes les armes de la maison. Et, comme elle regardait avec stupeur, sans comprendre, atterrée de son impuissance, il salua et, se présentant, il prononça simplement ces deux mots qui voulaient tout dire : – Paul Delroze. Chapitre 9 Hohenzollern Sans en avoir les dimensions, la cave offrait l'aspect de ces grandes salles voûtées que l'on trouve en Champagne. Des murs propres, un sol égal où couraient des chemins de briques, une atmosphère tiède, une alcôve réservée entre deux tonneaux et fermée par un rideau, des sièges, des meubles, des carpettes, tout cela formait, en même temps qu'une habitation confortable, à l'abri des obus, un refuge certain pour quiconque redoutait les visites indiscrètes. Paul se rappela les ruines du vieux phare au bord de l'Yser et le tunnel d'Ornequin à Ebrecourt. Ainsi, la lutte se continuait sous terre. Guerre de tranchées et guerre de caves, guerre d'espionnage et guerre de ruse, c'étaient toujours les mêmes procédés sournois, honteux, équivoques, criminels. Paul avait éteint sa lanterne, de sorte que la salle n'était plus que vaguement éclairée par une lampe à pétrole suspendue à la voûte, et dont la lueur, que rabattait un abat-jour opaque, dessinait un cercle blanc au milieu duquel ils se trouvaient tous deux seuls. Elisabeth et Bernard restaient en arrière, dans l'ombre. Le sergent et ses hommes n'avaient pas paru. Mais on entendait le bruit de leur présence au bas de l'escalier. La comtesse ne bougeait pas. Elle était vêtue comme au soir du souper dans la villa du prince Conrad. Son visage, où ne se voyaient plus ni peur ni effarement, montrait plutôt l'effort de la réflexion, comme si elle eût voulu calculer toutes les conséquences de la situation qui lui était révélée. Paul Delroze ? Quel était le but de son agression ? Sans doute – et c'était évidemment cette pensée qui détendait peu à peu les traits de la comtesse Hermine –, sans doute poursuivait-il la délivrance de sa femme. Elle sourit. Elisabeth prisonnière en Allemagne, quelle monnaie d'échange pour elle-même, pour elle, prise au piège, mais qui pouvait encore commander aux événements ! Sur un signe, Bernard s'avança, et Paul dit à la comtesse : – Mon beau-frère. Le major Hermann, lorsqu'il était attaché dans la maison du passeur, l'a peut-être vu, comme il m'a peutêtre vu. Mais, en tout cas, la comtesse Hermine, soyons plus précis, la comtesse d'Andeville, ne connaît pas, ou du moins a oublié son fils, Bernard d'Andeville. Elle paraissait maintenant tout à fait rassurée, et gardait l'air de quelqu'un qui combat avec des armes égales et même plus puissantes. Elle ne se troubla donc pas en face de Bernard, et fit d'un ton dégagé : – Bernard d'Andeville ressemble beaucoup à sa sœur Elisabeth, que les circonstances m'ont permis de ne pas perdre de vue, elle. Il y a trois jours encore nous soupions, elle et moi, avec le prince Conrad. Le prince Conrad a une grande affection pour Elisabeth, et c'est justice, car elle est charmante, et si aimable ! Je l'aime beaucoup, en vérité ! Paul et Bernard eurent un même geste, qui les eût jetés sur la comtesse s'ils n'avaient réussi à contenir leur haine. Paul écarta son beau-frère dont il sentait l'exaspération, et, répondant au défi de l'adversaire sur un ton aussi allègre : – Mais oui, je sais… j'étais là… J'ai même assisté à son départ. – Vraiment ? – Vraiment. Votre ami Karl m'a offert une place dans son automobile. – Dans son automobile ? – Parfaitement, et nous sommes tous partis pour votre château de Hildensheim… une bien belle demeure que j'aurais eu plaisir à visiter plus à fond… Mais le séjour en est dangereux, souvent mortel… de sorte que… La comtesse le regardait avec une inquiétude croissante. Que voulait-il dire ? Comment savait-il ces choses ? Elle voulut l'effrayer à son tour, afin de voir clair dans le jeu de l'ennemi, et prononça d'une voix âpre : – En effet, le séjour en est souvent mortel ! On respire là un air qui n'est pas bon pour tout le monde… – Un air empoisonné… – Justement. – Et vous craignez pour Elisabeth ? – Ma foi, oui. La santé de cette pauvre petite est déjà compromise, et je ne serai tranquille… – Que quand elle sera morte, n'est-ce pas ? Elle laissa passer quelques secondes, puis répliqua très nettement, de façon que Paul comprît bien la portée de ses paroles : – Oui, quand elle sera morte… ce qui ne peut pas beaucoup tarder… si ce n'est déjà fait. Il y eut un assez long silence. Une fois de plus, en face de cette femme, Paul éprouvait le même besoin de meurtre, le même besoin d'assouvir sa haine. Il fallait que cela fût. Son devoir était de tuer, et c'était un crime que de n'y pas obéir. Elisabeth restait dans l'ombre, debout à trois pas en arrière. Sans un mot, lentement, Paul se retourna de son côté, leva le bras, pressa le ressort de sa lanterne, et la dirigea vers la jeune femme, dont le visage demeura ainsi en pleine lumière. Jamais Paul, en accomplissant ce geste, n'eût pensé que l'effet en dût être si violent sur la comtesse Hermine. Une femme comme elle ne pouvait se tromper, se croire le jouet d'une hallucination ou la dupe d'une ressemblance. Non. Elle admit sur-le-champ que Paul avait délivré sa femme, et qu'Elisabeth était là devant elle. Mais comment un aussi formidable événement était-il possible ? Elisabeth, que, trois jours auparavant, elle avait laissée entre les mains de Karl… Elisabeth, qui, à l'heure actuelle, devait être morte ou prisonnière dans une forteresse allemande dont plus de deux millions de soldats interdisaient l'approche… Elisabeth était là ? En moins de trois jours elle avait échappé à Karl, elle avait fui le château de Hildensheim, elle avait traversé les lignes de deux millions d'Allemands ? La comtesse Hermine, le visage décomposé, s'assit devant cette table qui lui servait de rempart, et, rageusement, colla ses poings crispés contre ses joues. Elle comprenait la situation. Il ne s'agissait plus de plaisanter ni de provoquer. Il ne s'agissait plus d'un marché à débattre. Dans la partie effroyable qu'elle jouait, toute chance de victoire lui manquait subitement. Elle devait subir la loi du vainqueur, et le vainqueur c'était Paul Delroze ! Elle balbutia : – Où voulez-vous en venir ? Quel est votre but ? M'assassiner ? Il haussa les épaules. – Nous ne sommes pas de ceux qui assassinent. Vous êtes là pour être jugée. La peine que vous aurez à subir sera la peine qui vous sera infligée à la suite d'un débat légal, où vous pourrez vous défendre. Elle fut secouée d'un tremblement et protesta : – Vous n'avez pas le droit de me juger, vous n'êtes pas des juges. La peur, ce sentiment qu'elle semblait ignorer jusqu'ici, la peur montait en elle. Tout bas, elle répéta : – Vous n'êtes pas des juges… je proteste… Vous n'avez pas le droit. À ce moment, il y eut du côté de l'escalier un certain tumulte. Une voix cria : « Fixe ! » Presque aussitôt la porte, qui restait entrebâillée, fut poussée et livra passage à trois officiers couverts de leurs grands manteaux. Paul alla vivement à leur rencontre et les fit asseoir sur des chaises, dans la partie où la lumière ne pénétrait pas. Un quatrième survint. Reçu par Paul, celui-ci s'assit plus loin, à l'écart. Elisabeth et Bernard se tenaient l'un près de l'autre. Paul reprit sa place en avant, sur le côté de la table, et debout. Et il dit gravement : – Nous ne sommes pas des juges, en effet, et nous ne voulons pas prendre un droit qui ne nous appartient pas. Ceux qui vous jugeront, les voici. Moi, j'accuse. Le mot fut articulé d'une façon âpre et coupante, avec une énergie extrême. Et tout de suite, sans hésitation, comme s'il eût bien établi d'avance tous les points du réquisitoire qu'il allait prononcer, et prononcer d'un ton où il ne voulait montrer ni haine ni colère, il commença : – Vous êtes née au château de Hildensheim, dont votre grand-père était régisseur et qui fut donné à votre père après la guerre de 1870. Vous vous appelez réellement Hermine, Hermine de Hohenzollern. Ce nom de Hohenzollern, votre père s'en faisait gloire, bien qu'il n'y eût pas droit, mais la faveur extraordinaire que lui marquait le vieil empereur empêcha qu'on le lui contestât jamais. Il fit la campagne de 70 comme colonel, et s'y distingua par une cruauté et une rapacité inouïes. Toutes les richesses qui ornent votre château de Hildensheim proviennent de France et, pour comble d'effronterie, sur chaque objet se trouve une note qui établit son lieu d'origine et le nom du propriétaire à qui il fut volé. En outre, dans le vestibule, une plaque de marbre porte en lettres d'or le nom de tous les villages français brûlés par ordre de Son Excellence le colonel comte de Hohenzollern. Le Kaiser est venu souvent dans ce château. Toutes les fois qu'il passe devant la plaque de marbre, il salue. La comtesse écoutait distraitement. Cette histoire devait lui paraître d'une importance médiocre. Elle attendait qu'il fût question d'elle. Paul continua : – Vous avez hérité de votre père deux sentiments qui dominent toute votre vie, un amour effréné pour cette dynastie des Hohenzollern à qui il semble que le hasard d'un caprice impérial, ou plutôt royal, ait rattaché votre père, et une haine féroce, sauvage, contre cette France à laquelle il regrettait de ne pas avoir fait assez de mal. L'amour de la dynastie, vous l'avez concentré tout entier, aussitôt femme, sur celui qui la représente actuellement, et, cela, à un tel point qu'après avoir eu l'espoir invraisemblable de monter sur le trône, vous lui avez tout pardonné, même son mariage, même son ingratitude, pour vous dévouer à lui, corps et âme. Mariée par lui à un prince autrichien qui mourut on ne sait pas comment, puis à un prince russe qui mourut on ne sait pas non plus comment, partout vous avez travaillé pour l'unique grandeur de votre idole. Au moment où la guerre entre l'Angleterre et le Transvaal fut déclarée, vous étiez au Transvaal. Au moment de la guerre russo-japonaise, vous étiez au Japon. Vous étiez partout, à Vienne lorsque le prince Rodolphe fut assassiné ; à Belgrade lorsque le roi Alexandre et la reine Draga furent assassinés. Mais je n'insisterai pas davantage sur votre rôle… diplomatique. J'ai hâte d'arriver à votre œuvre de prédilection, celle que vous avez poursuivie depuis vingt ans contre la France. Une expression méchante, presque heureuse, contracta le visage de la comtesse Hermine. Vraiment oui, c'était son œuvre de prédilection. Elle y avait employé toutes ses forces et toute sa perverse intelligence. – Et même, rectifia Paul, je n'insisterai pas non plus sur la besogne gigantesque de préparation et d'espionnage que vous avez dirigée. Jusque dans un village du Nord, au sommet d'un clocher, j'ai trouvé l'un de vos complices armé d'un poignard à vos initiales. Tout ce qui s'est fait, c'est vous qui l'avez conçu, organisé, exécuté. Les preuves que j'ai recueillies, les lettres de vos correspondants comme vos lettres à vous, sont déjà entre les mains du tribunal. Mais ce que je veux mettre spécialement en lumière, c'est la partie de votre effort qui concerne le château d'Ornequin. D'ailleurs ce ne sera pas long. Quelques faits reliés par des crimes. Voilà tout. Un silence encore. La comtesse prêtait l'oreille avec une sorte de curiosité anxieuse. Paul articula : – C'est en 1894 que vous avez proposé à l'empereur le percement d'un tunnel d'Ebrecourt à Corvigny. Après études faites par les ingénieurs, il fut reconnu que cette œuvre « colossale » n'était possible et ne pourrait être efficace que si l'on entrait en possession du château d'Ornequin. Le propriétaire de ce château était justement d'une très mauvaise santé. On attendit. Comme il ne se pressait pas de mourir, vous êtes venue à Corvigny. Huit jours plus tard, il mourait. Premier crime. – Vous mentez ! Vous mentez ! cria la comtesse. Vous n'avez aucune preuve. Je vous défie de donner la preuve. Paul continua sans répondre : – Le château fut mis en vente, et, chose inexplicable, sans la moindre publicité, en cachette pour ainsi dire. Or, il arriva ceci, c'est que l'agent d'affaires à qui vous aviez donné vos instructions manœuvra si maladroitement que le château fut adjugé au comte d'Andeville, qui vint y demeurer l'année suivante avec sa femme et ses deux enfants. « D'où colère, désarroi, et enfin, résolution de commencer quand même, et de pratiquer les premiers sondages à l'endroit où se trouvait une petite chapelle située, à cette époque, en dehors du parc. L'empereur vint plusieurs fois d'Ebrecourt. Un jour, en sortant de cette chapelle, il fut rencontré et reconnu par mon père et par moi. Dix minutes plus tard, vous accostiez mon père. J'étais frappé. Mon père tombait. Deuxième crime. – Vous mentez ! proféra de nouveau la comtesse. Ce ne sont là que des mensonges ! Pas une preuve ! – Un mois plus tard, continua Paul, toujours très calme, la comtesse d'Andeville, contrainte par sa santé à quitter Ornequin, s'en allait dans le Midi, où elle finissait par succomber dans les bras de son mari, et la mort de sa femme inspirait à M. d'Andeville une telle répulsion pour Ornequin qu'il décidait de n'y jamais retourner. « Aussitôt votre plan s'exécute. Le château étant libre, il faut s'y installer. Comment ? En achetant le garde, Jérôme et sa femme. Oui, en les achetant, et c'est pourquoi j'ai été trompé, moi qui m'en rapportais à leurs figures franches et à leurs manières pleines de bonhomie. Donc vous les achetez. Ces deux misérables, qui ont en réalité comme excuse qu'ils ne sont pas Alsaciens, ainsi qu'ils le prétendent, mais d'origine étrangère, et qui ne prévoient pas les conséquences de leur trahison, ces deux misérables acceptent le pacte. Dès lors, vous êtes chez vous, et libre de venir à Ornequin lorsque cela vous plaît. Sur votre ordre, Jérôme va même jusqu'à tenir secrète la mort de la comtesse Hermine, de la véritable comtesse Hermine. Et, comme vous vous appelez aussi comtesse Hermine, que personne ne connaissait Mme d'Andeville, laquelle vivait à l'écart, tout se passe très bien. « Vous accumulez d'ailleurs les précautions. Une entre autres qui me déroute, autant que la complicité du garde et de sa femme. Le portrait de la comtesse d'Andeville se trouvait dans le boudoir naguère habité par elle. Vous faites faire de vous un portrait d'égale grandeur, qui s'adapte dans le cadre même où le nom de la comtesse est inscrit. Et ce portrait vous représente sous le même aspect qu'elle, vêtue, coiffée de la même façon. Bref, vous devenez ce que vous avez cherché à paraître dès le début, et du vivant de Mme d'Andeville dont vous commenciez déjà à copier la tenue, vous devenez comtesse Hermine d'Andeville, tout au moins pendant vos séjours à Ornequin. « Un seul danger, le retour possible, imprévu, de M. d'Andeville. Pour y parer d'une façon certaine, un seul remède, le crime. « Vous faites donc en sorte de connaître M. d'Andeville, ce qui vous permet de le surveiller et de correspondre avec lui. Seulement il arrive ceci, sur quoi vous n'avez pas compté, c'est qu'un sentiment, vraiment inattendu chez une femme comme vous, vous attache peu à peu à celui que vous avez choisi comme victime. J'ai déposé au dossier une photographie de vous, envoyée de Berlin à M. d'Andeville. À cette époque, vous espériez l'amener au mariage, mais il voit clair dans votre jeu, se dérobe et rompt. » La comtesse avait froncé les sourcils. Sa bouche se tordit. On sentait toute l'humiliation qu'elle avait subie et toute la rancune qu'elle en gardait. En même temps, elle éprouvait, non point de la honte, mais une surprise croissante à voir ainsi sa vie divulguée dans ses moindres détails, et son passé de crimes surgir des ténèbres où elle le croyait enseveli. – Quand la guerre fut déclarée, reprit Paul, votre œuvre était au point. Postée dans la villa d'Ebrecourt, à l'entrée du tunnel, vous étiez prête. Mon mariage avec Elisabeth d'Andeville, mon arrivée subite au château d'Ornequin, mon désarroi devant le portrait de celle qui avait tué mon père, tout cela, qui vous fut annoncé par Jérôme, vous surprit un peu, et il vous fallut improviser un guet-apens où je manquai d'être assassiné à mon tour. Mais la mobilisation vous débarrassa de moi. Vous pouviez agir. Trois semaines après, Corvigny était bombardé, Ornequin envahi, Elisabeth prisonnière du prince Conrad. « Vous avez vécu là des heures inexprimables. Pour vous, c'est la vengeance, mais c'est aussi, et cela grâce à vous, la grande victoire, le grand rêve accompli ou presque, l'apothéose des Hohenzollern. Encore deux jours et Paris est pris. Encore deux mois et l'Europe est vaincue. Quelle ivresse ! Je connais des mots prononcés par vous à cette époque, et j'ai lu des lettres écrites par vous, qui témoignent d'une véritable folie, folie d'orgueil, folie barbare, folie de l'impossible et du surhumain… « Et puis, soudain, le réveil brutal. La bataille de la Marne ! Ah ! là encore, j'ai vu des lettres écrites par vous. Du premier coup, une femme de votre intelligence devait prévoir – et vous avez prévu – que c'était l'effondrement des espoirs et des certitudes. Vous l'avez écrit à l'empereur. Oui, vous l'avez écrit ! J'ai la copie de la lettre ! Il fallait se défendre cependant. Les troupes françaises approchaient. Par mon beau-frère Bernard, vous apprenez ma présence à Corvigny. Elisabeth sera-t-elle délivrée ? Elisabeth, qui connaît tous vos secrets… Non, elle mourra. Vous ordonnez son exécution. Tout est prêt. Si elle est sauvée, grâce au prince Conrad, et si, à défaut de sa mort, vous devez vous contenter d'un simulacre d'exécution destiné à couper court à mes recherches, du moins elle est emmenée comme une esclave. Et puis, deux victimes vous consolent, Jérôme et Rosalie. Vos complices, bourrelés de remords et attendris par les tortures d'Elisabeth, ont essayé de fuir avec elle. Vous redoutez leur témoignage ; ils sont fusillés. Troisième et quatrième crimes. Et, le lendemain, il y en a deux autres, deux soldats que vous faites assassiner, les prenant pour Bernard et pour moi. Cinquième et sixième crimes. » Ainsi tout le drame se reconstituait en ses épisodes tragiques, et selon l'ordre des événements et des meurtres. Et c'était un spectacle plein d'horreur que celui de cette femme, coupable de tant de forfaits, et que le destin murait au fond de cette cave, en face de ses ennemis mortels. Comment se pouvait-il cependant qu'elle ne parût pas avoir perdu toute espérance ? Car il en était ainsi, et Bernard le remarqua. – Observe-la, dit-il en s'approchant de Paul. Deux fois elle a consulté sa montre. On croirait qu'elle attend un miracle, mieux que cela, un secours direct, inévitable, qui doit lui venir à une heure fixe. Regarde… Ses yeux cherchent… Elle écoute… – Fais entrer tous les soldats qui sont au bas de l'escalier, répondit Paul. Il n'y a aucune raison pour qu'ils n'entendent pas ce qui me reste à dire. Et, se tournant vers la comtesse, il prononça, d'une voix qui s'animait peu à peu : – Nous approchons du dénouement. Toute cette partie de la lutte, vous l'avez conduite sous les apparences du major Hermann, ce qui vous était plus commode pour suivre les armées et pour jouer votre rôle d'espion en chef. Hermann, Hermine… Le major Hermann, que vous faisiez passer au besoin pour votre frère, c'était vous, comtesse Hermine. Et c'est vous dont j'ai surpris l'entretien avec le faux Laschen, ou plutôt avec l'espion Karl, dans les ruines du phare au bord de l'Yser. Et c'est vous que j'ai pu saisir et attacher dans la soupente de la maison du passeur. « Ah ! quel beau coup vous avez manqué ce jour-là. Vos trois ennemis blessés, à portée de votre main… Et vous avez fui sans les apercevoir, sans les achever ! Et vous ne saviez plus rien de nous, tandis que nous, nous connaissions vos projets. Dimanche le 10 janvier, rendez-vous à Ebrecourt, rendez-vous sinistre que vous avez pris avec Karl, tout en lui annonçant votre volonté implacable de supprimer Elisabeth. Et ce dimanche 10 janvier j'étais exact au rendez-vous. J'assistais au souper du prince Conrad ! J'étais là, après le souper, lorsque vous avez remis à Karl la fiole de poison ! J'étais là, sur le siège même de l'automobile, lorsque vous avez donné à Karl vos dernières instructions ! J'étais partout. Et, le soir même, Karl mourait. Et, la nuit suivante, j'enlevais le prince Conrad. Et le lendemain, c'est-à-dire avant-hier, maître d'un pareil otage, obligeant ainsi l'empereur à négocier avec moi, je lui dictais mes conditions, dont la première était la liberté immédiate d'Elisabeth. Et l'empereur cédait. Et nous voici ! » Une parole entre toutes ces paroles, dont chacune montrait à la comtesse Hermine avec quelle énergie implacable elle avait été traquée, une parole la bouleversa, comme la plus effroyable des catastrophes. Elle balbutia : – Mort ? Vous dites que Karl est mort ? – Abattu par sa maîtresse au moment même où il essayait de me tuer, s'exclama Paul que la haine emportait de nouveau. Abattu comme une bête enragée ! Oui, l'espion Karl est mort, et jusqu'à sa mort, il fut le traître qu'il avait été toute sa vie. Vous me demandiez des preuves ? C'est dans la poche de Karl que je les ai trouvées ! C'est dans son carnet que j'ai lu l'histoire de vos crimes, et la copie de vos lettres, et certaines de vos lettres ellesmêmes. Il prévoyait qu'un jour ou l'autre, une fois votre œuvre accomplie, vous le sacrifieriez à votre sécurité, et il se vengeait d'avance… Il se vengeait comme le garde Jérôme et sa femme Rosalie, sur le point d'être fusillés par votre ordre, se sont vengés en révélant à Elisabeth votre rôle mystérieux au château d'Ornequin. Voilà vos complices ! Vous les tuez, mais ils vous perdent. Ce n'est plus moi qui vous accuse. Ce sont eux. Leurs lettres, leurs témoignages sont déjà entre les mains de vos juges. Que pouvez-vous répondre ? Paul se tenait presque contre elle. À peine si le coin de la table les séparait l'un de l'autre, et il la menaçait de toute sa colère et de toute son exécration. Elle recula jusqu'au mur, sous un porte-manteau où étaient pendus des vêtements, des blouses, toute une défroque qui devait lui servir à se déguiser. Bien que cernée, prise au piège, confondue par tant de preuves, démasquée et impuissante, elle gardait une attitude de défi et de provocation. La partie ne semblait pas perdue pour elle. Des atouts restaient dans son jeu. Et elle dit : – Je n'ai pas à répondre. Vous parlez d'une femme qui a commis des crimes. Et je ne suis pas cette femme. Il ne s'agit pas de prouver que la comtesse Hermine est une espionne et une criminelle. Il s'agit de prouver que je suis la comtesse Hermine. Or qui peut le prouver ? – Moi ! À l'écart des trois officiers que Paul avait indiqués comme faisant fonction de juges, il y en avait un quatrième, entré en même temps, et qui avait écouté dans le même silence et dans la même immobilité. Celui-là s'avança. La lueur de la lampe illumina sa figure. La comtesse murmura : – Stéphane d'Andeville… Stéphane… C'était en effet le père d'Elisabeth et de Bernard. Il était très pâle, affaibli par les blessures qu'il avait reçues et dont il commençait seulement à se remettre. Il embrassa ses enfants. Bernard lui dit avec émotion : – Ah ! te voici, père. – Oui, dit-il, j'ai été averti par le général en chef, et je suis venu à l'appel de Paul. Un rude homme que ton mari, Elisabeth. Tantôt, déjà, quand nous nous sommes retrouvés dans les rues de Soissons, il m'avait mis au courant. Et maintenant, je me rends compte de tout ce qu'il a fait… pour écraser cette vipère. Il s'était posé face à la comtesse, et l'on sentait toute l'importance des mots qu'il allait dire. Un moment, elle baissa la tête devant lui. Mais ses yeux redevinrent bientôt provocants. Et elle articula : – Vous aussi, vous venez m'accuser ? Qu'avez-vous à dire contre moi, à votre tour ? Des mensonges, n'est-ce pas ? Des infamies ? Il attendit qu'un long silence eût recouvert ces paroles. Puis, lentement, il prononça : – Je viens d'abord en témoin, qui apporte sur votre identité l'attestation que vous réclamiez tout à l'heure. Vous vous êtes présentée jadis sous un nom qui n'était pas le vôtre, et sous lequel vous avez réussi à gagner ma confiance. Plus tard, lorsque vous avez cherché à nouer entre nous des relations plus étroites, vous m'avez révélé votre véritable personnalité, espérant ainsi m'éblouir par vos titres et par vos alliances. J'ai donc le droit et le devoir de déclarer, devant Dieu et devant les hommes, que vous êtes bien la comtesse Hermine de Hohenzollern. Les parchemins que vous m'avez montrés sont authentiques. Et c'est justement parce que vous étiez la comtesse de Hohenzollern que j'ai cessé des rapports qui m'étaient d'ailleurs, je ne savais pas pourquoi, pénibles et désagréables. Voilà mon rôle de témoin. – Rôle infâme, s'écria-t-elle furieusement. Rôle de mensonge, je vous l'avais bien dit. Pas une preuve ! – Pas une preuve ? fit le comte d'Andeville, qui s'approcha d'elle, tout vibrant de colère. Et cette photographie, envoyée de Berlin par vous, et signée par vous ? Cette photographie, où vous avez eu l'impudence de vous habiller comme ma femme ? Oui, vous ! Vous ! vous avez fait cela ! Vous avez cru qu'en essayant de rapprocher votre image et l'image de ma pauvre bien-aimée, vous évoqueriez en moi des sentiments qui vous seraient favorables ! Et vous n'avez pas senti que c'était la pire injure, pour moi, et le pire outrage, pour la morte ! Et vous avez osé, vous, vous, après ce qui s'était passé !… Ainsi que Paul Delroze un instant auparavant, le comte était debout contre elle, menaçant et plein de haine. Elle murmura, avec une sorte d'embarras : – Eh bien, pourquoi pas ? Il serra les poings et reprit : – En effet, pourquoi pas ? J'ignorais alors ce que vous étiez, et je ne savais rien du drame… du drame d'autrefois… C'est aujourd'hui seulement que j'ai rapproché les faits, et si je vous ai repoussée autrefois avec une répulsion instinctive, c'est avec une exécration sans pareille que je vous accuse maintenant… maintenant que je sais… oui, que je sais, et en toute certitude. Déjà, lorsque ma pauvre femme se mourait, plusieurs fois, dans sa chambre d'agonie, le docteur me disait : « C'est un mal étrange. Bronchite, pneumonie, certes, et cependant il y a des choses que je ne comprends pas… des symptômes… pourquoi ne pas le dire ? des symptômes d'empoisonnement. » Je protestais alors. L'hypothèse était impossible. Empoisonnée, ma femme ! Et par qui ? Par vous, comtesse Hermine, par vous ! Je l'affirme aujourd'hui. Par vous ! Je le jure sur mon salut éternel. Des preuves ? Mais, c'est votre vie elle-même, c'est tout ce qui vous accuse. « Tenez, il est un point sur lequel Paul Delroze n'a pas fait toute la lumière. Il n'a pas compris pourquoi, lorsque vous assassiniez son père, pourquoi vous portiez des vêtements semblables à ceux de ma femme. Pourquoi ? mais pour cette abominable raison que, déjà, à cette époque, la mort de ma femme était résolue, et que, déjà, vous vouliez créer dans l'esprit de ceux qui pourraient vous surprendre une confusion entre la comtesse d'Andeville et vous. La preuve est irrécusable. Ma femme vous gênait : vous l'avez tuée. Vous aviez deviné qu'une fois ma femme morte je ne reviendrais plus à Ornequin, et vous avez tué ma femme!... Paul Delroze, tu as annoncé six crimes. Voilà le septième, l'assassinat de la comtesse d'Andeville ! » Le comte avait levé ses deux poings et les tenait devant la figure de la comtesse Hermine. Il tremblait de rage, et l'on eût dit qu'il allait frapper. Elle, pourtant, demeurait impassible. Contre cette nouvelle accusation, elle n'eut pas un mot de révolte. Il semblait que tout lui fût devenu indifférent, aussi bien cette charge imprévue que toutes celles qui l'accablaient. Tous les périls s'écartaient d'elle. Ce qu'elle avait à répondre ne l'obsédait plus. Sa pensée était ailleurs. Elle écoutait autre chose que ces paroles. Elle voyait autre chose que ce spectacle, et, comme l'avait remarqué Bernard, on eût dit qu'elle se préoccupait plus de ce qui se passait dehors que de la situation, cependant si effrayante, où elle se trouvait. Mais pourquoi ? Qu'espérait-elle ? Une troisième fois elle consulta sa montre. Une minute s'écoula. Une autre minute encore. Puis, quelque part dans la cave, à la partie supérieure, il y eut un bruit, une sorte de déclenchement. La comtesse se redressa. Et, de toute son attention, elle écouta, avec une expression si ardente que personne ne troubla le silence énorme. Instinctivement Paul Delroze et M. d'Andeville avaient reculé jusqu'à la table. La comtesse Hermine écoutait… Elle écoutait… Et soudain, au-dessus d'elle, dans l'épaisseur des voûtes, une sonnerie vibra. Quelques secondes seulement… Quatre appels égaux… Et ce fut tout. Chapitre 10 Deux exécutions Plus encore peut-être que par la vibration inexplicable de cette sonnerie, le coup de théâtre fut produit par le soubresaut de triomphe qui secoua la comtesse Hermine. Elle poussa un cri de joie sauvage, puis éclata de rire. Son visage se transforma. Plus d'inquiétude, plus de cette tension où l'on sent la pensée qui cherche et qui s'effare, mais de l'insolence, de la certitude, du mépris, un orgueil démesuré. – Imbéciles ! ricana-t-elle… Imbéciles !… Alors vous avez cru ? Non, faut-il que les Français soient naïfs !… Vous avez cru que, moi, vous me prendriez ainsi, dans une souricière ? Moi ! Moi !… Les paroles ne pouvaient plus sortir de sa bouche, trop nombreuses et trop pressées. Elle se raidit, ferma les yeux un instant dans un grand effort de volonté, puis, allongeant le bras droit et poussant un fauteuil, découvrit une petite plaque d'acajou sur laquelle il y avait une manette de cuivre qu'elle saisit à tâtons, les yeux toujours dirigés vers Paul, vers le comte d'Andeville, vers son fils, vers les trois officiers. Et elle scanda d'une voix sèche, coupante : – Qu'ai-je à craindre de vous maintenant ? La comtesse Hermine de Hohenzollern ? Vous voulez savoir si c'est moi ? Oui, c'est bien moi. Je ne le nie pas… Je le proclame même… Tous les actes que vous appelez stupidement des crimes, oui, je les ai accomplis… C'était mon devoir envers mon empereur… Espionne ? non pas… Allemande, tout simplement. Et ce que fait une Allemande pour sa patrie est justement fait. « Et puis… et puis assez de paroles niaises et de bavardages sur le passé. Le présent seul et l'avenir importent. Et, du présent comme de l'avenir me voilà redevenue maîtresse. Mais oui, mais oui, grâce à vous, je reprends la direction des événements, et nous allons rire. Voulez-vous savoir une chose ? Tout ce qui vient de se produire ici depuis quelques jours, c'est moi qui l'ai préparé. Les ponts que la rivière a enlevés, c'est sur mes ordres qu'ils avaient été sapés à leur base… Pourquoi ? Pour le piètre résultat de vous faire reculer ? Certes, il nous fallait cela d'abord, nous avions besoin d'annoncer une victoire… Victoire ou non, elle sera annoncée, et elle aura son effet, je vous en réponds. Mais ce que je voulais, c'était mieux. Et j'ai réussi. » Elle s'arrêta, puis reprit d'un ton plus sourd, le buste penché vers ceux qui l'écoutaient : – Le recul, le désordre parmi vos troupes, la nécessité de faire obstacle à l'avance et d'amener des renforts, c'était de toute évidence l'obligation pour votre général en chef de venir ici et de s'y concerter avec ses généraux. Depuis des mois, je le guette, celui-là. Impossible de l'approcher. Impossible d'exécuter mon plan. Alors que faire ? Que faire, mais tout bonnement le faire venir à moi, puisque je ne pouvais aller à lui… Le faire venir et l'attirer dans un endroit choisi par moi, où j'aurais pris toutes mes dispositions. Or, il est venu. Mes dispositions sont prises. Et je n'ai plus qu'à vouloir… Je n'ai plus qu'à vouloir ! Il est ici, dans une des chambres de la petite villa qu'il habite chaque fois qu'il vient à Soissons. Il y est. Je le sais. J'attendais le signal qu'un de mes agents devait me donner. Ce signal, vous l'avez entendu. Donc, n'est-ce pas, aucun doute. Celui que je guettais travaille en ce moment avec ses généraux dans une maison que je connais et que j'ai fait miner. Il y a près de lui un commandant d'armée, un des meilleurs, et un commandant de corps d'armée, un des meilleurs aussi. Ils sont trois – je ne parle pas des comparses – et, ces trois-là, je n'ai qu'un geste à faire, cette manette à lever, pour qu'ils sautent tous les trois avec la maison qui les abrite. Dois-je le faire, ce geste ? Dans la pièce, il y eut un claquement bref. Bernard d'Andeville armait son revolver. – Mais il faut la tuer, la misérable, cria-t-il. Paul se jeta devant lui en proférant : – Tais-toi ! et ne bouge pas ! La comtesse se mit à rire de nouveau, et quelle joie méchante frémissait dans ce rire ! – Tu as raison, Paul Delroze. Tu comprends la situation, toi. Si rapidement que ce jeune écervelé m'envoie sa balle, j'aurai toujours le temps de lever la manette. Et c'est cela qu'il ne faut pas, n'est-ce pas ? C'est cela que ces messieurs et toi voulez éviter à tout prix… même au prix de ma liberté, n'est-ce pas ? Car nous en sommes là, hélas ! Tout mon beau plan s'écroule puisque je suis entre vos mains. Mais je vaux bien à moi seule vos trois grands généraux, hein ? et j'ai bien le droit de les épargner pour me sauver… Ainsi nous sommes d'accord ? Leur vie contre la mienne ! Et tout de suite !… Paul Delroze, tu as une minute pour consulter ces messieurs. Si, dans une minute, parlant en ton nom et au leur, tu ne me donnes pas ta parole que vous me considérez comme libre, et que toute protection me sera accordée pour passer en Suisse, alors… alors « la bobinette cherra », comme on dit dans le Petit Chaperon rouge. Ah ! ce que je vous tiens tous ! Et combien c'est comique ! Dépêche-toi, ami Delroze. Ta parole… Mais oui, cela me suffit. Dame ! la parole d'un officier français !… Ah ! ah ! ah ! Son rire, un rire nerveux et méprisant, se prolongea dans le grand silence. Et il arriva peu à peu qu'il y résonna de façon moins assurée, comme ces paroles qui ne provoquent pas l'effet prévu. De lui-même il sembla se disloquer, s'interrompit et cessa tout d'un coup. Et elle était stupéfaite : Paul Delroze n'avait pas bougé, et aucun des officiers, et aucun des soldats qui se trouvaient dans la salle, n'avait bougé. Elle les menaça du poing. – J'ordonne qu'on se hâte !… Vous avez une minute, messieurs les Français. Une minute, pas davantage… Personne ne bougea. Elle comptait à voix basse, et, de dix en dix, proclamait les secondes écoulées. À la quarantième, elle se tut, la face inquiète. Parmi les assistants, même immobilité. Une crise de fureur la souleva. – Mais vous êtes fous ! Vous n'avez donc pas compris ? Ou bien vous ne me croyez pas peut-être ? Oui, j'ai deviné, ils ne me croient pas ! Ils n'imaginent pas que ce soit possible, et que j'aie pu atteindre un pareil résultat ! Un miracle, n'est-ce pas ? Mais non, de la volonté, tout simplement, et de l'esprit de suite. Et puis, vos soldats n'étaient-ils pas là ? Mon Dieu oui, vos soldats eux-mêmes qui ont travaillé pour moi en posant des lignes téléphoniques entre la poste et la maison réservée au quartier général ! Mes agents n'ont eu qu'à se brancher là-dessus, et c'était chose faite : le fourneau de mine creusé sous la maison se trouvait relié avec cette cave ! Me croyez-vous maintenant ? Sa voix se cassait, haletante et rauque. Son inquiétude, de plus en plus précise, lui ravageait les traits. Pourquoi ces hommes ne remuaient-ils pas ? Pourquoi ne tenaient-ils aucun compte de ses ordres ? Avaient-ils pris l'inadmissible résolution de tout accepter plutôt que de lui faire grâce ? – Voyons, quoi ? murmura-t-elle, vous me comprenez bien cependant ?… Ou alors c'est de la folie ! Voyons, réfléchissez… Vos généraux ? L'effet que leur mort causerait ?… L'impression formidable que cette mort donnerait de notre puissance ?… Et quel désarroi !… Le recul de vos troupes !… Le haut commandement désorganisé!… Voyons, voyons !… On eût cru qu'elle cherchait à les convaincre… bien plus, qu'elle les suppliait de se placer à son point de vue à elle, et d'admettre les conséquences qu'elle avait assignées à son acte. Pour que son plan réussît, il fallait qu'ils consentissent à agir dans le sens de la logique. Sinon… sinon… Brusquement, elle se révolta contre elle-même et contre cette espèce de supplication humiliante à quoi elle s'abaissait. Et, reprenant son attitude de menace, elle cria : – Tant pis pour eux ! Tant pis pour eux ! C'est vous qui les aurez condamnés ! Alors vous le voulez ? Nous sommes bien d'accord ? Et puis, vous croyez me tenir peut-être ? Allons donc ! Même si vous vous entêtez, la comtesse Hermine n'a pas dit son dernier mot ! Vous ne la connaissez pas, la comtesse Hermine… Elle ne se rend jamais… la comtesse Hermine… la comtesse Hermine… Elle était abominable à voir. Une sorte de démence la possédait. Convulsée, tordue de rage, hideuse, vieillie de vingt ans, elle évoquait l'image d'un démon que brûlent les flammes de l'enfer. Elle injuriait. Elle blasphémait. Elle lançait des imprécations. Elle riait même à l'idée de la catastrophe que son geste allait provoquer. Et elle bégayait : – Tant pis ! C'est vous… c'est vous, les bourreaux… Ah ! quelle folie ! Alors vous l'exigez ? Mais ils sont fous !… Leurs généraux ! leurs chefs ! Non, mais ils ont perdu la tête ! Voilà qu'ils sacrifient de gaieté de cœur leurs grands généraux ! leurs grands chefs ! Et cela, sans raison, par entêtement stupide. Eh bien ! tant pis pour eux ! Tant pis pour eux ! Vous l'aurez voulu ! Vous l'aurez voulu. Je vous rends responsables. Il s'agissait d'un mot. Et ce mot… Elle eut une hésitation suprême. La figure farouche et inflexible, elle épia ces hommes obstinés qui semblaient obéir à une implacable consigne. Aucun d'eux ne bougea. Alors on eût dit que, mise en face de la décision fatale, elle était envahie par un tel bouillonnement de volupté méchante qu'elle en oubliait l'horreur de sa situation. Elle prononça simplement : – Que la volonté de Dieu soit faite, et que mon empereur soit victorieux ! Les yeux fixes, le buste rigide, du doigt elle leva la manette. Ce fut immédiat. À travers les voûtes, à travers l'espace, le bruit de l'explosion lointaine pénétra jusqu'à la cave. Le sol parut trembler comme si le choc se fût propagé dans les entrailles de la terre. Puis, le silence. La comtesse Hermine écouta encore quelques secondes. Son visage était illuminé de joie. Elle répéta : – Pour que mon empereur soit victorieux ! Et tout à coup, rabattant son bras contre elle, elle fit un effort violent en arrière, parmi les vêtements et les blouses auxquels son dos s'appuyait, eut l'air vraiment de s'enfoncer dans le mur, et disparut. On entendit le fracas d'une lourde porte qui se referme, et, presque en même temps, au milieu de la cave, une détonation. Bernard avait tiré dans le tas des vêtements. Et déjà il s'élançait vers la porte cachée lorsque Paul l'empoigna et le cloua sur place. Bernard se débattit sous l'étreinte. – Mais elle nous échappe !… et tu l'as laissée faire ? Enfin, quoi ! Tu te rappelles pourtant bien le tunnel d'Ebrecourt et le système des fils électriques ?… C'est la même chose !… Et la voici qui s'enfuit !… Il ne comprenait rien à la conduite de Paul. Et sa sœur était comme lui, indignée. C'était là l'immonde créature qui avait tué leur mère, qui avait pris le nom et la place de leur mère, et on la laissait échapper ! Elisabeth cria : – Paul, Paul, il faut la poursuivre… il faut l'écraser… Paul, oublies-tu donc tout ce qu'elle a fait ? Elle ne l'avait pas oublié, elle. Elle se souvenait du château d'Ornequin, et de la villa du prince Conrad, et du soir où elle avait dû vider une coupe de Champagne, et du marché qu'on lui avait imposé, et de toutes les hontes, et de toutes les tortures… Mais Paul ne prêtait attention ni au frère, ni à la sœur, pas plus que les officiers et que les soldats. Tous observaient la même consigne d'impassibilité. Aucun événement n'avait prise sur eux. Il s'écoula deux ou trois minutes durant lesquelles on échangea quelques paroles à voix basse, sans que personne pourtant ne remuât de sa place. Défaillante et brisée par l'émotion, Elisabeth pleurait. Bernard, que les sanglots de sa sœur horripilaient, avait l'impression d'un de ces cauchemars où l'on assiste aux spectacles les plus affreux sans avoir la force ni la puissance de réagir. Et puis il arriva une chose que tout le monde, sauf lui et sauf Elisabeth, eut l'air de trouver très naturelle. Un bruit grinça du côté des vêtements. La porte invisible roula sur ses gonds. Les vêtements s'agitèrent et livrèrent passage à une forme humaine qui fut jetée sur le sol comme un paquet. Bernard d'Andeville poussa une exclamation de joie. Elisabeth regardait et riait à travers ses larmes. C'était la comtesse Hermine, ficelée et bâillonnée. À sa suite trois gendarmes entrèrent. – Voilà l'objet, plaisanta l'un d'eux d'une bonne grosse voix. Ah ! c'est qu'on commençait à se faire des cheveux, mon lieutenant, et on se demandait si vous aviez deviné juste et si c'était bien là l'issue par où elle décamperait. Mais cré bon sang, mon lieutenant, la bougresse nous a donné du fil à retordre. Quelle furie ! Elle mordait comme une bête puante. Et ce qu'elle gueulait ! Ah ! la chienne !… Et, s'adressant aux soldats provoquaient une vive hilarité : chez qui ses paroles – Camarades, il ne manquait plus que ce gibier-là à notre chasse de tantôt. Mais, vrai, c'est une belle pièce, et le lieutenant Delroze avait bien relevé sa piste. Le tableau est au complet maintenant. Toute une bande de Boches en une journée ! Eh ! mon lieutenant, que faites-vous ? Attention ! La bête a des crocs ! Paul s'était penché sur l'espionne. Il lui desserra son bâillon, qui paraissait la faire souffrir. Aussitôt elle s'efforça de crier, mais c'étaient des syllabes étouffées, incohérentes, où Paul cependant discerna quelques mots contre lesquels il protesta. – Non, dit-il, pas même cela, pas même cette satisfaction. Le coup est raté… Et c'est là le châtiment le plus terrible, n'estce pas ?… Mourir sans avoir fait le mal qu'on voulait faire. Et quel mal ! Il se releva et s'approcha du groupe des officiers. Ils causaient tous les trois, leur mission de juges étant finie, et l'un d'eux dit à Paul : – Bien joué, Delroze. Tous mes compliments. – Je vous remercie, mon général. J'aurais pu éviter cette tentative d'évasion, mais j'ai voulu accumuler le plus de preuves possible contre cette femme, et non pas seulement l'accuser des crimes qu'elle a commis, mais vous la montrer en pleine action et en plein crime. Le général observa : – Eh ! c'est qu'elle n'y va pas de main morte, la gueuse ! Sans vous, Delroze, la villa sautait avec tous mes collaborateurs, et moi par-dessus le marché ! Mais, dites donc, cette explosion que nous avons entendue ?… – Une construction inutile, mon général, construction déjà démolie par les obus, d'ailleurs, et dont le commandement de la place voulait se débarrasser. Nous n'avons eu qu'à faire dévier le fil électrique qui part d'ici. – Ainsi, toute la bande est prise ? – Oui, mon général, grâce à l'un des complices, sur qui j'ai eu la chance de mettre la main tantôt, et qui m'a fourni les indications nécessaires pour pénétrer ici, après m'avoir révélé en détail le plan de la comtesse Hermine et le nom de tous les complices. Ce soir, à dix heures, celui-là devait, si vous étiez en train de travailler dans votre villa, en avertir la comtesse au moyen de cette sonnerie. L'appel a eu lieu, mais sur mon ordre et donné par un de nos soldats. – Bravo, et encore une fois merci, Delroze. Le général s'avança dans le cercle de lumière. Il était grand et fort. Une épaisse moustache toute blanche lui couvrait la lèvre. Il y eut parmi les assistants un mouvement de surprise. Bernard d'Andeville et sa sœur s'étaient rapprochés. Les soldats prirent la position militaire. Ils avaient reconnu le général en chef. Le commandant d'armée et le commandant de corps d'armée l'accompagnaient. En face d'eux, les gendarmes avaient poussé l'espionne contre le mur. Ils lui délièrent les jambes, mais ils durent la soutenir, car ses jambes flageolaient sous elle. Et, plus encore que l'épouvante, c'était une stupeur indicible que son visage exprimait. De ses yeux agrandis, elle contemplait fixement celui qu'elle avait voulu tuer, celui qu'elle croyait mort, et qui vivait, et qui prononcerait contre elle l'inévitable sentence de mort. Paul répéta : – Mourir sans avoir fait le mal qu'on voulait faire, c'est cela qui est terrible, n'est-ce pas ? Le général en chef vivait ! L'affreux et formidable complot avait avorté ! Il vivait, et tous ses collaborateurs vivaient aussi, et tous les ennemis de l'espionne vivaient également, Paul Delroze, Stéphane d'Andeville, Bernard, Elisabeth… ceux qu'elle avait poursuivis de sa haine inlassable, ils étaient là ! Elle allait mourir avec cette vision, atroce pour elle, de ses ennemis heureux et réunis. Et surtout elle allait mourir avec cette idée que tout était perdu. Son grand rêve s'écroulait. Avec la comtesse Hermine disparaissait l'âme même des Hohenzollern. Et tout cela se voyait dans ses yeux hagards, où passaient des lueurs de démence. Le général dit à l'un de ses compagnons : – Vous avez donné les ordres ? La bande va être fusillée ? – Oui, mon général, dès ce soir. – Eh bien, qu'on commence par cette femme-là. Et tout de suite. Ici même. L'espionne tressauta. Sous l'effort d'une grimace, elle réussit à déplacer son bâillon, et on l'entendit qui implorait sa grâce dans un flux de paroles et de gémissements. – Partons, fit le général en chef. Il sentit que deux mains brûlantes pressaient les siennes. Elisabeth, inclinée vers lui, le suppliait en pleurant. Paul présenta sa femme. Le général dit avec douceur : – Je vois que vous avez pitié, madame, malgré tout ce qu'on vous a fait. Il ne faut pas avoir pitié, madame. Oui, évidemment, c'est la pitié que l'on a pour ceux qui vont mourir. Mais il ne faut pas en avoir pour ceux-là ni pour ceux de cette race. Ils se sont mis en dehors de l'humanité et jamais nous ne devrons l'oublier. Quand vous serez mère, madame, vous apprendrez à vos enfants un sentiment que la France ignorait et qui sera une sauvegarde dans l'avenir : la haine des Barbares. Il lui prit le bras d'un geste amical et l'entraîna vers la porte. – Permettez-moi de vous conduire. Vous venez, Delroze ? Vous devez avoir besoin de repos après une telle journée. Ils sortirent. L'espionne hurla : – Grâce ! Grâce ! Déjà les soldats se rangeaient le long du mur opposé. Le comte, Paul et Bernard demeurèrent un instant. Elle avait tué la femme du comte d'Andeville. Elle avait tué la mère de Bernard et le père de Paul. Elle avait torturé Elisabeth. Et, bien que leur âme fût troublée, ils éprouvaient ce grand calme que donne le sentiment de la justice. Aucune haine ne les agitait. Aucune idée de vengeance ne palpitait en eux. Pour la soutenir, les gendarmes avaient attaché l'espionne à un clou par la ceinture. Ils s'écartèrent. Paul lui dit : – Un des soldats qui sont là est prêtre. Si vous avez besoin de son assistance… Mais elle ne comprenait pas. Elle n'écoutait pas. Elle voyait seulement ce qui se passait et ce qui allait se passer, et elle bredouillait interminablement : – Grâce !… Grâce !.., Grâce !… Ils partirent tous les trois. Lorsqu'ils arrivèrent au haut de l'escalier, un commandement leur parvint : – En joue !… Afin de ne pas entendre, Paul referma vivement sur lui la porte du vestibule et la porte de la rue. Dehors c'était le grand air, le bon air pur que l'on respire à pleins poumons. Les troupes circulaient en chantant. Ils apprirent que le combat était terminé et nos positions assurées définitivement. Là aussi, la comtesse Hermine avait échoué… Quelques jours plus tard, au château d'Ornequin, le souslieutenant Bernard d'Andeville, que douze hommes suivaient, entrait dans une sorte de casemate, saine et bien chauffée, qui servait de prison au prince Conrad. La table portait des bouteilles et les vestiges d'un repas abondant. À côté, sur son lit, le prince dormait. Bernard lui frappa sur l'épaule. – Ayez du courage, monseigneur. Le prisonnier se dressa, terrifié. – Hein ! quoi ! qu'est-ce que vous dites ? – Ayez du courage, monseigneur. L'heure est venue. Il balbutia, pâle comme un mort : – Du courage ?… Du courage ?… Je ne comprends pas… Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce possible !… Bernard formula : – Tout est toujours possible, et ce qui doit arriver arrive toujours, surtout les catastrophes. Et il proposa : – Un verre de rhum pour vous remettre, monseigneur ?… Une cigarette ?… – Mon Dieu ! mon Dieu ! répéta le prince, qui tremblait comme une feuille. Il accepta machinalement la cigarette que lui tendait Bernard. Mais elle lui tomba des lèvres aux premières bouffées. – Mon Dieu !… Mon Dieu !…, ne cessait-il de bredouiller. Sa détresse redoubla lorsqu'il aperçut les douze hommes qui attendaient, le fusil sous le bras. Il eut ce regard fou du condamné qui, dans la lueur pâle de l'aube, devine la silhouette de la guillotine. On dut le porter jusqu'à la terrasse, devant un pan de mur. – Asseyez-vous, monseigneur, lui dit Bernard. Le malheureux eût été d'ailleurs incapable de se tenir debout. Il s'affaissa sur une pierre. Les douze soldats prirent position en face de lui. Il courba la tête pour ne pas les voir et tout son corps était agité comme le corps d'un pantin dont on tire les ficelles. Un moment se passa. Bernard lui demanda sur un ton de bonne amitié : – Aimez-vous mieux de face ou de dos ? Et comme le prince, anéanti, ne répondait pas, il s'écria : – Eh bien, quoi, monseigneur, vous avez l'air un peu souffrant ? Voyons, il faut prendre sur soi. Vous avez tout le temps. Le lieutenant Paul Delroze ne sera pas là avant dix minutes. Il veut absolument assister… comment dirais-je ?… assister à cette petite cérémonie. Et vraiment, il vous trouvera mauvaise mine. Vous êtes vert, monseigneur. Toujours avec beaucoup d'intérêt, et comme s'il eût cherché à le distraire, il lui dit : – Qu'est-ce que je pourrais bien vous raconter ? La mort de votre amie la comtesse Hermine ? Ah ! ah ! il me semble que cela vous fait dresser l'oreille ! Eh bien, oui, figurez-vous que cette digne personne a été exécutée l'autre jour à Soissons. Et vraiment elle ne faisait pas meilleure figure que vous. On a dû la soutenir. Et ce qu'elle criait ! Et ce qu'elle demandait grâce ! Aucune tenue, quoi ! Aucune dignité ! Mais je m'aperçois que vous pensez à autre chose. Diable ! comment vous divertir ? Ah ! une idée… Il sortit de sa poche un opuscule. – Tenez, monseigneur, je vais vous faire la lecture, tout simplement. Certes, une Bible serait plus de circonstance, mais je n'en ai point. Et puis, il s'agit surtout de vous procurer un instant d'oubli, n'est-ce pas ? et je ne sais rien de meilleur pour un bon Allemand, fier de son pays et des exploits de son armée, je ne sais rien de plus réconfortant que ce petit livre-là. Nous allons le savourer ensemble, voulez-vous, monseigneur ? Titre : les Crimes allemands d'après tes témoignages allemands. Ce sont des carnets de route écrits par vos compatriotes, donc un de ces documents irréfutables devant lesquels la science allemande s'incline avec respect. J'ouvre, et je lis au hasard : « Les habitants ont fui le village. Ce fut horrible. Du sang est collé contre toutes les maisons, et, quant aux visages des morts, ils étaient hideux. On les a enterrés tous aussitôt, au nombre de soixante. Parmi eux, beaucoup de vieilles femmes, des vieux et une femme enceinte et trois enfants qui s'étaient serrés les uns contre les autres et qui sont morts ainsi. Tous les survivants ont été expulsés et j'ai vu quatre petits garçons emporter sur deux bâtons un berceau où était un enfant de cinq à six mois. Tout est livré au pillage. Et j'ai vu aussi une maman avec ses deux petits ; et l'un avait une grande blessure à la tête et un œil crevé. « C'est curieux, tout cela, n'est-ce pas, monseigneur ? » Il continua : « 26 août. – L'admirable village de Gué-d'Hossus (Ardennes) a été livré à l'incendie, bien qu'innocent, à ce qu'il me semble. On me dit qu'un cycliste est tombé de sa machine et que dans sa chute, son fusil est parti tout seul ; alors, on a fait feu dans sa direction. Là-dessus, on a tout simplement jeté les habitants mâles dans les flammes. « Et plus loin : « 25 août (en Belgique). – Des habitants de la ville, on en a fusillé trois cents. Ceux qui survécurent au feu de salve furent réquisitionnés comme fossoyeurs. Il aurait fallu voir les femmes à ce moment… » Et la lecture continua, coupée de réflexions judicieuses que Bernard émettait d'une voix placide, comme s'il eût commenté un texte d'histoire. Et le prince Conrad semblait près de s'évanouir. Lorsque Paul arriva au château d'Ornequin, et que, descendu d'automobile, il se rendit sur la terrasse, la vue du prince, la mise en scène des douze soldats, tout lui indiqua la petite comédie quelque peu macabre à laquelle Bernard s'était livré. Il protesta, d'un ton de reproche : « Oh ! Bernard… » Le jeune homme s'écria, affectant un air innocent : – Ah ! te voilà, Paul ? Vite ! Monseigneur et moi, nous t'attendions. Enfin, nous allons expédier cette affaire ! Il alla se placer devant ses hommes à dix pas du prince. – Vous êtes prêt, monseigneur ? Ah ! décidément, vous préférez de face… Parfait ! D'ailleurs vous êtes bien plus sympathique de face. Ah ! par exemple, les jambes moins molles, s'il vous plaît ! Un peu de ressort !… Et le sourire, n'estce pas ? Attention… Je compte… Un, deux… Souriez donc, sacrebleu !… Il avait baissé la tête, et il tenait contre sa poitrine un petit appareil de photographie. Presque aussitôt le déclic se produisit. Il s'exclama : – Voilà ! Ça y est ! Monseigneur, je ne saurais trop vous remercier. Vous y avez mis une complaisance, une patience ! Le sourire est peut-être un peu forcé, la bouche conserve son rictus de condamné à mort, et les yeux ont un regard de cadavre. À part ça, l'expression est charmante. Tous mes remerciements. Paul ne put s'empêcher de rire. Le prince Conrad n'avait pas très bien pris la plaisanterie. Pourtant il sentait que le danger avait disparu, et il tâchait de se raidir comme un monsieur qui supporte toutes les infortunes avec une dignité méprisante. Paul Delroze lui dit : – Vous êtes libre, monseigneur. Un des officiers d'ordonnance de l'empereur et moi, nous avons rendez-vous à trois heures sur le front même. Il amène vingt prisonniers français, et je vous remettrai entre ses mains. Veuillez avoir l'obligeance de monter dans cette automobile. Visiblement, le prince Conrad ne saisissait pas un mot de ce que lui disait Paul. Le rendez-vous sur le front, les vingt prisonniers surtout, autant de phrases confuses qui n'entraient pas en son cerveau. Mais comme il avait pris place dans l'automobile et que la voiture contournait lentement la pelouse, il eut une vision qui acheva de le déconcerter : Elisabeth d'Andeville, debout sur l'herbe, s'inclinait en souriant. Hallucination, évidemment. Il se frotta les yeux d'un air ahuri, et son geste indiquait si bien sa pensée que Bernard lui dit : – Détrompez-vous, monseigneur. C'est bien Elisabeth d'Andeville. Ma foi oui, Paul Delroze et moi, nous avons jugé qu'il était préférable d'aller la chercher en Allemagne. Alors, on a pris son Baedeker. On a demandé un rendez-vous à l'empereur. Et c'est lui-même qui a bien voulu, avec sa bonne grâce habituelle… Ah ! par exemple, monseigneur, attendezvous à ce que votre papa vous lave la tête. Sa Majesté est furieuse après vous. Quoi ! Du scandale !… Une conduite de bâton de chaise ! Quel savon, monseigneur ! L'échange eut lieu à l'heure fixée. Les vingt prisonniers français furent rendus. Paul Delroze prit à part l'officier d'ordonnance. – Monsieur, lui dit-il, vous voudrez bien rapporter à l'empereur que la comtesse Hermine de Hohenzollern a essayé d'assassiner, à Soissons, le général en chef. Arrêtée par moi et jugée, elle a été, sur les ordres du général en chef, fusillée. Je suis possesseur d'un certain nombre de ses papiers et surtout de lettres intimes auxquelles, je n'en doute pas, l'empereur attache personnellement la plus grande importance. Ces lettres lui seront renvoyées le jour où le château d'Ornequin aura retrouvé tous ses meubles et toutes ses collections. Je vous salue, monsieur. C'était fini. Sur toute la ligne, Paul gagnait la bataille. Il avait délivré Elisabeth et vengé son père. Il avait frappé à la tête le service d'espionnage allemand et tenu, en exigeant la liberté des vingt officiers français, toutes les promesses faites au général en chef. Il pouvait concevoir de son œuvre une fierté légitime. Au retour, Bernard lui dit : – Alors, je t'ai choqué tout à l'heure ? – Plus que choqué, dit Paul en riant, indigné. – Indigné, vraiment !… Indigné !… Ainsi voilà un jeune mufle qui essaye de te prendre ta femme, et il en est quitte pour quelques jours de cellule ! Voilà un des chefs de ces brigands qui assassinent et qui pillent, et il va rentrer chez lui et recommencer ses pillages et ses assassinats ! Voyons, c'est absurde. Réfléchis un peu que tous ces bandits qui ont voulu la guerre, princes, empereurs, femmes de prince et d'empereur, ne connaissent de la guerre que ses grandeurs et que ses beautés tragiques, et jamais rien des angoisses qui torturent les pauvres gens. Ils souffrent moralement dans l'effroi du châtiment qui les guette, mais non point physiquement dans leur chair et dans la chair de leur chair. Les autres meurent. Eux, ils continuent à vivre. Et alors que j'ai cette occasion unique d'en tenir un, alors que je pourrais me venger de lui et de ses complices, l'exécuter froidement comme ils exécutent nos sœurs et nos femmes, tu trouves extraordinaire que je lui fasse connaître pendant dix minutes le frisson de la mort ! Non, c'est-à-dire qu'en bonne justice humaine et logique j'aurais dû lui infliger un minimum de supplice qu'il n'aurait jamais oublié. Lui couper une oreille, par exemple, ou le bout du nez. – Tu as mille fois raison, dit Paul. – Tu vois, j'aurais dû lui couper le bout du nez ! Tu es de mon avis ! Combien je regrette ! Et moi, imbécile, je me suis contenté d'une misérable leçon dont il ne se souviendra même plus demain. Quelle poire je suis ! Enfin, ce qui me console, c'est que j'ai pris une photographie qui constitue le plus inestimable des documents… la tête d'un Hohenzollern en face de la mort. Non, mais l'as-tu vue, cette tête ! L'auto traversait le village d'Ornequin. Il était désert. Les barbares avaient brûlé toutes les maisons et emmené tous les habitants, comme on chasse devant soi des troupeaux d'esclaves. Cependant ils aperçurent assis parmi les décombres un homme en haillons, un vieillard. Il les regarda stupidement avec des yeux de fou. À côté, un enfant leur tendit les bras, de pauvres petits bras qui n'avaient plus de mains… Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 La Comtesse de Cagliostro Arsène Lupin, cambrioleur (Le Journal 1923 – 1924) Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) 3 Les Confidences d'Arsène Lupin 1913 4 5 Le Bouchon de cristal Arsène Lupin Sholmès contre Herlock La Dame blonde (Je Sais Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) (Je Sais Tout 1908 – 1909) (Le Journal 1926 – 1927) Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et 1912 1908 6 7 8 L'Aiguille creuse La Demoiselle aux yeux verts Les Huit coups de l'horloge 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de Jean-Louis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 11 « 813 » (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) Le Triangle d'or 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 10 L'Éclat d'obus 12 L'Île aux trente cercueils 13 Les Dents du tigre 14 L'Homme à la peau de bique 15 L'Agence Barnett et Cie 16 Le Cabochon d'émeraude 17 La Demeure mystérieuse 18 La Barre-y-va 19 La Femme aux deux sourires 20 Victor, de la brigade mondaine 21 La Cagliostro se venge 22 Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 (L'Auto 1939) 1941 pays, tel le Canada, mais protégé – téléchargement non autorisé – dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ —— Mai 2004 —— - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Attention : VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Maurice Leblanc LA FEMME AUX DEUX SOURIRES (1933) Chapitre I Prologue : L'étrange blessure Le drame, avec les circonstances qui le préparèrent et les péripéties qu'il comporte, peut être résumé en quelques pages, sans qu'il y ait risque de laisser dans l'ombre le plus mince épisode dont il faille tenir compte pour atteindre l'inaccessible vérité. Cela se passa le plus naturellement du monde. Aucune de ces menaces sournoises que multiplie parfois le destin à l'approche des événements de quelque grandeur. Aucun souffle annonçant l'orage. Aucune angoisse. Pas même une inquiétude parmi ceux qui furent les spectateurs confondus de cette toute petite chose, si tragique par l'immensité du mystère qui l'enveloppa. Voici les faits : M. et Mme de Jouvelle et les invités qu'ils recevaient dans leur château de Volnic en Auvergne – un vaste manoir à tourelles, couvert de tuiles rousses – avaient assisté à un concert donné à Vichy par l'admirable chanteuse Élisabeth Hornain. Le jour suivant, le 13 août, sur l'invitation de Mme de Jouvelle, qui avait connu Élisabeth avant qu'elle n'eût demandé le divorce contre le banquier Hornain, celle-ci vint déjeuner, le château n'étant séparé de Vichy que par une douzaine de kilomètres. Déjeuner fort gai. Les châtelains savaient mettre dans leur accueil cette bonne grâce et cette délicatesse qui donnent du relief à chacun des invités. Ceux-ci, au nombre de huit, faisaient assaut de verve et d'esprit. Il y avait trois jeunes couples, un général en retraite et le marquis Jean d'Erlemont, gentilhomme d'une quarantaine d'années, ayant grande allure et une séduction à laquelle aucune femme n'était insensible. Mais l'hommage de ces dix personnes, leur effort pour plaire et pour briller, allaient vers Élisabeth Hornain, comme si, en sa présence, aucune parole ne pouvait être prononcée qui n'eût pour motif de la faire sourire ou d'attirer son regard. Elle, cependant, ne s'évertuait ni à plaire ni à briller. Elle ne laissait tomber que des phrases assez rares, où il y avait du bon sens, de la finesse, mais point d'esprit, ni de vivacité. À quoi bon ? Elle était belle. Sa beauté lui tenait lieu de tout. Elle eût dit les choses les plus profondes qu'elles se fussent perdues dans le rayonnement de sa beauté. En face d'elle, on ne pensait qu'à cela, à ses yeux bleus, à ses lèvres sensuelles, à l'éclat de son teint, à la forme de son visage. Même au théâtre, malgré sa voix chaude et son réel talent d'artiste lyrique, elle conquérait d'abord à force d'être belle. Elle portait toujours des robes très simples, que l'on n'eût pas remarquées davantage si elles eussent été plus élégantes, car on ne songeait qu'à la grâce de son corps, à l'harmonie de ses gestes et à la splendeur de ses épaules. Sur son corsage ruisselaient de merveilleux colliers, qui s'entrelaçaient les uns aux autres dans un désordre éblouissant de rubis, d'émeraudes et de diamants. Si on l'en complimentait, elle réprimait l'admiration avec un sourire : « Bijoux de théâtre… Mais j'avoue qu'ils sont bien imités. – J'aurais juré… », disait-on. Elle affirmait : « Moi aussi… et tout le monde s'y laisse prendre… » Après le déjeuner, le marquis d'Erlemont manœuvra de telle sorte qu'il réussit à la tenir à l'écart et à lui parler en tête à tête. Elle écoutait avec intérêt et un certain air de rêverie. Les autres invités formaient groupe autour de la maîtresse de maison, que cet aparté semblait agacer. « Il perd son temps, murmurait-elle. Voilà des années que je connais Élisabeth. Aucun espoir pour les amoureux. C'est une belle statue, indifférente. Va, mon bonhomme, tu peux jouer ta petite comédie et sortir tes meilleurs trucs… Rien à faire. » Ils étaient tous assis sur la terrasse, à l'ombre du château. Un jardin creux s'allongeait à leurs pieds, étirant sous le soleil ses lignes droites, ses pelouses vertes, ses allées de sable jaune, ses plates-bandes plantées d'ifs taillés. Tout au bout, l'amas des ruines qui restaient de l'ancien château, des tours, du donjon et de la chapelle, s'étageait sur des monticules où grimpaient des chemins parmi le fouillis des lauriers, des buis et des houx. L'endroit était majestueux et puissant, et le spectacle prenait d'autant plus de caractère que l'on savait qu'au-delà de cet entassement prodigieux, c'était le vide d'un précipice. L'envers de ce que l'on voyait tombait à pic sur un ravin qui encerclait le domaine, et au creux duquel mugissait, à une profondeur de cinquante mètres, l'eau tumultueuse d'un torrent. « Quel cadre ! fit Élisabeth Hornain. Quand on pense au carton peint de nos décors ! à la toile des murs qui tremble et à la tapisserie des arbres découpés !… Ce serait bon de jouer ici. – Qui vous empêche d'y chanter, tout au moins, Élisabeth ? dit Mme de Jouvelle. – La voix se perd dans cette immensité. – Pas la vôtre, protesta Jean d'Erlemont. Et ce serait si beau ! Offrez-nous cette vision… » Elle riait. Elle cherchait des excuses et se débattait au milieu de tous ces gens qui insistaient auprès d'elle et la suppliaient. « Non, non, disait-elle… j'ai eu tort de parler ainsi… je serais ridicule… je paraîtrais si frêle !… » Mais sa résistance mollissait. Le marquis lui avait saisi la main et cherchait à l'entraîner. « Venez… je vous montre la route… Venez… cela nous ferait un tel plaisir ! » Elle hésita encore, puis, prenant son parti : « Soit. Accompagnez-moi jusqu'au pied des ruines. » Soudain résolue, elle s'en alla par le jardin, lentement, de cette allure aisée et bien rythmée qui était la sienne au théâtre. Au-delà des pelouses, elle monta cinq marches de pierre qui la conduisirent à la terrasse opposée à celle du château. D'autres marches s'offraient, plus étroites, avec une rampe où alternaient des pots de géraniums et des vases de pierre anciens. Une avenue d'aucubas s'amorçait sur la gauche. Elle tourna, suivie du marquis, et disparut derrière le rideau des arbustes. Au bout d'un moment, on la vit, seule cette fois, qui gravissait d'autres marches escarpées, tandis que Jean d'Erlemont repassait par le jardin creux. Enfin, elle reparut, plus haut encore, sur un terre-plein où il y avait les trois arches gothiques d'une chapelle démolie et, au fond, une muraille de lierre qui barrait l'espace. Elle s'arrêta. Debout sur un tertre qui lui faisait comme un piédestal, elle semblait très grande, de proportions surhumaines et, lorsqu'elle étendit ses bras et qu'elle se mit à chanter, elle emplit de son geste et de sa voix le vaste cirque de feuillage et de granit que recouvrait le ciel bleu. M. et Mme de Jouvelle et leurs invités écoutaient et regardaient avec des visages contractés, et cette impression que l'on éprouve lorsque se forment, au fond de nous, des souvenirs que l'on sait inoubliables. Le personnel du château, le personnel de la ferme qui touchait d'un côté aux murs du domaine, et une dizaine de paysans du village voisin, s'étaient groupés à toutes les portes et à tous les coins des massifs, et chacun sentait toute la qualité de la minute présente. Ce qu'Élisabeth Hornain chantait, on ne le savait pas trop. Cela s'élevait et se répandait en notes graves, amples, tragiques parfois, mais palpitantes d'espoir et de vie. Et soudain… Mais il faut bien se rappeler que la scène se passait dans une sécurité absolue et qu'il n'y avait aucune raison, humainement possible, pour qu'elle ne se continuât pas et ne s'achevât point dans cette même sécurité absolue. Ce qui se produisit fut brusque, immédiat. S'il y eut des différences de sensation parmi les spectateurs, il n'y en eut pas dans la certitude qu'ils eurent tous – et dont ils témoignèrent – que le fait éclata comme une bombe que l'on n'eût ni devinée ni prévue (la même expression se représenta dans les dépositions). Oui, soudain, il y eut la catastrophe. La voix magique s'interrompit, net. La statue vivante qui chantait là-bas dans l'espace clos vacilla sur son piédestal de ruines et, d'un coup, s'écroula, sans un cri, sans un geste de peur, sans un mouvement de défense ou de détresse. On eut tout de suite, de façon irrévocable, la conviction qu'il n'y avait ni lutte ni agonie, et que l'on n'arriverait pas auprès d'une femme qui mourait, mais auprès d'une femme que la mort avait frappée dès la première seconde. De fait, quand on parvint à l'esplanade supérieure, Élisabeth Hornain gisait, inerte, livide… Congestion ? Crise cardiaque ? Non. Du sang coulait, abondamment, sur le haut de son épaule nue et sur sa gorge. On le vit aussitôt, ce sang rouge qui s'épanchait. Et l'on constata en même temps cette chose incompréhensible que quelqu'un formula en un cri de stupeur : « Les colliers ont disparu ! » Il serait fastidieux de rappeler les détails d'une enquête pour laquelle, à l'époque, tout le monde se passionna. Enquête inutile d'ailleurs, et rapidement terminée. Les magistrats et les policiers qui la conduisirent se heurtèrent dès le début à une porte close, contre laquelle tous leurs efforts furent vains. Tous ils eurent l'impression profonde qu'il n'y avait rien à faire. Un crime, un vol. Voilà tout. Car le crime était indiscutable. On ne retrouva certes ni arme, ni projectile, ni assassin. Mais quant à nier le crime, personne n'y songea. Sur quarante-deux assistants, cinq affirmèrent avoir vu une lueur, quelque part, sans que les cinq affirmations concordassent sur l'emplacement et sur la direction de cette lueur. Les trente-sept autres n'avaient rien vu. De même trois personnes prétendirent avoir entendu le bruit sourd d'une détonation tandis que les trente-neuf autres n'avaient rien entendu. En tout cas, le fait même du crime demeurait en dehors de toute discussion puisqu'il y avait eu blessure. Et blessure terrible, effroyable, la blessure qu'eût provoquée au sommet de l'épaule gauche, juste au bas du cou, une balle monstrueuse. Une balle ? Mais il eût fallu que le meurtrier fût perché dans les ruines, à un endroit plus élevé que la chanteuse, et que cette balle eût pénétré profondément dans la chair et eût causé des ravages internes, ce qui n'était point. On eût dit plutôt que la plaie, d'où le sang s'était épanché, avait été creusée par un instrument contondant, marteau ou casse-tête. Mais qui avait manié ce marteau ou ce casse-tête ? et comment un tel geste avait-il pu rester invisible ? Et, d'autre part, qu'étaient devenus les colliers ? S'il y avait eu crime et s'il y avait eu vol, qui avait commis l'un et l'autre ? Et quel miracle avait permis à l'agresseur de s'échapper, alors que quelques domestiques, postés à certaines fenêtres du dernier étage, n'avaient pas quitté des yeux la chanteuse, l'esplanade où elle chantait, son corps quand elle tombait, son cadavre quand elle gisait sur le sol ? alors que tous ces gens eussent vu, sans aucun doute, les allées et venues d'un homme, sa fuite entre les massifs, sa course éperdue ?… alors que, parderrière, le décor des ruines plongeait en une falaise abrupte qu'il était matériellement impossible d'escalader ou de descendre ?… S'était-il couché sous le lierre, ou dans quelque trou ? On chercha durant deux semaines. On fit venir de Paris un jeune policier, ambitieux et tenace, Gorgeret, qui avait déjà réussi des coups de maître. Peines perdues. Investigations sans résultat. L'affaire fut classée, au grand ennui de Gorgeret, qui se promit bien de ne jamais l'abandonner. Effarés par ce drame, M. et Mme de Jouvelle quittèrent Volnic en annonçant leur volonté formelle de n'y jamais revenir. Le château fut à vendre, tout meublé, tel qu'il était. Quelqu'un l'acheta, six mois plus tard. On ne sut pas qui, maître Audigat, le notaire, ayant négocié la vente en grand secret. Tous les domestiques, les fermiers, les jardiniers, reçurent leur congé. Seule la grosse tour, sous laquelle passait la voûte cochère, fut habitée par un individu d'un certain âge qui s'y installa avec sa femme : Lebardon, ancien gendarme. Mis à la retraite, il avait accepté ce poste de confiance. Les gens du village essayèrent vainement de le faire parler : leur curiosité fut déjouée. Il montait la garde âprement. Tout au plus remarqua-t-on que, à diverses reprises, peut-être une fois par an, et à des époques différentes, un monsieur arrivait le soir en automobile, couchait au château, et repartait le lendemain dans la nuit. Le propriétaire, sans doute, qui venait s'entretenir avec Lebardon. Mais aucune certitude. On n'en sut pas davantage de ce côté. Onze ans plus tard, le gendarme Lebardon mourait. Sa femme demeura seule dans la tour d'entrée. Aussi peu bavarde que son mari, elle ne dit rien de ce qui se passait dans le château. Mais s'y passait-il quelque chose ? Et quatre ans encore s'écoulèrent. Chapitre II Clara la blonde Gare Saint-Lazare. Entre les grilles qui défendent l'accès des quais et les issues qui conduisent au grand hall des PasPerdus, le flot des voyageurs allait et venait, se divisait en courants de départs et d'arrivées, tourbillonnait en remous éperdus, s'écoulait précipitamment vers les portes et vers les passages. Des disques, munis d'aiguilles immobiles, indiquaient des points de destination. Des employés vérifiaient et poinçonnaient les tickets. Deux hommes, qui ne semblaient pas participer à cette hâte fiévreuse, déambulaient entre les groupes, de l'air distrait de deux promeneurs dont les préoccupations étaient absolument étrangères aux bousculades de la foule. L'un, gros et puissant, de visage peu sympathique, d'expression dure ; l'autre frêle, étriqué ; tous deux coiffés de chapeaux melons, la figure barrée de moustaches. Ils s'arrêtèrent auprès d'une issue où le disque ne signalait rien et où quatre employés attendaient. Le plus maigre des deux hommes s'approcha et demanda poliment : « À quelle heure arrive le train de 15h47 ? » L'employé répondit d'un ton narquois : « À 15h47. » Le gros monsieur haussa les épaules comme s'il déplorait la bêtise de son compagnon, et à son tour questionna : « C'est bien le train de Lisieux, n'est-ce pas ? – Le train 368, en effet, lui fut-il répondu. Il sera là dans dix minutes. – Pas de retard ? – Pas de retard. » Les deux promeneurs s'éloignèrent et s'appuyèrent contre un pilier. Il s'écoula trois, puis quatre, puis cinq minutes. « C'est embêtant, dit le gros monsieur, je ne vois pas le type qu'on doit nous envoyer de la Préfecture. – Vous avez donc besoin de lui ? – Parbleu ! S'il n'apporte pas le mandat d'amener, comment veux-tu qu'on agisse avec la voyageuse ? – Peut-être qu'il nous cherche ? Peut-être qu'il ne nous connaît pas ? – Idiot ! Qu'il ne te connaisse pas, toi, Flamant, tout naturel… Mais, moi, Gorgeret, l'inspecteur principal Gorgeret, qui, depuis l'affaire du château de Volnic, est toujours sur la brèche ! » Le nommé Flamant, vexé, insinua : « L'affaire du château de Volnic, c'est vieux. Quinze ans ! – Et le cambriolage de la rue Saint-Honoré ? Et la souricière où j'ai pris le grand Paul, est-ce que ça remonte aux Croisades ? Pas même deux mois ! – Vous l'avez pris… vous l'avez pris… n'empêche qu'il court toujours, le grand Paul… – N'empêche que j'avais si bien combiné mon truc que c'est encore moi qu'on mobilise. Tiens, regarde si l'ordre de service ne me désigne pas nommément ? » Il tira de son portefeuille un papier qu'il déplia et qu'ils lurent ensemble. Préfecture de Police 4 juin. Ordre de Service (Urgent) La maîtresse du grand Paul, la dénommée Clara la Blonde, a été vue dans le train 368, arrivant de Lisieux à 15h47. Envoyer immédiatement l'inspecteur principal Gorgeret. Un mandat d'amener lui sera transmis gare Saint-Lazare, avant arrivée train. Signalement de la demoiselle : bandeaux blonds ondulés, yeux bleus. Entre 20 et 25 ans. Jolie. Vêtue simplement. Tournure élégante. « Tu vois… mon nom est inscrit. Comme c'est moi qui me suis toujours occupé du grand Paul, alors on m'a chargé de sa bonne amie. – Vous la connaissez ? – Mal. Tout de même, j'ai eu le temps de l'aviser quand j'ai démoli la porte de la chambre où je l'avais prise en souricière avec le grand Paul. Seulement, j'ai eu de la déveine ce jour-là. Pendant que je le ceinturais, elle a sauté par la fenêtre. Et, tandis que je courais après elle, le grand Paul s'est cavalé. – Vous étiez donc tout seul ? – Nous étions trois. Mais le grand Paul a commencé par estourbir les deux autres. – C'est un rude type ! – N'empêche que je le tenais !… – À votre place, je ne l'aurais pas lâché. – À ma place, mon bonhomme, t'aurais été estourbi, comme les deux autres. D'ailleurs, tu es réputé comme idiot. » C'était là un argument décisif dans la bouche de l'inspecteur principal Gorgeret, pour qui ses subalternes étaient tous des idiots et qui, lui, se targuait d'être infaillible et d'avoir toujours le dernier mot dans les luttes entreprises. Flamant parut s'incliner et prononça : « Somme toute, vous avez eu de la chance. Le drame de Volnic pour commencer… Aujourd'hui, vos histoires avec le grand Paul et Clara… Savez-vous ce qui manque à votre collection ? – Quoi ? – C'est l'arrestation d'Arsène Lupin. – Je l'ai raté deux fois d'une seconde, celui-là, bougonna Gorgeret, et la troisième sera la bonne. Pour le drame de Volnic, j'ai toujours un œil sur l'affaire… comme j'ai l'œil sur le grand Paul. Quant à Clara la Blonde… » Il saisit le bras de son collègue. « Attention ! voici le train… – Et vous n'avez pas le mandat !… » Gorgeret lança un coup d'œil circulaire. Personne ne venait vers lui. Quel contretemps ! Là-bas, cependant, tout au bout d'une des lignes, le poitrail massif d'une locomotive débouchait. Le train s'allongea peu à peu, le long du quai, puis stoppa. Les portières s'ouvrirent et des grappes de gens envahirent le trottoir. À la sortie, le flot des voyageurs se canalisa et s'étira sous l'action des contrôleurs. Gorgeret empêcha Flamant d'avancer. À quoi bon ? C'était la seule issue et les groupes étaient contraints de se désagréger. Chaque personne passait à son tour. En ce cas, comment ne pas apercevoir une femme dont le signalement était aussi nettement déterminé ? De fait, elle apparut et la conviction des deux policiers fut immédiate. C'était bien elle, la femme signalée. C'était, sans qu'on pût en douter, celle qui s'appelait Clara la Blonde. « Oui, oui, murmura Gorgeret. Je la reconnais. Ah ! gredine, tu n'y couperas pas. » La figure était vraiment jolie, mi-souriante, mi-effarée, avec des bandeaux blonds ondulés, des yeux dont le bleu vif se distinguait de loin, et des dents dont la blancheur éclatait ou se cachait selon le mouvement d'une bouche qui semblait toujours prête à rire. Elle avait une robe grise, avec un col de linge blanc qui lui donnait un aspect de petite pensionnaire. L'attitude était discrète, comme si elle eût tâché de se dissimuler. Elle portait une valise de dimensions restreintes, et un sac à main, les deux objets propres mais fort modestes. « Votre billet, mademoiselle ? – Mon billet ? » Ce fut toute une affaire. Son billet ? Où l'avait-elle serré ? Dans une poche ? Dans son sac ? Dans sa valise ? Intimidée, gênée par les gens qu'elle faisait attendre et qui s'amusaient de son embarras, elle déposa sa valise, ouvrit son sac, et, finalement, retrouva son billet épinglé sous le parement d'une de ses manches. Alors, se frayant un chemin entre la double haie qui s'était formée, elle passa. « Crebleu ! grogna Gorgeret, quelle tuile de n'avoir pas le mandat ! Ce qu'on la pigerait ! – Pigez-la tout de même. – T'es bête ! On va la suivre. Et pas de fausse manœuvre, hein ? On lui colle aux talons. » Gorgeret était trop avisé pour « coller aux talons » d'une jeune personne qui lui avait déjà filé entre les doigts avec tant de malice et dont il ne fallait pas éveiller la méfiance. Il se tint à distance, constata l'hésitation – feinte ou naturelle – de Clara la Blonde, qui cherchait à se diriger comme quelqu'un qui pénètre pour la première fois dans la salle des Pas-Perdus. Elle n'osait pas se renseigner et s'en allait à la dérive vers un but ignoré. Gorgeret murmura : « Rudement forte ! – En quoi ? – Elle ne me fera pas croire qu'elle ne sait pas comment on sort de la gare ! Donc, si elle hésite, c'est qu'elle pense qu'on peut la suivre et qu'il faut prendre des précautions. – De fait, observa Flamant, elle a l'air comme si elle était traquée. Gentille d'ailleurs… Et ce qu'elle est gracieuse !… – T'emballe pas, Flamant ! C'est une fille très courue. Le grand Paul en est fou. Tiens, voilà qu'elle a trouvé l'escalier… Pressons. » Elle descendit et arriva dehors, devant la cour de Rome. Elle appela un taxi. Gorgeret se hâta. Il la vit qui tirait de son sac une enveloppe dont elle lut l'adresse au chauffeur. Bien qu'elle parlât bas, il entendit : « Conduisez-moi au 63 du quai Voltaire. » Et elle monta. À son tour, Gorgeret héla une voiture. Mais, au même moment, l'émissaire de la Préfecture qu'il attendait si impatiemment l'accosta. « Ah ! c'est vous, Renaud ? dit-il. Vous avez le mandat ? – Voici », fit l'agent. Et il donna quelques explications supplémentaires dont on l'avait chargé pour Gorgeret. Quand celui-ci fut libre, il s'avisa que le taxi qu'il avait appelé s'était éloigné et que le taxi de Clara avait tourné au coin de la place. Il perdit encore trois ou quatre minutes. Mais que lui importait ! Il connaissait l'adresse ! « Chauffeur, dit-il à celui qui se présenta, conduisez-nous quai Voltaire, au n° 63. » Quelqu'un avait rôdé autour des deux inspecteurs, depuis l'instant même où, postés contre le pilier, ils surveillaient l'arrivée du train 368. Un homme assez âgé, au visage maigre et poilu, au teint basané, vêtu d'un pardessus olivâtre trop long et rapiécé. Cet homme réussit, sans être remarqué des inspecteurs, à se faufiler près de la voiture au moment où Gorgeret énonçait l'adresse. À son tour, il sauta dans un taxi et ordonna : « Chauffeur, au n° 63 du quai Voltaire. » Chapitre III Le monsieur de l'entresol Le 63 du quai Voltaire est un hôtel particulier qui dresse le long de la Seine sa vieille façade grise à très hautes fenêtres. Le rez-de-chaussée presque tout entier et les trois quarts de l'entresol sont occupés par les magasins d'un antiquaire et par ceux d'un libraire. Au premier étage et au second, c'est le vaste et luxueux appartement du marquis d'Erlemont, dont la famille possède l'immeuble depuis plus d'un siècle. Fort riche jadis, quelque peu gêné maintenant à la suite des spéculations, il a dû restreindre son train de maison et réduire son personnel. C'est la raison pour laquelle il avait distrait de l'entresol un menu logement indépendant, composé de quatre pièces, que son homme d'affaires consent à louer quand un amateur a la délicatesse de lui offrir un sérieux pot-de-vin. À cette époque, et depuis un mois, le locataire était un M. Raoul, qui ne couchait que rarement et ne venait guère qu'une heure ou deux chaque après-midi. Il habitait au-dessus de la loge de la concierge et audessous des pièces qui servaient au secrétaire du marquis. On entrait dans un vestibule obscur, qui conduisait dans le salon. À droite, une chambre, à gauche, la salle de bains. Cet après-midi-là, le salon était vide. Des meubles peu nombreux, et qu'il semblait qu'on eût réunis au petit bonheur, le garnissaient. Aucun arrangement. Aucune intimité. Une impression de campement, où des circonstances passagères vous ont amené, et que le caprice du moment vous fera quitter à l'improviste. Entre les deux fenêtres, qui avaient vue sur l'admirable perspective de la Seine, un fauteuil tournait le dos à la porte d'entrée, haussant son vaste dossier à capitons. Tout contre ce fauteuil, à droite, un petit guéridon supportait un coffret qui avait l'apparence d'une cave à liqueurs. Une horloge plantée contre le mur, dans une gaine étroite, sonna quatre fois. Deux minutes s'écoulèrent. Puis, au plafond, il y eut trois coups frappés, à intervalles réguliers, comme les trois coups qui annoncent, au théâtre, le lever du rideau. Trois coups encore. Puis, soudain, retentit quelque part, du côté de la cave à liqueurs, un timbre précipité, comme celui du téléphone, mais discret, étouffé. Un silence. Et tout recommença. Trois coups de talon. Le grelottement sourd du téléphone. Mais, cette fois, l'appel ne prit pas fin et continua à jaillir de la cave à liqueurs comme d'une boîte à musique. « Crebleu de crebleu de crebleu ! » grogna dans le salon la voix éraillée de quelqu'un qui s'éveille. Un bras surgit lentement, à la droite du vaste fauteuil tourné vers les fenêtres, un bras qui s'allongea vers le coffret du guéridon, un bras dont la main souleva le couvercle du coffret et saisit le récepteur téléphonique qui se trouvait logé à l'intérieur. Le récepteur fut amené de l'autre côté du dossier, et la voix, plus nette, du monsieur invisible qui se vautrait dans le creux du fauteuil grommela : « Oui, c'est moi, Raoul… Tu ne peux donc pas me laisser dormir, Courville ? Quelle idée stupide j'ai eue de mettre en communication ton bureau et le mien ! Tu n'as rien à me dire, n'est-ce pas ? Flûte, je dors. » Il raccrocha. Mais les coups de talon et l'appel téléphonique fonctionnèrent de nouveau. Alors, il céda et un dialogue en sourdine s'établit entre M. Raoul, de l'entresol, et le sieur Courville, secrétaire du marquis d'Erlemont. « Parle… dégoise… Le marquis est chez lui ? – Oui, et le sieur Valthex vient de le quitter. – Valthex ! Valthex, aujourd'hui encore ! Sacrebleu ! le personnage m'est d'autant plus antipathique qu'il poursuit évidemment le même but que nous, et que ce but il doit le connaître ; tandis que, nous, nous l'ignorons. As-tu entendu quelque chose à travers la porte ? – Rien. – Tu n'entends jamais rien. Alors, pourquoi me dérangestu ? Laisse-moi dormir, sacrebleu ! Je n'ai rendez-vous qu'à cinq heures, pour aller prendre le thé avec la magnifique Olga. » Il referma. Mais la communication avait dû le réveiller tout à fait, car il alluma une cigarette, sans néanmoins quitter le creux de son fauteuil. Des ronds de fumée bleue montaient au-dessus du dossier. L'horloge marquait quatre heures dix. Et, brusquement, un coup de timbre électrique, qui venait du vestibule, de la porte d'entrée. Et en même temps, entre les deux fenêtres, sous la corniche, un panneau glissa, sous l'action, évidemment, d'un mécanisme commandé par le coup de timbre. Un espace en forme de rectangle, de la longueur d'un petit miroir, fut découvert, un petit miroir illuminé comme un écran de cinéma et qui réfléchissait le visage charmant d'une jeune fille blonde aux bandeaux ondulés. M. Raoul bondit, en chuchotant : « Ah ! la jolie fille ! » Il la regarda une seconde. Non, décidément, il ne la connaissait pas… il ne l'avait jamais vue. Il fit jouer un ressort qui ramena le panneau. Ensuite il se regarda, à son tour, dans une autre glace qui lui renvoya l'image agréable d'un monsieur de trente-cinq ans environ, bien découplé, de tournure élégante, et de mise impeccable. Un monsieur de cette sorte peut recevoir avec avantage la visite de n'importe quelle jolie fille. Il courut au vestibule. La visiteuse blonde attendait, une enveloppe à la main, une valise près d'elle sur le tapis du palier. « Vous désirez, madame ? – Mademoiselle », dit la personne à voix basse. Il reprit : « Vous désirez, mademoiselle ? – C'est bien ici le marquis d'Erlemont ? » M. Raoul comprit que la visiteuse se trompait d'étage. Tandis que la jeune fille avançait de deux ou trois pas dans le vestibule, il saisit la valise et répliqua, avec aplomb : « C'est moi-même, mademoiselle. » cée : Elle s'arrêta au seuil du salon, et murmura, décontenan- « Ah !… on m'avait dit que le marquis était… d'un certain âge… – Je suis son fils, affirma froidement M. Raoul. – Mais il n'a pas de fils… – Pas possible ? En ce cas, mettons que je ne sois pas son fils. Ça n'a d'ailleurs aucune importance. Je suis au mieux avec le marquis d'Erlemont, quoique je n'aie pas l'honneur de le connaître. » Habilement, il la fit entrer et referma la porte. Elle protesta : « Mais, monsieur, il faut que je m'en aille… je me suis trompée d'étage. – Justement… Reprenez haleine… L'escalier est abrupt comme une falaise… » Il avait un air si allègre et des manières si dégagées qu'elle ne put s'empêcher de sourire, tout en essayant de sortir du salon. Mais, à ce moment, le même coup de timbre retentit sur le palier, et de nouveau l'écran lumineux apparut, entre les deux fenêtres, offrant un visage maussade, barré d'une grosse moustache. « Zut ! la police ! s'écria M. Raoul, qui éteignit l'écran. Qu'est-ce qu'il vient faire ici, celui-là ? » La jeune fille s'inquiétait, confondue par l'apparition de cette tête. « Je vous en prie, monsieur, laissez-moi partir. – Mais c'est l'inspecteur principal Gorgeret ! un vilain coco ! une rosse !… dont la bobine ne m'est pas inconnue… Il ne faut pas qu'il vous voie et il ne vous verra pas… – Il m'est tout à fait indifférent qu'il me voie, monsieur… Je désire m'en aller. – À aucun prix, mademoiselle. Je ne veux pas que vous soyez compromise… – Je ne serai pas compromise. – Si, si… Tenez, veuillez passer dans ma chambre. Non ?… Alors, quoi, il faut bien cependant… » Il se mit à rire, assailli d'une idée qui l'amusait, offrit galamment sa main à la jeune fille, et la fit asseoir dans le vaste fauteuil. « Ne bougez pas, mademoiselle. Ici vous êtes à l'abri de tous les regards, et, dans trois minutes, vous serez libre. Si vous ne voulez pas ma chambre comme refuge, vous acceptez bien un fauteuil, n'est-ce pas ? » Elle obéit malgré elle, tant son air joyeux et bon enfant se mêlait de décision et d'autorité. Il eut un léger sautillement sur place, comme pour manifester son contentement. L'aventure s'annonçait sous les couleurs les plus agréables. Il alla ouvrir. L'inspecteur Gorgeret entra, d'un bond, suivi par son collègue Flamant, et il cria aussitôt, d'un ton brutal : « Il y a une dame ici. La concierge l'a vue passer et l'a entendue sonner. » M. Raoul l'empêcha doucement d'avancer, et lui dit avec beaucoup de politesse : « Puis-je savoir ?… – Inspecteur principal Gorgeret, de la Police judiciaire. – Gorgeret ! s'exclama M. Raoul, le fameux Gorgeret ! celui qui a presque arrêté Arsène Lupin ! – Et qui compte bien l'arrêter un jour ou l'autre, dit l'inspecteur en se rengorgeant. Mais, pour aujourd'hui, il s'agit d'autre chose… ou plutôt d'un autre gibier. Une dame est montée, n'est-ce pas ? – Une blonde ? fit Raoul, très jolie ? – Si l'on veut… – Alors, ce n'est pas cela. Celle dont je parle est très jolie, remarquablement jolie… le sourire le plus délicieux… le visage le plus frais… – Elle est ici ? – Elle sort d'ici. Il n'y a pas trois minutes qu'elle a sonné et m'a demandé si j'étais M. Frossin, demeurant au numéro 63 du boulevard Voltaire. Je lui ai expliqué son erreur et lui ai donné les indications nécessaires pour se rendre au boulevard Voltaire. Elle est repartie aussitôt. – Quelle déveine ! bougonna Gorgeret qui, machinalement, regarda autour de lui, jeta un coup d'œil distrait sur le fauteuil tourné, et scruta les portes. – J'ouvre ? proposa M. Raoul. – Inutile. Nous la retrouverons là-bas. – Avec vous, inspecteur Gorgeret, je suis tranquille. – Moi aussi », dit naïvement Gorgeret. Et il ajouta, en remettant son chapeau : « À moins qu'elle n'ait manigancé quelque tour de sa façon… Ça m'a l'air d'une fieffée coquine ! – Une coquine, cette admirable blonde ? – Enfin quoi, tout à l'heure, à la gare Saint-Lazare, je l'ai presque cueillie à l'arrivée du train où elle était signalée… Et voilà deux fois qu'elle se défile. – Elle m'a paru si posée, si sympathique ! » lui : Gorgeret eut un mouvement de protestation et jeta, malgré « Une sacrée femme, que je vous dis ! Savez-vous qui c'est ? La maîtresse du grand Paul, tout simplement. – Hein ? le fameux bandit ? cambrioleur… assassin peutêtre… Le grand Paul, que vous avez presque arrêté ? – Et que j'arrêterai, comme sa maîtresse, comme cette fouine de Clara la Blonde. – Pas possible ! la jolie blonde, ce serait cette Clara dont les journaux ont parlé et que l'on recherche depuis six semaines… – Elle-même. Et vous comprenez que la prise a de la valeur. Tu viens, Flamant ? Alors, monsieur, pour l'adresse, nous sommes d'accord, il s'agit de M. Frossin, 63, boulevard Voltaire ? – Parfaitement, c'est l'adresse qu'elle m'a donnée. » M. Raoul le conduisit et, très aimable, déférent : « Bonne chance, lui dit-il, en se penchant sur la rampe de l'escalier. Et, tandis que vous y êtes, arrêtez aussi le sieur Lupin. Tout ça, c'est fripouille et compagnie. » Quand il rentra dans le salon, la jeune fille s'y tenait debout, un peu pâle, avec une certaine anxiété. « Qu'avez-vous donc, mademoiselle ? – Rien… rien… Seulement, voilà des hommes qui m'attendaient à la gare !… j'étais signalée !… – Alors, vous êtes bien Clara la Blonde, la maîtresse du fameux grand Paul ? » Elle haussa les épaules. « Je ne sais même pas qui est le grand Paul. – Vous ne lisez donc pas les journaux ? – Rarement. – Et votre nom de Clara la Blonde ? – Je l'ignore. Je m'appelle Antonine. – En ce cas, que craignez-vous ? – Rien. Tout de même, on voulait m'arrêter… on voulait… » Elle s'interrompit, et sourit, comme si elle eût compris soudain la puérilité de son émoi, et elle dit : « J'arrive bien de ma province, n'est-ce pas, et je perds la tête à la première complication possible. Adieu, monsieur. – Êtes-vous donc si pressée ? Un moment, j'ai tant de choses à vous dire ! que vous avez un sourire de joie… un sourire affolant… avec des coins de lèvres qui remontent. – Je n'ai rien à entendre, monsieur. Adieu ! – Comment ! Je viens de vous sauver, et… – Vous m'avez sauvée ? – Dame ! prison… cour d'assises… échafaud. Ça mérite quelque chose. Combien de temps restez-vous chez le marquis d'Erlemont ? – Une demi-heure, peut-être… – Eh bien, je vous surveille au passage, et nous prenons le thé ici, en bons camarades. – Le thé ici ! oh ! monsieur, vous profitez d'une erreur… Je vous en prie. » Elle levait sur lui des yeux si francs qu'il sentit l'inconvenance de son offre, et n'insista pas. « Que vous le vouliez ou non, mademoiselle, le hasard nous remettra en présence l'un de l'autre… et j'aiderai au hasard. Il y a de ces rencontres qui ont inévitablement un lendemain… beaucoup de lendemains… » S'arrêtant sur le palier, il la regarda remonter l'étage. Elle se retourna pour lui envoyer de la main un salut gentil, et il se disait : « Oui, elle est adorable… Ah ! ce sourire frais ! Mais que vat-elle faire chez le marquis ?… Et puis, que fait-elle dans la vie ? Quel est le mystère de son existence ? Elle, la maîtresse du grand Paul ! Qu'elle ait été compromise en même temps que le grand Paul, possible… Mais, la maîtresse du grand Paul… Il n'y a que la police pour inventer de telles bourdes !… » Tout de même, il songea que Gorgeret, après s'être cassé le nez au 63 du boulevard Voltaire, aurait peut-être l'idée de revenir et qu'il y avait risque de rencontre entre lui et la jeune fille. Cela, à tout prix, il fallait l'éviter. Mais, tout à coup, comme il rentrait dans son appartement, il se frappa le front en marmottant : « Saperlotte ! J'oubliais… » Et il se mit à courir vers le téléphone, non dissimulé celuilà, qui correspondait avec la ville. « Vendôme 00-00 ! Allô !… Dépêchons-nous, mademoiselle. Allô !… C'est la maison de couture Berwitz… La reine est ici, n'est-ce pas ? (s'impatientant). Je vous demande si Sa Majesté est là… Elle est en train d'essayer ? Eh bien, prévenez-la que M. Raoul est au téléphone… » Et il reprit impérieusement : « Pas d'histoires, n'est-ce pas ?… Je vous enjoins de prévenir Sa Majesté ! Sa Majesté serait fort mécontente si on ne la prévenait pas ! » Il attendit en tapotant l'appareil d'un geste nerveux. Làbas, au bout du fil, quelqu'un se présenta. Il appela : « C'est toi, Olga ? Ici, Raoul. Hein ? quoi ? tu as lâché ton essayage ?… et tu es à moitié nue ? Eh bien, tant mieux pour ceux qui ont pu te surprendre au passage, magnifique Olga. Tu as les plus belles épaules de l'Europe centrale. Mais je t'en prie, Olga, ne roule pas les r comme ça !… Ce que je veux te dirrre ?… Allons, bon, j'en fais autant… Eh bien, voilà, je ne puis pas venir prendre le thé… Mais non, chérrrie. Calme-toi. Il n'y a pas de femmes là-dessous. C'est un rendez-vous d'affairrres… Voyons, tu n'es pas rrraisonnable… Voyons, mon chou aimé… Tiens, ce soirrr… à dîner… je viendrai te prendre ?… D'accorrrd… ma chèrrre Olga… » Il ferma et, rapidement, vint se poster derrière sa porte entrebâillée. Chapitre IV Le monsieur du premier Assis devant le bureau de son cabinet de travail, vaste pièce encombrée de livres qu'il lisait peu mais dont il aimait les belles reliures, le marquis d'Erlemont rangeait des papiers. Depuis le drame terrible du château de Volnic, Jean d'Erlemont avait pris plus d'âge que ne le comportaient ces quinze années d'intervalle. Les cheveux étaient blancs, des rides creusaient le visage. Ce n'était plus le beau d'Erlemont qui, jadis, ne rencontrait pas de cruelles. Il avait encore grand air, et se tenait droit, mais sa physionomie, jadis animée par le désir de plaire, était devenue grave et quelquefois soucieuse. Ennuis d'argent, pensait-on autour de lui, dans les cercles et dans les salons où il fréquentait. Cependant on ne savait trop rien, Jean d'Erlemont se montrant peu enclin aux confidences. Il entendit qu'on sonnait à l'entrée. Il écouta. Ayant frappé, le valet de chambre vint lui dire qu'une jeune personne demandait à être reçue. « Je regrette, dit-il, je n'ai pas le temps. » Le domestique sortit, puis revint. « Cette personne insiste, monsieur le marquis. Elle dit qu'elle est la fille de Mme Thérèse, de Lisieux, et qu'elle apporte une lettre de sa mère. » Le marquis hésita un moment. Il cherchait à se souvenir et répétait en lui-même : « Thérèse… Thérèse… » Puis il répondit vivement : « Faites entrer. » Il se leva aussitôt et marcha au-devant de la jeune fille qu'il accueillit avec bonne grâce, les mains tendues. « Soyez la bienvenue, mademoiselle. Je n'ai certes pas oublié votre mère… Mais, mon Dieu, comme vous lui ressemblez ! Les mêmes cheveux… la même expression un peu timide… et surtout le même sourire que l'on aimait tant en elle !… Alors, c'est votre mère qui vous envoie ? – Maman est morte, monsieur, il y a cinq ans. Elle vous avait écrit une lettre que je lui avais promis de vous apporter… au cas où j'aurais besoin d'un appui. » Elle parlait posément, son gai visage assombri de tristesse, et, comme elle offrait l'enveloppe où sa mère avait inscrit l'adresse, il ouvrit, jeta un coup d'œil sur la lettre, tressaillit, et, s'éloignant un peu, lut : « Si vous pouvez faire quelque chose pour ma fille, faitesle… en souvenir d'un passé qu'elle connaît, mais où elle croit que vous n'avez joué que le rôle d'un ami. Je vous supplie de ne pas la détromper. Antonine est très fière, comme je l'ai été, et ne vous demandera que le moyen de gagner sa vie. Soyez remercié. – THÉRÈSE. » Le marquis demeura silencieux. Il se rappelait la délicieuse aventure, si joliment commencée, dans cette ville d'eaux du centre de la France où Thérèse accompagnait comme institutrice une famille anglaise. Ç'avait été pour Jean d'Erlemont un de ces caprices aussitôt finis qu'ébauchés, durant lesquels sa nature insouciante à l'époque, et fort égoïste, ne l'incitait guère à se pencher pour connaître celle qui se livrait à lui avec un tel abandon et une telle confiance. Le souvenir vague de quelques heures, c'est tout ce que sa mémoire avait conservé. Est-ce que, pour Thérèse, l'aventure aurait été quelque chose de plus sérieux et qui avait engagé toute sa vie ? Après la rupture brutale et sans explication, avait-il laissé derrière lui de la douleur, une existence brisée, et cette enfant ?… Il n'avait jamais su. Elle ne lui avait jamais écrit. Et voilà que cette lettre surgissait du passé dans les conditions les plus troublantes… Très ému, il se rapprocha de la jeune fille et lui demanda : « Quel âge avez-vous, Antonine ? – Vingt-trois ans. » Il se domina. Les dates coïncidaient. Il répéta, d'une voix assourdie : « Vingt-trois ans ! Pour ne pas retomber au silence, et pour satisfaire au vœu de Thérèse en détournant les soupçons de la jeune fille, il dit : « J'ai été l'ami de votre mère, Antonine, et l'ami, le confident de celui… – Ne parlons pas de cela, je vous en prie, monsieur. – Votre mère a donc gardé un mauvais souvenir de cette époque ? – Ma mère se taisait à ce propos. – Soit. Un mot cependant. La vie n'a pas été trop dure pour elle ? » Elle répliqua fermement : « Elle a été très heureuse, monsieur, et m'a donné toutes les joies. Si je viens aujourd'hui, c'est que je ne m'entends plus avec les personnes qui m'avaient recueillie. – Vous me raconterez tout cela, mon enfant. Ce qu'il y a de plus urgent aujourd'hui, c'est de s'occuper de votre avenir. Que désirez-vous ? – N'être à la charge de personne. – Et ne dépendre de personne ? – Je ne crains pas d'obéir. – Que savez-vous faire ? – Tout et rien. – C'est beaucoup et peu. Voulez-vous être ma secrétaire ? – Vous avez un secrétaire ? – Oui, mais je me méfie de lui. Il écoute aux portes et il fouille dans mes papiers. Vous prendrez sa place. – Je ne veux prendre la place de personne. – Bigre, c'est difficile, alors », dit en riant le marquis d'Erlemont. Assis l'un près de l'autre, ils causèrent un bon moment, lui attentif et affectueux, elle détendue, avec insouciance, mais aussi avec des instants de réserve qui le déconcertaient un peu et qu'il ne comprenait pas. À la fin, il obtint de la jeune fille qu'elle ne le pressât point trop et lui laissât le temps de la mieux connaître et de réfléchir. Il devait s'en aller le lendemain en auto pour un voyage d'affaires. Après quoi, il passerait une vingtaine de jours à l'étranger. Elle accepta de l'accompagner dans son voyage en auto. Elle lui donna, sur un bout de papier, l'adresse de la pension de famille où elle avait l'intention de descendre à Paris, et il fut convenu que le matin suivant il irait la chercher. Dans l'antichambre, il lui embrassa la main. Comme par hasard, Courville passait. Le marquis dit simplement : « À bientôt, mon enfant. Vous viendrez me revoir, n'est-ce pas ? » Elle reprit sa petite valise et descendit. Elle semblait heureuse, allègre, et comme sur le point de chanter. Ce qui se passa ensuite fut si imprévu et si rapide qu'elle ne perçut qu'une série d'impressions incohérentes qui la bouleversèrent. Aux dernières marches de l'étage – la cage de l'escalier était assez obscure – elle entendit un bruit de voix qui disputaient devant la porte de l'entresol, et quelques mots lui parvinrent. « Vous vous êtes payé ma tête, monsieur… le 63 du boulevard Voltaire n'existe pas… – Pas possible, monsieur l'inspecteur ! Mais le boulevard Voltaire existe bien, n'est-ce pas ? – En outre, je voudrais savoir ce qu'est devenu un papier important que j'avais dans ma poche quand je suis venu ici. – Un mandat ? contre la demoiselle Clara ? » La jeune fille eut le grand tort, quand elle reconnut la voix de l'inspecteur Gorgeret, de pousser un cri, et de continuer son chemin au lieu de remonter en silence vers le second étage. L'inspecteur principal entendit le cri, se retourna, vit la fugitive et voulut sauter sur elle. Il en fut empêché par deux mains qui saisirent ses poignets et qui tentaient de l'entraîner vers l'intérieur du vestibule. Il résista, sûr de lui, car il était d'une stature et d'une musculature autrement puissantes que celles de son adversaire inopiné. Cependant, il eut la stupeur, non seulement de ne pouvoir lui échapper, mais d'être contraint à l'obéissance la plus passive. Furieux, il protestait : « Allez-vous me ficher la paix, vous ?… – Mais il faut me suivre, scandait M. Raoul… Le mandat est chez moi, et vous me l'avez réclamé. – Je m'en fous, du mandat. – Pas moi ! pas moi ! Il faut que je vous le rende. Vous l'avez réclamé. – Mais, nom de Dieu ! la petite s'esbigne pendant ce temps ! – Votre copain n'est donc pas là ? – Dans la rue, oui, mais il est si bête ! » Subitement, il se trouva transporté dans le vestibule et bloqué par une porte close. Il trépignait de rage et mâchonnait d'affreux jurons. Il cogna contre la porte, puis attaqua la serrure. Mais ni la porte ne céda, ni la serrure, qui semblait d'un genre spécial et dont la clef tournait indéfiniment, ne livra son secret. « Voici votre mandat, monsieur l'inspecteur principal », dit M. Raoul. Gorgeret fut sur le point de le saisir au collet. « Vous avez du toupet, vous ! Ce mandat était dans la poche de mon pardessus, à ma première visite. – Il en est tombé, sans doute, formula calmement M. Raoul. Je l'ai trouvé ici, par terre. – Des blagues ! En tout cas, vous ne nierez pas que vous vous êtes fichu de moi avec votre boulevard Voltaire et que, quand vous m'avez expédié là-bas, la petite n'était pas loin d'ici ? – Beaucoup plus près, même. – Hein ? – Elle était dans cette pièce. – Qu'est-ce que vous dites ? – Sur ce fauteuil, qui vous tourne le dos. – Eh bien, vrai ! Eh bien, vrai ! répéta Gorgeret en se croisant les bras. Elle était sur ce fauteuil… et vous avez osé ?… Enfin, quoi, vous êtes fou ? Qui vous a permis ?… – Mon bon cœur, répondit M. Raoul d'un ton doucereux. Voyons, monsieur l'inspecteur, vous aussi, vous êtes un brave homme. Vous avez peut-être une femme, des enfants… Et vous auriez livré cette jolie blonde pour qu'on la jette en prison ! Allons donc ! À ma place… vous auriez agi de même, et vous m'auriez envoyé balader au boulevard Voltaire, avouez-le. » Gorgeret suffoquait : « Elle était là ! La maîtresse du grand Paul était là ! C'est une sale affaire pour vous, mon petit monsieur. – Une sale affaire pour moi si vous prouvez que la maîtresse du grand Paul était là. Mais c'est précisément ce qu'il faut démontrer. – Mais puisque vous l'avouez… que. – Mon témoignage d'inspecteur principal… – Allons donc, on n'a jamais le courage de proclamer qu'on a été roulé comme un collégien. » Gorgeret n'en revenait pas. Qu'est-ce que c'était que ce « coco »-là, qui semblait prendre plaisir à le braver ? Il eut envie de l'interroger, de lui demander son nom et ses papiers. Mais il se sentait dominé d'étrange façon par ce singulier personnage. Il dit simplement : « Ainsi, vous êtes un ami de la maîtresse du grand Paul ? – Moi ? je l'ai vue trois minutes. En tête à tête, oui, et les yeux dans les yeux. Sinon… berni- – Alors ? – Alors elle me plaît. – Et c'est un motif suffisant ?… – Oui. Je ne veux pas qu'on embête les gens qui me plaisent. » Gorgeret serra son poing et le brandit dans la direction de M. Raoul, lequel, sans s'émouvoir, se hâta vers la porte du vestibule et en fit fonctionner la serrure du premier coup, comme si c'eût été la serrure la plus complaisante du monde. L'inspecteur enfonça son chapeau sur sa tête et sortit par cette porte grande ouverte, le torse bombé, la figure crispée, en homme qui saura bien attendre, et trouver l'heure de la revanche. Cinq minutes plus tard, après avoir constaté, par la fenêtre, que Gorgeret et son collègue s'en allaient lentement, ce qui impliquait que la jolie blonde ne courait plus aucun danger jusqu'à nouvel ordre – après avoir doucement frappé au plafond, M. Raoul introduisait chez lui le sieur Courville, secrétaire du marquis d'Erlemont, et tout de suite l'empoignait : « Tu as vu là-haut une jolie femme blonde ? – Oui, monsieur, le marquis l'a reçue. – Tu as écouté ? – Oui. – Et qu'est-ce que tu as entendu ? – Rien. – Idiot ! » Raoul employait souvent à l'égard de Courville le même mot que Gorgeret avec Flamant. Mais le ton restait affable, nuancé de sympathie. Courville était un gentleman vénérable, à barbe blanche toute carrée, et à cravate blanche forme papillon, toujours vêtu d'une redingote noire, l'air d'un magistrat de province ou d'un chef de cérémonies funèbres. Il s'exprimait avec une correction parfaite, de la mesure dans les termes, et une certaine pompe dans l'intonation. « M. le marquis et cette jeune personne se sont entretenus d'une voix que l'ouïe la plus fine n'eût point perçue. – Mon vieux, interrompit Raoul, tu as une éloquence de sacristain qui m'horripile. Réponds, mais ne parle pas. » Courville s'inclina, en homme qui considérait toutes les rebuffades comme autant de marques d'amitié. « Monsieur Courville, reprit Raoul, je n'ai pas l'habitude de rappeler aux gens les services que je leur ai rendus. Cependant je puis dire que, sans te connaître, et sur l'excellente impression que me faisait ta vénérable barbe blanche, j'ai pu d'abord te sauver de la misère ainsi que ta vieille mère et que ton vieux père, et ensuite t'offrir à mes côtés une situation de tout repos. – Monsieur, ma gratitude envers vous n'a pas de bornes. – Tais-toi. Je ne parle pas pour que tu me répondes, mais parce que j'ai un petit discours à placer. Je continue. Employé par moi à diverses besognes, tu avoueras loyalement que tu t'en es acquitté avec une maladresse insigne et une inintelligence notoire. Je ne m'en plains pas, mon admiration pour ta barbe blanche et ta bobine de parfait honnête homme n'ayant subi aucun déchet. Mais je constate. Ainsi, dans le poste où je t'ai mis depuis quelques semaines, afin de protéger le marquis d'Erlemont contre les intrigues qui le menacent, dans ce poste où ta mission consistait tout bonnement à explorer les tiroirs secrets, à recueillir les papiers équivoques et à écouter les conversations, à quoi es-tu arrivé ? à peau-de-zébie. Bien plus, il est hors de doute que le marquis se méfie de toi. Enfin, chaque fois que tu utilises notre installation téléphonique particulière, tu choisis le moment où je dors pour me révéler d'incroyables niaiseries. Dans ces conditions… – Dans ces conditions, vous me donnez mes huit jours, fit Courville piteusement. – Non, mais je prends l'affaire en main, et je la prends parce que s'y trouve mêlée la plus ravissante enfant aux cheveux d'or que j'aie jamais rencontrée. – Puis-je vous rappeler, monsieur, l'existence de Sa Majesté la reine Olga ? – Je me fous de Sa Majesté la reine de Borostyrie. Rien ne compte plus pour moi qu'Antonine, dite Clara la Blonde. Il faut que tout cela marche rondement, que je sache ce que complote le sieur Valthex, en quoi consiste le secret du marquis, et pourquoi survient inopinément aujourd'hui la soi-disant maîtresse du grand Paul. – La maîtresse ?… – N'essaie pas de comprendre. – Qu'est-ce que je dois essayer de comprendre ? – La vérité sur le rôle exact que tu joues près de moi. » Courville murmura : « J'aimerais mieux ne pas savoir… – La vérité ne doit jamais faire peur, dit Raoul sévèrement. Sais-tu qui je suis ? – Non. – Arsène Lupin, cambrioleur. » Courville ne broncha pas. Peut-être pensa-t-il que M. Raoul eût dû lui épargner cette révélation, mais aucune révélation, si dure qu'elle fût pour sa probité, ne pouvait atténuer ses sentiments de reconnaissance, ni diminuer à ses yeux le prestige de M. Raoul. Et Raoul poursuivit : « Apprends donc que je me suis jeté dans l'aventure Erlemont comme toutes les fois… sans savoir où je vais, et sans rien connaître des événements, m'engageant sur un indice quelconque et, pour le reste, me fiant à ma bonne étoile et à mon flair. En l'occurrence, je savais par mon service de renseignements que la ruine d'un sieur d'Erlemont, qui vendait, un à un, ses châteaux et ses domaines de province, ainsi que quelquesuns des livres les plus précieux de sa bibliothèque, suscitait dans quelques milieux de la noblesse un certain étonnement. En effet, d'après mon enquête, le grand-père maternel du sieur Erlemont, voyageur acharné, sorte de conquistador intrépide, possesseur de domaines immenses aux Indes, ayant titre et rang de nabab, était revenu en France avec la réputation d'un multimillionnaire. Il mourait presque aussitôt, laissant ses richesses à sa fille, mère du marquis actuel. « Qu'étaient devenues ces richesses ? On aurait pu supposer que Jean d'Erlemont les avait dissipées, bien que son train de maison eût été toujours fort raisonnable. Mais voilà que le hasard m'a livré un document qui semble donner une autre explication. C'est une lettre, aux trois quarts déchirée, pas très récente d'aspect, et où, parmi des détails secondaires, il est écrit, sous la signature du marquis : « “La mission dont je vous ai chargé ne paraît pas sur le point d'aboutir. L'héritage de mon grand-père demeure toujours introuvable. Je vous rappelle les deux clauses de notre convention : discrétion absolue et une part de dix pour cent pour vous, avec maximum de un million… Mais, hélas ! j'ai fait appel à votre agence dans l'espoir d'un résultat rapide, et le temps passe…” « Sur ce bout de lettre, aucune date, aucune adresse. Il s'agissait évidemment d'une agence de renseignements, mais quelle agence ? Je n'ai pas perdu à la rechercher un temps précieux, trouvant beaucoup plus efficace de collaborer avec le marquis et de t'installer sur place. » Courville risqua : « Ne pensez-vous pas, monsieur, qu'il eût été plus efficace encore, puisque vous aviez décidé cette collaboration, d'en parler au marquis, et de lui dire que, moyennant dix pour cent, vous vous faisiez fort ?… » Raoul le foudroya du regard : « Idiot ! Une affaire où l'on propose un million d'honoraires à une agence doit être d'un ordre de grandeur de vingt ou trente millions. À ce prix-là, je marche. – Cependant, votre collaboration ?… – Ma collaboration consiste à prendre tout. – Mais le marquis ?… – Il aura les dix pour cent. C'est une aubaine inespérée pour lui, célibataire et sans enfants. Seulement, il faut que je mette la main à la pâte moi-même. Conclusion : quand peux-tu m'introduire chez le marquis ? » Courville fut troublé et objecta timidement : « C'est bien grave. Ne croyez-vous pas, monsieur, qu'il y a là de ma part, vis-à-vis du marquis ?… – Une trahison… je te l'accorde. Que veux-tu, mon vieux, le destin te place cruellement entre ton devoir et ta reconnaissance, entre le marquis et Arsène Lupin. Choisis. » Courville ferma les yeux et répondit : « Ce soir, le marquis dîne en ville et ne rentrera qu'à une heure du matin. – Les domestiques ? – Ils habitent l'étage supérieur, comme moi. – Donne-moi ta clef. » Nouveau débat de conscience. Jusque-là, Courville avait pu s'imaginer qu'il concourait à assurer la protection du marquis. Mais livrer la clef d'un appartement, faciliter un cambriolage, se prêter à une formidable escroquerie… l'âme délicate de Courville hésitait. Raoul tendit la main. Courville donna la clef. « Merci, fit Raoul qui se divertissait diaboliquement à jouer avec les scrupules de Courville. À dix heures, enferme-toi dans ta chambre. Au cas où il y aurait alerte chez les domestiques, tu descendrais me prévenir. Mais c'est bien peu probable. À demain. » Courville parti, Raoul s'installa pour sortir et dîner avec la magnifique Olga. Mais il s'endormit et ne se réveilla qu'à dix heures et demie. Il bondit alors sur le téléphone et réclama le Trocadéro-Palace. « Allô… allô… le Trocadéro-Palace ? Donnez-moi l'appartement de Sa Majesté… Allô… allô… Qui est-ce qui est au téléphone ?… La dactylographe ?… C'est toi, Julie ? Comment vastu, chérie ? Dis donc, la reine m'attend, hein ?… Passe-moi la reine… Ah ! dis donc, tu m'embêtes… Si je t'ai placée près de la reine, ce n'est pas pour rouspéter… Vite, préviens-la… (Un silence et Raoul reprend.) Allô… allô… C'est toi, Olga ?… Figuretoi, chérie, que mon rendez-vous s'est prolongé… D'ailleurs, je suis ravi, l'affaire est réglée. Mais non, ma chérrrie, ce n'est pas ma faute… Veux-tu qu'on déjeune ensemble vendrrredi ?… J'irrrai te prrrendre… Tu ne m'en veux pas, hein ? Tu sais que tu passes avant tout… Ah ma chèrrre Olga !… » Chapitre V Cambriolage Pour ses expéditions nocturnes, Arsène Lupin ne revêt jamais de costume spécial, couleur sombre, couleur gris foncé. « J'y vais comme je suis, dit-il, les mains dans mes poches, sans armes, le cœur aussi paisible que si j'allais acheter des cigarettes, et la conscience aussi à l'aise que si j'allais accomplir une œuvre charitable. » Tout au plus lui arrive-t-il d'exécuter quelques exercices d'assouplissement, de sautiller sur place sans faire de bruit, ou de marcher dans les ténèbres sans renverser d'objets. C'est ce qu'il fit ce soir-là, et avec succès. Tout allait bien. Il était en forme et capable, moralement et physiquement, de faire face à toutes les éventualités. Il mangea quelques gâteaux secs, avala un verre d'eau et s'engagea dans la cage de l'escalier. Il était onze heures et quart. Nulle clarté. Pas de bruit. Aucun risque de rencontrer un locataire puisqu'il n'y en avait pas, ni un domestique puisqu'ils étaient couchés et que Courville veillait là-haut. Quel plaisir d'opérer dans de telles conditions de sécurité ! Pas même le petit ennui de fracturer une porte ou de forcer une serrure : il possédait la clef. Pas même le tracas de s'orienter : il possédait un plan. Il entra donc, comme chez lui, et, comme chez lui, après avoir suivi le couloir qui menait au cabinet de travail, il alluma l'électricité de cette pièce. On ne travaille bien qu'en pleine lumière. Une grande glace placée entre les deux fenêtres lui renvoya son image qui venait à sa rencontre. Il se salua et fit des grâces, ayant un esprit fantaisiste qui le disposait à se jouer la comédie pour lui seul plus encore que pour les autres. Puis il s'assit et regarda. On ne doit pas perdre son temps à s'agiter comme un étourneau, à vider fiévreusement des tiroirs et à bouleverser une bibliothèque. Non, il faut réfléchir, scruter du regard avant tout, établir les justes proportions, jauger les capacités, mesurer les dimensions. Tel meuble ne devrait pas normalement avoir telles lignes. Tel fauteuil n'a pas cet aspect d'emprunt. Les cachettes échappent à un Courville : pour un Lupin, il n'y a pas de secrets. Au bout de dix minutes de cette contemplation attentive, il alla droit au bureau, s'agenouilla, en palpa le bois satiné, en étudia les baguettes de cuivre. Puis il se releva, esquissa quelques gestes de prestidigitateur, ouvrit un tiroir, l'enleva complètement, appuya d'un côté, poussa de l'autre, prononça des paroles et claqua de la langue. Un déclenchement s'effectua. Un second tiroir jaillit de l'intérieur. Il claqua de nouveau de la langue, en pensant : « Fichtre ! quand je m'y mets !… Et dire que cette gourde de barbe blanche n'a rien découvert en quarante jours, alors que quarante secondes m'ont suffi. Quel bonhomme je fais ! » Mais encore fallait-il que sa découverte eût une signification et un résultat. Au fond, ce qu'il espérait, c'était la lettre ap- portée au marquis par la jeune Antonine. Il vit tout de suite qu'elle ne s'y trouvait pas. D'abord, dans une grande enveloppe jaune, une dizaine de billets de mille francs. Cela, c'était sacré. On ne rafle pas l'argent de poche de son voisin, de son propriétaire, d'un représentant de la vieille noblesse française ! Il repoussa l'enveloppe avec dégoût. Pour le reste, un examen sommaire lui permit de constater qu'il n'y avait là que des lettres et des portraits, lettres de femmes, portraits de femmes. Souvenirs, évidemment. Reliques d'homme à conquêtes, qui n'a pu se décider à brûler les traces d'un passé qui représentait pour lui tout le bonheur et tout l'amour. Les lettres ? il eût fallu les lire toutes, et chercher dans chacune ce qui pouvait avoir un intérêt. Travail considérable et peut-être inutile, et qu'il eut d'ailleurs quelque scrupule à entreprendre. L'amoureux, le conquérant qu'il était lui-même, se piquait de trop de délicatesse pour entrer brutalement dans l'intimité de ces confidences et de ces aveux de femmes. Mais comment avoir le courage de ne pas contempler des photographies ? Il y en avait bien une centaine… Aventures d'un jour ou d'une année… Preuves de tendresse ou de passion… Toutes, elles étaient jolies, gracieuses, aimantes et câlines, avec des yeux qui promettaient, des attitudes abandonnées, des sourires qui se rappelaient, de la tristesse parfois, de l'angoisse. Il y avait des noms, des dates, des dédicaces, des allusions à quelque épisode de la liaison. Grandes dames, artistes, midinettes, elles surgissaient ainsi de l'ombre, inconnues les unes des autres, et cependant si proches les unes des autres par le souvenir commun de cet homme. Raoul ne les examina pas toutes. Au fond du tiroir, une plus grande photographie qu'il devinait sous la double feuille de papier qui la protégeait attira plus spécialement son attention. Il y passa tout de suite, écarta les deux feuilles, et regarda. Raoul fut ébloui. Celle-là vraiment était la plus belle, et d'une beauté extraordinaire, où il y avait tout ce qui prête parfois, et si rarement, à la beauté un relief particulier et une expression personnelle. Les épaules nues étaient magnifiques. L'allure, le port de la tête donnaient à croire que cette femme savait se tenir en public, et peut-être paraître en public. « Une artiste, évidemment », conclut Raoul. Ses yeux ne se détachaient pas du portrait. Il le tourna, dans l'espoir qu'il y avait une inscription, un nom. Et aussitôt il tressaillit. Ce qui l'avait frappé, dès l'abord, c'était une large signature qui rayait le carton en travers : Élisabeth Hornain, avec ces mots, en dessous : « À toi, jusqu'au-delà de la mort. » Élisabeth Hornain ! Raoul était trop au courant de la vie mondaine et artistique de son époque pour ignorer le nom de la grande chanteuse, et, s'il ne se rappelait pas le détail précis d'un événement qui s'était produit quinze années plus tôt, il n'en savait pas moins que la belle jeune femme avait succombé aux suites d'une blessure mystérieuse reçue dans un parc où elle chantait en plein air. Ainsi donc, Élisabeth Hornain comptait au nombre de ses maîtresses, et la façon dont le marquis conservait sa photographie et la tenait séparée des autres montrait la place qu'elle avait occupée dans sa vie. Entre les deux feuilles de papier, d'ailleurs, il y avait, en outre, une petite enveloppe non fermée qu'il examina et dont le contenu l'édifia tout en ajoutant à sa surprise. Trois choses : une boucle de cheveux, une lettre de dix lignes où elle faisait au marquis son premier aveu d'amour et lui accordait un premier rendez-vous, et un autre portrait d'elle avec ce nom qui intrigua fort Raoul : Élisabeth Valthex. Sur ce portrait, elle était toute jeune fille, et ce nom de Valthex était certainement celui d'Élisabeth avant son mariage avec le banquier Hornain. Les dates ne laissaient pas de doute. « De sorte que, pensa Raoul, le Valthex actuel, à qui l'on peut octroyer trente ans, serait un parent, neveu ou cousin, d'Élisabeth Hornain, et c'est ainsi que ledit Valthex est en relation avec le marquis d'Erlemont et lui soutire de l'argent, que le marquis n'a pas le courage de refuser. Son rôle se borne-t-il à celui de “tapeur” ? Obéit-il à d'autres motifs ? Poursuit-il, avec plus d'éléments de succès, le but que je poursuis à tâtons ? Mystère. Mais, en tout cas, mystère que j'éclaircirai puisque me voici au beau milieu de la partie qui se joue. » Il se remit à ses investigations et reprenait les autres portraits, lorsqu'il advint un fait qui l'interrompit. Du bruit venait de quelque part. Il écouta. Le bruit était celui d'un léger grincement, que tout autre que Raoul n'eût pas entendu, et cela lui parut provenir de la porte d'entrée principale, sur l'escalier. Quelqu'un avait introduit une clef. Cette clef tourna. La porte fut poussée doucement. Des pas, à peine perceptibles, frôlèrent le couloir qui côtoyait le cabinet de travail. Donc, on se dirigeait vers ce cabinet de travail. En cinq secondes, Raoul replaça les tiroirs, éteignit l'électricité. Puis il se dissimula derrière un paravent qui dépliait ses quatre feuilles de laque. De telles alertes constituaient une joie pour lui. D'abord, joie du danger couru. Ensuite, élément nouveau d'intérêt, espoir de surprendre quelque chose qui lui serait profitable. Car enfin, si une personne étrangère pénétrait furtivement chez le marquis, et que lui, Raoul, pût se rendre compte des raisons de cette visite nocturne, quelle aubaine ! La poignée de la porte fut saisie par une main prudente. Aucun bruit ne marqua la poussée progressive du battant, mais Raoul en devina le mouvement insensible. Le jet d'une lampe électrique de faible puissance jaillit. À travers une des fentes du paravent, Raoul vit une forme qui avançait. Il eut l'impression, plutôt que la certitude, que c'était une femme, mince, avec une jupe collante. Pas de chapeau. Cette impression fut confirmée par la manière de marcher, par l'image peu précise de la silhouette. La femme s'arrêta, tourna la tête de droite et de gauche, parut s'orienter. Et elle se dirigea tout droit vers le bureau sur lequel elle promena le jet de la lumière et où, une fois renseignée, elle posa sa lampe. « Il est hors de doute, songea Raoul, qu'elle connaît la cachette. Elle agit en personne avertie. » De fait – et durant tout ce temps la figure demeura dans l'ombre –, elle contourna le bureau, se courba, enleva le tiroir principal, manœuvra comme il le fallait, et fit sortir le tiroir intérieur. Alors, elle agit exactement à la façon de Raoul. Elle ne se soucia point des billets de banque et se mit à compulser les photographies, comme si son but avait été de les considérer et d'en découvrir une plus spécialement que les autres. Elle allait vite. Aucune curiosité ne l'incitait. Elle cherchait d'une main fébrile, une main dont il apercevait la blancheur et la finesse. Elle trouva. Autant qu'il en put juger, c'était une photographie de grandeur intermédiaire, une treize-dix-huit. Elle la contempla longtemps, puis retourna le carton, lut l'inscription, et poussa un soupir. Elle était si absorbée que Raoul résolut d'en profiter. Sans qu'elle entendît et sans qu'elle pût voir, il s'approcha du commutateur, observa la silhouette penchée, et d'un coup alluma. Puis, en hâte, il courut vers la femme qui avait jeté un cri d'effroi et qui s'enfuyait. « Ne te sauve pas, la belle. Je ne te ferai aucun mal. » Il la rejoignit, la saisit par le bras, puis, brusquement, et malgré sa résistance, lui tourna la tête. « Antonine ! » murmura-t-il stupéfait, en reconnaissant sa visiteuse involontaire de l'après-midi. Pas une seconde il n'avait soupçonné la vérité. Antonine, la petite provinciale dont l'air ingénu et les yeux candides l'avaient conquis ! Elle demeurait en face de lui, éperdue, le visage crispé. Et ce dénouement imprévu le troubla si vivement qu'il se mit à ricaner. « Voilà donc la raison de votre démarche auprès du marquis, tantôt ! Vous étiez venue en reconnaissance… Et puis, ce soir… » Elle semblait ne pas comprendre, et elle balbutia : « Je n'ai pas volé… Je n'ai pas touché aux billets… – Moi non plus… Tout de même nous ne sommes pas venus là pour prier la Sainte Vierge. » Il lui serrait le bras. Elle tâcha de se dégager, tout en gémissant : « Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas… » Il éclata de rire. « Ah ! ça ce n'est pas gentil. Comment ! après notre entrevue d'aujourd'hui dans mon petit entresol, vous me demandez qui je suis ? Quel manque de mémoire ! Et moi qui croyais avoir fait sur vous tant d'impression, jolie Antonine ! » Âprement, elle répliqua : « Je ne m'appelle pas Antonine. – Parbleu ! je ne m'appelle pas non plus Raoul. On a des noms par douzaines dans notre métier. – Quel métier ? – La cambriole ! » Elle se révolta : « Non ! non ! moi, une cambrioleuse ! – Dame ! que vous chipiez une photographie plutôt que de l'argent, ça prouve que cette photographie a pour vous de la valeur, et que vous ne pourriez vous la procurer qu'en opérant à la façon d'une souris d'hôtel… Montrez-la-moi, cette photo précieuse que vous avez empochée en me voyant. » Il essayait de la contraindre. Elle se débattait dans ces bras puissants qui la pressaient, et, s'excitant à la lutte, il l'eût embrassée si, par un sursaut d'énergie, elle n'eût réussi à s'échapper. « Bigre ! dit-il, on fait sa mijaurée. Qui aurait supposé tant de pudeur chez la maîtresse du grand Paul ? » Elle parut bouleversée et chuchota : « Hein ? Qu'est-ce que vous dites ?… Le grand Paul… Qui est-ce ?… Je ne sais pas ce que vous voulez dire. – Mais si, fit-il en la tutoyant, tu le sais très bien, ma jolie Clara. » Elle répéta, de plus en plus troublée : « Clara… Clara… Qui est-ce ? – Rappelle-toi… Clara la Blonde ? – Clara la Blonde ? – Quand Gorgeret a failli mettre la main sur toi, tantôt, tu n'étais pas si émue. Allons redresse-toi, Antonine ou Clara. Si je t'ai tirée deux fois cet après-midi des griffes de la police, c'est que je ne suis pas ton ennemi… Un sourire, jolie blonde… il est si enivrant, ton sourire !… » Une crise de faiblesse la déprimait. Des larmes coulaient sur ses joues pâles, et elle n'avait plus la force de repousser Raoul qui lui avait repris les mains et les caressait avec une douceur amicale dont la jeune femme ne pouvait pas s'effaroucher. « Calme-toi, Antonine… Oui, Antonine… j'aime mieux ce nom-là. Si tu as été Clara pour le grand Paul, pour moi, reste celle que j'ai vue arriver sous le nom d'Antonine et sous son aspect de petite provinciale. Combien je te préfère ainsi ! Mais ne pleure pas… tout s'arrangera ! Le grand Paul te persécute, sans doute, n'est-ce pas ? et te recherche ?… et tu as peur ? N'aie pas peur… je suis là… Seulement il faut tout me raconter… » Elle murmura, toute défaillante : « Je n'ai rien à raconter… je ne peux rien raconter… – Parle, ma petite… – Non… je ne vous connais pas. – Tu ne me connais pas, et cependant tu as confiance en moi, avoue-le. – Peut-être… Je ne sais pas pourquoi… Il me semble… – Il te semble que je puis te protéger, n'est-ce pas ? te faire du bien ? Mais pour cela il faudrait m'aider. Comment as-tu connu le grand Paul ? Pourquoi es-tu ici ? Pourquoi as-tu cherché ce portrait ? » Elle dit d'une voix très basse : « Je vous en supplie, ne m'interrogez pas… Un jour ou l'autre, je vous dirai. – Mais c'est tout de suite qu'il faut parler… Un jour perdu… une heure… c'est beaucoup. » Il continuait à la caresser sans qu'elle y prît garde. Cependant, comme il lui embrassait la main et que ses lèvres remontaient le long du bras, elle l'implora avec tant de lassitude qu'il n'insista pas et qu'il cessa de la tutoyer : « Promettez-moi, dit-il… – De vous revoir ? Je vous le promets. – Et de vous confier à moi ? – Oui. – En attendant, puis-je vous être utile ? – Oui, oui, fit-elle vivement. Accompagnez-moi. – Vous craignez quelque chose ?… » Il la sentait qui tremblait, et elle dit sourdement : « En entrant, ce soir, j'ai eu l'impression qu'on surveillait la maison. – La police ? – Non. – Qui ? – Le grand Paul… les amis du grand Paul… » Elle prononçait ce nom avec terreur. « Êtes-vous certaine ? – Non… mais il m'a semblé le reconnaître… assez loin… contre le parapet du quai… J'ai reconnu aussi son principal complice, qu'on appelle l'Arabe. – Depuis combien de temps ne l'avez-vous pas vu, le grand Paul ? – Depuis plusieurs semaines. – Il ne pouvait donc pas savoir que vous veniez aujourd'hui ? – Non. – Alors, que faisait-il là ? – Lui aussi, il rôde autour de la maison. – C'est-à-dire autour du marquis ?… Et pour les mêmes raisons que vous ? – Je ne sais pas… une fois, il a dit devant moi qu'il lui en voulait à mort. – Pourquoi ? – Je ne sais pas. – Vous connaissez ses complices ? – L'Arabe, seulement. – Où le retrouve-t-il ? – Je l'ignore. Peut-être bien dans un bar de Montmartre dont j'ai entendu, un jour, qu'il donnait le nom, tout bas… – Vous vous rappelez ? – Oui… les Écrevisses. » Il n'en demanda pas davantage. Il avait l'intuition qu'elle ne répondrait plus, ce jour-là. Chapitre VI Premier choc « Partons, dit-il. Et quoi qu'il arrive, n'ayez pas la moindre peur. Je réponds de tout. » Il examina si tout était bien en ordre. Puis il éteignit l'électricité, et, prenant la main d'Antonine, afin de la conduire dans l'obscurité, il se dirigea vers l'entrée, referma doucement la porte sur eux et descendit l'escalier avec elle. Il avait hâte d'être dehors et redoutait que la jeune femme ne se fût trompée, tellement il désirait lutter et s'attaquer à ceux qui la poursuivaient. Cependant cette petite main qu'il tenait était si froide qu'il s'arrêta et la pressa entre les deux siennes. « Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que le danger n'existe pas quand on est près de moi. Ne bougez pas. Lorsque votre main sera toute chaude, vous verrez comme vous serez tranquille et pleine de courage. » Ils demeurèrent ainsi, immobiles, et les mains jointes. Après quelques minutes de silence, elle dit, rassérénée : « Allons-nous-en. » Il heurta la porte de la concierge et demanda qu'on lui ouvrît. Ils sortirent. La nuit était brumeuse, et les lumières se diffusaient dans l'ombre. Il y avait peu de passants à cette heure. Mais tout de suite, avec sa rapidité de coup d'œil, Raoul aperçut deux silhouettes qui traversaient la chaussée et se glissaient sur le trottoir, à l'abri d'une automobile en station, près de laquelle deux autres silhouettes semblaient attendre. Il fut sur le point d'entraîner la jeune femme dans la direction opposée. Mais il se ravisa, l'occasion était trop belle. D'ailleurs, les quatre hommes s'étaient séparés vivement et manœuvraient de façon à les encercler. « Ce sont eux, sûrement, prononça Antonine qui s'effrayait de nouveau. tes ? – Oui. – Tant mieux, dit-il. On s'expliquera. – Vous n'avez pas peur ? – Non, si vous ne criez pas. » À cette minute, le quai était entièrement désert. L'homme « haut sur pattes » en profita. Un de ses amis et lui se rabattirent vers le trottoir. Les deux autres longeaient les murs… Le moteur de l'auto ronfla, actionné sans doute par un chauffeur invisible et qui préparait le démarrage. Et, soudain, un léger coup de sifflet. Ce fut brusque. Trois des hommes se précipitèrent sur la jeune femme et cherchèrent à l'entraîner jusqu'à l'auto. Celui – Et le grand Paul, c'est celui qui est si haut monté sur pat- qu'on appelait le grand Paul se dressa devant Raoul, lui braquant son revolver sous le nez. Avant qu'il pût tirer, Raoul, d'un revers de main sur le poignet, le désarma, en ricanant : « Idiot ! On tire d'abord, on vise après. » Il rattrapa les trois autres bandits. L'un d'eux se retourna sur le trottoir, juste à temps pour recevoir sur le menton un violent coup de pied qui le fit chanceler et s'écrouler d'un bloc. Les deux derniers complices ne demandèrent pas leur reste. Se jetant dans l'auto, ils s'enfuirent. Antonine, libérée, se sauva dans l'autre sens, poursuivie par le grand Paul, qui se heurta subitement à Raoul. « Passage interdit ! s'écria Raoul. Laisse donc filer cette blonde enfant. C'est une vieille histoire qu'il faut que tu oublies, mon grand Paul. » Le grand Paul essayait quand même de passer, et de trouver une issue à droite ou à gauche de son adversaire. Bien que celui-ci se plantât partout devant lui, cependant il tentait encore la chance, tout en refusant le combat. « Passera… passera pas… C'est amusant, hein, de jouer aux gosses ? Il y a un grand garçon, haut sur pattes, qui voudrait courir, et un plus petit qui ne veut pas. Et, pendant ce temps, la demoiselle s'esquive… Maintenant, ça y est… Plus de danger pour elle… La vraie bataille commence. Es-tu prêt, grand Paul ? » D'un bond, il sauta sur l'ennemi, lui saisit les avant-bras, et l'immobilisa instantanément, en face de lui. « Couic ! c'est comme des menottes aux poignets, ça, hein ? Dis donc, grand Paul, vous n'êtes pas de première dans ta bande. Quels veaux que tes complices ! Une chiquenaude, et ça détale. Seulement, c'est pas tout ça, faut que je voie ta gueule en pleine lumière. » L'autre se débattait, stupéfait de sa faiblesse et de son impuissance. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se débarrasser de ces deux étreintes qui l'enchaînaient comme des anneaux de fer, et qui le faisaient souffrir au point qu'il avait du mal à se tenir debout. « Allons, plaisantait Raoul… montre ta binette au monsieur… et pas de grimaces, que je voie si je te connais… Eh bien, quoi, mon vieux, tu rouspètes ? Tu refuses de suivre le mouvement ? » Il le faisait pivoter doucement, comme une masse trop lourde, mais qu'on déplace par petites saccades. Ainsi, qu'il le voulût ou non, le grand Paul tournait d'un côté où le jet de lumière électrique tombait plus précis. Un effort encore, et Raoul atteignit son but. Il s'exclama, véritablement ahuri en voyant le visage de l'homme : « Valthex ! » Et il répéta, avec des éclats de rire : « Valthex !… Valthex !… Eh bien, vrai, si je m'attendais à celle-là ! Alors, Valthex, c'est le grand Paul ? et le grand Paul, c'est Valtex ? Valthex porte un veston de bonne coupe et un chapeau melon. Paul, un pantalon en tire-bouchon et une casquette. Dieu ! que c'est rigolo ! Tu cultives le marquis et tu es chef de bande. » Furieux, le grand Paul gronda : « Moi aussi, je te connais… tu es le type de l'entresol… – Mais oui… M. Raoul… pour te servir. Et nous voilà tous deux dans la même affaire. T'en as de la déveine ! Sans compter que je m'attribue d'ores et déjà Clara la Blonde. » Le nom de Clara mit le grand Paul hors de lui. « Celle-là, je te défends… – Tu me défends ? Mais regarde-toi, mon vieux. Quand on pense que tu as une demi-tête de plus que moi, que tu dois pratiquer tous les trucs de la boxe et du couteau, et que t'es là, entre mes pinces, fichu, maté ! Mais rebiffe-toi donc, flandrin ! Vrai, tu me fais pitié. » Il le lâcha. L'autre baragouina : « Voyou ! je te retrouverai. – Pourquoi me retrouver ? Je suis là. Vas-y. – Si tu as touché à la petite… – C'est fait, mon vieux. On est copains, elle et moi. » Exaspéré, le grand Paul mâchonna : « Tu mens ! Ce n'est pas vrai ! – Et nous n'en sommes qu'au début. La suite au prochain numéro. Je te préviendrai. » Ils se mesurèrent, l'un tout contre l'autre, prêts à la bataille. Mais sans doute le grand Paul jugea-t-il plus prudent d'attendre une occasion meilleure, car il cracha quelques injures, auxquelles Raoul répondit en riant, et il s'en alla, sur une dernière menace. « J'aurai ta peau, mon garçon. – N'empêche que tu te défiles. À bientôt, froussard ! » Raoul le regarda s'éloigner. L'autre boitillait, ce qui devait être une supercherie du grand Paul, car Valthex ne boitait pas. « . Il faudra me méfier de ce gaillard-là, se dit Raoul. Ce sont de ces types qui préparent leurs mauvais coups. Gorgeret et Valthex… Bigre, ouvrons l'œil ! » Raoul en s'en retournant vers la maison fut surpris d'apercevoir, assis contre la porte cochère, un homme qui geignait et en qui il crut reconnaître celui dont il avait labouré le menton d'un coup de semelle. L'homme, en effet, avait fini par reprendre connaissance, mais était retombé plus loin et se reposait. Raoul l'examina, vit une figure basanée, de longs cheveux légèrement crépus qui s'échappaient de sa casquette, et lui dit : « Deux mots, camarade. C'est évidemment toi qu'on appelle l'Arabe dans la bande du grand Paul. Veux-tu gagner un billet de mille francs ? » Avec un certain mal, car sa mâchoire était fort endommagée, l'homme répondit : « Si c'est pour trahir le grand Paul, rien à faire. – À la bonne heure, tu es fidèle, toi. Non, il ne s'agit pas de lui, mais de Clara la Blonde. Sais-tu où elle niche ? – Non. Et le grand Paul non plus. – Alors pourquoi ce guet-apens devant la maison du marquis ? – Elle y est venue tantôt. – Comment l'a-t-on su ? – Par moi. Je filais l'inspecteur Gorgeret. Je l'ai vu qui opérait gare Saint-Lazare, et qui attendait l'arrivée d'un train. C'était la petite qui rappliquait à Paris, camouflée en fille de province. Gorgeret entendit l'adresse qu'elle donnait à un chauffeur. Moi j'entendis Gorgeret donner l'adresse à un autre chauffeur. Et on est venu ici. Alors, j'ai couru avertir le grand Paul. Et on a monté la garde toute la soirée. – Le grand Paul soupçonnait donc qu'elle reviendrait ? – Probable. Il ne me dit jamais rien de ses affaires. Chaque jour, à la même heure, on a rendez-vous dans un bar. Il me donne des ordres, que je communique aux camarades, et que nous exécutons. – Mille francs de plus si tu en dis davantage. – Je ne sais rien. – Tu mens. Tu sais qu'il s'appelle de son vrai nom Valthex, et qu'il mène une double existence. Donc je suis sûr de le retrouver chez le marquis, et je peux le dénoncer à la police. – Lui aussi il peut vous retrouver. On sait que vous habitez l'entresol et que la petite a été vous voir tantôt. Le jeu est dangereux. – Je n'ai rien à cacher, moi ! – Tant mieux pour vous. Le grand Paul a de la rancune, et il est toqué de la petite. Méfiez-vous. Et que le marquis se méfie aussi. Le grand Paul a de mauvaises idées de ce côté. – Lesquelles ? – Assez parlé. – Soit. Voilà deux billets. Plus vingt francs pour prendre cette auto qui maraude. » Raoul fut assez long à s'endormir. Il réfléchissait aux événements de la journée et se plaisait à évoquer l'image séduisante de la jolie blonde. De toutes les énigmes qui compliquaient l'aventure où il se trouvait engagé, celle-là était la plus captivante et la plus inaccessible. Antonine ?… Clara ?… laquelle de ces deux figures constituait la véritable personnalité de l'être charmant qu'il avait rencontré ? Elle avait à la fois le sourire le plus franc et le plus mystérieux, le regard le plus candide et les yeux les plus voluptueux, l'aspect le plus ingénu et l'air le plus inquiétant. Elle émouvait par sa mélancolie et par sa gaieté. Ses larmes comme son rire provenaient d'une même source fraîche et claire par moments, à d'autres obscures et troubles. Le lendemain matin, il téléphona au secrétaire Courville. « Le marquis ? – Parti ce matin de bonne heure, monsieur. Le valet de chambre lui a amené son auto dont il a emporté les deux valises pleines. – Donc, une absence ?… – De quelques jours, m'a-t-il dit, et en compagnie, j'en ai l'idée, de la jeune femme blonde. – Mais, il t'a donné une adresse ? – Non, monsieur, il est toujours assez dissimulé, et s'arrange pour que je ne sache jamais où il va. Cela lui est d'autant plus facile que, primo, il conduit lui-même, et secundo… – Que tu n'es qu'une gourde. Ceci posé, je décide d'abandonner l'entresol. Tu enlèveras toi-même l'installation téléphonique particulière, et tout ce qui est compromettant. Après quoi on déménagera en douce. Adieu. Tu n'auras pas de mes nouvelles pendant trois ou quatre jours. J'ai du travail… Ah ! un mot encore. Attention à Gorgeret ! Il pourrait bien surveiller la maison. Méfie-toi. C'est une brute et un vaniteux, mais un entêté, et qui a des lueurs… » Chapitre VII Château à vendre Le château de Volnic avait gardé son aspect de gentilhommière à tourelles et à vaste bonnet de tuiles roussâtres. Mais quelques-uns des volets pendaient aux fenêtres, démolis et lamentables, beaucoup de tuiles manquaient, la plupart des allées étaient envahies de ronces et d'orties, et la masse imposante des ruines disparaissait sous un amoncellement de lierre qui couvrait le granit des murailles et changeait la forme même des tours et des donjons à demi écroulés. En particulier, le terre-plein de la chapelle où avait chanté Élisabeth Hornain ne se distinguait plus au milieu de ces ondulations de verdure. Dehors, sur les murs de la tour d'entrée, à droite et à gauche de la porte massive par où l'on pénétrait dans la cour d'honneur, de grandes affiches annonçaient la mise en vente du château et donnaient le détail des logements, communs, fermes et prairies qui en dépendaient. Depuis trois mois que ces affiches étaient collées et que des annonces avaient paru dans les journaux de la région, la porte du château s'était souvent ouverte aux heures fixées, pour permettre aux acheteurs éventuels de visiter, et la veuve Lebardon avait dû prendre un homme du pays pour défricher et approprier la terrasse et pour sarcler le chemin qui montait aux ruines. Des curieux étaient venus, en souvenir du drame. Mais la veuve Lebardon, pas plus que le jeune notaire, fils et successeur de maître Audigat, ne s'étaient départis de la consigne de silence jadis imposée. Qui avait acheté autrefois le château et qui le revendait aujourd'hui ? On l'ignorait. Ce matin-là – le troisième matin après celui où d'Erlemont avait quitté Paris – les volets qui fermaient une des fenêtres du premier étage furent poussés d'un coup, et la tête blonde d'Antonine apparut, une Antonine printanière, vêtue de sa robe grise, coiffée d'une capeline de paille retombant en auréole sur ses épaules, et qui souriait au soleil de juin, aux arbres verts, aux pelouses incultes, au ciel si bleu. Elle appela : « Parrain !… parrain ! » Elle apercevait le marquis d'Erlemont qui fumait sa pipe à vingt pas du rez-de-chaussée, sur un banc vermoulu que protégeait du soleil un groupe de thuyas. « Ah ! te voilà levée, s'écria-t-il gaiement. Tu sais qu'il n'est que dix heures du matin. – Je dors tellement ici ! Et puis, regardez ce que j'ai trouvé dans une armoire, parrain… un vieux chapeau de paille. » Elle rentra dans sa chambre, descendit l'escalier quatre à quatre, franchit la terrasse, et s'approcha du marquis à qui elle tendit le front. « Mon Dieu, parrain – alors vous voulez toujours que je vous appelle parrain ? –, mon Dieu, comme je suis heureuse !… Comme c'est beau ! Et comme vous êtes bon pour moi ! Tout à coup, me voilà dans un conte de fées. – Tu le mérites, Antonine… d'après le peu que tu m'as raconté de ta vie. Je dis : le peu, car tu n'aimes guère parler de toi ? » Une ombre passa sur le clair visage d'Antonine et elle dit : « Ça n'a pas d'intérêt. Il n'y a que le présent qui compte. Et si ce présent-là pouvait durer ! – Pourquoi pas ? – Pourquoi ? parce que le château va être vendu aux enchères cet après-midi et que demain soir nous serons à Paris. Quel dommage ! On respire si bien ici ! On a de la joie plein le cœur et plein les yeux ! » Le marquis gardait le silence. Elle passa sa main sur la sienne, et, gentiment : « Il faut que vous le vendiez, sans doute ? – Oui, dit-il. Que veux-tu ? Depuis que je l'ai acheté dans un coup de tête à mes amis Jouvelle, je n'y suis pas venu dix fois, et en courant, pour vingt-quatre heures. Alors, comme j'ai besoin d'argent, je me suis décidé, et à moins qu'un miracle ne se produise… » Il ajouta, en souriant : « D'ailleurs, puisque tu aimes ce pays, il y aurait un moyen pour toi de l'habiter. » Elle le regarda, sans comprendre. Il se mit à rire. « Dame ! Depuis avant-hier, il me semble que le notaire Audigat, fils et successeur de défunt son père, multiplie ses visites. Oh ! je sais, il n'est pas très séduisant, mais, tout de même, il s'est allumé d'un tel feu pour ma filleule !… » Elle avait rougi. « Ne me taquinez pas, parrain. Je n'ai même pas remarqué maître Audigat… et la raison pour laquelle ce château m'a plu tout de suite, c'est que vous y étiez avec moi. – C'est bien vrai ? – Absolument vrai, parrain. » Il fut ému. Dès la première heure, cette enfant, qu'il savait être sa fille, avait attendri son cœur quelque peu endurci de vieux célibataire, et l'avait troublé par ce qu'il sentait en elle de grâce profonde et d'ingénuité. Il n'était pas non plus sans être attiré par la sorte de mystère qui l'enveloppait, par une réticence continuelle sur les faits de son passé. Très abandonnée à certains moments, et pleine d'élans qui paraissaient venir d'une nature expansive, elle se reprenait souvent avec lui, se tenait sur une réserve déconcertante et semblait indifférente, presque hostile même, aux attentions et aux égards de celui qu'elle avait appelé si spontanément parrain. Et, chose bizarre, il donnait à la jeune fille, depuis leur arrivée au château, cette même impression un peu heurtée que causaient des alternatives de gaieté et de silence et une certaine contradiction dans ses actes. En réalité, quels que fussent la sympathie et le désir d'affection qui les poussaient l'un vers l'autre, ils ne pouvaient en si peu de temps briser tous les obstacles qui s'interposent entre deux êtres qui ne se connaissent pas. Jean d'Erlemont essayait souvent de la comprendre, et il la regardait en disant : « Ce que tu ressembles à ta mère ! Je retrouve en toi ce sourire qui transforme le visage. » Elle n'aimait point qu'il parlât de sa mère, et répondait toujours par d'autres questions. Ainsi fut-il amené à lui raconter brièvement le drame du château et la mort d'Élisabeth Hornain, ce qui passionna la jeune fille. Ils déjeunèrent, servis par la veuve Lebardon. À deux heures, le notaire, maître Audigat, vint prendre le café et veiller aux préparatifs de la vente aux enchères qui devait s'effectuer à quatre heures, dans un des salons ouverts pour la circonstance. C'était un jeune homme pâle, gauche d'aspect, phraseur et timide, épris de poésie, et qui jetait négligemment dans la conversation des alexandrins spécialement fabriqués par lui, tout en ajoutant : « Comme l'a dit le poète. » Et il lançait un coup d'œil à la jeune fille pour voir l'effet produit. Après un long effort de patience, ce petit manège, indéfiniment répété, agaça tellement Antonine qu'elle laissa les deux hommes ensemble et sortit dans le parc. À l'approche de l'heure fixée pour la vente, la cour principale s'était remplie de monde qui, contournant une des ailes du château, commençait à former des groupes sur la terrasse et devant le jardin creux. C'étaient, pour la plupart, de riches paysans, des bourgeois des petites villes voisines, et quelques gentilshommes de la région. Des curieux surtout, parmi lesquels une demi-douzaine d'acheteurs éventuels, selon les prévisions de maître Audigat. Antonine rencontra quelques personnes qui profitaient de l'occasion pour visiter les ruines, depuis si longtemps fermées aux touristes. Elle y flâna aussi, telle une promeneuse attirée par le spectacle grandiose. Mais le tintement d'une petite clochette ayant ramené les gens vers le château, elle resta seule et s'aventura par les chemins que l'on n'avait pas nettoyés de leurs herbes et de leurs plantes entrelacées. Elle s'engagea même à son insu en dehors de tout sentier et gagna ainsi le terre-plein qui entourait le tertre où le crime s'était commis quinze ans auparavant. Si tant est que le marquis lui eût révélé toutes les circonstances de ce drame, elle n'aurait pu en retrouver l'emplacement exact dans le fouillis inextricable que formaient les ronces, les fougères et les rameaux de lierre. Antonine en sortit avec peine, et soudain, comme elle arrivait à un espace plus libre, elle s'arrêta net en étouffant un cri. À dix pas d'elle, et, comme elle, s'arrêtant net dans un même mouvement de surprise, apparaissait la silhouette d'un homme dont elle n'avait pu oublier, à quatre jours d'intervalle, la stature puissante, les épaules énormes et l'âpre visage. C'était l'inspecteur Gorgeret. Si peu qu'elle l'eût entr'aperçu dans l'escalier du marquis, elle ne s'y trompa pas : c'était lui. C'était le policier dont elle avait entendu la voix rude et les intonations hargneuses, celui qui l'avait suivie dans la gare et qui avait annoncé son dessein de mettre la main sur elle. Le dur visage prit une expression barbare. Un rire méchant tordit sa bouche, et il grogna : « Ça, c'est de la veine ! La petite blonde que j'ai ratée trois fois l'autre jour… Qu'est-ce que vous faites là, petite demoiselle ? Alors, vous aussi, vous vous intéressez à la vente du château ? » Il fit un pas en avant. Effrayée, Antonine eût voulu s'enfuir, mais, outre qu'elle n'en avait pas la force, comment l'aurait-elle pu, acculée aux obstacles qui l'eussent empêchée de courir ? Il fit un pas de plus, en se moquant. « Pas moyen de s'enfuir. On est bloquée. Quelle revanche pour Gorgeret, hein ? Voilà que Gorgeret qui depuis tant d'années ne quitte pas de l'œil l'affaire ténébreuse de ce château, et qui n'a pas cru devoir manquer l'occasion de venir fureter ici au jour de la vente, voilà qu'il se trouve nez à nez avec la maîtresse du grand Paul. Si vraiment il y a une providence, vous avouerez qu'elle me protège outrageusement. » Un pas encore. Antonine se raidissait pour ne pas tomber. « Il me semble qu'on a peur. On en fait, une grimace ! De fait, la situation est mauvaise, doublement mauvaise, et il va falloir expliquer à Gorgeret en quoi la liaison de Clara la Blonde et du grand Paul se rattache à l'aventure du château et le rôle que le grand Paul joue là-dedans. Tout cela est captivant, et je ne donnerais pas pour beaucoup la position de Gorgeret. » Trois pas encore. Gorgeret tira de son portefeuille le mandat d'amener qu'il déplia avec un air de raillerie féroce. « Faut-il vous lire mon petit papier ? Pas la peine, n'est-ce pas ? Vous m'accompagnerez docilement jusqu'à mon auto, et à Vichy on prend le train pour Paris. Vrai, je lâche sans regret la cérémonie des enchères. J'ai levé un gibier qui me suffit. Mais pourquoi diable ?… » Il s'interrompit. Il se passait quelque chose qui l'intriguait. Toute expression d'épouvante s'effaçait peu à peu du joli visage blond, et l'on eût dit – phénomène incompréhensible – oui, on eût dit qu'un vague sourire commençait à l'éclairer. Était-ce croyable, et pouvait-on admettre que son regard se détachât de son regard à lui ? Elle n'avait plus son air de bête traquée, d'oi- seau fasciné et qui tremble. En vérité, où donc allaient ses yeux, et à qui souriait-elle ? Gorgeret se retourna : « Cré bon sang ! murmura-t-il. Qu'est-ce qu'il vient faire, ce client-là ? » En réalité, Gorgeret n'apercevait, à l'angle d'un pilier, où s'arc-boutaient les vestiges d'une chapelle, qu'un bras qui dépassait, qu'une main qui braquait un revolver de son côté… Mais, étant donné l'apaisement subit de la jeune fille, il ne douta pas une seconde que ce bras et que cette main n'appartinssent à ce M. Raoul qui semblait acharné à la défendre. Clara la Blonde, au château de Volnic, cela supposait la présence du sieur Raoul, et c'était bien dans la façon badine du sieur Raoul que de rester invisible tout en faisant jouer la menace de son revolver. Gorgeret, d'ailleurs, n'eut pas un instant d'hésitation. Il était fort brave et ne reculait jamais devant le danger. D'autre part, que la petite se sauvât – et elle n'y manqua point –, il saurait bien la rattraper dans le parc ou dans le pays. Il s'élança donc en criant : « Toi, mon bonhomme, tu n'y coupes pas. » La main disparut. Et lorsque Gorgeret atteignit l'angle du portique, il ne vit qu'un rideau de lierre drapé d'une arcade à l'autre. Il ne ralentit pas sa course cependant, l'ennemi n'ayant pas pu s'évanouir. Mais, à son passage, le bras jaillit du lierre, un bras qui n'agitait pas d'arme, mais qui était muni d'un poing, lequel poing alla frapper directement Gorgeret au menton. Le coup, précis, implacable, accomplit proprement sa besogne : Gorgeret perdit l'équilibre et s'effondra, comme s'était effondré l'Arabe sous le choc d'une semelle. Gorgeret ne se rendit compte d'ailleurs de rien. Il était évanoui. Essoufflée, Antonine parvint à la terrasse. Le cœur lui battait si fort qu'elle dut s'asseoir avant d'entrer dans le château, où tous les visiteurs prenaient place les uns après les autres. Mais elle avait tellement confiance dans cet inconnu qui la défendait qu'elle se remit vivement de son émotion. Elle était persuadée que Raoul saurait mettre le policier à la raison, sans toutefois lui faire du mal. Mais comment Raoul était-il là, une fois de plus prêt à combattre pour elle ? Elle écouta, les yeux fixés sur les ruines, et plus spécialement sur le côté des ruines où la rencontre avait dû se produire. Elle n'entendit aucun bruit, et ses yeux ne virent pas la moindre silhouette et ne découvrirent rien de suspect. Si rassurée qu'elle fût, elle résolut de se placer de telle sorte qu'elle pût encore échapper à un retour offensif de Gorgeret et s'enfuir par quelque autre issue du château. Cependant la petite cérémonie qui se préparait à l'intérieur la captiva au point qu'elle oublia tout péril. Le grand salon s'ouvrait au-delà du vestibule et d'un cabinet d'attente. Les gens s'étaient groupés debout autour des quelques personnes à qui le notaire supposait des intentions d'achat, et qu'il fit asseoir. Sur une table étaient dressées les trois menues bougies sacramentelles. Maître Audigat agissait avec solennité et parlait avec emphase. De temps à autre, il s'entretenait avec le marquis d'Erlemont, dont la foule commençait à connaître la qualité de propriétaire. Un peu avant l'heure, maître Audigat éprouva le besoin de donner des explications. Il mit en relief la situation du château, son importance historique, sa beauté, son pittoresque, la bonne affaire que constituerait l'acquisition. Puis il rappela le mécanisme des enchères. Chacune des trois bougies tiendrait allumée environ une minute. On avait donc tout loisir pour parler avant que s'éteignît la dernière, mais on risquait gros si l'on attendait trop longtemps. Quatre heures sonnèrent. Maître Audigat exhiba une boîte d'allumettes, en prit une, la frotta et approcha la flamme de la première des trois bougies ; tout cela avec les gestes d'un prestidigitateur qui va faire sortir une douzaine de lapins d'un chapeau haut de forme. La première bougie s'alluma. Du coup, un grand silence se fit. Les figures se crispèrent, surtout celles des femmes assises, dont l'expression devint tout à fait particulière, ou trop indifférente, ou douloureuse, ou désespérée. La bougie s'éteignit. Le notaire prévint. « Encore deux feux, mesdames et messieurs. » Une seconde allumette. Une seconde flambée. Une seconde extinction. Maître Audigat prit une voix lugubre : « Le dernier feu… Qu'il n'y ait pas de malentendu… Les deux premières bougies ont brûlé. Reste la troisième. Je précise bien que la mise à prix est de huit cent mille francs. Aucune enchère inférieure n'est admise. » La troisième bougie fut allumée. Une voix timide énonça « Huit cent vingt-cinq. » Une autre voix riposta « Huit cent cinquante. » Le notaire, parlant pour une dame qui avait esquissé un signe, dit : « Huit cent soixante-quinze. – Neuf cents », répliqua un des amateurs… Puis un silence. Le notaire s'effara, et répéta précipitamment : « Neuf cent mille ?… Neuf cent mille ? Personne ne dit mot… Voyons, mesdames et messieurs, c'est un chiffre absurde… Le château… » Un nouveau silence. La bougie expirait. Quelques lueurs d'agonie, parmi la cire fondue. Puis, dans le fond de la salle, du côté du vestibule, une voix articula : « Neuf cent cinquante. » La foule s'ouvrit. Un monsieur s'avança, souriant, paisible et sympathique, qui redit tranquillement : « Neuf cent cinquante mille francs. » Dès l'abord, Antonine avait reconnu M. Raoul. Chapitre VIII Un étrange collaborateur Malgré ses prétentions au sang-froid, le notaire fut quelque peu estomaqué. Une enchère double de celles qui ont précédé, cela n'est pas fréquent. Il murmura : « Neuf cent cinquante mille francs ?… Personne ne dit mot ?… Neuf cent cinquante ?… Adjugé. » Tout le monde se pressait autour du nouveau venu. Maître Audigat, inquiet, hésitant, allait lui demander une seconde confirmation et s'informer de son nom, de ses références, etc., quand il comprit au regard de Raoul que ce monsieur-là n'était pas de ceux qui se laissent manœuvrer. Il y a des habitudes et des convenances auxquelles il faut se soumettre. Les explications de cette sorte n'ont pas lieu en public. Le notaire se hâta donc de pousser les gens dehors afin de réserver le salon pour la conclusion d'une affaire qui se présentait de façon singulière. Quand il revint, Raoul était assis devant la table et, le stylographe en main, signait un chèque. Un peu plus loin, debout, Jean d'Erlemont et Antonine suivaient ses gestes sans mot dire. Toujours nonchalant et tranquille, Raoul se leva, et s'adressant au notaire avec la désinvolture d'un monsieur à qui incombe le soin de prendre les décisions : « Dans un instant, maître Audigat, fit-il, je me permettrai de vous rejoindre à votre étude où il vous sera loisible auparavant d'examiner les pièces que je vais vous confier. Voulez-vous me préciser les renseignements dont vous avez besoin ? » Le notaire, abasourdi de cette façon d'agir, répliqua : « Votre nom d'abord, monsieur. – Voici ma carte : don Luis Perenna, sujet portugais, d'origine française. Voici mon passeport, et toutes références utiles. Pour le règlement, voici un chèque de la moitié, tiré sur la Banque Portugaise de crédit, à Lisbonne, où j'ai mon compte. L'autre moitié vous sera versée à l'époque que M. d'Erlemont voudra bien me fixer à la fin de notre conversation. – Notre conversation ? demanda le marquis surpris. – Oui, monsieur, j'aurais plusieurs choses intéressantes à vous communiquer. » Le notaire, de plus en plus désorienté, fut sur le point de faire quelques objections, car, enfin, qui prouvait qu'il y eût un compte suffisant ? Qui prouvait que, dans l'intervalle nécessaire au paiement du chèque, la provision ne serait pas épuisée ? Qui prouvait ?… Il se tut. Il ne savait trop que dire en face de cet homme, qui l'intimidait et que son intuition personnelle lui montrait comme un monsieur peut-être pas très scrupuleux, en tout cas assez dangereux pour un officier ministériel attaché à la lettre des règlements. Bref, il jugea prudent de réfléchir, et dit : « Vous me trouverez à mon étude, monsieur. » Il s'en alla, sa serviette sous le bras. Jean d'Erlemont, désireux d'échanger quelques mots avec lui, l'accompagna jusqu'à la terrasse. Antonine, qui avait écouté les explications de Raoul avec une agitation visible, voulut également sortir. Mais Raoul avait refermé la porte et repoussa la jeune fille. Troublée, elle courut vers l'autre porte, qui donnait directement sur le vestibule. Raoul la rattrapa et la saisit par la taille. « Eh bien, quoi, disait-il en riant, vous avez l'air bien farouche, aujourd'hui. Alors, on ne se connaît pas ? Gorgeret écarté tout à l'heure, le grand Paul démoli l'autre nuit, rien de tout cela ne compte plus pour mademoiselle ? » Il voulut l'embrasser sur la nuque, et n'atteignit que l'étoffe de son corsage. « Laissez-moi, balbutiait Antonine, laissez-moi… c'est abominable… » Obstinément tournée vers la porte qu'elle essayait d'ouvrir, elle se débattait avec fureur. Raoul s'irrita, lui enlaça le cou, lui renversa la tête, et chercha brusquement la bouche qui se dérobait. Elle cria : « Ah ! quelle honte ! je vais appeler… Quelle honte ! » Il recula soudain. Les pas du marquis résonnaient sur les dalles du vestibule. Raoul ricana : « Vous en avez de la veine ! Mais si je m'attendais à cette rebuffade ! Fichtre ! l'autre nuit, dans la bibliothèque du mar- quis, vous étiez plus souple. On se retrouvera, vous savez, ma jolie. » Elle n'essayait plus d'ouvrir. Elle recula, elle aussi. Lorsque Jean d'Erlemont entra, il la vit en face de lui, dans une attitude d'hésitation et d'émotion. « Qu'est-ce que tu as ? – Rien… rien… dit-elle, encore suffoquée. Je voulais vous parler. – De quoi ? – Non… une chose sans importance… je me trompais. Je vous assure, parrain… » Le marquis se tourna vers Raoul qui écoutait en souriant et qui répondit à son interrogation muette : « Je suppose que mademoiselle voulait vous parler d'un léger malentendu que je désirais d'ailleurs dissiper moi-même. – Je ne comprends pas, monsieur, déclara le marquis. – Voici. J'ai donné mon véritable nom, don Luis Perenna. Mais, pour des raisons personnelles, j'habite à Paris sous un nom d'emprunt, M. Raoul. Et c'est comme tel que j'ai loué chez vous, monsieur, votre entresol du quai Voltaire. Or, l'autre jour mademoiselle a sonné à ma porte au lieu de sonner à la vôtre et je lui ai expliqué son erreur, tout en me présentant sous mon nom d'emprunt. Alors, n'est-ce pas ? aujourd'hui, elle a dû éprouver quelque surprise… » La surprise de Jean d'Erlemont semblait aussi grande. Que lui voulait ce personnage bizarre dont la conduite était pour le moins assez équivoque et dont l'état civil ne paraissait pas très nettement établi ? « Qui êtes-vous, monsieur ? Vous avez sollicité de moi un entretien… À quel propos ? À quel propos ? dit Raoul qui, jusqu'à la fin de la conversation, affecta de ne pas tourner les yeux vers la jeune fille. À propos d'une affaire… – Je ne fais pas d'affaires ! lui jeta d'Erlemont d'une voix cassante. – Moi non plus, affirma Raoul, mais je m'occupe de celles des autres. » Cela devenait sérieux. Y avait-il là une amorce de chantage ? la menace d'un ennemi qui allait se découvrir ? D'Erlemont tâta la poche de son revolver, puis consulta du regard sa filleule. Elle écoutait avec une attention anxieuse. « Soyons brefs, dit-il. Que voulez-vous ? – Récupérer l'héritage dont vous avez été frustré jadis. – L'héritage ? – Celui de votre grand-père, héritage qui a disparu et au sujet duquel vous avez fait faire d'inutiles recherches par une agence. – Ah ! bien, s'écria le marquis en riant, vous vous présentez comme un agent de renseignements ! – Non, mais comme un amateur qui aime rendre service à ses semblables. J'ai la manie de ces espèces d'enquêtes. C'est une passion, un besoin de savoir, d'éclaircir, de résoudre ces énigmes. En vérité, je ne pourrais pas vous dire à quels résultats surprenants je suis arrivé dans la vie, les problèmes séculaires que j'ai résolus, les trésors historiques que j'ai mis au jour, les ténèbres où j'ai jeté la lumière… – Bravo ! s'écria le marquis avec bonne humeur. Et, bien entendu, une petite commission, hein ? – Aucune. – Vous travaillez gratuitement ? – Pour mon plaisir. » Raoul lança ces derniers mots en riant aussi. Comme il était loin des projets qu'il avait exposés à Courville ! Les vingt ou trente millions pour lui… dix pour cent abandonnés au marquis… En vérité, son besoin de se faire valoir et de jouer un beau rôle en face de son interlocuteur, et surtout devant la jeune fille, l'eût conduit à offrir de l'argent plutôt qu'à en réclamer. Il allait de long en large, la tête droite, heureux d'avoir barre sur d'Erlemont et de se montrer sous un jour avantageux. Désorienté, dominé par lui, le marquis prononça sans plus d'ironie : « Vous avez un renseignement à m'apporter ? – Au contraire, je viens vous en demander, dit Raoul gaiement. Mon but est simple je vous offre ma collaboration. Voyezvous, monsieur, dans toutes les entreprises auxquelles je me consacre, il y a toujours une période de tâtonnement qui serait beaucoup plus courte si on voulait bien se confier à moi du premier coup, ce qui est rare. Je me heurte naturellement à des réticences et à des cachotteries qui m'obligent à tout découvrir par moi-même. Aussi que de temps perdu ! Comme vous agiriez dans votre intérêt si vous consentiez à m'épargner les fausses pistes et à me dire, par exemple, en quoi consistait ce mystérieux héritage, et si vous avez porté plainte ! – C'est tout ce que vous désirez savoir ? – Fichtre non ! s'écria Raoul. – Quoi encore ? – Puis-je parler devant mademoiselle du drame qui s'est déroulé dans ce château à l'époque où vous n'étiez pas encore propriétaire de Volnic ? » Le marquis tressaillit, et répondit sourdement : « Certes. J'ai parlé moi-même à ma filleule de la mort d'Élisabeth Hornain. – Mais sans doute ne lui avez-vous pas confié l'étrange secret que vous avez dissimulé à la justice ? – Quel secret ? – Que vous étiez l'amant d'Élisabeth Hornain. » Et, sans laisser à Jean d'Erlemont le temps de se ressaisir, Raoul continua : « Car c'est cela qui est inexplicable et qui m'intrigue plus que tout. Une femme est tuée et dépouillée de ses bijoux. On enquête. On vous interroge, comme on interroge tous les assistants. Et vous ne dites pas qu'il y avait liaison entre cette femme et vous ! Pourquoi ce silence ? Et pourquoi, par la suite, avez- vous acheté ce château ? Avez-vous fait des recherches ? Savezvous quelque chose de plus que ce que je viens de lire dans les journaux du temps ? Enfin y a-t-il un rapport quelconque entre le drame de Volnic et le vol de l'héritage dont vous avez été victime ? Les deux affaires ont-elles eu la même origine, les mêmes développements, les mêmes acteurs ? Voilà les questions, monsieur, auxquelles je voudrais des réponses précises qui me permettraient d'aller de l'avant. » Un long silence suivit. L'hésitation du marquis aboutit à une volonté si manifeste de ne rien dire que Raoul haussa légèrement les épaules. « Quel dommage ! s'écria-t-il, et combien je regrette que vous vous dérobiez ! Vous ne comprenez donc pas qu'une affaire n'est jamais classée ? Elle se poursuit d'elle-même dans l'esprit des gens qui y sont mêlés, ou qui, par suite d'un intérêt personnel que vous ignorez, s'acharnent à en tirer bénéfice. Cette idée ne vous donne pas à réfléchir ? » Il s'assit près du marquis, et, scandant ses phrases, martelant ses mots, il prononça : « De ces tentatives isolées qui tournent autour de votre passé, j'en connais quatre, monsieur. La mienne, qui m'a conduit d'abord dans l'entresol du quai Voltaire, puis dans ce château que j'ai acheté pour qu'un autre ne l'achetât pas, tellement je désirais devenir maître des recherches. Et d'un ! Ensuite, il y a Clara la Blonde, l'ancienne maîtresse du grand Paul, le fameux bandit, Clara la Blonde qui a pénétré l'autre nuit dans votre bibliothèque de Paris et qui a fracturé le tiroir secret de votre bureau pour fouiller parmi des photographies. Et de deux ! » Raoul fit une pause. Avec quel soin il évitait de regarder la jeune fille, et, penché vers le marquis, concentrait toute son at- tention sur lui ! Les yeux dans les yeux, profitant du désarroi de Jean d'Erlemont, il articula à voix basse : « Passons au troisième larron, voulez-vous ?… au plus dangereux sûrement… Passons à Valthex. » Le marquis sursauta. « Valthex ? Que dites-vous ? – Oui, Valthex, le neveu ou le cousin, en tout cas, le parent d'Élisabeth Hornain. – Absurde ! Impossible ! protesta d'Erlemont. Valthex est un joueur, un débauché, d'une moralité douteuse, je veux bien, mais lui, dangereux ? Allons donc ! » Toujours face au marquis, Raoul continua : « Valthex a un autre nom, monsieur, un sobriquet plutôt, sous lequel il est très connu dans le monde du crime. – Le monde du crime ? – Valthex est recherché par la police. – Impossible ! – Valthex n'est autre que le grand Paul. » L'agitation du marquis fut extrême. Il suffoquait et s'indignait : « Le grand Paul ? le chef de bande ?… Voyons, c'est inadmissible… Valthex n'est pas le grand Paul… Comment pouvezvous prétendre ?… Non, non, Valthex n'est pas le grand Paul ! – Valthex n'est autre que le grand Paul, répéta Raoul, implacable. La nuit dont je vous parle, je savais que le grand Paul, posté sur le quai avec ses complices, épiait son ancienne amie. Quand Clara sortit de chez vous, il voulut l'enlever… J'étais là. Je me suis battu avec lui, et, le voyant en pleine face, j'ai reconnu Valthex dont je surveillais depuis un mois la manœuvre autour de vous. Et de trois ! Passons au quatrième intrus : la police… la police qui, officiellement, a renoncé, mais qui s'obstine dans la personne têtue et vindicative de l'inspecteur qui, jadis, fut ici l'auxiliaire impuissant du Parquet : je veux dire l'inspecteur principal Gorgeret. » Deux fois, Raoul venait de risquer un coup d'œil du côté de la jeune fille. Il la discernait mal, Antonine étant placée à contre-jour, mais, comme il devinait son émotion, l'angoisse que devait lui infliger ce récit où son rôle à elle, son rôle mystérieux, était mêlé si étroitement ! Le marquis, que les révélations de Raoul semblaient troubler au plus profond de lui, hocha la tête. « Je me souviens de ce Gorgeret, quoiqu'il ne m'ait jamais interrogé. Je ne pense pas qu'il ait connu les relations qui m'unissaient à Élisabeth Hornain. – Non, affirma Raoul. Mais, lui aussi, il a lu quelque annonce de la vente, et il est venu. – Vous en êtes sûr ? – Je l'ai rencontré dans les ruines. – Donc, il a assisté aux enchères ? – Il n'y a pas assisté. – Comment ! – Il n'a pas quitté les ruines. – Allons donc ! – Oui, j'ai préféré le retenir là-bas, lui mettre un petit bâillon sur la bouche, un petit foulard sur les yeux, de petites cordes aux bras et aux jambes. » Le marquis eut un haut-le-corps. « Je refuse absolument de me prêter à un pareil acte ! » Raoul sourit : « Vous ne vous prêtez à rien, monsieur. La responsabilité de cet acte m'incombe, à moi seul, et c'est par pure déférence que je vous en fais part. Les choses que je juge utiles à notre sécurité commune et à la bonne conduite de l'affaire, mon devoir est de les exécuter. » Jean d'Erlemont se rendit compte alors à quoi l'entraînait une collaboration dont il ne voulait à aucun prix, mais qui lui était imposée par les circonstances autant que par la volonté de son interlocuteur. Comment s'y soustraire ? Raoul reprit : « Telle est la situation, monsieur. Elle est grave, ou du moins peut le devenir, surtout du côté de Valthex, et elle m'oblige à intervenir dès maintenant. L'ancienne amie du grand Paul étant menacée par lui, et le grand Paul, je le sais, étant résolu à agir contre vous, je prends l'offensive et le fais arrêter demain soir par la police. Que se passera-t-il alors ? Est-ce que l'on établira l'identité du grand Paul et de Valthex ? Est-ce qu'il dévoilera vos relations avec Élisabeth Hornain, vous mettant ainsi en cause, au bout de quinze ans ? Tout cela, c'est l'inconnu. Et voilà pourquoi j'aurais désiré savoir, être au courant de ce qui fut… » Raoul attendit. Mais, cette fois, l'indécision du marquis ne fut pas longue. Il déclara : « Je ne sais rien… je ne peux rien dire. » Raoul se leva. « Soit. Je me débrouillerai tout seul. Ce sera plus long. Il y aura du tirage, peut-être de la casse, comme on dit. Vous l'aurez voulu. Quand partez-vous d'ici, monsieur ? – Demain, en auto, à huit heures. – Bien. J'estime que Gorgeret ne pourra guère se libérer que pour sauter dans le train de dix heures du matin, à Vichy. Donc, rien à craindre pour le moment, si vous faites en sorte que la gardienne du château ne donne à Gorgeret aucun renseignement sur mademoiselle et sur vous. Vous resterez à Paris ? – Une nuit seulement, et je m'absente pour trois semaines environ. – Trois semaines ? Donnons-nous rendez-vous dans vingtcinq jours, le mercredi 3 juillet, sur le banc de la terrasse, devant le château, à quatre heures. Cela vous convient ? – Oui, fit d'Erlemont. Je réfléchirai d'ici là. – À quoi ? – À vos révélations et à ce que vous me proposez. » Raoul se mit à rire. « Il sera trop tard, monsieur. – Trop tard ? – Dame ! je n'ai pas beaucoup de temps à donner à l'affaire d'Erlemont. Dans vingt-cinq jours, tout sera réglé. – Qu'est-ce qui sera réglé ? – L'affaire Jean d'Erlemont. Le 3 juillet, à quatre heures, je vous apporterai la vérité sur le drame et sur toutes les énigmes qui le compliquent. Et je vous apporterai également l'héritage de votre grand-père maternel… ce qui permettra à mademoiselle, pour peu qu'elle en ait envie, et moyennant la simple restitution du chèque que j'ai signé tout à l'heure, de conserver et d'habiter ce château qui semble tellement lui plaire. – Alors… alors…, fit d'Erlemont, très ému, vous croyez vraiment réussir à ce point ? – Un seul obstacle pourrait m'en empêcher. – Lequel ? – C'est que je ne sois plus de ce monde. » Raoul saisit son chapeau, dont il salua d'un geste large Antonine et le marquis et, sans dire un mot de plus, il pivota et sortit avec un certain dandinement du torse sur les hanches, qui devait lui être familier aux instants où il était plus particulièrement satisfait de lui-même. On entendit son pas dans le vestibule, puis, peu après, la porte de la tour se refermait. Seulement alors, le marquis secoua sa stupeur et murmura, pensif encore : « Non…, non… on ne se confie pas ainsi au premier venu… Certes, je n'avais rien de spécial à lui dire, mais, en vérité, on ne s'associe pas à ces individus-là. » Comme Antonine se taisait, il lui dit : « Tu es de mon avis, n'est-ce pas ? » Elle répliqua, avec embarras : « Je ne sais pas, parrain… je n'ai aucun avis… – Comment, un aventurier ! un homme qui porte deux noms, qui surgit on ne sait d'où !… et qui poursuit on ne sait quel but… s'occupant de mes affaires… se moquant de la police… et n'hésitant pas cependant à lui livrer le grand Paul. » Il s'interrompit dans l'énumération des exploits de Raoul, médita durant une ou deux minutes, et conclut : « Un rude homme, tout de même, et qui a des chances de réussir… un homme extraordinaire… – Extraordinaire », répéta la jeune fille à demi-voix. Chapitre IX À la poursuite du grand Paul L'entrevue de Raoul et de maître Audigat fut brève. Le notaire posa des questions tout à fait inutiles, auxquelles Raoul riposta par des réponses aussi nettes que péremptoires. Le notaire, content de sa propre finesse et de sa clairvoyance, promit de remplir toutes formalités nécessaires dans le plus court délai. Raoul quitta le village ouvertement, au volant de son auto, et se rendit à Vichy où il prit une chambre et dîna. Vers onze heures, il revint à Volnic. Il avait étudié les abords. Une brèche s'offrait, sur le côté, dans un mur inaccessible pour tout autre que pour lui. Il réussit à passer, se dirigea vers les ruines, et retrouva sous le lierre l'inspecteur Gorgeret dont les cordes et le bâillon n'avaient pas bougé. Il lui dit à l'oreille : « C'est l'ami qui, tantôt, vous a procuré ces quelques heures de sieste réconfortante. Comme je vois que vous vous y plaisez, je vous apporte des douceurs : jambon, fromage et vin rouge. » Gentiment, il dénoua le bâillon. L'autre lui envoya une bordée d'injures, d'une voix si étranglée, si furieuse, qu'il était impossible de le comprendre. Raoul approuva : « Du moment que vous n'avez pas faim, faut pas vous forcer, monsieur Gorgeret. Excusez-moi de vous avoir dérangé. » Il assujettit de nouveau le bâillon, vérifia minutieusement tous les liens, et s'en alla. Le jardin était silencieux, la terrasse déserte, les lumières éteintes. Raoul avait avisé, dans l'après-midi, sous le toit d'une remise, une échelle. Il la décrocha. Il connaissait la position de la chambre où couchait Jean d'Erlemont. Il dressa l'échelle et monta. La nuit était chaude, la fenêtre, derrière les volets clos, s'ouvrait toute grande. Il fractura aisément le loquet des volets, et entra. Ayant perçu la respiration régulière du marquis, il alluma sa lanterne de poche et vit les vêtements pliés avec soin sur une chaise. Dans la poche du veston, il trouva le portefeuille ; dans le portefeuille, la lettre que la mère d'Antonine avait écrite au marquis, lettre qui était la raison de l'expédition de Raoul. Il la lut. « C'est bien ce que je pensais, se dit-il. Cette excellente personne a été jadis une des nombreuses maîtresses du séduisant marquis, et Antonine est leur fille. Allons, je ne déchois pas. » dit. Trois fenêtres plus loin, à droite, c'était la chambre d'Antonine. Il y glissa son échelle et de nouveau escalada. Là encore, volets clos et fenêtre ouverte. Il enjamba. Sa lampe chercha le lit. Antonine dormait, tournée vers le mur, ses cheveux blonds ébouriffés. Il attendit une minute, et puis une autre minute, et puis une autre. Pourquoi ne bougeait-il pas ? Pourquoi n'allait-il pas vers ce lit où elle reposait sans défense ? L'autre nuit, dans la Il remit la chose en place, repassa par la fenêtre, et descen- bibliothèque du marquis, il avait bien senti la faiblesse d'Antonine en face de lui, et avec quelle torpeur elle acceptait l'étreinte de cette main qui tenait sa main et caressait son bras. Pourquoi ne profitait-il pas de l'occasion, puisque, malgré la conduite inexplicable d'Antonine au courant de l'après-midi, il savait qu'elle n'aurait pas la force de résister ? Son hésitation ne fut pas longue. Il redescendit. « Bigre, pensa-t-il en quittant le château, il est des moments où les plus malins ne sont que des poires. Car enfin je n'avais qu'à vouloir… Seulement, voilà, on ne peut pas toujours vouloir… » Il reprit le chemin de Vichy, s'y reposa, et, dès le matin, il roulait sur la route de Paris, très satisfait de lui. Il se trouvait au cœur même de la place, entre le marquis d'Erlemont et sa fille, Antonine à sa disposition, un château historique en sa possession. Quel retournement des choses en quelques jours, depuis qu'il s'occupait plus activement de l'affaire ! Certes, il ne prétendait pas recevoir la récompense de ses services en épousant la fille du marquis d'Erlemont… « Non, non, je suis un modeste, moi, mes ambitions sont restreintes et les honneurs ne m'importent guère. Non, ce que je vise… Après tout, qu'est-ce que je vise ? L'héritage du marquis ? Le château ? Le plaisir du succès ? Des blagues ! Le vrai but c'est Antonine. Un point, c'est tout. » Et, parlant à demi-voix, il continuait : « Quel gobeur je fais ! Les millions, le pourcentage, rien ne compte plus. Pour jouer les grands seigneurs et pour épater la belle, j'ai tout jeté à l'eau. Jobard, va ! Don Quichotte ! Cabotin ! » Cependant, Raoul pensait à elle avec une ferveur qui l'étonnait lui-même, et celle qu'il évoquait, ce n'était pas l'Antonine inquiète, énigmatique, dont il fuyait les yeux au château de Volnic, et encore moins l'Antonine sournoise, douloureuse et comme soumise aux lois de la fatalité qui, la première nuit, dans la bibliothèque, accomplissait sa besogne de ténèbres – mais l'autre, celle du début, qu'il avait contemplée pour la première fois sur l'écran lumineux de son salon ! À ce moment-là, et durant sa brève visite involontaire, Antonine n'était que charme, insouciance, bonheur de vivre, espoir. Minutes fugitives dans une destinée âpre et accablante, mais minutes dont il avait profondément goûté la douceur et l'allégresse. « Seulement – et c'était là une question qu'il se posait bien souvent et avec irritation –, seulement, quelle est la raison secrète de ses actions ? Dans quel dessein mystérieux a-t-elle manœuvré de façon à capter la confiance du marquis ? Soupçonnet-elle qu'il est son père ? Veut-elle venger sa mère ? Est-ce la richesse qu'elle poursuit ? » Obsédé par le souvenir et par tout ce qu'était cet être divers, incompréhensible et délicieux, Raoul, contrairement à ses habitudes, effectua le voyage au train le plus nonchalant. Il déjeuna en route et n'arriva que vers trois heures à Paris, avec l'intention de voir où Courville en était de ses préparatifs. Mais il n'avait pas monté la moitié de son étage que, brusquement, dans un élan, il enjamba quatre marches, et encore quatre marches, se rua vers sa porte, entra comme un fou, bouscula Courville qui rangeait la pièce, et s'abattit sur le téléphone de la ville, en gémissant : « Crebleu, tout à fait oublié que je devais déjeuner avec la magnifique Olga. Allô, mademoiselle ! Allô ! le TrocadéroPalace… Donnez-moi l'appartement de Sa Majesté… Allô ! qui est à l'appareil ? La masseuse ?… Ah ! c'est toi, Charlotte ? Comment vas-tu, chérie ? Toujours contente de ta place ? Qu'est-ce que tu dis ? Le roi arrive demain ? Olga doit être d'une humeur !… Donne-lui la communication… Au galop, chérie. » Il patienta quelques secondes, puis, d'une voix onctueuse, ravie : « Enfin, c'est toi, magnifique Olga ! Voilà deux heures que j'essaie de t'avoir… Est-ce bête ? Hein ! que dis-tu ? Moi, une fripouille !… Voyons, Olga, ne te mets pas en colère. Ce n'est pas de ma faute si je suis en panne d'auto, à quatre-vingts kilomètres de Paris… Tu comprends bien que, dans ces conditions… Et toi, chérie, que deviens-tu ? Tu te faisais masser ?… Ah ! magnifique Olga, que ne suis-je là ?… » Il entendit un déclic à l'autre bout du fil. Furieuse, la magnifique Olga coupait la communication. « Veine ! ricana-t-il. Elle écume. Ah ! aussi, je commence à en avoir assez de Sa Majesté ! – La reine de Borostyrie ! murmura Courville d'un ton de reproche. En avoir assez d'une reine ! – J'ai mieux qu'elle, Courville, s'écria Raoul. Sais-tu qui est la jeune fille de l'autre jour ? Non ? Ah ! ce que tu es peu malin !… c'est une fille naturelle du marquis d'Erlemont. Et quel charmeur que le marquis ! Nous venons de passer deux jours ensemble à la campagne. Je lui plais infiniment. Il m'a accordé la main de sa fille. Tu seras mon garçon d'honneur. Ah ! à propos, il te fout à la porte. – Hein ? – Ou, du moins, il pourrait te ficher à la porte. Donc, prends les devants. Laisse-lui un mot, l'avertissant que ta sœur est malade. – Je n'ai pas de sœur. – Justement. Ça ne lui portera pas malchance. Et puis, déguerpis avec tes frusques. – Où me réfugier ? – Sous les ponts. À moins que tu ne préfères la chambre qui est au-dessus du garage, à notre pavillon d'Auteuil. Oui ? Alors, va. Dépêche-toi. Et surtout laisse tout en ordre chez mon beau-père. Sinon, je te fais coffrer. » Courville s'en alla, effrayé. Raoul resta assez longtemps pour vérifier si rien de suspect ne traînait, brûla des paperasses, et à quatre heures et demie repartit en auto. À la gare de Lyon, il s'informa du rapide de Vichy et se posta au débouché du quai qu'on lui indiqua. Parmi la foule des gens qui descendaient du train et se hâtaient vers la sortie, il avisa la puissante carrure de Gorgeret. L'inspecteur montra sa carte à l'employé et passa. Une main se posa sur son épaule. Un visage aimable l'accueillit. Une bouche souriante prononça : « Comment ça va, monsieur l'inspecteur ? » Gorgeret n'était pas de ceux qui se laissent facilement déconcerter. Il en avait tant vu dans sa vie de policier, tant vu d'événements insolites et de personnages fantaisistes ! mais il demeura confondu, et comme incapable de traduire ce qu'il ressentait. Raoul s'étonna : « Qu'y a-t-il donc, cher ami ? Pas malade, j'espère ? Et moi qui croyais vous faire plaisir en venant à votre rencontre ! Enfin, quoi, c'est une preuve de gentillesse et d'affection… » Gorgeret lui happa le bras et l'entraîna à l'écart. Alors, vibrant d'indignation, il articula : « Quel culot ! Crois-tu donc que je ne t'ai pas deviné, cette nuit, dans les ruines ? Salaud ! Voyou !… D'ailleurs, tu vas me suivre à la Préfecture. On causera là-bas. » Il commençait à enfler la voix, si bien que des passants s'arrêtaient. « Si ça te fait plaisir, mon vieux, dit Raoul. Mais réfléchis que, si je suis venu ici, et si je t'ai abordé, c'est que j'avais des raisons sérieuses. On ne se jette pas dans la gueule du loup, et quelle gueule ! pour le plaisir de s'y jeter. » L'argument frappa Gorgeret. Il se contint : « Que veux-tu ? Dépêche-toi. – J'ai à te parler de quelqu'un. – De qui ? – De quelqu'un que tu détestes, de ton ennemi personnel, de celui que tu as capturé et qui t'a échappé, et dont l'arrestation définitive doit être l'obsession de tes pensées, et la gloire de ta carrière. Dois-je dire son nom ? » Gorgeret murmura, un peu pâle : « Le grand Paul ? – Le grand Paul, confirma Raoul. – Et après ? – Comment, après ? – C'est pour me parler du grand Paul que tu es venu me rejoindre à la gare ? – Oui. – C'est donc que tu as quelque révélation à me faire ? – Mieux que cela : une offre. – Laquelle ? – Son arrestation. » Gorgeret ne broncha pas. Mais de petits signes que Raoul avait déjà notés, frémissement des narines, clignement des paupières, trahirent son émotion. Il insinua : « Dans huit jours ? Dans quinze jours ? – Ce soir. » Nouvelle palpitation des narines et des paupières. « Quel prix te faut-il ? – Trois francs cinquante. – Pas de bêtises… que demandes-tu ? – Que tu me fiches la paix ainsi qu'à Clara. – D'accord. – Sur l'honneur ? – Sur l'honneur, affirma Gorgeret avec un sourire faux. – En outre, dit Raoul, il me faut cinq hommes, sans te compter. – Fichtre ! les autres sont donc nombreux ? – Probable. – Je viendrai avec cinq gaillards. – Connais-tu l'Arabe ? – Parbleu ! Un type redoutable. – C'est le bras droit du grand Paul. – Allons donc ! – Ils se retrouvent chaque soir à l'apéritif. – Où ? – À Montmartre, au bar des Écrevisses. – Connais. – Moi aussi. On descend dans une cave et, de cette cave, on peut filer par une issue dérobée. – C'est ça même. » Raoul précisa. « Rendez-vous là-bas à six heures trois quarts. Vous sauterez dans la cave, tous en bloc, revolver au poing. J'y serai avant vous. Mais, attention ! ne pas tirer sur un brave homme à tête de jockey anglais, qui vous attendra. Ce sera moi. Et puis, poster deux agents à la sortie dérobée, pour cueillir les fuyards. Convenu ? » Gorgeret le considéra longuement. Pourquoi se séparer au lieu d'aller ensemble jusqu'à ce bar ? Était-ce un stratagème ? Une façon de lui brûler la politesse ? Autant que le grand Paul, Gorgeret détestait cet homme qui se jouait si facilement de lui et qui lui avait fait subir une telle injure, la nuit précédente, dans les ruines du château. Mais, d'autre part, quelle tentation ! la capture du grand Paul !… le retentissement d'un tel exploit ! « Bah ! pensa Gorgeret, je rattraperai celui-là un autre jour… Et Clara la Blonde avec lui. » Et, tout haut, il ajouta : « Entendu. À six heures trois quarts, l'attaque brusquée. » Chapitre X Le bar des Écrevisses Le bar des Écrevisses était fréquenté par un monde assez louche, ratés de la peinture ou du journalisme, employés sans travail et qui n'en voulaient pas, jeunes gens pâles à tournures équivoques, filles fardées avec chapeaux à plumes et corsages voyants. Mais, somme toute, un monde à peu près tranquille. Si l'on cherchait un spectacle plus pittoresque et une atmosphère plus spéciale, il fallait, au lieu d'entrer, suivre une impasse extérieure qui vous menait dans l'arrière-salle où vous guettait, écrasé dans un fauteuil, un gros homme débordant de graisse : le patron. Tout nouvel arrivant s'arrêtait obligatoirement devant ce fauteuil, échangeait quelques paroles avec le patron, et finalement se dirigeait vers une petite porte. Un long couloir. Une autre porte, bardée de clous. Quand on ouvrait celle-ci, une bouffée de musique soufflait, mêlée à des odeurs de tabac et à un air chaud qui sentait le moisi. Quinze marches, ou plutôt quinze barreaux d'échelle fichés dans le mur, piquaient droit dans une large cave voûtée où, ce jour-là, quatre ou cinq couples tournaient au grincement d'un violon sur lequel s'escrimait un vieil aveugle. Au fond, derrière un comptoir en zinc, trônait la femme du patron, plus grasse encore que lui, et ornée de verroteries. Une douzaine de tables étaient occupées. À l'une d'elles, deux hommes fumaient, silencieux, l'Arabe et le grand Paul. L'Arabe vêtu de son pardessus olivâtre et coiffé d'un feutre crasseux ; le grand Paul en casquette, avec une chemise sans col, un foulard marron, et, sur la figure, un maquillage qui le vieillissait et lui donnait un teint de cendre et un aspect de saleté vulgaire. « Ce que t'as une vilaine touche ! ricana l'Arabe. Cent ans, et une gueule d'enterrement. – Fous-moi la paix, dit le grand Paul. – Mais non, mais non, reprit l'autre. Que tu te colles cent ans sur la peau, soit. Mais lâche donc cet air de peur, cette mine de froussard que tu as. Enfin, quoi, y a pas de raison ! – Si, des tas. – Lesquelles ? – Je me sens traqué. – Par qui ? Tu ne couches pas trois jours dans le même lit… Tu te défies de ton ombre, tu es entouré de camarades. Reluqueles. Sur deux douzaines de types ici, il y en a une douzaine qui se jetteraient au feu pour toi, garçons et filles. – Parce que je les paie. – Et après ? Si t'es gardé comme un roi ? » D'autres clients du bouge arrivaient, isolés ou par couples. Ils s'asseyaient ou dansaient. L'Arabe et le grand Paul les scrutaient d'un œil soupçonneux. L'Arabe fit signe à une des servantes et lui demanda tout bas : « Qui est cette espèce d'Anglais, en face ? – Un jockey, qu'a dit le patron. – Il vient quelquefois ? – J'sais pas. Je suis nouvelle. » L'aveugle raclait un tango qu'une femme, qui avait une figure de plâtre, chantait d'une voix cassée de contralto, dont certaines notes graves imposaient un silence mélancolique. « Sais-tu ce qui te pèse ? insinua l'Arabe. C'est Clara. Tu ne t'es jamais remis de sa fuite. » Le grand Paul lui écrasa la main. « Tais-toi… Ce n'est pas à sa fuite que je pense… C'est à ce misérable, dont elle est peut-être toquée. – Raoul ? – Ah ! ce que je donnerais pour le démolir, celui-là ! – Pour le démolir, il faut d'abord le trouver, et depuis quatre jours que je m'esquinte… peau de balle ! – Il faut en finir, cependant. Sinon… – Sinon, t'es cuit ? Au fond, tu as peur. » Le grand Paul sursauta. « Peur ? Tu es fou. Seulement j'ai senti, et je sais, qu'entre lui et moi il y a un compte à régler, et qu'un des deux restera sur le carreau. – Et t'aimerais mieux que ce soit lui ? – Parbleu ! » L'Arabe haussa les épaules. « Idiot ! Pour une femme… Tu t'es toujours empêtré dans des histoires de sexe. – Clara, c'est plus qu'une femme pour moi, c'est la vie… Je ne peux pas vivre sans elle. – Elle ne t'a jamais aimé. – Justement… L'idée qu'elle en aime un autre !… Tu es bien sûr qu'elle sortait de chez Raoul, cet après-midi-là ? – Mais oui, je te l'ai dit… j'ai fait bavarder la concierge. Avec un billet on en tire ce qu'on veut. » Le grand Paul crispait ses poings et mâchonnait des mots de colère. L'Arabe continuait : « Et après, elle est montée chez le marquis. Quand elle est redescendue, on s'est bataillé à l'entresol. C'était Gorgeret, et la petite s'est sauvée. Le soir elle travaillait avec Raoul dans l'appartement du marquis. – Qu'est-ce qu'ils venaient chercher là ? murmura le grand Paul pensivement. Elle a dû entrer avec la clef que j'avais et que je croyais perdue… Mais que cherchaient-ils ? Qu'est-ce qu'ils complotent au sujet du marquis ? Une fois, elle m'a dit que sa mère avait connu le vieux, et qu'avant de mourir elle lui avait appris des choses sur lui… Quelles choses ? Elle n'a pas voulu me répondre… C'est une si drôle de gosse ! Je ne sais rien d'elle… Ce n'est pas qu'elle aime mentir… Non. Elle est claire comme son nom. Mais si fourbe également, et terrée en ellemême. » L'Arabe ricana : « Secoue-toi, mon vieux… tu vas pleurer. Est-ce que tu ne m'as pas dit que tu allais ce soir à l'ouverture d'un nouveau casino ? – Oui. Au Casino Bleu. – Eh bien, ramasses-y une autre poule. C'est le salut pour toi. » La cave cependant s'était remplie. Une quinzaine de couples tournaient et chantaient dans l'épaisse fumée des cigarettes. L'aveugle et la femme au masque de plâtre faisaient le plus de bruit possible. Les filles découvraient leurs épaules, admonestées aussitôt par la patronne qui exigeait la bonne tenue. « Quelle heure est-il ? demanda le grand Paul. – Sept heures moins vingt… un peu plus. » Il se passa un instant. Puis le grand Paul dit : « Deux fois que mon regard se croise avec celui du jockey. – C'est peut-être un type de la Préfecture, plaisanta l'Arabe. Offre-lui une consommation. » Ils se turent. Le violon jouait en sourdine, puis s'arrêta. Dans un grand silence, la chanteuse plâtrée allait achever son tango sur quelques notes graves que les habitués attendaient toujours avec déférence. Elle en exhala une, puis une autre. Mais un coup de sifflet strident jaillit du plafond, provoquant aussitôt un reflux brutal de la foule vers le comptoir. Et, tout de suite, la porte de l'escalier s'ouvrit. Un homme, deux hommes apparurent, puis Gorgeret, le revolver braqué, et qui vociféra : « Haut les mains ! Le premier qui bouge… » Il tira, pour effrayer. Trois de ses agents se laissèrent glisser jusqu'au bas de l'escalier et crièrent aussi : « Haut les mains ! » Une quarantaine d'individus obéirent, face aux agents. Mais la poussée, vers le comptoir, de ceux qui cherchaient à s'enfuir fut si violente que le jockey anglais, quoique le premier debout, ne put se frayer un passage jusqu'au grand Paul. La patronne eut beau protester, son comptoir fut renversé. Il masquait une porte secrète par où s'engouffrèrent un à un, dans le désordre et dans le tumulte, les fugitifs. Il y eut, durant quelques secondes, un arrêt brusque : deux d'entre eux, exaspérés, luttaient à qui passerait le premier. Le jockey anglais, monté sur une chaise, reconnut l'Arabe et le grand Paul. Le corps à corps fut effrayant de brutalité. Ni l'un ni l'autre ne voulaient être pris par les agents qui avançaient. Deux balles furent tirées, qui ne les atteignirent point. Puis l'Arabe tomba à genoux. Le grand Paul s'engouffra dans le trou noir de l'issue, et referma la porte sur lui, au moment même où les agents intervenaient. Gorgeret, accourant, eut un rire de triomphe. Cinq des hommes de la bande se cognaient contre l'obstacle. « De belles pièces au tableau, grogna-t-il. – Surtout, ajouta le jockey, surtout si le grand Paul est pincé au débouché… » Gorgeret observa cet Anglais et reconnut Raoul. Il affirma : « C'est réglé. J'y ai mis Flamant, un type solide ! – Allez-y, monsieur l'inspecteur. Ça vaut mieux. » Gorgeret formula ses instructions. On ligotait ceux de la bande. On accula les autres dans un coin, sous la menace des revolvers. Raoul retint l'inspecteur. « Une seconde. Donnez l'ordre qu'on me laisse dire quelques mots à l'Arabe, qui est là. Il est à point pour qu'on en tire quelque chose… mais tout de suite. » Gorgeret y consentit, puis s'en alla. Raoul s'accroupit alors près de l'Arabe et lui dit à voix basse : « Tu me remets, hein ? C'est moi, Raoul, le type du quai Voltaire qui t'a donné deux billets. En veux-tu deux autres ? » L'Arabe bredouilla : « J'aime pas trahir… cependant… – Oui, c'est le grand Paul qui t'a empêché de filer. Mais qu'est-ce que ça peut te faire puisqu'on doit le prendre à l'issue ? » L'Arabe s'emporta, et, la voix rageuse : « De la fichaise ! Il y en a une autre, nouvelle… un escalier qui remonte à l'impasse. – Crebleu ! dit Raoul, avec dépit. Voilà ce que c'est que de se fier à Gorgeret ! – T'es donc de la police, toi ? – Non. Mais on marche ensemble, à l'occasion. En quoi puis-je t'aider ? – En rien, pour l'instant, puisqu'on me reprendrait les billets. Mais il n'y a pas de preuves contre moi. Quand je serai relâché, envoie-moi de l'argent poste restante. A. R. B. E. bureau 79. – Tu as donc confiance en moi ? – Faut bien. – Tu as raison. Combien veux-tu ? – Cinq mille. – Fichtre ! tu as de l'appétit. – Pas un de moins. – Soit. Tu les auras si ton renseignement est bon… et si tu ne souffles pas mot de Clara la Blonde. Alors, on trouvera le grand Paul ? – Oui, tant pis pour lui… Il m'a joué un sale tour… On le trouvera ce soir… dix heures… au Casino Bleu… une nouvelle boîte. – Il y sera seul ? – Oui. – Pourquoi va-t-il là ? – Il espère toujours trouver sa poule blonde… la tienne, hein ?… Seulement, c'est une soirée de gala… ce n'est pas le grand Paul que tu verras. – Valthex, alors ? – Oui, Valthex… » Raoul posa encore quelques questions, mais il semblait que l'Arabe eût dévidé son écheveau de confidences, et il refusa d'en dire plus long. D'ailleurs, Gorgeret revenait de l'issue, l'air déconfit. Raoul l'entraîna, en se moquant de lui. « Bredouille, hein ? Que veux-tu ? Vous marchez toujours tous comme des idiots, sans vous renseigner à fond. N'importe, ne te désole pas. – L'Arabe a parlé ? – Non. Ça ne fait rien. Je réparerai ta gaffe. Rendez-vous ce soir, à dix heures, au contrôle du Casino Bleu. Déguise-toi en homme du monde, pour qu'on ne te remarque pas. » Gorgeret fut effaré. « Mais oui, insista Raoul, en homme du monde, habit et claque. Et un peu de poudre de riz sur tes bajoues et sur ton nez, hein ? Elles sont rubicondes, tes bajoues !… Et quel nez de pochard ! À tout à l'heure, cher ami… » Raoul retrouva son auto dans une rue voisine et traversa Paris pour regagner sa maison d'Auteuil, qui était, à cette époque, son installation principale et le centre de ses opérations. Sur une large avenue peu fréquentée, au fond d'un jardin assez exigu, un pavillon sans style, sans couleur, sans rien qui attirât l'attention, dressait deux étages étroits, composés d'une seule pièce sur chaque façade. La pièce de derrière donnait sur une cour pourvue d'un garage inutilisé où l'on entrait par une autre rue – ce qui constituait la sécurité primordiale de toutes les installations de Raoul. En bas, une salle à manger, profonde, formée par les deux pièces, et sommairement meublée. Au premier étage une chambre confortable et luxueuse, avec la salle de bains. Le personnel, valet de chambre dévoué et vieille cuisinière, couchait au-dessus du garage vide. Raoul remisait son auto à cent mètres de là. À huit heures, il se mit à table. Courville, qui se présenta, lui annonça que le marquis était arrivé à six heures et que la jeune fille n'avait pas paru. Raoul s'inquiéta : « Donc, elle est dans quelque coin de Paris, isolée, sans défense, et un mauvais hasard peut la livrer à Valthex. Il est grand temps de réussir. Dîne avec moi, Courville. Ensuite, tu m'accompagneras au music-hall. Grande tenue. Tu as beaucoup de chic en habit. » La toilette de Raoul fut longue, coupée par des exercices d'assouplissement. Il avait l'idée que la soirée serait chaude. « Bravo, dit-il à Courville lorsque celui-ci le rejoignit. Tu as l'air d'un grand-duc… » La belle barbe carrée du secrétaire s'étalait sur un plastron impeccable. Il bombait une poitrine de diplomate sur un ventre en boule. Chapitre XI Le Casino Bleu C'était un événement mondain que l'inauguration du Casino Bleu, construit à l'emplacement d'un célèbre café-concert des Champs-Élysées. Deux mille cartes d'invitation avaient été envoyées, toutes à destination de gens du monde connus, d'artistes et de demi-mondaines bien cotées. Une lumière, d'un bleu froid de clair de lune, luisait sous les grands arbres de l'avenue, devant le vestibule à colonnes barbares, tout encombré de placards et d'affiches. La foule, canalisée par les contrôleurs, envahissait déjà la salle, lorsque sur le coup de dix heures se présenta Raoul, une carte d'invitation à la main. Il avait donné ses ordres à Courville. « Ne pas me reconnaître. Ne pas m'approcher. Mais rôder autour de moi… et plus encore auprès de Gorgeret. Gorgeret, c'est l'ennemi, je me défie de lui comme de la peste. S'il peut faire coup double : Raoul et le grand Paul, il n'y manquera pas. Donc, ne le lâche pas de l'œil, et moins encore de l'oreille. Il aura des agents, il leur parlera : c'est alors qu'il faudra saisir, non seulement les paroles, mais le sens même de ce qu'il ne dira pas. » Courville hocha la tête avec componction et provoqua l'ennemi de sa belle barbe carrée, jetée en avant : « Compris, dit-il avec importance. Mais, si on vous attaque sans que j'aie le temps de vous avertir ? – Tu protèges ma fuite de tes deux bras étendus et de toute ta barbe. – Si on veut passer outre ? – Impossible. Ta barbe est trop respectable. – Cependant ?… – Alors, tu te fais tuer sur place. En attendant, voici Gorgeret… Lâche-moi et, sans qu'il s'en aperçoive, environne-le. » Conformément aux instructions reçues, Gorgeret s'était affublé de son équipement d'homme du monde, habit luisant, trop étroit, craquant aux entournures, gibus si détraqué qu'il avait renoncé à l'ouvrir, face saupoudrée de farine. Sur l'épaule, fièrement, un vieux trench-coat couleur de tranchée, plié avec soin. Raoul l'aborda discrètement : « Bon sang ! tu es méconnaissable. Un vrai gentleman… Tu vas passer tout à fait inaperçu… » « Il se fout de moi », dut penser de nouveau Gorgeret, car il eut une expression de colère. « Tes hommes ? – Quatre, affirma Gorgeret, qui en avait amené sept. – Aussi bien camouflés que toi ? » Raoul jeta un coup d'œil circulaire et, tout de suite, nota six ou sept hommes qui pouvaient briguer l'honneur de capter tous les regards en tant que policiers déguisés en grands seigneurs. Dès lors, il se planta devant l'inspecteur pour que celui-ci ne réussît pas à le signaler à ses acolytes. Le flot des arrivants coulait toujours. Raoul murmura : « Le voilà… – Où ? dit vivement Gorgeret. – Derrière deux dames, près du contrôle… un grand type en haut-de-forme avec un cache-col de soie blanche. » Gorgeret se tourna et chuchota : « Mais ce n'est pas lui… ce n'est pas le grand Paul… – C'est le grand Paul, en monsieur chic. » L'inspecteur regarda plus attentivement : « En effet… peut-être… Ah ! la crapule ! – Oui, mais de la branche, hein ? Tu ne l'as jamais rencontré comme ça ?… – Si… si… je crois… dans des tripots… Mais je ne me doutais pas. Quel est son véritable nom ? – Il te le dira, si ça lui chante… Mais surtout, pas de scandale inutile… et pas trop de hâte… Tu l'arrêteras quand il s'en ira, et qu'on saura ce qu'il est venu faire. » Gorgeret alla s'entretenir avec ses hommes, leur montra le grand Paul, et rejoignit Raoul. Ils entrèrent, tous deux, sans se parler. Le grand Paul avait pris la gauche. Ils prirent la droite. L'animation croissait dans la grande rotonde où s'enchevêtraient vingt rayons bleus de toutes nuances, qui jouaient, se battaient, et se confondaient. Autour des tables, se pressaient deux fois plus de personnes qu'il n'eût fallu. On chantait beaucoup. Une maison de champagne qui voulait se lancer remplissait toutes les coupes que l'on tendait. La nouveauté du spectacle consistait en ceci que l'on dansait dans l'espace réservé au centre, et qu'après chaque danse commençait un numéro de café-concert sur une petite scène aménagée au fond. L'alternance était rapide, immédiate. Tout se passait d'une façon haletante, sur un rythme trépidant. Et les spectateurs reprenaient les refrains en chœur. Gorgeret et Raoul, debout dans le promenoir de droite, le visage à demi caché par leur programme, ne quittaient pas des yeux Valthex qui, vingt pas plus loin, dissimulait autant que possible sa haute taille en voûtant les épaules. En arrière de lui, les hommes de Gorgeret rôdaient, surveillés par l'inspecteur. Un numéro de jongleurs hindous fut suivi d'un tango dans la salle. Une valse précéda un numéro comique. Puis des acrobates, des tours de chant, de la barre fixe, et toujours des danses. La foule devenait houleuse, ivre de bruit et de gaieté factice. Entre elle et une troupe de clowns, il y eut des apostrophes et des clameurs. Mais voici que sur la scène fut apporté un grand panneau où se dessinait, en affiche multicolore, la silhouette fine d'une danseuse au visage voilé, avec cette inscription qu'annoncèrent en même temps vingt écrans lumineux : La Danseuse masquée. L'orchestre retentit. Et la danseuse bondit hors des coulisses, vêtue de rubans qui s'entrecroisaient sur ses épaules et sur sa poitrine, et d'une ample jupe bleue, constellée d'or, d'où jaillissaient, au moindre mouvement, ses jambes nues. Elle s'immobilisa un instant, pareille à la plus gracieuse Tanagra. Une gaze d'or à mailles très fines cachait une partie de la tête et la figure. Il s'en échappait des boucles légères d'admirables cheveux blonds. « Crebleu ! fit Raoul entre ses dents. – Quoi ? demanda Gorgeret, qui se trouvait à côté de lui. – Rien… Rien… » Mais Raoul regardait avec une curiosité ardente ces cheveux blonds, cette silhouette… Elle dansa, très doucement d'abord, se déplaçant par mouvements invisibles et gardant une attitude fixe, où l'on ne pouvait discerner le moindre frissonnement du corps. Ainsi fit-elle deux fois le tour de la scène, dressée sur les pointes de ses pieds nus. « Non, mais pigez-moi la tête du grand Paul », murmura Gorgeret. Raoul fut interdit. Toute la face de l'homme était tordue par une attention forcenée, douloureuse dans son intensité. Pour mieux voir, il haussait encore sa taille. Ses yeux étaient braqués éperdument sur la danseuse masquée. Gorgeret fit entendre un rire sournois. « Dites donc, c'est les cheveux blonds qui le mettent dans cet état ? Ça lui rappelle sa Clara… À moins que… à moins que… » Il hésitait à exprimer sa pensée imprévue. À la fin, il acheva par bribes : « À moins que… Mais oui… c'est peut-être bien elle, sa donzelle… la vôtre. Ce serait rigolo ! – Vous êtes fou ! » répliqua sèchement Raoul. Mais, lui aussi, l'idée l'avait assailli dès le premier moment. D'abord, il n'avait vu que l'exacte similitude des cheveux et de leur couleur, et la légèreté pareille de leurs boucles. Et puis, l'émotion de Valthex, son effort visible pour écarter le masque d'or et pour atteindre la réalité du visage le frappaient vivement. C'est qu'il savait, lui, Valthex, c'est qu'il devait savoir les dons de Clara comme danseuse, c'est qu'il l'avait vue sans doute danser sur d'autres scènes, dans d'autres pays, et qu'il n'ignorait rien de cette grâce enfantine et de cette vision de rêve et de fantaisie. « C'est elle… c'est elle… », se disait Raoul. Et pourtant, était-ce possible ? Comment admettre que la petite provinciale, fille du marquis d'Erlemont, possédât cette science et ce métier ? Comment concevoir qu'elle eût eu le temps, au retour de Volnic, de rentrer chez elle, de s'habiller et de venir ? Mais, au fur et à mesure qu'il énonçait des objections, celles-ci s'effondraient sous l'assaut des arguments contraires. Dans le tumulte de son cerveau, la chaîne des faits probables se formait de la façon la plus logique. Non, ce n'était peut-être pas elle, mais devait-on nier aveuglément que ce pouvait être elle ? Là-bas, elle s'animait peu à peu, dans l'agitation croissante du public. Elle tournait sur elle-même, avec des gestes précis, qui s'arrêtaient net et qui reprenaient brusquement au rythme scandé de l'orchestre. Puis ses jambes fusèrent, et ce fut cela surtout qui déchaîna l'enthousiasme, ses fines jambes d'un adorable modelé, et qui étaient plus vivantes, plus souples et plus déliées que les bras les plus sinueux. Gorgeret remarqua : « Le grand Paul a l'air de se faufiler vers les coulisses. Je crois qu'on passe comme on veut. » De fait, au bout du promenoir, à droite et à gauche, on y accédait par une rampe au haut de laquelle un contrôleur tâchait vainement de contenir les indiscrets. « Oui, dit Raoul, après avoir constaté la manœuvre du grand Paul, oui, il va essayer de l'approcher dans les coulisses. Dis donc, tes hommes devraient se masser à la sortie des artistes qui doit être sur l'avenue latérale et se tenir prêts à entrer par là, en cas d'alerte. » Gorgeret fut de cet avis et s'éloigna. Trois minutes plus tard, tandis que l'inspecteur s'efforçait de rallier ses troupes, Raoul quitta la salle. Dehors, comme il contournait le Casino, précédant ainsi les agents, il fut rejoint par Courville, qui lui rendit compte de sa mission. « Je viens d'entendre les ordres de Gorgeret, monsieur. Il est question de vous mettre la main au collet, et d'arrêter la danseuse masquée. » C'est cela que redoutait Raoul. Il ignorait si la danseuse était Antonine. Mais Gorgeret ne risquait rien de s'en assurer et, si c'était elle, Antonine, prise entre la police et le grand Paul, était perdue. Il se mit à courir. Il avait peur. La physionomie dure et menaçante du grand Paul lui laissait supposer que, si le bandit se trouvait en face d'Antonine, il était capable de toutes les brutalités. Raoul et Courville franchirent la petite entrée. « Police », dit Raoul en montrant une carte au concierge qui s'interposait. On le laissa passer. Un escalier et un couloir le conduisirent aux loges des artistes. Au même moment, d'une de ces loges sortit la danseuse. Pendant les ovations, elle était revenue prendre un grand châle pour la seconde partie de son numéro. Elle referma la porte à clef et se faufila parmi les habits noirs qui avaient envahi les coulisses. À sa rentrée en scène, les applaudissements crépitèrent. Raoul devina tout le public, debout, criant son enthousiasme. Et alors, soudain, il s'avisa que le grand Paul était près de lui, bouleversé par le passage de cette femme, les poings crispés, les veines du front gonflées. À cet instant, Raoul ne doutait pas que ce fût elle, et il sentit vraiment tout le danger qui menaçait la malheureuse… Il chercha des yeux Gorgeret. Que faisait donc cet imbécile ? N'avait-il pas compris que le champ de bataille était là, dans cet espace limité, et que quelque chose allait se passer où sa présence et celle de ses agents étaient indispensables ? Il résolut d'entamer la lutte sans retard, et d'attirer sur luimême la menace aveugle de l'ennemi. Il lui frappa doucement l'épaule, et, quand Valthex se retourna, il aperçut la figure narquoise de ce Raoul qu'il exécrait et dont il avait peur. « Vous… vous… murmura-t-il, avec une expression de haine. Vous êtes là pour elle ?… Vous l'accompagnez ? » Il se domina. Quoiqu'ils fussent en arrière de la foule massée, il y avait autour d'eux des allées et des venues, des gens qui essayaient de voir, des machinistes, des habilleuses… Une intonation trop élevée eût été entendue. Raoul ricana, sur le même ton, en sourdine : « Ma foi, oui, je l'accompagne. Elle m'a confié la mission de la protéger… Il paraît qu'il y a des coquins qui courent après elle. Tu penses si ça me fait rigoler. – Pourquoi ça te fait-il rigoler ? gronda l'autre. – Parce que quand j'entreprends quelque chose, ça réussit toujours. C'est une habitude. » Valthex frissonna de rage. « Tu as réussi ? – Parbleu ! – Des blagues ! Tu n'auras réussi que quand je ne vivrai plus. Et je vis ! Et je suis là ! – J'y suis aussi. Et j'y étais tantôt, dans la cave. – Hein ! quoi ? – Le jockey, c'était moi. – Misérable ! gîte. – Et c'est moi qui avais amené la police, pour te prendre au – Coup raté, dit l'autre, essayant de rire. – Coup raté, tantôt. Mais, ce soir, l'affaire est dans le sac. » Valthex se serra contre lui, et les yeux dans les yeux : « Qu'est-ce que tu chantes ? – Gorgeret est ici, avec ses copains. – Tu mens ! – Il est ici. Je t'avertis pour que tu fiches le camp. Vite. Décampe. Tu as le temps… » Valthex épia les alentours de ses yeux hagards, l'air d'une bête traquée. Certes, il accepta, visiblement, l'idée de fuir, et Raoul se réjouit, pensant avant tout au salut d'Antonine. Valthex parti, c'eût été un jeu de défendre la jeune fille contre la police. « Va, va, galope… Voyons, c'est trop bête de rester… Galope. » Trop tard. La danseuse apparaissait, bondissant hors de la scène. Et, en même temps, surgissait, venant de l'escalier et courant entre les loges d'artistes, Gorgeret, suivi de cinq agents… Gorgeret qui se ruait sur l'ennemi. Valthex hésita, le visage féroce. Il regarda la danseuse qui avançait et qui s'arrêta, comme craintive. Il regarda Gorgeret, qui n'était plus qu'à cinq ou six pas de lui. Que faire ? Raoul se jeta sur lui. Il put se dégager, mit brusquement la main à la poche, et brandit un revolver qu'il dirigea sur la danseuse. Le coup claqua, dans le tumulte et l'affolement. D'un geste vif, Raoul avait relevé le bras tendu. La balle dut se perdre en l'air, parmi les décors. Mais la danseuse tomba évanouie. Ce qui se produisit alors ne dura certes pas plus de dix secondes. Il y eut une bousculade, à travers laquelle on vit Gorgeret sauter sur le grand Paul et le ceinturer, tout en criant à ses hommes : « À moi, Flamant ! Les autres, pour Raoul et la danseuse ! » On vit surgir un petit monsieur bedonnant, à barbe blanche, qui, furieux, les jambes écartées, faisait obstacle aux agents et protestait contre leur brutalité. Et on vit un monsieur très chic, qui, profitant de cette intervention et du désordre général, se baissait, empoignait la danseuse au masque d'or, et la chargeait sur son épaule. C'était Raoul. Protégé par l'audace indomptable de Courville, certain d'avoir une avance sur ses agresseurs que la masse des spectateurs retarderait, il emportait son fardeau vers la salle. De ce côté, la retraite lui semblait possible. Il ne se trompait pas. Le public n'avait rien surpris de ce qui se jouait dans les coulisses. Un jazz de nègres burlesques hurlait un tango. La danse avait repris. On riait et on chantait. Aussi, lorsque Raoul déboucha d'entre les habits noirs qui encombraient la rampe de droite, et qu'il descendit, tenant au bout de ses bras, levés vers le plafond, une femme en qui l'on reconnut aussitôt la danseuse masquée, on crut à une plaisanterie, à un tour de force accompli par quelque acrobate en tenue de gentleman, qui promenait dans la salle sa proie consentante. Les rangs s'ouvrirent devant lui, et se refermèrent, plus compacts et plus hostiles à ceux qui auraient tenté le passage. Des chaises et des tables furent déplacées. Cependant, du fond de la scène, on criait : « Arrêtez-le !… arrêtez-le ! » Les rires redoublèrent. De plus en plus on croyait à une plaisanterie. Le jazz nègre faisait rage, de tous ses instruments et de toutes ses voix. Nul ne lui barra la route. Souriant, sans efforts, la tête renversée, il continua son exercice, applaudi par un public délirant. Il le continua jusqu'aux portes du large hall d'entrée. L'une d'elles fut poussée devant lui. Il sortit. Les spectateurs pensèrent qu'il allait faire le tour du Casino et revenir par la scène. Les contrôleurs et les agents de police, que divertissait ce numéro imprévu, ne l'inquiétèrent pas. Mais, dès qu'il fut dehors, laissant glisser la danseuse, il la ploya de nouveau sur son épaule et prit le pas de course sur l'avenue latérale, parmi les taches de lumière et les espaces d'ombre qui s'étendaient sous les arbres. À cinquante pas du Casino, il entendit encore le cri d'alarme : « Arrêtez-le ! arrêtez-le ! » Il ne se hâta pas davantage. Son auto était proche, au milieu de la longue file de voitures dont les chauffeurs dormaient ou s'entretenaient par groupes. Ils perçurent les clameurs, mais ne comprirent pas aussitôt, s'interrogèrent, s'émurent, et n'agirent point. Raoul déposa dans sa voiture la danseuse, toujours évanouie, du moins inerte et silencieuse, et mit en marche. Tout de suite, heureusement, le moteur s'anima. « Si j'ai la chance, se dit-il, qu'il n'y ait point d'embouteillage, le tour est réussi. » Il faut toujours compter avec la chance. C'était un des principes de Raoul… Une fois de plus, elle joua en sa faveur. Il n'y eut pas d'encombrement, les policiers qui n'étaient plus qu'à vingt pas, quand il démarra, furent aussitôt distancés. À grande vitesse, quoique prudemment, car, autre principe, on ne doit pas forcer la chance, il gagna la Concorde, traversa la Seine, et en suivit le cours. Hors d'atteinte, il ralentit. « Ouf ! se dit-il, nous y sommes. » Et, pour la première fois depuis qu'il s'était jeté en plein dans l'action, il se demanda : « Et si ce n'était pas Antonine ! » Autant son élan de conviction l'avait poussé à intervenir, autant, tout à coup, la foi l'abandonna. Mais non, mais non, ce ne pouvait pas être elle. Trop de preuves contraires s'opposaient à un fait qu'il avait admis sans réfléchir, et aucune preuve affirmative ne résistait à l'examen. Le grand Paul était un fou, un détraqué, dont l'émotion ne constituait pas un élément de vérité. Raoul eut un accès de rire. Fallait-il que, dans certains cas, lorsque le mystère d'une femme le troublait, il fût naïf ! Un vrai collégien… mais un collégien que l'aventure passionnait. Antonine ou une autre, après tout, qu'importait ! Une femme était là qu'il avait sauvée, et la plus ardente, et la plus harmonieuse des femmes. Que pourrait-elle lui refuser ? Il reprit de la vitesse. Un besoin fiévreux de savoir le stimulait. Pourquoi couvrait-elle sa figure d'une résille aux mailles jalouses ? La vision divine de son corps aurait-elle été abîmée par des traits déformés ou quelque mal affreux ? Et, d'autre part, si elle était belle, quelle raison étrange, quelle peur, quel déséquilibre, quel caprice, quel amour, l'obligeaient à ne pas faire au public l'offrande de sa beauté ? De nouveau, il traversa la Seine. Il prit les quais de l'autre rive. Auteuil. Des rues de province. Puis une large avenue. Il s'arrêta. Sa captive n'avait pas bougé. Il se pencha et lui dit : « Est-ce que vous pouvez vous tenir debout et monter ? Est-ce que vous m'entendez ? » Aucune réponse. Après avoir ouvert la grille du jardin et sonné, il saisit la danseuse dans ses deux bras et la serra contre sa poitrine. Une ivresse l'envahit à la sentir si près de lui, à deviner sa bouche si proche de la sienne, à respirer son haleine. « Ah ! qui es-tu ? qui es-tu ? murmura-t-il, tout palpitant de désir et de curiosité. Antonine ? une étrangère ? » Son domestique survint. « Conduis l'auto au garage, et laisse-moi. » Il entra dans le pavillon, monta vivement, comme s'il eût porté le plus léger fardeau, gagna sa chambre, étendit la captive sur un divan, s'agenouilla devant elle, et dénoua la gaze d'or. Un cri de joie lui échappa : « Antonine ! » Deux ou trois minutes s'écoulèrent. Il lui fit respirer des sels, il lui baigna d'eau fraîche les tempes et le front. Elle entrouvrit les yeux, et le regarda un long moment. Ses idées revenaient peu à peu. « Antonine ! Antonine ! » répétait-il extasié. Elle lui sourit, avec des larmes, et de l'amertume dans le sourire, mais avec quelle tendresse profonde ! Il chercha ses lèvres. Allait-elle le repousser comme dans le salon de Volnic ? ou bien l'accueillir ? Elle ne résista pas. Chapitre XII Les deux sourires Ils finissaient tous deux de prendre leur petit déjeuner que le domestique avait servi sur un guéridon de la chambre. La fenêtre était ouverte sur le jardin d'où montaient des odeurs de troènes en fleur. Entre les deux marronniers qui se dressaient à droite et à gauche, on apercevait l'avenue, et, au-dessus, le ciel bleu rayonnait de soleil. Et Raoul parlait. Toute sa joie victorieuse – victoire sur Gorgeret, victoire sur le grand Paul, victoire sur l'adorable Clara –, toute sa joie s'exhalait en exubérance comique, en lyrisme drôle, en vantardise, en une faconde irrésistible, à la fois saugrenue et charmante, ingénue et cynique. « Parle encore… parle encore… », implorait-elle sans le quitter de ses yeux où tant de mélancolie se mêlait à tant de gaieté juvénile. Et, quand il avait fini, elle insistait : « Parle… Raconte… Dis-moi tout ce que je sais déjà… Tiens, recommence toute ton aventure des ruines de Volnic avec Gorgeret, et les enchères dans le salon, et ta conversation avec le marquis. – Mais tu étais là, Antonine ! – N'importe ! tout ce que tu as fait, tout ce que tu as dit me passionne. Et puis, il y a des choses que je n'ai pas bien comprises… Alors, c'est vrai, tu es monté la nuit dans ma chambre ? – Dans ta chambre. – Et tu n'as pas osé venir jusqu'à moi ? – Fichtre non ! J'avais peur de toi. Tu étais terrible au château de Volnic. – Et, avant, tu avais passé chez le marquis ? – Chez ton parrain, oui. Je voulais connaître la lettre de ta mère, que tu lui avais remise. Et j'ai su de la sorte que tu étais sa fille. – Moi, dit-elle d'un air pensif, je le savais déjà par la photographie de maman que j'avais trouvée chez lui, dans son bureau de Paris, tu te rappelles ? Mais cela n'a pas d'importance. C'est à toi de parler. Recommence… explique… » Il recommençait. Il expliquait. Il mimait. Il était tour à tour le ridicule et compassé maître Audigat, et l'inquiet, l'abasourdi d'Erlemont. Et il fut aussi la gracieuse et souple Antonine. Elle protestait : « Non, ce n'est pas moi… Je ne suis pas ainsi. – Tu étais ainsi avant-hier, et la fois que tu es venue chez moi. Tu avais cette petite mine-ci, et cette autre… Tiens, comme ça… » Elle riait, mais ne cédait pas. « Non… tu ne m'as pas bien vue… Voilà comment je suis. – Mais oui, s'écriait-il, je sais comment tu es ce matin, avec tes yeux qui brillent et tes dents éclatantes… Tu n'es plus la petite provinciale de ce jour-là, ni la petite fille du château, celle que je ne voulais pas regarder mais que je devinais. Tu es différente, mais je retrouve ton air de réserve et de pudeur, qui ne change jamais, et je retrouve tes cheveux blonds que j'ai reconnus hier soir… et toute ta silhouette de grâce et de gentillesse dans ton costume de danseuse. » Elle ne l'avait pas quitté, son costume de danseuse, au corsage de rubans, et à la jupe bleue semée d'étoiles. Et elle était si désirable ainsi qu'il la saisit dans ses bras : « Oui, dit-il, je t'ai devinée, parce que toi seule pouvais donner cette image de séduction. Mais, tout de même, comme je te cherchais sous ton masque ! Et comme j'avais peur quand je l'ai retiré ! Et c'était toi ! c'était toi ! Et ce sera encore toi demain, et toute la vie, quand nous serons loin d'ici. » On frappa légèrement. « Entrez ! » C'était le domestique. Il apportait les journaux, et quelques lettres, ouvertes au préalable et classées par Courville. « Ah ! parfait, nous allons voir ce que l'on dit du Casino Bleu, de Gorgeret et du grand Paul… et aussi, sans doute, du bar des Écrevisses. Quelle journée historique ! » Le domestique sortit. Raoul passa aussitôt aux nouvelles. « Fichtre ! nous avons les honneurs de la première page… » Dès le premier coup d'œil sur le titre détaillé qui annonçait l'événement, il se rembrunit, sa gaieté tomba d'un coup. Il maugréa : « Ah ! les idiots ! Faut-il que ce Gorgeret soit bête ! » Et il lut, à demi-voix : « “Le grand Paul, après avoir échappé à la police, au cours d'une rafle effectuée dans un bar de Montmartre, est arrêté à l'inauguration du Casino Bleu, et glisse de nouveau entre les mains de l'inspecteur principal Gorgeret et de ses agents.” – Ah ! fit-elle, atterrée, c'est effrayant ! – Effrayant ? dit-il. Pourquoi ? Il se fera reprendre un de ces jours… et je m'en charge… » Au fond, cette évasion le tourmentait et l'irritait profondément. Il fallait tout recommencer. Le dangereux bandit de nouveau libre, c'était Antonine de nouveau poursuivie, et menacée par un ennemi implacable qui, certes, ne lui ferait pas grâce et l'abattrait à la première occasion. Il parcourut l'article. On y mentionnait la capture de l'Arabe et de quelques sous-ordres autour desquels la police menait grand tapage. On y racontait aussi la tentative de meurtre contre la danseuse masquée et son enlèvement par un spectateur que l'on soupçonnait d'être un rival, mais sur qui l'on ne pouvait donner aucun détail précis qui permît de reconnaître Raoul. Quant à la danseuse masquée, personne ne l'avait vue à visage découvert. Le directeur du casino l'avait engagée sur la foi d'une agence de Berlin où, « non masquée », elle dansait l'hiver précédent, avec beaucoup de succès. « Il y a deux semaines, ajoutait le directeur dans une interview, elle m'a téléphoné de je ne sais où, me disant qu'elle serait exacte au jour fixé, mais que, pour des raisons personnelles, elle paraîtrait voilée. J'ai accepté, trouvant qu'il y aurait là un supplément d'attrait, et me réservant de l'interroger le soir même. Mais elle n'est arrivée qu'à huit heures, toute vêtue, paraît-il, et s'est enfermée dans sa loge. » Raoul demanda : « Tout cela est vrai ? – Oui, dit Clara. – Depuis combien de temps danses-tu ? – J'ai toujours dansé, pour mon plaisir et sans me faire voir de personne. Après la mort de ma mère, j'ai pris des leçons d'une ancienne danseuse et j'ai voyagé. – Quelle vie menais-tu, Clara ? – Ne m'interroge pas. J'étais seule, courtisée… Je n'ai pas toujours su me défendre. – Où as-tu connu le grand Paul ? – Valthex ? À Berlin. Je ne l'aimais pas, mais il avait de l'influence sur moi, et je ne me défiais pas de lui… Une nuit, il m'a surprise dans ma chambre, après avoir cassé la serrure. Il a été le plus fort. – Le misérable !… Et cela a duré ? – Quelques mois. Puis, à Paris, il a été compromis dans une affaire. On a cerné sa chambre. J'étais avec lui, et j'ai su ainsi que c'était le grand Paul. Épouvantée, tandis qu'il se débattait, je me suis sauvée. – Et tu t'es cachée en province ? » Après une hésitation, elle répondit : « Oui. J'aurais voulu me reprendre et travailler, mais je n'ai pas pu. J'étais sans ressources. Alors j'ai averti le casino que je serais là. – Mais… la raison de ta visite au marquis ? – Une dernière fois, j'ai voulu échapper à la vie mauvaise et lui demander protection. – De là, le voyage à Volnic ? – Oui, et puis hier soir, seule à Paris, sur un coup de tête, je me suis rendue au théâtre… La joie de danser… et aussi le désir de ne pas manquer à mon engagement… Un engagement de huit jours, d'ailleurs. Je ne voulais pas davantage… j'avais si peur !… Et tu vois, ma peur était fondée… – Non, dit-il, puisque j'étais là et que te voilà ici, maintenant. » Elle se blottit dans ses bras. Il murmura : « Quelle drôle de petite fille tu fais ! Si imprévue !… si incompréhensible !… » Ils ne bougèrent pas du pavillon, ni ce jour-là, ni les deux jours qui suivirent. Ils lisaient dans les journaux tout ce qu'on publiait sur l'affaire, informations le plus souvent fantaisistes puisque, cette fois encore, la police n'obtenait point de résultats. La seule supposition qui correspondait à la réalité fut que la danseuse masquée devait être cette Clara la Blonde dont on avait parlé jadis à propos du grand Paul. Quant au nom de Valthex, il n'en fut pas question. Gorgeret et ses hommes ne découvrirent pas la personnalité véritable de leur adversaire. On ne put rien tirer de l'Arabe. Chaque jour cependant amenait entre Raoul et son amie plus de tendresse et plus de passion. Il continuait, lui, de répondre à toutes les questions qu'elle lui posait et s'efforçait de satisfaire son inlassable curiosité. Peut-être, par contre, se renfermait-elle de plus en plus dans ce mystère où elle semblait se réfugier comme dans une retraite préférée. Sur tout ce qui était elle-même, sur son passé, sur sa mère, sur ses préoccupations actuelles, sur son âme secrète, sur ses intentions envers le marquis, sur le rôle qu'elle jouait auprès de lui, le silence, un silence farouche, obstiné, douloureux… ou bien des dérobades, des essais d'aveu qui tournaient court. « Non, non, Raoul, je t'en supplie, ne me demande rien. Ma vie et mes pensées n'ont aucun intérêt… Aime-moi telle que je suis. – Mais justement, je ne sais pas qui tu es. – Alors, aime-moi telle que je t'apparais. » Le jour où elle lui dit cette phrase, il la mena devant une glace et plaisanta : « Tu m'apparais aujourd'hui avec des cheveux admirables, des yeux d'une pureté infinie, un sourire qui me ravit… et avec une expression qui m'inquiète, où je crois voir – tu ne m'en voudras pas ? – où je crois voir des pensées… que dément tout ton frais visage… Et puis demain, je t'apercevrai autrement. Les mêmes cheveux, les mêmes yeux, mais un sourire différent et une expression où tout me paraît candide et en bonne santé. Ainsi tu changes d'un moment à l'autre. Tantôt tu es la petite provinciale… et tantôt la femme que le destin a déjà troublée et persécutée. – C'est vrai, dit-elle, il y a deux femmes en moi… – Oui, reprit-il distraitement… deux femmes qui se combattent… et qui, par moments, s'excluent l'une l'autre… deux femmes qui n'ont pas le même sourire. Car c'est le sourire qui diffère dans tes deux images… tantôt naïf et jeune, avec des coins de bouche relevés… et tantôt plus amer et comme désabusé. – Laquelle aimes-tu le mieux, Raoul ? – Depuis hier soir, c'est la seconde… celle qui est la plus mystérieuse et la plus obscure… » Comme elle se taisait, il l'appela gaiement : « Antonine ?… Antonine, ou la femme aux deux sourires ? » Ils avaient marché jusqu'à la fenêtre ouverte. Et elle lui dit : « Raoul, j'ai quelque chose à te demander. – D'avance, c'est oui. – Eh bien, ne m'appelle plus Antonine. » Il fut surpris. « Ne plus t'appeler Antonine ? Pourquoi ? – C'était le nom de la petite provinciale que j'ai été… ingénue et brave devant la vie : ce nom-là, je l'ai perdu pour m'appeler Clara… Clara la Blonde… – Et alors ? – Appelle-moi Clara… jusqu'à ce que je sois redevenue celle que j'étais. » Il se mit à rire. « Celle que tu étais ? Mais j'y perdrais, chérie ! Si tu étais restée la petite provinciale, tu ne serais pas là ! Tu ne m'aimerais pas ! – Ne plus t'aimer, Raoul ! – À mon tour, je te le demande : sais-tu seulement ce que je suis ? – Tu es toi, fit-elle passionnément. – En es-tu bien sûre ? Pas moi. J'ai eu tant de personnalités, j'ai joué tant de rôles, que je ne m'y reconnais plus. Vois-tu, ma petite Clara – puisque tu veux que je t'appelle ainsi –, voistu, ne rougis jamais devant moi, car, quoi que tu aies pu faire, j'ai fait davantage. – Raoul… – Mais si… une existence d'aventurier comme la mienne… ce n'est pas toujours très beau. As-tu jamais entendu parler d'Arsène Lupin ? » Elle tressaillit : « Quoi ? Que dis-tu ? – Rien… rien… c'est un point de comparaison que je prenais… Mais tu as raison… À quoi bon nous accuser nousmêmes, l'un et l'autre ? Clara et Antonine, vous êtes aussi douces et aussi pures l'une que l'autre, et c'est toi que j'aime le mieux, Clara. Et pour moi, si je suis un mauvais sujet, ça ne m'empêche pas d'être un brave homme, et d'être un amoureux, pas toujours fidèle peut-être, mais charmant, attentif, plein de qualités… » Raoul riait tout en l'embrassant et en répétant à chaque baiser : « Clara… Clara la douce… Clara la triste… Clara l'énigmatique… » Elle prononça, en hochant la tête : « Oui, tu m'aimes… mais tu viens de le dire, tu es un inconstant… Mon Dieu, comme je souffrirai par toi ! – Mais comme tu seras heureuse ! dit-il gaiement. Et puis, je ne suis pas si infidèle que tu le crois. T'ai-je jamais trompée ? » À son tour, elle se mit à rire. Durant une semaine, le public et les journaux s'occupèrent du Casino Bleu. Puis, devant l'inanité des recherches et l'effondrement successif de toutes les hypothèses, il n'en fut plus question. Gorgeret d'ailleurs se refusait à toute interview. Les reporters ne découvrirent aucune piste. Moins soucieuse, Clara sortait sur la fin de l'après-midi, faisant quelques courses dans les magasins des quartiers extérieurs, ou se promenant au Bois. Raoul choisissait également cette heure pour aller à ses rendez-vous et ne l'accompagnait pas, de crainte d'attirer l'attention. De temps à autre, il passait sur le quai Voltaire, en vue du numéro 63, soupçonnant que le grand Paul devait rôder de ce côté, et que la police y tendrait quelque piège, à l'occasion. Il ne releva rien de suspect et, désormais, chargea Courville de se tenir à l'affût, en feuilletant les livres dans les étalages des bouquinistes établis sur les parapets. Mais, un jour – c'était le quinzième après l'enlèvement de Clara –, étant revenu luimême, il aperçut, d'assez loin, Clara qui sortait du numéro 63, montait dans un taxi et s'éloignait dans la direction opposée. Raoul ne tenta pas de la suivre. Il fit signe à Courville, qui le rejoignit, et il l'envoya aux renseignements près de la concierge. Courville revint au bout de quelques minutes et lui annonça que le marquis n'était pas encore de retour, mais que, deux fois déjà, la jeune femme blonde avait passé devant la loge aux mêmes heures, et qu'elle avait sonné à la porte du marquis. Les domestiques n'étant pas là, elle était partie. « C'est curieux, pensa Raoul, elle ne m'a rien dit. Que va-telle y faire ? » Il regagna son pavillon d'Auteuil. Un quart d'heure plus tard, Clara rentrait à son tour, toute fraîche, pleine d'animation. Il lui demanda : « Tu t'es promenée au Bois ? – Oui, dit-elle. L'air m'a fait beaucoup de bien. C'était délicieux de marcher. – Tu n'as pas été dans Paris ? – Ma foi non. Pourquoi cette question ? – Parce que je t'y ai vue. » Elle dit sans effort : « Tu m'y as vue… en imagination ! – En chair et en os, comme on dit. – Pas possible ? – Comme j'ai l'honneur de te l'affirmer… et j'ai de bons yeux qui ne me trompent jamais. » Elle le regarda. Il parlait sérieusement, assez gravement même, avec une nuance de reproche dans la voix. « Où m'as-tu vue, Raoul ? – Je t'ai vue sortir de la maison du quai Voltaire et t'en aller en voiture. » Elle eut un sourire gêné. « Tu en es bien sûr ? – Certain. Et la concierge, interrogée, prétend que c'est la troisième fois que tu y viens. » Elle était toute rouge et ne savait quelle contenance garder. Raoul reprit : « Ces visites n'ont rien que de naturel. Mais pourquoi t'en cacher vis-à-vis de moi ? » Comme elle ne répondait pas, il s'assit près d'elle, lui saisit doucement la main, et dit : « Toujours tes mystères, Clara. Combien tu as tort ! Si tu savais où ça peut nous mener tous les deux, cette obstination dans la défiance ! – Oh ! je ne me défie pas de toi, Raoul ! – Non, mais tu fais comme si tu te défiais, et en attendant, les dangers s'accumulent. Parle donc une bonne fois, ma chérie. Ne comprends-tu donc pas qu'un jour ou l'autre je saurai ce que tu n'auras pas voulu me révéler, et qui sait alors s'il ne sera pas trop tard ? Parle, ma chérie. » Elle fut sur le point d'obéir. Ses traits se détendirent un moment et ses yeux prirent une expression de tristesse et de désarroi comme si elle redoutait d'avance les mots qu'elle allait prononcer. À la fin, elle n'en eut pas le courage, et elle fondit en larmes, son visage entre les mains. « Pardonne-moi, balbutiait-elle. Et dis-toi bien que ça n'a pas d'importance que je parle ou non… Ça ne peut rien changer à ce qui est ni à ce qui sera… C'est une toute petite chose insignifiante pour toi… mais si grave pour moi !… Les femmes, tu sais, ce sont des enfants… Elles se font des idées !… Peut-être aije tort… Mais je ne peux pas… pardonne-moi. » Il eut un geste d'impatience. « Soit, dit-il. Mais j'insiste de la façon la plus formelle pour que tu ne retournes pas là-bas. Sans quoi, un jour ou l'autre, tu y rencontrerais soit le grand Paul, soit quelqu'un de la police. Est-ce cela que tu veux ? » Elle s'inquiéta aussitôt. « Mais n'y va pas non plus, toi. Tu cours le même danger que moi. » Il promit. La jeune femme s'engagea à n'y pas aller, et même à ne pas sortir du pavillon avant que quinze jours se fussent écoulés… Chapitre XIII Le guet-apens Raoul ne se trompait pas en avançant que la maison du quai Voltaire était surveillée. Mais elle ne le fut pas d'une façon régulière et constante, ce qui aurait entraîné tout de suite les chocs qu'il redoutait. Gorgeret eut le tort, au point de vue policier, de ne faire sur le quai que de courtes apparitions et de s'en remettre à son escouade, tout en laissant d'ailleurs à celle-ci trop de latitude dans l'exécution de ses ordres. C'est ainsi que les visites de la jolie blonde, aussi bien que les rondes souvent imprudentes de Courville, passèrent inaperçues. En outre, Gorgeret fut trahi par la concierge, qui recevait de l'argent de Raoul par l'intermédiaire de Courville, et de Valthex par l'intermédiaire d'un de ses complices, et qui ne lui fournit que des renseignements vagues et contradictoires. La surveillance de Valthex fut plus serrée. Depuis une demi-semaine, un type de rapin, au feutre à grands bords, aux longs cheveux grisonnants, à la taille courbée en deux, et porteur d'une boîte de peinture, d'un chevalet et d'un pliant, venait s'installer dès dix heures du matin sur le trottoir opposé, à cinquante mètres de l'hôtel Erlemont et écrasait sur sa toile des couches de pâtes coloriées qui prétendaient reproduire les bords de la Seine et la silhouette du Louvre. C'était le grand Paul. C'était Valthex. Les policiers pensèrent d'autant moins à examiner ce rapin que sa tenue était plus extravagante et que sa peinture attirait plus de curieux. Mais le grand Paul s'en allait vers cinq heures et demie, et il ne vit point la jolie blonde, celle-ci n'arrivant que plus tard. C'est ce qu'il apprit ce jour-là, lendemain du jour où Raoul était venu. Il avait consulté sa montre et donnait les derniers coups de pinceau, lorsqu'une voix chuchota près de lui : « Ne bougez pas. C'est moi, Sosthène. » Trois ou quatre personnes étaient groupées autour d'eux. Une à une, elles s'éloignèrent. D'autres s'arrêtèrent. Sosthène, un gros bourgeois à tournure de pêcheur à la ligne, murmura, de manière à n'être entendu que de Valthex, et tout en se penchant vers le tableau avec l'intérêt d'un connaisseur : « Vous avez lu les journaux de l'après-midi ? – Non. – L'Arabe a été interrogé de nouveau. Vous aviez raison : c'est bien lui qui vous a trahi et qui a donné l'indication du Casino Bleu. Mais il ne veut pas en dire davantage et refuse de marcher contre vous. Il n'a livré ni le nom de Valthex, ni celui de Raoul, et ne souffle pas mot de la petite. Donc, de ce côté, tout va bien. » Sosthène se releva, examina le tableau sous un autre angle, lorgna la Seine et s'inclina encore, tenant à la main un binocle qu'il braquait à des intervalles divers. Et il poursuivit : « Le marquis rapplique de Suisse après-demain. C'est la petite qui est venue hier et qui l'a dit à la concierge, pour qu'elle le redise aux domestiques. Donc, la petite et le marquis correspondent. Où demeure-t-elle ? Impossible de le savoir. Quant à Courville, il a encore fait déménager quelques meubles, et j'ai la preuve que c'est bien lui. Donc, il travaille avec le sieur Raoul et se promène aussi par là, m'a dit la concierge. » Le rapin, tout en prêtant l'oreille, avait dressé son pinceau dans l'espace, comme pour prendre des mesures. Le complice dut considérer ce geste comme un signal, car il jeta un coup d'œil du côté indiqué et aperçut un vieillard mal vêtu qui bouquinait à même un étalage du parapet. S'étant retourné, le vieillard exhiba une barbe blanche si admirable et si carrée qu'il n'y avait pas moyen de s'y tromper. Sosthène murmura : « J'ai vu. C'est Courville. Je m'accroche à lui. Rendez-vous ce soir chez le bistrot d'hier. » S'éloignant, il se rapprocha peu à peu de Courville. Celui-ci effectua quelques évolutions destinées sans nul doute à faire perdre sa piste à quiconque le suivrait, mais comme il pensait à tout autre chose qu'à examiner la tête des gens, il ne remarqua ni le grand Paul ni son complice, et s'en fut vers Auteuil en remorquant le bourgeois à l'aspect du pêcheur à la ligne. Le grand Paul attendit une heure. Clara ne vint pas ce soirlà. Mais, Gorgeret apparaissant à l'horizon, il ramassa vivement son attirail de peintre et s'esquiva. Le soir, les hommes de sa bande se retrouvaient au PetitBistrot de Montparnasse qui avait remplacé pour eux le bar des Écrevisses. Sosthène les rejoignit. « Ça y est, dit-il. C'est dans un pavillon, à Auteuil, avenue du Maroc, 27. Courville a sonné à la grille du jardin. La grille s'est ouverte toute seule. Sur le coup de huit heures moins le quart, j'ai vu rentrer la petite à son tour. Même cérémonie : elle a sonné, la grille s'est ouverte. – Et lui, tu l'as vu ? – Non. Mais pas de doute à ce propos. » Le grand Paul réfléchit et conclut : « Tout de même… avant d'agir… je veux me rendre compte… Amène-moi l'auto demain matin, à dix heures. Et je te jure Dieu que, si ça y est, Clara n'y coupe pas. Ah ! la garce ! » Le lendemain matin, un taxi s'arrêtait à la porte de l'hôtel meublé où couchait à ce moment le grand Paul. Il y monta. Au volant s'étalait ventru, rubicond, chapeau de paille sur la tête, le complice Sosthène. « En route ! » Le chauffeur était habile. Rapidement, ils gagnèrent Auteuil et l'avenue du Maroc, large voie plantée de jeunes arbres et tracée parmi d'anciens jardins et domaines récemment lotis. Le pavillon de Raoul était un vestige d'une de ces propriétés. L'auto s'arrêta plus loin. Le grand Paul, bien caché dans le taxi, pouvait voir, par la glace arrière, à trente pas, la grille du pavillon et les fenêtres du premier étage, toutes deux ouvertes. Sur le siège, le chauffeur lisait son journal. De temps en temps, ils échangeaient quelques paroles. Le grand Paul s'irritait : « Sacrédié ! le pavillon semble inhabité. Depuis une heure, personne ne bouge. – Parbleu ! ricanait le gros homme. Des amoureux, c'est pas pressé de se lever… » Vingt minutes encore s'écoulèrent. Puis la demie de onze heures sonna. « Ah ! la gueuse, mâchonna le grand Paul, le visage à la vitre. Et lui ! le misérable ! » À l'une des fenêtres apparaissaient Raoul et Clara. Ils s'accoudèrent sur le barreau du petit balcon. On voyait leurs bustes serrés l'un contre l'autre, leurs figures souriantes et heureuses, les cheveux éclatants de Clara la Blonde. « Foutons le camp ! ordonna le grand Paul, dont la face était contractée de haine… Je les ai assez vus… La gredine !… C'est son arrêt de mort, ça ! » L'auto démarra et fila vers le quartier populeux d'Auteuil. « Halte ! cria le grand Paul. Et suis-moi. » Il sauta sur le trottoir et ils entrèrent dans un café où consommaient de rares clients. « Deux vermouths… et de quoi écrire ! » commanda-t-il. Longtemps il réfléchit, la bouche crispée, l'expression féroce. Puis il bredouilla, disant à voix basse la suite de ses idées : « C'est ça… oui… c'est ça… elle tombera dans le piège… c'est réglé… Puisqu'elle l'aime, elle y tombera… Et alors, je la tiens… Elle cédera… Sinon, tant pis pour elle ! » Un silence. Et il interrogea : « Dommage que je n'aie pas de son écriture à lui… Tu n'en as pas, toi ? – Non. Mais… j'ai une lettre de Courville, chipée sur le bureau de l'entresol. » Le visage du grand Paul s'éclaira. « Donne. » Il étudia l'écriture. Il copia des mots, s'appliqua aux majuscules. Puis, prenant une feuille de papier, il griffonna en hâte quelques lignes, qu'il signa Courville. Sur une enveloppe, il mit comme adresse, de la même écriture imitée : Mademoiselle Clara, 27, avenue du Maroc. « Quel numéro ? 27… Bien… Maintenant, écoute-moi et rappelle-toi bien toutes mes paroles. Je te laisse. Oui, si je restais ici, je ferais une bêtise. Donc, déjeune. Après quoi, va reprendre ta faction. Logiquement, Raoul et Clara doivent sortir chacun de son côté, et Raoul le premier, puisque Clara va se promener. Une heure, une heure et demie après la sortie de Raoul, tu arrives devant le pavillon avec ton auto, tu sonnes, on t'ouvre, tu prends un air agité et tu fais passer cette lettre à la petite. Lis. » Sosthène lut et hocha la tête. « L'endroit est mal choisi. Un rendez-vous au quai Voltaire ! Quelle gaffe ! Elle n'ira pas. – Elle ira, parce qu'elle n'aura pas l'idée de se défier. Comment supposerait-elle que j'aie choisi cet endroit pour lui tendre un piège ? – Soit. Mais Gorgeret ? Gorgeret qui peut la voir… qui peut vous voir, patron… – Tu as raison. Tiens, tu vas porter ce pneumatique à la poste. » Il écrivit : « La police est avertie que le grand Paul et ses amis se réunissent chaque jour à l'apéritif au Petit-Bistrot de Montparnasse. » Et il expliqua : « Gorgeret se rendra là-bas. L'enquête immédiate qu'il fera lui prouvera que le renseignement est juste, et il nous attendra. Nous en serons quittes pour aller désormais ailleurs. Préviens les camarades. – Et si Raoul ne sort pas du pavillon, ou bien sort trop tard ? – Tant pis. On remettrait ça à demain. » Ils se quittèrent. Après son déjeuner, Sosthène retourna prendre sa faction. Raoul et son amie demeurèrent pendant plus de quatre heures dans le petit bout de jardin qui précédait le pavillon. La chaleur était lourde, et ils causaient paisiblement, protégés du soleil par les branches d'un vieux sureau. Au moment de partir, Raoul observa : « La jolie blonde est mélancolique aujourd'hui. Des idées noires ? Des pressentiments ? – Je ne veux plus croire aux pressentiments depuis que je te connais. Mais tout de même, je suis triste quand nous nous séparons. – Pour quelques heures. – C'est encore trop. Et puis ta vie… si secrète !… – Veux-tu que je te la raconte et que je te mette au courant de mes bonnes actions ? Seulement, il faudra écouter le récit des mauvaises ! » Après un instant, elle répondit : « Non. J'aime mieux ne pas savoir. – Comme tu as raison ! dit-il en riant. Moi aussi j'aimerais mieux ne pas savoir ce que je fais. Mais j'ai une sacrée lucidité qui m'oblige à voir clair même quand je ferme les yeux. À tantôt, chérie, et n'oublie pas que tu m'as promis de ne pas bouger. – Et n'oublie pas, toi, que tu m'as promis de ne pas t'aventurer du côté des quais. » Clara ajouta, plus bas : « Au fond, c'est cela qui m'obsède… les dangers que tu cours… – Je ne cours jamais de danger. – Si. Quand j'imagine ton existence, en dehors de ce pavillon, je t'aperçois au milieu de bandits qui se jettent sur toi, de policiers qui t'en veulent… » Il acheva : « De chiens qui essaient de me mordre, de tuiles qui cherchent à me tomber sur la tête, de flammes qui rêvent de me brûler ! – C'est cela ! C'est cela ! » dit-elle, prise de gaieté à son tour. Elle l'embrassa passionnément, puis le conduisit jusqu'à la grille. « Dépêche-toi, mon Raoul ! Il n'y a qu'une chose importante, c'est d'être auprès de moi. » Elle s'assit dans le jardin, tâcha de lire ou de s'intéresser à un ouvrage de broderie, puis, une fois rentrée, voulut se reposer et dormir. Mais elle était tourmentée et n'avait de cœur à rien. De temps à autre, elle se regardait dans un petit miroir. Comme elle était changée ! Que de signes de déchéance ! Les yeux se cernaient de bleu. La bouche était lasse, le sourire désolé. « Qu'importe, se disait-elle, puisqu'il m'aime comme je suis. » Les minutes s'écoulaient, interminables. La demie de cinq heures retentit. Et voilà que le bruit d'une auto qui s'arrêtait la jeta vers la fenêtre. De fait, l'auto stationnait devant la grille. Un gros chauffeur en descendit et sonna. Elle vit le valet de chambre qui traversa le jardin et qui revint avec une lettre dont il examinait l'enveloppe. Ayant monté, il frappa et tendit la missive. « Mademoiselle Clara, 27, avenue du Maroc. » Elle ouvrit l'enveloppe et lut. Un cri s'étrangla dans sa gorge, et elle balbutia : « J'y vais… j'y vais. » Le valet de chambre observa : « Puis-je rappeler à madame que le patron… » Sans hésitation, il lut à son tour : « Mademoiselle, le patron a été blessé sur le palier. Il est couché dans son bureau de l'entresol. Tout va bien. Mais il vous réclame. Respectueusement. – COURVILLE. » L'écriture était si bien imitée que le valet de chambre, qui la connaissait, ne songea pas à retenir Clara. D'ailleurs, eût-il été possible de la retenir ? Clara s'enveloppa d'un vêtement, courut à travers le jardin, aperçut la figure débonnaire de Sosthène, l'interrogea, et, sans attendre la réponse, monta dans la voiture. Chapitre XIV Rivalité Pas une seconde, l'idée ne vint à Clara qu'il pût y avoir stratagème et embûche. Raoul était blessé, mort peut-être. En dehors de cette épouvantable réalité, rien ne comptait. Si elle arrivait à réfléchir, dans le tumulte de son cerveau, elle examinait seulement les divers incidents qui avaient pu se présenter : visite de Raoul dans la maison du 63, rencontre avec Gorgeret ou avec le grand Paul, choc, bataille, transport du blessé dans l'entresol. Elle n'envisageait que des drames et des catastrophes, et la blessure prenait l'aspect, visible pour elle, d'une abominable plaie par où s'écoulaient des flots de sang. Mais une blessure, c'était l'hypothèse la plus favorable, et à laquelle elle ne croyait guère. La vision de la mort ne la quittait pour ainsi dire pas, et il lui semblait que les formules employées par Courville dans sa lettre hâtive eussent été différentes si le dénouement de la bataille avait été moins grave. Non, Raoul était mort. Elle n'avait pas le droit de mettre en doute cette mort qu'elle apercevait tout à coup comme un événement que les circonstances avaient préparé depuis longtemps. Le destin, en rapprochant d'elle Raoul, exigeait cette mort inévitable. Un homme aimé de Clara et qui aimait Clara devait mourir fatalement. Pas un instant non plus elle ne pensa aux conséquences que son arrivée près du cadavre pouvait avoir pour elle. Que le choc se fût produit entre Raoul et Gorgeret, ou entre Raoul et le grand Paul, il n'en était pas moins certain que la police occupait l'entresol du quai Voltaire. Donc la police, en apercevant Clara la Blonde, mettrait aussitôt la main sur cette proie si vainement cherchée jusqu'ici. Cette éventualité ne lui apparut même pas, ou, alors, elle lui sembla insignifiante. Que lui importait d'être arrêtée et jetée en prison, si Raoul ne vivait plus ? Mais elle n'avait plus la force d'enchaîner les idées qui l'obsédaient. Elles passaient au fond d'elle en phrases incohérentes, ou plutôt en brèves images, qui se succédaient en dehors de toute logique. Il s'y mêlait la vision de paysages qui se présentaient à ses yeux, rives de la Seine, maisons, rues, trottoirs, gens qui marchaient, et tout cela se déroulait si lentement qu'elle criait de temps à autre au chauffeur : « Vite ! Dépêchez-vous ! Vous n'avancez pas… » Sosthène tournait vers elle sa bonne figure cordiale en ayant l'air de dire : « Rassurez-vous, ma petite dame, nous arrivons. » De fait, ils arrivèrent. Elle sauta sur le trottoir. Il refusa l'argent qu'elle lui offrait. Elle jeta le billet sur le siège, sans faire attention, et courut dans le vestibule du rez-dechaussée. Elle ne vit pas la concierge, qui était dans la cour intérieure, et elle monta rapidement, étonnée que tout fût si calme et que personne ne vînt vers elle. Sur le palier, personne non plus. Aucun bruit. Cela la surprenait, mais rien n'eût rebuté son élan. Elle se précipitait vers son mauvais destin avec une fougue où il y avait presque l'espoir d'en finir elle-même et le désir inconscient que sa mort se mêlât à la mort de Raoul. La porte était entrebâillée. Ce qui se passa, elle ne s'en rendit pas un compte exact. Une main l'atteignit au visage, cherchant sa bouche pour la bâillonner d'un foulard roulé en boule, tandis qu'une autre main la saisissait à l'épaule, et la bousculait avec tant de brutalité qu'elle perdit l'équilibre, trébucha et fut lancée dans la pièce principale où elle tomba tout de son long, la face contre le parquet. Alors, tranquillement, soudain rasséréné, Valthex ferma le verrou de sûreté, ferma derrière lui la porte du salon et se pencha un peu vers la femme étendue. Elle n'était pas évanouie. Elle sortit vite de sa torpeur et comprit aussitôt le piège où on l'avait attirée. Elle ouvrit les yeux et regarda Valthex avec épouvante. Et Valthex, en face de cette adversaire impuissante, inerte, vaincue, désespérée, se mit à rire, mais à rire d'un rire qu'elle n'avait jamais entendu, où il y avait tant de cruauté que c'eût été folie que de s'adresser à sa compassion. Il la releva et l'assit sur le divan, seul siège qui restât avec le grand fauteuil. Puis, ouvrant les portes des deux chambres contiguës, il dit : « Les chambres sont vides. L'appartement est barricadé. Personne ne peut te secourir, Clara, personne, pas même ton bon ami, et lui moins encore que quiconque au monde, car j'ai lancé la police sur ses traces. Donc, tu es perdue, et tu sais ce qui te reste à faire. » Il répéta : « Tu sais ce qui te reste à faire, hein ? ce qui t'attend ? » Il écarta le rideau d'une fenêtre. L'auto était là. Sosthène veillait, debout sur le trottoir, l'œil à l'affût. Valthex ricana de nouveau : « Nous sommes gardés de tous côtés, et bien gardés. Durant une heure, nous sommes tranquilles. Et en une heure, il se passe tant de choses ! Tant de choses, alors qu'il me suffit d'une seule. Après quoi, bien d'accord, nous partirons ensemble. Notre voiture est en bas… On pourra prendre un train… et ce sera la bonne vie de voyage… C'est convenu ? » Valthex fit un pas en avant. Clara tremblait des pieds à la tête. Elle baissa les yeux sur ses mains, pour les obliger à se tenir immobiles, mais ses mains continuaient à trembler comme des feuilles, et ses jambes également, et tout son corps, qu'elle sentait à la fois fiévreux et glacé. « Tu as peur, hein ? » dit-il. Elle balbutia : « Je n'ai pas peur de mourir. – Non, mais de ce qui va se passer. » Elle hocha la tête. « Il ne se passera rien. – Si, fit-il, quelque chose d'extrêmement important, et qui est la seule chose à laquelle je tienne. Tu te rappelles ce qui s'est déjà passé entre nous, la première fois… et toutes les fois depuis, pendant tout le temps où nous avons vécu ensemble. Tu ne m'aimais pas… j'irai jusqu'à dire que tu me détestais. Mais tu étais la plus faible… Et, de guerre lasse, exténuée… alors… Tu te souviens ? » Il s'approcha. Elle recula sur le divan, les bras raidis pour le repousser. Il plaisanta : « Tu te prépares… comme autrefois… Tant mieux… Je ne te demande pas d'accepter… Au contraire… Quand je t'embrasse, j'aime bien mieux que ce soit de force… Il y a longtemps que j'ai abandonné tout amour-propre… » Son visage devenait odieux, atroce de haine et de convoitise. Ses doigts se crispaient, pour saisir, pour étreindre ce cou frêle, qui se convulsait aussitôt, dans un râle d'agonie… Clara s'était dressée, debout sur le divan, d'où elle sauta pour s'abriter derrière le fauteuil. Il y avait un revolver qui traînait dans le tiroir entrebâillé d'une table. Elle essaya de s'en emparer, n'en eut pas le temps, se sauva dans la pièce, courut, manqua de tomber, et finalement fut empoignée par les terribles doigts qui, tout de suite, la serrèrent à la gorge et lui enlevèrent toute force. Elle fléchit sur ses genoux. Elle fut renversée contre le divan. Sa taille ployait. Elle sentait qu'elle allait perdre connaissance… Mais l'effroyable étreinte se relâcha un peu. Le timbre du vestibule avait sonné, et le tintement se prolongeait dans la pièce en écho léger. Le grand Paul, ayant tourné la tête de ce côté, tendait l'oreille. Aucun autre bruit nouveau. Le verrou était mis. Qu'y avait-il à craindre ? Il allait de nouveau serrer sa proie, quand il poussa un gémissement effaré. Son regard avait été attiré par un jaillissement de lumière qui bougeait entre les deux fenêtres, et il demeura stupéfait, ahuri, incapable de comprendre la sorte de phénomène miraculeux qui se produisait en dehors de toute réalité et de toute explication plausible. « Lui !… lui !… » murmura-t-il, confondu. Était-ce une hallucination ? un cauchemar ? Il voyait distinctement dans la clarté d'un écran lumineux qui eût été un écran de cinéma, il voyait la figure épanouie de Raoul. Non pas une figure de portrait, mais une figure vivante, avec des yeux qui remuaient et le sourire agréable et joyeux d'un monsieur qui se présente et qui a l'air de dire : « Eh bien, oui, c'est moi. Vous ne m'attendiez pas, hein ? et vous êtes content de me voir ? Je suis peut-être un peu en retard. Mais on va se rattraper. Me voici. » De fait, il y eut un bruit de clef qu'on introduit dans une serrure, un autre bruit de clef dans le verrou de sûreté, un bruit de porte qu'on pousse… Valthex s'était relevé et regardait, épouvanté. Clara écoutait, le visage détendu. La porte fut ouverte, non pas sous la poussée violente d'un intrus ou d'un agresseur, mais sous le geste paisible de quelqu'un qui rentre chez soi, et qui est heureux d'y rentrer parce qu'il va trouver tout en ordre, les objets à leur place, et de bons amis en train de parler affectueusement de lui. Sans gêne ni précaution, il passa près de Valthex et ferma l'écran lumineux, et il dit à son adversaire : « Ne prends pas cet air de candidat à la guillotine. C'est peut-être le sort qui t'est réservé, mais, pour l'instant, tu es à l'abri de tout danger. » Puis, s'adressant à Clara : « Voilà ce que c'est, petite fille, que de désobéir à Raoul. Le monsieur t'a écrit une lettre, sans doute ? Fais voir. » Elle lui tendit un chiffon de papier, sur lequel il jeta un coup d'œil. « C'est de ma faute, fit-il, j'aurais dû prévoir ce piège-là. Il est classique, et jamais une amoureuse ne manque de s'y jeter la tête la première. Mais maintenant, petite fille, il ne faut plus avoir peur. Vite, sourions. Tu vois bien comme il est inoffensif ! un mouton… un mouton abruti… C'est qu'il se rappelle nos rencontres précédentes, le grand Paul, et qu'il ne va pas se risquer à engager une nouvelle bataille, hein, Valthex ? On est devenu raisonnable, n'est-ce pas ? Raisonnable, mais stupide. Comment, diable ! as-tu laissé ton chauffeur sur le quai ? Surtout qu'il a une gueule spéciale, ton chauffeur !… J'ai tout de suite reconnu le bonhomme qui stationnait ce matin sur l'avenue du Maroc. Une autre fois, demande-moi conseil. » Valthex cherchait à se remettre de son désarroi. Il serrait les poings. Il fronçait les sourcils. Le persiflage de Raoul l'exaspérait, ce qui encourageait Raoul à continuer : « Non, vrai, rebiffe-toi, mon vieux ! Puisque je te dis que la guillotine, c'est pas encore pour aujourd'hui. Tu as tout le temps de t'y habituer. Aujourd'hui, il s'agit tout simplement d'une petite formalité qui consistera à t'attacher les mains et les pieds avec beaucoup de douceur et de respect. La chose faite, je téléphone à la Préfecture, et Gorgeret vient prendre livraison. Tu vois, le programme est enfantin… » La rage de Valthex croissait à chaque parole. L'accord de Raoul et de Clara, si visible, si profond, le mettait hors de lui. Clara n'avait plus peur, Clara souriait presque, et se moquait de lui avec son amant. C'est l'idée de cette situation burlesque et de son humiliation devant la jeune femme qui le redressa. À son tour, il prit l'offensive et il attaqua avec précision et la colère contenue d'un homme qui se sait en possession d'armes dangereuses et qui est résolu à s'en servir. Il s'assit sur le fauteuil, et, martelant ses phrases, frappant du pied : « Alors, c'est cela, décidément, que tu veux, dit-il… me livrer à la justice ? Tu l'as essayé au bar de Montmartre, puis au Casino Bleu, et maintenant tu voudrais profiter du hasard qui t'a encore mis sur mon chemin ? Soit. Je ne crois pas que tu réussisses. Mais, en tout cas, il faut que tu saches exactement à quoi aboutirait ta réussite. Il faut qu'elle le sache, elle surtout. » Il se tourna vers Clara, qui restait immobile sur le divan, plus calme, mais encore crispée, anxieuse. « Vas-y, mon vieux, dit Raoul, vas-y de ta petite histoire. – Une petite histoire pour toi, peut-être, dit Valthex, mais une chose qui aura du poids pour elle, sois-en sûr. Tiens, regarde comme elle m'écoute. Elle n'ignore pas que je ne plaisante jamais, moi, et que je ne perds pas mon temps à discourir. Quelques mots seulement, mais qui comptent. » Il se pencha vers Clara, et, les yeux dans les yeux : « Tu sais qui est le marquis par rapport à toi ? – Le marquis ? fit-elle. – Oui, un jour, tu m'as confié qu'il avait connu ta mère. – Il l'a connue, oui. – J'ai bien deviné, à ce moment-là, que tu avais quelques soupçons de la vérité, mais aucune preuve. – Quelle sorte de preuve ? – Ne biaise pas. Ce que tu es venue chercher, la nuit, chez d'Erlemont, c'est la preuve dont je te parle. Or, dans le tiroir secret, que j'ai fouillé, pour ma part, un peu avant toi, tu as précisément trouvé la photographie de ta mère avec une dédicace qui ne laisse aucun doute. Ta mère a été la maîtresse, une des mille et une maîtresses du marquis, et tu es la fille de Jean d'Erlemont. » Elle ne protesta point. Elle attendit la suite des paroles. Il continua : « Je t'avoue que c'est là un point secondaire, et, si j'y fais allusion, c'est simplement pour que cette vérité-là soit bien établie. Jean d'Erlemont est ton père. J'ignore quels sont tes sentiments pour lui, mais c'est un fait qui doit influer sur ta conduite. Jean d'Erlemont est ton père. Or, … » Valthex mit dans son intonation et dans son attitude plus de gravité encore, presque de la solennité. « Or, sais-tu au juste quel a été le rôle de ton père dans le drame du château de Volnic ? Ce drame, tu en as entendu parler, n'est-ce pas ? ne fût-ce que par ton amant (avec quelle grimace furieuse Valthex prononça ce mot !) et tu sais qu'une dame Élisabeth Hornain, qui était ma tante, a été assassinée et dépouillée de ses bijoux. Or, sais-tu le rôle de ton père, làdedans ? » Raoul haussa les épaules. « Question idiote. Le marquis d'Erlemont n'a joué d'autre rôle que celui d'invité. Il se trouvait au château, voilà tout. – C'est la version de la police. Elle diffère de la réalité. – Et cette réalité, selon toi ? – Élisabeth Hornain a été volée et assassinée par le marquis d'Erlemont. » Valthex proféra cette phrase en frappant du poing et en se levant. Raoul y répondit par un éclat de rire. « Ah ! quel numéro que ce Valthex ! Un humoriste, un véritable humoriste !… » Indignée, Clara balbutiait : « Vous mentez !… Vous mentez ! Vous n'avez pas le droit… » Valthex répéta la phrase avec plus de violence et un ton de provocation rageuse. Cependant, il parvint encore à se dominer et, reprenant sa place, il développa son accusation. J'avais vingt ans à cette époque-là, et je ne savais rien de la liaison d'Élisabeth Hornain. C'est dix ans plus tard que le hasard de lettres trouvées dans ma famille me révéla cette liaison, et que je me demandai pourquoi le marquis n'en avait pas soufflé mot à la justice. J'ai donc refait l'instruction à moi seul, j'ai sauté le mur du château, et qu'est-ce que j'aperçois, un matin, se promenant avec le garde et faisant une battue dans les ruines ? Jean d'Erlemont. Jean d'Erlemont, propriétaire secret du château ! Dès lors, j'ai cherché, j'ai lu les journaux de l'époque, ceux d'Auvergne et ceux de Paris. Dix fois je suis retourné à Volnic, fouinant partout, questionnant les gens du village, me glissant dans la vie du marquis, m'introduisant chez lui durant ses absences, fouillant ses tiroirs, décachetant ses lettres, et tout cela avec une idée directrice, qui n'avait pas guidé le Parquet, c'est qu'il fallait éplucher tous les faits et gestes de celui qui avait caché une vérité extrêmement grave. – Et tu as trouvé des choses nouvelles, mon vieux ? Ce que tu es malin ! – J'ai trouvé des choses nouvelles, affirma posément Valthex, et mieux encore, j'ai relié entre eux plusieurs détails qui, logiquement, donnent à la conduite de Jean d'Erlemont son sens réel. – Dégoise. – C'est Jean d'Erlemont qui avait fait inviter Élisabeth Hornain par Mme de Jouvelle. C'est lui qui a obtenu d'Élisabeth Hornain qu'elle voulût bien chanter dans les ruines, c'est lui qui a indiqué l'endroit des ruines où son apparition ferait le plus grand effet, c'est lui enfin qui a conduit Élisabeth Hornain à travers le jardin et jusqu'en bas des marches. – Aux yeux de tout le monde. – Non, pas tout le temps. Entre le moment où ils ont tourné l'angle du premier palier et celui où Élisabeth a reparu seule, à l'extrémité d'une avenue d'arbustes qui les cachaient, il y a eu un intervalle d'environ une minute, plus long qu'il n'eût fallu pour parcourir cette petite étape. Que s'est-il passé durant cette minute ? Il est facile de l'établir quand on admet cette supposition, fondée sur plusieurs témoignages de domestiques insuffisamment questionnés, à savoir que, quand on a revu Élisabeth à ce moment, puis au sommet des ruines, elle n'avait plus de collier. » Raoul haussa de nouveau les épaules. « Alors, il les aurait volés sans qu'Élisabeth Hornain protestât ? – Non, mais elle les lui a confiés, estimant que ces bijoux n'étaient pas dans le style des airs qu'elle allait chanter, scrupule absolument conforme au caractère d'Élisabeth Hornain. – Et après, étant revenu au château, il l'a tuée, pour ne pas être obligé de les rendre ! Il l'a tuée, de loin, par l'opération du Saint-Esprit ! – Non. Il l'a fait tuer. » Raoul s'impatienta. « Mais on ne supprime pas une femme qu'on aime pour s'approprier des bijoux de théâtre, des rubis et des saphirs en toc. – Certes. Mais on peut s'y résoudre quand ces bijoux sont vrais et qu'ils valent des millions. – Allons donc ! Élisabeth elle-même proclamait que ces bijoux étaient faux. – Elle y était contrainte. – Pourquoi ? – Elle était mariée… et ces bijoux, elle les tenait d'un Américain dont elle avait été la maîtresse. Vis-à-vis de son mari, visà-vis de ses camarades qui l'eussent jalousée, Élisabeth Hornain garda le secret. De cela j'ai toutes les preuves écrites, et j'ai des preuves aussi de la beauté incomparable de ces pierres précieuses. » Raoul se taisait, avec une impression de gêne, et observait Clara, qui avait caché sa figure entre ses mains. Il demanda : « Et le crime aurait été commis par qui ? – Par un individu dont personne ne s'est occupé, et dont tout le monde ignora même la présence au château… Gassiou, un pauvre diable de berger, un innocent, comme on dit, pas fou, mais simple d'esprit. Il est prouvé que d'Erlemont allait souvent voir Gassiou durant les séjours qu'il faisait chez les Jouvelle, et qu'il lui a donné des vêtements, des cigares, de l'argent même. Pourquoi ? Dans quel but ? À mon tour, j'ai fréquenté le sieur Gassiou… j'ai tiré de lui des bribes d'aveu où il essayait de me parler d'une femme qui chantait… et qui tombait en chantant… Confidences inachevées, incohérentes. Mais, un jour, je le surpris qui faisait tournoyer une fronde grossière et qui visait un oiseau de proie volant au-dessus de lui. Le caillou jaillit de sa fronde et tua l'oiseau. Ce fut une révélation. J'étais fixé. » Il y eut un silence. Puis Raoul dit : « Et après ? – Après ? Mais la vérité s'impose. Gassiou, dressé, soudoyé par le marquis, s'est juché, ce jour-là, au sommet de quelque mur des ruines, et son projectile a blessé mortellement Élisabeth Hornain. Ensuite, il s'est esquivé. – Hypothèse ! – Certitude. – Tu as des preuves ? – J'en ai, et d'irréfutables. – De sorte que ?… demanda Raoul d'une voix distraite. – De sorte que, si la justice met jamais la main sur moi, j'accuse le marquis d'avoir tué Élisabeth Hornain. Je livre tout mon dossier, j'établis qu'à cette époque d'Erlemont était gêné, qu'il recherchait déjà, par l'intermédiaire d'une agence, un héritage dont il avait été frustré, et que, depuis, il n'a pu soutenir le train qu'il a mené durant quinze ans que grâce au produit de son vol. En outre, en tant que neveu, je réclame ces bijoux, ou du moins des dommages-intérêts équivalant à la valeur des bijoux. – Tu n'auras pas un liard. – Soit. Mais d'Erlemont sera déshonoré et il ira en prison. Il en a si peur que, bien qu'il ignore ce que je sais sur lui, il ne m'a jamais refusé d'argent. » Chapitre XV Le meurtre Raoul arpenta la pièce en réfléchissant. Clara ne bougeait toujours pas, absorbée, et la figure invisible. Valthex, debout, croisait les bras, l'air arrogant. Raoul s'arrêta devant lui. « Somme toute, tu n'es qu'un maître chanteur. – J'ai voulu d'abord venger ma tante Élisabeth. Aujourd'hui, le dossier que j'ai réuni est une sauvegarde. J'en profite. Laisse-moi passer. » Raoul ne le quittait pas des yeux. « Et ensuite ? demanda-t-il. – Ensuite ? » Valthex crut qu'il avait partie gagnée, que sa menace avait porté et qu'il pouvait aller jusqu'au bout de sa victoire. L'attitude de Clara l'accrochait à cette idée. « Ensuite, dit Valthex, ma maîtresse me rejoindra. Dans une heure, j'exige qu'elle soit chez moi, à l'adresse que je vais lui donner. – Ta maîtresse ? – Celle-ci », dit Valthex en montrant la jeune femme. Raoul avait pâli. Il scanda : « Tu as donc toujours la prétention ?… Tu espères donc ? – Je n'espère pas, dit Valthex en s'échauffant. Je veux. Je réclame celle qui est à moi. Celle dont je fus l'amant… et que tu m'as volée. » Il n'acheva pas, tellement l'expression de Raoul devenait terrible. Sa main ébaucha un geste du côté de sa poche à revolver. Ils se défièrent du regard, rivaux acharnés. Et soudain Raoul, sautant sur place, lui jeta dans les jambes, à hauteur de la cheville, deux coups de semelle puis l'agrippa aux bras, de ses mains implacables. L'autre fléchit de douleur, n'eut pas la force de résister et fut renversé sous le choc. « Raoul ! Raoul ! cria la jeune femme, en se précipitant vers lui… Non, je t'en prie… ne vous battez pas… » La fureur de Raoul était telle qu'il rouait l'ennemi de coups, inutilement, sans autre raison que de le châtier. Les explications, les menaces de Valthex, rien ne comptait plus pour lui. Il tenait un homme qui lui disputait Clara, qui avait été son amant, s'en vantait, et se réclamait encore du passé. Et ce passé, il semblait à Raoul que des coups de poing et des coups de pied l'anéantissaient. « Non, non, Raoul, je t'en supplie, gémissait Clara ; non, laisse-le. Qu'il s'en aille, ne le livre pas à la justice. Je t'en supplie… à cause de mon père… Non… Qu'il s'en aille. » Raoul ripostait, tout en frappant : « Ne t'inquiète pas, Clara. Il ne dira rien contre le marquis. Toute cette histoire, est-ce vrai, d'abord ? Et puis quand même, il ne parlera pas… ce n'est pas son intérêt. – Si, implorait la jeune femme en sanglotant… si… il se vengera. – Qu'importe ! C'est une bête méchante… Il faut s'en délivrer… sinon, un jour ou l'autre, c'est à toi qu'il s'en prendra… » Elle ne cédait pas. Elle l'empêchait de frapper. Elle parlait de Jean d'Erlemont, qu'on n'avait pas le droit d'exposer à une délation. À la fin, Raoul lâcha prise. Sa colère faiblissait. Il dit : « C'est bien. Qu'il s'en aille ! Tu entends, Valthex, fiche le camp. Mais si jamais tu t'avises de toucher à Clara ou au marquis, tu es perdu. Allons, déguerpis. » Valthex resta quelques secondes sans bouger. Raoul l'avaitil donc maltraité au point qu'il lui fallait reprendre son aplomb ? Il s'appuya sur son coude, retomba, fit un nouvel effort qui le porta jusqu'auprès du fauteuil, essaya de se mettre debout, parut perdre l'équilibre et s'abattit à genoux. Mais tout cela n'était qu'une feinte. En réalité, il n'avait d'autre but que de se rapprocher du guéridon. Brusquement, il plongea sa main dans le ti- roir, saisit le revolver dont on apercevait la crosse et, poussant un cri rauque, se retourna vers Raoul et leva le bras. Si imprévu, si rapide que fût le geste, il n'eut pas le temps de l'exécuter. Quelqu'un en devança l'effet, Clara, qui, se jetant entre les deux hommes, tira de son corsage un couteau qu'elle planta en plein dans la poitrine de Valthex, sans qu'il songeât à parer le coup et sans que Raoul pût intervenir. Valthex parut d'abord n'avoir rien senti et n'éprouva aucune douleur. Son visage, cependant, jaune d'ordinaire, blêmit jusqu'à devenir tout blanc. Puis son grand corps se détira, immense, démesuré. Et d'un bloc, il s'effondra, le buste et les bras allongés sur le divan, avec un soupir profond que suivirent quelques hoquets. Et le silence, l'immobilité. Clara, son couteau ensanglanté à la main, avait contemplé, avec des yeux hagards, cette sorte de déracinement et de chute. Quand Valthex tomba, Raoul dut la soutenir, et elle bégayait, épouvantée, anéantie : « J'ai tué… J'ai tué… Tu ne vas plus m'aimer… Ah ! quelle horreur ! » Il murmura : « Mais si, je t'aimerai… je t'aime… Mais pourquoi as-tu frappé ? – Il allait tirer sur toi… le revolver… – Mais, ma petite… il n'était pas chargé… et je le laissais là… justement, pour le tenter et qu'il ne se servît pas du sien… » Il assit la jeune femme sur le fauteuil, la tournant de façon qu'elle n'aperçût pas le corps de Valthex. Puis il s'inclina vers celui-ci, l'examina, écouta le cœur, et dit entre ses dents : « Il bat encore… mais c'est l'agonie. » Et, ne pensant plus qu'à elle, à cette femme qu'il fallait sauver et emmener à tout prix, il dit vivement : « Va-t'en, ma chérie… Tu ne peux pas rester… On va venir… » Un sursaut d'énergie la secoua : « M'en aller ?… Te laisser seul ? – Pense donc !… Si l'on te trouve ici ? – Eh bien, et toi ? – Je ne peux pas abandonner cet homme… » Il hésitait. Il savait que Valthex était perdu, mais il ne pouvait pas se décider au départ, et il était troublé, indécis. Elle fut inflexible : « Je ne partirai pas… C'est moi qui ai frappé… C'est moi qui dois rester et être arrêtée… » Cette idée le bouleversa : « Jamais ! Jamais ! Toi, arrêtée ? Je n'y consens pas… je ne veux pas… Cet homme était un misérable. Tant pis pour lui !… Allons-nous-en… Je n'ai pas le droit de te laisser ici… » Il courut vers la fenêtre, souleva le rideau, et recula : « Gorgeret ! – Quoi ? dit-elle affolée. Gorgeret ?… Il vient ? – Non… il surveille la maison, avec deux de ses hommes… Impossible de fuir. » Il y eut dans la pièce quelques secondes d'égarement. Raoul avait jeté un tapis de table sur le corps de Valthex. Clara allait et venait, sans plus savoir ce qu'elle faisait, ni ce qu'elle disait. Sous sa couverture, le moribond avait des soubresauts. « Nous sommes perdus… nous sommes perdus…, chuchota la jeune femme. – Qu'est-ce que tu chantes ? » protesta Raoul, que ces instants d'émotion excessive rendaient vite au calme et à la maîtrise de soi-même. Il réfléchit, consulta sa montre, puis empoigna le téléphone de la ville et, d'une voix âpre : « Allô ! allô ! Vous ne m'entendez donc pas, mademoiselle ? Mais il ne s'agit pas d'un numéro ! Allô ! Donnez-moi la surveillante… Allô ! La surveillante ? Ah ! c'est toi, Caroline ? Quelle chance ! Bonjour, chérie… Voilà… Sonne ici, sans discontinuer durant cinq minutes… Il y a un blessé dans la pièce… Alors, il faut que la concierge entende le téléphone et monte. C'est convenu, hein ? Mais non, Caroline, ne t'inquiète pas… Tout va très bien… C'est un petit incident de rien du tout. Adieu ! » Il raccrocha l'appareil. La sonnerie commença. Alors, il saisit la main de sa maîtresse et lui dit : « Viens, dans deux minutes la concierge sera ici, et fera le nécessaire. Sans doute ira-t-elle chercher en face Gorgeret, qu'elle doit connaître sûrement. Viens. Nous allons fuir par en haut. » Sa voix était si paisible, son étreinte si impérieuse qu'elle ne songea pas à protester. Il recueillit le couteau, essuya l'appareil de téléphone pour qu'on ne pût relever les empreintes de ses doigts, découvrit le corps de Valthex, cassa le mécanisme de l'écran lumineux et ils s'en allèrent, laissant la porte grande ouverte. La sonnerie retentissait, stridente et opiniâtre, tandis qu'ils montaient jusqu'au troisième étage, c'est-à-dire à l'étage habité par les domestiques, au-dessus de l'appartement de Jean d'Erlemont. Raoul se mit aussitôt en devoir de fracturer la porte, ce qui fut facile, la serrure n'étant pas fermée à clef, ni le verrou poussé. Au moment où ils entraient, et avant qu'ils n'eussent repoussé le battant, un grand cri s'éleva dans la cage de l'escalier. C'était la concierge que l'alarme donnée par la sonnerie avait attirée, et qui, par les portes ouvertes de l'entresol, apercevait le désordre du salon, et, sur le divan, étendu, pantelant, le corps de Valthex. « Tout est pour le mieux, dit Raoul, qui revenait à ses habitudes d'ironie tranquille. C'est à la concierge d'agir. Elle est responsable. Nous, nous sommes en dehors de la question. » Le troisième étage était composé de chambres pour les domestiques, vides par conséquent à cette heure de la journée, et de mansardes où il y avait des malles ou de vieux meubles hors d'usage. Des cadenas fermaient celles-ci. Raoul tordit l'un d'eux. La mansarde était éclairée par une lucarne, à laquelle il accéda aisément. Clara, muette, le visage tragique, obéissait machinalement à tout ce qu'il ordonnait. Deux ou trois fois, elle répéta : « J'ai tué… j'ai tué… Tu ne m'aimeras plus… » Et l'on voyait que ce meurtre et que l'influence de ce meurtre sur l'amour de Raoul constituaient son unique pensée, et qu'elle n'était même pas effleurée par le souci de sa sécurité, par la poursuite possible du policier Gorgeret, et par ce qu'il allait advenir de leur fuite sur les toits. « Nous y voilà, dit Raoul, qui, lui, au contraire, ne se préoccupait – chaque chose à son temps – que de porter au maximum les chances de réussir son entreprise. Comme tout s'arrange à notre avantage ! Le cinquième étage de la maison voisine est à la même hauteur que le toit de la nôtre. Tu avoueras… » Comme elle n'avouait rien du tout, il changea de sujet pour appuyer son contentement. « C'est comme à l'égard de ce forban de Valthex, il a été assez maladroit pour justifier, pour nécessiter notre riposte. Donc, cas de légitime défense, s'il en fut jamais. Il nous attaquait… notre devoir était de prévenir son mauvais coup. Notre situation est excellente. » Si excellente que fût la situation, il fallait se mettre à l'abri, et Raoul y pourvoyait avec ardeur et conscience. Il traversa et fit traverser à sa compagne une petite courette qui donnait sur une pièce vide. La chance se confirmait : l'appartement dans lequel ils abordèrent n'était pas habité. Quelques meubles seulement y traînaient, et ce qui peut rester d'un déménagement encore inachevé. Un couloir les conduisit à la porte d'entrée, qui leur livra passage complaisamment. Un escalier… Ils descendirent un étage. Puis, encore un étage. Quand ils furent arrivés sur le palier de l'entresol, Raoul dit à voix basse : « Concertons-nous. Dans toute maison de Paris, il y a des concierges. Je ne sais pas si ceux d'ici nous verront passer. En tout cas, il est préférable de ne pas sortir ensemble. Va-t'en la première. Tu te trouveras dans une rue perpendiculaire au quai. Tu suivras ta gauche, donc le dos tourné à la Seine. Dans la troisième rue à droite, il y a, au numéro 5, un petit hôtel qui a pour nom l'hôtel du Faubourg et du Japon. Tu entreras dans le salon d'attente. Je te rejoins dans deux minutes. » Il lui entoura le cou, la renversa un peu et l'embrassa. « Allons, ma petite, du courage… et n'aie pas cet air désolé. Pense que tu m'as sauvé la vie. Mais oui, tu m'as sauvé la vie. Le revolver était parfaitement chargé. » Il débita ce mensonge avec désinvolture. Mais rien ne pouvait faire que Clara échappât à son obsession. Elle s'éloigna, la tête inclinée, l'aspect misérable. Et, se penchant, il la vit sortir à gauche. Il compta jusqu'à cent. Et puis encore jusqu'à cent, pour plus de précaution. Puis il s'en alla, le chapeau enfoncé sur la tête, un lorgnon sur les yeux. Il remonta une rue, étroite et fréquentée, jusqu'à ce qu'il parvînt à la troisième. Sur le côté gauche de celle-ci, une enseigne annonçait l'hôtel du Faubourg et du Japon, maison d'appa- rence modeste, mais dont le salon, vitré par en haut, était meublé avec beaucoup de goût. Il ne vit pas Clara. D'ailleurs, il n'y avait personne. Raoul, très inquiet, retourna dehors, inspecta la rue, se hâta vers l'immeuble par lequel ils s'étaient évadés, revint jusqu'à l'hôtel. Personne. Il murmura : « C'est inconcevable !… Je vais attendre… Je vais attendre… » Il attendit une demi-heure… une heure… avec des incursions rapides dans les rues avoisinantes. Personne. À la fin, il partit, sous l'impulsion d'une idée nouvelle : Clara devait s'être réfugiée au pavillon d'Auteuil. Dans sa détresse, elle n'avait pas bien compris le lieu du rendez-vous ou l'avait oublié, et elle se morfondait là-bas. Il sauta dans un taxi, dont il prit lui-même le volant, selon son habitude en cas d'urgence. Dans le jardin, il rencontra le domestique, puis, dans l'escalier, Courville. « Clara ? – Mais elle n'est pas là. » Ce fut pour lui un accablement. Où aller ? Que faire ? L'inanité de toute action s'ajoutait à son tourment. Et surtout une pensée effroyable grandissait en lui, d'une telle logique que, plus il l'examinait, plus elle lui semblait l'aboutissement certain des transes par où avait passé la pauvre Clara. Meurtrière, persuadée que son acte la rendait pour son amant un objet d'horreur, pouvait-on douter qu'elle échappât à l'obsession du suicide ? N'était-ce pas pour cela qu'elle s'était enfuie ? Toute sa conduite ne prouvait-elle pas qu'elle ne voulait plus, qu'elle n'osait plus le revoir ? Il l'imaginait errant dans la nuit. Elle marchait le long de la Seine. L'eau noire, luisante de clartés éparses, l'attirait. Elle y entrait peu à peu. Elle s'y jetait. Toute cette nuit fut affreuse pour Raoul. Quel que fût son habituel contrôle sur lui-même, il ne pouvait se soustraire à certaines suppositions qui, avec la complicité des ténèbres, prenaient figure de certitudes. Il était bourrelé de remords, remords de n'avoir pas flairé le piège de Valthex, remords d'avoir joué la difficulté, remords d'avoir quitté la malheureuse Clara. Il ne s'endormit qu'au matin. À huit heures, il bondit hors de son lit, comme si quelque chose l'appelait à l'action. Quoi ? Il sonna. « Du nouveau ? demanda-t-il… Madame ? – Pas de nouvelles, répondit le domestique. – Est-ce possible ? – M. Courville peut renseigner Monsieur. » Courville entra. « Alors… pas rentrée ? – Non. – Aucune nouvelle ? – Aucune. – Tu mens !… tu mens ! s'écria-t-il en empoignant le secrétaire. Tu mens !… Oui, tu as l'air embarrassé. Qu'est-ce qu'il y a ? Mais parle donc, imbécile. Crois-tu que j'aie peur de la vérité ? » Courville tira un journal de sa poche. Raoul le déplia et, tout de suite, lâcha un juron. On lisait, au haut d'une colonne de première page, en gros caractères : « Assassinat du grand Paul. Son ancienne maîtresse, Clara la Blonde, est arrêtée sur le lieu du forfait par l'inspecteur principal Gorgeret. La police est convaincue qu'elle est l'auteur du crime, avec son nouvel amant, le sieur Raoul, qui déjà l'avait enlevée lors de l'inauguration du Casino Bleu. Son complice a disparu. » Chapitre XVI Zozotte Cette fois, le hasard avait favorisé l'inspecteur principal Gorgeret. Absent de la Préfecture, lorsque le pneumatique écrit par le grand Paul y était arrivé, il avait fait son stage quotidien sur le quai Voltaire à l'heure où il était établi que la fameuse blonde s'y rendait parfois. Et c'est de là qu'il avait répondu aux appels que lui lançait la concierge par la fenêtre de l'entresol. L'irruption de Gorgeret dans l'entresol de Raoul se produisit avec la violence d'une trombe. Néanmoins, il s'arrêta court. Ce n'est point que le spectacle du grand Paul agonisant le suffoquât. Mais il apercevait ce diable de fauteuil, tourné vers les deux fenêtres, et grâce auquel Raoul lui avait joué un de ses méchants tours. « Halte ! » commanda-t-il aux deux hommes qui l'accompagnaient. Et lentement, avec précaution, le revolver au poing, il approcha du fauteuil. Au moindre geste de l'ennemi, il tirait. Les hommes de Gorgeret l'observaient avec stupéfaction. Constatant son erreur, il leur dit, satisfait de lui-même et fier de ses procédés : « C'est justement quand on ne néglige aucune précaution qu'il ne se produit rien. » Et, débarrassé d'un rude souci, il s'occupa du moribond, et à son tour l'examina : « Le cœur bat encore… mais il n'en vaut guère mieux… Un médecin, tout de suite… Il y en a un dans la maison voisine. » Par téléphone il annonça au quai des Orfèvres l'assassinat et l'agonie du grand Paul, et demanda des instructions, en ajoutant que le blessé ne lui semblait pas transportable. En tout cas, une voiture d'ambulance était nécessaire. Il fit également prévenir le commissaire de police et commença d'interroger la concierge. C'est alors que les réponses de cette femme et les signalements donnés par elle lui imposèrent la conviction que Clara la Blonde et son amant Raoul étaient les auteurs de l'assassinat. Cela le jeta dans une agitation extraordinaire. Lorsque le médecin se présenta, il lança des phrases pêle-mêle. Trop tard… Il est mort… Tout de même, essayez… Le grand Paul vivant, ce serait pour la justice, pour moi… d'une importance capitale… Pour vous aussi, docteur. » Mais un événement se produisit qui porta au comble son désarroi. Son principal agent, Flamant, accourut, haletant : « Clara ! Je la tiens… – Hein ? Qu'est-ce que tu dis ? – Clara la Blonde ! Je l'ai cueillie. – Nom de D… ! – Je l'ai cueillie sur le quai, rôdant. – Où est-elle ? – Enfermée dans la loge de la concierge… » Gorgeret dégringola l'escalier, empoigna la jeune femme, remonta quatre à quatre, la traînant et la bousculant, et la poussa avec brutalité devant le divan où expirait le grand Paul. « Tiens, gourgandine, voilà ta sale besogne… » La jeune femme reculait avec horreur. Il la contraignit à s'agenouiller, et il ordonnait : « Qu'on la fouille ! Le couteau doit être sur elle… Ah ! cette fois, tu y es, ma petite, et ton complice aussi, hein ? Le beau Raoul… Ah ! vous croyez qu'on tue comme ça, et que la police est faite pour les chiens !… » On ne trouva pas le couteau, ce qui l'irrita davantage. La malheureuse, terrifiée, se débattait contre lui. À la fin, elle eut une crise de nerfs et s'évanouit. Gorgeret, qui agissait toujours sous l'impulsion de la rancune et de la colère, fut implacable. Il l'enleva dans ses bras en disant : « Reste, Flamant. L'ambulance doit être là… Je te la renvoie dans dix minutes… Ah ! vous voici, monsieur le commissaire, dit-il à un nouvel arrivant… Je suis l'inspecteur Gorgeret… Mon collaborateur va vous mettre au courant. Il s'agit de pincer le sieur Raoul, complice et instigateur du crime. Moi, j'emmène la meurtrière. » La voiture d'ambulance était là, en effet. Trois autres inspecteurs débarquaient d'un taxi ; il les expédia à Flamant, puis, étendant Clara sur les coussins, la conduisit aux services de la police judiciaire. Clara, toujours sans connaissance, fut installée dans une petite pièce que meublaient deux chaises et un lit de sangle. En cette fin de journée, Gorgeret perdit bien deux heures à attendre le moment de faire subir à Clara un interrogatoire serré dont il se réjouissait à l'avance. Après un dîner sommaire, il voulut commencer. L'infirmière que l'on avait mise de garde ne se prêta pas à son désir, la jeune femme n'étant point en état de répondre. Il retourna au quai Voltaire et n'y apprit rien. Jean d'Erlemont, dont on ignorait l'adresse, devait arriver le surlendemain dans la matinée. Enfin, sur le coup de neuf heures du soir, il put s'approcher du lit où reposait Clara. Espoir déçu. Elle refusa de parler. Il eut beau la questionner, insister, raconter le drame comme il avait dû se passer, accumuler les charges, faire le procès de Raoul, affirmer qu'on était sur le point de se saisir de lui, rien ne put la tirer de son silence. Elle ne pleurait même pas. Elle gardait un visage clos qui ne trahissait aucune de ses émotions. Et le lendemain matin, et tout l'après-midi, il en fut de même. Elle ne dit pas un seul mot. Le Parquet désigna un juge d'instruction, lequel remit au jour suivant son premier interrogatoire. Avertie de ce retard, elle répondit à Gorgeret et ce fut sa première réponse – qu'elle était innocente, qu'elle ne connaissait pas le grand Paul, qu'elle ne comprenait rien à cette affaire et qu'elle serait libre avant sa comparution devant le juge. Cela signifiait-il qu'elle comptait sur le secours toutpuissant de Raoul ? Gorgeret éprouva une vive inquiétude et doubla la surveillance. Deux agents resteraient de faction, tandis que, lui-même, il irait dîner chez lui. À dix heures il serait de retour et procéderait à une dernière tentative de pression à la- quelle Clara, exténuée comme elle l'était, n'aurait pas la force de résister. L'inspecteur principal Gorgeret occupait dans un vieil immeuble du faubourg Saint-Antoine trois pièces gentiment arrangées où l'on sentait la main d'une femme de goût. Gorgeret était, en effet, marié depuis dix ans. Mariage d'amour qui aurait pu mal tourner, Gorgeret étant affligé d'un caractère insupportable, si Mme Gorgeret, une rousse appétissante et gracieuse, n'avait pas pris sur son mari une autorité absolue. Excellente ménagère, mais frivole, coquette avec les hommes, aimant le plaisir, peu soucieuse, disait-on, de l'honneur de M. Gorgeret, elle fréquentait les dancings de son quartier, sans admettre que son mari risquât à ce sujet l'ombre d'une observation. Sur le reste, il pouvait crier : elle savait répondre. Ce soir-là, lorsqu'il revint en hâte pour dîner, l'épouse n'était pas rentrée. Fait assez rare et qui, chaque fois, provoquait d'âpres discussions. Gorgeret n'admettait pas l'inexactitude. Furieux, mâchonnant d'avance la scène qu'il ferait et les reproches dont il l'accablerait, l'inspecteur se planta sur le seuil de la porte ouverte. À neuf heures, personne. L'inspecteur, qui bouillonnait, questionna la petite bonne et apprit que madame avait mis « sa robe de dancing ». « Alors, elle est au dancing ? – Oui. Rue Saint-Antoine. » Pantelant de jalousie, il patienta. Était-il admissible que Mme Gorgeret ne fût pas rentrée, alors qu'on ne dansait plus depuis la fin de l'après-midi ? À neuf heures et demie, surexcité par la perspective de l'interrogatoire, il prit la résolution subite de se rendre à la salle de la rue Saint-Antoine. On n'y dansait pas encore au moment où il arriva. Les tables étaient occupées par des gens qui consommaient. Le gérant, questionné par lui, se rappela fort bien avoir vu la jolie Mme Gorgeret en compagnie de plusieurs hommes, et s'offrit même à montrer la table où, en dernier lieu, avant son départ, elle avait bu un cocktail. « Tenez… justement avec ce monsieur qui s'y trouve… » Gorgeret dirigea son regard dans la direction indiquée et se sentit défaillir. Le dos de ce monsieur, sa silhouette, il les connaissait. À n'en point douter, il les connaissait. Il fut sur le point d'aller quérir des agents. C'était l'unique solution à une telle bravade, et la seule que pût lui dicter sa conscience. Cependant quelque chose en lui l'emporta sur le sentiment du devoir et retint l'élan qui le poussait vers les procédés de force auxquels un bon policier comme Gorgeret doit recourir à l'égard des malfaiteurs et des assassins. Ce fut l'envie irrésistible de savoir ce qu'il était advenu de Mme Gorgeret. Et résolument, rageusement, mais avec quelle mine de chien fouetté ! il vint prendre place auprès de l'individu. Là, il attendit, employant toute son énergie à ne pas le saisir à la gorge et à ne pas lui lancer des injures. À la fin, comme Raoul ne bronchait pas, Gorgeret gronda : « Salaud ! – Goujat ! – Salaud de salaud ! continua Gorgeret. – Goujat de goujat ! » riposta Raoul. Un long silence, qu'interrompit le préposé aux consommations. « Deux cafés crème », commanda Raoul. Les deux cafés furent servis à ces messieurs. Raoul choqua gentiment sa tasse contre celle de son voisin, puis but à petits coups. Gorgeret, malgré tout son effort sur lui-même, ne pensait qu'à sauter au collet de Raoul, ou à lui mettre sous le nez le canon de son revolver, actes qui faisaient partie de sa profession, auxquels il ne répugnait nullement, et que néanmoins il lui fut matériellement impossible d'accomplir. En présence de l'odieux Raoul, il se sentait paralysé. Il se souvenait de leurs rencontres dans les ruines du château, dans le hall de la gare de Lyon, ou dans les coulisses du Casino Bleu, et tout cela l'enfonçait en une sorte d'anéantissement où il ne trouvait pas plus d'audace pour l'attaque que s'il eût porté une camisole de force. Raoul lui dit, d'un ton de confiance amicale : « Elle a très bien dîné… des fruits surtout… elle adore les fruits. – Qui ? demanda Gorgeret, convaincu d'abord qu'il s'agissait de Clara. – Qui ? je ne sais pas son petit nom. – Le nom de qui ? – De Mme Gorgeret. » Gorgeret parut la proie d'un vertige, et murmura d'une voix haletante : « Alors, c'est bien toi, crapule ?… C'est toi l'auteur de cette infamie… l'enlèvement de Zozotte ! – Zozotte ?… quel nom délicieux ! le petit nom que tu lui donnes dans l'intimité, hein ? Zozotte… ça lui va comme un gant… Ah ! les jolies visions qu'évoque ce nom ! la Zozotte de Gorgeret ! la gorgerette de Zozotte ! C'est qu'elle a l'air tout à fait au point, Zozotte ! – Où est-elle ? balbutia Gorgeret les yeux exorbités. Comment as-tu pu l'enlever, salaud ? – Je ne l'ai pas enlevée, répondit calmement Raoul. Je lui ai offert un cocktail, puis un second, puis nous avons dansé un tango voluptueux. Un peu étourdie, elle a accepté de faire un tour au bois de Vincennes, dans mon auto… puis de venir prendre un troisième cocktail dans la petite garçonnière d'un de mes amis, un endroit respectable, à l'abri des indiscrétions… » Gorgeret suffoquait : « Et alors ?… et alors, que s'est-il passé ? – Comment ? Mais rien du tout. Que diable veux-tu qu'il se soit passé ? Zozotte est sacrée pour moi. Toucher à l'épouse de mon vieux Gorgeret ! soulever la gorgerette de Zozotte ! jeter sur elle un regard de convoitise ! Jamais ! » Une fois encore, Gorgeret se rendit compte des situations redoutables où le mettait son ennemi. L'empoigner et le livrer à la justice, c'était inévitablement, pour Gorgeret, sombrer dans le ridicule. Sans compter que rien ne prouvait qu'après l'arrestation de Raoul on parviendrait à retrouver Zozotte ! Serré contre lui, le visage tourné vers le visage exécré, Gorgeret prononça : « À quoi veux-tu en venir ? Car tu as un but… – Parbleu ! – Lequel ? – Quand dois-tu revoir Clara la Blonde ? – Dans un instant. – Pour l'interroger encore ? – Oui. – Renonces-y. – Pourquoi ? – Parce que je sais comment ça s'opère, ces abominables interrogatoires policiers. C'est de la barbarie, un reste des tortures d'autrefois. Le juge d'instruction seul devrait avoir le droit d'interroger. Toi, laisse-la tranquille. – C'est tout ce que tu veux ? – Non. – Quoi encore ? – Les journaux prétendent que le grand Paul va mieux. Estce vrai ? – Oui. – Tu espères qu'on le sauvera ? – Oui. – Clara le sait-elle ? – Non. – Elle le croit mort ? – Oui. – Pourquoi lui caches-tu la vérité ? » Le regard de Gorgeret fut mauvais. « Parce que c'est là évidemment que doit être le point sensible pour elle, et que je suis sûr de la faire parler tant qu'elle croira à cette mort. – Gredin ! » chuchota Raoul. Et il ordonna aussitôt : « Retourne voir Clara, mais ne l'interroge pas. Dis-lui simplement ceci : “Le grand Paul n'est pas mort. On le sauvera.” Pas un mot de plus. – Et après ? – Après ? tu me rejoins ici et tu me jures sur la tête de ta femme que tu as fait la communication. Une heure plus tard, Zozotte réintègre le domicile conjugal. – Et si je refuse ? » Syllabe par syllabe, Raoul laissa tomber cette petite phrase : « Si tu refuses, je vais rejoindre Zozotte… » Gorgeret comprit et serra les poings d'un geste de fureur. Ayant réfléchi, il dit gravement : « C'est raide ce que tu me demandes. Mon devoir est de ne rien négliger pour atteindre la vérité, et si j'épargne Clara, c'est une trahison. – À toi de choisir. Clara… ou Zozotte. – La question ne se pose pas ainsi… – La question se pose ainsi pour moi. – Mais… – C'est à prendre ou à laisser. » Gorgeret insista : « Pourquoi exiger cette communication ? » Raoul eut le tort de répondre, et avec quelle émotion frémissante : « J'ai peur de son désespoir. Sait-on jamais ! Pour elle, l'idée d'avoir tué… – Tu l'aimes donc vraiment ? – Parbleu ! sans quoi… » Il s'arrêta. Une lueur avait passé dans les yeux de Gorgeret, qui conclut : « Soit. Reste ici. Dans vingt minutes, je suis de retour, je te rends compte, et toi… – Et moi je relâche Zozotte. – Tu me le jures ? – Je te le jure. » Gorgeret se leva et appela : « Garçon, combien les deux cafés crème ? » Il paya et s'éloigna vivement. Chapitre XVII L'angoisse Toute la journée qui s'était écoulée, entre le moment où Raoul avait appris l'arrestation de Clara la Blonde et le moment où Gorgeret le retrouvait dans le dancing du quartier SaintAntoine, avait été pour lui une suite d'heures infiniment douloureuses. Agir, il fallait agir sans retard. Mais dans quel sens ? Il ne dérageait pas, sinon pour s'abandonner à des crises d'accablement tout à fait contraires à sa nature, mais que provoquait en lui cette peur du suicide qui l'avait obsédé dès la première minute. Redoutant que les complices du grand Paul, et surtout le gros chauffeur, ne signalassent à la police son domicile d'Auteuil, il établit son quartier général chez un ami qui habitait l'île Saint-Louis et qui tenait toujours à sa disposition la moitié de son appartement. De là, Raoul se trouvait à proximité de la Préfecture où il avait forcément des affidés et des complices. C'est ainsi qu'il connut la présence de Clara dans les bureaux de la police judiciaire. Mais que pouvait-il espérer ? L'enlever ? L'entreprise, à peu près impossible, exigeait en tout cas une longue préparation. Cependant, vers midi, Courville, qui avait mission d'acheter et de dépouiller les journaux – et quel zèle il montrait, Raoul l'accusant d'avoir, par sa légèreté, conduit l'ennemi jus- qu'au pavillon d'Auteuil ! –, Courville apporta La Feuille du jour qui donnait, en dernière heure, cette nouvelle : « Contrairement à ce qu'on annonçait ce matin, le grand Paul n'est pas mort ! Quelle que soit la gravité de son cas, il n'est pas impossible, étant donné la vigueur de sa constitution, qu'il survive à sa terrible blessure… » Aussitôt Raoul s'écria : « Mais c'est cela qu'il faudrait apprendre à Clara ! Tout d'abord, la tranquilliser sur le point qui est certainement pour elle la pire catastrophe et la cause de son déséquilibre. Au besoin inventer les nouvelles les plus favorables… » À trois heures de l'après-midi, Raoul eut un rendez-vous clandestin avec un commis des bureaux de la police judiciaire qu'il connaissait depuis longtemps, et dont il sut activer l'obligeance. Celui-ci consentit à transmettre un billet par l'intermédiaire d'une employée à qui son service permettait d'approcher la captive. D'autre part, il obtenait sur Gorgeret et sur son ménage les indications nécessaires. À six heures, n'ayant plus entendu parler de son émissaire à la police judiciaire, il entrait dans le dancing du quartier Saint-Antoine, et, aussitôt, identifiait, d'après le signalement qu'on lui avait donné, la séduisante Mme Gorgeret, à qui il faisait la cour, sans se nommer bien entendu. Une heure plus tard, accueilli avec bonne grâce, il emprisonnait la trop confiante Zozotte chez son ami de l'île SaintLouis. Et à neuf heures et demie, Gorgeret, attiré dans le piège, le rejoignait au dancing Saint-Antoine. Donc, à ce moment, tout semblait réussir au gré de Raoul. Et, pourtant, de cet entretien avec Gorgeret, il conservait une impression pénible. Sa victoire du début se résolvait, somme toute, en un dénouement qui se déroulait en dehors de lui et de son contrôle. Il avait tenu Gorgeret entre ses mains et l'avait laissé partir, se fiant à lui, et sans pouvoir vérifier ce que l'inspecteur ferait ou ne ferait pas. Car enfin, comment s'assurer que Clara serait avertie ? La parole de Gorgeret ? Mais si Gorgeret estimait que cette parole lui avait été extorquée, et que l'acte qu'on lui proposait était contraire à son devoir professionnel ? Raoul discernait fort bien le travail d'esprit qui avait contraint Gorgeret à s'asseoir près de lui et à se prêter aux discussions humiliantes d'un marchandage. Mais comment douter que, une fois dehors, l'inspecteur ne se ressaisît et n'obéît à des considérations toutes différentes ? Le devoir d'un policier, c'est d'arrêter le coupable. Gorgeret, qui n'en avait pas eu les moyens sur l'heure, ne s'arrangerait-il pas pour se les procurer en cet espace de vingt minutes ? « Mais c'est évident, pensa Raoul, il est en quête de renfort. Ah ! gredin, tu passeras une sale nuit ! Garçon, de quoi écrire. » Sans plus d'hésitation, il écrivit sur le papier qu'on lui apporta : Tout compte fait, je rejoins Zozotte. Sur l'enveloppe : Inspecteur Gorgeret. Il remit l'enveloppe au patron. Puis il retrouva son automobile, garée à cent mètres de là, et surveilla l'entrée du dancing. Raoul ne se trompait pas. À l'heure dite, Gorgeret apparut, disposa ses hommes de manière à investir le dancing, et entra, escorté de Flamant. « Partie nulle, avoua Raoul, qui se mit en route. Tout au plus, ai-je gagné qu'à cette heure tardive il ne peut plus tourmenter Clara. » Il fit un détour par l'île Saint-Louis, où il apprit que Zozotte, après avoir tempêté et gémi assez longtemps, s'était résignée au silence et devait dormir. De la Préfecture, aucune nouvelle sur les tentatives faites pour communiquer avec Clara. « À tout hasard, dit-il à son ami, gardons Zozotte jusqu'à demain midi, ne fût-ce que pour embêter Gorgeret. Je viendrai la chercher et l'on fermera les rideaux de l'auto afin qu'elle ne puisse voir d'où elle sort. Cette nuit, si tu as le moindre renseignement à me donner, téléphone-moi à Auteuil. J'y retourne, j'ai besoin de réfléchir. » Tous ses complices étant en campagne, Courville et les domestiques habitant le garage, il n'y avait personne au pavillon. Il s'installa sur un fauteuil de sa chambre et dormit une heure, ce qui lui suffisait pour se reposer et retrouver un cerveau lucide. Un cauchemar le réveilla, où il apercevait de nouveau Clara longeant la Seine et se penchant au-dessus de l'eau attirante. Il frappa du pied, se dressant et marchant d'un bout à l'autre de la chambre. « Assez ! assez ! Il ne s'agit pas de flancher, mais de voir clair. Voyons, quoi ! où en sommes-nous ? Avec Gorgeret, partie nulle évidemment. J'ai marché trop vite en l'occurrence, et le coup n'était pas bien préparé. On fait toujours des bêtises quand on aime trop et qu'on se laisse aller à sa passion. Ne pensons plus à tout cela. Du calme. Établissons un plan de conduite. » Mais les mots et les phrases ne l'apaisaient point, si logiques et si réconfortants qu'ils fussent. Parbleu ! il savait bien qu'il machinerait la délivrance de Clara, et qu'un jour ou l'autre sa maîtresse retrouverait sa place auprès de lui sans avoir payé trop cher son geste imprudent. Mais qu'importait l'avenir ? C'est la menace du présent qu'il fallait conjurer. Or, cette menace, elle était suspendue à chaque minute de cette affreuse nuit qui ne finirait qu'à l'instant même où le juge prendrait l'affaire en main. Pour Clara, cet instant, ce serait le salut puisqu'elle apprendrait que le grand Paul était vivant. Mais, jusque-là, aurait-elle la force ?… Et l'implacable obsession le martyrisait. Tous ses efforts n'avaient eu d'autre but que de la prévenir, soit par l'intermédiaire de l'employée, soit par celui de Gorgeret. Ayant échoué, ne pouvait-il prévoir ce délire où l'on perd la raison et où l'on se casse la tête contre un mur ? Clara supporterait tout, la prison, la lutte contre la justice, la condamnation… mais cela, l'idée qu'un homme était mort de sa main ?… Il se rappelait son sursaut de terreur en face de cet homme qui chancelait et qui s'écroulait : « J'ai tué ! J'ai tué !… tu ne m'aimeras plus. » Et il se disait que la fuite de la malheureuse n'avait pas été autre chose que la fuite vers la mort et le désir éperdu de l'anéantissement. Or, la capture et l'emprisonnement, cela ne répondait-il pas au fait même qu'elle avait commis un crime et qu'elle comptait parmi ces êtres maudits qui ont tué ? L'idée torturait Raoul. À mesure que la nuit avançait, il s'enfonçait dans la certitude intolérable que la chose allait s'accomplir et qu'elle était même accomplie. Il se représentait les modes de suicide les plus imprévus et les plus atroces, et, chaque fois, après avoir vu le drame, après avoir entendu les plaintes et les cris, il recommençait à s'infliger, sous une autre forme, le même supplice d'imaginer, de voir et d'entendre. Par la suite, lorsque la simple et naturelle réalité lui fut connue, et que l'énigme, dans son ensemble, lui apparut avec son exacte solution, Raoul devait rester confondu de n'avoir pas deviné. Vraiment, la vision de ce qui était aurait dû, pensait-il, s'inscrire devant ses yeux comme une image de ce que la vie offre chaque jour de plus ordinaire et de plus coutumier. Avec les éléments de vérité humaine, et en quelque sorte perceptibles et palpables qu'il possédait, dès le premier jour il eût été logique qu'il aperçût le fait lui-même avant que les circonstances l'obligeassent à comprendre. Il y a ainsi des moments où les problèmes se posent de telle façon qu'on ne peut se dérober devant la lumière qui les illumine de toutes parts. Mais, à l'approche même de ce moment, il se crut au plus fort des ténèbres. Sa souffrance lui cachait toute perspective et le maintenait dans un présent où il n'y avait pas la moindre lueur d'espoir. Si habitué qu'il fût à réagir par lui-même et à reprendre pied lorsqu'il touchait le fond du gouffre, il ne s'efforçait plus que d'ajouter les unes aux autres les innombrables et les interminables minutes. Deux heures… Deux heures et demie… Raoul surveillait par la fenêtre ouverte les premières blancheurs de l'aube qui luiraient au-dessus des arbres. Il se disait puérilement que, si Clara n'était pas morte, elle n'aurait pas le courage de se tuer en plein jour. Le suicide est un acte de l'ombre et du silence. Trois heures, à l'horloge d'une église proche. Il regarda sa montre et suivit sur le cadran la marche du temps. Trois heures cinq… Trois heures dix… Et soudain il tressauta. On avait sonné à la grille de l'avenue. Un ami ? quelqu'un qui lui apportait des nouvelles ? En temps normal, la nuit, il se fût informé avant de presser le bouton qui ouvrait. Pourtant il ouvrit, de sa chambre. Dans l'obscurité, il ne put discerner qui entrait, qui traversait le jardin. On monta l'escalier, à pas lents qu'il entendait à peine. Saisi d'angoisse, il n'osa pas marcher jusqu'au seuil et se hâter vers l'événement inconnu, où il y avait peut-être un redoublement de malheur. La porte fut poussée, d'une main qui n'avait pas de force. Clara… Chapitre XVIII Les deux sourires s'expliquent La vie de Raoul – la vie d'Arsène Lupin – est sûrement l'une de celles où se sont accumulés le plus de surprises, d'incidents dramatiques ou comiques, de chocs inexplicables, de coups de théâtre opposés à toute réalité et à toute logique. Mais peut-être – et c'est l'aveu qu'en fit plus tard Arsène Lupin – peut-être l'apparition inopinée de Clara la Blonde lui causa-telle la stupeur la plus profonde de son existence. Cette apparition de Clara, livide, épuisée de fatigue, tragique, les yeux brillants de fièvre, la robe salie et fripée, son col déchiré, c'était là un événement impossible. Qu'elle fût vivante, oui, mais libre, non, mille fois non ! La police ne relâche pas sa proie sans raison, surtout quand elle tient une coupable certaine, prise pour ainsi dire en flagrant délit, et, d'autre part, il n'y a pas d'exemple qu'une femme se soit évadée de la Préfecture, surtout une femme gardée, comme l'était celle-ci, par les soins de Gorgeret. Alors ? Ils se regardaient tous deux sans prononcer un mot, lui confondu et distrait, le cerveau tout entier tendu vers une vérité inaccessible – elle, misérable, honteuse, humble, ayant l'air de dire : « Veux-tu de moi ? acceptes-tu près de toi celle qui a tué ?… Dois-je me jeter dans tes bras ?… ou m'enfuir ?… » À la fin, toute tremblante d'angoisse, elle chuchota : « Je n'ai pas eu le courage de mourir… Je le voulais… plusieurs fois je me suis penchée au-dessus de l'eau… je n'ai pas eu le courage… » Il la considérait, éperdu, sans bouger, l'écoutant à peine, et cherchant, cherchant… Le problème se posait dans toute sa rigueur, dans toute sa nudité : Clara se trouvait en face de lui, et Clara se trouvait dans une cellule de la Préfecture. En dehors de ces deux termes inconciliables, il n'y avait rien, absolument rien. Raoul devait s'enfermer dans ce cercle étroit et ne pas essayer d'en sortir. Un homme comme Arsène Lupin ne peut pas rester, audelà d'une certaine limite, en face d'une vérité qui s'offre. Si elle s'était dérobée jusqu'ici, précisément à cause de son extrême simplicité, il fallait bien en finir avec elle. L'aube éclairait le ciel au-dessus des arbres et se mêlait dans la pièce à la lueur électrique. Le visage de Clara en fut illuminé. Elle redit : « Je n'ai pas eu le courage de mourir… J'aurais dû, n'est-ce pas ? Tu m'aurais pardonné… Je n'ai pas eu le courage… » Longtemps encore il contempla cette vision de détresse et d'agonie, et, tout en l'observant, il avait une expression moins distraite et plus sereine, presque souriante à la longue. Et tout à coup, sans que rien annonçât ce dénouement insolite, il éclata de rire. Et ce ne fut pas un rire bref, un rire contenu, aussitôt dominé par le pathétique de la minute présente, mais un de ces rires qui vous courbent en deux et dont on dirait qu'ils ne finiront jamais. Et cette gaieté intempestive s'accompagna d'ailleurs d'une petite danse qui en souligna le caractère spontané et bon enfant. L'accès de gaieté signifiait : « Si je ris, c'est qu'il n'y a pas moyen de ne pas rire quand le destin vous met dans une situation pareille. » Clara, en son effondrement de condamnée à mort, sembla si abasourdie par l'inconvenance de cet éclat, qu'il se précipita sur elle, la souleva dans ses bras, la fit tourbillonner avec lui, ainsi qu'un mannequin, l'embrassa passionnément, la serra contre sa poitrine, et en fin de compte l'étendit sur le lit en disant : « Maintenant, pleure, ma petite, et, quand tu auras pleuré et que tu admettras que tu n'as aucune raison de te tuer, nous causerons. » Mais elle se redressa d'un bond et, le prenant aux épaules : « Alors, tu me pardonnes ? tu m'excuses ? – Je n'ai rien à te pardonner, et tu n'as pas d'excuses à faire. – Si. J'ai tué. – Tu n'as pas tué. – Qu'est-ce que tu dis ? fit-elle. – On n'a tué que s'il y a eu mort. – Il y a eu mort. – Non. – Oh ! Raoul, que prétends-tu ? Je n'ai pas frappé Valthex ? – Tu as frappé Valthex. Mais les bougres de cette sorte ont la vie dure. Tu n'as donc pas lu les journaux ? – Non. Je ne voulais pas… J'avais peur de voir mon nom… – Ton nom y est en toutes lettres. Mais cela ne signifie pas que Valthex soit mort. – Est-ce possible ? – Ce soir même, mon ami Gorgeret m'a déclaré que Valthex était sauvé. » Elle relâcha son étreinte et s'abandonna seulement alors à la crise de larmes qu'il avait prévue et par où tout son désespoir se répandait. Elle était couchée sur le lit et sanglotait comme une enfant, avec des gémissements et des plaintes. Raoul la laissait pleurer et demeurait pensif, débrouillant peu à peu l'écheveau entremêlé de l'énigme sur laquelle la lumière s'était faite brusquement dans son cerveau. Mais que de points restaient encore obscurs ! Il marcha longuement. Une fois de plus il évoquait la première vision de la petite provinciale qui se trompait d'étage et entrait chez lui. Quel charme dans ces traits d'enfant ! Quelle candeur dans l'expression et dans la forme de cette bouche un peu entrouverte ! Et qu'elle était loin, cette petite provinciale, fraîche et ingénue, de celle qu'il voyait près de lui, se débattant sous les coups d'une destinée cruelle ! L'image de l'une et l'image de l'autre, au lieu de se confondre jusqu'à n'en plus faire qu'une, se détachaient maintenant l'une de l'autre. Les deux sourires se dissociaient. Il y avait le sourire de la petite provinciale et le sourire de Clara la Blonde. Pauvre Clara ! Plus attirante, certes, et plus désirable, mais si étrangère à toute idée de pureté ! Raoul reprit sa place sur le bord du lit et lui caressa le front tendrement. « Tu n'es pas trop lasse ? Cela ne te fatiguera pas de me répondre ? – Non. – Une question d'abord, qui résume toutes les autres. Tu savais, n'est-ce pas, ce que je viens de discerner ? – Oui. – Alors, Clara, si tu savais, pourquoi ne me l'as-tu pas dit ? Pourquoi tant d'habileté, tant de détours pour me laisser dans l'erreur ? – Parce que je t'aimais. – Parce que tu m'aimais », répéta-t-il comme s'il n'apercevait pas le sens de cette affirmation. ta : « C'est très compliqué, tout cela, ma chère petite fille. Si quelqu'un t'écoutait parler, il te croirait un peu… un peu… – Un peu folle ? dit-elle. Tu sais bien que je ne le suis pas et que tout ce que je dis est vrai. Avoue-le… avoue-le… » Il haussa les épaules et lui ordonna gentiment : « Raconte, ma chérie. Quand tu auras raconté ton histoire en la prenant du début, tu verras combien tu as été injuste en te Devinant sa douleur profonde, et pour l'adoucir, il plaisan- défiant de moi. Toutes les misères actuelles, tout le drame où nous nous débattons, viennent de ton silence. » Elle obéit, d'une voix basse, après avoir essuyé avec le drap les dernières larmes qui s'obstinaient à couler. « Je ne mentirai pas, Raoul. Je n'essaierai pas de te montrer mon enfance autrement qu'elle n'a été… celle d'une petite fille qui n'était pas heureuse. Ma mère, qui s'appelait Armande Morin, ma mère m'aimait bien… seulement il y avait la vie… la sorte de vie qu'elle menait et qui ne lui permettait pas de s'occuper beaucoup de moi. Nous habitions à Paris un appartement toujours plein d'allées et venues… Il y avait un monsieur qui commandait… qui arrivait avec beaucoup de cadeaux… et des provisions et des bouteilles de champagne… un monsieur qui n'était pas toujours le même, et, parmi ces messieurs qui se succédaient, il y en avait d'aimables avec moi, ou de désagréables… et ainsi je venais au salon… ou bien je restais à l'office avec les domestiques… Et puis nous avons déménagé plusieurs fois, et c'était pour habiter des logements plus petits, jusqu'au jour où ce fut une chambre. » Elle fit une pause, et reprit, plus bas : « Cette pauvre maman était malade. Elle avait vieilli d'un coup. Je la soignais… Je faisais le ménage… Je lisais aussi les livres de l'école où je ne pouvais plus aller. Elle me regardait tristement travailler. Un jour qu'elle délirait à moitié, elle me dit ces paroles dont je n'ai pas oublié une seule : « “Il faudra que tu saches tout sur ta naissance, Clara, et que tu saches le nom de ton père… J'étais à Paris, toute jeune, très sérieuse à cette époque, et je travaillais comme couturière en journée dans une famille où j'ai connu un homme qui s'est fait aimer de moi et qui m'a séduite. J'ai été très malheureuse, parce qu'il avait d'autres maîtresses… Cet homme m'a quittée, quelques mois avant ta naissance, et il m'a envoyé de l'argent pendant une année ou deux… Et puis, il est parti en voyage… Je n'ai jamais cherché à le revoir, et il n'a plus jamais entendu parler de moi. Il était marquis… très riche… je te dirai son nom…” « Le même jour, ma pauvre maman, dans une sorte de rêve, me raconta encore, à propos de mon père : « “Il a eu comme maîtresse, un peu avant moi, une demoiselle qui donnait des leçons en province et j'ai appris par hasard qu'il l'avait abandonnée avant de savoir qu'elle était enceinte. Dans une excursion de Deauville à Lisieux, j'ai rencontré, il y a quelques années, une petite fille de douze ans qui te ressemblait à s'y méprendre, Clara. Je me suis renseignée. Elle s'appelait Antonine, Antonine Gautier…” « C'est tout ce que j'ai su de mon passé par maman. Elle mourut avant de me dire le nom de mon père. J'avais dix-sept ans. Dans ses papiers, je ne trouvai qu'un renseignement, la photographie d'un grand bureau Louis XVI avec l'indication (de son écriture) d'un tiroir secret et la façon d'ouvrir ce tiroir. À ce moment, je n'y fis guère attention. Comme je te l'ai dit, il m'a fallu travailler. Et puis j'ai dansé… Et j'ai connu Valthex il y a dix-huit mois. » Clara s'interrompit. Elle semblait épuisée. Cependant elle voulut continuer. « Valthex, qui n'était pas très expansif, ne faisait jamais allusion à ses affaires personnelles. C'est un jour, où je l'avais attendu sur le quai Voltaire, qu'il me parla du marquis d'Erlemont avec lequel il était en relations suivies. Il sortait de chez lui, et il avait beaucoup admiré de vieux meubles, en particulier un très beau bureau Louis XVI. Un marquis… un bureau… Un peu au hasard je l'interrogeai sur ce bureau. Mes soupçons se précisèrent, et j'eus vraiment l'impression qu'il s'agissait du meuble dont je possédais la photographie, et que le marquis pouvait bien être l'homme qui avait aimé ma mère. Tout ce qu'il me fut possible d'apprendre sur lui me confirma dans mes impressions. « Mais, en réalité, je n'avais alors aucun projet, et j'obéissais plutôt à un sentiment de curiosité, au désir tout naturel de savoir. C'est ainsi qu'une fois, Valthex, m'ayant dit avec un sourire ambigu : “Tiens, tu vois, cette clef… eh bien, c'est celle de l'appartement du marquis d'Erlemont… Il l'avait oubliée sur la serrure… il faudra que je la lui rende…”, c'est ainsi que, presque à mon insu, je fis disparaître cette clef. Un mois plus tard, Valthex était cerné par la police, je me sauvais, je me cachais dans Paris. – Pourquoi, dit Raoul, n'as-tu pas été, dès ce moment, voir le marquis d'Erlemont ? – Si j'avais été certaine qu'il était mon père, j'aurais été lui demander secours. Mais, pour en être certaine, il fallait d'abord pénétrer chez lui, examiner le bureau, et fouiller dans le tiroir secret. J'allais souvent rôder sur le quai. Je voyais sortir le marquis, sans oser l'aborder ; je connaissais ses habitudes… je connaissais de vue Courville, et toi-même, Raoul, et tous les domestiques… et j'avais la clef en poche. Mais je ne me décidais pas. L'acte était si contraire à ma nature ! Et voilà qu'une fin d'après-midi, je fus entraînée par les événements eux-mêmes, ces événements qui devaient nous rapprocher l'un de l'autre, au cours de la nuit suivante… » Elle fit une dernière pause. Son récit touchait au point le plus obscur de l'énigme. « Il était quatre heures et demie. À l'affût sur le quai, sur le trottoir opposé, vêtue de manière à n'être pas reconnue, mes cheveux cachés sous un voile, j'avais aperçu Valthex qui sortait de chez le marquis évidemment, et qui s'en allait, et je m'étais approchée de la maison, lorsqu'un taxi s'arrêta. Il en descendit une jeune femme qui portait une valise, une jeune fille peutêtre, blonde comme moi, ayant un peu mon apparence, la forme de mon visage, la couleur de mes cheveux, mon expression. Il y avait vraiment une ressemblance, un air de famille dont on ne pouvait pas ne pas être frappé au premier aspect, et je me rappelai aussitôt la rencontre que ma mère avait faite, jadis, sur la route de Lisieux. N'était-ce pas cette même jeune fille que je voyais ce jour-là ? et le fait qu'elle venait chez le marquis d'Erlemont, cette jeune fille qui me ressemblait comme une sœur, ou plutôt comme une demi-sœur, ne me prouvait-il pas que le marquis d'Erlemont était mon père, lui aussi ? Le soir même, sans trop d'hésitation et sachant que M. d'Erlemont était sorti et n'était pas rentré, je suis montée, et, reconnaissant le bureau Louis XVI, ouvrant le tiroir secret, j'ai trouvé la photographie de maman. J'étais fixée. » Raoul objecta : « Soit. Mais qu'est-ce qui t'a fixée sur le nom d'Antonine ? – Toi. – Moi ? – Oui… cinq minutes plus tard, quand tu m'as appelée Antonine… Et c'est par toi que j'ai su la visite qu'Antonine t'avait faite, la visite que tu croyais que j'avais faite, moi, puisque tu me confondais avec elle. – Mais pourquoi ne m'as-tu pas averti de mon erreur, Clara ? Tout est là. – Oui, tout est là, dit-elle. Mais réfléchis. Je m'introduis la nuit chez quelqu'un. Tu me surprends. N'est-ce pas naturel que je profite de ton erreur, et que je te laisse attribuer mon acte à une autre femme ? Je ne pensais pas te revoir. – Mais tu m'as revu, et tu pouvais parler. Pourquoi ne m'as-tu pas dit que vous étiez deux, qu'il y avait Clara, et qu'il y avait Antonine ? » Elle rougit. « C'est vrai. Mais quand je t'ai revu, c'est-à-dire le soir du Casino Bleu, tu m'avais sauvé la vie, tu m'avais sauvée de Valthex et de la police, et je t'aimais… – Cela ne devait pas t'empêcher de parler. – Si, justement. – Pourquoi ? – J'étais jalouse. – Jalouse ? – Oui, tout de suite. Tout de suite j'ai senti que c'est par elle que tu avais été conquis, et non par moi, et que, malgré tout ce que j'ai pu faire, c'est encore à elle que tu pensais quand tu pensais à moi. La petite provinciale, disais-tu… C'est cette vision-là à laquelle tu t'es attaché, et tu la recherchais dans ma manière d'être et dans mon regard. La femme que je suis, un peu sauvage encore, ardente, d'humeur inégale, passionnée, ce n'était pas celle que tu aimais, mais l'autre, l'ingénue, et alors… alors je t'ai laissé confondre les deux femmes, celle que tu désirais et celle qui t'avait ravi dès la première minute. Tiens, Raoul, rappelle-toi, le soir où tu as pénétré dans la chambre d'Antonine au château de Volnic… tu n'as pas osé t'approcher de son lit. Instinctivement, tu as respecté la petite provinciale… tandis que, le surlendemain, après la soirée du Casino Bleu, instinctivement tu m'as prise dans tes bras. Et cependant, pour toi, Antonine et Clara, c'était la même femme. » Il ne protesta pas. Il dit, pensivement : « Comme c'est étrange, tout de même, que je vous aie confondues ! – Étrange ? mais non, dit-elle. En réalité, tu n'as vu Antonine qu'une fois, dans ton entresol, et, le soir même, tu me voyais, moi, Clara, dans des conditions si différentes ! Par la suite, tu ne l'as plus retrouvée, elle, qu'au château de Volnic, où tu ne l'as pas regardée. C'est tout. Dès lors, comment l'aurais-tu distinguée de moi, tandis que tu ne voyais que moi ? Je faisais tellement attention ! Je t'interrogeais tellement sur toutes les circonstances de vos rencontres, afin de pouvoir en parler comme si c'était moi qui m'y trouvais, et qui avais prononcé telle parole, et qui savais telle chose ! Et je mettais tant de soin à m'habiller comme elle l'était le jour de son arrivée à Paris ! » Il dit lentement : « Oui… Il n'y a là rien que de très simple. » Et il ajouta après une minute de réflexion, où toute l'aventure se déroula devant lui : « Tout le monde pouvait s'y tromper… Et tiens, ce jour-là, Gorgeret lui-même, à la gare, prenait Antonine pour Clara. Et, avant-hier encore, il l'arrêtait, croyant que c'était toi. » Clara tressaillit. « Que dis-tu ? Antonine est arrêtée ? – Tu ne le savais donc pas ? dit-il. Il est vrai que, depuis avant-hier, tu vis dans l'ignorance de tout ce qui se passe. Eh bien, une demi-heure après notre fuite, Antonine est arrivée sur le quai, sans doute avec l'intention de monter dans l'appartement du marquis. Flamant l'a vue et l'a remise à Gorgeret qui l'a conduite à la police judiciaire, où il la persécute de ses questions. N'est-ce pas elle qui est Clara pour Gorgeret ? » Clara se releva sur le lit, à genoux. Le peu de couleurs qui était revenu à ses joues s'effaça. Blême, frissonnante, elle balbutia : « Arrêtée ? Arrêtée à ma place ? Elle est en prison, à ma place ? – Et après ? dit-il gaiement… tu ne vas pas te rendre malade pour elle ? » Debout, elle rajustait ses vêtements et remettait son chapeau, avec des gestes fébriles. « Qu'est-ce que tu fais ? dit Raoul… où vas-tu ? – Là-bas. – Là-bas ? – Oui, où elle est. Ce n'est pas elle qui a frappé, c'est moi… Ce n'est pas elle qui est Clara la Blonde, c'est moi. Alors, je la laisserais souffrir à ma place, être jugée à ma place ?… – Être condamnée à ta place ? monter sur l'échafaud à ta place ? » Raoul était repris de son accès de gaieté. Tout en riant, il l'obligeait à défaire son chapeau et son vêtement, et lui disait : « Ce que tu es amusante ! Ainsi tu t'imagines qu'on va la garder là-bas ? Mais, voyons, gourdiflote, elle pourra bien se défendre, expliquer la méprise, donner un alibi, se réclamer du marquis… Si bête que soit Gorgeret, il faudra pourtant qu'il ouvre les yeux. – J'y vais, dit-elle, obstinée. – Soit, allons-y. Je t'accompagne. Et puis, après tout, le geste ne manque pas d'élégance. “Monsieur Gorgeret, c'est nous. Nous venons prendre la place de la jeune fille.” Et la réponse de Gorgeret, tu l'entends ? “La jeune fille, on l'a relâchée. Il y avait maldonne. Mais puisque vous voilà tous deux, entrez donc, cher amis.” » Elle se laissa convaincre. Il l'étendit de nouveau, et la berça contre lui. À bout de forces, elle s'abandonnait au sommeil. Cependant, elle dit encore, dans un effort de réflexion : « Pourquoi ne s'est-elle pas défendue, et n'a-t-elle pas expliqué tout de suite ?… Il y a une raison là-dessous… » Elle s'endormit. Raoul s'assoupit également. Et il songeait, une fois réveillé, tandis que les bruits du dehors commençaient à renaître : « Oui, pourquoi ne se défend-elle pas, cette Antonine ? Il lui aurait été si facile de mettre tout en lumière. Car elle doit comprendre maintenant qu'il y a une autre Antonine, une autre femme qui lui ressemble, et que je suis le complice et l'amant de cette autre femme. Or, il ne semble pas qu'elle ait protesté. Pourquoi ? » Et il songeait avec émotion à la petite provinciale si douce, si attendrissante, et qui ne parlait pas… À huit heures, Raoul téléphona à son ami de l'île SaintLouis, lequel lui répondit : « L'employée de la police est là. Elle pourra communiquer dès ce matin avec la prisonnière. – Parfait. Écris un billet, de mon écriture, ainsi conçu : “Mademoiselle, merci d'avoir gardé le silence. Sans doute Gorgeret vous a-t-il dit que j'étais arrêté et que le grand Paul était mort. Mensonges. Tout va bien. Maintenant, vous avez intérêt à parler et à conquérir votre liberté. Je vous supplie de ne pas oublier notre rendez-vous du 3 juillet. Hommages respectueux.” » Et Raoul ajouta : « Tu as bien saisi ? – Oui, très bien, affirma l'autre, ahuri. – Congédie tous les camarades. L'affaire est réglée et je pars en voyage avec Clara. Reconduis Zozotte dans son quartier. Adieu. » Il ferma le téléphone et appela Courville. « Qu'on prépare la grosse auto, qu'on fasse les malles, et qu'on déménage tous les papiers. Le torchon brûle. Dès que la petite sera réveillée, tout le monde fiche le camp d'ici. » Chapitre XIX Gorgeret perd la tête La conversation de M. et Mme Gorgeret fut orageuse. Zozotte, ravie de trouver une occasion d'aiguiller la jalousie de son mari vers un personnage en quelque sorte imaginaire et fabuleux, fut assez cruelle pour attribuer à ce personnage toutes les qualités d'un gentleman raffiné, courtois, délicat dans ses procédés, plein d'esprit et de séduction. « Le prince charmant, quoi ! grinça l'inspecteur principal. – Mieux que ça, dit-elle, narquoise. – Mais je te répète que ton prince charmant n'est autre que le sieur Raoul, l'assassin du grand Paul, et le complice de Clara la Blonde. Oui, c'est avec un assassin que tu as passé la nuit ! – Un assassin ? Mais, c'est très amusant ce que tu me dis là ! Je suis ravie. – Coquine ! – Est-ce ma faute ? Il m'a enlevée ! – On n'enlève que qui veut bien être enlevée ! Pourquoi l'as-tu suivi dans son auto ? Pourquoi es-tu montée chez lui ? Pourquoi as-tu avalé des cocktails ? » Elle avoua : « Je n'en sais rien. Il a une façon d'imposer sa volonté. On ne peut pas lui résister. – Voilà ! voilà ! tu ne lui as pas résisté… tu en fais l'aveu. – Il ne m'a rien demandé du tout. – Oui, n'est-ce pas ? Il s'est contenté de te baiser la main. Eh bien, je te jure Dieu que Clara va payer pour lui. Je vais lui secouer les puces, à celle-là, et sans douceur. » Gorgeret partit dans un état d'exaspération qui le faisait gesticuler en pleine rue et parler à haute voix. Ce diabolique personnage le mettait hors de lui. Il était persuadé que l'honneur de sa femme avait subi des dommages sérieux, et que, en tout cas, la coupable aventure se poursuivrait. La meilleure preuve n'en était-elle pas que Zozotte prétendait n'avoir pu reconnaître le quartier où il demeurait ? Est-il admissible qu'on ne recueille aucune indication sur un itinéraire suivi deux fois ? Son collaborateur Flamant l'attendait à la police judiciaire et lui apprit que le Parquet ne devait procéder au premier interrogatoire que dans la journée, lorsque Gorgeret aurait fourni de nouveaux éléments d'information. « Parfait ! s'écria-t-il, l'ordre est catégorique, hein ? Allons relancer la petite, Flamant. Il faut qu'elle bavarde. Sans quoi… » Mais l'ardeur combative de Gorgeret devait fondre tout à coup en face du spectacle le plus extraordinaire et le plus imprévu : une adversaire absolument transformée, aimable, souriante, enjouée, docile au point qu'il se demanda si depuis l'avant-veille elle n'avait pas joué toute une comédie de défaillance et de protestation. Elle était assise sur une chaise, sa robe bien arrangée, sa chevelure bien mise en valeur, et elle lui fit l'accueil le plus cordial. « Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Gorgeret ? » L'élan furieux qui avait amené Gorgeret l'eût contraint à l'invective et à la menace au cas où elle n'aurait pas répondu, mais la réplique de l'adversaire le déconcerta. « Monsieur l'inspecteur, je suis entièrement à votre disposition. Étant donné que, dans quelques heures, je serai libre, je ne veux pas vous faire de la peine plus longtemps. Tout d'abord… » Une idée affreuse envahit Gorgeret. Il observa profondément la jeune fille et lui dit d'une voix basse et solennelle : « Vous avez communiqué avec Raoul !… Vous savez qu'il n'est pas arrêté !… Vous savez que le grand Paul n'est pas mort !… Raoul a promis de vous sauver !… » Il était bouleversé et il mendiait pour ainsi dire une protestation. Elle ne la fit pas. Elle dit joyeusement : « Peut-être… Ce n'est pas impossible… Cet homme est si prodigieux ! » Gorgeret articula, rageur : « Si prodigieux qu'il soit, ça n'empêche pas que je te tiens, Clara, et que tu es bien perdue. » La jeune fille ne répondit pas aussitôt, mais elle le regarda avec beaucoup de dignité et prononça doucement : « Monsieur l'inspecteur, je vous demande de ne pas me tutoyer et de ne pas profiter de ce que je suis en votre pouvoir. Il y a entre nous un malentendu qui ne doit pas se prolonger davantage. Je ne suis pas celle que vous appelez Clara. Je m'appelle Antonine. – Antonine ou Clara, c'est kif-kif. – Pour vous, monsieur l'inspecteur, mais pas en réalité. – Alors, quoi, Clara n'existerait pas ? – Si, elle existe, mais ce n'est pas moi. » Gorgeret ne saisit pas la distinction. Il pouffa de rire. « Voilà donc le nouveau système de défense ! Il ne vaut pas un clou, ma pauvre demoiselle. Car enfin, il faut s'entendre. Estce vous, oui ou non, que j'ai suivie de la gare Saint-Lazare au quai Voltaire ? – Oui. – Est-ce vous que j'ai aperçue près de l'entresol du sieur Raoul ? – Oui. – Est-ce vous que j'ai surprise dans les ruines de Volnic ? – Oui. – Et alors, nom de D…, est-ce vous qui êtes en face de moi, à la minute présente ? – C'est moi. – Donc ? – Donc, ce n'est pas Clara puisque je ne suis pas Clara. » Gorgeret eut le geste désespéré d'un acteur de vaudeville qui s'empoigne la tête à deux mains et qui s'écrie : « Je ne comprends pas ! je ne comprends pas ! » Antonine sourit : « Monsieur l'inspecteur, si vous ne comprenez pas, c'est que vous ne voulez pas envisager le problème tel qu'il se pose. Depuis que je suis ici, j'ai beaucoup réfléchi, moi, et j'ai compris. Et c'est pourquoi je me suis tue. – Dans quelle intention ? – Pour ne pas contrarier l'action de celui qui m'a sauvée de votre persécution inexplicable, deux fois le premier jour et une troisième fois à Volnic. – Et une quatrième fois au Casino Bleu, hein, ma petite ? – Ah ! cela, dit-elle en riant, c'est l'affaire de Clara, de même que le coup de couteau donné au grand Paul. » Une lueur passa dans les yeux de Gorgeret. Lueur fugitive. Il n'était pas encore mûr pour la vérité, que la jeune fille d'ailleurs, par malice, ne lui exposait pas avec beaucoup de clarté. Elle dit, plus gravement : « Concluons, monsieur l'inspecteur. Depuis mon arrivée à Paris, j'habite l'hôtel-pension des Deux-Pigeons, à l'extrémité de l'avenue de Clichy. Au moment où le grand Paul a été frappé, c'est-à-dire exactement à six heures du soir, je causais encore avec la patronne de l'hôtel avant d'aller prendre le métro. J'invoque expressément le témoignage de cette personne, et aussi le témoignage du marquis d'Erlemont. – Il est absent. – Il rentre aujourd'hui. C'est ce que je venais annoncer à ses domestiques quand vous m'avez arrêtée une demi-heure après le crime. » Gorgeret éprouvait une certaine gêne. Sans un mot il passa dans le cabinet du directeur de la police judiciaire, qu'il mit au courant de la situation. « Téléphonez, Gorgeret, à l'hôtel des Deux-Pigeons. » Il obéit. Le directeur et lui prirent chacun un récepteur, et Gorgeret demanda : « L'hôtel des Deux-Pigeons ? Ici la Préfecture de police. Je voudrais savoir, madame, si vous avez parmi vos pensionnaires une demoiselle Antonine Gautier. – Oui, monsieur. – Arrivée, quand ? – Une seconde. Je consulte le registre… Arrivée le vendredi 4 juin. » Gorgeret dit à son chef : « C'est bien la date. » Il continua : « Elle s'est absentée ?… – Cinq jours. Elle est revenue le 10 juin. » Gorgeret murmura : « La date du Casino Bleu… Et le soir de son retour, madame, elle est sortie ? – Non, monsieur. Mlle Antonine n'est pas sortie un seul soir depuis qu'elle est chez moi. Quelquefois avant le dîner… Le reste du temps, elle cousait dans mon bureau. – Actuellement, elle est à l'hôtel ? – Non, monsieur. Avant-hier, elle m'a quittée à six heures et quart pour aller prendre le métro. Elle n'est pas rentrée et ne m'a pas prévenue, ce qui m'étonne beaucoup. » Gorgeret raccrocha le téléphone. Il était assez déconfit. Après un silence, le directeur lui dit : « Je crains que vous n'ayez été un peu vite, Gorgeret. Courez donc jusqu'à cet hôtel, perquisitionnez dans la chambre. Moi, je vais convoquer le marquis d'Erlemont. » Les recherches de Gorgeret n'amenèrent aucune découverte. Le très modeste trousseau de la jeune fille était marqué aux initiales A. G. Un extrait de son acte de naissance portait le nom d'Antonine Gautier, père inconnu, née à Lisieux. « Nom de D… de nom de D… », maugréait l'inspecteur. Gorgeret passa trois heures cruelles. Il ne put avaler le repas qu'il prit avec Flamant. Il était incapable d'exprimer une opinion raisonnable. Flamant le remontait avec commisération. « Voyons, mon vieux, vous bafouillez. Si Clara n'a pas fait le coup, vous obstinez pas ! – Ainsi, triple idiot, tu admets que ce n'est pas elle qui a fait le coup ? – Si, c'est elle. – C'est elle qui dansait au Casino Bleu ? – C'est elle. – Alors, comment expliques-tu, primo, qu'elle n'ait pas découché le soir du Casino Bleu ; secundo, qu'elle se trouvait aux Deux-Pigeons tandis qu'on poignardait le grand Paul ? – Je n'explique pas. Je constate. – Tu constates quoi ? – Que l'on ne peut rien expliquer. » Pas un instant, ni Gorgeret, ni Flamant, ne songèrent à séparer Antonine de Clara. À deux heures et demie, le marquis d'Erlemont se présenta et fut introduit dans le bureau du directeur, qui s'entretenait avec Gorgeret. C'est en revenant du Tyrol suisse, la veille au soir, que Jean d'Erlemont avait appris par les journaux français le drame qui s'était déroulé dans son immeuble, l'accusation lancée par la police contre son locataire, M. Raoul, et l'arrestation d'une demoiselle Clara. Il ajouta : « Je croyais trouver à la gare une jeune fille, Antonine Gautier, qui est ma secrétaire depuis quelques semaines et qui était prévenue de l'heure exacte de mon arrivée. D'après ce qu'ont dit mes domestiques, j'ai cru comprendre qu'on mêlait cette personne à l'affaire. » Ce fut le directeur qui répondit : « Cette personne est, en effet, à la disposition de la justice. – Donc, arrêtée ? – Non, tout simplement à la disposition de la justice. – Mais pourquoi ? – D'après l'inspecteur principal Gorgeret, chargé de l'affaire du grand Paul, Antonine Gautier n'est autre que Clara la Blonde. » Le marquis fut abasourdi. « Hein ! s'écria-t-il avec indignation, Antonine serait Clara la Blonde ? Mais c'est fou Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie sinistre ? Je demande qu'on libère immédiatement Antonine Gautier avec toutes les excuses qu'on lui doit pour l'erreur dont elle est la victime, et dont une nature comme elle a dû souffrir infiniment. » Le directeur observa Gorgeret. Celui-ci n'avait pas sourcillé. Sur le regard mécontent de son supérieur, il se redressa, s'approcha du marquis, et lui dit négligemment : « Ainsi, monsieur, vous ne savez rien sur le drame en luimême ? – Rien. – Vous ne connaissez pas le grand Paul ? » Jean d'Erlemont pensa que Gorgeret n'avait pas encore établi l'identité du grand Paul, et il affirma : « Non. – Vous ne connaissez pas Clara la Blonde ? – Je connais Antonine, et je ne connais pas Clara la Blonde. – Et Antonine n'est pas Clara ? » Le marquis haussa les épaules, et ne répondit pas. « Un mot encore, monsieur le marquis. Durant le petit voyage que vous avez fait à Volnic avec Antonine Gautier, vous ne l'avez pas quittée ? – Non. – Par conséquent, comme j'ai rencontré Antonine Gautier au château de Volnic, vous y étiez ce jour-là ? » D'Erlemont était pris au piège. Il ne put biaiser. « J'y étais. – Pouvez-vous me dire ce que vous y faisiez ? » Le marquis eut un moment d'embarras. À la fin, il répliqua : « J'y étais comme propriétaire. – Quoi ! s'écria Gorgeret, comme propriétaire ? – Certes. J'ai acheté le château il y a quinze ans. » Gorgeret n'en revenait pas. « Vous avez acheté le château ?… Mais personne ne l'a su !… Pourquoi cette acquisition ? Pourquoi ce silence ? » Gorgeret pria son chef de vouloir bien l'écouter à part, et, le poussant vers la fenêtre, il lui dit tout bas : « Tous ces gens-là sont de mèche pour nous fourrer dedans, chef. Il n'y avait pas que cette jolie blonde au château de Volnic, il y avait Raoul. – Raoul ! – Oui, je les ai surpris ensemble. Donc, vous voyez, chef ?… Le marquis d'Erlemont… la fille blonde… et Raoul !… autant de complices. Mais il y a mieux. – Quoi ? – Le marquis fut jadis un des spectateurs du drame de Volnic, où la chanteuse Élisabeth Hornain fut assassinée et volée. – Bigre ! Ça se corse. » Gorgeret se pencha davantage. « Il y a mieux encore, chef. J'ai fini par trouver hier le dernier logement que le grand Paul occupait à l'hôtel, et où il a laissé sa valise, et j'ai fait dans ses papiers deux découvertes de la plus grande importance dont j'attendais le résultat pour vous en parler. Tout d'abord, le marquis était l'amant d'Élisabeth Hornain, et il n'a rien dit à l'instruction. Pourquoi ? Ensuite, le vrai nom du grand Paul est Valthex. Or, Valthex était le neveu d'Élisabeth Hornain, et Valthex, je m'en suis informé, venait souvent rendre visite au marquis d'Erlemont. Qu'en ditesvous ? » Le directeur semblait fort intéressé par ces révélations. Il dit à Gorgeret : « L'affaire change d'aspect, et je crois que nous devons, nous, changer de tactique. Nous aurions tort de nous heurter de front au marquis. Pour l'instant, mettons hors de cause cette Antonine et faites sur l'ensemble de l'affaire et sur le rôle que le marquis a pu y jouer une enquête approfondie. N'est-ce pas votre avis, Gorgeret ? – Entièrement, chef. Nous n'arriverons à Raoul que si nous commençons à céder d'abord du terrain. Du reste… – Du reste ? – J'aurai peut-être autre chose à vous annoncer. » La libération fut immédiate. Gorgeret prévint d'Erlemont qu'il irait le voir d'ici cinq ou six jours pour solliciter de lui quelques renseignements, et le conduisit jusqu'à la chambre d'Antonine. En voyant son parrain, celle-ci se jeta dans ses bras en riant et en pleurant à la fois. « Cabotine ! » ronchonna Gorgeret entre ses dents. Ainsi, au milieu de cette journée, Gorgeret avait repris complètement possession de lui-même. À mesure que certains éléments de la vérité lui apparaissaient et qu'il en faisait part à son chef, il retrouvait un cerveau capable de raisonner selon sa méthode ordinaire. Trêve qui ne dura point. Un nouvel incident démolit presque aussitôt l'édifice reconstruit. Soudain, il entra dans le bureau du directeur, sans même avoir frappé. Il semblait atteint de folie. Il agitait un petit calepin vert dont il essayait, en tremblant, de désigner du doigt certaines pages et il bégayait : « Nous y sommes ! Quel coup de théâtre ! Comment auraiton pu se douter !… Et cependant tout devient clair… » Son supérieur essaya de le calmer. Il se contint tant bien que mal, et finit par dire : « Je vous avais annoncé autre chose de possible… Voilà… J'ai trouvé ce calepin dans la valise du grand Paul… ou plutôt de Valthex… Des notes sans importance… des chiffres… des adresses… Et puis, de place en place, une phrase effacée à la gomme, et mal effacée, donc des phrases importantes celles-là… Je les ai données hier à déchiffrer au Service de l'Identité judiciaire… Or, parmi elles, il y en a une… qui n'a pas de prix… Celle-ci, tenez, que le service a transcrite en dessous… et, de fait, avec un peu d'attention, on se rend très bien compte… » Le directeur saisit le carnet et lut l'annotation reproduite. Elle était ainsi conçue : « Adresse de Raoul, 27, avenue du Maroc, à Auteuil. Se défier d'un garage qui ouvre par-derrière. Pour moi, Raoul n'est autre qu'Arsène Lupin. À vérifier. » Gorgeret proféra : « Pas de doute, chef ! C'est le mot de l'énigme !… c'est la clef du coffre ! Quand on a cette clef-là, tout s'ouvre… tout s'éclaircit. Il n'y a qu'Arsène Lupin pour monter une machine de ces dimensions. Il n'y a que lui qui peut nous tenir ainsi en échec et se foutre de nous. Raoul, c'est Arsène Lupin. – Et alors ? – J'y cours, chef. Avec ce coco-là, pas une minute à perdre. La petite est relâchée… Il doit le savoir déjà… il va décamper. J'y cours ! – Prenez des hommes. – Il m'en faut dix. – Vingt, si vous voulez, fit le directeur qui s'animait aussi. Au galop, Gorgeret… – Oui, chef, bredouillait l'inspecteur en se sauvant. L'attaque brusquée… Et du renfort, hein ? L'alerte générale !… » Il empoigna Flamant, cueillit quatre agents au passage, et sauta dans une des autos qui stationnaient le long de la cour. Une autre auto partit derrière la sienne, chargée de six agents, et une troisième… En vérité, ce fut une mobilisation effarée. Toutes les cloches auraient dû sonner le tocsin, tous les tambours rouler, tous les clairons faire l'appel, toutes les trompes et toutes les sirènes hurler le signal de l'assaut. Dans les couloirs, dans les bureaux, d'un bout à l'autre de la Préfecture, on s'apostrophait : Raoul, c'est Arsène Lupin… Arsène Lupin, c'est Raoul. Il était un peu plus de quatre heures. De la Préfecture de police à l'avenue du Maroc, il faut, à toute vitesse, mais en tenant compte des encombrements, quinze bonnes minutes… Chapitre XX Austerlitz ? Waterloo ? À quatre heures exactement, couchée sur le lit de la chambre, à Auteuil, Clara dormait encore. Vers midi, réveillée par la faim, elle avait mangé tout en sommeillant, puis s'était rendormie. Raoul s'impatientait. Non qu'il fût tourmenté, mais il n'aimait pas surseoir trop longtemps aux décisions prises, quand ces décisions correspondaient à un minimum de prudence et de sagesse. Or, il imaginait que le retour à la vie du grand Paul pouvait ajouter aux périls actuels, et que le témoignage du marquis et les déclarations d'Antonine devaient compliquer la situation. Tout était prêt pour le départ. Il avait renvoyé les domestiques, aimant mieux être seul en cas de danger. Les valises étaient chargées sur l'auto. À quatre heures dix, il se rappela tout à coup : « Fichtre ! je ne puis pourtant pas m'en aller sans dire adieu à Olga. Qu'est-ce qu'elle doit déjà penser ? A-t-elle lu les journaux ? A-t-elle fait un rapprochement entre moi et le sieur Raoul ? Liquidons cette vieille histoire… » Il demanda : « Le Trocadéro-Palace, s'il vous plaît ?… Allô… Ayez l'obligeance de me donner l'appartement de Sa Majesté. » Raoul, très pressé, eut le grand tort de ne pas s'informer de qui répondait. Ne reconnaissant ni la voix de la secrétaire, ni la voix de la masseuse, croyant que le roi de Borostyrie n'était plus à Paris, il fut persuadé qu'il avait affaire à la reine, et, de son ton le plus aimable, le plus affectueux, il débita d'un trait : « C'est toi, Olga ? Comment vas-tu, ma belle aimée ? Hein, tu dois m'en vouloir, et me traiter de mufle ? Mais non, Olga, des occupations, des soucis par-dessus la tête… Je t'entends mal, chérie… ne prends pas cette grosse voix d'homme… Voici… Je dois, hélas ! m'en aller à brûle-pourpoint… Un voyage d'études sur les côtes de la Suède. Quel contretemps ! Mais pourquoi ne réponds-tu pas à ton petit Raoul ? tu es fâchée ? » Le petit Raoul sursauta. À n'en point douter, c'était une voix d'homme qui lui répondait, la voix du roi qu'il avait eu déjà l'occasion d'entendre, et qui, furieux, roulant encore plus les r que son épouse, grondait à l'autre bout du fil : « Vous n'êtes qu'un grrredin, monsieur, et je vous méprrrise. » Raoul eut une petite sueur dans le dos. Le roi de Borostyrie ! En outre, s'étant retourné, il constata que Clara était réveillée, et qu'elle n'avait rien dû perdre de la communication. « À qui as-tu téléphoné ? dit-elle anxieusement. Qu'est-ce que c'est que cette Olga ? » Il ne répondit pas aussitôt, interloqué par l'incident. Mais bah ! il n'ignorait point que le mari d'Olga n'en était pas à s'offusquer des frasques de son épouse. Une de plus, une de moins. Il n'y fallait plus penser. « Qu'est-ce que c'est qu'Olga ? dit-il à Clara. Une vieille cousine toujours mal embouchée, et à qui je dois faire ma cour de temps à autre. Et tu vois le résultat !… Tu es prête ? – Prête ? – Oui. Nous filons. L'air de Paris est malsain. » Comme elle demeurait songeuse, il insista : « Je t'en supplie, Clara. Nous n'avons plus rien à faire ici. Un retard peut être dangereux. » Elle l'observa : « Tu es inquiet ? – Je commence. – De quoi es-tu inquiet ? – De rien… De tout. » Elle comprit que c'était sérieux et s'habilla rapidement. À cet instant, Courville, qui avait la clef du jardin et qui rentrait, apporta les journaux de l'après-midi sur lesquels Raoul jeta un coup d'œil. « Tout va bien, dit-il. La blessure du grand Paul n'est décidément pas mortelle, mais il est hors d'état de répondre avant une semaine… L'Arabe s'obstine toujours dans son mutisme. – Et Antonine ? demanda Clara. – Libérée, affirma froidement Raoul. – On l'annonce ? – Oui. Les explications du marquis ont été décisives. Elle a été libérée. » Son assurance était telle que Clara fut convaincue. Courville prit congé d'eux. « Plus de papiers compromettants ici ? lui dit Raoul. Nous ne laissons rien ? – Absolument rien, monsieur. – Fais une dernière inspection et file, mon vieux. N'oublie pas que vous vous retrouvez tous, chaque jour, à notre nouveau centre de l'île Saint-Louis. D'ailleurs, je te revois tout à l'heure, près de l'auto. » Clara cependant achevait de s'arranger, pressée par Raoul. Quand elle eut mis son chapeau, elle lui saisit les mains. « Qu'est-ce que tu as ? dit-il. – Jure-moi que cette Olga ?… – Comment ! tu y penses encore ? s'écria Raoul en riant. – Réfléchis… – Mais puisque je t'assure que c'est une vieille tante à héritage !… – Tu m'avais dit une vieille cousine. – Elle est à la fois ma tante et ma cousine. Son beau-père et la sœur d'un de mes oncles s'étaient mariés en troisièmes noces. » Elle sourit et lui posa la main sur la bouche : « Ne mens pas, mon adoré. Au fond, cela m'est égal. Il n'y a qu'une personne dont je sois jalouse. – Courville ? Je t'assure que mon amitié pour lui… – Tais-toi… ne ris pas… supplia-t-elle. Tu comprends bien de qui je parle. » Il la serra contre lui. « Tu es jalouse de toi-même. Tu es jalouse de ton image. – De mon image, tu as raison, de cette image de moi qui a une expression différente, des yeux plus doux… – Tu as les yeux les plus doux qui soient, dit Raoul en l'embrassant avec passion, des yeux d'une tendresse… – Des yeux qui ont trop pleuré. – Des yeux qui n'ont pas assez ri. C'est ce qui te manque, le rire, et je te l'apprendrai. – Un mot encore. Sais-tu pourquoi Antonine a laissé durer l'erreur depuis deux jours et n'a rien dit ? – Non. – Parce qu'elle avait peur de dire quelque chose qui pût se retourner contre toi. – Et pourquoi cette peur ? – Parce qu'elle t'aime. » Il se mit à danser de joie. « Ah ! comme c'est gentil de m'en faire part ! Tu crois vraiment qu'elle m'aime ? Que veux-tu, je suis irrésistible, moi ! Antonine m'aime. Olga m'aime. Zozotte m'aime. Courville m'aime. Gorgeret m'aime. » Il la souleva dans ses bras et il l'entraînait vers l'escalier, quand il s'arrêta brusquement. « Le téléphone ! » La sonnerie, en effet, retentissait près d'eux. Raoul décrocha. C'était Courville… Courville essoufflé, haletant, qui bégaya : « Gorgeret !… deux hommes avec lui… je les ai vus de loin, une fois sorti… Ils fracturaient la grille… Alors, je suis entré dans un café… » Raoul ferma l'appareil et resta immobile, trois ou quatre secondes. Puis, d'un coup, il saisit Clara et la chargea sur son épaule. « Gorgeret », dit-il simplement. Avec son fardeau, il dégringola l'escalier. Devant la porte du vestibule, il écouta. Des pas grinçaient sur le galet. À travers les vitres dépolies que protégeaient des barreaux, il aperçut plusieurs silhouettes. Il déposa Clara. « Recule jusqu'à la salle à manger. – Et le garage ? dit-elle. – Non. Ils ont dû tout cerner. Sans quoi ils seraient plus de trois… Trois bonshommes, je n'en ferais qu'une bouchée. » Il ne poussa même pas le verrou du vestibule. Il reculait pas à pas, tourné vers les agresseurs qui cherchaient à ébranler les battants. « J'ai peur, dit Clara. – Quand on a peur, on fait des bêtises. Rappelle-toi ton coup de couteau. Antonine n'a pas bronché, elle, en prison. » Il reprit plus doucement : « Si tu as peur, moi, au contraire, je m'amuse. Crois-tu donc qu'après t'avoir retrouvée je te laisserai pincer par cette brute-là ? Ris donc, Clara. Tu es au spectacle. Et il est comique. » Les deux battants s'ouvrirent d'un coup. En trois bonds, Gorgeret sauta jusqu'au seuil de la salle, le revolver braqué. Raoul s'était planté devant la jeune femme et la masquait. « Haut les mains ! cria Gorgeret, ou je tire. » Raoul, qui se tenait à cinq pas de lui environ, ricana : « Ce que t'es pompier ! Toujours la même formule idiote. Penses-tu que tu vas tirer sur moi ! sur moi, Raoul ! – Sur toi, Lupin, clama Gorgeret, triomphant. – Tiens, tu sais mon nom ? – Tu avoues donc ? – On avoue toujours ses titres de noblesse. » Gorgeret répéta : « Haut les mains ! crebleu, sinon je tire. – Même sur Clara ? – Même sur elle si elle était là. » Raoul s'effaça. « Elle est là, bouffi. » Les yeux de Gorgeret s'écarquillèrent. Son bras retomba. Clara ! la petite blonde qu'il venait de rendre au marquis d'Erlemont ! Était-il admissible ?… Non, tout de suite la chose lui parut hors de toute possibilité. Si vraiment c'était Clara et c'était Clara, il n'en pouvait douter – il eût fallu en conclure que l'autre femme… – Allons ! plaisantait Raoul… tu brûles… encore un petit effort… Ouf ! ça y est… Mais oui, cornichon, il y en a deux… l'une qui arrivait de son village et que tu as consacrée en tant que Clara, et l'autre… – La maîtresse du grand Paul. – Quel goujat ! riposta Raoul. Dirait-on que tu es le mari de l'adorable Zozotte ? » Gorgeret, furieux, stimulant ses hommes, vociféra : « Empoignez-moi ce gaillard-là. Et si tu remues, je t'abats, gredin ! » Les deux hommes s'étaient élancés. Raoul sauta sur place. Chacun d'eux reçut un coup de pied au ventre. Ils reculèrent. « Ça, c'est un tour de ma façon ! cria Raoul. Le truc de la double savate. » Une détonation retentit, mais Gorgeret avait tiré de manière à n'atteindre personne. Raoul s'esclaffa. « Voilà qu'il esquinte ma corniche ! Quelle couche ! T'es trop bête aussi de te jeter dans l'aventure sans avoir pris tes précautions. Je devine ce qui s'est passé. On t'a communiqué mon adresse et tu as foncé comme un bœuf qui voit rouge. Il t'aurait fallu vingt petits camarades, mon pauvre vieux. – Il y en aura cent ! il y en aura mille ! hurla Gorgeret, se retournant au bruit d'une auto qui s'arrêtait du côté de l'avenue. – Tant mieux, dit Raoul, je commençais à m'embêter. – Crapule, va, tu es bien fichu ! » Gorgeret voulut sortir de la salle pour aller au-devant de ses renforts. Chose bizarre, la porte, dès le début, s'était refermée sur lui, et il s'évertua vainement contre la serrure. « T'épuise pas, lui conseilla Raoul, la porte se ferme à clef toute seule. Et c'est du massif. Du bois de cercueil. » Tout bas, il dit à Clara : « Attention, chérie, et pige-moi le procédé. » Il courut vers la partie qui restait, à droite, de l'ancien refend que l'on avait supprimé pour ne faire qu'une seule pièce. Gorgeret, comprenant qu'il perdait son temps, et résolu à en finir par n'importe quel moyen, revenait à l'assaut en criant : « Qu'on le tue ! il va nous échapper ! » Raoul appuya sur un bouton, et, comme les agents apprêtaient leurs armes, un rideau de fer tomba du plafond, net, comme une masse, séparant la pièce en deux, tandis que les volets se rabattaient à l'intérieur. « Couic ! ricana Raoul. La guillotine ! Gorgeret a le cou coupé. Adieu, Gorgeret. » Il prit sur le buffet une carafe et remplit d'eau deux verres. « Bois donc, chérie. – Allons-nous-en, fuyons, dit-elle, éplorée. – T'en fais pas, la môme Clara. » Il insista pour qu'elle bût, et, lui-même, vida son verre. Il était très calme et ne se hâtait pas. « Tu les entends, de l'autre côté ? Ils sont en boîte, comme des sardines. Quand le rideau tombe, tous les volets se bloquent. Les fils électriques sont coupés. C'est la nuit noire. Une forteresse imprenable de l'extérieur, et, en dedans, une prison. Hein ! c'est combiné ? » Elle n'avait pas du tout l'air disposée à l'enthousiasme. Il lui baisa la bouche, ce qui la ranima : « Et maintenant, dit-il, la campagne, la liberté, et le repos qui est dû aux honnêtes gens qui ont bien travaillé. » Il passa dans une petite pièce qui était l'office. Entre l'office et la cuisine, il y avait un espace, avec un placard qu'il ouvrit, et où débouchait l'escalier de la cave. Ils descendirent. « Il faut que tu saches, pour ta gouverne, dit-il d'un ton doctrinal, qu'une maison bien comprise doit avoir trois sorties : l'une officielle ; l'autre dérobée et apparente, pour la police ; et la troisième dérobée et invisible, pour servir de retraite. Ainsi, tandis que la clique de Gorgeret surveille le garage, nous nous défilons par les entrailles de la terre. Est-ce assez combiné ? C'est un banquier qui m'a vendu ce pavillon. » Ils cheminèrent durant trois minutes, puis remontèrent un escalier qui aboutissait dans une petite maison sans meubles, aux fenêtres closes, et donnant sur une rue fréquentée. Une grosse automobile à conduite intérieure stationnait, surveillée par Courville. Les valises et les sacs s'y entassaient. Raoul donna ses dernières instructions à Courville. L'auto démarra vivement. Une heure après, Gorgeret, très penaud, faisait son rapport au directeur. Ils convinrent que les communications à la presse ne parleraient pas de Lupin et que, s'il y avait eu des indiscrétions, elles seraient démenties. Le lendemain, Gorgeret revint, de nouveau plein d'assurance, et annonça que la petite blonde, non pas Clara, mais celle qu'on avait arrêtée et relâchée, avait passé la nuit chez le marquis et venait de partir avec lui, en auto. Et, le jour suivant, il apprenait que les deux voyageurs étaient arrivés à Volnic. D'après des renseignements catégoriques, Jean d'Erlemont, déjà propriétaire de ce château depuis quinze ans, l'avait racheté lors de la deuxième vente, par l'intermédiaire d'un étranger dont le signalement correspondait à celui de Raoul. teur. Toutes dispositions furent prises entre Gorgeret et le direc- Chapitre XXI Raoul agit et parle « Maître Audigat, conclut Antonine, tout ce que vous me dites là est très gentil, mais… – Ne m'appelez pas maître Audigat, mademoiselle. – Vous ne me demandez pourtant pas de vous appeler par votre petit nom ? dit-elle en riant. – J'en serais heureux, fit-il avec onction, cela prouverait que vous exaucez mes vœux. – Je ne peux les exaucer si vite, ni les repousser, cher monsieur. Voilà quatre jours que je suis revenue, et nous nous connaissons à peine. – Quand estimez-vous, mademoiselle, que vous me connaîtrez assez pour me donner une réponse ? – Quatre ans ? Trois ans ? Est-ce trop ? » Il eut un geste navré. Il comprenait que jamais il n'obtiendrait la moindre promesse de cette belle demoiselle qui eût si bien atténué, pour lui, les rigueurs de l'existence de Volnic. L'entretien était fini. Maître Audigat prit congé de la jeune fille, et, l'air digne et vexé, quitta le château. Antonine resta seule. Elle fit le tour des ruines et se promena dans le parc et dans les bois. Elle marchait allégrement et son sourire habituel relevait les coins de sa bouche. Elle était vêtue d'une robe neuve, et parée de sa grande capeline de paille. De temps à autre, elle chantonnait. Puis elle cueillit des fleurs sauvages qu'elle rapporta au marquis d'Erlemont. Il l'attendait sur le banc de pierre où ils aimaient s'asseoir, au bout de la terrasse, et il lui dit : « Comme tu es jolie ! plus de traces de tes fatigues et de tes émotions, hein ? Et cependant rien ne t'a été épargné. – Ne causons plus de cela, parrain. C'est une vieille histoire dont je ne me souviens plus. – Alors, tu es tout à fait heureuse ? – Tout à fait heureuse, parrain, puisque je suis avec vous… et dans ce château que j'aime. – Un château qui ne nous appartient pas, et que nous quitterons demain. – Qui vous appartient, et que nous ne quitterons pas. » Il se moqua. « Ainsi tu comptes toujours sur cet individu ? – Plus que jamais. – Eh bien, pas moi. – Vous y comptez tellement, parrain, que voilà quatre fois que vous me dites n'y pas compter. » D'Erlemont se croisa les bras. « Alors, tu t'imagines comme ça qu'il viendra à un rendezvous fixé vaguement il y a bientôt un mois, et après que tant d'événements se sont produits ? – C'est aujourd'hui le 3 juillet. Il a confirmé ce rendez-vous dans le billet qu'il m'a fait passer à la Préfecture. – Simple promesse. – Toutes ses promesses, il les tient. – Donc, à quatre heures ? – À quatre heures il sera là, c'est-à-dire dans vingt minutes. » D'Erlemont hocha la tête, et avoua gaiement : « Au fond, veux-tu que je te dise ? Eh bien, moi aussi je l'espère. Quelle drôle de chose, la confiance ! Et la confiance en qui ? En une sorte d'aventurier qui s'occupe de mes affaires sans que je lui aie jamais rien demandé, et qui s'en occupe de la manière la plus insolite, en ameutant contre lui toute la police. Enfin, quoi, tu as lu les journaux ces jours-ci… Que disent-ils ? C'est que mon locataire, M. Raoul, l'amant de cette mystérieuse Clara qui te ressemble, paraît-il, n'est autre qu'Arsène Lupin. La police le nie. Mais la police qui longtemps a vu partout Lupin ne veut plus, par crainte du ridicule, le voir nulle part. Et voilà notre collaborateur ! » Elle réfléchit et dit, plus gravement : « Nous avons confiance dans l'homme qui est venu ici, parrain. On ne peut pas ne pas avoir confiance en celui-là. – Évidemment… évidemment… c'est un rude type, je l'avoue… et j'avoue qu'il m'a laissé un tel souvenir que… – Un tel souvenir que vous espérez bien le revoir et connaître par lui la vérité qui vous échappe… Qu'importe qu'il s'appelle Raoul ou Arsène Lupin s'il comble tous nos vœux ! » Elle s'était animée. Il la regarda avec surprise. Elle avait des joues toutes roses et des yeux brillants. « Tu ne te fâcheras pas, Antonine ? – Non, parrain. – Eh bien, je me demande si maître Audigat n'aurait pas été mieux accueilli si les circonstances n'avaient pas amené le sieur Raoul… » Il n'acheva point. Les joues roses d'Antonine étaient devenues rouges, et ses yeux ne savaient plus où se poser. « Oh ! parrain ! dit-elle, en essayant de sourire, comme vous avez de mauvaises idées ! » Il se leva. Un coup léger marqua les cinq minutes d'avant quatre heures à l'église du village. Suivi d'Antonine, il longea la façade du château et se posta à l'angle droit, d'où l'on apercevait la porte massive et cloutée de fer au bout de la voûte basse creusée sous la tour d'entrée. « C'est là qu'il sonnera », dit-il. Et il ajouta en riant : « As-tu lu Monte-Cristo ? et te rappelles-tu la façon dont il est présenté dans le roman ? Quelques personnes, qui l'ont connu aux quatre coins du monde, l'attendent pour déjeuner. Plusieurs mois auparavant, il a promis qu'il serait là à midi, et l'amphitryon affirme que, malgré les incertitudes du voyage, il arrivera à l'heure exacte. Midi sonne. Au dernier coup, le maître d'hôtel annonce : “M. le comte de Monte-Cristo.” Nous attendons avec la même foi et la même anxiété. » Le timbre retentit sous la voûte. La gardienne descendit les marches du perron. « Serait-ce le comte de Monte-Cristo ? dit Jean d'Erlemont. Il serait en avance, ce qui n'est pas plus élégant que d'être en retard. » La porte fut ouverte. Ce n'était pas le visiteur prévu, mais un autre dont l'apparition les confondit Gorgeret. « Ah ! parrain, murmura Antonine toute défaillante… malgré tout, j'ai peur de cet homme… Que vient-il faire ici ? J'ai peur. – Pour qui ? dit Jean d'Erlemont, lequel semblait surpris aussi désagréablement. Pour toi ? pour moi ? Rien de tout cela ne nous concerne. » Elle ne répondit pas. L'inspecteur, après avoir parlementé avec la gardienne, venait d'apercevoir le marquis et s'avançait aussitôt vers lui. Il portait à la main, en guise de canne, un énorme gourdin à pommeau de fer. Il était gros, lourd, vulgaire, puissant d'encolure. Mais son âpre figure habituelle s'efforçait d'être aimable. À l'église, les quatre coups tintèrent. « Puis-je solliciter de vous, monsieur le marquis, dit-il d'un ton où il y avait exagération de déférence, la faveur d'un entretien ? – À quel propos ? fit d'Erlemont sèchement. – À propos de… notre affaire. – Quelle affaire ? Tout a été dit là-dessus entre nous, et l'inqualifiable conduite que vous avez eue envers ma filleule ne me donne guère envie de continuer nos relations. – Tout n'a pas été dit entre nous, objecta Gorgeret moins affable, et nos relations ne sont pas terminées. Je vous l'avais annoncé en présence du directeur de la Police judiciaire. J'aurais besoin de quelques renseignements. » Le marquis d'Erlemont se tourna vers la gardienne qui se tenait trente mètres plus loin, sous la voûte, et lui cria : « Vous fermerez la porte. Si l'on frappe, vous n'ouvrirez pas… À personne, n'est-ce pas ? D'ailleurs, donnez-moi la clef. » Antonine lui serra la main, pour l'approuver. La porte close, c'était le choc impossible entre Gorgeret et Raoul, au cas où celui-ci se fût présenté. La gardienne vint remettre la clef au marquis et s'en retourna. L'inspecteur sourit. « Je vois, monsieur le marquis, que vous comptiez sur une autre visite que la mienne, et que vous seriez désireux d'y mettre obstacle. Peut-être est-il trop tard. – Je suis dans un état d'esprit, monsieur, fit Jean d'Erlemont, où tous les visiteurs me paraissent des intrus. – À commencer par moi. – À commencer par vous. Aussi finissons-en rapidement, et veuillez me suivre dans mon bureau. » Il s'en revint à travers la cour, jusqu'au château, accompagné d'Antonine et de l'inspecteur. Mais, comme ils débouchaient à l'angle, ils avisèrent un monsieur qui était assis sur le banc de la terrasse, et qui fumait une cigarette. La stupeur du marquis et d'Antonine fut telle qu'ils s'arrêtèrent. Gorgeret s'arrêta comme eux, mais très calme, lui. Connaissait-il la présence de Raoul dans l'enceinte des murs ? Raoul, en les apercevant, jeta sa cigarette, se leva, et dit joyeusement au marquis : « Je vous ferai remarquer, monsieur, que le rendez-vous était sur le banc. Au dernier coup de quatre heures, je m'y asseyais. » Très élégant dans son complet de voyage clair, la taille bien prise, la figure amusée, vraiment sympathique, il avait enlevé son chapeau, et s'inclinait profondément devant Antonine. « Je m'excuse encore, mademoiselle. Je porte une lourde part des tourments que vous avez dû subir, grâce à quelques malotrus. J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur puisque l'intérêt du marquis d'Erlemont guida seul ma conduite. » De Gorgeret, pas un mot. On eût dit que Raoul ne l'avait pas vu et que la silhouette massive de l'inspecteur demeurait invisible pour lui. Gorgeret ne broncha pas. Lui aussi, plus lourdement, mais avec autant de tranquillité, il gardait l'attitude nonchalante de quelqu'un à qui la situation paraît tout à fait normale. Il attendait. Le marquis d'Erlemont et Antonine attendaient également. Au fond, la pièce qui se jouait n'avait qu'un acteur, Raoul, les autres n'ayant qu'à prêter l'oreille, à regarder et à patienter jusqu'à ce qu'il les priât d'entrer en scène. Tout cela n'était pas pour lui déplaire. Il aimait se pavaner et discourir, surtout aux instants de grand péril, et lorsque le dernier acte des pièces montées par lui eût exigé, conformément aux règles ordinaires, la concision, la sobriété des gestes. Se promenant, les mains au dos, il prenait un air tour à tour avantageux, pensif, dégagé, sombre ou rayonnant. À la fin, s'arrêtant, il dit au marquis : « J'hésitais à parler, monsieur. Il me semblait, en effet, que, notre rendez-vous étant privé, la présence de personnes étrangères ne nous permettait pas de traiter en toute liberté d'esprit les questions pour lesquelles nous sommes réunis. À la réflexion, il n'en est pas ainsi. Ce que nous avons à dire peut être dit devant n'importe qui, fût-ce même devant quelque représentant subalterne de cette police qui vous suspecte vousmême, monsieur, et qui se permet de vous demander des comptes. Je vais donc établir la situation telle qu'elle est, sans autre but que la vérité et la justice. Les honnêtes gens ont le droit de porter la tête haute. » Il s'interrompit. Quelle que fût la gravité de l'heure, si inquiète et si désemparée que se sentît Antonine, elle dut serrer la bouche pour ne pas sourire. Il y avait dans l'intonation pompeuse de Raoul, dans le clignement imperceptible de ses yeux, dans le retroussement de sa lèvre, dans un certain balancement de son buste sur ses hanches, quelque chose de comique qui écartait toute interprétation maussade des événements. Et quelle sécurité ! Quelle désinvolture en face du danger ! On devinait que pas un mot n'était prononcé qui ne fût utile et que tous, au contraire, visaient à troubler l'ennemi. « Nous n'avons pas à nous occuper, continua-t-il, de ce qui s'est passé récemment. La double existence de Clara la Blonde et d'Antonine Gautier, leur ressemblance, leurs actes, les actes du grand Paul, les actes du sieur Raoul, le conflit qui, à un moment, a opposé ce parfait gentilhomme au policier Gorgeret, la supériorité écrasante du premier sur le second, autant de questions définitivement réglées, sur lesquelles aucune puissance au monde ne peut revenir. Ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est le drame de Volnic, c'est la mort d'Élisabeth Hornain, et c'est la récupération de votre fortune, monsieur. Vous ne m'en voudrez pas de ce préambule un peu long. Il nous permettra de résoudre ces divers problèmes en quelques phrases brèves. Et ainsi vous sera épargné l'interrogatoire humiliant d'un individu quelconque. » Le marquis profita d'une pause pour objecter : « Je n'ai à subir aucun interrogatoire. – J'ai la certitude, monsieur, dit Raoul, que la justice, qui n'a jamais rien compris au drame de Volnic, essaie de se retour- ner vers vous, et, sans savoir où elle va, désire certaines précisions sur votre rôle dans ce drame. – Mais mon rôle dans le drame est nul. – J'en suis persuadé. Mais alors, la justice se demande pourquoi vous n'avez pas déclaré vos relations avec Élisabeth Hornain, et pourquoi vous avez acheté secrètement le château de Volnic, et pourquoi vous y reveniez parfois la nuit. En particulier, et d'après certaines preuves impressionnantes, on vous accuse… » Le marquis tressauta : « On m'accuse ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qui donc m'accuse ? Et de quoi ? » Il apostrophait Raoul avec irritation, comme s'il voyait soudain en celui-ci un adversaire sur le point de l'attaquer. Il répéta durement : « Encore une fois, qui m'accuse ? – Valthex. – Ce bandit ? – Ce bandit a réuni contre vous un dossier redoutable dont il fera certainement part à la justice, aussitôt convalescent. » Antonine était pâle, anxieuse. Gorgeret avait quitté son masque impassible. Il écoutait avidement. Le marquis d'Erlemont s'approcha de Raoul, et, la voix impérieuse, il exigea : « Parlez… Je vous somme de parler… De quoi m'accuse ce misérable ? – D'avoir tué Élisabeth Hornain. » Un silence prolongea ces mots terribles. Mais le visage du marquis se détendait, et il eut un rire où ne se mêlait la moindre gêne. « Expliquez-vous », dit-il. Raoul expliqua : « Vous connaissiez, monsieur, à cette époque, un berger du pays, le père Gassiou, une sorte d'innocent, un peu fou, avec qui vous alliez souvent bavarder, durant vos séjours chez M. et Mme de Jouvelle. Or, le père Gassiou avait cette particularité d'être prodigieusement adroit. Il tuait du gibier à coups de pierres lancées par sa fronde, et tout s'est passé comme si ce demifou, soudoyé par vous, avait tué Élisabeth Hornain d'un coup de pierre pendant que celle-ci, sur votre demande, chantait dans les ruines. – Mais c'est absurde ! s'écria le marquis. Il m'aurait fallu un motif, sacrebleu ! Pourquoi aurais-je fait tuer cette femme que j'aimais ? – Pour garder ses bijoux, qu'elle vous avait confiés au moment de chanter. – Ces bijoux étaient faux. – Ils étaient vrais. Voilà ce qu'il y a de plus obscur dans votre conduite, monsieur ! Élisabeth Hornain les avait reçus d'un milliardaire d'Argentine ! » Cette fois, le marquis d'Erlemont n'y tint plus. Il se dressa, hors de lui. « Mensonge ! Élisabeth n'a jamais aimé personne avant moi ! Et c'est cette femme que j'aurais fait tuer ? Cette femme que j'aimais, que je n'ai jamais oubliée ! Quoi ! N'est-ce pas pour elle, pour sa mémoire, que j'ai acheté ce château, afin que l'endroit où elle était morte n'appartînt à personne d'autre qu'à moi ! Et si j'y revenais de temps à autre, n'était-ce pas pour prier sur ces ruines ? Si je l'avais tuée, aurais-je entretenu en moi l'affreux souvenir de mon crime ? Voyons, une telle accusation est monstrueuse ! – Bravo, monsieur ! dit Raoul en se frottant les mains. Ah ! si vous m'aviez répondu avec cet entrain, il y a vingt-cinq jours, que d'événements pénibles nous aurions évités ! Encore une fois, bravo, monsieur ! Et soyez sûr que, personnellement, je n'ai pas pris un instant au sérieux les accusations de l'abominable Valthex ni le dossier de mensonges qu'il a réuni. Gassiou ? Le coup de fronde ? Autant de blagues ! Tout cela n'est que chantage, mais chantage habile, qui pourrait peser terriblement sur vous et contre lequel nous devons prendre toutes les précautions. En pareil cas un seul remède, la vérité, l'absolue, l'implacable vérité, afin que nous puissions l'opposer dès aujourd'hui à la justice. – La vérité, je l'ignore. – Je l'ignore aussi. Mais, au point où nous en sommes, elle ne dépend plus, pour moi, que de la netteté de vos réponses. Oui ou non, les bijoux disparus étaient-ils vrais ? » Le marquis n'hésita plus. Il fut catégorique. « Ils étaient vrais. – Et ils vous appartenaient, n'est-ce pas ? Vous avez fait faire par une agence des recherches destinées à un héritage qu'on vous avait dérobé. Me souvenant que la fortune des Erlemont provenait d'un aïeul qui avait vécu aux Indes avec le titre de nabab, je suppose qu'il avait converti ses immenses richesses en pierres précieuses de toute beauté. En est-il ainsi ? – Oui. – Je suppose également que si les héritiers du nabab Erlemont n'ont jamais parlé des colliers formés avec ces pierres précieuses, c'est pour n'avoir pas à payer les droits de succession ? – Je le suppose, dit le marquis. – Et sans doute vous les aviez prêtés à Élisabeth Hornain ? – Oui. Aussitôt divorcée, elle devait être ma femme. Par fierté, par amour, je me plaisais à les voir sur elle. – Elle les savait véritables ? – Oui. – Et toutes les pierres qu'elle portait ce jour-là vous appartenaient sans exception ? – Non. Il y avait en outre un rang de perles fines que je lui avais données, d'ores et déjà, en toute propriété et d'une très grande valeur. – Que vous lui avez offertes de la main à la main ? – Que je lui ai fait envoyer par un bijoutier. » Raoul hocha la tête. « Vous voyez, monsieur, à quel point Valthex a pu prendre barre sur vous. Que Valthex ait recueilli un document prouvant que ce rang de perles appartenait à sa tante, de quel poids serait un tel document ! » Et Raoul ajouta : « Il ne s'agit plus, maintenant, que de découvrir le collier de perles et les autres colliers. Quelques mots encore. Le jour du drame, vous avez conduit Élisabeth Hornain jusqu'en bas des pentes qui montent aux ruines ? – Un peu plus haut même. – Oui, jusqu'à l'allée horizontale d'aucubas que l'on aperçoit d'ici ? – En effet. – Et vous êtes restés invisibles tous deux durant un espace de temps plus long que l'espace de temps que l'on pouvait escompter ? – En effet. Je n'avais pas eu l'occasion de voir Élisabeth seule depuis deux semaines et nous nous sommes longuement embrassés. – Ensuite ? – Ensuite, comme elle avait l'intention de chanter certains morceaux où il lui semblait que son habillement et sa mise devaient rester parfaitement simples, elle voulut me confier tous ses colliers. Je ne fus pas de son avis. Élisabeth n'insista pas et elle me regarda partir. Quand je tournai à l'extrémité de l'avenue des aucubas, elle était encore immobile. – Avait-elle encore les colliers quand elle arriva à la terrasse supérieure des ruines ? – Je n'en sais rien, personnellement. Et c'est un point sur lequel aucun des invités ne put faire une déclaration précise. On ne remarqua l'absence des colliers qu'après le drame. – Soit. Mais le dossier de Valthex contient des témoignages contraires. Au moment du drame, Élisabeth Hornain n'avait plus les bijoux. » Le marquis conclut : « Ils auraient donc été volés entre l'avenue des aucubas et la terrasse supérieure ? » Il y eut un silence, et Raoul articula lentement, syllabe par syllabe : « Les bijoux n'ont pas été volés. – Comment, ils n'ont pas été volés ! Mais pourquoi Élisabeth Hornain aurait-elle été assassinée ? – Élisabeth Hornain n'a pas été assassinée. » C'était la joie de Raoul de procéder ainsi par affirmations sensationnelles. Et cette joie se voyait à une petite flamme qui s'allumait dans ses yeux. Le marquis se récria : « Enfin, quoi ! j'ai vu la plaie… Personne n'a jamais douté qu'un crime ait été commis. Qui l'a commis ? » Raoul leva le bras, tendit l'index et prononça : « Persée. – Que signifie ? – Vous me demandez qui a commis le crime. Je vous réponds très sérieusement : Persée ! » Il acheva : « Et maintenant, ayez l'obligeance de m'accompagner jusqu'aux ruines. » Chapitre XXII Le crime de Persée Jean d'Erlemont ne se conforma pas sur-le-champ à la demande de Raoul. Il demeurait indécis et, visiblement, très ému. « Ainsi, dit-il, nous serions près d'atteindre le but ?… J'ai tant cherché et tant souffert de ne pouvoir venger Élisabeth !… Est-ce possible que nous sachions la vérité sur sa mort ? – Je la connais, cette vérité, affirma Raoul. Et, pour le reste, pour les bijoux disparus, je crois pouvoir certifier… » Antonine était sûre, elle. Son clair visage indiquait une confiance que n'altérait aucune restriction. Elle serra la main de Jean d'Erlemont pour lui communiquer sa conviction joyeuse. Quant à Gorgeret, tous les muscles de sa figure étaient contractés. Sa mâchoire se crispait. Lui non plus il ne pouvait admettre que des problèmes auxquels il avait consacré tant de vains efforts fussent résolus par son adversaire détesté. Il espérait et redoutait à la fois une réussite humiliante pour lui. Jean d'Erlemont refit le chemin qu'il avait fait quinze ans plus tôt en compagnie de la chanteuse. Antonine le suivait et précédait Raoul et Gorgeret. Le plus tranquille de tous était certes Raoul. Il se réjouissait de voir marcher devant lui la jeune fille et notait certains détails qui la distinguaient de Clara : une allure moins ondu- leuse et moins souple, mais mieux rythmée et plus simple, moins de volupté mais plus de fierté, moins de grâce féline mais plus de naturel. Et ce qu'il notait dans la marche, il se rendait compte qu'on le retrouvait dans l'attitude et dans le visage même d'Antonine, quand on la contemplait de face. Deux fois, ayant dû ralentir à cause des herbes qui s'enchevêtraient pardessus le sentier, elle chemina côte à côte avec lui. Il s'aperçut qu'elle rougissait. Ils n'échangèrent pas un seul mot. Le marquis remonta les degrés de pierre qui sortaient du jardin creux, puis les degrés qui aboutissaient à la seconde terrasse, laquelle se prolongeait à droite et à gauche par des lignes d'aucubas qu'ornaient de vieux vases sur leurs socles moussus et fendillés. Il prit à gauche pour atteindre les pentes et les marches qui grimpaient à travers les ruines. Raoul l'arrêta. « C'est bien ici que vous vous êtes attardés, Élisabeth Hornain et vous ? – Oui. – À quel endroit exact ? – Là où je suis. – On pouvait vous voir du château ? – Non. Les arbustes, qui n'ont pas été taillés ni soignés, sont dégarnis. Mais, autrefois, ils formaient de haut en bas un rideau épais. – Alors, c'est à cet endroit que se tenait Élisabeth Hornain lorsque vous vous êtes retourné au bout de la haie ? – Oui. Ma mémoire a gardé la vision fidèle de sa silhouette. Elle m'a envoyé un baiser. Je revois son geste passionné, son attitude, ce vieux socle qui est là, le cadre de verdure qui l'entourait. Je n'ai rien oublié. – Et quand vous êtes redescendu dans le jardin, vous vous êtes retourné une seconde fois ? – Oui, pour la revoir dès qu'elle sortirait de l'avenue. – Et vous l'avez aperçue ? – Pas tout de suite, mais presque aussitôt. – Normalement, vous auriez dû l'apercevoir tout de suite ? Normalement, elle aurait dû être sortie de l'avenue ? – Oui. » Raoul se mit à rire doucement. « Pourquoi riez-vous ? » lui dit d'Erlemont. lui. « Je ris parce que, plus un cas paraît compliqué, et plus on veut que la solution le soit également. On ne court jamais après une idée simple, on court après des solutions extravagantes et tortueuses. Dans vos investigations, plus tard, que veniez-vous chercher ? Les colliers ? – Non, puisqu'ils avaient été volés. Je venais chercher des indices qui pouvaient me mettre sur les traces de l'assassin. – Et pas une fois vous ne vous êtes demandé si, par hasard, les colliers n'avaient pas été volés ? Et Antonine aussi l'interrogeait de tout son être tendu vers – Jamais. – Et jamais non plus Gorgeret, ni ses acolytes, ne se le sont demandé. On ne se pose jamais la vraie question ; on s'acharne à se poser toujours la même question. – Quelle était la vraie question ? – La question enfantine que vous m'avez contraint d'examiner : Élisabeth Hornain préférant chanter sans colliers ne les aurait-elle pas placés quelque part ? – Impossible ! On n'abandonne pas ainsi de pareilles richesses à la convoitise des passants. – Quels passants ? Vous savez parfaitement, et elle le savait aussi, que tout le monde était massé autour du château. – Alors, selon vous, elle aurait déposé ses bijoux dans un endroit quelconque ? – Quitte à les reprendre en redescendant dix minutes plus tard. – Mais après le drame, quand nous avons tous accouru, nous les aurions vus ? – Pourquoi… si elle les a mis dans un endroit où l'on ne pouvait pas les voir ? – Où ? – Dans ce vieux vase, par exemple, qui était à portée de sa main, et où il devait y avoir, ainsi que dans les autres, des plantes grasses, ou des plantes prospérant à l'ombre. Elle n'eut qu'à se hausser sur la pointe des pieds, à tendre le bras et à déposer les bijoux sur la terre du vase. Geste tout naturel, dépôt provisoire, et que le hasard et la bêtise des hommes ont rendu définitif. – Comment… définitif ? – Dame ! Les plantes se sont flétries, des feuilles sont tombées qui ont pourri également, et une sorte d'humus s'est formé qui recouvre le dépôt comme la plus inaccessible des cachettes. » D'Erlemont et Antonine se taisaient, impressionnés par tant de certitude paisible : « Comme vous êtes affirmatif ! fit d'Erlemont. – J'affirme, parce que c'est la vérité. Il vous est facile de vous en assurer. » Le marquis hésita. Il était très pâle. Puis il refit le geste accompli par Élisabeth Hornain. Il se haussa sur la pointe des pieds, tendit le bras, fouilla parmi l'agglomération de terreau humide que le temps avait formée au fond du vase, et murmura en frémissant : « Oui… ils sont là… On sent les colliers… les facettes des pierres… les montures qui les relient… Mon Dieu ! quand je pense qu'elle portait ces choses ! » Une telle émotion l'accablait qu'il osait à peine aller jusqu'au bout de son acte. Un à un il tira les colliers. Il y en avait cinq. Malgré tout ce qui les salissait, le rouge des rubis, le vert des émeraudes, le bleu des saphirs éclataient, et des parcelles d'or étincelaient. Il murmura : « Il en manque un… Il y en avait six… » Ayant réfléchi, il répéta : « Oui… il en manque un… il manque le collier de perles que je lui avais donné… C'est étrange, n'est-ce pas ? Celui-ci aurait-il été volé avant qu'elle n'ait déposé les autres ? » Il énonçait les questions sans y attacher beaucoup d'importance, cette dernière énigme lui paraissant insoluble. Mais les regards de Raoul et de Gorgeret se croisèrent. L'inspecteur songeait : « C'est lui qui a subtilisé les perles… se dit l'inspecteur. Il nous joue la comédie du sorcier, alors que, dès ce matin, ou dès hier, il a tout fouillé et prélevé sa part du butin… » Et Raoul hochait la tête et souriait avec un air de dire : « C'est ça mon vieux… Tu as découvert le pot aux roses… Que veux-tu ? faut bien vivre ! » La naïve Antonine, elle, ne fit aucune supposition. Elle aidait le marquis à ranger et à envelopper les colliers de pierres précieuses. Quand ce fut terminé, le marquis d'Erlemont entraîna Raoul vers les ruines. « Continuons, disait-il. Parlez-moi d'elle, de ce qui s'est passé. Comment est-elle morte ? Qui l'a tuée, la malheureuse ? Je n'ai jamais oublié cette mort atroce… Je ne me suis pas remis de ma peine… Je voudrais tant savoir ! » Il interrogeait comme si Raoul détenait entre ses mains la vérité sur toutes choses, ainsi qu'un objet caché sous un voile et qu'on peut découvrir à son gré. Il devait suffire à Raoul de vouloir pour que les ténèbres s'emplissent de lumière et que les révélations les plus extraordinaires sortissent de sa bouche. Ils arrivèrent au terre-plein supérieur, près du tertre où Élisabeth était morte. De là on apercevait tout le château, le parc et la tour d'entrée. Antonine, qui se trouvait tout près de Raoul, chuchota : « Je suis bien heureuse pour parrain et je vous remercie… Mais j'ai peur… – Vous avez peur ? – Oui… peur de Gorgeret… Vous devriez partir ! » Il répondit doucement : « Quel plaisir vous me faites ! Mais il n'y a aucun danger, tant que je n'aurai pas dit tout ce que je sais, tout ce que Gorgeret a tellement envie de savoir ! Dois-je partir avant ? » La sentant rassurée, et le marquis le pressant de questions, Raoul expliqua : « Comment le drame s'est déroulé ? Voyez-vous, monsieur, pour arriver au but, j'ai suivi le chemin contraire à celui que je vous ai fait suivre. Oui, l'évolution de mes réflexions est partie d'un point opposé. Si j'ai conclu qu'il n'y avait peut-être pas de voleur, c'est que j'ai supposé, dès le début, qu'il n'y avait peutêtre pas d'assassin. Et, si j'ai supposé cela, c'est que les circonstances voulaient qu'on n'aurait pas pu ne pas le voir, cet assassin. On ne tue pas devant quarante personnes, en plein jour, en pleine lumière, sans que ces quarante personnes vous voient accomplir votre meurtre. Un coup de feu ? On l'eût entendu. Un coup de massue ? On l'eût vu. Un coup de pierre ? On eût surpris le geste. Or, tout fut invisible et silencieux. Donc il fallait chercher en dehors des causes de mort purement humaines, c'est-à-dire provoquées par la volonté d'un homme. » Le marquis demanda : « La mort, cependant, fut accidentelle ? – La mort fut accidentelle, par conséquent fut l'effet du hasard. Or, les manifestations du hasard sont illimitées et peuvent prendre les formes les plus insolites et les plus exceptionnelles. J'ai été naguère mêlé à une aventure où l'honneur et la fortune d'un homme dépendaient d'un document caché au sommet d'une tour très haute et sans escalier. Un matin, cet homme s'aperçut que les deux extrémités d'une très longue corde pendaient de chaque côté de la tour. J'ai pu établir que cette corde provenait d'un ballon sphérique d'où les passagers, pour se délester au cours de la nuit précédente, avaient jeté tout leur matériel, et le hasard avait fait qu'elle était tombée exactement comme il le fallait pour offrir un moyen d'escalade fort commode. Miracle certes, mais la multiplicité des combinaisons est telle qu'il se produit à chaque heure, dans la nature, des milliers et des milliers de miracles. – Ainsi ?… – Ainsi la mort d'Élisabeth Hornain a été provoquée par un phénomène physique extrêmement fréquent, mais dont les conséquences mortelles sont extrêmement rares. Cette hypothèse s'est présentée à mon esprit après que Valthex eut accusé le berger Gassiou d'avoir lancé une pierre avec sa fronde. Je pensai que Gassiou ne pouvait pas être là, mais qu'une pierre avait pu frapper Élisabeth Hornain, et que c'était même la seule explication plausible de sa mort. – Une pierre lancée du ciel ? dit le marquis non sans ironie. – Pourquoi pas ? – Allons donc ! Qui l'aurait lancée, cette pierre ? – Je vous l'ai dit, cher monsieur : Persée ! » Le marquis l'implora : « Je vous en supplie ne rions pas. – Mais je suis très sérieux, affirma Raoul, et je ne parle qu'à bon escient, en m'appuyant, non pas sur des hypothèses, mais sur des faits incontestables. Chaque jour des millions de ces pierres, bolides, aérolithes, météorites, fragments de planètes dissociées, traversent l'espace à des vitesses vertigineuses, s'enflamment en pénétrant dans l'atmosphère et tombent. Chaque jour il en arrive des tonnes et des tonnes. On en a ramassé des millions, de toutes les formes et de toutes les dimensions. Que l'une d'elles, par un hasard effroyable mais possible, mais déjà constaté, vienne à frapper un être, et c'est la mort, la mort imbécile et parfois incompréhensible. Or… » Après une pause, Raoul précisa : « Or, les averses de projectiles, qui se produisent d'un bout de l'année à l'autre, sont plus fréquentes et plus denses à certaines périodes fixes, et la plus connue est celle qui se produit au mois d'août, exactement du 9 au 14, et qui paraît avoir son point d'origine dans la constellation de Persée. D'où le nom de perséides sous lequel on désigne cette poussière d'étoiles filantes. Et d'où la plaisanterie que je me suis permise en accusant Persée. » Sans laisser au marquis le loisir d'émettre un doute ou une objection, Raoul continua : « Voilà quatre jours qu'un homme à moi, habile et dévoué, saute, la nuit, le mur à l'endroit de la brèche, fouille les ruines dès le matin aux environs de ce tertre, et moi-même, j'y suis venu dès l'aube hier et aujourd'hui. – Vous avez trouvé ? – Oui. » Raoul exhiba une petite boule de la grosseur d'une noix, toute ronde, mais rugueuse, pleine d'aspérités dont les angles auraient été émoussés par la fusion qui avait recouvert la surface d'une sorte d'émail d'un noir brillant. Il s'était à peine interrompu ; il reprit : « Ce projectile, je ne doute pas que les policiers de l'enquête initiale ne l'aient vu, mais nul ne l'a remarqué, car ils cherchaient quelque balle de fusil ou quelque projectile de fabrication humaine. Pour moi, sa présence ici est la preuve indiscutable de la réalité. J'ai d'autres preuves. D'abord, la date même du drame : le 13 août, qui est un des jours où la Terre passe sous l'averse des perséides. Et je vous dirai que cette date du 13 août est un des premiers points de lumière qui aient jailli dans mon esprit. « Et puis, j'ai la preuve irréfutable, celle qui n'est pas seulement une preuve de logique et de raisonnement, mais une preuve scientifique. Hier, j'ai porté cette pierre à Vichy, dans un laboratoire de chimie et de biologie. On y a trouvé, plaqués contre la couche de vernis extérieure, des fragments de tissu humain carbonisés… oui, des fragments de peau et de chair, des cellules arrachées à un être vivant qui se sont carbonisées au contact du projectile enflammé et qui y ont adhéré si indissolublement que le temps n'a pu les faire disparaître. Ces prélèvements sont conservés par le chimiste, et seront l'objet d'un rap- port, en quelque sorte officiel, qui vous sera remis, monsieur d'Erlemont, ainsi qu'au sieur Gorgeret, si ça l'intéresse. » Raoul se tourna vers le sieur Gorgeret. « Du reste, l'affaire est classée par la justice depuis quinze ans, et elle ne sera pas rouverte. Le sieur Gorgeret a pu remarquer certaines coïncidences et découvrir que vous y avez joué un certain rôle. Il n'aura jamais d'autres preuves que les preuves mensongères que lui apporterait Valthex, et il n'osera pas insister sur une aventure où il s'est montré si pitoyable. N'est-ce pas, monsieur Gorgeret ? » Il se planta en face de lui, et comme s'il l'apercevait soudain, il lui lança : « Qu'en dis-tu, mon vieux ? Trouves-tu pas qu'elle tient debout, mon explication, et qu'elle est l'expression même de la vérité ? Pas de vol. Pas d'assassinat. Alors, quoi, tu ne sers plus à rien ? La justice… la police… c'est donc des balivernes ? Un petit jeune homme comme moi, tout simplet, tout gentil, passe à travers l'aventure où vous pataugez, débrouille l'écheveau, ramasse le projectile que nul ne trouva, remet les colliers aussi chiquement que si c'étaient des cailloux enfilés… et s'en va, la tête haute, le sourire aux lèvres, avec le sentiment du devoir accompli. Adieu, mon gros. Bien des choses à Mme Gorgeret, et raconte-lui cette histoire. Ça la distraira, et ça ne pourra qu'ajouter à mon prestige auprès d'elle. Tu me dois bien cela. » Très lentement, l'inspecteur leva son bras et posa sa main pesante sur l'épaule de Raoul, qui parut stupéfié et s'écria : « Hein ? Qu'est-ce que tu fabriques ? Voilà que tu m'arrêtes ? Eh bien, tu en as du culot ! Comment, je fais ton ouvrage, et pour me remercier, les menottes ?… Alors, quoi, qu'est-ce que tu ferais si tu avais en face de toi un cambrioleur au lieu d'un gentleman ? » Gorgeret ne desserra pas les dents. De plus en plus il affectait l'indifférence et le dédain d'un monsieur qui domine les événements et n'a pas à se soucier de ce que les gens peuvent dire ou penser. Que Raoul s'amusât à discourir… tant mieux ! Gorgeret, lui, profitait des discours, enregistrait les révélations, jugeait les arguments, et n'en faisait qu'à sa tête. Enfin, il saisit un gros sifflet qu'il porta calmement à sa bouche et d'où il tira un appel strident dont l'écho se répercuta contre les roches voisines et rebondit dans le couloir de la vallée. Raoul ne dissimula pas son étonnement. « C'est donc sérieux ? » L'inspecteur ricana, avec condescendance : « Tu le demandes ? – Encore une bataille rangée ? – Oui, mais cette fois j'ai pris mon temps et soigné ma préparation. Depuis hier, mon petit, je surveille le domaine, et depuis ce matin je sais que tu t'y caches. Tous les abords du château, tous les murs d'enceinte qui aboutissent à gauche et à droite des ruines et se relient à ce promontoire abrupt, tout cela est gardé. Brigade de gendarmerie, inspecteurs de Paris, commissaires de la région, tout le monde est sur pied. » Le timbre de la cour d'entrée retentit. Gorgeret annonça : « Première vague d'assaut. Dès que cette équipe-là sera introduite, un second coup de sifflet déclenchera l'attaque. Si tu essaies de fuir, on t'abat comme un chien, à coups de fusil. Les ordres sont formels. » Le marquis intervint. « Monsieur l'inspecteur, je n'admets pas qu'on pénètre chez moi sans mon autorisation. Cet homme avait rendez-vous avec moi. Il est mon hôte. Il m'a rendu service. Les portes ne seront pas ouvertes. D'ailleurs j'ai la clef. – On les démolira, monsieur le marquis. – À coups de bélier ? ricana Raoul. À coups de hache ? Tu n'auras pas fini avant la nuit. Et, d'ici là, où serai-je ? – À coups de dynamite ! gronda Gorgeret. – Tu en as dans tes poches ? » Raoul le prit à part. « Deux mots, Gorgeret. Étant donné ma conduite depuis une heure, je pouvais espérer que nous sortirions tous deux d'ici, bras dessus bras dessous, comme deux copains. Puisque tu t'y refuses, je te supplie de renoncer à ton plan d'attaque, de ne pas démolir des portes historiques, et de ne pas m'humilier devant une dame à l'estime de laquelle je tiens infiniment. » Gorgeret l'épia du coin de l'œil et dit : « Tu te fous de moi ? » Raoul fut indigné. « Je ne me fous pas de toi, Gorgeret. Seulement, je désire que tu envisages toutes les conséquences de la bataille. – Je les envisage toutes. – Sauf une ! – Laquelle ? – Si tu t'entêtes, eh bien, dans deux mois… – Dans deux mois ? – Je m'offre un petit voyage de quinze jours avec Zozotte. » Gorgeret se redressa, la figure empourprée, et lui jeta d'une voix sourde : « J'aurai d'abord ta peau ! – Allons-y », s'écria Raoul joyeusement. Et s'adressant à Jean d'Erlemont : « Monsieur, je vous en conjure, accompagnez le sieur Gorgeret, et faites ouvrir toutes grandes les portes du château. Je vous donne ma parole que pas une goutte de sang ne sera versée, et que tout se passera de la façon la plus tranquille et la plus décente – entre gentilshommes. » Raoul avait trop d'autorité sur Jean d'Erlemont pour que celui-ci n'acceptât point une solution, qui, au fond, le tirait d'embarras. « Tu viens, Antonine ? » dit-il en s'en allant. Gorgeret exigea : « Toi aussi, Raoul, viens. – Non, moi, je reste. – Tu espères peut-être te sauver pendant que je serai làbas ? – C'est une chance qu'il te faut courir, Gorgeret. – Alors, je reste aussi… je ne te lâche pas d'une semelle. – Alors, je te ficelle et te bâillonne comme l'autre fois. Choisis. – Enfin que veux-tu ? – Fumer une dernière cigarette avant d'être capturé. » Gorgeret hésita. Mais qu'avait-il à redouter ? Tout était prévu. Aucune fuite possible. Il rejoignit le marquis d'Erlemont. Antonine voulut les suivre, mais n'en eut pas la force. Sa pâle figure trahissait une angoisse extrême. La forme même du sourire avait quitté ses lèvres. « Qu'est-ce que vous avez, mademoiselle ? » lui dit Raoul, doucement. Elle le supplia, avec une expression de détresse. « Mettez-vous à l'abri quelque part… il doit y avoir des cachettes sûres. – Pourquoi me cacher ? – Comment ! Alors, ils vont vous prendre ! – Jamais de la vie. Je vais m'en aller. – Il n'y a pas d'issue. – Ce n'est pas une raison pour que je ne m'en aille pas. – Ils vous tueront. – Et cela vous ferait de la peine ? Vous auriez donc quelque regret s'il arrivait malheur à celui qui vous a outragée, un jour, dans ce château ? Non… ne répondez pas… Nous avons si peu de temps à rester ensemble !… quelques minutes à peine… et je voudrais vous dire tant de choses !… » Sans la toucher, et sans qu'elle en eût conscience, Raoul l'entraînait un peu plus loin, de façon qu'on ne pût les voir de nul endroit du parc. Entre un vaste pan de mur, vestige de l'ancien donjon, et un amas de ruines écroulées, il y avait un espace vide, large de dix mètres peut-être, qui dominait le précipice et qui était bordé par une toute petite murette de pierres sèches. Cela formait comme une pièce isolée, dont la large fenêtre s'ouvrait, par-dessus le gouffre où coulait la rivière, sur un horizon merveilleux de plaines ondulées. Ce fut Antonine qui parla, et d'une voix moins anxieuse : « Je ne sais pas ce qui va advenir… mais j'ai moins peur… et je veux vous remercier de la part de M. d'Erlemont… Il gardera le château, n'est-ce pas, comme vous le lui avez proposé ? – Oui. – Autre chose… je voudrais savoir… et vous seul pouvez me répondre… Le marquis d'Erlemont est mon père ? – Oui. J'ai pris connaissance de la lettre, très explicite, que vous lui avez remise de la part de votre mère. – Je ne doutais guère de la vérité, mais je n'avais aucune preuve. Et cela mettait de la gêne entre nous. Je suis heureuse puisque je pourrai me laisser aller à mon affection. Il est aussi le père de Clara, n'est-ce pas ? – Oui, Clara est votre demi-sœur… – Je le lui dirai. – Je suppose qu'il l'aura deviné. – Je ne le crois pas. En tout cas, ce qu'il fera pour moi, je veux qu'il le fasse pour elle. Un jour, je la verrai, n'est-ce pas ? Qu'elle veuille bien m'écrire… » Elle parlait simplement, sans emphase ni excès de gravité. Un peu de son sourire adorable relevait, de nouveau, le coin de ses lèvres. Raoul frissonna, et ses yeux ne quittaient pas les jolies lèvres. Elle murmura : « Vous l'aimez bien, n'est-ce pas ? » Il dit à voix basse, et en la regardant profondément : « Je l'aime à travers votre souvenir, et avec un regret qui ne s'en ira pas. Ce que j'aime en elle, c'est la première image de la jeune fille qui est entrée chez moi, le jour de son arrivée à Paris. Cette jeune fille a un sourire que je n'oublierai jamais, et quelque chose de spécial qui m'a ému dès le début. C'est cela que j'ai toujours recherché depuis, quand je croyais qu'il n'y avait qu'une femme, qui s'appelait Antonine ou Clara. Maintenant que je sais qu'il y en a deux, j'emporte la jolie image… qui est l'image de mon amour… qui est mon amour lui-même… et que vous ne pouvez me retirer. – Mon Dieu ! dit-elle toute rougissante, est-ce que vous avez le droit de me parler ainsi ? – Oui, puisque nous ne devons plus nous revoir. Le hasard d'une ressemblance fait que nous sommes attachés l'un à l'autre par des liens réels. Depuis que j'aime Clara, c'est vous que j'aime, et il est impossible qu'un peu de son amour, à elle, ne soit pas mêlé d'un peu de votre sympathie… de votre affection… » Elle chuchota, avec un trouble qu'elle n'essayait point de dissimuler : « Allez-vous-en, je vous en supplie. » Il fit un pas vers le parapet. Elle s'effraya. « Mais non ! Mais non ! Pas de ce côté ! – Il n'y a pas d'autre issue. – Mais c'est épouvantable ! Comment ! Mais je ne veux pas !… Non ! non !… Je vous en prie. » Cette menace du terrible danger la transformait. Durant quelques instants elle ne fut plus la même, et son visage exprimait toutes les peurs, toutes les angoisses, et toutes les supplications d'une femme dont les sentiments, ignorés d'elle, sont bouleversés. Cependant des voix montaient du château, du jardin creux peut-être. Est-ce que Gorgeret et ses hommes n'avançaient pas vers les ruines ? « Restez… Restez…, dit-elle, je vous sauverai… Ah ! quelle horreur ! » Raoul avait passé l'une de ses jambes par-dessus le petit mur. « Soyez sans crainte, Antonine… J'ai étudié la paroi de la falaise, et je ne suis peut-être pas le premier qui s'y aventure. Je vous jure que ce n'est qu'un jeu pour moi. » Une fois encore, elle subit son influence au point qu'elle parvint à se dominer. « Souriez-moi, Antonine. » Elle sourit, d'un effort douloureux. « Ah ! dit Raoul, comment voulez-vous qu'il m'arrive quelque chose avec ce sourire dans les yeux ? Faites mieux, Antonine. Pour me sauvegarder, donnez-moi votre main. » Elle était devant lui. Elle tendit sa main, mais avant qu'il ne l'eût baisée, elle la retira, se pencha, demeura ainsi quelques secondes indécise, les paupières à demi closes, et, à la fin, s'inclinant davantage, lui offrit ses lèvres. Le geste fut d'une naïveté charmante, et d'une telle chasteté, que Raoul vit bien qu'elle n'y attachait que l'importance d'une caresse fraternelle, où il y avait un entraînement dont elle ne comprenait pas la cause profonde. Il effleura les douces lèvres qui souriaient et respira la pure haleine de la jeune fille. Elle se releva, étonnée de l'émotion ressentie, chancela sur elle-même, et balbutia : « Allez-vous-en… Je n'ai plus peur… Allez-vous-en… Je n'oublierai pas… » Elle se tourna vers les ruines. Elle n'avait pas le courage de plonger ses yeux dans l'abîme et de voir Raoul, accroché aux aspérités de la falaise. Et, tout en écoutant les voix rudes qui se rapprochaient, elle attendit le signal qu'il ne manquerait pas de lui envoyer pour la prévenir qu'il était sain et sauf. Elle attendit sans trop d'effroi, certaine que Raoul réussirait. Au-dessous du terre-plein, des silhouettes passèrent, qui se baissaient et battaient les fourrés. Le marquis appela : « Antonine !… Antonine !… » Quelques minutes s'écoulèrent. Son cœur se serrait. Puis il y eut un bruit d'auto dans la vallée, et un bruit de sirène qui chantait joyeusement d'écho en écho. Elle murmura, son beau sourire atténué de mélancolie, et les yeux pleins de larmes : « Adieu !… Adieu !… » À vingt kilomètres de là, Clara se morfondait dans une chambre d'auberge. Elle se jeta sur lui, toute fiévreuse : « Tu l'as vue ? – Demande-moi d'abord, dit-il en riant, si j'ai vu Gorgeret et comment j'ai pu me soustraire à sa redoutable étreinte. Ce fut rude. Mais j'ai bien joué ma partie. – Et elle ?… Parle-moi d'elle… – J'ai retrouvé les colliers… et le projectile… – Mais elle ?… Tu l'as vue ? Avoue-le ? – Qui ?… Ah ! Antonine Gautier ?… Ma foi, oui, elle se trouvait là… un hasard. – Tu lui as parlé ? – Non… non… C'est elle qui m'a parlé. – De quoi ? – Oh ! de toi, uniquement de toi, elle a deviné que tu étais sa sœur, et elle désire te voir un jour ou l'autre… – Elle me ressemble ? – Oui… Non… Vaguement en tout cas. Je vais te raconter tout cela par le menu, ma chérie. » Elle ne lui laissa rien raconter ce jour-là. Mais, de temps à autre, dans l'automobile qui les emmenait vers l'Espagne, elle posait une question : « Elle est jolie ? Mieux que moi, ou moins bien ? Une beauté de provinciale, n'est-ce pas ? » Raoul répondait de son mieux, un peu distraitement parfois. Il évoquait, au fond de lui, avec un plaisir ineffable, la façon dont il avait échappé à Gorgeret. En vérité, le destin lui était favorable. Cette évasion romantique, et qu'il n'avait réellement pas préparée, ignorant la manœuvre de Gorgeret, cette évasion à travers l'espace avait grande allure ! Et quelle douce récompense que le baiser de la vierge au frais sourire !… « Antonine ! Antonine ! » répétait-il en lui-même. Valthex annonça des révélations sensationnelles. Mais il ne les fit point, ayant changé d'avis. D'ailleurs, Gorgeret découvrit contre lui des charges tellement précises concernant deux crimes où la culpabilité de Valthex, alias le grand Paul, était démontrée, que le bandit s'affola. Un matin, on le trouva pendu. De son côté, l'Arabe ne toucha jamais le prix de sa délation. Complice de ces deux crimes, il fut condamné aux travaux forcés et mourut au cours d'une tentative de fuite. Peut-être n'est-il pas inutile de noter que, trois mois plus tard, Zozotte Gorgeret fit une fugue de quinze jours à la suite de laquelle elle réintégra le domicile conjugal sans donner la moindre explication à Gorgeret. « C'est à prendre ou à laisser, lui dit-elle. Veux-tu de moi ? » Jamais elle n'avait été plus séduisante qu'au retour de cette expédition. Ses yeux étaient brillants. Elle rayonnait de bonheur. Gorgeret, ébloui, ouvrit les bras en demandant pardon. Un autre fait, digne d'intérêt, doit être relaté. Quelques mois après, exactement à la fin du sixième mois qui suivit l'époque où la reine Olga avait quitté Paris en compagnie du roi, les cloches du royaume danubien de Borostyrie sonnèrent à toute volée pour annoncer un événement considérable. Au bout de dix ans d'attente, alors qu'aucun espoir ne demeurait, la reine Olga venait de mettre au monde un héritier. Le roi parut au balcon et présenta l'enfant à la foule délirante. Sa Majesté rayonnait de joie et de légitime fierté. L'avenir de la race était assuré… Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène cambrioleur Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la ha- 1913 1912 1908 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux che – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (L'Auto 1939) 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 Maurice Leblanc ARSÈNE LUPIN GENTLEMAN-CAMBRIOLEUR (1907) L'arrestation d'Arsène Lupin L'étrange voyage ! Il avait si bien commencé cependant ! Pour ma part, je n'en fis jamais qui s'annonçât sous de plus heureux auspices. La Provence est un transatlantique rapide, confortable, commandé par le plus affable des hommes. La société la plus choisie s'y trouvait réunie. Des relations se formaient, des divertissements s'organisaient. Nous avions cette impression exquise d'être séparés du monde, réduits à nousmêmes comme sur une île inconnue, obligés par conséquent, de nous rapprocher les uns des autres. Et nous nous rapprochions… Avez-vous jamais songé à ce qu'il y a d'original et d'imprévu dans ce groupement d'êtres qui, la veille encore, ne se connaissaient pas, et qui, durant quelques jours, entre le ciel infini et la mer immense, vont vivre de la vie la plus intime, ensemble vont défier les colères de l'Océan, l'assaut terrifiant des vagues et le calme sournois de l'eau endormie ? C'est, au fond, vécue en une sorte de raccourci tragique, la vie elle-même, avec ses orages et ses grandeurs, sa monotonie et sa diversité, et voilà pourquoi, peut-être, on goûte avec une hâte fiévreuse et une volupté d'autant plus intense ce court voyage dont on aperçoit la fin du moment même où il commence. Mais, depuis plusieurs années, quelque chose se passe qui ajoute singulièrement aux émotions de la traversée. La petite île flottante dépend encore de ce monde dont on se croyait affranchi. Un lien subsiste, qui ne se dénoue que peu à peu, en plein Océan, et peu à peu, en plein Océan, se renoue. Le télégraphe sans fil ! appels d'un autre univers d'où l'on recevrait des nouvelles de la façon la plus mystérieuse qui soit ! L'imagination n'a plus la ressource d'évoquer des fils de fer au creux desquels glisse l'invisible message. Le mystère est plus insondable encore, plus poétique aussi, et c'est aux ailes du vent qu'il faut recourir pour expliquer ce nouveau miracle. Ainsi, les premières heures, nous sentîmes-nous suivis, escortés, précédés même par cette voix lointaine qui, de temps en temps, chuchotait à l'un de nous quelques paroles de là-bas. Deux amis me parlèrent. Dix autres, vingt autres nous envoyèrent à tous, à travers l'espace, leurs adieux attristés ou souriants. Or, le second jour, à cinq cents milles des côtes françaises, par un après-midi orageux, le télégraphe sans fil nous transmettait une dépêche dont voici la teneur : « Arsène Lupin à votre bord, première classe, cheveux blonds, blessure avant-bras droit, voyage seul, sous le nom de R… » À ce moment précis, un coup de tonnerre violent éclata dans le ciel sombre. Les ondes électriques furent interrompues. Le reste de la dépêche ne nous parvint pas. Du nom sous lequel se cachait Arsène Lupin, on ne sut que l'initiale. S'il se fût agi de toute autre nouvelle, je ne doute point que le secret en eût été scrupuleusement gardé par les employés du poste télégraphique, ainsi que par le commissaire du bord et par le commandant. Mais il est de ces événements qui semblent forcer la discrétion la plus rigoureuse. Le jour même, sans qu'on pût dire comment la chose avait été ébruitée, nous savions tous que le fameux Arsène Lupin se cachait parmi nous. Arsène Lupin parmi nous ! l'insaisissable cambrioleur dont on racontait les prouesses dans tous les journaux depuis des mois ! l'énigmatique personnage avec qui le vieux Ganimard, notre meilleur policier, avait engagé ce duel à mort dont les péripéties se déroulaient de façon si pittoresque ! Arsène Lupin, le fantaisiste gentleman qui n'opère que dans les châteaux et les salons, et qui, une nuit, où il avait pénétré chez le baron Schormann, en était parti les mains vides et avait laissé sa carte, ornée de cette formule : « Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur, reviendra quand les meubles seront authentiques. » Arsène Lupin, l'homme aux mille déguisements : tour à tour chauffeur, ténor, bookmaker, fils de famille, adolescent, vieillard, commisvoyageur marseillais, médecin russe, torero espagnol ! Qu'on se rende bien compte de ceci : Arsène Lupin allant et venant dans le cadre relativement restreint d'un transatlantique, que dis-je ! dans ce petit coin des premières où l'on se retrouvait à tout instant, dans cette salle à manger, dans ce salon, dans ce fumoir ! Arsène Lupin, c'était peut-être ce monsieur… ou celui-là… mon voisin de table… mon compagnon de cabine… – Et cela va durer encore cinq fois vingt-quatre heures ! s'écria le lendemain miss Nelly Underdown, mais c'est intolérable ! J'espère bien qu'on va l'arrêter. Et s'adressant à moi : – Voyons, vous, monsieur d'Andrésy, qui êtes déjà au mieux avec le commandant, vous ne savez rien ? J'aurais bien voulu savoir quelque chose pour plaire à miss Nelly ! C'était une de ces magnifiques créatures qui, partout où elles sont, occupent aussitôt la place la plus en vue. Leur beauté autant que leur fortune éblouit. Elles ont une cour, des fervents, des enthousiastes. Élevée à Paris par une mère française, elle rejoignait son père, le richissime Underdown, de Chicago. Une de ses amies, lady Jerland, l'accompagnait. Dès la première heure, j'avais posé ma candidature de flirt. Mais dans l'intimité rapide du voyage, tout de suite son charme m'avait troublé, et je me sentais un peu trop ému pour un flirt quand ses grands yeux noirs rencontraient les miens. Cependant, elle accueillait mes hommages avec une certaine faveur. Elle daignait rire de mes bons mots et s'intéresser à mes anecdotes. Une vague sympathie semblait répondre à l'empressement que je lui témoignais. Un seul rival peut-être m'eût inquiété, un assez beau garçon, élégant, réservé, dont elle paraissait quelquefois préférer l'humeur taciturne à mes façons plus « en dehors » de Parisien. Il faisait justement partie du groupe d'admirateurs qui entourait miss Nelly, lorsqu'elle m'interrogea. Nous étions sur le pont, agréablement installés dans des rocking-chairs. L'orage de la veille avait éclairci le ciel. L'heure était délicieuse. – Je ne sais rien de précis, mademoiselle, lui répondis-je, mais est-il impossible de conduire nous-mêmes notre enquête, tout aussi bien que le ferait le vieux Ganimard, l'ennemi personnel d'Arsène Lupin ? – Oh ! oh ! vous vous avancez beaucoup ! – En quoi donc ? Le problème est-il si compliqué ? – Très compliqué. – C'est que vous oubliez les éléments que nous avons pour le résoudre. – Quels éléments ? – 1. Lupin se fait appeler monsieur R… – Signalement un peu vague. – 2. Il voyage seul. – Si cette particularité vous suffit. – 3. Il est blond. – Et alors ? – Alors nous n'avons plus qu'à consulter la liste des passagers et à procéder par élimination. J'avais cette liste dans ma poche. Je la pris et la parcourus. – Je note d'abord qu'il n'y a que treize personnes que leur initiale désigne à notre attention. – Treize seulement ? – En première classe, oui. Sur ces treize messieurs R…, comme vous pouvez vous en assurer, neuf sont accompagnés de femmes, d'enfants ou de domestiques. Restent quatre personnages isolés : le marquis de Kaverdan… – Secrétaire d'ambassade, interrompit miss Nelly, je le connais. – Le major Rawson… – C'est mon oncle, dit quelqu'un. – M. Rivolta… – Présent, s'écria l'un de nous, un Italien dont la figure disparaissait sous une barbe du plus beau noir. Miss Nelly éclata de rire. – Monsieur n'est pas précisément blond. – Alors, repris-je, nous sommes obligés de conclure que le coupable est le dernier de la liste. – C'est-à-dire ? – C'est-à-dire M. Rozaine. Quelqu'un connaît-il M. Rozaine ? On se tut. Mais miss Nelly, interpellant le jeune homme taciturne dont l'assiduité près d'elle me tourmentait, lui dit : – Eh bien, monsieur Rozaine, vous ne répondez pas ? On tourna les yeux vers lui. Il était blond. Avouons-le, je sentis comme un petit choc au fond de moi. Et le silence gêné qui pesa sur nous m'indiqua que les autres assistants éprouvaient aussi cette sorte de suffocation. C'était absurde d'ailleurs, car enfin rien dans les allures de ce monsieur ne permettait qu'on le suspectât. – Pourquoi je ne réponds pas ? dit-il, mais parce que, vu mon nom, ma qualité de voyageur isolé et la couleur de mes cheveux, j'ai déjà procédé à une enquête analogue et que je suis arrivé au même résultat. Je suis donc d'avis qu'on m'arrête. Il avait un drôle d'air, en prononçant ces paroles. Ses lèvres minces comme deux traits inflexibles s'amincirent encore et pâlirent. Des filets de sang strièrent ses yeux. Certes, il plaisantait. Pourtant sa physionomie, son attitude nous impressionnèrent. Naïvement, miss Nelly demanda : – Mais vous n'avez pas de blessure ? – Il est vrai, dit-il, la blessure manque. D'un geste nerveux il releva sa manchette et découvrit son bras. Mais aussitôt une idée me frappa. Mes yeux croisèrent ceux de miss Nelly : il avait montré le bras gauche. Et, ma foi, j'allais en faire nettement la remarque, quand un incident détourna notre attention. Lady Jerland, l'amie de miss Nelly, arrivait en courant. Elle était bouleversée. On s'empressa autour d'elle, et ce n'est qu'après bien des efforts qu'elle réussit à balbutier : – Mes bijoux, mes perles !… on a tout pris !… Non, on n'avait pas tout pris, comme nous le sûmes par la suite ; chose bien plus curieuse : on avait choisi ! De l'étoile en diamants, du pendentif en cabochons de rubis, des colliers et des bracelets brisés, on avait enlevé, non point les pierres les plus grosses, mais les plus fines, les plus précieuses, celles, aurait-on dit, qui avaient le plus de valeur en tenant le moins de place. Les montures gisaient là, sur la table. Je les vis, tous nous les vîmes, dépouillées de leurs joyaux comme des fleurs dont on eût arraché les beaux pétales étincelants et colorés. Et pour exécuter ce travail, il avait fallu, pendant l'heure où lady Jerland prenait le thé, il avait fallu, en plein jour, et dans un couloir fréquenté, fracturer la porte de la cabine, trouver un petit sac dissimulé à dessein au fond d'un carton à chapeau, l'ouvrir et choisir ! Il n'y eut qu'un cri parmi nous. Il n'y eut qu'une opinion parmi tous les passagers, lorsque le vol fut connu : c'est Arsène Lupin. Et de fait, c'était bien sa manière compliquée, mystérieuse, inconcevable… et logique cependant, car, s'il était difficile de receler la masse encombrante qu'eût formée l'ensemble des bijoux, combien moindre était l'embarras avec de petites choses indépendantes les unes des autres, perles, émeraudes et saphirs ! Et au dîner, il se passa ceci : à droite et à gauche de Rozaine, les deux places restèrent vides. Et le soir on sut qu'il avait été convoqué par le commandant. Son arrestation, que personne ne mit en doute, causa un véritable soulagement. On respirait enfin. Ce soir-là on joua aux petits jeux. On dansa. Miss Nelly, surtout, montra une gaieté étourdissante qui me fit voir que si les hommages de Rozaine avaient pu lui agréer au début, elle ne s'en souvenait guère. Sa grâce acheva de me conquérir. Vers minuit, à la clarté sereine de la lune, je lui affirmai mon dévouement avec une émotion qui ne parut pas lui déplaire. Mais le lendemain, à la stupeur générale, on apprit que, les charges relevées contre lui n'étant pas suffisantes, Rozaine était libre. Fils d'un négociant considérable de Bordeaux, il avait exhibé des papiers parfaitement en règle. En outre, ses bras n'offraient pas la moindre trace de blessure. – Des papiers ! des actes de naissance ! s'écrièrent les ennemis de Rozaine, mais Arsène Lupin vous en fournira tant que vous voudrez ! Quant à la blessure, c'est qu'il n'en a pas reçu… ou qu'il en a effacé la trace ! On leur objectait qu'à l'heure du vol, Rozaine – c'était démontré – se promenait sur le pont. À quoi ils ripostaient : – Est-ce qu'un homme de la trempe d'Arsène Lupin a besoin d'assister au vol qu'il commet ? Et puis, en dehors de toute considération étrangère, il y avait un point sur lequel les plus sceptiques ne pouvaient épiloguer. Qui, sauf Rozaine, voyageait seul, était blond, et portait un nom commençant par R ? Qui le télégramme désignait-il, si ce n'était Rozaine ? Et quand Rozaine, quelques minutes avant le déjeuner, se dirigea audacieusement vers notre groupe, miss Nelly et lady Jerland se levèrent et s'éloignèrent. C'était bel et bien de la peur. Une heure plus tard, une circulaire manuscrite passait de main en main parmi les employés du bord, les matelots, les voyageurs de toutes classes : M. Louis Rozaine promettait une somme de dix mille francs à qui démasquerait Arsène Lupin, ou trouverait le possesseur des pierres dérobées. – Et si personne ne me vient en aide contre ce bandit, déclara Rozaine au commandant, moi, je lui ferai son affaire. Rozaine contre Arsène Lupin, ou plutôt, selon le mot qui courut, Arsène Lupin lui-même contre Arsène Lupin, la lutte ne manquait pas d'intérêt ! Elle se prolongea durant deux journées. On vit Rozaine errer de droite et de gauche, se mêler au personnel, interroger, fureter. On aperçut son ombre, la nuit, qui rôdait. De son côté, le commandant déploya l'énergie la plus active. Du haut en bas, en tous les coins, la Provence fut fouillée. On perquisitionna dans toutes les cabines, sans exception, sous le prétexte fort juste que les objets étaient cachés dans n'importe quel endroit, sauf dans la cabine du coupable. – On finira bien par découvrir quelque chose, n'est-ce pas ? me demandait miss Nelly. Tout sorcier qu'il soit, il ne peut faire que des diamants et des perles deviennent invisibles. – Mais si, lui répondis-je, ou alors il faudrait explorer la coiffe de nos chapeaux, la doublure de nos vestes, et tout ce que nous portons sur nous. Et lui montrant mon Kodak, un 9 x 12 avec lequel je ne me lassais pas de la photographier dans les attitudes les plus diverses : – Rien que dans un appareil pas plus grand que celui-ci, ne pensez-vous pas qu'il y aurait place pour toutes les pierres précieuses de lady Jeriand ? On affecte de prendre des vues et le tour est joué. – Mais cependant j'ai entendu dire qu'il n'y a point de voleur qui ne laisse derrière lui un indice quelconque. – Il y en a un : Arsène Lupin. – Pourquoi ? – Pourquoi ? parce qu'il ne pense pas seulement au vol qu'il commet, mais à toutes les circonstances qui pourraient le dénoncer. – Au début, vous étiez plus confiant. – Mais depuis, je l'ai vu à l'œuvre. – Et alors, selon vous ? – Selon moi, on perd son temps. Et de fait, les investigations ne donnaient aucun résultat, ou du moins, celui qu'elles donnèrent ne correspondait pas à l'effort général : la montre du commandant lui fut volée. Furieux, il redoubla d'ardeur et surveilla de plus près encore Rozaine avec qui il avait eu plusieurs entrevues. Le lendemain, ironie charmante, on retrouvait la montre parmi les faux cols du commandant en second. Tout cela avait un air de prodige, et dénonçait bien la manière humoristique d'Arsène Lupin, cambrioleur, soit, mais dilettante aussi. Il travaillait par goût et par vocation, certes, mais par amusement aussi. Il donnait l'impression du monsieur qui se divertit à la pièce qu'il fait jouer, et qui dans la coulisse, rit à gorge déployée de ses traits d'esprit, et des situations qu'il imagine. Décidément, c'était un artiste en son genre, et quand j'observais Rozaine, sombre et opiniâtre, et que je songeais au double rôle que tenait sans doute ce curieux personnage, je ne pouvais en parler sans une certaine admiration. Or, l'avant-dernière nuit, l'officier de quart entendit des gémissements à l'endroit le plus obscur du pont. Il s'approcha. Un homme était étendu, la tête enveloppée dans une écharpe grise très épaisse, les poignets ficelés à l'aide d'une fine cordelette. On le délivra de ses liens. On le releva, des soins lui furent prodigués. Cet homme, c'était Rozaine. C'était Rozaine assailli au cours d'une de ses expéditions, terrassé et dépouillé. Une carte de visite fixée par une épingle à son vêtement portait ces mots : « Arsène Lupin accepte avec reconnaissance les dix mille francs de M. Rozaine. » En réalité, le portefeuille dérobé contenait vingt billets de mille. Naturellement, on accusa le malheureux d'avoir simulé cette attaque contre lui-même. Mais, outre qu'il lui eût été impossible de se lier de cette façon, il fut établi que l'écriture de la carte différait absolument d l'écriture de Rozaine, et ressemblait au contraire, à s'y méprendre, à celle d'Arsène Lupin, telle que la reproduisait un ancien journal trouvé à bord. Ainsi donc, Rozaine n'était plus Arsène Lupin. Rozaine était Rozaine fils d'un négociant de Bordeaux ! Et la présence d'Arsène Lupin s'affirmait une fois de plus, et par quel acte redoutable ! Ce fut la terreur. On n'osa plus rester seul dans sa cabine, et pas davantage s'aventurer seul aux endroits trop écartés. Prudemment on se groupait entre gens sûrs les uns des autres. Et encore, une méfiance instinctive divisait les plus intimes. C'est que la menace ne provenait pas d'un individu isolé, et par là même moins dangereux. Arsène Lupin maintenant c'était… c'était tout le monde. Notre imagination surexcitée lui attribuait un pouvoir miraculeux et illimité. On le supposait capable de prendre les déguisements les plus inattendus, d'être tour à tour le respectable major Rawson ou le noble marquis de Raverdan, ou même car on ne s'arrêtait plus à l'initiale accusatrice, ou même telle ou telle personne connue de tous, ayant femme, enfants, domestiques. Les premières dépêches sans fil n'apportèrent aucune nouvelle. Du moins le commandant ne nous en fit point part, et un tel silence n'était pas pour nous rassurer. Aussi, le dernier jour parut-il interminable. On vivait dans l'attente anxieuse d'un malheur. Cette fois, ce ne serait plus un vol, ce ne serait plus une simple agression, ce serait le crime, le meurtre. On n'admettait pas qu'Arsène Lupin s'en tînt à ces deux larcins insignifiants. Maître absolu du navire, les autorités réduites à l'impuissance, il n'avait qu'à vouloir, tout lui était permis, il disposait des biens et des existences. Heures délicieuses pour moi, je l'avoue, car elles me valurent la confiance de miss Nelly. Impressionnée par tant d'événements, de nature déjà inquiète, elle chercha spontanément à mes côtés une protection, une sécurité que j'étais heureux de lui offrir. Au fond, je bénissais Arsène Lupin. N'était-ce pas lui qui nous rapprochait ? N'était-ce pas grâce à lui que j'avais le droit de m'abandonner aux plus beaux rêves ? Rêves d'amour et rêves moins chimériques, pourquoi ne pas le confesser ? Les Andrésy sont de bonne souche poitevine, mais leur blason est quelque peu dédoré, et il ne me paraît pas indigne d'un gentilhomme de songer à rendre à son nom le lustre perdu. Et ces rêves, je le sentais, n'offusquaient point Nelly. Ses yeux souriants m'autorisaient à les faire. La douceur de sa voix me disait d'espérer. Et jusqu'au dernier moment, accoudés au bastingage, nous restâmes l'un près de l'autre, tandis que la ligne des côtes américaines voguait au-devant de nous. On avait interrompu les perquisitions. On attendait. Depuis les premières jusqu'à l'entrepont où grouillaient les émigrants, on attendait la minute suprême où s'expliquerait enfin l'insoluble énigme. Qui était Arsène Lupin ? Sous quel nom, sous quel masque se cachait le fameux Arsène Lupin ? Et cette minute suprême arriva. Dussé-je vivre cent ans, je n'en oublierais pas le plus infime détail. – Comme vous êtes pâle, miss Nelly, dis-je à ma compagne qui s'appuyait à mon bras, toute défaillante. – Et vous ! me répondit-elle, ah ! vous êtes si changé ! – Songez donc ! cette minute est passionnante, et je suis heureux de la vivre auprès de vous, miss Nelly. Il me semble que votre souvenir s'attardera quelquefois… Elle n'écoutait pas, haletante et fiévreuse. La passerelle s'abattit. Mais avant que nous eussions la liberté de la franchir, des gens montèrent à bord, des douaniers, des hommes en uniforme, des facteurs. Miss Nelly balbutia : – On s'apercevrait qu'Arsène Lupin s'est échappé pendant la traversée que je n'en serais pas surprise. – Il a peut-être préféré la mort au déshonneur, et plongé dans l'Atlantique plutôt que d'être arrêté. – Ne riez pas, fit-elle, agacée. Soudain, je tressaillis, et, comme elle me questionnait, je lui dis : – Vous voyez ce vieux petit homme debout à l'extrémité de la passerelle… – Avec un parapluie et une redingote vert-olive ? – C'est Ganimard. – Ganimard ? – Oui, le célèbre policier, celui qui a juré qu'Arsène Lupin serait arrêté de sa propre main. Ah ! je comprends que l'on n'ait pas eu de renseignements de ce côté de l'Océan. Ganimard était là. Il aime bien que personne ne s'occupe de ses petites affaires. – Alors Arsène Lupin est sûr d'être surpris ? – Qui sait ? Ganimard ne l'a jamais vu, paraît-il, que grimé et déguisé. À moins qu'il ne connaisse son nom d'emprunt… – Ah ! dit-elle, avec cette curiosité un peu cruelle de la femme, si je pouvais assister à l'arrestation ! – Patientons. Certainement Arsène Lupin a déjà remarqué la présence de son ennemi. Il préférera sortir parmi les derniers, quand l'œil du vieux sera fatigué. Le débarquement commença. Appuyé sur son parapluie, l'air indifférent, Ganimard ne semblait pas prêter attention à la foule qui se pressait entre les deux balustrades. Je notai qu'un officier du bord, posté derrière lui, le renseignait de temps à autre. Le marquis de Raverdan, le major Rawson, l'Italien Rivolta défilèrent, et d'autres, et beaucoup d'autres… Et j'aperçus Rozaine qui s'approchait. Pauvre Rozaine ! Il ne paraissait pas remis de ses mésaventures ! – C'est peut-être lui tout de même, me dit miss Nelly… Qu'en pensez-vous ? – Je pense qu'il serait fort intéressant d'avoir sur une même photographie Ganimard et Rozaine. Prenez donc mon appareil, je suis si chargé. Je le lui donnai, mais trop tard pour qu'elle s'en servît. Rozaine passait. L'officier se pencha à l'oreille de Ganimard, celuici haussa légèrement les épaules, et Rozaine passa. Mais alors, mon Dieu, qui était Arsène Lupin ? – Oui, fit-elle à haute voix, qui est-ce ? Il n'y avait plus qu'une vingtaine de personnes. Elle les observait tour à tour avec la crainte confuse qu'il ne fût pas, lui, au nombre de ces vingt personnes. Je lui dis : – Nous ne pouvons attendre plus longtemps. Elle s'avança. Je la suivis. Mais nous n'avions pas fait dix pas que Ganimard nous barra le passage. – Eh bien, quoi ? m'écriai-je. – Un instant, monsieur, qui vous presse ? – J'accompagne mademoiselle. – Un instant, répéta-t-il d'une voix plus impérieuse. Il me dévisagea profondément, puis il me dit, les yeux dans les yeux : – Arsène Lupin, n'est-ce pas ? Je me mis à rire. – Non, Bernard d'Andrésy, tout simplement. – Bernard d'Andrésy est mort il y a trois ans en Macédoine. – Si Bernard d'Andrésy était mort, je ne serais plus de ce monde. Et ce n'est pas le cas. Voici mes papiers. – Ce sont les siens. Comment les avez-vous, c'est ce que j'aurai le plaisir de vous expliquer. – Mais vous êtes fou ! Arsène Lupin s'est embarqué sous le nom de R. – Oui, encore un truc de vous, une fausse piste sur laquelle vous les avez lancés, là-bas ! Ah ! vous êtes d'une jolie force, mon gaillard. Mais cette fois, la chance a tourné. Voyons, Lupin, montre-toi beau joueur. J'hésitai une seconde. D'un coup sec il me frappa sur l'avant-bras droit. Je poussai un cri de douleur. Il avait frappé sur la blessure encore mal fermée que signalait le télégramme. Allons, il fallait se résigner. Je me tournai vers miss Nelly. Elle écoutait, livide, chancelante. Son regard rencontra le mien, puis s'abaissa sur le kodak que je lui avais remis. Elle fit un geste brusque, et j'eus l'impression, j'eus la certitude qu'elle comprenait tout à coup. Oui, c'était là, entre les parois étroites de chagrin noir, au creux du petit objet que j'avais eu la précaution de déposer entre ses mains avant que Ganimard ne m'arrêtât, c'était bien là que se trouvaient les vingt mille francs de Rozaine, les perles et les diamants de lady Jerland. Ah ! je le jure, à ce moment solennel, alors que Ganimard et deux de ses acolytes m'entouraient, tout me fut indifférent, mon arrestation, l'hostilité des gens, tout, hors ceci : la résolution qu'allait prendre miss Nelly au sujet de ce que je lui avais confié. Que l'on eût contre moi cette preuve matérielle et décisive, je ne songeais même pas à le redouter, mais cette preuve, miss Nelly se déciderait-elle à la fournir ? Serais-je trahi par elle ? perdu par elle ? Agirait-elle en ennemie qui ne pardonne pas, ou bien en femme qui se souvient et dont le mépris s'adoucit d'un peu d'indulgence, d'un peu de sympathie involontaire ? Elle passa devant moi. Je la saluai très bas, sans un mot. Mêlée aux autres voyageurs, elle se dirigea vers la passerelle, mon Kodak à la main. Sans doute, pensai-je, elle n'ose pas, en public. C'est dans une heure, dans un instant, qu'elle le donnera. Mais arrivée au milieu de la passerelle, par un mouvement de maladresse simulée, elle le laissa tomber dans l'eau, entre le mur du quai et le flanc du navire. Puis, je la vis s'éloigner. Sa jolie silhouette se perdit dans la foule, m'apparut de nouveau et disparut. C'était fini, fini pour jamais. Un instant, je restai immobile, triste à la fois et pénétré d'un doux attendrissement, puis, je soupirai, au grand étonnement de Ganimard : – Dommage, tout de même, de ne pas être un honnête homme… C'était ainsi qu'un soir d'hiver, Arsène Lupin me raconta l'histoire de son arrestation. Le hasard d'incidents dont j'écrirai quelque jour le récit avait noué entre nous des liens… dirais-je d'amitié ? Oui, j'ose croire qu'Arsène Lupin m'honore de quelque amitié, et que c'est par amitié qu'il arrive parfois chez moi à l'improviste, apportant, dans le silence de mon cabinet de travail, sa gaieté juvénile, le rayonnement de sa vie ardente, sa belle humeur d'homme pour qui la destinée n'a que faveurs et sourires. Son portrait ? Comment pourrais-je le faire ? Vingt fois j'ai vu Arsène Lupin, et vingt fois c'est un être différent qui m'est apparu… ou plutôt, le même être dont vingt miroirs m'auraient renvoyé autant d'images déformées, chacune ayant ses yeux particuliers, sa forme spéciale de figure, son geste propre, sa silhouette et son caractère. – Moi-même, me dit-il, je ne sais plus bien qui je suis. Dans une glace je ne me reconnais plus. Boutade, certes, et paradoxe, mais vérité à l'égard de ceux qui le rencontrent et qui ignorent ses ressources infinies, sa patience, son art du maquillage, sa prodigieuse faculté de trans- former jusqu'aux proportions de son visage, et d'altérer le rapport même de ses traits entre eux. – Pourquoi, dit-il encore, aurais-je une apparence définie ? Pourquoi ne pas éviter ce danger d'une personnalité toujours identique ? Mes actes me désignent suffisamment. Et il précise, avec une pointe d'orgueil : – Tant mieux si l'on ne peut jamais dire en toute certitude : Voici Arsène Lupin. L'essentiel est qu'on dise sans crainte d'erreur : Arsène Lupin a fait cela. Ce sont quelques-uns de ces actes, quelques-unes de ces aventures que j'essaie de reconstituer, d'après les confidences dont il eut la bonne grâce de me favoriser, certains soirs d'hiver, dans le silence de mon cabinet de travail… Arsène Lupin en prison Il n'est point de touriste digne de ce nom qui ne connaisse les bords de la Seine, et qui n'ait remarqué, en allant des ruines de Jumièges aux ruines de Saint-Wandrille, l'étrange petit château féodal du Malaquis, si fièrement campé sur sa roche, en pleine rivière. L'arche d'un pont le relie à la route. La base de ses tourelles sombres se confond avec le granit qui le supporte, bloc énorme détaché d'on ne sait quelle montagne et jeté là par quelque formidable convulsion. Tout autour, l'eau calme du grand fleuve joue parmi les roseaux, et des bergeronnettes tremblent sur la crête humide des cailloux. L'histoire du Malaquis est rude comme son nom, revêche comme sa silhouette. Ce ne fut que combats, sièges, assauts, rapines et massacres. Aux veillées du pays de Caux, on évoque en frissonnant les crimes qui s'y commirent. On raconte de mystérieuses légendes. On parle du fameux souterrain qui conduisait jadis à l'abbaye de Jumièges et au manoir d'Agnès Sorel, la belle amie de Charles VII. Dans cet ancien repaire de héros et de brigands, habite le baron Nathan Cahorn, le baron Satan, comme on l'appelait jadis à la Bourse où il s'est enrichi un peu trop brusquement. Les seigneurs du Malaquis, ruinés, ont dû lui vendre, pour un morceau de pain, la demeure de leurs ancêtres. Il y a installé ses admirables collections de meubles et de tableaux, de faïences et de bois sculptés. Il y vit seul, avec trois vieux domestiques. Nul n'y pénètre jamais. Nul n'a jamais contemplé dans le décor de ces sal- les antiques les trois Rubens, qu'il possède, ses deux Watteau, sa chaire de Jean Goujon, et tant d'autres merveilles arrachées à coups de billets de banque aux plus riches habitués des ventes publiques. Le baron Satan a peur. Il a peur non point pour lui, mais pour les trésors accumulés avec une passion si tenace et la perspicacité d'un amateur que les plus madrés des marchands ne peuvent se vanter d'avoir induit en erreur. Il les aime. Il les aime âprement, comme un avare ; jalousement, comme un amoureux. Chaque jour, au coucher du soleil, les quatre portes bardées de fer, qui commandent les deux extrémités du pont et l'entrée de la cour d'honneur, sont fermées et verrouillées. Au moindre choc, des sonneries électriques vibreraient dans le silence. Du côté de la Seine, rien à craindre : le roc s'y dresse à pie. Or, un vendredi de septembre, le facteur se présenta comme d'ordinaire à la tête de pont. Et, selon la règle quotidienne, ce fut le baron qui entrebâilla le lourd battant. Il examina l'homme aussi minutieusement que s'il ne connaissait pas déjà, depuis des années, cette bonne face réjouie et ces yeux narquois de paysan, et l'homme lui dit en riant : – C'est toujours moi, monsieur le baron. Je ne suis pas un autre qui aurait pris ma blouse et ma casquette. – Sait-on Jamais ? murmura Cahorn. Le facteur lui remit une pile de journaux. Puis il ajouta : – Et maintenant, monsieur le baron, il y a du nouveau. – Du nouveau ? – Une lettre… et recommandée, encore. Isolé, sans ami ni personne qui s'intéressât à lui, jamais le baron ne recevait de lettre, et tout de suite cela lui parut un événement de mauvais augure dont il y avait lieu de s'inquiéter. Quel était ce mystérieux correspondant qui venait le relancer dans sa retraite ? – Il faut signer, monsieur le baron. Il signa en maugréant. Puis il prit la lettre, attendit que le facteur eût disparu au tournant de la route, et après avoir fait quelques pas de long en large, il s'appuya contre le parapet du pont et déchira l'enveloppe. Elle portait une feuille de papier quadrillé avec cet en-tête manuscrit : Prison de la Santé, Paris. Il regarda la signature : Arsène Lupin. Stupéfait, il lut : « Monsieur le baron, « Il y a, dans la galerie qui réunit vos deux salons, un tableau de Philippe de Champaigne d'excellente facture et qui me plaît infiniment. Vos Rubens sont aussi de mon goût, ainsi que votre plus petit Watteau. Dans le salon de droite, je note la crédence Louis XIII, les tapisseries de Beauvais, le guéridon Empire signé Jacob et le bahut Renaissance. Dans celui de gauche, toute la vitrine des bijoux et des miniatures. « Pour cette fois, je me contenterai de ces objets qui seront, je crois, d'un écoulement facile. Je vous prie donc de les faire emballer convenablement et de les expédier à mon nom (port payé), en gare des Batignolles, avant huit jours… faute de quoi, je ferai procéder moi-même à leur déménagement dans la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre. Et, comme de juste, je ne me contenterai pas des objets sus-indiqués. « Veuillez excuser le petit dérangement que je vous cause, et accepter l'expression de mes sentiments de respectueuse considération. « Arsène Lupin. » « P.-S. – Surtout ne pas m'envoyer le plus grand des Watteau. Quoique vous l'ayez payé trente mille francs à l'Hôtel des Ventes, ce n'est qu'une copie, l'original ayant été brûlé, sous le Directoire, par Barras, un soir d'orgie. Consulter les Mémoires inédits de Garat. « Je ne tiens pas non plus à la châtelaine Louis XV dont l'authenticité me semble douteuse. ». Cette lettre bouleversa le baron Cahorn. Signée de tout autre, elle l'eût déjà considérablement alarmé, mais signée d'Arsène Lupin ! Lecteur assidu des journaux, au courant de tout ce qui se passait dans le monde en fait de vol et de crime, il n'ignorait rien des exploits de l'infernal cambrioleur. Certes, il savait que Lupin, arrêté en Amérique par son ennemi Ganimard, était bel et bien incarcéré, que l'on instruisait son procès – avec quelle peine ! Mais il savait aussi que l'on pouvait s'attendre à tout de sa part. D'ailleurs, cette connaissance exacte du château, de la disposition des tableaux et des meubles, était un indice des plus redoutables. Qui l'avait renseigné sur des choses que nul n'avait vues ? Le baron leva les yeux et contempla la silhouette farouche du Malaquis, son piédestal abrupt, l'eau profonde qui l'entoure, et haussa les épaules. Non, décidément, il n'y avait point de danger. Personne au monde ne pouvait pénétrer jusqu'au sanctuaire inviolable de ses collections. Personne, soit, mais Arsène Lupin ? Pour Arsène Lupin, estce qu'il existe des portes, des ponts-levis, des murailles ? À quoi servent les obstacles les mieux imaginés, les précautions les plus habiles, si Arsène Lupin a décidé d'atteindre le but ? Le soir même, il écrivit au procureur de la République de Rouen. Il envoyait la lettre de menaces et réclamait aide et protection. La réponse ne tarda point : le nommé Arsène Lupin étant actuellement détenu à la Santé, surveillé de près, et dans l'impossibilité d'écrire, la lettre ne pouvait être que l'œuvre d'un mystificateur. Tout le démontrait, la logique et le bon sens, comme la réalité des faits. Toutefois, et par excès de prudence, on avait commis un expert à l'examen de l'écriture, et l'expert déclarait que, malgré certaines analogies, cette écriture n'était pas celle du détenu. « Malgré certaines analogies », le baron ne retint que ces trois mots effarants, où il voyait l'aveu d'un doute qui, à lui seul, aurait dû suffire pour que la justice intervînt. Ses craintes s'exaspérèrent. Il ne cessait de relire la lettre. « Je ferai procéder moi-même au déménagement. » Et cette date précise : la nuit du mercredi 27 au jeudi 28 septembre !… Soupçonneux et taciturne, il n'avait pas osé se confier à ses domestiques, dont le dévouement ne lui paraissait pas à l'abri de toute épreuve. Cependant, pour la première fois depuis des années, il éprouvait le besoin de parler, de prendre conseil. Abandonné par la justice de son pays, il n'espérait plus se défendre avec ses propres ressources, et il fut sur le point d'aller jusqu'à Paris et d'implorer l'assistance de quelque ancien policier. Deux jours s'écoulèrent. Le troisième, en lisant ses journaux, il tressaillit de joie. Le Réveil de Caudebec publiait cet entrefilet : « Nous avons le plaisir de posséder dans nos murs, depuis bientôt trois semaines, l'inspecteur principal Ganimard, un des vétérans du service de la Sûreté. M. Ganimard, à qui l'arrestation d'Arsène Lupin, sa dernière prouesse, a valu une réputation européenne, se repose de ses longues fatigues en taquinant le goujon et l'ablette. » Ganimard ! voilà bien l'auxiliaire que cherchait le baron Cahorn ! Qui mieux que le retors et patient Ganimard saurait déjouer les projets de Lupin ? Le baron n'hésita pas. Six kilomètres séparent le château de la petite ville de Caudebec. Il les franchit d'un pas allègre, en homme que surexcite l'espoir du salut. Après plusieurs tentatives infructueuses pour connaître l'adresse de l'inspecteur principal, il se dirigea vers les bureaux du Réveil, situés au milieu du quai. Il y trouva le rédacteur de l'entrefilet, qui, s'approchant de la fenêtre, s'écria : – Ganimard ? mais vous êtes sûr de le rencontrer le long du quai, la ligne à la main. C'est là que nous avons lié connaissance, et que j'ai lu par hasard son nom gravé sur sa canne à pêche. Tenez, le petit vieux que l'on aperçoit là-bas, sous les arbres de la promenade. – En redingote et en chapeau de paille ? – Justement ! Ah ! un drôle de type pas causeur et plutôt bourru. Cinq minutes après, le baron abordait le célèbre Ganimard, se présentait et tâchait d'entrer en conversation. N'y parvenant point, il aborda franchement la question et exposa son cas. L'autre écouta, immobile, sans perdre de vue le poisson qu'il guettait, puis il tourna la tête vers lui, le toisa des pieds à la tête d'un air de profonde pitié, et prononça : – Monsieur, ce n'est guère l'habitude de prévenir les gens que l'on veut dépouiller. Arsène Lupin, en particulier, ne commet pas de pareilles bourdes. – Cependant… – Monsieur, si j'avais le moindre doute, croyez bien que le plaisir de fourrer encore dedans ce cher Lupin, l'emporterait sur toute autre considération. Par malheur, ce jeune homme est sous les verrous. – S'il s'échappe ?… – On ne s'échappe pas de la Santé. – Mais lui… – Lui pas plus qu'un autre. – Cependant… – Eh bien, s'il s'échappe, tant mieux, je le repincerai. En attendant, dormez sur vos deux oreilles, et n'effarouchez pas davantage cette ablette. La conversation était finie. Le baron retourna chez lui, un peu rassuré par l'insouciance de Ganimard. Il vérifia les serrures, espionna les domestiques, et quarante-huit heures se passèrent pendant lesquelles il arriva presque à se persuader que, somme toute, ses craintes étaient chimériques. Non, décidément, comme l'avait dit Ganimard, on ne prévient pas les gens que l'on veut dépouiller. La date approchait. Le matin du mardi, veille du 27, rien de particulier. Mais à trois heures, un gamin sonna. Il apportait une dépêche. « Aucun colis en gare Batignolles. Préparez tout pour demain soir. Arsène. » De nouveau, ce fut l'affolement, à tel point qu'il se demanda s'il ne céderait pas aux exigences d'Arsène Lupin. Il courut à Caudebec. Ganimard pêchait à la même place, assis sur un pliant. Sans un mot, il lui tendit le télégramme. – Et après ? fit l'inspecteur. – Après ? mais c'est pour demain ! – Quoi ? – Le cambriolage ! le pillage de mes collections ! Ganimard déposa sa ligne, se tourna vers lui, et, les deux bras croisés sur sa poitrine, s'écria d'un ton d'impatience : – Ah ! ça, est-ce que vous vous imaginez que je vais m'occuper d'une histoire aussi stupide ! – Quelle indemnité demandez-vous pour passer au château la nuit du 27 au 28 septembre ? – Pas un sou, fichez-moi la paix. – Fixez votre prix, je suis riche, extrêmement riche. La brutalité de l'offre déconcerta Ganimard qui reprit, plus calme : – Je suis ici en congé et je n'ai pas le droit de me mêler… – Personne ne le saura. Je m'engage, quoi qu'il arrive, à garder le silence. – Oh ! il n'arrivera rien. – Eh bien, voyons, trois mille francs, est-ce assez ? L'inspecteur huma une prise de tabac, réfléchit, et laissa tomber : – Soit. Seulement, je dois vous déclarer loyalement que c'est de l'argent jeté par la fenêtre. – Ça m'est égal. – En ce cas… Et puis, après tout, est-ce qu'on sait, avec ce diable de Lupin ! Il doit avoir à ses ordres toute une bande… Êtes-vous sûr de vos domestiques ? – Ma foi… – Alors, ne comptons pas sur eux. Je vais prévenir par dépêche deux gaillards de mes amis qui nous donneront plus de sécurité… Et maintenant, filez, qu'on ne nous voie pas ensemble. À demain, vers les neuf heures. Le lendemain, date fixée par Arsène Lupin, le baron Cahorn décrocha sa panoplie, fourbit ses armes, et se promena aux alentours du Malaquis. Rien d'équivoque ne le frappa. Le soir, à huit heures et demie, il congédia ses domestiques. Ils habitaient une aile en façade sur la route, mais un peu en retrait, et tout au bout du château. Une fois seul, il ouvrit doucement les quatre portes. Après un moment, il entendit des pas qui s'approchaient. Ganimard présenta ses deux auxiliaires, grands gars solides, au cou de taureau et aux mains puissantes, puis demanda certaines explications. S'étant rendu compte de la disposition des lieux, il ferma soigneusement et barricada toutes les issues par où l'on pouvait pénétrer dans les salles menacées. Il inspecta les murs, souleva les tapisseries, puis enfin il installa ses agents dans la galerie centrale. – Pas de bêtises, hein ? On n'est pas ici pour dormir. À la moindre alerte, ouvrez les fenêtres de la cour et appelez-moi. Attention aussi du côté de l'eau. Dix mètres de falaise droite, des diables de leur calibre, ça ne les effraye pas. Il les enferma, emporta les clefs, et dit au baron : – Et maintenant, à notre poste. Il avait choisi, pour y passer la nuit, une petite pièce pratiquée dans l'épaisseur des murailles d'enceinte, entre les deux portes principales, et qui était, jadis, le réduit du veilleur. Un judas s'ouvrait sur le pont, un autre sur la cour. Dans un coin on apercevait comme l'orifice d'un puits. – Vous m'avez bien dit, monsieur le baron, que ce puits était l'unique entrée des souterrains, et que, de mémoire d'homme, elle est bouchée ? – Oui. – Donc, à moins qu'il n'existe une autre issue ignorée de tous, sauf d'Arsène Lupin, ce qui semble un peu problématique, nous sommes tranquilles. Il aligna trois chaises, s'étendit confortablement, alluma sa pipe et soupira : – Vraiment, monsieur le baron, il faut que j'aie rudement envie d'ajouter un étage à la maisonnette où je dois finir mes jours, pour accepter une besogne aussi élémentaire. Je raconterai l'histoire à l'ami Lupin, il se tiendra les côtes de rire. Le baron ne riait pas. L'oreille aux écoutes, il interrogeait le silence avec une inquiétude croissante. De temps en temps il se penchait sur le puits et plongeait dans le trou béant un œil anxieux. Onze heures, minuit, une heure sonnèrent. Soudain, il saisit le bras de Ganimard qui se réveilla en sursaut. – Vous entendez ? – Oui. – Qu'est-ce que c'est ? – C'est moi qui ronfle. – Mais non, écoutez… – Ah ! parfaitement, c'est la corne d'une automobile. – Eh bien ? – Eh bien ! il est peu probable que Lupin se serve d'une automobile comme d'un bélier pour démolir votre château. Aussi, monsieur le baron, à votre place, je dormirais… comme je vais avoir l'honneur de le faire à nouveau. Bonsoir. Ce fut la seule alerte. Ganimard put reprendre son somme interrompu, et le baron n'entendit plus que son ronflement sonore et régulier. Au petit jour, ils sortirent de leur cellule. Une grande paix sereine, la paix du matin au bord de l'eau fraîche, enveloppait le château. Cahorn radieux de joie, Ganimard toujours paisible, ils montèrent l'escalier. Aucun bruit. Rien de suspect. – Que vous avais-je dit, monsieur le baron ? Au fond, je n'aurais pas dû accepter… Je suis honteux… Il prit les clefs et entra dans la galerie. Sur deux chaises, courbés, les bras ballants, les deux agents dormaient. – Tonnerre de nom d'un chien ! grogna l'inspecteur. Au même instant, le baron poussait un cri : – Les tableaux !… la crédence !… Il balbutiait, suffoquait, la main tendue vers les places vides, vers les murs dénudés où pointaient les clous, où pendaient les cordes inutiles. Le Watteau, disparu ! Les Rubens, enlevés ! Les tapisseries, décrochées ! Les vitrines, vidées de leurs bijoux ! – Et mes candélabres Louis XVI !… et le chandelier du Régent et ma Vierge du douzième !… Il courait d'un endroit à l'autre, effaré, désespéré. Il rappelait ses prix d'achat, additionnait les pertes subies, accumulait des chiffres, tout cela pêle-mêle, en mots indistincts, en phrases inachevées. Il trépignait, il se convulsait, fou de rage et de douleur. On aurait dit un homme ruiné qui n'a plus qu'à se brûler la cervelle. Si quelque chose eût pu le consoler, c'eût été de voir la stupeur de Ganimard. Contrairement au baron, l'inspecteur ne bougeait pas, lui. Il semblait pétrifié, et d'un œil vague, il examinait les choses. Les fenêtres ? fermées. Les serrures des portes ? intactes. Pas de brèche au plafond. Pas de trou au plancher. L'ordre était parfait. Tout cela avait dû s'effectuer méthodiquement, d'après un plan inexorable et logique. – Arsène Lupin… Arsène Lupin, murmura-t-il, effondré. Soudain, il bondit sur les deux agents, comme si la colère enfin le secouait, et il les bouscula furieusement et les injuria, Ils ne se réveillèrent point ! – Diable, fit-il, est-ce que par hasard ?… Il se pencha sur eux, et, tour à tour, les observa avec attention : ils dormaient, mais d'un sommeil qui n'était pas naturel. Il dit au baron : – On les a endormis. – Mais qui ? – Eh ! lui, parbleu !… ou sa bande, mais dirigée par lui, C'est un coup de sa façon. La griffe y est bien. – En ce cas, je suis perdu, rien à faire. – Rien à faire. – Mais c'est abominable, c'est monstrueux. – Déposez une plainte. – À quoi bon ? – Dame ! essayez toujours… la justice a des ressources… – La justice ! mais vous voyez bien par vous-même… Tenez, en ce moment, où vous pourriez chercher un indice, découvrir quelque chose, vous ne bougez même pas. – Découvrir quelque chose, avec Arsène Lupin ! Mais, mon cher monsieur, Arsène Lupin ne laisse jamais rien derrière lui ! Il n'y a pas de hasard avec Arsène Lupin ! J'en suis à me demander si ce n'est pas volontairement qu'il s'est fait arrêter par moi, en Amérique ! – Alors, je dois renoncer à mes tableaux, à tout ! Mais ce sont les perles de ma collection qu'il m'a dérobées. Je donnerais une fortune pour les retrouver. Si on ne peut rien contre lui, qu'il dise son prix ! Ganimard le regarda fixement. – Ça, c'est une parole sensée. Vous ne la retirez pas ? – Non, non, non. Mais pourquoi ? – Une idée que j'ai. – Quelle idée ? – Nous en reparlerons si l'enquête n'aboutit pas… Seulement, pas un mot de moi, si vous voulez que je réussisse. Il ajouta entre ses dents : – Et puis, vrai, je n'ai pas de quoi me vanter. Les deux agents reprenaient peu à peu connaissance, avec cet air hébété de ceux qui sortent du sommeil hypnotique. Ils ouvraient des yeux étonnés, ils cherchaient à comprendre. Quand Ganimard les interrogea, ils ne se souvenaient de rien. – Cependant, vous avez dû voir quelqu'un ? – Non. – Rappelez-vous ? – Non, non. – Et vous n'avez pas bu ? Ils réfléchirent, et l'un d'eux répondit : – Si, moi j'ai bu un peu d'eau. – De l'eau de cette carafe ? – Oui. – Moi aussi, déclara le second. Ganimard la sentit, la goûta. Elle n'avait aucun goût spécial, aucune odeur. – Allons, fit-il, nous perdons notre temps. Ce n'est pas en cinq minutes que l'on résout les problèmes posés par Arsène Lupin. Mais, morbleu, je jure bien que je le repincerai. Il gagne la seconde manche. À moi la belle ! Le jour même, une plainte en vol qualifié était déposée par le baron Cahorn contre Arsène Lupin, détenu à la Santé ! Cette plainte, le baron la regretta souvent quand il vit le Malaquis livré aux gendarmes, au procureur, au juge d'instruction, aux journalistes, à tous les curieux qui s'insinuent partout où ils ne devraient pas être. L'affaire passionnait déjà l'opinion. Elle se produisait dans des conditions si particulières, le nom d'Arsène Lupin excitait à tel point les imaginations, que les histoires les plus fantaisistes remplissaient les colonnes des journaux et trouvaient créance auprès du public. Mais la lettre initiale d'Arsène Lupin, que publia l'Écho de France (et nul ne sut jamais qui en avait communiqué le texte), cette lettre où le baron Cahorn était effrontément prévenu de ce qui le menaçait, causa une émotion considérable. Aussitôt des explications fabuleuses furent proposées. On rappela l'existence des fameux souterrains. Et le Parquet, influencé, poussa ses recherches dans ce sens. On fouilla le château du haut en bas. On questionna chacune des pierres. On étudia les boiseries et les cheminées, les cadres des glaces et les poutres des plafonds. À la lueur des torches on examina les caves immenses où les seigneurs du Malaquis entassaient jadis leurs munitions et leurs provisions. On sonda les entrailles du rocher. Ce fut vainement. On ne découvrit pas le moindre vestige de souterrain. Il n'existait point de passage secret. Soit, répondait-on de tous côtés, mais des meubles et des tableaux ne s'évanouissent pas comme des fantômes. Cela s'en va par des portes et par des fenêtres, et les gens qui s'en emparent s'introduisent et s'en vont également par des portes et des fenêtres. Quels sont ces gens ? Comment se sont-ils introduits ? Et comment s'en sont-ils allés ? Le parquet de Rouen, convaincu de son impuissance, sollicita le secours d'agents parisiens. M. Dudouis, le chef de la Sûreté, envoya ses meilleurs limiers de la brigade de fer. Lui-même fit un séjour de quarante-huit heures au Malaquis. Il ne réussit pas davantage. C'est alors qu'il manda l'inspecteur Ganimard dont il avait eu si souvent l'occasion d'apprécier les services. Ganimard écouta silencieusement les instructions de son supérieur, puis, hochant la tête, il prononça : – Je crois que l'on fait fausse route en s'obstinant à fouiller le château. La solution est ailleurs. – Et où donc ? – Auprès d'Arsène Lupin. – Auprès d'Arsène Lupin ! Supposer cela, c'est admettre son intervention. – Je l'admets. Bien plus, je la considère comme certaine. – Voyons, Ganimard, c'est absurde. Arsène Lupin est en prison. – Arsène Lupin est en prison, soit. Il est surveillé, je vous l'accorde. Mais il aurait les fers aux pieds, les cordes aux poignets et un bâillon sur la bouche, que je ne changerais pas d'avis. – Et pourquoi cette obstination ? – Parce que, seul, Arsène Lupin est de taille à combiner une machination de cette envergure, et à la combiner de telle façon qu'elle réussisse… comme elle a réussi. – Des mots, Ganimard ! – Qui sont des réalités. Mais voilà, qu'on ne cherche pas de souterrain, de pierres tournant sur un pivot, et autres balivernes de ce calibre. Notre individu n'emploie pas des procédés aussi vieux jeu. Il est d'aujourd'hui, ou plutôt de demain. – Et vous concluez ? – Je conclus en vous demandant nettement l'autorisation de passer une heure avec lui. – Dans sa cellule ? – Oui. Au retour d'Amérique nous avons entretenu, pendant la traversée, d'excellents rapports, et j'ose dire qu'il a quelque sympathie pour celui qui a su l'arrêter. S'il peut me renseigner sans se compromettre, il n'hésitera pas à m'éviter un voyage inutile. Il était un peu plus de midi lorsque Ganimard fut introduit dans la cellule d'Arsène Lupin. Celui-ci, étendu sur son lit, leva la tête et poussa un cri de joie. – Ah ! ça, c'est une vraie surprise. Ce cher Ganimard, ici ! – Lui-même. – Je désirais bien des choses dans la retraite que j'ai choisie… mais aucune plus passionnément que de t'y recevoir. – Trop aimable. – Mais non, mais non, je professe pour toi la plus vive estime. – J'en suis fier. – Je l'ai toujours prétendu : Ganimard est notre meilleur détective. Il vaut presque – tu vois que je suis franc – il vaut presque Sherlock Holmes. Mais, en vérité, je suis désolé de n'avoir à t'offrir que cet escabeau. Et pas un rafraîchissement ! pas un verre de bière ! Excuse-moi, je suis là de passage. Ganimard s'assit en souriant, et le prisonnier reprit, heureux de parler : – Mon Dieu, que je suis content de reposer mes yeux sur la figure d'un honnête homme ! J'en ai assez de toutes ces faces d'espions et de mouchards qui passent dix fois par jour la revue de mes poches et de ma modeste cellule, pour s'assurer que je ne prépare pas une évasion. Fichtre, ce que le gouvernement tient à moi !… – Il a raison. – Mais non ! je serais si heureux qu'on me laissât vivre dans mon petit coin ! – Avec les rentes des autres. – N'est-ce pas ? Ce serait si simple ! Mais je bavarde, je dis des bêtises, et tu es peut-être pressé. Allons au fait, Ganimard ! Qu'est-ce qui me vaut l'honneur d'une visite ? – L'affaire Cahorn, déclara Ganimard, sans détour. – Halte-là ! une seconde… C'est que j'en ai tant, d'affaires ! Que je trouve d'abord dans mon cerveau le dossier de l'affaire Cahorn… Ah ! voilà, j'y suis. Affaire Cahorn, château du Malaquis, Seine-Inférieure… Deux Rubens, un Watteau, et quelques menus objets. – Menus ! – Oh ! ma foi, tout cela est de médiocre importance. Il y a mieux Mais il suffit que l'affaire t'intéresse… Parle donc, Ganimard. – Dois-je t'expliquer où nous en sommes de l'instruction ? – Inutile. J'ai lu les journaux de ce matin. Je me permettrai même de te dire que vous n'avancez pas vite. – C'est précisément la raison pour laquelle je m'adresse à ton obligeance. – Entièrement à tes ordres. – Tout d'abord ceci : l'affaire a bien été conduite par toi ? – Depuis A jusqu'à Z. – La lettre d'avis ? le télégramme ? – Sont de ton serviteur. Je dois même en avoir quelque part les récépissés. Arsène ouvrit le tiroir d'une petite table en bois blanc qui composait, avec le lit et l'escabeau, tout le mobilier de la cellule, y prit deux chiffons de papier et les tendit à Ganimard. – Ah ! ça mais, s'écria celui-ci, je te croyais gardé à vue et fouillé pour un oui ou pour un non. Or tu lis les journaux, tu collectionnes les reçus de la poste… – Bah ! ces gens sont si bêtes ! Ils décousent la doublure de ma veste, ils explorent les semelles de mes bottines, ils auscultent les murs de cette pièce, mais pas un n'aurait l'idée qu'Arsène Lupin soit assez niais pour choisir une cachette aussi facile. C'est bien là-dessus que j'ai compté. Ganimard, amusé, s'exclama : – Quel drôle de garçon ! Tu me déconcertes. Allons, raconte-moi l'aventure. – Oh ! oh ! comme tu y vas ! T'initier à tous mes secrets… te dévoiler mes petits trucs… C'est bien grave. – Ai-je eu tort de compter sur ta complaisance ? – Non, Ganimard, et puisque tu insistes… Arsène Lupin arpenta deux ou trois fois sa chambre, puis s'arrêtant : – Que penses-tu de ma lettre au baron ? – Je pense que tu as voulu te divertir, épater un peu la galerie. – Ah ! voilà, épater la galerie ! Eh bien, je t'assure, Ganimard, que je te croyais plus fort. Est-ce que je m'attarde à ces puérilités, moi, Arsène Lupin ! Est-ce que j'aurais écrit cette lettre, si j'avais pu dévaliser le baron sans lui écrire ? Mais comprends donc, toi et les autres, que cette lettre est le point de départ indispensable, le ressort qui a mis toute la machination en branle. Voyons, procédons par ordre, et préparons ensemble, si tu veux, le cambriolage du Malaquis. – Je t'écoute. Donc, supposons un château rigoureusement fermé, barricadé, comme l'était celui du baron Cahorn. Vais-je abandonner la partie et renoncer à des trésors que je convoite, sous prétexte que le château qui les contient est inaccessible ? – Évidemment non. – Vais-je tenter l'assaut comme autrefois, à la tête d'une troupe d'aventuriers ? – Enfantin ! – Vais-je m'y introduire sournoisement ? – Impossible. – Reste un moyen, l'unique à mon avis, c'est de me faire inviter par le propriétaire dudit château. – Le moyen est original. – Et combien facile ! Supposons qu'un jour, ledit propriétaire reçoive une lettre, l'avertissant de ce que trame contre lui un nommé Arsène Lupin, cambrioleur réputé. Que fera-t-il ? – Il enverra la lettre au procureur. – Qui se moquera de lui, puisque ledit Lupin est actuellement sous les verrous. Donc, affolement du bonhomme, lequel est tout prêt à demander secours au premier venu, n'est-il pas vrai ? – Cela est hors de doute. – Et s'il lui arrive de lire dans une feuille de chou qu'un policier célèbre est en villégiature dans la localité voisine… – Il ira s'adresser à ce policier. – Tu l'as dit. Mais, d'autre part, admettons qu'en prévision de cette démarche inévitable, Arsène Lupin ait prié l'un de ses amis les plus habiles de s'installer à Caudebec, d'entrer en relations avec un rédacteur du Réveil, journal auquel est abonné le baron, de laisser entendre qu'il est un tel, le policier célèbre, qu'adviendra-t-il ? – Que le rédacteur annoncera dans Le Réveil la présence à Caudebec dudit policier. – Parfait, et de deux choses l'une : ou bien le poisson – je veux dire Cahorn – ne mord pas à l'hameçon, et alors rien ne se passe. Ou bien, et c'est l'hypothèse la plus vraisemblable, il accourt, tout frétillant. Et voilà donc mon Cahorn implorant contre moi l'assistance de l'un de mes amis. – De plus en plus original. – Bien entendu, le pseudo-policier refuse d'abord son concours. Là-dessus, dépêche d'Arsène Lupin. Épouvante du baron qui supplie de nouveau mon ami, et lui offre tant pour veiller à son salut. Ledit ami accepte, amène deux gaillards de notre bande, qui, la nuit, pendant que Cahorn est gardé à vue par son protecteur, déménagent par la fenêtre un certain nombre d'objets et les laissent glisser, à l'aide de cordes, dans une bonne petite chaloupe affrétée ad hoc. C'est simple comme Lupin. – Et c'est tout bêtement merveilleux, s'écria Ganimard, et je ne saurais trop louer la hardiesse de la conception et l'ingéniosité des détails. Mais je ne vois guère de policier assez illustre pour que son nom ait pu attirer, suggestionner le baron à ce point. Il y en a un, et il n'y en a qu'un. Lequel ? Celui du plus illustre, de l'ennemi personnel d'Arsène Lupin, bref, de l'inspecteur Ganimard. – Moi ! – Toi-même, Ganimard. Et voilà ce qu'il y a de délicieux : si tu vas là-bas et que le baron se décide à causer, tu finiras par découvrir que ton devoir est de t'arrêter toi-même, comme tu m'as arrêté en Amérique. Hein ! la revanche est comique : je fais arrêter Ganimard par Ganimard ! Arsène Lupin riait de bon cœur. L'inspecteur, assez vexé, se mordait les lèvres. La plaisanterie ne lui semblait pas mériter de tels accès de joie. L'arrivée d'un gardien lui donna le loisir de se remettre. L'homme apportait le repas qu'Arsène Lupin, par faveur spéciale, faisait venir du restaurant voisin. Ayant déposé le plateau sur la table, il se retira. Arsène s'installa, rompit son pain, en mangea deux ou trois bouchées et reprit : – Mais sois tranquille, mon cher Ganimard, tu n'iras pas làbas. Je vais te révéler une chose qui te stupéfiera : l'affaire Cahorn est sur le point d'être classée. – Hein ? – Sur le point d'être classée, te dis-je. – Allons donc, je quitte à l'instant le chef de la Sûreté. – Et après ? Est-ce que M. Dudouis en sait plus long que moi sur ce qui me concerne ? Tu apprendras que Ganimard – excuse-moi – que le pseudo-Ganimard est resté en fort bons termes avec le baron. Celui-ci, et c'est la raison principale pour laquelle il n'a rien avoué, l'a chargé de la très délicate mission de négocier avec moi une transaction, et à l'heure présente, moyennant une certaine somme, il est probable que le baron est rentré en possession de ses chers bibelots. En retour de quoi, il retirera sa plainte. Donc, plus de vol. Donc, il faudra bien que le parquet abandonne… Ganimard considéra le détenu d'un air stupéfait. – Et comment sais-tu tout cela ? – Je viens de recevoir la dépêche que j'attendais. – Tu viens de recevoir une dépêche ? – À l'instant, cher ami. Par politesse, je n'ai pas voulu la lire en ta présence. Mais si tu m'y autorises… – Tu te moques de moi, Lupin. – Veuille, mon cher ami, décapiter doucement cet œuf à la coque. Tu constateras par toi-même que je ne me moque pas de toi. Machinalement, Ganimard obéit, et cassa l'œuf avec la lame d'un couteau. Un cri de surprise lui échappa. La coque vide contenait une feuille de papier bleu. Sur la prière d'Arsène, il la déplia. C'était un télégramme, ou plutôt une partie de télégramme auquel on avait arraché les indications de la poste. Il lut : « Accord conclu. Cent mille balles livrées. Tout va bien. » – Cent mille balles ? fit-il. – Oui, cent mille francs ! C'est peu, mais enfin les temps sont durs… Et j'ai des frais généraux si lourds ! Si tu connaissais mon budget… un budget de grande ville ! Ganimard se leva. Sa mauvaise humeur s'était dissipée. Il réfléchit quelques secondes, embrassa d'un coup d'œil toute l'affaire, pour tâcher d'en découvrir le point faible. Puis il prononça d'un ton où il laissait franchement percer son admiration de connaisseur : – Par bonheur, il n'en existe pas des douzaines comme toi, sans quoi il n'y aurait plus qu'à fermer boutique. Arsène Lupin prit un petit air modeste et répondit : – Bah ! il fallait bien se distraire, occuper ses loisirs… d'autant que le coup ne pouvait réussir que si j'étais en prison. – Comment ! s'exclama Ganimard, ton procès, ta défense, l'instruction, tout cela ne te suffit donc pas pour te distraire ? – Non, car j'ai résolu de ne pas assister à mon procès. – Oh ! oh ! Arsène Lupin répéta posément : – Je n'assisterai pas à mon procès. – En vérité ! – Ah ça, mon cher, t'imagines-tu que je vais pourrir sur la paille humide ? Tu m'outrages. Arsène Lupin ne reste en prison que le temps qu'il lui plaît, et pas une minute de plus. – Il eût peut-être été plus prudent de commencer par ne pas y entrer, objecta l'inspecteur d'un ton ironique. – Ah ! monsieur raille ? monsieur se souvient qu'il a eu l'honneur de procéder à mon arrestation ? Sache, mon respectable ami, que personne, pas plus toi qu'un autre, n'eût pu mettre la main sur moi, si un intérêt beaucoup plus considérable ne m'avait sollicité à ce moment critique. – Tu m'étonnes. – Une femme me regardait, Ganimard, et je l'aimais. Comprends-tu tout ce qu'il y a dans ce fait d'être regardé par une femme que l'on aime ? Le reste m'importait peu, je te jure. Et c'est pourquoi je suis ici. – Depuis bien longtemps, permets-moi de le remarquer. – Je voulais oublier d'abord. Ne ris pas : l'aventure avait été charmante, et j'en ai gardé encore le souvenir attendri… Et puis, je suis quelque peu neurasthénique ! La vie est si fiévreuse, de nos jours ! Il faut savoir, à certains moments, faire ce que l'on appelle une cure d'isolement. Cet endroit est souverain pour les régimes de ce genre. On y pratique la cure de la Santé dans toute sa rigueur. – Arsène Lupin, observa Ganimard, tu te paies ma tête. – Ganimard, affirma Lupin, nous sommes aujourd'hui vendredi. Mercredi prochain, j'irai fumer mon cigare chez toi, rue Pergolèse, à quatre heures de l'après-midi. – Arsène Lupin, je t'attends. Ils se serrèrent la main comme deux bons amis qui s'estiment à leur juste valeur, et le vieux policier se dirigea vers la porte. – Ganimard ! Celui-ci se retourna. – Qu'y a-t-il ? – Ganimard, tu oublies ta montre. – Ma montre ? – Oui, elle s'est égarée dans ma poche. Il la rendit en s'excusant. – Pardonne-moi… une mauvaise habitude… Mais ce n'est pas une raison parce qu'ils m'ont pris la mienne pour que je te prive de la tienne. D'autant que j'ai là un chronomètre dont je n'ai pas à me plaindre et qui satisfait pleinement à mes besoins. Il sortit du tiroir une large montre en or, épaisse et confortable, ornée d'une lourde chaîne. – Et celle-ci, de quelle poche vient-elle ? demanda Ganimard. Arsène Lupin examina négligemment les initiales. – J. B… Qui diable cela peut-il bien être ?… Ah ! oui, je me souviens, Jules Bouvier, mon juge d'instruction, un homme charmant… L'évasion d'Arsène Lupin Au moment où Arsène Lupin, son repas achevé, tirait de sa poche un beau cigare bagué d'or et l'examinait avec complaisance, la porte de la cellule s'ouvrit. Il n'eut que le temps de le jeter dans le tiroir et de s'éloigner de la table. Le gardien entra, c'était l'heure de la promenade. – Je t'attendais, mon cher ami, s'écria Lupin, toujours de bonne humeur. Ils sortirent. Ils avaient à peine disparu à l'angle du couloir, que deux hommes à leur tour pénétrèrent dans la cellule et en commencèrent l'examen minutieux. L'un était l'inspecteur Dieuzy, l'autre l'inspecteur Folenfant. On voulait en finir. Il n'y avait point de doute : Arsène Lupin conservait des intelligences avec le dehors et communiquait avec ses affiliés. La veille encore, le Grand Journal publiait ces lignes adressées à son collaborateur judiciaire : « Monsieur, « Dans un article paru ces jours-ci, vous vous êtes exprimé sur moi en des termes que rien ne saurait justifier. Quelques jours avant l'ouverture de mon procès, j'irai vous en demander compte. « Salutations distinguées, « Arsène Lupin. » L'écriture était bien d'Arsène Lupin. Donc, il envoyait des lettres. Donc il en recevait. Donc il était certain qu'il préparait cette évasion annoncée par lui d'une façon si arrogante. La situation devenait intolérable. D'accord avec le juge d'instruction, le chef de la Sûreté, M. Dudouis, se rendit luimême à la Santé pour exposer au directeur de la prison les mesures qu'il convenait de prendre. Et, dès son arrivée, il envoya deux hommes dans la cellule du détenu. Ils levèrent chacune des dalles, démontèrent le lit, firent tout ce qu'il est habituel de faire en pareil cas, et finalement ne découvrirent rien. Ils allaient renoncer à leurs investigations, lorsque le gardien accourut en toute hâte et leur dit : – Le tiroir… regardez le tiroir de la table. Quand je suis entré, il m'a semblé qu'il le repoussait. Ils regardèrent, et Dieuzy s'écria : – Pour Dieu, cette fois nous le tenons, le client. Folenfant l'arrêta. – Halte-là, mon petit, le chef fera l'inventaire. – Pourtant, ce cigare de luxe… – Laisse le havane et prévenons le chef. Deux minutes après, M. Dudouis explorait le tiroir. Il y trouva d'abord une liasse d'articles de journaux découpés par l'Argus de la Presse et qui concernaient Arsène Lupin, puis une blague à tabac, une pipe, du papier dit pelure d'oignon, et enfin deux livres. Il en regarda le titre. C'était le "Culte des héros", de Carlyle, édition anglaise, et un elzévir charmant, à reliure du temps, le "Manuel d'Épictète", traduction allemande publiée à Leyde en 1634. Les ayant feuilletés, il constata que toutes les pages étaient balafrées, soulignées, annotées. Était ce là signes conventionnels ou bien de ces marques qui montrent la ferveur que l'on a pour un livre ? – Nous verrons cela en détail, dit M. Dudouis. Il explora la blague à tabac, la pipe. Puis, saisissant le fameux cigare bagué d'or : – Fichtre, il se met bien, notre ami, s'écria-t-il, un Henri Clay ! D'un geste machinal de fumeur, il le porta près de son oreille et le fit craquer. Et aussitôt une exclamation lui échappa. Le cigare avait molli sous la pression de ses doigts. Il l'examina avec plus d'attention et ne tarda pas à distinguer quelque chose de blanc entre les feuilles de tabac. Et délicatement, à l'aide d'une épingle, il attirait un rouleau de papier très fin, à peine gros comme un cure-dent. C'était un billet. Il le déroula et lut ces mots, d'une menue écriture de femme : « Le panier a pris la place de l'autre. Huit sur dix sont préparés. En appuyant du pied extérieur, la plaque se soulève de haut en bas. De douze à seize tous les jours, H-P attendra. Mais où ? Réponse immédiate. Soyez tranquille, votre amie veille sur vous. » M. Dudouis réfléchit un instant et dit : – C'est suffisamment clair… le panier… les huit cases… De douze à seize, c'est-à-dire de midi à quatre heures… – Mais ce H-P, qui attendra ? – H-P en l'occurrence, doit signifier automobile, H-P, horse power, n'est-ce pas ainsi qu'en langage sportif on désigne la force d'un moteur ? Une vingt-quatre H-P, c'est une automobile de vingt-quatre chevaux. Il se leva et demanda : – Le détenu finissait de déjeuner ? – Oui. – Et comme il n'a pas encore lu ce message, ainsi que le prouve l'état du cigare, il est probable qu'il venait de le recevoir. – Comment ? – Dans ses aliments, au milieu de son pain ou d'une pomme de terre, que sais-je ? – Impossible, on ne l'a autorisé à faire venir sa nourriture que pour le prendre au piège, et nous n'avons rien trouvé. – Nous chercherons ce soir la réponse de Lupin. Pour le moment, retenez-le hors de sa cellule. Je vais porter ceci à mon sieur le juge d'instruction. S'il est de mon avis, nous ferons immédiatement photographier la lettre, et dans une heure vous pourrez remettre dans le tiroir, outre ces objets, un cigare identique, contenant le message original lui-même. Il faut que le détenu ne se doute de rien. Ce n'est pas sans une certaine curiosité que M. Dudouis s'en retourna le soir au greffe de la Santé en compagnie de l'inspecteur Dieuzy. Dans un coin, sur le poêle, trois assiettes s'étalaient. Il a mangé ? – Oui, répondit le directeur. – Dieuzy, veuillez couper en morceaux très minces ces quelques brins de macaroni et ouvrir cette boulette de pain… Rien ? – Non, chef. M. Dudouis examina les assiettes, fourchette, la cuiller, enfin le couteau, un couteau réglementaire à lame ronde. Il en fit tourner le manche à gauche, puis à droite. À droite le manche céda et se dévissa. Le couteau était creux et servait d'étui à une feuille de papier. – Peuh ! fit-il, ce n'est pas bien malin pour un homme comme Arsène. Mais ne perdons pas de temps. Vous, Dieuzy, allez donc faire une enquête dans ce restaurant. Puis il lut : « Je m'en remets à vous, H-P suivra de loin, chaque jour. J'irai au-devant. À bientôt, chère et admirable amie. » – Enfin, s'écria M. Dudouis, en se frottant les mains, je crois que l'affaire est en bonne voie. Un petit coup de pouce de notre part, et l'évasion réussit… assez du moins pour nous permettre de pincer les complices. – Et si Arsène Lupin vous glisse entre les doigts ? objecta le directeur. – Nous emploierons le nombre d'hommes nécessaire. Si cependant il y mettait trop d'habileté… ma foi, tant pis pour lui ! Quant à la bande, puisque le chef refuse de parler, les autres parleront. Et, de fait, il ne parlait pas beaucoup, Arsène Lupin. Depuis des mois, M. Jules Bouvier, le juge d'instruction, s'y évertuait vainement. Les interrogatoires se réduisaient à des colloques dépourvus d'intérêt entre le juge et l'avocat, maître Danval, un des princes du barreau, lequel d'ailleurs en savait sur l'inculpé à peu près autant que le premier venu. De temps à autre, par politesse, Arsène Lupin laissait tomber : – Mais oui, monsieur le Juge, nous sommes d'accord : le vol du Crédit Lyonnais, le vol de la rue de Babylone, l'émission des faux billets de banque, l'affaire des polices d'assurance, le cambriolage des châteaux d'Armesnil, de Gouret, d'Imblevain, des Groselliers, du Malaquis, tout cela, c'est de votre serviteur. – Alors, pourriez-vous m'expliquer… – Inutile, j'avoue tout en bloc, tout, et même dix fois plus que vous n'en supposez. De guerre lasse, le juge avait suspendu ces interrogatoires fastidieux. Après avoir eu connaissance des deux billets interceptés, il les reprit. Et, régulièrement, à midi, Arsène Lupin fut amené de la Santé au Dépôt, dans une voiture pénitentiaire, avec un certain nombre de détenus. Ils en repartaient vers trois ou quatre heures. Or, un après-midi, ce retour s'effectua dans des conditions particulières. Les autres détenus de la Santé n'ayant pas encore été questionnés, on décida de reconduire d'abord Arsène Lupin. Il monta donc seul dans la voiture. Ces voitures pénitentiaires, vulgairement appelées « paniers à salade », sont divisées, dans leur longueur, par un couloir central, sur lequel s'ouvrent dix cases : cinq à droite et cinq à gauche. Chacune de ces cases est disposée de telle façon que l'on doit s'y tenir assis, et que les cinq prisonniers, outre qu'ils ne disposent chacun que d'une place fort étroite, sont séparés les uns des autres par des cloisons parallèles. Un garde municipal, placé à l'extrémité, surveille le couloir. Arsène fut introduit dans la troisième cellule de droite, et la lourde voiture s'ébranla. Il se rendit compte que l'on quittait le quai de l'Horloge et que l'on passait devant le Palais de Justice. Alors, vers le milieu du pont Saint-Michel, il appuya du pied droit, ainsi qu'il le faisait chaque fois, sur la plaque de tôle qui fermait sa cellule. Tout de suite, quelque chose se déclencha, la plaque de tôle s'écarta insensiblement. Il put constater qu'il se trouvait juste entre les deux roues. Il attendit, l'œil aux aguets. La voiture monta au pas le boulevard Saint-Michel. Au carrefour Saint-Germain, elle s'arrêta. Le cheval d'un camion s'était abattu. La circulation étant interrompue, très vite, ce fut un encombrement de fiacres et d'omnibus. Arsène Lupin passa la tête. Une autre voiture pénitentiaire stationnait le long de celle qu'il occupait. Il souleva davantage la tête, mit le pied sur un des rayons de la grande roue et sauta à terre. Un cocher le vit, s'esclaffa de rire, puis voulut appeler. Mais sa voix se perdit dans le fracas des véhicules, qui s'écoulaient de nouveau. D'ailleurs, Arsène Lupin était loin déjà. Il avait fait quelques pas en courant, mais, sur le trottoir de gauche, il se retourna, jeta un regard circulaire, sembla prendre le vent, comme quelqu'un qui ne sait encore trop quelle direction il va suivre. Puis, résolu, il mit les mains dans ses poches, et, de l'air insouciant d'un promeneur qui flâne, il continua de monter le boulevard. Le temps était doux, un temps heureux et léger d'automne. Les cafés étaient pleins. Il s'assit à la terrasse de l'un d'eux. Il commanda un bock et un paquet de cigarettes. Il vida son verre à petites gorgées, fuma tranquillement une cigarette, en alluma une seconde. Enfin, s'étant levé, il pria le garçon de faire venir le gérant. Le gérant vint, et Arsène Lupin lui dit, assez haut pour être entendu de tous : – Je suis désolé, monsieur ; j'ai oublié mon porte-monnaie. Peut-être mon nom vous est-il assez connu pour que vous me consentiez un crédit de quelques jours : Arsène Lupin. Le gérant le regarda, croyant à une plaisanterie. Mais Arsène répéta : – Lupin, détenu à la Santé, actuellement en état d'évasion. J'ose croire que ce nom vous inspire toute confiance. Et il s'éloigna, au milieu des rires, sans que l'autre songeât à réclamer. Il traversa la rue Soufflot en biais et prit la rue SaintJacques. Il la suivit paisiblement, s'arrêtant aux vitrines et fumant des cigarettes. Boulevard de Port-Royal, il s'orienta, se renseigna, et marcha droit vers la rue de la Santé. Les hauts murs moroses de la prison se dressèrent bientôt. Les ayant longés, il arriva près du garde municipal qui montait la faction, et, retirant son chapeau : – C'est bien ici la prison de la Santé ? – Oui. – Je désirerais regagner ma cellule. La voiture m'a laissé en route, et je ne voudrais pas abuser… Le garçon grogna… – Dites donc, l'homme, passez votre chemin, et plus vite que ça ! – Pardon, pardon ! C'est que mon chemin passe par cette porte. Et si vous empêchez Arsène Lupin de la franchir, cela pourrait vous coûter gros, mon ami ! – Arsène Lupin ! Qu'est-ce que vous me chantez là ? – Je regrette de n'avoir pas ma carte, dit Arsène, affectant de fouiller ses poches. Le garde le toisa des pieds à la tête, abasourdi. Puis, sans un mot, comme malgré lui, il tira une sonnette. La porte de fer s'entrebâilla. Quelques minutes après, le directeur accourut jusqu'au greffe, gesticulant et feignant une colère violente. Arsène sourit : – Allons, monsieur le Directeur, ne jouez pas au plus fin avec moi. Comment ! On a la précaution de me ramener seul dans la voiture, on prépare un bon petit encombrement, et l'on s'imagine que je vais prendre mes jambes à mon cou pour rejoindre mes amis ! Eh bien ! Et les vingt agents de la Sûreté, qui nous escortaient à pied, en fiacre et à bicyclette ? Non, ce qu'ils m'auraient arrangé ! Je n'en serais pas sorti vivant. Dites donc, monsieur le Directeur, c'est peut-être là-dessus que l'on comptait ? Il haussa les épaules et ajouta : – Je vous en prie, monsieur le Directeur, qu'on ne s'occupe pas de moi. Le jour où je voudrai m'échapper, je n'aurai besoin de personne. Le surlendemain, l'Écho de France, qui, décidément, devenait le moniteur officiel des exploits d'Arsène Lupin – on disait qu'il en était un des principaux commanditaires – l'Écho de France publiait les détails les plus complets sur cette tentative d'évasion. Le texte même des billets échangés entre le détenu et sa mystérieuse amie, les moyens employés pour cette correspondance, la complicité de la police, la promenade du boulevard Saint-Michel, l'incident du café Soufflot, tout était dévoilé. On savait que les recherches de l'inspecteur Dieuzy auprès des garçons de restaurant n'avaient donné aucun résultat. Et l'on apprenait, en outre, cette chose stupéfiante, qui montrait l'infinie variété des ressources dont cet homme disposait : la voiture pénitentiaire, dans laquelle on l'avait transporté, était une voiture entièrement truquée, que sa bande avait substituée à l'une des six voitures habituelles qui composent le service des prisons. L'évasion prochaine d'Arsène Lupin ne fit plus de doute pour personne. Lui-même, d'ailleurs, l'annonçait en termes catégoriques, comme le prouva sa réponse à M. Bouvier, au lendemain de l'incident. Le juge raillant son échec, il le regarda et lui dit froidement : – Écoutez bien ceci, monsieur, et croyez-m'en sur parole : cette tentative d'évasion faisait partie de mon plan d'évasion. – Je ne comprends pas, ricana le juge. – Il est inutile que vous compreniez. Et comme le juge, au cours de cet interrogatoire, qui parut tout au long dans les colonnes de l'Écho de France, comme le juge revenait à son instruction, il s'écria, d'un air de lassitude. – Mon Dieu, mon Dieu, à quoi bon ! toutes ces questions n'ont aucune importance. – Comment, aucune importance ? – Mais non, puisque je n'assisterai pas à mon procès. – Vous n'assisterez pas… – Non, c'est une idée fixe, une décision irrévocable. Rien ne me fera transiger. Une telle assurance, les indiscrétions inexplicables qui se commettaient chaque jour, agaçaient et déconcertaient la justice. Il y avait là des secrets qu'Arsène Lupin était seul à connaître, et dont la divulgation, par conséquent, ne pouvait provenir que de lui. Mais dans quel but les dévoilait-il ? et comment ? On changea Arsène Lupin de cellule. Un soir, il descendit à l'étage inférieur. De son côté, le juge boucla son instruction et renvoya l'affaire à la chambre des mises en accusation. Ce fut le silence. Il dura deux mois. Arsène les passa étendu sur son lit, le visage presque toujours tourné contre le mur. Ce changement de cellule semblait l'avoir abattu. Il refusa de recevoir son avocat. À peine échangeait-il quelques mots avec ses gardiens. Dans la quinzaine qui précéda son procès, il parut se ranimer. Il se plaignait du manque d'air. On le fit sortir dans la cour, le matin, de très bonne heure, flanqué de deux hommes. La curiosité publique, cependant ne s'était pas affaiblie. Chaque jour on avait attendu la nouvelle de son évasion. On la souhaitait presque, tellement le personnage plaisait à la foule avec sa verve, sa gaieté, sa diversité, son génie d'invention et le mystère de sa vie. Arsène Lupin devait s'évader. C'était inévitable, fatal. On s'étonnait même que cela tardât si longtemps. Tous les matins, le Préfet de police demandait à son secrétaire : – Eh bien ! il n'est pas encore parti ? – Non, monsieur le Préfet. – Ce sera donc pour demain. Et, la veille du procès, un monsieur se présenta dans les bureaux du Grand Journal, demanda le collaborateur judiciaire, lui jeta sa carte au visage, et s'éloigna rapidement. Sur la carte, ces mots étaient inscrits : « Arsène Lupin tient toujours ses promesses. » C'est dans ces conditions que les débats s'ouvrirent. L'affluence y fut énorme. Personne qui ne voulût voir le fameux Lupin et ne savourât d'avance la façon dont il se jouerait du président. Avocats et magistrats, chroniqueurs et mondains, artistes et femmes du monde, le Tout-Paris se pressa sur les bancs de l'audience. Il pleuvait, dehors le jour était sombre, on vit mal Arsène Lupin lorsque les gardes l'eurent introduit. Cependant son attitude lourde, la manière dont il se laissa tomber à sa place, son immobilité indifférente et passive ne prévinrent pas en sa faveur. Plusieurs fois son avocat – un des secrétaires de Me Danval, celui-ci ayant jugé indigne de lui le rôle auquel il était réduit – plusieurs fois son avocat lui adressa la parole. Il hochait la tête et se taisait. Le greffier lut l'acte d'accusation, puis le président prononça : – Accusé, levez-vous. Votre nom, prénom, âge et profession ? Ne recevant pas de réponse, il répéta : – Votre nom ? Je vous demande votre nom. Une voix épaisse et fatiguée articula : – Baudru, Désiré. Il y eut des murmures. Mais le président repartit : – Baudru, Désiré ? Ah ! bien, un nouvel avatar Comme c'est à peu près le huitième nom auquel vous prétendez, et qu'il est sans doute aussi imaginaire que les autres, nous nous en tiendrons, si vous le voulez bien, à celui d'Arsène Lupin, sous lequel vous êtes plus avantageusement connu. Le président consulta ses notes et reprit : – Car, malgré toutes les recherches, il a été impossible de reconstituer votre identité. Vous présentez ce cas assez original dans notre société moderne, de n'avoir point de passé. Nous ne savons qui vous êtes, d'où vous venez, où s'est écoulée votre enfance, bref, rien. Vous jaillissez tout d'un coup, il y a trois ans, on ne sait au juste de quel milieu, pour vous révéler tout d'un coup Arsène Lupin, c'est-à-dire un composé bizarre d'intelligence et de perversion, d'immoralité et de générosité. Les données que nous avons sur vous avant cette époque sont plutôt des suppositions. Il est probable que le nommé Rostat qui travailla, il y a huit ans, aux côtés du prestidigitateur Dickson n'était autre qu'Arsène Lupin. Il est probable que l'étudiant russe qui fréquenta, il y a six ans, le laboratoire du docteur Altier, à l'hôpital Saint-Louis, et qui souvent surprit le maître par l'ingéniosité de ses hypothèses sur la bactériologie et la hardiesse de ses expériences dans les maladies de la peau, n'était autre qu'Arsène Lupin. Arsène Lupin, également, le professeur de lutte japonaise qui s'établit à Paris bien avant qu'on y parlât de jiu-jitsu. Arsène Lupin, croyons-nous, le coureur cycliste qui gagna le Grand Prix de l'Exposition, toucha ses 10,000 francs et ne reparut plus. Arsène Lupin peut-être aussi celui qui sauva tant de gens par la petite lucarne du Bazar de la Charité… et les dévalisa. Et, après une pause, le président conclut : – Telle est cette époque, qui semble n'avoir été qu'une préparation minutieuse à la lutte que vous avez entreprise contre la société, un apprentissage méthodique où vous portiez au plus haut point votre force, votre énergie et votre adresse. Reconnaissez-vous l'exactitude de ces faits ? Pendant ce discours, l'accusé s'était balancé d'une jambe sur l'autre, le dos rond, les bras inertes. Sous la lumière plus vive, on remarqua son extrême maigreur, ses joues creuses, ses pommettes étrangement saillantes, son visage couleur de terre, marbré de petites plaques rouges, et encadré d'une barbe inégale et rare. La prison l'avait considérablement vieilli et flétri. On ne reconnaissait plus la silhouette élégante et le jeune visage dont les journaux avaient si souvent publié le portrait sympathique. On eût dit qu'il n'avait pas entendu la question qu'on lui posait. Deux fois elle lui fut répétée. Alors il leva les yeux, parut réfléchir, puis, faisant un effort violent, murmura : – Baudru, Désiré. Le président se mit à rire. – Je ne me rends pas un compte exact du système de défense que vous avez adopté, Arsène Lupin. Si c'est de jouer les imbéciles et les irresponsables, libre à vous. Quant à moi, j'irai droit au but sans me soucier de vos fantaisies. Et il entra dans le détail des vols, escroqueries et faux reprochés à Lupin. Parfois il interrogeait l'accusé. Celui-ci poussait un grognement ou ne répondait pas. Le défilé des témoins commença. Il y eut plusieurs dépositions insignifiantes, d'autres plus sérieuses, qui toutes avaient ce caractère commun de se contredire les unes les autres. Une obscurité troublante enveloppait les débats, mais l'inspecteur principal Ganimard fut introduit, et l'intérêt se réveilla. Dès le début, toutefois, le vieux policier causa une certaine déception. Il avait l'air, non pas intimidé – il en avait vu bien d'autres – mais inquiet, mal à l'aise. Plusieurs fois, il tourna les yeux vers l'accusé avec une gêne visible. Cependant, les deux mains appuyées à la barre, il racontait les incidents auxquels il avait été mêlé, sa poursuite à travers l'Europe, son arrivée en Amérique. Et on l'écoutait avec avidité, comme on écouterait le récit des plus passionnantes aventures. Mais, vers la fin, ayant fait allusion à ses entretiens avec Arsène Lupin, à deux reprises il s'arrêta, distrait, indécis. Il était clair qu'une autre pensée l'obsédait. Le président lui dit : – Si vous êtes souffrant, il vaudrait mieux interrompre votre témoignage. – Non, non, seulement… Il se tut, regarda l'accusé longuement, profondément, puis il dit : – Je demande l'autorisation d'examiner l'accusé de plus près, il y a là un mystère qu'il faut que j'éclaircisse. Il s'approcha, le considéra plus longuement encore, de toute son attention concentrée, puis il retourna à la barre. Et là, d'un ton un peu solennel, il prononça : – Monsieur le Président, j'affirme que l'homme qui est ici, en face de moi, n'est pas Arsène Lupin. Un grand silence accueillit ces paroles. Le président, interloqué, d'abord, s'écria : – Ah ça, que dites-vous ! vous êtes fou : L'inspecteur affirma posément : – À première vue, on peut se laisser prendre à une ressemblance, qui existe, en effet, je l'avoue, mais il suffit d'une seconde d'attention. Le nez, la bouche, les cheveux, la couleur de la peau… enfin, quoi : ce n'est pas Arsène Lupin. Et les yeux donc ! a-t-il jamais eu ces yeux d'alcoolique ? – Voyons, voyons, expliquez-vous. Que prétendez-vous, témoin ? – Est-ce que je sais ! Il aura mis en son lieu et place un pauvre diable que l'on allait condamner. À moins que ce ne soit un complice. Des cris, des rires, des exclamations partaient de tous côtés, dans la salle qu'agitait ce coup de théâtre inattendu. Le président fit mander le juge d'instruction, le directeur de la Santé, les gardiens, et suspendit l'audience. À la reprise, M. Bouvier et le directeur, mis en présence de l'accusé, déclarèrent qu'il n'y avait entre Arsène Lupin et cet homme qu'une très vague similitude de traits. – Mais alors, s'écria le président, quel est cet homme ? D'où vient-il ? Comment se trouve-t-il entre les mains de la justice ? On introduisit les deux gardiens de la Santé. Contradiction stupéfiante, ils reconnurent le détenu dont ils avaient la surveillance à tour de rôle ! Le président respira. Mais l'un des gardiens reprit : – Oui, oui, je crois bien que c'est lui. – Comment, vous croyez ? – Dame ! je l'ai à peine vu. On me l'a livré le soir, et, depuis deux mois, il reste toujours couché contre le mur. – Mais avant ces deux mois ? – Ah ! avant, il n'occupait pas la cellule 24. Le directeur de la prison précisa ce point : – Nous avons changé le détenu de cellule après sa tentative d'évasion. – Mais vous, monsieur le directeur, vous l'avez vu depuis deux mois ? – Je n'ai pas eu l'occasion de le voir… il se tenait tranquille. – Et cet homme-là n'est pas le détenu qui vous a été remis ? – Non. – Alors, qui est-il ? – Je ne saurais dire. – Nous sommes donc en présence d'une substitution qui se serait effectuée il y a deux mois. Comment l'expliquez-vous ? – C'est impossible. – Alors ? En désespoir de cause, le président se tourna vers l'accusé, et, d'une voix engageante : – Voyons, accusé, pourriez-vous m'expliquer comment et depuis quand vous êtes entre les mains de la justice. On eût dit que ce ton bienveillant désarmait la méfiance ou stimulait l'entendement de l'homme. Il essaya de répondre. Enfin, habilement et doucement interrogé, il réussit à rassembler quelques phrases, d'où il ressortait ceci : deux mois auparavant, il avait été amené au Dépôt. Il y avait passé une nuit et une matinée. Possesseur d'une somme de soixante-quinze centimes, il avait été relâché. Mais, comme il traversait la cour, deux gardes le prenaient par le bras et le conduisaient jusqu'à la voiture pénitentiaire. Depuis, il vivait dans la cellule 24, pas malheureux… on y mange bien… on y dort pas mal… Aussi n'avait-il pas protesté… Tout cela paraissait vraisemblable. Au milieu des rires et d'une grande effervescence, le président renvoya l'affaire à une autre session pour supplément d'enquête. L'enquête, tout de suite, établit ce fait consigné sur le registre d'écrou : huit semaines auparavant, un nommé Baudru Désiré avait couché au Dépôt. Libéré le lendemain, il quittait le Dépôt à deux heures de l'après-midi. Or, ce jour-là, à deux heures, interrogé pour la dernière fois, Arsène Lupin sortait de l'instruction et repartait en voiture pénitentiaire. Les gardiens avaient-ils commis une erreur ? Trompés par la ressemblance, avaient-ils eux-mêmes, dans une minute d'inattention, substitué cet homme à leur prisonnier ? Il eût fallut vraiment qu'ils y missent une complaisance que leurs états de service ne permettaient pas de supposer. La substitution était-elle combinée d'avance ? Outre que la disposition des lieux rendait la chose presque irréalisable, il eût été nécessaire en ce cas que Baudru fût un complice et qu'il se fût fait arrêter dans le but précis de prendre la place d'Arsène Lupin. Mais alors, par quel miracle un tel plan, uniquement fondé sur une série de chances invraisemblables, de rencontres fortuites et d'erreurs fabuleuses, avait-il pu réussir ? On fit passer Désiré Baudru au service anthropométrique : il n'y avait pas de fiche correspondant à son signalement. Du reste on retrouva aisément ses traces. À Courbevoie, à Asnières, à Levallois, il était connu. Il vivait d'aumônes et couchait dans une de ces cahutes de chiffonniers qui s'entassent près de la barrière des Ternes. Depuis un an, cependant, il avait disparu. Avait-il été embauché par Arsène Lupin ? Rien n'autorisait à le croire. Et quand cela eût été, on n'en eût pas su davantage sur la fuite du prisonnier. Le prodige demeurait le même. Des vingt hypothèses qui tentaient de l'expliquer, aucune n'était satisfaisante. L'évasion seule ne faisait pas de doute, et une évasion incompréhensible, impressionnante, où le public, de même que la justice, sentait l'effort d'une longue préparation, un ensemble d'actes merveilleusement enchevêtrés les uns dans les autres, et dont le dénouement justifiait l'orgueilleuse prédiction d'Arsène Lupin : « Je n'assisterai pas à mon procès. » Au bout d'un mois de recherches minutieuses, l'énigme se présentait avec le même caractère indéchiffrable. On ne pouvait cependant pas garder indéfiniment ce pauvre diable de Baudru. Son procès eût été ridicule : quelles charges avait-on contre lui ? Sa mise en liberté fut signée par le juge d'instruction. Mais le chef de la Sûreté résolut d'établir autour de lui une surveillance active. L'idée provenait de Ganimard. À son point de vue, il n'y avait ni complicité ni hasard. Baudru était un instrument dont Arsène Lupin avait joué avec son extraordinaire habileté. Baudru libre, par lui on remonterait jusqu'à Arsène Lupin ou du moins jusqu'à quelqu'un de sa bande. On adjoignit à Ganimard les deux inspecteurs Folenfant et Dieuzy, et, un matin de janvier, par un temps brumeux, les portes de la prison s'ouvrirent devant Baudru Désiré. Il parut d'abord embarrassé, et marcha comme un homme qui n'a pas d'idées bien précises sur l'emploi de son temps. Il suivit la rue de la Santé et la rue Saint-Jacques. Devant la boutique d'un fripier, il enleva sa veste et son gilet, vendit son gilet moyennant quelques sous, et, remettant sa veste, s'en alla. Il traversa la Seine. Au Châtelet un omnibus le dépassa. Il voulut y monter. Il n'y avait pas de place. Le contrôleur lui conseillant de prendre un numéro, il entra dans la salle d'attente. À ce moment, Ganimard appela ses deux hommes près de lui, et, sans quitter de vue le bureau, il leur dit en hâte : – Arrêtez une voiture… non, deux, c'est plus prudent. J'irai avec l'un de vous et nous le suivrons. Les hommes obéirent. Baudru cependant ne paraissait pas. Ganimard s'avança : il n'y avait personne dans la salle. – Idiot que je suis, murmura-t-il, j'oubliais la seconde issue. Le bureau communique, en effet, par un couloir intérieur, avec celui de la rue Saint-Martin. Ganimard s'élança. Il arriva juste à temps pour apercevoir Baudru sur l'impériale du Batignolles-Jardin des Plantes qui tournait au coin de la rue de Rivoli. Il courut et rattrapa l'omnibus. Mais il avait perdu ses deux agents. Il était seul à continuer la poursuite. Dans sa fureur, il fut sur le point de le prendre au collet sans plus de formalité. N'était-ce pas avec préméditation et par une ruse ingénieuse que ce soi-disant imbécile l'avait séparé de ses auxiliaires ? Il regarda Baudru. Il somnolait sur la banquette et sa tête ballottait de droite et de gauche. La bouche un peu entrouverte, son visage avait une incroyable expression de bêtise. Non, ce n'était pas là un adversaire capable de rouler le vieux Ganimard. Le hasard l'avait servi, voilà tout. Au carrefour des Galeries Lafayette l'homme sauta de l'omnibus dans le tramway de la Muette. On suivit le boulevard Haussmann, l'avenue Victor-Hugo. Baudru ne descendit que devant la station de la Muette. Et d'un pas nonchalant, il s'enfonça dans le bois de Boulogne. Il passait d'une allée à l'autre, revenait sur ses pas, s'éloignait. Que cherchait-il ? Avait-il un but ? Après une heure de ce manège, il semblait harassé de fatigue. De fait, avisant un banc, il s'assit. L'endroit, situé non loin d'Auteuil, au bord d'un petit lac caché parmi les arbres, était absolument désert. Une demi-heure s'écoula. Impatienté, Ganimard résolut d'entrer en conversation. Il s'approcha donc et prit place aux côtés de Baudru. Il alluma une cigarette, traça des ronds sur le sable du bout de sa canne, et dit : – Il ne fait pas chaud. Un silence. Et soudain, dans ce silence, un éclat de rire retentit, mais un rire joyeux, heureux, le rire d'un enfant pris de fou rire et qui ne peut pas s'empêcher de rire. Nettement, réellement, Ganimard sentit ses cheveux se hérisser sur le cuir soulevé de son crâne. Ce rire, ce rire infernal qu'il connaissait si bien !… D'un geste brusque, il saisit l'homme par les parements de sa veste et le regarda, profondément, violemment, mieux encore qu'il ne l'avait regardé aux assises, et en vérité ce me fut plus l'homme qu'il vit. C'était l'homme, mais c'était en même temps l'autre, le vrai. Aidé par une volonté complice, il retrouvait la vie ardente des yeux, il complétait le masque amaigri, il apercevait la chair réelle sous l'épiderme abîmé, la bouche réelle à travers le rictus qui la déformait. Et c'étaient les yeux de l'autre, la bouche de l'autre, c'était surtout son expression aiguë, vivante, moqueuse, spirituelle, si claire et si jeune. – Arsène Lupin, Arsène Lupin, balbutia-t-il. Et subitement, pris de rage, lui serrant la gorge, il tenta de le renverser. Malgré ses cinquante ans, il était encore d'une vigueur peu commune, tandis que son adversaire semblait en assez mauvaise condition. Et puis, quel coup de maître s'il parvenait à le ramener ! La lutte fut courte. Arsène Lupin se défendit à peine, et, aussi promptement qu'il avait attaqué, Ganimard lâcha prise. Son bras droit pendait, inerte, engourdi. – Si l'on vous apprenait le jiu-jitsu au quai des Orfèvres, déclara Lupin, tu saurais que ce coup s'appelle udi-shi-ghi en japonais. Et il ajouta froidement : « Une seconde de plus, je te cassais le bras, et tu n'aurais eu que ce que tu mérites. Comment, toi, un vieil ami que j'estime, devant qui je dévoile spontanément mon incognito, tu abuses de ma confiance ! C'est mal… Eh bien ! quoi, qu'as-tu ? » Ganimard se taisait. Cette évasion dont il se jugeait responsable n'était-ce pas lui qui, par sa déposition sensationnelle, avait induit la justice en erreur ? – cette évasion lui semblait la honte de sa carrière. Une larme roula vers sa moustache grise. – Eh ! mon Dieu, Ganimard, ne te fais pas de bile : si tu n'avais pas parlé, je me serais arrangé pour qu'un autre parlât. Voyons, pouvais-je admettre que l'on condamnât Baudru Désiré ? – Alors, murmura Ganimard, c'était toi qui étais là-bas ? C'est toi qui es ici ! – Moi, toujours moi, uniquement moi. – Est-ce possible ? – Oh ! point n'est besoin d'être sorcier. Il suffit, comme l'a dit ce brave président, de se préparer pendant une dizaine d'années pour être prêt à toutes les éventualités. – Mais ton visage ? Tes yeux ? – Tu comprends bien que, si j'ai travaillé dix-huit mois à Saint-Louis avec le docteur Altier, ce n'est pas par amour de l'art. J'ai pensé que celui qui aurait un jour l'honneur de s'appeler Arsène Lupin devait se soustraire aux lois ordinaires de l'apparence et de l'identité. L'apparence ? Mais on la modifie à son gré. Telle injection hypodermique de paraffine vous boursoufle la peau, juste à l'endroit choisi. L'acide pyrogallique vous transforme en mohican. Le suc de la grande chélidoine vous orne de dartres et de tumeurs du plus heureux effet. Tel procédé chimique agit sur la pousse de votre barbe et de vos cheveux, tel autre sur le son de votre voix. Joins à cela deux mois de diète dans la cellule n'24, des exercices mille fois répétés pour ouvrir ma bouche selon ce rictus, pour porter ma tête selon cette inclinaison et mon dos selon cette courbe. Enfin cinq gouttes d'atropine dans les yeux pour les rendre hagards et fuyants, et le tour est joué. – Je ne conçois pas que les gardiens… – La métamorphose a été progressive. Ils n'ont pu remarquer l'évolution quotidienne. – Mais Baudru Désiré ? – Baudru existe. C'est un pauvre innocent que j'ai rencontré l'an dernier, et qui vraiment n'est pas sans offrir avec moi une certaine analogie de traits. En prévision d'une arrestation toujours possible, je l'ai mis en sûreté, et je me suis appliqué à discerner dès l'abord les points de dissemblance qui nous séparaient, pour les atténuer en moi autant que cela se pouvait. Mes amis lui ont fait passer une nuit au Dépôt, de manière qu'il en sortît à peu près à la même heure que moi, et que la coïncidence fût facile à constater. Car, note-le, il fallait qu'on retrouvât la trace de son passage, sans quoi la justice se fût demandé qui j'étais. Tandis qu'en lui offrant cet excellent Baudru, il était inévitable, tu entends, inévitable qu'elle sauterait sur lui, et que malgré les difficultés insurmontables d'une substitution, elle préférerait croire à la substitution plutôt que d'avouer son ignorance. – Oui, oui, en effet, murmura Ganimard. – Et puis, s'écria Arsène Lupin, j'avais entre les mains un atout formidable, une carte machinée par moi dès le début : l'attente où tout le monde était de mon évasion. Et voilà bien l'erreur grossière où vous êtes tombés, toi et les autres, dans cette partie passionnante que la justice et moi nous avions engagée, et dont l'enjeu était ma liberté : vous avez supposé encore une fois que j'agissais par fanfaronnade, que j'étais grisé par mes succès ainsi qu'un blanc-bec. Moi, Arsène Lupin, une telle faiblesse ! Et, pas plus que dans l'affaire Cahorn, vous ne vous êtes dit : « Du moment qu'Arsène Lupin crie sur les toits qu'il s'évadera, c'est qu'il a des raisons qui l'obligent à le crier. » Mais, sapristi, comprends donc que, pour m'évader… sans m'évader, il fallait que l'on crût à l'avance à cette évasion, que ce fût un article de foi, une conviction absolue, une vérité éclatante comme le soleil. Et ce fut cela, de par ma volonté. Arsène Lupin s'évaderait, Arsène Lupin n'assisterait pas à son procès. Et quand tu t'es levé pour dire : « Cet homme n'est pas Arsène Lupin », il eût été surnaturel que tout le monde ne crût pas immédiatement que je n'étais pas Arsène Lupin. Qu'une seule personne doutât qu'une seule émît cette simple restriction : « Et si c'était Arsène Lupin ? » à la minute même j'étais perdu. Il suffisait de se pencher vers moi, non pas avec l'idée que je n'étais pas Arsène Lupin, comme tu l'as fait, toi et les autres, mais avec l'idée que je pouvais être Arsène Lupin, et malgré toutes mes précautions, on me reconnaissait. Mais j'étais tranquille. Logiquement, psychologiquement, personne ne pouvait avoir cette simple petite idée. Il saisit tout à coup la main de Ganimard. – Voyons, Ganimard, avoue que huit jours après notre entrevue dans la prison de la Santé, tu m'as attendu à quatre heures, chez toi, comme je t'en avais prié. – Et ta voiture pénitentiaire ? dit Ganimard évitant de répondre. – Du bluff ! Ce sont mes amis qui ont rafistolé et substitué cette ancienne voiture hors d'usage et qui voulaient tenter le coup, Mais je le savais impraticable sans un concours de circonstances exceptionnelles. Seulement, j'ai trouvé utile de parachever cette tentative d'évasion et de lui donner la plus grande publicité. Une première évasion audacieusement combinée donnait à la seconde la valeur d'une évasion réalisée d'avance. – De sorte que le cigare… – Creusé par moi ainsi que le couteau. – Et les billets ? – Écrits par moi. – Et la mystérieuse correspondante ? – Elle et moi nous ne faisons qu'un. J'ai toutes les écritures à volonté. Ganimard réfléchit un instant et objecta : – Comment se peut-il qu'au service d'anthropométrie, quand on a pris la fiche de Baudru, on ne se soit pas aperçu qu'elle coïncidait avec celle d'Arsène Lupin ? – La fiche d'Arsène Lupin n'existe pas. – Allons donc ! – Ou du moins elle est fausse. C'est une question que j'ai beaucoup étudiée. Le système Bertillon comporte d'abord le signalement visuel – et tu vois qu'il n'est pas infaillible – et ensuite le signalement par mesures, mesure de la tête, des doigts, des oreilles, etc. Là, par contre, rien à faire. – Alors ? – Alors il a fallu payer. Avant même mon retour d'Amérique, un des employés du service acceptait tant pour inscrire une fausse mesure au début de ma mensuration. C'est suffisant pour que tout le système dévie, et qu'une fiche s'oriente vers une case diamétralement opposée à la case où elle devait aboutir. La fiche Baudru ne devait donc pas coïncider avec la fiche Arsène Lupin. Il y eut encore un silence, puis Ganimard demanda : – Et maintenant que vas-tu faire ? – Maintenant, s'exclama Lupin, je vais me reposer, suivre un régime de suralimentation et peu à peu redevenir moi. C'était très bien d'être Baudru ou tel autre, de changer de personnalité comme de chemise et de choisir son apparence, sa voix, son regard, son écriture. Mais il arrive que l'on ne s'y reconnaît plus dans tout cela et que c'est fort triste. Actuellement, j'éprouve ce que devait éprouver l'homme qui a perdu son ombre. Je vais me rechercher… et me retrouver. Il se promena de long en large. Un peu d'obscurité se mêlait à la lueur du jour. Il s'arrêta devant Ganimard. – Nous n'avons plus rien à nous dire, je crois ? – Si, répondit l'inspecteur, je voudrais savoir si tu révéleras la vérité sur ton évasion… L'erreur que j'ai commise… – Oh ! personne ne saura jamais que c'est Arsène Lupin qui a été relâché. J'ai trop d'intérêt à accumuler autour de moi les ténèbres les plus mystérieuses pour ne pas laisser à cette évasion son caractère presque miraculeux. Aussi, ne crains rien, mon bon ami, et adieu. Je dîne en ville ce soir, et je n'ai que le temps de m'habiller. – Je te croyais si désireux de repos ! – Hélas ! il y a des obligations mondaines auxquelles on ne peut se soustraire. Le repos commencera demain. – Et où dînes-tu donc ? – À l'ambassade d'Angleterre. Le mystérieux voyageur La veille, j'avais envoyé mon automobile à Rouen par la route. Je devais l'y rejoindre en chemin de fer, et, de là, me rendre chez des amis qui habitent les bords de la Seine. Or, à Paris, quelques minutes avant le départ, sept messieurs envahirent mon compartiment ; cinq d'entre eux fumaient. Si court que soit le trajet en rapide, la perspective de l'effectuer en une telle compagnie me fut désagréable, d'autant que le wagon, d'ancien modèle, n'avait pas de couloir. Je pris donc mon pardessus, mes journaux, mon indicateur, et me réfugiai dans un des compartiments voisins. Une dame s'y trouvait. À ma vue, elle eut un geste de contrariété qui ne m'échappa point, et elle se pencha vers un monsieur planté sur le marchepied, son mari, sans doute, qui l'avait accompagnée à la gare. Le monsieur m'observa, et l'examen se termina probablement à mon avantage, car il parla bas à sa femme, en souriant, de l'air dont on rassure un enfant qui a peur. Elle sourit à son tour, et me glissa un œil amical, comme si elle comprenait tout à coup que j'étais un de ces galants hommes avec qui une femme peut rester enfermée deux heures durant, dans une petite boîte de six pieds carrés, sans avoir rien à craindre. Son mari lui dit : – Tu ne m'en voudras pas, ma chérie, mais j'ai un rendezvous urgent, et je ne puis attendre. Il l'embrassa affectueusement, et s'en alla. Sa femme lui envoya par la fenêtre de petits baisers discrets, et agita son mouchoir. Mais un coup de sifflet retentit. Le train s'ébranla. À ce moment précis, et malgré les protestations des employés, la porte s'ouvrit et un homme surgit dans notre compartiment. Ma compagne, qui était debout alors et rangeait ses affaires le long du filet, poussa un cri de terreur et tomba sur la banquette. Je ne suis pas poltron, loin de là, mais j'avoue que ces irruptions de la dernière heure sont toujours pénibles. Elles semblent équivoques, peu naturelles. Il doit y avoir quelque chose làdessous, sans quoi… L'aspect du nouveau venu cependant et son attitude eussent plutôt atténué la mauvaise impression produite par son acte. De la correction, de l'élégance presque, une cravate de bon goût, des gants propres, un visage énergique… Mais, au fait, où diable avais-je vu ce visage ? Car, le doute n'était point possible, je l'avais vu. Du moins, plus exactement, je retrouvais en moi la sorte de souvenir que laisse la vision d'un portrait plusieurs fois aperçu et dont on n'a jamais contemplé l'original. Et, en même temps, je sentais l'inutilité de tout effort de mémoire, tellement ce souvenir était inconsistant et vague. Mais, ayant reporté mon attention sur la dame, je fus stupéfait de sa pâleur et du bouleversement de ses traits. Elle regardait son voisin – ils étaient assis du même côté – avec une expression de réel effroi, et je constatai qu'une de ses mains, toute tremblante, se glissait vers un petit sac de voyage posé sur la banquette à vingt centimètres de ses genoux. Elle finit par le saisir et nerveusement l'attira contre elle. Nos yeux se rencontrèrent, et je lus dans les siens tant de malaise et d'anxiété, que je ne pus m'empêcher de lui dire : – Vous n'êtes pas souffrante, madame ?… Dois-je ouvrir cette fenêtre ? Sans me répondre, elle me désigna d'un geste craintif l'individu. Je souris comme avait fait son mari, haussai les épaules et lui expliquai par signes qu'elle n'avait rien à redouter, que j'étais là, et d'ailleurs que ce monsieur semblait bien inoffensif. À cet instant, il se tourna vers nous l'un après l'autre, nous considéra des pieds à la tête, puis se renfonça dans son coin et ne bougea plus. Il y eut un silence, mais la dame, comme si elle avait ramassé toute son énergie pour accomplir un acte désespéré, me dit d'une voix à peine intelligible : – Vous savez qu'il est dans notre train ? – Qui ? – Mais lui… lui… je vous assure. – Qui, lui ? – Arsène Lupin. Elle n'avait pas quitté des yeux le voyageur et c'était à lui plutôt qu'à moi qu'elle lança les syllabes de ce nom inquiétant. Il baissa son chapeau sur son nez. Était-ce pour masquer son trouble, ou simplement, se préparait-il à dormir ? Je fis cette objection : – Arsène Lupin a été condamné hier, par contumace, à vingt ans de travaux forcés. Il est donc peu probable qu'il commette aujourd'hui l'imprudence de se montrer en public. En outre, les journaux n'ont-ils pas signalé sa présence en Turquie, cet hiver, depuis sa fameuse évasion de la Santé ? – Il se trouve dans ce train, répéta la dame, avec l'intention de plus en plus marquée d'être entendue de notre compagnon, mon mari est sous-directeur aux services pénitentiaires, et c'est le commissaire de la gare lui-même qui nous a dit qu'on cherchait Arsène Lupin. – Ce n'est pas une raison… – On l'a rencontré dans la salle des Pas-Perdus. Il a pris un billet de première classe pour Rouen. – Il était facile de mettre la main sur lui. – Il a disparu. Le contrôleur, à l'entrée des salles d'attente, ne l'a pas vu, mais on supposait qu'il avait passé par les quais de banlieue, et qu'il était monté dans l'express qui part dix minutes après nous. – En ce cas, on l'y aura pincé. – Et si, au dernier moment, il a sauté de cet express pour venir ici, dans notre train… comme c'est probable… comme c'est certain ? – En ce cas, c'est ici qu'il sera pincé. Car les employés et les agents n'auront pas manqué de voir ce passage d'un train dans l'autre, et, lorsque nous arriverons à Rouen on le cueillera bien proprement. – Lui, jamais ! il trouvera le moyen de s'échapper encore. – En ce cas, je lui souhaite bon voyage. – Mais d'ici là, tout ce qu'il peut faire… – Quoi ? – Est-ce que je sais ? Il faut s'attendre à tout. Elle était très agitée, et de fait la situation justifiait jusqu'à un certain point cette surexcitation nerveuse. Presque malgré moi, je lui dis : – Il y a en effet des coïncidences curieuses… Mais tranquillisez-vous. En admettant qu'Arsène Lupin soit dans un de ces wagons, il s'y tiendra bien sage, et, plutôt que de s'attirer de nouveaux ennuis, il n'aura pas d'autre idée que d'éviter le péril qui le menace. Mes paroles ne la rassurèrent point. Cependant elle se tut, craignant sans doute d'être indiscrète. Moi, je dépliai mes journaux et lus les comptes rendus du procès d'Arsène Lupin. Comme ils ne contenaient rien que l'on ne connût déjà, ils ne m'intéressèrent que médiocrement. En outre, j'étais fatigué, j'avais mal dormi, je sentis mes paupières s'alourdir et ma tête s'incliner. – Mais, monsieur, vous n'allez pas dormir. La dame m'arrachait mes journaux et me regardait avec indignation. – Évidemment non, répondis-je, je n'en ai aucune envie. – Ce serait de la dernière imprudence, me dit-elle. – De la dernière, répétai-je. Et je luttai énergiquement, m'accrochant au paysage, aux nuées qui rayaient le ciel. Et bientôt tout cela se brouilla dans l'espace, l'image de la dame agitée et du monsieur assoupi s'effaça dans mon esprit, et ce fut en moi le grand, le profond silence du sommeil. Des rêves inconsistants et légers bientôt l'agrémentèrent, un être qui jouait le rôle et portait le nom d'Arsène Lupin y tenait une certaine place. Il évoluait à l'horizon, le dos chargé d'objets précieux, traversait des murs et démeublait des châteaux. Mais la silhouette de cet être, qui n'était d'ailleurs plus Arsène Lupin, se précisa. Il venait vers moi, devenait de plus en plus grand, sautait dans le wagon avec une incroyable agilité, et retombait en plein sur ma poitrine. Une vive douleur… un cri déchirant. Je me réveillai. L'homme, le voyageur, un genou sur ma poitrine, me serrait à la gorge. Je vis cela très vaguement, car mes yeux étaient injectés de sang. Je vis aussi la dame qui se convulsait dans un coin, en proie à une attaque de nerfs. Je n'essayai même pas de résister. D'ailleurs, je n'en aurais pas eu la force : mes tempes bourdonnaient, je suffoquais… je râlais… Une minute encore… et c'était l'asphyxie. L'homme dut le sentir. Il relâcha son étreinte. Sans s'écarter, de la main droite, il tendit une corde où il avait préparé un nœud coulant, et, d'un geste sec, il me lia les deux poignets. En un instant, je fus garrotté, bâillonné, immobilisé. Et il accomplit cette besogne de la façon la plus naturelle du monde, avec une aisance où se révélait le savoir d'un maître, d'un professionnel du vol et du crime. Pas un mot, pas un mouvement fébrile. Du sang-froid et de l'audace. Et j'étais là, sur la banquette, ficelé comme une momie, moi, Arsène Lupin ! En vérité, il y avait de quoi rire. Et, malgré la gravité des circonstances, je n'étais pas sans apprécier tout ce que la situation comportait d'ironique et de savoureux. Arsène Lupin roulé comme un novice ! dévalisé comme le premier venu – car, bien entendu, le bandit m'allégea de ma bourse et de mon portefeuille ! Arsène Lupin, victime à son tour, dupé, vaincu… Quelle aventure ! Restait la dame. Il n'y prêta même pas attention. Il se contenta de ramasser la petite sacoche qui gisait sur le tapis et d'en extraire les bijoux, porte-monnaie, bibelots d'or et d'argent qu'elle contenait. La dame ouvrit un œil, tressaillit d'épouvante, ôta ses bagues et les tendit à l'homme comme si elle avait voulu lui épargner tout effort inutile. Il prit les bagues et la regarda : elle s'évanouit. Alors, toujours silencieux et tranquille, sans plus s'occuper de nous, il regagna sa place, alluma une cigarette et se livra à un examen approfondi des trésors qu'il avait conquis, examen qui parut le satisfaire entièrement. J'étais beaucoup moins satisfait. Je ne parle pas des douze mille francs dont on m'avait indûment dépouillé : c'était un dommage que je n'acceptais que momentanément et je comptais bien que ces douze mille francs rentreraient en ma possession dans le plus bref délai, ainsi que les papiers fort importants que renfermait mon portefeuille : projets, devis, adresses, listes de correspondants, lettres compromettantes. Mais, pour le moment, un souci plus immédiat et plus sérieux me tracassait : Qu'allait-il se produire ? Comme bien l'on pense, l'agitation causée par mon passage à travers la gare Saint-Lazare ne m'avait pas échappé. Invité chez des amis que je fréquentais sous le nom de Guillaume Berlat, et pour qui ma ressemblance avec Arsène Lupin était un sujet de plaisanteries affectueuses, je n'avais pu me grimer à ma guise, et ma présence avait été signalée. En outre, on avait vu un homme se précipiter de l'express dans le rapide. Qui était cet homme, sinon Arsène Lupin ? Donc, inévitablement, fatalement, le commissaire de police de Rouen, prévenu par télégramme, et assisté d'un nombre respectable d'agents, se trouverait à l'arrivée du train, interrogerait les voyageurs suspects, et procéderait à une revue minutieuse des wagons. Tout cela, je le prévoyais, et je ne m'en étais pas trop ému, certain que la police de Rouen ne serait pas plus perspicace que celle de Paris, et que je saurais bien passer inaperçu – ne me suffirait-il pas, à la sortie, de montrer négligemment ma carte de député, grâce à laquelle j'avais déjà inspiré toute confiance au contrôleur de Saint-Lazare ? Mais combien les choses avaient changé ! Je n'étais plus libre. Impossible de tenter un de mes coups habituels. Dans un des wagons, le commissaire découvrirait le sieur Arsène Lupin qu'un hasard propice lui envoyait pieds et poings liés, docile comme un agneau, empaqueté, tout préparé. Il n'aurait qu'à en prendre livraison, comme on reçoit un colis postal qui vous est adressé en gare, bourriche de gibier ou panier de fruits et légumes. Et pour éviter ce fâcheux dénouement, que pouvais-je, entortillé dans mes bandelettes ? Et le rapide filait vers Rouen, unique et prochaine station, brûlait Vernon, Saint-Pierre. Un autre problème m'intriguait, où j'étais moins directement intéressé, mais dont la solution éveillait ma curiosité de professionnel. Quelles étaient les intentions de mon compagnon ? J'aurais été seul qu'il eût le temps, à Rouen, de descendre en toute tranquillité. Mais la dame ? À peine la portière seraitelle ouverte, la dame si sage et si humble en ce moment, crierait, se démènerait, appellerait au secours ! Et de là mon étonnement ! pourquoi ne la réduisait-il pas à la même impuissance que moi, ce qui lui aurait donné le loisir de disparaître avant qu'on se fût aperçu de son double méfait ? Il fumait toujours, les yeux fixés sur l'espace qu'une pluie hésitante commençait à rayer de grandes lignes obliques. Une fois cependant il se détourna, saisit mon indicateur et le consulta. La dame, elle, s'efforçait de rester évanouie, pour rassurer son ennemi. Mais des quintes de toux provoquées par la fumée démentaient cet évanouissement. Quant à moi, j'étais fort mal à l'aise, et très courbaturé. Et je songeais… je combinais… Pont-de-l'Arche, Oissel… Le rapide se hâtait, joyeux, ivre de vitesse. Saint-Étienne… À cet instant, l'homme se leva, et fit deux pas vers nous, ce à quoi la dame s'empressa de répondre par un nouveau cri et par un évanouissement non simulé. Mais quel était son but, à lui ? Il baissa la glace de notre côté. La pluie maintenant tombait avec rage, et son geste marqua l'ennui qu'il éprouvait à n'avoir ni parapluie ni pardessus. Il jeta les yeux sur le filet : l'en-cas de la dame s'y trouvait. Il le prit. Il prit également mon pardessus et s'en vêtit. On traversait la Seine. Il retroussa le bas de son pantalon, puis se penchant, il souleva le loquet extérieur. Allait-il se jeter sur la voie ? À cette vitesse, c'eût été la mort certaine. On s'engouffra dans le tunnel percé sous la côte Sainte-Catherine. L'homme entrouvrit la portière et, du pied, tâta la première marche. Quelle folie ! Les ténèbres, la fumée, le vacarme, tout cela donnait à une telle tentative une apparence fantastique. Mais, tout à coup, le train ralentit, les westinghouse s'opposèrent à l'effort des roues. En une minute l'allure devint normale, diminua encore. Sans aucun doute des travaux de consolidation étaient projetés dans cette partie du tunnel, qui nécessitaient le passage ralenti des trains, depuis quelques jours peut-être, et l'homme le savait. Il n'eut donc qu'à poser l'autre pied sur la marche, à descendre sur la seconde et à s'en aller paisiblement, non sans avoir au préalable rabattu le loquet et refermé la portière. À peine avait-il disparu que du jour éclaira la fumée plus blanche. On déboucha dans une vallée. Encore un tunnel et nous étions à Rouen. Aussitôt la dame recouvra ses esprits et son premier soin fut de se lamenter sur la perte de ses bijoux. Je l'implorai des yeux. Elle comprit et me délivra du bâillon qui m'étouffait. Elle voulait aussi dénouer mes liens, je l'en empêchai. – Non, non, il faut que la police voie les choses en l'état. Je désire qu'elle soit édifiée sur ce gredin. – Et si je tirais la sonnette d'alarme ? – Trop tard, il fallait y penser pendant qu'il m'attaquait. – Mais il m'aurait tuée ! Ah ! monsieur, vous l'avais-je dit qu'il voyageait dans ce train ! Je l'ai reconnu tout de suite, d'après son portrait. Et le voilà parti avec mes bijoux. – On le retrouvera, n'ayez pas peur. – Retrouver Arsène Lupin ! Jamais. – Cela dépend de vous, madame. Écoutez. Dès l'arrivée, soyez à la portière, et appelez, faites du bruit. Des agents et des employés viendront. Racontez alors ce que vous avez vu, en quelques mots l'agression dont j'ai été victime et la fuite d'Ar- sène Lupin, donnez son signalement, un chapeau mou, un parapluie – le vôtre – un pardessus gris à taille. – Le vôtre, dit-elle. – Comment le mien ? Mais non, le sien. Moi, je n'en avais pas. – Il m'avait semblé qu'il n'en avait pas non plus quand il est monté. – Si, si… à moins que ce ne soit un vêtement oublié dans le filet. En tout cas, il l'avait quand il est descendu, et c'est là l'essentiel… un pardessus gris, à taille, rappelez-vous… Ah ! j'oubliais… dites votre nom, dès l'abord. Les fonctions de votre mari stimuleront le zèle de tous ces gens. On arrivait. Elle se penchait déjà à la portière. Je repris d'une voix un peu forte, presque impérieuse, pour que mes paroles se gravassent bien dans son cerveau : – Dites aussi mon nom, Guillaume Berlat. Au besoin, dites que vous me connaissez… Cela nous gagnera du temps… il faut qu'on expédie l'enquête préliminaire… l'important, c'est la poursuite d'Arsène Lupin… vos bijoux… Il n'y a pas d'erreur, n'est-ce pas ? Guillaume Berlat, un ami de votre mari. – Entendu… Guillaume Berlat. Elle appelait déjà et gesticulait. Le train n'avait pas stoppé qu'un monsieur montait, suivi de plusieurs hommes. L'heure critique sonnait. Haletante, la dame s'écria : – Arsène Lupin… ils nous a attaqués… il a volé mes bijoux… Je suis madame Renaud… mon mari est sous-directeur des services pénitentiaires… Ah ! tenez, voici précisément mon frère, Georges Ardelle, directeur du Crédit Rouennais… vous devez savoir… Elle embrassa un jeune homme qui venait de nous rejoindre, et que le commissaire salua, et elle reprit, éplorée : – Oui, Arsène Lupin… tandis que monsieur dormait, il s'est jeté à sa gorge… Monsieur Berlat, un ami de mon mari. Le commissaire demanda : – Mais où est-il, Arsène Lupin ? – Il a sauté du train sous le tunnel, après la Seine. – Êtes-vous sûre que ce soit lui ? – Si j'en suis sûre ! Je l'ai parfaitement reconnu. D'ailleurs on l'a vu à la gare Saint-Lazare. Il avait un chapeau mou… – Non pas… un chapeau de feutre dur, comme celui-ci, rectifia le commissaire en désignant mon chapeau. – Un chapeau mou, je l'affirme, répéta Mme Renaud, et un pardessus gris à taille. – En effet, murmura le commissaire, le télégramme signale ce pardessus gris, à taille et à col de velours noir. – À col de velours noir, justement, s'écria Mme Renaud triomphante. Je respirai. Ah ! la brave, l'excellente amie que j'avais là ! Les agents cependant m'avaient débarrassé de mes entraves. Je me mordis violemment les lèvres, du sang coula. Courbé en deux, le mouchoir sur la bouche, comme il convient à un individu qui est resté longtemps dans une position incommode, et qui porte au visage la marque sanglante du bâillon, je dis au commissaire, d'une voix affaiblie : – Monsieur, c'était Arsène Lupin, il n'y a pas de doute… En faisant diligence on le rattrapera… Je crois que je puis vous être d'une certaine utilité… Le wagon qui devait servir aux constatations de la justice fut détaché. Le train continua vers Le Havre. On nous conduisit vers le bureau du chef de gare, à travers la foule de curieux qui encombrait le quai. À ce moment, j'eus une hésitation. Sous un prétexte quelconque, je pouvais m'éloigner, retrouver mon automobile et filer. Attendre était dangereux. Qu'un incident se produisît, qu'une dépêche survint de Paris, et j'étais perdu. Oui, mais mon voleur ? Abandonné à mes propres ressources, dans une région qui ne m'était pas très familière, je ne devais pas espérer le rejoindre. « Bah ! tentons le coup, me dis-je, et restons. La partie est difficile à gagner, mais si amusante à jouer ! Et l'enjeu en vaut la peine. » Et comme on nous priait de renouveler provisoirement nos dépositions, je m'écriai : – Monsieur le commissaire, actuellement Arsène Lupin prend de l'avance. Mon automobile m'attend dans la cour. Si vous voulez me faire le plaisir d'y monter, nous essaierions… Le commissaire sourit d'un air fin : – L'idée n'est pas mauvaise… si peu mauvaise même qu'elle est en voie d'exécution. – Ah ! – Oui, monsieur, deux de mes agents sont partis à bicyclette… depuis un certain temps déjà. – Mais où ? – À la sortie même du tunnel. Là, ils recueilleront les indices, les témoignages, et suivront la piste d'Arsène Lupin. Je ne pus m'empêcher de hausser les épaules. – Vos deux agents ne recueilleront ni indice ni témoignage. – Vraiment ! – Arsène Lupin se sera arrangé pour que personne ne le voie sortir du tunnel. Il aura rejoint la première route et, de là… – Et de là, Rouen, où nous le pincerons. – Il n'ira pas à Rouen. – Alors, il restera dans les environs où nous sommes encore plus sûrs… – Il ne restera pas dans les environs. – Oh ! oh ! Et où donc se cachera-t-il ? Je tirai ma montre. – À l'heure présente, Arsène Lupin rôde autour de la gare de Darnétal. À dix heures cinquante, c'est-à-dire dans vingt-deux minutes, il prendra le train qui va de Rouen, gare du Nord, à Amiens. – Vous croyez ? Et comment le savez-vous ? – Oh ! c'est bien simple. Dans le compartiment, Arsène Lupin a consulté mon indicateur. Pour quelle raison ? Y avait-il, non loin de l'endroit où il a disparu, une autre ligne, une gare sur cette ligne, et un train s'arrêtant à cette gare ? À mon tour je viens de consulter l'indicateur. Il m'a renseigné. – En vérité, monsieur, dit le commissaire, c'est merveilleusement déduit. Quelle compétence ! Entraîné par ma conviction, j'avais commis une maladresse en faisant preuve de tant d'habileté. Il me regardait avec étonnement, et je crus sentir qu'un soupçon l'effleurait. – Oh ! à peine, car les photographies envoyées de tous côtés par le parquet étaient trop imparfaites, représentaient un Arsène Lupin trop différent de celui qu'il avait devant lui, pour qu'il lui fût possible de me reconnaître. Mais, tout de même, il était troublé, confusément inquiet. Il y eut un moment de silence. Quelque chose d'équivoque et d'incertain arrêtait nos paroles. Moi-même, un frisson de gêne me secoua. La chance allait-elle tourner contre moi ? Me dominant, je me mis à rire. – Mon Dieu, rien ne vous ouvre la compréhension comme la perte d'un portefeuille et le désir de le retrouver. Et il me semble que si vous vouliez bien me donner deux de vos agents, eux et moi, nous pourrions peut-être… – Oh ! je vous en prie, monsieur le commissaire, s'écria Mme Renaud, écoutez M. Berlat. L'intervention de mon excellente amie fut décisive. Prononcé par elle, la femme d'un personnage influent, ce nom de Berlat devenait réellement le mien et me conférait une identité qu'aucun soupçon ne pouvait atteindre. Le commissaire se leva : – Je serais trop heureux monsieur Berlat, croyez-le bien, de vous voir réussir. Autant que vous je tiens à l'arrestation d'Arsène Lupin. Il me conduisit jusqu'à l'automobile. Deux de ses agents, qu'il me présenta, Honoré Massol et Gaston Delivet, y prirent place. Je m'installai au volant. Mon mécanicien donna le tour de manivelle. Quelques secondes après nous quittions la gare. J'étais sauvé. Ah ! j'avoue qu'en roulant sur les boulevards qui ceignent la vieille cité normande, à l'allure puissante de ma trente-cinq chevaux Moreau-Lepton, je n'étais pas sans concevoir quelque orgueil. Le moteur ronflait harmonieusement. À droite et à gauche, les arbres s'enfuyaient derrière nous. Et libre, hors de danger, je n'avais plus maintenant qu'à régler mes petites affaires personnelles, avec le concours des deux honnêtes représentants de la force publique. Arsène Lupin s'en allait à la recherche d'Arsène Lupin ! Modestes soutiens de l'ordre social, Delivet Gaston et Massol Honoré, combien votre assistance me fut précieuse ! Qu'aurais-je fait sans vous ? Sans vous, combien de fois, aux carrefours, j'eusse choisi la mauvaise route ! Sans vous, Arsène Lupin se trompait, et l'autre s'échappait ! Mais tout n'était pas fini. Loin de là. Il me restait d'abord à rattraper l'individu et ensuite à m'emparer moi-même des papiers qu'il m'avait dérobés. À aucun prix, il ne fallait que mes deux acolytes missent le nez dans ces documents, encore moins qu'ils ne s'en saisissent. Me servir d'eux et agir en dehors d'eux, voilà ce que je voulais et qui n'était point aisé. À Darnétal, nous arrivâmes trois minutes après le passage du train. Il est vrai que j'eus la consolation d'apprendre qu'un individu en pardessus gris, à taille, à collet de velours noir, était monté dans un compartiment de seconde classe, muni d'un billet pour Amiens. Décidément, mes débuts comme policier promettaient. Delivet me dit : – Le train est express et ne s'arrête plus qu'à MontérolierBuchy, dans dix-neuf minutes. Si nous n'y sommes pas avant Arsène Lupin, il peut continuer sur Amiens, comme bifurquer sur Clères, et de là gagner Dieppe ou Paris. – Montérolier, quelle distance ? – Vingt-trois kilomètres. – Vingt-trois kilomètres en dix-neuf minutes… Nous y serons avant lui. La passionnante étape ! Jamais ma fidèle Moreau-Lepton ne répondit à mon impatience avec plus d'ardeur et de régularité. Il me semblait que je lui communiquais ma volonté directement, sans l'intermédiaire des leviers et des manettes. Elle partageait mes désirs. Elle approuvait mon obstination. Elle comprenait mon animosité contre ce gredin d'Arsène Lupin. Le fourbe ! le traître ! aurais-je raison de lui ? Se jouerait-il une fois de plus de l'autorité, de cette autorité dont j'étais l'incarnation ? – À droite, criait Delivet !… À gauche !… Tout droit !… Nous glissions au-dessus du sol. Les bornes avaient l'air de petites bêtes peureuses qui s'évanouissaient à notre approche. Et tout à coup, au détour d'une route, un tourbillon de fumée, l'express du Nord. Durant un kilomètre, ce fut la lutte, côte à côte, lutte inégale dont l'issue était certaine. À l'arrivée, nous le battions de vingt longueurs. En trois secondes, nous étions sur le quai, devant les deuxièmes classes. Les portières s'ouvrirent. Quelques personnes descendaient. Mon voleur point. Nous inspectâmes les compartiments. Pas d'Arsène Lupin. Sapristi ! m'écriai-je, il m'aura reconnu dans l'automobile tandis que nous marchions côte à côte, et il aura sauté. Le chef de train confirma cette supposition. Il avait vu un homme qui dégringolait le long du remblai, à deux cents mètres de la gare. – Tenez, là-bas… celui qui traverse le passage à niveau. Je m'élançai, suivi de mes deux acolytes, ou plutôt suivi de l'un d'eux, car l'autre, Massol, se trouvait être un coureur exceptionnel, ayant autant de fond que de vitesse. En peu d'instants, l'intervalle qui le séparait du fugitif diminua singulièrement. L'homme l'aperçut, franchit une haie et détala rapidement vers un talus qu'il grimpa. Nous le vîmes encore plus loin : il entrait dans un petit bois. Quand nous atteignîmes le petit bois, Massol nous y attendait. Il avait jugé inutile de s'aventurer davantage, dans la crainte de nous perdre. – Et je vous félicite, mon cher ami, lui dis-je. Après une pareille course, notre individu doit être à bout de souffle. Nous le tenons. J'examinai les environs, tout en réfléchissant aux moyens de procéder seul à l'arrestation du fugitif, afin de faire moimême des reprises que la justice n'aurait sans doute tolérées qu'après beaucoup d'enquêtes désagréables. Puis, je revins à mes compagnons. – Voilà, c'est facile. Vous, Massol, postez-vous à gauche. Vous, Delivet, à droite. De là, vous surveillez toute la ligne postérieure du bosquet, et il ne peut en sortir, sans être aperçu de vous, que par cette cavée, où je prends position. S'il ne sort pas, moi j'entre, et, forcément, je le rabats sur l'un ou sur l'autre. Vous n'avez donc qu'à attendre. Ah j'oubliais : en cas d'alerte, un coup de feu. Massol et Delivet s'éloignèrent chacun de son côté. Aussitôt qu'ils eurent disparus, je pénétrai dans le bois, avec les plus grandes précautions, de manière à n'être ni vu ni entendu. C'étaient des fourrés épais, aménagés pour la chasse, et coupés de sentes très étroites où il n'était possible de marcher qu'en se courbant comme dans des souterrains de verdure. L'une d'elles aboutissait à une clairière où l'herbe mouillée présentait des traces de pas. Je les suivis en ayant soin de me glisser à travers les taillis. Elles me conduisirent au pied d'un petit monticule que couronnait une masure en plâtras, à moitié démolie. « Il doit être là, pensai-je. L'observatoire est bien choisi. » Je rampai jusqu'à proximité de la bâtisse. Un bruit léger m'avertit de sa présence, et, de fait, par une ouverture, je l'aperçus qui me tournait le dos. En deux bonds je fus sur lui. Il essaya de braquer le revolver qu'il tenait à la main. Je ne lui en laissai pas le temps, et l'entraînai à terre, de telle façon que ses deux bras étaient pris sous lui, tordus, et que je pesais de mon genou sur sa poitrine. – Écoute, mon petit, lui dis-je à l'oreille, je suis Arsène Lupin. Tu vas me rendre toute de suite et de bonne grâce mon portefeuille et la sacoche de la dame… moyennant quoi je te tire des griffes de la police, et je t'enrôle parmi mes amis. Un mot seulement : oui ou non ? – Oui, murmura-t-il. – Tant mieux. Ton affaire, ce matin, était joliment combinée. On s'entendra. Je me relevai. Il fouilla dans sa poche, en sortit un large couteau et voulut m'en frapper. – Imbécile ! m'écriai-je. D'une main, j'avais paré l'attaque. De l'autre, je lui portai un violent coup sur l'artère carotide, ce qui s'appelle le « hook à la carotide ». Il tomba assommé. Dans mon portefeuille, je retrouvai mes papiers et mes billets de banque. Par curiosité, je pris le sien. Sur une enveloppe qui lui était adressée, je lus son nom : Pierre Onfrey. Je tressaillis. Pierre Onfrey, l'assassin de la rue Lafontaine, à Auteuil ! Pierre Onfrey, celui qui avait égorgé Mme Delbois et ses deux filles. Je me penchai sur lui. Oui, c'était ce visage qui, dans le compartiment, avait éveillé en moi le souvenir de traits déjà contemplés. Mais le temps passait. Je mis dans une enveloppe deux billets de cent francs, une carte et ces mots : « Arsène Lupin à ses bons collègues Honoré Massol et Gaston Delivet, en témoignage de reconnaissance. » Je posai cela en évidence au milieu de la pièce. À côté, la sacoche de Mme Renaud. Pouvais-je ne point la rendre à l'excellente amie qui m'avait secouru ? Je confesse cependant que j'en retirai tout ce qui présentait un intérêt quelconque, n'y laissant qu'un peigne en écaille, et un porte-monnaie vide. Que diable ! Les affaires sont les affaires. Et puis, vraiment, son mari exerçait un métier si peu honorable !… Restait l'homme. Il commençait à remuer. Que devais-je ire ? Je n'avais qualité ni pour le sauver ni pour le condamner. Je lui enlevai ses armes et tirai en l'air un coup de revolver. – Les deux autres vont venir, pensai-je, qu'il se débrouille ! Les choses s'accompliront dans le sens de son destin. Et je m'éloignai au pas de course par le chemin de la cavée. Vingt minutes plus tard, une route de traverse, que j'avais remarquée lors de notre poursuite, me ramenait auprès de mon automobile. À quatre heures, je télégraphiais à mes amis de Rouen qu'un incident imprévu me contraignait à remettre ma visite. Entre nous, je crains fort, étant donné ce qu'ils doivent savoir maintenant, d'être obligé de la remettre indéfiniment. Cruelle désillusion pour eux ! À six heures, je rentrais à Paris par l'Isle-Adam, Enghien et la porte Bineau. Les journaux du soir m'apprirent que l'on avait enfin réussi à s'emparer de Pierre Onfrey. Le lendemain – ne dédaignons point les avantages d'une intelligente réclame – l'Écho de France publiait cet entrefilet sensationnel : « Hier, aux environs de Buchy, après de nombreux incidents, Arsène Lupin a opéré l'arrestation de Pierre Onfrey. L'assassin de la rue Lafontaine venait de dévaliser, sur la ligne de Paris au Havre, Mme Renaud, la femme du sous-directeur des services pénitentiaires. Arsène Lupin a restitué à Mme Renaud la sacoche qui contenait ses bijoux, et a récompensé généreuse- ment les deux agents de la Sûreté qui l'avaient aidé au cours de cette dramatique arrestation. » Le Collier de la Reine Deux ou trois fois par an, à l'occasion de solennités importantes, comme les bals de l'ambassade d'Autriche ou les soirées de lady Billingstone, la comtesse de Dreux-Soubise mettait sur ses blanches épaules « le Collier de la Reine ». C'était bien le fameux collier, le collier légendaire que Bohmer et Bassenge, joailliers de la couronne, destinaient à la du Barry, que le cardinal de Rohan-Soubise crut offrir à MarieAntoinette, reine de France, et que l'aventurière Jeanne de Valois, comtesse de La Motte, dépeça un soir de février 1785, avec l'aide de son mari et de leur complice Rétaux de Villette. Pour dire vrai, la monture seule était authentique. Rétaux de Villette l'avait conservée, tandis que le sieur de La Motte et sa femme dispersaient aux quatre vents les pierres brutalement desserties, les admirables pierres si soigneusement choisies par Bohmer. Plus tard, en Italie, il la vendit à Gaston de DreuxSoubise, neveu et héritier du cardinal, sauvé par lui de la ruine lors de la retentissante banqueroute de Rohan-Guéménée, et qui en souvenir de son oncle, racheta les quelques diamants qui restaient en la possession du bijoutier anglais Jefferys, les compléta avec d'autres de valeur beaucoup moindre, mais de même dimension, et parvint à reconstituer le merveilleux « collier en esclavage », tel qu'il était sorti des mains de Bohmer et Bassenge. De ce bijou historique, pendant près d'un siècle, les DreuxSoubise s'enorgueillirent. Bien que diverses circonstances eussent notablement diminué leur fortune, ils aimèrent mieux réduire leur train de maison que d'aliéner la royale et précieuse relique. En particulier le comte actuel y tenait comme on tient à la demeure de ses pères. Par prudence, il avait loué un coffre au Crédit Lyonnais pour l'y déposer. Il allait l'y chercher lui-même l'après-midi du jour où sa femme voulait s'en parer, et l'y reportait lui-même le lendemain. Ce soir-là, à la réception du Palais de Castille – l'aventure remonte au début du siècle – la comtesse eut un véritable succès, et le roi Christian, en l'honneur de qui la fête était donnée, remarqua sa beauté magnifique. Les pierreries ruisselaient autour du cou gracieux. Les mille facettes des diamants brillaient et scintillaient comme des flammes à la clarté des lumières. Nulle autre qu'elle, semblait-il, n'eût pu porter avec tant d'aisance et de noblesse le fardeau d'une telle parure. Ce fut un double triomphe, que le comte de Dreux goûta profondément, et dont il s'applaudit, quand ils furent rentrés dans la chambre de leur vieil hôtel du faubourg Saint-Germain. Il était fier de sa femme et tout autant peut-être du bijou qui illustrait sa maison depuis quatre générations. Et sa femme en tirait une vanité un peu puérile, mais qui était bien la marque de son caractère altier. Non sans regret, elle détacha le collier de ses épaules et le tendit à son mari qui l'examina avec admiration, comme s'il ne le connaissait point. Puis, l'ayant remis dans son écrin de cuir rouge aux armes du Cardinal, il passa dans un cabinet voisin, sorte d'alcôve plutôt, que l'on avait complètement isolée de la chambre, et dont l'unique entrée se trouvait au pied de leur lit. Comme les autres fois, il le dissimula sur une planche assez élevée, parmi des cartons à chapeau et des piles de linge. Il referma la porte et se dévêtit. Au matin, il se leva vers neuf heures, avec l'intention d'aller, avant le déjeuner, jusqu'au Crédit Lyonnais. Il s'habilla, but une tasse de café et descendit aux écuries. Là, il donna des ordres. Un des chevaux l'inquiétait. Il le fit marcher et trotter devant lui dans la cour. Puis il retourna près de sa femme. Elle n'avait point quitté la chambre, et se coiffait, aidée de sa bonne. Elle lui dit : – Vous sortez ? – Oui… pour cette course… – Ah ! en effet… c'est plus prudent… Il pénétra dans le cabinet. Mais, au bout de quelques secondes, il demanda, sans le moindre étonnement d'ailleurs : – Vous l'avez pris, chère amie ? Elle répliqua : – Comment ? mais non, je n'ai rien pris. – Vous l'avez dérangé. – Pas du tout… je n'ai même pas ouvert cette porte. Il apparut, décomposé, et il balbutia, la voix à peine intelligible : – Vous n'avez pas ?… Ce n'est pas vous ?… Alors… Elle accourut, et ils cherchèrent fiévreusement, jetant les cartons à terre et démolissant les piles de linge. Et le comte répétait : – Inutile… tout ce que nous faisons est inutile… C'est ici, là, sur cette planche, que je l'ai mis. – Vous avez pu vous tromper. – C'est ici, là, sur cette planche, et pas sur une autre. Ils allumèrent une bougie, car la pièce était assez obscure, et ils enlevèrent tout le linge et tous les objets qui l'encombraient. Et quand il n'y eut plus rien dans le cabinet, ils durent s'avouer avec désespoir que le fameux collier, « le Collier en esclavage de la Reine », avait disparu. De nature résolue, la comtesse, sans perdre de temps en vaines lamentations, fit prévenir le commissaire, M. Valorbe, dont ils avaient eu déjà l'occasion d'apprécier l'esprit sagace et la clairvoyance. On le mit au courant par le détail, et tout de suite il demanda : – Êtes-vous sûr, monsieur le comte, que personne n'a pu traverser la nuit votre chambre ? – Absolument sûr. J'ai le sommeil très léger. Mieux encore : la porte de cette chambre était fermée au verrou. J'ai dû le tirer ce matin quand ma femme a sonné la bonne. – Et il n'existe pas d'autre passage qui permette de s'introduire dans le cabinet ? – Aucun. – Pas de fenêtre ? – Si, mais elle est condamnée. – Je désirerais m'en rendre compte… On alluma des bougies, et aussitôt M. Valorbe fit remarquer que la fenêtre n'était condamnée qu'à mi-hauteur, par un bahut, lequel, en outre, ne touchait pas exactement aux croisées. – Il y touche suffisamment, répliqua M. de Dreux, pour qu'il soit impossible de le déplacer dans faire beaucoup de bruit. – Et sur quoi donne cette fenêtre ? – Sur une courette intérieure. – Et vous avez encore un étage au-dessus de celui-là ? – Deux, mais au niveau de celui des domestiques, la courette est protégée par une grille à petites mailles. C'est pourquoi nous avons si peu de jour. D'ailleurs, quand on eut écarté le bahut, on constata que la fenêtre était close, ce qui n'aurait pas été, si quelqu'un avait pénétré du dehors. – À moins, observa le comte, que ce quelqu'un ne soit sorti par notre chambre. – Auquel cas, vous n'auriez pas trouvé le verrou de cette chambre poussé. Le commissaire réfléchit un instant, puis se tournant vers la comtesse : – Savait-on dans votre entourage, madame, que vous deviez porter ce collier hier soir ? – Certes, je ne m'en suis pas cachée. Mais personne ne savait que nous l'enfermions dans ce cabinet. – Personne ? – Personne… À moins que… – Je vous en prie, madame, précisez. C'est là un point des plus importants. Elle dit à son mari : – Je songeais à Henriette. – Henriette ? Elle ignore ce détail comme les autres. – En es-tu certain ? – Quelle est cette dame ? interrogea M. Valorbe. – Une amie de couvent, qui s'est fâchée avec sa famille pour épouser une sorte d'ouvrier. À la mort de son mari, je l'ai recueillie avec son fils et leur ai meublé un appartement dans cet hôtel. Et elle ajouta avec embarras : – Elle me rend quelques services. Elle est très adroite de ses mains. – À quel étage habite-t-elle ? – Au nôtre, pas loin du reste… à l'extrémité de ce couloir… Et même, j'y pense… la fenêtre de sa cuisine… – Ouvre sur cette courette, n'est-ce pas ? – Oui, juste en face de la nôtre. Un léger silence suivit cette déclaration. Puis M. Valorbe demanda qu'on le conduisît auprès d'Henriette. Ils la trouvèrent en train de coudre, tandis que son fils Raoul, un bambin de six à sept ans, lisait à ses côtés. Assez étonné de voir le misérable appartement qu'on avait meublé pour elle, et qui se composait au total d'une pièce sans cheminée et d'un réduit servant de cuisine, le commissaire la questionna. Elle parut bouleversée en apprenant le vol commis. La veille au soir, elle avait elle-même habillé la comtesse et fixé le collier autour de son cou. – Seigneur Dieu ! s'écria-t-elle, qui m'aurait jamais dit ? – Et vous n'avez aucune idée ? pas le moindre doute ? Il est possible que le coupable ait passé par votre chambre. Elle dit de bon cœur, sans même imaginer qu'on pouvait l'effleurer d'un soupçon : – Mais je ne l'ai pas quittée, ma chambre ! je ne sors jamais, moi. Et puis ; vous n'avez donc pas vu ? Elle ouvrit la fenêtre du réduit. – Tenez, il y a bien trois mètres jusqu'au rebord opposé. – Qui vous a dit que nous envisagions l'hypothèse d'un vol effectué par là ? – Mais… le collier n'était-il pas dans le cabinet ? – Comment le savez-vous ? – Dame ! j'ai toujours su qu'on l'y mettait la nuit… on en a parlé devant moi… Sa figure, encore jeune, mais que les chagrins avaient flétrie, marquait une grande douceur et de la résignation. Cependant elle eut soudain, dans le silence, une expression d'angoisse, comme si un danger l'eût menacée. Elle attira son fils contre elle. L'enfant lui prit la main et l'embrassa tendrement. – Je ne suppose pas, dit M. de Dreux au commissaire, quand ils furent seuls, – je ne suppose pas que vous la soupçonniez ? Je réponds d'elle. C'est l'honnêteté même. – Oh ! je suis tout à fait de votre avis, affirma M. Valorbe. C'est tout au plus si j'avais pensé à une complicité inconsciente. Mais je reconnais que cette explication doit être abandonnée, d'autant qu'elle ne résout nullement le problème, auquel nous nous heurtons. Le commissaire ne poussa pas plus avant cette enquête, que le juge d'instruction reprit et compléta les jours suivants. On interrogea les domestiques, on vérifia l'état du verrou, on fit des expériences sur la fermeture et sur l'ouverture de la fenêtre du cabinet, on explora la courette de haut en bas… Tout fut inutile. Le verrou était intact. La fenêtre ne pouvait s'ouvrir ni se fermer du dehors. Plus spécialement, les recherches visèrent Henriette, car, malgré tout, on en revenait toujours de ce côté. On fouilla sa vie minutieusement, et il fut constaté que, depuis trois ans, elle n'était sortie que quatre fois de l'hôtel, et les quatre fois pour des courses que l'on put déterminer. En réalité, elle servait de femme de chambre et de couturière à Mme de Dreux, qui se montrait à son égard d'une rigueur dont tous les domestiques témoignèrent en confidence. – D'ailleurs, disait le juge d'instruction, qui, au bout d'une semaine, aboutit aux mêmes conclusions que le commissaire, en admettant que nous connaissions le coupable, et nous n'en sommes pas là, nous n'en saurions pas davantage sur la manière dont le vol a été commis. Nous sommes barrés à droite et à gauche par deux obstacles : une porte et une fenêtre fermées. Le mystère est double ! Comment a-t-on pu s'introduire, et comment, ce qui était beaucoup plus difficile, a-t-on pu s'échapper en laissant derrière soi une porte close au verrou et une fenêtre fermée ? Au bout de quatre mois d'investigations, l'idée secrète du juge était celle-ci : M. et Mme de Dreux, pressés par des besoins d'argent, avaient vendu le Collier de la Reine. Il classa l'affaire. Le vol du précieux bijou porta aux Dreux-Soubise un coup dont ils gardèrent longtemps la marque. Leur crédit n'étant plus soutenu par la sorte de réserve que constituait un tel trésor, ils se trouvèrent en face de créanciers plus exigeants et de prêteurs moins favorables. Ils durent couper dans le vif, aliéner, hypothéquer. Bref, c'eût été la ruine si deux gros héritages de parents éloignés ne les avaient sauvés. Ils souffrirent aussi dans leur orgueil, comme s'ils avaient perdu un quartier de noblesse. Et, chose bizarre, ce fut à son ancienne amie de pension que la comtesse s'en prit. Elle ressentait contre elle une véritable rancune et l'accusait ouvertement. On la relégua d'abord à l'étage des domestiques, puis on la congédia du jour au lendemain. Et la vie coula, sans événements notables. Ils voyagèrent beaucoup. Un seul fait doit être relevé au cours de cette époque. Quelques mois après le départ d'Henriette, la comtesse reçut d'elle une lettre qui la remplit d'étonnement : « Madame, « Je ne sais comment vous remercier. Car c'est bien vous, n'est-ce pas, qui m'avez envoyé cela ? Ce ne peut être que vous. Personne autre ne connaît ma retraite au fond de ce petit village. Si je me trompe, excusez-moi et retenez du moins l'expression de ma reconnaissance pour vos bontés passées… » Que voulait-elle dire ? Les bontés présentes ou passées de la comtesse envers elle se réduisaient à beaucoup d'injustices. Que signifiaient ces remerciements ? Sommée de s'expliquer, elle répondit qu'elle avait reçu par la poste, en un pli non recommandé ni chargé, deux billets de mille francs. L'enveloppe, qu'elle joignait à sa réponse, était timbrée de Paris, et ne portait que son adresse, tracée d'une écriture visiblement déguisée. D'où provenaient ces deux mille francs ? Qui les avait envoyés ? La justice s'informa. Mais quelle piste pouvait-on suivre parmi ces ténèbres ? Et le même fait se reproduisit douze mois après. Et une troisième fois ; et une quatrième fois ; et chaque année pendant six ans, avec cette différence que la cinquième et la sixième année, la somme doubla, ce qui permit à Henriette, tombée subitement malade, de se soigner comme il convenait. Autre différence : l'administration de la poste ayant saisi une des lettres sous prétexte qu'elle n'était point chargée, les deux dernières lettres furent envoyées selon le règlement, la première datée de Saint-Germain, l'autre de Suresnes. L'expéditeur signa d'abord Anquety, puis Péchard. Les adresses qu'il donna étaient fausses. Au bout de six ans, Henriette mourut. L'énigme demeura entière. Tous ces événements sont connus du public. L'affaire fut de celles qui passionnèrent l'opinion, et c'est un destin étrange que celui de ce collier, qui, après avoir bouleversé la France à la fin du 18e siècle, souleva encore tant d'émotion cent vingt ans plus tard. Mais ce que je vais dire est ignoré de tous, sauf des principaux intéressés et de quelques personnes auxquelles le comte demanda le secret absolu. Comme il est probable qu'un jour ou l'autre elles manqueront à leur promesse, je n'ai, moi, aucun scrupule à déchirer le voile et l'on saura ainsi, en même temps que la clef de l'énigme, l'explication de la lettre publiée par les journaux d'avant-hier matin, lettre extraordinaire qui ajoutait encore, si c'est possible, un peu d'ombre et de mystère aux obscurités de ce drame. Il y a cinq jours de cela. Au nombre des invités qui déjeunaient chez M. de Dreux-Soubise, se trouvaient ses deux nièces et sa cousine, et, comme hommes, le président d'Essaville, le député Bochas, le chevalier Floriani que le comte avait connu en Sicile, et le général marquis de Rouzières, un vieux camarade de cercle. Après le repas, ces dames servirent le café et les messieurs eurent l'autorisation d'une cigarette, à condition de ne point déserter le salon. On causa. L'une des jeunes filles s'amusa à faire les cartes et à dire la bonne aventure. Puis on en vint à parler de crimes célèbres. Et c'est à ce propos que M. de Rouzières, qui ne manquait jamais l'occasion de taquiner le comte, rappela l'aventure du collier, sujet de conversation que M. de Dreux avait en horreur. Aussitôt chacun émit son avis. Chacun recommença l'instruction à sa manière. Et, bien entendu, toutes les hypothèses se contredisaient, toutes également inadmissibles. – Et vous, monsieur, demanda la comtesse au chevalier Floriani, quelle est votre opinion ? – Oh ! moi, je n'ai pas d'opinion, madame. On se récria. Précisément, le chevalier venait de raconter très brillamment diverses aventures auxquelles il avait été mêlé avec son père, magistrat à Palerme, et où s'étaient affirmés son jugement et son goût pour ces questions. – J'avoue, dit-il, qu'il m'est arrivé de réussir alors que de plus habiles avaient renoncé. Mais de là à me considérer comme un Sherlock Holmes… Et puis, c'est à peine si je sais de quoi il s'agit. On se tourna vers le maître de la maison. À contrecœur, il dut résumer les faits. Le chevalier écouta, réfléchit, posa quelques interrogations, et murmura : – C'est drôle… à première vue il ne me semble pas que la chose soit si difficile à deviner. Le comte haussa les épaules. Mais les autres personnes s'empressèrent autour du chevalier, et il reprit d'un ton un peu dogmatique : – En général, pour remonter à l'auteur d'un crime ou d'un vol, il faut déterminer comment ce crime ou ce vol ont été commis. Dans le cas actuel, rien de plus simple, selon moi, car nous nous trouvons en face, non pas de plusieurs hypothèses, mais d'une certitude, d'une certitude unique, rigoureuse, et qui s'énonce ainsi : l'individu ne pouvait entrer que par la porte de la chambre ou par la fenêtre du cabinet. Or on n'ouvre pas, de l'extérieur, une porte verrouillée. Donc il est entré par la fenêtre. – Elle était fermée, et on l'a retrouvée fermée, déclara M. de Dreux. – Pour cela, continua Floriani, sans relever l'interruption, il n'a eu besoin que d'établir un pont, planche ou échelle, entre le balcon de la cuisine et le rebord de la fenêtre, et dès que l'écrin… – Mais je vous répète que la fenêtre était fermée ! s'écria le comte avec impatience. Cette fois Floriani dut répondre. Il le fit avec la plus grande tranquillité, en homme qu'une objection aussi insignifiante ne trouble point. – Je veux croire qu'elle l'était, mais n'y a-t-il pas un vasistas ? – Comment le savez-vous ? – D'abord c'est presque une règle, dans les hôtels de cette époque. Et ensuite il faut bien qu'il en soit ainsi, puisque, autrement, le vol serait inexplicable. – En effet, il y en a un, mais il est clos, comme la fenêtre. On n'y a même pas fait attention. – C'est un tort. Car si on y avait fait attention, on aurait vu évidemment qu'il avait été ouvert. – Et comment ? – Je suppose que, pareil à tous les autres, il s'ouvre au moyen d'un fil de fer tressé, muni d'un anneau à son extrémité inférieure ? – Oui. – Et cet anneau pendait entre la croisée et le bahut ? – Oui, mais je ne comprends pas… – Voici. Par une fente pratiquée dans le carreau, on a pu, à l'aide d'un instrument quelconque, mettons une baguette de fer pourvue d'un crochet, agripper l'anneau, peser et ouvrir. Le comte ricana : – Parfait ! parfait ! vous arrangez tout cela avec une aisance seulement vous oubliez une chose, cher monsieur, c'est qu'il n'y a pas eu de fente pratiquée dans le carreau. – Il y a eu une fente. – Allons donc, on l'aurait vue. – Pour voir il faut regarder, et l'on n'a pas regardé. La fente existe, il est matériellement impossible qu'elle n'existe pas, le long du carreau, contre le mastic… dans le sens vertical, bien entendu. Le comte se leva. Il paraissait très surexcité. Il arpenta deux ou trois fois le salon d'un pas nerveux, et, s'approchant de Floriani : – Rien n'a changé là-haut depuis ce jour… personne n'a mis les pieds dans ce cabinet. – En ce cas, monsieur, il vous est loisible de vous assurer que mon explication concorde avec la réalité. – Elle ne concorde avec aucun des faits que la justice a constatés. Vous n'avez rien vu, vous ne savez rien, et vous allez à l'encontre de tout ce que nous avons vu et de tout ce que nous savons. Floriani ne sembla point remarquer l'irritation du comte, et il dit en souriant : – Mon Dieu, monsieur, je tâche de voir clair, voilà tout. Si je me trompe, prouvez-moi mon erreur. – Sans plus tarder… J'avoue qu'à la longue votre assurance… M. de Dreux mâchonna encore quelques paroles, puis, soudain, se dirigea vers la porte et sortit. Pas un mot ne fut prononcé. On attendait anxieusement, comme si, vraiment, une parcelle de la vérité allait apparaître. Et le silence avait une gravité extrême. Enfin, le comte apparut dans l'embrasure de la porte. Il était pâle et singulièrement agité. Il dit à ses amis, d'une voix tremblante : – Je vous demande pardon… les révélations de monsieur sont si imprévues… je n'aurais jamais pensé… Sa femme l'interrogea avidement : – Parle… je t'en supplie… qu'y a-t-il ? Il balbutia : – La fente existe… à l'endroit même indiqué… le long du carreau… Il saisit brusquement le bras du chevalier et lui dit d'un ton impérieux : – Et maintenant, monsieur, poursuivez… je reconnais que vous avez raison jusqu'ici ; mais maintenant, ce n'est pas fini… répondez… que s'est-il passé, selon vous ? Floriani se dégagea doucement et après un instant prononça : – Eh bien, selon moi, voilà ce qui s'est passé. L'individu, sachant que Mme de Dreux allait au bal avec le collier, a jeté sa passerelle pendant votre absence. Au travers de la fenêtre, il vous a surveillé et vous a vu cacher le bijou. Dès que vous êtes parti, il a coupé la vitre et a tiré l'anneau. – Soit, mais la distance est trop grande pour qu'il ait pu, par le vasistas, atteindre la poignée de la fenêtre. – S'il n'a pu l'ouvrir, c'est qu'il est entré par le vasistas luimême. – Impossible ; il n'y a pas d'homme assez mince pour s'introduire par là. – Alors ce n'est pas un homme. – Comment ! – Certes. Si le passage est trop étroit pour un homme, il faut bien que ce soit un enfant. – Un enfant ! – Ne m'avez-vous pas dit que votre amie Henriette avait un fils ? – En effet… un fils qui s'appelait Raoul. – Il est infiniment probable que c'est ce Raoul qui a commis le vol. – Quelle preuve en avez-vous ? – Quelle preuve ?… il n'en manque pas, de preuves… Ainsi, par exemple… Il se tut et réfléchit quelques secondes. Puis il reprit : – Ainsi, par exemple, cette passerelle, il n'est pas à croire que l'enfant l'ait apportée du dehors et remportée sans que l'on s'en soit aperçu. Il a dû employer ce qui était à sa disposition. Dans le réduit où Henriette faisait sa cuisine, il y avait, n'est-ce pas, des tablettes accrochées au mur où l'on posait les casseroles ? – Deux tablettes, autant que je me souvienne. – Il faudrait s'assurer si ces planches sont réellement fixées aux tasseaux de bois qui les supportent. Dans le cas contraire, nous serions autorisés à penser que l'enfant les a déclouées, puis attachées l'une à l'autre. Peut-être aussi, puisqu'il y avait un fourneau, trouverait-on le crochet à fourneau dont il a dû se servir pour ouvrir le vasistas. Sans mot dire le comte sortit, et cette fois, les assistants ne ressentirent même point la petite anxiété de l'inconnu qu'ils avaient éprouvée la première fois. Ils savaient, ils savaient de façon absolue que les prévisions de Floriani étaient justes. Il émanait de cet homme une impression de certitude si rigoureuse qu'on l'écoutait non point comme s'il déduisait des faits les uns des autres, mais comme s'il racontait des événements dont il était facile de vérifier au fur et à mesure l'authenticité. Et personne ne s'étonna lorsque à son tour le comte déclara : – C'est bien l'enfant, c'est bien lui, tout l'atteste. – Vous avez vu les planches… le crochet ? – J'ai vu… les planches ont été déclouées… le crochet est encore là. Mme de Dreux-Soubise s'écria : – C'est lui… Vous voulez dire plutôt que c'est sa mère. Henriette est la seule coupable. Elle aura obligé son fils… – Non, affirma le chevalier, la mère n'y est pour rien. – Allons donc ! ils habitaient la même chambre, l'enfant n'aurait pu agir à l'insu d'Henriette. – Ils habitaient la même chambre, mais tout s'est passé dans la pièce voisine, la nuit, tandis que la mère dormait. Et le collier ? fit le comte, on l'aurait trouvé dans les affaires de l'enfant. – Pardon ! il sortait, lui. Le matin même où vous l'avez surpris devant sa table de travail, il venait de l'école, et peut-être la justice, au lieu d'épuiser ses ressources contre la mère innocente, aurait-elle été mieux inspirée en perquisitionnant là-bas, dans le pupitre de l'enfant, parmi ses livres de classe. – Soit, mais ces deux mille francs qu'Henriette recevait chaque année, n'est-ce pas le meilleur signe de sa complicité ? – Complice, vous eût-elle remerciés de cet argent ? Et puis, ne la surveillait-on pas ? Tandis que l'enfant est libre, lui, il a toute facilité pour courir jusqu'à la ville voisine pour s'aboucher avec un revendeur quelconque et lui céder à vil prix un diamant, deux diamants, selon le cas… sous la seule condition que l'envoi d'argent sera effectué de Paris, moyennant quoi on recommencera l'année suivante. Un malaise indéfinissable oppressait les Dreux-Soubise et leurs invités. Vraiment il y avait dans le ton, dans l'attitude de Floriani, autre chose que cette certitude qui, dès le début avait si fort agacé le comte. Il y avait comme de l'ironie, et une ironie qui semblait plutôt hostile que sympathique et amicale ainsi qu'il eût convenu. Le comte affecta de rire. – Tout cela est d'un ingénieux qui me ravit ! Mes compliments Quelle imagination brillante ! – Mais non, mais non, s'écria Floriani avec plus de gravité, je n'imagine pas, j'évoque des circonstances qui furent inévitablement telles que je les montre. – Qu'en savez-vous ? – Ce que vous-même m'en avez dit. Je me représente la vie de la mère et de l'enfant, là-bas, au fond de la province, la mère qui tombe malade, les ruses et les inventions du petit pour vendre les pierreries et sauver sa mère ou tout au moins adoucir ses derniers moments. Le mal l'emporte. Elle meurt. Des années passent. L'enfant grandit, devient un homme. Et alors – et pour cette fois, je veux bien admettre que mon imagination se donne libre cours – supposons que cet homme éprouve le besoin de revenir dans les lieux où il a vécu son enfance, qu'il les revoie, qu'il retrouve ceux qui ont soupçonné, accusé sa mère… pensezvous à l'intérêt poignant d'une telle entrevue dans la vieille maison où se sont déroulées les péripéties du drame ? Ses paroles retentirent quelques secondes dans le silence inquiet, et sur le visage de M. et Mme de Dreux, se lisait un effort éperdu pour comprendre, en même temps que la peur, que l'angoisse de comprendre. Le comte murmura : – Qui êtes-vous donc, monsieur ? – Moi ? mais le chevalier Floriani que vous avez rencontré à Palerme et que vous avez été assez bon de convier chez vous déjà plusieurs fois. – Alors que signifie cette histoire ? – Oh ! mais rien du tout ! C'est simple jeu de ma part. J'essaie de me figurer la joie que le fils d'Henriette, s'il existe encore, aurait à vous dire qu'il fut le seul coupable, et qu'il le fut parce que sa mère était malheureuse, sur le point de perdre la place de… domestique dont elle vivait, et parce que l'enfant souffrait de voir sa mère malheureuse. Il s'exprimait avec une émotion contenue, à demi levé et penché vers la comtesse. Aucun doute ne pouvait subsister. Le chevalier Floriani n'était autre que le fils d'Henriette. Tout, dans son attitude, dans ses paroles, le proclamait. D'ailleurs n'était-ce point son intention évidente, sa volonté même d'être reconnu comme tel ? Le comte hésita. Quelle conduite allait-il tenir envers l'audacieux personnage ? Sonner ? Provoquer un scandale ? Démasquer celui qui l'avait dépouillé jadis ? Mais il y avait si longtemps ! Et qui voudrait admettre cette histoire absurde d'enfant coupable ? Non, il valait mieux accepter la situation, en affectant de n'en point saisir le véritable sens. Et le comte, s'approchant de Floriani, s'écria avec enjouement : – Très amusant, très curieux, votre roman. Je vous jure qu'il me passionne. Mais, suivant vous, qu'est-il devenu, ce bon jeune homme, ce modèle des fils ? J'espère qu'il ne s'est pas arrêté en si beau chemin. – Oh ! certes non. – N'est-ce pas ! Après un tel début ! Prendre le collier de la Reine à six ans, le célèbre collier que convoitait MarieAntoinette ! – Et le prendre, observa Floriani, se prêtant au jeu du comte, le prendre sans qu'il lui en coûte le moindre désagrément, sans que personne ait l'idée d'examiner l'état des carreaux, ou s'aviser que le rebord de la fenêtre est trop propre, ce rebord qu'il avait essuyé pour effacer les traces de son passage sur l'épaisse poussière… Avouez qu'il y avait de quoi tourner la tête d'un gamin de son âge. C'est donc si facile ? Il n'y a donc qu'à vouloir et tendre la main ?… Ma foi, il voulut… – Et il tendit la main. – Les deux mains, reprit le chevalier en riant. Il y eut un frisson. Quel mystère cachait la vie de ce soidisant Floriani ? Combien extraordinaire devait être l'existence de cet aventurier, voleur génial à six ans, et qui, aujourd'hui, par un raffinement de dilettante en quête d'émotion, ou tout au plus pour satisfaire un sentiment de rancune, venait braver sa victime chez elle, audacieusement, follement, et cependant avec toute la correction d'un galant homme en visite ! Il se leva et s'approcha de la comtesse pour prendre congé. Elle réprima un mouvement de recul. Il sourit. – Oh ! madame, vous avez peur ! aurais-je donc poussé trop loin ma petite comédie de sorcier de salon ? Elle se domina et répondit avec la même désinvolture un peu railleuse : – Nullement, monsieur. La légende de ce bon fils m'a au contraire fort intéressée, et je suis heureuse que mon collier ait été l'occasion d'une destinée aussi brillante. Mais ne croyezvous pas que le fils de cette… femme, de cette Henriette, obéissait surtout à sa vocation ? Il tressaillit, sentant la pointe, et répliqua : – J'en suis persuadé, et il fallait même que cette vocation fût sérieuse pour que l'enfant ne se rebutât point. – Et comment cela ? – Mais oui, vous le savez, la plupart des pierres étaient fausses. Il n'y avait de vrai que les quelques diamants rachetés au bijoutier anglais, les autres ayant été vendus un à un selon les dures nécessités de la vie. – C'était toujours le Collier de la Reine, monsieur, dit la comtesse avec hauteur, et voilà, me semble-t-il, ce que le fils d'Henriette ne pouvait comprendre. – Il a dû comprendre, madame, que faux ou vrai, le collier était avant tout un objet de parade, une enseigne. M. de Dreux fit un geste. Sa femme aussitôt le prévint. – Monsieur, dit-elle, si l'homme auquel vous faites allusion a la moindre pudeur… Elle s'interrompit, intimidée par le calme regard de Floriani. Il répéta : – Si cet homme a la moindre pudeur ?… Elle sentit qu'elle ne gagnerait rien à lui parler de la sorte, et malgré elle, malgré sa colère et son indignation toute frémissante d'orgueil humilié, elle lui dit presque poliment : – Monsieur, la légende veut que Rétaux de Villette, quand il eut le Collier de la Reine entre les mains et qu'il en eut fait sauter tous les diamants avec Jeanne de Valois, n'ait point osé toucher à la monture. Il comprit que les diamants n'étaient que l'ornement, l'accessoire, mais que la monture était l'œuvre essentielle, la création même de l'artiste, et il la respecta. Pensezvous que cet homme ait compris également ? – Je ne doute pas que la monture existe. L'enfant l'a respectée. – Eh bien ! monsieur, s'il vous arrive de le rencontrer, vous lui direz qu'il garde injustement une de ces reliques qui sont la propriété et la gloire de certaines familles, et qu'il a pu en arracher les pierres sans que le Collier de la Reine cessât d'appartenir à la maison de Dreux-Soubise. Il nous appartient comme notre nom, comme notre honneur. Le chevalier répondit simplement : – Je lui dirai, madame. Il s'inclina devant elle, salua le comte, salua les uns après les autres tous les assistants et sortit. Quatre jours après, Mme de Dreux trouvait sur la table de sa chambre un écrin rouge aux armes du Cardinal. Elle l'ouvrit. C'était le Collier en esclavage de la Reine. Mais comme toutes les choses doivent, dans la vie d'un homme soucieux d'unité et de logique, concourir au même but – et qu'un peu de réclame n'est jamais nuisible – le lendemain l'Écho de France publiait ces lignes sensationnelles : « Le Collier de la Reine, le célèbre bijou dérobé autrefois à la famille de Dreux-Soubise, a été retrouvé par Arsène Lupin. Arsène Lupin s'est empressé de le rendre à ses légitimes propriétaires. On ne peut qu'applaudir à cette attention délicate et chevaleresque. » Le sept de cœur Une question se pose et elle me fut souvent posée : « Comment ai-je connu Arsène Lupin ? » Personne ne doute que je le connaisse. Les détails que j'accumule sur cet homme déconcertant, les faits irréfutables que j'expose, les preuves nouvelles que j'apporte, l'interprétation que je donne de certains actes dont on n'avait vu que les manifestations extérieures sans en pénétrer les raisons secrètes ni le mécanisme invisible, tout cela prouve bien, sinon une intimité, que l'existence même de Lupin rendrait impossible, du moins des relations amicales et des confidences suivies. Mais comment l'ai-je connu ? D'où me vient la faveur d'être son historiographe ? Pourquoi moi et pas un autre ? La réponse est facile : le hasard seul a présidé à un choix où mon mérite n'entre pour rien. C'est le hasard qui m'a mis sur sa route. C'est par hasard que j'ai été mêlé à une de ses plus étranges et de ses plus mystérieuses aventures, par hasard enfin que je fus acteur dans un drame dont il fut le merveilleux metteur en scène, drame obscur et complexe, hérissé de telles péripéties que j'éprouve un certain embarras au moment d'en entreprendre le récit. Le premier acte se passe au cours de cette fameuse nuit du 22 au 23 juin, dont on a tant parlé. Et pour ma part, disons-le tout de suite, j'attribue la conduite assez anormale que je tins en l'occasion, à l'état d'esprit très spécial où je me trouvais en rentrant chez moi. Nous avions dîné entre amis au restaurant de la Cascade, et, toute la soirée, tandis que nous fumions et que l'orchestre de tziganes jouait des valses mélancoliques, nous n'avions parlé que de crimes et de vols, d'intrigues effrayantes et ténébreuses. C'est toujours là une mauvaise préparation au sommeil. Les Saint-Martin s'en allèrent en automobile, Jean Daspry – ce charmant et insouciant Daspry qui devait six mois après, se faire tuer de façon si tragique sur la frontière du Maroc – Jean Daspry et moi nous revînmes à pied par la nuit obscure et chaude. Quand nous fûmes arrivés devant le petit hôtel que j'habitais depuis un an à Neuilly, sur le boulevard Maillot, il me dit : – Vous n'avez jamais peur ? – Quelle idée ! – Dame, ce pavillon est tellement isolé ! pas de voisins… des terrains vagues… Vrai, je ne suis pas poltron, et cependant… – Eh bien ! vous êtes gai, vous ! – Oh ! je dis cela comme je dirais autre chose. Les SaintMartin m'ont impressionné avec leurs histoires de brigands. M'ayant serré la main, il s'éloigna. Je pris ma clef et j'ouvris. – Allons ! bon, murmurai-je. Antoine a oublié de m'allumer une bougie. Et soudain je me rappelai : Antoine était absent, je lui avais donné congé. Tout de suite l'ombre et le silence me furent désagréables. Je montai jusqu'à ma chambre, à tâtons, le plus vite possible, et aussitôt, contrairement, à mon habitude, je tournai la clef et poussai le verrou. Puis j'allumai. La flamme de la bougie me rendit mon sang-froid. Pourtant j'eus soin de tirer mon revolver de sa gaine, un gros revolver à longue portée, et je le posai à côté de mon lit. Cette précaution acheva de me rassurer. Je me couchai et, comme à l'ordinaire, pour m'endormir, je pris sur la table de nuit le livre qui m'y attendait chaque soir. Je fus très étonné. À la place du coupe-papier dont je l'avais marqué la veille, se trouvait une enveloppe, cachetée de cinq cachets de cire rouge. Je la saisis vivement. Elle portait comme adresse mon nom et mon prénom, accompagnés de cette mention : « Urgent. » Une lettre ! une lettre à mon nom ! qui pouvait l'avoir mise à cet endroit ? Un peu nerveux, je déchirai l'enveloppe et je lus : « À partir du moment où vous aurez ouvert cette lettre, quoi qu'il arrive, quoi que vous entendiez, ne bougez plus, ne faites pas un geste, ne jetez pas un cri. Sinon, vous êtes perdu. » Moi non plus je ne suis pas un poltron, et, tout aussi bien qu'un autre, je sais me tenir en face du danger réel, ou sourire des périls chimériques dont s'effare notre imagination. Mais je le répète, j'étais dans une situation d'esprit anormale, plus facilement impressionnable, les nerfs à fleur de peau. Et d'ailleurs, n'y avait-il pas dans tout cela quelque chose de troublant et d'inexplicable qui eût ébranlé l'âme du plus intrépide ? Mes doigts serraient fiévreusement la feuille de papier, et mes yeux relisaient sans cesse les phrases menaçantes… « Ne faites pas un geste… ne jetez pas un cri… sinon vous êtes perdu… » Allons donc ! pensai-je, c'est quelque plaisanterie, une farce imbécile. Je fus sur le point de rire, même je voulus rire à haute voix. Qui m'en empêcha ? Quelle crainte indécise me comprima la gorge ? Du moins je soufflerais la bougie. Non, je ne pus la souffler. « Pas un geste, ou vous êtes perdu », était-il écrit. Mais pourquoi lutter contre ces sortes d'autosuggestions plus impérieuses souvent que les faits les plus précis ? Il n'y avait qu'à fermer les yeux. Je fermai les yeux. Au même moment, un bruit léger passa dans le silence, puis des craquements. Et cela provenait, me sembla-t-il, d'une grande salle voisine où j'avais installé mon cabinet de travail et dont je n'étais séparé que par l'antichambre. L'approche d'un danger réel me surexcita, et j'eus la sensation que j'allais me lever, saisir mon revolver, me précipiter dans la salle. Je ne me levai point : en face de moi, un des rideaux de la fenêtre de gauche avait remué. Le doute n'était pas possible : il avait remué. Il remuait encore ! Et je vis – oh ! je vis cela distinctement – qu'il y avait entre les rideaux et la fenêtre, dans cet espace trop étroit, une forme humaine dont l'épaisseur empêchait l'étoffe de tomber droit. Et l'être aussi me voyait, il était certain qu'il me voyait à travers les mailles très larges de l'étoffe. Alors je compris tout. Tandis que les autres emportaient leur butin, sa mission à lui consistait à me tenir en respect. Me lever ? Saisir un revolver ? Impossible… Il était là ! au moindre geste, au moindre cri, j'étais perdu. Un coup violent secoua la maison, suivi de petits coups groupés par deux ou trois, comme ceux d'un marteau qui frappe sur des pointes et qui rebondit. Ou du moins voilà ce que j'imaginais, dans la confusion de mon cerveau. Et d'autres bruits s'entrecroisèrent, un véritable vacarme qui prouvait que l'on ne se gênait point, et que l'on agissait en toute sécurité. On avait raison : je ne bougeai pas. Fût-ce lâcheté ? Non, anéantissement plutôt, impuissance totale à mouvoir un seul de mes membres. Sagesse également, car enfin, pourquoi lutter ? Derrière cet homme il y en avait dix autres qui viendraient à son appel. Allai-je risquer ma vie pour sauver quelques tapisseries et quelques bibelots ? Et toute la nuit ce supplice dura. Supplice intolérable, angoisse terrible ! Le bruit s'était interrompu, mais je ne cessais d'attendre qu'il recommençât. Et l'homme ! l'homme qui me surveillait, l'arme à la main ! Mon regard effrayé ne le quittait pas. Et mon cœur battait, et de la sueur ruisselait de mon front et de tout mon corps ! Et tout à coup un bien-être inexprimable m'envahit : une voiture de laitier dont je connaissais bien le roulement, passa sur le boulevard, et j'eus en même temps l'impression que l'aube se glissait entre les persiennes closes et qu'un peu de jour dehors se mêlait à l'ombre. Et le jour pénétra dans la chambre. Et d'autres voitures passèrent. Et tous les fantômes de la nuit s'évanouirent. Alors je glissai un bras vers la table, lentement, sournoisement. En face rien ne remua. Je marquai des yeux le pli du rideau, l'endroit précis où il fallait viser, je fis le compte exact des mouvements que je devais exécuter, et, rapidement, j'empoignai mon revolver et je tirai. Je sautai hors du lit avec un cri de délivrance, et je bondis sur le rideau. L'étoffe était percée, la vitre était percée. Quant à l'homme, je n'avais pu l'atteindre… pour cette bonne raison qu'il n'y avait personne. Personne ! Ainsi, toute la nuit, j'avais été hypnotisé par un pli du rideau ! Et pendant ce temps, des malfaiteurs… Rageusement, d'un élan que rien n'eût arrêté, je tournai la clef dans la serrure, j'ouvris ma porte, je traversai l'antichambre, j'ouvris une autre porte, et je me ruai dans la salle. Mais une stupeur me cloua sur le seuil, haletant, abasourdi, plus étonné encore que je ne l'avais été de l'absence de l'homme : rien n'avait disparu. Toutes les choses que je supposais enlevées : meubles, tableaux, vieux velours et vieilles soies, toutes ces choses étaient à leur place ! Spectacle incompréhensible ! Je n'en croyais pas mes yeux ! Pourtant ce vacarme, ces bruits de déménagement ? Je fis le tour de la pièce, j'inspectai les murs, je dressai l'inventaire de tous ces objets que je connaissais si bien. Rien ne manquait ! Et ce qui me déconcertait le plus, c'est que rien non plus ne révélait le passage des malfaiteurs, aucun indice, pas une chaise dérangée, pas une trace de pas. « Voyons, voyons, me disais-je, en me prenant la tête à deux mains, je ne suis pourtant pas un fou ! J'ai bien entendu !… » Pouce pour pouce, avec les procédés d'investigation les plus minutieux, j'examinai la salle. Ce fut en vain. Ou plutôt… mais pouvais-je considérer cela comme une découverte ? Sous un petit tapis persan, jeté sur le parquet, je ramassai une carte, une carte à jouer. C'était un sept de cœur, pareil à tous les sept de cœur des jeux de cartes français, mais qui retint mon attention par un détail assez curieux. La pointe extrême de chacune des sept marques rouges en forme de cœur, était percée d'un trou, le trou rond et régulier qu'eût pratiqué l'extrémité d'un poinçon. Voilà tout. Une carte et une lettre trouvée dans un livre. En dehors de cela, rien. Était-ce assez pour affirmer que je n'avais pas été le jouet d'un rêve ? Toute la journée, je poursuivis mes recherches dans le salon. C'était une grande pièce en disproportion avec l'exiguïté de l'hôtel, et dont l'ornementation attestait le goût bizarre de celui qui l'avait conçue. Le parquet était fait d'une mosaïque de petites pierres multicolores, formant de larges dessins symétriques. La même mosaïque recouvrait les murs, disposée en panneaux : allégories pompéiennes, compositions byzantines, fresque du Moyen Age. Un Bacchus enfourchait un tonneau. Un empereur couronné d'or, à barbe fleurie, tenait un glaive dans sa main droite. Tout en haut, un peu à la façon d'un atelier, se découpait l'unique et vaste fenêtre. Cette fenêtre étant toujours ouverte la nuit, il était probable que les hommes avaient passé par là, à l'aide d'une échelle. Mais, ici encore, aucune certitude. Les montants de l'échelle eussent dû laisser des traces sur le sol battu de la cour : il n'y en avait point. L'herbe du terrain vague qui entourait l'hôtel aurait dû être fraîchement foulée : elle ne l'était pas. J'avoue que je n'eus point l'idée de m'adresser à la police, tellement les faits qu'il m'eût fallu exposer étaient inconsistants et absurdes. On se fût moqué de moi. Mais le surlendemain, c'était mon jour de chronique au Gil Blas, où j'écrivais alors. Obsédé par mon aventure, je la racontai tout au long. L'article ne passa pas inaperçu, mais je vis bien qu'on ne le prenait guère au sérieux, et qu'on le considérait plutôt comme une fantaisie que comme une histoire réelle. Les Saint-Martin me raillèrent. Daspry, cependant, qui ne manquait pas d'une certaine compétence en ces matières, vint me voir, se fit expliquer l'affaire et l'étudia… sans plus de succès d'ailleurs. Or, un des matins suivants, le timbre de la grille résonna, et Antoine vint m'avertir qu'un monsieur désirait me parler. Il n'avait pas voulu donner son nom. Je le priai de monter. C'était un homme d'une quarantaine d'années, très brun, de visage énergique, et dont les habits propres, mais usés, annonçaient un souci d'élégance qui contrastait avec ses façons plutôt vulgaires. Sans préambule, il me dit – d'une voix éraillée, avec des accents qui me confirmèrent la situation sociale de l'individu : – Monsieur, en voyage, dans un café, le Gil Blas m'est tombé sous les yeux. J'ai lu votre article. Il m'a intéressé… beaucoup. – Je vous remercie. – Et je suis revenu. – Ah ! – Oui, pour vous parler. Tous les faits que vous avez racontés sont-ils exacts ? – Absolument exacts. – Il n'en est pas un seul qui soit de votre invention ? – Pas un seul. – En ce cas, j'aurais peut-être des renseignements à vous fournir. – Je vous écoute. – Non. – Comment, non ? – Avant de parler, il faut que je vérifie s'ils sont justes. – Et pour les vérifier ? – Il faut que je reste seul dans cette pièce. Je le regardai avec surprise. – Je ne vois pas très bien… – C'est une idée que j'ai eue en lisant votre article. Certains détails établissent une coïncidence vraiment extraordinaire avec une autre aventure que le hasard m'a révélée. Si je me suis trompé, il est préférable que je garde le silence. Et l'unique moyen de le savoir, c'est que je reste seul… Qu'y avait-il sous cette proposition ? Plus tard je me suis rappelé qu'en la formulant l'homme avait un air inquiet, une expression de physionomie anxieuse. Mais, sur le moment, bien qu'un peu étonné, je ne trouvai rien de particulièrement anormal à sa demande. Et puis une telle curiosité me stimulait ! Je répondis : – Soit. Combien vous faut-il de temps ? – Oh ! trois minutes, pas davantage. D'ici trois minutes, je vous rejoindrai. Je sortis de la pièce. En bas, je tirai ma montre. Une minute s'écoula. Deux minutes… Pourquoi donc me sentais-je oppressé ? Pourquoi ces instants me paraissaient-ils plus solennels que d'autres ? Deux minutes et demie… Deux minutes trois quarts… Et soudain un coup de feu retentit. En quelques enjambées j'escaladai les marches et j'entrai. Un cri d'horreur m'échappa. Au milieu de la salle l'homme gisait, immobile, couché sur le côté gauche. Du sang coulait de son crâne, mêlé à des débris de cervelle. Près de son poing un revolver, tout fumant. Une convulsion l'agita, et ce fut tout. Mais plus encore que ce spectacle effroyable, quelque chose me frappa, quelque chose qui fit que je n'appelai pas au secours tout de suite, et que je ne me jetai point à genoux pour voir si l'homme respirait. À deux pas de lui, par terre, il y avait un sept de cœur ! Je le ramassai. Les sept extrémités des sept marques rouges étaient percées d'un trou… Une demi-heure après, le commissaire de police de Neuilly arrivait, puis le médecin légiste, puis le chef de la Sûreté, M. Dudouis. Je m'étais bien gardé de toucher au cadavre. Rien ne put fausser les premières constatations. Elles furent brèves, d'autant plus brèves que tout d'abord on ne découvrit rien, ou peu de chose. Dans les poches du mort, aucun papier, sur ses vêtements aucun nom, sur son linge aucune initiale. Somme toute, pas un indice capable d'établir son identité. Et dans la salle le même ordre qu'auparavant. Les meubles n'avaient pas été dérangés, et les objets avaient gardé leur ancienne position. Pourtant cet homme n'était pas venu chez moi dans l'unique intention de se tuer, et parce qu'il jugeait que mon domicile convenait, mieux que tout autre, à son suicide ! Il fallait qu'un motif l'eût déterminé à cet acte de désespoir, et que ce motif lui-même résultât d'un fait nouveau, constaté par lui au cours des trois minutes qu'il avait passées seul. Quel fait ? Qu'avait-il vu ? Qu'avait-il surpris ? Quel secret épouvantable avait-il pénétré ? Aucune supposition n'était permise. Mais, au dernier moment, un incident se produisit, qui nous parut d'un intérêt considérable. Comme deux agents se baissaient pour soulever le cadavre et l'emporter sur un brancard, ils s'aperçurent que la main gauche, fermée jusqu'alors et cris- pée, s'était détendue, et qu'une carte de visite, toute froissée, s'en échappait. Cette carte portait : Georges Andermatt, 37, rue de Berri. Qu'est-ce que cela signifiait ? Georges Andermatt était un gros banquier de Paris, fondateur et président de ce Comptoir des Métaux qui a donné une telle impulsion aux industries métallurgiques de France. Il menait grand train, possédant mailcoach, automobile, écurie de courses. Ses réunions étaient très suivies et l'on citait Mme Andermatt pour sa grâce et sa beauté. – Serait-ce le nom du mort ? murmurai-je. Le chef de la Sûreté se pencha : – Ce n'est pas lui. M. Andermatt est un homme pâle et un peu grisonnant. – Mais alors pourquoi cette carte ? – Vous avez le téléphone, monsieur ? – Oui, dans le vestibule. Si vous voulez bien m'accompagner. Il chercha dans l'annuaire et demanda le 415-21. – M. Andermatt est-il chez lui ? Veuillez lui dire que M. Dudouis le prie de venir en toute hâte au 102 du boulevard Maillot. C'est urgent. Vingt minutes plus tard, M. Andermatt descendait de son automobile. On lui exposa les raisons qui nécessitaient son intervention, puis on le mena devant le cadavre. Il eut une seconde d'émotion qui contracta son visage et prononça à voix basse, comme s'il parlait malgré lui : – Étienne Varin. – Vous le connaissiez ? – Non… ou du moins oui… mais de vue seulement. Son frère… – Il a un frère ? – Oui, Alfred Varin… Son frère est venu autrefois me solliciter… je ne sais plus à quel propos… – Où demeure-t-il ? – Les deux frères demeuraient ensemble… rue de Provence, je crois. – Et vous ne soupçonnez pas la raison pour laquelle celui-ci s'est tué ? – Nullement. – Cependant cette carte qu'il tenait dans sa main ?… Votre carte avec votre adresse ! – Je n'y comprends rien. Ce n'est là évidemment qu'un hasard que l'instruction nous expliquera. Un hasard en tout cas bien curieux, pensai-je et je sentis que nous éprouvions tous la même impression. Cette impression, je la retrouvai dans les journaux du lendemain, et chez tous ceux de mes amis avec qui je m'entretins de l'aventure. Au milieu des mystères qui la compliquaient, après la double découverte, si déconcertante, de ce sept de cœur sept fois percé, après les deux événements aussi énigmatiques l'un que l'autre dont ma demeure avait été le théâtre, cette carte de visite semblait enfin promettre un peu de lumière. Par elle on arriverait à la vérité. Mais, contrairement aux prévisions, M. Andermatt ne fournit aucune indication. – J'ai dit ce que je savais, répétait-il. Que veut-on de plus ? Je suis le premier stupéfait que cette carte ait été trouvée là, et j'attends comme tout le monde que ce point soit éclairci. Il ne le fut pas. L'enquête établit que les frères Varin, Suisses d'origine, avaient mené sous des noms différents une vie fort mouvementée, fréquentant les tripots, en relations avec toute une bande d'étrangers, dont la police s'occupait, et qui s'était dispersée après une série de cambriolages auxquels leur participation ne fut établie que par la suite. Au numéro 24 de la rue de Provence où les frères Varin avaient en effet habité six ans auparavant, on ignorait ce qu'ils étaient devenus. Je confesse que, pour ma part, cette affaire me semblait si embrouillée que je ne croyais guère à la possibilité d'une solution, et que je m'efforçais de n'y plus songer. Mais Jean Daspry, au contraire, que je vis beaucoup à cette époque, se passionnait chaque jour davantage. Ce fut lui qui me signala cet écho d'un journal étranger que toute la presse reproduisait et commentait : « On va procéder en présence de l'Empereur, et dans un lieu que l'on tiendra secret jusqu'à la dernière minute, aux premiers essais d'un sous-marin qui doit révolutionner les conditions futures de la guerre navale. Une indiscrétion nous en a révélé le nom : il s'appelle Le Sept-de-cœur. » Le Sept-de-cœur ? était-ce là rencontre fortuite ? ou bien devait-on établir un lien entre le nom de ce sous-marin et les incidents dont nous avons parlé ? Mais un lien de quelle nature ? Ce qui se passait ici ne pouvait aucunement se relier à ce qui se passait là-bas. – Qu'en savez-vous ? me disait Daspry. Les effets les plus disparates proviennent souvent d'une cause unique. Le surlendemain, un autre écho nous arrivait : « On prétend que les plans du Sept-de-cœur, le sous-marin dont les expériences vont avoir lieu incessamment, ont été exécutés par des ingénieurs français. Ces ingénieurs, ayant sollicité en vain l'appui de leurs compatriotes, se seraient adressés ensuite, sans plus de succès, à l'Amirauté anglaise. Nous donnons ces nouvelles sous toute réserve. » Je n'ose pas insister sur des faits de nature extrêmement délicate, et qui provoquèrent, on s'en souvient, une émotion si considérable. Cependant, puisque tout danger de complication est écarté, il me faut bien parler de l'article de l'Écho de France, qui fit alors grand bruit, et qui jeta sur l'affaire du Sept-decœur, comme on l'appelait, quelques clartés… confuses. Le voici, tel qu'il parut sous la signature de Salvator : L'AFFAIRE DU « SEPT-DE-CŒUR ». UN COIN DU VOILE SOULEVÉ. « Nous serons brefs. Il y a dix ans, un jeune ingénieur des mines, Louis Lacombe, désireux de consacrer son temps et sa fortune aux études qu'il poursuivait, donna sa démission, et loua, au numéro 102, boulevard Maillot, un petit hôtel qu'un comte italien avait fait récemment construire et décorer. Par l'intermédiaire de deux individus, les frères Varin, de Lausanne, dont l'un l'assistait dans ses expériences comme préparateur, et dont l'autre lui cherchait des commanditaires, il entra en relations avec M. Georges Andermatt, qui venait de fonder le Comptoir des Métaux. « Après plusieurs entrevues, il parvint à l'intéresser à un projet de sous-marin auquel il travaillait, et il fut entendu que, dès la mise au point définitive de l'invention, M. Andermatt userait de son influence pour obtenir du ministère de la Marine une série d'essais. « Durant deux années, Louis Lacombe fréquenta assidûment l'hôtel Andermatt et soumit au banquier les perfectionnements qu'il apportait à son projet, jusqu'au jour où, satisfait lui-même de son travail, ayant trouvé la formule définitive qu'il cherchait, il pria M. Andermatt de se mettre en campagne. « Ce jour-là, Louis Lacombe dîna chez les Andermatt. Il s'en alla, le soir, vers onze heures et demie. Depuis on ne l'a plus revu. « En relisant les journaux de l'époque, on verrait que la famille du jeune homme saisit la justice et que le parquet s'inquiéta. Mais on n'aboutit à aucune certitude, et généralement il fut admis que Louis Lacombe qui passait pour un garçon original et fantasque, était parti en voyage sans prévenir personne. « Acceptons cette hypothèse… invraisemblable. Mais une question se pose, capitale pour notre pays : que sont devenus les plans du sous-marin ? Louis Lacombe les a-t-il emportés ? Sontils détruits ? « De l'enquête très sérieuse à laquelle nous nous sommes livrés, il résulte que ces plans existent. Les frères Varin les ont eus entre les mains. Comment ? Nous n'avons encore pu l'établir, de même que nous ne savons pas pourquoi ils n'ont pas essayé plutôt de les vendre. Craignaient-ils qu'on ne leur demandât comment ils les avaient en leur possession ? En tout cas cette crainte n'a pas persisté, et nous pouvons en toute certitude affirmer ceci : les plans de Louis Lacombe sont la propriété d'une puissance étrangère, et nous sommes en mesure de publier la correspondance échangée à ce propos entre les frères Varin et le représentant de cette puissance. Actuellement le Sept-de-cœur imaginé par Louis Lacombe est réalisé par nos voisins. « La réalité répondra-t-elle aux prévisions optimistes de ceux qui ont été mêlés à cette trahison ? Nous avons, pour espérer le contraire, des raisons que l'événement, nous voudrions le croire, ne trompera point. » Et un post-scriptum ajoutait : « Dernière heure. – Nous espérions à juste titre. Nos informations particulières nous permettent d'annoncer que les essais du Sept-de-cœur n'ont pas été satisfaisants. Il est assez probable qu'aux plans livrés par les frères Varin, il manquait le dernier document apporté par Louis Lacombe à M. Andermatt le soir de sa disparition, document indispensable à la compréhension to- tale du projet, sorte de résumé où l'on retrouve les conclusions définitives, les évaluations et les mesures contenues dans les autres papiers. Sans ce document, les plans sont imparfaits ; de même que, sans les plans, le document est inutile. « Donc il est encore temps d'agir et de reprendre ce qui nous appartient. Pour cette besogne fort difficile, nous comptons beaucoup sur l'assistance de M. Andermatt. Il aura à cœur d'expliquer la conduite inexplicable qu'il a tenue depuis le début. Il dira non seulement pourquoi il n'a pas raconté ce qu'il savait au moment du suicide d'Étienne Varin, mais aussi pourquoi il n'a jamais révélé la disparition des papiers dont il avait connaissance. Il dira pourquoi, depuis six ans, il fait surveiller les frères Varin par des agents à sa solde. « Nous attendons de lui, non point des paroles, mais des actes. Sinon… » La menace était brutale, Mais en quoi consistait-elle ? Quel moyen d'intimidation Salvator, l'auteur… anonyme de l'article, possédait-il sur Andermatt ? Une nuée de reporters assaillit le banquier, et, dix interviews exprimèrent le dédain avec lequel il répondit à cette mise en demeure. Sur quoi, le correspondant de l'Écho de France riposta par ces trois lignes : « Que M. Andermatt le veuille ou non, il est, dès à présent, notre collaborateur dans l'œuvre que nous entreprenons. » Le jour où parut cette réplique, Daspry et moi nous dînâmes ensemble. Le soir, les journaux étalés sur ma table, nous discutions l'affaire et l'examinions sous toutes ses faces avec cette irritation que l'on éprouverait à marcher indéfiniment dans l'ombre et à toujours se heurter aux mêmes obstacles. Et soudain, sans que mon domestique m'eût averti, sans que le timbre eût résonné, la porte s'ouvrit, et une dame entra, couverte d'un voile épais. Je me levai aussitôt et m'avançai. Elle me dit : – C'est vous, monsieur, qui demeurez ici ? – Oui, madame, mais je vous avoue… – La grille sur le boulevard n'était pas fermée, expliqua-telle. – Mais la porte du vestibule ? Elle ne répondit pas, et je songeai qu'elle avait dû faire le tour par l'escalier de service. Elle connaissait donc le chemin ? Il y eut un silence un peu embarrassé. Elle regarda Daspry. Malgré moi, comme j'eusse fait, dans un salon, je le présentai. Puis je la priai de s'asseoir et de m'exposer le but de sa visite. Elle enleva son voile et je vis qu'elle était brune, de visage régulier, et, sinon très belle, du moins d'un charme infini qui provenait de ses yeux surtout, des yeux graves et douloureux. Elle dit simplement : – Je suis madame Andermatt. – Madame Andermatt ! répétai-je, de plus en plus étonné. Un nouveau silence, et elle reprit d'une voix calme, et de l'air le plus tranquille : – Je viens au sujet de cette affaire… que vous savez. J'ai pensé que je pourrais peut-être avoir auprès de vous quelques renseignements… – Mon Dieu, madame, je n'en connais pas plus que ce qu'en ont dit les journaux. Veuillez préciser en quoi je puis vous être utile. – Je ne sais pas… Je ne sais pas… Seulement alors j'eus l'intuition que son calme était factice, et que, sous cet air de sécurité parfaite, se cachait un grand trouble. Et nous nous tûmes, aussi gênés l'un que l'autre. Mais Daspry, qui n'avait pas cessé de l'observer, s'approcha et lui dit : – Voulez-vous me permettre, madame, de vous poser quelques questions ? – Oh ! oui, s'écria-t-elle, comme cela je parlerai. – Vous parlerez… quelles que soient ces questions ? – Quelles qu'elles soient. Il réfléchit et prononça : – Vous connaissez Louis Lacombe ? – Oui, par mon mari. – Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ? – Le soir où il a dîné chez nous. – Ce soir-là, rien n'a pu vous donner à penser que vous ne le verriez plus ? – Non. Il avait bien fait allusion à un voyage en Russie, mais si vaguement ! – Vous comptiez donc le revoir ? – Le surlendemain, à dîner. – Et comment expliquez-vous cette disparition ? – Je ne l'explique pas. – Et M. Andermatt ? – Je l'ignore. – Cependant… – Ne m'interrogez pas là-dessus. – L'article de l'Écho de France semble dire… – Ce qu'il semble dire, c'est que les frères Varin ne sont pas étrangers à cette disparition. – Est-ce votre avis ? – Oui. – Sur quoi repose votre conviction ? En nous quittant, Louis Lacombe portait une serviette qui contenait tous les papiers relatifs à son projet. Deux jours après, il y a eu entre mon mari et l'un des frères Varin, celui qui vit, une entrevue au cours de laquelle mon mari acquérait la preuve que ces papiers étaient aux mains des deux frères. – Et il ne les a pas dénoncés ? – Non. – Pourquoi ? – Parce que, dans la serviette, se trouvait autre chose que les papiers de Louis Lacombe. – Quoi ? Elle hésita, fut sur le point de répondre, puis finalement garda le silence. Daspry continua : – Voilà donc la cause pour laquelle votre mari, sans avertir la police, faisait surveiller les deux frères. Il espérait à la fois reprendre les papiers et cette chose… compromettante grâce à laquelle les deux frères exerçaient sur lui une sorte de chantage. – Sur lui… et sur moi. – Ah ! sur vous aussi ? – Sur moi principalement. Elle articula ces trois mots d'une voix sourde. Daspry l'observa, fit quelques pas, et revenant à elle : – Vous avez écrit à Louis Lacombe ? – Certes… mon mari était en relations… – En dehors des lettres officielles, n'avez-vous pas écrit à Louis Lacombe… d'autre lettres ? Excusez mon insistance, mais il est indispensable que je sache toute la vérité. Avez-vous écrit d'autres lettres ? Toute rougissante, elle murmura : – Oui. – Et ce sont ces lettres que possédaient les frères Varin ? – Oui. – M. Andermatt le sait donc ? – Il ne les a pas vues, mais Alfred Varin lui en a révélé l'existence, le menaçant de les publier si mon mari agissait contre eux. Mon mari a eu peur… il a reculé devant le scandale. – Seulement il a tout mis en œuvre pour leur arracher ces lettres. – Il a tout mis en œuvre… du moins, je le suppose, car, à partir de cette dernière entrevue avec Alfred Varin, et après les quelques mots très violents par lesquels il m'en rendit compte, il n'y a plus eu entre mon mari et moi aucune intimité, aucune confiance. Nous vivons comme deux étrangers. – En ce cas, si vous n'avez rien à perdre, que craignezvous ? – Si indifférente que je lui sois devenue, je suis celle qu'il a aimée, celle qu'il aurait encore pu aimer ; – oh ! cela, j'en suis certaine, murmura-t-elle d'une voix ardente, il m'aurait encore aimée, s'il ne s'était pas emparé de ces maudites lettres… – Comment ! il aurait réussi… Mais les deux frères se méfiaient cependant ? – Oui, et ils se vantaient même, paraît-il, d'avoir une cachette sûre. – Alors ?… – J'ai tout lieu de croire que mon mari a découvert cette cachette ! – Allons donc ! où se trouvait-elle ? – Ici. Je tressautai. – Ici ? – Oui, et je l'avais toujours soupçonné. Louis Lacombe, très ingénieux, passionné de mécanique, s'amusait, à ses heures perdues, à confectionner des coffres et des serrures. Les frères Varin ont dû surprendre et, par la suite, utiliser une de ces ca chettes pour dissimuler les lettres… et d'autres choses aussi sans doute. – Mais ils n'habitaient pas ici, m'écriai-je. – Jusqu'à votre arrivée, il y a quatre mois, ce pavillon est resté inoccupé. Il est donc probable qu'ils y revenaient, et ils ont pensé en outre que votre présence ne les gênerait pas le jour où ils auraient besoin de retirer tous leurs papiers. Mais ils comptaient sans mon mari qui, dans la nuit du 22 au 23 juin, a forcé le coffre, a pris… ce qu'il cherchait, et a laissé sa carte pour bien montrer aux deux frères qu'il n'avait plus à les redouter et que les rôles changeaient. Deux jours plus tard, averti par l'article du Gil Blas, Étienne Varin se présentait chez vous en toute hâte, restait seul dans ce salon, trouvait le coffre vide, et se tuait. Après un instant, Daspry demanda : – C'est une simple supposition, n'est-ce pas ? M. Andermatt ne vous a rien dit ? – Non. – Son attitude vis-à-vis de vous ne s'est pas modifiée ? Il ne vous a pas paru plus sombre, plus soucieux ? – Non. – Et vous croyez qu'il en serait ainsi s'il avait trouvé les lettres ! Pour moi, il ne les a pas. Pour moi, ce n'est pas lui qui est entré ici. – Mais qui alors ? – Le personnage mystérieux qui conduit cette affaire, qui en tient tous les fils, et qui la dirige vers un but que nous ne faisons qu'entrevoir à travers tant de complications, le personnage mystérieux dont on sent l'action visible et toute-puissante depuis la première heure. C'est lui et ses amis qui sont entrés dans cet hôtel le 22 juin, c'est lui qui a découvert la cachette, c'est lui qui a laissé la carte de M. Andermatt, c'est lui qui détient la correspondance et les preuves de la trahison des frères Varin. – Qui, lui ? interrompis-je, non sans impatience. – Le correspondant de l'Écho de France, parbleu, ce Salvator ! N'est-ce pas d'une évidence aveuglante ? Ne donne-t-il pas dans son article des détails que, seul, peut connaître l'homme qui a pénétré les secrets des deux frères ? – En ce cas, balbutia Mme Andermatt, avec effroi, il a mes lettres également, et c'est lui à son tour qui menace mon mari ! Que faire, mon Dieu ! – Lui écrire, déclara nettement Daspry, se confier à lui sans détours, lui raconter tout ce que vous savez et tout ce que vous pouvez apprendre. – Que dites-vous ! Votre intérêt est le même que le sien. Il est hors de doute qu'il agit contre le survivant des deux frères. Ce n'est pas contre M. Andermatt qu'il cherche les armes, mais contre Alfred Varin. Aidez-le. – Comment ? – Votre mari a-t-il ce document qui complète et qui permet d'utiliser les plans de Louis Lacombe ? – Oui. – Prévenez-en Salvator. Au besoin, tâchez de lui procurer ce document. Bref, entrez en correspondance avec lui. Que risquez-vous ? Le conseil était hardi, dangereux même à première vue ; mais Mme Andermatt n'avait guère le choix. Aussi bien, comme disait Daspry, que risquait-elle ? Si l'inconnu était un ennemi, cette démarche n'aggravait pas la situation. Si c'était un étranger qui poursuivait un but particulier, il devait n'attacher à ces lettres qu'une importance secondaire. Quoi qu'il en soit, il y avait là une idée, et Mme Andermatt, dans son désarroi, fut trop heureuse de s'y rallier. Elle nous remercia avec effusion, et promit de nous tenir au courant. Le surlendemain, en effet, elle nous envoyait ce mot qu'elle avait reçu en réponse : « Les lettres ne s'y trouvaient pas. Mais je les aurai, soyez tranquille. Je veille à tout. S. » Je pris le papier. C'était l'écriture du billet que l'on avait introduit dans mon livre de chevet, le soir du 22 juin. Daspry avait donc raison, Salvator était bien le grand organisateur de cette affaire. En vérité, nous commencions à discerner quelques lueurs parmi les ténèbres qui nous environnaient et certains points s'éclairaient d'une lumière inattendue. Mais que d'autres restaient obscurs, comme la découverte des deux sept de cœur ! Pour ma part, j'en revenais toujours là, plus intrigué peut-être qu'il n'eût fallu par ces deux cartes dont les sept petites figures transpercées avaient frappé mes yeux en de si troublantes circonstances. Quel rôle jouaient-elles dans le drame ? Quelle importance devait-on leur attribuer ? Quelle conclusion devait-on tirer de ce fait que le sous-marin construit sur les plans de Louis Lacombe portait le nom de Sept-de-cœur ? Daspry, lui, s'occupait peu des deux cartes, tout entier à l'étude d'un autre problème dont la solution lui semblait plus urgente : il cherchait inlassablement la fameuse cachette. – Et qui sait, disait-il, si je n'y trouverais point les lettres que Salvator n'y a point trouvées… par inadvertance peut-être. Il est si peu croyable que les frères Varin aient enlevé d'un endroit qu'ils supposaient inaccessible l'arme dont ils savaient la valeur inappréciable. Et il cherchait. La grande salle n'ayant bientôt plus de secrets pour lui, il étendait ses investigations à toutes les autres pièces du pavillon : il scruta l'intérieur et l'extérieur, il examina les pierres et les briques des murailles, il souleva les ardoises du toit. Un jour, il arriva avec une pioche et une pelle, me donna la pelle, garda la pioche et, désignant le terrain vague : – Allons-y. Je le suivis sans enthousiasme. Il divisa le terrain en plusieurs sections qu'il inspecta successivement. Mais, dans un coin, à l'angle que formaient les murs des deux propriétés voisines, un amoncellement de moellons et de cailloux recouverts de ronces et d'herbes attira son attention. Il l'attaqua. Je dus l'aider. Durant une heure, en plein soleil, nous peinâmes inutilement. Mais lorsque, sous les pierres écartées, nous parvînmes au sol lui-même et que nous l'eûmes éventré, la pioche de Daspry mit à nu des ossements, un reste de squelette autour duquel s'effiloquaient encore des bribes de vêtements. Et soudain je me sentis pâlir. J'apercevais fichée en terre une petite plaque de fer, découpée en forme de rectangle et où il me semblait distinguer des taches rouges. Je me baissai. C'était bien cela : la plaque avait les dimensions d'une carte à jouer, et les taches rouges, d'un rouge de minium rongé par places, étaient au nombre de sept, disposées comme les sept points d'un sept de cœur, et percées d'un trou à chacune des sept extrémités. – Écoutez, Daspry, j'en ai assez de toutes ces histoires. Tant mieux pour vous si elles vous intéressent. Moi, je vous fausse compagnie. Était-ce l'émotion ? Était-ce la fatigue d'un travail exécuté sous un soleil trop rude, toujours est-il que je chancelai en m'en allant, et que je dus me mettre au lit, où je restai quarante-huit heures, fiévreux et brûlant, obsédé par des squelettes qui dansaient autour de moi et se jetaient à la tête leurs cœurs sanguinolents. Daspry me fut fidèle. Chaque jour, il m'accorda trois ou quatre heures, qu'il passa, il est vrai, dans la grande salle, à fureter, cogner, et tapoter. – Les lettres sont là, dans cette pièce, venait-il me dire de temps à autre, elles sont là. J'en mettrais ma main au feu. – Laissez-moi la paix, répondais-je, horripilé. Le matin du troisième jour, je me levai, assez faible encore, mais guéri. Un déjeuner substantiel me réconforta. Mais un petit bleu que je reçus vers cinq heures contribua plus que tout à mon complet rétablissement, tellement ma curiosité fut, de nouveau et malgré tout, piquée au vif. Le pneumatique contenait ces mots : « Monsieur, « Le drame dont le premier acte s'est passé dans la nuit du 22 au 23 juin touche à son dénouement. La force même des choses exigeant que je mette en présence l'un de l'autre les deux principaux personnages de ce drame et que cette confrontation ait lieu chez vous, je vous serais infiniment reconnaissant de me prêter votre domicile pour la soirée d'aujourd'hui. Il serait bon que, de neuf heures à onze heures, votre domestique fût éloigné, et préférable que vous-même eussiez l'extrême obligeance de bien vouloir laisser le champ libre aux adversaires. Vous avez pu vous rendre compte, dans la nuit du 22 au 23 juin, que je poussais jusqu'au scrupule le respect de tout ce qui vous appartient. De mon côté, je croirais vous faire injure si je doutais un seul instant de votre absolue discrétion à l'égard de celui qui signe « Votre dévoué, « SALVATOR. » Il y avait dans cette missive un ton d'ironie courtoise, et, dans la demande qu'elle exprimait, une si jolie fantaisie, que je me délectai. C'était d'une désinvolture charmante, et mon correspondant semblait tellement sûr de mon acquiescement ! Pour rien au monde, je n'eusse voulu le décevoir ou répondre à sa confiance par l'ingratitude. À huit heures, mon domestique, à qui j'avais offert une place de théâtre, venait de sortir, quand Daspry arriva. Je lui montrai le petit bleu. – Eh bien ? me dit-il. – Eh bien ! je laisse la grille du jardin ouverte, afin que l'on puisse entrer. – Et vous vous en allez ? – Jamais de la vie ! – Mais puisqu'on vous demande… – On me demande la discrétion. Je serai discret. Mais je tiens furieusement à voir ce qui va se passer. Daspry se mit à rire. – Ma foi, vous avez raison, et je reste aussi. J'ai idée qu'on ne s'ennuiera pas. Un coup de timbre l'interrompit. – Eux déjà ? murmura-t-il, et vingt minutes en avance ! Impossible. Du vestibule, je tirai le cordon qui ouvrait la grille. Une silhouette de femme traversa le jardin : Mme Andermatt. Elle paraissait bouleversée, et c'est en suffoquant qu'elle balbutia : – Mon mari… il vient… il a rendez-vous… on doit lui donner les lettres… – Comment le savez-vous ? lui dis-je. – Un hasard. Un mot que mon mari a reçu pendant le dîner. – Un petit bleu ? – Un message téléphonique. Le domestique me l'a remis par erreur. Mon mari l'a pris aussitôt, mais il était trop tard… j'avais lu. – Vous aviez lu… – Ceci à peu près : « À neuf heures, ce soir, soyez au boulevard Maillot avec les documents qui concernent l'affaire. En échange, les lettres. » Après le dîner je suis remontée chez moi et je suis sortie. – À l'insu de M. Andermatt ? – Oui. Daspry me regarda. – Qu'en pensez-vous ? – Je pense ce que vous pensez, que M. Andermatt est un des adversaires convoqués. – Par qui ? et dans quel but ? – C'est précisément ce que nous allons savoir. Je les conduisis dans la grande salle. Nous pouvions, à la rigueur, tenir tous les trois sous le manteau de la cheminée, et nous dissimuler derrière la tenture de velours. Nous nous installâmes. Mme Andermatt s'assit entre nous deux. Par les fentes du rideau la pièce entière nous apparaissait. Neuf heures sonnèrent. Quelques minutes plus tard la grille du jardin grinça sur ses gonds. J'avoue que je n'étais pas sans éprouver une certaine angoisse et qu'une fièvre nouvelle me surexcitait. J'étais sur le point de connaître le mot de l'énigme ! L'aventure déconcertante dont les péripéties se déroulaient devant moi depuis des semaines allait enfin prendre son véritable sens, et c'est sous mes yeux que la bataille allait se livrer. Daspry saisit la main de Mme Andermatt et murmura : – Surtout, pas un mouvement ! Quoi que vous entendiez ou voyiez, restez impassible. Quelqu'un entra. Et je reconnus tout de suite, à sa grande ressemblance avec Étienne Varin, son frère Alfred. Même démarche lourde, même visage terreux envahi par la barbe. Il entra de l'air inquiet d'un homme qui a l'habitude de craindre des embûches autour de lui, qui les flaire et les évite. D'un coup d'œil il embrassa la pièce et j'eus l'impression que cette cheminée masquée par une portière de velours lui était désagréable. Il fit trois pas de notre côté. Mais une idée, plus impérieuse sans doute, le détourna, car il obliqua vers le mur, s'arrêta devant le vieux roi en mosaïque, à la barbe fleurie, au glaive flamboyant, et l'examina longuement, montant sur une chaise, suivant du doigt le contour des épaules et de la figure, et palpant certaines parties de l'image. Mais brusquement il sauta de sa chaise et s'éloigna du mur. Un bruit de pas retentissait. Sur le seuil apparut M. Andermatt. Le banquier jeta un cri de surprise. – Vous ! Vous ! C'est vous qui m'avez appelé ? – Moi ? mais du tout, protesta Varin d'une voix cassée qui me rappela celle de son frère, c'est votre lettre qui m'a fait venir. – Ma lettre ! – Une lettre signée de vous, où vous m'offrez… – Je ne vous ai pas écrit. – Vous ne m'avez pas écrit ? Instinctivement, Varin se mit en garde, non point contre le banquier, mais contre l'ennemi inconnu qui l'avait attiré dans ce piège. Une seconde fois, ses yeux se tournèrent de notre côté, et, rapidement, il se dirigea vers la porte. M. Andermatt lui barra le passage. – Que faites-vous donc, Varin ? – Il y a là-dessous des machinations qui ne me plaisent pas. Je m'en vais. Bonsoir. – Un instant ! – Voyons, monsieur Andermatt, n'insistez pas, nous n'avons rien à nous dire. – Nous avons beaucoup à nous dire et l'occasion est trop bonne… – Laissez-moi passer. Non, non, non, vous ne passerez pas. Varin recula, intimidé par l'attitude résolue du banquier, et il mâchonna : – Alors, vite, causons, et que ce soit fini ! Une chose m'étonnait, et je ne doutais pas que mes deux compagnons n'éprouvassent la même déception. Comment se pouvait-il que Salvator ne fût pas là ? N'entrait-il pas dans ses projets d'intervenir ? et la seule confrontation du banquier et de Varin lui semblait-elle suffisante ? J'étais singulièrement troublé. Du fait de son absence, ce duel, combiné par lui, voulu par lui, prenait l'allure tragique des événements que suscite et commande l'ordre rigoureux du destin, et la force qui heurtait l'un à l'autre ces deux hommes impressionnait d'autant plus, qu'elle résidait en dehors d'eux. Après un moment, M. Andermatt s'approcha de Varin, et, bien en face, les yeux dans les yeux : – Maintenant que des années se sont écoulées, et que vous n'avez plus rien à redouter, répondez-moi franchement, Varin. Qu'avez-vous fait de Louis Lacombe ? – En voilà une question ! Comme si je pouvais savoir ce qu'il est devenu ! – Vous le savez ! vous le savez ! Votre frère et vous, vous étiez attachés à ses pas, vous viviez presque chez lui, dans la maison même où nous sommes. Vous étiez au courant de tous ses travaux, de tous ses projets. Et le dernier soir, Varin, quand j'ai reconduit Louis Lacombe jusqu'à ma porte, j'ai vu deux silhouettes qui se dérobaient dans l'ombre. Cela, je suis prêt à le jurer. – Et après, quand vous l'aurez juré ? – C'était votre frère et vous, Varin. – Prouvez-le. – Mais la meilleure preuve, c'est que, deux jours plus tard, vous me montriez vous-même les papiers et les plans que vous aviez recueillis dans la serviette de Lacombe, et que vous me proposiez de me les vendre. Comment ces papiers étaient-ils en votre possession ? – Je vous l'ai dit, monsieur Andermatt, nous les avons trouvés sur la table même de Louis Lacombe, le lendemain matin, après sa disparition. – Ce n'est pas vrai. – Prouvez-le. – La justice aurait pu le prouver. – Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à la justice ? – Pourquoi ? Ah ! pourquoi… Il se tut, le visage sombre. Et l'autre reprit : – Voyez-vous, monsieur Andermatt, si vous aviez eu la moindre certitude, ce n'est pas la petite menace que nous vous avons faite qui eût empêché… – Quelle menace ? Ces lettres ? Est-ce que vous vous imaginez que j'aie jamais cru un instant ?… – Si vous n'avez pas cru à ces lettres, pourquoi m'avez-vous offert des mille et des cents pour les ravoir ? Et pourquoi, depuis, nous avez-vous fait traquer comme des bêtes, mon frère et moi ? – Pour reprendre des plans auxquels je tenais. – Allons donc ! c'était pour les lettres. Une fois en possession des lettres, vous nous dénonciez. Plus souvent que je m'en serais dessaisi ! Il eut un éclat de rire qu'il interrompit tout d'un coup. – Mais en voilà assez. Nous aurons beau répéter les mêmes paroles, que nous n'en serons pas plus avancés. Par conséquent, nous en resterons là. – Nous n'en resterons pas là, dit le banquier, et puisque vous avez parlé des lettres, vous ne sortirez pas d'ici avant de me les avoir rendues. – Je sortirai. – Non, non. – Écoutez, monsieur Andermatt, je vous conseille… – Vous ne sortirez pas. – C'est ce que nous verrons, dit Varin avec un tel accent de rage que Mine Andermatt étouffa un faible cri. Il dut l'entendre, car il voulut passer de force. M. Andermatt le repoussa violemment. Alors je le vis qui glissait sa main dans la poche de son veston. – Une dernière fois ! – Les lettres d'abord. Varin tira un revolver et, visant M. Andermatt : – Oui ou non ? Le banquier se baissa vivement. Un coup de feu jaillit. L'arme tomba. Je fus stupéfait. C'était près de moi que le coup de feu avait jailli ! Et c'était Daspry qui, d'une balle de pistolet, avait fait sauter l'arme de la main d'Alfred Varin ! Et dressé subitement entre les deux adversaires, face à Varin, il ricanait : – Vous avez de la veine, mon ami, une rude veine. C'est la main que je visais, et c'est le revolver que j'atteins. Tous deux le contemplaient, immobiles et confondus. Il dit au banquier : – Vous m'excuserez, monsieur, de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais vraiment vous jouez votre partie avec trop de maladresse. Permettez-moi de tenir les cartes. Se tournant vers l'autre : – À nous deux, camarade. Et rondement, je t'en prie. L'atout est cœur, et je joue le sept. Et, à trois pouces du nez, il lui colla la plaque de fer où les sept points rouges étaient marqués. Jamais il ne m'a été donné de voir un tel bouleversement. Livide, les yeux écarquillés, les traits tordus d'angoisse, l'homme semblait hypnotisé par l'image qui s'offrait à lui. – Qui êtes-vous ? balbutia-t-il. – Je l'ai déjà dit, un monsieur qui s'occupe de ce qui ne le regarde pas… mais qui s'en occupe à fond. – Que voulez-vous ? – Tout ce que tu as apporté. – Je n'ai rien apporté. – Si, sans quoi, tu ne serais pas venu. Tu as reçu ce matin un mot te convoquant ici pour neuf heures, et t'enjoignant d'apporter tous les papiers que tu avais. Or te voici. Où sont les papiers ? Il y avait dans la voix de Daspry, il y avait dans son attitude, une autorité qui me déconcertait, une façon d'agir toute nouvelle chez cet homme plutôt nonchalant d'ordinaire et doux. Absolument dompté, Varin désigna l'une de ses poches. – Les papiers sont là. – Ils y sont tous ? – Oui. – Tous ceux que tu as trouvés dans la serviette de Louis Lacombe et que tu as vendus au major von Lieben ? – Oui. – Est-ce la copie ou l'original ? – L'original. – Combien en veux-tu ? – Cent mille. Daspry s'esclaffa. – Tu es fou. Le major ne t'en a donné que vingt mille. Vingt mille jetés à l'eau, puisque les essais ont manqué. – On n'a pas su se servir des plans. – Les plans sont incomplets. – Alors, pourquoi me les demandez-vous ? – J'en ai besoin. Je t'en offre cinq mille francs. Pas un sou de plus. – Dix mille. Pas un sou de moins. – Accordé. Daspry revint à M. Andermatt. – Veuillez signer un chèque, monsieur. – Mais c'est que je n'ai pas… – Votre carnet ? Le voici. Ahuri, M. Andermatt palpa le carnet que lui tendait Daspry. – C'est bien à moi… Comment se fait-il ? – Pas de vaines paroles, je vous en prie, cher monsieur, vous n'avez qu'à signer. Le banquier tira son stylographe et signa. Varin avança la main. – Bas les pattes, fit Daspry, tout n'est pas fini. Et s'adressant au banquier : – Il était question aussi de lettres que vous réclamez ? – Oui, un paquet de lettres. – Où sont-elles, Varin ? – Je ne les ai pas. – Où sont-elles, Varin ? – Je l'ignore. C'est mon frère qui s'en est chargé. – Elles sont cachées ici, dans cette pièce. – En ce cas, vous savez où elles sont. – Comment le saurais-je ? – Dame, n'est-ce pas vous qui avez visité la cachette ? Vous paraissez aussi bien renseigné que Salvator. – Les lettres ne sont pas dans la cachette. – Elles y sont. – Ouvre-la. Varin eut un regard de méfiance. Daspry et Salvator ne faisaient-ils qu'un réellement, comme tout le laissait présumer ? Si oui, il ne risquait rien en montrant une cachette déjà connue. Sinon, c'était inutile… – Ouvre-la, répéta Daspry. – Je n'ai pas de sept de cœur. – Si, celui-là, dit Daspry, en tendant la plaque de fer. Varin recula terrifié : – Non… non… je ne veux pas… – Qu'à cela ne tienne… Daspry se dirigea vers le vieux monarque à la barbe fleurie, monta sur une chaise, et appliqua le sept de cœur au bas du glaive, contre la garde, et de façon que les bords de la plaque recouvrissent exactement les deux bords de l'épée. Puis, avec l'aide d'un poinçon qu'il introduisit tour à tour dans chacun des sept trous, pratiqués à l'extrémité des sept points de cœur, il pesa sur sept des petites pierres de la mosaïque. À la septième petite pierre enfoncée, un déclenchement se produisit, et tout le buste du roi pivota, démasquant une large ouverture, aménagée comme un coffre, avec des revêtements de fer et deux rayons d'acier luisant. – Tu vois bien, Varin, le coffre est vide. – En effet… Alors c'est que mon frère aura retiré les lettres. Daspry revint vers l'homme et lui dit : – Ne joue pas au plus fin avec moi. Il y a une autre cachette. Où est-elle ? Il n'y en a pas. Est-ce de l'argent que tu veux ? Combien ? Dix mille. Monsieur Andermatt, ces lettres valent-elles dix mille francs pour vous ? – Oui, dit le banquier d'une voix forte. Varin ferma le coffre, prit le sept de cœur non sans une répugnance visible, et l'appliqua sur le glaive, contre la garde, et juste au même endroit. Successivement, il enfonça le poinçon à l'extrémité des sept points de cœur. Il se produisit un second déclenchement, mais cette fois, chose inattendue, ce ne fut qu'une partie du coffre qui pivota, démasquant un petit coffre pratiqué dans l'épaisseur même de la porte qui fermait le plus grand. Le paquet de lettres était là, noué d'une ficelle et cacheté. Varin le remit à Daspry. Celui-ci demanda : – Le chèque est prêt, monsieur Andermatt ? – Oui. – Et vous avez aussi le dernier document que vous tenez de Louis Lacombe, et qui complète les plans du sous-marin ? – Oui. L'échange se fit. Daspry empocha le document et le chèque et offrit le paquet à M. Andermatt. – Voici ce que vous désiriez, monsieur. Le banquier hésita un moment, comme s'il avait peur de toucher à ces pages maudites qu'il avait cherchées avec tant d'âpreté. Puis, d'un geste nerveux, il s'en empara. Auprès de moi, j'entendis un gémissement. Je saisis la main de Mme Andermatt : elle était glacée. Et Daspry dit au banquier : – Je crois, monsieur, que notre conversation est terminée. Oh ! pas de remerciements, je vous en supplie. Le hasard seul a voulu que je puisse vous être utile. M. Andermatt se retira. Il emportait les lettres de sa femme à Louis Lacombe. – À merveille, s'écria Daspry d'un air enchanté, tout s'arrange pour le mieux. Nous n'avons plus qu'à boucler notre affaire, camarade. Tu as les papiers ? – Les voilà tous. Daspry les compulsa, les examina attentivement, et les enfouit dans sa poche. – Parfait, tu as tenu parole. – Mais… – Mais quoi ? – Les deux chèques ?… l'argent ?… – Eh bien ! tu as de l'aplomb, mon bonhomme. Comment, tu oses réclamer ! – Je réclame ce qui m'est dû. – On te doit donc quelque chose pour des papiers que tu as volés ? Mais l'homme paraissait hors de lui. Il tremblait de colère, les yeux injectés de sang. – L'argent… les vingt mille… bégaya-t-il. – Impossible… j'en ai l'emploi. – L'argent !… – Allons, sois raisonnable, et laisse donc ton poignard tranquille. Il lui saisit le bras si brutalement que l'autre hurla de douleur, et il ajouta : – Va-t'en, camarade, l'air te fera du bien. Veux-tu que je te reconduise ? Nous nous en irons par le terrain vague, et je te montrerai un tas de cailloux sous lequel… – Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai ! – Mais oui, c'est vrai. Cette petite plaque de fer aux sept points rouges vient de là-bas. Elle ne quittait jamais Louis Lacombe, tu te rappelles ? Ton frère et toi vous l'avez enterrée avec le cadavre… et avec d'autres choses qui intéresseront énormément la justice. Varin se couvrit le visage de ses poings rageurs. Puis il prononça : – Soit. Je suis roulé. N'en parlons plus. Un mot cependant… un seul mot, je voudrais savoir… – J'écoute. – Il y avait dans ce coffre, dans le plus grand des deux, une cassette ? – Oui. – Quand vous êtes venu ici, la nuit du 22 au 23 juin, elle y était ? – Oui. – Elle contenait ?… – Tout ce que les frères Varin y avaient enfermé, une assez jolie collection de bijoux, diamants et perles, raccrochés de droite et de gauche par lesdits frères. – Et vous l'avez prise ? – Dame ! Mets-toi à ma place. – Alors… c'est en constatant la disparition de la cassette que mon frère s'est tué ? – Probable. La disparition de votre correspondance avec le major von Lieben n'eût pas suffi. Mais la disparition de la cassette… Est-ce là tout ce que tu avais à me demander ? – Ceci encore : votre nom ? – Tu dis cela comme si tu avais des idées de revanche. – Parbleu ! La chance tourne. Aujourd'hui vous êtes le plus fort. Demain… – Ce sera toi. – J'y compte bien. Votre nom ? – Arsène Lupin. – Arsène Lupin ! L'homme chancela, assommé comme par un coup de massue. On eût dit que ces deux mots lui enlevaient toute espérance. Daspry se mit à rire. – Ah ! ça, t'imaginais-tu qu'un monsieur Durant ou Dupont aurait pu monter toute cette belle affaire ? Allons donc, il fallait au moins un Arsène Lupin. Et maintenant que tu es renseigné, mon petit, va préparer ta revanche, Arsène Lupin t'attend. Et il le poussa dehors, sans un mot de plus. – Daspry, Daspry ! criai-je, lui donnant encore et malgré moi, le nom sous lequel je l'avais connu. J'écartai le rideau de velours. Il accourut. – Quoi ? Qu'y a-t-il ? – Madame Andermatt est souffrante. Il s'empressa, lui fit respirer des sels, et, tout en la soignant, m'interrogeait : – Eh bien ! que s'est-il donc passé ? – Les lettres, lui dis-je… les lettres de Louis Lacombe que vous avez données à son mari ! Il se frappa le front. – Elle a cru que j'avais fait cela… Mais oui, après tout, elle pouvait le croire. Imbécile que je suis ! Mme Andermatt, ranimée, l'écoutait avidement. Il sortit de son portefeuille un petit paquet en tous points semblable à celui qu'avait emporté M. Andermatt. – Voici vos lettres, madame, les vraies. – Mais… les autres ? – Les autres sont les mêmes que celles-ci, mais recopiées par moi, cette nuit, et soigneusement arrangées. Votre mari sera d'autant plus heureux de les lire qu'il ne se doutera pas de la substitution, puisque tout a paru sous ses yeux… – L'écriture… – Il n'y a pas d'écriture qu'on ne puisse imiter. Elle le remercia, avec les mêmes paroles de gratitude qu'elle eût adressées à un homme de son monde, et je vis bien qu'elle n'avait pas dû entendre les dernières phrases échangées entre Varin et Arsène Lupin. Moi, je le regardais non sans embarras, ne sachant trop que dire à cet ancien ami qui se révélait à moi sous un jour si imprévu. Lupin ! c'était Lupin ! mon camarade de cercle n'était autre que Lupin ! Je n'en revenais pas. Mais lui, très à l'aise : – Vous pouvez faire vos adieux à Jean Daspry. – Ah ! – Oui, Jean Daspry part en voyage. Je l'envoie au Maroc. Il est fort possible qu'il y trouve une fin digne de lui. J'avoue même que c'est son intention. – Mais Arsène Lupin nous reste ? – Oh ! plus que jamais. Arsène Lupin n'est encore qu'au début de sa carrière, et il compte bien… Un mouvement de curiosité irrésistible me jeta sur lui, et l'entraînant à quelque distance de Mme Andermatt : – Vous avez donc fini par découvrir la seconde cachette, celle où se trouvait le paquet de lettres ? – J'ai eu assez de mal ! C'est hier seulement, l'après-midi, pendant que vous étiez couché. Et pourtant, Dieu sait combien c'était facile ! Mais les choses les plus simples sont celles auxquelles on pense en dernier. Et me montrant le sept de cœur : – J'avais bien deviné que pour ouvrir le grand coffre, il fallait appuyer cette carte contre le glaive du bonhomme en mosaïque… – Comment aviez-vous deviné cela ? – Aisément. Par mes informations particulières, je savais, en venant ici, le 22 juin au soir… – Après m'avoir quitté… Oui, et après vous avoir mis par des conversations choisies dans un état d'esprit tel qu'un nerveux et un impressionnable comme vous devait fatalement me laisser agir à ma guise, sans sortir de son lit. – Le raisonnement était juste. – Je savais donc, en venant ici, qu'il y avait une cassette cachée dans un coffre à serrure secrète, et que le sept de cœur était la clef, le mot de cette serrure. Il ne s'agissait plus que de plaquer ce sept de cœur à un endroit qui lui fût visiblement réservé. Une heure d'examen m'a suffi. – Une heure ! – Observez le bonhomme en mosaïque. – Le vieil empereur ? – Ce vieil empereur est la représentation exacte du roi de cœur de tous les jeux de cartes, Charlemagne. – En effet… Mais pourquoi le sept de cœur ouvre-t-il tantôt le grand coffre, tantôt le petit ? Et pourquoi n'avez-vous ouvert d'abord que le grand coffre ? – Pourquoi ? mais Parce que je m'obstinais toujours à placer mon sept de cœur dans le même sens. Hier seulement je me suis aperçu qu'en le retournant, c'est-à-dire en mettant le septième point, celui du milieu, en l'air au lieu de le mettre en bas, la disposition des sept points changeait. – Parbleu ! – Évidemment, parbleu, mais encore fallait-il y penser. – Autre chose : vous ignoriez l'histoire des lettres avant que madame Andermatt… – En parlât devant moi ? Oui. Je n'avais découvert dans le coffre, outre la cassette, que la correspondance des deux frères, correspondance qui m'a mis sur la voie de leur trahison. – Somme toute, c'est par hasard que vous avez été amené d'abord à reconstituer l'histoire des deux frères, puis à rechercher les plans et les documents du sous-marin ? – Par hasard. – Mais dans quel but avez-vous recherché ?… Daspry m'interrompit en riant : – Mon Dieu ! comme cette affaire vous intéresse ! – Elle me passionne. – Eh bien ! tout à l'heure, quand j'aurai reconduit madame Andermatt et fait porter à l'Écho de France le mot que je vais écrire, je reviendrai et nous entrerons dans le détail. Il s'assit et écrivit une de ces petites notes lapidaires où se divertit la fantaisie du personnage. Qui ne se rappelle le bruit que fit celle-ci dans le monde entier ? « Arsène Lupin a résolu le problème que Salvator a posé dernièrement. Maître de tous les documents et plans originaux de l'ingénieur Louis Lacombe, il les a fait parvenir entre les mains du ministre de la Marine. À cette occasion il ouvre une souscription dans le but d'offrir à l'État le premier sous-marin construit d'après ces plans. Et il s'inscrit lui-même en tête de cette souscription pour la somme de vingt mille francs. » – Les vingt mille francs des chèques de monsieur Andermatt ? lui dis-je, quand il m'eut donné le papier à lire. – Précisément. Il est équitable que Varin rachète en partie sa trahison. Et voilà comment j'ai connu Arsène Lupin. Voilà comment j'ai su que Jean Daspry, camarade de cercle, relation mondaine, n'était autre qu'Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur. Voilà comment j'ai noué des liens d'amitié fort agréables avec notre grand homme, et comment peu à peu, grâce à la confiance dont il veut bien m'honorer, je suis devenu son très humble, très fidèle et très reconnaissant historiographe. Le coffre-fort de madame Imbert À trois heures du matin, il y avait encore une demi-douzaine de voitures devant un des petits hôtels de peintre qui composent l'unique côté du boulevard Berthier. La porte de cet hôtel s'ouvrit. Un groupe d'invités, hommes et dames, sortirent. Quatre voitures filèrent de droite et de gauche et il ne resta sur l'avenue que deux messieurs qui se quittèrent au coin de la rue de Courcelles, où demeurait l'un d'eux. L'autre résolut de rentrer à pied jusqu'à la porte Maillot. Il traversa donc l'avenue de Villiers et continua son chemin sur le trottoir opposé aux fortifications. Par cette belle nuit d'hiver, pure et froide, il y avait plaisir à marcher. On respirait bien. Le bruit des pas résonnait allégrement. Mais au bout de quelques minutes, il eut l'impression désagréable qu'on le suivait. De fait, s'étant retourné, il aperçut l'ombre d'un homme qui se glissait entre les arbres. Il n'était point peureux ; cependant il hâta le pas afin d'arriver le plus vite possible à l'octroi des Ternes. Mais l'homme se mit à courir. Assez inquiet, il jugea plus prudent de lui faire face et de tirer son revolver. Il n'en eut pas le temps, l'homme l'assaillit violemment, et tout de suite une lutte s'engagea sur le boulevard désert, lutte à bras-le-corps où il sentit aussitôt qu'il avait le désavantage. Il appela au secours, se débattit, et fut renversé contre un tas de cailloux, serré à la gorge, bâillonné d'un mouchoir, que son ad- versaire lui enfonçait dans la bouche. Ses yeux se fermèrent, ses oreilles bourdonnèrent, et il allait perdre connaissance, lorsque soudain l'étreinte se desserra, et l'homme qui l'étouffait de son poids se releva pour se défendre à son tour contre une attaque imprévue. Un coup de canne sur le poignet, un coup de botte sur la cheville… L'homme poussa deux grognements de douleur et s'enfuit en boitant et en jurant. Sans daigner le poursuivre, le nouvel arrivant se pencha et dit : – Êtes-vous blessé, monsieur ? Il n'était pas blessé, mais fort étourdi et incapable de se tenir debout. Par bonheur, un des employés d'octroi, attiré par les cris, accourut. Une voiture fut requise. Le monsieur y prit place accompagné de son sauveur, et on le conduisit à son hôtel de l'avenue de la Grande-Armée. Devant la porte, tout à fait remis, il se confondit en remerciements. – Je vous dois la vie, monsieur, veuillez croire que je ne l'oublierai point. Je ne veux pas effrayer ma femme en ce moment, mais je tiens à ce qu'elle vous exprime elle-même, dès aujourd'hui, toute ma reconnaissance. Il le pria de venir déjeuner et lui dit son nom : Ludovic Imbert, ajoutant : – Puis-je savoir à qui j'ai l'honneur… – Mais certainement, fit l'autre. Et il se présenta : – Arsène Lupin. Arsène Lupin n'avait pas alors cette célébrité que lui ont value l'affaire Cahorn, son évasion de la Santé, et tant d'autres exploits retentissants. Il ne s'appelait même pas Arsène Lupin. Ce nom auquel l'avenir réservait un tel lustre fut spécialement imaginé pour désigner le sauveur de M. Imbert, et l'on peut dire que c'est dans cette affaire qu'il reçut le baptême du feu. Prêt au combat, il est vrai, armé de toutes pièces, mais sans ressources, sans l'autorité que donne le succès, Arsène Lupin n'était qu'apprenti dans une profession où il devait bientôt passer maître. Aussi quel frisson de joie à son réveil quand il se rappela l'invitation de la nuit ! Enfin il touchait au but ! Enfin il entreprenait une œuvre digne de ses forces et de son talent ! Les millions des Imbert, quelle proie magnifique pour un appétit comme le sien. Il fit une toilette spéciale, redingote râpée, pantalon élimé, chapeau de soie un peu rougeâtre, manchettes et faux col effiloqués, le tout fort propre, mais sentant la misère. Comme cravate, un ruban noir épinglé d'un diamant de noix à surprise. Et, ainsi accoutré, il descendit l'escalier du logement qu'il occupait à Montmartre. Au troisième étage, sans s'arrêter, il frappa du pommeau de sa canne sur la battant d'une porte close. Dehors, il gagna les boulevards extérieurs. Un tramway passait. Il y prit place, et quelqu'un qui marchait derrière lui, le locataire du troisième étage, s'assit à son côté. Au bout d'un instant, cet homme lui dit : – Eh bien, patron ? – Eh bien ! c'est fait. – Comment ? – J'y déjeune. – Vous y déjeunez ! – Tu ne voudrais pas, j'espère, que j'eusse exposé gratuitement des jours aussi précieux que les miens ? J'ai arraché M. Ludovic Imbert à la mort certaine que tu lui réservais. M. Ludovic Imbert est une nature reconnaissante. Il m'invite à déjeuner. Un silence, et l'autre hasarda : – Alors, vous n'y renoncez pas ? – Mon petit, fit Arsène, si j'ai machiné la petite agression de cette nuit, si je me suis donné la peine, à trois heures du matin, le long des fortifications, de t'allonger un coup de canne sur le poignet et un coup de pied sur le tibia, risquant ainsi d'endommager mon unique ami, ce n'est pas pour renoncer maintenant au bénéfice d'un sauvetage si bien organisé. – Mais les mauvais bruits qui courent sur la fortune… – Laisse-les courir. Il y a six mois que je poursuis l'affaire, six mois que je me renseigne, que j'étudie, que je tends mes filets, que j'interroge les domestiques, les prêteurs et les hommes de paille, six mois que je vis dans l'ombre du mari et de la femme. Par conséquent, je sais à quoi m'en tenir. Que la fortune provienne du vieux Brawford, comme ils le prétendent, ou d'une autre source, j'affirme qu'elle existe. Et puisqu'elle existe, elle est à moi. – Bigre, cent millions ! – Mettons-en dix, ou même cinq, n'importe ! il y a de gros paquets de titres dans le coffre-fort. C'est bien le diable, si, un jour ou l'autre, je ne mets pas la main sur la clef. Le tramway s'arrêta place de l'Étoile. L'homme murmura : – Ainsi, pour le moment ? – Pour le moment, rien à faire. Je t'avertirai. Nous avons le temps. Cinq minutes après, Arsène Lupin montait le somptueux escalier de l'hôtel Imbert, et Ludovic le présentait à sa femme. Gervaise était une bonne petite dame, toute ronde, très bavarde. Elle fit à Lupin le meilleur accueil. – J'ai voulu que nous soyons seuls à fêter notre sauveur, ditelle. Et dès l'abord on traita « notre sauveur » comme un ami d'ancienne date. Au dessert l'intimité était complète, et les confidences allèrent bon train. Arsène raconta sa vie, la vie de son père, intègre magistrat, les tristesses de son enfance, les difficultés du présent. Gervaise, à son tour, dit sa jeunesse, son mariage, les bontés du vieux Brawford, les cent millions dont elle avait hérité, les obstacles qui retardaient l'entrée en jouissance, les emprunts qu'elle avait dû contracter à des taux exorbitants, ses interminables démêlés avec les neveux de Brawford, et les oppositions et les séquestres ! tout enfin ! – Pensez donc, monsieur Lupin, les titres sont là, à côté dans le bureau de mon mari, et si nous en détachons un seul coupon, nous perdons tout ils sont là, dans notre coffre-fort, et nous ne pouvons pas y toucher. Un léger frémissement secoua M. Lupin à l'idée de ce voisinage. Et il eut la sensation très nette que M. Lupin n'aurait jamais assez d'élévation d'âme pour éprouver les mêmes scrupules que la bonne dame. – Ah ! ils sont là, murmura-t-il, la gorge sèche. – Ils sont là. Des relations commencées sous de tels auspices ne pouvaient que former des nœuds plus étroits. Délicatement interrogé, Arsène Lupin avoua sa misère, sa détresse. Sur-le-champ, le malheureux garçon fut nommé secrétaire particulier des deux époux, aux appointements de cent cinquante francs par mois. Il continuerait à habiter chez lui, mais il viendrait chaque jour prendre les ordres de travail et, pour plus de commodité, on mettait à sa disposition, comme cabinet de travail, une des chambres du deuxième étage. Il choisit. Par quel excellent hasard se trouva-t-elle audessus du bureau de Ludovic ? Arsène ne tarda pas à s'apercevoir que son poste de secrétaire ressemblait furieusement à une sinécure. En deux mois, il n'eut que quatre lettres insignifiantes à recopier, et ne fut appelé qu'une fois dans le bureau de son patron, ce qui ne lui permit qu'une fois de contempler officiellement le coffre-fort. En outre, il nota que le titulaire de cette sinécure ne devait pas être jugé digne de figurer auprès du député Anquety, ou du bâtonnier Grouvel, car on omit de le convier aux fameuses réceptions mondaines. Il ne s'en plaignit point, préférant de beaucoup garder sa modeste petite place à l'ombre, et se tint à l'écart, heureux et libre. D'ailleurs il ne perdait pas son temps. Il rendit tout d'abord un certain nombre de visites clandestines au bureau de Ludovic, et présenta ses devoirs au coffre-fort, lequel n'en resta pas moins hermétiquement fermé. C'était un énorme bloc de fonte et d'acier, à l'aspect rébarbatif, et contre quoi ne pouvaient prévaloir ni les limes, ni les vrilles, ni les pinces monseigneur. Arsène Lupin n'était pas entêté. – Où la force échoue, la ruse réussit, se dit-il. L'essentiel est d'avoir un œil et une oreille dans la place. Il prit donc les mesures nécessaires, et après de minutieux et pénibles sondages à travers le parquet de sa chambre, il introduisit le tuyau de plomb qui aboutissait au plafond du bureau entre deux moulures de la corniche. Par ce tuyau, tube acoustique et lunette d'approche, il espérait voir et entendre. Dès lors il vécut à plat ventre sur son parquet. Et de fait il vit souvent les Imbert en conférence devant le coffre, compulsant des registres et maniant des dossiers. Quand ils tournaient successivement les quatre boutons qui commandaient la serrure, il tâchait, pour savoir le chiffre, de saisir le nombre de crans qui passaient. Il surveillait leurs gestes, il épiait leurs paroles. Que faisaient-ils de la clef ? La cachaient-ils ? Un jour, il descendit en hâte, les ayant vus qui sortaient de la pièce sans refermer le coffre. Et il entra résolument. Ils étaient revenus. – Oh ! excusez-moi, dit-il, je me suis trompé de porte. Mais Gervaise se précipita, et l'attirant : – Entrez donc, monsieur Lupin, entrez donc, n'êtes-vous pas chez vous ici ? Vous allez nous donner un conseil. Quels titres devons-nous vendre ? de l'Extérieure ou de la Rente ? – Mais l'opposition ? objecta Lupin, très étonné. – Oh ! elle ne frappe pas tous les titres. Elle écarta le battant. Sur les rayons s'entassaient des portefeuilles ceinturés de sangles. Elle en saisit un. Mais son mari protesta. – Non, non, Gervaise, ce serait de la folie de vendre de l'Extérieure. Elle va monter… Tandis que la Rente est au plus haut. Qu'en pensez-vous, mon cher ami ? Le cher ami n'avait aucune opinion, cependant il conseilla le sacrifice de la Rente. Alors elle prit une autre liasse, et, dans cette liasse, au hasard, un papier. C'était un titre de 3% de 1374 francs. Ludovic le mit dans sa poche. L'après-midi, accompagné de son secrétaire, il fit vendre ce titre par un agent de change et toucha 46,000 francs. Quoi qu'en eût dit Gervaise, Arsène Lupin ne se sentait pas chez lui. Bien au contraire, sa situation dans l'hôtel Imbert le remplissait de surprise. À diverses occasions, il put constater que les domestiques ignoraient son nom. Ils l'appelaient monsieur. Ludovic le désignait toujours ainsi : « Vous préviendrez monsieur… Est-ce que monsieur est arrivé ? » Pourquoi cette appellation énigmatique ? D'ailleurs, après l'enthousiasme du début, les Imbert lui parlaient à peine, et tout en le traitant avec les égards dus à un bienfaiteur, ne s'occupaient jamais de lui ! On avait l'air de le considérer comme un original qui n'aime pas qu'on l'importune, et on respectait son isolement, comme si cet isolement était une règle édictée par lui, un caprice de sa part. Une fois qu'il passait dans le vestibule, il entendit Gervaise qui disait à deux messieurs : « C'est un tel sauvage ! » Soit, pensa-t-il, nous sommes un sauvage. Et renonçant à s'expliquer les bizarreries de ces gens, il poursuivait l'exécution de son plan. Il avait acquis la certitude qu'il ne fallait point compter sur le hasard ni sur une étourderie de Gervaise que la clef du coffre ne quittait pas, et qui, au surplus, n'eût jamais emporté cette clef sans avoir préalablement brouillé les lettres de la serrure. Ainsi donc il devait agir. Un événement précipita les choses, la violente campagne menée contre les Imbert par certains journaux. On les accusait d'escroquerie. Arsène Lupin assista aux péripéties du drame, aux agitations du ménage, et il comprit qu'en tardant davantage, il allait tout perdre. Cinq jours de suite, au lieu de partir vers six heures comme il en avait l'habitude, il s'enferma dans sa chambre. On le supposait sorti. Lui, s'étendait sur le parquet et surveillait le bureau de Ludovic. Les cinq soirs, la circonstance favorable qu'il attendait ne s'étant pas produite, il s'en alla au milieu de la nuit, par la petite porte qui desservait la cour. Il en possédait la clef. Mais le sixième jour, il apprit que les Imbert, en réponse aux insinuations malveillantes de leurs ennemis, avaient proposé qu'on ouvrît le coffre et qu'on en fît l'inventaire. « C'est pour ce soir, pensa Lupin. » Et en effet, après le dîner, Ludovic s'installa dans son bureau. Gervaise le rejoignit. Ils se mirent à feuilleter les registres du coffre. Une heure s'écoula, puis une autre heure. Il entendit les domestiques qui se couchaient. Maintenant il n'y avait plus personne au premier étage. Minuit. Les Imbert continuaient leur besogne. – Allons-y, murmura Lupin. Il ouvrit sa fenêtre. Elle donnait sur la cour, et l'espace, par la nuit, sans lune et sans étoile, était obscur. Il tira de son armoire une corde à nœuds qu'il assujettit à la rampe du balcon, enjamba et se laissa glisser doucement, en s'aidant d'une gouttière, jusqu'à la fenêtre située au-dessous de la sienne. C'était celle du bureau, et le voile épais des rideaux molletonnés masquait la pièce. Debout sur le balcon, il resta un moment immobile, l'oreille tendue et l'œil aux aguets. Tranquillisé par le silence, il poussa légèrement les deux croisées. Si personne n'avait eu soin de les vérifier, elles devaient céder à l'effort, car lui, au cours de l'après-midi, en avait tourné l'espagnolette de façon qu'elle n'entrât plus dans les gâches. Les croisées cédèrent. Alors, avec des précautions infinies, il les entrebâilla davantage. Dès qu'il put glisser la tête, il s'arrêta. Un peu de lumière filtrait entre les deux rideaux mal joints ; il aperçut Gervaise et Ludovic assis à côté du coffre. Ils n'échangeaient que de rares paroles et à voix basse, absorbés par leur travail. Arsène calcula la distance qui le séparait d'eux, établit les mouvements exacts qu'il lui faudrait faire pour les réduire l'un après l'autre à l'impuissance, avant qu'ils n'eussent le temps d'appeler au secours, et il allait se précipiter, lorsque Gervaise dit : – Comme la pièce s'est refroidie depuis un instant ! Je vais me mettre au lit. Et toi ? – Je voudrais finir. – Finir ! Mais tu en as pour la nuit. – Mais non, une heure au plus. Elle se retira. Vingt minutes, trente minutes passèrent. Arsène poussa la fenêtre un peu plus. Les rideaux frémirent. Il poussa encore. Ludovic se retourna, et, voyant les rideaux gonflés par le vent, se leva pour fermer la fenêtre… Il n'y eut pas un cri, par même une apparence de lutte. En quelques gestes précis, et sans lui faire le moindre mal, Arsène l'étourdit, lui enveloppa la tête avec le rideau, le ficela, de telle manière que Ludovic ne distingua même pas le visage de son agresseur. Puis, rapidement, il se dirigea vers le coffre, saisit deux portefeuilles qu'il mit sous son bras, sortit du bureau, descendit l'escalier, traversa la cour, et ouvrit la porte de service. Une voiture stationnait dans la rue. – Prends cela d'abord, dit-il au cocher et suis-moi. Il retourna jusqu'au bureau. En deux voyages ils vidèrent le coffre. Puis Arsène monta dans sa chambre, enleva la corde, effaça toute trace de son passage. C'était fini. Quelques heures après, Arsène Lupin, aidé de son compagnon, opéra le dépouillement des portefeuilles. Il n'éprouva aucune déception, l'ayant prévu, à constater que la fortune des Imbert n'avait pas l'importance qu'on lui attribuait. Les millions ne se comptaient pas par centaines, ni même par dizaines. Mais enfin le total formait encore un chiffre très respectable, et c'étaient d'excellentes valeurs, obligations de chemins de fer, Villes de Paris, fonds d'État, Suez, mines du Nord, etc. Il se déclarait satisfait. – Certes, dit-il, il y aura un rude déchet quand le temps sera venu de négocier. On se heurtera à des oppositions, et il faudra plus d'une fois liquider à vil prix. N'importe, avec cette première mise de fonds, je me charge de vivre comme je l'entends… et de réaliser quelques rêves qui me tiennent au cœur. – Et le reste ? – Tu peux le brûler, mon petit. Ces tas de papiers faisaient bonne figure dans le coffre-fort. Pour nous, c'est inutile. Quant aux titres, nous allons les enfermer bien tranquillement dans le placard, et nous attendrons le moment propice. Le lendemain, Arsène pensa qu'aucune raison ne l'empêchait de retourner à l'hôtel Imbert. Mais la lecture des journaux lui révéla cette nouvelle imprévue : Ludovic et Gervaise avaient disparu. L'ouverture du coffre eut lieu en grande solennité. Les magistrats y trouvèrent ce qu'Arsène Lupin avait laissé… peu de chose. Tels sont les faits, et telle est l'explication que donne à certains d'entre eux l'intervention d'Arsène Lupin. J'en tiens le récit de lui-même, un jour qu'il était en veine de confidence. Ce jour-là, il se promenait de long en large, dans mon cabinet de travail, et ses yeux avaient une petite fièvre que je ne leur connaissais pas. – Somme toute, lui dis-je, c'est votre plus beau coup ? Sans me répondre directement, il reprit : – Il y a dans cette affaire des secrets impénétrables. Ainsi, même après l'explication que je vous ai donnée, que d'obscurités encore ! Pourquoi cette fuite ? Pourquoi n'ont-ils pas profité du secours que je leur apportais involontairement ? Il était si simple de dire : « Les cent millions se trouvaient dans le coffre, ils n'y sont plus parce qu'on les a volés. » – Ils ont perdu la tête. – Oui, voilà, ils ont perdu la tête… D'autre part, il est vrai… – Il est vrai ?… – Non, rien. Que signifiait cette réticence ? Il n'avait pas tout dit, c'était visible, et ce qu'il n'avait pas dit, il répugnait à le dire. J'étais intrigué. Il fallait que la chose fût grave pour provoquer de l'hésitation chez un tel homme. Je lui posai des questions au hasard. – Vous ne les avez pas revus ? – Non. – Et il ne vous est pas advenu d'éprouver, à l'égard de ces deux malheureux, quelque pitié ? – Moi ! proféra-t-il en sursautant. Sa révolte m'étonna. Avais-je touché juste ? J'insistai : – Évidemment. Sans vous, ils auraient peut-être pu faire face au danger… ou du moins partir les poches remplies. – Des remords, c'est bien cela que vous m'attribuez, n'est-ce pas ? – Dame ! Il frappa violemment sur ma table. – Ainsi, selon vous, je devrais avoir des remords ? – Appelez cela des remords ou des regrets, bref un sentiment quelconque… – Un sentiment quelconque pour des gens… – Pour des gens à qui vous avez dérobé une fortune. – Quelle fortune ? – Enfin… ces deux ou trois liasses de titres… – Ces deux ou trois liasses de titres ! Je leur ai dérobé des paquets de titres, n'est-ce pas ? une partie de leur héritage ? voilà ma faute ? voilà mon crime ? – Mais, sacrebleu, mon cher, vous n'avez donc pas deviné qu'ils étaient faux, ces titres ?… vous entendez ? – ILS ÉTAIENT FAUX ! Je le regardai, abasourdi. – Faux, les quatre ou cinq millions ? – Faux, s'écria-t-il rageusement, archi-faux ! Faux, les obligations, les Villes de Paris, les fonds d'État, du papier, rien que du papier ! Pas un sou, je n'ai pas tiré un sou de tout le bloc ! Et vous me demandez d'avoir des remords ? Mais c'est eux qui devraient en avoir ! Ils m'ont roulé comme un vulgaire gogo ! Ils m'ont plumé comme la dernière de leurs dupes, et la plus stupide ! Une réelle colère l'agitait, faite de rancune et d'amourpropre blessé. – Mais, d'un bout à l'autre, j'ai eu le dessous dès la première heure ! Savez-vous le rôle que j'ai joué dans cette affaire, ou plutôt le rôle qu'ils m'ont fait jouer ? Celui d'André Brawford ! Oui, mon cher, et je n'y ai vu que du feu ! « C'est après, par les journaux, et en rapprochant certains détails, que je m'en suis aperçu. Tandis que je posais au bienfaiteur, au monsieur qui a risqué sa vie pour vous tirer de la griffe des apaches, eux, ils me faisaient passer pour un des Brawford ! – N'est-ce pas admirable ? Cet original qui avait sa chambre au deuxième étage, ce sauvage que l'on montrait de loin, c'était Brawford, et Brawford, c'était moi ! Et grâce à moi, grâce à la confiance que j'inspirais sous le nom de Brawford, les banquiers prêtaient, et les notaires engageaient leurs clients à prêter ! Hein, quelle école pour un débutant ! Ah ! je vous jure que la leçon m'a servi ! Il s'arrêta brusquement, me saisit le bras, et il me dit d'un ton exaspéré où il était facile, cependant, de sentir des nuances d'ironie et d'admiration, il me dit cette phrase ineffable : – Mon cher, à l'heure actuelle, Gervaise Imbert me doit quinze cents francs ! Pour le coup, je ne pus m'empêcher de rire. C'était vraiment d'une bouffonnerie supérieure. Et lui-même eut un accès de franche gaieté. – Oui, mon cher, quinze cents francs ! Non seulement je n'ai pas palpé le premier sou de mes appointements, mais encore elle m'a emprunté quinze cents francs ! Toutes mes économies de jeune homme ! Et savez-vous pourquoi ? Je vous le donne en mille… Pour ses pauvres ! Comme je vous le dis ! pour de prétendus malheureux qu'elle soulageait à l'insu de Ludovic ! – Et j'ai coupé là-dedans ! Est-ce assez drôle, hein ? Arsène Lupin refait de quinze cents francs, et refait par la bonne dame à laquelle il volait quatre millions de titres faux ! Et que de com binaisons, d'efforts et de ruses géniales il m'a fallu pour arriver à ce beau résultat ! – C'est la seule fois que j'ai été roulé dans ma vie. Mais fichtre ! je l'ai bien été cette fois-là, et proprement, dans les grands prix !… La perle noire Un violent coup de sonnette réveilla la concierge du numéro 9 de l'avenue Hoche. Elle tira le cordon en grognant : – Je croyais tout le monde rentré. Il est au moins trois heures ! Son mari bougonna : – C'est peut-être pour le docteur. En effet, une voix demanda : – Le docteur Harel… quel étage ? – Troisième à gauche. Mais le docteur ne se dérange pas la nuit. – Il faudra bien qu'il se dérange. Le monsieur pénétra dans le vestibule, monta un étage, deux étages, et, sans même s'arrêter sur le palier du docteur Harel, continua jusqu'au cinquième. Là, il essaya deux clefs. L'une fit fonctionner la serrure, l'autre le verrou de sûreté. – À merveille, murmura-t-il, la besogne est considérablement simplifiée. Mais avant d'agir, il faut assurer notre retraite. Voyons… ai-je eu logiquement le temps de sonner chez le docteur, et d'être congédié par lui ? Pas encore… un peu de patience… Au bout d'une dizaine de minutes, il descendit et heurta le carreau de la loge en maugréant contre le docteur. On lui ouvrit, et il claqua la porte derrière lui. Or, cette porte ne se ferma point, l'homme ayant vivement appliqué un morceau de fer sur la gâche afin que le pêne ne pût s'y introduire. Il entra donc, sans bruit, à l'insu des concierges. En cas d'alarme, sa retraite était assurée. Paisiblement, il remonta les cinq étages. Dans l'antichambre, à la lueur d'une lanterne électrique, il déposa son pardessus et son chapeau sur une des chaises, s'assit sur une autre, et enveloppa ses bottines d'épais chaussons de feutre. – Ouf ! ça y est… Et combien facilement ! Je me demande un peu pourquoi tout le monde ne choisit pas le confortable métier de cambrioleur ? Avec un peu d'adresse et de réflexion, il n'en est pas de plus charmant. Un métier de tout repos… un métier de père de famille… Trop commode même… cela devient fastidieux. Il déplia un plan détaillé de l'appartement. – Commençons par nous orienter. Ici, j'aperçois le rectangle du vestibule où je suis. Du côté de la rue, le salon, le boudoir et la salle à manger. Inutile de perdre son temps par là, il paraît que la comtesse a un goût déplorable… pas un bibelot de valeur !… Donc, droit au but… Ah ! voici le tracé d'un couloir, du couloir qui mène aux chambres. À trois mètres, je dois ren- contrer la porte du placard aux robes qui communique avec la chambre de la comtesse. Il replia son plan, éteignit sa lanterne, et s'engagea dans le couloir en comptant : – Un mètre… deux mètres… trois mètres… Voici la porte… Comme tout s'arrange, mon Dieu ! Un simple verrou, un petit verrou, me sépare de la chambre, et, qui plus est, je sais que ce verrou se trouve à un mètre quarante-trois du plancher… De sorte que, grâce à une légère incision que je vais pratiquer autour, nous en serons débarrassés… Il sortit de sa poche les instruments nécessaires, mais une idée l'arrêta. – Et si, par hasard, ce verrou n'était pas poussé. Essayons toujours… Pour ce qu'il en coûte ! Il tourna le bouton de la serrure. La porte s'ouvrit. – Mon brave Lupin, décidément la chance te favorise. Que te faut-il maintenant ? Tu connais la topographie des lieux où tu vas opérer ; tu connais l'endroit où la comtesse cache la perle noire… Par conséquent, pour que la perle noire t'appartienne, il s'agit tout bêtement d'être plus silencieux que le silence, plus invisible que la nuit. Arsène Lupin employa bien une demi-heure pour ouvrir la seconde porte, une porte vitrée qui donnait sur la chambre. Mais il le fit avec tant de précaution, qu'alors même que la comtesse n'eût pas dormi, aucun grincement équivoque n'aurait pu l'inquiéter. D'après les indications de son plan, il n'avait qu'à suivre le contour d'une chaise longue. Cela le conduisait à un fauteuil, puis à une petite table située près du lit. Sur la table, il y avait une boîte de papier à lettres, et, enfermée tout simplement dans cette boîte, la perle noire. Il s'allongea sur le tapis et suivit les contours de la chaise longue. Mais à l'extrémité il s'arrêta pour réprimer les battements de son cœur. Bien qu'aucune crainte ne l'agitât, il lui était impossible de vaincre cette sorte d'angoisse nerveuse que l'on éprouve dans le trop grand silence. Et il s'en étonnait, car, enfin, il avait vécu sans émotion des minutes plus solennelles. Nul danger ne le menaçait. Alors pourquoi son cœur battait-il comme une cloche affolée ? Était-ce cette femme endormie qui l'impressionnait, cette vie si voisine de la sienne ? Il écouta et crut discerner le rythme d'une respiration. Il fut rassuré comme par une présence amie. Il chercha le fauteuil, puis, par petits gestes insensibles, rampa vers la table, tâtant l'ombre de son bras étendu. Sa main droite rencontra un des pieds de la table. Enfin ! il n'avait plus qu'à se lever, à prendre la perle et à s'en aller. Heureusement ! car son cœur recommençait à sauter dans sa poitrine comme une bête terrifiée, et avec un tel bruit qu'il lui semblait impossible que la comtesse ne s'éveillât point. Il l'apaisa dans un élan de volonté prodigieux, mais, au moment où il essayait de se relever, sa main gauche heurta sur le tapis un objet qu'il reconnut tout de suite pour un flambeau, un flambeau renversé ; et aussitôt, un autre objet se présenta, une pendule, une de ces petites pendules de voyage qui sont recouvertes d'une gaine de cuir. Quoi ? Que se passait-il ? Il ne comprenait pas. Ce flambeau… cette pendule… pourquoi ces objets n'étaient-ils pas à leur place habituelle ? Ah ! que se passait-il dans l'ombre effarante ? Et soudain, un cri lui échappa. Il avait touché… oh ! à quelle chose étrange, innommable ! Mais non, non, la peur lui troublait le cerveau. Vingt secondes, trente secondes, il demeura immobile, épouvanté, de la sueur aux tempes. Et ses doigts gardaient la sensation de ce contact. Par un effort implacable, il tendit le bras de nouveau. Sa main, de nouveau, effleura la chose, la chose étrange, innommable. Il la palpa. Il exigea que sa main la palpât et se rendit compte. C'était une chevelure, un visage… et ce visage était froid, presque glacé. Si terrifiante que soit la réalité, un homme comme Arsène Lupin la domine dès qu'il en a pris connaissance. Rapidement, il fit jouer le ressort de sa lanterne. Une femme gisait devant lui, couverte de sang. D'affreuses blessures dévastaient son cou et ses épaules. Il se pencha et l'examina. Elle était morte. – Morte, morte, répéta-t-il avec stupeur. Et il regardait ces yeux fixes, le rictus de cette bouche, cette chair livide, ce sang tout ce sang qui avait coulé sur le tapis et se figeait maintenant, épais et noir. S'étant relevé, il tourna le bouton de l'électricité, la pièce s'emplit de lumière, et il put voir tous les signes d'une lutte acharnée. Le lit était entièrement défait, les couvertures et les draps arrachés. Par terre, le flambeau, puis la pendule – les aiguilles marquaient onze heures vingt – puis, plus loin, une chaise renversée, et partout du sang, des flaques de sang. – Et la perle noire ? murmura-t-il. La boîte de papier à lettres était à sa place. Il l'ouvrit vivement. Elle contenait l'écrin. Mais l'écrin était vide. – Fichtre ! se dit-il, tu t'es vanté un peu tôt de ta chance, mon ami Arsène Lupin… La comtesse assassinée, la perle noire disparue… la situation n'est pas brillante ! Filons, sans quoi tu risques fort d'encourir de lourdes responsabilités. Il ne bougea pas cependant. – Filer ? Oui, un autre filerait. Mais Arsène Lupin ? N'y a-til pas mieux à faire ? Voyons, procédons par ordre. Après tout, ta conscience est tranquille… Suppose que tu es commissaire de police et que tu dois procéder à une enquête… Oui, mais pour cela il faudrait avoir un cerveau plus clair. Et le mien est dans un état ! Il tomba sur un fauteuil, ses poings crispés contre son front brûlant. L'affaire de l'avenue Hoche est une de celles qui nous ont le plus vivement intrigués en ces derniers temps, et je ne l'eusse certes pas racontée si la participation d'Arsène Lupin ne l'éclairait d'un jour tout spécial. Cette participation, il en est peu qui la soupçonnent. Nul ne sait en tout cas l'exacte et curieuse vérité. Qui ne connaissait, pour l'avoir rencontré au Bois, Léontine Zalti, l'ancienne cantatrice, épouse et veuve du comte d'Andillot, la Zalti dont le luxe éblouissait Paris, il y a quelque vingt ans, comtesse d'Andillot, à qui ses parures de diamants et de perles valaient une réputation européenne ? On disait d'elle qu'elle portait sur ses épaules le coffre-fort de plusieurs maisons de banque et les mines d'or de plusieurs compagnies australiennes. Les grands joailliers travaillaient pour la Zalti comme on travaillait jadis pour les rois et pour les reines. Et qui ne se souvient de la catastrophe où toutes ces richesses furent englouties ? Maisons de banque et mines d'or, le gouffre dévora tout. De la collection merveilleuse, dispersée par le commissaire priseur, il ne resta que la fameuse perle noire. La perle noire ! c'est-à-dire une fortune, si elle avait voulu s'en défaire. Elle ne le voulut point. Elle préféra se restreindre, vivre dans un simple appartement, avec sa dame de compagnie, sa cuisinière et un domestique, plutôt que de vendre cet inestimable joyau. Il y avait à cela une raison qu'elle ne craignait pas d'avouer : la perle noire était le cadeau d'un empereur ! Et presque ruinée, réduite à l'existence la plus médiocre, elle demeura fidèle à sa compagne des beaux jours. – Moi vivante, disait-elle, je ne la quitterai pas. Du matin jusqu'au soir, elle la portait à son cou. La nuit, elle la mettait dans un endroit connu d'elle seule. Tous ces faits rappelés par les feuilles publiques stimulèrent la curiosité, et, chose bizarre, mais facile à comprendre pour ceux qui ont le mot de l'énigme, ce fut précisément l'arrestation de l'assassin présumé qui compliqua le mystère et prolongea l'émotion. Le surlendemain, en effet, les journaux publiaient la nouvelle suivante : « On nous annonce l'arrestation de Victor Danègre, le domestique de la comtesse d'Andillot. Les charges relevées contre lui sont écrasantes. Sur la manche en lustrine de son gilet de livrée, que M. Dudouis, le chef de la Sûreté, a trouvé dans sa mansarde, entre le sommier et le matelas, on a constaté des taches de sang. En outre, il manquait à ce gilet un bouton recouvert d'étoffe. Or ce bouton, dès le début des perquisitions, avait été ramassé sous le lit même de la victime. « Il est probable qu'après le dîner, Danègre, au lieu de regagner sa mansarde, se sera glissé dans le cabinet aux robes, et que, par la porte vitrée, il a vu la comtesse cacher la perle noire. « Nous devons dire que, jusqu'ici, aucune preuve n'est venue confirmer cette supposition. En tout cas, un autre point reste obscur. À sept heures du matin, Danègre s'est rendu au bureau de tabac du boulevard de Courcelles : la concierge d'abord, puis la buraliste ont témoigné dans ce sens. D'autre part, la cuisinière de la comtesse et sa dame de compagnie, qui toutes deux couchent au bout du couloir, affirment qu'à huit heures, quand elles se sont levées, la porte de l'antichambre et la porte de la cuisine étaient fermées à double tour. Depuis vingt ans au service de la comtesse, ces deux personnes sont audessus de tout soupçon. On se demande donc comment Danègre a pu sortir de l'appartement. S'était-il fait faire une autre clef ? L'instruction éclaircira ces différents points. » L'instruction n'éclaircit absolument rien, au contraire. On apprit que Victor Danègre était un récidiviste dangereux, un alcoolique et un débauché, qu'un coup de couteau n'effrayait pas. Mais l'affaire elle-même semblait, au fur et à mesure qu'on l'étudiait, s'envelopper de ténèbres plus épaisses et de contradictions plus inexplicables. D'abord une demoiselle de Sinclèves, cousine et unique héritière de la victime, déclara que la comtesse, un mois avant sa mort, lui avait confié dans une de ses lettres la façon dont elle cachait la perle noire. Le lendemain du jour où elle recevait cette lettre, elle en constatait la disparition. Qui l'avait volée ? De leur côté, les concierges racontèrent qu'ils avaient ouvert la porte à un individu, lequel était monté chez le docteur Harel. On manda le docteur. Personne n'avait sonné chez lui. Alors qui était cet individu ? Un complice ? Cette hypothèse d'un complice fut adoptée par la presse et par le public. Ganimard, le vieil inspecteur principal, Ganimard la défendait, non sans raison. – Il y a du Lupin là-dessous, disait-il au juge. – Bah ! ripostait celui-ci, vous le voyez partout, votre Lupin. – Je le vois partout, parce qu'il est partout. – Dites plutôt que vous le voyez chaque fois où quelque chose ne vous paraît pas très clair. D'ailleurs, en l'espèce, remarquez ceci : le crime a été commis à onze heures vingt du soir, ainsi que l'atteste la pendule, et la visite nocturne, dénoncée par les concierges, n'a eu lieu qu'à trois heures du matin. La justice obéit souvent à ces entraînements de conviction qui font qu'on oblige les événements à se plier à l'explication première qu'on en a donnée. Les antécédents déplorables de Victor Danègre, récidiviste, ivrogne et débauché, influencèrent le juge, et bien qu'aucune circonstance nouvelle ne vînt corroborer les deux ou trois indices primitivement découverts, rien ne put l'ébranler. Il boucla son instruction. Quelques semaines après les débats commencèrent. Ils furent embarrassés et languissants. Le président les dirigea sans ardeur. Le ministère public attaqua mollement. Dans ces conditions, l'avocat de Danègre avait beau jeu. Il montra les lacunes et les impossibilités de l'accusation. Nulle preuve maté rielle n'existait. Qui avait forgé la clef, l'indispensable clef sans laquelle Danègre, après son départ, n'aurait pu refermer à double tour la porte de l'appartement ? Qui l'avait vue, cette clef, et qu'était-elle devenue ? Qui avait vu le couteau de l'assassin, et qu'était-il devenu ? – Et, en tout cas, concluait l'avocat, prouvez que c'est mon client qui a tué. Prouvez que l'auteur du vol et du crime n'est pas ce mystérieux personnage qui s'est introduit dans la maison à trois heures du matin. La pendule marquait onze heures, me direz-vous ? Et après ? ne peut-on mettre les aiguilles d'une pendule à l'heure qui vous convient ? Victor Danègre fut acquitté. Il sortit de prison un vendredi au déclin du jour, amaigri, déprimé par six mois de cellule. L'instruction, la solitude, les débats, les délibérations du jury, tout cela l'avait empli d'une épouvante maladive. La nuit, d'affreux cauchemars, des visions d'échafaud le hantaient. Il tremblait de fièvre et de terreur. Sous le nom d'Anatole Dufour, il loua une petite chambre sur les hauteurs de Montmartre, et il vécut au hasard des besognes, bricolant de droite et de gauche. Vie lamentable ! Trois fois engagé par trois patrons différents, il fut reconnu et renvoyé sur-le-champ. Souvent il s'aperçut, ou crut s'apercevoir, que des hommes le suivaient, des hommes de la police, il n'en doutait point, qui ne renonçait pas à le faire tomber dans quelque piège. Et d'avance il sentait l'étreinte rude de la main qui le prendrait au collet. Un soir qu'il dînait chez un traiteur du quartier, quelqu'un s'installa en face de lui. C'était un individu d'une quarantaine d'années, vêtu d'une redingote noire, de propreté douteuse. Il commanda une soupe, des légumes et un litre de vin. Et quand il eut mangé la soupe, il tourna les yeux vers Danègre et le regarda longuement. Danègre pâlit. Pour sûr cet individu était de ceux qui le suivaient depuis des semaines. Que lui voulait-il ? Danègre essaya de se lever. Il ne le put. Ses jambes chancelaient sous lui. L'homme se versa un verre de vin et emplit le verre de Danègre. – Nous trinquons, camarade ? Victor balbutia : – Oui… oui… à votre santé, camarade. – À votre santé, Victor Danègre. L'autre sursauta : – Moi !… moi !… mais non… je vous jure… – Vous me jurez quoi ? que vous n'êtes pas vous ? le domestique de la comtesse ? – Quel domestique ? Je m'appelle Dufour. Demandez au patron. – Dufour, Anatole, oui, pour le patron, mais Danègre pour la justice, Victor Danègre. – Pas vrai ! Pas vrai ! on vous a menti. Le nouveau venu tira de sa poche une carte et la tendit. Victor lut : « Grimaudan, ex-inspecteur de la Sûreté. Renseignements confidentiels. » Il tressaillit. – Vous êtes de la police ? – Je n'en suis plus, mais le métier me plaisait, et je continue d'une façon plus… lucrative. On déniche de temps en temps des affaires d'or… comme la vôtre ? – La mienne ? – Oui, la vôtre, c'est une affaire exceptionnelle, si toutefois vous voulez bien y mettre un peu de complaisance. – Et si je n'en mets pas ? – Il le faudra. Vous êtes dans une situation où vous ne pouvez rien me refuser. Une appréhension sourde envahissait Victor Danègre. Il demanda : – Qu'y a-t-il ?… parlez. – Soit, répondit l'autre, finissons-en. En deux mots, voici : je suis envoyé par Mlle de Sinclèves. – Sinclèves ? L'héritière de la comtesse d'Andillot. – Eh bien ? – Eh bien, Mlle de Sinclèves me charge de vous réclamer la perle noire. – La perle noire ? – Celle que vous avez volée. – Mais je ne l'ai pas ! – Vous l'avez. – Si je l'avais, ce serait moi l'assassin. – C'est vous l'assassin. Danègre s'efforça de rire. – Heureusement, mon bon monsieur, que la Cour d'assises n'a pas été du même avis. Tous les jurés, vous entendez, m'ont reconnu innocent. Et quand on a sa conscience pour soi et l'estime de douze braves gens… L'ex-inspecteur lui saisit le bras : – Pas de phrases, mon petit. Écoutez-moi bien attentivement et pesez mes paroles, elles en valent la peine. Danègre, trois semaines avant le crime, vous avez dérobé à la cuisinière la clef qui ouvre la porte de service, et vous avez fait faire une clef semblable chez Outard, serrurier, 244, rue Oberkampf. – Pas vrai, pas vrai, gronda Victor, personne n'a vu cette clef… elle n'existe pas. – La voici. Après un silence, Grimaudan reprit : – Vous avez tué la comtesse à l'aide d'un couteau à virole acheté au bazar de la République, le jour même où vous commandiez votre clef. La lame est triangulaire et creusée d'une cannelure. – De la blague, tout cela, vous parlez au hasard. Personne n'a vu le couteau. – Le voici. Victor Danègre eut un geste de recul. L'ex-inspecteur continua : – Il y a dessus des taches de rouille. Est-il besoin de vous en expliquer la provenance ? – Et après ?… vous avez une clef et un couteau… Qui peut affirmer qu'ils m'appartenaient ? – Le serrurier d'abord, et ensuite l'employé auquel vous avez acheté le couteau. J'ai déjà rafraîchi leur mémoire. En face de vous, ils ne manqueront pas de vous reconnaître. Il parlait sèchement et durement, avec une précision terrifiante. Danègre était convulsé de peur. Ni le juge, ni le président des assises, ni l'avocat général ne l'avaient serré d'aussi près, n'avaient vu aussi clair dans des choses que lui-même ne discernait plus très nettement. Cependant, il essaya encore de jouer l'indifférence. – Si c'est là toutes vos preuves ! – Il me reste celle-ci. Vous êtes reparti, après le crime, par le même chemin. Mais, au milieu du cabinet aux robes, pris d'effroi, vous avez dû vous appuyer contre le mur pour garder votre équilibre. – Comment le savez-vous ? bégaya Victor… personne ne peut le savoir. – La justice, non, il ne pouvait venir à l'idée d'aucun de ces messieurs du parquet d'allumer une bougie et d'examiner les murs. Mais si on le faisait, on verrait sur le plâtre blanc une marque rouge très légère, assez nette cependant pour qu'on y retrouve l'empreinte de la face antérieure de votre pouce, de votre pouce tout humide de sang et que vous avez posé contre le mur. Or vous n'ignorez pas qu'en anthropométrie, c'est là un des principaux moyens d'identification. Victor Danègre était blême. Des gouttes de sueur coulaient de son front. Il considérait avec des yeux de fou cet homme étrange qui évoquait son crime comme s'il en avait été le témoin invisible. Il baissa la tête, vaincu, impuissant. Depuis des mois il luttait contre tout le monde. Contre cet homme-là, il avait l'impression qu'il n'y avait rien à faire. – Si je vous rends la perle, balbutia-t-il, combien me donnerez-vous ? – Rien. – Comment ! vous vous moquez ! Je vous donnerais une chose qui vaut des mille et des centaines de mille, et je n'aurais rien ? – Si, la vie. Le misérable frissonna. Grimaudan ajouta, d'un ton presque doux : – Voyons, Danègre, cette perle n'a aucune valeur pour vous. Il vous est impossible de la vendre. À quoi bon la garder ? – Il y a des receleurs… et un jour ou l'autre, à n'importe quel prix… – Un jour ou l'autre il sera trop tard. – Pourquoi ? – Pourquoi ? mais parce que la justice aura remis la main sur vous, et, cette fois, avec les preuves que je lui fournirai, le couteau, la clef, l'indication de votre pouce, vous êtes fichu, mon bonhomme. Victor s'étreignit la tête de ses deux mains et réfléchit. Il se sentait perdu, en effet, irrémédiablement perdu, et, en même temps, une grande fatigue l'envahissait, un immense besoin de repos et d'abandon. Il murmura : – Quand vous la faut-il ? – Ce soir, avant une heure. – Sinon ? – Sinon, je mets à la poste cette lettre où Mlle de Sinclèves vous dénonce au procureur de la République. Danègre se versa deux verres de vin qu'il but coup sur coup, puis se levant : – Payez l'addition, et allons-y… j'en ai assez de cette maudite affaire. La nuit était venue. Les deux hommes descendirent la rue Lepic et suivirent les boulevards extérieurs en se dirigeant vers l'Étoile. Ils marchaient silencieusement, Victor, très las et le dos voûté. Au parc Monceau, il dit : – C'est du côté de la maison… – Parbleu ! vous n'en êtes sorti, avant votre arrestation, que pour aller au bureau de tabac. – Nous y sommes, fit Danègre, d'une voix sourde. Ils longèrent la grille du jardin, et traversèrent une rue dont le bureau de tabac faisait l'encoignure. Danègre s'arrêta quelques pas plus loin. Ses jambes vacillaient. Il tomba sur un banc. – Eh bien ? demanda son compagnon. – C'est là. – C'est là ! qu'est-ce que vous me chantez ? – Oui là, devant nous. – Devant nous ! Dites donc, Danègre, il ne faudrait pas… – Je vous répète qu'elle est là… – Où ? – Entre deux pavés. – Lesquels ? – Cherchez. – Lesquels ? répéta Grimaudan. Victor ne répondit pas. – Ah ! parfait, tu veux me faire poser, mon bonhomme. – Non… mais… je vais crever de misère. – Et alors, tu hésites ? Allons, je serai bon prince. Combien te faut-il ? – De quoi prendre un billet d'entrepont pour l'Amérique. – Convenu. – Et un billet de cent francs pour les premiers frais. – Tu en auras deux. Parle. – Comptez les pavés, à droite de l'égout. C'est entre le douzième et le treizième. – Dans le ruisseau ? – Oui, en bas du trottoir. Grimaudan regarda autour de lui. Des tramways passaient, des gens passaient. Mais bah ! qui pouvait se douter ?… Il ouvrit son canif et le planta entre le douzième et le treizième pavé. – Et si elle n'y est pas ? – Si personne ne m'a vu me baisser et l'enfoncer, elle y est encore. Se pouvait-il qu'elle fût ? La perle noire jetée dans la boue d'un ruisseau, à la disposition de premier venu ! La perle noire… une fortune ! – À quelle profondeur ? – Elle est à dix centimètres, à peu près. Il creusa le sable mouillé. La pointe de son canif heurta quelque chose. Avec ses doigts, il élargit le trou. Il aperçut la perle noire. – Tiens, voilà tes deux cents francs. Je t'enverrai ton billet pour l'Amérique. Le lendemain, l'Écho de France publiait cet entrefilet, qui fut reproduit par les journaux du monde entier. « Depuis hier, la fameuse perle noire est entre les mains d'Arsène Lupin qui l'a reprise au meurtrier de la comtesse d'Andillot. Avant peu, des fac-similés de ce précieux bijou seront exposés à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Calcutta, à Buenos Aires et à New York. « Arsène Lupin attend les propositions que voudront bien lui faire ses correspondants. » – Et voilà comme quoi le crime est toujours puni et la vertu récompensée, conclut Arsène Lupin, lorsqu'il m'eut révélé les dessous de l'affaire. – Et voilà comme quoi, sous le nom de Grimaudan, exinspecteur de la Sûreté, vous fûtes choisi par le destin pour enlever au criminel le bénéfice de son forfait. – Justement. Et j'avoue que c'est une des aventures dont je suis le plus fier. Les quarante minutes que j'ai passées dans l'appartement de la comtesse, après avoir constaté sa mort, sont parmi les plus étonnantes et les plus profondes de ma vie. En quarante minutes, empêtré dans la situation la plus inextricable, j'ai reconstitué le crime, j'ai acquis la certitude, à l'aide de quelques indices, que le coupable ne pouvait être qu'un domestique de la comtesse. Enfin, j'ai compris que, pour avoir la perle, il fallait que ce domestique fût arrêté – et j'ai laissé le bouton de gilet – mais qu'il ne fallait pas qu'on relevât contre lui des preuves irrécusables de sa culpabilité – et j'ai ramassé le couteau oublié sur le tapis, emporté la clef oubliée sur la serrure, fermé la porte à double tour, et effacé les traces des doigts sur le plâtre du cabinet aux robes. À mon sens, ce fut là un de ces éclairs… – De génie, interrompis-je. – De génie, si vous voulez, et qui n'eût pas illuminé le cerveau du premier venu. Deviner en une seconde les deux termes du problème – une arrestation et un acquittement – me servir de l'appareil formidable de la justice pour détraquer mon homme, pour l'abêtir, bref, pour le mettre dans un état d'esprit tel, qu'une fois libre, il devait inévitablement, fatalement, tomber dans le piège un peu grossier que je lui tendais !… – Un peu ? dites beaucoup, car il ne courait aucun danger. – Oh ! pas le moindre, puisque tout acquittement est une chose définitive. – Pauvre diable… – Pauvre diable… Victor Danègre ! vous ne songez pas que c'est un assassin ? Il eût été de la dernière immoralité que la perle noire lui restât. Il vit, pensez donc, Danègre vit ! – Et la perle noire est à vous. Il la sortit d'une des poches secrètes de son portefeuille, l'examina, la caressa de ses doigts et de ses yeux, et il soupirait : – Quel est le boyard, quel est le rajah imbécile et vaniteux qui possédera ce trésor ? À quel milliardaire américain est destiné le petit morceau de beauté et de luxe qui ornait les blanches épaules de Léontine Zalti, comtesse d'Andillot ?... Herlock Sholmes arrive trop tard – C'est étrange ce que vous ressemblez à Arsène Lupin, Velmont ! – Vous le connaissez ! – Oh ! comme tout le monde, par ses photographies, dont aucune n'est pareille aux autres, mais dont chacune laisse l'impression d'une physionomie identique… qui est bien la vôtre. Horace Velmont parut plutôt vexé. – N'est-ce pas, mon cher Devanne ? Et vous n'êtes pas le premier à m'en faire la remarque, croyez-le. – C'est au point, insista Devanne, que si vous n'aviez pas été recommandé par mon cousin d'Estevan, et si vous n'étiez pas le peintre connu dont j'admire les belles marines, je me demande si je n'aurais pas averti la police de votre présence à Dieppe. La boutade fut accueillie par un rire général. Il y avait là, dans la grande salle à manger du château de Thibermesnil, outre Velmont : l'abbé Gélis, curé du village, et une douzaine d'officiers dont les régiments manœuvraient aux environs, et qui avaient répondu à l'invitation du banquier Georges Devanne et de sa mère. L'un d'eux s'écria : – Mais, est-ce que, précisément, Arsène Lupin n'a pas été signalé sur la côte, après son fameux coup du rapide de Paris au Havre ? – Parfaitement, il y a de cela trois mois, et la semaine suivante je faisais connaissance au casino de notre excellent Velmont qui, depuis, a bien voulu m'honorer de quelques visites – agréable préambule d'une visite domiciliaire plus sérieuse qu'il me rendra l'un de ces jours… ou plutôt l'une de ces nuits ! On rit de nouveau et l'on passa dans l'ancienne salle des gardes, vaste pièce, très haute, qui occupe toute la partie inférieure de la tour Guillaume, et où Georges Devanne a réuni les incomparables richesses accumulées à travers les siècles par les sires de Thibermesnil. Des bahuts et des crédences, des landiers et des girandoles la décorent. De magnifiques tapisseries pendent aux murs de pierre. Les embrasures des quatre fenêtres sont profondes, munies de bancs, et se terminent par des croisées ogivales à vitraux encadrés de plomb. Entre la porte et la fenêtre de gauche, s'érige une bibliothèque monumentale de style Renaissance, sur le fronton de laquelle on lit, en lettres d'or : « Thibermesnil » et au-dessous, la fière devise de la famille : « Fais ce que veux. » Et comme on allumait des cigares, Devanne reprit : – Seulement, dépêchez-vous, Velmont, c'est la dernière nuit qui vous reste. – Et pourquoi ? fit le peintre qui, décidément, prenait la chose en plaisantant. Devanne allait répondre quand sa mère lui fit signe. Mais l'excitation du dîner, le désir d'intéresser ses hôtes l'emportèrent. – Bah ! murmura-t-il, je puis parler maintenant. Une indiscrétion n'est plus à craindre. On s'assit autour de lui avec une vive curiosité, et il déclara, de l'air satisfait de quelqu'un qui annonce une grosse nouvelle : – Demain, à quatre heures du soir, Herlock Sholmes, le grand policier anglais pour qui il n'est point de mystère, Herlock Sholmes, le plus extraordinaire déchiffreur d'énigmes que l'on ait jamais vu, le prodigieux personnage qui semble forgé de toutes pièces par l'imagination d'un romancier, Herlock Sholmes sera mon hôte. On se récria. Herlock Sholmes à Thibermesnil ? C'était donc sérieux ? Arsène Lupin se trouvait réellement dans la contrée ? – Arsène Lupin et sa bande ne sont pas loin. Sans compter l'affaire du baron Cahorn, à qui attribuer les cambriolages de Montigny, de Gruchet, de Crasville, sinon à notre voleur national ? Aujourd'hui, c'est mon tour. – Et vous êtes prévenu, comme le fut le baron Cahorn ? – Le même truc ne réussit pas deux fois. – Alors ? – Alors ?… alors voici. Il se leva, et désignant du doigt, sur l'un des rayons de la bibliothèque, un petit espace vide entre deux énormes in-folio : – Il y avait là un livre, un livre du 16e siècle, intitulé la Chronique de Thibermesnil, et qui était l'histoire du château depuis sa construction par le duc Rollon sur l'emplacement d'une forteresse féodale. Il contenait trois planches gravées. L'une représentait une vue cavalière du domaine dans son ensemble, la seconde le plan des bâtiments, et la troisième j'appelle votre attention là-dessus – le tracé d'un souterrain dont l'une des issues s'ouvre à l'extérieur de la première ligne des remparts, et dont l'autre aboutit ici, oui, dans la salle même où nous nous tenons. Or ce livre a disparu depuis le mois dernier. – Fichtre, dit Velmont, c'est mauvais signe. Seulement cela ne suffit pas pour motiver l'intervention de Herlock Sholmes. – Certes, cela n'eût point suffi s'il ne s'était passé un autre fait qui donne à celui que je viens de vous raconter toute sa signification. Il existait à la Bibliothèque Nationale un second exemplaire de cette Chronique, et ces deux exemplaires différaient par certains détails concernant le souterrain, comme l'établissement d'un profil et d'une échelle, et diverses annotations, non pas imprimées, mais écrites à l'encre et plus ou moins effacées. Je savais ces particularités, et je savais que le tracé définitif ne pouvait être reconstitué que par une confrontation minutieuse des deux cartes. Or, le lendemain du jour où mon exemplaire disparaissait, celui de la Bibliothèque Nationale était demandé par un lecteur qui l'emportait sans qu'il fût possible de déterminer les conditions dans lesquelles le vol était effectué. Des exclamations accueillirent ces paroles. – Cette fois, l'affaire devient sérieuse. – Aussi, cette fois, dit Devanne, la police s'émut et il y eut une double enquête, qui, d'ailleurs, n'eut aucun résultat. – Comme toutes celles dont Arsène Lupin est l'objet. – Précisément. C'est alors qu'il me vint à l'esprit de demander son concours à Herlock Sholmes, lequel me répondit qu'il avait le plus vif désir d'entrer en contact avec Arsène Lupin. – Quelle gloire pour Arsène Lupin ! dit Velmont. Mais si notre voleur national, comme vous l'appelez, ne nourrit aucun projet sur Thibermesnil, Herlock Sholmes n'aura qu'à se tourner les pouces ? – Il y a autre chose, et qui l'intéressera vivement, la découverte du souterrain. – Comment, vous nous avez dit qu'une des entrées s'ouvrait sur la campagne, l'autre dans ce salon même ! – Où ? En quel lieu de ce salon ? La ligne qui représente le souterrain sur les cartes aboutit bien d'un côté à un petit cercle accompagné de ces deux majuscules : « T. G. », ce qui signifie sans doute, n'est-ce pas, Tour Guillaume. Mais la tour est ronde, et qui pourrait déterminer à quel endroit du rond s'amorce le tracé du dessin ? Devanne alluma un second cigare et se versa un verre de Bénédictine. On le pressait de questions. Il souriait, heureux de l'intérêt provoqué. Enfin, il prononça : – Le secret est perdu. Nul au monde ne le connaît. De père en fils, dit la légende, les puissants seigneurs se le transmettaient à leur lit de mort, jusqu'au jour où Geoffroy, dernier du nom, eut la tête tranchée sur l'échafaud, le 7 thermidor an Il, dans sa dix-neuvième année. – Mais depuis un siècle, on a dû chercher ? – On a cherché, mais vainement. Moi-même, quand j'eus acheté le château à l'arrière-petit-neveu du conventionnel Leribourg, j'ai fait faire des fouilles. À quoi bon ? Songez que cette tour, environnée d'eau, n'est reliée au château que par un point, et qu'il faut, en conséquence, que le souterrain passe sous les anciens fossés. Le plan de la Bibliothèque Nationale montre d'ailleurs une suite de quatre escaliers comportant quarantehuit marches, ce qui laisse supposer une profondeur de plus de dix mètres. Et l'échelle, annexée à l'autre plan, fixe la distance à deux cents mètres. En réalité, tout le problème est ici, entre ce plancher, ce plafond et ces murs. Ma foi, j'avoue que j'hésite à les démolir. – Et l'on n'a aucun indice ? – Aucun. L'abbé Gélis objecta : – Monsieur Devanne, nous devons faire état de deux citations. – Oh ! s'écria Devanne en riant, monsieur le curé est un fouilleur d'archives, un grand liseur de mémoires, et tout ce qui touche à Thibermesnil le passionne. Mais l'explication dont il parle ne sert qu'à embrouiller les choses. – Mais encore ? – Vous y tenez ? – Énormément. – Vous saurez donc qu'il résulte de ses lectures que deux rois de France ont eu le mot de l'énigme. – Deux rois de France ! – Henri IV et Louis XVI. – Ce ne sont pas les premiers venus. Et comment monsieur l'abbé est-il au courant ?… – Oh ! c'est bien simple, continua Devanne. L'avant-veille de la bataille d'Arques, le roi Henri IV vint souper et coucher dans ce château. À onze heures du soir, Louise de Tancarville, la plus jolie dame de Normandie, fut introduite auprès de lui par le souterrain avec la complicité du duc Edgard, qui, en cette occasion, livra le secret de famille. Ce secret, Henri IV le confia plus tard à son ministre Sully, qui raconte l'anecdote dans ses Royales Économies d'État sans l'accompagner d'autre commentaire que de cette phrase incompréhensible : « La hache tournoie dans l'air qui frémit, mais l'aile s'ouvre, et l'on va jusqu'à Dieu. » Il y eut un silence, et Velmont ricana : – Ce n'est pas d'une clarté aveuglante. – N'est-ce pas ? Monsieur le curé veut que Sully ait noté par là le mot de l'énigme, sans trahir le secret des scribes auxquels il dictait ses mémoires. – L'hypothèse est ingénieuse. – Je l'accorde, mais qu'est-ce que la hache qui tournoie, et l'oiseau qui s'envole ? – Et qu'est-ce qui va jusqu'à Dieu ? – Mystère ! Velmont reprit : – Et ce bon Louis XVI, fût-ce également pour recevoir la visite d'une dame, qu'il se fit ouvrir le souterrain ? – Je l'ignore. Tout ce qu'il est permis de dire, c'est que Louis XVI a séjourné en 1784 à Thibermesnil, et que la fameuse armoire de fer, trouvée au Louvre sur la dénonciation de Gamain, renfermait un papier avec ces mots écrits par lui : « Thibermesnil : 212. » Horace Valmont éclata de rire : – Victoire ! les ténèbres se dissipent de plus en plus. Deux fois six font douze. – Riez à votre guise, monsieur, fit l'abbé, il n'empêche que ces deux citations contiennent la solution, et qu'un jour ou l'autre viendra quelqu'un qui saura les interpréter. – Herlock Sholmes d'abord, dit Devanne… À moins qu'Arsène Lupin ne le devance. Qu'en pensez-vous, Velmont ? Velrnont se leva, mit la main sur l'épaule de Devanne, et déclara : – Je pense qu'aux données fournies par votre livre et par celui de la Bibliothèque, il manquait un renseignement de la plus haute importance, et que vous avez eu la gentillesse de me l'offrir. Je vous en remercie. – De sorte que ?… – De sorte que maintenant, la hache ayant tournoyé, l'oiseau s'étant enfui, et deux fois six faisant douze, je n'ai plus qu'à me mettre en campagne. – Sans perdre une minute. – Sans perdre une seconde ! Ne faut-il pas que cette nuit, c'est-à-dire avant l'arrivée de Herlock Sholmes, je cambriole votre château ? – Il est de fait que vous n'avez que le temps. Voulez-vous que je vous conduise ? – Jusqu'à Dieppe ? – Jusqu'à Dieppe. J'en profiterai pour ramener moi-même monsieur et madame d'Androl et une jeune fille de leurs amis qui arrivent par le train de minuit. Et s'adressant aux officiers, Devanne ajouta : – D'ailleurs, nous nous retrouverons tous ici demain à déjeuner, n'est-ce pas, messieurs ? Je compte bien sur vous, puisque ce château doit être investi par vos régiments et pris d'assaut sur le coup de onze heures. L'invitation fut acceptée, on se sépara et un instant plus tard, une 20-30 Étoile d'Or emportait Devanne et Velmont sur la route de Dieppe. Devanne déposa le peintre devant le casino, et se rendit à la gare. À minuit, ses amis descendaient du train. À minuit et demi, l'automobile franchissait les portes de Thibermesnil. À une heure, après un léger souper servi dans le salon, chacun se retira. Peu à peu toutes les lumières s'éteignirent. Le grand silence de la nuit enveloppa le château. Mais la lune écarta les nuages qui la voilaient, et, par deux des fenêtres, emplit le salon de clarté blanche. Cela ne dura qu'un moment. Très vite la lune se cacha derrière le rideau des collines. Et ce fut l'obscurité. Le silence s'augmenta de l'ombre plus épaisse. À peine, de temps à autre, des craquements de meubles le troublaient-ils, ou bien le bruissement des roseaux sur l'étang qui baigne les vieux murs de ses eaux vertes. La pendule égrenait le chapelet infini des secondes. Elle sonna deux heures. Puis, de nouveau, les secondes tombèrent hâtives et monotones dans la paix lourde de la nuit. Puis trois heures sonnèrent. Et tout à coup quelque chose claqua, comme fait, au passage d'un train, le disque d'un signal qui s'ouvre et se rabat. Et un jet fin de lumière traversa le salon de part en part, ainsi qu'une flèche qui laisserait derrière elle une traînée étincelante. Il jaillissait de la cannelure centrale d'un pilastre où s'appuie, à droite, le fronton de la bibliothèque. Il s'immobilisa d'abord sur le panneau opposé en un cercle éclatant, puis il se promena de tous côtés comme un regard inquiet qui scrute l'ombre, puis il s'évanouit pour jaillir encore, pendant que toute une partie de la bibliothèque tournait sur elle-même et démasquait une large ouverture en forme de voûte. Un homme entra, qui tenait à la main une lanterne électrique. Un autre homme et un troisième surgirent qui portaient un rouleau de cordes et différents instruments. Le premier inspecta la pièce, écouta et dit : – Appelez les camarades. De ces camarades, il en vint huit par le souterrain, gaillards solides, au visage énergique. Le déménagement commença. Ce fut rapide. Arsène Lupin passait d'un meuble à un autre, l'examinait et, suivant ses dimensions ou sa valeur artistique, lui faisait grâce ou ordonnait : – Enlevez ! Et l'objet était enlevé, avalé par la gueule béante du tunnel, expédié dans les entrailles de la terre. Et ainsi furent escamotés six fauteuils et six chaises Louis XV, et des tapisseries d'Aubusson, et des girandoles signées Gouthière, et deux Fragonard, et un Nattier, et un buste de Houdon, et des statuettes. Quelquefois Lupin s'attardait devant un magnifique bahut ou un superbe tableau et soupirait : – Trop lourd, celui-là… trop grand… quel dommage ! Et il continuait son expertise. En quarante minutes, le salon fut « désencombré », selon l'expression d'Arsène. Et tout cela s'était accompli dans un ordre admirable, sans aucun bruit, comme si tous les objets que maniaient ces hommes eussent été garnis d'épaisse ouate. Il dit alors au dernier d'entre eux, qui s'en allait, porteur d'un cartel signé Boulle : – Inutile de revenir. Il est entendu, n'est-ce pas, qu'aussitôt l'autocamion chargé, vous filez jusqu'à la grange de Roquefort. – Mais vous, patron ? – Qu'on me laisse la motocyclette. L'homme parti, il repoussa, tout contre, le pan mobile de la bibliothèque, puis, après avoir fait disparaître les traces du déménagement, effacé les marques de pas, il souleva une portière, et pénétra dans une galerie qui servait de communication entre la tour et le château. Au milieu, il y avait une vitrine, et c'était à cause de cette vitrine qu'Arsène Lupin avait poursuivi ses investigations. Elle contenait des merveilles, une collection unique de montres, de tabatières, de bagues, de châtelaines, de miniatures du plus joli travail. Avec une pince il força la serrure, et ce lui fut un plaisir inexprimable que de saisir ces joyaux d'or et d'argent, ces petites œuvres d'un art si précieux et si délicat. Il avait passé en bandoulière autour de son cou un large sac de toile spécialement aménagé pour ces aubaines. Il le remplit. Et il remplit aussi les poches de sa veste, de son pantalon et de son gilet. Et il refermait son bras gauche sur une pile de ces réticules en perles si goûtés de nos ancêtres, et que la mode actuelle recherche si passionnément… lorsqu'un léger bruit frappa son oreille. Il écouta : il ne se trompait pas, le bruit se précisait. Et soudain il se rappela : à l'extrémité de la galerie, un escalier intérieur conduisait à un appartement inoccupé jusqu'ici, mais qui était, depuis ce soir, réservé à cette jeune fille que Devanne avait été chercher à Dieppe avec ses amis d'Androl. D'un geste rapide ; il pressa du doigt le ressort de sa lanterne : elle s'éteignit. Il avait à peine gagné l'embrasure d'une fenêtre qu'au haut de l'escalier la porte fut ouverte et d'une faible lueur éclaira la galerie. Il eut la sensation – car, à demi caché par un rideau, il ne voyait point – qu'une personne descendait les premières marches avec précaution. Il espéra qu'elle n'irait pas plus loin. Elle descendit cependant et avança de plusieurs pas dans la pièce. Mais elle poussa un cri. Sans doute avait-elle aperçu la vitrine brisée, aux trois quarts vide. Au parfum, il reconnut la présence d'une femme. Ses vêtements frôlaient presque le rideau qui le dissimulait, et il lui sembla qu'il entendait battre le cœur de cette femme, et qu'elle aussi devinait la présence d'un autre être, derrière elle, dans l'ombre, à portée de sa main… Il se dit : « Elle a peur… elle va partir… il est impossible qu'elle ne parte pas. » Elle ne partit point. La bougie qui tremblait dans sa main s'affermit. Elle se retourna, hésita un instant, parut écouter le silence effrayant, puis, d'un coup, écarta le rideau. Ils se virent. Arsène murmura, bouleversé : – Vous… vous… mademoiselle ! C'était miss Nelly. Miss Nelly ! la passagère du transatlantique, celle qui avait mêlé ses rêves aux rêves du jeune homme durant cette inoubliable traversée, celle qui avait assisté à son arrestation, et qui, plutôt que de le trahir, avait eu ce joli geste de jeter à la mer le Kodak où il avait caché les bijoux et les billets de banque… Miss Nelly ! la chère et souriante créature dont l'image avait si souvent attristé ou réjoui ses longues heures de prison ! Le hasard était si prodigieux, qui les mettait en présence l'un de l'autre dans ce château et à cette heure de la nuit, qu'ils ne bougeaient point et ne prononçaient pas une parole, stupéfaits, comme hypnotisés par l'apparition fantastique qu'ils étaient l'un pour l'autre. Chancelante, brisée d'émotion, miss Nelly dut s'asseoir. Il resta debout en face d'elle. Et peu à peu, au cours des secondes interminables qui s'écoulèrent, il eut conscience de l'impression qu'il devait donner en cet instant, les bras chargés de bibelots, les poches gonflées, et son sac rempli à en crever. Une grande confusion l'envahit, et il rougit de se trouver là, dans cette vilaine posture du voleur qu'on prend en flagrant délit. Pour elle, désormais, quoi qu'il advînt, il était le voleur, celui qui met la main dans la poche des autres, celui qui crochète les portes et s'introduit furtivement. Une des montres roula sur le tapis, une autre également. Et d'autres choses encore allaient glisser de ses bras, qu'il ne savait comment retenir. Alors, se décidant brusquement, il laissa tomber sur le fauteuil une partie des objets, vida ses poches et se défit de son sac. Il se sentit plus à l'aise devant Nelly, il fit un pas vers elle avec l'intention de lui parler. Mais elle eut un geste de recul, puis se leva vivement, comme prise d'effroi, et se précipita vers le salon. La portière se referma sur elle, il la rejoignit. Elle était là, interdite, tremblante, et ses yeux contemplaient avec terreur l'immense pièce dévastée. Aussitôt il lui dit : – À trois heures, demain, tout sera remis en place… Les meubles seront rapportés… Elle ne répondit pas, et il répéta : – Demain, à trois heures, je m'y engage… Rien au monde ne pourra m'empêcher de tenir ma promesse… Demain, à trois heures… Un long silence pesa sur eux. Il n'osait le rompre et l'émotion de la jeune fille lui causait une véritable souffrance. Doucement, sans un mot, il s'éloigna d'elle. Et il pensait : « Qu'elle s'en aille !… Qu'elle se sente libre de s'en aller… Qu'elle n'ait pas peur de moi !… » Mais soudain elle tressaillit et balbutia : – Écoutez… des pas… j'entends marcher… Il la regarda avec étonnement. Elle semblait bouleversée, ainsi qu'à l'approche d'un péril. – Je n'entends rien, dit-il, et quand même… – Comment ! mais il faut fuir… vite, fuyez… – Fuir… pourquoi ? – Il le faut… il le faut… Ah ! ne restez pas… D'un trait elle courut jusqu'à l'endroit de la galerie et prêta l'oreille. Non, il n'y avait personne. Peut-être le bruit venait-il du dehors ?… Elle attendit une seconde, puis, rassurée, se retourna. Arsène Lupin avait disparu. À l'instant même où Devanne constata le pillage de son château, il se dit : « C'est Velmont qui a fait le coup, et Velmont n'est autre qu'Arsène Lupin. » Tout s'expliquait ainsi, et rien ne s'expliquait autrement. Cette idée ne fit, d'ailleurs, que l'effleurer, tellement il était invraisemblable que Velmont ne fût point Velmont, c'est-à-dire le peintre connu, le camarade de cercle de son cousin d'Estevan. Et lorsque le brigadier de gendarmerie, aussitôt averti, se présenta, Devanne ne songea même pas à lui communiquer cette supposition absurde. Toute la matinée, ce fut, à Thibermesnil, un va-et-vient indescriptible. Les gendarmes, le garde champêtre, le commissaire de police de Dieppe, les habitants du village, tout ce monde s'agitait dans les couloirs, ou dans le parc, ou autour du château. L'approche des troupes en manœuvre, le crépitement des fusils ajoutaient au pittoresque de la scène. Les premières recherches ne fournirent point d'indice. Les fenêtres n'ayant pas été brisées ni les portes fracturées, sans nul doute le déménagement s'était effectué par l'issue secrète. Pourtant, sur le tapis, aucune trace de pas, sur les murs, aucune marque insolite. Une seule chose, inattendue, et qui dénotait bien la fantaisie d'Arsène Lupin : la fameuse Chronique du 16e siècle avait repris son ancienne place, et, à côté, se trouvait un livre semblable qui n'était autre que l'exemplaire volé à la Bibliothèque Nationale. À onze heures les officiers arrivèrent. Devanne les accueillit gaiement – quelque ennui que lui causât la perte de telles richesses artistiques, sa fortune lui permettait de la supporter sans mauvaise humeur. Ses amis d'Androl et Nelly descendirent. Les présentations faites, on s'aperçut qu'il manquait un convive. Horace Velmont. Ne viendrait-il point ? Son absence eût réveillé les soupçons de Georges Devanne. Mais à midi précis, il entrait. Devanne s'écria : – À la bonne heure ! Vous voilà ! – Ne suis-je pas exact ? – Si, mais vous auriez pu ne pas l'être… après une nuit si agitée ! car vous savez la nouvelle ? – Quelle nouvelle ? – Vous avez cambriolé le château. – Allons donc ! – Comme je vous le dis. Mais offrez tout d'abord votre bras à miss Underdown, et passons à table… Mademoiselle, permettez-moi… Il s'interrompit, frappé par le trouble de la jeune fille. Puis, soudain, se rappelant : – C'est vrai, à propos, vous avez voyagé avec Arsène Lupin, jadis… avant son arrestation… La ressemblance vous étonne, n'est-ce pas ? Elle ne répondit point. Devant elle, Velmont souriait. Il s'inclina, elle prit son bras. Il la conduisit à sa place et s'assit en face d'elle. Durant le déjeuner on ne parla que d'Arsène Lupin, des meubles enlevés, du souterrain, de Herlock Sholmes. À la fin du repas seulement, comme on abordait d'autres sujets, Velmont se mêla à la conversation. Il fut tour à tour amusant et grave, éloquent et spirituel. Et tout ce qu'il disait, il semblait ne le dire que pour intéresser la jeune fille, Très absorbée, elle ne paraissait point l'entendre. On servit le café sur la terrasse qui domine la cour d'honneur et le jardin du côté de la façade principale. Au milieu de la pelouse, la musique du régiment se mit à jouer, et la foule des paysans et des soldats se répandit dans les allées du parc. Cependant Nelly se souvenait de la promesse d'Arsène Lupin : « À trois heures tout sera là, je m'y engage. » À trois heures ! et les aiguilles de la grande horloge qui ornait l'aile droite marquaient deux heures quarante. Elle les regardait malgré elle à tout instant. Et elle regardait aussi Velmont qui se balançait paisiblement dans un confortable rocking-chair. Deux heures cinquante… deux heures cinquante-cinq… une sorte d'impatience, mêlée d'angoisse, étreignait la jeune fille. Était-il admissible que le miracle s'accomplît, et qu'il s'accomplît à la minute fixée, alors que le château, la cour, la campagne étaient remplis de monde, et qu'en ce moment même le procureur de la République et le juge d'instruction poursuivaient leur enquête ? Et pourtant… pourtant Arsène Lupin avait promis avec une telle solennité ! Cela sera comme il l'a dit, pensa-t-elle impressionnée par tout ce qu'il y avait en cet homme d'énergie, d'autorité et de certitude. Et cela ne lui semblait pas un miracle, mais un événement naturel qui devait se produire par la force des choses. Une seconde, leurs regards se croisèrent. Elle rougit et détourna la tête. Trois heures… Le premier coup sonna, le deuxième, le troisième… Horace Velmont tira sa montre, leva les yeux vers l'horloge, puis remit sa montre dans sa poche. Quelques secondes s'écoulèrent. Et voici que la foule s'écarta, autour de la pelouse, livrant passage à deux voitures qui venaient de franchir la grille du parc, attelées l'une et l'autre de deux chevaux. C'étaient de ces fourgons qui vont à la suite des régiments et qui portent les cantines des officiers et les sacs des soldats. Ils s'arrêtèrent devant le perron. Un sergent fourrier sauta de l'un des sièges et demanda M. Devanne. Devanne accourut et descendit les marches. Sous les bâches, il vit, soigneusement rangés, bien enveloppés, ses meubles, ses tableaux, ses objets d'art. Aux questions qu'on lui posa, le fourrier répondit en exhibant l'ordre qu'il avait reçu de l'adjudant de service, et que cet adjudant avait pris, le matin, au rapport. Par cet ordre, la deuxième compagnie du quatrième bataillon devait pourvoir à ce que les objets mobiliers déposés au carrefour des Halleux, en forêt d'Arques, fussent portés à trois heures à M. Georges Devanne, propriétaire du château de Thibermesnil. Signé : le colonel Beauvel. – Au carrefour, ajouta le sergent, tout se trouvait prêt, aligné sur le gazon, et sous la garde… des passants. Ça m'a semblé drôle, mais quoi ! l'ordre était catégorique. Un des officiers examina la signature : elle était parfaitement imitée, mais fausse. La musique avait cessé de jouer, on vida les fourgons, on réintégra les meubles. Au milieu de cette agitation, Nelly resta seule à l'extrémité de la terrasse. Elle était grave et soucieuse, agitée de pensées confuses qu'elle ne cherchait pas à formuler. Soudain, elle aperçut Velmont qui s'approchait. Elle souhaita de l'éviter, mais l'angle de la balustrade qui porte la terrasse l'entourait de deux côtés, et une ligne de grandes caisses d'arbustes : orangers, lauriers-roses et bambous, ne lui laissait d'autre retraite que le chemin par où s'avançait le jeune homme. Elle ne bougea pas. Un rayon de soleil tremblait sur ses cheveux d'or, agité par les feuilles frêles d'un bambou. Quelqu'un prononça très bas : – J'ai tenu ma promesse de cette nuit. Arsène Lupin était près d'elle, et autour d'eux il n'y avait personne. Il répéta, l'attitude hésitante, la voix timide : – J'ai tenu ma promesse de cette nuit. Il attendait un mot de remerciement, un geste du moins qui prouvât l'intérêt qu'elle prenait à cet acte. Elle se tut. Ce mépris irrita Arsène Lupin, et, en même temps, il avait le sentiment profond de tout ce qui le séparait de Nelly, maintenant qu'elle savait la vérité. Il eût voulu se disculper, chercher des excuses, montrer sa vie dans ce qu'elle avait d'audacieux et de grand. Mais, d'avance, les paroles le froissaient, et il sentait l'absurdité et l'insolence de toute explication. Alors il murmura tristement, envahi d'un flot de souvenirs : – Comme le passé est loin ! Vous rappelez-vous les longues heures sur le pont de la Provence. Ah ! tenez… vous aviez, comme aujourd'hui, une rose à la main, une rose pâle comme celle-ci… Je vous l'ai demandée… vous n'avez pas eu l'air d'entendre… Cependant, après votre départ, j'ai trouvé la rose… oubliée sans doute… Je l'ai gardée… Elle ne répondit pas encore. Elle semblait très loin de lui. Il continua : – En mémoire de ces heures, ne songez pas à ce que vous savez. Que le passé se relie au présent ! Que je ne sois pas celui que vous avez vu cette nuit, mais celui d'autrefois, et que vos yeux me regardent, ne fût-ce qu'une seconde, comme ils me regardaient… Je vous en prie… Ne suis-je plus le même ? Elle leva les yeux, comme il le demandait, et le regarda. Puis, sans un mot, elle posa son doigt sur une bague qu'il portait à l'index. On n'en pouvait voir que l'anneau, mais le chaton, retourné à l'intérieur, était formé d'un rubis merveilleux. Arsène Lupin rougit. Cette bague appartenait à Georges Devanne. Il sourit avec amertume. – Vous avez raison. Ce qui a été sera toujours. Arsène Lupin n'est et ne peut être qu'Arsène Lupin, et entre vous et lui, il ne peut même pas y avoir un souvenir… Pardonnez-moi… J'aurais dû comprendre que ma seule présence auprès de vous est un outrage… Il s'effaça le long de la balustrade, le chapeau à la main. Nelly passa devant lui. Il fut tenté de la retenir, de l'implorer. L'audace lui manqua, et il la suivit des yeux, comme un jour lointain où elle traversait la passerelle sur le quai de New York. Elle monta les degrés qui conduisent à la porte. Un instant encore sa fine silhouette se dessina parmi les marbres du vestibule. Il ne la vit plus. Un nuage obscurcit le soleil. Arsène Lupin observait, immobile, la trace des petits pas empreints dans le sable. Tout à coup, il tressaillit : sur la chaise de bambou contre laquelle Nelly s'était appuyée gisait la rose, la rose pâle qu'il n'avait pas osé lui demander… Oubliée sans doute, elle aussi ? Mais oubliée volontairement ou par distraction ? Il la saisit ardemment. Des pétales s'en détachèrent. Il les ramassa un à un comme des reliques… – Allons, se dit-il, je n'ai plus rien à faire ici. D'autant que si Herlock Sholmes s'en mêle, ça pourrait devenir mauvais. Le parc était désert. Cependant, près du pavillon qui commande l'entrée, se tenait un groupe de gendarmes. Il s'enfonça dans les taillis, escalada le mur d'enceinte et prit, pour se rendre à la gare la plus proche, un sentier qui serpentait parmi les champs. Il n'avait point marché durant dix minutes que le chemin se rétrécit, encaissé entre deux talus, et comme il arrivait dans ce défilé, quelqu'un s'y engageait qui venait en sens inverse. C'était un homme d'une cinquantaine d'années peut-être, assez fort, la figure rasée, et dont le costume précisait l'aspect étranger. Il portait à la main une lourde canne, et une sacoche pendait à son cou. Ils se croisèrent. L'étranger dit, avec un accent anglais à peine perceptible : – Excusez-moi, monsieur… est-ce bien ici la route du château ? – Tout droit, monsieur, et à gauche dès que vous serez au pied du mur. On vous attend avec impatience. – Ah ! – Oui, mon ami Devanne nous annonçait votre visite dès hier soir. – Tant pis pour monsieur Devanne s'il a trop parlé. – Et je suis heureux d'être le premier à vous saluer. Herlock Sholmes n'a pas d'admirateur plus fervent que moi. Il y eut dans sa voix une nuance imperceptible d'ironie qu'il regretta aussitôt, car Herlock Sholmes le considéra des pieds à la tête, et d'un œil à la fois si enveloppant et si aigu, qu'Arsène Lupin eut l'impression d'être saisi, emprisonné, enregistré par ce regard, plus exactement et plus essentiellement qu'il ne l'avait jamais été par aucun appareil photographique. « Le cliché est pris, pensa-t-il. Plus la peine de me déguiser avec ce bonhomme-là. Seulement… m'a-t-il reconnu ? » Ils se saluèrent. Mais un bruit de pas résonna, un bruit de chevaux qui caracolent dans un cliquetis d'acier. C'étaient les gendarmes. Les deux hommes durent se coller contre le talus, dans l'herbe haute, pour éviter d'être bousculés. Les gendarmes passèrent, et comme ils se suivaient à une certaine distance, ce fut assez long. Et Lupin songeait : « Tout dépend de cette question : m'a-t-il reconnu ? Si oui, il y a bien des chances pour qu'il abuse de la situation. Le problème est angoissant. » Quand le dernier cavalier les eut dépassés, Herlock Sholmes se releva et, sans rien dire, brossa son vêtement sali de poussière. La courroie de son sac était embarrassée d'une branche d'épines. Arsène Lupin s'empressa. Une seconde encore ils s'examinèrent. Et, si quelqu'un avait pu les surprendre à cet instant, c'eût été un spectacle émouvant que la première rencontre de ces deux hommes si puissamment armés, tous deux vraiment supérieurs et destinés fatalement par leurs aptitudes spéciales à se heurter comme deux forces égales que l'ordre des choses pousse l'une contre l'autre à travers l'espace. Puis l'Anglais dit : – Je vous remercie, monsieur. – Tout à votre service, répondit Lupin. Ils se quittèrent. Lupin se dirigea vers la station. Herlock Sholmes vers le château. Le juge d'instruction et le procureur étaient partis après de vaines recherches et l'on attendait Herlock Sholmes avec une curiosité que justifiait sa grande réputation. On fut un peu déçu par son aspect de bon bourgeois, qui différait si profondément de l'image qu'on se faisait de lui. Il n'avait rien du héros de roman, du personnage énigmatique et diabolique qu'évoque en nous l'idée de Herlock Sholmes. Devanne, cependant, s'écria, plein d'exubérance : – Enfin, Maître, c'est vous ! Quel bonheur ! Il y a si longtemps que j'espérais… Je suis presque heureux de tout ce qui s'est passé, puisque cela me vaut le plaisir de vous voir. Mais, à propos, comment êtes-vous venu ? – Par le train. – Quel dommage ! Je vous avais cependant envoyé mon automobile au débarcadère. – Une arrivée officielle, n'est-ce pas ? avec tambour et musique. Excellent moyen pour me faciliter la besogne, bougonna l'Anglais. Ce ton peu engageant déconcerta Devanne qui, s'efforçant de plaisanter, reprit : – La besogne, heureusement, est plus facile que je ne vous l'avais écrit. – Et pourquoi ? – Parce que le vol a eu lieu cette nuit. – Si vous n'aviez pas annoncé ma visite, monsieur, il est probable que le vol n'aurait pas eu lieu cette nuit. – Et quand donc ? Demain, ou un autre jour. – Et en ce cas ? – Lupin eût été pris au piège. – Et mes meubles ? – N'auraient pas été enlevés. – Mes meubles sont ici. – Ici ? – Ils ont été rapportés à trois heures. – Par Lupin ? – Par deux fourgons militaires. Herlock Sholmes enfonça violemment son chapeau sur sa tête et rajusta son sac ; mais Devanne s'écria : – Que faites-vous ? – Je m'en vais. – Et pourquoi ? – Vos meubles sont là, Arsène Lupin est loin. Mon rôle est terminé. – Mais j'ai absolument besoin de votre concours, cher monsieur. Ce qui s'est passé hier peut se renouveler demain, puisque nous ignorons le plus important : comment Arsène Lupin est entré, comment il est sorti, et pourquoi, quelques heures plus tard, il procédait à une restitution. – Ah ! vous ignorez… L'idée d'un secret à découvrir adoucit Herlock Sholmes. – Soit, cherchons. Mais vite, n'est-ce pas ? et, autant que possible, seuls. La phrase désignait clairement les assistants. Devanne comprit et introduisit l'Anglais dans le salon. D'un ton sec, en phrases qui semblaient comptées d'avance, et avec quelle parcimonie ! Sholmes lui posa des questions sur la soirée de la veille, sur les convives qui s'y trouvaient, sur les habitués du château. Puis il examina les deux volumes de la Chronique, compara les cartes du souterrain, se fit répéter les citations relevées par l'abbé Gélis, et demanda : – C'est bien hier que, pour la première fois, vous avez parlé de ces deux citations ? – Hier. – Vous ne les aviez jamais communiquées à M. Horace Velmont ? – Jamais. – Bien. Commandez votre automobile. Je repars dans une heure. – Dans une heure ! – Arsène Lupin n'a pas mis davantage à résoudre le problème que vous lui avez posé. – Moi !… je lui ai posé… – Eh ! oui, Arsène Lupin et Velmont, c'est la même chose. – Je m'en doutais… ah ! le gredin ! – Or, hier soir, à dix heures, vous avez fourni à Lupin les éléments de vérité qui lui manquaient et qu'il cherchait depuis des semaines. Et, dans le courant de la nuit, Lupin a trouvé le temps de comprendre, de réunir sa bande et de vous dévaliser. J'ai la prétention d'être aussi expéditif. Il se promena d'un bout à l'autre de la pièce en réfléchissant, puis s'assit, croisa ses longues jambes, et ferma les yeux. Devanne attendit, assez embarrassé. « Dort-il ? Réfléchit-il ? » À tout hasard, il sortit pour donner des ordres. Quand il revint, il l'aperçut au bas de l'escalier de la galerie, à genoux, et scrutant le tapis. – Qu'y a-t-il donc ? – Regardez… là… ces taches de bougie… – Tiens, en effet… et toutes fraîches… – Et vous pouvez en observer également sur le haut de l'escalier, et davantage encore autour de cette vitrine qu'Arsène Lupin a fracturée, et dont il a enlevé les bibelots pour les déposer sur ce fauteuil. – Et vous en concluez ? – Rien. Tous ces faits expliqueraient sans aucun doute la restitution qu'il a opérée. Mais c'est un côté de la question que je n'ai pas le temps d'aborder. L'essentiel, c'est le tracé du souterrain. – Vous espérez toujours… – Je n'espère pas, je sais. Il existe, n'est-ce pas, une chapelle à deux ou trois, cents mètres du château ? – Une chapelle en ruines, où se trouve le tombeau du duc Rollon. – Dites à votre chauffeur qu'il nous attende auprès de cette chapelle. – Mon chauffeur n'est pas encore de retour… On doit me prévenir… Mais, d'après ce que je vois, vous estimez que le souterrain aboutit à la chapelle. Sur quel indice… Herlock Sholmes l'interrompit : – Je vous prierai, monsieur, de me procurer une échelle et une lanterne. – Ah ! vous avez besoin d'une lanterne et d'une échelle ? – Apparemment, puisque je vous les demande. Devanne, quelque peu interloqué, sonna. Les deux objets furent apportés. Les ordres se succédèrent alors avec la rigueur et la précision des commandements militaires. – Appliquez cette échelle contre la bibliothèque, à gauche du mot Thibermesnil… Devanne dressa l'échelle et l'Anglais continua : – Plus à gauche… à droite… Halte ! Montez… Bien… Toutes les lettres de ce mot sont en relief, n'est-ce pas ? – Oui. Occupons-nous de la lettre H. Tourne-t-elle dans un sens ou dans l'autre ? Devanne saisit la lettre H, et s'exclama : – Mais oui, elle tourne ! vers la droite, et d'un quart de cercle ! Qui donc vous a révélé ?… Sans répondre, Herlock Sholmes reprit : – Pouvez-vous, d'où vous êtes, atteindre la lettre R ? Oui… Remuez-la plusieurs fois, comme vous feriez d'un verrou que l'on pousse et que l'on retire. Devanne remua la lettre R. À sa grande stupéfaction, il se produisit un déclenchement intérieur. – Parfait, dit Herlock Sholmes. Il ne nous reste plus qu'à glisser votre échelle à l'autre extrémité, c'est-à-dire à la fin du mot Thibermesnil… Bien… Et maintenant, si je ne me suis pas trompé, si les choses s'accomplissent comme elles le doivent, la lettre L s'ouvrira ainsi qu'un guichet. Avec une certaine solennité, Devanne saisit la lettre L. La lettre L s'ouvrit, mais Devanne dégringola de son échelle, car toute la partie de la bibliothèque située entre la première et la dernière lettre du mot, pivota sur elle-même et découvrit l'orifice du souterrain. Herlock Sholmes prononça, flegmatique : – Vous n'êtes pas blessé ? – Non, non, fit Devanne en se relevant, pas blessé, mais ahuri, j'en conviens… ces lettres qui s'agitent… ce souterrain béant… – Et après ? Cela n'est-il pas exactement conforme à la citation de Sully ? – En quoi, Seigneur ? – Dame ! L'H tournoie, l'R frémit et I'L s'ouvre… et c'est ce qui a permis à Henri IV de recevoir Mlle de Tancarville à une heure insolite. – Mais Louis XVI ? demanda Devanne, abasourdi. – Louis XVI était un grand forgeron et habile serrurier. J'ai lu un Traité des serrures de combinaison qu'on lui attribue. De la part de Thibermesnil, c'était se conduire en bon courtisan, que de montrer à son maître ce chef-d'œuvre de mécanique. Pour mémoire, le Roi écrivit : 212, c'est-à-dire, H. R. L., la deuxième, la sixième et la douzième lettre du nom. – Ah ! parfait, je commence à comprendre… Seulement, voilà… Si je m'explique comment on sort de cette salle, je ne m'explique pas comment Lupin a pu y pénétrer. Car, remarquez-le bien, il venait du dehors, lui. Herlock Sholmes alluma la lanterne et s'avança de quelques pas dans le souterrain. – Tenez, tout le mécanisme est apparent ici comme les ressorts d'une horloge, et toutes les lettres s'y trouvent à l'envers. Lupin n'a donc eu qu'à les faire jouer de ce côté-ci de la cloison. – Quelle preuve ? – Quelle preuve ? Voyez cette flaque d'huile. Lupin avait même prévu que les rouages auraient besoin d'être graissés, fit Herlock Sholmes non sans admiration. – Mais alors il connaissait l'autre issue ? – Comme je la connais. Suivez-moi. – Dans le souterrain ? – Vous avez peur ? – Non, mais êtes-vous sûr de vous y reconnaître ? – Les yeux fermés. Ils descendirent d'abord douze marches, puis douze autres, et encore deux fois douze autres. Puis ils enfilèrent un long corridor dont les parois de briques portaient la marque de restaurations successives et qui suintaient par places. Le sol était humide. – Nous passons sous l'étang, remarqua Devanne, nullement rassuré. Le couloir aboutit à un escalier de douze marches, suivi de trois autres escaliers de douze marches, qu'ils remontèrent péniblement, et ils débouchèrent dans une petite cavité taillée à même le roc. Le chemin n'allait pas plus loin. – Diable, murmura Herlock Sholmes, rien que des murs nus, cela devient embarrassant. – Si l'on retournait, murmura Devanne, car, enfin, je ne vois nullement la nécessité d'en savoir plus long. Je suis édifié. Mais, ayant levé la tête, l'Anglais poussa un soupir de soulagement au-dessus d'eux se répétait le même mécanisme qu'à l'entrée. Il n'eut qu'à faire manœuvrer les trois lettres. Un bloc de granit bascula. C'était, de l'autre côté, la pierre tombale du duc Rollon, gravée des douze lettres en relief « Thibermesnil ». Et ils se trouvèrent dans la petite chapelle en ruines que l'Anglais avait désignée. – Et l'on va jusqu'à Dieu, c'est-à-dire jusqu'à la chapelle, dit-il, rapportant la fin de la citation. – Est-ce possible, s'écria Devanne, confondu par la clairvoyance et la vivacité de Herlock Sholmes, est-ce possible que cette simple indication vous ait suffi ? – Bah ! fit l'Anglais, elle était même inutile. Sur l'exemplaire de la Bibliothèque Nationale, le trait se termine à gauche, vous le savez, par un cercle, et à droite, vous l'ignorez, par une petite croix, mais si effacée, qu'on ne peut la voir qu'à la loupe. Cette croix signifie évidemment la chapelle où nous sommes. Le pauvre Devanne n'en croyait pas ses oreilles. – C'est inouï, miraculeux, et cependant, d'une simplicité enfantine Comment personne n'a-t-il jamais percé ce mystère ? – Parce que personne n'a jamais réuni les trois ou quatre éléments nécessaires, c'est-à-dire les deux livres et les citations… Personne, sauf Arsène Lupin et moi. – Mais, moi aussi, objecta Devanne, et l'abbé Gélis… Nous en savions tous deux autant que vous, et néanmoins… Sholmes sourit. – Monsieur Devanne, tout le monde n'est pas apte à déchiffrer les énigmes. – Mais voilà dix ans que je cherche. Et vous, en dix minutes… – Bah ! l'habitude… Ils sortirent de la chapelle, et l'Anglais s'écria : – Tiens, une automobile qui attend ! – Mais c'est la mienne ! – La vôtre ? mais je pensais que le chauffeur n'était pas revenu. – En effet… et je me demande… Ils s'avancèrent jusqu'à la voiture, et Devanne, interpellant le chauffeur : – Édouard, qui vous a donné l'ordre de venir ici ? – Mais, répondit l'homme, c'est M. Velmont. – M. Velmont ? Vous l'avez donc rencontré ? – Près de la gare, et il m'a dit de me rendre à la chapelle. – De vous rendre à la chapelle ! mais pourquoi ? – Pour y attendre Monsieur… et l'ami de Monsieur… Devanne et Herlock Sholmes se regardèrent. Devanne dit : – Il a compris que l'énigme serait un jeu pour vous. L'hommage est délicat. Un sourire de contentement plissa les lèvres minces du détective. L'hommage lui plaisait. Il prononça, en hochant la tête : – C'est un homme. Rien qu'à le voir, d'ailleurs, je l'avais jugé. – Vous l'avez donc vu ? – Nous nous sommes croisés tout à l'heure. – Et vous saviez que c'était Horace Velmont, je veux dire Arsène Lupin ? – Non, mais je n'ai pas tardé à le deviner… à une certaine ironie de sa part. – Et vous l'avez laissé échapper ? – Ma foi, oui… j'avais pourtant la partie belle… cinq gendarmes qui passaient. – Mais sacrebleu ! c'était l'occasion ou jamais de profiter… – Justement, monsieur, dit l'Anglais avec hauteur, quand il s'agit d'un adversaire comme Arsène Lupin, Herlock Sholmes ne profite pas des occasions… il les fait naître… Mais l'heure pressait et, puisque Lupin avait eu l'attention charmante d'envoyer l'automobile, il fallait en profiter sans retard. Devanne et Herlock Sholmes s'installèrent au fond de la confortable limousine. Édouard donna le tour de manivelle et l'on partit. Des champs, des bouquets d'arbres défilèrent. Les molles ondulations du pays de Caux s'aplanirent devant eux. Soudain les yeux de Devanne furent attirés par un petit paquet posé dans un des vide-poches. – Tiens, qu'est-ce que c'est que cela ? Un paquet ! Et pour qui donc ? Mais c'est pour vous. – Pour moi ? – Lisez : « M. Herlock Sholmes, de la part d'Arsène Lupin. » L'Anglais saisit le paquet, le déficela, enleva les deux feuilles de papier qui l'enveloppaient. C'était une montre. – Aoh ! dit-il, en accompagnant cette exclamation d'un geste de colère… – Une montre, fit Devanne, est-ce que par hasard ?… L'Anglais ne répondit pas. – Comment ! C'est votre montre ! Arsène Lupin vous renvoie votre montre ! Mais s'il vous la renvoie, c'est qu'il l'avait prise… Il avait pris votre montre ! Ah ! elle est bonne, celle-là, la montre de Herlock Sholmes subtilisée par Arsène Lupin ! Dieu, que c'est drôle ! Non, vrai… vous m'excuserez… mais c'est plus fort que moi. Et quand il eut bien ri, il affirma d'un ton convaincu : – Oh ! c'est un homme, en effet. L'Anglais ne broncha pas. Jusqu'à Dieppe, il ne prononça pas une parole, les yeux fixés sur l'horizon fuyant. Son silence fut terrible, insondable, plus violent que la rage la plus farouche. Au débarcadère, il dit simplement, sans colère cette fois, mais d'un ton où l'on sentait toute la volonté et toute l'énergie du personnage : – Oui, c'est un homme, et un homme sur l'épaule duquel j'aurai plaisir à poser cette main que je vous tends, monsieur Devanne. Et j'ai idée, voyez-vous, qu'Arsène Lupin et Herlock Sholmes se rencontreront de nouveau un jour ou l'autre… Oui, le monde est trop petit pour qu'ils ne se rencontrent pas… et ce jour là… Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 La Comtesse de Cagliostro Arsène Lupin, cambrioleur (Le Journal 1923 – 1924) Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) 3 Les Confidences d'Arsène Lupin 1913 4 5 Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse La Demoiselle aux yeux verts Les Huit coups de l'horloge (Je Sais Tout 1908 – 1909) (Le Journal 1926 – 1927) Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révé- 1912 1908 6 7 8 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux lateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 11 « 813 » (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) Le Triangle d'or 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 10 L'Éclat d'obus 12 L'Île aux trente cercueils 13 Les Dents du tigre 14 L'Homme à la peau de bique 15 L'Agence Barnett et Cie 16 Le Cabochon d'émeraude 17 La Demeure mystérieuse 18 La Barre-y-va 19 La Femme aux deux sourires 20 Victor, de la brigade mondaine 21 La Cagliostro se venge 22 Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 (L'Auto 1939) 1941 pays, tel le Canada, mais protégé – téléchargement non autorisé – dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ – Janvier 2004 – – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Attention : L'HOMME À LA PEAU DE BIQUE Maurice Leblanc (1927) L'HOMME À LA PEAU DE BIQUE Le village fut terrifié. C'était un dimanche. Les paysans de Saint-Nicolas et des environs sortaient de l'église et se répandaient à travers la place quand, tout à coup, des femmes, qui marchaient en avant et tournaient déjà sur la grande route, refluèrent en poussant des cris d'épouvante. Et aussitôt on aperçut, énorme, effroyable, pareille à un monstre, une automobile qui débouchait à une allure vertigineuse. Parmi les clameurs et la fuite éperdue des gens, elle piqua droit vers l'église, vira au moment même où elle allait se briser contre les marches, frôla le mur du presbytère, retrouva le prolongement de la route nationale, s'éloigna, sans même avoir – miracle incompréhensible ! – effleuré, en ce crochet diabolique, une seule des personnes qui encombraient la place… et disparut. Mais on avait vu ! On avait vu, sur le siège, couvert d'une peau de bique, coiffé de fourrure, le visage masqué de grosses lunettes, un homme qui conduisait ; et, près de lui, sur le devant de ce siège, renversée, ployée en deux, une femme dont la tête ensanglantée pendait au-dessus du capot. Et on avait entendu ! On avait entendu les cris de cette femme, cris d'horreur, cris d'agonie… Et ce fut une telle vision de carnage et d'enfer que les gens demeurèrent, quelques secondes, immobiles, stupides. – Du sang ! hurla quelqu'un. Il y en avait partout, du sang, sur les cailloux de la place, sur la terre que les premières gelées de l'automne avaient durcie, et, lorsque des gamins et des hommes s'élancèrent à la poursuite de l'auto, ils n'eurent qu'à se diriger d'après ces marques sinistres. Elles suivaient d'ailleurs la grande route, mais d'une si étrange manière ! allant d'un côté à l'autre, et traçant, près du sillage des pneumatiques, une piste en zigzag qui donnait le frisson. Comment l'automobile n'avait-elle pas heurté cet arbre ? Comment avait-on pu la redresser avant qu'elle ne fît panache au long de ce talus ? Quel novice, quel fou, quel ivrogne, ou plutôt criminel effaré, conduisait cette voiture avec de tels soubresauts ? Un des paysans proféra : – Jamais ils ne prendront le tournant de la forêt. Et un autre dit : – Parbleu non ! c'est la culbute. À cinq cents mètres de Saint-Nicolas commençait la forêt de Morgues, et la route, droite jusque-là, sauf un coude léger au sortir du village, montait dès son entrée dans la forêt, et faisait un tournant brusque parmi les rocs et les arbres. Ce tournant, aucune automobile ne pouvait le prendre sans avoir ralenti au préalable. Des poteaux indicateurs signalaient le danger. Essoufflés, les paysans arrivèrent au quinconce de hêtres qui formaient la lisière. Et, tout de suite, l'un d'eux s'écria : – Ça y est ! – Quoi ? – La culbute. L'automobile en effet – une limousine – gisait, retournée, démolie, tordue, informe. Près d'elle, le cadavre de la femme. Mais ce qu'il y avait de plus affreux, spectacle ignoble et stupéfiant, c'est que la tête de cette femme était écrasée, aplatie, invisible, sous un bloc de pierre énorme, posé là on ne pouvait savoir par quelle force prodigieuse. Quant à l'homme à la peau de bique, on ne le trouva point. On ne le trouva point sur le lieu de l'accident. On ne le trouva point non plus aux environs. En outre, des ouvriers qui descendaient la côte de Morgues déclarèrent qu'ils n'avaient rencontré personne. Donc, l'homme s'était sauvé par les bois. Ces bois, que l'on appelle forêt à cause de la beauté et de la vieillesse des arbres, sont de dimensions restreintes. La gendarmerie aussitôt prévenue fit, avec l'aide de paysans, une battue minutieuse. On ne découvrit rien. De même les magistrats instructeurs ne tirèrent, de l'enquête approfondie qu'ils poursuivirent pendant plusieurs jours, aucun indice susceptible de leur donner la moindre lumière sur ce drame inexplicable. Au contraire, les investigations aboutissaient à d'autres énigmes et à d'autres invraisemblances. Ainsi, on constata que le bloc de pierre provenait d'un éboulement distant d'au moins quarante mètres. Or, l'assassin, en quelques minutes, l'avait apporté et jeté sur la tête de sa victime. D'autre part, cet assassin, qui, en toute certitude, n'était pas caché dans la forêt – sans quoi on l'aurait inévitablement découvert – cet assassin, huit jours après le crime, eut l'audace de revenir au tournant de la côte et d'y laisser sa peau de bique. Pourquoi ? Dans quel but ? Sauf un tire-bouchon et une serviette, cette fourrure ne contenait aucun objet. Alors ? On s'adressa au fabricant de l'automobile, qui reconnut cette limousine pour l'avoir vendue trois ans auparavant à un Russe, lequel Russe, affirma le fabricant, l'avait vendue aussitôt. À qui ? Elle ne portait pas de numéro matricule. De même, il fut impossible d'identifier le cadavre de la morte. Ses vêtements, son linge n'offraient aucune marque. Quant à son visage, on l'ignorait. Cependant des émissaires de la Sûreté remontaient en sens inverse la route nationale suivie par les acteurs de ce drame mystérieux. Mais qui prouvait que, dans le courant de la nuit précédente, l'automobile eût justement suivi cette route ? On vérifia, on interrogea. Enfin on réussit à établir que, la veille au soir, à trois cents kilomètres de là, dans une petite ville située le long d'un chemin de grande communication qui s'embranchait sur la route nationale, une limousine s'était arrêtée devant un magasin d'épicerie et d'alimentation. Le conducteur avait d'abord empli son réservoir d'essence, acheté de l'huile et des bidons de rechange, puis avait emporté quelques provisions, du jambon, des fruits, des gâteaux secs, du vin et une demi-bouteille de cognac Trois Étoiles. Sur le siège, il y avait une dame. Elle ne descendit point. Les rideaux de la limousine étaient baissés. L'un de ces rideaux bougea plusieurs fois. Le garçon de magasin ne doutait pas qu'il n'y eût quelqu'un à l'intérieur. Si la déposition de ce garçon était juste, le problème se compliquait encore, car aucun indice n'avait révélé la présence d'une troisième personne. En attendant, puisque les voyageurs s'étaient munis de provisions, il restait à établir ce qu'ils en avaient fait et ce qu'étaient devenus les débris de ces provisions. Les agents revinrent sur leurs pas. Ce n'est qu'à la bifurcation des deux routes, c'est-à-dire à dix-huit kilomètres de SaintNicolas, qu'un berger, questionné par eux, leur signala une prairie voisine, que cachait un rideau d'arbustes et où il avait vu une bouteille vide et différentes choses. Au premier examen, les agents furent convaincus. L'automobile avait stationné là, et les inconnus, probablement après une nuit de repos dans leur automobile, s'étaient restaurés et avaient repris leur voyage au cours de la matinée. Comme preuve irrécusable, on retrouva la demi-bouteille de cognac Trois Étoiles vendue par l'épicier. Cette bouteille avait été brisée net, au ras du goulot. Le caillou dont on s'était servi fut recueilli, ainsi que le goulot muni de son bouchon cacheté. Sur le cachet de métal se voyait la trace des tentatives faites pour déboucher normalement la bouteille. Les agents continuèrent leurs recherches et suivirent un fossé qui bordait la prairie, perpendiculairement à la route. Il aboutissait à une petite source cachée sous des ronces, et d'où il semblait que se dégageât une odeur putride. Ayant soulevé ces ronces, ils aperçurent un cadavre, le cadavre d'un homme, dont la tête fracassée ne formait plus qu'une sorte de bouillie où les bêtes pullulaient. Il était habillé d'un pantalon et d'une veste de cuir marron. Les poches étaient vides. Ni papiers, ni portefeuille, ni montre. Le surlendemain l'épicier et son garçon de magasin, convoqués en hâte, reconnaissaient formellement, à son costume et à sa stature, le voyageur qui, la veille du crime avait acheté des provisions et de l'essence. Ainsi donc toute l'affaire recommençait sur de nouvelles bases. Il ne s'agissait plus d'un drame à deux personnages – un homme et une femme – dont l'un avait tué l'autre ; mais d'un drame à trois personnages, avec deux victimes dont l'une était précisément l'homme que l'on accusait d'avoir tué sa compagne ! Quant à l'assassin, aucun doute. C'était le troisième personnage qui voyageait à l'intérieur de l'automobile, et qui prenait la précaution de se dissimuler derrière les rideaux. Se débarrassant d'abord du conducteur, il l'avait dépouillé, puis, blessant la femme, il l'emportait dans une véritable course à la mort. Affaire nouvelle, découvertes inopinées, témoignages imprévus… On pouvait espérer que le mystère allait s'éclaircir, ou, tout au moins, que l'instruction ferait quelques pas dans la voie de la vérité. Il n'en fut rien. Un cadavre se rangea auprès du premier cadavre. Des problèmes s'ajoutèrent aux autres problèmes. L'accusation d'assassinat passa de celui-ci à celui-là. Voilà tout. En dehors de ces faits tangibles, évidents, les ténèbres. Le nom de la femme, le nom de l'homme, le nom de l'assassin, autant d'énigmes. Et puis, qu'était devenu cet assassin ? S'il avait disparu d'une minute à l'autre, c'eût été déjà un phénomène passablement curieux. Mais le phénomène touchait au miracle en ce que l'assassin n'avait pas absolument disparu ! Il était là ! Il revenait sur le lieu de la catastrophe ! Outre la peau de bique, on ramassa un jour une casquette de fourrure, et, prodige inouï, un matin, après une nuit complète passée en faction dans les rochers du fameux tournant, des lunettes de chauffeur, cassées, rouillées, salies, hors d'usage. Comment l'assassin avait-il pu rapporter ces lunettes sans que les agents le vissent ? Et surtout, pourquoi les avait-il rapportées ? Il y eut mieux. La nuit suivante, un paysan, obligé de traverser la forêt, et qui, par précaution, avait emporté son fusil et emmené ses deux chiens, s'arrêta net au passage d'une ombre dans les ténèbres. Ses chiens – deux chiens-loups à demi sauvages et d'une vigueur exceptionnelle – bondirent au milieu des taillis et la poursuite commença. Elle dura peu. Presque aussitôt le paysan perçut deux hurlements horribles, qui s'achevèrent du même coup en plaintes d'agonie. Et puis le silence, le silence absolu. Terrifié, il prit la fuite, abandonnant son fusil. Or le lendemain, on ne retrouva aucun des deux chiens. On ne retrouva pas non plus la crosse du fusil. Quant au canon, il était fiché en terre, tout droit, et il y avait, dans un de ses tubes, une fleur, une colchique d'automne, cueillie à cinquante pas de là ! Qu'est-ce que cela signifiait ? Pourquoi cette fleur ? Pourquoi toutes ces complications dans le crime ? Pourquoi ces actes inutiles ? La raison se troublait devant de telles anomalies. Ce n'est qu'avec une sorte de crainte que l'on se risquait dans cette aventure équivoque. On avait l'impression d'une atmosphère lourde, étouffante, où il était impossible de respirer, qui voilait les yeux, et qui déconcertait les plus clairvoyants. Le juge d'instruction tomba malade. Au bout de quatre jours, son remplaçant avoua que l'affaire lui semblait inextricable. On arrêta deux chemineaux qu'on relâcha sur-le-champ. On en poursuivit un troisième qu'on ne put rejoindre et contre lequel, d'ailleurs, on ne possédait aucune preuve. Bref, ce n'était que désordre, obscurité et contradiction. Un hasard conduisit à la solution, ou plutôt détermina un ensemble de circonstances qui conduisirent à la solution. Un simple hasard. Le rédacteur d'une grande feuille parisienne envoyé sur place résumait son article en ces termes : « Par conséquent, je le répète, il faut attendre la collaboration du destin. Sans quoi, on perd son temps. Les éléments de vérité ne suffisent même pas à établir une hypothèse plausible. C'est la nuit épaisse, absolue, angoissante. Il n'y a rien à faire. Tous les Sherlock Holmes du monde n'y verraient que du feu, et Arsène Lupin lui-même, passez-moi l'expression, donnerait sa langue au chat. » Or, le lendemain du jour où parut cet article, le journal publiait le télégramme ci-après : Ai quelquefois donné ma langue au chat, mais jamais pour des bêtises. Le drame Saint-Nicolas est un mystère pour enfants en nourrice. Arsène Lupin. La dépêche fit du bruit. On se la rappelle, et on se rappelle les polémiques que suscita aussitôt l'intervention du célèbre aventurier. Intervention réelle ? On en doutait. Le journal lui-même se méfiait et prenait ses précautions. « À titre de document, ajoutait-il, nous insérons ce télégramme, qui est certainement l'œuvre d'un farceur. Arsène Lu- pin, quoique passé maître en mystification, ne montrerait tout de même pas cette outrecuidance un peu puérile. » Quelques jours s'écoulèrent. Chaque matin, la curiosité, déçue, devenait plus vive. Allait-on savoir ? Enfin le journal publia cette fameuse lettre si précise, si catégorique, où Arsène Lupin donnait le mot de l'énigme. La voici dans son intégralité. Monsieur le directeur, En me mettant au défi, vous me prenez par mon faible. Provoqué, je réponds. Et tout de suite, j'affirme à nouveau : le drame de SaintNicolas est un mystère pour enfants en nourrice. Je ne connais rien qui soit aussi naïf, et la preuve de cette simplicité sera justement la brièveté de ma démonstration. Elle tient, cette démonstration, en ces quelques mots : Quand un crime semble échapper à la mesure ordinaire des choses, quand il semble hors nature, stupide, il y a bien des chances pour qu'il ne puisse trouver son explication que dans des motifs extraordinaires, extra-naturels, extra-humains. Je dis qu'il y a bien des chances, car il faut toujours admettre la part de l'absurdité dans les événements les plus logiques et les plus vulgaires. Mais là, en vérité, comment ne pas voir ce qui est, et ne pas faire entrer en ligne de compte l'absurdité et le disproportionné ? Dès le début, le caractère très net d'anomalie me frappa. Les zigzags d'abord, l'allure maladroite de l'automobile, que l'on eût dit menée par un novice. On a parlé d'un ivrogne ou d'un fou. Supposition justifiée. Mais ni la folie ni l'ivresse ne peuvent provoquer l'exaspération de force nécessaire pour transporter, et surtout en si peu de temps, la pierre qui écrasa la tête de la malheureuse femme. Pour cela il faut une puissance de muscles telle que je n'hésite pas à y voir un second signe de cette anomalie qui domine tout le drame. Et pourquoi le transport de cette pierre énorme, quand il suffisait d'un caillou pour achever la victime ? Et comment d'un autre côté, dans la culbute effroyable de la voiture, l'assassin ne fut-il pas tué ou tout au moins réduit à une immobilité temporaire ? Comment a-t-il disparu ? Et pourquoi, ayant disparu, est-il revenu sur le lieu de l'accident ? Pourquoi avoir jeté là sa fourrure, puis un autre jour sa casquette, puis un autre jour ses lunettes ? Anomalies, actes inutiles et stupides. Pourquoi, d'ailleurs, avoir emmené cette femme blessée, moribonde, sur ce siège d'automobile où tout le monde pouvait la voir ? Pourquoi cela au lieu de l'enfermer à l'intérieur, ou de la jeter morte, en quelque coin, comme on avait jeté l'homme sous les ronces de la rivière ? Anomalie. Stupidité. Tout est absurde dans l'aventure. Tout y dénote le balbutiement, l'incohérence, la gaucherie, la bêtise d'un enfant, ou plutôt d'un sauvage imbécile et forcené, d'une brute. Regardez la bouteille de cognac. Il y avait un tire-bouchon (on l'a retrouvé dans la poche de la fourrure). Le meurtrier s'en est-il servi ? Oui, les traces de tire-bouchon sont visibles sur le cachet. Mais le geste était trop compliqué pour lui. Il a cassé le goulot avec une pierre. Toujours des pierres, notez ce détail. C'est la seule arme et le seul instrument qu'emploie cet individu. C'est son arme habituelle, c'est son instrument familier. Il tue l'homme avec une pierre, la femme avec une pierre, et il débouche les bouteilles avec une pierre. Une brute, je le répète, un sauvage forcené, détraqué, rendu fou subitement. Par quoi ? Eh ! morbleu, justement par cette eau-de-vie, qu'il a avalée d'un coup, tandis que le conducteur de l'auto et sa compagne déjeunaient dans la prairie. Il est sorti de la limousine, au fond de laquelle il voyageait couvert d'une peau de bique et coiffé d'une casquette, et il a pris la bouteille, et il l'a brisée, et il a bu. Voilà toute l'histoire. Ayant bu, il est devenu fou furieux, il a frappé au hasard, sans raison. Puis, saisi d'une peur instinctive, craignant l'inévitable châtiment, il a dissimulé le cadavre de l'homme. Puis, idiotement, il a enlevé la femme blessée et il s'est enfui. Il s'est enfui dans cette automobile qu'il ne savait pas manœuvrer, mais qui, pour lui, représentait le salut, l'impossibilité d'être rattrapé. – Mais l'argent ? me direz-vous. Le portefeuille volé ? – Eh ! qui vous dit que c'est lui le voleur ? Qui vous dit que ce n'est pas tel chemineau, tel paysan attiré par l'odeur du cadavre ? – Soit, soit, objectez-vous encore, mais on l'eût retrouvée, cette brute, puisqu'elle se cache aux environs mêmes du tournant et puisque, après tout, il faut qu'elle mange et qu'elle boive… – Quoi ? – Vous ne devinez pas ? – Non ! Et cependant, vous êtes sûr qu'elle est toujours là ? – Certes, et la preuve, c'est le paysan qui a vu son ombre. Et c'est aussi, ajouterai-je, la disparition de ces deux chiens- loups, des molosses, qu'elle a escamotés comme des caniches d'appartement… Et c'est aussi ce canon de fusil fiché en terre, stupidement, avec une fleur. Est-ce assez bête cela ? et niais ? et grotesque ? Allons, vous n'y êtes pas ? Aucun détail ne vous éclaire ? Non ? Alors le plus simple, voyez-vous, pour en finir et pour répondre à vos objections, c'est d'aller droit au but. Assez d'explications… Des actes. Donc, que ces messieurs de la police et de la gendarmerie veuillent bien y aller eux-mêmes, à ce but. Qu'ils prennent des fusils. Qu'ils explorent la forêt dans un rayon de deux ou trois cents mètres, pas davantage. Mais que, au lieu d'explorer, la tête basse et les yeux fixés au sol, ils regardent en l'air, oui, en l'air, parmi les branches et les feuilles des chênes les plus hauts et des hêtres les plus inaccessibles. Et croyezmoi, ils le verront. Il est là. Il est là, désemparé, pitoyable, en quête de celui et de celle qu'il a tués, et les cherchant, et les attendant, et n'osant s'éloigner, et ne comprenant pas… Pour moi, je regrette infiniment d'être retenu à Paris par de grosses occupations et la mise en train d'affaires très compliquées, car j'aurais eu plaisir à suivre jusqu'au bout cette assez curieuse aventure. Veuillez donc m'excuser auprès de mes bons amis de la justice, et croire, Monsieur le Directeur, à l'assurance de mes sentiments distingués. Signé : Arsène Lupin. On se rappelle le dénouement. Ces messieurs de la justice et de la gendarmerie haussèrent les épaules et ne tinrent aucun compte de cette élucubration. Mais quatre hobereaux de la contrée prirent leurs fusils et se mirent en chasse, les yeux au ciel, comme s'ils eussent voulu démolir quelques corbeaux. Au bout d'une demi-heure, ils apercevaient l'assassin. Deux coups de feu : il dégringola de branche en branche. Il n'était que blessé. On le captura. Le soir, un journal de Paris, lequel ne connaissait pas encore cette capture, publiait la note suivante : « On est sans nouvelles d'un monsieur et d'une madame Bragoff, débarqués, il y a six semaines, à Marseille où ils avaient loué une automobile. « Habitant l'Australie depuis de longues années, ils venaient en Europe pour la première fois, et ils avaient prévenu le directeur du Jardin d'Acclimatation, avec qui ils étaient en correspondance, qu'ils amenaient avec eux un être bizarre, d'une espèce absolument inconnue, et dont on ne pouvait dire si c'était un homme ou un singe. « D'après M. Bragoff, archéologue distingué, on serait en présence du singe-anthropoïde, ou plutôt de l'homme singe dont on n'avait pu jusqu'ici prouver l'existence. Sa structure serait exactement pareille à celle du Pithécanthrope Rectus découvert à Java en 1891 par le docteur Dubois, et certaines particularités sembleraient donner raison aux théories du naturaliste argentin M. Ameghino, lequel, avec des fragments de crâne trouvés lors des travaux de creusement du port de Buenos Aires, avait pu reconstituer le Diprothomme. « Intelligent, observateur, cet animal singulier servait de domestique à ses maîtres dans la propriété qu'ils occupaient en Australie, nettoyait leur automobile, essayait même de la conduire. « Que sont devenus M. et Mme Bragoff ? Qu'est devenu l'étrange primate qui les accompagnait ?… » La réponse à cette question était facile maintenant. Grâce aux indications d'Arsène Lupin, on connaissait tous les éléments du drame. Grâce à lui le coupable se trouvait entre les mains de la justice. On peut le voir au Jardin d'Acclimatation où il est emprisonné sous le nom de Trois Étoiles. C'est un singe, en effet. Mais c'est un homme aussi. Il a la douceur et la sagesse des animaux domestiques, et la tristesse qu'ils éprouvent quand leur maître est mort. Mais il a beaucoup d'autres caractères qui le rattachent de plus près à l'humanité. Il est fourbe, cruel, paresseux, gourmand, rageur et, surtout, il a pour l'eau-de-vie une passion immodérée. À part cela, décidément, c'est un singe. À moins que… Quelques jours après son… arrestation, j'aperçus, immobile devant la cage, Arsène Lupin, qui, sans aucun doute, cherchait à résoudre cet intéressant problème. Tout de suite, je lui dis – car la chose me tenait à cœur : – Vous savez, Lupin… eh bien, votre intervention dans cette affaire, votre démonstration, votre lettre enfin ne m'a pas épaté. – Ah ! fit-il tranquillement, et pourquoi ? – Pourquoi ? parce que l'aventure s'est déjà produite, il y a soixante-dix ou quatre-vingts ans. Edgar Poe en a fait le sujet d'un de ses plus beaux contes. Dans ces conditions, le mot de l'énigme se trouvait aisément. Arsène Lupin me prit le bras et m'entraîna : – Quand donc, dit-il, l'avez-vous deviné, vous ? Je confessai : – En lisant votre lettre. – Et à quel endroit de ma lettre ? – Vers la fin. – Vers la fin, n'est-ce pas ? après que j'eus mis les points sur les i. Ainsi donc, voilà un crime que le hasard répète, dans des circonstances tout à fait différentes évidemment, mais pourtant avec la même sorte de héros, et, à vous comme aux autres, du reste, il a fallu qu'on ouvrît les yeux. Il a fallu le secours de ma lettre, de cette lettre où je me suis amusé – j'y étais d'ailleurs contraint par les faits – à employer la démonstration, quelquefois même les termes dont s'est servi le grand poète américain. Vous voyez bien que ma lettre n'était pas absolument inutile, et que l'on peut se permettre de redire aux gens ce qu'ils n'ont appris que pour l'oublier. Sur quoi Lupin se retourna et pouffa de rire au nez du vieux singe qui méditait avec l'air grave d'un philosophe… Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène cambrioleur Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la ha- 1913 1912 1908 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux che – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (L'Auto 1939) 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 Maurice Leblanc LES HUIT COUPS DE L'HORLOGE (1923) Ces huit aventures me furent contées jadis par Arsène Lupin, qui les attribuait à l'un de ses amis, le prince Rénine. Pour moi, étant donné la façon dont elles sont conduites, les procédés, les gestes, le caractère même du personnage, il m'est impossible de ne pas confondre les deux amis l'un avec l'autre. Arsène Lupin est un fantaisiste aussi capable de renier certaines de ses aventures que de s'en accorder quelques-unes dont il ne fut pas le héros. Le lecteur jugera. CHAPITRE 1 Au sommet de la tour Hortense Daniel entrouvrit sa fenêtre et chuchota : – Vous êtes là, Rossigny ? – Je suis là, fit une voix qui montait des massifs entassés au pied du château. Se penchant un peu, elle vit un homme assez gros qui levait vers elle une figure épaisse, rouge, encadrée d'un collier de barbe trop blonde. – Eh bien ? dit-il. – Eh bien, hier soir, grande discussion avec mon oncle et ma tante. Ils refusent décidément de signer la transaction dont mon notaire leur avait envoyé le projet et de me rendre la dot que mon mari a dissipée avant son internement. – Votre oncle, qui avait voulu ce mariage, est pourtant responsable, d'après les termes du contrat. – N'importe. Je vous dis qu'il refuse… – Alors ! – Alors êtes-vous toujours résolu à m'enlever ? demanda-telle en riant. – Plus que jamais. – En tout bien tout honneur, ne l'oubliez pas ! – Tout ce que vous voudrez. Vous savez bien que je suis fou de vous. – C'est que, par malheur, je ne suis pas folle de vous. – Je ne vous demande pas d'être folle de moi, mais simplement de m'aimer un peu. – Un peu ? Vous êtes beaucoup trop exigeant. – En ce cas, pourquoi m'avoir choisi ? – Le hasard. Je m'ennuyais… Ma vie manquait d'imprévu… Alors je me risque… Tenez, voici mes bagages. Elle laissa glisser d'énormes sacs de cuir que Rossigny reçut dans ses bras. – Le sort en est jeté, murmura-t-elle. Allez m'attendre avec votre auto au carrefour de l'If. Moi, j'irai à cheval. – Fichtre ! Je ne peux pourtant pas enlever votre cheval. – Il reviendra tout seul. – Parfait !… Ah ! à propos… – Qu'y a-t-il ? – Qu'est-ce donc que ce prince Rénine qui est là depuis trois jours et que personne ne connaît ? – Je ne sais pas. Mon oncle l'a rencontré à la chasse, chez des amis, et l'a invité. – Vous lui plaisez beaucoup. Hier vous avez fait une grande promenade avec lui. C'est un homme qui ne me revient pas. – Dans deux heures, j'aurai quitté le château en votre compagnie. C'est un scandale qui refroidira probablement Serge Rénine. Et puis assez causé. Nous n'avons pas de temps à perdre. Durant quelques minutes, elle regarda le gros Rossigny qui, pliant sous le poids des sacs, s'éloignait à l'abri d'une allée déserte, puis elle referma la fenêtre. Dehors, loin dans le parc, une fanfare de cors sonnait le réveil. La meute éclatait en aboiements furieux. C'était l'ouverture, ce matin-là, au château de La Marèze, où tous les ans, vers le début de septembre, le comte d'Aigleroche, grand chasseur devant l'Éternel, et la comtesse réunissaient quelques amis et les châtelains des environs. Hortense acheva lentement sa toilette, revêtit une amazone qui dessinait sa taille souple, se coiffa d'un feutre dont le large bord encadrait son beau visage aux cheveux roux, et s'assit devant son secrétaire, où elle écrivit à son oncle, M. d'Aigleroche, une lettre d'adieu qui devait être remise le soir. Lettre difficile qu'elle recommença plusieurs fois et à laquelle, finalement, elle renonça. « Je lui écrirai plus tard, se disait-elle, quand sa colère aura passé. » Et elle se rendit dans la haute salle à manger. D'énormes bûches flambaient au creux de l'âtre. Des panoplies de fusils et de carabines ornaient les murs. De toutes parts, les invités affluaient et venaient serrer la main du comte d'Aigleroche, un de ces types de gentilshommes campagnards, lourds d'aspect, puissants d'encolure, qui ne vivent que pour la chasse. Debout devant la cheminée, un grand verre de fine champagne à la main, il trinquait. Hortense l'embrassa distraitement. – Comment ! mon oncle, vous, si sobre d'ordinaire… Bah ! dit-il, une fois l'an… on peut bien se permettre quelque excès… – Ma tante vous grondera. – Ta tante a sa migraine et ne descendra pas. D'ailleurs, ajouta-t-il d'un ton bourru, cela ne la regarde pas… et toi encore moins, ma petite. Le prince Rénine s'approcha d'Hortense. C'était un homme jeune, d'une grande élégance, le visage mince et un peu pâle, et dont les yeux avaient tour à tour l'expression la plus douce et la plus dure, la plus aimable et la plus ironique. Il s'inclina devant la jeune femme, lui baisa la main et lui dit : – Je vous rappelle votre bonne promesse, chère madame ? – Ma promesse ? – Oui, il était convenu entre nous que nous recommencerions notre belle promenade d'hier, et que nous essaierions de visiter cette vieille demeure barricadée dont l'aspect nous avait intrigués… ce qu'on appelle, paraît-il, le domaine de Halingre. Elle répliqua avec une certaine sécheresse : – Tous mes regrets, monsieur, mais l'excursion serait longue et je suis un peu lasse. Je fais un tour dans le parc et je rentre. Il y eut un silence entre eux, et Serge Rénine prononça en souriant, les yeux fixés aux siens, et de manière qu'elle seule entendît : – Je suis sûr que vous tiendrez votre parole et que vous m'accepterez comme compagnon. C'est préférable. – Pour qui ? Pour vous, n'est-ce pas ? – Pour vous aussi, je vous l'affirme. Elle rougit légèrement et riposta : – Je ne comprends pas, monsieur. – Je ne vous propose pourtant aucune énigme. La route est charmante, le domaine de Halingre intéressant. Nulle autre promenade ne vous apporterait le même agrément. – Vous ne manquez pas de fatuité, monsieur. – Ni d'obstination, madame. Elle eut un geste irrité, mais dédaigna de répondre. Lui tournant le dos, elle donna quelques poignées de main autour d'elle et sortit de la pièce. Au bas du perron, un groom tenait son cheval. Elle se mit en selle et s'en alla vers les bois qui continuaient le parc. Le temps était frais et calme. Entre les feuilles qui frissonnaient à peine, apparaissait un ciel de cristal bleu. Hortense suivait au pas des allées sinueuses qui la conduisirent, au bout d'une demi-heure, dans une région de ravins et d'escarpements que traversait la grand-route. Elle s'arrêta. Aucun bruit. Rossigny avait dû éteindre son moteur et cacher sa voiture dans les fourrés qui environnent le carrefour de l'If. Cinq cents mètres au plus la séparaient de ce rond-point. Après quelques instants d'hésitation, elle mit pied à terre, attacha négligemment son cheval afin qu'au moindre effort il pût se délivrer et revenir au château, enveloppa son visage avec un long voile marron qui flottait sur ses épaules, et s'avança. Elle ne s'était pas trompée. Au premier tournant, elle aperçut Rossigny. Il courut à elle et l'entraîna dans le taillis. – Vite, vite. Ah ! j'avais si peur d'un retard… ou même d'un changement de décision !… Et vous voilà ! Est-ce possible ? Elle souriait. – Ce que vous êtes heureux de faire une bêtise ! – Si je suis heureux ! Et vous le serez aussi, je le jure ! – Peut-être, mais je ne ferai pas de bêtise, moi ! – Vous agirez à votre guise, Hortense. Votre vie sera un conte de fées. – Et vous, le prince charmant ! – Vous aurez tout le luxe, toutes les richesses… – Je ne veux ni luxe ni richesses. – Quoi, alors ? – Le bonheur. – Votre bonheur, j'en réponds. Elle plaisanta : – Je doute un peu de la qualité du bonheur que j'aurai par vous. – Vous verrez… Vous verrez… Ils étaient arrivés près de l'automobile. Rossigny, tout en bégayant des mots de joie, mit en mouvement le moteur. Hortense monta et se couvrit d'un vaste manteau. La voiture suivit sur l'herbe l'étroit sentier qui la ramena au carrefour, et Rossigny accélérait la vitesse, lorsque subitement il dut freiner. Un coup de feu avait claqué dans le bois voisin, sur la droite. L'auto allait de côté et d'autre. – C'est une crevaison, un pneu d'avant, proféra Rossigny, qui sauta à terre. – Mais pas du tout ! s'écria Hortense. On a tiré. – Impossible, chère amie Voyons, que dites-vous ! Au même moment, il y eut deux légers chocs et deux autres détonations retentirent, coup sur coup, assez loin, toujours dans le bois. Rossigny grinça : – Les pneus d'arrière… crevés… Mais, bougre de sort, quel est le bandit ?… Si je le tenais, celui-là ! Il escalada le talus qui bordait la route. Personne. D'ailleurs les feuilles du taillis cachaient la vue. – Crebleu de crebleu jura-t-il. Vous aviez raison… on tirait sur l'auto Ah ! elle est raide ! Nous voilà bloqués pour des heures ! Trois pneus à réparer ! … Mais que faites-vous donc, chère amie ? À son tour, la jeune femme descendait de voiture. Elle courut vers lui, tout agitée. – Je m'en vais… – Mais pourquoi ? – Je veux savoir. On a tiré. Qui ? Je veux savoir… – Ne nous séparons pas, je vous en supplie… – Croyez-vous que je vais vous attendre pendant des heures ? – Mais notre départ ?… nos projets ?… – Demain… nous en reparlerons… Rentrez au château… Rapportez les valises… – Je vous en prie, je vous en prie… Ce n'est pourtant pas de ma faute. Vous avez l'air de m'en vouloir. – Je ne vous en veux pas. Mais, sapristi, quand on enlève une femme, on ne crève pas, mon cher. À tout à l'heure. En hâte elle s'en alla, eut la chance de retrouver son cheval, et partit au galop dans une direction opposée à La Marèze. Pour elle, il n'y avait pas le moindre doute : les trois coups de feu avaient été tirés par le prince Rénine… – C'est lui, murmura-t-elle avec colère, c'est lui… Il n'y a que lui qui soit capable d'agir ainsi… Ne l'en avait-il pas prévenue, du reste, avec une autorité souriante ? – Vous viendrez, j'en suis sûr… Je vous attends. Elle pleurait de rage et d'humiliation. À ce moment, elle se fût trouvée en face du prince Rénine qu'elle l'eût cravaché. Devant elle s'étendait l'âpre et pittoresque contrée qui couronne, au nord, le département de la Sarthe et qu'on dénomme la petite Suisse. Des pentes rudes l'obligeaient souvent à ralentir, d'autant plus qu'il lui fallait parcourir une dizaine de kilomètres pour atteindre le but qu'elle s'était assignée. Mais, si son élan devenait moins emporté, si l'effort physique ! s'apaisait peu à peu, elle n'en persistait pas moins dans sa révolte contre. le prince Rénine. Elle lui en voulait, non seulement de l'acte inqualifiable qu'il avait commis, mais aussi de sa conduite envers elle depuis trois jours, de ses assiduités, de son assurance, de son air d'excessive politesse. Elle approchait. Au fond d'une vallée, un vieux mur d'enceinte, fendu de lézardes, habillé de mousse et d'herbes folles, laissait voir le clocheton d'un château et quelques fenêtres closes de leurs volets. C'était le domaine de Halingre. Elle suivit le mur et tourna. Au centre de la demi-lune qui s'arrondissait devant la porte d'entrée, Serge Rénine attendait, debout, près de son cheval. Elle sauta à terre et, comme il s'avançait vers elle le chapeau à la main et la remerciait d'être venue, elle s'écria : – Avant tout, monsieur, un mot. Il s'est passé tout à l'heure un fait inexplicable. On a tiré trois coups de feu sur une automobile où je me trouvais. Ces coups de feu ont-ils été tirés par vous ? – Oui. Elle parut interdite. – Alors, vous avouez ? – Vous me posez une question, madame, j'y réponds. – Mais, comment avez-vous osé ?… De quel droit ?… – Je n'ai pas exercé un droit, madame, j'ai obéi à un devoir. – En vérité ! Et à quel devoir ? – Le devoir de vous protéger contre un homme qui cherche à exploiter la détresse de votre vie. – Monsieur, je vous défends de parler ainsi. Je suis responsable de mes actions, et c'est en toute liberté que j'ai pris ma décision… – Madame, j'ai entendu ce matin la conversation que vous avez eue, de votre fenêtre, avec M. Rossigny, et il ne m'a pas semblé que vous le suiviez de gaieté de cœur. Je reconnais toute la brutalité et le mauvais goût de mon intervention et je m'en excuse humblement, mais j'ai voulu, au risque de passer pour un goujat, vous accorder quelques heures de réflexion. – C'est tout réfléchi, monsieur. Quand j'ai résolu une chose, je ne change pas d'avis. – Si, madame, quelquefois, puisque vous êtes ici au lieu d'être là-bas. La jeune femme eut un moment de gêne. Toute sa colère était tombée. Elle regardait Rénine avec cet étonnement que l'on éprouve en face de certains êtres différents des autres, plus capables d'actes inaccoutumés, plus généreux et plus désintéressés. Elle se rendait parfaitement compte qu'il agissait sans arrière-pensée ni calcul, simplement, comme il le disait, par devoir de galant homme envers une femme qui se trompe de chemin. Très doucement, il lui dit : – Je sais très peu de choses sur vous, madame, assez cependant pour que j'aie le désir de vous être utile. Vous avez vingt-six ans et vous êtes orpheline. Il y a sept ans, vous avez épousé le neveu par alliance du comte d'Aigleroche, lequel neveu, assez bizarre d'esprit, à moitié fou, a dû être enfermé. D'où impossibilité pour vous de divorcer, et obligation, votre dot ayant été dissipée, de vivre à la charge de votre oncle et auprès de lui. Le milieu est triste, le comte et la comtesse ne s'accordant pas. Jadis le comte a été abandonné par sa première femme, laquelle s'est enfuie avec le premier mari de la comtesse. Les deux époux délaissés ont, par dépit, uni leurs destinées, mais n'ont trouvé dans ce mariage que déceptions et rancœurs. Vous en subissez le contrecoup. Vie monotone, étriquée, solitaire pendant plus de onze mois sur douze. Un jour, vous avez rencontré M. de Rossigny qui s'est épris de vous et vous a proposé la fuite. Vous ne l'aimiez pas. Mais l'ennui, votre jeunesse qui se perd, le besoin d'imprévu, le désir de l'aventure… bref, vous avez accepté avec l'intention très nette d'éconduire votre amoureux, mais avec l'espoir un peu naïf que ce scandale forcerait votre oncle à vous rendre des comptes et à vous assurer une existence indépendante. Voilà où vous en êtes. À l'heure actuelle, il faut choisir : ou bien vous mettre entre les mains de M. Rossigny… ou bien vous confier à moi. Elle leva les yeux sur lui. Que voulait-il dire ? Que signifiait cette offre qu'il fit gravement, comme un ami qui ne demande qu'à se dévouer ? Après un silence, il prit les deux chevaux par la bride et les attacha. Puis il examina la lourde porte dont chacun des battants était renforcé par deux planches clouées en forme de croix. Une affiche électorale, datée de vingt ans, montrait que personne depuis cette époque n'avait franchi le seuil du domaine. Rénine arracha un des poteaux de fer qui soutenaient un grillage tendu autour de la demi-lune et l'utilisa comme levier. Les planches pourries cédèrent. L'une d'elles démasqua la serrure qu'il attaqua au moyen d'un couteau épais, muni de lames nombreuses et d'outils. Une minute plus tard, la porte s'ouvrait sur un champ de fougères qui s'étendait jusqu'à une longue bâtisse délabrée que dominait, entre quatre clochetons d'angle, une sorte de belvédère construit sur une tourelle. Le prince se retourna vers Hortense. – Rien ne vous presse, dit-il. Ce soir, vous prendrez votre décision, et si M. Rossigny parvient une seconde fois à vous convaincre, je vous jure sur l'honneur que vous ne me trouverez pas en travers de votre chemin. Jusque-là, accordez-moi votre présence. Nous avons résolu hier de visiter ce château, visitonsle, voulez-vous ? C'est une manière comme une autre de passer le temps et j'ai idée que celle-ci ne manquera pas d'intérêt. Il avait une manière de parler qui commandait l'obéissance. Il semblait à la fois ordonner et implorer. La jeune femme n'essaya même pas de secouer l'engourdissement où sa volonté sombrait peu à peu. Elle le suivit vers un perron à moitié démoli, au haut duquel on apercevait une porte également renforcée de planches en croix. Rénine procéda de la même manière. Ils entrèrent dans un large vestibule, dallé de noir et blanc, meublé de dressoirs anciens et de stalles d'église, et orné d'un écusson de bois où se voyaient des vestiges d'armoiries représentant un aigle cramponné à un bloc de pierre, tout cela sous un tissu de toiles d'araignées qui pendaient sur une porte. – La porte du salon, évidemment, affirma Rénine. L'ouverture en fut plus difficile, et ce n'est qu'en l'ébranlant à coups d'épaule qu'il réussit à pousser l'un des battants. Hortense n'avait pas prononcé une parole. Elle assistait non sans étonnement à cette suite d'effractions exécutées avec une véritable maîtrise. Il devina sa pensée et, se retournant, lui dit d'un ton sérieux : – C'est un jeu d'enfant pour moi. J'ai été serrurier. Elle lui saisit le bras tout en murmurant : – Écoutez. – Quoi ? fit-il. Elle accentua son étreinte, exigeant le silence. Presque aussitôt, il murmura : – En effet, c'est étrange. – Écoutez… écoutez…, répéta Hortense stupéfaite. Oh ! estce possible ? Ils entendaient, non loin d'eux, un bruit sec, le bruit d'un petit choc revenant à intervalles réguliers, et il leur suffit de prêter l'oreille avec attention pour reconnaître le tic-tac d'une horloge. Vraiment oui, c'était cela qui scandait le grand silence du salon obscur, c'était bien le tic-tac très lent, rythmé comme le battement d'un métronome, que produit un lourd balancier de cuivre. C'était cela. Et rien ne pouvait leur paraître plus impressionnant que la pulsation mesurée de ce petit mécanisme qui avait continué de vivre dans la mort du château… par quel miracle ? par quel phénomène inexplicable ? – Pourtant, balbutia Hortense, qui n'osait élever la voix, pourtant personne n'est entré ?… – Personne. – Et il est inadmissible que cette horloge ait pu marcher pendant vingt ans sans être remontée ? – Inadmissible. – Alors ? Serge Rénine ouvrit les trois fenêtres et en força les volets. Ils se trouvaient bien dans un salon, et ce salon n'offrait pas la moindre trace de désordre. Les sièges étaient à leur place. Aucun des meubles ne manquait. Les gens qui l'habitaient, et qui en avaient fait la pièce la plus intime de leur demeure, étaient partis sans rien emporter, ni des livres qu'ils lisaient, ni des bibelots rangés sur les tables ou sur les consoles. Rénine examina la vieille horloge de campagne, enfermée dans sa haute gaine sculptée qui laissait voir, par une vitre ovale, le disque du balancier. Il ouvrit : les poids, pendus aux cordes, étaient au bout de leur course. À ce moment, il y eut un déclic. L'horloge sonna huit fois, d'une voix grave que la jeune femme ne devait jamais oublier. – Quel prodige ! murmura-t-elle. – Un vrai prodige, en effet, déclara-t-il, car le mécanisme, très simple, ne permet guère qu'un mouvement d'une semaine. – Et vous ne voyez rien de particulier ? – Non, rien… ou du moins… Il se pencha et, du fond de la gaine, il tira un tube de métal que les poids dissimulaient, et qu'il tourna vers le jour. – Une longue-vue, dit-il pensivement… Pourquoi l'a-t-on cachée là ? Et on l'a laissée dans toute sa longueur… C'est bizarre… Que signifie ?… Une seconde fois, selon l'habitude, l'horloge se mit à sonner. Huit coups retentirent. Rénine referma la gaine, et, sans se dessaisir de la longue-vue, continua son inspection. Une large baie faisait communiquer le salon avec une pièce plus petite, sorte de fumoir, meublée elle aussi, mais où cependant il y avait une vitrine à fusils dont le râtelier était vide. Accroché au panneau voisin, un calendrier montrait une date : le 5 septembre. – Ah ! s'écria Hortense confondue, la même date qu'aujourd'hui ! … Ils ont arraché les feuilles de leur calendrier jusqu'au 5 septembre… Et c'est l'anniversaire de ce jour ! Quel hasard inouï ! – Inouï, prononça-t-il… c'est l'anniversaire de leur départ… il y a aujourd'hui vingt ans… – Avouez, dit-elle, que tout cela est incompréhensible. – Oui… évidemment… mais tout de même… – Vous avez quelque idée ?… Il répondit au bout de quelques secondes : – Ce qui m'intrigue, c'est cette longue-vue cachée… jetée là, au dernier moment… À quoi servait-elle ? Des fenêtres du rezde-chaussée, on ne voit que les arbres du jardin… et sans doute aussi de toutes les fenêtres… Nous sommes dans une vallée, sans le moindre horizon… Pour se servir de cet instrument, il fallait monter tout en haut… Voulez-vous que nous montions ? Elle n'hésita pas. Le mystère qui se dégageait de toute l'aventure excitait si vivement sa curiosité qu'elle ne songeait qu'à suivre Rénine et à le seconder dans ses recherches. Ils montèrent donc l'escalier principal et parvinrent au second étage, sur une plate-forme où s'amorçait l'escalier en spirale du belvédère. Là-haut, c'était une terrasse en plein air, mais entourée d'un parapet qui s'élevait à plus de deux mètres. – Cela devait former autrefois des créneaux que l'on a remplis depuis, remarqua le prince Rénine. Tenez, il fut un temps où il y avait des meurtrières. Elles ont été bouchées. – En tout cas, dit-elle, ici également la longue-vue était inutile, et nous n'avons plus qu'à redescendre. – Je ne suis pas de votre avis, dit-il. Logiquement il devait y avoir quelque échappée sur la campagne, et logiquement c'est ici que la longue-vue était utilisée. À la force des poignets, il se hissa jusqu'au faîte du parapet, et il put voir que, de là, on apercevait toute la vallée, le parc, dont les grands arbres limitaient l'horizon, et, assez loin, au bout d'une coupure dans une colline boisée, une autre tour en ruine, très basse, emmaillotée de lierre, et qui était peut-être à sept ou huit cents mètres de distance. Rénine reprit son examen. On eût dit que pour lui tout le problème se résumait dans l'emploi de la longue-vue, et que ce problème serait immédiatement résolu si l'on pouvait découvrir la façon dont elle était employée. Il étudia une à une les meurtrières. L'une d'elles, ou plutôt l'emplacement de l'une d'elles, attira surtout son attention. Il existait, au milieu de la couche de plâtre qui devait servir à la boucher, un creux rempli de terre et où des plantes avaient poussé. Il arracha ces plantes et enleva cette terre, ce qui débarrassa l'orifice d'un trou de vingt centimètres de diamètre, qui perçait le mur de part en part. S'étant penché, Rénine constata que cette fissure, étroite et profonde, dirigeait fatalement le regard, par-dessus le sommet tassé des arbres et suivant la coupure de la colline, jusqu'à la tour de lierre. Au fond de ce conduit, dans une sorte de rainure qui courait comme une rigole, la longue-vue trouva sa place, et si exactement qu'il eût été impossible de la bouger, si peu que ce fût, vers la droite ou vers la gauche… Rénine, qui avait essuyé la partie extérieure des lentilles, tout en prenant soin de ne pas déranger d'une ligne le point de mire, appliqua son œil au petit bout de l'instrument. Il resta trente ou quarante secondes, attentif et silencieux. Puis il se releva, et prononça d'une voix altérée : – C'est effroyable… En vérité, c'est effroyable… – Qu'y a-t-il donc ? demanda-t-elle anxieusement. – Regardez… Elle se courba, mais, pour elle, l'image n'étant pas nette, il fallut mettre l'instrument à sa vue. Presque aussitôt elle dit avec un frisson : – Ce sont deux épouvantails, n'est-ce pas ? tous deux perchés là-haut ?… Mais pourquoi ? – Regardez, répéta-t-il, regardez plus attentivement. Sous les chapeaux… les visages. – Oh ! fit-elle, en défaillant, quelle horreur ! Le champ de la lunette offrait, découpé en rond comme une projection lumineuse, ce spectacle : la plate-forme d'une tour tronquée, dont le mur, plus haut dans la partie la plus éloignée, formait comme une toile de fond, d'où déferlaient des vagues de lierre. Devant, au milieu d'un fouillis d'arbustes, deux êtres, un homme et une femme écroulement de pierres. appuyés, renversés contre un Mais pouvait-on appeler homme et femme ces deux formes, ces deux mannequins sinistres, qui portaient bien des vêtements et des vestiges de chapeaux, mais qui n'avaient plus d'yeux, plus de joues, plus de menton, plus une parcelle de chair, et qui étaient strictement et réellement deux squelettes ?… – Deux squelettes, balbutia Hortense… deux squelettes habillés… Qui les a transportés là ? – Personne. – Cependant… – Cet homme et cette femme ont dû mourir en haut de cette tour, il y a des années et des années… et, sous les vêtements, les chairs se sont pourries, les corbeaux les ont dévorées… – Mais c'est affreux ! c'est affreux ! dit Hortense qui était toute pâle et dont la figure se crispait de dégoût. Une demi-heure plus tard, Hortense Daniel et Serge Rénine quittaient le château de Halingre. Avant de partir, ils avaient poussé jusqu'à la tour de lierre, reste d'un vieux donjon aux trois quarts démoli. L'intérieur était vide. On devait y monter, à une époque relativement récente, par des échelles et des escaliers de bois dont les débris gisaient sur le sol. La tour s'adossait au mur qui marquait l'extrémité du parc. Chose bizarre, et qui surprit Hortense, le prince Rénine avait négligé de poursuivre une enquête plus minutieuse, comme si l'affaire eût perdu pour lui tout intérêt. Il n'en parlait même plus, et, dans l'auberge du village le plus proche, où on leur servit quelques aliments, ce fut elle qui interrogea l'aubergiste sur le château abandonné. Vainement d'ailleurs, car cet homme, nouveau dans la contrée, ne put fournir aucune indication. Il ignorait même le nom du propriétaire. Ils reprirent la route de La Marèze. Plusieurs fois Hortense rappela l'ignoble vision contemplée. Mais Rénine, très gai, rempli de prévenances pour sa compagne, semblait tout à fait indifférent à ces questions. – Enfin, quoi ! s'écria-t-elle impatientée, il est impossible d'en rester là ! Une solution s'impose. – En effet, dit-il, une solution s'impose. Il faut que M. Rossigny sache à quoi s'en tenir et que vous preniez une décision à son égard. Elle haussa les épaules. – Eh ! il s'agit bien de cela. Pour aujourd'hui… – Pour aujourd'hui ? – Il s'agit de savoir ce que c'est que ces deux cadavres. – Cependant, Rossigny… – Rossigny attendra. Mais moi, je ne peux pas attendre. Soit. D'autant plus qu'il n'a peut-être pas encore fini de réparer ses pneus. Mais que lui direz-vous ? C'est cela l'essentiel. – L'essentiel, c'est ce que nous avons vu. Vous m'avez mise en face d'un mystère en dehors duquel rien ne compte plus. Voyons, quelles sont vos intentions ? Mes intentions ? – Oui, voici deux cadavres… Vous allez prévenir la justice, n'est-ce pas ? – Bonté céleste ! dit-il en riant, pour quoi faire ? – Mais il y a là une énigme que l'on doit à tout prix éclaircir… un drame effrayant… – Nous n'avons besoin de personne pour cela. – Comment ! Que dites-vous ? Vous y comprenez quelque chose ? – Mon Dieu, à peu près aussi clairement que si j'avais lu dans un livre une histoire longuement racontée avec illustrations à l'appui. Tout cela est d'une simplicité Elle l'examina du coin de l'œil, se demandant s'il se moquait d'elle. Mais il avait l'air fort sérieux. – Et alors ? dit-elle toute frémissante. Le jour commençait à baisser. Ils avaient marché rapidement et lorsqu'ils approchèrent de La Marèze, les chasseurs s'en revenaient. – Alors, dit-il, nous allons compléter nos renseignements auprès des personnes habitant le pays… Connaissez-vous quelqu'un qui soit qualifié ? – Mon oncle. Il n'a jamais quitté cette région. – Parfaitement. Nous interrogerons M. d'Aigleroche, et vous verrez avec quelle logique rigoureuse tous ces faits s'enchaînent les uns aux autres. Quand on tient le premier anneau, on est obligé, qu'on le veuille ou non, d'atteindre le dernier. Je ne connais rien de plus amusant. Au château, ils se séparèrent. Hortense trouva ses bagages et une lettre furieuse de Rossigny par laquelle il lui faisait ses adieux et lui annonçait son départ. – Béni soit-il, se dit Hortense, ce ridicule personnage a découvert la meilleure solution. Son flirt avec lui, son escapade, ses projets, elle avait tout oublié. Rossigny lui semblait beaucoup plus étranger à sa vie que ce déconcertant Rénine qui lui inspirait, quelques heures auparavant, si peu de sympathie. Rénine vint frapper à sa porte. – Votre oncle est dans sa bibliothèque, dit-il. Voulez-vous m'accompagner ? Je l'ai prévenu de ma visite. Elle le suivit. Il ajouta : – Un mot encore. Ce matin, en contrariant vos projets et en vous suppliant de vous confier à moi, j'ai pris par là même, à votre égard, un engagement dont je ne veux pas tarder à m'acquitter, vous allez en avoir la preuve formelle. – Vous n'avez pris qu'un engagement, dit-elle en riant, celui de satisfaire ma curiosité. – Elle sera satisfaite, affirma-t-il avec gravité, et bien audelà de tout ce que vous pouvez concevoir, si M. d'Aigleroche confirme mes raisonnements. M. d'Aigleroche était seul, en effet. Il fumait sa pipe et buvait du sherry. Il en offrit un verre à Rénine qui refusa. – Et toi, Hortense ? fit-il, la voix un peu pâteuse. Tu sais qu'ici on ne s'amuse guère que durant ces journées de septembre. Profites-en. Tu as fait une bonne promenade avec Rénine ? – C'est à ce sujet précisément que je voudrais vous parler, cher monsieur, interrompit le prince. – Vous m'excuserez, mais dans dix minutes je dois aller à la gare chercher une amie de ma femme. – Oh ! dix minutes me suffisent amplement. – Juste le temps de fumer une cigarette, alors ? – Pas davantage. Il prit une cigarette dans la boîte que lui offrait M. d'Aigleroche, l'alluma et lui dit : – Figurez-vous que le hasard de cette promenade nous a conduits jusqu'à un vieux domaine que vous connaissez évidemment, le domaine de Halingre ? – Certes. Mais il est fermé, barricadé depuis un quart de siècle, je crois. Vous n'avez pas pu entrer ? – Si. – Allons donc ! Visite intéressante ? Extrêmement. Nous avons découvert les choses les plus étranges. – Quelles choses ? demanda le comte qui regardait sa montre. Rénine raconta : – Des pièces barricadées, un salon qu'on avait laissé dans son ordre de vie quotidienne, une pendule qui, par miracle, sonna notre arrivée… – De bien petits détails, murmura M. d'Aigleroche. – Il y a mieux, en effet. Nous sommes montés au haut du belvédère, et, de là, nous avons vu, sur une tour, assez loin du château… nous avons vu deux cadavres, deux squelettes plutôt… un homme et une femme que recouvrent encore les vêtements qu'ils portaient quand ils ont été assassinés… – Oh ! oh ! assassinés ? simple supposition… – Certitude ; et c'est à ce propos que nous sommes venus vous importuner. Ce drame, qui justement doit remonter à une vingtaine d'années, n'a-t-il pas été connu à cette époque ? Ma foi, non, déclara le comte d'Aigleroche, je n'ai jamais entendu parler d'aucun crime, d'aucune disparition. – Ah ! fit Rénine, qui sembla un peu décontenancé, j'espérais avoir quelques renseignements… – Je regrette. – En ce cas, excusez-moi. Il consulta Hortense du regard et marcha vers la porte. Mais, se ravisant : – Vous ne pourriez pas tout au moins, cher monsieur, me mettre en rapport avec des personnes de votre entourage, de votre famille… qui, elles, seraient au courant ? – De ma famille ? et pourquoi ? – Parce que le domaine de Halingre appartenait, appartient encore sans doute, aux d'Aigleroche. Les armoiries montrent un aigle sur un bloc de pierre… sur une roche. Et tout de suite le rapport s'est imposé à moi. Cette fois, le comte parut surpris. Il repoussa sa bouteille et son verre et dit : – Que m'apprenez-vous ? J'ignorais ce voisinage. Rénine hocha la tête en souriant : – Je serais plutôt disposé à croire, cher monsieur, que vous n'êtes pas très pressé d'admettre un degré de parenté quelconque entre vous… et ce propriétaire inconnu. – C'est donc un homme peu recommandable ? – C'est un homme qui a tué, tout simplement. – Que dites-vous ? Le comte s'était levé. Hortense, très émue, articula : – Êtes-vous sûr vraiment qu'il y ait eu crime et que ce crime ait été commis par quelqu'un du château ? – Tout à fait sûr. – Mais pourquoi cette certitude ? – Parce que je sais qui furent les deux victimes et la cause du meurtre. Le prince Rénine ne procédait que par affirmations, et on eût cru, à l'entendre, qu'il s'appuyait sur les preuves les plus solides. M. d'Aigleroche allait et venait dans la pièce, les mains au dos. Il finit par dire : – J'ai toujours eu l'intuition qu'il s'était passé quelque chose, mais je n'ai jamais cherché à savoir… Donc, en effet, il y a vingt ans, un de mes parents, un cousin éloigné, habitait le domaine de Halingre. J'espérais, à cause du nom que je porte, que cette histoire, dont je n'ai pas eu connaissance, je le répète, mais que j'ai soupçonnée, resterait à jamais dans l'ombre. – Ainsi donc, ce cousin a tué ?… – Oui, il a été contraint de tuer. Rénine hocha la tête. – Je suis au regret de rectifier cette phrase, cher monsieur. La vérité, c'est que votre cousin a tué, au contraire, froidement, lâchement. Je ne connais pas de crime qui ait été conçu avec plus de sang-froid et de sournoiserie. – Qu'en savez-vous ? Le moment était venu pour Rénine de s'expliquer, moment grave, lourd d'angoisse, dont Hortense comprenait toute la solennité, bien qu'elle n'eût encore rien deviné du drame où le prince s'engageait pas à pas. – L'aventure est fort simple, dit-il. Tout permet de croire que ce M. d'Aigleroche était marié, et qu'aux environs du domaine de Halingre habitait un autre couple, avec lequel les deux châtelains entretenaient des relations d'amitié. Que se passa-t-il un jour ? Laquelle de ces quatre personnes apporta, la première, le trouble dans les relations des deux ménages ? Je ne pourrais le dire. Mais il y a une version qui se présente aussitôt à l'esprit, c'est que la femme de votre cousin, Mme d'Aigleroche, donnait des rendez-vous à l'autre mari dans la tour de lierre, laquelle avait une sortie directe sur la campagne. Mis au courant de l'intrigue, votre cousin d'Aigleroche résolut de se venger, mais de telle façon qu'il n'y eût pas de scandale, et que personne ne sût même jamais que les coupables avaient été tués. Or, il avait constaté – ce que, moi, j'ai constaté tantôt – qu'il y avait un endroit du château, le belvédère, d'où l'on pouvait voir, pardessus les arbres et les vallonnements du parc, la tour qui se trouvait à huit cents mètres de là, et qu'il n'y avait même que de cet endroit que l'on dominât le sommet de la tour. Il pratiqua donc un trou au travers du parapet, à l'emplacement d'une ancienne meurtrière condamnée, et de là, au moyen d'une longue-vue qui reposait exactement au fond du canal creusé, il assistait aux rendez-vous des deux coupables. Et c'est par là également qu'ayant bien pris toutes ses mesures, ayant calculé toutes ses distances, c'est par là qu'un dimanche, 5 septembre, le château étant vide, il tua les amants de deux coups de fusil. La vérité apparaissait. La lumière du jour luttait contre les ténèbres. Le comte murmura : – Oui… c'est bien cela qui a dû se passer… C'est ainsi que mon cousin d'Aigleroche… – L'assassin, continua Rénine, boucha soigneusement la meurtrière avec une motte de terre. Qui saurait jamais que deux cadavres pourrissaient en haut de cette tour où nul n'allait jamais, et dont il eut la précaution de démolir les escaliers de bois ? Il ne lui restait plus qu'à expliquer la disparition de sa femme et de son ami. Explication facile. Il les accusa d'avoir pris la fuite ensemble. Hortense tressauta. D'un coup, comme si cette dernière phrase eût été une révélation complète, et, pour elle, absolument imprévue, elle comprenait où Rénine voulait en venir. – Que dites-vous ? – Je dis que M. d'Aigleroche accusa sa femme et son ami d'avoir pris la fuite ensemble. – Non, non, s'écria-t-elle, non, je ne puis admettre… Il s'agit d'un cousin de mon oncle… Alors pourquoi mêler deux histoires ?… – Pourquoi mêler cette histoire à une autre histoire dont il fut question à cette époque ? répondit le prince. Mais je ne les mêle pas, chère madame, il n'y a qu'une histoire, et je la raconte telle qu'elle s'est passée. Hortense se tourna vers son oncle. Il se taisait, les bras croisés, et sa tête demeurait dans l'obscurité que formait l'abatjour de la lampe. Pourquoi n'avait-il pas protesté ? Rénine reprit fermement : – Il n'y a qu'une histoire. Le soir même du 5 septembre, à huit heures, M. d'Aigleroche, donnant sans doute comme prétexte qu'il se mettait à la recherche des fugitifs, quitta son château après l'avoir barricadé. Il s'en alla, en laissant toutes les pièces telles qu'elles étaient, et en n'emportant que les fusils de sa vitrine. À la dernière minute, il eut le pressentiment, justifié aujourd'hui, que la découverte de cette longue-vue qui avait joué un tel rôle dans la préparation de son crime, pourrait servir de point de départ à une enquête, et il la jeta dans la gaine de l'horloge où le hasard voulut qu'elle interrompît la course du balancier. Cet acte machinal, comme tous les criminels en commettent inévitablement, devait le trahir vingt ans plus tard. Tantôt, les coups que je donnai pour ébranler la porte du salon, dégagèrent le balancier. L'horloge reprit sa course, huit heures sonnèrent, et… j'eus le fil d'Ariane qui devait me conduire dans le labyrinthe. Hortense balbutia : – Des preuves !… des preuves !… – Des preuves ? répliqua fortement Rénine. Mais elles abondent et vous les connaissez comme moi. Qui aurait pu tuer à cette distance de huit cents mètres, sinon un tireur habile, un fervent de la chasse, n'est-ce pas, monsieur d'Aigleroche ? Des preuves ? Pourquoi rien ne fut-il enlevé au château, rien, sinon les fusils, ces fusils dont un fervent de la chasse ne peut se passer, n'est-ce pas, monsieur d'Aigleroche… ces fusils que nous retrouvons ici, disposés en panoplie ? Des preuves ? Et cette date du 5 septembre qui fut celle du crime, et qui a laissé dans l'âme du criminel un tel souvenir d'horreur que, chaque année, à cette époque, à cette époque seulement, il s'entoure de distractions et que, chaque année, à cette date du 5 septembre, il oublie ses habitudes de tempérance ? Or, nous sommes le 5 septembre aujourd'hui. Des preuves ? Mais, quand il n'y en aurait pas d'autres, celle-ci ne vous suffit-elle pas ? Et Rénine tendait le bras et désignait le comte d'Aigleroche, qui, devant l'évocation terrifiante du passé, venait de s'effondrer sur un fauteuil et cachait sa tête entre ses mains. Hortense n'opposa pas la moindre objection. Elle n'avait jamais aimé son oncle, ou plutôt l'oncle de son mari. Elle admit aussitôt l'accusation portée contre lui. Une minute s'écoula. et Coup sur coup M. d'Aigleroche se versa du sherry, et deux fois vida son verre. Puis il se leva et s'approcha de Rénine. – Que l'histoire soit véridique on non, monsieur, on ne peut pas appeler criminel le mari qui venge son honneur et supprime l'épouse infidèle. – Non, répliqua Rénine, mais je n'ai donné que la première version de l'histoire. Il y en a une autre infiniment plus grave… et plus vraisemblable… une autre à laquelle une enquête plus minutieuse aboutirait sûrement. – Que voulez-vous dire ? – Ceci. Il ne s'agit peut-être pas d'un mari justicier, comme je l'ai supposé charitablement. Il s'agit peut-être d'un homme ruiné qui convoite la fortune et la femme de son ami, et qui, pour cela, pour se libérer, pour se débarrasser de son ami et de sa propre femme, les attire dans un piège, leur conseille de visiter cette tour abandonnée, et de loin, bien à l'abri, les tue à coups de fusil. – Non, non, protesta le comte, non, tout cela est faux. – Je ne dis pas non. J'appuie mon accusation sur des preuves, mais aussi sur des intuitions et des raisonnements qui, jusqu'ici, sont très exacts. Tout de même, je veux bien que cette seconde version soit fausse. Mais en ce cas, pourquoi des remords ? On n'a pas de remords, quand on châtie des coupables. – On en a quand on tue. C'est un fardeau écrasant à porter. – Est-ce pour se donner plus de force que M. d'Aigleroche a épousé plus tard la veuve de sa victime ? Car tout est là, monsieur. Pourquoi ce mariage ? M. d'Aigleroche était-il ruiné ? Celle qu'il épousait en secondes noces était-elle riche ? Ou bien encore s'aimaient-ils tous deux, et fût-ce d'accord avec elle que M. d'Aigleroche a tué sa première femme et le mari de sa seconde femme ? Autant de problèmes que j'ignore, qui pour l'instant n'ont pas d'intérêt, mais que la justice, avec tous les moyens dont elle dispose, n'aurait pas de mal à éclaircir. M. d'Aigleroche chancela. Il dut s'appuyer au dossier d'une chaise et, livide, il bégaya : – Vous allez avertir la justice ? – Non, non, déclara Rénine. D'abord il y a prescription. Et puis vingt ans de remords et d'épouvante, un souvenir qui poursuivra le coupable jusqu'à sa dernière heure, le désaccord sans doute dans son ménage, la haine, l'enfer de chaque jour… et, pour finir, l'obligation de retourner là-bas et d'effacer les traces du double crime, l'effroyable châtiment de monter sur cette tour, de toucher à ces squelettes, de les dévêtir, de les enterrer… c'est suffisant. N'en demandons pas trop, et n'allons pas jeter tout cela en pâture au public et faire un scandale qui rejaillirait sur la nièce de M. d'Aigleroche. Non. Laissons toutes ces ignominies. Le comte reprit sa posture devant la table, ses mains crispées autour de son front. Il murmura : – Alors, pourquoi ?… – Pourquoi mon intervention ? dit Rénine. Si j'ai parlé, c'est pour atteindre un but quelconque, n'est-ce pas ? En effet. Si minime qu'elle soit, il faut bien une sanction, et il faut bien à notre entretien un dénouement pratique. Mais n'ayez aucune crainte, M. d'Aigleroche en sera quitte à bon marché. La lutte était finie. Le comte sentit qu'il n'y avait plus qu'une petite formalité à remplir, un sacrifice à accepter et, reprenant un peu d'assurance, il dit avec une certaine ironie : – Combien ? Rénine se mit à rire. – Parfait. Vous comprenez la situation. Seulement, vous vous trompez en me mettant en cause. Moi, je travaille pour la gloire. – En ce cas ?… – Il s'agit tout au plus d'une restitution. – Une restitution ? Rénine se pencha sur le bureau et dit : – Il y a là, dans un de ces tiroirs, un acte qui a été soumis à votre signature. C'est un projet de transaction entre vous et votre nièce, Hortense Daniel, relativement à sa fortune, fortune qui a été dissipée et dont vous êtes responsable. Signez cette transaction. M. d'Aigleroche eut un haut-le-corps. – Vous savez quelle est la somme ? – Je ne veux pas le savoir. – Et si je refuse ? – Je demande une entrevue à la comtesse d'Aigleroche. Sans plus d'hésitation, le comte ouvrit son tiroir, en sortit un document sur papier timbré, et vivement signa. – Voici, dit-il, et j'espère… – Vous espérez comme moi qu'il n'y aura plus rien de commun entre nous ? J'en suis persuadé. Je pars ce soir, votre nièce demain, sans doute. Adieu, monsieur. Dans le salon, où aucun des invités n'était encore descendu, Rénine remit l'acte à Hortense. Elle paraissait stupéfaite de tout ce qu'elle avait entendu, et quelque chose la confondait plus encore que cette lumière implacable projetée sur le passé de son oncle, c'était la clairvoyance prodigieuse et l'extraordinaire lucidité de l'homme qui, depuis quelques heures, commandait aux événements et faisait surgir, devant ses yeux, les tableaux mêmes du drame auquel nul n'avait assisté. – Êtes-vous contente de moi ? demanda-t-il. Elle lui tendit les deux mains. – Vous m'avez sauvée de Rossigny. Vous m'avez donné la liberté et l'indépendance. Je vous remercie du fond du cœur. – Oh ! ce n'est pas cela que je vous demande, dit-il. Ce que j'ai voulu d'abord, c'est vous distraire. Votre vie était monotone et manquait d'imprévu. En fut-il de même aujourd'hui ? – Comment pouvez-vous poser une telle question ? J'ai vécu les minutes les plus fortes et les plus étranges. – C'est cela, la vie, dit-il, quand on sait regarder et rechercher. L'aventure est partout, au fond de la chaumière la plus misérable, sous le masque de l'homme le plus sage. Partout, si on le veut, il y a prétexte à s'émouvoir, à faire le bien, à sauver une victime, à mettre fin à une injustice. Elle murmura, frappée par ce qu'il y avait en lui de puissance et d'autorité : – Qui donc êtes vous ? – Un aventurier, pas autre chose. Un amateur d'aventures. La vie ne vaut d'être vécue qu'aux heures d'aventures, aventures des autres ou aventures personnelles. Celle d'aujourd'hui vous a bouleversée parce qu'elle touchait au plus profond de votre être. Mais celles des autres ne sont pas moins passionnantes. Voulezvous en faire l'épreuve ? – Comment ? – Soyez ma compagne d'aventures. Si quelqu'un m'appelle au secours, secourez-le avec moi. Si le hasard ou si mon instinct me met sur la piste d'un crime ou sur la trace d'une douleur, partons tous deux de compagnie. Voulez-vous ? – Oui, fit-elle. Mais Elle hésita. Elle cherchait le projet secret de Rénine. – Mais, acheva-t-il en souriant, vous vous méfiez un peu « Où donc cet amateur d'aventures veut-il m'entraîner ? Il est évident que je lui plais et qu'un jour ou l'autre il ne serait pas fâché de toucher ses honoraires. » Vous avez raison. Il faut entre nous un contrat précis. – Très précis, dit Hortense, qui préférait mettre la conversation sur le ton de la plaisanterie. J'écoute vos propositions. Il réfléchit un instant et continua : – Eh bien ! voilà. Aujourd'hui, jour de la première aventure, l'horloge de Halingre a sonné huit coups. Voulez-vous que nous acceptions l'arrêt qu'elle a rendu, et que sept fois encore, dans un délai de trois mois, par exemple, nous poursuivions ensemble de belles entreprises ? Et voulez-vous qu'à la huitième fois, vous soyez tenue de m'accorder ? … – Quoi ? Il suspendit sa réponse. – Notez que vous serez toujours libre de m'abandonner en cours de route, si je ne réussis pas à vous intéresser. Mais si vous me suivez jusqu'au bout, si vous me permettez de commencer et d'achever avec vous la huitième entreprise, dans trois mois, le 5 décembre, à l'instant même où le huitième coup de cette horloge sonnera – et il sonnera, soyez-en sûre, car le vieux balancier de cuivre ne s'arrêtera plus dans sa course – vous serez tenue de m'accorder… – Quoi ? répéta-t-elle, un peu crispée par l'attente. Il se tut. Il regardait les jolies lèvres qu'il voulait demander comme récompense, et il fut tellement sûr que la jeune femme avait compris, qu'il jugea inutile de parler de façon plus claire. – La seule joie de vous voir me suffira… Ce n'est pas à moi, mais à vous de poser des conditions. Quelles sont-elles ? Qu'exigez-vous ? Elle lui sut gré de son respect et répondit en riant : – Ce que j'exige ?… – Oui. – Je puis exiger n'importe quoi de difficile ? – Tout est facile à qui veut vous conquérir. – Et si ma demande est impossible ? – Il n'y a que l'impossible qui m'intéresse. Alors elle dit : – J'exige que vous me rendiez une agrafe de corsage ancienne, composée d'une cornaline sertie dans une monture de filigrane. Elle me venait de ma mère qui la tenait de la sienne, et tout le monde savait qu'elle leur avait porté bonheur et qu'elle me portait bonheur. Depuis qu'elle a disparu du coffret où elle était enfermée, je suis malheureuse. Rendez-la-moi, monsieur le bon génie. – Quand vous a-t-elle été volée, cette agrafe ? Elle eut un accès de gaieté : – Il y a sept ans… ou huit ans… ou neuf ans, je ne sais pas trop… Je ne sais pas où… Je ne sais pas comment… Je ne sais rien… – Je la retrouverai, affirma Rénine, et vous serez heureuse. CHAPITRE 2 La carafe d'eau Quatre jours après son installation à Paris, Hortense Daniel accepta de rencontrer, au Bois, le prince Rénine. Par une matinée radieuse, ils s'assirent à la terrasse du restaurant Impérial, un peu à l'écart. La jeune femme était heureuse de vivre, enjouée, pleine de grâce et de séduction. Par peur de l'effaroucher, Rénine se garda bien de faire allusion au pacte qu'il avait proposé. Elle raconta son départ de La Marèze et affirma qu'elle n'avait pas entendu parler de Rossigny. – Moi, dit Rénine, j'ai entendu parler de lui. – Ah ! – Oui, il m'a envoyé ses témoins. Duel ce matin. Piqûre à l'épaule de Rossigny. Affaire liquidée. – Causons d'autre chose. Il ne fut plus question de Rossigny. Tout de suite, Rénine exposa à Hortense le plan de deux expéditions qu'il avait en vue et auxquelles il lui offrait, sans enthousiasme, de participer. – La meilleure aventure, dit-il, c'est celle qu'on ne prévoit pas. Elle surgit à l'improviste, sans que rien l'ait annoncée et sans que personne même, sauf les initiés, remarque cette occasion d'agir et de se dépenser qui passe à la portée de la main. Il faut la saisir tout de suite. Une seconde d'hésitation et il est trop tard. Un sens spécial nous avertit, un flair de chien de chasse qui démêle la bonne odeur parmi toutes celles qui s'entrecroisent. Autour d'eux, la terrasse commençait à se remplir. À la table voisine, un jeune homme dont ils apercevaient le profil insignifiant et la longue moustache brune, lisait un journal. En arrière, par une des fenêtres du restaurant, il arrivait une rumeur lointaine d'orchestre ; dans un des salons, quelques personnes dansaient. Toutes ces personnes, Hortense les observait une à une, comme si elle eût espéré découvrir en l'une d'elles le petit signe qui révèle le drame intime, la destinée malheureuse ou la vocation criminelle. Or, comme Rénine réglait les consommations, le jeune homme à la longue moustache étouffa un cri, et appela un des garçons d'une voix étranglée. – Combien vous dois-je ?… Vous n'avez pas de monnaie ? Ah ! bon Dieu, hâtez-vous ! … Sans hésiter, Rénine avait saisi le journal. Après un coup d'œil rapide il lut à demi-voix : – M. Dourdens, le défenseur de Jacques Aubrieux, a été reçu à l'Élysée. Nous croyons savoir que le président de la République a refusé la grâce du condamné et que l'exécution aura lieu demain matin. Lorsque le jeune homme eut traversé la terrasse, il se trouva sous le porche du jardin, en face d'un monsieur et d'une dame qui lui barraient le passage, et le monsieur lui dit : – Excusez-moi, monsieur, mais j'ai surpris votre émotion. Il s'agit de Jacques Aubrieux, n'est-ce pas ? – Oui… oui… Jacques Aubrieux…, balbutia le jeune homme. Jacques, mon ami d'enfance, je cours chez sa femme… elle doit être folle de douleur… – Puis-je vous offrir mon assistance ? Je suis le prince Rénine. Madame et moi, nous serions heureux de voir Mme Aubrieux et de nous mettre à sa disposition. Le jeune homme, bouleversé par la nouvelle qu'il avait lue, semblait ne pas comprendre. Il se présenta gauchement : – Dutreuil… Gaston Dutreuil… Rénine fit signe à Clément, son chauffeur, qui attendait à quelque distance, et poussa Gaston Dutreuil dans l'automobile, en demandant : – L'adresse ? l'adresse de Mme Aubrieux ? – C'est avenue du Roule, 23 bis… Dès que Hortense fut montée, il répéta l'adresse au chauffeur, et, aussitôt en route, voulut interroger Gaston Dutreuil. – Je connais à peine l'affaire, dit-il. Expliquez-moi en deux mots. Jacques Aubrieux a tué un de ses proches parents, n'estce pas ? – Il est innocent, monsieur, répliqua le jeune homme qui paraissait incapable de donner la moindre explication. Innocent, je le jure… Voilà vingt ans que je suis l'ami de Jacques… Il est innocent… et ce serait monstrueux… On ne put rien tirer de lui. D'ailleurs le trajet fut rapide. Ils entrèrent dans Neuilly par la porte des Sablons et, deux minutes plus tard, s'arrêtaient devant une étroite et longue allée, bordée de murs, qui les conduisit vers un petit pavillon à un seul étage. Gaston Dutreuil sonna. – Madame est dans le salon avec sa mère, déclara la bonne qui ouvrit. – Je vais voir ces dames, dit-il en emmenant Rénine et Hortense. C'était un salon assez grand, joliment meublé, qui, en temps ordinaire, devait servir de cabinet de travail. Deux femmes y pleuraient, dont l'une assez âgée, aux cheveux grisonnants, vint au-devant de Gaston Dutreuil. Celui-ci expliqua la présence du prince Rénine et, tout de suite, elle s'écria en sanglotant : – Le mari de ma fille est innocent, monsieur. Jacques ! mais c'est le meilleur des hommes… un cœur d'or ! Lui, assassiner son cousin ! … Mais il l'adorait, son cousin ! Je vous jure qu'il est innocent, monsieur ! Et on va commettre l'infamie de le tuer ? Ah ! monsieur, c'est la mort de ma fille. Rénine comprit que tous ces gens vivaient, depuis des mois, dans l'obsession de cette innocence, et dans la certitude qu'un innocent ne pouvait pas être exécuté. La nouvelle de l'exécution, inévitable maintenant, les rendait fous. Il s'avança vers une pauvre créature courbée en deux, et dont le visage, tout jeune, encadré de jolis cheveux blonds, était convulsé par le désespoir. Déjà Hortense s'était assise auprès d'elle et doucement l'avait attirée contre son épaule. Rénine lui dit : – Madame, je ne sais pas ce que je peux faire pour vous. Mais je vous affirme sur l'honneur que, s'il y a quelqu'un au monde qui peut vous être utile, c'est moi. Je vous supplie donc de me répondre comme si la clarté et la netteté de vos réponses pouvaient changer la face des choses, et comme si vous vouliez me faire partager votre opinion sur Jacques Aubrieux. Car il est innocent, n'est-ce pas ? – Oh, monsieur ! fit-elle avec un élan de tout son être. – Eh bien ! cette certitude que vous n'avez pas pu communiquer à la justice, il faut me l'imposer. Je ne vous demande pas d'entrer dans les détails et de revivre l'affreux calvaire, mais simplement de répondre à un certain nombre de questions. Le voulez-vous ? – Parlez, monsieur. Elle était dominée. En quelques phrases, Rénine avait réussi à la soumettre et à lui insuffler la volonté d'obéir. Et, une fois de plus, Hortense comprit tout ce qu'il y avait en Rénine de force, d'autorité et de persuasion. – Que faisait votre mari ? demanda-t-il, après avoir prié la mère et Gaston Dutreuil de garder un silence absolu. – Courtier d'assurances. – Heureux en affaires ? – Jusqu'à l'autre année, oui. – Donc, depuis quelques mois, des embarras d'argent ? Oui. – Et le crime a été commis ? – En mars dernier, un dimanche. – La victime ? – Un cousin éloigné, M. Guillaume, qui habitait Suresnes. – Le montant du vol ? – Soixante billets de mille francs que ce cousin avait reçus la veille en paiement d'une vieille dette. – Votre mari le savait ? – Oui. Le dimanche, son cousin le lui a dit au cours d'une conversation téléphonique, et Jacques insista pour que son cousin ne gardât pas chez lui une telle somme et la déposât dès le lendemain dans une banque. – C'était le matin ? – À une heure de l'après-midi. Jacques devait justement aller chez M. Guillaume avec sa motocyclette. Mais, assez fatigué, il le prévint qu'il ne sortirait pas. Il resta donc toute la journée ici. – Seul ? – Oui, seul. Les deux bonnes avaient congé. Moi, je me rendis dans un cinéma des Ternes avec maman et avec notre ami Dutreuil. Le soir, nous apprenions l'assassinat de M. Guillaume. Le lendemain matin, Jacques était arrêté. – Sur quelles charges ? La malheureuse hésita. Les charges devaient être écrasantes. Puis, sur un geste de Rénine, elle répliqua tout d'un trait : – L'assassin s'est rendu à Saint-Cloud sur une motocyclette, et les traces relevées sont celles de la motocyclette de mon mari. On a retrouvé un mouchoir aux initiales de mon mari, et le revolver qui a servi lui appartenait. Enfin, un de nos voisins prétend qu'à trois heures il a vu mon mari sortir sur la motocyclette, et un autre l'a vu rentrer à quatre heures et demie. Or le crime a eu lieu à quatre heures. – Et comment se défend Jacques Aubrieux ? – Il affirme qu'il a dormi tout l'après-midi. Pendant ce temps quelqu'un est venu, a pu ouvrir la remise et a pris la motocyclette pour aller à Suresnes. Quant au mouchoir et au revolver, ils se trouvaient dans la sacoche. Rien d'étonnant à ce que l'assassin les ait utilisés. – Cette explication est plausible… – Oui, mais la justice fait deux objections. D'abord, personne, absolument personne, ne savait que mon mari devait rester chez lui toute la journée, puisque, au contraire, il sortait à motocyclette tous les dimanches après-midi. – Ensuite ? La jeune femme rougit et murmura : – Dans l'office de M. Guillaume, l'assassin a bu à même la moitié d'une bouteille de vin. Sur cette bouteille, on a relevé les empreintes des doigts de mon mari. Il sembla qu'elle avait donné tout son effort, et qu'en même temps l'espoir inconscient, qu'avait suscité en elle l'intervention de Rénine, s'évanouissait tout à coup devant l'accumulation des preuves. Elle retomba sur elle-même et s'absorba dans une sorte de rêverie silencieuse dont les soins affectueux d'Hortense ne purent la distraire. La mère balbutia : – Il est innocent, n'est-ce pas, monsieur ? Et on ne punit pas un innocent. On n'en a pas le droit. On n'a pas le droit de tuer ma fille. Oh ! mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce que nous avons fait pour qu'on nous persécute ainsi ? Ma pauvre petite Madeleine… – Elle se tuera, disait Dutreuil, d'une voix épouvantée. Jamais elle ne supportera l'idée qu'on guillotine Jacques. Tantôt… cette nuit… elle se tuera. Rénine allait et venait dans la pièce. – Vous ne pouvez rien faire pour elle, n'est-ce pas ? demanda Hortense. – Il est onze heures et demie, répliqua-t-il d'un air soucieux… et c'est demain matin. – Le croyez-vous coupable ? – Je ne sais pas… je ne sais pas… La conviction de la malheureuse est une chose impressionnante et qu'on ne doit pas négliger. Quand deux êtres ont vécu côte à côte durant des années, ils ne peuvent guère se tromper l'un sur l'autre à ce point… Et cependant !… Il s'étendit sur un canapé et alluma une cigarette. Il en fuma trois de suite sans que personne interrompît sa méditation. Parfois il regardait sa montre. Les minutes avaient tant d'importance ! À la fin, il retourna près de Madeleine Aubrieux, lui saisit les mains, et lui dit très doucement : – Il ne faut pas vous tuer. Jusqu'à la dernière minute, rien n'est perdu, et je vous promets que, pour ma part, jusqu'à cette dernière minute je ne me découragerai pas. Mais j'ai besoin de votre calme et de votre confiance. – Je serai calme, dit-elle, d'un air pitoyable. – Et vous aurez confiance ? – J'aurai confiance. – Eh bien ! attendez-moi. D'ici deux heures, je serai de retour. Vous venez avec nous, monsieur Dutreuil ? Au moment de monter dans l'auto, il demanda au jeune homme : – Connaissez-vous un petit restaurant peu fréquenté, pas bien loin, dans Paris ? – La brasserie Lutetia, au rez-de-chaussée de la maison où j'habite, place des Ternes. – Parfait, cela nous sera très commode. En route, ils parlèrent à peine. Rénine, cependant, interrogea Gaston Dutreuil. – Autant que je m'en souvienne, on les a, les numéros des billets, n'est-ce pas ? – Oui, le cousin Guillaume avait inscrit les soixante numéros sur son carnet. Rénine murmura, au bout d'un instant : – Tout le problème est là. Où sont ces billets ? Qu'on mette la main dessus, et l'on est fixé. À la brasserie Lutetia le téléphone se trouvait dans une salle particulière où il pria qu'on leur servît à déjeuner. Une fois seul avec Hortense et avec Dutreuil, il décrocha le récepteur, d'un geste résolu. – Allô… La préfecture de police, s'il vous plaît, mademoiselle… Allô… Allô… la préfecture ? Je voudrais communiquer avec le service de la Sûreté. Une communication de la plus haute importance. C'est de la part du prince Rénine. Le récepteur à la main, il se retourna vers Gaston Dutreuil. – Je puis convoquer quelqu'un ici, n'est-ce pas ? Nous y serons tout à fait tranquilles ? – Certes. Il écouta de nouveau. – Le secrétaire de M. le chef de la Sûreté ? Ah ! très bien, monsieur le secrétaire, j'ai eu l'occasion d'être en rapport avec M. Dudouis, et de lui fournir, sur plusieurs affaires, des renseignements qui lui ont été fort utiles. Nul doute qu'il ne se souvienne du prince Rénine. Aujourd'hui je pourrais lui indiquer l'endroit où se trouvent les soixante billets de mille francs volés par l'assassin Aubrieux à son cousin. Si ma proposition l'intéresse, qu'il veuille bien m'envoyer un inspecteur à la brasserie Lutetia, place des Ternes. J'y serai avec une dame et avec M. Dutreuil, l'ami d'Aubrieux. Je vous salue, monsieur le secrétaire. Lorsque Rénine raccrocha l'appareil, il aperçut auprès de lui les visages stupéfaits d'Hortense et de Gaston Dutreuil. Hortense murmura : – Vous savez donc ? Vous avez donc découvert ? – Rien du tout, dit-il en riant. – Alors ? – Alors j'agis comme si je savais. C'est un moyen comme un autre. Déjeunons, voulez-vous ? La pendule marquait alors midi trois quarts. – Dans vingt minutes au plus, dit-il, l'envoyé de la préfecture sera là. – Et si personne ne vient ? objecta Hortense. – Cela m'étonnerait. Ah ! si j'avais fait dire à M. Dudouis «Aubrieux est innocent », je manquais mon effet. La veille d'une exécution, allez donc convaincre ces messieurs de la police ou de la justice qu'un condamné à mort est innocent ! Non. Jacques Aubrieux appartient d'ores et déjà au bourreau. Mais la perspective des soixante billets, voilà une aubaine qui vaut le dérangement. Pensez donc que c'est le point faible de l'accusation, ces billets qu'on n'a pas retrouvés. – Mais puisque vous ne savez rien… – Chère amie, vous me permettez de vous appeler ainsi ? chère amie, quand on ne peut pas expliquer tel phénomène physique, on adopte une hypothèse quelconque où toutes les manifestations de ce phénomène trouvent leur explication, et l'on dit que tout se passe comme s'il en était ainsi. C'est ce que je fais. – Autant dire que vous supposez quelque chose ? Rénine ne répondit pas. Ce ne fut que longtemps après, à la fin du repas, qu'il reprit : – Évidemment, je suppose quelque chose. Si j'avais plusieurs jours devant moi, je prendrais la peine de vérifier d'abord cette hypothèse, laquelle s'appuie autant sur mon intuition que sur l'observation de quelques faits épars. Mais je n'ai que deux heures, et je m'engage sur la route inconnue comme si j'étais certain qu'elle me conduit à la vérité. – Et si vous vous trompiez ? – Je n'ai pas le choix. D'ailleurs il est trop tard. On frappe. Ah ! un mot encore. Quelles que soient mes paroles, ne me démentez pas. Vous non plus, monsieur Dutreuil. Il ouvrit la porte. Un homme maigre, à barbe rousse, entra. – Le prince Rénine ? – C'est moi, monsieur. De la part de M. Dudouis, sans doute ? – Oui. Et le nouveau venu se présenta : – Inspecteur principal Morisseau. – Je vous remercie de votre diligence, monsieur l'Inspecteur principal, dit le prince Rénine, et je suis d'autant plus heureux que M. Dudouis vous ait envoyé, que je connais vos états de service, et que j'ai suivi avec admiration certaines de vos campagnes. L'inspecteur s'inclina, très flatté. – M. Dudouis m'a mis à votre entière disposition, ainsi que deux inspecteurs que j'ai laissés sur la place, et qui, tous deux, se sont occupés de l'affaire avec moi, dès le début. – Ce ne sera pas long, déclara Rénine, et je ne vous demande même pas de vous asseoir. Il faut que ce soit réglé en quelques minutes. Vous savez de quoi il s'agit ? – Des soixante billets de mille francs volés à M. Guillaume, et dont voici les numéros. Rénine examina la liste et affirma : – C'est cela même. Nous sommes d'accord. L'inspecteur Morisseau parut très ému. – Le chef attache à votre découverte la plus grande importance. Ainsi, vous pourriez m'indiquer ?… Rénine garda le silence un instant, puis déclara : – Monsieur l'Inspecteur principal, mon enquête personnelle, enquête rigoureuse et au courant de laquelle je vous mettrai tout à l'heure, m'a révélé qu'à son retour de Suresnes, l'assassin, après avoir apporté la motocyclette dans la remise de l'avenue du Roule, est venu en courant jusqu'aux Ternes et qu'il est entré dans cette maison. – Dans cette maison ? – Oui. – Mais qu'y venait-il faire ? – Y cacher le produit de son vol, les soixante billets de mille. – Comment ? Dans quel endroit ? – Dans un appartement dont il avait la clef, au cinquième étage. Gaston Dutreuil s'écria, stupéfait : – Mais au cinquième étage, il n'y a qu'un appartement, et c'est moi qui l'habite. – Justement, et comme vous étiez au cinéma avec Mme Aubrieux et sa mère, on a profité de votre absence… – Impossible, il n'y a que moi qui aie la clef. – On entre sans clef. – Mais je n'ai relevé aucune trace. Morisseau s'interposa : – Voyons, expliquons-nous. Vous dites que les billets de banque auraient été dissimulés chez M. Dutreuil ? – Oui. – Mais puisque Jacques Aubrieux a été arrêté le lendemain matin, ces billets y seraient encore ? – C'est mon avis. Gaston Dutreuil ne put s'empêcher de rire. – Mais c'est absurde, je les aurais découverts. – Les avez-vous cherchés ? – Non. Mais je serais tombé dessus à chaque instant. Le logement est grand comme la main. Voulez-vous le voir ? – Si petit qu'il soit, il suffit pour contenir soixante feuilles de papier. – Évidemment, fit Dutreuil, évidemment, tout est possible. Cependant je dois vous répéter que personne, à mon avis, n'est entré chez moi, qu'il n'y a qu'une clef, que je fais mon ménage moi-même, et que je ne comprends pas très bien… Hortense non plus ne comprenait pas. Ses yeux attachés aux yeux du prince Rénine, elle essayait de pénétrer jusqu'au fond de sa pensée. Quel jeu jouait-il ? Devait-elle l'appuyer dans ses affirmations ? Elle finit par dire : – Monsieur l'Inspecteur principal, puisque le prince Rénine prétend que les billets ont été déposés là-haut, le plus simple n'est-il pas de chercher ? M. Dutreuil nous conduira, n'est-ce pas ? – Tout de suite, dit le jeune homme. C'est en effet ce qu'il y a de plus simple. Tous les quatre ils escaladèrent les cinq étages de l'immeuble, et Dutreuil ayant ouvert, ils pénétrèrent dans un logement exigu composé de deux chambres et de deux cabinets, tout cela rangé avec un ordre méticuleux. On devinait que chacun des fauteuils et que chacune des chaises de la pièce qui servait de salon occupait sa place définitive. Les pipes avaient leur étagère, les allumettes la leur. Suspendues à trois clous, s'alignaient par rang de taille trois cannes. Sur un guéridon, devant la fenêtre, un carton à chapeau, rempli de papier de soie, attendait le chapeau de feutre que Dutreuil y déposa avec soin… À côté, sur le couvercle, il allongea ses gants. Il agissait posément et machinalement, en homme qui se plaît à voir les choses dans la position qu'il a choisie pour elles. Aussi, dès que Rénine eut déplacé un objet, il esquissa un geste de protestation, reprit son chapeau, le colla sur sa tête, ouvrit la fenêtre, et s'accouda au rebord, le dos tourné, comme s'il eût été incapable de supporter le spectacle de pareils sacrilèges. – Vous affirmez, n'est-ce pas ?… demanda l'inspecteur à Rénine. – Oui, oui, j'affirme qu'après le crime, les soixante billets ont été apportés ici. – Cherchons. C'était facile et ce fut rapidement exécuté. Au bout d'une demi-heure, il ne restait pas un coin qui n'eût été exploré, pas un bibelot qui n'eût été soupesé. – Rien, fit l'inspecteur Morisseau. Devons-nous continuer ? – Non, répliqua Rénine. Les billets n'y sont plus. – Que voulez-vous dire ? – Je veux dire qu'on les a enlevés. – Qui ? Précisez votre accusation. Rénine ne répliqua point. Mais Gaston Dutreuil fit volteface. Il suffoquait. – Monsieur l'inspecteur, voulez-vous que je la précise, moi, l'accusation, telle qu'elle apparaît dans les propos de monsieur ? Tout cela signifie qu'il y a un malhonnête homme ici, que les billets cachés par l'assassin ont été découverts, volés par ce malhonnête homme, et déposés dans un autre endroit plus sûr. Voilà bien votre idée, n'est-ce pas, monsieur ? Et c'est bien moi que vous accusez de vol, n'est-ce pas ? Il avançait en se frappant la poitrine à grands coups. – Moi ! moi ! j'aurais trouvé les billets ! et je les aurais gardés pour moi ! Vous osez prétendre… Rénine ne répondait toujours pas. Dutreuil s'emporta, et prenait à partie l'inspecteur Morisseau, il s'écria : – Monsieur l'Inspecteur, je proteste énergiquement contre toute cette comédie, et contre le rôle que vous y jouez à votre insu. Avant notre arrivée, le prince Rénine nous a dit, à madame et à moi, qu'il ne savait rien, qu'il s'aventurait dans cette affaire au hasard, et qu'il suivait la première route venue, en s'en remettant à sa bonne chance. N'est-ce pas vrai, monsieur ? Rénine ne broncha pas. – Mais parlez donc, monsieur ! Expliquez-vous, car enfin, vous alléguez, sans donner aucune preuve, les faits les plus invraisemblables ! ! ! C'est trop commode de dire que j'ai volé les billets. Mais encore faudrait-il savoir s'ils étaient ici ? Qui les avait apportés ? Pourquoi l'assassin aurait-il choisi mon appartement pour les cacher ? Tout cela est absurde, illogique et stupide… Des preuves, monsieur !… une seule preuve ! L'inspecteur Morisseau paraissait perplexe. Il interrogeait Rénine du regard. Celui-ci prononça impassible : – Puisque vous voulez des précisions, c'est Mme Aubrieux elle-même qui les donnera. Elle a le téléphone. Descendons. En une minute, nous serons fixés. Dutreuil haussa les épaules. Comme vous voudrez, mais que de temps perdu ! Il semblait fort irrité. Sa longue station à la fenêtre, sous un soleil brûlant, l'avait mis en sueur. Il passa dans sa chambre et revint avec une carafe d'eau dont il but quelques gorgées et qu'il reposa sur le bord de la fenêtre. – Allons, dit-il. Le prince Rénine ricana : – On dirait que vous avez hâte de quitter cet appartement ? – J'ai hâte de vous confondre, répliqua Dutreuil en claquant la porte. Ils descendirent et gagnèrent le cabinet particulier où se trouvait le téléphone. La pièce était vide. Rénine demanda le numéro des Aubrieux à Gaston Dutreuil, décrocha, et obtint la communication. Ce fut la bonne qui vint à l'appareil. Elle répondit que Mme Aubrieux, après une crise de désespoir, venait de s'évanouir, et que maintenant, elle dormait. – Appelez sa mère. De la part du prince Rénine. C'est urgent. Il passa un récepteur à Morisseau. D'ailleurs les voix étaient si nettes que Dutreuil et Hortense purent entendre toutes les paroles échangées. – C'est vous, madame ? – Oui. Le prince Rénine, n'est-ce pas ? Ah ! monsieur, qu'avez-vous à me dire ? Y a-t-il quelque espoir ? implora la vieille dame. – L'enquête se poursuit d'une façon satisfaisante, prononça Rénine, et vous êtes en droit d'espérer. Pour l'instant, je viens vous demander un renseignement très grave. Le jour du crime, Gaston Dutreuil est-il venu chez vous ? – Oui, après le déjeuner, il est venu nous chercher, ma fille et moi. – A-t-il su à ce moment-là que le cousin Guillaume avait 60, 000 francs chez lui ? – Oui, je lui ai dit. – Et que Jacques Aubrieux, un peu souffrant, ne ferait pas sa promenade ordinaire à motocyclette et resterait à dormir ? – Oui. – Vous en êtes bien sûre, madame ?… – Absolument certaine. – Et vous avez été ensemble au cinéma tous les trois ? – Oui. – Et vous avez assisté à la séance l'un près de l'autre ? – Ah ! non, il n'y avait pas de place libre. Il s'est installé plus loin. – À un endroit d'où vous pouviez le voir ? – Non. – Mais pendant l'entracte, il est venu près de vous ? Non, nous ne l'avons revu qu'à la sortie. – Aucun doute à ce propos ? – Aucun. – C'est bien, madame, dans une heure, je vous rendrai compte de mes efforts. Mais surtout ne réveillez pas Mme Aubrieux. – Et si elle se réveillait ? – Rassurez-la et donnez-lui confiance. Tout va de mieux en mieux, beaucoup mieux même que je ne l'espérais. Il raccrocha et se retourna vers Dutreuil en riant : – Eh ! eh jeune homme, ça commence à prendre tournure. Qu'en dites-vous ? Que signifiaient ces paroles ? Et quelles conclusions Rénine avait-il tirées de sa communication ? Le silence fut lourd et pénible. – Monsieur l'Inspecteur principal, vous avez du monde sur la place, n'est-ce pas ? – Deux brigadiers. – Il y aurait intérêt à ce qu'ils fussent là. Veuillez aussi prier le patron qu'on ne nous dérange sous aucun prétexte. Et lorsque Morisseau fut de retour, Rénine ferma la porte, se planta devant Dutreuil, et scanda d'un ton de bonne humeur : – Somme toute, jeune homme, de trois heures à cinq heures, ce dimanche-là, ces dames ne vous ont pas vu. C'est un fait assez curieux. – Un fait tout naturel, riposta Dutreuil, et qui, du reste, ne prouve rien du tout. – Qui prouve, jeune homme, que vous avez eu à votre disposition deux bonnes heures. – Évidemment, deux heures que j'ai passées au cinéma. – Ou autre part. Dutreuil l'observa. – Ou autre part ? – Oui, puisque vous étiez libre, vous avez eu tout le loisir pour aller vous promener à votre guise… Du côté de Suresnes, par exemple. – Oh ! oh ! fit le jeune homme en plaisantant à son tour, Suresne, c'est bien loin. – Tout près ! N'aviez-vous pas la motocyclette de votre ami Jacques Aubrieux ? Un nouveau silence suivit ces paroles. Dutreuil avait froncé les sourcils comme s'il cherchait à comprendre. À la fin on l'entendit chuchoter : – Voilà donc où il voulait en venir… Ah ! le misérable… La main de Rénine s'abattit sur son épaule. – Plus de bavardages. Des faits ! Gaston Dutreuil, vous êtes la seule personne qui savait ce jour-là deux choses essentielles : 1° que le cousin Guillaume avait 60,000 francs chez lui ; 2° que Jacques Aubrieux ne devait pas sortir. Tout de suite le coup à faire vous apparut. La motocyclette était à votre disposition. Vous vous êtes esquivé pendant la séance. Vous avez été à Suresnes. Vous avez tué le cousin Guillaume. Vous avez pris les soixante billets de banque et vous les avez portés chez vous. Et, à cinq heures, vous retrouviez ces dames. Dutreuil avait écouté d'un air à la fois goguenard et ahuri, en regardant de temps à autre l'inspecteur Morisseau comme pour le prendre à témoin. – C'est un fou, il ne faut pas lui en vouloir. Lorsque Rénine eut fini, il se mit à rire. – Très drôle… une bonne farce… C'est donc moi que les voisins ont vu aller et revenir à motocyclette ? – C'est vous, caché sous les vêtements de Jacques Aubrieux. – Et ce sont les traces de mes doigts que l'on a relevées sur la bouteille dans l'office du cousin Guillaume ? – Cette bouteille fut débouchée par Jacques Aubrieux, au déjeuner, chez lui, et c'est vous qui l'avez portée là-bas comme pièce à conviction. – De plus en plus drôle, s'écria Dutreuil, qui avait l'air de s'amuser franchement. Alors j'aurais combiné mon affaire pour que Jacques Aubrieux fût accusé du crime ? – C'était le plus sûr moyen de n'être pas accusé, vous. – Oui, mais Jacques est mon ami d'enfance. – Vous aimez sa femme. Le jeune homme bondit, furieux soudain. – Vous avez l'audace ! … Quoi ! une pareille infamie ? – J'en ai la preuve. – Mensonge, j'ai toujours eu pour Mme Aubrieux un respect, une vénération… – En apparence. Mais vous l'aimez. Vous la désirez. Ne dites pas non. J'ai toutes les preuves. – Mensonge ! Vous me connaissez depuis tantôt. – Allons donc, il y a des jours que je vous guette dans l'ombre et que j'attends le moment de vous sauter dessus. Il saisit le jeune homme par les épaules et le secoua violemment. – Allons, Dutreuil, avouez. J'ai toutes les preuves. J'ai des témoins que nous retrouverons tout à l'heure devant le chef de la Sûreté. Avouez donc ! Malgré tout, vous êtes bourrelé de remords. Rappelez-vous votre épouvante, au restaurant, quand vous avez lu le journal. Hein ! Jacques Aubrieux condamné à mort … Vous n'en demandiez pas tant ! Le bagne pour lui, ça vous suffisait. Mais l'échafaud… Jacques Aubrieux exécuté demain, lui qui est innocent ! Avouez donc, pour sauver votre tête. Avouez donc ! Courbé sur lui, de toutes ses forces, il essayait de lui arracher l'aveu. Mais l'autre se redressa, et froidement, avec une sorte de dédain, il prononça : – Vous êtes fou, monsieur. Pas un mot de ce que vous dites n'a le sens commun. Toutes vos accusations sont fausses. Et les billets de banque, est-ce que vous les avez trouvés chez moi, comme vous l'affirmiez ? Exaspéré, Rénine lui montra le poing. – Ah ! canaille, j'aurai ta peau, va. Il entraîna l'inspecteur : – Eh bien ! qu'en dites-vous ? un fieffé coquin, n'est-ce pas ? L'inspecteur hocha la tête. – Peut-être… Mais tout de même… jusqu'ici… aucune charge réelle… – Attendez, monsieur Morisseau, dit Rénine. Attendez notre entrevue avec M. Dudouis. Car nous le verrons à la préfecture, n'est-ce pas, M. Dudouis ? – Oui, il y sera à trois heures. – Eh bien ! vous serez édifié, monsieur l'Inspecteur principal ! Je vous prédis que vous serez édifié. Rénine ricanait en homme sûr des événements. Hortense qui était près de lui, et qui pouvait lui parler sans être entendue des autres, dit à voix basse : – Vous le tenez, n'est-ce pas ? Il acquiesça de la tête. – Si je le tiens ! c'est-à-dire que je ne suis pas plus avancé qu'à la première minute. – Mais c'est affreux ! et vos preuves ? – Pas l'ombre d'une preuve… J'espérais le démonter. Il s'est repris, le gredin. – Pourtant, vous êtes certain que c'est lui ? – Ce ne peut être que lui. J'en ai eu l'intuition dès le début, et depuis je ne le lâche pas de l'œil. J'ai vu grandir son inquiétude, au fur et à mesure que mon enquête semblait tourner autour de lui et se rapprocher. Maintenant, je sais. – Et il aimerait Mme Aubrieux ? – Logiquement, oui. Mais tout cela, ce sont des suppositions théoriques, ou bien des certitudes qui me sont personnelles. Ce n'est pas avec cela qu'on retient le couperet de la guillotine. Ah ! si l'on trouvait les billets de banque, M. Dudouis marcherait. Sinon, il me rira au nez, – Alors ? murmura Hortense, le cœur serré d'angoisse. Il ne répondit pas. Il arpentait la pièce, affectant l'allégresse et se frottant les mains. Tout allait à merveille ! Vraiment il est agréable de s'occuper d'affaires qui s'arrangent pour ainsi dire d'elles-mêmes. – Si on se rendait à la préfecture, monsieur Morisseau ? Le chef doit y être déjà. Et, au point où nous en sommes, autant en finir. M. Dutreuil veut bien nous accompagner ? – Pourquoi pas ? fit celui-ci d'un air d'arrogance. Mais à l'instant même où Rénine ouvrait la porte, il y eut du bruit dans le couloir, et le patron accourut en gesticulant. – M. Dutreuil est encore là ? Monsieur Dutreuil, des flammes dans votre appartement ! C'est un passant qui nous avertit… il a vu cela de la place. Les yeux du jeune homme brillèrent. Une demi-seconde peut-être, sa bouche grimaça un sourire que Rénine avisa. – Ah ! bandit, s'écria-t-il, tu t'es trahi C'est toi qui as mis le feu là-haut, et maintenant les billets flambent. Il lui barra le passage. – Laissez-moi donc, hurlait Dutreuil. Il y a le feu et personne ne peut entrer, puisque personne n'a la clef. Tenez, la voici… Laissez-moi passer, sacrebleu ! Rénine lui arracha la clef des mains, et le tenant au collet : – Ne bouge pas, mon bonhomme. Maintenant la partie est gagnée. Ah ! gredin… Monsieur Morisseau, voulez-vous donner l'ordre au brigadier de ne pas le perdre de vue et de lui brûler la cervelle s'il cherchait à décamper ? N'est-ce pas, brigadier, nous comptons sur vous ? une balle dans la tête… Il monta précipitamment l'escalier, suivi d'Hortense et de l'inspecteur principal, qui, d'assez mauvaise humeur, protestait : – Voyons, quoi, ce n'est pas lui qui a mis le feu, puisqu'il ne nous a pas quittés ? – Eh parbleu, il l'aura mis d'avance. – Comment, je vous le répète ? Comment ? – Est-ce que je sais ! mais un incendie ne se déclare pas comme ça, sans raison, au moment même où l'on a besoin de brûler des papiers compromettants. On entendait du bruit là-haut. C'étaient les garçons de la brasserie qui essayaient de démolir la porte. Une odeur âcre emplissait la cage de l'escalier. Rénine atteignit le dernier étage. – Place, les amis ! J'ai la clef. Il l'introduisit dans la serrure et ouvrit. Une vague de fumée le heurta, si violente, que l'on eût pu croire que tout l'étage brûlait. Mais Rénine vit tout de suite que l'incendie s'était éteint de lui-même, faute d'aliment, et qu'il n'y avait plus de flammes. – Monsieur Morisseau, que personne n'entre avec nous, n'est-ce pas ? Le moindre importun pourrait tout contrarier. Fermez la porte au verrou, cela vaudra mieux. Il passa dans la pièce de devant, où il était visible que l'incendie avait eu son foyer principal. Les meubles, les murs et le plafond, noircis par la fumée, n'avaient pas été atteints. En réalité, tout se réduisait à une flambée de papiers qui se consumaient encore au milieu de la pièce, devant la fenêtre. Rénine se frappa le front. – Triple imbécile Faut-il que je sois bête ! – Quoi ? fit l'inspecteur. – Le carton à chapeau qui était sur le guéridon. C'est là qu'il avait caché les papiers. C'est là qu'ils étaient tout à l'heure encore, durant notre perquisition. – Impossible ! – Eh oui, on l'oublie toujours, cette cachette-là, celle qui est trop en vue, à portée de la main ! Comment penser qu'un voleur laisse 60,000 francs dans un carton ouvert, où il dépose son chapeau en entrant, d'un geste distrait. On ne cherche pas làdedans… Bien joué, monsieur Dutreuil ! L'inspecteur, qui demeurait incrédule, répéta : – Non, non, impossible. Nous étions avec lui, et il n'a pas pu mettre le feu lui-même. – Tout était préparé d'avance dans l'hypothèse d'une alerte… Le carton… les papiers de soie… les billets, tout cela devait être imprégné de quelque enduit inflammable. Il y aura jeté, au moment de partir, une allumette, une drogue, est-ce que je sais ! – Mais nous l'aurions vu, sapristi ! Et puis est-il admissible qu'un homme qui a tué pour dérober 60,000 francs les anéantisse de la sorte ? Si la cachette était si bonne – et elle l'était puisque nous ne l'avons pas découverte – pourquoi cette destruction inutile ? – Il a eu peur, monsieur Morisseau. N'oublions pas qu'il joue sa tête. Tout plutôt que la guillotine, et cela, ces billets, c'était la seule preuve que l'on pouvait avoir contre lui. Comment l'aurait-il laissée ? Morisseau fut stupéfait. – Comment ! la seule preuve… – Évidemment ! – Mais, vos témoins, vos charges ? tout ce que vous deviez raconter au chef ? – Du bluff. – Eh bien, vrai, bougonna l'inspecteur abasourdi, vous en avez de l'aplomb ! – Est-ce que vous auriez marché sans cela ? – Non. – Alors, qu'est-ce que vous réclamez ? Rénine se baissa pour remuer les cendres. Mais il ne restait même pas de ces débris de papiers raidis qui gardent encore la forme de ce qu'ils étaient. – Rien, dit-il. C'est tout de même drôle ! Comment diable s'y est-il pris pour allumer le feu ? Il se releva et réfléchit, les yeux attentifs. Hortense eut l'impression qu'il donnait son effort suprême et qu'après ce dernier combat dans les ténèbres épaisses, il aurait son plan de victoire, ou se reconnaîtrait vaincu. Défaillante, elle demanda avec anxiété : – Tout est perdu, n'est-ce pas ? – Non… non…. dit-il pensivement, tout n'est pas perdu. Il y a quelques secondes, tout était perdu. Mais voici une lueur qui se lève et qui me donne de l'espoir. Oh ! mon Dieu, si cela pouvait être vrai ! – N'allons pas trop vite, dit-il. Ce n'est qu'une tentative… mais une très belle tentative… et qui peut réussir. Il se tut un moment, puis il eut un sourire amusé, et dit, avec un claquement de langue : Rudement fort, le Dutreuil. Cette façon de brûler les billets… quelle invention !… Et quel sang-froid Ah ! il m'a donné du fil à retordre, l'animal ! C'est un maître ! Il chercha un balai et poussa une partie des cendres dans la pièce voisine. De cette pièce, il rapporta un carton à chapeau de même grandeur et de même apparence que celui qui avait été brûlé, le posa sur le guéridon après avoir remué les papiers de soie qui le remplissaient, et avec une allumette y mit le feu. Des flammes jaillirent, qu'il étreignit quand elles eurent consumé la moitié du carton et presque tous les papiers. D'une poche intérieure de son gilet, il tira une liasse de billets de banque, en prit six qu'il brûla presque entièrement et dont il arrangea les débris et cacha le reste au fond du carton parmi les cendres et les papiers noircis. – Monsieur Morisseau, dit-il enfin, je vous demande une dernière fois votre concours. Allez chercher Dutreuil. Dites-lui simplement ces mots : « Vous êtes démasqué, les billets n'ont pas pris feu. Suivezmoi » ; et amenez-le ici. Malgré ses hésitations et la crainte d'outrepasser la mission que lui avait donnée le chef de la Sûreté, l'inspecteur principal ne put se soustraire à l'ascendant que Rénine avait pris sur lui. Il sortit. Rénine se tourna vers la jeune femme. – Vous comprenez mon plan de bataille ? – Oui, dit-elle, mais l'épreuve est dangereuse. Croyez-vous que Dutreuil tombera dans le piège ? – Tout dépend de l'état de ses nerfs et jusqu'à quel point il est démoralisé ; une attaque brusquée peut parfaitement le démolir. – Cependant, s'il reconnaît, à quelque signe, le changement de carton ? – Ah ! certes, toutes les chances ne sont pas contre lui. Le gaillard est bien plus malin que je ne le croyais, et fort capable de s'en tirer. Mais, d'autre part, comme il doit être inquiet ! Comme le sang doit lui bourdonner aux oreilles et lui brouiller les yeux Non, non, je ne pense pas qu'il tienne le coup… Il flanchera… Ils n'échangèrent plus une parole. Rénine ne bougeait pas. Hortense demeurait troublée jusqu'au plus profond d'ellemême. Il s'agissait de la vie d'un homme innocent. Une erreur de tactique, un peu de malchance et, douze heures plus tard, Jacques Aubrieux était exécuté. Et, en même temps qu'une angoisse horrible, elle éprouvait, malgré tout, une sensation de curiosité ardente. Qu'allait faire le prince Rénine ? Qu'allait-il advenir de l'expérience tentée ? Comment résisterait Gaston Dutreuil ? Elle vivait une de ces minutes de tension surhumaine où la vie s'exaspère et prend toute sa valeur. On perçut des pas dans l'escalier. C'étaient des pas d'hommes qui se hâtent. Le bruit se rapprocha. Ils arrivaient au dernier étage. Hortense regarda son compagnon. Il s'était levé. Il écoutait, la figure transformée déjà par l'action. Dans le couloir, des pas résonnaient. Alors, soudain, il se détendit comme un ressort, courut vers la porte et cria – Vite !… finissons-en ! Des inspecteurs et deux garçons de la brasserie entrèrent. Dans le groupe des inspecteurs, il agrippa Dutreuil et le tira par le bras en disant avec gaieté : – Bravo ! mon vieux. Le coup du guéridon et de la carafe, admirable Un chef-d'œuvre ! Seulement ça a raté. – Quoi ! qu'est-ce qu'il y a ? marmotta le jeune homme en chancelant. – Mon Dieu, oui, le feu n'a consumé qu'à moitié les papiers de soie et le carton, et, s'il y a eu des billets de banque brûlés, comme les papiers de soie… les autres sont là, au fond… Tu entends ? les fameux billets… la grande preuve du crime… ils sont là, où tu les avais cachés… Par hasard, ils ne sont pas brûlés… Tiens regarde… voici les numéros… tu peux les reconnaître… Ah ! tu es bien perdu, mon gaillard. Le jeune homme s'était raidi. Ses yeux papillotaient. Il ne regarda pas, comme l'y invitait Rénine, il n'examina ni le carton, ni les billets. Du premier coup, sans prendre le temps de réfléchir, et sans que son instinct l'avertît, il crut, et, brutalement, il s'effondra sur une chaise en pleurant. L'attaque brusquée, selon l'expression de Rénine, avait réussi. En voyant tous ses plans déjoués et l'ennemi maître de tous ses secrets, le misérable n'avait plus la force ni la clairvoyance nécessaires pour se défendre. Il abandonnait la partie. Rénine ne le laissa pas respirer. – À la bonne heure ! Tu sauves ta tête, tout simplement, mon petit. Écris donc ton aveu, pour t'en débarrasser. Tiens, voilà un stylo… Ah ! ça, tu n'as pas eu de veine, je le reconnais. C'était pourtant rudement bien machiné, ton truc du dernier moment. N'est-ce pas ? vous avez des billets de banque qui vous gênent, et que vous voulez anéantir ? Rien de plus facile. Vous posez sur le bord de la fenêtre une grosse carafe à ventre rebondi. Le cristal formera lentille et enverra les rayons du soleil sur le carton et sur les chiffons de soie convenablement préparés. Dix minutes après, ça flambe. Invention merveilleuse ! Et, ainsi que toutes les grandes découvertes, celle-ci provient du hasard, n'est-ce pas ? La pomme de Newton ?… Un jour, le soleil, en passant à travers l'eau de cette carafe, aura fait flamber des brins de mousse ou le soufre d'une allumette, et, comme tu avais le soleil, tout à l'heure, à ta disposition, tu t'es dit : « Allons-y » et tu as placé la carafe au bon endroit. Mes compliments, Gaston. Tiens, voilà une feuille de papier. Écris « C'est moi l'assassin de M. Guillaume. » Écris donc, sacrebleu ! Penché sur le jeune homme, de toute son implacable volonté, il le contraignait à écrire, lui dirigeait la main et lui dictait la phrase. À bout de force, épuisé, Dutreuil écrivit. – Monsieur l'Inspecteur principal, voici l'aveu, dit Rénine. Vous voudrez bien le porter à M. Dudouis. Ces messieurs, j'en suis sûr – il s'adressait aux garçons de la brasserie – consentiront à servir de témoins. Et comme Dutreuil, accablé, ne bougeait pas, il le bouscula. – Eh ! camarade, il faut se dégourdir. Maintenant que tu as été assez bête pour avouer, va jusqu'au bout de ta tâche, idiot. L'autre l'observa, debout devant lui. – Évidemment, reprit Rénine. Tu n'es qu'un gourde. Le carton avait été bel et bien brûlé, les billets aussi. Ce carton-là, c'est un autre, mon vieux, et ces billets-là, c'est à moi. J'en ai même brûlé six pour mieux te faire gober la chose. Et tu n'y as vu que du feu. Faut-il que tu sois abruti. Au dernier moment, me donner une preuve, alors que je n'en avais pas une seule ! Et quelle preuve ! Ton aveu écrit ! Ton aveu écrit devant témoins ! Écoute, mon bonhomme, si on te coupe la tête, comme je l'espère bien, vrai, tu l'auras mérité. Adieu ! Dutreuil. Dans la rue, le prince Rénine pria Hortense Daniel de prendre l'automobile, d'allez chez Madeleine Aubrieux et de la mettre au courant. – Et vous ? demanda Hortense. – J'ai beaucoup à faire… Des rendez-vous urgents… – Comment, vous refusez la joie d'annoncer la nouvelle ?… – C'est une joie dont on se lasse. La seule joie qui se renouvelle toujours, c'est celle du combat. Après, cela n'a plus d'intérêt. Elle lui saisit la main et la garda dans les siennes un instant. Elle eût voulu dire toute son admiration à cet homme étrange qui semblait faire le bien comme un sport, et qui le faisait avec une sorte de génie. Mais elle ne put parler. Tous ces événements la bouleversaient. L'émotion lui serrait la gorge et lui mouillait les yeux. Il s'inclina en disant : – Je vous remercie. J'ai ma récompense. CHAPITRE 3 Thérèse et Germaine Cette arrière-saison fut si douce que, le 2 octobre, au matin, plusieurs familles attardées dans leurs villas d'Étretat étaient descendues au bord de la mer. On eût dit, entre les falaises et les nuages de l'horizon, un lac de montagne assoupi au creux des roches qui l'emprisonnent, s'il n'y avait eu dans l'air ce quelque chose de léger, et dans le ciel ces couleurs pâles, tendres et indéfinies, qui donnent à certains jours de ce pays un charme si particulier. – C'est délicieux, murmura Hortense. Et elle ajouta, après un moment : – Mais tout de même, nous ne sommes pas venus pour jouir des spectacles de la nature, ou pour nous demander si cette énorme aiguille de pierre qui se dresse à notre gauche fut réellement la demeure d'Arsène Lupin. – Non, déclara le prince Rénine, et je dois reconnaître, en effet, qu'il est temps de satisfaire votre légitime curiosité… ou du moins de la satisfaire en partie, car deux jours d'observations et de recherches ne m'ont encore rien appris de ce que j'espérais trouver ici. – Je vous écoute. – Cela ne sera pas long. Pourtant, quelques mots de préambule… Vous admettrez, chère amie, que si je m'efforce d'être utile à mes semblables, je suis obligé d'avoir, de droite et de gauche, des amis qui me signalent les occasions d'agir. Bien souvent les avertissements qu'on me donne me semblent futiles ou peu intéressants, et je passe. Mais, la semaine dernière, j'ai reçu avis d'une communication téléphonique surprise par un de mes correspondants et dont l'importance ne vous échappera pas. De son appartement, sis à Paris, une dame communiquait avec un monsieur de passage dans un hôtel d'une grande ville des environs. Le nom de la ville, le nom du monsieur, le nom de la dame, mystères. Le monsieur et la dame causaient espagnol, mais en utilisant cet argot que nous appelons le javanais, et, même, en supprimant beaucoup de syllabes. Quoi qu'il en soit des difficultés accumulées par eux, si toute leur conversation ne fut pas notée, on réussit cependant à saisir l'essentiel des choses très graves qu'ils se disaient et qu'ils mettaient tant de soin à cacher ! Et cela peut se résumer en trois points : 1° ce monsieur et cette dame, qui sont frère et sœur, attendaient un rendezvous avec une tierce personne, mariée, et désireuse de recouvrer à tout prix sa liberté ; 2° ce rendez-vous, destiné à se mettre d'accord et fixé en principe au 2 octobre, devait être confirmé par une annonce discrète dans un journal ; 3° l'entrevue du 2 octobre serait suivie, en fin de journée, d'une promenade sur les falaises, à laquelle la tierce personne amènerait celui ou celle dont on cherchait à se débarrasser. Voilà les bases de l'affaire. Inutile de vous dire avec quelle attention je surveillai et fis surveiller les petites correspondances des feuilles parisiennes. Or, avant-hier, matin, je lus dans l'une d'elles cette ligne : « – Rz-vous, 2 oct. midi, 3-Mathildes. » « Comme il était question de falaises, j'en ai déduit que le crime serait commis au bord de la mer, et comme je connais, à Étretat, un lieu dit des Trois-Mathildes, et que ce n'est pas une appellation courante, le jour même nous partions pour mettre obstacle au projet de ces vilains personnages. » – Quel projet ? demanda Hortense. Vous parlez de crime. Simple supposition, sans doute ? – Nullement. La conversation entendue faisait allusion à un mariage, mariage du frère ou de la sœur avec la femme ou avec le mari de la tierce personne, ce qui implique l'éventualité d'un crime, c'est-à-dire, en l'occurrence, que la victime désignée, femme ou mari de la tierce personne, sera précipitée ce soir, 2 octobre, du haut de la falaise. Tout cela est parfaitement logique, et ne laisse aucune espèce de place au doute. Ils étaient assis sur la terrasse du casino, en face de l'escalier qui descend à la plage. Ils dominaient ainsi quelques cabines de propriétaires installées sur le galet, et devant lesquelles quatre messieurs jouaient au bridge, tandis qu'un groupe de dames causaient en travaillant à des ouvrages de broderie. Plus loin, et plus en avant, il y avait une autre cabine, isolée et fermée. Une demi-douzaine d'enfants, les jambes nues, jouaient dans l'eau. – Eh bien ! dit Hortense, toute cette douceur et ce charme d'automne ne me prennent pas. J'accorde malgré tout un tel crédit à toutes vos suppositions que je ne peux me distraire du problème redoutable. – Redoutable, chère amie, le mot est juste, et croyez bien que, depuis avant-hier, je l'ai étudié sur toutes ses faces… Vainement, hélas ! – Vainement, répéta-t-elle. Alors, qu'arrivera-t-il ? Et, presque en elle-même, elle continua : – Qui, parmi ceux-là, est menacé ? La mort a déjà choisi sa victime. Laquelle ? Est-ce cette jeune blonde qui se balance en riant ? Est-ce ce grand monsieur qui fume ? Et quel est celui qui cache au fond de lui-même l'idée du crime ? Tous ces gens sont paisibles et s'amusent. Pourtant la mort rôde autour d'eux. – À la bonne heure, fit Rénine, vous vous passionnez, vous aussi. Hein ! je vous l'avais bien dit ? Tout est aventure, et rien ne vaut que l'aventure. Au souffle de ce qui peut advenir, vous voilà toute frémissante. Vous participez à tous les drames qui palpitent autour de vous, et le sens du mystère s'éveille au fond de votre tête. Tenez, avec quel regard aigu vous observez ce ménage qui arrive ! Sait-on jamais ? Peut-être est-ce ce monsieur qui veut supprimer son épouse ?… Ou cette dame qui rêve d'escamoter son mari ? – Les d'Imbreval ? Jamais de la vie ! Un ménage excellent Hier, à l'hôtel, j'ai causé longtemps avec la femme et vousmême… – Oh ! moi, j'ai joué au golf avec Jacques d'Imbreval, qui pose un peu à l'athlète, et j'ai joué à la poupée avec leurs deux petites filles qui sont charmantes. Les d'Imbreval s'étaient approchés, on échangea quelques mots. Mme d'Imbreval raconta que ses deux filles étaient retournées le matin à Paris avec leur gouvernante. Son mari, grand gaillard à barbe blonde, qui portait sa veste de flanelle sous le bras et faisait bomber son torse sous une chemise de cellular, se plaignit de la chaleur. – Thérèse, tu as la clef de la cabine ? demanda-t-il à sa femme, lorsqu'ils eurent quitté Rénine et Hortense et qu'ils se furent arrêtés au haut de l'escalier, dix pas plus loin. – La voici, dit la femme. Tu vas lire les journaux ? – Oui. À moins que nous ne fassions un tour ensemble ?… – Cet après-midi, plutôt, veux-tu ? Ce matin, j'ai dix lettres à écrire. – Entendu. Nous monterons sur la falaise. Hortense et Rénine se regardèrent avec surprise. L'annonce de cette promenade était-elle fortuite ? Ou bien se trouvaientils, contrairement à leur attente, en présence du couple même qu'ils cherchaient ? Hortense essaya de rire. – Mon cœur bat violemment, murmura-t-elle. Cependant, je me refuse absolument à croire une chose aussi invraisemblable. « Mon mari et moi, nous n'avons jamais eu une seule discussion », m'a-t-elle dit. Non, il est clair que ce sont des gens qui s'entendent à merveille. – Nous verrons bien tout à l'heure, aux Trois-Mathildes, si l'un des deux vient retrouver le frère et la sœur. M. d'Imbreval avait descendu l'escalier, tandis que sa femme demeurait appuyée à la balustrade de la terrasse. Elle avait une jolie silhouette, fine et souple. Son profil se détachait nettement, accentué par un menton qui avançait un peu trop. Au repos, quand il ne souriait pas, le visage donnait une impression de tristesse et de souffrance. – Jacques, tu as perdu quelque chose ? cria-t-elle à son mari, qui s'était baissé sur le galet. – Oui, la clef, dit-il, elle m'a échappé des mains… Elle le rejoignit et se mit à chercher également. Durant deux ou trois minutes, ayant obliqué vers la droite et restant en contrebas du talus, ils disparurent aux yeux d'Hortense et de Rénine. Le bruit d'une querelle qui s'était élevée plus loin, entre les joueurs de bridge, couvrait leurs voix. Ils se redressèrent presque en même temps. Mme d'Imbreval remonta lentement quelques marches de l'escalier et s'arrêta, tournée du côté de la mer. Lui, il avait jeté sa veste sur ses épaules et s'en allait vers la cabine isolée. Mais, en route, les joueurs de bridge le prirent à témoin en lui montrant leurs cartes étalées sur la table. D'un geste il refusa de donner son avis, et puis s'éloigna, franchit les quarante pas qui le séparaient de sa cabine, ouvrit et entra. Thérèse d'Imbreval regagna la terrasse et resta durant dix minutes assise sur un banc. Ensuite, elle sortit du casino. En se penchant, Hortense la vit qui pénétrait dans un des chalets qui forment l'annexe de l'hôtel Hauville, et elle la revit un instant plus tard au balcon de ce chalet. – Onze heures, dit Rénine. Que ce soit elle ou lui, ou l'un des joueurs, ou l'une des compagnes de ces joueurs, ou n'importe qui, il ne se passera plus beaucoup de temps avant que quelqu'un ne s'en aille au rendez-vous. Il se passa tout de même vingt minutes, puis vingt-cinq, et personne ne bougeait. – Mme d'Imbreval y est peut-être partie, insinua Hortense qui devenait nerveuse. Elle n'est plus sur son balcon. – Si elle est aux Trois-Mathildes, fit Rénine, nous allons l'y surprendre. Il se levait, lorsqu'une nouvelle dispute surexcita les joueurs, et l'un d'eux s'exclama : – Consultons d'Imbreval. – Soit, dit un autre. J'accepte… Si toutefois il veut bien nous servir d'arbitre. Il était maussade, tout à l'heure. On l'appela : – D'Imbreval ! D'Imbreval ! Ils remarquèrent alors que d'Imbreval avait dû refermer sur lui le battant de la porte, ce qui le maintenait dans une demiobscurité, ces sortes de cabines n'ayant pas de fenêtre. – Il dort, cria-t-on. Réveillons-le. – D'Imbreval ! D'Imbreval ! Tous quatre se rendirent là-bas, commencèrent par l'appeler et, ne recevant pas de réponse, cognèrent à la porte. – Eh bien ! quoi, d'Imbreval, vous dormez ? Sur la terrasse, Serge Rénine s'était levé soudain, d'un air si inquiet qu'Hortense en fut surprise. Il mâchonna : – Pourvu qu'il ne soit pas trop tard ! Et comme Hortense l'interrogeait, il dégringola l'escalier et se mit à courir jusqu'à la cabine. Il y arriva au moment où les joueurs essayaient d'ébranler la porte. – Halte ! commanda-t-il. Les choses doivent être faites régulièrement. – Quelles choses ? lui demanda-t-on. Il examina les persiennes qui surmontaient chacun des battants et, s'avisant qu'une des lamelles supérieures était à moitié brisée, il se suspendit tant bien que mal au toit de la cabine et jeta un coup d'œil à l'intérieur. On l'interrogea vivement. – Qu'y a-t-il ? Vous pouvez voir ? Il se retourna et dit aux quatre messieurs : – Je pensais bien que si M. d'Imbreval ne répondait pas, c'est qu'un événement grave l'en empêchait. – Un événement grave ? – Oui, il y a tout lieu de penser que M. d'Imbreval est blessé… ou mort. – Comment, mort ! s'écria-t-on. Il vient de nous quitter. Rénine sortit son couteau, fit jouer la serrure, et ouvrit les deux battants. Il y eut des cris de terreur. M. d'Imbreval gisait sur le plancher, à plat ventre, les deux mains crispées à son veston et à son journal. Du sang coulait de son dos et rougissait sa chemise. – Ah ! fit quelqu'un, il s'est tué. – Comment se serait-il tué ? dit Rénine. La blessure est au plein milieu du dos, à un endroit où la main ne peut atteindre. Et puis, d'ailleurs, il n'y a pas d'arme dans la cabine. Les joueurs protestèrent. – Un crime, alors ? Mais c'est impossible. Personne n'est venu. Nous aurions bien vu… Personne ne pouvait passer sans que nous voyions… Les autres messieurs, toutes les dames et les enfants qui jouaient au bord de l'eau étaient accourus. Rénine défendit l'approche de la cabine. Il y avait là un docteur : lui seul entra. Mais il ne put que constater la mort de M. d'Imbreval, mort provoquée par un coup de poignard. À ce moment, le maire et le garde champêtre arrivèrent avec des gens du pays. Les constatations d'usage furent faites et l'on emporta le cadavre. Quelques personnes étaient déjà parties afin de prévenir Thérèse d'Imbreval, que l'on apercevait de nouveau sur son balcon. Ainsi le drame s'était accompli sans qu'aucune indication permît de comprendre comment un homme, enfermé dans une cabine, protégé par une porte close dont la serrure était intacte, avait pu être assassiné en l'espace de quelques minutes et devant vingt témoins, autant dire vingt spectateurs. Personne n'était entré dans la cabine. Personne n'en était sorti. Quant au poignard dont M. d'Imbreval avait été frappé entre les deux épaules, on ne parvint pas à le découvrir. Et tout cela eût évoqué l'idée d'un tour de passe-passe accompli par un habile magicien, s'il ne se fût agi d'un crime effroyable, exécuté dans les conditions les plus mystérieuses. Hortense ne put suivre, comme l'eût voulu Rénine, le petit groupe de gens qui se rendaient auprès de Mme d'Imbreval. L'émotion la paralysait. C'était la première fois que ses aventures avec Rénine la menaient au cœur même de l'action et qu'au lieu d'apercevoir les conséquences d'un crime ou d'être mêlée à la poursuite des coupables, elle se trouvait en face du crime lui-même. Elle en demeurait toute frissonnante et balbutiait : – Quelle horreur !… Le malheureux … Ah ! Rénine, vous n'avez pas pu le sauver, celui-là ! … Et c'est cela qui me bouleverse par-dessus tout, c'est que nous aurions pu… que nous aurions dû le sauver, puisque nous connaissions le complot… Rénine lui fit respirer un flacon de sels, et quand elle eut recouvré tout son sang-froid, il lui dit, en l'observant avec attention : – Vous croyez donc qu'il y a corrélation entre cet assassinat et le complot que nous voulions déjouer ? – Certes, fit-elle, étonnée de cette question. – Alors, puisque ce complot était ourdi par un mari contre sa femme ou par une femme contre son mari, et puisque c'est le mari qui a été tué, vous admettez que Mme d'Imbreval ?… – Oh non, impossible, dit-elle. D'abord Mme d'Imbreval n'a pas quitté son appartement… et ensuite je ne croirai jamais que cette jolie femme soit capable… non… non… il y a autre chose, évidemment… – Quelle autre chose ? – Je ne sais pas… On a peut-être mal entendu ce qui s'est dit entre le frère et la sœur… Vous voyez bien que le crime a été commis dans des conditions toutes différentes… à une autre heure, à un autre endroit… – Et par conséquent, acheva Rénine, que les deux affaires n'ont aucun rapport ? Ah ! fit-elle, c'est à rien n'y comprendre ! Tout cela est si étrange ! Rénine eut un peu d'ironie. – Mon élève ne me fait pas honneur aujourd'hui. – En quoi donc ? – Comment ! Voilà une histoire toute simple, qui s'est accomplie sous vos yeux, que vous avez vue se dérouler comme une scène de cinéma, et tout cela demeure pour vous aussi obscur que si vous entendiez parler d'une affaire qui se serait passée dans une cave, à trente lieues d'ici Hortense était confondue. – Qu'est-ce que vous dites ? Quoi ! vous auriez compris ? Sur quelles indications ? Il regarda sa montre. – Je n'ai pas tout compris, dit-il. Le crime lui-même, dans sa brutalité, oui. Mais l'essentiel, c'est-à-dire la psychologie de ce crime, là-dessus aucune indication. Seulement, il est midi. Le frère et la sœur, voyant que personne ne vient au rendez-vous des Trois-Mathildes, descendront jusqu'à la plage. Ne pensezvous pas qu'alors nous serons renseignés sur le complice que je les accuse d'avoir, et sur le rapport qu'il y a entre les deux affaires ? Ils gagnèrent l'esplanade que bordent les chalets Hauville, et où les pêcheurs remontent leurs barques à l'aide de cabestans. Il y avait beaucoup de curieux à la porte d'un des chalets. Deux douaniers de faction en défendaient l'entrée. Le maire fendit vivement la foule. Il arrivait de la poste où il avait téléphoné avec Le Havre. Au parquet, on avait répondu que le procureur de la République et un juge d'instruction se rendraient à Étretat dans le courant de l'après-midi. – Cela nous donne tout le temps de déjeuner, dit Rénine. La tragédie ne se jouera pas avant deux ou trois heures. Et j'ai idée que ce sera corsé. Ils se hâtèrent cependant. Hortense, surexcitée par la fatigue et par le désir de savoir, ne cessait d'interroger Rénine qui répondait évasivement, les yeux tournés vers l'esplanade que l'on apercevait par les vitres de la salle à manger. – C'est eux que vous épiez ? demanda-t-elle. – Oui, le frère et la sœur. – Vous êtes sûr qu'ils se risqueront ?… – Attention les voici. Il sortit rapidement. Au débouché de la rue principale, un monsieur et une dame avançaient d'un pas indécis, comme s'ils n'eussent point connu l'endroit. Le frère était un petit homme chétif, au teint olivâtre, coiffé d'une casquette d'automobiliste. La sœur, petite aussi, assez forte, vêtue d'un grand manteau, leur parut une femme d'un certain âge, mais belle encore, sous la voilette légère qui lui couvrait la figure. Ils virent les groupes qui stationnaient et s'approchèrent. Leur marche trahissait de l'inquiétude et de l'hésitation. La sœur aborda un matelot. Dès les premières paroles, sans doute lorsque la mort d'Imbreval lui fut annoncée, elle poussa un cri et tâcha de se frayer un passage. Le frère, à son tour, s'étant renseigné, joua des coudes et proféra en s'adressant aux douaniers : – Je suis un ami d'Imbreval … Voici ma carte, Frédéric Astaing… Ma sœur, Germaine Astaing est intime avec Mme d'Imbreval ! … Ils nous attendaient… Nous avions rendezvous !... On les laissa passer. Sans un mot, Rénine, qui s'était engagé derrière eux, les suivit, accompagné d'Hortense. Au deuxième étage, les d'Imbreval occupaient quatre chambres et un salon. La sœur se précipita dans l'une de ces chambres et se jeta à genoux devant le lit où l'on avait étendu le cadavre. Thérèse d'Imbreval se trouvait dans le salon et sanglotait au milieu de quelques personnes silencieuses. Le frère s'assit près d'elle, lui saisit les mains ardemment et prononça d'une voix qui tremblait : – Ma pauvre amie… ma pauvre amie… Rénine et Hortense examinèrent longtemps le couple qu'ils formaient, et Hortense chuchota : – Et c'est pour cet individu qu'elle aurait tué ? Impossible – Cependant, fit remarquer Rénine, ils se connaissent, et nous savons que Frédéric Astaing et sa sœur connaissent une tierce personne qui était leur complice. De sorte que… – Impossible répéta Hortense. Et, malgré toutes les présomptions, elle éprouvait pour la jeune femme une telle sympathie que, Frédéric Astaing s'étant levé, elle alla s'asseoir auprès de Mme d'Imbreval et la consola d'une voix douce. Les larmes de la malheureuse la troublaient profondément. Rénine, lui, s'attacha dès l'abord à la surveillance du frère et de la sœur, comme si cela eût eu de l'importance, et il ne quitta pas des yeux Frédéric Astaing qui, d'un air indifférent, commença une inspection minutieuse de l'appartement, visita le salon, entra dans toutes les chambres, se mêla aux groupes, et posa des questions sur la façon dont le crime avait été commis. Deux fois, sa sœur vint lui parler. Puis il retourna près de Mme d'Imbreval et s'assit de nouveau à ses côtés, plein de compassion et d'empressement. Enfin, il eut avec sa sœur, dans l'antichambre, un long conciliabule à la suite duquel ils se séparèrent, comme des gens qui se sont mis d'accord sur tous les points. Frédéric s'en alla. Le manège avait bien duré trente à quarante minutes. C'est à ce moment que déboucha devant les chalets l'automobile qui amenait le juge d'instruction et le procureur. Rénine, qui n'attendait leur arrivée que plus tard, dit à Hortense : – Il faut se hâter. À aucun prix ne quittez Mme d'Imbreval. On fit prévenir les personnes dont le témoignage pouvait avoir quelque utilité, qu'elles eussent à se réunir sur la plage où le juge d'instruction commençait une enquête préliminaire. Il devait ensuite se rendre auprès de Mme d'Imbreval. Toutes les personnes présentes sortirent donc. Il ne restait que les deux gardes et Germaine Astaing. Celle-ci s'agenouilla une dernière fois près du mort, et, courbée devant lui, la tête entre ses mains, pria longuement. Ensuite elle se releva et elle ouvrit la porte de l'escalier, quand Rénine s'avança. – J'aurais quelques mots à vous dire, madame. Elle parut surprise et répliqua : – Dites, monsieur. J'écoute. – Pas ici. – Où donc, monsieur ? – À côté, dans le salon. – Non, fit-elle vivement. – Pourquoi ? Bien que vous ne lui ayez même pas serré la main, je suppose que Mme d'Imbreval est votre amie ? Il ne lui laissa pas le temps de réfléchir, l'entraîna vers l'autre pièce dont il ferma la porte, et, tout de suite, se précipitant sur Mme d'Imbreval qui voulait sortir et regagner sa chambre, il dit : – Non, madame, écoutez, je vous en conjure. La présence de Mme Astaing ne doit pas vous éloigner. Nous avons à causer de choses très graves, et sans perdre une minute. Dressées l'une devant l'autre, les deux femmes se regardèrent avec une même expression de haine implacable, où l'on devinait chez toutes deux le même bouleversement de l'être et la même rage contenue. Hortense, qui les croyait amies, qui aurait pu, jusqu'à un certain point, les croire complices, fut effrayée du choc qu'elle prévoyait et qui fatalement allait se produire. Elle força Thérèse d'Imbreval à se rasseoir, tandis que Rénine se plaçait au milieu de la pièce et articulait d'une voix ferme : – Le hasard, en me mettant au courant de la vérité, me permettra de vous sauver toutes deux, si vous voulez m'aider par une explication franche qui me donnera les renseignements dont j'ai besoin. Le péril, chacune de vous le connaît, puisque chacune de vous, au fond d'elle, connaît le mal dont elle est responsable. Mais la haine vous emporte et c'est à moi de voir clair et d'agir. Dans une demi-heure, le juge d'instruction sera ici. À cette minute-là, il faut que l'accord soit fait. Elles sursautèrent toutes deux, comme heurtées par un tel mot. – Oui, l'accord, répéta-t-il plus impérieusement. Volontaire ou non, il sera fait. Vous n'êtes pas seules en cause. Il y a vos deux petites filles, madame d'Imbreval. Puisque les circonstances m'ont placé sur leur route, c'est pour leur défense et pour leur salut que j'interviens. Une erreur, un mot de trop, et elles sont perdues. Cela ne sera point. À l'évocation de ses enfants, Mme d'Imbreval s'était effondrée et sanglotait. Germaine Astaing haussa les épaules, et fit, vers la porte, un mouvement auquel Rénine s'opposa de nouveau. – Où allez-vous ? Je suis convoquée par le juge d'instruction. – Non. – Si, de même que tous ceux qui ont à témoigner. – Vous n'étiez pas là. Vous ne savez rien de ce qui s'est passé. Personne ne sait rien de ce crime. – Moi, je sais qui l'a commis. – Impossible ! – Thérèse d'Imbreval. L'accusation fut lancée dans un éclat de colère et avec un geste de menace furieuse. Misérable ! s'écria Mme d'Imbreval, en s'élançant vers elle. Va-t'en ! Va-t'en ! Ah ! quelle misérable que cette femme ! Hortense essayait de la contenir, mais Rénine lui dit à voix basse : – Laissez-les, c'est ce que j'ai voulu… les lancer l'une contre l'autre et provoquer ainsi la pleine lumière. Sous l'insulte, Mme Astaing avait fait, pour plaisanter, un effort qui convulsait ses lèvres, et elle ricana : Misérable ? Pourquoi ? Parce que je t'accuse ? – Pour tout ! pour tout ! Tu es une misérable ! Tu entends, Germaine, une misérable ! Thérèse d'Imbreval répétait l'injure, comme si elle en avait ressenti du soulagement. Sa colère s'apaisait. Peut-être, d'ailleurs, n'avait-elle plus assez de force pour soutenir la lutte, et ce fut Mme Astaing qui reprit l'attaque, les poings tendus, la figure décomposée et vieillie de vingt années. – Toi ! tu oses m'injurier, toi ! toi ! après ton crime ! Tu oses lever la tête quand l'homme que tu as tué est là, sur son lit de mort ! Ah ! si l'une de nous deux est une misérable, tu sais bien que c'est toi, Thérèse ! Tu as tué ton mari ! Tu as tué ton mari ! Elle bondit, surexcitée par les mots affreux qu'elle prononçait, et ses ongles touchaient presque au visage de son amie. – Ah ! ne dis pas que tu ne l'as pas tué, s'écria-t-elle. Ne dis pas cela, je te le défends. Ne le dis pas ! Le poignard est là dans ton sac. Mon frère y a touché tandis qu'il te parlait, et sa main en est sortie avec des taches de sang. Le sang de ton mari, Thérèse. Et puis, même si je n'avais rien découvert, penses-tu que, dès les premières minutes, je n'aie pas deviné ? Mais tout de suite, Thérèse, j'ai su la vérité. Lorsqu'un matelot m'a répondu en bas « M. d'Imbreval ? Il a été assassiné. » Aussitôt, je me suis dit « C'est elle, c'est Thérèse, elle l'a tué. » Thérèse ne répondait pas. Elle n'avait plus eu un mouvement de protestation. Hortense, qui l'observait avec angoisse, crut deviner en elle l'accablement de ceux qui se savent perdus. Les joues se creusaient, et le visage avait une telle expression de désespoir, qu'Hortense, apitoyée, la conjura de se défendre. – Expliquez-vous, je vous en prie. Durant le crime, vous étiez ici sur le balcon… Alors, ce poignard, comment avez-vous pu ?… Comment expliquer ? – Des explications ! ricana Germaine Astaing. Est-ce qu'il lui serait possible d'en donner ? Qu'importent les apparences du crime ! Qu'importe ce qu'on a vu ou ce qu'on n'a pas vu ! L'essentiel, c'est la preuve… C'est le fait que le poignard est là, dans ton sac, Thérèse. Oui, oui, c'est toi !… tu l'as tué ! Tu as fini par le tuer Ah ! que de fois je l'ai dit à mon frère « Elle le tuera ! » Frédéric essayait de te défendre, Frédéric a toujours eu un faible pour toi. Mais, au fond, il prévoyait l'événement… Et voilà que la chose atroce est accomplie Un coup de poignard dans le dos. Lâche ! Lâche !… Et je ne dirais rien ? Mais je n'ai pas hésité une seconde … Frédéric non plus ! Tout de suite, nous avons cherché des preuves… Et c'est avec toute ma raison et avec toute ma volonté que je vais te dénoncer… Et c'est fini, Thérèse. Tu es perdue. Rien ne peut plus te sauver. Le poignard est dans ce sac autour duquel ta main se crispe. Le juge va revenir, et on l'y trouvera, taché du sang de ton mari… Et on y trouvera aussi son portefeuille. Ils y sont. On les trouvera… Une telle rage l'exaspérait qu'elle ne put continuer et qu'elle demeura le bras tendu et le menton agité de convulsions nerveuses. Rénine saisit doucement le sac de Thérèse d'Imbreval. La jeune femme s'y cramponna. Mais il insista et lui dit : – Laissez-moi faire, madame. Votre amie Germaine a raison. Le juge d'instruction va venir, et le fait que le poignard est entre vos mains provoquera votre arrestation immédiate. Il ne faut pas qu'il en soit ainsi. Laissez-moi faire. Sa voix insinuante amollissait la résistance de Thérèse. Un à un ses doigts se dénouèrent. Il prit le sac, l'ouvrit, en sortit un petit poignard à manche d'ébène et un portefeuille de maroquin gris, et, paisiblement, mit les deux objets dans la poche intérieure de son veston. Germaine Astaing le regardait avec stupeur. – Vous êtes fou, monsieur De quel droit ?… – Ce sont des objets qu'il ne faut pas laisser traîner. Comme ça je suis tranquille. Le juge n'ira pas les chercher dans ma poche. – Mais je vous dénoncerai, monsieur ! fit-elle indignée. La justice sera avertie. – Mais non, mais non, fit-il en riant, vous ne direz rien ! La justice n'a rien à voir là-dedans. Le conflit qui vous divise doit être réglé entre vous deux. Quelle idée de mêler la justice à tous les incidents de la vie ! Mme Astaing était suffoquée. – Mais vous n'avez aucun titre pour parler ainsi, monsieur ! Qui donc êtes-vous ? Un ami de cette femme ? – Depuis que vous l'attaquez, oui. – Mais si je l'attaque, c'est qu'elle est coupable. Car vous ne pouvez pas le nier… elle a tué son mari… – Je ne le nie pas, déclara Rénine, d'un air calme. Nous sommes tous d'accord sur ce point. Jacques d'Imbreval a été tué par sa femme. Mais, je le répète, la justice ne doit pas connaître la vérité. – Elle la saura par moi, monsieur, je vous le jure. Il faut que cette femme soit punie… elle a tué. Rénine s'approcha d'elle, et, lui touchant l'épaule : – Vous me demandiez tout à l'heure à quel titre j'intervenais. Et vous, madame ? – J'étais l'amie de Jacques d'Imbreval. – L'amie seulement ? Elle fut un peu décontenancée, mais se redressa aussitôt et reprit : – J'étais son amie, et mon devoir est de le venger. – Vous garderez le silence, cependant, comme il l'a gardé. – Il n'a pas su, lui, avant de mourir. – C'est ce qui vous trompe. Il aurait pu accuser sa femme, il a eu tout le temps de l'accuser, et il n'a rien dit. – Pourquoi ? – À cause de ses enfants. Mme Astaing ne désarmait pas, et son attitude marquait la même volonté de vengeance et la même exécration. Mais, malgré tout, elle subissait l'influence de Rénine. Dans la petite pièce close où tant de haine s'entrechoquait, il devenait peu à peu le maître, et Germaine Astaing comprenait que Mme d'Imbreval sentait tout le réconfort de cet appui inattendu qui s'offrait au bord de l'abîme. – Je vous remercie, monsieur, dit Thérèse. Puisque vous avez vu clair dans tout cela, vous savez aussi que c'est pour mes enfants que je ne me suis pas livrée à la justice. Sans quoi, je suis si lasse ! … Ainsi la scène changeait et les choses prenaient un aspect différent. Grâce à quelques mots jetés dans le débat, il arrivait que la coupable redressait la tête et se rassurait, tandis que l'accusatrice hésitait et semblait inquiète. Et il arrivait que celleci n'osait plus parler, et que l'autre touchait à cet instant où l'on éprouve le besoin de sortir du silence pour prononcer tout naturellement les paroles qui avouent et qui soulagent. – Maintenant, lui dit Rénine avec la même douceur, je crois que vous pouvez et que vous devez vous expliquer. – Oui… oui… je le crois également, dit-elle… Je dois répondre à cette femme… La vérité toute simple, n'est-ce pas ? … Elle pleurait de nouveau, prostrée dans un fauteuil, montrant elle aussi un visage vieilli et ravagé par la douleur, et, tout bas, sans colère, en petites phrases hachées, elle scanda : – Voilà quatre ans qu'elle était sa maîtresse… Ce que j'ai souffert… C'est elle-même qui m'a révélé leur liaison… par méchanceté… Elle me détestait plus encore qu'elle n'aimait Jacques… et, chaque jour, c'étaient de nouvelles blessures… des coups de téléphone où elle me parlait de ses rendez-vous… À force de me faire souffrir, elle espérait que je me tuerais… J'y ai pensé quelquefois, mais j'ai tenu bon, pour les enfants… Jacques faiblissait cependant. Elle exigeait de lui le divorce… et il s'y laissait aller peu à peu… dominé par elle et par son frère, qui est plus sournois qu'elle, mais aussi dangereux. Je sentais tout cela… Jacques devenait dur avec moi… Il n'avait pas le courage de partir, mais j'étais l'obstacle, et il m'en voulait… Mon Dieu, quelle torture ! – Il fallait lui rendre sa liberté, s'écria Germaine Astaing. On ne tue pas un homme parce qu'il veut divorcer. Thérèse secoua la tête et répondit : – Ce n'est pas parce qu'il voulait divorcer que je l'ai tué. S'il l'avait voulu réellement, il serait parti et que pouvais-je faire ? Mais tes plans avaient changé, Germaine, le divorce ne te suffisait pas, et c'est une autre chose que tu avais obtenue de lui, une autre chose bien plus grave que ton frère et toi aviez exigée… et à laquelle il avait consenti… par lâcheté… malgré lui… – Que veux-tu dire ? balbutia Germaine… Quelle autre chose ? – Ma mort. – Tu mens ! s'écria Mme Astaing. Thérèse ne haussa pas la voix. Elle ne fit aucun geste de haine ou d'indignation, et répéta simplement : – Ma mort, Germaine. J'ai lu tes dernières lettres, six lettres de toi qu'il avait eu la folie d'oublier dans son portefeuille, six lettres où le mot terrible n'est pas écrit, mais où chaque ligne le laisse entrevoir. J'ai lu cela en tremblant ! Jacques en arriver là !… Pourtant, pas une seconde l'idée de le frapper, lui, ne m'est venue. Une femme comme moi, Germaine, ne tue pas volontairement… Si j'ai perdu la tête… c'est plus tard… par ta faute… Elle tourna la tête du côté de Rénine, comme pour lui demander s'il n'y avait point péril à ce qu'elle parlât et divulguât la vérité. – Soyez sans crainte, dit-il, je réponds de tout. Elle passa sa main sur son front. L'horrible scène revivait en elle et la torturait… Germaine Astaing ne remuait pas, les bras croisés, les yeux troubles, tandis qu'Hortense Daniel attendait éperdument l'aveu du crime, et l'explication de l'impénétrable mystère. – C'est plus tard, reprit-elle, et par ta faute, Germaine. J'avais remis le portefeuille dans le tiroir où il était caché, et, ce matin, je ne dis rien à Jacques… Je ne voulais pas lui dire que je savais… C'était trop affreux … Pourtant, il fallait se hâter… tes lettres annonçaient ton arrivée secrète, pour aujourd'hui… Je pensai d'abord à m'enfuir, à sauter dans le train… Machinalement, j'avais pris ce poignard pour me défendre… Mais quand Jacques et moi nous sommes venus sur la plage, j'étais résignée… Oui, j'acceptais de mourir… Que je meure, pensais-je, et que tout ce cauchemar finisse ! Seulement, pour mes enfants, je voulais que ma mort parût accidentelle et que Jacques n'en fût pas accusé. C'est pour cela que ton plan de promenade sur la falaise me convenait… Une chute du haut d'une falaise semble toute naturelle… Jacques me quitta donc pour aller dans sa cabine, d'où il devait plus tard te rejoindre aux Trois-Mathildes. En route, au-dessous de la terrasse, il laissa tomber la clef de cette cabine. Je descendis et me mis à chercher avec lui… Et c'est là… par ta faute… oui, Germaine, par ta faute. Le portefeuille de Jacques avait glissé de la poche de son veston sans qu'il s'en aperçût, et, en même temps que ce portefeuille, une photographie que je reconnus aussitôt… une photographie qui date de cette année et qui me représente avec mes deux enfants. Je la ramassai… et je vis… Tu sais bien ce que je vis, Germaine. Au lieu de moi, sur l'épreuve, c'était toi… Tu m'avais effacée et remplacée par toi, Germaine ! C'était ton visage. Un de tes bras enlaçait le cou de ma fille aînée et l'autre reposait sur tes genoux… C'était toi, Germaine, la femme de mon mari… toi, la future mère de mes enfants… toi, qui allais les élever… toi… toi !… Alors, j'ai perdu la tête. J'avais le poignard… Jacques était baissé… J'ai frappé… Il n'y avait pas un mot de sa confession qui ne fût rigoureusement vrai. Ceux qui l'écoutaient en avaient l'impression profonde, et, pour Hortense et Rénine, rien n'était plus poignant et plus tragique. Elle s'était rassise, à bout de forces. Cependant, elle continuait à prononcer des mots inintelligibles, et ce n'est que peu à peu, en se penchant sur elle, que l'on put entendre : – Je croyais qu'on allait crier autour de nous et m'arrêter… Rien. Cela s'était produit de telle façon et dans de telles conditions que personne n'avait rien vu. Bien plus, Jacques s'était redressé en même temps que moi, et voilà qu'il ne tombait pas Non, il ne tombait pas ! Lui que j'avais frappé, il restait debout ! De la terrasse où j'étais remontée, je l'aperçus. Il avait remis sa veste sur ses épaules, évidemment pour cacher sa blessure, et il s'éloignait sans vaciller… ou si peu que moi seule pouvais m'en rendre compte. Il causa même avec des amis qui jouaient aux cartes, puis il se dirigea vers sa cabine et disparut. Moi, au bout d'un moment, je rentrai. J'étais persuadée que tout cela n'était qu'un mauvais rêve… que je n'avais pas tué… ou que du moins la blessure était légère. Jacques allait sortir… J'en étais certaine. De mon balcon je surveillais… Si j'avais pu croire une seconde qu'il avait besoin d'assistance, j'aurais couru làbas… Mais, vraiment, je n'ai pas su… je n'ai pas deviné… On parle de pressentiment… c'est faux. J'étais absolument calme, comme on l'est justement après un cauchemar dont le souvenir s'efface. Non, je vous le jure, je n'ai rien su… jusqu'à l'instant… Elle s'interrompit. Les sanglots l'étouffaient. Rénine acheva : – Jusqu'à l'instant où l'on vint vous avertir, n'est-ce pas ? Thérèse balbutia : – Oui… C'est alors seulement que j'eus conscience de mon acte… et je sentis que je devenais folle et que j'allais crier à tous ces gens : « Mais c'est moi Ne cherchez pas. Voici le poignard… C'est moi la coupable. » Oui, j'allais crier cela, quand tout à coup je le vis, lui, mon pauvre Jacques… On l'apportait… Il avait une figure très paisible… très douce… Et, devant lui, je compris mon devoir… comme il avait compris le sien... Pour les enfants, il s'était tu. Je me tairais aussi. Coupables tous les deux du meurtre dont il était victime, l'un et l'autre nous devions tout faire pou que le crime ne retombât pas sur eux… Dans son agonie, il avait eu la vision claire de cela… il avait eu le courage inouï de marcher, de répondre, à ceux qui l'interrogeaient, et de s'enfermer pour mourir. Il avait fait cela effaçant d'un coup toutes ses fautes, et, par là même, m'accordant son pardon, puisqu'il ne me dénonçait pas… et qu'il m'ordonnait de me taire… et de me défendre… contre tous… contre toi, surtout, Germaine Elle prononça ces dernières paroles avec plus de fermeté. Bouleversé d'abord par l'acte inconscient qu'elle avait commis en tuant son mari, elle retrouvait un peu de force en pensant à ce qu'il avait fait, lui, et en s'armant elle-même d'une pareille énergie. En face de l'intrigante dont la haine les avait conduits tous deux jusqu'à la mort et jusqu'au crime, elle serrait les poings, prête à la lutte, toute frémissante de volonté. Elle ne bronchait pas, Germaine Astaing. Elle avait écouté sans un mot, avec un visage implacable dont l'expression prenait plus de dureté à mesure que les aveux de Thérèse devenaient plus précis. Aucune émotion ne semblait l'attendrir et aucun remord la pénétrer. Tout au plus, vers la fin, ses lèvres minces eurent-elles un léger sourire, comme si elle se fût réjouie de la façon dont les événements avaient tourné. Elle tenait sa proie. Lentement, les yeux levés vers une glace, elle rajusta son chapeau et se mit de la poudre de riz. Puis elle marcha vers la porte. Thérèse se précipita. – Où vas-tu ? – Où ça me plaît. – Voir le juge d'instruction ? – Probable. – Tu ne passeras pas ! – Soit. Je l'attendrai ici. – Et tu lui diras ?… – Parbleu ! tout ce que tu as dit, tout ce que tu as eu la naïveté de me dire. Comment douterait-il ? Tu m'as donné toutes les explications. Thérèse la saisit aux épaules. – Oui, mais je lui en donnerai d'autres, en même temps, Germaine, et qui te concernent, toi. Si je suis perdue, tu le seras aussi. – Tu ne peux rien contre moi. – Je peux te dénoncer, montrer les lettres. – Quelles lettres ? – Celles où ma mort est résolue. – Mensonges ! Thérèse. Tu sais bien que ce fameux complot contre toi n'existe que dans ton imagination. Ni Jacques ni moi ne voulions ta mort. – Tu la voulais, toi. Tes lettres te condamnent. – Mensonges. C'étaient des lettres d'une amie à un ami. – Des lettres de maîtresse et de complice. – Prouve-le. – Elles sont là, dans le portefeuille de Jacques. – Non. – Qu'est-ce que tu dis ? – Je dis que ces lettres m'appartenaient. Je les ai reprises… Ou plutôt mon frère les a reprises. – Tu les as volées, misérable ! et tu vas me les rendre, s'écria Thérèse en la bousculant. – Je ne les ai plus. Mon frère les a gardées. Il les a emportées. – Il me les rendra. – Il est parti. – On le retrouvera. – On le retrouvera certainement, mais pas les lettres. De telles lettres se déchirent. Thérèse chancela et tendit les mains du côté de Rénine d'un air désespéré. Rénine prononça : – Ce qu'elle dit est la vérité. J'ai suivi le manège du frère, tandis qu'il fouillait dans votre sac. Il a pris votre portefeuille, il l'a visité devant sa sœur, il est revenu le remettre en place, et il est parti avec les lettres. Rénine fit une pause et ajouta : – Ou du moins avec cinq des lettres. La phrase fut prononcée négligemment, mais, tous, ils en saisirent l'importance considérable. Les deux femmes se rapprochèrent de lui. Que voulait-il dire ? Si Frédéric Astaing n'avait emporté que cinq lettres, où donc se trouvait la sixième ? – Je suppose, dit Rénine, que, quand le portefeuille a glissé sur le galet, cette lettre s'en est échappée en même temps que la photographie et que M. d'Imbreval a dû la ramasser. Qu'en savez-vous ? Qu'en Mme Astaing d'un ton saccadé. savez-vous ? demanda – Je l'ai retrouvée dans la poche de son veston de flanelle, que l'on avait accroché près du lit. La voici. Elle est signée Germaine Astaing, et elle suffit amplement à établir les intentions de celle qui l'écrivit et les conseils de meurtre qu'elle donnait à son amant. Je suis même confondu qu'une telle imprudence ait pu être commise par une femme aussi habile. Mme Astaing était livide et si décontenancée qu'elle ne chercha pas à se défendre. Rénine continua, en s'adressant à elle : – Pour moi, madame, vous êtes responsable de tout ce qui s'est passé. Ruinée sans doute, à bout de ressources, vous avez voulu profiter de la passion que vous inspiriez à M. d'Imbreval pour vous faire épouser malgré tous les obstacles et pour mettre la main sur sa fortune. Cet esprit de lucre, ces calculs abominables, j'en ai la preuve et je pourrai la fournir. Quelques minutes après moi, vous avez fouillé dans la poche de ce veston de flanelle. J'en avais enlevé la sixième lettre, mais j'y avais laissé un bout de papier, que vous cherchiez ardemment et qui, lui aussi, avait dû tomber du portefeuille. C'était un chèque au porteur de 100,000 francs, signé par M. d'Imbreval au profit de votre frère… Simple cadeau de noces… ce qu'on appelle une épingle de cravate. Selon vos instructions, votre frère a filé en auto vers Le Havre et, sans aucun doute, s'est présenté avant quatre heures à la banque où cette somme était déposée. Je dois vous avertir, en passant, qu'il ne la touchera pas, car j'ai fait téléphoner à cette banque pour annoncer l'assassinat de M. d'Imbreval, ce qui suspend tout paiement. De tout cela, il résulte que la justice aura entre les mains, si vous persistez dans vos projets de vengeance, toutes les preuves nécessaires contre vous et votre frère. Je pourrais y ajouter, comme témoignage édifiant, le récit de la conversation téléphonique que l'on a surprise entre votre frère et vous la semaine dernière, conversation où vous parliez en espagnol mitigé de javanais. Mais je suis sûr que vous ne m'obligerez pas à ces mesures extrêmes et que nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas ? Rénine s'exprimait avec un calme impressionnant et la désinvolture d'un monsieur qui sait que personne n'élèvera la moindre objection contre ses paroles. Il semblait vraiment ne pas pouvoir se tromper. Il évoquait les événements tels qu'ils s'étaient produits et en tirait les conclusions inévitables qu'ils comportaient en bonne logique. Il n'y avait qu'à se soumettre. Mme Astaing le comprit. Des natures comme la sienne, violentes, acharnées tant que le combat est possible et qu'il reste un peu d'espoir, se laissent aisément dominer dans la défaite. Germaine était trop intelligente pour ne pas sentir que la moindre tentative de révolte serait brisée par un tel adversaire. Elle était entre ses mains. En de pareils cas, on s'incline. Elle ne joua donc aucune comédie, et ne se livra à aucune démonstration, menace, explosion de rage, crise de nerfs, etc. Elle s'inclina. – Nous sommes d'accord, dit-elle. Qu'exigez-vous ? – Allez-vous-en. – Si jamais on invoque votre témoignage ? – On ne l'invoquera pas. – Cependant… – Répondez que vous ne savez rien. Elle s'en alla. Au seuil de la porte, elle hésita, puis, entre ses dents : – Le chèque ? dit-elle. Rénine regarda Mme d'Imbreval qui déclara : – Qu'elle le garde. Je ne veux pas de cet argent. Lorsque Rénine eut donné à Thérèse d'Imbreval des instructions précises sur la façon dont elle devait se comporter et répondre aux questions qui lui seraient posées, il quitta le chalet, accompagné d'Hortense Daniel. Là-bas, sur la plage, le juge et le procureur continuaient leur enquête, prenaient des mesures, interrogeaient les témoins et se concertaient entre eux. – Quand je songe, dit Hortense, que vous avez sur vous le poignard et le portefeuille de M. d'Imbreval ! – Et cela vous semble infiniment dangereux ? dit-il en riant. Moi, cela me semble infiniment comique. – Vous n'avez pas peur ? – De quoi ? – Que l'on se doute de quelque chose ? – Seigneur Dieu ! on ne se doutera de rien ! Nous allons raconter à ces braves gens ce que nous avons vu, témoignage qui ne fera qu'augmenter leur embarras, puisque nous n'avons rien vu du tout. Par prudence, nous resterons un jour ou deux pour veiller au grain. Mais l'affaire est réglée. Ils n'y verront jamais que du feu. – Cependant, vous avez deviné, vous, et dès la première minute. Pourquoi ? – Parce que, au lieu de chercher midi à quatorze heures, comme on le fait en général, je me pose toujours la question comme elle doit être posée, et la solution vient tout naturellement. Un monsieur entre dans sa cabine et s'y enferme. On l'y trouve mort, une demi-heure plus tard. Personne ne s'y est introduit. Que s'est-il passé ? Pour moi, la réponse est immédiate. Pas même besoin de réfléchir. Puisque le crime n'a pas été commis dans la cabine, c'est qu'il a été commis auparavant et que le monsieur, en entrant dans sa cabine, était déjà frappé à mort. Et tout de suite, en l'espèce, la vérité m'est apparue. Mme d'Imbreval, qui devait être tuée ce soir, a pris les devants, et, tandis que son mari se baissait, en une seconde d'égarement, elle a tué. Il n'y avait plus qu'à chercher les motifs de son acte. Quand je les ai connus, j'ai marché à fond pour elle. Voilà toute l'histoire. Le soir commençait à tomber. Le bleu du ciel devenait plus sombre, la mer plus paisible encore. – À quoi pensez-vous ? demanda Rénine au bout d'un moment. – Je pense, dit-elle, que si j'étais victime à mon tour de quelque machination, je garderais confiance en vous, quoi qu'il arrive, confiance envers et contre tous. Je sais, comme je sais que j'existe, que vous me sauveriez, quels que soient les obstacles. Il n'y a pas de limite à votre volonté. Il dit, très bas : – Il n'y a pas de limite à mon désir de vous plaire. CHAPITRE 4 Le film révélateur – Regardez donc celui qui joue le maître d'hôtel… dit Serge Rénine. – Qu'est-ce qu'il a de particulier ? demanda Hortense. Ils se trouvaient en matinée dans un cinéma des boulevards où la jeune femme avait entraîné Rénine pour y voir une interprète qui la touchait de près. Rose-Andrée, que l'affiche mettait en vedette, était sa demi-sœur, leur père s'étant marié deux fois. Depuis quelques années, fâchées l'une avec l'autre, elles ne s'écrivaient même plus. Belle créature aux gestes souples et au visage rieur, Rose-Andrée, après avoir fait du théâtre sans beaucoup de succès, venait de se révéler au cinéma comme une interprète de grand avenir. Ce soir-là elle animait de son entrain et de sa beauté ardente un film assez médiocre par lui-même : La Princesse Heureuse. Sans répondre directement, Rénine reprit, pendant une pause de la représentation : – Je me console de mauvais films en observant les personnages secondaires. Comment ces pauvres diables, à qui l'on fait répéter dix ou vingt fois certaines scènes, ne penseraient-ils pas souvent, lors de la « prise définitive », à autre chose qu'à ce qu'ils jouent ? Ce sont ces petites distractions, où perce un peu de leur âme ou de leur instinct, qui sont amusantes à noter. Ainsi, tenez, ce maître d'hôtel… L'écran montrait maintenant une table luxueusement servie que présidait la Princesse Heureuse entourée de tous ses amoureux. Une demi-douzaine de domestiques allaient et venaient, dirigés par le maître d'hôtel, grand gaillard au mufle épais, à la figure vulgaire, dont les sourcils énormes se rejoignaient en une seule ligne. – Une tête de brute, dit Hortense. Que voyez-vous en lui de spécial ? – Examinez la façon dont il regarde votre sœur, et s'il ne la regarde pas plus souvent qu'il ne devrait… – Ma foi, jusqu'ici, il ne me semble pas, objecta Hortense… – Mais si, affirma le prince Rénine, il est évident qu'il éprouve dans la vie pour Rose-Andrée des sentiments personnels qui n'ont aucun rapport avec son rôle de domestique anonyme. Nul ne s'en doute peut-être, dans la réalité, mais sur l'écran, quand il ne se surveille pas, ou quand il croit que ses camarades de répétition ne peuvent le voir, son secret lui échappe. Tenez… L'homme ne bougeait plus. C'était la fin du repas. La princesse buvait une coupe de champagne, et il la contemplait de ses deux yeux luisants que voilaient à demi ses lourdes paupières. Deux fois encore, ils surprirent en lui de ces expressions singulières auxquelles Rénine attribuait une signification passionnée qu'Hortense mettait en doute. – C'est sa façon de regarder, à cet homme, disait-elle. L'épisode se termina. Il y en avait un second. La notice du programme annonçait « qu'un an s'était écoulé et que la Princesse Heureuse vivait dans une jolie chaumière normande, tout enguirlandée de plantes grimpantes, avec le musicien peu fortuné qu'elle avait choisi comme époux ». Toujours heureuse, d'ailleurs, ainsi qu'on put le constater sur l'écran, la princesse était toujours également séduisante, et toujours assiégée par les prétendants les plus divers. Bourgeois et nobles, financiers et paysans, tous les hommes tombaient en pâmoison devant elle, et, plus que tous, une sorte de rustre solitaire, un bûcheron velu et à demi-sauvage qu'elle rencontrait dans toutes ses promenades. Armé de sa hache, redoutable et sournois, il rôdait autour de la chaumière et l'on sentait avec effroi qu'un péril menaçait la Princesse Heureuse. – Tiens, tiens, chuchota Rénine, vous savez qui c'est, l'homme des bois ? – Non. – Le maître d'hôtel, tout simplement. On a pris le même interprète pour les deux rôles. De fait, malgré la déformation de la silhouette, sous la démarche pesante, sous les épaules voûtées du bûcheron, se retrouvaient les attitudes et les gestes du maître d'hôtel, de même que sous la barbe inculte et sous les longs cheveux épais, on reconnaissait la face rasée de tout à l'heure, le mufle de bête et la ligne touffue des sourcils. Au loin, la princesse sortit de la chaumière. L'homme se cacha derrière un massif. De temps en temps, l'écran montrait, en proportion démesurée, ses yeux féroces ou ses mains d'assassin aux pouces énormes. – Il me fait peur, dit Hortense ; il est terrifiant de réalité. – Parce qu'il joue pour son propre compte, fit Rénine. Vous comprenez bien que, dans l'intervalle des trois ou quatre mois qui semblent séparer les époques où les deux films furent tournés, son amour a fait des progrès, et, pour lui, ce n'est pas la princesse qui vient, mais Rose-Andrée. L'homme s'accroupit. La victime approchait, allègre et sans méfiance. Elle passa, entendit du bruit, s'arrêta, et regarda d'un air souriant qui devint attentif, puis inquiet, puis de plus en plus anxieux. Le bûcheron avait écarté les branches et traversait le massif. Ils se trouvaient ainsi l'un en face de l'autre. Il ouvrit les bras comme pour la saisir. Elle voulut crier, appeler an secours, mais elle suffoquait, et les bras se refermèrent sur elle sans qu'elle pût opposer la moindre résistance. Alors il la chargea sur son épaule et se mit à galoper. – Êtes-vous convaincue ? murmura Rénine. Croyez-vous que cet acteur de vingtième ordre aurait eu cette puissance et cette énergie s'il s'agissait d'une autre femme que RoseAndrée ? Le bûcheron, cependant, arrivait au bord d'un large fleuve, près d'une vieille barque échouée dans la vase. Il y coucha le corps inerte de Rose-Andrée, défit l'amarre et se mit à remonter le fleuve en suivant la rive. Plus tard on le vit atterrir, puis franchir la lisière d'une forêt et s'enfoncer parmi de grands arbres et des amoncellements de roches. Ayant déposé la princesse, il déblaya l'entrée d'une caverne, où le jour se glissait par une fente oblique. Une série de projections montra l'affolement du mari, les recherches, la découverte de petites branches cassées par la Princesse Heureuse et qui indiquaient la route suivie. Puis ce fut le dénouement, la lutte effroyable entre l'homme et la femme et, au moment où la femme, vaincue, à bout de forces, est renversée, l'irruption brusque du mari et le coup de feu qui abat la bête fauve… Il était quatre heures, lorsqu'ils sortirent du cinéma. Rénine, que son automobile attendait, fit signe au chauffeur de le suivre. Ils marchèrent tous deux par les boulevards et la rue de la Paix, et Rénine, après un long silence dont la jeune femme s'inquiétait malgré elle, lui demanda : – Vous aimez votre sœur ? – Oui, beaucoup. – Cependant vous êtes fâchées ? – Je l'étais du temps de mon mari. Rose est une femme assez coquette avec les hommes. J'ai été jalouse, et vraiment sans motif. Mais pourquoi cette question ? – Je ne sais pas… ce film me poursuit, et l'expression de cet homme était si étrange ! Elle lui prit le bras et vivement : – Enfin, quoi, parlez ! Que supposez-vous ? – Ce que je suppose ? Tout et rien. Mais je ne puis m'empêcher de croire que votre sœur ait été en danger. – Simple hypothèse. – Oui, mais une hypothèse fondée sur des faits qui m'impressionnent. À mon avis, la scène de l'enlèvement représente, non pas l'agression de l'homme des bois contre la Princesse Heureuse, mais une attaque violente et forcenée d'un interprète contre la femme qu'il convoite. Certes, cela s'est passé dans les limites imposées par le rôle, et personne n'y a vu que du feu, personne, sauf peut-être Rose-Andrée. Mais moi, j'ai surpris des éclairs de passion qui ne laissent aucun doute, des regards où il y avait de l'envie, et même la volonté du meurtre, des mains contractées, toutes prêtes à étrangler, vingt détails enfin qui me prouvent qu'à cette époque-là l'instinct de cet homme le poussait à tuer cette femme qui ne pouvait lui appartenir. – Soit, à cette époque, peut-être, dit Hortense. Mais la menace est conjurée puisque des mois se sont écoulés. – Évidemment… évidemment… mais tout de même, je veux me renseigner. – Près de qui ? – Auprès de la Société Mondiale qui a tourné le film. Tenez, voici les bureaux de la Société. Voulez-vous monter dans l'automobile et attendre quelques minutes ? Il appela Clément, son chauffeur, et s'éloigna. Au fond, Hortense demeurait sceptique. Toutes ces manifestations d'amour, dont elle ne niait ni l'ardeur, ni la sauvagerie, lui avaient semblé le jeu rationnel d'un bon interprète. Elle n'avait rien saisi de tout le drame redoutable que Rénine prétendait avoir deviné, et se demandait s'il ne péchait pas par excès d'imagination. – Eh bien ! lui dit-elle, non sans ironie, quand il revint, où en êtes vous ? Du mystère ? Des coups de théâtre ? – Suffisamment, fit-il d'un air soucieux. Elle se troubla aussitôt. – Que dites-vous ? Il raconta, d'un trait : – Cet homme s'appelle Dalbrèque. C'est un être assez bizarre, renfermé, taciturne, et qui se tenait toujours à l'écart de ses camarades. On ne s'est jamais aperçu qu'il fût particulièrement empressé auprès de votre sœur. Cependant, son interprétation, à la fin du second épisode, parut si remarquable qu'on l'engagea pour un nouveau film. Il tourna donc en ces derniers temps. Il tourna aux environs de Paris. On était content de lui, lorsque soudain un événement insolite se produisit. Le vendredi 18 septembre, au matin, il crocheta le garage de la Société Mondiale et fila dans une superbe limousine, après avoir raflé la somme de 25,000 francs. On porta plainte, et la limousine fut retrouvée, le dimanche, aux environs de Dreux. Hortense qui écoutait, un peu pâle, insinua : – Jusqu'ici… aucun rapport… – Si. Je me suis enquis de ce qu'était devenue Rose-Andrée. Votre sœur a voyagé cet été, puis elle est restée une quinzaine dans le département de l'Eure où elle possède une propriété, précisément la chaumière où l'on a tourné La Princesse Heureuse. Appelée en Amérique par un engagement, elle est revenue à Paris, a fait enregistrer ses bagages à la gare SaintLazare et s'en est allée vendredi le 18 septembre avec l'intention de coucher au Havre et de prendre le bateau du samedi. – Vendredi le 18… balbutia Hortense… le même jour que cet homme… Il l'aura enlevée. – Nous allons le savoir, dit Rénine. Clément, à la Compagnie Transatlantique. Cette fois, Hortense l'accompagna dans les bureaux et s'informa elle-même près de la direction. Les recherches aboutirent rapidement. Une cabine avait été retenue par Rose-Andrée sur le paquebot La Provence. Mais le paquebot était parti sans que la passagère se fût présentée. Le lendemain seulement, on recevait au Havre un télégramme, signé Rose-Andrée, annonçant un retard et demandant que l'on gardât les bagages en consigne. Le télégramme venait de Dreux. Hortense sortit en chancelant. Il ne semblait pas possible que l'on pût expliquer toutes ces coïncidences autrement que par un attentat. Les événements se groupaient selon l'intuition profonde de Rénine. Prostrée dans l'automobile, elle l'entendit qui donnait comme adresse la préfecture de police. Ils traversèrent le centre de Paris. Puis elle resta seule sur un quai quelques instants. – Venez, dit-il en ouvrant la portière. – Du nouveau ? On vous a reçu ? demanda-t-elle anxieusement. – Je n'ai pas cherché à être reçu. Je voulais seulement me mettre en rapport avec l'inspecteur Morisseau, celui qui me fut envoyé l'autre jour, dans l'affaire Dutreuil. Si l'on sait quelque chose, nous le saurons par lui. – Eh bien ? – À cette heure-ci, il est dans un petit café, que vous voyez là-bas sur la place. Ils y entrèrent et s'assirent devant une table isolée où l'inspecteur principal lisait son journal. Tout de suite, il les reconnut. Rénine lui serra la main, et, sans préambule : – Je vous apporte une affaire intéressante, brigadier, et qui peut vous mettre en relief. Peut-être d'ailleurs êtes-vous au courant ?… – Quelle affaire ? – Dalbrèque. Morisseau parut surpris. Il hésita, et d'un ton prudent : – Oui, je sais… les journaux ont parlé de ça… vol d'automobile… 25,000 francs barbotés… Les journaux parleront aussi demain d'une découverte que nous venons de faire à la Sûreté, à savoir que Dalbrèque serait l'auteur d'un assassinat qui fit beaucoup de bruit l'an dernier, celui du bijoutier Bourguet. – Il s'agit d'autre chose, affirma Rénine. – De quoi donc ? – D'un enlèvement commis par lui, dans la journée du samedi 19 septembre. – Ah ! vous savez ? – Je sais. – En ce cas, déclara l'inspecteur qui se décida, allons-y. Samedi le 19 septembre, en effet, en pleine rue, en plein jour, une dame qui faisait des emplettes fut enlevée par trois bandits dont l'automobile s'enfuit à toute allure. Les journaux ont rapporté l'incident, mais sans donner le nom de la victime ni des agresseurs, et cela pour cette bonne raison, c'est qu'on ne savait rien. C'est seulement hier que, envoyé au Havre avec quelques hommes, j'ai réussi à identifier un des bandits. Le vol des 25,000 francs, le vol de l'auto, l'enlèvement de la jeune femme, même origine. Un seul coupable : Dalbrèque. Quant à la jeune femme, aucun renseignement. Toutes nos recherches ont été vaines. Hortense n'avait pas interrompu le récit de l'inspecteur. Elle était bouleversée. Quand il eut fini, elle soupira : – C'est effrayant… la malheureuse est perdue… il n'y a aucun espoir… S'adressant à Morisseau, Rénine expliqua : – La victime est la sœur, ou plus exactement la demi-sœur de madame… C'est une interprète de cinéma très connue, RoseAndrée… Et, en quelques mots, il raconta les soupçons qu'il avait eus en voyant le film de La Princesse Heureuse et l'enquête qu'il poursuivait personnellement. Il y eut un long silence autour de la petite table. L'inspecteur principal, cette fois encore, confondu par l'ingéniosité de Rénine, attendait ses paroles. Hortense l'implorait du regard, comme s'il pouvait aller du premier coup jusqu'au fond du mystère. Il demanda à Morisseau : – C'est bien trois hommes qu'il y avait à bord de l'auto ? – Oui. – Trois également à Dreux ? – Non. À Dreux, on n'a relevé les traces que de deux hommes. – Dont Dalbrèque ? – Je ne crois pas. Aucun des signalements ne correspond au sien. Il réfléchit encore quelques instants, puis, déplia sur la table une grande carte routière. Un nouveau silence. Après quoi, il dit à l'inspecteur : – Vous avez laissé vos camarades au Havre ? – Oui, deux inspecteurs. – Pouvez-vous leur téléphoner ce soir ? – Oui. – Et demander deux autres inspecteurs à la Sûreté ? – Oui. – Eh bien rendez-vous demain à midi. – Où ? – Ici. Et du doigt, il appuya sur un point de la carte, qui était marqué « Le chêne à la cuve », et qui se trouvait en pleine forêt de Brotonne, dans le département de l'Eure. – Ici, répéta-t-il. C'est ici que le soir de l'enlèvement, Dalbrèque a cherché un refuge. À demain, monsieur Morisseau, soyez exact au rendez-vous. Cinq hommes, ce n'est pas de trop pour capturer une bête de cette taille. L'inspecteur n'avait pas bronché. Ce diable d'individu le stupéfiait. Il paya sa consommation, se leva, fit machinalement le salut militaire et sortit en marmottant : – On y sera, monsieur. Le lendemain, à huit heures, Hortense et Rénine quittaient Paris dans une vaste limousine que conduisait Clément. Le voyage fut silencieux. Hortense, malgré sa foi dans le pouvoir extraordinaire de Rénine, avait passé une nuit mauvaise et songeait avec angoisse au dénouement de l'aventure. On approchait. Elle lui dit : – Quelle preuve avez-vous qu'il l'ait conduite dans cette forêt ? De nouveau il déploya la carte sur ses genoux et il fit voir à Hortense que, si l'on trace une ligne du Havre, ou plutôt de Quillebeuf (où l'on traverse la Seine) jusqu'à Dreux (où l'auto fut retrouvée) cette ligne touche aux lisières occidentales de la forêt de Brotonne. – Or, ajouta-t-il, c'est dans la forêt de Brotonne, d'après ce que l'on m'a dit à la Société Mondiale, que fut tournée La Princesse Heureuse. Et la question qui se pose est celle-ci : maître de Rose-Andrée, Dalbrèque, en passant le samedi à proximité de la forêt, n'a-t-il pas eu l'idée d'y cacher sa proie, tandis que les deux complices continuaient sur Dreux et rentraient à Paris ? La grotte est là, toute proche. Comment ne pas y aller ? N'est-ce pas en courant vers cette grotte, quelques mois auparavant, qu'il tenait dans ses bras, contre lui, à portée de ses lèvres, la femme qu'il aimait et qu'il vient de conquérir ? Pour lui, logiquement, fatalement, l'aventure recommence. Mais, cette fois, en pleine réalité… Rose-Andrée est captive. Pas de secours possible. La forêt est immense et déserte. Cette nuitlà, ou l'une des nuits suivantes, il faut que Rose-Andrée s'abandonne… Hortense frissonna. – Ou qu'elle meure. Ah ! Rénine, nous arrivons trop tard. – Pourquoi ? – Pensez donc ! trois semaines… Vous ne supposez pas qu'il la tienne enfermée là depuis tant de temps ! – Certes non, l'endroit que l'on m'a indiqué se trouve à un croisement de routes et la retraite n'est pas sûre. Mais nous y découvrirons sûrement quelque indice. Ils déjeunèrent en route, un peu avant midi, et pénétrèrent dans les hautes futaies de Brotonne, antique et vaste forêt toute pleine de souvenirs romains et de vestiges du Moyen Age. Rénine, qui l'avait souvent parcourue, dirigea l'auto vers un chêne célèbre à dix lieues à la ronde, dont les branches, en s'évasant, formaient une large cuve. L'auto s'arrêta au tournant qui précède et ils allèrent à pied jusqu'à l'arbre. Morisseau les attendait en compagnie de quatre gaillards solides. – Venez, leur dit Rénine, la grotte est à côté, parmi les broussailles. Ils la trouvèrent aisément. D'énormes roches surplombaient une entrée basse où l'on se glissait par un étroit sentier entre des fourrés épais. Il y entra et fouilla de sa lampe électrique les recoins d'une petite caverne aux parois encombrées de signatures et de dessins. – Rien à l'intérieur, dit-il à Hortense et à Morisseau. Mais voici la preuve que je cherchais. Si le souvenir du film a vraiment ramené Dalbrèque vers la grotte de la Princesse Heureuse, nous devons penser qu'il en fut de même pour RoseAndrée. Or, la Princesse Heureuse, dans le film, avait cassé les bouts de branches durant tout le trajet. Et voici justement, à droite de cet orifice, des branches qui ont été récemment brisées. – Soit, dit Hortense. Je vous accorde qu'il y a là une preuve possible de leur passage, mais elle date de trois semaines, et depuis… – Depuis, votre sœur est enfermée dans quelque trou plus isolé. – Ou bien morte et ensevelie sous un monceau de feuilles… – Non, non, dit Rénine, en frappant du pied, il n'est pas croyable que cet homme ait fait tout ce qu'il a fait pour arriver à un meurtre stupide. Il aura patienté. Il aura voulu prendre sa victime par les menaces, par la faim… – Alors ? – Cherchons. – Comment ? – Pour sortir de ce labyrinthe, nous avons un fil conducteur qui est l'intrigue même de La Princesse Heureuse. Suivons-le, en remontant de proche en proche, jusqu'au début. Dans le drame, l'homme des bois, pour amener la Princesse ici, a traversé la forêt après avoir ramé le long du fleuve. La Seine est à un kilomètre de distance. Descendons vers la Seine. Il repartit. Il avançait sans hésitation, l'œil aux aguets, comme un bon chien de chasse que son flair guide sûrement. Suivis de loin par l'auto, ils gagnèrent un groupe de maisons, au bord de l'eau. Rénine alla droit à la maison du passeur et le questionna. Dialogue rapide. Trois semaines auparavant, un lundi matin, cet homme avait constaté la disparition d'une de ses barques. Cette barque, il devait la retrouver dans la vase, une demi-lieue plus bas. – Non loin d'une chaumière où l'on a fait du cinéma, cet été ? demanda Rénine. – Oui. – Et c'est là où nous sommes qu'on avait débarqué une femme enlevée ? – Oui, la Princesse Heureuse ou plutôt Mme Rose-Andrée à qui appartient ce qu'on appelle le Clos-Joli. – La maison est ouverte en ce moment ? – Non. La dame en est partie, il y a un mois, après avoir tout fermé. – Pas de gardien ? – Personne. Rénine se retourna et dit à Hortense : – Aucun doute. C'est la prison qu'il a choisie. La chasse recommença. Ils suivirent tout le chemin de halage, le long de la Seine. Ils marchaient sans bruit sur le gazon des bas-côtés. Le chemin rejoignait la grande route, et il y avait des bois taillis, au sortir desquels ils aperçurent du haut d'un tertre le Clos-Joli, tout entouré de haies. Hortense et Rénine reconnurent la chaumière de la Princesse Heureuse. Les fenêtres étaient barricadées de volets et les sentiers déjà tapissés d'herbe. Ils demeurèrent là plus d'une heure, blottis dans des fourrés. Le brigadier s'impatientait ; la jeune femme avait perdu confiance et ne croyait pas que le Clos-Joli pût servir de prison à sa sœur. Mais Rénine s'obstinait. – Elle est là, vous dis-je. C'est mathématique. Il est impossible que Dalbrèque n'ait pas choisi cet endroit pour l'y tenir captive. Il espère ainsi, dans un milieu qu'elle connaît, la rendre plus docile. Enfin, vis-à-vis d'eux, de l'autre côté du Clos, un pas se fit entendre, lent et assourdi. Une silhouette déboucha sur la route. À cette distance, on ne pouvait voir le visage. Mais la marche pesante, l'allure étaient bien celles de l'homme que Rénine et Hortense avaient vu sur le film. Ainsi, en vingt-quatre heures, sur les vagues indications que peut donner l'attitude d'un interprète, Serge Rénine aboutissait, par un simple raisonnement de psychologie, au cœur même du drame. Ce que le film avait suggéré, le film l'avait imposé à Dalbrèque. Dalbrèque avait agi dans la vie réelle comme dans la vie imaginaire du cinéma, et Rénine, remontant pas à pas le chemin que Dalbrèque remontait lui-même sous l'influence du film, arrivait au lieu même où l'homme des bois tenait emprisonnée la Princesse Heureuse. Dalbrèque semblait vêtu comme un chemineau, de vêtements rapiécés et de loques. Il portait une besace d'où émergeaient le col d'une bouteille et l'extrémité d'une baguette de pain. Sur l'épaule, une hache de bûcheron. Il trouva ouvert le cadenas de la barrière, pénétra dans le verger, et bientôt fut dissimulé par une ligne d'arbustes qui le conduisit vers l'autre façade de la maison. Rénine saisit par le bras Morisseau qui voulait s'élancer. – Mais pourquoi ? demanda Hortense. Il ne faut pas laisser entrer ce bandit… sans quoi… – Et s'il a des complices ? Si l'éveil est donné ? – Tant pis. Avant tout, sauvons ma sœur. – Et si nous arrivons trop tard pour la défendre ? Dans sa rage, il peut la tuer d'un coup de hache. Ils attendirent. Une heure encore s'écoula. L'inaction les irritait. Hortense pleurait par moments. Mais Rénine tint bon, et personne n'osait lui désobéir. Le jour baissa. Déjà les premières ombres du crépuscule s'étendaient sur les pommiers, lorsque, soudain, la porte de la façade qu'ils apercevaient fut ouverte, des clameurs d'épouvante et de triomphe jaillirent, et un couple bondit, couple enlacé où l'on discernait cependant les jambes de l'homme et le corps de la femme qu'il portait dans ses bras, au travers de sa poitrine. – Lui !… lui et Rose !… balbutia Hortense bouleversée… Ah Rénine, sauvez-la… Dalbrèque se mit à courir parmi les arbres, comme un fou, riant et criant. Il faisait, malgré son fardeau, des sauts énormes, ce qui lui donnait un air de bête fantastique, ivre de joie et de carnage. L'une de ses mains, libérée, brandit la hache dont l'éclair étincela… Rose hurlait de terreur. Il traversa le verger en tous sens, galopa le long de la haie puis s'arrêta tout à coup devant un puits et, raidissant les bras, le buste penché, comme s'il voulait la précipiter dans l'abîme. La minute fut affreuse. Allait-il se résoudre à accomplir l'acte effroyable ? Mais ce n'était là, sans doute, qu'une menace dont l'horreur devait induire la jeune femme à l'obéissance, car il repartit subitement, revint en ligne droite vers la porte principale, et s'engouffra dans le vestibule. Un bruit de verrou. La porte fut close. Chose inexplicable, Rénine n'avait pas bougé. De ses deux bras, il barrait la route aux inspecteurs, tandis qu'Hortense, cramponnée à ses vêtements, le suppliait : – Sauvez-la… C'est un fou… Il va la tuer… je vous en prie… Mais, à ce moment, il y eut comme une nouvelle offensive de l'homme contre sa victime. Il apparut à une lucarne qui trouait le pignon entre les ailes de chaume du grand toit, et il recommença son atroce manœuvre, suspendant Rose-Andrée dans le vide et la balançant ainsi qu'une proie qu'on va jeter dans l'espace. Ne put-il se décider ? Ou n'était-ce vraiment qu'une menace ? Jugeât-il Rose suffisamment domptée ? Il rentra. Cette fois Hortense eut gain de cause. Ses mains glacées pressaient la main de Rénine, et il la sentit qui tremblait désespérément. – Oh ! je vous en prie… je vous en prie… qu'attendez-vous ? Il céda : – Oui, dit-il, allons-y. Mais pas trop de hâte. Il faut réfléchir. – Réfléchir ! Mais Rose… Rose qu'il va tuer !… Vous avez vu la hache ?… C'est un fou… Il va la tuer. – Nous avons le temps, affirma-t-il… je réponds de tout. Hortense dut s'appuyer sur lui, car elle n'avait pas la force de marcher. Ils descendirent ainsi du tertre, et choisissant un endroit que dissimulaient les frondaisons des arbres, il aida la jeune femme à franchir la haie. D'ailleurs, l'obscurité naissante n'eût pas permis qu'on les aperçût. Sans un mot, il fit le tour du verger, et ils arrivèrent ainsi derrière la maison. C'était par là que Dalbrèque était entré la première fois. En effet, ils virent une petite porte de service qui devait être celle de la cuisine. Un coup d'épaule, dit-il aux inspecteurs, et vous pourrez vous introduire quand le moment sera venu. – Le moment est venu, grogna Morisseau, qui déplorait tous ces retards. Pas encore. Je veux d'abord me rendre compte de ce qui se passe sur l'autre façade. Quand je sifflerai, jetez bas brusquement ces planches, et sus à l'homme, le revolver au poing. Mais pas avant, n'est-ce pas ? Sans quoi nous risquons gros… – Et s'il se débat ? C'est une brute forcenée. – Tirez-lui dans les jambes. Et surtout qu'on le prenne vivant. Vous êtes cinq, que diable ! Il entraîna Hortense qu'il ranima en quelques paroles : – Vite !… Il n'est que temps d'agir. Ayez pleine confiance en moi. Elle soupira : – Je ne comprends pas… je ne comprends pas. – Moi non plus, dit Rénine. Il y a dans tout cela quelque chose qui me déconcerte. Mais j'en comprends assez pour craindre l'irréparable. – L'irréparable, dit-elle, c'est le meurtre de Rose. – Non, déclara-t-il, c'est l'action de la justice. Et c'est pourquoi je veux prendre les devants. Ils contournèrent la maison, en se cognant dans les massifs d'arbustes. Puis Rénine s'arrêta devant une des fenêtres du rezde-chaussée… – Écoutez, dit-il, on parle… Cela vient de la pièce qui est là. Ce bruit de voix laissait supposer qu'il devait y avoir quelque lumière pour éclairer celui ou ceux qui parlaient. Il chercha, écarta les plantes dont la végétation tardive masquait les volets clos, et vit qu'une lueur filtrait entre deux de ces volets qui étaient mal joints. Il put passer la lame de son couteau qu'il fit glisser doucement, et avec lequel il souleva un loquet intérieur. Les volets s'ouvrirent. De lourds rideaux d'étoffe s'appliquaient contre la fenêtre, mais en s'écartant dans le haut. – Vous allez monter sur le rebord ? chuchota Hortense. – Oui, et couper un carreau. S'il y a urgence, je braque mon revolver sur l'individu, et vous donnerez un coup de sifflet pour que l'attaque ait lieu par là-bas. Tenez, voici le sifflet. Il monta avec beaucoup de précaution et se dressa peu à peu contre la fenêtre jusqu'à l'endroit où les rideaux étaient écartés. D'une main il engagea son revolver dans l'échancrure de son gilet. De l'autre, il tenait une pointe de diamant. – Vous la voyez ? souffla Hortense. Il colla son front à la vitre, et aussitôt il lui échappa une exclamation étouffée. – Ah ! dit-il, est-ce croyable ? – Tirez ! Tirez ! exigea Hortense. – Mais non… Alors je dois siffler ? – Non… non… au contraire… Toute tremblante, elle mit un genou sur le rebord, Rénine la hissa contre lui et s'effaça pour qu'elle pût voir également. – Regardez. Elle appuya son visage. – Ah ! fit-elle à son tour avec stupeur. – Hein ! qu'en dites-vous ? Je soupçonnais bien quelque chose, mais pas ça ! Deux lampes sans abat-jour et vingt bougies peut-être illuminaient un salon luxueux, entouré de divans et orné de tapis orientaux. Sur un de ces divans, Rose-Andrée était à moitié couchée, vêtue d'une robe en tissu de métal qu'elle portait dans le film de La Princesse Heureuse, ses belles épaules nues, sa chevelure tressée de bijoux et de perles. Dalbrèque était à ses pieds, à genoux sur un coussin. Habillé d'une culotte de chasse et d'un maillot, il la contemplait avec extase. Rose souriait, heureuse, et caressait les cheveux de l'homme. Deux fois elle se pencha sur lui, et lui baisa d'abord le front, puis la bouche longuement, tandis que ses yeux, éperdus de volupté, palpitaient. Scène passionnée ! Unis par le regard, par les lèvres, par leurs mains frissonnantes, par tout leur jeune désir, ces deux êtres s'aimaient évidemment d'un amour exclusif et violent. On sentait que, dans la solitude et la paix de cette chaumière, rien ne comptait plus pour eux que leurs baisers et leurs caresses. Hortense ne pouvait détacher ses yeux de ce spectacle imprévu. Était-ce là cet homme et cette femme dont l'un, quelques minutes auparavant, emportait l'autre dans une sorte de danse macabre qui semblait tourner autour de la mort ? Était-ce vraiment sa sœur ? Elle ne la reconnaissait pas. Elle voyait une autre femme, animée d'une beauté nouvelle et transfigurée par un sentiment dont Hortense devinait, en frémissant, toute la force et toute l'ardeur. – Mon Dieu, murmura-t-elle, comme elle l'aime ! Et un pareil individu, est-ce possible ? – Il faut la prévenir, dit Rénine et se concerter avec elle… – Oui, oui, fit Hortense, à aucun prix il ne faut qu'elle soit mêlée au scandale, à l'arrestation… Qu'elle s'en aille Qu'on ne sache rien de tout cela… Par malheur, Hortense se trouvait dans un tel état de surexcitation qu'elle agit avec trop de hâte. Au lieu de cogner doucement à la vitre, elle heurta la fenêtre en frappant sur le bois à coups de poing. Effrayés, les deux amoureux se levèrent, les yeux fixes, l'oreille tendue. Aussitôt Rénine voulut couper un carreau afin de leur jeter quelques mots d'explication. Mais il n'en eut pas le temps. Rose-Andrée qui sans doute, savait son amant en péril et recherché par la police, le poussa vers la porte d'un effort désespéré. Dalbrèque obéit. L'intention de Rose était certainement de le contraindre à fuir en utilisant l'issue de la cuisine. Ils disparurent. Rénine vit clairement ce qui allait se passer. Le fugitif tomberait dans l'embuscade que lui-même, Rénine, avait préparée. Il y aurait bataille, mort d'homme peut-être… Il sauta à terre et fit en courant le tour de la maison. Mais le trajet était long, le chemin obscur et encombré. D'autre part, les événements s'enchaînèrent plus vite qu'il ne le supposait. Quand il déboucha sur l'autre façade, un coup de feu retentit, suivi d'un cri de douleur. Au seuil de la cuisine, à la lueur de deux lampes de poche, Rénine trouva Dalbrèque étendu, maintenu par trois policiers, et gémissant. Il avait la jambe cassée. Dans la pièce, Rose-Andrée, titubant, les mains en avant, le visage convulsé, bégayait des mots que l'on n'entendait point. Hortense l'attira contre elle et lui dit à l'oreille : – C'est moi… ta sœur… je voulais te sauver… Tu me reconnais ? Rose semblait ne pas comprendre. Ses yeux étaient hagards. Elle marcha, d'un pas saccadé, vers les inspecteurs et commença : – C'est abominable… L'homme qui est là n'a rien fait qui… Rénine n'hésita pas. Agissant avec elle comme avec une malade qui n'a plus sa raison, il la saisit entre ses bras et, suivi d'Hortense, qui refermait les portes, la ramena dans le salon. Elle se débattait furieusement, et protestait d'une voix haletante : – C'est un crime… On n'a pas le droit… Pourquoi l'arrêter ? Oui, j'ai lu… le meurtre du bijoutier Bourguet… j'ai lu cela ce matin dans le journal, mais c'est un mensonge. Il peut le prouver. Rénine la déposa sur le divan, et avec fermeté : – Je vous en prie, du calme. Ne dites rien qui puisse vous compromettre… Que voulez-vous ! cet homme a tout de même volé… l'automobile… puis les 25,000 francs… – Mon départ pour l'Amérique l'avait affolé. Mais l'auto a été retrouvée… L'argent sera rendu… il n'y a pas touché. Non, non, on n'a pas le droit… J'étais ici de mon plein gré. Je l'aime… je l'aime plus que tout… comme on n'aime qu'une fois dans sa vie… Je l'aime… je l'aime. La malheureuse n'avait plus de force. Elle parlait comme dans un rêve, affirmait son amour d'une voix qui s'éteignait. À la fin, épuisée, elle eut un brusque sursaut et se renversa. Elle était évanouie. Une heure plus tard, étendu sur le lit d'une chambre, Dalbrèque, les poignets solidement attachés, roulait des yeux féroces. Un médecin des environs, ramené par l'auto de Rénine, avait bandé la jambe et prescrit le repos le plus complet jusqu'au lendemain. Morisseau et ses hommes montaient la garde. Quant à Rénine, il allait et venait à travers la pièce, les mains au dos. Il avait l'air fort gai, et, de temps en temps, observait les deux sœurs en souriant, comme s'il eût trouvé charmant le tableau qu'elles offraient à ses yeux d'artiste. – Qu'y a-t-il donc ? lui demanda Hortense, lorsqu'elle s'aperçut de son allégresse insolite et qu'elle se fut à moitié tournée vers lui. Il se frotta les mains et prononça : – C'est drôle. – Qu'est-ce qui vous paraît drôle ? dit Hortense d'un ton de reproche. – Eh mon Dieu, la situation. Rose-Andrée libre, filant le parfait amour, et avec qui, Seigneur ? Avec l'homme des bois, un homme des bois domestiqué, pommadé, moulé dans un maillot, et qu'elle baise à bouche que veux-tu… tandis que nous la cherchions au fond d'une grotte ou d'un sépulcre. « Ah certes, elle a connu les affres de la captivité, et j'affirme que, la première nuit, elle fut jetée, à moitié morte, dans la caverne. Seulement, voilà, le lendemain, elle était vivante ! Une seule nuit avait suffi pour qu'elle s'apprivoisât, la mâtine, et pour que Dalbrèque lui parût aussi beau que le Prince Charmant. Une seule nuit ! … et qui leur donne à tous deux l'impression si nette qu'ils sont faits l'un pour l'autre, qu'ils décident de ne plus se quitter et que, d'un commun accord, ils cherchent un refuge à l'abri du monde. Où ? Ici, parbleu ! Qui donc irait relancer Rose-Andrée jusqu'au Clos-Joli ? Mais ce n'est pas suffisant. Il faut davantage aux deux amoureux. Une lune de miel de quelques semaines ? Allons donc ! C'est toute leur vie qu'ils se consacreront l'un à l'autre. Comment ? Mais en suivant la route charmante et pittoresque sur laquelle ils se sont déjà engagés, c'est-à-dire en « tournant » de nouvelles créations ! Dalbrèque n'a-t-il pas réussi dans La Princesse Heureuse, au-delà de toute espérance ? L'avenir, mais le voici ! Los Angeles ! Les États-Unis Fortune et liberté … Pas une minute à perdre. Tout de suite au travail ! Et c'est ainsi que nous, spectateurs épouvantés, nous les avons surpris, tout à l'heure, en pleine répétition, jouant un drame de folie et de meurtre. Je vous avouerai, pour être franc, qu'à ce moment, j'ai eu quelques soupçons de la vérité. Épisode de cinéma, me suisje dit. Mais quant à deviner l'intrigue amoureuse du Clos-Joli, ah cela, j'en étais à cent lieues. Que voulez vous ! sur l'écran, de même qu'au théâtre, les princesses heureuses résistent ou se tuent. Comment supposer que celle-ci avait préféré le déshonneur à la mort ? Décidément, l'aventure divertissait Rénine, et il reprit : – Non, non, sacrebleu, ce n'est pas de cette façon que les choses se passent dans les films Et c'est cela qui m'a fait faire fausse route. Depuis le début, je déroulais le film de La Princesse Heureuse, et je marchais en mettant mes pas dans les empreintes toutes faites. La Princesse Heureuse avait agi ainsi. L'homme des bois s'était comporté de cette manière… Donc, comme tout recommence, suivons-les. Eh bien ! pas du tout. Contrairement à toutes les règles, voilà que Rose-Andrée prend le mauvais chemin, et voilà qu'en l'espace de quelques heures, la victime se transforme en la plus amoureuse des princesses Ah ! sacré Dalbrèque, tu nous as bien roulés. Car enfin quoi, quand on nous montre au cinéma une brute, une espèce de sauvage à longs poils et à face de gorille, nous avons le droit d'imaginer que, dans la vie, c'est quelque brute formidable. Allons donc ! C'est un don Juan. Farceur, va ! De nouveau Rénine se frotta les mains. Mais il ne continua pas, car il s'aperçut qu'Hortense ne l'écoutait plus. Rose s'éveillait de sa torpeur. La jeune femme l'entoura de ses bras en murmurant : – Rose… Rose… c'est moi… Ne crains plus rien. Elle se mit à lui parler tout bas et à la bercer affectueusement contre elle. Mais Rose peu à peu, et tout en écoutant sa sœur, reprenait sa figure de souffrance et demeurait immobile et lointaine, assise sur le divan, le buste rigide et les lèvres serrées. Rénine eut l'impression qu'il ne fallait pas heurter cette douleur et qu'aucun raisonnement ne pourrait prévaloir contre la décision réfléchie de Rose-Andrée. Il s'approcha et lui dit doucement : – Je vous approuve, madame. Votre devoir, quoi qu'il puisse advenir, est de défendre celui que vous aimez et de prouver son innocence. Mais rien ne presse, et j'estime que, dans son intérêt, il vaut mieux différer de quelques heures et laisser croire encore que vous étiez sa victime. Demain matin, si vous n'avez pas changé d'avis, c'est moi-même qui vous conseillerai d'agir. Jusque-là, montez dans votre chambre avec votre sœur, préparez-vous au départ, rangez vos papiers pour que l'enquête ne puisse rien révéler contre vous. Croyez-moi… Ayez confiance. Rénine insista longtemps encore et réussit à persuader la jeune femme. Elle promit d'attendre. On s'installa donc pour passer la nuit au Clos-Joli. Il y avait des provisions suffisantes. Un des inspecteurs prépara le dîner. Le soir, Hortense partagea la chambre de Rose. Rénine, Morisseau et deux inspecteurs couchèrent sur les divans du salon, tandis que les deux autres inspecteurs gardaient le blessé. La nuit s'écoula sans incident. Au matin, les gendarmes, prévenus la veille par Clément, arrivèrent de bonne heure. Il fut décidé que Dalbrèque serait transféré à l'infirmerie de la prison départementale. Rénine proposa son automobile que Clément amena devant la chaumière. Les deux sœurs, ayant perçu des allées et venues, descendirent. Rose-Andrée avait l'expression dure de ceux qui veulent agir. Hortense la regardait anxieusement et observait l'air placide de Rénine. Tout étant prêt, il n'y avait plus qu'à réveiller Dalbrèque et ses gardiens. Morisseau s'y rendit lui-même. Mais il constata que les deux hommes étaient profondément endormis et qu'il n'y avait personne dans le lit. Dalbrèque s'était évadé. Le coup de théâtre ne causa pas, sur le moment, une grande perturbation parmi les policiers et les gendarmes, tellement ils étaient sûrs que le fugitif, avec sa jambe cassée, serait vite repris. L'énigme de cette fuite, effectuée sans que les gardiens entendissent le moindre bruit, n'intrigua personne. Dalbrèque se cachait inévitablement dans le verger. Tout de suite la battue s'organisa. Et le résultat faisait si peu de doute que Rose-Andrée, de nouveau bouleversée, se dirigea vers l'inspecteur principal. – Taisez-vous, murmura Serge Rénine qui la surveillait. Elle balbutia : – On va le retrouver… l'abattre à coups de revolver. – On ne le retrouvera pas, affirma Rénine. – Qu'en savez-vous ? – C'est moi, avec l'aide de mon chauffeur, qui l'ai fait évader cette nuit. Un peu de poudre dans le café des inspecteurs, ils n'ont rien entendu. Elle fut stupéfaite et objecta : – Mais il est blessé, il agonise dans quelque coin. – Non. Hortense écoutait, sans comprendre davantage, mais rassurée et confiante en Rénine. Il reprit à voix basse : – Jurez-moi, madame, que dans deux mois, quand il sera guéri et que vous aurez éclairé la justice en son endroit, jurezmoi que vous partirez avec lui pour l'Amérique. – Je vous le jure. – Et que vous l'épouserez ? – Je vous le jure. – Alors, venez, et pas un mot, pas un geste d'étonnement. Une seconde d'oubli et vous pouvez tout perdre. Il appela Morisseau, qui commençait à se désespérer, et lui dit : – Monsieur l'Inspecteur principal, nous devons conduire madame à Paris et lui donner les soins nécessaires. En tout cas, quel que soit le résultat de vos recherches – et je ne doute pas qu'elles aboutissent soyez certain que vous n'aurez pas d'ennuis à cause de cette affaire. Ce soir même, j'irai à la préfecture où j'ai de bonnes relations. Il offrit son bras à Rose-Andrée et la conduisit vers l'auto. En marchant, il sentit qu'elle chancelait et qu'elle s'accrochait à lui. – Ah, mon Dieu, il est sauvé… je le vois, murmura-t-elle. Sur le siège, à la place de Clément, elle avait reconnu, très digne dans sa tenue de chauffeur, la visière basse, les yeux dissimulés par de grosses lunettes, elle avait reconnu son amant. – Montez, dit Rénine. Elle s'assit près de Dalbrèque. Rénine et Hortense prirent place dans le fond. L'inspecteur principal, le chapeau à la main, s'empressait autour de la voiture. On partit. Mais deux kilomètres plus loin, en pleine forêt, il fallut s'arrêter. Dalbrèque, qui, au prix d'un effort surhumain, avait pu surmonter sa douleur, eut une défaillance. On l'étendit dans la voiture. Rénine se mit au volant, Hortense à son côté. Avant Louviers, nouvel arrêt : on cueillait au passage le chauffeur Clément, qui cheminait vêtu de la défroque de Dalbrèque. Puis il y eut des heures de silence. L'auto filait rapidement. Hortense ne disait rien et n'avait même pas l'idée d'interroger Rénine sur les événements de la nuit précédente. Qu'importaient les détails de l'expédition et l'exacte façon dont il avait procédé pour escamoter Dalbrèque ! Cela n'intriguait pas Hortense. Elle ne songeait qu'à sa sœur, et elle était toute remuée par tant d'amour et tant d'ardeur passionnée ! Rénine dit simplement, en approchant de Paris : – J'ai parlé cette nuit avec Dalbrèque. Il est certainement innocent de l'assassinat du bijoutier. C'est un brave et honnête homme tout différent de ce qu'il paraît ; un tendre, un dévoué, et qui est prêt à tout pour Rose-Andrée. Et Rénine ajouta : – Il a raison. Il faut tout faire pour celle que l'on aime. Il faut se sacrifier à elle, lui offrir tout ce qu'il y a de beau dans le monde, de la joie, du bonheur… et, si elle s'ennuie, de belles aventures qui la distraient, qui l'émeuvent et qui la font sourire… ou même pleurer. Hortense frémit, les yeux un peu mouillés. Pour la première fois, il faisait allusion à l'aventure sentimentale qui les unissait par un lien, fragile jusqu'ici, mais auquel chacune des entreprises qu'ils poursuivaient ensemble dans l'angoisse et dans la fièvre donnait plus de force et plus de résistance. Déjà, près de cet homme extraordinaire, qui soumettait les événements à sa volonté et semblait jouer avec le destin de ceux qu'il combattait ou qu'il protégeait, elle se sentait faible et inquiète. Il lui faisait peur à la fois et l'attirait. Elle pensait à lui comme à son maître, quelquefois comme à un ennemi contre qui elle devait se défendre, mais le plus souvent comme à un ami troublant, plein de charme et de séduction… CHAPITRE 5 Le cas de Jean-Louis Cela se passa comme le plus banal des faits divers, et avec une rapidité telle qu'Hortense en demeura confondue. Comme ils traversaient tous deux la Seine en se promenant, une silhouette de femme avait franchi le parapet du pont, et s'était précipitée dans le vide. De tous côtés, des cris, des clameurs, et puis, soudain, Hortense avait empoigné le bras de Rénine. – Quoi ? Vous n'allez pas vous jeter !… Je vous défends… La veste de son compagnon lui restait dans les mains. Rénine sautait d'un bond, et puis… et puis elle n'avait plus rien vu. Trois minutes plus tard, entraînée par le flot de gens qui couraient, elle se trouvait au bord même du fleuve. Rénine montait les marches de l'escalier, portant une jeune femme dont les cheveux noirs se collaient autour d'une face livide. – Elle n'est pas morte, affirmait-il… Vite, chez le pharmacien… des tractions de langue… aucun danger à craindre… Il remettait la jeune femme à deux agents, écartait les badauds et les soi-disant journalistes qui lui demandaient son nom, et poussait dans un taxi Hortense toute secouée d'émotion. – Ouf ! s'écriait-il, au bout d'un moment, encore une baignade ! Que voulez-vous, chère amie, c'est plus fort que moi. Quand je vois un de mes semblables qui plonge, il faut que je plonge. Nul doute, j'ai parmi mes ancêtres un terre-neuve. Il rentra chez lui et se déshabilla. Hortense l'attendait dans l'auto. Il ordonna au chauffeur : – Rue de Tilsitt. – Où allons-nous ? demanda Hortense. – Prendre des nouvelles de la jeune personne. – Vous avez donc son adresse ? – Oui, j'ai eu le temps de la lire sur son bracelet, ainsi que son nom, Geneviève Aymard. Alors, j'y vais. Oh ! pas pour recevoir la récompense due au terre-neuve ! Non. Simple curiosité. Curiosité absurde, d'ailleurs. J'ai sauvé une douzaine de jeunes noyées. Toujours le même motif : chagrins d'amour, et chaque fois l'amour le plus vulgaire. Vous allez voir ça, chère amie. Lorsqu'ils arrivèrent dans la maison de la rue de Tilsitt, le docteur sortait de l'appartement où Mlle Aymard demeurait avec son père. La jeune fille, leur dit le domestique, se portait aussi bien que possible et dormait. Rénine se présenta comme le sauveur de Geneviève Aymard et fit passer sa carte au père, qui accourut les mains tendues et les larmes aux yeux. C'était un homme âgé, faible d'aspect, et qui, tout de suite, sans attendre qu'on l'interrogeât, se mit à parler d'un ton de détresse impitoyable : – C'est la seconde fois, monsieur ! La semaine dernière, elle a voulu s'empoisonner, la malheureuse enfant ! Moi, qui donnerais mon sang pour elle ! « Je ne veux plus vivre ! Je ne veux plus vivre ! » Voilà tout ce qu'elle trouve à répondre… Ah ! j'ai très peur qu'elle recommence. Quelle horreur ! Se tuer, elle, ma pauvre Geneviève ! Et pourquoi, mon Dieu ! … – Oui, pourquoi ? insinua Rénine. Un mariage rompu, sans doute ? – Un mariage rompu, en effet ! … La chère enfant est tellement sensible ! … Rénine l'interrompit. Du moment que le bonhomme s'engageait dans la voie des confidences, il ne fallait pas perdre son temps en paroles inutiles. Et, nettement, avec toute son autorité, il exigea : – Procédons avec méthode, monsieur, voulez-vous ? Mlle Geneviève était fiancée ? … M. Aymard ne se déroba point et répondit : – Oui. – Depuis quand ? – Depuis le printemps. Nous avons connu Jean-Louis d'Ormival à Nice où nous passions les vacances de Pâques. Dès notre retour à Paris, ce jeune homme, qui habite ordinairement la campagne avec sa mère et avec sa tante, vint s'installer dans notre quartier, et les deux fiancés se virent chaque jour. Pour ma part, je vous l'avoue, Jean-Louis Vaubois ne m'était pas très sympathique. – Pardon, fit remarquer Rénine, vous l'appeliez tout à l'heure Jean-Louis d'Ormival. – C'est également son nom. – Il en a donc deux ? – Je ne sais pas. Il y a là une énigme. – Sous quel nom s'est-il présenté à vous ? – Jean-Louis d'Ormival. – Mais Jean-Louis Vaubois ? – C'est ainsi qu'il fut présenté à ma fille par un monsieur qui le connaissait. Vaubois ou d'Ormival, d'ailleurs, n'importe. Ma fille l'adorait, et il semblait l'aimer passionnément. Cet été, au bord de la mer, il ne la quitta pas. Et puis voilà que le mois dernier, alors que Jean-Louis était retourné chez lui pour s'entendre avec sa mère et sa tante, voilà que ma fille reçut cette lettre : « Geneviève, trop d'obstacles s'opposent à notre bonheur. » « J'y renonce avec un désespoir fou. Je vous aime plus que jamais. Adieu ! Pardonnez-moi. » – Quelques jours plus tard, ma fille tentait une première fois de se suicider. – Et pourquoi cette rupture ? Un autre amour ? Une ancienne liaison ? – Non, monsieur, je ne crois pas. Mais il y a dans la vie de Jean-Louis – c'est la conviction profonde de Geneviève un mystère, ou plutôt une série de mystères qui l'entravent et le persécutent. Son visage est le plus tourmenté que j'aie jamais vu, et, dès la première heure, j'ai senti en lui un chagrin et une tristesse qui ont toujours persisté, même aux moments où il s'abandonnait à son amour avec le plus de confiance. – Votre impression néanmoins a été confirmée par de petits détails, par des choses dont l'anomalie, précisément, vous a frappé ? Ainsi ce double nom… vous ne l'avez pas questionné à ce propos ? – Si, deux fois. La première, il m'a répondu que c'était sa tante qui s'appelait Vaubois, et sa mère d'Ormival. – Et la seconde ? – Le contraire. Il a parlé de sa mère Vaubois et de sa tante d'Ormival. Je le lui ai fait remarquer. Il a rougi. Je n'ai pas insisté. Il demeure loin de Paris ? – Au fond de la Bretagne… Le manoir d'Elseven, à huit kilomètres de Carhaix. Rénine médita durant quelques minutes. Puis, se décidant, il dit au vieillard : – Je ne veux pas déranger Mlle Geneviève, mais répétez-lui exactement ceci « Geneviève, le monsieur qui t'a sauvée s'engage sur l'honneur à te ramener ton fiancé d'ici trois jours. Écris à Jean-Louis un mot que ce monsieur lui remettra. » Le vieillard semblait stupéfait. Il balbutia : – Vous pourriez ?… Ma pauvre fille échapperait à la mort ?… Elle serait heureuse ? Et il ajouta d'une voix à peine perceptible, et avec une attitude où il y avait comme de la honte : – Oh monsieur, faites vite, car la conduite de ma fille me laisse supposer qu'elle a oublié tous ses devoirs, et qu'elle ne veut pas survivre à un déshonneur… qui bientôt serait public. Silence, monsieur, ordonna Rénine. Il est des paroles qu'on ne doit pas prononcer. Le soir même, Rénine prenait avec Hortense le train de Bretagne. À dix heures du matin, ils arrivaient à Carhaix, et, à midi et demi, après avoir déjeuné, ils montaient dans une automobile empruntée à un notable de l'endroit. – Vous êtes un peu pâle, chère amie, dit Rénine en riant, lorsqu'ils descendirent devant le jardin d'Elseven. – J'avoue, dit-elle, que cette histoire m'émeut beaucoup. Une jeune fille qui deux fois affronte la mort… Quel courage il lui faut !… Alors, j'ai peur… – Peur de quoi ? – Que vous ne puissiez réussir. Vous n'êtes pas inquiet ? – Chère amie, répondit-il, je vous étonnerais sans doute infiniment si je disais que j'éprouve plutôt une certaine gaieté. – Pourquoi donc ? – Je ne sais pas. L'histoire qui vous émeut, à juste titre, me semble, à moi, contenir un certain fond comique. D'Ormival… Vaubois… cela vous a un parfum vieillot et un peu moisi… Croyez-m'en, chère amie, et reprenez votre sang-froid. Vous venez ? Il passa la barrière centrale. Elle était flanquée de deux portillons marqués, l'un au nom de Mme d'Ormival, l'autre à celui de Mme Vaubois. Chacun de ces portillons ouvrait sur des sentiers qui, parmi des massifs d'aucubas et de buis, s'en allaient à droite et à gauche de la principale avenue. Celle-ci conduisait à un vieux manoir long et bas, pittoresque, mais pourvu de deux ailes disgracieuses, lourdes, différentes l'une de l'autre, sur le côté desquelles aboutissait chacun des sentiers latéraux. À gauche, demeurait évidemment Mme d'Ormival, à droite Mme Vaubois. Un bruit de voix arrêta Hortense et Rénine. Ils écoutèrent. C'étaient des voix aiguës et précipitées qui se querellaient, et tout cela jaillissait par une des fenêtres du rez-de-chaussée, lequel était de plain-pied, et vêtu tout son long de vigne rouge et de roses blanches. – Nous ne pouvons plus avancer, dit Hortense. C'est indiscret. – Raison de plus, murmura Rénine. L'indiscrétion, en ce cas, est un devoir, puisque nous venons pour nous renseigner. Tenez, en marchant tout droit, nous ne serons pas aperçus des gens qui se disputent. De fait, le bruit de la querelle ne se calma point, et, lorsqu'ils arrivèrent près de la fenêtre ouverte qui était voisine de la porte d'entrée, il leur suffit de regarder et d'écouter pour voir et entendre, à travers les roses et les feuilles, deux vieilles dames qui criaient à tue-tête et se menaçaient du poing. Elles se trouvaient au premier plan d'une vaste salle à manger, dont la table était encore mise, et, derrière cette table, un jeune homme, Jean-Louis certainement, fumait sa pipe et lisait un journal sans paraître se soucier des deux mégères. L'une, maigre et haute, était habillée de soie prune, et portait une chevelure à boucles trop blondes pour le visage flétri autour duquel elles tourbillonnaient. L'autre, plus maigre encore, mais toute petite, se trémoussait dans une robe de chambre en percale et montrait une figure rousse et fardée que la colère enflammait. – Une teigne, que vous êtes ! glapissait-elle. Méchante comme pas une, et voleuse par-dessus le marché. – Moi, voleuse ! hurlait l'autre. – Et le coup des canards à dix francs pièce, c'est pas du vol, ça ! – Taisez-vous donc, gredine ! Le billet de cinquante sur ma toilette, qui est-ce qui l'avait chipé ? Ah ! Seigneur Dieu, vivre avec une pareille saleté ! L'autre bondit sous l'outrage et, apostrophant le jeune homme : – Eh bien ! quoi, Jean, tu la laisses donc m'insulter, ta rosse de d'Ormival ? Et la grande repartit, furieuse : – Rosse ! tu l'entends, Louis ? La voilà ta Vaubois avec ses airs de vieille cocotte ! Mais fais-la donc taire ! Brusquement Jean-Louis frappa la table du poing, ce qui fit sauter les assiettes, et proféra : – Fichez-moi la paix toutes deux, vieilles folles ! Du coup elles se retournèrent contre lui et l'accablèrent d'injures. – Lâche !… Hypocrite !… Menteur !… Mauvais fils !… Fils de coquine, et coquin toi-même… Les insultes pleuvaient sur lui. Il se boucha les oreilles et se démena devant la table comme un homme à bout de patience et qui se retient pour ne pas tomber sur l'adversaire à bras raccourcis. Rénine dit tout bas : – Qu'est-ce que je vous avais annoncé ? À Paris, le drame. Ici, la comédie. Entrons. – Au milieu de ces gens déchaînés ? protesta la jeune femme. – Justement. – Cependant… – Chère amie, nous ne sommes pas venus ici pour espionner, mais pour agir ! Sans masques, on les verra mieux. Et, d'un pas résolu, il marcha vers la porte, l'ouvrit et entra dans la salle, suivi d'Hortense. Son apparition provoqua de la stupeur. Les deux femmes s'interrompirent, toutes rouges et frémissantes de colère. JeanLouis se leva, très pâle. Profitant du désarroi général, Rénine prit vivement la parole. – Permettez-moi de me présenter : le prince Rénine… Mme Daniel… Nous sommes des amis de Mlle Geneviève Aymard, et c'est en son nom que nous venons… Voici une lettre écrite par elle et qui vous est adressée, monsieur. Jean-Louis, déjà déconcerté par l'irruption de ces nouveaux venus, perdit contenance en entendant le nom de Geneviève. Sans trop savoir ce qu'il disait, et pour répondre au procédé courtois de Rénine, il voulut à son tour faire la présentation et laissa tomber cette phrase ahurissante : – Mme d'Ormival, ma mère… Mme Vaubois, ma mère… Il y eut un silence assez long. Rénine salua. Hortense ne savait pas à qui tendre d'abord la main, à la mère Mme d'Ormival, ou à la mère Mme Vaubois. Mais il se passa ceci, que Mme d'Ormival et que Mme Vaubois, toutes deux en même temps, essayèrent de saisir la lettre que Rénine tendait à Jean-Louis, et que toutes deux à la fois marmottaient : – Mlle Aymard !… elle a de l'aplomb !… elle a de l'audace !… Alors Jean-Louis, recouvrant quelque sang-froid, empoigna sa mère d'Ormival et la fit sortir par la gauche, puis sa mère Vaubois et la fit sortir par la droite. Et, revenant vers les deux visiteurs, il décacheta l'enveloppe et lut à demi-voix : « Jean-Louis, je vous prie de recevoir le porteur de cette lettre. Ayez confiance en lui. Je vous aime. Geneviève. » C'était un homme un peu lourd d'aspect, dont le visage très brun, maigre et osseux, avait bien cette expression de mélancolie et de détresse que le père de Geneviève avait signalée. Vraiment la souffrance était visible en chacun des traits tourmentés, comme dans ces yeux douloureux et inquiets. Il répéta plusieurs fois le nom de Geneviève, tout en regardant autour de lui distraitement. Il semblait chercher une ligne de conduite. Il semblait sur le point de donner des explications. Mais il ne trouvait rien. Cette intervention l'avait désemparé, comme une attaque imprévue à laquelle il ne savait par quelle riposte répondre. Rénine sentit qu'à la première sommation l'adversaire capitulerait. Il avait tellement lutté depuis quelques mois, et tellement souffert dans la retraite et dans le silence opiniâtre où il s'était réfugié, qu'il ne songeait pas à se défendre. Le pouvaitil, d'ailleurs, maintenant qu'on avait pénétré dans l'intimité de son abominable existence ? Rénine l'attaqua brusquement. – Monsieur, dit-il, deux fois déjà, depuis la rupture, Geneviève Aymard a voulu se tuer. Je viens vous demander si sa mort inévitable et prochaine doit être le dénouement de votre amour ? Jean-Louis s'écroula sur une chaise, et enfouit sa figure entre ses deux mains. – Oh ! dit-il, elle a voulu se tuer… Oh ! est-ce possible !… Rénine ne lui laissa point de répit. Il lui frappa l'épaule, et, se penchant : – Soyez persuadé, monsieur, que vous avez intérêt à vous confier à nous. Nous sommes les amis de Geneviève Aymard. Nous lui avons promis notre assistance. N'hésitez pas, je vous en supplie… Le jeune homme releva la tête. Puis-je hésiter, dit-il avec lassitude, après ce que vous m'avez révélé ? Le puis-je après ce que vous venez d'entendre ici tout à l'heure ? Mon existence, vous la devinez. Que me reste-til à vous dire pour que vous la connaissiez tout entière et pour que vous en rapportiez le secret à Geneviève… ce secret ridicule et redoutable qui lui fera comprendre pourquoi je ne suis pas retourné près d'elle… et pourquoi je n'ai pas le droit d'y retourner. Rénine jeta un coup d'œil à Hortense. Vingt-quatre heures après les aveux du père de Geneviève, il obtenait, par les mêmes procédés, les confidences de Jean-Louis. Toute l'aventure apparaissait, confessée par les deux hommes. Jean-Louis avança un fauteuil pour Hortense. Rénine et lui s'assirent, et il prononça, sans qu'il fût besoin de le prier davantage, et comme s'il éprouvait même quelque soulagement à se confesser : – Ne soyez pas trop étonné, monsieur, si je raconte mon histoire avec quelque ironie, car, en vérité, c'est une histoire franchement comique et qui ne peut manquer de vous faire rire. Le destin s'amuse souvent à jouer de ces tours imbéciles, de ces farces énormes que l'on dirait imaginées par un cerveau de fou ou par un ivrogne. Jugez-en. « Il y a vingt-sept ans, le manoir d'Elseven, composé à cette époque du seul corps de logis principal, était habité par un vieux médecin qui, pour augmenter ses modiques ressources, recevait parfois un ou deux pensionnaires. C'est ainsi qu'une année Mme d'Ormival passa ici l'été, et Mme Vaubois l'été suivant. Or, ces deux dames qui ne se connaissaient pas d'ailleurs, dont l'une était mariée à un capitaine au long cours breton, et l'autre à un voyageur de commerce vendéen, perdirent en même temps leurs maris, et cela à une époque où toutes deux étaient enceintes. Et comme elles demeuraient à la campagne, dans des endroits éloignés de tout centre, elles écrivirent au docteur qu'elles viendraient chez lui pour y faire leurs couches. « Il accepta. Elles arrivèrent presque en même temps, à l'automne. Deux petites chambres, situées derrière cette salle, les attendaient. Le docteur avait engagé une garde qui couchait ici même. Tout allait pour le mieux. Ces dames achevaient les layettes et s'entendaient parfaitement. Résolues à n'avoir que des fils, elles leur avaient choisi ces noms : Jean et Louis. « Or, un soir, le docteur, appelé en consultation, partit dans son cabriolet avec le domestique, en annonçant qu'il ne pourrait revenir que le lendemain. Le maître absent, une fillette, qui servait de bonne, s'en alla rejoindre son amoureux. Autant de hasards dont le destin profita avec une méchanceté diabolique. Vers minuit, Mme d'Ormival ressentit les premières douleurs. La garde, Mlle Boussignol, laquelle était un peu sage-femme, ne perdit pas la tête. Mais une heure après, ce fut le tour de Mme Vaubois et le drame, disons plutôt la tragi-comédie, se déroula parmi les cris et les gémissements des deux patientes, dans l'agitation effarée de la garde qui courait de l'une à l'autre, se lamentait, ouvrait la fenêtre pour appeler le docteur, ou se jetait à genoux pour implorer la Providence. « La première, Mme Vaubois mit au monde un garçon que Mlle Boussignol apporta en hâte dans cette salle, qu'elle soigna, lava et déposa au creux du berceau qui lui était réservé. « Mais Mme d'Ormival poussait des hurlements de douleur, et la garde dut s'employer aussi auprès d'elle, tandis que le nouveau-né s'épuisait en cris de bête qu'on égorge, et que la mère, terrifiée, clouée au lit de sa Chambre, s'évanouissait. « Ajoutez à cela toutes les misères du désordre et de l'obscurité, l'unique lampe où il n'y a plus de pétrole, les bougies qui s'éteignent, le bruit du vent, le piaulement des chouettes, et vous comprendrez que Mlle Boussignol était folle d'épouvante. Enfin, à cinq heures, après des incidents tragiques, elle apportait ici le petit d'Ormival, un garçon également, le soignait, le lavait, l'étendait dans son berceau et repartait au secours de Mme Vaubois qui, revenue à elle, vociférait, puis de Mme d'Ormival qui, à son tour, perdait connaissance. « Et lorsque Mlle Boussignol, débarrassée des deux mères, mais ivre de fatigue, le cerveau tumultueux, retourna près des nouveau-nés, elle s'aperçut avec horreur qu'elle les avait enveloppés avec des langes semblables, chaussés avec des chaussons de laine identiques et couchés tous deux côte à côte, dans le même berceau ! De sorte qu'on ne pouvait savoir qui était Louis d'Ormival et qui était Jean Vaubois. « En outre, comme elle soulevait l'un d'eux, elle constata qu'il avait les mains glacées et qu'il ne respirait plus. Il était mort. Comment s'appelait celui-là ? et comment celui qui survivait ? « Trois heures plus tard, le docteur trouvait les deux femmes éperdues et délirantes, et la garde se traînant devant leurs lits et implorant son pardon. Tour à tour elle m'offrait à leurs caresses, moi, le survivant. Et tour à tour elles m'embrassaient et me repoussaient. Car enfin, qui étais-je ? le fils de la veuve d'Ormival et de feu le capitaine au long cours ? ou le fils de Mme Vaubois et de feu le voyageur de commerce ? Aucun indice ne permettait de se prononcer. « Le docteur supplia chacune de mes deux mères de sacrifier ses droits, du moins au point de vue légal, afin que je puisse m'appeler Louis d'Ormival, ou Jean Vaubois. Elles s'y refusèrent énergiquement. « Pourquoi Jean Vaubois, si c'est un d'Ormival ? » protesta l'une. « Pourquoi Louis d'Ormival, si c'est un Jean Vaubois ? » riposta l'autre. « Je fus déclaré sous le nom de Jean-Louis, fils de père et de mère inconnus. » Le prince Rénine avait écouté silencieusement. Mais Hortense, à mesure que le dénouement approchait, s'était laissé gagner par une hilarité qu'elle contenait avec peine et dont le jeune homme ne pouvait manquer de s'apercevoir. – Excusez-moi, bégayait-elle, les larmes aux yeux, excusezmoi, c'est nerveux. Il répondit doucement, sans amertume : – Ne vous excusez pas, madame, je vous ai avertie que mon histoire est de celles qui font rire, et que j'en connaissais mieux que personne la niaiserie et l'absurdité. Oui, tout cela est burlesque. Mais, croyez-moi si je vous dis que, dans la réalité, ce ne fut pas drôle. Situation comique en apparence, et qui, par la force des choses, demeure comique, mais situation affreuse. Vous voyez cela d'ici, n'est-ce pas ? Les deux mères, dont aucune des deux n'était sûre d'être la mère, mais dont aucune n'était sûre de ne point l'être, se cramponnant à Jean-Louis. C'était peut-être un étranger, mais c'était peut-être l'enfant de leur chair et de leur sang. Elles l'aimèrent à l'excès et se le disputèrent avec rage. Et surtout elles en arrivèrent toutes deux à se haïr d'une haine mortelle. Différentes de caractère et d'éducation, obligées de vivre l'une près de l'autre puisque aucune ne voulait renoncer au bénéfice de sa maternité possible, elles vécurent en ennemies que rien ne désarme. « C'est au milieu de cette haine que je grandis, c'est cette haine que l'une et l'autre m'apprirent. Si mon cœur d'enfant, avide de tendresse, me portait vers l'une d'elles, l'autre m'insinuait le mépris et l'exécration. Dans ce manoir qu'elles achetèrent à la mort du vieux médecin et qu'elles flanquèrent de deux pavillons, je fus leur bourreau involontaire et leur victime de chaque jour. Enfance torturée, adolescence effroyable, je ne crois pas qu'un être ait souffert plus que moi. » – Il fallait les quitter ! s'écria Hortense, qui ne riait plus. – On ne quitte pas sa mère, dit-il, et l'une de ces femmes est ma mère. Et l'on abandonne pas son fils, et chacune d'elles peut croire que je suis son fils. Nous étions rivés tous les trois les uns aux autres, comme des forçats, rivés par la douleur, par la compassion, par le doute, par l'espoir aussi que la vérité éclaterait peut-être un jour. Et nous sommes encore là, tous les trois, à nous injurier et à nous reprocher notre vie perdue. Ah ! quel enfer Comment s'évader ? Plusieurs fois je l'ai tenté… Vainement. Les liens rompus se renouaient. Cet été encore, dans l'élan de mon amour pour Geneviève, j'ai voulu m'affranchir et j'ai tâché de convaincre les deux femmes que j'appelle maman. Et puis… et puis je me suis heurté à leurs plaintes… à leur haine immédiate contre l'épouse… contre l'étrangère que je leur imposais… J'ai cédé… Qu'aurait fait Geneviève ici, entre Mme d'Ormival et Mme Vaubois ? Avais-je le droit de la sacrifier ? Jean-Louis, qui s'était animé peu à peu, prononça ces dernières paroles d'une voix ferme, comme s'il eût voulu qu'on attribuât sa conduite à des raisons de conscience, et au sentiment de ses devoirs. En réalité – et Rénine et Hortense ne s'y trompèrent point – c'était un faible, incapable de réagir contre une situation absurde, dont il avait souffert depuis son enfance, et qui s'était imposée à lui comme irrémédiable et définitive. Il la supportait ainsi qu'une lourde croix qu'on n'a pas le droit de rejeter, et en même temps il en avait honte. En face de Geneviève, il s'était tu par crainte du ridicule, et, depuis, retourné dans sa prison, il y demeurait par habitude et par veulerie. Il s'assit devant un secrétaire et, rapidement, écrivit une lettre qu'il tendit à Rénine. – Vous voudrez bien vous charger de ces quelques mots pour Mlle Aymard, dit-il, et la supplier encore de me pardonner. Rénine ne bougea pas, et, comme l'autre insistait, il prit la lettre et la déchira. – Que signifie ?… questionna le jeune homme. – Cela signifie que je ne me charge d'aucune missive. – Pourquoi donc ? – Parce que vous allez venir avec nous… – Moi ? – Que vous serez demain près de Mlle Aymard, et que vous ferez votre demande en mariage. Jean-Louis regarda Rénine d'un air où Il y avait quelque dédain, et comme s'il eût pensé : « Voilà un monsieur qui n'a rien compris aux événements que je lui ai exposés. » Hortense s'approcha de Rénine. – Dites-lui que Geneviève a voulu se tuer, qu'elle se tuera fatalement… – Inutile. Les choses se passeront comme je l'annonce. Nous partirons tous les trois dans une heure ou deux. La demande en mariage aura lieu demain. Le jeune homme haussa les épaules et ricana. – Vous parlez avec une assurance ! … – J'ai des motifs pour parler ainsi. On prendra un motif. – Quel motif ? – Je vous en dirai un, un seul, mais qui suffira si vous voulez bien m'aider dans mes recherches. – Des recherches… Dans quel but ? fit Jean-Louis. – Dans le but d'établir que votre histoire n'est pas entièrement exacte. Jean-Louis se rebiffa. – Je vous prie de croire, monsieur, que je n'ai pas dit un mot qui ne soit l'exacte vérité. – Je m'explique mal, reprit Rénine, avec beaucoup de douceur. Vous n'avez certes pas dit un mot qui ne soit conforme à ce que vous croyez être l'exacte vérité. Mais cette vérité n'est pas, ne peut pas être ce que vous la croyez. Le jeune homme se croisa les bras. – Il y a des chances, en tout cas, monsieur, pour que je la connaisse mieux que vous. – Pourquoi mieux ? Ce qui s'est passé au cours de cette nuit tragique ne vous est forcément connu que de seconde main. Vous n'avez aucune preuve. Mme d'Ormival et Mme Vaubois, non plus. – Aucune preuve de quoi ? s'écria Jean impatienté. – Aucune preuve de la confusion qui s'est produite. – Comment ! Mais c'est une certitude absolue Les deux enfants ont été déposés dans le même berceau, sans qu'aucun signe les distinguât l'un de l'autre. La garde n'a pas pu savoir… – C'est du moins, interrompit Rénine, la version qu'elle donne. – Que dites-vous ? La version qu'elle donne ? Mais c'est accuser cette femme. – Je ne l'accuse pas. – Mais si, vous l'accusez de mentir. Mentir ? Et pourquoi ? Elle n'y avait aucun intérêt, et ses larmes, son désespoir… autant de témoignages qui confirment sa bonne foi. Car, enfin, les deux mères étaient là… elles ont vu pleurer cette femme… elles l'ont interrogée… Et puis, je le répète, quel intérêt ?… Jean-Louis était fort surexcité. Près de lui, Mme d'Ormival et Mme Vaubois, qui, sans doute, écoutaient aux portes et qui étaient entrées sournoisement, balbutiaient, stupéfaites : – Non… non… c'est impossible… Cent fois nous l'avons questionnée depuis. Pourquoi aurait-elle menti ? – Parlez, parlez, monsieur, ordonna Jean-Louis, expliquezvous. Dites-nous les raisons pour lesquelles vous essayez de mettre en doute la vérité certaine ? – Parce que cette vérité n'est pas admissible, déclara Rénine, qui haussa la voix et, à son tour, s'anima jusqu'à ponctuer ses phrases de coups sur la table. Non, les choses ne s'accomplissent pas ainsi. Non, le destin n'a pas de ces raffinements de cruauté, et les hasards ne s'ajoutent pas les uns aux autres avec tant d'extravagance ! Hasard inouï déjà que, la nuit même où le docteur, son domestique et sa servante ont quitté la maison, les deux dames justement soient prises aux mêmes heures des douleurs de l'accouchement et mettent au monde en même temps deux fils. N'ajoutons pas à cela un événement plus exceptionnel encore ! Assez de maléfices Assez de lampes qui s'éteignent et de bougies qui ne brûlent pas ! Non, mille fois non, il n'est pas admissible qu'une sage-femme s'embrouille dans ce qui est l'essentiel de son métier. Si affolée qu'elle soit par l'imprévu des circonstances, il y a en elle un reste d'instinct qui veille, et qui fait que chacun des deux enfants a sa place désignée et se distingue de l'autre. Alors même qu'ils sont couchés côte à côte, l'un est à droite, l'autre est à gauche, Alors même qu'ils sont enveloppés de langes semblables, il y a un petit détail qui diffère, un rien que la mémoire enregistre et qui se retrouve fatalement sans qu'il soit besoin de réfléchir. Une confusion ? Je la nie. L'impossibilité de savoir ? Mensonge. Dans le domaine de la fiction, oui, on peut imaginer toutes les fantaisies et accumuler toutes les contradictions. Mais dans la réalité, au centre même de la réalité, il y a toujours un point fixe, un noyau solide autour duquel les faits viennent se grouper d'eux-mêmes suivant un ordre logique. J'affirme donc de la façon la plus formelle que la garde Boussignol n'a pas pu confondre les deux enfants. Il disait cela avec autant de netteté que s'il eût assisté aux événements de cette nuit, et sa puissance de persuasion était telle que, du premier coup, il ébranlait la certitude de ceux qui n'avaient jamais douté depuis un quart de siècle. Les deux femmes et leur fils se pressaient autour de lui, et l'interrogeaient avec une angoisse haletante : – En ce cas, selon vous, elle saurait ?… elle pourrait révéler ?… Il rectifia : – Je ne me prononce pas. Je dis seulement qu'il y a eu dans sa conduite, durant ces heures-là, quelque chose qui n'est d'accord ni avec ses paroles ni avec la réalité. Tout l'énorme et intolérable mystère qui a pesé sur vous trois provient, non d'une minute d'inattention, mais bien de ce quelque chose que nous ne discernons pas et qu'elle connaît, elle. voilà ce que je prétends. Jean-Louis eut un sursaut de révolte. Il voulait échapper à l'étreinte de cet homme. – Oui, ce que vous prétendez, dit-il. – Voilà ce qui fut ! accentua violemment Rénine. Il n'est nul besoin d'assister à un spectacle pour le voir, ni d'écouter des paroles pour les entendre. La raison et l'intuition nous donnent des preuves aussi rigoureuses que les faits eux-mêmes. La garde Boussignol détient, dans le secret de sa conscience, un élément de vérité qui nous est inconnu. D'une voix sourde, Jean-Louis articula : – Elle vit ! … Elle habite Carhaix ! … On peut la faire venir ! Aussitôt, l'une des deux mères s'écria : – J'y vais. Je la ramène. – Non, dit Rénine. Pas vous, aucun de vous trois. Hortense proposa : – Voulez-vous que j'y aille ? Je prends l'automobile et je décide cette femme à m'accompagner. Où demeure-t-elle ? – Au centre de Carhaix, dit Jean-Louis, une petite boutique de mercerie. Le chauffeur vous indiquera… Mlle Boussignol... tout le monde la connaît… – Et surtout, chère amie, ajouta Rénine, ne la prévenez de rien. Si elle s'inquiète, tant mieux. Mais qu'elle ne sache pas ce qu'on veut d'elle, c'est là une précaution indispensable si vous voulez réussir. Trente minutes s'écoulèrent dans le silence le plus profond. Rénine se promenait à travers la pièce où de beaux meubles anciens, de belles tapisseries, des reliures et de jolis bibelots dénotaient chez Jean-Louis une recherche d'art et de style. Cette pièce était réellement la sienne. À côté, par les portes entrouvertes sur les logements contigus, on pouvait constater le mauvais goût des deux mères. Rénine se rapprocha du jeune homme et murmura : – Elles sont riches ? – Oui. – Et vous ? – Elles ont voulu que ce manoir avec toutes les terres environnantes m'appartînt, ce qui assure largement mon indépendance. – Elles ont de la famille ? – Des sœurs, l'une et l'autre. – Auprès de qui elles pourraient se retirer ? – Oui, et elles y ont pensé quelquefois. Mais… monsieur… il ne saurait être question de cela, et je crains bien que votre intervention n'aboutisse qu'à un échec. Encore une fois, je vous affirme… L'automobile arrivait cependant. Les deux femmes se levèrent précipitamment, déjà prêtes à parler. – Laissez-moi faire, dit Rénine, et ne vous étonnez pas de ma façon de procéder. Il ne s'agit pas de lui poser des questions, mais de lui faire peur, de l'étourdir. Dans son désarroi, elle parlera. L'auto contourna la pelouse et s'arrêta devant les fenêtres. Hortense sauta et tendit la main à une vieille femme, coiffée d'un bonnet de linge tuyauté, vêtue d'un corsage de velours noir et d'une lourde jupe froncée. Elle entra avec effarement. Elle avait un visage de belette, tout pointu, et qui se terminait en un museau armé de petites dents qui sortaient. – Qu'est-ce qu'il y a, madame d'Ormival ? fit-elle en pénétrant avec crainte dans cette pièce d'où le docteur l'avait chassée jadis. Bien le bonjour, madame Vaubois. Ces dames ne répondirent pas. Rénine s'avança et dit d'un ton sévère – Ce qu'il y a, mademoiselle Boussignol ? Je vais vous le communiquer. Et j'insiste vivement auprès de vous pour que vous pesiez bien chacune de mes paroles. Il avait l'air d'un juge d'instruction pour qui la culpabilité de la personne interrogée n'est point contestable. Il formula : – Mademoiselle Boussignol, je suis délégué par la police de Paris pour faire la lumière sur un drame qui a eu lieu ici il y a vingt-sept ans. Or, dans ce drame, où vous avez tenu un rôle considérable, je viens d'acquérir la preuve que vous avez altéré la vérité et que, par suite de vos fausses déclarations, l'état civil d'un des enfants nés au cours de cette nuit-là n'est pas exact. En matière d'état civil, les fausses déclarations constituent des crimes punis par la loi. Je suis donc forcé de vous conduire à Paris pour y subir, en présence de votre avocat, l'interrogatoire de rigueur. À Paris ?… mon avocat ?… gémit Mlle Boussignol. – Il le faut bien, mademoiselle, puisque vous êtes sous le coup d'un mandat d'arrestation. À moins que… insinua Rénine, à moins que vous ne soyez prête, dès maintenant, à faire tous aveux susceptibles de réparer les conséquences de votre faute. La vieille fille tremblait de tous ses membres. Ses dents s'entrechoquaient. Elle était manifestement incapable d'opposer à Rénine la plus petite résistance. – Êtes-vous décidée à tout avouer ? demanda-t-il. Elle risqua : – Je n'ai rien à avouer, puisque je n'ai rien fait. – Alors, nous partons, dit-il. – Non, non, implora-t-elle… Ah ! mon bon monsieur, je vous en supplie… – Êtes-vous décidée ? – Oui, fit-elle dans un souffle. – Immédiatement, n'est-ce pas ? L'heure du train me presse. Il faut que cette affaire soit réglée séance tenante. À la moindre hésitation de votre part, je vous emmène. Nous sommes d'accord ? – Oui. – Allons-y carrément. Pas de subterfuge. Pas de fauxfuyants. Il désigna Jean-Louis. – De qui monsieur est-il le fils ? De Mme d'Ormival ? – Non. – De Mme Vaubois, par conséquent ? – Non. Un silence de stupeur accueillit cette double réponse. – Expliquez-vous, ordonna Rénine, en regardant sa montre. Alors Mlle Boussignol tomba à genoux et raconta, d'un ton si bas et d'une voix si altérée qu'ils durent tous se pencher sur elle pour percevoir à peu près le sens de son bredouillement : – Quelqu'un est venu le soir… un monsieur qui apportait dans des couvertures un enfant nouveau-né qu'il voulait confier au docteur… Comme le docteur n'était pas là, il est resté toute la nuit à l'attendre, et c'est lui qui a tout fait. – Quoi ? Qu'a-t-il donc fait ? exigea Rénine. Que s'est-il passé ? Il avait saisi la vieille par les deux mains, et la tenait sous son regard impérieux. Jean-Louis et les deux mères étaient penchés sur elle, haletants et anxieux. Leur vie dépendait des quelques mots qui allaient être prononcés. Elle les articula, ces mots, en joignant les mains, comme on fait la confession d'un crime – Eh bien ! il s'est passé que ce n'est pas un enfant qui est mort, mais tous les deux, celui de Mme d'Ormival et celui de Mme Vaubois, tous les deux dans des convulsions. Alors le monsieur, voyant cela, m'a dit… Je me rappelle toutes ses phrases, le son de sa voix, tout… Il m'a dit : « Les circonstances m'indiquent mon devoir. Je dois saisir cette occasion pour que mon garçon, à moi, soit heureux et bien soigné. Mettez-le à la place d'un de ceux qui sont morts. » – Il m'offrit une grosse somme en disant que ça le débarrasserait d'un coup de frais à payer chaque mois pour son gosse, et j'acceptai. Seulement, à la place duquel le mettre ? Fallait-il que le garçon devienne Louis d'Ormival ou Jean Vaubois ? Il réfléchit un instant et répondit : « Ni l'un, ni l'autre. » Et alors il m'expliqua comment je devais m'y prendre et ce que je devais raconter quand il serait parti. Et, pendant que j'habillais son garçon avec des langes et des tricots pareils à ceux de l'un des petits morts, lui, il enveloppa l'autre petit avec des couvertures qu'il avait apportées, et il s'en alla dans la nuit. Mlle Boussignol baissa la tête et pleura. Après un moment, Rénine lui dit, l'intonation plus bienveillante : – Je ne vous cacherai pas que votre déposition s'accorde avec l'enquête que j'ai poursuivie de mon côté. On vous en tiendra compte. – Je n'irai pas à Paris ? – Non. – Vous ne m'emmènerez pas ? Je peux me retirer ? – Vous pouvez vous retirer. C'est fini pour l'instant. – Et on ne causera pas de tout ça dans le pays ? – Non ! Ah ! un mot encore. Vous connaissez le nom de cet homme ? – Il ne me l'a pas dit. – Vous l'avez revu ? – Jamais. – Vous n'avez pas autre chose à déclarer ? – Rien. – Vous êtes prête à signer le texte écrit de votre confession ? – Oui. – C'est bien. Dans une semaine ou deux, vous serez convoquée. D'ici là, pas un mot à personne. Elle se releva et fit un signe de croix. Mais ses forces la trahirent, et elle dut s'appuyer sur Rénine. Il la conduisit dehors et ferma la porte derrière elle. Quand il revint, Jean-Louis était entre les deux vieilles dames, et tous les trois se tenaient par la main. Le lien de haine et de misère qui les unissait était brisé tout à coup, et cela mettait entre eux aussitôt, sans qu'ils eussent besoin de réfléchir, une douceur et un apaisement dont ils n'avaient pas conscience, mais qui les rendaient graves et recueillis. – Brusquons les choses, dit Rénine à Hortense. C'est l'instant décisif de la bataille. Il faut embarquer Jean-Louis. Hortense paraissait distraite. Elle murmura : – Pourquoi avez-vous laissé partir cette femme ? Vous êtes satisfait de sa déposition ? – Je n'ai pas été satisfait. Elle a dit ce qui s'est passé. Que voulez-vous de plus ? – Rien… Je ne sais pas. – Nous en reparlerons, chère amie. Pour l'instant, je le répète, il faut embarquer Jean-Louis. Et tout de suite. Sinon… Et, s'adressant au jeune homme, il dit : – Vous estimez comme moi, n'est-ce pas, que les événements vous imposent, ainsi qu'à Mme Vaubois et à Mme d'Ormival, une séparation qui vous permettra à tous trois de voir clair et de vous résoudre en toute liberté d'esprit ? Venez avec nous, monsieur. Ce qu'il y a de plus urgent, c'est de sauver Geneviève Aymard, votre fiancée. Jean-Louis demeurait perplexe. Rénine se retourna vers les deux femmes. – C'est votre avis, je n'en doute pas, n'est-ce pas, mesdames ? Elles firent un signe de tête. – Vous voyez, monsieur, dit-il à Jean-Louis, nous sommes tous d'accord. Dans les grandes crises, il faut le recul de la séparation… Oh ! pas bien longtemps, peut-être… quelques jours de répit, après lesquels il vous sera loisible d'abandonner Geneviève Aymard et de reprendre votre existence. Mais ces quelques jours sont indispensables. Vite, monsieur. Et sans lui laisser le temps de réfléchir, l'étourdissant de paroles, persuasif et obstiné, il le poussa vers son appartement. Une demi-heure après, Jean-Louis quittait le manoir. – Et il n'y retournera que marié, dit Rénine à Hortense, alors qu'ils traversaient la station de Guingamp où l'automobile les avait menés, et que Jean-Louis s'occupait de sa malle. Tout est pour le mieux. Vous êtes contente ? – Oui, la pauvre Geneviève sera heureuse, répondit-elle distraitement. Une fois installés dans le train, ils allèrent tous deux au wagon-restaurant. À la fin du dîner, Rénine, qui avait adressé à Hortense plusieurs questions auxquelles la jeune femme n'avait répliqué que par des monosyllabes, protesta : – Ah ça ! mais qu'est-ce qu'il y a, chère amie ? Vous avez l'air soucieux. – Moi ? Mais non. – Si, si, je vous connais. Allons, pas de réticences. Elle sourit. – Eh bien ! Puisque vous insistez tellement pour savoir si je suis satisfaite, je dois vous dire que… évidemment… je le suis pour Geneviève Aymard… mais que, sous un autre rapport… au point de vue même de l'aventure… je conserve comme une sorte de malaise… – Pour parler franc, je ne vous ai pas « épatée » cette foisci ? – Pas trop. – Mon rôle vous semble secondaire ?… Car, enfin, en quoi consiste-t-il ! Nous sommes venus. Nous avons écouté les doléances de Jean-Louis. On a fait comparaître une ancienne sage-femme. Et voilà, c'est fini. – Justement, je me demande si c'est fini et je n'en suis pas certaine. En vérité, nos autres aventures m'avaient laissé une impression plus… comment m'expliquer ? Plus franche, plus claire. – Et celle-ci vous paraît obscure ? Obscure, oui, inachevée. – Mais en quoi ? – Je ne sais pas. Cela tient peut-être aux aveux de cette femme… Oui, très probablement. Ce fut si imprévu et si bref ! – Parbleu fit Rénine en riant, vous pensez bien que j'y ai coupé court. Il ne fallait pas trop d'explications. – Comment ? – Oui, si elle avait donné des explications trop détaillées, on aurait fini par se méfier de ce qu'elle racontait. – Se méfier ? – Dame, l'histoire est un peu tirée par les cheveux. Ce monsieur qui arrive, la nuit, avec un enfant dans sa poche, et qui s'en va avec un cadavre, ça ne tient guère debout. Que voulez-vous, chère amie, je n'avais pas eu beaucoup de temps pour lui souffler son rôle, à la malheureuse. Hortense le regardait, abasourdie. – Que voulez-vous dire ? – Oui, n'est-ce pas, ces femmes de la campagne, ça a la tête dure. Nous étions pressés, elle et moi. Alors nous avons bâti à la va-vite un scénario… qu'elle n'a pas trop mal récité d'ailleurs. Le ton y était… Effarement… Trémolo… Larmes… – Est-ce possible ! Est-ce possible murmura Hortense. Vous l'aviez donc vue auparavant ? – Il a bien fallu. – Mais quand ? – Mais le matin, à l'arrivée. Tandis que vous refaisiez un brin de toilette à l'hôtel de Carhaix, moi, je courais aux renseignements. Vous pensez bien que le drame d'OrmivalVaubois est connu dans la région. Tout de suite on m'a indiqué l'ancienne sage-femme, Mlle Boussignol. Avec Mlle Boussignol ça n'a pas traîné. Trois minutes pour établir la nouvelle version de ce qui s'était passé, et 10,000 francs pour qu'elle consente à répéter devant les gens du manoir cette version… plus ou moins invraisemblable. – Tout à fait invraisemblable ! – Pas tant que cela, chère amie, puisque vous y avez cru et les autres également. Et c'était l'essentiel. Il fallait, d'un coup d'épaule, démolir une vérité de vingt-sept ans, une vérité d'autant plus solide qu'elle était bâtie sur les faits eux-mêmes. C'est pourquoi j'ai foncé dessus de toutes mes forces, et je l'ai attaquée à coups d'éloquence. L'impossibilité d'identifier les deux enfants ? je la nie ! La confusion ? mensonge ! Vous êtes tous les trois victimes de quelque chose que j'ignore, mais que votre devoir est d'éclaircir. « Facile, s'écrie Jean-Louis, tout de suite ébranlé, faisons venir Mlle Boussignol. » « Faisons-la venir. » Sur quoi Mlle Boussignol arrive et débite en sourdine le petit discours que je lui ai seriné. Coup de théâtre. Stupeur. J'en profite pour enlever le jeune homme. Hortense hocha la tête. – Mais ils se reprendront tous les trois ! Ils réfléchiront ! – Jamais de la vie ! Qu'ils aient des doutes, peut-être. Mais jamais ils ne consentiront à avoir des certitudes ! Jamais ils n'accepteront de réfléchir ! Comment voilà des gens que je tire de l'enfer où ils se débattent depuis un quart de siècle, et ils voudraient s'y replonger ? Voilà des gens qui, par veulerie, par un faux sentiment du devoir, n'avaient pas le courage de s'évader, et ils ne se cramponneraient pas à la liberté que je leur donne ? Allons donc ! Mais ils auraient avalé des bourdes encore plus indigestes que celles qui leur furent servies par Mlle Boussignol. Après tout, quoi, ma version n'est pas plus bête que la vérité. Au contraire, et ils l'ont avalée toute crue ! Tenez, avant notre départ, j'ai entendu Mme d'Ormival et Mme Vaubois parler de leur déménagement immédiat. Elles étaient déjà tout affectueuses l'une avec l'autre à l'idée de ne plus se voir. – Mais Jean-Louis ? – Jean-Louis Mais il en avait par-dessus la tête de ses deux mères ! Sapristi, on n'a pas deux mères dans la vie ! En voilà une situation pour un homme ! Quand on a la chance de pouvoir choisir entre avoir deux mères ou n'en pas avoir du tout, fichtre on n'hésite pas. Et puis Jean-Louis aime Geneviève. Et il l'aime assez, je veux le croire, pour ne pas lui infliger deux bellesmères ! Allez, vous pouvez être tranquille. Le bonheur de cette jeune personne est assuré, et n'est-ce pas cela que vous désiriez ? L'important, c'est le but que l'on atteint, et non pas la nature plus ou moins étrange des moyens que l'on emploie. Et s'il y a des aventures qui se dénouent et des mystères que l'on élucide, grâce à la recherche et à la découverte de bouts de cigarettes, de carafes incendiaires et de cartons à chapeaux qui s'enflamment, il en est d'autres qui exigent de la psychologie et dont la solution est purement psychologique. Hortense se tut et reprit au bout d'un instant : – Alors, vraiment, vous êtes persuadé que Jean-Louis… Rénine parut très étonné. – Comment, vous pensez encore à cette vieille histoire. Mais c'est fini tout cela ! Ah bien ! je vous avoue qu'il ne m'intéresse plus du tout, homme à la double mère. Et ce fut dit d'un ton si cocasse, avec une sincérité si amusante, qu'Hortense fut prise de rire. – À la bonne heure, dit-il, riez, chère amie. On voit les choses bien plus clairement à travers le rire qu'à travers les larmes. Et puis, il est une autre raison pour laquelle votre devoir est de rire chaque fois que l'occasion s'en présente. – Laquelle ? – Vous avez de jolies dents. CHAPITRE 6 La Dame à la Hache L'un des événements les plus incompréhensibles de l'époque qui précéda la guerre fut certainement ce qu'on appela l'affaire de la Dame à la Hache. La solution n'en fut pas connue, et elle ne l'eût jamais été si les circonstances n'avaient pas, de la façon la plus cruelle, obligée le prince Rénine – devons-nous dire Arsène Lupin ? – à s'en occuper, et si nous n'en pouvions donner aujourd'hui, d'après ses confidences, le récit authentique. Rappelons les faits. En l'espace de dix-huit mois, cinq femmes disparurent, cinq femmes de conditions diverses, âgées de vingt à trente ans, habitant Paris ou la région parisienne. Voici leurs noms : Mme Ladoue, femme d'un docteur ; Mlle Ardent, fille d'un banquier ; Mlle Covereau, blanchisseuse à Courbevoie ; Mlle Honorine Vernisset, couturière et Mlle Grollinger, artiste peintre. Ces cinq femmes disparurent sans qu'il fût possible de recueillir un seul détail qui expliquât pourquoi elles sortirent de chez elles, pourquoi elles n'y rentrèrent pas, qui les attira dehors, où et comment elles furent retenues. Huit jours après leur départ, on retrouvait chacune d'elles en un endroit quelconque de la banlieue ouest de Paris, et chaque fois, ce fut un cadavre qu'on retrouva, le cadavre d'une femme frappée à la tête d'un coup de hache. Et chaque fois, près de cette femme attachée solidement, la figure inondée de sang, le corps amaigri par le manque de nourriture, des traces de roues prouvaient que le cadavre avait été apporté là par une voiture. L'analogie des cinq crimes était telle qu'il n'y eut qu'une seule instruction, laquelle engloba les cinq enquêtes, et d'ailleurs n'aboutit à aucun résultat. Disparition d'une femme, découverte de son cadavre huit jours après, exactement. Voilà tout. Les liens étaient identiques. Identiques aussi les marques laissées par les roues de la voiture ; identiques les coups de hache, tous donnés au haut du front, au plein milieu de la tête et verticalement. Le mobile ? Les cinq femmes avaient été entièrement dépouillées de leurs bijoux, porte-monnaie et objets de valeur. Mais on pouvait aussi bien attribuer le vol à des maraudeurs et à des passants, puisque les cadavres gisaient dans des endroits déserts. Devait-on supposer l'exécution d'un plan de vengeance, ou bien d'un plan destiné à détruire une série d'individus reliés les uns aux autres, bénéficiaires, par exemple, d'un héritage futur ? Là encore, même obscurité. On bâtissait des hypothèses, que démentait sur-le-champ l'examen des faits. On suivait des pistes aussitôt abandonnées. Et, brusquement, un coup de théâtre. Une balayeuse des rues ramassa sur un trottoir un petit carnet qu'elle remit au commissariat voisin. Toutes les feuilles de ce petit carnet étaient blanches, sauf une, où il y avait la liste des femmes assassinées, liste établie selon l'ordre chronologique et dont les noms étaient accompagnés de trois chiffres. Ladoue, 132 ; Vernisset, 118, etc. On n'aurait certes attaché aucune importance à ces lignes que le premier venu avait pu écrire puisque tout le monde connaissait la liste funèbre. Mais, au lieu de cinq noms, voilà qu'elle en comportait six ! Oui, au-dessous du mot Grollinger, 128, on lisait Williamson, 114. Se trouvait on en présence d'un sixième assassinat ? La provenance évidemment anglaise du nom restreignait le champ des investigations qui, de fait, furent rapides. On établit que, quinze jour auparavant, une demoiselle Herbette Williamson, nurse dans une famille d'Auteuil, avait quitté sa place pour retourner en Angleterre, et que, depuis ce temps, ses sœurs, bien qu'averties par lettre de sa prochaine arrivée, n'avaient pas entendu parler d'elle. Nouvelle enquête. Un agent des Postes retrouva le cadavre dans les bois de Meudon. Miss Williamson avait le crâne fendu par le milieu. Inutile de rappeler l'émotion du public à ce moment, et quel frisson d'horreur, à la lecture de cette liste, écrite sans aucun doute de la main même du meurtrier, secoua les foules. Quoi de plus épouvantable qu'une telle comptabilité, tenue à jour comme le livre d'un bon commerçant. « À telle date, j'ai tué celle-ci, à telle autre, celle-là… » Et, comme résultat de l'addition, six cadavres. Contre toute attente, les experts et les graphologues n'eurent aucun mal à s'accorder et déclarèrent unanimement que l'écriture était celle d'une femme « cultivée, ayant des goûts artistes, de l'imagination et une extrême sensibilité ». La Dame à la Hache, ainsi que les journaux la désignèrent, n'était décidément pas la première venue, et des milliers d'articles étudièrent son cas, exposèrent sa psychologie et se perdirent en explications baroques. C'est cependant l'auteur d'un de ces articles, un jeune journaliste que sa trouvaille tira de pair, qui apporta le seul élément de vérité, et jeta dans ces ténèbres la seule lueur qui devait les traverser. En cherchant à donner un sens aux chiffres placés à la droite des six noms, il avait été conduit à se demander si ces chiffres ne représentaient pas tout simplement le nombre de jours qui séparaient les crimes les uns des autres. Il suffisait de vérifier les dates. Tout de suite, il avait constaté l'exactitude et la justesse de son hypothèse. L'enlèvement de Mlle Vernisset avait eu lieu 132 jours après celui de Mme Ladoue celui d'Hermine Covereau 118 Jours après celui de Mlle Vernisse, etc. Donc, aucune hésitation possible et la justice ne put qu'enregistrer une solution qui s'adaptait si exactement aux circonstances les chiffres correspondaient aux intervalles. La comptabilité de la Dame à la Hache n'offrait aucune défaillance. Mais alors une remarque s'imposait. Miss Williamson, la dernière victime, ayant été enlevée le 26 juin précédent, et son nom étant accompagné du chiffre 114, ne devait-on pas admettre qu'une autre agression se produirait 114 jours après, c'est-à-dire le 18 octobre ? Ne devait-on pas croire que l'horrible besogne se répéterait selon la volonté secrète de l'assassin ? Ne devait-on pas aller jusqu'au bout de l'argumentation qui attribuait aux chiffres, à tous les chiffres, aux derniers comme aux autres, leur valeur de dates éventuelles ? Or, précisément, cette polémique se poursuivait et se discutait, durant tes jours qui précédèrent ce 18 octobre où la logique voulait que s'accomplît un nouvel acte du drame abominable. Et c'est pourquoi il était naturel que le matin de ce jour-là le prince Rénine et Hortense, en prenant rendez-vous par téléphone pour le soir, fissent allusion aux journaux que chacun d'eux venait de lire. – Attention dit Rénine en riant, si vous rencontrez la Dame à la Hache, prenez l'autre trottoir. – Et si cette bonne dame m'enlève, que faire ? demanda Hortense. – Semez votre chemin de petits cailloux blancs, et répétez jusqu'à la seconde même où luira l'éclair de la hache : « Je n'ai rien à craindre ; il me délivrera. » Il, c'est moi… et je vous baise les mains. À ce soir, chère amie. L'après-midi, Rénine s'occupa de ses affaires. De quatre à sept, il acheta les différentes éditions des journaux. Aucune d'elles ne parlait d'enlèvement. À neuf heures, il alla au Gymnase où il avait retenu une baignoire. À neuf heures et demie, Hortense n'étant pas arrivée, il téléphona chez elle, sans arrière-pensée d'inquiétude d'ailleurs. La femme de chambre répondit que madame n'était pas encore rentrée. Saisi d'un effroi soudain, Rénine courut à l'appartement meublé qu'Hortense occupait provisoirement près du parc Monceau, et il interrogea la femme de chambre, qu'il avait placée près d'elle, et qui lui était toute dévouée. Cette femme raconta que sa maîtresse était sortie à deux heures, une lettre timbrée à la main, en disant qu'elle allait à la poste et qu'elle rentrerait pour s'habiller. Depuis, aucune nouvelle. – Cette lettre était adressée à qui ? – À monsieur. J'ai vu la suscription Prince Rénine. Il attendit jusqu'à minuit. Vainement. Hortense ne revint pas, et elle ne revint pas non plus le lendemain. – Pas un mot là-dessus, ordonna Rénine à la femme de chambre. Vous direz que votre maîtresse est à la campagne et que vous allez la rejoindre. Pour lui, il ne doutait pas. La disparition d'Hortense s'expliquait par la date même du 18 octobre. Hortense était la septième victime de la Dame à la Hache. « L'enlèvement, se dit Rénine, précède le coup de hache de huit jours. J'ai donc, à l'heure actuelle, sept jours pleins devant moi. Mettons six, pour éviter toute surprise. Nous sommes aujourd'hui un samedi : il faut que vendredi prochain, à midi, Hortense soit libre, et pour cela que je connaisse sa retraite, au plus tard, jeudi soir, neuf heures. » Rénine inscrivit en gros caractères : JEUDI SOIR NEUF HEURES sur une pancarte qu'il cloua au-dessus de la cheminée de son cabinet de travail. Puis le samedi, à midi, lendemain de la disparition, il s'enferma dans cette pièce après avoir donné l'ordre à son domestique de ne le déranger qu'aux heures des repas ou des courriers. Il resta là quatre jours, sans bouger presque. Tout de suite, il avait fait venir une collection de tous les journaux importants qui avaient parlé avec détails des six premiers crimes. Quand il les eut lus et relus, il ferma les volets et les rideaux, et, sans lumière, le verrou tiré, étendu sur un divan, il réfléchit. Le mardi soir, il n'était pas plus avancé qu'à la première heure. Les ténèbres demeuraient aussi épaisses. Il n'avait pas trouvé le moindre fil susceptible de le conduire ni entrevu la moindre raison qui lui permît d'espérer. Parfois, malgré son immense pouvoir de contrôle sur luimême, et malgré sa confiance illimitée dans les ressources dont il disposait, parfois il tressaillait d'angoisse. Arriverait-il à temps ? Il n'y avait pas de motif pour que, dans les derniers jours, il vît plus clair que durant les jours qui venaient de s'écouler. Et alors c'était le meurtre inévitable de la jeune femme. Cette idée le torturait. Il était attaché à Hortense par un sentiment beaucoup plus violent et plus profond que l'apparence de leurs relations ne le laissait croire. La curiosité du début, le désir initial, le besoin de protéger la jeune femme, de la distraire et de lui donner le goût de l'existence étaient devenus tout simplement de l'amour. Ni l'un ni l'autre ne s'en rendait compte, parce qu'ils ne se voyaient guère qu'en des heures de crise où c'était l'aventure des autres et non la leur qui les préoccupait. Mais, au premier choc du danger, Rénine s'aperçut de la place qu'Hortense avait prise dans sa vie, et il se désespérait de la savoir, captive et martyrisée et d'être impuissant à la sauver. Il passa une nuit d'agitation et de fièvre, tournant et retournant l'affaire en tous sens. La matinée du mercredi fut également affreuse pour lui. Il perdait pied. Renonçant à la claustration, il avait ouvert les fenêtres, allait et venait dans son appartement, sortait sur le boulevard et rentrait comme s'il eût fui devant l'idée qui l'obsédait. « Hortense souffre… Hortense est au fond de l'abîme… Elle voit la hache… Elle m'appelle… Elle me supplie… Et je ne peux rien… » C'est à cinq heures de l'après-midi, qu'en examinant la liste des six noms il eut ce petit choc intérieur qui est comme le signal de la vérité que l'on cherche. Une lueur jaillit dans son esprit. Ce n'était certes pas la grande lueur où tous les points apparaissent, mais cela lui suffisait pour savoir dans quel sens il fallait se diriger. Tout de suite son plan de campagne fut fait. Par son chauffeur Clément, il envoya aux principaux journaux une petite note qui devait passer en gros caractères dans les annonces du lendemain. Clément eut en outre comme mission d'aller à la blanchisserie de Courbevoie où jadis était employée Mlle Covereau, la deuxième des six victimes. Le jeudi, Rénine ne bougea pas. L'après-midi, plusieurs lettres provoquées par son annonce lui arrivèrent. Puis, il y eut deux télégrammes. Mais il ne sembla point que ces lettres et télégrammes répondissent à ce qu'il attendait. Enfin, à trois heures, il reçut, timbré du Trocadéro, un petit bleu qui parut le satisfaire. Il le tourna et retourna, étudia l'écriture, feuilleta sa collection de journaux et conclut à mi-voix : « Je crois qu'on peut marcher dans cette direction. » Il consulta un Tout-Paris, nota cette adresse M. de LourtierVaneau, ancien gouverneur des colonies, avenue KIéber, 47 bis, et courut jusqu'à son automobile. – Clément, avenue Kléber, 47 bis. Il fut introduit dans un grand cabinet de travail que garnissaient de magnifiques bibliothèques ornées de vieux livres aux reliures précieuses. M. de Lourtier-Vaneau était un homme encore jeune, qui portait une barbe un peu grisonnante, et qui, par ses manières affables, sa distinction réelle, sa gravité souriante, commandait la confiance et la sympathie. – Monsieur le Gouverneur, lui dit Rénine, je m'adresse à vous parce que j'ai lu dans les journaux de l'année dernière que vous aviez connu l'une des victimes de la Dame à la Hache, Honorine Vernisset. – Si nous l'avons connue ! s'écria M. de Lourtier, ma femme l'employait comme couturière à la journée ! Pauvre fille ! – Monsieur le Gouverneur, une dame de mes amies vient de disparaître, comme les six autres victimes ont disparu. – Comment fit M. de Lourtier, avec un haut-le-corps. Mais j'ai suivi les journaux attentivement. Il n'y a rien eu le 18 octobre. – Si, une jeune femme que j'aime, Mme Daniel, a été enlevée le 18 octobre. – Et nous sommes aujourd'hui le 24 ! … – En effet, et c'est après-demain que le crime sera commis. – C'est horrible. Il faut à tout prix empêcher… – Peut-être y arriverai-je avec votre concours, monsieur le Gouverneur. – Mais vous avez porté plainte ? – Non. Nous nous trouvons en face de mystères pour ainsi dire absolus, compacts, qui n'offrent aucun vide par où puisse s'introduire le regard le plus aigu, et dont il est inutile de demander la révélation aux moyens ordinaires, étude des lieux, enquêtes, recherches d'empreintes, etc. Si aucun de ces procédés n'a servi dans les cas précédents, ce serait perdre son temps que d'en user pour un septième cas analogue. Un ennemi qui montre tant d'adresse et de subtilité ne laisse derrière lui aucune de ces traces grossières où s'accroche le premier effort d'un détective professionnel. – Alors, qu'avez-vous fait ? – Avant d'agir, j'ai réfléchi durant quatre jours. M. de Lourtier-Vaneau observa son interlocuteur, et avec une nuance d'ironie : – Le résultat de cette méditation ?… – C'est d'abord, répondit Rénine, sans se démonter, que j'ai pris de toutes ces affaires une vue d'ensemble que personne n'avait eue jusqu'ici, ce qui m'a permis d'en découvrir la signification générale, d'écarter toute la broussaille des hypothèses gênantes, et, puisque l'on n'avait pas pu s'accorder sur les mobiles de toute cette besogne, de l'attribuer à la seule catégorie d'individus capables de l'exécuter. – C'est-à-dire ? – À la catégorie des fous, monsieur le Gouverneur. M. de Lourtier-Vaneau sursauta. – Des fous ? Quelle idée ! – Monsieur le Gouverneur, la femme que l'on appelle la Dame à la Hache est une folle. – Mais elle serait enfermée ! – Savons-nous si elle ne l'est pas ? Savons-nous si elle ne compte pas au nombre de ces demi-fous, inoffensifs en apparence et qu'on surveille si peu qu'ils ont toute latitude pour s'abandonner à leurs petites manies et à leurs petits instincts de bêtes féroces ? Rien de plus faux que ces êtres-là. Rien de plus sournois, de plus patient, de plus opiniâtre, de plus dangereux, de plus absurde à la fois et de plus logique, de plus désordonné et de plus méthodique. Toutes ces épithètes, monsieur le Gouverneur, peuvent s'appliquer à l'œuvre de la Dame à la Hache. L'obsession d'une idée et la répétition d'un acte, voilà la caractéristique du fou. Je ne connais pas encore l'idée qui obsède la Dame à la Hache, mais je connais l'acte qui en résulte, et c'est toujours le même. La victime est attachée par des cordes identiques. Elle est tuée après un même nombre de jours. Elle est frappée par le même coup, avec le même instrument, à la même place : au milieu du front, et d'une blessure exactement perpendiculaire. Un assassin quelconque varie. Sa main, qui tremble, dévie et se trompe. La Dame à la Hache ne tremble pas. On dirait qu'elle a pris des mesures, et le tranchant de son arme ne dévie pas d'une ligne. Ai-je besoin de vous soumettre d'autres preuves, et d'examiner avec vous tous les autres faits ? Non, n'est-ce pas ? Le mot de l'énigme vous est maintenant connu, et vous pensez comme moi que seul un fou a pu agir de la sorte, stupidement, sauvagement, mécaniquement, à la manière d'une horloge qui sonne ou d'un couperet qui tombe… M. de Lourtier-Vaneau, hocha la tête. – En effet… en effet… toute l'affaire peut être vue sous cet angle… et je commence à croire qu'on doit la voir ainsi. Mais si nous admettons chez cette folle l'espèce de logique mathématique, je n'aperçois aucune corrélation entre les victimes. Elle a frappé au petit bonheur. Pourquoi celle-ci plutôt que celle-là ? – Ah ! monsieur le Gouverneur, s'écria Rénine, vous me posez la question que je me suis posée dès la première minute, la question qui résume tout le problème et que j'ai eu tant de mal à résoudre ! Pourquoi Hortense Daniel plutôt que cette autre ? Entre deux millions de femmes qui s'offraient, pourquoi Hortense ? Pourquoi la jeune Vernisset ? Pourquoi Miss Williamson ? Si l'affaire est telle que je l'imaginais dans son ensemble, c'est-à-dire fondée sur la logique aveugle et baroque d'une folle, fatalement il y avait un choix. Or en quoi consistaitil, ce choix ? Quelle était la qualité, ou le défaut, ou le signe nécessaire pour que la Dame à la Hache frappât ? Bref, si elle choisissait – et elle ne pouvait pas ne pas choisir – qu'est-ce qui dirigeait son choix ? – Vous avez trouvé ?… Rénine fit une pause et repartit : – Oui, monsieur le Gouverneur, j'ai trouvé, et j'aurais pu trouver dès la première minute, puisqu'il suffisait d'examiner attentivement la liste des victimes. Mais ces éclairs de vérité ne s'allument jamais que dans un cerveau surchauffé par l'effort et par la réflexion. Vingt fois j'avais regardé la liste sans que ce petit détail prît forme à mes yeux. – Je ne comprends pas, fit M. de Lourtier-Vaneau. – Monsieur le Gouverneur, il est à remarquer que, si plusieurs personnes sont réunies dans une affaire, crime, scandale public, etc., la façon de les désigner demeure à peu près immuable. En l'occurrence, les journaux n'ont jamais employé à l'égard de Mme Ladoue, de Mlle Ardant, ou de Mlle Covereau, que leurs noms de famille. Par contre, Mlle Vernisset et Miss Williamson ont toujours été désignées, en même temps, par les prénoms Honorine et Herbette. S'il en avait été ainsi pour les six victimes, il n'y aurait pas eu de mystère. – Pourquoi ? – Parce qu'on aurait su, du premier coup, la corrélation qui existait entre les six malheureuses, comme je l'ai su, moi, soudain, par le rapprochement de ces deux prénoms-là avec celui d'Hortense Daniel. Cette fois, vous comprenez, n'est-ce pas ? Vous avez, comme moi, devant les yeux, trois prénoms… M. de Lourtier-Vaneau parut troublé. Un peu pâle, il prononça : – Que dites-vous ?… Que dites-vous ? – Je dis, continua Rénine d'une voix nette, en détachant les syllabes les unes des autres, je dis que vous avez devant les yeux trois prénoms qui, tous trois, commencent par la même initiale, et qui, tous trois, coïncidence remarquable, sont composés d'un même nombre de lettres, ainsi que vous pouvez le vérifier. Si, d'autre part, vous vous informez auprès de la blanchisseuse de Courbevoie, où était employée Mlle Covereau, vous saurez qu'elle s'appelait Hilairie. Là encore même initiale et même nombre de lettres. Inutile de chercher davantage. Nous sommes sûrs, n'est-ce pas ? que les prénoms de toutes les victimes présentent les mêmes particularités. Et cette constatation nous donne d'une façon absolument certaine le mot du problème qui se posait à nous. Le choix de la folle est expliqué. Nous connaissons la parenté qui reliait entre elles les malheureuses. Pas d'erreur possible. C'est cela et ce n'est pas autre chose. Et quelle confirmation de mon hypothèse que cette manière de choisir ! Quelle preuve de folie ! Pourquoi tuer ces femmes-ci plutôt que celles-là ? Parce que leurs noms commencent par un H et qu'ils sont composés de huit lettres ? Vous m'entendez bien, monsieur le Gouverneur ? Le nombre des lettres est de huit. La lettre initiale est la huitième lettre de l'alphabet, et le mot huit commence par un H. Toujours la lettre H. Et c'est une hache qui fut l'instrument de supplice. Me direz-vous que la Dame à la Hache n'est pas une folle ? Rénine s'interrompit et s'approcha de M. de LourtierVaneau. – Qu'avez-vous donc, monsieur le Gouverneur ? Vous semblez souffrant ? Non, non, fit M. de Lourtier, dont le front ruisselait de sueur… Non, mais toute cette histoire est tellement troublante ! Pensez donc, j'ai connu l'une des victimes… Et alors… Rénine alla chercher sur un guéridon une carafe et un verre qu'il remplit d'eau et tendit à M. de Lourtier. Celui-ci but quelques gorgées, puis, se redressant, il poursuivit d'une voix qu'il cherchait à raffermir : – Soit. Admettons votre supposition. Encore faut-il qu'elle aboutisse à des résultats tangibles. Qu'avez-vous fait ? – J'ai publié ce matin dans tous les journaux une annonce ainsi conçue : Excellente cuisinière demande place. Écrire avant cinq heures soir à Herminie, boulevard Haussmann… », etc. Vous comprenez toujours, n'est-ce pas, monsieur le Gouverneur ? Les prénoms commençant par un H et composés de huit lettres sont extrêmement rares et tous un peu démodés, Herminie, Hilairie, Herbette… Or, ces prénoms-là, pour des motifs que j'ignore, sont indispensables à la folle. Elle ne peut s'en passer. Pour trouver des femmes qui portent un de ces prénoms, et seulement pour cela, elle ramasse tout ce qui lui reste de raison, de discernement, de réflexion, d'intelligence. Elle cherche, elle interroge. Elle est à l'affût. Elle lit les journaux qu'elle ne comprend guère, mais où ses yeux s'accrochent à certains détails, à certaines majuscules. Et, par conséquent, je n'ai pas douté une seconde que ce nom d'Herminie, imprimé en gros caractères, n'attirât son regard et que, dès aujourd'hui, elle ne se prit au piège de mon annonce… – Elle a anxieusement. écrit ? demanda M. de Lourtier-Vaneau – Pour faire leurs propositions à la soi-disant Herminie, continua Rénine, plusieurs dames ont écrit les lettres habituelles en pareil cas. Mais j'ai reçu un pneumatique qui m'a semblé de quelque intérêt. – De qui ? – Lisez, monsieur le Gouverneur. M. de Lourtier-Vaneau arracha la feuille des mains de Rénine et jeta un coup d'œil sur la signature. Il eut d'abord un geste d'étonnement, comme s'il se fût attendu à autre chose. Puis il partit d'un long éclat de rire, où il y avait comme de la joie et de la délivrance. – Pourquoi riez-vous, monsieur le Gouverneur ? Vous avez l'air content. – Content, non. Mais cette lettre est signée de ma femme. – Et vous aviez craint autre chose ? – Oh ! non, mais du moment que c'est ma femme… Il n'acheva pas sa phrase et dit à Rénine – Pardon, monsieur, mais vous m'avez dit avoir reçu plusieurs réponses. Pourquoi, entre toutes ces réponses, avezvous pensé que précisément celle-ci pouvait vous fournir quelque indice ? – Parce qu'elle porte comme signature : Mme de LourtierVaneau, et que Mme de Lourtier-Vaneau avait employé comme couturière l'une des victimes, Honorine Vernisset. – Qui vous a dit cela ? – Les journaux de l'époque. – Et votre choix ne fut déterminé par aucune autre cause ? – Aucune. Mais j'ai l'impression, depuis que je suis ici, monsieur le Gouverneur, que je ne me suis pas trompé de chemin. – Pourquoi cette impression ? – Je ne sais pas trop… Certains signes… Certains détails… Puis-je voir Mme de Lourtier, monsieur ? – J'allais vous le proposer, monsieur, fit M. de Lourtier. Veuillez me suivre. Il le conduisit, par un couloir, jusqu'à un petit salon où une dame à cheveux blonds et au beau visage heureux et doux était assise entre trois enfants qu'elle faisait travailler. Elle se leva. M. de Lourtier fit brièvement les présentations et dit à sa femme : – Suzanne, c'est de toi, ce pneumatique ? – Adressé à Mlle Herminie, boulevard Haussmann ? ditelle. Oui, c'est de moi. Tu sais bien que notre femme de chambre s'en va et que je m'occupe de chercher quelqu'un. Rénine l'interrompit : – Excusez-moi, madame, un mot seulement. D'où vous venait l'adresse de cette femme ? Elle rougit. Son mari insista : – Réponds, Suzanne. Qui t'a donné cette adresse ? – On m'a téléphoné. – Qui ? Après une hésitation, elle prononça : – Ta vieille nourrice… – Félicienne ?… – Oui. M. de Lourtier coupa court à la conversation, et sans permettre à Rénine de poser d'autres questions, il le reconduisit dans son bureau. – Vous voyez, monsieur, ce pneumatique a une provenance toute naturelle. Félicienne, ma vieille nourrice, à qui je fais une pension, et qui habite dans les environs de Paris, a lu votre annonce, et c'est elle qui a prévenu Mme de Lourtier. Car enfin, ajouta-t-il, en s'efforçant de rire, je ne suppose pas que vous soupçonniez ma femme d'être la Dame à la Hache ? – Non. – Alors l'incident est clos… du moins de mon côté… J'ai fait ce que j'ai pu… j'ai suivi vos raisonnements, et je regrette vivement de ne pouvoir vous être utile… Il avait hâte d'éconduire ce visiteur indiscret, et il fit le geste de lui montrer la porte, mais il eut comme un étourdissement, but un second verre d'eau et se rassit. Son visage était décomposé. Rénine le regarda quelques secondes, comme on regarde un adversaire défaillant, qu'il n'est plus besoin que d'achever, et, s'asseyant près de lui, il le saisit brusquement par le bras. – Monsieur le Gouverneur, si vous ne parlez pas, Hortense Daniel sera la septième victime. – Je n'ai rien à dire, monsieur ! Que voulez-vous que je sache ? – La vérité. Mes explications vous l'ont fait connaître. Votre détresse, votre épouvante m'en sont des preuves certaines. Je venais à vous comme à un collaborateur. Or, par une chance inespérée, c'est un guide que je découvre. Ne perdons pas de temps. – Mais, enfin, monsieur, si je savais, pourquoi me tairaisje ? Par peur du scandale. Il y a dans votre vie, j'en ai l'intuition profonde, quelque chose que vous êtes contraint de cacher. La vérité qui vous est apparue brusquement sur le drame monstrueux, cette vérité, si elle est connue, pour vous, c'est le déshonneur, la honte… et vous reculez devant votre devoir. M. de Lourtier ne répondait plus. Rénine se pencha sur lui et, les yeux dans les yeux, murmura : – Il n'y aura pas de scandale. Moi seul au monde saurai ce qui s'est passé. Et j'ai autant d'intérêt que vous à ne pas attirer l'attention, puisque j'aime Hortense Daniel et que je ne veux pas que son nom soit mêlé à cette histoire affreuse. Ils restèrent une du deux minutes l'un en face de l'autre. Rénine avait pris un visage dur. M. de Lourtier sentit que rien ne le fléchirait si les paroles nécessaires n'étaient pas prononcées, mais il ne pouvait pas. – Vous vous trompez… Vous avez cru voir des choses qui ne sont pas. Rénine eut la conviction soudaine et terrifiante que si cet homme se renfermait stupidement dans son silence, c'en était fini d'Hortense Daniel, et sa rage fut telle de penser que le mot de l'énigme était là, comme un objet à portée de sa main, qu'il empoigna M. de Lourtier à la gorge et le renversa. – Assez de mensonges ! La vie d'une femme est en jeu ! Parlez, et parlez tout de suite… Sinon… M. de Lourtier était à bout de forces. Toute résistance était impossible. Non pas que l'agression de Rénine lui fît peur et qu'il cédât à cet acte de violence, mais il se sentait écrasé par cette volonté indomptable qui semblait n'admettre aucun obstacle, et il balbutia : – Vous avez raison. Mon devoir est de tout dire, quoi qu'il puisse arriver. – Il n'arrivera rien, j'en prends l'engagement, mais à condition que vous sauviez Hortense Daniel. Une seconde d'hésitation peut tout perdre. Parlez. Pas de détails. Des faits. Alors, les deux coudes appuyés à son bureau, les mains autour de son front, M. de Lourtier prononça, sur le ton d'une confidence qu'il essayait de faire aussi brièvement que possible : – Mme de Lourtier n'est pas ma femme. Celle qui seule a le droit de porter mon nom, celle-là, je l'ai épousée quand j'étais jeune fonctionnaire aux colonies. C'était une femme assez bizarre, de cerveau un peu faible, soumise jusqu'à l'invraisemblance à ses manies et à ses impulsions. Nous eûmes deux enfants, deux jumeaux qu'elle adora, et auprès de qui elle eût trouvé sans doute l'équilibre et la santé morale, lorsque, par un accident stupide – une voiture qui passait – ils furent écrasés sous ses yeux. La malheureuse devint folle… de cette folie silencieuse et discrète que vous évoquiez. Quelque temps après, nommé dans une ville d'Algérie, je l'amenai en France et la confiai à une brave créature qui m'avait élevé. Deux ans plus tard, je faisais connaissance de celle qui fait la joie de ma vie. Vous l'avez vue tout à l'heure. Elle est la mère de mes enfants et elle passe pour ma femme. Vais-je la sacrifier ? Toute notre existence va-t-elle sombrer dans l'horreur, et faut-il que notre nom soit associé à ce drame de folie et de sang ? Rénine réfléchit et demanda : – Comment s'appelle-t-elle, l'autre ? – Hermance. – Hermance… Toujours les initiales… toujours les huit lettres. – C'est cela qui m'a éclairé tout à l'heure, fit M. de Lourtier. Quand vous avez rapproché les noms les uns des autres, aussitôt j'ai pensé que la malheureuse s'appelait Hermance, qu'elle était folle… et toutes les preuves me sont venues à l'esprit. – Mais si nous comprenons le choix des victimes, comment expliquer le meurtre ? En quoi donc consiste sa folie ? Souffre-telle ? – Elle ne souffre pas trop actuellement. Mais elle a souffert de la plus effroyable souffrance qui soit : depuis l'instant où ses deux enfants ont été écrasés sous ses yeux, l'image affreuse de cette mort était devant elle, nuit et jour, sans une seconde d'interruption, puisqu'elle ne dormait pas une seule seconde. Songez à ce supplice ! voir ses enfants mourir durant toutes les heures des longues journées et toutes les heures des nuits interminables Rénine objecta : – Cependant, ce n'est pas pour chasser cette image qu'elle tue ? – Si… peut-être… articula M. de Lourtier pensivement, pour la chasser par le sommeil. – Je ne comprends pas. – Vous ne comprenez pas parce qu'il s'agit d'une folle… et que tout ce qui se passe dans ce cerveau détraqué est forcément incohérent et anormal. – Évidemment… mais, tout de même, votre supposition se rattache à des faits qui la justifient ? – Oui… des faits que je n'avais pour ainsi dire pas remarqués et qui prennent leur valeur aujourd'hui. Le premier de ces faits remonte à quelques années, au matin où ma vieille nourrice trouva, pour la première fois, Hermance endormie. Or, elle tenait ses deux mains crispées autour d'un petit chien qu'elle avait étranglé. Et trois autres fois, depuis, la scène se reproduisit. – Et elle dormait ? – Oui, elle dormait, d'un sommeil qui, chaque fois, durait plusieurs nuits. – Et vous en avez conclu ? – J'en ai conclu que la détente nerveuse provoquée par le meurtre l'épuisait et la prédisposait au sommeil. Rénine frissonna. – C'est cela ! Il n'y a aucun doute. Le meurtre, l'effort du meurtre la fait dormir. Alors ce qui lui a réussi avec des bêtes, elle l'a recommencé avec des femmes. Toute sa folie s'est ramassée autour de ce point : elle les tue pour s'emparer de leur sommeil ! Le sommeil lui manquait ; elle vole celui des autres ! C'est bien cela, n'est-ce pas ? Depuis deux années, elle dort ? – Depuis deux années, elle dort, balbutia M. de Lourtier. Rénine l'étreignit à l'épaule. – Et vous n'avez pas pensé que sa folie pourrait s'étendre, et que rien ne l'arrêterait pour conquérir le bienfait de dormir ? Hâtons-nous, monsieur, tout cela est effroyable ! Tous deux se dirigeaient vers la porte, quand M. de Lourtier hésita. La sonnerie du téléphone retentissait. – C'est de là-bas, dit-il. – De là-bas ? – Oui, chaque jour, à cette même heure, ma vieille nourrice me donne des nouvelles. Il décrocha les récepteurs et tendit l'un d'eux à Rénine qui lui souffla les questions qu'il devait poser. – C'est toi, Félicienne ? Comment va-t-elle ? – Pas mal, monsieur. – Dort-elle bien ? – Moins bien depuis quelques jours. La nuit dernière, même, elle n'a pas fermé l'œil. Aussi elle est toute sombre. – Que fait-elle en ce moment ? – Elle est dans sa chambre. – Vas-y, Félicienne. Ne la quitte pas. – Pas possible. Elle s'est enfermée. – Il le faut, Félicienne. Démolis la porte. J'arrive. Allô… Allô… Ah crebleu, nous sommes coupés ! Sans un mot, les deux hommes sortirent de l'appartement et coururent jusqu'à l'avenue. Rénine poussa M. de Lourtier dans l'automobile. – L'adresse ? – Ville-d'Avray. – Parbleu ! au centre de ses opérations… comme l'araignée au milieu de sa toile. Ah ! l'ignominie. Il était bouleversé. Toute l'aventure lui apparaissait, enfin, dans sa réalité monstrueuse. – Oui, elle les tue pour s'emparer de leur sommeil, comme elle faisait avec les bêtes. C'est la même idée obsédante, mais qui s'est compliquée de tout un attirail de pratiques et de superstitions absolument incompréhensibles. Il lui semble évidemment que l'analogie des prénoms avec le sien est indispensable et qu'elle ne se reposera que si sa victime est une Hortense ou une Honorine. Raisonnement de folle, dont la logique nous échappe et dont nous ignorons l'origine, mais auquel il lui est impossible de se soustraire. Il faut qu'elle cherche et il faut qu'elle trouve ! Et elle trouve, et elle emporte sa proie, la veille et la contemple pendant un nombre de jours fatidique, jusqu'au moment où, stupidement, par ce trou qu'elle creuse d'un coup de hache en plein crâne, elle absorbe le sommeil qui la grise et lui donne l'oubli pendant une période déterminée. Et là encore, absurdité et folie ! Pourquoi fixe-t-elle cette période à tant de jours ? Pourquoi telle victime doit-elle lui assurer 120 jours de sommeil et telle autre 125 ! Démence ! Calcul mystérieux et certainement imbécile ! Toujours est-il qu'au bout de 120 ou de 125 jours, une nouvelle victime est sacrifiée ; et il y en a eu six déjà, et la septième attend son tour. Ah ! monsieur, quelle responsabilité est la vôtre ! Un pareil monstre ! On ne le perd pas de vue ! M. de Lourtier-Vaneau ne protesta point. Son accablement, sa pâleur, ses mains qui tremblaient, tout prouvait ses remords et son désespoir. – Elle m'a trompé… murmura-t-il. Elle était si calme en apparence, si docile ! Et puis, somme toute, elle vit dans une maison de santé. – Alors, comment se peut-il ?… Cette maison, expliqua M. de Lourtier, est composée de pavillons éparpillés au milieu d'un grand jardin. Le pavillon qu'habite Hermance est tout à fait à l'écart. Il y a d'abord une pièce occupée par Félicienne, puis la chambre d'Hermance, et deux pièces isolées, dont la dernière a ses fenêtres sur la campagne. Je suppose que c'est là qu'elle enferme ses victimes. – Mais cette voiture qui porte des cadavres ?… – Les écuries de la maison de santé sont près du pavillon. Il y a un cheval et une voiture pour les courses. Hermance se relève sans doute la nuit, attelle et fait glisser la morte par la fenêtre. – Et cette nourrice qui la surveille ? – Félicienne est un peu sourde, très vieille. – Mais, le jour, elle voit sa maîtresse aller et venir, agir. Ne devons-nous pas admettre une certaine complicité ? – Ah ! jamais. Félicienne, elle aussi, a été trompée par l'hypocrisie d'Hermance. – Cependant, c'est elle qui, une première fois, a téléphoné tantôt à Mme de Lourtier pour cette annonce… – Tout naturellement. Hermance, qui parle à l'occasion, qui raisonne, qui se plonge dans la lecture des journaux qu'elle ne comprend pas, comme vous disiez, mais qu'elle parcourt attentivement, aura vu cette annonce et, ayant entendu dire que je cherchais une femme de chambre, aura prié Félicienne de téléphoner… – Oui… oui...c'est bien ce que j'avais pressenti, prononça lentement Rénine, elle se prépare des victimes… Hortense morte, elle savait, une fois la quantité de sommeil épuisée, elle savait où trouver une huitième victime… Mais comment les attirait-elle, ces malheureuses femmes ? Par quel procédé a-telle attiré Hortense Daniel ? L'auto filait, pas assez vite cependant au gré de Rénine qui gourmandait le chauffeur. – Marche donc, Clément… nous reculons, mon ami. Tout à coup, la peur d'arriver trop tard le mettait au supplice. La logique des fous dépend d'une saute d'humeur, de quelque idée dangereuse et saugrenue qui leur traverse l'esprit. La folle pouvait se tromper de jour et avancer le dénouement, comme une pendule détraquée qui sonne une heure trop tôt. D'autre part, son sommeil étant de nouveau dérangé, ne serait-elle pas tentée d'agir sans attendre le moment fixé ? N'était-ce point pour cette raison qu'elle demeurait enfermée dans sa chambre ? Mon Dieu, par quelle agonie devait passer la captive ! Quels frissons de terreur au moindre geste du bourreau ! – Plus vite, Clément, ou je prends le volant ! Plus vite, sacrebleu ! Enfin ce fut Ville-d'Avray. Une route sur la droite, en pente abrupte… Des murs qu'interrompait une longue grille… – Contourne la propriété, Clément. N'est-ce pas, monsieur le Gouverneur, il ne faut pas donner l'éveil ? Où se trouve le pavillon ? – Juste à l'opposé, déclara M. de Lourtier-Vaneau. Ils descendirent un peu plus loin. Rénine se mit à courir sur le talus qui bordait un chemin creux et mal entretenu. Il faisait presque nuit. M. de Lourtier désigna : – Ici… ce bâtiment en retrait… Tenez, cette fenêtre, au rezde-chaussée. C'est celle d'une des deux chambres isolées… et c'est par là évidemment qu'elle sort. – Mais on dirait, observa Rénine, qu'il y a des barreaux. – Oui, il y en a, et c'est pourquoi personne ne se méfiait, mais elle a dû s'ouvrir un passage. Le rez-de-chaussée était construit au-dessus de hautes caves. Rénine grimpa vivement et mit le pied sur un rebord de pierre. Un des barreaux manquait en effet. Il avança la tête contre la vitre et regarda. L'intérieur de la pièce était sombre. Cependant il put distinguer, dans le fond, une femme qui était assise auprès d'une autre femme étendue sur un matelas. La femme qui était assise se tenait le front dans les mains et contemplait la femme étendue. – C'est elle, chuchota M. de Lourtier qui avait escaladé le mur. L'autre est attachée. Rénine tira de sa poche un diamant de vitrier et découpa l'un de. carreaux, sans que le bruit éveillât l'attention de la folle. Il glissa ensuite la main droite jusqu'à l'espagnolette et tourna doucement, tandis que de la main gauche, il braquait un revolver. – Vous n'allez pas tirer supplia M. de Lourtier-Vaneau. – S'il le faut, oui. La fenêtre fut poussée doucement. Mais il y eut un obstacle dont Rénine ne se rendit pas compte, une chaise qui bascula et qui tomba. D'un bond, il sauta à l'intérieur et jeta son arme pour saisir la folle. Mais elle ne l'attendit point. Précipitamment, elle ouvrit la porte et s'enfuit, en jetant un cri rauque. M. de Lourtier voulait la poursuivre. – À quoi bon ? dit Rénine en s'agenouillant. Sauvons la victime d'abord. Il fut aussitôt rassuré. Hortense vivait. Son premier soin fut de couper les cordes et d'ôter le bâillon qui l'étouffait. Attirée par le bruit, la vieille nourrice était accourue avec une lampe que Rénine saisit et dont il projeta la lumière sur Hortense. Il fut stupéfait : livide, exténuée, le visage amaigri, les yeux brillants de fièvre, Hortense Daniel essayait cependant de sourire. – Je vous attendais, murmura-t-elle… Je n'ai pas désespéré une minute… j'étais sûre de vous… Elle s'évanouit. Une heure plus tard, après d'inutiles recherches autour du pavillon, on trouva la folle enfermée dans un grand placard du grenier. Elle s'était pendue. Hortense ne voulut pas rester une heure de plus. D'ailleurs, il était préférable que le pavillon fût vide au moment où la vieille nourrice annoncerait le suicide de la folle. Rénine expliqua minutieusement à Félicienne la conduite qu'elle devait tenir, puis, aidé par le chauffeur et par M. de Lourtier, il porta la jeune femme jusqu'à l'automobile et la ramena chez elle. La convalescence fut rapide. Le surlendemain même, Rénine interrogeait Hortense avec beaucoup de précaution et lui demandait comment elle avait connu la folle. – Tout simplement, dit-elle. Mon mari, qui n'a pas toute sa raison, comme je vous l'ai raconté, est soigné à Ville-d'Avray, et quelquefois je vais lui rendre visite, à l'insu de tout le monde, je l'avoue. C'est ainsi que j'ai parlé à cette malheureuse folle, et que l'autre jour elle m'a fait signe de venir la voir. Nous étions seules. Je suis entrée dans le pavillon. Elle t'est jetée sur moi et m'a réduite à l'impuissance sans même que je puisse trier au secours. J'ai cru à une plaisanterie… et de fait, n'est-ce pas, c'en était une… une plaisanterie de démente. Elle était très douce avec moi… Tout de même, elle me laissait mourir de faim. – Et vous n'aviez pas peur ? – De mourir de faim ? Non, d'ailleurs, elle me donnait à manger, de temps en temps, par lubies… Et puis j'étais tellement sûre de vous ! – Oui, mais il y avait autre chose… cette autre menace… – Cette menace, laquelle ? dit-elle ingénument. Rénine tressaillit. Il comprenait tout à coup qu'Hortense – chose bizarre au premier abord, mais fort naturelle – n'avait pas soupçonné un instant, et qu'elle ne soupçonnait pas encore, l'épouvantable danger qu'elle avait couru. Aucun rapprochement ne s'était fait dans son esprit entre les crimes de la Dame à la Hache et sa propre aventure. Il pensa qu'il serait toujours temps de la détromper. Quelques jours plus tard, du reste, Hortense, à qui son médecin recommanda un peu de repos et d'isolement, s'en allait chez une de ses parentes qui habitait aux environs du village de Bassicourt, dans le centre de la France. CHAPITRE 7 Des pas sur la neige La Roncière, par Bassicourt, le 14 novembre. Prince Rénine, boulevard Haussmann, Paris. Mon cher ami, Vous devez me trouver bien ingrate. Depuis trois semaines que je suis ici, pas une lettre de moi ! Pas un remerciement ! Et pourtant, j'ai fini par comprendre à quelle affreuse mort vous m'aviez arrachée et le secret de cette histoire effrayante Mais, que voulez-vous ? Je suis sortie de tout cela dans un tel état d'accablement ! J'avais un tel besoin de repos et de solitude ! Rester à Paris ? Continuer avec vous nos expéditions ? Non, mille fois non ! Assez d'aventures ! Celles du prochain sont fort intéressantes. Mais celles dont on est victime et dont on manque mourir… Ah ! cher ami, quelle horreur ! Comment oublierai-je jamais ?… Alors ici, à La Roncière, c'est le grand calme. Ma vieille cousine Ermelin me choie et me dorlote comme une malade. Je reprends des couleurs, et tout va bien de la sorte. Tout va si bien que je ne pense plus du tout à m'intéresser aux affaires des autres, mais plus du tout. Ainsi figurez-vous… (je vous raconte cela parce que, vous, vous êtes incorrigible, curieux comme une vieille portière, et toujours disposé à vous occuper de ce qui ne vous regarde pas), figurez-vous donc qu'hier j'ai assisté à une rencontre assez curieuse. Antoinette m'avait menée à l'auberge de Bassicourt, où nous prenions le thé dans la grande salle, parmi les paysans – c'était jour de marché – lorsque l'arrivée de trois personnes, deux hommes et une femme, mit brusquement fin aux conversations. L'un des hommes était un gros fermier vêtu d'une longue blouse, avec une face rubiconde et joyeuse, qu'encadraient des favoris blancs. L'autre plus jeune, habillé de velours à côtes, avait une figure jaune, sèche et hargneuse. Chacun d'eux portait en bandoulière un fusil de chasse. Entre eux, il y avait une jeune femme mince, petite, enveloppée dans une mante brune, coiffée d'une toque de fourrure, et dont le visage un peu maigre excessivement pâle, surprenait par sa distinction et sa délicatesse. – Le père, le fils et la bru, murmura ma cousine Ermelin. – Comment ? cette charmante créature est la femme de ce rustaud ? – Et la belle-fille du baron de Gorne. – Un baron, le vieux bonhomme qui est là ? – Le descendant d'une très noble famille qui habitait le château autrefois. Il a toujours vécu en paysan… grand chasseur, grand buveur, grand chicanier, toujours en procès, à peu près ruiné. Le fils, Mathias, plus ambitieux, moins attaché à la terre, a fait son droit, puis s'est embarqué pour l'Amérique, puis, ramené au village par le manque d'argent, s'est épris d'une jeune fille de la ville voisine. La malheureuse, on ne sait pas trop pourquoi, a consenti au mariage… et voilà cinq ans qu'elle vit comme une recluse, ou plutôt comme une prisonnière, dans un petit manoir tout proche, le Manoir-au-Puits. – Entre le père et le fils ? demandai-je. – Non, le père habite au bout du village, une ferme isolée. – Et le sieur Mathias est jaloux ? – Un tigre. – Sans raison ? – Sans raison, car ce n'est pas la faute de Natalie de Gorne, qui est la femme la plus honnête, si, depuis quelques mois, un beau cavalier rôde autour du manoir. Cependant les de Gorne ne déragent pas. – Comment, le père aussi ? – Le beau cavalier est le dernier descendant de ceux qui ont acheté le château jadis. D'où la haine du vieux de Gorne. Jérôme Vignal, que je connais et que j'aime beaucoup, est joli garçon, très riche, et il a juré – c'est le vieux qui raconte cela quand il est pris de boisson – d'enlever Natalie de Gorne. D'ailleurs, écoutez… Au milieu d'un groupe qui s'amusait à le faire boire et le pressait de questions, le bonhomme, déjà éméché, s'exclamait avec un accent d'indignation et un sourire goguenard dont le contraste était vraiment comique. – Il en sera pour ses frais, que j'vous dis, ce bellâtre-là ! Il a beau faire la maraude de not' côté et reluquer la petite… Chasse gardée ! S'il approche de trop près, un coup de fusil, n'est-ce pas, Mathias ? Il empoigna la main de sa belle-fille. – Et puis, la petite sait se défendre aussi, ricana-t-il. Hein ! Natalie, les galants, t'en veux point ? Toute confuse d'être ainsi apostrophée, la jeune femme rougit, tandis que son mari bougonnait : – Vous feriez mieux de tenir votre langue, mon père. Il y a des choses qu'on ne dit pas tout haut. – Les choses qui tiennent à l'honneur, ça se règle en public, riposta le vieux. Pour moi, l'honneur des de Gorne, ça passe avant tout, et c'est as ce godelureau-là avec ses airs de Parisien… Il s'arrêta net. En face de lui, quelqu'un qui venait d'entrer paraissait attendre la fin de la phrase. C'était un grand gars solide, en costume de cheval, la cravache à la main, et dont la physionomie énergique, un peu dure, était animée par de beaux yeux qui souriaient ironiquement. – Jérôme Vignal, souffla ma cousine. Le jeune homme ne semblait nullement embarrassé. Apercevant Natalie, il la salua profondément, et, comme Mathias de Gorne avançait d'un pas vers lui, il le dévisagea, ayant l'air de dire : – Eh bien ! et puis après ? Et l'attitude était si insolente que les de Gorne détachèrent leurs fusils et les empoignèrent à deux mains comme des chasseurs à l'affût. Le fils avait un regard féroce. Jérôme demeura impassible sous la menace. Puis au bout de quelques secondes, s'adressant à l'aubergiste – Dites donc, j'étais venu pour voir le père Vasseur. Mais son échoppe est fermée. Vous voudrez bien lui donner la gaine de mon revolver qui est décousue, n'est-ce pas ? Il tendit la gaine à l'aubergiste et ajouta en riant : – Je garde le revolver au cas où j'en aurais besoin. Sait-on jamais ? Puis, toujours impassible, il choisit une cigarette dans un étui d'argent, l'alluma au feu de son briquet, et sortit. Par la fenêtre, on le vit qui sautait sur son cheval et qui s'éloignait au petit trot. – Crebleu de bon sang ! jura le vieux de Gorne, en avalant un verre de cognac. Son fils lui colla la main sur la bouche et le contraignit à s'asseoir. Près d'eux, Natalie de Gorne pleurait… Voilà, cher ami, mon histoire. Comme vous le voyez, elle n'est pas palpitante, et ne mérite pas votre attention. Rien de mystérieux là-dedans. Aucun rôle à jouer pour vous. Et j'insiste même, particulièrement, pour que vous ne cherchiez pas là le prétexte d'une intervention qui serait tout à fait inopportune. Évidemment, j'aurais grand plaisir à ce que cette malheureuse femme qui, paraît-il, est une vrai martyre, soit protégée. Mais, je vous le répète, laissons les autres se débrouiller, et restons-en là de nos petites expériences… Rénine acheva la lettre, la relut, et conclut : – Allons, tout est prêt pour le mieux. On ne veut plus continuer nos petites expériences parce que nous en sommes à la septième, et qu'on a peur de la huitième qui, d'après notre pacte, a une signification toute spéciale. On ne veut plus… tout en voulant… sans avoir l'air de vouloir. Il se frotta les mains. Cette lettre lui apportait un témoignage précieux de l'influence que, peu à peu, doucement et patiemment, il avait prise sur la jeune femme. C'était un sentiment assez complexe, où il y avait de l'admiration, une confiance sans bornes, de l'inquiétude parfois, de la crainte et presque de l'effroi, mais de l'amour aussi, il en avait la conviction. Compagne d'aventures auxquelles elle participait avec une camaraderie qui excluait toute gêne entre eux, voilà qu'elle avait peur soudain, et qu'une sorte de pudeur mêlée de coquetterie la poussait à se dérober. Le soir même, qui était un soir de dimanche, Rénine prenait le train. Et, au petit matin, après avoir parcouru en diligence, sur un chemin tout blanc de neige, les deux lieues qui séparaient la petite ville de Pompignat, où il descendit, du village de Bassicourt, il apprit que son voyage pourrait avoir quelque utilité : la nuit, on avait entendu trois coups de feu dans la direction du Manoir-au-Puits. « Le dieu de l'amour et du hasard me favorise, se dit-il. S'il y a eu conflit entre le mari et l'amour, j'arrive à temps. » – Trois coups de feu, brigadier. Je les ai entendus, comme je vous vois, déclarait un paysan que les gendarmes interrogeaient dans la salle de l'auberge, où Rénine était entré. – Moi aussi, dit le garçon d'auberge. Trois coups de feu… Il était peut-être minuit. La neige qui tombait depuis neuf heures, avait cessé… et ça a retenti dans la plaine tout à la suite… pan, pan, pan. Cinq autres paysans encore témoignèrent. Le brigadier et ses hommes, eux, n'avaient rien entendu, la gendarmerie tournant le dos à la plaine. Mais il survint un valet de ferme et une femme, qui se dirent au service de Mathias de Gorne, et qui, en congé depuis l'avant-veille, à cause du dimanche, arrivaient du Manoir où ils n'avaient pu pénétrer. – La porte de l'enclos est fermée, monsieur le gendarme, fit l'un d'eux. C'est la première fois. Tous les matins, M. Mathias va l'ouvrir lui-même sur le coup d'six heures, en hiver comme en été. Or, voilà qu'il est plus de huit heures. J'ai appelé. Personne. Alors on est venu vous voir. – Vous auriez pu vous renseigner chez M. de Gorne père, leur dit le brigadier. Il habite sur le chemin. – Dame, ma foi oui, mais on n'y a pas pensé. – Allons-y, décida le brigadier. Deux de ses hommes l'accompagnèrent, ainsi que les paysans et un serrurier que l'on réquisitionna. Rénine se joignit au groupe. Tout de suite, à l'extrémité du village on passa devant la cour du vieux de Gorne, et Rénine le reconnut à la description qu'Hortense lui en avait faite. Le bonhomme attelait sa voiture. Mis au courant de l'affaire, il s'esclaffa. – Trois coups de feu ? Pan, pan, pan ? Mais, mon cher brigadier, le fusil de Mathias n'a que deux coups. – Et cette porte close ? – C'est qu'il dort, le fiston, voilà tout. Hier soir il est venu vider une bouteille avec moi, peut-être bien deux… ou même trois… et ce matin il fait la grasse matinée avec Natalie. Il grimpa sur le siège de son véhicule, une vieille charrette à bâche toute rapiécée, et fit claquer son fouet. – Au revoir la compagnie. C'est pas vos trois coups de feu qui m'empêcheront d'aller au marché de Pompignat, comme lundi. J'ai deux veaux sous la bâche qui peuvent pus attendre l'abattoir. Bien le bonjour, camarades. On se remit en route. Rénine s'approcha du brigadier et déclina son nom. – Je suis un ami de Mlle Ermelin, du hameau de La Roncière, et, comme il est trop tôt pour me présenter chez elle, je vous demanderai la permission de faire avec vous le détour du Manoir. Mlle Ermelin est en relations avec Mme de Gorne, et je serais heureux de la tranquilliser, car j'espère bien qu'il n'y a rien eu au Manoir, n'est-ce pas ? – S'il y a eu quelque chose, répondit le brigadier, nous lirons ça comme sur une carte, rapport à la neige. C'était un homme jeune, sympathique, qui paraissait intelligent et débrouillard. Dès le début, il avait relevé avec beaucoup de clairvoyance des traces de pas que Mathias avait laissées, la veille au soir, en retournant chez lui, traces qui se mêlèrent bientôt aux empreintes formées dans les deux sens par le domestique et par la fille de ferme. Ils arrivèrent ainsi devant les murs d'un domaine dont le serrurier ouvrit aisément la porte. Désormais, une seule piste s'offrait sur la neige immaculée, celle de Mathias, et il fut facile de noter que le fils avait dû largement participer aux libations du père, la ligne des pas présentant des courbes brusques qui la faisaient dévier jusqu'aux arbres de l'avenue. Deux cents mètres plus loin se dressaient les bâtiments lézardés et délabrés du Manoir-au-Puits. La porte principale en était ouverte. – Entrons, dit le brigadier. Et, dès le seuil franchi, il murmura : – Oh ! oh ! Le vieux de Gorne a eu tort de ne pas venir. On s'est battu ici. La grande salle était en désordre. Deux chaises cassées, la table renversée, des éclats de porcelaine et de verre attestaient la violence de la lutte. La grande horloge qui gisait à terre marquait onze heures et demie. Sous la conduite de la fille de ferme, on monta vivement au premier étage. Ni Mathias ni sa femme n'étaient là. Mais la porte de leur chambre avait été défoncée avec un marteau que l'on trouva sous le lit. Rénine et le brigadier redescendirent. La salle communiquait par un couloir avec la cuisine, située en arrière, et qui avait une sortie directe sur un petit enclos pris dans le verger. Au bout de cet enclos, un puits près duquel il fallait nécessairement passer. Or, du seuil de la cuisine jusqu'au puits, la neige, qui n'était pas bien épaisse, avait été balayée de façon irrégulière, comme si l'on avait traîné un corps. Et autour du puits, des traces de piétinements s'enchevêtraient, montrant que la lutte avait dû recommencer à cet endroit. Le brigadier retrouva les empreintes de Mathias, et d'autres, des nouvelles, plus élégantes et plus fines. Elles s'en allaient, celles-là, droit dans le verger, toutes seules. Et trente mètres plus loin, près d'elles, on ramassa un browning, qu'un des paysans reconnut pour être semblable à celui que, l'avant-veille, Jérôme Vignal avait sorti dans l'auberge. Le brigadier examina le chargeur : trois des sept balles avaient été tirées. Ainsi le drame se reconstituait peu à peu dans ses grandes lignes, et le brigadier, qui avait ordonné que l'on se tînt à l'écart et que tout l'emplacement des vestiges fût respecté, revint vers le puits, se pencha, posa quelques questions à la fille de ferme, et murmura, tout en se rapprochant de Rénine : – Cela me paraît assez clair. Rénine lui prit le bras. – Parlons sans détours, brigadier. Je connais suffisamment l'affaire, étant comme je vous l'ai dit, en relations avec Mlle Ermelin, laquelle est une amie de Jérôme Vignal et connaît aussi Mme de Gorne. Est-ce que vous supposez ?… – Je ne veux rien supposer. Je constate simplement que quelqu'un est venu hier soir… – Par où ? Les seules traces d'une personne venant vers le Manoir sont celles de M. de Gorne. – C'est que l'autre personne, celle dont les empreintes révèlent des bottines plus élégantes, est arrivée avant la tombée de la neige, c'est-à-dire avant neuf heures. – Elle se serait donc cachée dans un coin de la salle, d'où elle aurait guetté le retour de M. de Gorne, lequel est venu après la neige ? – Précisément. Dès l'entrée de Mathias, l'individu a sauté sur lui. Il y a eu combat. Mathias s'est sauvé par la cuisine. L'individu l'a poursuivi jusqu'auprès du puits et a tiré trois coups de revolver. – Et le cadavre ? – Dans le puits. Rénine protesta. – Oh ! oh ! comme vous y allez ! – Dame, monsieur, la neige est là, qui nous raconte l'histoire ; et la neige nous dit très nettement : après la lutte, après les trois coups de feu, un seul homme s'est éloigné et a quitté la ferme, un seul, et les traces de ses pas ne sont pas celles de Mathias de Gorne. Alors où se trouve Mathias de Gorne ? Mais ce puits… on pourra faire des recherches ? – Non, c'est un puits sans fond accessible. Il est connu dans la région, c'est par lui que l'on désigne ce manoir. Ainsi vous croyez vraiment ?… – Je le répète. Après la tombée de neige, une seule arrivée : Mathias. Un départ : l'étranger. – Et Mme de Gorne ? Tuée aussi, et précipitée comme son mari ? – Non, enlevée. – Enlevée ? – Rappelez-vous la porte de sa chambre, démolie à coups de marteau… – Voyons, voyons, brigadier, vous affirmez vous-même qu'il n'y a eu qu'un départ, celui de l'étranger. – Penchez-vous. Examinez les pas de cet homme. Regardez comme ils sont enfoncés dans la neige, enfoncés au point qu'ils percent jusqu'au sol. Ce sont les pas d'un homme chargé d'un lourd fardeau. L'étranger portait Mme de Gorne sur son épaule. – Il y a donc une sortie dans cette direction ? – Oui, une petite porte dont la clef ne quittait pas Mathias de Gorne. Il lui aura pris cette clef. – C'est une sortie vers la campagne ? – Oui, un chemin qui rejoint à douze cents mètres la route départementale… Et savez-vous où ? – Non. – Au coin même du château. – Le château de Jérôme Vignal ! Rénine fit entre ses dents : – Bigre ! ça devient grave. Si la piste continue jusqu'au château, nous sommes fixés. La piste continuait jusqu'au château ; ils purent s'en rendre compte après l'avoir suivie à travers des champs onduleux où la neige s'était amoncelée par endroits. Les abords de la grande grille avaient été balayés, mais ils constatèrent qu'une autre piste, formée, celle-ci, par les deux roues, d'une voiture, s'en allait dans un sens opposé au village. Le brigadier sonna. Le concierge qui avait déblayé également l'allée principale, arriva, un balai à la main. Interrogé, cet homme répondit que Jérôme Vignal était parti ce matin avant que personne ne fût levé, et après avoir attelé luimême sa voiture. – En ce cas, dit Rénine, lorsqu'ils se furent éloignés, il n'y a qu'à suivre les traces de roues. – Inutile, déclara le brigadier. Ils ont pris le chemin de fer. – À la station de Pompignat, d'où je viens ? Mais alors ils auraient passé le village… – Justement, ils ont choisi l'autre direction, parce qu'elle conduit au chef-lieu où s'arrêtent les rapides. C'est là où réside le Parquet. Je vais téléphoner, et comme aucun train ne quitte le chef-lieu avant onze heures, on n'aura qu'à surveiller la station. – Je crois que vous êtes dans la bonne voie, brigadier, dit Rénine, et je vous félicite de la façon dont vous avez mené votre enquête. Ils se séparèrent. Rénine fut sur le point de rejoindre Hortense Daniel au hameau de La Roncière, mais, tout bien réfléchi, il préféra ne pas la voir avant que les choses ne prissent une tournure plus favorable, et, regagnant l'auberge du village, il lui fit porter ces quelques lignes : « Très chère amie, J'ai cru comprendre en lisant votre lettre que, toujours émue par les choses du cœur, vous désiriez protéger les amours de Jérôme et de Natalie. Or, tout permet de supposer que ce monsieur et cette dame, sans demander conseil à leur protectrice, se sont sauvés après avoir jeté Mathias de Gorne au fond d'un puits. Excusez-moi de ne pas vous rendre visite. Cette affaire est diablement obscure, et près de vous je n'aurais pas la liberté d'esprit nécessaire pour y réfléchir… » Il était dix heures et demie. Rénine alla se promener dans la campagne, les mains au dos, et sans regarder le beau spectacle des plaines blanches. Il rentra déjeuner, toujours pensif, indifférent au bavardage des clients de l'auberge, qui, tout autour de lui, commentaient les événements. Il monta ensuite dans sa chambre, et s'y était endormi depuis un temps assez long, lorsque des coups, à la porte, le réveillèrent. Il ouvrit. – Vous !… vous…, murmura-t-il. Hortense et lui se contemplèrent quelques secondes, silencieusement, les mains dans les mains, comme si rien, aucune pensée étrangère et aucune parole ne pouvait se mêler à la joie de leur rencontre. À la fin il prononça : – Ai-je eu raison de venir ? – Oui, dit-elle avec douceur… Oui… Je vous attendais… – Peut-être eût-il été préférable que vous me fissiez venir plus tôt au lieu d'attendre… Les événements n'ont pas attendu, eux, et je ne sais trop ce qui va advenir de Jérôme Vignal et de Natalie de Gorne. – Comment vous n'êtes pas au courant ? dit-elle vivement. – Au courant de quoi ? – On les a arrêtés. Ils prenaient le rapide. Rénine objecta. – Arrêtés… non. On n'arrête pas ainsi. Il faut les interroger d'abord. – C'est ce qu'on fait à l'heure actuelle. La justice perquisitionne. –Où ? – Au château. Et comme ils sont innocents… Car ils sont innocents, n'est-ce pas ? vous n'admettez pas plus que moi qu'ils soient coupables ? Il répondit : – Je n'admets rien et ne veux rien admettre, chère amie. Cependant, je dois vous dire que tout est contre eux… Sauf un fait, c'est que tout est trop contre eux. Il n'est pas normal que tant de preuves soient accumulées, ni que celui qui tue raconte son histoire avec une pareille candeur. En dehors de cela, rien que ténèbres et contradictions. –Alors ? – Alors, je suis très embarrassé. – Mais vous avez un plan ? – Aucun jusqu'ici. Ah ! si je pouvais le voir, lui, Jérôme Vignal… la voir, elle Natalie de Gorne, et les entendre, et connaître ce qu'ils disent pour leur défense ! Mais vous comprenez bien que l'on ne me permettra ni de les questionner, ni d'assister à leur interrogatoire. Du reste, ce doit être fini. – Fini au château, dit-elle, mais cela va se continuer au Manoir. – On les emmène au Manoir ? fit-il vivement. – Oui… du moins d'après ce que dit l'un des deux chauffeurs qui ont amené les automobiles du Parquet. – Oh ! en ce cas, s'écria Rénine, tout s'arrange. Le Manoir ! Mais nous y serons aux premières loges. Nous verrons et nous entendrons tout, comme il me suffit l'un mot, d'une intonation, d'un clignement d'œil, pour découvrir le petit indice qui me manque, nous pouvons avoir quelque espoir. Venez, chère amie. Il la conduisit par la route directe qu'il avait suivie le matin et qui aboutissait à la porte que le serrurier avait ouverte. Les gendarmes laissés en faction au Manoir avaient pratiqué un passage dans la neige, le long de la ligne des empreintes et autour de la maison. Le hasard permit à Hortense et à Rénine d'approcher sans être vus et de pénétrer par une fenêtre latérale dans un couloir où s'accrochait un escalier de service. Quelques marches plus haut se trouvait une petite pièce qui ne prenait jour, par une sorte d'œil-de-bœuf, que sur une grande salle du rez-de-chaussée. Lors de sa visite du matin, Rénine avait remarqué cet œil-de-bœuf, que recouvrait à l'intérieur un morceau d'étoffe. Il écarta l'étoffe et découpa l'un des carreaux. Quelques minutes plus tard, un bruit de voix s'élevait de l'autre côté la maison, aux abords du puits, sans doute. Le bruit devint plus distinct. Plusieurs personnes envahirent la maison. Quelques-unes montèrent au premier étage, tandis que le brigadier arrivait avec un jeune homme dont ils ne virent que la haute silhouette. – Jérôme Vignal ! fit Hortense. – Oui, dit Rénine. On interroge d'abord Mme de Gorne, làhaut, dans sa chambre. Un quart d'heure passa. Puis les personnes du premier étage redescendirent et entrèrent. C'étaient le substitut du procureur, son greffier, un commissaire de police et deux agents. Mme de Gorne fut introduite et le substitut pria Jérôme Vignal d'avancer. Le visage de Jérôme était bien celui de l'homme énergique qu'Hortense avait dépeint dans sa lettre. Il ne montrait aucune inquiétude, mais bien plutôt de la décision et une volonté ferme. Natalie, petite et toute menue d'apparence, les yeux pleins de fièvre, donnait cependant une même impression de calme et de sécurité. Le substitut, qui examinait les meubles en désordre et les traces du combat, la fit asseoir, et dit à Jérôme : – Monsieur, je vous ai posé jusqu'ici peu de questions, voulant avant tout, au cours de l'enquête sommaire que j'ai menée en votre présence et que reprendra le juge d'instruction, vous montrer les raisons très graves pour lesquelles je vous ai prié d'interrompre votre voyage et de revenir ainsi que Mme de Gorne. Vous êtes maintenant à même de réfuter les charges vraiment troublantes qui pèsent sur vous. Je vous demande donc de me dire l'exacte vérité. – Monsieur le Substitut, répondit Jérôme, les charges qui m'accablent ne m'émeuvent guère. La vérité que vous réclamez sera plus forte que tous les mensonges accumulés contre moi par le hasard. – Nous sommes ici pour la mettre en lumière, monsieur. – La voici. Il se recueillit un instant et raconta, d'une voix claire et franche : – J'aime profondément Mme de Gorne. Dès la première heure où je l'ai rencontrée, j'ai conçu pour elle un amour qui n'a pas de limites, mais qui, si grand qu'il soit, et si violent, a toujours été dominé par l'unique souci de son honneur. Je l'aime, mais je la respecte encore plus. Elle a dû vous le dire, et je vous le redis : Mme de Gorne et moi, nous nous sommes adressé la parole, cette nuit, pour la première fois. Il continua, d'une voix plus sourde : – Je la respecte d'autant plus qu'elle est plus malheureuse. Au vu et au su de tout le monde, sa vie est un supplice de chaque minute. Son mari la persécutait avec une haine féroce et une jalousie exaspérée. Interrogez les domestiques. Ils vous diront le calvaire de Natalie de Gorne, les coups qu'elle recevait, et les outrages qu'elle devait supporter. C'est à ce calvaire que j'ai voulu mettre un terme en usant du droit de secours que possède le premier venu quand il y a excès de malheur et d'injustice. Trois fois, j'ai averti le vieux de Gorne, le priant d'intervenir, mais j'ai trouvé en lui, à l'endroit de sa belle-fille, une haine presque égale, la haine que beaucoup d'êtres éprouvent pour ce qui est beau et noble. C'est alors que j'ai résolu d'agir directement, et que j'ai tenté hier soir, auprès de Mathias de Gorne, une démarche… un peu insolite, mais qui pouvait, qui devait réussir, étant donné le personnage. Je vous jure, monsieur le Substitut, que je n'avais point d'autre intention que de causer avec Mathias de Gorne. Connaissant certains détails de sa vie qui me permettaient de peser sur lui d'une manière efficace, je voulais profiter de cet avantage pour atteindre mon but. Si les choses ont tourné autrement, je n'en suis pas entièrement responsable. Je vins donc un peu avant 9 heures. Les domestiques, je le savais, étaient absents. Il m'ouvrit luimême. Il était seul. – Monsieur, interrompit le substitut, vous affirmez là, comme Mme de Gorne du reste l'a fait tout à l'heure, une chose qui est manifestement Contraire à la vérité. Mathias de Gorne n'est rentré hier, qu'à 11 heures du soir. De cela deux preuves précises le témoignage de son père, et la marque de ses pas sur la neige, qui tomba de 9h15 à 11 heures. – Monsieur le Substitut, déclara Jérôme Vignal, sans remarquer le mauvais effet produit par son obstination, je raconte les choses telles qu'elles furent et non pas telles qu'on peut les interpréter. Je reprends. Cette horloge marquait neuf heures moins dix exactement, quand j'entrai dans cette salle. Croyant à une attaque, M. de Gorne avait décroché son fusil. Je mis mon revolver sur la table, hors de ma portée, et je m'assis. – J'ai à vous parler, monsieur, lui dis-je. Veuillez m'écouter. Il ne bougea pas et n'articula pas une seule syllabe. Je parlai donc. Et, tout de suite, crûment, sans aucune de ces explications préalables qui auraient pu atténuer la brutalité de ma proposition, je prononçai les quelques phrases que j'avais préparées : – Depuis plusieurs mois, monsieur, j'ai fait une enquête minutieuse sur votre situation financière. Toutes vos terres sont hypothéquées. Vous avez signé des traites dont l'échéance approche et auxquelles il est matériellement impossible que vous fassiez honneur. Du côté de votre père, rien à espérer, luimême étant fort mal en point. Donc vous êtes perdu. Je viens vous sauver. Il m'observa, puis, toujours taciturne, s'assit, ce qui signifiait, n'est-ce pas, que ma démarche ne lui déplaisait pas trop. Alors, je tirai de ma poche une liasse de billets de banque que je déposai en face de lui, et je poursuivis : – Voilà soixante mille francs, monsieur. Je vous achète le Manoir-au-Puits et les terres qui en dépendent, hypothèques à ma charge. C'est exactement le double de ce que ça vaut. Je vis ses yeux briller. Il murmura : – Les conditions ? – Une seule, votre départ pour l'Amérique. Monsieur le Substitut, nous avons discuté pendant deux heures. Non pas que mon offre l'indignât, je ne l'aurais pas risquée si je n'avais connu mon adversaire, mais il voulait davantage, et il discuta âprement, tout en évitant de prononcer le nom de Mme de Gorne, à qui moi-même, je n'avais pas fait une seule allusion. Nous avions l'air de deux individus qui, à propos d'un litige quelconque, cherchent une transaction, un terrain où ils puissent s'entendre, alors qu'il s'agissait de la destinée même et du bonheur d'une femme. Enfin, de guerre lasse, j'acceptai un compromis, et nous arrivâmes à un accord que je voulus aussitôt rendre définitif. Deux lettres furent échangées entre nous, l'une par laquelle il me cédait le Manoirau-Puits contre la somme versée ; l'autre, qu'il empocha aussitôt, et par laquelle je devais lui envoyer en Amérique une somme égale le jour où le divorce serait prononcé. L'affaire était donc conclue. Je suis sûr qu'à ce moment il acceptait de bonne foi. Il me considérait moins comme un ennemi et comme un rival que comme un monsieur qui vous rend service. Il alla même, afin que je puisse rentrer chez moi directement, jusqu'à me donner la clef qui ouvre la petite porte de la campagne. Par malheur, tandis que je prenais ma casquette et mon manteau, j'eus le tort de laisser sur la table la lettre de vente signée par lui. En une seconde, Mathias de Gorne vit le parti qu'il pourrait tirer de mon oubli. Garder sa propriété, garder sa femme… et garder l'argent. Prestement il escamota la feuille, m'assena sur la tête un coup de crosse, jeta son fusil et m'étreignit à la gorge de ses deux mains. Mauvais calcul… Plus fort que lui, après une lutte assez vive qui dura peu, je le maîtrisai et l'attachai avec une corde qui traînait dans un coin. Monsieur le Substitut, si la décision de mon adversaire avait été brusque, la mienne ne fut pas moins rapide. Puisque, somme toute, il avait accepté le marché, je l'obligerais à tenir ses engagements, du moins dans la mesure où j'y étais intéressé. En quelques bonds, je montai jusqu'au premier étage. Je ne doutais point que Mme de Gorne ne fût là et qu'elle n'eût entendu le bruit de nos discussions. Éclairé par une lampe de poche, je visitai trois chambres. La quatrième était fermée à clef. Je frappai. Aucune réponse. Mais je me trouvais à l'un de ces moments où nul obstacle ne vous arrête. Dans l'une des chambres, j'avais aperçu un marteau. Je le ramassai et démolis la porte. Natalie de Gorne était là, en effet, couchée à terre, évanouie. Je la pris dans mes bras, redescendis et passai par la cuisine. Dehors, en voyant la neige, je songeai bien que mes traces seraient faciles à suivre, mais qu'importait ? Avais-je à dépister Mathias de Gorne ? Nullement. Maître des 60,000 francs, maître du papier où je m'engageais à lui verser une somme égale le jour du divorce, maître de son domaine, il s'en irait, me laissant Natalie de Gorne. Rien n'était changé entre nous, sauf une chose : au lieu d'attendre son bon plaisir, j'avais saisi tout de suite le gage précieux que je convoitais. Ce n'était donc pas un retour offensif de Mathias de Gorne que je redoutais, mais bien plutôt les reproches et l'indignation de Natalie de Gorne. Que dirait-elle une fois captive ? Les raisons pour lesquelles je n'eus point de reproche, monsieur le Substitut, Mme de Gorne, je crois, a eu la franchise de vous les dire. L'amour appelle l'amour. Chez moi, cette nuit, brisée par l'émotion, elle m'a fait l'aveu de ses sentiments. Elle m'aimait comme je l'aimais. Nos destinées se confondaient. Elle et moi, nous partîmes ce matin à 5 heures, sans prévoir un instant que la justice pouvait nous demander des comptes. » Le récit de Jérôme Vignal était fini. Il l'avait débité tout d'un trait, comme un récit appris par cœur et auquel rien ne peut être changé. Il y eut un instant de répit. Dans le réduit où ils se cachaient, Hortense et Rénine n'avaient pas perdu une seule des paroles prononcées. La jeune femme murmura : – Tout cela est fort possible, et, en tout cas, très logique. – Restent les objections, fit Rénine. Écoutez-les. Elles sont redoutables. Il y en a une surtout… Celle-ci, le substitut du procureur la formula dès l'abord : – Et M. de Gorne, dans tout cela ?… – Mathias de Gorne ? demanda Jérôme. – Oui, vous m'avez raconté, avec un grand accent de sincérité, une suite de faits que je suis tout disposé à admettre. Malheureusement, vous oubliez un point d'une importance capitale : qu'est devenu Mathias de Gorne ? Vous l'avez attaché dans cette pièce. Or, ce matin, il n'y était pas, dans cette pièce. – Naturellement, monsieur le Substitut, Mathias de Gorne, acceptant en fin de compte le marché, s'en est allé. – Par où ? – Sans doute par le chemin qui conduit chez son père. – Où sont les empreintes de ses pas ? Cette nappe de neige qui nous entoure est un témoin impartial. Après votre duel avec lui, on vous voit, sur la neige, vous éloigner. Pourquoi ne le voiton pas, lui ? Il est venu, et il n'est pas reparti : où se trouve-t-il ? Aucune trace. Ou plutôt… Le substitut baissa la voix : – Ou plutôt, si, quelques traces sur le chemin du puits, et autour du puits… quelques traces qui prouvent que la lutte suprême a eu lieu là… Et après, rien, plus rien… Jérôme haussa les épaules. – Vous m'avez déjà parlé de cela, monsieur le Substitut, et, cela, c'est une accusation de meurtre contre moi. Je n'y répondrai point. – Me répondrez-vous sur le fait qu'on a ramassé votre revolver à vingt mètres du puits ? – Pas davantage. – Et sur l'étrange coïncidence de ces trois coups de feu entendus dans la nuit, et de ces trois balles qui manquent à votre revolver ? – Non, monsieur le Substitut. Il n'y a pas eu, comme vous le croyez, de lutte suprême auprès du puits, puisque j'ai laissé M. de Gorne attaché dans cette pièce et que j'ai laissé également mon revolver. Et, d'autre part, si l'on a entendu des coups de feu, ils ne furent pas tirés par moi. – Coïncidences fortuites, alors ? – C'est à la justice de les expliquer. Mon unique devoir est de dire la vérité, et vous n'avez pas le droit de m'en demander davantage. – Si cette vérité est contraire aux faits observés ? – C'est que les faits ont tort, monsieur le Substitut. – Soit. Mais jusqu'au jour où la justice pourra les mettre d'accord avec vos assertions, vous comprendrez l'obligation où je suis de vous garder à la disposition du Parquet. – Et Mme de Gorne ? demanda Jérôme anxieusement. Le substitut ne répondit pas. Il s'entretint avec le commissaire, puis avec un des agents auquel il donna l'ordre de faire avancer une des deux automobiles. Ensuite, il se tourna vers Natalie. Madame, vous avez entendu la déposition de M. Vignal. Elle concorde absolument avec la vôtre. En particulier, M. Vignal affirme que vous étiez évanouie quand il vous a emportée. Mais cet évanouissement a-t-il persisté durant le trajet ? On eût dit que le sang-froid de Jérôme avait encore affermi l'assurance de la jeune femme. Elle répliqua : – Je ne me suis réveillée qu'au château, monsieur. – C'est bien extraordinaire. Vous n'avez pas entendu les trois détonations que presque tout le village a entendues ? – Je ne les ai pas entendues. – Et vous n'avez rien vu de ce qui s'est passé près du puits ? – Il ne s'est rien passé, puisque Jérôme Vignal l'affirme. – Alors, qu'est devenu votre mari ? – Je l'ignore. – Voyons, madame, vous devriez pourtant aider la justice et nous faire part tout au moins de vos suppositions. Croyez-vous qu'il y ait eu accident, et que M. de Gorne, qui avait vu son père et qui avait bu plus que de coutume, ait pu perdre l'équilibre et tomber dans le puits ? – Quand mon mari est rentré de chez son père, il n'était nullement en état d'ivresse. – Son père l'a déclaré cependant. Son père et lui avaient bu deux ou trois bouteilles de vin. – Son père se trompe. – Mais la neige ne se trompe pas, madame, fit le substitut avec irritation. Or les traces de pas sont toutes sinueuses. – Mon mari est rentré à huit heures et demie, avant la chute de la neige. Le substitut frappa du poing. – Mais enfin, madame, vous parlez contre l'évidence même ! … Cette nappe de neige est impartiale ! … Que vous soyez en contradiction avec ce qui ne peut pas être contrôlé, je l'admets ! Mais cela, des pas dans la neige… dans la neige… Il se contint. L'automobile arrivait devant les fenêtres. Prenant une décision brusque, il dit à Natalie : – Vous voudrez bien vous tenir à la disposition de la justice, madame, et attendre dans ce manoir… Et il fit signe au brigadier d'emmener Jérôme Vignal dans l'automobile. La partie était perdue pour les deux amants. À peine réunis, ils devaient se séparer et se débattre, loin l'un de l'autre, contre les accusations les plus troublantes. Jérôme avança d'un pas vers Natalie. Ils échangèrent un long regard douloureux. Puis il s'inclina devant elle et se dirigea vers la sortie, à la suite du brigadier de gendarmerie. – Halte ! cria une voix… Demi-tour, brigadier ! Jérôme Vignal, pas un mouvement ! Interloqué, le substitut leva la tête, ainsi que les autres personnages. La voix venait du haut de la salle. L'œil-de-bœuf s'était ouvert, et Rénine, penché par là, gesticulait : – Je désire que l'on m'entende !… J'ai plusieurs remarques à faire… une surtout à propos de la sinuosité des traces… Tout est là … Mathias n'avait pas bu… Mathias n'avait pas bu… Il s'était retourné et avait passé les deux jambes par l'ouverture, tout en disant à Hortense, qui, stupéfaite, essayait de le retenir : – Ne bougez pas, chère amie… Il n'y a aucune raison pour qu'on vienne vous déranger. Et, lâchant les mains, il se laissa tomber dans la salle. Le substitut semblait ahuri : – Mais enfin, monsieur, d'où venez-vous ? Qui êtes-vous ? Rénine brossa ses vêtements maculés de poussière et répondit : Excusez-moi, monsieur le Substitut, j'aurais dû prendre le chemin de tout le monde. Mais j'étais pressé. En outre, si j'étais entré par la porte au lieu de tomber du plafond, mes paroles auraient produit moins d'effet. Le substitut s'approcha, furieux. – Qui êtes-vous ? – Le prince Rénine. J'ai suivi l'enquête du brigadier, ce matin. N'est-ce pas, brigadier ? Depuis, je cherche, je me renseigne. Et c'est ainsi que, désireux d'assister à l'interrogatoire, je me suis réfugié dans une petite pièce isolée… – Vous étiez là ! Vous avez eu l'audace !… – Il faut avoir toutes les audaces, quand il s'agit de la vérité. Si je n'avais pas été là, je n'aurais pas recueilli précisément la petite indication qui me manquait. Je n'aurais pas su que Mathias de Gorne n'était pas ivre le moins du monde. Or, voilà le mot de l'énigme. Quand on sait cela, on connaît la vérité. Le substitut se trouvait dans une situation assez ridicule. N'ayant point pris les précautions nécessaires pour que le secret de son enquête fût observé, il lui était difficile d'agir contre cet intrus. Il bougonna : – Finissons-en. Que demandez-vous ? – Quelques minutes d'attention. – Et pourquoi ? – Pour établir Mme de Gorne. l'innocence de M. Vignal et de Il avait cet air calme, cette sorte de nonchalance qui lui était particulière aux minutes d'action, et lorsque le dénouement du drame ne dépendait plus que de lui. Hortense frissonna, pleine d'une foi immédiate. « Ils sont sauvés, pensa-t-elle avec émotion. Je l'avais prié de protéger cette femme et il la sauve de la prison, du désespoir. » Jérôme et Natalie devaient éprouver cette même impression d'espoir soudain, car ils s'étaient avancés l'un vers l'autre, comme si cet inconnu, descendu du ciel, leur avait donné le droit de joindre leurs mains. Le substitut haussa les épaules. – Cette innocence, l'instruction aura tous les moyens de l'établir elle-même, quand le moment sera venu. Vous serez convoqué. – Il serait préférable de l'établir tout de suite. Un retard pourrait avoir des conséquences fâcheuses. – C'est que je suis pressé… – Deux à trois minutes suffiront. – Deux à trois minutes pour expliquer une pareille affaire ! – Pas davantage. – Vous la connaissez donc si bien ? – Maintenant, oui. Depuis ce matin, j'ai beaucoup réfléchi. Le substitut comprit que ce monsieur était de ceux qui ne vous lâchent pas et qu'il n'y avait qu'à se résigner. D'un ton un peu goguenard, il lui dit : – Vos réflexions vous permettent-elles de nous fixer l'endroit où se trouve M. Mathias de Gorne actuellement ? Rénine tira sa montre et répliqua : – À Paris, monsieur le Substitut. – À Paris ? Donc vivant ? – Donc vivant, et, de plus, en excellente santé. – Je m'en réjouis. Mais alors, que signifient les pas autour du puits, et la présence de ce revolver, et ces trois coups de feu ? – Mise en scène, tout simplement. – Ah ! ah ! Mise en scène imaginée par qui ? – Par Mathias de Gorne lui-même. – Bizarre. Et dans quel but ? – Dans le but de se faire passer pour mort et de combiner les choses de telle façon que, fatalement, M. Vignal soit accusé de cette mort, de cet assassinat. – L'hypothèse est ingénieuse, approuva le substitut, toujours ironique. Qu'en pensez-vous, monsieur Vignal ? Jérôme répondit : – C'est une hypothèse que j'avais entrevue moi-même, monsieur le Substitut. Il est très admissible qu'après notre lutte et après mon départ, Mathias de Gorne ait formé un nouveau plan où, cette fois, la haine trouvait son compte. Il aimait et détestait sa femme. Il m'exécrait. Il se sera vengé. – Vengeance qui lui coûterait cher, puisque, selon vos assertions, Mathias de Gorne devait recevoir de vous une nouvelle somme de 60,000 francs. – Cette somme, monsieur le Substitut, il la récupérait d'un autre côté. L'examen de la situation financière de la famille de Gorne m'avait, en effet, révélé que le père et le fils avaient contracté une assurance sur la vie au profit l'un de l'autre. Le fils mort, ou passant pour mort, le père touchait cette assurance et dédommageait son fils. – De sorte, dit le substitut en souriant, que, dans toute cette mise en scène, M. de Gorne père serait complice de son fils. Ce fut Rénine qui riposta : – Précisément, monsieur le Substitut. Le père et le fils sont d'accord. – On retrouvera donc le fils chez le père ? – On l'y aurait retrouvé cette nuit. – Qu'est-il devenu ? – Il a pris le train à Pompignat. – Suppositions que tout cela ! – Certitude. – Certitude morale, mais pas la moindre preuve, avouez-le… Le substitut n'attendit pas la réponse à la question posée. Jugeant qu'il avait témoigné d'une bonne volonté excessive et que la patience a des bornes, il mit fin à la déposition. – Pas la moindre preuve, répéta-t-il en prenant son chapeau. Et surtout… surtout, rien dans vos paroles qui puisse contredire, si peu que ce soit, les affirmations de cet implacable témoin, la neige. Pour aller chez son père, il a fallu que Mathias de Gorne sortît d'ici. Par où ? – Mon Dieu, M. Vignal vous l'a dit, par le chemin qui va d'ici chez son père. – Pas de traces sur la neige. – Si. – Mais celles-là le montrent venant ici, et non pas s'en allant d'ici. – C'est la même chose. – Comment cela ? – Certes. Il n'y a pas qu'une façon de marcher. On n'avance pas toujours en marchant devant soi. – De quelle autre manière peut-on avancer ? – En reculant, monsieur le Substitut. Ces quelques mots, prononcés simplement, mais d'un ton net qui détachait les syllabes les unes des autres, provoquèrent un grand silence. Du premier coup, chacun en comprenait la signification profonde, et, l'adaptant à la réalité, apercevait dans un éclair cette vérité impénétrable qui semblait soudain la chose la plus naturelle du monde. Rénine insista, et, marchant à reculons vers la fenêtre, il disait : – Si je veux m'approcher de cette fenêtre, je puis évidemment marcher droit sur elle, mais je puis aussi bien lui tourner le dos et marcher en arrière. Dans les deux cas, le but est atteint. Et tout de suite, il reprit avec force : – Je résume. À huit heures et demie, avant la tombée de la nuit, M. de Gorne venait de chez son père. Donc aucune trace puisque la neige n'avait pas encore tombé. À neuf heures moins dix, M. Vignal se présente, sans laisser non plus la moindre trace de son arrivée. Explication entre les deux hommes. Conclusion du marché. Ils se battent. Mathias de Gorne est vaincu. Trois heures se sont passées ainsi. Et c'est alors, M. Vignal ayant enlevé Mme de Gorne et s'étant enfui, que Mathias de Gorne, ulcéré, furieux, mais entrevoyant tout à coup la plus terrible des vengeances, conçoit l'idée ingénieuse d'exploiter contre son ennemi cette neige dont on invoque maintenant le témoignage et qui a couvert le sol pendant un intervalle de trois heures. Il organise donc, son propre assassinat, ou plutôt l'apparence de son assassinat et de sa chute au fond du puits, et il s'éloigne à reculons, pas à pas, inscrivant sur la page blanche son arrivée au lieu de son départ. Je m'explique clairement, n'est-ce pas, monsieur le Substitut ? inscrivant sur la page blanche son arrivée au lieu de son départ. Le substitut avait cessé de ricaner. Cet importun, cet original, lui paraissait subitement un personnage digne d'attention et de qui il ne convenait point de se moquer. Il lui demanda : – Et comment serait-il parti de chez son père ? – En voiture, tout simplement. – Qui le conduisait ? – Son père. – Comment le savez-vous ? – Ce matin, le brigadier et moi, nous avons vu la voiture et nous avons parlé au père alors que celui-ci se rendait, comme de coutume, au marché. Le fils était couché sous la bâche. Il a pris le train à Pompignat. Il est à Paris. Les explications de Rénine, selon sa promesse, avaient à peine duré cinq minutes. Il ne les avait appuyées que sur la logique et la vraisemblance. Et cependant il ne restait plus rien du mystère angoissant où l'on se débattait. Les ténèbres étaient dissipées. Toute la vérité apparaissait. Mme de Gorne pleurait de joie. Jérôme Vignal remerciait avec effusion le bon génie, qui, d'un coup de baguette, changeait le cours des événements. – Regardons ensemble ces traces, voulez-vous, monsieur le Substitut ? reprit Rénine. Le tort que nous avons eu, ce matin, le brigadier et moi, c'est de ne nous occuper que des empreintes laissées par le soi-disant assassin et de négliger celles de Mathias de Gorne. Pourquoi eussent-elles attiré notre attention ? Or, justement, le nœud de toute l'affaire est là. Ils sortirent dans le verger et s'approchèrent de la piste. Il ne fut pas besoin d'un long examen pour constater que beaucoup de ces empreintes étaient gauches, hésitantes, trop enfoncées du talon ou de la pointe, différentes les unes des autres par l'ouverture des pieds. – Gaucherie inévitable, dit Rénine. Il eût fallu à Mathias de Gorne un véritable apprentissage pour conformer sa marche arrière à sa marche avant, et son père et lui ont dû le sentir, tout au moins en ce qui concerne les zigzags que l'on peut voir, puisque le père de Gorne a eu soin d'avertir le brigadier que son fils avait bu un coup de trop. Et Rénine ajouta : – C'est même la révélation de ce mensonge qui m'a éclairé subitement. Lorsque Mme de Gorne a certifié que son mari n'était pas ivre, j'ai pensé aux empreintes et j'ai deviné. Le substitut prit franchement son parti de l'aventure et se mit à rire. – Il n'y a plus qu'à mettre des agents aux trousses du pseudo-mort. – En vertu de quoi, monsieur le Substitut ? fit Rénine. Mathias de Gorne n'a commis aucun délit. Piétiner les alentours d'un puits, placer plus loin un revolver qui ne lui appartient pas, tirer trois coups de feu, s'en aller chez son père à reculons, il n'y a rien de répréhensible. Que pourrait-on lui réclamer ? Les 60,000 francs ? Je suppose que ce n'est pas l'intention de M. Vignal et qu'il ne déposera aucune plainte ? – Certes non, déclara Jérôme. – Alors, quoi, l'assurance au profit du survivant ? Mais il n'y aurait délit que si le père en réclamait le paiement. Et cela m'étonnerait fort. Tenez, d'ailleurs, le voici, le bonhomme. Nous allons être fixés sans plus tarder. Le vieux de Gorne arrivait en effet en gesticulant. Sa figure bonasse se plissait pour exprimer le chagrin et la colère : – Mon fils ? Paraît qu'il l'a tué… Mon pauvre Mathias mort ! Ah ce bandit de Vignal ! Et il montrait le poing à Jérôme. Le substitut lui lit brusquement : – Un mot, monsieur de Gorne. Est-ce que vous avez l'intention de faire valoir vos droits sur une certaine assurance ? – Dame, fit le vieux, malgré lui… – C'est que votre fils n'est pas mort. On dit même que, complice de ses petites manigances, vous l'avez fourré sous votre bâche et conduit à la gare. Le bonhomme cracha par terre, étendit la main comme s'il allait prononcer un serment solennel, demeura un instant immobile, et puis, soudain, se ravisant, faisant volte-face avec un cynisme ingénu, le visage détendu, l'attitude conciliante, il éclata de rire : – Gredin de Mathias ! alors il voulait se faire passer pour mort ? Quel sacripant ! Et il comptait sur moi peut-être pour toucher l'assurance et la lui envoyer ? Comme si j'étais capable d'une pareille saloperie !… Tu ne me connais pas, mon petit… Et, sans demander son reste, secoué d'une hilarité de bon vivant que divertit une histoire amusante, il s'éloigna, en ayant soin cependant de poser ses grosses bottes à clous sur chacune des empreintes accusatrices laissées par son fils. Plus tard, lorsque Rénine retourna au Manoir afin de délivrer Hortense, la jeune femme avait disparu. Il se présenta chez la cousine Ermelin. Hortense lui fit répondre qu'elle s'excusait, mais que, un peu lasse, elle prenait un repos nécessaire. « Parfait, tout va bien, pensa Rénine. Elle me fuit. Donc, elle m'aime. Le dénouement approche. » CHAPITRE 8 « Au dieu Mercure » À Madame Daniel, à La Roncière, par Bassicourt, le 30 novembre. « Amie très chère, Deux semaines encore sans lettre de vous. Je n'espère plus en recevoir avant cette date fâcheuse du 5 décembre à laquelle nous avons fixé le terme de notre association et j'ai hâte d'y arriver, puisque vous serez alors affranchie d'un contrat qui paraît ne plus avoir votre agrément. Pour moi, les sept batailles que nous avons livrées ensemble, et gagnées, furent un temps de joie infinie et d'exaltation. Je vivais près de vous. Je sentais tout le bien que vous faisait cette existence plus active et plus émouvante. Mon bonheur était tel que je n'osais pas vous en parler et vous laisser voir de mes sentiments secrets autre chose que mon désir de vous plaire et mon dévouement passionné. Aujourd'hui, chère amie, vous ne voulez plus de votre compagnon d'armes. Que votre volonté soit faite ! Mais si je m'incline devant cet arrêt, me permettrez-vous de vous rappeler en quoi j'ai toujours pensé que consisterait notre dernière aventure, et quel but se proposerait notre effort suprême ? Me permettez-vous de répéter vos paroles, dont pas une, depuis, ne s'est effacée de ma mémoire ? J'exige, avez-vous dit, que vous me rendiez une agrafe de corsage ancienne, composée d'une cornaline sertie dans une monture de filigrane. Je la tenais de ma mère, et personne n'ignorait qu'elle lui avait porté bonheur et qu'elle me portait bonheur. Depuis qu'elle a disparu du coffret où elle était enfermée, je suis malheureuse. Rendez-la-moi, monsieur le bon génie. Et, comme je vous interrogeais sur l'époque où cette agrafe avait disparu, vous avez répliqué en riant : "Il y a six ou sept ans, ou huit… je ne sais trop… je ne sais pas comment… je ne sais rien…" C'était plutôt, n'est-ce pas, un défi que vous me jetiez, et vous me posiez cette condition afin qu'il me fût impossible d'y satisfaire. Cependant, j'ai promis et je voudrais tenir ma promesse. Ce que j'ai tenté pour vous montrer la vie sous un jour plus favorable me semblerait inutile, s'il manquait à votre sécurité ce talisman auquel vous attachez du prix. Ne rions pas de ces petites superstitions. Elles sont bien souvent le principe de nos actes les meilleurs. Chère amie, si vous m'aviez aidé, une fois de plus c'était la victoire. Seul et pressé par l'approche de la date, j'ai échoué, non toutefois sans mettre les choses en un tel état que l'entreprise, si vous voulez la poursuivre, de votre côté, a les plus grandes chances de réussir. Et vous la poursuivrez, n'est-ce pas ? Nous avons pris vis-àvis de nous-mêmes un engagement auquel nous devons faire honneur. Dans un temps déterminé, il faut que nous inscrivions au livre de notre existence huit belles histoires, où nous aurons mis de l'énergie, de la logique, de la persévérance, quelque subtilité, et parfois un peu d'héroïsme. Voici la huitième. À vous d'agir pour qu'elle prenne sa place le 5 décembre avant que sonne la huitième heure du soir au cadran de l'horloge. Et ce jour-là, vous agirez de la façon que je vais vous dire. Tout d'abord – et surtout, mon amie, ne taxez pas mes instructions de fantaisistes, chacune d'elles est une condition indispensable du succès – tout d'abord, vous couperez dans le jardin de votre cousine, où j'ai vu qu'il y en avait, trois brins de jonc bien minces, que vous tresserez ensemble, et que vous lierez aux deux bouts de manière à former une cravache rustique, comme un fouet d'enfant. À Paris, vous achèterez un collier de boules de jais, taillées à facettes, et vous le raccourcirez de telle sorte qu'il se compose de soixante-quinze boules, à peu près égales. Sous votre manteau d'hiver, vous aurez une robe de laine bleue. Comme chapeau, une toque ornée de feuillage roux. Au cou, un boa de plumes de coq. Pas de gants. Pas de bagues. L'après-midi, vous vous ferez conduire, par la rive gauche, jusqu'à l'église Saint-Étienne-du-Mont. À quatre heures, exactement, il y aura, devant le bénitier de cette église, une vieille femme vêtue de noir, en train d'égrener un chapelet d'argent. Elle vous offrira de l'eau bénite. Vous lui donnerez votre collier, dont elle comptera les boules et qu'elle vous rendra. En suite de quoi, vous marcherez derrière elle, vous traverserez un bras de la Seine, et elle vous conduira dans une rue déserte de l'île Saint-Louis, devant une maison où vous entrerez seule. Au rez-de-chaussée de cette maison, vous trouverez un homme encore jeune, de teint très mat, à qui vous direz, après avoir enlevé votre manteau : « Je viens chercher mon agrafe de corsage. » Ne vous étonnez pas de son trouble ni de son effroi. Restez calme en sa présence. S'il vous interroge, s'il veut savoir pour quelle raison vous vous adressez à lui, ce qui vous pousse à faire cette demande, ne donnez aucune explication. Toutes vos réponses doivent se résumer dans ces courtes formules : "Je viens chercher ce qui m'appartient. Je ne vous connais pas, j'ignore votre nom, mais il m'est impossible de ne pas faire cette démarche auprès de vous. Il faut que je rentre en possession de mon agrafe de corsage. Il le faut." Je crois sincèrement que, si vous avez la fermeté nécessaire pour ne pas vous départir de cette attitude, quelle que soit la comédie que cet homme puisse jouer, je crois sincèrement à votre entière réussite. Mais la lutte doit être brève, et l'issue dépend uniquement de votre confiance en vous-même et de votre certitude du succès. C'est une sorte de match où vous devez abattre l'adversaire au premier round. Impassible, vous l'emporterez. Hésitante, inquiète, vous ne pouvez rien contre lui. Il vous échappe, reprend le dessus après un premier moment de détresse, et la partie est perdue en l'espace de quelques minutes. Pas de moyen terme : la victoire immédiate ou la défaite. Dans ce dernier cas, il vous faudrait, et je m'en excuse, accepter de nouveau ma collaboration. Je vous l'offre d'avance, mon amie, sans condition aucune, et en spécifiant bien que tout ce que j'ai pu faire pour vous, et tout ce que je ferai, ne me donne d'autre droit que de vous remercier et de me dévouer encore davantage à celle qui est toute ma joie et toute ma vie. » Cette lettre, Hortense, après l'avoir lue, la jeta au fond d'un tiroir, en disant avec résolution : – Je n'irai pas. D'abord, si elle avait attaché jadis quelque importance à ce bijou, qui lui semblait avoir la valeur d'un porte-bonheur, elle ne s'y intéressait guère aujourd'hui que la période des épreuves paraissait terminée. Ensuite, elle ne pouvait oublier ce chiffre de huit qui était le numéro d'ordre de l'aventure nouvelle. S'y lancer, c'était reprendre la chaîne interrompue, se rapprocher de Rénine et lui donner un gage qu'avec son adresse insinuante il saurait bien exploiter. L'avant-veille du jour fixé la trouva dans les mêmes dispositions. La veille au matin également. Mais tout à coup, sans même qu'elle eût à lutter contre des tergiversations préalables, elle courut au jardin, coupa trois brins de jonc qu'elle tressa comme elle en avait l'habitude, au temps de son enfance, et à midi elle se faisait conduire au train. Une ardente curiosité la soulevait. Elle ne pouvait résister à tout ce que l'aventure offerte par Rénine promettait de sensations amusantes et neuves. C'était vraiment trop tentant. Le collier de jais, la toque au feuillage d'automne, la vieille femme au chapelet d'argent… comment résister à ces appels du mystère, et comment repousser cette occasion de montrer à Rénine ce dont elle était capable ? « Et puis, quoi ? se disait-elle en riant, c'est à Paris qu'il me convoque. Or, la huitième heure n'est dangereuse pour moi qu'à cent lieues de Paris, au fond du vieux château abandonné de Halingre. La seule horloge qui puisse sonner l'heure menaçante, elle est là-bas, enfermée, captive ! » Le soir, elle débarquait à Paris. Le matin du 5 décembre, elle achetait un collier de jais qu'elle réduisait à soixante-quinze boules ; elle se parait d'une robe bleue et d'une toque en feuillage roux, et, à quatre heures précises, elle entrait dans l'église de Saint-Étienne-du-Mont. Son cœur battait violemment. Cette fois elle était seule, et comme elle sentait maintenant la force de cet appui auquel, par crainte irréfléchie plutôt que par raison, elle avait renoncé ! Elle cherchait autour d'elle, espérant presque le voir. Mais il n'y avait personne… personne qu'une vieille dame en noir, debout près du bénitier. Hortense marcha vers elle. La vieille dame, qui pressait entre ses doigts un chapelet aux grains d'argent, lui offrit de l'eau bénite, puis se mit à compter une par une les boules du collier qu'Hortense lui tendit. Elle murmura : – Soixante-quinze. C'est bien. Venez. Sans un mot de plus, elle trottina sous la lueur des réverbères, franchit le pont des Tournelles, s'engagea dans l'île Saint-Louis, et suivit une rue déserte qui la conduisit à un carrefour où elle s'arrêta devant une ancienne maison à balcons de fer forgé. – Entrez, dit-elle. Et la vieille dame s'en alla. Hortense vit alors un magasin de belle apparence qui occupait presque tout le rez-de-chaussée, et dont les vitres étincelantes de lumière électrique laissaient apercevoir un amoncellement désordonné d'objets et de meubles anciens. Elle demeura là quelques secondes, regardant d'un œil distrait. L'enseigne portait ces mots « Au dieu Mercure » et le nom du marchand : « Pancardi ». Plus haut, sur une avancée qui bordait la bas : du premier étage, une petite niche abritait un Mercure en terre cuite pose sur une jambe, des ailes aux pieds, le caducée à la main, et qui, remarqua Hortense, un peu trop penché en avant, entraîné par sa course, aurait dû logiquement perdre l'équilibre et piquer une tête dans la rue. « Allons », dit-elle, à demi-voix. Elle saisit la poignée et entra. Malgré le bruit de sonnettes et de grelots que fit la porte, personne ne vint à sa rencontre. Le magasin semblait vide. Mais, tout au bout, il y avait une arrière-boutique, et une autre à la suite, toutes deux remplies de bibelots et de meubles dont beaucoup devaient avoir une grande valeur. Hortense suivit un passage étroit qui serpentait entre deux parois d'armoires, de consoles et de commodes, monta deux marches et se trouva dans la dernière pièce. Un homme était assis devant un secrétaire et compulsait des registres. Sans tourner la tête, il dit : – Je suis à vous… Madame peut visiter… Cette pièce-là ne contenait que des objets d'un genre spécial qui la rendaient pareille à quelque laboratoire d'alchimiste du Moyen Age, chouettes empaillées, squelettes, crânes, alambics de cuivre, astrolabes, et partout, suspendues aux murs, des amulettes de toutes provenances où dominaient des mains d'ivoire et des mains de corail, avec les deux doigts dressés qui conjurent les mauvais sorts. – Est-ce que vous désirez particulièrement quelque chose, madame ? dit enfin le sieur Pancardi qui ferma son bureau et se leva. « C'est bien lui », pensa Hortense. Il avait, en effet, un teint extraordinairement mat. Une barbiche grisonnante à deux pointes allongeait son visage, que surmontait un front chauve et terne, en bas duquel luisaient, à fleur de peau, deux petits yeux inquiets et fuyants. Hortense, qui n'avait point enlevé sa voilette ni son manteau, répondit : – Je cherche une agrafe de corsage. – Voici la vitrine, dit-il en la ramenant vers la boutique intermédiaire. Après un coup d'œil sur la vitrine, elle prononça : – Non… non… il n'y a pas ce que je veux. Ce que je veux, ce n'est pas telle ou telle agrafe, mais une agrafe qui a disparu autrefois d'une boîte à bijoux et que je viens chercher ici. Elle fut stupéfaite de voir le bouleversement de ses traits. Ses yeux devenaient hagards. – Ici ? Je ne pense pas que vous ayez aucune chance… Comment est-elle ?… En cornaline, sertie dans du filigrane d'or… et de l'époque 1830… – Je ne comprends pas… balbutia-t-il… Pourquoi me demandez-vous cela ? … Elle ôta sa voilette et retira son manteau. Il recula, comme devant un spectacle qui l'eût épouvanté et murmura : – La robe bleue… la toque… Ah ! est-ce possible ? le collier de jais ! … Ce fut peut-être la vue de la cravache aux trois baguettes de jonc qui lui donna la plus violente commotion. Il tendit le doigt vers elle, se mit à vaciller sur lui-même, et, à la fin, battant l'air de ses bras comme un nageur qui se noie, il tomba sur une chaise, évanoui. Hortense ne bougea pas. « Quelle que soit la comédie qu'il puisse jouer, avait écrit Rénine, ayez le courage de rester impassible. » Bien qu'il ne jouât peut-être pas la comédie, cependant elle se contraignit au calme et à l'indifférence. Cela dura une ou deux minutes, après quoi le sieur Pancardi sortit de sa torpeur, essuya la sueur qui lui baignait le front, et, cherchant à se Maîtriser, reprit d'une voix tremblante : – Pourquoi vous êtes-vous adressée à moi ? – Parce que cette agrafe est en votre possession. – Qui vous l'a dit ? fit-il sans protester contre l'accusation. Comment savez-vous ? – Je le sais parce que cela est. Personne ne m'a rien dit. Je suis venue avec la certitude de trouver mon agrafe ici, et avec la volonté implacable de l'emporter. – Mais vous me connaissez ? vous savez mon nom ? – Je ne vous connais pas. J'ignorais votre nom avant de le voir sur votre magasin. Pour moi, vous êtes simplement celui qui me rendra ce qui m'appartient. Il était très agité. Il allait et venait dans un petit espace laissé par un cercle de meubles empilés, sur lesquels il frappait stupidement au risque d'en démolir l'équilibre. Hortense sentit qu'elle le dominait, et, profitant de son désarroi, elle lui ordonna brusquement, avec un ton de menace : – Où se trouve cet objet ? Il faut me le rendre. Je l'exige. Pancardi eut un moment de désespoir. Il joignit les mains et marmotta des mots de supplication. Puis, vaincu, soudain résigné, il articula : – Vous l'exigez ?… – Je le veux, cela doit être… – Oui, oui… cela doit être… j'y consens. – Parlez ! commanda-t-elle, plus durement encore. Parler, non, mais écrire… Je vais écrire mon secret… et tout sera fini pour moi. Il retourna devant son bureau et traça fiévreusement quelques lignes sur une feuille qu'il cacheta. – Tenez, dit-il, voici mon secret… C'était toute ma vie… Et en même temps, il porta vivement contre sa tempe un revolver qu'il avait saisi sous un monceau de papiers et il tira. D'un geste rapide, Hortense lui heurta le bras. La balle troua la glace d'une psyché. Mais Pancardi s'affaissa et se mit à gémir comme s'il eût été blessé. Hortense fit un grand effort sur elle-même pour ne pas perdre son sang-froid. « Rénine m'a prévenue, songeait-elle. C'est un comédien. Il a gardé l'enveloppe. Il a gardé son revolver. Je ne serai pas sa dupe. » Cependant elle se rendait compte que, si elle restait calme en apparence, cette tentative de suicide et cette détonation l'avaient complètement désemparée. Toutes ses forces étaient désunies comme un faisceau dont on a coupé les liens, et elle avait l'impression pénible que l'homme, qui se traînait à ses pieds, en réalité reprenait peu à peu l'avantage sur elle. Elle s'assit, épuisée. Ainsi que Rénine l'avait prédit, le duel n'avait pas duré plus de quelques minutes, mais c'était elle qui avait succombé, par la faute de ses nerfs de femme, et à l'instant même où elle pouvait croire à son triomphe. Le sieur Pancardi ne s'y trompa point, et, sans prendre la peine de chercher une transition, il cessa ses jérémiades, se releva d'un bond, esquissa devant Hortense une manière d'entrechat qui montra toute sa souplesse, et s'écria d'un ton goguenard : – Pour la petite conversation que nous allons avoir, je crois gênant d'être à la merci du premier client qui passe, n'est-ce pas ? Il courut jusqu'à la porte d'entrée et, l'ayant ouverte, il abattit le tablier de fer qui clôturait la boutique. Puis, toujours sautillant, il rejoignit Hortense. – Ouf ! j'ai bien cru que j'y étais. Un effort de plus, madame, et vous gagniez la partie. Mais aussi, je suis un naïf, moi. Il m'a semblé vous voir arriver du fond du passé, comme un émissaire de la Providence, pour me réclamer des comptes, et bêtement j'allais restituer… Ah ! mademoiselle Hortense – laissez-moi vous appeler ainsi, c'est sous ce nom que je vous connaissais – mademoiselle Hortense, vous manquez d'estomac, comme on dit. Il s'assit auprès d'elle et, la figure méchante, brutalement, il lui lança : – Maintenant, il s'agit d'être sincère. Qu'est-ce qui a machiné cette histoire ? Pas vous, hein ? Ce n'est pas votre genre. Alors, qui ? Dans ma vie, j'ai toujours été honnête, scrupuleusement honnête… sauf une fois… cette agrafe. Et tandis que je croyais l'affaire finie, enterrée, voilà que ça remonte à la surface. Comment ? Je veux savoir. Hortense n'essayait même plus de combattre. Il pesait sur elle de toute sa force d'homme, de toute sa rancune, de toute sa peur, de toute la menace qu'il exprimait par ses gestes furieux et par sa physionomie à la fois ridicule et mauvaise. – Parlez ! Je veux savoir. Si j'ai un ennemi secret, que je puisse me défendre ! Quel est cet ennemi ? Qui vous a poussée ? Qui vous a fait agir ? Est-ce un rival que ma chance exaspère et qui veut à son tour profiter de l'agrafe ? Mais parlez donc, nom d'un chien… ou je vous jure Dieu… Elle s'imagina qu'il faisait un mouvement pour reprendre son revolver et recula en tendant les bras avec l'espoir de s'échapper. Ils se débattirent ainsi l'un contre l'autre, et Hortense qui avait de plus en plus peur, non pas tant de l'attaque probable que de la figure convulsée de son agresseur, commençait à crier, lorsque le sieur Pancardi resta subitement immobile, les bras en avant, les doigts écartés et les yeux dirigés par-dessus la tête d'Hortense. – Qu'est-ce qui est là ? Comment êtes-vous entré ? fit-il d'une voix étranglée. Hortense n'eut même pas besoin de se retourner pour être sûre que Rénine venait à son secours, et que c'était l'apparition inexplicable de cet intrus qui effarait ainsi l'antiquaire. De fait, une silhouette mince glissa hors d'un amas de fauteuils et de canapés, et Rénine avança d'un pas tranquille. – Qui êtes-vous ? répéta Pancardi. D'où venez-vous ? – De là-haut, dit-il, très aimable et en montrant le plafond. – De là-haut ? – Oui, du premier étage. Je suis locataire, depuis trois mois, de l'étage ci-dessus. Tout à l'heure, j'ai entendu du bruit. On appelait au secours. Alors je suis venu. Mais comment êtes-vous entré ici ? – Par l'escalier. – Quel escalier ? – L'escalier de fer qui est au fond de la boutique. Votre prédécesseur était aussi locataire de mon étage, et communiquait directement par cet escalier intérieur. Vous avez fait condamner la porte. Je l'ai ouverte. – Mais de quel droit, monsieur ? C'est une effraction. – L'effraction est permise quand il s'agit de secourir un de ses semblables. – Encore une fois, qui êtes-vous ? – Le prince Rénine… un ami de madame, fit Rénine en se penchant sur Hortense et en lui baisant la main. Pancardi parut suffoqué et marmotta : – Ah ! je comprends… C'est vous l'instigateur du complot… vous qui avez envoyé madame… – Moi-même, monsieur Pancardi, moi-même. – Et quelles sont vos intentions ? – Très pures, mes intentions. Pas de violence. Simplement un petit entretien après lequel vous me remettrez ce que je viens chercher à mon tour. – Quoi ? – L'agrafe de corsage. – Cela, jamais, fit l'antiquaire avec force. – Ne dites pas non. C'est couru d'avance. – Il n'y a pas de force au monde, monsieur, qui puisse me contraindre à un pareil acte. – Voulez-vous que nous convoquions votre femme ? Mme Pancardi se rendra peut-être mieux compte que vous de la situation. L'idée de n'être plus seul en présence de cet adversaire imprévu parut plaire à Pancardi. Il y avait tout près de lui un timbre. Il appuya trois fois sur la sonnerie. – Parfait ! s'écria Rénine. Vous voyez, chère amie, M. Pancardi est tout à fait aimable. Plus rien du diable déchaîné qui vous terrorisait tout à l'heure. Non… il suffit que M. Pancardi soit en face d'un homme pour retrouver ses qualités de courtoisie et d'obligeance. Un vrai mouton ! Ce qui ne veut pas dire que les choses vont aller toutes seules. Loin de là ! Rien d'entêté comme un mouton… Tout au bout du magasin, entre le bureau de l'antiquaire et l'escalier tournant, une tapisserie fut soulevée, livrant passage à une femme qui tenait le battant d'une porte. Elle avait peut-être une trentaine d'années. Vêtue fort simplement, elle semblait, avec son tablier, plutôt une cuisinière qu'une patronne. Mais le visage était sympathique et la tournure avenante. Hortense, qui avait suivi Rénine, fut très étonnée de reconnaître en elle une femme de chambre qu'elle avait eue à son service, étant jeune fille : – Comment ! Mme Pancardi ? C'est vous, Lucienne ? Vous êtes La nouvelle venue la regarda, la reconnut aussi et parut embarrassée. Rénine lui dit : – Votre mari et moi, nous avons besoin de vous, madame Pancardi, pour terminer une affaire assez compliquée… une affaire où vous avez joué un rôle important… Elle avança, sans un mot, visiblement inquiète, et elle dit à son mari, qui ne la quittait pas des yeux : – Qu'est-ce qu'il y a ? Que me veut-on ? Quelle est cette affaire ? À voix basse, Pancardi articula ces quelques mots : – L'agrafe… l'agrafe de corsage… Il n'en fallut pas davantage pour que Mme Pancardi entrevît la situation dans toute sa gravité. Aussi n'essaya-t-elle pas de faire bonne contenance ou d'opposer d'inutiles protestations. Elle s'affaissa sur une chaise, en soupirant : – Ah ! voilà… je m'explique… Mlle Hortense a retrouvé la piste… Ah ! nous sommes perdus !… Il y eut un moment de répit. À peine la lutte avait-elle commencé entre les adversaires que le mari et la femme prenaient l'attitude de vaincus qui n'espèrent plus qu'en la clémence du vainqueur. Immobile et les yeux fixes, elle se mit à pleurer. Penché sur elle, Rénine prononça : – Mettons les choses au point, voulez-vous, madame ? Nous y verrons plus clair et je suis sûr que notre entrevue trouvera sa solution toute naturelle. Voici. Il y a neuf ans, alors que vous serviez en province chez Mlle Hortense, vous avez connu le sieur Pancardi, lequel bientôt devint votre amant. Vous étiez corses tous les deux, c'est-à-dire d'un pays où les superstitions sont violentes, où la question de chance et de malchance, la jettatura, le mauvais sort, influent profondément sur la vie de chacun. Or, il était avéré que l'agrafe de corsage de votre patronne avait toujours porté chance à ceux qui la possédaient. C'est la raison pour laquelle, dans un moment de défaillance, stimulée par le sieur Pancardi, vous avez dérobé ce bijou. Six mois après, vous quittiez votre place et vous deveniez Mme Pancardi. Voilà, résumée en quelques phrases, toute votre aventure, n'est ce pas ? toute l'aventure de deux personnages qui seraient restés honnêtes gens s'ils avaient pu résister à cette tentation passagère. « Inutile de vous dire à quel point vous avez réussi tous les deux, et comment, maîtres du talisman, croyant à sa vertu et confiants en vous-mêmes, vous vous êtes poussés au premier rang de marchands de bric-à-brac. Aujourd'hui, riches, propriétaires du magasin « Au dieu Mercure », vous attribuez le succès de vos entreprises à cette agrafe de corsage. La perdre, pour vous, ce serait la ruine et la misère. Toute votre vie est concentrée en elle. C'est le fétiche. C'est le petit dieu domestique qui protège et qui conseille. Il est là, quelque part, caché sous le fouillis, et personne évidemment n'aurait rien soupçonné (car je le répète, sauf cette erreur, vous êtes de braves gens), si le hasard ne m'avait conduit à m'occuper de vos affaires. » Rénine fit une pause et reprit : – Il y a deux mois de cela. Deux mois d'investigations minutieuses, qui m'étaient faciles puisque, ayant retrouvé votre piste, j'avais loué l'entresol et que je pouvais utiliser cet escalier… mais tout de même, deux mois perdus jusqu'à un certain point, puisque je n'ai pas encore réussi. Et Dieu sait si je l'ai bouleversé votre magasin ! Pas un meuble qui n'ait été visité. Pas une lame de parquet qui n'ait été interrogée. Résultat nul. Si, pourtant, quelque chose, une découverte accessoire. Dans un casier secret de votre bureau, Pancardi, j'ai déniché un petit registre où vous avez conté vos remords, vos inquiétudes, votre peur du châtiment, votre crainte de la colère divine. « Grosse imprudence, Pancardi. Est-ce qu'on écrit de tels aveux ? Et surtout est-ce qu'on les laisse traîner ? Quoi qu'il en soit, je les ai lus, et j'y ai relevé cette phrase, dont l'importance ne m'a pas échappé, et qui m'a servi à préparer mon plan d'attaque : « Qu'elle vienne à moi celle que j'ai dépossédée, qu'elle vienne à moi telle que je la voyais dans son jardin, tandis que Lucienne prenait le bijou. Qu'elle m'apparaisse, vêtue de la robe bleue, coiffée de la toque de feuillage roux, avec le collier de jais et la cravache aux trois baguettes de jonc tressées qu'elle portait ce jour-là ! Qu'elle m'apparaisse ainsi et qu'elle me dise « Je viens vous réclamer ce qui m'appartient. » Alors je comprendrai que c'est Dieu qui lui inspire cette démarche et que je dois obéir aux ordres de la Providence. » « Voilà ce qui est écrit dans votre registre, Pancardi, et ce qui explique la démarche de celle que vous appelez Mlle Hortense. Celle-ci, suivant mes instructions, et conformément à la petite mise en scène que vous avez vous-même imaginée, est venue vers vous, du fond du passé – c'est votre propre expression. Un peu plus de sang-froid et vous savez qu'elle eût gagné la partie. Malheureusement, vous jouez la comédie à merveille, votre tentative de suicide l'a désorientée, et vous avez compris qu'il n'y avait point là un ordre de la Providence, mais simplement une offensive de votre ancienne victime. Je n'avais donc plus qu'à intervenir. Me voici, et maintenant, concluons : « Pancardi, l'agrafe ? – Non, fit l'antiquaire, à qui l'idée de restituer l'agrafe rendait toute son énergie. Et vous, madame Pancardi ? – Je ne sais pas où elle est, affirma la femme. – Bien. Alors, passons aux actes. Madame Pancardi, vous avez un fils âgé de sept ans, que vous aimez de tout votre cœur. Aujourd'hui jeudi, comme chaque jeudi d'ailleurs, ce fils doit revenir tout seul de chez sa tante. Deux de mes amis sont postés sur son chemin, et, sauf contre-ordre, l'enlèveront au passage. Tout de suite, Mme Pancardi s'affola. – Mon fils ! oh ! je vous en prie… non, pas cela… je vous jure que je ne sais rien. Mon mari n'a jamais voulu se confier à moi. Rénine continua : – Deuxième point : dès ce soir, une plainte sera déposée au Parquet. Comme preuve, les aveux du registre. Conséquences : action judiciaire, perquisition, etc. Pancardi se taisait. On avait l'impression que toutes ces menaces ne l'atteignaient pas et que, protégé par son fétiche, il se croyait invulnérable. Mais sa femme se jeta aux pieds de Rénine en bégayant : – Non… non… je vous en supplie, ce serait la prison, je ne veux pas… Et puis, mon fils… oh ! je vous en supplie… Hortense, apitoyée, prit Rénine à part. – La pauvre femme ! j'intercède pour elle. – Tranquillisez-vous, dit-il en riant, il n'arrivera rien à son fils. – Mais vos amis sont postés ?… – Pure invention. – Cette plainte au Parquet ? – Simple menace. – Que cherchez-vous donc ?… – À les effarer, à les faire sortir d'eux-mêmes, dans l'espoir qu'un mot leur échappera, un mot qui me renseignera. Nous avons essayé tous les moyens. Celui-là seul nous reste, et c'est un moyen qui me réussit presque toujours, rappelez-vous nos aventures. – Mais si le mot que vous attendez n'est pas prononcé ? – Il faut qu'il le soit, dit Rénine d'une voix sourde. Il faut en finir. L'heure approche. Ses yeux rencontrèrent ceux de la jeune femme, et elle rougit en pensant que l'heure à laquelle il faisait allusion, c'était la huitième, et qu'il n'avait d'autre but que d'en finir avant que cette huitième heure ne sonnât. – Voilà donc, d'une part, ce que vous risquez, dit-il au couple Pancardi. La disparition de votre enfant, et la prison… La prison certaine puisqu'il y a le registre des aveux. Et maintenant, d'autre part, voici mon offre. Contre la restitution immédiate, instantanée de l'agrafe, vingt mille francs. Elle ne vaut pas trois louis. Aucune réponse. Mme Pancardi pleurait. Rénine reprit, en espaçant ses propositions : – Je double… Je triple… Fichtre, vous êtes exigeant, Pancardi… Alors quoi, il faut mettre le chiffre rond ? Soit. Cent mille. Il allongea la main comme s'il n'y avait point de doute qu'on ne lui donnât le bijou. Ce fut Mme Pancardi qui fléchit la première et elle le fit avec une rage soudaine contre son mari : – Mais avoue donc !… Parle !… où l'as-tu cachée ? Enfin, quoi, tu ne vas pas t'obstiner ? Sinon, c'est la ruine… la misère… Et puis, notre fils !… Voyons, parle… Hortense murmura : – Rénine, c'est de la folie, le bijou n'a aucune valeur. – Rien à craindre, dit Rénine, il n'acceptera pas… Mais regardez-le… Dans quel état d'agitation il se trouve ! Exactement ce que je voulais… Ah ! cela, voyez-vous, c'est passionnant… Faire sortir les gens d'eux-mêmes ! … Leur enlever tout contrôle sur ce qu'ils pensent et sur ce qu'ils disent ! … Et, dans ce désordre, dans la tempête qui les secoue, apercevoir la petite étincelle qui jaillira quelque part !… Regardez-le ! Regardez-le Cent mille francs pour un caillou sans valeur… sinon la prison… Il y a de quoi vous tourner la tête ! De fait, l'homme était livide, ses lèvres tremblaient et laissaient couler un peu de salive. On devinait le bouillonnement et le tumulte de tout son être, secoué par des sentiments contradictoires, par des peurs et des convoitises qui se heurtaient. Il éclata soudain, et vraiment il était facile de se rendre compte que ses paroles jaillissaient au hasard, et sans qu'il eût aucunement conscience de ce qu'il disait : – Cent mille ! Deux cent mille ! Cinq cent mille ! Un million ! Je m'en moque ! Des millions ? à quoi ça sert, des millions ? On les perd. Ça disparaît… Ça s'envole… Il n'y a qu'une chose qui compte, le sort qui est pour vous ou contre vous. Et le sort est pour moi depuis neuf ans. Jamais il ne m'a trahi, et vous voudriez que je le trahisse ? Pourquoi ? Par peur ? La prison ? Mon fils ?… Des bêtises !… Rien de mauvais ne m'arrivera tant que j'obligerai le sort à travailler pour moi. C'est mon serviteur, mon ami… Il est attaché à l'agrafe. Comment ? Est-ce que je sais, moi ? C'est la cornaline, sans doute… Il y a des pierres miraculeuses qui contiennent le bonheur, comme d'autres contiennent du feu, ou du soufre, ou de l'or… Rénine ne le quittait pas des yeux, attentif aux moindres mots et aux moindres intonations. L'antiquaire riait maintenant d'un rire nerveux, tout en reprenant l'aplomb de l'homme qui se sent sûr de lui, et il marchait devant Rénine, avec des gestes saccadés, où l'on sentait une résolution croissante. – Des millions ? Mais je n'en voudrais pas, cher monsieur. Le petit morceau de pierre que je possède vaut beaucoup plus que cela. Et la preuve, c'est tout le mal que vous vous donnez pour me l'enlever. Ah ! ah ! des mois de recherches, vous l'avouez vous-même. Des mois où vous avez tout bouleversé, tandis que moi, qui ne soupçonnais rien, je ne me défendais même pas ! Pourquoi me défendre ? La petite chose se défendait toute seule… Elle ne veut pas être découverte et elle ne le sera pas… Elle se trouve bien ici. Elle préside à de bonnes et loyales affaires qui la satisfont… La chance de Pancardi ? Mais c'est connu dans tout le quartier, chez tous les antiquaires. Je le crie sur les toits « J'ai la chance. » J'ai même eu le toupet de prendre comme patron le dieu de la chance… Mercure ! Lui aussi me protège. Tenez, j'en ai mis partout dans ma boutique, des Mercures ! Regardez là-haut, sur cette planche, toute une série de statuettes, comme celle de l'enseigne, des épreuves signées d'un grand sculpteur, qui s'est ruiné et qui me les a vendues. En voulez-vous une, cher monsieur ? ça vous portera bonheur aussi. Choisissez ! Un cadeau de Pancardi pour vous dédommager de votre échec ! Ça vous va ? Il dressa un escabeau contre la muraille, en dessous de la planche, saisit une statuette qu'il descendit et qu'il coucha dans les bras de Rénine. Et, riant de plus belle, d'autant plus surexcité que l'ennemi semblait lâcher pied et reculer devant son attaque fougueuse, il s'exclama : – Bravo ! il accepte ! Et s'il accepte, c'est que tout le monde est d'accord ! Madame Pancardi, ne vous faites pas de bile. Votre fils va revenir, et il n'y aura pas de prison ! Au revoir, mademoiselle Hortense… Au revoir, monsieur. Quand vous voudrez me dire un petit bonjour, trois coups au plafond. Au revoir… emportez votre cadeau… et que Mercure vous favorise ! Au revoir, mon cher prince… Au revoir, mademoiselle Hortense… Il les poussait vers l'escalier de fer, les prenait tour à tour par le bras et les dirigeait jusqu'à la porte basse qui se dissimulait au haut de cet escalier. Et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que Rénine ne protesta pas. Il n'eut pas un mouvement de résistance. Il se laissa conduire, comme un enfant que l'on punit et que l'on met à la porte. Entre l'instant où il avait fait son offre à Pancardi et l'instant où Pancardi, triomphant, le jetait à la porte avec une statuette dans les bras, il ne s'était pas écoulé cinq minutes. La salle à manger et le salon de l'entresol que Rénine avait loués donnaient sur la rue. Dans la salle à manger, deux couverts étaient mis. – Excusez ces préparatifs, dit Rénine à Hortense, en lui ouvrant le salon. J'ai pensé que, en tout état de cause, les événements me permettraient de vous recevoir en cette fin de journée, et que nous pourrions dîner ensemble. Ne me refusez pas cette faveur, qui sera la dernière de notre dernière aventure. Hortense ne refusa pas ; la façon dont se terminait la bataille, qui était si contraire à tout ce qu'elle avait vu jusqu'ici, la déconcertait. Pourquoi, d'ailleurs, eût-elle refusé puisque les conditions du pacte n'étaient pas remplies ? Rénine se retira pour donner des ordres à son domestique, puis, deux minutes plus tard, vint rechercher Hortense et la conduisit dans la salle. Il était, à ce moment, un peu plus de sept heures. Il y avait des fleurs sur la table. Au milieu se dressait la statuette de Mercure, cadeau du sieur Pancardi. – Que le dieu de la chance préside à notre repas dit Rénine. Il se montra fort gai, et dit toute la joie qu'il avait à se trouver en face d'elle. – Ah ! s'écria-t-il, c'est que vous mettiez de la mauvaise volonté ! Madame me condamnait sa porte… Madame n'écrivait plus… Vraiment, chère amie, vous avez été cruelle, et j'en souffrais profondément. Aussi ai-je dû employer les grands moyens et vous attirer par l'appât des plus fabuleuses entreprises. Avouez que ma lettre était joliment habile ! Les trois baguettes… la robe bleue… Comment résister à tout cela ! Par surcroît, j'ai ajouté de mon cru quelques énigmes de plus, les soixante-quinze boules du collier, la vieille au chapelet d'argent… bref, de quoi rendre la tentation irrésistible. Ne m'en veuillez pas. Je voulais vous voir, et que ce fût aujourd'hui. Vous êtes venue. Merci. Il raconta ensuite comment il avait retrouvé la piste du bijou volé. – Vous espériez bien, n'est-ce pas, en m'imposant cette condition, qu'il ne me serait pas possible de la remplir ? Erreur, chère amie. L'épreuve, du moins, au début, était facile, puisqu'elle s'appuyait sur une donnée certaine : le caractère du talisman qui s'attachait à l'agrafe. Il suffisait de rechercher si, dans votre entourage, parmi vos domestiques, il y avait eu quelqu'un sur qui ce caractère ait pu exercer une attraction quelconque. Or, tout de suite, sur la liste des personnes que je parvins à établir, je notai le nom de Mlle Lucienne, originaire de Corse. Ce fut mon point de départ. Après cela, tout s'enchaînait. Hortense le considérait avec surprise. Comment se faisait-il qu'il acceptât sa défaite d'un air si nonchalant et qu'il parlât même en triomphateur, alors que, dans la réalité, il avait été nettement vaincu par l'antiquaire, et quelque peu tourné en ridicule ? Elle ne put s'empêcher de le lui faire sentir, et le ton qu'elle y mit revêtait un certain désappointement, une certaine humiliation. – Tout s'enchaînait, soit. Mais la chaîne est rompue, puisque, en fin de compte, si vous connaissez le voleur, vous n'avez pas réussi à mettre la main sur l'objet volé. Le reproche était manifeste. Rénine ne l'avait pas accoutumée à l'insuccès. Et plus encore, elle s'irritait de constater avec quelle insouciance il se résignait à un échec qui, somme toute, entraînait la ruine des espérances qu'il avait pu concevoir. Il ne répondit pas. Il avait rempli deux coupes de champagne, et il en vidait une lentement, les yeux attachés sur la statuette du dieu Mercure. Il la fit pivoter sur son piédestal, comme un voyageur qui se réjouit. – Quelle admirable chose qu'une ligne harmonieuse ! La couleur m'exalte moins que la ligne, la proportion, la symétrie, et tout ce qu'il y a de merveilleux dans la forme. Ainsi, chère amie, la couleur de vos yeux bleus, la couleur de vos cheveux fauves, je les aime. Mais ce qui m'émeut, c'est l'ovale de votre visage, c'est la courbe de votre nuque et de vos épaules. Regardez cette statuette. Pancardi a raison : c'est l'ouvre d'un grand artiste. Les jambes sont à la fois fines et solidement musclées, toute la silhouette donne l'impression de l'élan et de la rapidité. C'est très bien. Une seule faute, cependant, très légère, et que vous n'avez peut-être pas remarquée. – Si, si, affirma Hortense. Elle m'a frappée dès que j'ai vu l'enseigne, dehors. Vous voulez parler, n'est-ce pas, de cette espèce de déséquilibre ? Le dieu est trop penché sur la jambe qui le porte. On croirait qu'il va tomber en avant. – Tous mes compliments, dit Rénine. La faute est imperceptible, et il faut un œil exercé pour s'en apercevoir. Mais, en effet, logiquement, le poids du corps devrait l'emporter, et logiquement, selon les lois de la matière, le petit dieu devrait piquer une tête. Après un silence, il reprit : – J'ai remarqué ce défaut depuis le premier jour. Comment n'en ai-je pas, alors, tiré de conclusions ? J'ai été choqué parce qu'on avait péché contre une loi esthétique, alors que j'aurais dû l'être parce qu'on avait manqué à une loi physique. Comme si l'art et la nature ne se confondaient pas ! Et comme si les lois de la pesanteur pouvaient être dérangées, sans qu'il y ait là une raison primordiale… – Que voulez-vous dire ? demanda Hortense, intriguée par ces considérations qui semblaient si étrangères à leurs pensées secrètes. Que voulez-vous dire ? – Oh ! rien, fit-il. Je m'étonne seulement de n'avoir point compris plus tôt pourquoi ce Mercure ne piquait pas une tête, comme ce serait son devoir. – Et le motif ? – Le motif ? J'imagine que Pancardi, en tripotant la statuette pour la faire servir à ses desseins, en aura dérangé l'équilibre, mais que cet équilibre s'est retrouvé grâce à quelque chose qui retient le petit dieu en arrière, et qui compense son attitude vraiment trop risquée. – Quelque chose ? – Oui. En l'occurrence, la statuette aurait pu être scellée. Mais elle ne l'était pas, et je le savais, ayant remarqué que Pancardi, du haut d'un : échelle, la soulevait et la nettoyait tous les deux ou trois jours. Reste donc, une seule hypothèse : le contrepoids. Hortense tressaillit. Un peu de lumière l'éclairait à son tour. Elle murmura : – Un contrepoids !… Est-ce que vous supposeriez que ce serait… dans le piédestal ?… – Pourquoi pas ? Est-ce possible ? Mais, dans ce cas, comment Pancardi vous aurait donné cette statuette ?… – Il ne m'a pas donné celle-ci, déclara Rénine. Celle-ci, c'est moi qui l'ai prise. – Mais où ? Quand ? Tout à l'heure, quand vous étiez au salon. J'ai enjambé cette fenêtra laquelle est située au-dessus de l'enseigne, et à côté de la niche du petit dieu. Et j'ai fait l'échange. C'est-à-dire que j'ai pris la statue qui était dehors et qui avait de l'intérêt pour moi, et que j'ai mis celle que m'avait donnée Pancardi et qui n'avait aucun intérêt. – Mais celle-là n'était pas penchée en avant ? – Non, pas plus que celles qui sont sur la planche de son magasin. Mais Pancardi n'est pas un artiste. Un défaut d'aplomb ne le frappe pas, il n'y verra que du feu, et il continuera à se croire favorisé par la chance, ce qui revient à dire que la chance continuera à le favoriser. En attendant, voici la statuette, celle de l'enseigne. Dois-je en démolir le piédestal et en sortir votre agrafe de la gaine de plomb soudée à l'arrière de ce piédestal, et qui assure l'équilibre du dieu Mercure ? – Non !… non !… inutile…, répondit vivement Hortense à voix basse. L'intuition, la subtilité de Rénine, l'adresse avec laquelle il avait mené toute cette affaire, pour elle, tout cela restait dans l'ombre à cette minute précise. Mais elle songeait soudain que la huitième aventure était achevée, que les épreuves avaient tourné à son avantage, et que l'extrême délai fixé pour la dernière de ces épreuves n'était pas encore atteint. Il eut, d'ailleurs, la cruauté de le remarquer : – Huit heures moins le quart, dit-il. Un lourd silence s'établit entre eux, dont l'un et l'autre subissaient la gêne, au point qu'ils hésitaient à faire le moindre mouvement. Pour le rompre, Rénine plaisanta : – Ce brave M. Pancardi, comme il a été bon de me renseigner ! Je savais bien, du reste, qu'en l'exaspérant je finirais par recueillir dans ses phrases la petite indication qui me manquait. C'est exactement comme si l'on mettait un briquet dans les mains de quelqu'un et qu'on lui intimât l'ordre de s'en servir. À la fin, une étincelle se produit. L'étincelle chez moi, ce qui l'a produite, c'est le rapprochement inconscient, mais inévitable, qu'il a fait entre l'agrafe de cornaline, principe de chance, et Mercure, dieu de la chance. Cela suffisait. Je compris que cette association d'idées provenait de ce que, dans la réalité, il avait associé les deux chances en les incorporant l'une à l'autre, c'est-à-dire, pour être clair, en dissimulant le bijou dans le bloc même de la statuette. Et instantanément je me souvins du Mercure placé à l'extérieur et du défaut d'équilibre… Rénine s'interrompit brusquement ; il lui semblait que toutes ses paroles tombaient dans le vide. La jeune femme avait appuyé sa main contre son front, et voilant ainsi ses yeux, elle demeurait immobile, très lointaine. En vérité, elle n'écoutait point. Le dénouement de cette aventure particulière et la façon dont Rénine s'était comporté en cette occasion ne l'intéressaient plus. Ce à quoi elle songeait, c'était à l'ensemble des aventures qu'elle avait vécues depuis trois mois, et à la conduite prodigieuse de l'homme qui lui avait offert son dévouement. Elle apercevait, comme sur un tableau magique, les actes fabuleux accomplis par lui, tout le bien qu'il avait fait, les existences sauvées, les douleurs apaisées, les crimes punis, l'ordre rétabli partout où s'était exercée sa volonté de maître. Rien ne lui était impossible. Ce qu'il entreprenait, il l'exécutait. Chacun des buts vers lesquels il marchait, d'avance était atteint. Et tout cela sans effort excessif, avec le calme de celui qui connaît sa puissance, et qui sait que rien ne lui résistera. Alors que pouvait-elle contre lui ? Pourquoi et comment se défendre ? S'il exigeait qu'elle se soumît, ne saurait-il pas l'y contraindre, et cette aventure suprême serait-elle pour lui plus difficile que les autres ? En admettant qu'elle se sauvât, y avaitil dans l'immense univers une retraite où elle fût à l'abri de sa poursuite ? Dès le premier instant de leur première rencontre, le dénouement était certain, puisque Rénine avait décrété qu'il en serait ainsi. Cependant, elle cherchait encore des armes, une protection, et elle se disait que, s'il avait rempli les huit conditions, et s'il lui avait rendu l'agrafe de cornaline avant que la huitième heure ne fût sonnée, toutefois elle était protégée par ce fait que la huitième heure devait sonner à l'horloge du château de Halingre, et non pas ailleurs. Le pacte était formel. Rénine avait dit, ce jour-là, en regardant les lèvres qu'il convoitait : « Le vieux balancier de cuivre reprendra son mouvement, et lorsque, à la date fixée, il frappera de nouveau huit coups, alors… » Elle releva la tête. Lui non plus ne bougeait pas, grave, paisible dans son attente. Elle fut sur le point de lui dire, et même elle prépara ses phrases : « Vous savez… notre accord veut que ce soit l'horloge de Halingre. Toutes les conditions sont remplies. Mais pas celle-ci. Alors je suis libre, n'est-ce pas ? J'ai le droit de ne pas tenir une promesse, que je n'avais pas faite d'ailleurs, mais qui tombe, en tout cas, d'elle-même… Et je suis libre… affranchie de tout scrupule ?… » Elle n'eut pas le temps de parler. À cette seconde exacte, derrière elle, un déclenchement se produisit, pareil à celui d'une horloge qui va sonner. Un premier coup de timbre retentit, puis un second, puis un troisième. Hortense eut un gémissement. Elle avait reconnu le timbre même de la vieille horloge de Halingre, qui trois mois auparavant, en rompant d'une façon surnaturelle le silence du château abandonné, les avait jetés l'un et l'autre sur le chemin des aventures. Elle compta. L'horloge sonna les huit coups. – Ah ! murmura-t-elle, toute défaillante, et se cachant la figure entre les mains… l'horloge… l'horloge qui est ici… celle de là-bas… je reconnais sa voix… Elle n'en dit pas davantage. Elle devinait que Rénine avait les yeux sur elle, et ce regard lui enlevait toutes ses forces. Elle aurait pu d'ailleurs les recouvrer qu'elle n'en eût pas été plus vaillante, et qu'elle n'eût point cherché à lui opposer la moindre résistance, pour cette raison qu'elle ne voulait pas résister. Toutes les aventures étaient finies, mais il en restait une à courir, dont l'attente effaçait le souvenir de toutes les autres. C'était l'aventure d'amour, la plus délicieuse, la plus troublante, la plus adorable des aventures. Elle acceptait l'ordre du destin, heureuse de tout ce qui pourrait advenir, puisqu'elle aimait. Elle sourit, malgré elle, en pensant que la joie revenait dans sa vie à l'instant même où son bien-aimé lui apportait l'agrafe de cornaline. Une seconde fois, le timbre de l'horloge retentit. Hortense leva les yeux sur Rénine. Quelques secondes encore elle se débattit. Mais elle était, ainsi qu'un oiseau fasciné, incapable d'un geste de révolte, et, comme le huitième coup sonnait, elle s'abandonna contre lui, en tendant ses lèvres… Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 La Comtesse de Cagliostro Arsène Lupin, cambrioleur (Le Journal 1923 – 1924) Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) 3 Les Confidences d'Arsène Lupin 1913 4 5 Le Bouchon de cristal Arsène Lupin Sholmès contre Herlock La Dame blonde (Je Sais Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) (Je Sais Tout 1908 – 1909) (Le Journal 1926 – 1927) Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film 1912 1908 6 7 8 L'Aiguille creuse La Demoiselle aux yeux verts Les Huit coups de l'horloge 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux révélateur – Le Cas de Jean-Louis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 11 « 813 » (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) Le Triangle d'or 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 10 L'Éclat d'obus 12 L'Île aux trente cercueils 13 Les Dents du tigre 14 L'Homme à la peau de bique 15 L'Agence Barnett et Cie 16 Le Cabochon d'émeraude 17 La Demeure mystérieuse 18 La Barre-y-va 19 La Femme aux deux sourires 20 Victor, de la brigade mondaine 21 La Cagliostro se venge 22 Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 (L'Auto 1939) 1941 pays, tel le Canada, mais protégé - téléchargement non autorisé - dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ —— Mai 2004 —— - Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Attention : VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Maurice Leblanc L'ÎLE AUX TRENTE CERCUEILS (1920) Table des matières Première partie VÉRONIQUE Prologue La guerre a provoqué de tels bouleversements que bien peu de personnes se souviennent aujourd'hui de ce qui fut, il y a quelques années, le scandale d'Hergemont. Rappelons les faits en quelques lignes : Au mois de juin 1902, M. Antoine d'Hergemont, dont on apprécie les études sur les monuments mégalithiques de la Bretagne, se promenait au Bois avec sa fille Véronique, lorsqu'il fut assailli par quatre individus et frappé au visage d'un coup de canne qui l'abattit. Après une courte lutte, et malgré ses efforts désespérés, Véronique, la belle Véronique comme on l'appelait parmi ses amies, était entraînée et jetée dans une automobile que les spectateurs de cette scène très rapide virent s'éloigner du côté de Saint-Cloud. Simple enlèvement. Le lendemain, on savait la vérité. Le comte Alexis Vorski, jeune gentilhomme polonais, d'assez mauvaise réputation mais de grande allure, et qui se disait de sang royal, aimait Véronique d'Hergemont et Véronique l'aimait. Repoussé par le père, insulté même par lui à diverses reprises, il avait combiné l'aventure sans que Véronique, d'ailleurs, en fût le moins du monde complice. Ouvertement, Antoine d'Hergemont, qui était – certaines lettres rendues publiques l'attestèrent violent, taciturne, et qui, par son humeur fantasque, son égoïsme farouche et son avarice sordide, avait rendu sa fille fort malheureuse, jura qu'il se vengerait de la manière la plus implacable. Il donna son consentement au mariage, qui eut lieu, deux mois après, à Nice. Mais, l'année suivante, on apprenait une série de nouvelles sensationnelles. Tenant sa parole de haine, M. d'Hergemont enlevait, à son tour, l'enfant né du mariage de sa fille avec Vorski, et, à Villefranche, prenait passage sur un petit yacht de plaisance nouvellement acheté par lui. La mer était forte. Le yacht coula en vue des côtes italiennes. Les quatre matelots qui le montèrent furent recueillis par une barque. D'après leur témoignage, M. d'Hergemont et l'enfant avaient disparu au milieu des vagues. Lorsque Véronique eut recueilli la preuve de leur mort, elle entra dam un couvent de Carmélites. Tels sont les faits. Ils devaient entraîner, à quatorze ans de distance, l'aventure la plus effroyable et la plus extraordinaire. Aventure authentique, cependant, bien que certains détails prennent, au premier abord, une apparence en quelque sorte fabuleuse. Mais la guerre a compliqué l'existence au point que des événements qui se passent en dehors d'elle, comme ceux dont le récit va suivre, empruntent au grand drame quelque chose d'anormal, d'illogique et, parfois, de miraculeux. Il faut toute l'éclatante lumière de la vérité pour rendre à ces événements la marque d'une réalité, somme toute assez simple… Chapitre 1 La cabane abandonnée Le pittoresque village du Faouët, situé au cœur même de la Bretagne, vit arriver en voiture, un matin du mois de mai, une dame dont l'ample vêtement gris et le voile épais qui lui enveloppait le visage, n'empêchaient pas de discerner la grande beauté et la grâce parfaite. Cette dame déjeuna rapidement à l'auberge principale. Puis, vers midi, elle pria le patron de lui garder sa valise, demanda quelques renseignements sur le pays, et, traversant le village, s'engagea dans la campagne. Presque aussitôt deux routes s'offrirent à elle, l'une qui conduisait à Quimperlé, l'autre à Quimper. Elle choisit celle-ci, descendit au creux d'un vallon, remonta et aperçut, vers sa droite, à l'entrée d'un chemin vicinal, un poteau indicateur portant la mention : Locriff, 3 kilomètres. « Voici l'endroit », se dit-elle. Pourtant, ayant jeté un regard circulaire, elle fut surprise de ne pas trouver ce qu'elle cherchait. Avait-elle mal compris les instructions qu'on lui avait données ? Autour d'elle personne, et personne aussi loin qu'on pouvait voir à l'horizon de la campagne bretonne, par-dessus les prés bordés d'arbres et les ondulations des collines. Un petit château, surgi de la verdure naissante du printemps, érigeait non loin du village une façade grise où toutes les fenêtres étaient closes de leurs volets. À midi les cloches de l'angélus se balancèrent dans l'espace. Puis ce fut le grand silence et la grande paix. Alors elle s'assit sur l'herbe rase d'un talus, et tira de sa poche une lettre dont elle déplia les nombreux feuillets. La première page portait, en haut, cette raison sociale : Agence Dutreillis. Cabinet de consultation. Renseignements confidentiels. Discrétion. Puis, au-dessous, cette adresse : « À madame Véronique, Modes, Besançon. » Elle lut : « Madame, « Vous ne sauriez croire avec quel plaisir je me suis acquitté de la double mission dont vous avez bien voulu me charger par votre honorée de ce mois de mai 1917. Je n'ai jamais oublié les conditions dans lesquelles il me fut possible, il y a quatorze ans, de vous prêter mon concours efficace, lors des pénibles événements qui assombrirent votre existence. C'est moi, en effet, qui ai pu obtenir toutes les certitudes relatives à la mort de votre cher et respectable père, M. Antoine d'Hergemont, et de votre bien-aimé fils François – première victime d'une carrière qui devait en fournir tant d'autres éclatantes. « C'est moi aussi, ne l'oubliez pas, qui, sur votre demande, et voyant combien il était utile de vous soustraire à la haine, et, disons le mot, à l'amour de votre mari, ai fait les démarches nécessaires à votre entrée au couvent des Carmélites. C'est moi enfin qui, votre retraite dans ce couvent vous ayant montré que la vie religieuse était contraire à votre nature, vous ai procuré cette humble place de modiste à Besançon, loin des villes où s'étaient écoulées les années de votre enfance et les semaines de votre mariage. Vous aviez du goût, le besoin de travailler pour vivre et pour ne pas penser. Vous deviez réussir. Vous avez réussi. « Et maintenant arrivons au fait, au double fait qui nous occupe. « Tout d'abord, la première question. Qu'est devenu dans la tourmente votre mari, le sieur Alexis Vorski, polonais de naissance, selon ses papiers, et fils de roi selon ses dires ? Je serai bref. Suspect, enfermé, dès le début de la guerre, dans un camp de concentration, près de Carpentras, le sieur Vorski s'est échappé, est passé en Suisse, est rentré en France, a été arrêté, accusé d'espionnage et convaincu d'être allemand. Une seconde fois, alors qu'inévitablement l'attendait une condamnation à mort, il s'échappa, disparut dans la forêt de Fontainebleau, et, en fin de compte, fut poignardé on ne sait par qui. « Je vous raconte cela tout crûment, madame, sachant quel mépris vous aviez pour cet être qui vous avait abominablement trahie, et sachant aussi que vous connaissiez par les journaux la plupart de ces faits, sans avoir pu cependant en vérifier l'absolue authenticité. « Or, les preuves existent. Je les ai vues. Il n'y a plus de doute. Alexis Vorski est enterré à Fontainebleau. « Et je me permets, en passant, madame, de vous faire remarquer l'étrangeté de cette mort. Vous vous rappelez en effet la curieuse prophétie dont vous m'avez parlé et qui concernait le sieur Vorski. Le sieur Vorski, dont la réelle intelligence et l'énergie peu commune étaient gâtées par un esprit faux et superstitieux, en proie aux hallucinations et aux terreurs, avait été fort impressionné par cette prédiction qui pesait sur sa vie et qui lui avait été faite par plusieurs personnes versées dans les sciences occultes : « Vorski, fils de roi, tu mourras de la main d'un ami et ton épouse sera mise en croix. » Je ris, madame, en écrivant ces derniers mots. Mise en croix ! crucifiée ! c'est là un supplice quelque peu démodé, et je suis tranquille à votre égard ! Mais, que pensez-vous du coup de poignard reçu par le sieur Vorski conformément aux ordres mystérieux du destin ? « Mais assez de réflexions. Il s'agit maintenant… » Véronique laissa tomber un instant la lettre sur ses genoux. Les phrases prétentieuses, les plaisanteries familières de M. Dutreillis blessaient sa délicatesse, et puis l'image tragique d'Alexis Vorski l'obsédait. Un frisson d'angoisse effleura sa chair au souvenir affreux de cet homme. Elle se domina et reprit : « Il s'agit maintenant, madame, de mon autre mission, la plus importante à vos yeux, puisque tout le reste n'est que passé. « Précisons les faits. Il y a trois semaines, durant une de ces rares occasions où vous consentez à rompre la monotonie si digne de votre existence, un jeudi soir où vous aviez conduit vos employées au cinéma, un détail vraiment inexplicable vous a frappée. Le principal film, intitulé : « Légende Bretonne », représentait, au cours d'un pèlerinage, une scène qui se passait sur le bord d'une route, devant une petite cahute abandonnée, laquelle d'ailleurs ne servait à rien dans l'action. Elle se trouvait là, évidemment, par hasard. Mais quelque chose de vraiment anormal attira votre attention. Sur les planches goudronnées de la vieille porte, il y avait, tracées à la main, ces trois lettres V. d'H. et, ces trois lettres, c'était purement et simplement votre signature de jeune fille telle que vous l'employiez jadis dans vos lettres familières, et telle que vous ne l'avez plus employée une seule fois depuis quatorze ans ! Véronique d'Hergemont ! Aucune erreur possible. Deux majuscules séparées par le d minuscule et par l'apostrophe. Et, qui plus est, la barre de la lettre H, ramenée sous les trois lettres, servant de paraphe, exactement selon votre procédé d'alors ! « Madame, c'est la stupeur que provoqua en vous cette surprenante coïncidence qui vous détermina à solliciter mon concours. Il vous était acquis d'avance. Et, d'avance, vous saviez que ce concours serait efficace. « Selon vos prévisions, madame, j'ai réussi. « Et là, encore, je serai bref suivant mon habitude. « Madame, prenez à Paris l'express du soir qui vous débarquera le lendemain matin à Quimperlé. Là, voiture jusqu'au Faouët. Si vous avez le temps, avant ou après votre déjeuner, visite à la très curieuse chapelle Sainte-Barbe, perchée dans le site le plus extravagant et qui fut l'occasion du film, « Légende Bretonne ». Puis allez à pied sur la route de Quimper. Au bout de la première montée, un peu avant le chemin vicinal qui conduit à Locriff, se trouve, dans un demi-cirque entouré d'arbres, la cahute abandonnée qui porte l'inscription. Rien de remarquable ne la caractérise. À l'intérieur, c'est le vide. Pas même de plancher. Une planche pourrie servait de banc. Comme toit un châssis vermoulu, à travers lequel il pleut. Encore une fois, il est hors de doute que c'est le hasard qui l'a placée dans le champ de visibilité du cinématographe. J'ajouterai, pour finir, que le film « Légende Bretonne » a été pris au mois de septembre dernier, ce qui fait que l'inscription remonte au moins à huit mois. « Voilà, madame. Ma double mission est achevée. Je suis trop discret pour vous dire après quels efforts et par quels moyens ingénieux j'ai pu l'accomplir en si peu de temps, sans quoi vous trouveriez vraiment un peu ridicule la somme de cinq cents francs à laquelle je borne le prix de mon intervention. « Veuillez agréer, je vous prie… » Véronique replia la lettre et s'attarda quelques minutes aux impressions que cette lecture lui imposait, impressions douloureuses comme toutes celles qui ressuscitaient les jours atroces de son mariage. Une, surtout, avait persisté, aussi forte qu'aux heures où elle se jetait, pour y échapper, dans l'ombre d'un couvent. C'était l'impression, la certitude même que tous ses malheurs, que la mort de son père, que la mort de son fils, provenaient de la faute qu'elle avait commise en aimant Vorski. Certes elle avait résisté à l'amour de cet homme et ne s'était décidée au mariage que contrainte, désespérée, et pour soustraire M. d'Hergemont à la vengeance de Vorski. Mais tout de même elle l'avait aimé, cet homme. Tout de même, au début, elle avait pâli sous son regard, et de cela, de ce qui lui semblait maintenant une lâcheté impardonnable, elle gardait un remords que le temps n'avait pas affaibli. « Allons, murmura-t-elle, assez de rêveries. Je ne suis pas venue ici pour pleurer. » Le besoin de savoir qui l'avait sortie de sa retraite de Besançon la ranima, et elle se leva, résolue à l'action. « Un peu avant le chemin vicinal qui conduit à Locriff… un demi-cirque entouré d'arbres… », disait la lettre du sieur Du- treillis. Elle avait donc dépassé l'endroit. Rapidement elle revint sur ses pas et aussitôt aperçut, à droite, le bouquet d'arbres qui lui avait masqué la cabane. S'étant approchée, elle la vit. C'était une sorte de refuge pour berger ou pour cantonnier, qui s'effritait et se décomposait sous l'action des intempéries. Véronique s'approcha et constata que l'inscription, usée par la pluie et par le soleil, était beaucoup moins nette que sur le film. Mais les trois lettres étaient visibles, ainsi que le paraphe, et elle distingua même, en dessous, une chose que M. Dutreillis n'avait point notée, le dessin d'une flèche, et un numéro, le numéro 9. L'émotion croissait en elle. Bien que l'on n'eût en aucune façon cherché à imiter la forme même de sa signature, c'était bien sa signature de jeune fille. Or, qui avait pu l'apposer ainsi sur une cabane abandonnée, en cette Bretagne où elle pénétrait pour la première fois ? Véronique ne connaissait plus personne au monde. Par une suite de circonstances, tout son passé de jeune fille s'était, pour ainsi dire, effondré avec la mort de tous ceux qu'elle avait aimés et connus. Alors comment était-il possible que le souvenir de sa signature eût persisté en dehors d'elle et de ceux qui n'existaient plus ? Et puis surtout pourquoi cette inscription, là, à cet endroit ? Que signifiait-elle ? Véronique fit le tour de la cabane. Aucune autre marque n'y était visible, pas plus que sur les arbres environnants. Elle se rappela que M. Dutreillis avait ouvert et n'avait rien vu à l'intérieur. Pourtant elle voulut s'assurer elle-même qu'il ne s'était pas trompé. La porte était fermée par un simple loquet de bois qui tournait autour d'une vis. Elle le souleva, et, chose singulière, qu'elle n'aurait su expliquer, il lui fallut faire un effort, non pas physi- que, mais moral, un effort de volonté, pour tirer cette porte vers elle. Il lui semblait qu'elle allait, par ce petit geste, pénétrer dans un monde de faits et d'événements qu'elle redoutait à son insu. « Eh bien quoi ? dit-elle, qu'est-ce qui m'arrête ? » Elle tira brusquement. Un cri d'horreur lui échappa. Il y avait dans la cabane le cadavre d'un homme. Et, en même temps, à la seconde précise où elle apercevait ce cadavre, elle se rendait compte de l'anomalie qui en était la marque particulière : une des mains de l'homme mort manquait. C'était un vieillard, dont la barbe grise s'étalait en éventail, et dont les longs cheveux blancs descendaient autour du cou. Les lèvres noircies, une certaine couleur de la peau tuméfiée donnèrent à Véronique l'idée qu'il avait été peut-être empoisonné, car aucune trace de blessure n'apparaissait sur lui, sauf la plaie de son bras, coupé nettement au-dessus du poignet, et qui devait remonter déjà à quelques jours. Ses vêtements étaient ceux d'un paysan breton, propres, mais très usés. Le cadavre était assis sur le sol, la tête appuyée sur le banc, et les jambes recroquevillées. Autant de constatations que Véronique fit dans une sorte d'inconscience et qui devaient plutôt reparaître dans sa mémoire, car, sur le moment, elle resta là, toute tremblante et les yeux fixes, en balbutiant : – Un cadavre… un cadavre… Elle pensa soudain qu'elle se trompait peut-être et que l'homme n'était pas mort. Mais, ayant touché son front, elle frissonna au contact de la peau glacée. Pourtant ce geste la sortit de sa torpeur. Elle résolut d'agir et, puisqu'il n'y avait personne dans la campagne environnante, de retourner au Faouët et d'avertir les autorités. Préalablement elle examina le cadavre afin de voir si quelque indice pouvait la renseigner sur son identité. Les poches étaient vides. Les vêtements et le linge ne portaient aucune marque. Mais, comme elle avait un peu dérangé le cadavre pour effectuer ses recherches, il arriva que la tête pencha vers l'avant et entraîna le buste, qui s'abattit sur ses jambes, découvrant ainsi le dessous du banc. Sous ce banc elle aperçut un rouleau de papier, composé d'une feuille de papier à dessin très mince, et qui était froissée, cassée, presque tordue. Elle ramassa le rouleau et le déplia. Mais elle n'avait pas achevé ce mouvement que ses mains se mirent à trembler et qu'elle balbutia : – Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu !… De toute son énergie, elle voulut s'imposer le calme nécessaire et regarder avec des yeux qui pussent voir et un cerveau qui pût comprendre. Tout au plus lui fut-il possible de rester ainsi durant quelques secondes. Et, durant ces quelques secondes, à travers un brouillard de plus en plus dense qui lui semblait envelopper ses yeux, elle put discerner un dessin rouge qui représentait quatre femmes crucifiées sur quatre troncs d'arbres. Et, en avant de ce dessin, la première femme, image centrale, corps raidi sous ses voiles, figure bouleversée par la plus épouvantable des souffrances, mais figure reconnaissable, cette femme crucifiée, c'était elle ! à n'en pas douter, c'était elle, ellemême, Véronique d'Hergemont ! D'ailleurs, au-dessus de la tête, l'extrémité du poteau de torture portait, selon la coutume antique, un cartouche avec une inscription fortement appuyée. Et c'étaient le paraphe et les trois lettres de Véronique jeune fille, V. d'H. : Véronique d'Hergemont ! Une convulsion la souleva des pieds à la tête. Elle se dressa, pivota et, tournoyant en dehors de la cabane, tomba sur l'herbe, évanouie. Véronique était une femme bien portante, grande, vigoureuse, d'un équilibre admirable, et dont les épreuves n'avaient jamais pu atteindre la belle santé morale et la splendide harmonie physique. Il fallait des circonstances exceptionnelles et imprévues comme celles-ci, jointes à la fatigue de deux nuits en chemin de fer, pour provoquer un tel désarroi de ses nerfs et de sa volonté. Cela ne dura pas plus de deux ou trois minutes, d'ailleurs, au bout desquelles son esprit redevint lucide et vaillant. Elle se releva, retourna vers la cabane, saisit la feuille de papier cartonné et, certes avec une angoisse indicible, mais cette fois avec des yeux qui voyaient et un cerveau qui comprenait, elle regarda. Les détails, d'abord, ceux qui semblaient insignifiants, ou du moins dont la signification ne lui apparaissaient pas. À gauche, il y avait une colonne étroite d'une quinzaine de lignes, non pas écrites, mais composées de lettres non formées, de jamba ges toujours les mêmes, et qui n'avaient évidemment qu'un but de remplissage. Cependant, à divers endroits, quelques mots étaient visibles. Et Véronique put lire : « Quatre femmes en croix » ; plus loin : « Trente cercueils… » et, pour finir, toute la dernière ligne ainsi rédigée : « La Pierre-Dieu qui donne mort ou vie ». Toute cette colonne était entourée d'un cadre tracé à l'aide de deux lignes fort régulières, l'une à l'encre noire, l'autre à l'encre rouge, et il y avait, toujours en rouge, au-dessus, la représentation de deux faucilles enlacées par une branche de gui, au-dessous la silhouette d'un cercueil. La partie droite, de beaucoup la plus importante, était remplie par le dessin, dessin à la sanguine, qui donnait à toute la page, avec sa colonne d'explications adjacente, l'apparence d'une feuille, ou plutôt d'une copie de feuille de livre – quelque grand livre d'images anciennes, où les sujets seraient traités un peu à la manière primitive avec une entière ignorance des règles. Et c'étaient quatre femmes en croix. Trois d'entre elles s'enfonçaient à l'horizon, de plus en plus petites, vêtues de costumes bretons, leurs têtes surmontées de coiffures également bretonnes, mais d'une mode spéciale qui indiquait un usage local, et qui consistait surtout dans un large nœud noir dont les deux ailes se dépliaient comme les nœuds des Alsaciennes. Et, au milieu de la page, il y avait la chose effrayante dont Véronique ne pouvait détacher son regard terrifié. Il y avait la croix principale, le tronc d'arbre dont les branches inférieures étaient coupées et le long duquel, à droite et à gauche, descendaient les deux bras de la femme. Les mains et les pieds n'étaient pas cloués, mais fixés par des cordes qui s'enroulaient jusqu'aux épaules et jusqu'en haut des deux jambes réunies. Au lieu du costume breton, la victime portait une sorte de suaire qui tombait presque à terre, allongeant la silhouette mince d'un corps amaigri par le supplice. L'expression du visage était déchirante, expression de douleur résignée et de grâce mélancolique. Et c'était bien le visage de Véronique, surtout tel qu'il était à l'époque de ses vingt ans, et tel que Véronique se souvenait de l'avoir vu aux heures sombres où l'on contemple dans un miroir ses yeux sans espoir et ses larmes qui coulent. Et c'était, autour de la tête, l'onde même de ses cheveux épais roulant jusqu'à la ceinture en courbes semblables. Et, au-dessus, l'inscription : V. d'H. Véronique demeura longtemps à réfléchir, interrogeant le passé, et cherchant à relier dans l'ombre les faits actuels aux souvenirs de sa jeunesse. Mais aucune lueur ne se levait en son esprit. Les mots qu'elle lisait, le dessin qu'elle voyait, rien de tout cela ne prenait le moindre sens pour elle et ne pouvait se prêter à la moindre explication. Plusieurs fois encore elle examina la feuille de papier. Puis, lentement, sans cesser d'y songer, elle la déchira en menus morceaux que le vent emportait. Lorsque le dernier des morceaux se fut envolé, sa décision était prise. Elle repoussa le cadavre de l'homme, ferma la porte, et, rapidement, s'éloigna vers le village, afin de donner à cette aventure la conclusion judiciaire qui convenait pour l'instant. Mais quand elle revint, une heure plus tard, avec le maire du Faouët, le garde champêtre et tout un groupe de curieux, attirés par ses déclarations, la cabane était vide. Le cadavre avait disparu. Et tout cela était si étrange, Véronique savait si bien que, dans le désordre de ses idées, il lui était impossible de répondre aux interrogations qu'on lui posait, et de dissiper les soupçons et le doute que l'on pouvait avoir et que l'on avait sur la véracité de son témoignage, sur le motif de sa présence, sur sa raison elle-même, qu'elle renonça du coup à tout effort et à toute lutte. L'aubergiste était là. Elle lui demanda quel était le village le plus proche qu'elle pût atteindre en suivant la route, et si elle arriverait ainsi à une station de chemin de fer qui lui permît de retourner à Paris. Elle retint les deux noms de Scaër et de Rosporden, commanda une voiture, qui devait la rattraper en cours de route avec sa valise, et partit, protégée d'ailleurs contre toute malveillance par son grand air d'élégance et par sa beauté brave. Elle partit, au hasard, pour ainsi dire. La route était longue, des lieues et des lieues. Mais elle avait une telle hâte d'en finir avec ces événements incompréhensibles et de retourner vers le calme et vers l'oubli, qu'elle marchait à grands pas, sans même songer que cette fatigue était inutile puisqu'une voiture la suivait. Elle s'éleva sur des collines, descendit dans des vallons, et elle ne pensait guère, se refusant à chercher la solution de tant d'énigmes qui se posaient à elle. C'était le passé qui remontait à la surface de sa vie, et elle en avait une peur affreuse, de ce pas- sé, qui s'étendait de son enlèvement par Vorski jusqu'à la mort de son père et de son enfant… Elle ne voulait songer qu'à la toute petite existence qu'elle s'était confectionnée à Besançon. Pas de chagrins là-bas, pas de rêves, pas de souvenirs, et elle ne doutait pas que, au milieu des menues habitudes quotidiennes qui l'enveloppaient dans l'humble maison choisie, elle n'oubliât la cabane abandonnée, le cadavre mutilé de l'homme, et l'épouvantable dessin qui marquait l'inscription mystérieuse. Mais, un peu avant le gros bourg de Scaër, comme elle entendait, derrière elle le grelot d'un cheval, elle vit, à l'embranchement de la route qui conduisait à Rosporden, un pan de mur qui restait d'une maison à demi écroulée. Et sur ce pan de mur, il y avait à la craie blanche, au-dessus d'une flèche et du numéro 10, l'inscription fatidique : V. d'H. Chapitre 2 Au bord de l'Océan L'état d'esprit de Véronique changea subitement. Autant elle fuyait avec décision devant la menace du péril qui lui semblait surgir pour elle du mauvais passé, autant elle était résolue à marcher jusqu'au bout sur le chemin redoutable qui s'ouvrait. Ce revirement provenait de ce qu'une petite lueur flottait brusquement dans les ténèbres. Elle comprenait tout à coup cette chose, assez simple d'ailleurs, que la flèche indiquait une direction, et que le numéro 10 devait être le dixième d'une série de numéros qui jalonnaient un trajet partant d'un point fixe pour aboutir à un autre point fixe. Était-ce un signal établi par quelqu'un et destiné à conduire les pas d'une autre personne ? Peu importait. L'essentiel était qu'il y avait là un fil capable de mener Véronique à la découverte du problème qui l'intéressait : par quel prodige sa signature de jeune fille reparaissait-elle au milieu d'un entrelacement de circonstances tragiques ? La voiture, envoyée du Faouët, la rejoignait. Elle monta et dit au cocher de se diriger, à une allure très lente, vers Rosporden. Elle y arriva pour dîner, et ses prévisions ne l'avaient pas induite en erreur. Deux fois elle revit, avant des embranchements, sa signature, accompagnée des numéros 11 et 12. Véronique coucha à Rosporden, et, dès le lendemain, reprit ses recherches. Le numéro 12, qu'elle trouva sur le mur d'un cimetière, la lança sur la route de Concarneau, qu'elle atteignit presque, sans avoir aperçu d'autres inscriptions. Elle pensa donc qu'elle s'était trompée, revint sur ses pas, et perdit toute une journée en investigations inutiles. Ce n'est que le jour suivant que le numéro 13, fort effacé, lui indiqua la direction de Fouesnant. Puis elle abandonna cette direction, pour suivre toujours selon les signaux, des chemins de campagne où une fois encore elle s'égara. Enfin elle aboutit, quatre jours après avoir quitté le Faouët, face à l'Océan, sur la grande plage de Beg-Meil. Elle passa deux nuits au village sans recueillir la moindre réponse aux questions, d'ailleurs discrètes, qu'elle posait. Enfin, un matin, ayant erré parmi les groupes de roches à demi submergées qui entrecoupent la plage, et sur la falaise basse recouverte d'arbres et de taillis qui l'encadrent, elle découvrit, entre deux chênes dénudés, un abri de terre et de branches qui avait dû servir à des douaniers. Un petit menhir se dressait à l'entrée. Sur ce menhir, il y avait l'inscription, suivie du numéro 17. Aucune flèche. En dessous, un simple point. Voilà tout. Dans l'abri, trois bouteilles cassées, des boîtes de conserves vides. « C'était là le but, se dit Véronique. On y a mangé. Des vivres placés d'avance, peut-être. » À ce moment, elle s'avisa que, non loin d'elle, au bord d'une petite baie qui s'arrondissait comme une conque au milieu des roches voisines, un canot se balançait, un canot à pétrole dont on apercevait le moteur. Et elle entendit des voix qui venaient du village, une voix d'homme et une voix de femme. De l'endroit où elle se trouvait, il ne lui fut d'abord possible de voir qu'un homme assez âgé qui portait dans ses bras une demi-douzaine de sacs de provisions, pâtes, légumes secs, et qui les déposa à terre en disant : – Alors, vous avez fait un bon voyage, m'ame Honorine ? – Excellent. – Et où ça que vous étiez ? – À Paris, dame… huit jours d'absence… des courses pour mon maître… – Contente de revenir ? – Ma foi, oui. – Et vous voyez, m'ame Honorine, que vous retrouvez votre bateau à la même place. Tous les jours, je venais lui faire une visite. Enfin, ce matin, je lui ai enlevé sa toile. Il file toujours bien ? – À merveille. – Et puis, vous êtes une fière pilote. Hein, m'ame Honorine, qui aurait dit que vous feriez ce métier-là ? – C'est la guerre. Tous les jeunes sont partis dans notre île, les autres sont à la pêche. Et puis, plus de service de bateaux chaque quinzaine, comme autrefois. Alors je fais les commissions. – Mais le pétrole ?… – On en a en réserve. Rien à craindre de ce côté. – Eh bien, pour lors, on se quitte, m'ame Honorine. Faut-il vous aider à charger ? – Pas la peine, vous êtes pressé. – Eh bien, pour lors, on se quitte, répéta le bonhomme. À la prochaine fois, m'ame Honorine. Je préparerai les paquets d'avance. Et il s'éloigna, en criant d'un peu plus loin : – Tout de même, faites attention aux pointes de récifs qui l'entourent, votre sacré îlot. Vrai, c'est qu'il en a une mauvaise réputation ! C'est pas pour rien qu'on l'appelle l'île aux Trente Cercueils. Bonne chance, m'ame Honorine. Il disparut au tournant d'une roche. Véronique avait tressailli. Les trente cercueils ! Les mots mêmes qu'elle avait lus en marge de l'horrible dessin ! Elle se pencha. La femme, d'ailleurs, avançait de quelques pas vers le canot et, après avoir déposé d'autres provisions apportées par elle, se retournait. Véronique la vit alors de face. Elle portait un costume breton et sa coiffe était surmontée de deux ailes de velours noir. « Ah ! balbutia Véronique… la coiffure du dessin… la coiffure des trois femmes en croix !… » La Bretonne devait avoir environ quarante ans. Sa figure énergique, brûlée par le soleil et par le froid, était osseuse, taillée durement, mais animée de deux grands yeux noirs intelligents et doux. Une lourde chaîne d'or pendait sur sa poitrine. Son corsage de velours la serrait étroitement. Elle chantonnait à voix basse, tout en portant ses paquets et en chargeant le canot, ce qui l'obligeait à s'agenouiller sur une grosse pierre contre laquelle il était amarré. Quand elle eut fini elle regarda l'horizon, où il y avait des nuages noirs. Elle parut cependant ne pas s'en inquiéter, et, défaisant l'amarre, elle continua sa chanson, mais d'une voix plus haute qui permit à Véronique d'entendre les paroles. C'était une mélopée lente, une berceuse pour enfants, qu'elle chantait avec un sourire qui découvrait de belles dents blanches. Et disait la maman En berçant son enfant : Pleure pas. Quand on pleure, La bonn' Vierge aussi pleure. Faut qu'l'enfant chante et rie Pour qu'la Vierge sourie. Croise les mains, et prie La bonn' Vierge Marie. Elle n'acheva pas. Véronique était devant elle, le visage contracté et toute pâle. Interdite, elle murmura : – Qu'y a-t-il donc ? Véronique prononça d'une voix frémissante : – Cette chanson, qui vous l'a apprise ?… D'où la tenezvous ?… C'est une chanson. que ma mère chantait… une chanson de son pays, de la Savoie… Et jamais je ne l'ai entendue depuis… depuis sa mort… Alors… je veux…, je voudrais… Elle se tut. La Bretonne la contemplait en silence, d'un air stupéfait, et comme si elle eût été sur le point, elle aussi, de poser des questions. Véronique répéta : – Qui vous l'a apprise ? … – Quelqu'un de là-bas, répondit enfin celle qu'on appelait Mme Honorine. – De là-bas ? – Oui, quelqu'un de mon île. Véronique dit, avec une sorte d'appréhension : – L'île aux Trente Cercueils ? – C'est un nom qu'on lui donne. Elle s'appelle l'île de Sarek. Elles demeurèrent encore à se regarder l'une l'autre, d'un regard où il y avait de la défiance, mêlée à un grand besoin de parler et de savoir. Et, en même temps, elles sentirent toutes les deux qu'elles n'étaient pas ennemies. Ce fut Véronique qui reprit : – Excusez-moi, mais, voyez-vous, il y a des choses si déconcertantes… La Bretonne hocha la tête d'un air qui approuvait, et Véronique continua : – Si déconcertantes, si troublantes… Ainsi, savez-vous pourquoi je suis sur cette plage ? Il faut que je vous le dise. Vous seule peut-être pouvez m'expliquer… Voici… Le hasard – c'est un tout petit hasard, et au fond tout découle de lui – m'a fait venir en Bretagne pour la première fois et m'a montré sur la porte d'une vieille cabane abandonnée, au bord de la route, les initiales de ma signature de jeune fille, signature dont je ne me suis pas servie depuis quatorze à quinze ans. En continuant la route, j'ai découvert encore plusieurs fois cette inscription, avec un numéro d'ordre chaque fois différent, et c'est ainsi que je suis arrivée ici, sur cette plage de Beg-Meil, et en cette partie de la plage qui était en conséquence le terme d'un trajet prévu et effectué… par qui ? je l'ignore. – Votre signature, elle est là ? dit Honorine vivement. En quel endroit ? – Sur cette pierre, au-dessous de nous, à l'entrée de l'abri. – Je ne vois pas d'ici. Quelles sont les lettres ? – V. d'H. La Bretonne réprima un mouvement. Sa figure osseuse trahit une profonde émotion, et elle dit entre ses dents : – Véronique… Véronique d'Hergemont. – Ah ! fit la jeune femme, vous savez mon nom !… vous savez ! … Honorine lui saisit les deux mains et les garda dans les siennes. Son rude visage s'éclairait d'un sourire. Des larmes mouillèrent ses yeux, tandis qu'elle répétait : – Mademoiselle Véronique… Madame Véronique, c'est donc vous, Véronique ?… Ah ! mon Dieu ! est-ce possible ! Bonne Vierge Marie, soyez bénie ! Véronique était confondue et ne cessait de dire : – Vous savez mon nom… vous savez qui je suis… Alors vous pouvez m'expliquer toute cette énigme ? Après un long silence, Honorine répondit : – Je ne peux rien vous expliquer… Moi non plus je ne comprends pas… Mais nous pouvons chercher ensemble… Voyons, quel était ce village de Bretagne ? – Le Faouët. – Le Faouët… je connais. Et cette cabane abandonnée se trouvait ?… – À deux kilomètres de là. – Vous l'avez ouverte ? – Oui. Et c'est cela le plus terrible. Il y avait dans cette cabane… – Parlez… qu'y avait-il ? – D'abord le cadavre d'un homme, d'un vieillard en costume du pays, avec de longs cheveux blancs et une barbe grise… Ah ! ce mort, je ne l'oublierai jamais… Il avait dû être assassiné… empoisonné… je ne sais pas… Honorine écoutait avidement, mais ce crime ne semblait lui apporter aucune indication, et elle dit simplement : – Qui était-ce ? On a fait une enquête ? – Quand je suis revenue avec des gens du Faouët, le cadavre avait disparu. – Disparu ? Mais qui l'avait enlevé ? – Je l'ignore. – De sorte que vous ne savez rien ? – Rien. Cependant, la première fois, j'avais trouvé dans la cabane un dessin… un dessin que j'avais déchiré, mais dont le souvenir reste en moi comme un cauchemar qui se renouvelle constamment… Je ne puis le chasser… Écoutez… c'était un rouleau de papier sur lequelle, évidemment, on avait reporté la co pie d'une vieille image, et cela représentait, oh ! une chose terrible… terrifiante… quatre femmes en croix ! Et l'une de ces femmes c'était moi, avec mon nom… Et les autres avaient une coiffure pareille à la vôtre… Honorine lui avait serré les mains avec une violence inouïe : – Que dites-vous ? s'écria la bretonne. Que dites-vous ? Quatre femmes en croix ? – Oui, et il était question de trente cercueils, de votre île par conséquent. La Bretonne lui mit les mains sur la bouche. – Taisez-vous ! taisez-vous ! oh ! il ne faut pas parler de tout cela. Non, non, il ne faut pas… Voyez-vous il y a des choses de l'enfer… C'est un sacrilège d'en parler… Taisons-nous làdessus… Plus tard on verra… une autre année peut-être… Plus tard… Plus tard… Elle semblait secouée par la terreur, comme par un vent d'orage qui fouette les arbres et bouleverse la nature entière. Et, subitement, elle tomba à genoux sur le roc, et pria longtemps, courbée en deux, la tête entre ses mains, dans un tel recueillement que Véronique ne lui posa aucune autre question. Enfin elle se releva et, au bout d'un instant, elle répéta : – Oui, tout cela est effrayant, mais je ne vois pas que notre devoir en soit changé, et qu'une seule hésitation soit possible. Et elle dit gravement à la jeune femme : – Il faut venir avec moi là-bas. – Là-bas, dans votre île ? répliqua Véronique sans cacher sa répugnance. Honorine lui reprit les mains et continua, toujours de ce même ton un peu solennel qui semblait à Véronique plein de pensées secrètes et inexprimées. – Vous vous appelez bien Véronique d'Hergemont ? – Oui. – Votre père s'appelait ?… – Antoine d'Hergemont. – Vous avez épousé un soi-disant Polonais nommé Vorski ? – Oui, Alexis Vorski. – Vous l'avez épousé après le scandale d'un enlèvement et après une rupture avec votre père ? – Oui. – Vous avez eu de lui un enfant ? – Oui, un fils, François. – Que vous n'avez pour ainsi dire pas connu, car il vous fut enlevé par votre père ? – Oui. – Et tous deux, votre père et votre fils, ont disparu dans un naufrage ? – Oui, ils sont morts. – Qu'en savez-vous ? Véronique ne songea pas à s'étonner de cette question et répondit : – L'enquête que j'ai fait faire et l'enquête de la justice sont fondées toutes deux sur le même témoignage irrécusable, celui des quatre matelots. – Qui vous affirme qu'ils n'ont pas menti ? – Pourquoi auraient-ils menti ? prononça Véronique avec surprise. – Leur témoignage a pu être acheté… Il a pu leur être dicté d'avance. – Par qui ? – Par votre père. – Quelle idée ! Et puis quoi ! mon père était mort. – Je vous répéterai : Qu'en savez-vous ? Cette fois Véronique parut stupéfaite. – Où voulez-vous en venir ? murmura-t-elle. – Un instant. Connaissez-vous les noms de ces quatre matelots ? – Je les ai connus. Je ne me les rappelle pas. – Vous ne vous rappelez pas que c'étaient des noms de Bretagne ? – En effet. Mais je ne vois pas… – Si vous n'êtes jamais venue en Bretagne, votre père y est venu fort souvent, à cause des livres qu'il écrivait. Il y a même séjourné du vivant de votre mère. Dans ces conditions il a dû entrer en relation avec des hommes du pays. Admettons qu'il ait connu depuis longtemps les quatre matelots, et que ces hommes, dévoués à lui, ou achetés par lui, il les ait engagés spécialement pour cette aventure… Admettons qu'ils aient commencé par déposer votre père et votre fils dans quelque petit port d'Italie, puis que, bons nageurs tous les quatre, ils aient fait couler leur yacht en vue des côtes. Admettons… – Mais ces hommes existent ! s'écria Véronique avec une agitation croissante. On pourrait les interroger ! – Deux sont morts de leur belle mort il y a quelques années. Le troisième, c'est un nommé Maguennoc, un vieux que vous trouverez à Sarek. Quant au quatrième, vous l'avez peut-être vu tout à l'heure. Avec l'argent que lui a rapporté cette affaire, il a acheté un fonds d'épicerie à Beg-Meil. – Ah ! celui-là, on peut lui parler tout de suite, dit Véronique frémissante. Allons le chercher. – Pour quoi faire ? J'en sais plus que lui. – Vous savez… vous savez… – Je sais tout ce que vous ignorez. Je puis répondre à toutes vos questions. Interrogez-moi. Mais Véronique n'osait pas lui poser la question suprême, celle qui commençait à palpiter dans les ténèbres de sa conscience. Elle avait peur d'une vérité qui n'était peut-être point inadmissible, vérité qu'elle entrevoyait obscurément, et c'est d'un ton douloureux qu'elle bégaya : – Je ne comprends pas… je ne comprends pas. Pourquoi mon père aurait-il agi ainsi ? Pourquoi aurait-il voulu que l'on crût à sa mort et à la mort de mon pauvre enfant ? – Votre père avait juré de se venger… – Contre Vorski, mais contre moi ?… contre sa fille ?… et une pareille vengeance !… – Vous aimiez votre mari. Une fois en son pouvoir, au lieu de le fuir, vous avez consenti à l'épouser. Et puis l'injure avait été publique… Et vous connaissiez votre père, son caractère violent, rancunier… sa nature un peu… un peu déséquilibrée, selon son expression. – Mais depuis ?… – Depuis !… depuis !… les remords sont venus avec les années, avec la tendresse qu'il portait à l'enfant… et il vous a cherchée partout… J'en ai fait des voyages ! à commencer par mon voyage aux Carmélites de Chartres. Mais vous étiez partie longtemps avant… et où ? où vous trouver ? – Une annonce dans les journaux… – Il en a fait une, très discrète forcément à cause du scandale. Quelqu'un a répondu. On a pris rendez-vous. Savez-vous qui est venu au rendez-vous ? Vorski. Vorski, lequel vous cherchait aussi, lequel vous aimait toujours et vous haïssait. Votre père a eu peur et n'a pas osé agir ouvertement. Véronique se taisait. Toute défaillante, elle s'était assise sur la pierre et gardait la tête penchée. Elle murmura : – Vous parlez de mon père comme s'il vivait encore aujourd'hui… – Il vit. – Et comme si vous le voyiez souvent… – Chaque jour. – Et d'autre part – Véronique baissa la voix –, et d'autre part vous ne dites pas un mot de mon fils… Alors j'ai des idées affreuses… il n'a peut-être pas survécu ?… Peut-être est-il mort depuis ? Est-ce pour cela que vous ne parlez pas de lui ? Avec un effort, elle releva la tête. Honorine souriait. – Ah ! je vous en supplie, implora Véronique, dites-moi la vérité… c'est horrible d'espérer plus qu'on ne doit… je vous en supplie… Honorine lui entoura le cou de son bras. – Mais, ma pauvre dame, est-ce que je vous aurais raconté tout cela s'il était mort, mon joli François ? – Il vit ? il vit ? s'exclama la jeune femme éperdue. – Mais parbleu ! et ce qu'il est bien portant ! Ah ! c'est un petit gars solide, allez, et d'aplomb sur ses jambes ! et j'ai bien le droit d'en être fière puisque c'est moi qui l'ai élevé, votre François. Elle sentit que Véronique s'abandonnait contre elle, sous le poids de sentiments trop lourds, où il y avait certes autant de souffrance que de joie, et elle lui dit : – Pleurez, ma bonne dame, ça vous fera du bien. Ce sont de meilleures larmes que celles d'autrefois, qu'en dites-vous ? Pleurez, pour que toute votre misère passée s'en aille. Moi, je retourne au village. Vous avez bien quelque valise à l'auberge ? On m'y connaît. Je la rapporte et nous partons. Quand la Bretonne revint, une demi-heure après, elle aperçut Véronique debout, qui lui faisait signe de se hâter, et elle l'entendait qui criait : – Vite !… Mon Dieu, que vous êtes longue ! Il n'y a pas une minute à perdre. Honorine cependant ne se pressa pas davantage et ne répondit point. Aucun sourire n'éclairait son âpre visage. – Eh bien, nous partons ? fit Véronique en l'abordant. Il n'y a pas de retard ? Pas d'obstacles ? Quoi ? on dirait que vous n'êtes plus la même… – Mais si… mais si… – Alors, hâtons-nous. Avec son aide, Honorine embarqua les valises et les sacs de provisions. Puis, se plantant tout à coup devant Véronique, elle lui dit : – Ainsi vous êtes bien sûre que la femme en croix représentée par le dessin, c'était vous ? – Absolument… D'ailleurs, mes initiales au-dessus de la tête… – C'est étrange, murmura la Bretonne, et bien inquiétant. – Pourquoi ?… Quelqu'un qui m'aura connue… et qui s'est amusé… Il n'y a là qu'une coïncidence, une fantaisie du hasard qui ressuscite des choses du passé. – Oh ! ce n'est pas le passé qui me tracasse. C'est l'avenir. – L'avenir ? – Souvenez-vous de la prédiction… – Je ne comprends pas. – Oui, oui, cette prédiction faite à Vorski à votre propos… – Ah ! vous savez ? – Je sais. Et c'est tellement atroce de songer à ce dessin et à d'autres choses que vous ignorez, et qui sont beaucoup plus épouvantables. Véronique éclata de rire. – Comment ! et c'est pourquoi vous m'emmener ?… car enfin, c'est de cela qu'il s'agit ? hésitez à – Ne riez pas. On ne rit pas quand on voit les flammes mêmes de l'enfer. La Bretonne prononça ces paroles en fermant les yeux et en se signant. Puis elle reprit : – Évidemment… Vous vous moquez de moi… Vous pensez que je suis une femme de ce pays, superstitieuse, qui croit aux revenants et aux feux follets. Je ne dis pas tout à fait non. Mais là… là… il y a des vérités qui vous aveuglent !… Vous en parlerez avec Maguennoc, si vous gagnez sa confiance. – Maguennoc ? – L'un des quatre matelots. C'est un vieil ami de votre fils. Lui aussi l'a élevé. Maguennoc en sait plus que tous les savants, plus que votre père. Et cependant… – Et cependant… – Cependant Maguennoc a voulu tenter le destin et pénétrer au-delà de ce qu'on a le droit de connaître. – Qu'a-t-il fait ? – Il a voulu toucher, de la main, vous entendez, de sa propre main (c'est lui-même qui me l'a avoué), au fond même des ténèbres. – Eh bien, fit Véronique impressionnée malgré elle. – Eh bien, sa main a été brûlée par les flammes. Une plaie affreuse, qu'il m'a montrée, que j'ai vue, de mes yeux vue, quelque chose comme la plaie d'un cancer… et il souffrait à tel point… – À tel point ? – Qu'il a dû prendre dans sa main gauche une hache et qu'il s'est coupé la main droite lui-même… Véronique fut interdite. Elle se rappelait le cadavre du Faouët et elle balbutia : – Sa main droite ? Vous affirmez que Maguennoc s'est coupé la main droite ? – D'un coup de hache, il y a dix jours, l'avant-veille de mon départ… c'est moi qui l'ai soigné… Pourquoi me demandez-vous cela ? – Parce que, dit Véronique d'une voix altérée, parce que l'homme mort, le vieillard que j'ai trouvé dans la cabane aban- donnée et qui a disparu, avait eu la main droite récemment coupée. Honorine sursauta. Elle eut encore cette sorte d'expression effarée et cet émoi désordonné qui contrastaient avec son attitude ordinaire de calme. Elle scanda : – Vous êtes sûre ? Oui, oui, c'est bien cela… c'est lui… Maguennoc… Un vieux à longs cheveux blancs ? n'est-ce pas ? et une barbe qui va en s'élargissant ? Ah ! quelle abomination ! Elle se contint et regarda autour d'elle, inquiète d'avoir parlé si fort. De nouveau elle fit le signe de la croix, et prononça lentement en elle-même presque : – C'est le premier de ceux qui doivent mourir… il me l'avait annoncé… et le vieux Maguennoc avait des yeux qui lisaient dans le livre de l'avenir aussi bien que dans le livre du passé. Il voyait clair, là où on n'y voit pas. « La première victime ce sera moi, m'ame Honorine. Et quand le serviteur aura disparu, quelques jours après ce sera le tour de son maître… » – Et son maître, c'était ?… fit tout bas Véronique. Honorine se redressa et serra les poings d'un air brutal. – Je le défendrai, celui-là, déclara-t-elle, je le sauverai, votre père ne sera pas la deuxième victime. Non, non, j'arriverai à temps. Laissez-moi partir. – Nous partons ensemble, dit fermement Véronique. – Je vous en prie, supplia Honorine, ne vous obstinez pas. Laissez-moi faire. Ce soir même, avant le dîner, je vous ramène votre père et votre fils… – Mais pourquoi ? – Il y a trop de danger, là-bas… pour votre père… pour vous surtout. Rappelez-vous les quatre croix ! C'est là-bas qu'elles seront dressées… Oh ! il ne faut pas que vous y alliez !… L'île est maudite. – Et mon fils ? – Vous le verrez aujourd'hui, dans quelques heures. Véronique eut un rire brusque : Dans quelques heures ! Mais c'est de la folie ! Comment ! Voilà quatorze ans que je n'ai plus de fils. J'apprends tout à coup qu'il est vivant, et vous me demandez d'attendre avant de l'embrasser ! Mais pas une heure ! J'aimerais mieux risquer mille fois la mort plutôt que de retarder ce moment-là. Honorine la regarda, et elle dut comprendre que la résolution de Véronique était de celles qu'il est inutile de combattre, car elle n'insista pas. Pour la troisième fois elle se signa et elle dit simplement : – Que la volonté de Dieu soit faite. Toutes deux prirent place au milieu des colis qui encombraient l'étroite passerelle. Honorine alluma le moteur, saisit le volant, et, avec beaucoup d'adresse, fit évoluer la barque parmi les roches et les écueils qui pointaient à fleur d'eau. Chapitre 3 Le fils de Vorski Assise à tribord sur une caisse, et tournée vers Honorine, Véronique souriait. Sourire encore inquiet, indécis, plein de réticence, hésitant comme un rayon de soleil qui cherche à percer les derniers nuages de la tempête, mais sourire heureux tout de même. Et le bonheur semblait la juste expression de ce visage admirable, empreint de noblesse et de cette pudeur spéciale que donnent à certaines femmes, touchées par des malheurs excessifs, ou préservées par l'amour, l'habitude de la gravité et la suspension de toute coquetterie féminine. Ses cheveux noirs, un peu gris aux tempes, étaient noués très bas sur la nuque. Elle avait le teint mat d'une méridionale, et de grands yeux d'un bleu très clair et dont tout le globe semblait de la même couleur, pâle comme un ciel d'hiver. Elle était grande, avec des épaules larges et un buste harmonieux. Sa voix musicale et un peu masculine se faisait légère et joyeuse pour parler du fils retrouvé. Et Véronique ne voulait parler que de cela. En vain la Bretonne essayait d'en venir aux problèmes qui la tourmentaient, et reprenait parfois : – Voyons, il y a deux choses que je ne m'explique pas. Par qui fut établie cette piste dont les indications vous ont menée du Faouët jusqu'à l'endroit précis où j'atterris toujours, ce qui donnerait à penser que quelqu'un a été du Faouët à l'île de Sarek ? Et puis, d'autre part, comment le père Maguennoc a t-il quitté l'île ? Est-ce volontairement ? Ou bien est-ce son cadavre que l'on a porté ? Et alors par quel moyen ? – Est-ce bien la peine ?… objectait Véronique. – Mais oui. Pensez donc ! En dehors de moi qui, avec mon canot, m'en vais tous les quinze jours aux provisions, soit à BegMeil, soit à Pont-l'Abbé, il n'y a que deux barques de pêcheurs, qui s'en vont toujours plus haut sur la côte, jusqu'à Audierne, où ils vendent leur pêche. Alors comment Maguennoc a-t-il pu traverser ? En outre, est-ce lui-même qui s'est tué ? Mais alors pourquoi son cadavre aurait-il disparu ? Mais Véronique protestait. – Je vous en supplie… cela n'a pas d'importance pour le moment. Tout s'éclaircira. Parlons de François. Alors vous disiez qu'il était arrivé à Sarek ?… Et Honorine cédait aux prières de la jeune femme. – Il est arrivé dans les bras du pauvre Maguennoc, quelques jours après qu'on vous l'avait pris. Maguennoc, à qui M. d'Hergemont avait fait la leçon, raconta qu'une dame étrangère lui avait confié l'enfant, et il le fit nourrir par sa fille, qui est morte depuis. Moi, j'étais en voyage, placée depuis dix ans chez des Parisiens. Quand je revins, c'était déjà un beau petit gars qui courait les landes et les falaises. C'est alors que je pris du service chez votre père, qui s'était installé à Sarek. Quand la fille de Maguennoc mourut, on recueillit l'enfant chez nous. – Mais sous quel nom ? – Sous son nom de François… François tout court. M. d'Hergemont se faisait appeler M. Antoine. L'enfant l'appelait grand-père. Personne n'y trouva jamais rien à dire. – Et comme caractère ? demanda Véronique avec une certaine anxiété. – Oh ! de ce côté, c'est une bénédiction ! répondit Honorine. Rien du père… et rien non plus du grand-père, comme M. d'Hergemont l'avoue lui-même. Un enfant doux, aimable, obligeant. Jamais de colère… toujours de bonne humeur. C'est par là qu'il a fait la conquête de son grand-père, et c'est ainsi que M. d'Hergemont est revenu vers vous, tellement le petit-fils lui rappelait la fille qu'il avait reniée « Tout le portrait de sa mère, disait-il. Véronique était comme lui douce et tendre, aimante et caressante. » Et alors il a commencé à vous rechercher, d'accord avec moi, à qui, peu à peu, il s'était confié. Véronique rayonnait de joie. Son fils lui ressemblait ! Son fils était bon et souriant ! – Mais, dit-elle, est-ce qu'il me connaît ? Sait-il que sa mère est vivante ? – S'il le sait ! M. d'Hergemont voulait garder le secret, d'abord. Mais je n'ai pas tardé à tout dire. – Tout ? – Non. Il croit que son père est mort et qu'à la suite du naufrage où M. d'Hergemont et lui, François, ont disparu, vous êtes entrée en religion sans qu'on puisse vous retrouver. Et ce qu'il est avide de nouvelles, quand je reviens de voyage ! Ce qu'il espère, lui aussi ! Ah ! sa maman, il l'aime bien, allez ! C'est tou- jours lui qui chante cette chanson que vous avez entendue et que son grand-père lui a apprise. – Mon François… mon petit François ! … – Ah ! oui, il vous aime, continua la Bretonne. Il y a maman Honorine. Mais vous, vous êtes maman tout court. Et c'est pour vous chercher qu'il a hâte de devenir grand et de terminer ses études. – Ses études ? Il travaille ?… – Avec son grand-père, et, depuis deux ans, avec un brave garçon que j'ai ramené de Paris, Stéphane Maroux, un mutilé de la guerre, décoré sur toutes les coutures et réformé à la suite d'opérations internes. François s'est attaché à lui de tout son cœur. Le canot filait rapidement sur la mer paisible où il creusait un angle d'écume argentée. Les nuages s'étaient dissipés à l'horizon. La fin de la journée s'annonçait calme et sereine. – Encore ! encore ! répétait Véronique, qui ne se lassait pas d'écouter ; voyons, comment s'habille-t-il, mon fils ? – Des culottes courtes, qui laissent ses mollets nus, une grosse chemise en molleton avec des boutons d'or, et un béret, comme son grand ami, M. Stéphane, mais un béret rouge, le sien, et qui lui va à ravir. – Il a d'autres amis que M. Maroux ? – Tous les gars de l'île autrefois. Mais, sauf trois ou quatre mousses, les autres, depuis que les pères sont à la guerre, ont quitté l'île avec les mères et travaillent sur la côte, à Concarneau, à Lorient, laissant les vieux seuls à Sarek. Nous ne sommes plus qu'une trentaine dans l'île. – Alors, avec qui joue-t-il ? Avec qui se promène-t-il ? – Oh ! pour cela, il a le meilleur des compagnons. – Ah ! et qui ? – Un petit chien que Maguennoc lui avait donné. – Un chien ? – Et le plus drôle qui soit, mal fichu, ridicule, demi-barbet et demi-fox, mais si amusant, si cocasse ! Ah ! c'est un type que M. Tout-Va-Bien. – Tout-Va-Bien ? – François l'appelle ainsi, et aucun nom ne lui conviendrait mieux. Il a toujours l'air heureux, content de vivre… indépendant, d'ailleurs, disparaissant des heures, même des jours entiers, mais toujours là quand on a besoin de lui, quand on est triste et que les choses ne marchent pas comme on voudrait. Tout-Va-Bien déteste les larmes, les gronderies, les querelles. Sitôt qu'on pleure ou qu'on fait mine de pleurer, il s'assoit sur son derrière, en face de vous, fait le beau, ferme un œil, ouvre l'autre à moitié, et semble si bien rire que l'on éclate de rire. « Allons, mon vieux, dit François, tu as raison, tout va bien. Faut pas s'en faire, n'est-ce pas ? » Et lorsqu'on l'on est consolé, Tout-Va-Bien s'éloigne en trottinant. Son devoir est accompli. Véronique riait et pleurait à la fois. Longtemps elle garda le silence, s'assombrissant peu à peu et envahie par un désespoir qui submergeait toute sa joie. Elle pensait à tout ce qu'elle avait perdu de bonheur durant ces quatorze années où elle était restée mère sans enfant portant le deuil d'un fils qui vivait. Tous les soins que l'on donne à l'être qui naît, toute la tendresse dont on l'entoure et qu'on reçoit de lui, toute la fierté que l'on éprouve à le voir grandir et à l'entendre parler, tout ce qui réjouit une mère et l'exalte, et fait déborder son cœur d'une affection chaque jour renouvelée, tout cela elle ne l'aurait pas connu. – Nous sommes à mi-chemin, dit Honorine. Elles filaient en vue des îles de Glenans. À leur droite la pointe de Penmarch, dont elles suivaient parallèlement les côtes à quinze milles de distance, dessinait une ligne plus sombre qui ne se distinguait pas toujours de l'horizon. Et Véronique songeait à son triste passé, à sa mère dont elle se souvenait à peine, à sa longue enfance auprès d'un père égoïste et maussade, à son mariage, ah ! à son mariage surtout ! Elle évoquait ses premières rencontres avec Vorski, alors qu'elle n'avait que dix-sept ans. Comme elle avait eu peur tout de suite de cet homme bizarre, le redoutant à la fois et subissant son influence, comme on subit à cet âge l'influence de ce qui est mystérieux et incompréhensible ! Puis c'était la journée détestable de l'enlèvement, et les autres qui suivirent, plus détestables encore, les semaines où il l'avait tenue enfermée, la menaçant et la dominant de toute sa puissance mauvaise. Et c'était la promesse d'union qu'il lui avait arrachée, pacte contre lequel s'insurgeaient tous les instincts et toute la volonté de la jeune fille, mais à quoi il lui semblait qu'elle devait souscrire après un tel scandale et puisque son père y consentait. Sa pensée se cabra devant les souvenirs de son année de mariage. Cela, non, jamais, même aux pires heures où les cauchemars du passé vous obsèdent comme des fantômes, jamais elle ne consentait à ressusciter, dans le secret de son esprit, cette époque avilissante, les déboires, les meurtrissures, la trahison, la vie honteuse de son mari qui, sans vergogne, avec une fierté cynique, se montrait peu à peu tel qu'il était, s'enivrant, trichant au jeu, volant ses camarades de fête, escroc et maître chanteur, en donnant à sa femme l'impression, qu'elle conservait encore, et qui la faisait frissonner, d'une sorte de génie du mal, cruel et déséquilibré. – Assez rêvé, madame Véronique, dit Honorine. – C'est autre chose que des rêves et des souvenirs, réponditelle, c'est le remords. – Des remords, vous, madame Véronique, vous dont la vie n'a été qu'un martyre. – Un martyre qui fut une punition. – Mais tout cela est fini, madame Véronique, puisque vous allez retrouver votre fils et votre père. Allons, voyons, ne pensez qu'à être heureuse. – Heureuse, puis-je l'être encore ! – Si vous pouvez l'être ! Vous allez voir ça et avant longtemps ! Tenez, voici Sarek. Honorine prit sous son banc, dans un coffre, un gros coquillage dont elle se servait comme d'une conque, à la manière des matelots d'autrefois, et, appliquant ses lèvres à l'ouverture, gon flant les joues, elle en tira quelques notes puissantes, pareilles à des mugissements, qui emplirent l'espace. Véronique l'interrogea du regard. – C'est lui que j'appelle, dit Honorine. – François ! Vous appelez François ! – À chacun de mes retours, il en est ainsi. Il dégringole du haut des falaises où nous habitons, et il vient jusqu'au môle. – Alors je vais le voir ? fit Véronique toute pâle. – Vous allez le voir. Doublez votre voilette pour qu'il ne vous reconnaisse pas d'après vos portraits. Je vous parlerai comme à une étrangère qui vient visiter Sarek. On apercevait l'île distinctement, mais le pied des falaises était caché par une multitude d'écueils. – Ah ! oui, des écueils, ce n'est pas ça qui manque ! Ça grouille comme un banc de harengs, s'écria Honorine, qui avait dû éteindre le moteur et se servait de deux petites rames très courtes. Tenez, la mer était calme tout à l'heure. Ici, jamais. C'étaient, en effet, des milliers et des milliers de menues vagues qui s'entrechoquaient, se brisaient entre elles, et livraient aux roches d'incessantes et d'implacables batailles. Le canot semblait naviguer sur le remous d'un torrent. À aucun endroit il n'était possible de discerner un lambeau de mer bleue ou verte parmi le bouillonnement de l'écume. Rien que de la mousse blanche, comme battue par l'inlassable tourbillon des forces qui s'acharnaient contre les dents pointues des écueils. – Et, tout autour, c'est comme cela, reprit Honorine, à tel point que Sarek n'est pour ainsi dire abordable qu'en barque. Ah ! ce n'est pas chez nous que les Boches auraient pu établir une base de sous-marins. Par précaution, des officiers de Lorient sont bien venus, il y a deux ans, pour en avoir le cœur net, rapport à quelques cavernes qui sont du côté de l'ouest et où on ne peut pénétrer qu'à marée basse. C'était du temps perdu. Rien à faire chez nous. Pensez donc, c'est comme une poussière de rochers tout alentour, et de rochers pointus et qui mordent par en dessous comme des traîtres. Et, bien que ce soient les plus dangereux, c'est peut-être encore les autres qu'il faut le plus craindre, les grands que l'on voit, et qui ont leur nom et leur histoire de crimes et de naufrages. Ah ! ceux-là ! … Sa voix se faisait sourde. D'une main hésitante qui semblait avoir peur du geste ébauché, elle désigna quelques récifs qui se dressaient en masses puissantes de formes diverses, animaux accroupis, donjons crénelés, aiguilles colossales, têtes de sphinx, pyramides grossières, tout cela d'un granit noir teinté de rouge, et comme trempé dans du sang. Et elle chuchota : – Ah ! ceux-là, ils gardent l'île depuis des siècles et des siècles, mais comme des bêtes féroces qui n'aiment qu'à faire le mal et donner la mort. Ceux-là… ceux-là… Non, il vaut mieux n'en parler jamais, ni même y penser. Ce sont les trente bêtes féroces… Oui, trente, madame Véronique… il y en a trente… Elle fit le signe de la croix, et, plus calme, reprit : – Il y en a trente. Votre père dit qu'on appelle Sarek l'île aux Trente Cercueils, parce que l'instinct populaire a fini par confondre, dans cette occasion, les deux mots écueils et cer- cueils. Peut-être… évidemment… Mais tout de même ce sont de vrais cercueils, madame Véronique, et si on pouvait les ouvrir on y trouverait, bien sûr, des ossements et des ossements… M. d'Hergemont le dit lui-même, Sarek vient du mot sarcophage, qui est, selon son expression, la forme savante du mot cercueil. Et puis, il y a mieux… Honorine s'interrompit, comme si elle eût voulu penser à autre chose et, désignant un récif : – Tenez, madame Véronique, après ce gros-là, qui nous barre la route, vous verrez, par une éclaircie, notre petit port, et, sur le quai, le béret rouge de François. Véronique avait écouté d'une oreille distraite toutes les explications d'Honorine. Elle se pencha davantage hors du canot pour aviser plus tôt la silhouette de son fils, tandis que, malgré elle, reprise par l'idée obsédante, la Bretonne continuait : – Il y a mieux. L'île de Sarek, et c'est pour cela que votre père l'a choisie comme résidence, contient une série de dolmens qui n'ont rien de remarquable, mais qui ont cette particularité d'être tous à peu près semblables. Or, savez-vous combien il y en a de ces dolmens ? Trente ! trente, comme les principaux écueils. Et ces trente-là sont distribués autour de l'île, sur les falaises, juste en face des trente écueils, et chacun d'eux porte le même nom que l'écueil qui lui correspond ! Dol-er-H'rœck, DolKerlitu, etc. Qu'en dites-vous ? Elle avait prononcé ces noms de cette même voix craintive avec laquelle elle parlait de toutes ces choses, et comme si elle eût redouté d'être entendue de ces choses mêmes, animées par elle d'une vie redoutable et sacrée. – Qu'en dites-vous, madame Véronique ? Oh ! dans tout cela il y a bien du mystère, et il vaut mieux, encore une fois, garder le silence. Je vous raconterai cela quand nous serons parties, loin de l'île, et que votre petit François sera dans vos bras, entre votre père et vous… Véronique se taisait, surveillant l'espace à l'endroit que la Bretonne avait indiqué. Tournant le dos à sa compagne, les deux mains agrippées au rebord du canot, elle regardait éperdument. C'était par là, par cet intervalle étroit qu'elle allait apercevoir son enfant retrouvé, et elle ne voulait pas qu'une seconde fût perdue à partir de la seconde même où François pouvait lui apparaître. Elles atteignirent la roche. Un des avirons d'Honorine frôla la paroi. Elles la longèrent, arrivèrent à l'extrémité. – Ah ! fit Véronique douloureusement, il n'est pas là. – François n'est pas là ! Impossible ! s'écria Honorine. Mais à son tour, elle vit, trois ou quatre cents mètres en avant, les quelques grosses pierres qui servaient de jetée audessus de la grève. Trois femmes, une fillette, et de vieux marins attendaient le canot. Aucun garçon. Pas de béret rouge. – C'est étrange, fit Honorine à voix basse. Pour la première fois, il manque à mon appel. – Peut-être est-il malade ? insinua Véronique. – Non, François n'est jamais malade. – Alors ? – Alors, je ne sais pas. – Mais vous ne craignez rien ? demanda Véronique, qui s'affolait déjà. – Pour lui, non… mais pour votre père. Maguennoc m'avait bien dit de ne pas le quitter. C'est lui qui est menacé. – Mais François est là pour le défendre, ainsi que M. Maroux, son professeur. Voyons, répondez… que supposezvous ? Après un silence, Honorine haussa les épaules. – Un tas de bêtises ! Je me fais des idées absurdes, oui, absurdes. Ne m'en veuillez pas. Malgré tout, c'est la Bretonne qui reparaît en moi. Sauf quelques années, j'ai vécu toute ma vie dans cette atmosphère de légendes et d'histoires… N'en parlons plus. L'île de Sarek se présente sous la forme d'un long plateau assez mouvementé, couvert de vieux arbres, et supporté par des falaises de hauteur moyenne et qui sont les plus déchiquetées que l'on puisse voir. C'est autour de l'île comme une couronne de dentelle inégale et diverse, à laquelle ne cessent de travailler la pluie, le vent, le soleil, la neige, le gel, la brume, toute l'eau qui tombe du ciel, et toute l'eau qui suinte de la terre. Le seul point accessible se trouve sur la côte orientale, au bas d'une dépression de terrain où quelques maisons de pêcheurs, la plupart abandonnées depuis la guerre, constituent le village. Une anfractuosité s'ouvre là, protégée par la petite jetée. La mer y est infiniment calme. Deux barques y étaient amarrées. Au moment d'aborder, Honorine tenta un dernier effort. – Vous voyez, madame Véronique, nous y sommes. Alors… est-ce bien la peine que vous descendiez ? Restez… dans deux heures d'ici, je vous amène votre père et votre fils, et nous dînons à Beg-Meil ou à Pont-l'abbé. Entendu ? Véronique s'était levée. Sans répondre elle sauta sur le môle. – Eh bien ! les enfants, demanda Honorine, qui la rejoignit et n'insista pas davantage, le gars François n'est pas venu ? – Il était là sur le coup de midi, déclara une des femmes. Seulement il ne vous espérait que demain. – C'est vrai… mais pourtant il a dû entendre que j'arrivais… Enfin, on verra. Et, comme les hommes l'aidaient à décharger, elle leur dit : – Faudra pas monter ça au Prieuré. Les valises, non plus… À moins que… Tenez, si je ne suis pas redescendue à cinq heures, alors envoyez-moi un gamin avec les valises. – Non, je viendrai moi-même, fit un des matelots. – Comme tu veux, Corréjou. Ah ! dis donc, tu ne me dis rien de Maguennoc ? – Maguennoc est parti. C'est moi qui l'ai traversé jusqu'à Pont-l'abbé. – Quand ça, Corréjou ? – Ma foi, le lendemain de votre départ, madame Honorine. – Qu'allait-il faire là-bas ? – Il nous a dit qu'il allait… je ne sais où… rapport à sa main coupée… un pèlerinage… – Un pèlerinage ? au Faouët, peut-être ? à la chapelle Sainte-Barbe ? – C'est ça… c'est ça même… la chapelle Sainte-Barbe… c'est le nom qu'il a dit. Honorine n'en demanda pas davantage. Comment douter maintenant de la mort de Maguennoc ? Elle s'éloigna, accompagnée de Véronique, qui avait rabattu son voile, et toutes deux prirent un sentier pierreux, coupé de marches, lequel s'élevait au milieu d'un bois de chênes et se dirigeait vers la pointe septentrionale de l'île. – Après tout, dit Honorine, je ne suis pas sûre, autant l'avouer, que M. d'Hergemont voudra partir. Toutes mes histoires, il les traite de billevesées, quoiqu'il s'étonne lui-même d'un tas de choses. – Est-ce loin, son habitation ? fit Véronique. – Quarante minutes de marche. C'est presque une autre île, comme vous verrez, qui est accrochée à la première, et où les Bénédictins avaient construit une abbaye. – Mais il n'y est pas seul avec François et M. Maroux ? Avant la guerre il y avait deux hommes en plus. Depuis, Maguennoc et moi on faisait à peu près tout l'ouvrage, avec la cuisinière, Marie Le Goff. – Laquelle est restée là pendant votre absence ? – Certes, oui. Elles arrivaient sur le plateau. Le sentier, qui suivait la côte, montait et descendait en pentes abruptes. Partout de vieux chênes avec leurs boules de gui que l'on apercevait parmi les feuilles encore clairsemées, L'Océan, d'un gris vert au loin, entourait l'île d'une ceinture blanche. Véronique reprit : – Quel est votre plan, Honorine ? – J'entrerai seule, et je parlerai à votre père. Puis je reviendrai vous chercher à la porte du jardin, et, aux yeux de François, vous passerez pour une amie de sa mère. Il devinera peu à peu. – Et vous croyez que mon père me fera bon accueil ? – Il vous recevra à bras ouverts, madame Véronique, s'écria la Bretonne et nous serons tous heureux, pourvu… pourvu qu'il ne soit rien advenu… C'est si drôle que François n'accoure pas ! De partout, dans l'île, il pouvait voir notre canot… depuis les îles de Glenans presque. Elle retombait à ce que M. d'Hergemont appelait ses billevesées, et elles continuèrent la route en silence, Véronique impatiente et anxieuse. Soudain Honorine se signa. – Faites ainsi que moi, madame Véronique, dit-elle. Les moines ont sanctifié le lieu, mais il reste de l'ancien temps bien des choses mauvaises et qui portent malheur. Surtout dans ce bois-là, le bois du Grand-Chêne. L'ancien temps, cela signifiait sans doute l'époque des Druides et des sacrifices humains. Et, de fait, elles pénétraient dans un bois où les chênes, isolés les uns des autres, dressés sur des monticules de pierres moussues, avaient une allure de dieux antiques, chacun avec son autel, son culte mystérieux et sa puissance redoutable. Véronique se signa comme la Bretonne, et ne put s'empêcher de dire en frissonnant : – Comme c'est triste ! Il n'y a pas une fleur sur ce plateau désolé. – Il en vient d'admirables quand on s'en donne la peine. Vous verrez celles de Maguennoc, au bout de l'île, à droite du Dolmen-aux-Fées… un endroit qu'on appelle le Calvaire-Fleuri. – Elles sont belles ? – Admirables, je vous dis. Seulement il va chercher luimême la terre à certaines places. Il la prépare. Il la travaille. Il la mêle à certaines feuilles spéciales, dont il connaît le pouvoir… Et elle reprit entre ses dents : – Vous verrez les fleurs de Maguennoc… des fleurs comme il n'y en a pas au monde… des fleurs de miracle… Au détour d'une colline, la route s'abaissa en une dépression brusque. Une coupure énorme séparait l'île en deux parties, dont la seconde se voyait à l'opposé, un peu moins haute, et de dimensions bien plus restreintes. – C'est le Prieuré, cette partie-là, prononça la Bretonne. Les mêmes falaises déchiquetées entouraient l'îlot d'un rempart plus escarpé encore, et qui même se creusait en dessous comme le cercle d'une couronne. Et ce rempart se reliait à l'île principale par un pan de falaise long de cinquante mètres, guère plus épais qu'un mur de donjon, et dont la crête mince, effilée, semblait aussi coupante que le tranchant d'une hache. Sur cette crête, aucun chemin possible, d'autant qu'une large fissure la fendait par le milieu. Aussi avait-on amorcé aux deux extrémités les culées d'un pont de bois, qui d'abord s'appuyait directement au roc et franchissait ensuite d'un élan la fissure médiane. Elles s'y engagèrent l'une après l'autre, car il était fort étroit, et en outre peu solide, vacillant sous les pas et au souffle du vent. – Tenez, regardez là-bas, à la pointe même de l'îlot, dit Honorine, on aperçoit un coin du Prieuré. Le sentier qui s'y dirigeait traversait des prairies plantées de petits sapins disposés en quinconces. Un autre sentier filait à droite et se perdait dans des taillis épais. Véronique ne quittait pas des yeux le Prieuré, dont la façade basse s'allongeait peu à peu, lorsque la Bretonne, au bout de quelques minutes, s'arrêta net, tournée vers les taillis de droite, et cria : – Monsieur Stéphane ! – Qui appelez-vous ? demanda Véronique, M. Maroux ? – Oui, le professeur de François. Il courait du côté du pont… Je l'ai vu par une éclaircie… Monsieur Stéphane !… Mais pourquoi ne répond-il pas ? Vous avez vu une silhouette ? – Non. – J'affirme que c'est bien lui, avec son béret blanc… Du reste, on aperçoit le pont derrière nous. Attendons qu'il passe. – Pourquoi attendre ? S'il y a quelque chose, un danger quelconque, c'est au Prieuré… – C'est juste… Dépêchons-nous. Elles hâtèrent le pas, envahies de pressentiments, puis, sans motif, se mirent à courir, tellement leurs appréhensions s'exaspéraient aux approches de la réalité. L'îlot se resserrait de nouveau, barré par un mur bas qui limitait le domaine du Prieuré. À ce moment, des cris se firent entendre qui venaient de l'habitation. Honorine s'exclama : – On appelle ! Vous avez entendu ? Des cris de femme !… C'est la cuisinière !… C'est Marie Le Goff… Elle se précipita sur la grille, empoigna la clef, mais d'une main si maladroite qu'elle mêla la serrure et ne put ouvrir. – Par la brèche ! ordonna-t-elle… Tenez, à droite !… Elles s'élancèrent, franchirent le mur et traversèrent une large pelouse hérissée de ruines, et où le sentier tortueux et mal tracé se perdait à tout instant sous des traînées de lierre et de mousse. – Nous voilà ! nous voilà ! proférait Honorine. Nous arrivons ! Et elle mâchonnait : – On ne crie plus ! c'est effrayant… Ah ! cette pauvre Marie Le Goff… Elle saisit le bras de Véronique. – Faisons le tour. La façade est de l'autre côté… Par ici, les portes sont toujours fermées et les volets mis aux fenêtres. Mais Véronique s'empêtra dans des racines, trébucha et tomba à genoux. Quand elle se releva, la Bretonne l'avait quittée et contournait l'aile gauche. Inconsciemment, Véronique, au lieu de la suivre, fila droit vers la maison, escalada le perron et se heurta contre la porte close, qu'elle frappa à coups redoublés. L'idée de faire le tour comme Honorine lui semblait une perte de temps que rien ne pourrait jamais réparer. Cependant, devant la vanité de ses efforts, elle allait s'y résoudre, quand, de nouveau, des cris retentirent à l'intérieur et au-dessus d'elle. C'était une voix d'homme où Véronique crut reconnaître la voix de son père. Elle recula de quelques pas. Brusquement, au premier étage, une des fenêtres s'ouvrit, et elle aperçut M. d'Hergemont, la figure bouleversée par une épouvante inexprimable, et qui haletait : – Au secours ! Au secours ! Ah ! le monstre… Au secours ! – Père ! père ! appela Véronique avec désespoir, c'est moi ! Il baissa la tête un instant, ne parut pas voir sa fille, et, rapidement, essaya d'enjamber le balcon. Mais, derrière lui, il y eut une détonation et un des carreaux de la croisée vola en éclats. – Assassin ! Assassin ! cria-t-il en rentrant dans la pièce. Véronique, affolée, impuissante, regarda autour d'elle. Comment secourir son père ? Le mur était trop élevé, sans rien qui permît de s'y accrocher. Tout à coup elle avisa, vingt mètres plus loin, au pied même de la maison, une échelle. Par un prodige de volonté et d'énergie, elle réussit, quoique cette échelle fût très lourde, à la porter et à la dresser au-dessous de la fenêtre ouverte. Aux minutes les plus tragiques de la vie, lorsque l'esprit n'est plus que désordre et qu'effervescence, lorsque tout le corps est secoué par le tremblement de l'angoisse, une certaine logique continue d'associer nos idées les unes aux autres, et Véronique se demandait pourquoi la voix d'Honorine ne se faisait pas entendre et par quoi son intervention était retardée. Elle pensait aussi à François. Où donc était François ? Avait-il suivi Stéphane Maroux dans sa fuite inexplicable ? Était-il parti à la recherche de secours ? Et puis, qui était celui que M. d'Hergemont traitait de monstre et d'assassin ? L'échelle n'atteignait pas la fenêtre, et Véronique se rendit compte aussitôt de l'effort qu'il lui faudrait faire pour enjamber le balcon. Cependant, elle n'hésita pas. Là-haut, on se battait, lutte mêlée de clameurs étouffées que poussait son père. Véronique monta. Tout au plus put-elle saisir le barreau inférieur du balcon. Mais une étroite corniche lui permit de se hisser sur un genou, de passer la tête et de voir le drame qui se déroulait dans la pièce. À ce moment, M. d'Hergemont avait de nouveau reculé jusqu'à la fenêtre, un peu en arrière même, de sorte qu'elle le voyait presque de face. Il ne bougeait pas, les yeux hagards, les bras tendus en un geste indécis, comme dans l'attente d'une chose effrayante qui allait se produire. Il bégaya : – Assassin… assassin… Est-ce bien toi ? Ah ! sois maudit ! François ! François ! Sans doute appelait-il son petit-fils à son secours, et sans doute François était-il en butte, lui aussi, à quelque attaque, peut-être blessé, peut-être mort ! Véronique retrouva un surcroît de force et réussit à mettre le pied sur la corniche. – Me voilà !… me voilà !…, voulait-elle crier. Mais sa voix expira dans sa gorge. Elle avait vu !… Elle voyait !… En face de son père, à cinq pas de lui, contre le mur opposé de la pièce, il y avait un être qui braquait un revolver sur M. d'Hergemont et le visait lentement. Et cet être… Oh ! l'horreur !… Véronique reconnaissait le béret rouge dont Honorine avait parlé, la chemise de flanelle à boutons d'or… Et surtout elle retrouvait, dans ce jeune visage convulsé par des sentiments atroces, l'expression même de Vorski aux heures où le soulevaient ses instincts de haine et de férocité. L'enfant ne la vit point. Ses yeux ne se détachaient pas du but qu'il voulait atteindre, et il semblait éprouver comme une joie sauvage à différer ainsi le geste fatal. Véronique se taisait aussi. Les mots, les cris ne servaient à rien pour conjurer le péril. Ce qu'il lui fallait faire, c'était se jeter entre son père et son fils. Elle grimpa, s'accrocha, escalada la fenêtre. Trop tard. Le coup partit. M. d'Hergemont tomba avec un gémissement de douleur. Et en même temps, dans la même seconde où l'enfant tenait encore le bras tendu et où le vieillard s'effondrait, une porte s'ouvrait au fond. Honorine apparut, et l'abominable vision la frappa pour ainsi dire en pleine figure. – François ! hurla-t-elle… toi ! toi ! L'enfant bondit sur elle. La Bretonne tenta de lui barrer le passage. Il n'y eut même pas de lutte. L'enfant recula d'un pas, leva brusquement l'arme qu'il tenait à la main, et tira. Honorine plia les genoux et s'affaissa en travers de la porte. Et, tandis qu'il sautait par-dessus le corps et qu'il s'enfuyait, elle continuait à dire : – François !… François !… non, ce n'est pas vrai… Ah ! estce possible ? François… Un éclat de rire dehors. Oui, l'enfant avait ri. Véronique l'entendit, ce rire affreux, infernal, pareil au rire de Vorski, et tout cela la brûlait d'une telle souffrance qu'elle reconnut sa souffrance d'autrefois, celle qui la brûlait en face de Vorski ! Elle ne poursuivit pas le meurtrier. Elle ne l'appela point. Près d'elle une voix faible murmurait son nom. – Véronique… Véronique… M. d'Hergemont gisait à terre et la regardait de ses yeux vitreux, tout remplis de mort déjà. Elle s'agenouilla près de lui, et comme elle essayait d'ouvrir son gilet et sa chemise ensanglantés, afin de panser la blessure dont il mourait, il l'écarta doucement de la main. Elle comprit que les soins étaient inutiles et qu'il voulait lui parler. Elle se pencha davantage. – Véronique… pardon… Véronique… Cela, c'était l'expression première de sa pensée défaillante. Elle le baisa au front en pleurant : – Tais-toi, père… ne te fatigue pas… Mais il avait autre chose à dire, et sa bouche articulait vainement des syllabes qui ne formaient pas de sens et qu'elle écoutait désespérément. La vie s'en allait. L'esprit s'évanouissait dans les ténèbres. Véronique colla l'oreille aux lèvres mêmes qui s'épuisèrent en un dernier effort, et elle perçut ces mots : – Prends garde… prends garde… la Pierre-Dieu. Soudain il se dressa à demi. Ses yeux prirent de l'éclat, comme allumés par la lueur suprême d'une flamme qui s'éteignait. Véronique eut l'impression que son père, en la regardant, comprenait seulement toute la signification de sa présence et entrevoyait tous les dangers qui la menaçaient. Il prononça, d'une voix rauque et terrifiée, mais bien distincte : – Ne reste pas, c'est ta mort si tu restes… Sauve-toi de cette île… Va-t'en… Va-t'en… Sa tête retomba. Il balbutia encore quelques mots que Véronique surprit : – Ah ! la croix… les quatre croix de Sarek… ma fille … ma fille, le supplice de la croix… Et ce fut tout. Il y eut un grand silence, un silence énorme que la jeune femme sentit peser sur elle comme un fardeau dont le poids s'aggravait à chaque seconde. – Sauve-toi de cette île !… répéta une voix… « Va-t'en. » C'est votre père qui vous l'ordonne, madame Véronique. Honorine était auprès d'elle, livide, les deux mains collées à une serviette en tampon, rougie de sang, qu'elle tenait contre sa poitrine. – Mais il faut vous soigner ! s'écria Véronique… Attendez… faites-moi voir. – Plus tard… On s'occupera de moi plus tard…, bredouilla la Bretonne. Ah ! le monstre ! si j'avais pu arriver à temps ! mais la porte d'en bas était barricadée… Véronique la supplia : – Laissez-vous soigner… Entendez-vous… – Tout à l'heure… D'abord… Marie Le Goff, la cuisinière au bout de l'escalier… elle est blessée aussi… à mort peut-être… allez voir… Véronique sortit par la porte du fond, celle que son fils avait franchie en s'enfuyant. Il y avait un vaste palier. Sur les premières marches, repliée sur elle-même, Marie Le Goff râlait. Elle mourut presque aussitôt, sans avoir repris connaissance, troisième victime du drame incompréhensible. Selon la prédiction du vieux Maguennoc, M. d'Hergemont avait bien été la seconde victime. Chapitre 4 Les pauvres gens de Sarek Lorsque Véronique eut pansé la plaie d'Honorine, – plaie peu profonde et qui ne paraissait pas mettre en danger les jours de la Bretonne, – lorsqu'elle eut transporté le corps de Marie Le Goff dans la grande pièce encombrée de livres et meublée comme un cabinet de travail où reposait son père, elle ferma les yeux de M. d'Hergemont, le recouvrit d'un drap et se mit à prier. Mais les mots de prière ne venaient pas à ses lèvres, et son esprit ne s'arrêtait sur aucune pensée. Elle était comme assommée par les coups répétés du malheur. Assise, la tête entre ses mains, elle resta là près d'une heure, tandis qu'Honorine dormait d'un sommeil de fièvre. De toutes ses forces elle repoussait l'image de son fils, comme elle avait toujours repoussé celle de Vorski. Mais les deux images se confondaient, tournaient autour d'elle, dansaient devant ses yeux clos, ainsi que ces clartés qui, dans l'ombre de nos paupières obstinément fermées, passent, repassent, se multiplient et s'unissent. Et ce n'était qu'une même face, cruelle, sardonique, grimaçante et hideuse. Elle ne souffrait pas comme souffre une mère qui pleure un fils. Son fils était mort depuis quatorze ans, et celui qui venait de ressusciter, celui pour lequel toutes les ressources de sa tendresse maternelle étaient prêtes à jaillir, celui-là devenait subitement un étranger, pis que cela, le fils de Vorski ! Comment eût-elle souffert ? Mais quelle blessure au plus profond de son être ! Quel bouleversement, pareil à ces cataclysmes qui secouent toute une paisible région jusqu'en ses entrailles ! Quel spectacle de l'enfer ! Quelle vision de folie et d'horreur ! Quel jeu ironique du plus épouvantable destin ! Son fils tuant son père, au moment où, après tant d'années de séparation et de deuil, elle allait embrasser l'un et l'autre, et vivre dans la douceur et dans l'intimité ! Son fils assassin ! Son fils semant la mort ! Son fils braquant l'arme implacable, et tuant de toute son âme et de toute sa joie perverse ! Les motifs qui pouvaient expliquer de tels actes, elle ne s'en souciait point. Pourquoi son fils avait-il fait cela ? Pourquoi son professeur, Stéphane Maroux, complice sans doute, instigateur peut-être, s'était-il enfui avant le drame ? Autant de questions qu'elle ne cherchait pas à résoudre. Elle ne pensait qu'à la scène effrayante, au carnage, à la mort. Et elle se demandait si la mort n'était point pour elle l'unique refuge et l'unique dénouement. – Madame Véronique, murmura la Bretonne. – Qu'y a-t-il ? fit la jeune femme, éveillée de sa stupeur. – Vous n'entendez pas ? – Quoi ? – On sonne au rez-de-chaussée. Ce doit être vos valises qu'on apporte. Vivement elle se leva. – Mais que dois-je dire ? Comment expliquer ?… Si j'accuse cet enfant… – Pas un mot, je vous en prie. Laissez-moi parler. – Vous êtes bien faible, ma pauvre Honorine. – Non, non, ça va mieux. Véronique descendit et, au bas de l'escalier, dans un large vestibule dallé de noir et de blanc, tira les verrous d'une grande porte. C'était, en effet, un des matelots. – J'ai frappé à la cuisine, dit l'homme. Marie Le Goff n'est donc pas là ? Et Mme Honorine ?… – Honorine est en haut et désire vous parler. Le matelot la regarda, parut impressionné par cette jeune femme si pâle et si grave, et la suivit sans mot dire. Honorine attendait au premier étage, debout devant la porte ouverte. – Ah ! c'est toi, Corréjou ?… Écoute-moi bien… et pas d'histoires, n'est-ce pas ? – Qu'y a-t-il, m'ame Honorine ? mais vous êtes blessée ? Qu'y a-t-il ? Elle découvrit l'embrasure de la porte et prononça simplement, montrant sous leurs suaires les deux cadavres : – M. Antoine et Marie Le Goff… assassinés tous deux… La figure de l'homme se décomposa. Il balbutia : – Assassinés… est-ce possible ?… Par qui ? – Je ne sais pas, nous sommes arrivées après. – Mais… le petit François ?… M. Stéphane ?… – Disparus… on a dû les tuer aussi. – Mais… mais… Maguennoc ? – Maguennoc ?… pourquoi parles-tu de lui, Corréjou ? – J'en parle… j'en parle… parce que si Maguennoc est vivant… tout ça… c'est une autre affaire. Maguennoc a toujours dit que ce serait lui le premier. Et Maguennoc ne dit que des choses dont il est certain. Maguennoc connaît le fond même des choses. Honorine réfléchit, puis déclara : – Maguennoc a été tué. Cette fois Corréjou perdit tout sang-froid, et son visage exprima cette sorte de terreur folle que Véronique avait, à diverses reprises, notée chez Honorine. Il se signa et dit à voix très basse : – Alors… alors… voilà que ça arrive, m'ame Honorine ?… Maguennoc l'avait bien annoncé… Encore l'autre jour, dans ma barque, il nous l'a dit : « Ça ne va pas tarder… Tout le monde devrait partir. » Et, brusquement, le matelot fit demi-tour et se sauva vers l'escalier. – Reste là, Corréjou, commanda Honorine. – Il faut partir, Maguennoc l'a dit. Tout le monde doit partir. – Reste là, répéta Honorine. Et comme le matelot s'arrêtait, indécis, elle continua : – Nous sommes d'accord. Il faut partir. On partira demain à la fin de la journée. Mais, auparavant, on doit s'occuper de M. Antoine et de Marie Le Goff. Voici, tu vas nous envoyer les sœurs Archignat pour la veillée des morts. Ce sont d'assez méchantes femmes, mais elles ont l'habitude. Sur les trois, il faut que deux viennent. Ce sera, pour chacune, le double de leur prix ordinaire. – Et après, m'ame Honorine ? – Tu t'occuperas des cercueils avec tous les vieux, et dès le petit matin on mettra les corps en terre bénite, dans le cimetière de la chapelle. – Et après, m'ame Honorine ? – Après, tu seras libre, les autres aussi. Vous pourrez faire vos paquets et filer. – Mais vous, m'ame Honorine ? – Moi, j'ai le canot. Assez bavardé. Nous sommes d'accord ? – Nous sommes d'accord. C'est une nuit simplement à passer. Mais je suppose bien que d'ici demain il n'y aura pas de nouveau ?… – Mais non… mais non… Va, Corréjou… Dépêche-toi. Et surtout ne dis pas aux autres que Maguennoc est mort. Sans quoi on ne pourrait plus les tenir. – Promis, m'ame Honorine. Le matelot partit en hâte. Une heure plus tard survenaient deux des sœurs Archignat, vieilles créatures osseuses et desséchées, qui avaient l'air de sorcières, et dont la coiffe aux ailes de velours noir était sale et crasseuse. Honorine fut transportée dans la chambre qu'elle occupait à l'extrémité de l'aile gauche et sur le même étage. La veillée des morts commença. Cette nuit, Véronique la passa d'abord auprès de son père, puis au chevet d'Honorine, dont l'état semblait moins bon. Elle finit par s'assoupir, et fut réveillée par la Bretonne, qui lui dit dans un de ces accès de fièvre où la conscience ne perd pas toute lucidité : – François doit se cacher… ainsi que M. Stéphane… Il y a des cachettes sûres dans l'île, que Maguennoc leur avait montrées. Donc, on ne les verra pas, et on ne saura rien de ce côté. – Vous êtes certaine ? – Certaine… Alors, voilà… Demain, quand tout le monde aura quitté Sarek, et que nous serons seules toutes deux, je ferai le signal avec ma conque, et il viendra ici. Véronique se révolta : – Mais je ne veux pas le voir !… J'ai horreur de lui !… Comme mon père je le maudis… Mais pensez donc, il a tué mon père, sous mes yeux ! il a tué Marie Le Goff… il a voulu vous tuer ! Non, non, c'est de la haine, c'est du dégoût que j'ai pour ce monstre ! … La Bretonne lui serra la main, d'un geste qui lui était habituel, et murmura : – Ne le condamnez pas encore… il n'a pas su ce qu'il faisait. – Que dites-vous ! Il n'a pas su ? Mais j'ai vu ses yeux ! les yeux de Vorski… – Il n'a pas su… il était fou. – Fou ? Allons donc ? – Oui, madame Véronique. Je connais l'enfant. Il n'a pas son pareil comme bonté. S'il a fait tout cela, c'est un coup de folie qu'il a eu… comme M. Stéphane. Ils doivent pleurer de désespoir maintenant. – Il est inadmissible… je ne puis croire… – Vous ne pouvez croire parce que vous ne savez rien de ce qui se passe… et de ce qui va se passer… Mais si vous saviez… Ah ! il y a des choses… des choses… Sa voix n'était plus perceptible. Elle se tut, mais ses yeux restaient grands ouverts et ses lèvres remuaient sans bruit. Il n'y eut pas d'incidents jusqu'au matin. Vers cinq heures, Véronique entendit qu'on clouait les cercueils et presque aussitôt la porte de la chambre où elle se trouvait fut ouverte, et les sœurs Archignat entrèrent en coup de vent, très agitées, toutes deux. Elles avaient appris la vérité par Corréjou qui, pour se donner du cœur, avait bu un peu trop et parlait à tort et à travers. – Maguennoc est mort ! crièrent-elles, Maguennoc est mort, et vous ne disiez rien ! Nous partons ! Vite, notre argent ! Une fois réglées, elles s'enfuirent à toutes jambes, et, une heure après, d'autres femmes, averties par elles, accoururent et voulurent entraîner ceux de leurs hommes qui travaillaient. Toutes proféraient les mêmes paroles. – Il faut s'en aller ! Il faut tout préparer… Après, il sera trop tard… Les deux barques peuvent emmener tout le monde. Honorine dut s'entremettre avec toute son autorité et Véronique distribuer de l'argent. Et l'enterrement se fit en hâte. Il y avait, non loin de là, une vieille chapelle, consolidée par les soins de M. d'Hergemont, et où tous les mois un prêtre de Pontl'Abbé venait dire la messe. À côté, l'ancien cimetière des abbés de Sarek. Les deux corps y furent ensevelis, et un vieillard, qui en temps ordinaire faisait fonction de sacristain, bredouilla les paroles de bénédiction. Tous ces gens semblaient atteints de démence. Leurs voix, leurs gestes étaient saccadés. L'idée fixe du départ les obsédait, et ils ne s'occupèrent point de Véronique, qui priait et pleurait à l'écart. Avant huit heures, tout était fini. Hommes et femmes dévalaient à travers l'île. Véronique, qui avait l'impression de vivre dans un monde de cauchemars où les événements se succédaient en dehors de toute logique et sans aucun lien les uns avec les autres, Véronique retourna auprès d'Honorine, que son état de faiblesse avait empêchée d'assister à l'enterrement de son maître. – Je me sens mieux, dit la Bretonne. Nous partirons aujourd'hui ou demain, et nous partirons avec François. Et, comme Véronique s'indignait, elle répéta : – Avec François, je vous le dis, et avec M. Stéphane. Et le plus tôt possible. Moi aussi je veux partir… et vous emmener, ainsi que François… Il y a la mort dans l'île… la mort est maîtresse ici… il faut lui laisser Sarek… Nous partirons tous. Véronique ne voulut pas la contrarier. Mais vers neuf heures, des pas précipités se firent entendre de nouveau. C'était Corréjou, qui venait du village, et qui, dès l'entrée, cria : – On a volé votre canot, m'ame Honorine ! Le canot a disparu ! – Impossible ! protesta la Bretonne. Tout essoufflé, le matelot affirma : – Il a disparu. Ce matin, j'avais deviné quelque chose… Mais sans doute j'avais bu un coup de trop… J'y ai pas pensé. Depuis, les autres ont vu comme moi. L'amarre a été coupée… Ça s'est passé dans la nuit. Et on a filé. Ni vu ni connu. Les deux femmes se regardèrent, et la même pensée les étreignit. François et Stéphane Maroux avaient pris la fuite. Entre ses dents, Honorine marmotta : – Oui… oui… c'est çà… il connaît le maniement. Peut-être Véronique éprouva-t-elle un soulagement à savoir que l'enfant était parti et qu'elle ne le reverrait plus. Mais Honorine, reprise de peur, s'exclamait : – Alors… alors… comment va-t-on faire ?… – Faut partir tout de suite, m'ame Honorine. Les barques sont prêtes… chacun fait son paquet… À onze heures, plus personne au village. Véronique s'interposa. – Honorine n'est pas en état de partir… – Mais si… je vais mieux…, déclara la Bretonne. – Non. Ce serait absurde. Attendons un jour ou deux… Revenez après-demain, Corréjou. Elle poussa vers la porte le matelot, qui d'ailleurs ne songeait qu'à s'éloigner. – Eh bien, c'est ça, après-demain, je reviendrai… Du reste, on ne peut pas tout emporter… Il faudra bien revenir de temps à autre chercher des affaires… Soignez-vous bien, m'ame Honorine. Il se précipita dehors. – Corréjou ! Corréjou ! Honorine s'était soulevée sur son lit et appelait désespérément. – Non, non, ne t'en va pas, Corréjou… Attends-moi, tu vas me porter dans ta barque. Elle écouta, et comme le matelot ne revenait pas, elle voulut se lever. – J'ai peur… Je ne veux pas rester seule… Véronique la retint. – Mais vous ne restez pas seule, Honorine. Je ne vous quitte pas. Il y eut entre les deux femmes une véritable lutte, et Honorine, rejetée de force sur son lit, impuissante, gémissait : – J'ai peur… j'ai peur… L'île est maudite… C'est tenter le bon Dieu que d'y rester… La mort de Maguennoc, c'est l'avertissement… J'ai peur ! … Elle délirait, mais gardait toujours cette demi-lucidité qui lui permettait de mêler certaines paroles claires et raisonnables aux paroles incohérentes où se montrait son âme superstitieuse de Bretonne. Elle agrippa Véronique par les deux épaules et articula : – Je vous le dis… L'île est maudite… Un jour Maguennoc me l'a avoué : « Sarek, c'est une des portes de l'enfer : la porte est close maintenant. Mais le jour où elle s'ouvrira, tous les malheurs passeront comme une tempête. » Sur les instances de Véronique, elle se calma un peu, et c'est d'une voix plus douce, qui allait en s'éteignant, qu'elle continua : – Il aimait bien l'île, cependant… comme nous tous. Il en parlait alors d'une façon que je ne comprenais pas : « La porte est double, Honorine, et elle ouvre également sur le Paradis. » Oui, oui, l'île était bonne à habiter… Nous l'aimions… Maguennoc y faisait pousser des fleurs… Oh ! ces fleurs… elles sont énormes… trois fois plus hautes… et plus belles. Des minutes lourdes s'écoulèrent. La chambre occupait à l'extrémité de la maison une aile qui formait saillie et dont les fenêtres avaient vue à droite et à gauche de l'île, par-dessus les rochers qui dominaient la mer. Véronique s'assit, les yeux fixés sur les vagues blanches que la brise, plus forte, agitait davantage. Le soleil s'élevait dans la brume épaisse où les côtes de la Bretagne demeuraient invisibles. Mais, à l'occident, le regard, par-delà la ceinture d'écume que trouaient les pointes noires des écueils, pouvait s'étendre vers les plaines désertes de l'Océan. Assoupie, la Bretonne murmurait : – On dit que la porte, c'est une pierre… et qu'elle vient de très loin, d'un pays étranger… c'est la Pierre-Dieu. On dit aussi que c'est une pierre précieuse… qui est d'or et d'argent mélangés. La Pierre-Dieu… la pierre qui donne mort ou vie… Maguennoc l'a vue… Il a ouvert la porte et il a passé le bras… Et sa main… sa main est tombée en cendres. Véronique se sentait oppressée. Elle aussi, la peur peu à peu la gagnait, ainsi qu'une eau mauvaise qui suinte et qui pénètre. Les événements horribles auxquels, depuis quelques jours, elle assistait avec effroi, semblaient en provoquer d'autres plus terribles encore, qu'elle attendait comme un ouragan que tout annonce et qui va tout emporter dans sa course vertigineuse. Elle les attendait. Elle ne doutait pas qu'ils ne vinssent, déchaînés par la puissance fatale qui multipliait contre elle ses attaques redoutables. – Vous ne voyez pas les barques ? demanda Honorine. Véronique objecta : – On ne peut les voir d'ici. – Si, si, c'est le chemin qu'elles prendront sûrement, elles sont lourdes, et il y a une passe plus large à la pointe. De fait, après un instant, Véronique vit saillir au tournant du promontoire l'avant d'une barque. Elle enfonçait profondément dans l'eau, très chargée, encombrée de caisses et de paquets sur lesquels des femmes et des enfants avaient pris place. Quatre hommes ramaient vigoureusement. – C'est celle de Corréjou, dit Honorine, qui avait sauté de son lit, à moitié vêtue… Et voici l'autre, tenez. La seconde barque débouchait, aussi pesante. Trois hommes seulement ramaient et une femme. Elles étaient toutes deux trop loin – peut-être sept à huit cents mètres – pour qu'on pût discerner les visages. Mais aucun bruit de voix ne montait de ces lourdes coques chargées de misère, qui fuyaient devant la mort. – Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit Honorine, pourvu qu'ils sortent de l'enfer ! – Que pouvez-vous craindre, Honorine ? Rien ne les menace. – Si, tant qu'ils n'auront pas quitté l'île. – Mais ils l'ont quittée. – Tout autour de l'île, c'est encore l'île. C'est là que guettent les cercueils. – Mais la mer n'est pas mauvaise. – Il y a autre chose que la mer… ce n'est pas la mer qui est l'ennemie. – Alors, quoi ? – Je ne sais pas, je ne sais pas. Les deux barques montaient vers la pointe du nord. Deux passes s'ouvraient à elles, que la Bretonne désigna d'après le nom de deux écueils, le Roc au Diable et la Dent de Sarek. Presque aussitôt, il fut visible que Corréjou avait choisi la passe du Diable. – Ils l'atteignent, notait la Bretonne. Ils y sont… Cent mètres encore, et c'est le salut… Elle eut presque un ricanement. – Ah ! toutes les machinations du diable vont être déjouées, madame Véronique, je crois bien que nous serons sauvées, vous et moi, et tous ceux de Sarek. Véronique demeura silencieuse. Son oppression continuait, d'autant plus accablante qu'elle ne pouvait l'attribuer qu'à ces vagues pressentiments qu'il est impossible de combattre. Elle avait fixé une ligne en deçà de laquelle le danger persistait, et cette ligne, Corréjou ne l'avait pas encore atteinte. Honorine grelottait de fièvre. Elle marmotta : – J'ai peur… j'ai peur… – Mais non, déclara Véronique, en se raidissant. C'est absurde. D'où peut venir le danger ? – Ah ! cria la Bretonne. Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que cela veut dire ? – Quoi ? Qu'y a-t-il ? Toutes deux avaient collé leur front contre les vitres et regardaient éperdument. Là-bas quelque chose avait pour ainsi dire jailli de la Dent de Sarek. Et, tout de suite, elles reconnurent le canot à moteur dont elles s'étaient servies la veille et dont Corréjou avait annoncé la disparition. – François ! … François ! … articula Honorine avec stupeur. François et M. Stéphane ! … Véronique reconnaissait l'enfant. Il se tenait debout à l'avant du canot et faisait des signes aux gens des deux barques. Les hommes répondirent en agitant leurs avirons, tandis que les femmes gesticulaient. Malgré l'opposition de Véronique, Honorine ouvrit les deux battants de la fenêtre, et elles entendirent des bruits de voix parmi les crépitements du moteur, mais ne purent saisir une seule parole. – Qu'est-ce que ça veut dire ? répéta la Bretonne… François et M. Stéphane… Pourquoi n'ont-ils pas gagné la côte ? – Peut-être, expliqua Véronique, ont-ils craint d'être remarqués et interrogés à leur atterrissage… – Mais non, on les connaît, surtout François, qui m'accompagnait souvent. En outre, les papiers d'identité sont dans le canot. Non, non, ils attendaient là, cachés derrière la roche. – Mais, Honorine, s'ils se cachaient, pourquoi se montrentils, maintenant ? – Ah voilà… voilà… je ne comprends pas… et ça me semble drôle… Que doivent penser Corréjou et les autres ? Les deux barques, dont la seconde glissait alors dans le sillage de la première, s'étaient presque arrêtées. Tous les passagers semblaient retournés vers le canot qui avançait rapidement dans leur direction et qui ralentit lorsqu'il arriva à hauteur de la seconde. De la sorte, il continua de filer suivant une ligne qui se trouvait parallèle à la ligne des deux barques et distante de quinze ou vingt mètres. – Je ne comprends pas… je ne comprends pas… murmura la Bretonne. Le moteur était éteint, et le canot gagna ainsi, à allure très douce, l'intervalle qui séparait les deux barques. Et soudain les deux femmes virent que François se baissait, puis se dressait, et ramenait le bras droit en arrière comme s'il allait lancer quelque chose. En même temps, Stéphane Maroux agissait de la même façon. L'événement se produisit, brusque et terrifiant. – Ah ! cria Véronique. Elle se cacha les yeux une seconde, mais releva la tête aussitôt, et vit, dans toute son horreur, l'affreux spectacle. Deux choses avaient été jetées à travers le petit espace, une chose partie de l'avant, lancée par François, une autre de l'arrière, lancée par Stéphane Maroux. Et tout de suite deux gerbes de feu jaillirent des deux barques, suivies de deux tourbillons de fumée. Les détonations retentirent. Un instant, on ne distingua rien de ce qui se passait au milieu de ce nuage noir. Puis le rideau s'écarta, rabattu de côté par le vent, et Véronique et la Bretonne virent les deux barques qui s'enfonçaient rapidement, tandis que des êtres sautaient dans la mer. La vision – et quelle vision infernale ! – ne fut pas longue. Elles aperçurent, debout sur une des bouées, une femme qui tenait un enfant dans ses bras et qui ne bougeait pas, puis des corps immobiles, atteints sans doute par l'explosion, puis deux hommes qui se battaient, fous peut-être. Et tout cela disparut avec les barques. Quelques remous, des points noirs qui surnagent. Ce fut tout. Honorine et Véronique n'avaient pas dit un seul mot, muettes d'épouvante. L'événement dépassait tout ce que leur angoisse avait pu imaginer. À la fin, Honorine porta la main à sa tête et dit d'une voix sourde, dont Véronique devait se rappeler l'intonation : – Ma tête éclate… Ah ! les pauvres gens de Sarek ! … C'étaient mes amis… mes amis d'enfance… et on ne les reverra pas… Jamais la mer ne rend ses morts à Sarek. Elle les garde… Elle a des cercueils tout prêts… mille et mille cercueils cachés… Ah ! ma tête éclate… Je deviens folle… folle comme François… mon pauvre François ! Véronique ne répondit pas. Elle était livide. De ses doigts crispés, elle s'accrochait au balcon et regardait comme on regarde au fond d'un abîme où l'on va se jeter. Qu'allait faire son fils ? Sauver ces gens, dont on entendait maintenant les hurle ments de détresse, les sauver sans retard ? On peut avoir des accès de folie, mais les crises s'apaisent devant certains spectacles. Le canot avait reculé dès l'abord pour n'être pas entraîné par les remous. François et Stéphane, dont on voyait toujours le béret rouge et le béret blanc, étaient debout, aux mêmes postes d'avant et d'arrière, et ils tenaient dans leurs mains… Les deux femmes discernaient mal, à cause de la distance, ce qu'ils tenaient dans leurs mains. Cela avait l'air de bâtons un peu longs… – Des perches pour secourir… murmura Véronique. – Ou des fusils… répondit Honorine. Les points noirs flottaient. Il y en avait neuf, les neuf têtes des survivants dont on devinait aussi, parfois, les bras qui gesticulaient, et dont on percevait les appels. Quelques-uns s'éloignèrent en hâte du canot, mais quatre d'entre eux s'en approchèrent, et, de ces quatre-là, il y en eut deux qui ne pouvaient tarder à l'atteindre. Soudain, François et Stéphane firent le même mouvement, mouvement de tireurs qui épaulent. Deux lueurs scintillèrent, tandis que parvenait le bruit d'une détonation. Les têtes des deux nageurs disparurent. – Ah ! les monstres, bégaya Véronique, qui tomba à genoux, toute défaillante. Près d'elle, Honorine se mit à vociférer : – François !… François !… La voix ne portait pas, trop faible et contrariée par le vent. Mais la Bretonne continuait : – François !… Stéphane !… Et ensuite elle courut à travers sa chambre, puis dans les couloirs, à la recherche de quelque chose, et elle revint vers la fenêtre, toujours en proférant : – François ! François !… Écoute… Elle avait fini par trouver le coquillage qui lui servait de signal. Mais, l'ayant porté à sa bouche, elle ne put en tirer que des sons indistincts et sourds. – Ah ! malédiction balbutia-t-elle en rejetant la conque. Je n'ai plus de force… François !… François !… Elle était effrayante à voir, les cheveux en désordre, la sueur de la fièvre sur son visage. Véronique la supplia : – Honorine, je vous en prie ! – Mais regardez-les ! regardez-les ! Là-bas, le canot allait de l'avant, les deux tireurs à leur poste, et l'arme prête pour le crime. Les survivants s'enfuyaient, deux d'entre eux restaient en arrière. Ces deux-là furent visés. Leurs têtes disparurent. – Mais regardez-les, scandait la Bretonne d'un ton rauque… C'est la chasse ! … On abat le gibier ! … Ah ! les pauvres gens de Sarek ! Un coup de fusil encore. Un point noir sombra. Véronique se tordait de désespoir. Elle secouait les barreaux du balcon, comme les barreaux d'une cage qui l'eût emprisonnée. – Vorski !… Vorski !… gémissait-elle, assaillie par le souvenir de son mari… C'est le fils de Vorski. Brusquement elle fut prise à la gorge, et elle aperçut, contre son visage, le visage méconnaissable de la Bretonne. – C'est ton fils à toi, bredouillait Honorine… soit maudite… tu es la mère du monstre, et tu seras punie… Et elle éclata de rire, en trépignant des pieds, dans un accès d'hilarité qui la convulsait. – La croix ! oui, la croix… tu monteras sur la croix… Des clous aux mains !… Quel châtiment !… Des clous aux mains ! Elle était folle. Véronique se dégagea et voulut la contraindre à l'immobilité, mais Honorine, avec une rage méchante, la re poussa, lui fit perdre l'équilibre, et, vivement, escalada le balcon. Elle demeura debout sur la fenêtre en levant les bras et en vociférant de nouveau : « François !… François ! » De ce côté de la maison, par suite d'un niveau différent, l'étage était moins haut. La Bretonne sauta dans l'allée, la traversa, franchit des massifs qui la bordaient, et courut vers la crête des rochers qui formaient la falaise et surplombaient la mer. Un instant elle s'arrêta, cria trois fois le nom de l'enfant qu'elle avait élevé, et, la tête en avant, se jeta dans l'abîme. Au loin, la chasse à l'homme s'achevait. Une à une les têtes s'enfoncèrent. Le massacre était fini. Alors, le canot que montaient François et Stéphane s'enfuit vers la côte de Bretagne, vers les plages de Beg-Meil et de Concarneau. Véronique restait seule dans l'Ile aux Trente Cercueils. Chapitre 5 Quatre femmes en croix Véronique restait seule dans l'Ile aux Trente Cercueils. Jusqu'à l'instant où le soleil descendit parmi les nuages qui semblaient reposer sur la mer, à l'horizon, elle ne bougea pas, écroulée contre la fenêtre, la tête enfouie dans ses deux bras qu'elle appuyait au rebord. La réalité passait dans les ténèbres de son esprit comme des tableaux qu'elle s'efforçait de ne pas voir, mais qui, par moments, devenaient précis au point qu'elle s'imaginait revivre les scènes atroces. Elle continuait à ne point chercher d'explications à tout cela, et à ne point faire d'hypothèse sur toutes les raisons qui eussent éclairé le drame. Elle admettait la folie de François et de Stéphane Maroux, ne pouvant supposer d'autres motifs à de tels actes. Et, croyant fous les deux assassins, elle n'essayait pas de leur attribuer des projets quelconques et des volontés définies. La folie d'Honorine, d'ailleurs, qu'elle avait vue pour ainsi dire éclater, l'incitait à juger tous les événements comme provoqués par une sorte de déséquilibre mental dont les habitants de Sarek avaient tous été victimes. Elle-même, à certaines minutes, sentait son cerveau vaciller, ses idées s'évanouir dans la brume, et d'invisibles fantômes rôder autour d'elle. Elle s'assoupit, et d'un sommeil que hantaient de telles images, et où elle se trouvait si malheureuse, qu'elle se mit à sanglo ter. Du reste, il lui semblait entendre un bruit léger qui, dans son esprit engourdi, prenait une signification hostile. Des ennemis approchaient. Elle ouvrit les yeux. Il y avait devant elle, à trois pas, assis sur ses pattes de derrière, un animal bizarre, vêtu de longs poils café au lait, et dont les pattes de devant étaient croisées comme des bras. C'était un chien, et tout de suite elle se rappela le chien de François, dont Honorine lui avait parlé comme d'une brave bête, dévouée et comique. Elle se rappela même son nom : ToutVa-Bien. En le prononçant, ce nom, à demi-voix, elle eut un mouvement de colère et fut sur le point de chasser l'animal affublé de ce sobriquet ironique. Tout-Va-Bien ! Et elle pensait à toutes les victimes de l'affreuse tourmente, tous les morts de Sarek, son père assassiné, Honorine se tuant, François devenu fou. ToutVa-Bien ! Cependant le chien ne remuait pas. Il faisait le beau de la façon qu'Honorine avait décrite, la tête un peu penchée, un œil clos, les coins de la bouche tirés en arrière jusqu'aux oreilles, les bras noués, et, vraiment quelque chose comme un sourire émanait de sa face. Maintenant Véronique se souvenait : c'était sa manière, à Tout-Va-Bien, de manifester sa sympathie pour ceux qui avaient de la peine. Tout-Va-Bien ne supportait pas la vue des larmes. Quand on pleurait, il faisait le beau jusqu'à ce qu'on sourît à son tour et qu'on le caressât. Véronique ne sourit point, mais elle l'attira contre elle et lui dit : – Non, ma pauvre bête, tout ne va pas bien. Tout va mal, au contraire. N'importe, il faut vivre, n'est-ce pas ? et ne pas devenir fou soi-même comme les autres… Les nécessités de l'existence lui imposaient le besoin d'agir. Elle descendit à la cuisine, trouva quelques provisions dont elle donna une bonne part au chien. Puis elle remonta. La nuit était venue. Elle ouvrit, au premier étage, la porte d'une chambre qui devait être inoccupée en temps ordinaire. Une immense lassitude l'accablait, causée par tant d'efforts et par des émotions si violentes. Elle s'endormit presque aussitôt. Tout-Va-Bien veillait au pied de son lit. Le lendemain elle s'éveilla tard, avec une impression singulière d'apaisement et de sécurité. Il lui semblait que sa vie actuelle se reliait à sa vie douce et calme de Besançon. Les quelques jours d'horreur qu'elle avait passés prenaient le recul d'événements lointains et dont le retour ne pouvait pas l'inquiéter. Les êtres qui avaient disparu dans la grande tempête demeuraient pour elle un peu comme des étrangers, qu'on a rencontrés et qu'on ne verra plus. Son cœur ne saignait pas. Le deuil n'atteignait point le fond de son âme. C'était le repos imprévu et sans limites, la solitude réconfortante. Et cela lui parut si bon que, un vapeur étant venu mouiller sur le lieu du sinistre, elle ne fit aucun signal. Sans doute, la veille, avait-on aperçu de la côte la lueur des explosions et entendu le fracas des détonations. Véronique ne bougea point. Elle vit un canot se détacher du vapeur, et elle pensa bien qu'on allait aborder et explorer le village. Mais outre qu'elle redoutait une enquête où son fils pouvait être mêlé, elle ne voulait point qu'on la trouvât, elle, qu'on l'interrogeât, qu'on découvrît son nom, sa personnalité, son histoire, et qu'on la fît rentrer dans le cercle infernal d'où elle était sortie. Elle préférait attendre une semaine ou deux, attendre qu'un hasard fît passer à portée de l'île quelque barque de pêcheur qui la recueillerait. Mais personne ne monta jusqu'au Prieuré. Le vapeur s'éloigna et rien ne troubla l'isolement de la jeune femme. Elle resta ainsi trois jours. Le destin semblait avoir renoncé à lui livrer de nouveaux assauts. Elle était seule et maîtresse d'elle-même. Tout-Va-Bien, dont la présence lui avait apporté un grand réconfort, disparut. Le domaine du Prieuré occupe toute l'extrémité de l'îlot, sur l'emplacement d'une abbaye de Bénédictins, abandonnée au XVe siècle, et peu à peu tombée en ruine et détruite. La maison, bâtie au XVIIIe siècle par un riche armateur breton avec les matériaux de l'ancienne demeure abbatiale et avec les pierres de la chapelle, n'offrait rien de curieux, ni comme architecture, ni comme ameublement. Véronique, d'ailleurs, n'osa pénétrer dans aucune des chambres. Le souvenir de son père et de son fils l'arrêtait devant les portes closes. Mais le deuxième jour, sous un clair soleil de printemps, elle explora le parc. Il s'étend jusqu'à la pointe de l'île et, comme la pelouse qui précède la maison, il est bossué de ruines et vêtu de lierre. Elle remarqua que toutes les allées se dirigeaient vers un promontoire escarpé que couronne un groupe de chênes énormes. Quand elle déboucha, elle vit que ces chênes entouraient une clairière en forme de demi-lune qui s'ouvre sur la mer. Au centre de cette clairière s'allonge un dolmen dont la table ovale et assez courte s'appuie sur deux pieds de roc presque carrés. L'endroit est grandiose et d'une majesté impressionnante. La vue qu'on découvre est infinie. « Le Dolmen-aux-Fées dont parlait Honorine, pensa-t-elle. Je ne dois pas être loin du Calvaire-Fleuri et des fleurs de Maguennoc. » Elle fit le tour du mégalithe. La face interne des deux pieds portait quelques signes gravés indéchiffrables. Mais, sur les deux faces extérieures qui regardaient la mer et formaient comme deux plaques unies et préparées pour l'inscription, il y avait des choses qui lui redonnèrent un frémissement d'angoisse. À droite, c'était, profondément incrusté, le dessin inhabile et primitif de quatre croix sur lesquelles se tordaient quatre silhouettes de femmes. À gauche, c'était une série de lignes écrites, mais dont les caractères, insuffisamment creusés dans le roc, avaient été presque effacés par les intempéries, ou peut-être même grattés volontairement par la main de l'homme. Cependant, quelques mots demeuraient, les mêmes mots que Véronique avait lus sur le dessin trouvé près du cadavre de Maguennoc : « Quatre femmes en croix… trente cercueils… La PierreDieu qui donne mort ou vie. » Véronique s'éloigna en vacillant. Le mystère était devant elle encore, comme partout dans l'île, et elle était résolue à le fuir jusqu'au moment où elle pourrait s'en aller de Sarek. Un sentier partait de la clairière et passait près du dernier chêne à droite, chêne sans doute anéanti par la foudre et dont il ne restait que le tronc et quelques branches mortes. Plus loin elle descendit quelques marches de pierre, traversa une petite prairie où quatre rangs de menhirs étaient alignés, et s'arrêta brusquement avec un cri étouffé, cri d'admiration et de stupeur devant un spectacle qui s'offrait à elle. – Les fleurs de Maguennoc, murmura-t-elle. Les deux derniers menhirs de l'allée centrale qu'elle suivait se dressaient comme les poteaux d'une porte ouverte sur la plus magnifique des visions, une esplanade rectangulaire, longue de cinquante mètres tout au plus, à laquelle on descendait par quelques marches, et que bordaient, ainsi que les colonnes d'un temple, deux rangs de menhirs d'une même hauteur, plantés à intervalles strictement égaux. La nef et les bas-côtés de ce temple étaient pavés de larges dalles de granit, irrégulières, cassées, et que l'herbe, qui poussait dans les fentes, dessinait comme le plomb qui encadre les fragments d'un vitrail. Au milieu, un carré de dimensions restreintes, et, dans ce carré, se pressaient, autour d'un vieux Christ en pierre qui émergeait du centre, des fleurs. Mais quelles fleurs ! Des fleurs inimaginables, fantastiques, des fleurs de rêve, des fleurs de miracle, des fleurs hors de proportion avec les fleurs habituelles. Véronique les reconnaissait toutes, et cependant elle demeurait interdite en face de leur grandeur et de leur splendeur. Il y en avait de beaucoup de sortes, mais peu de chaque sorte. On eût dit un bouquet, composé de façon à réunir toutes les couleurs, tous les parfums et toutes les beautés. Et, ce qu'il y avait de plus étrange, c'est que ces fleurs qui, à l'ordinaire, ne fleurissent pas simultanément et dont les éclosions se succèdent de mois en mois, poussaient et fleurissaient à la fois ! C'est au même jour que ces fleurs, toutes fleurs vivaces dont l'effervescence ne se prolonge guère au-delà de deux ou trois semaines, s'épanouissaient et se multipliaient, lourdes, éclatantes, somptueuses, fièrement portées par leurs tiges puissantes. C'étaient des éphémères de Virginie, c'étaient des renoncules, des hémérocalles, des ancolies, des potentilles rouges comme du sang, des iris d'un violet plus lumineux qu'une robe d'évêque ! On y voyait le pied-d'alouette, le phlox, le fuchsia, l'aconit, le montbretia. Et, par-dessus tout cela – oh ! de quel trouble fut envahie la jeune femme ! – par-dessus la corbeille étincelante, plus élevées sur une étroite plate-bande qui entourait le piédestal du Christ, toutes leurs grappes bleues, blanches, violettes, semblant se hausser pour atteindre le corps même du Sauveur, des véroniques… Elle défaillit d'émotion. En s'approchant, elle avait lu sur une petite pancarte accrochée au piédestal ces simples mots : « La fleur de maman ». Véronique ne croyait pas aux miracles. Que les fleurs fussent prodigieuses, sans aucun rapport avec les fleurs de nos pays, cela, elle devait bien l'admettre. Mais elle se refusait à croire que cette anomalie ne pût s'expliquer que par des raisons surnaturelles ou par les formules des recettes magiques dont Maguennoc avait le secret. Non, il y avait là quelque cause, fort simple peut-être, sur laquelle les évènements apporteraient toute clarté. Cependant, au milieu du beau décor païen, au cœur même du miracle qu'il semblait avoir suscité par sa présence, le Christ surgissait de la touffe de fleurs, qui lui faisaient l'offrande de leurs couleurs et de leurs parfums. Véronique s'agenouilla… Le lendemain et le surlendemain, elle revint au CalvaireFleuri. Cette fois, le mystère qui l'environnait de toutes parts se manifestait de la façon la plus charmante, et son fils y jouait un rôle qui permettait de rêver à lui, devant les fleurs de véronique, sans haine et sans désespoir. Mais le cinquième jour, elle s'aperçut que ses provisions touchaient à leur fin, et, vers le milieu de l'après-midi, elle descendit au village. En bas elle constata que la plupart des maisons étaient restées ouvertes, tellement leurs possesseurs avaient, en s'en allant, la certitude de revenir et d'emporter, dans un second voyage, les choses nécessaires. Le cœur serré, elle n'osa pas en franchir le seuil. Il y avait des géraniums sur le rebord des fenêtres. Les grandes horloges à balancier de cuivre continuaient à régler le temps dans les chambres vides. Elle s'éloigna. Mais sous un hangar, non loin du quai, elle aperçut les sacs et les caisses qu'Honorine avait apportés sur le canot. « Allons, se dit-elle, je ne mourrai pas de faim. Il y en a pour des semaines, et, d'ici là… » Elle réunit dans un panier du chocolat, des biscottes, quelques boîtes de conserves, du riz, des allumettes, et elle était sur le point de retourner au Prieuré, quand elle eut l'idée de poursuivre sa promenade jusqu'à l'autre bout de l'île. En repassant, elle reprendrait le panier. Un chemin ombragé montait vers le plateau. Le paysage ne lui parut pas différent. Mêmes plaines, mêmes landes sans cultures et sans pâturages, mêmes bosquets de vieux chênes. L'île, également, se rétrécissait, sans obstacle qui empêchât de voir la mer des deux côtés et de distinguer au loin la côte bretonne. Et il y eut aussi une haie qui allait d'une falaise à l'autre et qui servait de clôture à un domaine, domaine de chétive apparence, avec longue masure délabrée et communs aux toits rapiécés, avec une cour sale, mal entretenue, encombrée de ferraille et de fagots. Véronique retournait déjà sur ses pas, lorsqu'elle s'arrêta, confondue. Il lui avait semblé entendre un gémissement. Elle prêta l'oreille, épiant le grand silence et, de nouveau, le même bruit, niais plus distinct, lui parvint ; il y en eut d'autres, des cris de souffrance et d'appel, des cris de femmes. Tous les habitants n'avaient donc pas pu prendre la fuite ? Elle éprouva de la joie, mêlée d'un peu de peine, à savoir qu'elle n'était pas seule dans Sarek, et de la crainte aussi à l'idée que les événements allaient peut-être l'entraîner encore dans le cycle de mort et d'horreur. Autant que Véronique pouvait en juger, le bruit ne provenait pas de la maison, mais des communs, situés à droite de la cour. Cette cour, une simple barrière la fermait, qu'elle n'eut qu'à pousser et qui s'ouvrit avec un crissement de bois qui frotte. Aussitôt, à l'intérieur des communs, les cris redoublèrent. On avait entendu, sans doute. Véronique hâta le pas. Si le toit des communs était arraché par places, les murs étaient épais et solides, avec de vieilles portes bien cintrées renforcées de barres de fer. Contre l'une de ces portes, des coups furent frappés à l'intérieur, tandis que les appels se faisaient plus pressants. – Au secours ! … au secours ! … Mais une bataille eut lieu, et une autre voix, moins stridente, grinçait : – Tais-toi donc, Clémence, c'est eux peut-être… – Non, non, Gertrude, c'est pas eux ! on ne les entend pas !… Ouvrez donc, la clef doit y être… Véronique, en effet, qui cherchait le moyen de s'introduire, vit une grosse clef sur la serrure. Il lui suffit de tourner. La porte s'ouvrit. Tout de suite elle reconnut les sœurs Archignat, à moitié vêtues, décharnées, avec leur air de sorcières méchantes. Elles se trouvaient dans une buanderie encombrée d'ustensiles, et Véronique aperçut au fond, couchée sur de la paille, une troisième femme qui se lamentait d'une voix presque éteinte et qui devait être la troisième sœur. À ce moment, une des deux premières s'écroula, épuisée, et l'autre, dont les yeux brillaient de fièvre, saisit le bras de Véronique et se mit à parler avec une sorte de halètement : – Vous les avez vus, hein ?… Ils sont là ?… Comment ne vous ont-ils pas tuée ?… Depuis que les autres ont pris la fuite, ils sont les maîtres de Sarek… Et c'est à notre tour… Voilà six jours que nous sommes là, enfermées… tenez, c'était le matin du départ… On faisait ses paquets pour s'en aller sur les barques… Toutes trois nous sommes venues ici, dans cette buanderie, prendre notre linge qui séchait. Et ils sont venus… on ne les a pas entendus… on ne les entend jamais… Et puis, tout à coup, la porte a été fermée… un seul claquement, un tour de clef, et ça y était… On avait des pommes, du pain, de l'eau-de-vie surtout… On n'a pas trop souffert… Seulement, allaient-ils revenir et nous tuer ? Était-ce notre tour ? Ah ! ma bonne dame, ce qu'on a ten- du l'oreille ! et ce qu'on tremblait de peur ! L'aînée est devenue folle… Écoutez-la… elle divague… L'autre, Clémence, n'en peut plus… Et moi… moi… Gertrude… Elle avait encore de la force, car elle tordit le bras de Véronique. Et Corréjou ? Il est revenu, n'est-ce pas ? et reparti ? Pourquoi ne nous a-t-on pas cherchées ?… C'était pas difficile… On savait bien où nous étions, et, au moindre bruit, nous appelions… Alors ?… Alors ?… Véronique hésitait à répondre. Cependant, pour quelle raison eût-elle caché la vérité ? Elle déclara : – Les deux barques ont coulé. – Quoi ? – Les deux barques ont coulé en vue de Sarek. Tous ceux qui les montaient sont morts… C'était en face du Prieuré… au sortir de la passe du Diable. Véronique n'en dit pas davantage, évitant de prononcer les noms et d'expliquer le rôle de François et de son professeur. Mais Clémence s'était dressée, le visage décomposé. Elle aussi, appuyée contre la porte, se relevait sur les genoux. Gertrude murmura : – Et Honorine ? – Honorine est morte. – Morte ! Les deux sœurs crièrent cela à la fois. Puis elles se turent et se regardèrent. La même pensée les frappait. Elles semblaient réfléchir. Gertrude eut un mouvement de doigts comme une personne qui calcule. Et, sur les deux figures, l'épouvante croissait. Tout bas, comme étranglée par la peur, Gertrude articula, les yeux fixés aux yeux de Véronique : – Voilà… Voilà… le compte y est… Savez-vous combien ils étaient sur les barques, sans mes sœurs et moi ? Savez-vous ? Vingt… Alors, calculez… Vingt, et puis Maguennoc qui est mort le premier… et puis M. Antoine qui est mort après… et puis le petit François et M. Stéphane qui ont disparu, mais qui sont morts aussi, et puis Honorine et Marie Le Goff qui sont mortes… Alors, calculez… ça fait vingt-six… vingt-six… le compte y est bien, n'est-ce pas ? vingt-six ôtés de trente… Vous comprenez, n'est-ce pas ? les trente cercueils, il faut bien les remplir… alors vingt-six ôtés de trente… reste quatre… n'est-ce pas ? Elle ne pouvait plus parler, sa langue s'embarrassait. Pourtant les syllabes terribles sortirent de sa bouche, et Véronique l'entendit qui balbutiait : – Hein ? Vous comprenez ?… reste quatre… nous quatre, les trois sœurs Archignat qu'on a retenues et enfermées… et puis vous… Alors, n'est-ce pas ? les quatre croix… vous savez bien ? quatre femmes en croix… le compte y est… c'est nous quatre… il n'y a plus que nous dans l'île… quatre femmes… Véronique écoutait en silence… Une petite sueur mouillait sa peau. Elle haussa les épaules. – Eh bien, et après ? s'il n'y a plus que nous dans l'île, que craignez-vous ? – Eux donc ! eux ! Elle s'impatienta. – Mais puisque tout le monde est parti ! Gertrude s'effara : – Parlez bas. S'ils vous entendaient ! – Mais qui ? – Eux… ceux d'autrefois… – Ceux d'autrefois ? – Oui, ceux qui faisaient des sacrifices… ceux qui tuaient les hommes et les femmes… pour plaire à leurs dieux… – Mais tout cela est fini ! Les druides, vous voulez dire ? Voyons, quoi, il n'y a plus de druides. – Parlez bas ! parlez bas ! il y en a encore… il y a des mauvais génies. – Des esprits, alors ? dit Véronique, horripilée par ces superstitions. – Des esprits, oui, mais des esprits en chair et en os… avec des mains qui ferment les portes et vous emprisonnent… des êtres qui coulent les barques, les mêmes, quoi ! qui ont tué M. Antoine, Marie Le Goff et les autres… Ceux qui en ont tué vingt-six… Véronique ne répondit pas… Il n'y avait pas à répondre. Elle savait, elle, qui avait tué M. d'Hergemont, Marie Le Goff et les autres, et coulé les deux barques. Elle demanda : – À quelle heure vous a-t-on enfermées toutes les trois ? – À dix heures et demie… alors qu'on avait rendez-vous à onze heures au village, avec Corréjou. Véronique réfléchit. Il n'était guère possible que François et Stéphane eussent eu le temps d'être à dix heures et demie à cet endroit, et, une heure plus tard, derrière la roche d'où ils s'étaient élancés sur les deux barques. Devait-on supposer qu'il restait dans l'île un ou plusieurs de leurs complices ? Elle prononça : – En tout cas, il faut prendre une décision. Vous ne pouvez demeurer dans cet état. Il faut vous reposer, vous restaurer… La seconde sœur s'était mise debout. Elle dit, avec la même intonation sourde et véhémente que sa sœur – Il faut, avant tout, se cacher et pouvoir se défendre contre eux. – Comment ? dit Véronique, qui, malgré elle, éprouvait aussi ce besoin d'un asile contre un ennemi possible. – Comment ? Voilà, Ce sont des choses dont on parlait beaucoup dans l'île, surtout cette année, et Maguennoc avait décidé qu'aux premières attaques tout le monde se réfugierait au Prieuré. – Au Prieuré ? et pourquoi ? – Parce que là on peut se défendre. Les falaises sont à pic. On est protégé de toutes parts. – Le pont ? – Maguennoc et Honorine avaient tout prévu. Il y a une petite cahute à vingt pas à gauche du pont. C'est l'endroit qu'ils avaient choisi pour enfermer les provisions d'essence. Avec trois ou quatre bidons répandus sur le pont et une allumette, l'affaire est faite. On est chez soi. Pas de communication possible. Pas d'attaque. – Alors, pourquoi n'est-on pas venu au Prieuré au lieu de s'enfuir sur les barques ? – Les barques, la fuite, c'était plus prudent… Mais nous n'avons plus le choix, maintenant. – Et nous partirions ? – Tout de suite, il fait jour encore et ça vaut mieux que la nuit. – Mais votre sœur, celle qui est couchée ? – Nous avons une brouette. Nous la porterons. Il y a un chemin direct jusqu'au Prieuré, sans passer par le village. Bien que Véronique n'admît qu'avec répugnance la perspective de vivre dans l'intimité des sœurs Archignat, elle céda, dominée par une peur qu'elle ne pouvait maîtriser. – Soit, dit-elle. Allons-y. Je vous conduis au Prieuré, et je retourne au village chercher des provisions. – Oh ! pas pour longtemps, objecta l'une des sœurs. Dès que le pont sera coupé, nous allumerons des feux sur la butte du Dolmen-aux-Fées, et on enverra un vapeur de la côte. Aujourd'hui, voilà la brume qui tombe, mais demain… Véronique, ne protesta pas. Elle acceptait maintenant l'idée de quitter Sarek, fût-ce au prix d'une enquête qui révélerait son nom. Elles partirent après que les deux sœurs eurent avalé un verre d'eau-de-vie. Accroupie dans la brouette, la folle riait doucement et prononçait de petites phrases qu'elle adressait à Véronique comme si elle eût voulu la faire rire aussi. – On ne les rencontre pas encore… ils s'apprêtent… – Tais-toi donc, vieille folle, ordonna Gertrude, tu nous porterais malheur. – Oui, oui, on va s'amuser… ça sera drôle… Moi, je porte une croix d'or autour du cou… et puis une autre à la main, tail- lée dans la peau avec des ciseaux… Regardez… Partout des croix… On doit être bien sur une croix… On doit bien dormir. – Vas-tu te taire, vieille folle, répéta Gertrude, qui lui allongea une gifle. – Entendu… entendu… mais c'est eux qui vont te frapper, je les vois qui se cachent… Le sentier, assez rude d'abord, gagna le plateau que formaient les falaises occidentales, plus hautes, mais moins déchiquetées et moins ravinées. Les bois étaient plus rares, les chênes étaient tous courbés par le vent du large. – Nous approchons des landes, qu'on appelle les LandesNoires, déclara Clémence Archignat. Ils habitent là-dessous. De nouveau Véronique haussa les épaules. – Comment le savez-vous ? – Nous savons plus de choses que les autres, dit Gertrude… On nous appelle les sorcières, et il y a du vrai… Maguennoc luimême, qui s'y connaissait, nous demandait conseil sur tout ce qui est remède, sur les pierres qui portent bonheur, sur les herbes de la Saint-Jean… – L'armoise, la verveine, ricana la folle… on la cueille au coucher du soleil… – Sur la tradition aussi, reprit Gertrude. Nous savons ce qu'on dit dans l'île depuis des centaines d'années, et on a toujours dit qu'il y avait là-dessous toute une ville avec des rues où ils demeuraient au temps jadis. Et il y en a encore… J'en ai vu, moi qui vous parle. Véronique ne répondit pas. – Mes sœurs et moi, oui, on en a vu un… Deux fois, au sixième jour qui suit la lune de juin. Il était habillé en blanc… et il montait au Grand-Chêne cueillir le gui sacré… avec une serpe d'or… l'or luisait au clair de lune… Je l'ai vu, que je vous dis… et d'autres aussi l'ont vu… Et il n'est pas le seul. Ils sont plusieurs qui sont restés d'autrefois pour garder le trésor… Oui ! oui, j'ai bien dit, le trésor… On dit que c'est une pierre qui fait des miracles, qui peut faire mourir si on y touche, et qui fait vivre quand on s'étend dessus… Tout ça, c'est des vérités, Maguennoc nous l'a dit, des vérités… Ceux d'autrefois gardent la pierre… la Pierre-Dieu… et il faut qu'ils nous sacrifient tous cette année… oui, tous… trente morts pour les trente cercueils… – Quatre femmes en croix, chantonna la folle. – Et ça ne peut pas tarder… Le sixième jour après la lune approche. Il faut que nous soyons parties avant qu'on ne monte au Grand-Chêne, pour la cueillette du gui. Tenez, le GrandChêne, on le voit d'ici. C'est dans le bois avant le pont… Il domine les autres. – Ils sont cachés derrière, dit la folle, qui s'était retournée sur sa brouette. Ils nous attendent. – Assez, toi, et ne bouge pas… Alors, n'est-ce pas ? vous le voyez le Grand-Chêne ?… là-bas… par-dessus la dernière lande ? Il est plus… il est plus… Elle laissa tomber la brouette, sans achever sa phrase. Clémence lui dit : – Eh bien, quoi ? Qu'est-ce que tu as ? – J'ai vu quelque chose… bégaya Gertrude… J'ai vu du blanc qui remuait… – Quelque chose ? Et comment veux-tu ? Est-ce qu'ils se montrent en plein jour ? Tu as la berlue. Elles regardèrent toutes deux un moment, puis repartirent. Le Grand-Chêne bientôt ne fut plus visible. La lande qu'elles traversaient était morne et rugueuse, hérissée de pierres couchées comme des tombes et qui, toutes, s'alignaient dans le même sens. – C'est leur cimetière, chuchota Gertrude. Elles ne dirent plus rien. Plusieurs fois, Gertrude dut se reposer. Clémence n'eut pas la force de pousser la brouette. Toutes deux vacillaient sur leurs jambes et elles interrogeaient l'espace avec des yeux inquiets. Il y eut une dépression. On remonta. Le sentier s'amorça sur celui que Véronique avait pris le premier jour avec Honorine, et elles entrèrent dans le bois qui précède le pont. Au bout d'un instant, l'émotion croissante des sœurs Archignat fit comprendre à Véronique que l'on approchait du GrandChêne, et elle l'aperçut en effet, plus gros que les autres, élevé sur un piédestal de terre et de racines, et séparé d'eux par des intervalles plus grands. Il lui fut impossible de ne pas penser que plusieurs hommes pouvaient se dissimuler derrière ce tronc massif, et qu'il s'en dissimulait peut-être. Malgré leur effroi, les sœurs avaient accéléré l'allure, et elles ne regardèrent pas l'arbre fatal. On s'en éloigna. Véronique respira plus librement. Tout danger était passé, et elle allait railler les sœurs Archignat, lorsque l'une d'elles, Clémence, tournoya sur elle-même et s'abattit avec un gémissement. En même temps quelque chose tomba à terre, quelque chose qui l'avait frappée dans le dos. C'était une hache, une hache de pierre. – Ah ! la pierre de foudre ! la pierre de foudre ! cria Gertrude. Une seconde, elle leva la tête, comme si, selon des croyances populaires encore vivaces, elle avait pensé que la hache venait du ciel et fût une émanation du tonnerre. Mais, à ce moment, la folle, qui était sortie de sa brouette, bondit sur place et retomba la tête en avant. Une autre chose avait sifflé dans l'espace. La folle se tordait de douleur. Gertrude et Véronique virent une flèche qui était fichée dans son épaule et qui vibrait encore. Alors Gertrude s'enfuit en hurlant. Véronique hésita. Clémence et la folle se roulaient à terre. La folle ricanait : – Derrière le chêne ! Ils se cachent… je les vois. Clémence bégayait : – Au secours ! aidez-moi… emportez-moi… j'ai peur. Mais une flèche encore siffla et se perdit au loin. Véronique prit aussi la fuite, atteignit les derniers arbres, et se précipita sur la pente qui dévalait vers le pont. Elle courait éperdument, poussée non point tant par une terreur, d'ailleurs légitime, que par la volonté ardente de trouver une arme et de se défendre. Elle se rappelait que, dans le bureau de son père, il y avait une vitrine remplie de fusils et de revolvers qui tous portaient la mention « chargés », inscrite sans doute à cause de François, et c'était une de ces armes dont elle voulait se saisir pour faire front à l'ennemi. Elle ne se retournait même pas. Elle n'éprouvait pas le besoin de savoir si elle était poursuivie. Elle courait au but, au seul but qui fût utile. Plus légère, plus vive, elle rattrapa Gertrude. Celle-ci haleta : – Le pont… il faut le brûler… le pétrole est là… Véronique ne répondit pas. La rupture du pont c'était secondaire, c'eût été même un obstacle à son dessein de prendre un fusil et d'attaquer l'ennemi. Mais comme elle arrivait au pont, Gertrude fit une pirouette qui la jeta presque dans l'abîme. Une flèche l'avait atteinte aux reins. – À moi ! à moi ! proféra-t-elle… ne m'abandonnez pas… – Je reviens, répliqua Véronique qui, n'ayant pas vu la flèche, croyait que Gertrude avait fait un faux pas… je reviens, j'apporte deux fusils… vous me rejoindrez… Dans son esprit, elle imaginait qu'une fois armées toutes deux elles retourneraient jusqu'au bois et délivreraient les autres sœurs. Aussi, redoublant d'efforts, elle franchit le pont, gagna le mur du domaine, traversa la pelouse et monta dans le bureau de son père. Là, elle dut s'arrêter, hors d'haleine, et, quand elle eut empoigné les deux fusils, il lui fallut, tellement son cœur battait, revenir à une allure plus lente. Elle fut étonnée de ne pas rencontrer et de ne pas apercevoir Gertrude. Elle l'appela. Aucune réponse. Et seulement alors elle eut l'idée que peut-être la Bretonne avait été blessée, comme ses sœurs. Elle reprit sa course. Mais lorsqu'elle parvint en vue du pont, elle perçut à travers le bourdonnement de ses oreilles, des plaintes stridentes, et ayant débouché en face de la pente abrupte qui montait jusqu'au bois du Grand-Chêne, elle vit… Ce qu'elle vit la cloua net à l'entrée du pont. De l'autre côté, Gertrude, vautrée sur le sol, se débattait, s'accrochant aux racines, enfonçant ses doigts crispés dans la terre ou dans l'herbe, et s'élevant le long de la pente lentement, d'un mouvement insensible et ininterrompu. Et Véronique se rendit compte que la malheureuse était attachée sous les bras et à la taille par une corde, qui la hissait ainsi qu'une proie ficelée et impuissante, et que tiraient, là-haut, des mains invisibles. Véronique épaula. Mais quel ennemi viser ? Quel ennemi combattre ? Qui se cachait derrière les troncs d'arbres et les pierres dont la colline était couronnée comme d'un rempart ? Entre ces pierres, entre ces troncs d'arbres, Gertrude glissa. Elle ne criait plus, exténuée sans doute, évanouie. Elle disparut. Véronique n'avait pas bougé. Elle comprenait la vanité de tout effort et de toute entreprise. En se jetant dans une lutte où elle était vaincue d'avance, elle ne pouvait délivrer les sœurs Archignat, et elle s'offrait elle-même au vainqueur, nouvelle et dernière victime. Et puis elle avait peur. Tout se passait selon la logique implacable de faits dont elle ne saisissait pas la signification, mais qui, en vérité, semblaient liés les uns aux autres comme les mailles d'une chaîne. Elle avait peur, peur de ces êtres, peur de ces fantômes, peur instinctivement et inconsciemment, peur comme les sœurs Archignat, comme Honorine, comme toutes les victimes de l'épouvantable fléau. Elle se baissa pour qu'on ne pût l'apercevoir du GrandChêne, et, à moitié courbée, profitant de l'abri que lui offraient des buissons de ronces, elle atteignit, à gauche, la petite cahute dont lui avaient parlé les sœurs Archignat, sorte de kiosque à toit pointu et à carreaux de couleur. La moitié de ce kiosque était occupée par des bidons d'essence. De là, elle commandait le pont sur lequel personne ne pouvait s'engager sans être vu par elle. Mais personne ne descendit du bois. La nuit vint, une nuit de brouillard épais que la lune argentait, et qui permettait tout juste à Véronique de distinguer le côté opposé. Au bout d'une heure, un peu rassurée, elle fit un premier voyage, avec deux bidons qu'elle versa sur les poutres extérieures du pont. Dix fois, l'oreille aux aguets, son fusil en bandoulière, et toute prête à se défendre, elle recommença le trajet. Elle répandait l'essence un peu au hasard, tâtonnant, choisissant néanmoins autant que possible les places où il lui semblait, au toucher, que le bois était le plus pourri. Elle avait une boîte d'allumettes, la seule qu'elle eût trouvée dans la maison. Elle sortit l'une de ces allumettes, hésita un moment, craintive à l'idée de la grande clarté qui allait se produire. – Si encore, pensait-elle, cela pouvait être vu des côtes, mais avec ce brouillard… Brusquement elle frotta, et, aussitôt, alluma une torche de papier qu'elle avait préparée et enduite d'essence. Une grande flamme jaillit qui lui brûla les doigts. Alors elle jeta le papier sur une flaque d'essence qui s'était formée dans un creux et s'enfuit vers le kiosque. L'incendie fut immédiat, et se propagea d'un coup sur toute la partie qu'elle avait arrosée. Les falaises des deux îles, le lien de granit qui les réunissait, les grands arbres environnants, la colline, le bois du Grand-Chêne, la mer au fond du gouffre, tout cela fut illuminé. « Ils savent où je suis… Ils regardent le kiosque où je me cache… songeait Véronique dont les yeux ne quittaient pas le Grand-Chêne. Mais aucune ombre ne passa dans le bois. Aucun murmure de voix ne lui parvint. Ceux qui se dissimulaient là-haut ne sortirent point de leurs retraites impénétrables. Au bout de quelques minutes, la moitié du pont s'écroula, avec un grand fracas et un jaillissement d'étincelles. Mais l'autre moitié continua de se consumer et, à tout instant, il tombait dans le précipice un morceau de poutre qui éclairait la profondeur des ténèbres. À chaque fois, Véronique éprouvait un soulagement. Ses nerfs exaspérés se détendaient. Un sentiment de sécurité l'envahissait, de plus en plus justifié à mesure que l'abîme devenait plus large entre elle et ses ennemis. Cependant elle resta dans le kiosque et résolut d'y attendre l'aube, afin de se rendre compte qu'aucune communication n'était possible désormais. La brume s'accrut. L'obscurité enveloppa toutes choses. Vers le milieu de la nuit, elle entendit du bruit de l'autre côté, vers le haut de la colline autant qu'elle put en juger. C'était le bruit que font les bûcherons en abattant des arbres. La hache frappait régulièrement dans des branches que l'on achevait ensuite de casser. Véronique eut l'idée, absurde d'ailleurs, elle le savait, qu'ils construisaient peut-être une passerelle, et elle serra fortement son fusil. Au bout d'une heure, elle crut percevoir des gémissements et même un cri étouffé, puis, assez longtemps, des froissements de feuilles, des allées et venues. Cela cessa. De nouveau ce fut le grand silence où se confond tout ce qui remue, tout ce qui s'inquiète, tout ce qui frissonne, tout ce qui vit dans l'espace. L'engourdissement de la fatigue et de la faim, qui commençait à la faire souffrir, laissait peu de pensées à Véronique. Elle se souvenait surtout que, n'ayant rapporté du village aucune provision, elle n'aurait pas de quoi manger. Elle ne se tourmentait pas, car elle était décidée, dès que la brume se déchirerait – et cela ne pouvait tarder – à allumer de grands feux avec des bidons d'essence. Elle songea même que la meilleure place serait l'extrémité de l'île, à l'endroit où s'élevait le dolmen. Mais, soudain, une idée redoutable l'assaillit : n'avait-elle pas oublié sa boîte d'allumettes sur le pont ? Elle fouilla dans ses poches et ne la trouva point. Toutes les recherches furent inutiles. De cela non plus elle ne fut pas très vivement troublée. Pour l'instant, l'impression qu'elle avait échappé aux attaques de l'ennemi la comblait d'une telle joie qu'il lui semblait que toutes les difficultés s'aplaniraient d'elles-mêmes. Ainsi passèrent les heures, heures infiniment longues, que la brume pénétrante et que le froid rendaient plus pénibles à l'approche du matin. Puis une vague lueur se répandit dans le ciel. Les choses sortirent de l'ombre et prirent leurs formes réelles. Véronique vit alors que, sur toute sa longueur, le pont s'était effondré. Un intervalle de cinquante mètres séparait les deux îles que reliait seulement en dessous la crête aiguë, coupante, et inabordable, de la falaise. Elle était sauvée. Mais, ayant levé les yeux sur la colline opposée, elle aperçut, tout en haut de la pente, un spectacle qui lui fit pousser un cri d'horreur. Trois des arbres les plus avancés de ceux qui couron- naient la colline, et qui appartenaient au bois du Grand-Chêne, avaient été dépouillés de leurs branches inférieures. Et, sur les trois troncs dénudés, leurs bras écartelés et ramenés en arrière, leurs jambes ficelées sous les haillons de leurs jupes, des cordes passées sous leurs têtes livides que cachaient à moitié les ailes noires de leurs coiffes, se dressaient les trois sœurs Archignat. Elles étaient crucifiées. Chapitre 6 Tout-Va-Bien Toute droite, sans se retourner vers l'ignoble vision, sans se soucier de ce qui pourrait advenir si elle était vue, marchant d'un pas automatique et raide, Véronique rentra au Prieuré. Un seul but, un seul espoir la soutenait : quitter l'île de Sarek. Elle était comme saturée d'horreur. Elle eût avisé trois cadavres, trois femmes égorgées ou fusillées, ou même pendues, qu'elle n'eût pas eu cette même sensation de tout son être qui se révoltait. Cela, ce supplice, c'était trop. Il y avait là-dedans un excès d'ignominie, une œuvre sacrilège, une œuvre de damnation qui dépassait les bornes du mal. Et puis elle songeait à elle, quatrième et dernière victime. Le destin semblait la diriger vers ce dénouement ainsi qu'un condamné à mort que l'on pousse vers l'échafaud. Comment ne pas tressaillir de peur ? Comment ne pas voir un avertissement dans le choix de la colline du Grand-Chêne pour le supplice des trois sœurs Archignat ? Elle essayait de se réconforter par des phrases : « Tout s'expliquera… Il y a, au fond de ces mystères atroces, des causes toutes simples, des actes en apparence fantastiques, mais en réalité accomplis par des êtres de la même nature que moi, et qui agissent pour des raisons criminelles et selon un plan déterminé. Certes, cela n'est possible que par suite de la guerre, et c'est la guerre qui crée un état de choses spécial où des événements de cette sorte peuvent se dérouler. Mais tout de même, il n'y a rien là de miraculeux et qui échappe aux règles de la vie ordinaire. » Paroles inutiles ! Tentatives de raisonnement que son cerveau avait peine à suivre ! Au fond, ébranlée par des secousses nerveuses trop violentes, elle en arrivait à penser et à sentir comme tous ceux de Sarek qu'elle avait vus mourir, défaillante comme eux, secouée par les mêmes terreurs, assiégée par les mêmes cauchemars, déséquilibrée par tout ce qui restait en elle des instincts d'autrefois, des survivances, des superstitions toujours prêtes à remonter à la surface. Quels étaient ces êtres invisibles qui la persécutaient ? Qui donc avait mission de peupler les trente cercueils de Sarek ? Qui donc anéantissait tous les habitants de l'île malheureuse ? Qui demeurait dans les cavernes, cueillait, aux heures fatidiques, le gui sacré et les herbes de la Saint-Jean, se servait de haches et de flèches, et crucifiait les femmes ? Et pour quelle besogne affreuse ? En vue de quelle œuvre monstrueuse ? Selon quels desseins inimaginables ? Esprits des ténèbres, génies malfaisants, prêtres d'une religion morte, offrant en sacrifice, à des dieux sanguinaires, hommes, femmes, enfants… – Assez ! assez ! je deviens folle ! fit-elle à haute voix. M'en aller !… Que je n'aie plus d'autre pensée que de m'en aller de cet enfer ! … Mais on eût dit que le destin s'ingéniait à la martyriser. Ayant commencé ses recherches pour découvrir quelque aliment, elle avisa soudain dans le bureau de son père, au fond d'un placard, une feuille de papier épinglée sur le mur, et qui représentait la même scène que le rouleau de papier trouvé dans la cabane abandonnée, près du cadavre de Maguennoc. Il y avait, sur une des planches du placard, un carton à dessins. Elle l'ouvrit. Il contenait plusieurs ébauches de la scène, tracées également à la sanguine. Chacune portait, au-dessus de la première tête de femme, l'inscription V. d'H. L'une d'elles était signée Antoine d'Hergemont. Ainsi c'était son père qui avait fait le dessin sur le papier de Maguennoc ! C'était son père qui avait tenté, sur toutes ses ébauches, de donner à la femme torturée une ressemblance de plus en plus exacte avec sa fille ! – Assez ! assez ! répéta Véronique. Je ne veux pas penser… Je ne veux pas réfléchir. Très affaiblie, elle poursuivit ses investigations, mais ne trouva pas de quoi tromper sa faim. Elle ne trouva rien non plus qui lui permit d'allumer du feu à la pointe de l'île. Cependant, la brume s'était dissipée et les signaux eussent été certainement remarqués ! Elle essaya de frotter deux silex l'un contre l'autre. Mais elle s'y prenait mal et ne réussit point. Trois jours durant, elle se soutint avec de l'eau et des fraises sauvages cueillies parmi les ruines. Fiévreuse, à bout de forces, elle avait des crises de larmes qui, chaque fois presque, déterminaient l'apparition subite de Tout-Va-Bien, et sa détresse physique était telle qu'elle en voulait à la pauvre bête de porter ce nom absurde, et qu'elle le chassait. Tout-Va-Bien, étonné, se postait plus loin sur son derrière et recommençait à faire le beau. Elle s'acharnait après lui, comme s'il eût été coupable d'être le chien de François. Le moindre bruit la secouait des pieds à la tête et la couvrait de sueur. Que faisaient les êtres du Grand-Chêne ? Par où se préparaient-ils à l'attaquer ? Elle serrait les bras autour de son corps, toute frémissante à l'idée de tomber entre les mains de ces monstres, et elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle était belle et qu'ils seraient peut-être tentés par sa beauté et par sa jeunesse… Mais, le quatrième jour, un grand espoir la souleva. Elle avait trouvé dans un tiroir une loupe assez forte. Profitant d'un beau soleil elle concentra les rayons lumineux sur une feuille de papier qui finit par s'enflammer et à laquelle il lui fut possible d'allumer une bougie. Elle se crut sauvée. Elle avait découvert toute une réserve de bougies, ce qui lui permit tout d'abord d'entretenir jusqu'au soir la flamme précieuse. Vers onze heures, munie d'une lanterne, elle se dirigea vers le kiosque avec l'intention d'y mettre le feu. Le temps était clair et le signal serait observé de la côte. Craignant d'être vue avec sa lumière, craignant surtout l'apparition tragique des sœurs Archignat, dont la clarté de la lune inondait le calvaire, elle suivit, au sortir du Prieuré, un autre chemin plus à gauche et bordé de taillis. Elle allait à pas inquiets, évitant de froisser les feuilles et de heurter les racines. Comme elle arrivait en terrain découvert, non loin du kiosque, elle se trouva si lasse qu'elle dut s'asseoir. Sa tête bourdonnait. Il lui semblait que son cœur refusait de battre. De là non plus elle ne pouvait encore discerner le lieu du supplice. Mais, ayant malgré elle tourné les yeux vers la colline, elle eut l'impression que quelque chose comme une silhouette blanche avait bougé. C'était au cœur même du bois, à l'extrémité d'une avenue qui coupait la masse des arbres dans cette direction. La silhouette passa de nouveau, en pleine clarté, et Véronique se rendit compte, bien que la distance fût assez grande, que c'était la silhouette d'un être habillé d'une robe, et qui se tenait au milieu des branches d'un arbre isolé et plus haut que les autres. Elle se rappela les paroles des sœurs Archignat : « Le sixième jour de la lune approche. Ils monteront dans le Grand-Chêne et cueilleront le gui sacré. » Et aussitôt elle se souvint de certaines descriptions lues dans des livres, ou de récits qu'elle tenait de son père, et il lui sembla qu'elle assistait à l'une de ces cérémonies druidiques qui avaient frappé son imagination d'enfant. Mais, en même temps, elle se sentait si faible qu'elle n'était pas très sûre d'être réveillée et que cet étrange spectacle fût réel. Quatre autres silhouettes blanches se groupèrent au pied de l'arbre et levèrent les bras comme pour recevoir le feuillage prêt à tomber. Là-haut un éclair jaillit. La faucille d'or du grand-prêtre avait coupé la touffe de gui. Puis le grand-prêtre descendit du chêne, et les cinq silhouettes glissèrent le long de l'avenue, contournèrent le bois et gagnèrent le sommet de la butte. Véronique, qui ne pouvait détacher de ces êtres ses yeux hagards, avança la tête et vit les trois cadavres suspendus aux arbres de torture. De loin, les ailes noires des coiffes avaient l'air de corbeaux. En face des victimes, les silhouettes s'arrêtèrent comme pour l'accomplissement de quelque rite incompréhensible. Enfin, le grand-prêtre se détacha du groupe, et, tenant à la main la touffe de gui, descendit la pente de la colline en se diri- geant vers l'endroit où s'amorçait encore la première arche du pont. Véronique défaillit. Son regard vacillant, devant lequel il lui semblait que les choses dansaient, s'accrochait à la lueur scintillante de la faucille qui se balançait, sur la poitrine du prêtre, audessous de sa longue barbe blanche. Qu'allait-il faire ? Bien que le pont n'existât plus, Véronique était convulsée par l'angoisse. Ses genoux ne la portaient plus. Elle se coucha, les yeux toujours fixés sur l'effrayante vision. Au bord du gouffre, le prêtre s'arrêta de nouveau quelques secondes. Puis il tendit le bras qui portait le gui et, précédé par la plante sacrée comme par un talisman qui changeait pour lui les lois de la nature, il fit un pas en avant, au-dessus de l'abîme. Et il marcha ainsi dans le vide, tout blanc sous le clair de lune. Ce qui se passa, Véronique ne le sut point, et elle ne pouvait savoir non plus ce qui s'était passé au juste, si elle n'avait pas été le jouet d'une hallucination, et à quel instant de l'étrange cérémonie cette hallucination avait commencé dans son cerveau affaibli. Les yeux clos, elle attendit des événements qui ne se produisirent point et qu'elle n'essayait d'ailleurs pas de prévoir. Mais d'autres, plus réels, la préoccupaient. Sa bougie enfermée dans la lanterne s'éteignait, elle en avait conscience, et cependant il lui était impossible de réagir et de retourner au Prieuré. Et elle se disait que, si le soleil ne revenait plus avant quelques jours, elle ne pourrait pas rallumer la flamme et qu'elle était perdue. Elle se résigna, lasse de combattre, et se sachant vaincue d'avance dans cette lutte inégale. Le seul dénouement intoléra- ble, c'eût été d'être capturée. Mais pourquoi ne pas s'abandonner à la mort qui s'offrait, à la mort par la faim, par l'épuisement ? Si l'on souffre, il doit arriver un moment où la souffrance s'atténue et où l'on passe, presque à son insu, de la vie trop cruelle à cet anéantissement qu'elle désirait peu à peu. – C'est cela, c'est cela, murmura-t-elle… m'en aller de Sarek ou mourir, peu importe ! Ce qu'il faut, c'est m'en aller. Un bruit de feuilles lui fit ouvrir les yeux. La flamme de la bougie expirait. Mais, derrière la lanterne, Tout-Va-Bien était assis, les deux pattes de devant battant l'air. Et Véronique vit qu'il portait au cou, attaché par une ficelle, un paquet de biscuits. – Raconte-moi ton histoire, mon pauvre Tout-Va-Bien, disait Véronique, au cours du matin suivant, après qu'elle eut pris un bon repos dans sa chambre du Prieuré, car, enfin, je ne crois pas que tu aies cherché et que tu m'aies apporté volontairement de la nourriture. C'est le hasard, n'est-ce pas ? Tu vagabondais de ce côté-là, tu m'as entendue pleurer, et tu es venu. Mais qui t'avait ficelé ce paquet de biscuits au cou ? Nous avons donc un ami à Sarek, un ami qui s'intéresse à nous ? Pourquoi ne se montre-t-il pas ? Parle, Tout-Va-Bien. Elle embrassait la bonne bête, et elle lui dit encore : – Et ces biscuits, à qui les destinais-tu ? À ton maître, à François ? Ou bien à Honorine ? Non. Alors ? à M. Stéphane peut-être ? Le chien remua la queue et se dirigea vers la porte. Vraiment il semblait comprendre. Véronique le suivit jusqu'à la chambre de Stéphane Maroux. Tout-Va-Bien se glissa sous le lit du professeur. Il y avait là trois autres cartons de biscuits, deux paquets de chocolat et deux boîtes de conserves. Et tous ces paquets étaient munis d'une ficelle terminée par une large boucle, d'où il fallait que Tout-Va-Bien se fût dégagé la tête. – Qu'est-ce que cela signifie ? dit Véronique stupéfaite. C'est toi qui les as fourrés là-dessous ? Mais qui te les avait donnés ? Nous avons donc réellement un ami dans l'île, qui nous connaît, qui connaît Stéphane Maroux ? Peux-tu me conduire auprès de cet ami ? Il doit habiter de ce côté-ci de l'île, puisqu'il n'y a pas de communication avec l'autre, et que tu n'as pas pu y aller ? Véronique réfléchissait. Mais, en même temps que les provisions déposées par Tout-Va-Bien, elle avait avisé sous le lit une petite valise de toile, et elle se demandait la raison pour laquelle Stéphane Maroux avait caché cette valise. Elle se crut le droit de l'ouvrir et d'y chercher des indications sur le rôle joué par le professeur, sur son caractère, sur son passé peut-être, sur ses relations avec M. d'Hergemont et avec François. – Oui, dit-elle, j'en ai le droit et même le devoir. Sans hésitation, à l'aide d'une paire de grands ciseaux, elle fit sauter la fragile serrure. La valise ne contenait qu'un registre, fermé par un caoutchouc. Mais elle n'avait pas soulevé la couverture de ce registre qu'elle demeura confondue. À la première page, il y avait son portrait à elle, sa photographie de jeune fille, avec sa propre signature en toutes lettres, et cette dédicace : À mon ami Stéphane. – Je ne comprends pas… je ne comprends pas… murmura-telle. Je me rappelle bien cette photographie… je devais avoir seize ans… Mais comment la lui avais-je offerte à lui ? Je le connaissais donc ? Avide d'en savoir davantage, elle lut la page suivante, sorte d'avant-propos ainsi formulé : « Véronique, je veux vivre sous vos yeux. Si j'entreprends l'éducation de votre fils, de ce fils que je devrais détester, puisqu'il est le fils d'un autre, et que j'aime puisqu'il est votre fils, c'est pour que ma vie soit en plein accord avec le sentiment secret qui la domine depuis si longtemps. Un jour, je n'en doute pas, vous reprendrez votre place de mère. Ce jour-là vous serez fière de François. J'aurai effacé en lui tout ce qui peut survivre de son père, et j'aurai exalté toutes les qualités de noblesse et de dignité qu'il tient de vous. C'est un but assez grand pour que je m'y dévoue corps et âme. Je le fais avec joie. Votre sourire sera ma récompense. » Une émotion singulière envahit l'âme de Véronique. Sa vie s'éclairait d'une lumière un peu plus calme, et ce nouveau mystère, qu'elle ne pouvait pas pénétrer plus que les autres, était du moins, comme celui des fleurs de Maguennoc, doux et réconfortant. Dès lors, en tournant la page, elle assista au jour le jour à l'éducation de son fils. Elle vit les progrès de l'élève, les méthodes du maître. L'élève était gracieux, intelligent, appliqué, plein de bonne volonté, tendre et sensible, à la fois spontané et réfléchi. Le maître était affectueux, patient, soutenu par quelque chose de profond qui transparaissait à chaque ligne. Et peu à peu l'enthousiasme croissait au cours de la confession quotidienne, et s'exprimait avec une liberté de moins en moins surveillée. « François, mon fils aimé – car je puis l'appeler ainsi, n'estce pas ? – François, c'est ta mère qui revit en toi. Tes yeux purs ont la limpidité de ses yeux. Ton âme est grave et naïve comme son âme. Tu ignores le mal, et l'on pourrait presque dire que tu ignores le bien, tellement il se mêle à ta jolie nature… » Certains devoirs de l'enfant étaient transcrits sur le registre, des devoirs où il parlait de sa mère avec une tendresse passionnée et avec l'espoir tenace qu'il ne tarderait pas à la retrouver. « Nous la retrouverons, François, ajoutait Stéphane, et tu comprendras mieux alors ce que c'est que la beauté, que la lumière, que le charme de vivre, que la joie de regarder et d'admirer. » Puis c'étaient des anecdotes sur Véronique, de petits détails dont elle ne se souvenait même pas elle-même, ou qu'elle se croyait seule à connaître. « … Un jour, aux Tuileries, – elle avait seize ans, - un cercle s'est formé autour d'elle… des gens qui la regardaient et qui s'étonnaient de sa beauté. Ses amies riaient, heureuses qu'on l'admirât… « … Tu ouvriras sa main droite, François. Il y a là, au milieu de la paume, une longue cicatrice blanche. Toute petite fille, elle s'est percée la main avec la pointe en fer d'une grille… » Mais les dernières pages n'avaient pas été écrites pour l'enfant ni certainement lues par lui. L'amour ne s'y déguisait plus sous des phrases d'admiration, se montrait sans réserve, brûlant, exalté, douloureux, frissonnant d'espoir, bien que toujours respectueux. Véronique ferma le registre. Elle ne pouvait plus lire. – Oui, oui, je l'avoue, Tout-Va-Bien, murmura-t-elle, tandis que le chien faisait déjà le beau, oui, mes yeux sont mouillés de larmes. Si peu femme que je sois, je te dis à toi ce que je ne dirais à personne, je suis toute remuée. Oui, je cherche à évoquer le visage inconnu de celui qui m'aime ainsi… Quelque ami d'enfance dont je n'aurai pas soupçonné l'amour discret, et dont le nom lui-même n'a pas laissé de trace dans mon souvenir… Elle attira le chien contre elle. – Deux bons coeurs, n'est-ce pas, Tout-Va-Bien ? Pas plus le maître que l'élève ne sont coupables des crimes monstrueux que je les ai vus commettre. S'ils sont complices de nos ennemis d'ici, c'est malgré eux et sans le savoir. Je ne peux pas croire aux philtres, aux incantations, ni aux plantes qui font perdre la raison. Mais tout de même il y a quelque chose, n'est-ce pas, mon bon chien ? L'enfant qui cultivait les véroniques au CalvaireFleuri et qui inscrivait « la fleur de maman » n'est pas coupable, n'est-ce pas ? Et Honorine avait raison en parlant d'un accès de folie ? Et il reviendra me chercher, n'est-ce pas ? Stéphane et lui reviendront ?… Des heures d'apaisement s'écoulèrent. Véronique n'était plus seule dans la vie. Le présent ne l'effrayait plus et elle avait foi dans l'avenir. Le lendemain matin, elle dit à Tout-Va-Bien, qu'elle avait enfermé près d'elle pour qu'il ne s'échappât point : – Maintenant, mon bonhomme, tu vas me conduire. Où ? Mais vers l'ami inconnu qui envoyait des vivres à Stéphane Maroux. Allons-y. Tout-Va-Bien n'attendait que la permission de Véronique. Il s'élança du côté de la pelouse qui montait au dolmen, et, à michemin, il s'arrêta. Véronique le rejoignit. Il tourna à droite et prit un sentier qui le mena dans un chaos de ruines situées près du bord de la falaise. Nouvel arrêt. – C'est là ? fit Véronique. Le chien s'aplatit. Il y avait devant lui, à la base de deux blocs de pierre appuyés l'un contre l'autre et vêtus du même manteau de lierre, un fourré de ronces au-dessous duquel s'ouvrait un petit passage pareil à la gueule d'un terrier de lapin. Tout-Va-Bien se glissa par là, disparut, puis revint à la recherche de Véronique, qui dut retourner au Prieuré et prendre une serpe afin d'abattre les ronces. Au bout d'une demi-heure elle réussit enfin à dégager la première marche d'un escalier qu'elle descendit à tâtons, précédée par Tout-Va-Bien, et qui la conduisit dans un long tunnel taillé en plein roc et que de petits orifices éclairaient du côté droit. Elle se haussa et vit que ces orifices avaient vue sur la mer. Elle marcha ainsi durant dix minutes et descendit de nouvelles marches. Le tunnel se resserra. Les orifices, tous dirigés vers le ciel, afin, sans doute, qu'on ne pût les voir d'en bas, éclairaient maintenant par la droite et par la gauche. Véronique comprit alors comment Tout-Va-Bien pouvait communiquer avec l'autre partie de l'île. Le tunnel suivait l'étroite bande de falaise qui reliait à Sarek le domaine du Prieuré. De chaque côté les vagues battaient les rochers. Puis on remonta, par des marches, sous la butte du GrandChêne. En haut, une bifurcation. Tout-Va-Bien choisit le tunnel de droite, qui continuait à border l'Océan. Il y eut encore à gauche deux autres chemins qui s'offrirent, tous deux obscurs. L'île devait être sillonnée ainsi de communications invisibles, et Véronique songea avec une étreinte au cœur qu'elle se dirigeait vers la partie que les sœurs Archignat avaient désignée comme le domaine des ennemis, au-dessous des Landes-Noires. Tout-Va-Bien trottinait devant elle, se retournant de temps à autre. Elle lui disait à voix basse : – Oui, oui, mon bonhomme, je viens, et sois sûr que je n'ai pas peur, c'est un ami vers qui tu me conduis… un ami qui a trouvé un refuge par là… Mais pourquoi n'est-il pas sorti de son refuge ? Pourquoi n'est-ce pas à lui que tu as servi de guide ? Le passage était partout égal, taillé par petits éclats, avec une voûte arrondie et un sol de granit bien sec, que les orifices ventilaient suffisamment. Sur les parois, aucune marque, aucune trace. Quelquefois la pointe d'un silex noir émergeait. – C'est là ? dit Véronique à Tout-Va-Bien, qui s'était arrêté. Le tunnel n'allait pas plus loin, élargi en une chambre où la lumière moins abondante filtrait par une fenêtre plus étroite. Tout-Va-Bien semblait indécis. Il écoutait, les oreilles droites, debout, les pattes appuyées contre la paroi extrême du tunnel. Véronique remarqua que la paroi, à cet endroit, n'était pas constituée, dans toute sa longueur, par le granit lui-même, mais par une accumulation de pierres inégales entourées de ciment. Le travail datait évidemment d'une autre époque, plus récente sans doute. On avait construit un véritable mur qui bouchait le souterrain, lequel devait se continuer de l'autre côté. Elle répéta : – C'est là, n'est-ce pas ? Mais elle n'en dit pas davantage. Elle avait entendu le bruit étouffé d'une voix. Elle s'approcha du mur et, au bout d'un instant, tressaillit. La voix s'était élevée. Les sons devinrent plus distincts. Quelqu'un chantait, un enfant, et elle perçut ces mots : Et disait la maman, En berçant son enfant : Pleure pas. Quand on pleure La Bonn' Vierge aussi pleure… Véronique murmura : – La chanson… la chanson… C'était celle-là même qu'Honorine avait fredonnée à BegMeil. Qui donc pouvait la chanter maintenant ? Un enfant, retenu dans l'île ? un ami de François ? Et la voix continuait : Faut qu'l'enfant chante et rie Pour qu‘la Vierge sourie. Croise les mains, et prie La bonn' Vierge Marie… Les derniers vers furent suivis d'un silence qui dura quelques minutes. Tout-Va-Bien avait l'air d'écouter avec une attention croissante, comme si un événement, connu de lui, eût été sur le point de se produire. De fait, à la place même où il se tenait, il y eut un bruit léger de pierres qu'on remue avec précaution. Tout-Va-Bien agita sa queue frénétiquement et aboya pour ainsi dire en dedans de luimême, en animal qui comprend le danger de rompre le silence. Et tout à coup, au-dessus de sa tête, une des pierres recula, attirée vers l'intérieur, et laissant un trou assez large. D'un bond Tout-Va-Bien sauta dans ce trou, s'allongea et, s'aidant des pattes de derrière, se tortillant, rampant, disparut à l'intérieur. – Ah ! voici monsieur Tout-Va-Bien, fit la voix de l'enfant. Comment cela va-t-il, monsieur Tout-Va-Bien, et pourquoi n'est-on pas venu hier rendre visite à son maître ? De graves occupations ? Une promenade avec Honorine ? Ah ! si tu pouvais parler, hein, mon pauvre vieux, ce que tu en aurais à me raconter ! Et d'abord, voyons… Toute palpitante, Véronique s'était agenouillée contre le mur. Était-ce la voix de son fils qui lui parvenait ? Devait-elle croire que François était de retour et qu'il se cachait ? Elle essayait vainement de voir. Le mur était large, et il y avait un coude dans l'ouverture qui le perçait. Mais comme chaque syllabe prononcée, chaque intonation arrivait nettement à ses oreilles ! – Voyons, répéta l'enfant, pourquoi Honorine ne vient-elle pas me délivrer ? Pourquoi ne l'amènes-tu pas ici ? Tu m'as bien retrouvé, toi… Et grand-père, il doit s'inquiéter de mon absence ?… Mais quelle aventure, aussi ! Enfin tu ne changes toujours pas d'opinion, hein, mon vieux ? Tout va bien, n'est-ce pas ? Tout va de mieux en mieux ? Véronique ne comprenait pas. Son fils – car elle ne pouvait douter que ce fût François –, son fils parlait comme s'il ignorait tout ce qui s'était passé. Avait-il donc oublié ? Sa mémoire n'avait-elle pas gardé la trace des actes accomplis pendant son accès de folie ? « Oui, un accès de folie, pensait Véronique obstinément. Oui, il était fou. Honorine ne s'est pas trompée… il était fou… Et sa raison est revenue. Ah ! François… François… » Elle écoutait, de tout son être tendu et de toute son âme frémissante, les mots qui pouvaient lui apporter tant de joie ou un tel accroissement de désespoir. Les ténèbres allaient se refermer sur elle plus épaisses et plus lourdes, ou le jour se lever dans cette nuit sans fin où elle se débattait depuis quinze ans. – Mais oui, continuait l'enfant, nous sommes d'accord, tout va bien. Seulement, voilà, je serais rudement content si tu pouvais me le prouver par des preuves véritables. D'un côté pas de nouvelles de grand-père, ni d'Honorine, malgré tous les messages dont je t'ai chargé pour eux ; de l'autre, pas de nouvelles de Stéphane, et c'est cela qui m'inquiète. Où est-il ? Où l'a-t-on en- fermé, lui ? Ne meurt-il pas de faim ? Voyons, Tout-Va-Bien, réponds, où as-tu porté les biscuits avant-hier ?… Mais enfin, quoi, qu'est-ce que tu as ? Tu as l'air préoccupé ? Que regardestu par là ? Tu veux t'en aller ? Non ? alors, quoi ? L'enfant s'interrompit. Puis, après un instant, et d'une voix beaucoup plus basse : – Tu es venu avec quelqu'un ?… Il y a quelqu'un derrière le mur ? Le chien aboya sourdement. Puis il y eut un long silence durant lequel François devait écouter, lui aussi. L'émotion de Véronique était si forte qu'il lui semblait que François devait entendre battre son cœur. Il chuchota : – C'est toi, Honorine ? Un nouveau silence, et il reprit : – Oui, c'est toi, je suis sûr… je t'entends respirer… Pourquoi ne réponds-tu pas ? Un élan souleva Véronique. Certaines lueurs l'avaient illuminée depuis qu'elle savait Stéphane emprisonné, donc victime comme François sans doute de l'ennemi, et son esprit était effleuré de suppositions confuses. Et puis, comment résister à l'appel de cette voix ? Son fils l'interrogeait… Son fils ! Elle balbutia : – François… François… – Oh ! fit-il… on répond… je savais bien… C'est toi, Honorine ? – Non, François, dit-elle. – Alors ? – C'est une amie d'Honorine. – Je ne vous connais pas ? – Non… mais je suis votre amie. Il hésita. Se méfiait-il ? – Pourquoi Honorine ne vous a-t-elle pas accompagnée ? Véronique ne s'attendait pas à cette question, mais elle comprit aussitôt que, si les suppositions involontaires qui s'imposaient à elle étaient exactes, la vérité ne pouvait pas encore être dite à l'enfant. Elle déclara donc : – Honorine est revenue de voyage, puis partie. – Partie à ma recherche ? – C'est cela, c'est cela, dit-elle vivement. Elle a cru que vous aviez été enlevé de Sarek ainsi que votre professeur. – Mais grand-père ? – Parti également, et à sa suite tous les habitants de l'île. – Ah ! toujours l'histoire des cercueils et des croix ? – Justement. Ils ont supposé que votre disparition était le commencement des catastrophes, et la peur les a chassés. – Mais vous, madame ? – Moi, je connais Honorine depuis longtemps. Je suis venue de Paris avec elle pour me reposer à Sarek. Je n'ai aucune raison de m'en aller. Toutes ces superstitions ne m'effraient pas. L'enfant se tut. L'invraisemblance et l'insuffisance de ces réponses devaient lui apparaître et sa défiance s'en augmentait. Il l'avoua franchement : – Écoutez, madame, je dois vous dire quelque chose. Voilà dix jours que je suis enfermé dans cette cellule. Les premiers jours, je n'ai vu ni entendu personne. Mais, depuis avant-hier, chaque matin, un petit guichet s'ouvre au milieu de ma porte, et une main de femme passe et renouvelle ma provision d'eau. Une main de femme… Alors… n'est-ce pas ! – Alors, vous vous demandez si cette femme, ce n'est pas moi ? – Oui, je suis obligé de me demander cela. – Vous reconnaîtriez la main de cette femme ? – Oh ! certes, elle est sèche et maigre, le bras est jaune. – Voici la mienne, dit Véronique. Elle pourra passer par le même chemin que Tout-Va-Bien. Elle releva sa manche et, de fait, son bras nu, en se courbant, passa aisément. – Oh ! dit François aussitôt, ce n'est pas cette main que j'ai vue. Et il ajouta tout bas : – Comme celle-là est belle ! Soudain Véronique sentit qu'il la prenait dans les siennes d'un geste rapide, et il s'écria : – Oh ! est-ce possible ! Est-ce possible ! Il l'avait retournée, et il écartait les doigts pour que la paume fût bien découverte. Il murmura : – La cicatrice !… elle est là… toute blanche… Alors un grand trouble envahit Véronique. Elle se souvenait du journal tenu par Stéphane Maroux, et de certains détails retracés par lui et que François devait avoir lus. Un de ces détails, c'était cette cicatrice qui rappelait une ancienne blessure assez grave. Elle sentit les lèvres de l'enfant qui se posaient sur sa main, doucement d'abord, puis avec une ardeur passionnée et des larmes abondantes, et elle l'entendit qui balbutiait : – Oh ! maman… maman chérie… ma chère maman. Chapitre 7 François et Stéphane Longtemps la mère et le fils restèrent ainsi, agenouillés contre le mur qui les séparait, mais aussi près l'un de l'autre que s'ils avaient pu se regarder de leurs yeux éperdus et mêler leurs baisers et leurs larmes. Ils parlaient en même temps, ils s'interrogeaient et se répondaient au hasard. Ils étaient ivres de joie. La vie de chacun débordait vers la vie de l'autre et s'y absorbait. Nulle puissance au monde maintenant ne pouvait faire que leur union fût dissoute, et qu'il n'y eût plus entre eux les liens de tendresse et de confiance qui unissent les mères et les fils. – Ah ! oui, mon vieux Tout-Va-Bien, disait François, tu peux faire le beau. Nous pleurons vraiment, et tu te fatigueras le premier, car ces larmes-là, on ne s'en lasse pas, n'est-ce pas, maman ? Pour Véronique, rien ne demeurait plus en son esprit des visions terribles qui l'avaient frappée. Son fils assassin, son fils tuant et massacrant, non, elle n'admettait plus cela. Elle n'admettait même plus l'excuse de la folie. Tout s'expliquerait d'une autre façon, qu'elle n'était même point pressée de connaître. Elle ne songeait qu'à son fils. Il était là. Ses yeux le voyaient à travers le mur. Son cœur battait contre le sien. Il vivait et c'était bien l'enfant doux, affectueux, charmant et pur qu'avait rêvé son imagination de mère. – Mon fils, mon fils, répétait-elle indéfiniment, comme si jamais elle ne pourrait dire assez ces mots miraculeux… Mon fils, c'est donc toi ! Je te croyais mort, et mille fois mort, plus mort qu'on ne peut l'être… Et tu vis ! et tu es là ! et je te touche ! Ah ! mon Dieu ! est-ce possible ! j'ai un fils… mon fils est vivant… Et lui reprenait de son côté, avec la même ferveur passionnée : – Maman… maman… je t'ai attendue si longtemps ! Pour moi, tu n'étais pas morte, mais c'était si triste d'être un enfant et de n'avoir pas de mère… de voir les années s'en aller et de les perdre à t'attendre. Durant une heure, ils parlèrent à l'aventure, du passé, du présent, de cent choses qui toutes leur paraissaient d'abord les plus intéressantes du monde, et qu'ils abandonnaient aussitôt pour se poser d'autres questions, et pour tâcher de se connaître un peu plus et de pénétrer davantage dans le secret de leur vie et dans l'intimité de leur âme. Ce fut François qui, le premier, voulut mettre un peu d'ordre dans leur conversation. – Écoute, maman, nous avons tant à nous dire qu'il faut renoncer à tout nous dire aujourd'hui, et même durant des jours et des jours. Pour l'instant, causons de ce qui est indispensable, et en quelques mots, car nous avons peut-être peu de temps. – Comment ? fit Véronique, déjà inquiète. Mais je ne te quitte pas ! – Pour ne pas nous quitter, maman, il faut d'abord que nous soyons réunis. Or, il y a beaucoup d'obstacles à renverser, quand ce ne serait que ce mur qui nous sépare. En outre, je suis très surveillé et, d'une minute à l'autre, je peux être contraint de t'éloigner, comme je le fais avec Tout-Va-Bien, au moindre bruit de pas qui s'approchent. – Surveillé par qui ? – Par ceux qui se sont jetés sur Stéphane et sur moi le jour où nous avons découvert l'entrée de ces grottes, sous les landes du plateau, les Landes-Noires. – Tu les as vus, ceux-là ? – Non, c'était dans l'ombre. – Mais qui sont ces êtres ? qui sont ces ennemis ? – Je l'ignore. – Tu soupçonnes bien… – Les Druides ? fit-il en riant… les êtres d'autrefois dont parlent les légendes ? Ma foi, non. Des esprits ? Pas davantage. C'étaient bel et bien des gens d'aujourd'hui, en chair et en os. – Cependant, ils vivent là-dedans ? – Probablement. – Et vous les avez surpris ?… – Non, au contraire. Ils semblaient même nous attendre et nous guetter. Nous avions descendu un escalier de pierre et suivi un très long couloir, bordé peut-être de quatre-vingts grottes ou plutôt de quatre-vingts cellules, dont les portes en bois étaient ouvertes et qui doivent donner sur la mer. C'est au retour, comme nous remontions l'escalier dans l'ombre, que nous avons été saisis de côté, immobilisés, ficelés, aveuglés et bâillonnés. Cela n'a pas duré une minute. J'ai deviné qu'on nous reportait au bout du long couloir. Quand j'ai réussi à me débarrasser de mes liens et de mon bandeau, je me trouvais enfermé dans une des cellules, la dernière sans doute du couloir, et j'y suis depuis dix jours. – Mon pauvre chéri, comme tu as dû souffrir ! – Mais non, maman, et, en tout cas, pas de faim. Il y avait dans un coin tout un tas de provisions, dans un autre coin de la paille pour me coucher. Alors, j'attendais paisiblement. – Qui ? – Tu ne vas pas rire, maman ? – Rire de quoi, mon chéri ? – De ce que je vais te raconter ? – Comment peux-tu croire ?… – Eh bien, j'attendais quelqu'un qui a entendu parler de toutes les histoires de Sarek et qui a promis à grand-père de venir. – Mais qui, mon chéri ? L'enfant hésita : – Non, décidément, tu te moquerais de moi, maman. Je te dirai cela plus tard. D'ailleurs, il n'est pas venu… quoique j'aie bien cru un instant… Oui, figure-toi que j'avais réussi à enlever deux pierres de ce mur et à déboucher ce trou que mes geôliers ignorent évidemment, et voilà que j'entends du bruit… on grattait… – C'était Tout-Va-Bien ? – C'était M. Tout-Va-Bien qui surgissait par un chemin opposé. Tu vois d'ici s'il a été bien reçu ? Seulement, ce qui m'a étonné, c'est que personne ne le suivît par là, ni Honorine, ni grand-père. Je n'avais pas de crayon, pas de papier pour leur écrire, mais enfin, il n'y avait qu'à suivre Tout-Va-Bien. – Impossible, fit Véronique, puisqu'on te supposait loin de Sarek, enlevé sans doute, et que ton grand-père était parti. – Justement. Pourquoi cette supposition ? Grand-père savait, d'après un document récemment découvert, où nous étions, puisque c'est lui qui nous avait indiqué l'entrée possible des souterrains. Il ne t'a donc pas parlé ? Véronique avait écouté, tout heureuse, le récit de son fils. Si on l'avait enlevé et emprisonné, ce n'était donc pas lui le monstre abominable qui avait tué M. d'Hergemont, Marie Le Goff, Honorine, Corréjou et ses compagnons ? La vérité qu'elle avait entrevue déjà confusément se faisait plus précise, cachée encore sous bien des voiles, mais visible, au moins dans sa partie essentielle. François n'était pas coupable. Quelqu'un avait endossé ses vêtements et s'était fait passer pour lui, de même que quelqu'un s'était donné, pour agir, l'apparence de Stéphane ! Ah ! qu'importait le reste, les invraisemblances et les contradictions, les preuves et les certitudes ! Véronique n'y songeait même pas. Seule comptait l'innocence de son fils bien-aimé. Aussi se refusa-t-elle encore à lui rien révéler qui pût l'assombrir et gâter sa joie, et elle affirma : – Non, je n'ai pas vu ton grand-père. Honorine voulait le préparer à ma visite, mais les événements se sont précipités… – Et tu es restée seule dans l'île, ma pauvre maman ? Tu espérais donc m'y retrouver ? – Oui, fit-elle après une hésitation. – Tu étais seule, mais avec Tout-Va-Bien ? – Oui. Les premiers jours, je n'ai guère fait attention à lui. Ce n'est que ce matin que j'ai pensé à le suivre. – Et d'où vient le chemin qui vous a menés ici ? – C'est un souterrain dont l'issue est cachée entre deux pierres, non loin du jardin de Maguennoc. – Comment les deux îles communiquent donc ? – Oui, par la falaise, en dessous du pont. – Est-ce étrange ! Voilà ce que ni Stéphane, ni moi, ni personne, du reste, n'avait deviné… sauf cet excellent Tout-VaBien, pour retrouver son maître. Il s'interrompit, puis murmura : – Écoute… Mais au bout d'un instant, il reprit : – Non, ce n'est pas encore cela. Pourtant, il faut se presser. – Que dois-je faire ? – C'est facile, maman. En débouchant ce trou, j'ai constaté qu'on pourrait l'élargir suffisamment s'il était possible d'enlever encore les trois ou quatre pierres voisines. Mais celles-ci tiennent solidement, et il faudrait un outil quelconque. – Eh bien, je vais aller… – C'est cela, maman, retourne au Prieuré. Il y a, à gauche de la maison, au sous-sol, une sorte d'atelier où Maguennoc mettait ses instruments de jardinage. Tu y trouveras un petit pic, à manche très court. Apporte-le moi à la fin du jour. Cette nuit je travaillerai, et, demain matin, je t'embrasserai, maman. – Oh ! puisses-tu dire vrai ! – J'en réponds. Il ne nous restera plus qu'à délivrer Stéphane. – Ton professeur ? Sais-tu où il est enfermé ? – À peu près. Selon les indications que grand-père nous avait données, les souterrains comprendraient deux étages superposés, et la dernière cellule de chaque étage serait aménagée en prison. J'en occupe une. Stéphane doit occuper l'autre, audessous de moi. Ce qui me tourmente… – Ce qui te tourmente ? – Eh bien, voilà, c'est que, toujours selon grand-père, ces deux cellules étaient autrefois des chambres de supplice… des « chambres de mort », selon l'expression de grand-père. – Qu'est-ce que tu dis ? C'est effrayant ! – Pourquoi t'effrayer, maman ? Tu vois bien que l'on ne pense pas à me torturer. Seulement, à tout hasard, et ne sachant pas le sort réservé à Stéphane, je lui ai envoyé de quoi manger par l'entremise de Tout-Va-Bien, qui aura sûrement trouvé un passage. – Non, fit-elle. Tout-Va-Bien n'a pas compris. – Comment le sais-tu, maman ? – Il a cru que tu l'envoyais dans la chambre de Stéphane Maroux, et il a tout accumulé sous le lit. – Ah ! fit l'enfant avec inquiétude, qu'est-ce qu'a pu devenir Stéphane ? Et il ajouta aussitôt : – Tu vois, maman, il faut nous hâter, si nous voulons sauver Stéphane et nous sauver nous-mêmes. – Que redoutes-tu ? – Rien, si nous agissons vite. – Mais encore… – Rien, je t'assure. Il est certain que nous aurons raison de tous les obstacles. – Et s'il s'en présente d'autres… des dangers que nous ne pouvons prévoir ?… – C'est alors, dit François en riant, que ce quelqu'un qui doit venir arrivera et nous protégera. – Tu vois, mon chéri, tu admets toi-même la nécessité d'un secours… – Mais non, maman, j'essaie de te tranquilliser, mais il ne se passera rien. Voyons, comment veux-tu qu'un fils qui a retrouvé sa mère la perde de nouveau ? Est-ce admissible ? Dans la vie réelle peut-être, mais nous ne sommes pas dans la vie réelle, nous sommes en plein roman, et, dans les romans, cela s'arrange toujours. Demande à Tout-Va-Bien. N'est-ce pas, mon vieux, que nous aurons la victoire et que nous serons réunis et heureux ? C'est ton opinion, Tout-Va-Bien ? Alors, file mon vieux, et conduis maman. Moi, je rebouche le trou, au cas où on visiterait ma cellule. Et, surtout, n'essaie pas d'entrer quand il est bouché, hein, Tout-Va-Bien ? C'est alors qu'il y a du danger. Va, maman, et ne fais pas de bruit en revenant. L'expédition ne fut pas longue. Véronique trouva l'instrument. Quarante minutes après elle le rapportait et parvenait à le glisser dans la cellule. – Personne n'est encore venu, dit François, mais cela ne saurait tarder, et il est préférable que tu ne restes pas ici. J'ai du travail pour toute la nuit, peut-être, d'autant plus que je serai obligé de m'arrêter, à cause des rondes probables. Donc, je t'attends demain à sept heures. Ah ! à propos de Stéphane, j'ai réfléchi. Certains bruits que j'ai entendus, tout à l'heure, confirment mon idée qu'il est enfermé à peu près au-dessous de moi. L'ouverture qui éclaire ma cellule est trop étroite pour que je puisse passer. Dans l'endroit où tu es actuellement, y a-t-il une fenêtre assez large ? – Non, mais on peut l'élargir en ôtant les cailloux qui la rétrécissent. – Parfait. Tu trouveras dans l'atelier de Maguennoc une échelle en bambou, terminée par des crochets de fer, que tu pourras apporter facilement demain matin. Prends aussi quelques provisions et des couvertures, que tu laisseras dans un fourré, à l'entrée du souterrain. – Pour quoi faire, mon chéri ? – Tu le verras. J'ai mon plan. Adieu, maman, repose-toi bien et prends des forces. La journée sera peut-être dure. Véronique suivit le conseil de son fils. Le lendemain, pleine d'espoir, elle suivait de nouveau le chemin de la cellule. Cette fois-là, Tout-Va-Bien, repris par ses instincts d'indépendance, ne l'accompagnait pas. – Tout doucement, maman, dit François, si bas qu'elle l'entendit à peine, je suis surveillé de très près, et je crois qu'on se promène dans le couloir. D'ailleurs, mon travail est presque terminé, les pierres ne tiennent plus. En deux heures, j'aurai fini. Tu as l'échelle ? – Oui. – Enlève les cailloux de la fenêtre… ce sera du temps de gagné… car, vraiment, j'ai peur pour Stéphane… Surtout ne fais pas de bruit… Véronique s'éloigna. La fenêtre n'était guère élevée de plus d'un mètre au-dessus du sol, et les cailloux, comme elle le supposait, ne tenaient que par leur poids et par leur agencement. L'ouverture ainsi pratiquée se trouva fort large, et il lui fut aisé de passer en dehors l'échelle qu'elle avait apportée et de l'accrocher par ses crampons de fer au rebord inférieur. On dominait la mer de trente à quarante mètres, la mer toute blanche et gardée par les mille écueils de Sarek. Mais elle ne put voir le pied de la falaise, car il y avait au-dessous de la fenêtre un léger renflement de granit qui surplombait, et sur lequel l'échelle reposait au lieu de pendre tout à fait verticalement. « Cela aidera François », pensa-t-elle. Cependant le péril de l'entreprise lui semblait grand, et elle se demanda si elle ne devait pas se risquer elle-même à la place de son fils. D'autant plus que François, somme toute, avait pu se tromper, que la cellule de Stéphane n'était peut-être pas là, ou qu'on n'y pouvait peut-être pas pénétrer par quelque orifice analogue. En ce cas, que de temps perdu ! Que de dangers inutiles pour l'enfant ! Elle éprouvait à ce moment un tel besoin de dévouement, un tel désir d'affirmer sa tendresse par des actes immédiats, que, sans réfléchir, elle prit sa résolution, comme on accepte du premier coup un devoir qu'on ne peut pas ne pas accomplir. Rien ne l'arrêta, ni l'examen de l'échelle dont les crochets insuffisamment ouverts n'agrippaient pas toute l'épaisseur du rebord, ni la vue du gouffre, qui lui donnait l'impression que tout allait se dérober sous elle. Il fallait agir. Elle agit. Ayant épinglé sa jupe, elle enjamba la paroi, se retourna, s'appuya sur le rebord, tâta l'abîme, et trouva un des échelons. Tout son être tremblait. Son cœur battait dans sa poitrine à toute volée, comme le marteau d'une cloche. Cependant, elle eut l'audace folle de saisir les deux montants de l'échelle et de descendre. Ce ne fut pas long. Il y avait vingt barreaux, elle le savait. Elle les compta. Au vingtième, elle regarda vers sa gauche, et murmura, avec une joie indicible : – Oh ! François… mon chéri… Elle avait aperçu, à un mètre d'elle tout au plus, un renfoncement, un creux qui paraissait l'entrée d'une grotte taillée en pleine falaise. Elle articula : – Stéphane… Stéphane… mais d'une voix si faible que Stéphane Maroux, s'il était là, ne pouvait l'entendre. Elle hésita quelques secondes, mais ses jambes fléchissaient, elle n'avait plus la force ni de remonter ni de rester suspendue. S'aidant de quelques aspérités, et déplaçant ainsi l'échelle, au risque de la décrocher, elle réussit, par une sorte de miracle dont elle avait conscience, à saisir un silex qui pointait hors du granit, et à mettre le pied dans la grotte. Avec une énergie farouche, elle fit un effort suprême, et, d'un élan qui rétablit son équilibre, elle entra. Tout de suite, elle avisa quelqu'un couché sur de la paille et qui était attaché par des cordes. La grotte était petite, peu profonde, surtout dans sa partie supérieure, orientée vers le ciel plutôt que vers la mer, et devait apparaître de loin comme une simple anfractuosité de falaise. Au bord, nul ressaut ne la limitait. La lumière y pénétrait sans obstacle. Véronique s'approcha. L'homme ne bougea pas. Il dormait. Elle s'inclina sur lui, et, bien qu'elle ne le reconnût pas d'une façon certaine, il lui sembla qu'un souvenir se dégageait de ce passé ténébreux où s'évanouissent peu à peu toutes les images de notre enfance. Celle-ci ne lui était sûrement pas familière, – figure douce, aux traits réguliers, aux cheveux blonds, rejetés en arrière, au front large et pâle, figure un peu féminine qui rappelait à Véronique le visage charmant d'une amie de couvent morte avant la guerre. D'une main adroite elle défit les liens qui serraient les deux poignets. Sans se réveiller encore, l'homme tendit les bras, comme s'il se fût prêté à une opération déjà effectuée, coutumière, et qui ne le dérangeait pas nécessairement de son sommeil. On devait ainsi le libérer de temps en temps, pour manger peut-être, et la nuit, car il finit par murmurer : – Déjà… mais je n'ai pas faim… et il fait jour… Cette réflexion l'étonna lui-même. Il entrouvrit les yeux, et, tout de suite, il se dressa à demi, afin de voir la personne qui était là, devant lui, pour la première fois sans doute en plein jour. Il ne fut pas très surpris, pour cette raison que la réalité ne dut pas lui apparaître aussitôt. Il crut probablement qu'il était le jouet d'un rêve et d'une hallucination, et il dit à mi-voix : – Véronique… Véronique… Un peu gênée sous le regard de Stéphane, elle acheva de défaire les liens, et, quand il eut senti nettement sur ses mains et autour de ses jambes captives les mains de la jeune femme, il comprit le merveilleux événement de cette présence, et il dit d'une voix altérée : – Vous !… Vous !… Est-ce possible ? Oh ! dites une parole… une seule… Est-il possible que ce soit vous ?… Presque en lui-même, il reprit : – C'est elle… c'est bien elle… la voici… Et aussitôt avec anxiété : – Vous … La nuit… les autres nuits… ce n'était pas vous qui veniez ? c'était une autre, n'est-ce pas ? une ennemie ? Ah ! pardon, de vous demander cela… Mais c'est que… je ne me rends pas compte… Par où êtes-vous venue ? – Par là, dit-elle en montrant la mer. – Oh ! fit-il, quel prodige ! Il la regardait avec des yeux éblouis comme on regarderait quelque vision descendue du ciel, et les circonstances étaient si étranges qu'il ne songeait pas à réprimer l'ardeur de son regard. Elle répéta, toute confuse : – Oui, par là… c'est François qui m'a indiqué… – Je ne parlais pas de lui, dit-il. Vous ici, j'étais sûr qu'il était libre. – Pas encore, dit-elle, mais dans une heure il le sera. Un long silence commença qu'elle interrompit pour masquer son trouble : – Il sera libre… vous le verrez… mais il ne faudra pas l'effrayer… il y a des choses qu'il ignore… Elle s'aperçut qu'il écoutait non pas les paroles prononcées, mais la voix qui les prononçait, et que cette voix devait le plonger dans une sorte d'extase, car il se taisait et souriait. Alors elle sourit aussi et l'interrogea, l'obligeant ainsi à répondre. – Vous avez tout de suite dit mon nom. Vous me connaissiez, n'est-ce pas ? Moi-même il me semble qu'autrefois… Oui, vous me rappelez une de mes amies qui est morte… – Madeleine Ferrand ? – Oui, Madeleine Ferrand. – Je vous rappelle aussi peut-être le frère de cette amie, un collégien timide qui venait souvent au parloir et qui vous contemplait de loin… – Oui, oui, affirma-t-elle… En effet, je me souviens… Nous avons même causé plusieurs fois… Vous rougissiez… Oui, oui, c'est cela… vous vous appeliez Stéphane… Mais ce nom de Maroux ?… – Madeleine et moi, nous n'étions pas du même père. – Ah ! dit-elle, voilà ce qui m'a trompée. Elle lui tendit la main. – Eh bien, Stéphane, puisque nous sommes de vieux amis et que la connaissance est faite de nouveau, nous remettrons tous nos souvenirs à plus tard. Pour l'instant, il n'y a rien de plus pressé que de partir. Vous en avez la force ? – La force, oui, je n'ai pas trop souffert… Mais comment s'en aller d'ici ? – Par le même chemin que j'ai pris pour y venir… Une échelle qui communique avec le couloir supérieur des cellules… Il s'était levé. – Vous avez eu le courage ?… la témérité ?… dit-il, se rendant compte enfin de ce qu'elle avait osé faire. – Oh ! ce n'était pas bien difficile, déclara-t-elle. François était si inquiet ! Il prétend que vous occupez tous les deux d'anciennes chambres de torture… des chambres de mort… On eût dit que ces mots le sortaient violemment d'un rêve, et qu'il s'apercevait tout à coup que c'était folie de parler dans de telles circonstances. – Allez-vous-en ! François a raison… Ah ! si vous saviez ce que vous risquez ! Je vous en prie… je vous en prie… Il était hors de lui, comme bouleversé par un péril imminent. Elle voulut le calmer, mais il la supplia : – Une seconde de plus, c'est peut-être votre perte. Ne restez pas ici… Je suis condamné à mort, et à la mort la plus terrible. Regardez le sol sur lequel nous sommes… cette espèce de plancher… Mais non, c'est inutile… Ah ! Je vous en prie… partez… – Avec vous, fit-elle. – Oui, avec moi. Mais que vous soyez sauvée d'abord… Elle résista et prononça fermement : – Pour que nous soyons sauvés l'un et l'autre, Stéphane, il faut avant tout du calme. Ce que j'ai fait tout à l'heure en venant, nous ne pourrons le refaire qu'en mesurant tous nos gestes et en maîtrisant notre émotion… Êtes-vous prêt ?… – Oui, dit-il, dominé par sa belle assurance. – Alors, suivez-moi. Elle s'avança jusqu'au bord même de l'abîme et se pencha. – Tenez ma main, dit-elle, pour que je ne perde pas l'équilibre. Elle se retourna, se plaqua contre la falaise et tâta la paroi de sa main libre. Ne sentant pas l'échelle, elle se renversa un peu. L'échelle s'était déplacée. Sans doute lorsque Véronique, d'un élan peut-être trop brusque, avait pris pied dans la grotte, le crochet de fer du montant de droite avait glissé, et l'échelle ne tenant plus que par l'autre crochet, avait oscillé comme un pendule. Les échelons du bas se trouvaient maintenant hors de portée. Chapitre 8 L'angoisse Si Véronique avait été seule, elle eût eu un de ces mouvements de défaillance auxquels sa nature, pour vaillante qu'elle fût, ne pouvait se soustraire devant l'acharnement du destin. Mais, en face de Stéphane, qu'elle pressentait plus faible, et certainement épuisé par sa captivité, elle eut l'énergie de se contraindre, et elle annonça comme un incident très simple : – L'échelle a basculé… on ne peut plus l'atteindre. Stéphane la regarda avec stupeur. – En ce cas… en ce cas… vous êtes perdue. – Pourquoi serions-nous perdus ? demanda-t-elle en souriant. – Il n'y a plus de fuite possible. – Comment ? Mais si. Et François ? – François ? – Certes. D'ici une heure au plus, François aura réussi à s'évader, et, voyant l'échelle et le chemin que j'ai pris, il nous appellera. Nous l'entendrons facilement. Il n'y a qu'à patienter. – Patienter ! dit-il avec effroi… Attendre une heure ! Mais durant cette heure, il est hors de doute que l'on viendra. La surveillance est continuelle. – Eh bien, nous nous tairons. Il désignait la porte que trouait un guichet. – Et ce guichet, dit-il, chaque fois ils l'ouvrent. Ils nous verront à travers le grillage. – Il y a un volet. Fermons-le. – Ils entreront. – Alors ne le fermons pas, et gardons toute notre confiance, Stéphane. – C'est pour vous que j'ai peur. – Il ne faut avoir peur ni pour moi ni pour vous… Au pis aller, nous sommes de taille à nous défendre, ajouta-t-elle en lui montrant un revolver qu'elle avait pris à la panoplie de son père et qui ne la quittait pas. – Ah ! dit-il, ce que je crains, c'est que nous n'ayons même pas à nous défendre. Ils ont d'autres moyens. – Lesquels ? Il ne répliqua pas. Il avait jeté vers le sol un regard rapide, et Véronique, un instant, examina la structure bizarre de ce sol. Tout autour, formant le cercle au long des parois, c'était le granit lui-même, inégal et rugueux. Mais, dans ce granit, était inscrit un vaste carré dont on voyait, des quatre côtés, la fente profonde qui l'isolait, et dont les poutres qui le composaient étaient usées, creusées de rides, crevassées et tailladées, massives, cependant, et puissantes. Le quatrième côté suivait presque le bord de l'abîme. Vingt centimètres tout au plus l'en séparaient. – Une trappe ? dit-elle en frissonnant. – Non, non, ce serait trop lourd, affirma-t-il. – Alors ? – Je ne sais pas. Ce n'est rien, sans doute, que le vestige d'une chose d'autrefois qui ne fonctionne plus. Pourtant… – Pourtant ?… – Cette nuit… ce matin plutôt, il y a eu des craquements là, en dessous… On aurait dit des essais, tout de suite interrompus, d'ailleurs, car il y a si longtemps !… Non, cela ne fonctionne plus, et ils ne peuvent pas s'en servir, eux. – Qui, eux ? Sans attendre sa réponse, elle reprit : – Écoutez, Stéphane, nous avons quelques moments devant nous, peut-être plus courts que nous le supposons. D'une minute à l'autre François sera libre et viendra à notre secours. Profitons du répit pour nous dire ce qu'il est bon que chacun de nous apprenne. Expliquons-nous tranquillement. Aucun danger immédiat ne nous menace. Ce ne sera pas du temps perdu. Véronique affectait une sécurité qu'elle n'éprouvait pas. Que François s'évadât, elle n'en voulait point douter, mais qui pouvait affirmer que l'enfant s'approcherait de la fenêtre et apercevrait le crampon de l'échelle suspendue ? Ne voyant pas sa mère, n'aurait-il pas l'idée, au contraire, de suivre le souterrain et de courir jusqu'au Prieuré ? Cependant, elle se domina, sentant la nécessité de l'explication qu'elle sollicitait, et tout de suite, après s'être assise sur un ressaut de granit qui formait comme un siège, elle commença par mettre Stéphane au courant des événements dont elle avait été le témoin et l'un des principaux acteurs, depuis que ses recherches l'avaient conduite à la cabane abandonnée où gisait le cadavre de Maguennoc. Récit terrifiant que Stéphane écouta sans une interruption, mais avec une épouvante que marquaient ses gestes de révolte et l'expression désespérée de son visage. La mort de M. d'Hergemont, surtout, et celle d'Honorine l'accablèrent. À l'un comme à l'autre il s'était vivement attaché. – Voilà, Stéphane, dit Véronique, quand elle eut raconté les angoisses qu'elle avait subies après le supplice des sœurs Archignat, la découverte du souterrain et son entretien avec François, voilà tout ce qu'il est utile que vous connaissiez. Tout ce que j'ai caché à François, vous deviez le savoir, pour que nous puissions lutter contre nos ennemis. Il hocha la tête. – Quels ennemis ? dit-il. Moi aussi, et malgré vos explications, je pose la question même que vous m'adressiez. J'ai l'impression que nous sommes jetés dans un grand drame qui se joue depuis des années, depuis des siècles, et auquel nous ne sommes mêlés qu'à l'heure du dénouement, à l'heure où se produit le cataclysme formidable qu'ont préparé des générations d'hommes. Je me trompe peut-être. Peut-être ne s'agit-il que d'une série incohérente d'événements sinistres et de coïncidences absurdes au milieu desquels nous sommes ballottés, sans qu'il nous soit possible d'invoquer d'autre raison que la fantaisie du hasard. En réalité, je ne sais rien de plus que vous. Les mêmes ténèbres m'enveloppent. Les mêmes douleurs et les mêmes deuils me frappent. Tout cela n'est que folie, convulsions désordonnées, soubresauts insolites, crimes de sauvages, furie des temps barbares. Véronique l'approuva : – Oui, des temps barbares, et c'est là ce qui me déconcerte le plus et qui m'impressionne tellement ! Quel lien y a-t-il entre le passé et le présent, entre nos persécuteurs d'aujourd'hui et les hommes qui habitaient jadis ces cavernes et dont l'action se prolonge jusqu'à nous de façon si incompréhensible ? À quoi se rapportent toutes ces légendes, que je ne connais d'ailleurs qu'à travers le délire d'Honorine et la détresse des sœurs Archignat ? Ils parlaient à voix basse, l'oreille toujours tendue. Stéphane écoutait les bruits du couloir. Véronique regardait du côté de la falaise dans l'espoir d'entendre le signal de François. – Légendes bien compliquées, dit Stéphane, traditions obscures où il faut renoncer à déterminer ce qui est superstition et ce qui pourrait être vérité. De ce fatras de commérages, tout au plus est-il possible de dégager deux courants d'idées, celles qui ont rapport à la prédiction des trente cercueils, et celles qui concernent l'existence d'un trésor ou plutôt d'une pierre miraculeuse. – On considère donc comme une prédiction, fit Véronique, ces quelques mots que j'ai lus sur le dessin de Maguennoc et que j'ai retrouvés sur le Dolmen-aux-Fées ? – Oui, une prédiction qui remonte à une époque indéterminée et qui, depuis des siècles, domine toute l'histoire et toute la vie de Sarek. De tout temps on a cru qu'un jour viendrait où, dans un espace de douze mois, les trente écueils principaux qui entourent l'île, et qu'on appelle les trente cercueils, auraient leurs trente victimes, mortes de mort violente, et que, parmi ces trente victimes, il y aurait quatre femmes qui mourraient en croix. C'est une tradition établie, indiscutable, qu'on se passe de père en fils, et qui n'a pas d'incrédules. Elle trouve sa forme dans ce vers et dans cet hémistiche de l'inscription du Dolmenaux-Fées : Pour les trente cercueils, trente victimes… et, Quatre femmes en croix… – Soit, mais on a vécu tout de même et de façon normale, paisible. Pourquoi l'explosion de la peur a-t-elle eu lieu cette année, subitement ? – Cela provient beaucoup de Maguennoc. Maguennoc était un être bizarre, assez mystérieux, à la fois sorcier et rebouteux, guérisseur et charlatan, connaissant le cours des astres, les vertus des plantes et que l'on consultait volontiers sur les choses du passé les plus lointaines, comme sur celles de l'avenir. Or, Maguennoc annonçait depuis peu que l'année 1917 serait l'année fatidique. – Pourquoi ? – Intuition, peut-être, pressentiment, divination, subconscience, choisissez l'explication à votre guise. Pour Maguennoc, qui ne dédaignait pas les pratiques de la magie la plus archaïque, il vous répondait vol d'oiseau ou entrailles de poule. Cependant sa prophétie s'appuyait sur quelque chose de plus sérieux. Il prétendait, et cela suivant des témoignages recueillis dans son enfance auprès des vieilles gens de Sarek, que, au début du siècle dernier, la dernière ligne de l'inscription sur le Dolmen-aux-Fées n'était pas encore effacée et que l'on pouvait lire ce vers qui rimait avec les « femmes en croix » Dans l'île Sark, en l'an quatorze et trois… « L'an quatorze et trois, c'est l'an dix-sept, et l'affirmation devint, ces derniers temps, d'autant plus impressionnante pour Maguennoc et pour ses amis que le nombre total se divisait en deux nombres, et que précisément en 1914 éclata la guerre. De ce jour, Maguennoc prit une importance croissante, et, de plus en plus sûr de ses prévisions, et de plus en plus inquiet, d'ailleurs, il annonça même que sa mort, suivie de la mort de M. d'Hergemont, serait le signal des catastrophes. Et l'année 1917 arriva, provoquant à Sarek une véritable terreur. Les événements approchaient. – Cependant… cependant…, observa Véronique, tout cela était absurde. – Absurde, en effet, mais tout cela prit une signification singulièrement troublante le jour où Maguennoc put confronter les bribes de prédictions gravées sur le Dolmen, et la prédiction complète ! – Il y parvint donc ? – Oui. Il découvrit sous les ruines de l'abbaye, dans un amas de pierres qui avaient formé autour comme une chambre protectrice, un vieux missel, abîmé, rongé, usé, mais où il y avait cependant quelques pages en bon état, – une, surtout, qui est celle que vous avez vue, ou plutôt dont vous avez vu la copie dans la cabane abandonnée. – Copie faite par mon père ? – Par votre père, comme toutes celles que renferme le placard de son cabinet de travail. M. d'Hergemont, rappelez-vous, aimait à dessiner, à faire des aquarelles. Il copia la page enluminée, mais en ne reproduisant de la prédiction en vers qui accompagnait le dessin que les mots inscrits sur le Dolmen-auxFées. – Et comment expliquez-vous cette ressemblance entre la femme crucifiée et moi ? – Je n'ai jamais eu entre les mains l'original, que Maguennoc avait communiqué à M. d'Hergemont, et qu'il gardait jalousement dans sa chambre. Mais M. d'Hergemont prétendait que cette ressemblance existait. En tout cas, il l'accentuait sur son dessin, malgré lui, se souvenant de tout ce que vous aviez souffert, et par sa faute, disait-il. – Peut-être aussi, murmura Véronique, se sera-t-il rappelé cette autre prédiction faite jadis à Vorski : « Tu périras de la main d'un ami, et ta femme mourra sur la croix. » Alors, n'estce pas ? cette coïncidence étrange l'aura frappé… au point même qu'il inscrivit en tête mes initiales de jeune fille : V. d'H ?… Et elle ajouta, d'une voix plus basse : – Et tout s'est passé selon les termes de l'inscription… Ils se turent. Comment n'auraient-ils pas songé à ces termes eux-mêmes, aux mots tracés, depuis des siècles, sur la page du missel et sur la pierre du dolmen ? Si le destin n'avait encore offert aux trente cercueils de Sarek que vingt-sept victimes, estce que les trois dernières n'étaient pas là toutes prêtes à compléter l'holocauste, toutes trois enfermées, toutes trois captives au pouvoir des sacrificateurs ? Et si, au sommet de la butte, près du Grand-Chêne, ne se dressait encore qu'un triangle de croix, la quatrième n'allait-elle pas surgir bientôt pour une quatrième condamnée ? – François tarde beaucoup, prononça Véronique, au bout d'un instant. Elle s'approcha de l'abîme. L'échelle n'avait pas bougé, toujours inaccessible. Stéphane dit à son tour : – Les autres vont venir à ma porte… Il est étonnant qu'ils ne soient pas encore venus. Mais ils ne voulaient pas s'avouer mutuellement leur anxiété ; et Véronique reprit, d'une voix calme : – Et le trésor ? La Pierre-Dieu ? – L'énigme n'est guère moins obscure, dit Stéphane, et elle ne repose également que sur un vers de l'inscription, le dernier : La Pierre-Dieu qui donne mort ou vie. « Qu'est-ce que c'est que cette Pierre-Dieu ? La tradition veut que ce soit une pierre de miracle, et, selon M. d'Hergemont, c'est là une croyance qui remonterait aux époques les plus lointaines. De tout temps, à Sarek, on a cru à l'existence d'une pierre capable d'opérer des prodiges. Au Moyen Age, on venait avec des enfants chétifs et difformes, que l'on étendait durant des jours et des nuits sur cette pierre, et qui se relevaient sains de corps et robustes. Les femmes stériles recouraient utilement au même remède, ainsi que les vieillards, que les blessés et tous les dégénérés. Seulement, il arriva que le lieu du pèlerinage subit des changements, la pierre, toujours suivant la tradition, ayant été déplacée, et même, selon quelques-uns, ayant disparu. Au XVIIIe siècle, c'était le Dolmenaux-Fées que l'on vénérait, et l'on y exposait encore parfois les enfants scrofuleux. – Mais, dit Véronique, la pierre avait également des propriétés malfaisantes, puisqu'elle donnait la mort comme la vie ? – Oui, si l'on y touchait à l'insu de ceux qui avaient mission de la garder et de l'honorer. Mais sur ce point le mystère se complique encore, puisqu'il est question aussi d'une pierre précieuse, d'une sorte de bijou fantastique qui dégage des flammes, brûle ceux qui le portent, et leur fait subir le supplice de l'enfer. – C'est ce qui serait advenu à Maguennoc, d'après Honorine… fit observer Véronique. – Oui, répondit Stéphane, mais là nous entrons dans le présent. Jusqu'ici, je vous ai parlé du passé fabuleux, des deux légendes, de la prédiction et de la Pierre-Dieu. L'aventure de Maguennoc ouvre la période actuelle, qui d'ailleurs est à peine moins ténébreuse que l'ancienne. Qu'est-il arrivé à Maguennoc ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Il y avait déjà une huitaine de jours qu'il demeurait à l'écart, sombre et sans tra- vailler, lorsqu'un matin il fit irruption dans le bureau de M. d'Hergemont en hurlant : « – J'y ai touché !… Je suis perdu !… J'y ai touché !… Je l'ai prise dans ma main… Elle me brûlait comme du feu, mais j'ai voulu la garder… Ah ! voilà des jours qu'elle me ronge les os. C'est l'enfer ! l'enfer ! » Et il nous montra la paume de sa main, toute brûlée, comme dévorée par un cancer. On voulut le soigner. Mais il semblait absolument fou, et il bégayait : « – C'est moi la première victime… Le feu va me monter jusqu'au cœur… Et, après moi, ce seront les autres… « Le soir même, d'un coup de hache, il se tranchait la main. Une semaine plus tard, après avoir jeté l'effroi dans l'île de Sarek, il s'en allait. » – Où allait-il ? – En pèlerinage à la chapelle du Faouët, près de l'endroit où vous l'avez trouvé mort. – Qui l'a tué, selon vous ? – Certainement un des êtres qui correspondaient entre eux par les signaux inscrits le long de la route, un des êtres qui vivent cachés dans les cellules, et qui poursuivent une entreprise que j'ignore. – Ceux qui vous ont attaqués, François et vous, par conséquent ? – Oui, et qui, aussitôt après, se servant des vêtements qu'ils nous avaient dérobés auparavant, ont joué le rôle de François et le mien. – Dans quel but ? – Pour pénétrer plus facilement dans le Prieuré, et puis, en cas d'insuccès, pour dérouter les recherches. – Mais, depuis qu'ils vous gardent ici, vous ne les avez pas vus ? – Je n'ai vu, ou plutôt entr'aperçu, qu'une femme. Elle vient la nuit. Elle m'apporte à manger et à boire, me délie les mains, relâche un peu les liens qui serrent mes jambes, et revient deux heures après. – Elle vous a parlé ? – Une seule fois, la première nuit, à voix basse, et pour me dire que, si j'appelais, si je criais, ou si j'essayais de fuir, François paierait pour moi… – Cependant, au moment de l'attaque, vous n'avez pas pu discerner ?… – Je n'en sais pas plus que François à ce propos. – Et rien ne faisait prévoir cette agression ? – Rien. Le matin, M. d'Hergemont reçut, au sujet de l'enquête qu'il poursuivait sur tous ces faits, deux lettres importantes. L'une de ces lettres, écrite par un vieux noble châtelain de Bretagne, connu pour ses attaches royalistes, était accompa- gnée d'un document curieux trouvé par lui dans les papiers de son arrière-grand-père : le plan de cellules souterraines que les Chouans occupaient jadis à Sarek. C'étaient évidemment ces mêmes demeures druidiques dont parlent les légendes. Le plan indiquait l'entrée sur les Landes-Noires et marquait deux étages, tous deux terminés par une chambre de supplice. François et moi, nous sommes donc partis en exploration, et c'est au retour que nous avons été attaqués. – Et, depuis, vous n'avez fait aucune découverte ? – Aucune. – Mais François m'a cependant parlé d'un secours qu'il attendait… quelqu'un qui avait promis son assistance ? – Oh ! un enfantillage, une idée de François qui se rattache précisément à la seconde lettre reçue le même matin par M. d'Hergemont. – Et il s'agissait ?… Stéphane ne répondit pas aussitôt. Certains symptômes lui donnaient à croire qu'on les épiait à travers la porte. Mais, s'étant approché du judas, il ne vit personne dans la partie opposée du couloir. – Ah ! dit-il, si l'on doit nous secourir, qu'on se hâte ! D'une minute à l'autre ils vont venir, eux. – Il y a donc réellement une aide possible ? – Oh ! fit-il, nous ne devons pas y attacher beaucoup d'importance, mais tout de même c'est assez bizarre. Vous savez que Sarek a eu plusieurs fois la visite d'officiers ou de commissaires chargés d'explorer les abords de l'île, où pouvait se dissimuler quelque station de sous-marins. La dernière fois, le délégué spécial, venu de Paris, le capitaine Patrice Belval1, un mutilé de la guerre, entra en relations avec M. d'Hergemont, qui lui raconta la légende de Sarek et les appréhensions que nous commencions, malgré tout, à éprouver. C'était au lendemain du départ de Maguennoc. Ce récit intéressa si vivement le capitaine Belval qu'il promit d'en parler à un de ses amis de Paris, un gentilhomme espagnol ou portugais, don Luis Perenna, un être extraordinaire, paraît-il, capable de débrouiller les énigmes les plus compliquées et de mener à bien les entreprises les plus audacieuses. « Quelques jours après le départ du capitaine Belval, M. d'Hergemont recevait de ce don Luis Perenna la lettre dont je vous ai parlé, et dont, malheureusement, il ne nous lut que le début : « Monsieur, je considère l'incident de Maguennoc comme assez grave et vous prie, à la moindre alerte nouvelle, de télégraphier à Patrice Belval. Si j'en crois certains symptômes, vous êtes au bord de l'abîme. Mais vous seriez au fond même de cet abîme que vous n'auriez rien à craindre, si je suis averti à temps. À partir de cette minute-là, je réponds de tout, quoi qu'il arrive, alors même que tout vous semblerait perdu et que tout même serait perdu. « Quant à l'énigme de la Pierre-Dieu, elle est enfantine, et je m'étonne vraiment qu'avec les données très suffisantes que vous avez fournies à Belval on puisse la considérer une seconde comme inexplicable. Voici en quelques mots ce qui a intrigué tant de générations d'hommes… » 1 Voir le Triangle d'Or. – Eh bien ? fit Véronique avide de savoir. – Comme je vous l'ai dit, M. d'Hergemont ne nous a pas communiqué la fin de la lettre. Il l'a lue devant nous, en murmurant d'un air stupéfait : « Est-ce possible ?… Mais oui, mais oui, c'est cela… Quel prodige ! » Et comme nous l'interrogions, il nous a répondu « Je vous mettrai au courant ce soir, mes enfants, à votre retour des Landes-Noires. Sachez seulement que cet homme, vraiment extraordinaire, il n'y a pas d'autre mot, me révèle, sans plus de façon et sans plus de renseignements, le secret de la Pierre-Dieu et l'endroit exact où elle se trouve, et si logiquement qu'aucune hésitation n'est possible. » – Et le soir ? – Le soir, François et moi, nous étions enlevés et M. d'Hergemont était assassiné. Véronique réfléchit. – Qui sait, dit-elle, si on n'a pas voulu lui dérober cette lettre si importante ? Car enfin le vol de la Pierre-Dieu me semble être le seul motif qui puisse expliquer toutes les machinations dont nous sommes les victimes. – Je le crois aussi, mais M. d'Hergemont, sur la recommandation de don Luis Perenna, a déchiré la lettre devant nous. – De sorte que, en fin de compte, ce don Luis Perenna n'a pas été prévenu. – Non. – Cependant, François… – François ignore la mort de son grand-père, et ne doute pas, par conséquent, que M. d'Hergemont, constatant sa disparition à lui, François, et la mienne, n'en ait averti don Luis Perenna, lequel, dans ce cas, ne pourrait tarder. En outre François a un autre motif d'attendre. – Sérieux ? – Non. François est encore très enfant. Il a lu beaucoup de livres d'aventures qui ont fait travailler son imagination. Or le capitaine Belval lui a raconté sur son ami Perenna des choses si fantastiques, il le lui a montré sous un jour si étrange, que François est persuadé que don Luis Perenna n'est autre qu'Arsène Lupin. D'où une confiance absolue, et la certitude qu'en cas de danger l'intervention miraculeuse se produirait à la minute même où elle serait nécessaire. Véronique ne put s'empêcher de sourire… – C'est un enfant, en effet, mais les enfants ont de ces intuitions dont il faut tenir compte… Et puis, cela lui donne du courage et de la bonne humeur. À son âge, comment aurait-il supporté l'épreuve s'il n'avait pas eu cet espoir ? L'angoisse remontait en elle. Tout bas, elle dit : – N'importe d'où vienne le salut, pourvu qu'il vienne à temps, et que mon fils ne soit pas la victime de ces êtres effrayants ! Ils gardèrent un long silence. L'ennemi invisible et présent pesait sur eux de tout son poids formidable. Il était partout, maître de l'île, maître des demeures souterraines, maître des landes et des bois, maître de la mer environnante, maître des dolmens et des cercueils. Il rattachait aux époques monstrueuses du passé les heures actuelles, aussi monstrueuses. Il continuait l'histoire selon les rites d'autrefois, et frappait les coups mille fois annoncés. – Mais pourquoi ? Dans quel but ? Qu'est-ce que tout cela veut dire ? demandait Véronique avec découragement. Quel rapport établir entre ceux d'aujourd'hui et ceux de jadis ? Comment expliquer que l'œuvre soit reprise, et selon les mêmes moyens barbares ? Et après un nouveau silence elle prononçait, car, au fond d'elle, par-delà les mots échangés et les problèmes insolubles, l'obsédante pensée ne cessait de la poursuivre : – Ah ! si François était là ! Si nous étions tous les trois à combattre ! Que lui est-il arrivé ? Qu'est-ce qui le retient dans sa cellule ? Un obstacle imprévu ? … C'était au tour de Stéphane de la réconforter : – Un obstacle ? Pourquoi cette supposition ? Il n'y a pas d'obstacle… Seulement le travail est long… – Oui, oui, vous avez raison… le travail est long et difficile… Ah ! je suis sûre que lui, il ne se décourage pas ! Quelle belle humeur ! Quelle confiance ! » Une mère et un fils qui se sont retrouvés ne peuvent plus être séparés l'un de l'autre, me disaitil. On peut encore nous persécuter, mais nous désunir, jamais. En dernier ressort, nous serons vainqueurs. » Il disait vrai, n'est-ce pas Stéphane ? N'est-ce pas, je n'ai pas retrouvé mon fils pour le perdre ?… Non, non, ce serait trop injuste, et il n'est pas admissible… Stéphane la regarda, étonné qu'elle s'interrompît. Véronique écoutait. – Qu'y a-t-il ? fit Stéphane. – Des bruits…, dit-elle. Comme elle, il écouta. – Oui…, oui… en effet… – C'est peut-être François que nous entendons, dit-elle… C'est peut-être là-haut… Elle allait se lever. Il la retint. Non, c'est un bruit de pas dans le couloir… – Alors ?… Alors ?… dit Véronique. Ils se contemplaient éperdus, sans prendre de décision, ne sachant que faire… Le bruit se rapprochait. L'ennemi ne devait se douter de rien, car les pas étaient ceux d'une personne qui ne dissimule point son approche. Stéphane prononça lentement : – Il ne faut pas qu'on me voie debout… Je vais reprendre ma place… Vous attacherez mes liens à peu près… Ils demeurèrent hésitants, comme s'ils avaient l'espoir absurde que le danger s'éloignerait de lui-même. Et puis soudain, s'arrachant à cette sorte de stupeur qui la paralysait, Véronique se détermina. – Vite… les voilà… étendez-vous… Il obéit. En quelques secondes, elle replaça les cordes sur lui et autour de lui ainsi qu'elles les avait trouvées, mais sans prendre la peine de les nouer. – Tournez-vous du côté de la roche, dit-elle, cachez vos mains… elles vous dénonceraient. – Et vous ? – Ne craignez rien. Elle se baissa et s'allongea contre la porte, dont le judas, barré de lames de fer, formait saillie dans l'intérieur, de telle façon qu'on ne pouvait la voir. Au même moment, dehors, l'ennemi s'arrêta. Malgré l'épaisseur de la porte, Véronique entendit le froissement d'une robe. Et au-dessus d'elle, on regarda. Minute effrayante ! le moindre indice donnait l'éveil. « Ah ! pensa Véronique, pourquoi reste-t-elle ? Y a-t-il quelque preuve de ma présence ?… mes vêtements ?… » Elle songea que ce devait être plutôt Stéphane, dont l'attitude ne semblait pas naturelle, ou dont les liens n'avaient point leur aspect ordinaire. Et tout à coup il y eut un mouvement dehors, et l'on siffla légèrement à deux reprises. Alors, de la partie lointaine du couloir, il arriva un autre bruit de pas, qui s'agrandit dans le silence solennel et qui vint s'arrêter comme le premier derrière la porte. Des paroles furent échangées. On se concertait. Par petits gestes, Véronique avait atteint sa poche. Elle sortit son revolver et posa son doigt sur la détente. Si l'on entrait, elle se dressait et tirait coup sur coup, sans hésiter. La moindre hésitation, n'eût-ce pas été la perte de François ? Chapitre 9 La chambre de mort Le calcul était juste à condition que la porte s'ouvrît à l'extérieur, et que les ennemis fussent aussitôt à découvert. Véronique examina donc le battant, et, subitement, constata qu'il y avait en bas, contrairement à toute logique, un gros verrou solide et massif. Allait-elle s'en servir ? Elle n'eut pas le temps de réfléchir aux avantages ou aux inconvénients de ce projet. Elle avait entendu un cliquetis de clefs, et, presque en même temps, le bruit d'une clef qui heurtait la serrure. La vision très nette de ce qui pouvait advenir frappa Véronique. Devant l'irruption des agresseurs, désemparée, gênée dans ses mouvements, elle viserait mal et ses coups ne porteraient pas. En ce cas on refermerait la porte, et, sans tarder, on courrait à la cellule de François. Cette idée l'affola, et l'acte qu'elle accomplit fut instinctif et immédiat. D'un geste, elle poussa le verrou du bas. D'un autre geste, s'étant dressée à demi, elle rabattit le volet de fer sur le guichet. Un loquet se déclencha. On ne pouvait plus ni entrer ni regarder. Tout de suite elle comprit l'absurdité de cet acte, qui ne mettait pas d'obstacle aux menaces de l'ennemi. Stéphane, qui avait bondi jusqu'auprès d'elle, le lui dit : – Mon Dieu, qu'avez-vous fait ? Ils ont bien vu que je ne bougeais pas, et ils savent que je ne suis pas seul. – Justement, dit-elle, essayant de se défendre. Ils vont essayer de démolir cette porte, ce qui nous donnera tout le temps nécessaire. – Le temps nécessaire à quoi ? – À notre fuite. – Comment ? – François va nous appeler… François… Elle n'acheva pas. Ils entendaient maintenant le bruit des pas qui s'éloignaient rapidement dans les profondeurs du couloir. Aucun doute : l'ennemi, sans se soucier de Stéphane, dont l'évasion ne lui semblait pas possible, l'ennemi se rendait à l'étage supérieur des cellules. Ne pouvait-il pas supposer, d'ailleurs, qu'il y avait accord entre les deux amis, et que c'était l'enfant qui se trouvait dans la cellule de Stéphane et qui avait barricadé la porte ? Véronique avait donc précipité les événements dans le sens qu'elle redoutait pour tant de motifs : là-haut, François serait surpris au moment même où il se disposait à fuir. Elle fut atterrée. – Pourquoi suis-je venue ici ? murmura-t-elle. Il eût été si simple de l'attendre ! À nous deux nous vous sauvions en toute certitude… Dans la confusion de son esprit une idée passa ; n'avait-elle pas voulu hâter la délivrance de Stéphane parce qu'elle connaissait l'amour de cet homme ? et n'était-ce pas une curiosité indigne qui l'avait jetée dans cette entreprise ? Idée affreuse, qu'elle écarta aussitôt en disant : – Non, il fallait venir. C'est le destin qui nous persécute. – Ne le croyez pas, dit Stéphane, tout s'arrangera pour le mieux. – Trop tard ! dit-elle en hochant la tête. – Pourquoi ? qui nous prouve que François n'ait pas quitté la cellule ? Vous le supposiez vous-même tout à l'heure… Elle ne répondit pas. Son visage se contractait, tout pâle. À force de souffrir elle avait acquis une sorte d'intuition du mal qui la menaçait. Or, le mal était partout. Les épreuves recommençaient, plus terribles que les premières. – La mort nous environne, dit-elle. Il tenta de sourire. – Vous parlez comme parlaient les gens de Sarek. Vous avez les mêmes peurs… – Ils avaient raison d'avoir peur. Et, vous-même, vous sentez bien l'horreur de tout cela. Elle s'élança vers la porte, tira le verrou, essaya d'ouvrir, mais que pouvait-elle contre ce battant massif que renforçaient des plaques de fer ? Stéphane lui saisit le bras. – Un instant… Écoutez… On dirait… – Oui, fit-elle, c'est là-haut qu'ils frappent… au-dessus de nous… dans la cellule de François… – Mais non, mais non, écoutez… Un long silence, et puis des coups résonnèrent dans l'épaisseur de la falaise. C'était au-dessous d'eux. – Les mêmes coups que j'ai entendus ce matin, dit Stéphane avec effarement… le même travail dont je vous ai parlé… Ah ! je comprends !… – Quoi ! Que voulez-vous dire ?… Les coups se répétaient à intervalles égaux, puis ils cessèrent, et ce fut alors un bruit sourd, ininterrompu, avec des grincements plus aigus et des craquements subits. Cela ressemblait à l'effort d'une machine que l'on met en marche, d'un de ces cabestans qui servent au bord de la mer à remonter les barques. Véronique écoutait, dans l'attente éperdue de ce qui allait advenir, cherchant à deviner, épiant quelque indice dans les yeux de Stéphane, qui se tenait devant elle et qui la regardait comme on regarde au moment du péril une femme que l'on aime. Et soudain elle chancela et dut s'appuyer d'une main à la paroi. On eût dit que la grotte, que la falaise tout entière, bougeait dans l'espace. – Oh ! murmura-t-elle, est-ce moi qui tremble ainsi ?… Estce la peur qui me secoue des pieds à la tête ? Violemment, elle prit les deux mains de Stéphane et lui demanda : – Répondez… je veux savoir… Il ne répondit pas. Il n'y avait point de peur dans ses yeux mouillés de larmes, rien qu'un amour immense, un désespoir sans bornes. Il ne pensait qu'à elle. D'ailleurs, était-ce nécessaire qu'il expliquât ce qui se passait, et la réalité ne s'offrait-elle pas elle-même à mesure que les secondes s'écoulaient ? Étrange réalité, sans rapport avec les faits habituels, en dehors de tout ce que l'imagination peut inventer dans le domaine du mal ; étrange réalité dont Véronique, qui commençait à en percevoir les symptômes, se refusait encore à tenir compte. Comme une trappe, mais une trappe qui fonctionnerait à l'inverse, le carré d'énormes solives, placé au milieu de la grotte, se soulevait en pivotant autour de l'axe immobile qui constituait sa charnière le long de l'abîme. Le mouvement, presque insensible, était celui d'un énorme couvercle qui s'ouvre, et cela formait déjà comme un tremplin qui montait du bord jusqu'au fond de la grotte, tremplin de pente très faible encore et où l'on gardait facilement son équilibre… Au premier instant, Véronique crut que le but de l'ennemi était de les écraser entre le plancher implacable et le granit de la voûte. Mais, presque aussitôt, elle comprit que l'abominable machine, en se dressant comme un pont-levis qu'on referme, avait comme mission de les précipiter dans l'abîme. Et cette mission, elle l'accomplirait inexorablement. Le dénouement était fatal, inéluctable. Quoi qu'ils tentassent, quels que fussent leurs efforts pour se cramponner, il arriverait une minute où le tablier du pont-levis serait debout, tout droit, partie intégrante de la falaise abrupte. – C'est affreux… c'est affreux…, murmura-t-elle. Leurs mains ne s'étaient pas désunies. Stéphane pleurait silencieusement. Elle gémit : – Rien à faire, n'est-ce pas ? – Rien, dit-il. – Cependant, il y a de l'espace autour de ce plancher. La grotte est ronde. Nous pourrions… – L'espace est trop petit. Si l'on essayait de se mettre entre l'un des trois côtés de ce carré et les parois on serait broyé. Tout cela est calculé. J'y ai réfléchi souvent. – Alors ? – Il faut attendre. – Quoi ? Qui ? – François. – Oh ! François, dit-elle avec un sanglot, peut-être est-il condamné lui aussi… Ou bien peut-être nous cherche-t-il et vat-il tomber dans quelque piège. En tout cas, je ne le verrai pas… Et il ne saura rien. Et il n'aura même pas vu sa mère avant de mourir… Elle serra fortement les mains du jeune homme et lui dit : – Stéphane, si l'un de nous échappe à la mort, – et je souhaite que ce soit vous… – Ce sera vous, dit-il avec conviction. Je m'étonne même que l'ennemi vous inflige mon supplice. Mais, sans doute, ignore-t-il que c'est vous qui êtes ici. – Cela m'étonne aussi, fit Véronique… un autre supplice m'est réservé, à moi… Mais que m'importe, si je ne dois plus revoir mon fils ! Stéphane, je vous le confie, n'est-ce pas ? Je sais déjà tout ce que vous avez fait pour lui… Le plancher continuait à monter très lentement, avec une trépidation inégale et des sursauts brusques. La pente s'accentuait. Encore quelques minutes et ils n'auraient plus le loisir de parler librement, dans le calme. Stéphane répondit : – Si je survis, je vous jure de mener ma tâche jusqu'au bout. Je vous le jure en souvenir… – En souvenir de moi, dit-elle fermement, en souvenir de la Véronique que vous avez connue… et que vous avez aimée. Il la regarda passionnément : – Vous savez donc ? – Oui, et je vous le dis franchement. J'ai lu votre journal… Je connais votre amour… et je l'accepte… Elle sourit tristement. – Pauvre amour que vous offriez à celle qui était absente… et que vous offrez maintenant à celle qui va mourir… – Non, non, dit-il avidement, ne croyez pas cela… Le salut est proche peut-être… je le sens, mon amour ne fait pas partie du passé, mais de l'avenir. Il voulut lui baiser les mains. – Embrassez-moi, dit-elle, en lui tendant son front. Chacun d'eux avait dû poser l'un de ses pieds au bord de l'abîme, sur la ligne étroite de granit que suivait le quatrième côté du tremplin. Ils s'embrassèrent gravement. – Tenez-moi bien, dit Véronique. Elle se renversa le plus possible, en levant la tête, et appela d'une voix étouffée : – François… François… Mais il n'y avait personne à l'orifice supérieur. L'échelle y pendait toujours par un de ses crampons, hors de portée. Véronique se pencha au-dessus de la mer. À cet endroit le renflement de la falaise avait moins de saillie, et elle vit, entre les récifs couronnés d'écume, un petit lac aux eaux dormantes, toutes paisibles, et si profondes que l'on n'en discernait pas le fond. Elle pensa que la mort serait plus douce là que sur les récifs aux pointes aiguës, et elle dit à Stéphane, dans un besoin subit d'en finir et de se soustraire à l'agonie trop lente : – Pourquoi attendre le dénouement ? mieux vaut mourir que cette torture… – Non, non, s'écria-t-il, révolté à l'idée que Véronique pût disparaître. – Vous espérez donc ? – Jusqu'à la dernière seconde, puisqu'il s'agit de vous. – Je n'espère plus, dit-elle. Aucun espoir non plus ne le soutenait, mais il eût tant voulu endormir le mal de Véronique, et garder pour lui tout le poids de l'épreuve suprême ! La montée continuait. La trépidation avait cessé, et la pente du plancher s'accentuait, atteignant déjà le bas du guichet, à mihauteur de la porte. Mais il y eut comme un déclenchement brusque, un choc violent, et tout le guichet fut recouvert. Il devenait impossible de se tenir debout. Ils s'étendirent dans le sens de l'inclinaison, en s'arcboutant des pieds sur la bande de granit. Deux secousses encore se produisirent, amenant chaque fois une poussée plus forte de l'extrémité supérieure. Le haut de la paroi du fond fut atteint, et l'énorme machine se rabattit peu à peu, en suivant la voûte vers l'ouverture de la grotte. Très nettement, on pouvait voir qu'elle s'encastrerait de façon exacte dans cette ouverture et qu'elle la fermerait hermétiquement, à la manière d'un pont-levis. Le roc avait été taillé pour que la funèbre besogne s'accomplît sans laisser de place au hasard. Ils ne prononçaient pas une parole. Les mains jointes, ils étaient résignés. Leur mort prenait le caractère d'un événement décrété par le destin. Dans les profondeurs des siècles, la machine avait été construite, puis reconstruite sans doute, réparée, mise au point, et, le long des siècles, elle avait, mue par d'invisibles bourreaux, donné la mort à des coupables, à des criminels, à des innocents, à des hommes d'Armorique, de Gaule, de France ou de race étrangère. Prisonniers de guerre, moines sacrilèges, paysans persécutés, chouans, bleus, soldats de la Révolution, un à un, le monstre les avait jetés à l'abîme. Aujourd'hui, c'était leur tour. Ils n'avaient même pas cet amer soulagement que l'on trouve dans la haine et dans la fureur. Qui haïr ? Ils mouraient au milieu des ténèbres les plus épaisses, sans qu'un visage ennemi se dégageât de cette nuit implacable. Ils mouraient pour l'accomplissement d'une œuvre qu'ils ignoraient, pour faire nombre, aurait-on pu dire, et pour que fussent exécutées d'absurdes prophéties, des volontés imbéciles, comme les ordres donnés par des dieux barbares et formulés par des prêtres fanatiques. Ils étaient, chose inouïe, les victimes de quelque sacrifice expiatoire, de quelque holocauste offert aux divinités d'une religion sanguinaire ! Le mur se dressait derrière eux. Encore quelques minutes, il serait vertical. Le dénouement approchait. Plusieurs fois Stéphane dut retenir Véronique. Une terreur croissante troublait l'esprit de la jeune femme. Elle eût voulu se précipiter… – Je vous en prie, balbutiait-elle, laissez-moi… je souffre trop… Elle n'eût pas retrouvé son fils que, jusqu'au bout, elle fût restée maîtresse d'elle-même. Mais l'image de François la bouleversait. L'enfant devait être captif également… on devait le torturer et l'immoler comme sa mère sur l'autel des dieux exécrables. – Non, non, il va venir, affirmait Stéphane… Vous serez sauvée… je le veux… j'en suis sûr… Elle répondit avec égarement : – Il est enfermé comme nous… on le brûle avec des torches… on le perce à coups de flèches… on lui déchire la chair… Ah ! mon pauvre petit ! … – Il va venir, mon amie… Il vous l'a dit, rien ne peut séparer une mère et un fils qui se sont retrouvés… – C'est dans la mort que nous nous sommes retrouvés… c'est la mort qui nous réunira. Et que ce soit tout de suite !… Je ne veux pas qu'il souffre… La douleur était trop forte. D'un effort elle dégagea ses mains des mains de Stéphane et fit un mouvement pour s'élancer. Mais aussitôt elle se renversa contre le pont-levis en poussant, de même que Stéphane, un cri de stupeur. Quelque chose avait passé devant leurs yeux, puis avait disparu. Cela venait du côté gauche. – L'échelle… c'est l'échelle… n'est-ce pas ? murmura Stéphane. – Oui, c'est François… dit Véronique, haletante de joie et d'espoir… Il est sauvé… Il vient nous secourir… À ce moment le mur de supplice était presque droit. Il frémissait sous leurs épaules, implacable. La grotte n'existait plus derrière eux. Ils appartenaient à l'abîme, tout au plus accrochés à une étroite corniche. Véronique se pencha de nouveau. L'échelle revint, puis s'immobilisa, assujettie au moyen de ses deux crampons. En haut, au creux de l'orifice, il y avait un visage d'enfant, et cet enfant souriait et gesticulait. – Maman, maman… vite… L'appel était pressant et passionné. Les deux bras se tendaient vers le groupe. Véronique gémit : – Ah ! c'est toi… c'est toi, mon chéri… Vite, maman, je tiens l'échelle… Vite… il n'y a aucun danger… – Je viens, mon chéri… me voici… Elle avait saisi le montant le plus proche. Cette fois, aidée par Stéphane, elle n'eut pas de mal à s'établir sur le dernier échelon. Mais elle lui dit : – Et vous, Stéphane ? Vous me suivez, n'est-ce pas ? – J'ai le temps, dit-il, hâtez-vous… – Non, promettez-moi… – Je vous le jure, hâtez-vous… Elle gravit quatre échelons et s'arrêta en disant : – Vous venez, Stéphane ? Déjà il s'était retourné contre la falaise et avait engagé la main gauche dans une étroite fissure qui demeurait entre le pont-levis et le roc. Sa main droite atteignit l'échelle, et il put poser le pied sur le barreau inférieur. Il était sauvé, lui aussi. Avec quelle allégresse Véronique franchit l'espace ! Que le vide s'ouvrît au-dessous d'elle, est-ce que cela pouvait lui importer, alors que son fils était là, qu'il l'attendait, et qu'elle allait enfin le serrer contre elle ! – Me voici… me voici…, disait-elle… me voici, mon chéri. Rapidement elle engagea sa tête et ses épaules dans la fenêtre. L'enfant l'attira. Elle enjamba le rebord. Enfin elle était auprès de son fils ! Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. – Ah !… maman !… Est-ce possible ! maman !… Mais elle n'avait pas refermé ses bras sur lui qu'elle se rejeta un peu en arrière. Pourquoi ? Elle ne savait pas. Une gêne inexplicable arrêtait son effusion. – Viens, viens, dit-elle en l'entraînant au plein jour de la fenêtre ; viens, que je te regarde. L'enfant se laissa faire. Elle l'examina deux ou trois secondes, pas davantage, et, tout à coup, avec un sursaut d'épouvante proféra : – C'est donc toi ? C'est donc toi l'assassin ? Horreur ! Elle retrouvait le visage même du monstre qui avait tué devant elle M. d'Hergemont et Honorine ! – Tu me reconnais donc ? ricana-t-il. Au ton même de l'enfant, Véronique comprit son erreur. Celui-là n'était pas François, mais l'autre, celui qui avait joué son rôle infernal avec les vêtements habituels de François. Il ricana de nouveau. – Ah ! tu commences à te rendre compte, madame ! n'est-ce pas, tu me reconnais ? La figure exécrable se contractait, devenait méchante, cruelle, animée de l'expression la plus vile. – Vorski !… Vorski !…, bégaya Véronique… C'est Vorski que je reconnais en toi… Il éclata de rire. – Pourquoi pas ?… Crois-tu que je vais renier papa comme tu l'as renié ? – Le fils de Vorski ?… son fils !… répétait Véronique. – Mon Dieu ! oui, son fils !… Que veux-tu ? il avait bien le droit d'avoir deux fils, ce brave homme ! Moi d'abord, et puis le doux François. – Le fils de Vorski ! dit une fois encore Véronique. – Et un rude gaillard, madame, je te le jure, digne de son papa, élevé dans les bons principes. Je te l'ai déjà montré, hein ? Mais ce n'est pas fini… nous n'en sommes qu'au début… Tiens, veux-tu que je t'en donne une nouvelle preuve ? Regarde donc un peu ce nigaud de précepteur… Non, mais regarde comment ça va quand je m'en mêle ! … D'un bond il fut à la fenêtre. La tête de Stéphane apparaissait. L'enfant saisit un caillou et frappa de toutes ses forces, repoussant le fugitif. Véronique, qui avait hésité au premier moment, ne comprenant pas la menace, s'élança et saisit le bras de l'enfant. Trop tard. La tête disparut. Les crampons de l'échelle sortirent du rebord. On entendit un grand bruit, puis tout en bas le bruit d'une chute dans l'eau. Aussitôt Véronique courut à la fenêtre. L'échelle flottait sur la partie que l'on pouvait apercevoir du petit lac, immobile dans son cadre de récifs. Rien n'indiquait l'endroit où Stéphane était tombé. Aucun remous. Aucune ride. Elle appela. – Stéphane ! … Stéphane ! … Nulle réponse. Le grand silence de l'espace, où la brise se tait, où la mer s'endort. – Ah ! misérable, qu'est-ce que tu as fait ? articula Véronique. – Pleure pas, la dame, dit-il… le sieur Stéphane élevait ton fils comme une mazette. Allons, il faut rire. Si on s'embrassait ? Veux-tu, la dame à papa ? Voyons, quoi, tu fais une tête ! Tu me détestes donc, hein ? Il s'approchait, les bras tendus. Vivement elle braqua sur lui son revolver. – Va-t'en…, va-t'en, ou je te tue comme une bête enragée. Va-t'en… La figure de l'enfant se fit encore plus sauvage. Il recula pas à pas, en grinçant : – Ah ! tu me paieras ça, jolie dame ! Comment ! Je vais pour t'embrasser… je suis plein de bons sentiments…, et tu veux faire le coup de feu ? Tu me le paieras avec du sang… du beau sang rouge qui coule… du sang… du sang… On eût dit que ce mot lui était agréable à prononcer. Il le répéta plusieurs fois, puis, de nouveau, lança un éclat de rire mauvais, et il s'enfuit par le tunnel qui conduisait au Prieuré, en criant : – Le sang de ton fils, maman Véronique… le sang de ton François bien-aimé… Chapitre 10 L'évasion Frissonnante, indécise, Véronique écouta jusqu'à ce que le dernier pas eût retenti. Que faire ? Le meurtre de Stéphane avait détourné un instant sa pensée de François, et voilà qu'elle était reprise d'angoisse. Qu'était devenu son fils ? Devait-elle le rejoindre au Prieuré et le défendre contre les dangers qui le menaçaient ? – Voyons, voyons, dit-elle, je perds la tête… Quoi ! réfléchissons… Il y a quelques heures François me parlait à travers les murs de sa prison… car c'était bien lui alors… c'était bien François qui, la veille, saisissait ma main et la caressait de ses baisers… Une mère ne se trompe pas, et je frémissais de tendresse et d'amour… Mais depuis… depuis ce matin, n'a-t-il pas quitté sa prison ? Elle demeura songeuse, et ensuite prononça lentement : – C'est cela… voilà ce qui s'est passé… En bas, à l'étage inférieur, Stéphane et moi, nous avons été surpris. Aussitôt, alerte. Le monstre, le fils de Vorski, est monté précisément pour surveiller François. Il a trouvé la cellule vide, et, apercevant l'ouverture pratiquée, il a rampé jusqu'ici. Oui, c'est cela… Sinon, par quel chemin serait-il venu ?… Arrivé ici, il a eu l'idée de courir à la fenêtre, pensant bien qu'elle donnait sur la mer et qu'elle avait été choisie pour l'évasion de François… Tout de suite il a vu les crampons de l'échelle. Puis, se penchant, il m'a vue, moi, il m'a reconnue, et il m'a appelée… Et maintenant… maintenant il se dirige vers le Prieuré où inévitablement, il rencontrera François… Cependant, Véronique ne bougeait point. Elle avait l'intuition que le danger n'était pas du côté du Prieuré, mais ici même, du côté des cellules. Elle se demandait si, réellement, François avait pu s'enfuir, et si, avant que sa tâche ne fût terminée, il n'avait pas été surpris par l'autre et frappé par lui. Doute affreux ! Elle se baissa vivement, et, constatant que l'ouverture avait été élargie, voulut passer à son tour. Mais l'issue, tout au plus suffisante pour un enfant, était trop étroite pour elle, et ses épaules furent arrêtées. Elle s'obstina, néanmoins, déchira son corsage, se meurtrit la chair aux saillies du roc, et, enfin, à force de patience et de tâtonnements, réussit à se glisser. La cellule était vide. Mais la porte était ouverte sur les couloirs opposés, et Véronique eut l'impression, l'impression – l'impression seulement, car il ne venait de la fenêtre qu'une faible lumière – que quelqu'un sortait de la cellule par cette porte ouverte. Et elle gardait, de cette vision si confuse d'une silhouette qu'elle n'avait pour ainsi dire pas vue, la certitude que c'était une femme qui se cachait là, dans le couloir, une femme surprise par son irruption inattendue. – C'est leur complice, pensa Véronique. Elle est montée avec l'enfant qui a tué Stéphane, et, sans doute, a-t-elle emmené François… Peut-être même François est-il encore là, tout près de moi, tandis qu'elle me surveille… Cependant, les yeux de Véronique s'accoutumaient à la demi-obscurité, et elle vit distinctement qu'il y avait sur le battant de la porte, lequel s'ouvrait à l'intérieur, une main de femme qui tirait doucement. – Pourquoi ne ferme-t-elle pas d'un coup ? se demanda Véronique, pourquoi, puisqu'elle veut évidemment mettre cette barrière entre nous ? La réponse, Véronique la connut en entendant, sous le battant, le grincement d'un caillou qui faisait obstacle. L'obstacle supprimé, la porte serait close. Sans hésitation, Véronique s'avança, saisit une énorme poignée de fer et tira vers elle. La main disparut, mais l'effort adverse continua. Il devait y avoir aussi une poignée de l'autre côté. Tout de suite un coup de sifflet retentit. La femme demandait du secours. Et, presque en même temps, dans le couloir, à quelque distance de la femme, un cri : – Maman ! Maman ! Ah ! ce cri, avec quelle émotion profonde Véronique l'entendit ! Son fils, son vrai fils l'appelait, son fils encore prisonnier, mais vivant ! Quelle joie surhumaine ! – Me voici, mon petit. – Vite maman, ils m'ont attaché, et le sifflet, c'est leur signal… on va venir. – Me voici… je te sauverai avant !… Elle ne doutait pas du dénouement. Il lui semblait que ses forces n'avaient pas de bornes et que rien ne pourrait résister à la tension exaspérée de tout son être. De fait, l'adversaire faiblissait, abandonnait peu à peu du terrain. L'ouverture devenait plus grande, et subitement la lutte fut terminée. Véronique passa. La femme avait fui déjà dans le couloir et tirait l'enfant par une corde, pour le contraindre à marcher malgré les liens qui l'attachaient. Vaine tentative ! Elle y renonça aussitôt. Véronique était près d'elle, le revolver au poing. La femme lâcha l'enfant et se redressa dans la clarté qui provenait des cellules ouvertes. Elle était vêtue de laine blanche, avec une cordelière autour de la taille, les bras à demi nus, le visage encore jeune, mais flétri, maigre et ridé. Sa chevelure était blonde, coupée de mèches blanches. Ses yeux brillaient de fureur haineuse. Les deux femmes se regardaient, sans un mot, comme deux ennemis qui se sont mesurés et entre lesquels la bataille recommencera. Triomphante, Véronique souriait presque, d'un sourire de défi. À la fin, elle dit : – Si vous touchez du bout du doigt à mon enfant, je vous tue. Partez. La femme n'avait pas peur. Elle semblait réfléchir, et prêtait l'oreille dans l'attente d'un secours. Rien ne venait. Alors, elle baissa les yeux vers François et fit un mouvement comme pour ressaisir sa proie. – N'y touchez pas ! reprit Véronique avec violence. N'y touchez pas, ou je tire ! La femme haussa les épaules et scanda : – Pas de menaces. Si j'avais voulu le tuer, ton enfant, ce serait déjà fait. Mais son heure n'est pas venue, et ce n'est pas par moi qu'il doit mourir. Malgré elle, Véronique murmura, toute frémissante : – Par qui doit-il mourir ? – Par mon fils. Tu sais… celui que tu viens de voir. – C'est votre fils, l'assassin… le monstre ! … – C'est le fils de… – Taisez-vous ! taisez-vous ! ordonna Véronique, comprenant que cette femme avait été la maîtresse de Vorski et craignant qu'elle ne fît quelque révélation devant François… Taisezvous, ce nom-là ne doit pas être prononcé. – Il le sera quand il le faudra, dit la femme. Ah ! si j'ai souffert par toi, Véronique, c'est à ton tour, et tu n'en es qu'au début ! … – Va-t'en, cria Véronique, l'arme toujours braquée. – Pas de menaces, encore une fois. – Va-t'en ou je tire. Sur la tête de mon fils, je le jure. La femme recula, inquiète quand même. Mais un nouvel accès de rage la souleva. Impuissante, elle porta ses deux poings en avant, et articula d'une voix rauque et saccadée : – Je me vengerai… tu verras ça, Véronique… La croix…, comprends-tu… la croix est dressée… tu es la quatrième… Quelle vengeance ! Ses poings secs et noueux s'agitaient. Elle dit encore : – Ah ! comme je te hais ! Quinze ans de haine ! Mais la croix me vengera… C'est moi, c'est moi qui t'attacherai là-haut… La croix est dressée… tu verras… la croix est dressée… Elle s'en alla lentement, toute droite, sous la menace du revolver. – Maman, ne la tue pas, n'est-ce pas ? murmura François, devinant le combat qui se livrait dans l'âme de sa mère. Véronique sembla se réveiller et répondit : – Non, non, ne crains rien… Cependant, on devrait peutêtre… – Oh ! je t'en prie, laisse-la, maman, et allons-nous-en. Elle le souleva dans ses bras, avant même que la femme eût disparu, le pressa contre elle et l'emporta jusqu'à la cellule, comme s'il n'eût pas pesé plus qu'un petit enfant. – Maman…, maman…, disait-il. – Oui, mon chéri, ta maman, et personne ne t'arrachera plus à moi, je te le jure. Sans se soucier des blessures que la pierre lui faisait, elle se glissa, presque d'un coup cette fois, par la fente que François avait pratiquée dans le mur, puis elle attira l'enfant, et seulement alors elle prit le temps de le délivrer de ses liens. – Plus de danger ici, dit-elle, du moins pour le moment, puisque l'on ne peut guère nous attaquer que par cette cellule et que je saurai bien en défendre l'issue. Ah ! de quelle étreinte ils se serrèrent l'un contre l'autre ! Aucun obstacle ne séparait maintenant leurs lèvres et leurs bras. Ils se voyaient, ils se regardaient à même les yeux. – Mon Dieu ! que tu es beau, mon François, disait Véronique. Elle ne lui trouvait point de ressemblance avec l'enfant meurtrier, et s'étonnait qu'Honorine eût pu les confondre l'un avec l'autre. Et elle ne se lassait pas d'admirer la noblesse, la franchise et la douceur de son visage. – Et toi, ma maman, disait-il, supposes-tu donc que j'imaginais une mère aussi belle que toi ? Non, pas même dans mes rêves, quand tu m'apparaissais sous l'aspect d'une fée. Et cependant Stéphane m'a souvent raconté… Elle l'interrompit : – Dépêchons-nous, mon chéri, il faut nous mettre à l'abri de leurs poursuites. Il faut s'en aller. – Oui, dit-il, et surtout s'en aller de Sarek. J'ai combiné un plan de fuite qui doit forcément réussir. Mais, avant tout, Stéphane… qu'est-il devenu ? J'ai entendu au-dessous de ma cellule le bruit dont je t'ai parlé, et je crains… Sans répondre à sa question, elle l'entraîna par la main. – J'ai beaucoup de choses à te révéler, mon chéri, des choses douloureuses que tu ne dois plus ignorer. Mais tout à l'heure… Pour l'instant, il faut nous réfugier au Prieuré. Cette femme va chercher du secours et nous poursuivre. – Mais elle n'était pas seule, maman, quand elle est entrée brusquement dans ma cellule et qu'elle m'a surpris en train de creuser le mur. Quelqu'un l'accompagnait… – Un enfant, n'est-ce pas ? Un garçon de ta taille ? – Je ne l'ai guère vu. Ils se sont jetés sur moi, la femme et lui, ils m'ont attaché et porté dans le couloir, puis la femme est partie un moment, et, lui, il est revenu vers la cellule. Il connaît donc maintenant ce tunnel et l'issue qui débouche au Prieuré. – Oui, je sais, mais nous aurons facilement raison de lui, et nous boucherons cette issue. – Mais il reste le pont, qui relie les deux îles, objecta François. – Non, dit-elle, je l'ai incendié. Le Prieuré est absolument isolé. Ils marchaient rapidement, Véronique pressant l'allure, François un peu inquiet des paroles que prononçait sa mère. – Oui, oui…, disait-il, je me rends compte, en effet, qu'il y a beaucoup de choses que j'ignore, et que tu m'as cachées pour ne pas m'effrayer, maman. Ainsi ce pont que tu as brûlé… Avec l'essence préparée, n'est-ce pas ? et comme c'était convenu avec Maguennoc en cas de péril ?… On te menaçait donc aussi, et la lutte avait commencé contre toi, maman ? Et puis certaines paroles que cette femme a prononcées avec tant de haine !… Et puis… et puis surtout, qu'est devenu Stéphane ? Dans ma cellule, tout à l'heure, ils ont parlé de lui, à voix basse… Tout cela me tourmente… Je ne vois pas non plus l'échelle que tu avais apportée… – Je t'en prie, mon chéri, ne perdons pas un instant. La femme aura trouvé du secours… On est sur nos traces. L'enfant s'arrêta net. – Quoi ? Tu entends quelque chose ? – On marche. – Tu es sûr ? – On marche à notre rencontre… – Ah ! fit-elle sourdement, c'est l'assassin qui revient du Prieuré… Elle tâta son revolver, prête à tout. Mais soudain elle poussa François vers un coin d'ombre qui s'ouvrait à sa droite et qui était formé par l'amorce d'un de ces tunnels, probablement obstrués, qu'elle avait remarqués en venant. – Là… là…, dit-elle, nous serons bien… il ne nous verra pas. Le bruit se rapprochait. – Renfonce-toi, dit-elle, et pas un mouvement… L'enfant murmura : – Qu'est-ce que tu as à la main ? Ton revolver… Ah ! maman, tu ne vas pas tirer ?… – Je devrais… je devrais…, dit Véronique. C'est un tel monstre ! … C'est comme sa mère… j'aurais dû… nous regretterons peut-être… Et elle ajouta, presque à son insu : – Il a tué ton grand-père. – Ah ! maman… maman… Elle le soutint pour qu'il ne tombât point, et, dans le silence, elle entendit les pleurs de l'enfant qui sanglotait contre elle, et qui balbutiait : – N'importe… ne tire pas… maman… – Le voilà…, mon chéri… tais-toi… le voilà… regarde-le… L'autre passa. Il marchait lentement, un peu courbé, l'oreille aux aguets. Il parut à Véronique exactement de la même grandeur que son fils, et, cette fois, en le regardant de façon plus attentive, elle ne s'étonna pas trop qu'Honorine et M. d'Hergemont se fussent trompés, car il existait réellement des points de ressemblance qu'avait dû accentuer le port du béret rouge dérobé à François. Il s'éloigna. – Tu le connais ? demanda Véronique. – Non, maman. – Tu es certain de ne l'avoir jamais vu ? – Certain. – Et c'est bien lui qui s'est jeté sur toi, dans la cellule, avec la femme ? – Je n'en doute pas, maman. Il m'a même frappé au visage, sans raison, avec une véritable haine. – Ah ! dit-elle, tout cela est incompréhensible. Quand donc échapperons-nous à ce cauchemar ! – Vite, maman, le chemin est libre. Profitons-en. Sous la lumière, elle vit qu'il était tout pâle, et elle sentit sa main glacée dans la sienne. Pourtant il lui sourit d'un air heureux. Ils repartirent, et, bientôt, après avoir franchi le pan de falaise qui réunissait les deux îles, et remonté les escaliers, ils débouchaient en plein air, à droite du jardin de Maguennoc. Le jour commençait à baisser. – Nous sommes sauvés, dit Véronique. – Oui, objecta l'enfant, mais à condition que l'on ne puisse pas nous rejoindre par le même chemin. Il s'agit donc de le barrer. – Comment ? – Attends-moi, je vais chercher des instruments au Prieuré. – Oh ! non, ne nous quittons pas, François. – Allons-y ensemble, maman. – Et si l'ennemi arrive pendant ce temps ? Non, il faut défendre cette sortie. – Alors, aide-moi, maman… Un examen rapide leur montra que l'une des deux pierres qui faisaient voûte au-dessus de l'entrée n'avait pas de racines bien profondes. Ils n'eurent point de mal, en effet, à l'ébranler d'abord, puis à la déchausser. La pierre tomba en travers de l'escalier, et fut aussitôt recouverte par un éboulis de terre et de cailloux qui rendait le passage sinon impraticable du moins difficile. – D'autant que nous restons là, dit François, jusqu'à ce que nous puissions mettre mon projet à exécution. Et, sois tranquille, maman, l'idée est bonne, et nous ne sommes pas loin du but. D'ailleurs, avant tout, ils reconnurent que le repos était nécessaire. L'un et l'autre, ils étaient épuisés. – Étends-toi, maman…, tiens, ici… il y a un tapis de mousse, sous ce rocher qui surplombe et qui forme une vraie niche. Tu y seras comme une reine, à l'abri de la fraîcheur. – Ah ! mon chéri, mon chéri, murmura Véronique tout heureuse… L'heure était venue pour eux de s'expliquer, et Véronique n'hésita pas à le faire. Le chagrin de l'enfant, en apprenant la mort de tous ceux qu'il aimait et de tous ceux qu'il avait connus, s'atténuerait de toute la joie qu'il éprouvait à retrouver sa mère. Elle parla donc sans réticence, le berçant contre elle, essuyant ses larmes, sentant bien qu'elle suffisait à remplacer toutes les affections et toutes les amitiés perdues. La mort de Stéphane, surtout, le frappa : – Mais, est-ce bien sûr, disait-il, car enfin rien ne nous prouve qu'il se soit noyé. Stéphane nage parfaitement… et alors… Mais oui, mais oui, maman, il ne faut pas désespérer… au contraire… Tiens, voici justement un ami qui vient toujours aux heures sombres pour affirmer que tout n'est pas perdu. Tout-Va-Bien, en effet, arrivait en trottinant. La vue de son maître n'eut pas l'air de le surprendre. Rien ne surprenait ToutVa-Bien outre mesure. Les événements se succédaient toujours pour lui suivant un ordre naturel qui ne le dérangeait ni dans ses habitudes ni dans ses occupations. Les larmes seules lui semblaient dignes d'une attention particulière. Or, Véronique et François ne pleuraient pas. – Tu vois, maman, Tout-Va-Bien est de mon avis, rien n'est perdu… mais, en vérité, mon vieux Tout-Va-Bien, tu as du flair. Hein ! qu'aurais-tu dit si nous avions quitté l'île sans toi ? Véronique regarda son fils. – Quitter l'île ? – Certes, et le plus tôt possible. C'est là mon projet, qu'en dis-tu ? – Mais comment s'en aller ? – En barque. – Il y en a une par ici ? – La mienne. – Où ? – Tout près d'ici, à la pointe même de Sarek. – On peut donc descendre ? La falaise est à pic, cependant. – C'est à l'endroit même où elle est le plus abrupte, un endroit qu'on appelle la Poterne. C'est ce nom qui nous a intrigués, Stéphane et moi. Une poterne, cela indique une entrée, une sortie. Or, nous avons fini par apprendre qu'au Moyen Age, du temps même des moines, l'îlot du Prieuré était entouré de remparts. Il était donc à supposer qu'il y avait eu là une poterne qui commandait une issue vers la mer. Et, de fait, après quelques recherches effectuées avec Maguennoc, nous avons découvert, dans le plateau de la falaise, comme une faille, une dépression remplie de sable, et maintenue, de place en place, par de véritables murs en gros moellons. Un sentier tourne au milieu, avec des marches et des fenêtres du côté de la mer, et conduit jusqu'à une petite baie. C'est l'issue de la poterne. Nous l'avons remise en état, et ma barque est suspendue au pied de la falaise. Le visage de Véronique se transformait. – Mais alors, nous sommes sauvés, cette fois ! – Sans le moindre doute. – Et l'ennemi ne peut pas venir par là ? – Comment ? – Il dispose du canot automobile. – S'il n'est pas venu, c'est qu'il ne connaît ni cette baie ni cette descente, lesquelles sont invisibles du large, et défendues, d'ailleurs, par mille pointes de récifs. – Et qui nous empêche de partir tout de suite ? – La nuit, maman. Si bon marin que je sois, si habitué à toutes les passes qui permettent de s'éloigner de Sarek, je ne suis pas du tout sûr de ne pas échouer sur quelque écueil. Non, il faut attendre le jour. – Comme c'est long ! – Quelques heures de patience, maman. Et nous sommes ensemble ! Dès l'aube, on s'embarque, et nous commençons par suivre le pied de la falaise jusqu'au dessous des cellules. Là, nous recueillons Stéphane qui, forcément, nous attend sur quelque plage, et nous filons tous les quatre, n'est-ce pas, ToutVa-Bien ? Vers midi, nous abordons à Pont-l'Abbé. Voilà mon plan. Véronique débordait de joie et d'admiration. Elle s'étonnait qu'un enfant pût faire preuve d'un tel sang-froid ! – C'est parfait, mon chéri, et tu as raison en tout. Décidément, la chance tourne de notre côté. La soirée s'écoula sans incidents. Une alerte pourtant, du bruit sous les décombres qui obstruaient le souterrain, et un rayon lumineux qui filtra par une fente, les obligea à monter la garde jusqu'au moment du départ. Mais leur bonne humeur n'en fut pas altérée. – Mais oui, mais oui, je suis tranquille, disait François. Dès l'instant où je t'ai retrouvée, j'ai senti que c'était pour toujours. D'ailleurs, en dernier ressort, ne nous reste-t-il pas un espoir suprême ? Stéphane t'en a parlé, n'est-ce pas ? et cela te fait rire, cette confiance dans un sauveur que je n'ai jamais vu… Eh bien, je te le dis, maman, alors même que je verrais un poignard levé sur moi, je serais certain, tu entends, absolument certain qu'une main arrêterait le coup. – Hélas ! dit-elle, cette main providentielle n'a pas empêché tous les malheurs que je t'ai racontés. – Elle écartera ceux qui menacent ma mère, affirma l'enfant. – Comment ? Cet ami inconnu n'a pas été averti. – Il viendra quand même. Il n'a pas besoin d'être averti pour savoir que le danger est grand. Il viendra. Aussi, maman, promets-le-moi : quoi qu'il arrive, tu garderas confiance. – Je garderai confiance, mon chéri, je te le promets. – Et tu fais bien, dit-il en riant, puisque c'est moi qui deviens le chef. Et quel chef, hein, maman ? Dès hier soir, je prévoyais que, pour mener à bien l'entreprise, et pour que ma mère n'ait ni froid ni faim, au cas où l'on aurait pu embarquer cet après-midi, il nous faudrait des vivres et des couvertures ! Eh bien, cela va nous servir pour cette nuit, puisque par prudence nous ne devons pas abandonner notre poste ici et coucher au Prieuré. Où as-tu mis le paquet, maman ? Tous deux mangèrent gaiement et de bon appétit. Puis François installa sa mère, l'enveloppa de vêtements, et ils s'endormirent, pressés l'un contre l'autre, heureux et sans crainte. Quand l'air vif du matin réveilla Véronique, une bande de clarté un peu rose barrait le ciel. François dormait, d'un sommeil paisible d'enfant qui se sent protégé et que n'assaille aucun rêve mauvais. Elle le contempla longuement, indéfiniment, sans se lasser, et le soleil était déjà bien au-dessus de l'horizon qu'elle le regardait encore. – À l'œuvre, maman, dit-il, dès qu'il eut ouvert les yeux et qu'il l'eut embrassée. Personne du côté du souterrain ? Non. Alors nous avons tout le temps de nous embarquer. Ils emportèrent les couvertures et les provisions et se dirigèrent, d'un pas allègre, vers la descente de la Poterne, à la pointe même de l'île. Au-delà de cette pointe, les roches s'amoncelaient en un chaos formidable, où la mer, cependant calme, clapotait avec fracas. – Pourvu que ta barque y soit encore, dit Véronique. – Penche-toi un peu, maman. Tu la vois, là-bas, suspendue dans cette anfractuosité ? Il nous suffira de manœuvrer la poulie et de la mettre à flot. Ah ! tout est bien combiné, mère chérie… Il n'y a rien à craindre… Seulement… Seulement… Il s'était interrompu et réfléchissait. – Quoi ?… qu'y a-t-il ? demanda Véronique. – Oh ! rien, un petit retard… – Mais, enfin… Il se mit à rire. – Vrai, pour un chef d'expédition, j'avoue que c'est un peu humiliant. Figure-toi que je n'ai oublié qu'une chose, les rames. Elles sont au Prieuré. – Mais c'est terrible ! s'écria Véronique. – Pourquoi ? Je cours au Prieuré. Dans dix minutes, je suis de retour. Toutes les appréhensions de Véronique revenaient. – Et s'ils débouchent du tunnel pendant ce temps ? – Allons, allons, maman, dit-il en riant, tu m'as promis d'avoir confiance. Pour déboucher du tunnel, il leur faut une heure de travail, et on les entendrait. Et puis, pas d'explications inutiles, maman chérie. À tout à l'heure. Il s'élança. – François ? François ? Il ne répondit pas. « Ah ! pensa-t-elle, de nouveau assaillie par des pressentiments, je m'étais juré de ne pas le quitter d'une seconde. » Elle le suivit de loin et s'arrêta sur un monticule situé entre le Dolmen-aux-Fées et le Calvaire-Fleuri. De là, elle apercevait l'issue du tunnel, et elle voyait aussi son fils qui dégringolait le long de la pelouse. Il entra d'abord dans le sous-sol du Prieuré. Mais sans doute les rames ne s'y trouvaient-elles point, car il sortit presque aussitôt et se dirigea vers la porte principale qu'il ouvrit, et il disparut. « Une minute lui suffira amplement, se dit Véronique. Les rames doivent être dans le vestibule… en tout cas, sûrement au rez-de-chaussée. Mettons deux minutes au plus. » Elle compta les secondes, tout en observant l'issue du tunnel. Mais il se passa trois minutes, quatre minutes, et la porte principale ne se rouvrit pas. Toute la confiance de Véronique s'évanouit. Elle songea que c'était fou de ne pas avoir accompagné son fils, et qu'elle n'aurait jamais dû se soumettre à la volonté d'un enfant. Sans s'occuper du tunnel et des menaces qui pouvaient surgir de ce côté, elle se mit en marche vers le Prieuré. Mais elle avait cette sensation affreuse que l'on éprouve dans certains rêves où les jambes sont comme paralysées, et où l'on reste sur place, tandis que l'ennemi avance et vous attaque. Et tout à coup, en arrivant au Dolmen, elle avisa un spectacle étrange dont la signification ne lui apparut pas sur-lechamp. Le sol, au pied des chênes qui encerclaient l'hémicycle vers la droite, était jonché de branches coupées, coupées récemment, et qui montraient encore leurs feuilles fraîches. Elle leva les yeux et demeura stupéfaite, épouvantée. Un seul chêne avait été dépouillé. Et sur l'énorme tronc, nu jusqu'à une hauteur de quatre ou cinq mètres, il y avait, piquée par une flèche, une pancarte avec cette inscription V. d'H. – La quatrième croix… balbutia Véronique… la croix marquée à mon nom !… Elle pensa que, son père étant mort, ses initiales de jeune fille avaient dû être tracées par l'un des ennemis, le principal, assurément, et pour la première fois, sous l'influence des événements qui venaient de se produire, songeant à la femme et à l'enfant qui la persécutaient, elle donna malgré elle, à cet ennemi-là un visage déterminé. Impression fugitive, hypothèse invraisemblable, dont elle n'eut même pas conscience. Quelque chose de plus terrible la bouleversait. Elle comprenait subitement que les monstres, ceux des landes et des cellules, les complices de la femme et de l'enfant, avaient dû venir, puisque la croix était dressée. Sans doute avaient-ils construit et jeté une passerelle à la place du pont incendié. Ils étaient maîtres du Prieuré. Et François se trouvait de nouveau entre leurs mains ! Alors elle bondit d'un trait, toutes ses forces ranimées. À son tour, elle courut par la pelouse semée de ruines qui descendait vers la façade. – François !… François !… François… Elle appelait d'une voix déchirante. Elle annonçait son approche à grands cris. Et ainsi elle parvint au Prieuré. L'un des battants était entrouvert. Elle le poussa et se rua dans le vestibule en criant : – François ! François ! L'appel résonna de haut en bas, à travers toute la maison, mais resta sans réponse. – François ! François ! Elle gravit l'escalier, ouvrit des portes au hasard, courut à la chambre de son fils, à celle de Stéphane, à celle d'Honorine. Personne. – François ! François ! … Tu ne m'entends pas ? Ils te font du mal peut-être ! … Oh ! François, je t'en prie… Elle revint jusqu'au palier. En face d'elle, c'était le bureau de M. d'Hergemont. Elle se jeta sur la porte et recula aussitôt, comme frappée par une vision surgie de l'enfer même. Un homme était là, debout, les bras croisés, qui paraissait attendre. Et c'était bien l'homme qu'elle avait imaginé un instant en pensant à la femme et à l'enfant. C'était le troisième monstre ! Elle dit simplement, mais avec quelle horreur inexprimable : – Vorski ! … Vorski ! … Deuxième partie LA PIERRE MIRACULEUSE Chapitre 1 Le fléau de Dieu Vorski ! Vorski ! L'être innommable dont le souvenir l'emplissait d'horreur et de honte, le monstrueux Vorski n'était pas mort ! L'assassinat de l'espion par un de ses camarades, son enterrement dans le cimetière de Fontainebleau, tout cela, des fables, des erreurs ! Une seule réalité, Vorski vivait ! De toutes les visions qui avaient pu hanter le cerveau de Véronique, il n'en était aucune dont l'abomination égalât un pareil spectacle : Vorski debout, les bras croisés, d'aplomb sur ses deux jambes, la tête droite entre les deux épaules, vivant, vivant ! Elle eût tout accepté avec sa vaillance ordinaire : cela point. Elle s'était senti la force d'affronter et de braver n'importe quel ennemi ; pas cet ennemi-là. Vorski, c'était l'ignominie, la méchanceté jamais satisfaite, la sauvagerie sans bornes, la méthode et la démence dans le crime. Et cet homme l'aimait. Elle rougit soudain. Vorski fixait des yeux avides sur la chair nue de ses épaules et de ses bras, qui apparaissait entre les lambeaux de son corsage, et il regardait cette chair nue comme une proie que rien ne pouvait lui arracher. Pourtant Véronique ne bougea point. Aucun voile n'était à sa portée. Elle se raidit sous l'affront de ce désir, et le défia d'un tel regard qu'il en fut gêné et détourna les yeux un instant. Aussitôt, dans un élan, elle s'écria : – Mon fils ! où est François ? je veux le voir. Il répliqua : – Notre fils m'est sacré, madame. Il n'a rien à craindre de son père. – Je veux le voir. Il leva la main en signe de serment. – Vous le verrez, je vous le jure. – Mort, peut-être ! fit-elle d'une voix sourde. – Vivant comme vous et moi, madame. Il y eut un nouveau silence. Visiblement Vorski cherchait ses phrases et préparait le discours par lequel devait commencer entre eux l'implacable combat. C'était un homme de stature athlétique, puissant de torse, les jambes un peu arquées, le cou énorme et gonflé par les tendons des muscles, avec une tête trop petite sur laquelle étaient plaqués deux bandeaux de cheveux blonds. Ce qui, autrefois, donnait chez lui l'impression d'une force brutale où il y avait encore une certaine distinction, était devenu, avec l'âge, l'attitude massive et vulgaire du lutteur de profession qui se carre sur l'estrade foraine. Le charme inquiétant auquel les femmes se prenaient jadis s'était dissipé, et il ne restait qu'une physionomie âpre et cruelle dont il essayait de corriger la dureté par un sourire impassible. Il décroisa les bras, approcha un fauteuil, et, s'inclinant devant Véronique : – La conversation que nous allons avoir, madame, sera longue et quelquefois pénible. Ne voulez-vous pas vous asseoir ? Il attendit un instant, et, ne recevant pas de réponse, sans se laisser démonter, il reprit : – Il y a, d'ailleurs, tout ce qu'il faut sur ce guéridon pour se restaurer, et un biscuit, un doigt de vieux vin, un verre de champagne ne vous seraient peut-être pas inutiles… Il affectait une politesse exagérée, cette politesse toute germaine des demi-barbares qui veulent prouver qu'aucune des subtilités de la civilisation ne leur est inconnue, et qu'ils sont initiés à tous les raffinements de la courtoisie, même à l'égard d'une femme que le droit de conquête leur permettrait de traiter de façon plus cavalière. Et c'était là un de ces détails qui, dans le temps passé, avaient éclairé le plus vivement Véronique sur l'origine probable de son mari. Elle haussa les épaules et garda le silence. – Soit, dit-il, mais vous m'autoriserez alors à rester debout comme il sied à un gentilhomme qui se pique de quelque savoirvivre. Et, de plus, vous voudrez bien m'excuser si je parais en votre présence dans cette tenue plus que négligée. Les camps de concentration et les cavernes de Sarek ne sont guère favorables au renouvellement d'une garde-robe. Il portait, en effet, un vieux pantalon rapiécé et un gilet de laine rouge déchiré. Mais, par là-dessus, il avait endossé une tunique de lin blanche mi-fermée à l'aide d'une cordelière. Accoutrement recherché au fond, et dont il accentuait les bizarreries par des attitudes théâtrales et un air de négligence satisfaite. Content de son préambule, il se mit à marcher de long en large, les mains au dos, en homme qui n'est pas pressé et qui prend le loisir de la réflexion dans les circonstances les plus graves. Puis il s'arrêta et, lentement : – Je crois, madame, que nous gagnerons du temps à perdre les quelques minutes indispensables à un exposé sommaire de ce que fut notre vie commune. N'est-ce pas votre opinion ? Véronique ne répondit pas. Il commença donc de la même voix posée : – Quand vous m'avez aimé… Elle eut un geste de révolte. Il insista : – Cependant, Véronique… – Ah ! fit-elle avec dégoût, je vous défends… Ce nom prononcé par vous !… je vous défends… Il sourit, et, d'un ton de condescendance : – Ne m'en veuillez pas, madame. Quelle que soit la formule employée, mon respect vous est acquis. Je reprends donc. Quand vous m'avez aimé, j'étais, il faut l'avouer, un libertin sans cœur, un débauché, qui ne manquait peut-être pas d'une cer- taine allure, car j'ai toujours poussé les choses à outrance, mais qui n'avait aucune des qualités nécessaires au mariage. Ces qualités, je les aurais acquises facilement sous votre influence, puisque je vous aimais à la folie. Il y avait en vous une pureté qui me ravissait, un charme et une naïveté que je n'avais rencontrés chez aucune femme. Il eût suffi d'un peu de patience de votre part, d'un effort de douceur, pour me transformer. Malheureusement, dès la première heure, après des fiançailles assez tristes où vous ne pensiez qu'au chagrin et à la rancune de votre père, dès la première heure de notre mariage, il y eut entre nous un désaccord profond, irrémédiable. Vous aviez accepté malgré vous le fiancé qui s'était imposé. Vous n'avez eu pour le mari que haine et répulsion. Ce sont là des choses qu'un homme comme Vorski ne pardonne pas. Assez de femmes et des plus hautaines m'avaient donné à moi-même la preuve de ma parfaite délicatesse, pour que j'aie le droit de ne m'adresser aucun reproche. Que la petite bourgeoise que vous étiez s'offusquât, tant pis. Vorski est de ceux qui agissent selon leurs instincts et leurs passions. Ces instincts et ces passions vous déplaisaient ? À votre idée, madame. J'étais libre, je repris ma vie. Seulement… Il s'interrompit quelques secondes, puis acheva : – Seulement, je vous aimais. Et lorsque, un an plus tard, les événements se précipitèrent, lorsque la perte de votre fils vous eut jetée dans un couvent, moi, je restai avec cet amour inassouvi, brûlant et torturant. Ce que fut mon existence, vous pouvez le deviner : une suite de débauches et d'aventures violentes où j'essayais vainement de vous oublier, et puis des coups d'espoir subits, des pistes que l'on m'indiquait et sur lesquelles je m'élançais à corps perdu, pour retomber toujours au découragement et à la solitude. C'est ainsi que je retrouvai votre père et votre fils. C'est ainsi que je connus leur retraite ici, que je les surveillai, que je les épiai, moi-même ou par l'intermédiaire de personnes qui m'étaient toutes dévouées. Je comptais de la sorte arriver jusqu'à vous, but unique de mes efforts et raison suprême de tous mes actes, quand la guerre fut déclarée. Huit jours après, n'ayant pu franchir la frontière, j'étais emprisonné dans un camp de concentration… Il s'arrêta. Son dur visage devint plus dur encore, et il gronda : – Oh ! l'enfer que j'ai vécu là ! Vorski ! Vorski, fils de roi, confondu parmi tous les garçons de café et tous les voyous de Germanie ! Vorski, captif, honni de tous et détesté par tous ! Vorski, sale et pouilleux ! Ai-je souffert, mon Dieu ! Mais passons là-dessus. Ce que j'ai fait pour sortir de la mort, j'ai eu raison de le faire. Si quelque autre, à ma place, a été frappé par le poignard, si quelque autre est enterré sous mon nom en un coin de France, je ne le regrette pas. Lui ou moi, il fallait choisir. J'ai choisi. Et ce n'est peut-être pas seulement l'amour tenace de la vie qui m'a fait agir, c'est aussi et c'est surtout une chose nouvelle, une aurore imprévue qui se levait dans mes ténèbres, et qui déjà m'éblouissait de sa splendeur. Mais ceci, c'est mon secret. Nous en parlerons plus tard, si vous m'y obligez. Pour l'instant… Devant tous ces discours débités avec l'emphase d'un acteur qui se réjouirait de son éloquence et applaudirait à ses périodes, Véronique avait gardé son attitude impassible. Aucune de ces déclarations mensongères ne pouvait la toucher. Elle semblait absente. Il s'approcha d'elle et, pour la contraindre à l'attention, reprit d'un ton plus agressif : – Vous ne paraissez pas soupçonner que mes paroles sont extrêmement graves, madame. Elles le sont, pourtant, et elles vont le devenir encore plus. Mais, avant d'en arriver au plus re- doutable, et dans l'espoir même de n'y pas arriver, je tiens à faire appel non pas à votre esprit de conciliation – il n'est pas de conciliation possible entre nous – mais à votre raison, à votre sens de la réalité… car enfin il ne se peut pas que vous ignoriez votre situation actuelle, la situation de votre fils… Elle n'écoutait point, il en eut la conviction absolue. Absorbée sans doute par la pensée de ce fils, elle entendait des mots qui n'avaient pas pour elle la moindre signification. Irrité, cachant mal son impatience, il continua cependant : – Mon offre est simple, et je veux croire que vous ne la rejetterez pas. Au nom de François, et en vertu des sentiments d'humanité et de compassion qui m'animent, je vous demande de rattacher le présent au passé que je viens d'esquisser à grands traits. Au point de vue social, le lien qui nous unit n'a jamais été brisé. Vous êtes toujours, par le nom et au regard de la loi… Il se tut, observa Véronique un instant, puis, lui appliquant violemment la main sur l'épaule, il cria : – Écoute donc, bougresse ! Vorski parle. Véronique perdit l'équilibre, se rattrapa au dossier d'un fauteuil, et, de nouveau, les bras croisés, les yeux pleins de mépris, se dressa en face de son adversaire. Cette fois encore Vorski put se dominer. L'acte avait été impulsif et contraire à sa volonté. Sa voix en garda une intonation impérieuse et mauvaise. – Je répète que le passé existe toujours. Que vous le vouliez ou non, madame, vous êtes l'épouse de Vorski. Et c'est en raison de ce fait indéniable que je viens vous demander s'il vous plaît de vous considérer comme telle aujourd'hui. Entendons-nous : si je ne prétends obtenir ni votre amour ni même votre amitié, je n'accepte pas non plus de retourner aux relations hostiles qui furent les nôtres. Je ne veux plus l'épouse dédaigneuse et lointaine d'autrefois. Je veux…, je veux une femme… une femme qui se soumette… qui soit la compagne dévouée, attentive, fidèle… – L'esclave, murmura Véronique. – Eh ! oui, s'écria-t-il, l'esclave, vous l'avez dit. Je ne recule pas plus devant les mots que devant les actes. L'esclave ! et pourquoi pas ? si l'esclave comprend son devoir, qui est d'obéir aveuglément. Pieds et poings liés, perinde ac cadaver. Ce rôle vous plaît-il ? Voulez-vous m'appartenir corps et âme ? Et votre âme même, je m'en moque. Ce que veux… ce que je veux… vous le savez bien… n'est-ce pas ? Ce que je veux, c'est ce que je n'ai jamais eu. Votre mari ? Ah ! ah ! l'ai-je jamais été, votre mari ? Si je cherche au fond même de ma vie, dans le bouillonnement de mes sensations et de mes joies, je ne retrouve pas un seul souvenir qui me rappelle qu'il y a eu entre nous autre chose que la lutte sans merci de deux ennemis. Je vous regarde, et c'est une étrangère que je vois, étrangère dans le passé comme dans le présent. Eh bien, puisque la chance a tourné, puisque j'ai remis la griffe sur vous, il n'en sera pas ainsi dans l'avenir. Il n'en sera pas ainsi de demain, ni même de la nuit qui vient, Véronique. Je suis le maître, il faut accepter l'inévitable. Acceptezvous ? Il n'attendit pas la réponse, et, haussant encore la voix, il s'exclama : – Acceptez-vous ? Pas de faux-fuyants ni de fausses promesses. Acceptez-vous ? Si oui, mettez-vous à genoux, faites le signe de la croix, et prononcez fortement : « J'accepte. Je serai l'épouse qui consent. Je me soumettrai à tous vos ordres et à tous vos caprices. Ma vie ne compte plus. Vous êtes le maître. » Elle haussa les épaules et ne répondit point. Vorski sursauta. Les veines de son front se gonflèrent. Pourtant, il se contint encore. – Soit. D'ailleurs, je m'y attendais. Mais les conséquences de votre refus seront si graves pour vous que je veux faire une dernière tentative. Peut-être, après tout, ce refus s'adresse-t-il au fugitif que je suis, au pauvre diable que je parais, et peut-être la vérité changera-t-elle vos idées. Elle est éclatante et merveilleuse, cette vérité. Comme je vous l'ai dit, une aurore imprévue s'est levée dans mes ténèbres, et Vorski, fils de roi, est illuminé de rayons… Il avait une manière de parler de lui à la troisième personne que Véronique connaissait bien, et qui était la marque de son insupportable vanité. Elle observa et retrouva aussi dans ses yeux un éclat particulier qu'il avait toujours eu à certains moments d'exaltation, éclat qui provenait évidemment de ses habitudes d'alcoolique, mais où elle croyait voir, en outre, le signe d'aberrations passagères. N'était-il pas, en effet, une sorte de dément et, cette démence, les années ne l'avaient-elles pas accrue ? Il reprit et, cette fois, Véronique écouta : – J'avais donc laissé ici, au moment de la guerre, une personne qui m'est attachée et qui poursuivit auprès de votre père l'œuvre de surveillance commencée par moi. Le hasard nous avait révélé l'existence des grottes creusées sous les landes, et l'une des entrées de ces grottes. C'est dans cette retraite sûre qu'après ma dernière évasion je vins me réfugier, et c'est là que je fus mis au courant, par quelques lettres interceptées, des recherches de votre père sur le secret de Sarek et des découvertes qu'il avait faites. Vous comprenez si ma surveillance redoubla. D'autant plus que je trouvais dans toute cette histoire, à mesure qu'elle apparaissait plus nettement, les plus étranges coïncidences et une corrélation manifeste avec certains détails de ma vie. Bientôt le doute ne fut plus possible. Le destin m'avait envoyé là pour accomplir une œuvre dont moi seul pouvais venir à bout… bien plus, une œuvre à laquelle moi seul avais le droit de collaborer. Comprenez-vous cela ? Depuis des siècles, Vorski était désigné. Vorski était l'élu du destin. Vorski était inscrit sur le livre du temps. Vorski avait les qualités nécessaires, les moyens indispensables, les titres requis. J'étais prêt. Je me mis à l'action sans tarder, me conformant implacablement aux ordres du destin. Pas d'hésitation sur la route à suivre : à l'extrémité, le phare était allumé. Je suivis donc la route tracée d'avance. Aujourd'hui Vorski n'a plus qu'à recueillir le prix de ses efforts. Vorski n'a plus qu'à tendre la main. À portée de cette main, c'est la fortune, la gloire, la puissance illimitée. Dans quelques heures, Vorski, fils de roi, sera roi du monde. C'est cette royauté qu'il vous offre. De plus en plus, il déclamait, comédien emphatique et pompeux. Il se pencha vers Véronique : – Voulez-vous être reine, impératrice, et vous élever audessus des autres femmes autant que Vorski dominera les autres hommes ? Reine par l'or et par la puissance, comme vous l'êtes par la beauté, le voulez-vous ? Esclave de Vorski, mais maîtresse de tous ceux à qui Vorski commandera, le voulezvous ? Comprenez-moi bien : il ne s'agit pas pour vous d'une décision unique à prendre, mais de deux décisions entre lesquelles il faut choisir. Il y a, comprenez-le, la contrepartie de votre refus. Ou bien la royauté que je vous offre, ou bien… Il fit une pause, puis, la voix coupante, acheva : – Ou bien la croix. Véronique frissonna. L'épouvantable mot surgissait encore. Maintenant elle savait le nom du bourreau inconnu ! – La croix, répéta-t-il avec un sourire atroce de contentement. À vous de choisir. D'un côté, toutes les joies et tous les honneurs dans la vie. De l'autre, la mort par le supplice le plus barbare. Choisissez. Entre ces deux termes du dilemme, aucune place. Ceci ou cela. Et remarquez bien qu'il n'y a là, de ma part, aucune cruauté inutile, aucune ostentation de vaine autorité. Non. Moi, je ne suis que l'instrument. L'ordre vient de plus haut que moi, il vient du destin lui-même. Pour que les volontés divines s'accomplissent, il faut que Véronique d'Hergemont meure ET QU'ELLE MEURE SUR LA CROIX. C'est catégorique. On ne peut rien contre le destin. On ne peut rien quand on n'est pas Vorski, et que l'on n'a pas, comme Vorski, toutes les audaces et toutes les ruses. Si Vorski a pu, dans la forêt de Fontainebleau, substituer un faux Vorski au véritable, et s'il a su ainsi échapper au sort qui le condamnait, depuis son enfance, à mourir par le couteau d'un ami, il saura bien trouver quelque stratagème pour que la volonté divine s'accomplisse et pour que celle qu'il aime reste vivante. Mais il faut alors qu'elle se soumette. J'offre le salut à ma fiancée, la mort à mon ennemie. Qui êtesvous ? Ma fiancée ou mon ennemie ? Que choisissez-vous ? La vie près de moi avec toutes les joies et tous les honneurs de la vie… ou la mort ? – La mort, répondit simplement Véronique. Il eut un geste de menace. – C'est plus que la mort. C'est la torture. Que choisissezvous ? – La torture. Il insista méchamment. – Mais vous n'êtes pas seule ! Réfléchissez, il y a votre fils. Vous disparue, il reste, lui. En mourant, c'est un orphelin que vous laissez. Pis que cela ! en mourant, c'est à moi que vous le léguez. Je suis le père. J'ai tous les droits. Que choisissez-vous ? – La mort, dit-elle une fois de plus. Il s'exaspéra. La mort pour vous, soit. Mais si c'est la mort pour lui ? Si je l'amène ici, devant vous, votre François, si je lui pose le couteau sur la gorge, et que je vous interroge pour la dernière fois, que répondrez-vous ? Véronique ferma les yeux. Jamais encore elle n'avait souffert autant, et Vorski avait bien trouvé le point douloureux. Cependant, elle murmura : – Je veux mourir. La colère de Vorski éclata, et, passant du coup aux injures, sans souci de politesse et de courtoisie, il proféra : – Ah ! la drôlesse, faut-il qu'elle me haïsse ! Tout, tout, elle accepte tout, même la mort de son fils bien-aimé plutôt que de céder. Une mère qui tue son fils ! Car c'est cela, vous le tuez, votre fils, pour ne pas m'appartenir. Vous lui arrachez la vie pour ne pas me sacrifier la vôtre. Ah ! quelle haine ! Non, non, ce n'est pas possible, je n'y crois pas à cette haine. La haine a des limites. Une mère comme vous ! Non, non, il y a autre chose… un amour peut-être ? Non, Véronique n'aime pas. Alors ? alors, ma pitié ? une faiblesse de ma part ? Ah ! que vous me connaissez mal. Vorski faiblir ! Vorski s'apitoyer ! Pourtant vous m'avez vu à l'œuvre. Est-ce que j'ai flanché en accomplissant ma mission terrible ? Sarek n'a-t-il pas été dévasté selon la prescription ? Les barques n'ont-elles pas coulé, et les gens n'ont-ils pas été engloutis ? Les sœurs Archignat n'ont-elles pas été clouées sur le tronc des vieux chênes ? Moi, moi, flancher ! Écoutez, quand j'étais enfant, de ces deux mains que voilà, j'étranglais les chiens et les oiseaux, et de ces deux mains que voilà, j'écorchais tout vifs les chevreaux, et je plumais toutes vivantes les bêtes de la basse-cour. Ah ! de la pitié ? Savez-vous comment m'appelait ma mère ? » Attila », et lorsque le souffle mystérieux l'animait, et qu'elle lisait l'avenir au creux de ces mains ou dans les cartes du tarot : « Attila Vorski, fléau de Dieu, expliquait cette grande voyante, tu seras l'instrument de la Providence. Tu seras le tranchant de la lame, la pointe du poignard, la balle du fusil, le nœud de la corde. Fléau de Dieu ! Fléau de Dieu ! ton nom est inscrit en toutes lettres sur le livre du Temps. Il flamboie parmi les astres qui présidèrent à ta naissance. Fléau de Dieu Fléau de Dieu ! … » Et vous espérez que mes yeux se mouilleront de larmes ? Allons donc ! Est-ce que le bourreau pleure ? Ce sont les faibles qui pleurent, ceux qui redoutent d'être châtiés, et que leurs crimes ne se retournent contre eux. Mais moi, moi ! Vos ancêtres ne craignaient qu'une chose, c'est que le ciel ne leur tombât sur la tête. Qu'ai-je à craindre, moi ? Je suis le complice de Dieu ! Il m'a choisi entre tous. C'est Dieu qui m'a inspiré, le Dieu de Germanie, le vieux Dieu allemand, pour qui le bien et le mal ne comptent pas quand il s'agit de la grandeur de ses fils. L'esprit du mal est en moi. J'aime le mal et je veux le mal. Tu mourras donc, Véronique, et je rirai en te voyant sur le poteau du supplice… Il riait déjà. Il marchait à grands pas qui frappaient le sol avec bruit. Il levait les bras au plafond, et Véronique, toute frémissante d'angoisse, discernait dans ses yeux striés de rouge l'égarement de la folie. Il fit encore quelques pas, puis s'avança vers elle et, d'une voix contenue, où grondait la menace : – À genoux, Véronique, et implorez mon amour. Lui seul peut vous sauver. Vorski ne connaît ni la pitié ni la crainte. Mais il vous aime, et son amour ne reculera devant rien. Profitez-en, Véronique. Faites appel au passé. Redevenez l'enfant d'autrefois et c'est moi-même peut-être un jour qui me traînerai à vos genoux. Véronique, ne me repoussez pas… on ne repousse pas un homme comme moi… On ne défie pas celui qui aime… comme je t'aime, Véronique, comme je t'aime… Elle étouffa un cri. Elle sentait sur ses bras nus les mains abhorrées. Elle voulut s'en délivrer, mais, plus fort qu'elle, il ne lâchait pas prise et continuait, la voix haletante : – Ne me repousse pas… c'est absurde… c'est fou… Tu sais bien que je suis capable de tout… Alors ?… La croix, c'est horrible… la mort de ton fils sous tes yeux… est-ce cela que tu veux ?… Accepte l'inévitable… Vorski te sauvera… Vorski te fera la vie la plus belle… Ah ! comme tu me hais !… Mais, soit, je consens à ta haine… je l'aime, ta haine… j'aime ta bouche méprisante… je l'aime plus que si elle se donnait d'elle-même… Il se tut. C'était entre eux la lutte implacable. Les bras de Véronique se raidissaient vainement contre l'étreinte de plus en plus étroite. Elle faiblissait, impuissante et vouée à la défaite. Ses genoux vacillaient. En face d'elle, tout près, les yeux de Vorski paraissaient remplis de sang, et elle respira l'haleine du monstre. Alors, épouvantée, elle mordit à pleines dents et profitant d'une seconde de désarroi, se dégageant par un effort suprême, elle recula d'un bond, sortit son revolver et, coup sur coup, tira. Les deux balles sifflèrent aux oreilles de Vorski et firent voler des éclats de mur derrière lui. Elle avait tiré trop vite, au hasard. – Ah ! la garce ! hurla-t-il. Un peu plus, j'y étais. Déjà il l'avait empoignée à bras-le-corps, et, d'un mouvement irrésistible, il la ploya, la renversa et l'étendit sur un divan. Prenant ensuite une corde dans sa poche, il la lia solidement et brutalement. Il y eut un instant de répit et de silence. Vorski essuya son front couvert de sueur, puis il se versa un grand verre de vin qu'il avala d'un coup. – Ça va mieux, dit-il en posant le pied sur sa victime, et tout est bien ainsi, avoue-le. Chacun est à sa place, la belle, toi ficelée comme une proie, et moi debout et te foulant à ma guise. Hein ! on ne rigole plus maintenant. On commence à comprendre que l'affaire est sérieuse. Oh ! ne crains rien, bougresse, Vorski n'est pas de ceux qui abusent d'une femme. Non, non, ce serait jouer avec le feu et brûler cette fois d'un désir qui me tuerait. Pas si bête ! Comment t'oublier après ? Une seule chose peut me donner l'oubli et la paix : ta mort. Et, puisqu'on s'entend là-dessus, tout va bien. Car c'est convenu, n'est-ce pas, tu veux mourir ? – Oui, dit-elle avec la même fermeté. – Et tu veux que ton fils meure ? – Oui, dit-elle. Il se frotta les mains. – Parfait, nous sommes d'accord, et le temps des paroles insignifiantes est passé. Restent les vraies paroles, celles qui comptent, car tu admets bien que jusqu'ici tout ce que j'ai dit n'est que du verbiage, hein ? de même que toute la première partie de l'aventure, dont tu fus témoin à Sarek, n'est que jeu d'enfant. Le véritable drame commence, puisque tu y es mêlée par le cœur et par la chair, et c'est le plus terrifiant, ma jolie. Tes beaux yeux ont pleuré, mais ce sont des larmes de sang qu'on leur demande, pauvre chérie. Que veux-tu ? Encore une fois, Vorski n'est pas cruel. Il obéit, et le destin s'acharne après toi. Tes larmes ? billevesées ! Il faut que tu pleures mille fois plus qu'une autre. Ta mort ? baliverne ! Il faut que tu meures mille morts avant de mourir pour de bon. Il faut que ton pauvre cœur saigne comme jamais n'a saigné le plus pauvre cœur de femme et de mère. Es-tu prête, Véronique ? Tu vas entendre vraiment des paroles cruelles que suivront peut-être des paroles plus cruelles. Ah ! le destin ne te gâte pas, ma jolie… Un second verre de vin qu'il vida de la même façon gloutonne, puis il s'assit contre elle, et, se baissant, lui dit presque à l'oreille : – Écoute, chérie, j'ai une petite confession à te faire. Avant de te rencontrer dans la vie, j'étais marié… Oh ! ne te fâche pas ! il y a pour une épouse des catastrophes plus grandes et, pour un mari, de plus grands crimes que la bigamie. Or, de cette première épouse, j'ai eu un fils… un fils que tu connais, je crois, pour avoir échangé avec lui quelques propos aimables dans le souterrain des cellules… Un vrai chenapan, entre nous, que cet excellent Raynold, un garnement de la pire espèce, en qui j'ai l'orgueil de retrouver, portés au maximum, quelques-uns de mes meilleurs instincts et quelques-unes de mes qualités maîtresses. C'est un second moi-même, mais qui me dépasse déjà, et qui par moments me fait peur. Tudieu, quel démon ! À son âge – un peu plus de quinze ans -, j'étais un ange à côté de lui. Or, il arrive que ce gaillard-là doit entrer en lutte avec mon autre fils, avec notre cher François. Oui, telle est la fantaisie du destin, qui, une fois de plus, commande, et de qui, une fois de plus, je suis l'interprète clairvoyant et subtil. Bien entendu, il ne s'agit pas d'une lutte longue et quotidienne. Au contraire… quelque chose de court, de violent, de définitif, un duel par exemple. C'est cela, un duel, tu as compris, un duel sérieux… Pas une empoignade qui se termine par des égratignures… non, non, mais ce qu'on appelle un duel à mort, puisqu'il faut qu'un des deux adversaires reste sur le terrain, qu'il y ait un vainqueur et un vaincu, bref un vivant et un mort. Véronique avait un peu tourné la tête, et elle vit qu'il souriait. Jamais encore elle n'avait senti plus exactement la folie de cet homme qui riait à la pensée d'une lutte mortelle entre deux enfants qui tous deux étaient ses fils. Tout cela était si extravagant que Véronique n'en souffrait pour ainsi dire pas. Cela se passait en dehors des limites de la souffrance. – Il y a mieux, Véronique, dit-il, en prononçant allégrement chaque syllabe… Il y a mieux… Oui, le destin a imaginé un raffinement auquel je répugne, mais que je dois exécuter en fidèle serviteur. Il a imaginé que tu devais assister à ce duel… Parfaitement, toi, la maman de François, il faut que tu le voies combattre. Et, ma foi, je me demande s'il n'y a pas, sous cette apparente méchanceté, une grâce qu'on te fait… mettons que ce soit par mon entremise, veux-tu ? et que je t'accorde de moi-même cette faveur inespérée, je dirai même injuste, car enfin, si Raynold est plus robuste et plus exercé que François, et si, logiquement, celui-ci doit succomber, quel supplément d'audace et de force pour lui de savoir qu'il combat sous les yeux de sa mère ! C'est un paladin qui mettra tout son orgueil à vaincre. C'est un fils dont la victoire sauvera sa mère… du moins le croitil ! En vérité, l'avantage est trop grand, et tu peux me remercier, Véronique, si ce duel, j'en suis sûr, ne te donne pas un batte ment de cœur de plus… À moins que… à moins que je n'aille jusqu'au bout du programme infernal… Ah ! alors, ma pauvre petite… Il l'empoigna de nouveau et, la dressant devant lui, figure contre figure, il lui dit dans un accès de fureur subite : – Alors, tu ne cèdes pas ? – Non, non, cria-t-elle. – Tu ne céderas jamais ? – Jamais ! jamais ! jamais ! répéta-t-elle avec une force croissante. – Tu me hais plus que tout ? – Je te hais plus que je n'aime mon fils. – Tu mens ! tu mens ! grinça-t-il… Tu mens ! Rien n'est audessus de ton fils… – Ma haine contre toi, oui ! Toute la révolte, toute l'exécration de Véronique, contenues jusqu'ici, éclataient, et, quoi qu'il en pût advenir, elle lui lança en pleine face : – Je te hais ! Je te hais ! Que mon fils meure sous mes yeux, que j'assiste à son agonie, tout plutôt que l'horreur de ta vue et de ta présence. Je te hais ! Tu as tué mon père ! Tu es un assassin immonde… un détraqué imbécile et barbare, un maniaque du crime… je te hais… Il la souleva d'un effort, la porta vers la fenêtre, et la jeta sur le sol en bégayant : – À genoux ! à genoux ! Le châtiment commence. On se moque de moi, la bougresse ? Eh bien tu vas voir ! Il la ploya sur les deux genoux, puis, la poussant contre le mur inférieur et ouvrant la croisée, il lui fixa la tête aux barreaux du balcon par des liens qui passaient autour du cou et sous les bras. Enfin il la bâillonna d'un foulard. – Et maintenant, regarde ! cria-t-il… Le rideau va se lever ! Le petit François dans ses exercices ! Ah ! tu me hais !… Ah ! tu aimes mieux l'enfer qu'un baiser de Vorski ! Eh bien, ma chérie, tu vas en goûter de l'enfer, et je t'annonce un petit divertissement, tout entier de ma composition, et qui n'est pas banal. Et puis, tu sais, rien à faire, maintenant. La chose est irrévocable. Tu aurais beau me supplier et crier grâce… trop tard ! Le duel, puis la croix, voilà l'affiche. Fais ta prière, Véronique, et invoque le ciel. Appelle au secours, si ça t'amuse. Tiens, je sais que ton gosse attend un sauveur, un professionnel des coups de théâtre, un don Quichotte de l'aventure. Qu'il vienne celui-là ! Vorski le recevra comme il le mérite. Qu'il vienne ! Tant mieux ! On rigolera. Et que les dieux eux-mêmes se mettent de la partie, et qu'ils prennent ta défense ! je m'en moque. Ce n'est plus leur affaire, c'est la mienne. Il ne s'agit plus de Sarek, et du trésor, et du grand secret, et de tous les trucs de la Pierre-Dieu ! Il s'agit de moi ! Tu as craché sur Vorski, et Vorski se venge. Il se venge ! C'est l'heure magnifique. Quelle volupté ! Faire le mal comme d'autres font le bien, à pleines mains ! Faire le mal ! Tuer, torturer, briser, supprimer, dévaster !… Ah ! la joie féroce, être un Vorski ! … Il trépignait à travers la pièce, frappait le parquet et bousculait les meubles. Ses yeux hagards cherchaient autour de lui. Tout de suite il eût voulu commencer l'ouvre de destruction, étrangler quelque victime, donner du travail à ses doigts avides, exécuter les ordres incohérents de son imagination de forcené. Soudain, il tira son revolver, et bêtement, stupidement, lança des balles dans les glaces, creva des tableaux et cassa les vitres des fenêtres. Et, toujours gesticulant, gambadant, sinistre et macabre, il ouvrit la porte et s'éloigna en vociférant : – Vorski se venge ! Vorski va se venger ! Chapitre 2 La montée du Golgotha Vingt ou trente minutes s'écoulèrent. Véronique demeurait seule. Les cordes entraient dans sa chair et les barreaux du balcon meurtrissaient son front. Le bâillon l'étouffait. Ses genoux, pliés en deux et ramenés sous elle, portaient tout le poids de son corps. Position intolérable, martyre ininterrompu… Pourtant, si elle souffrait, elle n'en avait pas l'impression très nette. Sa souffrance physique restait en dehors de sa conscience, et elle avait éprouvé déjà de telles souffrances morales, que cette épreuve suprême n'éveillait pas sa sensibilité assoupie. Elle ne pensait guère. Parfois elle disait : « Je vais mourir », et elle goûtait déjà le repos du néant, comme on goûte par avance, au cours d'une tempête, le grand calme du port. De l'instant présent jusqu'au dénouement qui la libérerait, il se passerait certes des choses atroces, mais son cerveau refusait de s'y arrêter, et le sort de son fils, en particulier, ne lui arrachait que des idées brèves, qui se dissipaient aussitôt. Au fond, et sans que rien pût l'éclairer sur son état d'esprit, elle espérait un miracle. Ce miracle se produirait-il chez Vorski ? Incapable de générosité, le monstre n'hésiterait-il pas, tout de même, devant le plus inutile des forfaits ? Un père ne tue pas son fils, ou du moins faut-il qu'un tel acte soit amené par des raisons impérieuses, et, des raisons, Vorski n'en avait aucune contre un enfant qu'il ne connaissait point et qu'il ne pouvait haïr que d'une haine factice. Cet espoir du miracle berçait sa torpeur. Tous les bruits dont la maison résonnait, bruits de discussions, bruits de pas précipités, lui semblaient indiquer, plutôt que les préparatifs des événements annoncés, le signal d'interventions qui ruineraient tous les plans de Vorski. Son bien-aimé François n'avaitil pas dit que rien ne pourrait plus les séparer l'un de l'autre, et qu'à l'instant où tout leur paraîtrait perdu ils devraient garder toute leur foi ? – Mon François, répétait-elle, mon François, tu ne mourras pas… nous nous reverrons… tu me l'as promis. Dehors, un ciel bleu, tacheté de quelques nuées menaçantes, s'étendait au-dessus des grands chênes. Devant elle, par-delà cette même fenêtre où son père lui était apparu, au milieu de la pelouse qu'elle avait traversée avec Honorine, le jour de son arrivée, un emplacement avait été récemment défriché et couvert de sable, comme une arène. Était-ce donc là que son fils se battrait ? Elle en eut l'intuition brusque, et son cœur se serra. – Oh ! pardon, mon François, dit-elle, pardon… Tout cela, c'est le châtiment des fautes que j'ai commises… autrefois. C'est l'expiation… Le fils expie pour la mère… Pardon… Pardon… À ce moment, une porte s'ouvrit au rez-de-chaussée et des voix montèrent du perron. Parmi ces voix, elle reconnut celle de Vorski. – Alors, disait-il, c'est convenu ? Nous allons chacun de notre côté, vous deux à gauche, moi à droite. Vous prenez ce gosse avec vous, moi je prends l'autre, et on se rencontre au lieu du tournoi. Vous êtes, comme qui dirait, les témoins du premier, moi du second, de sorte que toutes les règles sont respectées. Véronique ferma les yeux, car elle ne voulait pas voir son fils, maltraité sans doute, mené au combat comme un esclave. Elle perçut le double craquement des pas qui suivaient les deux avenues circulaires. L'immonde Vorski riait et pérorait. Les groupes tournèrent et s'avancèrent en sens opposé. – N'approchez pas davantage, ordonna Vorski. Que les deux adversaires prennent place. Halte-là, tous les deux. Bien. Et pas un mot, n'est-ce pas ? Celui qui parlerait serait abattu sans pitié par moi. Vous êtes prêts ? Marchez. Ainsi donc la chose affreuse commençait. Selon la volonté de Vorski, le duel allait se dérouler devant la mère, et, devant elle, le fils allait combattre. Comment aurait-elle pu ne pas regarder ? Elle ouvrit les yeux. Aussitôt elle les vit tous les deux s'empoignant et se repoussant. Mais ce qu'elle vit, elle ne le comprit pas tout de suite, ou du moins, elle n'en comprit pas la signification exacte. Elle apercevait bien les deux enfants, mais lequel était François et lequel était Raynold ? – Ah ! balbutia-t-elle, c'est atroce… Non, cependant, je me trompe… il n'est pas possible… Elle ne se trompait pas. Les deux enfants portaient les mêmes costumes, mêmes culottes courtes de velours, mêmes chemises de flanelle blanche, mêmes ceintures de cuir. Mais ils avaient tous les deux la tête enveloppée dans une écharpe de soie rouge, crevée de deux trous, comme des cagoules, à l'endroit des yeux. Lequel était François ? Lequel était Raynold ? Alors elle se souvint de la menace inexplicable de Vorski. C'est cela qu'il avait appelé l'exécution intégrale du programme élaboré par lui, c'est à cela qu'il faisait allusion en parlant d'un divertissement de sa composition. Non seulement le fils se battait sous les yeux de la mère, mais elle ignorait lequel était son fils. Raffinement infernal. Vorski l'avait dit lui-même. Aucune douleur ne pouvait ajouter davantage à la douleur de Véronique. Au fond, le miracle qu'elle avait espéré, il était en elle et dans l'amour qu'elle portait à son fils. Son fils se battant en face d'elle, elle était sûre que son fils ne pourrait pas mourir. Elle le protégerait contre les coups et contre les ruses de l'ennemi. Elle ferait dévier le poignard et détournerait la mort de la tête adorée. Elle lui insufflerait l'énergie indomptable, la volonté d'agression, la force qui ne se fatigue point, l'esprit qui prévoit et qui saisit la minute favorable. Mais maintenant que l'un et l'autre étaient voilés, sur lequel exercer la bonne influence ? Pour qui prier ? Contre qui s'insurger ? Elle ne savait rien. Aucun indice ne pouvait la renseigner. L'un d'eux était plus grand, plus mince et d'allure plus souple. Était-ce François ? L'autre était plus trapu, plus robuste et plus lourd d'aspect. Était-ce Raynold ? Elle n'aurait pu le dire. Seul un coin de figure, une expression même fugitive, lui eût révélé la vérité. Mais comment pénétrer à travers l'impénétrable masque ? Et la lutte se continua, plus effrayante pour elle que si elle avait vu son fils à visage découvert. – Bravo ! cria Vorski, applaudissant une attaque. Il semblait suivre le duel en amateur, avec l'affectation d'impartialité d'un dilettante qui juge des coups et qui souhaite avant tout que le meilleur l'emporte. Cependant, c'était l'un de ses fils qu'il avait condamné à mort. En face se tenaient les deux complices, figures de brutes, à crânes également pointus, à gros nez chevauchés de lunettes, l'un d'une maigreur extrême, l'autre aussi maigre, mais gonflé d'un ventre en forme d'outre pleine. Ils n'applaudissaient pas, eux, et demeuraient indifférents, peut-être même hostiles au spectacle qu'on leur imposait. – Parfait ! approuva Vorski. Bonne riposte ! Ah ! vous êtes de rudes gaillards, et je me demande à qui décerner la palme. Il se démenait autour des adversaires et les excitait d'une voix rauque où Véronique, se souvenant de certaines scènes du passé, crut reconnaître l'effet de l'alcool. Pourtant, elle s'efforçait, la malheureuse, de tendre vers lui ses mains attachées et elle gémissait, sous son bâillon. – Grâce ! Grâce ! je ne peux plus… Ayez pitié ! Il était impossible que le supplice durât davantage. Son cœur battait avec une telle violence qu'elle en était toute secouée et elle allait défaillir lorsqu'il se produisit un incident qui la ranima. L'un des deux enfants, après un corps à corps assez rude, avait fait un saut en arrière et rapidement bandait son poignet droit d'où coulaient quelques gouttes de sang ; il parut à Véronique qu'elle avait vu entre les mains de celui-là le petit mouchoir rayé de bleu dont son fils se servait. Sa conviction fut immédiate et irrésistible. L'enfant – c'était le plus mince et le plus souple avait plus d'élégance que l'autre, plus de distinction, des attitudes plus harmonieuses. – C'est François… murmura-t-elle… Oui, oui, c'est lui… C'est toi, n'est-ce pas, mon chéri ?… Je te reconnais… L'autre est vulgaire et lourd… C'est toi, mon chéri… Ah ! mon François… mon François adoré ! … De fait, si tous deux se battaient avec un acharnement égal, celui-là mettait dans son effort moins de fougue sauvage et d'emportement aveugle. On eût dit qu'il cherchait moins à tuer qu'à blesser, et que ses attaques visaient plutôt à le préserver lui-même contre la mort qui le guettait. Véronique s'en alarma, et elle balbutiait, comme s'il eût pu l'entendre : – Ne le ménage pas, mon chéri ! C'est un monstre, lui aussi… Ah ! mon Dieu, si tu es généreux, tu es perdu. François, François, attention ! L'éclair du poignard avait brillé sur la tête de celui qu'elle appelait son fils, et, sous son bâillon, elle avait crié pour l'avertir. François ayant évité le coup, elle fut persuadée que son cri était parvenu jusqu'à lui, et elle continua instinctivement à le mettre en garde et à le conseiller. – Repose-toi… Reprends haleine… Surtout ne le perds pas de vue… il prépare quelque chose… il va s'élancer… il s'élance ! Ah ! mon chéri, un peu plus il te blessait au cou. Méfie-toi, mon chéri, c'est un traître… toutes les ruses lui sont bonnes… Mais elle sentait bien, la malheureuse mère, quoiqu'elle ne voulût pas encore se l'avouer, que celui-là qu'elle nommait son fils commençait à faiblir. Certains symptômes annonçaient moins de résistance, tandis que l'autre, au contraire, gagnait en ardeur et en puissance. François reculait. Il atteignit les limites de l'arène. – Eh ! là, le gosse, ricana Vorski, tu ne vas pas prendre la poudre d'escampette ? Du nerf, que diable ! du jarret… Rappelle-toi les conditions fixées. L'enfant s'élança avec une vigueur nouvelle, et ce fut à l'autre de reculer. Vorski battit des mains tandis que Véronique murmurait : – C'est pour moi qu'il risque sa vie. Le monstre lui aura dit : « Le sort de ta mère dépend de toi. Si tu es vainqueur, elle est sauvée. » Et il a juré de vaincre. Il sait que je le regarde. Il devine ma présence. Il m'entend. Mon bien-aimé, sois béni. C'était la dernière phase du duel. Véronique tremblait, épuisée par l'émotion et par des alternatives trop fortes d'espoir et d'angoisse. Une fois encore son fils perdit du terrain, une fois encore il bondit en avant. Mais dans l'étreinte suprême qui s'ensuivit il perdit l'équilibre et tomba à la renverse de telle façon que son bras droit resta engagé sous lui. L'ennemi aussitôt s'abattit, lui écrasa la poitrine de son genou, et leva le bras. Le poignard étincela. – Au secours ! au secours ! articula Véronique que son bâillon étranglait. Elle se raidissait contre le mur sans souci des cordes qui la torturaient. Son front saignait, coupé par l'angle des barreaux, et elle sentait qu'elle allait mourir de la mort de son fils ! Vorski s'était approché et ne bougeait plus, la figure implacable. Vingt secondes, trente secondes. De sa main gauche tendue, François arrêtait l'effort de l'ennemi. Mais le bras vainqueur pesait de plus en plus, la lame descendait, la pointe n'était plus qu'à quelques centimètres du cou. Vorski se baissa. À ce moment, il se trouvait derrière Raynold, de sorte qu'il ne pouvait être vu ni de celui-ci ni de François, et il regardait avec une attention extrême, comme s'il eût eu le projet d'intervenir à tel instant précis. Mais intervenir en faveur de qui ? Son idée était-elle de sauver François ? Véronique ne respirait plus, les yeux agrandis démesurément, suspendue entre la vie et la mort. La pointe du poignard toucha le cou et dut piquer la chair, mais à peine, toujours retenue par l'effort contraire de François. Vorski se courba davantage. Il dominait le corps à corps et ne quittait pas des yeux la pointe meurtrière. Soudain il tira de sa poche un canif qu'il ouvrit et il attendit. Quelques secondes encore s'écoulèrent. Le poignard continuait à descendre. Alors, brusquement, il tailla l'épaule de Raynold avec la lame du canif. L'enfant poussa un cri de douleur. Tout de suite son étreinte se desserra et, en même temps, François libéré, son bras droit dégagé se dressant à demi, reprenait l'offensive, et, sans apercevoir Vorski, sans comprendre ce qui s'était passé, dans un élan instinctif de tout son être échappé à la mort et révolté contre l'agresseur, il frappa en plein visage. Raynold à son tour tomba comme une masse. Tout cela n'avait certes pas duré plus de dix secondes. Mais le coup de théâtre fut si imprévu et bouleversa Véronique à un tel point que la malheureuse, ne comprenant plus, ne sachant pas si elle devait se réjouir, croyant plutôt qu'elle s'était trompée et que le véritable François venait de mourir, assassiné par Vorski, s'affaissa sur elle-même et perdit connaissance. Du temps et du temps passa. Peu à peu, quelques sensations s'imposaient à Véronique. Elle entendit la pendule qui frappait quatre fois et elle dit : – Voici deux heures que François est mort. Car c'est bien lui qui est mort… Elle ne doutait point que le duel n'eût fini de la sorte. Vorski n'aurait jamais permis que François fût vainqueur et que son fils à lui succombât. Et ainsi c'était contre son pauvre enfant qu'elle avait fait des vœux et pour le monstre qu'elle avait prié ! – François est mort, répéta-t-elle. Vorski l'a tué… À ce moment, la porte fut poussée, et la voix de Vorski résonna. Il entra, la marche mal assurée. – Mille excuses, chère madame, mais je crois que Vorski s'est endormi. La faute à votre papa, Véronique ! Il cachait dans sa cave un sacré vin de Saumur que Conrad et Otto ont découvert et qui m'a quelque peu éméché ! Mais ne pleurez pas, on va rattraper le temps perdu… D'ailleurs, il faut qu'à minuit tout soit réglé. Alors… Il s'était approché, et il se récria : – Comment ! ce coquin de Vorski vous avait laissée attachée ? Quelle brute que ce Vorski ! Et comme vous devez être mal à l'aise ! Sacrédieu, ce que vous êtes pâle ! Eh ! dites donc, vous n'êtes pas morte ? Ce ne serait pas une blague à nous faire ! Il saisit la main de Véronique, qui se dégagea vivement. – À la bonne heure ! On le déteste toujours, son petit Vorski. Alors tout va bien, et il y a de la ressource. Vous irez jusqu'au bout, Véronique. Il prêta l'oreille. – Quoi ? Qui est-ce qui m'appelle ? C'est toi, Otto ? Monte donc. Et alors, Otto, qu'est-ce qu'il y a de neuf ? J'ai dormi, tu sais. Ce sacré petit vin de Saumur… Otto, l'un des deux complices, entra en courant. C'était celui dont le ventre bombait si étrangement. – Ce qu'il y a de neuf ? s'exclama-t-il. Voici. J'ai vu quelqu'un dans l'île. Vorski se mit à rire. – Tu es gris, Otto… Ce sacré petit vin de Saumur… – Je ne suis pas gris… j'ai vu… et Conrad a vu également. – Oh ! oh ! fit Vorski, plus sérieux, si Conrad était avec toi ! Et qu'est-ce que vous avez vu ? – Une silhouette blanche qui s'est dissimulée à notre approche. – Où était-ce ? – Entre le village et les landes, dans un petit bois de châtaigniers. – Donc, de l'autre côté de l'île ? – Oui. – Parfait. Nous allons prendre nos précautions. – Comment ? ils sont peut-être plusieurs… – Ils seraient dix que ça n'y changerait rien. Où est Conrad ? – Près de la passerelle que nous avons établie à la place du pont brûlé. Il surveille de là. – Conrad est un malin. L'incendie du pont nous avait retenus de l'autre côté, l'incendie de la passerelle produira le même obstacle. Véronique, je crois bien qu'on vient à ton secours… le miracle attendu… l'intervention espérée… Trop tard, belle chérie. Il détacha les liens qui la fixaient au balcon, la porta sur le canapé, et desserra un peu le bâillon. – Dors, ma fille, repose-toi le plus que tu peux. Tu n'es encore qu'à moitié route du Golgotha, et la fin de la montée sera rude. Il s'éloigna en plaisantant, et Véronique entendit quelques phrases, échangées par les deux hommes, qui lui montrèrent qu'Otto et Conrad n'étaient que des comparses ignorants de l'affaire. – Qui est donc cette malheureuse que vous persécutez ? demanda Otto. – Ça ne te regarde pas. – Cependant, Conrad et moi nous voudrions bien être un peu renseignés. – Pourquoi, mon Dieu ? – Pour savoir. – Conrad et toi, vous êtes deux idiots, répondit Vorski. Quand je vous ai pris à mon service et que je vous ai fait évader avec moi, je vous ai dit de mes projets tout ce que je pouvais vous en dire. Vous avez accepté mes conditions. Tant pis pour vous ; il faut aller jusqu'au bout avec moi… – Sinon ? – Sinon, gare aux conséquences ! Je n'aime pas les lâcheurs… D'autres heures s'écoulèrent. Plus rien maintenant, semblait-il à Véronique, ne pouvait la soustraire au dénouement qu'elle appelait de tous ses vœux. Elle ne souhaitait pas que se produisît l'intervention dont avait parlé Otto. En réalité, elle n'y songeait même point. Son fils était mort, et elle n'avait pas d'autre désir que de le rejoindre sans retard, fût-ce au prix du supplice le plus terrible. Que lui importait, d'ailleurs, ce supplice ? Il y a des limites aux forces de ceux que l'on torture et, ces limites, elle était si près de les atteindre que son agonie ne serait pas longue. Elle se mit à prier. Une fois de plus, le souvenir de son passé s'imposait à son esprit, et la faute commise lui apparaissait comme la cause de tous les malheurs accumulés sur elle. Et ainsi, tout en priant, épuisée, harassée, dans un état de dépression nerveuse qui la rendait indifférente à tout, elle s'abandonna au sommeil. Le retour de Vorski ne la réveilla même pas. Il dut la secouer. – L'heure est proche, ma petite. Fais ta prière. Il parlait bas pour que ses acolytes ne pussent l'entendre, et, à l'oreille, il lui raconta des choses d'autrefois, des choses insignifiantes qu'il débitait d'une voix pâteuse. Enfin, il s'écria : – Il fait encore trop jour. Otto, va donc fouiller le placard aux provisions. J'ai faim. Ils se mirent à table, mais aussitôt Vorski se releva : – Ne me regarde pas, ma petite. Tes yeux me gênent. Que veux-tu ? On a une conscience qui n'est pas bien chatouilleuse quand on est seul, mais qui s'agite quand un beau regard comme le tien pénètre jusqu'au fond de vous. Baisse tes paupières, ma jolie. Il posa sur les yeux de Véronique un mouchoir qu'il noua derrière la tête. Mais cela ne suffisait pas, et il enveloppa toute la tête d'un rideau de tulle qu'il décrocha de la fenêtre et qu'il passa autour du cou. Puis il se rassit pour boire et pour manger. Ils causèrent à peine tous les trois, et ne dirent pas un mot de leur expédition dans l'île, et non plus du duel de l'après-midi. D'ailleurs, c'étaient là des détails qui n'avaient pas d'intérêt pour Véronique, et qui, au cas où même elle y eût prêté attention, n'auraient pu l'émouvoir. Tout lui devenait étranger. Les mots parvenaient à son oreille, mais ne prenaient aucune signification exacte. Elle ne pensait plus qu'à mourir. Quand la nuit fut venue, Vorski donna le signal du départ. – Vous êtes donc toujours résolu ? demanda Otto, d'une voix où il y avait quelque hostilité. – Plus que jamais. Pourquoi cette question ? – Pour rien… Mais tout de même… – Tout de même ? – Eh bien, autant le dire, c'est une besogne qui ne nous plaît qu'à moitié. – Pas possible ! Et tu t'en aperçois maintenant, mon bonhomme, après avoir suspendu en rigolant les sœurs Archignat ! – J'étais ivre ce jour-là. Vous nous aviez fait boire. – Eh bien, saoule-toi, mon vieux. Tiens, voilà le flacon de cognac. Remplis ta gourde, et fiche-nous la paix… Conrad, tu as préparé le brancard ?… Il se retourna vers sa victime. – Une attention pour toi, ma chérie… deux vieilles échasses de ton gosse, que l'on a réunies par des sangles… Pratique et confortable… Vers huit heures et demie, le cortège sinistre se mettait en marche. Vorski prenait la tête, une lanterne à la main. Les complices portaient la civière. Les nuages, qui menaçaient dans l'après-midi, s'étaient accumulés et roulaient au-dessus de l'île, lourds et noirs. Rapidement les ténèbres descendaient. Il soufflait un vent d'orage qui faisait danser la bougie de la lanterne. – Brrr, murmura Vorski, c'est lugubre… Une vraie soirée de Golgotha. Il fit un écart et grogna en apercevant une petite masse noire qui déboulait à ses côtés. – Qu'est-ce que c'est que ça ? Regarde donc… On dirait un chien… – C'est le cabot de l'enfant, déclara Otto. – Ah ! oui, le fameux Tout-Va-Bien ?… Il tombe à pic, l'animal. Tout va rudement bien, en effet !… Attends un peu, sale bête. Il lui lança un coup de pied. Tout-Va-Bien l'esquiva, et, hors de portée, continua à accompagner le cortège en jetant à plusieurs reprises des aboiements sourds. La montée était rude et, à tout moment, l'un des trois hommes, quittant l'allée invisible qui contournait la pelouse devant la façade principale et qui menait au rond-point du Dolmenaux-Fées, s'embarrassait dans les ronces et dans les branches de lierre. – Halte ! commanda Vorski. Soufflez un peu, mes gaillards. Otto, passe-moi la gourde. J'ai le cœur qui chavire. Il but à longs traits. À ton tour, Otto… Comment, tu refuses ? Qu'y a-t-il donc ? Je pense qu'il y a des gens dans l'île, qui sûrement nous cherchent. – Qu'ils continuent donc à nous chercher ! – Et s'ils viennent en bateau, et qu'ils montent ce sentier de la falaise, par où la femme et l'enfant voulaient s'enfuir ce matin, et que nous avons trouvé ? – Nous avons à craindre une attaque par terre et non par mer. Or, la passerelle est brûlée. Plus de communication. – À moins qu'ils ne découvrent l'entrée des cellules, aux Landes-Noires, et qu'ils suivent le tunnel jusqu'ici ? – L'ont-ils découverte, cette entrée ? – Je n'en sais rien. – Eh bien, en admettant qu'ils la découvrent, n'avons-nous pas, depuis tantôt, bouché l'issue de ce côté, démoli l'escalier, mis tout sens dessus dessous ? Pour déboucher, il leur faudrait bien une bonne demi-journée. Or, à minuit, tout sera fini, et, au petit jour, nous serons loin de Sarek. – Ce sera fini… ce sera fini… c'est-à-dire que nous aurons un crime de plus sur la conscience. Mais… – Mais, quoi ? – Le trésor ? – Ah ! le trésor, voilà le grand mot lâché, le trésor, c'est ça qui te taquine, n'est-ce pas, brigand ? Eh bien, rassure-toi, c'est comme si tu avais dans ta poche la part qui te revient. – Vous en êtes sûr ? – Si j'en suis sûr ! Crois-tu donc que c'est de gaieté de cœur que je reste ici et que j'accomplis toute cette sale besogne ? Ils se remirent en marche. Au bout d'un quart d'heure, quelques gouttes de pluie tombaient. Il y eut un coup de tonnerre. L'orage semblait encore lointain. Ils achevèrent difficilement l'âpre montée, et Vorski dut aider ses compagnons. – Enfin, dit-il, nous y sommes. Otto, passe-moi la gourde… Bien… Merci… Ils avaient déposé leur victime au pied du chêne, dont les branches inférieures étaient coupées. Un jet de lumière éclaira l'inscription V. d'H. Vorski ramassa une corde, apportée d'avance, et dressa une échelle contre l'arbre. – Nous allons procéder comme pour les sœurs Archignat, dit-il. Je vais enrouler la corde autour de la branche maîtresse que nous avons laissée. Ça nous servira de poulie. Il s'interrompit et fit un saut de côté. Quelque chose d'anormal venait de se produire, Il murmura : – Quoi ? Qu'y a-t-il ? Vous avez entendu ce sifflement ? – Oui, fit Conrad, ça m'a frôlé l'oreille. On croirait un projectile. – Tu es fou. – Moi aussi, dit Otto, j'ai entendu, et ça m'a tout l'air d'avoir frappé l'arbre. – Quel arbre ? – Le chêne, parbleu c'est comme si on avait tiré sur nous. – Il n'y a pas eu de détonation. – Alors, une pierre, une pierre qui aurait atteint le chêne. – Facile à vérifier, fit Vorski. Il tourna sa lanterne, et, tout de suite, lâcha un juron. – Sacrédieu ! regardez là… sous l'inscription… Ils regardèrent. À l'endroit qu'il indiquait, une flèche était fichée dont les plumes vibraient encore. – Une flèche ! articula Conrad, est-ce possible ? Une flèche ? Et Otto bredouilla : – Nous sommes perdus. C'est bien nous qu'on a visés. – Celui qui nous a visés n'est pas loin, observa Vorski. Ouvrez l'œil… on va chercher… Il projeta circulairement un jet de lumière dans les ténèbres environnantes. – Arrêtez, dit vivement Conrad… Un peu plus à droite… Vous voyez ? – Oui… oui… je vois. À quarante pas d'eux, au-delà du chêne tronqué par la foudre et dans la direction du Calvaire-Fleuri, on apercevait quelque chose de blanc, une silhouette qui tâchait, du moins pouvait-on le croire, de se dissimuler derrière un groupe d'arbustes. – Pas un mot, pas un geste, ordonna Vorski… rien qui puisse lui faire supposer que nous l'avons découvert. Conrad, tu vas m'accompagner. Toi, Otto, reste ici, revolver au poing, fais bonne garde. Si on tente d'approcher et de délivrer la dame, deux coups de feu, et nous rappliquons au galop. C'est compris ? – Compris. Il se pencha sur Véronique et défit un peu le voile. Les yeux et la bouche étaient toujours cachés sous leurs bandeaux. Elle respirait mal, le pouls était faible et lent. – Nous avons le temps, murmura-t-il, mais il faut se hâter si on veut qu'elle meure selon ce qui a été résolu. En tout cas, elle ne semble pas souffrir… Elle n'a plus conscience de rien… Vorski déposa sa lanterne, puis doucement, suivi de son acolyte, et tous deux choisissant les endroits où l'ombre était le plus dense, il se glissa vers la silhouette blanche. Mais il ne tarda pas à se rendre compte, d'une part, que cette silhouette, qui paraissait immobile, se déplaçait en même temps que lui, de sorte que l'intervalle restait le même entre eux, et, d'autre part, qu'elle était escortée d'une petite silhouette noire qui gambadait à ses côtés. – C'est ce sale cabot ! grogna Vorski. Il activa l'allure la distance ne diminua pas. Il courut la silhouette courut également. Et, le plus étrange, c'est qu'on n'entendait aucun bruit de feuilles remuées ou de sol foulé par la course de ce mystérieux personnage. – Sacrédieu ! jura Vorski, il se moque de nous. Si on tirait dessus, Conrad ? – Trop loin. Les balles ne l'atteindraient pas. – Cependant, quoi ! nous n'allons pourtant pas… L'inconnu les conduisit vers la pointe de l'île, puis descendit jusqu'à l'issue du tunnel, passa près du Prieuré, longea la falaise occidentale, et atteignit la passerelle dont quelques planches fumaient encore. Puis il bifurqua, repassa de l'autre côté de la maison et monta la pelouse. De temps à autre, le chien aboyait joyeusement. Vorski ne dérageait pas. Quels que fussent ses efforts, il ne gagnait pas un pouce de terrain, et la poursuite durait depuis un quart d'heure. Il finit par invectiver l'ennemi. – Arrête donc, si tu n'es pas un lâche ! … Qu'est-ce que tu veux ? Nous attirer dans un piège ? Pour quoi faire ?… Est-ce la dame que tu veux sauver ? Dans l'état où elle est, ça ne vaut pas la peine. Ah ! bougre de coquin, si je pouvais te tenir ! Soudain Conrad le saisit par un pan de son vêtement. – Qu'y a-t-il Conrad ? – Regardez. On dirait qu'il ne bouge plus. De fait, pour la première fois, la silhouette blanche se distinguait, de plus en plus précise dans les ténèbres, et l'on pouvait apercevoir, entre les feuilles d'un taillis, l'attitude qu'elle gardait à la minute actuelle, les bras un peu ouverts, le dos voûté, les jambes ployées et comme croisées sur le sol. – Il a dû tomber, déclara Conrad. Vorski, s'étant avancé, cria : – Dois-je tirer, canaille ? Je te tiens au bout de mon canon. Lève les bras ou je fais feu. Aucun mouvement. – Tant pis pour toi Si tu fais la mauvaise tête, tu y passes. Je compte trois fois et je tire. Il marcha jusqu'à vingt mètres de la silhouette et compta, le bras tendu : – Une… deux… Tu es prêt, Conrad ? Tirons, vas-y. Les deux balles partirent. Là-bas il y eut un cri de détresse. La silhouette parut s'affaisser. Les deux hommes bondirent en avant. – Ah ! tu y es, coquin tu vas voir un peu de quel bois se chauffe Vorski ! Ah ! chenapan, tu m'as assez fait courir ! ton compte est bon. À quelques pas, il ralentit, par crainte d'une surprise. L'inconnu ne bougeait pas, et Vorski put constater, de plus près, qu'il avait l'apparence inerte et déformée d'un homme mort, d'un cadavre. Il n'y avait donc plus qu'à sauter sur lui. C'est ce que fit Vorski, en plaisantant : – Bonne chasse, Conrad. Ramassons le gibier. Mais il fut très étonné, en ramassant le gibier, de ne saisir entre les mains qu'une proie en quelque sorte impalpable, et qui se composait somme toute d'une simple tunique au-dessous de laquelle il n'y avait plus personne, le possesseur de cette tunique ayant pris la fuite à temps, après l'avoir accrochée aux épines d'un fourré. Quant au chien, il avait disparu. – Sacrédieu de sacrédieu ! proféra Vorski, il nous a roulés, le brigand ! Mais, que diable, pourquoi ? Exhalant sa fureur de la manière stupide qui lui était familière, il piétinait l'étoffe, quand une pensée le heurta. – Pourquoi ? Mais, sacrédieu, je le disais tout à l'heure… un piège… un truc pour nous éloigner de la dame pendant que des amis à lui attaquent Otto. Ah ! quel idiot je fais ! Il se remit en route à travers l'obscurité et, dès qu'il put discerner le Dolmen, il appela : – Otto ! Otto ! – Halte ! Qui est là ? répondit Otto d'une voix effrayée. – C'est moi… Crédieu, ne tire pas ! – Qui est là ? Vous ? – Eh ! oui, moi, imbécile. – Mais les deux coups de feu ? – Une erreur… on te racontera… Il était arrivé près du chêne, et, tout de suite, saisissant la lanterne, il en projeta la lueur sur sa victime. Elle n'avait pas bougé, étendue contre le pied de l'arbre et la tête enveloppée de son voile. – Ah ! fit-il, je respire. Crédieu, que j'ai eu peur ! – Peur de quoi ? – Qu'on ne nous l'enlève, parbleu ! – Eh bien, et moi, n'étais-je pas là ? – Toi ! toi ! tu n'es pas plus brave qu'un autre… et si l'on t'avait attaqué… – J'aurais toujours tiré… vous auriez entendu le signal. – Est-ce qu'on sait ! Enfin, il ne s'est rien passé ? – Rien du tout. – La dame ne s'est pas trop agitée ? – Au début, oui. Elle se plaignait en gémissant sous son capuchon, tellement que j'en étais à bout de patience. – Mais après ? – Oh ! après… ça n'a guère duré… d'un bon coup de poing je l'ai étourdie. – Ah ! la brute ! s'écria Vorski. Si tu l'as tuée, tu es un homme mort. Vivement il s'accroupit, colla son oreille contre la poitrine de la malheureuse. – Non, dit-il au bout d'un instant, le cœur bat encore… Mais ça ne durera peut-être pas longtemps. À l'œuvre, camarades. Dans dix minutes, il faut que tout soit fini. Chapitre 3 Eli, Eli, lamma sabacthani ! Les préparatifs ne furent pas longs, et Vorski s'y employa lui-même avec activité. Il appuya l'échelle contre le tronc de l'arbre, passa l'une des extrémités de la corde autour de sa victime et l'autre autour d'une des branches supérieures, et, juché au dernier échelon, il enjoignit à ses complices : – Tenez, vous n'avez plus qu'à tirer. Mettez-la debout d'abord, et que l'un de vous la maintienne en équilibre. Il attendit un moment. Mais, Otto et Conrad s'entretenant à voix basse, il s'exclama : – Dites donc, vous pourriez vous hâter… d'autant que j'offre une cible un peu trop commode, si l'on s'avisait de m'envoyer une balle ou une flèche. Ça y est ? Les deux acolytes ne répondirent pas. – Eh bien, elle est raide celle-là ! Qu'y a-t-il encore ? Otto… Conrad… Il sauta à terre et les rudoya. – Vous en avez de bonnes tous les deux. Avec un pareil système, nous y serons encore demain matin… et tout sera manqué. Mais réponds donc, Otto. Il lui colla la lumière sur le visage. – Voyons, quoi ? serait-ce que tu refuses ? Faudrait le dire ! Et toi, Conrad ? On fait grève alors ? Otto hocha la tête. – Grève… c'est aller un peu loin. Mais Conrad et moi, nous ne serions pas fâchés d'avoir quelques explications. – Des explications ? Et sur quoi, abruti ? Sur la dame qu'on exécute ? Sur l'un ou l'autre des deux gosses ? Inutile d'insister, camarades. Je vous l'ai dit en vous proposant l'affaire : « Marchez-vous les yeux fermés ? Il y aura une rude besogne à accomplir, beaucoup de sang à verser. Mais, au bout du compte, la forte somme. » – C'est là toute la question, dit Otto. – Précise, ahuri. – C'est à vous de préciser et d'en revenir aux termes mêmes de notre accord. Quels sont-ils ? – Tu les connais mieux que moi. – Justement, c'est pour vous les remettre en mémoire que je vous demande de nous les répéter. – Ma mémoire est fidèle. Le trésor pour moi, et sur le trésor un prélèvement de deux cent mille francs à vous partager. – C'est ça, et ce n'est pas ça. Nous y reviendrons. Commençons par causer du fameux trésor. Voilà des semaines qu'on s'esquinte, que l'on vit dans le sang et dans le cauchemar de toutes sortes de crimes… et rien à l'horizon ! Vorski haussa les épaules. – De plus en plus bête, mon pauvre Otto. Tu sais qu'il y avait d'abord un certain nombre de choses à accomplir. Elles le sont toutes, sauf une. Dans quelques minutes, celle-là le sera à son tour, et le trésor nous appartiendra. – Qu'en savons-nous ? – Crois-tu donc que j'aurais fait tout ce que j'ai fait si je n'avais pas été sûr du résultat… comme je suis sûr de vivre ? Tous les événements se sont déroulés dans un ordre inflexible et marqué d'avance. Le dernier se produira à l'heure dite, et m'ouvrira la porte. – La porte de l'enfer, ricana Otto, ainsi que j'ai entendu Maguennoc l'appeler. – Qu'on l'appelle de ce nom ou d'un autre, elle ouvre sur le trésor que j'aurai conquis. – Soit, dit Otto, que la conviction de Vorski impressionnait, soit. Je veux croire que vous avez raison. Mais qui nous affirme que nous aurons notre part ? – Vous aurez votre part, pour ce simple motif que la possession du trésor me fournira des richesses si fantastiques, que je n'irai pas me créer des ennuis avec vous pour une misère de deux cent mille francs. Donc nous avons votre parole ? – Évidemment. – Votre parole que toutes les clauses de notre accord seront respectées ? – Évidemment. Où veux-tu en venir ? – À ceci, c'est que vous avez commencé à nous rouler de la façon la plus ignoble, en ne respectant pas l'une des clauses de cet accord. – Hein ! Qu'est-ce que tu chantes ? Sais-tu bien à qui tu parles ? – À toi, Vorski. Vorski empoigna son complice. – Qu'est-ce que c'est ! Tu oses m'insulter ! me tutoyer, moi, moi ! – Pourquoi pas, puisque tu m'as bien volé, toi ? Vorski se contint et reprit, la voix frémissante : – Parle et fais bien attention, mon petit, car tu joues un rude jeu. Parle. – Voici, déclara Otto. En dehors du trésor, en dehors des deux cent mille francs, il était convenu entre nous – tu avais levé la main en guise de serment –, il était convenu que toute somme d'argent liquide trouvée par l'un de nous au cours de l'affaire serait partagée en deux : moitié pour toi, moitié pour Conrad et pour moi. Est-ce vrai ? – C'est vrai. – Alors, donne, fit Otto en tendant la main. – Te donner quoi ? Je n'ai rien trouvé. – Tu mens. Tandis qu'on expédiait les sœurs Archignat, tu as trouvé sur l'une d'elles, dans son corsage, le magot qu'on n'avait pas pu dénicher dans leur maison. – En voilà une histoire ! dit Vorski, d'un ton où perçait l'embarras. – C'est la pure vérité. – Prouve-le. – Sors donc le petit paquet ficelé que tu as épinglé là, à l'intérieur de ta chemise. Et Otto toucha du doigt la poitrine de Vorski en ajoutant : – Sors-le donc, le petit paquet, et aligne donc les cinquante billets de mille. Vorski ne répondit pas. Il était stupéfait, comme un homme qui ne comprend rien à ce qui lui arrive et qui cherche vainement à deviner comment l'adversaire s'est procuré des armes contre lui. – Tu avoues ? lui demanda Otto. – Pourquoi pas ? répliqua-t-il. J'avais l'intention de régler le compte plus tard, en bloc. – Règle-le tout de suite. C'est préférable. – Et si je refuse ? – Tu ne refuseras pas. – Si, je refuse ! – En ce cas, Vorski… gare à toi ! – Qu'est-ce que je crains, vous n'êtes que deux. – Nous sommes trois au moins. – Où est le troisième ? – Le troisième est un monsieur qui n'a pas l'air du premier venu, à ce que vient de me dire Conrad… bref, celui qui t'a roulé tout à l'heure, l'homme à la flèche et à la tunique blanche. – Tu l'appellerais ? – Parbleu ! Vorski sentit que la partie n'était pas égale. Les deux acolytes l'encadraient et le serraient fortement. Il fallait céder. – Tiens, voleur ! tiens, bandit ! s'écria-t-il en tirant le petit paquet et en dépliant les billets. – Pas la peine de compter, dit Otto qui lui arracha la liasse par surprise. – Mais… – C'est ainsi. La moitié pour Conrad, la moitié pour moi. – Ah ! brute ! Voleur de voleur ! tu me le paieras. Je m'en fiche de l'argent. Mais me piller comme dans un bois ! Ah ! je ne voudrais pas être dans ta peau, mon bonhomme. Il continua à l'injurier, puis, soudain, il éclata de rire, un rire méchant et forcé. – Après tout, ma foi, c'est bien joué, Otto ! Mais où et comment as-tu pu savoir cela ? Tu me le raconteras, hein ? En attendant, plus une minute à perdre. Nous sommes d'accord sur tous les points, n'est-ce pas ? et vous marchez ? – Sans rechigner, puisque vous prenez la chose si bien, dit Otto. Et le complice ajouta, d'un ton obséquieux : – Vous avez tout de même de l'allure, Vorski… Un grand seigneur ! – Et toi, un valet que l'on paye. Tu es payé, dépêche-toi. L'affaire est urgente. L'affaire, comme disait l'affreux personnage, fut rapidement exécutée. Remonté sur son échelle, Vorski répéta ses ordres auxquels Conrad et Otto se conformèrent docilement. Ils mirent la victime debout, puis, tout en la maintenant en équilibre, ils tirèrent sur la corde. Vorski reçut la malheureuse, et, comme les genoux s'étaient ployés, il les contraignit brutalement à s'allonger. Ainsi plaquée sur le fût de l'arbre, sa robe serrée autour de ses jambes, les bras pendant à droite et à gauche et à peine écartés du corps, elle fut attachée par la taille et par-dessous les bras. Elle ne semblait pas s'être éveillée de son étourdissement, et elle n'eut aucune plainte. Vorski voulut lui dire quelques mots, mais, ces mots, il les bredouilla, incapable d'articuler. Puis il chercha à lui redresser la tête, mais il y renonça, n'ayant plus le courage de toucher à celle qui allait mourir, et la tête retomba sur le buste, très bas. Aussitôt, il descendit et balbutia : – L'eau-de-vie, Otto… Tu as la gourde ? Ah ! crédieu, l'ignoble chose ! – Il est encore temps, objecta Conrad. Vorski avala quelques gorgées et s'écria : – Encore temps… de quoi faire ? De la délivrer ? Écoutemoi, Conrad. Plutôt que de la délivrer, j'aimerais mieux… oui, j'aimerais mieux prendre sa place. Abandonner mon œuvre ? Ah ! c'est que tu ne sais pas quelle est cette œuvre et quel est mon but ! Sans quoi… Il but de nouveau. – Excellente eau-de-vie, mais, pour me remettre le cœur d'aplomb, je préférerais du rhum. Tu n'en as pas, Conrad ? – Le reste d'un petit flacon… – Donne. Ils avaient voilé la lanterne de peur d'être vus, et ils s'assirent tout contre l'arbre, résolus au silence. Mais cette nouvelle flambée d'alcool leur montait au cerveau. Vorski, très excité, se mit à pérorer. – Des explications, vous n'en avez pas besoin. Celle qui meurt là, inutile que vous connaissiez son nom. Qu'il vous suffise de savoir que c'est la quatrième des femmes qui devaient mourir en croix, et que le destin l'avait spécialement désignée, elle. Mais il y a une chose que je puis vous dire, à l'heure où le triomphe de Vorski va éclater à vos yeux. J'ai même quelque orgueil à vous l'annoncer, car si tous les événements ont jusqu'ici dépendu de moi et de ma volonté, celui qui va se produire dépend des volontés les plus puissantes, des volontés travaillant pour Vorski ! Il redit à plusieurs reprises, comme si ce nom flattait ses lèvres : – Pour Vorski !… pour Vorski !… Et il se releva, l'exubérance de ses pensées l'obligeant à marcher et à gesticuler. – Vorski, fils de roi, Vorski élu du destin, prépare-toi. Voici ton heure. Ou bien tu n'es que le dernier des aventuriers et le plus criminel de tous les grands criminels que le sang des autres ait souillés, ou bien tu es vraiment le prophète illuminé que les dieux couronnent de gloire. Surhomme ou bandit. Voici l'arrêt du destin. Les battements de cœur de la victime sacrée qu'on immole aux dieux marquent les secondes suprêmes. Écoutezles, vous deux qui êtes là. Escaladant l'échelle, il cherchait à les percevoir, ces pauvres battements d'un cœur épuisé. Mais la tête, inclinée à gauche, l'empêchait de coller son oreille contre la poitrine, et il n'osait y toucher. Un souffle inégal et rauque rompait seul le silence. Il dit tout bas : – Véronique, tu m'entends ?… Véronique… Véronique… Après un moment d'hésitation, il continua : – Il faut que tu saches… oui, ça m'épouvante moi-même ce que je fais. Mais c'est le destin… Tu te rappelles la prédiction ? » Ta femme mourra sur la croix. » Mais ton nom luimême, Véronique, c'est cela qu'il évoque ! … Souviens-toi que sainte Véronique essuya la figure du Christ avec un linge, et que sur ce linge resta marquée l'image sacrée du sauveur… Véronique, tu m'entends, Véronique ?… Il redescendit en hâte, arracha le flacon de rhum aux mains de Conrad et le vida d'un coup. Alors, il fut pris d'une sorte de délire qui le fit divaguer pendant quelques instants dans une langue que ses acolytes ne comprirent point. Puis il se mit à provoquer l'ennemi invisible, à provoquer les dieux, à lancer des imprécations et des blasphèmes. – Vorski est le plus fort, Vorski domine le destin. Il faut que les éléments et les puissances mystérieuses lui obéissent. Tout se passera comme il l'a décidé, et le grand secret lui sera annoncé dans les formes mystiques et selon les préceptes de la cabale. Vorski est attendu comme le prophète. Vorski sera accueilli avec des cris de joie et d'extase, et quelqu'un que j'ignore et que je ne fais qu'entrevoir, viendra au-devant de lui avec des palmes et des bénédictions. Qu'il se prépare celui-là ! Qu'il surgisse des ténèbres et qu'il monte de l'enfer ! Voici Vorski ! Qu'au son des cloches et qu'au chant des alléluias, le signal fatidique se produise à la face du ciel, pendant que la terre s'entrouvre et projette des tourbillons de flammes. Il garda le silence comme s'il eût épié dans l'espace les signes qu'il prédisait. D'en haut tombait le râle désespéré de la mourante. L'orage grondait au loin, et les nuages noirs étaient déchirés par les éclairs. On eût dit que toute la nature répondait à l'appel du bandit. Ses discours grandiloquents et sa mimique de cabotin impressionnaient vivement ses acolytes. Otto murmura : – Il me fait peur. – C'est le rhum, prononça Conrad. Mais tout de même il annonce des choses effrayantes. – Des choses qui rôdent autour de nous, déclama Vorski dont l'oreille enregistrait les moindres bruits, des choses qui font partie de l'heure présente et qui nous ont été léguées par la suite des siècles. C'est comme un enfantement prodigieux. Et, je vous le dis à tous les deux, vous allez en être les témoins déconcertés. Otto et Conrad, préparez-vous également : la terre va trembler, et, à l'endroit même où Vorski doit conquérir la Pierre-Dieu, une colonne de feu s'élèvera vers le ciel. – Il ne sait plus ce qu'il dit, marmonna Conrad. – Et le revoilà sur l'échelle, souffla Otto. Tant pis s'il reçoit une flèche ! Mais l'exaltation de Vorski ne connaissait plus de bornes. La fin approchait. Exténuée par la souffrance, la victime agonisait. D'un ton très bas, pour n'être entendu que par elle, puis d'une voix de plus en plus forte, Vorski reprit : – Véronique… Véronique… tu achèves ta mission… tu arrives au bout de la montée… Gloire à toi ! Une part te revient dans mon triomphe… Gloire à toi ! Écoute ! Tu entends déjà, n'est-ce pas ? Le canon du tonnerre approche. Mes ennemis sont vaincus, tu n'as plus de secours à espérer ! Voici le dernier battement de ton cœur… Voici ta dernière plainte… Eli, Eli, lamma sabacthani ! … « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée ? » Il riait comme un fou, comme on rit de la plus folâtre aventure. Puis il y eut un silence. Les grondements du tonnerre s'interrompirent. Vorski se pencha et, soudain, il vociféra, du haut de son échelle : – Eli, Eli, lamma ssabacthani ! les dieux l'ont abandonnée… La mort a fait son œuvre. La dernière des quatre femmes est morte. Véronique est morte ! Il se tut de nouveau, puis hurla deux fois : – Véronique est morte ! Véronique est morte ! De nouveau, il y eut un grand silence attentif. Et tout à coup le sol trembla, non pas d'une commotion produite par le tonnerre, mais d'une convulsion intérieure, profonde, venue des entrailles mêmes de la terre, et qui se répercuta à diverses reprises comme un bruit dont l'écho se propage à travers les bois et les collines. Et, presque en même temps, tout près d'eux, à l'autre bout du demi-cercle de chênes, un jet de feu jaillit et monta vers le ciel, dans un tourbillon de fumée où fusaient des flammes rouges, jaunes ou violettes. Vorski ne prononça pas une parole. Ses compagnons demeuraient confondus. À la fin l'un d'eux balbutia : – C'est le vieux chêne pourri, celui que la foudre a déjà brûlé. En effet, bien que l'incendie se fût éteint presque aussitôt, tous trois gardaient la vision fantastique du vieux chêne, tout embrasé, transparent et vomissant des flammes et des vapeurs multicolores… – C'est ici l'entrée qui conduit à la Pierre-Dieu, dit gravement Vorski. Le destin a parlé comme je vous l'avais annoncé, et il a parlé contraint par moi, qui fus son serviteur et qui suis son maître. Il s'avança, la lanterne à la main. Ils furent surpris de voir que l'arbre n'offrait aucune trace d'incendie et que la masse de feuilles sèches, maintenue comme dans une cuve par l'écartement des quelques branches inférieures, n'avait pas flambé. – Un miracle encore, dit Vorski. Tout est miracle incompréhensible. – Qu'allons-nous faire ? demanda Conrad. – Pénétrer dans l'issue qui nous est indiquée. Apporte l'échelle, Conrad, et avec la main fouille dans ce tas de feuilles. L'arbre est creux et nous verrons bien… – Si creux que soit un arbre, dit Otto, il y a toujours des racines, et je ne puis guère admettre un passage à travers les racines. – Encore une fois, nous verrons bien. Remue les feuilles, Conrad… enlève-les… – Non, répliqua nettement Conrad. – Comment non ? Et pourquoi ? – Rappelez-vous Maguennoc ! Rappelez-vous qu'il a voulu toucher à la Pierre-Dieu et qu'il a dû se couper la main. – Mais ce n'est pas ici la Pierre-Dieu ! ricana Vorski. – Qu'en savez-vous ? Maguennoc parlait toujours de la porte de l'enfer. N'est-ce pas cela qu'il désignait ainsi ? Vorski haussa les épaules. – Et toi, tu as peur aussi, Otto ? Otto ne répondit pas, et Vorski non plus n'avait pas hâte de risquer l'épreuve car il finit par dire : – Ma foi, rien ne presse. Attendons le petit jour. Nous abattrons l'arbre à coups de hache, ce qui nous montrera mieux que tout à quoi nous avons affaire et comment il nous faut procéder. Il en fut ainsi convenu. Mais, comme le signal avait été perçu par d'autres que par eux et qu'il ne fallait pas se laisser devancer, ils résolurent de s'établir en face même de l'arbre, sous l'abri que leur offrait la table immense du Dolmen-aux-Fées. – Otto, ordonna Vorski, va nous chercher au Prieuré de quoi boire, et ramène également une hache, des cordes, tout ce qui est nécessaire. La pluie commençait à tomber avec une violence extrême. Ils s'installèrent aussitôt sous le dolmen, et, tour à tour, chacun prit la garde, tandis que les autres dormaient. Nul incident ne marqua cette nuit. La tempête fut d'une grande violence. On entendait le mugissement des vagues. Puis, tout s'apaisa peu à peu. Au petit jour, ils attaquaient le chêne qui bientôt, tiré par les cordes, s'abattait. Ils s'aperçurent alors qu'à l'intérieur même de l'arbre, parmi les détritus et les pourritures, une sorte de canal avait été pratiqué, qui se prolongeait au milieu du bloc de sable et de pierres amalgamé autour des racines. À l'aide d'une pioche, ils déblayèrent le terrain. Tout de suite, des marches apparurent ; il y eut un éboulement, et ils virent un escalier qui suivait la paroi verticale d'une muraille et qui descendait dans les ténèbres. La lueur de la lanterne fut projetée. Une grotte s'ouvrait au-dessous d'eux. Vorski se risqua le premier. Les autres le suivirent prudemment. L'escalier qui, d'abord, se composait de marches en terre soutenues par des cailloux, était ensuite creusé à même le roc. La grotte où ils débouchèrent n'avait rien de particulier et semblait plutôt un vestibule d'accès. Elle communiquait, en effet, avec une sorte de crypte, à voûte arrondie, dont les murs étaient faits d'une grossière maçonnerie de pierres sèches. Tout autour se dressaient, comme des statues informes, douze petits menhirs dont chacun portait le squelette d'une tête de cheval. Vorski toucha l'une de ces têtes : elle tomba en poussière. – Nul n'est entré dans cette crypte, dit-il, depuis plus de vingt siècles. Nous sommes les premiers hommes qui en foulent le sol, les premiers qui regardent les vestiges du passé qu'elle contient. Il ajouta avec une emphase croissante : – C'était la chambre mortuaire d'un grand chef. On enterrait avec lui ses chevaux favoris, et ses armes également… Tenez, voici des haches, un couteau de silex… et nous retrouvons aussi la trace de certaines pratiques funéraires, comme le prouvent ce monceau de charbon de bois, et de ce côté, ces ossements calcinés… L'émotion altérait sa voix. Il murmura : – Je suis le premier qui pénètre ici… J'étais attendu. Un monde endormi s'éveille à mon approche. Conrad l'interrompit : – Il y a une autre issue, une autre communication et l'on aperçoit comme une clarté tout au loin. Un couloir étroit les conduisait, en effet, dans une autre chambre, par où ils atteignirent une troisième salle. Les trois cryptes étaient identiquement pareilles. Mêmes maçonneries, mêmes pierres debout, mêmes squelettes de chevaux. – Trois tombes de grands chefs, dit Vorski. Il est évident qu'elles précèdent la tombe d'un roi, et qu'ils étaient les gardiens de ce roi, après en avoir été, de son vivant, les compagnons. Sans doute est-ce la prochaine crypte… Il n'osait s'y aventurer, non par peur, mais par excès de trouble et par un sentiment de vanité exaspérée, dont il savourait la jouissance. – Je vais savoir, déclamait-il ; Vorski touche au but, et il n'a plus qu'à étendre la main pour être payé royalement de ses peines et de ses batailles. La Pierre-Dieu est là. Durant des siècles et des siècles, on a voulu violer le secret de l'île et personne n'y a réussi. Vorski est venu et la Pierre-Dieu lui appartient. Qu'elle se montre donc à moi et me donne la puissance qui m'est promise. Entre elle et Vorski, rien… rien que ma volonté. Et je veux ! Le prophète, a surgi du fond des ténèbres. Le voilà. S'il est, dans ce royaume des morts, un fantôme qui soit chargé de me conduire vers la pierre divine et de me poser sur la tête la couronne d'or, que ce fantôme se dresse ! Voici Vorski. Il entra. Cette quatrième salle était beaucoup plus grande et formait un dôme à calotte un peu déprimée. Au milieu de cette dépres sion, il y avait un trou circulaire, pas plus large que le trou laissé par un tuyau très mince, et d'où tombait une colonne de lumière à demi voilée qui formait un disque très net sur le sol. Le centre de ce disque était occupé par un petit billot composé de pierres agencées les unes contre les autres. Et, sur ce billot, comme en exposition, un bâton de métal. Pour le reste, la crypte ne différait pas des premières, comme elles ornée de menhirs et de têtes de chevaux, offrant comme elles des vestiges de sacrifices. Vorski ne quittait pas des yeux le bâton de métal. Chose étrange, ce métal brillait, comme si nulle poussière ne l'eût couvert. Vorski avança la main. – Non, non, fit vivement Conrad. – Et pourquoi ? – C'est peut-être cela que Maguennoc a touché et qui lui a brûlé la main. – Tu es fou. – Cependant… – Eh ! je ne crains rien, déclara Vorski en saisissant l'objet. C'était un sceptre de plomb travaillé fort grossièrement, mais qui révélait pourtant un certain effort artistique. Sur le manche s'enroulait un serpent, tantôt incrusté dans le plomb et tantôt en relief. La tête, énorme et disproportionnée, de ce ser- pent, formait le pommeau et se hérissait de clous d'argent et de petits cailloux verts transparents comme des émeraudes. – Est-ce la Pierre-Dieu ? murmura Vorski. Il maniait l'objet et l'examinait en tous sens avec une crainte respectueuse, et il ne tarda pas à s'apercevoir que le pommeau branlait de façon imperceptible. Il le remua, le tourna à droite, puis à gauche, et, finalement, il y eut un déclenchement : la tête du serpent se dévissait. À l'intérieur, un vide était ménagé. Dans ce vide, une pierre… une pierre menue, de couleur rougeâtre, avec des veines jaunâtres qui ressemblaient à des veines d'or. – C'est elle ! oh ! c'est elle ! prononça Vorski, bouleversé. – N'y touchez pas ! répéta Conrad, plein d'effroi. – Ce qui a brûlé Maguennoc ne brûlera pas Vorski, répondit-il gravement. Et par forfanterie, débordant d'orgueil et de joie, il gardait la pierre mystérieuse au fond de sa main fermée qu'il serrait de toutes ses forces. – Qu'elle me brûle, j'y consens ! Qu'elle entre dans ma chair, j'en serais heureux. Conrad lui fit un signe et mit un doigt sur sa bouche. – Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-il. Tu entends quelque chose ? – Oui, fit l'autre. – Moi également, affirma Otto. De fait, on entendait un bruit rythmé, égal comme cadence, mais avec des hauts et des bas, et toute une sorte de musique irrégulière. – Mais, c'est tout près d'ici marmonna Vorski… On dirait même que c'est dans la salle. C'était dans la salle, ils en acquirent bientôt la certitude, et c'était, ils ne pouvaient guère en douter, un bruit qui avait toute l'apparence d'un ronflement. Conrad, qui avait risqué cette hypothèse, fut le premier à en rire. Mais Vorski lui dit : – Ma foi, je me demande si tu n'as pas raison…, c'est bien un ronflement… Il y a donc quelqu'un ici ? – Ça vient de ce côté, fit Otto, de ce coin d'ombre. La clarté n'allait pas au-delà des menhirs. Derrière s'ouvraient autant de petites chapelles obscures. Vorski projeta dans l'une d'elles la lueur de sa lanterne, et, aussitôt, laissa échapper un cri de stupeur. – Quelqu'un… oui… il y a quelqu'un… regardez… Les deux complices s'avancèrent. Sur un tas de moellons, qui s'amoncelaient dans un angle de la paroi, un homme dormait, un vieillard à barbe blanche et à longs cheveux blancs. La peau de sa figure et la peau de ses mains étaient sillonnées de mille rides. Un cercle bleuâtre encadrait ses paupières closes. Un siècle au moins avait passé sur lui. Une tunique de lin rapiécée et déchirée le revêtait jusqu'aux pieds. Autour du cou, et descendant assez bas sur la poitrine, il avait un chapelet de ces boules sacrées que les Gaulois appelaient des œufs de serpent, et qui sont des oursins. À portée de sa main, une belle hache de jadéite montrait des signes indéchiffrables. Par terre, alignés, des silex tranchants, des grands anneaux plats, deux pendeloques de jaspe vert, deux colliers en émail bleu cannelé. Le vieillard ronflait toujours. Vorski murmura : – Le miracle continue… C'est un prêtre… un prêtre comme ceux d'autrefois… du temps des Druides. – Et alors ? demanda Otto. – Alors, il m'attend ! Conrad exprima un avis brutal. – Moi, je propose qu'on lui casse la tête avec sa hache. Mais Vorski se mit en colère. – Si tu touches seulement à l'un de ses cheveux, tu es un homme mort. – Cependant… – Cependant, quoi ? – C'est peut-être un ennemi… c'est peut-être celui que nous avons poursuivi hier soir… Rappelez-vous… la tunique blanche. – Tu n'es qu'un idiot ! À son âge, crois-tu que c'est lui qui nous aurait fait courir de la sorte ? Il se pencha et saisit doucement le bras du vieillard, en disant : – Réveillez-vous… c'est moi… Aucune réponse. L'homme ne se réveillait pas. Vorski insista. L'homme se remua sur son lit de cailloux, dit quelques mots, et se rendormit. Vorski, un peu impatienté, renouvela sa tentative, mais avec plus de force et en élevant la voix : – Eh bien, quoi, voyons nous ne pouvons pourtant pas traîner ici plus longtemps. Allons ! Il imprima une secousse plus énergique au vieillard. Celui-ci eut un geste d'irritation, repoussa l'importun, se cramponna quelques instants au sommeil, puis, à la fin, excédé, il se retourna et grogna, d'un ton furieux : – Ah ! la barbe ! Chapitre 4 Le vieux Druide Les trois complices, qui connaissaient à merveille toutes les finesses de la langue française et n'ignoraient aucun terme d'argot, ne se trompèrent pas un instant sur le vrai sens de cette exclamation imprévue. Ils furent stupéfaits. Vorski interrogea Conrad et Otto. – Hein ? Que dit-il ? – Oui, oui, vous avez bien entendu… c'est cela… répondit Otto. À la fin, Vorski fit une nouvelle tentative sur l'épaule de l'inconnu, lequel se retourna sur sa couche, s'étira, bâilla, parut se rendormir, et soudain, vaincu, proféra, en s'asseyant à demi : – Enfin, quoi ! on ne peut donc plus roupiller à son aise dans cette boîte-là ? Un jet de lumière l'aveugla, et il marmotta, effaré : – Qu'est-ce que c'est ? qu'est-ce qu'on me veut ? Vorski posa la lanterne sur un ressaut de la paroi et son visage apparut ainsi en pleine clarté. Le vieillard, qui continuait d'exhaler sa mauvaise humeur en plaintes incohérentes, regarda son interlocuteur, se calma peu à peu, prit même une expression aimable, presque souriante, et, tendant la main, s'écria : – Ah ça ! mais c'est donc toi, Vorski ? Comment vas-tu, vieille branche ? Vorski eut un haut-le-corps. Qu'il fût connu du vieillard et que celui-ci l'appelât par son nom, cela ne l'étonnait pas outre mesure, puisqu'il avait la conviction, en quelque sorte mystique, qu'il était attendu comme un prophète. Mais, pour un prophète, pour un missionnaire illuminé et vêtu de gloire, qui se présente devant un inconnu que couronne la double majesté de l'âge et du rang sacerdotal, il était pénible d'être accueilli sous la désignation de « vieille branche ». Hésitant, inquiet, ne sachant à qui il avait affaire, il demanda : – Qui êtes-vous ? pourquoi êtes-vous ici ? comment êtesvous venu ? Et, comme l'autre le contemplait d'un air surpris, il répéta plus fortement : – Répondez donc, qui êtes-vous ? – Ce que je suis ? repartit le vieillard avec une voix éraillée et chevrotante, ce que je suis ? par Teutatès, dieu des Gaulois, c'est toi qui me poses une pareille question ? Alors, tu ne me reconnais pas ? Voyons, rappelle-toi… ce bon Ségenax… hein ! tu te souviens ?… le père de Velléda ?… ce bon Ségenax, magistrat vénéré chez les Rhédons, de qui Chateaubriand parle au tome premier de ses Martyrs ? Ah ! je vois que ta mémoire se rafraîchit. – Qu'est-ce que vous me chantez là ! s'écria Vorski. – Je ne chante pas ! J'explique ma présence ici et les tristes événements qui m'y ont amené jadis. Dégoûté par la conduite scandaleuse de Velléda, qui avait « fauté » avec le sinistre Eudore, je suis entré, comme qui dirait aujourd'hui, à la Trappe, c'est-à-dire que j'ai passé brillamment mon bachot ès druides. Depuis, à la suite de quelques frasques – oh ! presque rien… trois ou quatre bordées vers la capitale où m'attiraient Mabille et, plus tard le Moulin-Rouge -, depuis, j'ai dû accepter la petite place que j'occupe ici, un poste de tout repos, comme tu vois… gardien de la Pierre-Dieu… un poste d'embusqué, quoi ! La stupeur et l'inquiétude de Vorski augmentaient à chaque parole. Il consulta ses compagnons. – Cassez-lui la tête, répétait Conrad, c'est mon idée, et je n'en démords pas. – Et toi, Otto ? – Moi, je dis qu'il faut se méfier. – Évidemment, il faut se méfier. Mais le vieux Druide entendit le mot. S'aidant d'un bâton sur lequel il s'appuyait, il se leva et cria : – Qu'est ce que ça signifie ? Se méfier de moi ! Elle est raide, celle-là ! Me traiter de fumiste ! Tu n'as donc pas vu ma hache, et, sur le manche de cette hache, le dessin de la croix gammée ? Hein, la croix gammée, le signe solaire cabalistique par excellence. Et ça ! qu'est-ce que c'est ? (Il montrait son chapelet d'oursins.) Hein ! qu'est-ce que c'est ? des crottes de lapin ? Vous en avez du culot ! Appeler des crottes de lapin des œufs de serpent, « des œufs qu'ils finissent par former de la bave et de l'écume de leurs corps mêlés, et qu'ils rejettent en l'air au milieu de sifflements ». C'est Pline lui-même qui l'a dit ! Tu ne vas pas aussi traiter Pline de fumiste, j'espère ? En voilà un client ! Se méfier de moi, alors que j'ai tous mes diplômes de vieux Druide, toutes mes patentes, tous mes brevets, tous mes certificats signés par Pline et par Chateaubriand. Quel culot ! Non, vrai, tu en trouveras des vieux Druides de mon espèce, authentiques, de l'époque, avec leur patine ancienne et leur barbe séculaire ! Moi, un fumiste ! moi qui possède toutes les traditions et qui jongle avec les coutumes d'antan ! Veux-tu que je te danse le pas du vieux Druide, tel que je l'ai dansé devant Jules César ? Le veuxtu ? Et sans attendre la réponse, le vieillard, jetant son bâton, se mit à esquisser des entrechats fantaisistes et des gigues échevelées avec une souplesse tout à fait extraordinaire. Et c'était le spectacle le plus cocasse que de le voir sauter et tourniquer, le dos ployé, les bras ballants, les jambes fusant à droite et à gauche, de dessous la tunique, la barbe suivant les évolutions du corps qui se trémoussait, tandis que la voix chevrotante annonçait successivement les diverses reprises : – Le pas du vieux Druide ou les Délices de Jules César. Ohé !… la danse du gui sacré, vulgairement appelée danse de Saint-Guy ! … La valse des œufs de serpent, avec musique de Pline… Ohé ! ohé ! plus de spleen !… La Vorska, ou tango-des trente cercueils ! … L'hymne du prophète rouge ! Alléluia ! Alléluia ! Gloire au prophète ! Quelques moments encore il continua ses bonds endiablés, puis, brusquement, il s'arrêta devant Vorski, et, d'un ton grave : – Assez de bavardage ! Parlons sérieusement. Je suis chargé de te remettre la Pierre-Dieu. Maintenant que tu es convaincu, es-tu prêt à prendre livraison de la marchandise ? Les trois complices étaient absolument ahuris. Vorski ne savait que faire, impuissant à comprendre ce que c'était que ce damné personnage. – Eh ! fichez-moi la paix ! s'écria-t-il avec colère. Que voulez-vous ? Quel est votre but ? – Comment, mon but ? Mais je viens de te le dire : te remettre la Pierre-Dieu. – Mais de quel droit ? À quel titre ? Le vieux druide hocha la tête. – Oui, je saisis la chose… ça ne se passe pas du tout comme tu croyais. Évidemment, n'est-ce pas ? tu arrives ici tout frétillant, heureux et fier de l'œuvre accomplie. Juge un peu… de la fourniture pour trente cercueils, quatre femmes en croix, des naufrages, du sang plein tes mains, des crimes plein tes poches. Tout ça, ce n'est pas de la petite bière, et tu t'attendais à une réception imposante, avec cérémonie officielle, pompes solennelles, chœurs antiques, théories d'eubages et de bardes, ostensoirs, sacrifices humains, enfin du chichi, le grand jeu gaulois !… Et, au lieu de cela, un pauvre diable de Druide qui roupille dans un coin et qui t'offre tout crûment la marchandise. Quelle chute, messeigneurs ! Que veux-tu, Vorski ? on fait ce qu'on peut et chacun agit selon ses moyens. Je ne roule pas sur l'or, moi, et je t'ai déjà avancé, outre le blanchissage de quelques tuniques blanches, treize francs quarante pour feux de bengale, jets de flammes, et tremblement de terre nocturne. Vorski tressauta, hors de lui, comprenant soudain. – Qu'est-ce que vous dites ? Comment c'était… – Pour sûr que c'était moi Qui voulais-tu que ce fût ? Saint Augustin ? À moins que tu n'aies supposé une intervention divine et qu'hier soir, dans l'île, les dieux aient pris soin de t'envoyer un archange vêtu d'une tunique blanche pour te conduire au chêne creux ! … Vraiment, tu exagères. Vorski serra les poings. Ainsi l'homme vêtu de blanc, qu'il avait poursuivi la veille, n'était autre que cet imposteur ! – Ah ! gronda-t-il, je n'aime pas beaucoup qu'on se paye ma tête ! – Qu'on se paye ta tête ! s'écria le vieillard. Tu en as de bonnes, mon petit. Et qui donc m'a traqué comme une bête fauve, que j'en étais à bout de souffle ? Et qui donc m'a collé deux balles dans ma tunique numéro un ? En voilà un client ! Aussi, ça m'apprendra à faire le zèbre ! – Assez, assez, proféra Vorski, exaspéré. Assez ! Pour la dernière fois, qu'est-ce que vous me voulez ? – Je m'esquinte à te le dire. Je suis chargé de te remettre la Pierre-Dieu. Chargé par qui ? – Ah ! ça, je n'en sais fichtre rien, par exemple ! J'ai toujours vécu avec cette idée qu'il apparaîtrait un jour à Sarek un nommé Vorski, prince germain, qui abattrait ses trente victimes, et à qui je devais faire un signai convenu lorsque sa trentième victime rendrait le dernier soupir. Alors, comme je suis esclave de la consigne, j'ai préparé mon petit baluchon, j'ai acheté, chez un quincaillier de Brest, deux feux de bengale à trois francs soixante-quinze centimes pièce, plus quelques pé tards de choix, et, à l'heure dite, je me perchais dans mon observatoire, un rat de cave à la main, tout prêt. Quand tu gueulé, du haut de ton arbre : « Elle est morte ! Elle est morte ! » j'ai pensé que c'était le bon moment, j'ai allumé mes bengales, et, avec mes pétards, j'ai secoué les entrailles de la terre. Voilà. Tu es fixé. Vorski avança, les poings levés. Ce flux de paroles, ce flegme imperturbable, cette faconde, cette voix goguenarde et tranquille, tout cela le mettait hors de lui. – Un mot de plus, et je t'assomme, cria-t-il. J'en ai assez ! – T'appelles-tu Vorski ? – Oui, et après ? – Es-tu prince germain ? – Oui, oui, et après ? – As-tu abattu tes trente victimes ? – Oui ! oui ! oui ! – Eh bien ! alors tu es mon homme. J'ai une Pierre-Dieu à te remettre, je te la remettrai, coûte que coûte. C'est comme ça que je suis, moi. Il faut que tu la bouffes, ta pierre à miracles. – Mais je m'en moque de la Pierre-Dieu ! hurla Vorski en trépignant. Et je me moque de toi. Je n'ai besoin de personne. La Pierre-Dieu ! Mais je l'ai, elle est à moi, je la possède. – Montre voir. – Et ça, qu'est-ce que c'est ? fit Vorski en sortant de sa poche la petite bille trouvée dans le pommeau. – Ça ? demanda le vieillard d'un air surpris. Où as-tu pêché ça ? – Dans le pommeau de ce sceptre, que j'ai eu l'idée de dévisser. – Et qu'est-ce que c'est ? – C'est un fragment de la Pierre-Dieu. – Tu es fou. – Alors, qu'est-ce que c'est, selon toi ? – Ça, c'est un bouton de culotte. – Hein ? – Un bouton de culotte. – La preuve ? – Un bouton de culotte dont la tige est cassée, un bouton de culotte comme en emploient les nègres du Sahara. J'en ai toute une parure. – La preuve, sacrédieu ! – C'est moi qui l'y ai mis. – Pour quoi faire ? – Pour remplacer la pierre précieuse, que Maguennoc avait chipée, celle qui l'a brûlé, et qui l'a forcé à se couper la main. Vorski se tut. Il était désorienté. Il ne savait plus quel parti prendre et quelle conduite tenir à l'égard de ce singulier adversaire. Le vieux Druide se rapprocha de lui, et, doucement, d'un air paternel : – Non, vois-tu, mon petit, tu n'en sortiras pas sans moi. Moi seul ai la clef de la serrure et le mot du coffre. Pourquoi hésitestu ? – Je ne vous connais pas. – Enfant ! Si je te proposais quelque chose d'indélicat et qui soit incompatible avec ton honneur, je comprendrais tes scrupules. Mais mon offre est de celles qui ne sauraient froisser la conscience la plus chatouilleuse. Hein ? ça colle ? Non ? Pas encore ? Mais, par Teutatès, qu'est-ce qu'il te faut, incrédule Vorski ? Un miracle, peut-être ? Seigneur, pourquoi ne l'as-tu pas dit plus tôt ? Mais des miracles, j'en ponds treize à la douzaine. Tous les matins, en prenant mon café au lait, j'accomplis mon petit miracle. Pense donc, un Druide ! Des miracles ? mais j'en ai plein ma boutique. Je ne sais plus où m'asseoir. Qu'est-ce que tu préfères ? Rayon des résurrections ? Rayon des cheveux qui repoussent ? de l'avenir dévoilé ? Tu n'as que l'embarras du choix. Tiens, à quelle heure ta trentième victime a-t-elle exhalé son dernier soupir ? – Est-ce que je sais ? – Onze heures cinquante-deux. Ton émotion fut si forte que ta montre en a été arrêtée. Regarde. C'était absurde. Le choc produit par l'émotion n'a aucun effet sur la montre de celui qui a subi cette émotion. Cependant, malgré lui, Vorski tira sa montre : elle marquait onze heures cinquante-deux. Il essaya de la remonter, elle était cassée. Le vieux Druide, sans lui laisser le temps de reprendre haleine, continua : – Ça t'épate, hein ? Rien de plus simple, cependant, et de plus facile pour un Druide un peu à la hauteur. Un Druide voit l'invisible. Bien plus, il le fait voir à qui ça lui chante. Vorski, veux-tu voir ce qui n'existe pas ? Quel est ton nom ? Je ne parle pas de ton nom de Vorski, mais de ton vrai nom, du nom de ton papa ? – Silence là-dessus, commanda Vorski. C'est un secret que je n'ai révélé à personne. – Alors, pourquoi l'écris-tu ? – Je ne l'ai jamais écrit. – Vorski, le nom de ton père est inscrit au crayon rouge, à la page quatorze du petit carnet que tu portes sur toi. Regarde. Machinalement, comme un automate dont les gestes sont réglés par une volonté étrangère, Vorski sortit de la poche intérieure de son gilet un portefeuille qui contenait un cahier de pages blanches cousues ensemble. Il les feuilleta jusqu'à la quatorzième, puis marmotta avec un effroi inexprimable : – Est-ce possible ! qui a écrit cela ? Et vous connaissez ce qui est écrit ?… – Veux-tu que je te le prouve ? – Silence encore une fois ! Je vous défends… – À ta guise, mon vieux. Moi, ce que j'en fais, c'est pour t'édifier. Et ça me coûte si peu ! Quand je commence à opérer des miracles, je ne peux plus m'arrêter. Encore un, histoire de rigoler. Tu portes à ton cou, sous ta chemise, au bout d'une chaînette d'argent, un médaillon ? – Oui, fit Vorski dont les yeux brillaient de fièvre. – Ce médaillon forme un cadre, vide de la photographie qu'il encerclait autrefois ? – Oui, oui… un portrait représentant… – Représentant ta mère, je le sais, et que tu as perdu. – Que j'ai perdu l'an dernier. – Dis plutôt que tu crois l'avoir perdu, ce portrait. – Allons donc ! le médaillon est vide. – Tu crois qu'il est vide. Il ne l'est pas. Regarde. Toujours d'un mouvement mécanique, les yeux écarquillés, Vorski défit le bouton de sa chemise et tira la chaînette. Le mé- daillon apparut. Il y avait dans un cercle d'or un portrait de femme. – C'est elle… c'est elle…, murmura-t-il, bouleversé. – Pas d'erreur ? – Non. – Alors, que dis-tu de tout cela, hein ? C'est pas du chiqué… c'est pas du battage. Le vieux Druide est un type d'attaque, et tu vas le suivre, n'est-ce pas ? – Oui. Vorski était vaincu. Cet homme le subjuguait. Ses instincts superstitieux, ses croyances ataviques aux puissances mystérieuses, sa nature inquiète et déséquilibrée, tout lui imposait une soumission absolue. Sa méfiance persistait, mais ne l'empêchait pas d'obéir. Il demanda. – Est-ce loin ? – À côté. Dans le grand salon. Otto et Conrad avaient écouté le dialogue en témoins abasourdis. Conrad essaya de protester. Mais Vorski lui ferma la bouche. – Si tu as peur, va-t'en. Du reste – et il ajouta ces mots avec affectation –, du reste, nous ne marchons que le revolver au poing. À la moindre alerte, feu. – Feu sur moi ? ricana le vieux Druide. – Feu sur n'importe quel ennemi. – Eh bien, passe le premier, feu Vorski. Et comme l'autre se rebiffait, il éclata de rire. – Feu Vorski… tu n'as pas l'air de trouver ça drôle ? Oh ! moi non plus, d'ailleurs… Seulement, il faut bien s'amuser… Eh bien, quoi, tu ne passes pas ? Il les avait amenés tout au bout de la crypte, dans une masse d'ombre où la lanterne leur montra une fente creusée au pied de la muraille et qui s'enfonçait en descendant. Après une hésitation, Vorski passa. Il dut ramper à genoux et sur les mains dans ce couloir étroit et tortueux, d'où il déboucha, une minute plus tard, au seuil d'une grande salle. Les autres le rejoignirent. Le vieux Druide déclara solennellement : – La salle de la Pierre-Dieu. Elle était profonde et majestueuse, pareille, comme dimensions et comme forme, à l'esplanade au-dessous de laquelle elle s'étendait. Le même nombre de pierres debout, qui semblaient les colonnes d'un temple immense, se dressaient aux mêmes endroits et composaient les mêmes alignements que les menhirs de l'esplanade – pierres taillées de la même façon à coups de hache ignorante et sans nul souci d'art ou de symétrie. Le sol était fait de dalles énormes et irrégulières, coupées par un sys- tème de rigoles et sur lesquelles s'étalaient, venus d'en haut, et distants les uns des autres, des cercles de lumière éclatante. Au centre, sous le jardin de Maguennoc, un échafaud de pierres sèches s'élevait, haut de quatre ou cinq mètres. Làdessus un dolmen aux deux jambes robustes portait une table de granit en forme d'ovale allongé. – C'est elle ? articula Vorski d'une voix étranglée. Sans répondre directement, le vieux Druide prononça : – Qu'en dis-tu ? Ils avalent le chic pour construire, nos ancêtres ! Et quelle ingéniosité ! quelles précautions contre les regards indiscrets et contre toutes les recherches profanes ! Saistu d'où vient la lumière ? Car nous sommes dans les entrailles de l'île, et pas de fenêtres sur l'espace. La lumière vient des menhirs supérieurs, lesquels sont percés du haut en bas d'un canal qui va en s'évasant et qui dispense la clarté à pleins flots. À midi, avec le soleil, c'est féerique. Toi qui es un artiste, tu hurlerais d'admiration. – C'est bien elle, alors ? répéta Vorski. – En tout cas, c'est une pierre sacrée, affirma le vieux Druide, impassible, puisqu'elle dominait le lieu des sacrifices souterrains, les plus importants de tous. Mais il y en a une autre en dessous, que protège le dolmen, et que tu ne vois pas d'ici, et c'est sur elle que l'on immolait les victimes de choix. Le sang coulait de l'échafaud et s'en allait par toutes ces rigoles jusqu'aux falaises, jusqu'à la mer. Vorski demanda, de plus en plus agité : – Alors, c'est celle-là ? Avançons. – Pas besoin de bouger, dit le vieillard avec un calme horripilant, ce n'est pas encore celle-là. Il y en a une troisième, et, cette troisième, pour l'apercevoir, il te suffit de relever un peu la tête. – Où ? vous êtes sûr ? – Parbleu ! Regarde bien… au-dessus de la table supérieure, oui, dans la voûte même qui forme le plafond et qui semble une mosaïque de grandes dalles… N'est-ce pas ? tu la reluques d'ici ? une dalle qui fait bande à part… allongée comme la table inférieure et taillée comme elle… On dirait les deux sœurs… Mais il n'y en a qu'une de bonne, ayant la marque de fabrique… Vorski était déçu. Il s'attendait à une présentation plus compliquée, à une cachette plus mystérieuse. – La Pierre-Dieu, cela ? dit-il, mais elle n'a rien de particulier. – De loin, non, mais de près, tu verras… Il y a des veines de couleur, des filons rutilants, un grain spécial… enfin quoi, la Pierre-Dieu. D'ailleurs, elle ne vaut pas tant par sa matière que par ses propriétés miraculeuses. – De quels miracles s'agit-il ? questionna Vorski. – Elle donne mort ou vie, comme tu sais, et elle donne bien d'autres choses. – Lesquelles ? – Fichtre ! tu m'en demandes trop. Je n'en sais rien, moi. – Comment ! vous ignorez… Le vieux Druide se pencha et, en confidence : – Écoute, Vorski, je t'avouerai que je me suis un peu vanté, et que mon rôle, tout en étant d'une importance capitale – gardien de la Pierre-Dieu, c'est un poste de première ligne, – que mon rôle est limité par une puissance en quelque sorte supérieure à la mienne. – Quelle puissance ? – Celle de Velléda. Vorski l'observa, de nouveau inquiet. – Velléda ? – Ou du moins, celle que j'appelle Velléda, la dernière Druidesse, et dont je ne connais pas le vrai nom. – Où se trouve-t-elle ? – Ici. – Ici ? – Oui, sur la pierre du sacrifice. Elle dort. – Comment ! elle dort ? Elle dort depuis des siècles, depuis toujours. Moi, je ne l'ai jamais vue qu'endormie, d'un sommeil chaste et paisible. Comme la Belle au bois dormant, Velléda attend celui que les dieux ont désigné pour la réveiller, et celui-là… – Celui-là ? – Celui-là c'est toi, Vorski. Vorski fronça les sourcils. Qu'est-ce que c'était que cette histoire invraisemblable ? et où donc voulait en venir l'énigmatique personnage ? Le vieux Druide continua : – Ça te chiffonne, on dirait ? Voyons, c'est pas une raison parce que tu as les mains rouges et trente cercueils sur le dos pour que tu n'aies pas le droit d'être promu prince Charmant. Tu es trop modeste, mon petit. Tiens, veux-tu que je te dise quelque chose ? Velléda est merveilleusement belle, mais d'une beauté surhumaine. Ah ! mon gaillard, tu t'allumes ? Non ? pas encore ? Vorski hésitait. Vraiment il sentait le danger grandir autour de lui, et monter comme une vague qui s'enfle et qui va déferler. Mais le vieillard ne lâchait pas prise. – Un dernier mot, Vorski – et je te parle bas pour que tes compagnons ne m'entendent point –, lorsque tu as enveloppé ta mère dans un linceul, tu lui as laissé à l'index, selon sa volonté formelle, une bague qui ne la quittait jamais, bague magique, faite d'une grosse turquoise qu'entourait un rang de petites turquoises serties dans des gaines d'or. Est-ce que je me trompe ? – Non, souffla Vorski, bouleversé, non, mais j'étais seul, et c'est un secret que personne n'a connu… – Vorski, si cette bague se trouve à l'index de Velléda, aurastu confiance ? et croiras-tu que, du fond de sa tombe, ta mère ait délégué Velléda pour te recevoir et pour te remettre elle-même la pierre miraculeuse ? Vorski marchait déjà vers le tumulus. Rapidement, il monta les premières marches. Sa tête dépassa le niveau de la plateforme. – Ah ! fit-il en chancelant, la bague… la bague est à son doigt. Entre les deux piliers du dolmen, étendue sur la table du sacrifice et recouverte jusqu'aux pieds d'une robe immaculée, la Druidesse reposait. Son buste et son visage étaient tournés de l'autre côté, et un voile ramené sur son front cachait ses cheveux. Son beau bras, presque nu, pendait le long de la table. L'index portait une bague de turquoise. – C'est bien la bague maternelle ? dit le vieux Druide. – Oui, sans aucun doute. Vorski, en hâte, avait traversé l'espace qui le séparait du dolmen, et, courbé, presque agenouillé, il examinait les turquoises. – Le nombre y est… l'une d'elles est fendue… une autre disparaît à moitié sous la feuille d'or qu'on a rabattue. – Ne prends pas tant de précautions, dit le vieillard, elle n'entend pas, et ta voix ne peut la réveiller. Relève-toi, plutôt, et passe ta main légèrement sur son front. C'est la caresse magnétique qui doit la sortir de sa torpeur. Vorski se releva. Il hésitait cependant à toucher cette femme. Elle lui inspirait une crainte et un respect insurmontables. – N'approchez pas, vous deux, dit le vieux Druide à Otto et à Conrad. Les yeux de Velléda, en s'ouvrant, ne doivent se poser que sur Vorski et n'être frappés par aucun autre spectacle… Eh bien, Vorski, tu as peur ? – Je n'ai pas peur. – Seulement, tu n'es pas dans ton assiette. C'est plus facile d'assassiner que de ressusciter, hein ? Allons, un peu de biceps ! Écarte son voile et touche son front. La Pierre-Dieu est à ta portée. Agis, et tu es maître du monde. Vorski agit. Debout contre l'autel du sacrifice, il dominait la druidesse. Il se pencha sur le buste immobile. La tunique blanche s'élevait et s'abaissait au rythme régulier de la respiration. D'une main indécise, il écarta le voile, puis s'inclina davantage afin que son autre main pût effleurer le front découvert. Mais, à ce moment, son geste demeura pour ainsi dire en suspens, et il resta là sans bouger, comme un homme qui ne comprend pas et qui cherche vainement à comprendre. – Eh bien, quoi, mon gros, s'écria le Druide, tu as l'air médusé. Encore du grabuge ? Quelque chose qui ne va pas ? Faut-il que je t'aide ? Vorski ne répondit pas. Il regardait éperdument, avec une expression de stupeur et d'effroi qui se changeait peu à peu en une folle épouvante. Des gouttes de sueur découlèrent de son crâne. Ses yeux hagards semblaient contempler la plus horrible des visions. Le vieillard éclata de rire. – Jésus-Marie, que tu es laid ! Pourvu que la dernière Druidesse ne soulève pas ses divines paupières et n'aperçoive pas ton affreuse binette ! Dormez, Velléda. Dormez votre pur sommeil sans rêves. Vorski mâchonnait des paroles inachevées où grondait une colère croissante. À coups d'éclairs, une partie de la vérité l'illuminait. Un mot lui montait aux lèvres, qu'il refusait de prononcer, comme s'il avait peur, en le prononçant, de donner la vie à un être qui n'était plus, à cette femme morte, oui, morte, bien qu'elle respirât, et qui ne pouvait pas ne pas être morte, puisqu'il l'avait tuée. À la fin, cependant, et malgré lui, il articula, et chaque syllabe lui coûtait d'intolérables souffrances : – Véronique… Véronique… – Tu trouves donc qu'elle lui ressemble ? ricana le vieux Druide. Ma foi, peut-être as-tu raison… il y a un air de famille… Hein ! si tu n'avais pas mis l'autre en croix de tes propres mains, et si tu n'avais pas recueilli toi-même son dernier soupir, tu serais prêt à jurer que les deux femmes ne font qu'une même et unique personne et que Véronique d'Hergemont est vivante, et qu'elle n'est même pas blessée… pas même une cicatrice… pas seulement la marque des cordes autour des poignets… Mais regarde donc, Vorski, quel visage paisible ! quelle sérénité réconfortante ! Ma parole, je commence à croire que tu t'es trompé et que tu as mis en croix une autre femme ! Réfléchis… Al- lons bon ! voilà que tu t'en prends à moi ! Venez à mon secours, ô Teutatès. Le prophète va me démolir. Vorski s'était redressé, et maintenant faisait face au vieux Druide. Sa figure, façonnée pour la haine et la rage, n'avait jamais sûrement exprimé plus de haine et de rage… Le vieux Druide n'était pas seulement l'homme qui, depuis une heure, se jouait de lui comme d'un enfant, il était l'homme qui avait accompli l'œuvre la plus extraordinaire, et qui lui apparaissait soudain comme l'ennemi le plus implacable et le plus dangereux. D'un tel homme, il fallait se débarrasser sur-le-champ, puisque l'occasion s'en présentait. – Je suis cuit, dit le vieillard. À quelle sauce vas-tu me manger ? Nom d'une bique, quel ogre !… Au secours ! … à l'assassin ! Oh ! les doigts de fer qui vont m'étrangler ! À moins que ce ne soit le poignard ? ou bien la corde ? Non, c'est le revolver. J'aime mieux ça, c'est plus propre. Vas-y, Alexis. Sur sept balles, deux ont déjà troué ma tunique numéro un. Reste cinq. Vas-y, Alexis. Chaque parole exaspérait la colère de Vorski. Il avait hâte d'en finir, et il commanda : – Otto… Conrad… vous êtes prêts ?… Il tendit le bras. Les deux acolytes braquèrent également leurs armes. À quatre pas devant eux, le vieillard demandait grâce en riant. – Je vous en prie, mes bons messieurs, ayez pitié d'un pauvre diable… Je ne recommencerai plus… Je serai sage comme une… image… Mes bons messieurs… Vorski répéta : – Otto… Conrad… attention !… Je compte… Une… deux… trois… Feu ! Les trois détonations retentirent à la fois. Le Druide fit une pirouette, puis se remit d'aplomb, vis-à-vis de ses adversaires et cria, d'une voix tragique : – Touché ! Traversé de part en part ! C'est la mort sans phrases !… Capout, le vieux Druide !… Funeste dénouement ! Ah ! le pauvre vieux Druide qui aimait tant bavarder ! – Feu ! hurla Vorski. Mais tirez donc, imbéciles ! Feu ! – Feu ! Feu ! répétait le Druide. Pan ! pan ! Pan ! pan ! Mouche au cœur !… Double mouche !… Triple mouche ! À toi, Conrad, pan ! pan !… À toi, Otto. Les détonations crépitaient et se répercutaient dans la grande salle sonore. Les complices se démenaient devant leur cible, ahuris et furieux, tandis que l'invulnérable vieillard dansait et gigotait, tantôt presque accroupi, tantôt bondissant avec une agilité stupéfiante. – Crebleu, ce que l'on rigole au fond des cavernes ! Et ce que t'es bête, mon Vorski ! Sacré prophète, va ! Quelle couche ! Non, mais comment as-tu pu avaler tout ça ? les feux de bengale ! les pétards, et puis le bouton de culotte ! et puis la bague de ta vieille mère ! Bougre de veau ! Quelle pochetée ! Vorski s'arrêta. Il comprenait que les trois revolvers avaient été déchargés, mais comment ? Par quel prodige inouï ? Qu'y avait-il au fond de toute cette aventure fantastique ? Quel était ce démon qui se dressait en face de lui ? Il jeta son arme inutile et regarda le vieillard. Allait-il l'empoigner, l'étouffer entre ses bras ? Il regarda aussi la femme, prêt à se jeter sur elle. Mais, visiblement, il ne se sentait pas de taille à affronter plus longtemps ces deux êtres bizarres qui lui paraissaient situés en dehors du monde et de la réalité. Alors, rapidement, il tourna sur lui-même et, appelant ses acolytes, il reprit le chemin des cryptes, poursuivi par les quolibets du vieux Druide : – Allons, bon ! voilà qu'il se trotte ! Et la Pierre-Dieu, que veux-tu que j'en fasse ? Non, mais ce qu'il détale ! T'as donc le feu au derrière ? Taïaut ! Taïaut Va donc, eh ! prophète… Chapitre 5 La salle des sacrifices souterrains Vorski n'avait jamais eu peur, et peut-être, en prenant la fuite, n'obéissait-il pas à un sentiment de peur réelle. Mais il ne savait plus ce qu'il faisait. Dans l'effarement de son cerveau c'était un tourbillon d'idées contradictoires et incohérentes où dominait l'intuition d'une défaite irrémédiable et, en quelque manière, surnaturelle. Croyant aux sortilèges et aux prodiges, il avait l'impression que l'homme du Destin qu'était Vorski se trouvait déchu de sa mission et remplacé par un nouvel élu du Destin. Il y avait, l'une en face de l'autre, deux forces miraculeuses, l'une émanant de lui, Vorski, l'autre émanant du vieux Druide, et la seconde absorbait la première. La résurrection de Véronique, la personnalité du vieux Druide, les discours, les plaisanteries, les pirouettes, les actes, l'invulnérabilité de ce personnage funambulesque, tout cela lui semblait magique et fabuleux, et créait, dans ces cavernes des temps barbares, une atmosphère spéciale qui le détraquait et l'étouffait. Il avait hâte de remonter à la surface de la terre. Il voulait respirer et voir. Et ce qu'il voulait voir, avant tout, c'était l'arbre dénudé de branches auquel il avait attaché Véronique et sur lequel Véronique avait expiré. – Car elle est bien morte, grinçait-il, en rampant au creux de l'étroit passage qui communiquait avec la troisième et la plus grande des cryptes… Elle est bien morte… Je sais ce que c'est que la mort… La mort, j'ai tenu ça souvent entre mes mains et je ne m'y trompe pas. Alors, comment ce démon a-t-il pu la ressusciter ? Il s'arrêta brusquement près du billot où il avait ramassé le sceptre. – À moins que…, dit-il. Conrad qui le suivait, s'écria : – Dépêchez-vous donc au lieu de bavarder. Vorski se laissa entraîner, mais, tout en marchant, il continuait : – Veux-tu que je te dise mon idée, Conrad ? Eh bien, la femme qu'on nous a montrée et qui dormait, ce n'était pas elle. Vivait-elle seulement, celle-là ? Ah ! ce vieux sorcier est capable de tout. Il aura modelé quelque image… une poupée de cire à laquelle il aura donné la ressemblance. – Vous êtes fou. Marchez donc ! – Je ne suis pas fou. Cette femme ne vivait pas. Celle qui est morte sur l'arbre est bien morte. Et tu la retrouveras là-haut, je t'en réponds. Des miracles, oui, mais pas un tel miracle !… N'ayant plus leur lanterne, les trois complices se heurtaient aux murs et aux pierres droites. Leurs pas résonnaient de voûte en voûte. Conrad ne cessait de grogner. – Je vous avais prévenu… il fallait lui casser la tête. Otto, lui, se taisait, essoufflé par la course. Ils arrivèrent ainsi, en tâtonnant, au vestibule qui précédait la crypte d'entrée, et ils furent assez surpris de constater que cette première salle était obscure, bien que le passage qu'ils y avaient creusé à la partie supérieure, sous les racines du chêne mort, eût dû répandre une certaine clarté. – C'est bizarre, dit Conrad. – Bah ! répliqua Otto, il s'agit seulement de trouver l'escalier qui s'accroche au mur. Tiens, j'y suis, voilà une marche… et puis la suivante… Il escalada ces marches, mais presque aussitôt fut arrêté. – Pas moyen d'avancer… on dirait qu'il y a eu un éboulement. – Impossible ! objecta j'oubliais… j'ai mon briquet. Vorski. D'ailleurs, attends… Il alluma ce briquet, et un même cri de colère leur échappa à tous les trois : tout le haut de l'escalier et la moitié de la salle étaient ensevelis sous un amas de pierres et de sable, au milieu duquel avait glissé le tronc du chêne mort. Aucune chance de fuite ne leur restait. Vorski eut un moment de défaillance et s'écroula sur les marches. – Nous sommes fichus… C'est ce damné vieillard qui a combiné cela… ce qui prouve qu'il n'est pas seul. Il se lamenta, déraisonnant, et sans forces pour continuer une lutte trop inégale. Mais Conrad se fâcha : – Mais, enfin, je ne vous reconnais plus, Vorski. – Il n'y a rien à faire contre ce bonhomme-là. – Rien à faire ? Il y a d'abord, ce que je vous ai répété vingt fois, à lui tordre le cou. Ah ! si je ne m'étais pas retenu !… – Tu n'aurais même pas pu y toucher. Est-ce que nos balles l'ont atteint ? – Nos balles… nos balles… murmura Conrad… tout ça est rudement louche. Passez-moi votre briquet… j'ai un autre revolver qui vient du Prieuré et que j'avais chargé moi-même hier matin. Je vais bien voir. Il examina l'arme et ne tarda pas à se rendre compte que les sept cartouches logées dans le barillet avaient été remplacées par sept cartouches sans balles et qui, naturellement, ne pouvaient tirer qu'à blanc. – Voilà toute l'explication, dit-il, et votre vieux Druide n'a rien d'un sorcier. Si nos revolvers avaient été réellement chargés, on l'abattait comme un chien. Mais l'explication redoubla l'effarement de Vorski. – Et comment les aurait-il déchargés ? À quelle minute a-til pu prendre nos armes dans nos poches, puis les remettre après les avoir rendues inoffensives ? Je n'ai pas quitté mon revolver un instant. – Moi non plus, avoua Conrad. – Et je défie qu'on y touche sans que je m'en aperçoive. Alors ?… Alors, n'est-ce pas la preuve que ce démon-là jouit d'une puissance particulière ? Quoi il faut voir les choses telles qu'elles sont. C'est un homme qui a des secrets à lui… et il dispose de moyens… de moyens… Conrad haussa les épaules. – Vorski, cette affaire vous a démoli… Vous touchiez au but, et vous lâchez tout au premier obstacle, vous n'êtes plus qu'une loque. Eh bien, moi, je ne baisse pas la tête comme vous. Fichus ? et pourquoi ? S'il nous poursuit, nous sommes trois. – Il ne viendra pas. Il nous laissera ici, et il nous enfermera comme dans un terrier sans issue. – Alors, s'il ne vient pas, je retourne là-bas, moi ! J'ai mon couteau, ça suffit. – Tu as tort, Conrad. – En quoi ai-je tort ? Je vaux un autre homme, surtout ce vieux-là, et il n'a pour l'aider qu'une femme endormie. – Conrad, ce n'est pas un homme, et elle, ce n'est pas une femme. Méfie-toi. – Je me méfie, mais je marche. – Tu marches… tu marches… mais quel est ton plan ? – Je n'ai pas de plan. Ou plutôt, je n'en ai qu'un, qui est de supprimer ce bonhomme-là. – Tout de même, fais attention… Ne l'attaque pas de front, mais tâche de le surprendre… – Parbleu ! dit Conrad, en s'en allant, je ne suis pas assez bête pour m'offrir à ses coups. Soyez tranquille, je le tiens, le bougre ! L'audace de Conrad réconforta Vorski. – Après tout, dit-il quand son complice fut parti, il a raison. Si ce vieux Druide ne nous a pas poursuivis, c'est qu'il a d'autres idées en tête. Il ne s'attend sûrement pas à un retour offensif, et Conrad peut fort bien le surprendre. Qu'en dis-tu, Otto ? Otto partageait cet avis. – Il n'y a qu'à patienter, répondit-il. Un quart d'heure s'écoula. Vorski reprenait de plus en plus son aplomb. Il avait fléchi par réaction, après des espoirs trop grands suivis d'une déception trop lourde, et aussi parce que l'ivresse provoquait chez lui de la lassitude et de l'abattement. Mais le désir du combat le surexcitait de nouveau, et il tenait à en finir avec son adversaire. – Qui sait même, disait-il, si Conrad ne l'a pas déjà mis hors de combat ? … Il passait maintenant à une confiance exagérée, qui témoignait de son déséquilibre, et tout de suite il voulut repartir. – Allons, Otto, c'est la fin du voyage. Un vieux bonhomme à supprimer, et ça y est. Tu as ton poignard ? Inutile, d'ailleurs. Mes deux mains suffiront. – Et s'il a des amis, ce Druide ? – Nous verrons bien. Il reprit encore une fois le chemin des cryptes, avançant avec précaution, et surveillant le débouché des passages qui communiquaient de l'une à l'autre. Aucun bruit ne parvenait jusqu'à eux. La lueur de la troisième crypte les guidait. – Conrad a dû réussir, remarqua Vorski, sans quoi il n'aurait pas engagé la lutte et se serait replié vers nous. Otto approuva. – Évidemment, c'est bon signe de ne pas le voir. Le vieux Druide a dû passer un mauvais quart d'heure. Conrad est un gaillard. Ils entrèrent dans la troisième crypte. Les choses étaient à leur place, le sceptre sur le billot, et le pommeau, que Vorski avait dévissé, un peu plus loin à terre. Mais, comme il jetait les yeux vers le trou d'ombre où dormait le vieux Druide, lors de leur arrivée, il fut stupéfait de revoir le bonhomme, non pas exactement au même endroit, mais entre le trou d'ombre et l'issue du couloir. – Sacrédieu ! qu'est-ce qu'il fait ? balbutia-t-il, déjà troublé par cette présence insolite. Non, mais on dirait qu'il dort ! Le vieux Druide semblait dormir en effet. Seulement pourquoi diable dormait-il dans cette attitude, à plat ventre, les bras allongés en croix, et le nez sur le sol ? Est-ce qu'un homme qui se méfie, ou qui tout au moins sait qu'un danger peut l'atteindre, s'offre ainsi aux coups de l'ennemi ? Et pourquoi – le regard de Vorski perçait peu à peu les ténèbres de l'arrière-crypte –, pourquoi la tunique blanche était-elle maculée de taches qui paraissaient rouges… qui étaient rouges. Aucun doute n'était possible. Pourquoi ?… Otto dit à voix basse : – Il a une drôle de pose. Vorski avait la même pensée, et il précisa : – Oui, une pose de cadavre. – Une pose de cadavre, approuva Otto. Le mot est exact. Après un instant, Vorski recula d'un pas. – Oh ! fit-il, est-ce croyable ? – Quoi ? demanda l'autre. – Entre les deux épaules… regarde… – Eh bien ? – Le couteau… – Quel couteau ? Celui de Conrad ? – Celui de Conrad, affirma Vorski… Le poignard de Conrad… je le reconnais… planté droit entre les deux épaules. Et il ajouta frissonnant : – Les taches rouges viennent de là… c'est du sang… du sang qui coule de cette blessure. – En ce cas, observa Otto, il est mort ? – Il est mort… oui, le vieux Druide est mort… Conrad l'aura surpris, et il l'a tué… Le vieux Druide est mort ! Vorski resta indécis un assez long moment, prêt à se jeter sur le corps inerte et à le frapper à son tour. Mais il n'osait pas plus le toucher mort que vivant, et tout ce qu'il eut le courage de faire, ce fut de se précipiter et d'arracher l'arme hors de la plaie. – Ah ! bandit, s'écria-t-il, tu as ce que tu mérites, et Conrad est un rude type. Conrad, sois sûr que je ne t'oublierai pas. – Où peut-il être, Conrad ? – Dans la salle de la Pierre-Dieu. Ah ! Otto, j'ai hâte de retrouver la femme que le vieux Druide avait placée là et de lui régler son compte, à elle aussi ! – Vous croyez donc que c'est une femme vivante ? ricana Otto. – Et bien vivante encore !… comme l'était le vieux Druide. Ce sorcier n'était qu'un charlatan qui pouvait avoir des trucs à lui, mais aucun pouvoir réel… La preuve, la voici ! … – Charlatan, soit, objecta le complice. Mais tout de même, par ses signaux, il vous a indiqué l'endroit de ces grottes ! Or, dans quel but ? Et que faisait-il ici ? Connaissait-il vraiment le secret de la Pierre-Dieu, le moyen de la conquérir et son emplacement exact ? – Autant d'énigmes, tu as raison, dit Vorski, lequel préférait ne pas examiner de trop près les détails de l'aventure, mais autant d'énigmes qui trouveront leur solution d'elles-mêmes, et dont je ne me préoccupe pas pour l'instant, puisque ce n'est plus cet horripilant personnage qui me les pose. Pour la troisième fois, ils franchirent l'étroit couloir de communication. Vorski pénétra dans la grande salle en vainqueur, la tête haute et le regard assuré. Plus d'obstacles, plus d'ennemi. Que ce fût la Pierre-Dieu que l'on voyait suspendue entre les dalles de la voûte, ou que la Pierre-Dieu fût ailleurs, nul doute qu'il ne la découvrît. Restait cette femme mystérieuse qui avait l'apparence de Véronique, mais qui ne pouvait pas être Véronique et dont il allait démasquer la véritable personnalité. Si toutefois elle y est encore, murmura-t-il. Et je soupçonne fort qu'elle n'y est plus. Elle jouait son rôle dans les combinaisons obscures du vieux Druide, et le vieux Druide me croyant écarté… Il avança et monta quelques marches. La femme était là. Elle était là, couchée sur la table inférieure du dolmen, entourée de voiles comme auparavant. Le bras ne pendait plus vers le sol. Il n'y avait que la main qui émergeât des voiles. Au doigt, la bague de turquoises. Otto lui dit : – Elle n'a pas bougé, elle dort toujours. – Peut-être dort-elle, en effet, prononça Vorski. Je vais l'observer. Laisse-moi faire. Il approcha. Il n'avait pas lâché le couteau de Conrad, et peut-être est-ce cela qui lui donna l'idée de tuer, car son regard se baissa vers l'arme, et il sembla se rendre compte seulement alors qu'il la tenait et qu'il pouvait s'en servir. Il n'était plus qu'à trois pas de la femme quand il s'aperçut que celui des deux poignets qui se trouvait découvert était tout meurtri et comme marbré de taches noires, lesquelles provenaient évidemment de l'étreinte des cordes. Or, le vieux Druide lui avait fait remarquer, une heure auparavant, que les poignets n'offraient aucune trace de meurtrissure ! Ce détail le bouleversa de nouveau, d'abord en lui prouvant que c'était bien la femme, mise en croix par lui, que l'on avait détachée et qui était sous ses yeux, et ensuite parce qu'il rentrait soudain dans le domaine des miracles. Tour à tour le bras de Véronique lui apparaissait sous deux aspects différents, bras de femme vivante et intacte, bras de victime inerte et torturée. Sa main tremblante serra le poignard, s'y accrochant pour ainsi dire comme si c'était l'arme même du salut. Dans son esprit confus surgissait une fois de plus l'idée de frapper, non pas pour tuer, puisque cette femme devait être morte, mais pour frapper l'ennemi invisible qui s'acharnait après lui, et pour conjurer d'un seul coup tous les maléfices. Il leva le bras. Il choisit la place. Sa figure prit son expression la plus sauvage et s'illumina de la joie du crime. Et brusquement il s'abattit et frappa, comme un fou, au hasard, dix fois, vingt fois, avec un déchaînement frénétique de tous ses instincts. – Tiens, meurs, bégayait-il… meurs encore… et que ce soit fini… Tu es le mauvais génie qui s'oppose à moi… et je t'anéantis… Meurs donc pour que je sois libre ! … Meurs pour que je sois le seul maître ! … Il s'arrêta, afin de reprendre son souffle. Il était exténué. Et tandis que ses yeux hagards contemplaient, sans le voir, l'affreux spectacle du corps lacéré, il eut l'impression étrange qu'une ombre s'interposait entre lui et la lumière du soleil qui descendait de l'ouverture supérieure. – Sais-tu ce que tu me rappelles ? fit une voix. Il fut interdit. Cette voix n'était point celle d'Otto. Et elle continua, pendant qu'il restait la tête baissée et tenant stupidement son poignard planté dans le corps de la morte. – Sais-tu ce que tu me rappelles, Vorski ? Tu me rappelles les taureaux de mon pays – apprends que je suis espagnol et grand amateur de courses. Eh bien ? ces taureaux, quand ils ont embroché quelque pauvre vieux carcan hors d'usage, ils reviennent de temps à autre vers le cadavre, le retournent, l'embrochent encore, le tuent et le retuent sans cesse. Tu es comme eux, Vorski. Tu vois rouge. Pour te défendre contre l'ennemi vivant, tu t'acharnes après l'ennemi qui ne vit plus, et c'est la mort elle-même que tu t'efforces de tuer. Quelle brute tu fais ! Vorski leva la tête. Un homme était debout devant lui, appuyé contre un des piliers du dolmen. Cet homme, de taille moyenne, assez mince, bien découplé, avait l'air encore jeune malgré ses cheveux grisonnants autour des tempes. Il portait une vareuse gros-bleu à boutons d'or et une casquette de marin à visière noire. – Pas la peine de chercher, dit-il. Tu ne me connais pas. Don Luis Perenna, grand d'Espagne2, seigneur de beaucoup de pays et prince de Sarek. Oui, ne t'étonne pas ; prince de Sarek, c'est un titre que je viens de m'offrir et auquel j'ai quelque droit. Vorski le regardait sans comprendre. L'homme poursuivit : – Tu ne sembles pas très familier avec le nobiliaire espagnol. Pourtant, rappelle-toi… je suis le monsieur qui devait venir au secours de la famille d'Hergemont et des habitants de Sarek… celui que ton fils François attendait avec une foi si naïve… Hein ? tu y es ? Tiens, ton compagnon, le fidèle Otto, paraît se rappeler, lui… Mais peut-être mon autre nom te dirait quelque chose… Il est avantageusement connu… Lupin ?… Arsène Lupin ? Vorski l'observait avec une terreur croissante et un doute qui se précisait à chaque parole et à chaque mouvement de ce nouvel adversaire. S'il ne reconnaissait ni l'homme ni la voix de cet homme, il se sentait dominé par une volonté dont il avait déjà éprouvé la puissance, et fouetté par la même sorte d'ironie implacable. Mais était-ce possible ? – Tout est possible, même ce à quoi tu penses, reprit Don Luis Perenna. Mais, je le répète, quelle brute tu fais ! Comment ! tu poses au grand bandit, à l'aventurier d'envergure, et tu n'es 2 Voir Le triangle d'Or même pas fichu de t'y retrouver dans tes crimes ! Tant qu'il s'est agi de tuer au petit bonheur, tu as été droit ton chemin. Mais, au premier caillou, tu perds la boule. Vorski tue, mais qui a-t-il tué ? il n'en sait rien. Véronique d'Hergemont est-elle morte ou vivante ? Est-elle liée sur le chêne où tu l'as crucifiée ? Ou bien étendue ici sur la table du sacrifice ? L'as-tu tuée là-haut ou dans cette salle ? Mystère. Tu n'as même pas eu l'idée, avant de frapper, de regarder qui tu frappais. L'essentiel pour toi, c'est de frapper à tour de bras, de te griser à la vue et à l'odeur du sang, et, avec de la chair vivante, de faire une abominable bouillie. Mais regarde donc, idiot. Quand on tue, on n'a pas peur de tuer, et on ne cache pas le visage de sa victime. Regarde, idiot. Lui-même se pencha sur le cadavre, et défit le voile qui entourait la tête. Vorski avait fermé les yeux. Agenouillé, le buste écrasé contre les jambes de la morte, il restait immobile et les paupières obstinément closes. – Ça y est, hein ? ricana don Luis. Si tu n'oses pas regarder, c'est que tu as deviné, ou que tu vas deviner, n'est-ce pas, misérable ? N'est-ce pas, ton cerveau d'imbécile est en train de faire le compte ? Il y avait dans l'île de Sarek deux femmes, et il n'y en avait que deux, Véronique et l'autre… L'autre qui s'appelait Elfride ? n'est-ce pas, je ne me trompe pas ?… Elfride et Véronique… tes deux épouses… l'une la mère de Raynold, l'autre la mère de François… et alors si ce n'est pas la mère de François que tu as attachée sur la croix, et que tu viens de frapper, c'est la mère de Raynold… Si ce n'est pas Véronique la femme qui est là et dont les poignets sont meurtris par le supplice, c'est Elfride. Pas d'erreur possible… Elfride, ton épouse et ta complice… Elfride, ton âme damnée… Et tu le sais tellement bien que tu aimes mieux me croire sur parole plutôt que de risquer un coup d'œil sur le visage livide de cette morte-là, de ta complice obéissante et torturée par toi. Capon, va ! Vorski, en effet, avait caché sa tête dans son bras replié. Il ne pleurait pas ! Vorski ne pouvait pleurer. Cependant, ses épaules étaient agitées de secousses, et il y avait dans son attitude l'expression du désespoir le plus farouche. Cela dura assez longtemps. Puis le frissonnement des épaules cessa. Néanmoins, Vorski ne bougeait pas. – Vrai, tu me fais pitié, mon pauvre vieux, reprit don Luis. Tu y tenais donc tant que cela à ton Elfride ? Une habitude, hein ? Un fétiche ? Que veux-tu, on n'est pas bête à ce point-là, non plus ! On sait ce qu'on fait ! On se renseigne ! On réfléchit, que diable ! Or, toi, tu nages dans le crime comme un nouveauné qui se jetterait à l'eau. Rien d'étonnant à ce que tu t'enfonces et à ce que tu coules. Ainsi le vieux Druide est-il mort ou vivant ? Conrad lui a-t-il planté son poignard dans le dos, ou bien est-ce moi qui joue le rôle de ce diabolique individu ? Bref, y a-til un vieux Druide et un grand d'Espagne, ou bien ces deux personnages ne font-ils qu'un ? Tout cela, pour toi, mon pauvre enfant, c'est la bouteille à l'encre. Il faudrait pourtant s'expliquer. Veux-tu que je t'aide ? Si Vorski avait agi sans réfléchir, il fut facile de voir, quand il releva la tête, qu'il avait pris le temps de la réflexion et qu'il savait fort bien à quelle résolution désespérée les circonstances l'acculaient. Il était certes prêt à s'expliquer, comme l'y conviait don Luis, mais le poignard en main et avec la volonté implacable de s'en servir. Doucement, les yeux fixés sur les yeux de don Luis, et sans cacher ses intentions, il avait dégagé l'arme et il se redressait. – Prends garde, fit don Luis, ton couteau est truqué comme ton revolver. C'est du papier d'argent. Plaisanteries inutiles. Rien ne pouvait précipiter ou ralentir l'élan raisonné qui poussait Vorski vers le combat suprême. Il fit le tour de la table sacrée et se planta devant don Luis. – C'est bien toi, dit-il, qui, depuis quelques jours, te mets en travers de tous mes plans ? – Depuis vingt-quatre heures, pas davantage. Il y a vingtquatre heures que je suis arrivé à Sarek. – Et tu es résolu à aller jusqu'au bout ? – Plus loin, si possible. – Pourquoi ? Dans quel intérêt ? – En amateur, et parce que tu me dégoûtes. – Donc pas d'accord possible ? – Non. – Tu refuserais d'entrer dans mon jeu ? – Tu parles ! – Tu serais de moitié. – J'aime mieux tout. – C'est-à-dire que la Pierre-Dieu ?… – La Pierre-Dieu m'appartient. Toute autre parole était vaine. Un adversaire de ce calibre-là doit être supprimé, sinon il vous supprime. Il fallait choisir entre les deux dénouements : il n'en existait pas un troisième. Don Luis restait impassible, toujours adossé au pilier. Vorski le dominait de la tête, et en même temps Vorski avait cette impression profonde que, sous tous les rapports, comme force, comme musculature, comme poids, il lui était également supérieur. Dans ces conditions comment eût-il hésité ? Et d'ailleurs il semblait inadmissible que don Luis pût seulement essayer de se défendre ou d'esquiver le coup avant que le poignard se fût abattu. Fatalement sa mise en garde, s'il ne bougeait pas à l'instant, se produirait trop tard. Or, il ne bougeait pas. Vorski frappa donc en toute certitude, comme on frappe une proie condamnée d'avance. Pourtant – et cela se passa si vite et d'une manière si inexplicable qu'il n'aurait pu dire à la suite de quelles péripéties il succomba –, pourtant, trois ou quatre secondes après, il était couché à terre, désarmé, vaincu, les deux jambes comme rompues par un coup de bâton, et le bras droit inerte et douloureux jusqu'à le faire crier. Don Luis ne prit même pas la peine de le ligoter. Un pied sur le grand corps impuissant, il prononça, à demi courbé : – Pour le moment, pas de discours. Je t'en réserve un de ma façon que tu jugeras un peu longuet, mais qui te prouvera que je connais l'aventure depuis A jusqu'à Z, c'est-à-dire beaucoup mieux que toi. Un seul point obscur, et tu vas l'éclaircir. Où est ton fils François d'Hergemont ? Comme il ne recevait pas de réponse, il répéta : – Où est François d'Hergemont ? Sans doute Vorski estima-t-il que le hasard mettait entre ses mains un atout imprévu, et que la partie n'était pas perdue, car il garda un silence obstiné. – Tu refuses de répondre ? demanda don Luis. Une fois… deux fois… trois fois… tu refuses ? Parfait ! Il siffla légèrement. Quatre hommes surgirent d'un coin de la salle, quatre hommes au visage basané et qui avaient le type des Arabes du Maroc. Comme don Luis, ils portaient des vareuses et des casquettes de matelots, à visière vernie. Un cinquième personnage arriva presque aussitôt, un officier français mutilé, dont la jambe droite se terminait par un pilon. – Ah ! c'est vous, Patrice ? fit don Luis. Il présenta, selon l'étiquette : – Le capitaine Patrice Belval3, mon meilleur ami. M. Vorski, Boche. Puis il reprit : – Rien de neuf, mon capitaine ? Vous n'avez pas retrouvé François ? 3 Voir dans Le Triangle d'Or l'histoire de Patrice et de Coralie. – Non. – D'ici une heure nous l'aurons retrouvé, et nous partirons. Tous nos hommes sont au bateau ? – Oui. – Et tout va bien par là ? – Très bien. Il ordonna aux quatre Marocains : – Emballez-moi le Boche, et montez-le jusqu'au dolmen d'en haut. Inutile de l'attacher, il est incapable d'un geste. Ah ! une minute. Il se pencha à l'oreille de Vorski. – Avant de partir, regarde bien la Pierre-Dieu, entre les dalles du plafond. Le vieux Druide ne t'a pas menti. C'est bien la pierre miraculeuse que l'on cherche depuis des siècles… et que j'ai découverte, moi, de loin… par correspondance. Fais-lui tes adieux, Vorski ! Tu ne la reverras jamais, si tant est que tu doives jamais revoir quelque chose en ce bas monde. Il fit un signe. Vivement les quatre Marocains se saisirent de Vorski et l'emportèrent dans le fond de la salle, du côté opposé au couloir de communication. Don Luis se tourna vers Otto, lequel avait assisté immobile à toute la scène : – Je vois que tu es un garçon raisonnable, Otto, et que tu comprends la situation. Tu ne te mêleras de rien ? – De rien. – Alors, on te laissera tranquille. Tu peux nous suivre sans crainte. Il passa son bras sous le bras du capitaine, et ils s'en allèrent en causant. On sortait de la salle de la Pierre-Dieu par une série de trois autres cryptes dont chacune se trouvait à un niveau plus élevé que celle qui la précédait, et dont la dernière aboutissait également à un vestibule. À l'extrémité de ce vestibule, une échelle était plantée contre une paroi, dans laquelle on avait pratiqué récemment une ouverture en défonçant une frêle maçonnerie de sable et de chaux. Par là ils débouchèrent en plein air, au milieu d'un sentier abrupt, coupé de marches, qui tournait en montant dans le roc, et qui les conduisit à l'endroit de la falaise où François avait mené Véronique la veille au matin. C'était la montée de la Poterne. D'en haut, on apercevait, suspendue à deux bras de fer, la barque sur laquelle Véronique et son fils auraient dû s'enfuir. Non loin, dans une petite baie, s'allongeait la silhouette effilée d'un sous-marin. Tournant le dos à la mer, don Luis et Patrice Belval poursuivirent leur chemin vers l'hémicycle de chênes et s'arrêtèrent près du Dolmen-aux-Fées. Les Marocains les y attendaient. Ils avaient assis Vorski au pied de l'arbre même où sa dernière victime était morte. À cet arbre, il ne restait plus comme témoignage de l'abominable supplice que l'inscription V. d'H. – Pas trop fatigué, Vorski ? demanda don Luis. Les jambes vont mieux ? Vorski haussa les épaules d'un air méprisant. – Oui, je sais, reprit don Luis, tu as confiance dans ta carte suprême. Pourtant, tu devrais savoir que, moi aussi, j'ai quelques atouts, et que je joue avec une certaine maîtrise. L'arbre qui est derrière toi te le prouve surabondamment. Veux-tu un autre exemple ? Tandis que tu t'embrouilles dans tes crimes et que tu ne connais plus le nombre de tes morts, moi je les ressuscite. Regarde celui-ci qui vient du Prieuré. Tu le vois ? Il porte comme moi la vareuse à boutons d'or… C'est une de tes victimes, hein ? Tu l'avais enfermé dans une des cellules de torture pour le jeter à la mer, et c'est ton chérubin de Raynold qui l'y a précipité sous les yeux de Véronique. Tu te rappelles ? Stéphane Maroux ?… Il est mort, n'est-ce pas ? Eh bien, pas du tout… D'un coup de ma baguette magique, je le ranime. Et le voici. Et je lui donne la main. Et je lui parle… De fait il s'était avancé vers le nouveau venu, lui serrait la main, et lui disait : – Vous voyez, Stéphane, je vous avais averti qu'à midi tapant tout serait fini, et qu'on se retrouverait au Dolmen. Il est midi tapant. Stéphane semblait en excellente santé. Aucune trace de blessure. Vorski le regardait avec épouvante, et balbutia : – Le professeur… Stéphane Maroux… – Lui-même, dit don Luis. Que veux-tu ? Là encore tu as agi comme un crétin. L'adorable Raynold et toi, vous jetez un homme à la mer et vous n'avez même pas l'idée de vous pencher et de vous rendre compte de ce qu'il devient. Moi je le recueille… Et ne t'épate pas, mon bon… Ce n'est que le début et j'ai encore quelques tours dans mon sac. Pense donc, je suis l'élève du vieux Druide !… Et alors Stéphane, où en sommesnous ? Vos recherches ? – Inutiles. – François ? – Impossible de le retrouver. – Et Tout-Va-Bien, vous l'avez lancé sur la piste de son maître comme c'était convenu ? – Oui, mais il m'a simplement conduit par la Poterne jusqu'à la barque de François. Il n'y a pas de cachette de ce côté ? – Aucune. Don Luis garda le silence et se mit à marcher de long en large devant le dolmen. Il avait l'air d'hésiter au dernier moment, avant de s'engager dans la série d'actes qu'il avait résolus. Enfin, s'adressant à Vorski, il lui dit : – Je n'ai pas de temps à perdre. D'ici deux heures, il faut que j'aie quitté l'île. Combien me vends-tu la liberté immédiate de François ? Vorski répliqua : – François s'est battu en duel avec Raynold, et il a eu le dessous. – Tu mens, c'est François qui l'a emporté. – Qu'en sais-tu ? Tu les as vus combattre ? – Non ! sans quoi je serais intervenu. Mais je sais qui fut le vainqueur. – Personne que moi ne le sait. Ils étaient masqués. – Alors si François est mort, tu es perdu. Vorski réfléchit. L'argument était péremptoire. Il prononça, interrogeant à son tour : – Bref, qu'est-ce que tu m'offres ? – La liberté. – Et avec ça ? – Rien. – Si, la Pierre-Dieu. – Jamais ! L'exclamation de don Luis fut violente, accompagnée d'un geste coupant, et il l'expliqua : – Jamais ! La liberté, au pis-aller, oui, et parce que tel que je te connais et dénué de toute ressource, tu iras te faire pendre ailleurs. Mais, la Pierre-Dieu, ce serait le salut, la richesse, la puissance, le pouvoir de faire le mal… – C'est justement pour cela que j'y tiens, dit Vorski, et, en me confirmant ce qu'elle vaut, tu me rends plus exigeant en ce qui concerne François. – Je trouverai François. C'est une question de patience, et, s'il le faut, je resterai deux ou trois jours de plus. – Tu ne le retrouveras pas, et, si tu le retrouves, il sera trop tard. – Pourquoi ? – François n'a pas mangé depuis hier. Cela fut dit froidement, méchamment. Il y eut un silence et don Luis reprit : – En ce cas, parle, si tu ne veux pas qu'il meure. – Que m'importe ? Tout plutôt que de manquer à ma tâche et de m'arrêter dans le chemin que je suis. J'atteins au but : tant pis pour ceux qui s'interposent entre ce but et moi. – Tu mens. Tu ne laisseras pas mourir cet enfant, qui est le tien. – J'ai bien laissé mourir l'autre. Patrice et Stéphane eurent un geste d'horreur, tandis que don Luis riait franchement. – À la bonne heure ! Pas d'hypocrisie avec toi. Des arguments nets et probants. Nom d'un chien ! est-ce beau un Boche qui étale son âme ! Quel magnifique mélange de vanité et de cruauté, de cynisme et de mysticisme ! Un Boche a toujours une mission à remplir, alors même qu'il se contente de cambrioler ou d'assassiner. Or, toi, tu es plus qu'un Boche, tu es un Superboche ! Et il ajouta en riant : – Aussi c'est comme un Superboche que je veux te traiter. Une dernière fois, consens-tu à me dire où est François ? – Non. – C'est bien. Très calmement, il se retourna vers les quatre Marocains. – Allez-y, les enfants. Ce fut l'affaire d'un instant. Avec une précision de gestes vraiment extraordinaire, et comme si l'acte eût été décomposé en un certain nombre de mouvements, appris et répétés d'avance à la façon d'un exercice militaire, ils ramassèrent Vorski, l'attachèrent à la corde qui pendait de l'arbre, le hissèrent sans s'occuper de ses cris, de ses menaces et de ses hurlements, et le lièrent solidement comme il avait lié sa victime. – Gueule, mon bonhomme, prononça paisiblement don Luis, gueule tant que tu voudras ! Tu ne peux réveiller que les sœurs Archignat et que ceux des trente cercueils ! Gueule, si ça t'amuse. Mais pour Dieu, que tu es laid ! Quelle grimace ! Il recula de quelques pas, pour mieux juger du spectacle. – À merveille ! tu fais très bon effet et tout est bien au point… Jusqu'à l'inscription V. d'H. : Vorski de Hohenzollern ! car je suppose que, comme fils de roi, tu es allié à cette noble maison. Et maintenant, Vorski, tu n'as plus qu'à prêter une oreille attentive ; je vais te servir le petit discours promis. Vorski se convulsait sur l'arbre et tâchait de briser ses liens. Mais, comme tout effort ne servait qu'à augmenter sa souffrance, il se tint tranquille, et, pour exhaler sa rage, il se mit à jurer et à blasphémer atrocement, tout en apostrophant don Luis : – Voleur ! assassin ! c'est toi l'assassin ! c'est toi qui condamnes François ! François a été blessé par son frère, sa blessure est mauvaise et peut s'envenimer… Stéphane et Patrice intervinrent auprès de don Luis… Stéphane avait peur. – Est-ce qu'on sait ? dit-il. Avec un pareil monstre, tout est possible. Et si l'enfant est malade ?… – Des balivernes ! du chantage ! affirma don Luis. L'enfant se porte bien. – Êtes-vous sûr ? – Assez bien, en tout cas, pour pouvoir attendre une heure. Dans une heure, le Superboche aura parlé. Il ne résistera pas plus longtemps. La pendaison délie la langue. – Et s'il ne résiste pas du tout ? – Comment cela ? – Oui, s'il y passe à son tour ? un effort trop violent, une rupture d'anévrisme, un caillot de sang ? – Eh bien ? – Eh bien, sa mort nous priverait du seul espoir que nous ayons d'être renseignés sur la retraite de François. Mais don Luis fut inflexible. – Il ne mourra pas ! s'écria-t-il, un type comme Vorski ne meurt pas d'un coup de sang ! Non, non, il parlera. D'ici une heure il parlera. Juste le temps de placer mon discours ! Malgré lui, Patrice Belval se mit à rire. – Vous avez donc un discours à placer ? – Et quel discours ! s'exclama don Luis. Toute l'aventure de la Pierre-Dieu ! Un traité d'histoire, une vue d'ensemble qui va des temps préhistoriques aux trente crimes du Superboche ! Bigre, on n'a pas tous les jours l'occasion de faire une pareille conférence, et je ne la raterais pas pour un empire ! En chaire, don Luis, et vas-y de ton boniment ! Il se planta devant Vorski. – Veinard ! tu es aux premières loges, toi, tu n'en perdras pas une goutte. Hein ! ça fait plaisir, un peu de lumière dans ces ténèbres ? Depuis le temps qu'on patauge, on éprouve le besoin d'une direction vigoureuse. Moi, je t'assure que je commence à ne plus m'y reconnaître… Pense donc ! Une énigme qui dure depuis des siècles et des siècles, et que tu n'as fait qu'embrouiller ! – Bandit ! Voleur ! grinça Vorski. – Des insultes ! et pourquoi ? Si tu n'es pas à ton aise, parlenous de François. – Jamais ! il mourra. – Mais non. Tu parleras. Je te permets de m'interrompre. Pour m'arrêter, tu n'auras qu'à siffler un petit air : « J'ai du bon tabac » ou bien « Maman, les p'tits bateaux qui vont sur l'eau ». Aussitôt, j'enverrai aux recherches et, si tu n'as pas menti, on te laissera tranquille ici. Otto te détachera, et vous pourrez filer avec la barque de François. C'est convenu ? Il se tourna vers Stéphane Maroux et vers Patrice Belval. – Asseyez-vous, mes amis, car ce sera un peu long, mais pour être éloquent, j'ai besoin d'auditeurs… des auditeurs qui seront des juges aussi. – Nous ne sommes que deux, dit Patrice. – Vous êtes trois. – Avec qui ? – Voici le troisième. C'était Tout-Va-Bien. Il arrivait au petit trot, sans plus se hâter qu'à l'ordinaire. Il fit fête à Stéphane, remua la queue devant don Luis, d'un air qui disait : « Toi, je te connais, nous sommes copains… » et prit place sur son derrière, comme quelqu'un qui ne veut déranger personne. – Parfait, Tout-Va-Bien, s'écria don Luis, tu éprouves, toi aussi, le désir de te renseigner sur l'aventure. Cette curiosité t'honore, et tu seras content de moi. Don Luis paraissait enchanté. Il avait un auditoire, un tribunal. Vorski se tordait sur son arbre. L'heure était vraiment délicieuse. Il esquissa un semblant d'entrechat qui aurait pu rappeler à Vorski les pirouettes du vieux Druide, et, se redressant, il salua légèrement, fit le geste du conférencier qui porte un verre d'eau à ses lèvres, puis appuya ses deux mains sur une table imaginaire, et enfin commença, d'une voix posée : « Mesdames, Messieurs, « Le vingt-cinq juillet sept cent trente-deux avant JésusChrist… Chapitre 6 La dalle des rois de Bohême Don Luis s'était interrompu après avoir prononcé ce début de phrase, et il savourait l'effet produit. Le capitaine Belval, qui connaissait son ami, riait de bon cœur. Stéphane demeurait soucieux. Tout-Va-Bien n'avait pas bronché. Don Luis Perenna reprit : – Je vous avouerai dès l'abord, mesdames et messieurs, que si j'ai mis tant de précision dans mes dates, c'est un peu pour vous épater. Au fond, à quelques siècles près, je ne saurais dire la date exacte à laquelle se passe la scène que je vais avoir l'honneur de vous narrer. Mais ce que je puis certifier, c'est qu'elle se passe dans le pays d'Europe qui s'appelle aujourd'hui la Bohême, et à l'endroit même où s'élève actuellement la petite ville industrielle de Joachimsthal. Voilà des précisions, j'espère. Donc, le matin de ce jour-là, une grande agitation régnait au sein d'une de ces tribus celtes établies depuis un siècle ou deux entre les bords du Danube et les sources de l'Elbe, parmi les forêts hercyniennes. Aidés de leurs femmes, les guerriers achevaient de plier les tentes, de réunir les haches sacrées, les arcs et les flèches, de ramasser les poteries, les ustensiles de bronze et d'airain, de charger les chevaux et les bœufs. « Les chefs se multipliaient et veillaient aux moindres détails. Il n'y avait ni désordre ni tumulte. On partit de bonne heure dans la direction d'un affluent de l'Elbe, l'Eger, où l'on arriva vers la fin de la journée. Là, des barques attendaient sous la garde d'une centaine des meilleurs guerriers envoyés d'avance. Une de ces barques attirait l'attention par sa masse et par la richesse de sa décoration. Un long voile couleur d'ocre était tendu d'un bord à l'autre. Sur le banc d'arrière, le chef des chefs, le roi, si vous préférez, monta et prononça un discours dont je vous ferai grâce parce que je ne veux pas raccourcir le mien, mais qui peut se résumer ainsi : « La tribu émigrait pour échapper aux convoitises des peuplades voisines. Il est toujours triste de quitter les lieux où l'on a vécu. Mais qu'importait aux hommes de la tribu puisqu'ils emmenaient leur bien le plus précieux, l'héritage sacré de leurs ancêtres, la divinité qui les protégeait et qui faisait d'eux des hommes redoutables et grands parmi les plus grands, en un mot la Pierre qui recouvrait la tombe de leur roi. » « Et le chef des chefs, d'un geste solennel, tira le voile couleur d'ocre et découvrit un bloc de granit en forme de dalle, de deux mètres environ sur un mètre, d'aspect grenu, de couleur sombre, avec quelques paillettes qui luisaient dans la masse. « Il n'y eut qu'un cri parmi la foule des hommes et des femmes, et tous, les bras tendus, ils tombèrent à plat ventre, le nez à même la poussière. « Alors le chef des chefs saisit un sceptre de métal au pommeau précieux qui reposait sur le bloc de granit, le brandit et déclama : « « Le bâton tout-puissant ne me quittera pas avant que la Pierre miraculeuse soit en sûreté. Le bâton tout-puissant est né de la Pierre miraculeuse. Il contient aussi le feu du ciel, qui donne la vie ou la mort. Si la Pierre miraculeuse fermait la tombe de mes pères, le bâton tout-puissant ne quittait pas leurs mains aux jours de malheur ou de victoire ! Que le feu du ciel nous conduise ! Que le Dieu du ciel nous éclaire ! » Il dit, et toute la tribu décampa. » Don Luis fit une pause et répéta avec satisfaction : – Il dit, et toute la tribu décampa. Patrice Belval s'amusait beaucoup, et Stéphane, gagné par son hilarité, commençait à se dérider. Mais don Luis les interpella : – Pas la peine de rire ! tout cela est très sérieux. Ce n'est pas une histoire pour petits enfants qui croient aux trucs et aux tours de passe-passe, mais une histoire réelle et dont tous les détails donneront lieu, vous le verrez, à des explications précises, naturelles, et en quelque sorte scientifiques… Oui, scientifiques, je ne crains pas le mot, mesdames et messieurs… Nous sommes ici sur le terrain de la science, et Vorski lui-même regrettera sa jovialité et son scepticisme. Second verre d'eau. Don Luis reprit : – Durant des semaines et des mois, la tribu suivit le cours de l'Elbe et, un soir, sur le coup de neuf heures et demie, elle arriva au bord de la mer, dans le pays qui fut plus tard le pays des Frisons. Elle y resta des semaines et des mois, sans y trouver la sécurité nécessaire, ce qui la décida à un nouvel exode. « Exode maritime, cette fois. Trente barques prirent la mer remarquez ce chiffre de trente, qui était celui des familles composant la tribu – et, durant des semaines et des mois, ils errèrent de rivage en rivage, s'établirent en Scandinavie, puis chez les Saxons, furent chassés, repartirent et naviguèrent encore. Et je vous le dis, en vérité, c'est un spectacle étrange, émouvant et grandiose, que le spectacle de cette tribu vagabonde, traînant à sa remorque la pierre tombale de ses rois et cherchant le refuge certain, inaccessible et définitif, où elle pourra cacher son idole, la mettre à l'abri des entreprises ennemies, en célébrer le culte, et s'en servir pour assurer sa propre puissance. « La dernière étape fut l'Irlande, et c'est là qu'un jour, après avoir habité la verte Erin durant un demi-siècle ou peut-être un siècle, après que leurs mœurs eurent pris quelque adoucissement au contact de populations déjà moins barbares, le petit-fils ou l'arrière-petit-fils du grand chef, grand chef lui-même, reçut un des émissaires qu'il entretenait dans les pays voisins. Celuilà venait du continent. Il avait découvert le refuge merveilleux. C'était une île presque inabordable que gardaient trente rochers et où veillaient trente monuments de granit. « Trente ! nombre fatidique ! Comment ne pas voir là un appel et un ordre des divinités mystérieuses ? Les trente barques furent remises à flot et l'expédition commença. « Elle réussit. On prit l'île d'assaut. On extermina purement et simplement les indigènes. La tribu s'installa, et la pierre tombale du roi de Bohême fut mise en place… à l'endroit même qu'elle occupe aujourd'hui et que j'ai fait voir au camarade Vorski. Ici, une petite parenthèse et quelques considérations historiques de la plus haute portée. Ce sera bref. » D'un ton de professeur, don Luis expliqua : – L'île de Sarek, de même que toute la France et que la partie occidentale de l'Europe, était habitée depuis des milliers d'années par ceux qu'on appelle les Ligures, descendants immédiats des hommes des cavernes dont ils avaient conservé en partie les mœurs et les habitudes. Puissants constructeurs, cependant, que ces Ligures, qui, aux époques de la pierre polie, et subissant peut-être l'influence des grandes civilisations de l'Orient, avaient dressé leurs formidables blocs de granit et bâti leurs colossales chambres funéraires. « Ce fut là ce que trouva notre tribu et dont elle s'accommoda si bien, un système de cavernes et de grottes naturelles, aménagées par la main patiente de l'homme, et un groupe de monuments énormes qui frappaient les imaginations mystiques et superstitieuses des Celtes. « Ainsi donc, après la première phase, celle des pérégrinations, s'ouvre, pour la Pierre-Dieu, la période de repos et de culte que nous appellerons la période druidique. Elle dure de mille à quinze cents ans. La tribu se fondit dans les tribus voisines et vécut probablement sous la tutelle de quelque roi breton. Mais, peu à peu, l'influence avait passé des chefs aux prêtres, et ces prêtres, c'est-à-dire les Druides, prenaient une autorité qui s'accentua au cours des générations suivantes. « J'affirme que cette autorité leur vint de la pierre miraculeuse. Certes, ils étaient les prêtres d'une religion reconnue par tous, et les éducateurs de la jeunesse gauloise (nul doute, entre nous, que les cellules des Landes-Noires n'aient été celles d'un couvent ou plutôt d'une sorte d'université druidique) ; certes, obéissant aux pratiques du temps, ils présidaient aux sacrifices humains, dirigeaient la cueillette du gui, de la verveine et de toutes les plantes magiques. Mais, avant tout, dans l'île de Sarek, ils étaient les gardiens et les maîtres de la Pierre qui donnait la vie et la mort. Placée au-dessus de la salle des sacrifices souterrains, elle était alors indubitablement visible à l'air libre, et j'ai tout lieu de croire qu'à ce moment le Dolmen-aux-Fées, que nous voyons ici, s'élevait à l'endroit que l'on nomme le Calvaire-Fleuri et abritait la Pierre-Dieu. C'est là que les malades, les infirmes et les enfants chétifs s'étendaient et recouvraient la santé. C'est sur la dalle sainte que les femmes stériles devenaient fécondes, sur la dalle sainte que les vieillards sentaient renaître leurs forces. « Pour moi, elle domine tout le passé légendaire et fabuleux de la Bretagne. Elle est le centre d'où rayonnent toutes les superstitions, toutes les croyances, toutes les inquiétudes et tous les espoirs. Par elle, ou par la vertu du sceptre magique que brandissait l'archidruide et qui, selon sa volonté, brûlait les chairs ou guérissait les plaies, les belles histoires se lèvent spontanément, histoires des chevaliers de la Table-Ronde, ou histoires de Merlin l'Enchanteur. Elle est au fond de toutes les brumes, au cœur de tous les symboles. Elle est le mystère et la clarté, la grande énigme et la grande explication… » Don Luis avait prononcé ces dernières paroles avec une certaine exaltation. Il sourit. – Ne t'emballe pas, Vorski. Réservons notre enthousiasme pour le récit de tes crimes. Actuellement, nous en sommes à l'apogée de l'époque druidique, époque qui se continua bien audelà des Druides, pendant les longs siècles où, après leur disparition, la pierre miraculeuse fut exploitée par les sorciers et les devins. Et nous arrivons ainsi peu à peu à la troisième période, la période religieuse, c'est-à-dire, vraisemblablement, à la décadence progressive de tout ce qui faisait la richesse de Sarek, pèlerinages, fêtes commémoratives, etc. « L'Église, en effet, ne pouvait s'accommoder de ce fétichisme grossier. Dès qu'elle en eut le pouvoir, elle dut lutter contre le bloc de granit qui attirait tant de fidèles et perpétuait une si détestable religion. La lutte était inégale, le passé succomba. Le dolmen fut transporté où nous sommes, la dalle des rois de Bohème fut ensevelie sous une couche de terre, et un calvaire s'éleva à l'endroit même des miracles sacrilèges. « Et par là-dessus, le grand oubli ! « Entendons-nous. Oubli des pratiques. Oubli des rites et de ce qui constituait l'histoire d'un culte disparu. Mais non pas oubli de la Pierre-Dieu. On ne savait plus où elle était. On arriva même à ne plus savoir ce que c'était. Mais on ne cessa point d'en parler et de croire à l'existence de quelque chose que l'on appelait la Pierre-Dieu. De bouche en bouche, de génération en génération, on se repassa des récits fabuleux et terribles qui s'écartaient de plus en plus de la réalité, qui formaient une légende de plus en plus vague, de plus en plus effroyable, d'ailleurs, mais qui entretenaient dans les imaginations le souvenir et surtout le nom de la Pierre-Dieu. « Il était logique, étant donné cette persistance d'une idée dans les mémoires, cette survivance d'un fait dans les annales d'un pays, que, de temps à autre, quelque curieux essayât de reconstituer la vérité prodigieuse. Deux de ces curieux, le frère Thomas, qui appartenait à l'ordre des Bénédictins, vers le milieu du XVe siècle, et le sieur Maguennoc, de nos jours, ont joué un rôle important. Le frère Thomas est un poète et un enlumineur sur lequel nous n'avons que peu de renseignements, un très mauvais poète, à en juger par ses vers, mais un enlumineur naïf et non sans talent, qui a laissé une sorte de missel où il a chanté son séjour à l'abbaye de Sarek et dessiné les trente dolmens de l'île, le tout accompagné de pièces, de citations religieuses et de prédictions à la façon de Nostradamus. C'est ce missel, découvert par le sieur Maguennoc, qui contenait la fameuse page des femmes en croix et de la prophétie relative à Sarek ; c'est ce missel que, moi-même, j'ai retrouvé et consulté, cette nuit, dans la chambre de Maguennoc. « Bizarre personnage que ce Maguennoc, petit-fils attardé des sorciers d'autrefois, et que je soupçonne fort d'avoir joué plus d'une fois les revenants. Soyez sûrs que le Druide à tunique blanche que l'on prétendait avoir vu au sixième jour de la lune, moissonnant le gui, n'était autre que Maguennoc. Lui aussi connaissait les bonnes recettes, les plantes qui guérissent, la façon dont on travaille la terre pour que d'énormes fleurs y poussent. Une chose certaine, c'est qu'il a exploré les cryptes mortuaires et la salle des sacrifices, que c'est lui qui a dérobé la pierre magique enfermée dans le pommeau du sceptre, et qu'il entrait dans ces cryptes par l'ouverture que nous venons de franchir, au milieu du sentier de la Poterne dont, chaque fois, il était obligé de replacer l'écran de moellons et de cailloux. C'est également lui qui a communiqué à M. d'Hergemont la page du missel. Maintenant, lui a-t-il confié le résultat de ses dernières explorations, et que savait au juste M. d'Hergemont ? cela importe peu. Un autre personnage surgit, qui, désormais, incarne l'affaire et réclame toute l'attention, un missionnaire envoyé par le destin pour résoudre l'énigme séculaire, pour exécuter les ordres des puissances mystérieuses, et pour empocher la PierreDieu… J'ai nommé Vorski. » Don Luis avala son troisième verre d'eau, et, faisant signe au complice : – Otto, dit-il, donne-lui tout de même à boire, s'il a soif. Tu as soif, Vorski ? Sur son arbre, Vorski semblait épuisé, à bout d'efforts et de résistance. Stéphane et Patrice intervinrent de nouveau, craignant un dénouement rapide. – Mais non, mais non, s'écria don Luis, il est d'aplomb et tiendra jusqu'à ce que j'aie fini mon discours, ne fût-ce que par envie de savoir. N'est-ce pas, Vorski, ça te passionne ? – Voleur ! assassin ! balbutia le misérable. – À la bonne heure ! Par conséquent, tu refuses toujours d'indiquer la retraite de François ? – Assassin ! … Bandit ! … – Reste donc, mon vieux. À ta guise. Un peu de souffrance, rien n'est meilleur pour la santé. Et puis tu as tellement fait souffrir les autres, vieille canaille ! Don Luis prononça ces mots avec dureté et un accent de colère imprévu chez cet homme qui avait déjà vu tant de forfaits et lutté contre tant de criminels. Mais celui-ci n'était-il pas hors de toute proportion ? Don Luis reprit : – Il y a environ trente-cinq ans, une femme de grande beauté, qui venait de Bohême, mais qui était d'origine hongroise, acquit dans les villes d'eaux qui foisonnent autour des lacs de Bavière, une réputation rapide comme diseuse de bonne aventure, tireuse de cartes, chiromancienne, devineresse et médium. Elle attira sur elle l'attention du roi Louis II, l'ami de Wagner, le bâtisseur de Bayreuth, sorte de fou couronné, célèbre par ses fantaisies extravagantes. La liaison du fou et de la voyante dura quelques années, liaison agitée, violente, interrompue par les caprices du roi, et qui se termina tragiquement, le soir mystérieux où Louis II de Bavière se précipita de sa barque dans le lac de Starnberg. Y eut-il réellement, comme le veut la version officielle, accès de démence ou suicide ? ou bien crime comme on l'a prétendu ? Et pourquoi ce suicide ? Et pourquoi ce crime ? Questions qui n'auront jamais de réponse. Mais un fait demeure : la Bohémienne accompagnait Louis II dans sa promenade sur le lac, et le lendemain, expulsée, dépouillée de ses bijoux et de ses valeurs, elle était conduite à la frontière. « De cette aventure elle rapportait un jeune monstre, âgé de quatre ans, et qui avait nom Alexis Vorski, lequel jeune monstre vécut avec sa mère non loin du village de Joachimsthal, en Bo- hème, et plus tard fut instruit par elle dans toutes les pratiques de la suggestion à l'état de veille, de l'extra-lucidité et de l'escroquerie. Caractère d'une violence inouïe, mais esprit très faible, en proie à des hallucinations et à des cauchemars, croyant aux sortilèges, aux prédictions, aux rêves, aux puissances occultes, il prenait les légendes pour l'histoire et les mensonges pour la réalité. Une des nombreuses légendes des montagnes surtout l'avait frappé : elle évoque le pouvoir fabuleux d'une pierre, qui, dans la nuit des temps, fut enlevée par des mauvais génies et qui doit être ramenée un jour par le fils d'un roi. Les paysans vous montrent encore le vide que laissa cette pierre au flanc d'une colline. « « C'est toi, le fils de roi, lui disait sa mère. Et si tu retrouves la pierre dérobée, tu échapperas au poignard qui te menace, et toi-même tu seras roi. » « Cette prédiction saugrenue et une autre, non moins baroque, par laquelle la Bohémienne annonçait que l'épouse de son fils périrait sur la croix et que lui-même mourrait de la main d'un ami, furent de celles qui influèrent le plus directement sur Vorski lorsque sonna l'heure fatidique. Et j'en arrive tout de suite à cette heure fatidique, sans parler davantage de ce que nous ont révélé à tous les trois nos conversations d'hier et de cette nuit et de ce que nous avons pu reconstituer. À quoi bon, en effet, reprendre en détail le récit que vous avez fait à Véronique d'Hergemont, Stéphane, dans votre cellule ? À quoi bon vous mettre au courant, vous Patrice, toi Vorski, et toi Tout-VaBien, d'événements connus de vous, comme ton mariage, Vorski – ou plutôt tes deux mariages, avec Elfride d'abord, puis avec Véronique d'Hergemont –, comme l'enlèvement de François par son grand-père, comme la disparition de Véronique, comme les recherches que tu fis pour la retrouver, comme ta conduite au moment de la guerre et ton existence dans les camps de concentration ? Simples broutilles à côté des événements qui vont se produire. Nous avons élucidé l'histoire de la Pierre-Dieu. C'est l'aventure moderne, entrelacée par toi, Vorski, autour de la Pierre-Dieu, que nous allons débrouiller. « Au début, elle se présente ainsi. Vorski est enfermé dans un camp de concentration situé près de Pontivy, en pleine Bretagne. Il ne s'appelle plus Vorski, mais Lauterbach. Quinze mois plus tôt, après une première évasion, et au moment où le conseil de guerre allait le condamner à mort pour espionnage, il s'est échappé, a vécu dans la forêt de Fontainebleau, a retrouvé un de ses anciens domestiques, nommé Lauterbach, allemand comme lui et comme lui fugitif, l'a tué, lui a passé ses vêtements, et l'a maquillé de façon à lui donner son apparence à lui, Vorski. La justice militaire, trompée, fit enterrer le faux Vorski à Fontainebleau. Quant au Vorski véritable, il avait la malchance d'être arrêté une fois encore, sous son nouveau nom de Lauterbach, et interné au camp de Pontivy. « Voilà pour Vorski. D'autre part, Elfride, sa première femme, la complice redoutable de tous ses crimes, allemande elle aussi (je possède sur elle et sur leur passé commun quelques détails qui importent peu, et dont je trouve inutile de faire mention), Elfride, dis-je, sa complice, est cachée avec leur fils Raynold dans les cellules de Sarek. Il l'y a laissée avec l'ordre d'espionner M. d'Hergemont et d'arriver par lui jusqu'à Véronique d'Hergemont. Les raisons qui font agir cette misérable, je les ignore. Dévouement aveugle, peur de Vorski, instinct du mal, haine contre la rivale qui l'a remplacée, n'importe ! elle a subi le plus effroyable châtiment. Parlons seulement du rôle qu'elle a joué, sans essayer de comprendre comment elle a eu le courage de vivre trois ans sous terre, ne sortant que la nuit, volant sa nourriture et celle de son fils, et attendant patiemment le jour où elle pourrait servir et sauver son seigneur et maître. « J'ignore aussi la série des faits qui lui ont permis d'entrer en action, et, de même, la manière dont Vorski et Elfride ont pu communiquer. Mais ce que je sais de la façon la plus certaine, c'est que l'évasion de Vorski fut préparée longuement et minutieusement par sa première femme. Tous les détails en furent réglés. Toutes les précautions furent prises. Le 14 septembre de l'année dernière, Vorski s'évadait, emmenant avec lui deux acolytes avec lesquels il s'était lié pendant sa captivité, et qu'il avait pour ainsi dire enrôlés, le sieur Otto et le sieur Conrad. « Voyage facile. À chaque croisement, une flèche, accompagnée d'un numéro d'ordre et surmontée des initiales V. d'H. (initiales évidemment choisies par Vorski) indiquait la route à suivre. De temps à autre, dans une cabane abandonnée, sous une pierre, au creux d'une meule de foin, des vivres. On passa par Guémené, le Faouët, Rosporden, et l'on aboutit à la plage de Beg-Meil. « Là, Elfride et Raynold vinrent, de nuit, chercher les trois fugitifs avec le canot automobile d'Honorine et les conduisirent au pied des cellules druidiques de la Lande-Noire. Ils y montèrent. Leurs logements étaient prêts, et, comme vous l'avez vu, suffisamment confortables. L'hiver passa et, de jour en jour, le plan très vague encore de Vorski prit des contours plus exacts. « Chose bizarre, lors de son premier séjour à Sarek avant la guerre, il n'avait pas entendu parler du secret de l'île. C'est Elfride qui lui raconta, dans ses lettres écrites à Pontivy, la légende de la Pierre-Dieu. Vous pouvez juger de l'effet produit sur un homme comme Vorski par une telle révélation. La PierreDieu, n'était-ce pas la pierre miraculeuse dérobée au sol de son pays, la pierre qui devait être découverte par le fils d'un roi et qui, dès lors, lui donnerait la puissance et la royauté ? Tout ce qu'il apprit plus tard le confirma dans cette conviction. Mais le grand fait qui domine son existence souterraine à Sarek, ce fut, au cours du dernier mois, la découverte de la prophétie du frère Thomas. De cette prophétie, des bribes traînaient déjà de droite et de gauche, qu'il avait pu recueillir, lorsque, le soir, posté sous les fenêtres des chaumières ou sur les toits des granges, il écou tait les entretiens des paysans. De mémoire d'homme, on a toujours, à Sarek, redouté des événements effroyables, concordant avec la découverte et la disparition de la pierre invisible. Il a toujours été question également de naufrages et de femmes mises en croix. Et, d'ailleurs, Vorski ne connaît-il pas l'inscription du Dolmen-aux-Fées… les trente victimes promises aux trente cercueils, le supplice de quatre femmes, la Pierre-Dieu qui donne vie ou mort ? Que de coïncidences troublantes pour un esprit aussi faible que le sien ! « Mais la prophétie elle-même, trouvée par Maguennoc dans le missel enluminé, voilà le point essentiel de toute l'affaire. Rappelons-nous que Maguennoc avait arraché la fameuse page et que M. d'Hergemont, qui dessinait volontiers, l'avait copiée plusieurs fois en donnant malgré lui, à la femme principale, le visage de sa fille Véronique. C'est de l'original luimême et de l'une de ces copies que Vorski eut connaissance, une nuit qu'il aperçut Maguennoc en train de les regarder à la lueur de sa lampe. Aussitôt, dans l'ombre, au hasard de son crayon, il put transcrire sur son carnet les quinze vers de l'inappréciable document. Maintenant, il savait tout et comprenait tout. Une clarté aveuglante l'éblouissait. Tous les éléments épars se rassemblaient en un bloc et formaient une vérité solide et compacte. Aucun doute possible : cette prophétie le concernait ! cette prophétie, c'était lui qui avait mission de la réaliser ! « Je le répète : tout est là. À partir de cet instant, un phare illumina la route de Vorski. Il eut en main le fil d'Ariane. La prophétie, ce fut pour lui le texte irrécusable. Ce fut une des Tables de la Loi. Ce fut la Bible. Et pourtant, quelle stupidité, quelle incommensurable bêtise dans ces vers alignés à l'aventure, sans d'autre raison que la rime ! Pas une phrase qui porte la marque de l'inspiration ! Pas une étincelle ! Pas une trace de cette folie sacrée qui soulevait la pythonisse de Delphes, ou qui provoquait les visions délirantes d'un Jérémie ou d'un Ezéchiel ! Rien. Des syllabes, des rimes. Rien, moins que rien. Mais assez pour illu miner le doux Vorski et le brûler d'un enthousiasme de néophyte ! « Stéphane, Patrice, écoutez la prophétie du frère Thomas ! À dix pages différentes de son carnet, le Superboche l'a inscrite afin de la porter dix fois contre sa chair et de la graver au fond de son être. Voici l'un de ces feuillets. Stéphane, Patrice, écoutez ! Écoute, fidèle Otto. Et toi-même, Vorski, pour la dernière fois écoute les bouts rimés du frère Thomas ! Je lis : Dans l'île de Sarek, en l'an quatorze et trois, Il y aura naufrages, deuils et crimes, Flèches, poison, gémissements, effrois, Chambres de mort, quatre femmes en croix, Pour les trente cercueils trente victimes. Devant sa mère, Abel tuera Caïn. Le père alors, issu d'Alamanis, Prince cruel aux ordres du destin, Par mille morts et par lente agonie, Ayant occis l'épouse, un soir de juin, Flamme et fracas jailliront de la terre Au lieu secret où gît le grand trésor, Et l'homme enfin retrouvera la pierre, Jadis volée aux Barbares du Nord, La Pierre-Dieu qui donne vie ou mort. » Don Luis Perenna avait commencé sa lecture d'un ton emphatique, en faisant valoir l'imbécillité des mots et la banalité du rythme. Il la termina sourdement, d'une voix sans timbre qui se prolongea en un silence d'angoisse. L'aventure entière apparaissait dans toute son horreur. Il reprit : – Vous comprenez bien l'enchaînement des faits, n'est-ce pas ? Stéphane, vous qui fûtes une des victimes et qui avez connu ou connaissez les autres victimes ? Vous aussi, Patrice ? Au XVe siècle, un pauvre moine, à l'imagination détraquée, au cerveau hanté de visions infernales, exhale ses cauchemars en une prophétie que nous qualifierons de « loufoque », qui ne repose sur aucune donnée sérieuse, dont chaque détail et amené par les nécessités de la rime ou de la césure, et qui certainement dans l'esprit du poète, et au point de vue de la réalité, n'a pas plus de valeur que si le poète avait tiré des mots au hasard du fond de son escarcelle. L'histoire de la Pierre-Dieu, les traditions et les légendes, rien de tout cela ne lui apporte le moindre élément de prédiction. Cette prédiction, il l'extrait de lui-même, le brave homme, sans penser à mal, et simplement pour mettre un texte quelconque en marge du dessin diabolique qu'il a minutieusement enluminé. Et il en est si content qu'il prend la peine, avec la pointe d'un instrument, d'en graver quelques hémistiches sur un des blocs du Dolmen-aux-Fées. « Or, quatre siècles plus tard, la page prophétique tombe entre les mains d'un Superboche, maniaque du crime, vaniteux et fou. Qu'y voit-il, le Superboche ? Une fantaisie amusante et puérile ? Une boutade insignifiante ? Pas du tout. Il y voit un document du plus haut intérêt, un de ces documents comme en peuvent étudier les plus superboches de ses compatriotes, avec cette différence que ce document-là est d'origine merveilleuse. C'est l'Ancien et le Nouveau Testament, le Livre Saint, qui explique et qui commente la loi de Sarek ! C'est l'Évangile même de la Pierre-Dieu. Et cet Évangile le désigne, lui Vorski, lui, le Superboche, comme le Messie chargé d'accomplir les décrets providentiels. « Pour Vorski, aucune erreur là-dessus. Certes, l'affaire lui plaît puisqu'il s'agit de voler la fortune et le pouvoir. Mais cette question reste au second plan. Il obéit surtout à l'élan mystique d'une race qui se croit prédestinée et qui se flatte d'obéir toujours à des missions, mission de régénérer autant que mission de piller, de brûler et d'assassiner. Et sa mission, Vorski la lit en toutes lettres dans la prophétie du frère Thomas. Le frère Thomas dit explicitement ce qu'il faut faire, et le nomme, lui Vorski, de la façon la plus nette, comme étant l'homme du Destin. N'est-il pas fils de roi, c'est-à-dire « prince d'Alamanie » ? Ne vient-il pas du pays même où la Pierre fut volée aux « Barbares du Nord » ? N'a-t-il pas une femme promise, elle aussi, par les prédictions des voyantes, au supplice de la croix ? N'a-t-il pas deux fils, l'un doux et gracieux comme Abel, l'autre dur, méchant et indomptable comme Caïn ? « Ces preuves lui suffisent. Désormais il a en poche son ordre de mobilisation, sa feuille de route. Les dieux lui ont marqué le point précis vers lequel il doit marcher : il marche. Il y a bien sur son chemin quelques personnes vivantes. Tant mieux ! Cela fait partie du programme. C'est à dater du moment où toutes ces personnes vivantes seront supprimées, et supprimées de la façon indiquée par le frère Thomas, que la besogne sera achevée, que la Pierre-Dieu sera délivrée, et que Vorski, instrument du Destin, sera couronné roi. Donc, retroussons nos manches, prenons notre bon couteau de boucher, et à l'œuvre ! Vorski va transporter dans la vie réelle les cauchemars du frère Thomas ! » Chapitre 7 Prince cruel aux ordres du destin Don Luis s'adressa de nouveau à Vorski : – Nous sommes bien d'accord, camarade ? Tout ce que je dis est l'expression exacte de la vérité, n'est-ce pas ? Vorski avait fermé les yeux, sa tête demeurait penchée, et les veines de son front étaient démesurément grossies. Pour couper court à toute intervention de Stéphane, don Luis s'écria : – Tu parleras, mon vieux ! Hein, la douleur commence à devenir sérieuse ? Le cerveau chavire ? Rappelle-toi… un coup de sifflet… « Maman, les p'tits bateaux »… et j'interromps mon discours… Tu ne veux pas ? Tu n'es pas encore mûr ? Tant pis. Et vous, Stéphane, ne craignez rien pour François. Je réponds de tout. Mais pas de pitié pour ce monstre, je vous en prie. Ah ! non, mille fois non ! N'oublions pas qu'il a tout préparé et tout combiné, froidement et librement ! N'oublions pas… Mais je m'emballe. Inutile. Don Luis déplia la feuille du carnet où Vorski avait inscrit la prophétie, et poursuivit en la tenant sous ses yeux : – Ce qu'il me reste à dire a moins d'importance, la grande explication générale étant donnée. Mais il faut bien, cependant, entrer dans quelques détails, démonter le mécanisme de l'affaire imaginée et construite par Vorski, et finalement arriver au rôle joué par notre sympathique vieux Druide… Ainsi donc, nous voici au mois de juin. C'est l'époque fixée pour l'exécution des trente victimes. Évidemment, elle a été fixée par le frère Thomas parce que juin rime avec Caïn et avec destin ; de même que l'année quatorze et trois s'accouple avec effrois et croix ; de même que le frère Thomas s'est arrêté au nombre de trente victimes parce que c'est le nombre des écueils et des dolmens de Sarek. Mais, pour Vorski, la consigne est formelle. En juin 17, il faut trente victimes. On les aura, à condition, cependant, que les vingt-neuf habitants de Sarek – nous verrons tout à l'heure que Vorski a sous la main sa trentième victime – veuillent bien rester dans l'île et attendre leur immolation. Or, voilà que, soudain, Vorski apprend le départ d'Honorine et de Maguennoc. Honorine reviendra à temps. Mais Maguennoc ? Vorski n'hésite pas : il lance sur ses traces Elfride et Conrad avec ordre de le tuer et d'attendre. Il hésite d'autant moins qu'il suppose, d'après certaines paroles entendues, que Maguennoc a emporté avec lui la pierre précieuse, le bijou miraculeux auquel on ne peut toucher, mais qu'on doit laisser dans son étui de plomb. (C'est l'expression même de Maguennoc.) « Elfride et Conrad partent donc. Dans une auberge, un matin, Elfride mêle du poison à la tasse de café qu'avale Maguennoc. (La prophétie n'annonce-t-elle pas qu'il y aura empoisonnement ?) Maguennoc reprend sa route. Mais, au bout de quelques heures, il est pris de souffrances intolérables et meurt, presque instantanément, sur le bord du talus. Elfride et Conrad accourent, fouillent et vident les poches. Rien. Pas de bijou. Pas de pierre précieuse. Les espérances de Vorski ne se sont pas réalisées. Tout de même le cadavre est là. Qu'en faire ? On le jette provisoirement dans une cabane à moitié démolie, où quelques mois auparavant ont déjà passé Vorski et ses complices. C'est là que Véronique d'Hergemont le découvre… et c'est là qu'elle ne le retrouve plus une heure après, Elfride et Conrad, qui surveillent aux alentours, l'ayant fait disparaître et l'ayant caché, tou- jours provisoirement, dans les caves d'un petit château abandonné. « Et d'un. En passant, notons que les prédictions de Maguennoc relativement à l'ordre dans lequel seront exécutées les trente victimes – à commencer par lui – ne reposent sur rien. La prophétie n'en parle pas. En tout cas, Vorski agit au petit bonheur. À Sarek, il enlève François et Stéphane Maroux, puis, autant par précaution que pour traverser l'île sans attirer l'attention et pour pénétrer plus facilement au Prieuré, il endosse les vêtements de Stéphane, tandis que Raynold revêt ceux de François. La tâche d'ailleurs, est facile. Il n'y a dans la maison qu'un vieillard, M. d'Hergemont, et une femme, Marie Le Goff. Dès qu'ils seront supprimés, on fouillera les chambres, et principalement celle de Maguennoc. Qui sait, en effet, se demande Vorski – lequel ignore encore le résultat de l'expédition d'Elfride –, qui sait si Maguennoc n'a pas laissé au Prieuré le bijou miraculeux ? « Première victime, la cuisinière Marie Le Goff, que Vorski saisit à la gorge et frappe d'un coup de couteau. Mais il arrive qu'un flot de sang inonde le visage du bandit. Pris de peur, en proie à l'une de ces crises de lâcheté auxquelles il est sujet, il s'enfuit après avoir déchaîné Raynold contre M. d'Hergemont. « Entre l'enfant et le vieillard, la lutte est longue. Elle se poursuit à travers la maison, et, par un hasard tragique, s'achève sous les yeux de Véronique d'Hergemont. M. d'Hergemont est tué. Au même moment Honorine arrive. Elle tombe. Quatrième victime. « Les événements se précipitent. Au cours de la nuit, la panique commence. Les habitants de Sarek, affolés, voyant que les prédictions de Maguennoc s'accomplissent, et que l'heure de la catastrophe qui menace leur île depuis si longtemps va sonner, décident de partir. C'est ce qu'attendent Vorski et son fils. Pos tés sur le canot automobile qu'ils ont dérobé, ils s'élancent vers les fugitifs, et c'est la chasse abominable, le grand coup annoncé par le frère Thomas : Il y aura naufrages, deuils et crimes. « Honorine, qui assiste au spectacle et dont le cerveau est déjà fort ébranlé, devient folle et se jette du haut de la falaise. « Là-dessus, quelques jours d'accalmie durant lesquels Véronique d'Hergemont explore, sans être inquiétée, le Prieuré de l'île de Sarek. En effet, le père et le fils, après leur chasse fructueuse, laissant seul Otto qui passe son temps à boire dans les cellules, sont partis sur le canot pour chercher Elfride et Conrad, pour ramener le cadavre de Maguennoc et le jeter à l'eau en vue de Sarek, puisque Maguennoc a son domicile marqué et obligatoire parmi les trente cercueils. « À ce moment, c'est-à-dire lorsqu'il revient à Sarek, Vorski en est au chiffre de vingt-quatre. Stéphane et François, surveillés par Otto, sont captifs. Restent quatre femmes réservées au supplice, dont les trois sœurs Archignat, toutes trois enfermées dans leur cellier. C'est leur tour. Véronique d'Hergemont essaye bien de les délivrer : trop tard. Guettées par la bande, visées par Raynold, qui est un habile tireur à l'arc, les sœurs Archignat sont atteintes par les flèches (les flèches, ordre de la prophétie) et tombent aux mains de l'ennemi. Le soir même, elles sont accrochées à trois chênes, non sans que Vorski les eût au préalable allégées des cinquante billets de mille qu'elles cachaient sur elles. Résultat : vingt-neuf victimes. Qui sera la trentième ? Qui sera la quatrième femme ? » Don Luis fit une pause et reprit : – Sur cette question, la prophétie est très claire, et cela en deux endroits qui se complètent : Devant sa mère, Abel tuera Caïn. « Et, quelques vers après : … Ayant occis l'épouse un soir de juin. « Vorski, lui, dès qu'il avait eu connaissance du document, avait interprété les deux vers à sa façon. Ne pouvant, en effet, à cette époque, disposer de Véronique, qu'il a vainement cherchée par toute la France, il biaise avec les ordres du destin. La quatrième femme torturée sera bien une épouse, mais sa première épouse, Elfride. Et cela n'ira pas absolument à l'encontre de la prophétie, car il peut s'agir, à la rigueur, de la mère de Caïn aussi bien que de la mère d'Abel. Et notons que l'autre prédiction qui lui fut faite jadis, à lui personnellement, ne désignait pas davantage celle qui devait mourir : « La femme de Vorski périra sur la croix. » Quelle femme ? Elfride. « Donc la chère et dévouée complice périra. Gros crèvecœur pour Vorski ! Mais ne faut-il pas obéir au dieu Moloch ? et si Vorski, pour accomplir sa tâche, s'est décidé à sacrifier son fils Raynold, il serait inexcusable s'il ne sacrifiait pas sa femme Elfride. Et ainsi tout ira bien. « Mais, brusquement, coup de théâtre. Tandis qu'il poursuit les sœurs Archignat, il aperçoit et il reconnaît Véronique d'Hergemont ! « Comment un homme comme Vorski n'aurait-il pas vu là encore une faveur des puissances supérieures ? La femme qu'il n'a jamais oubliée lui est envoyée à l'instant même où elle doit prendre sa place dans la grande aventure. On la lui donne comme une proie merveilleuse qu'il va pouvoir immoler… ou conquérir. Quelle perspective ! Et comme le ciel s'illumine de clartés imprévues ! Vorski en perd la tête. Il se croit de plus en plus le messie, l'élu, le missionnaire, l'homme qui est « aux ordres du Destin ». Il se rattache à la lignée des grands prêtres, gardiens de la Pierre-Dieu. Il est Druide, archidruide, et, comme tel, la nuit où Véronique d'Hergemont a brûlé le pont – cette nuit qui est la sixième après la lune – il va couper le gui sacré avec une faucille d'or ! « Et le siège du Prieuré commence. Je n'insiste pas. Véronique d'Hergemont vous a tout raconté, Stéphane, et nous connaissons ses souffrances, le rôle que joue le délicieux ToutVa-Bien, la découverte du souterrain et des cellules, la lutte autour de François, la lutte autour de vous, Stéphane, que Vorski a emprisonné dans une des cellules de torture appelées par la prophétie Chambres de mort. Vous y êtes surpris avec Mme d'Hergemont. Le jeune monstre Raynold vous rejette à la mer. François et sa mère s'échappent. Malheureusement, Vorski et sa bande ont pu arriver jusqu'au Prieuré. François est pris. Sa mère le rejoint… Et puis, et puis, ce sont les scènes les plus tragiques, sur lesquelles je n'insiste pas davantage, l'entrevue entre Vorski et Véronique d'Hergemont, le duel entre les deux frères, entre Abel et Caïn sous les yeux mêmes de Véronique d'Hergemont. La prophétie ne l'exige-t-elle pas ? Devant sa mère, Abel tuera Caïn. « Et la prophétie exige également qu'elle souffre au-delà de toute expression et que Vorski soit un raffiné du mal. »Prince cruel », il met un masque aux deux combattants, et, comme Abel est sur le point d'être vaincu, lui-même il blesse Caïn pour que ce soit Caïn qui soit tué. « Le monstre est fou. Il est fou, et il est ivre. Le dénouement approche. Il boit, il boit, car le soir même c'est le supplice de Véronique d'Hergemont. Par mille morts et par lente agonie, Ayant occis l'épouse… « Les mille morts, Véronique les a subies, et l'agonie sera lente. Voici l'heure. Souper, cortège funèbre, préparatifs, érection de l'échelle, établissement des cordes, et puis… et puis le vieux Druide ! » Don Luis n'avait pas prononcé ces deux mots qu'il éclata de rire. – Ah ! là, par exemple, ça devient drôle. À partir de ce moment le drame côtoie la comédie, et le burlesque se mêle au macabre. Ah ! ce vieux Druide, quel sacré pistolet ! Pour vous, Stéphane, et pour vous, Patrice, qui fûtes dans la coulisse, l'histoire n'a plus d'intérêt. Mais pour Vorski… quelles passionnantes révélations !… Dis donc, Otto, appuie l'échelle contre le tronc d'arbre de manière que ton patron puisse poser les pieds sur l'échelon supérieur. Bien. Hein, ça te soulage, Vorski ? Note que mon attention ne vient pas d'un sentiment de pitié absurde. Non. Mais j'ai un peu peur que tu ne tournes de l'œil, et, de plus, je tiens à ce que tu sois en bonne posture pour écouter la confession du vieux Druide. Nouvel éclat de rire. Décidément le vieux Druide excitait l'hilarité de don Luis. – L'arrivée du vieux Druide, dit-il, apporte dans l'aventure l'ordre et la raison. Ce qui était décousu et lâche se resserre. L'incohérence dans le crime devient la logique dans le châti ment. Ce n'est plus l'obéissance aux bouts rimés du frère Thomas, mais la soumission au bon sens, la méthode rigoureuse d'un homme qui sait ce qu'il veut et qui n'a pas de temps à perdre. Vraiment, le vieux Druide mérite toute notre admiration. « Le vieux Druide, que nous pourrions appeler indifféremment, tu t'en doutes, n'est-ce pas ? don Luis Perenna ou Arsène Lupin, ne savait pas grand-chose de l'histoire lorsque le périscope de son sous-marin, le Bouchon-de-Cristal, émergea en vue des côtes de Sarek hier vers midi. » – Pas grand-chose ? s'écria malgré lui Stéphane Maroux. – Autant dire rien du tout, affirma don Luis. – Comment ! mais tous ces détails sur le passé de Vorski, toutes ces précisions sur ce qu'il a fait à Sarek, sur ses projets, sur le rôle d'Elfride, sur l'empoisonnement de Maguennoc ? – Tout cela, déclara don Luis, je l'ai appris ici même, depuis hier. – Mais par qui ? Nous ne vous avons pas quitté. – Croyez-moi, quand je vous dis que le vieux Druide, en abordant hier sur les côtes de Sarek, ne savait rien du tout. Mais le vieux Druide a la prétention d'être, au moins autant que toi, Vorski, favorisé des dieux ! Et, de fait, tout de suite, il eut la chance d'apercevoir, sur une petite plage isolée, l'ami Stéphane, qui, lui, avait eu la chance de tomber dans une poche d'eau assez profonde et, ainsi, d'échapper au sort que ton fils et toi lui réserviez. Sauvetage, conversation. En une demi-heure, le vieux Druide était renseigné. Aussitôt, recherches… Il finit par atteindre les cellules, où il trouve dans la tienne, Vorski, une tunique blanche nécessaire à son emploi ; puis, sur un bout de papier, une copie, écrite par toi, de la prophétie. À merveille. Le vieux Druide connaît le plan de l'ennemi. « Il suit d'abord le tunnel par où François et sa mère se sont enfuis, mais ne peut passer à cause de l'éboulement produit. Il retourne sur ses pas et débouche aux Landes-Noires. Exploration de l'île. Rencontre d'Otto et de Conrad. L'ennemi brûle la passerelle. Il est six heures du soir. Comment atteindre le Prieuré ? »Par la montée de la Poterne », dit Stéphane. Le vieux Druide regagne le Bouchon-de-Cristal. On contourne l'île sous la direction de Stéphane, qui connaît toutes les passes – et d'ailleurs le Bouchon-de-Cristal, mon cher Vorski, est un sousmarin docile, qui se glisse partout, et que le vieux Druide a fait construire d'après ses propres plans – et enfin on accoste à l'endroit où est accrochée la barque de François. Là, rencontre de Tout-Va-Bien, qui dort au-dessous de la barque même. Présentation du vieux Druide. Sympathie immédiate. On se met en route. Mais à mi-chemin de la montée, Tout-Va-Bien bifurque. La paroi de la falaise est comme rapiécée à cet endroit par des moellons en équilibre. Au milieu de ces moellons, un trou, un trou que Maguennoc a pratiqué, le vieux Druide s'en est rendu compte depuis, pour pénétrer dans la salle des sacrifices souterrains et dans les cryptes mortuaires. Ainsi le vieux Druide se trouve au cœur de toute l'intrigue, maître en dessus et en dessous. Seulement, il est huit heures du soir. « Pour François, pas d'inquiétude immédiate. La prophétie annonce : Abel tuera Caïn. Mais Véronique d'Hergemont, qui doit périr un soir de juin, a-t-elle subi l'abominable torture ? Arriverait-on trop tard pour la secourir ? » Don Luis se tourna vers Stéphane : – Vous vous rappelez, Stéphane, les angoisses par lesquelles le vieux Druide et vous avez passé, et votre joie lorsque vous avez découvert l'arbre préparé avec l'inscription : V. d'H. Sur cet arbre, nulle victime encore. Véronique sera sauvée, et, de fait, on entend un bruit de voix qui vient du Prieuré. C'est le cortège sinistre. Parmi les ténèbres qui s'épaississent, il monte lentement le long des pelouses. La lanterne s'agite. Une halte. Vorski pérore. Le dénouement approche. Bientôt ce sera l'assaut et ce sera la délivrance de Véronique. « Mais là, se place un incident qui va t'amuser, Vorski… Oui, une étrange découverte que nous faisons, mes amis et moi… la découverte d'une femme qui rôde autour du Dolmen et qui, à notre rencontre, se cache. On s'empare d'elle. À la lueur d'une lampe électrique, Stéphane la reconnaît. Sais-tu qui c'était, Vorski ? Je te le donne en cent. Elfride ! Oui, Elfride, ta complice, celle que tu voulais tout d'abord mettre en croix ! C'est curieux, n'est-ce-pas ? Très surexcitée, à demi folle, elle nous raconte qu'elle avait consenti au duel des deux enfants, sur la promesse que son fils serait vainqueur et tuerait le fils de Véronique. Mais tu l'as enfermée dès le matin, et, le soir, quand elle a réussi à s'échapper, c'est le cadavre de son fils Raynold qu'elle a découvert. Maintenant elle vient assister au supplice de la rivale qu'elle déteste, puis se venger de toi, et te tuer, mon pauvre vieux. « Parfait ! le vieux Druide approuve, et, tandis que tu approches du Dolmen et que Stéphane te guette, il continue à interroger Elfride. Mais soudain, ne voilà-t-il pas qu'en entendant ta voix, Vorski, ne voilà-t-il pas que la gueuse se rebiffe ? Revirement imprévu ! La voix du maître la soulève d'une ardeur sans pareille. Elle veut te voir, t'avertir du péril, te sauver, et, subitement, elle se jette sur le vieux Druide un poignard à la main. Le vieux Druide est contraint de l'assommer à moitié pour se défendre, et, aussitôt, en face de cette moribonde, il discerne le parti qu'il peut tirer de l'événement. En un clin d'œil, la vilaine créature est attachée. C'est toi-même qui la châtieras, Vorski, et elle subira le sort que tu lui avais préalablement réservé. Le vieux Druide passe alors sa tunique à Stéphane, lui donne ses instructions, tire une flèche de ton côté dès que tu arrives, et pendant que tu cours à la poursuite d'une tunique blanche, il procède à l'escamotage et substitue Elfride à Véronique, la première épouse à la seconde. Comment ? Ça ne te regarde pas. Toujours est-il que le tour est joué, et tu sais à quel point il a réussi ! » Don Luis reprit haleine. On eût dit vraiment, à son ton de confidence familière, qu'il racontait à Vorski une histoire plaisante, une bonne farce, dont Vorski devait être le premier à rire. – Ce n'est pas tout, continua-t-il. Patrice Belval et quelquesuns de mes Marocains – pour ta gouverne, il y en a dix-huit à bord – ont travaillé dans les salles souterraines. La prophétie n'est-elle pas catégorique ? Dès que l'épouse aura rendu le dernier soupir, Flamme et fracas jailliront de la terre À l'endroit même où gît le grand trésor. « Bien entendu, le frère Thomas n'a jamais su où gisait le grand trésor, ni personne au monde. Mais le vieux Druide l'a deviné, et il veut que Vorski ait son signal et lui tombe tout rôti dans le bec comme une alouette. Pour cela, il faut une issue qui débouche près du Dolmen-aux-Fées. Le capitaine Belval la cherche et la trouve, Maguennoc ayant déjà commencé les travaux de ce côté. On déblaie un ancien escalier. On déblaie l'intérieur de l'arbre mort. On prend dans le sous-marin et on place des cartouches de dynamite et des fusées d'avertissement. Et lorsque, du haut de ton perchoir, Vorski, tu clames comme un héraut : « Elle est morte ! la quatrième femme est morte sur la croix ! » pan ! pan ! coup de tonnerre, flammes et fracas, tout le tremblement… Ça y est, tu es de plus en plus le chéri des dieux, le chouchou du destin, et tu brûles du noble désir de te jeter dans le tuyau de la cheminée et d'avaler la Pierre-Dieu. Le lendemain, donc, après avoir cuvé ton trois-six et ton rhum, tu rappliques, la bouche en cœur. Tu as tué tes trente victimes, selon les rites du frère Thomas. Tu as surmonté tous les obstacles. La prophétie est accomplie. Et l'homme enfin retrouvera la pierre, Jadis volée aux Barbares du Nord, La Pierre-Dieu qui donne vie ou mort. « Le vieux Druide n'a qu'à s'exécuter et à t'offrir la clef du paradis. Mais tout d'abord, bien entendu, un petit intermède, quelques entrechats et tours de sorcellerie, histoire de rigoler un brin. Et en avant la Pierre-Dieu, que garde la Belle au bois dormant ! » Don Luis exécuta vivement quelques-uns de ces entrechats pour lesquels il semblait avoir tant de prédilection. Puis il dit à Vorski : – Mon vieux, j'ai comme une impression confuse que tu en as assez de mon discours et que tu aimerais mieux me révéler tout de suite la retraite de François, plutôt que d'en entendre davantage. Désolé ! il faut cependant bien que tu saches à quoi t'en tenir sur la Belle au bois dormant et sur la présence insolite de Véronique d'Hergemont. Deux minutes suffiront, d'ailleurs. Excuse-moi. Et don Luis reprit, laissant désormais de côté le vieux Druide et parlant en son propre nom : – Oui, pourquoi ai-je transporté Véronique d'Hergemont à cet endroit, après l'avoir arrachée à tes griffes ? Ma réponse est bien simple où voulais-tu que je la transportasse ? Dans le sousmarin ? Ta proposition est absurde. La mer était démontée cette nuit et Véronique avait besoin de repos. Au Prieuré ? Jamais de la vie. C'eût été trop loin du théâtre des opérations et je n'aurais pas été tranquille. En vérité, il n'y avait qu'un endroit à l'abri de la tempête et à l'abri de tes coups, la salle des sacrifices, et c'est pourquoi je l'y apportai, et c'est pourquoi elle dormait là, paisiblement, sous l'influence d'un bon narcotique, quand tu l'as vue. J'avoue encore que le plaisir de te procurer ce petit spectacle était bien pour quelque chose dans ma résolution. Et ce que j'en fus récompensé ? Non, mais rappelle-toi la gueule que tu as faite ! Vision horrible ! Véronique ressuscitée ! La morte vivante ! Vision tellement horrible que tu détales au galop. Mais j'abrège. Tu trouves l'issue bouchée. Sur quoi tu te ravises. Retour offensif de Conrad, lequel m'attaque sournoisement, pendant que je m'occupais du transport de Véronique d'Hergemont dans le sous-marin. Conrad reçoit d'un de mes Marocains un coup funeste. Second intermède comique. Conrad affublé de la tunique du vieux Druide est étendu dans une des cryptes, et naturellement ton premier soin est de sauter dessus et de t'acharner après lui. Et quand tu aperçois le cadavre d'Elfride qui a pris sur la table sacrée la place de Véronique d'Hergemont, vite… tu sautes encore dessus, et tu réduis en bouillie celle que tu as déjà crucifiée. Toujours la gaffe ! Et alors, le dénouement, également dans la note comique. Tu es suspendu au poteau de torture tandis que je t'envoie en pleine figure un discours qui t'achève, et d'où il ressort que, si tu as conquis la Pierre-Dieu par la vertu de tes trente crimes, c'est moi qui en prends possession par ma propre vertu. Voici toute l'aventure, mon bon Vorski. Sauf quelques petits incidents secondaires, ou d'autres, plus importants, que tu n'as pas besoin de connaître, tu en sais aussi long que moi. Confortablement installé, tu as eu tout le temps de réfléchir. J'attends donc ta réponse, au sujet de François, en toute confiance. Allons, vas-y de ta chanson… « Maman, les p'tits bateaux qui vont sur l'eau ont-ils des jambes !… » Ça y est ? Tu bavardes ? Don Luis avait monté quelques échelons. Stéphane et Patrice s'étaient approchés et, anxieusement, prêtaient l'oreille. Il était évident que Vorski allait parler. Il avait ouvert les yeux et regardait don Luis d'un regard où il y avait à la fois de la haine et de la crainte. Cet homme extraordinaire devait lui apparaître comme un de ceux contre lesquels il est absolument inutile de lutter, et dont il est non moins inutile d'implorer la compassion. Don Luis représentait le vainqueur, et, devant celui qui est le plus fort, on cède ou on s'humilie. D'ailleurs, il était à bout de résistance. Le supplice devenait intolérable. Il dit quelques mots d'une voix inintelligible. – Un ton plus haut, fit don Luis. Je n'entends pas. Où est François d'Hergemont ? Il s'éleva sur l'échelle. Vorski balbutia : – Je serai libre ? – Sur l'honneur. Nous partirons tous d'ici, sauf Otto, qui te délivrera. – Tout de suite ? – Tout de suite. – Alors… – Alors ? – Voici… François est vivant. – Bougre de veau, je n'en doute pas. Mais où est-il ? – Attaché dans la barque… – Celle qui est suspendue au pied de la falaise ? – Oui. Don Luis se frappa le front. – Triple idiot ! … Ne fais pas attention, c'est de moi que je parle. Eh oui, j'aurais dû deviner cela ! Est-ce que Tout-Va-Bien ne dormait pas sous cette barque, paisiblement, comme un bon chien qui dort près de son maître ! Est-ce que Tout-Va-Bien, lorsqu'on l'a lancé sur la piste de François, n'a pas conduit Stéphane auprès de cette barque ? Vrai ! il y a des fois où les plus habiles agissent comme des ânes ! Mais toi, Vorski, tu savais donc qu'il y avait là une descente et une barque ? – Depuis hier. – Et toi, malin, tu avais l'intention de filer dessus ? – Oui. – Eh bien ! tu fileras dessus, Vorski, avec Otto. Je te la laisse. Stéphane ! Mais Stéphane Maroux courait déjà vers la falaise, escorté de Tout-Va-Bien. – Délivrez François, Stéphane, cria don Luis. Et il ajouta, s'adressant aux Marocains : – Aidez-le, vous autres. Et mettez le sous-marin en marche. D'ici dix minutes on part. Il se retourna du côté de Vorski : – Adieu, cher ami. Ah ! un mot encore. Dans toute aventure bien ordonnée, il y a une intrigue amoureuse. La nôtre paraît en être dépourvue, car je n'oserais pas faire allusion aux sentiments qui te poussaient vers la sainte créature qui portait ton nom. Cependant, je dois te signaler un très pur et très noble amour. Tu as vu l'empressement avec lequel Stéphane volait au secours de François ? Évidemment il aime bien son jeune élève, mais il aime encore plus sa mère. Et, puisque tout ce qui est agréable à Véronique d'Hergemont ne peut que te faire plaisir, je préfère t'avouer qu'il ne lui est pas indifférent, que cet amour admirable a touché son cœur de femme, qu'elle a retrouvé ce matin Stéphane avec une véritable joie, et que tout cela finira par un mariage… dès qu'elle sera veuve, bien entendu. Tu me comprends, n'est-ce pas ? Le seul obstacle à leur bonheur, c'est toi. Alors, comme tu es un parfait gentleman, tu ne voudras pas… Mais je n'en dis pas plus long. Je compte sur ton savoirvivre pour mourir le plus tôt possible. Adieu, mon vieux. Je ne te donne pas la main, mais le cœur y est ! Otto, dans dix minutes, et sauf avis contraire, détache ton patron. Vous trouverez la barque au bas de la falaise. Bonne chance, les amis. C'était fini. Entre don Luis et Vorski la bataille se terminait sans que l'issue en eût été douteuse un seul instant. Depuis la première minute, l'un des deux adversaires avait tellement dominé l'autre, que celui-ci, malgré toute son audace et son entraînement de criminel, n'avait plus été qu'un pantin désarticulé, grotesque et absurde. Ayant réussi dans l'exécution intégrale de son plan, ayant atteint et dépassé le but, victorieux, maître des événements, il se trouvait tout à coup accroché à l'arbre du supplice et restait là, pantelant et captif, comme un insecte épinglé sur un bouchon de liège. Sans s'occuper davantage de sa victime, don Luis entraîna Patrice Belval, qui ne put s'empêcher de lui dire : – Tout de même, c'est donner beau jeu à ces ignobles personnages. – Bah ! ils ne tarderont pas à se faire pincer ailleurs, ricana don Luis. Que voulez-vous qu'ils fassent ? – Mais, tout d'abord, prendre la Pierre-Dieu. – Impossible ! Il faut vingt hommes pour cela, un échafaudage, un matériel. Moi-même, j'y renonce actuellement. Je reviendrai après la guerre. – Mais, voyons, don Luis, qu'est-ce que c'est cette pierre miraculeuse ? – Petit curieux, va, fit don Luis, sans répondre autrement. Ils partirent, et don Luis prononça en se frottant les mains : – J'ai bien manœuvré. Il n'y a pas beaucoup plus de vingtquatre heures que nous débarquions à Sarek. Et il y avait vingtquatre siècles que durait l'énigme. Une heure par siècle. Mes compliments, Lupin. – Je vous ferais volontiers les miens, don Luis, dit Patrice Belval, mais ils ne valent pas ceux d'un connaisseur comme vous. Quand ils arrivèrent sur le sable de la petite grève, la barque de François, déjà descendue, était vide. Plus loin, à droite, le Bouchon-de-Cristal flottait sur la mer paisible. François courut à leur rencontre et s'arrêta net à quelques pas de don Luis, le considérant avec des yeux agrandis. – Alors, murmura-t-il, c'est vous ?… c'est vous que j'attendais ?… – Ma foi, fit don Luis en riant, je ne sais pas si tu m'attendais… mais je suis sûr que c'est bien moi… – Vous… vous… don Luis Perenna… c'est-à-dire… – Chut, pas d'autre nom… Perenna me suffit… Et puis ne parlons pas de moi, veux-tu ? Moi, j'ai été le hasard, le monsieur qui passe et qui tombe à pic. Tandis que toi… Fichtre, mon petit, tu t'en es rudement bien tiré ! … Ainsi, tu as passé la nuit dans cette barque ? – Oui, sous la bâche qui la recouvrait, attaché au fond et solidement bâillonné. – Inquiet ? – Nullement. Il n'y avait pas un quart d'heure que j'étais là que Tout-Va-Bien survenait. Par conséquent ! … – Mais cet homme… ce bandit… de quoi t'avait-il menacé ? – De rien. Après le duel, et pendant que les autres s'occupaient de mon adversaire, il m'avait conduit ici soi-disant pour me ramener à maman et nous embarquer tous deux. Puis, arrivé près de la barque, il m'a empoigné sans un mot. – Tu le connais, cet homme ? tu connais son nom ? – J'ignore tout de lui. Je sais seulement qu'il nous persécutait, maman et moi. – Pour des raisons que je te dirai, mon petit François. En tout cas, tu n'as plus rien à craindre de lui. – Oh ! vous ne l'avez pas tué ? – Non, mais je l'ai rendu inoffensif. Tout cela te sera expliqué. Mais je crois que, pour l'instant, ce que nous avons de plus pressé c'est de rejoindre ta mère. – Stéphane m'a dit qu'elle se reposait là, dans le sousmarin, et que vous l'aviez sauvée, elle aussi. Elle m'attend, n'estce pas ? – Oui, cette nuit, elle et moi, nous avons causé, et je lui ai promis de te retrouver. J'ai senti qu'elle avait confiance en moi. Tout de même, Stéphane, il vaut mieux que vous alliez en avant et que vous la prépariez… À droite, au bout d'une chaîne de rochers qui formaient comme une jetée naturelle, le Bouchon-de-Cristal flottait sur les eaux tranquilles. Une dizaine de Marocains s'agitaient de tous côtés. Deux d'entre eux maintenaient une passerelle que don Luis et François franchirent un instant après. Dans une des cabines, arrangée en salon, Véronique était étendue sur une chaise longue. Son pâle visage gardait la mar- que des souffrances inexprimables qu'elle avait endurées. Elle semblait très faible, très lasse. Mais ses yeux pleins de larmes brillaient de joie. François se jeta dans ses bras. Elle éclata en sanglots sans prononcer une parole. En face d'eux, Tout-Va-Bien, assis sur son derrière, battait des pattes et les regardait, la tête un peu de côté. Maman, dit François, don Luis est là… Elle saisit la main de don Luis et l'embrassa longuement, tandis que François murmurait : – Et vous avez sauvé maman… Vous nous avez sauvés… Don Luis l'interrompit : – Veux-tu me faire plaisir, mon petit François ? Eh bien, ne me remercie pas. Si tu as besoin de remercier quelqu'un, tiens, remercie ton ami Tout-Va-Bien. Il n'a pas l'air d'avoir joué un rôle très important dans le drame. Et cependant, en opposition avec le mauvais homme qui vous persécutait, c'est lui qui fut le bon génie, discret, intelligent, modeste et silencieux. – C'est vous aussi. – Oh ! moi, je ne suis ni modeste ni silencieux, et c'est pour cela que j'admire Tout-Va-Bien. Allons, Tout-Va-Bien, suis-moi et renonce à faire le beau. Tu risquerais d'y passer la nuit, car ils en ont pour des heures à pleurer ensemble, la mère et le fils… Chapitre 8 La Pierre-Dieu Le Bouchon-de-Cristal filait à la surface. Don Luis causait, entouré de Stéphane, de Patrice et de Tout-Va-Bien. – Quelle canaille que ce Vorski ! disait-il. j'en ai pourtant vu de ces monstres-là, mais jamais d'un pareil calibre. – Alors, dans ce cas… objecta Patrice Belval. – Alors, dans ce cas ? répéta don Luis. – J'en reviens à ce que je vous ai dit. Vous tenez entre vos mains un monstre, et vous le laissez libre ! Sans compter que c'est fort immoral… Songez à tout le mal qu'il pourra faire, qu'il fera inévitablement ! N'est-ce pas une lourde responsabilité que vous prenez, celle des crimes qu'il commettra ? – C'est également votre avis, Stéphane ? demanda don Luis. – Je ne sais pas trop quel est mon avis, répondit Stéphane, puisque, pour sauver François, j'étais prêt à toutes les concessions. Mais tout de même… – Tout de même, vous auriez voulu une autre solution ? – Je l'avoue. Tant que cet homme sera vivant et libre, Mme d'Hergemont et son fils auront tout à craindre de lui. – Mais quelle solution ? Contre le salut immédiat de François, je lui ai promis la liberté. N'aurais-je dû lui promettre que la vie, et le livrer à la justice ? – Peut-être, dit le capitaine Belval. – Soit ! Mais dans ce cas, la justice instruisait, finissait par découvrir la véritable identité de l'individu, et ressuscitait le mari de Véronique d'Hergemont et le père de François. Est-ce cela que vous désirez ? – Non, non ! s'écria vivement Stéphane. – Non, en effet, confessa Patrice Belval, assez embarrassé. Non. Cette solution n'est pas meilleure, mais ce qui m'étonne, c'est que vous, don Luis, vous n'ayez pas trouvé la bonne, celle qui nous eût satisfaits tous. – Il n'y en avait qu'une, déclara nettement don Luis Perenna, il n'y en avait qu'une. – Laquelle ! – La mort. Il y eut un silence. Puis don Luis reprit : – Mes amis, ce n'est pas par simple jeu que je vous ai réunis en tribunal, et ce n'est pas parce que les débats vous semblent terminés que votre rôle de juge est fini. Il continue, et le tribu- nal n'a pas levé séance. C'est pourquoi je vous demande de répondre franchement : estimez-vous que Vorski mérite la mort ? – Oui, affirma Patrice. Et Stéphane approuva : – Oui, sans aucun doute. – Mes amis, poursuivit don Luis, votre réponse n'est pas assez solennelle. Je vous supplie de l'exprimer selon les formes et en toute conscience, comme si vous étiez en face du coupable. Je le répète : quelle peine méritait Vorski ? Ils levèrent la main et, l'un après l'autre, ils prononcèrent : – La mort ! Don Luis donna un coup de sifflet. Un des Marocains accourut. – Deux paires de jumelles, Hadgi. Quand les instruments furent apportés, don Luis les offrit à Stéphane et à Patrice. – Nous ne sommes qu'à un mille de Sarek. Regardez vers la pointe, la barque doit être en route. – Oui, fit Patrice au bout d'un instant. – Vous voyez, Stéphane ? – Oui, seulement… – Seulement… – Il n'y a qu'un passager. – Qu'un passager, en effet, déclara Patrice. Ils posèrent leurs jumelles, et l'un d'eux commença : – Un seul s'est enfui… Vorski évidemment… Il aura tué son complice Otto. Don Luis ricana : – À moins que son complice Otto ne l'ait tué… – Mais… pourquoi dites-vous cela ? – Dame, rappelez-vous la prédiction faite à Vorski, quand il était jeune : « Ta femme périra sur la croix, et toi tu seras tué par un ami. » – Je ne pense pas qu'une prédiction suffise. – Aussi ai-je d'autres preuves. – Lesquelles ? – Mes chers amis, cela fait partie des derniers problèmes que nous devons élucider ensemble. Par exemple, quelle est votre idée sur la façon dont j'ai substitué Elfride Vorski à Mme d'Hergemont ? Stéphane hocha la tête. – J'avoue n'avoir pas compris. – C'est pourtant si simple ! Lorsque, dans un salon, un monsieur quelconque vous fait des tours d'escamotage ou devine vos pensées, vous vous dites, n'est-ce pas ? qu'il doit y avoir là-dessous quelque artifice, l'aide d'un compère ? Ne cherchez pas plus loin pour moi. – Hein ! vous aviez un compère ? – Ma foi, oui. – Mais qui ? – Otto. – Otto ! mais vous ne nous avez pas quittés ! Vous ne lui avez pas parlé ? – Comment aurais-je pu réussir sans sa complicité ? En réalité, j'ai eu, dans cette affaire, deux compères, Elfride et Otto, qui tous deux ont trahi Vorski, soit par vengeance, soit par peur ou par cupidité. Tandis que vous entraîniez Vorski loin du Dolmen-aux-Fées, Stéphane, moi, j'abordais Otto. L'accord fut rapidement conclu, moyennant quelques billets et contre la promesse qu'il sortirait sain et sauf de l'aventure. En outre je lui appris que Vorski avait subtilisé les cinquante mille francs des sœurs Archignat. – Comment le saviez-vous ? demanda Stéphane. – Par mon compère numéro un, par Elfride, que j'avais continué d'interroger à voix basse, pendant que vous guettiez l'approche de Vorski, et qui me révéla, également, en quelques mots rapides, ce qu'elle connaissait du passé de Vorski. – En fin de compte, vous n'avez vu Otto qu'une fois. – Deux heures plus tard, après la mort d'Elfride et après le feu d'artifice du chêne creux, seconde entrevue, sous le Dolmenaux-Fées. Vorski dort, abruti par l'alcool, et Otto monte la garde. Vous comprenez si j'ai saisi l'occasion pour me documenter sur l'affaire, et pour compléter mes renseignements sur Vorski avec ceux, que, dans l'ombre, et depuis deux ans, Otto n'a cessé de recueillir sur un patron qu'il déteste. Puis il décharge les revolvers de Vorski et de Conrad, ou plutôt il enlève les balles, tout en laissant les douilles. Enfin il me passe la montre et le carnet de Vorski, ainsi qu'un médaillon vide et une photographie de la mère de Vorski qu'Otto lui avait subtilisée quelques mois auparavant, – toutes choses qui me servaient le lendemain à jouer au sorcier avec ledit Vorski dans la crypte où il me retrouve. Voilà comme quoi Otto et moi avons collaboré. – Soit, dit Patrice, mais vous ne lui avez pourtant pas demandé de tuer Vorski ? – Certes non. – En ce cas, qui nous prouve ?… – Croyez-vous que Vorski n'ait pas deviné, à la fin, cette collaboration qui est une des causes évidentes de sa défaite ? Et croyez-vous que le sieur Otto n'ait pas prévu cette éventualité ? Soyez-en sûrs, aucun doute à ce propos : Vorski, détaché de son arbre, eût supprimé son complice, autant pour se venger que pour retrouver les cinquante mille francs des sœurs Archignat. Otto a pris les devants. Vorski était là, impuissant, inerte, proie facile. Il l'a frappé. J'irai plus loin. Otto, qui est un lâche, n'a même pas frappé. Il aura tout simplement laissé Vorski sur son arbre. Et, de la sorte, le châtiment est complet. Êtes-vous satisfaits, maintenant, mes amis, et votre besoin de justice est-il assouvi ? Patrice et Stéphane se turent, impressionnés par la vision terrible que don Luis évoquait à leurs yeux. – Allons, dit-il en riant, j'ai eu raison de ne pas vous obliger à prononcer la sentence là-bas, quand nous étions au pied du chêne, et en face d'un homme vivant ! Je vois que mes deux juges auraient quelque peu flanché à cette minute-là. – Et mon troisième juge aussi, n'est-ce pas, Tout-Va-Bien, toi qui es un sensible et un larmoyant ? Et je suis comme vous, mes amis. Nous ne sommes pas de ceux qui condamnent et qui frappent. Mais tout de même, réfléchissez à ce qu'était Vorski, à ses trente crimes et à ses raffinements de cruauté, et félicitezmoi d'avoir choisi comme juge, en dernier ressort, l'aveugle destin, et, comme bourreau responsable, l'exécrable Otto. Que la volonté des dieux soit faite ! … Les côtes de Sarek s'amincissaient à l'horizon. Elles disparurent dans la brume où se fondaient la mer et le ciel. Les trois hommes gardaient le silence. Tous trois, ils pensaient à l'île morte, dévastée par la folie d'un homme, à l'île morte où bientôt quelque visiteur trouverait les traces inexplicables du drame, les issues des souterrains, les cellules avec leurs « chambres de mort », la salle de la Pierre-Dieu, les cryptes funéraires, le cadavre de Conrad, le cadavre d'Elfride, les squelettes des sœurs Archignat, et, tout au bout, près du Dolmen-aux-Fées où s'inscrivait la prophétie des trente cercueils et des quatre croix dressées, le grand corps de Vorski, solitaire, lamentable, déchiqueté par les corbeaux et par les oiseaux de nuit… Épilogue Une villa près d'Arcachon, au joli village des Moulleaux, dont les pins descendent jusqu'à la berge du golfe. Véronique est assise dans le jardin. Huit jours de repos et de joie ont redonné de la fraîcheur à son beau visage et endormi les mauvais souvenirs. Elle regarde en souriant son fils, qui, debout un peu plus loin, écoute et interroge don Luis Perenna. Elle regarde aussi Stéphane et leurs yeux se rencontrent doucement. On sent qu'il y a entre eux, par l'affection qu'ils portent l'un et l'autre à l'enfant, un lien qui les unit étroitement, et qui se renforce de leurs pensées secrètes et de leurs sentiments confus. Pas une fois Stéphane n'a rappelé les aveux qu'il a faits dans la cellule des Landes-Noires. Mais Véronique ne les a pas oubliés, et la reconnaissance profonde qu'elle garde à celui qui éleva son fils est mêlée d'une émotion spéciale et d'un trouble dont elle goûte le charme à son insu. Ce jour-là, don Luis, qui, le soir même où le Bouchon-deCristal les a tous amenés à la villa des Moulleaux, prenait le train pour Paris, est arrivé à l'improviste au moment du déjeuner, en compagnie de Patrice Belval, et, depuis une heure qu'ils sont au jardin, installés dans des rocking-chairs, l'enfant, la figure toute rose d'animation, ne cesse de poser des questions à son sauveur. – Et alors, qu'avez-vous fait ?… Mais comment avez-vous pu savoir ?… Et, pour cela, qu'est-ce qui vous a mis sur la voie ?… – Mon chéri, observe Véronique, ne crains-tu pas d'importuner don Luis ? – Non, madame, répond don Luis, qui se lève, s'approche de Véronique et lui parle de façon que l'enfant n'entende point, non, François ne m'importune pas, et je tiens même à répondre à ses questions. Mais j'avoue qu'il m'embarrasse un peu et que je crains quelque maladresse de ma part. Voyons, que sait-il au juste de tout ce drame ? – Ce que j'en sais moi-même, sauf bien entendu, le nom de Vorski. – Mais le rôle de Vorski, il le connaît ? – Oui, mais avec certaines atténuations. Vorski est un prisonnier évadé qui a recueilli les légendes de Sarek, et qui, pour s'emparer de la Pierre-Dieu, a mis à exécution la prophétie qui la concernait, – prophétie dont j'ai caché quelques vers à François. – Et le rôle d'Elfride ? sa haine contre vous ? les menaces qu'elle vous a faites ? Paroles de folie, dont moi-même, ai-je dit à François, je n'ai pas compris le sens. Don Luis sourit. – L'explication est un peu sommaire, dit-il, et j'ai idée que François comprend fort bien que certaines parties du drame doivent rester et resteront dans l'ombre pour lui. L'essentiel, n'est-ce pas ? c'est qu'il ignore que Vorski était son père. – Il l'ignore et ne le saura jamais. – Et alors – et c'est là où je voulais en venir – quel nom portera-t-il lui-même ? – Que voulez-vous dire ? – Oui, de qui se croira-t-il le fils ? Car, vous le savez comme moi, la réalité légale se présente ainsi. François Vorski est mort dans un naufrage, ainsi que son grand-père, il y a quatorze ans. Et Vorski est mort, il y a un an, assassiné par un camarade. Légalement ils n'existent ni l'un ni l'autre, et alors ?… Véronique hocha la tête en souriant. – Et alors, je ne sais pas. La situation me semble, en effet, inextricable. Mais tout s'arrangera. – Pourquoi ? – Parce que vous êtes là. Il sourit à son tour. – Je n'ai même plus le bénéfice des actes que j'accomplis et des mesures que je prends. Tout s'arrange à priori. À quoi bon se donner de la peine ! – N'ai-je pas raison ? – Oui, fit-il gravement. Celle qui a tant souffert ne doit plus subir le moindre ennui. Et rien ne l'atteindra désormais, je vous le jure. Donc voici ce que je vous propose. Vous avez épousé autrefois, contre le gré de votre père, un de vos cousins très éloi gné, qui est mort après vous avoir laissé un fils, François. Ce fils, votre père pour se venger, l'a enlevé et l'a conduit à Sarek. Votre père étant mort, le nom d'Hergemont est éteint et rien ne peut rappeler les événements de votre mariage. – Mais mon nom reste. Légalement, sur les registres de l'état civil, je m'appelle Véronique d'Hergemont. – Votre nom de jeune fille disparaît sous votre nom de femme. – Donc sous mon nom de Vorski ? – Non, puisque vous n'avez pas épousé le sieur Vorski, mais un de vos cousins qui s'appelait… – Qui s'appelait ? – Jean Maroux. Voici un extrait légalisé de votre acte de mariage avec Jean Maroux, mariage qui est mentionné sur votre état civil, ainsi que l'atteste cette autre pièce. Véronique regarda don Luis avec stupeur : – Mais pourquoi ?… pourquoi ce nom ? – Pourquoi ? Pour que votre fils ne s'appelle plus d'Hergemont, ce qui aurait évoqué les événements d'autrefois, ni Vorski, ce qui aurait évoqué le nom d'un traître. Voici son extrait de naissance, François Maroux. Elle répéta, rouge et confuse : – Mais pourquoi avez-vous choisi précisément ce nom ? – Cela m'a semblé commode pour François. C'est le nom de Stéphane auprès de qui François continuera longtemps de vivre. On pourra dire que Stéphane était parent de votre mari, et votre intimité à tous sera ainsi expliquée. Tel est mon plan. Il n'offre, soyez-en sûre, aucun péril possible. Quand on se trouve en face d'une situation insoluble et douloureuse comme la vôtre, il faut bien employer des moyens particuliers et recourir à des mesures radicales, et, je l'avoue, fort peu légales. C'est ce que j'ai fait sans scrupules, puisque j'ai la bonne chance de disposer de ressources qui ne sont pas à la portée de tous. Vous m'approuvez ? Véronique inclina la tête. – Oui, oui, dit-elle. Il se leva à moitié. – D'ailleurs, ajouta-t-il, s'il se présente quelques inconvénients, l'avenir se chargera sans doute de les aplanir. Il suffirait, par exemple, – ce n'est pas indiscret, n'est-ce pas, de faire allusion aux sentiments que Stéphane éprouve pour la mère de François ? – il suffirait qu'un jour ou l'autre, par raison, par gratitude, la mère de François fût amenée à bien vouloir accueillir l'hommage de ces sentiments ; alors, comme tout se trouve simplifié si François porte déjà le nom de Maroux ! Combien le passé sera mieux aboli, aussi bien pour le monde que pour François, qui ne pourront plus pénétrer dans le secret d'événements effacés et que rien ne rappellera. Il m'a semblé que ces motifs avaient quelque poids. Je suis heureux de voir que vous partagez mon avis. Don Luis salua Véronique, et sans hésiter davantage, sans paraître remarquer sa confusion, il se retourna vers François et s'écria : – Maintenant, mon petit, je suis tout à toi. Et puisque tu ne veux rien laisser dans l'ombre, revenons à la Pierre-Dieu et au bandit qui la convoitait. Oh ! oui, au bandit, répéta don Luis, jugeant qu'il n'y avait aucune raison pour ne point parler de Vorski en toute franchise, et le bandit le plus effroyable que j'aie rencontré, parce qu'il croyait à sa mission… Bref, un malade, un détraqué… – Eh bien, tout d'abord, ce que je ne comprends pas, fit observer François, c'est que vous avez attendu toute la nuit pour le capturer, alors que ses complices et lui dormaient sous le Dolmen-aux-Fées. – Très bien, mon petit, s'exclama don Luis en riant, tu as mis le doigt sur un point faible. Si j'avais agi ainsi, le drame finissait douze ou quinze heures plus tôt. Seulement, voilà, aurais-tu été délivré ? Le bandit aurait-il parlé et révélé ta retraite ? Je ne le pense pas. Pour lui délier la langue il fallait le « cuisiner ». Il fallait l'étourdir, le rendre fou d'inquiétude et d'angoisse, et faire pénétrer en lui, par mille preuves, le sentiment de sa défaite irrémédiable. Sans quoi, il se taisait, et nous ne t'aurions peut-être pas retrouvé… Et puis, à ce moment-là, mon plan n'était pas très net, je ne savais pas trop comment aboutir, et ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai pensé, non pas à lui infliger une torture violente – j'en suis incapable –, mais à l'attacher à cet arbre où il avait voulu faire mourir ta mère. De sorte que, embarrassé, hésitant, j'ai tout simplement cédé, en fin de compte, au besoin quelque peu puéril, je l'avoue à ma confusion, d'aller jusqu'au bout de la prophétie, de voir comment se comporterait le missionnaire en face du vieux Druide, bref, de m'amuser. Que veux-tu, l'aventure était si noire qu'un peu de gaieté m'a semblé nécessaire. Et j'ai bien ri. Voilà ma faute, je m'en accuse et je m'en excuse. L'enfant riait aussi. Don Luis, qui le tenait debout entre ses jambes, l'embrassa et répéta : – Tu m'excuses ? – Oui, mais à la condition que vous répondiez encore. Il me reste deux questions : la première, peu importante… – Parle. – Il s'agit de la bague. D'où vient-elle cette bague que vous avez mise d'abord au doigt de maman, ensuite au doigt d'Elfride ? – Je l'ai fabriquée la nuit même en quelques minutes avec un vieil anneau et des pierres de couleur. – Mais le bandit l'a reconnue comme ayant appartenu à sa mère. – Il a cru la reconnaître, et il l'a cru parce que la bague était semblable. – Mais comment le saviez-vous ? et comment connaissiezvous cette histoire ? – Par lui-même. – Est-ce possible ? – Mon Dieu, oui ! Des paroles qui lui ont échappé pendant qu'il dormait sous le Dolmen-aux-Fées… un cauchemar d'ivrogne… il a raconté par bribes toute l'histoire de sa mère, qu'Elfride connaissait, d'ailleurs, en partie. Tu vois comme c'est simple ! Et combien le hasard m'a favorisé ! – Mais l'énigme de la Pierre-Dieu n'est pas simple ! s'écria François, et vous l'avez déchiffrée ! Voilà des siècles que l'on cherche et vous avez mis quelques heures ! – Non, quelques minutes, François. Il m'a suffi de lire la lettre que ton grand-père écrivait à ce propos au capitaine Belval. Par courrier, je donnais à ton grand-père toutes les explications sur l'emplacement et sur la nature merveilleuse de la PierreDieu. – Eh bien, don Luis, s'écria l'enfant, ce sont ces explications que je vous demande. Voilà ma dernière question, je vous le promets. D'où vient que l'on a cru au pouvoir de la Pierre-Dieu ? Et en quoi consistait au juste ce soi-disant pouvoir ? Stéphane et Patrice rapprochèrent leurs fauteuils. Véronique se redressa et prêta l'oreille. Ils comprenaient tous que don Luis avait attendu qu'ils fussent réunis pour déchirer devant eux le voile du mystère. Il se mit à rire. – N'espérez rien de sensationnel, dit-il. Un mystère ne vaut que par les ténèbres dont il est enveloppé, et, comme nous avons d'abord dissipé les ténèbres, il ne reste plus que le fait luimême dans sa réalité toute nue. Mais, cependant, le fait est ici étrange, et la réalité n'est pas dénuée de quelque grandeur. – Il le faut bien, dit Patrice Belval, puisque cette réalité a laissé dans l'île de Sarek, dans toute la Bretagne même, une légende de miracle. – En effet, fit don Luis, et une légende si tenace qu'elle influe sur nous aujourd'hui encore, et qu'aucun de vous n'a échappé à cette obsession de miracle. – Comment ? protesta le capitaine, mais je ne crois pas aux miracles, moi. – Moi non plus, affirma l'enfant. – Mais si, mais si, vous y croyez, vous admettez le miracle comme une possibilité. Sans quoi, il y a longtemps que vous auriez saisi l'entière vérité. – Comment cela ? Don Luis cueillit une superbe rose à un arbuste dont les branches s'inclinaient vers lui, et demanda à François : – Est-il possible que je transforme cette rose, dont les proportions sont déjà celles qu'une rose atteint rarement, en une fleur deux fois plus grande, et ce rosier en un arbuste plus grand du double ? – Non certes, déclara François. – Alors pourquoi as-tu admis, pourquoi avez-vous tous admis, que Maguennoc pût arriver à ce résultat, lui, rien qu'en recueillant de la terre en certains endroits de l'île, et à certaines heures déterminées ? C'est un miracle cela, et vous l'avez accepté sans hésitation, inconsciemment. Stéphane objecta : – Nous avons accepté ce dont nous étions témoins. – Mais vous l'avez accepté comme un miracle, c'est-à-dire comme un phénomène que Maguennoc provoquait par des moyens spéciaux et, en vérité, surnaturels. Tandis que moi, en lisant ce détail dans la lettre de M. d'Hergemont, tout de suite, j'ai… comment dirai-je ?… j'ai « tiqué »… Tout de suite j'ai fait le rapprochement entre ces fleurs monstrueuses et le nom que portait le Calvaire-Fleuri. Et ma conviction fut immédiate : « Non, Maguennoc n'est pas un sorcier. Il a simplement déblayé autour du calvaire un terrain inculte, où il lui a suffi d'apporter une couche d'humus pour que jaillissent des fleurs anormales. Donc la Pierre-Dieu est là en dessous, la Pierre-Dieu qui, au Moyen Age, faisait jaillir les mêmes fleurs anormales, la PierreDieu, qui, au temps des Druides, guérissait les malades et fortifiait les enfants. » – Et par conséquent, fit observer Patrice, il y a miracle. – Il y a miracle si l'on accepte les explications surnaturelles. Il y a phénomène naturel si l'on recherche et si on trouve les causes physiques, capables de susciter le miracle apparent. – Mais ces causes physiques n'existent pas ! – Elles existent puisque vous avez vu des fleurs monstrueuses. – Alors, demanda Patrice, non sans ironie, il y a une pierre qui peut, naturellement, guérir et fortifier ? Et cette pierre, c'est la Pierre-Dieu ? – Il n'y a pas une pierre spéciale, unique. Mais il y a des pierres, des blocs de pierre, des roches, des collines et des montagnes de roches qui contiennent des gisements de minerais formés de métaux divers, oxydes d'urane, argent, plomb, cuivre, nickel, cobalt, etc. Et parmi ces métaux il en est qui émettent un rayonnement spécial, doué de propriétés particulières, que l'on appelle radioactivité. Ces gisements sont des gisements de pechblende que l'on ne trouve guère en Europe que dans le nord de la Bohême et qui sont exploités près de la petite ville de Joachimsthal… Et ces corps radioactifs ce sont : l'Uranium, le Thorium, l'Hélium, et principalement, dans le cas qui nous occupe… – Le Radium, interrompit François. – Tu l'as dit, mon petit, le Radium. Il y a des phénomènes de radioactivité un peu partout, et l'on peut dire qu'ils se manifestent dans toute la nature, ainsi par l'action bienfaisante des sources thermales. Mais les corps nettement radioactifs, comme le Radium, possèdent des propriétés plus définies. Il est hors de doute, par exemple, que le rayonnement et les émanations du Radium exercent un pouvoir sur la vie des végétaux, pouvoir analogue à celui qui serait dû au passage d'un courant électrique. Dans les deux cas, l'excitation du milieu nutritif rend plus assimilables des éléments nécessaires à la plante et en stimule la croissance. « De même, il est hors de doute que le rayonnement du Radium est capable d'exercer une action physiologique sur les tissus vivants, en y produisant des modifications plus ou moins profondes, détruisant certaines cellules ou contribuant à développer d'autres cellules, et même à en régler l'évolution. La radiumthérapie signale la guérison ou l'amélioration, dans de nombreux cas, de rhumatismes articulaires, de troubles nerveux, d'ulcérations, d'eczémas, de tumeurs, de cicatrices adhérentes. Bref, le Radium est un agent thérapeutique d'une réelle efficacité. » – De sorte que, dit Stéphane, vous considérez la PierreDieu… – Je considère la Pierre-Dieu comme un bloc de pechblende radifère provenant des gisements de Joachimsthal. Je connaissais depuis longtemps la légende bohémienne qui parle d'une pierre miraculeuse jadis arrachée au flanc d'une colline, et, lors d'un voyage, j'ai vu le vide laissé par cette pierre. Il correspond assez exactement aux dimensions de la Pierre-Dieu. – Mais, objecta Stéphane, le Radium n'est contenu dans les roches qu'à l'état de particules infinitésimales. Pensez donc que l'extraction, le lessivage et le traitement d'une masse de quatorze cents tonnes de roches ne laissent filtrer en fin de compte qu'un gramme de Radium. Et vous attribuez un pouvoir miraculeux à la Pierre-Dieu, qui pèse tout au plus deux tonnes… – Mais qui contient évidemment du Radium en quantité appréciable. La nature n'a pas pris l'engagement d'être avare et de diluer le Radium. Elle a pu – et tel a été son bon plaisir – en accumuler dans la Pierre-Dieu avec assez de générosité pour que la Pierre-Dieu fût capable de produire les phénomènes en apparence extraordinaires que nous connaissons… Sans compter que nous devons faire la part des exagérations populaires. Stéphane semblait de plus en plus convaincu. Cependant il dit encore : – Un dernier point. En dehors de la Pierre-Dieu, il y a le petit éclat de pierre que Maguennoc a trouvé dans le sceptre de plomb, et dont le contact prolongé lui a brûlé la main. Selon vous, ce serait un grain de Radium ? – Incontestablement. Et c'est par là peut-être que la présence et que le pouvoir du Radium, dans toute cette aventure, nous sont révélés avec plus de clarté. Le grand physicien Henri Becquerel, ayant gardé dans la poche de son gilet un tube contenant un sel de Radium, une ulcération suppurante se produisit sur sa peau, au bout de quelques jours. Curie répéta l'expérience : même résultat. Le cas de Maguennoc doit être plus grave, puisqu'il avait gardé le grain de Radium dans sa main. Il se forma une plaie d'aspect cancéreux. Épouvanté par ce qu'il savait, et par tout ce qu'il avait dit lui-même sur la pierre miraculeuse qui brûle comme le feu de l'enfer, et « qui donne vie ou mort », il se trancha la main. – Soit, dit Stéphane, mais d'où vient ce grain de Radium pur ? Cela ne peut pas être un éclat de la Pierre-Dieu, puisque, encore une fois, si riche que soit un minerai, le Radium ne lui est pas incorporé par grains isolés, mais sous forme soluble, et qu'on doit le dissoudre et le rassembler ensuite, par une série d'opérations, en un produit suffisamment riche pour être soumis à la cristallisation fractionnée. Tout cela, et bien d'autres opérations subséquentes, exige un matériel énorme, des usines, des laboratoires, des savants, bref, un état de civilisation qui diffère quelque peu, avouez-le, de l'état de barbarie où nos ancêtres les Celtes étaient plongés… Don Luis sourit et frappa l'épaule du jeune homme. – Très bien, Stéphane, je suis heureux de voir que le maître et l'ami de François est un esprit clairvoyant et logique. L'objection est absolument juste, et tout de suite elle s'est imposée à moi. Je pourrais y répondre à l'aide de quelque hypothèse parfaitement légitime, supposer un moyen naturel d'isoler le Radium, imaginer que dans une faille granitique, au fond d'une grande poche contenant du minerai radifère, il s'est ouvert une fissure par où les eaux du fleuve s'écoulent avec lenteur et entraînent des portions infimes de Radium ; que ces eaux ainsi chargées circulent longuement dans un étroit couloir, se réunissent, se concentrent, et, après des siècles et des siècles, filtrent par petites gouttelettes aussitôt évaporées, forment au point d'émergence une menue stalactite très riche en Radium, dont un jour quelque guerrier celte a cassé l'extrémité… Mais est-il besoin de chercher si loin, et de recourir à l'hypothèse ? Ne peut-on s'en rapporter au seul génie et aux ressources inépuisables de la nature ? Est-ce pour elle un effort plus prodigieux d'émettre par ses propres moyens un grain de Radium pur que de faire mûrir une cerise, ou éclore cette rose… ou de donner la vie au délicieux Tout-Va-Bien ? Qu'en dis-tu mon petit François ? Sommes-nous d'accord ? – Nous sommes toujours d'accord, répondit l'enfant. – Et ainsi tu ne regrettes pas trop le miracle de la PierreDieu ? – Mais il existe toujours, le miracle ! – Tu as raison, François, il existe toujours, et cent fois plus beau et plus éclatant. La science ne tue pas les miracles, elle les purifie et les ennoblit. Qu'était-ce que cette petite puissance sournoise, capricieuse, méchante, incompréhensible, qui s'attachait à la pointe d'une baguette magique, et qui agissait à tort et à travers, selon la fantaisie ignorante d'un chef barbare ou d'un druide, qu'était-ce à côté du pouvoir bienfaisant, clair, loyal, et tout aussi miraculeux, qui nous apparaît aujourd'hui à travers une poussière de Radium ? Qu'était-ce … Don Luis s'interrompit soudain et se mit à rire : – Allons, bon ! voilà que je m'emballe et que je chante une ode à la science. Excusez-moi, madame, ajouta-t-il en se levant et en s'approchant de Véronique, et dites-moi que je ne vous ai pas trop ennuyée avec mes explications. Non, n'est-ce pas ? pas trop ? D'ailleurs, c'est fini… ou du moins presque fini. Il n'y a plus qu'un point à préciser, plus qu'une décision à prendre. Il s'assit auprès d'elle. – Eh bien, voilà. Maintenant que nous avons conquis la Pierre-Dieu, c'est-à-dire un véritable trésor, qu'allons-nous en faire ? Véronique eut un élan de tout son être. – Oh ! pour cela, qu'il n'en soit pas question. Je ne veux rien de ce qui peut provenir de Sarek, rien de ce qui se trouve dans le Prieuré. Nous travaillerons. – Cependant, le Prieuré vous appartient. – Non, non, Véronique d'Hergemont n'existe plus, et le Prieuré n'appartient plus à personne. Que tout cela soit vendu à l'encan ! Je ne veux rien de ce passé maudit. – Et comment vivrez-vous ? – Comme je vivais, de mon travail. Et je suis sûre que François m'approuve, n'est-ce pas, mon chéri ? Et, dans un mouvement instinctif, se tournant vers Stéphane, comme s'il avait quelque droit à donner son avis, elle ajouta : – Vous aussi, vous m'approuvez, n'est-ce pas, mon ami ? – Entièrement, dit-il. Aussitôt elle reprit : – Du reste, si je ne doute pas des sentiments affectueux de mon père, je n'ai aucune preuve de ses volontés à mon égard. – Peut-être les ai-je, moi, ces preuves, fit don Luis. – Comment ? – Patrice et moi nous sommes retournés à Sarek. Dans un secrétaire de la chambre de Maguennoc, au fond d'un tiroir secret, nous avons trouvé une enveloppe cachetée, mais sans adresse, que nous avons ouverte. Elle contenait un titre de rente de vingt mille francs, et ces mots sur une feuille de papier : « Après ma mort, Maguennoc remettra ce titre à Stéphane Maroux à qui je confie mon petit-fils François. Lorsque François aura dix-huit ans, le titre lui appartiendra en propre. Je veux croire, d'ailleurs, qu'il cherchera à retrouver sa mère et qu'elle voudra bien prier pour moi. Je les bénis tous les deux. » – Voici le titre, fit don Luis… et voici la lettre. Elle est datée du mois d'avril de cette année. Véronique fut stupéfaite. Elle regarda don Luis, et il lui vint cette idée que tout cela n'était peut-être qu'une histoire inventée par cet homme étrange pour les mettre, elle et son fils, à l'abri du besoin. Idée passagère. Somme toute, l'acte de M. d'Hergemont n'avait rien que de fort naturel, et, prévoyant les difficultés auxquelles on se heurterait après sa mort, il était juste qu'il eût songé à son petit-fils. Elle murmura : – Je n'ai pas le droit de refuser… – Vous en avez d'autant moins le droit, s'écria don Luis, que c'est une affaire qui se passe en dehors de vous, et que la volonté de votre père va directement vers François et vers Stéphane. Ainsi donc, nous sommes d'accord sur ce point. Reste la PierreDieu, et je pose de nouveau ma question. Qu'en ferons-nous ? À qui appartient-elle ? – À vous, déclara nettement Véronique. – À moi ? – Oui, à vous qui l'avez découverte, à vous qui lui avez donné toute sa signification. Don Luis observa : – Je dois vous rappeler que ce bloc de pierre a, sans doute, une valeur incalculable. Si grands que soient les miracles opérés par la nature, ce n'est que grâce à un concours prodigieux de circonstances qu'elle a pu réaliser le miracle d'accumuler tant de matière précieuse en un si petit volume. Il y a donc là des trésors et des trésors. – Tant mieux, fit Véronique, vous saurez en profiter mieux que personne. Don Luis réfléchit un instant, et conclut, en riant : – Vous avez tout à fait raison, et je vous avoue que je m'attendais à ce dénouement. D'abord parce que mon droit sur la Pierre-Dieu me semble établi par des titres de propriété suffisants. Ensuite parce que j'ai besoin de ce bloc de pierre. Mon Dieu, oui, la dalle funéraire des rois de Bohême n'a pas épuisé son pouvoir magique, et il reste bien des peuplades sur qui ce pouvoir peut agir au même degré que sur nos ancêtres les Gaulois, et, justement, je poursuis une entreprise formidable où un tel secours me sera précieux 4. Dans quelques années, mon œuvre achevée, je rapporterai la Pierre-Dieu en France et en doterai un laboratoire national que j'ai l'intention de fonder. Et ainsi la science purifiera le mal que la Pierre-Dieu a pu faire, et la mauvaise aventure de Sarek sera rachetée. Vous m'approuvez, madame ? Elle lui tendit la main. – De tout cœur. Il y eut un assez long silence. Puis don Luis Perenna reprit : – Oh ! oui, la mauvaise aventure, et terrible au-delà de toute expression. J'en ai connu d'effrayantes, j'en ai vécu moi-même qui m'ont laissé un souvenir d'angoisse. Mais celle-ci les dépasse toutes. Elle a été au-delà de tout ce qui est possible dans la réalité et humain dans la douleur. Elle a été illogique, et cela prouve qu'elle fut l'acte d'un fou… Et aussi parce qu'elle s'est déroulée à une époque de folie et d'égarement. C'est la guerre qui a permis la mise en œuvre, dans le silence et dans la sécurité, de crimes conçus, préparés, exécutés par un monstre. En temps de paix, les monstres n'ont pas le temps d'aller jusqu'au bout de leurs rêves stupides. Aujourd'hui, et dans cette île isolée, celui-là a trouvé des conditions particulières, anormales… – Ne parlons pas de tout cela, voulez-vous ? murmura Véronique d'une voix qui tremblait. Don Luis baisa la main de la jeune femme, puis saisit ToutVa-Bien et l'éleva dans ses bras. 4 Voir Les Dents du Tigre. – Vous avez raison. N'en parlons pas. Sans quoi voici les larmes, et Tout-Va-Bien serait mélancolique. Tout-Va-Bien, délicieux Tout-Va-Bien, ne parlons donc plus de l'épouvantable aventure. Mais tout de même, rappelons-en certains épisodes qui furent jolis et pittoresques. N'est-ce pas, Tout-Va-Bien, le jardin aux fleurs gigantesques de Maguennoc, tu t'en souviendras comme moi ? Et la légende de la Pierre-Dieu, l'épopée des tribus celtiques errant avec la dalle funéraire de leurs rois, la dalle toute frissonnante de Radium, d'où part inlassablement un bombardement d'atomes vivifiants et miraculeux, n'est-ce pas, Tout-Va-Bien, cela ne manque pas d'allure ? Seulement, vois-tu, exquis Tout-Va-Bien, si j'étais romancier et chargé de raconter l'histoire de l'île aux Trente Cercueils, je me soucierais peu de l'affreuse vérité, et je te donnerais un rôle beaucoup plus important. Je supprimerais l'intervention de ce raseur, de ce phraseur de don Luis, et c'est toi qui serais le sauveur intrépide et silencieux. C'est toi qui lutterais contre le monstre abominable, c'est toi qui déjouerais ses machinations, et qui, à la fin, par la grâce de ton merveilleux instinct, punirais le vice et ferais triompher la vertu. Et ce serait beaucoup mieux ainsi, puisque nul mieux que toi, délicieux Tout-Va-Bien, ne serait capable de nous montrer, par mille preuves plus convaincantes les unes que les autres, que dans la vie tout s'arrange et que tout va bien… Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 La Comtesse de Cagliostro Arsène Lupin, cambrioleur (Le Journal 1923 – 1924) Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) 3 Les Confidences d'Arsène Lupin 1913 4 5 Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse La Demoiselle aux yeux verts Les Huit coups de l'horloge (Je Sais Tout 1908 – 1909) (Le Journal 1926 – 1927) Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révé- 1912 1908 6 7 8 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux lateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 11 « 813 » (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) Le Triangle d'or 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 10 L'Éclat d'obus 12 L'Île aux trente cercueils 13 Les Dents du tigre 14 L'Homme à la peau de bique 15 L'Agence Barnett et Cie 16 Le Cabochon d'émeraude 17 La Demeure mystérieuse 18 La Barre-y-va 19 La Femme aux deux sourires 20 Victor, de la brigade mondaine 21 La Cagliostro se venge 22 Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 (L'Auto 1939) 1941 pays, tel le Canada, mais protégé – téléchargement non autorisé – dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ —— Décembre 2004 —— – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Attention : Maurice Leblanc LES MILLIARDS D'ARSÈNE LUPIN Publié en feuilleton dans le quotidien L'Auto en 1939 Publication posthume en octobre 1941 chez Hachette Chapitre I Paule Sinner James Mac Allermy, fondateur et directeur de Allô-Police, le plus grand journal de criminologie des États-Unis, venait d'entrer, en fin d'après-midi, dans la salle de rédaction. Entouré par quelques-uns de ses collaborateurs, il leur disait son opinion – encore bien incertaine d'ailleurs – relative à l'abominable crime commis, la veille, sur trois jeunes enfants, et que l'opinion publique, révoltée par ses circonstances particulières, avait aussitôt baptisé le « massacre des trois jumeaux ». Après quelques minutes de considérations sur la criminalité vis-à-vis de l'enfance en général, et sur le forfait de la veille en particulier, James Mac Allermy se tourna vers Patricia Johnston, sa secrétaire, qui, mêlée aux rédacteurs, l'écoutait : – Patricia, c'est l'heure du courrier. Toutes les lettres sontelles prêtes pour la signature ? Passons dans mon bureau, voulez-vous ? – Tout est prêt, monsieur… Mais… Patricia s'interrompit. Prêtant l'oreille à un bruit insolite, elle acheva : – … il y a quelqu'un dans votre bureau, monsieur Mac Allermy ! Le directeur eut un haussement d'épaules. – Quelqu'un dans mon bureau ? C'est impossible ! La porte sur l'antichambre est fermée au verrou. – Mais votre entrée particulière, monsieur ? Allermy sourit en tirant une clef de sa poche. – La clef ne me quitte pas, la voici. Vous rêvez, Patricia… Voyons, allons travailler… vous m'excusez, Fildes, je vous fais attendre ! Il avait mis la main familièrement sur l'épaule d'un de ses assistants, non pas un de ses rédacteurs mais un de ses amis personnels, Fildes, qui venait presque chaque jour lui rendre visite au journal. – Prenez votre temps, James Allermy, dit Frédéric Fildes, homme de loi et attorney. Je ne suis pas pressé et je sais ce que c'est que l'heure du courrier. – Allons-y, dit Mac Allermy. Au revoir, messieurs, à demain, tâchez de vous documenter sur le crime. D'un signe de tête, il prit congé de ses collaborateurs et, suivi de sa secrétaire et de Frédéric Fildes, il sortit de la salle de rédaction et, traversant un couloir, ouvrit la porte de son bureau directorial. La vaste pièce, élégamment meublée, était vide. – Vous voyez, Patricia. Il n'y a personne ici. – Oui, répondit la secrétaire, mais constatez, monsieur, que cette porte, tout à l'heure fermée, est ouverte à présent. Elle désignait une porte qui, du bureau, donnait dans une pièce plus petite où se trouvait le coffre-fort. – Patricia, depuis ce coffre-fort jusqu'à la sortie dérobée qui ouvre sur la rue et par où je passe quelquefois, il y a deux cents mètres de couloirs et d'escaliers, coupés de treize portes et de cinq grilles toutes verrouillées et cadenassées. Personne n'a pu utiliser cette issue. Patricia réfléchissait, ses fins sourcils légèrement froncés. C'était une grande jeune femme élancée, d'allure harmonieuse et souple, indiquant la pratique des sports. Son visage, un peu irrégulier, un peu court peut-être, n'était pas d'une beauté classique mais, avec un teint sans fard, d'une pureté mate et comme transparente, avec sa bouche grande, bien dessinée, aux lèvres naturellement rouges, entrouvertes sur des dents éclatantes, avec son front large et intelligent sous les ondes de la chevelure où l'or et le bronze se mêlaient, avec ses yeux surtout, longs, gris vert, entre d'épais cils sombres, un incomparable charme en émanait : un charme profond et presque mystérieux quand Patricia était grave, mais qui devenait léger et en quelque sorte enfantin quand elle se laissait aller à un accès de franche gaieté. Et tout en elle respirait la santé, l'équilibre physique et moral, l'énergie, le goût de vivre. Elle était de ces femmes qui ne mentent pas et ne déçoivent pas, qui créent la sympathie et la confiance, qui suscitent l'amitié et l'amour. Par une habitude qu'elle avait prise peu à peu auprès de Mac Allermy et qui était devenue un réflexe, elle jeta un coup d'œil circulaire autour de la pièce pour s'assurer que rien n'y avait été dérangé depuis qu'elle y avait mis de l'ordre. Un détail la frappa. Sur un bloc-notes, posé sur le bureau et qu'elle voyait en sens inverse, elle lisait deux mots écrits au crayon. L'un était un prénom : Paule, l'autre, qu'elle déchiffra moins aisément, un nom : Sinner. Donc, Paule Sinner. Il s'agissait d'une femme. Pas un instant, Patricia, qui connaissait les mœurs sévères de Mac Allermy, n'admit qu'une femme pût être entrée dans l'existence de celui-ci et moins encore qu'il en inscrivît le nom ouvertement dans son bureau directorial. Mais alors, que signifiait Paule Sinner ? Mac Allermy, qui l'observait, sourit : – À la bonne heure, Patricia, rien ne vous échappe. Mais l'explication est simple : c'est le titre d'un roman français qu'un traducteur m'a apporté aujourd'hui et qui me plaît assez. Paule Sinner est le nom de l'héroïne. En français le titre frappe davantage : Paule la Pécheresse. Patricia eut l'impression que Mac Allermy ne donnait pas une explication exacte. Mais pouvait-elle en demander une autre ? À ce moment, coupant ses réflexions, l'électricité s'éteignit soudain, les plongeant dans l'obscurité. – Ne vous dérangez pas, monsieur, c'est un plomb qui a sauté. Je m'y connais. Je vais réparer ça, dit Patricia. À tâtons, elle gagna l'antichambre qui précédait le bureau de Mac Allermy et qui s'ouvrait sur un palier au troisième étage de l'escalier privé de la direction. Des ampoules, restées allumées au rez-de-chaussée, mettaient dans l'ombre une lueur diffuse. Dans un étroit réduit servant de débarras, la jeune femme prit une légère échelle double à six marches et, la dépliant, la dressa contre le mur. Elle y monta, crut entendre, provenant de quelque part dans l'ombre un bruit léger et soudain une angoisse lui serra le cœur… « Il » était là, elle n'en doutait pas, il était là, caché dans la demi-obscurité, prêt à l'attaque comme un fauve guettant sa proie… C'était un être mystérieux, équivoque, menaçant. Elle ne l'avait jamais vu, mais elle savait son existence ; elle savait qu'il était le secrétaire particulier de Mac Allermy, un secrétaire qui ne se montrait pas, qui était aussi un garde du corps, un espion, un factotum, homme à tout faire aux attributions secrètes et diverses, homme énigmatique, homme sournois, homme dangereux, homme de ténèbres, dont Patricia devinait sans cesse autour d'elle la présence et la convoitise, qui l'inquiétait et parfois, malgré sa vaillance, la terrifiait. Sur son échelle, le cœur battant, elle écoutait… Non, rien !… Elle s'était trompée sans doute… Elle domina son émoi, essaya de sourire et se mit à sa besogne. Elle enleva le plomb, remplaça le fil rompu, en ajusta un autre, et répara le coupe-circuit. La lumière jaillit, voilée à demi par le verre dépoli de l'ampoule. Alors se produisit l'assaut. L'être, de l'ombre où il était embusqué, surgit juste au-dessous de Patricia. Deux mains saisirent les genoux de la jeune femme. Patricia chancela sur son échelle et, perdant presque connaissance, sans pouvoir jeter un cri, glissa et tomba dans les bras ouverts qui l'étreignirent et la maintinrent dans sa chute sur le parquet où elle se trouva étendue sans voix et sans mouvement. Patricia se rendit compte que l'assaillant était très grand et d'une force irrésistible. Dans une réaction presque immédiate elle tenta de se débattre, ce fut en vain. L'étreinte l'immobilisa comme une proie vaincue d'avance. Et, tout en la maintenant, l'homme chuchotait à son oreille : – Ne résiste pas, Patricia, à quoi bon ? N'appelle pas !… Le vieux Mac Allermy pourrait t'entendre, et que penserait-il de te voir entre mes bras ? Il croirait à notre accord. Et il aurait raison. Nous sommes faits, toi et moi, pour nous accorder. Tous les deux nous voulons satisfaire nos ambitions, gagner de l'argent, gagner le pouvoir, et le plus vite possible. Mais tu perds ton temps, Patricia. Ce n'est pas parce que tu es la maîtresse du fils Allermy que tu arriveras à quelque chose. Allermy junior n'est qu'un crétin, un incapable. Quant au vieux, il se range plus ou moins dans la même catégorie. En outre, il est en train d'organiser avec son ami Fildes, qui lui ressemble, une affaire énorme… oui… où il se cassera les reins. Patricia, si nous savons manœuvrer, toi et moi, avant six mois, le journal Allô-Police nous tombe dans les mains, et tous les deux nous saurons en tirer des dollars et des dollars, des dollars par centaines de mille ! Abonnements, annonces, scandales, chantages, il y a tout là-dedans. Seulement, faut savoir s'en servir. Et moi je saurai ! Mais voilà, je t'aime, Patricia. C'est une force et une faiblesse. Aide-moi à devenir le maître, le maître capable de tout, de tous les crimes et de tous les triomphes que tu partageras avec moi ! À nous deux, nous dominerons le monde. Tu comprends, n'est-ce pas ? Tu acceptes ? Elle balbutia, éperdue : – Laissez-moi… laissez-moi maintenant. Nous parlerons de tout cela plus tard… À un autre moment. Quand nous ne pourrons pas être entendus, surpris… – Alors, il me faut une preuve de notre accord… de ta bonne volonté… Un baiser et je te laisse. Patricia s'affolait. L'homme sentait l'alcool ; elle devinait son visage grimaçant tout contre son visage à elle. Des lèvres enfiévrées se posaient sur son cou ou sur ses joues, cherchant ses lèvres qu'elle détournait… et toujours cette voix près de son oreille : – Je t'aime, Patricia. Comprends-tu ce que c'est qu'un amour qui doublerait une association comme celle que nous pourrions former, toi et moi. Les deux Allermy, ce sont des incapables, des fantoches… Moi, ce sont toutes tes ambitions que je devine, que je sais, réalisées, dépassées. Aime-moi, Patricia. Il n'y a pas au monde un autre homme de ma qualité, de ma puissance cérébrale, qui ait ma volonté, mon énergie. Ah ! tu faiblis, Patricia, tu m'écoutes, tu es troublée… Il disait vrai. Malgré sa révolte et son dégoût, elle subissait un désarroi, un vertige bizarre, qui l'entraînait vers le plus effroyable dénouement. L'homme eut un ricanement sourd. – Allons, tu consens, Patricia… Tu ne peux plus résister. Tu es au bord du gouffre. Pauvre petite, ce n'est pas parce que tu es une femme, ne crois pas ça !… Tout le monde devant moi éprouve ce désarroi, cette détresse. Ma volonté domine, renverse l'obstacle, le brise… Et on est presque heureux, n'est-ce pas, de remettre entre mes mains sa destinée. Avoue-le… Et n'aie pas peur. Je ne suis pas méchant, quoique mes camarades et mes ennemis – des amis, je n'en ai pas – m'appellent « The Rough »… Le Sauvage, l'Implacable, le Sans-Merci… Patricia était perdue. Qui aurait pu la sauver ? Soudain les mains impitoyables se dénouèrent. Le Sauvage étouffa une plainte, plainte d'affreuse douleur. – Qu'est-ce ? Qui êtes-vous ? gémit-il, torturé. Une voix basse et railleuse répondit : – Un gentleman, chauffeur et ami de M. Fildes. Il compte sur moi pour le conduire à Long Island, chez des parents à lui où il doit dîner… et peut-être coucher. Alors, comprends-tu ? Je passais par ici quand j'ai entendu ton discours. Tu parles bien, Sauvage. Seulement, tu te trompes quand tu prétends être audessus de tous. – Je ne me trompe pas, gronda l'autre sourdement. – Si. Tu as un maître. – Un maître, moi ?… Nomme-le… Un maître, moi ?… Ce ne pourrait être qu'Arsène Lupin. Serais-tu Arsène Lupin par hasard ? – Je suis celui qui interroge mais qu'on n'interroge pas. L'autre réfléchissait. Il murmura d'une voix altérée : – Après tout, pourquoi pas ? Je sais qu'il est à New York et qu'il manigance je ne sais quoi avec Allermy, Fildes et Cie. Et puis c'est si bien dans sa manière cette torsion des bras. Un truc à lui qui casse les plus costauds… Alors, tu es Lupin ? – Ne t'occupe pas de tout ça. Lupin ou non, je suis ton maître, obéis. – Moi, obéir ? Tu es dingo. Lupin ou non, mes actes ne te regardent pas ! Fildes est dans le bureau d'Allermy. Va le retrouver ! Fiche-moi la paix. – D'abord, laisse tranquille cette femme ! Va-t'en ! – Non !… Et la lourde main s'abattit de nouveau sur Patricia. – Non !… Alors tant pis pour toi. Je recommence. Le Sauvage poussa un profond gémissement d'angoisse et de douleur. Il semblait qu'on lui arrachait la vie. Ses bras se détendirent. Il bascula par terre comme un pantin désarticulé. Le mystérieux sauveur de Patricia aida celle-ci à se relever. Debout contre lui, encore haletante et frémissante, elle murmura : – Prenez garde ! cet homme est très dangereux. – Vous le connaissez ? – Je ne sais pas son nom. Je ne l'avais jamais vu. Mais il me poursuit, j'ai peur de lui ! – Quand vous serez en péril, appelez-moi. Si je suis à portée de vous entendre je vous défendrai. Tenez, laissez-moi vous offrir ce petit sifflet d'argent, c'est un sifflet enchanté, on l'entend à travers l'étendue… En cas de danger, sifflez sans relâche. Je viendrai… Et sans relâche méfiez-vous du Sauvage. C'est le pire des bandits. Mon devoir serait de le livrer immédiatement à la justice. Mais on néglige ces sortes de devoirs… et bien à tort ! Il inclina sa haute taille souple et, avec un sourire mondain sur son visage fin, baisa la main de Patricia avec une courtoise galanterie. – Est-ce que vraiment vous seriez Arsène Lupin ? chuchota-t-elle, essayant de bien voir ses traits. – Que vous importe ! Vous ne voulez pas accepter sa protection ? – Oh si ! mais j'aimerais savoir… – Curiosité inutile. Sans insister, elle retourna dans le bureau du directeur de Allô-Police et s'excusa de sa longue absence ; elle avait eu un malaise. – Maintenant fini, n'est-ce pas ? demanda avec sollicitude Mac Allermy. Oui, je vois que les couleurs vous reviennent. Et il ajouta sur un autre ton : – Nous allons pouvoir parler un peu. J'ai des choses très sérieuses à vous dire ! Devant ce rappel à l'ordre tout amical, Patricia, secouant son trouble, redevint lucide et calme ; elle s'assit dans le fauteuil que Mac Allermy lui offrait et le regarda, attendant la suite. Il reprit après un petit silence : – Patricia, depuis votre entrée dans la maison, il y a une dizaine d'années, vous avez passé par tous les services subalternes. Savez-vous pourquoi je vous ai choisie, voici maintenant cinq ans, comme secrétaire de la direction ? – Sans doute parce que vous m'en jugiez digne, monsieur. – Évidemment, mais vous n'étiez pas la seule. Il y a d'autres raisons. – Puis-je vous demander lesquelles ? – D'abord, vous êtes belle. Et j'aime la beauté. Ne vous offusquez pas si je parle ainsi devant mon ami Fildes. Je n'ai pas de secret pour lui. D'autre part, il y a eu un drame dans votre vie, un drame que j'ai suivi de près. Mon fils, Henri, a profité de votre situation et s'est insinué auprès de vous. Vous étiez très jeune, isolée dans la vie. Il vous a promis le mariage. Vous n'avez pas su résister, il vous a séduite. Après quoi il vous a abandonnée, se croyant quitte envers vous par l'offre d'une somme d'argent, que vous avez refusée d'ailleurs. Et il a épousé une jeune fille riche, ayant de puissantes relations. Patricia, toute rougissante, cachant son visage dans ses mains, balbutia : – Ne continuez pas, monsieur Allermy. Je suis si honteuse de ma faute ! J'aurais dû me tuer… – Vous tuer, parce qu'un jeune misérable s'était joué de vous ! – Ne parlez pas ainsi de votre fils, je vous en prie… – Vous l'aimez encore ? – Non. Mais j'ai pardonné. Allermy eut un mouvement violent. – Moi, je n'ai pas pardonné. La faute incombe à mon fils !… C'est pourquoi je vous ai appelée auprès de moi comme collaboratrice. – Ce fut à vos yeux une réparation ? – Oui. Patricia releva son visage vers lui, le regarda en face. – Si j'avais su, j'aurais refusé, comme j'ai refusé l'argent que votre fils m'offrait, dit-elle avec amertume. – Comment auriez-vous vécu ? – Comme je l'avais déjà fait, monsieur, en travaillant… En travaillant au sortir d'ici, le soir, dans une autre place, et le matin avant d'arriver, en faisant des copies pour une troisième maison. Il n'y a pas d'être au monde bien portant et courageux qui ne puisse vivre, Dieu merci, par son travail ! Allermy fronça le sourcil. – Vous êtes très orgueilleuse. – Très orgueilleuse, c'est vrai. – Et ambitieuse aussi. – Aussi, dit-elle avec calme. Il y eut encore un court silence et le directeur de Allô-Police reprit : – Tout à l'heure, j'ai trouvé sur ce bureau un article de vous à propos de cet horrible crime d'hier dont nous parlions dans la rédaction, le massacre des trois jumeaux. Patricia changea de figure et de ton ; elle fut le débutant anxieux de l'opinion de son juge. – Vous avez eu la bonté de le lire, monsieur ? – Oui. – Il vous convient ? Le directeur hocha la tête. – Tout ce que vous dites sur ce crime, sur les motifs qui l'ont suscité, sur l'homme que vous croyez coupable, est probablement juste, en tout cas très ingénieux, très logique. Vous faites preuve de réelles qualités de discernement et d'imagination. – Alors, vous le publiez ? demanda la jeune femme ravie. – Non. Elle sursauta. rée. – Parce qu'il est mauvais ! – Mauvais ! Mais vous disiez… – Mauvais en tant qu'article, oui, expliqua Allermy. Voyezvous, mademoiselle, ce qui fait la valeur, à mes yeux, d'un reportage criminel, ce n'est pas la somme de déductions, de sug– Pourquoi, monsieur ? fit-elle d'une voix légèrement alté- gestions et de vérités qu'il comporte. C'est uniquement la manière dont tout cela est présenté. – Je ne comprends pas bien, dit Patricia. – Vous allez comprendre. Supposons… Il s'interrompit. Sans aucun doute il regrettait de s'être lancé dans des explications. Il acheva pourtant en abrégeant : – Supposons que je sois, moi, Mac Allermy, mêlé à quelque aventure ténébreuse qui me conduise, par impossible, à être assassiné cette nuit. Eh bien, si les circonstances voulaient que vous fussiez chargée de raconter ce fait divers, il faudrait que votre récit mît en relief cette entrevue même que nous avons à présent, et donnât à cette entrevue un caractère pathétique où le lecteur sentît déjà les prémices du redoutable dénouement. Il faudrait que l'intensité de l'impression allât en croissant jusqu'à la dernière ligne. Tout l'art du journaliste et du romancier se trouve dans la préparation du drame, dans sa mise en scène, dans l'indication des premières péripéties, dans ce quelque chose qui fait que le lecteur est pris tout de suite. Pris par quoi ? Je ne puis vous le dire. C'est le secret du talent. Si vous n'avez pas en vous-même cette vocation secrète de vous emparer de l'attention par des mots, faites des robes ou des corsets, mais pas de romans, ni d'articles. Vous comprenez, Patricia Johnston ? – Je comprends, monsieur, que je dois travailler d'abord comme une apprentie. – C'est cela même. Il y a de bons éléments dans votre article, mais présentés par une petite fille à l'école. Rien n'est en valeur, rien n'est au point. Récrivez-le, écrivez-en d'autres. Je les lirai… et les refuserai jusqu'au jour où vous aurez attaqué un article de la bonne manière. Il ajouta, en riant : – J'espère que ce ne sera pas à mon sujet et pour éclaircir un mystère criminel me concernant. Patricia le regarda avec inquiétude et, vivement, d'un ton où perçait l'affection qu'elle éprouvait pour l'homme près de qui elle travaillait depuis des années, elle lui dit : – Vous me bouleversez, monsieur, est-ce que vraiment vous prévoyez ?… – Rien, absolument rien de précis… Mais le genre même de mon journal me met en relations avec un monde assez spécial, et certains articles que nous publions m'exposent à des rancunes, à des vengeances. Ce sont les risques du métier. N'en parlons plus. Parlons de vous, Patricia, de votre situation, de votre avenir. Vous me rendez de grands services et, afin que vous ayez une sécurité matérielle pouvant vous faciliter la vie et vous permettre d'arriver, j'ai signé un chèque de deux mille dollars que vous toucherez à la caisse. – C'est beaucoup trop, monsieur. – Beaucoup trop peu, étant donné ce que vous faites pour moi et vos possibilités d'avenir. – Mais si j'échoue ? – Ce n'est pas possible. – Vous avez à ce point confiance en moi ? – Plus encore ! J'ai en vous une confiance absolue. Je veux vous parler à cœur ouvert et de choses très intimes. Patricia, voyez-vous, il arrive pour l'homme un âge où l'on a besoin de sensations plus fortes, d'ambitions plus vastes et plus complexes. Nous en sommes là, mon ami Fildes et moi. Et pour créer dans notre existence trop souvent monotone un intérêt nouveau et puissant, nous avons mis sur pied une œuvre considérable, inédite et captivante, qui réclame toute notre expérience, toute notre activité et qui satisfait en même temps nos instincts combatifs et notre souci de haute moralité. Le but que nous voulons atteindre est grandiose, conforme à nos âmes de vieux puritains austères que le mal révolte, quelles que soient ses manifestations. Bientôt, je vous mettrai au courant de la nature de cette œuvre, Patricia, car vous êtes digne de participer aux luttes de nos ambitions. Fildes et moi, nous allons d'ici peu nous rendre en France pour l'accomplissement de nos plans. Venez avec nous. J'ai l'habitude de vos services ; votre collaboration constante et votre présence me sont nécessaires plus que jamais. Ce sera, si vous le voulez bien, notre voyage… notre voyage… Il hésitait, très embarrassé, ne sachant comment finir sa phrase ou, plutôt, n'osant pas la finir. Il prit les deux mains de la jeune femme entre les siennes, et, presque timidement, acheva à voix basse. – Notre voyage de noces, Patricia. Patricia demeura stupéfaite, doutant d'avoir bien entendu, tellement cette demande, que rien ne lui avait fait prévoir, était inattendue, touchante aussi par sa soudaineté maladroite et sincère. Elle en concevait une telle émotion, une telle fierté que, sans pouvoir retenir ses larmes, elle se jeta dans les bras du vieillard. – Merci !… Oh, merci !… Cela me réhabilite à mes yeux ! Mais comment accepterai-je, monsieur ? Votre fils est entre nous, acheva-t-elle en détournant les yeux. Il fronça le sourcil. – Mon fils a fait sa vie selon son bon plaisir, je veux faire la mienne selon mon cœur. Rougissante, elle chuchota avec une gêne affreuse : – Il y a autre chose que vous ignorez, je le vois, monsieur Allermy. J'ai un enfant… Il sursauta. – Un enfant ! – Oui ! Un enfant d'Henri, un fils que j'adore, un fils auquel je me suis juré de consacrer toute ma vie. Il se nomme Rodolphe… il est beau comme l'amour… Il est affectueux, intelligent… – N'est-il pas de mon sang ? N'est-ce pas naturel que le fils de mon fils soit mon fils ? – Non, ce n'est pas naturel, intervint Frédéric Fildes, calme, bien qu'il fût ému sans pouvoir s'en défendre. Allermy se retourna vers lui, sombre : – Alors, selon vous, Fildes, je devrais renoncer ?… – Renoncer… je ne dis pas cela… Mais réfléchir, examiner avec pondération et sagesse une situation anormale… une situation qui, sans doute, sera connue de tous… et interprétée comme un acte de faiblesse et d'immoralité de votre part. Mac Allermy réfléchit un moment. – Soit, dit-il enfin à contrecœur, laissons faire le temps. Il travaille toujours pour ceux qui aiment. En tout cas, Patricia, ajouta-t-il, rien de tout ceci ne doit influer sur notre existence et sur notre collaboration quotidienne, nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas ? La jeune femme vit l'émoi du vieil homme tremblant à l'idée de la perdre et, de nouveau, fut touchée. – Tout à fait, monsieur Allermy, répondit-elle. Le directeur de Allô-Police ouvrit un tiroir, y prit une enveloppe qu'il cacheta et sur laquelle il écrivit le nom de la jeune femme et lui dit : – Il y a dans cette enveloppe un document que j'ai écrit à votre intention. Vous n'en prendrez connaissance que dans six mois, le 5 septembre, et vous obéirez exactement aux instructions qui s'y trouvent et que, d'ores et déjà, je vous remets. Portez-la toujours sur vous, cette enveloppe, ou mettez-la en lieu sûr. Et que personne ne le sache ! Personne !… Patricia prit l'enveloppe, s'inclina devant Mac Allermy en lui offrant son front pour qu'il y posât ses lèvres ; elle tendit une main affectueuse au vieux Fildes et s'en alla en prononçant ces mots, qui étaient une promesse : – À demain, patron… À demain… et à tous les jours… Elle traversa l'antichambre ; Mac Allermy et Fildes la suivirent immédiatement. En arrivant sur le palier, ils aperçurent au-dessous d'eux, entre le premier et le second étage, deux hommes qui, à la suite l'un de l'autre, descendaient. Celui qui se trouvait en arrière, un homme grand, large d'épaules, d'aspect dégingandé, allait furtivement et rapidement comme pour rat- traper l'autre sans être entendu. Il le rejoignit et, soudain, leva sa main droite où brilla l'éclair d'une lame. Patricia voulut crier ! Sa voix s'étrangla dans sa gorge. La main s'abattit. Mais, à la seconde même où l'arme allait atteindre le dos, l'homme attaqué se baissa, saisit son agresseur par les jambes, le fit basculer avec une force irrésistible et, par-dessus la rampe, le jeta dans la cage de l'escalier. L'agresseur, comme une masse, tomba au milieu du premier étage, dégringola quelques marches et poussa un gémissement. Le directeur de Allô-Police poussa un éclat de rire. – Qu'est-ce que vous avez à rire, monsieur Allermy ? demanda Patricia. C'est votre secrétaire qui est mis à mal de la sorte, votre confident. – Excellente leçon pour lui, répondit avec satisfaction le vieillard. Le Sauvage est un si abominable gangster ! Ennemi public numéro un. Une seconde de plus, et il aurait poignardé son compagnon. Un rude gars, celui-là. Mais il ne m'est pas tout à fait inconnu… Et à vous, Fildes ? – À moi non plus, répondit Fildes, laconiquement. Les deux amis remontèrent. Mac Allermy avait oublié sur son bureau le grand portefeuille de cuir fauve où il conservait tous les documents relatifs à la grande entreprise. Lorsque Patricia, continuant à descendre, arriva au bas de l'escalier, les deux combattants avaient disparu. – Dommage, pensa-t-elle. J'aurais bien voulu revoir celui qui est sans doute Arsène Lupin ! Elle sortit de l'immeuble en s'efforçant de maîtriser son émoi. Le grand air lui fit du bien. L'avenue bourdonnante de monde, dans le soir, commençait à s'illuminer des clartés jetées par l'électricité ; la jeune femme tourna à droite et s'assit dans un petit square relativement paisible. Elle avait besoin de réfléchir. Désappointée par l'échec de son premier essai en journalisme, elle trouvait cependant un réconfort puissant dans la sympathie avec laquelle son patron lui avait parlé, dans la confiance qu'il avait en elle, en son avenir… Et cette offre de mariage qu'il lui avait faite était pour elle comme une absolution du passé, qui la grandissait et la purifiait. Orpheline, recueillie à contrecœur par une vieille parente qui ne l'aimait pas et se désintéressait d'elle, Patricia avait eu une jeunesse âpre et solitaire où tous ses élans d'enfant avaient été durement réprimés. Elle avait grandi dans le seul désir de devenir le plus vite possible indépendante. Elle achevait ses études quand sa parente était morte, lui laissant à peine de quoi subsister quelques semaines. Mais Patricia était courageuse, le travail l'attirait ; elle était bonne dactylographe et avait rapidement conquis une place modeste, suffisante pourtant puisque c'était la vie assurée. Alors, Patricia avait rencontré, dans une société où elle allait parfois le samedi soir, Henri Mac Allermy. Il était fort jeune lui aussi, il était beau, il semblait sincère et passionné… Il avait courtisé la jeune fille isolée, séduisante, naïve… Et Patricia, enthousiaste, tout enivrée du désir de vivre et d'être heureuse, sans rien savoir d'autre que l'entraînement de cet amour qui la sollicitait, avait cédé, frémissante de confiance et d'espoir… Quelques mois de bonheur, et puis les infidélités, l'abandon, la rupture brutale, cynique, déchirante pour elle… Déchirante surtout par l'affreuse amertume de devoir à présent mépriser celui qu'elle avait tant aimé – qu'elle aimait peut-être encore… Mais l'enfant qui venait de naître avait été le lien nouveau rattachant la jeune femme à la vie. Patricia avait mis dans son fils, au berceau, tout son espoir d'avenir. N'attendant plus pour elle-même rien de l'existence, elle avait farouchement concentré sur le petit Rodolphe toutes ses forces d'amour et d'ambition. Il serait sa vivante revanche contre le père qui l'avait trahie ; elle ferait de lui l'homme sincère et noble qu'elle avait cru voir en Henri Mac Allermy… Encore enfant elle-même, elle ne serait plus que mère… Et puis le temps avait passé, dégageant la jeune femme du mauvais passé, lui redonnant le goût de vivre. Mais la volonté de faire de son fils un homme digne des plus hautes destinées demeurait sa grande raison de vivre… Et, maintenant, ne trouvaitelle pas, sans l'avoir cherchée, l'aide nécessaire ? N'était-ce pas l'occasion inespérée qui se présentait inopinément ? Le vieux Mac Allermy ne serait-il pas pour elle-même, pour Rodolphe, le tout-puissant appui qui suppléerait à l'appui défaillant d'Henry Mac Allermy, menteur et lâche ?… Patricia, dans le soir à présent descendu, envisageait un avenir meilleur. L'heure avançait. Patricia, sortant de sa rêverie, se leva pour se diriger vers le petit restaurant où elle dînait habituellement avant de rentrer dans son modeste logement de femme seule et qui travaille pour vivre. Mais elle s'arrêta brusquement. En face d'elle, en dehors du square, au rez-de-chaussée d'un immeuble, une petite porte basse s'ouvrait et cette petite porte, elle le savait, était en communication, par de longs couloirs et de nombreux escaliers, avec l'étroite pièce où se trouvait le coffre-fort de Mac Allermy. Celui-ci empruntait souvent cette issue pour sortir du journal. Et, précisément, Mac Allermy paraissait en compagnie de Frédéric Fildes. Sans voir Patricia, les deux hommes traversèrent le square et s'éloignèrent par une rue parallèle à l'avenue principale. Chapitre II Onze hommes se réunissent Patricia, sans se montrer, suivit les deux hommes. Aucune curiosité banale ou intéressée ne la poussait, mais elle n'oubliait pas les paroles qu'avait prononcées James Mac Allermy, relativement aux périlleux hasards d'une aventure dont le dénouement pourrait lui être funeste. N'était-il pas sous le coup d'une menace précise ? Patricia ne devait-elle pas voir en ces paroles un avertissement dont il lui fallait tenir compte ? N'était-ce pas son devoir de veiller sur lui ? Mac Allermy et Fildes partaient en expédition nocturne, aucun doute à ce sujet. Donc, pour elle, nécessité d'agir. Les deux amis marchaient sans tourner la tête en arrière. Bras dessus, bras dessous, ils discutaient avec animation. Mac Allermy tenait de sa main libre le portefeuille fauve à poignée de cuir, Frédéric Fildes jouait avec sa canne. Ils marchèrent longtemps et gagnèrent des rues que Patricia, acharnée à sa poursuite secrète, n'avait jamais encore traversées et le long desquelles ils allaient eux, sans hésitation, comme si la route leur eût été familière. Enfin, ils contournèrent une vaste place carrée, dont un des côtés était orné d'une colonnade, au-dessous de laquelle s'alignaient des boutiques, à cette heure closes de leurs volets contigus. Plusieurs de ces boutiques présentaient un aspect entièrement semblable, même disposition, mêmes dimensions, même décoration. Des portes les séparaient, donnant accès à des logements situés au-dessus. Mac Allermy s'arrêta brusquement et ouvrit une de ces portes. Patricia, se postant à peu de distance dans l'ombre des arcades, entrevit les premières marches d'un escalier conduisant à l'entresol. Mac Allermy, suivi de Frédéric Fildes, s'engagea dans l'escalier et la porte se referma. Le directeur de Allô-Police dut rester en haut à peine une minute, puis redescendre, car Patricia vit la boutique du rez-de-chaussée s'illuminer d'une clarté qui filtrait par l'étoile des trous, par quoi était percé le rideau de la devanture. Il y eut quelques minutes de tranquille silence. Dix heures sonnèrent. Presque aussitôt, deux hommes parurent et, d'une allure nonchalante, vinrent rôder sous les arcades. Patricia se dissimula davantage dans l'ombre où elle était embusquée. Les deux hommes parvinrent à la hauteur de la boutique, et l'un d'eux frappa sur la devanture avec un objet métallique qu'il tenait dans la main. Aussitôt, dans le rideau de métal, une petite porte basse fut ouverte de l'intérieur. Vivement, les deux hommes s'engouffrèrent et la trappe fut refermée. Puis Patricia, épiant toujours, le cœur battant, distingua ensuite un groupe de quatre hommes qui s'avançaient sans hâte, comme des promeneurs désœuvrés. Eux aussi s'arrêtèrent devant la boutique et frappèrent à la devanture. Pour eux aussi, la petite porte s'ouvrit. Ils y disparurent. Vint ensuite un homme isolé qui, pareillement, frappa et entra. Puis un autre. Puis, enfin, un dernier, un homme de haute taille qui dissimulait son visage sous un chapeau rabattu et dans un vaste cache-nez de laine grise. Onze en tout, compta Patricia, ne voyant plus survenir personne après une attente de quelques minutes. Onze hommes, y compris Mac Allermy et Fildes, qui étaient venus attendre les autres. Quels autres ?… Qui étaient ces gens qui semblaient appartenir aux classes les plus diverses de la société ? Que venaient-ils faire là ? Pour quelle œuvre de nuit étaient-ils rassemblés mystérieusement dans cette boutique en apparence abandonnée ? Dans ce quartier lointain ?… Patricia se souvint des paroles de son directeur. N'était-ce point là l'entreprise grandiose dont il lui avait parlé, et où il était engagé avec Frédéric Fildes ? L'entreprise aventureuse et périlleuse dont le dénouement pour Mac Allermy serait peut-être la mort ? Patricia s'inquiéta, s'affola… Et si l'on tuait Mac Allermy à cette minute même ?… Elle faillit s'éloigner, arrêter le premier passant venu pour lui demander l'adresse du plus proche bureau de police… Mais, tout de suite, elle se reprit. Avait-elle le droit d'intervenir dans une entreprise dont elle ignorait tout et dont les dangers n'existaient peut-être pas ? Mac Allermy avait agi en toute connaissance de cause en organisant cette réunion. S'il courait des risques, il les avait librement acceptés. Sous quel prétexte, dans ces conditions, Patricia se mêlerait-elle de déranger ses plans en faisant intervenir une police indiscrète ? Ne serait-ce pas susciter peut-être des périls réels pour détourner des périls imaginaires ? La jeune femme attendit sans se montrer ni bouger. Les minutes passèrent… une heure… deux heures… enfin, la porte du rideau de fer fut tirée. Trois hommes, quatre, cinq apparurent. Il en sortit dix qui se dispersèrent sous les yeux avides de Patricia, toujours soigneusement cachée. Elle vit l'homme au cache-nez, crut reconnaître Frédéric Fildes, mais ne distingua pas James Mac Allermy. Patricia attendit un moment encore… Soudain, elle vit reparaître l'homme au cache-nez. Il revenait sur ses pas vers la boutique. Comme précédemment, il y frappa et s'engouffra dans la porte basse qui lui fut ouverte. Quatre à cinq minutes s'écoulèrent, pas davantage, et l'homme au cache-nez reparut, se glissant hors de la petite porte. Il tenait à la main le portefeuille en cuir fauve de Mac Allermy. Il s'éloigna en hâte. L'incident fut suspect aux yeux de Patricia. Pourquoi cet homme emportait-il le précieux portefeuille où était enfermé le secret de l'importante affaire ? La jeune femme se demanda si elle attendrait de voir sortir à son tour Mac Allermy ou si elle s'attacherait aux pas de l'homme au cache-nez. Sans trop réfléchir, elle se décida soudain à suivre l'homme. En quelques pas rapides, elle fut sur sa trace. L'homme marchait vite et, semblait-il, avec inquiétude, regardant autour de lui, derrière lui… Patricia devait faire une extrême attention pour n'être pas vue. Elle n'osait se rapprocher et craignait de le perdre de vue au tournant de l'une des rues de ce quartier qu'elle ne connaissait pas. Et tout à coup il se mit à courir. Patricia courut, elle aussi, et se trouva sur une place où débouchaient plusieurs rues. Laquelle prendre ? L'homme avait disparu… Patricia, un peu haletante, s'arrêta. Sa poursuite avait donc été vaine… Dépitée, un peu honteuse de sa maladresse, elle haussa les épaules à l'adresse d'elle-même. Et elle se croyait habile… Ah ! le piètre détective qu'elle faisait ! Depuis des heures, elle était en surveillance, et voilà le résultat obtenu… Et elle s'apercevait à présent qu'elle ne savait même pas l'adresse de la mystérieuse boutique où s'étaient réunis les mystérieux personnages. Elle eût été bien incapable de la retrouver… Il y avait des arcades… Oui… Mais reconnaîtrait-elle l'endroit, même si on l'y conduisait ? Une soirée perdue… C'était le seul résultat de ses efforts… Désorientée, mécontente d'elle-même, elle erra à l'aventure, suivit une large rue populeuse, bordée de bars violemment éclairés et fréquentés par une clientèle louche. Il y avait des cris, des rires. Patricia, inquiète, marchait vite, n'osant demander son chemin… Pas de police visible. Et voici que des individus de mauvaise mine la suivaient, essayaient de l'aborder. Elle marcha plus vite encore. Des bouffées d'air vif lui frappèrent le visage. Elle pensa qu'elle approchait du bord de l'eau. L'endroit devenait silencieux, désert et sombre. Elle se trouva sur un quai encombré de matériaux, de sacs de sable et de plâtre, de piles de bois et de rangées de tonneaux vides ou pleins. La jeune femme tressaillit brusquement, une main brutale lui happait l'épaule. – Ah ! te voilà donc, Patricia ! Trop heureux de la rencontre. Je ne te lâche plus, ma belle ! Non, pas la peine de te débattre ! Bien qu'elle ne pût reconnaître ni la voix, ni la silhouette de son agresseur, la jeune femme fut persuadée que c'était celui qu'on appelait le Sauvage, « The Rough », l'homme qui, l'aprèsmidi déjà, l'avait assaillie dans l'escalier de Allô-Police. Elle tenta de se dégager, mais la main qui l'étreignait semblait une main de fer. L'homme reprit, railleur et menaçant : – Puisque l'occasion s'en présente, je t'avertis, ma petite, que tu t'engages sur une mauvaise route, prends garde ! Voilà que tu fais de l'espionnage, maintenant ! Au compte de qui ? Pour l'amour de qui ? Du vieux Allermy ! Tonnerre, après le fils, le père, alors ? Ça ne sort pas de la famille ! Écoute bien, ma jolie : si tu souffles un mot de ce que tu as pu surprendre ce soir, tu es perdue ! Oui, perdue ! toi et ton petit Rodolphe ! Ce cher enfant, il y passera, je te le jure ! Alors, silence, hein ! Ne t'occupe pas de nos affaires, si tu ne veux pas qu'on s'occupe des tiennes ! C'est compris, hem ? Et pour sceller le pacte, un baiser, ma jolie ! Un seul, mais un vrai baiser d'amour ! Il resserrait son étreinte, tâchait d'atteindre la bouche qui se dérobait. La lutte de l'après-midi recommençait. Patricia se débattait, éperdue, n'osant crier, dans la peur d'être étranglée par le Sauvage qui grondait : – T'es trop bête ! Un baiser, et je te mets aussi dans l'entreprise : beaucoup d'argent à gagner, je te le répète ! Beaucoup d'argent ! De quoi faire de ton Rodolphe un duc, un prince, un roi ! Et tu refuses ? Tu crois donc arriver en travaillant avec Mac Allermy ? Idiote, va ! Ah ! sale bête !… De ses ongles aigus, comme une chatte en colère, elle l'avait griffé de toutes ses forces. Il avait la figure en sang. Il appela : – Albert, un coup de main, vieux garçon ! Un homme vêtu en matelot, un colosse haut de six pieds, parut, sortant de l'ombre du quai, et accourut à l'appel du Sauvage. Avec son aide, le Sauvage terrassa Patricia, la courba en deux. – Tiens-la, Albert ! Attends ; voilà une gentille petite cage où elle ne pourra ni griffer ni se sauver ! Il avait avisé sur le quai un des tonneaux vides. Secondé par le colosse, il enleva la jeune femme et brutalement la fourra, toujours pliée en deux, dans le tonneau d'où sa tête émergeait seule. – Prends ta faction près d'elle, Albert, ordonna le Sauvage, et si elle essaie de crier ou de sortir de là, un bon coup de galo- che sur la tête pour qu'elle rentre dans sa coquille, comme un colimaçon. Dans une heure, je serai de retour. Tu sais où je vais, hein ? Je n'ai fait que la moitié de la besogne, il faut que je finisse ! Battons le fer pendant qu'il est chaud. La chance est pour nous, profitons-en, et t'auras ta part sur la mienne. À tout à l'heure, Patricia. Si tu as un peu froid, ma chambre est proche, au Bar de l'Océan, je t'emmènerai t'y réchauffer. Et toi, le matelot, tu te rappelles la consigne ? Un coup de galoche sur la tête, ou bien, pour la faire taire, un baiser ! Elle adore ça ! Il ricana, ramassa la serviette de cuir fauve qu'il avait déposée sur un sac, et s'éloigna. Patricia, dans le tonneau où elle était captive, ne sentait pas la gêne de cette situation ridicule. La peur et l'horreur l'enfiévraient. Le dégoût s'y mêla bientôt. Le matelot, dès le départ du Sauvage, s'était penché sur elle, approchant son visage si près du sien, qu'elle sentit, le cœur soulevé, son haleine empestée de vin et de fumée. – Paraît que t'adore ça ? dit-il d'une voix basse et canaille. On pourra s'entendre alors. Le Sauvage, je m'en f… ! Un baiser, donné de bon gré, et je te tire du tonneau. – Tire-m'en d'abord, souffla Patricia, qui voyait en cette répugnante brute un possible libérateur. – Mais tu me promets ? insista-t-il soupçonneux. – Bien sûr ! C'est si peu, ce que tu me demandes ! – Je peux demander davantage ! dit-il avec un rire d'ivrogne. Enfin, j'ai confiance en toi ! Il saisit le tonneau, qu'il renversa comme s'il s'agissait d'un exercice de cirque, Patricia en sortit, et, du sol boueux, se releva d'un bond. dus. – Alors, mon baiser ! dit le colosse, s'avançant les bras tenElle fit un bond en arrière. – T'embrasser ? C'est promis. Tout ce que tu voudras. Mais pas ici. Il fait trop froid. On pourrait venir ! Où est sa chambre à lui ? Il eut un geste dans l'ombre nocturne. – Tu vois la lumière rouge… là-bas… C'est le Bar de l'Océan. – J'y vais, dit Patricia. Suis-moi, je t'y attends. Elle s'enfuit, légère, si surexcitée par sa délivrance qu'elle ne sentait pas la fatigue. Du reste, une préoccupation majeure, à présent, la dominait. Les derniers mots du Sauvage l'avaient effrayée. À quelle autre moitié de la besogne avait-il fait allusion ? Quelle œuvre lui restait-il à accomplir ? Allait-il tuer quelqu'un ? Elle se précipita vers la rue des tavernes, entra dans celle dont l'enseigne était rouge. – Un café, un verre de brandy, commanda-t-elle au garçon du Bar de l'Océan. Où est le téléphone ? Le garçon la conduisit vers la cabine, où elle consulta l'annuaire. Elle était perplexe. Réfléchissant vite, elle se dit : « Voyons… Qui avertir ? La police ? Non… Fildes d'abord… Il a dû rentrer chez lui… Et le danger est là. Oui… Frédéric Fildes… » Elle tourna le disque d'un doigt fébrile, entendit qu'on décrochait là-bas. que. – Allô… Allô… fit-elle d'une voix que l'émotion rendait rauHésitante, inquiète, la voix de Fildes répondit : – Allô… Qui est-ce qui parle ? Est-ce vous, Mac Allermy ? Le Sauvage vient d'arriver. La jeune femme eut un tressaillement d'horreur. Prévenir Fildes… Mais non, comment le vieillard se protégerait-il luimême ?… C'était le bandit qu'il fallait terrifier. Elle répondit : – Justement, je veux lui parler… de la part de Mac Allermy. Elle entendit bientôt la voix dure et éraillée du Sauvage : – Allô ! Qui est là ? – C'est moi, Patricia… Je viens te donner un conseil. Décampe… J'ai prévenu la police de tes intentions contre Fildes. Décampe tout de suite. – Bah ! c'est toi, fit la voix sans autrement s'émouvoir, alors cet idiot de matelot a fait des siennes… Ça va, je vais partir. Mais j'ai bien cinq minutes. J'ai encore un mot à dire à M. Fildes. Patricia frémit, mais sa voix devint impérieuse et dure : – Prends garde, Sauvage. J'ai tout dit. Les gens de la police sont partis en auto. Ils doivent déjà cerner la maison. Pense à la chaise électrique si tu commets ton crime… – Merci de t'intéresser à moi, répondit la voix railleuse. Alors, on va se dépêcher… Un silence là-bas. Puis, soudain un cri étouffé… un cri d'agonie. – Ah ! le bandit ! murmura Patricia, haletante, près de défaillir ; le bandit, il l'a tué. Affolée, elle raccrocha le téléphone, s'enfuit en jetant de l'argent au garçon du bar. Le matelot arrivait ; elle l'évita, et dehors courut éperdument. Par fortune elle vit un taxi vide, y sauta. La tête perdue, machinalement, au lieu de donner au chauffeur l'adresse de Frédéric Fildes ou l'adresse du journal, elle donna son adresse à elle, comme une bête blessée qui se réfugie en son gîte. Elle se sentait soudainement, atrocement faible, lasse à mourir. Elle voulait se coucher, dormir… oublier ce drame qu'elle pressentait, ce drame qui, à présent, était accompli et auquel elle ne pouvait plus rien. Les événements étaient plus forts qu'elle. Elle dormit mal, d'un sommeil coupé de cauchemars affreux et qui, au milieu de la nuit, fit place à une insomnie, où l'aventure lui semblait de plus en plus effroyable. L'épisode du portefeuille dérobé augmentait ses angoisses. Cependant, elle n'en tira pas la déduction logique qui eût dû s'offrir à son esprit, c'est-à-dire que, si le portefeuille avait été volé à Mac Allermy, cela n'avait pu avoir lieu que par la force. Non, elle était parfaitement consciente que Frédéric Fildes avait été la victime du Sauvage, mais, pas une seconde, elle n'eut de craintes au sujet de Mac Allermy ; elle ne devina rien, ne fut envahie par aucun pressentiment. Sa stupeur fut profonde lorsque, le lendemain, dès son arrivée au journal, elle vit le tumulte des bureaux, l'agitation des salles de rédaction, et lorsqu'elle apprit que le patron avait été frappé d'un coup de couteau en plein cœur, dans une boutique de la place de la Liberté. La place de la Liberté ! C'était cela, la place aux arcades ! Elle se raidit pour ne pas défaillir, pour garder le silence. L'événement la bouleversait ; elle se sentait saisie des plus cruels remords. N'aurait-elle pu sauver Mac Allermy ? N'auraitelle pu agir ?… Elle ne songeait qu'à cela, à sa responsabilité dans le crime commis !… Le reste, c'est-à-dire la façon dont la police avait été avertie, ce que les inspecteurs pouvaient savoir sur la boutique, sur le propriétaire de cette boutique, sur les réunions qui s'y tenaient, tous ces détails, qui furent connus plus tard, ne lui importaient pas en cette minute tragique où, comme une criminelle, elle se reprochait son inaction ! Elle lut pourtant tous les quotidiens du soir, qui, tous, relataient l'assassinat avec des renseignements différents, des commentaires variés et une documentation le plus souvent erronée sur la victime, personnage en vue, dont la mort tragique et mystérieuse causait dans le public une forte sensation. Dans ces journaux, également, était relaté un autre crime sensationnel aussi, mais qui ne fut pas une surprise pour Patricia : n'en avait-elle pas été informée la première par téléphone et au moment où il était commis ? Il s'agissait du crime sur la personne de l'attorney Frédéric Fildes. Celui-ci, qui devait bientôt s'embarquer pour l'Europe, avait été assassiné chez lui, au cours de la soirée précédente, par un inconnu qui était venu le voir et qui l'avait frappé d'un coup de couteau au cœur – préci- sément comme avait été frappé le directeur de Allô-Police. Y a-til corrélation entre ces deux meurtres, se demandaient les journaux ? Les deux victimes se connaissaient bien et avaient des affaires communes. Une bande de gangsters aurait-elle résolu leur mort ? Les aurait-elle exécutés presque à la même heure ? Mais chez Fildes un coffre-fort avait été forcé. Une somme de cinquante mille dollars avait été volée… Était-ce donc le simple crime crapuleux d'un isolé ? Patricia, elle, savait à n'en pouvoir douter que la même main criminelle avait frappé les deux vieillards. Mais dans quel but précis ? Pour le compte de quelle puissance occulte ? Le Sauvage était-il un criminel de grande envergure, ou un simple instrument ? Elle voulait le savoir… Pour cela, un seul moyen… Le lendemain du double crime, dans l'après-midi, Patricia fut convoquée par Henry Allermy dans le bureau directorial du journal de police dont, fils et héritier de James Mac Allermy, il avait pris possession. Sans émotion apparente, la jeune femme répondit à cet appel. Henry Mac Allermy avait trente ans. Patricia, qui ne l'avait pas vu depuis plusieurs années, retrouva en lui, homme fait, les traits du jeune homme qu'elle avait autrefois connu. Mais toute passion était morte en elle comme en lui. Ils se parlèrent avec la réserve de deux étrangers. – Mademoiselle, dit le jeune directeur, la dernière note écrite par mon père sur son registre particulier vous concerne : « Patricia… un caractère, de l'énergie, le sens de l'organisation. Serait tout à fait à sa place comme sous-directrice. » Sans regarder la jeune femme, il ajouta : – Je tiendrai compte dans toute la mesure du possible de l'opinion de mon père sur vous… Toutefois, bien entendu, si cela s'accorde avec vos intentions… Patricia répondit avec la même réserve : – Je crois, monsieur, que la meilleure façon dont je puisse servir le journal, c'est en me consacrant à la tâche de venger votre père. Dans quelques heures, je m'embarque pour la France. Je viens de retenir ma place sur le paquebot Île-de-France. Henry Mac Allermy eut un geste d'étonnement. – Vous allez en France ? s'exclama-t-il. – Oui. D'après certaines paroles prononcées par votre père, je puis affirmer qu'il avait l'intention d'y aller lui-même d'ici peu. – Alors ? – Alors, je crois que ce voyage en France était lié avec l'affaire où M. Mac Allermy a trouvé la mort. – Vous avez des preuves ? – Rien de précis. C'est une simple impression. – Et au moment même où le journal a le plus besoin de vous, vous prenez une décision aussi grave, sur une simple impression ? observa Henry Allermy avec un peu d'ironie. – On doit souvent suivre, pour agir, ses intuitions, répondit avec calme Patricia. – Mais il faut vous mettre d'accord avec la police. – Je n'en vois pas la nécessité. Je ne pourrais fournir à la police aucun renseignement utile… Il y eut un silence. – Vous avez de l'argent ? reprit Henry Mac Allermy, que la résolution de la jeune femme impressionnait malgré lui. – Deux mille dollars d'avance, que votre père avait versés à la caisse à mon compte comme avance sur mon travail futur. – Ce n'est pas suffisant. – Si j'ai besoin d'une plus forte somme afin d'obtenir un résultat, vous en serez avisé, monsieur. – J'y compte. Au revoir, mademoiselle. Ils se séparèrent sans un mot de plus. Comme Patricia se retirait, une jeune femme, dans le bureau directorial, entra sans être annoncée. Jolie, fardée, très élégante dans ses vêtements de deuil, elle passa en tourbillon près de Patricia sans même la voir et se jeta dans les bras d'Henry en s'écriant : – Mon nouveau manteau, chéri ! Comment le trouves-tu ? Il fait bien deuil, n'est-ce pas ? C'était la jeune épouse d'Henry Allermy. L'heure venue, Patricia s'embarqua sur le paquebot Île-deFrance. Elle était seule. Une amie devait lui amener, deux ou trois semaines plus tard, son fils, le petit Rodolphe. Tout de suite, la traversée fut pour la jeune femme un grand repos. L'isolement parmi les passagers étrangers, le calme de l'existence à bord répandaient sur elle leurs inévitables bienfaits. Il y a des heures dans la vie où l'on ne voit clair qu'en fermant les yeux. La mer vous apporte cette sérénité dont on a tant besoin à certains moments troubles et incertains. Les deux premiers jours, Patricia ne quitta pas sa cabine. Aucun bruit à gauche, sa cabine étant au bout d'un couloir ; aucun bruit à droite : « Le passager voisin ne sortait jamais et restait étendu sur son lit », confia le steward à Patricia. Mais, le troisième jour, revenant après une promenade sur le pont, elle constata que son sac de voyage et ses tiroirs étaient en désordre ; on avait fouillé chez elle… Qui avait fouillé ? Pour trouver quoi ? Patricia fit vérifier les targettes qui, d'un côté et de l'autre, verrouillaient la porte de communication. Elles étaient intactes, les serrures fermées à double tour… Impossible de passer. Pourtant on avait passé. Le lendemain, nouvelle intrusion, nouvelle fouille chez Patricia. Elle ne pouvait douter. Quelqu'un entrait chez elle en son absence. Qui, encore une fois, et dans quel but ? Dans l'espoir de se renseigner, elle se mêla à la vie du paquebot pour étudier les passagers. Elle déjeuna et dîna dans la salle à manger, se promena sur le pont, fréquenta les salons… écouta… regarda… Non, elle ne connaissait personne… Cependant les fouilles continuaient chez elle. Patricia se plaignit au commandant, lequel avertit le commissaire du bord qui entreprit des recherches, fit établir une surveillance. Surveillance et recherches vaines. Mais une enquête personnelle, l'indication donnée par des traces de pas sur la poudre de riz tombée d'une boîte sur le parquet, révélèrent à Patricia que l'intrus venait de la cabine voisine. Celle-ci était occupée par un passager nommé Andrews Forb. Andrews Forb ?… Cela n'apprenait rien à Patricia. Mais inquiète, en désarroi, elle crut que ce nom cachait la personnalité du Sauvage… Ou bien, qui sait ? celle de l'homme qui avait combattu le Sauvage sur le palier de Allô-Police… qui l'avait sauvée, elle, Patricia. Comment savoir la vérité, puisque le passager voisin ne sortait jamais de sa cabine ? Résolue à dissiper ce doute qui l'affolait, elle se fit accompagner par le commissaire pour une visite à cette cabine voisine. Celui-ci frappa à la porte, parlementa et enfin, usant de son autorité, introduisit Patricia. Patricia regarda le passager mystérieux et s'exclama avec stupeur : – Comment, c'est vous, Henry ?… Elle demanda au commissaire de la laisser seule avec l'occupant de la cabine. Henry Mac Allermy, en présence du commissaire, s'était contenu, mais, quand il fut seul avec la jeune femme, le masque d'impassibilité qu'il avait porté lors de leur entrevue au journal tomba, et pâle, bouleversé, il se jeta aux genoux de Patricia et avoua tout. Il l'aimait. Il n'avait jamais cessé de l'aimer. Il implorait son pardon pour l'avoir si lâchement abandonnée. Il ne pouvait plus vivre sans elle. – Je suis jaloux, acheva-t-il, pantelant. Je souffre ! Que veut dire ce départ ? Venger mon père ? C'est un prétexte ! C'est un mensonge. Vous ne partez pas seule, Patricia ! Vous partez avec un homme que vous aimez ! Qui est-il ? Je n'en sais rien ! Mais je le saurai ! Je vous arracherai à lui ! Rien ne compte que vous. Mon mariage fut une folie. Je vous aime ! Je ne supporterai pas de vous voir à un autre ! Je vous tuerai plutôt ! Je ne puis admettre votre trahison ! Saisie d'étonnement devant tant d'injustice, Patricia s'indigna : – Mais la trahison, c'est vous qui l'avez commise, Henry ! Je m'étais confiée à vous. Je vous avais donné tout mon amour ! Je ne vivais que pour vous et pour notre enfant ! Et vous avez brisé tout cela ! Tout s'est effondré du jour au lendemain, sans raison, sans explication. Un seul mot sur un bout de papier : « Adieu ! ». Vous parlez de me tuer ?… Mais, sans Rodolphe, je serais morte ! Vous pardonner ? Jamais. Ou alors, oui, le pardon que l'on accorde au passé cruel qui ne compte plus ! À un indifférent qu'on a chassé de sa pensée et que l'on ne méprise même plus ! Elle était déterminée, dédaigneuse, implacable. Henry Mac Allermy, dans un effort violent, reprit quelque sang-froid. Il se releva, promit de changer de cabine le jour même, de ne plus l'importuner et, dès l'arrivée en Europe, de retourner à New York. – Pour vous occuper de votre journal et de votre femme, ordonna Patricia. Il haussa les épaules : – Non, le journal m'ennuie. C'est en dehors de mes compétences. Les rédacteurs, associés entre eux, feront mieux que moi. J'ai donné des pouvoirs avant mon départ. Je réglerai tout définitivement… – Et votre femme ? – Je la déteste, depuis que je la connais bien. Elle s'est imposée à moi pour me prendre à vous. C'est une enfant gâtée, égoïste, frivole et capricieuse ! – Votre place est auprès d'elle ! Vous l'avez épousée ! Vous devez la rendre heureuse ! C'est votre devoir ! Il protesta, il pleura, la supplia à nouveau. Et la voyant inflexible, il finit par promettre tout ce qu'elle exigea de lui. – Un lâche, un être inconsistant et versatile, se dit Patricia lorsqu'elle eut regagné sa cabine. Comment ai-je pu me tromper à ce point ? Voir en lui un homme digne d'être aimé ?… Henry Mac Allermy n'était pas à craindre pour elle. Elle dormit tranquille cette nuit-là. Mais le matin suivant elle apprit qu'une rixe avait eu lieu, la nuit, sur le pont, entre deux individus. L'un d'eux avait jeté l'autre à la mer. Le passager qui se faisait appeler Andrews Forb ayant disparu depuis ce moment-là, on ne douta pas que ce fût lui la victime. Mais nul ne put savoir qui l'avait jeté par-dessus bord. Personne n'avait été témoin direct de la rixe. L'un des combattants avait été jeté à la mer ; l'autre s'était éclipsé. On fit de vaines recherches parmi l'équipage et les voyageurs. Le mystère ne put être éclairci. Patricia, pourtant, avait la certitude – certitude sans preuve, du reste – que l'agresseur était le Sauvage, qui, après avoir tué le père, s'était débarrassé du fils. Elle imaginait le Sauvage embusqué parmi les passagers. Elle étudiait tous les visages… Mais comment reconnaître un homme qu'on n'a fait qu'entrevoir rapidement et en des circonstances dramatiques ne prêtant pas à l'observation précise ? La jeune femme, malgré son courage, eût connu des heures d'angoisse si elle n'avait eu l'impression irraisonnée, mais réconfortante, que quelqu'un veillait sur elle. Oui, celui qui l'avait déjà sauvée une fois la sauverait encore, le cas échéant. Était-il donc à bord de l'Île-de-France ? Pourquoi pas ? N'avait-il pas promis de la secourir, de la défendre ? N'était-il pas toutpuissant ? Avec le sentiment qu'elle se protégeait contre toute agression possible, elle suspendit à son cou, comme un fétiche bienfaisant, le sifflet d'argent qu'il lui avait donné. À la moindre alerte, elle l'appellerait et il viendrait, elle en était sûre… Dès lors, rassurée, elle put vivre tranquille pendant le reste du voyage. Rien ne se passa. Comme le Sauvage, le Sauveur demeurait dans l'ombre impénétrable où elle le cherchait. À l'arrivée, sur la passerelle du débarquement, en face de laquelle elle se posta, aucun signe ne lui permit d'identifier, parmi les passagers quittant le bord, l'un ou l'autre de ces hommes qui tenaient tant de place dans sa mémoire, l'un sinistre, vulgaire et redoutable, avec sa passion tenace, brutale et hardie ; le second, déterminé, amical et si puissant que, sûre de lui, elle n'avait plus peur de rien, puisqu'il avait promis de la secourir et de la défendre. Les projets de Patricia s'appuyaient sur le raisonnement suivant : La grande et secrète entreprise de James Mac Allermy avait décidé celui-ci à faire un voyage en France. Donc, le Sauvage, son assassin – oui, on n'en pouvait douter – voulait, lui aussi, gagner la France, autant pour se mettre à l'abri des poursuites de la police new-yorkaise, que pour continuer l'affaire commencée qu'il voulait confisquer à son profit. Sans doute, ayant quitté le bateau clandestinement en Angleterre, tenterait-il de passer en France par une autre voie. Au Havre, Patricia, donc, loua une auto, se fit conduire à Boulogne, puis à Calais, afin de surveiller les débarquements de Grande-Bretagne. En fin de journée, à Calais, un individu, vêtu d'un large raglan, coiffé d'une casquette enfoncée et le bas du visage enfoncé dans un cache-nez gris, franchit la passerelle. Sa main droite tenait une lourde valise. Sous le bras gauche, parmi une liasse de journaux et de magazines, il dissimulait un paquet enveloppé de papier d'emballage et ficelé, dont la dimension correspondait au portefeuille volé à Mac Allermy. Patricia, qui, se dissimulant avec soin, observait l'arrivée, reconnut la silhouette de celui qu'on appelait le Sauvage. Elle s'attacha à ses pas. Il prit le train pour Paris, Patricia monta dans le compartiment voisin. À Paris, il descendit dans un grand hôtel non loin de la gare du Nord. Patricia s'établit dans le même hôtel, au même étage. Elle avait la certitude qu'il ne soupçonnait pas sa présence. Tout un jour elle attendit, construisant des plans qu'elle abandonnait à mesure. La femme de chambre de l'étage, dont elle acheta les bons offices, la renseigna sur l'emploi du temps du voyageur. C'était simple : il avait dormi tout l'après-midi et avait demandé qu'on lui servît à dîner dans sa chambre. Il ne se séparait pas d'un grand portefeuille fauve, à poignée de cuir. Ce dernier renseignement vainquit les hésitations de Patricia et ses craintes. Il fallait agir avant que le bandit n'agît. Il fallait lui enlever le portefeuille avant qu'il n'eût le temps de tirer parti des documents qui s'y trouvaient contenus ou bien qu'il le portât peut-être en une cachette sûre. Patricia prit dans son nécessaire de toilette un petit revolver bijou, porte-respect sans quoi elle ne voyageait pas et, avec un nouveau et sérieux pourboire, se fit conduire à la chambre du Sauvage par la femme de chambre qui lui en ouvrit la porte à l'aide d'un passe-partout. Patricia entra, referma la porte derrière elle, se trouva seule avec l'homme. Il venait d'achever de dîner. Il se dressa, Patricia vit sa haute taille, sa large carrure, son visage massif et bestial qu'elle n'avait jusqu'alors fait que deviner dans l'ombre d'un palier ou d'un quai et que, pour le moment, la stupeur rendait presque comique. Mais il se ressaisit vite et voulut railler. – Patricia ! Non, c'est vous ! Quelle charmante surprise ! Comme c'est gentil de venir voir un vieil ami ! Asseyez-vous donc ! Voulez-vous des fruits, du café, des liqueurs ? Mais, d'abord, on ne s'embrasse pas ? Il fit un pas vers elle. Elle braqua sur lui son petit revolver : – Restez tranquille, n'est-ce pas ! Il rit, mais s'arrêta : – Alors, qu'y a-t-il pour votre service ? – Rendez-moi le portefeuille de cuir fauve que vous avez volé après avoir tué M. Mac Allermy dans la boutique où vous êtes revenu après la réunion des « onze », ordonna Patricia. Il rit encore. – Si j'ai jugé bon de tuer pour voler ce portefeuille, ce n'est pas pour le rendre, voyons ! Qu'en voulez-vous faire ? – Continuer l'œuvre commencée par mon ancien directeur. Je suppose que tous les documents indispensables sont dans ce portefeuille ?… – Certes. Et sans eux, impossible de rien faire ! – Donnez-les-moi. Vous êtes traqué par la police, d'une minute à l'autre on peut vous arrêter pour deux crimes et les documents seront perdus pour nous. – Pour nous ? Vous consentez donc à travailler pour moi, ma belle Patricia ? – Non, pour moi et pour le journal. – C'est-à-dire pour votre ancien ami, Allermy junior ? – Il est mort, dit Patricia d'une voix sourde et sans pouvoir réprimer un frisson. On l'a jeté à l'eau. Sauvage haussa les épaules. – Des blagues ! Quelqu'un est tombé à l'eau, oui… Et le junior, laissant croire que c'était lui, s'est caché parmi la foule des troisième classe. Vous n'avez donc pas lu les dernières nouvelles câblées de New York ? – Alors, qui donc s'est noyé ? – Un émigrant italien expulsé d'Amérique après de sales histoires. Il a dû vouloir faire du chantage… – Et c'est l'homme qui m'a sauvée de vous qui l'a jeté à la mer ? – Je ne connais pas cet homme. – Vous mentez ! Vous lui avez dit qu'il était Arsène Lupin ! – Je n'ai aucune certitude. Peut-être est-ce lui… Peut-être pas… Mais, somme toute, vous réclamez le portefeuille ? – Oui. – Et si je refuse ? – Je vous livre à la police. – Soit. Mais d'abord, réglons nos comptes tous les deux. Il y eut un silence. Le Sauvage paraissait hésiter. Enfin, il grommela : – Qu'est-ce que vous voulez que je fasse entre votre revolver et les flics… – Donnez-moi le portefeuille… Où l'avez-vous caché ? – Sous mon oreiller. Attendez, vous allez l'avoir. Toujours sous la menace du petit revolver, le Sauvage se dirigea vers son lit, se pencha… Et, tout à coup, rapide comme l'éclair, bondit de côté, en même temps que l'oreiller du lit volait à travers la chambre, frappant Patricia au visage et lui faisant sauter des mains le revolver. Le bandit s'empara de l'arme et marcha sur la jeune femme. Dans l'ombre de la pièce mal éclairée, elle devinait l'expression implacable et bestiale de son visage. Elle porta son sifflet d'argent à sa bouche. – Halte ! ou j'appelle ! – Et qui viendra ? ricana le bandit. – Lui. Celui qui m'a déjà protégée contre vous. – Ton sauveur mystérieux ? – Mon sauveur, Arsène Lupin. lé. – Tu le crois aussi, dit Patricia. Et tu as peur !… Il essaya une fanfaronnade. – Eh bien, siffle donc ! Qu'il vienne ! J'ai envie de faire sa connaissance de plus près. Mais c'était une envie très relative, car il laissa partir la jeune femme. Patricia regagna sa chambre, décidée à faire une autre tentative le lendemain, et cette fois en prévenant, s'il le fallait, la police. Elle dormit quelques heures, et au matin fut réveillée par des allées et venues, et des bruits de voix animée. – Tu crois donc que c'est lui ? dit le Sauvage qui avait recu- S'étant levée, elle apprit par la femme de chambre que celui qu'elle nommait le Sauvage avait, dans le courant de la nuit, été grièvement blessé à la tête d'un coup de matraque. Il vivait encore cependant et on ne désespérait pas de le sauver. On ignorait tout de son agresseur qui avait passé inaperçu parmi les allées et venues des voyageurs. Utilisant sa carte de reporter, il fut loisible à Patricia de se mêler à l'enquête préliminaire du commissaire de police. Elle n'apprit rien, mais, revenant à l'hôtel, la femme de chambre voyant que le blessé l'intéressait pour une raison ou pour une autre, lui offrit de lui remettre, moyennant récompense, le carnet-portefeuille de l'homme assailli. Elle l'avait trouvé derrière le radiateur de sa chambre. Patricia accepta et s'enquit de la sacoche. Personne ne l'avait vue. L'agresseur du Sauvage l'avait certainement emportée. C'était sans doute pour s'en emparer qu'il avait frappé. Dans le porte-cartes, Patricia trouva un petit carnet d'identité avec une photographie abritée sous une feuille de mica. L'envers de la photo portait cette ligne écrite par Mac Allermy : (M) – Paule Sinner n° 3. Une page de carnet indiquait l'adresse à Portsmouth d'un certain Edgar Becker (taverne Saint-George). Les autres pages étaient blanches. Patricia supposa que cet Edgar Becker était sans doute l'agresseur du Sauvage, donc le voleur du portefeuille. Voulant se renseigner, espérant voir l'homme lui-même, s'il avait, ce qui était probable, regagné l'Angleterre avec son butin, elle repartit aussitôt pour le Havre, traversa la Manche et arriva à Portsmouth. Là, elle trouva facilement la taverne Saint-George. Une petite taverne voisine du port. L'établissement était en émoi. Le patron, un gros homme roux et bavard, renseigna la jeune femme. Il y avait eu un crime chez lui quelques heures plus tôt. Edgar Becker, qui logeait à l'hôtel dépendant de la taverne, avait été assassiné. Il revenait d'un court voyage en France… – Portait-il un portefeuille de cuir fauve ? demanda Patricia, essayant de dominer sa surexcitation. – Parfaitement, miss, je l'ai vu dans sa valise. Becker est monté se reposer. Alors, ce qui s'est passé, personne n'en sait rien, parce que personne n'a rien vu ; mais trois heures après, la servante a trouvé Becker étranglé. – Et le portefeuille ? demanda Patricia. – Pas trace de portefeuille. Mais j'ai trouvé un carnet. Tiens, j'ai oublié d'en parler à la police. – Dix livres si vous me donnez ce carnet, dit la jeune femme. Le patron n'hésita pas. – Oh ! si vous voulez. Je n'en ai que faire et après tout Becker me devait de l'argent et c'est pas la police qui paiera… Le carnet, semblable à celui du Sauvage, contenait la même sorte de carte d'identité, signée de M. Allermy, et une photo de même format, avec cette notation : (M) – Paule Sinner n° 4. Patricia revint en France, s'installa dans un hôtel du quartier de l'Étoile et c'est trois jours plus tard qu'elle câbla, au jour- nal Allô-Police, cet article fameux qui fit tant de bruit aux Étatsunis et dans tous les pays du monde. Il commençait par ces lignes sensationnelles : « Quatre crimes ont été commis, deux à New York, un en Angleterre, un autre à Paris. En apparence, rien de commun entre eux et je ne pense pas que la police, même si elle y a un moment songé, tout au moins pour les deux crimes de New York, aurait jamais pu découvrir entre eux le moindre lien. Or, c'est le même crime et je vais le démontrer. » Patricia racontait alors sa conversation avec Mac Allermy, les raisons pour lesquelles elle l'avait suivi un soir à travers les rues, le rendez-vous des onze dans le magasin de la place de la Liberté, le vol du portefeuille de cuir fauve, son coup de téléphone tragique à Frédéric Fildes, son voyage en Europe, ce qu'elle savait enfin des deux autres crimes. Et quelle habileté dans ce récit ! Quelle clarté magistrale dans les déductions ! Quelle atmosphère créée dès les premières lignes ! Ah ! elle avait bien profité de la leçon donnée par le vieil Allermy ! L'article se terminait par cette page qui en résumait toute la force et lui donnait toute sa signification : « Ainsi donc, un conciliabule, évidemment préparé de longue date, réunit onze personnes en vue d'une œuvre qui semble de considérable importance. Et quels sont les premiers résultats de l'effort convenu ? Trois hommes tués et une tentative d'assassinat ! Est-ce à dire que l'œuvre soit une de celles qui ne peuvent produire que meurtre, vol ou ignominie ? Non. Elle a germé dans le cerveau de deux hommes, de deux amis d'une moralité indiscutable et d'un caractère au-dessus de tout soupçon ! Mac Allermy et l'attorney Frédéric Fildes ! Mais elle est difficile, pleine d'embûches, de périls et d'obstacles ; les deux amis doivent choisir leurs associés parmi des personnes louches : chevaliers d'industrie, hommes à tout faire, gangsters de toutes classes, dont Mac Allermy pressent les exigences et les appétits sournois quand il me dit : « Supposons que je sois engagé dans une aventure qui me mène à la mort. » Et c'est ce qui advient dès l'abord. Les deux honnêtes gens sont aussitôt assassinés, les documents indispensables au succès de l'entreprise sont volés et voilà une bande de fauves lâchés à travers le monde, avec des ambitions féroces et un but qui les enfièvre, les rend plus impitoyables encore… Conséquence : deux autres victimes. Et ce n'est pas fini. « Hypothèse… direz-vous ? Suppositions sans preuves réelles ? « Mes preuves, je les gardais pour conclure. Ou plutôt ma preuve, car il n'y en a qu'une, mais elle est irréfutable, et la police de New York saura lui donner toute son autorité. « C'est la découverte de ces deux cartes d'identité que j'ai recueillies et qui appartenaient au Sauvage et à Edgar Becker. Or, je suis persuadée que l'on a dû trouver ou que l'on trouvera la même carte parmi les papiers de M. Mac Allermy et de l'attorney Frédéric Fildes… » Et, effectivement, dès que l'article fut parvenu à la connaissance de la police de New York, des recherches furent faites dans les papiers des deux amis assassinés et on découvrit les deux carnets d'identité sur lesquels l'attention de la police ne s'était pas arrêtée. On y lut ces indications : Sur celui de Frédéric Fildes : (M) – Paule Sinner n° 2. Sur celui de James Mac Allermy : (M) – Paule Sinner n° 1. La preuve était faite : sur les quatre victimes, la même indication. Mot de passe ? Signe de ralliement ? Nom d'une femme réelle ? Sobriquet particulier signifiant : « Paule la Pécheresse » ? Mystère ! Mystère complet !… Oui, mais, en tout cas, on devait supposer que les sept complices survivants étaient réunis par ce même nom : Paule Sinner, qu'accompagnait un numéro d'ordre qui les désignait dans la ténébreuse association et que précédait un M majuscule. Mais, dans la nuit même qui suivit leur découverte, les deux carnets provenant des deux hommes assassinés disparurent des bureaux centraux de la police… Comment ?… Un mystère de plus… Chapitre III Horace Velmont, duc d'Auteuil-Longchamp À pas feutrés, retenant son souffle, Victoire, la vieille nourrice, entra dans la salle de bains où son maître, enveloppé d'un peignoir multicolore, dormait sur un divan. Sans ouvrir les yeux, il grogna : – Pourquoi tant de précautions ? Tu peux claquer les portes, casser des assiettes, danser un fox-trot ou taper de la grosse caisse ; je ne me réveille jamais qu'au moment que je me suis fixé. À tout à l'heure, Victoire. Enfonçant davantage sa tête dans les coussins, il se rendormit en toute sécurité. Victoire le contempla longuement, avec extase, murmurant : – Quand il dort, il n'a pas son petit sourire gouailleur ou cet air d'énergie agressive qui lui sont particuliers à l'état de veille et qui m'inquiètent toujours un peu, moi, sa vieille nourrice, qui depuis tant d'années n'ai jamais pu m'y habituer. Elle reprit, enfin, pour elle-même : – Il dort comme un enfant… Ah ! voilà qu'il sourit… Sûrement, il fait de beaux rêves… Sa conscience est en repos, cela se voit. Comme son visage est calme… Et ce qu'il paraît jeune ! Dirait-on jamais qu'il a près de cinquante ans. Elle n'achève pas. Le dormeur l'a entendue, il sursaute, la saisit à la gorge. – Vas-tu te taire ! crie-t-il. Est-ce que je vais dire ton âge au charcutier du coin, qui te fait la cour ? Victoire est suffoquée, d'indignation surtout, car la main d'hercule qui l'a prise au cou se garde de serrer : – Le charcutier du coin… Oh !… – Tu me diffames en criant mon âge ridicule. – Il n'y a personne ici. – Il y a moi, moi qui n'ai même pas trente ans… Alors pourquoi me blesser avec des chiffres dérisoires ? Il se rassoit sur son divan, bâille, boit un verre d'eau, embrasse la nourrice avec une tendresse d'enfant et s'exclame : – Jamais je n'ai été si heureux, Victoire ! – Pourquoi donc, mon petit ? – Parce que j'ai arrangé ma vie. Plus d'aventures ! Celles de Victor et celle de la Cagliostro seront les dernières. J'en ai assez ! J'ai mis ma fortune à l'abri, et j'en veux jouir sans embêtements, en grand seigneur milliardaire. Et j'en ai également assez de toutes les femmes ! Assez d'amour ! Assez de conquêtes ! Assez de petite fleur bleue, assez de sérénades ! Assez de clairs de lune ! Assez de tout ! J'en suis excédé ! Donne-moi une chemise empesée et mon habit numéro 1. – Tu sors ? – Oui, Horace Velmont, unique descendant d'une ancienne famille de navigateurs français, émigrés au Transvaal, et qui s'y est enrichi par les plus honnêtes procédés, se rend ce soir à la grande fête annuelle du banquier Angelmann. Laisse-moi m'habiller et me faire une beauté, ma vieille ! À dix heures et demie, Horace Velmont arrivait devant le luxueux immeuble du faubourg Saint-Honoré, qui abrite, à la fois, la banque Angelmann et les appartements du banquier. Ayant passé sous la voûte, entre les corps de bâtiments réservés aux bureaux, il pénétra dans la cour bordée par les ailes réservées à l'habitation et qui se prolonge par la pelouse d'un de ces beaux jardins qui s'étendent jusqu'aux Champs-Élysées. Deux vélums étaient tendus au-dessus de cette cour et de cette pelouse. Tout le fond était occupé par une foire avec chevaux de bois, balançoires, attractions de toutes sortes, baraques d'exhibitions de phénomènes, rings réservés à la boxe et à la pittoresque lutte libre. Dans ce cadre éblouissant de lumière, des centaines de personnes se pressaient. Trois orchestres et trois jazz faisaient rage. Dès l'entrée, Angelmann recevait ses invités. Jeune encore sous ses cheveux blancs, la figure nette et rose, l'air photogénique d'un financier américain de cinéma, il avait échafaudé sa situation sur la base solide de trois faillites supportées avec art, honneur et dignité. Non loin de lui, se trouvait sa femme, la belle madame Angelmann, comme l'appelaient ses innombrables admirateurs. Horace serra les mains du banquier. – Bonjour, Angelmann. Angelmann répondit avec d'autant plus d'amabilité qu'il semblait incapable de mettre un nom sur ce visage. nu ! – Bonjour, cher ami, comme c'est aimable à vous d'être ve- Le cher ami esquissa le mouvement de s'éloigner, puis revint sur ses pas et lui dit à voix basse : – Sais-tu qui je suis, Angelmann ? Le banquier réprima un tressaillement et répondit du même ton : – Ma foi, je ne sais pas trop, tu as tant de noms ! – Je suis un monsieur qui n'aime pas qu'on se f… de lui, Angelmann. Or, sans avoir aucune preuve formelle, j'ai l'impression que tu me trahis. – Moi… Vous… te trahir ! Des doigts d'acier s'incrustèrent dans son épaule avec l'apparence de faire un geste amical ; la voix basse ajouta durement : – Écoute-moi, Angelmann. Le jour où je serai fixé, je te briserai comme verre. Tu n'existeras plus. En attendant, je te donne une chance… Mais je choisis comme gage de ta fidélité ton admirable compagne. Le banquier blêmit, mais il était en public, chez lui, il se domina vite, et reprit son sourire mondain. Cependant, Horace avait passé et il s'inclinait à présent devant la belle madame Angelmann. Avec une parfaite aisance de grand seigneur et une galanterie étudiée, il lui baisa la main et, se redressant, murmura : – Bonsoir, Marie-Thérèse… Alors, toujours jeune, toujours séduisante, toujours vertueuse ? Il raillait, elle sourit et murmura avec une pareille ironie : – Et toi, beau ténébreux, toujours honnête ? – Bien sûr, l'honnêteté est une de mes parures. Mais ce n'est pas ce que les femmes préfèrent en moi ; n'est-ce pas Marie-Thérèse ? – Fat ! Elle avait légèrement rougi en haussant les épaules et lui, d'un ton plus sérieux, conclut : – Surveille ton mari, Marie-Thérèse, crois-moi, surveille-le. – Qu'y a-t-il donc ? balbutia-t-elle. – Oh ! il ne s'agit pas de galanterie… Comment être infidèle à la belle Marie-Thérèse ! Il s'agit de choses plus sérieuses… Crois-moi, surveille-le. Horace, souriant et content de lui, s'éloigna vers les attractions du jardin. Quelque temps parmi la foule il se promena. Il y avait beaucoup de jolies femmes. Il sourit à quelques-unes d'entre elles qu'il avait connues. En lui rendant son sourire, plusieurs rougirent légèrement et le suivirent des yeux. Il semblait décidé à s'amuser. Il fit un tour de chevaux de bois, puis s'approcha d'une baraque de lutteurs. Un vieil athlète en maillot rose et caleçon de peau de tigre venait de se casser le poignet en luttant contre un énorme professionnel fanfaron et brutal. Horace, le chapeau à la main, quêta pour le vieil athlète, puis entra dans la baraque, et bientôt reparut sur le ring en maillot lui aussi, ce qui permit d'apprécier l'harmonie de sa musculature onduleuse et souple. Il défia le lutteur colossal et, en deux reprises, le tomba, selon les meilleures méthodes japonaises. Le public, enthousiasmé, l'acclama, et quand il ressortit, en habit, de la baraque, l'entoura avec curiosité. Le sourire aux lèvres, il s'éloigna vers la piste où évoluaient des danseurs. Un couple attirait surtout, par son agilité acrobatique, l'attention du public qui faisait cercle. Horace regardait, lui aussi, avec intérêt, quand un monsieur s'approcha et se glissa devant lui. Le monsieur était de très haute taille. Horace ne vit plus rien. Il se déplaça. Le monsieur, au bout d'un moment, fit de même, et, de nouveau, fit écran. Horace allait protester, quand, dans la foule, il y eut un remous. Le monsieur recula, marcha sur le pied d'Horace. Il ne l'avait pas fait exprès, mais n'y prit aucunement garde. – On s'excuse, sacrebleu, grommela Horace. Le monsieur se retourna. C'était un jeune homme mince, élégant, verni, calamistré, tiré à quatre épingles, du reste joli garçon, avec un collier de barbe frisée, encadrant un dur visage de Levantin. Il regarda Horace, mais ne s'excusa pas. La danse finissait. L'orchestre en entama une autre, un tango. Le Levantin s'inclina alors devant une jeune femme très belle, au type anglo-saxon, qui se trouvait à quelques pas et dont Horace avait remarqué la grâce onduleuse. Elle parut hésiter une seconde, puis accepta l'invitation. Tous deux dansaient avec tant de perfection qu'on fit cercle pour les voir. Quand le Levantin eut ramené la jeune femme à sa place, il vint de nouveau se planter devant Horace Velmont. Mais, cette fois, Horace, à bout de patience, le saisit par le bras et le repoussa. Le Levantin, irrité, se retourna vivement. – Monsieur… – Quel goujat ! dit Velmont. L'homme rougit de colère et dit avec hauteur : – C'est une affaire, peut-être ? – Non. Une constatation ! – Je me regarde comme offensé. – Je l'espère bien. Le Levantin, avec un grand geste digne, tira une carte de sa poche. – Comte Amalti di Amalto ! Votre nom, monsieur ? – Archiduc d'Auteuil-Longchamp. Les gens s'attroupaient, ils rirent amusés par le sang-froid gouailleur d'Horace Velmont. Le Levantin furieux avait rougi. Il demanda : – Votre adresse, monsieur ? – Ici. – Ici ? – Oui. Dans les affaires graves, et celle-ci me semble très grave, je règle toujours aussitôt et sur place. Vous vous dites l'offensé… Soit ! Quelle arme choisissez-vous ? L'épée ? Le pistolet ? La hache d'abordage ? Le poignard empoisonné ? Le canon ? L'arbalète modèle 1430 ? On riait de plus en plus autour d'eux. L'étranger, sentant que le ridicule le menaçait avec cet adversaire blagueur et déterminé, domina sa colère et répondit froidement : – Le pistolet, monsieur ! – Allons-y. Ils étaient tout près d'un tir forain, muni de cibles, de pipes et de jets d'eau où sautillaient des coquilles d'œufs. Horace prit deux de ces longs pistolets Flobert à deux coups qui datent du second Empire, les fit charger sous ses yeux et présenta l'un d'eux au comte Amalti, en lui disant avec gravité : – Dès que deux coquilles d'œuf seront abattues, l'honneur sera sauf. Le Levantin hésita une seconde, puis se résigna à la plaisanterie. Il prit le pistolet, visa longtemps, et manqua son coup. Horace lui enleva le pistolet des mains et tenant les deux armes négligemment au bout de ses bras tendus, sans viser, pressa les détentes et abattit deux coquilles d'œuf. La foule poussa une acclamation. – L'honneur est sauf, monsieur, dit Horace, nos deux coquilles ont roulé sur le terrain. Et il tendit la main au comte Amalti qui prit le parti de rire et répondit : – Bravo, monsieur ! De l'esprit et de l'adresse. C'est plus qu'il ne m'en faut ! J'aurai plaisir à vous revoir. – Pas moi ! fit avec sérénité Horace qui s'éloigna rapidement afin d'échapper à la curiosité du public. Il se promena un moment dans un coin relativement désert du jardin et se disposait à se rapprocher de la sortie, quand une main se posa sur son épaule. – Puis-je vous parler, monsieur ? dit une voix féminine. Horace se retourna. – Ah ! la belle dame anglo-saxonne ! s'exclama-t-il d'un ton ravi. – Américaine et demoiselle ! répondit-elle. Il s'inclina, cérémonieux. – Dois-je me présenter, mademoiselle ? – Inutile, dit-elle en riant. Archiduc d'Auteuil-Longchamp me suffit parfaitement. – Très bien, mais moi, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mademoiselle ! – Êtes-vous bien sûr ? Voyons. Nous nous sommes rencontrés dans l'escalier d'une maison à New York. Vous ne vous souvenez pas ?… En outre, je vous observe depuis une heure. – Une surveillance, alors ? – Oui. – Et pourquoi ? – Parce que vous êtes certainement l'homme que je cherche depuis quelques jours. – Quel homme cherchez-vous ? – Celui qui peut me rendre un grand service. – Je suis toujours l'homme qui peut rendre un grand service à une jolie femme, indiqua Horace, toujours galant. Mademoiselle, je suis à vos ordres. Il lui offrit son bras et la conduisit parmi la foule jusqu'à cet endroit relativement désert d'où il venait. Sous les arbres du jardin, ils s'assirent. – Vous n'aurez pas froid, ici ? demanda Horace. – Je n'ai jamais froid, répondit-elle, en écartant la gaze qui couvrait ses épaules nues. – Merci, dit Horace avec conviction. Elle fut étonnée. – Merci de quoi ? – Du spectacle que vous me permettez de contempler. Rudement beau. Un marbre grec ! Elle fronça les sourcils en rougissant légèrement et ramena la gaze sur ses épaules. – Vous voulez bien m'écouter sérieusement, monsieur ? demanda-t-elle d'un ton sec. – Certes, j'aurais tant de joie à vous être utile ! – Alors, voici : je suis attachée à un grand journal de police américain. Cela m'a valu d'être mêlée à une affaire criminelle, dont les derniers épisodes se sont déroulés en France : l'affaire Mac Allermy ! Après avoir réussi dans ma collaboration au journal avec un succès au-delà de tout espoir, je me débats à présent, depuis deux mois, en efforts qui n'aboutissent à rien. Ne sachant plus que faire, je suis allée, il y a deux jours, voir à la préfecture de police un brave inspecteur qui m'avait aidée déjà de ses conseils. Cette fois-ci, il a fini par s'écrier : – Ah ! si vous aviez la collaboration de Machin ! – « Machin » ? demanda Horace. – C'est ainsi, me dit l'inspecteur, que nous appelons un type extraordinaire qui s'amuse parfois à travailler avec nous. Son nom, nous l'ignorons, de même que sa physionomie véritable. C'est un homme du monde, paraît-il, un grand seigneur fort riche. Il agit toujours de façon singulière et il est d'une force physique et d'une adresse incroyables, en outre, d'un calme que rien ne trouble jamais… Mais où le trouver ?… Ah ! tenez… le baron Angelmann donne demain, dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré, la fête annuelle, où il convie tout Paris. Certainement Machin sera là. À vous de le démasquer et de l'intéresser à votre entreprise. – Alors, vous êtes venue ici ? dit Horace. Et comme vous m'avez vu tomber un athlète forain, faire la quête et me battre en duel contre des coquilles d'œuf, vous vous êtes dit : « Voilà Machin » ! – Oui, répondit l'Américaine. – Eh bien ! mademoiselle, je suis en effet « Machin » et tout à votre service. – Merci, alors je commence. Connaissez-vous un peu l'affaire américaine dont je viens de vous parler ? – L'affaire Mac Allermy ? Un peu. – Comment l'avez-vous connue ? – J'ai lu à ce sujet un article publié par une femme. – Oui, par moi, Patricia Johnston. – Tous mes compliments ! – Sans réserve ? demanda Patricia mise en éveil par le ton de l'éloge. – Si, avec une réserve : l'article était trop bien fait, trop littéraire, trop mis en valeur. En matière de crime, j'aime le récit direct, pas « raconté », pas enjolivé, sans recherche de l'effet, sans préparation des coups de théâtre. Le roman policier m'endort. Elle sourit. – Tout le contraire des conseils que me donnait M. Allermy dont j'étais la secrétaire. Mais passons. Voici ce que j'ai appris. Brièvement, elle raconta les faits. Il écoutait attentivement, sans la quitter des yeux. Quand elle eut fini, il dit : – Comme je comprends bien maintenant ! – Mon explication est plus claire que mon article ? – Non, mais vous la donnez avec vos lèvres et vos lèvres sont délicieuses. Elle rougit encore, et, mécontente, murmura : – Ah ! ces Français… toujours les mêmes… – Toujours, mademoiselle, déclara-t-il tranquillement. Je ne puis réellement causer avec une femme à cœur ouvert, qu'après lui avoir dit ce que je pense d'elle. Question de loyauté, vous comprenez. Maintenant que j'ai rendu hommage à votre beauté, à vos épaules et à vos lèvres, concluons. Qu'est-ce qui vous embarrasse ? – Tout. – Depuis le quatrième crime commis à Portsmouth, rien de nouveau ? – Rien. – Aucun indice ? – Aucun. Voilà près de trois mois que je suis à Paris, trois mois que je cherche en vain. – C'est votre faute. – Ma faute ? – Oui. Le hasard vous a fourni des faits dont vous n'avez tiré qu'une certaine partie de la vérité. – J'ai tiré des faits tout ce qu'on pouvait en tirer. – Non. La preuve, c'est qu'en vous écoutant, j'en ai tiré davantage, moi. Donc, si vous êtes en panne, c'est votre faute. Il y a eu négligence de votre part, paresse d'esprit. – En quoi ai-je été négligente et paresseuse ? demanda Patricia un peu offensée. – Vous avez accueilli trop vite l'explication du nom de Paule Sinner. Sinner veut dire : « Pécheur ». Donc, vous en avez conclu que Paule Sinner veut dire : « Paule la Pécheresse ». Explication sommaire, explication trop facile. Il fallait pénétrer plus avant dans la réalité et se souvenir de ce qu'avait fait jadis le sieur Arsène Lupin. Le connaissez-vous ? – Par la lecture de ses exploits, oui, comme tout le monde. Mais personnellement, je ne crois pas le connaître. – Vous perdez beaucoup, dit Horace gravement. – Qu'a-t-il fait ? demanda-t-elle curieuse. – Pour s'amuser, il lui est arrivé deux fois de brouiller les lettres de son prénom et de son nom et de les reconstituer sous une autre forme, ce qui lui a permis, pendant un temps, d'être le prince russe Paul Sernine et, plus tard, d'être le noble portugais Luis Perenna. Personne ne s'en est douté. Tout en parlant, Horace avait tiré de son portefeuille quelques cartes de visite qu'il déchira en deux, fabriquant ainsi onze petits cartons sur chacun desquels il écrivit une lettre des deux mots « Paule Sinner ». Puis il offrit le tout à la jeune femme en disant : – Lisez dans l'ordre. Elle lut les onze lettres, à haute voix : A.R.S.E.N.E. L.U.P.I.N. – Qu'est-ce que cela signifie ? s'écria-t-elle confondue ? – Cela signifie, jolie demoiselle Patricia, que les onze lettres du nom d'Arsène Lupin lui ont servi à fabriquer un prénom et un nom de onze lettres : Paule Sinner. – Par conséquent, Paule Sinner n'existe pas ? dit Patricia. Horace hocha la tête. – Elle n'existe pas. Simple formule de passe et de ralliement que vous avez attribuée fort bien à la bande de New York. – Formule qui, en réalité, recouvrait le nom d'Arsène Lupin ? – C'est cela. – Lequel Arsène Lupin joue un rôle dans l'aventure, un rôle de chef, bien entendu ? – Je ne crois pas. Évidemment, c'est ainsi que l'affaire semble devoir être présentée, mais outre les habitudes pacifiques de Lupin qui ne s'accorderaient pas avec les quatre crimes déjà commis, je suis fondé à croire que l'association, qui a l'air d'être sous la direction de Lupin, a été fondée, au contraire, pour l'embêter. Œuvre morale, vous a dit Mac Allermy ! Pour des puritains comme lui et Frédéric Fildes, est-il œuvre plus morale, plus méritoire, que de s'attaquer à un malfaiteur, de lui faire rendre gorge et de donner à l'association la force illimitée que peut donner entre des mains expertes l'énorme fortune de Lupin ? Soit qu'on la lui dérobe, soit qu'on le fasse chanter. « La Maffia contre Arsène Lupin, telle est, me semble-t-il, la devise, le mot d'ordre, la directive de cette nouvelle croisade. Le mécréant, l'infidèle, le sarrasin, qu'il faut combattre et détruire, me semble être, en l'occurrence, le sieur Arsène Lupin, et les croisés, les Godefroy de Bouillon, les Richard Cœur de Lion, les Saint Louis qui se sont enrôlés pour conquérir Jérusalem, c'est Mac Allermy, c'est Frédéric Fildes, c'est le Sauvage. N'êtesvous pas convaincue, comme moi ? – Oh ! si, dit-elle, en toute sincérité. Tel que je connaissais Mac Allermy, je le vois fort bien s'élançant dans la lutte pour abattre l'antéchrist que représentait à ses yeux Arsène Lupin. Chapitre IV La Maffia Patricia demeura longtemps pensive. Enfin elle murmura comme pour elle-même : – Donc, la Maffia contre Arsène Lupin !… Elle releva la tête et, regardant Horace Velmont en face : – La Maffia… répéta-t-elle. Oui, votre conclusion doit être exacte. – Certainement, dit-il, et cette Maffia, d'origine américaine, ne borne pas son rôle au but magnifique que se sont proposé ses dirigeants, et qui est la lutte contre le mal. Non, ils veulent de l'argent tout de suite. Alors, en attendant, ils louent leurs services comme les mercenaires de jadis, ils s'enrôlent à la solde des particuliers qui veulent exercer une vengeance ou se mettre à l'abri des représailles, ou bien à la solde des factions politiques qui ont résolu de se défaire d'un adversaire quelconque, haut fonctionnaire gênant, général ennemi, homme d'État trop énergique. – Alors, cette Maffia dont on parle tant, c'est cela ? – Oui. – Vous en avez acquis la preuve ? – Vous auriez pu l'acquérir aussi, et la police et tout le monde également. Les cartes d'identité et de reconnaissance des conjurés, que vous avez découvertes et publiées, portent un M majuscule, n'est-ce pas ? – En effet. – M première lettre du mot Maffia : à la suite, les lettres M et A, initiales de Mac Allermy, les lettres FF qui sont les initiales de Frédéric Fildes. En outre, j'ai su que l'homme qui servait de secrétaire à Mac Allermy – le Sauvage, comme vous l'appelez –, celui qui est devenu le chef de la bande, se nomme Maffiano. C'est dans le nom de ce Sicilien de Palerme que les dirigeants ont ramassé le mot de Maffia… La Maffia, jadis association de malfaiteurs siciliens qui prétendaient recouvrir leurs crimes d'une apparence politique… La Maffia de sinistre souvenir… – Est-ce cette même Maffia dont on parle tellement depuis quelque temps en France ? – Je l'ignore. Je vois plutôt là un mot générique qui fait bon effet et qui, à mon sens, désigne l'esprit du mal sous toutes ses formes. Il y a une Maffia mondiale, à laquelle se rattachent plus ou moins toutes les bandes éparses dans les différents pays et qui constituent ainsi une formidable affiliation ayant pour but le vol et le meurtre. En tout cas, nous savons, nous, qu'il y a, à New York, un noyau d'organisation, un centre d'action qui rayonne jusqu'en Europe et qui fut l'œuvre de Mac Allermy et de Frédéric Fildes qui en ignoraient les dessous criminels et voulaient en faire une force bienfaisante. D'après mes renseignements, ce centre d'action se dédouble en deux groupes : les militants, les agents d'exécution à la tête desquels opère le Sicilien Maffiano, et un comité de contrôle et de comptabilité, en quelque sorte un conseil d'administration créé par les deux amis, qui recueille les cotisations, et surtout répartit les bénéfices. En général, dans ces espèces d'affiliation, les règlements sont fort sévères et les répartitions d'une régularité absolument scrupuleuse. À chacun sa part, suivant son grade et son numéro d'ordre dans la hiérarchie. Cela se passait ainsi autrefois dans les associations de flibustiers. Pour tout manquement aux lois de la probité, pour toute défaillance, une seule punition : la mort. Et jamais le coupable n'échappe. Pas de cachette sûre pour lui, pas de déguisement qui le mette à l'abri. Un jour ou l'autre, on trouve son cadavre, percé d'un poignard où s'inscrit la lettre M… Maffia ! Avant de répondre, Patricia, de nouveau, garda un moment le silence, plongée dans de profondes réflexions. – Soit, dit-elle enfin. Nous sommes d'accord. Vous avez raison sur tous les points. Mais si j'ai commis une erreur grave en ne tirant pas de ce nom, Paule Sinner, la signification totale qu'il comportait, comment aurais-je pu savoir ce que voulait dire la lettre M et ce qu'il y avait à redouter de cette effroyable association ? Il faut que vous ayez eu, vous, des informations particulières. – Évidemment ! convint Horace Vermont. – Mais de quelle façon ? Un des affiliés qui a trahi ? – Juste ! Un ancien complice d'Arsène Lupin. – Donc, un complice à vous, avouez-le ! – Si ça vous fait plaisir, mais ça n'a aucune importance pour le moment. L'ancien complice de Lupin, devenu gangster à New York, a été engagé par Mac Allermy, et quand il a su ce qui se tramait contre Arsène Lupin, il est venu m'avertir. Aussitôt, j'ai pris le bateau pour New York, j'ai manœuvré autour de Mac Allermy et lui ai vendu un dossier important. Après quoi, j'ai demandé mon affiliation. – Vous faites partie de la Maffia ! – Tout simplement, et même du comité supérieur. Voici ma carte : Paule Sinner, n° 11. – C'est merveilleux, murmura la jeune femme, avec une admiration stupéfaite. C'est merveilleux et presque incroyable d'habileté et d'audace. – Alors, reprit-il, maintenant vous comprenez ? Il s'interrompit brusquement et à voix plus haute comme s'il continuait une conversation : – Bref, mademoiselle, la baronne, ayant constaté que son portrait la représentait rousse alors que maintenant elle est platinée, l'a refusé. Le peintre veut faire un procès. L'affaire en est là. Patricia le regardait avec stupeur. Il ajouta à voix très basse : – Du sang-froid… Non, je ne suis pas fou, mais on nous espionne. – L'histoire est amusante, répondit Patricia, très haut en riant. – N'est-ce pas ? dit Velmont. Et dans un chuchotement : – Vous voyez ces trois ou quatre gaillards en tenue de soirée, oui, là, qui se mêlent à la foule des invités mais qui s'en dis- tinguent par ce je ne sais quoi de louche, de furtif, de sinistre qui sent son bandit d'une lieue… ne vous rappellent-ils rien ? – Si, dit la jeune femme avec une surexcitation contenue, ils me rappellent les individus que j'ai vus à New York le soir du crime, sous les arcades de la place de la Liberté. – Précisément. – C'est vous qu'ils visent ! – Sans aucun doute, dit Horace avec calme. Pensez donc que l'Association a été fondée par onze personnes. S'il n'en reste plus que quatre, ou même trois, au moment du partage, ces quatre ou ces trois auront tout le butin pour eux. C'est pourquoi la bande s'extermine elle-même peu à peu. Bientôt, par éliminations successives, il ne restera plus qu'un complice lors du règlement des comptes et de la dissolution qui doit avoir lieu vers la fin de septembre prochain. Tenez, regardez à droite… vous connaissez ce grand type avec ses longues jambes et ses longs bras ? – Ma foi, non. – C'est avec lui que vous avez dansé tout à l'heure, ce qui fut un tort. Vous auriez dû refuser… Ah !… il s'éloigne… Comte Amalti di Amalto, baron de Maffiano. – Le Sauvage, alors ? Un des complices ? Celui que vous considérez comme le chef ? – Oui… Le conseiller intime de Mac Allermy, son homme à tout faire. Celui qui vous persécutait, caché dans l'ombre… Celui qui a assassiné Mac Allermy et Frédéric Fildes… – Et qui a été frappé, lui aussi, dans l'hôtel de Paris où je l'ai vu ! – Frappé, mais pas tué. Il a survécu à sa blessure, et il a disparu de l'hôpital avant la publication de votre article qui révélait le rôle qu'il a joué dès le début et qui l'aurait fait arrêter. La jeune femme, malgré son courage, frissonna. – Oh ! j'ignorais cela… Oh ! j'ai peur de cet homme ! Gardez-vous, je vous en prie ! – Vous aussi, Patricia, gardez-vous. Du moment que cet homme est sur votre piste, il ne vous lâchera pas. Et c'est un danger constant. Elle essaya de dominer son inquiétude. – Mais qu'ai-je à craindre ? – Autant que moi. – Pourtant je ne fais pas partie de leur bande. – C'est vrai ! Seulement, vous êtes l'ennemie. Dix minutes après votre départ de New York, le même câble était envoyé à chacun des affiliés d'Europe : Patricia Johnston, secrétaire, s'embarque pour venger les numéros 1 et 2 M. Depuis, vous êtes surveillée et condamnée. La mort vous guette ce soir… Sortons d'ici ensemble. Avec moi vous n'aurez rien à craindre et vous passerez la nuit chez moi. – Bien, dit-elle docilement. Mais, et soyez sûr que je pense à votre sécurité autant qu'à la mienne, ne m'avez-vous pas raconté qu'on connaissait tous les domiciles de Lupin ?… – La liste que je leur ai fournie est antérieure à la mort de Mac Allermy. Mon domicile actuel n'y est pas mentionné. Il se leva. – Venez, Patricia. Appuyez votre tête sur mon épaule, permettez-moi de vous enlacer la taille de mon bras respectueux… Oui, comme cela… et partons ensemble, non pas comme des complices peureux qui cherchent à fuir, à se protéger et à se secourir l'un l'autre, mais comme des amoureux qui se serrent tendrement l'un contre l'autre, tout enivrés de passion. Venez, Patricia, venez ! La jeune femme obéit. Ils s'en allèrent, côte à côte, à pas comptés, et penchés l'un sur l'autre. Ils se dirigeaient vers la sortie ; mais au moment où ils traversaient une des régions sombres et désertes du jardin, une silhouette masculine, mince et de haute taille, soudainement parut devant eux. La main d'Horace Velmont quitta la taille de Patricia et rapide comme l'éclair braqua sur le visage du survenant le rayon d'une lampe électrique. Son autre main libre était prête à le saisir à la gorge. Horace eut un rire sec. – Oui, c'est bien toi, Amalti di Amalto, baron de Maffiano, dit-il gouailleur. C'est toi le Sauvage. Oblique un peu pour nous laisser le passage libre. T'as pas une gueule que j'aimerais rencontrer au coin d'un bois, tu sais… Et même ici, je préfère me garer de toi. Je n'ai pas envie que tu me zigouilles comme tu as zigouillé ce bon M. Mac Allermy, ton patron, sans parler de l'attorney Frédéric Fildes !… Et puis, dis donc, veux-tu un bon conseil ? Laisse tranquille Patricia Johnston. Le bandit avait eu un mouvement de recul. Il répondit : – On nous l'a signalée de New York comme dangereuse pour nous… – Eh bien, je te la signale de Paris comme inoffensive. D'ailleurs assez parlé. Je l'aime. Donc elle est sacrée. Ne t'avise pas d'y toucher, Maffiano… sans cela… L'homme gronda : – Toi… Un jour ou l'autre… – Plutôt l'autre, mon garçon. Et dans ton intérêt… Tu n'as rien à espérer contre moi… au contraire. – Tu es Arsène Lupin. – Raison de plus ! Allons file ! Passe ton chemin presto ! Et occupe-toi de la Maffia de Maffiano sans t'occuper de nous. C'est plus prudent, crois-moi… Le bandit hésita un moment puis, brusquement, plongea dans l'ombre, comme s'il eût piqué une tête dans l'eau. Horace et Patricia quittèrent le jardin et traversèrent la grande salle vide. Pendant que Patricia prenait son manteau au vestiaire, Horace s'inclina devant la baronne Angelmann pour prendre congé d'elle. – Très belle votre nouvelle conquête, murmura la baronne avec plus de dépit que de raillerie. – Très belle en effet, dit Horace gravement. Mais ce n'est pas une conquête, c'est une amie d'outre-Atlantique qui ne connaît pas Paris et m'a prié de la reconduire jusqu'à sa porte. – Seulement ! Pauvre ami, vous n'avez pas de chance ! – Tout vient à point à qui sait attendre, dit sentencieusement Horace. Elle appuya ses yeux sur les siens. – Vous m'attendez donc toujours ? souffla-t-elle. – Plus que jamais, répondit Horace. La baronne détourna les yeux. Patricia les rejoignait. Horace reprit le bras de la jeune Américaine et tous deux sortirent de l'hôtel Angelmann. Ils firent quelques pas sur le trottoir et Horace dit à sa compagne : cia. – Chez vous, alors ? – Chez moi. Ces bougres-là sont furieux et vous auriez tout à craindre. Ils ne reculent devant rien. – Vous êtes sûr de vos domestiques ? interrogea la jeune femme. – Je n'ai qu'une vieille bonne, mon ancienne nourrice, qui m'est dévouée jusqu'à la mort. – Je vous le répète, ne passez pas la nuit chez vous, Patri- – La fidèle Victoire ? – Oui. Je puis me fier à elle comme à moi-même. Venez ! Il l'entraîna jusqu'à son auto où ils montèrent. Un quart d'heure plus tard, Horace arrêta la voiture à Auteuil, 23, avenue de Saïgon où il habitait un pavillon entre cour et jardin. Tout en ouvrant la grille de l'avenue, il sonna pour avertir Victoire. Mais la vieille nourrice ne se présenta pas sur le perron quand ils y parvinrent. Velmont fronça le sourcil. – C'est bizarre, dit-il, alarmé. Comment se fait-il que Victoire n'allume pas le vestibule, ne se montre pas ? Jamais elle ne s'endort quand je suis absent. lier. – Il est venu des gens, voici leurs traces ! Montons, voulezvous ? En hâte, suivi de Patricia, il gravit l'escalier jusqu'au second et ouvrit une porte. Dans une chambre à coucher, Victoire était étendue sur le divan, bâillonnée et ligotée, un bandeau sur les yeux. Il se jeta sur elle et avec l'aide de Patricia la délivra. Victoire était évanouie, mais rapidement elle revint à elle. – Rien ? Pas de blessure ? lui demanda Velmont. La brave femme se tâtait. Il alluma, et tout de suite se baissa vers le tapis de l'esca- – Non, rien… – Que s'est-il passé ? On t'a assaillie. Les as-tu vus ? Par où sont-ils venus ? – Par l'issue de la salle à manger, je suppose. J'étais ici, assoupie. La porte s'est ouverte. On m'a jeté quelque chose sur la tête… Horace déjà se précipitait vers le rez-de-chaussée. À l'autre bout d'une grande pièce, il y avait un office, et dans un placard de cet office débouchait un escalier, lequel s'enfonçait sous terre jusqu'à une porte qui commandait un tunnel pratiqué sous la cour. Cette porte était ouverte. – Les bandits ! gronda Horace, ils m'ont espionné ! Ils ont tout découvert ! Hé ! Hé ! ce sont des adversaires de taille ! On ne s'embêtera pas avec ceux-là. Il revint et s'assit dans la salle à manger, devant une table face à la fenêtre. Patricia l'avait suivi, laissant en haut Victoire encore étourdie. La jeune Américaine, en face d'Horace, prit place de l'autre côté de la table. Ils restèrent longtemps sans parler. Tous deux réfléchissaient. Enfin Patricia observa : – Comment les gens de cette Maffia espèrent-ils dépouiller Arsène Lupin ? Une fortune ne se prend pas comme un sac à main ! – Lupin a fait le malin en vendant de droite et de gauche ce qu'il possédait comme papiers, actions, bijoux, etc. Tout cela a produit une somme liquide, une masse palpable, qu'il croyait bien dissimulée, mais qu'ils sont peut-être sur le point de dé- couvrir. Alors, c'est la lutte entre eux et lui ! Ah ! j'avoue qu'ils ont de gros atouts entre les mains. Mais tout de même Lupin, c'est Lupin !… – Et Lupin est tranquille ?… – Pas toujours. Ils sont nombreux, adroits et ne reculent devant rien. Ils l'ont bien prouvé jusqu'ici. En outre, ils ont tout l'argent qu'il leur faut. Comme entrée de jeu, Mac Allermy et Frédéric Fildes ont apporté chacun cent mille francs, somme que les autres ont dû doubler depuis, grâce à un tas de petites opérations équivoques. Enfin, et c'est le plus grand atout en leur faveur, Lupin en a assez d'être toujours sur la brèche. Il aspire au repos, à la vie tranquille, à l'honnêteté. Il veut jouir de la vie et du résultat de ses efforts. Il est un peu dans la situation des maréchaux de France après les campagnes victorieuses et quand l'étoile de Napoléon a commencé à pâlir. Il est las… Horace Velmont s'interrompit brusquement. Déjà il regrettait presque son aveu de défaillance. – Il est donc si riche, ce Lupin ? demanda avec indifférence Patricia. – Peuh ! Difficile à estimer… Quelques milliards… Sept… huit… neuf, peut-être. – C'est assez joli… – Pas mal. Et cela lui a coûté tellement d'efforts qu'il a un peu le droit d'y tenir. Mettons dix millions par affaire, en moyenne, avec sept ou huit cents affaires différentes qui, toutes, représentent des combinaisons compliquées, des expéditions épuisantes, des dangers courus, des blessures reçues, des luttes effroyables, des échecs décourageants. Et puis, les mauvais placements, les spéculations qui s'effondrent, la crise, sans compter les besoins qui augmentent avec l'âge, les pensions à verser, et Lupin ne lésine pas ! Dans ces conditions, comment voulezvous qu'il ne tienne pas à ce qu'il a ! Lupin n'est pas respectueux de la propriété d'autrui, mais, fichtre, ne touchez pas à la sienne ! C'est sacré, cela. L'idée seule qu'on jette les yeux sur sa fortune le met hors de lui. Il devient féroce. – Curieux, murmura Patricia pensive, je ne le croyais pas ainsi. – C'est un homme, et rien de ce qui est humain ne lui est étranger, répondit Horace avec flegme. – Pourtant il me semble qu'on ne devrait pas tenir autant à ce qu'on a dérobé, observa l'Américaine. Il haussa les épaules. – Pourquoi ? Prendre est plus difficile que gagner. Et l'on risque bien plus ! Le fait seul de posséder crée un état d'âme impitoyable. Et plus on avance en âge, plus cet état d'âme s'aggrave. Lupin a environ dix milliards… Oui, c'est le chiffre qu'il a avoué. Eh bien, je ne conseille à personne de reluquer son magot. Sa voix s'éteignit, mais aussitôt il reprit, dans un souffle à peine perceptible, et en abritant de sa main le mouvement de ses lèvres : – Ne faites pas un geste, ne dites pas un mot, pas une syllabe… Vous m'entendez ? – Tout juste, répondit-elle à voix très basse elle aussi. – C'est ce que je veux. – Qu'y a-t-il ? interrogea Patricia. Avec une apparence d'insouciance, il alluma une cigarette et, renversé sur son siège, observant les cercles de fumée bleue qui tournoyaient vers le plafond, il poursuivit entre ses dents : – Quoi que je vous dise, n'ayez pas une réaction, pas un tressaillement… Et obéissez sans réfléchir. Vous êtes prête ? – Oui, souffla-t-elle, comprenant que la situation était grave. – Il y a en face de vous, pendue au mur, une glace. Si vous relevez la tête de quelques centimètres, cette glace vous renverra l'image de tout ce que je vois, moi, directement, puisque je suis tourné vers la fenêtre, vous y êtes ? – Oui, je vois la glace et la fenêtre… Le carreau du bas à gauche, n'est-ce pas ? – C'est ça. On a pratiqué un trou dans ce carreau, vous le voyez ? – Oui, et je distingue quelque chose qui bouge un peu. – Ce qui bouge c'est le canon d'un fusil qui passe à peine et que dirige vers moi quelqu'un se trouvant au dehors. Tenez, voyez au-dessus de la glace cette panoplie. Il y manque un fusil, un fusil à acétylène, dont la détonation ne fait aucun bruit. – Et qui donc vous vise ? – Maffiano sans doute… le Sauvage… ou tel de ses complices réputé pour son adresse. Ne bougez pas d'un centimètre. Hé ! Patricia… Vous n'allez pas vous évanouir ? – Aucun danger… Mais vous ? – Moi, c'est de la volupté. Silence, Patricia. Allumez une cigarette. Comme ça la fumée cachera votre pâleur. L'homme vous épie, mais ne se croit pas vu. Maintenant, écoutez-moi. Vous allez vous lever paisiblement et monter au premier étage. Ma chambre est en face sur le palier. Dans ma chambre il y a un appareil de téléphone automatique. Vous demanderez le 17 : Police-Secours. Dites qu'on envoie ici, 23, avenue de Saïgon, d'urgence cinq ou six hommes. Tout cela très bas. Et puis sans vous inquiéter de Victoire qui est en sécurité au second, vous vous bouclerez dans la chambre, vous fermerez les volets des fenêtres, vous barricaderez la porte et vous n'ouvrirez à personne… à personne ! voix. – Moi, n'ayant plus à vous défendre, je me tirerai d'affaire. Allez, Patricia. Et, tout haut, il prononça : – Chère amie, vous avez eu une journée très fatigante. Si j'ai un conseil à vous donner, c'est d'aller dormir. Ma vieille nourrice vous indiquera votre chambre. – Vous avez raison, répondit tranquillement Patricia. Je suis fourbue. Bonsoir, cher ami. La jeune femme se leva avec un naturel parfait et sans hâte quitta la salle à manger. – Et vous ? demanda Patricia avec une angoisse dans la Horace Velmont était content de lui. Par sa maîtrise, par son calme devant le danger, il avait rétabli aux yeux de la jeune femme son prestige peut-être affaibli par son précédent aveu. Il s'aperçut que le canon du fusil remuait, comme si on épaulait. Il cria : – Vas-y Maffiano ! tire, mon garçon ! Et ne me rate pas, ou je te brûle le peu de cervelle que tu as ! Il écarta son veston et offrit sa poitrine. Le coup partit, sans aucun bruit. Velmont gémit, porta la main à sa poitrine, et s'affaissa sur le plancher. Un cri de triomphe retentit au dehors. La porte-fenêtre fut brusquement ouverte. Un homme voulut sauter dans la pièce… et recula en gémissant, atteint à l'épaule par la balle du revolver que Velmont avait dirigé contre lui. Velmont se releva parfaitement sain et sauf. – Idiot ! dit-il à l'homme. Tu t'imagines, crétin que tu es, que, parce que tu as détaché de ma panoplie un fusil muni de cartouches, et que tu es le meilleur tireur de la Maffia, c'est suffisant pour que, couic, ça y est ! je meure ! C'est lamentable comme stupidité. Crois-tu que je sois assez bête pour offrir des armes à des agresseurs, toujours possibles quand on habite un pavillon isolé ! Oui ! je leur offre des tubes d'acier aux agresseurs, et des cartouches, mais auxquelles il manque l'essentiel. – Quoi donc ? demanda l'autre ahuri. – Les balles, ça fait que le fusil c'est peau de balle ! Alors, tu tires avec du vent, imbécile ! Tu n'envoies que de l'air. C'est pas avec ça qu'on tue, mon vieux ! Tout en parlant, Velmont avait décroché un second fusil pris dans le haut de la panoplie et s'était avancé vers la fenêtre. Il suivait des yeux l'ombre qui s'enfuyait. Ne voyant nulle part la silhouette de Maffiano, il se demandait avec inquiétude : – Où diable peut-il être passé ? Qu'est-ce qu'il manigance ? Et soudain, il entendit, au premier étage, un coup de sifflet strident, un appel qu'il reconnut. Patricia réclamait du secours. – Les bandits auraient-ils découvert l'issue secrète de ma chambre ? se demanda-t-il angoissé. Mais, pour lui, l'angoisse voulait dire action. Il se précipita vers l'escalier et escalada les marches en trois secondes. Au premier, il se trouva devant la porte, et au tumulte qu'il entendit à travers le panneau, il se rendit compte que le combat était engagé là, c'est-à-dire au débouché de l'issue secrète qui lui permettait d'entrer et de sortir sans qu'on le sût. Furieusement il se rua contre la porte. Dans la chambre, toute une partie de la muraille était ouverte et Maffiano cherchait à entraîner avec lui Patricia. En arrière, dans l'ombre, à l'entrée de l'issue, deux complices apparaissaient, prêts à intervenir si c'était nécessaire. Patricia, à bout de forces, ne se défendait plus qu'à peine ; elle avait laissé échapper le sifflet d'argent et appelait faiblement : – Au secours ! À ce moment, on entendit le violent assaut de Velmont contre la porte qui gémit. – Ah ! je suis sauvée ! Le voilà ! murmura la jeune femme, qui retrouva des forces pour tenter de se dégager. Maffiano resserra son étreinte. – Sauvée, pas encore ! Mais la porte craquait ; par l'issue secrète, les deux complices avaient fui. Le bandit écuma de rage. – J'aurai au moins une compensation, gronda-t-il. Se penchant brusquement, il voulut baiser les lèvres de la jeune femme. Mais il ne put que l'effleurer. Elle s'était rejetée en arrière et, de ses ongles, révoltée par l'odieux contact, elle lui lacéra le visage. – Misérable ! Brute immonde ! râla-t-elle, luttant farouchement contre l'homme qui l'avait ressaisie. Soudain, la porte tomba, Maffiano n'eut même pas le temps d'entrevoir Velmont qui se précipitait sur lui. Le bandit reçut un coup terrible sous le menton. Il lâcha Patricia, chancela. Une série de gifles rageuses le remirent debout, le dégrisèrent. Il voulut fuir, mais l'issue était refermée. Alors il revint vers le milieu de la chambre, tira son revolver, s'assit et dit à Velmont, qui apprêtait aussi le fusil qu'il n'avait pas lâché : – Tout à l'heure, Velmont. Remisons nos armes pour le moment, tous les deux. Des types comme nous se combattent, durement, sans merci, mais ne se tuent pas sans une explication préalable. Velmont haussa les épaules. – C'est pourtant ce que tu voulais faire il y a un moment, me tuer sans explications. Enfin, causons si ça t'amuse, mais sois net et précis ! – Voilà ! Tu m'as dit ce soir, pendant la fête chez Angelmann, que tu réclamais notre belle Patricia pour toi, parce que tu l'aimais… Rien à faire… Il faut que tu saches que tu n'as aucun droit sur elle. – J'ai les droits que je prends et ceux qu'elle me donne. Un éclair passa dans les yeux du bandit. – Je m'oppose… – En ce cas, adresse-toi à un huissier ! coupa Velmont railleur. C'est l'usage ici en matière d'opposition. Maffiano, à son tour, haussa les épaules. – Tu es fou ! Voyons, réfléchis. Tu ne la connais que depuis deux heures. –Et toi ? – Depuis quatre ans. Depuis quatre ans, je suis auprès d'elle… Je la guette, je la poursuis sans me montrer. Elle savait ma présence chez Allermy, n'est-ce pas, Patricia ? Et que de fois je l'ai suivie dans l'ombre ! Car elle savait aussi que je l'aimais, que je la désirais, qu'elle était tout pour moi… – Tu parles bien, ricana Velmont. Mais si elle est tout pour toi, toi, tu n'es rien pour elle, rien, n'est-ce pas, Patricia ? – Moins que rien, dit-elle avec dégoût. – Tu vois, Maffiano ! Allons, décampe et laisse-moi la place libre ! – À toi ? Jamais. Tu es un étranger pour elle… Et tiens, connais-tu seulement quelque chose de sa vie ? Sais-tu qu'elle était aimée du père et du fils Allermy ? – Tu mens ! – Sais-tu qu'elle était la maîtresse du fils, d'Henry Allermy ? – Tu mens ! – C'est la vérité pure. Elle a eu un enfant de lui. Velmont avait pâli. – Tu mens… Patricia, je vous en conjure… – Il dit la vérité, déclara la jeune femme, dédaignant de mentir. J'ai un enfant, un fils qui a maintenant dix ans… Un fils que j'adore, Rodolphe. Il est toute ma vie, toute ma raison d'être. – Un fils dont elle ne peut se séparer, ajouta Maffiano, et qu'elle s'est fait amener à Paris, il y a quelque temps. Le ton du bandit parut significatif à Horace, qui demanda, vaguement inquiet : – Où est cet enfant, Patricia ? À l'abri de tout danger ? Elle eut un sourire de certitude. – Oui, de tout danger. – Retournez près de lui, Patricia, dit Velmont gravement. Et emmenez-le aussi loin que possible. Emmenez-le tout de suite. Maffiano eut un ricanement. – Trop tard ! Patricia pâlit et sursauta, une terreur dans les yeux. – Que voulez-vous dire ? Je l'ai encore vu ce matin ! – Oui, à Giverny, n'est-ce pas, près de Vernon, chez une brave femme, la mère Vavasseur. Retournez là-bas, Patricia, vous n'y trouverez ni enfant, ni mère Vavasseur. La brave femme me l'a amené cet après-midi. Le visage de Patricia se décomposait. – Vous êtes un lâche ! Un misérable !… Cet enfant est délicat, il a besoin de soins attentifs ! – Il en aura, des soins, je vous le jure. Je serai une mère pour lui, répondit Maffiano, avec une sinistre raillerie. – Je préviendrai la police ! cria Patricia affolée. – J'ai pleins pouvoirs du père, d'Allermy junior. La justice me félicitera de rendre un fils à son père ! plaisanta Maffiano. La rude main de Velmont lui broya l'épaule. – Avant la justice, il y a la police, qui t'arrêtera et te demandera des comptes… – La police est loin, dit le bandit. – Pas tant que tu crois ! J'ai fait téléphoner à PoliceSecours. Leur voiture sera là dans cinq minutes. Tiens, écoute… des bruits de trompe d'auto… Ils arrivent… Tu vois la situation, Maffiano ? C'est le cabriolet de fer à tes poignets… le dépôt… les assises… la guillotine… – Et l'arrestation d'Arsène Lupin ! – Tu es fou, Arsène Lupin est intangible pour la police ! Le bandit réfléchit une seconde. – Alors, qu'est-ce que tu m'offres ? demanda-t-il… – Dis où est l'enfant, et je te laisse le passage libre pour t'échapper par l'issue secrète numéro deux, celle-ci. Dépêchetoi. Les autos sont devant la maison. Où est l'enfant ? – Que Patricia m'accompagne. Nous arrangerons cette affaire, elle et moi. Elle connaît mes conditions, qu'elle se rende d'abord, aussitôt après je lui rendrai son fils. – J'aime mieux mourir, déclara sourdement Patricia. Le bruit d'une sonnette retentit au rez-de-chaussée, Velmont s'exclama : – Les voici ! Il posa le doigt sur une saillie de la boiserie. – Si j'appuie, la porte du vestibule s'ouvre. J'appuie, Maffiano ? – N'hésite pas, dit Maffiano. Mais alors Patricia ne saura pas où est son fils. Velmont appuya sur la saillie. On entendit des voix d'hommes et des pas au rez-de-chaussée. Velmont se dirigea vers la porte pour aller au-devant d'eux. Ce fut rapide comme l'éclair. Maffiano sauta vers l'une des fenêtres, l'ouvrit, enjamba la balustrade et disparut. – Exactement ce que je voulais, ricana Velmont, ressaisissant son fusil qui portait au-dessus de la culasse un mécanisme particulier. L'ombre de la nuit s'étendait sur le jardin que d'autres jardins mitoyens prolongeaient sur un assez vaste espace. – Il a, continua Velmont, trois murs bas à sauter pour en gagner un quatrième plus élevé, qui nécessite, pour être franchi, le secours d'une échelle placée d'avance et qui lui permettra de descendre dans une rue déserte et de s'enfuir. – Et s'il n'a pas préparé cette échelle ? dit Patricia. – Il l'a préparée. On distingue les montants d'ici. La jeune femme gémit. – S'il s'enfuit, je ne reverrai jamais mon fils. Cependant, les policiers appelaient en bas. Victoire descendait de sa chambre, mais déjà Horace leur criait : – L'escalier, messieurs ! Au premier, la porte en face. Se penchant sur l'appui de la fenêtre, il épaula son arme. – Ne le tuez pas, supplia Patricia. On ne saurait plus rien. Mon fils serait perdu. – N'ayez pas peur. Une jambe engourdie seulement. On entendit le déclic de la gâchette. Il n'y eut pas de bruit violent, pas de détonation, un léger sifflement tout au plus. Mais, au bout du jardin, un cri de douleur retentit, suivi de gémissements. Velmont enjamba le balcon, aida Patricia à le franchir et la soutint pour descendre jusqu'au sol par des crampons de fer fixés dans la façade et formant échelle. Les trois murs les plus bas furent aisément franchis. Au pied du quatrième, beaucoup plus élevé, un corps étendu s'agitait, que Velmont éclaira de sa lampe de poche. – C'est toi, Maffiano ? Le mollet droit un peu amoché, n'est-ce pas ? Ce n'est rien. Mes chevrotines sont toujours stérilisées dans l'autoclave, et j'ai une boîte de pansements. Offrenous ta jambe blessée. La main des grâces va te panser. Patricia appliqua adroitement un bandage sur la légère blessure, pendant que Velmont, d'une main preste, explorait les poches de Maffiano. – Ça y est, s'écria-t-il joyeux. Je te tiens, mon bonhomme. J'ai déjà, par Patricia, ta carte d'associé, et voici celles de Mac Allermy et de Fildes, que tu as fait voler à New York ! Et se penchant davantage vers lui, il articula durement : – Rends-nous l'enfant, et je te rendrai ta carte. – Ma carte, balbutia Maffiano, je m'en fiche pas mal ! – Erreur, mon garçon ! Tu ne t'en fiches pas du tout ! Cette carte, qui porte ton numéro d'ordre dans l'association, constitue ton seul et unique titre te donnant droit au partage du butin réalisé. Si tu ne peux pas la produire à l'heure voulue, tu ne comptes pas comme associé, et, par conséquent, tu ne comptes pas comme participant aux bénéfices. Tu es dans les choux, mon lapin ! – C'est faux ! protesta Maffiano. Ils me connaissent là-bas. Je dirai que ma carte m'a été volée. – Il faut des preuves, en l'espèce le témoignage de Patricia ou le mien. Tu n'auras ni l'un ni l'autre. C'est la ruine de toute espérance. – Tu oublies que je vous tiens tous les deux par l'enfant. Et l'enfant, je le garde. – Non. Tu nous le ramèneras ce matin, et on fera l'échange. Donnant donnant. – Soit, dit le blessé, après une hésitation. – Tu as bien compris, insista Velmont. Si, à neuf heures du matin, l'enfant n'est pas là, et en bonne santé, je brûle la carte. – Triple idiot ! Comment veux-tu que je fasse ? Tu m'as démoli la jambe. Je ne peux pas bouger. – C'est exact. Patricia va te refaire ton pansement. Ensuite, tu te reposes bien tranquille, et demain soir, nous viendrons te chercher et nous irons tous trois délivrer l'enfant. D'accord ? – D'accord ! Patricia et Velmont le transportèrent dans une petite remise accotée au grand mur et remplie de chaises et de canapés de jardin. Ils l'étendirent sur un canapé, refirent le pansement et sortirent de la remise, dont ils fermèrent la porte à clef. Puis ils revinrent à la maison. – Envolé ! dit Horace au brigadier qui dirigeait les policiers. – Sacré malin ! Comment avez-vous fait votre compte pour le laisser filer… Cependant, nous n'avons pas perdu de temps. Par où s'est-il sauvé ? – Par les jardins ; il a escaladé le grand mur qui les encercle tous. Cherchez si vous voulez. Les recherches des agents furent vaines, bien entendu. Le brigadier, en revenant, interrogea Horace Velmont. – Qui êtes-vous, s'il vous plaît, monsieur ? – Celui que vous appelez « Machin » à la préfecture. Le policier le regarda avec curiosité, mais ne fit aucun commentaire. – Et madame ? demanda-t-il. – Miss Patricia Johnston, journaliste américaine, de passage à Paris. Le brigadier emmena ses hommes. Cette nuit-là, Velmont coucha dans un cabinet attenant à sa chambre, tandis que Patricia occupait cette chambre. La journée suivante s'écoula sans incidents. Victoire leur servit d'excellents repas et tous deux causèrent comme d'anciens amis. Dès le petit matin, Velmont avait apporté quelque nourriture et surtout une abondance d'eau au prisonnier que sa blessure altérait. Puis il fit la sieste pour se préparer à une nuit qui serait peut-être mouvementée, car il se méfiait de la parole de Maffiano. Celui-ci rendrait-il le petit Rodolphe ? Le soir même, Horace et Patricia retournèrent vers la remise au pied du grand mur. Horace ouvrit la porte et poussa une exclamation… À la lueur de sa lampe électrique, il voyait que la remise était vide. L'oiseau s'était réellement envolé… Aucune trace de lui… La serrure, fermée à clef, ne semblait pas avoir été forcée. L'échelle se trouvait allongée à sa place ordinaire. – Rudement forts, ces cocos-là, dit Horace ahuri. Ils ont dû passer par le pavillon qui est contigu au mien. – Qui l'habite ? demanda Patricia. – Personne. Mais ils se sont servis des deux passages secrets que j'y ai fait pratiquer. L'un s'ouvre au rez-de-chaussée, l'autre au premier étage, dans ma chambre. Vous l'avez vu hier soir. – Dans votre chambre ? – Oui, vous le savez bien… celle où vous avez couché cette nuit. Vous n'avez entendu personne passer par là ? – Personne. – Et forcément, vous auriez entendu, puisque l'ouverture est contre le lit. Du reste, je suis idiot… Ce n'est pas ça ! – Que supposez-vous ? – Je ne suppose rien. Je sais, Patricia : c'est vous qui avez délivré Maffiano. Elle tressaillit et essaya de rire. – Dans quel but, Seigneur ! s'exclama-t-elle. – Il vous tient par votre fils. Il a dû vous faire je ne sais quelle menace !… C'est le chantage à l'amour maternel ! Un silence embarrassé suivit. Patricia, les yeux baissés, pâle, semblait prête à pleurer. Horace avait projeté la clarté de sa lampe sur elle et l'observait attentivement. Au bout d'un moment, il redit pensivement : – Il vous tient par votre fils. Elle ne répondit pas. Il parut se secouer, fit claquer ses doigts, puis, sans rien ajouter, il sortit de la remise en chantonnant un petit air ironique. Quelques minutes plus tard, s'étant ressaisi, il voulut avoir une nouvelle conversation avec Patricia, pour connaître ses in- tentions, mais c'est en vain qu'il la chercha dans le jardin et dans le pavillon ; Patricia avait disparu. Chapitre V Le prince Rodolphe Horace fit venir un médecin, qui le rassura sur la santé de Victoire, fort secouée par l'agression dont elle avait été l'objet. Rien de grave. Aucune contusion. Repos complet durant trois ou quatre jours pour apaiser l'excitation nerveuse. Puis la campagne. Horace adorait sa vieille nourrice. Il eût tout fait pour obtenir le rétablissement rapide de l'excellente femme. Dès le lendemain, ayant lu les journaux de l'après-midi, il alla un peu avant cinq heures chez un notaire et acheta, séance tenante, Maison-Rouge, vaste domaine qu'il avait récemment visité, aux environs de Mantes, et à propos duquel il venait de lire une nouvelle annonce de mise en vente. Le jour suivant, il convoqua à Maison-Rouge un architecte et un tapissier, qui promirent que tout serait prêt en quarantehuit heures. Velmont, sans attendre même que sa nouvelle demeure fût prête, y fit venir un personnel nombreux et plusieurs de ses anciens acolytes choisis parmi ceux qu'il savait les plus sûrs et les plus vigilants. C'est le soir de ce même jour – le lendemain de l'achat de Maison-Rouge – qu'Horace, rentré dans son pavillon d'Auteuil, reçut, après le dîner, un coup de téléphone. Il décrocha : – Ici Horace Velmont. Qui est à l'appareil ? Une voix d'enfant fraîche et flûtée répondit : – Ici, monsieur Rodolphe. – Monsieur Rodolphe ? Connais pas, dit Horace, du ton bourru d'un monsieur qui va raccrocher. La voix flûtée reprit, en hâte : – Monsieur Rodolphe, le fils de madame Patricia. – Ah ! bon… Et qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Rodolphe ? – Ma mère trouve la situation très grave, et elle désire une entrevue entre vous et moi pour que nous avisions. – Excellente idée, dit Horace, nous aviserons, monsieur Rodolphe. Votre heure est la mienne. Choisissez. Et dites-moi en quel endroit, acheva-t-il, entrevoyant un moyen d'action. – Eh bien, voulez-vous qu'on se voie… La phrase fut coupée net. Horace eut un geste furieux, se leva et suivit le fil qui amenait le courant dans la salle à manger où se trouvait l'appareil téléphonique. Il fut ainsi conduit dans l'office voisin. Tout de suite, son examen le renseigna. Le fil avait été coupé juste avant l'endroit où il s'engageait dans l'escalier du sous-sol. Les deux extrémités pendaient. Donc quelqu'un, posté dans l'office, avait écouté la communication et l'avait interrompue au moment où, devenant intéressante pour Horace, elle devenait dangereuse pour l'adversaire. Qui était cet adversaire invisible ? Et au profit de qui agissait-il ? Horace Velmont n'eut aucune hésitation : il connaissait son ennemi… Et, depuis deux jours, depuis la disparition de Maffiano, suivie de celle de Patricia, il accusait, au fond de lui-même, Patricia de le trahir… Patricia qui, pour le salut de son fils, avait fait fuir le bandit… Patricia qui, pour aboutir à la libération définitive de « monsieur Rodolphe » et pour le soustraire à Maffiano, restait prisonnière du Sicilien. Entre elle et Maffiano, le marché avait été posé ainsi, et Horace le savait comme s'il l'avait entendu : – Cède-moi, Patricia, et je te rendrai ton enfant ! Patricia avait-elle cédé ? Ou était-elle sur le point de céder ? La lutte devait être terrible dans ce cœur de mère, si terrible que Patricia, même après avoir trahi Velmont en faisant évader son ennemi, lui avait fait demander du secours par l'intermédiaire de son fils : « Maman dit que la situation est très grave… » L'enfant, au cours de l'entrevue, aurait sûrement révélé à Horace le lieu où se jouait le drame. Ce lieu, comment le connaître ? songea Horace, en proie à une émotion qu'il n'avait jamais éprouvée. Comment empêcher que la mère, dans sa détresse, dans l'affolement de savoir son fils en danger, ne vienne à se sacrifier et à s'abandonner aux désirs de ce misérable ? Horace Velmont avait de ces passions soudaines qui, dans sa nature excessive, atteignaient dès le début au paroxysme de l'amour le plus ardent. Il lui était intolérable encore de demeurer impuissant à conjurer la menace d'un péril aussi ignoble. Assez expérimenté et lucide en même temps pour savoir qu'il ne pouvait rien espérer d'actions ou de gestes accomplis au hasard sans éléments nouveaux de vérité, il se confina chez lui, étudiant des moyens d'agir qu'il rejetait à mesure, attendant des nouvelles, doutant de lui-même, torturé, angoissé, malheureux comme il ne l'avait jamais été. Trois jours passèrent ainsi, interminables et enfiévrants. Le matin du quatrième jour, le timbre à la grille de l'avenue de Saïgon retentit. Velmont courut vers la fenêtre. Un enfant sonnait à coups redoublés. Velmont se précipita vers le perron et le jardin. Dans l'avenue, une auto arrivait à toute vitesse. Cette auto freina brusquement devant le pavillon. Un homme sauta à terre, s'empara de l'enfant et l'emporta dans la voiture, qui démarra sur-le-champ. L'incident n'avait pas duré vingt secondes. Velmont n'avait pas eu le temps matériel d'intervenir. Il ouvrit la grille et vit s'éloigner et disparaître dans l'avenue déserte un cabriolet à caisse orange – la voiture de Maffiano. Velmont revint au pavillon et se trouva en présence de Victoire, que le repos avait rétablie et qui accourait, alarmée par les coups de sonnette. « File à la Maison-Rouge, ordonna-t-il, convoque vingt de nos hommes, les meilleurs, et qu'on organise là-bas un véritable camp fortifié, où personne ne puisse s'introduire. La nuit, en permanence, trois de nos chiens bergers, les plus féroces. Mots de passe, rondes nocturnes, surveillance incessante, bref une discipline de fer. Et tiens-toi prêt à tout événement. Je t'amènerai peut-être quelqu'un sur qui il faudra veiller comme sur la prunelle de tes yeux. « Adieu. Pivote et débrouille-toi. Non : pas d'observations, pas de questions, pas de discours. C'est ma vie qui est en jeu. Et tu sais si j'y tiens ! Va ! » Retranché lui-même dans le pavillon d'Auteuil, Horace Velmont prit pour sa personnelle sûreté toutes les mesures nécessaires… Précautions inutiles, tout au moins pendant les douze premières journées. Il ne se produisit rien… Rien que ces menus faits qui prouvaient à Velmont que l'ennemi, malgré toute vigilance, malgré toute garde, s'introduisait chez lui à toute heure du jour et de la nuit, allait, venait, épiait, se tenait au courant, par le détail, de toute son existence. Il sentait flotter autour de lui l'invisible présence de vivants fantômes. Par moment, il se demandait s'il ne rêvait pas. Mais non : « on » venait chez lui. Le pavillon semblait hanté… En vain, il le parcourait, aux aguets, un revolver à la main… Personne… Cependant, dans la pièce voisine de celle où il se trouvait, un frôlement, une respiration, le craquement parfois d'une lame du plancher lui apprenait que quelqu'un était là… Il accourait… plus personne… pas une ombre, pas un bruit… À peine parfois entendait-il des pas qui s'enfuyaient. Puis le silence retombait. Il enrageait, confondu par tant de diabolique adresse. L'issue secrète restait pourtant close. Comment ces gens entraient-ils ? Chez lui ! Chez lui, Arsène Lupin ! Mais au cours de la treizième nuit, dans le silence, un léger grattement se fit entendre du côté de la cloison qui séparait l'alcôve du passage secret. Horace, qui lisait dans son lit, tendit l'oreille. Le grattement se précisa et fut accompagné d'une sorte de miaulement bizarre. Il crut à la plainte d'un chat perdu, sauta hors de son lit et tira le panneau tout en allumant l'électricité. Sur le palier de l'escalier secret qui s'enfonçait dans l'ombre, un enfant attendait, un enfant au visage fin et charmant, aux boucles blondes et habillé en petite fille. – Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu fais là ? demanda Velmont ahuri. Mais il savait déjà qui était l'enfant avant que celui-ci eût répondu : – C'est moi, Rodolphe. Il grelottait et semblait épuisé. Horace l'empoigna, le tira dans la chambre, l'interrogea avec une ardeur frémissante : – Où est-elle ? C'est elle qui t'envoie ? Il ne lui est rien arrivé ? D'où viens-tu ? Parle, enfin ! L'enfant se dégagea. Il semblait avoir repris toute son énergie, l'énergie de sa mère. – Oui, c'est elle qui m'envoie… Je me suis sauvé pour venir vous chercher. Mais ne parlons pas tant ! Agissons d'abord. Venez ! – Pour aller où ? – Chercher maman, l'homme ne veut pas qu'elle sorte ! Mais, moi, je sais ce qu'il faut faire ! Obéissez-moi ! Malgré que la situation fût tragique, étant donné les dangers que courait Patricia, Horace ne put s'empêcher de rire. – Très bien, dit-il en riant. Puisque monsieur Rodolphe sait ce qu'il faut faire, je n'ai en effet qu'à obéir… Vas-y, prince Rodolphe. – Pourquoi m'appelez-vous prince ? demanda l'enfant. – Parce que, dans un roman célèbre, il y a un prince qui s'appelle Rodolphe, et qui se joue de toutes les difficultés pour sauver ses amis et confondre ses ennemis. Tu es un type dans ce genre-là. Moi, j'ai peur… – Pas moi ! dit l'enfant, venez ! Précédant Horace, Rodolphe retourna vers l'issue secrète, une lampe électrique à la main. Les boucles blondes de ses cheveux voltigeaient dans le courant d'air ; il traversa le palier, scrutant l'ombre de ses yeux aigus. tint. Il allait s'engager sur l'escalier dérobé, quand Horace le re- – Un instant. J'allais te dire ceci ; j'ai peur que l'extrémité de cette issue ne soit gardée. Ils la connaissent. Rodolphe haussa les épaules. – Elle ne l'est pas, cette nuit. – Comment le sais-tu ? – Si elle avait été gardée, je n'aurais pas pu entrer. – Ils t'ont peut-être laissé passer par inadvertance… ou bien pour m'attirer au-dehors avec toi. Du reste, tant pis, allonsy tout de même ! On verra bien ! L'enfant secoua la tête d'un air entendu. – On ne verra rien du tout. Si je vous dis qu'il n'y a personne, c'est qu'il n'y a personne. – Très bien, dit Horace, riant de nouveau. Mais laisse-moi passer devant. – Si vous voulez, dit Rodolphe. Mais je connais le chemin, c'est par là que je suis venu. L'issue aboutit à une petite maison sur la rue, près de votre garage. Maison vide, rue déserte. J'ai tout vu. Maman m'avait expliqué. On peut y aller. Rien à craindre. En outre, j'ai averti dans votre garage. Ils ont sorti votre auto. Elle nous attend, sans personne. – Laquelle ? – La huit cylindres. – Bigre ! C'est toi qui conduis ? – Non. Vous. Sans avoir rencontré âme qui vive, ils arrivèrent dans la rue où, en effet, attendait l'auto. Ils y sautèrent. Horace se mit au volant. Debout, près de la glace, tête nue, le prince Rodolphe dirigeait : – À droite !… À gauche !… Droit devant nous ! Marchez donc, sacrebleu ! Maman attend. – Quelle rue ? – Rue de La Baume, parallèle au boulevard Haussmann. L'auto filait en trombe. Horace n'avait jamais conduit si vite. Il faisait des tours de force. Bien souvent, depuis, il devait s'étonner de n'avoir pas accroché, capoté ou monté sur les trottoirs. Mais l'image de Patricia menacée des brutalités de Maffiano et les encouragements du petit le rendaient fou ; il accéléra encore sa vitesse. – À droite ! cria l'enfant, imperturbable. À droite ! la rue de La Baume est la première à gauche… Halte ! Appelez maintenant. Appelez avec la sirène… Bien ! Encore ! Horace voyait un petit hôtel particulier avec un rez-dechaussée très bas. Devant les fenêtres de l'entresol, une terrasse. Aux appels de la sirène, une des fenêtres de l'entresol s'ouvrit, une femme accourut sur la terrasse jusqu'à la balustrade de pierre et se pencha, scrutant l'ombre. – C'est toi, Rodolphe ? – C'est moi, Velmont ! Horace était descendu de l'auto. Il avait reconnu Patricia. – Ah ! tout va bien ! s'exclama-t-elle. Mais elle se retourna. Une autre fenêtre s'ouvrait. Un homme sautait sur la terrasse avec des exclamations courroucées : – Veux-tu bien rentrer ! – Laissez-vous glisser, ordonna Velmont, les mains tendues vers elle. Sans hésiter, Patricia enjamba la balustrade et se jeta dans ces bras forts qui, une seconde, l'étreignirent passionnément avant de la déposer sur le sol. – Maman ! Maman chérie ! balbutiait Rodolphe, en se précipitant vers sa mère. D'en haut, Maffiano, fou de rage, menaçait. Il enjamba à son tour. – Veux-tu te taire, Maffiano, tu cries comme un putois ! ricanait Horace. Mais au fait, tu m'offres un point de mire admirable, mon garçon ! Quel arrière-train, mazette ! À droite et à gauche pour faire pendant ! Il avait pris dans son auto le fusil silencieux. Il tira deux fois, au moment où Maffiano tournant le dos et suspendu par les mains à la balustrade allait sauter. Touché de chaque côté, Maffiano dégringola dans la rue. – Au secours, à l'assassin ! hurlait-il. – Mais non ! Ça cuit un peu mais ça ne tue pas. Je m'en voudrais de te voler à Monsieur de Paris ! jeta Horace en manière d'adieu. La voiture tournait alors au coin de la rue de La Baume. À deux heures du matin, après échange de mots de passe, elle pénétrait dans la cour illuminée de Maison-Rouge. Les vingt gardes commandés par Victoire saluèrent les arrivants de leurs acclamations. Les chiens gambadaient joyeusement autour d'eux. Horace conduisit la jeune femme et l'enfant dans une chambre toute fleurie. – Ne bougez plus de là sans ma permission, Patricia. Toi non plus, Rodolphe, recommanda-t-il. Les fenêtres de la chambre ne dominaient le jardin que de deux à trois mètres. En dessous, trois gardes s'organisaient pour coucher à même le gazon. Horace mit ses deux mains sur les épaules de la jeune femme et, sans que Rodolphe pût entendre, lui demanda, la voix altérée : – Je ne suis pas arrivé trop tard, Patricia ? – Non, murmura-t-elle, fixant ses yeux sur les siens. Non, mais il était temps. Le délai que ce misérable m'avait accordé expirait à midi. – Et vous étiez résolue ?… – À mourir, oui. – Et Rodolphe ? – Rodolphe serait venu à Auteuil se mettre sous votre protection. Mais quand j'ai pu vous l'envoyer, j'ai été tranquille… J'ai attendu avec confiance… J'étais sûre que vous me sauveriez ! – C'est Rodolphe qui vous a sauvée, Patricia. Quel brave petit gosse ! Chapitre VI La revanche de Maffiano Pendant sa détention dans l'hôtel de la rue de La Baume et quelques jours avant d'être libérée par son fils et par Horace Velmont, Patricia avait écrit un nouvel article pour Allô-Police. Achetant d'une bague les bons offices d'une servante, elle avait pu le faire câbler à New York. Ce second article fit encore plus de bruit que le premier. Traduit dans toutes les langues, il passionna le monde entier. Sur la demande expresse de Velmont, Patricia n'y parlait pas de sa rencontre avec celui-ci. Mais elle s'attribuait les découvertes qu'il avait faites concernant notamment la signification réelle du nom Paule Sinner et de la lettre isolée M ainsi que l'existence d'une association appelée la Maffia. Immédiatement cette explication proposée par Patricia fut adoptée par le public. C'était d'une clarté parfaite et d'un intérêt palpitant. La police laissa dire et laissa croire. Après l'alerte d'Auteuil, quand les inspecteurs étaient revenus au pavillon pour un supplément d'enquête, ils n'avaient pas trouvé le sieur Machin, ni la journaliste américaine, ni la vieille nourrice Victoire qui, ainsi, s'étaient affirmés suspects. Introuvables aussi les auteurs de l'agression, en elle-même inexplicable en dépit de toutes les enquêtes. Pouvait-on avouer tant de défaites ? Combien préférable de mettre toute l'affaire, ainsi que tant d'autres affaires obscures (et complètement différentes, du reste), sur le compte d'une ténébreuse Maffia et d'un chef de bande que ses exploits de cambrioleur devaient fatalement conduire au crime ! Belle occasion de ternir l'auréole de cet insaisissable personnage dont la célébrité et l'impunité semblaient un défi constant à l'autorité. La police ne manqua pas de saisir cette occasion, espérant une prompte revanche, comptant bien que les événements lui seraient propices et que les combattants de l'un ou l'autre camp, un jour ou l'autre, imploreraient sa collaboration et lui donneraient ainsi la possibilité d'entrer utilement dans la lutte et d'en tirer profit en coffrant tout le monde. Patricia et Horace Velmont ne furent donc pas l'objet de recherches bien actives. La Sûreté avait décidé de « voir venir » et de laisser les suspects s'endormir dans une sécurité trompeuse (du moins à son égard). En conséquence, Patricia et Horace Velmont, en compagnie de la vieille Victoire et du jeune Rodolphe, goûtèrent pendant quatre semaines un paisible repos dans le charmant domaine de Maison-Rouge au vaste parc ombreux. De ce parc, la principale avenue, sous une voûte de tilleuls, taillés en berceau, et entre des vases de pierre et des statues de marbre, bordait la Seine, devant un harmonieux panorama de prairies et de vergers en fleurs. Dans le calme de cette retraite, Velmont coula des jours heureux. Il avait un heureux caractère qui lui permettait, quand il le voulait, de s'abstraire des plus graves soucis pour goûter le charme de la minute présente. Pour le moment, tout en se gardant avec soin, il ne voulait plus penser à Maffiano. Maffiano n'existait plus. Velmont était amoureux de Patricia. Il ne le lui disait pas. Leur intimité n'était qu'une amitié. Mais vivre auprès de la jeune femme dont il appréciait chaque jour plus le charme, l'intelligence et la juvénile gaieté, lui était très doux. Et la présence du petit Rodolphe était aussi fort douce et reposante pour Velmont. Rodolphe, ressemblant à sa mère, était un enfant charmant. En jouant avec lui, Velmont se sentait redevenir enfant. Patricia les regardait et souriait. Cependant Velmont, on l'a vu, se gardait. Dès son arrivée à Maison-Rouge, il avait inspecté avec soin les préparatifs de défense et s'était informé de l'identité des serviteurs nouveaux engagés par la vieille Victoire. Parmi ces serviteurs, Velmont, qui n'était jamais insensible à la séduction féminine, avait été frappé par la grâce saine et vigoureuse d'une jeune paysanne nommée Angélique, que Victoire avait promue au rang de première servante. Velmont, amoureux de Patricia, avait admiré Angélique d'une façon toute désintéressée… Mais qu'elle était amusante et jolie !… Avec ses joues fraîches, sans maquillage ni poudre de riz, avec sa taille svelte et souple, serrée dans un corsage de velours noir lacé par derrière, elle avait l'air d'une soubrette d'opéra-comique. On la voyait partout, vive, légère, active ; au potager, où elle choisissait les légumes ; au verger, où elle cueillait les fruits ; à la ferme, où elle ramassait les œufs frais pondus. Et toujours le sourire aux lèvres, les yeux pleins d'une ingénue gaieté, les mouvements harmonieux et mesurés. – Où as-tu déniché cette belle créature, Victoire ? demanda, le premier jour, Velmont. – Angélique ? C'est un fournisseur qui me l'a procurée. – Des certificats ? – Excellents. Elle a servi au château voisin. – Quel château ? – Celui dont on aperçoit les grands arbres, là-bas, à gauche, le château des Corneilles. – Parfait, ma bonne Victoire. C'est toujours agréable d'avoir auprès de soi de jolies filles ! Et Firmin, le valet de chambre ?… Dûment renseigné sur tout le personnel, Velmont avait pensé à autre chose et surtout aux agréments de l'heure présente. La saison était belle, la campagne délicieuse. Le fleuve proche était une distraction dont on ne se lassait pas. Presque tous les jours une barque portait au fil de l'eau Velmont, Patricia et son fils. Ils prenaient souvent des bains, et le petit Rodolphe, de plus en plus camarade avec Velmont, monté à califourchon sur les larges épaules de ce cher compagnon de jeux, poussait dans l'eau des hurlements de joie. Heures de plaisirs légers et sans arrière-pensée, heures exquises où leur intimité se fortifiait et où Patricia éprouvait pour son compagnon une confiance de plus en plus complète, de plus en plus tendre. – Qu'avez-vous à me regarder ainsi ? lui dit-il un jour où, Rodolphe étant resté avec Victoire, ils se trouvaient tous deux seuls dans la barque. Velmont, qui tenait les rames, depuis un moment sentait peser sur lui les yeux attentifs de sa compagne. – Excusez-moi, dit-elle. J'ai cette habitude indiscrète de dévisager les gens pour tâcher de connaître leur pensée secrète. – Ma pensée n'a qu'un secret. Je cherche à vous plaire, tout simplement. Et il ajouta : – Votre pensée à vous est plus complexe ; vous vous dites : qui est cet homme ? Comment s'appelle-t-il ? Est-il ou n'est-il pas Arsène Lupin ? Patricia murmura : – Je n'ai aucun doute à ce sujet. Vous êtes Arsène Lupin… C'est la vérité, n'est-ce pas ? – Je peux l'être ou ne pas l'être, selon ce que vous préférez. – Si je préférais que vous ne le fussiez pas, cela ne vous empêcherait pas d'être Arsène Lupin, si vous l'êtes réellement. Il avoua tout bas : – Je le suis réellement. tion. – Tant mieux, dit-elle au bout d'un instant. Avec vous, je suis sûre de vaincre… Mais j'ai peur… – Peur de quoi ? – Peur de l'avenir. Votre désir de me plaire ne s'accorde pas bien avec les relations strictement amicales qui doivent s'établir entre nous. – Vous n'avez rien à redouter à ce point de vue ! dit-il en souriant. Les limites de notre amitié seront toujours celles que vous fixerez vous-même. Vous n'êtes pas une femme que l'on peut surprendre ou séduire furtivement. – Et… cela vous plaît ? – Tout me plaît venant de vous. – Tout ? Vraiment ?… La jeune femme rougit, un peu suffoquée par cette affirma- – Oui, tout, puisque je vous aime. Elle rougit de nouveau et garda le silence. – Patricia… reprit-il. – Que voulez-vous ? – Promettez-moi que vous répondrez à mon amour… sinon je me jette l'eau, déclara-t-il à moitié grave et à moitié riant. – Je ne puis vous promettre cela, répondit-elle du même ton. – Alors je me jette à l'eau. Il fit comme il le disait. Il lâcha les rames, se dressa et, tout habillé, piqua une tête dans la Seine, où il se mit à nager vigoureusement. Patricia vit qu'il se dirigeait vers une barque qui, sur la droite, filait devant eux à vive allure. Elle était manœuvrée par un homme dont le dos voûté, la chevelure et la barbe blanche semblaient d'un vieillard, mais dont le coup d'aviron, vigoureux et rapide, décelait l'énergie et la décision d'un gaillard certainement dans la fleur de l'âge, mais qui avait jugé bon de s'affubler d'une perruque et d'une bosse postiche dans le dos. – Ohé ! cria Horace Velmont, ohé ! Maffiano. Alors, tu as déjà découvert notre retraite ? Bravo. Maffiano, lâchant à son tour ses avirons, sortit son revolver et tira. La balle fit rejaillir l'eau à quelques centimètres de la tête du nageur, qui éclata de rire. – Fichu maladroit ! Ta main tremble, Maffiano. Envoiemoi donc ton rigolo, je t'apprendrai à t'en servir ! La raillerie exaspéra le Sicilien. Debout dans la barque, il brandit l'un de ses avirons pour assommer son adversaire. Celui-ci n'attendit pas le coup, mais s'enfonça et disparut. Au bout d'un instant, la barque de Maffiano vacilla et la tête d'Horace Velmont surgit à bâbord. – Haut les mains ! hurlait Horace menaçant. Haut les mains ou je tire ! Maffiano ne se demanda pas avec quoi aurait pu tirer cet adversaire qui venait de faire trente mètres sous la surface du fleuve. Il leva les bras, effaré. Au même moment, sous le poids de Velmont, la barque chavira, entraînant le Sicilien. Velmont poussa une exclamation de triomphe. – Victoire ! L'ennemi bat en retraite ! Plongeon de Maffiano et de la Maffia ! Sais-tu nager au moins ? Mais, malheureux, tu nages comme un veau mort-né ! Haut la tête, crébleu ! ou tu avales de l'eau de Seine, ce qui t'empoisonnera, à moins que tu ne te noies avant… Ah ! et puis après tout, débrouille-toi. Tiens, voilà du secours qui t'arrive. Sur la rive, deux hommes sautaient à l'eau et nageaient dans la direction du Sicilien, dont le courant emportait la barque. Mais, avant qu'ils ne fussent trop près, Horace, nageur émérite, gagna la berge, fouilla les vêtements déposés sur le talus et proféra : – Deux cartes encore de la Maffia signées de Mac Allermy ! Avec celle de Maffiano et celles de Mac Allermy, de Fildes et d'Edgar Becker, ça m'en fait six ! Vivement le partage ! À moi les dépouilles de Lupin !… Patricia, dans son embarcation, avait suivi toute la scène et s'amusait infiniment. Elle aborda près de Velmont qui, la prenant par la taille, l'entraîna vers la route la plus proche, tandis que les trois complices prenaient pied au bas de la berge. Et Velmont s'exclama triomphant : – J'ai conquis ma Toison d'or, la belle Patricia ! Tout va bien. L'ennemi a mordu la poussière dans le lit du fleuve ! Suismoi dans le mien, esclave incomparable, dont je suis le serviteur soumis ! Un peu mouillé, le serviteur, mais la flamme de l'amour le séchera ! Une charrette conduite par un paysan passait, chargée de foin. Velmont y jucha la jeune femme et s'assit près d'elle, tout en continuant de pérorer. – Deux cartes, Patricia, quel butin ! – Que vous importe, puisque, s'ils réussissent, l'argent ne sera pas pour vous ! – Qui sait si je ne trouverai pas moyen de détourner dans ma poche le Pactole qui coulera ce jour-là et qui, du reste, viendra de ladite poche, ce qui fait que ce sera un prêté pour un rendu ! Sur la charrette, au pas philosophique d'un vieux cheval qui avançait comme s'il accomplissait le dernier voyage de sa carrière, ils firent un assez long détour. – On arrivera tout de même à Maison-Rouge, affirma le paysan, mais c'est à la ferme que je dois emmener mon foin ! – Ah ! dit Horace, vous travaillez à la ferme de MaisonRouge ? – Oui. Aujourd'hui, on engrange le foin. – Vous entendez, Patricia ? Eh bien, ça c'est le rêve ! Une grange, des prairies, du foin que l'on rentre, toutes les joies bucoliques !… Ça et la tranquillité !… Comme nous serions heureux ! – Je me méfie, dit-elle, souriant à demi. – Et de quoi vous méfiez-vous, s'il vous plaît ? – De votre inconstance ! On sait que vous passez facilement de la brune à la blonde ! – Depuis que je vous connais, incomparable Patricia, l'or et le bronze de vos cheveux ont fixé à jamais mon admiration ! Du reste, seriez-vous blanche, cela ne changerait rien… Une Patricia couronnée d'argent ! Quel rêve ! – Merci ! En tout cas, tenez-vous sur vos gardes, répondit la jeune femme en riant. Je suis ombrageuse et exclusive. Je n'admets pas l'apparence même d'une légèreté. Si vous êtes volage, gare ! Devisant gaiement pour cacher les préoccupations que le retour de leurs ennemis avait fait naître en eux, ils pénétrèrent dans une vaste cour bordée par des tas de fumier et des fosses à purin que délimitaient de petits rebords de cailloux cimentés. Au centre, se dressait un pigeonnier, en forme de tour tronquée, auquel s'amorçaient les arcs-boutants d'une chapelle gothique ensevelie sous le lierre et dont les arceaux se prolongeaient en arches imposantes qui portaient un aqueduc fort délabré. Patricia, aidée de Velmont, descendit de la charrette. Dans la nuit tombante, elle se dirigea vers Maison-Rouge, pendant qu'Horace entrait dans les écuries avec le paysan qui voulait lui montrer des chevaux. Quelques minutes après, Horace à son tour traversa, pour rentrer, le petit bois et le jardin. Soudain, il pressa le pas. Il apercevait tout le personnel massé sur les marches du perron, gesticulant et très agité. – Qu'y a-t-il ? demanda-t-il avec inquiétude. – C'est la jeune dame ! lui répondit-on. – Patricia Johnston ? – Oui. On l'a vue venir de loin. Tout à coup, trois hommes sont sortis du fourré, l'ont entourée. Elle a voulu fuir. Elle a crié. Mais avant qu'on puisse la rejoindre, les trois hommes l'ont empoignée et emportée sur leurs épaules. On a entendu encore des cris, mais cela n'a pas duré. Horace avait pâli, étreint par une affreuse angoisse. – En effet, dit-il, j'ai bien entendu quelques cris. Mais je croyais que c'étaient des enfants… Et de quel côté se sont dirigés ces hommes ? – Ils ont passé entre le nouveau garage et les anciennes remises. – Donc dans le bout du jardin, vers la cour de la ferme ? – C'est ça… Horace ne douta pas une seconde que ce fût Maffiano et ses acolytes qui, revenant de la Seine en ligne droite, les avaient devancés à Maison-Rouge et avaient préparé le guet-apens qu'ils avaient exécuté pendant que lui-même se trouvait avec le paysan dans les écuries. En hâte, il alla retrouver le paysan. – Avez-vous connaissance, ou avez-vous entendu parler d'une communication quelconque partant de la ferme ou du parc et se dirigeant vers la Seine ? demanda Velmont d'une voix brève. Le paysan n'hésita pas. – Mais oui, je connais ça ! Il paraît même qu'aux temps jadis il y avait communication avec les Corneilles. Tenez, la belle Angélique, votre servante, qui était ici il y a un moment, va vous conduire. Elle la connaît bien. Angélique ! Angélique ! Mais la belle Angélique ne répondant pas, le paysan conduisit lui-même Horace vers le pigeonnier. Sous une des arcades de l'ancien aqueduc, y attenant, un pan de mur montrait les linges d'une issue que des moellons grossièrement entassés condamnaient. L'existence d'un passage secret ne faisait pas de doute. Le paysan s'étonna d'y découvrir les marques d'un tout récent passage. – On vient de passer par là, dit-il… Regardez, monsieur. On n'a même pas pris soin de bien replacer les moellons. On a tout remis au petit bonheur. Horace et le paysan démolirent l'obstacle d'un coup d'épaule. Les moellons dégringolèrent dans un escalier obscur avec un fracas dont les échos se prolongèrent. – Ça va loin, dit le paysan, et puis, au milieu, il y a une grille qui barre le passage. Il alluma une lanterne. Horace en fit autant pour sa lampe de poche. Au bout de deux cents pas, la grille les arrêta. Par bonheur, la clef était sur l'autre face de la serrure ; les fugitifs avaient négligé de la retirer. Ils reprirent leur course. Bientôt un air plus frais emplissant le souterrain annonça l'approche du fleuve. Et, tout à coup, dans l'encadrement d'une fenêtre qui n'avait plus ses vitres ni même ses boiseries et qui était la fenêtre d'une masure restée debout par on ne sait quel miracle, le dehors fut visible. Au milieu de roches luisantes de vase qui bossuaient la berge à cet endroit, la vaste nappe liquide du fleuve étincela, sous la lumière douteuse de la lune. Trois cents mètres plus loin, à gauche, se dressait un promontoire rocheux que dominaient, en arrière, les hauts peupliers d'une cour de ferme. Dans cette cour flambait un grand feu. Au-delà se profilaient les masses noires d'une colline boisée. Horace avança avec précaution. Près du feu, une tente gonflait sa toile écrue. Au seuil de cette tente, sous la toile aménagée en store, trois hommes, en apparence des bûcherons, étaient assis sur des pliants. Un tabouret, près d'eux, portait des bouteilles et des assiettes. Les hommes mangeaient et buvaient, servis par une femme. Horace douta un instant que ces trois individus pussent être Maffiano et ses complices. Comment auraient-ils pu oser s'installer si près de lui ! Mais il savait l'audace folle et l'imprudence de Maffiano. D'ailleurs presque tout de suite, à la lueur du feu, il le reconnut formellement, et la femme ne pouvait être que Patricia… Horace ne distingua pas son visage, mais il reconnut sa silhouette… Et il frémit de rage indignée. Une corde reliait le bras de la jeune femme au pliant de Maffiano… Pour peu que la corde fût tendue, Maffiano basculait sur son siège. Il tomba même, aux éclats de rire de ses acolytes. Horace, qui avait laissé le paysan dans le souterrain, s'était immobilisé derrière un tronc d'arbre et demeurait invisible pour ses ennemis. Quand ceux-ci eurent terminé leur repas et fumé leurs pipes, ils allumèrent des torches et rentrèrent sous la tente. À la lueur de leurs torches, Horace s'avisa qu'il y avait une autre tente, plus petite, derrière la première, et que la femme, son service fini, s'y retirait. Au bout de quelques minutes, les torches s'éteignirent. Le bruit des voix et des rires cessa. Alors Velmont s'étendit sur le sol et, à plat ventre, rampa parmi les herbes et les arbres, en choisissant les portions de terrain où le feuillage des arbres et des arbustes formait obstacle aux rayons de la lune. Il atteignit ainsi les piquets où s'attachaient les cordages et fit le tour de la tente principale. Soudain la toile de la seconde fut soulevée. Sans hésiter, il s'y glissa. ble. – Patricia ? – Oui, Patricia, vite, venez ! Et quand il fut prêt à la toucher, elle ajouta : – Je vous ai vu venir dans les ténèbres et je vous ai entendu dans le silence. – C'est vous Horace ? chuchota une voix à peine percepti- Il la pressa contre lui avec emportement. Ses lèvres à son oreille, elle dit dans un souffle : – Fuyez… L'inspecteur Béchoux et des gens de police vous cherchent. Maffiano les a prévenus de votre présence à MaisonRouge. Horace Velmont étouffa un ricanement de mépris. – Ah ! dit-il, je comprends qu'il se soit installé près de moi. La protection de la police le rassure. – Fuyez, je vous en prie, reprit la jeune femme. – Vous le voulez, Patricia ? Elle murmura : – J'ai peur… J'ai peur pour vous… Je suis à bout de forces, ajouta-t-elle. Il la saisit dans ses bras, lui baisa les lèvres… Elle ne résista pas… Chapitre VII La Belle au bois dormant La lune en son plein répandait dans une nuit molle et tiède sa calme lumière pure et comme phosphorescente. Au silence de la campagne sommeillante se mêlaient mille bruits furtifs, mille frémissements de vie montant de la terre, s'envolant des arbres où de temps à autre passait dans les branches le vol ouaté d'un oiseau nocturne. Le chuchotement d'une lointaine chute d'eau égrenait son harmonie cristalline. La nuit sereine berçait le repos des deux amants étendus côte à côte sous la tente. Parfois, Horace, dans un demisommeil, étendait la main et touchait le bras de sa compagne immobile afin de s'assurer qu'elle était bien là, qu'il ne rêvait pas, car les circonstances lui paraissaient si étranges qu'il doutait de leur réalité. Enfin, ce fut l'aube, les premiers rayons du soleil brillèrent entre les interstices des vélums. Horace se dressa à demi et, une fois de plus, posa la main sur une main abandonnée près de lui… Mais il sursauta, frémissant, effaré… la main qu'il touchait était froide, très froide… glacée… Horace se pencha épouvanté vers la forme gisant immobile sur la couche… à la faible clarté traînant sous la tente, il vit que le visage était recouvert d'un voile de gaze légère et que, dans la poitrine à demi nue, sous le sein gauche, un poignard était planté… Crispé par l'horreur, il se pencha davantage, colla son oreille sur la peau glacée… On n'entendait plus les battements du cœur. Ainsi, comme on passe de la veille au sommeil, avait-elle passé de la vie à la mort… une mort si foudroyante que la blessure fatale ne l'avait qu'à peine fait tressaillir dans les bras de son amant, qui ne s'en était pas aperçu. Horace bondit vers la tente voisine. Maffiano et ses hommes n'y étaient plus. Sans perdre de temps, il courut jusqu'à Maison-Rouge chercher de l'assistance. Dans le vestibule de la maison, il rencontra Victoire qui sortait pour une inspection matinale. – Ils l'ont tuée, lui dit-il, les larmes aux yeux. Victoire demanda naïvement : – Et elle est morte ? Il la regarda interloqué. – Oui, elle est morte. La vieille nourrice haussa les épaules. – Pas possible ! – Puisque je te le dis, un couteau en plein cœur. – Et moi, je te dis : pas possible. –Pourquoi ? Comment ? Qu'est-ce que cela signifie ? Tu as une preuve ? – Cela signifie que je suis sûre qu'elle n'est pas morte… Et une intuition de femme, ça vaut toutes les preuves. – Et que me conseille ton intuition de femme ? – De retourner là-bas, de soigner la blessée et de ne pas la quitter, pour la défendre si on l'attaque de nouveau. Elle s'interrompit. Un coup de sifflet strident vibrait quelque part dans le parc. Horace Velmont sursauta, stupéfait. – Qu'est-ce que cela signifie ? Le signal de Patricia. – Alors, tout va bien, s'écria Victoire triomphante, tu vois bien qu'elle n'est pas morte et qu'elle a échappé à Maffiano et à ses complices. Transfiguré par la joie, Horace se pencha par la fenêtre ouverte et prêta l'oreille. Au même instant, un rugissement de bête fauve ample et rauque se fit entendre, roula dans l'espace, se prolongea et s'éteignit. La vieille nourrice instinctivement se signa comme elle eût fait pour le tonnerre. – C'est la tigresse, dit-elle. Oui, on m'a raconté hier qu'une tigresse s'est échappée, il y a quelques jours, d'une ménagerie ambulante et s'est réfugiée dans ce qu'ils appellent par ici la forêt vierge du château des Corneilles. On a fait une battue, elle a été blessée, ce qui la rend furieuse et plus dangereuse. Si elle rencontre Patricia… Horace sauta par la fenêtre et courut vers la vieille chapelle où se trouvait l'entrée du souterrain. Il le parcourut à toute vi- tesse. Quand il en déboucha, il entendit du côté du promontoire des cris de femme et des coups de sifflet répétés mêlés aux rugissements du fauve. Un nouveau rugissement, mais plus proche. La bête venait vers Maison-Rouge. Velmont traversa en courant les prairies voisines du promontoire, s'élança vers les tentes et fut stupéfait de les trouver abattues. Ce n'était plus qu'un amoncellement de toiles, de piquets et de sièges, comme si un cataclysme eût passé par-là. Cependant, sur le fleuve proche, Horace distingua une barque qui sans bruit glissait en s'éloignant. Trois hommes la montaient qu'il reconnut du premier coup d'œil. – Eh ! Maffiano ! cria-t-il, qu'as-tu fait de Patricia ? Tu l'as frappée, assassin ! avoue ! Est-elle morte ? Où est-elle ? L'homme en barque haussa les épaules. – Je n'en sais rien ! Cherche-la ! Elle était encore vivante, mais la tigresse nous a assaillis, a jeté bas notre installation, et je crois bien que Patricia a été emportée par elle. Cherche-la, ça te regarde. La barque disparut sur le fleuve. Horace, dominant son angoisse, écouta, regarda. Il ne vit rien, n'entendit plus de coups de sifflet, plus de rugissement… Partout un calme qui lui parut sinistre. Alors, suivant le conseil du bandit, il chercha. À quelque distance s'étendaient en masse sombre les bois qui entouraient le château des Corneilles. Il y entra par une brèche du mur. Les arbres étaient clairsemés, tout d'abord, la forêt vierge, lui avait- on dit, ne commençant qu'à une certaine distance des alentours immédiats du château. Un nouveau rugissement s'éleva à deux cents mètres au plus. Velmont s'arrêta, inquiet malgré son courage. Sans aucun doute la bête l'ayant flairé accourait à sa rencontre. Il réfléchit rapidement. Que pouvait-il faire ? Il n'avait pour se défendre qu'un revolver de petit calibre. Du reste, comment viser si la tigresse surgissait soudain de l'épaisseur du taillis ? Des bruits de feuilles foulées, de branchages froissés… de plus en plus près. La bête approchait. Il entendit son feulement sourd, son souffle rageur, sans pouvoir la distinguer. Mais elle le voyait sûrement, elle, et s'apprêtait à bondir sur sa proie. Horace s'élança avec une agilité d'acrobate. Il s'accrocha d'un coup à une branche d'arbre assez haute et se rétablit sur ses poignets. Il sentit, non pas un croc, mais le choc puissant d'un mufle chaud qui heurtait sa jambe. Il se dressa sur sa branche, réussit à saisir une autre branche plus élevée et ainsi il grimpa aisément jusqu'à une hauteur inaccessible. La tigresse, après son premier assaut infructueux, ne tenta pas de nouvelles attaques. Bientôt Horace la devina qui partait, trottinant vers la forêt, et il l'entendit grogner de colère. Puis il y eut encore un rugissement, puis des craquements sourds d'os broyés. Horace frissonna d'horreur. La bête avait-elle vraiment surpris Patricia sous la tente, et était-ce vers son corps déchiqueté qu'elle était retournée ? Si cela était, il aurait beau exposer sa vie… la morte ne pouvait plus être secourue. Impuissant, malade d'émoi, rongé d'angoisse, il attendit deux heures avant de descendre de son arbre. Attente interminable et si cruelle que soudain il n'eut plus la force de la supporter. Au mépris du danger, il se laissa glisser de branche en branche et, son revolver à la main, s'enfonça dans le taillis. Il eut même l'audace de gagner la lisière plus dense de la forêt qu'il explora. Mais il ne trouva rien, malgré ses investigations. Des vols de corbeaux s'abattaient dans les clairières et devant lui couraient et s'enfuyaient tous les petits fauves des bois. Mais de la tigresse nulle trace. Il chercha longtemps, en vain, las et désespéré, harcelé par les moustiques, accablé par la chaleur immobile et oppressante, accrue vers la fin du jour par une menace d'orage. Épuisé, enfin, il regagna Maison-Rouge comme les premiers éclairs déchiraient l'horizon, suivis de la voix solennelle de la foudre. Il ne dîna pas. Les nerfs un peu calmés par le ruissellement de la pluie, il s'étendit sur son lit. Mais ce fut inutilement qu'il essaya de dormir. Son cerveau enfiévré évoquait chaque instant de la nuit où il avait tenu dans ses bras sa bien-aimée Patricia. Il imaginait ce qui s'était produit durant son sommeil. L'assassin se glissant dans l'ombre, à tâtons, son poignard à la main et frappant Patricia sans soupçonner sa présence, à lui, Horace Velmont… Et peut-être Patricia avait-elle eu ce suprême courage de ne pas faire un geste qui pût détourner vers lui le danger… Elle l'avait sauvé en mourant… Comme elle l'avait aimé ! Mais il y avait autre chose… La situation était trouble, inexplicable. Que signifiait ce coup de sifflet, cet appel évident lancé par Patricia ? Pour appeler, il fallait qu'elle fût vivante… Horace espérait… Oui, il y avait vraiment là des éléments incompréhensibles qui permettaient un certain espoir… L'orage redoublait et, dans le fracas des coups de tonnerre qui ébranlaient l'espace, tout à coup les trois chiens de garde se mirent à hurler en sinistre concert de folie. Ils durent rompre leurs chaînes car Horace les entendit galoper comme des bêtes en délire, à travers le parc, se poursuivre entre eux et poursuivre on ne sait quels fantômes déchaînés à travers les arbres et les buissons et jusque dans la cour de la ferme. C'était un vacarme de cauchemar, un tumulte fou, mystérieux et tragique. On eût dit que le camp retranché que formait le domaine était attaqué par des hordes de cavaliers barbares qui fonçaient sabre au poing parmi la ligne des défenseurs. Horace Velmont s'hallucinait dans l'ombre nocturne, il les devinait, il les voyait brandissant des lames et des torches, donnant la mort et allumant l'incendie… Et toujours ces aboiements furieux, ces cris frénétiques, auxquels se mêlait parfois la plainte effarée de la proie pourchassée… et puis, là-bas, le rugissement rageur de la tigresse. Horace appela les chefs des escouades de défenseurs. Ils veillaient, mais eux non plus ne comprenaient rien à ce qui se passait. Ils avaient tenté une sortie, mais dans la nuit noire et sous la pluie diluvienne n'avaient pu aller loin et du reste n'avaient rien vu… Et un vent de folie continuait à balayer les jardins, évoquant dans sa véhémence insolite le maléfique passage du Chasseur damné des anciennes légendes. L'aube calma peu à peu la tourmente… Les chiens bondissaient encore par élans désordonnés et comme impulsifs. L'orage s'était apaisé, les averses denses s'étaient atténuées en une pluie hésitante et délicate, qui semblait avoir pour mission d'arroser le champ de bataille. Et le jour s'affirma, dissipant les cauchemars, pacifiant les gens et les bêtes. Les chiens gron- daient encore mais sans conviction, en quelque sorte avec réserve, inquiets sur la distribution inévitable de coups de fouet, qui suivrait leur démence de la nuit… Elle leur fut faite généreusement par le maître lui-même qui passa sur eux ses nerfs exaspérés. – Et tout ça, pourquoi ? disait-il. Pour quel monstre antédiluvien ? Pour quel dragon volant ? Pour quelle chimère apocalyptique ?… Bigre ! que vois-je ? C'était un caniche, un caniche agonisant, à la tête écrasée, au ventre béant, dont les pattes encore tressaillantes comme des branches au souffle du vent s'embarrassaient dans l'écheveau livide des intestins dévidés. Lupin saisit le petit cadavre par les oreilles, et le brandissant comme un trophée le montra à ses hommes, en s'écriant : – Tenez, regardez, voilà la bête fauve qu'ils ont forcée dans leur chasse à courre. L'un des hommes examina la bête morte et déclara : – Sapristi, c'est le cabot à la Belle au bois dormant ! – Quoi ? La Belle au bois dormant ? Qu'est-ce que cela veut dire ? – Mais oui, la dame qui dort depuis un siècle dans le château abandonné ! – Quel château ? – Le château des Corneilles, là, dans les bois, après le promontoire. – Et il y a une dame qui dort depuis un siècle ? Tu dérailles ! C'est un conte de fée. – J'en sais rien. Paraît qu'il y a une dame qui dort… – Tu la connais ? – Personne ne la connaît. Mais j'ai interrogé les gens du village qui m'ont dit ça… on en parle beaucoup dans la région. – Qu'est-ce qu'on raconte ? – Que son grand-père, au temps de la Révolution, a participé à la condamnation de Louis XVI et de la famille royale. Alors, en expiation, elle a vécu dix ans à genoux devant le calvaire aux Corneilles et, depuis, elle dort. – Seule dans ce château ? – Seule. – Pourtant elle mange, elle boit !… – On ne sait pas. – Elle se promène ? – Quelquefois elle va au village, mais ceux qui l'ont rencontrée savent très bien qu'elle ne se réveille pas et qu'elle dort en marchant, tout en ayant les yeux ouverts, des yeux comme ceux des somnambules qui regardent sans voir… Moi, je ne l'ai pas rencontrée, mais la chose est certaine… Horace Velmont demeurait pensif. Il conclut : – J'irai tantôt m'excuser auprès d'elle de la mort de son pauvre caniche. Où est-il, exactement, le château ? – Oh ! ce château est une baraque, tout en ruines, réparée avec des planches, entourée d'un bois qu'on appelle la Forêt Vierge. – Et elle n'y reçoit personne, tout en dormant ? – C'est très rare. Pourtant à ce qu'il paraît, l'autre jour, un dompteur avec un huissier sont venus réclamer une tigresse échappée d'une ménagerie foraine. On l'avait cherchée partout. On avait fait des battues avec tous les chasseurs du pays. Finalement on a su qu'elle avait été vue dans les bois des Corneilles, mais la dame qui dort a répondu à l'huissier : « Oui, je l'ai recueillie, blessée par une balle et furieuse. Elle est dans ma forêt, guérie mais toujours furieuse. Allez la prendre ! » « L'huissier court encore… » L'après-midi, Velmont fit mettre le cadavre du caniche dans une bourriche de paille, et l'emportant s'en fut vers le promontoire, puis vers les grands bois de la colline. Un chemin boueux et plein d'ornières montait vers les douves comblées que surplombait la terrasse d'une barbacane à demi couverte de bois taillis et de chênes. Après quoi, au bout d'une pelouse verte, où se dressait un vieux calvaire rongé par les siècles, moutonnaient des flots de lierre, sous lesquels on pouvait discerner les lignes confuses d'une construction aux trois quarts écroulée et dont les pierres avaient roulé au loin par blocs, à présent enchaînés eux aussi par le lierre et feutrés par la mousse. Un signe pourtant d'existence et d'hostilité pour les visiteurs. De tous côtés se dressaient des poteaux avec des inscriptions peintes en blanc sur le noir du tableau : Propriété particulière. Entrée interdite. Chiens dangereux. Pièges à loups. Aucune porte visible, aucune entrée apparente. Parmi les ronces, on accédait à une fenêtre par des vestiges de marches moussues. À l'intérieur, rien que des salles désertes, sans plafond, avec, comme parquet, l'herbe, les plantes vivaces et des flaques de boue. Un sentier, si l'on peut dire, serpentait à travers les ruines. Ainsi parvint Horace à une longue baraque goudronnée plantée au milieu d'une salle et qui lui parut le seul lieu habitable. Il ouvrit la porte et appela : – Y a-t-il quelqu'un ? À l'arrière de la baraque, il y eut un bruit de porte qui se referme en claquant. Il se dirigea de ce côté, traversa une pièce étroite où il y avait un lit de camp, et pénétra dans une cuisine où sur une table de bois, sur une lampe à alcool, des pommes de terre bouillaient dans l'eau d'une casserole à côté d'une écuelle de lait. La Belle au bois dormant, surprise par l'intrus, avait pris la fuite, laissant là son repas. Horace voulut poursuivre son chemin mais s'arrêta net. En face de lui, à deux pas, le mufle d'un fauve lui barrait le passage. Chapitre VIII Un nouveau combattant Derrière la bête, dans la cour, on voyait les arbres d'une forêt épaisse serrés les uns contre les autres et formant une muraille végétale. Une étroite brèche la trouait, tunnel obscur creusé dans les branches et les feuilles. La vieille châtelaine des Corneilles avait dû s'éloigner par cette issue. La tigresse, après l'avoir conduite, s'en revenait au-devant du visiteur indésirable. L'homme et la bête, un moment, se regardèrent, immobiles. Horace Velmont, plutôt mal à l'aise, se disait : – Mon garçon, si tu bouges, sa patte, toutes griffes tendues, te griffe et t'arrache la tête. Cependant, il ne baissait point les yeux. Il expérimentait son propre sang-froid en face d'un péril inhabituel, pas mécontent au fond de la rencontre qui lui permettait de se trouver en présence d'un grand fauve et de tenir bon. Quel excellent exercice de volonté et de « self-control » ! Une minute longue comme un siècle s'écoula… Il tenait bon !… la peur, qui l'avait d'abord presque dominé, à présent se dissipait. Il attendait l'attaque… l'espérait presque… Soudain, comme domptée par l'implacable regard qui ne la quittait point et lui imposait la volonté de l'homme, la bête, en grondant sourdement, fit demi-tour et, humant l'air, sembla se disposer à s'éloigner par le tunnel de verdure. Velmont, alors, sans la quitter des yeux, recula de deux pas, sur la table de cui sine saisit une écuelle remplie de lait qu'il tendit avec précaution du côté de la tigresse. La tigresse eut une hésitation puis se décida et, faisant si l'on peut dire des manières, elle vint boire. En trois ou quatre coups de langue, elle vida l'écuelle. Puis, apaisée, elle revint jusqu'à la brèche où elle renifla, sur le gazon humide, les traces de la vieille dame partie par là. Horace nota que la tigresse boitait encore légèrement de l'arrière-train, à cause de la blessure qu'elle avait reçue lors de la battue et il en conclut qu'elle avait été soignée par l'étrange recluse des Corneilles et s'était attachée à elle. Vivement, ne voulant pas s'exposer à une saute d'humeur de la bête, il ferma la porte sur lui, retraversa la baraque et, le revolver au poing, retourna vers le manoir de Maison-Rouge, tout en surveillant la route derrière lui. Tout compte fait, il était assez satisfait de sortir de l'aventure sain et sauf. Deux jours plus tard, il eut le courage d'explorer le bois impénétrable et, à nouveau, il s'introduisit dans la vieille demeure mystérieuse. Mais cette fois elle semblait abandonnée. Il ne rencontra ni la Belle au bois dormant ni la tigresse. Il appela. Aucun bruit. Il portait à la main un lourd couteau à lame triangulaire et affilée… Son but, c'était d'attirer le fauve et de l'éventrer… Ainsi la victime serait vengée ! Car, à force de réflexions, il avait acquis cette triste conviction que Patricia vivait encore quand au matin il l'avait quittée stupidement, la croyant morte. Par la suite seulement la tigresse l'avait tuée et emportée dans quelque repaire creusé sous les feuilles mortes. Et Velmont eût voulu aussi découvrir la retraite de Maffiano et le châtier. Mais rien ne lui révéla la présence des trois bandits… Des heures, il erra en vain, avide de vengeance et de massacre. Il rentra las et déçu. Mais Victoire, à qui il confia l'affreuse certitude où il était concernant le sort de Patricia, secoua la tête avec incrédulité et lui répondit : – Je ne change pas d'idée : elle n'est pas morte ! La bête ne l'a pas tuée, et Maffiano pas davantage. – Et comme preuve, toujours ton intuition féminine, railla tristement Velmont. – Cela suffit. Du reste, Rodolphe est parfaitement tranquille. Il ne s'inquiète pas de l'absence de sa mère. Il l'adore, il est nerveux et sensible… Si sa mère était morte, il en serait averti… Velmont haussa les épaules. – De la seconde vue… tu crois à cela ?… – Oui ! dit la vieille femme avec conviction. Il y eut un silence. De nouveau, Velmont espéra… mais n'était-ce pas folie ?… Avec irritation, il reprit : – J'ai pourtant, cette nuit-là, tenu dans mes bras une femme bien vivante… qui au matin était morte… – Oui, mais pas la femme que tu crois. – Qui alors ? Victoire eut un regard autour d'elle et baissa la voix. – Écoute ; depuis cette fameuse nuit, Angélique, la femme de ménage, a disparu. Or, j'ai appris de source certaine que cette Angélique avait été la maîtresse de Maffiano. Elle connaissait ses complices. Elle faisait leur cuisine et chaque soir allait les rejoindre. Horace réfléchit un moment. – Alors, c'est Angélique qui aurait été tuée ? Je veux bien, moi… Mais, dans ce cas, explique-moi un peu pourquoi Angélique aurait pris la place de Patricia ? Pourquoi elle m'aurait attiré dans la tente ? Pourquoi Maffiano l'aurait-il assassinée ?… Pourquoi ?… Pourquoi ?… – Angélique a saisi l'occasion de se rapprocher de toi… ce qu'elle désirait faire depuis longtemps… tu ne voyais pas les regards qu'elle te lançait… – Alors, tu crois qu'elle était amoureuse de moi ? C'est flatteur !… Et Maffiano l'a tuée par jalousie… Pauvre type… C'est vrai qu'il n'a pas de veine avec ses bien-aimées… Chacune d'elles me préfère… Patricia… Angélique… Mais pourquoi ne m'a-t-il pas tué moi-même ? – Ne m'as-tu pas dit que tu lui avais pris la carte lui donnant droit au partage final… Il a craint de ne pas la trouver sur toi, et toi mort de ne jamais la retrouver… Et puis, on a beau être un bandit déterminé, on n'ose pas comme ça tuer… Horace Velmont… Il secoua la tête. – Tu as peut-être raison… Mais, tout de même, je ne m'y fierais pas trop. Enfin, admettons… Tu en as de la déduction et de la logique, ma bonne Victoire !… – Ainsi, tu me crois ? Tu es convaincu ? – Tes arguments me semblent indiscutables, et je les avale tout crus, c'est plus commode. Pauvre Angélique, tout de même !… Il plaignait la servante sauvagement assassinée par une brute, mais avec un espoir frémissant il se disait que Patricia était vivante… Dans la nuit qui suivit cette conversation, Velmont fut réveillé par la vieille nourrice. Il se dressa dans son lit et, se frottant les yeux, il l'apostropha : – Dis donc, tu deviens tout à fait loufoque ? À moins que tu n'aies quelque nouvelle intuition de femme à me communiquer !… À quatre heures du matin, tu me réveilles ! Tu es dingo, ou bien il y a le feu ! Mais il s'interrompit en voyant le visage bouleversé de Victoire. – Rodolphe n'est pas dans sa chambre, dit-elle pleine d'émoi. Et je crois bien que ce n'est pas la première nuit qu'il s'absente ainsi… – Il découche ! À onze ans ! Enfin, il faut bien que jeunesse se passe. Tout de même, il commence de bonne heure… Et où crois-tu qu'il aille ? À Paris ? À Londres ? À Rome ? – Rodolphe adore sa mère. Je suis persuadée qu'il a été la retrouver, ils ont rendez-vous, c'est sûr… – Mais par où sortirait-il ? – Par la fenêtre. Elle est ouverte. – Et les chiens de garde ? – Ils ont aboyé il y a une heure, sans doute à son départ… et on me dit qu'ils aboient à cinq heures du matin, ce qui indique le moment de son retour, chaque nuit c'est pareil… – Du roman, ma pauvre Victoire ! N'importe, je me rendrai compte… – Autre chose, continua la vieille nourrice. Trois hommes rôdent autour du domaine. Je le sais. – Des satyres qui courent après toi, Victoire. – Ne plaisante pas, ce sont des policiers. Les gardes ont repéré un de tes pires ennemis, le brigadier Béchoux. – Béchoux, un ennemi ! Tu en as de bonnes ! À moins qu'à la préfecture on n'ait décidé mon arrestation. Pas croyable ! Je leur rends trop de services. Il réfléchit, le sourcil froncé. – Tout de même, j'ouvrirai l'œil… Va-t'en. Halte ! Un mot encore… On a touché à mon coffre-fort qui est là ! Les trois boutons qui commandent le mot ont été dérangés. – Personne n'est entré ici que toi et moi. Comme ce n'est pas moi… – Alors, c'est moi qui aurais oublié de remettre les chiffres en place. Rends-toi compte que c'est grave. Là se trouvent mes instructions, mon testament, les clefs de mes divers coffres, des indications qui permettraient de découvrir mes cachettes et de tout rafler. – Vierge Marie ! s'exclama la nourrice en joignant les mains. – La Vierge Marie n'a rien à faire là-dedans. C'est à toi de faire bonne garde. Sinon, tu risques gros. – Quoi ? – Ton honneur de jeune fille, dit froidement Horace. Le soir même, Horace, montant dans un arbre, se plaça en vigie à la grille du parc, du côté de la ferme. Dissimulé dans le feuillage, il attendit patiemment. Cette attente fut récompensée. Minuit n'avait pas sonné à l'église qu'un galop feutré et coupé d'un bond par-dessus la clôture passa non loin de lui. Il entrevit la forme souple et allongée d'un grand fauve. Les chiens hurlèrent dans le chenil, Horace descendit de son arbre, courut jusqu'à la fenêtre de Rodolphe, dont il approcha sans bruit. La fenêtre était ouverte et la chambre éclairée. Deux ou trois minutes s'écoulèrent. Le guetteur entendait la voix de l'enfant… Puis soudain il vit la tigresse qui revenait vers le balcon par où elle avait dû pénétrer. Énorme, apocalyptique, elle posa ses pattes sur le barreau supérieur de la balustrade. Sur son dos Rodolphe était allongé ; cramponné des deux bras au cou monstrueux… il riait aux éclats. D'un bond, la bête sauta dans les massifs et s'en alla au grand trot avec son fardeau toujours riant. De nouveau, les chiens aboyèrent furieusement. Alors, Victoire sortit de l'ombre de la véranda où elle était dissimulée. – Eh bien ! tu as vu ? dit-elle pleine d'alarme. Où cette bête sauvage va-t-elle porter le pauvre gosse ? – À sa mère, parbleu ! – C'est-il Dieu possible ? – Patricia a dû, avec la dame des Corneilles, soigner la bête blessée, la guérir, et la tigresse, déjà à moitié apprivoisée et reconnaissante, s'est attachée à elle et lui obéit comme une chienne fidèle. – On en voit des choses ! s'exclama Victoire admirative. – C'est comme ça avec moi ! dit Velmont avec modestie. Il traversa au pas de course la ferme, puis les prairies qui conduisaient au château des Corneilles. Il suivit l'avenue à demi effacée, escalada la fenêtre de la baraque… et poussa une exclamation de joie éperdue. Assise dans un fauteuil du salon, Patricia tenait son fils sur ses genoux et le couvrait de baisers. Valmont s'était approché et regardait la jeune femme avec extase. – Vous… vous… balbutia-t-il… Quel bonheur !… Je n'osais pas espérer que vous fussiez vivante ! Qui donc a été tué par Maffiano ? – Angélique. – Comment était-elle venue sous la tente ? – Elle m'a fait fuir et a pris ma place. C'est seulement après que j'ai compris pourquoi ! Elle aimait Arsène Lupin, acheva Patricia, les sourcils froncés. – On peut choisir plus mal, dit Velmont, d'un air détaché. – Saïda, la tigresse, l'a trouvée agonisante sous la tente abattue et l'a emportée, sans que je puisse intervenir. Ce fut affreux. Patricia frissonna. – Où est Maffiano ? Où sont ses complices ? – Ils rôdent encore aux alentours, mais avec prudence. Ah ! les misérables !… Elle reprit son fils et l'embrassa passionnément. – Mon chéri ! Mon chéri !… Tu n'as toujours pas peur, n'est-ce pas ? Saïda ne t'a pas fait de mal ? – Oh ! pas du tout, mère. Elle court doucement, pour m'éviter les secousses, j'en suis sûr… Je suis aussi bien que dans tes bras. – Enfin, vous vous entendez bien, toi et ta bizarre monture. C'est parfait, mais il faut dormir un peu, maintenant. Et Saïda, aussi, doit dormir. Conduis-la jusqu'à sa niche. L'enfant se mit debout, prit la monstrueuse bête par une oreille et la tira vers l'autre bout de la chambre, où un matelas était disposé dans un placard, près de l'alcôve, où se trouvait le lit de Patricia. Mais Saïda, à mesure qu'elle avançait, opposait à l'enfant une évidente mauvaise volonté, qui se traduisit par un grondement irrité. À la fin, elle s'immobilisa et, accroupie sur ses hanches, devant le lit de sa maîtresse, la tête au niveau des pattes, elle se mit à gronder de plus belle, tout en battant le parquet d'une queue furieuse. – Eh bien ! Saïda, fit Patricia en se levant de son siège, qu'y a-t-il donc, ma belle ? Horace regardait la tigresse avec attention. – On dirait, observa-t-il, que des gens sont cachés sous votre lit, ou du moins dans l'alcôve. Saïda les a repérés. – Est-ce vrai, Saïda ? dit Patricia. La bête énorme répondit d'une voix plus rageuse et, se remettant sur ses pattes, bouscula de son mufle puissant le lit dont le fer alla buter contre le mur latéral. Un triple cri de terreur retentit, poussé par des gens effectivement cachés sous le lit et à demi découverts à présent. D'un bond, Patricia s'élança au secours des intrus, suivie d'Horace qui s'exclama : – Allons, parlez donc, sinon vous êtes fichus ! Combien êtes-vous ? Trois, n'est-ce pas, dont l'illustre Béchoux ? Allons, réponds, policier de mon cœur. – Oui. C'est moi, Béchoux, déclara le policier, toujours par terre et terrifié par Saïda hérissée et grondante. – Et tu venais pour m'arrêter ? poursuivit Velmont. – Oui. – Arrête d'abord Saïda, mon vieux. Peut-être qu'elle se laissera faire. Vraiment t'as pas de veine ! Veux-tu qu'elle s'en aille ? – Ça me ferait plaisir ! dit Béchoux avec conviction. – Alors, je ne peux rien te refuser, doux ami ! On va te satisfaire. Du reste, ça vaudra mieux, sans ça j'aurais peur pour l'intégrité de ton beau physique ! Allons, Patricia Johnston, veuillez nous débarrasser de votre garde du corps. La jeune femme, une main sur la tête de la tigresse, qui se frottait contre elle avec un ronronnement pareil à celui d'une machine à vapeur, appela : – Rodolphe ! Mon chéri ! L'enfant vint se jeter dans ses bras, puis Patricia ordonna, avec un geste vers le dehors : – Saïda, c'est l'heure de reconduire ton petit maître. Va, Saïda ! va, ma belle ! et tout doucement, n'est-ce pas ? La tigresse avait paru écouter avec attention. Elle regarda avec un visible regret Béchoux, à qui elle eût aimé goûter, mais docile, se décida à obéir, fière du reste de la mission qu'on lui confiait. Elle avança pas à pas devant Rodolphe et lui tendit son dos puissant. L'enfant s'y hissa, lui donna une petite tape sur la tête, lui noua les bras au cou et cria : – En avant ! L'énorme bête prit son élan et en deux foulées fut hors de la pièce. Un moment plus tard, là-bas, les chiens aboyèrent dans la nuit. Horace prononça : – Vite, Béchoux, sors de sous le plumard avec tes petits amis. Dans dix minutes, elle sera de retour. Mais dépêche-toi donc ! Tu as un mandat contre moi ? Béchoux se remettait sur les pieds, ses acolytes firent de même. – Oui, toujours le même, dit-il en s'époussetant. – Il doit être un peu fripé, ton mandat ; et un autre contre Saïda ? Béchoux, vexé, ne répondit pas. Horace croisa les bras. – Fourneau, va ! Alors, tu t'imagines que Saïda va se laisser mettre le cabriolet de fer aux pattes si tu n'as pas un document signé par qui-de-droit ? Il ouvrit la porte vers la cuisine. – File, mon garçon ! File avec tes petits camarades ! File comme un zèbre ! Saute dans le premier train et va te ficher au lit pour te remettre ! Mais pas dessous, cette fois ! Suis mon conseil, c'est celui d'un ami. File, sans quoi Saïda s'offrira un bifteck de policier comme petit déjeuner ! Les deux petits camarades avaient déjà décampé. Béchoux se préparait à les imiter, mais Horace le retint. – Un mot encore, Béchoux. Qui t'a fait nommer inspecteur ? – Toi. Et ma gratitude… – Tu la manifestes en voulant m'arrêter. Enfin, je te pardonne… Béchoux, veux-tu que je te fasse nommer brigadier ? Oui !… Alors, rendez-vous à la Préfecture de Police, demain matin samedi, à onze heures et demie. Et demande à tes chefs de te donner carte blanche. J'ai besoin de toi… Tu as compris ? – Oui. Merci ! Ma gratitude… – File ! Béchoux avait déjà disparu. Horace se retourna vers Patricia. – C'est donc vous, la Belle au bois dormant ? demanda-t-il. – Oui, c'est moi. Je suis Française par ma mère, et la vieille dame qui habitait ici, non pas folle, mais bizarre, est ma parente. À mon arrivée en France, je suis venue la voir. Elle s'est prise d'affection pour moi. Bientôt, malheureusement, elle est tombée malade et elle est morte presque tout de suite en me laissant ce vieux domaine ruiné et abandonné… J'y suis venue m'établir en me servant de la légende qui l'environnait pour me défendre contre la curiosité. Personne du pays n'aurait osé s'introduire ici… – Je comprends, dit Horace. Et vous vous êtes arrangée pour me faire acquérir Maison-Rouge à cause de la proximité… Vous aviez une retraite sûre et vous saviez que Rodolphe chez moi serait bien soigné… sans être loin de vous. C'est cela, n'estce pas ? – C'est cela, dit Patricia. Et j'étais heureuse aussi de ne pas être trop loin de vous, ajouta-t-elle les yeux baissés. Il eut un mouvement pour la serrer dans ses bras, mais se contint. La jeune femme semblait peu disposée aux effusions tendres. – Et Saïda ? demanda-t-il. – C'est facile à comprendre. Échappée de la ménagerie foraine, blessée lors de la battue organisée contre elle, elle s'est réfugiée ici, où je l'ai pansée et soignée. Reconnaissante, elle m'a voué une affection fidèle. Sous sa protection, je ne crains plus rien de Maffiano. Après un silence, Horace s'inclina vers Patricia. – Quelle joie de vous retrouver. Patricia ! Je vous ai crue morte… Mais pourquoi ne pas m'avoir rassuré plus tôt ? ajoutat-il avec un peu de reproche. La jeune femme, un moment, demeura muette, les yeux clos, la figure figée en une expression presque hostile. Enfin elle répondit : – Je ne voulais plus vous revoir. Je ne peux oublier que vous en avez choisi une autre… Oui, le soir, sous la tente… – Mais je pensais que c'était vous, Patricia. – Vous n'auriez jamais dû le croire ! C'est cela, surtout, que je ne vous pardonne pas ! Prendre pour moi une pareille fille ! La maîtresse de Maffiano, sa servante et celle de ses affreux complices ! Comment avez-vous pu croire que j'étais capable de m'abandonner ainsi ? Et comment puis-je effacer un tel souvenir de votre esprit ? – En y substituant un souvenir plus beau, Patricia. – Il ne pourra pas être plus beau, puisqu'il ne sera pas. Vous avez pris une fille pour moi… Je ne veux pas rivaliser avec elle !… Horace, que cette jalousie remplissait de joie, se rapprocha. – Rivaliser, vous Patricia ? Vous êtes folle ! Vous êtes sans rivale possible ! Vous que j'adore ! Enfin, vous, Patricia ! la vraie ! l'unique ! Enfiévré, il la saisit dans ses bras, la serra contre lui éperdument. Elle se débattit, courroucée, ne voulant pas pardonner et d'autant plus révoltée qu'elle se sentait faiblir. – Laissez-moi, cria-t-elle. Je vous hais. Vous m'avez trahie. Frémissante, dans un dernier effort avant l'abandon qu'elle comprenait confusément être inévitable, elle le repoussa. Mais il ne desserra pas ses bras, inclina son visage vers le sien. Les deux battants de la porte-fenêtre, avec fracas, s'ouvrirent d'un coup. De retour, la tigresse avait sauté dans la pièce, et, accroupie, allongée à demi, les yeux luisants comme deux étoiles vertes, elle s'apprêtait à bondir. Horace Velmont lâcha Patricia, se redressa et, fixant les yeux sur la bête fauve, il lui dit avec une douceur prudente, un peu bougonne : – Tiens, te voilà, toi ? Il me paraît que tu te mêles de ce qui ne te regarde pas ? Dites donc, Patricia, ce qu'elle est bien dressée, votre petite chatte ! Fichtre, vous avez une façon de vous faire respecter ! Bien, bien… Je vous respecte ! Seulement, comme je ne veux pas être ridicule et que la femme que j'aime se moque de moi… Il tira d sa poche le couteau à cran d'arrêt, large et aigu, qui ne le quittait plus. Il l'ouvrit : – Que faites-vous là, Horace ? s'écria Patricia alarmée. – Chère amie, je sauvegarde ma dignité aux yeux de votre aimable porte-respect. Je ne veux pas qu'elle s'imagine qu'Horace Velmont est un enfant qu'on met en fuite ! Si vous ne m'embrassez pas sur-le-champ sous les yeux de cette chatte, je lui ouvre le ventre. Ça fera une belle bataille ! Compris ? Patricia hésita, rougit et, enfin, se levant, vint s'appuyer sur l'épaule d'Horace et lui tendit ses lèvres. – Crébleu, dit-il, à ce compte-là l'honneur est sauf !… Et je ne demande qu'à être contraint à le faire respecter souvent de la sorte ! – Je ne pouvais vous laisser tuer cette bête, murmura Patricia. Que deviendrais-je sans sa protection ? – J'aurais peut-être été tué par elle, objecta Horace. Mais cela vous inquiète beaucoup moins, ajouta-t-il avec un ton de mélancolie qui ne lui était pas habituel et qui émut profondément la jeune femme. – Croyez-vous ? murmura-t-elle en rougissant davantage. Mais elle se ressaisit aussitôt. Le souvenir de ce qu'elle estimait être une cruelle offense n'était pas encore effacé. Elle alla à la tigresse et lui mit la main sur la tête. – Tiens-toi tranquille, Saïda ! La bête fauve, en réponse, ronronna d'aise. – Tiens-toi tranquille, Saïda ! répéta Velmont qui, lui aussi, s'était ressaisi. Tiens-toi tranquille pour que le monsieur puisse s'en aller sans qu'il y ait du vilain ! Au revoir, reine de la jungle ! Avec tes raies, tu me fais penser à un zèbre… mais c'est moi qui file. Il enfonça son chapeau sur sa tête, l'ôta pour passer devant la tigresse qu'il salua gravement et, au moment de sortir, se retourna vers Patricia : – À bientôt, Patricia, vous êtes une enchanteresse. Auprès de Saïda, comme la belle domptant la bête, vous avez l'air d'une déesse antique… Et j'aime beaucoup les déesses ; je vous le jure ! À bientôt, Patricia ! Horace Velmont eut bien vite regagné Maison-Rouge. Victoire l'attendait dans le grand salon dont les portes et les fenêtres étaient prudemment fermées. En entendant le pas de son maître, elle accourut au-devant de lui. – Rodolphe est là, tu sais ! s'écria-t-elle. La bête l'a ramené, et il doit déjà dormir. – Comment t'es-tu comportée avec la tigresse ? – Oh ! tout s'est passé très bien ! Nous ne nous sommes rien dit. D'ailleurs, j'avais préparé mes grands ciseaux de couture. – Pauvre Saïda ! elle l'a échappé belle. Tu en aurais fait une descente de lit, hein ! Victoire ? – Deux descentes, même. Elle est énorme, cette bête sauvage. Mais elle a l'air gentil. – Un amour, approuva Velmont en riant. « Maintenant, reprit Horace Velmont, j'ai à te parler de choses très graves, Victoire ! – À cette heure-ci ? s'exclama la nourrice étonnée. Ça ne peut pas attendre à demain ? – Non, ça ne peut pas. Assieds-toi près de moi, là, sur le grand canapé. Ils s'assirent. Il y eut un moment de silence. Horace avait un air solennel qui impressionna un peu Victoire. Il commença. – Tous les historiens s'accordent à reconnaître que Napoléon Ier ne fut jamais aussi grand que dans les dernières années de son règne, et que son génie militaire atteignit son maximum au cours de la campagne de France en 1814. Ce sont les trahisons qui l'abattirent. Bernadotte, en se joignant aux ennemis, avait déjà entraîné la défaite de Leipzig. Blucher eût été anéanti si le général Moreau n'avait pas livré Soissons, et la capitulation de Paris n'aurait pas été possible sans les manœuvres de Marmont. Nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas ? rie. La vieille nourrice cligna les yeux avec une expression ahuHorace continua, très grave : – J'en suis là, Victoire ; à Champaubert, à Craonne, à Montmirail, rien que des succès. Et, cependant, le terrain glisse sous mes pas. La défaite approche. Mon empire, mes richesses bien acquises seront bientôt aux mains des ennemis. Encore un effort de leur part et je suis ruiné, impuissant, vaincu, abattu, moribond… Sainte-Hélène… – Tu es donc trahi ? – Oui. Je suis sûr maintenant de ce que je t'ai déjà signalé. Quelqu'un est entré dans ma chambre, a ouvert mon coffre et s'est emparé des clefs et des papiers qui permettent de me dérober toute ma fortune et de se l'approprier jusqu'au dernier sou. La spoliation, du reste, a commencé. – Quelqu'un est entré chez toi ? es-tu sûr ? balbutia la nourrice. Qui peut être entré ?… – Je ne sais pas. Il la regarda profondément et ajouta : – Et toi, Victoire, tu ne soupçonnes personne ? Soudain, elle tomba à genoux et sanglota. – Tu me soupçonnes, mon petit ! Alors, j'aime mieux mourir !… – Je ne te soupçonne pas d'avoir ouvert mon coffre, mais d'avoir permis qu'on entrât et qu'on fouillât chez moi. Est-ce vrai ? Réponds franchement, Victoire. – Oui, avoua-t-elle, le visage dans ses mains. Il lui releva la tête d'une main indulgente. – Qui est venu ? Patricia, n'est-ce pas ? – Oui. Elle est venue en ton absence, il y a quelques jours, pour voir son fils, et elle s'est enfermée avec lui. Mais comment aurait-elle connu le chiffre de la serrure ? Je ne le connais pas, moi… personne que toi ne le connaît… – Ne t'occupe pas de ça. Je commence à y voir clair. Mais, écoute, Victoire, pourquoi ne m'as-tu pas prévenu de sa visite ? J'aurais su qu'elle vivait… – Elle m'avait dit qu'en te prévenant je te mettrais en danger de mort. Elle m'avait fait jurer que je garderais le silence absolu. – Sur quoi as-tu juré ? – Sur mon salut éternel, souffla la vieille femme. Horace croisa ses bras, indigné. – Alors, tu préfères ton salut éternel à mon salut temporel ? Tu préfères ton salut éternel à ton devoir envers moi ? Les pleurs de la vieille nourrice redoublèrent ; toujours à genoux, la tête dans ses mains, elle sanglotait éperdument. Soudain, Horace se dressa. On avait frappé à la porte du salon. Il y alla et, à travers le panneau, sans ouvrir, cria : – Qu'y a-t-il ? – Un monsieur qui insiste pour vous voir, patron, répondit la voix d'un des chefs d'escouade. – Il est là ? – Oui, patron ! – Bien, je vais lui parler. Retourne à ton poste, Etienne. – Bien, patron ! Quand le bruit des pas de l'homme se fut éloigné, Horace, toujours sans ouvrir, cria : – C'est toi, Béchoux ? – Oui ! Je suis revenu. Il y a des choses à mettre en règle. – Ton mandat ? – Parfaitement ! – Tu l'as ? – Je l'ai. – Passe-le sous la porte. Merci, mon vieux. Un papier officiel avait été glissé sous la porte. Horace se pencha, le ramassa, et consciencieusement l'examina. – Parfait, prononça-t-il à voix haute. Parfait ! bien en règle. Un seul défaut. – Quoi donc ? demanda la voix étonnée de Béchoux. – Il est déchiré, mon vieux ! Horace déchira le mandat en quatre, puis en huit, puis en seize. Il en forma une boule compacte et ouvrit la porte. – Voilà l'objet, cher ami, dit-il en tendant la boule à Béchoux. – Ah !… ah ! par exemple… Ça… ça ne se passera pas comme ça. Béchoux bégayait de fureur. Du geste, Horace le calma. – Ne crie pas comme ça. Ce n'est pas bon genre. Dis-donc, vieux, autre chose : tu as ton auto ? – Oui, dit Béchoux, que, comme toujours, le sang-froid d'Horace impressionnait. – Conduis-moi à la préfecture. Tu comprends, il faut s'occuper de ta nomination de brigadier. Mais attends-moi un instant, d'abord. – Où vas-tu ? Nous ne te lâchons pas d'une semelle. – Je vais voir Patricia aux Corneilles. J'ai quelques mots à lui dire. Tu m'accompagnes ? – Non, fit Béchoux avec résolution. – Tu as tort. Saïda n'aurait pas bronché. Elle ne bronche jamais quand on la regarde bien en face. – Justement, dit Béchoux, mes collègues et moi nous ne tenons pas du tout à la regarder bien en face. – Chacun son goût, dit Lupin. Alors, je remettrai ma visite aux Corneilles à un autre jour. Messieurs, je suis à vos ordres. Il prit aimablement Béchoux par le bras. Tous deux, suivis par les deux policiers qui avaient accompagné l'inspecteur et avaient attendu dans le vestibule, se dirigèrent vers la grille. Le jour était venu depuis longtemps. Ils montèrent dans l'auto de la police qui attendait sur la route. Horace Velmont était d'une humeur charmante. À neuf heures du matin il obtint, grâce à l'entremise de Béchoux, une audience du préfet de police. Celui-ci reçut parfaitement le comte Horace Velmont, gentilhomme opulent et influent, qui avait déjà rendu de grands services à l'Administration. Après une discussion longue et courtoise, Velmont quitta le préfet. Il avait obtenu la nomination de Béchoux. Il avait donné quelques indications utiles et avait recueilli des renseignements précieux. L'accord était complet. Chapitre IX Les coffres-forts Dans son auto, Horace Velmont s'était affublé d'une fausse barbe et de lunettes d'écaille aux verres légèrement teintés. Comme dix heures sonnaient, la voiture s'arrêta le long du trottoir, et, au dernier coup de l'horloge, Velmont franchit le seuil de la banque Angelmann. Sous la voûte, deux huissiers de la banque lui demandèrent sa carte d'affilié et la pointèrent. Dans le vestibule, quatre colosses à carrure de policemen anglais veillaient. Nouveau pointage après exhibition de papiers. Enfin, dûment inspecté, vérifié, identifié sous ce nom d'Horace Velmont, dont il avait fait le sien, Arsène Lupin fut conduit par les gardiens vers un somptueux escalier de marbre. En bas des marches, au rez-de-chaussée, devant une grille massive, renforcée de volets de fer, ils s'arrêtèrent et frappèrent cinq coups selon cette cadence : 1… 24… 5. Alors, ils entendirent les verrous que l'on tirait et virent s'ouvrir un des battants de la grille donnant accès à la salle qui précédait les caves réservées aux coffres-forts. Nul autre chemin n'aboutissait à ces coffres-forts. Il fallait franchir la grille, puis la porte de bronze qui s'ouvrait à l'autre extrémité de la salle. Des caissons de cœur de chêne cloutés de fer renforçaient le plafond. Les murailles étaient blindées de plaques d'acier. Dans la salle, une quarantaine d'hommes se tenaient assis sur des fauteuils, le long des murs, ou bien groupés autour d'une petite estrade occupée par les officiels du bureau. Parmi ceux-ci, on remarquait un adolescent pâle et maigre, à l'œil froid. Il jouait au conventionnel, singeait Robespierre par son attitude et le muscadin par son costume ; monocle collé à l'œil, gourdin à la main, et redingote à large col de velours et haute cravate. Les quarante autres conjurés étaient presque tous des gaillards à musculatures puissantes, à mâchoires carrées, à faces brutales et vulgaires. Tous se levèrent d'un même mouvement lorsque le timbre d'un gong eut annoncé le dernier arrivant. Horace Velmont les observa avec un sourire railleur et s'exclama avec une fausse admiration insolente : – Hurrah pour les camarades gangsters ! L'effet produit fut fâcheux. Les quarante s'estimèrent offensés. Le mot « gangsters » leur parut désobligeant. Ils élevèrent un murmure désapprobateur. Cependant, le jeune homme pâle, sur l'estrade, intervint. Il frappa la table avec un coupe-papier, et, ayant ainsi ramené le silence, dit : – Excusez-le, il ne nous connaît pas. C'est le correspondant français qui a vendu jadis à M. Mac Allermy les renseignements nécessaires à notre cause. Et, tout de suite, il commença d'une voix grêle, dont il essayait de corriger la faiblesse par des coups de poing et des attitudes implacables : – Gentlemen, c'est aujourd'hui la première assemblée générale prévue dès le début par notre comité d'action, et je me crois obligé de donner quelques explications à ceux d'entre vous qui sont venus grossir nos rangs depuis ce début. « Comme vous le savez, mes amis, notre association date de plusieurs siècles et fut formée par des hommes de courage, pleins de foi religieuse, désireux de secourir la papauté aux temps troublés de la Renaissance, alors que les papes défendaient l'esprit de la civilisation romaine et latine, contre les Barbares du Nord, Francs et Germains. – Je m'oppose formellement à cette ouverture ! déclara une voix haute et claire. – À quel titre cette défense ? demanda le président, faisant un effort vain pour dominer l'événement. – À titre de moi-même. En outre, les onze cartes n'ont pu encore être authentifiées. – J'ai fait l'appel, protesta le président. – Les règlements exigent que cet appel soit fait trois fois pour qu'il n'y ait ni erreur ni omission. – Une dernière fois, j'appelle le n° 9 ? le n° 10 ? Personne ne peut nous renseigner ? Il ne nous reste plus de numéros à appeler… – Et le n° 12, qu'en faites-vous ? Une voix de femme avait répondu et, rejetant un manteau d'homme, une jeune femme apparut, vêtue de noir, voilée de blanc ; elle s'approcha d'un pas mesuré et prit place sur l'estrade, près du n° 11. – Voici mon signe de reconnaissance, dit-elle en tendant une carte au président. Maffiano s'exclama, stupéfait : – Patricia Johnston ! La maîtresse du fils d'Allermy. La dactylographe du vieil Allermy ! La journaliste qui nous a démasqués ! – La femme courageuse que Maffiano poursuit de sa haine et de son amour, déclara à haute voix le n° 11. – Votre maîtresse, hurla Maffiano. – Ma fiancée, rectifia le n° 11 en posant sa main sur l'épaule de Patricia. Ma fiancée que chacun respectera sous peine de mort ! Le jeune homme pâle qui présidait se mit à rire. – Conflit sentimental, dit-il, cela ne nous regarde pas. Une question, madame… Toutes les cartes doivent porter, en découpage, ma griffe personnelle en forme d'araignée. La vôtre n'a que la signature de Mac Allermy. D'où vient cette anomalie ? – Comme on le sait par un article de Allô-Police, répondit Patricia, j'ai eu une longue conversation avec Mac Allermy quelques heures avant son assassinat. En me quittant, il m'a remis une enveloppe que je ne devrais ouvrir que le 5 septembre de cette année. Je l'ai ouverte à la date fixée et j'ai su ainsi que le porteur de cette carte devait assister à une réunion importante que Mac Allermy avait fixée au mardi 20 octobre, à Paris, à l'adresse de cette banque. J'y suis venue. J'ai entendu votre discours qui m'a mise au courant des événements et de mes droits. – Parfait. Il n'y a donc plus qu'à ouvrir les coffres. – Les coffres ne seront pas ouverts, scanda le n° 11 d'une voix coupante. Ma volonté, sur ce point, est inflexible. Une menace gronda autour de lui. – Nous sommes quarante et vous êtes seul ! observa le président avec dédain. – Je suis le maître et vous n'êtes que quarante, fut la réponse menaçante. Sautant sur l'estrade, le n° 11 courut vers la porte donnant accès aux coffres. Il s'y dressa, un revolver à chaque poing. Les membres du Conseil de l'Ordre, qui s'étaient avancés jusqu'à lui, reculèrent en désordre et se massèrent à quelque distance. Le jeune homme pâle eut une hésitation, mais son amourpropre fut plus fort que la prudence. Dédaigneux du péril, il fit trois pas et glapit : – Notre patience est à bout ! Je vous somme… – Et moi, je t'assomme au moindre geste, avorton ! Le pâle jeune homme pâlit davantage, mais n'avança pas. Plusieurs voix s'élevèrent : – Qui êtes-vous donc pour avoir l'audace ?… Alors, remettant une de ses armes dans sa poche, le n° 11 eut un geste rapide. Barbe et lunettes tombèrent à terre. Un visage nu apparut, souriant et redoutable. Et la réponse vint foudroyante. – Arsène Lupin ! Au nom prestigieux, il y eut un recul général et un silence de terreur. Il continua : – Arsène Lupin, détenteur de toutes les cartes, c'est-à-dire de tous les titres de propriété sur les milliards qui sont dans ces coffres. Lorsque j'appris que Mac Allermy et Fildes relevaient l'ordre des Maffistes et, pour en rehausser le prestige, organisaient une croisade contre moi, je m'introduisis dans l'affaire afin de mieux surveiller mes intérêts et je leur fournis toutes les indications utiles sur mes logements, mes complices, mes retraites, mes grottes, mes souterrains, mes cachettes, tout ce qui vous a mis sur la voie de ces coffres où j'étais en train de réunir furtivement mes richesses. – Manœuvre dangereuse, balbutia le président, à peine remis de son émotion. – Mais si amusante ! En tout cas, le résultat est là. Nos statuts exigent le partage des bénéfices au prorata des actions. Or, j'ai non seulement la majorité dans cette Société anonyme, mais la totalité des actions. Si vous n'êtes pas contents, adressez-vous aux tribunaux. En attendant, je m'adjuge le magot et je le garde. J'ai pour moi le droit, ma conscience, et, ce qui vaut mieux, la force… Patricia s'était rapprochée de Lupin. Elle murmura, pleine d'angoisse : – Qu'un seul individu tire, et tous ils se jetteront sur vous comme une troupe de loups affamés. – Ils n'oseront pas, répondit-il. Pensez à ce que représente pour des bandits, un type comme Arsène Lupin ! Pensez à mon prestige ! – Erreur. Rien ne compte pour une bande aveugle, affolée de rage et de cupidité. Rien ne lui résiste ! Rien… – Si, moi… Il n'avait pas achevé que, de la foule, partit un coup de feu. Lupin fut touché à la cuisse. Il chancela, tomba, mais se releva. Pourtant, il dut s'appuyer au mur. – Lâches que vous êtes ! cria-t-il. Mais je ne crains pas vos attaques anonymes ! Je ne céderai pas. Le premier qui essaie de passer dans ce souterrain, je l'abats. Si un coup de feu part encore, je riposte ! À qui la première balle ? À toi, Maffiano ? Il les menaçait de ses armes. Encore une fois, tous reculèrent. Le jeune homme pâle intervint. – Arsène Lupin, dit-il, en haussant la voix, je vous ai proposé une transaction, tout à l'heure. Acceptez-la. Personne ne doute de votre courage. Mais la tâche est au-dessus de vos forces. Votre fortune est là. Elle nous appartient. Nous n'avons qu'à la prendre, sans qu'il vous soit possible de vous y opposer. Que vous importe de la garder tout entière ? Elle est si considérable que le tout vous est inutile. Acceptez un partage raisonnable. Cent millions pour nous. Il vous en restera des centaines pour vous. Des rumeurs de protestation s'élevèrent. Personne ne voulait consentir à un pareil sacrifice. L'énorme fortune qu'ils n'avaient qu'à prendre, croyaient-ils, les affolait. Lupin répondit : – Vos amis et moi, Robespierrot, nous sommes d'accord. Ils veulent tout et moi aussi. – Tu aimes mieux mourir ? s'écria, théâtral, le pseudoconventionnel. – Oui ! Cent fois oui ! Lupin, vaincu, n'est plus Lupin. – Mais tu es vaincu, Lupin. – Non, puisque je suis vivant… Et maintenant attention, camarades ! Il fit un geste, et les plus proches, pour gagner le large, bousculèrent leurs acolytes tassés derrière eux. Mais Lupin avait en une seconde glissé entre deux boutons de son veston un de ses revolvers. Tenant toujours l'autre arme braquée sur ses adversaires, il porta sa main libre à sa bouche et, appuyant deux doigts sur sa langue, avec une maîtrise que lui eût enviée le plus expert voyou des rues, il lança un coup de sifflet strident, dont la violence, dans cet espace restreint, fit mal aux oreilles. Tous les cris, les menaces, les imprécations cessèrent. Le silence s'établit dans une attente anxieuse… Chapitre X S.O.S. L'événement fut soudain, réponse terrible à ce signal. Des claquements coururent tout le long du plancher supérieur et, un à un, les fonds des caissons s'abattirent comme des couvercles de boîtes placées à l'envers. De sorte qu'il y eut, au-dessus des têtes, quinze fois dix trous rectangulaires, béants comme des trappes ouvertes. Et par ces cent cinquante ouvertures descendirent et s'installèrent cent cinquante canons de fusils, dont le petit œil noir et mortel regardait la foule. – En joue ! commanda la voix métallique de Lupin qui, redressé, fier, menaçant et souriant, semblait avoir oublié sa blessure. Il répéta à voix plus haute encore : – En joue ! La minute était tragique. Les quarante, immobilisés par la peur, ne bougeaient pas plus que des condamnés à mort que menacent les carabines braquées d'un peloton d'exécution. Lupin éclata d'un rire strident. – Allons, camarades, du cran ! Ne vous troublez pas, sacrebleu ! Voyons : pour vous remettre, quelques exercices d'assou plissement me semblent indiqués, hein ! Commencez ! Garde à vous ! Mains aux hanches ! Tête droite ! Vous y êtes ? Flexions alternatives des jambes avec élévation des bras. La pointe des pieds en avant, s'il vous plaît. Un, deux, trois, quatre ! Eh bien ! Maffiano, nous dormons, mon garçon ! Attention là-haut, le sieur Maffiano, c'est ce type, genre souteneur, qui se cache au milieu d'un groupe de copains, contre le mur, à ma gauche. S'il n'obéit pas… Il y eut comme un mouvement parmi les fusils qui cherchaient le sieur Maffiano. Maffiano se crut mort s'il hésitait. Sans aucune vergogne, il obéit à l'ordre de Lupin. Il bomba le torse, renversa la tête, mit ses poings aux hanches et, gravement, tel un petit garçon consciencieux, exécuta de son mieux, les exercices commandés. – Halte ! ordonna Lupin. L'obéissance fut immédiate et l'immobilité soudaine. À ce moment, un peloton de gardes mobiles descendus du premier étage apparurent derrière la grille. Béchoux, brigadier récent et très fier de l'être, les commandait. Lupin apostropha le brigadier Béchoux : – Dis donc, mon vieux, veux-tu bien prendre note que, selon mes conventions avec la préfecture, je te livre quarante gangsters de premier choix, tous des as, dessus du panier, ce qui se fait de mieux comme assassins, kidnappeurs, voleurs de joailliers, pilleurs de banques. À leur tête, le sieur Maffiano, chef de la Maffia, un sinistre personnage aux mains rouges de sang. Par la grille ouverte, les gangsters sortirent un à un. – Et toi, Lupin ! lui jeta le brigadier d'un ton agressif, et en se rapprochant. – Moi, rien à faire. Je suis tabou. Tu as reçu l'ordre du préfet, n'est-ce pas ? – Oui. L'ordre de réunir cent cinquante-quatre agents et gardes pour coffrer ces messieurs du C.O.D.I., c'est-à-dire de la Maffia. – Je n'en avais demandé que cent cinquante. – Les quatre en plus te concernent, Lupin ! – Tu es maboul ! – Nullement. Ordre du préfet. – Oh ! La préfecture me lâche donc ? – Oui. On en a assez de toutes tes combines et de tous tes trucs. Tu nous coûtes plus cher que tu ne nous rapportes. Lupin éclata de rire. – Tas de mufles ! Et faut-il que tu sois bête, toi, Béchoux ! Alors, une fois de plus, tu t'imagines que, l'arrestation de Lupin étant décrétée, ledit Lupin va vous tomber dans le bec comme une alouette toute rôtie ? – Ordre de t'arrêter, et vivant, indiqua Béchoux, inquiet malgré lui du sang-froid de son adversaire, qu'il n'osait approcher de trop près. À nouveau, Lupin éclata de rire : – Vivant ! On veut donc me montrer dans une cage, au Grand-Palais ? – Tout juste. – Enfant, va ! – Avec les gangsters, nous sommes deux cents. – Quand vous seriez deux cent mille ! Béchoux voulut essayer du raisonnement : – Oublies-tu que tu es blessé, sanglant, aux trois quarts moribond ? – Aux trois quarts, tu l'as dit, Béchoux de mon cœur ! Mais c'est ce dernier quart qui est le meilleur. Avec un quart de vie, je vous règle votre compte à tous, mes agneaux ! Béchoux haussa les épaules. – Tu dérailles, mon pauvre Lupin ! Tu n'as plus de forces… – Et mes réserves, tu les comptes pour rien ? Ma garde impériale ? Celle qui ne se rend pas ? Tu sais, Cambronne ! – Fais-la donner, ta garde ! – Pauvre Béchoux, tu me le demandes ? – Oui. – Fais attention. Tu vas être écrabouillé. – Vas-y. – Non, commence ! Tirez les premiers, messieurs les Anglais. Béchoux était blême. Sûr de lui, il avait peur, cependant. Il hurla, s'adressant à ses hommes : – Attention !… Face à Lupin ! En joue ! Les cent cinquante gardes firent face à Lupin et braquèrent sur lui leurs armes. Mais ils ne tirèrent pas. Fusiller cet homme blessé et isolé avait une apparence de lâcheté qui les fit hésiter. Béchoux trépigna de colère. – Feu ! Feu ! Tirez donc, nom d'un chien !… – Tirez donc ! approuva Lupin ! De quoi avez-vous peur ? Il était livide. Il trébuchait, affaibli par le sang qu'il perdait, mais indomptable. Patricia le soutint. Elle était pâle mais résolue. – Il est temps, murmura-t-elle. – Peut-être même est-il trop tard, répondit-il. Mais enfin, si tu l'exiges ? – Oui. – En ce cas, avoue que tu m'aimes, chuchota-t-il. – Je t'aime assez pour vouloir que tu vives. – Tu sais que je ne peux pas vivre sans toi, sans ton amour… Elle le regarda en face et répondit gravement : – Je le sais. Je veux que tu vives… – C'est un engagement ? – Oui. – Alors, agis, souffla-t-il, défaillant. À son tour, elle prit un sifflet. C'était le sifflet d'argent qu'il lui avait donné jadis, et qu'elle sortit de son sac à main. Elle le mit à sa bouche et en tira un son aigu et prolongé qu'elle interrompait de temps à autre, et qui recommençait pour jaillir, en ondes perçantes, impératives, désespérées, qui se propageaient par les couloirs, et jusque dans les caves et les jardins. Puis, ce fut le silence !… Un long silence pathétique, énigmatique, effrayant ! Qu'allait-il se produire, cette fois ? Quel secours providentiel avaient-ils préparé ? Quelle intervention immédiate, foudroyante, péremptoire ? Et voici : tout là-bas, du fond des bâtiments arrivèrent des clameurs épouvantées, de plus en plus perceptibles, de plus en plus proches. – Fermez les grilles ! hurla Béchoux. – Fermez les grilles, approuva Lupin, calmement. Fermez les grilles et priez Dieu pour le repos de vos âmes, tas de chenapans ! Il s'était agenouillé. Il ne pouvait plus se soutenir. Il luttait de toute son énergie indomptable contre l'évanouissement. Patricia se pencha, l'entoura de ses bras… Et elle ne cessait de lancer le signal obsédant, l'appel impératif. Lupin, dans un sursaut de volonté, domina sa faiblesse. Il ricana : – Béchoux, tu me fais pitié. Fais donc venir l'armée… Toute l'armée… avec les tanks et les canons… – Et toi ? Tu en as, une armée ? – Moi !… J'appelle les poilus de la grande guerre. Debout les morts ! Debout toutes les puissances de la terre et de l'enfer ! Lupin semblait délirer. Patricia brusquement cessa de faire retentir son sifflet. Il n'en était plus besoin. Les clameurs d'épouvante gagnaient la salle comme des vagues déchaînées. Le secours survint dans un galop furieux, secours étrange, formidable, imprévu pour les assaillants, soudain pris de panique. – Saïda ! Saïda ! appela la jeune femme avec un élan de joie éperdue. Saïda ! Viens, Saïda ! Bondissante, la tigresse arrivait. Ahuris, les policiers, pris de panique, s'enfuirent, mais, devant l'obstacle de la grille, la bête eut une hésitation. Les plaques de fer, formant volets, montaient aux trois quarts de la grille, offrant ainsi cependant une première étape, un relais en cas de besoin… Du reste, même sans cet appui, la grille ne pouvait-elle être franchie ? Un espace suffisant existait entre ses pointes et le plafond. La tigresse dut comprendre que l'obstacle était franchissable, car, tout à coup, elle prit son élan, s'éleva comme un oiseau, rasa, sans s'y accrocher, la pointe extrême des lances aiguës et retomba souplement devant Patricia et Lupin. Cependant, Béchoux avait rallié ses hommes, les ramenait à la grille. – Tirez donc, nom d'un chien !… hurla-t-il. – Tirez vous-même, riposta la voix d'un garde mobile. – Il a raison, ton acolyte, dit Arsène Lupin, tire le premier, Béchoux ! Mais je t'avertis que Saïda sait fort bien qui tire et qui la blesse, et que si tu as le culot de tendre le bras et de la viser, tu peux te considérer comme boulotté, mon vieux. Saïda est anthropophage, Béchouphage ! Ainsi défié, Béchoux, héroïque, tira. La tigresse, légèrement touchée, bondit sur place et rugit, folle de rage. Les agresseurs hésitèrent. Que trois ou quatre d'entre eux soutinssent leur chef, reprissent leur sang-froid et fissent feu d'une manière méthodique, posée, normale, et Saïda succombait. Mais la peur que leur inspirait la venue de cet ennemi imprévu, étrange, redoutable, sa collaboration qui leur paraissait en quelque sorte surnaturelle avec l'extraordinaire Lupin, cette force inouïe et nouvelle mise à la disposition de ce personnage, qui semblait à beaucoup d'entre eux surhumain, ne permettait pas qu'ils retrouvassent leur calme. La présence d'une bête fauve était en dehors des choses naturelles, des règlements connus, de la technique policière courante… Ils n'étaient en rien préparés à une telle lutte… Béchoux lui-même s'affolait… De vagues terreurs superstitieuses l'assaillirent… L'alliance d'un tigre et d'un homme… Qui avait jamais vu cela à la préfecture ?… Béchoux prit la fuite. Et, derrière lui, la troupe désordonnée des gardes mobiles, parmi lesquels couraient les quarante gangsters, que personne ne songeait plus à garder prisonniers. Maffiano, qui avait déjà eu maille à partir avec la tigresse, était des plus empressés à prendre le large. Le pseudo-muscadin suivait de près. – Cent cinquante policiers, quarante gangsters, autant de fusils et de brownings, tout ça f… le camp devant Arsène Lupin, sa bien-aimée et un gros chat sauvage. En voilà des héros à la manque, malheur ! Quel monde ! Quelle police ! railla faiblement Lupin, triomphant mais près de perdre connaissance. Cependant, satisfaite, son devoir accompli, la bataille gagnée, Saïda se coucha aux pieds de sa maîtresse, qui lui caressa le front. Puis, abaissant les paupières, pointant les oreilles vers les bruits lointains qui lui parvenaient encore, la tigresse ronronna. Mais, au bout d'une minute, elle se dressa sur ses pattes et gronda. Patricia, qui donnait des soins à Lupin, et Lupin, qui reprenait ses sens, s'alarmèrent. Oui, la première bataille était gagnée… Mais… Des pas furtifs s'entendirent. Des ombres qui se dissimulaient de leur mieux filaient à l'extérieur le long des murs, s'approchaient de la grille. Furieux de leur échec, attirés par l'appât tout-puissant des millions à prendre, les gangsters étaient revenus par les couloirs secrets, et des bras armés se tendaient à travers les barreaux de la grille. – En joue, feu ! En joue, feu ! En joue, feu ! chanta Lupin sur l'air des lampions. Saïda rampa vers la grille, montrant ses crocs, en grondant et se ramassant pour bondir. La même panique saisit ces ultimes agresseurs. Ils prirent la fuite à nouveau. – Vite, dit Lupin, un retour offensif est possible encore. Défilons-nous ! Patricia, ramasse les clefs des coffres et tous les documents utiles. Cette nuit, on déménagera l'argent et tout sera expédié en province. La banque Angelmann n'est pas sûre, décidément. Maintenant, dépêchons ! L'auto qui t'a amenée avec Saïda est toujours dans la cour, n'est-ce pas ? – Oui, sous la garde d'Etienne… À moins qu'il n'ait été arrêté… – Pourquoi ? Personne ne sait qu'il est à mon service et que l'auto m'appartient. Et puis Béchoux était trop occupé de moi et des quarante gangsters pour penser à autre chose en arrivant… Et quand il s'est esbigné avec ses flics, il n'a dû songer qu'à se mettre hors de portée de Saïda. Allons, dépêchons ! – Mais, pourrez-vous marcher jusqu'à la cour ? demanda Patricia avec une sollicitude alarmée. – Il le faut bien ! Il se dressa, mais faillit retomber. – Allons, dit-il en riant, ça ne va pas fameusement. Il me faut un cordial et un pansement. Allons les chercher. Saïda me portera bien jusqu'à la cour, comme elle a porté Rodolphe aux Corneilles. Et, en effet, comme l'avait fait le petit garçon, Lupin s'assit à califourchon sur le félin, et la puissante bête, sans même para- ître s'apercevoir de ce fardeau, par les couloirs gagna la cour de la banque. La plus grande des autos de Lupin, une voiture large et profonde, attendait sous la garde du chef d'escouade Etienne. La peur salutaire de la tigresse avait éloigné tout ennemi et même tout curieux. C'est sans voir personne, sinon sans être vus par personne, que Patricia et Lupin s'installèrent sur les banquettes de la voiture, pendant que la tigresse s'accroupissait devant eux et qu'Etienne s'asseyait au volant. – Les flics sont partis ? lui demanda Lupin. – Oui, patron, en emmenant les gangsters menottes aux mains. Ils les ont cueillis à la sortie. – Comme fiche de consolation, railla Lupin. Bah ! désiraient-ils vraiment tant que ça me prendre ? Un peu de battage pour l'opinion publique. Lupin pris serait bien gênant. Allons, Etienne, gaze ! À Maison-Rouge, et en vitesse ! La voiture démarra, sortit sans encombre de la cour de la banque et, sans obstacle, fit le trajet jusqu'à Maison-Rouge. En arrivant au domaine et pendant que Patricia montait rejoindre son fils, Lupin, dès le vestibule, cria à pleins poumons et d'une voix triomphante : – Victoire ! Victoire ! La vieille nourrice dégringola l'escalier et apparut tout émue. – Me voilà ! Qu'est-ce que tu veux, mon petit ? – Je ne t'ai pas appelée. – Tu as crié : Victoire ! – Tu veux dire que j'ai chanté victoire. Ma pauvre vieille, ce que tu es embêtante avec ton nom ! – Appelle-moi autrement. – C'est ça : je préciserai le haut fait ! Veux-tu ? Les Thermopyles ? Tolbiac ? – Tu ne pourrais pas me choisir un nom chrétien ? – Un nom d'héroïne victorieuse ? Tiens, Jeanne d'Arc ? Ça t'irait comme un gant. Bon, voilà que tu fais la tête ? Tu as tort, je n'ai pas voulu t'outrager. Mais, rassure-toi, je te trouverai autre chose sans le chercher. D'abord, écoute mes prouesses. Il raconta l'exploit, en riant comme un collégien. – Est-ce rigolo, hein, ma vieille ? Il y a des années que je ne m'étais autant amusé. Et puis quelles perspectives pour mes luttes futures avec la police ! Je vais apprivoiser un éléphant, un crocodile, et un serpent à sonnettes. On me fichera peut-être la paix alors. Et quelle économie quand je renouvellerai mes alliés ! J'aurai des provisions d'ivoire, de la peau de crocodile pour mes chaussures, et des sonnettes pour mes portes. Maintenant, donne-moi quelque chose à manger et mets-moi un pansement ! – Tu es blessé ? demanda Victoire, pleine d'alarme. – Ce n'est rien. Une égratignure. J'ai perdu un peu de sang, mais, pour Lupin, ce n'est rien et ça évite les congestions possibles. Allons, presto, il va falloir que je reparte dare-dare ! – Mais où veux-tu aller maintenant ? – Chercher mes sous ! Après un pansement rapide de sa blessure qui était sans gravité, et un léger repas, plus rapide encore, Arsène Lupin se reposa une heure et, frais et dispos, commanda qu'on sortît du garage son auto n° 2, ainsi que la n° 3. Accompagné de Patricia, il monta dans la première, et quatre de ses hommes, choisis parmi les plus robustes et les plus déterminés, prirent place dans la seconde. – Nous retournons chez ce vieil Angelmann, expliqua Lupin à Patricia, et on aura des petites choses à rapporter. Quand en moins d'une heure les autos atteignirent la banque, Lupin, accompagné de Patricia et suivi de ses hommes, retourna à la grande pièce du rez-de-chaussée et cette fois gagna la salle des coffres-forts. Il avait les clefs. Il ouvrit le premier des coffres après avoir manœuvré les lettres de la serrure. Vide ! Une deuxième tentative… une troisième… une quatrième… Vides ! Les coffres étaient vides ! Les richesses s'étaient évanouies. Lupin ne manifesta pas d'émotion. Il eut un gloussement gouailleur. – Les coffres ? vides… Mes économies ? boulottées… Mon fric ? envolé… Patricia, qui l'observait, lui demanda : – Avez-vous une idée ? – Plus qu'une idée. – Quoi donc ? – Je ne sais pas encore. Mais rien ne m'est plus agréable que de chercher au fond de moi, tandis que je parle, sans avoir l'air de penser à rien. Il appela un des gardiens de la banque ; l'homme, se rendant compte que la terrible tigresse n'était plus là, s'approcha. – Faites venir M. Angelmann, ordonna Lupin. Puis il retomba en méditation. Angelmann, qu'on avait été chercher dans ses appartements, où il s'était confiné pendant la bagarre, apparut après quelques minutes. Il tendit la main à Lupin. – Mon cher Horace Velmont, très heureux de vous voir. Comment allez-vous ? Lupin ne prit pas la main tendue. – Je vais comme un homme qui a été volé, dit-il. C'est toi qui m'as barboté mon argent. Tous les coffres sont vides. Angelmann sursauta : – Vides ! Les coffres vides ! C'est impossible ! Ah !… Il tomba sur un siège, blême, haletant, presque en syncope. « C'est le cœur ! gémit-il. J'ai une maladie de cœur. Cela me jouera un mauvais tour. Pourquoi m'annonces-tu les choses sans plus de précautions ? – Je te dis ce qui est. Et si ce n'est pas toi qui m'as pris mon fric, qui est-ce ? – Je n'ai pas le moindre soupçon. – Impossible. J'exige la vérité immédiate. Qui t'a donné le chiffre qui correspond aux cinq boutons des serrures des coffres ? Ne mens pas. Qui ? Il fixait Angelmann d'un regard implacable. Angelmann céda : – C'est Maffiano. – Où est l'argent ? – Je ne sais pas, affirma le banquier. Mais où vas-tu, Velmont ? – Résoudre ce passionnant problème. Sans hâte, Lupin sortit de la salle des coffres et, traversant l'autre salle, s'en alla, en frappant des pieds, vers le somptueux escalier de marbre. Angelmann s'élança à sa suite. – Velmont ! Non, Velmont ! Je t'en prie, n'y va pas. Non, Vel… La voix d'Angelmann s'étrangla dans sa gorge et le banquier, pris d'une nouvelle syncope, s'affaissa sur la première marche de l'escalier. Patricia, aidée du gardien et des hommes de Lupin, le releva ; on le transporta dans la salle du rez-de-chaussée et on l'assit sur un fauteuil. Bientôt, il reprit ses sens et bégaya : – Le misérable… je devine son plan… Mais ma femme ne parlera pas. Je la connais. Elle ne dira pas un mot. Ah ! le fourbe ! Il se croit tout permis. Voilà ce que c'est que de travailler avec des chenapans comme lui. Patricia, qui tout d'abord ne comprit pas, pâlit soudain. – Rejoignez-le ! dit-elle d'une voix brève. Le banquier gémit : – Impossible ! Une émotion trop forte, et j'y passerais ! Le cœur, n'est-ce pas… Il tomba dans un morne silence. Patricia, à l'autre bout de la salle, alla s'asseoir sur un siège et y demeura immobile. Dix minutes s'écoulèrent… Un quart d'heure… Angelmann pleurnichait, désespéré, bégayait des mots sans suite, parlant de sa femme, de sa vertu, de son courage, de sa discrétion, de la confiance sans bornes qu'il avait en elle. Tout cela était peut-être vrai… mais peut-être aussi n'était-ce pas vrai. Enfin, on entendit des pas, puis un léger sifflotement joyeux, vainqueur, et Lupin reparut. – Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai ! s'écria Angelmann, en lui montrant le poing. Ce n'est pas vrai ! tu n'as pas fait ça ! – Ce qui est vrai, dit Lupin, avec sérénité, c'est ton cambriolage. Voilà deux jours que tu le prépares. Tu t'es arrangé avec les directeurs d'un grand cirque ambulant et tu as loué leurs dix-huit camions. Le déménagement a eu lieu la nuit dernière. Depuis quatre heures, mon fric roule vers ton château du Tarn, qui est bâti au-dessus des gorges, sur un roc presque inaccessible. Si mon fric est là-bas, il est fichu pour moi. Je ne le reverrai jamais. – Des inventions, des blagues, du roman-feuilleton, protesta le banquier. – La personne qui m'a donné ces renseignements est digne de foi, affirma Lupin d'un ton convaincu. – Et tu prétends que cette personne c'est Marie-Thérèse, ma femme ? Tu mens ! Pourquoi t'aurait-elle raconté ?… Arsène Lupin ne répondit pas. Un petit sourire avantageux et cruel se jouait sur ses lèvres. Angelmann s'effondra de nouveau. Cependant, Patricia, qui avait de loin écouté sans mot dire, se rapprocha, prit Lupin à part et lui dit d'une voix brève et tremblante : – Si c'est vrai, je ne vous pardonnerai jamais… – Mais si, mais si, dit-il doucement, en posant sa main sur la sienne. Mais elle la retira vivement. Des larmes brillèrent dans ses yeux. – Non. Vous m'avez encore trahie ! – Patricia, la trahison, c'est vous qui l'avez commise ! Maffiano était incapable de deviner le chiffre des serrures. Une seule personne au monde le pouvait, vous, Patricia, qui connaissiez l'importance qu'avait prise dans l'aventure, et forcément dans mon esprit, le nom de Paule, premier mot de Paule Sinner. Pourquoi avoir confié mon secret à Maffiano ? Elle rougit, mais sans hésiter répondit franchement : – Cela se passait rue de La Baume, pendant qu'il me tenait prisonnière, enfermée dans la chambre au-dessus de la terrasse. J'avais peur pour Rodolphe, peur surtout pour moi… Maffiano, pour consentir à m'accorder un jour de plus avant l'affreux dénouement, exigeait de connaître le mot composé de cinq lettres qui ouvrirait les coffres, car il savait que cinq boutons commandent leurs serrures. Je lui ai dit d'essayer « Paule ». Il l'a fait et a réussi. Mais ce jour de répit, ainsi gagné, m'a permis de vous envoyer Rodolphe et d'être sauvée par vous et par lui. Ensuite, une lettre me menaçant du meurtre de Rodolphe m'a contrainte de révéler d'autres secrets… Je tremblais pour lui, je tremblais pour vous. L'heure d'agir efficacement n'était pas venue… Que pouvais-je faire ? acheva-t-elle avec angoisse. De nouveau, Lupin lui prit la main. – Tu as bien fait, Patricia, et je te demande pardon. Me pardonnes-tu, toi ? – Non ! Vous m'avez trahie. Je ne veux plus vous revoir. Je pars pour l'Amérique la semaine prochaine. – Quel jour ? demanda-t-il. – Samedi, ma place est retenue sur le Bonaparte. Il sourit. – La mienne aussi. C'est aujourd'hui vendredi. Nous avons huit jours. Je cours après les camions avec mes quatre hommes. Je les rattrape. Je les ramène à Paris, puis en Normandie, où j'ai des cachettes sûres. Et vendredi soir, je suis au Havre. Nous naviguerons de conserve, dans des cabines jumelées. Elle fut sans force pour protester. Il lui baisa la main, et la quitta. Angelmann, qui titubait d'émotion, le rejoignit avant qu'il n'eût atteint la porte. – Alors, c'est pour moi la ruine, balbutia l'infortuné banquier. Qu'est-ce que je vais devenir, à mon âge ? – Bah, tu as de l'argent garé… – Non ! Je le jure ! – La dot de ta femme ? – Je l'ai envoyée avec le reste. – Dans quel camion est-elle ? – Camion n° 14. – Le camion n° 14 sera ramené ici demain et remis directement à Mme Angelmann, avec mon cadeau personnel… et n'aie pas peur, je sais faire les choses en gentilhomme. – Tu es mon ami, Horace ! Je n'ai jamais douté de toi ! dit Angelmann en lui pressant les mains avec reconnaissance. – J'avoue que je ne suis pas un mauvais bougre, dit Lupin d'un air faussement modeste. Mes hommages respectueux à Mme Angelmann, n'est-ce pas… Ah ! dis donc, en fait de cadeau… Donne-moi un conseil… Crois-tu que ça la froisserait, si je lui adressais également le camion n° 15 ? Angelmann devint radieux. – Mais pas du tout, au contraire ! cher ami ! Au contraire ! Elle serait très touchée… – Alors, c'est entendu ! Adieu, Angelmann. Je te reverrai de temps à autre… quand je serai de passage ici… – Comment donc ! Ton couvert est mis, et ma femme sera trop heureuse… – Je n'en doute pas. Patricia retourna à Maison-Rouge auprès de Rodolphe. Arsène Lupin, sans se soucier de sa blessure et de sa fatigue, partit avec ses quatre hommes à la poursuite des camions. Ce n'est qu'après deux jours d'activité incessante qu'il put, tout étant rentré dans l'ordre, prendre à son tour le chemin de Maison-Rouge. Un autre fût mort d'épuisement, mais Lupin semblait de fer. Dès son arrivée, pourtant, il gagna sa chambre et se mit au lit. Victoire vint le border comme un enfant. – Bon travail. Tout est arrangé, lui dit-il. Et maintenant, je dors. Je dors pour vingt-quatre heures !… – Tu n'as pas froid, mon petit ? s'inquiéta Victoire. Tu n'as pas la fièvre ? Il s'étira voluptueusement dans ses draps. – Dieu, que tu es bavarde ! Laisse-moi donc dormir, héroïne victorieuse. – Tu n'as pas froid, mon petit, tu es sûr ? répéta-t-elle. – Je grelotte, souffla-t-il enfin, terrassé par la fatigue. – Alors, tu veux un grog chaud ? Un cruchon ? – Un cruchon ? Samothrace, mais c'est un rêve ! Tiens, toi qui voulais un nom de victoire pour compléter ton patronyme, est-ce assez joli, Samothrace ! Quelle allure ça prend ! Fais-moi un grog, fais-moi un cruchon, Samothrace !… Mais quand la vieille nourrice rapporta le grog et le cruchon, Arsène Lupin avait tout oublié dans un profond sommeil. – Il dort comme un enfant, dit Victoire extasiée. Et elle but le grog. Chapitre XI Mariage – Sur le pont du transatlantique Bonaparte, qui les ramenait aux États-unis, Horace Velmont et Patricia étaient assis côte à côte et regardaient l'horizon. – Je suppose, Patricia, dit tout à coup Horace, je suppose que, à l'heure actuelle, votre troisième article a paru dans AllôPolice. – Certes, puisque je l'ai câblé il y a quatre jours, réponditelle. En outre, j'en ai lu des extraits dans les télégrammes affichés sur le tableau des dernières nouvelles, au pont des deuxièmes. – J'y joue toujours un rôle magnifique ? demanda Velmont, d'un air faussement indifférent. – Magnifique, surtout dans la scène des coffres-forts. Votre idée de vous servir de Saïda est présentée comme la plus ingénieuse et la plus originale des trouvailles… Le tigre contre la police… Évidemment, ce n'est pas à la portée de tout le monde, mais c'est un trait de génie. Une joie orgueilleuse gonfla Horace. – Quel bruit ça va faire dans le monde ! dit-il. Quel coup de tam-tam ! Quel pavois, quelle vedette ! Patricia sourit de cette vanité d'acteur applaudi. elle. – Nous allons être accueillis comme des héros ! affirma-tIl changea de ton. – Vous, Patricia, certainement. Mais moi, on me réserve sans doute la chaise électrique. – Vous êtes fou ! Quel est votre crime ? C'est vous qui avez gagné la partie et fait prendre tous ces bandits. Sans vous, mon ami, je ne serais arrivée à rien… – Vous serez tout de même arrivée à ce résultat que vous ramenez Lupin enchaîné comme un esclave à votre char de triomphatrice. Elle le regarda, alarmée de ces paroles, et surtout de l'intonation grave qu'il leur donnait. – J'espère bien que vous n'aurez aucun ennui à cause de moi ? Il haussa les épaules. – Comment donc ? On va me décerner une récompense nationale et, pour que je fixe mon domicile aux États-unis, m'offrir un gratte-ciel d'honneur et le titre d'ennemi public n° 1. – Est-ce cela le dénouement dont vous m'avez parlé il y a quelque temps ? demanda-t-elle. Lorsque vous m'avez fait allusion à un sacrifice nécessaire de votre part. Elle fit une pause. Ses beaux yeux se mouillèrent, et elle continua : – J'ai peur parfois que vous ne vouliez vous séparer de moi. Il ne protesta pas. Elle murmura : ami. – Il n'est pas de bonheur pour moi en dehors de vous, mon Il la regarda à son tour et dit avec amertume : – En dehors de moi… Patricia… de moi le cambrioleur, l'escroc ? De moi, Arsène Lupin ? – Vous êtes le plus noble cœur que je connaisse… Le plus délicat, le plus compréhensif, le plus chevaleresque. – Exemple ? interrogea-t-il en reprenant son ton léger. – Je n'en citerai qu'un. Comme je ne voulais pas emmener Rodolphe en Amérique, craignant de l'exposer aux entreprises d'adversaires cachés, vous m'avez proposé de le laisser à Maison-Rouge, sous la garde de Victoire… – De son vrai nom : Samothrace. – Et sous la protection de vos amis et de Saïda. Assène Lupin haussa les épaules. – Ce n'est pas parce que j'ai bon cœur, que j'ai agi ainsi, mais parce que je vous aime… Ah ! voyons, Patricia… Pourquoi rougissez-vous ainsi chaque fois que je vous parle de mon amour ? Détournant les yeux, elle murmura : – Ce ne sont pas vos paroles qui me font rougir. Ce sont vos regards… ce sont vos pensées secrètes… Elle se leva brusquement. – Allons, venez ! On a peut-être enregistré des dépêches récentes. – Soit ! Allons ! dit-il en se levant aussi. Elle le conduisit vers le tableau des dernières nouvelles : quelques télégrammes y étaient affichés. On pouvait lire : « New York. Le prochain bateau de France, le Bonaparte. nous amène Patricia Johnston, la célèbre collaboratrice du journal Allô-Police, qui a dernièrement obtenu de si brillants succès en permettant à la police française de capturer la troupe de gangsters dirigée par le Sicilien Maffiano, coupable de nombreux crimes, et notamment des deux assassinats commis à New York sur la personne de J. Mac Allermy et de Frédéric Fildes. « Maffiano ayant, on le sait, perpétré en France d'autres forfaits, ne sera pas extradé. « La municipalité s'apprête à recevoir avec honneur miss Patricia Johnston. » Une autre information disait ceci : « … Un télégramme du Havre affirme qu'Arsène Lupin s'est embarqué sur le Bonaparte. Les précautions les plus sévères seront prises pour s'assurer dès avant le débarquement de la personne du fameux voleur. L'inspecteur principal Ganimard, de la Sûreté de Paris, est arrivé à New York hier, et toutes les facilités lui seront données pour qu'il puisse arrêter Ar- sène Lupin, son ancien adversaire, comme il l'a fait une première fois, il y a un quart de siècle. Le policier français prendra place sur la vedette de la police américaine qui ira au-devant du Bonaparte avec les autorités militaires et les représentants de la police américaine. » Une troisième information s'exprimait ainsi : « Le journal Allô-Police annonce que M Allermy junior, son directeur, a obtenu l'autorisation d'aller, sur son yacht, audevant de sa collaboratrice, Patricia Johnston ; une escouade de policiers sera mise à sa disposition pour le débarquement. » – Parfait, s'écria Horace. Nous serons accueillis selon notre mérite, c'est-à-dire, moi, par une mobilisation policière, et vous, par le père de votre enfant. À ces paroles railleuses autant qu'à la lecture des dépêches, Patricia s'était assombrie. – Que de menaces, dit-elle… Je ne redoute rien du côté d'Allermy junior, mais, vous, mon ami, votre situation est terrible. – Appelez Saïda d'un coup de sifflet, plaisanta Lupin. D'ailleurs ne craignez rien pour moi, reprit-il avec plus de sérieux. Je ne suis pas en péril. Si même, par impossible, je condescendais à me laisser arrêter, aucune charge authentique ne pourrait être relevée contre moi… Mais je me demande ce que veut cet Allermy junior ?… – Nous avons peut-être eu tort de voyager ensemble, remarqua Patricia. Une enquête prouvera facilement que nous ne nous sommes pas quittés depuis Le Havre. – Si, la nuit. Je n'ai jamais mis le pied dans votre cabine. – Ni moi dans la vôtre. Il fixa les yeux sur elle. – Vous le regrettez, Patricia ? dit-il d'une voix altérée. – Peut-être, répondit-elle gravement. Elle leva vers lui son beau visage voluptueux et, après un long regard, frémissante, elle lui tendit ses lèvres… Ce soir-là, ils dînèrent ensemble en tête à tête. Et Lupin réclama du champagne. ………………………… – Je vous quitte, Patricia, dit-il, vers onze heures, comme le Bonaparte venait de franchir la passe et jetait l'ancre dans le port. Elle murmura douloureusement : – Ce furent nos premières heures de bonheur, mon ami. Ce seront peut-être les dernières. Il la prit dans ses bras. Au petit matin, Patricia fit sa toilette et prépara son nécessaire de voyage. Horace Velmont, ou plutôt Arsène Lupin, n'était plus là. À la porte, la clef était toujours dans la serrure, fermée à double tour. Mais Patricia sentit un air humide et froid emplir sa cabine et elle constata que la fenêtre du hublot n'était pas close. Avait-il passé par là ? Dans quelle intention ? Du hu- blot, on ne pouvait guère remonter sur le pont. Sans avoir découvert la moindre trace de son compagnon, Patricia déjeuna encore sur le Bonaparte. Après le repas, elle s'apprêtait à remonter sur le pont, quand on vint lui apporter un message. Henry Mac Allermy sollicitait une entrevue. Sans hésiter, la jeune femme refusa. Les heures traînèrent, lentes, interminables pour Patricia qui, fébrile, attendait les événements… Quels événements ? Elle l'ignorait… Le port était envahi de bâtiments, yachts de plaisance, vedettes, torpilleurs… Des hydravions filaient au ciel. Une animation extraordinaire régnait le long des quais où la foule grouillait… Mille bruits se mêlaient : sifflets de sirène, jets de vapeur, colis qu'on décharge, cris… Patricia attendait toujours. Elle ne savait où était Lupin, elle ne savait ce qu'il faisait, mais elle éprouvait à présent la certitude irraisonnée mais formelle qu'elle ne devait pas débarquer avant d'avoir des nouvelles de lui – et qu'elle allait en avoir d'une façon ou d'une autre. Cet espoir ne fut pas trompé. À cinq heures du soir, elle put lire dans la première édition des journaux de l'après-midi la note suivante, communiquée par la police : ARSÈNE LUPIN PIRATE Vers le milieu de la nuit dernière, le plus fameux des horsla-loi modernes, aidé de quelques complices, a pris à l'abordage le Allô-Police, yacht de M. Mac Allermy junior. L'équipage, attaqué par surprise, a été désarmé et les officiers enfermés dans leurs cabines. Les assaillants se sont alors trouvés maîtres du navire. Cette situation invraisemblable a duré jusqu'aux environs de midi À ce moment, les officiers captifs ont pu communiquer entre eux, par un trou percé dans une cloison, et l'un d'eux a réussi à ouvrir les portes de ses camarades, délivrer les matelots, et bataille a été livrée aux pirates. Ces derniers ont enfin, malgré leur résistance, été contraints à se rendre. Arsène Lupin lui-même, après un combat acharné, dut céder au nombre. Traqué comme une bête fauve dans tout le navire, il fut enfin acculé à l'avant contre le bastingage. Mais au moment d'être pris, il s'est jeté par-dessus bord et a plongé dans les flots. Aucune des innombrables personnes qui assistaient à la scène ne le vit remonter à la surface. « Inutile de dire que la police, alertée depuis le matin, avait accumulé les précautions. Un cordon d'agents bordait les rives. Des canots jalonnaient le port. Des mitrailleuses étaient en batterie. À l'heure actuelle (trois heures et demie) aucun fait nouveau ne s'est produit, permettant de connaître le sort du chef des pirates. La conviction absolue du grand chef de la police est qu'Arsène Lupin, ne pouvant aborder, se voyant perdu, épuisé de fatigue, a coulé peut-être volontairement. On cherche son cadavre. Quel but poursuivait Arsène Lupin en attaquant le yacht de M. Mac Allermy ? M. Mac Allermy, qui n'était pas à bord au moment de l'attaque, déclare l'ignorer. Le célèbre policier français Ganimard l'ignore également, mais il ne croit pas, lui, à la mort du célèbre aventurier. » Patricia avait lu ces lignes avec une très vive émotion, qui devint de l'angoisse quand il fut question de la disparition d'Arsène Lupin et de sa mort probable. Mais, bientôt, elle secoua la tête et sourit : Arsène Lupin finir ainsi… Arsène Lupin noyé… Impossible. L'inspecteur Ganimard avait raison… « Que dois-je faire ? se demanda alors la jeune femme. Attendre encore ici ? Ou bien débarquer ? Où Lupin compte-t-il me retrouver ? Et me retrouvera-t-il jamais ?… » et des larmes mouillèrent ses yeux. Une heure passa encore… puis une autre… et une dernière édition du journal lui apporta de nouvelles informations qu'elle lut passionnément. Le journal disait ceci : « On vient de trouver Mac Allermy junior, dans son bureau directorial de Allô-Police, attaché sur un fauteuil et bâillonné ; son coffre-fort forcé avait été vidé d'une somme de 1, 500 dollars, que remplaçait cette courte missive : « L'argent sera intégralement remboursé. J'ai dû retenir et payer ma place sur le Normandie, où j'organise, pour le retour, une soirée de prestidigitation avec démonstrations pratiques sur les montres et portefeuilles des passagers. A. L. » « En face de Mac Allermy junior, et comme en conversation avec lui, était assis dans un autre fauteuil l'inspecteur principal Ganimard, en caleçon et gilet de flanelle, et également ligoté et bâillonné. Il a déclaré, sans vouloir s'expliquer davantage, qu'Arsène Lupin lui avait pris ses vêtements pour s'en revêtir et fuir ainsi déguisé. M. Henry Mac Allermy n'a voulu faire aucune déclaration. Pourquoi ce silence ? Quelles menaces fit à ces deux victimes le redoutable aventurier ? » Ayant lu, Patricia ne put s'empêcher de sourire avec un peu d'orgueil. Quel surhomme, ce Lupin ! Quelle audace !… Quelle maîtrise !… Mais à quoi bon, désormais, rester à bord ? Ce n'était pas là qu'un message de Lupin viendrait la chercher… elle. En hâte, elle débarqua et prit un taxi qui la conduisit chez Elle entra. L'appartement était tout rempli de fleurs. Un souper attendait, tout servi sur une table ronde et, près de la table, dans un fauteuil, d'où il se leva, un convive. – Toi ! toi ! s'écria-t-elle en se jetant, riant et pleurant, dans les bras de son ami. Il lui demanda, après plusieurs baisers : – Tu n'étais pas inquiète ? Elle haussa les épaules en souriant. – Oh ! toi, je sais bien que tu te tireras toujours de tout ! Ils soupèrent joyeusement. Puis il dit, à brûle-pourpoint et d'un ton grave : – Vous savez, Patricia, tout est arrangé. – Quoi ? Qu'est-ce qui est arrangé ? questionna-t-elle étonnée. – Votre avenir. Nous avons causé, Junior et moi, avant que je le bâillonne. Après de longues discussions, nous nous sommes mis d'accord. Lupin se versa un verre de champagne. – Eh bien, voilà : il vous épouse. Patricia tressaillit. – Soit, mais moi je ne l'épouse pas, dit-elle sèchement. Comment avez-vous pu envisager cela ? Oui, je comprends, vous ne m'aimez pas ! Sa voix se brisait, ses yeux se noyaient de larmes. Elle reprit : – Était-ce le dénouement que vous souhaitiez ? Mais je ne céderai pas ! Jamais ! – Il le faudra bien, déclara-t-il, les yeux fixés sur elle. Elle haussa les épaules. – Je suis libre d'accepter ou de refuser, il me semble. – Non. – Pourquoi ? – Parce que vous avez un fils, Patricia. Elle tressaillit encore. – Mon fils est à moi. – À vous et à son père. – J'en ai la garde, je l'ai élevé, il est à moi seule et jamais je ne consentirai à rendre Rodolphe. Lupin prononça avec mélancolie : – Songez à votre avenir, Patricia ! Henry Mac Allermy désire divorcer pour vous épouser et reconnaître son enfant. Il léguera à Rodolphe un nom sans tache et une des plus grosses fortunes des États-unis. Puis-je en faire autant pour lui ? Notre récente expérience nous l'a prouvé, le contenu de mes coffres est en butte aux convoitises de mes ennemis. Échoueront-ils toujours dans leurs machinations ? Il y eut un silence morne. Patricia semblait accablée. Lupin reprit plus bas : – Et quel nom porterait Rodolphe ? Quelle serait sa situation sociale ? On n'est pas le fils de Lupin… Un autre silence tomba. Patricia hésitait encore, mais elle savait bien que le sacrifice était inévitable. – Je cède, dit-elle enfin. Mais à la condition que je vous reverrai, vous. – Le mariage n'aura lieu que dans six mois, Patricia… Patricia sursauta, le regarda, et son visage s'illumina d'une joie folle. – Six mois ! Que ne le disiez-vous plus tôt ! Six mois ! Mais c'est une éternité ! – Plus encore, si on sait bien les employer. Hâtons-nous, dit Lupin. Il remplit deux verres de champagne. – J'ai acheté le yacht de Junior, reprit-il. C'est à son bord que je compte retourner en France. La police me laissera tranquille, elle a trop besoin de moi pour m'embêter. Je suis bien avec le préfet, Ganimard fera taire Béchoux, car je l'ai prévenu : ma tranquillité contre mon silence. Oui ; pour l'histoire du déshabillage. Voyez-vous ça dans les revues de fin d'année, l'inspecteur principal en caleçon. Il serait ridicule à jamais… et il m'a promis une place pour voir guillotiner Maffiano. Patricia n'écoutait plus, elle ne pensait qu'à eux deux. – Je vais repartir avec toi sur le yacht, dit-elle, rose de joie, à Lupin. Ce sera délicieux ! Partons le plus tôt possible. Lupin se mit à rire. – Tout de suite, à l'instant même !… Et, l'océan traversé, nous remonterons le cours de la Seine jusqu'à Maison-Rouge, où nous nous installerons. Tu reverras Rodolphe… Ce sera charmant ! Il prit son verre et l'éleva : – À notre bonheur ! Et Patricia répondit en écho : – À notre bonheur ! Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène cambrioleur Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la ha- 1913 1912 1908 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux che – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (L'Auto 1939) 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 pays, tel le Canada, mais protégé – téléchargement non autorisé – dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ — Mai 2005 — – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Attention : LE TRIANGLE D'OR Maurice Leblanc (1918) Première partie LA PLUIE D'ÉTINCELLES Chapitre 1 Maman Coralie Un peu avant que sonnât la demie de six heures, comme les ombres du soir devenaient plus épaisses, deux soldats atteignirent le petit carrefour, planté d'arbres, que forme, en face du musée Galliera, la rencontre de la rue de Chaillot et de la rue Pierre-Charron. L'un portait la capote bleu horizon du fantassin ; l'autre, un Sénégalais, ces vêtement de laine beige, à large culotte et à veston cintré, dont on a habillé, depuis la guerre, les zouaves et les troupes d'Afrique. L'un n'avait plus qu'une jambe, la gauche ; l'autre, plus qu'un bras, le droit. Ils firent le tour de l'esplanade, au centre de laquelle se dresse un joli groupe de Silènes, et s'arrêtèrent. Le fantassin jeta sa cigarette. Le Sénégalais la ramassa, en tira vivement quelques bouffées, la pressa, pour l'éteindre, entre le pouce et l'index et la mit dans sa poche. Tout cela sans un mot. Presque en même temps, de la rue Galliera, débouchèrent deux autres soldats, dont il eût été impossible de dire à quelle arme ils appartenaient, leur tenue militaire se composant des effets civils les plus disparates. Cependant, l'un arborait la chéchia du zouave ; l'autre, le képi de l'artilleur. Le premier marchait avec des béquilles, le second avec des cannes. Ceux-là se tinrent auprès du kiosque qui s'élève au bord du trottoir. Par les rues Pierre-Charron, Brignoles et de Chaillot, il en vint encore, isolément, trois : un chasseur à pied manchot, un sapeur qui boitait, un marsouin dont une hanche était comme tordue. Ils allèrent droit, chacun vers un arbre, auquel chacun s'appuya. Entre eux, nulle parole ne fut échangée. Aucun de ces sept mutilés ne semblait connaître ses compagnons et ne semblait s'occuper ni même s'apercevoir de leur présence. Debout derrière leurs arbres, ou derrière le kiosque, ou derrière le groupe de Silènes, ils ne bougeaient pas. Et les rares passants qui traversaient, en cette soirée du 3 avril 1915, ce carrefour peu fréquenté, que des réverbères encapuchonnés éclairaient à peine, ne s'attardaient pas à noter leurs silhouettes immobiles. La demie de six heures sonna. À ce moment, la porte d'une des maisons qui ont vue sur la place s'ouvrit. Un homme sortit de cette maison, referma la porte, franchit la rue de Chaillot et contourna l'esplanade. C'était un officier, vêtu de kaki. Sous son bonnet de police rouge, orné de trois soutaches d'or, un large bandeau de linge enveloppait sa tête, cachant son front et sa nuque. L'homme était grand et très mince. Sa jambe droite se terminait par un pilon de bois muni d'une rondelle de caoutchouc. Il s'appuyait sur une canne. Ayant quitté la place, il descendit ‘sur la chaussée de la rue Pierre-Charron. Là, il se retourna et regarda posément, de plusieurs endroits. Ce minutieux examen le ramena jusqu'à l'un des arbres de l'esplanade. Du bout de sa canne, il toucha doucement un ventre qui dépassait. Le ventre se rentra. L'officier repartit. Cette fois, il s'éloigna définitivement par la rue PierreCharron vers le centre de Paris. Il gagna ainsi l'avenue des Champs-Élysées, qu'il remonta sur le trottoir de gauche. Deux cents pas plus loin, il y avait un vaste hôtel, transformé, ainsi que l'annonçait une banderole, en ambulance. L'officier se posta à quelque distance, de façon à n'être point vu de ceux qui en sortaient, et il attendit. Les trois quarts, puis sept heures sonnèrent. Il s'écoula encore quelques minutes. Cinq personnes s'en allèrent de l'hôtel. Il y en eut encore deux autres. Enfin, une dame apparut au seuil du vestibule, une infirmière vêtue d'un grand manteau bleu que marquait la croix rouge. – La voici, murmura l'officier. Elle prit le chemin qu'il avait pris lui-même et gagna la rue Pierre-Charron, qu'elle suivit sur le trottoir de droite, se dirigeant ainsi vers le carrefour de la rue de Chaillot. Elle avançait légèrement, le pas souple et cadencé. Le vent que heurtait sa course rapide gonflait le long voile bleu qui flottait autour de ses épaules. Malgré l'ampleur du manteau, on devinait le rythme de ses hanches et la jeunesse de son allure. L'officier restait en arrière et marchait d'un air distrait, faisant des moulinets avec sa canne, ainsi qu'un promeneur qui flâne. En cet instant, il n'y avait point d'autres personnes visibles, en cette partie de la rue, qu'elle et lui. Mais, comme elle venait de traverser l'avenue Marceau, et bien avant que lui-même y parvînt, une automobile qui stationnait le long de l'avenue s'ébranla et se mit à rouler dans le même sens que la jeune femme, tout en gardant un intervalle qui ne se modifiait pas. C'était un taxi-auto. Et l'officier remarqua deux choses : d'abord, qu'il y avait deux hommes à l'intérieur, et, ensuite, qu'un de ces hommes, dont il put distinguer un moment la figure barrée d'une forte moustache et surmontée d'un feutre gris, se tenait presque constamment penché en dehors de la portière, et s'entretenait avec le chauffeur. L'infirmière, cependant, marchait sans se retourner. L'officier avait changé de trottoir et hâtait le pas, d'autant plus qu'il lui semblait que l'automobile accélérait sa vitesse, à mesure que la jeune femme approchait du carrefour. De l'endroit où il se trouvait, l'officier embrassait d'un coup d'œil presque toute la petite place, et, quelle que fût l'acuité de son regard, il ne discernait rien dans l'ombre qui pût déceler la présence des sept mutilés. En outre, aucun passant. Aucune voiture. À l'horizon seulement, parmi les ténèbres des larges avenues qui se croisaient, deux tramways, leurs stores descendus, troublaient le silence. La jeune femme, non plus, en admettant qu'elle fît attention aux spectacles de la rue, ne paraissait rien voir qui fût de nature à l'inquiéter. Elle ne donnait point le moindre signe d'hésitation. Et le manège de l'automobile qui la suivait ne devait pas l'avoir frappée davantage, car elle ne se retourna pas une seule fois. L'auto, pourtant, gagnait du terrain. Aux abords de la place, dix à quinze mètres au plus la séparaient de l'infirmière, et lorsque celle-ci, toujours absorbée, parvint aux premiers arbres, l'auto se rapprocha d'elle encore, et, quittant le milieu de la chaussée, se mit à longer le trottoir, tandis que, du côté opposé à ce trottoir, à gauche par conséquent, celui des deux hommes qui se tenait en dehors avait ouvert la portière et descendait sur le marchepied. L'officier traversa de nouveau, vivement, sans crainte d'être vu, tellement ces gens, au point où les choses en étaient, paraissaient insoucieux de tout ce qui n'était pas leur manœuvre. Il porta un sifflet à sa bouche. Il n'y avait point de doute que l'événement prévu ne fût près de se produire. De fait, l'auto stoppa brusquement. Par les deux portières, les deux hommes surgirent et bondirent sur le trottoir de la place, quelques mètres avant le kiosque. Il y eut, en même temps, un cri de frayeur poussé par la jeune femme, et un coup de sifflet strident jeté par l'officier. Et, en même temps aussi, les deux hommes atteignaient et saisissaient leur proie, qu'ils entraînaient aussitôt vers la voiture, et les sept soldats blessés, semblant jaillir du tronc même des arbres qui les dissimulaient, couraient sus aux deux agresseurs. La bataille dura peu. Ou plutôt, il n'y eut pas de bataille. Dès le début, le chauffeur du taxi, constatant qu'on ripostait à l'attaque, démarrait et filait au plus vite. Quant aux deux hommes, voyant leur entreprise manquée, se trouvant en face d'une levée de cannes et de béquilles menaçantes, et sous le canon d'un revolver que l'officier braquait sur eux, ils lâchèrent la jeune femme, firent quelques zigzags pour qu'on ne pût pas les viser, et se perdirent dans l'ombre de la rue Brignoles. – Galope, Ya-Bon, commanda l'officier au Sénégalais manchot, et rapporte-m'en un par la peau du cou. Il soutenait de son bras la jeune femme toute tremblante et qui paraissait près de s'évanouir. Il lui dit avec beaucoup de sollicitude : – Ne craignez rien, maman Coralie, c'est moi, le capitaine Belval… Patrice Belval… Elle balbutia : – Ah c'est vous, capitaine… – Oui, et ce sont tous vos amis réunis pour vous défendre, tous vos anciens blessés de l'ambulance que j'ai retrouvés à l'annexe des convalescents. – Merci… merci… Et elle ajouta, d'une voix qui frémissait : – Les autres ? Ces deux hommes ? – Envolés. Ya-Bon les poursuit. – Mais que me voulaient-ils ? Et par quel miracle étiez-vous là ? – On en causera plus tard, maman Coralie. Parlons de vous d'abord. Où faut-il vous conduire ? Tenez, vous devriez venir jusqu'ici… le temps de vous remettre et de prendre un peu de repos. Avec l'aide d'un des soldats, il la poussait doucement vers la maison d'où lui-même était sorti trois quarts d'heure auparavant. La jeune femme s'abandonnait à sa volonté. Ils entrèrent tous au rez-de-chaussée et passèrent dans un salon dont il alluma les lampes électriques et où brûlait un bon feu de bois. – Asseyez-vous, dit-il. Elle se laissa tomber sur un des sièges, et le capitaine donna des ordres. – Toi, Poulard, va chercher un verre dans la salle à manger. Et toi, Ribrac, une carafe d'eau fraîche à la cuisine… Chatelain, tu trouveras un carafon de rhum dans le placard de l'office… Non, non, elle n'aime pas le rhum… Alors… – Alors, dit-elle en souriant, un verre d'eau seulement. Un peu de couleur revenait à ses joues, naturellement pâles d'ailleurs. Le sang affluait à ses lèvres, et le sourire qui animait son visage était confiant. Ce visage, tout de charme et de douceur, avait une forme pure, des traits d'une finesse excessive, un teint mat et l'expression ingénue d'un enfant qui s'étonne et qui regarde les choses avec des yeux toujours grands ouverts. Et tout cela, qui était gracieux et délicat, donnait cependant à certains moments une impression d'énergie due sans doute au sombre éclat des yeux et aux deux bandeaux noirs et réguliers qui descendaient de la coiffe blanche sous laquelle le front était emprisonné. – Ah ! s'écria gaiement le capitaine, quand elle eut bu le verre d'eau, il me semble que ça va mieux, maman Coralie ? – Bien mieux ! – À la bonne heure ! Mais quelle sacrée minute nous avons passée là ! et quelle aventure ! Il va falloir s'expliquer là-dessus et faire la pleine lumière, n'est-ce pas ? En attendant, les gars, présentez vos hommages à maman Coralie. Hein, mes gaillards, qui est-ce qui aurait dit, quand elle vous dorlotait et qu'elle tapait sur l'oreiller pour que votre caboche s'y enfonce, qui estce qui aurait dit qu'on la soignerait à son tour, et que les enfants dorloteraient leur maman ? Ils s'empressaient tous autour d'elle, les manchots et les boiteux, les mutilés et les infirmes, tous contents de la voir. Et elle leur serrait la main affectueusement. – Eh bien, Ribrac, et cette jambe ? – Je n'en souffre plus, maman Coralie. – Et vous, Vatinel, votre épaule ? – Plus trace de rien, maman Coralie… – Et vous, Poulard ? Et vous, Jorisse ?… Son émotion grandissait à les retrouver, eux qu'elle appelait ses enfants. Et Patrice Belval s'exclama : – Ah ! maman Coralie, voilà que vous pleurez ! Maman, maman, c'est ainsi que vous nous avez pris le cœur à tous. Quand on se tenait à quatre pour ne pas crier, sur le lit de torture, on voyait de grosses larmes qui coulaient de vos yeux. Maman Coralie pleurait sur ses enfants. Alors on serrait les dents plus fort. – Et moi, je pleurais davantage, dit-elle, justement parce que vous aviez peur de me faire de la peine. – Et aujourd'hui, vous recommencez. Ah ! non, assez d'attendrissement ! Vous nous aimez. On vous aime. Il n'y a pas là de quoi se : lamenter. Allons, maman Coralie, un sourire… Et tenez, voici Ya-Bon qui arrive, et Ya-Bon rit toujours, lui. Elle se leva brusquement. – Croyez-vous qu'il ait pu rejoindre un de ces deux hommes ? – Comment, si je le crois ! J'ai dit à Ya-Bon d'en ramener un par le collet. Il n'y manquera pas. Je ne redoute qu'une chose… Ils s'étaient dirigés vers le vestibule. Déjà le Sénégalais remontait les marches. De sa main droite, il serrait à la nuque un homme, une loque plutôt, qu'il paraissait porter à bout de bras, comme un pantin. Le capitaine ordonna : – Lâche-le. Ya-Bon écarta les doigts. L'homme s'écroula sur les dalles du vestibule. – Voilà bien ce que je redoutais, murmura l'officier. Ya-Bon n'a que sa main droite, mais lorsque cette main tient quelqu'un à la gorge, c'est miracle si elle ne l'étrangle pas. Les Boches en savent quelque chose. Ya-Bon, une sorte de colosse, couleur de charbon luisant, avec des cheveux crépus et quelques poils frisés au menton, avec une manche vide fixée à son épaule gauche et deux médailles épinglées à son dolman, Ya-Bon avait eu une joue, un côté de la mâchoire, la moitié de la bouche et le palais fracassés par un éclat d'obus. L'autre moitié de cette bouche se fendait jusqu'à l'oreille en un rire qui ne semblait jamais s'interrompre et qui étonnait d'autant plus que la partie blessée de la face, raccommodée tant bien que mal, et recouverte d'une peau greffée, demeurait impassible. En outre, Ya-Bon avait perdu l'usage de la parole. Tout au plus pouvait-il émettre une série de grognements confus où l'on retrouvait son sobriquet de Ya-Bon éternellement répété. Il le redit encore d'un air satisfait, en regardant tour à tour son maître et sa victime, comme un bon chien de chasse devant la pièce de gibier qu'il a rapportée. – Bien, fit l'officier, mais, une autre fois, vas-y plus doucement. Il se pencha sur l'homme, le palpa, et constatant qu'il n'était qu'évanoui, dit à l'infirmière : – Vous le reconnaissez ? – Non, affirma-t-elle. – Vous êtes sûre ? Vous n'avez jamais vu, nulle part, cette tête-là ? C'était une tête très grosse, à cheveux noirs et pommadés, à moustache grisonnante. Les vêtements, gros bleu, et de bonne coupe, indiquaient l'aisance. – Jamais… jamais…, déclara la jeune femme. Le capitaine fouilla les poches. Elles ne contenaient aucun papier. – Soit, dit-il, en se relevant, nous attendrons qu'il se réveille pour l'interroger. Ya-Bon, attache-lui les bras et les jambes, et reste ici, dans le vestibule. Vous, les autres, les camarades, c'est l'heure de rentrer à l'annexe. Moi, j'ai la clef. Faites vos adieux à la maman, et trottez-vous. Et lorsque les adieux furent faits, il les poussa dehors, revint vers la jeune femme, la ramena au salon, et s'écria : – Maintenant, causons, maman Coralie. Et d'abord, avant toute explication, écoutez-moi. Ce sera bref. Ils étaient assis devant le feu clair dont les flammes brillaient joyeusement. Patrice Belval glissa un coussin sous les pieds de maman Coralie, éteignit une ampoule électrique qui semblait la gêner, puis, certain que maman Coralie était bien à son aise, il commença tout de suite : – Il y a, comme vous le savez, maman Coralie, huit jours que je suis sorti de l'ambulance, et que j'habite boulevard Maillot, à Neuilly, l'annexe réservée aux convalescents de cette ambulance, annexe où je me fais panser chaque matin et où je couche chaque soir. Le reste du temps, je me promène, je flâne, je déjeune et je dîne de droite et de gauche, et je rends visite à d'anciens amis. Or, ce matin, j'attendais l'un d'eux dans une salle d'un grand café-restaurant du boulevard, lorsque je surpris la fin d'une conversation… Mais il faut vous dire que cette salle est divisée en deux par une cloison qui s'élève à hauteur d'homme, et contre laquelle s'adossent, d'un côté, les consommateurs du café et, de l'autre, les clients du restaurant. J'étais encore seul, côté restaurant, et les deux consommateurs qui me tournaient le dos et que je ne voyais pas, croyaient même probablement qu'il n'y avait personne, car ils parlaient d'une voix un peu trop forte, étant données les phrases que j'ai surprises… et que, par suite, j'ai notées sur ce calepin. Il tira le calepin de sa poche et reprit : – Ces phrases, qui se sont imposées à mon attention pour des raisons que vous comprendrez, furent précédées de quelques autres où il était question d'étincelles, d'une pluie d'étincelles qui avait eu lieu déjà deux fois avant la guerre, une sorte de signal nocturne dont on se promettait d'épier le retour possible afin d'agir en hâte dès qu'il se produirait. Tout cela ne vous indique rien ? – Non… Pourquoi ? – Vous allez voir. Ah ! J'oubliais encore de vous dire que les deux interlocuteurs s'exprimaient en anglais, et d'une façon correcte, mais avec des intonations qui me permettent d'affirmer que ni l'un ni l'autre n'étaient Anglais. Leurs paroles, les voici fidèlement traduites : « – Donc, pour conclure, fit l'un d'eux, tout est bien réglé. Vous serez, vous et lui, ce soir, un peu avant sept heures, à l'endroit désigné. « – Nous y serons, colonel. Notre automobile est retenue. « – Bien. Rappelez-vous que la petite sort de son ambulance à sept heures. « – Soyez sans crainte. Aucune erreur n'est possible, puisqu'elle suit toujours le même chemin, en passant par la rue Pierre-Charron. « – Et tout votre plan est arrêté ? « – Point par point. La chose aura lieu sur la place où aboutit la rue de Chaillot. En admettant même qu'il y ait quelques personnes, on n'aura pas le temps de secourir la dame, tellement nous agirons avec rapidité. « – Vous êtes sûr de votre chauffeur ? « – Je suis sûr que nous le payons de manière qu'il nous obéisse. Cela suffit. « – Parfait. Moi, je vous attends où vous savez, dans une automobile. Vous me passerez la petite. Dès lors, nous sommes maîtres de la situation. « – Et vous de la petite, colonel, ce qui n'est pas désagréable, car elle est diablement jolie. « – Diablement. Il y a longtemps que je la connais de vue, mais je n'ai jamais pu réussir à me faire présenter… Aussi je compte bien profiter de l'occasion pour mener les choses tambour battant. « Le colonel ajouta : « – Il y aura peut-être des pleurs, des cris, des grincements de dents. Tant mieux ! J'adore qu'on me résiste… quand je suis le plus fort. « Il se mit à rire grossièrement. L'autre en fit autant. Comme ils payaient leurs consommations, je me levai aussitôt et me dirigeai vers la porte du boulevard, mais un seul des deux sortit par cette porte, un homme à grosse moustache tombante, et qui portait un feutre gris. L'autre s'en était allé par la porte d'une rue perpendiculaire. À ce moment, il n'y avait sur la chaussée qu'un taxi. L'homme le prit et je dus renoncer à le suivre. Seulement… seulement… comme je savais que, chaque soir, vous quittiez l'ambulance à sept heures et que vous suiviez la rue Pierre-Charron, alors, n'est-ce pas ? j'étais fondé à croire… » Le capitaine se tut. La jeune femme réfléchissait d'un air soucieux. Au bout d'un instant, elle prononça : – Pourquoi ne m'avez-vous pas avertie ? Il s'écria : – Vous avertir ! Et si, après tout, il ne s'était pas agi de vous ? Pourquoi vous inquiéter ? Et si, au contraire, il s'agissait de vous, pourquoi vous mettre en garde ? Le coup manqué, vos ennemis vous auraient tendu un autre piège, et, l'ignorant, nous n'aurions pas pu le prévenir. Non, le mieux était d'engager la lutte. J'ai enrôlé la petite bande de vos anciens malades, en traitement à l'annexe, et comme justement l'ami que j'attendais habite sur cette place, ici même, à tout hasard je l'ai prié de mettre son appartement à ma disposition, de six heures à neuf heures. Voilà ce que j'ai fait, maman Coralie. Et maintenant que vous en savez autant que moi, qu'en pensez-vous ? Elle lui tendit la main. – Je pense que vous m'avez sauvée d'un péril que j'ignore, mais qui semble redoutable, et je vous en remercie. – Ah ! non, dit-il, je n'accepte pas le remerciement. C'est une telle joie pour moi d'avoir réussi ! Non, ce que je vous demande, c'est votre opinion sur l'affaire elle-même. Elle n'hésita pas une seconde et répondit nettement : – Je n'en ai pas. Aucun mot, aucun incident, parmi tout ce que vous me racontez, n'éveille en moi la moindre idée qui puisse nous renseigner. – Vous ne vous connaissez pas d'ennemis ? – Personnellement, non. – Et cet homme à qui vos deux agresseurs devaient vous livrer, et qui prétend que vous lui êtes connue ? Elle rougit un peu et déclara : – Toute femme, n'est-ce pas ? a rencontré dans sa vie des hommes qui la poursuivent plus ou moins ouvertement. Je ne saurais dire de qui il s'agit. Le capitaine garda le silence assez longtemps, puis repartit : – En fin de compte, nous ne pouvons espérer quelque éclaircissement que par l'interrogatoire de notre prisonnier. S'il se refuse à nous répondre, tant pis pour lui… je le confie à la police, qui, elle, saura débrouiller l'affaire. La jeune femme tressaillit. – La police ? – Évidemment. Que voulez-vous que je fasse de cet individu ? Il ne m'appartient pas. Il appartient à la police. – Mais non ! mais non ! s'écria-t-elle vivement. À aucun prix ! Comment ! on entrerait dans ma vie !… Il y aurait des enquêtes !… mon nom serait mêlé à toutes ces histoires ! … – Pourtant, maman Coralie, je ne puis pas… – Ah ! je vous en prie, je vous en supplie, mon ami, trouvez un moyen, mais qu'on ne parle pas de moi ! Je ne veux pas que l'on parle de moi ! Le capitaine l'observa, assez étonné de la voir dans une telle agitation, et il dit : – On ne parlera pas de vous, maman Coralie, je m'y engage. – Et alors, qu'allez-vous faire de cet homme ? – Mon Dieu, dit-il en riant, je vais d'abord lui demander respectueusement s'il daigne répondre à mes questions, puis le remercier des attentions qu'il a eues pour vous, et, enfin, le prier de se retirer. Il se leva. – Vous désirez le voir, maman Coralie ? – Non, dit-elle. Je suis si lasse ! Si vous n'avez pas besoin de moi, interrogez-le seul à seul. Vous me raconterez ensuite… Elle semblait épuisée, en effet, par cette émotion et cette fatigue nouvelles, ajoutées à toutes celles qui déjà rendaient si pénible sa vie d'infirmière. Le capitaine n'insista pas et sortit en ramenant sur lui la porte du salon. Elle l'entendit qui disait : – Eh bien, Ya-Bon, tu as fait bonne garde ? Rien de nouveau ? Et ton prisonnier ? Ah ! vous voilà, camarade ? Commencez-vous à respirer ? Ah ! c'est que la main de Ya-Bon est un peu dure… Hein ? Quoi ? vous ne répondez pas… Ah ! ça ! mais, qu'est-ce qu'il a ? Il ne bouge pas… Crebleu, mais on dirait… Il laissa échapper un cri. La jeune femme courut jusqu'au vestibule. Elle rencontra le capitaine qui essaya de lui barrer le passage, et qui, très vivement, lui dit : – Ne venez pas. À quoi bon ? – Mais vous êtes blessé ! s'exclama-t-elle… – Moi ? – Vous avez du sang, là, sur votre manchette. – En effet, mais ce n'est rien, c'est le sang de cet homme qui m'a taché. – Il a donc reçu une blessure ? – Oui, ou du moins il saignait par la bouche. Quelque rupture de vaisseau… – Comment ! Mais Ya-Bon n'avait pas serré à ce point… – Ce n'est pas Ya-Bon. – Qui, alors ? – Les complices. – Ils sont donc revenus ? – Oui, et ils l'ont étranglé. – Ils l'ont étranglé ! Mais non, voyons, ce n'est pas croyable. Elle réussit à passer et s'approcha du prisonnier. Il ne bougeait plus. Son visage avait la pâleur de la mort. Une fine cordelette de soie rouge, tressée fin, munie d'une boucle à chaque extrémité, lui entourait le cou. Chapitre 2 La main droite et la jambe gauche – Un coquin de moins, maman Coralie, s'écria Patrice Belval, après avoir ramené la jeune femme dans le salon et fait une enquête rapide avec Ya-Bon. Rappelez-vous son nom, que j'ai trouvé gravé sur sa montre : « Mustapha Rovalaïoff », le nom d'un coquin. Il prononça ces mots d'un ton allègre, où il n'y avait plus trace d'émotion, et il reprit, tout en allant et venant à travers la pièce : – Nous qui avons assisté à tant de catastrophes et vu mourir tant de braves gens, maman Coralie, ne pleurons pas la mort de Mustapha Rovalaïoff, assassiné par ses complices. Pas même d'oraison funèbre, n'est-ce pas ? Ya-Bon l'a pris sous son bras, et profitant d'un moment où il n'y avait personne sur la place, il l'a emporté vers la rue Brignoles, avec ordre de jeter le personnage par-dessus la grille, dans le jardin du musée Galliera. La grille est haute. Mais la main droite de Ya-Bon ne connaît pas d'obstacles. Ainsi donc, maman Coralie, l'affaire est enterrée. On ne parlera pas de vous, et, pour cette fois, je réclame un remerciement. Il se mit à rire. – Un remerciement, mais pas de compliment. Saperlotte, quel mauvais gardien de prison je fais ! Et avec quelle dextérité les autres m'ont soufflé mon captif ! Comment n'ai-je pas prévu que le second de vos agresseurs, l'homme au feutre gris, irait avertir le troisième complice qui attendait dans son auto, et que tous deux ensemble viendraient au secours de leur compagnon ? Et voilà qu'ils sont venus. Et, tandis que vous et moi nous bavardions, ils ont forcé l'entrée de service, ont passé par la cuisine, sont arrivés devant la petite porte qui sépare l'office du vestibule et ont entrebâillé cette porte. Là, tout près d'eux, sur son canapé, le personnage est toujours évanoui, et solidement attaché. Comment faire ? Impossible de le tirer hors du vestibule sans donner l'éveil à Ya-Bon. Et pourtant, si on ne le délivre pas, il parlera, il vendra ses complices, il empêchera d'aboutir un plan soigneusement préparé. Alors ? Alors un des compagnons se penche furtivement, avance le bras, entoure de sa cordelette cette gorge que Ya-Bon a déjà rudement endommagée, ramène les boucles des deux extrémités, et serre, serre lentement, serre tranquillement, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Aucun bruit. Pas un soupir. Tout cela s'opère dans le silence. On est venu, on tue, et l'on s'en va. Bonsoir. Le tour est joué, le camarade ne parlera pas. La gaieté du capitaine redoubla. – Le camarade ne parlera pas, reprit-il, et la justice, qui retrouvera son cadavre demain matin dans un jardin clôturé, ne comprendra rien à l'affaire. Et nous non plus, maman Coralie, et nous ne saurons jamais pourquoi ces gens-là voulaient vous enlever. Vrai ! si je ne vaux pas grand-chose comme gardien de prison, comme policier je suis au-dessous de tout. Il continuait de se promener d'un bout à l'autre de la pièce. L'amputation de sa jambe, ou plutôt de son mollet, ne paraissait guère le gêner, et provoquait tout au plus à chaque pas, les articulations de la cuisse et du genou ayant gardé leur souplesse, un certain désaccord des hanches et des épaules. D'ailleurs sa haute taille corrigeait plutôt ce défaut d'harmonie, que la désinvolture de ses gestes et l'insouciance avec laquelle il avait l'air de l'accepter, d'insignifiantes proportions. réduisaient en apparence à La figure était ouverte, assez forte en couleur, brûlée par le soleil et durcie par les intempéries, d'expression franche, enjouée, souvent gouailleuse. Le capitaine Belval devait avoir vingt-huit à trente ans. Il rappelait un peu par son allure ces officiers du Premier Empire auxquels la vie des camps donnait un air spécial, qu'ils gardaient par la suite dans les salons et près des femmes. Il s'arrêta pour contempler Coralie dont le joli profil se détachait sur les lueurs de la cheminée, puis il revint s'asseoir à ses côtés, et il lui dit doucement : – Je ne sais rien de vous. À l'ambulance les infirmières et les docteurs vous appellent Mme Coralie. Vos blessés prononcent maman. Quel est votre nom de femme ou de jeune fille ? Êtesvous mariée ou veuve ? Où habitez-vous ? On l'ignore. Chaque jour, aux mêmes heures, vous arrivez et vous vous en allez par la même rue. Quelquefois, un vieux serviteur à longs cheveux gris et à barbe embroussaillée, un cache-nez autour du cou, des lunettes jaunes sur les yeux, vous accompagne ou vient vous chercher. Quelquefois aussi, il vous attend, assis sur la même chaise, dans la cour vitrée. On l'a interrogé, mais il ne répond à personne. « Je ne sais donc rien de vous, qu'une chose, c'est que vous êtes adorablement bonne et charitable, et que vous êtes aussi, je puis le dire, n'est-ce pas ? adorablement belle. Et c'est peut-être, maman Coralie, parce que toute votre existence m'est inconnue que je me l'imagine si mystérieuse, et, en quelque sorte, si douloureuse, oui, si douloureuse ! Vous donnez l'impression de vivre dans la peine et dans l'inquiétude. On vous sent toute seule. Personne ne se dévoue à votre bonheur et à votre sécurité. Alors j'ai pensé… il y a longtemps que je pense à cela et que j'attends l'occasion de vous l'avouer… j'ai pensé que vous aviez sans doute besoin d'un ami, d'un frère qui vous guide et qui vous défende. Me suis-je trompé, maman Coralie ? » À mesure qu'il parlait, on eût dit que la jeune femme se resserrait en elle-même et qu'elle mettait un peu plus de distance entre elle et lui, comme si elle n'eût pas voulu qu'il pénétrât dans ces régions secrètes qu'il dénonçait. Elle murmura : – Si, vous vous êtes trompé. Ma vie est toute simple, je n'ai pas besoin d'être défendue. – Vous n'avez pas besoin d'être défendue ! s'écria-t-il avec une animation croissante. Et alors ces hommes qui ont essayé de vous enlever ? Ce complot ourdi contre vous ? Ce complot dont vos agresseurs redoutent tellement la découverte qu'ils vont jusqu'à supprimer celui d'entre eux qui s'est laissé prendre ? Alors, quoi, ce n'est rien tout cela ? Je me trompe en affirmant que vous êtes environnée de périls ? que vous avez des ennemis d'une audace extraordinaire ? qu'il faut vous défendre contre leurs entreprises ? et que, si vous n'acceptez pas l'offre de mon assistance… eh bien… eh bien… Elle s'obstinait dans le silence, de plus en plus lointaine, presque hostile. L'officier frappa du poing le marbre de la cheminée et, se penchant sur la jeune femme : – Eh bien, dit-il, achevant sa phrase d'un ton résolu, eh bien, si vous n'acceptez pas l'offre de mon assistance, moi, je vous l'impose. Elle secoua la tête. – Je vous l'impose, répéta-t-il fermement. C'est mon devoir et c'est mon droit. – Non, fit-elle à demi-voix. – Mon droit absolu, reprit le capitaine Belval, et cela pour une raison qui prime toutes les autres et qui me dispense même de vous consulter, maman Coralie. – Laquelle ? dit la jeune femme en le regardant. – C'est que je vous aime. Il lui jeta ces mots nettement, non pas comme un amoureux qui risque un aveu timide, mais comme un homme fier du sentiment qu'il éprouve et heureux de le déclarer. Elle baissa les yeux en rougissant, et il s'écria, d'une voix joyeuse : – Je ne vous l'envoie pas dire, hein maman ? Pas de tirades enflammées, pas de soupirs, ni de grands gestes, ni de mains jointes. Non, trois petits mots seulement que je vous adresse sans me mettre à genoux. Et cela m'est d'autant plus facile que vous le saviez. Mais oui, maman Coralie, vous avez beau prendre vos airs farouches, vous savez bien que je vous aime, et vous le savez depuis aussi longtemps que moi. Nous l'avons vu naître ensemble, ce sentiment-là, lorsque vos petites mains adorées touchaient ma tête sanglante. Les autres me torturaient. Vous, c'étaient autant de caresses. Autant de caresses aussi, vos regards de compassion. Autant de caresses, vos larmes qui tombaient parce que je souffrais. Mais, d'abord, est-ce qu'on peut vous voir sans vous aimer ? Vos sept malades de tout à l'heure sont amoureux de vous, maman Coralie. Ya Bon vous adore. Seulement ce sont de simples soldats. Ils se taisent. Moi, je suis capitaine. Et je parle sans embarras, la tête haute, croyez-le bien. La jeune femme avait posé ses mains sur ses joues brûlantes, et le buste incliné, elle se taisait. Il reprit, d'une voix qui sonnait clairement : – Vous comprenez ce que je veux vous dire en déclarant que je parle sans embarras et la tête haute ? Oui, n'est-ce pas ? Si j'avais été, avant la guerre, tel que je suis aujourd'hui, mutilé, je n'aurais pas eu cette assurance, et c'est humblement, en vous demandant pardon de mon audace, que je vous aurais avoué mon amour. Mais maintenant… Ah ! croyez bien, maman Coralie, que là, en face de vous, qui êtes une femme et que j'aime passionnément, je n'y pense même pas, à mon infirmité. Pas un instant, je n'ai l'impression que je puis vous paraître ridicule ou présomptueux. Il s'arrêta, comme pour reprendre haleine, puis, se levant, il repartit : – Et il faut qu'il en soit ainsi. Il faut que l'on sache bien que les mutilés de cette guerre ne se considèrent pas comme des parias, des malchanceux et des disgraciés, mais comme des hommes absolument normaux. Et oui, normaux ! Une jambe de moins ? Et après ? Est-ce que cela fait qu'on n'ait point de cerveau ni de cœur ? Alors, parce que la guerre m'aura pris une jambe ou un bras, même les deux jambes ou les deux bras, je n'aurai pas le droit d'aimer, sous peine de risquer une rebuffade ou de deviner qu'on a pitié de moi ? De la pitié ? Mais nous ne voulons pas qu'on nous plaigne, ni qu'on fasse un effort pour nous aimer, ni même qu'on se croie charitable parce qu'on nous traite gentiment. Ce que nous exigeons, devant la femme comme devant la société, devant le passant qui nous croise comme devant le monde dont nous faisons partie, c'est l'égalité totale entre nous et ceux que leur bonne étoile ou que leur lâcheté auront garantis. Le capitaine frappa de nouveau la cheminée. – Oui, l'égalité totale. Nous tous, boiteux, manchots, borgnes, aveugles, estropiés, difformes, nous prétendons valoir, physiquement et moralement, autant, et peut-être plus que le premier venu. Comment ! ceux qui se sont servis de leurs deux jambes pour courir plus vite à l'attaque, une fois amputés, seraient distancés dans la vie par ceux qui se sont chauffés les deux pattes sur les chenets d'un bureau ? Allons donc ! Place pour nous comme pour les autres ! Et croyez que cette place, qui nous est due, nous saurons bien la prendre, et nous saurons bien la tenir. Il n'y a pas de bonheur auquel nous n'ayons le droit d'atteindre et pas de besogne dont nous ne soyons capables, avec un peu d'exercice et d'entraînement. La main droite de Ya-Bon vaut déjà toutes les paires de mains de l'univers, et la jambe gauche du capitaine Belval lui permet d'abattre ses deux lieues à l'heure, s'il le veut. Il se mit à rire, tout en poursuivant : – La main droite et la jambe gauche… la main gauche et la jambe droite… Qu'importe ce qui nous reste si nous savons nous en servir ? En quoi avons-nous déchu ? Qu'il s'agisse d'obtenir un poste, ou qu'il s'agisse de perpétuer la race, ne sommes-nous pas ce que nous étions auparavant ? Et, mieux encore peut-être. Je crois pouvoir dire que les enfants que nous donnerons à la patrie seront tous aussi bien bâtis, qu'ils auront bras et jambes, et le reste… sans compter un fameux héritage de cœur et d'entrain. Voilà nos prétentions, maman Coralie. Nous n'admettons pas que nos pilons de bois nous empêchent d'aller de l'avant et que, dans la vie, nous ne soyons pas d'aplomb sur nos béquilles, comme sur des jambes en chair et en os. Nous n'estimons pas que ce soit un sacrifice que de se dévouer à nous, et qu'il soit nécessaire de crier à l'héroïsme parce que telle jeune fille a l'honneur d'épouser un soldat aveugle ! « Encore une fois, nous ne sommes pas des êtres à part ! Aucune déchéance, je le répète, ne nous a frappés, et c'est là une vérité à laquelle tout le monde se pliera, durant deux ou trois générations. Vous comprenez que, dans un pays comme la France, lorsque l'on rencontrera des mutilés par centaines de mille, la conception de ce qu'est un homme complet ne sera plus aussi rigide, et que, en fin de compte, il y aura, dans cette humanité nouvelle qui se prépare, des hommes avec deux bras et des hommes avec un seul bras, comme il y a des hommes bruns et des hommes blonds, des gens qui portent la barbe et d'autres qui n'en portent pas. Et tout cela semblera très naturel. Et chacun vivra la vie qu'il lui plaira, sans avoir besoin d'être intact. Et comme ma vie est en vous, maman Coralie, et que mon bonheur dépend de vous, je n'ai pas attendu plus longtemps pour vous placer mon petit discours. Ouf ! c'est fini. J'aurais encore bien des choses à dire là-dessus, mais, n'est-ce pas, ce n'est pas en un jour… » Il s'interrompit, intimidé malgré tout par le silence de la jeune femme. Elle n'avait pas bougé depuis les premières paroles d'amour qu'il avait prononcées. Ses mains avaient glissé sur sa figure jusqu'à son front. Un léger frémissement secouait ses épaules. Il se courba, et, avec une douceur infinie, écartant les doigts fragiles, il découvrit le joli visage. – Pourquoi pleures-tu, maman Coralie ? Le tutoiement ne la troubla point. Entre l'homme et la femme qui s'est penchée sur ses plaies, il s'établit des relations d'une nature spéciale, et en particulier, le capitaine Belval avait de ces façons un peu familières, mais respectueuses, dont on ne pouvait s'offusquer. Il lui demanda : – Est-ce moi qui les fais couler, ces larmes ? – Non, dit-elle à voix basse, c'est votre gaieté, votre manière, non pas même de vous soumettre au destin, mais de le dominer de toute votre hauteur. Le plus humble d'entre vous s'élève sans effort au-dessus de sa nature, et je ne sais rien de plus beau et de plus émouvant que cette insouciance. Il se rassit auprès d'elle. – Alors vous ne m'en voulez pas de vous avoir dit… ce que je vous ai dit ? – Vous en vouloir ? répliqua-t-elle, affectant de se tromper sur le sens de la question. Mais toutes les femmes sont d'accord avec vous ! Si la tendresse doit faire un choix entre ceux qui reviendront de la guerre, ce sera, j'en suis certaine, en faveur de ceux qui ont souffert le plus cruellement. Il hocha la tête. – C'est que moi, je demande autre chose que de la tendresse, et une réponse plus précise à certaines de mes paroles. Dois-je vous les rappeler ? – Non. – Alors la réponse… – La réponse, mon ami, c'est que vous ne les direz plus, ces paroles. Il prit un air solennel. Vous me le défendez ? Je vous le défends ! – En ce cas, je vous jure de me taire jusqu'à la prochaine fois où je vous verrai… Elle murmura : – Vous ne me verrez plus. Cette affirmation divertit fort le capitaine Belval. – Oh ! oh ! pourquoi ne vous verrai-je plus, maman Coralie ? – Parce que je ne le veux pas. – Et la raison de cette volonté ? – La raison ? … Elle tourna les yeux vers lui, et, lentement, prononça : – Je suis mariée. Cette déclaration ne parut pas déconcerter le capitaine, qui affirma le plus tranquillement du monde : – Eh bien, vous vous marierez une seconde fois. Il est hors de doute que votre mari est vieux et que vous ne l'aimez pas. Il comprendra donc fort bien qu'étant aimée… – Ne plaisantez pas, mon ami… Il saisit vivement la main de la jeune femme, à l'instant où elle se levait, prête à partir. – Vous avez raison, maman Coralie, et je m'excuse même de n'avoir pas pris un ton plus sérieux pour vous dire des choses très graves. Il s'agit de ma vie, et il s'agit de votre vie. J'ai la conviction profonde qu'elles vont l'une vers l'autre, sans que votre volonté puisse y mettre obstacle, et c'est pourquoi votre réponse est inutile. Je ne vous demande rien. J'attends tout du destin. C'est lui qui nous réunira. – Non, dit-elle. – Si, affirma-t-il, les choses se passeront ainsi. – Les choses ne se passeront pas ainsi. Elles ne doivent pas se passer ainsi. Vous allez me promettre sur l'honneur de ne plus chercher à me voir ni même à connaître mon nom. J'aurais pu accorder davantage à votre amitié. L'aveu que vous m'avez fait nous éloigne l'un de l'autre. Je ne veux personne dans ma vie… personne. Elle mit une certaine véhémence dans sa déclaration et, en même temps, elle essayait de dégager son bras de l'étreinte qui la serrait. Patrice Belval s'y opposa en disant : – Vous avez tort… Vous n'avez pas le droit de vous exposer ainsi… je vous en prie, réfléchissez… Elle le repoussa. Et c'est alors qu'il se produisit par hasard un étrange incident. Dans le mouvement qu'elle fit, un petit sac qu'elle avait placé sur la cheminée fut heurté et tomba sur le tapis. Mal fermé, il s'ouvrit. Deux ou trois objets en sortirent, qu'elle ramassa, tandis que Patrice Belval se baissait rapidement. – Tenez, dit-il, il y a encore ceci. C'était un étui, un petit étui en paille tressée que le choc avait ouvert également et d'où s'échappaient les grains d'un chapelet. Debout, ils se turent tous deux. Le capitaine examinait le chapelet. Et il murmura : – Curieuse coïncidence… ces grains d'améthyste… cette monture ancienne en filigrane d'or… C'est étrange de retrouver le même travail et la même matière… Il tressaillit, et si nettement que la jeune femme interrogea : – Qu'y a-t-il donc ? Il tenait entre ses doigts un des grains, plus gros que les autres et auquel se réunissaient, d'une part, le collier des dizaines et, de l'autre, la courte chaîne des prières. Or, ce grainlà était cassé par le milieu, presque au ras des griffes d'or qui l'enchâssaient. – Il y a, dit-il, il y a que la coïncidence est si inconcevable que j'ose à peine… Cependant, je pourrais vérifier le fait sur-lechamp… Mais auparavant un mot : qui vous a donné ce chapelet ?… – Personne ne me l'a donné, dit-elle. Je l'ai toujours eu. – Pourtant, il appartenait à quelqu'un, avant de vous appartenir ? – À ma mère, sans doute. – Ah ! il vous vient de votre mère ? – Oui, je suppose qu'il me vient d'elle, au même titre que les différents bijoux qu'elle m'a laissés. – Vous avez perdu votre mère ? – Oui. J'avais quatre ans à sa mort. À peine ai-je gardé d'elle un souvenir très confus. Mais pourquoi me demandez-vous cela, à propos d'un chapelet ? – C'est à propos de ceci, dit-il, à propos de ce grain d'améthyste qui est cassé en deux… Il ouvrit son dolman et tira sa montre de la poche de son gilet. Plusieurs breloques étaient attachées à cette montre par une petite châtelaine de cuir et d'argent. Une de ces breloques était constituée par la moitié d'une boule d'améthyste également cassée vers sa face extérieure, également enchâssée dans des griffes de filigrane. La grosseur des deux boules semblait identique. Les améthystes étaient de même couleur, montées sur le même filigrane. Ils se regardèrent anxieusement. La jeune femme balbutia : – Il n'y a là qu'un hasard, pas autre chose qu'un hasard… – Certes, dit-il, mais admettons que ces deux moitiés de boule s'adaptent exactement l'une à l'autre… – Ce n'est pas possible, dit-elle, effrayée elle aussi à l'idée du petit geste si simple qu'il fallait faire pour avoir l'indiscutable preuve. Ce geste, pourtant, l'officier s'y décida. Sa main droite qui tenait le grain de chapelet et sa main gauche qui tenait la breloque se rapprochèrent. La rencontre eut lieu. Les mains hésitèrent et tâtonnèrent, puis ne bougèrent plus. Le contact s'était produit. Les inégalités de la cassure correspondaient strictement les unes aux autres. Les reliefs trouvaient des vides équivalents. Les deux moitiés d'améthyste étaient les deux moitiés de la même améthyste. Réunies, elles formaient une seule et même boule. Il y eut un long silence chargé d'émotion et de mystère. Le capitaine Belval dit à voix basse : – Moi non plus, je ne sais pas au juste la provenance de cette breloque. Dès mon enfance, je l'ai vue, mêlée à des objets sans grande valeur que je gardais dans un carton, des clefs de montre, des vieilles bagues, des cachets anciens, parmi lesquels j'ai choisi ces breloques, il y a deux ou trois ans. D'où vient celleci ? Je l'ignore. Mais ce que je sais… Il avait séparé les deux fragments et, les examinant avec attention, il concluait : – Ce que je sais, à n'en point douter, c'est que la plus grosse boule de ce chapelet se détacha autrefois et se brisa, que les deux moitiés de cette boule furent recueillies, que l'une d'elles retrouva sa place, et que l'autre, avec sa monture, forma la breloque que voici. Nous possédons donc, vous et moi, les deux moitiés d'une chose que quelqu'un possédait entière il y a une vingtaine d'années. Il se rapprocha d'elle et reprit, d'un même ton, bas et un peu grave : – Vous protestiez tout à l'heure quand j'affirmais ma foi dans le destin et la certitude que les événements nous menaient l'un vers l'autre. Le niez-vous encore ? Car enfin il s'agit là, ou bien d'un hasard, si extraordinaire que nous n'avons pas le droit de l'admettre – ou bien un fait réel qui montre que nos deux existences se sont touchées déjà dans le passé par quelque point mystérieux, et qu'elles se retrouveront dans l'avenir, pour ne plus se séparer. Et c'est pourquoi, sans attendre cet avenir peutêtre lointain, je vous offre, aujourd'hui que vous êtes menacée, l'appui de mon amitié. Remarquez que je ne vous parle plus d'amour, mais d'amitié seulement. Acceptez-vous ? Elle demeurait interdite, et tellement troublée par tout ce qu'il y avait de miraculeux dans l'union complète des deux fragments d'améthyste, qu'elle ne semblait pas entendre la voix du capitaine. – Acceptez-vous ? répéta-t-il. Au bout d'un instant, elle répondit : – Non. – Alors, dit-il avec bonne humeur, la preuve que le destin vous donne de sa volonté ne vous suffit pas ? Elle déclara : – Nous ne devons plus nous voir. – Soit. Je m'en remets aux circonstances. Ce ne sera pas long. En attendant, je vous jure de ne rien faire pour chercher à vous revoir. – Et de ne rien faire pour connaître mon nom ? – Rien. Je vous le jure. Elle lui tendit la main. – Adieu, dit-elle. Il répondit : – Au revoir. Elle s'éloigna. Sur le seuil de la porte, elle se retourna et parut hésiter. Il se tenait immobile auprès de la cheminée. Elle dit encore : – Adieu. Une seconde fois il répliqua : – Au revoir, maman Coralie. Tout était dit entre eux pour l'instant. Il ne tenta plus de la retenir. Elle s'en alla. Lorsque la porte de la rue fut refermée et seulement alors, le capitaine Belval se dirigea vers une des fenêtres. Il aperçut la jeune femme qui passait entre les arbres, toute menue dans les ténèbres. Son cœur se serra : La reverrait-il jamais ? – Si, je la reverrai ! s'écria-t-il. Mais demain peut-être. Ne suis-je pas favorisé par les dieux ? Et prenant sa canne, il partit, comme il le disait, du pilon droit. Le soir, après avoir dîné dans un restaurant voisin, le capitaine Belval arrivait à Neuilly. L'annexe de l'ambulance, jolie villa située au début du boulevard Maillot, avait vue sur le bois de Boulogne. La discipline y étant assez relâchée, le capitaine pouvait rentrer à toute heure de la nuit, et les hommes obtenaient aisément des permissions de la surveillante. – Ya-Bon est là ? demanda-t-il à celle-ci. – Oui, mon capitaine, il joue aux cartes avec son flirt. – C'est son droit d'aimer et d'être aimé, dit-il. Pas de lettres pour moi ? – Non, mon capitaine, un paquet seulement. – De la part de qui ? – C'est un commissionnaire qui l'a apporté, sans rien dire que ces mots : « Pour le capitaine Belval. » Je l'ai déposé dans votre chambre. L'officier gagna sa chambre, qu'il avait choisie au dernier étage, et vit le paquet sur la table, ficelé et enveloppé d'un papier. Il l'ouvrit. C'était une boîte. Et cette boîte contenait une clef, une grosse clef vêtue de rouille, et qui était d'une forme et d'une fabrication évidemment peu récentes. Que diable cela signifiait-il ? La boîte ne portait aucune adresse ni aucune marque. Il supposa qu'il y avait là quelque erreur qui s'expliquerait d'elle-même, et il mit la clef dans sa poche. – Assez d'énigmes pour aujourd'hui, se dit-il, couchonsnous. Mais, comme il allait tirer les grands rideaux de sa fenêtre, il aperçut à travers les vitres, par-dessus les arbres du bois de Boulogne, un jaillissement d'étincelles qui s'épanouissait assez loin, dans l'ombre épaisse de la nuit. Et il se souvint de la conversation qu'il avait surprise au restaurant et de cette pluie d'étincelles dont avaient parlé ceuxmêmes qui complotaient l'enlèvement de maman Coralie. Chapitre 3 La clef rouillée À l'âge de huit ans, Patrice Belval, qui jusqu'alors avait habité Paris avec son père, fut expédié dans une école française de Londres, d'où il ne sortit que dix ans plus tard. Les premiers temps, il reçut chaque semaine des nouvelles de son père. Puis, un jour, le directeur de l'école lui apprit qu'il était orphelin, que les frais de son éducation étaient assurés, et que, à sa majorité, il toucherait, par l'intermédiaire d'un solicitor anglais, une somme de deux cent mille francs environ, qui composaient l'héritage paternel. Deux cent mille francs, cela ne pouvait suffire à un garçon dont les goûts se révélèrent dispendieux et qui, envoyé en Algérie pour son service militaire, trouva le moyen, n'ayant pas encore d'argent, de faire vingt mille francs de dettes. Il commença donc par dissiper l'héritage, puis se mit au travail. Esprit ingénieux, actif, sans vocation spéciale, mais apte à tout ce qui exige de l'initiative et de la résolution, plein d'idées, sachant vouloir et sachant exécuter, il inspira confiance, trouva des capitaux et monta des affaires. Affaires d'électricité, achats de sources et de cascades, organisation de services automobiles dans les colonies, lignes de bateaux, exploitations minières ; en quelques années, il improvisa une douzaine d'entreprises qui, toutes, réussirent. La guerre fut pour lui une aventure merveilleuse. Il s'y jeta à corps perdu. Sergent de troupes coloniales, il gagna ses galons de lieutenant sur la Marne. Le 15 septembre, atteint au mollet, il était amputé le jour même. Deux mois après, on ne sait à la suite de quelles intrigues, lui, le mutilé, il montait comme observateur dans l'avion d'un de nos meilleurs pilotes. Un shrapnell mettait fin, le 10 janvier, aux exploits des deux héros. Cette fois le capitaine Belval, blessé grièvement à la tête, était évacué sur l'ambulance de l'avenue des Champs-Élysées. Vers la même époque, celle qu'il devait appeler maman Coralie entrait également à cette ambulance comme infirmière. L'opération du trépan, qu'on dut lui faire, réussit. Mais il y eut des complications. Il souffrit beaucoup, sans jamais se plaindre, cependant, et en soutenant de sa bonne humeur ses compagnons de misère, qui, tous, éprouvaient pour lui une véritable affection. Il les faisait rire. Il les consolait et les remontait avec sa verve et avec sa manière toujours heureuse d'envisager les pires situations. Aucun d'eux n'oubliera jamais la façon dont il accueillit un fabricant qui venait lui proposer une jambe articulée. – Ah ! ah ! une jambe articulée Et pour quoi faire, monsieur ? Sans doute pour tromper le monde et pour qu'on ne s'aperçoive pas que je suis amputé, n'est-ce pas ? Par conséquent, monsieur, vous considérez que c'est une tare d'être amputé et que moi, officier français, je dois m'en cacher comme d'une chose honteuse ? – Pas du tout, mon capitaine. Cependant… – Et combien coûte-t-elle, votre mécanique ? – Cinq cents francs. – Cinq cents francs ! Et vous me jugez capable de mettre cinq cents francs pour une jambe articulée, lorsqu'il y aura cent mille pauvres bougres amputés comme moi, et qui seront contraints d'exhiber leurs pilons de bois ? Les hommes qui se trouvaient là s'épanouissaient d'aise. Maman Coralie elle-même écoutait en souriant. Et que n'aurait point donné Patrice Belval pour un sourire de maman Coralie ? Comme il le lui avait dit, dès les premiers jours il s'était épris d'elle, de sa beauté touchante, de sa grâce ingénue, de ses yeux tendres, de son âme douce qui se penchait sur les malades et qui semblait vous effleurer comme une caresse bienfaisante. Dès les premiers jours, le charme s'insinuait en lui et l'enveloppait à la fois. Sa voix le ranimait. Elle l'enchantait de son regard et de son parfum. Et cependant, bien qu'il se soumît à l'empire de cet amour, il éprouvait en même temps un immense besoin de se dévouer et de mettre sa force au service de cette créature menue et délicate qu'il sentait environnée de périls. Et voilà que les événements lui donnaient raison, que ces périls se précisaient, et qu'il avait eu le bonheur d'arracher la jeune femme à l'étreinte de ses ennemis. Première bataille dont l'issue le réjouissait, mais qu'il ne pouvait croire terminée. Les attaques recommenceraient. Et déjà n'était-il pas en droit de se demander s'il n'y avait point corrélation étroite entre le complot préparé le matin contre la jeune femme et cette sorte de signal que révélait la pluie des étincelles ? Les deux faits annoncés par les deux interlocuteurs n'appartenaient-ils pas à la même machination ténébreuse ? Les étincelles continuaient à scintiller là-bas. Autant que Patrice Belval pouvait en juger, cela s'élevait du côté de la Seine, entre deux points extrêmes qui eussent été le Trocadéro, à gauche, et la gare de Passy, à droite. « Donc, se dit-il, à deux ou trois kilomètres au plus à vol d'oiseau. Allons-y. Nous verrons bien. » Au second étage, un peu de lumière filtrait par la serrure d'une porte. Ya-Bon habitait là, et l'officier savait par la surveillante que Ya-Bon jouait aux cartes avec son flirt. Il entra. Ya-Bon ne jouait plus. Il s'était endormi dans un fauteuil devant les cartes étalées, et, sur la manche retournée qui pendait à l'épaule gauche, reposait une tête de femme – une tête de la plus effarante vulgarité, dont les lèvres épaisses comme celles de Ya-Bon s'ouvraient sur des dents noires, et dont la peau grasse et jaune semblait imprégnée d'huile. C'était Angèle, la fille de cuisine, le flirt de Ya-Bon. Elle ronflait. Patrice les contempla avec satisfaction. Ce spectacle affirmait la justesse de ses théories. Si Ya-Bon trouvait une amoureuse, les plus mutilés des héros ne pouvaient-ils pas prétendre, eux aussi, à toutes les joies de l'amour ? Il toucha l'épaule du Sénégalais. Celui-ci s'éveilla et sourit, ou plutôt même, ayant deviné la présence de son capitaine, sourit avant de s'éveiller. – J'ai besoin de toi, Ya-Bon. Ya-Bon grogna de plaisir et repoussa Angèle qui s'écroula sur la table et continua de ronfler. Dehors, Patrice ne vit plus les étincelles. La masse des arbres les lui cachait. Il suivit le boulevard, et, pour gagner du temps, prit le train de ceinture jusqu'à l'avenue Henri-Martin. De là, il s'engagea dans la rue de La Tour, qui aboutit à Passy. En route, il ne cessa d'entretenir Ya-Bon de ses préoccupations, bien qu'il sût que le nègre n'y pouvait pas comprendre grand-chose. Mais c'était une habitude chez lui. YaBon, son compagnon de guerre, puis son ordonnance, lui était dévoué comme un chien. Amputé le même jour que son chef, atteint le même jour que lui à la tête, Ya-Bon se croyait destiné à toutes les mêmes épreuves, et il se réjouissait d'être deux fois blessé, comme il se fût réjoui de mourir en même temps que le capitaine Belval. Le capitaine répondait à cette soumission de bête fidèle par une camaraderie affectueuse, un peu taquine, souvent même assez rude, qui exaltait l'affection du nègre. YaBon jouait le rôle du confident passif que l'on consulte sans l'écouter, et sur qui l'on passe sa mauvaise humeur. – Qu'est-ce que tu penses de tout cela, monsieur Ya-Bon ? disait-il en marchant bras dessus bras dessous avec lui. J'ai idée que c'est toujours la même histoire. C'est ton avis, hein ? Ya-Bon avait deux grognements, l'un qui signifiait oui, l'autre non. Il grogna : – Oui. – Donc, pas de doute, déclara l'officier, et nous devons admettre que maman Coralie court un nouveau danger, n'est-ce pas ? – Oui, grogna Ya-Bon, qui, par principe, approuvait toujours. – Bien. Reste à savoir, maintenant, ce que veut dire cette pluie d'étincelles. Un moment, comme les zeppelins nous ont rendu une première visite, il y a une huitaine de jours, j'ai supposé… Mais tu m'écoutes ? – Oui… – J'ai supposé que c'était un signal de trahison ayant pour objet une seconde visite de zeppelins… – Oui… – Mais non, imbécile, pas oui. Comment veux-tu que ce soit un signal pour zeppelins, puisque, selon la conversation surprise par moi, le signal a déjà eu lieu deux fois avant la guerre ? Et puis, d'ailleurs, est-ce réellement un signal ? – Non. – Comment non ? Alors qu'est-ce que ce serait, triple idiot ? Tu ferais mieux de te taire et de m'écouter, d'autant que tu ne sais même pas de quoi il s'agit… Moi non plus, du reste, et j'avoue que j'y perds mon latin. Dieu ! que tout cela est compliqué, et que je suis peu qualifié pour résoudre de tels problèmes ! Patrice Belval fut encore plus embarrassé quand il déboucha de la rue de La Tour. Plusieurs chemins s'offraient à lui. Lequel choisir ? En outre, quoiqu'il se trouvât au centre même de Passy, aucune étincelle ne luisait dans le ciel obscur. – Sans doute est-ce terminé, dit-il, et nous en sommes pour nos frais. C'est de ta faute, Ya-Bon. Si tu ne m'avais pas fait perdre des minutes précieuses à t'arracher des bras de ta bien- aimée, nous arrivions à temps. Je m'incline devant les charmes d'Angèle, mais enfin… Il s'orienta, de plus en plus indécis. L'expédition entreprise au hasard, et sans informations suffisantes, n'amenait décidément aucun résultat, et il songeait à l'abandonner, lorsque, à ce moment, une automobile surgit de la rue Franklin, venant ainsi du Trocadéro, et une personne qui était à l'intérieur, cria par le tube acoustique : – Obliquez à gauche… et tout droit ensuite, jusqu'à ce que je vous avertisse. Or, il sembla au capitaine Belval que cette voix avait les mêmes inflexions étrangères que l'une des voix entendues le matin au restaurant. – Serait-ce l'individu au chapeau gris ? murmura-t-il, c'està-dire un de ceux qui ont essayé d'enlever maman Coralie ? – Oui, grogna Ya-Bon. – N'est-ce pas ? Le signal des étincelles explique sa présence dans ces parages. Il s'agit de ne pas lâcher cette piste-là. Galope, Ya-Bon. Mais il était inutile que Ya-Bon galopât. La voiture – une limousine de maître – avait enfilé la rue Raynouard, et le capitaine put arriver lui-même au moment où elle s'arrêtait à trois ou quatre mètres du carrefour, devant une grande porte cochère, située sur la gauche. Cinq hommes descendirent. L'un deux sonna. Il s'écoula trente à quarante secondes. Puis une deuxième fois Patrice perçut la vibration du timbre. Les cinq hommes massés sur le trottoir attendaient. Enfin, après un troisième coup de timbre, une petite entrée pratiquée dans l'un des vantaux fut entrebâillée. Il y eut une pause. On parlementait. La personne qui avait ouvert devait demander des explications. Mais soudain deux des hommes appuyèrent fortement sur le vantail qui céda sous la poussée et livra passage à toute la bande. Un bruit violent. La porte se referma. Aussitôt le capitaine étudia les lieux. La rue Raynouard est un ancien chemin de campagne qui serpentait jadis parmi les maisons et les jardins du village de Passy, au flanc des collines que baigne la Seine. Elle a gardé en certains endroits, de plus en plus rares, hélas ! un air de province. De vieux domaines la bordent. De vieilles demeures s'y cachent au milieu des arbres. On y conserve la maison que Balzac habita. C'est là que se trouvait le jardin mystérieux où Arsène Lupin découvrit, dans la fente d'un antique cadran solaire, les diamants d'un fermier général. La maison que les cinq individus avaient envahie, et près de laquelle stationnait encore l'automobile, ce qui empêchait le capitaine d'en approcher, faisait suite à un mur. Elle avait l'apparence des vieux hôtels construits sous le Premier Empire. Des fenêtres rondes, grillagées au rez-de-chaussée, condamnées par des volets pleins au premier étage, s'alignaient sur la très longue façade. Un autre bâtiment s'y ajoutait plus loin comme une aile indépendante. – Rien à faire de ce côté, dit le capitaine. C'est clos comme une forteresse féodale. Cherchons ailleurs. De la rue Raynouard, des ruelles étroites, qui séparaient les anciens domaines, dégringolent vers le fleuve. L'une d'elles côtoyait le mur qui précédait la maison. Le capitaine s'y engagea avec Ya-Bon. Elle était faite en mauvais cailloux pointus, coupée de marches, et faiblement éclairée par la lueur d'un réverbère. – Un coup d'main, Ya-Bon. Le mur est trop haut. Mais peutêtre qu'avec le poteau de ce réverbère… Aidé par le nègre, il se hissa jusqu'à la lanterne et tendait déjà une de ses mains, lorsqu'il s'aperçut que toute cette partie du faîte était garnie de morceaux de verre qui en rendaient l'abord absolument impossible. Il descendit, furieux. – Crebleu, Ya-Bon, tu aurais pu me prévenir. Un peu plus tu me faisais taillader les mains. À quoi penses-tu ? En vérité, je me demande la raison pour laquelle tu as voulu à tout prix m'accompagner. Il y eut un tournant. La ruelle n'étant plus éclairée devint tout à fait obscure, et le capitaine n'avançait qu'à tâtons. La main du Sénégalais s'abattit sur son épaule. – Que veux-tu, Ya-Bon ? La main le poussa contre le mur. Il y avait à cet endroit le renfoncement d'une porte. – Évidemment, dit-il, c'est une porte. T'imagines-tu que je ne l'avais pas vue ? Non, mais il n'y a que monsieur Ya-Bon qui ait des yeux ! Ya-Bon lui présenta une boîte d'allumettes. Il en alluma plusieurs, les unes à la suite des autres, afin d'examiner la porte. – Qu'est-ce que je t'avais dit ? bougonna-t-il. Rien à faire. Du bois massif, renforcé de barres et de clous… Regarde, il n'y a pas de poignée de ce côté… tout juste un trou de serrure… Ah ! ce qu'il en faudrait une de clef, taillée exprès et faite sur mesure ! … tiens, une clef du genre de celle qu'un commissionnaire a déposée tantôt pour moi à l'annexe. Il se tut. Une idée absurde lui traversait le cerveau, et cependant, si absurde qu'elle fût, il se sentait incapable de résister au petit geste qu'elle lui suggérait. Il revint donc sur ses pas. Cette clef, il l'avait sur lui. Il la tira de sa poche. La porte fut éclairée de nouveau. Le trou de la serrure apparut. Du premier coup, le capitaine introduisit la clef. Il fit un effort à gauche : la clef tourna. Il poussa : la porte s'ouvrit. – Entrons, dit-il. Le nègre ne bougea pas. Patrice devina sa stupeur. Au fond, sa stupeur, à lui, n'était pas moindre. Par quel prodige inouï cette clef était-elle précisément la clef de cette porte ? Par quel prodige la personne inconnue qui la lui avait envoyée avait-elle pu deviner qu'il serait à même, sans autre avertissement, d'en user ?… Par quel prodige ?… Mais Patrice avait résolu d'agir sans chercher le mot des énigmes qu'un hasard malicieux semblait prendre plaisir à lui poser. – Entrons, répéta-t-il victorieusement. Des branches d'arbre lui fouettèrent le visage et il se rendit compte qu'il marchait sur de l'herbe et qu'un jardin devait s'étendre devant lui. L'obscurité était si grande qu'on ne distinguait pas les allées dans la masse noire des pelouses et qu'après avoir marché pendant une ou deux minutes, il se heurta à des rochers sur lesquels glissait une nappe d'eau. – Zut ! maugréa-t-il, me voilà tout mouillé. Sacré Ya-Bon ! Il n'avait pas fini de parler qu'un aboiement furieux se fit entendre dans les profondeurs du jardin et, tout de suite, le bruit de cet aboiement se rapprocha avec une extrême rapidité. Patrice comprit qu'un chien de garde, averti de leur présence, se ruait vers eux, et, si brave qu'il fût, il frissonna, tellement cette attaque en pleine nuit avait quelque chose d'impressionnant. Comment se défendre ? Un coup de feu les eût dénoncés et, cependant, il n'avait pas d'autre arme que son revolver. La bête se précipitait, puissante, à en juger par le fracas de sa galopade, qui évoquait la course d'un sanglier dans les taillis. Elle devait avoir cassé sa chaîne, car un bruit de ferraille l'accompagnait. Patrice s'arc-bouta. Mais à travers les ténèbres, il vit que Ya-Bon passait devant lui pour le protéger, et, presque aussitôt, le choc eut lieu. – Hardi, Ya-Bon, pourquoi ne m'as-tu pas laissé en avant ? Hardi, mon gars… me voilà. Les deux adversaires avaient roulé sur l'herbe. Patrice se courba, cherchant à secourir le nègre. Il toucha le pelage d'une bête puis les vêtements de Ya-Bon. Mai tout cela se convulsait à terre en un bloc si uni et combattait avec une telle frénésie que son intervention ne pouvait servir à rien. D'ailleurs, la lutte fut brève. Au bout de quelques minutes, les adversaires ne bougeaient plus. Un râle confus sortait du groupe qu'ils formaient. – Eh bien ? eh bien, Ya-Bon ? murmurait le capitaine, anxieux. Le nègre se releva en grognant. À la lueur d'une allumette, Patrice vit qu'il tenait au bout de son bras, de son bras unique avec lequel il lui avait fallu se défendre, un énorme chien qui râlait, serré à la gorge par cinq doigts implacables. Une chaîne brisée pendait de son collier. – Merci, Ya-Bon, je l'ai échappé belle. Maintenant tu peux le lâcher. Il doit être inoffensif. Ya-Bon obéit. Mais il avait sans doute serré trop fort. Le chien se tordit un instant sur l'herbe, poussa quelques gémissements et demeura immobile. – Le pauvre animal, dit Patrice, il n'avait pourtant fait que son devoir en se jetant sur les cambrioleurs que nous sommes. Faisons le nôtre, Ya-Bon, qui est beaucoup moins clair. Quelque chose qui brillait comme la vitre d'une fenêtre dirigea ses pas et le conduisit, par une série d'escaliers taillés dans le roc et de plates-formes superposées, à la terrasse sur laquelle était construite la maison. De ce côté également, toutes les fenêtres, rondes et hautes comme celles de la rue, se barricadaient de volets. Mais l'un deux laissait filtrer cette lumière qu'il avait aperçue d'en bas. Ayant ordonné à Ya-Bon de se cacher dans les massifs, il s'approcha de la façade, écouta, perçut le bruit confus de paroles, constata que la solide fermeture des volets ne lui permettait ni de voir ni d'entendre, et parvint ainsi, après la quatrième fenêtre, jusqu'aux degrés d'un perron. Au bout de ce perron, une porte… « Puisque, se dit-il, on m'a envoyé la clef du jardin, il n'y a aucune raison pour que la porte qui donne de la maison dans le jardin ne soit pas ouverte. » Elle était ouverte. À l'intérieur, le bruit des voix fut plus net, et le capitaine se rendit compte que ce bruit lui arrivait par la cage de l'escalier, et que cet escalier, qui semblait desservir une partie inhabitée de la maison, était vaguement éclairé au-dessus de lui. Il monta. De fait, au premier étage, une porte était entrebâillée. Il glissa la tête par l'ouverture, puis, se courbant, passa. Alors il se trouva sur un balcon étroit qui courait à mihauteur d'une vaste salle. Cette galerie longeait des rayons de livres qui atteignaient le plafond, et elle tournait sur trois côtés de la pièce. Deux escaliers de fer, en forme de vis, descendaient contre le mur, à chaque extrémité. Des piles de livres s'amoncelaient aussi contre les barreaux de la rampe qui protégeait la galerie, de sorte que Patrice ne pouvait être vu des gens groupés en bas, trois ou quatre mètres au-dessous de lui, au rez-de-chaussée par conséquent. Doucement, il écarta deux piles. À ce moment, le bruit des voix enfla soudain en une violente clameur, et, d'un coup d'œil, il aperçut cinq individus qui se jetaient sur un homme et qui, avant même qu'il eût le temps de se défendre, le renversaient en hurlant comme des enragés. Le premier mouvement du capitaine fut de se précipiter au secours de la victime. Avec l'aide de Ya-Bon, qui fût accouru à son appel, il aurait certainement tenu les individus en respect. S'il ne le fit pas, c'est que, après tout, ils ne se servaient d'aucune arme et qu'ils semblaient ne pas avoir d'intention meurtrière. Ayant immobilisé leur victime, ils se contentèrent de la tenir à la gorge, aux épaules et aux chevilles. Qu'allait-il se passer ? Vivement, l'un des cinq individus se releva et commanda d'un ton de chef : – Attachez-le… Un bâillon sur la bouche… D'ailleurs, il peut crier à volonté. Il n'y a personne pour l'entendre. Tout de suite, Patrice reconnut une des deux voix qu'il avait déjà entendues le matin au restaurant. L'individu était petit, mince, élégant, le teint olivâtre, la figure cruelle. – Enfin, dit-il, nous le tenons, le coquin ! Et je crois, cette fois, qu'il finira par causer. Vous êtes décidés à tout, les amis ? Un des quatre gronda haineusement : – À tout ! et sans tarder, quoi qu'il arrive ! Celui-là avait une forte moustache noire, et Patrice reconnut l'autre interlocuteur du restaurant, c'est-à-dire l'un des deux agresseurs de maman Coralie, celui qui avait pris la fuite. Son chapeau de feutre gris était déposé sur une chaise. – À tout, hein, Bournef, et quoi qu'il arrive ? ricana le chef. Eh bien, en avant la danse ! Ah ! mon vieil Essarès, tu refuses de livrer ton secret ! Nous allons rire Tous les gestes avaient dû être convenus entre eux et la besogne rigoureusement partagée, car les actes qu'ils accomplirent furent exécutés avec une méthode et une promptitude incroyables. L'homme étant ligoté, ils le soulevèrent et le jetèrent au fond d'un fauteuil à dossier très renversé, auquel ils le fixèrent, à l'aide d'une corde, par le buste et par le tronc. Les jambes, toujours ficelées, furent assujetties au siège d'une lourde chaise de la même hauteur que le fauteuil et de manière que les deux pieds débordassent. Puis ces deux pieds furent débarrassés de leurs bottines et de leurs chaussettes. Le chef dit : « Roulez ! » Il y avait, entre deux des quatre fenêtres qui donnaient sur le jardin, une grande cheminée dans laquelle brûlait un feu de charbon tout rouge, blanc par place, tellement le foyer était incandescent. Les hommes poussèrent le fauteuil et la chaise qui portaient la victime et l'approchèrent, ses pieds nus en avant, jusqu'à cinquante centimètres de ce brasier. Malgré le bâillon, un cri de douleur jaillit, atroce, et, malgré les liens, les jambes réussirent à se recroqueviller sur elles-mêmes. – Allez-y ! Allez-y ! Plus près ! proféra le chef exaspéré. Patrice Belval saisit son revolver. « Ah ! moi aussi, j'y vais, se dit-il, je ne laisserai pas ce malheureux… » Mais, à cette seconde précise, lorsqu'il était sur le point de se dresser et d'agir, le hasard d'un mouvement lui fit apercevoir le spectacle le plus extraordinaire et le plus imprévu. C'était, en face de lui, et de l'autre côté de la salle par conséquent, sur la partie de balcon symétrique à celle qu'il occupait, c'était une tête de femme, une tête collée aux barreaux de la rampe, livide, épouvantée, et dont les yeux agrandis par l'horreur contemplaient éperdument l'effroyable scène qui se passait en bas, devant le brasier rouge. Le capitaine avait reconnu maman Coralie. Chapitre 4 Devant les flammes Maman Coralie ! Maman Coralie, cachée dans cette maison que ses agresseurs avaient envahie, et où lui-même se cachait grâce à un concours de circonstances inexplicables ! Il eut cette idée immédiate – et alors, une des énigmes tout au moins se dissipait – qu'entrée, elle aussi, par la ruelle, elle avait pénétré dans la maison par le perron, et qu'elle lui avait, de la sorte, ouvert le passage. Mais, en ce cas, comment s'étaitelle procuré les moyens de réussir une pareille entreprise ? Et surtout que venait-elle faire là ? Toutes ces questions se posaient d'ailleurs à l'esprit du capitaine Belval sans qu'il essayât d'y répondre, tellement la figure hallucinée de Coralie l'impressionnait. En outre un second cri, plus sauvage encore que le premier, partait d'en bas, et il vit les deux pieds de la victime qui se tordaient devant l'écran rouge du foyer. Mais cette fois, Patrice, retenu par la présence de Coralie, n'avait pas envie de se porter au secours du patient. Il décidait de modeler en tout sa conduite sur celle de la jeune femme, de ne pas bouger, et même de ne rien faire pour attirer son attention. – Repos ! commanda le chef. Tirez-le en arrière. L'épreuve suffira sans doute. Et, s'approchant : – Eh bien, mon cher Essarès, qu'en dis-tu ? Ça te plaît, cette histoire là ? Et, tu sais, nous n'en sommes qu'au début. Si tu ne parles pas, nous irons jusqu'au bout, comme faisaient les vrais « chauffeurs » du temps de la Révolution, des maîtres, ceux-là. Alors, c'est convenu, tu parles ? Le chef lâcha un juron. – Hein ? Qu'est-ce que tu veux dire ? Tu refuses ? Mais, bougre d'entêté, tu ne comprends donc pas la situation ? ou bien, c'est qu'il te reste encore un peu d'espoir. De l'espoir ! Tu es fou. Qui pourrait bien te secourir ? Tes domestiques ? Le concierge, le valet de chambre et le maître d'hôtel sont des gens à moi. Je leur ai donné leurs huit jours. Ils sont partis à l'heure qu'il est. La femme de chambre ? la cuisinière ? Elles habitent à l'autre extrémité de la maison, et tu m'as dit toi-même, souvent, qu'on ne pouvait rien entendre de cette extrémité-là. Et puis après ? Ta femme ? Elle aussi couche loin de cette pièce, et elle n'a rien entendu non plus. Siméon, ton vieux secrétaire ? Nous l'avons ficelé quand il nous a ouvert la porte d'entrée tout à l'heure. D'ailleurs, autant en finir de ce côté, Bournef ! L'homme à la forte moustache, qui maintenait à ce moment la chaise, se redressa et répliqua : – Qu'y a-t-il ? – Bournef, où a-t-on enfermé le secrétaire ? – Dans la loge du concierge. – Tu connais la chambre de la dame ? – Certes, d'après les indications que vous m'avez données. – Allez-y tous les quatre et ramenez la dame et le secrétaire ! Les quatre individus sortirent par une porte qui se trouvait au-dessous de maman Coralie, et ils n'avaient pas disparu que le chef se pencha vivement sur sa victime et prononça : – Nous voilà seuls, Essarès. C'est ce que j'ai voulu. Profitons-en. Il se baissa davantage encore et murmura de telle façon que Patrice avait du mal à entendre : – Ces gens-là sont des imbéciles que je mène à ma guise et à qui je ne dévoile que le moins possible de mes plans. Tandis que nous, Essarès, nous sommes faits pour nous accorder. C'est ce que tu n'as pas voulu admettre et tu vois où cela t'a conduit. Allons, Essarès, n'y mets pas d'entêtement et ne finasse pas avec moi. Tu es pris au piège, impuissant, soumis à ma volonté. Eh bien, plutôt que de te laisser démolir par des tortures qui finiraient certainement par avoir raison de ton énergie, accepte une transaction. Part à deux, veux-tu ? Faisons la paix et traitons sur cette base du partage égal. Je te prends dans mon jeu et tu me prends dans le tien. Réunis, nous gagnons fatalement la victoire. Ennemis, qui sait si le vainqueur surmontera tous les obstacles qui s'opposeront encore à lui ? C'est pourquoi, je te le répète : part à deux. Réponds. Oui ou non ? Il desserra le bâillon et tendit l'oreille. Cette fois, Patrice ne perçut pas les quelques mots qui furent prononcés par la victime. Mais presque aussitôt, l'autre, le chef, se releva dans une explosion de colère subite. – Hein ? Quoi ? Qu'est-ce que tu me proposes ? Vrai, tu en as de l'aplomb ! Une offre de ce genre à moi ! Offre cela à Bournef ou à ses camarades. Ils comprendront, eux. Mais moi ? moi ? le colonel Fakhi. Ah ! non, mon petit, je suis plus gourmand, moi ! Je consens à partager. Mais, à recevoir l'aumône, jamais de la vie ! Patrice écoutait avidement, et, en même temps, il ne perdait pas de vue maman Coralie, dont le visage, toujours décomposé par l'angoisse, exprimait la même attention. Et aussi, il regardait la victime que la glace posée au-dessus de la cheminée reflétait en partie. Habillé d'un vêtement d'appartement en velours soutaché, et d'un pantalon de flanelle marron, c'était un homme d'environ cinquante ans, complètement chauve, de figure grasse, au nez fort et recourbé, aux yeux profondément renfoncés sous des sourcils épais, aux joues gonflées et couvertes d'une lourde barbe grisonnante. Du reste, Patrice pouvait l'examiner d'une manière plus précise sur un portrait de lui qui était pendu à gauche de la cheminée, entre la seconde et la première fenêtre, et qui représentait une face énergique, puissante, et pour ainsi dire violente d'expression. « Une face d'Oriental, se dit Patrice ; j'ai vu, en Égypte et en Turquie, des têtes pareilles à celle-là. » Les noms de tous ces individus, d'ailleurs, le colonel Fakhi, Mustapha, Bournef, Essarès, leur accent, leur manière d'être, leur aspect, leur silhouette, tout lui rappelait des impressions ressenties là-bas, dans les hôtels d'Alexandrie ou sur les rives du Bosphore, dans les bazars d'Andrinople ou sur les bateaux grecs qui sillonnent la mer Égée. Types de Levantins, mais de Levantins enracinés à Paris. Essarès bey, c'était un nom de financier que Patrice connaissait, de même que celui de ce colonel Fakhi, que ses intonations et son langage dénotaient comme un Parisien averti. Mais un bruit de voix s'éleva de nouveau du côté de la porte. Brutalement celle-ci fut ouverte, et les quatre individus survinrent en traînant un homme attaché, qu'ils laissèrent tomber à l'entrée de la salle. – Voilà le vieux Siméon, s'écria celui qu'on appelait Bournef. – Et la femme ? demanda vivement le chef. J'espère bien que vous l'avez ! – Ma foi, non. – Hein ? Comment ! Elle s'est échappée ? – Par sa fenêtre. – Mais il faut courir après elle ! Elle ne peut être que dans le jardin… Rappelez-vous, tout à l'heure, le chien de garde aboyait… – Et si elle s'est enfuie ? – Comment ? – La porte de la ruelle ? – Impossible ! – Pourquoi ? – Depuis des années, c'est une porte qui ne sert pas. Il n'y a même plus de clef. – Soit, reprit Bournef. Mais, cependant, nous n'allons pas organiser une battue avec des lanternes et ameuter tout le quartier, tout cela pour retrouver une femme… – Oui, mais cette femme… Le colonel Fakhi semblait exaspéré. Il se retourna vers le captif. – Tu as de la chance, vieux coquin. Voilà deux fois qu'elle me file entre les doigts aujourd'hui, ta mijaurée ! Elle t'a raconté l'affaire de tantôt ? Ah s'il n'y avait pas eu là un sacré capitaine… que je retrouverai d'ailleurs, et qui me paiera son intervention… Patrice serrait les poings avec rage. Il comprenait. Maman Coralie se cachait dans sa propre maison. Surprise par l'irruption des cinq individus, elle avait pu – au prix de quels efforts ! descendre de sa fenêtre, longer la terrasse jusqu'au perron, gagner la partie de l'hôtel opposée aux chambres habitées, et se réfugier sur la galerie de cette bibliothèque d'où il lui était possible d'assister à la lutte terrible entreprise contre son mari. « Son mari ! frémissement. Son mari » pensa Patrice avec un Et s'il avait gardé encore un doute à ce sujet, les événements qui se précipitaient le lui enlevèrent aussitôt, car le chef se mit à ricaner : – Oui, mon vieil Essarès, je puis te l'avouer, ta femme me plaît infiniment, et, comme je l'ai manquée cet après-midi, j'espérais bien, ce soir, aussitôt réglées mes affaires avec toi, en régler d'autres plus agréables avec elle. Sans compter qu'une fois en mon pouvoir, la petite me servait d'otage, et je ne te l'aurais rendue – sois-en sûr – qu'après exécution intégrale de notre accord. Et tu aurais marché droit, Essarès ! C'est que tu l'aimes passionnément, ta Coralie ! Et comme je t'approuve ! Il se dirigea vers la droite de la cheminée et, tournant un interrupteur, alluma une lampe électrique posée sous un réflecteur, entre la troisième et la quatrième fenêtre. Il y avait là un tableau qui faisait pendant au portrait d'Essarès. Il était voilé. Le chef tira le rideau. Coralie apparut en pleine lumière. – La reine de ces lieux ! L'enchanteresse ! L'idole ! La perle des perles ! Le diamant impérial d'Essarès bey, banquier ! Estelle assez jolie ! Admire la forme délicate de sa figure, la pureté de cet ovale, et ce cou charmant, et ces épaules gracieuses. Essarès, il n'y a pas de favorite, en nos pays de là-bas, qui vaille ta Coralie ! la mienne bientôt ! car je saurai bien la retrouver. Ah ! Coralie ! Coralie ! … Patrice regarda la jeune femme, et il lui sembla qu'une rougeur de honte empourprait son visage. Lui-même, à chaque mot d'injure, tressaillait d'indignation et de colère. C'était déjà pour lui la plus violente douleur que Coralie fût l'épouse d'un autre, et il s'ajoutait à cette douleur la rage de la voir ainsi exposée aux yeux de ces hommes et promise comme une proie impuissante à celui qui serait le plus fort. Et, en même temps, il se demandait la cause pour laquelle Coralie restait dans cette salle. En supposant qu'elle ne pût sortir du jardin, elle pouvait cependant, étant libre d'aller et venir en cette partie de la maison, ouvrir quelque fenêtre et appeler au secours. Qui l'empêchait d'agir ainsi ? Certes, elle n'aimait pas son mari. Si elle l'eût aimé, elle aurait affronté tous les périls pour le défendre. Mais comment lui était-il possible de laisser torturer cet homme, bien plus, d'assister à son supplice, de contempler le plus affreux des spectacles et d'écouter les hurlements de sa souffrance ? – Assez de bêtises ! s'écria le chef en ramenant le rideau. Coralie, tu seras ma récompense suprême, mais il faut te mériter. À l'œuvre, camarades, et finissons-en avec notre ami. Pour commencer, dix centimètres d'avance. Ça brûle, hein ! Essarès ? Mais tout de même , c'est encore supportable. Patiente, mon bon ami, patiente. Il détacha le bras du captif, installa près de lui un petit guéridon sur lequel il mit un crayon et du papier, et reprit : – Tout ce qu'il faut pour écrire. Puisque ton bâillon t'empêche de parler, écris. Tu n'ignores pas de quoi il s'agit, n'est-ce pas ? Quelques lettres griffonnées là-dessus, et tu es libre. Tu consens ? Non ? Camarades, dix centimètres de plus. Il s'éloigna, et, se baissant sur le vieux secrétaire, en qui Patrice, à la faveur d'une lumière plus vive, avait effectivement reconnu le bonhomme qui accompagnait parfois Coralie jusqu'à l'ambulance, il lui dit : – Toi, Siméon, il ne te sera fait aucun mal. Je sais que tu es dévoué à ton maître, mais qu'il ne te met au courant d'aucune de ses affaires particulières. D'autre part, je suis sûr que tu garderas le silence sur tout cela, puisqu'un seul mot de dénonciation contre nous serait la perte de ton maître plus encore que le nôtre. C'est compris, n'est-ce pas ? Eh bien, quoi, tu ne réponds pas ? Est-ce qu'ils t'auraient serré la gorge un peu trop fort avec leurs cordes ? Attends, je vais te donner de l'air… Près de la cheminée, cependant, la besogne sinistre continuait. À travers les deux pieds rougis par la chaleur, on aurait cru voir, en transparence, l'éclat fulgurant des flammes. De toutes ses forces, le patient tâchait de replier ses jambes et de reculer, et un gémissement sortait de son bâillon, sourd, ininterrompu. « Ah ! sacrebleu, se dit Patrice, allons-nous le laisser cuire ainsi, comme un poulet à la broche ? » Il regarda Coralie. Elle ne bougeait pas, la figure convulsée, méconnaissable, et les yeux comme fascinés par la terrifiante vision. – Cinq centimètres encore, cria du bout de la pièce le chef, qui desserrait les liens du vieux Siméon. L'ordre fut exécuté. La victime poussa une telle plainte que Patrice se sentit bouleversé. Mais, au même moment, il se rendit compte d'une chose qui ne l'avait pas frappé jusqu'ici, ou du moins à laquelle il n'avait attaché aucune signification. La main du patient, par une série de petits gestes qui semblaient dus à des crispations nerveuses, avait saisi le rebord opposé du guéridon, tandis que le bras s'appuyait sur le marbre. Et, peu à peu, cette main, à l'insu des bourreaux dont tout l'effort consistait à tenir les jambes immobiles, à l'insu du chef, toujours occupé avec Siméon, cette main faisait tourner un tiroir monté sur pivot, se glissait dans ce tiroir, en sortait un revolver, et ramenée brusquement, cachait l'arme à l'intérieur du fauteuil. L'acte ou plutôt le dessein qu'il annonçait était d'une hardiesse folle, car enfin, réduit à l'impuissance comme il l'était, l'homme ne pouvait espérer la victoire contre cinq adversaires libres et armés. Pourtant, dans la glace où il le voyait, Patrice nota sur le visage une résolution farouche. – Cinq centimètres encore, commanda le colonel Fakhi en revenant vers la cheminée. Ayant constaté l'état des chairs, il dit en riant : – La peau se gonfle par endroits, les veines sont près d'éclater. Essarès bey, tu ne dois pas être à la noce, et je ne doute plus de ta bonne volonté. Voyons, as-tu commencé à écrire ? Non ? Et tu ne veux pas ? Tu espères donc encore ? Du côté de ta femme, peut-être ? Allons donc, tu vois bien que, même si elle a pu s'échapper, elle ne dira rien. Alors ? alors, c'est que tu te moques de moi ?… Il fut saisi d'une fureur soudaine et vociféra : – Foutez-lui les pieds au feu ! et que ça sente le roussi une bonne fois ! Ah ! tu te fiches de moi ? Eh bien, attends un peu, mon bonhomme, et d'abord, je vais m'en mêler, moi, et te faire sauter une oreille ou deux… tu sais ? comme ça se pratique dans mon pays. Il avait tiré de son gilet un poignard qui étincela aux lumières. Sa face était répugnante de cruauté bestiale. Avec un cri sauvage, il leva le bras et se dressa, implacable. Mais si rapide que fut son geste, Essarès le devança. Le revolver braqué d'un coup détona violemment. Le couteau tomba de la main du colonel. Il demeura quelques secondes dans son attitude de menace, le bras suspendu en l'air, les yeux hagards, et comme s'il n'eût pas bien compris ce qui lui arrivait. Et puis, subitement, il s'écroula sur sa victime, lui paralysant le bras de tout son poids, à l'instant même où Essarès visait un des autres complices. Il respirait encore. Il bégaya : – Ah ! la brute… la brute… il m'a tué… mais c'est ta perte, Essarès… J'avais prévu le cas. Si je ne rentre pas cette nuit, le préfet de police recevra une lettre… on saura ta trahison, Essarès… toute ton histoire… tes projets… Ah ! misérable… Estce bête ?… On aurait pu si bien s'accorder tous les deux… Il marmotta encore quelques paroles confuses et roula sur le tapis. C'était la fin. Plus encore peut-être que ce coup de théâtre, la révélation faite par le chef avant de mourir et l'annonce de cette lettre qui, sans doute, accusait les agresseurs aussi bien que leur victime, produisirent une minute de stupeur. Bournef avait désarmé Essarès. Celui-ci, profitant de ce que la chaise n'était plus maintenue, avait pu replier ses jambes, et personne ne bougeait. Cependant, l'impression de terreur qui se dégageait de toute cette scène semblait plutôt s'accroître avec le silence. À terre, le cadavre, allongé, et dont le sang coulait sur le tapis. Non loin, la forme inerte de Siméon. Puis le patient, toujours captif devant les flammes prêtes à dévorer sa chair. Et, debout à côté de lui, les quatre bourreaux, hésitant peut-être sur la conduite à tenir, mais dont la physionomie indiquait la résolution implacable de dompter l'ennemi par quelque moyen que ce fût. Bournef, que les autres consultaient du regard, paraissait déterminé à tout. C'était un homme assez gros et petit, taillé en force, la lèvre hérissée de cette moustache qu'avait remarquée Patrice Belval. Moins cruel en apparence que le chef, moins élégant d'allure et moins autoritaire, il montrait plus de calme et de sang-froid. Quant au colonel, ses complices ne semblaient plus s'en soucier. La partie qu'ils jouaient les dispensait de toute vaine compassion. Enfin Bournef se décida, comme un homme dont le plan est établi. Il alla prendre son chapeau de feutre gris déposé près de la porte, en rabattit la coiffe, et sortit de là un menu rouleau dont l'aspect fit tressaillir Patrice. C'était une fine cordelette rouge, identique à celle qu'il avait trouvée au cou de Mustapha Rovalaïoff, le premier complice arrêté par Ya-Bon. Cette cordelette, Bournef la déplia, la saisit par les deux boucles, en vérifia sur son genou la solidité, puis, revenant à Essarès, la lui passa autour du cou, après l'avoir débarrassé de son bâillon. – Essarès, dit-il, avec une tranquillité plus impressionnante que l'emportement et les railleries du colonel, Essarès, je ne te ferai pas souffrir. La torture, c'est un procédé qui me dégoûte, et je ne veux pas y avoir recours. Tu sais ce que tu as à faire, et je sais, moi, ce que j'ai à faire. Un mot de ta part, un acte de la mienne, et ce sera fini. Ce mot, c'est le oui ou le non que tu vas prononcer. Cet acte que je vais accomplir, moi, en réponse à ton oui ou à ton non, ce sera ta mise en liberté ou bien… Il s'arrêta quelques secondes, puis déclara : – Ou bien ta mort. La petite phrase fut articulée très simplement, mais avec une fermeté qui lui donnait la signification d'une sentence irrévocable. Il était clair qu'Essarès se trouvait en face d'un dénouement qu'il ne pouvait plus éviter que par une soumission absolue. Avant une minute, il aurait parlé, ou il serait mort. Une fois de plus, Patrice observa maman Coralie, prêt à intervenir s'il avait deviné en elle autre chose qu'une terreur passive. Mais l'attitude de la jeune femme n'avait pas changé. Elle admettait donc les pires événements, même celui qui menaçait son mari ? Patrice se contint. – Nous sommes d'accord ? fit Bournef à ses complices. – Entièrement d'accord, fit l'un d'eux. – Vous prenez votre part de responsabilité ? – Nous la prenons. Bournef rapprocha ses mains l'une de l'autre, puis les croisa, ce qui noua la cordelette autour du cou. Ensuite il serra légèrement de manière à ce que la pression fût sentie, et il demanda d'un ton sec – Oui ou non ? – Oui. Il y eut un murmure de joie. Les complices respiraient, et Bournef hocha la tête d'un air d'approbation. – Ah ! tu acceptes ?… Il était temps… je ne crois pas qu'on puisse être plus près de la mort que tu l'as été, Essarès. Sans lâcher la corde cependant, il reprit : – Soit. Tu vas parler. Mais je te connais, et ta réponse m'étonne, car je l'avais dit au colonel, la certitude même de la mort ne te ferait pas confesser ton secret. Est-ce que je me trompe ? Essarès répondit : – Non, ni la mort, ni la torture… – Alors, c'est que tu as autre chose à nous proposer ? – Oui. – Autre chose qui en vaut la peine ? – Oui. Je l'ai proposée tout à l'heure au colonel, pendant que vous étiez sortis. Mais s'il voulait bien vous trahir et traiter avec moi pour l'ensemble du secret, il a refusé cette autre chose. – Pourquoi l'accepterai-je ? Parce que c'est à prendre ou à laisser, et que tu comprends, toi, ce qu'il n'a pas compris. – Donc, une transaction, n'est-ce pas ? – Oui. – De l'argent. – Oui. Bournef haussa les épaules. – Sans doute quelques billets de mille ? Et tu t'imagines que Bournef et que ses amis seront assez naïfs ?… Voyons, Essarès, pourquoi veux-tu que nous transigions ? Ton secret, nous le connaissons presque entièrement… – Vous savez en quoi il consiste, mais vous ignorez les moyens de vous en servir. Vous ignorez, si l'on peut dire, l'« emplacement » de ce secret. Tout est là. – Nous le découvrirons. – Jamais. – Si, ta mort nous facilitera les recherches. – Ma mort ? Dans quelques heures, grâce à la dénonciation du colonel, vous allez être traqués et pris au collet probablement, en tout cas incapables de poursuivre vos recherches. Par conséquent, vous non plus, vous n'avez guère le choix. Ou l'argent que je vous propose, ou la prison. – Et si nous acceptons, dit Bournef, que l'argument frappa, quand serons-nous payés ? – Tout de suite. – La somme est donc là ? – Oui. – Une somme misérable, je le répète ? – Non, beaucoup plus forte que tu n'espères, infiniment plus forte. – Combien. – Quatre millions. Chapitre 5 Le mari et la femme Les complices eurent un haut-le-corps, comme secoués par un choc électrique. Bournef se précipita. – Hein ? Que dis-tu ? – Je dis quatre millions, ce qui fait un million pour chacun de vous. – Voyons !… quoi !… tu es bien sûr ?… quatre millions ?… – Quatre millions. Le chiffre était tellement énorme, et la proposition si inattendue, que les complices éprouvèrent ce que Patrice Belval éprouvait de son côté. Ils crurent à un piège, et Bournef ne put s'empêcher de dire : – En effet, l'offre dépasse nos prévisions… Aussi, je me demande pourquoi tu en arrives là. – Tu te serais contenté de moins ? – Oui, dit Bournef franchement… – Par malheur, je ne puis faire moins. Pour échapper à la mort, je n'ai qu'un moyen, c'est de t'ouvrir mon coffre. Or, mon coffre contient quatre paquets de mille billets. Bournef n'en revenait pas, et il se méfiait de plus en plus. – Qui t'assure qu'après avoir pris les quatre millions nous n'exigerons pas davantage ? – Exiger quoi ? Le secret de l'emplacement ? – Oui. – Non, puisque vous savez que j'aime autant mourir. Les quatre millions, c'est le maximum. Les veux-tu ? Je ne réclame en échange aucune promesse, aucun serment, certain d'avance qu'une fois les poches pleines, vous n'aurez plus qu'une idée, c'est de filer, sans vous embarrasser d'un assassinat qui pourrait vous perdre. L'argument était si péremptoire que Bournef ne discuta plus. – Le coffre est dans cette pièce ? – Oui, entre la première et la seconde fenêtre, derrière mon portrait. Bournef décrocha le tableau et dit : – Je ne vois rien. – Si. Le coffre est délimité par les moulures mêmes du petit panneau central. Au milieu, il y a une rosace, non pas en bois, mais en fer, et il y en a quatre autres aux quatre coins du panneau. Ces quatre-là se tournent vers la droite, par crans successifs, et suivant un mot qui est le chiffre de la serrure, le mot « Cora ». – Les quatre premières lettres de Coralie ? fit Bournef, qui exécutait les prescriptions d'Essarès. – Non, dit celui-ci, mais les quatre premières lettres du mot Coran. Tu y es ? Au bout d'un instant, Bournef répondit : – J'y suis. Et la clef ? – Il n'y a pas de clef. La cinquième lettre du mot, l'n, est la lettre de la rosace centrale. OK Bournef tourna cette cinquième rosace et, aussitôt, un déclic se produisit. – Tu n'as plus qu'à tirer, ordonna Essarès. Bien. Le coffre n'est pas profond. Il est creusé dans une des pierres de la façade. Allonge la main. Tu trouveras quatre portefeuilles. En vérité, à ce moment, Patrice Belval s'attendait à ce qu'un événement insolite interrompît les recherches de Bournef et le précipitât dans quelque gouffre subitement entrouvert par les maléfices d'Essarès. Et les trois complices devaient avoir cette appréhension désagréable, car ils étaient livides, et lui-même, Bournef, semblait n'agir qu'avec précaution et défiance. Enfin il se retourna et revint s'asseoir auprès d'Essarès. Il avait entre les mains un paquet de quatre portefeuilles attachés ensemble par une sangle de toile, et qui étaient courts, mais d'une grosseur extrême. Il ouvrit l'un d'eux après avoir défait la boucle de la sangle. Ses genoux, sur lesquels il avait déposé le précieux fardeau, ses genoux tremblaient, et, lorsqu'il eut saisi, à l'intérieur d'une des poches, une liasse énorme de billets, on eût dit que ses mains étaient celles d'un vieillard qui grelotte de fièvre. Il murmura : – Des billets de mille… dix paquets de billets de mille. Brutalement, comme des gens prêts à se battre, chacun des complices empoigna un portefeuille, fouilla dedans et marmotta : – Dix paquets… le compte y est… dix paquets de billets de mille. Et aussitôt l'un d'eux s'écria, d'une voix étranglée : – Allons-nous-en… Allons-nous-en… Une peur subite les affolait. Ils ne pouvaient imaginer qu'Essarès leur eût livré une pareille fortune sans avoir un plan qui lui permît de la reprendre avant qu'ils fussent sortis de cette pièce. C'était là une certitude. Le plafond allait s'écrouler sur eux. Les murs allaient se rejoindre et les étouffer, tout en épargnant leur incompréhensible adversaire. Patrice Belval, lui, ne doutait pas non plus. Le cataclysme était imminent, la revanche immédiate d'Essarès inévitable. Un homme comme lui, un lutteur aussi fort que celui-là paraissait l'être, n'abandonne pas aussi facilement une somme de quatre millions s'il n'a pas une idée de derrière la tête. Patrice se sentait oppressé, haletant. Depuis le début des scènes tragiques auxquelles il assistait, il n'avait pas encore frissonné d'une émotion plus violente, et il constata que le visage de maman Coralie exprimait la même intense anxiété. Bournef, cependant, recouvra un peu de sang-froid, et, retenant ses compagnons, il leur dit : – Pas de bêtises ! Il serait capable, avec le vieux Siméon, de se détacher et de courir après nous. Tous quatre se servant d'une seule main, car, de l'autre, ils se cramponnaient à leur portefeuille, tous quatre ils fixèrent au fauteuil le bras d'Essarès, tandis que celui-ci maugréait : – Imbéciles ! Vous étiez venus avec l'intention de me voler un secret dont vous connaissez l'importance inouïe, et vous perdez l'esprit pour une misère de quatre millions. Tout de même, le colonel avait plus d'estomac. On le bâillonna de nouveau, et Bournef lui assena sur la tête un coup de poing formidable qui l'étourdit. – Comme cela, notre retraite est assurée, dit Bournef. Un de ses compagnons demanda : – Et le colonel, nous le laissons ? – Pourquoi pas ? Mais la solution dut lui paraître mauvaise, car il reprit : – Après tout, non, notre intérêt n'est pas de compromettre davantage Essarès. Notre intérêt à tous est de disparaître le plus vite possible, Essarès comme nous, avant que cette damnée lettre du colonel arrive à la préfecture, c'est-à-dire, je suppose, avant midi. – Et alors ? – Alors, chargeons-le dans l'auto et on le déposera n'importe où. La police se débrouillera. – Et ses papiers ? – Nous allons le fouiller en cours de route. Aidez-moi. Ils bandèrent la blessure pour que le sang ne coulât plus, puis ils soulevèrent le cadavre, chacun le prenant par un membre, et ils sortirent sans qu'aucun d'eux eût lâché une seconde son portefeuille. Patrice les entendit qui traversaient en toute hâte une autre pièce et, ensuite, qui piétinaient les dalles sonores d'un vestibule. « C'est maintenant, se dit-il. Essarès ou Siméon vont presser un bouton, et les coquins seront bouclés. » Essarès ne bougea pas. Siméon ne bougea pas. Le capitaine entendit tous les bruits de départ, le claquement de la porte cochère, la mise en marche du moteur, et enfin le ronflement de l'auto qui s'éloignait. Et ce fut tout. Rien ne s'était produit. Les complices s'enfuyaient avec les quatre millions. Un long silence suivit, durant lequel l'angoisse de Patrice persista. Il ne pensait pas que le drame eût atteint sa dernière phase, et il avait si peur des choses imprévues qui pouvaient encore survenir qu'il voulut signaler sa présence à Coralie. Une circonstance nouvelle l'en empêcha. Coralie s'était levée. Le visage de la jeune femme n'offrait plus la même expression d'effarement et d'horreur, mais peut-être Patrice futil plus effrayé de la voir soudain animée d'une énergie mauvaise qui donnait aux yeux un éclat inaccoutumé et crispait les sourcils et les lèvres. Il comprit que maman Coralie se disposait à agir. Dans quel sens ? Était-ce là le dénouement du drame ? Elle se dirigea vers le coin où était appliqué, de son côté, l'un des deux escaliers tournants, et descendit lentement, mais sans essayer d'assourdir le bruit de ses pas. Inévitablement son mari l'entendait. Dans la glace, d'ailleurs, Patrice vit qu'il dressait la tête et qu'il la suivait des yeux. En bas, elle s'arrêta. Il n'y avait point d'indécision dans son attitude. Son plan devait être très net, et elle ne réfléchissait qu'au meilleur moyen de l'exécuter. « Ah ! se dit Patrice tout frémissant, que faites-vous, maman Coralie ? » Il sursauta. La direction qu'avait prise le regard de la jeune femme, en même temps que la fixité étrange de ce regard lui révélaient sa pensée secrète. Coralie avait aperçu le poignard, échappé aux mains du colonel, et tombé à terre. Pas une seconde Patrice ne douta qu'elle ne voulût saisir ce poignard dans une autre intention que de frapper son mari. La volonté du meurtre était inscrite sur sa face livide, et de telle façon que, avant même qu'elle fît un seul geste, un soubresaut de terreur secoua Essarès et qu'il chercha, par un effort de tous ses muscles, à briser les liens qui l'entravaient. Elle s'avança, s'arrêta de nouveau, et, d'un mouvement brusque, ramassa le poignard. Presque aussitôt, elle fit encore deux pas. À ce moment, elle se trouvait à la hauteur et à droite du fauteuil où Essarès était couché. Il n'eut qu'à tourner un peu la tête pour la voir. Et il s'écoula une minute épouvantable. Le mari et la femme se regardaient. Le bouillonnement d'idées, de peurs, de haines, de passions désordonnées et contraires qui agitait le cerveau de ces deux êtres dont l'un allait tuer et dont l'autre allait mourir, se répercutait dans l'esprit de Patrice Belval et dans la profondeur de sa conscience. Que devait-il faire ? Quelle part devait-il prendre au drame qui se jouait en face de lui ? Devait-il intervenir, empêcher Coralie de commettre l'acte irréparable, ou bien devait-il le commettre lui-même en cassant d'une balle de son revolver la tête de l'homme ? Mais, pour dire la vérité, depuis le début il y avait en Patrice Belval un sentiment qui se mêlait à tous les autres, le dominait peu à peu et rendait illusoire toute lutte intérieure, un sentiment de curiosité poussé jusqu'à l'exaspération. Non point la curiosité banale de connaître les dessous d'une affaire ténébreuse, mais celle plus haute de connaître l'âme mystérieuse d'une femme qu'il aimait, qui était emportée par le tourbillon des événements, et qui, soudain, redevenant maîtresse d'elle-même, prenait en toute liberté et avec un calme impressionnant la plus terrifiante des résolutions. Et alors d'autres questions s'imposaient à lui. Cette résolution, pourquoi la prenait-elle ? Était-ce une vengeance, un châtiment, l'assouvissement d'une haine ? Patrice Belval demeura immobile. Coralie leva le bras. Devant elle, son mari ne tentait même plus ces mouvements de désespoir qui indiquent l'effort suprême. Il n'y avait dans ses yeux ni prières, ni menaces. Il était résigné. Il attendait. Non loin d'eux, le vieux Siméon, toujours ficelé, se dressait à demi sur ses coudes et les contemplait éperdument. Coralie leva le bras encore. Tout son être se haussait et se grandissait dans un élan invisible où toutes ses forces accouraient au service de sa volonté. Elle était sur le point de frapper. Son regard choisissait la place où elle frapperait. Pourtant, ce regard devenait moins dur et moins sombre. Il sembla même à Patrice qu'il y flottait une certaine hésitation et que Coralie retrouvait, non point sa douceur habituelle, mais un peu de sa grâce féminine. « Ah ! maman Coralie, se dit Patrice, te voilà revenue. Je te reconnais. Quel que soit le droit que tu te croyais de tuer cet homme, tu ne tueras pas… et j'aime mieux ça. » Lentement le bras de la jeune femme retomba le long de son corps. Les traits se détendirent. Patrice devina le soulagement immense qu'elle éprouvait à échapper aux étreintes de l'idée fixe qui la contraignait au meurtre. Elle examina son poignard avec étonnement, comme si elle sortait d'un cauchemar affreux. Puis, se penchant sur son mari, elle se mit à couper ses liens. Elle fit cela avec une répugnance visible, évitant pour ainsi dire de le toucher et fuyant son regard. Une à une, les cordes furent tranchées. Essarès était libre. Ce qui se passa alors fut la chose la plus déconcertante. Sans un mot de remerciement pour sa femme, et sans un mot de colère non plus contre elle, cet homme qui venait de subir un supplice cruel et que la souffrance brûlait encore, cet homme se précipita, titubant et les pieds nus, vers un appareil téléphonique posé sur une table et que des fils reliaient à un poste fixé à la muraille. On eût dit un homme affamé, qui aperçoit un morceau de pain et qui s'en empare avidement. C'est le salut, le retour à la vie. Tout pantelant, Essarès décrocha le récepteur et cria : – Central 39-40. Puis, aussitôt, il se tourna vers sa femme : – Va-t'en ! Elle parut ne pas entendre. Elle s'était inclinée vers le vieux Siméon et le délivrait également. Au téléphone, Essarès s'impatientait : – Allô… Mademoiselle… ce n'est pas pour demain, c'est pour aujourd'hui, et tout de suite… Le 39-40… tout de suite… Et, s'adressant à Coralie, il répéta d'un ton impérieux : – Va-t'en ! … Elle fit signe qu'elle ne s'en irait pas et que, au contraire, elle voulait écouter. Il lui montra le poing et redit : – Va-t'en ! Va-t'en !… Je t'ordonne de t'en aller. Toi aussi, va-t'en, Siméon. Le vieux Siméon se leva et s'avança vers Essarès. On eût dit qu'il voulait parler et, sans doute, protester. Mais son geste demeurait indécis, et, après un mouvement de réflexion, il se dirigea vers la porte, sans avoir prononcé un seul mot, et sortit. – Va-t'en ! Va-t'en ! reprit Essarès, en menaçant sa femme de toute son attitude. Mais Coralie se rapprocha de lui et se croisa les bras avec une obstination où il y avait du défi. Au même instant, la communication dut s'établir, car Essarès demanda : – Le 39-40 ? Ah ! bien… Il hésita. Évidemment, la présence de Coralie lui était extrêmement désagréable, et il allait dire des choses qu'elle n'aurait pas dû connaître. Mais l'heure pressait sans doute. Il prit son parti brusquement et prononça, en anglais, les deux récepteurs collés aux oreilles : – C'est toi, Grégoire ?… C'est moi, Essarès… Allô… Oui, je te téléphone de la rue Raynouard… Ne perdons pas de temps… Écoute… Il s'assit et continua : – Voici. Mustapha est mort. Le colonel aussi… Mais, sacrebleu ! ne m'interromps pas, ou nous sommes fichus… « Eh ! ouï, fichus, et toi aussi… Écoute, ils sont tous venus, le colonel, Bournef, toute la bande, et ils m'ont volé par force, par menace… J'ai expédié le colonel. Seulement il avait écrit à la préfecture, nous dénonçant tous. La lettre arrivera tantôt. Alors, tu comprends, Bournef et ses trois forbans vont se mettre à l'abri. Le temps de passer chez eux et de ramasser leurs papiers… Je calcule qu'ils seront chez toi dans une heure, deux heures au plus. C'est le refuge certain. C'est eux qui l'ont préparé sans savoir que nous nous connaissons, toi et moi. Donc, pas d'erreur possible. Ils vont venir… » Essarès se tut. Après avoir réfléchi, il poursuivit : – Tu as toujours une double clef de chacune des pièces qui leur serviront de chambre ? Oui ?… Bien. Et tu as aussi en double les clefs qui ouvrent les placards de ces pièces ? Oui ? Parfait. Eh bien, dès qu'ils dormiront, ou plutôt dès que tu seras sûr qu'ils dorment profondément, pénètre chez eux et fouille les placards. Il est inévitable que chacun d'eux y cachera sa part de butin. Tu la trouveras facilement. Ce sont les quatre portefeuilles que tu connais. Mets-les dans ton sac de voyage, décampe au plus vite et rejoins-moi. Une nouvelle pause. Cette fois Essarès écoutait. Il reprit : – Qu'est-ce que tu dis ? Rue Raynouard ? Ici ? Me rejoindre ici ? Mais tu es fou ! T'imagines-tu que je puisse rester maintenant, après la dénonciation du colonel ? Non, va m'attendre à l'hôtel, près de la gare. J'y serai vers midi ou une heure, peut-être plus tard. Ne t'inquiète pas. Déjeune tranquillement et nous aviserons. Allô, c'est compris ? En ce cas, je réponds de tout. À tantôt. La communication était terminée, et l'on eût pu croire que, toutes ces mesures prises pour rentrer en possession des quatre millions, Essarès n'avait plus aucun sujet d'inquiétude. Il raccrocha les récepteurs, gagna le fauteuil où il avait subi la torture, tourna le dossier du côté du feu, s'assit, rabattit sur ses pieds le bas de son pantalon, mit ses chaussettes et enfila ses chaussons, tout cela péniblement, et non sans quelques grimaces de douleur, mais calmement, et comme un homme qui n'a pas besoin de se presser. Coralie ne le quittait pas des yeux. « Je devrais partir », pensa le capitaine Belval, un peu gêné à l'idée de surprendre les paroles qu'échangeraient le mari et la femme. Il resta cependant. Il avait peur pour maman Coralie. Ce fut Essarès qui engagea l'attaque. – Eh bien, fit-il, qu'est-ce que tu as à me regarder ainsi ? Elle murmura, contenant sa révolte : – Alors, c'est vrai ? Je n'ai pas le droit de douter ? Il ricana : – Pourquoi mentirais-je ? Je n'aurais pas téléphoné devant toi si je n'avais pas été sûr que tu étais là, avant, dès le début. – J'étais là-haut. – Donc, tu as tout entendu ? – Oui. – Et tout vu ? – Oui. – Et, voyant le supplice qu'on m'infligeait, et entendant mes cris, tu n'as rien fait pour me défendre, pour me défendre contre la torture, contre la mort ! – Rien, puisque je savais la vérité. – Quelle vérité ? – Celle que je soupçonnais sans oser l'admettre. – Quelle vérité ? répéta-t-il plus fortement. – La vérité sur votre trahison. – Tu es folle. Je ne trahis pas. – Ah ! ne jouez pas sur les mots. En effet, une partie de cette vérité m'échappe, je n'ai pas compris tout ce que ces hommes ont dit, et ce qu'ils réclamaient de vous. Mais ce secret qu'ils voulaient vous arracher, c'est un secret de trahison. Il haussa les épaules. – On ne trahit que son pays, je ne suis pas français. – Vous êtes français, s'écria-t-elle. Vous avez demandé à l'être, et vous l'avez obtenu. Vous m'avez épousée en France, et c'est en France que vous habitez, et que vous avez fait fortune. C'est donc la France que vous trahissez. – Allons donc ! et au profit de qui ? – Ah ! voilà ce que je ne comprends pas non plus. Depuis des mois, depuis des années même, le colonel, Bournef, tous vos anciens complices et vous, vous avez accompli une œuvre énorme, oui énorme, ce sont eux qui l'ont dit, et maintenant il semble que vous vous disputez les bénéfices de l'entreprise commune, et les autres vous accusent de les empocher, ces bénéfices, à vous tout seul, et de garder un secret qui ne vous appartient pas. En sorte que j'entrevois une chose plus malpropre peut-être et plus abominable que la trahison… je ne sais quelle besogne de voleur et de bandit. – Assez ! L'homme frappait du poing sur le bras du fauteuil. Coralie ne parut pas s'effrayer. Elle prononça : – Assez, vous avez raison. Assez de mots entre nous. D'ailleurs, il y a un fait qui domine tout, votre fuite. C'est l'aveu. La police vous fait peur. Il haussa de nouveau les épaules. – Je n'ai peur de rien. – Soit, mais vous partez. – Oui. – Alors, finissons-en. À quelle heure partez-vous ? – Tantôt, vers midi. – Et si l'on vous arrête ? – On ne m'arrêtera pas. – Si l'on vous arrête, cependant ? – On me relâchera. – Tout au moins on fera une enquête, un procès ? – Non, l'affaire sera étouffée. – Vous l'espérez… – J'en suis sûr. – Dieu vous entende ! Et vous quitterez la France, sans doute ? – Dès que je le pourrai. – C'est-à-dire ?… – Dans deux ou trois semaines. – Prévenez-moi, ce jour-là, pour que je respire enfin. – Je te préviendrai, Coralie, mais pour une autre raison. – Laquelle ? – Pour que tu puisses me rejoindre. – Vous rejoindre ! Il sourit méchamment. – Tu es ma femme. La femme doit suivre son mari, et tu sais même que, dans ma religion, le mari a tous les droits sur sa femme, même le droit de mort. Or, tu es ma femme. Coralie secoua la tête, et d'un ton de mépris indicible : – Je ne suis pas votre femme. Je n'ai pour vous que de la haine et de l'horreur. Je ne veux plus vous voir, et, quoi qu'il arrive, quelles que soient vos menaces, je ne vous verrai plus. Il se leva et, marchant vers elle, courbé en deux, tout tremblant sur ses jambes, il articula, les poings serrés de nouveau : – Q'est-ce que tu dis ? Qu'est-ce que tu oses dire ? Moi, moi, le maître, je t'ordonne de me rejoindre au premier appel. – Je ne vous rejoindrai pas. Je le jure devant Dieu. Je le jure sur mon salut éternel. Il trépigna de rage. Sa figure devint atroce, et il vociféra : – C'est que tu veux rester, alors ! Oui, tu as des raisons que j'ignore, mais qu'il est facile de deviner… Des raisons de cœur, n'est-ce pas ?… Il y a quelque chose dans ta vie, sans doute ?… Tais-toi ! tais-toi !… Est-ce que tu ne m'as pas toujours détesté ?… Ta haine n'est pas d'aujourd'hui. Elle date de la première minute, d'avant même notre mariage… Nous avons toujours vécu comme des ennemis mortels. Moi, je t'aimais… Moi, je t'adorais… Un mot de toi, et je serais tombé è tes pieds. Le bruit seul de tes pas me remue jusqu'au cœur… Mais toi, c'est de l'horreur que tu éprouves. Et tu t'imagines que tu vas refaire ta vie, sans moi ? Mais j'aimerais mieux te tuer, ma petite. Ses doigts s'étaient resserrés, et ses mains ouvertes palpitaient â droite et à gauche de Coralie, tout près de sa tête, comme autour d'une proie qu'elles semblaient sur le point d'écraser. Un frisson nerveux faisait claquer sa mâchoire. Des gouttes de sueur luisaient le long de son crâne. En face de lui, Coralie, frêle et petite, demeurait impassible. Patrice Belval, que l'angoisse étreignait, et qui se préparait à l'action, ne pouvait lire sur son calme visage que du dédain et de l'aversion. À la fin, Essarès, parvenant à se dominer, prononça : – Tu me rejoindras, Coralie. Que tu le veuilles ou non, je suis ton mari. Tu l'as bien senti tout à l'heure, quand la volonté du meurtre t'a armée contre moi et que tu n'as pas eu le courage d'aller jusqu'au bout de ton dessein. Il en sera toujours ainsi. Ta révolte s'apaisera, et tu rejoindras celui qui est ton maître. Elle répondit : – Je resterai pour lutter contre toi ici, dans cette maison même. L'œuvre de trahison que tu as accomplie, je la détruirai. Je ferai cela sans haine, car je n'ai plus de haine, mais je le ferai sans répit, pour réparer le mal. Il dit tout bas : – Moi, j'ai de la haine. Prends garde à toi, Coralie. Le moment même où tu croiras n'avoir plus rien à craindre sera peut-être celui où je te demanderai des comptes. Prends garde. Il pressa le bouton d'une sonnette électrique. Le vieux Siméon ne tarda pas à entrer. Il lui dit : – Alors, les deux domestiques se sont esquivés ? Et, sans attendre la réponse, il reprit : – Bon voyage. La femme de chambre et la cuisinière suffiront pour assurer le service. Elles n'ont rien entendu, elles. Non, n'est-ce pas ? elles couchent trop loin. N'importe, Siméon, tu les surveilleras après mon départ. Il observa sa femme, étonné qu'elle ne s'en allât pas et il dit à son secrétaire : – Il faut que je sois debout à six heures pour tout préparer, et je suis mort de fatigue. Conduis-moi jusqu'à ma chambre. Ensuite, tu reviendras éteindre. Il sortit avec l'aide de Siméon. Aussitôt, Patrice Belval comprit que Coralie n'avait pas voulu faiblir devant son mari, mais qu'elle était à bout d'énergie et incapable de marcher. Prise de défaillance, elle tomba à genoux, en faisant le signe de la croix. Quand elle put se relever, quelques minutes plus tard, elle avisa sur le tapis, entre elle et la porte, une feuille de papier à lettre où son nom était inscrit. Elle ramassa et lut : Maman Coralie, la lutte est au-dessus de vos forces. Pourquoi ne pas faire appel à mon amitié ? Un geste et je suis près de vous. Elle chancela, étourdie par la découverte inexplicable de cette lettre, et troublée par l'audace de Patrice. Mais, rassemblant dans un effort suprême tout ce qui lui restait de volonté, elle sortit à son tour, sans avoir fait le geste que Patrice implorait. Chapitre 6 Sept heures dix-neuf Cette nuit-là, dans sa chambre de l'annexe, Patrice ne put dormir. À l'état de veille, il continuait de se sentir oppressé et traqué, comme s'il eût subi les affres d'un cauchemar monstrueux. Il avait l'impression que les événements furieux, où il jouait à la fois un rôle de témoin déconcerté et d'acteur impuissant, ne s'arrêtaient pas, tandis qu'il essayait, lui, de se reposer, mais que, au contraire, ils se déchaînaient avec plus d'intensité et plus de violence. Les adieux du mari et de la femme ne mettaient pas fin, même momentanément, aux dangers qui menaçaient Coralie. De tous côtés des périls surgissaient, et Patrice Belval s'avouait incapable de les prévoir, et, plus encore, de les conjurer. Après deux heures d'insomnie, il ralluma son électricité, et, sur un petit registre, se mit à écrire, en des pages rapides, l'histoire de la demi-tournée qu'il venait de vivre. Il espérait ainsi débrouiller un peu l'inextricable écheveau. À six heures, il alla réveiller Ya-Bon et le ramena. Puis, planté devant le nègre ahuri, les bras croisés, il lui jeta : – Alors, tu estimes que ta tâche est accomplie ! Pendant que je turbine en pleines ténèbres, monsieur dort, et tout va bien ! Mon cher, vous avez une conscience rudement élastique. Le mot élastique amusa fort le Sénégalais, dont la bouche s'élargit encore et qui grogna de plaisir. – Assez de discours, ordonna le capitaine. On n'entend que toi. Prends un siège, lis ce mémoire, et donne-moi ton opinion motivée. Quoi ? tu ne sais pas lire ? Eh bien, vrai, ce n'était pas la peine d'user la peau de ton derrière sur les bancs des lycées et des collèges du Sénégal ! Singulière éducation ! Il soupira et, lui arrachant le manuscrit : Écoute, réfléchis, raisonne, déduis et conclus. Donc voici où nous en sommes. Je résume : « 1° Il y a un sieur Essarès bey, banquier richissime, lequel sieur est la dernière des fripouilles et trahit à la fois la France, l'Égypte, l'Angleterre, la Turquie, la Bulgarie et la Grèce… à preuve que ses complices lui chauffent les pieds. Sur quoi il en tue un et en démolit quatre à l'aide d'autant de millions, lesquels millions il charge un autre complice de les lui rattraper en l'espace de cinq minutes. Et tout ce joli monde va rentrer sous terre à onze heures du matin, car, à midi, la police entre en scène. Bien. » Patrice Belval reprit haleine et poursuivit. – 2° Maman Coralie – je me demande un peu pourquoi, par exemple – a épousé fripouille bey. Elle le déteste et veut le tuer. Lui l'aime et veut la tuer. Il y a aussi un colonel qui l'aime et qui en meurt, et un certain Mustapha qui l'enlève pour le compte du colonel, et qui en meurt aussi, étranglé par un Sénégalais. Et il y a enfin un capitaine français, un demi-cul-de-jatte, qui l'aime également, qu'elle fuit parce qu'elle est mariée à un homme qu'elle exècre, et avec lequel capitaine elle a partagé en deux, dans une existence antérieure, un grain d'améthyste. Joins à cela comme accessoires une clef rouillée, une cordelette de soie rouge, un chien asphyxié et une grille de charbons rouges. Et si tu t'avises de comprendre un seul mot à mes explications, je te flanque mon pilon quelque part, car, moi, je n'y comprends rien du tout, et je suis ton capitaine. Ya-Bon riait de toute sa bouche et de toute la plaie béante qui fendait une des joues. Selon l'ordre de son capitaine, d'ailleurs, il ne comprenait absolument rien à l'affaire, et pas grand-chose au discours de Patrice, mais lorsque Patrice s'adressait à lui de ce ton bourru, il trépignait de joie. – Assez, commanda le capitaine. C'est à mon tour de raisonner, de déduire, de conclure. Appuyé contre la cheminée, les deux coudes sur le marbre, il se serra la tête entre les mains. Sa gaieté, qui provenait d'une nature habituellement insouciante, n'était cette fois qu'une gaieté de surface. Au fond il ne cessait de songer à Coralie avec une appréhension douloureuse. Que faire pour la protéger ? Plusieurs projets se dessinaient en lui : lequel choisir ? Devait-il chercher, grâce au numéro de téléphone, la retraite de ce nommé Grégoire, chez qui Bournef et ses compagnons s'étaient réfugiés ? Devait-il avertir la police ? Devait-il retourner rue Raynouard ? Il ne savait pas. Agir, oui, il en était capable, si l'acte consistait à se jeter dans la bataille avec toute son ardeur et toute sa furie. Mais préparer l'action, deviner les obstacles, déchirer les ténèbres, et, comme il le disait, apercevoir l'invisible et saisir l'insaisissable, cela n'était pas dans ses moyens. Il se retourna brusquement vers Ya-Bon, que son silence désolait. – Qu'est-ce que tu as avec ton air lugubre ! Aussi c'est toi qui m'assombris. Tu vois toujours les choses en noir… comme un nègre… Décampe. Ya-Bon s'en allait tout déconfit, mais on vint frapper à la porte, et quelqu'un cria du dehors : – Mon capitaine, on vous téléphone. Patrice sortit précipitamment. Qui diable pouvait lui téléphoner à cette heure matinale ? – De la part de qui ? demanda-t-il à l'infirmière qui le précédait. – Ma foi, je ne sais pas, mon capitaine… Une voix d'homme… qui paraissait avoir hâte de vous parler. On avait sonné assez longtemps. J'étais en bas à la cuisine… Malgré lui, Patrice évoquait le téléphone de la rue Raynouard, dans la grande salle de l'hôtel Essarès. Les deux faits avaient-ils quelque rapport entre eux ? Il descendit un étage et suivit un couloir. L'appareil se trouvait au-delà d'une antichambre, dans une pièce qui servait alors de lingerie, et où il s'enferma. – Allô !… c'est moi, le capitaine Belval. De quoi s'agit-il ? Une voix, une voix d'homme en effet, et qu'il ne connaissait pas, lui répondit, mais si essoufflée, si haletante ! – Capitaine Belval !… Ah ! c'est bien… Vous voilà… mais j'ai bien peur qu'il ne soit trop tard… aurais-je le temps… Tu as reçu la clef et la lettre ?… – Qui êtes-vous ? – Tu as reçu la clef et la lettre ? insista la voix. – La clef oui, mais pas la lettre, répliqua Patrice. – Pas la lettre ! Mais c'est effrayant. Alors tu ne sais pas ?… Un cri rauque heurta l'oreille de Patrice, puis au bout de la ligne il entendit des sons incohérents, le bruit d'une discussion. Puis la voix sembla se coller à l'appareil, et il la perçut distinctement qui bégayait : – Trop tard… Patrice… c'est toi ?… Écoute, le médaillon d'améthyste…, oui, je l'ai sur moi… le médaillon… Ah ! trop tard… j'aurais tant voulu ! Patrice… Coralie… Patrice… Patrice… Puis un grand cri de nouveau, un cri déchirant, et des clameurs plus lointaines où Patrice crut discerner : « Au secours… au secours… Oh ! l'assassin, le misérable… » clameurs qui s'affaiblirent peu à peu. Ensuite, le silence. Et soudain, làbas, un petit claquement. L'assassin avait raccroché le récepteur. Cela n'avait pas duré vingt secondes. Quand Patrice voulut à son tour replacer le cornet, il dut faire un effort pour le lâcher, tellement ses doigts s'étaient crispés autour du métal. Il demeura interdit. Ses yeux s'étaient fixés sur une grande horloge que l'on voyait sur un bâtiment de la cour, à travers la fenêtre, et qui marquait sept heures dix-neuf, et il répétait machinalement ces chiffres en leur attribuant une valeur documentaire. Puis il se demanda, tellement la scène tenait de l'irréel, si tout cela était vrai, et si le crime ne s'était pas perpétré en lui-même, dans les profondeurs de son cerveau endolori. Mais l'écho des clameurs vibrait encore à son oreille, et tout à coup il reprit le cornet, comme quelqu'un qui se rattache désespérément à un espoir confus. – Allô… mademoiselle… c'est vous qui m'avez appelé au téléphone ? Vous avez entendu les cris ?… Allô ! Allô !… Personne ne répondait, il se mit en colère, injuria la demoiselle, sortit de la lingerie, rencontra Ya-Bon et le bouscula. – Fiche le camp ! C'est de ta faute… Évidemment ! tu aurais dû rester là-bas et veiller sur Coralie. Et puis, tiens, tu vas y aller et te mettre à sa disposition. Et moi, je vais prévenir la police… Si tu ne m'en avais pas empêché, il y a longtemps que ce serait fait et nous n'en serions pas là. Va, galope. Il le retint. – Non, ne bouge pas. Ton plan est absurde. Reste ici. Ah ! pas ici, auprès de moi, par exemple ! Tu manques trop de sangfroid, mon petit. Il le poussa dehors et rentra dans la lingerie qu'il arpenta en tous sens avec une agitation qui se traduisait en gestes irrités et en paroles de courroux. Pourtant, au milieu de son désarroi, une idée peu à peu se faisait jour : c'est que, somme toute, il n'avait aucune preuve que la chose se fût passée dans l'hôtel de la rue Raynouard. Le souvenir qu'il gardait ne devait pas l'obséder au point de le conduire toujours à la même vision et toujours au même décor tragique. Certes, le drame se poursuivait, comme il en avait eu le pressentiment, mais ailleurs peut-être et loin de Coralie. Et cette première idée en amena une autre : pourquoi ne pas s'enquérir dès maintenant ? « Oui, pourquoi pas ? se dit-il. Avant de déranger la police, de retrouver le numéro de l'individu qui m'a demandé, et de remonter ainsi au point de départ – procédés qu'on emploiera par la suite –, qui m'empêche, moi, de téléphoner immédiatement rue Raynouard, sous n'importe quel prétexte et de la part de n'importe qui ? J'aurai des chances, alors, de savoir à quoi m'en tenir… » Patrice sentait bien que le procédé ne valait pas grandchose. Si personne ne répondait, cela prouvait-il que le crime avait eu lieu là-bas ? ou plutôt, tout simplement, que personne n'était encore levé ? Mais le besoin d'agir le décida. Il chercha dans l'annuaire le numéro d'Essarès bey et, résolument, téléphona. L'attente lui causa une émotion insupportable. Puis il reçut un choc qui l'ébranla des pieds à la tête. La communication était établie. Quelqu'un, là-bas, se présentait à son appel. – Allô, dit-il. – Allô, fit une voix. Qui est à l'appareil ? C'était la voix d'Essarès bey. Bien qu'il n'y eût là rien que de fort naturel, puisque, à cette heure, Essarès devait ranger ses papiers et préparer sa fuite, Patrice fut si interloqué qu'il ne savait que dire et qu'il prononça les premiers mots qui lui vinrent à l'esprit. – Monsieur Essarès bey ? – Oui. À qui ai-je l'honneur ?… – C'est de la part d'un des blessés de l'ambulance en traitement à l'annexe… – Le capitaine Belval peut-être ? Patrice fut absolument déconcerté. Le mari de Coralie le connaissait donc ? Il balbutia : – Oui… en effet, le capitaine Belval. – Ah ! quelle chance, mon capitaine ! s'écria Essarès bey d'un ton ravi. Précisément, j'ai téléphoné il y a un instant à l'annexe pour demander… – Ah ! c'était vous…, interrompit Patrice, dont la stupeur n'avait pas de bornes. – Oui, je voulais savoir à quelle heure je pourrais communiquer avec le capitaine Belval, afin de lui adresser tous mes remerciements. – C'était vous… c'était vous…, répéta Patrice, de plus en plus bouleversé… L'intonation d'Essarès marqua de la surprise. – Oui, n'est-ce pas, dit-il, la coïncidence est curieuse ? Par malheur, j'ai été coupé, ou plutôt une autre communication est venue s'embrancher sur la mienne. – Alors, vous avez entendu ? – Quoi donc, mon capitaine ? – Des cris… – Des cris ? – Du moins il m'a semblé, mais la communication était si indistincte ! … – Pour ma part, j'ai simplement entendu quelqu'un qui vous demandait et qui était très pressé. Comme, moi, je ne l'étais pas, j'ai refermé, et j'ai remis à plus tard le plaisir de vous remercier. – De me remercier ? – Oui, je sais de quelle agression ma femme a été l'objet hier soir, et comment vous l'avez sauvée. Aussi, je tiens à vous voir et à vous exprimer ma reconnaissance. Voulez-vous que nous prenions rendez-vous ? À l'ambulance, par exemple ? Aujourd'hui, vers trois heures… Patrice ne répliquait pas. L'audace de cet homme menacé d'arrestation et qui s'apprêtait à fuir le déconcertait. En même temps, il se demandait à quel motif réel Essarès bey avait obéi en téléphonant, sans que rien l'y obligeât. Mais son silence ne troubla pas le banquier, qui continua ses politesses et termina son inexplicable communication par un monologue où il répondait avec la plus grande aisance aux questions qu'il posait lui-même. Puis les deux hommes se dirent adieu. C'était fini. Malgré tout, Patrice se sentait plus tranquille. Il rentra dans sa chambre, se jeta sur son lit et dormit deux heures. Puis il fit venir Ya-Bon. – Une autre fois, lui dit-il, tâche de commander à tes nerfs et de ne pas perdre la tête comme tout à l'heure. Tu as été ridicule. Mais n'en parlons plus. As-tu déjeuné ? Non. Moi non plus. As-tu passé la visite ? Non ? Moi non plus. Et justement le major m'a promis de m'enlever ce sinistre bandeau qui m'enveloppe la tête. Tu penses si cela me fait plaisir ! Une jambe de bois, soit, mais une tête enveloppée de linge, pour un amoureux ! Va, dépêche-toi. Et quand on sera prêt, en route pour l'ambulance. Maman Coralie ne peut pas me défendre de l'y retrouver ! Patrice était tout heureux. Ainsi qu'il le disait, une heure plus tard, à Ya-Bon, durant le trajet vers la porte Maillot, les ténèbres commençaient à se dissiper. – Mais oui, mais oui, Ya-Bon, ça commence. Et voici où nous en sommes. D'abord, Coralie n'est pas en danger. Comme je l'espérais, la lutte se passe loin d'elle, sans doute entre les complices et à propos de leurs millions. Quant au malheureux qui m'a téléphoné et dont j'ai entendu les cris d'agonie, c'était évidemment un ami inconnu, puisqu'il m'appelait Patrice et me tutoyait. C'est lui, certainement, qui m'a envoyé la clef du jardin. Malheureusement, la lettre qui accompagnait l'envoi de cette clef a été égarée. Enfin, pressé par les événements, il allait tout me confier, lorsque l'attaque s'est produite. Qui l'a attaqué, dis-tu ? Probablement un des complices que ces révélations effrayaient. Voilà, Ya-Bon. Tout cela est d'une clarté aveuglante. Il se peut, d'ailleurs, que la vérité soit exactement le contraire de ce que j'avance. Mais, je m'en moque. L'essentiel, c'est de s'appuyer sur une hypothèse, vraie ou fausse. D'ailleurs, si la mienne est fausse, je me réserve d'en rejeter sur toi toute la responsabilité. À bon entendeur… Après la porte Maillot, ils prirent une automobile, et Patrice eut l'idée de faire un détour par la rue Raynouard. Comme ils débouchaient au carrefour de Passy, ils aperçurent maman Coralie qui sortait de la rue Raynouard, accompagnée du vieux Siméon. Elle avait arrêté une auto, Siméon s'installa sur le siège. Suivis par Patrice, ils allèrent jusqu'à l'ambulance des Champs-Élysées. Il était onze heures. – Tout va bien, dit Patrice. Pendant que son mari se sauve, elle ne veut, elle, rien changer à sa vie quotidienne. Ils déjeunèrent aux environs, se promenèrent le long de l'avenue, tout en surveillant l'ambulance, puis s'y rendirent à une heure et demie. Tout de suite Patrice avisa, au fond d'une cour vitrée où les soldats se réunissaient, le vieux Siméon qui, la moitié de la tête enveloppée de son cache-nez habituel, ses grosses lunettes jaunes devant les yeux, fumait sa pipe sur la chaise qu'il occupait chaque fois. Quant à maman Coralie, elle se tenait au troisième étage, dans une des salles de son service, assise au chevet d'un malade dont elle gardait la main entre les siennes. L'homme dormait. Maman Coralie parut très lasse à Patrice. Ses yeux cernés et son visage plus pâle encore qu'à l'ordinaire attestaient sa fatigue. « Ma pauvre maman, pensa-t-il, tous ces gredins-là finiront par te tuer. » Il comprenait maintenant, au souvenir des scènes de la nuit précédente, pourquoi Coralie dérobait ainsi son existence et s'efforçait, au moins pour ce petit monde de l'ambulance, de n'être que la sœur charitable qu'on appelle par son prénom. Soupçonnant les infamies dont elle était entourée, elle reniait le nom de son mari et cachait le lieu de sa demeure. Et les obstacles que sa volonté et que sa pudeur accumulaient la défendaient si bien que Patrice n'osait approcher d'elle. « Ah mais ! ah mais ! se dit-il, cloué au seuil de la porte, et regardant la jeune femme de loin, sans être vu d'elle, je ne vais pas cependant lui faire tenir ma carte ! » Il se déterminait à entrer lorsqu'une femme, qui avait monté l'escalier en parlant assez fort, s'écria, près de lui : – Où est madame ?… Il faut qu'elle vienne tout de suite, Siméon… Le vieux Siméon, qui était monté aussi, désigna Coralie au fond de la salle, et la femme s'élança. Elle dit quelques mots à Coralie, qui sembla bouleversée et qui se mit à courir vers la porte, passa devant Patrice et descendit l'escalier rapidement, suivie de Siméon et de la femme. – J'ai une auto, madame, balbutiait celle-ci, essoufflée. J'ai eu la chance de trouver une auto en sortant de la maison et je l'ai gardée. Dépêchons-nous, madame… Le commissaire de police m'a ordonné… Patrice, qui descendait également, n'entendit plus rien, mais ces derniers mots le décidèrent. Il saisit Ya-Bon au passage et tous deux sautèrent dans une automobile dont le chauffeur reçut comme consigne de suivre l'auto de Coralie. – Du nouveau, Ya-Bon, du nouveau, raconta le capitaine ; les faits se précipitent. Cette femme est évidemment une domestique de l'hôtel Essarès, et elle vient chercher sa maîtresse sur l'ordre du commissaire de police. Donc, la dénonciation du colonel produit son effet. Visite domiciliaire, enquête, tous les ennuis pour maman Coralie. Et tu as le culot de me conseiller la discrétion ? Tu t'imagines que je vais la laisser seule pendant cette crise ? Quelle sale nature que la tienne, mon pauvre Ya-Bon ! Une idée le frappa et il s'écria : – Saperlotte ! Pourvu que cette fripouille d'Essarès ne se soit pas laissé pincer ! Ce serait la catastrophe ! Mais aussi, il était trop sûr de lui. Il aura lanterné… Durant tout le trajet, cette crainte surexcita le capitaine Belval et lui enleva toute espèce de scrupule. À la fin, sa certitude était absolue. Seule l'arrestation d'Essarès avait pu provoquer la démarche affolée de la domestique et le départ précipité de Coralie. Dans ces conditions, comment hésiterait-il à intervenir dans une affaire où ses révélations étaient de nature à éclairer la justice ? D'autant que, ces révélations, il pourrait, en les accentuant ou en les atténuant, faire en sorte qu'elles ne servissent qu'à l'intérêt de Coralie… Les deux voitures s'arrêtèrent donc presque en même temps devant l'hôtel Essarès, où stationnait déjà une autre automobile. Coralie descendit et disparut sous la voûte cochère. La femme de chambre et Siméon franchirent aussi le trottoir. – Viens, dit Patrice au Sénégalais. La porte était entrouverte et Patrice entra. Dans le grand vestibule, il y avait deux agents de planton. Patrice les salua d'un geste hâtif et passa en homme qui est de la maison, et dont l'importance est si considérable que rien d'utile ne pourrait s'y faire en dehors de lui. Le son de ses pas sur les dalles lui rappela la fuite de Bournef et de ses complices. Il était dans le bon chemin. D'ailleurs, un salon s'ouvrait à gauche, celui par lequel les complices avaient emporté le cadavre du colonel et qui communiquait avec la bibliothèque. Des bruits de voix venaient de ce côté. Il traversa le salon. À ce moment, il entendit Coralie qui s'exclamait avec un accent de terreur : – Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! est-ce possible ? Deux autres agents lui barrèrent la porte. Il leur dit : – Je suis parent de Mme Essarès… le seul parent… – Nous avons ordre, mon capitaine… – Je le sais bien, parbleu ! Ne laissez entrer personne ! YaBon, reste ici. Il passa. Mais, dans la vaste pièce, un groupe de six à sept messieurs, commissaires et magistrats sans doute, lui faisaient obstacle, penchés sur quelque chose qu'il ne distinguait pas. De ce groupe sortit soudain Coralie, qui se dirigea vers lui en titubant et en battant l'air de ses mains. Sa femme de chambre la saisit par la taille et l'attira dans un fauteuil. – Qu'y a-t-il ? demanda Patrice. – Madame se trouve mal, répondit la femme de chambre, toujours affolée. Ah ! j'ai la tête perdue. – Mais enfin quoi ?… Pour quelle raison ? – C'est monsieur !… Pensez donc ! ce spectacle… Moi aussi, ça m'a révolutionnée. – Quel spectacle ? Un des messieurs quittant le groupe s'approcha. – Mme Essarès est souffrante ? – Ce n'est rien, dit la femme de chambre… Une syncope… Madame est sujette à des faiblesses. – Emmenez-la dès qu'elle pourra marcher. Sa présence est inutile. Et, s'adressant à Patrice Belval d'un air d'interrogation : – Mon capitaine ?… Patrice affecta de ne pas comprendre. – Oui, monsieur, dit-il, nous allons emmener Mme Essarès. Sa présence est inutile, en effet. Seulement je suis obligé tout d'abord… Il fit un crochet pour éviter son interlocuteur et, profitant de ce que le groupe des magistrats s'était un peu desserré, il avança. Ce qu'il vit alors lui expliqua l'évanouissement de Coralie et l'agitation de la femme de chambre. Lui-même sentit toute la peau de son crâne se hérisser devant un spectacle infiniment plus horrible que celui de la veille. Par terre, non loin de la cheminée, donc presque à l'endroit où il avait subi la torture, Essarès bey gisait sur le dos. Il portait les mêmes habits d'appartement que la veille, pantalon de flanelle marron et veste de velours soutachée. On avait recouvert ses épaules et sa tête d'une serviette. Mais un des assistants, un médecin légiste sans doute, d'une main tenait ce drap soulevé, et, de l'autre, montrait le visage du mort, tout en s'expliquant à voix basse. Et ce visage… mais peut-on appeler ainsi l'innommable amas de chairs, dont une partie semblait carbonisée, et dont l'autre ne formait plus qu'une bouillie sanguinolente où se mêlaient à des débris d'os et à des fragments de peau, des cheveux, des poils de barbe, et le globe écrasé d'un œil ? … – Oh ! balbutia Patrice, quelle ignominie ! On l'a tué, et il est tombé la tête en plein dans les flammes. C'est ainsi qu'on l'a ramassé, n'est-ce pas ? Celui qui l'avait déjà interpellé, et qui paraissait le personnage le plus important, s'approcha de nouveau. – Qui donc êtes-vous ? – Le capitaine Belval, monsieur, un ami de Mme Essarès, un des blessés qu'elle a sauvés à force de soins… – Soit, monsieur, reprit le personnage important. Mais vous ne pouvez pas rester ici. Personne, d'ailleurs, ne doit rester ici. Monsieur le commissaire, ayez l'obligeance de faire sortir tout le monde de la pièce sauf le docteur, et de faire garder la porte. Sous aucun prétexte, vous ne laisserez passer, sous aucun prétexte… – Monsieur, insista Patrice, j'ai à vous communiquer des révélations d'une importance exceptionnelle. – Je les entendrai volontiers, capitaine, mais tout à l'heure. Excusez-moi. Chapitre 7 Midi vingt-trois Le grand vestibule qui conduit de la rue Raynouard à la terrasse supérieure du jardin, et que remplit à demi un large escalier, divise l'hôtel Essarès en deux parties qui ne communiquent entre elles que par ce vestibule. À gauche, le salon et la bibliothèque, à laquelle fait suite un corps de bâtiment indépendant, pourvu d'un escalier particulier. À droite, une salle de billard et la salle à manger, pièces plus basses de plafond et surmontées de chambres qu'occupaient Essarès bey du côté de la rue, et Coralie du côté du jardin. Au-delà, l'aile des domestiques, où couchait également le vieux Siméon. C'est dans la salle de billard qu'on pria Patrice d'attendre en compagnie du Sénégalais. Il était là depuis un quart d'heure, lorsque Siméon fut introduit ainsi que la femme de chambre. Le vieux secrétaire semblait anéanti par la mort de son maître, et il pérorait tout bas, avec des airs bizarres. Patrice l'interrogea. Le bonhomme lui dit à l'oreille : – Ce n'est pas fini… Il faut craindre des choses… des choses !… aujourd'hui même… tantôt… – Tantôt ? fit Patrice. – Oui… oui… affirma le vieux qui tremblait… Il ne dit plus rien. Quant à la femme de chambre, questionnée par Patrice, elle raconta : – Tout d'abord, monsieur, ce matin, première surprise : plus de maître d'hôtel, plus de valet, plus de concierge. Tous trois partis. Puis, à six heures et demie, M. Siméon est venu nous dire, de la part de monsieur, que monsieur s'enfermait dans sa bibliothèque et qu'il ne fallait pas le déranger, même pour le déjeuner. Madame était un peu souffrante. On lui a servi son chocolat à neuf heures… À dix heures, elle sortait avec M. Siméon. Alors, les chambres faites, on n'a pas bougé de la cuisine. Onze heures, midi… Et puis, voilà que sur le coup d'une heure, on carillonne à la porte d'entrée. Je regarde par la fenêtre. Une auto, avec quatre messieurs. Aussitôt, j'ouvre. C'est le commissaire de police qui se présente et qui veut voir monsieur. Je les conduis. On frappe. On secoue la porte qui était fermée. Pas de réponse. À la fin, un d'eux, qui avait le truc, crochète la serrure… Alors, alors…, vous voyez ça d'ici… ou plutôt non… c'était bien pire, puisque ce pauvre monsieur, à ce moment-là, avait la tête presque sous la grille de charbon. Hein ! faut-il qu'il y en ait des misérables !… Car on l'a tué, n'est-ce pas ? Il y avait bien un de ces messieurs qui, tout de suite, a dit qu'il était mort d'un coup d'apoplexie, et tombé à la renverse. Seulement, pour moi… Le vieux Siméon avait écouté sans rien dire, toujours emmitouflé, sa barbe grise en broussaille, les yeux cachés derrière ses lunettes jaunes. À ce moment de l'histoire, il eut un petit ricanement, s'approcha de Patrice et lui dit à l'oreille : – Il faut craindre des choses !… des choses ! … Mme Coralie… il faut qu'elle s'en aille… tout de suite… Sinon, malheur à elle… Le capitaine frissonna et voulut l'interroger ; il ne put en apprendre davantage. Un agent vint chercher le vieillard et le mena dans la bibliothèque. Sa déposition dura longtemps. Elle fut suivie de la déposition de la cuisinière et de la femme de chambre. Puis on se rendit auprès de Coralie. À quatre heures, une nouvelle automobile arriva. Patrice vit passer dans le vestibule deux messieurs que tout le monde saluait très bas. Il reconnut le ministre de la Justice et le ministre de l'Intérieur. Ils demeurèrent en conférence dans la bibliothèque durant une demi-heure et repartirent. Enfin, vers cinq heures, un agent vint chercher Patrice et le fit monter au premier étage. L'agent frappa et s'effaça. Patrice fut introduit dans un boudoir de dimensions restreintes, illuminé par un feu de bois, et où deux personnes étaient assises : Coralie, devant laquelle il s'inclina, puis, en face d'elle, le monsieur qui l'avait interpellé lors de son arrivée et qui paraissait diriger toute l'enquête. C'était un homme d'environ cinquante ans, corpulent, épais de figure et lourd de manières, mais dont les yeux vifs brillaient d'intelligence. – Monsieur le juge d'instruction, sans doute ? demanda Patrice. – Non, dit-il, je suis M. Desmalions, ancien juge, délégué spécialement pour éclaircir cette affaire… non pour l'instruire, comme vous dites, car il ne me semble pas qu'il y ait matière à instruction. – Comment, s'écria Patrice, très étonné, il n'y a pas matière à instruction ? Il regarda Coralie. Elle tenait ses yeux fixés sur lui d'un air attentif. Puis elle les tourna vers M. Desmalions qui reprit : – Quand nous nous serons expliqués, mon capitaine, je ne doute pas que nous ne tombions d'accord sur tous les points… comme nous sommes tombés d'accord, madame et moi. – Je n'en doute pas, dit Patrice. Cependant j'ai peur tout de même que beaucoup de ces points ne demeurent obscurs. – Certes, mais nous arriverons à la lumière, nous y arriverons ensemble. Voulez-vous me dire ce que vous savez ? Patrice réfléchit, puis prononça : – Je ne vous cacherai pas mon étonnement, monsieur. Le récit que je vais vous faire n'est pas sans importance, et cependant il n'y a personne ici pour l'enregistrer. Il n'aura donc pas la valeur d'une déposition, d'une déclaration faite sous serment et qu'il me faudra appuyer de ma signature ? – Mon capitaine, c'est vous-même qui déterminerez la valeur de vos paroles et les conséquences que vous voudrez leur donner. Pour l'instant, il s'agit d'une conversation préalable, d'un échange de vues relatif à des faits… sur lesquels d'ailleurs Mme Essarès m'a donné, je crois, les renseignements que vous pouvez me donner. Patrice différa sa réponse. Il avait l'impression confuse d'un accord entre la jeune femme et le magistrat, et qu'en face de cet accord, il jouait, lui, autant par sa présence que par son zèle, le rôle d'un importun que l'on cherche à éconduire. Il résolut donc de rester sur la réserve, jusqu'à ce que son interlocuteur se fût découvert. – En effet, dit-il, madame a pu vous renseigner. Ainsi, vous connaissez l'entretien que j'ai surpris hier au restaurant ? – Oui. – Et la tentative d'enlèvement dont Mme Essarès a été la victime ? – Oui. – Et l'assassinat ? … – Oui. – Mme Essarès vous a raconté la scène de chantage à laquelle on s'est livré cette nuit contre M. Essarès, les détails du supplice, la mort du colonel, la remise des quatre millions, puis la conversation téléphonique entre M. Essarès et le dénommé Grégoire, et enfin les mesures proférées contre madame par son mari ? – Oui, mon capitaine, je sais tout cela, c'est-à-dire tout ce que vous savez, et je sais en plus tout ce que m'a révélé mon enquête personnelle. – En effet… en effet…, répéta Patrice, je vois que mon récit devient inutile, et que vous avez tous les éléments nécessaires pour conclure. Et il ajouta, continuant d'interroger et de se soustraire aux questions : – Puis-je vous demander, alors, dans quel sens vous avez conclu ? – Mon Dieu, mon capitaine, mes conclusions ne sont pas définitives. Cependant, jusqu'à preuve du contraire, je m'en tiens aux termes d'une lettre que M. Essarès écrivait à sa femme aujourd'hui vers midi, et que nous avons trouvée sur son bureau, inachevée. Mme Essarès m'a prié d'en prendre lecture, et au besoin de vous la communiquer. En voici le texte : « Aujourd'hui, 4 avril, à midi. « Coralie, « Tu as eu tort, hier, d'attribuer mon départ à des raisons inavouables, et peut-être ai-je eu tort de ne pas me défendre suffisamment contre ton accusation. Le seul motif de mon départ, ce sont les haines dont je suis entouré, et dont tu as pu voir la férocité implacable. Devant de tels ennemis, qui cherchent à me dépouiller par tous les moyens possibles, il n'y a pas d'autre salut que la fuite. Je pars donc, mais je te rappelle ma volonté absolue, Coralie. Tu dois me rejoindre à mon premier signal. Si tu ne quittes pas Paris, rien ne pourra te garantir contre une colère légitime, rien, pas même ma mort. J'ai pris, en effet, toutes mes dispositions pour que, dans ce cas… » – La lettre s'arrête là, dit M. Desmalions en la rendant à Coralie, et nous savons par un indice irrécusable que les dernières lignes ont précédé de peu la mort de M. Essarès, puisque, dans sa chute, il a fait tomber une petite pendulette qui se trouvait sur son bureau, et que cette pendulette marque midi vingt-trois. Je suppose qu'il s'était senti mal à l'aise, qu'il aura voulu se lever, et que, pris de vertige, il s'est écroulé par terre. Malheureusement, la cheminée était proche, un feu violent y flambait, la tête a porté contre la grille, et la blessure était si profonde – le docteur l'a constaté – qu'un évanouissement s'en est suivi. Alors le feu, tout proche, a fait son œuvre… vous avez pu voir comment… Patrice écoutait avec stupeur cette explication imprévue. Il murmura : – Ainsi, selon vous, monsieur, M. Essarès est mort d'un accident ? Il n'a pas été assassiné ? – Assassiné ! Ma foi, non, aucun indice ne nous permet une pareille hypothèse. – Cependant… – Mon capitaine, vous êtes victime d'une association d'idées, tout à fait justifiable d'ailleurs. Depuis hier, vous assistez à une série d'événements tragiques et votre imagination est naturellement conduite à leur donner la solution la plus tragique qui soit, l'assassinat. Seulement… réfléchissez… Pourquoi cet assassinat, et qui l'aurait commis ? Bournef et ses amis ? À quoi bon ? Ils étaient gorgés de billets de banque, et, en admettant même que l'inconnu qui porte le nom de Grégoire leur ait repris ces millions, ce n'est pas en assassinant M. Essarès qu'ils les eussent retrouvés. Et puis, par où seraientils entrés ? Et puis, par où sortis ? Non, excusez-moi, mon capitaine, M. Essarès est mort d'un accident. Les faits sont indiscutables, et c'est l'opinion du médecin légiste, lequel établira son rapport dans ce sens. Patrice Belval se tourna vers Coralie. – Et c'est l'opinion de madame également ? Elle rougit un peu et répondit : – Oui. – Et c'est l'opinion du vieux Siméon ? – Oh ! le vieux Siméon, repartit le magistrat, il divague. À l'entendre, on croirait que tout va recommencer, qu'un péril menace Mme Essarès, et qu'elle devrait s'enfuir dès maintenant. Voilà tout ce que j'ai pu tirer de lui. Cependant il m'a conduit vers une ancienne porte qui donne du jardin sur une ruelle perpendiculaire à la rue Raynouard, et, là, il m'a montré, d'abord, le cadavre du chien de garde, et ensuite, entre cette porte et le perron voisin de la bibliothèque, des traces de pas. Mais ces traces, vous les connaissez, n'est-ce pas, mon capitaine ? Ce sont les vôtres et celles de votre Sénégalais. Quant à l'étranglement du chien de garde, puis-je l'attribuer à votre Sénégalais ? Oui, n'est-ce pas ? Patrice commençait à comprendre. Les réticences du magistrat, ses explications, son accord avec la jeune femme, tout cela prenait peu à peu sa véritable signification. Il articula nettement : – Donc pas de crime ? – Non. – Et alors pas d'instruction ? – Non. – Et alors pas de bruit autour de l'affaire ? Le silence, l'oubli ? – Justement. Le capitaine Belval se mit à marcher de long en large, selon son habitude. Il se rappelait maintenant la prédiction d'Essarès : « On ne m'arrêtera pas… Si l'on m'arrête, on me relâchera… L'affaire sera étouffée… » Essarès avait vu clair. La justice se taisait. Et comment n'aurait-elle pas trouvé en Coralie une complice de son silence ? Cette manière d'agir irritait profondément le capitaine. Par le pacte indéniable conclu entre Coralie et M. Desmalions, il soupçonnait celui-ci de circonvenir la jeune femme et de l'amener à sacrifier ses propres intérêts à des considérations étrangères. Pour cela, il fallait tout d'abord se débarrasser de lui, Patrice. « Oh ! oh se dit Patrice, il commence à m'agacer, ce monsieur-là, avec son calme et son ironie. Il a l'air de se ficher de moi dans les grands prix. » Cependant, il se contint et, affectant un désir de conciliation, il revint s'asseoir auprès du magistrat. – Vous excuserez, monsieur, dit-il, une insistance qui doit vous paraître plutôt indiscrète. Mais, ma conduite ne s'explique pas seulement par la sympathie ou par le sentiment que je puis éprouver pour Mme Essarès, à un moment de sa vie où elle est plus isolée que jamais – sympathie et sentiment qu'elle semble repousser plus encore qu'auparavant –, ma conduite s'explique par l'existence de certains liens mystérieux qui nous unissent l'un à l'autre, et qui remontent à une époque où nos regards n'ont pu pénétrer. Mme Essarès vous a-t-elle mis au courant de ces détails qui, selon moi, ont une importance considérable, et qu'il m'est impossible de ne pas rattacher aux événements qui nous préoccupent ? M. Desmalions observa Coralie, qui fit un signe de tête. Il répondit : – Oui, Mme Essarès m'a mis au courant, et même… Il hésita de nouveau et, de nouveau, consulta la jeune femme, qui rougit et perdit contenance. Pourtant, M. Desmalions attendait une réponse qui lui permît d'aller plus avant. Elle finit par déclarer à voix basse : – Le capitaine Belval doit connaître ce que nous avons découvert à ce propos. Cette vérité lui appartient comme à moi, et je n'ai pas le droit de la lui cacher. Parlez, monsieur. M. Desmalions prononça : – Est-il même besoin de parler ? Je crois qu'il suffit de présenter au capitaine cet album de photographies que j'ai trouvé. Tenez, mon capitaine. Et il tendit à Patrice un album très mince, relié en toile grise et maintenu par un élastique. Patrice le saisit avec une certaine anxiété. Mais ce qu'il vit après l'avoir ouvert était tellement inattendu qu'il poussa une exclamation : – Est-ce croyable ! Il y avait à la première page, encastrées par les quatre coins, deux photographies, l'une à droite représentant un petit garçon en costume de collégien anglais, l'autre à gauche représentant une toute petite fille. Deux mentions au-dessous. À droite : « Patrice à dix ans. » À gauche : « Coralie à trois mois. » Ému au-delà de toute expression, Patrice tourna le feuillet. La seconde page les représentait encore, lui à l'âge de quinze ans, Coralie à l'âge de huit ans. Et il se revit aussi à dix-neuf ans, et à vingt-trois ans, et à vingt-huit ans, et toujours Coralie l'accompagnait, fillette d'abord, et puis jeune fille, et puis femme. – Est-ce croyable ! murmurait-il. Comment cela est-il possible ? Voilà des portraits de moi que j'ignorais, épreuves d'amateur évidemment, et qui me suivent à travers la vie. Me voici en soldat quand je faisais mon service militaire… Me voici à cheval… Qui a pu ordonner que ces photographies fussent prises ? Et qui a pu les réunir ainsi, près des vôtres, madame ? Il tenait ses yeux fixés sur Coralie. La jeune femme se dérobait à son interrogatoire et baissait la tête comme si l'intimité de leurs existences, attestée par ces pages, l'eût troublée au plus profond d'elle-même. Il répéta : – Qui a pu les réunir ? Le savez-vous ? Et d'où vient cet album ? M. Desmalions répondit : – C'est le docteur qui l'a trouvé en déshabillant M. Essarès. Sous sa chemise, M. Essarès portait un maillot, et, dans une poche intérieure de ce maillot, poche cousue, il y avait ce petit album dont le docteur a senti le cartonnage. Cette fois, les yeux de Patrice et de Coralie se rencontrèrent. L'idée que M. Essarès avait collectionné leurs photographies, à eux deux, et cela depuis vingt-cinq ans, et qu'il les conservait sur sa poitrine, et qu'il vivait avec elles, et qu'il était mort avec elles, une telle idée le bouleversait, au point qu'il n'essayait même pas d'en examiner l'étrange signification. – Vous êtes bien sûr de ce que vous avancez, monsieur ? demanda Patrice. – J'étais là, dit M. Desmalions. J'ai assisté à la découverte. D'ailleurs, j'en ai fait moi-même une autre qui confirme celle-ci et la complète d'une manière vraiment surprenante. C'est la découverte d'un médaillon, taillé dans un bloc d'améthyste et entouré d'un cercle de filigrane. – Qu'est-ce que vous dites ? Qu'est-ce que vous dites ? s'écria le capitaine Belval. Un médaillon ? Un médaillon en améthyste ? – Regardez vous-même, monsieur, offrit le magistrat, après avoir, encore une fois, consulté Mme Essarès. Et M. Desmalions tendit au capitaine une noix d'améthyste, plus grosse que la boule formée par la réunion des deux moitiés que Coralie et que lui, Patrice, possédaient, elle à son chapelet et lui à sa breloque, et cette nouvelle boule était encerclée d'un filigrane d'or qui rappelait exactement le travail du chapelet et le travail de la breloque. La monture servait de fermoir. – Je dois ouvrir ? demanda-t-il. Coralie l'en pria d'un geste. Il ouvrit. L'intérieur était divisé par un mobile en cristal qui séparait deux photographies très réduites, l'une, celle de Coralie en costume d'infirmière, l'autre, le représentant, lui, mutilé et en uniforme d'officier. Patrice réfléchissait, très pâle. Au bout d'un moment, il dit : – Et ce médaillon, d'où vient-il ? C'est vous qui l'avez trouvé, monsieur ? – Oui, mon capitaine. – Et où cela ? Le magistrat sembla hésiter. Patrice eut l'impression, à l'attitude de Coralie, qu'elle ignorait ce détail. Enfin, M. Desmalions répondit : – Je l'ai trouvé dans la main du mort. – Dans la main du mort ? Dans la main de M. Essarès ? Patrice avait sursauté, comme au choc du coup le plus imprévu, et il se penchait sur le magistrat, avide d'une réponse qu'il voulait entendre une seconde fois avant de l'admettre comme certaine. – Oui, dans sa main. J'ai dû desserrer les doigts crispés pour l'en arracher. Le capitaine se dressa et, frappant la table du poing, il s'écria : – Eh bien, monsieur, je vais vous dire une chose que je réservais comme dernier argument, pour vous prouver que ma collaboration n'est pas inutile, et cette chose devient d'une importance considérable après ce que nous venons d'apprendre. Monsieur, ce matin, quelqu'un m'a demandé au téléphone, et la communication était à peine établie que ce quelqu'un, qui semblait en proie à une vive agitation, a été l'objet d'une agression criminelle, dont le bruit m'est parvenu. Et, au milieu du tumulte de la lutte et des cris d'agonie, j'ai entendu ces mots que le malheureux s'acharnait à me transmettre comme des renseignements suprêmes : « Patrice… Coralie… Le médaillon d'améthyste… oui, je l'ai sur moi… le médaillon… Ah ! trop tard… j'aurais tant voulu !… Patrice… Coralie… » « Voilà ce que j'ai entendu, monsieur, et voici les deux faits qui s'imposent à nous. Ce matin, à sept heures dix-neuf, un homme a été assassiné, qui portait sur lui un médaillon d'améthyste. Premier fait indiscutable. Quelques heures plus tard, à midi vingt-trois, on découvre dans la main d'un autre homme ce même médaillon d'améthyste. Deuxième fait indiscutable. Rapprochez les deux faits. Et vous serez obligé de conclure que le premier crime, celui dont j'ai perçu l'écho lointain, a été commis ici, dans cet hôtel, dans cette même bibliothèque, où viennent aboutir, depuis hier soir, toutes les scènes du drame auquel nous assistons. » Cette révélation qui, en réalité, aboutissait à une nouvelle accusation contre Essarès bey, parut faire beaucoup d'effet sur le magistrat. Patrice l'avait jetée dans le débat avec une véhémence passionnée, et une logique d'argumentation à laquelle on ne pouvait se soustraire sans une mauvaise foi évidente. Coralie s'était un peu détournée, et Patrice ne la voyait point, mais il devinait son désarroi devant tant d'opprobre et tant de honte. M. Desmalions objecta : Deux faits indiscutables, dites-vous, mon capitaine ? Sur le premier point, je vous ferai remarquer que nous n'avons pas trouvé le cadavre de cet homme qui aurait été assassiné ce matin à sept heures dix-neuf. – On le retrouvera. – Soit. Second point : en ce qui concerne le médaillon d'améthyste recueilli dans la main d'Essarès bey, qui nous dit qu'Essarès bey l'ait pris à cet homme assassiné et non pas ailleurs ? Car, enfin, nous ne savons même pas s'il était chez lui à cette heure-là, et moins encore s'il était dans sa bibliothèque. – Je le sais, moi. – Et comment ? – Je lui ai téléphoné quelques minutes plus tard, et il m'a répondu. Bien plus, et cela pour parer à toute éventualité, il m'a dit qu'il avait téléphoné chez moi, mais qu'on l'avait coupé. M. Desmalions réfléchit et reprit : – Est-il sorti ce matin ? – Que Mme Essarès nous le dise. Sans se tourner, avec un désir manifeste de ne pas rencontrer les yeux de Patrice, Coralie déclara : – Je ne crois pas qu'il soit sorti. Les vêtements qu'il portait au moment de sa mort sont ses vêtements d'intérieur. – Vous l'avez vu depuis hier soir ? Trois fois ce matin il est venu frapper à ma porte, de sept heures à neuf heures. Je ne lui ai pas ouvert. Vers onze heures, je partais seule ; je l'ai entendu qui appelait le vieux Siméon et lui ordonnait de m'accompagner. Siméon m'a rejointe aussitôt dans la rue. Voilà tout ce que je sais. Il y eut un très long silence. Chacun méditait de son côté à cette suite étrange d'aventures. À la fin, M. Desmalions, qui en arrivait à se rendre compte qu'un homme de la trempe du capitaine Belval n'était pas un de ceux dont on se débarrasse facilement, reprit, du ton de quelqu'un qui, avant d'entrer en composition veut connaître exactement le dernier mot de l'adversaire : – Droit au but, mon capitaine, vous échafaudez une hypothèse qui me semble très confuse. Quelle est-elle au juste ? Et si je ne m'y conforme pas, quelle sera votre conduite ? Deux questions très nettes. Voulez-vous y répondre ? – Avec autant de netteté que vous me les posez, monsieur. Il s'approcha du magistrat et prononça : – Voici, monsieur, le terrain de combat et d'attaque – oui, d'attaque, s'il est nécessaire – que je choisis. Un homme qui m'a connu jadis, qui a connu Mme Essarès tout enfant, et qui nous porte intérêt, un homme qui recueillait nos portraits d'âge en âge, qui avait des raisons secrètes de nous aimer, qui m'a fait tenir la clef de ce jardin et qui se disposait à nous rapprocher l'un de l'autre pour des motifs qu'il nous eût révélés, cet homme a été assassiné au moment où il allait mettre ses plans à exécution. Or, tout me prouve qu'il a été assassiné par M. Essarès. Je suis donc résolu à porter plainte, quelles que doivent être les conséquences de mon acte. Et, croyez-moi, monsieur, ma plainte ne sera pas étouffée. Il y a toujours moyen de se faire entendre… fût-ce en criant la vérité sur les toits. M. Desmalions se mit à rire. – Bigre, mon capitaine, comme vous y allez ! – J'y vais selon ma conscience, monsieur, et Mme Essarès me pardonnera, j'en suis sûr. J'agis pour son bien, elle le sait. Elle sait qu'elle est perdue si cette affaire est étouffée et si la justice ne lui prête pas son appui. Elle sait que les ennemis qui la menacent sont implacables. Ils ne reculeront devant rien pour atteindre leur but et pour la supprimer, elle qui leur fait obstacle. Et ce qu'il y a de plus terrible, c'est que ce but semble invisible aux yeux les plus clairvoyants. On joue contre ces ennemis la partie la plus formidable qui soit, et l'on ne sait même pas quel est l'enjeu de cette partie. La justice seule peut le découvrir, cet enjeu. M. Desmalions laissa passer quelques secondes, puis, posant sa main sur l'épaule de Patrice, il dit calmement : – Et si la justice le connaissait cet enjeu ?… Patrice le regarda avec surprise : – Quoi, vous connaîtriez ? … – Peut-être. – Et vous pouvez me le dire ? – Dame ! puisque vous m'y forcez… – Il s'agit ?… – Oh ! pas de grand-chose ! Une bagatelle… – Mais enfin ?… – Un milliard. – Un milliard ? – Tout simplement. Un milliard dont les deux tiers, hélas ! sinon les trois quarts, sont déjà sortis de France avant la guerre. Mais les deux cent cinquante ou trois cents millions qui restent valent tout de même plus d'un milliard, et cela pour une bonne raison… – Laquelle ? – Ils sont en or. Chapitre 8 L'œuvre d'Essarès bey Cette fois, le capitaine Belval sembla se radoucir un peu. Il entrevoyait vaguement les considérations qui obligeaient la justice à conduire la bataille avec prudence. – Vous êtes sûr ? dit-il. – Oui, mon capitaine. Voilà deux ans que j'ai été chargé d'étudier cette affaire et que mon enquête m'a prouvé qu'il y avait, en France, des exportations d'or vraiment inexplicables. Mais, je l'avoue, c'est depuis ma conversation avec Mme Essarès que je vois seulement d'où provenaient ces fuites, et qui avait mis debout, à travers toute la France et jusque dans les moindres bourgades, la formidable organisation par laquelle s'écoulait peu à peu l'indispensable métal. – Mme Essarès savait donc ?… – Non, mais elle soupçonnait beaucoup de choses, et cette nuit, avant votre arrivée, elle en entendit d'autres qui furent dites entre Essarès et ses agresseurs et qu'elle m'a répétées, me donnant ainsi le mot de l'énigme. Cette énigme, j'aurais voulu en poursuivre sans vous la solution complète – c'était, du reste, l'ordre de M. le ministre de l'Intérieur, et Mme Essarès manifestait ce même désir – mais votre fougue emporte mes hésitations, et puisqu'il n'y a pas moyen de vous évincer, mon capitaine, j'y vais carrément… d'autant qu'un collaborateur de votre trempe n'est pas à dédaigner. – Ainsi donc, dit Patrice, qui brûlait d'en savoir davantage. – Ainsi donc, la tête du complot était ici. Essarès bey, directeur de la Banque Franco-Orientale, sise rue La Fayette, Essarès bey, Égyptien en apparence, Turc en réalité, jouissait à Paris, dans le monde financier, d'une grosse influence. Naturalisé Anglais, mais ayant gardé des relations secrètes avec les anciens possesseurs de l'Égypte, Essarès bey était chargé, pour le compte d'une puissance étrangère, que je ne pourrais encore désigner exactement, de saigner, il n'y a pas d'autre mot, de saigner la France de tout l'or qu'il lui serait possible de faire affluer dans ses coffres. « D'après certains documents, il a réussi de la sorte, en deux ans, à expédier sept cents millions. Un dernier envoi se préparait lorsque la guerre a été déclarée. Vous comprenez bien que des sommes aussi importantes ne pouvaient plus, dès lors, s'escamoter aussi facilement qu'en temps de paix. Aux frontières, les wagons sont visités. Dans les ports, les navires en partance sont fouillés. Bref, l'expédition n'eut pas lieu. Les deux cent cinquante à trois cents millions d'or demeurèrent en France. Dix mois se passèrent. Et il arriva ceci, qui était inévitable, c'est qu'Essarès bey, ayant ce trésor fabuleux à sa disposition, s'y attacha, le considéra peu à peu comme à lui, et, à la fin, résolut de se l'approprier. Seulement, il y avait les complices… – Ceux que j'ai vus cette nuit ? – Oui, une demi-douzaine de Levantins équivoques, faux naturalisés, Bulgares plus ou moins déguisés, agents personnels des petites cours allemandes de là-bas. Tout cela, auparavant, tenait en province des succursales de la banque Essarès. Tout cela soudoyait, pour le compte d'Essarès, des centaines de sous- agents qui écumaient les villages, faisaient les foires, buvaient avec les paysans, offraient des billets et des titres contre de l'or français, et vidaient les bas de laine. À la guerre, tout cela ferma boutique et vint se grouper auprès d'Essarès bey qui, lui aussi, avait fermé ses bureaux de la rue La Fayette. – Et alors ? – Alors, il se passa des incidents que nous ignorons. Sans doute, les complices apprirent-ils par leurs gouvernements que le dernier envoi d'or n'avait pas été effectué, et sans doute devinèrent-ils aussi qu'Essarès bey tentait de garder par-devers lui les trois cents millions récoltés par la bande. Toujours est-il que la lutte commença entre les anciens associés, lutte acharnée, implacable, les uns voulant leur part du gâteau, l'autre résolu à ne rien lâcher et prétendant que les millions étaient partis. Dans la journée d'hier, cette lutte atteignit son maximum d'intensité. L'après-midi, les complices tentaient de s'emparer de Mme Essarès afin d'avoir un otage dont ils comptaient se servir contre le mari. Le soir… le soir, vous avez vu l'épisode suprême… – Mais pourquoi, précisément, hier soir ? – Pour cette raison que les complices avaient tout lieu de croire que les millions allaient disparaître hier soir. Sans connaître les procédés employés par Essarès bey lors de ses derniers envois, ils pensaient que chacun de ces envois, ou plutôt que l'enlèvement des sacs était précédé d'un signal. – Oui, une pluie d'étincelles, n'est-ce pas ? – Justement. Il y a dans un coin du jardin d'anciennes serres que surmonte la cheminée qui les chauffait. Cette cheminée encrassée, pleine de suie et de détritus, dégage, quand on l'allume, des flammèches et des étincelles qui se voient de loin et qui servaient d'avertissement. Essarès bey l'a allumée hier soir lui-même. Aussitôt, les complices, effrayés et résolus à tout, sont venus. – Et le plan d'Essarès bey a échoué ? – Oui. Celui des complices aussi d'ailleurs. Le colonel est mort. Les autres n'ont pu récolter que quelques liasses qui ont dû leur être reprises. Mais la lutte n'était pas finie, et les soubresauts les plus tragiques en ont accompagné ce matin le dénouement. Selon vos affirmations, un homme qui vous connaissait et qui cherchait à se mettre en rapport avec vous a été tué à sept heures dix-neuf, et, vraisemblablement, par Essarès bey, qui redoutait son intervention. Et quelques heures plus tard, à midi vingt-trois, Essarès bey lui-même était assassiné, probablement par l'un de ses complices. Voici toute l'affaire, mon capitaine. Et maintenant que vous en savez autant que moi, ne pensez-vous pas que l'instruction de cette affaire doit demeurer secrète et se poursuivre un peu en dehors des règles ordinaires ? Après un instant de réflexion, Patrice répondit : – Oui, je le crois. – Eh ! oui, s'écria M. Desmalions. Outre qu'il est inutile de proclamer cette histoire d'or disparu et d'or introuvable qui alarmerait les imaginations, vous pensez bien qu'une opération qui a consisté à drainer pendant deux ans une pareille masse d'or n'a pas pu s'effectuer sans des compromissions fort regrettables. Mon enquête personnelle va me révéler, j'en suis sûr, du côté de certaines banques plus ou moins importantes et de certains établissements de crédit, une suite de défaillances et de marchandages sur lesquels je ne veux pas insister, mais dont la publication serait désastreuse. Donc, silence. – Mais le silence est-il possible ? – Pourquoi pas ? – Dame ! il y a quelques cadavres, celui du colonel Fakhi, par exemple. – Suicide. – Celui de ce Mustapha que vous retrouverez, ou que vous avez dû retrouver, dans le jardin Galliera. – Fait divers. – Celui de M. Essarès. – Accident. – De sorte que toutes ces manifestations de la même force criminelle resteront isolées les unes des autres ? – Rien ne montre le lien qui les rattache les unes aux autres. – Le public pensera peut-être le contraire. – Le public pensera ce que nous jugerons bon qu'il pense. Nous sommes en temps de guerre. – La presse parlera. – La presse ne parlera pas. Nous avons la censure. – Mais si un fait quelconque, un crime nouveau ?… – Un crime nouveau ? Pourquoi ? L'affaire est finie, du moins en sa partie active et dramatique. Les principaux acteurs sont morts. Le rideau baisse sur l'assassinat d'Essarès bey. Quant aux comparses, Bournef et autres, avant huit jours ils seront parqués dans un camp de concentration. Nous nous trouvons en face d'un certain nombre de millions, sans propriétaire, que personne n'osera réclamer, et sur lesquels la France a le droit de mettre la main. Je m'y emploierai activement. Patrice Belval hocha la tête. – Reste aussi Mme Essarès, monsieur. Nous ne devons pas négliger les menaces si précises de son mari. – Il est mort. – N'importe, la menace demeure. Le vieux Siméon vous le dit d'une façon saisissante. – Il est à moitié fou. – Précisément, son cerveau garde l'impression du danger le plus pressant. Non, monsieur, la lutte n'est pas terminée. Peutêtre même ne fait-elle que commencer. – Eh bien, mon capitaine, ne sommes-nous pas là ? Protégez et défendez Mme Essarès par tous les moyens qui sont en votre pouvoir et par tous ceux que je mets à votre disposition. Notre collaboration sera constante, puisque ma tâche est ici, et que, s'il y a la bataille que vous attendez et dont je doute, elle aura lieu dans l'enceinte de cette maison et de ce jardin. – Qui vous fait supposer ?... – Certaines paroles entendues hier soir par Mme Essarès. Le colonel Fakhi a répété plusieurs fois : « L'or est ici, Essarès. » Et il ajoutait : « Depuis des années, chaque semaine, ton automobile apportait ici ce qu'il y avait à ta banque de la rue La Fayette. Siméon, le chauffeur et toi, vous faisiez glisser les sacs par le dernier soupirail à gauche. De là, comment l'expédiaistu ? Je l'ignore. Mais ce qui était ici au moment de la guerre, les sept ou huit cents sacs qu'on attendait là-bas, rien n'est sorti de chez moi. Je me doutais du coup et, nuit et jour, nous avons veillé. L'or est ici. » – Et vous n'avez aucun indice ? – Aucun. Ceci tout au plus, et je n'y attache qu'une valeur relative. Il tira de sa poche un papier froissé, qu'il déplia, et reprit : – Avec le médaillon il y avait, dans la main d'Essarès bey, ce papier barbouillé d'encre où l'on peut voir cependant quelques mots informes, écrits en hâte, dont les seuls à peu près lisibles sont ceux-ci : Triangle d'or. Que signifie ce triangle d'or ? En quoi se rapporte-t-il à notre affaire ? Pour l'instant, je n'en sais rien. J'imagine tout au plus que le chiffon de papier, comme le médaillon, a été arraché par Essarès bey à l'homme qui est mort ce matin à sept heures dix-neuf, et que, quand lui-même a été tué, à midi vingt-trois, il était en train de l'examiner. – Oui, les choses ont dû se passer ainsi. Et vous voyez, monsieur, conclut Patrice, comme tous ces détails se relient les uns aux autres. Croyez bien qu'il n'y a qu'une affaire. – Soit, dit M. Desmalions en se levant. Une seule affaire en deux parties. Poursuivez la seconde, mon capitaine. Je vous accorde que rien n'est plus étrange que cette découverte des photographies qui vous représentent, Mme Essarès et vous, sur un même album et sur un même médaillon. Il y a là un problème qui se pose, dont la solution nous amènera sans doute bien près de la vérité. À bientôt, mon capitaine. Et, encore une fois, usez de moi et de mes hommes. Sur ces mots, l'ancien magistrat serra la main de Patrice… Patrice le retint. – J'userai de vous, monsieur. Mais, n'est-ce pas dès maintenant qu'il faut prendre les précautions nécessaires ? – Elles sont prises, mon capitaine. La maison n'est-elle pas occupée par nous ? – Oui… oui… je le sais… mais tout de même… j'ai comme un pressentiment que ta journée ne s'achèvera pas… Rappelez-vous les étranges paroles du vieux Siméon… M. Desmalions se mit à rire. – Allons, mon capitaine, il ne faut rien exagérer. Pour l'instant, s'il nous reste des ennemis à combattre, ils doivent avoir grand besoin de se recueillir. Nous parlerons de cela demain, voulez-vous, mon capitaine ? Il serra la main de Patrice, s'inclina devant Mme Essarès, et sortit. Par discrétion, le capitaine Belval avait fait d'abord un mouvement pour sortir avec lui. Il s'arrêta près de la porte et revint sur ses pas. Mme Essarès, qui sembla ne pas l'entendre, demeurait immobile, courbée en deux et la tête tournée. Il lui dit « Coralie… » Elle ne répondit pas, et il lui dit une seconde fois : « Coralie », avec l'espoir qu'elle ne répondrait pas non plus, car le silence de la jeune femme lui semblait tout à coup la chose la plus désirable. Il n'y avait plus de contrainte ni de révolte. Coralie acceptait qu'il fût là, auprès d'elle, comme un ami secourable. Et Patrice ne pensait plus à tous les problèmes qui le tourmentaient, ni à cette série de crimes qui s'étaient accumulés autour d'eux, ni aux périls qui pouvaient les environner. Il ne pensait qu'à l'abandon et à la douleur de la jeune femme. – Ne répondez pas, Coralie, ne dites pas un mot. C'est à moi de parler. Il faut que je vous apprenne ce que vous ignorez, c'est-à-dire les motifs pour lesquels vous vouliez m'éloigner de cette maison… de cette maison et de votre existence même… Il posa sa main sur le dossier du fauteuil où elle était assise, et cette main effleura la coiffe de la jeune femme. – Coralie, vous vous imaginez que c'est la honte de votre ménage qui vous éloigne de moi. Vous rougissez d'avoir été la femme de cet homme, et cela vous rend confuse et inquiète, comme si vous étiez coupable vous-même. Mais pourquoi ? Estce de votre faute ? Ne pensez-vous pas que je devine, entre vous deux, tout un passé de misère et de haine, et que, ce mariage, vous y avez été contrainte je ne sais par quelle machination ? Non, Coralie, il y a autre chose, que je vais vous dire. Il y a autre chose… Il s'était penché sur elle encore davantage. Il discernait son profil charmant que la flamme des bûches éclairait, et il s'écria avec une ardeur croissante et en usant de ce tutoiement qui, chez lui, gardait un ton de respect affectueux : – Dois-je parler, maman Coralie ? Non, n'est-ce pas ? Tu as compris et tu vois clair en toi. Ah ! je sens que tu trembles des pieds à la tête. Mais oui, dès le premier jour, tu l'as aimé ton grand diable de blessé, tout mutilé et tout balafré qu'il fût. Taistoi, ne proteste pas. Oui, je me rends compte… cela t'offusque un peu d'entendre de telles paroles aujourd'hui. j'aurais dû patienter peut-être… Pourquoi ? Je ne te demande rien. Je sais. Cela me suffit. Je ne t'en parlerai plus avant longtemps, avant l'heure inévitable où tu seras forcée de me le dire toi-même. Jusque-là je garderai le silence. Mais il y aura entre nous ceci, notre amour, et c'est délicieux, maman Coralie. C'est délicieux de savoir que tu m'aimes, Coralie… Bon ! voilà que tu pleures maintenant ! Et tu voudrais nier encore ? Mais quand tu pleures, maman, je te connais, c'est que tout ton cœur adorable déborde de tendresse et d'amour. Tu pleures ? Ah ! maman, je ne croyais pas que tu m'aimais à ce point ! Lui aussi, Patrice, il avait les larmes aux yeux. Celles de Coralie coulaient sur ses joues pâles, et il eût voulu baiser ces joues mouillées. Mais le moindre geste d'affection lui paraissait une offense en de telles minutes. Il se contentait de la regarder éperdument. Et comme il la regardait, il eut l'impression que la pensée de la jeune femme se détachait de la sienne, que ses yeux étaient attirés par un spectacle imprévu, et qu'elle écoutait, dans le grand silence de leur amour, une chose qu'il n'avait pas entendue, lui. Et soudain, à son tour, il l'entendit, cette chose, bien qu'elle fût pour ainsi dire imperceptible. C'était, plutôt qu'un bruit, la sensation d'une présence qui se mêlait aux rumeurs lointaines de la ville. Que se passait-il donc ? Le jour avait baissé, sans que Patrice s'en rendît compte. À son insu également, comme le boudoir n'était pas grand et que la chaleur du feu y devenait lourde, Mme Essarès avait entrouvert la fenêtre, dont les battants, néanmoins, se rejoignaient presque. C'est cela qu'elle considérait attentivement, et c'est de là que venait le danger. Patrice fut près de courir à cette fenêtre. Il ne le fit pas. Le danger se précisait. Dehors, dans l'ombre du crépuscule, il distinguait, à travers les carreaux obliques, une forme humaine. Puis il aperçut, entre les deux battants, un objet qui brillait à la lueur du feu et qui lui parut être le canon d'un revolver. « Si l'on soupçonne un instant que je suis sur mes gardes, pensa-t-il, Coralie est perdue. » De fait, la jeune femme se trouvait en face de la fenêtre, dont aucun obstacle ne la séparait. Il prononça donc à haute voix et d'un ton dégagé : – Coralie, vous devez être un peu lasse. Nous allons nous dire adieu. En même temps, il tournait autour du fauteuil pour la protéger. Mais il n'eut pas le temps d'accomplir son mouvement. Elle aussi, sans doute, avait vu luire le canon du revolver, elle se recula brusquement et balbutia : – Ah ! Patrice… Patrice… Deux détonations retentirent que suivit un gémissement. – Tu es blessée ! s'écria Patrice en se précipitant sur la jeune femme. – Non, non, dit-elle, mais la peur… – Ah ! s'il t'a touchée, le misérable ! – Non, non… – Tu es bien sûre ? Il perdit ainsi trente à quarante secondes, allumant l'électricité, examinant la jeune femme, attendant avec angoisse qu'elle reprît toute sa conscience. Et, seulement alors, il se jeta vers la fenêtre qu'il ouvrit toute grande et il enjamba le balcon. La pièce se trouvait au premier étage. Il y avait bien des treillis le long du mur. Mais, à cause de sa jambe, Patrice eut du mal à descendre. En bas, il s'empêtra dans les barreaux d'une échelle renversée sur la terrasse. Puis il se heurta à des agents qui émergeaient de ce rez-de-chaussée, et dont l'un vociférait : – J'ai vu une silhouette qui s'enfuyait par là. – Par où ? demanda Patrice. L'homme courait dans la direction de la petite ruelle. Patrice le suivit. Mais, à ce moment, du côté même de cette porte, il s'éleva des clameurs aiguës et le glapissement d'une voix qui râlait : – Au secours ! … Au secours ! … Lorsque Patrice arriva, l'agent promenait déjà sur le sol une lanterne électrique, et tous deux ils aperçurent une forme humaine qui se tordait dans un massif. – La porte est ouverte, cria Patrice, l'agresseur s'est sauvé… Allez-y. L'agent disparut dans la ruelle, et comme Ya-Bon survenait, Patrice lui ordonna : – Au galop, Ya-Bon. Si l'agent monte la ruelle, descends. Au galop, moi, je m'occupe de la victime. Pendant ce temps, Patrice se courbait, projetant la lanterne de l'agent sur l'homme qui se débattait à terre. Il reconnut le vieux Siméon à moitié étranglé, une cordelette de soie rouge autour du cou. – Ça va ? demanda-t-il. Vous m'entendez ? Il desserra la cordelette et répéta sa question. Siméon bégaya une suite de syllabes incohérentes, puis, tout à coup, il se mit à chanter et puis à rire, d'un rire saccadé, très bas, qui alternait avec des hoquets. Il était fou. – Monsieur, dit Patrice à M. Desmalions, quand celui-ci l'eut rejoint et qu'ils se furent expliqués, croyez-vous vraiment que l'affaire soit finie ? – Vous aviez raison, avoua M. Desmalions, et nous allons prendre toutes les précautions nécessaires pour la sécurité de Mme Essarès. La maison sera gardée toute la nuit. Quelques minutes plus tard, l'agent et Ya-Bon revenaient après des recherches inutiles. Dans la ruelle on trouva la clef qui avait servi à ouvrir la porte. Elle était exactement semblable à celle que possédait Patrice, aussi vieille, aussi rouillée. L'agresseur s'en était débarrassé au cours de sa fuite. Il était sept heures du soir lorsque Patrice, en compagnie de Ya-Bon, quitta l'hôtel de la rue Raynouard et reprit le chemin de Neuilly. Selon son habitude, Patrice saisit le bras du Sénégalais et, s'appuyant sur lui pour marcher, il lui dit : – Je devine ton idée, Ya-Bon. Ya-Bon grogna. – C'est bien cela, approuva le capitaine Belval ; nous sommes entièrement d'accord sur tous les points. Ce qui te frappe principalement, n'est-ce pas, c'est l'incapacité totale de la police en cette occurrence ? Un tas de nullités, diras-tu ? En parlant ainsi, monsieur Ya-Bon, tu dis une bêtise et une insolence qui ne m'étonnent pas de toi et qui pourraient t'attirer de ma part la correction que tu mérites. Mais passons. Donc, quoi que tu en dises, la police fait ce qu'elle peut, sans compter qu'en temps de guerre elle a autre chose à faire qu'à s'occuper des relations mystérieuses qui existent entre Mme Essarès et le capitaine Belval. C'est donc moi qui devrai agir, et je n'ai guère à compter que sur moi. Eh bien, je me demande si je suis de taille à lutter contre de tels adversaires. Quand je pense qu'en voici un qui a le culot de revenir dans l'hôtel que la police surveillait, de dresser une échelle, d'écouter sans doute ma conversation avec M. Desmalions, puis les paroles que j'ai dites à maman Coralie, et, en fin de compte, de nous envoyer deux balles de revolver ! Hein, qu'en dis-tu ? suis-je de force ? et toute la police française elle-même, déjà surmenée, m'offrira-t-elle le secours indispensable ? Non, ce qu'il faudrait pour débrouiller une pareille affaire, c'est un type exceptionnel et qui réunisse toutes les qualités. Enfin un bonhomme comme on n'en voit pas. Patrice s'appuya davantage sur le bras de son compagnon. – Toi qui as de si belles relations, tu n'as pas ça dans ta poche ? Un génie, un demi-dieu ! Ya-Bon grogna de nouveau, d'un air joyeux et dégagea son bras. Il portait toujours sur lui une petite lanterne électrique. Il l'alluma et introduisit la poignée entre ses dents. Puis il sortit de son dolman un morceau de craie. Le long de la rue il y avait un mur recouvert de plâtre, sali et noirci par le temps. Ya-Bon se planta devant ce mur, et lançant le disque de lumière, il se mit à écrire d'une main inhabile, comme si chacune des lettres lui coûtait un effort démesuré, et comme si l'assemblage de ces lettres était le seul qu'il pût jamais réussir à composer et à retenir. Et de la sorte, il écrivit deux mots que Patrice put lire d'un coup : Arsène Lupin. – Arsène Lupin, dit Patrice à mi-voix. Et le contemplant avec stupeur : – Tu deviens maboul ? Qu'est-ce que ça veut dire, Arsène Lupin ? Quoi ? tu me proposes Arsène Lupin ? Ya-Bon fit un signe affirmatif. – Arsène Lupin ? tu le connais donc ? – Oui, déclara Ya-Bon. Patrice se souvint alors que le Sénégalais passait ses journées à l'hôpital à se faire lire par des camarades de bonne volonté toutes les aventures d'Arsène Lupin, et il ricana : – Oui, tu le connais comme on connaît quelqu'un dont on a lu l'histoire. – Non, protesta Ya-Bon. – Tu le connais personnellement ? – Oui. – Idiot, va ! Arsène Lupin est mort. Il s'est jeté dans la mer du haut d'un rocher, et voilà que tu prétends le connaître ? – Oui. – Tu as donc eu l'occasion de le rencontrer depuis sa mort ? – Oui. – Fichtre ! Et le pouvoir de monsieur Ya-Bon sur Arsène Lupin est assez grand pour qu'Arsène Lupin ressuscite et se dérange sur un signe de monsieur Ya-Bon ? – Oui. – Bigre ! Tu m'inspirais déjà une haute considération, mais maintenant je n'ai plus qu'à m'incliner. Ami de feu Arsène Lupin, rien que ça de chic ! Et combien de temps te faut-il pour mettre cette ombre à notre disposition ? Six mois ? Trois mois ? Un mois ? Quinze jours ? Ya-Bon fit un geste. – Environ quinze jours, traduisit le capitaine Belval. – Eh bien, évoque l'esprit de ton ami, je serai enchanté d'entrer en rapports avec lui. Seulement, vrai, il faut que tu aies de moi une idée bien médiocre pour t'imaginer que j'aie besoin d'un collaborateur. Alors quoi, tu me prends pour un imbécile, pour un incapable ? Chapitre 9 Patrice et Coralie Tout se passa comme l'avait prédit M. Desmalions. La presse ne parla pas. Le public ne s'émut point. Accidents et faits divers furent accueillis avec indifférence. L'enterrement du richissime banquier Essarès bey passa inaperçu. Mais le lendemain de cet enterrement, à la suite de quelques démarches effectuées par le capitaine Belval auprès de l'autorité militaire, avec l'appui de la préfecture, un nouvel ordre de choses fut établi dans la maison de la rue Raynouard. Reconnue comme annexe numéro deux de l'ambulance des Champs-Élysées, elle devint, sous la surveillance de Mme Essarès, la résidence exclusive du capitaine Belval et de ses sept mutilés. Ainsi, Coralie demeura là toute seule. Plus de femme de chambre ni de cuisinière. Les sept mutilés suffirent à toutes les besognes. L'un fut concierge, un autre cuisinier, un autre maître d'hôtel. Ya-Bon, nommé femme de chambre, se chargea du service personnel de maman Coralie. La nuit, il couchait dans le couloir, devant sa porte. Le jour, il montait la garde devant sa fenêtre. – Que personne n'approche ni de cette porte, ni de cette fenêtre ! lui dit Patrice. Que personne n'entre ! Si seulement un moustique réussit à pénétrer près d'elle, ton compte est réglé. Malgré tout, Patrice n'était pas tranquille. Il avait eu trop de preuves de ce que pouvait oser l'ennemi pour croire que des mesures quelconques fussent capables d'assurer une protection absolument efficace. Le danger s'insinue toujours par où il n'est pas attendu, et il était d'autant moins facile de s'en garer qu'on ignorait d'où venait la menace. Essarès bey étant mort, qui poursuivait son œuvre ? Et qui reprenait contre maman Coralie le plan de vengeance qu'il annonçait dans sa dernière lettre ? M. Desmalions avait commencé aussitôt son œuvre d'investigation, mais le côté dramatique de l'affaire semblait lui être indifférent. N'ayant pas retrouvé le cadavre de l'homme dont Patrice avait entendu les cris d'agonie, n'ayant recueilli aucun indice sur l'agresseur mystérieux qui avait tiré sur Patrice et Coralie, à la fin de la journée, n'ayant pu établir d'où provenait l'échelle qui avait servi à cet agresseur, il ne s'occupait plus de ces questions, et limitait ses efforts à l'unique recherche des dix-huit cents sacs. Cela seul lui importait. – Nous avons toutes les raisons de croire qu'ils sont là, disait-il, entre les quatre côtés du quadrilatère formé par le jardin et par les bâtiments d'habitation. Évidemment un sac d'or de cinquante kilos n'a pas, à beaucoup près, le volume d'un sac de charbon du même poids. Mais, tout de même, dix-huit cents sacs, cela représente peut-être une masse de sept à huit mètres cubes, et cette masse-là ne se dissimule pas aisément. Au bout de deux jours, il avait acquis la certitude que la cachette ne se trouvait ni dans la maison, ni sous la maison. Lorsque, certains soirs, le chauffeur de l'automobile d'Essarès bey amenait rue Raynouard le contenu des coffres de la Banque Franco-Orientale, Essarès bey, le chauffeur de l'automobile et le nommé Grégoire faisaient passer par le soupirail dont les complices du colonel avaient parlé, un gros fil de fer que l'on retrouva. Le long de ce fil de fer glissaient des crochets, que l'on retrouva également, et auxquels on suspendait les sacs qui s'empilaient dès lors dans une grande cave exactement située sous la bibliothèque. Inutile de dire tout ce que M. Desmalions et ses agents déployèrent d'ingéniosité, de minutie et de patience pour interroger tous les recoins de cette cave. Leurs efforts aboutirent tout au moins à savoir – et cela sans aucune espèce de doute – qu'elle n'offrait aucun secret, sauf le secret d'un escalier qui descendait de la bibliothèque et dont l'issue supérieure était fermée par une trappe que recouvrait le tapis. Outre le soupirail de la rue Raynouard, il y en avait un autre qui donnait sur le jardin, au niveau de la première terrasse. Ces deux ouvertures se barricadaient de l'intérieur, à l'aide de volets de fer très lourds, de sorte que des milliers et des milliers de rouleaux d'or avaient pu être entassés dans la cave jusqu'au moment de leur expédition. « Mais comment cette expédition avait-elle lieu ? se demandait M. Desmalions. Mystère. Et pourquoi cette halte dans le sous-sol de la rue Raynouard ? Mystère également. Et puis voilà que Fakhi, Bournef et consorts affirment que cette fois il n'y a pas eu d'expédition, que l'or est ici, et qu'il suffit de chercher pour l'y découvrir. Nous avons cherché dans la maison. Reste le jardin. Cherchons de ce côté. » C'est un admirable vieux jardin qui faisait jadis partie du vaste domaine où, à la fin du XVIIIe siècle, on venait prendre les eaux de Passy. De la rue Raynouard jusqu'au quai, sur une largeur de deux cents mètres, il descend, par quatre terrasses superposées, vers des pelouses harmonieuses que soulignent des massifs d'arbustes verts et que dominent des groupes de grands arbres. Mais la beauté du jardin provient avant tout de ses quatre terrasses et de la vue qu'elles offrent sur le fleuve, sur les plaines de a rive gauche et sur les collines lointaines. Vingt escaliers les font communiquer entre elles, et vingt sentiers montent de l'une à l'autre, creusés parmi les murs de soutènement et engloutis parfois sous les vagues de lierre qui déferlent du haut en bas. Çà et là émergent une statue, une colonne tronquée, les débris d'un chapiteau. Le balcon de pierre qui borde la terrasse supérieure est orné de très vieux vases en terre cuite. On y voit aussi, sur cette terrasse, les ruines de deux petits temples ronds qui étaient autrefois des buvettes. Il y a devant les fenêtres de la bibliothèque une vasque circulaire, au centre de laquelle un enfant lance un mince filet d'eau par l'entonnoir d'une conque. C'est le trop-plein de cette vasque, recueilli en un ruisseau, qui glissait sur les rochers contre lesquels Patrice s'était heurté au premier soir. – Somme toute, trois ou quatre hectares à fouiller, dit M. Desmalions. À cette besogne, il employa, outre les mutilés de Patrice, une douzaine de ses agents. Besogne assez facile au fond, et qui devait aboutir à des résultats certains. Comme M. Desmalions ne cessait de le répéter, dix-huit cents sacs ne peuvent pas rester invisibles. Toute excavation laisse des traces. Il faut une issue pour y entrer et pour en sortir. Or, le gazon des pelouses, comme le sable des allées, ne révélait aucun vestige de terre remuée fraîchement. Le lierre ? Les murailles de soutien ? Les terrasses ? Tout cela fut visité. Inutilement. On trouva de place en place, dans les tranchées que l'on pratiqua, d'anciennes canalisations vers la Seine, et des tronçons d'aqueduc qui servaient jadis à l'écoulement des eaux de Passy. Mais quelque chose qui fût un abri, une casemate, une voûte de maçonnerie, quelque chose qui eût l'apparence d'une cachette, cela ne se trouva point. Patrice et Coralie suivaient ces recherches. Pourtant, bien qu'ils en comprissent tout l'intérêt, et bien que, d'autre part, ils subissent encore l'anxiété des heures dramatiques qui venaient de s'écouler, au fond, ils ne se passionnaient que pour le problème inexplicable de leur destin, et presque toutes leurs paroles s'en allaient vers les ténèbres du passé. La mère de Coralie, fille d'un consul de France à Salonique, avait épousé là-bas un homme d'un certain âge, très riche, le comte Odolavitz, d'une vieille famille serbe, lequel était mort un an après la naissance de Coralie. La veuve et l'enfant se trouvaient alors en France, précisément dans cet hôtel de la rue Raynouard, que le comte Odolavitz avait acheté par l'intermédiaire d'un jeune Égyptien, Essarès, qui lui servait de secrétaire et de factotum. Coralie avait donc vécu là trois années de son enfance. Puis, subitement, elle perdait sa mère. Restant seule au monde, elle était emmenée par Essarès à Salonique, où son grand-père, le consul, avait laissé une sœur beaucoup plus jeune que lui et qui se chargea d'elle. Malheureusement, cette femme tomba sous la domination d'Essarès, signa des papiers, en fit signer à sa petite nièce, de sorte que toute la fortune de l'enfant, administrée par l'Égyptien, disparut peu à peu. Enfin, vers l'âge de dix-sept ans, Coralie fut la victime d'une aventure qui lui laissa le plus affreux souvenir et qui eut sur sa vie une influence fatale. Enlevée un matin, dans la campagne de Salonique, par une bande de Turcs, elle passa deux semaines au fond d'un palais en butte aux désirs du gouverneur de la province. Essarès la délivra. Mais cette délivrance s'effectua d'une façon si bizarre que, bien souvent, depuis, Coralie devait se demander s'il n'y avait pas eu un coup monté entre le Turc et l'Égyptien. Toujours est-il que, malade, déprimée, redoutant une nouvelle agression, contrainte par sa tante, elle épousait un mois plus tard cet Essarès qui, déjà, lui faisait la cour et qui, maintenant, en définitive, prenait à ses yeux figure de sauveur. Union lamentable, dont l'horreur lui apparut le jour même où elle fut consommée. Coralie était la femme d'un homme qu'elle détestait et dont l'amour s'exaspéra de toute la haine et de tout le mépris qui lui furent opposés. L'année même du mariage, ils venaient s'installer dans l'hôtel de la rue Raynouard. Essarès, qui, depuis longtemps, avait fondé et dirigeait à Salonique la succursale de la Banque Franco-Orientale, ramassait presque toutes les actions de cette banque, achetait pour l'établissement de la maison principale l'immeuble de la rue La Fayette, devenait à Paris l'un des maîtres de la finance, et recevait en Égypte le titre de bey. Telle était l'histoire qu'un jour, dans le beau jardin de Passy, Coralie raconta, et, en ce morne passé qu'ils interrogèrent ensemble, en le confrontant avec celui de Patrice, ni Patrice ni Coralie ne purent découvrir un seul point qui leur fût commun. L'un et l'autre avaient vécu dans des lieux différents. Aucun nom ne les frappait d'un même souvenir. Aucun détail ne pouvait leur faire comprendre pourquoi ils possédaient l'un et l'autre des morceaux de la même boule d'améthyste, pourquoi leurs images réunies se trouvaient enfermées dans le même médaillon, ou collées sur les pages du même album. – À la rigueur, dit Patrice, on peut expliquer que le médaillon recueilli dans la main d'Essarès avait été arraché par lui à cet inconnu qui veillait sur nous et qu'il a assassiné. Mais l'album, cet album qu'il portait dans une poche cousue d'un sous-vêtement ?… Ils se turent. Patrice demanda : – Et Siméon ? – Siméon a toujours habité ici. – Même du temps de votre mère ? – Non, c'est un an ou deux après la mort de ma mère et après mon départ pour Salonique, qu'il a été chargé par Essarès bey de garder cette propriété et de veiller à son entretien. – Il était le secrétaire d'Essarès ? – Je n'ai jamais su son rôle exact. Secrétaire ? Non. Confident ? Non plus. Ils ne conversaient jamais ensemble. Trois ou quatre fois, il est venu nous voir à Salonique. Je me rappelle une de ses visites. J'étais tout enfant, et je l'ai entendu qui parlait à Essarès d'une façon très violente et semblait le menacer. – De quoi ? – Je l'ignore. J'ignore tout de Siméon. Il vivait ici très à part, et presque toujours dans le jardin, fumant sa pipe, rêvassant, soignant les arbres ou les fleurs avec l'aide de deux ou trois jardiniers qu'il faisait venir de temps à autre. – Quelle conduite observait-il à votre égard ? – Là encore, je ne puis rien dire de précis. Nous ne causions jamais, et ses occupations ne le rapprochaient guère de moi. Cependant, j'ai eu quelquefois l'impression que, à travers ses lunettes jaunes, son regard me cherchait avec une certaine insistance, et peut-être même avec intérêt. En outre, dans ces derniers temps, il se plaisait à m'accompagner jusqu'à l'ambulance, et il se montrait alors, soit là-bas, soit en route, plus attentif, plus empressé… à tel point que je me demande, depuis un jour ou deux… Après un instant d'indécision, elle continua : – Oh ! c'est une idée bien vague…, mais, tout de même… Tenez, il y a quelque chose que je n'ai pas pensé à vous dire… Pourquoi suis-je entrée à l'ambulance des Champs-Élysées, à cette ambulance où vous vous trouviez déjà, blessé, malade ? Pourquoi ? Parce que Siméon m'y a conduite. Il savait que je voulais m'engager comme infirmière, et il m'a indiqué cette ambulance… où il ne doutait pas que les circonstances nous mettraient l'un en face de l'autre… « Et puis, réfléchissez… Plus tard la photographie du médaillon, celle qui nous représente ensemble, vous en uniforme, moi en infirmière, n'a pu être prise qu'à l'ambulance… Or, des gens d'ici, de cette maison, Siméon était le seul qui s'y rendît. « Vous rappellerai-je aussi qu'il est venu à Salonique, qu'il m'y a vue enfant, puis jeune fille, et qu'il a pu, là, également, prendre les instantanés de l'album ? De sorte que, si nous admettons qu'il ait eu quelque correspondant qui, de son côté, vous suivit dans la vie, il ne serait pas impossible de croire que l'ami inconnu dont vous avez supposé l'intervention entre nous, qui vous a envoyé la clef du jardin… – Que cet ami fût le vieux Siméon ? interrompit vivement Patrice. L'hypothèse est inadmissible. – Pourquoi ? – Parce que cet ami est mort. Celui qui cherchait, comme vous dites, à intervenir entre nous, celui qui m'a envoyé la clef du jardin, celui qui m'appelait au téléphone pour m'apprendre la vérité, celui-là a été assassiné… Aucun doute à ce propos. J'ai perçu les cris d'un homme qu'on égorgeait… des cris d'agonie… de ceux que l'on pousse quand on expire. – Est-on jamais sûr ?… – Je le suis absolument. Ma certitude n'est atténuée par aucune hésitation. Celui que j'appelle notre ami inconnu est mort avant d'avoir achevé son œuvre, Il est mort assassiné. Or, Siméon est vivant. Et Patrice ajouta : – D'ailleurs celui-là avait une autre voix que Siméon, une voix que je n'avais jamais entendue et que je n'entendrai plus jamais. Coralie n'insista pas, convaincue à son tour. Ils étaient assis sur un des bancs du jardin, profitant d'un beau soleil d'avril. Les bourgeons des marronniers luisaient aux pointes des rameaux. Les lourds parfums des giroflées montaient des plates-bandes, et leurs fleurs jaunes ou mordorées, comme des robes de guêpes ou d'abeilles serrées les unes contre les autres, ondulaient au gré d'une brise légère. Soudain, Patrice frissonna. Coralie avait posé sa main sur la sienne, en un geste d'abandon charmant, et, tout de suite, l'ayant observée, il vit qu'elle était émue jusqu'aux larmes. Qu'y a-t-il donc, maman Coralie ? La tête de la jeune femme s'inclina, et sa joue toucha l'épaule de l'officier. Patrice n'osa pas bouger, pour ne point paraître donner à ce mouvement fraternel une valeur de tendresse qui eût peut-être froissé Coralie. Il répéta : – Qu'y a-t-il ? Qu'avez-vous, mon amie ? – Oh ! murmura-t-elle, c'est si étrange ! Regardez, Patrice, regardez ces fleurs. Ils se trouvaient sur la troisième terrasse et dominaient donc la quatrième terrasse, et cette dernière, la plus basse, au lieu de plates-bandes de giroflées, offrait des parterres où s'entremêlaient toutes les fleurs de printemps, tulipes, mèresde-famille, corbeilles d'argent. Et au milieu, il y avait un grand rond planté de pensées. – Là, là ! dit-elle en désignant ce rond de son bras tendu, là, regardez bien… vous voyez ?… des lettres… En effet, peu à peu, Patrice se rendait compte que les touffes de pensées étaient disposées de manière à inscrire sur le sol quelques lettres qui se détachaient parmi d'autres touffes de fleurs. Cela n'apparaissait pas du premier coup. Il fallait un certain temps pour voir, mais, quand on avait vu, les lettres s'assemblaient d'elles-mêmes et formaient sur une même ligne, trois mots : Patrice et Coralie. – Ah ! dit-il à voix basse, je vous comprends ! … C'était si étrange, en effet, et si émouvant de lire leurs deux noms, qu'une main amie avait pour ainsi dire semés, leurs deux noms réunis en fleurs de pensées ! C'était si étrange et si émouvant de se retrouver toujours ainsi l'un et l'autre, liés par des volontés mystérieuses, liés maintenant par l'effort laborieux des petites fleurs qui surgissent, s'éveillent à la vie, et s'épanouissent dans un ordre déterminé ! Coralie se redressa et dit : – C'est le vieux Siméon qui s'occupe du jardin. – Évidemment, dit-il d'un air un peu ébranlé, cela ne change certes pas mon idée. Notre ami inconnu est mort, mais Siméon a pu le connaître, lui. Siméon était peut-être de connivence avec lui sur certains points, et il doit en savoir long. Ah ! s'il pouvait parler et nous mettre dans la bonne voie. Une heure plus tard, comme le soleil penchait à l'horizon, ils montèrent sur les terrasses. En arrivant à la terrasse du haut, ils avisèrent M. Desmalions qui leur fit signe de venir, et qui leur dit : – Je vous annonce quelque chose d'assez curieux, une trouvaille d'un intérêt spécial pour vous, madame… et pour vous, mon capitaine. Il les mena tout au bout de la terrasse, devant la partie inhabitée qui faisait suite à la bibliothèque. Il y avait là deux agents, une pioche à la main. Au cours des recherches, ils avaient d'abord, comme l'expliqua M. Desmalions, écarté le lierre qui recouvrait le petit mur orné de vases en terre cuite. Or, un détail attira l'attention de M. Desmalions. Le petit mur était revêtu, sur une longueur de quelques mètres, d'une couche de plâtre qui semblait de date plus récente que la pierre ellemême. – Pourquoi ? dit M. Desmalions. N'était-ce pas un indice dont je devais tenir compte ? Je fis démolir cette couche de plâtre et, dessous, j'en ai trouvé une seconde moins épaisse, mêlée aux aspérités de la pierre. Tenez, approchez-vous… ou plutôt non, reculez un peu… on distingue mieux. La couche inférieure, en effet, ne servait qu'à retenir une série de petits cailloux blancs qui faisaient comme une mosaïque encadrée de cailloux noirs, et qui formaient de grandes lettres, largement écrites, lesquelles formaient trois mots. Et ces trois mots c'était encore : Patrice et Coralie. – Qu'est-ce que vous en dites ? interrogea M. Desmalions. Remarquez que l'inscription remonte à plusieurs années… au moins dix ans, étant donné la disposition du lierre qui était accroché là… – Au moins dix ans…, répéta Patrice, lorsqu'il fut seul avec la jeune femme. Dix ans, c'est-à-dire à une époque où vous n'étiez pas mariée, où vous habitiez encore à Salonique, et où personne ne venait en ce jardin… personne, excepté Siméon et ceux qu'il voulait bien y laisser pénétrer. Et Patrice conclut : – Et parmi ceux-là, Coralie, il y avait notre ami inconnu qui est mort. Et Siméon sait la vérité. Ils le virent, en cette fin d'après-midi, le vieux Siméon, comme ils le voyaient depuis le drame, errant dans le jardin ou dans les couloirs de la maison, l'attitude inquiète et désemparée, son cache-nez toujours enroulé autour de la tête, les lunettes serrées aux tempes. Il bégayait des mots incompréhensibles. La nuit, son voisin, un des mutilés, l'entendit plusieurs fois qui chantonnait. À deux reprises, Patrice essaya de le faire parler. Siméon hochait la tête et ne répondait pas, ou bien riait d'un rire d'innocent. Ainsi, le problème se compliquait, et rien ne laissait prévoir qu'il pût être résolu. Qui les avait, depuis leur enfance, promis l'un à l'autre comme des fiancés dont une loi inflexible a disposé d'avance ? Qui avait, à l'automne dernier, alors qu'ils ne se connaissaient pas, préparé la corbeille de pensées ? Et qui avait, dix ans plus tôt, inscrit leurs deux noms en cailloux blancs dans l'épaisseur d'un mur ! Questions troublantes pour deux êtres chez qui l'amour s'était éveillé spontanément, et qui, tout à coup, apercevaient derrière eux un long passé qui leur était commun. Chaque pas qu'ils faisaient ensemble dans le jardin leur semblait un pèlerinage parmi des souvenirs oubliés, et, à chaque détour d'allée, ils s'attendaient à découvrir une nouvelle preuve du lien qui les avait unis à leur insu. Et de fait, en ces quelques jours, deux fois sur le tronc d'un arbre, une fois sur le dossier d'un banc, ils virent leurs initiales entrelacées. Et, deux fois encore, leurs noms apparurent inscrits sur de vieux murs et masqués par une couche de plâtre que voilait un rideau de lierre. Et ces deux fois-là, leurs deux noms étaient accompagnés de deux dates : « Patrice et Coralie, 1904 »… « Patrice et Coralie, 1907 ». – Il y a onze ans, et il y a huit ans, dit l'officier. Toujours nos deux noms… Patrice et Coralie. Leurs mains se serraient. Le grand mystère de leur passé les rapprochait l'un de l'autre, autant que le profond amour qui les emplissait et dont ils s'abstenaient de parler. Malgré eux, cependant, ils recherchaient la solitude, et c'est ainsi qu'un jour, deux semaines après l'assassinat d'Essarès bey, comme ils passaient devant la petite porte de la ruelle, ils se décidèrent à sortir et à descendre jusqu'aux berges de la Seine. On ne les vit point, les abords de cette porte et le chemin qui y conduit étant cachés par de grands buis, et M. Desmalions explorant alors, avec ses hommes, les anciennes serres situées de l'autre côté du jardin, ainsi que la vieille cheminée qui avait servi aux signaux. Mais, dehors, Patrice s'arrêta. Il y avait, presque en face, dans le mur opposé, une porte exactement semblable. Il en fit la réflexion, et Coralie lui dit : – Cela n'a rien d'étonnant. Ce mur limite un jardin qui dépendait autrefois de celui que nous venons de quitter. – Qui est-ce qui l'habite ? – Personne. La petite maison qui le domine et qui précède la mienne, rue Raynouard, est toujours fermée. Patrice murmura : – Même porte… même clef, peut-être ? Il introduisit dans la serrure la clef rouillée qui lui avait été adressée. La serrure fonctionna. – Allons-y, dit-il, la suite des miracles continue. Celui-ci nous sera t-il favorable ? C'était une bande de terrain assez étroite et livrée à tous les caprices de la végétation. Cependant, au milieu de l'herbe exubérante, un sentier de terre battue, où l'on devait passer souvent, partait de la porte et montait en biais vers l'unique terrasse, sur laquelle était bâti un pavillon aux volets clos, délabré, sans étage, surmonté d'un tout petit belvédère en forme de lanterne. Il avait son entrée particulière dans la rue Raynouard, dont une cour et un mur très haut le séparaient. Cette entrée était comme barricadée de planches et de poutres clouées les unes aux autres. Ils contournèrent la maison et furent surpris par le spectacle qui les attendait sur le côté droit. C'était une espèce de cloître de verdure, rectangulaire, soigneusement entretenu, avec des arcades régulières, taillées dans des haies de buis et d'ifs. Un jardin en miniature était dessiné en cet espace où semblaient s'accumuler le silence et la paix. Là aussi il y avait des ravenelles fleuries, et des pensées, et des mères-de-famille. Et quatre sentiers qui venaient des quatre coins du cloître aboutissaient à un rond-point central, où se dressaient les cinq colonnes d'un petit temple ouvert, construit grossièrement avec des cailloux et des moellons en équilibre. Sous le dôme de ce petit temple, une pierre tombale. Devant cette pierre tombale, un vieux prie-Dieu en bois, aux barreaux duquel étaient suspendus, à gauche, un christ d'ivoire, à droite, un chapelet composé de grains en améthyste et en filigrane d'or. – Coralie, Coralie, murmura Patrice, la voix tremblante d'émotion… qui donc est enterré là ? Ils s'approchèrent. Des couronnes de perles étaient alignées sur la pierre tombale. Ils en comptèrent dix-neuf qui portaient les dix-neuf millésimes des dix-neuf dernières années. Les ayant écartées, ils lurent cette inscription en lettres d'or usées et salies par la pluie : Ici reposent PATRICE ET CORALIE tous deux assassinés le 14 avril 1895. Ils seront vengés. Chapitre 10 La cordelette rouge Coralie avait senti ses jambes fléchir sous elle et elle s'était jetée sur le prie-Dieu, où, ardemment, éperdument, elle priait. En faveur de qui ? Pour le repos de quelles âmes inconnues ? Elle ne savait pas. Mais tout son être était embrasé de fièvre et d'exaltation et les mots seuls de la prière pouvaient l'apaiser. Patrice lui dit à l'oreille : – Comment s'appelait votre mère, Coralie ? – Louise, répondit-elle. – Et mon père s'appelait Armand. Il ne s'agit donc ni d'elle ni de lui, et pourtant… Patrice aussi montrait une agitation extrême. S'étant baissé, il examina les dix-neuf couronnes, puis de nouveau la pierre tombale, et il reprit : – Pourtant, Coralie, la coïncidence est vraiment trop anormale. Mon père est mort en cette année 1895. – Ma mère est morte également en cette même année, ditelle, sans qu'il me soit possible de préciser la date. – Nous le saurons, Coralie, affirma-t-il. Tout cela peut se vérifier. Mais, dès maintenant, voici une vérité qui apparaît. Celui qui entrelaçait les noms de Patrice et de Coralie ne pensait pas seulement à nous, et ne regardait pas seulement l'avenir. Peut-être plus encore songeait-il au passé, à cette Coralie et à ce Patrice dont il savait la mort violente, et qu'il avait pris l'engagement de venger. Venez, Coralie, et que l'on ne puisse pas soupçonner que nous sommes venus jusqu'ici. Ils redescendirent le sentier et franchirent les deux portes de la ruelle. Personne ne les vit rentrer. Patrice conduisit aussitôt Coralie chez elle, recommanda à Ya-Bon et à ses camarades de redoubler de surveillance, et sortit. Il ne revint que le soir pour repartir dès le matin, et ce n'est que le jour suivant, vers trois heures, qu'il demandait à Coralie de le recevoir. Tout de suite, elle lui dit : – Vous savez ? … – Je sais beaucoup de choses, Coralie, qui ne dissipent pas les ténèbres du présent – je serais presque tenté de dire : au contraire –, mais qui jettent des lueurs très vives sur le passé. – Et qui expliquent ce que nous avons vu avant-hier ? demanda-t-elle anxieusement. – Écoutez-moi, Coralie. Il s'assit en face d'elle et prononça : – Je ne vous raconterai pas toutes les démarches que j'ai faites. Je vous résumerai simplement le résultat de celles qui ont abouti. Avant tout, j'ai couru jusqu'à la mairie de Passy, puis à la légation de Serbie. – Alors, dit-elle, vous persistez à supposer qu'il s'agissait de ma mère ? – Oui, j'ai pris copie de son acte de décès, Coralie. Votre mère est morte le 14 avril 1895. – Oh ! fit-elle, c'est la date inscrite sur la tombe. – La même date. Mais ce nom de Coralie ?… Ma mère s'appelait Louise. – Votre Odolavitch. mère s'appelait Louise-Coralie, comtesse Elle répéta entre ses dents : – Oh ! ma mère… ma mère chérie… c'est donc elle qui a été assassinée… c'est donc pour elle que j'ai prié, là-bas. – C'est pour elle, Coralie, et pour mon père. Mon père s'appelait Armand-Patrice Belval. J'ai trouvé son nom exact à la mairie de la rue Drouot. Il est mort le 14 avril 1895. Patrice avait eu raison de dire que des lueurs singulières illuminaient maintenant le passé. Il était établi, de la façon la plus formelle, que l'inscription de la tombe concernait son père à lui et sa mère à elle, tous deux assassinés le même jour. Par qui ? Pour quels motifs ? À la suite de quels drames ? C'est ce que la jeune femme demanda à Patrice. – Je ne puis encore répondre à vos questions, dit-il. Mais il y en a une autre que je me suis posée, plus facile à résoudre celle-là, et qui nous apporte également une certitude sur un point essentiel. À qui appartient le pavillon ? Extérieurement, sur la rue Raynouard, aucune indication. Vous avez pu voir le mur de la cour et la porte de cette cour : rien de particulier. Mais le numéro de la propriété me suffisait. J'ai été chez le percepteur du quartier et j'ai appris que les impositions étaient payées par un notaire habitant l'avenue de l'Opéra. J'ai fait visite à ce notaire et j'ai appris ceci… Il s'arrêta un moment et déclara : – Le pavillon a été acheté, il y a vingt et un ans, par mon père. Deux années plus tard, mon père mourait, et ce pavillon, qui faisait donc partie de son héritage, fut mis en vente par le prédécesseur du notaire actuel et acheté par un sieur Siméon Diodokis, sujet grec. – C'est lui ! s'écria Coralie, Diodokis est le nom de Siméon. – Or, continua Patrice, Siméon Diodokis était l'ami de mon père, puisque mon père, sur le testament que l'on trouva, l'avait désigné comme légataire universel, et puisque ce fut Siméon Diodokis qui, par l'entremise du notaire précédent et d'un solicitor de Londres, réglait mes frais de pension et me fit remettre, à ma majorité, la somme de deux cent mille francs, solde de l'héritage paternel. Ils gardèrent un long silence. Bien des choses leur apparaissaient, mais indistinctes encore, estompées, comme ces spectacles que l'on aperçoit dans la brume du soir. Et une de ces choses dominait toutes les autres. Patrice murmura : – Votre mère et mon père se sont aimés, Coralie. Cette idée les unissait davantage et les troublait profondément. Leur amour se doublait d'un autre amour, comme le leur meurtri par les épreuves, plus tragique encore, et qui avait fini dans le sang et dans la mort. – Votre mère et mon père se sont aimés, reprit-il. Sans doute furent-ils de ces amants un peu exaltés dont l'amour a des puérilités charmantes, car ils voulurent s'appeler entre eux d'une façon dont personne ne les avait appelés, et ils choisirent leurs seconds prénoms, qui étaient le vôtre et le mien également. Un jour votre mère laissa tomber son chapelet en grains d'améthyste. Le plus gros se cassa en deux morceaux. Mon père fit monter l'un de ces morceaux en breloque qu'il suspendit à la chaîne de sa montre. Votre mère et mon père étaient tous deux veufs. Vous aviez deux ans et moi huit ans. Pour se consacrer entièrement à celle qu'il aimait, mon père m'envoya eu Angleterre, et il acheta le pavillon où votre mère, qui habitait l'hôtel voisin, allait le rejoindre en traversant la ruelle et en usant de cette même clef. C'est dans ce pavillon ou dans le jardin qui l'entoure qu'ils furent sans doute assassinés. Nous le saurons d'ailleurs, car il doit rester des preuves visibles de cet assassinat, des preuves que Siméon Diodokis a trouvées, puisqu'il n'a pas craint de l'affirmer par l'inscription de la pierre tombale. – Et qui fut l'assassin ? murmura la jeune femme. – Comme moi, Coralie, vous le soupçonnez. Le nom abhorré se présente à votre esprit, bien qu'aucun indice ne nous permette la certitude. – Essarès ! dit Coralie en un cri d'angoisse. – Très probablement. Elle se cacha la tête entre les mains. – Non, non… cela ne se peut pas… il ne se peut pas que j'aie été la femme de celui qui a tué ma mère. – Vous avez porté son nom, mais vous n'avez jamais été sa femme. Vous le lui avez dit la veille même de sa mort, en ma présence. N'affirmons rien au-delà de ce que nous pouvons affirmer, mais tout de même rappelons-nous qu'il fut votre mauvais génie, et rappelons-nous aussi que Siméon, l'ami et le légataire universel de mon père, l'homme qui acheta le pavillon des deux amants, l'homme qui jura sur la tombe de les venger, rappelons-nous que Siméon, quelques mois après la mort de votre mère, se faisait engager par Essarès comme gardien de sa propriété, devenait son secrétaire et, peu à peu, entrait dans sa vie. Pourquoi ? sinon pour mettre à exécution des projets de vengeance ? – Il n'y a pas eu vengeance. – Qu'en savons-nous ? Savons-nous comment est mort Essarès bey ? Certes, ce n'est pas Siméon qui l'a tué, puisque Siméon se trouvait à l'ambulance. Mais peut-être l'a-t-il fait tuer ? Et puis, la vengeance a mille façons de se traduire. Enfin, Siméon obéissait sans doute à des ordres de mon père. Sans doute voulait-il d'abord atteindre un but que mon père et que votre mère s'étaient proposé : l'union de nos destinées, Coralie. Et ce but a dominé sa vie. C'est lui, évidemment, qui plaça parmi mes petits bibelots d'enfant cette moitié d'améthyste dont l'autre moitié formait un grain de votre chapelet. C'est lui qui collectionna nos photographies. C'est lui, enfin, notre ami inconnu, qui m'envoya la clef, accompagnée d'une lettre… que je n'ai pas reçue, hélas ! – Alors, Patrice, vous ne pensez plus qu'il est mort, cet ami inconnu, et que vous avez entendu ses cris d'agonie ? – Je ne sais pas. Siméon a-t-il agi seul ? Avait-il un confident, un assistant dans l'œuvre qu'il a entreprise ? Et est-ce celui-là qui est tombé à sept heures dix-neuf ? Je ne sais pas. Tout ce qui s'est passé en cette matinée sinistre reste dans une ombre que rien n'atténue. La seule conviction que nous puissions avoir, c'est que, depuis vingt ans, Siméon Diodokis a poursuivi, en notre faveur et contre l'assassin de nos parents, une tâche obscure et patiente, et que Siméon Diodokis est vivant. Et Patrice ajouta : – Vivant, mais fou ! De sorte que nous ne pouvons ni le remercier, ni l'interroger sur la sombre histoire qu'il connaît ou sur les périls qui vous menacent. Et pourtant, pourtant, lui seul… Une fois de plus, Patrice voulut tenter l'épreuve, bien qu'assuré d'un échec nouveau. Siméon occupait, dans l'aile naguère réservée au logement des domestiques, une chambre où il était le voisin de deux mutilés. Patrice y alla. Siméon s'y trouvait. À moitié endormi dans un fauteuil, tourné vers le jardin, il tenait à sa bouche une pipe éteinte. La chambre était petite, à peine meublée, mais propre et claire. Toute la vie secrète de ce vieillard s'y était écoulée. À diverses reprises, en son absence, M. Desmalions l'avait visitée. Patrice également, chacun à son point de vue. L'unique découverte qui valût d'être notée consistait en un dessin sommaire, fait au crayon, derrière une commode : trois lignes qui se croisaient, formant un vaste triangle régulier. Au milieu de cette figure géométrique, un barbouillage effectué grossièrement, avec de l'or adhésif. Le triangle d'or ! Sauf cela, qui n'avançait en rien les recherches de M. Desmalions, aucun indice. Patrice marcha directement sur le vieux et lui frappa sur l'épaule. – Siméon, dit-il. L'autre leva sur lui ses lunettes jaunes, et Patrice eut une envie soudaine de lui arracher cet obstacle de verre qui cachait les yeux du bonhomme et empêchait de pénétrer au fond de son âme et de ses souvenirs lointains. Siméon se mit à rire stupidement. « Ah ! songea Patrice, c'est là mon ami et l'ami de mon père. Il a aimé mon père, il a respecté ses volontés, il a été fidèle à sa mémoire, il lui a consacré une tombe sur laquelle il priait, il a juré de le venger. Et sa raison n'est plus. » Patrice sentit l'inutilité de toute parole. Mais si le son de la voix n'éveillait aucun écho dans le cerveau égaré, peut-être les yeux gardaient-ils quelque mémoire. Il écrivit sur une feuille blanche les mots que Siméon avait dû contempler tant de fois : Patrice et Coralie. – 14 avril 1895. Le vieux regarda, hocha la tête, et recommença son petit ricanement douloureux et stupide. L'officier continua : Armand Belval. Toujours, chez le vieux, même torpeur. Patrice tenta l'épreuve encore. Il traça les noms d'Essarès et du colonel Fakhi, dessina un triangle. Le vieux ne comprenait pas et ricanait. Mais, soudain, son rire eut quelque chose de moins enfantin. Patrice avait écrit le nom du complice Bournef, et l'on aurait dit que, cette fois, un souvenir agitait le vieux secrétaire. Il essaya de se lever, retomba sur son fauteuil, puis se dressa de nouveau et saisit son chapeau qui était accroché au mur. Il quitta sa chambre et, suivi de Patrice, il sortit de la maison, et tourna sur la gauche du côté d'Auteuil. Il avait l'air d'avancer comme ces gens endormis que la suggestion contraint à marcher sans savoir où ils vont. Il prit par la rue de Boulainvilliers, traversa la Seine, et s'engagea dans le quartier de Grenelle d'un pas qui n'hésitait jamais. Puis sur un boulevard il s'arrêta, et, de son bras tendu, fit signe à Patrice de s'arrêter également. Un kiosque les dissimulait. Il passa la tête. Patrice l'imita. En face, à l'angle de ce boulevard et d'un autre boulevard, il y avait un café, avec une terrasse que limitaient des caisses de fusains. Derrière ces fusains, quatre consommateurs étaient assis. Trois tournaient le dos. Patrice vit le seul qui fût de face et reconnut Bournef. À ce moment, le vieux Siméon s'éloignait déjà, comme un homme qui a terminé son rôle et qui laisse à d'autres le soin d'en finir. Patrice chercha des yeux, aperçut un bureau de poste et y entra vivement. Il savait que M. Desmalions se trouvait rue Raynouard. Par téléphone, il lui annonça la présence de Bournef. M. Desmalions répondit qu'il arrivait aussitôt. Depuis l'assassinat d'Essarès bey, l'enquête de M. Desmalions n'avait pas avancé en ce qui concernait les quatre complices du colonel Fakhi. On découvrit bien la retraite du sieur Grégoire, et les chambres aux placards, mais tout cela était vide. Les complices avaient disparu. « Le vieux Siméon, se dit Patrice, était au courant de leurs habitudes. Il devait savoir que, tel jour de la semaine, à telle heure, ils se réunissaient dans ce café, et il s'est souvenu, tout à coup, à l'évocation du nom de Bournef. » Quelques minutes plus tard, M. Desmalions descendait d'automobile avec ses agents. L'affaire ne traîna pas. La terrasse fut cernée. Les complices n'opposèrent pas de résistance. M. Desmalions en expédia trois, sous bonne garde, au Dépôt et poussa Bournef dans une salle particulière. – Venez, dit-il à Patrice. Nous allons l'interroger. Patrice objecta : – Mme Essarès est seule là-bas… – Seule, non. Il y a tous vos hommes. – Oui, mais j'aime mieux y être. C'est la première fois que je la quitte, et toutes les craintes sont permises. – Il s'agit de quelques minutes, insista M. Desmalions. Il faut toujours profiter du désarroi que cause l'arrestation. Patrice le suivit, mais ils purent se rendre compte que Bournef n'était pas de ces hommes qui se déconcertent aisément. Aux menaces, il répliqua en haussant les épaules. – Inutile, monsieur, de me faire peur. Je ne risque rien. Fusillé ? Des blagues ! En France on ne fusille pas pour un oui ou pour un non, et nous sommes tous quatre sujets d'un pays neutre. Un procès ? Une condamnation ? La prison ? Jamais de la vie. Vous comprenez bien que, si vous avez étouffé l'affaire jusqu'ici, et si vous avez escamoté le meurtre de Mustapha, celui de Fakhi et celui d'Essarès, ce n'est pas pour ressusciter cette même affaire, sans raison valable. Non, monsieur, je suis tranquille. Le camp de concentration, voilà tout ce qui m'attend. – Alors, dit M. Desmalions, vous refusez de répondre ? – Fichtre non ! Le camp de concentration, soit. Mais il y a vingt degrés de régimes, dans ces camps, et je tiens à mériter vos faveurs, et par là à gagner confortablement la fin de la guerre. Mais d'abord que savez-vous ? – À peu près tout. – Tant pis, ma valeur diminue. Vous connaissez la dernière nuit d'Essarès ? – Oui, et le marché des quatre millions. Que sont-ils devenus ? Bournef eut un geste de rage. – Repris ! Volés ! C'était un piège ! – Qui les a repris ? – Un nommé Grégoire. – Qui était-ce ? – Son âme damnée, nous l'avons su depuis. Nous avons découvert que ce Grégoire n'était autre qu'un individu qui lui servait de chauffeur à l'occasion. – Qui lui servait, par conséquent, à transporter les sacs d'or de sa banque à son hôtel ? – Oui, et nous croyons même savoir… tenez, autant dire que c'est une certitude. Eh bien … Grégoire, c'est une femme. – Une femme ! – Parfaitement. Sa maîtresse. Nous en avons plusieurs preuves. Mais une femme solide, d'aplomb, forte comme un homme, et qui ne recule devant rien. – Vous connaissez son adresse ? – Non. – Et l'or, vous n'avez aucun indice, aucun soupçon ? – Non. L'or est dans le jardin ou dans l'hôtel de la rue Raynouard. Durant toute une semaine, nous l'avons vu rentrer, cet or. Depuis, il n'en est pas sorti. Nous faisions le guet, chaque nuit. Les sacs y sont, je l'affirme. – Aucun indice non plus relativement au meurtrier d'Essarès ? – Aucun. – Est-ce bien sûr ? – Pourquoi mentirais-je ? – Et si c'était vous ?… ou l'un de vos amis ? – Nous avons bien pensé qu'on le supposerait. Par hasard, et c'est heureux, nous avons un alibi. – Facile à prouver ? – Irréfutable. – Nous examinerons cela. Donc pas d'autre révélation ? – Non. Mais une idée… ou plutôt une question à laquelle vous répondrez à votre guise. Qui nous a trahis ? Votre réponse peut m'éclairer, car une seule personne connaissait nos rendezvous de chaque semaine, ici, de quatre à cinq heures… une seule personne, Essarès bey… et lui-même il y venait souvent pour conférer avec nous, Essarès est mort. Qui donc nous a dénoncés ? – Le vieux Siméon. – Comment ! Siméon ! Siméon Diodokis ! – Siméon Diodokis, le secrétaire d'Essarès bey. – Lui ! Ah ! le gredin, il me le paiera… Mais non, c'est impossible ! – Pourquoi dites-vous que c'est impossible ? – Pourquoi ? Mais parce que… Il réfléchit assez longtemps, sans doute pour être bien sûr qu'il n'y avait pas d'inconvénient à parler. Puis il acheva sa phrase : – Parce que le vieux Siméon était d'accord avec nous. – Qu'est-ce que vous dites ? s'écria Patrice fort surpris à son tour. – Je dis et j'affirme que Siméon Diodokis était d'accord avec nous. C'était notre homme. C'est lui qui nous tenait au courant des manœuvres équivoques d'Essarès bey. C'est lui qui, par un coup de téléphone, donné à neuf heures du soir, nous a prévenus qu'Essarès avait allumé le fourneau des anciennes serres et que le signal des étincelles allait fonctionner. C'est lui qui nous a ouvert la porte en affectant, bien entendu, la résistance et tout en se laissant attacher dans la loge du concierge. C'est lui, enfin, qui avait congédié et payé les domestiques. – Mais le colonel Fakhi ne s'est pas adressé à lui comme à un complice… – Comédie pour donner le change à Essarès. Comédie d'un bout à l'autre ! – Soit. Mais pourquoi Siméon trahissait-il Essarès ? Pour de l'argent ? – Non, par haine. Il avait contre Essarès bey une haine qui nous a souvent donné le frisson. – Le motif ? – Je ne sais pas. Siméon est un silencieux, mais cela remontait très haut. – Connaissait-il M. Desmalions. la cachette de l'or ? demanda – Non. Et ce n'est pas faute d'avoir cherché ! Il n'a jamais su comment les sacs sortaient de la cave, laquelle n'était qu'une cachette provisoire. – Pourtant, ils sortaient de la propriété. En ce cas, qui nous dit qu'il n'en fut pas de même cette fois ? – Cette fois-là nous faisions le guet dehors, de tous les côtés, ce que Siméon ne pouvait faire à lui tout seul. Patrice reprit à son tour : – Vous n'en savez pas davantage sur lui ? – Ma foi non. Ah ! cependant, il est arrivé ceci d'assez curieux. L'après-midi qui précéda le fameux soir, je reçus une lettre dans laquelle Siméon me donnait certains renseignements. Dans la même enveloppe il y avait une autre lettre, mise là, évidemment, par une erreur incroyable, car elle semblait fort importante. – Et que disait-elle ? fit Patrice anxieusement. – Il y était question d'une clef. – Ne pouvez-vous préciser ? – Voici la lettre. Je l'avais conservée pour la lui rendre et le mettre en garde. Tenez, c'est bien son écriture… Patrice saisit la feuille de papier, et tout de suite il vit son nom. La lettre lui était adressée, comme il l'avait pressenti. C'était celle qu'il n'avait point reçue. « Patrice, « Tu recevras ce soir une clef. Cette clef ouvre, au milieu d'une ruelle qui descend vers la Seine, deux portes, l'une à droite, celle du jardin de la femme que tu aimes ; l'autre, à gauche, celle d'un jardin où je te donne rendez-vous le 14 avril, à 9 heures du matin. Celle que tu aimes sera là également. Vous saurez qui je suis et le but que je veux atteindre. Vous apprendrez tous deux sur le passé des choses qui vous rapprocheront plus encore l'un de l'autre. « D'ici le 14 avril, la lutte qui commence ce soir sera terrible. Si je succombe, il est certain que celle que tu aimes va courir les plus grands dangers. Veille sur elle, Patrice, et que ta protection ne la quitte pas un instant. Mais je ne succomberai pas, et vous aurez le bonheur que je prépare pour vous depuis si longtemps. « Toute mon affection. » – Ce n'est pas signé, reprit Bournef, mais, je le répète, l'écriture est de Siméon. Quant à la dame, il s'agit évidemment de Mme Essarès. – Mais quel danger court-elle ? s'écria Patrice avec inquiétude. Essarès est mort. Donc, rien à craindre. – Est-ce qu'on sait ? C'était un rude homme. – À qui aurait-il donné mission de le venger ? Qui poursuivrait son œuvre ? – Je l'ignore, mais il faut se méfier. Patrice n'écoutait plus. Il tendit vivement la lettre à M. Desmalions, et, sans vouloir rien entendre, s'échappa. – Rue Raynouard, et rondement, dit-il au chauffeur, quand il eut sauté dans une auto. Il avait hâte d'arriver. Les dangers dont parlait le vieux Siméon lui semblaient soudain suspendus sur la tête de Coralie. Déjà l'ennemi, profitant de son absence, attaquait sa bienaimée. « Et qui pourrait la défendre si je succombe ? » avait dit Siméon. Or, cette hypothèse s'était réalisée en partie, puisqu'il avait perdu la raison. – Voyons, quoi, murmurait Patrice, c'est idiot… Je me forge des idées… Il n'y a aucun motif… Mais son tourment croissait à chaque minute. Il se disait que le vieux Siméon l'avait prévenu à dessein que la clef devait ouvrir la porte du jardin de Coralie, afin que lui, Patrice, pût exercer une surveillance efficace en pénétrant, en cas de besoin, jusqu'auprès de la jeune femme. Il le vit de loin, Siméon. La nuit était venue, le bonhomme rentrait dans l'hôtel. Patrice le dépassa devant la loge du concierge et l'entendit qui fredonnait. Patrice demanda au soldat de faction : – Rien de nouveau ? – Rien, mon capitaine. – Maman Coralie ? Elle a fait un tour dans le jardin. Elle est remontée il y a une demi-heure. – Ya-Bon ? – Ya-Bon suivait maman Coralie. Il doit être à sa porte. Patrice grimpa l'escalier, plus calme. Mais, quand il parvint au premier étage, il fut très étonné de voir que l'électricité n'était pas allumée. Il fit jouer l'interrupteur. Alors, il aperçut, au bout du couloir, Ya-Bon à genoux devant la chambre de maman Coralie, la tête appuyée contre le mur. La chambre était ouverte. – Qu'est-ce que tu fais là ? cria-t-il en accourant. Ya-Bon ne répondit pas. Patrice constata qu'il y avait du sang sur l'épaule de son dolman. À cet instant, le Sénégalais s'affaissa. – Tonnerre ! Il est blessé ! … Mort peut-être ! Il sauta par-dessus le corps, et se précipita dans la chambre dont il alluma aussitôt l'électricité. Coralie était étendue sur un canapé. L'affreuse petite cordelette de soie rouge entourait son cou. Et cependant Patrice n'avait pas en lui cette étreinte horrible du désespoir que l'on éprouve devant des malheurs irréparables. Il lui semblait que la figure de Coralie n'avait pas la pâleur de la mort. Et, de fait, la jeune femme respirait. « Elle n'est pas morte… Elle n'est pas morte, se dit Patrice. Elle ne mourra pas, j'en suis sûr… et Ya-Bon non plus… Le coup est manqué. » Il desserra la cordelette. Au bout de quelques secondes, la jeune femme respirait largement et reprenait connaissance. Elle lui sourit. Mais aussitôt, se souvenant, elle le saisit de ses deux bras, si faibles encore, et lui dit, d'une voix tremblante : – Oh ! Patrice, j'ai peur… j'ai peur pour vous… – Peur de quoi, Coralie ? Quel est le misérable ?… – Je ne l'ai pas vu… Il avait éteint… et il m'a prise à la gorge tout de suite, et il m'a dit à voix basse : « Toi d'abord… cette nuit ce sera le tour de ton amant… » Oh ! Patrice, j'ai peur pour vous… J'ai peur pour toi, Patrice… Chapitre 11 Vers le gouffre La décision de Patrice fut immédiate. Il transporta la jeune femme sur son lit et la pria de ne pas bouger et de ne pas appeler. Puis il s'assura que Ya-Bon n'était pas blessé grièvement. Enfin, il sonna violemment, faisant vibrer tous les timbres qui communiquaient avec les postes placés par lui en divers endroits de la maison. Les hommes arrivèrent en hâte. Il leur dit : – Vous n'êtes que des brutes. Quelqu'un a pénétré ici. Maman Coralie et Ya-Bon ont failli être tués… Et, comme ils s'exclamaient : – Silence ! commanda-t-il. Vous méritez des coups de bâton. Je vous pardonne à une condition, c'est que, durant toute cette soirée et toute cette nuit, vous parliez de maman Coralie comme si elle était morte. L'un d'eux protesta : – Mais à qui parler, mon capitaine ? Il n'y a personne ici. – Il y a quelqu'un, bougre d'idiot, puisque maman Coralie et Ya-Bon ont été attaqués. À moins que ce ne soit par vous… Non ? Alors… Et puis, trêve de bêtises ! Il ne s'agit pas de parler à d'autres personnes, mais de parler entre vous… et même d'y penser dans le secret de votre conscience. On vous écoute, on vous épie, on entend ce que vous dites et l'on devine ce que vous ne dites pas. Donc, jusqu'à demain, maman Coralie ne sortira pas de sa chambre. On veillera sur elle à tour de rôle. Les autres se coucheront, sitôt après le dîner. Pas d'allées et venues dans la maison. Le silence. – Et le vieux Siméon, mon capitaine ? – Qu'on l'enferme dans sa chambre. Comme fou, il est dangereux. On a pu profiter de sa démence, se faire ouvrir par lui. Qu'on l'enferme ! Le plan de Patrice était simple. Comme l'ennemi, croyant Coralie sur le point de mourir, avait dévoilé à la jeune femme son but, qui était de le tuer, lui aussi, Patrice, il fallait que l'ennemi se crût libre d'agir, sans que personne soupçonnât ses projets et fût en garde contre lui. L'ennemi viendrait. Il engagerait la lutte et serait pris au piège. En attendant cette lutte, qu'il appelait de tous ses vœux, Patrice fit soigner Ya-Bon, dont la blessure en effet n'avait aucun caractère de gravité, et il l'interrogea, ainsi que maman Coralie. Leurs réponses furent identiques. La jeune femme raconta que, étendue, un peu lasse, elle lisait, et que Ya-Bon demeurait dans le couloir devant la porte ouverte, accroupi à la mode arabe. Ni l'un ni l'autre ils n'entendirent rien de suspect. Et soudain, Ya-Bon vit une ombre s'interposer entre lui et la lumière du couloir. Cette lumière, qui provenait d'une ampoule électrique, fut éteinte pour ainsi dire en même temps que l'ampoule qui éclairait la chambre. Ya-Bon, à moitié dressé déjà, reçut un coup violent à la nuque et perdit connaissance. Coralie essaya de s'enfuir par la porte de son boudoir, ne put l'ouvrir, se mit à crier, et aussitôt fut saisie et renversée. Tout cela en l'espace de quelques secondes. La seule indication que Patrice put obtenir, c'est que l'homme venait non de l'escalier, mais du côté de l'aile que l'on nommait l'aile des domestiques. Cette aile était desservie par un escalier plus petit et communiquait par la cuisine avec un office où se trouvait la porte de service sur la rue Raynouard. Cette porte, Patrice la trouva fermée à clef. Mais quelqu'un pouvait avoir cette clef. Le soir, Patrice passa un moment au chevet de Coralie, puis, à neuf heures, se retira dans sa chambre, laquelle était située un peu plus loin, et sur le même côté. C'était auparavant une pièce qu'Essarès bey se réservait comme fumoir. Comme il n'attendait pas l'attaque, dont il espérait de si bons résultats, avant le milieu de la nuit, Patrice s'assit devant un bureau-cylindre placé contre le mur, et en sortit le registre sur lequel il avait commencé le journal détaillé des événements. Durant trente à quarante minutes, il écrivit, et il était près de fermer ce registre lorsqu'il crut entendre comme un frôlement confus, qu'il n'eût certes pas perçu si ses nerfs n'avaient été tendus au plus haut point. Cela venait de la fenêtre, du dehors. Et il se rappela le jour où l'on avait déjà tiré sur Coralie et sur lui. Cependant la fenêtre n'était pas entrouverte ni même entrebâillée. Il continua donc d'écrire sans tourner la tête et sans que rien pût laisser croire que son attention eût été mise en éveil, et il inscrivait, pour ainsi dire à son insu, les phrases mêmes de son anxiété. « Il est là, il me regarde. Que va-t-il faire ? Je ne pense pas qu'il brise une vitre et qu'il m'envoie une balle. Le procédé est incertain et ne lui a pas réussi. Non, son plan doit être établi de façon différente et plus intelligente. Je suppose plutôt qu'il guette le moment où je me coucherai, qu'il épiera mon sommeil, et que seulement alors il entrera, par quelque moyen que j'ignore. « D'ici là, j'éprouve une véritable volupté à me sentir sous ses yeux. Il me hait, et nos deux haines vont à l'encontre l'une de l'autre, comme deux épées qui se cherchent et qui battent le fer. Il me regarde, comme une bête fauve, tapie dans l'ombre, regarde sa proie et choisit la place où ses crocs mordront. Mais moi, je sais que c'est lui qui est la proie, vouée d'avance à la défaite et à l'écrasement. Il prépare son couteau ou sa cordelette rouge. Et ce sont mes deux mains qui termineront la bataille. Elles sont fortes, vigoureuses déjà. Elles seront implacables… » Patrice rabattit le cylindre. Puis il alluma une cigarette, qu'il fuma tranquillement, comme chaque soir. Puis il ôta ses habits, les plia avec soin sur le dossier d'une chaise, remonta sa montre, se coucha, éteignit l'électricité. « Enfin, se disait-il, je vais savoir. Je vais savoir qui est cet homme. Un ami d'Essarès ? Le continuateur de son œuvre ? Mais pourquoi cette haine contre Coralie ? Il l'aime donc, puisqu'il cherche à m'atteindre, moi aussi ? Je vais savoir… je vais savoir… » Une heure s'écoula pourtant, puis une autre heure, et rien ne se produisit du côté de la fenêtre. Un seul craquement, qui eut lieu du côté du bureau. Mais c'était sans doute un de ces craquements de meuble que l'on entend la nuit dans le silence. Patrice commença à perdre le bel espoir qui l'avait soutenu. Au fond, il se rendait compte que toute sa comédie relativement à la mort supposée de maman Coralie était de valeur médiocre, et qu'un homme de la taille de son ennemi avait bien pu ne pas s'y laisser prendre. Assez déconcerté, il était sur le point de s'endormir, lorsque le même craquement eut lieu au même endroit. Le besoin d'agir le fit sauter du lit. Il alluma. Tout semblait dans le même ordre. Nulle trace d'une présence étrangère. « Allons, se dit Patrice, décidément je ne suis pas de force. L'ennemi aura deviné mes desseins et flairé le piège qui lui était tendu. Dormons, il n'y aura rien cette nuit. » Il n'y eut, en effet, aucune alerte. Le lendemain, en examinant sa fenêtre, il remarquait que tout le long de la façade du jardin une corniche de pierre courait au-dessus du rez-de-chaussée, assez large pour qu'un homme pût y marcher en se retenant aux balcons et aux gouttières. Il visita toutes les pièces auxquelles cette corniche donnait accès. L'une d'elles était la chambre du vieux Siméon. – Il n'a pas bougé de là ? demanda-t-il aux deux soldats chargés de la surveillance. – C'est à croire, mon capitaine. En tout cas, nous ne lui avons pas ouvert la porte. Patrice entra, et, sans s'occuper du bonhomme, lequel fumait toujours sa pipe éteinte, il fouilla la chambre, avec cette arrière-pensée qu'elle pouvait servir de refuge à l'ennemi. Il n'y trouva personne. Mais il découvrit dans un placard plusieurs objets qu'il n'y avait point vus dans les perquisitions effectuées en compagnie de M. Desmalions : une échelle de corde, un rouleau de tuyaux en plomb qui semblaient être des tuyaux de gaz, et une petite lampe à souder. « Tout cela est bougrement louche, pensa-t-il. Comment ces objets sont-ils entrés ici ? Est-ce Siméon qui les a rassemblés sans but précis, machinalement ? Ou bien dois-je supposer que Siméon n'est que l'instrument de l'ennemi ? Avant de perdre la raison, il le connaissait, cet ennemi, et aujourd'hui il subit son influence. » Siméon, assis devant la fenêtre, lui tournait alors le dos. Patrice s'approcha de lui et tressaillit. Le bonhomme tenait entre ses mains une couronne mortuaire en perles noires et blanches. Elle portait comme date : 14 avril 1915. C'était la vingtième, celle que Siméon devait mettre sur la tombe de ses amis morts. – Il la mettra, dit Patrice à haute voix. Son instinct d'ami et de vengeur, qui l'a conduit toute sa vie, persiste à travers la démence. Il la mettra. N'est-ce pas, Siméon, que vous irez la porter demain ? Car c'est demain, le 14 avril, l'anniversaire sacré… Il se pencha vers l'être incompréhensible en qui venaient se rencontrer, comme des chemins qui aboutissent à un carrefour, toutes les intrigues bonnes ou mauvaises, favorables ou perfides, dont se composait l'inextricable drame. Siméon crut qu'on voulait lui prendre sa couronne, et la serra fortement contre lui, d'un geste farouche. – N'aie pas peur, dit Patrice, je te la laisse. À demain, Siméon, à demain. Coralie et moi, nous serons exacts au rendez- vous que tu nous as donné. Et demain peut-être le souvenir de l'horrible passé délivrera ton cerveau. La journée parut longue à Patrice. Il avait tellement hâte d'arriver à quelque chose qui fût comme une lueur dans les ténèbres ! Et cette lueur n'allait-elle pas justement jaillir des circonstances que ferait naître ce vingtième anniversaire du 14 avril ? Vers la fin de l'après-midi, M. Desmalions passa rue Raynouard et dit à Patrice : – Tenez, voici ce que j'ai reçu, c'est assez curieux… une lettre anonyme à écriture déguisée… Écoutez cela : « Monsieur, vous êtes prévenu que l'or va s'en aller. Faites attention. Demain soir les dix-huit cents sacs auront pris le chemin de l'étranger. Un ami de la France. » – Et c'est demain le 14 avril, dit Patrice, qui fit aussitôt le rapprochement. – Oui. Pourquoi cette remarque ? – Oh ! rien… une idée… Il fut près de raconter à M. Desmalions tous les faits qui se rapportaient à cette date du 14 avril, et tous ceux qui concernaient l'étrange personnalité du vieux Siméon. S'il ne parla pas, ce fut pour des raisons obscures, peut-être parce qu'il voulait mener seul et jusqu'au bout cette partie de l'affaire, peut-être aussi par une sorte de pudeur qui l'empêchait d'initier M. Desmalions à tous les secrets du passé. Il garda donc le silence à ce propos et dit : – Alors, cette lettre ? – Ma foi, je ne sais que penser. Est-ce un avertissement justifié ? ou bien un stratagème pour nous imposer une conduite plutôt qu'une autre ? J'en causerai avec Bournef. – Toujours rien de spécial de ce côté ? – Non, et je n'attends rien de plus. L'alibi qu'il m'a fourni est réel. Ses amis et lui ne sont que des comparses dont le rôle est terminé. De cette conversation, Patrice ne retint qu'une chose : la coïncidence des dates. Les deux directions que M. Desmalions et lui suivaient dans cette affaire se rejoignaient tout à coup en cette date depuis si longtemps marquée par le sort. Le passé et le présent allaient se réunir. Le dénouement approchait. C'était le jour même du 14 avril que l'or devait disparaître à jamais, et qu'une voix inconnue convoquait Patrice et Coralie au même rendez-vous que leurs parents avaient pris vingt ans auparavant. Et le lendemain, ce fut le 14 avril. Dès neuf heures, Patrice demandait des nouvelles du vieux Siméon. – Sorti, mon capitaine, lui répondit-on. Vous aviez levé la consigne. Patrice entra dans la chambre et chercha la couronne. Elle n'y était plus. Mais les trois objets du placard, l'échelle de corde, le rouleau de plomb et la lampe à souder n'y étaient plus non plus. Il interrogea : – Siméon n'a rien emporté ? – Si, mon capitaine, une couronne. – Pas autre chose ? – Non, mon capitaine. La fenêtre était ouverte. Patrice en conclut que les objets avaient pris ce chemin, et son hypothèse d'une complicité inconsciente du bonhomme en fut confirmée. Un peu avant dix heures, Coralie le rejoignit dans le jardin. Patrice l'avait mise au courant des derniers incidents. La jeune femme était pâle et inquiète. Ils firent le tour des pelouses et gagnèrent sans être vus les bosquets de fusains qui dissimulaient la porte de la ruelle. Patrice ouvrit cette porte. Au moment d'ouvrir l'autre, il eut une hésitation. Il regrettait de n'avoir pas prévenu M. Desmalions, et d'accomplir, seul avec Coralie, ce pèlerinage que certains symptômes annonçaient comme dangereux. Mais il secoua cette impression. Il avait eu soin de prendre deux revolvers. Qu'y avait-il à craindre ? – Nous entrons, n'est-ce pas, Coralie ? – Oui, dit-elle. – Cependant, vous semblez indécise, anxieuse… – C'est vrai, murmura la jeune femme, j'ai le cœur serré. – Pourquoi ? Vous avez peur ? – Non… ou plutôt si… Je n'ai pas peur pour aujourd'hui, mais en quelque sorte pour autrefois. Je pense à ma pauvre mère qui a franchi cette porte comme moi, par un matin d'avril. Elle était tout heureuse, elle allait vers l'amour… Et alors c'est comme si je voulais la retenir et lui crier : « N'avance pas… la mort te guette… n'avance pas… » Et, ces mots d'effroi, c'est moi qui les entends… ils bourdonnent à mon oreille… et c'est moi qui n'ose plus avancer. J'ai peur… – Retournons, Coralie. Elle lui saisit le bras, et la voix ferme : – Marchons. Je veux prier. La prière me fera du bien. Hardiment, elle suivit le petit sentier transversal que sa mère avait suivi et monta parmi les herbes folles et les branches envahissantes. Ils laissèrent le pavillon sur leur gauche et gagnèrent le cloître de verdure où reposaient leurs parents. Et tout de suite, au premier regard, ils virent que la vingtième couronne était là. – Siméon est venu, dit Patrice. L'instinct, plus fort que tout, l'a obligé à venir. Il ne doit pas être loin d'ici. Tandis que Coralie s'agenouillait, il chercha autour du cloître, et descendit jusqu'à la moitié du jardin. Mais Siméon demeurait invisible. Il ne restait plus qu'à visiter le pavillon, et c'était évidemment un acte redoutable dont ils retardèrent l'accomplissement, sinon par crainte, du moins par l'espèce de frayeur sacrée que l'on éprouve à pénétrer dans un lieu de mort et de crime. Ce fut encore la jeune femme qui donna le signal de l'action. – Venez, dit-elle. Patrice ne savait comment ils entreraient dans le pavillon dont les fenêtres et les issues lui avaient toutes paru fermées. Mais, en approchant, ils constatèrent que la porte de derrière, sur la cour, était grande ouverte, et ils pensèrent aussitôt que Siméon les attendait à l'intérieur. Il était exactement dix heures quand ils franchirent le seuil du pavillon. Un petit vestibule conduisait d'un côté à une cuisine, de l'autre à une chambre. En face, ce devait être la pièce principale. La porte en était entrebâillée et Coralie balbutia : – C'est ici que la chose a dû avoir lieu… autrefois. – Oui, dit Patrice, nous y trouverons Siméon. Mais, si le cœur vous manque, Coralie, il vaut mieux renoncer. Une volonté irréfléchie soutenait la jeune femme. Rien n'eût arrêté son élan. Elle avança. Quoique grande, la pièce dormait une impression d'intimité par la façon dont elle était meublée. Divans, fauteuils, tapis, tentures, tout concourait à la rendre confortable, et l'on eût dit que l'aspect n'en avait pas changé depuis la mort tragique de ceux qui l'habitaient. Cet aspect était plutôt celui d'un atelier, à cause d'un vitrage qui occupait le milieu du très haut plafond, à l'endroit du belvédère, et par où le jour descendait. Il y avait bien deux fenêtres, mais des rideaux les masquaient. – Siméon n'est pas là, dit Patrice. Coralie ne répondit pas. Elle examinait les choses avec une émotion qui contractait sa figure. C'étaient des livres qui tous remontaient au siècle dernier. Quelques-uns portaient sur leur couverture, jaune ou bleue, une signature au crayon : Coralie. C'étaient des ouvrages de dame inachevés, un canevas de broderie, une tapisserie d'où pendait l'aiguille au bout du brin de laine. Et c'étaient aussi des livres avec la signature : Patrice, et une boîte de cigares, et un sous-main, et des porte-plume, et un encrier. Et c'étaient deux petites photographies dans leurs cadres, celles de deux enfants, Patrice et Coralie. Et ainsi toute la vie de jadis continuait, non point seulement la vie de deux amoureux qui s'aiment d'un amour violent et passager, mais de deux êtres qui se retrouvent dans le calme et dans la certitude d'une longue existence commune. – Oh ! maman, maman, chuchota Coralie. Son émotion croissait à chacun des souvenirs recueillis. Elle s'appuya toute palpitante sur l'épaule de Patrice. – Allons-nous-en, dit-il. – Oui, oui, cela vaut mieux, mon ami. Nous reviendrons… nous revivrons auprès d'eux… nous reprendrons ici l'intimité de leur vie brisée. Allons-nous-en. Aujourd'hui je n'ai plus de forces. Mais à peine avaient-ils fait quelques pas qu'ils s'arrêtèrent, confondus. La porte était close. Leurs yeux se rencontrèrent, chargés d'inquiétude. – Nous ne l'avions pas fermée, n'est-ce pas ? dit-il. – Non, dit-elle, nous ne l'avions pas fermée. Il s'approcha pour ouvrir et s'aperçut que la porte n'avait pas de poignée ni de serrure. C'était une porte à un seul battant, de bois plein, qui semblait dur et massif. On eût dit qu'elle était faite d'un morceau et prise dans le cœur même d'un chêne. Nul vernis, nulle peinture. Ça et là, des éraflures, comme si on l'eût frappée à l'aide d'un instrument. Et puis… et puis… vers la droite, ces quelques mots au crayon : Patrice et Coralie – 14 avril 1895 Dieu nous vengera. Au-dessous une croix, et au-dessous de cette croix, une autre date, mais d'une écriture différente et plus fraîche : 14 avril 1915 – 1915 ! … 1915 ! … prononça Patrice. C'est effrayant ! La date d'aujourd'hui ! Qui a écrit cela ? Cela vient d'être écrit. Oh ! c'est effrayant !… Voyons… Voyons… nous n'allons pourtant pas… Il s'élança jusqu'à l'une des fenêtres, d'un coup tira le rideau qui la voilait, et ouvrit la croisée. Un cri lui échappa. La fenêtre était murée, murée avec de gros moellons qui s'interposaient entre les vitres et les volets. Il courut à l'autre : même obstacle. Il y avait deux portes, qui devaient donner, à droite, dans la chambre, à gauche sans doute dans une salle attenant à la cuisine. Il les ouvrit rapidement. L'une et l'autre étaient murées. Il courut de tous côtés, en une minute d'effarement, puis se précipita sur la première des trois portes qu'il essaya d'ébranler. Elle ne bougea pas. Elle donnait l'impression d'un bloc immuable. Alors, de nouveau, ils se regardèrent éperdument, et la même pensée terrible les envahit. La chose d'autrefois se répétait. Le drame recommençait dans des conditions identiques. Après la mère et le père, c'étaient la fille et le fils. Comme les amants de jadis, ceux d'aujourd'hui étaient captifs. L'ennemi les tenait sous sa griffe puissante, et sans doute allaient-ils connaître la façon dont leurs parents étaient morts par la façon dont eux-mêmes allaient mourir… 14 avril 1895… 14 avril 1915… Deuxième partie LA VICTOIRE D'ARSÈNE LUPIN Chapitre 1 L'épouvante – Ah ! non, non, s'écria Patrice, cela ne sera pas ! Il se rejeta contre les fenêtres et contre les portes, saisit un chenet avec lequel il frappa le bois des battants, ou le mur de moellons. Gestes stériles ! C'étaient les mêmes que son père avait exécutés jadis, et il ne pouvait faire dans le bois des battants ou le moellon des murs que les mêmes éraflures, inefficaces et dérisoires. – Ah ! maman Coralie, maman Coralie, dit-il en un cri de désespoir, c'est de ma faute. Dans quel abîme vous ai-je entraînée ! Mais c'est de la folie d'avoir voulu lutter seul. Il fallait demander le secours de ceux qui savent, qui ont l'habitude !… Non, j'ai cru que je pourrais… Pardonnez-moi, Coralie. La jeune femme était tombée sur un fauteuil. Lui, presque à genoux, l'entourait de ses bras et la suppliait. Elle sourit, pour le calmer, et dit doucement : – Voyons, mon ami, ne perdons pas courage. Peut-être nous trompons-nous… Car enfin, rien ne prouve que tout cela ne soit pas l'effet d'un hasard. – La date ! prononça-t-il, la date de cette année, la date de ce jour, tracée par une autre main ! c'étaient nos parents qui avaient écrit l'autre… mais celle-ci, Coralie, celle-ci ne montre-telle pas la préméditation et la volonté implacable d'en finir avec nous ? Elle frissonna. Cependant elle dit encore, s'obstinant à le réconforter : – Soit, je veux bien. Mais enfin, nous n'en sommes pas là. Si nous avons des ennemis, nous avons des amis… Ils nous chercheront… – Ils nous chercheront, mais comment pourraient-ils nous trouver, Coralie ? Nous avons pris toutes nos mesures pour qu'on ne sache pas où nous allions, et nul ne connaît cette maison. – Le vieux Siméon ? – Siméon est venu, et il a déposé la couronne, mais un autre est venu avec lui, un autre qui le domine et qui s'est peut-être déjà débarrassé de lui, maintenant que Siméon a joué son rôle. – Et alors, Patrice ? Il la sentit bouleversée et eut honte de sa propre faiblesse. – Alors, dit-il en se maîtrisant, attendons. Somme toute, l'attaque peut ne pas se dessiner. Le fait d'être enfermés ne signifie pas que nous soyons perdus. Et puis, quand même, nous lutterons, n'est-ce pas ? et croyez que je ne suis pas à bout de forces ni de ressources. Attendons, Coralie, et agissons. L'essentiel est de s'enquérir s'il n'existe pas quelque entrée qui permît une agression imprévue. Après une heure de recherches, ils n'en découvrirent point. Les murailles rendaient partout le même son. Sous le tapis, qu'ils défirent, c'était du carrelage, dont les carreaux n'offraient rien d'anormal. Décidément, il n'y avait que la porte, et, comme ils ne pouvaient empêcher qu'on l'ouvrît, puisqu'elle s'ouvrait vers l'extérieur, ils accumulèrent devant elle la plupart des meubles de la pièce, formant ainsi une barricade qui les mettait à l'abri d'une surprise. Puis Patrice arma ses deux revolvers, et les plaça bien en vue, près de lui. – Comme cela, dit-il, nous sommes tranquilles. Tout ennemi qui se présente est un homme mort. Mais le souvenir du passé pesait sur eux de tout son poids formidable. Toutes leurs paroles et toutes leurs actions, d'autres les avaient déjà dites et déjà accomplies, dans des conditions analogues, avec les mêmes pensées et les mêmes appréhensions. Le père de Patrice avait dû préparer ses armes. La mère de Coralie avait dû joindre les mains et prier. Tous deux ensemble, ils avaient barricadé la porte, et, tous deux ensemble, interrogé les murs et soulevé le tapis. Quelle angoisse que celle qui se double d'une angoisse pareille ! Pour chasser l'horrible idée, ils feuilletèrent les livres, romans et brochures que leurs parents avaient lus. Sur certaines pages, en fin de chapitre ou en fin de volume, des lignes étaient écrites. C'étaient des lettres que le père de Patrice et la mère de Coralie s'écrivaient. « Mon Patrice bien-aimé, j'ai couru jusqu'ici ce matin pour revivre notre vie d'hier et pour rêver à notre vie de tantôt. Comme tu arriveras avant moi, tu liras ces lignes. Tu liras que je t'aime… » Et, sur un autre livre : « Ma Coralie bien-aimée, « Tu viens de partir, je ne te verrai pas avant demain, et je ne veux pas quitter le refuge où notre amour a goûté tant de joies, sans te dire, une fois de plus… » Ils feuilletèrent ainsi la plupart des livres, n'y trouvant d'ailleurs, au lieu des indications qu'ils cherchaient, que de la tendresse et de la passion. Et plus de deux heures s'écoulèrent dans l'attente et dans le tourment de ce qui pouvait survenir. – Rien, dit Patrice, il n'y aura rien. Et voilà peut-être le plus redoutable, car si rien ne se produit, c'est que nous sommes condamnés à ne pas sortir d'ici. Et en ce cas… La conclusion de la phrase que Patrice n'achevait point, Coralie la comprit, et ils eurent ensemble cette vision de la mort par la faim qui semblait les menacer. Mais Patrice s'écria : – Non, non, nous n'avons pas à craindre cela. Non. Pour que des gens de notre âge meurent de faim, il faut des journées entières, trois jours, quatre jours, davantage. Et d'ici là, nous serons secourus. – Comment ? fit Coralie. – Comment ? Mais par nos soldats, par Ya-Bon, par M. Desmalions. Ils s'inquiéteront d'une absence qui se prolongerait au-delà de cette nuit. – Vous l'avez dit vous-même, Patrice, ils ne peuvent pas savoir où nous sommes. – Ils le sauront. C'est facile. La ruelle seule sépare les deux jardins. Et, d'ailleurs, tous nos actes ne sont-ils pas consignés sur le journal que je tiens, et qui est dans le bureau de ma chambre ? Ya-Bon en connaît l'existence. Il ne peut manquer d'en parler à M. Desmalions. Et puis… et puis, il y a Siméon… Qu'est-il devenu, lui ? Ne remarquera-t-on pas ses allées et venues ? Ne donnera-t-il pas un avertissement quelconque ? Mais les mots étaient impuissants à les rassurer. S'ils ne devaient pas mourir de faim, c'est que l'ennemi avait imaginé un autre supplice. Leur inaction les torturait. Patrice recommença ses investigations qu'un hasard curieux dirigea dans un sens nouveau. Ayant ouvert un des livres qu'ils n'avaient pas encore feuilletés, un livre publié en l'année 1895, Patrice aperçut deux pages cornées ensemble. Il les détacha l'une de l'autre, et lut une note qui lui était adressée par son père : « Patrice, mon fils, si jamais le hasard te met cette note sous les yeux, c'est que la mort violente qui nous guette ne m'aura pas permis de l'effacer. Alors, à propos de cette mort, Patrice, cherche la vérité sur le mur de l'atelier, entre les deux fenêtres. J'aurai peut-être le temps de l'y inscrire. » Ainsi, à cette époque, les deux victimes avaient prévu le destin tragique qui leur était réservé, et le père de Patrice et la mère de Coralie connaissaient le danger qu'ils couraient en venant dans ce pavillon. Restait à savoir si le père de Patrice avait pu exécuter son projet. Entre les deux fenêtres, il y avait, comme tout autour de la pièce, un lambris de bois verni, surmonté, à la hauteur de deux mètres, d'une corniche. Au-dessus de la corniche, c'était le simple mur de plâtre. Patrice et Coralie avaient déjà remarqué, sans y porter une attention particulière, que le lambris, à cet endroit, semblait avoir été refait, le vernis des planches n'ayant pas la même teinte uniforme. Patrice se servit comme d'un ciseau d'un des chenets, démolit la corniche et souleva la première planche. Elle se cassa aisément. Sous cette planche, sur le plâtre même du mur, il y avait des lignes écrites. – C'est le même procédé que, depuis, emploie le vieux Siméon. Écrire sur les murs, puis recouvrir de bois ou de plâtre. Il cassa le haut des autres planches, et, de la sorte, plusieurs lignes complètes apparurent, lignes tracées au crayon, hâtivement, et que le temps avait fortement altérées. Avec quelle émotion Patrice les déchiffra ! Son père les avait écrites au moment où la mort rôdait autour de lui. Quelques heures plus tard, il ne vivait plus. C'était le témoignage de son agonie, et peut-être son imprécation contre l'ennemi qui le tuait et qui tuait sa bien-aimée. Il lut à demi-voix : « J'écris ceci pour que le dessein du bandit ne puisse s'exécuter jusqu'au bout et pour assurer son châtiment. Sans doute allons-nous mourir, Coralie et moi, mais du moins nous ne mourrons pas sans qu'on sache la cause de notre mort. « Il y a peu de jours, il disait à Coralie : "Vous repoussez mon amour, vous m'accablez de votre haine. Soit, mais je vous tuerai, votre amant et vous, et de telle façon que l'on ne pourra m'accuser d'une mort qui semblera un suicide. Tout est prêt. Défiez-vous, Coralie !" « Tout était prêt, en effet. Il ne me connaissait point, mais devait savoir que Coralie avait ici des rendez-vous quotidiens, et c'est dans ce pavillon qu'il a préparé notre tombeau. « Quelle sera notre mort ? Nous l'ignorons. Le manque de nourriture, sans doute. Voilà quatre heures que nous sommes emprisonnés. La porte s'est refermée sur nous, une lourde porte qu'il a dû placer cette nuit. Toutes les autres ouvertures, portes et fenêtres, sont également bouchées par des blocs de pierre accumulés et cimentés depuis notre dernière entrevue. Une évasion est impossible. Qu'allons-nous devenir ? » La partie découverte s'arrêtait là. Patrice prononça : – Vous voyez, Coralie, ils ont passé par les mêmes affres que nous. Eux aussi, ils ont redouté la faim. Eux aussi, ils ont connu les longues heures d'attente où l'inaction est si douloureuse, et c'est un peu pour se distraire de leurs pensées qu'ils ont écrit ces lignes. Il ajouta après un instant d'examen. Ils pouvaient croire – et c'est ce qui est arrivé – que celui qui les tuait ne lirait pas ce document. Tenez, un seul grand rideau était tendu devant ces fenêtres et devant l'intervalle qui les sépare, un seul rideau comme le prouve l'unique tringle qui domine tout cet espace. Après la mort de nos parents, personne n'ayant songé à écarter ce voile, la vérité demeura cachée… jusqu'au jour où Siméon la découvrit, et, par précaution, la dissimula de nouveau sous une cloison de bois, et posa deux rideaux à la place de l'unique rideau. De la sorte, tout semblait normal. Patrice se remit à l'ouvre. Quelques lignes encore apparurent. « Ah ! si j'étais seul à souffrir, seul à mourir mais l'horreur de tout cela, c'est que j'entraîne avec moi ma chère Coralie. Elle s'est évanouie et repose en ce moment, terrassée par l'épouvante qu'elle cherche à dominer. Ma pauvre bien-aimée ! Je crois voir déjà, sur son doux visage, la pâleur de la mort. Pardon, pardon, ma bien-aimée. » Patrice et Coralie se regardèrent. C'étaient les mêmes sentiments qui les agitaient, les mêmes scrupules, les mêmes délicatesses, le même oubli de soi devant la douleur de l'autre. Patrice murmura : – Il aimait votre mère comme je vous aime. Moi non plus, la mort ne m'effraie pas. Je l'ai bravée tant de fois, et en souriant ! Mais vous, vous Coralie, vous pour qui je subirais toutes les tortures… Il se mit à marcher. La colère le reprenait. – Je vous sauverai, Coralie, je le jure. Et quelle joie ce sera alors de se venger ! Il aura le sort même qu'il nous réservait, vous entendez, Coralie. C'est ici qu'il mourra… C'est ici. Ah ! comme je m'y emploierai de toute ma haine ! Il arracha de nouveau des morceaux de planche avec l'espoir d'apprendre des choses qui pourraient lui être utiles, puisque la lutte reprenait dans des conditions identiques. Mais les phrases suivantes étaient, comme celles qu'il venait de prononcer, des serments de vengeance : « Coralie, il sera châtié. Si ce n'est pas par nous, ce sera par la justice divine. Non, son plan infernal ne réussira pas. Non, on ne croira pas que nous avons recouru au suicide pour nous délivrer d'une existence qui n'était que joie et bonheur. On connaîtra son crime. Heure par heure, j'en donnerai ici les preuves irrécusables… » – Des mots ! Des mots ! s'écria Patrice exaspéré. Des mots de menace et de douleur. Mais aucun fait qui nous guide… Mon père, n'allez-vous rien me dire pour sauver la fille de votre Coralie ? Si la vôtre a succombé, que la mienne échappe au malheur, grâce à vous, mon père ! Aidez-moi ! Conseillez-moi ! Mais le père ne répondait au fils que par d'autres mots d'appel et de désespoir. « Qui va nous secourir ? Nous sommes murés dans ce tombeau, enterrés vivants et condamnés au supplice sans pouvoir nous défendre. J'ai là, sur une table, mon revolver. À quoi bon ? L'ennemi ne nous attaque pas. Il a pour lui le temps, le temps implacable qui tue par sa seule force, et par cela seul qu'il est le temps. Qui va nous secourir ? Qui sauvera ma bienaimée Coralie ? » Situation effrayante et dont ils sentaient toute l'horreur tragique. Il leur semblait qu'ils étaient déjà morts une fois, que l'épreuve, subie par d'autres, c'était eux qui l'avaient subie, et qu'ils la subissaient encore dans les mêmes conditions, et sans que rien leur permît d'échapper à toutes les phases par lesquelles avaient passé les autres – leur père et leur mère. L'analogie de leur sort et du sort de leurs parents était telle qu'ils souffraient deux souffrances et que leur deuxième agonie commençait. Coralie, vaincue, se mit à pleurer. Patrice, bouleversé par la vue des larmes, s'acharna contre le lambris, dont les planches, consolidées par des traverses, résistaient à son effort. Enfin il lut : « Qu'y a-t-il ? Nous avons l'impression que quelqu'un a marché dehors, devant la façade du jardin. Oui, en collant notre oreille contre la muraille de moellons élevée dans l'embrasure de la fenêtre, nous avons cru entendre des pas. Est-ce possible ? Oh ! si cela pouvait être ! Ce serait enfin la lutte… Et tout, plutôt que le silence étouffant et l'incertitude qui ne finit pas. « … C'est cela !… C'est cela !… Le bruit se précise… un autre bruit qui est celui que l'on fait quand on creuse la terre avec une pioche. Quelqu'un creuse la terre, non pas devant la maison, mais sur le côté droit, près de la cuisine. » Patrice redoubla d'efforts. Coralie s'était approchée et l'aidait. Cette fois, il sentait qu'un coin du voile allait se soulever. Et l'inscription se poursuivait : « Une heure encore, avec des alternatives de bruit et de silence… le même bruit de terre remuée et le même silence où l'on devine une œuvre qui se continue. « Et puis on est entré dans le vestibule… Une seule personne… lui, évidemment. Nous avons reconnu son pas… Il marche sans essayer de l'assourdir… Puis il s'est dirigé vers la cuisine, où il a travaillé comme auparavant, avec une pioche, mais en pleine pierre. Nous avons entendu aussi le bruit d'un carreau cassé. « Et maintenant, il est retourné dehors, c'est un autre bruit qui semble monter le long de la maison comme si le misérable était obligé de s'élever pour mettre son projet à exécution… » Patrice s'arrêta de lire et regarda. Tous deux, ils prêtèrent l'oreille. Il dit à voix basse : – Écoute… – Oui, oui, dit-elle, j'entends… Des pas dehors… Des pas devant la maison ou dans le jardin… L'un et l'autre, ils avancèrent jusqu'à l'une des fenêtres dont la croisée n'avait pas été refermée sur les moellons, et ils écoutèrent. On marchait réellement, et ils éprouvèrent, à deviner l'approche de l'ennemi, le soulagement que leurs parents avaient éprouvé. On fit le tour de la maison deux fois. Mais ils ne reconnurent point, comme leurs parents, le bruit des pas. C'étaient les pas d'un inconnu, ou des pas dont on changeait la cadence. Puis, durant quelques minutes, il n'y eut plus rien. Et soudain, un autre bruit s'éleva, et, quoique, au fond d'eux, ils s'attendissent à le percevoir, ils furent, malgré tout, confondus de l'entendre. Et Patrice prononça sourdement, en scandant la phrase inscrite par son père, vingt années auparavant : – C'est celui que l'on fait quand on creuse la terre avec une pioche. Oui, ce devait être cela. Quelqu'un creusait la terre, non pas devant la maison, mais sur le côté droit de la cuisine. Ainsi donc le miracle abominable du drame renouvelé continuait. Là encore le fait d'autrefois se représentait, fait tout simple en lui-même, mais qui devenait sinistre, parce qu'il était un de ceux qui s'étaient produits déjà, et qu'il annonçait et préparait la mort jadis annoncée et préparée. Une heure s'écoula. La besogne s'achevait avec des répits et des recrudescences. On eût dit un tombeau que l'on creuse. Le fossoyeur n'est pas pressé. Il se repose, puis reprend son travail. Patrice et Coralie écoutaient debout, l'un près de l'autre, les mains et les yeux mêlés. – Il s'arrête, dit Patrice tout bas… – Oui, dit-elle, seulement on dirait… – Oui, Coralie, on entre dans le vestibule… Ah ! il n'est même pas nécessaire d'écouter… Il n'y a qu'à se souvenir… Tenez… « Il se dirige vers la cuisine, et il creuse comme tout à l'heure avec la pioche, mais en pleine pierre… » Et puis…. et puis… Oh ! Coralie, le même bruit de carreau cassé… C'étaient des souvenirs en effet, des souvenirs qui se mêlaient â la réalité macabre. Le présent et le passé ne faisaient qu'un. Ils prévoyaient les événements à l'instant même où ils se produisaient. L'ennemi retourna dehors, et tout de suite « le bruit sembla monter le long de la maison, comme si le misérable était obligé de s'élever pour mettre son projet à exécution ». Et puis… et puis… qu'allait-il advenir ? Ils ne pensaient plus à interroger l'inscription du mur, ou peut-être ne l'osaient-ils pas. Toute leur attention était portée sur les actes invisibles et, par moments, imperceptibles, qui s'accomplissaient en dehors d'eux et contre eux, effort sournois et ininterrompu, plan mystérieux dont les moindres détails étaient réglés comme un mouvement d'horlogerie, et cela depuis vingt ans ! L'ennemi entra dans la maison, et ils entendirent un frôlement au bas de la porte, un frôlement de choses molles que l'on paraissait accumuler et presser par-dessous le bois du battant. Ensuite, il y eut aussi des bruits confus dans les deux pièces voisines, contre les portes murées, et les mêmes bruits au-dehors entre les moellons des fenêtres et les volets ouverts. Et ensuite, du bruit sur le toit. Ils levèrent les yeux. Cette fois, ils ne pouvaient douter que le dénouement approchât, ou du moins une des scènes du dénouement. Le toit, pour eux, c'était le châssis vitré qui occupait le centre du plafond, et par où provenait la seule lumière dont la pièce s'éclairât. Et toujours la même question angoissante se posait à eux. Qu'allait-il advenir ? L'ennemi allait-il montrer son visage audessus de ce châssis et se démasquer enfin ? Assez longtemps, ce travail se poursuivit sur le toit. Les pas ébranlaient les plaques de zinc qui le recouvraient, selon une direction qui reliait le côté droit de la maison aux abords de la lucarne. Et, tout à coup, cette lucarne, ou plutôt une partie de cette lucarne, un rectangle de quatre carreaux, fut soulevée très légèrement, par une main qui assujettit un bâton pour que l'entrebâillement demeurât. Et l'ennemi traversa de nouveau le toit et redescendit. Ce fut presque une déception, et un tel besoin d'en savoir davantage les secoua que Patrice se remit à casser les planches du lambris, les derniers morceaux, la fin de l'inscription. Et cette inscription leur fit revivre les dernières minutes qui venaient de s'écouler. La rentrée de l'ennemi, le frôlement contre les portes et contre les fenêtres murées, le bruit sur le toit, l'entrebâillement de la lucarne, la façon de la maintenir, tout s'était arrangé suivant le même ordre, et, pour ainsi dire, dans les mêmes limites de temps. Le père de Patrice et la mère de Coralie avaient connu les mêmes impressions. Le destin s'appliquait à repasser par les mêmes sentiers, en faisant les mêmes gestes et en recherchant le même but. Et cela continuait : « Il remonte… il remonte… voilà son pas encore sur le toit… Il s'approche de la lucarne… Va-t-il regarder ?… Verrons-nous son visage abhorré ?… » – Il remonte… il remonte…, balbutia Coralie en se serrant contre Patrice. Les pas de l'ennemi, en effet, martelaient le zinc. – Oui, dit Patrice… il remonte comme autrefois, sans s'écarter du programme que l'autre a suivi. Seulement, nous ne savons pas quel visage va nous apparaître… Nos parents, eux, connaissaient leur ennemi. Elle frissonna en évoquant l'image de celui qui avait tué sa mère et demanda : – C'était lui, n'est-ce pas ? – Oui, c'était lui… Voilà son nom que mon père a tracé. Patrice avait découvert l'inscription presque entièrement. À moitié courbé, il montrait du doigt : – Tenez… lisez ce nom… Essarès… vous voyez… là ? C'est un des derniers mots que mon père avait écrits… Lisez, Coralie : « La lucarne s'est soulevée davantage… une main la poussait… Et nous avons vu… il nous a regardés en riant… Ah ! le misérable… Essarès… Essarès… « Et puis il a passé quelque chose par l'ouverture, quelque chose qui a descendu, qui s'est déroulé au milieu de la pièce, sur nos têtes… une échelle, une échelle de corde… « Nous ne comprenons pas… Elle se balance devant nous… Et puis, à la fin, j'aperçois… Il y a, épinglée et enroulée autour de l'échelon inférieur, une feuille de papier… Et, sur cette feuille, je lis ces mots qui sont de l'écriture d'Essarès : « Que Coralie monte seule. Elle aura la vie sauve. Je lui donne dix minutes pour accepter. Sinon… » – Ah ! fit Patrice en se relevant, est-ce que cela également va recommencer ? Et cette échelle… cette échelle de corde que j'ai trouvée dans le placard du vieux Siméon. Coralie ne quittait pas la lucarne des yeux, car les pas tournaient alentour. Il y eut un arrêt là-haut. Patrice et Coralie ne doutaient pas que la minute ne fût arrivée, et qu'eux aussi ne fussent sur le point de voir… Et Patrice disait sourdement, d'une voix altérée : – Qui ? Il n'y a que trois êtres qui auraient pu jouer ce rôle sinistre, déjà joué autrefois. Deux sont morts : Essarès et mon père. Et le troisième, Siméon, est fou. Est-ce lui, qui, dans sa folie, a continué toute cette machination ? Mais comment supposer qu'il eût pu le faire d'une manière si précise ? Non… non… C'est l'autre, celui qui le dirige et qui, jusqu'ici, est resté dans l'ombre. Il sentit sur son bras les doigts crispés de Coralie. – Taisez-vous, le voici… – Non… non…, dit-il. – Si… j'en suis sûre… Elle devinait l'autre événement qui se préparait, et, de fait, comme jadis, la lucarne se souleva davantage… Une main la poussait. Et tout à coup ils virent… Ils virent une tête qui se glissait sous le châssis entrouvert. C'était la tête du vieux Siméon. En vérité, ce qu'ils virent ne les étonna pas outre mesure. Que ce fût celui-là plutôt qu'un autre qui les persécutait, cela ne pouvait pas leur paraître extraordinaire, puisque celui-là était mêlé à leur existence depuis quelques semaines comme un acteur au drame qui se joue. Quoi qu'ils fissent, ils le retrouvaient toujours et partout, remplissant son rôle mystérieux et incompréhensible. Complice inconscient ? Force aveugle du destin ? Qu'importe il était celui qui agit, qui attaque inlassablement, et contre lequel on ne peut pas se défendre. Patrice chuchota : – Le fou… le fou… Mais Coralie insinua : – Il n'est peut-être pas fou… Il ne doit pas être fou. Elle tremblait, secouée par un frisson interminable. Là-haut, l'homme les regardait, caché derrière ses lunettes jaunes sans qu'aucune expression de haine ou de joie satisfaite parût sur son visage impassible. – Coralie, dit Patrice, à voix basse… laisse-toi faire… viens… Il la poussait doucement, en ayant l'air de la soutenir et de la conduire vers un fauteuil. En réalité, il n'avait qu'une idée, se rapprocher de la table sur laquelle il avait posé son revolver, saisir cette arme et tirer. Siméon ne bougeait pas, pareil à quelque génie du mal venu pour déchaîner la tempête… Coralie ne pouvait s'affranchir de ce regard qui pesait sur elle. – Non, murmurait-elle en résistant, comme si elle eût peur que le projet de Patrice ne précipitât le dénouement redouté ; non, il ne faut pas… Mais, plus résolu qu'elle, Patrice atteignait le but. Encore un effort et sa main touchait au revolver. Il se décida rapidement. L'arme fut braquée d'un coup. La détonation retentit. En haut, la tête disparut. – Ah ! fit Coralie, vous avez eu tort, Patrice, il va se venger… – Non… peut-être pas…, dit Patrice, le revolver au poing. Non, qui sait si je ne l'ai pas touché !… la balle a frappé le bord du châssis… Mais un ricochet peut-être, et alors… Ils attendirent, la main dans la main, avec un peu d'espoir. Espoir qui dura peu. Sur le toit le bruit recommença. Puis, comme autrefois, et cela, vraiment, ils eurent l'impression de l'avoir déjà vu, comme autrefois quelque chose passa par l'ouverture, quelque chose qui descendait, qui se déroula au milieu de la pièce… une échelle… une échelle de corde… celle-là même que Patrice avait avisée dans le placard du vieux Siméon. Comme autrefois, ils regardaient, et ils savaient si bien que tout recommençait et que les faits s'enchaînaient les uns aux autres avec une rigueur implacable, que leurs yeux cherchèrent aussitôt l'inévitable feuille qui devait être épinglée à l'échelon inférieur. Elle s'y trouvait, formant comme un rouleau de papier. Elle était jaunie, sèche, usée. C'était la feuille d'autrefois, écrite vingt ans auparavant par Essarès, et qui servait comme autrefois à la même œuvre de tentation et de menace. « Que Coralie monte seule. Elle aura la vie sauve. Je lui donne dix minutes pour accepter. Sinon… » Chapitre 2 Les clous du cercueil Sinon… Ce mot, Patrice le répéta machinalement, à diverses reprises, tandis que la signification redoutable leur en apparaissait à tous deux. Sinon… cela voulait dire que si Coralie n'obéissait pas et ne se livrait pas à l'ennemi, si elle ne s'enfuyait pas de la prison pour suivre celui qui tenait les clefs de la prison, c'était la mort. En cet instant, ils ne songeaient plus ni l'un ni l'autre au genre de mort qui leur était réservé, ni même à cette mort. Ils ne songeaient qu'à l'ordre de séparation que l'ennemi leur adressait. L'un devait partir et l'autre mourir. La vie était promise à Coralie, si elle sacrifiait Patrice. Mais à quel prix, cette promesse ? et par quoi se payerait le sacrifice imposé ? Il y eut entre les deux jeunes gens un long silence plein d'incertitude et d'angoisse. Maintenant quelque chose se précisait, et le drame ne se passait plus absolument en dehors d'eux et sans qu'ils y participassent autrement que comme victimes impuissantes. Il se passait en eux et ils avaient la faculté d'en changer le dénouement. Problème terrible Déjà il avait été posé à la Coralie d'autrefois, et elle l'avait résolu dans le sens de l'amour, puisqu'elle était morte… Il se posait de nouveau. Patrice lut sur l'inscription, et les mots, tracés rapidement, devenaient moins distincts. Patrice lut « J'ai supplié Coralie… Elle s'est jetée à mes genoux. Elle veut mourir avec moi… » Patrice observa la jeune femme. Il avait dit cela très bas, et elle n'avait point entendu. Alors, il l'attira vivement contre lui, dans un élan de passion, et il s'écria : – Tu vas partir, Coralie. Tu comprends bien que, si je ne l'ai pas dit tout de suite, ce n'est pas par hésitation. Non… seulement… je songeais à l'offre de cet homme… et j'ai peur pour toi… C'est épouvantable, ce qu'il demande, Coralie. S'il te promet la vie sauve, c'est qu'il t'aime… Et alors, tu comprends… N'importe, Coralie, il faut obéir… il faut vivre… Va-t'en… Inutile d'attendre que les dix minutes soient écoulées… Il pourrait se raviser… te condamner à mort, toi aussi, non, Coralie, va-t'en, va-t'en tout de suite. Elle répondit simplement : – Je reste. Il eut un sursaut. – Mais c'est de la folie Pourquoi ce sacrifice inutile ? As-tu donc peur de ce qui pourrait arriver si tu lui obéissais ? – Non. – Alors, t'a-t'en. – Je reste. – Mais pourquoi ? pourquoi cette obstination ? Elle ne sert à rien. Pourquoi ? – Parce que je vous aime, Patrice. Il demeura confondu. Il n'ignorait pas que la jeune femme l'aimât, et il le lui avait dit. Mais qu'elle l'aimât jusqu'à mourir à ses côtés, c'était une joie imprévue, délicieuse et terrible en même temps. – Ah ! fit-il, tu m'aimes, ma Coralie… tu m'aimes… – Je t'aime, mon Patrice. Elle lui entourait le cou de ses bras, et il sentait que cet enlacement était de ceux dont on ne peut se déprendre. Pourtant il ne céda pas, résolu à la sauver. – Justement, dit-il, si tu m'aimes, tu dois obéir et vivre. Crois bien qu'il m'est cent fois plus douloureux de mourir avec toi que seul. Si je te sais libre et vivante, la mort me sera douce. Elle n'écoutait pas, et elle poursuivait son aveu, heureuse de le faire, heureuse de prononcer des paroles qu'elle gardait en elle depuis si longtemps. – Je t'aime du premier jour, mon Patrice. Je n'ai pas eu besoin que tu me le dises pour le savoir, et, si je ne te l'ai pas dit plus tôt, c'est que j'attendais un événement solennel, une circonstance où ce serait bon de te le dire en te regardant au fond des yeux et en m'offrant à toi tout entière. Puisque c'est au seuil de la mort que j'ai dû parler, écoute-moi et ne m'impose pas une séparation qui serait pire que la mort. – Non, non, fit-il en essayant de se dégager, ton devoir est de partir. – Mon devoir est de rester auprès de celui que j'aime. Il fit un effort et lui saisit les mains. – Ton devoir est de fuir, murmura-t-il, et, quand tu seras libre, de tout tenter pour mon salut. – Que dis-tu, Patrice ? – Oui, reprit-il, pour mon salut. Rien ne prouve que tu ne pourras pas t'échapper des griffes de ce misérable, le dénoncer, chercher du secours, avertir nos amis… Tu crieras, tu emploieras quelque ruse… Elle le regardait avec un sourire si triste et un tel air de doute qu'il s'interrompit. – Tu essayes de m'abuser, mon pauvre bien-aimé, dit-elle, mais tu n'es pas plus que moi dupe de tes paroles. Non, Patrice, tu sais bien que si je me livre à cet homme, il me réduira au silence et me gardera dans quelque réduit, pieds et poings liés, jusqu'à ton dernier soupir. – En es-tu sûre ? – Comme toi, Patrice, de même que tu es sûr de ce qui arrivera ensuite. – Qu'arrivera-t-il ? – Voyons, Patrice, si cet homme me sauve, ce n'est pas par générosité. Son plan, n'est-ce pas, une fois que je serai sa captive, son plan abominable, tu le prévois ? Et tu prévois aussi, n'est-ce pas, le seul moyen que j'aurai de m'y soustraire ? Alors, mon Patrice, si je dois mourir dans quelques heures, pourquoi ne pas mourir maintenant, dans tes bras… en même temps que toi, tes lèvres sur mes lèvres ? Est-ce la mort cela ? N'est-ce pas vivre en un instant la plus belle des vies ? Il résistait à son étreinte. Il savait qu'au premier baiser de ces lèvres qui s'offraient il perdrait toute volonté. – C'est affreux, murmura-t-il… Comment veux-tu que j'accepte ton sacrifice ? Toi, si jeune… avec toutes les années de bonheur qui t'attendent… – Des années de deuil et de désespoir, si tu n'es plus là… – Il faut vivre, Coralie. De toute mon âme, je t'en supplie. – Je ne puis vivre sans toi, Patrice. Tu es ma seule joie. Je n'ai plus d'autre raison d'être que de t'aimer. Tu m'as appris l'amour. Je t'aime… Oh ! les divines paroles ! Elles résonnaient pour la seconde fois entre les quatre murs de la pièce. Mêmes paroles d'amour prononcées par la fille, et que la mère avait prononcées avec la même passion et la même ardeur d'immolation ! Mêmes paroles que le souvenir de la mort et que la mort imprégnaient d'une émotion doublement sacrée ! Coralie les disait sans effroi. Toute sa peur semblait se perdre dans son amour, et l'amour seul faisait trembler sa voix et troublait ses beaux yeux. Patrice la contemplait d'un regard exalté. Maintenant il jugeait, lui aussi, que de telles minutes valaient bien de mourir. Cependant il fit un effort suprême. – Et si je t'ordonnais de partir, Coralie ? – C'est-à-dire, murmura-t-elle, si tu m'ordonnais de rejoindre cet homme et de me livrer à lui ? Voilà ce que tu voudrais, Patrice ? Il frémit sous le choc. – Oh ! l'horreur ! Cet homme… Cet homme… Toi, ma Coralie, si pure… si fraîche… Cet homme, ni elle ni lui ne se le représentaient sous l'image très précise de Siméon. L'ennemi gardait, même pour eux, malgré l'affreuse vision apparue là-haut, un caractère mystérieux. C'était peut-être Siméon. C'était un autre, peut-être, dont il n'était que l'instrument. En tout cas, c'était l'ennemi, le génie malfaisant accroupi au-dessus de leurs têtes, qui préparait leur agonie, et dont le désir infâme poursuivait la jeune femme. Patrice demanda seulement : – Tu ne t'es jamais aperçue que Siméon te recherchait ?… – Jamais… Jamais… Il ne me recherchait pas… Peut-être même m'évitait-il… – C'est qu'il est fou alors… – Il n'est pas fou… je ne crois pas… Il se venge. – Impossible. Il était l'ami de mon père. Toute sa vie, il a travaillé pour nous réunir, et maintenant, il nous tuerait volontairement ? – Je ne sais pas, Patrice, je ne comprends pas… Ils ne parlèrent plus de Siméon. Cela n'avait point d'importance que la mort leur vînt de celui-ci ou de celui-là. C'était contre elle qu'il fallait combattre, sans se soucier de ce qui la dirigeait. Or, que pouvaient-ils contre elle ? – Tu acceptes, n'est-ce pas, Patrice ? fit Coralie à voix basse. Il ne répondit pas. Elle reprit : – Je ne partirai pas, mais je veux que tu sois d'accord avec moi. Je t'en supplie. C'est une torture de penser que tu souffres davantage. Il faut que notre part soit égale. Tu acceptes, n'est-ce pas ? – Oui, dit-il. – Donne-moi tes deux mains. Regarde au fond de mes yeux, et sourions, mon Patrice. Ils s'abîmèrent un instant dans une sorte d'extase, éperdus d'amour et de désir. Mais elle lui dit : Qu'est-ce que tu as, mon Patrice ? Te voilà encore bouleversé… – Regarde… regarde… Il poussa un cri rauque. Cette fois, il était certain de ce qu'il avait vu. L'échelle remontait. Les dix minutes étaient écoulées. Il se précipita et saisit violemment un des barreaux. Elle ne bougea plus. Que voulait-il faire ? Il l'ignorait. Cette échelle offrait la seule chance de salut pour Coralie. Allait-il y renoncer et se résigner à l'inévitable ? Une minute, deux minutes se passèrent. En haut, on avait dû raccrocher de nouveau l'échelle, car Patrice sentait la résistance qu'offre une chose fixée solidement. Coralie le supplia : – Patrice, Patrice, qu'espères-tu ?… Il regardait autour de lui et au-dessus de lui, comme s'il eût cherché une idée, et il semblait regarder aussi en lui-même, comme si, cette idée, il l'eût cherchée parmi tous les souvenirs qu'il avait accumulés au moment où son père tenait aussi l'échelle dans une tension dernière de sa volonté. Et soudain, d'un seul élan de sa jambe gauche, il posa le pied sur le cinquième échelon, tout en s'enlevant à bout de bras le long des montants de corde. Tentative absurde ! Escalader l'échelle ? Atteindre la lucarne ? S'emparer de l'ennemi, et, par là, se sauver et sauver Coralie ? Et si son père avait échoué, comment admettre que, lui, pût réussir ? Cela ne dura certes pas trois secondes. Brusquement Patrice retomba. L'échelle avait été aussitôt détachée de l'écrou qui, sans doute, la tenait suspendue à la lucarne et retombait également à côté de Patrice. Et en même temps un éclat de rire strident jaillit là-haut. Puis aussitôt un bruit se fit entendre. La lucarne fut refermée. Patrice se releva furieux, injuria l'ennemi, et, sa rage croissant, tira deux coups de revolver qui brisèrent deux vitres. Il s'en prit ensuite aux fenêtres et aux portes, sur lesquelles il cogna à l'aide du chenet. Il frappa les murs, il frappa le parquet, il montra les poings au démon invisible qui se moquait de lui. Mais subitement, après quelques gestes dans le vide, il fut immobilisé. Quelque chose comme un voile épais avait glissé là-haut. Et c'était l'obscurité. Il comprit. L'ennemi avait rabattu sur la lucarne un volet qui la recouvrait entièrement. – Patrice ! Patrice cria Coralie que les ténèbres affolaient et qui perdit toute sa force d'âme. Patrice ! Où es-tu, mon Patrice ? Ah ! j'ai peur… Où es-tu ? Alors, ils se cherchèrent à tâtons, comme des aveugles, et rien ne leur avait paru encore plus affreux que d'être égarés dans cette nuit impitoyable. – Patrice ! Où es-tu, mon Patrice ? Leurs mains se heurtèrent, les pauvres mains glacées de Coralie, et celles de Patrice que la fièvre rendait brûlantes, et elles se pressaient les unes contre les autres, s'enlaçaient et s'agrippaient, comme si elles eussent été les signes palpables de leur existence. – Ah ! ne me quitte pas, mon Patrice, implorait la jeune femme. – Je suis là, répondit-il, ne crains rien… on ne peut pas nous séparer. Elle balbutia : – On ne peut pas nous séparer, tu as raison… nous sommes dans notre tombeau. Et le mot était si terrible, et Coralie le prononça d'une voix si douloureuse, que Patrice eut un sursaut de révolte. – Mais non !… Que dis-tu ? Il ne faut pas désespérer… Jusqu'au dernier moment, le salut est possible. Il dégagea une de ses mains et braqua son revolver sur la clarté qui filtrait par des interstices autour de la lucarne. Il tira trois fois. Ils entendirent le craquement du bois et le ricanement de l'ennemi. Mais le volet devait être doublé de métal, car aucune fente ne se produisit. Et tout de suite, d'ailleurs, les interstices furent bouchés, et ils se rendirent compte que l'ennemi exécutait le même travail qu'il avait accompli autour des fenêtres et des portes. Cela fut assez long et dut être fait minutieusement. Puis il y eut un autre travail qui compléta le premier. L'ennemi cloua le volet contre le châssis de la lucarne. Bruit épouvantable ! Les coups de marteau étaient légers et rapides, mais comme ils pénétraient profondément en leur cerveau ! C'était leur cercueil que l'on clouait, leur grand cercueil qui faisait peser sur eux un couvercle clos hermétiquement. Plus d'espoir ! Plus de secours possible ! Chaque coup de marteau renforçait la prison noire et multipliait les obstacles, élevant, entre le monde et eux, des murs qu'aucune puissance humaine ne pouvait renverser. – Patrice, bégaya Coralie, j'ai peur… Oh ! ces coups me font mal. Elle défaillait entre les bras de Patrice. Il sentait que des pleurs coulaient sur ses joues. L'œuvre s'achevait cependant là-haut. Ils avaient cette impression effarante que doivent éprouver les condamnés à l'aube de leur dernier jour. Du fond de leurs cellules, ils entendent les préparatifs, la machine sinistre que l'on monte, ou les batteries électriques qui fonctionnent déjà. Des hommes s'ingénient à ce que tout soit prêt, pour qu'aucune chance favorable ne demeure et que le destin s'accomplisse dans toute sa rigueur inflexible. Le leur allait s'accomplir. La mort était au service de l'ennemi ; la mort et l'ennemi travaillaient ensemble. Il était la mort lui-même, agissant, combinant, et menant la lutte contre ceux qu'il avait résolu de supprimer. – Ne me quitte pas, dit Coralie en sanglotant, ne me quitte pas… – Quelques secondes seulement, dit-il… Il faut que nous soyons vengés plus tard. – À quoi bon, mon Patrice, qu'est-ce que cela peut nous faire ? Il avait quelques allumettes dans une boîte. Tout en les allumant les unes après les autres, il conduisit Coralie vers le panneau de l'inscription. – Que veux-tu ? demanda-t-elle. – Je ne veux pas que l'on attribue notre mort à un suicide. Je veux répéter ce que nos parents ont fait et préparer l'avenir. Quelqu'un lira ce que je vais écrire et nous vengera. Il se baissa et prit un crayon dans sa poche. Il y avait un espace libre, tout en bas, sur le panneau. Il traça : Patrice Belva ! et sa fiancée Coralie meurent de la même mort, assassinés par Siméon Diodokis, le 14 avril 1915. Mais, comme il finissait d'écrire, il aperçut quelques mots de l'ancienne inscription, qu'il n'avait pas lus jusqu'ici parce qu'ils étaient, pour ainsi dire, placés en dehors, et qu'ils semblaient n'en point faire partie. – Une allumette encore, prononça-t-il. Tu as vu ?… Il y a là des mots… les derniers sans doute que mon père ait écrits. Elle alluma. À la lueur vacillante, ils déchiffrèrent un certain nombre de lettres, mal formées, visiblement jetées à la hâte et qui composaient deux mots… Asphyxiés… Oxyde… L'allumette s'éteignit. Ils se relevèrent, silencieux. L'asphyxie… C'était de cette façon, ils le comprenaient, que leurs parents avaient péri et qu'eux-mêmes allaient périr. Mais ils ne saisissaient pas bien encore comment la chose se produirait. Le manque d'air ne serait jamais assez absolu pour les asphyxier, dans cette vaste pièce où la quantité d'air pourrait suffire durant des jours et des jours. – À moins que, murmura Patrice, à moins que la qualité de cet air puisse être modifiée, et que, par conséquent… Il s'arrêta, puis reprit : – Oui… c'est cela… je me souviens… Il dit à Coralie ce qu'il soupçonnait, ou plutôt ce qui s'adaptait si bien à la réalité que le doute n'était plus possible. Dans le placard du vieux Siméon, il n'avait pas vu seulement cette échelle de corde que le fou avait apportée, mais aussi un rouleau de tuyaux en plomb et alors la conduite de Siméon, depuis l'instant même où ils étaient enfermés, ses allées et venues autour du pavillon, le soin avec lequel il avait bouché tous les interstices, son travail le long du mur et sur le toit, tout s'expliquait de la manière la plus précise. Le vieux Siméon avait tout simplement branché sur un compteur à gaz, placé probablement dans la cuisine, le tuyau qu'il avait ensuite amené contre le mur et couché sur le toit. C'était donc ainsi, de même qu'avaient péri leurs parents, qu'ils allaient périr, eux, asphyxiés par le gaz d'éclairage. Tous deux ensemble, ils eurent comme un accès d'effarement, et ils coururent dans la pièce au hasard, se tenant par la main, le cerveau en désordre, sans idées, sans volonté, pareils à de petites choses que secoue la plus violente des tempêtes. Coralie disait des paroles incohérentes. Patrice, qui la suppliait d'être calme, était lui-même emporté dans la tourmente et impuissant à réagir contre l'épouvantable sensation de détresse que donne le poids des ténèbres où la mort vous guette. On veut fuir. On veut échapper à ce souffle froid qui déjà vous glace la nuque. Il faut fuir, il le faut. Mais où ? Par où ? Les murailles sont infranchissables et les ténèbres plus dures encore que les murailles. Ils s'arrêtèrent, épuisés. Un sifflement fusait de quelque part, le léger sifflement qui sort d'un bec de gaz mal fermé. Ayant écouté, ils se rendirent compte que cela venait d'en haut. Le supplice commençait. Patrice chuchota : – Il y en a pour une demi-heure, une heure au plus. Elle avait repris conscience d'elle-même, et elle répondit : – Soyons courageux, Patrice. – Ah ! si j'étais seul ! mais toi, ma pauvre Coralie… Elle dit à voix très basse : – On ne souffre pas. – Tu souffriras, toi qui es si faible ! – On souffre d'autant moins qu'on est faible. Et puis, je le sais, nous ne souffrirons pas, mon Patrice. Elle semblait tout à coup si sereine qu'à son tour il fut empli d'une grande paix. Ils se turent, les doigts toujours entrelacés, assis sur un large divan. Ils s'imprégnaient peu à peu du grand calme qui se dégage des événements que l'on considère pour ainsi dire comme accomplis et qui est de la résignation, de la soumission aux forces supérieures. Des natures comme les leurs ne se révoltent plus lorsque l'ordre du destin est manifeste, et qu'il n'y a plus qu'à obéir et à prier. Elle entoura le cou de Patrice et prononça : – Devant Dieu, tu es mon fiancé. Qu'il nous accueille comme il accueillerait deux époux. Sa douceur le fit pleurer. Elle sécha ses larmes avec des baisers, et ce fut elle-même qui donna ses lèvres à Patrice. – Ah ! dit-il, tu as raison, c'est vivre que de mourir ainsi. Un silence infini les baigna. Ils sentirent les premières odeurs de gaz qui descendirent autour d'eux, mais ils n'en éprouvèrent point de terreur. Patrice chuchota : – Tout se passera comme autrefois jusqu'à la dernière seconde, Coralie. Ta mère et mon père, qui s'aimaient comme nous nous aimons, sont morts aussi dans les bras l'un de l'autre, et les lèvres jointes. Ils avaient décidé de nous unir, et ils nous ont unis. Elle murmura : – Notre tombe sera près de la leur. Leurs idées se brouillaient peu à peu et ils pensaient, ainsi qu'on voit à travers une brume croissante. Comme ils n'avaient pas mangé, la faim ajoutait son malaise à la sorte de vertige où leur esprit sombrait insensiblement, et ce vertige, à mesure qu'il augmentait, perdait tout caractère d'inquiétude ou d'anxiété. C'était plutôt une extase, une torpeur, un anéantissement, un repos où ils oubliaient l'horreur de n'être plus bientôt. La première, Coralie fut prise de défaillance et prononça des paroles de délire qui d'abord étonnèrent Patrice. – Mon bien-aimé, ce sont des fleurs qui tombent, des roses. Oh ! c'est délicieux ! Mais il éprouva, lui aussi, la même béatitude et une même exaltation qui se traduisait par de la tendresse, par de la joie et de l'émotion. Sans effroi, il la sentit peu à peu fléchir entre ses bras et s'abandonner, et il eut l'impression qu'il la suivait dans un abîme immense, inondé de lumière, où ils planaient tous les deux, en descendant, doucement et sans effort, vers une région heureuse. Des minutes ou des heures coulèrent. Ils descendaient toujours, lui la portant par la taille, elle un peu renversée, les yeux clos et souriant. Il se souvenait d'images où l'on voit ainsi des couples de dieux qui glissent dans l'azur, et, ivre de clarté et d'air, il faisait de larges cercles au-dessus de la région heureuse. Cependant, comme il en approchait, il se sentit plus las. Coralie était lourde, sur son bras plié. La descente s'accéléra. Les ondes de lumière s'assombrirent. Il vint un nuage épais, et puis d'autres qui formèrent un tourbillon de ténèbres. Et soudain, exténué, de la sueur au front et le corps tout grelottant de fièvre, il tomba dans un grand trou noir… Chapitre 3 Un étrange individu Ce n'était pas encore tout à fait la mort. En cet état d'agonie, ce qui persistait de sa conscience mêlait, dans une espèce de cauchemar, les réalités de la vie aux réalités imaginaires du monde nouveau où il se trouvait et qui était celui de la mort. Dans ce monde, Coralie n'existait plus, ce qui lui causait un chagrin fou. Mais il lui semblait entendre et voir quelqu'un dont la présence se révélait par le passage d'une ombre devant ses paupières baissées. Ce quelqu'un, il se le représentait, sans aucune raison d'ailleurs, sous l'apparence du vieux Siméon, lequel venait constater la mort de ses victimes, commençait par emporter Coralie, puis revenait vers lui, Patrice, l'emportait également et l'étendait quelque part. Et tout cela était si précis que Patrice se demandait s'il n'était pas réveillé. Ensuite, il s'écoula des heures… ou des secondes. À la fin, Patrice eut l'impression qu'il s'endormait, mais d'un sommeil infernal, durant lequel il souffrait, physiquement et moralement, comme doit souffrir un damné. Il était revenu au fond du trou noir d'où il faisait des efforts désespérés pour sortir, comme un homme tombé à la mer et qui chercherait à regagner la surface. Il traversait ainsi – avec quelles difficultés ! – des couches d'eau, dont le poids l'étouffait. Il devait les escalader, en s'accrochant des pieds et des mains à des choses qui glissaient, à des échelles de corde qui, n'ayant pas de points de support, s'affaissaient. Pourtant les ténèbres devenaient moins épaisses. Un peu de jour glauque s'y mêlait. Patrice se sentait moins oppressé. Il entrouvrit les yeux, respira plusieurs fois et vit autour de lui un spectacle qui le surprit : l'embrasure d'une porte ouverte, auprès de laquelle il était couché, en plein air, sur un divan. Sur un autre divan, à côté de lui, il aperçut Coralie, étendue. Elle remuait et semblait souffrir infiniment. Il pensa : « Elle remonte du trou noir… Comme moi, elle s'efforce… Ma pauvre Coralie… » Entre eux, il y avait un guéridon, et, sur ce guéridon, deux verres d'eau. Très altéré, il en prit un. Mais il n'osa l'avaler. À ce moment, quelqu'un sortit par la porte ouverte qui était, Patrice s'en rendit compte, la porte du pavillon, et ce quelqu'un, Patrice constata que ce n'était pas le vieux Siméon, comme il l'avait cru, mais un étranger qu'il n'avait jamais vu. Il se dit : « Je ne dors pas… Je suis sûr que je ne dors pas et que cet étranger est un ami. » Et il essayait de dire ces choses-là, à haute voix, pour que sa certitude en fût mieux établie. Mais il n'avait pas de force. Pourtant doucement : l'étranger s'approcha de lui et prononça – Ne vous fatiguez pas, mon capitaine. Tout va bien. Tenez, il faut boire. L'étranger lui présenta alors un des deux verres, que Patrice vida d'un trait, sans défiance, et il fut heureux de voir que Coralie buvait de même. – Oui, tout va bien, dit-il. Mon Dieu ! comme c'est bon de vivre ! Coralie est bien vivante, n'est-ce pas ? Il n'entendit pas la réponse et s'endormit d'un sommeil bienfaisant. Lorsqu'il se réveilla, la crise était finie, bien qu'il éprouvât encore quelques bourdonnements dans le cerveau et du mal à respirer jusqu'au bout de son souffle. Cependant, il se leva, et il comprit que toutes ses sensations avaient été exactes, qu'il se trouvait à l'entrée du pavillon, que Coralie avait vidé le deuxième verre d'eau et qu'elle dormait paisiblement. Et il répéta, à haute voix : – Comme c'est bon de vivre ! Il voulait agir cependant, mais il n'osa pas pénétrer dans le pavillon, malgré les portes ouvertes. Il s'en éloigna, côtoya le cloître réservé aux tombes, puis – et sans but précis, car il ne savait pas encore la raison de ses actes, ne comprenait absolument rien à ce qui lui arrivait, et marchait au hasard – il revint vers le pavillon, sur l'autre façade, celle qui dominait le jardin, et, tout à coup, s'arrêta. À quelques mètres en avant de la façade, au pied d'un arbre qui bordait le sentier oblique, un homme était renversé sur une chaise-longue en osier, la tête à l'ombre, les jambes au soleil. Il semblait assoupi. Un livre était entrouvert sur ses genoux. Alors, et seulement alors, Patrice se rendit compte nettement que Coralie et lui avaient échappé à la mort, qu'ils étaient bien vivants tous deux, et que leur sauveur ce devait être cet homme dont le sommeil indiquait un état de sécurité absolue et de conscience satisfaite. Il l'examina. Mince, les épaules larges, le teint mat, une fine moustache aux lèvres, quelques cheveux gris aux tempes, l'inconnu semblait avoir tout au plus une cinquantaine d'années. La coupe de ses vêtements indiquait un grand souci d'élégance. Patrice se pencha et regarda le titre du volume : Les Mémoires de Benjamin Franklin. Il lut aussi les initiales qui ornaient la coiffe d'un chapeau posé sur l'herbe : L. P. « C'est lui qui m'a sauvé, se dit Patrice, je le reconnais. Il nous a transportés tous les deux hors de l'atelier et il nous a soignés. Mais comment un tel miracle s'est-il produit ? Qui nous l'a envoyé ? » Il lui frappa l'épaule. Tout de suite, l'homme fut debout et sa figure s'éclaira d'un sourire. – Excusez-moi, mon capitaine, mais ma vie est si remplie que, quand j'ai quelques minutes, j'en profite pour dormir… n'importe où… comme Napoléon, n'est-ce pas ? Mon Dieu, oui, cette petite ressemblance n'est pas pour me déplaire… Mais c'est assez parler de moi. Et vous, mon capitaine, comment ça va-t-il ? Et Mme « maman Coralie », son indisposition est finie ? Je n'ai pas cru, après avoir ouvert les portes et vous avoir transportés dehors, qu'il fût utile de vous éveiller. J'étais tranquille, j'avais fait le nécessaire. Vous respiriez tous les deux. Le bon air pur se chargerait du reste. Il s'interrompit, et, devant l'attitude interloquée de Patrice, son sourire fit place à un rire joyeux. – Ah ! j'oubliais, vous ne me connaissez pas ? C'est vrai, la lettre que je vous ai écrite a été interceptée. Il faut donc que je me présente don Luis Perenna, d'une vieille famille espagnole, noblesse authentique, papiers en règle… Son rire redoubla. – Mais je vois que cela ne vous dit rien. Sans doute, Ya-Bon m'aura désigné autrement quand il écrivait mon nom sur le mur de cette rue, il y a une quinzaine de jours, un soir ? Ah ! ah ! vous commencez à comprendre… Ma foi, oui, le monsieur que vous appeliez à votre secours… Dois-je prononcer le nom tout crûment ?… Allons-y, mon capitaine. Donc, pour vous servir, Arsène Lupin. Patrice était stupéfait. Il avait complètement oublié la proposition de Ya-Bon et l'autorisation distraite qu'il avait donnée au Sénégalais de faire appel au fameux aventurier. Et voilà qu'Arsène Lupin était là devant lui, et voilà qu'Arsène Lupin, d'un seul effort de sa volonté, par un miracle incroyable, l'avait retiré, ainsi que Coralie, du fond même de leur cercueil hermétiquement clos. Il lui tendit la main et prononça : – Merci. – Chut ! dit don Luis gaiement. Pas de merci ! Une bonne poignée de main, ça suffit. Et l'on peut me serrer la main, croyez-le, mon capitaine. Si j'ai sur la conscience quelques peccadilles, j'ai commis en revanche un certain nombre de bonnes actions qui doivent me gagner l'estime des honnêtes gens… à commencer par la mienne. Donc… Il s'interrompit de nouveau, sembla réfléchir, et, tout en prenant Patrice par un des boutons de son dolman, il articula : – Ne bougez pas… on nous espionne… – Mais qui ? – Quelqu'un qui se trouve sur le quai, tout au bout du jardin… Le mur n'est pas haut. Il y a une grille en dessus. On regarde à travers les barreaux de cette grille et on cherche à nous voir. – Comment le savez-vous ? Vous tournez le dos au quai, et il y a les arbres en plus. – Écoutez. – Je n'entends rien de spécial. – Si, le bruit d'un moteur… le moteur d'une auto arrêtée. Or, que ferait une auto arrêtée sur le quai, en face d'un mur auprès duquel il n'y a point d'habitation ? – Et alors, selon vous, qui serait-ce ? – Parbleu ! le vieux Siméon. – Siméon ? – Certes. Il se rend compte si décidément je vous ai sauvés tous les deux. – Il n'est donc pas fou ? – Fou, lui ? Pas plus que vous et moi. – Cependant… – Cependant, vous voulez dire que Siméon vous protégeait, que son but était de vous réunir tous les deux, qu'il vous a envoyé la clef du jardin, etc. – Vous savez tout cela ? – Il le faut bien. Sans quoi, comment vous aurais-je secourus ? – Mais, dit Patrice avec anxiété, si ce bandit revient à la charge, ne devons-nous pas prendre certaines précautions ? Retournons au pavillon. Coralie est seule. – Aucun danger. – Pourquoi ? – Je suis là. La stupeur de Patrice augmentait. Il demanda : – Siméon vous connaît donc ? Il sait donc que vous êtes ici ? – Oui, par une lettre que je vous ai écrite sous le couvert de Ya-Bon et qu'il a interceptée. J'annonçais mon arrivée et il s'est hâté d'agir. Seulement, suivant mon habitude en ces occasions, j'ai avancé mon arrivée de quelques heures, de sorte que je l'ai surpris en pleine action. – À ce moment, vous ignoriez que ce fût lui l'ennemi… vous ne saviez rien… – Rien du tout… – C'était ce matin ? – Non, cet après-midi, à une heure trois quarts. Patrice tira sa montre. – Et il en est quatre. Donc, en deux heures… – Même pas, il y a une heure que je suis ici. – Vous avez interrogé Ya-Bon ? – Si vous croyez que j'ai perdu mon temps ! Ya-Bon m'a simplement répondu que vous n'étiez pas là, ce qui commençait à l'étonner. – Alors ? – J'ai cherché où vous étiez. – Comment ? – J'ai d'abord fouillé votre chambre, et, en fouillant votre chambre, comme je sais le faire, j'ai fini par découvrir qu'il y avait une fente au fond de votre bureau à cylindre, et que cette fente s'ouvrait en regard d'une autre fente pratiquée dans le mur de la pièce voisine. J'ai donc pu attirer le registre sur lequel vous teniez votre journal et prendre connaissance des événements. C'est ainsi, d'ailleurs, que Siméon était au courant de vos moindres intentions. C'est ainsi qu'il a su votre projet de venir ici, en pèlerinage, le 14 avril. C'est ainsi que, la nuit dernière, vous voyant écrire, il a préféré, avant de vous attaquer, savoir ce que vous écriviez. Le sachant, et apprenant, par vousmême, que vous étiez sur vos gardes, il s'est abstenu. Vous voyez combien tout cela est facile. M. Desmalions, inquiet de votre absence, aurait tout aussi bien réussi, mais il aurait réussi… demain. – C'est-à-dire trop tard, fit Patrice. – Oui, trop tard. Ce n'est pas son affaire, ni celle de la police. Aussi j'aime mieux quelle ne s'en mêle pas. J'ai demandé le silence à vos mutilés sur tout ce qui peut leur paraître équivoque. De sorte que, si M. Desmalions vient aujourd'hui, il croira que tout est en ordre. Et puis, tranquille de ce côté, muni par vous des renseignements nécessaires, j'ai, en compagnie de Ya-Bon, franchi la ruelle et pénétré dans ce jardin. – La porte en était ouverte ? – Non, mais au même moment, Siméon sortait du jardin. Malchance pour lui, n'est-ce pas ? et dont j'ai profité hardiment. J'ai mis la main sur la clenche, et nous sommes entrés, sans qu'il osât protester. Et certes il a bien su qui j'étais. – Mais vous, vous ignoriez alors que ce fût lui l'ennemi ? – Comment, je l'ignorais ?… Et votre journal ? – Je ne me doutais pas… – Mais, mon capitaine, chaque page est une accusation contre lui. Il n'y a pas un incident auquel il n'ait été mêlé, pas un forfait qu'il n'ait préparé ! – En ce cas, il fallait le prendre au collet. – Et après ? À quoi cela m'aurait-il servi ? L'aurais-je contraint à parler ? Non, c'est en le laissant libre que je le tiendrai le mieux. C'est alors qu'il se perdra. Vous voyez bien, le voilà déjà qui rôde autour de la maison, au lieu de filer. Et puis, j'avais mieux à faire, vous secourir d'abord tous les deux… s'il en était temps encore. Ya-Bon et moi, nous avons donc galopé jusqu'à la porte du pavillon. Elle était ouverte, mais l'autre, celle de l'escalier, était fermée à clef et au verrou. Je tirai les deux verrous, et ce fut un jeu pour nous de forcer la serrure. « Alors, rien qu'à l'odeur du gaz, j'ai compris. Siméon avait dû brancher un vieux compteur sur quelque conduite extérieure, probablement celle qui alimente les réverbères de la ruelle, et il vous asphyxiait. Il ne nous restait plus qu'à vous sortir tous les deux et à vous donner les soins habituels, massages, tractions, etc. Vous étiez sauvés. » Patrice demanda : – Sans doute a-t-il enlevé toute son installation de mort ? – Non. Il se réservait évidemment de revenir et de mettre tout en ordre, afin que son intervention ne pût être établie et que l'on crût à votre suicide… suicide mystérieux, décès sans cause apparente, bref, le même drame qu'autrefois, entre votre père et la mère de maman Coralie. – Vous savez donc quelque chose ?… – Eh quoi, n'ai-je pas des yeux pour lire ? Et l'inscription du mur, les révélations de votre père ? J'en sais autant que vous, mon capitaine… et peut-être davantage. – Davantage ? – Mon Dieu, l'habitude… l'expérience. Bien des problèmes, indéchiffrables pour les autres, me semblent à moi les plus simples et les plus clairs du monde. Ainsi… – Ainsi ?… Don Luis hésita, puis, à la fin, répondit : – Non, non…, il est préférable que je ne parle pas… L'ombre se dissipera peu à peu. Attendons. Pour l'instant… Il prêta l'oreille. – Tenez, il a dû vous voir. Et, maintenant qu'il est renseigné, il s'en va. Patrice s'émut : – Il s'en va ! Vous voyez… Il eût mieux valu s'emparer de lui. Le retrouvera-t-on jamais, le misérable ? Pourrons-nous nous venger ? Don Luis sourit. – Voilà que vous traitez de misérable l'homme qui veille sur vous depuis vingt ans, et qui vous a rapproché de maman Coralie ! Votre bienfaiteur ! – Ah ! est-ce que je sais ! Tout cela est tellement obscur ! Je ne puis que le haïr… Je suis désolé de sa fuite… Je voudrais le torturer, et cependant… Il avait eu un geste de désespoir et se tenait la tête entre les mains. Don Luis le réconforta. – Ne craignez rien. Jamais il n'a été plus près de sa perte qu'à la minute actuelle. Je l'ai sous la main comme cette feuille d'arbre. – Mais comment ? – L'homme qui conduit son automobile est à moi. – Quoi ? Que dites-vous ? – Je dis que j'ai mis l'un de mes hommes sur un taxi ; que ce taxi, selon mon ordre, rôdait au bas de la ruelle et que Siméon n'a pas manqué de sauter dedans. – C'est-à-dire que vous le supposez…, précisa Patrice, de plus en plus interloqué. – J'ai reconnu le bruit du moteur au bas du jardin, quand je vous ai averti. – Et vous êtes sûr de votre homme ? – Certain. – Qu'importe ! Siméon peut se faire conduire loin de Paris, donner un mauvais coup à cet homme… Et alors, quand seronsnous prévenus ? – Si vous croyez que l'on sort de Paris et qu'on se balade sur les grandes routes sans un permis spécial !… Non, s'il quitte Paris, Siméon se fera conduire d'abord à une gare quelconque, et nous le saurons vingt minutes après. Et aussitôt, nous filons. – Comment ? – En auto. – Vous avez donc un sauf-conduit, vous ? – Oui, valable pour toute la France. – Est-ce possible ? – Parfaitement, et un sauf-conduit authentique encore : au nom de don Luis Perenna, signé par le ministre de l'Intérieur et contresigné… – Et contresigné ? – Par le président de la République. L'ahurissement de Patrice se changea tout à coup en une violente émotion. Dans l'aventure terrible où il se trouvait engagé, et où, jusque-là, subissant la volonté implacable de l'ennemi, il n'avait guère connu que la défaite et les affres d'une mort toujours menaçante, il advenait soudain qu'une volonté plus puissante surgissait en sa faveur. Et, brusquement, tout se modifiait. Le destin semblait changer de direction, comme un navire qu'un bon vent imprévu amène vers le port. – Vraiment, mon capitaine, lui dit don Luis, on croirait que vous allez pleurer, comme maman Coralie. Vous avez les nerfs trop tendus, mon capitaine… Et puis, la faim, peut-être… Il va falloir vous restaurer. Allons… Il l'entraîna vers le pavillon à pas lents, en le soutenant, et il prononça, d'une voix un peu grave : – Sur tout cela, mon capitaine, je vous demande la discrétion la plus absolue. Sauf quelques anciens amis, et sauf Ya-Bon, que j'ai rencontré en Afrique et qui m'a sauvé la vie, personne, en France, ne me connaît sous mon véritable nom. Je m'appelle don Luis Perenna. Au Maroc, où j'ai combattu, j'ai eu l'occasion de rendre service au très sympathique roi d'une nation voisine de la France, et neutre, lequel, bien qu'obligé de cacher ses vrais sentiments, souhaite ardemment notre victoire. Il m'a fait venir, et, comme conséquence, je lui ai demandé de m'accréditer et d'obtenir pour moi un sauf-conduit. J'ai donc officieusement une mission secrète, qui expire dans deux jours. Dans deux jours, je retourne… d'où je venais et où, pendant la guerre, je sers la France à ma façon… qui n'est pas mauvaise, croyez-le bien, comme on le verra un jour ou l'autre 1. Ils arrivaient tous deux près du siège où dormait maman Coralie. Don Luis arrêta Patrice. – Un mot encore, mon capitaine. Je me suis juré, et j'ai donné ma parole à celui qui a eu confiance en moi, que mon temps, durant cette mission, serait exclusivement consacré à défendre, dans la mesure de mes moyens, les intérêts de mon pays. Je dois donc vous avertir que, malgré toute ma sympathie pour vous, je ne saurais prolonger mon séjour d'une seule minute à partir du moment où j'aurai découvert les dix-huit 1 Voir « les dents du tigre » dans les aventures d'Arsène Lupin. cents sacs d'or. Je n'ai répondu à l'appel de mon ami Ya-Bon que pour cette unique raison. Lorsque les sacs d'or seront en notre possession, c'est-à-dire au plus tard après-demain soir, je m'en irai. D'ailleurs, les deux affaires sont liées. Le dénouement de l'une sera la conclusion de l'autre. Et maintenant, assez de paroles, assez d'explications, présentez-moi à maman Coralie, et travaillons ! Il se mit à rire : – Pas de mystère avec elle, mon capitaine. Dites-lui mon vrai nom. Je n'ai rien à craindre : Arsène Lupin a toutes les femmes pour lui. Quarante minutes plus tard, maman Coralie était dans sa chambre, bien soignée et bien gardée. Patrice avait pris un repas substantiel, tandis que don Luis se promenait sur la terrasse en fumant des cigarettes. – Ça y est, mon capitaine ? Nous commençons ? Il regarda sa montre. – Cinq heures et demie. Nous avons encore plus d'une heure de jour ; c'est suffisant. – Suffisant ?… Vous n'avez pas la prétention, je suppose, d'arriver au but en une heure ? – Au but définitif, non, mais au but que je m'assigne, oui… et même avant. Une heure ? Pour quoi faire, mon Dieu ? Dans quelques minutes, nous serons renseignés sur la cachette de l'or. Don Luis se fit conduire à la cave creusée sous la bibliothèque et où Essarès bey enfermait les sacs d'or jusqu'au moment de leur expédition. – C'est bien par ce soupirail que les sacs étaient jetés, mon capitaine ? – Oui. – Pas d'autre issue ? – Pas d'autre que l'escalier qui monte à la bibliothèque et que le soupirail correspondant. – Lequel ouvre sur la terrasse ? – Oui. – Donc, c'est clair. Les sacs entraient par le premier et sortaient par le second. – Mais… – Il n'y a pas de mais, mon capitaine. Comment voulez-vous qu'il en soit autrement ? Voyez-vous, le tort qu'on a toujours, c'est d'aller chercher midi à quatorze heures. Ils regagnèrent la terrasse. Don Luis se posta près du soupirail et inspecta les alentours immédiats. Ce ne fut pas long. Il y avait, à quatre mètres en avant des fenêtres de la bibliothèque, un bassin rond, orné, en son centre, d'une statue d'enfant qui lançait un jet d'eau par l'entonnoir d'une conque. Don Luis s'approcha, examina le bassin, et, se penchant, atteignit la statuette qu'il fit tourner sur elle-même, de droite à gauche. Le piédestal tourna en même temps d'un quart de cercle. – Nous y sommes, dit-il en se relevant. – Quoi ? – Le bassin va se vider. De fait, très rapidement, l'eau baissa et le fond de la vasque apparut. Don Luis descendit et s'accroupit. La paroi intérieure était recouverte d'une mosaïque de marbre à larges dessins blancs et rouges, composant ce que l'on appelle une grecque. Au milieu de l'un de ces dessins, s'encastrait un anneau que don Luis souleva et tira. Toute la portion de la paroi que formait l'ensemble du dessin, répondit à cet appel, et s'abattit, laissant un orifice d'environ trente centimètres sur vingt-cinq. Don Luis affirma : Les sacs s'en allaient par là. Seconde étape. On les expédiait de la même manière, au moyen d'un crochet qui glissait sur un fil de fer. Voilà, en haut de cette canalisation, le fil de fer. – Crebleu ! s'écria le capitaine Belval. Mais le fil de fer, nous ne pouvons le suivre – Non, mais il nous suffit de savoir où il aboutit. Tenez, mon capitaine, allez jusqu'au bas du jardin, près du mur, en suivant une ligne perpendiculaire à la maison. Là, vous couperez une branche d'arbre un peu haute. Ah ! j'oubliais, il me faudra sortir par la ruelle. Vous avez la clef de la porte ? Oui ? Donnez-la-moi. Patrice donna la clef, puis se rendit auprès du mur qui bordait le quai. – Un peu plus à droite, commanda don Luis. Encore un peu. Bien. Maintenant, attendez. Il sortit du jardin par la ruelle, gagna le quai, et, de l'autre côté du mur, appela : – Vous êtes là, mon capitaine ? – Oui. – Plantez votre branche d'arbre de façon que je la voie d'ici… À merveille ! Patrice rejoignit alors don Luis, qui traversa le quai. Tout le long de la Seine, en contrebas, s'étendent des quais, construits sur la berge même du fleuve, et réservés au cabotage. Les péniches y abordent, déchargent leurs cargaisons, en reçoivent d'autres, et souvent restent amarrées les unes auprès des autres. À l'endroit où Patrice et don Luis descendaient par les marches d'un escalier, le quai offrait une série de chantiers, dont l'un, celui auquel ils accédèrent, paraissait abandonné, sans doute depuis la guerre. Il y avait, parmi des matériaux inutiles, plusieurs tas de moellons et de briques, une cabane aux vitres brisées, et le soubassement d'une grue à vapeur. Une pancarte suspendue à un poteau portait cette inscription : « Chantier Berthou, construction ». Don Luis longea le mur de soutènement, au-dessus duquel le quai formait terrasse. Un tas de sable en occupait la moitié et l'on apercevait dans le mur les barreaux d'une grille en fer dont le sable, maintenu par des planches, cachait la partie inférieure. Don Luis dégagea la grille et dit en plaisantant : – Avez-vous remarqué que, dans cette aventure, aucune porte n'est fermée ?… Espérons qu'il en sera de même pour celle-ci. L'hypothèse se trouva confirmée, ce qui ne manqua pas, malgré tout, d'étonner don Luis, et ils pénétrèrent dans un de ces réduits où les ouvriers serrent leurs instruments. – Jusqu'ici, rien d'anormal, murmura don Luis, qui alluma une lampe électrique. Des seaux, des pioches, des brouettes, une échelle… Ah ! ah ! voilà bien ce que je pensais… Des rails…, tout un système de rails à petit écartement… Aidez-moi, capitaine, débarrassons le fond. Parfait… Nous y sommes. Au ras du sol, et face à la grille, s'ouvrait un orifice rectangulaire exactement semblable à celui du bassin. On apercevait le fil de fer en haut. Une suite de crochets y étaient suspendus. Don Luis expliqua : – Donc, ici, arrivée des sacs. Ils tombaient pour ainsi dire dans un de ces petits wagonnets que vous voyez en ce coin. Les rails étaient déployés, la nuit bien entendu, traversaient la berge, et les wagonnets étaient dirigés vers une péniche où ils déchargeaient leur contenu… simple mouvement de bascule ! – De sorte que ? – De sorte que l'or de la France s'en allait par là… je ne sais où… à l'étranger. – Et vous croyez que les dix-huit cents derniers sacs ont été expédiés aussi ? – J'en ai peur. – Alors, nous arrivons trop tard ? Il y eut un assez long moment de silence entre les deux hommes. Don Luis réfléchissait. Patrice, bien que déçu par un dénouement qu'il ne prévoyait point, demeurait confondu de l'extraordinaire habileté avec laquelle, en si peu de temps, son compagnon était parvenu à débrouiller une partie de l'écheveau. Il murmura : – C'est un vrai miracle. Comment avez-vous pu ? Sans un mot, don Luis sortit de sa poche le livre que Patrice avait avisé sur ses genoux, Les Mémoires de Benjamin Franklin, et lui fit signe de lire quelques lignes qu'il montra du doigt. Ces lignes avaient été écrites durant les dernières années du règne de Louis XVI. Elles disaient : « Chaque jour, nous allons au village de Passy qui touche à mon habitation, et où l'on prend les eaux dans un jardin admirable. Les ruisseaux et les cascades y coulent de toutes parts, amenés et reconduits par des canaux fort bien aménagés. « Comme on me sait amateur de belle mécanique, on m'a montré le bassin où toutes les eaux des sources sont recueillies. Il suffit de tourner d'un quart de cercle vers la gauche un petit bonhomme de marbre, et tout s'en va, en droite ligne, jusqu'à la Seine, par un aqueduc qui s'ouvre dans la paroi… » Patrice ferma le livre. Don Luis expliqua : – Les choses ont changé depuis, sans doute du fait d'Essarès bey. L'eau s'échappe autrement, et l'aqueduc servait à l'écoulement de l'or. En outre, le lit du fleuve a été resserré. Des quais ont été construits, sous lesquels passe la canalisation. Vous voyez, mon capitaine, que tout cela était facile à trouver, étant donné que ce livre me renseignait. Doctus cum libro. – Oui, certes, mais encore fallait-il le lire, ce livre. – Un hasard. Je l'ai déniché dans la chambre de Siméon et je l'ai mis dans ma poche, curieux de savoir les raisons pour lesquelles il le lisait. Patrice s'écria : – Eh ! c'est justement ainsi qu'il aura découvert, lui également, le secret d'Essarès bey, secret qu'il ignorait. Il a trouvé le livre parmi les papiers de son maître, et il s'est documenté de cette façon. Qu'en pensez-vous ? Non ? On croirait que vous n'êtes pas de mon avis ? Avez-vous quelque idée ? Don Luis Perenna ne répondit pas. Il regardait le fleuve. Le long des quais et un peu à l'écart du chantier, il y avait une péniche amarrée, où il semblait qu'il n'y eût personne. Mais un mince filet de fumée commençait à monter d'un tuyau qui émergeait du pont. – Allons donc voir, dit-il. La péniche portait l'inscription : La Nonchalante-Troyes. Il leur fallut enjamber l'espace qui la séparait du quai et franchir des cordages et des barriques vides dont étaient couvertes les parties plates du pont. Une échelle les conduisit dans une sorte de cabine qui servait de chambre et de cuisine. Un homme s'y trouvait, solide d'aspect, le buste large, les cheveux noirs et bouclés, la figure imberbe. Comme vêtements, une blouse et un pantalon de treillis, sales et rapiécés. Don Luis lui tendit un billet de vingt francs que l'homme prit avec vivacité. – Un renseignement, camarade. As-tu vu, ces jours-ci, devant le chantier Berthou, une péniche ? – Oui, une péniche à moteur qui est partie hier. – Le nom de cette péniche ? – La Belle-Hélène. Les gens qui l'habitaient, deux hommes et une femme, étaient des gens de l'étranger qui causaient… je ne sais pas en quelle langue… anglais, je crois, ou espagnol… à moins que… bref, je ne sais pas… – Le chantier Berthou ne travaille pourtant plus ? – Non, le patron est mobilisé, qu'on m'a dit…, et puis les contremaîtres… Tout le monde y passe, n'est-ce pas, même moi. J'attends une convocation… quoique le cœur soit malade. – Mais si l'on ne travaille plus au chantier, qu'est-ce que ce bateau faisait là ? – Je l'ignore. Cependant, ils ont travaillé toute une nuit. Ils avaient déployé des rails sur le quai. J'entendais les wagonnets, et on chargeait… quoi ? J'ignore. Et puis, au petit matin, démarrage. – Où allaient-ils ? – Ils descendaient la rivière du côté de Mantes. – Merci, camarade, c'est ce que je voulais savoir. Dix minutes plus tard, en arrivant à l'hôtel Essarès, Patrice et don Luis trouvaient le chauffeur de l'automobile où Siméon Diodokis avait pris place après sa rencontre avec don Luis. Selon la prévision de don Luis, Siméon, s'était fait conduire à une gare, la gare Saint-Lazare, où il avait pris son billet. – Pour quelle destination ? demanda don Luis. Le chauffeur répondit : – Pour Mantes ! Chapitre 4 La « Belle-Hélène » – Pas d'erreur, fit Patrice. L'avertissement même qui fut donné à M. Desmalions que l'or était expédié… la rapidité avec laquelle le travail fut exécuté, de nuit, sans préparatifs et par les gens mêmes du bateau… la nationalité étrangère de ces gens… la direction qu'ils ont prise… tout concorde. Il est probable qu'il y a, entre la cave où on le jetait et le réduit où il aboutissait, une cachette intermédiaire où l'or séjournait, à moins que les dixhuit cents sacs aient pu attendre leur expédition, suspendus les uns derrière les autres le long de la canalisation ? … « Mais cela importe peu. L'essentiel est de savoir que la Belle-Hélène, blottie dans quelque coin de banlieue, attendait l'occasion propice. Jadis, Essarès bey, par prudence, lui lançait un signal à l'aide de cette pluie d'étincelles que j'ai observée. Cette fois-ci, le vieux Siméon, qui continue l'œuvre d'Essarès, sans doute pour son propre compte, a prévenu l'équipage, et les sacs d'or filent du côté de Rouen et du Havre, où quelque vapeur les emmènera vers l'Orient. Après tout, quelques dizaines de tonnes à fond de cale sous une couche de charbon, ce n'est rien. Qu'en dites-vous ? Nous y sommes, n'est-ce pas ? Pour moi, il y a là une certitude… « Et Mantes, cette ville pour laquelle il a pris son billet et vers laquelle navigue la Belle-Hélène ? Est-ce clair ? Mantes, où il rattrapera sa cargaison d'or, et où il s'embarquera sous quelque déguisement de matelot… Ni vu ni connu… L'or et le bandit s'évanouissent. Qu'en dites-vous ? Pas d'erreur ? » Cette fois encore, don Luis ne répondit pas. Cependant, il devait acquiescer aux idées de Patrice, car, au bout d'un instant, il déclara : – Soit, j'y vais. Nous verrons bien… Et il dit au chauffeur : – File au garage, et ramène la quatre-vingts chevaux. Avant une heure, je veux être à Mantes. Quant à vous, mon capitaine… – Quant à moi, je vous accompagne. – Et qui gardera ?… – Maman Coralie ? Quel danger court-elle ? Personne ne peut plus l'attaquer maintenant. Siméon a manqué son coup et ne songe qu'à sa sûreté personnelle… et à ses sacs d'or. – Vous insistez ? – Absolument. – Vous avez peut-être tort. Mais enfin, cela vous regarde. Partons… Ah ! cependant, une précaution… Il appela : – Ya-Bon ! Le Sénégalais accourut. Si Ya-Bon éprouvait pour Patrice un attachement de bête fidèle, il semblait professer à l'égard de don Luis un culte religieux. Le moindre geste de l'aventurier le plongeait dans l'extase. Il ne cessait pas de rire en présence du grand chef. – Ya-Bon, tu vas tout à fait bien ? Ta blessure est finie ? Plus de fatigue ? Parfait. En ce cas, suis-moi. Il le conduisit jusqu'au quai, un peu à l'écart du chantier Berthou. – Dès neuf heures, ce soir, tu prendras la garde ici, sur ce banc. Tu apporteras de quoi manger et boire, et tu surveilleras particulièrement ce qui se passe là, en contrebas. Que se passera-t-il ? Peut-être rien du tout. N'importe, tu ne bougeras pas avant que je sois revenu… à moins… à moins qu'il ne se passe quelque chose… auquel cas tu agiras en conséquence. Il fit une pause et reprit : – Surtout, Ya-Bon, méfie-toi de Siméon. C'est lui qui t'a blessé. Si tu l'apercevais, saute-lui à la gorge, et amène-le ici… Mais ne le tue pas, fichtre ! Pas de blague, hein ! Je ne veux pas que tu me livres un cadavre… mais un homme vivant. Compris, Ya-Bon ? Patrice s'inquiéta : – Vous craignez donc quelque chose de ce côté ? Voyons, c'est inadmissible, puisque Siméon est parti… – Mon capitaine, dit don Luis, quand un bon général se met à la poursuite de l'ennemi, cela ne l'empêche pas d'assurer le terrain conquis et de laisser des garnisons dans les places fortes. Le chantier Berthou est évidemment un des points de ralliement, le plus important, peut-être, de notre adversaire. Je le surveille. Don Luis prit également des précautions sérieuses à l'égard de maman Coralie. Très lasse, la jeune femme avait besoin de repos et de soins. On l'installa dans l'automobile, et, après une pointe vers le centre de Paris, exécutée à toute allure, afin de dépister un espionnage possible, on la conduisit à l'annexe du boulevard Maillot, où Patrice la remit aux mains de la surveillante et la recommanda au docteur. Défense était faite d'introduire auprès d'elle aucune personne étrangère. Elle ne devait répondre à aucune lettre, à moins qu'elle ne fût signée « Capitaine Patrice. » À neuf heures du soir, l'auto filait sur la route de SaintGermain et de Mantes. Placé dans le fond, près de don Luis, Patrice éprouvait l'exaltation de la victoire et se dépensait en hypothèses qui, d'ailleurs, avaient toutes pour lui la valeur de certitudes irréfutables. Quelques doutes cependant persistaient en son esprit, des points demeuraient obscurs sur lesquels il eût été bien aise de recueillir l'opinion d'Arsène Lupin. – Pour moi, disait-il, deux choses restent absolument incompréhensibles. D'abord, qui est-ce qui a été assassiné par Essarès, le 4 avril, à 7 heures 19 du matin ? J'ai entendu les cris d'agonie. Qui est mort ? et qu'est devenu le cadavre ? Don Luis ne répondait toujours pas, et Patrice reprenait : – Deuxième point, plus étrange encore, la conduite de Siméon. Comment, voilà un homme qui consacre sa vie à un seul but, venger l'assassinat de son ami Belval, et, en même temps assurer mon bonheur et celui de Coralie. Pas un fait ne dément l'unité de sa vie. On devine en lui l'obsession, la manie même. Et puis, le jour où son ennemi Essarès bey succombe, tout à coup, il fait volte-face, et nous persécute, Coralie et moi, jusqu'à ourdir et mettre à exécution cette affreuse machination qu'Essarès bey avait réussie contre nos parents ! « Voyons, avouez qu'il y a là quelque chose d'inouï. Est-ce l'appât de l'or qui lui a tourné la tête, le trésor prodigieux mis à sa disposition, du jour où il a pénétré le secret ? Est-ce là l'explication de ses forfaits ? L'honnête homme est-il devenu bandit pour assouvir des instincts subitement éveillés ? Qu'en pensez-vous ? » Silence de don Luis. Patrice, qui s'attendait à ce que toutes les énigmes fussent résolues en un tournemain par l'illustre aventurier, en concevait de l'humeur et de l'étonnement. Il fit une dernière tentative. – Et le triangle d'or ? Encore un mystère ? Car enfin, dans tout cela, pas de trace d'un triangle ! Où est-il le triangle d'or ? Avez-vous une idée à ce propos ? Silence de don Luis. À la fin, l'officier ne put s'empêcher de dire : – Mais qu'y a-t-il donc ? Vous ne répondez pas… Vous avez l'air soucieux… – Peut-être, fit don Luis. – Mais pour quelle raison ? – Oh ! il n'y a pas de raison. – Cependant… – Eh bien, je trouve que cela marche trop bien. – Qu'est-ce qui marche trop bien ? – Notre affaire. Et, comme Patrice allait encore l'interroger, il prononça : – Mon capitaine, j'ai pour vous la plus franche sympathie, et je porte le plus vif intérêt à tout ce qui vous concerne, mais, je vous l'avouerai, il y a un problème qui domine toutes mes pensées, et un but où tendent maintenant tous mes efforts. C'est la poursuite de l'or qu'on nous a volé, et, cet or-là, je ne veux pas qu'il nous échappe… J'ai réussi de votre côté. De l'autre, pas encore. Vous êtes sains et saufs tous les deux, mais je n'ai pas les dix-huit cents sacs, et il me les faut… il me les faut… – Mais vous les aurez, puisque vous savez où ils sont. – Je les aurai, dit don Luis, lorsqu'ils seront sous mes yeux, étalés. Jusque-là, c'est l'inconnu. À Mantes, les recherches ne furent pas longues. Ils eurent presque aussitôt la satisfaction d'apprendre qu'un voyageur dont le signalement correspondait à celui du vieux Siméon était descendu à l'hôtel des Trois-Empereurs, et qu'à l'heure actuelle il dormait dans une chambre du troisième étage. Don Luis s'installa au rez-de-chaussée, tandis que Patrice qui, à cause de sa jambe, eût plus facilement attiré l'attention, se rendait au Grand-Hôtel. Il s'éveilla tard, le lendemain. Un coup de téléphone de don Luis annonça que Siméon, après avoir passé à la poste, était allé au bord de la Seine, puis à la gare, d'où il avait ramené une dame, assez élégante, dont une voilette épaisse cachait le visage. Tous deux déjeunaient dans la chambre du troisième étage. À quatre heures, nouveau coup de téléphone. Don Luis priait le capitaine de le rejoindre sans retard dans un petit café situé au sortir de la ville, en face du fleuve. Là, Patrice put voir Siméon qui se promenait sur le quai. Il se promenait les mains au dos, de l'air d'un homme qui flâne et qui n'a point de but précis. – Cache-nez, lunettes, toujours le même accoutrement, toujours la même allure, dit Patrice. Et il ajouta : – Regardez-le bien, il affecte l'insouciance, mais on devine que ses yeux se portent en amont du fleuve, vers le côté par où la Belle-Hélène doit arriver. – Oui, oui, murmura don Luis. Tenez, voici la dame. – Ah ! c'est celle-là ? fit Patrice. Je l'ai rencontrée déjà deux ou trois fois dans la rue. Un manteau de gabardine dessinait sa taille et ses épaules qui étaient larges et un peu fortes. Autour de son feutre à grands bords, un voile tombait. Elle tendit à Siméon le papier bleu d'un télégramme qu'il lut aussitôt. Puis ils s'entretinrent un moment, semblèrent s'orienter, passèrent devant le café et, un peu plus loin, s'arrêtèrent. Là, Siméon écrivit quelques mots sur une feuille de papier qu'il donna à sa compagne. Celle-ci le quitta et rentra en ville. Siméon continua de suivre le cours du fleuve. – Vous allez rester, mon capitaine, fit don Luis. – Pourtant, protesta Patrice, l'ennemi ne semble pas sur ses gardes. Il ne se retourne pas. – Il vaut mieux être prudent, mon capitaine. Mais quel dommage que nous ne puissions pas prendre connaissance du papier que Siméon a écrit. – Et si je rejoignais… – Si vous rejoigniez la dame ? Non, non, mon capitaine. Sans vous offenser, vous n'êtes pas de force. C'est tout juste si moi-même… Il s'éloigna. Patrice attendit. Quelques barques montaient ou descendaient la rivière. Machinalement, il regardait leurs noms. Et, tout à coup, une demi-heure après l'instant où don Luis l'avait quitté, il entendit la cadence très nette, le martèlement rythmé d'un de ces forts moteurs que l'on a, depuis quelques années, adaptés à certaines péniches. De fait, une péniche débouchait au détour de la rivière. Quand elle passa devant lui, il lut distinctement, et avec quelle émotion : Belle-Hélène ! Elle glissait assez rapidement, dans un fracas d'explosions régulières. Elle était épaisse, ventrue, lourde, et assez profondément enfoncée, bien qu'elle ne semblât porter aucune cargaison. Patrice vit deux mariniers, assis, et qui fumaient distraitement. Amarrée derrière, une barque flottait. La péniche s'éloigna et atteignit le tournant. Patrice attendit encore une heure avant que don Luis fût de retour. Il lui dit aussitôt : – Eh bien, la Belle-Hélène ? – À deux kilomètres d'ici, ils ont détaché leur barque et sont venus chercher Siméon. – Alors il est parti avec eux ? – Oui. – Sans se douter de rien ? – Vous m'en demandez un peu trop, mon capitaine. – N'importe ! la victoire est gagnée. Avec l'auto, nous allons les rattraper, les dépasser, et, à Vernon, par exemple, prévenir les autorités, militaires et autres, afin qu'elles procèdent à l'arrestation, à la saisie… – Nous ne préviendrons personne, mon capitaine. Nous procéderons nous-mêmes à ces petites opérations. – Nous-mêmes ? Comment ? Mais… Les deux hommes se regardèrent. Patrice n'avait pu dissimuler la pensée qui s'était présentée à son esprit. Don Luis ne se fâcha pas. – Vous avez peur que je n'emporte les trois cents millions ? Bigre, c'est un paquet difficile à cacher dans un veston. – Cependant, dit Patrice, puis-je vous demander quelles sont vos intentions à cet égard ? – Vous le pouvez, mon capitaine ; mais permettez-moi de retarder ma réponse, jusqu'au moment où nous aurons réussi. À l'heure présente, il faut d'abord retrouver la péniche. Ils revinrent à l'hôtel des Trois-Empereurs, et repartirent en auto dans la direction de Vernon. Cette fois, tous deux se taisaient. La route rejoignait le fleuve quelques kilomètres plus loin, au bas de la côte escarpée qui commence à Rosny. Au moment où ils arrivaient à Rosny, la Belle-Hélène entrait déjà dans la grande boucle au sommet de laquelle se trouve la Roche-Guyon et qui revient vers la route nationale à Bonnières. Il lui fallait au moins trois heures pour effectuer ce trajet, tandis que l'auto, escaladant la colline, et coupant droit, débouchait dans Bonnières quinze minutes après. Ils traversèrent le village. Un peu plus loin, à droite, il y avait une auberge. Don Luis s'y arrêta et dit à son chauffeur : – Si, à minuit, nous ne sommes pas revenus, retourne à Paris. Vous m'accompagnez, capitaine ? Patrice le suivit vers la droite et ils aboutirent, par un petit chemin, aux berges du fleuve qu'ils suivirent durant un quart d'heure. Enfin, don Luis trouva ce qu'il semblait chercher : une barque, attachée à un pieu, non loin d'une villa dont les volets étaient clos. Don Luis défit la chaîne. Il était environ sept heures du soir. La nuit venait rapidement, mais un beau clair de lune illuminait l'espace. – Tout d'abord, dit don Luis, un mot d'explication. Nous allons guetter la péniche, qui débouchera sur le coup de dix heures. Elle nous rencontrera en travers du fleuve et, à la lueur de la lune… ou de ma lampe électrique, nous lui ordonnerons de stopper, ce à quoi, sans doute, étant donné votre uniforme, elle obéira. Alors nous montons. – Si elle n'obéit pas ? – C'est l'abordage. Ils sont trois, mais nous sommes deux. Donc… – Et après ? – Après ? Il y a tout lieu de croire que les deux hommes de l'équipage ne sont que des comparses, au service de Siméon, mais ignorants de ses actes, et ne sachant pas la nature de la cargaison. Siméon réduit à l'impuissance, eux-mêmes payés largement par moi, ils conduiront la péniche où je voudrai. Mais – et c'est là que je voulais en venir, mon capitaine – je dois vous avertir que je ferai de cette péniche ce qu'il me plaira. J'en livrerai le chargement à l'heure qui me conviendra. C'est mon butin, ma prise. Personne n'a de droit sur elle que moi. L'officier se cabra : – Cependant, je ne puis accepter un tel rôle… – En ce cas, donnez-moi votre parole d'honneur que vous garderez un secret qui ne vous appartient pas. Et alors, bonsoir, chacun de son côté. Je vais seul à l'abordage et vous retournez à vos affaires. Notez d'ailleurs que je n'exige nullement une réponse immédiate. Vous avez tout le temps de réfléchir et de prendre la décision que vous dicteront vos intérêts et vos très honorables scrupules. « Pour ma part, excusez-moi, mais je vous ai confié mes petites faiblesses : quand les circonstances m'accordent un peu de répit, j'en profite pour dormir. Carpe sumnum, a dit le poète. Bonsoir, mon capitaine. » Et, sans un mot de plus, don Luis s'enveloppa dans son manteau, sauta dans la barque, et s'y coucha. Patrice avait dû faire un violent effort pour refréner sa colère. Le calme ironique de don Luis, son intonation polie, où il y avait un peu de persiflage, lui donnaient d'autant plus sur les nerfs qu'il subissait l'influence de cet homme étrange, et qu'il se reconnaissait incapable d'agir sans son assistance. Et puis, comment oublier que don Luis lui avait sauvé la vie, ainsi qu'à Coralie ? Les heures passèrent. L'aventurier dormait dans la nuit fraîche. Patrice hésitait, cherchant un plan de conduite qui lui permît d'atteindre Siméon et de se débarrasser de cet ennemi implacable en empêchant don Luis de mettre la main sur l'énorme trésor. Il s'effarait d'être complice. Et pourtant, lorsque les premiers battements du moteur se firent entendre au loin et que don Luis s'éveilla, Patrice était auprès de lui, prêt à l'action. Ils n'échangèrent aucune parole. Une horloge de village sonna onze heures. La Belle-Hélène avançait. Patrice sentait grandir son émotion. La Belle-Hélène, c'était la capture de Siméon, les millions repris, Coralie hors de danger, la fin du plus abominable cauchemar, l'œuvre d'Essarès à jamais abolie. Le moteur tapait, de plus en plus près. Son rythme régulier et puissant s'élargissait sur la Seine immobile. Don Luis avait pris les avirons et ramait vigoureusement pour gagner le milieu du fleuve. Et tout à coup on vit au loin une masse noire qui surgissait dans la lumière blanche. Encore douze ou quinze minutes, et elle était là. – Voulez-vous que je vous aide ? murmura Patrice. On dirait que le courant vous entraîne et que vous avez du mal à vous redresser. – Aucun mal, dit don Luis qui se mit à fredonner. – Mais enfin… Patrice était stupéfait. La barque avait viré sur place et revenait vers la berge. – Mais enfin… mais enfin… répéta-t-il… Enfin quoi ? vous lui tournez le dos… Quoi ? vous renoncez ? … Je ne comprends pas… ou plutôt, c'est que nous ne sommes que deux, n'est-ce pas ? deux contre trois… et vous craignez ?… Est-ce cela ? D'un bond, don Luis sauta sur la rive, et tendit la main à Patrice. Celui-ci le repoussa et grogna : – M'expliquerez-vous ? … – Trop long, répondit don Luis. Une seule question ce livre que j'ai trouvé dans la chambre du vieux Siméon, Les Mémoires de Benjamin Franklin, l'aviez-vous aperçu lors de vos investigations ? – Sacrebleu ! il me semble que nous avons autre chose… – Question urgente, capitaine. – Eh bien, non, il n'y était pas. – Alors, dit don Luis, c'est bien ça, nous sommes roulés, ou plutôt, pour être juste, j'ai été roulé. En route mon capitaine, et rondement. Patrice n'avait pas bougé de la barque. D'un coup brusque, il la poussa et saisit la rame en marmottant : – Nom de Dieu ! je crois qu'il se fiche de moi, le client ! Et, à dix mètres du bord, déjà, il s'écria : – Si vous avez peur, j'irai seul. Besoin de personne ! Don Luis répondit : – À tout à l'heure, mon capitaine, je vous attends à l'auberge. L'expédition de Patrice ne se heurta à aucune difficulté. Au premier ordre qu'il lança d'une voix impérieuse, la Belle-Hélène stoppa, de sorte que l'abordage s'effectua de la manière la plus paisible. Les deux mariniers, des hommes d'un certain âge, originaires de la côte basque et auxquels il se présenta comme agent délégué par l'autorité militaire, lui firent visiter leur péniche. Il n'y trouva pas le vieux Siméon et pas davantage le plus petit sac d'or. La cale était à peu près vide. L'interrogatoire fut bref. – Où allez-vous ? – À Rouen. On est réquisitionné par le service de ravitaillement. – Mais vous avez pris quelqu'un en cours de route ? – Oui, à Mantes. – Son nom ? – Siméon Diodokis. – Qu'est-il devenu ? – Il s'est fait descendre un peu après pour reprendre le train. – Que voulait-il ? – Nous payer. – De quoi ? – D'un chargement que nous avions fait à Paris il y a deux jours. – Des sacs ? – Oui. – De quoi ? – Nous ne savons pas. On nous payait bien. Ça suffisait. – Et où est-il, ce chargement ? – Nous l'avons passé la nuit dernière à un petit vapeur qui nous a accosté en aval de Poissy. – Le nom de ce vapeur ? – Le Chamois. Six hommes d'équipage. – Et où est-il ? – En avant. Il filait vite. Il doit être plus loin que Rouen. Siméon Diodokis va le rejoindre. – Depuis quand connaissez-vous Siméon Diodokis ? – C'était la première fois qu'on le voyait. Mais on le savait au service de M. Essarès. – Ah ! vous avez travaillé pour M. Essarès ? – Plusieurs fois… Le même travail et le même voyage. – Il vous faisait venir au moyen d'un signal ? – Une vieille cheminée d'usine qu'il allumait. – Toujours des sacs ? – Oui, des sacs. On ne savait pas quoi. Il payait bien. Patrice n'en demanda pas davantage. En hâte il redescendit dans sa barque, regagna la rive et trouva don Luis attablé devant un souper confortable. – Vite, dit-il. La cargaison est à bord d'un vapeur, le Chamois, que nous rattraperons entre Rouen et le Havre. Don Luis se leva et tendit à l'officier un paquet enveloppé de papier blanc. – Voilà deux sandwiches, mon capitaine. La nuit va être dure. Je regrette bien que vous n'ayez pas dormi comme moi. Filons et, cette fois, je prends le volant. Ça va ronfler. Asseyezvous près de moi, mon capitaine. Ils montèrent tous deux dans l'auto, ainsi que le chauffeur. Mais, à peine sur la route, Patrice s'écria : – Eh ! dites donc, attention ! Pas de ce côté ! Nous retournons sur Mantes et sur Paris. – C'est bien ce que je veux, ricana don Luis. – Hein ? Quoi ? Sur Paris ? – Évidemment. – Ah ! non non ! Cela devient un peu trop raide. Puisque je vous dis que les deux mariniers… – Vos mariniers ? Des fumistes. – Ils m'ont affirmé que le chargement… – Le chargement ? Une charge. – Mais enfin, le Chamois… – Le Chamois ? Un bateau. Je vous répète que nous sommes roulés, mon capitaine, roulés jusqu'à la gauche ! Le vieux Siméon est un bonhomme prodigieux ! Voilà un adversaire, le vieux Siméon ! On s'amuse avec lui ! Il m'a tendu un traquenard où je m'embourbais jusqu'au cou. À la bonne heure ! Seulement, n'est-ce pas ? la meilleure plaisanterie a des limites. Fini de rire ! – Cependant… – Vous n'êtes pas content, mon capitaine ? Après la BelleHélène, vous voulez attaquer le Chamois ? À votre aise, vous descendrez à Mantes. Seulement, je vous en préviens, Siméon est à Paris, avec trois ou quatre heures d'avance sur nous. Patrice frissonna. Siméon à Paris ! à Paris, où Coralie se trouvait. Il ne protesta plus, et don Luis continuait : – Ah ! le gueux ! a-t-il bien joué sa partie ? Un coup de maître, Les Mémoires de Franklin ! … Connaissant mon arrivée, il s'est dit « Arsène Lupin ? Voilà un gaillard dangereux, capable de débrouiller l'affaire et de me mettre dans sa poche ainsi que les sacs d'or. Pour me débarrasser de lui, un seul moyen : faire en sorte qu'il s'élance sur la vraie piste, et d'un tel élan qu'il ne s'aperçoive pas de la minute psychologique où la vraie piste devient une fausse piste. » Hein ? Est-ce fort cela ? Et alors, c'est le volume de Franklin tendu comme un appât, c'est la page qui s'ouvre toute seule, à l'endroit voulu, c'est mon inévitable et facile découverte de la canalisation, c'est le fil d'Ariane qui m'est offert en toute obligeance et que je suis docilement, conduit par la main même de Siméon, depuis la cave jusqu'au chantier Berthou. Et, jusque-là, tout est bien. Mais à partir de là, attention ! Au chantier Berthou, personne. Seulement, à côté, une péniche, donc une possibilité de renseignement, donc la certitude que je me renseignerai. Et je me renseigne. Et une fois renseigné, je suis perdu. – Mais alors, cet homme ?… – Eh ! oui, un complice de Siméon, lequel Siméon, se doutant bien qu'il serait suivi jusqu'à la gare Saint-Lazare, me fait ainsi donner par deux fois la direction de Mantes. « À Mantes, la comédie continue. La Belle-Hélène passe, avec la double charge de Siméon et des sacs d'or ; nous courons après la Belle-Hélène. Bien entendu, sur la Belle-Hélène, rien, ni Siméon, ni sacs d'or. Courez donc après le Chamois. Nous avons transbordé tout cela sur le Chamois. Nous courons après le Chamois, jusqu'à Rouen, jusqu'au Havre, jusqu'au bout du monde, et, bien entendu, poursuite vaine, puisque le Chamois n'existe pas. Mais nous croyons mordicus qu'il existe et qu'il a échappé à nos investigations. Et alors, le tour est joué. Les millions sont partis. Siméon a disparu. Et nous n'avons plus qu'une chose à faire, c'est de nous résigner et d'abandonner nos recherches. Vous entendez, l'abandon de nos recherches, voilà le but du bonhomme. Et ce but, il l'aurait atteint si… » L'auto marchait à toute allure. De temps en temps, avec une adresse inouïe, don Luis l'arrêtait net. Un poste de territoriaux. Demande de sauf-conduit. Puis un bond en avant, et de nouveau la course folle, vertigineuse. – Si… quoi ?…, demanda Patrice à moitié convaincu. Quel est l'indice qui vous a mis sur la voie ? – La présence de cette femme à Mantes. Indice vague d'abord. Mais, tout à coup, je me suis souvenu que, dans la première péniche, la Nonchalante, l'individu qui nous a donné ces renseignements… vous vous rappelez… le chantier Berthou ! Eh bien, en face de cet individu… j'avais eu l'impression bizarre… inexplicable, que j'étais peut-être en face d'une femme déguisée. Cette impression a surgi de nouveau en moi. J'ai fait le rapprochement avec la femme de Mantes… Et puis… et puis, ce fut un coup de lumière… Don Luis réfléchit, et, à voix basse, il reprit : – Mais qui diable ça peut-il bien être que cette femme-là ? Il y eut un silence, et Patrice prononça instinctivement : – Grégoire, sans doute… Hein ? Que dites-vous ? Grégoire ? – Ma foi, puisque ce Grégoire est une femme. Voyons, quoi ! Qu'est-ce que vous chantez là ? – Évidemment… Rappelez-vous… C'est ce que les complices m'ont révélé, le jour où je les ai fait arrêter, sur la terrasse d'un café. – Comment ! mais votre journal n'en souffle pas mot ! – Ah !… en effet… j'ai oublié ce détail. – Un détail ! il appelle ça un détail. Mais c'est de la dernière importance, mon capitaine ! Si j'avais su, j'aurais deviné que ce batelier n'était autre que Grégoire, et nous ne perdions pas toute une nuit. Nom d'un chien, vous en avez de bonnes, mon capitaine ! Mais ceci ne pouvait altérer la bonne humeur de don Luis. À son tour, et tandis que Patrice, assailli de pressentiments, devenait plus sombre, à son tour, il chantait victoire. – À la bonne heure ! La bataille prend de la gravité ! Aussi, vraiment, c'est trop commode, et voilà pourquoi j'étais maussade, moi, Lupin ! Est-ce que les choses marchent ainsi dans la réalité ? Est-ce que tout s'enchaîne avec cette rigueur ? Franklin, le canal d'or, la filière ininterrompue, les pistes qui se révèlent toutes seules, le rendez-vous à Mantes, la Belle-Hélène, non, tout cela me gênait. Trop de fleurs, madame, n'en jetez plus ! Et puis aussi, cette fuite de l'or sur une péniche !… Bon en temps de paix, mais durant la guerre, en plein régime de saufconduits, de bateaux patrouilleurs, de visites, de prises… Comment se fait-il qu'un bonhomme comme Siméon risque un pareil voyage ? Non, je me méfiais, et c'est pour cela, mon capitaine, qu'à tout hasard j'ai mis Ya-Bon de faction devant le chantier Berthou. Une idée comme ça… Ce chantier me semblait bien au centre de l'aventure ! Hein ? ai-je eu raison ? et M. Lupin a-t-il perdu son flair ? Mon capitaine, je vous confirme mon départ pour demain soir. D'ailleurs, je vous l'ai dit, il le faut : vainqueur ou vaincu, je m'en vais… Mais nous vaincrons… Tout s'éclaircira… Plus de mystère… Pas même celui du triangle d'or… Ah ! je ne prétends pas vous apporter un beau triangle en métal précieux. Non, il ne faut pas se laisser éblouir par les mots. C'est peut-être une disposition géométrique des sacs d'or, un entassement en forme de triangle… ou bien le trou dans la terre qui est creusé de la sorte. N'importe, on l'aura ! Et les sacs d'or seront à nous ! Et Patrice et Coralie iront devant M. le maire et ils recevront ma bénédiction, et ils auront beaucoup d'enfants ! On arrivait aux portes de Paris. Patrice, qui devenait de plus en plus soucieux, demanda : – Ainsi donc, vous croyez qu'il n'y a plus rien à craindre ? – Oh ! oh ! je ne dis pas cela, le drame n'est pas fini. Après la grande scène du troisième acte, que nous appellerons la scène de l'oxyde de carbone, il y aura sûrement un quatrième acte, et peut-être un cinquième. L'ennemi n'a pas désarmé, fichtre ! On longeait les quais. – Descendons ici, fit don Luis. Il donna un léger coup de sifflet, qu'il répéta trois fois. – Aucune réponse, murmura-t-il, Ya-Bon n'est plus là. La lutte a commencé. – Mais Coralie… – Que craignez-vous pour elle ? Siméon ignore son adresse. Au chantier Berthou, personne. Sur le quai en contrebas, personne. Mais, au clair de la lune, on apercevait l'autre péniche, la Nonchalante. – Allons-y, dit don Luis. Cette péniche est-elle l'habitation ordinaire de la dénommée Grégoire ? Et y est-elle déjà revenue, nous croyant sur la route du Havre ? Je l'espère. En tout cas, Ya-Bon a dû passer par là et, sans doute, laisser quelque signal. Vous venez, capitaine ? – Voilà. Seulement, c'est étrange comme j'ai peur ! – De quoi ? fit don Luis, qui était assez brave pour comprendre cette impression. De ce que nous allons voir… – Ma foi, peut-être rien. Chacun alluma sa lampe de poche et tâta la crosse de son revolver. Ils franchirent la planche qui reliait le bateau à la berge. Quelques marches. La cabine. La porte en était fermée. – Eh ! camarade, il faudrait ouvrir. Aucune réponse. Ils se mirent alors en devoir de la démolir, ce qui leur fut difficile, car elle était massive et n'avait rien d'une porte habituelle de cabine. Enfin, elle céda. – Crebleu fit don Luis, qui avait pénétré le premier, je ne m'attendais pas à celle-là ! – Quoi ? – Regardez… Cette femme qu'on nommait Grégoire… Elle semble morte… Elle était renversée sur un petit lit de fer, sa blouse d'homme échancrée, la poitrine découverte. La figure gardait une expression de frayeur extrême. Le désordre dans la cabine indiquait que la lutte avait été furieuse. – Je ne me suis pas trompé. Voici tout près d'elle les vêtements qu'elle portait à Mantes. Mais qu'y a-t-il, capitaine ? Patrice avait étouffé un cri. – Là… en face de nous… au-dessous de la fenêtre… C'était une petite fenêtre qui donnait sur le fleuve. Les carreaux en étaient cassés. – Eh bien, fit don Luis. Quoi ? Oui, en effet, quelqu'un a dû être jeté par là… – Ce voile… Ce voile bleu… bégaya Patrice, c'est son voile d'infirmière…, le voile de Coralie… Don Luis s'irrita : – Impossible ! Voyons, personne ne connaissait son adresse. – Cependant… – Cependant, quoi ? Vous ne lui avez pas écrit ? Vous ne lui avez pas télégraphié ? – Si… Je lui ai télégraphié… de Mantes… – Qu'est-ce que vous dites ? Mais alors… Voyons, voyons…, c'est de la folie… Vous n'avez pas fait cela ? – Si… – Vous avez télégraphié du bureau de poste de Mantes ? – Oui. – Et il y avait quelqu'un dans ce bureau de poste ? – Oui, une femme. – Laquelle ? Celle qui est là, assassinée ? – Oui. – Mais elle n'a pas lu ce que vous écriviez ? – Non, mais j'ai recommencé deux fois ma dépêche. – Et le brouillon, vous l'avez jeté au hasard, par terre… De sorte que le premier venu… Ah ! vraiment, vous avouerez, mon capitaine… Patrice était déjà loin. À toute vitesse, il courait vers l'auto. Une demi-heure plus tard, il revenait avec deux télégrammes en main, deux télégrammes trouvés sur la table de Coralie. Le premier, envoyé par lui, contenait ces mots : « Tout va bien. Soyez tranquille et ne sortez pas. Vous envoie ma tendresse. – Capitaine Patrice. » Le second, envoyé évidemment par Siméon, était ainsi conçu : « Événements graves. Projets modifiés. Nous revenons. Vous attends ce soir à neuf heures à la petite porte de votre jardin. – Capitaine Patrice. » Cette second dépêche, Coralie l'avait reçue à huit heures. Elle était partie aussitôt. Chapitre 5 Le quatrième acte – Mon capitaine, nota don Luis, cela fait à votre actif deux jolies gaffes. La première, c'est de ne m'avoir pas prévenu que Grégoire était une femme. La seconde… Mais don Luis vit l'officier dans un tel état d'abattement qu'il n'acheva pas son réquisitoire. Il lui posa la main sur l'épaule et prononça : – Allons, mon capitaine, ne vous déballez pas. La situation est moins mauvaise que vous ne croyez. Patrice murmura : – Pour échapper à cet homme, Coralie s'est jetée par cette fenêtre. Don Luis haussa les épaules. – Maman Coralie est vivante... entre les mains de Siméon, mais vivante. – Eh ! qu'en savez-vous ? Et puis, quoi, entre les mains de ce monstre, n'est-ce pas la mort, l'horreur même de la mort ? – C'est la menace de la mort. Mais c'est la vie, si nous arrivons à temps. Et nous arriverons. – Vous avez une piste ? – Pensez-vous que je me sois croisé les bras ? Et qu'une demi-heure n'ait pas suffi à un vieux routier comme moi pour déchiffrer les énigmes qui me sont posées dans cette cabine ? – Alors, allons-nous-en, s'écria Patrice déjà prêt à la lutte. Courons à l'ennemi. – Pas encore, dit don Luis, qui continuait à chercher autour de lui. Écoutez-moi. Voici ce que je sais, mon capitaine, et je vous le dirai sèchement, sans essayer de vous éblouir par mes déductions, sans même vous dire les toutes petites choses qui me servent de preuves. La réalité toute nue. Un point, c'est tout. Donc… – Donc ? – Maman Coralie est venue à neuf heures au rendez-vous. Siméon s'y trouvait avec sa complice. À eux deux, ils l'ont attachée et bâillonnée, et ils l'ont portée jusqu'ici. Remarquez qu'à leurs yeux la retraite était sûre, puisque, selon toute certitude, vous et moi n'avions pas découvert le piège. Cependant, il est à présumer que c'était une retraite provisoire, adoptée pour une partie de la nuit, et que Siméon comptait laisser maman Coralie aux mains de sa complice et se mettre en quête d'un refuge définitif, d'une prison. Mais heureusement – et de cela je conçois quelque fierté – Ya-Bon était là. Ya-Bon, perdu dans l'obscurité, veillait de son banc. Il dut voir ces gens traverser le quai, et, sans doute, de loin, reconnaître la démarche de Siméon. « Aussitôt, poursuite, Ya-Bon saute sur le pont de la péniche, et il arrive ici en même temps que les deux agresseurs, et avant qu'ils aient pu s'y enfermer. Quatre personnes dans cette pièce exiguë, en pleine obscurité, ce dut être une bousculade effrayante. Je connais Ya-Bon en ces cas-là, il est terrible. Par malheur, ce ne fut pas Siméon qu'il accrocha au bout de sa main qui ne pardonne pas, ce fut… ce fut cette femme. Siméon en profita. Il n'avait pas lâché Coralie. Il la prit dans ses bras, remonta, la jeta au haut des marches, puis revint enfermer à clef les combattants. » – Vous croyez ?… Vous croyez que c'est Ya-Bon, et non pas Siméon, qui a tué cette femme ? – Certain. S'il n'y avait pas d'autres preuves, il y a celle-ci, cette fracture du larynx, qui est la marque même de Ya-Bon. Ce que je ne comprends pas, c'est la raison pour laquelle Ya-Bon, son adversaire hors de combat, n'a pas renversé la porte d'un coup d'épaule afin de courir après Siméon. Je suppose qu'il a été blessé et qu'il n'a pas pu fournir l'effort nécessaire. Je suppose aussi que la femme n'est pas morte sur-le-champ, et qu'elle aura parlé, et parlé contre Siméon, qui l'avait abandonnée au lieu de la défendre. Toujours est-il que Ya-Bon cassa les carreaux… – Pour se jeter dans la Seine, blessé, avec un seul bras ? objecta Patrice. – Nullement. Il y a un rebord tout le long de cette fenêtre. Il put y prendre pied et s'en aller par là. – Soit, mais il avait bien dix minutes, vingt minutes de retard sur Siméon. – Qu'importe, si cette femme a eu le temps, avant de mourir, de lui dire où Siméon se réfugiait ? – Comment le savoir ? – C'est ce que je cherche depuis que nous bavardons, mon capitaine… et c'est ce que je viens de découvrir. – Ici ? – À l'instant, et je n'attendais pas moins de Ya-Bon. Cette femme lui a indiqué un endroit de la cabine – tenez, sans doute ce tiroir, laissé ouvert – où se trouvait une carte de visite portant une adresse. Ya-Bon l'a prise, cette carte, et, pour me prévenir, l'a épinglée sur ce rideau. Je l'avais déjà vue mais c'est seulement à la minute que j'ai remarqué l'épingle qui la tenait. Une épingle en or avec laquelle j'ai moi-même accroché sur la poitrine de Ya-Bon la croix du Maroc. – Et cette adresse ? – Amédée Vacherot, 18, rue Guimard. La rue Guimard est toute proche, ce qui confirme le renseignement. Ils s'en allèrent aussitôt, laissant le cadavre de la femme. Comme le dit don Luis, la police se débrouillerait. En traversant le chantier Berthou, ils jetèrent un coup d'œil dans le réduit, et don Luis remarqua : – Il manque une échelle. Retenons ce détail. Siméon a dû passer par là, et Siméon commence, lui aussi, à faire des gaffes. L'auto les conduisit rue Guimard, petite rue de Passy dont le numéro 18 est une vaste maison de rapport, de construction déjà ancienne et à la porte de laquelle ils sonnèrent, à deux heures du matin. On mit longtemps à leur ouvrir et lorsqu'ils franchirent la voûte cochère le concierge sortit la tête de sa loge. – Qui est là ? – Nous avons absolument besoin de voir M. Amédée Vacherot. – C'est moi. – C'est vous ? – Oui, moi, le concierge. Mais de quel droit ? – Ordre de la préfecture, dit don Luis, qui exhiba une médaille quelconque. Ils entrèrent dans la loge. Amédée Vacherot était un petit vieillard, à figure honnête, à favoris blancs, qui avait l'aspect d'un bedeau. – Répondez nettement, ordonna don Luis d'une voix rude, et pas de faux détours, n'est-ce pas ? Nous cherchons le sieur Siméon Diodokis. Le concierge s'effara. Pour lui faire du mal ? Si c'est pour lui faire du mal, inutile de m'interroger. J'aimerais mieux la mort à petit feu que de nuire à ce bon M. Siméon. Le ton de don Luis se radoucit. – Lui faire du mal ? Au contraire, nous le cherchons pour lui rendre service, pour le préserver d'un grand danger. – Un grand danger, s'écria M. Vacherot. Ah ! cela ne m'étonne pas. Je ne l'ai jamais vu dans un tel état d'agitation. – Il est donc venu ? – Oui, un peu après minuit. – Il est ici ? – Non, il est reparti. Patrice eut un geste de désespoir et demanda : – Il a laissé quelqu'un peut-être ? – Non, mais il voudrait amener quelqu'un. – Une dame ? M. Vacherot hésita. – Nous savons, reprit don Luis, que Siméon Diodokis essaye de mettre à l'abri une dame pour laquelle il professe la vénération la plus profonde. – Vous pouvez me dire le nom de cette dame ? interrogea le concierge toujours défiant. – Certes, Mme Essarès, la veuve du banquier, chez qui Siméon remplissait les fonctions de secrétaire. Mme Essarès est persécutée, il la défend contre des ennemis, et, comme nous voulons nous-mêmes leur porter secours à tous deux, et prendre en main cette affaire criminelle, nous insistons auprès de vous… – Eh bien, voilà, dit M. Vacherot, tout à fait rassuré. Je connais Siméon Diodokis depuis des années et des années. Il m'a rendu service du temps que je travaillais comme menuisier, il m'a prêté de l'argent, il m'a fait avoir cette place, et, très souvent, il venait bavarder dans ma loge, causant d'un tas de choses… – De ses histoires avec Essarès bey ? De ses projets concernant Patrice Belval ? demanda don Luis négligemment. Le concierge eut encore une hésitation et dit : – D'un tas de choses. C'est un homme excellent, M. Siméon, qui fait beaucoup de bien et qui m'employait dans le quartier pour ses bonnes œuvres. Et, tout à l'heure encore, il risquait sa vie pour Mme Essarès… – Un mot encore. Vous l'avez vu depuis la mort d'Essarès bey ? – Non, c'était la première fois. Il est arrivé sur le coup d'une heure. Il parlait à voix basse, essoufflé, écoutant les bruits de la rue. « On m'a suivi, qu'il m'a dit… On m'a suivi… J'en jurerais… – Mais qui ? ai-je demandé. – Tu ne le connais pas… Il n'a qu'une main, mais il vous tord la gorge… » Et puis il s'est tu. Et il a recommencé tout bas… à peine si je l'entendais : « Voilà, tu vas venir avec moi. Nous allons chercher une dame, Mme Essarès… On veut la tuer… Je l'ai bien cachée, mais elle est évanouie… Il faudra la porter… Et puis non, j'irai tout seul ; je m'arrangerai… Mais, je voudrais savoir… Ma chambre est toujours libre ? » Il faut vous dire qu'il a ici un petit logement, depuis un jour où il a dû, lui aussi, se cacher. Il y revenait quelquefois, et il le gardait, en cas, parce que c'est un logement isolé, à l'écart des autres locataires. – Après ? fit Patrice, anxieux. – Après ? Mais il est parti. – Mais pourquoi n'est-il pas encore de retour ? – J'avoue que c'est inquiétant. Peut-être cet homme, qui le suivait, l'a-t-il attaqué ? Ou bien peut-être est-ce la dame… la dame, à qui il est arrivé malheur ?… – Que dites-vous ? Un malheur à cette dame ? – C'est à craindre. Quand il m'a indiqué d'abord de quel côté nous allions la rechercher, il m'avait dit : « Vite, dépêchons-nous. Pour la sauver, j'ai dû l'enfouir dans un trou… Deux à trois heures, ça va. Mais davantage, elle étoufferait… le manque d'air… » Patrice avait empoigné le vieillard. Il était hors de lui. l'idée que Coralie, déjà malade, épuisée, agonisait quelque part, en proie à l'épouvante et au martyre, cette idée l'affolait. – Vous parlerez criait-il, et tout de suite. Vous nous direz où elle est ! Ah ! vous vous imaginez qu'on se fiche de nous à ce point ! Où est-elle ? Il vous l'a dit… Vous le savez… Il secouait M. Vacherot par les épaules et lui jetait sa colère à la face avec une violence inouïe. Don Luis ricana : – Très bien, mon capitaine ! Tous mes compliments ! Ma collaboration vous fait faire de réels progrès. M. Vacherot nous est acquis maintenant. – Ah ! bien, s'écria Patrice, vous allez voir si je ne lui délie pas la langue, au bonhomme ! – Inutile, monsieur, déclara le concierge avec beaucoup de fermeté et un grand calme. Vous m'avez trompé, messieurs. Vous êtes des ennemis de M. Siméon. Je ne prononcerai pas une parole qui puisse vous renseigner. – Tu ne parleras pas ? Tu ne parleras pas ? Exaspéré, Patrice braqua son revolver sur lui. – Je compte jusqu'à trois. Si à ce moment-là tu ne te décides pas, tu verras de quel bois se chauffe le capitaine Belval. Le concierge tressaillit. Il semblait, à voir l'expression de son visage, que quelque chose de nouveau venait de se produire qui modifiait du tout au tout la situation actuelle. – Le capitaine Belval ! Qu'avez-vous dit ? Vous êtes le capitaine Belval ? – Ah, mon bonhomme, il paraît que ça te fait réfléchir, cela ! – Vous êtes le capitaine Belval ? Patrice Belval ? – Pour te servir, si, d'ici deux secondes, tu ne m'as pas expliqué… – Patrice Belval ! Vous êtes Patrice Belval et vous prétendez être l'ennemi de M. Siméon ? Voyons, voyons, ce n'est pas possible. Quoi ! vous voudriez… – Je veux l'abattre comme un chien qu'il est… oui, ta fripouille de Siméon, et toi-même, son complice… Ah ! de rudes coquins ! Ah ! ça ! mais, vas-tu te décider ? – Malheureux ! balbutia le concierge… Malheureux ! vous ne savez pas ce que vous faites… Tuer M. Siméon ! Vous ! Vous ! Mais vous êtes le dernier des hommes qui pourrait commettre un tel crime ! – Et après ? Parle donc, vieille ganache ! – Vous, tuer M. Siméon, vous, Patrice ! Vous, le capitaine Belval ! Vous ! – Et pourquoi pas ? – Il y a des choses… – Quelles choses ?… – C'est que… – Ah ça ! mais parleras-tu, vieille ganache ! De quoi s'agitil ? – Vous, Patrice ! Tuer M. Siméon ! – Et pourquoi pas ? Parle, nom de Dieu ! Pourquoi pas ? Le concierge resta muet quelques instants, puis il murmura : – Vous êtes son fils. Toute la fureur de Patrice, toute son angoisse à l'idée que Coralie était au pouvoir de Siméon ou bien gisait au fond de quelque trou, toute son impatience douloureuse, toutes ses terreurs, tout cela fit place pour un moment à une gaieté formidable qui s'exprima par des éclats de rire. – Le fils de Siméon ! Qu'est-ce que tu chantes ! Ah ! celle-là est drôle ! Vrai, tu en as de bonnes pour le sauver, vieux bandit ! Parbleu, c'est commode. « Ne tue pas cet homme, c'est ton père. » Mon père, l'immonde Siméon ! Siméon Diodokis, le père du capitaine Belval ! Non, c'est à se tenir les côtes. Don Luis avait écouté silencieusement. Il fit un signe à Patrice et dit : – Mon capitaine, voulez-vous me permettre de débrouiller cette affaire-là ? Quelques minutes suffiront, et cela ne nous retardera pas. Au contraire. Et, sans attendre la réponse de l'officier, il se pencha sur le bonhomme, auquel il demanda lentement : – Expliquons-nous, monsieur Vacherot. Nous y avons tout intérêt. Il s'agit seulement d'être net et de ne pas se perdre en phrases superflues. Vous en avez trop dit, d'ailleurs, pour ne pas aller jusqu'au bout de votre révélation. Siméon Diodokis n'est pas le nom véritable de votre bienfaiteur, n'est-ce pas ? – En effet. – Il s'appelle Armand Belval et celle qui l'aimait l'appelait Patrice Belval. – Oui, comme son fils à lui. – Cet Armand Belval a pourtant été victime du même assassinat que celle qu'il aimait, que la mère de Coralie Essarès ? – Oui, mais la mère de Coralie Essarès est morte. Lui n'est pas mort. – C'était le 14 avril 1895. – Le 14 avril 1895. Patrice saisit don Luis par le bras. – Venez, balbutia-t-il. Coralie agonise. Le monstre l'a enterrée. Cela seul compte. Don Luis répondit : – Ce monstre, vous ne croyez donc pas que c'est votre père ? – Vous êtes fou ! – Cependant, mon capitaine, vous tremblez… – Peut-être… peut-être… mais à cause de Coralie !… Je n'entends même pas ce que dit cet homme ! Ah ! quel cauchemar que de telles paroles ! Qu'il se taise ! Qu'il se taise ! J'aurais dû l'étrangler ! Il s'affaissa sur une chaise, les coudes sur la table et la tête entre les mains. Vraiment, l'instant était effroyable, et nulle catastrophe ne pouvait bouleverser un homme plus profondément. Don Luis le regarda avec émotion, puis, s'adressant au concierge, il dit : – Expliquez-vous, monsieur Vacherot. En quelques mots, n'est-ce pas ? Aucun détail. Plus tard, on verra. Donc, le 14 avril 1895… – Le 14 avril 1895, un clerc de notaire, accompagné du commissaire de police, vint commander chez mon patron, tout près d'ici, deux cercueils à livrer aussitôt faits. Tout l'atelier se mit à l'œuvre. À dix heures du soir, le patron, un de mes camarades et moi, nous arrivions rue Raynouard, dans un pavillon. – Je connais. Continuez. – Il y avait là deux corps. On les enveloppa d'un suaire tous les deux, et on les étendit dans les cercueils. Puis, à onze heures, mon patron et mon camarade me laissèrent seul avec une religieuse. Il n'y avait plus qu'à clouer. Or, à ce moment, la religieuse, qui veillait et qui priait, s'endormit, et il arriva cette chose… Oh ! une chose qui me fit dresser les cheveux sur la tête, et que je n'oublierai jamais, monsieur… je ne tenais plus debout… je grelottais de peur… Monsieur, le corps de l'homme avait bougé …. L'homme vivait. Don Luis demanda : – Vous ne saviez rien du crime alors ? Vous ignoriez l'attentat ? – Oui, on nous avait dit qu'ils s'étaient asphyxiés tous les deux au moyen du gaz. Il fallut d'ailleurs plusieurs heures à cet homme pour reprendre tout à fait connaissance. Il était comme empoisonné. – Mais pourquoi n'avez-vous pas prévenu la religieuse ? – Je ne saurais dire. J'étais abasourdi. Je regardais le mort qui revivait, qui s'animait peu à peu, et qui finit par ouvrir les yeux. Sa première parole fut : « Elle est morte, n'est-ce pas ? » Et tout de suite, il me dit : « Pas un mot. Le silence là-dessus. On me croira mort, cela vaut mieux. » Et je ne sais pas pourquoi, j'ai consenti. Ce miracle m'enlevait toute volonté… J'obéissais comme un enfant… Il finit par se lever. Il se pencha sur l'autre cercueil, écarta le suaire et embrassa plusieurs fois le visage de la morte en murmurant : « Je te vengerai. Toute ma vie sera consacrée à te venger, et aussi, comme tu le voulais, à unir nos enfants. Si je ne me tue pas, c'est pour eux, pour Patrice et Coralie. Adieu. » Puis il me dit : « Aide-moi. » Alors, nous avons sorti la morte de sa bière et nous l'avons portée dans la petite chambre voisine. Puis, on a été dans le jardin, on a pris des grosses pierres, et on les a mises à la place des deux corps. Et, quand ce fut fini, je clouai les deux cercueils, et je partis après avoir réveillé la bonne sœur. Lui, s'était enfermé dans la chambre avec la morte. Au matin, les hommes des pompes funèbres venaient chercher les deux cercueils. Patrice avait desserré ses mains, et sa tête convulsée se glissait entre don Luis et le concierge. Ses yeux hagards fixés sur le bonhomme, il marmotta : – Les tombes, cependant ?… Cette inscription où il est dit que les deux morts reposent là, près du pavillon où eut lieu l'assassinat ?… Ce cimetière ? – Armand Belval voulut qu'il en fût ainsi. J'habitais alors une mansarde dans la maison où nous sommes. Je louai pour lui un logement qu'il vint habiter furtivement sous le nom de Siméon Diodokis, puisque Armand Belval était légalement mort, et où il demeura plusieurs mois sans sortir. Puis, sous son nouveau nom, et par mon intermédiaire, il racheta son pavillon. Et peu à peu, ensemble, nous avons creusé les tombes, celle de Coralie et la sienne. La sienne, oui, il le voulut ainsi, je le répète. Patrice et Coralie étaient morts tous deux. De la sorte, il lui semblait qu'il ne la quittait pas. Peut-être aussi, vous l'avoueraije, le désespoir l'avait-il un peu déséquilibré… Oh ! très peu… seulement en ce qui concernait le souvenir et le culte de celle qui était morte le 14 avril 1895. Il écrivait son nom et le sien de tous côtés, sur la tombe et aussi sur les murs, sur les arbres et jusque dans les plates-bandes de fleurs. C'était votre nom et celui de Coralie Essarès… Et, pour cela, pour ce qui était de sa vengeance contre l'assassin, et pour ce qui était de son fils et de la fille de la morte… oh ! pour cela, monsieur, il avait bien toute sa tête, allez ! il avait bien toute sa tête ! Patrice tendit vers lui ses poings crispés et son visage éperdu. – Des preuves, scanda-t-il d'une voix étouffée, des preuves sur-le-champ. Il y a quelqu'un qui meurt en ce moment, par la volonté criminelle de ce bandit… Il y a une femme qui agonise. Des preuves ! – Ne craignez rien, dit M. Vacherot. Mon ami n'a qu'une idée, sauver cette femme et non pas la tuer… – Il nous a, elle et moi, attirés dans le pavillon pour nous tuer, comme on avait tué nos parents… – Il ne cherche qu'à vous unir, elle et vous. – Oui, dans la mort. – Dans la vie. Vous êtes son fils bien-aimé. Il me parlait de vous avec orgueil. – C'est un bandit ! un monstre ! grinça l'officier. – C'est le plus honnête homme du monde, monsieur, et c'est votre père. Patrice sursauta, fouetté par l'injure sanglante. – Des preuves, des preuves ! cria-t-il, je te défends de dire un mot de plus avant d'avoir établi la vérité de la manière la plus irréfutable. Le bonhomme ne bougea pas de son siège. Il avança seulement le bras vers un vieux secrétaire d'acajou dont il abattit le panneau, et dont il ouvrit un des tiroirs en appuyant sur un ressort. Puis il tendit une liasse de papiers. – Vous connaissez l'écriture de votre père, capitaine, n'estce pas ? Vous avez dû conserver des lettres de lui, du temps où vous étiez en Angleterre, dans une école. Eh bien, lisez les lettres qu'il m'écrivait. Vous y verrez votre nom cent fois répété, le nom de son fils, et vous y verrez le nom de cette Coralie qu'il vous destinait. Toute votre existence, vos études, vos voyages, vos travaux, tout est là-dedans. Et vous trouverez aussi vos photographies, qu'il faisait prendre par des correspondants, et des photographies de Coralie auprès de laquelle il s'était rendu à Salonique. Et vous verrez surtout sa haine contre Essarès bey, dont il s'était fait le secrétaire, et ses projets de vengeance, sa ténacité, sa patience. Et vous verrez aussi son désespoir quand il apprit le mariage d'Essarès et de Coralie, et, tout de suite après, sa joie à l'idée que sa vengeance serait plus cruelle lorsqu'il aurait réussi à unir son fils Patrice à la femme même d'Essarès. Au fur et à mesure, le bonhomme mettait les lettres sous les yeux de Patrice, qui, du premier coup, avait reconnu l'écriture de son père, et qui lisait fiévreusement des bouts de phrases où son nom revenait sans cesse. M. Vacherot l'observait et lui dit à la fin : – Vous ne doutez plus, capitaine ? L'officier crispa de nouveau ses poings contre ses tempes. Il articula : – J'ai vu son visage, au haut de la lucarne, dans le pavillon où il nous avait enfermés… Il nous regardait mourir… un visage de haine éperdue… Il nous haïssait encore plus qu'Essarès… – Erreur ! Hallucination ! protesta le bonhomme. – Ou folie, murmura Patrice. Mais il frappa la table violemment, dans un accès de révolte. – Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai ! s'exclama-t-il. Cet homme n'est pas mon père. Non ! un tel scélérat… Il fit quelques pas en tournant dans la loge puis s'arrêta devant don Luis et lui dit d'un ton saccadé – Allons-nous-en. Moi aussi, je deviendrais fou. Un cauchemar… il n'y a pas d'autre mot…, un cauchemar où les choses tournent à l'envers et où le cerveau chavire. Allons-nousen… Coralie est en danger… Il n'y a que cela qui compte… Le bonhomme hocha la tête. – J'ai bien peur que… – Quelle peur avez-vous ? rugit l'officier. – J'ai peur que mon pauvre ami n'ait été rejoint par l'individu qui le suivait… car, alors, comment aurait-il pu sauver Mme Essarès ? C'est à peine, m'a-t-il dit, s'il lui était possible de respirer, à la malheureuse. – C'est à peine s'il lui était possible de respirer… répéta Patrice sourdement. Ainsi Coralie agonise… Coralie… Il sortit de la loge comme un homme ivre, en s'accrochant à don Luis : – Elle est perdue, n'est-ce pas ? dit-il. – Mais nullement, fit don Luis. Siméon est, comme vous, dans la fièvre de l'action. Il touche au dénouement. Il tremble de frayeur et il n'a pas mesuré ses paroles. Croyez-moi, maman Coralie n'est pas en danger immédiat. Nous avons quelques heures devant nous. – Vous êtes sûr ? – Absolument. – Mais Ya-Bon… – Eh bien ?… – Si Ya-Bon a mis la main sur lui. – J'ai donné l'ordre à Ya-Bon de ne pas le tuer. Donc, quoi qu'il arrive, Siméon est vivant. C'est l'essentiel, Siméon vivant, il n'y a rien à craindre. Il ne laissera pas périr maman Coralie. – Pourquoi, puisqu'il la hait ? Pourquoi ? Qu'y a-t-il donc au fond de cet homme ? Toute son existence, il la consacre à une œuvre d'amour envers nous, et, d'une minute à l'autre, cet amour devient de l'exécration. Soudain, il pressa le bras de don Luis et prononça d'une voix défaillante : – Croyez-vous qu'il soit mon père ? – Écoutez… on ne peut nier que certaines coïncidences… Je vous en prie, interrompit l'officier… pas de détours… Une réponse nette. Votre opinion, en deux mots. Don Luis répliqua : – Siméon Diodokis est votre père, mon capitaine. – Ah ! taisez-vous, taisez-vous ! C'est horrible ! Mon Dieu, quelles ténèbres ! – Au contraire, dit don Luis, les ténèbres se dissipent un peu, et je vous avouerai que notre conversation avec M. Vacherot m'a donné quelque lueur. – Est-ce possible ?… Mais dans le cerveau tumultueux de Patrice les idées chevauchaient les unes sur les autres. Il s'arrêta subitement. – Siméon va peut-être retourner dans la loge ?… Et nous n'y serons plus ! Il va peut-être ramener Coralie ? – Non, affirma don Luis, ce serait déjà fait, s'il avait pu le faire. Non, c'est à nous d'aller vers lui. – Mais de quel côté ? – Eh ! mon Dieu ! du côté où toute la bataille s'est livrée… Du côté de l'or. Toutes les opérations de l'ennemi tournent autour de cet or, et soyez sûr que, même en retraite, il ne peut s'en écarter beaucoup. D'ailleurs, nous savons qu'il n'est pas bien loin du chantier Berthou. Sans un mot, Patrice se laissa mener. Mais brusquement don Luis s'écria : – Vous avez entendu ? – Oui, une détonation. Ils se trouvaient à ce moment sur le point de déboucher dans la rue Raynouard. La hauteur des maisons les empêchait de discerner l'endroit exact où le coup de feu avait été tiré, mais approximativement cela venait de l'hôtel Essarès ou des environs de cet hôtel. Patrice s'inquiéta : – Serait-ce Ya-Bon ? – J'en ai peur, fit don Luis, et comme Ya-Bon ne tire pas, ce serait contre lui qu'on a tiré… Ah ! crebleu, si mon pauvre YaBon succombait… – Et si c'était contre elle, contre Coralie murmura Patrice. Don Luis se mit à rire : – Ah ! mon capitaine, je regrette presque de m'être mêlé de cette affaire. Avant mon arrivée, vous étiez autrement fort… et quelque peu clairvoyant. Pourquoi diable Siméon s'en prendrait-il à maman Coralie, puisqu'elle est en son pouvoir ? Ils se hâtèrent. En passant devant l'hôtel Essarès, ils virent que tout était tranquille et continuèrent leur chemin jusqu'à la ruelle, qu'ils descendirent. Patrice avait la clef, mais la petite porte qui ouvrait sur le jardin du pavillon était verrouillée à l'intérieur. – Oh ! oh ! fit don Luis, c'est signe que nous brûlons. Rendez-vous sur le quai, capitaine. Moi, je galope au chantier Berthou, pour me rendre compte. Depuis quelques minutes, un jour pâle commençait à se mêler aux ombres de la nuit. Le quai cependant était encore désert. Don Luis ne remarqua rien de particulier au chantier Berthou, mais, lorsqu'il rejoignit Patrice, celui-ci lui montra, sur le trottoir qui bordait le jardin du pavillon, tout en bas, une échelle couchée, et don Luis reconnut l'échelle dont il avait constaté l'absence dans le réduit du chantier. Aussitôt, avec cette spontanéité de vision qui était une de ses forces, il expliqua : – Siméon ayant la clef du jardin, il est évident que c'est YaBon qui s'est servi de cette échelle pour y pénétrer. Donc il avait vu Siméon y chercher un refuge au retour de sa visite à l'ami Vacherot, et après être venu reprendre maman Coralie. Maintenant Siméon a-t-il pu reprendre maman Coralie ou bien a-t-il pu s'enfuir encore avant de la reprendre ? Je l'ignore. Mais, en tout cas… Courbé en deux, il regardait le trottoir et continuait : – Mais en tout cas, ce qui devient une certitude, c'est que Ya-Bon connaît la cachette où les sacs d'or sont accumulés, et que c'est la cachette tout probablement où Coralie se trouvait et où peut-être, hélas ! elle se trouve encore, si l'ennemi, pensant d'abord à sa sécurité personnelle, n'a pas eu le temps de l'en retirer. – Vous êtes sûr ? – Mon capitaine, Ya-Bon porte toujours sur lui un morceau de craie. Comme il ne sait pas écrire – sauf les lettres de mon nom – il a tracé ces deux lignes droites qui, avec la ligne du mur, soulignée par lui, d'ailleurs, forment un triangle. Le triangle d'or. Don Luis se releva. – L'indication est un peu succincte. Mais Ya-Bon me croit sorcier. Il n'a pas douté que je ne réussisse à venir jusqu'ici et que ces trois lignes ne me suffisent. Pauvre Ya-Bon ! – Mais, objecta Patrice, tout cela, selon vous, aurait eu lieu avant notre arrivée à Paris, donc vers minuit ou une heure. – Oui. – Et alors, ce coup de feu que nous venons d'entendre, quatre ou cinq heures après ? – Là, je deviens moins affirmatif. Il est à présumer que Siméon se sera tapi dans l'ombre. Ce n'est qu'au tout petit jour que, plus tranquille, n'ayant pas entendu Ya-Bon, il aura risqué quelques pas. Ya-Bon, qui veillait silencieusement aura sauté sur lui. – De sorte que vous supposez… – Je suppose qu'il y a eu lutte, que Ya-Bon a été blessé et que Siméon… – Et que Siméon s'est enfui ? – Ou qu'il est mort. Du reste, d'ici quelques minutes, nous serons renseignés. Il dressa l'échelle contre la grille qui surmontait le mur. Aidé par don Luis, le capitaine passa. Puis, ayant enjambé la grille à son tour, don Luis retira l'échelle, la jeta dans le jardin, et l'examina attentivement. Enfin ils se dirigèrent, au milieu des herbes hautes et des arbustes touffus, vers le pavillon. Le jour croissait rapidement, et les choses prenaient leur forme précise. Ils contournèrent le pavillon. Arrivés en vue de la cour, du côté de la rue, don Luis, qui marchait le premier, se retourna et dit : – Je ne m'étais pas trompé. Aussitôt il s'élança. : Devant la porte du vestibule gisaient les corps des deux adversaires, entrelacés et confondus. Ya-Bon avait à la tête une blessure affreuse dont le sang lui coulait sur tout le visage. De sa main droite, il tenait Siméon à la gorge. Don Luis se rendit compte aussitôt que Ya-Bon était mort. Siméon Diodokis vivait. Chapitre 6 Siméon livre bataille Il leur fallut du temps pour desserrer l'étreinte de Ya-Bon. Même mort, le Sénégalais ne lâchait pas sa proie, et ses doigts durs comme du fer, armés d'ongles acérés comme des griffes de tigre, entraient dans le cou de l'ennemi qui râlait, évanoui et sans forces. Sur le pavé de la cour, on voyait le revolver de Siméon. – Tu as eu de la veine, vieux brigand, fit don Luis à voix basse, que Ya-Bon n'ait pas eu le temps de te serrer la vis avant ton coup de feu. Mais ne rigole pas trop. Il t'aurait peut-être épargné… tandis que, Ya-Bon mort, tu peux écrire à ta famille et retenir ton fauteuil à l'enfer. De profundis, Diodokis. Tu ne fais plus partie de ce monde. Et il ajouta avec émotion : – Pauvre Ya-Bon, il m'avait sauvé d'une mort affreuse, un jour, en Afrique… et il meurt aujourd'hui, sur mon ordre, pour ainsi dire… Mon pauvre Ya-Bon ! Il ferma les yeux du Sénégalais. Il s'agenouilla près de lui, baisa le front sanglant, et parla tout bas à l'oreille du mort, lui promettant tout ce qui est doux aux âmes simples et fidèles, le souvenir, la vengeance… Enfin, avec l'aide de Patrice, il transporta le cadavre dans la petite chambre qui flanquait la grande salle. – Ce soir, mon capitaine, dit-il, quand le drame sera fini, on préviendra la police. Pour l'instant, il s'agit de le venger, lui et les autres. Il se mit alors à faire une inspection minutieuse sur le terrain de la lutte, puis il revint vers Ya-Bon, et ensuite vers Siméon, dont il examina les vêtements et les chaussures. Patrice Belval était là, en face de son effroyable ennemi, qu'il avait assis contre le mur du pavillon et qu'il regardait en silence, d'un regard fixe et chargé de haine. Siméon ! Siméon Diodokis ! le démon exécrable qui, l'avant-veille, avait ourdi le terrible complot, et qui, penché sur la lucarne, contemplait en riant leur agonie affreuse ! Siméon Diodokis qui, comme une bête fauve, avait caché Coralie au fond de quelque trou, pour revenir la torturer à son aise ! Il paraissait souffrir et ne respirer qu'avec beaucoup de difficulté, le larynx froissé sans doute par la poigne implacable de Ya-Bon. Pendant le combat, ses lunettes jaunes étaient tombées. D'épais sourcils grisonnants surplombaient ses lourdes paupières. Don Luis dit : – Fouillez-le, mon capitaine. Mais, Patrice semblant y répugner, il chercha lui-même dans les poches et sortit un portefeuille qu'il tendit à l'officier. Il y avait d'abord un permis de séjour au nom de Siméon Diodokis, sujet grec, avec son portrait collé au haut du carton. Lunettes, cache-nez, longs cheveux… le portrait était récent et portait le timbre de la Préfecture à la date de décembre 1914. Il y avait une série de papiers d'affaires, factures, mémoires adressés à Siméon, secrétaire d'Essarès bey, et, parmi ces papiers, une lettre du concierge, d'Amédée Vacherot. Cette lettre était ainsi conçue : « Cher monsieur Siméon, J'ai réussi. Un des jeunes amis a pu prendre, à l'ambulance, la photographie de Mme Essarès et de Patrice, qui se trouvaient l'un près de l'autre à ce moment. Je suis bien heureux de vous faire plaisir. Mais quand donc direz-vous la vérité à votre cher fils ? Quelle joie pour lui !… » Au-dessous de la lettre, ces mots écrits par Siméon Diodokis, comme une note personnelle : « Une fois de plus, je prends vis-à-vis de moi l'engagement solennel de ne rien révéler à mon fils bien-aimé avant que ma fiancée Coralie soit vengée, et avant que Patrice et Coralie Essarès soient libres de s'aimer et de s'unir. » – C'est bien l'écriture de votre père ? demanda don Luis. – Oui, fit Patrice bouleversé… Et c'est également l'écriture des lettres adressées par ce misérable à son ami Vacherot… Oh ! quelle ignominie ! … cet homme ! … ce bandit ! … Siméon eut un mouvement. Plusieurs fois ses paupières s'ouvrirent et se refermèrent. Puis, s'éveillant tout à fait, il regarda Patrice. Tout de suite, celui-ci, d'une voix étouffée, prononça : – Coralie ?… Et, comme Siméon ne semblait pas comprendre, encore étourdi, et le contemplait avec stupeur, il répéta plus durement : – Coralie ?… Où est-elle ?… Où l'avez-vous enfouie ? Elle meurt, n'est-ce pas ? Siméon revenait peu à peu à la vie, à la conscience. Il marmotta : – Patrice… Patrice… Il regarda autour de lui, aperçut don Luis, se souvint sans doute de sa lutte implacable avec Ya-Bon, et referma les yeux. Mais Patrice, qui redoublait de rage, lui cria : – Écoutez… pas d'hésitation !… Il faut répondre… C'est votre vie qui est en jeu. Les yeux de l'homme se rouvrirent, des yeux striés de sang et bordés de rouge. Il esquissa vers sa gorge un geste qui signifiait combien il lui était difficile de parler. Enfin, avec des efforts visibles, il redit : – Patrice, c'est toi ?… Il y a si longtemps que j'attendais ce moment !… Et c'est aujourd'hui, comme deux ennemis, que nous… – Comme deux ennemis mortels, scanda Patrice. La mort est entre nous… la mort de Ya-Bon… La mort de Coralie peutêtre… Où est-elle ? Il faut parler… Sinon… L'homme répéta tout bas : – Patrice… C'est donc toi ? Ce tutoiement exaspérait l'officier. Il saisit son adversaire par le revers du veston et le brutalisa. Mais Siméon avait vu le portefeuille que Patrice tenait dans son autre main, et, sans opposer de résistance aux brusqueries de Patrice, il articula : – Tu ne me feras pas de mal, Patrice… Tu as dû trouver des lettres, et tu sais le lien qui nous attache l'un à l'autre… Ah ! j'aurais été si heureux !… Patrice l'avait lâché et l'observait avec horreur. Tout bas, à son tour, il dit : – Je vous défends de parler de cela… C'est là une chose impossible. – C'est une vérité, Patrice. – Tu mens ! tu mens ! s'écria l'officier, incapable de se contenir et dont la douleur contractait le visage au point de le rendre méconnaissable. – Ah ! je vois que tu avais deviné déjà. Alors inutile de t'expliquer… – Tu mens !… tu n'es qu'un bandit !… Si c'était vrai, pourquoi le complot contre Coralie et moi ? Pourquoi ce double assassinat ? – J'étais fou, Patrice… Oui, je suis fou par moments… Toutes ces catastrophes m'ont tourné la tête… La mort de ma Coralie autrefois… Et puis ma vie dans l'ombre d'Essarès… Et puis… et puis… l'or surtout… Ai-je voulu vraiment vous tuer tous les deux ? Je ne m'en souviens plus… Ou du moins, je me souviens d'un rêve que j'ai fait… Cela se passait dans le pavillon, n'est-ce pas ? ainsi qu'autrefois… Ah ! la folie… quel supplice ! Être obligé, comme un forçat, de faire des choses contre sa volonté !… Alors, c'était dans le pavillon, ainsi qu'autrefois, sans doute, et de la même manière ?… avec les mêmes instruments ?… Oui, en effet, dans mon rêve, j'ai recommencé toute mon agonie, et celle de ma bien-aimée… Et au lieu d'être torturé, c'était moi qui torturais… Quel supplice ! … Il parlait bas, en lui-même, avec des hésitations et des silences, et un air de souffrir au-delà de toute expression. Patrice l'écoutait, plein d'une anxiété croissante. Don Luis ne le quittait pas des yeux, comme s'il eût cherché où l'autre voulait en venir. Et Siméon reprit : – Mon pauvre Patrice… je t'aimais tant… Et maintenant je n'ai pas d'ennemi plus acharné… Comment en serait-il autrement ?… Comment pourrais-tu oublier ?… Ah ! pourquoi ne m'a-t-on pas enfermé après la mort d'Essarès ? C'est là que j'ai senti ma raison m'échapper… – C'est donc vous qui l'avez tué ? demanda Patrice. – Non, non justement… C'est un autre qui m'a pris ma vengeance. – Qui ? – Je ne sais pas… tout cela est incompréhensible. Taisonsnous là-dessus… tout cela me fait mal… J'ai tant souffert depuis la mort de Coralie ! – De Coralie ! s'exclama Patrice. – Oui, de celle que j'aimais… Quant à la petite, par elle aussi, j'ai bien souffert… Elle n'aurait pas dû épouser Essarès, et alors peut-être bien des choses ne seraient pas arrivées… Patrice murmura, le cœur étreint : – Où est-elle ?… – Je ne puis pas te le dire. – Ah ! dit Patrice, secoué de colère, c'est qu'elle est morte ! – Non, elle est vivante, je te le jure. – Alors, où est-elle ? Il n'y a que cela qui compte… Tout le reste, c'est du passé… Mais cela, la vie d'une femme, la vie de Coralie… – Écoute. Siméon s'arrêta, jeta un coup d'œil vers don Luis, et dit : – Je parlerais bien… mais… – Qu'est-ce qui vous en empêche ? – La présence de cet homme, Patrice. Que celui-là s'en aille d'abord ! Don Luis Perenna se mit à rire. Cet homme, c'est moi, n'est-ce pas ? – C'est vous. – Et je dois m'en aller ? – Oui. – Moyennant quoi, vieux brigand, tu indiques la cachette où se trouve maman Coralie ? – Oui… La gaieté de don Luis redoubla. – Eh ! parbleu, maman Coralie est dans la même cachette que les sacs d'or. Sauver maman Coralie, c'est livrer les sacs d'or. – Eh bien ? dit Patrice, sur un ton où il y avait un peu d'hostilité. – Eh bien, mon capitaine, répondit don Luis non sans ironie, je ne suppose pas que, si l'honorable M. Siméon vous offrait de le laisser libre sur parole et d'aller chercher maman Coralie, je ne suppose pas que vous accepteriez ? – Non. – N'est-ce pas ? Vous n'avez pas la moindre confiance, et vous avez raison. L'honorable M. Siméon, bien que fou, a fait preuve, en nous envoyant balader du côté de Mantes, d'une telle supériorité et d'un tel équilibre, qu'il serait dangereux d'accorder à ses promesses le plus petit crédit. Il en résulte… – Il en résulte ?… – Ceci, mon capitaine, c'est que l'honorable M. Siméon va vous proposer un marché… qui peut s'énoncer de la sorte : « Je te donne Coralie, mais je garde l'or. » – Et après ? – Après ? Ce serait parfait si vous étiez seul avec cet honorable gentleman. Le marché serait vite conclu. Mais il y a moi… et dame ! Patrice s'était dressé. Il s'avança vers don Luis et prononça d'une voix qui devenait nettement agressive : – Je présume que, vous non plus, vous n'y mettrez aucune opposition ? Il s'agit de la vie d'une femme. – Évidemment. Mais, d'autre part, il s'agit de trois cents millions. – Alors vous refusez ? – Si je refuse ! – Vous refusez, quand cette femme agonise ! Vous préférez qu'elle meure !… Mais enfin, vous oubliez que cela me regarde… que cette affaire… que cette affaire… Les deux hommes étaient debout l'un contre l'autre. Don Luis gardait ce calme un peu narquois et cet air d'en savoir davantage qui irritaient Patrice. Au fond, Patrice, tout en subissant la domination de don Luis, concevait de l'humeur et sentait quelque embarras à se servir d'un collaborateur dont il connaissait le passé. Il serra les poings et scanda : – Vous refusez ? – Oui, dit don Luis, toujours tranquille. Oui, mon capitaine, je refuse ce marché que je trouve absurde… Vrai marché de dupe. Bigre ! Trois cents millions… abandonner une pareille aubaine ! Jamais de la vie ! Mais, toutefois, je ne refuse nullement de vous laisser en tête-à-tête avec l'honorable M. Siméon… pourvu que je ne m'éloigne pas. Cela te suffit-il, vieux Siméon ? – Oui. – Eh bien, entendez-vous tous les deux. Signez l'accord. L'honorable M. Siméon Diodokis, qui, lui, a toute confiance en son fils, va vous dire, mon capitaine, où est la cachette, et vous délivrerez maman Coralie. – Mais vous ? vous ? grinça Patrice, exaspéré. – Moi, je vais compléter ma petite enquête sur le présent et sur le passé, en visitant de nouveau la salle où vous avez failli mourir, mon capitaine. À tout à l'heure. Et, surtout, prenez bien vos garanties. Et don Luis, allumant sa lampe de poche, pénétra dans le pavillon, puis dans l'atelier. Patrice vit les reflets électriques qui se jouaient sur le lambris, entre les fenêtres murées. Aussitôt, l'officier revint vers Siméon, et, d'une voix impérieuse : – Ça y est. Il est parti. Faisons vite. – Tu es sûr qu'il n'écoute pas ? – Absolument. – Méfie-toi de lui, Patrice. Il veut prendre l'or et le garder. Patrice s'impatienta. – Ne perdons pas de temps, Coralie… – Je t'ai dit que Coralie était vivante. – Elle était vivante quand vous l'avez quittée, mais depuis… – Ah ! depuis… – Quoi ? Vous avez l'air de douter ?… – On ne peut répondre de rien. C'était cette nuit, il y a cinq ou six heures, et je crains… Patrice sentait que la sueur lui coulait dans le dos. Il eût tout donné pour entendre des paroles décisives, et, en même temps, il était sur le point d'étrangler le vieillard pour le châtier. Il se domina et répéta : – Ne perdons pas de temps. Les mots sont inutiles. Conduisez-moi vers elle. – Non, nous irons ensemble. – Vous n'aurez pas la force. – Si… si… j'aurai la force… Ce n'est pas loin. Seulement, seulement, écoute-moi… Le vieillard semblait exténué. Par moments, sa respiration était coupée, comme si la main de Ya-Bon lui eût encore étreint la gorge, et il s'affaissait sur lui-même en gémissant. Patrice se pencha et lui dit : – Je vous écoute. Mais, par Dieu, hâtez-vous ! – Voilà, fit Siméon… voilà… dans quelques minutes… Coralie sera libre. Mais à une condition… une seule… Patrice. – Je l'accepte. Quelle est-elle ? – Voilà, Patrice, tu vas me jurer sur sa tête que tu laisseras l'or et que personne au monde ne saura… – Je vous le jure, sur sa tête. – Tu le jures, soit, mais l'autre… ton damné compagnon… il va nous suivre… Il va voir. – Non. – Si… à moins que tu ne consentes… – À quoi ? Ah ! pour l'amour de Dieu !… – À ceci… écoute… Mais rappelle-toi qu'il faut aller au secours de Coralie… et se presser… sans quoi… Patrice, sa jambe gauche pliée, à genoux presque, était haletant. – Alors… viens…, dit-il, tutoyant son ennemi… Viens, puisque Coralie… – Oui, mais cet homme… – Eh ! Coralie avant tout ! – Que dis-tu ? Et s'il nous voit ?… S'il me prend l'or ? – Qu'importe !… – Oh ! ne dis pas cela, Patrice !… L'or ! tout est là ! Depuis que cet or est à moi, ma vie a changé. Le passé ne compte plus… ni la haine… ni l'amour… il n'y a que l'or… les sacs d'or. J'aimerais mieux mourir et que Coralie meure… et que le monde entier disparaisse… – Enfin, quoi, que veux-tu ? Qu'exiges-tu ? Patrice avait pris les deux bras de cet homme, qui était son père, et qu'il n'avait jamais détesté avec plus de violence. Il le suppliait de tout son être. Il eût versé des larmes s'il avait pu croire que le vieillard se laissât troubler par des larmes. – Que veux-tu ? – Ceci. Écoute. Il est là, n'est-ce pas ? – Oui. – Dans l'atelier ? – Oui. En ce cas… il ne faut pas qu'il en sorte… – Comment ! – Non… Tant que nous n'aurons pas fini, il faut qu'il reste là, lui. – Mais… – C'est simple. Comprends-moi bien. Tu n'as qu'un geste à faire… la porte à fermer sur lui… La serrure a été forcée, mais il y a les deux verrous et ça suffira… Tu comprends ? Patrice se révolta. – Mais vous êtes fou ! Je consentirais, moi !… Un homme qui m'a sauvé la vie… qui a sauvé Coralie ! – Mais qui la perd maintenant. Réfléchis… S'il n'était pas là, s'il ne se mêlait pas de cette affaire... Coralie serait libre… Tu acceptes ? – Non. – Pourquoi ? Cet homme, tu sais qui c'est ? Un bandit…, un misérable, qui n'a qu'une idée, c'est de s'emparer des millions. Et tu aurais des scrupules ? Voyons, Patrice, c'est absurde, n'estce pas ? Tu acceptes ? – Non, mille fois non. – Alors, tant pis pour Coralie… Eh oui ! je vois que tu ne te rends pas un compte exact de la situation. Il est temps, Patrice. Peut-être est-il trop tard. – Oh ! taisez-vous. – Mais si, il faut que tu saches et que tu prennes ta responsabilité. Lorsque ce damné nègre me poursuivait, je me suis débarrassé de Coralie comme j'ai pu, croyant la délivrer au bout d'une heure ou deux… Et puis… et puis… tu sais ce qui est arrivé… Il était onze heures du soir… il y a de cela huit heures bientôt… Alors, réfléchis… Patrice se tordait les poings. Jamais il n'avait imaginé qu'un pareil supplice pût être imposé à un homme, et Siméon continuait, implacable : – Elle ne peut pas respirer, je te le jure… C'est à peine si un peu d'air parvient jusqu'à elle… Et encore, je me demande si tout ce qui la recouvre et la protège ne s'est pas écroulé. Alors, elle étouffe… elle étouffe pendant que toi, tu restes là à discuter. Voyons, qu'est-ce que cela peut te faire d'enfermer cet homme pendant dix minutes ?… Pas plus de dix minutes, tu entends… Et tu hésites ? Alors, c'est toi qui la tue, Patrice. Réfléchis… enterrée vivante ! … Patrice se redressa, résolu. À ce moment, aucun acte, si pénible qu'il fût, ne lui eût répugné. Or, c'était si peu, ce que lui demandait Siméon ! – Que veux-tu ? dit-il. Ordonne. L'autre murmura : – Tu le sais bien, ce que je veux, c'est si simple ! Va jusqu'à la porte, ferme et reviens. – C'est ta dernière condition ? Il n'y en aura pas d'autre ? – Aucune autre. Si tu fais cela, Coralie sera délivrée dans quelques instants. D'un pas décidé, l'officier entra dans le pavillon et traversa le vestibule. Au fond de l'atelier, la lumière dansait. Il ne dit pas un mot. Il n'eut pas une hésitation. Il ferma la porte violemment, d'un coup poussa les deux verrous et revint en hâte. Il se sentait soulagé. L'action était vile, mais il ne doutait pas qu'il eût accompli un devoir impérieux. – Ça y est, dit-il… Dépêchons-nous. – Aide-moi, fit le vieillard. Je ne peux pas me lever. Patrice le saisit au-dessous des deux bras et le mit debout. Mais il dut le soutenir, car le vieillard flageolait sur ses jambes. – Oh ! malédiction, balbutia Siméon, il m'a démoli, ce maudit nègre. J'étouffe, je ne peux pas marcher. Patrice le porta presque, tandis que Siméon bégayait, à bout de forces : – Par ici… Tout droit maintenant… Ils passèrent à l'angle du pavillon et se dirigèrent du côté des tombes. – Tu es bien sûr d'avoir fermé la porte ? continuait le vieillard. Oui, n'est-ce pas ? j'ai entendu… Ah ! c'est qu'il est redoutable, le gaillard… il faut se méfier de lui… Mais tu m'as juré de ne rien dire, hein ? Jure-le encore, sur la mémoire de ta mère… non, mieux que cela, jure-le sur Coralie… Qu'elle expire à l'instant si tu dois trahir ton serment ! Il s'arrêta. Il n'en pouvait plus et se convulsait pour qu'un peu d'air s'insinuât jusqu'à ses poumons. Malgré tout, il reprenait : – Je peux être tranquille, n'est-ce pas ? D'ailleurs, tu n'aimes pas l'or, toi. En ce cas, pourquoi parlerais-tu ? N'importe, jure-moi de te taire. Tiens, donne ta parole d'honneur… C'est ce qu'il y a de mieux. Ta parole, hein ? Patrice le tenait toujours par la taille. Effroyable calvaire pour l'officier, que cette marche si lente et que cette sorte d'enlacement auquel il était contraint pour la délivrance de Coralie. Il avait plutôt envie, en sentant contre lui le corps de cet homme abhorré, de le serrer jusqu'à l'étouffement. Et cependant une phrase ignoble se répétait au fond de lui : « Je suis son fils… Je suis son fils… » – C'est là, dit le vieillard. – Là ? Mais ce sont les tombes. – C'est la tombe de ma Coralie, et c'est la mienne, et c'est ici le but. Il se retourna, effaré. – Les traces de pas ? Tu les effaceras au retour, hein ? car il retrouverait notre piste, lui, et il saurait que c'est là… Patrice s'écria : – Eh ! il n'y a rien à craindre ! Hâtons-nous. Alors, Coralie est là ?… là, au fond ? Enterrée déjà ? Ah ! l'abomination ! Il semblait à Patrice que chaque minute écoulée comptait plus qu'une heure de retard, et que le salut de Coralie dépendait d'une hésitation ou d'un faux mouvement. Il fit tous les serments exigés. Il jura sur Coralie. Il s'engagea sur l'honneur. À ce moment, il n'y aurait pas eu d'acte qu'il n'eût été prêt à accomplir. Accroupi sur l'herbe, sous le petit temple, le doigt tendu, Siméon répéta : – C'est là… c'est là-dessous… – Est-ce croyable ? Sous la pierre tombale ? – Oui. – La pierre se lève, alors ? demanda Patrice anxieusement. – Oui. – Mais à moi seul, je ne puis la lever… Ce n'est pas possible… Il faudrait trois hommes. – Non, dit le vieillard, il y a un mouvement de bascule. Tu y parviendras facilement… Il suffit d'un effort à l'une des extrémités… – Laquelle ? – Celle-ci, à droite. Patrice s'approcha et saisit la grande plaque sur laquelle était inscrit « Ici repose Patrice et Coralie… » et il tenta l'effort. La pierre se souleva, en effet, du premier coup, comme si un contrepoids l'eût obligée à s'enfoncer à l'autre bout. – Attends, dit le vieillard. Il faut la soutenir, sans quoi elle retomberait. – Comment la soutenir ? – Avec une barre de fer. – Il y en a une ? – Oui, au bas de la deuxième marche. Trois marches avaient été découvertes, qui descendaient dans une cavité de petite dimension, où un homme pouvait à peine tenir, courbé en deux. Patrice aperçut la barre de fer, et, maintenant la pierre avec son épaule, il saisit la barre et la dressa. – Bien, reprit Siméon, cela ne bougera pas. Tu n'as plus qu'à te baisser dans l'excavation. C'est là qu'aurait dû être mon cercueil, et c'est là que je venais souvent m'étendre auprès de ma bien-aimée Coralie. J'y restais des heures, à même la terre… et lui parlant à elle. Nous causions tous deux, je t'assure, nous causions… Ah ! Patrice ! … Patrice avait ployé sa haute taille dans l'étroit espace où il avait du mal à tenir, et il demanda : – Que faut-il faire ? – Tu ne l'entends pas, ta Coralie, toi ? Il n'y a qu'une cloison qui vous sépare… quelques briques dissimulées par un peu de terre… Et une porte… Derrière, c'est l'autre caveau ; c'est le caveau de Coralie… Et derrière, Patrice, il y en a un autre… où se trouvent les sacs d'or. Le vieillard s'était penché et dirigeait les recherches, à genoux sur le gazon… – La porte est à gauche… Plus loin que cela… Tu ne trouves pas ? C'est curieux… Il faut te dépêcher pourtant… Ah ! on dirait que tu y es. Non ? Ah ! si je pouvais descendre ! mais il n'y a place que pour une personne. Il y eut un silence. Puis, il reprit : – Allonge-toi davantage… Bien… Tu peux remuer ? – Oui, dit Patrice. – Pas beaucoup, hein ? – À peine. Eh bien, continue, mon garçon, s'écria le vieillard dans un éclat de rire. Et se retirant vivement, d'un geste brusque, il fit tomber la barre de fer. Lourdement, avec une lenteur causée par le contrepoids, mais avec une force irrésistible, l'énorme bloc de pierre s'abattit. Bien qu'engagé tout entier dans la terre remuée, Patrice, devant le péril, voulut se relever. Siméon avait saisi la barre de fer et lui en assena un coup sur la tête. Patrice poussa un cri et ne bougea plus. La pierre le recouvrit. Cela n'avait duré que quelques secondes. Tu vois, s'exclama Siméon, que j'ai bien fait de te séparer de ton camarade. Il ne serait pas tombé dans le panneau, lui ! Mais, tout de même, quelle comédie tu m'as fait jouer ! Siméon ne perdit plus un instant. Il savait que Patrice, blessé comme il devait l'être, affaibli par la posture à laquelle il était condamné, ne pourrait pas faire l'effort nécessaire pour soulever le couvercle de son tombeau. De ce côté donc, plus rien à craindre. Il retourna vers le pavillon et sans doute, quoique marchant avec peine, avait-il exagéré son mal, car il ne s'arrêta pas avant le vestibule. Il dédaigna même d'effacer les traces de ses pas. Il allait droit au but, comme un homme qui a son plan, qui se hâte de l'exécuter, et qui sait qu'après l'exécution de ce plan toutes les voies sont libres. Arrivé dans le vestibule, il écouta. À l'intérieur de l'atelier et du côté de la chambre, don Luis frappait contre les murs et les cloisons. « Parfait, ricana Siméon. Celui-ci aussi est roulé. À son tour ! Mais, en vérité, tous ces messieurs ne sont pas bien forts. » Ce fut rapide. Il marcha vers la cuisine qui se trouvait à droite, ouvrit la porte du compteur et tourna la clef, lâchant ainsi le gaz et recommençant avec don Luis ce qui n'avait point réussi avec Patrice et Coralie. Seulement alors il céda à l'immense lassitude qui l'accablait et se permit deux à trois minutes de défaillance. Son plus terrible ennemi était, lui également, hors de cause. Mais ce n'était pas fini. Il fallait agir encore et assurer son propre salut. Il contourna le pavillon, chercha ses lunettes jaunes et les mit, descendit le jardin, ouvrit et referma la porte. Puis, par la ruelle, il gagna le quai. Nouvelle station, cette fois, devant le parapet qui dominait le chantier Berthou. Il semblait hésiter sur le parti à prendre. Mais la vue des gens qui passaient, charretiers, maraîchers, etc., coupa court à son indécision. Il héla une automobile et se fit conduire rue Guimard chez le concierge Vacherot. Il trouva son ami sur le seuil de la loge et fut accueilli aussitôt avec un empressement et une émotion qui montraient l'affection du bonhomme. – Ah ! c'est vous, monsieur Siméon ? s'écria le concierge. Mais, mon Dieu ! dans quel état ! – Tais-toi, ne prononce pas mon nom, murmura Siméon en entrant dans la loge. Personne ne m'a vu ? – Personne. Il n'est que sept heures et demie et la maison s'éveille à peine. Mais, Seigneur ! qu'est-ce qu'ils vous ont fait, les misérables ? Vous avez l'air d'étouffer. Vous avez été victime d'une agression. – Oui, ce nègre qui me suivait… – Mais les autres ? – Quels autres ? – Ceux qui sont venus ? … Patrice ? – Hein ! Patrice est venu ? fit Siméon, toujours à voix basse. – Oui, il est arrivé ici cette nuit, après vous, avec un de ses amis. – Et tu lui as dit ?… – Qu'il était votre fils ?… Évidemment, il a bien fallu… – C'est donc cela, marmotta le vieillard… C'est donc cela qu'il n'a pas semblé surpris de ma révélation. – Où sont-ils maintenant ? – Avec Coralie. J'ai pu la sauver. Je l'ai remise entre leurs mains. Mais il ne s'agit pas d'elle. Vite… un docteur… il n'est que temps… – Il y en a un dans la maison. – Je n'en veux pas. Tu as l'annuaire du téléphone ? – Voici. – Ouvre-le et cherche… Quel nom ? – Le docteur Géradec. – Hein ! Mais ce n'est pas possible. Le docteur Géradec ? Vous n'y pensez pas !… – Pourquoi ? Sa clinique est proche, boulevard de Montmorency, et tout à fait isolée. – Je sais. Mais vous n'ignorez pas ?… Il y a de mauvais bruits sur lui, monsieur Siméon… toute une affaire de passeports et de faux certificats… – Va toujours… – Voyons, quoi, monsieur Siméon, est-ce que vous voudriez partir ? – Va toujours. Siméon feuilleta l'annuaire et téléphona. La communication n'étant pas libre, il inscrivit le numéro sur un bout de journal, puis sonna de nouveau. On lui répondit alors que le docteur était sorti et ne rentrerait qu'à dix heures du matin. – Tant mieux, fit Siméon, je n'aurais pas eu la force d'y aller tout de suite. Préviens que j'irai à dix heures. – Je vous annonce sous le nom de Siméon ? – Sous mon vrai nom, Armand Belval. Dis que c'est urgent… une intervention chirurgicale est nécessaire. Le concierge obéit et raccrocha l'appareil en gémissant : – Ah ! mon pauvre monsieur Siméon ! Un homme comme vous, si bon, si charitable. Qu'est-il donc arrivé ? – Ne t'occupe pas de ça. Mon logement est prêt ? – Certes. – Allons-y sans qu'on puisse nous voir. – On ne peut pas nous voir, vous le savez bien. – Dépêche-toi. Prends ton revolver. Et ta loge ? Tu peux la laisser ? – Oui… cinq minutes. Cette loge donnait, par derrière, dans une courette qui communiquait avec un long corridor. À l'extrémité de ce couloir il y avait une autre petite cour, et dans cette cour une maisonnette composée d'un rez-de-chaussée et d'un grenier. Ils entrèrent. Un vestibule, puis trois pièces en enfilade. La seconde seule était meublée. La dernière ouvrait directement sur une rue parallèle à la rue Guimard. Ils s'arrêtèrent dans la seconde pièce. Siméon semblait à bout de force. Pourtant, il se releva presque aussitôt, avec le geste d'un homme résolu et que rien ne peut faire fléchir. Il dit : – Tu as bien fermé la porte du rez-de-chaussée ? – Oui, monsieur Siméon. – Personne ne nous a vus entrer ? – Personne. – Personne ne peut soupçonner que tu es là ? – Personne. – Donne-moi ton revolver. Le concierge tendit l'arme. – Voici. – Crois-tu, murmura Siméon, que, si je tirais, on entendrait la détonation ? – Certainement non. Qui l'entendrait ? Mais… – Mais quoi ?… – Vous n'allez pas tirer ? – Je vais me gêner ! – Sur vous, monsieur Siméon, sur vous ? Vous allez vous tuer ? – Idiot. – Alors, sur qui ? – Sur quelqu'un qui me gêne et qui pourrait me trahir. – Sur qui donc ? – Sur toi, parbleu ! ricana Siméon. Et, d'un coup de feu, il lui brûla la cervelle. M. Vacherot s'écroula comme une masse, tué net. Siméon, lui, jeta son arme et demeura impassible, un peu vacillant. Un à un, jusqu'à six, il ouvrit les doigts. Comptait-il les six personnes dont il s'était débarrassé depuis quelques heures ? Grégoire, Coralie, Ya-Bon, Patrice, don Luis, le sieur Vacherot ? Sa bouche eut un rictus de satisfaction. Encore un effort, et c'était le salut, la fuite. Pour le moment, cet effort, il était incapable de le donner. Sa tête tournait, ses bras battaient le vide. Il tomba évanoui, râlant, la poitrine comme écrasée sous un poids intolérable. Mais à dix heures moins le quart, dans un sursaut de volonté, il se relevait et, dominant la crise, méprisant la douleur, il sortait par l'autre issue de la maison. À dix heures, après avoir changé deux fois d'auto, il arrivait au boulevard de Montmorency, à l'instant même où le docteur Géradec descendait de sa limousine et montait le perron de la somptueuse villa, où sa clinique était installée depuis la guerre. Chapitre 7 Le docteur Géradec La clinique du docteur Géradec groupait autour d'elle, dans un beau jardin, plusieurs pavillons dont chacun avait sa destination spéciale. La villa était réservée aux grandes opérations. Le docteur y avait aussi son cabinet, et c'est là qu'on fit entrer d'abord Siméon Diodokis. Mais, après avoir subi l'examen sommaire d'un infirmier, Siméon fut conduit dans une salle située au fond d'une aile indépendante. Le docteur s'y trouvait. C'était un homme de soixante ans environ, d'allure encore jeune, à la figure rasée, et que son monocle, toujours vissé à l'œil droit, obligeait à une grimace qui contractait tout le visage. Un grand tablier blanc l'habillait des pieds à la tête. Siméon, très difficilement – car il pouvait à peine parler – expliqua son cas. La nuit dernière, un rôdeur l'avait attaqué, saisi à la gorge et dévalisé, le laissant à moitié mort sur le pavé. – Il vous eût été possible d'appeler un médecin depuis, remarqua le docteur en le regardant fixement. Et, comme Siméon ne répondait pas, il ajouta : – D'ailleurs, ce n'est pas grand-chose. Dès l'instant que vous vivez, il n'y a pas eu fracture. Cela se réduit donc à des spasmes du larynx dont nous viendrons à bout avec un tubage. Il donna des ordres à son aide. On introduisit dans le gosier du malade un long tube en aluminium qu'il garda durant une demi-heure. Le docteur, qui s'était absenté pendant ce temps, revint, et, ayant enlevé le tube, examina le malade, qui commençait déjà à respirer assez facilement. – C'est fini, dit le docteur Géradec, et beaucoup plus vite que je ne pensais. Il y avait évidemment, dans votre cas, un phénomène d'inhibition qui contractait la gorge. Rentrez chez vous. Un peu de repos, et il n'y paraîtra plus. Siméon demanda le prix et paya. Mais, comme le docteur le reconduisait à la porte, il s'arrêta et dit brusquement, d'un ton de confidence : – Je suis un ami de Mme Albouin. Le docteur ne semblait pas comprendre ce que signifiait cette phrase, il insista : – Peut-être ce nom ne vous dit-il rien ? Mais, si je vous rappelle qu'il cache la personnalité de Mme Mosgranem, je ne doute pas que nous ne puissions nous entendre. – Nous entendre sur quoi ? demanda le docteur dont l'étonnement contractait encore davantage la figure. – Allons, docteur, vous vous méfiez, et vous avez tort. Nous sommes seuls. Toutes les portes sont doubles et capitonnées. Nous pouvons causer. – Je ne refuse nullement de causer. Mais encore faut-il que je sache… – Un peu de patience, docteur. – C'est que mes malades attendent. – Ce sera vite fait, docteur. Je ne vous demande pas un entretien, mais le temps seulement de dire quelques phrases. Asseyons-nous. Il s'assit résolument. Le docteur prit place en face de lui, avec un air de plus en plus surpris. Et Siméon prononça, sans autre préambule : – Je suis de nationalité grecque. La Grèce étant un pays neutre et même ami jusqu'à ce jour, il m'est facile d'obtenir un passeport et de sortir de France. Mais, pour des raisons personnelles, je désire que ce passeport ne soit pas établi sous mon nom, mais sous un nom quelconque, que nous chercherons ensemble, et qui me permettra, avec votre aide, de m'en aller sans le moindre péril. Le docteur se leva, indigné. Siméon insista : – Pas de grands mots, je vous en conjure. Il s'agit, n'est-ce pas, d'y mettre le prix ? J'y suis déterminé. Combien ? D'un geste, le docteur lui montra la porte. Siméon ne protesta pas. Il mit son chapeau. Mais, arrivé près de la porte, il articula : – Vingt mille ?… Est-ce assez ? – Dois-je appeler ? dit le docteur, et vous faire jeter dehors ? Siméon Diodokis se mit à rire et, tranquillement, avec des pauses entre chacun des chiffres : – Trente mille ?… Quarante ?… Cinquante ?… Oh ! oh ! davantage ? C'est le grand jeu, à ce qu'il paraît… La somme ronde… Allons-y. Mais, vous savez, tout est compris dans le chiffre fixé. Non seulement vous m'établissez un passeport dont l'authenticité ne soit pas contestable, mais encore vous me garantissez les moyens de partir de France, comme vous l'avez fait pour mon amie, Mme Mosgranem, et fichtre, à des conditions autrement avantageuses ! Enfin, je ne marchande pas. J'ai besoin de vous. Alors, c'est convenu, docteur ? Cent mille ? Le docteur Géradec le regarda longtemps, puis d'un mouvement rapide mit le verrou. Revenant ensuite s'asseoir devant le bureau, il dit simplement : – Causons. – Je ne demande pas autre chose. On s'entend toujours entre honnêtes gens. Mais, avant tout, je répète ma question : nous sommes d'accord à cent mille ? – Nous sommes d'accord… dit le docteur, à moins que la situation ne se présente sous un jour moins clair que vous ne la présentez. – Que dites-vous ? – Je dis que le chiffre de cent mille est une base de discussion convenable, voilà tout. Siméon Diodokis hésita une seconde. L'individu lui semblait un peu gourmand. Néanmoins, il se rassit, et le docteur reprit aussitôt : – Votre nom véritable, s'il vous plaît ? – Impossible. Je vous répète que, pour des raisons… – Alors, c'est deux cent mille. – Hein ? Siméon avait sursauté. – Crebleu ! vous n'y allez pas de main morte. Un pareil chiffre ! Géradec répondit calmement : – Qui vous oblige à l'accepter ? Nous débattons un marché. Vous êtes libre. – Enfin, quoi, du moment que vous acceptez de m'établir un faux passeport, que vous importe de connaître mon nom ? – Il m'importe beaucoup. Je risque infiniment plus en faisant évader – car c'est une évasion -, en faisant évader un espion qu'un honnête homme. – Je ne suis pas un espion. – Qu'en sais-je ? Comment ! Vous venez chez moi me proposer une vilaine chose. Vous cachez votre nom, votre personnalité, et vous avez tellement hâte de disparaître que vous êtes prêt à payer cent mille francs. Et, malgré tout, vous avez la prétention de vous faire passer pour un honnête homme. Réfléchissez. C'est absurde. Un honnête homme n'agit pas comme un cambrioleur… ou comme un assassin. Le vieux Siméon ne broncha pas. Après un instant, il s'essuya le front avec son mouchoir. Évidemment, il pensait que Géradec était un rude jouteur et qu'il eût peut-être mieux valu ne pas s'adresser à lui. Mais, après tout, le pacte était conditionnel. Il serait toujours temps de rompre. – Oh ! oh ! fit-il en essayant de rire, vous avez de ces mots ! – Des mots seulement, dit le docteur. Je n'avance aucune hypothèse. Je me contente de résumer la situation et de justifier mes prétentions. – Vous avez entièrement raison. – Donc, je reprends votre question : nous sommes d'accord ? – Nous sommes d'accord. Peut-être cependant – et c'est ma dernière observation – auriez-vous pu traiter plus doucement un ami de Mme Mosgranem. – Comment savez-vous que je l'ai traitée d'autre façon que vous ? demanda le docteur. Vous avez des renseignements à ce propos ? – Mme Mosgranem m'a avoué elle-même que vous ne lui aviez rien pris. Le docteur eut un sourire un peu fat, et murmura : – Je ne lui ai rien pris, en effet, mais elle m'a peut-être beaucoup donné. Mme Mosgranem était une de ces jolies femmes dont les faveurs se comptent à prix élevé. Un silence suivit ces paroles. Le vieux Siméon semblait de plus en plus mal à l'aise en face de son interlocuteur. Enfin celui-ci insinua : – Mon indiscrétion paraît vous être désagréable. Y avait-il entre Mme Mosgranem et vous un de ces liens de tendresse ?… En ce cas, excusez-moi… D'ailleurs, tout cela, n'est-ce pas, cher monsieur, n'a plus du tout d'importance après ce qui vient de se passer. Il soupira : – Pauvre Mme Mosgranem ! – Pourquoi parlez-vous d'elle ainsi ? interrogea Siméon. – Pourquoi ? Mais justement à cause de ce qui vient de se passer. – J'ignore absolument… – Comment, vous ignorez le drame affreux ? – Je n'ai pas eu de lettre d'elle depuis son départ. – Ah !… Moi, j'en ai reçu une hier soir, et j'ai été fort étonné d'apprendre qu'elle était rentrée en France. – En France, Mme Mosgranem ! – Mais oui. Et même elle me donnait rendez-vous pour ce matin… un étrange rendez-vous… – À quel endroit ? fit Siméon avec une inquiétude visible. – Je vous le donne en mille. – Parlez donc ! – Eh bien, sur une péniche. – Hein ! – Oui, sur une péniche, nommée la Nonchalante, amarrée au quai de Passy, le long du chantier Berthou. – Est-ce possible ? balbutia Siméon. – C'est la réalité même. Et savez-vous comment la lettre était signée ? Elle était signée Grégoire. – Grégoire… un nom d'homme… articula le vieux d'une voix sourde. – Un nom d'homme, en effet… Tenez, j'ai la lettre sur moi. Elle me dit qu'elle mène une vie fort dangereuse, qu'elle se méfie de l'homme auquel sa fortune est associée, et qu'elle voudrait me demander conseil. – Alors… alors… vous y êtes allé ? – J'y suis allé. – Mais quand ? – Ce matin. J'y étais, pendant que vous téléphoniez ici. Malheureusement… – Malheureusement ?… – Je suis arrivé trop tard. – Trop tard ?… – Oui, le sieur Grégoire, ou plutôt Mme Mosgranem était morte. – Morte ! – On l'avait étranglée. – C'est effrayant, dit Siméon, qui paraissait repris d'étouffements. Et vous n'en savez pas plus long ? – Plus long sur quoi ? – Sur l'homme dont elle parlait. – L'homme dont elle se défiait ? – Oui. – Si, si, elle m'a écrit son nom dans cette lettre. C'est un Grec qui se faisait appeler Siméon Diodokis. Elle me donnait même son signalement… que j'ai lu sans trop d'attention. Il déplia la lettre et jeta les yeux sur la seconde page en marmottant : – Un homme assez vieux… cassé… qui porte un cache-nez… qui porte toujours un cache-nez et de grosses lunettes jaunes. Le docteur Géradec interrompit sa lecture et regarda Siméon d'un air stupéfait. Tous deux restèrent un moment sans souffler mot. Puis le docteur répéta machinalement : – Un homme assez vieux… cassé… qui porte un cache-nez… et de grosses lunettes jaunes… Après chaque bout de phrase, il s'arrêtait, le temps de constater le détail accusateur. Enfin, il prononça : – Vous êtes Siméon Diodokis… L'autre ne protesta pas. Tous ces incidents s'enchaînaient d'une façon si étrange, et à la fois si naturelle, qu'il sentait l'inutilité des mensonges. Le docteur Géradec fit un grand geste et déclara : – Voilà précisément ce que j'avais prévu. La situation n'est plus du tout telle que vous la présentiez. Il ne s'agit plus de balivernes, mais d'une chose fort grave et terriblement dangereuse pour moi. – Ce qui veut dire ? – Ce qui veut dire que le prix n'est plus le même. – Combien, alors ? – Un million. – Ah ! non, non ! s'exclama Siméon avec violence ! non ! Et puis je n'ai pas touché à Mme Mosgranem. Moi-même, j'étais attaqué par celui qui l'a étranglée, et c'est le même individu, un nègre appelé Ya-Bon, qui m'a rejoint et qui m'a saisi à la gorge. Le docteur lui saisit le bras. – Répétez ce nom. C'est bien Ya-Bon que vous avez dit ? – Certes, un Sénégalais, mutilé d'un bras. – Et il y a eu combat entre ce Ya-Bon et vous ? – Oui. – Et vous l'avez tué ? – Je me suis défendu. – Soit. Mais vous l'avez tué ? – C'est-à-dire… Le docteur haussa les épaules en souriant. – Écoutez, monsieur, la coïncidence est curieuse. En sortant de la péniche, j'ai rencontré une demi-douzaine de soldats mutilés, qui m'ont adressé la parole. Ils cherchaient justement leur camarade Ya-Bon, et ils cherchaient aussi leur capitaine, le capitaine Belval, et ils cherchaient un ami de cet officier, et ils cherchaient une dame, celle chez qui ils logeaient. « Ces quatre personnes avaient disparu, et de cette disparition ils accusaient un individu… mais, tenez, ils m'ont dit le nom… Ah ! c'est de plus en plus bizarre ! C'est Siméon Diodokis, c'était vous qu'ils accusaient… Est-ce curieux ? Mais, d'autre part, vous avouerez que tout cela constitue des faits nouveaux, et que, par conséquent… » Il y eut une pause. Puis nettement, le docteur scanda : – Deux millions. Cette fois, Siméon demeura impassible. Il se sentait dans les griffes de cet homme comme une souris entre les griffes d'un chat. Le docteur jouait avec lui, le laissait échapper, le rattrapait, sans qu'il pût avoir une seconde l'espérance de se soustraire à ce jeu mortel. Il dit simplement : – C'est du chantage… Le docteur fit un signe d'approbation : – Je ne vois pas en effet d'autre mot. C'est du chantage. Et encore un chantage où je n'ai pas l'excuse d'avoir fait naître l'occasion dont je profite. Un hasard merveilleux passe à portée de ma main. Je saute dessus, comme vous le feriez à ma place. Que voulez-vous ? J'ai eu avec la justice de mon pays quelques démêlés que vous n'êtes pas sans connaître. Nous avons, elle et moi, signé la paix. Mais ma situation professionnelle est tellement ébranlée que je ne puis repousser dédaigneusement ce que vous m'apportez avec tant de bienveillance. – Et si je refuse de me soumettre ? – Alors je téléphone à la préfecture de police, où je suis très bien vu maintenant, étant à même de rendre à ces messieurs quelques services. Siméon regarda du côté de la fenêtre, regarda du côté de la porte. Le docteur avait empoigné le cornet du téléphone. Il n'y avait rien à faire, pour l'instant, qu'à céder… quitte à profiter des circonstances favorables qui pourraient survenir. – Soit, déclara Siméon. Après tout, cela vaut mieux. Vous me connaissez, je vous connais. On peut s'entendre. – Sur la base indiquée ? – Oui. – Deux millions ? – Oui. Expliquez-moi votre plan. – Non, pas la peine. J'ai mes moyens à moi, et je trouve inutile de les divulguer d'avance. L'essentiel, c'est votre évasion, n'est-ce pas ? et la fin des dangers que vous courez ? De tout cela je réponds. – Qui m'assure ? … – Vous me payerez moitié comptant, moitié au terme de l'entreprise. Reste la question du passeport. Elle est secondaire pour moi. Encore faut-il en établir un. Sous quel nom ? – Celui que vous voudrez. Le docteur prit un papier pour inscrire le signalement, et tout en observant son interlocuteur et murmurant : cheveux gris… figure imberbe… lunettes jaunes… il demanda : – Mais vous… qui me garantit l'indispensable paiement ?… Je veux des billets de banque… de vrais, d'authentiques billets de banque… – Vous les aurez. Où sont-ils ? – Dans une cachette inaccessible. – Précisez. – Je peux le faire. Alors même que je vous aurais indiqué l'emplacement général, vous ne trouveriez pas. – Alors ? – C'est Grégoire qui en avait la garde. Il y a quatre millions… Ils sont dans la péniche. Nous irons ensemble et je vous compterai le premier million. Le docteur frappa la table. – Hein ? Qu'avez-vous dit ? – Je dis que ces millions sont dans la péniche. – La péniche qui est amarrée près du chantier Berthou, et dans laquelle Mme Mosgranem a été égorgée ? – Oui, j'ai caché là quatre millions. L'un d'eux vous sera remis. Le docteur hocha la tête et déclara : – Non, je n'accepte pas cet argent-là en paiement ! – Pourquoi ? Vous êtes fou. Pourquoi ? Parce qu'on ne se paye pas avec ce qui vous appartient déjà. – Qu'est-ce que vous dites ? s'écria Siméon avec effarement. – Ces quatre millions m'appartiennent. Par conséquent, vous ne pouvez pas me les offrir. Siméon haussa les épaules. – Vous divaguez. Pour qu'ils vous appartiennent, il faudrait d'abord que vous les ayez. – Bien entendu. – Et vous les avez ? – Je les ai. – Quoi ? Expliquez-vous. Expliquez-vous, tout de suite, grinça Siméon hors de lui. – Je m'explique. La cachette inaccessible consistait en quatre vieux Bottins hors d'usage. Le Bottin de Paris et celui des départements, chacun en deux volumes. Ces quatre volumes, creux à l'intérieur, comme évidés sous leur reliure, contenaient chacun un million. – Vous mentez ! … Vous mentez ! – Ils étaient sur une tablette, dans un petit débarras à côté de la cabine. – Et après ? Après ? – Après ? Eh bien, ils sont ici. – Ici ? – Sur cette tablette, devant vos yeux. Alors, dans ces conditions, n'est-ce pas, étant déjà légitime possesseur, je ne puis accepter… – Voleur ! Voleur ! cria Siméon, qui tremblait de rage et lui montrait le poing. Vous n'êtes qu'un voleur, et je vous ferai rendre gorge… Ah ! le bandit… Très calme, le docteur Géradec sourit et leva la main en manière de protestation. – Voilà de bien grands mots, et combien injustes ! Oui, je le répète, combien injustes ! Vous rappellerai-je que votre maîtresse, Mme Mosgranem, m'honorait de ses bontés ? Un jour, ou plutôt un matin, elle me dit, après un moment d'expansion : « Mon ami – elle m'appelait son ami et, en ces moments-là, voulait bien me tutoyer – mon ami, quand je mourrai – elle avait de sombres pressentiments – quand je mourrai, tout ce qui se trouvera dans mon appartement, je te le lègue. » Son appartement, à la minute de sa mort, c'était la péniche en question. Lui ferai-je l'injure de ne pas obéir à une volonté aussi sacrée ? Le vieux Siméon n'écoutait pas. Une idée infernale s'éveillait en lui, et il se dressait vers le docteur dans un geste d'attention éperdue. Le docteur lui dit : – Nous gaspillons un temps précieux, cher monsieur, que décidez-vous ? Il jouait avec la feuille où il avait inscrit les renseignements nécessaires au passeport. Siméon s'avança vers lui sans un mot. À la fin le vieillard chuchota : – Cette feuille, donnez-la moi… Je veux voir comment vous avez établi mon passeport… et sous quel nom… Il arracha le papier, le parcourut des yeux et, soudain, bondit en arrière. – Quel nom avez-vous mis ? Quel nom avez-vous mis ? De quel droit me donnez-vous ce nom ? Pourquoi ? Pourquoi ? – Mais vous m'avez dit d'inscrire un nom à mon gré. – Mais celui-ci ? celui-ci ?… Pourquoi avez-vous inscrit celui-ci ? – Ma foi, je ne sais pas… Une idée comme une autre. Je ne pouvais pas mettre Siméon Diodokis, n'est-ce pas, puisque vous ne vous appelez pas ainsi… Je ne pouvais pas mettre non plus Armand Belval, puisque vous ne vous appelez pas ainsi non plus. Alors, j'ai mis ce nom-là. – Mais pourquoi ce nom-là justement ? – Dame, parce que c'est votre nom véritable. Le vieillard eut un mouvement d'épouvante, et tout bas, de plus en plus courbé sur le docteur, il dit en frissonnant – Un seul homme… un seul homme était capable de deviner… Un long silence encore. Puis le docteur ricana : – Je crois, en effet, qu'un seul homme en était capable. Mettons donc que je sois ce seul homme. – Un seul, continua l'autre, auquel la respiration semblait manquer à nouveau… un seul aussi pouvait trouver la cachette des quatre millions, comme vous l'avez trouvée, en quelques secondes… Le docteur ne répondit pas. Il souriait et sa figure se décontractait peu à peu. On eût dit que Siméon n'osait pas prononcer le nom redoutable qui lui montait aux lèvres. Il courbait la tête. Il était comme l'esclave devant le maître. Quelque chose de formidable, dont il avait déjà senti le poids au cours de la lutte, l'écrasait. L'homme qu'il avait en face de lui prenait, dans son esprit, des proportions de géant qui pouvait, d'un mot, le supprimer, d'un geste l'anéantir. Et un seul homme avait cette taille hors des mesures humaines. À la fin, il murmura avec une terreur indicible : – Arsène Lupin… Arsène Lupin… – Tu l'as dit, bouffi, s'écria le docteur en se levant. Il laissa tomber son monocle. Il sortit de sa poche une petite boîte qui contenait de la pommade, se barbouilla le visage avec cette pommade, se lava dans une cuvette d'eau que renfermait un placard, et reparut, le teint clair, la face souriante et narquoise, l'allure désinvolte. – Arsène Lupin, répéta Siméon pétrifié… Arsène Lupin… Je suis perdu… – Jusqu'à la gauche, vieillard stupide. Et faut-il que tu sois stupide ! Comment ! tu me connais de réputation, tu ressens vis-à-vis de moi la frousse intense et salutaire qu'un honnête homme de mon envergure doit inspirer à une vieille fripouille comme toi, tu t'es imaginé que je serais assez bête pour me laisser coffrer dans ta boîte à gaz. Lupin allait et venait, en comédien habile qui a une tirade à débiter, qui la ponctue aux bons endroits, qui se réjouit de l'effet produit, et qui s'écoute parler avec une certaine complaisance. On sentait que, pour rien au monde, il n'eût donné sa place et abandonné son rôle. Il poursuivit : – Remarque bien qu'à ce moment-là, j'aurais pu te prendre par la peau du cou et jouer tout de suite avec toi la grande scène du cinquième acte que nous sommes en train de jouer. Seulement, voilà, mon cinquième acte était un peu court, et je suis un homme de théâtre, moi ! Tandis que, de la sorte, comme l'intérêt rebondit ! Et comme c'était amusant de voir l'idée germer dans ta caboche de sous-boche ! Et combien rigolo d'aller dans l'atelier, d'attacher ma lampe électrique au bout d'une ficelle, de faire croire ainsi à ce bon Patrice que j'étais là, de sortir, et d'entendre Patrice me renier par trois fois et mettre soigneusement en prison, quoi ? ma lampe électrique ! « Tout ça, c'était du bon ouvrage, qu'en dis-tu ?… N'est-ce pas ? Je te sens béant d'admiration… Et, dix minutes plus tard, lorsque tu es revenu, hein ! quelle jolie scène à la cantonade ! Évidemment, je cognais bien contre la porte murée, entre l'atelier et la chambre de gauche… Seulement, vieux Siméon, je n'étais pas dans l'atelier, j'étais dans la chambre de gauche ! Et le vieux Siméon ne s'est douté de rien, et il est parti tranquillement, persuadé qu'il laissait derrière lui un condamné à mort. Un coup de maître, qu'en dis-tu ? Et je dominais tellement la situation que je n'eus même pas besoin de te suivre jusqu'au bout. J'étais sûr, comme deux et deux font quatre, que tu allais chez ton ami, M. Amédée Vacherot, le concierge. Et de fait, tu t'y rendis tout de go. » Lupin reprit haleine, puis continua : – Ah ! là, par exemple, tu as commis une belle imprudence, vieux Siméon, et qui m'a tiré d'embarras… J'arrive : personne dans la loge. Que faire ? Comment retrouver tes traces ? Heureusement que la Providence me protégeait. Qu'est-ce que je lis sur un bout de journal ? Un numéro de téléphone tout frais écrit au crayon. Tiens ! tiens, voilà une piste ! Je demande ce numéro. J'obtiens la communication et, froidement, j'articule : « Monsieur, c'est moi qui ai téléphoné tout à l'heure. Seulement, si j'ai votre numéro, je n'ai pas votre adresse. » Sur quoi, on me la donne, cette adresse : Docteur Géradec, boulevard de Montmorency. Alors, j'ai compris. Docteur Géradec ? C'est bien cela. Le vieux Siméon va d'abord se faire administrer un bon tubage. Ensuite, on s'occupera du passeport, le docteur Géradec étant un spécialiste de faux passeports. « Oh ! oh ! le vieux Siméon voudrait donc filer ? Pas de ça Lisette ! Alors, je suis venu ici, sans m'occuper de ton pauvre ami, M. Vacherot, que tu as assassiné dans quelque coin pour te débarrasser d'un accusateur possible. Et ici j'ai vu le docteur Géradec, un homme charmant, que ses ennuis ont assagi et assoupli, et qui m'a… donné sa place pour un matin. Ça m'a coûté un peu cher, mais, n'est-ce pas ? qui veut la fin… Bref, comme ton rendez-vous n'était que pour dix heures, j'avais encore deux bonnes heures devant moi ; j'ai donc été visiter la péniche, prendre les millions, mettre au point certaines choses. Et me voilà ! » Lupin s'arrêta devant le vieillard et lui dit : – Eh bien, tu es prêt ? Siméon, qui semblait absorbé, tressaillit. – Prêt à quoi ? repartit Lupin, sans attendre la réponse. Mais au grand voyage. Ton passeport est en règle. Paris-Enfer. Billet simple. Train rapide. Sleeping-Cercueil. En voiture ! Il y eut un assez long silence. Le vieillard réfléchissait et, visiblement, cherchait une issue pour échapper à l'étreinte de son ennemi. Mais les plaisanteries d'Arsène Lupin devaient le troubler profondément, car il ne put balbutier que des syllabes confuses. À la fin, il fit un effort et prononça : – Et Patrice ? – Patrice ? répéta Lupin. – Oui. Que va-t-il devenir ? – Tu as une idée à ce propos ? – J'offre sa vie en échange de la mienne. Lupin parut stupéfait. – Il est donc en danger de mort, selon toi ? – Oui, et c'est pourquoi je propose le marché : sa vie contre la mienne. Lupin se croisa les bras et prit un air indigné : – Eh bien vrai ! tu en as du culot ! Comment, Patrice est mon ami, et tu me crois capable de l'abandonner ainsi ? Moi, Lupin, je ferais des mots plus ou moins spirituels sur ta mort imminente, tandis que mon ami Patrice serait en danger ? Vieux Siméon, tu baisses. Il est temps que tu ailles te reposer dans un monde meilleur. Il souleva une tenture, ouvrit une porte, et appela : – Eh bien, mon capitaine ? Puis, après un second appel, il continua : – Ah ! je vois que vous avez repris connaissance, mon capitaine. Tant mieux ! Et vous n'êtes pas trop étonné de me voir ? Non ! Ah ! surtout, je vous en prie, pas de remerciement. Ayez seulement l'obligeance de venir. Notre vieux Siméon vous réclame. Et le vieux Siméon a droit à des égards, en ce moment. Puis se tournant vers le vieillard, il lui dit : – Voilà ton fils, père dénaturé. Chapitre 8 La dernière victime de Siméon Patrice entre, la tête bandée, car le coup que lui avait assené Siméon et le poids de la dalle avaient rouvert ses anciennes blessures. Il était très pâle et semblait souffrir beaucoup. En voyant Siméon Diodokis, il eut un geste de colère effroyable. Pourtant il se contint. Plantés l'un en face de l'autre, les deux hommes ne bougeaient plus, et Lupin, tout en se frottant les mains, disait à demi-voix : – Quelle scène ! quelle scène admirable ! Est-ce du bon théâtre, cela ? Le père et le fils ! Le criminel et la victime ! Attention, l'orchestre… Un trémolo en sourdine… Que vont-ils faire ? Le fils va-t-il tuer son père, ou le père tuer son fils ? Minute palpitante… Quel silence ! La voix du sang seule s'exprime, et en quels termes ! Ça y est ! La voix du sang a parlé, et ils vont se jeter dans les bras l'un de l'autre, pour mieux s'étouffer. Patrice avait avancé de deux pas, et le mouvement annoncé par Lupin allait être accompli, les deux bras de l'officier s'ouvraient déjà pour le combat. Mais soudain, Siméon, affaibli par la souffrance, dominé par une volonté plus forte, s'abandonna et supplia : – Patrice… Patrice… que vas-tu faire ? Il tendait les mains, il s'adressait à la pitié de son adversaire, et celui-ci, arrêté dans son élan, fut troublé et regarda longuement cet homme à qui l'attachaient des liens mystérieux et inexpliqués. Il prononça, les poings toujours levés : – Coralie ! … Coralie !… Dis-moi où elle est, et tu auras la vie sauve. Le vieux tressauta ; sa haine, fouettée par le souvenir de Coralie, pour faire du mal, retrouvait de l'énergie, et il répondit avec un rire cruel : – Non, non… Sauver Coralie ? Non, j'aime mieux mourir. Et puis, la cachette de Coralie, c'est celle de l'or… Non, jamais, autant mourir… – Tue-le donc, mon capitaine, intervint don Luis, tue-le donc, puisqu'il aime mieux cela. De nouveau l'idée du meurtre immédiat et de la vengeance empourprait d'un flot de sang le visage de l'officier. Mais la même hésitation suspendit le choc. – Non, non, fit-il à voix basse, non, je ne peux pas… – Pourquoi donc ? insista don Luis… C'est si facile ! Allons ! Tords-lui le cou comme à un poulet. – Je ne peux pas. – Pourquoi ? Est-ce que ça te fait quelque chose de l'étrangler ? Ça te dégoûte ! Pourtant, si c'était un Boche, sur le champ de bataille… – Oui, mais cet homme… – Ce sont tes mains qui refusent, peut-être ? L'idée d'empoigner cette chair et de la serrer ?… Tiens, capitaine, prends mon revolver, et fais-lui sauter la cervelle. Patrice saisit l'arme avidement et la braqua sur le vieux Siméon. Le silence fut effrayant. Les yeux de Siméon s'étaient fermés, et des gouttes de sueur coulaient sur son visage livide. À la fin, le bras de l'officier s'abattit, et il articula : – Je ne peux pas. – Vas-y donc, ordonna don Luis impatienté. – Non… Non… – Mais pourquoi, encore une fois ? – Je ne peux pas. – Tu ne peux pas ? Veux-tu que je t'en dise la raison, mon capitaine ? Tu penses à cet homme comme si c'était ton père. – Peut-être, dit l'officier, tout bas… Les apparences m'obligent à le croire par moments. – Qu'importe, si c'est une crapule et un bandit ! – Non, non, je n'ai pas le droit. Qu'il meure, mais non pas de ma main, je n'ai pas le droit. – Alors, tu renonces à te venger ? – Ce serait abominable, ce serait monstrueux ! Don Luis s'approcha et, le frappant à l'épaule, lui dit gravement : – Et si ce n'était pas ton père ? Patrice le regarda. Il ne comprenait pas. – Que voulez-vous dire ? – Je veux dire que la certitude n'existe pas, que le doute, s'il s'appuie sur des apparences, ou même sur des présomptions, n'est fortifié d'aucune preuve. Et d'autre part, songe à ton dégoût, à ta répugnance… Car enfin, cela aussi doit être à considérer. « Quand on est, comme toi, un monsieur propre, loyal, tout palpitant d'honneur et de fierté, est-il admissible qu'on soit le fils d'une pareille fripouille ? Réfléchis à cela, Patrice. » Il fit une pause et répéta : – Réfléchis à cela, Patrice… et aussi à une autre chose qui a sa valeur, je te le jure. – Quelle chose ? demanda Patrice, qui le contemplait éperdument. Don Luis prononça : – Quel que soit mon passé, quoi que tu puisses penser de moi, tu me reconnais bien, n'est-ce pas, une certaine conscience ? Tu sais bien que ma conduite, en toute cette affaire, n'a jamais été influencée que par des motifs que je puis avouer hautement, n'est-ce pas ? – Oui, oui, déclara Patrice Belval avec force. – Eh bien, alors, mon capitaine, crois-tu donc que je te pousserais à tuer cet homme si c'était ton père ? Patrice semblait hors de lui. – Vous avez, j'en suis sûr, une certitude… Oh ! je vous en prie… Don Luis continua : – Crois-tu donc que je te dirais même de le haïr, si c'était ton père ? – Oh ! fit Patrice, ce n'est donc pas mon père ? – Non, non, s'écria don Luis, avec une conviction irrésistible et une ardeur croissante. Non, mille fois non ! Mais, observe-le ! Vois cette tête de chenapan ! Tous les crimes et tous les vices sont inscrits sur ce visage de brute. Dans cette aventure, depuis le premier jour jusqu'au dernier, il n'y a pas un forfait qui ne soit son œuvre… pas un, tu entends. Nous n'avons pas été en face de deux criminels comme on l'a cru, il n'y a pas eu Essarès pour commencer la besogne infernale, et le vieux Siméon pour l'achever. Il n'y a qu'un criminel, un seul, comprends-tu, Patrice ? Le même bandit qui, devant nous, pour ainsi dire, tuait Ya-Bon, tuait le concierge Vacherot, tuait sa propre complice, le même bandit avait commencé sa besogne sinistre bien auparavant, et tuait déjà ceux qui le gênaient. Et parmi ceux-ci, il en a tué un que tu connaissais, Patrice, il en a tué un dont tu n'es que la chair et le sang. – Qui ? De qui parlez-vous ? demanda Patrice avec égarement. – De celui dont tu entendais, par le téléphone, les cris d'agonie ; de celui qui t'appelait Patrice et qui ne vivait que pour toi : Il l'a tué, celui-là ! Et celui-là, c'était ton père, Patrice ! C'était Armand Belval ! Comprends-tu, maintenant ? Patrice ne comprenait pas. Les paroles de don Luis tombaient dans les ténèbres, sans qu'aucune d'elles fît jaillir la moindre lumière. Pourtant, une chose formidable s'imposait à son esprit, et il balbutia : – J'ai entendu la voix de mon père… C'est donc lui qui m'appelait ? – C'était ton père, Patrice. – Et l'homme qui le tuait ?… – C'était celui-ci, fit don Luis en désignant le vieillard. Siméon demeurait immobile, les yeux hagards, comme un misérable qui attend l'arrêt de mort. Patrice ne le quittait pas des yeux, et des frissons de rage le secouaient. Et cependant une certaine joie se dégageait peu à peu du désordre de ses sentiments, grandissait en lui, et occupait toute sa pensée. Cet homme immonde n'était pas son père. Son père était mort, il aimait mieux cela. Il respirait mieux. Il pouvait relever la tête et haïr en toute liberté, d'une haine juste et sainte. – Qui es-tu ? Qui es-tu ? Et s'adressant à don Luis : – Son nom ?… Je vous en supplie… Je veux savoir son nom, avant de l'écraser. – Son nom ? fit don Luis. Son nom ? Comment ne l'as-tu pas deviné déjà ? Il est vrai que, moi-même, j'ai longtemps cherché et, cependant, c'était la seule hypothèse admissible. – Mais quelle hypothèse ? Quelle idée ? s'écria Patrice exaspéré. – Tu veux le savoir ?… – Ah ! je vous en conjure ! J'ai hâte de l'abattre, mais je veux d'abord connaître son nom. – Eh bien… Il y eut un silence entre les deux hommes. Ils se regardaient, debout l'un contre l'autre. Mais don Luis eut l'impression, sans doute, qu'il fallait encore différer le moment de la révélation, car il reprit : – Tu n'es pas encore prêt à la vérité, Patrice, et je veux cependant que, quand tu l'entendras, elle ne suscite en toi aucune objection. Vois-tu, Patrice, et ne crois pas que je plaisante, il en est, dans la vie, comme dans l'art dramatique, où ce qu'on appelle le coup de théâtre manque son effet s'il n'est pas préparé. Je ne cherche pas à en faire un effet, mais à t'imposer une conviction totale, irrésistible, au sujet de cet homme, qui n'est pas ton père, comme tu l'admets maintenant, mais qui n'est pas non plus Siméon Diodokis, bien qu'il ait pris l'apparence, le signalement, l'identité, la vie elle-même de Siméon Diodokis. « Commences-tu à comprendre ? Dois-je te répéter ma phrase de tout à l'heure : "Nous n'avons pas été, au cours de cette lutte, en face de deux criminels. Il n'y a pas eu Essarès pour commencer la besogne infernale, et celui qui s'est fait appeler le vieux Siméon pour l'achever." Il n'y a eu, il n'y a qu'un criminel, toujours vivant, depuis le début, toujours agissant, supprimant ceux qui le gênent, et au besoin se revêtant de leur personnalité, et poursuivant sous leur apparence l'œuvre maudite… Comprends-tu ? Dois-je te nommer celui qui fut l'âme même de cette affaire colossale, celui qui monta l'intrigue, et qui la fit évoluer vers un but favorable, malgré tous les obstacles et malgré la guerre acharnée que ses complices lui déclarèrent ? Remonte plus haut que ce que tu as vu de tes propres yeux, Patrice. « N'interroge pas seulement tes souvenirs, même ceux du premier jour. Interroge les souvenirs des autres, et tout ce que Coralie t'a raconté du passé. Quel est l'unique persécuteur, l'unique bandit, l'unique assassin, l'unique génie de tout le mal qui fut fait à ton père et à la mère de Coralie, à Coralie, au colonel Fakhi, à Grégoire, à Ya-Bon, à Vacherot, à tous, Patrice, à tous ceux qui furent mêlés à la tragique aventure ? Allons, allons, je sens que tu devines presque. Si la vérité ne t'apparaît pas encore, son fantôme invisible rôde autour de toi. Le nom de cet homme germe en ton cerveau. Son âme hideuse se dégage des ténèbres, sa véritable personnalité prend corps, son masque tombe. Et tu as devant toi le criminel lui-même, c'est-à-dire… » Qui prononça le nom redoutable ? Fût-ce don Luis, avec toute l'ardeur de sa certitude ? Fût-ce Patrice, avec l'hésitation et l'étonnement d'une conviction naissante ? Pourtant l'officier, dès que les quatre syllabes eurent retenti dans le silence solennel, l'officier n'eut pas un moment de doute. Pas une seconde même, il ne chercha à comprendre par quel prodige une telle révélation pouvait être l'expression toute simple de la vérité. Instantanément, il l'admit, cette vérité, comme incontestable et prouvée par les faits les plus évidents. Et il répéta à diverses reprises ce nom auquel il n'avait jamais pensé, et qui donnait l'explication à la fois la plus logique et la plus extraordinaire du problème le plus incompréhensible. – Essarès bey… Essarès bey… – Essarès bey, redit don Luis, Essarès bey, l'homme qui a tué ton père, et qui l'a tué, pourrait-on dire, deux fois, jadis dans le pavillon, lui enlevant tout bonheur et toute raison de vivre et il y a quelques jours dans la bibliothèque, alors qu'Armand Belval, ton père, était en train de te téléphoner, Essarès bey, l'homme qui a tué la mère de Coralie et qui a enseveli Coralie dans une tombe introuvable. Cette fois le meurtre fut décidé. Les yeux de l'officier exprimèrent une résolution indomptable. Il fallait que l'assassin de son père, que l'assassin de Coralie mourût sur-le-champ. Le devoir était clair et précis. L'épouvantable Essarès devait mourir par la main même du fils et du fiancé. – Fais ta prière, dit-il froidement. Dans dix secondes, tu seras mort. Il les compta, ces secondes, et à la dixième il allait tirer, lorsque l'ennemi eut un sursaut d'énergie folle, qui prouvait que, sous l'apparence du vieux Siméon, il y avait bien un homme encore jeune et encore vigoureux. Et il s'écria avec une violence inouïe, qui fit hésiter Patrice : – Eh bien oui, tue-moi !… Oui, que ce soit fini !… Je suis vaincu… j'accepte la défaite. Mais c'est une victoire, puisque Coralie est morte et que mon or est sauvé !… Je meurs, mais personne ne les aura, ni l'un ni l'autre… ni celle que j'aime, ni cet or qui fut ma vie. Ah ! Patrice, Patrice, la femme que nous aimions tous deux à la folie, elle n'existe plus… ou bien elle agonise sans qu'il soit possible maintenant de la sauver. Si je ne l'ai pas, tu ne l'auras pas non plus, Patrice. Ma vengeance a fait son œuvre. Coralie est perdue ! Coralie est perdue ! Il hurlait et balbutiait à la fois, recouvrant une force sauvage. En face de lui, Patrice le dominait, prêt à l'acte, mais attendant encore, afin d'écouter les mots terribles qui le torturaient. – Elle est perdue, Patrice, continua l'ennemi avec un redoublement de violence… Perdue ! Rien à faire ! Et tu ne retrouveras même pas son cadavre dans les entrailles de la terre où je l'ai enfouie avec les sacs d'or. Sous la dalle mortuaire ? Non, non, pas si bête ! Non, Patrice, tu ne la retrouveras jamais. L'or l'étouffe. Elle est morte ! Coralie est morte ! Ah ! quelle volupté, de te jeter ça à la face ! Comme tu dois souffrir, Patrice ! Coralie est morte ! Coralie est morte ! – Crie pas si fort. Tu vas la réveiller, dit don Luis Perenna avec calme. Il avait tiré une cigarette d'une boîte en métal qui se trouvait sur le bureau et il l'allumait, à bouffées égales qui s'en allaient en tourbillons. Et il paraissait avoir dit la petite phrase comme un avertissement banal que l'on donne sans presque y songer. Une sorte de stupeur cependant avait suivi l'étrange petite phrase imprévue, une stupeur qui paralysait les deux adversaires. Patrice laissa tomber le bras. Siméon eut une défaillance et s'écroula dans un fauteuil. Tous deux, sachant de quoi Lupin était capable, comprenaient ce qu'il avait voulu dire. Mais il fallait à Patrice autre chose que des mots obscurs qui pouvaient aussi bien passer pour une boutade. Il lui fallait une certitude. La voix entrecoupée, il demanda : – Que dites-vous ? On va la réveiller ? – Dame ! fit don Luis, quand on crie trop fort, on réveille les gens ! – Elle est donc vivante ? – On ne réveille pas les morts, quoi qu'on en dise. On ne réveille que les vivants. – Coralie est vivante ! Coralie est vivante ! répéta Patrice avec une sorte d'ivresse qui le transfigurait. Est-ce possible ? Mais alors, elle serait là ? Oh ! je vous en supplie, affirmez-lemoi, que j'entende votre serment… Et puis non, ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ? Je ne puis croire… Vous avez voulu rire… Don Luis répliqua : – Je vous dirai, mon capitaine, ce que je disais tout à l'heure à ce misérable. « Vous admettez donc la possibilité que j'abandonne mon œuvre avant de l'avoir achevée ? » Vous me connaissez mal. Ce que j'entreprends, mon capitaine, je le réussis. C'est une habitude. Et j'y tiens d'autant plus que je la trouve bonne. Ainsi donc… Il se dirigea vers un des côtés de la pièce. Symétriquement à la première tenture qui cachait la porte où Patrice était entré quelques instants auparavant, il y en avait une autre qu'il souleva et qui cachait une seconde porte. Patrice Belval disait, d'une voix inintelligible : – Non, non, elle n'est pas là… je ne peux pas le croire… Ce serait une trop grande déception… Jurez-moi… – Je n'ai rien à vous jurer, mon capitaine. Vous n'avez qu'à ouvrir les yeux. Bigre ! en voilà une tenue pour un officier français ! Vous êtes blême ! Mais oui, c'est elle, c'est maman Coralie. Elle dort sur ce lit, soignée par deux gardes. Aucun danger d'ailleurs. Pas de blessure. Un peu de fièvre seulement, et une lassitude extrême. Pauvre maman Coralie, je ne l'aurai jamais vue que dans cet état d'épuisement et de torpeur. Patrice s'était avancé, débordant de joie. Don Luis l'arrêta. – Assez, mon capitaine, n'allez pas plus loin. Si je l'ai ramenée ici au lieu de la transporter chez elle, c'est que j'ai cru nécessaire de la changer de milieu et d'atmosphère. Plus d'émotion. Elle a eu sa part, et vous risqueriez de tout gâter en vous montrant. – Vous avez raison, dit Patrice, mais vous êtes bien sûr ?… – Qu'elle est vivante ? fit don Luis, en riant. Comme vous et moi, et toute prête à vous donner le bonheur que vous méritez et s'appeler Mme Patrice Belval. Un peu de patience seulement. Et puis, ne l'oubliez pas, il y a encore un obstacle à surmonter, mon capitaine, car, enfin, quoi, elle est mariée… Il ferma la porte et ramena Patrice devant Essarès bey. – Voilà l'obstacle, mon capitaine. Êtes-vous résolu, cette fois ? Entre maman Coralie et vous, il y a encore ce misérable. Qu'allez-vous en faire ? Essarès, lui n'avait même pas regardé dans la chambre voisine, comme s'il avait su que la parole de don Luis Perenna ne pouvait pas être mise en doute. Courbé, sans force, impuissant, il grelottait sur son fauteuil. Don Luis l'interpella : – Dis donc, chéri, tu n'as pas l'air à ton aise. Qu'est-ce qui te chiffonne ? Tu as peur, peut-être ? Pourquoi ? Je te promets que nous ne ferons rien sans nous mettre d'accord au préalable et sans que nous soyons tous trois du même avis. Cela te déride, hein ! cette idée ! On va te juger à nous trois. Et tout de suite. Le capitaine Patrice Belval, don Luis Perenna et le vieux Siméon se constituent en tribunal. Les débats sont ouverts. Personne ne prend la parole pour défendre le sieur Essarès bey ? Personne. Le sieur Essarès bey est condamné à mort. Pas de circonstances atténuantes. Pas de pourvoi en cassation. Pas de recours en grâce. Pas de sursis. L'exécution immédiate. Adjugé ! Il frappa sur l'épaule de l'homme et lui dit : – Tu vois, ça ne traîne pas. À l'unanimité, hein ! voilà un verdict satisfaisant, et qui met tout le monde de bonne humeur. Reste à trouver le genre de mort ? Ton avis ? Un coup de revolver ? Entendu. C'est propre et rapide. Capitaine Belval, à vous la capsule. Le carton est à sa place et voici l'arme. Patrice n'avait pas bougé. Il contemplait l'immonde individu qui lui avait fait tant de mal. Une haine formidable bouillonnait en lui. Pourtant, il répondit : – Je ne tuerai pas cet homme. – Vous avez raison, approuva don Luis. Tout compte fait, vous avez raison et vos scrupules vous honorent. Non, vous n'avez pas le droit de tuer cet homme, que vous savez être le mari de la femme que vous aimez. Ce n'est pas à vous de supprimer l'obstacle. Et puis ça vous dégoûte de tuer. Moi aussi. Cette bête-là est trop sale. Alors, mon bonhomme, il n'y a plus que toi pour nous aider à sortir de cette situation délicate. Don Luis se tut un moment et se pencha sur Essarès. Le misérable avait-il entendu ? Vivait-il même encore ? On l'eût dit évanoui, privé de conscience. Don Luis le secoua rudement par l'épaule. Essarès gémit : – L'or… les sacs d'or… – Ah ! tu penses à cela, vieux gredin ? Ça t'intéresse ? Don Luis éclata de rire. – Tiens, oui, à propos, on oubliait d'en parler. Et tu y penses, toi, vieux gredin Ça t'intéresse ? Eh bien ! mon chéri, les sacs d'or sont dans ma poche… autant qu'une poche peut contenir dix-huit cents sacs d'or. L'homme protesta. – La cachette… – Ta cachette ? Mais elle n'existe plus pour moi. Pas besoin de t'en donner la preuve, hein ! puisque Coralie est là ? Et comme Coralie était enfouie parmi les sacs d'or, tu en tires la conclusion logique ?… Par conséquent, tu es bien fichu. La femme que tu voulais est libre et, ce qui est plus terrible, libre auprès de celui qu'elle adore et qu'elle ne quittera plus. Et, d'autre part, ton trésor est découvert. Alors, c'est fini, n'est-ce pas ? Nous sommes d'accord ? Tiens, voilà le joujou libérateur. Il lui présenta le revolver, que l'autre, machinalement, prit et braqua sur Lupin. Mais le bras n'avait pas de force et se rabattit. – Parfait ! fit don Luis. Ta conscience se révolte, et ce n'est pas contre moi que ton bras se tourne. Parfait ! Nous nous comprenons, et l'acte que tu veux accomplir rachètera ta mauvaise vie, vieux bandit. Quand tout espoir est dissipé, il n'y a plus que cela qui reste : la mort. C'est le grand refuge. Il lui saisit la main et, serrant sur la crosse les doigts affaiblis, il dirigea l'arme vers le visage d'Essarès. – Allons, un peu de courage. Ce que tu as résolu de faire est très bien. Le capitaine et moi refusant de nous déshonorer en te tuant, tu as décidé d'agir toi-même. Nos compliments émus. Je l'avais toujours dit « Essarès n'est qu'une vieille fripouille, mais à l'heure de la mort, il finira en beauté, comme un héros, le sourire aux lèvres et la fleur à la boutonnière. » Il y a bien encore un peu de résistance, mais nous approchons du but. Encore une fois, je te félicite. C'est chic, ta façon d'en sortir. Tu te rends compte que tu es de trop sur la terre, que tu gênerais Patrice et Coralie… Mais oui, un mari c'est toujours une entrave… Il y a la loi, les convenances… Alors, tu préfères te retirer. Brave ! Tu es un vrai gentleman ! Et comme tu as raison ! Plus d'amour et plus d'or ! Plus d'or, Essarès ! Les belles pièces luisantes que tu convoitais, avec lesquelles tu te serais confectionné une bonne existence douillette, tout cela envolé, disparu… Non, décidément, il vaut mieux disparaître, n'est-ce pas ? Essarès résistait à peine. Était-ce une sensation d'impuissance ? Ou comprenait-il réellement que don Luis avait raison et que sa vie ne valait plus la peine d'être vécue ? L'arme montait jusqu'à son front. Le canon toucha la tempe. Au contact de l'acier il frissonna et gémit : – Grâce ! – Mais non, mais non, dit don Luis, il ne faut pas que tu te fasses grâce. Et moi, je ne t'y aiderai pas ! Peut-être, si tu n'avais pas tué mon pauvre Ya-Bon, peut-être aurions-nous pu chercher encore un autre dénouement. Mais, vraiment, tu ne m'inspires pas plus de pitié que tu n'en as pour toi-même. Tu vas mourir, tu as raison. Je ne t'en empêcherai pas. « Et puis, ton passeport est prêt, tu as ton billet dans ta poche. Plus moyen de reculer. On t'attend là-bas. Et tu sais, il ne faut pas craindre de t'ennuyer. As-tu vu quelquefois les dessins qui représentent l'Enfer ? Chacun a sa tombe recouverte d'une dalle énorme, et cette dalle, chacun la soulève et la soutient de son dos pour échapper aux flammes qui jaillissent au-dessous de lui. Un véritable bain de feu. Tu vois, il y a de la distraction. Or, la tombe est retenue. Les flammes jaillissent. Le bain de monsieur est prêt. » Doucement et patiemment, il avait réussi à introduire l'index du misérable sous la crosse, de façon à le poser sur la détente. Essarès s'abandonnait. Ce n'était plus qu'une loque. La mort était en lui. – Remarque bien, poursuivait don Luis, que tu es absolument libre. C'est à toi d'appuyer si le cœur t'en dit. Moi, cela ne me regarde pas. À aucun prix je ne voudrais t'influencer. Non, je ne suis pas là pour te suicider, mais pour te conseiller et te donner un coup de main. De fait, il avait lâché l'index et ne tenait plus que le bras. Mais il pesait sur Essarès de toute sa volonté et de toute son énergie. Volonté de destruction, volonté d'anéantissement, volonté indomptable à laquelle Essarès ne pouvait se soustraire. À chaque seconde, la mort entrait un peu plus dans le corps inerte, dissociait les instincts, assombrissait les idées, et apportait un immense besoin de repos et d'inaction. – Tu vois comme c'est facile. L'ivresse te monte au cerveau. C'est presque de la volupté, n'est-ce pas ? Quel débarras ! Ne plus vivre ! Ne plus souffrir ! Ne plus penser à cet or que tu n'as pas et que tu ne peux plus avoir, à cette femme qui est celle d'un autre et qui va lui donner ses lèvres, tout son être charmant… Tu pourrais vivre avec cette idée ? Tu pourrais t'imaginer le bonheur infini de ces deux amoureux ? Non, n'est-ce pas ? Alors… Le misérable cédait peu à peu, pris de lâcheté. Il se trouvait en face d'une de ces forces qui vous écrasent, une force de la nature, puissante comme le destin et à laquelle on est contraint d'obéir. Un vertige l'étourdissait. Il descendait dans l'abîme. – Allons, vas-y… N'oublie pas d'ailleurs que tu es déjà mort une fois… Rappelle-toi… On t'a fait des funérailles en tant qu'Essarès bey, on t'a enterré, mon bonhomme. Par conséquent, tu ne peux reparaître en ce monde que pour appartenir à la justice. Et, bien entendu, je suis là pour la diriger, au besoin, la justice. Alors, c'est la prison, c'est l'échafaud. L'échafaud, mon vieux… Hein ? L'aube glaciale… Le couperet… C'était fini. Essarès s'enfonçait dans les ténèbres. Les choses tourbillonnaient autour de lui. La volonté de don Luis le pénétrait et l'anéantissait. Un moment, il se tourna vers Patrice et tenta de l'implorer. Mais Patrice persistait dans son attitude impassible. Les bras croisés, il regardait sans pitié l'assassin de son père. Le châtiment était mérité. Il n'y avait qu'à laisser faire le destin. Patrice Belval ne s'interposa pas. – Allons, vas-y… Ce n'est rien, et c'est le grand repos ! Comme c'est bon déjà ! Oublier ! … Ne plus lutter ! … Pense à ton or que tu as perdu… Trois cents millions à l'eau… Et Coralie perdue aussi. La mère comme la fille, tu n'auras eu ni l'une ni l'autre. En ce cas, la vie n'est qu'une duperie. Autant s'évader. Allons, un petit effort, un petit geste… Ce petit geste, le bandit l'accomplit. Inconsciemment, il pressa sur la détente. Le coup partit. Et il s'effondra en avant, à genoux sur le parquet. Don Luis avait dû faire un saut de côté pour n'être pas éclaboussé par le sang qui gicla de la tête fracassée. Il prononça : – Bigre ! du sang de cette fripouille, ça m'aurait porté malheur. Mais, mon Dieu, quelle fripouille ! Je crois décidément que j'ai fait une bonne action de plus dans ma vie, et que ce suicide me donne droit à une place au Paradis. Oh ! je ne suis pas exigeant… un modeste strapontin dans l'ombre. Mais j'y ai droit. Qu'en dis-tu, mon capitaine ? Chapitre 9 Que la lumière soit ! Le soir de ce même jour, Patrice faisait les cent pas sur le quai de Passy. Il était près de six heures. De temps à autre, un tramway passait, ou quelque camion. Très peu de promeneurs, Patrice se trouvait à peu près seul. Il n'avait pas revu don Luis Perenna depuis le matin. Il avait simplement reçu un mot par lequel don Luis le priait de faire transporter Ya-Bon à l'hôtel Essarès et de se rendre ensuite audessus du chantier Berthou. L'heure du rendez-vous approchait, et Patrice se réjouissait de cette entrevue, où toute la vérité allait enfin lui être révélée. Cette vérité, il la devinait en partie, mais que de ténèbres encore ! Que de problèmes insolubles ! Le drame était fini. Le rideau tombait sur la mort du bandit. Tout allait bien. Il n'y avait plus rien à redouter, plus de pièges à craindre. Le formidable ennemi était abattu. Mais avec quelle anxiété intense Patrice Belval attendait le moment où, sur ce drame, la lumière se déverserait à flots ! « Quelques paroles, se disait-il, quelques paroles de cet invraisemblable individu qui s'appelle Lupin, et le mystère sera éclairci. Avec lui, ce sera bref. Dans une heure il doit partir. » Et Patrice se demandait : « Partira-t-il avec le secret de l'or ? Résoudra-t-il pour moi le problème du triangle ? Et cet or, comment le gardera-t-il pour lui ? Comment l'emportera-t-il ? » Une automobile arrivait du Trocadéro. Elle ralentit, puis s'arrêta le long du trottoir. Ce devait être don Luis. Mais à son grand étonnement, Patrice reconnut M. Desmalions, qui ouvrait la portière et qui venait à sa rencontre, la main tendue : – Eh bien, mon capitaine, comment ça va-t-il ? Je suis exact au rendez-vous, hein ? Mais dites donc, auriez-vous été blessé de nouveau à la tête ? – Oui… c'est insignifiant, répliqua Patrice. Mais de quel rendez-vous est-il question ? – Comment ? Mais de celui que vous m'avez donné ! – Je ne vous ai pas donné de rendez-vous. – Oh ! oh ! fit Desmalions, qu'est-ce que cela signifie ? Tenez, voici la note qu'on m'a apportée à la Préfecture. Je vous la lis : « De la part du capitaine Belval, M. Desmalions est averti que le problème du triangle est résolu. Les dix-huit cents sacs sont à sa disposition. On le prie de vouloir bien venir à six heures, quai de Passy, avec pleins pouvoirs du gouvernement pour accepter les conditions de la remise. Il serait utile d'amener une vingtaine d'agents solides, dont la moitié serait postée une centaine de mètres avant la propriété Essarès, et l'autre une centaine de mètres après. » Voilà. Est-ce clair ? – Très clair, dit Patrice, mais ceci n'est pas de moi. – De qui est-ce donc ? – D'un homme extraordinaire, qui a déchiffré toutes ces énigmes en se jouant, et qui, certainement, va venir lui-même vous apporter le mot. – Son nom ? – Je ne peux pas le dire. – Oh ! oh ! en temps de guerre, c'est un secret difficile à garder. – Très facile, monsieur, fit une voix derrière M. Desmalions. Il suffit de bien vouloir. M. Desmalions et Patrice se retournèrent et virent un monsieur habillé d'un pardessus noir en forme de longue lévite, et le cou encerclé d'un haut col, une manière de clergyman anglais. – Voici l'ami dont je vous parlais, dit Patrice, qui eut cependant un peu de mal à reconnaître don Luis. Il m'a sauvé deux fois la vie, ainsi qu'à ma fiancée. Je réponds de lui. M. Desmalions salua, et, tout de suite, don Luis prononça avec un léger accent – Monsieur, votre temps est précieux, le mien également, car je dois quitter Paris ce soir, et demain la France. Mes explications seront donc très courtes, d'autant plus courtes que vous avez suivi jusqu'ici les principales péripéties du drame qui s'est dénoué ce matin, et que le capitaine Belval vous mettra au courant de celles que vous pouvez ignorer encore. D'ailleurs, avec vos qualités professionnelles et votre sens très aigu de ces questions, vous éluciderez facilement les quelques points qui demeurent obscurs. Je ne vous dirai donc que l'essentiel, et tout d'abord ceci : notre pauvre Ya-Bon est mort. Oui, il est mort cette nuit, en luttant vaillamment contre l'ennemi. En outre, vous trouverez trois autres cadavres, celui de Grégoire – de son vrai nom Mme Mosgranem – dans cette péniche ; celui du sieur Vacherot, dans un coin quelconque d'un immeuble situé au numéro 18 de la rue Guimard ; et, enfin, dans la clinique du docteur Géradec, boulevard de Montmorency, le cadavre du sieur Siméon Diodokis. – Le vieux Siméon ? demanda M. Desmalions, très étonné. – Le vieux Siméon s'est tué. Le capitaine Belval vous donnera sur cet individu et sur sa véritable personnalité tous les renseignements possibles, et je crois que vous conclurez, comme moi, à la nécessité d'étouffer cette affaire. Mais, je le répète, passons. Tout cela, au point de vue spécial où vous vous placez, ce n'est que broutilles et détails rétrospectifs. Ce qui vous occupe avant tout, et ce pour quoi vous avez bien voulu vous déranger, c'est la question de l'or, n'est-ce pas ? – En effet. – Parlons-en. Vous avez amené des agents ? – Oui, mais pour quelle raison ? La cachette, alors même que vous m'en aurez indiqué l'emplacement, demeurera ce qu'elle est, introuvable pour ceux qui ne la connaissent pas. – Certes, mais le nombre de ceux qui la connaissent devenant plus grand, le secret ne pourra plus être gardé. En tout cas – et don Luis scanda cette phrase très nettement – en tout cas, c'est là une de mes conditions. M. Desmalions sourit. – Vous pouvez vous rendre compte qu'elle était acceptée d'avance. Nos hommes sont à leurs postes. Et l'autre condition ? – Celle-ci est plus grave, monsieur, si grave que, quels que soient les pouvoirs qui vous sont conférés, je doute qu'ils soient suffisants. – Parlez, nous verrons. – Voici. Et don Luis Perenna, d'un ton flegmatique, comme s'il eût raconté la plus insignifiante des histoires, exposa sèchement son incroyable proposition. – Monsieur, il y a deux mois, grâce à mes relations en Orient, et par suite des influences dont je dispose dans certains milieux ottomans, j'ai obtenu que la coterie qui dirige actuellement la Turquie acceptât l'idée d'une paix séparée. Il s'agissait tout simplement de quelques centaines de millions à distribuer. L'offre, que je fis transmettre aux Alliés, fut rejetée, non certes pour des raisons financières, mais pour des raisons politiques qu'il ne m'appartient pas de juger. Ce petit échec diplomatique, je ne veux plus le subir. J'ai manqué ma première négociation. Je ne manquerai pas la seconde. C'est pourquoi je prends mes précautions. Il fit une pause, que M. Desmalions, absolument déconcerté, n'interrompit pas. Puis il reprit, et sa voix eut un accent un peu plus solennel : – Il y a en ce moment, avril 1915, vous ne l'ignorez pas, des pourparlers entre les Alliés et la dernière des grandes puissances européennes qui soit restée neutre. Ces pourparlers sont sur le point d'aboutir et aboutiront parce que les destinées de cette puissance l'exigent et que le peuple entier est soulevé d'enthousiasme. « Au nombre des questions agitées, il en est une qui fait l'objet d'une certaine divergence de vues, c'est la question d'argent. Cette puissance nous demande un prêt de trois cents millions d'or, tout en laissant entendre d'ailleurs qu'un refus de notre part ne changerait rien à une décision qui est d'ores et déjà arrêtée irrévocablement. Eh bien, ces trois cents millions d'or, je les ai, j'en suis le maître, et j'en dispose en faveur de nos amis nouveaux. Telle est ma dernière, et en réalité mon unique condition. » M. Desmalions semblait abasourdi. Qu'est-ce que tout cela signifiait ? Quel était ce personnage ahurissant qui paraissait jongler avec les problèmes les plus graves et disposer de solutions personnelles pour la fin du grand conflit mondial ? Il répliqua : – Mais enfin, monsieur, ce sont là des affaires tout à fait en dehors de nous, et qui doivent être examinées et traitées par d'autres que nous. – Chacun a le droit d'utiliser son argent à sa guise. M. Desmalions eut un geste désolé. – Voyons, réfléchissez, monsieur, vous avez dit vous-même que cette puissance ne présentait la question que comme secondaire. – Oui, mais le fait seul de la discuter retardera l'accord de quelques jours. – Eh bien, on n'en est pas à quelques jours près ! – On n'en est à quelques heures près, monsieur. – Mais enfin, pourquoi ? – Pour une raison que vous ignorez, monsieur, et que tout le monde ignore ici… sauf moi, et quelques personnes à cinq cents lieues d'ici. – Laquelle ? – Les Russes n'ont plus de munitions. M. Desmalions haussa les épaules, impatienté. Que venait faire cette histoire, ce conte à dormir debout ? – Les Russes n'ont plus de munitions, répéta don Luis. Or, il se livre là-bas une bataille formidable qui, dans quelques heures sans doute, aura son dénouement. Le front russe sera percé, et les armées russes reculeront, reculeront… jusqu'où ? Évidemment, cette éventualité… certaine, inévitable, ne peut influer en rien sur les volontés de la grande puissance dont nous parlons. Mais néanmoins, il y a chez elle tout un parti neutraliste acharné, violent. Quelle arme on lui laisse prendre en reculant l'accord ! Dans quel embarras vous mettez ceux qui dirigent et qui préparent la guerre ! Ce serait là une faute impardonnable. Je veux l'éviter à mon pays. C'est pourquoi j'ai posé cette condition. M. Desmalions était tout déconfit. Il gesticulait. Il hochait la tête. Il marmottait : – C'est impossible. Jamais une pareille condition ne sera acceptée. Il faut du temps… des négociations… – Il faut cinq minutes… six tout au plus. – Mais, voyons, monsieur, vous parlez de choses… – De choses que je connais mieux que personne, d'une situation très claire, d'un danger très réel et qui peut être conjuré en un clin d'œil. – Mais, c'est impossible, monsieur, impossible ! Nous nous heurtons à des difficultés… – Lesquelles ? – Mais, s'écria M. Desmalions, à des difficultés de toutes sortes, et à mille obstacles insurmontables… Quelqu'un lui posa la main sur le bras, quelqu'un qui s'était approché depuis un moment et qui avait écouté le petit discours de don Luis. Ce quelqu'un était descendu de l'automobile qui stationnait plus loin, et, à la grande surprise de Patrice, sa présence n'avait suscité aucune opposition, ni chez M. Desmalions, ni chez don Luis Perenna. C'était un homme assez vieux, de figure énergique et tourmentée. Il dit : – Mon cher Desmalions, je crois que vous envisagez la question sous un jour qui n'est pas le vrai. – C'est mon avis, monsieur le Président, dit don Luis. – Ah ! vous me connaissez, monsieur, dit le nouveau venu. – M. le ministre Valenglay, n'est-ce pas, monsieur le Président ? J'ai eu l'honneur d'être reçu par vous, il y a quelques années, alors que vous étiez président du Conseil. – Oui, en effet !… je croyais bien me souvenir… quoique je ne pourrais préciser… 2 – Ne cherchez pas, monsieur le Président. Le passé n'a pas d'intérêt. Ce qui importe, c'est que vous soyez de mon avis. – Je ne sais pas si je suis de votre avis, mais j'estime que cela ne signifie rien. Et c'est ce que je vous disais, mon cher Desmalions. Il ne s'agit pas de savoir si vous devez discuter les propositions de monsieur. En l'occurrence, il n'y a pas de marché. Dans un marché, chacun apporte quelque chose. Nous, nous n'apportons absolument rien… tandis que monsieur apporte tout, et il nous déclare : « Voulez-vous trois cents millions d'or ? Si oui, voici ce que vous ferez. Si non, bonsoir. » Telle est la situation exacte, n'est-ce pas, Desmalions ? – Oui, monsieur le Président. – Eh bien, pouvez-vous vous passer de monsieur ? Pouvezvous, sans monsieur, trouver la cachette de l'or ? Remarquez qu'il vous fait la partie belle, puisqu'il vous amène sur le terrain 2 Voir « 813 ». même et qu'il vous indique presque l'emplacement. Est-ce suffisant ? Espérez-vous découvrir le secret que vous cherchez depuis des semaines, depuis des mois ? M. Desmalions fut très franc. Il n'eut pas une hésitation. – Non, monsieur le Président, dit-il nettement, je ne l'espère plus. – Alors ?… Et se retournant vers don Luis, Valenglay demanda : – Et vous, monsieur, c'est votre dernier mot ? – Mon dernier mot ! – Si nous refusons… bonsoir ? Vous avez dit l'expression juste, monsieur le Président. – Et si nous acceptons, la remise de l'or sera immédiate ? – Immédiate. – Nous acceptons. Ce fut catégorique. L'ancien président du Conseil avait accompagné son affirmation d'un petit geste sec qui en soulignait toute la valeur. Il reprit, après une légère pause : – Nous acceptons. Ce soir même la communication sera faite à l'ambassadeur. – Vous m'en donnez votre parole, monsieur le Président ? – Je vous en donne ma parole. – En ce cas, nous sommes d'accord. – Nous sommes d'accord. Parlez. Toutes ces phrases avaient été échangées rapidement. Il n'y avait pas cinq minutes que l'ancien président du Conseil était entré en scène. Il ne restait plus à don Luis qu'à tenir sa promesse. Plus d'échappatoire possible. Plus de mots. Des faits. Des preuves. Vraiment, l'instant fut solennel. Les quatre hommes se tenaient les uns près des autres, comme des promeneurs qui se sont rencontrés et qui bavardent un moment. Valenglay, appuyé d'un bras sur le parapet qui domine le contre-quai, tourné vers la Seine, levait et abaissait sa canne au-dessus du tas de sable. Patrice et M. Desmalions se taisaient, le visage un peu crispé. Don Luis se mit à rire. – Ne comptez pas trop, monsieur le Président, que je vais faire surgir de l'or à l'aide d'une baguette magique, ou vous montrer une caverne où s'entassait le métal précieux. J'ai toujours pensé que cette expression : « Le Triangle d'or », induisait en erreur en évoquant quelque chose de mystérieux et de fabuleux. Non, selon moi, il s'agissait simplement de l'espace où se trouvait l'or et qui avait la forme d'un triangle. Le triangle d'or, c'est cela : des sacs d'or disposés en triangle, un emplacement ayant la forme d'un triangle. La réalité est donc beaucoup plus simple, et vous serez peut-être déçu, monsieur le Président ! – Je ne le serai pas, fit Valenglay, si vous me mettez en face des dix-huit cents sacs d'or. Don Luis insista : – Je vous prends au mot, monsieur le Président. Votre approbation sera complète. – Mon approbation sera complète, absolue, totale, si vous me mettez en face des sacs d'or. – Vous êtes en face des sacs d'or, monsieur le Président. – Comment, je suis en face !… Que voulez-vous dire ? – Exactement ce que je dis, monsieur le Président. À moins de toucher aux sacs, il est difficile d'en être plus près que vous ne l'êtes. Malgré son empire sur lui-même, Valenglay ne dissimulait pas sa surprise. – Cela ne signifie pas cependant que je marche sur de l'or, et qu'il suffirait de lever les pavés du trottoir ou d'abattre ce parapet ?… – Ce seraient encore là des obstacles à écarter, monsieur le Président. Or, aucun obstacle ne vous sépare du but. – Aucun obstacle ne me sépare du but ? – Aucun, monsieur le Président, puisque vous n'avez qu'un tout petit geste à faire pour toucher aux sacs. – Un petit geste ! dit Valenglay qui, machinalement, répétait les paroles de don Luis. – J'appelle un petit geste celui qu'on peut accomplir sans effort, sans bouger presque, par exemple rien qu'en enfonçant sa canne dans une flaque d'eau… ou bien… – Ou bien ? – Ou bien dans un tas de sable. Valenglay resta silencieux et impassible. Tout au plus un léger frisson secoua-t-il ses épaules. Il ne fit pas le geste indiqué. Il n'avait pas besoin de le faire. Il avait compris. Les autres aussi se turent, stupéfiés par la prodigieuse et si simple vérité qui leur apparaissait soudain avec la violence d'un éclair. Et, au milieu de ce silence que ne rompait aucune protestation, aucune marque d'incrédulité, don Luis continua de parler tout doucement : – Si vous aviez le moindre doute, monsieur le Président – et je vois que vous ne l'avez pas –, vous enfonceriez votre canne… oh ! pas beaucoup… cinquante centimètres au plus… et vous sentiriez alors une résistance qui vous arrêterait net. Ce sont les sacs d'or. Il doit y en avoir dix-huit cents. « Et comme vous voyez, cela ne fait pas un tas énorme. Un kilo d'or monnayé – excusez ces détails techniques, ils sont nécessaires – un kilo d'or monnayé représente trois mille cent francs. Donc, ainsi que je l'ai calculé approximativement, un sac de cinquante kilos, qui renferme cent cinquante-cinq mille francs par petits rouleaux de mille francs, est un sac de dimensions restreintes. « Empilés les uns contre les autres, et les uns sur les autres, ces sacs représentent un volume de cinq mètres cubes environ, pas davantage. Si vous donnez à cette masse la forme grossière d'une pyramide triangulaire, vous aurez une base dont chacun des côtés sera de trois mètres à peu près et de trois mètres cinquante en tenant compte de l'espace perdu entre les piles de pièces. Comme hauteur, ce mur. Recouvrez le tout d'une couche de sable, et vous aurez le tas qui est là sous vos yeux… » Après un nouvel arrêt, don Luis reprit : – Et qui est là depuis des mois, monsieur le Président. Non seulement sans que ceux qui cherchaient l'or aient pu le découvrir là-dessous, mais sans même que le hasard ait pu en révéler la présence à personne. Pensez donc, un tas de sable ! On cherche dans une cave, on se met en quête de tout ce qui peut former une grotte, une caverne, de tout ce qui est trou, excavation, puits, égout, souterrain. Mais un tas de sable ! Qui aurait jamais l'idée d'ouvrir une petite fenêtre là-dedans pour voir ce qui s'y passe ? Les chiens s'arrêtent au bord, les enfants jouent et font des pâtés, quelque chemineau s'étend et sommeille. La pluie l'amollit, le soleil le durcit, la neige l'habille de blanc, mais cela se produit à la surface, dans la partie qui se voit. À l'intérieur, c'est le mystère impénétrable. À l'intérieur, ce sont les ténèbres inexplorables. Il n'y a pas de cachette au monde qui vaille l'intérieur d'un tas de sable exposé dans un endroit public. Celui qui a imaginé de s'en servir pour y cacher trois cents millions d'or est un rude homme, monsieur le Président. Valenglay avait écouté don Luis sans l'interrompre. À la fin des explications, il hocha la tête deux ou trois fois, puis il prononça : – Un rude homme, en effet. Mais il y a plus fort que lui, monsieur. – Je ne crois pas. – Si, il y a celui qui a deviné que le tas de sable abritait les trois cents millions d'or. Celui-là est un maître, devant lequel il faut s'incliner. Don Luis salua, flatté du compliment. Valenglay lui tendit la main. – Je ne vois pas de récompense digne du service que vous avez rendu au pays, monsieur. – Je ne cherche pas de récompense, fit don Luis. – Soit, monsieur, mais j'aimerais tout au moins que vous en fussiez remercié par des voix plus autorisées que la mienne. – Est-ce bien nécessaire, monsieur le Président ? – Indispensable. Avouerai-je aussi que je suis curieux de savoir comment vous êtes arrivé à découvrir ce secret ? Passez donc au ministère d'ici une heure. – Tous mes regrets, monsieur le Président, mais, d'ici un quart d'heure, je serai parti. – Mais non, mais non, vous ne pouvez pas partir ainsi, affirma Valenglay d'un ton très net. – Et pourquoi donc, monsieur le Président ? – Dame, parce que nous ne connaissons ni votre nom, ni votre personnalité. – Cela importe si peu ! – En temps de paix, peut-être. Mais en temps de guerre, c'est une chose inacceptable ! – Bah ! monsieur le Président, on fera bien une exception pour moi. – Oh ! oh ! une exception… – Admettons que ce soit la récompense que je demande, me la refusera-t-on ? – C'est la seule que l'on soit contraint de vous refuser. Mais d'ailleurs, vous ne la demanderez pas. Un bon citoyen comme vous comprend les exigences auxquelles chacun doit se soumettre. – Je comprends très bien les exigences dont vous parlez, monsieur le Président. Malheureusement… – Malheureusement ?… – Je n'ai pas l'habitude de m'y soumettre. Il y avait un peu de défi dans l'intonation de don Luis. Valenglay sembla ne pas le remarquer et dit en riant : – Mauvaise habitude, monsieur, et dont vous voudrez bien vous départir pour une fois. M. Desmalions vous aidera. N'estce pas, mon cher Desmalions, entendez-vous avec monsieur à ce propos. Au ministère, dans une heure, hein ? Je compte absolument sur vous. Sinon… Au revoir, monsieur. Je vous attends. Et après un salut fort aimable, tout en faisant d'allègres moulinets avec sa canne, Valenglay s'éloigna vers l'automobile, conduit par M. Desmalions. – À la bonne heure, ricana don Luis, voilà un type costaud ! En un tournemain, il a accepté trois cents millions d'or, signé un traité historique, et décrété l'arrestation d'Arsène Lupin. – Que dites-vous ? s'écria Patrice, interloqué. Votre arrestation ? – Ou tout au moins ma comparution, l'examen de mes papiers, tout le diable et son train. – Mais ce serait abominable ! – C'est légal, mon cher capitaine. Donc inclinons-nous. – Mais… – Mon capitaine, croyez bien que quelques petits ennuis de cette sorte ne m'enlèvent rien de la satisfaction entière que j'éprouve à rendre ce grand service à mon pays. Je voulais, pendant cette guerre, faire quelque chose pour la France et profiter largement du temps que je pouvais lui consacrer directement durant mon séjour. C'est fait. Et puis, j'ai une autre récompense… les quatre millions. Car maman Coralie m'inspire assez d'estime pour que je ne la croie pas capable de toucher à cet argent… qui lui appartient en réalité. – Je me porte garant d'elle. – Merci, et soyez sûr que le cadeau sera bien employé et que pas une parcelle n'en sera détournée pour d'autre but que la grandeur de mon pays et l'indispensable victoire. Donc, tout est en règle. Maintenant, j'ai encore quelques minutes à vous donner. Profitons-en. Déjà M. Desmalions rassemble ses hommes. Pour leur faciliter la tâche et éviter un scandale, descendons sur le contre-quai, devant le tas de sable. Là, il lui sera plus commode de me mettre la main au collet. Ils descendirent, et tout en marchant, Patrice dit : – Quelques minutes, je les accepte, mais je veux tout d'abord m'excuser… – De quoi, mon capitaine ? De m'avoir trahi quelque peu, et de m'avoir enfermé dans l'atelier du pavillon ? Que voulezvous ! vous défendiez maman Coralie. De m'avoir cru capable de garder le trésor au jour où je le découvrirais ? Que voulez-vous ! était-il possible de supposer qu'un Arsène Lupin dédaignerait trois cents millions d'or ? – Donc, pas d'excuses, dit Patrice en riant. Mais des remerciements. – De quoi ? De vous avoir sauvé la vie et d'avoir sauvé maman Coralie ? Ne me remerciez pas. C'est un sport, chez moi, de sauver les gens. Patrice prit la main de don Luis et la serra très fortement. Puis il prononça d'un ton enjoué qui cachait son émotion : – Je ne vous remercierai donc pas. Je ne vous dirai donc pas que vous m'avez débarrassé d'un cauchemar affreux en m'apprenant que je n'étais pas le fils de ce monstre et en me dévoilant sa véritable personnalité. Je ne vous dirai pas non plus que je suis heureux, que la vie s'ouvre devant moi toute rayonnante, et que Coralie est libre de m'aimer. Non, n'en parlons pas. Mais vous avouerai-je que mon bonheur est encore… comment m'exprimer ?… un peu obscur… un peu timide… Il n'y a plus de doute en moi. Mais, malgré tout, je ne comprends pas bien la vérité, et tant que je ne comprendrai pas, la vérité m'inspirera quelque inquiétude. Donc parlez… expliquez-moi…, je veux savoir… – Elle est si claire cependant, cette vérité ! s'écria don Luis. Les vérités les plus complexes sont toujours si simples ! Voyons, vous ne comprenez pas ? Réfléchissez à la façon dont se pose le problème. Durant seize à dix-huit ans, Siméon Diodokis se conduit envers vous comme un ami parfait, dévoué jusqu'à l'abnégation, bref, comme un père. Il n'a d'autre idée, en dehors de sa vengeance, que votre bonheur et celui de Coralie. Il veut vous réunir tous les deux. Il collectionne vos photographies. Il vous suit dans toute votre existence. Il se met presque en rapport avec vous. Il vous envoie la clef du jardin et prépare une entrevue. Et puis, soudain, changement total ! Il devient votre ennemi acharné et ne songe qu'à vous tuer, Coralie et vous ! Qu'y a-t-il eu entre ces deux états d'âme ? Un fait, et c'est tout, ou plutôt une date, la nuit du 3 au 4 avril, et le drame qui se passa, cette nuit-là et le jour suivant, dans l'hôtel Essarès. Avant cette date, vous êtes le fils de Siméon Diodokis. Après cette date, vous êtes le plus grand ennemi de Siméon Diodokis. Cela vous ouvre les yeux, hein ? Moi, toutes mes découvertes proviennent de cette vue générale que j'ai prise dès le début sur l'affaire. Patrice hochait la tête, sans répondre. Il comprenait, certes, et pourtant l'énigme gardait une partie de son secret. – Asseyez-vous là, fit don Luis, sur notre fameux tas de sable, et écoutez-moi. En dix minutes, j'aurai fini. Ils se trouvaient dans le chantier Berthou. Le jour commençait à baisser et, de l'autre côté de la Seine, les silhouettes devenaient indécises. Au bord du quai, la péniche se balançait mollement. Don Luis s'exprima ainsi : – Le soir où, caché sur le balcon intérieur de la bibliothèque, vous assistiez au drame de l'hôtel Essarès, il y avait, sous vos yeux, deux hommes attachés par les complices, Essarès bey et Siméon Diodokis. Tous deux, à l'heure actuelle, sont morts. L'un était votre père. Parlons de l'autre, d'Essarès bey. Ce soir-là, sa situation était critique. Après avoir drainé l'or de la France pour le compte d'une puissance orientale, évidemment dirigée par l'Allemagne, il tentait d'escamoter le reliquat du milliard récolté. La Belle-Hélène, avertie par la pluie d'étincelles, venait de s'amarrer le long du chantier Berthou. Le transbordement devait se faire, la nuit, du tas de sable dans la péniche à moteur. Tout allait bien, lorsque, coup de théâtre imprévu, les complices, avertis par Siméon, firent irruption. « D'où la scène de chantage, la mort du colonel Fakhi, etc. et le sieur Essarès apprenait, du même coup, que les complices connaissaient sa machination et son projet d'escamoter l'or, et que le colonel Fakhi avait déposé une plainte contre lui entre les mains de la justice. Il était perdu. Que faire ? S'enfuir ? Mais, en temps de guerre, la fuite est presque impossible. Et puis, s'enfuir, c'est abandonner l'or, et c'est abandonner aussi Coralie, et cela jamais. Alors ? Alors, un seul moyen, disparaître. Disparaître, et cependant rester là, sur le lieu du combat, près de l'or et près de Coralie. Et la nuit arrive, et, cette nuit, il l'emploie à l'exécution de son plan. Voilà pour Essarès. Passons au second personnage, à Siméon Diodokis. » Don Luis reprit haleine. Patrice l'écoutait avidement, comme si chaque parole eût apporté sa part de lumière dans l'obscurité étouffante. – Celui qu'on appelait le vieux Siméon, repartit don Luis, c'est-à-dire votre père – oui, votre père, car vous n'en doutez pas, n'est-ce pas ? celui-là en était, lui aussi, au point critique de son existence. Armand Belval, jadis victime d'Essarès avec la mère de Coralie, Armand Belval, votre père, touchait au but. Il avait dénoncé et livré son ennemi, Essarès, au colonel Fakhi et aux complices. Il avait réussi à vous rapprocher de Coralie. Il vous avait envoyé la clef du pavillon. Encore quelques jours et il pouvait croire que tout se terminerait selon ses vœux. « Mais, le lendemain matin, à son réveil, certains indices, que j'ignore, lui révélaient la menace d'un danger, et, sans doute, eut-il le pressentiment du projet qu'Essarès était en train d'élaborer. Et lui aussi se posa cette question : Que faire ?… Vous avertir, et même vous avertir sans retard, vous téléphoner aussitôt. Car le temps presse. Le péril se précise. Essarès surveille, traque celui qu'il a choisi une seconde fois comme victime. Peut-être Siméon était-il poursuivi… Peut-être s'était-il enfermé dans la bibliothèque… Aura-t-il la possibilité de vous téléphoner ? Serez-vous là ? « Quoi qu'il en soit, il veut à tout prix vous avertir. Il demande donc la communication. Il l'obtient, vous appelle, entend votre voix, et, tandis qu'Essarès s'acharne à la porte, votre père, haletant, s'écrie : « "Est-ce toi, Patrice ? Tu as la clef ? Et la lettre ? Non ? Mais c'est effrayant ! Alors tu ne sais pas…" Et puis un cri rauque, que vous entendez au bout du fil, et puis des sons incohérents, le bruit d'une discussion. Et puis la voix qui se colle à l'appareil, et qui balbutie, au hasard "Patrice, le médaillon d'améthyste… Patrice, j'aurais tant voulu !… Patrice, Coralie." Puis un grand cri… des clameurs qui s'affaiblissent… Puis le silence. C'est tout. Votre père est mort, assassiné. Cette fois, Essarès bey, qui l'avait manqué jadis, dans le pavillon, se vengeait de son ancien rival. » Don Luis s'arrêta. Sous sa parole véhémente, le drame ressuscitait. Le crime se perpétrait de nouveau devant les yeux du fils. Patrice, bouleversé, murmura : – Mon père, mon père… – C'était votre père, affirma don Luis. Il était sept heures dix-neuf du matin, ainsi que vous l'avez noté. Quelques minutes après, avide de savoir et de comprendre, vous téléphoniez, et c'était Essarès qui vous répondait, le cadavre de votre père à ses pieds. – Ah ! le misérable. De sorte que ce cadavre, que nous n'avons pas trouvé, et que nous ne pouvions pas trouver… – Ce cadavre, Essarès bey l'a maquillé, tout simplement, maquillé, défiguré, transformé, et c'est ainsi, mon capitaine – toute l'affaire est là – que le Siméon Diodokis, mort, est devenu Essarès bey, en attendant qu'Essarès bey, transformé en Siméon Diodokis, jouât le personnage de Siméon Diodokis. – Oui, murmura Patrice, je vois… Je me rends compte… Et don Luis continuait : – Quelles relations existait-il entre les deux hommes ? Je l'ignore. Essarès savait-il auparavant que le vieux Siméon n'était autre que son ancien rival, l'amant de la mère de Coralie, l'homme enfin qui avait échappé à la mort ? Savait-il que Siméon était votre père, c'est-à-dire Armand Belval ? Autant de questions qui ne seront jamais résolues, et qui, d'ailleurs, n'importent point. Mais, ce que je suppose, c'est que ce nouveau crime ne fut pas improvisé. Je crois fermement qu'Essarès, ayant constaté certaines analogies de taille et d'allure, avait tout préparé pour prendre la place de Siméon Diodokis, au cas où les circonstances l'obligeraient à disparaître. Et ce fut facile. Siméon Diodokis portait une perruque et n'avait point de barbe. Au contraire, Essarès était chauve et portait sa barbe. Il se rasa, écrasa à coups de chenet la figure de Siméon, dans cet amas sanglant mêla les poils de sa barbe, habilla le cadavre avec ses propres vêtements, prit pour lui ceux de sa victime, mit la perruque, mit les lunettes et le cache-nez. La transformation était faite. Après avoir réfléchi, Patrice objecta : – Soit, voilà pour ce qui s'est passé à sept heures dix-neuf du matin. Mais il s'est passé autre chose à midi vingt-trois. – Rien… – Cependant… cette montre qui marquait midi vingt-trois ? – Rien, vous dis-je. Seulement il fallait dépister les recherches. II fallait surtout éviter l'inévitable accusation qu'on aurait portée contre le nouveau Siméon. – Quelle accusation ? – Comment ? Mais celle d'avoir tué Essarès bey. On découvre le matin un cadavre. Qui a tué ? Les soupçons se seraient dirigés aussitôt sur Siméon. On l'eût interrogé, arrêté. Et sous le masque de Siméon, on trouvait Essarès… Non, il lui fallait la liberté, l'aisance de ses mouvements. Pour cela, il cacha le crime toute la matinée et fit en sorte que personne n'entrât dans la bibliothèque. Par trois fois, il alla frapper à la porte de sa femme, afin qu'elle pût affirmer qu'Essarès bey vivait encore au courant de la matinée. « Puis, quand elle sortit, il ordonna tout haut à Siméon, c'est-à-dire à lui-même, de la conduire jusqu'à l'ambulance des Champs-Élysées. Et ainsi Mme Essarès crut laisser son mari vivant et être accompagnée du vieux Siméon, tandis qu'elle laissait en réalité, dans une partie vide de la maison, le cadavre du vieux Siméon, et qu'elle était accompagnée par son mari. « Qu'advint-il ? Ce que le bandit avait voulu. Vers une heure de l'après-midi, la justice, prévenue par le colonel Fakhi, arrivait et se trouvait en face d'un cadavre. Le cadavre de qui ? Il n'y eut pas à ce sujet l'ombre d'une hésitation. Les femmes de chambre reconnurent leur maître, et quand Mme Essarès se présenta ce fut son mari qu'elle aperçut étendu devant la cheminée où on l'avait torturé la veille au soir. Le vieux Siméon, c'est-à-dire Essarès, confirma cette identité. Vous-même fûtes pris au piège. Le tour était joué. » Patrice hocha la tête. – Oui, c'est ainsi que les événements se sont produits, c'est bien là leur enchaînement. – Le tour était joué, reprit don Luis. Et personne n'y vit que du feu. N'y avait-il pas, en outre, comme preuve, cette lettre écrite de la main même d'Essarès et recueillie sur son bureau ? Cette lettre datée du 4 avril, à midi, destinée à sa femme, et où il annonce son départ ? Bien plus, le tour était si bien joué que les indices mêmes qui auraient dû trahir la vérité ne firent que renforcer le mensonge. Ainsi votre père portait un tout petit album de photographies dans une poche intérieure de son maillot. Essarès n'y fit pas attention et ne lui enleva pas ce maillot. Eh bien, quand on trouva l'album, on admit tout de suite cette chose invraisemblable : Essarès bey gardait sur lui un album contenant les photographies de sa femme et du capitaine Belval ! « De même, quand on trouva dans la main du mort, c'est-àdire dans la main de votre père, un médaillon d'améthyste contenant vos deux récentes photographies, et quand on y trouva aussi un papier froissé où il était question du triangle d'or, on admit aussitôt qu'Essarès bey avait dérobé le médaillon et le document, et qu'il les tenait en sa main au moment de mourir. Tellement il était hors de doute que c'était bien Essarès bey qui avait été assassiné, que l'on avait son cadavre sous les yeux, et que l'on ne devait plus s'occuper de cette question ! Et, de la sorte, le nouveau Siméon était maître de la situation. Essarès bey est mort, vive Siméon ! » Don Luis éclata de rire. L'aventure lui paraissait vraiment amusante, et il jouissait en artiste de tout ce qu'elle supposait d'invention perverse et de génie malfaisant. – Et tout de suite, poursuivit-il, Essarès, sous son masque impénétrable, se mit à l'œuvre. Le jour même il écoutait à travers la fenêtre entrebâillée votre conversation avec maman Coralie, et, saisi de rage en vous voyant penché sur elle, il tirait un coup de revolver. Puis, ce nouveau crime n'ayant pas réussi, il s'enfuyait et jouait toute une comédie auprès de la petite porte du jardin, criant à l'assassin, jetant la clef par-dessus le mur afin de donner une fausse piste, et se laissant tomber à moitié mort, comme étranglé par l'ennemi qui, soi-disant, avait tiré le coup de revolver. Comédie qui se terminait par la simulation de la folie. – Mais dans quel but, cette folie ? – Dans quel but ? Pour qu'on le laissât tranquille, pour qu'on ne l'interrogeât pas, pour qu'on ne se méfiât pas de lui. Fou, il pouvait se taire et rester à l'écart. Sinon, aux premières paroles, Mme Essarès aurait reconnu sa voix, si parfaitement qu'il en eût dissimulé l'intonation. « Désormais, il est fou. C'est un être irresponsable. Il va et vient à sa guise : c'est un fou ! Et sa folie est une chose tellement admise qu'il vous conduit pour ainsi dire par la main vers ses anciens complices, et que vous les faites arrêter, sans vous demander un instant si ce fou n'agit pas avec la plus claire vision de ses intérêts. C'est un fou, un pauvre fou, un fou inoffensif, et ne laisse-t-on pas le champ libre à ces êtres disgraciés ! « Dès lors, il n'a plus qu'à lutter contre ses deux derniers adversaires, maman Coralie et vous, mon capitaine. Et cela lui est facile. Je suppose qu'il a eu entre les mains un journal tenu par votre père. En tout cas, il a connaissance chaque jour de celui que vous tenez, vous. Par là, il apprend toute l'histoire des tombes, et il sait que, le 14 avril, maman Coralie et vous, irez tous deux en pèlerinage à cette tombe. Il vous pousse d'ailleurs par ses machinations à vous y rendre. Car son plan est fait. Il prépare contre le fils et contre la fille, contre le Patrice et contre la Coralie d'aujourd'hui, le coup qu'il a préparé jadis contre le père et contre la mère. Ce coup réussit au début. Il eût réussi jusqu'au bout si, grâce à une idée de notre pauvre Ya-Bon, un nouvel adversaire n'avait surgi en ma personne… « Mais est-il nécessaire de vous en dire davantage ? Le reste, vous le connaissez comme moi, et comme moi, vous pouvez juger dans toute sa splendeur l'immonde bandit qui, au cours de ces vingt-quatre heures, laissait étrangler son complice Grégoire, ou plutôt sa maîtresse, Mme Mosgranem, enfouissait maman Coralie sous le tas de sable, assassinait Ya-Bon, m'enfermait – ou du moins croyait m'enfermer – dans le pavillon, vous enterrait dans la tombe creusée par votre père, et supprimait le concierge Vacherot. Et maintenant, mon capitaine, croyez-vous que j'aurais dû l'empêcher de se tuer, le joli monsieur qui, en dernier ressort, essayait de se faire passer pour votre père ? » – Vous avez eu raison, dit Patrice. En tout cela vous avez eu raison du commencement jusqu'à la fin. L'affaire m'apparaît maintenant tout entière, dans son ensemble et dans ses détails. Il ne reste plus qu'un point : le triangle d'or. Comment avezvous découvert la vérité ? Qu'est-ce qui vous a conduit jusqu'à ce tas de sable ? et qu'est-ce qui vous a permis de délivrer Coralie de la mort la plus affreuse ? – Oh ! répondit don Luis, de ce côté, c'est encore plus simple, et la lumière s'est faite presque à mon insu. En quelques mots, vous allez voir… Mais éloignons-nous d'abord. M. Desmalions et ses hommes deviennent un peu gênants. Les agents étaient répartis aux deux entrées du chantier Berthou. M. Desmalions leur donnait ses instructions. Visiblement il leur parlait de don Luis et se préparait à l'aborder. – Allons sur la péniche, dit don Luis. J'y ai laissé des papiers importants. Patrice le suivit. En face de la cabine où se trouvait le cadavre de Grégoire, était une autre cabine à laquelle on accédait par le même escalier. Une chaise la meublait, et une table. – Mon capitaine, fit don Luis, qui ouvrit un tiroir et y prit une lettre qu'il cacheta ; mon capitaine, voici une lettre que je vous prierai de remettre… Mais non, pas de phrases inutiles. À peine aurai-je le temps de satisfaire votre curiosité. Ces messieurs approchent. Il s'agit pour l'instant du triangle. Parlons-en, et sans retard. Il tendait l'oreille avec une attention dont Patrice devait bientôt comprendre la signification réelle. Et, tout en écoutant ce qui se passait dehors, il reprit : Le triangle d'or ! Il y a des problèmes que l'on résout un peu au hasard, sans chercher. Ce sont les événements qui nous mènent à la solution, et, parmi ces événements, on choisit inconsciemment, on démêle, on examine celui-ci, on écarte celui-là, et, tout à coup, on aperçoit le but… Donc ce matin, après vous avoir mené vers les tombes, et vous avoir enterré sous la dalle, Essarès bey revint à moi. Me croyant enfermé dans l'atelier du pavillon, il eut la gentillesse d'ouvrir le compteur à gaz, puis il s'en alla et vint sur le quai, au-dessus du chantier Berthou. Là, il eut une hésitation, et cette hésitation fut, pour moi qui le suivais, un indice précieux. Certainement il songeait alors à délivrer maman Coralie. Des gens passèrent. Il s'éloigna. Sachant où il se rendait, je retournai à votre secours, j'avertis vos camarades de l'hôtel Essarès, et les priai de s'occuper de vous. « Ensuite, je revins ici. D'ailleurs, toute la marche de l'affaire m'obligeait à y revenir. Il était à supposer que les sacs d'or n'étaient pas à l'intérieur de la canalisation, et, comme la Belle-Hélène ne les avait pas enlevés, ils devaient se trouver en dehors du jardin, en dehors de la canalisation, donc dans ces parages. J'explorai cette péniche, non pas tant pour y chercher les sacs que pour y chercher quelque renseignement imprévu, et pour y chercher aussi, avouons-le, les quatre millions remis à Grégoire. Or, quand je me mets à explorer un endroit où je ne trouve pas ce que je veux, je me rappelle toujours l'étrange conte d'Edgar Poe : "La lettre volée"… Vous vous souvenez, ce document diplomatique qui a été dérobé et dont on sait qu'il est caché dans telle chambre ? On fouille cette chambre dans tous les coins. On soulève toutes les lames du parquet. Rien. Mais M. Dupin arrive et, presque aussitôt, se dirige vers un videpoche suspendu au mur et d'où dépasse un vieux papier. C'est le document. « Eh bien, instinctivement, j'emploie le même procédé. Je cherche où l'on n'aurait même pas l'idée de chercher, dans les endroits qui ne constituent pas de cachette, parce que ce serait vraiment trop facile à découvrir. C'est ainsi, par exemple, que j'ai eu l'idée de feuilleter quatre vieux Bottins hors d'usage, alignés sur cette tablette. Les quatre millions s'y trouvaient. J'étais renseigné. » – Comment, vous étiez renseigné ? – Oui, sur l'état d'esprit d'Essarès, sur ses lectures, sur ses habitudes, sur la façon dont il concevait une bonne cachette. Nous avions cherché trop loin et trop profondément. Nous avions joué la difficulté. Il fallait jouer la facilité, regarder l'extérieur, la superficie. Deux petits indices encore me servirent. J'avais remarqué que les montants de l'échelle que Ya-Bon avait dû prendre dans ces parages portaient quelques grains de sable. Enfin, je me rappelai ceci : Ya-Bon avait tracé un triangle à la craie sur le trottoir, et ce triangle n'avait que deux côtés, le troisième étant constitué par la base du mur. Pourquoi ce détail ? Pourquoi pas une troisième ligne à la craie ? Est-ce que l'absence de cette troisième ligne signifiait que la cachette se trouvait au pied d'un mur ? Bref, j'allumai une cigarette, je m'établis là-haut, sur le pont de la péniche et je me dis, tout en regardant autour de moi « Mon petit Lupin, je te donne cinq minutes. » Quand je me dis : « Mon petit Lupin », il m'est impossible de me résister à moi-même. Je n'avais pas fumé le quart de ma cigarette que ça y était. – Vous saviez ? … – Je savais. Parmi les éléments dont je disposais, lequel a fait jaillir l'étincelle ? Je l'ignore. Tous à la fois, sans doute. C'est là une opération psychologique assez complexe, comme une expérience de chimie. L'idée juste se forme tout à coup par des réactions et des combinaisons mystérieuses entre les éléments où elle était en puissance. Et puis, il y avait en moi un principe d'intuition, une surexcitation toute spéciale qui m'obligeait, qui, fatalement, m'obligeait à découvrir la cachette : maman Coralie s'y trouvait. « J'étais sûr qu'un échec de ma part, qu'une défaillance, qu'une hésitation plus longue, c'était sa perte. Une femme était là, dans un rayon de quelques dizaines de mètres. Il fallait savoir. Je sus. L'étincelle se produisit. La combinaison eut lieu. Et je courus tout droit vers le tas de sable. « Je vis immédiatement des vestiges de pas, et, presque en haut, la trace d'un piétinement plus marqué. Je fouillai. Au premier contact avec un des sacs, croyez que mon émotion fut vive. Mais je n'avais pas le temps de m'émouvoir. Je dérangeai quelques sacs. Maman Coralie était là, à peine protégée du sable qui, peu à peu, l'étouffait, s'infiltrait, lui bouchait les yeux, l'asphyxiait. Inutile de vous en dire davantage, n'est-ce pas ? Le chantier, comme d'habitude, était désert. Je la sortis de là. Je hélai une auto. Je la conduisis d'abord chez elle. Puis je m'occupai d'Essarès, du concierge Vacherot, et, renseigné sur les projets de notre ennemi, j'allai m'entendre avec le docteur Géradec. Enfin, je vous fis transporter à la clinique du boulevard de Montmorency et je donnai l'ordre également qu'on y conduisît maman Coralie, qu'il est nécessaire de dépayser un peu pour l'instant. Et voilà, mon capitaine. Tout cela en trois heures. Quand l'auto du docteur me ramena à la clinique, Essarès y arrivait en même temps que moi pour s'y faire soigner. Je le tenais. » Don Luis se tut. Aucune parole n'était plus nécessaire entre les deux hommes. L'un avait rendu à l'autre les plus grands services que l'on pût rendre à quelqu'un, et cet autre savait que c'étaient là des services à propos desquels il n'est point de remerciement. Et il savait aussi que l'occasion ne lui serait jamais offerte de prouver sa reconnaissance. Don Luis était en quelque sorte audessus de ces preuves-là par le seul fait qu'elles étaient impossibles. Comment rendre service à un homme comme lui, qui disposait de telles ressources, et qui accomplissait des miracles avec la même aisance que l'on accomplit les petits actes de la vie quotidienne ? De nouveau, Patrice lui serra les mains fortement, sans un mot. Don Luis accepta l'hommage de cette émotion silencieuse et dit : – Si jamais on parle d'Arsène Lupin devant vous, défendezle, mon capitaine, il le mérite. Et il ajouta en riant : – C'est drôle, mais, avec l'âge, je tiens à ma réputation. Le diable se fait ermite. Il tendit l'oreille et, au bout d'un moment, prononça : – Mon capitaine, c'est l'heure de la séparation. Présentez mes respects à maman Coralie. Je ne l'aurai, pour ainsi dire, pas connue, maman Coralie, et elle ne me connaîtra pas. Cela vaut mieux, peut-être. Au revoir, mon capitaine. Et si jamais vous avez besoin de moi, dans quelque affaire que ce soit, coquin à démasquer, honnête homme à tirer d'embarras, énigme à déchiffrer, n'hésitez pas à recourir à mes conseils. Je ferai en sorte que vous ayez toujours une adresse où m'écrire. Encore une fois, au revoir. – Alors, nous nous quittons déjà ? – Oui, j'entends M. Desmalions. Allez au-devant de lui, voulez-vous ? Et ayez l'obligeance de l'amener. Patrice hésita. Pourquoi don Luis l'envoyait-il au-devant de M. Desmalions ? Était-ce pour que lui, Patrice, intervînt en sa faveur ? Cette idée le stimula. Il sortit. Il se produisit alors une chose que Patrice ne devait jamais comprendre, quelque chose de très rapide et de tout à fait inexplicable. Ce fut comme le coup de théâtre imprévu qui finit brusquement une longue et ténébreuse aventure. Patrice rencontra sur le pont M. Desmalions qui lui dit : – Votre ami est là ? – Oui. Mais deux mots d'abord… Vous n'avez pas l'intention ?… – Ne craignez rien. Nous ne lui voulons aucun mal, au contraire. Le ton fut si net que l'officier ne trouva aucune objection. M. Desmalions passa. Patrice le suivit. Ils descendirent l'escalier. – Tiens, fit Patrice, j'avais laissé la porte de cette cabine ouverte. Il poussa. La porte s'ouvrit. Mais don Luis n'était plus dans la cabine. Une enquête immédiate prouva que personne ne l'avait vu partir, ni les agents qui se tenaient sur le contre-quai, ni ceux qui déjà avaient traversé la passerelle. Patrice déclara : – Quand on aura le temps d'examiner cette péniche à fond, on la trouvera fort truquée, je n'en doute pas. – De sorte que votre ami se serait enfui par quelque trappe, à la nage ? demanda M. Desmalions, qui semblait fort vexé. – Ma foi oui, dit Patrice en riant, ou même par quelque sous-marin. – Un sous-marin dans la Seine ? – Pourquoi pas ? Je ne crois pas qu'il y ait de limite aux ressources et à la volonté de mon ami. Mais, ce qui acheva de stupéfier M. Desmalions, ce fut la découverte, sur la table, d'une lettre qui portait son adresse, la lettre que don Luis Perenna y avait déposée au début de son entretien avec Patrice Belval. « Il savait donc que je viendrais ici ? Il avait donc prévu, avant même notre entrevue, que je réclamerais de lui certaines formalités ? » La lettre contenait ces mots : « Monsieur, « Excusez mon départ, et croyez que de mon côté je comprenais fort bien le motif qui vous amène ici. Ma situation, en effet, n'est pas régulière, et vous êtes en droit de me demander des explications. Les explications, je vous les donnerai, un jour ou l'autre, j'en prends l'engagement. Vous verrez alors que, si je sers la France à ma manière, cette manière n'est pas la plus mauvaise, et que mon pays me devra quelque reconnaissance pour les services immenses, j'ose dire le mot, que je lui aurai rendus pendant cette guerre. Le jour de cette entrevue, monsieur, je veux que vous me remerciiez. Vous serez à cette époque – car je connais votre ambition secrète – préfet de police. Peut-être même me sera-t-il possible de contribuer personnellement à une nomination que je juge méritée. Je m'y emploie dès maintenant. Agréez, etc. » M. Desmalions resta silencieux assez longtemps. Puis il prononça : – Étrange personnage ! S'il avait voulu, nous l'aurions chargé de grandes choses. C'est ce que j'avais mission de lui dire de la part de M. Valenglay. – Soyez sûr, monsieur, fit Patrice, que les choses qu'il accomplit actuellement sont encore plus grandes. Et il ajouta : – Étrange personnage, en effet ! Et plus étrange encore, plus puissant et plus extraordinaire que vous ne pouvez le supposer. Si chacune des nations alliées avait eu à sa disposition trois ou quatre individus taillés à son modèle, la guerre n'aurait certainement pas duré six mois. Et M. Desmalions murmura : – Je le crois volontiers… Seulement ces individus-là sont généralement des isolés, des réfractaires qui n'en font qu'à leur tête et n'acceptent aucun joug… Tenez, capitaine, quelque chose comme ce fameux aventurier qui, il y a quelques années, contraignait le Kaiser à venir dans sa prison et à le délivrer… et qui, à la suite d'un amour malheureux, s'est précipité du haut des falaises de Capri… – Qui donc ? – Vous savez bien… Lupin… Arsène Lupin… Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 La Comtesse de Cagliostro Arsène Lupin, cambrioleur (Le Journal 1923 – 1924) Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lupin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffrefort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) 3 Les Confidences d'Arsène Lupin 1913 4 5 Le Bouchon de cristal Arsène Lupin Sholmès contre Herlock La Dame blonde (Je Sais Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) (Je Sais Tout 1908 – 1909) (Le Journal 1926 – 1927) Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et 1912 1908 6 7 8 L'Aiguille creuse La Demoiselle aux yeux verts Les Huit coups de l'horloge 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de Jean-Louis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 9 11 « 813 » (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) Le Triangle d'or 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 10 L'Éclat d'obus 12 L'Île aux trente cercueils 13 Les Dents du tigre 14 L'Homme à la peau de bique 15 L'Agence Barnett et Cie 16 Le Cabochon d'émeraude 17 La Demeure mystérieuse 18 La Barre-y-va 19 La Femme aux deux sourires 20 Victor, de la brigade mondaine 21 La Cagliostro se venge 22 Les Milliards d'Arsène Lupin 1930 1929 1931 1933 1934 1935 (L'Auto 1939) 1941 pays, tel le Canada, mais protégé - téléchargement non autorisé - dans d'autres pays, notamment l'Europe. Lire la note sur le droit d'auteur http://ebooksgratuits.com/droitaut.php Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ —— Juillet 2004 —— – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Attention : VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Maurice Leblanc VICTOR, DE LA BRIGADE MONDAINE (1934) Victor, de la Brigade mondaine, à qui le vol des Bons de la Défense nationale, le double assassinat du père Lescot et d'Élise Masson, et sa lutte opiniâtre contre Arsène Lupin, ont valu une telle renommée, était avant cette époque, un vieux policier, habile, retors, hargneux, insupportable, qui faisait son métier en amateur, quand « ça lui chantait » et dont la presse avait eu maintes fois l'occasion de signaler les procédés singuliers et la manière un peu trop fantaisiste. Le Préfet s'étant ému de certaines réclamations, voici la note confidentielle qui lui fut communiquée par M. Gautier, directeur de la Police judiciaire, lequel ne manquait jamais de soutenir son subordonné. « L'inspecteur Victor, de son vrai nom Victor Hautin, est le fils d'un Procureur de la République, mort à Toulouse, il y a quarante ans. Victor Hautin a passé une partie de sa vie dans les colonies. Excellent fonctionnaire, chargé des missions les plus délicates et les plus périlleuses, il fut souvent déplacé à la suite de plaintes portées contre lui par des maris dont il séduisait les femmes, ou des pères dont il enlevait les filles. Ces scandales l'empêchèrent de prétendre aux postes élevés de l'administration. « Plus calme avec les années, ayant hérité une jolie fortune, mais désireux d'occuper ses loisirs, il se fit recommander à moi par un de mes cousins résidant à Madagascar, qui tenait Victor Hautin en grande estime. De fait, malgré son âge, malgré son indépendance excessive et son caractère ombrageux, c'est un auxiliaire précieux, discret, sans ambition, peu soucieux de réclame, et dont j'apprécie vivement les services. » À parler franc, lorsque fut rédigée cette note, la renommée de Victor n'excédait pas le cercle restreint de ses chefs et de ses collègues. Il fallut, pour le mettre en évidence, qu'apparût brusquement en face de lui cet extraordinaire, ce formidable personnage d'Arsène Lupin, qui allait donner à la ténébreuse affaire des Bons de la Défense, sa signification et son intérêt spécial. On dirait que les qualités déjà remarquables du vieil inspecteur furent soudain portées à leur maximum par le prodigieux adversaire que lui opposaient les circonstances. C'est la lutte sournoise, ardente, implacable, haineuse, qu'il poursuivit, dans l'ombre d'abord, puis en pleine clarté, et c'est le coup de théâtre inattendu à quoi cette affaire aboutit, qui, tout en ajoutant encore au prestige de Lupin, rendirent célèbre, dans le monde entier, le nom de Victor, de la Brigade mondaine. Chapitre I Il court, il court, le furet… Ce fut bien par hasard que Victor, de la Brigade mondaine, entra, cet après-midi de dimanche, au Ciné-Balthazar. Une filature manquée l'avait fait échouer, vers quatre heures, sur le populeux boulevard de Clichy. Pour échapper à l'encombrement d'une fête foraine, il s'était assis à la terrasse d'un café, et, parcourant des yeux un journal du soir, il avait lu cet entrefilet : « On affirmait ces jours-ci que le fameux cambrioleur Arsène Lupin, qui, après quelques années de silence, fait beaucoup parler de lui actuellement aurait été vu mercredi dernier dans une ville de l'Est. Des inspecteurs ont été envoyés de Paris. Une fois de plus il aurait échappé à l'étreinte de la police. » « Salaud ! » avait murmuré Victor, en policier rigide qui considère les malfaiteurs comme autant d'ennemis personnels, et s'exprime à leur égard en termes dépourvus d'aménité. C'est alors que, d'assez mauvaise humeur, il s'était réfugié au cinéma, où se donnait, en seconde matinée, un film très couru d'aventures policières. On le plaça aux fauteuils de balcon, sur le côté. L'entracte tirait à sa fin. Victor maugréait, furieux maintenant de sa décision. Que venait-il faire là ? Il allait repartir et se levait déjà, lorsqu'il aperçut, seule dans une loge de face, donc à quelques mètres de lui, une femme très belle, au vi- sage pâle et aux bandeaux roux d'un reflet fauve. Elle était de ces admirables créatures vers qui tous les regards sont attirés, bien que celle-ci ne cherchât à capter l'attention ni par sa façon de se tenir ni par le moindre geste de parade. Victor resta. Avant que la nuit brusque ne tombât dans la salle, il eut le temps d'enregistrer le reflet fauve des bandeaux et l'éclat métallique de deux yeux clairs, et, sans se soucier que le film l'ennuyât avec ses péripéties extravagantes, il patienta jusqu'au bout. Non pas qu'il fût encore à l'âge où l'on se croit capable de plaire. Non. Il connaissait fort bien son âpre figure, son air peu aimable, sa peau rugueuse, ses tempes grisonnantes, bref cet ensemble revêche d'ancien adjudant de cavalerie qui aurait dépassé la cinquantaine, et qui chercherait à faire de l'élégance avec des vêtements trop ajustés à la taille et sentant la confection. Mais la beauté féminine était un spectacle dont il ne se lassait pas et qui lui rappelait les meilleures émotions de sa vie. En outre, il aimait son métier, et certaines visions lui imposaient le désir de discerner ce qu'elles cachaient de mystérieux, de tragique, ou même, parfois, d'infiniment simple. Quand la lumière jaillit de nouveau et que la dame fut debout, en pleine clarté, il constata qu'elle était de haute taille, d'une grande distinction, et fort bien habillée, considérations qui ne firent que le stimuler. Il voulait voir, et il voulait savoir. Donc, il la suivrait, autant par curiosité que par intérêt professionnel. Mais, au moment où il commençait à se rapprocher, il se produisit, au-dessous du balcon, parmi la masse des spectateurs qui s'écoulaient, un tumulte soudain. Des cris s'élevaient. Une voix d'homme hurla : « Au voleur ! Arrêtez-la ! Elle m'a volé ! » La dame élégante se pencha sur l'orchestre. Victor se pencha aussi. En bas, dans le passage central, un jeune homme, petit et gros, gesticulait, la figure contractée, et se démenait furieusement pour fendre les rangs pressés qui l'entouraient. La personne qu'il essayait d'atteindre et de désigner de son doigt tendu devait être assez loin, car ni Victor, ni aucun des spectateurs ne remarquèrent qu'une femme courût et tâchât de se sauver. Cependant, il vociférait, haletant, dressé sur la pointe des pieds, avançant à coups de coudes et d'épaules « Là-bas !… là-bas !… elle franchit les portes… des cheveux noirs… un vêtement noir… une toque… » Il suffoquait, incapable de donner un renseignement qui permît d'identifier la femme. À la fin, il bouscula les gens avec une telle violence qu'il réussit à se frayer un chemin et à bondir dans le hall d'entrée, jusqu'aux baies des grandes portes ouvertes. C'est là que Victor, qui n'avait pas attendu plus longtemps pour descendre l'étage du balcon, le rejoignit et l'entendit qui proférait encore : « Au voleur ! arrêtez-la ! » Dehors crépitaient tous les orchestres de la fête foraine, et l'ombre du soir naissant s'illuminait d'une clarté toute vibrante de poussière. Affolé, ayant sans doute perdu de vue la fugitive, le jeune homme, deux ou trois secondes immobile sur le trottoir, la cherchait des yeux, à droite, à gauche, en face. Puis, brusquement, il dut l'apercevoir et courut vers la place Clichy, se glissant au milieu des autos et des tramways. Il ne criait plus, maintenant, et filait très vite, en sautant parfois comme s'il espérait surprendre de nouveau, parmi les centaines de promeneurs, celle qui l'avait volé. Cependant, il avait l'impression que, depuis le cinéma, quelqu'un courait également, presque à ses côtés, et cela devait l'encourager, car il redoublait de vitesse. Une voix lui dit : « Vous la voyez toujours ?… Comment diable pouvez-vous la voir ?… » Essoufflé, il murmura : « Non… je ne la vois plus. Mais elle a sûrement pris cette rue-là… » Il s'engageait dans une rue bien moins fréquentée, où il eût été impossible de ne pas discerner une femme qui eût marché à une allure plus rapide que les autres promeneuses. À un carrefour, il ordonna : « Prenez la rue de droite… moi, celle-ci. On se retrouvera au bout… Une petite brune, habillée de noir… » Mais il n'avait pas fait vingt pas dans la rue choisie par lui qu'il s'appuya contre le mur, hors d'haleine, chancelant, et il se rendit compte, seulement alors, que son compagnon ne lui avait pas obéi, et qu'il le soutenait cordialement dans sa défaillance. « Comment ! comment ! dit-il avec colère, vous voilà encore ? Je vous avais pourtant recommandé… – Oui, répondit l'autre, mais, depuis la place Clichy, vous avez vraiment l'air d'aller au hasard. Il faut réfléchir. J'ai l'habitude de ces histoires-là. On va quelquefois plus vite sans bouger. » Le jeune homme observa cet obligeant personnage, qui, chose étrange, malgré son apparence âgée, ne semblait même pas essoufflé par sa course. « Ah ! dit-il, d'un air maussade, vous avez l'habitude ?… – Oui, je suis de la police… Inspecteur Victor… – Vous êtes de la police ?… répéta le jeune homme, distraitement, les yeux fixes. Je n'ai jamais vu des types de la police. » Était-ce un spectacle agréable pour lui, ou désagréable ? Il tendit la main à Victor et le remercia. « Au revoir… Vous avez été très aimable… » Il s'éloignait déjà. Victor le retint. « Mais cette femme ?… cette voleuse ?… – Aucune importance… je la retrouverai… – Je pourrais vous être utile. Donnez-moi donc quelques renseignements. – Des renseignements ? Sur quoi ? Je me suis trompé. » Il se mit à marcher plus vite. L'inspecteur l'escortait du même pas rapide, et, à mesure que l'autre semblait plus désireux de rompre l'entretien, il s'accrochait davantage à lui. Ils ne parlaient même plus. Le jeune homme paraissait pressé d'atteindre un but qui n'était cependant pas la capture de la voleuse, puisqu'il allait visiblement à l'aventure. « Entrons ici », dit l'inspecteur qui le dirigeait par le bras vers un rez-de-chaussée marqué d'une lanterne rouge avec ces mots : « Poste de Police ». « Ici ? Mais pour quoi faire ? – Nous avons à causer, et, en pleine rue, ce n'est pas commode. – Vous êtes fou ! Fichez-moi donc la paix !… protestait l'inconnu. – Je ne suis pas fou, et je ne vous ficherai pas la paix », riposta Victor, d'autant plus acharné qu'il enrageait d'avoir abandonné ses manœuvres autour de la jolie dame du cinéma. L'inconnu résista, lança un coup de poing, en reçut deux, et, finalement, vaincu, dompté, fut poussé dans une salle où se trouvaient réunis une vingtaine d'agents en uniforme. « Victor, de la Brigade mondaine, annonça l'inspecteur en entrant. J'ai quelques mots à dire à monsieur. Ça ne vous dérange pas, brigadier ? » À l'annonce de ce nom de Victor, célèbre dans les milieux de police, il y eut un mouvement de curiosité. Le brigadier se mit aussitôt à sa disposition, et Victor lui expliqua brièvement l'affaire. Le jeune homme, lui, s'était effondré sur un banc. « Fourbu, hein ? s'écria Victor. Mais aussi, pourquoi couriez-vous comme un dératé ? Votre voleuse, vous l'aviez perdue de vue tout de suite. Alors, quoi, c'est donc que vous vous sauviez ? » L'autre se rebiffa : « Mais enfin, est-ce que ça vous regarde ? J'ai bien le droit de courir après quelqu'un, que diable ? – Vous n'avez pas le droit de faire du scandale dans un lieu public, pas plus qu'on n'a le droit, en chemin de fer, de tirer le signal d'alarme sans une raison sérieuse… – Je n'ai fait de mal à personne. – Si, à moi. J'étais sur une piste fort intéressante. Et puis, flûte ! vos papiers… – Je n'en ai pas. » Ce ne fut pas long. Avec une prestesse plutôt brutale, Victor fouilla le veston du captif, s'empara de son portefeuille, l'examina, et murmura : « C'est votre nom, Alphonse Audigrand ? Alphonse Audigrand… vous connaissez ça, brigadier ? » Celui-ci conseilla : « On peut téléphoner… » Victor décrocha l'appareil, demanda la Préfecture, attendit, puis reprit : « Allô… La Police judiciaire, s'il vous plaît… Allô, c'est vous, Lefébure ? Ici, Victor, de la mondaine. Dites donc, Lefébure, j'ai sous la main un sieur Audigrand qui ne me semble pas très catholique. Est-ce un nom qui vous dit quelque chose ? Hein ? Quoi ? Mais oui, Alphonse Audigrand… Allô… Un télégramme de Strasbourg ? Lisez-moi ça… Parfait… Parfait… Oui, un petit gros, avec des moustaches tombantes… Nous y sommes… Qu'est-ce qui est de service dans les bureaux ? Hédouin ? l'inspecteur principal ? Mettez-le au courant et qu'il vienne chercher notre homme au poste de la rue des Ursins. Merci. » Ayant raccroché, il se tourna vers Audigrand et lui dit : « Vilaine affaire ! Employé à la Banque centrale de l'Est, tu as disparu depuis jeudi dernier, jour du vol des neuf Bons de la Défense nationale. Un joli coup de neuf cent mille francs ! Et c'est évidemment ce magot-là qu'on t'a barboté tout à l'heure, au cinéma. Qui ? Qu'est-ce que c'est que ta voleuse ? » Audigrand pleurait, sans force pour se défendre, et il avoua stupidement : « Je l'ai rencontrée avant-hier, dans le métro… Hier on a déjeuné et dîné ensemble. Deux fois elle a remarqué que je cachais une enveloppe jaune dans ma poche. Aujourd'hui, au cinéma, elle était tout le temps penchée sur moi, à m'embrasser… – L'enveloppe contenait les Bons ? – Oui. – Le nom de la femme ? – Ernestine. – Ernestine, quoi ? – Je ne sais pas. – Elle a de la famille ? – Je ne sais pas. – Elle travaille ? – Dactylographe. – Où ? – Dans un dépôt de produits chimiques. – Situé ? – Je ne sais pas. On se rejoignait aux environs de la Madeleine. » Il sanglotait à tel point qu'il devenait impossible de le comprendre. Victor, qui n'avait pas besoin d'en savoir davantage, se leva, s'entendit avec le brigadier pour qu'aucune précaution ne fût négligée et rentra dîner. Pour lui, le sieur Audigrand ne comptait plus. Il regrettait même de s'en être occupé et d'avoir perdu contact avec la dame du cinéma. La belle créature, et si mystérieuse ! Pourquoi diable cet imbécile d'Audigrand s'était-il interposé stupidement entre elle et Victor, qui prisait tellement les jolies inconnues et se passionnait à déchiffrer le secret de leur existence ? Victor habitait, dans le quartier des Ternes, un petit logement confortable où le servait un vieux domestique. Ayant une certaine fortune, de caractère très indépendant, voyageur passionné, il en prenait fort à son aise avec la Préfecture, où on le tenait en haute estime, mais où on le considérait comme un original, et plutôt comme un collaborateur occasionnel que comme un employé soumis aux règles ordinaires. Si telle affaire l'ennuyait, rien au monde, ni ordre, ni menace, ne l'eût contraint à la poursuivre. Si telle autre lui disait quelque chose, il s'en emparait, la poussait à fond, et en apportait la solution au directeur de la Police judiciaire dont il était le protégé. Et l'on n'entendait plus parler de lui. Le lendemain lundi, il lut dans son journal le récit de l'arrestation, racontée par l'inspecteur principal Hédouin avec un luxe de détails qui l'horripila, car il estimait qu'une bonne police doit être faite discrètement, et il eût certainement passé à d'autres exercices si ce même journal, évoquant le passage d'Arsène Lupin dans une ville de l'Est, ne lui avait appris que cette ville n'était autre que Strasbourg. Or, les Bons avaient été volés à Strasbourg ! Simple coïncidence, évidemment, puisqu'il ne pouvait y avoir aucun rapprochement entre cet imbécile d'Audigrand et Arsène Lupin. Mais, tout de même… Aussitôt il explora les annuaires, fit, l'après-midi, une enquête sur les maisons de produits chimiques, et fouilla le quartier de la Madeleine. Ce n'est qu'à cinq heures qu'il découvrit qu'il y avait une nommée Ernestine, dactylographe au Comptoir commercial de Chimie, rue du Mont-Thabor. Il téléphona au directeur et les réponses qui lui furent faites l'incitèrent à une visite immédiate au Comptoir. Il s'y rendit en hâte. Les bureaux se composaient de petites pièces où la place manquait, et que séparaient les unes des autres de légères cloisons. Introduit dans le cabinet du directeur, il s'y heurta dès l'abord à de vives protestations. « Ernestine Peillet, une voleuse ! Ce serait elle l'aventurière dont j'ai lu la fuite dans les journaux de ce matin ? Impossible, monsieur l'inspecteur. Les parents d'Ernestine sont très honorables. Elle vit chez eux… – Pourrais-je lui poser quelques questions ? – Si vous y tenez… » Il sonna le garçon de bureau. « Appelez donc Mlle Ernestine. » Une menue personne se présenta, discrète d'allure, assez gentille, avec le visage crispé de quelqu'un qui, en prévision des pires événements, s'est composé une attitude inflexible. Cette pauvre façade s'écroula du premier coup, lorsque Victor lui eut demandé de son air rébarbatif, ce qu'elle avait fait de l'enveloppe jaune dérobée la veille à son compagnon de cinéma. Sans plus de résistance que le sieur Audigrand, elle défaillit, s'écroula sur une chaise, pleura, bégaya : « Il a menti… J'ai vu une enveloppe jaune par terre… Je l'ai ramassée et, c'est ce matin, par le journal, que j'ai su qu'il m'accusait… » Victor tendit la main. « L'enveloppe ? Vous l'avez sur vous ? – Non. Je ne savais où retrouver ce monsieur. Elle est là, dans mon bureau, près de la machine à écrire. – Allons-y », dit Victor. Elle le précéda. Elle occupait un recoin, entouré d'un grillage et d'un paravent. Elle souleva, sur le bout de la table, un paquet de lettres, et sembla surprise. D'un geste fiévreux, elle éparpilla les papiers. « Rien, fit-elle, stupéfaite. Elle n'y est plus. – Que personne ne bouge, ordonna Victor à la dizaine d'employés qui s'empressaient autour d'eux. Monsieur le directeur, quand je vous ai téléphoné, vous étiez seul dans votre bureau ? – Je crois… ou plutôt non… je me souviens que la comptable se trouvait avec moi, Mme Chassain. – En ce cas, certains mots ont pu la renseigner, précisa Victor. Deux fois, durant notre communication, vous m'avez désigné comme inspecteur et vous avez prononcé le nom de Mlle Ernestine. Or, Mme Chassain savait, comme tout le monde, par les journaux, que l'on suspectait une demoiselle Ernestine. Mme Chassain est ici ? » Un des employés répondit : « Mme Chassain s'en va toujours à six heures moins vingt pour prendre le train de six heures. Elle habite Saint-Cloud. – Était-elle partie quand j'ai fait appeler la dactylographe à la direction, il y a dix minutes ? – Pas encore. – Vous l'avez vue partir, mademoiselle ? demanda Victor à la dactylographe. – Oui, répliqua Mlle Ernestine, elle remettait son chapeau. Nous causions, à ce moment-là, elle et moi. – Et c'est à ce même moment que, appelée à la direction, vous avez jeté l'enveloppe jaune sous ces papiers ? – Oui. Jusqu'alors, je la gardais dans mon corsage. – Et Mme Chassain a pu voir votre geste ? – Je le suppose. » Victor, ayant consulté sa montre, recueillit quelques détails sur la dame Chassain, une dame de quarante ans, rousse, épaisse, cuirassée dans un sweater vert pomme, puis il quitta le Comptoir. En bas, il croisa l'inspecteur principal Hédouin qui avait recueilli, la veille, Alphonse Audigrand, et qui s'écria, confondu : « Comment, vous voilà déjà, Victor ? Vous avez vu la maîtresse d'Audigrand ?… la demoiselle Ernestine ?… – Oui, tout va bien. » Sans plus s'attarder, il prit un taxi, et arriva juste pour le train de six heures. Du premier coup d'œil, il constata que, dans la longue voiture où il prenait place, aucune dame ne portait de sweater vert pomme. Le train partit. Tous les voyageurs qui l'environnaient lisaient les journaux du soir. Près de lui, deux d'entre eux causèrent de l'enveloppe jaune et de l'affaire des Bons, et il se rendit compte encore à quel point les moindres détails en étaient déjà connus. En quinze minutes, on arrivait à Saint-Cloud. Tout de suite, Victor s'entretint avec le chef de gare, et la sortie des voyageurs fut surveillée. Ils étaient nombreux à ce train-là. Lorsqu'une dame rousse, dont le sweater vert pomme apparaissait entre les pans d'un manteau gris, voulut passer, son carnet d'abonnement à la main, Victor lui dit tout bas « Veuillez me suivre, madame… Police judiciaire… » La dame eut un sursaut, murmura quelques paroles, et accompagna l'inspecteur et le chef de gare qui la fit entrer dans son bureau. « Vous êtes employée au Comptoir commercial de Chimie, lui dit Victor, et vous avez emporté par mégarde une enveloppe jaune que la dactylographe Ernestine avait laissée près de sa machine à écrire… – Moi ? dit-elle, assez calme. Il y a erreur, monsieur. – Nous allons être contraints… – De me fouiller ? Pourquoi pas ? Je suis à votre disposition. » Elle montrait une telle assurance qu'il hésita. Mais, d'autre part, innocente, ne se fût-elle pas défendue ? On la pria de passer dans une pièce voisine avec une employée de la gare. L'enveloppe jaune ne fut pas trouvée sur elle, et aucun Bon de la Défense. Victor ne se démonta pas. « Donnez-moi votre adresse », lui dit-il sévèrement. Un autre train arrivait de Paris. L'inspecteur principal Hédouin en descendit rapidement et se heurta aussitôt à Victor, lequel débita tranquillement : « La dame Chassain a eu le temps de mettre l'enveloppe en sûreté. Si on n'avait pas bavardé hier soir à la Préfecture devant les journalistes, le public n'aurait pas connu l'existence de cette enveloppe jaune contenant une fortune, la dame Chassain n'aurait pas eu l'idée de la chaparder, et je l'aurais cueillie, moi, dans le corsage d'Ernestine. Voilà ce que c'est que de faire de la police sur la place publique. » Hédouin se rebiffa. Mais Victor acheva : « Je résume. Audigrand, Ernestine, Chassain… en vingtquatre heures, trois amateurs successifs du magot éliminés… Passons au quatrième. » Un train s'en allait à Paris. Il y prit place, laissant sur le quai, et fort ébaubi, son supérieur, l'inspecteur principal Hédouin. Dès le mardi matin, Victor, toujours bien sanglé dans son veston, qui avait plutôt l'air d'un ancien dolman, commença en auto – il possédait un modeste cabriolet à quatre places – une enquête minutieuse à Saint-Cloud. Il s'appuyait sur ce raisonnement. La dame Chassain, détentrice de l'enveloppe jaune, la veille lundi, de six heures moins vingt à six heures quinze, n'a pas pu déposer un objet de cette importance au premier endroit venu. Logiquement, elle a dû le remettre à quelqu'un. Où a-t-elle pu rencontrer ce quelqu'un, sinon durant le trajet de Paris à Saint-Cloud ? L'enquête devait donc porter sur les personnes qui avaient effectué ce trajet dans le même compartiment qu'elle, et en particulier sur celles avec qui la dame Chassain était en relation de confiance. La dame Chassain, que Victor alla voir, inutilement d'ailleurs, demeurait chez sa mère, depuis un an qu'elle avait introduit une instance en divorce contre son mari, quincaillier à Pontoise. La mère et la fille, qui jouissaient d'une excellente réputation n'admettaient dans leur intimité que trois vieilles amies, dont aucune n'avait été la veille à Paris. D'un autre côté, l'aspect revêche de la dame Chassain ne permettait pas qu'on la soupçonnât d'inconduite. Le mercredi, les investigations de Victor ne furent pas plus heureuses. Cela devenait inquiétant. Le voleur numéro quatre, incité à la prudence par l'exemple de ses trois prédécesseurs, avait tout le loisir nécessaire pour prendre ses précautions. Le jeudi, il s'installa dans un petit café de Garches, commune voisine de Saint-Cloud, le café des Sports, d'où, toute la journée, il rayonna aux environs, à Ville-d'Avray, à Marnes-laCoquette, à Sèvres. Il revint dîner au café des Sports, en face de la station de Garches, sur la grand-route de Saint-Cloud à Vaucresson. À neuf heures, il fut surpris par l'arrivée inopinée de l'inspecteur principal Hédouin, qui lui dit : « Enfin, je vous cherche depuis ce matin dans la région. Le directeur est furieux après vous. Vous ne donnez plus signe de vie. Que diable, on téléphone ! Où en êtes-vous ? Savez-vous quelque chose ? – Et vous ? murmura doucement Victor. – Rien. » Victor commanda deux consommations, but à gorgées lentes un verre de curaçao, et formula : « La dame Chassain a un amant. » Hédouin sursauta. « Vous êtes fou ! avec la gueule qu'elle a ! – La mère et la fille, qui font tous les dimanches de grandes promenades à pied, ont été rencontrées l'avant-dernier dimanche d'avril, dans les bois de Fausses-Reposes, en compagnie d'un monsieur. Huit jours plus tard, c'est-à-dire il y a deux semaines, on les a vus tous trois, du côté de Vaucresson, en train de goûter au pied d'un arbre. C'est un sieur Lescot, qui occupe, au-dessus de Garches, non loin des bois de Saint-Cucufa, un pavillon appelé La Bicoque. J'ai pu le voir, par-dessus la haie de son jardin. Cinquante-cinq ans. Chétif. Barbiche grise. – Comme renseignements, c'est maigre. – Un de ses voisins, le sieur Vaillant, employé à la gare, peut seul m'en donner d'autres plus précis. Il a été ce soir conduire sa femme à Versailles, près d'un parent malade. Je l'attends. » Ils attendirent des heures, sans parler, Victor n'étant jamais d'humeur communicative. Il s'endormit même. Hédouin fumait nerveusement des cigarettes. Enfin, à minuit et demi, survint l'employé de la gare, qui s'écria aussitôt : « Le père Lescot, si je le connais ! Nous ne logeons pas à cent mètres l'un de l'autre. Un sauvage, qui ne s'occupe que de son jardin. Quelquefois, tard dans la soirée, il y a une dame qui se glisse dans son pavillon, où elle ne reste guère qu'une heure ou deux. Lui, il ne sort jamais, sauf le dimanche pour se promener, et un jour par semaine pour aller à Paris. – Quel jour ? – Généralement le lundi. – Alors, lundi dernier ?… – Il y a été, je me rappelle. C'est moi qui ai reçu son billet, au retour. – À quelle heure ? – Toujours le même train, qui arrive à Garches à six heures dix-neuf du soir. » Un silence. Les deux policiers se regardèrent. Hédouin demanda : « Vous l'avez vu, depuis ? – Pas moi, mais ma femme, qui est porteuse de pain. Même qu'elle prétend que ces deux derniers soirs de mardi et de mercredi, tandis que j'étais de service… – Elle prétend ?… – Qu'on rôde autour de La Bicoque. Le père Lescot a un vieux roquet qui n'a pas cessé de grogner dans sa niche. Ma femme est sûre que c'était l'ombre d'un homme qui portait une casquette… une casquette grise. – Elle n'a reconnu personne ? – Si, elle croit bien… – Votre femme est à Versailles, n'est-ce pas ? – Jusqu'à demain. » Sa déclaration terminée, Vaillant se retira. Au bout d'une ou deux minutes, l'inspecteur principal conclut : « On ira rendre visite au père Lescot dès le début de la matinée. Sans quoi, nous risquons que le quatrième voleur soit volé. – D'ici là… – Allons faire le tour du pavillon. » Ils marchèrent en silence, dans les voies désertes qui grimpent vers le plateau et suivirent une route bordée de petites villas. Une lumière d'étoiles tombait d'un ciel pur. La nuit était tiède et paisible. « C'est ici », dit Victor. Il y eut d'abord une haie, puis un mur bas surmonté d'un grillage, à travers lequel, de l'autre côté d'une pelouse, on discernait un pavillon d'un seul étage où s'alignaient trois fenêtres. « On croirait qu'il y a de la lumière, chuchota Victor. – Oui, au premier, à la fenêtre du milieu. Les rideaux doivent être mal joints. » Mais une autre clarté, plus vive, s'alluma sur la droite, s'éteignit, se ralluma. « C'est bizarre, dit Victor, le chien n'aboie pas, malgré notre présence. Cependant, je distingue sa niche, là, tout près. – On l'a peut-être estourbi. – Qui ? – Le rôdeur d'hier et d'avant-hier. – Alors, c'est que le coup serait pour cette nuit… Faisons donc le tour du jardin… il y a une ruelle par derrière… – Écoutez !… » Victor prêta l'oreille. « Oui… on a crié à l'intérieur. » Et ce fut soudain d'autres cris, étouffés, mais nettement perceptibles, puis une détonation, qui devait venir de l'étage éclairé, et des cris encore. D'un coup d'épaule, Victor renversa la grille d'entrée. Les deux hommes traversèrent la pelouse et franchirent le balcon d'une fenêtre qu'ils n'eurent qu'à pousser. Victor escalada le premier étage, sa lanterne électrique à la main. Sur le palier, deux portes. Il ouvrit celle d'en face, et, à la lueur d'une lampe, aperçut un corps étendu qui semblait se convulser. Un homme s'enfuyait par la pièce voisine. Il courut après lui, tandis que Hédouin surveillait la seconde porte du palier. De fait, le choc se produisit par là, entre l'homme et l'inspecteur principal. Mais, en passant dans la seconde pièce, Victor avisa une femme qui venait d'enjamber une fenêtre, ouverte sur la façade postérieure du pavillon, et qui descendait, sans doute au moyen d'une échelle. Il lança sur elle un jet de sa lumière électrique et reconnut la femme aux cheveux fauves du CinéBalthazar. Il allait sauter à son tour, quand un appel de l'inspecteur principal l'arrêta. Et, tout de suite, une seconde détonation, et des plaintes… Il arriva sur le palier pour soutenir Hédouin qui s'écroulait. L'homme qui avait tiré était déjà en bas de l'étage. « Courez après, gémit l'inspecteur principal… je n'ai rien… c'est à l'épaule… – Alors, si vous n'avez rien, laissez-moi », dit Victor furieux et qui essayait vainement de se débarrasser de son collègue. L'inspecteur principal se cramponnait à lui pour ne pas tomber. Victor le traîna jusqu'au canapé de la première chambre, l'y coucha, et, renonçant à poursuivre les deux fugitifs, hors d'atteinte maintenant, s'agenouilla devant l'homme étendu sur le parquet. C'était bien le père Lescot. Il ne bougeait plus. « Il est mort, dit Victor, après un rapide examen… Pas d'erreur, il est mort. – Sale affaire ! murmura Hédouin. Et l'enveloppe jaune ?… Fouillez-le. » Victor fouillait déjà. « Il y a une enveloppe jaune, mais froissée et vide. Il est à supposer que le père Lescot en avait retiré les Bons de la Défense, qu'il les gardait à part, et qu'il aura été contraint de les livrer. – Aucune inscription sur l'enveloppe ? – Non, mais la marque de fabrique, visible en transparence (Papeteries Goussot, Strasbourg). » Il conclut, tout en soignant son collègue. « Ça y est ! Strasbourg… c'est là que le premier vol a été commis à la Banque. Et nous voici au cinquième voleur… Et cette fois, c'est un type qui n'a pas froid aux yeux. Bigre ! Si les numéros un, deux, trois et quatre ont agi comme des mazettes, le numéro cinq nous donnera du fil à retordre. » Et il pensait à l'admirable créature qu'il avait surprise, mêlée au crime. Que faisait-elle là ? Quel rôle jouait-elle dans le drame ? Chapitre II La casquette grise L'employé de la gare et deux voisins, réveillés par le bruit accoururent. L'un d'eux avait le téléphone chez lui. Victor le pria d'avertir le commissariat de Saint-Cloud. L'autre alla quérir un docteur, qui ne put que constater la mort du père Lescot, frappé d'une balle dans la région du cœur. Hédouin, dont la blessure n'était pas grave, fut transporté à Paris. Lorsque le commissaire de Saint-Cloud arriva avec ses agents, Victor, qui avait veillé rigoureusement à ce que rien ne fût dérangé, le mit au courant du drame. Ils jugèrent tous les deux qu'il était préférable d'attendre le jour pour relever les traces laissées par les deux complices, et Victor retourna chez lui, à Paris. Dès neuf heures, il revint aux nouvelles et trouva La Bicoque entourée d'une foule de curieux que les agents tenaient à distance. Dans le jardin où il pénétra, et dans le pavillon, s'agitaient d'autres inspecteurs et des gendarmes. L'arrivée du Parquet de Versailles était signalée, mais on assurait qu'il y avait contre-ordre de Paris et que l'instruction serait réservée au Parquet de la Seine. Soit par un entretien qu'il eut avec le commissaire de SaintCloud, soit par ses recherches personnelles, Victor acquit quel- ques certitudes… plutôt négatives, car, en somme, l'affaire restait fort obscure. D'abord, aucune indication sur l'homme qui avait fui par le rez-de-chaussée, ni sur la femme qui avait fui par la fenêtre. On découvrit bien l'endroit où la femme avait franchi la haie pour gagner la ruelle parallèle à la route. Et l'on découvrit aussi les empreintes laissées par les montants de l'échelle audessous du premier étage. Mais l'échelle, qui devait être en fer, pliante et portative, demeura introuvable. Et l'on ne sut pas comment les deux complices s'étaient rejoints et comment ils avaient quitté la région. Tout au plus put-on établir qu'une automobile avait stationné, à partir de minuit, trois cents mètres plus loin, le long du Haras de La Celle-Saint-Cloud, et qu'elle s'était remise en marche à une heure et quart, évidemment pour retourner à Paris par Bougival et les bords de la Seine. Le chien du père Lescot fut retrouvé dans sa niche, mort, empoisonné. Aucune trace de pas sur le gravier du jardin. La balle, extraite du cadavre, ainsi que la balle extraite de l'épaule de l'inspecteur Hédouin, provenaient d'un browning de sept millimètres soixante-cinq. Mais qu'était devenu le browning ? En dehors de ces petits faits, rien. Victor s'attarda d'autant moins que les journalistes et les photographes commençaient à sévir. D'ailleurs, il avait horreur de travailler en compagnie et de perdre son temps, comme il disait, en « hypothèses dialoguées ». Seule l'intéressait la psychologie d'une affaire, et ce qu'elle exige de réflexion et d'intelligence. Pour le reste, démar- ches, constatations, poursuites, filatures, il ne s'y livrait qu'à contrecœur, et toujours en solitaire, pour son propre compte, aurait-on dit. Il passa chez l'employé de la gare, Vaillant, dont la femme, revenue de Versailles, prétendit ne rien savoir, et ne pas avoir reconnu l'individu qui rôdait près de La Bicoque au cours des soirées précédentes. Mais Vaillant, qui reprenait son service, le rattrapa devant la gare et accepta d'entrer au café des Sports. « Voyez-vous, dit-il, dès que l'apéritif eut délié sa langue, Gertrude (c'est ma ménagère), Gertrude, comme porteuse de pain, va dans les maisons, et, si elle jaspine, ça lui retombe sur le dos. Moi, c'est autre chose : comme cheminot, comme fonctionnaire, je dois aider la justice. – Et alors ? – Alors, fit Vaillant, en baissant le ton, voici, en premier lieu, la casquette grise dont elle m'avait parlé, et que j'ai ramassée sous des orties et un dépôt d'ordures que je nettoyais ce matin, dans un coin de mon enclos. Le type, en se sauvant cette nuit, l'aura jetée au hasard par-dessus ma haie. – Ensuite ? – Ensuite, Gertrude est certaine que le type de mardi soir, donc le type à la casquette grise, est un monsieur où elle porte le pain tous les jours… un monsieur de la haute. – Son nom ? – Le baron Maxime d'Autrey. Tenez, penchez-vous sur la gauche… la maison… la seule maison de rapport sur la route qui va à Saint-Cloud… cinq cents mètres d'ici peut-être… Il occupe le quatrième étage avec sa femme et leur vieille bonne. Des gens très bien, un peu fiers peut-être, mais si bien que je me demande si Gertrude ne s'est pas blousée. – Il vit de ses rentes ? – Fichtre non ! Il est dans les vins de Champagne. Chaque jour il file à Paris. – Et il en revient à quelle heure ? – Par le train de six heures, qui arrive ici à dix-neuf. – Lundi dernier, il est revenu par ce train-là ? – Pas de doute. Il n'y a qu'hier, où je ne peux rien dire, puisque je conduisais ma femme. » Victor se taisait. L'histoire pouvait s'imaginer ainsi : « Le lundi, dans le compartiment du train de six heures qui la ramène de Paris, la dame Chassain s'est assise près du père Lescot. D'habitude, épouse en instance de divorce, elle s'abstient de parler à son amant quand elle n'est pas avec sa mère. Ce lundilà, elle a volé, par un mouvement involontaire, l'enveloppe jaune. Tout bas, sans en avoir l'air, elle l'avertit qu'elle a un dépôt à lui confier, et, peu à peu, elle lui glisse l'enveloppe qu'elle aura eu le temps peut-être de rouler et de ficeler. Ce geste, le baron d'Autrey, qui est dans la voiture, le surprend. Il a lu les journaux… Une enveloppe jaune… est-ce que par hasard ?… « À Saint-Cloud, la dame Chassain s'en va. Le père Lescot continue jusqu'à Garches. Maxime d'Autrey, qui descend aussi à cette station, file le bonhomme, repère son logis, rôde, le mardi et le mercredi, autour de La Bicoque, et, le jeudi, se décide… « Une seule objection, pensait Victor, après avoir quitté son compagnon, et tout en se dirigeant vers l'immeuble désigné. Tout cela s'enchaîne trop bien et trop vite. La vérité ne s'offre jamais aussi spontanément et n'a jamais ce caractère simple et naturel. » Victor monta au quatrième étage et sonna. Une bonne âgée, avec des lunettes et des cheveux blancs, ouvrit, et, sans lui demander son nom, l'introduisit dans le salon. « Faites passer ma carte », dit-il simplement. La pièce, qui servait aussi de salle à manger, ne contenait que des chaises, une table, un buffet et un guéridon, tout cela médiocre d'apparence, mais reluisant de propreté. Des images de piété aux murs ; sur la cheminée, quelques livres et des brochures de propagande religieuse. Par la fenêtre, une vue charmante sur le parc de Saint-Cloud. Une dame parut, l'air surpris, une dame encore jeune, couperosée, sans poudre de riz, démodée d'aspect, avec une poitrine abondante, une coiffure compliquée, et une robe de chambre défraîchie. Malgré tout, l'ensemble n'aurait pas été déplaisant, n'eût été une expression volontairement hautaine, et un port de tête qui devait être, dans son idée, celui d'une baronne. Ce fut bref. Debout, la voix distante : « Vous désirez, monsieur ? – Je voudrais parler au baron d'Autrey, relativement à certains faits qui se sont produits lundi soir dans le train. – Il s'agit sans doute du vol de l'enveloppe jaune, que nous avons lu dans les journaux ? – Oui. Ce vol a eu pour conséquence un assassinat commis, cette nuit, à Garches, et dont la victime est un M. Lescot. – Un M. Lescot ? répéta-t-elle sans le moindre émoi… j'ignore absolument… Et l'on a des soupçons ? – Aucun, jusqu'ici ? Mais je suis chargé de m'enquérir auprès des personnes qui ont voyagé lundi de Paris à Garches, par ce même train de six heures. Et comme le baron d'Autrey… – Mon mari vous répondra lui-même, monsieur. Il est à Paris. » Elle attendait que Victor se retirât. Mais il continua : « M. d'Autrey sort quelquefois après son dîner ? – Rarement. – Cependant, mardi et mercredi… – En effet, ces deux jours-là, ayant mal à la tête, il a été faire un tour. – Et hier soir, jeudi ? – Hier soir, ses occupations l'ont retenu à Paris… – Où il a couché ? – Mais non, il est revenu. – À quelle heure ? – Je dormais. J'ai entendu, un peu après son retour, sonner onze heures. – Onze heures ? donc deux heures avant le crime. Vous affirmez ? » La baronne, qui avait répondu jusqu'ici machinalement, avec une politesse hargneuse, eut l'intuition soudaine de ce qui se passait, jeta un coup d'œil sur la carte de « Victor, de la Brigade mondaine », et répondit sèchement, mais sans comprendre encore : « J'ai coutume de n'affirmer que ce qui est. – Vous avez échangé quelques paroles avec lui ? – Certes. – Vous étiez donc réveillée tout à fait ? » Elle rougit, comme prise de pudeur, et ne répliqua point. Victor poursuivit : « À quelle heure le baron d'Autrey est-il parti ce matin ? – Quand la porte du vestibule s'est refermée, j'ai ouvert les yeux, la pendule marquait six heures dix. – Il ne vous a pas dit adieu ? » Cette fois, elle s'irrita. « C'est donc un interrogatoire ? – Nos recherches nous obligent parfois à une certaine indiscrétion. Un dernier mot… » Il tira de sa poche la casquette grise : « Est-ce que vous croyez que ceci appartienne à M. d'Autrey ? – Oui, dit-elle en examinant l'objet. C'est une vieille casquette qu'il ne mettait plus depuis des années, et que j'avais rangée au fond d'un tiroir. » Avec quelle sincérité distraite elle fit cette réponse si accablante pour son mari ! Mais, d'autre part, une telle bonne foi ne marquait-elle pas que, sur les points essentiels, elle n'avait pas menti davantage ? Victor prit congé en s'excusant de son importunité et en annonçant sa visite pour la fin de la journée. Son enquête auprès de la concierge, qu'il trouva dans la loge, confirma les réponses de Mme d'Autrey. Le baron avait sonné vers onze heures du soir pour demander le cordon, et frappé vers six heures du matin pour s'en aller. Au cours de la nuit, personne n'avait passé ni dans un sens ni dans l'autre. Comme il n'y avait que trois appartements loués et que les autres locataires ne sortaient jamais le soir, le contrôle était facile. « Quelqu'un d'autre que vous peut-il, de l'intérieur, ouvrir la porte ? – Pour ça non. Il faudrait entrer dans ma loge, et je ferme à clef et au verrou. – Mme d'Autrey sort quelquefois dans la matinée ? – Jamais. C'est Anna, leur vieille bonne, qui fait le marché. Tenez, la voilà qui vient de l'escalier de service. – Il y a le téléphone dans la maison ? – Non. » Victor s'en alla, perplexe, partagé entre des idées contradictoires. Au fond, quelles que fussent les charges relevées contre le baron, il était impossible de mettre en doute l'alibi que les circonstances imposaient en sa faveur : à l'instant du crime, il se trouvait auprès de sa femme. À la gare, où il retourna, après son déjeuner, il posa cette question : « Le baron d'Autrey, dont le passage est forcément remarqué lorsqu'il y a peu d'affluence, a-t-il pris ce matin un des premiers trains ? » La réponse fut unanime et catégorique : non. Alors, comment s'en était-il allé de Garches ? Tout l'après-midi, il recueillit des renseignements sur le ménage d'Autrey auprès des fournisseurs, du pharmacien, des autorités, des employés de la poste. Cette tournée, où il se rendit compte du peu de sympathie qu'ils inspiraient, le conduisit nécessairement chez leur propriétaire, M. Gustave Géraume, conseiller municipal et négociant en bois et charbons, dont les démêlés avec le baron et la baronne divertissaient le pays. M. et Mme Géraume possédaient une belle villa, également sur le plateau. Dès l'entrée, Victor sentit l'aisance et la richesse, et constata la discorde et l'agitation. Ayant pénétré dans le vestibule après avoir sonné vainement, il entendit le bruit d'une querelle au premier étage, des claquements de portes, une voix d'homme, ennuyée et sans aigreur, une voix de femme, stridente et furieuse, qui criait : « Tu n'es qu'un ivrogne ! Oui, toi ! M. Gustave Géraume, conseiller municipal, est un ivrogne ! Qu'as-tu fait, hier soir, à Paris ? – Tu le sais bien, ma petite, un dîner d'affaires avec Devalle. – Et avec des poules, évidemment. Je le connais, ton Devalle, un noceur ! Et après le dîner, les Folies-Bergère, hein ? les femmes nues ? le dancing, le champagne ? – Tu es folle, Henriette ! je te répète que j'ai ramené Devalle en auto à Suresnes. – À quelle heure ? – Je ne saurais dire… – Évidemment, tu étais ivre. Mais il devait être trois ou quatre heures du matin. Seulement, tu profites de ce que je dormais… » La dispute dégénérait en bataille, M. Géraume se précipita vers l'escalier qu'il dégringola, poursuivi par son épouse, et aperçut le visiteur qui attendait dans le vestibule, et qui, aussitôt, s'excusa : « J'ai sonné… Personne ne répondant, je me suis permis… » Gustave Géraume, un assez bel homme d'environ quarante ans, au teint fleuri, se mit à rire : « Vous avez entendu ? Une petite scène de ménage… Aucune importance… Henriette est la meilleure des femmes… Mais entrez donc dans mon bureau… À qui ai-je l'honneur ?… – Inspecteur Victor, de la Brigade mondaine. – Ah ! l'histoire du pauvre père Lescot ? – Je viens plutôt, interrompit Victor, me renseigner sur votre locataire, le baron d'Autrey… En quels termes êtes-vous tous deux ? – Très mauvais termes. Ma femme et moi, nous avons occupé durant dix ans l'appartement que nous leur louons maintenant dans notre immeuble, et c'est un déluge de réclamations, chicanes, exploits d'huissier… et pour rien, par exemple au sujet d'une deuxième clef de l'appartement que je leur ai remise et qu'ils prétendent n'avoir pas reçue ! Bref, des bêtises. – Et finalement, bataille, dit Victor. – Vous savez donc ? Ma foi oui, bataille, fit en riant M. Géraume. J'ai reçu, en plein nez, un coup de poing de la baronne… qu'elle regrette, j'en suis sûr. – Elle, regretter quelque chose ! s'écria Mme Géraume. Elle, cette chipie, cette grande rosse, qui passe son temps à l'église !… Quant à lui, monsieur l'inspecteur, un homme taré, ruiné, qui ne paye pas son loyer, et qui est capable de tout. » Elle avait une jolie figure, aimable et sympathique, mais une voix éraillée, faite pour les invectives et la colère. Son mari, d'ailleurs, dut lui donner raison, et fournit des renseignements déplorables. Faillite à Grenoble, histoires malpropres à Lyon, tout un lourd passé de fraudes et de tripotages… Victor n'insista pas. Il entendit derrière lui la querelle qui se ranimait et la voix de la dame qui glapissait : « Où étais-tu ?… Qu'est-ce que tu as fichu ?… Tais-toi, sale menteur ! » En fin d'après-midi, Victor s'installa au café des Sports, et parcourut les journaux du soir qui ne relataient rien de spécial. Mais, plus tard, on lui amena un monsieur et une dame de Garches, qui arrivaient de Paris et qui assuraient avoir vu aux environs de la gare du Nord, le baron d'Autrey, dans un taxi, avec une jeune femme. Sur le siège, près du chauffeur, deux valises. Était-ce une certitude ? Victor savait mieux que personne combien ces sortes de témoignages sont sujets à caution. « En tout cas, pensa-t-il, le dilemme est simple. Ou bien le baron s'est enfui en Belgique avec les Bons de la Défense… et avec une dame qui pourrait bien être la belle créature que j'ai revue dans l'encadrement de la fenêtre du père Lescot. Ou bien, il y a erreur, et il arrivera ici dans un instant par son train habituel. Et alors c'est que, malgré toutes les apparences, la piste est fausse. » À la gare, Victor retrouva Vaillant près de la sortie des voyageurs. Le train était signalé. On le vit bientôt qui débouchait au tournant. Une trentaine de voyageurs en descendirent. Vaillant poussa Victor du coude en murmurant : « Celui-là qui vient… pardessus gris foncé… chapeau mou… c'est le baron. » L'impression de Victor ne fut pas défavorable. L'attitude du baron ne trahissait pas la moindre agitation, et sa figure paisi ble, reposée, n'était pas celle d'un homme qui a tué, dix-huit heures auparavant, et qui est harcelé par le souvenir, l'angoisse de ce qu'il va faire, et l'épouvante de ce qui peut advenir. C'était la figure d'un monsieur qui accomplit, selon le rythme ordinaire, sa besogne quotidienne. Il salua l'employé d'un signe de tête, et s'éloigna par la droite, vers sa demeure. Il avait à la main un journal du soir, plié, avec lequel il frappait distraitement les barreaux des grilles sur son passage. Victor, qui le suivait à une certaine distance, hâta le pas et atteignit l'immeuble presque en même temps que lui. Sur le palier du quatrième étage, comme l'autre tirait sa clef, il lui dit : « Le baron d'Autrey, n'est-ce pas ? – Vous désirez, monsieur ? – Quelques minutes d'entretien… Inspecteur Victor, de la Brigade mondaine. » Incontestablement, il y eut choc, désunion, effort de volonté. Les mâchoires se contractèrent. Ce fut rapide, et, après tout, ce pouvait être l'effet tout naturel que produit sur les plus honnêtes gens, la visite inopinée de la police. Mme d'Autrey brodait près de la fenêtre, dans la salle à manger. En avisant Victor, elle se leva, d'un coup. « Laisse-nous, Gabrielle », fit son mari après l'avoir embrassée. Victor prononça : « J'ai eu l'occasion de voir déjà madame, ce matin, et notre conversation ne peut que gagner à sa présence. – Ah ! fit simplement le baron, qui ne parut pas davantage étonné. » Et il reprit, en montrant son journal : « Je viens de lire votre nom, monsieur l'inspecteur, à propos de l'enquête que vous poursuivez, et je suppose que vous désirez m'interroger comme abonné de la ligne et familier du train de six heures ? Je puis vous dire tout de suite que je ne me rappelle plus avec qui je me trouvais lundi dernier, et que je n'ai noté aucun manège suspect, aucune enveloppe jaune. » Mme d'Autrey intervint, d'une voix hargneuse : « M. l'inspecteur est plus exigeant, Maxime. Il voudrait savoir où tu étais cette nuit, tandis que l'on commettait un crime au haut de Garches. » Le baron sursauta : « Qu'est-ce que cela veut dire ? » Victor présenta la casquette grise : « Voici la casquette que portait l'agresseur, et qu'il a jetée dans un enclos voisin. Ce matin, Mme d'Autrey m'a déclaré qu'elle vous appartenait. » D'Autrey rectifia : « Elle m'a appartenu, plutôt. Elle était dans le placard de l'antichambre, n'est-ce pas, Gabrielle ? dit-il à sa femme. – Oui, il y a deux semaines environ que je l'y ai rangée. – Et il y a une semaine que, moi, je l'ai mise à la boîte aux ordures ainsi qu'un vieux cache-nez mangé aux vers. Un vagabond l'y aura recueillie. Et ensuite, monsieur l'inspecteur ? – Mardi soir et mercredi soir, aux heures mêmes où vous êtes sorti, on a vu rôder, autour de La Bicoque, l'homme qui portait cette casquette. – J'avais mal à la tête, je me suis promené, mais pas de ce côté. – Par où ? – Sur la grand-route de Saint-Cloud. – Vous avez rencontré quelqu'un ? – Probablement. Mais je n'ai pas fait attention. – Et hier soir, jeudi, vous êtes rentré à quelle heure ? – À onze heures ; j'avais dîné à Paris. Ma femme dormait. – Selon madame, vous avez échangé quelques paroles. – Tu crois, Gabrielle ? Je ne me souviens plus. – Si, si, fit-elle, en s'approchant de lui. Souviens-toi…, il n'y a pas de honte à dire que tu m'as embrassée. Seulement, ce que je te demande, c'est de ne plus répondre à ce monsieur. Tout cela est tellement inconcevable, tellement stupide ! » Son visage se durcissait, et ses joues lourdes et couperosées s'empourpraient davantage. « Monsieur accomplit son devoir, Gabrielle, dit le baron. Je n'ai aucune raison pour ne pas l'y aider. Dois-je préciser l'heure de mon départ, ce matin, monsieur l'inspecteur ? Il était six heures environ. – Vous avez pris le train ? – Oui. – Cependant, aucun des employés ne vous a vu. – Le train venait de passer. Dans ce cas-là, j'ai coutume d'aller jusqu'à la station de Sèvres, qui est à vingt-cinq minutes de distance. Ma carte d'abonnement m'en donne le droit. – On vous y connaît ? – Moins bien qu'ici, et les voyageurs y sont beaucoup plus nombreux. J'étais seul dans mon compartiment. » Il envoyait ses ripostes sans hésitation, d'un coup. Elles étaient formelles, et constituaient un système de défense si logique qu'il était difficile de ne pas l'accepter, provisoirement du moins, comme l'expression même de la vérité. « Pourrez-vous m'accompagner demain à Paris, monsieur ? dit Victor. Nous y rencontrerons les personnes avec qui vous avez dîné hier soir et celles que vous avez vues aujourd'hui. » À peine acheva-t-il sa phrase que Gabrielle d'Autrey se dressa près de lui, les traits bouleversés par l'indignation. Il se souvint du coup de poing lancé à M. Géraume, et il eut envie de rire, car la dame avait un air comique. Elle se contint. Son bras s'allongea vers le mur où pendait une image sainte et elle prononça : « Je jure sur mon salut éternel… » Mais l'idée même du serment à propos d'attaques aussi misérables dut lui paraître inconvenante, elle ébaucha un signe de croix, marmotta quelques mots, embrassa son mari avec tendresse et compassion, et s'en alla. Les deux hommes restèrent debout l'un en face de l'autre. Le baron demeurait silencieux, et Victor, fut stupéfait de constater que la belle apparence de sa figure, calme et reposée, n'était pas naturelle, et qu'il portait du rouge sur ses joues, un rouge violacé comme en portent beaucoup de femmes. Et il nota aussitôt l'extraordinaire lassitude des yeux cernés de noir et de la bouche aux coins tombants. Quelle transformation subite et qui semblait s'aggraver de seconde en seconde ! « Vous faites fausse route, monsieur l'inspecteur, dit-il gravement. Mais il advient que votre enquête, par un contrecoup injuste, entre en plein dans ma vie secrète et m'oblige à une confession pénible. En dehors de ma femme, pour qui j'éprouve surtout de l'affection et du respect, j'ai, depuis quelques mois, une liaison à Paris. C'est avec cette jeune femme que j'ai dîné hier soir. Elle m'a conduit jusqu'à la gare Saint-Lazare, et, ce matin, je la retrouvais dès sept heures. – Conduisez-moi chez elle demain, ordonna Victor. Je viendrai vous chercher en auto. » Le baron hésita, puis, à la fin, répondit : « Soit. » Cette entrevue laissa Victor incertain, soumis tour à tour à des sentiments et à des raisonnements dont aucun ne correspondait à une réalité indiscutable. Le soir de ce vendredi, il s'entendit avec un agent de SaintCloud pour surveiller la maison jusqu'au milieu de la nuit. Il ne se produisit rien de suspect. Chapitre III La maîtresse du baron Entre Garches et Paris, les vingt minutes du trajet furent silencieuses, et c'est peut-être ce silence, cette docilité, qui donnaient le plus de poids aux soupçons de Victor. La tranquillité du baron ne l'impressionnait plus depuis qu'il avait discerné son maquillage de la veille. Il l'observa : le rouge avait disparu. Mais toute la face aux joues creusées et au teint jaune, révélait une nuit d'insomnie et de fièvre. « Quel quartier ? demanda Victor. – La rue de Vaugirard, près du Luxembourg. – Son nom ? – Élise Masson. Elle était figurante aux Folies-Bergère, je l'ai recueillie, et elle est si reconnaissante de ce que j'ai fait pour elle ! Ses poumons sont malades. – Elle vous a coûté beaucoup d'argent ? – Pas trop. Elle est si simple ! Seulement, je travaille moins. – De sorte que vous n'avez plus de quoi payer votre terme. » Ils ne dirent plus rien. Victor songeait à la maîtresse du baron, et une ardente curiosité l'envahissait. Était-ce la femme du cinéma ? la meurtrière de La Bicoque ? Dans l'étroite rue de Vaugirard, s'allongeait un grand et vieux immeuble à petits logements. Au troisième étage, sur la gauche, le baron frappa et sonna. Une jeune femme ouvrit vivement, les bras tendus, et, aussitôt, Victor constata que ce n'était pas celle dont il avait gardé la vision. « Enfin, te voilà ! dit-elle. Mais tu n'es pas seul ? Un de tes amis ? – Non, dit-il. Monsieur est de la police, et nous cherchons des renseignements sur cette affaire de Bons de la Défense à laquelle je suis mêlé par hasard. » Ce n'est que dans la petite chambre où elle mena les deux hommes que Victor put la voir. Elle avait une figure de mauvaise santé avec d'immenses yeux bleus, des boucles brunes en désordre et des pommettes éclatantes de rouge, le même rouge violacé qu'il avait remarqué la veille sur les joues du baron. Une robe d'intérieur l'habillait. Elle portait au cou, négligemment noué, un large foulard orange rayé de vert. « Simple formalité, mademoiselle, dit Victor. Quelques questions… Vous avez vu M. d'Autrey avant-hier, jeudi ? – Avant-hier ? Voyons, que je réfléchisse… Ah ! oui, il est venu déjeuner et dîner, et je l'ai accompagné le soir à la gare. – Et hier, vendredi ? – Hier, il est venu dès sept heures du matin, et nous n'avons pas bougé de cette chambre avant quatre heures. Je l'ai conduit dehors, tout doucement, en nous promenant, comme d'habitude. » À sa manière de parler, Victor fut persuadé que toutes ces réponses étaient fixées d'avance. Mais la vérité ne peut-elle pas être dite sur le même ton que le mensonge ? Il fit le tour du logement, qui ne contenait qu'un cabinet de toilette, pauvrement agencé, une cuisine, et une penderie où il aperçut, tout à coup, après avoir écarté les robes, un sac de voyage et une valise de toile dont le soufflet paraissait gonflé. S'étant brusquement retourné, il surprit un regard entre la jeune femme et son amant. Alors il ouvrit la valise. Un des côtés contenait du linge de femme, une paire de bottines et deux robes ; l'autre un veston et des chemises d'homme. Dans le sac, un pyjama, des pantoufles et un nécessaire de toilette. « On voulait donc partir ? » dit-il en se relevant. Le baron, qui s'était avancé vers lui et le considérait avec des yeux implacables, chuchota : « Dites donc, qui est-ce qui vous a permis de fouiller ainsi ? Car enfin, c'est de la perquisition, tout cela ? À quel titre ? Où est votre mandat ? » Victor sentit le danger, en face de cet homme dont on devinait l'exaspération et dans les yeux de qui il voyait réellement l'envie féroce du meurtre. Il saisit son revolver au fond de sa poche, et, dressé contre l'adversaire : « On vous a vu hier près de la gare du Nord avec vos deux valises… On vous a vu avec votre maîtresse. – Des blagues ! s'écria le baron. Des blagues, puisque je n'ai pas pris le train et que je suis là. Alors quoi, il faudrait être franc… De quoi m'accusez-vous ? D'avoir barboté l'enveloppe jaune ? Ou bien même… » Il prononça, plus bas : « Ou bien même d'avoir tué le père Lescot ? C'est ça, hein ? » Un cri rauque retentit. Élise Masson, livide, haletante, balbutia : « Qu'est-ce que tu dis ? Il t'accuserait d'avoir tué ? d'avoir tué le type de Garches ? » Il se mit à rire : « Ma foi, on pourrait le croire ! Voyons, monsieur l'inspecteur, ce n'est pas sérieux cette histoire-là… Que diable, vous avez interrogé ma femme… » Il se dominait et désarmait peu à peu. Victor lâcha la crosse de son revolver et se dirigea vers le carré qui servait d'antichambre, tandis que d'Autrey continuait à ricaner : « Ah ! la police, c'est la première fois que je la vois en action. Mais, fichtre, si elle gaffe toujours ainsi ! Voyons, Monsieur l'inspecteur, ces valises, voilà des semaines qu'elles sont prêtes. La petite et moi, nous rêvions d'un voyage dans le Midi. Et puis, ça ne s'arrange pas. » La jeune femme écoutait, ses grands yeux bleus tout fixes, et murmurait : « Il ose t'accuser ! un assassin, toi ! » À ce moment, un plan très net s'imposait à Victor : avant tout séparer les deux amants, puis conduire le baron à la Préfecture, et s'entendre avec ses chefs pour qu'une perquisition immédiate fût effectuée. C'était une opération qu'il n'aimait pas accomplir lui-même, mais qu'il jugeait indispensable. Si les Bons de la Défense étaient là, il ne fallait à aucun prix les laisser échapper une fois de plus. « Vous m'attendez ici, dit-il à la jeune femme. Quant à vous, monsieur… » Il montra la porte ouverte avec tant d'autorité que le baron, tout à fait soumis, passa devant lui, descendit les trois étages, et s'installa sur la banquette arrière du cabriolet. Au coin de la rue, un gardien de la paix veillait à la circulation. Victor se fit connaître de lui et le pria de ne pas perdre de vue l'automobile et l'homme qui s'y trouvait. Puis il entra chez un marchand de vins dont la salle occupait le rez-de-chaussée de l'immeuble, et qui avait le téléphone dans son arrièreboutique. Là, il demanda la Préfecture, mais il dut attendre un long moment avant d'obtenir la communication avec la Police judiciaire. « Ah ! enfin, c'est vous, Lefébure ? Ici, Victor, de la mondaine. Dites-donc, Lefébure, est-il possible qu'on m'envoie sans tarder deux agents au coin de la rue de Vaugirard et du Luxembourg ? Allô ! Parlez donc plus fort, mon vieux… Qu'est-ce que vous dites ? Vous m'avez téléphoné à Saint-Cloud ?… Mais je ne suis pas à Saint-Cloud… Et alors, quoi ? On veut me parler ? Qui ? Le directeur ?… Justement, je venais… Mais d'abord, envoyez-moi deux camarades… tout de suite, hein ? Ah ! un mot encore, Lefébure. Tâchez de voir à l'Identité judiciaire s'il y a une fiche sur la demoiselle Élise Masson, ancienne figurante aux Folies-Bergère… Élise Masson… » Quinze minutes plus tard, deux inspecteurs arrivèrent à bicyclette. Leur ayant expliqué qu'ils devaient s'opposer à la fuite de la nommée Élise Masson qui demeurait au troisième étage, et dont il donna le signalement exact, il emmena le baron d'Autrey à la Préfecture et le confia à des collègues. M. Gautier, directeur avisé et fort habile, qui cachait sous un air bonasse de la finesse et du jugement, attendait Victor dans son bureau, en compagnie d'un petit homme gros, assez âgé, mais encore solide d'aspect, et d'encolure puissante. C'était un des supérieurs immédiats de Victor, le commissaire Mauléon. « Enfin quoi, Victor, s'écria le directeur, qu'est-ce que ça veut dire ? Je vous ai vingt fois recommandé de rester en contact avec nous de la façon la plus absolue. Or, depuis deux jours, aucune nouvelle. Le commissariat de Saint-Cloud agit de son côté, mes inspecteurs d'un autre, et vous d'un troisième. Pas de liaison. Pas de plan concerté. – En bon français, observa Victor, sans s'émouvoir, cela signifie que l'affaire des Bons de la Défense et que celle du crime de La Bicoque n'avancent pas à votre gré, chef ? – Et au vôtre, Victor ? – Je ne suis pas mécontent. Mais j'avoue, chef, que je n'y mets pas beaucoup d'entrain. L'affaire m'amuse, mais ne m'emballe pas. Trop fragmenté. Des acteurs de troisième plan, qui agissent en ordre dispersé, et qui accumulent les gaffes. Pas d'adversaire sérieux. – En ce cas, insinua le directeur, passez la main. Mauléon ne connaît pas Arsène Lupin, mais il l'a combattu jadis, il a une longue habitude du personnage, et il est mieux qualifié que personne… » Victor s'était avancé vers le directeur, visiblement troublé. « Que dites-vous, chef ? Arsène Lupin ?… Vous êtes sûr ?… Vous avez la preuve qu'il est dans l'affaire ? – La preuve formelle. Vous savez qu'Arsène Lupin a été repéré à Strasbourg et qu'il s'en est fallu de peu qu'on l'arrêtât ? Or, l'enveloppe jaune qui avait été confiée à la banque et que le directeur de la banque a eu l'imprudence d'enfermer dans son tiroir, se trouvait d'abord dans le coffre-fort de la personne à qui appartenaient les neuf Bons, un industriel de Strasbourg, et nous savons maintenant que le lendemain du jour où cet industriel avait déposé l'enveloppe à la banque, son coffre-fort fut fracturé. Par qui ? Les fragments d'une lettre que nous avons recueillis nous l'apprennent. Par Arsène Lupin. – La lettre était réellement d'Arsène Lupin ? – Oui. – Adressée ?… – À une femme qui semble être sa maîtresse. Il lui dit, entre autres choses : “J'ai tout lieu de supposer que les Bons que j'ai ratés ont été subtilisés à la banque par un des employés, Alphonse Audigrand. Si ça t'amuse, tâche de retrouver ses traces à Paris où j'arriverai dimanche soir. Pour moi, d'ailleurs, cela ne m'intéresse plus beaucoup. Je ne pense qu'à l'autre affaire… celle des dix millions. Voilà qui vaut la peine qu'on se dérange ! C'est en fort bonne voie…” – Pas de signature, bien entendu ? – Si. Regardez. Ars. L. » Et M. Gautier acheva : « Dimanche, c'est le jour où vous étiez au Ciné-Balthazar, et où s'y trouvait Alphonse Audigrand avec sa maîtresse ? – Et une autre femme s'y trouvait également, chef, s'écria Victor, une femme très belle, qui, sans aucun doute, surveillait Audigrand… et qui est celle que j'ai aperçue, la nuit, quand elle s'enfuyait après l'assassinat du père Lescot. » Victor allait et venait dans la pièce, sans dissimuler une agitation qui étonnait chez cet homme toujours si maître de lui. « Chef, dit-il à la fin, dès l'instant qu'il s'agit de ce damné personnage, je marche à fond. – Vous avez l'air de l'exécrer. – Moi ? Je ne l'ai jamais vu… je ne le connais ni d'Ève ni d'Adam, et il ne me connaît pas non plus. – Alors ? – Alors, dit-il, la mâchoire serrée, ça n'empêche pas que nous avons un compte à régler, lui et moi. Et un compte sérieux. Mais parlons du présent. » Et, sans plus tarder, il raconta par le menu tout ce qu'il avait fait la veille et au cours de la matinée, son enquête à Garches, ses entrevues avec le ménage d'Autrey, avec le ménage Géraume, et avec la demoiselle Élise Masson. Pour celle-ci, il montra la fiche qu'il avait prise, en passant, au service de l'identité. « … Orpheline, fille de père alcoolique et de mère tuberculeuse. Renvoyée des Folies-Bergère à la suite de plusieurs vols commis dans les loges de ses camarades. Certains indices laisseraient supposer qu'elle sert d'indicatrice à une bande internationale. Tuberculeuse au deuxième degré. » Il y eut un silence. L'attitude de M. Gautier exprimait à quel point il était satisfait des résultats obtenus par Victor. « Votre avis, Mauléon ? – C'est du bon travail, répondit le commissaire, qui naturellement, fit ses réserves. Du bon travail, qui demande à être examiné de près. Si vous le voulez bien, je reprendrai moimême l'interrogatoire du baron. – Vous le reprendrez tout seul, marmonna Victor avec son sans-gêne habituel. Je vous attends dans mon auto. – Et l'on se retrouvera ici ce soir, conclut le directeur. Nous pourrons alors fournir des éléments sérieux à l'instruction que le Parquet vient d'ouvrir à Paris. » Au bout d'une heure, Mauléon ramenait le baron vers l'auto et disait à Victor. « Rien à faire avec ce coco-là. – Aussi, proposa Victor, nous allons chez la demoiselle Élise Masson ? » Le commissaire objecta : « Bah ! elle est surveillée. La perquisition aura lieu tantôt, et même avant notre arrivée. Il y a plus urgent, à mon sens. – Quoi ? – Que faisait, au moment du crime, Gustave Géraume, conseiller municipal de Garches et propriétaire des d'Autrey ? C'est une question que sa femme pose elle-même et que j'aimerais poser à son ami Félix Devalle, marchand de biens et agent de location à Saint-Cloud, dont je viens de me procurer l'adresse. » Victor haussa les épaules et s'installa au volant, près de Mauléon. D'Autrey et un inspecteur prirent place en arrière. À Saint-Cloud, les deux policiers trouvèrent dans son bureau Félix Devalle, grand gaillard brun, à la barbe soignée, et qui, aux premiers mots, pouffa de rire. « Ah ! ça mais, qu'est-ce qui se trame contre mon ami Géraume ? Dès ce matin, coup de téléphone de sa femme, et, depuis, deux visites de journalistes. – À propos de quoi ? – De l'heure à laquelle il est rentré avant-hier soir jeudi. – Et vous avez répondu ! – La vérité, parbleu ! Dix heures et demie sonnaient lorsqu'il m'a déposé devant ma porte. – C'est que, justement, sa femme prétend qu'il n'a dû rentrer qu'au milieu de la nuit. – Oui, je sais, elle crie cela sur les toits, comme une brave petite femme affolée de jalousie. “Qu'est-ce que tu as fait à partir de dix heures et demie du soir ? Où étais-tu ?” Alors, la justice s'en mêle, les reporters rappliquent chez moi, et, comme un crime a été commis à ces heures-là, voici mon pauvre Gustave devenu suspect ! » Il riait de bon cœur. Gustave, voleur et assassin ! Gustave, qui n'aurait pas écrasé une mouche ! « Votre ami était un peu gris ? – Oh ! à peine. La tête lui tourne si facilement ! Il voulait même m'entraîner à cinq cents mètres d'ici, à l'estaminet du Carrefour qui ne ferme qu'à minuit. Sacré Gustave ! » Les deux policiers s'y rendirent, à cet estaminet. Il leur fut répondu que l'avant-veille, en effet, M. Gustave Géraume, un habitué de la maison, était venu boire un kummel un peu après dix heures et demie. Et ainsi, la question se posait avec une force croissante : « Qu'est-ce que Gustave Géraume avait fait à partir de dix heures et demie jusqu'au milieu de la nuit ? » Ils ramenèrent le baron d'Autrey à sa porte, ainsi que l'inspecteur préposé à sa garde, et Mauléon voulut pousser jusqu'à la villa de Géraume. Les deux époux étaient absents. « Allons déjeuner, dit Mauléon. Il est tard. » Ils déjeunèrent aux Sports, échangeant à peine quelques phrases. Par son silence, par son air de mauvaise humeur, Victor laissait voir combien les préoccupations du commissaire lui semblaient puériles. « Enfin quoi ! s'écria Mauléon, vous n'estimez pas qu'il y a quelque chose de bizarre dans la conduite de cet individu ? – Quel individu ? – Gustave Géraume. – Gustave Géraume ? Ça passe en second pour moi. – Mais, sacrebleu, dites-moi votre programme ! – Filer tout droit chez Élise Masson. – Et le mien, proféra Mauléon, qui s'échauffait vite et s'entêtait, c'est de voir Mme d'Autrey. Allons-y. – Allons-y », acquiesça Victor, dont les haussements d'épaules s'accentuaient. L'inspecteur, mis en faction sur le trottoir, veillait devant la maison. Ils montèrent. Mauléon sonna. On leur ouvrit. Ils allaient entrer lorsqu'on les rappela d'en bas : un agent grimpait à toutes jambes. C'était l'un des deux cyclistes que Victor avait chargé de garder l'immeuble de la rue de Vaugirard, où habitait Élise Masson. « Eh bien, qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il. – Elle a été tuée… étranglée probablement… – Élise Masson ? – Oui. » Mauléon était un impulsif. Se rendant compte qu'il avait eu tort de ne pas commencer les opérations par la rue de Vaugirard, comme le voulait son compagnon, il bouillonna d'une colère subite, et, ne sachant à qui s'en prendre, il fit irruption dans la pièce où se trouvait le ménage d'Autrey, et cria, avec l'espoir sans doute de provoquer une réaction dont il tirerait parti : « On l'a tuée !… Voilà ce que c'est ! Pourquoi ne nous avoir pas avertis du danger qu'elle courait, la malheureuse ?… Si on l'a tuée, c'est que vous lui aviez confié les titres, d'Autrey… et que quelqu'un le savait. Qui ? Êtes-vous disposé à nous aider, maintenant ? » Victor voulut s'interposer. Mais Mauléon s'obstina : « Alors, quoi ? prendre des gants ? Ce n'est pas mon habitude. La maîtresse de d'Autrey a été assassinée. Je lui demande si, oui ou non, il peut nous mettre sur une piste ?… et tout de suite ! sans tarder ! » S'il y eut réaction, ce ne fut pas chez M. d'Autrey, qui, lui, demeura stupide, les yeux écarquillés, et comme s'il cherchait à saisir le sens des paroles prononcées. Mais Gabrielle d'Autrey s'était dressée, et, toute rigide, elle regardait son mari, attendant une protestation, une révolte, un sursaut. Elle dut s'appuyer, prête à tomber. Lorsque Mauléon se tut, elle balbutia : « Tu avais une maîtresse… Toi ! toi ! Maxime ! une maîtresse… Ainsi, chaque jour, quand tu allais à Paris… » Elle répéta, la voix basse, tandis que ses joues couperosées devenaient toutes grises : « Une maîtresse !… une maîtresse !… Comment est-ce possible !… tu avais une maîtresse !… » À la fin, il répondit, sur le même ton de gémissement : « Pardonne-moi, Gabrielle… Cela est arrivé, je ne sais pas comment… Et puis, voilà qu'elle est morte… » Elle fit le signe de la croix. « Elle est morte… – Tu as entendu… Tout ce qui se passe depuis deux jours est terrible… je n'y comprends rien… un cauchemar… Pourquoi me torturer ainsi ? Pourquoi ces gens-là veulent-ils m'arrêter ? » Elle tressaillit. « T'arrêter… Mais tu es fou… T'arrêter, toi ! » Elle eut une explosion de désespoir, qui la jeta par terre, et, à genoux, les mains jointes et tendues vers le commissaire, elle suppliait : « Non, non…, vous n'avez pas le droit… je vous jure, moi, qu'il est innocent. Quoi ? pour le meurtre du père Lescot ? Mais puisqu'il était près de moi… Ah ! sur mon salut éternel… il m'a embrassée… et puis… et puis… je me suis endormie dans ses bras… Oui, dans ses bras… Alors, comment voulez-vous ?… Non, n'est-ce pas ? ce serait monstrueux ? » Elle bégaya quelques mots encore, à la suite de quoi sa voix, s'épuisant, devint indistincte. Elle s'évanouit. Tout cela, son chagrin de femme trompée, son effroi, ses prières, son évanouissement, tout cela fort naturel et profondément sincère. Il n'était pas admissible qu'elle mentît. Maxime d'Autrey pleurait, sans songer à la soigner. Au bout d'un instant, à moitié réveillée, elle aussi pleura avec des sanglots. Mauléon prit le bras de Victor et l'entraîna. Dans le vestibule, la vieille bonne, Anna, écoutait à la porte. Il lui jeta : « Vous leur direz de ne pas bouger jusqu'à ce soir… jusqu'à demain… D'ailleurs, il y a quelqu'un de faction en bas, qui s'y opposerait. » Dans l'auto, il formula, d'un ton excédé : « Ment-elle ? Est-ce qu'on sait ! J'en ai vu des comédiennes ! Qu'en pensez-vous ? » Mais Victor garda le silence. Il conduisait très vite, si vite que Mauléon eût voulu le modérer. Il n'osa pas, craignant que Victor ne redoublât. Ils étaient furieux l'un contre l'autre. Les deux collaborateurs associés par le directeur de la Police judiciaire ne s'entendaient pas. La fureur de Mauléon persistait lorsqu'ils franchirent la foule attroupée au coin de la rue de Vaugirard, et qu'ils pénétrè- rent dans la maison. Victor, au contraire, était calme et maître de lui. Voici les renseignements qui lui furent communiqués, et les faits qu'il nota par lui-même. À une heure, les agents chargés de la perquisition ayant sonné en vain au palier du troisième étage, et sachant par les cyclistes qui veillaient dans la rue que la demoiselle Élise Masson n'avait pas quitté l'immeuble, s'enquirent du serrurier le plus voisin. La porte fut ouverte, et, dès l'entrée, ils virent Élise Masson qui gisait sur le lit-divan de sa chambre, renversée, livide, les bras raidis et les poignets pour ainsi dire tordus par l'effort de sa résistance. Pas de sang. Aucune arme. Aucune trace de lutte parmi les meubles et les objets. Mais la figure était boursouflée et couverte de taches noires. « Des taches significatives, déclarait le médecin légiste. Il y a eu strangulation, au moyen d'une corde ou d'une serviette… peut-être d'un foulard… » Tout de suite, Victor remarqua l'absence du foulard orange et vert que portait la victime. Il interrogea. Personne ne l'avait vu. Fait singulier, les tiroirs n'avaient pas été touchés, non plus que l'armoire à glace. Victor retrouva le sac de voyage et la valise, exactement dans l'état où il les avait laissés le matin. Cela signifiait-il que l'assassin n'avait pas cherché les Bons de la Défense, ou qu'il savait qu'ils n'étaient point dans l'appartement ? Questionnée, la concierge fit observer que la position défectueuse de sa loge ne lui permettait pas de discerner toujours les gens qui entraient ou sortaient, et que, vu le nombre des ap- partements, il en passait beaucoup. Bref, elle n'avait rien noté d'anormal et ne pouvait donner aucune indication. Mais Mauléon prit Victor à part. Un des locataires du cinquième étage avait croisé, un peu avant midi, entre le deuxième et le troisième, une femme qui descendait l'escalier très vite, et il avait eu l'impression qu'une des portes du troisième venait de se refermer. Cette femme était habillée simplement, comme une petite bourgeoise. Il n'avait pu voir sa figure, qu'elle paraissait dissimuler. Mauléon ajouta : « La mort remonte à peu près à la fin de la matinée, selon le médecin légiste, qui, cependant, ne peut préciser à deux ou trois heures près, étant donné le mauvais état de santé. D'autre part, il résulte d'un premier examen, que les objets forcément touchés par l'assassin ne présentent aucune empreinte digitale. C'est la précaution usuelle des gants. » Victor s'assit dans un coin, les yeux attentifs. Il considérait un des agents qui fouillait la pièce avec méthode, qui soulevait chaque bibelot, scrutait les murs, secouait les rideaux. Un vieil étui à cigarettes, hors d'usage, en paille tressée, fut ouvert et vidé. Il contenait une quinzaine de pâles et mauvaises photographies. Victor les examina à son tour. C'étaient des photos d'amateur, comme on en prend au cours d'une partie de plaisir, entre camarades. Camarades Élise Masson, figurantes, midinettes, commis de magasin… Mais, sous un chiffon de papier de soie qui garnissait le fond de l'étui, il en découvrit une, pliée en quatre, mieux réussie, quoique du même genre, et il fut à peu près sûr qu'elle représentait la mystérieuse créature du CinéBalthazar et de La Bicoque. Il mit l'étui dans sa poche et n'en parla pas. Chapitre IV Arrestations La réunion prévue par le directeur de la Police judiciaire, eut lieu dans le cabinet de M. Validoux, juge d'instruction désigné, qui arrivait de La Bicoque où il avait commencé son enquête et recueilli des témoignages. Réunion assez confuse. L'affaire des Bons de la Défense, qui, deux fois déjà, aboutissait à des crimes, frappait l'imagination du public. Les journaux faisaient rage. Et par là-dessus, voilà que le nom d'Arsène Lupin surgissait dans le tumulte et l'incohérence d'événements contradictoires, d'hypothèses invraisemblables, d'accusations sans fondement, et de racontars sensationnels. Tout cela, ramassé dans le court espace d'une semaine, où chaque jour apportait un coup de théâtre. « Il faut agir vite, et réussir dès maintenant, insista le préfet de police, qui vint lui-même écouter le rapport du commissaire Mauléon, et se retira sur un appel pressant à l'initiative de chacun. – Agir vite, grommela M. Validoux, qui était un placide, un indécis, et qui avait précisément pour théorie qu'on doit se laisser mener par les événements. Agir vite, c'est bientôt dit. Mais agir en quel sens ? et comment réussir ? Dès qu'on s'attaque aux faits, toute réalité se dissipe, toute certitude s'écroule, et les ar- guments s'opposent les uns aux autres, tous aussi logiques, et tous aussi fragiles. » D'abord, rien ne prouvait de manière irréfutable qu'il y eût corrélation entre le vol des Bons de la Défense et l'assassinat du père Lescot. Alphonse Audigrand et la dactylographe Ernestine ne niaient pas le rôle transitoire joué par eux. Mais la dame Chassain protestait, et, quoique ses relations intimes avec le père Lescot puissent être établies, la course de l'enveloppe jaune s'interrompait là. De sorte que, s'il y avait de fortes présomptions contre le baron d'Autrey, les motifs de son crime demeuraient sans explication certaine. Enfin, quel lien pouvait-on découvrir entre le meurtre du père Lescot et le meurtre d'Élise Masson ? « En résumé, formula le commissaire Mauléon, toutes ces affaires ne sont rattachées entre elles que par l'élan de l'inspecteur Victor, lequel est parti, dimanche dernier, du CinéBalthazar, pour aboutir aujourd'hui, sans se ralentir, près du cadavre d'Élise Masson. C'est donc, en dernière analyse, son interprétation qu'il nous impose. » L'inspecteur Victor ne manqua pas de hausser les épaules. Ces conciliabules l'excédaient. Son silence opiniâtre mit fin à la discussion. Le dimanche, il manda chez lui un de ces anciens agents de la Sûreté qui ne se décident pas à quitter la Préfecture, même après leur retraite, et que l'on continue d'employer en raison de leur fidélité et des services qu'ils ont rendus. Le vieux Larmonat était tout dévoué à Victor, en admiration devant lui, et toujours prêt à remplir les missions délicates que Victor lui confiait. « Informe-toi aussi minutieusement que possible, lui dit-il, de l'existence que menait Élise Masson, et tâche de découvrir si elle n'avait pas quelque ami plus intime, ou bien, en dehors de Maxime d'Autrey, quelque liaison plus agréable. » Le lundi, Victor se rendit à Garches où le Parquet qui avait enquêté, le matin, dans l'appartement d'Élise Masson, reconstitua, l'après-midi, sur ses indications, le crime de La Bicoque. Convoqué, le baron d'Autrey fit bonne contenance, et se défendit avec une vigueur qui impressionna. Cependant, il parut établi qu'on l'avait vu réellement, le lendemain du crime, en taxi, dans les environs de la gare du Nord. Les deux valises toutes prêtes trouvées chez lui, justifiaient, avec la casquette grise, les soupçons les plus graves. Les magistrats voulurent interroger en présence l'un de l'autre le mari et la femme, et l'on fit venir la baronne. Son entrée dans la petite salle de La Bicoque causa de la stupeur. Elle avait un œil tuméfié, une joue griffée jusqu'au sang, la mâchoire de travers, et elle se tenait courbée. Tout de suite, la vieille bonne, Anna, qui la soutenait, lui coupa la parole, et, montrant le poing au baron, s'écria : « C'est lui, monsieur le juge, qui l'a mise dans cet état ce matin. Il l'aurait assommée, si je ne les avais séparés. Un fou, monsieur le juge, un fou furieux… Il frappait comme un sourd, à tour de bras, et sans souffler mot. » Maxime d'Autrey refusa de s'expliquer. D'une voix épuisée, la baronne avoua, par bribes, qu'elle n'y comprenait rien. Son mari s'était jeté sur elle, subitement, alors qu'ils parlaient en bonne amitié. « Il est si malheureux ! ajouta-t-elle. Tout ce qui arrive là lui fait perdre la tête… Jamais il ne m'a frappée… Il ne faut pas le juger là-dessus. » Elle lui tenait la main et le regardait affectueusement, tandis que lui, les yeux rouges, l'air lointain, vieilli de dix ans, pleurait. Victor posa une question à la baronne. « Vous affirmez toujours que votre mari est rentré à onze heures, jeudi soir ? – Oui. – Et qu'après s'être couché, il vous a embrassée ? – Oui. – Bien. Mais êtes-vous certaine qu'il ne s'est pas relevé une demi-heure ou une heure plus tard ? – Certaine. – Sur quoi fondez-vous votre certitude ? – S'il n'avait plus été là, je l'aurais bien senti, puisque j'étais dans ses bras. En outre… » ra : « Une heure plus tard, encore tout assoupie, je lui ai dit : “Tu sais, aujourd'hui, c'est mon anniversaire.” – Alors ? – Alors il m'a embrassée de nouveau. » Elle rougit, comme il lui advenait souvent, et elle murmu- Sa réserve, sa pudeur, avaient quelque chose d'attendrissant. Mais, toujours, revenait cette question : ne jouait-elle pas la comédie ? Si profonde que fût l'impression de sincérité qu'elle donnait, ne pouvait-on supposer que, pour sauver son mari, elle trouvât les accents justes qu'impose la conviction ? Les magistrats demeuraient irrésolus. L'arrivée subite du commissaire Mauléon, qui était resté à la Préfecture, retourna la situation. Les ayant attirés dans le petit jardin de La Bicoque, il leur dit avec véhémence : « Du nouveau… deux faits importants… trois même… D'abord, l'échelle de fer employée par la complice que l'inspecteur Victor aperçut à la fenêtre du premier étage. Cette échelle, on l'a retrouvée, ce matin, dans le parc abandonné d'une propriété sise le long de la côte qui descend du Haras de La Celle jusqu'à Bougival. La fugitive, ou les fugitifs, l'auront jetée pardessus le mur. Aussitôt, j'ai envoyé chez le fabricant. L'échelle a été vendue à une femme qui semblerait être la femme que l'on a rencontrée près du logement d'Élise Masson, au moment du crime de la rue de Vaugirard. Et d'un ! » Mauléon reprit haleine et continua : « Deuxièmement. Un chauffeur s'est présenté au quai des Orfèvres pour une déclaration que j'ai reçue. Vendredi aprèsmidi, lendemain du meurtre Lescot, il stationnait au Luxembourg, lorsqu'un monsieur qui portait une valise de toile et une dame avec un sac de voyage à la main sont montés dans un taxi : “Gare du Nord. – Au départ ? – Oui”, dit le monsieur. Ils devaient être en avance sur leur train, car ils sont bien restés une heure dans la voiture, aux environs de la gare. Puis ils ont été s'asseoir à une terrasse de café, et le chauffeur les a vus acheter un journal du soir à un camelot qui passait. À la fin, le monsieur a ramené la dame, qui s'est fait reconduire toute seule au Luxembourg et qui est repartie à pied, avec ses deux bagages, du côté de la rue de Vaugirard. – Le signalement ? – Celui du baron et de sa maîtresse. L'heure ? – Cinq heures et demie. Donc, ayant changé d'avis, je ne sais pourquoi, renonçant à fuir à l'étranger, M. d'Autrey renvoie sa maîtresse chez elle, prend de son côté un taxi – que nous retrouverons – et arrive pour le train de six heures qui le met à Garches, où il se présente en honnête homme, décidé à faire front aux événements. – En troisième lieu ? questionna le juge d'instruction. – Une dénonciation anonyme, par téléphone, visant le conseiller municipal Gustave Géraume. On sait quel intérêt j'ai tout de suite attaché à cette piste que l'inspecteur Victor négligeait. L'individu qui m'a téléphoné déclare que, si l'on poursuivait l'enquête vigoureusement, on saurait ce qu'a fait le conseiller municipal Gustave Géraume après s'être arrêté à l'estaminet du Carrefour, et, en particulier, il y aurait intérêt à fouiller dans le secrétaire de son cabinet. » Mauléon avait terminé. On l'envoya, ainsi que l'inspecteur Victor, à la villa du conseiller municipal. L'inspecteur Victor s'y rendit en rechignant. Ils trouvèrent Gustave Géraume avec sa femme, dans son cabinet, et, lorsqu'il eut reconnu Victor et que Mauléon se fut nommé, Gustave Géraume croisa les bras, et s'écria, avec une indignation où il y avait autant de jovialité que de colère : « Ah ! non, alors ! Ce n'est pas fini, cette plaisanterie ? Depuis trois jours que ça dure, vous croyez que c'est une vie ? Mon nom dans les journaux ! Des gens qui ne me saluent pas !… Hein ! Henriette, voilà ce que c'est que de clabauder comme tu l'as fait, et de raconter ce qui se passe dans notre ménage ! Tout le monde se retourne contre nous aujourd'hui. » Henriette, que Victor avait vue si fougueuse, baissa la tête et chuchota : « Tu as raison, je te l'ai dit. L'idée que Devalle t'avait entraîné avec des femmes m'a fait perdre la tête. C'est idiot ! D'autant plus que je me suis trompée et que tu es rentré bien avant minuit. » Le commissaire Mauléon désigna un meuble d'acajou. « Vous avez sur vous la clef de ce secrétaire, monsieur ? – Certes. – Ouvrez-le, je vous prie. – Pourquoi pas ? » Il sortit de sa poche un trousseau de clefs et rabattit le devant du secrétaire, ce qui découvrit une demi-douzaine de petits tiroirs. Mauléon les visita. Dans l'un d'eux, il y avait un sachet de toile noire, noué par une ficelle. À l'intérieur de ce sachet, des paillettes d'une substance blanche… Mauléon prononça : la ? « De la strychnine. Où avez-vous pu vous procurer tout ce- – Facilement, répondit Gustave Géraume. J'ai une chasse en Sologne, et pour détruire la vermine… – Vous savez que le chien de M. Lescot a été empoisonné avec de la strychnine ? » Gustave Géraume rit franchement. « Et après ? Je suis seul à en posséder ? J'ai un privilège ? » Henriette ne riait pas, elle. Son joyeux visage prenait une expression d'effroi. « Ouvrez-moi votre bureau », ordonna Mauléon. Géraume, qui semblait s'inquiéter à la longue, hésita, puis obéit. Mauléon feuilleta des papiers, jeta un coup d'œil sur des dossiers et sur des registres. Apercevant un browning, il l'examina, puis mesura le diamètre du canon avec un doubledécimètre. « C'est un browning à sept coups, dit-il, qui semble bien être un sept millimètres soixante-cinq. – Un sept millimètres soixante-cinq, oui, déclara Géraume. – C'est donc un browning de même calibre que celui avec lequel on a tiré deux balles, l'une qui a tué net le père Lescot, l'autre qui a blessé l'inspecteur Hédouin. – Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? s'exclama Géraume. Je ne me suis pas servi du mien depuis que je l'ai acheté… il y a cinq ou six ans. » Mauléon retira le chargeur. Il manquait deux balles. Le commissaire insista. « Deux balles manquent. » Et, après un nouvel examen, il reprit : « Et, quoi que vous en disiez, monsieur, il me semble bien que l'intérieur du canon garde des traces de poudre récemment brûlée. Les experts apprécieront. » Gustave Géraume resta longtemps confondu. Ayant réfléchi, il haussa les épaules. « Tout cela n'a ni queue ni tête, monsieur. Vous auriez contre moi vingt preuves de ce genre que cela ne changerait rien à la vérité. Au contraire, si j'étais coupable, il n'y aurait pas dans ce secrétaire de la strychnine, et dans ce bureau un revolver auquel il manquerait deux balles. – Comment expliquez-vous ?… – Je n'explique rien. Le crime a été commis, paraît-il, à une heure du matin. Or, mon jardinier Alfred, dont le logement est à trente pas de mon garage, m'affirmait encore, il y a un instant, que je suis rentré vers onze heures. » Il se leva, et, par la fenêtre, appela : « Alfred ! » Le jardinier Alfred était un timide, qui, avant de répondre, tourna vingt fois sa casquette entre ses doigts. Mauléon s'irrita : « Enfin quoi, quand votre maître remise son auto, l'entendez-vous, oui ou non ? – Dame ! ça dépend… il y a des jours… – Mais ce jour-là ? – Je ne suis pas bien sûr… je crois… – Comment ! s'écria Gustave Géraume, vous n'êtes pas sûr ?… » Mauléon intervint, et, s'approchant du jardinier, formula, d'un ton sévère : « Il ne s'agit pas de biaiser… Un faux témoignage peut avoir pour vous les pires conséquences. Dites l'exacte vérité… simplement… À quelle heure avez-vous entendu ce soir-là le bruit de l'auto ? » Alfred palpa de nouveau sa casquette, avala sa salive, renifla, et, à la fin, chevrota : « Aux environs d'une heure et quart… une heure et demie peut-être… » C'est à peine s'il eut le temps d'achever sa phrase. Le placide et jovial Géraume le poussa vers la porte et le mit dehors d'un coup de pied au derrière. « Décampez ! Que je ne vous revoie plus… On vous règlera ce soir… » dit : Puis, brusquement soulagé, il revint vers Mauléon et lui « Ça va mieux… Faites ce que vous voudrez… Mais je vous avertis… On ne tirera pas de moi un mot… un seul mot… Débrouillez-vous comme vous pourrez !… » Sa femme se jeta dans ses bras en sanglotant. Il suivit Mauléon et Victor jusqu'à La Bicoque. Le soir même, le baron d'Autrey et Gustave Géraume, amenés dans les locaux de la Police judiciaire, étaient mis à la disposition du juge d'instruction. Ce soir-là, M. Gautier, le directeur de la Police judiciaire, rencontrant Victor, lui dit : « Eh bien, Victor, nous avançons, hein ? – Un peu trop vite, chef. – Expliquez-vous. – Bah ! à quoi bon ? Il fallait donner une satisfaction à l'opinion publique. C'est fait. Vive Mauléon ! À bas Victor ! » Il retint son supérieur. « Dès que l'on connaîtra le chauffeur qui a conduit le baron de la gare du Nord à la gare Saint-Lazare, le lendemain du crime, promettez-moi de m'en avertir, chef. – Qu'espérez-vous ? – Retrouver les Bons de la Défense… – Bigre ! Et en attendant ?… – En attendant, je m'occupe d'Arsène Lupin. Toute cette affaire entortillée et biscornue, faite de pièces et de morceaux, ne prendra sa véritable signification que quand le rôle d'Arsène Lupin sera nettement établi. Jusque-là, bouteille à l'encre, galimatias et cafouillis. » L'opinion publique, en effet, fut satisfaite. Les événements ne jetaient aucune clarté ni sur le crime de La Bicoque, ni sur le crime de la rue de Vaugirard, ni sur le vol des Bons. Mais, le lendemain, après un interrogatoire inutile d'ailleurs puisque aucune question n'obtint de réponse, d'Autrey et Géraume couchaient à la Santé. Pour les journaux, comme pour le public, l'un et l'autre étaient complices dans une vaste entreprise montée sans aucun doute par Arsène Lupin. Entre eux et Arsène Lupin, une femme, sa maîtresse évidemment, avait servi d'intermédiaire. L'instruction déterminerait le rôle de chacun. « Après tout, se disait Victor, tout cela n'est pas si mal raisonné. L'essentiel, c'est d'atteindre ce Lupin, et comment l'atteindre sinon par sa maîtresse, et en s'assurant que la dame du Ciné-Balthazar, la femme de La Bicoque, l'acheteuse de l'échelle, et l'ouvrière rencontrée à l'étage d'Élise Masson ne font qu'une seule et unique femme ? » Il montra la photo qu'il possédait au commis de magasin qui avait vendu l'échelle, puis au locataire qui avait avisé l'ouvrière. Réponse analogue : si ce n'est pas elle, elle lui ressemble diablement ! Enfin, un matin, il reçut un pneumatique de son fidèle ami Larmonat. « Sur la piste. Je vais près de Chartres à l'enterrement d'Élise Masson. À ce soir. » Le soir, Larmonat lui amenait une amie d'Élise, la seule qui eût effectué le déplacement et suivi l'humble convoi de l'orpheline. Armande Dutrec, une belle fille brune, franche de manières, s'était liée au music-hall avec Élise et la voyait souvent. Sa camarade lui avait toujours paru une nature mystérieuse « ayant des relations louches », disait-elle. Victor la pria d'examiner toutes les photos. En face de la dernière, la réaction fut immédiate. « Ah ! celle-là, je l'ai vue… une grande, très pâle, avec des yeux qu'on n'oublie pas. J'avais rendez-vous avec Élise, près de l'Opéra. Élise est descendue d'une auto qu'une dame conduisait… cette dame-ci, j'en réponds. – Élise ne vous en a pas parlé ? – Non. Mais, une fois, j'ai surpris sur une lettre qu'elle mettait à la poste cette adresse : Princesse… et puis un nom russe que j'ai mal lu… et un nom d'hôtel, place de la Concorde. Je suis persuadée qu'il s'agissait d'elle. – Il y a longtemps ? – Trois semaines. Je n'ai plus revu Élise depuis. Sa liaison avec le baron d'Autrey l'occupait beaucoup. Et puis elle se sentait malade, et ne pensait qu'à se soigner dans les montagnes. » Le soir même, Victor apprenait qu'une princesse Alexandra Basileïef avait séjourné dans un grand hôtel de la Concorde et qu'on lui renvoyait sa correspondance au Cambridge des Champs-Élysées. La princesse Basileïef ? Un jour suffit à Victor et à Larmonat pour savoir qu'il y avait à Paris l'unique descendante d'une grande et vieille famille russe portant ce nom, que son père, sa mère et ses frères avaient été massacrés par ordre de la Tchéka, et que, elle, Alexandra Basileïef, laissée pour morte, avait pu se sauver et franchir la frontière. Sa famille ayant toujours eu des propriétés en Europe, elle était riche et vivait à sa guise, originale, plutôt sauvage, en relations cependant avec quelques dames de la colonie russe, qui l'appelaient toujours la princesse Alexandra. Elle avait trente ans. Larmonat s'enquit à l'hôtel Cambridge. La princesse Basileïef sortait fort peu, prenait souvent le thé dans le hall de danse, et dînait également au restaurant de l'hôtel. Elle ne parlait jamais à personne. Un après-midi, Victor alla discrètement s'installer parmi la foule élégante qui tourbillonnait ou papotait aux sons de l'orchestre. Une grande femme pâle, très blonde, passa et prit place à quelque distance. C'était elle. Oui, c'était elle, la dame du Ciné-Balthazar ! elle, la vision entraperçue à la fenêtre de La Bicoque ! C'était elle, et néanmoins… Au premier abord, aucun doute possible. Deux femmes ne donnent pas cette même impression de beauté spéciale, n'ont pas ce même regard clair, et cette même pâleur, et cette même allure. Mais des cheveux blonds, couleur de paille, légers et bouclés, enlevaient à la physionomie tout le côté pathétique qui s'associait, dans le souvenir de Victor, à des cheveux couleur fauve. Dès lors, il fut moins sûr. Deux fois, il revint sans retrouver l'absolue certitude que lui avait imposée le premier choc. Mais, d'autre part, cette expression pathétique enregistrée la nuit, à Garches, ne provenait-elle pas des circonstances, du crime commis, du danger couru, de l'épouvante ? Il fit venir l'amie d'Élise Masson. « Oui, dit-elle aussitôt, c'est la dame que j'ai vue avec Élise, dans son automobile… oui, je crois bien que c'est elle… » Deux jours plus tard, un voyageur arrivait au Cambridge. Il inscrivait sur la feuille d'identité qu'on lui présenta : Marcos Avisto – soixante-deux ans – venant du Pérou. Nul n'aurait pu reconnaître, dans ce monsieur respectable, extrêmement distingué, vêtu avec une sobre recherche, le policier Victor, de la Brigade mondaine, si raide en son veston d'adjudant retraité, et à l'air si peu engageant. Dix ans de plus. Des cheveux tout blancs. L'air aimable de quelqu'un pour qui la vie n'a que faveurs et privilèges. On lui donna une chambre au troisième étage. L'appartement de la princesse se trouvait à cet étage, une dizaine de portes plus loin. « Tout va bien, se dit Victor. Mais il n'y a plus de temps à perdre. Il faut attaquer, et vite ! » Chapitre V La princesse Basileïef Dans l'immense caravansérail aux cinq cents chambres, où la foule affluait l'après-midi et le soir, un homme comme Marcos Avisto, sur qui rien n'attirait particulièrement l'attention, avait beau jeu pour n'être pas remarqué par une femme aussi distraite et qui semblait aussi absorbée en elle-même que la princesse Alexandra Basileïef. Cela lui permit d'exercer une surveillance presque ininterrompue. Durant ces quatre premiers jours, elle ne quitta certainement pas l'hôtel. Ni visite, ni correspondance. Si elle communiquait avec l'extérieur, elle ne le pouvait que par le téléphone de sa chambre, ainsi que faisait Victor avec son camarade Larmonat. L'heure qu'il attendait le plus impatiemment était celle du dîner. Bien qu'évitant de croiser jamais son regard, il ne la quittait pas des yeux, et c'était un spectacle qui le captivait. On eût dit que, sous son apparence d'homme du monde, il se permettait des émotions et des admirations interdites à l'inspecteur de la Brigade mondaine. Il se révoltait à l'idée qu'une pareille créature pût être la proie d'un aventurier, et grognait en lui-même : « Non… ce n'est pas possible… une femme de sa race et de sa qualité n'est pas la maîtresse d'un misérable comme ce Lupin. » Et devait-on même admettre que ce fût elle la voleuse de La Bicoque et la meurtrière de la rue de Vaugirard ? Est-ce qu'on tue pour voler quelques centaines de mille francs quand on est riche, et qu'on a ces mains de patricienne, effilées et blanches, où étincelaient des diamants ? Le quatrième soir, comme elle remontait après avoir fumé quelques cigarettes dans un coin du hall, il s'arrangea pour être assis dans l'ascenseur qu'elle allait prendre. Il se leva aussitôt, s'inclina, mais ne la regarda pas. Il en fut de même le cinquième soir, comme par hasard. Et cela se produisait de façon si naturelle, que, si vingt rencontres se fussent produites, il en eût été selon le même mode d'indifférence polie et de distraction réciproque. Elle restait toujours debout près du garçon d'ascenseur, face à la sortie ; Victor derrière elle. Le sixième soir, le hasard ne se renouvela pas. Mais, le septième, Victor se présenta au moment où l'on fermait la grille. Il prit sa place habituelle au fond de la cabine. Au troisième étage, la princesse Basileïef sortit et se dirigea vers son appartement, à droite. Victor, qui habitait du même côté, mais plus loin, suivit. Elle n'avait pas fait dix pas dans le couloir désert, qu'elle porta brusquement la main sur sa nuque et s'arrêta net. Victor arrivait. Elle lui saisit le bras, vivement, et scanda, d'une voix agitée : « Monsieur… on m'a pris une agrafe d'émeraude… que j'avais là, dans les cheveux… Ça s'est passé dans l'ascenseur… j'en suis sûre… » Il eut un haut-le-corps. Le ton était agressif. « Désolé, madame… » Durant trois secondes, leurs yeux s'accrochèrent. Elle se domina. « Je vais chercher, dit-elle, en revenant sur ses pas… Sans doute, l'agrafe sera tombée. » À son tour il lui saisit le bras. « Pardon, madame… avant de chercher il serait préférable d'éclaircir un point. Vous avez senti qu'on touchait à vos cheveux ? – Oui, je n'y ai pas fait attention sur le moment. Mais après… – Par conséquent, ce ne peut être que moi… ou bien le garçon d'ascenseur… – Oh ! non, ce garçon est incapable… – Alors ce serait moi ? » Il y eut un silence. Leurs yeux s'étaient repris et ils s'observaient. Elle murmura : « Je me suis certainement trompée, monsieur. Cette agrafe ne devait pas être dans mes cheveux. Je vais la retrouver sur ma toilette. » Il la retint. « Quand nous serons séparés, madame, il sera trop tard, et vous garderez sur moi un doute que je ne puis tolérer. J'insiste vivement pour que nous descendions ensemble au bureau de l'hôtel et pour que vous portiez plainte… fût-ce contre moi. » Elle réfléchit, puis déclara nettement : « Non, monsieur, c'est inutile. Vous habitez l'hôtel ? – Chambre 345. M. Marcos Avisto. » Elle s'éloigna en répétant ce nom. Victor rentra chez lui. Son ami Larmonat l'y attendait. « Eh bien ? – Eh bien, c'est fait, dit Victor. Mais elle s'en est aperçue presque aussitôt, de sorte que le choc a eu lieu entre nous immédiatement. – Alors ? – Elle a flanché. – Flanché ? – Oui. Elle n'a pas osé aller jusqu'au bout de son soupçon. » Il sortit l'agrafe de sa poche et la déposa dans un tiroir. « C'est exactement ce que je voulais. – Ce que tu voulais ?… – Eh parbleu ! s'écria Victor. Tu n'as donc pas compris mon plan ! – Ma foi… – Il est pourtant bien simple ! Attirer l'attention de la princesse, exciter sa curiosité, entrer dans son intimité, lui inspirer une confiance absolue, et, par elle, m'introduire auprès de Lupin. – Ce sera long. – C'est pour ça que je procède par coups brusques. Mais, fichtre, il y faut de la prudence aussi, et du doigté ! Seulement, quelle manœuvre passionnante ! L'idée d'investir Lupin, de me glisser jusqu'à lui, de devenir son complice, son bras droit, et, le jour où il mettra la main sur les dix millions qu'il cherche, d'être là, moi, Victor, de la Brigade mondaine… Cette idée-là me révolutionne ! Sans compter… Sans compter qu'elle est rudement belle, la sacrée princesse ! – Comment, Victor, ça compte pour toi, ces balivernes ? – Non, c'est fini. Mais j'ai des yeux pour voir. – Je la lui rendrai, dit-il, dès que la réaction que je prévois sera produite. Ce ne sera pas long. » La sonnerie du téléphone retentit. Il saisit le récepteur. « Allô…, oui, c'est moi, madame. L'agrafe ?… Retrouvée… Ah ! bien, je suis vraiment heureux… Tous mes respects, madame. » Il raccrocha et se mit à rire. « Elle a retrouvé sur sa toilette le bijou qui est dans ce tiroir, Larmonat. Ce qui signifie que, décidément, elle n'ose pas porter plainte et risquer un scandale. – Cependant, elle sait que le bijou est perdu ? – Certes. – Et elle suppose qu'il lui a été dérobé ? – Oui. – Par toi ? – Oui. – Donc elle te croit un voleur ? Tu joues un jeu dangereux, Victor… – Au contraire ! Plus elle me paraît belle, et plus ça m'enrage contre cette fripouille de Lupin. Le misérable, il en a de la chance ! » Durant deux jours, Victor ne revit pas Alexandra Basileïef. Il s'informa. Elle ne quittait pas son appartement. Le soir suivant, elle vint dîner au restaurant. Victor occupait une table plus proche de la table occupée par elle jusquelà. Il ne la regarda point. Mais elle ne pouvait pas ne pas le voir, de profil, fort calme et soucieux seulement du bourgogne qu'il dégustait. Ils fumèrent dans le hall, toujours étrangers l'un à l'autre. Victor lorgnait tous les hommes qui passaient, et tâchait de discerner si, parmi eux, il n'y en avait pas un dont l'élégance, la silhouette, la désinvolture, l'autorité, pussent trahir la personnalité d'un Arsène Lupin. Mais aucun n'avait l'allure de celui qu'il cherchait avec irritation, et, en tout cas, Alexandra semblait indifférente à tous ces hommes. Le lendemain, même programme et même manège. Mais, le surlendemain, comme elle descendait pour dîner, ils se trouvèrent ensemble dans l'ascenseur. Pas un geste de part et d'autre. Chacun d'eux aurait pu croire que l'autre ne l'avait pas vu. « N'empêche, princesse, se disait Victor, que pour vous je suis un voleur ! N'empêche que vous acceptez de passer à mes yeux pour une femme qui se sait volée, qui avoue l'avoir été par moi, et qui juge tout naturel de n'en pas souffler mot. Insouciance de grande dame ? N'importe ! La première étape est franchie. Quelle sera la seconde ? » Deux jours encore s'écoulèrent. Puis, un fait eut lieu auquel Victor n'avait évidemment participé d'aucune manière, mais qui joua en faveur de ses desseins. Un matin, au premier étage de l'hôtel, une cassette contenant de l'or et des bijoux fut dérobée à une Américaine de passage. La deuxième édition de La Feuille du soir raconta l'aventure, dont les circonstances révélaient, chez celui qui avait opéré, une adresse prodigieuse et un sang-froid extraordinaire. La deuxième édition de ce journal, la princesse la trouvait chaque soir sur sa table et la parcourait distraitement. Elle jeta un coup d'œil sur la première page, et, tout de suite, d'instinct, tourna son regard du côté de Victor, comme si elle se disait : « Le voleur, c'est lui. » Victor, qui surveillait, salua légèrement, mais n'attendit pas de voir si elle répliquait à cette inclinaison discrète. Elle reprit sa lecture, plus en détail… « Me voilà classé, pensait-il, et classé cambrioleur de grande envergure, écumeur de palaces. Si c'est la femme que je cherche, et je n'en doute guère, je dois lui inspirer de la considération. Quelle audace est la mienne ! Quelle sérénité ! Leur coup fait, les autres fuient et se cachent. Moi, je ne bouge pas. » Le rapprochement était inévitable. Victor le facilita en devançant la jeune femme et en s'installant dans le hall, sur un divan isolé, contre le fauteuil où elle avait coutume de s'asseoir. van. Une pause suivit, le temps qu'il lui fallait pour allumer une cigarette et en tirer quelques bouffées. Puis elle porta la main à sa nuque, comme l'autre soir, dégagea de ses cheveux une agrafe, et en la montrant : « Vous voyez, monsieur, je l'ai retrouvée. Elle vint, demeura une seconde indécise, et s'assit sur le di- – Comme c'est curieux ! dit Victor en tirant de sa poche celle qu'il avait prise, je viens de la retrouver aussi… » Elle fut interloquée. Elle ne prévoyait pas cette riposte, qui était un aveu, et elle devait ressentir l'humiliation de quelqu'un qui a l'habitude de dominer et se heurte à un adversaire qui relève le défi… « Somme toute, madame, dit-il, vous aviez la paire. Comme il eût été dommage que les deux agrafes ne fussent pas restées en votre possession ! – Dommage, en effet », dit-elle, en écrasant le feu de sa cigarette contre un cendrier et en coupant court à l'entretien. Mais le lendemain elle rejoignit Victor à la même place. Elle avait les bras nus, les épaules nues, et un air moins réservé. Elle lui dit, à brûle-pourpoint et avec un accent très pur, à peine relevé de quelques intonations étrangères : « Je dois représenter à vos yeux quelque chose d'assez bizarre, n'est-ce pas, et de fort compliqué ? – Ni bizarre, ni compliqué, madame, répliqua-t-il en souriant. Vous êtes Russe, m'a-t-on dit, et princesse. Une princesse russe, à notre époque, est un être social dont l'équilibre n'est pas très stable. – La vie a été si dure pour moi, pour ma famille ! D'autant plus dure que nous étions très heureux. J'aimais tout le monde et j'étais aimée de tout le monde… Une petite fille confiante, insouciante, aimable, spontanée, s'amusant de tout et n'ayant peur de rien, toujours prête à rire et à chanter… Et puis, plus tard, dans tout ce bonheur, comme j'étais une fiancée de quinze ans, le malheur est venu, d'un coup, ainsi qu'une rafale. On a égorgé mon père et ma mère, sous mes yeux ; on a torturé mes frères et mon fiancé… tandis que moi… » Elle passa sa main sur son front : « Ne parlons pas de cela… Je ne veux pas me rappeler… Je ne me rappelle pas… Mais je n'ai jamais pu me remettre. En apparence, oui, mais au fond de moi j'ignore le calme. Est-ce que je pourrais le supporter d'ailleurs ? Non, j'ai pris le goût de l'agitation et de l'angoisse… – C'est-à-dire, fit-il, qu'en souvenir d'un passé qui vous épouvante, vous avez besoin de sensations fortes. Alors, si le hasard met sur votre route un monsieur… pas très catholique… un monsieur un peu en dehors des règles, il éveille votre curiosité. C'est tout naturel. – C'est tout naturel ? – Oh ! mon Dieu, oui ! Vous avez couru tant de dangers, et assisté à tant de drames, que cela vous émeut encore de sentir autour de vous une atmosphère de drame… et de causer avec quelqu'un qui, d'un instant à l'autre, peut être menacé… Alors vous épiez sur son visage les symptômes de l'inquiétude ou de la peur, et vous vous étonnez qu'il soit comme un autre, qu'il fume sa cigarette avec plaisir, et qu'il n'y ait pas de trouble dans sa voix. » Elle l'écoutait avidement et le regardait, penchée sur lui. Il plaisanta : « Surtout, madame, n'ayez pas trop d'indulgence pour ces sortes d'individus, et ne voyez pas en eux des exemplaires supérieurs d'humanité. Tout au plus ont-ils un peu plus d'audace que les autres, des nerfs à la fois plus tendus et plus obéissants… Question d'habitude et de contrôle. Ainsi, en ce moment… – En ce moment ?… – Non, rien… – Qu'y a-t-il ?… » Très bas, il dit : « Éloignez-vous de moi, c'est préférable. dre. – Pourquoi ? murmura-t-elle, en se conformant à son or- – Vous voyez ce gros homme si ridicule, en smoking, qui se promène là-bas… à gauche ? – Qui est-ce ? – Un policier. – Hein ! fit-elle en tressaillant. – Le commissaire Mauléon. Il est chargé de l'enquête sur le vol de la cassette, et il inspecte les gens. » Elle s'était accoudée sur la table, et, sans avoir l'air de se cacher, abritait son front sous sa main déployée, et en même temps elle observait Victor pour voir l'effet du danger sur lui. « Allez-vous-en, chuchota-t-elle. – Pourquoi m'en aller ? Si vous saviez comme ces bonshommes-là sont bornés ! Mauléon ? un idiot… Il n'y en a qu'un qui me donnerait la chair de poule si je l'avisais par là. – Lequel ? – Un subalterne… un nommé Victor, de la Brigade mondaine. – Victor… de la Brigade mondaine… J'ai lu son nom. – C'est lui qui s'occupe avec Mauléon des Bons de la Défense, du drame de La Bicoque… et de cette malheureuse Élise Masson qu'on a assassinée… » Elle ne sourcilla pas et demanda : « Comment est-il, ce Victor ? – Plus petit que moi… sanglé dans son veston comme un écuyer de cirque… un œil qui vous déshabille des pieds à la tête… Celui-là est à craindre. Tandis que Mauléon… Tenez, il observe de notre côté. » Mauléon, en effet, promenait ses yeux sur chaque personne. Il les arrêta sur la princesse, puis sur Victor, puis chercha plus loin. C'était la fin de son inspection. Il s'éloigna. La princesse soupira. Elle semblait à bout de forces. « Et voilà ! dit Victor… Il s'imagine avoir rempli sa tâche et que nul n'a pu échapper à son coup d'œil d'aigle. Ah ! voyezvous, madame, s'il m'advient jamais de voler dans un palace, je n'en bougerai pas. Comment voudriez-vous qu'on vînt me relancer à l'endroit même où j'aurais travaillé ? – Cependant, Mauléon ?… – Ce n'est peut-être pas le voleur de la cassette qu'il cherche aujourd'hui. – Qui, alors ? – Les gens de La Bicoque et de la rue de Vaugirard. Il ne songe qu'à cela. Toute la police ne songe qu'à cela. C'est une obsession chez eux. » Elle avala un verre de liqueur et fuma une cigarette. Son pâle et magnifique visage reprenait son assurance. Mais comme Victor devinait, au fond d'elle, le tourbillon de ses pensées, et tout cet effroi qu'elle subissait comme une volupté maladive ! Quand elle se leva, il eut, pour la première fois, l'impression qu'elle avait échangé un regard furtif avec d'autres personnes. Deux messieurs étaient assis plus loin. L'un, rouge de figure, assez vulgaire, devait être un Anglais, et Victor l'avait déjà remarqué dans le hall. L'autre, il ne l'avait jamais vu. Il offrait précisément, celui-là, cet aspect d'élégance et de désinvolture que Victor attribuait à Lupin. Il riait avec son compagnon. Il était gai, de visage sympathique, avec une expression un peu dure parfois. De nouveau, la princesse Alexandra l'observa, puis elle tourna la tête et s'éloigna. Cinq minutes plus tard, les deux compagnons se levèrent à leur tour. Dans le vestibule d'entrée, le plus jeune alluma un cigare, se fit apporter son chapeau et son pardessus, et sortit de l'hôtel. L'Anglais se dirigea vers l'ascenseur. Lorsque l'ascenseur fut redescendu, Victor y prit place et dit au garçon : « Comment donc s'appelle le monsieur qui vient de monter ? Un Anglais, n'est-ce pas ? – Le monsieur du 337 ? – Oui. – M. Beamish. – Il y a déjà quelque temps qu'il est là, n'est-ce pas ? – Oui… quinze jours peut-être… » Ainsi donc, ce monsieur habitait l'hôtel depuis le même temps que la princesse Basileïef, et au même étage. Avait-il, à l'instant même, au lieu de tourner à gauche pour aller au numéro 337, tourné à droite pour rejoindre Alexandra ? Victor longea d'un pas furtif la chambre de celle-ci. Arrivé chez lui, il laissa la porte entrouverte et prêta l'oreille. L'attente se prolongeant, il se coucha, de fort mauvaise humeur. Il ne doutait pas que le compagnon de l'Anglais Beamish ne fût Arsène Lupin, c'est-à-dire l'amant de la princesse Alexandra. C'était là, certainement, un grand pas en avant dans la difficile enquête qu'il poursuivait. Mais, en même temps, Victor devait avouer que cet homme était jeune et de belle allure. Et cela l'irritait. Victor fit venir Larmonat, l'après-midi suivant. « Tu te tiens en rapport avec Mauléon ? – Oui. – Il ne sait pas où je suis ? – Non. – C'est pour l'affaire de la cassette qu'il est venu hier soir ? – Oui, c'est un bagagiste de l'hôtel qui a fait le coup. On est persuadé qu'il avait un complice, lequel a filé. Mauléon m'a eu l'air très occupé par une expédition, tout à fait en dehors de cette histoire de cassette. Il s'agirait de cerner cet après-midi un bar où se réunit la bande d'Arsène Lupin, et où se combine la fameuse affaire des dix millions dont il est question dans les fragments de sa lettre. – Oh ! oh ! et l'adresse de ce bar ? – On l'a promise à Mauléon… Il l'aura d'une minute à l'autre. » Victor dit à Larmonat ce qui se passait à l'hôtel avec Alexandra Basileïef, et lui parla de l'Anglais Beamish. « Il sort, paraît-il, chaque matin, et ne rentre généralement que le soir. Tu verras à le filer. D'ici là, fais un tour dans sa chambre. – Impossible ! Il faudrait un ordre quelconque de la Préfecture… un mandat… – Pas tant de chichis ! Si les gens de la Préfecture interviennent, tout est gâché ! Lupin est un autre monsieur que le baron d'Autrey ou que Gustave Géraume, et c'est moi seul qui dois m'occuper de lui. C'est de ma main qu'il doit être arrêté et livré. Ça me concerne. C'est mon affaire. – Alors ? – Alors, c'est dimanche aujourd'hui. Le personnel est restreint. Avec un peu de précaution, tu ne seras pas remarqué. Si on te pince, tu montres ta carte. Reste une question : la clef. » Larmonat exhiba en riant un trousseau complet. « Pour ça, je m'en charge. Un bon policier doit en savoir autant qu'un cambrioleur, et même davantage. Le 337, n'est-ce pas ? – Oui. Et surtout ne dérange rien. Il ne faut pas que l'Anglais ait le moindre soupçon. » Par la porte entrouverte, Victor le regarda s'éloigner, puis, tout au bout du couloir désert, s'arrêter, ouvrir, entrer… Une demi-heure s'écoula. « Eh bien ? » lui dit-il, à son retour. L'autre cligna de l'œil. « Décidément, tu as du flair. – Qu'est-ce que tu as trouvé ? – Au milieu d'une pile de chemises, un foulard, un foulard orange, à gros pois verts… très chiffonné… » Victor s'émut. « Le foulard d'Élise Masson… Je ne me suis pas trompé… – Et puisque cet Anglais, continua Larmonat, semble de mèche avec la Russe, ce serait bien elle qui est venue rue de Vaugirard, soit seule, soit avec l'Anglais Beamish… » La preuve était formelle. Pouvait-on l'interpréter autrement ? Pouvait-on douter encore ?… Un peu avant le dîner, Victor descendit sur l'avenue et acheta la deuxième édition de La Feuille du soir. À la seconde page, en gros caractères, il lut : « On annonce en dernière heure que le commissaire Mauléon et trois de ses inspecteurs ont cerné cet après-midi un bar de la rue Marbeuf, où, selon leurs renseignements, quelques escrocs, des Anglais surtout, faisant partie d'une bande internationale, ont l'habitude de se réunir. Ils étaient autour d'une table. Deux d'entre eux ont pu s'échapper par l'arrière-boutique, dont l'un plus ou moins grièvement blessé. Les trois autres sont capturés. Certains indices laissent supposer qu'Arsène Lupin est au nombre de ces derniers. On attend les inspecteurs de la brigade mobile qui l'avaient récemment repéré à Strasbourg, sous son nouvel avatar. On sait que la fiche anthropométrique d'Arsène Lupin, subtilisée au service d'Identité, n'existe pas. » Victor s'habilla et se rendit au restaurant. Sur la table d'Alexandra Basileïef, le journal était placé. Elle arriva tard. Elle semblait ne rien savoir et n'être nullement inquiète. Elle ne déplia La Feuille qu'à la fin du repas, parcourut la première page, puis tourna. Aussitôt sa tête pencha et elle vacilla sur sa chaise. Se raidissant, elle lut, et, aux dernières lignes, Victor crut qu'elle allait s'évanouir. Défaillance momentanée. Elle écarta son journal négligemment. Pas une fois elle n'avait levé les yeux vers Victor, et elle put croire qu'il n'avait rien remarqué. Dans le hall, elle ne le rejoignit pas. L'Anglais Beamish s'y trouvait. Était-il un des deux escrocs qui avaient échappé à Mauléon, en ce bar de la rue Marbeuf, si proche de l'hôtel ? Et donnerait-il à la princesse Basileïef des nouvelles sur Arsène Lupin ? À tout hasard, Victor monta d'avance et se posta derrière le battant de sa porte. La Russe parut d'abord. Elle attendit devant sa chambre, impatiente et nerveuse. L'Anglais ne tarda pas à sortir de l'ascenseur. Il inspecta le couloir, puis vivement courut vers elle. Quelques mots furent échangés entre eux. Et la Russe éclata de rire. L'Anglais s'éloigna. « Allons, pensa Victor, il est à croire que, si vraiment elle est la maîtresse de ce damné Lupin, il ne se trouve pas pris dans la rafle, et que l'Anglais vient de la rassurer. D'où son éclat de rire. » Les déclarations subséquentes de la police confirmaient cette hypothèse. Arsène Lupin ne fut pas reconnu parmi les trois captifs. Ceux-ci étaient Russes. Ils avouèrent leur participation à certains vols commis à l'étranger, mais prétendirent ignorer le nom des chefs de la bande internationale qui les employait. De leurs deux compagnons évadés, l'un était Anglais. Ils voyaient l'autre pour la première fois, et il n'avait pas parlé au cours de la réunion. Le blessé devait être celui-là. Son signalement correspondait au signalement du jeune homme que Victor avait vu dans l'hôtel avec Beamish. Les trois Russes n'en purent dire davantage. Visiblement, ils avaient agi en comparses. Un seul fait fut mis en lumière quarante-huit heures plus tard. L'un des trois Russes avait été l'amant de l'ancienne figurante Élise Masson et recevait de l'argent de sa maîtresse. On trouva une lettre d'Élise Masson où elle lui écrivait l'avant-veille de sa mort : « Le “vieux d'Autrey” est en train de combiner une grosse affaire. Si ça réussit, il m'emmène le lendemain même à Bruxelles. Tu m'y rejoindras, n'est-ce pas, chéri ? et, à la première occasion, on décampera tous les deux avec la forte somme. Mais faut-il que je t'aime !… » Chapitre VI Les Bons de la Défense Cet incident de la rue Marbeuf tourmenta Victor. Que l'on s'occupât du crime de La Bicoque, du crime de la rue de Vaugirard, il s'en moquait, ces deux drames ne l'intéressant que dans la mesure où ils se rapportaient à l'action d'Arsène Lupin. Mais, pour celui-là, qu'on n'y touchât pas ! Il était la part de butin que se réservait l'inspecteur Victor, de la Brigade mondaine. En conséquence de quoi, c'est l'inspecteur Victor qui gardait le monopole des opérations effectuées contre tous ceux qui dépendaient plus spécialement d'Arsène Lupin, et principalement contre l'Anglais Beamish et la princesse Basileïef. Ces considérations le poussèrent à voir de plus près ce qui se passait au quai des Orfèvres et à tâcher de découvrir le jeu de Mauléon. Estimant que, ni Alexandra, ni son agent Beamish, n'auraient l'imprudence de bouger de leurs chambres durant une période aussi dangereuse pour eux, il se rendit à pied jusqu'au garage voisin où son auto était remisée, la mit en marche, gagna un coin isolé du Bois, et, sûr de n'avoir pas été suivi, tira du coffre les ingrédients et les vêtements nécessaires, se cuirassa dans son dolman trop étroit, et redevint l'inspecteur Victor, de la Brigade mondaine. À l'accueil cordial et au sourire protecteur du commissaire Mauléon, Victor se sentit en posture humiliée. « Eh bien, Victor, que nous apportez-vous ? Pas grandchose, hein ? Non, non, je ne vous demande rien. Vous êtes un solitaire et un taciturne, vous. Chacun ses procédés. Moi, j'agis au grand jour, et ça ne me réussit pas mal. Que dites-vous de mon coup de filet du bar de Marbeuf ? Trois types de la bande… et le chef ne tardera pas à rejoindre, j'en jure Dieu !… S'il a échappé cette fois-ci, voilà par contre qu'un fil rattache ceux de sa bande à Élise Masson, et voilà qu'Élise Masson, du fond de sa tombe, accuse le baron d'Autrey. M. Gautier est ravi. – Et le juge d'instruction ? – M. Validoux ? Il reprend courage. Allons le voir. Il va donner connaissance au baron d'Autrey de l'effroyable lettre d'Élise Masson… Vous savez : “Le vieux d'Autrey est en train de combiner une grosse affaire…” Hein ! qu'est-ce que j'ai versé au dossier comme preuve ! C'est ça qui fait pencher le plateau de la balance ! Allons-y, Victor… » Ils trouvèrent, en effet, dans le cabinet du juge, M. d'Autrey, ainsi que le conseiller municipal Géraume. Victor s'étonna devant la vision de M. d'Autrey, tellement cette figure, déjà si ravagée au moment de l'arrestation, s'était encore abîmée et creusée. Incapable de se tenir debout, il demeurait prostré sur une chaise. L'attaque de M. Validoux fut implacable. Il lut d'un trait la lettre d'Élise Masson, et, tout de suite, devant l'épouvante du prévenu, redoubla d'efforts : « Vous comprenez bien ce que cela signifie, n'est-ce pas, d'Autrey ? Résumons, voulez-vous ? Le lundi soir, le hasard vous révèle que les Bons de la Défense sont entre les mains du père Lescot. Le mercredi soir, veille du crime, Élise Masson, auprès de qui s'écoulent vos journées, Élise, pour qui vous n'avez pas de secrets, et qui est à la fois votre maîtresse et la maîtresse d'un forban russe, Élise écrit à son amant de cœur : “Le vieux d'Autrey met debout une grosse affaire. Si ça réussit, lui et moi, nous filons sur Bruxelles, etc.” Le jeudi, le crime est commis et les Bons sont volés. Et le vendredi l'on vous aperçoit, vous et votre amie, près de la gare du Nord, avec les valises toutes prêtes que l'on découvre chez votre amie, le surlendemain ! L'histoire n'est-elle pas claire, et les preuves irréfutables ? Avouez donc, d'Autrey. Pourquoi nier l'évidence ? » On put croire à cet instant que le baron allait défaillir. Son visage se décomposa. Il balbutia des mots qui ne pouvaient être que les mots d'un aveu prêt à s'épancher… Exigeant la lettre, il dit : « Montrez… je refuse de croire… je veux lire moi-même… » Il lut, et il bégaya : « La gueuse !… un amant… elle ! … elle ! que j'avais tirée de la boue !… Et elle se serait enfuie avec lui… » Il ne voyait que cela, cette trahison, ce projet de fuite avec un autre. Pour le reste, le vol et le crime, on eût dit qu'il lui était indifférent d'en être plus fortement accusé. « Vous avouez, n'est-ce pas, d'Autrey ? C'est bien vous qui avez tué le père Lescot ?… » Il ne répondit pas, de nouveau cramponné à son silence, et comme écrasé sous les ruines de la passion maladive qu'il avait vouée à cette fille. M. Validoux se tourna vers Gustave Géraume. « Étant donné que vous avez participé, dans une mesure qui nous échappe… » Mais Gustave Géraume, qui ne semblait, lui, nullement affecté par son emprisonnement et qui conservait son teint fleuri, se rebiffa. moi. « Je n'ai participé à rien du tout ! À minuit je dormais chez – J'ai cependant sous les yeux une nouvelle déposition de votre jardinier Alfred. Non seulement il affirme que vous n'êtes rentré que vers trois heures, mais il déclare que, le matin de votre arrestation, vous lui avez promis une somme de cinq mille francs s'il consentait à dire que vous étiez rentré avant minuit. » Gustave Géraume eut un instant de désarroi, puis il s'exclama en riant : « Eh bien, oui, c'est vrai. Dame ! j'étais excédé de tous les embêtements qu'on me faisait, et j'ai voulu y couper court. – Vous admettrez qu'il y a là une tentative de corruption qui ajoute à toutes les charges recueillies à votre endroit… » Géraume se planta devant M. Validoux : « Alors, quoi, j'ai donc la binette d'un assassin comme cet excellent d'Autrey ? et, comme lui, je succombe sous le poids des remords ? » Il exhibait une face aimable et réjouie. Victor intervint : « Monsieur le Juge d'instruction, voulez-vous me permettre une question ? – Faites. – Je voudrais savoir, étant donné la phrase que le prévenu vient de prononcer, s'il considère le baron d'Autrey comme coupable de l'assassinat du père Lescot ? » Géraume fit un geste, tout prêt à exprimer son opinion. Mais, se ravisant, il dit simplement : « Ça ne me concerne pas. Que la justice se débrouille ! – J'insiste, dit Victor. Si vous refusez de répondre, c'est que votre opinion est faite à ce propos, et que vous avez des raisons pour ne pas la révéler. » Géraume répéta : « Que la justice se débrouille ! » Le soir, Maxime d'Autrey essayait de se casser la tête contre le mur de sa cellule. On dut lui mettre la camisole de force. Il hurlait : « Une gueuse ! Une misérable ! Et c'est pour elle que je suis là… Ah ! la saleté !… » « Quant à celui-là, il est à bout de force, dit Mauléon à Victor. Avant deux fois vingt-quatre heures, il avouera. La lettre d'Élise Masson, que j'ai trouvée, aura précipité le mouvement. – Sans aucun doute, fit Victor. Et par les trois complices russes, vous arriverez à Lupin. » Il laissa tomber ces mots négligemment. Comme l'autre se taisait, il dit encore : « Rien de nouveau de ce côté ? » Mais Mauléon avait beau prétendre qu'il agissait, lui, au grand jour, il n'ouvrit pas la bouche sur ses plans. « Le gredin, pensa Victor, il se méfie. » Désormais, ils se surveillèrent l'un l'autre, tous deux inquiets et jaloux comme deux hommes dont la destinée est en jeu, et dont l'un peut être frustré par l'autre de tout le bénéfice de son travail. Ensemble, ils passèrent une grande journée à Garches, partageant leur temps entre les épouses des deux prévenus. À sa grande surprise, Victor trouva une Gabrielle d'Autrey plus vaillante et plus dure à la peine qu'il ne croyait. Était-ce la foi qui soutenait cette femme, si attachée à ses devoirs religieux, familière de l'église, et dont l'enquête avait mis en relief les habitudes charitables ? Elle ne se cachait plus comme au début. Ayant renvoyé sa bonne, elle faisait ses courses elle-même, la tête haute, sans souci des marques bleues et jaunes que lui avaient laissées les coups inexplicables de son mari. « Il est innocent, monsieur le commissaire, répétait-elle sans cesse. Qu'il ait été dominé par cette vilaine femme, il faut bien que je le reconnaisse. Mais il m'aimait profondément… Si, si, je l'affirme… profondément… plus encore qu'autrefois peutêtre. » Victor l'observait de ses yeux perspicaces. Le visage couperosé de l'épouse exprimait des sentiments imprévus, l'orgueil, le triomphe, la sécurité, la tendresse ingénue pour son mari, coupable de quelques peccadilles, mais qui restait quand même le compagnon de sa vie. Avec Henriette Géraume, le mystère était aussi troublant. Henriette se dépensait en révoltes, en cris de rage, en discours enflammés, en désespoirs, en injures. « Gustave ? Mais c'est la bonté même et la franchise, monsieur l'inspecteur ! C'est une nature exceptionnelle. Et puis, je sais bien, moi, qu'il ne m'a pas quittée de la nuit ! Oui, évidemment, par jalousie, j'ai dit des choses d'abord… » Laquelle des deux mentait ? Aucune, peut-être ? Ou toutes les deux ? Victor se passionnait à ce travail d'observation, où il excellait, et il se rendait compte que, peu à peu, certains éléments de vérité se dégageaient, autour desquels les faits venaient déjà se ranger d'eux-mêmes. En dernier lieu, il résolut d'aller dans l'appartement de la rue de Vaugirard, et d'y aller seul, car c'était par là surtout que les recherches pouvaient conduire Mauléon vers Alexandra et vers Lupin. Et c'était par là également que l'obscurité demeurait la plus impénétrable. Deux agents gardaient la porte. Dès qu'il eut ouvert, Victor aperçut Mauléon qui fouillait les placards. « Tiens, vous voilà, s'écria le commissaire d'un ton rogue. C'est votre idée aussi qu'il y a peut-être quelque chose à glaner de ce côté, hein ? Ah ! à propos, un de mes inspecteurs affirme que, le jour du crime, quand nous sommes venus ici tous deux, il y avait une douzaine de photos d'amateurs. Il croit bien se rappeler que vous les avez examinées. – Erreur, déclara nonchalamment Victor. – Autre chose. Élise Masson portait toujours chez elle un foulard orange et vert, celui sans doute qui a servi à l'étrangler. Vous ne l'auriez pas vu, par hasard ? » Il pointait ses yeux vers Victor, qui répondit avec la même aisance : « Pas vu. – Elle ne l'avait pas, quelques heures auparavant, quand vous avez accompagné le baron ? – Pas vu. Qu'en dit-il, lui ? – Rien. » Et le commissaire bougonna : « Bizarre. – Qu'est-ce qui est bizarre ? – Des tas de machines. Dites donc ? – Quoi ? – Vous n'avez pas déniché quelque amie d'Élise Masson ? – Une amie ? – On m'a parlé d'une demoiselle Armande Dutrec. Vous ne connaissez pas ? – Connais pas. – C'est un de mes hommes qui l'a trouvée. Elle a répondu qu'elle avait été déjà interrogée par un type de la police. Je pensais que c'était vous. – Pas moi… » Visiblement, la présence de Victor exaspérait Mauléon. À la fin, Victor ne s'éloignant pas, il formula : « On va me l'amener d'un moment à l'autre. – Qui ? – La demoiselle… Tenez, on entend des pas. » Victor n'avait pas sourcillé. Tout son manège pour empêcher ses collègues de mettre la main sur cette partie de l'affaire allait-il être découvert ? Et Mauléon réussirait-il à entrevoir la personnalité réelle de la dame du Ciné-Balthazar ? Si Mauléon, lorsque la porte fut poussée, avait épié Victor, au lieu de considérer la jeune femme, tout était perdu. Mais cette idée, il l'eut trop tard. D'un coup d'œil, Victor avait ordonné à la jeune femme de se taire. Elle s'étonna d'abord, resta indécise, puis comprit. Dès lors, la partie était jouée. Les réponses furent vagues. « Certes oui, je connaissais cette pauvre Élise. Mais elle ne s'est jamais confiée à moi. J'ignore tout d'elle et des personnes qu'elle fréquentait. Un foulard orange et vert ? des photographies ? Je ne sais pas. » Les deux policiers reprirent le chemin de la Préfecture. Mauléon gardait un silence rageur. Lorsqu'ils furent arrivés, Victor prononça d'une voix allègre : « Je vous dis adieu. Je m'en vais demain. – Ah ? – Oui, en province… une piste intéressante. J'ai bon espoir. – J'ai oublié de vous dire, fit Mauléon, que le directeur désirait vous parler. – À quel sujet ? – Au sujet du chauffeur… celui qui a conduit d'Autrey de la gare du Nord à la gare Saint-Lazare. Nous l'avons retrouvé. – Cré nom ! grommela Victor, vous auriez pu me prévenir… » Il grimpa vivement l'escalier, se fit annoncer, et, suivi de Mauléon, entra dans le bureau du directeur. « Il paraît, chef, que l'on a retrouvé le chauffeur ? – Comment ! Mauléon ne vous l'a pas dit ? C'est aujourd'hui seulement que ce chauffeur a vu dans un journal la photographie de d'Autrey, et qu'il a lu que la police s'enquérait du chauffeur qui avait conduit le baron d'une gare à l'autre, le vendredi, lendemain du crime. À tout hasard, il s'est présenté ici. On l'a confronté avec d'Autrey. Il l'a formellement reconnu. – Mais M. Validoux l'a interrogé. D'Autrey s'est-il fait conduire directement ? – Non. – Il est donc descendu en route ? – Non. – Non ? – Il s'est fait conduire de la gare du Nord à l'Étoile et de l'Étoile à la gare Saint-Lazare, ce qui constitue, n'est-ce pas, un détour inutile. – Non, pas inutile », murmura Victor. Et il demanda : « Où est-il, ce chauffeur ? – Ici, dans les bureaux. Comme vous m'aviez dit que vous teniez à le voir, et que, deux heures après, vous nous remettriez les Bons, je l'ai gardé. – Depuis l'instant où il est arrivé, il n'a parlé à personne ? – Personne que M. Validoux. – Et il n'avait parlé à personne de sa démarche à la Préfecture ? – À personne. – Comment s'appelle-t-il ? – Nicolas. C'est un petit loueur. Il ne possède que cette auto… Il est venu avec… Elle est dans la cour. » Victor réfléchit. Son chef le regardait, ainsi que Mauléon, curieux l'un et l'autre, si curieux que M. Gautier s'écria : « Enfin quoi, Victor, c'est donc sérieux, cette histoire-là ? – Absolument. – Vous allez nous renseigner ?… vous êtes sûr ?… – Autant qu'on peut être sûr, chef, quand on s'appuie sur un raisonnement. – Ah ! il ne s'agit que d'un raisonnement ? – En police, chef, tous nos actes dépendent du raisonnement… ou du hasard. – Assez parlé, Victor. Expliquez-nous. – Quelques mots suffiront. » Et, posément, il expliqua : « Nous suivons les Bons de la Défense, sans contestation possible, depuis Strasbourg jusqu'à La Bicoque, c'est-à-dire jusqu'à la nuit où d'Autrey les met dans sa poche. Sur l'emploi du temps de d'Autrey durant cette nuit, passons. J'ai mes idées làdessus et je ne tarderai pas à vous les dire, chef. En tout cas, le matin du vendredi, d'Autrey débarque chez sa maîtresse avec son butin. Les valises sont préparées. Les deux fugitifs se rendent à la gare du Nord, attendant l'heure du train et, soudain, pour des raisons encore obscures, changent d'avis et renoncent au départ. Il est cinq heures vingt-cinq. D'Autrey renvoie sa maîtresse avec les bagages et prend une auto qui le conduira gare Saint-Lazare à six heures. À ce moment, il sait, par le journal du soir qu'il a acheté, qu'il est suspect et que la police le guette probablement à la station de Garches. Arrivera t-il avec les Bons de la Défense ? Non. Là-dessus, aucun doute. Donc, c'est entre cinq heures vingt-cinq et six heures qu'il a mis son butin en sûreté. – Mais puisque l'auto ne s'est arrêtée nulle part ! – C'est donc qu'il a choisi un des deux procédés suivants : ou bien s'entendre avec le chauffeur et lui confier le paquet… – Impossible ! – Ou bien laisser le paquet dans l'auto. – Impossible ! – Pourquoi ? – Mais le premier venu l'aurait pris ! On ne laisse pas un million sur la banquette d'une voiture ! – Non. Mais on peut l'y cacher. » Le commissaire Mauléon éclata de rire. « Vous en avez de bonnes, Victor ! » M. Gautier réfléchissait. Il dit : « Comment cacher cela ? – On découd dix centimètres de la bordure d'un coussin, par en-dessous. On le recoud. Et le tour est joué. – Il faut du temps. – Précisément, chef. C'est la raison pour laquelle d'Autrey a fait faire ce que vous appeliez un détour inutile. Et il est rentré à Garches, tranquille sur l'excellence de sa cachette, et résolu à reprendre les Bons aussitôt après la période critique. – Cependant, il se savait suspect. – Oui, mais il ignorait la gravité des charges qui pesaient sur lui et ne prévoyait pas que la situation évoluerait avec cette rapidité. – Donc ? – Donc l'automobile du chauffeur Nicolas est dans la cour. Nous y trouverons les Bons de la Défense. » Mauléon haussa les épaules en ricanant. Mais le directeur, vivement frappé par l'explication de Victor, fit venir le chauffeur Nicolas. « Conduisez-nous jusqu'à votre voiture. » C'était un vieux coupé, défraîchi, bossué, couvert de plaies et qui avait dû participer à la victoire de la Marne. « Faut la mettre en marche ? dit le chauffeur Nicolas. – Non, mon ami. » Victor ouvrit une des portières, saisit le coussin de gauche, le retourna et l'examina. Puis le coussin de droite. En-dessous de ce coussin de droite, le long de la bordure de cuir, l'étoffe présentait quelque chose d'anormal sur une lon- gueur d'environ dix centimètres. On voyait une reprise faite avec du fil plus noir que l'étoffe gris foncé, une reprise irrégulière, mais solide et à points très rapprochés. « Nom d'un chien, mâchonna M. Gautier. En vérité, on dirait… » Victor tira son canif, coupa les fils, et, franchement, élargit la fente. Puis il glissa ses doigts dans le crin, et chercha. Au bout de quatre ou cinq secondes, il murmura : « J'y suis. » Facilement, il put extraire un papier, un carton plutôt. Un cri de rage lui échappa. C'était une carte d'Arsène Lupin, avec ces mots : « Toutes mes excuses et mes meilleurs sentiments. » Mauléon s'abandonna à un accès de fou rire qui le pliait en deux, et il bégayait, la voix méchante : « Dieu, que c'est drôle ! Le vieux truc de notre ami Lupin qui reparaît ! Hein, Victor, un bout de carton au lieu de neuf billets de cent mille francs ! Sale aventure ! Ce qu'on va rigoler ! Victor, de la Brigade mondaine, vous voilà tout à fait ridicule. – Je ne suis pas du tout de votre avis, Mauléon, objecta M. Gautier. L'événement prouve, au contraire, que Victor a été remarquable de clairvoyance et d'intuition, et je suis persuadé que le public pensera comme moi. » Victor dit avec beaucoup de calme : « L'événement prouve aussi, chef, que ce Lupin est un rude type. Si j'ai été “remarquable de clairvoyance et d'intuition”, combien l'a-t-il été plus que moi, puisqu'il m'a devancé et qu'il n'avait pas à sa disposition, comme moi, toutes les ressources de la police ! – Vous ne renoncez pas, j'espère ? » Victor sourit. « Ce n'est plus qu'une affaire de deux semaines au plus, chef. Dépêchez-vous, commissaire Mauléon, si vous ne voulez pas que je vous brûle la politesse. » Il joignit les talons, fit un salut militaire à ses deux supérieurs, pivota, et s'éloigna, de son allure raide et guindée. Il dîna chez lui et dormit jusqu'au lendemain matin du sommeil le plus paisible. Les journaux racontèrent l'aventure, avec mille détails, fournis évidemment par Mauléon, et justifièrent, en majorité, l'opinion du directeur relative à l'exploit vraiment remarquable de Victor, de la Brigade mondaine. Mais, d'autre part aussi, comme Victor l'avait prédit, quelle explosion d'éloges à propos d'Arsène Lupin ! Quels articles dithyrambiques sur ce phénomène d'observation et d'intelligence ! sur la fantaisie toujours imprévue du fameux aventurier ! sur cette nouvelle cabriole du grand mystificateur ! « Bah ! murmurait Victor en lisant ces élucubrations, on vous le dégonflera, votre Lupin. » En fin de journée, on apprit le suicide du baron d'Autrey. La disparition des Bons, de cette fortune dont il avait escompté la jouissance comme compensation à ses tourments actuels, avait achevé de le démolir. Étendu sur son lit, tourné vers le mur, patiemment, il s'était coupé les veines du poignet avec un morceau de verre, et s'en était allé sans un mouvement, sans une plainte. C'était l'aveu que l'on attendait. Mais cet aveu apportait-il la moindre lueur sur les crimes de La Bicoque et de la rue de Vaugirard ? À peine si le public se posa cette question. Tout l'intérêt, maintenant, se concentrait, une fois de plus, sur Arsène Lupin et sur la façon dont il échapperait aux entreprises de l'inspecteur Victor, de la Brigade mondaine. Victor remonta dans son auto, retourna au Bois, enleva son dolman étriqué, endossa le costume élégant et sobre du Péruvien Marcos Avisto, et se rendit à l'hôtel Cambridge, où il retrouva sa chambre. Impeccable dans son smoking de bonne coupe, la boutonnière fleurie, il dîna au restaurant. Il n'y vit pas la princesse Alexandra. Et elle ne parut pas non plus dans le hall. Mais, vers dix heures, ayant regagné sa chambre, il reçut un coup de téléphone. « Monsieur Marcos Avisto ? Ici, la princesse Alexandra Basileïef. Si vous n'avez rien de mieux à faire, cher monsieur, et si cela ne vous ennuie pas trop, venez donc causer avec moi. J'aurais grand plaisir à vous voir. – Dès maintenant ? – Dès maintenant. » Chapitre VII Complices Victor se frotta les mains. « Ça y est ! Que me veut-elle ? Vais-je trouver une femme inquiète, effrayée, avide de secours, et prête à se confier ? Peu probable. Nous n'en sommes qu'à la seconde étape, et il y en aura sans doute une troisième, et même une quatrième, avant que je n'atteigne mon but. Mais n'importe ! L'essentiel, c'est qu'elle ait éprouvé le besoin de me voir. Pour le reste, patience. » Il se contempla dans une glace, rectifia son nœud de cravate, et soupira : « Quel dommage !… Un vieux monsieur de soixante ans… Certes, l'œil est vif et le thorax bombe encore sous le plastron empesé. Mais, tout de même, soixante ans… » Il glissa la tête dans le couloir, puis marcha vers l'ascenseur. Devant la porte de la princesse, il bifurqua vivement. Elle était entrebâillée. Il entra. Une petite antichambre, puis le boudoir. Au seuil, Alexandra l'y attendait debout. Elle lui tendit la main en souriant, comme elle l'eût fait, dans un salon, à un parfait gentilhomme. « Merci d'être venu », dit-elle en le faisant asseoir. Elle avait un peignoir de soie blanche, très ouvert, qui laissait à nu ses bras et ses belles épaules. Son visage n'était pas le visage un peu trop pathétique, un peu trop fatal, qu'elle offrait au public. Il n'y avait en elle ni hauteur, ni indifférence distraite, mais un souci de plaire, et l'expression aimable, gentille, amicale, d'une femme qui vous admet d'un coup dans son intimité. Le boudoir était celui de tous les grands palaces. Cependant, il se mêlait à celui-ci une atmosphère d'élégance qui provenait de la lumière plus discrète, de quelques bibelots de prix, de quelques livres bien reliés, et d'un doux parfum de tabac étranger. Sur un guéridon, les journaux. Elle dit, ingénument : « Je suis un peu embarrassée… – Embarrassée ! – Je vous ai fait venir, et je ne sais trop pourquoi… – Je le sais, dit-il. – Ah ! et pourquoi ? – Vous vous ennuyez. – En effet, dit-elle. Mais l'ennui dont vous parlez, et qui est le mal de ma vie, n'est pas un ennui que peut dissiper une conversation. – C'est un ennui qui ne cède qu'à la violence des actes, et en proportion des dangers courus. – Alors, vous ne pouvez rien pour moi ? – Si. – Comment ? » Il plaisanta : « Je puis accumuler sur vous les dangers les plus terrifiants et déchaîner les catastrophes et les tempêtes. » Il se rapprocha d'elle, et, d'une voix plus grave : « Mais est-ce bien la peine ? Quand je pense à vous – et j'y pense souvent – je me demande si toute votre vie n'est pas un danger ininterrompu. » Il lui sembla qu'elle rougissait légèrement. « Qu'est-ce qui vous fait supposer ? – Donnez-moi votre main… » Elle lui offrit sa main. Il en examina la paume longuement, penché sur elle, et il prononça : « C'est bien ce que je pensais. Si complexe que vous paraissiez, vous êtes au fond une nature facile à comprendre, et ce que je savais déjà par vos yeux et par votre attitude, j'en ai la preuve par les lignes très simples de votre main. Ce qu'il y a d'étrange, c'est cette association de hardiesse et de faiblesse, cette recherche continuelle du péril et ce besoin d'être protégée. Vous aimez la solitude, et il y a des moments où cette solitude vous effare et où vous feriez appel à n'importe qui pour vous défendre contre les cauchemars créés par votre imagination. Il vous faut dominer, et il vous faut un maître. Vous êtes faite de soumission et d'orgueil, forte devant les épreuves et désemparée devant l'ennui, devant la routine, les habitudes quotidiennes, la tristesse, la monotonie de la vie. Ainsi, tout en vous est contradiction, votre calme et votre ardeur, votre raison qui est saine et vos instincts qui sont violents, votre froideur et votre sensualité, vos désirs d'amour et votre volonté d'indépendance. » Il avait abandonné sa main. « Je ne me trompe pas, n'est-ce pas ? Vous êtes bien telle que je vous vois. » Elle détourna les yeux, gênée par le regard aigu qui pénétrait si loin dans le secret de son âme. Elle alluma une cigarette, puis se redressa, et, changeant de conversation, elle montra les journaux et fit, d'un ton si dégagé qu'il comprit que c'était là justement où elle voulait en venir : « Qu'est-ce que vous en dites, de toute cette histoire des Bons ? » Première allusion, entre eux, à l'aventure qui, sans doute, pour l'un comme pour l'autre, constituait la réalité même de leurs pensées et de leurs préoccupations. Avec quel frémissement contenu Victor la suivit sur ce terrain ! Aussi nonchalant qu'elle, il répondit : « Histoire bien obscure… – Très obscure, dit-elle. Mais, tout de même, voici des faits nouveaux. – Nouveaux ? – Oui. Par exemple, le suicide du baron d'Autrey est un aveu. – En êtes-vous bien sûre ? Il s'est tué parce que sa maîtresse le trahissait et parce qu'il n'avait plus l'espoir de retrouver son argent. Mais est-ce bien lui qui a tué le père Lescot ? – Qui l'aurait tué ? – Un complice. – Quel complice ? – L'homme qui s'est enfui par la porte, et qui peut être aussi bien Gustave Géraume que l'amant de cette femme qui se sauvait par la fenêtre. – L'amant de cette femme ?… – Oui, Arsène Lupin… » Elle objecta : « Mais Arsène Lupin n'est pas un criminel… il ne tue pas… – Il a pu y être obligé… pour son salut. » Malgré l'effort que chacun d'eux faisait pour se dominer, l'entretien qui se continuait sur un ton indifférent prenait peu à peu tout son sens dramatique, dont Victor jouissait profondément. Il ne la regardait pas. Mais il la devinait toute frissonnante, et il sentit l'intérêt passionné avec lequel elle posa cette question : « Que pensez-vous de cette femme ? – La dame du cinéma ? – Vous croyez donc que c'est la même femme qui était au cinéma et à La Bicoque ? – Parbleu ! – Et que l'on a rencontrée dans l'escalier de la rue de Vaugirard ? – Certes. – Alors vous supposeriez ?… » Elle n'alla pas plus loin. Les mots devaient lui être intolérables à prononcer. Ce fut Victor qui acheva : « Alors, il est à supposer que c'est elle qui a tué Élise Masson. » Il parlait en homme qui émet une hypothèse, et la phrase tomba dans un silence où il l'entendit qui soupirait. Il poursuivit, avec sa même intonation détachée : « Je ne la vois pas clairement, cette femme… Elle m'étonne par ses maladresses. On dirait une débutante… Et puis, c'est trop bête de tuer pour rien… Car enfin, si elle a tué, c'est pour voler les Bons de la Défense. Or, Élise Masson ne les avait pas. De sorte que le crime fut absurde, bête comme tout ce qui est inutile. En vérité, pas bien intéressante, la dame… – Qu'est-ce qui vous intéresse, vous, dans l'affaire ? – Deux hommes. Deux vrais hommes, ceux-là ; non pas comme un d'Autrey, ou un Géraume, ou comme le policier Mauléon. Non. Deux hommes d'aplomb, qui suivent leur chemin sans gaffe et sans esbrouffe, le chemin au bout duquel ils se rencontreront : Lupin et Victor. – Lupin ?… – C'est le grand maître, lui. La façon dont, après le coup manqué de Vaugirard, il a redressé sa partie en retrouvant les Bons de la Défense, est admirable. Chez Victor, même maîtrise, puisqu'il est parvenu, lui aussi, jusqu'à la cachette de l'auto. » Elle articula : « Croyez-vous que cet homme aura raison de Lupin ? – Je le crois. Sincèrement, je le crois. J'ai déjà suivi, dans d'autres occasions, et à travers les journaux, ou par le récit de gens qui y furent mêlés, le travail de cet homme. Jamais Lupin n'a eu à se défendre contre ces sortes d'attaques ténébreuses, dissimulées, têtues, acharnées. Victor ne le lâchera pas. – Ah ! vous croyez ?… murmura-t-elle. – Oui. Il doit être plus avancé qu'on ne le suppose. Il doit être sur la piste. – Le commissaire Mauléon aussi ?… – Oui. La situation est mauvaise pour Lupin. On le prendra au piège. » Elle demeura taciturne, les coudes sur les genoux. À la fin, essayant de sourire, elle chuchota : « Ce serait dommage. – Oui, dit-il, comme toutes les femmes, il vous captive. » Elle dit, plus bas encore : « Tous ceux qui ont une existence à part me captivent… Celui-là… tous les autres… doivent éprouver des émotions puissantes. – Mais non, mais non, s'écria-t-il en riant, ne croyez pas cela… Ce sont des émotions auxquelles on s'habitue… On finit par agir aussi tranquillement qu'un brave bourgeois qui fait sa partie de manille. Évidemment, il y a des minutes pénibles, mais c'est rare. Presque toujours, pour peu qu'on y ait la main, ça se passe en douceur. Ainsi on m'a indiqué… » Il s'interrompit, et se leva, prêt à partir. « Excusez-moi… j'abuse de vos instants… » Elle le retint, tout de suite animée et curieuse : « On vous a indiqué ? – Oh ! rien… – Si, racontez-moi… – Non, je vous assure… Il s'agit d'un malheureux bracelet… Eh bien, d'après ce qu'on m'a dit, je n'aurais qu'à le cueillir… Aucune émotion… Une simple promenade… » Il allait ouvrir la porte. Elle lui saisit le bras. Il se retourna, et elle demanda, les yeux hardis, avec toute la provocation d'une femme qui n'admet pas de refus : « À quand la promenade ? – Pourquoi ? vous voulez en être ? – Oui, je le veux… je m'ennuie tellement ! – Et ce serait une distraction ? – En tout cas, je verrais… j'essaierais… » Il prononça : « Après-demain, deux heures, rue de Rivoli, dans le square Saint-Jacques. » Sans attendre la réponse, il sortit. Elle fut exacte au rendez-vous. En la voyant arriver, il dit, entre ses dents : « Toi, ma petite, je te tiens. De fil en aiguille, j'arriverai bien à ton amant. » L'air d'une toute jeune fille, allègre, impatiente d'action, heureuse comme si elle venait à une partie de plaisir, elle s'était transformée, sans pourtant se déguiser. Une petite robe de lainage gris, assez courte, une toque toute unie qui laissait à peine voir ses cheveux… rien en elle n'attirait l'attention. Elle n'avait plus son allure de grande dame, et sa beauté éblouissante était soudain devenue discrète, adoucie et comme voilée. Victor demanda : « Décidée ? – Toujours décidée à m'échapper de moi. – Quelques mots d'explication d'abord, dit-il. – Est-ce nécessaire ? – Ne fût-ce que pour calmer vos scrupules. – Je n'en ai pas, dit-elle gaiement. Nous devons tout bonnement nous promener, n'est-ce pas ? et cueillir… je ne sais plus quoi. – Exactement. Au cours de la promenade, nous rendons visite à un brave homme, qui exerce en réalité le vilain métier de receleur… Avant-hier, on lui a remis un bracelet volé, qu'il cherche à vendre. – Et que vous n'avez pas l'intention de lui racheter. – Non. D'ailleurs il dormira… C'est un individu très régulier. Il déjeune au restaurant, rentre chez lui, et fait sa sieste de deux à trois. Sommeil de plomb. Rien ne le réveillerait. Vous voyez que la visite ne présente aucun aléa. – Tant pis. Où habite-t-il, votre dormeur ? – Venez. » Ils quittèrent le petit jardin. Cent pas plus loin, il la fit entrer dans son auto qu'il avait placée le long du trottoir, et de façon qu'Alexandra ne pût en voir le numéro. Ils suivirent la rue de Rivoli, tournèrent à gauche, et pénétrèrent dans un dédale de rues où il se dirigeait sans hésitation. La voiture était basse et le toit ne permettait point qu'on pût apercevoir le nom de ces rues. « Vous vous défiez de moi, dit-elle, vous ne voulez pas que je sache où vous me conduisez. Toutes les rues de ce vilain quartier me sont inconnues. – Ce ne sont pas des rues, ce sont des routes merveilleuses, en pleine campagne, dans des forêts magnifiques, et je vous mène dans un château merveilleux. » Elle sourit : « Vous n'êtes pas Péruvien, n'est-ce pas ? – Parbleu, non ! – Français ? – De Montmartre. – Qui êtes-vous ? – Le chauffeur de la princesse Basileïef. » rent. Une grande cour intérieure, pavée, avec un bouquet d'arbres au milieu, formait un vaste rectangle bordé de vieilles maisons dont chaque escalier était marqué par une lettre. Escalier A… Escalier B… Ils montèrent l'escalier F. Leurs pas résonnaient sur des dalles de pierre. Ils ne rencontrèrent personne. À chaque étage une seule porte. La voiture s'arrêta devant une voûte cochère. Ils descendi- Tout cela délabré, mal entretenu. Au cinquième et dernier étage, qui était très bas de plafond, Victor tira de sa poche un trousseau de fausses clefs et un papier sur lequel il y avait le plan du logement, et où il montra à sa compagne l'emplacement de quatre petites pièces. Il n'eut aucun mal à forcer la serrure. Sans bruit il ouvrit. « Vous n'avez pas peur ? » murmura-t-il. Elle haussa les épaules. Cependant, elle ne riait plus. Son visage reprenait sa pâleur ordinaire. Une antichambre, avec deux portes en face. Il désigna celle de droite et chuchota : « Il dort ici. » Il entrebâilla celle de gauche, et ils pénétrèrent dans une petite pièce pauvrement meublée de quatre chaises et d'un secrétaire, et séparée de l'autre chambre par une baie étroite que masquait un rideau. Il écarta un peu ce rideau, regarda, et fit signe à la jeune femme de regarder. Sur le mur opposé, une glace reflétait un lit-divan où un homme, dont on n'apercevait pas la figure, reposait. Il se pencha sur elle et lui dit à l'oreille : « Restez là. Au moindre geste, avertissez-moi. » Il toucha l'une de ses mains, qui était glacée. Les yeux, fixés sur le dormeur, brillaient de fièvre. Victor recula jusqu'au secrétaire, qu'il mit un certain temps à fracturer. Plusieurs tiroirs s'offraient à lui. Il fouilla, et découvrit le bracelet, replié dans un papier de soie. À ce moment, il y eut un léger bruit à côté, le bruit de quelque chose qui heurte un parquet. Alexandra laissa retomber le rideau. Elle chancelait. S'étant approché, il l'entendit qui balbutiait : « Il a bougé… Il s'éveille… » Il mit la main à sa poche-revolver. Elle sauta sur lui, bouleversée, et lui saisit le bras, en gémissant : « Vous êtes fou !… Cela, non, jamais ! » Il lui ferma la bouche. « Taisez-vous donc… écoutez… » Ils écoutèrent. Il n'y eut plus aucun bruit. La respiration du dormeur scandait le grand silence. Il attira sa compagne vers la sortie. Pas à pas ils reculaient. Quand il ferma la porte, il n'y avait certes pas cinq minutes qu'ils étaient entrés. Sur le palier elle respira largement, et, redressant sa haute taille qui semblait s'être voûtée, elle descendit, assez calme. Remontée dans l'auto, la réaction se produisit, ses bras se raidirent, sa figure se crispa, et il crut qu'elle allait pleurer. Mais elle eut un petit rire nerveux qui la soulagea, et elle dit, comme il lui montrait le bracelet : « Il est très beau… Et rien que des diamants admirables… Bonne affaire pour vous… Tous mes compliments ! » L'accent était ironique. Tout à coup, Victor la sentit loin de lui, comme une étrangère, presque une ennemie. D'un signe, elle le pria d'arrêter, et le quitta, sans un mot. Il y avait une station de taxis. Elle en prit un. Il retourna vers le vieux quartier d'où il venait, de nouveau traversa la grande cour et de nouveau monta l'escalier F. Au cinquième étage, il sonna. Son ami, l'inspecteur Larmonat, ouvrit. « Bien joué, Larmonat, lui dit Victor joyeusement. Tu es un dormeur de premier ordre, et ton appartement est tout à fait propre à cette petite mise en scène. Mais qu'est-ce qui est tombé ? – Mon lorgnon. – Un peu plus, je t'envoyais une balle dans la tête ! Et cette perspective a paru effrayer la belle dame. Elle s'est jetée sur moi, au risque de te réveiller. – Donc elle ne veut pas de crime ? – À moins que le souvenir de la rue de Vaugirard ne la terrifie, et que cette expérience ne lui suffise. – Tu crois, vraiment ?… – Je ne crois rien, dit Victor. Ce que je démêle en elle me laisse encore assez indécis. Ainsi, nous voilà complices, elle et moi, comme je le voulais. En l'amenant ici, avec moi, je me rapproche de mon but. Eh bien, j'aurais dû lui offrir, ou lui promettre sa part du butin. C'était mon intention… Je n'ai pas pu. J'admettrais qu'elle eût tué… Mais cette femme… une voleuse ?… je n'imagine pas cela… Tiens, reprends-le, ce bracelet, et remercie le bijoutier qui te l'a confié. » Larmonat se divertit. « Tu en emploies des trucs ! – Il faut bien. Avec un type comme ce Lupin, il faut recourir à des procédés spéciaux. » Au Cambridge, avant de dîner, Victor reçut de Larmonat un coup de téléphone. « Ouvre l'œil… Il paraîtrait que le commissaire Mauléon a des indications sur la retraite de l'Anglais… On prépare quelque chose… Je te tiendrai au courant. » Victor demeura anxieux. La voie qu'il avait dû choisir l'obligeait, lui, à n'avancer qu'avec beaucoup de prudence, et pas à pas, sans quoi toute la bande se fût effarouchée. Mauléon, au contraire, n'avait pas de précautions à prendre : la piste découverte, il foncerait droit à l'ennemi. Or, l'Anglais capturé, c'était Lupin en danger, Alexandra sans doute compromise, et toute l'affaire qui lui échappait, à lui, Victor. Il s'écoula quarante-huit heures désagréables. Les journaux ne faisaient aucune allusion à l'alerte annoncée par Larmonat. Celui-ci cependant téléphona que, s'il n'en savait pas davantage, certains détails le confirmaient dans son impression première. L'Anglais Beamish restait invisible. Il ne quittait pas sa chambre, soi-disant immobilisé par une foulure. Quant à la princesse Basileïef, elle ne parut qu'une fois, dans le hall, après le dîner. Plongée dans la lecture des revues illustrées, elle fuma des cigarettes. Elle avait changé de place et ne salua pas Victor qui, d'ailleurs, ne l'observa qu'à la dérobée. Elle ne lui sembla pas inquiète. Mais pourquoi se montraitelle ? Était-ce pour signifier à Victor que, si elle ne le saluait pas et ne lui parlait pas, elle était toujours là, et prête à reprendre contact ? Elle ne soupçonnait évidemment pas que les événements la menaçaient d'une manière si pressante, mais elle devait tout de même, avec son intuition de femme, sentir autour d'elle, et surtout contre l'homme qu'elle aimait, ce souffle du danger. Quelle force la retenait dans cet hôtel ? Et quelle raison aussi y retenait l'Anglais Beamish ? Pourquoi l'un et l'autre ne cherchaient-ils pas un refuge plus sûr ? Pourquoi, avant tout, ne se séparaient-ils pas ? Peut-être attendait-elle cet inconnu que Victor avait remarqué, un soir, en compagnie de l'Anglais, et qui n'était, qui ne pouvait être qu'Arsène Lupin ?… Il fut tout près d'aller vers elle et de lui dire : « Partez. La situation est grave. » Mais qu'eût-il répondu, si elle lui avait demandé : « Grave pour qui ? Qu'ai-je donc à craindre ? En quoi la princesse Basileïef peut-elle être tourmentée ? L'Anglais Beamish ? Je ne le connais pas. » Victor attendit. Lui non plus ne quittait pas l'hôtel qui était, en tout état de cause, le lieu où tout faisait prévoir que se produirait le choc, si l'ennemi ne se décidait pas à la retraite, et si le commissaire Mauléon parvenait jusque-là. Il réfléchissait beaucoup. À chaque instant, il reprenait toute l'affaire, cherchait à vérifier certaines solutions auxquelles il s'était arrêté, et les confrontait avec ce qu'il savait d'Alexandra, de sa conduite et de son caractère. Il déjeuna dans sa chambre et rêvassa longtemps. Après quoi, se penchant sur l'avenue du haut de son balcon, il avisa la silhouette fort reconnaissable d'un de ses collègues de la Préfecture. Un autre vint en sens opposé. Ils s'assirent sur un banc, en face du Cambridge. Ils ne s'adressèrent pas la parole. Ils se tournaient le dos, mais ne quittaient pas des yeux le péristyle de l'hôtel. Deux autres inspecteurs s'établirent de l'autre côté de la chaussée, et deux autres plus loin. En tout, six. L'investissement commençait. Le dilemme se posa pour Victor. Ou bien redevenir Victor, de la Brigade mondaine, dénoncer l'Anglais, et atteindre ainsi plus ou moins directement Arsène Lupin – mais c'était sans doute démasquer Alexandra. Ou bien… « Ou bien quoi ? se dit-il à mi-voix. Ne pas prendre le parti de Mauléon, c'est prendre celui d'Alexandra, et lutter contre Mauléon. Pour quel motif agirais-je ainsi ? Pour réussir l'affaire moi-même, et atteindre moi-même Arsène Lupin ?… » Il y a des moments où il vaut mieux ne pas réfléchir et se laisser mener par son instinct sans savoir où il vous mène. L'essentiel était de s'introduire au cœur même de l'action et de conserver toute sa liberté d'agir suivant les fluctuations de la lutte. Se penchant de nouveau, il aperçut l'inspecteur Larmonat qui débouchait d'une rue voisine et se dirigeait en flânant vers l'hôtel. Que venait-il faire ? En passant devant le banc de ses collègues, Larmonat les regarda. Il y eut un imperceptible mouvement de tête entre les trois hommes. Puis, toujours d'un pas de promeneur, Larmonat traversa le trottoir et entra dans l'hôtel. Victor n'hésita pas. Quoi que vînt faire Larmonat, il fallait lui parler. En bonne logique, même, Larmonat devait escompter cette rencontre. Il descendit. L'heure du thé approchait. Beaucoup de tables déjà étaient occupées, et dans le hall et dans les larges couloirs qui l'entouraient, les gens circulaient assez nombreux pour que Victor et Larmonat pussent s'aborder sans être remarqués. « Alors ? – L'hôtel est cerné. – Qu'est-ce qu'on sait ?… – On est à peu près sûr que l'Anglais est ici depuis l'attaque du bar. – La princesse ? – Pas question d'elle. – Lupin ? – Pas question de lui. – Oui, jusqu'à nouvel ordre. Et tu es venu pour m'avertir ? – Je suis de service. – Allons donc ! – Il manquait un homme. Je rôdais du côté de Mauléon. Il m'a expédié ici. – Il arrive ? – Le voici qui parle au portier. – Bigre ! ça ronfle. – Nous sommes douze en tout. Tu devrais décamper, Victor. Il est encore temps. – Tu es fou ! tor ? – Et après ? Victor s'est camouflé en Péruvien et fait son métier d'inspecteur dans l'hôtel où justement la police enquête. T'occupe pas de moi. Va te renseigner… » Larmonat se hâta vers le vestibule d'entrée, rejoignit Mauléon, et le suivit dans les bureaux de la Direction ainsi qu'un brigadier venu du dehors. – Tu seras interrogé… S'il te reconnaît comme étant Vic- Trois minutes. Larmonat reparut et obliqua du côté de Victor. Quelques phrases seulement furent échangées. « Ils compulsent le registre. On y relève les noms des Anglais qui séjournent seuls, et même les noms de tous les étrangers. – Pourquoi ? – On ignore le nom du complice de Lupin et il n'est pas absolument certain qu'il soit Anglais. – Ensuite ? – Ensuite on les convoque, les uns après les autres, ou bien l'on monte chez eux, et on examine leurs papiers. Tu seras probablement interrogé. – Mes papiers sont en règle… trop, même. Et si quelqu'un veut sortir ? – Six hommes veillent. Les suspects sont amenés à la Direction. Un inspecteur écoute les conversations téléphoniques. Tout se fait en ordre. Pas de scandale. – Et toi ? – Il y a par-derrière, rue de Ponthieu, une sortie réservée au personnel et aux fournisseurs, mais que des clients empruntent à l'occasion. Je suis chargé de la garder. – La consigne ? – Ne laisser passer personne avant six heures du soir, sans un permis signé par Mauléon, sur une carte de l'hôtel. – À ton avis, combien de temps ai-je pour agir ? – Tu veux donc agir ? – Oui. – Dans quel sens ? – Zut ! » Ils se quittèrent. Victor prit l'ascenseur. Il n'avait aucune hésitation, et il ne songeait même pas qu'il fût possible d'en avoir, et qu'une décision différente pût être adoptée par lui. Il se disait : « C'est cela, et ce n'est pas autre chose. Il est même curieux de constater à quel point les circonstances jouent en faveur de mes projets. Seulement, il faut se dépêcher. J'ai quinze minutes devant moi… vingt tout au plus. » Dans le couloir, la porte d'Alexandra s'ouvrit, et la jeune femme apparut en toilette de ville, comme si elle descendait pour le thé. Il marcha sur elle, la prit à l'épaule, et la repoussa dans son appartement. Elle résista, irritée. Qu'y avait-il donc ? « L'hôtel est cerné par la police. On perquisitionne. » Chapitre VIII La grande bataille du Cambridge Tout en reculant, Alexandra ne cessait de se débattre contre cette main crispée dont l'étreinte l'exaspérait. L'antichambre traversée, Victor ferma derrière lui la porte du boudoir. Aussitôt elle s'écria : « C'est odieux ! De quel droit osez-vous ?… » Il répéta lentement : « L'hôtel est cerné par la police… » Les ripostes qu'il avait prévues lui furent opposées : « Et après ? Cela m'est indifférent. – On relève la liste des Anglais… Ils vont être interrogés… – C'est une question qui ne concerne pas la princesse Basileïef. – Parmi ces Anglais, il y a M. Beamish. » À peine eut-elle un battement de paupières. Elle affirma : « Je ne connais pas M. Beamish. – Mais si… mais si… c'est un Anglais qui habite cet étage… au numéro 337. – Je ne le connais pas. – Vous le connaissez. – Vous m'espionnez donc ? – Au besoin, pour vous secourir, comme à présent. – Je n'ai pas besoin d'être secourue. Surtout… – Surtout par moi, voilà ce que vous voulez dire ? – Par personne. – Je vous en supplie, ne m'obligez pas à des explications inutiles. Nous avons si peu de temps ! Pas plus de dix minutes… Dix minutes, vous entendez ? J'estime que, d'ici dix minutes au plus tard, deux inspecteurs entreront dans la chambre de M. Beamish et le prieront de descendre à la Direction où il se trouvera en face du commissaire Mauléon. » Elle essaya de sourire : « Je le regrette pour ce pauvre M. Beamish. De quoi donc est-il accusé ? – D'être un des deux hommes qui se sont évadés du bar de la rue Marbeuf. L'autre étant Arsène Lupin. – Son cas est mauvais, dit-elle toujours calme. Si vous avez des sympathies pour ce personnage, téléphonez-lui, avertissezle… Il jugera ce qu'il doit faire. – Les communications téléphoniques sont interceptées. – Enfin, quoi ! fit-elle plus nerveuse, débrouillez-vous avec lui ! » Il y avait, dans le ton de la jeune femme, une insolence qui irrita Victor. Il répliqua, sèchement : « Vous ne comprenez pas bien la situation, madame. Des deux inspecteurs qui, dans huit ou dix minutes, frapperont chez Beamish, l'un le conduira à la Direction, mais l'autre restera dans la chambre et fouillera. – Tant pis pour lui ! – Et pour vous peut-être. – Pour moi ? » Elle avait tressauté. Indignation ? Colère ? Inquiétude ? Elle se domina encore et redit : « Pour moi ? Quel rapport voyez-vous donc entre cet homme et moi ? Ce n'est pas mon ami. – Peut-être, mais il agit de concert avec vous. Ne le niez pas, je vous en prie. Je sais… je sais plus de choses que vous ne croyez… Du jour où vous avez accepté la perte de votre agrafe et où vous m'avez tendu la main, comment n'aurais-je pas voulu savoir pourquoi vous attachiez si peu d'importance à des actes de cette sorte ? – Et ce serait parce que j'en commettais moi-même ? – En tout cas, parce que ceux qui en commettent vous intriguent. Et, un soir, je vous ai aperçue causant avec cet Anglais. – C'est tout ? – Depuis, j'ai pénétré dans sa chambre et j'ai trouvé… – Quoi ? – Une chose qui m'a renseigné sur vous. – Quoi ? fit-elle avec agitation. – Une chose que la police trouvera tout à l'heure. – Mais parlez donc ! – Dans l'armoire du sieur Beamish… précisons, au milieu d'une pile de chemises, on découvrira un foulard de soie orange et vert… – Quoi ? Que dites-vous ? dit-elle en se redressant. – Un foulard de soie orange et vert, le foulard avec lequel fut étranglée Élise Masson. Je l'y ai vu… Il est à cet endroit, dans l'armoire de l'Anglais… » D'un coup, la résistance de la princesse Basileïef s'effondra. Debout, encore, mais vacillante, effarée, les lèvres qui tremblaient, elle bégaya : « Ce n'est pas vrai… ce n'est pas possible !… » Il continua, implacable : « Je l'y ai vu. C'est le foulard que l'on cherche. Vous avez lu les journaux… le foulard qu'Élise Masson portait toujours au cou, le matin, chez elle. Découvert entre les mains de l'Anglais, il établit son intervention indiscutable dans le crime de la rue de Vaugirard, et l'intervention d'Arsène Lupin. Et, s'il y a ce foulard, n'y a-t-il pas aussi d'autres preuves qui dévoileront la personnalité réelle de l'autre personne, de la femme ?… – Quelle femme ? dit-elle entre ses dents. – Leur complice ? Celle que l'on a rencontrée dans l'escalier, à l'heure du crime… celle qui a tué… » Elle se jeta sur Victor, et, dans un élan qui était à la fois un aveu et un cri de protestation violente, elle s'exclama : « Elle n'a pas tué !… J'affirme que cette femme n'a pas tué… Elle a horreur du crime ! horreur du sang et de la mort !… Elle n'a pas tué !… – Qui a tué, en ce cas ? » Elle ne répondit point. Les sentiments se succédaient en elle avec une incroyable rapidité. Son exaltation se dissipa et fit place à un accablement soudain. D'une voix si faible qu'il pouvait à peine l'entendre, elle chuchota : « Tout cela importe peu. Pensez de moi ce que vous voulez, je m'en moque. D'ailleurs, je suis perdue. Tout se tourne contre moi. Pourquoi Beamish a-t-il gardé ce foulard ? Il était convenu qu'il s'en débarrasserait d'une façon ou de l'autre. Non… je suis perdue. – Pourquoi ? Partez. Rien ne vous empêche de partir, vous. – Non, dit-elle, je ne peux pas, je n'en ai pas la force. – Alors, aidez-moi. – À quoi ? – À le prévenir, lui. – Comment ? – Je m'en charge. – Vous ne réussirez pas. – Si. – Vous reprendrez le foulard ? – Oui. – Et que deviendra Beamish ? – Je lui donnerai le moyen de s'évader. » Elle s'approcha, et Victor l'observa un instant. Elle reprenait courage. Ses yeux s'adoucissaient, et voilà qu'elle souriait presque devant cet homme, si âgé qu'il fût, mais sur qui elle croyait exercer son pouvoir de femme. Comment expliquer d'une autre manière ce dévouement qui s'offrait à elle sans conditions ? Pourquoi aurait-il risqué de se perdre pour la sauver ? Elle-même, d'ailleurs, elle subissait la domination de ces yeux calmes, de ce visage dur. Elle lui tendit la main. « Hâtez-vous. J'ai peur. – Peur pour lui ? – Je ne doutais pas de son dévouement. Mais je ne sais plus. – M'obéira-t-il ? – Oui… il a peur, lui aussi… – Il se défie de moi, cependant ? – Non, je ne crois pas. – Ouvrira-t-il sa porte ? – Frappez deux fois, à trois reprises. – Vous n'avez pas entre vous quelque signe de ralliement ? – Non. Cette façon de frapper suffit. » Comme il la quittait, elle le retint. « Que dois-je faire ? Partir ? – Ne bougez pas d'ici. Quand l'alerte sera terminée, d'ici une heure, je reviendrai et nous aviserons. – Et si vous ne pouvez pas revenir ? – Rendez-vous vendredi, square de la tour Saint-Jacques. » Il réfléchit, en murmurant : « Voyons, tout est bien réglé ? Je ne laisse aucune place au hasard ? Allons-y. Et ne bougez pas d'ici, je vous en conjure. » Il épia, dehors. Le couloir n'était plus désert, comme d'habitude. Il y avait des allées et venues qui marquaient le début de l'agitation dans l'hôtel. Il attendit, puis se risqua. Une première étape le mena devant la grille de l'ascenseur. Personne. Il courut jusqu'au numéro 337, et vivement frappa, selon le rythme convenu. Un froissement de pas, à l'intérieur. La serrure fonctionna. Il poussa le battant, vit Beamish, et lui dit ce qu'il avait dit à la jeune femme : « L'hôtel est cerné par la police… On perquisitionne… » Il n'en fut pas avec l'Anglais comme avec Alexandra. Il n'y eut ni résistance d'une part, ni effort de l'autre pour imposer une volonté agressive. Entre les deux hommes, ce fut l'» accrochage » immédiat. La situation apparut à l'Anglais telle qu'elle était, et la peur le courba aussitôt sans qu'il cherchât à deviner pourquoi Victor l'avertissait. D'ailleurs, s'il comprenait bien le français, il le parlait à peine. Victor lui dit : « Il faut m'obéir, et tout de suite. On fouille toutes les chambres, car on croit que l'Anglais du bar de la rue Marbeuf se cache dans l'hôtel. Vous serez un des premiers interrogés, comme suspect, à cause de votre prétendue foulure. Entre nous, le prétexte n'était pas très malin. Il fallait, ou bien ne pas revenir ici, ou bien ne pas vous enfermer dans votre chambre. Avezvous des papiers dangereux, des lettres ? – Non. – Rien qui puisse compromettre la princesse ? – Rien. – Farceur ! Donne-moi la clef de cette armoire. » L'autre obéit. Victor démolit la pile des chemises, saisit le foulard de soie et l'empocha. « C'est tout ? – Oui. – Il est encore temps. C'est bien tout ? – Oui. – Je te préviens que si tu essayes de trahir la princesse Basileïef, je te casserai la gueule. Prépare tes bottines, ton chapeau, ton pardessus. Tu vas décamper. – Mais… la police ? fit Beamish. – Silence. Tu connais la sortie de l'hôtel sur la rue de Ponthieu ? – Oui. – Il n'y a qu'un agent qui la garde. » L'Anglais fit signe qu'il « boxerait » cet agent et passerait de force. Victor objecta : « Non. Pas de bêtises. Tu serais pincé. » Il prit sur la table une carte-correspondance avec l'inscription de l'hôtel, écrivit : « Laissez passer », data et signa « Commissaire Mauléon ». « Montre cette carte à l'agent de faction. La signature est exacte, j'en réponds. Et alors, file sans broncher et sans te retourner. Au coin de la rue, le pas gymnastique. » L'Anglais montra l'armoire pleine de son linge et de ses effets, ses objets de toilette, et eut un geste de regret. « Eh bien, vrai, ricana Victor, qu'est-ce qu'il te faut encore ? une indemnité ? Ouste ! apprête-toi… » Beamish prit ses bottines, mais, au même instant, on frappa. Victor s'inquiéta : « Crénom !… Si c'était eux ? Tant pis, on se débrouillera. » On frappa de nouveau. « Entrez ! » cria-t-il. L'Anglais jeta ses bottines au bout de la chambre et s'allongea sur un canapé. Comme Victor allait ouvrir, on entendit le bruit d'une clef. C'était le valet d'étage qui se servait de son passe-partout. Deux inspecteurs l'accompagnaient, des collègues de Victor. « Au revoir, cher monsieur, dit-il à l'Anglais en exagérant son accent de Sud-Américain. Ravi que votre jambe se porte mieux. » Il se heurta aux agents. L'un d'eux lui dit avec beaucoup de politesse : « Inspecteur Roubeau, de la Police judiciaire. Nous faisons une enquête dans l'hôtel. Puis-je vous demander depuis quand vous connaissez monsieur ? – M. Beamish ? Oh ! depuis quelque temps… Dans le hall… il m'a offert un cigare… Depuis qu'il s'est foulé le pied, je viens le visiter. » Il déclina son nom : « Marcos Avisto. – Péruvien, n'est-ce pas ? Vous êtes sur la liste des personnes auxquelles le commissaire désire poser quelques questions. Voulez-vous avoir l'obligeance de descendre au bureau ? Vous avez vos papiers sur vous ? – Non, ils sont dans ma chambre, à cet étage. – Mon collègue va vous accompagner. » L'inspecteur Roubeau regardait, sur le canapé, la jambe de l'Anglais, la cheville bandée, et, sur la table voisine, les compresses toutes prêtes. Il dit, d'un ton plus sec : « Vous ne pouvez pas marcher, vous ? – No. – Le commissaire va donc venir ici. Préviens-le, dit-il à son collègue. En attendant qu'il arrive, je vais examiner les papiers de l'Anglais. » Victor suivit le collègue. Il ricanait en lui-même. Pas une fois l'inspecteur Roubeau, cantonné dans la mission qu'on lui avait confiée plus spécialement à l'égard de l'Anglais, n'avait eu l'idée de l'examiner, lui, Victor, avec un peu d'attention. Et pas un instant non plus, certainement, l'inspecteur Roubeau ne songea qu'il restait seul, enfermé avec un homme suspect, et sans doute armé. Victor y songea, lui. Et, tandis qu'il recueillait dans l'armoire de sa chambre les papiers authentiques qui l'accréditaient en tant que Marcos Avisto, il se disait en observant son gardien : « Que vais-je faire ? D'un croc-en-jambe, je le jette à terre, je l'enferme ici… et je me glisse dehors par la rue de Ponthieu ? » Mais était-ce bien utile ? Si Beamish, directement visé, se débarrassait ainsi de Roubeau et s'évadait grâce à la fausse carte signée de Mauléon, que pouvait redouter Victor, lui ? Il se laissa docilement conduire. L'hôtel, cependant, s'agitait. En bas, le hall et le large vestibule se remplissaient de voyageurs ou de clients, curieux, bruyants, indignés si on les priait de ne pas sortir. Malgré tout, il y avait du désordre. Et dans son bureau, le commissaire Mauléon, qui commençait à être débordé, montrait de l'humeur. À peine s'il jeta un coup d'œil sur Victor, qu'il adressa tout de suite à l'un de ses assistants. Il ne se souciait évidemment que du sieur Beamish, contre qui s'élevaient de fortes présomptions. « Eh bien, et l'Anglais ? demanda-t-il à l'agent qui avait accompagné Victor, tu ne l'amènes pas ? – Il ne marche pas… à cause de sa foulure… – Des blagues ! Il me semble louche, ce bonhomme-là. Un gros, n'est-ce pas, figure rouge ? – Oui. Et une moustache en brosse, très courte. – Très courte ? Pas d'erreur… Roubeau est resté avec lui ? – Oui. – J'y vais… Accompagne-moi. » L'intrusion furieuse d'un voyageur, que pressait l'heure du train et qui était inscrit sur la liste, retarda Mauléon. Il perdit là deux minutes précieuses, et deux autres encore, à donner des ordres. Enfin il se leva. Victor, qui en avait fini avec l'examen de ses papiers, et qui ne demandait d'ailleurs aucun laissez-passer, le retrouva dans l'ascenseur avec l'inspecteur et un autre agent. Les trois policiers ne parurent même pas le remarquer. Au troisième étage, ils se hâtèrent. Mauléon frappa fortement au 337. « Ouvre-moi, Roubeau ! » Il recommença, aussitôt, irrité. « Ouvre-moi Roubeau ! » donc, nom d'un chien ! Roubeau ! Il appela le valet de chambre, le sommelier d'étage. Le valet déboucha de l'office, sa clef en main, Mauléon le bouscula, de plus en plus inquiet. La porte fut ouverte. « Nom de D… ! s'écria le commissaire. Je m'y attendais… » On apercevait dans la chambre, par terre, attaché avec des serviettes et un peignoir de bain, bâillonné, l'inspecteur Roubeau, qui se débattait contre ses liens. « Pas blessé, hein, Roubeau ? Ah ! le bandit, ce qu'il t'a ligoté ! Mais, crebleu ! comment t'es-tu laissé faire ? Un gaillard comme toi. » On délivra l'inspecteur. Roubeau grinçait de rage. « Ils étaient deux ! mâchonna-t-il, hors de lui. Oui, deux. D'où sortait l'autre ? Il devait être caché. Il m'a attaqué par derrière, d'un coup sur la nuque. » Mauléon agrippa le téléphone et commanda : « Que personne ne quitte l'hôtel ! Pas d'exception ! Vous entendez ? Toute personne qui essaierait de s'enfuir doit être arrêtée. Aucune exception n'est admise. » Et il proférait dans la chambre : « Ainsi, ils étaient deux ici ! Mais d'où sortait l'autre ? le second ? Tu ne t'es douté de rien ? dit-il au collègue de Roubeau. Cherche donc, bouffi… Avez-vous visité la salle de bains ? C'est là qu'il se cachait, pour sûr. – Je crois, dit Roubeau… j'en ai eu l'impression… je tournais le dos à la salle de bains… » On la visita. Aucune indication. Le verrou de la porte qui la faisait communiquer, à l'occasion, avec la chambre voisine, était poussé normalement. « Qu'on fouille ! ordonna le commissaire. Qu'on fouille à fond. Roubeau, tu viens ? C'est en bas qu'il faut agir. » Il écarta les gens attroupés dans le couloir, et il marchait à gauche vers l'ascenseur, lorsque des clameurs arrivèrent du côté droit. Le couloir desservait le vaste quadrilatère que dessinait l'hôtel, et il était probable, comme le fit remarquer Roubeau, que Beamish avait choisi le côté droit pour gagner la façade postérieure, qui domine la rue de Ponthieu. « Oui, mais Larmonat est de garde, dit Mauléon, et la consigne est formelle. » Les clameurs augmentaient. Dès le premier tournant, ils virent des groupes, à l'extrémité. On leur fit signe. On les appela. Dans un renfoncement, qui formait comme un salon d'hiver, encombré de palmiers et meublé de fauteuils, des personnes étaient penchées sur un corps étendu, que l'une d'elles venait de découvrir, entre les caisses de deux palmiers. Roubeau déclara : « L'Anglais… je le reconnais… Il est couvert de sang… – Comment ! Beamish ? Mais il n'est pas mort, hein ? – Non, dit quelqu'un, qui, à genoux, auscultait la victime. Mais sérieusement touché… un coup de couteau à l'épaule. – Alors quoi, Roubeau, s'écria Mauléon, ce serait l'autre ? Ce serait celui qui était caché et qui t'a frappé dans le dos ? – Parbleu ! il a voulu se débarrasser de son complice. Heureusement qu'on l'aura, puisque toutes les issues sont interdites. » Victor, qui n'avait pas quitté les deux policiers, n'attendit pas, et, à la faveur du tumulte, s'échappa vers le second escalier, qu'il dégringola rapidement. Au rez-de-chaussée, la sortie de la rue de Ponthieu était proche. Des domestiques de l'hôtel en encombraient les abords, où veillaient Larmonat et deux inspecteurs. Victor fit signe à Larmonat qui manœuvra de façon à pouvoir lui parler. « Impossible de passer, Victor… La consigne… – T'inquiète pas. Je me débrouillerai sans toi… On t'a présenté une carte ? – Oui. – Un faux, tout probable. – Cré bon sang ! – Le type a filé ? – Dame ! – Son signalement ? – Pas fait attention… Jeune d'allure. – Alors, tu ne sais pas qui c'était ? – Non. – Arsène Lupin. » La certitude de Victor, tout de suite elle s'imposa spontanément à tous ceux qui vécurent ces minutes d'affolement où se mêlait, comme d'habitude avec Lupin, un côté comique, de la bouffonnerie, et des airs de vaudeville. Mauléon, blême et déconcerté, affectant un calme que démentait sa pâleur, siégeait en permanence dans le bureau de la Direction, ainsi qu'un chef d'armée en son quartier général. Il téléphonait à la Préfecture, réclamait des renforts, expédiait des estafettes d'un bout à l'autre de l'hôtel, donnait des ordres contradictoires qui faisaient perdre la tête à tout le monde. On criait : « Lupin !… C'est Lupin !… Il est bloqué ! On l'a vu… » L'Anglais Beamish passa, couché sur un brancard. On le portait à l'hôpital Beaujon, et le médecin de service affirma : « La blessure n'est pas mortelle… Demain il pourra être interrogé… » Puis ce fut Roubeau qui arriva de la rue de Ponthieu, très agité. « Il s'est enfui par derrière. Il a remis à Larmonat une carte signée de vous, chef ! » Mauléon protesta violemment : « C'est un faux ! Je n'ai pas signé une seule carte ! Fais venir Larmonat ! La signature n'est même pas imitée ! Il n'y a que Lupin pour avoir un culot pareil. Monte dans la chambre de l'Anglais… examine l'encrier, la plume, et s'il y a des cartes de l'hôtel. » Roubeau repartit comme une flèche. Cinq minutes plus tard il revenait : « L'encrier est encore ouvert… le porte-plume n'est pas à sa place… Il y a des cartes de l'hôtel… – Donc, le faux a été commis à cet endroit, tandis que tu étais ficelé. – Non. Je l'aurais vu. L'Anglais a mis ses souliers. Et puis ils se sont trottés. – Mais ni l'un ni l'autre ne savaient qu'on enquêtait ? – Peut-être. – Par qui ? – Quand je suis entré dans la chambre, il y avait quelqu'un avec l'Anglais… un type du Pérou… – Marcos Avisto… Qu'est-il devenu, celui-là ? » Nouvelle envolée de Roubeau. « Personne, dit-il à son retour… La chambre est vide… trois chemises… un costume… des objets de toilette… une boîte de maquillage dont on vient de se servir et qui n'est même pas refermée. Le Péruvien a dû se grimer avant de filer. – Un complice certainement, dit Mauléon. Ils étaient donc trois… Monsieur le directeur, qui habitait la chambre située à côté de la salle de bains occupée par Beamish ? » On consulta le plan de l'hôtel. Le directeur déclara, très étonné. « Cette chambre était louée à M. Beamish. – Comment cela ? – Depuis le début de son séjour. Il avait pris les deux chambres. » Ce fut de la stupeur. Mauléon résuma : « Ainsi donc, selon toute vraisemblance, on peut affirmer que les trois compères habitaient les uns près des autres au même étage. Marcos Avisto au numéro 345, Beamish au 337, et Arsène Lupin dans la chambre voisine qui lui servait de retraite depuis sa fuite du bar de la rue Marbeuf, et où il se remettait de sa blessure, soigné, gardé et nourri par Beamish, avec tant de discrétion et d'habileté que le personnel de l'étage ne s'est même pas douté de sa présence. » Toute cette situation fut exposée devant M. Gautier, le directeur de la Police judiciaire, qui venait d'entrer, et qui avait écouté l'exposé de la situation fait par le commissaire Mauléon. M. Gautier approuva, se fit donner quelques explications supplémentaires, et conclut : « Beamish est pris. Si ce n'est pas Lupin qui a usé de la carte, il est encore dans l'hôtel. Et, en tout cas, le Péruvien s'y trouve, lui. Les recherches sont donc singulièrement plus faciles, et toute consigne peut être levée. Un inspecteur, à chaque entrée, surveillera les allées et venues. Mauléon, veuillez visiter les chambres… visites courtoises, sans perquisition ni interrogatoire. Victor vous assistera. » Mauléon objecta : « Victor n'est pas ici, chef. – Mais si. – Victor ? – Parfaitement, Victor, de la Brigade mondaine. Quand je suis arrivé, nous avons échangé quelques mots. Il causait avec ses collègues et avec le portier de l'hôtel. Appelez-le, Roubeau. » Victor se présenta, guindé dans son veston trop étroit, l'air renfrogné comme à l'ordinaire. « Vous étiez donc là, Victor ? demanda Mauléon. – J'arrive, répondit-il. Juste le temps de me faire mettre au courant. Tous mes compliments. L'arrestation de l'Anglais, c'est un gros atout. – Oui, mais Lupin ?… – Ça, Lupin, ça me concerne. Si vous n'aviez pas précipité les choses, je vous le servais tout rôti, votre Lupin. – Que vous dites ! Et son complice, Marcos Avisto, un Brésilien ?… – Tout rôti également. C'est un de mes bons amis, ce Marcos, un garçon charmant ! Et rudement fort. Il a dû vous passer sous le nez. » Mauléon haussa les épaules. « Si c'est là tout ce que vous avez à dire… – Ma foi, oui. Cependant, j'ai fait une petite découverte… oh ! insignifiante… et qui n'a peut-être pas de rapport avec notre affaire. – Quoi encore ? – Sur votre liste, n'y a-t-il pas un autre Anglais, du nom de Murding ? – Oui, Hervé Murding. Il était sorti. – Je l'ai vu qui rentrait. J'ai questionné le portier à son propos. Il occupe une chambre au mois, où il couche rarement et où il ne vient qu'une fois ou deux par semaine, l'après-midi. Une dame, toujours la même, élégante, soigneusement voilée, l'y rejoint, et ils prennent le thé ensemble. Cette dame, qui l'attend parfois dans le hall, est venue tantôt avant que Murding fût arrivé, et, devant l'agitation et le tumulte ici, elle est repartie. Peut-être serait-il bon que l'Anglais Murding soit convoqué. – Roubeau, vas-y. Ramène-nous l'Anglais Murding. » Roubeau s'élança et ramena un monsieur qui n'avait certainement pas le droit de se faire appeler Hervé Murding, et qui n'était certainement pas Anglais. Mauléon, qui le reconnut aussitôt, s'écria, fort surpris : « Comment ! c'est vous, Félix Devalle, l'ami de Gustave Géraume ! le marchand de biens de Saint-Cloud ! C'est vous qui vous faites passer pour Anglais ? » Félix Devalle, l'ami de Gaston Géraume, le marchand de biens de Saint-Cloud, avait l'air assez penaud. Il essaya bien de plaisanter, mais son rire sonnait faux. « Oui… n'est-ce pas ?… ça m'est commode d'avoir un piedà-terre à Paris… quand je vais au théâtre. – Mais pourquoi sous un autre nom ? – Une fantaisie… Et vous avouerez que cela ne regarde personne. – Et la dame que vous recevez ?… – Une amie. – Une amie, toujours voilée ?… Mariée peut-être ? – Non… non… mais elle a des raisons… » L'incident paraissait plutôt comique. Mais pourquoi cette attitude embarrassée ?… ces hésitations ? Il y eut un instant de silence, puis Mauléon, qui avait consulté le plan, prononça : « La chambre de Félix Devalle est également au troisième étage, tout près du petit salon d'hiver où l'on a frappé l'Anglais Beamish. » M. Gautier regarda Mauléon. La coïncidence les frappait tous les deux. Devait-on voir en Félix Devalle un quatrième complice ? et la femme voilée, qui lui rendait visite, n'était-elle autre que la dame du Ciné-Balthazar et que la meurtrière d'Élise Masson ? Ils se tournèrent du côté de Victor. Celui-ci haussa les épaules et formula avec ironie : « Vous allez trop loin. Je vous ai dit que l'incident était secondaire. Un hors-d'œuvre, pas davantage. Tout de même, il faut l'éclairer. » M. Gautier pria Félix Devalle de se tenir à la disposition de la justice. « Parfait, conclut Victor. Maintenant, chef, je vous demanderai de me recevoir un de ces proches matins. – Du nouveau, Victor ? – Certaines explications à donner, chef. » Victor, qui se dispensa d'accompagner le commissaire Mauléon dans l'exploration de l'hôtel, jugea prudent d'avertir la princesse Basileïef. L'arrestation de l'Anglais Beamish pouvait amener, en effet, des révélations dangereuses pour elle. Il se glissa donc dans la pièce du standard téléphonique, et, toutes consignes étant levées, pria la demoiselle de lui donner la communication avec le numéro 345. Le numéro 345 ne répondit pas. « Insistez donc, mademoiselle. » Nouvel appel inutile. Victor alla s'enquérir auprès du portier. « La dame de l'appartement 345 est-elle sortie ? – La princesse Basileïef ? Elle est partie… il y a une heure environ. » Victor en reçut un choc désagréable. « Partie ?… tout d'un coup ? – Oh ! non, tous les bagages ont été enlevés hier, et sa note payée dès ce matin. Il ne lui restait qu'une valise. » Victor n'en demanda pas davantage. Après tout, n'était-il pas naturel qu'Alexandra Basileïef s'en fût allée, et que l'on ne se fût pas opposé à son départ ? Et, d'un autre côté, qu'est-ce qui la contraignait à attendre son autorisation à lui, Victor ? Tout de même, il enrageait. Lupin évanoui… Alexandra disparue… Où et comment les retrouver ? Chapitre IX Au cœur de la place « Une nuit suffit à réparer tous les désastres », prétendait Victor. Lorsque son ami Larmonat vint le voir le lendemain soir, il n'avait pas repris une figure plus souriante qu'à l'ordinaire, mais il était apaisé et confiant. « Partie remise, affirma-t-il. Mon ouvrage était si solide que l'apparence seule en fut dérangée. – Veux-tu que je te dise mon opinion ? proposa Larmonat. – Je la connais… Tu en as assez. – Eh bien, oui ! Trop de complications… des trucs qui ne se font pas quand on a l'honneur d'être policier… Il y a des fois où l'on croirait que tu es de l'autre côté de la barricade. – Quand on veut arriver, on ne choisit pas son chemin. – Peut-être, mais moi… – Toi, tu es dégoûté. Autant rompre, alors… – Eh bien, mon vieux, s'écria Larmonat, d'un ton résolu, puisque tu me le proposes, j'accepte. Rompre, non, je te dois trop de reconnaissance, mais interrompre. – Tu as de l'esprit aujourd'hui, ricana Victor. En tout cas, je ne puis t'en vouloir de tes scrupules. J'en serai quitte pour choisir à la Police judiciaire un autre collaborateur… – Qui ? – Je ne sais pas… Le directeur, peut-être… – Hein ? M. Gautier ? – Peut-être… Sait-on jamais ? Qu'est-ce qu'on y dit, à la Police ? – Ce que tu as lu dans les journaux. Mauléon exulte ! Somme toute, s'il n'a pas eu Lupin, il a l'Anglais. Avec les trois Russes, le tableau est respectable. – L'Anglais n'a pas parlé ? – Pas plus que les Russes. Au fond, tous ces gens-là espèrent que Lupin les sauvera. – Et Félix Devalle, l'ami de Gustave Géraume ? – Mauléon se démène à son sujet. Aujourd'hui il est à Saint-Cloud et à Garches. On cherche des renseignements. La piste leur paraît sérieuse, et le public marche. La participation de Félix Devalle expliquerait bien des choses. Bref, on s'emballe. – Un dernier mot, mon vieux. Téléphone-moi dès que tu auras des nouvelles sur le Devalle, principalement sur ses moyens d'existence et sur l'état de ses affaires. Tout est là. » Victor ne bougea plus de chez lui. Il aimait ces périodes, ces pauses dans l'action, durant lesquelles on envisage toute une aventure, on étale devant soi tous les épisodes et l'on confronte les faits avec l'idée qu'on s'en est formée peu à peu. Le jeudi soir, communication de Larmonat. La situation financière de Félix Devalle était mauvaise. Des dettes, du bluff… il ne se soutenait que par des coups de Bourse et des spéculations désespérées. Ses créanciers le disaient aux abois. « Il est convoqué ? res. – Pas d'autre convocation ? – Oui, la baronne d'Autrey et Mme Géraume. On veut tirer certains points au clair. Le directeur et Mauléon assisteront… – Moi aussi. – Toi aussi ? – Oui. Préviens M. Gautier. » Le lendemain matin Victor passa d'abord au Cambridge, et se fit conduire dans la chambre qu'avait occupée Félix Devalle et que l'on tenait close. Ensuite, il se rendit à la Préfecture où M. Gautier l'attendait. Ils entrèrent ensemble chez le juge d'instruction, avec le commissaire Mauléon. Au bout d'une minute, Victor manifesta son ennui par des bâillements et par une attitude si peu convenable que M. Gautier, qui le connaissait bien, lui dit avec impatience : – Par le juge d'instruction, pour demain matin, onze heu- « Enfin, quoi ! Victor, puisque vous avez à parler, faites-le. – J'ai à parler, dit-il de son air grognon. Mais je demande que ce soit en présence de Mme d'Autrey et de Gustave Géraume. » On l'observa avec étonnement. On savait le personnage bizarre, mais sérieux, et fort avare de son temps et du temps des autres. Il n'aurait pas sollicité cette confrontation sans raisons péremptoires. La baronne fut introduite d'abord, enveloppée dans son voile de deuil. Puis, un moment après, on amena Gustave Géraume, toujours souriant et allègre. Mauléon ne dissimulait pas sa désapprobation. « Eh bien, allez-y, Victor, grommela-t-il. Vous avez sans doute des révélations importantes ?… – Des révélations, non, dit Victor sans se démonter. Mais je voudrais éliminer certains obstacles qui nous gênent, et rectifier des erreurs et des idées fausses qui encombrent la route. Dans toute affaire, il y a un instant où le point doit être fait, si on veut repartir de plus belle. Je l'ai déjà fait une fois en nous débarrassant de tout ce qui était la première phase de l'action et qui tournait autour des Bons de la Défense. Il faut maintenant, avant l'attaque définitive contre Lupin, nous débarrasser de tout ce qui représente le crime de La Bicoque. Restent en scène Mme d'Autrey, M. et Mme Gustave Géraume, et M. Félix Devalle… Finissons-en. Ce sera bref. Quelques questions… » Il se tourna vers Gabrielle d'Autrey. « Je vous supplie, madame, de bien vouloir répondre en toute franchise. Considérez-vous le suicide de votre mari comme un aveu ? » Elle écarta son voile de crêpe. On vit ses joues pâlies, ses yeux rougis par les larmes, et elle prononça fermement : « Mon mari ne m'a pas quittée la nuit du crime. – C'est votre affirmation et le crédit qu'on y attache, déclara Victor, qui empêchent d'atteindre une vérité qu'il est indispensable de connaître. – Il n'y a d'autre vérité que celle que j'affirme. Il ne peut pas y en avoir d'autre. – Il y en a une autre », déclara Victor. Et, s'adressant à Gustave Géraume, il dit : « Cette autre, vous la connaissez, Gustave Géraume. D'un seul coup, comme je l'ai laissé entendre, lors de notre dernière entrevue, vous pouvez dissiper les ténèbres. Voulez-vous parler ? – Je n'ai pas à refuser. Je ne sais rien. – Si, vous savez. – Rien du tout, je le jure. – Vous refusez ? – Je n'ai pas à refuser. Je ne sais rien. – Alors, dit Victor, je me décide. Je ne le fais qu'avec le regret de causer à Mme d'Autrey une blessure cruelle, affreusement cruelle. Mais, un jour ou l'autre, elle saurait. Autant couper dans le vif. » Gustave Géraume eut un geste de protestation assez déconcertant chez un homme qui s'était dérobé à toute réponse : « Monsieur l'inspecteur, c'est bien grave, ce que vous allez faire. – Pour savoir que c'est grave, il faut que vous sachiez d'avance ce que je vais dire. En ce cas, parlez… » Victor attendit. L'autre se taisant, il commença résolument : « Le soir du crime, Gustave Géraume dîne à Paris avec son ami Félix Devalle. C'est une distraction que les deux amis s'offrent souvent, car ils sont tous les deux amateurs de bons repas et de bons vins. Mais, à ce dîner-là, les libations furent plus abondantes, à tel point que lorsque Gustave Géraume revient, sur le coup de dix heures et demie, il n'a pas bien sa tête à lui. Au Carrefour, il avale un dernier kummel, qui achève de le griser, et, tant bien que mal, il repart dans son auto, suit la route de Garches. Où est-il ? Devant sa maison ? Il en est persuadé. En réalité, il n'est pas devant sa maison, c'est-à-dire devant sa villa actuelle, mais devant une maison qui lui appartient, où, durant dix ans, il a habité, où il est rentré cent fois le soir, en revenant de Paris, après avoir fait de bons dîners. Une fois de plus, il a fait un bon dîner. Une fois de plus, il rentre chez lui. N'a-t-il pas sa clef en poche ? cette clef que réclame son locataire, d'Autrey, et pour laquelle ils ont comparu en justice de paix. Il l'a toujours dans sa poche, par entêtement, et pour qu'on ne la retrouve pas ailleurs. Alors, n'est-il pas naturel qu'il s'en serve ? Il sonne. La concierge ouvre. Il murmure son nom en passant. Il monte. Il prend sa clef, et il entre. Il entre chez lui. Parfaitement, chez lui. Chez lui, et pas ailleurs. Comment, avec ses yeux troublés, son cerveau vacillant, ne reconnaîtrait-il pas son appartement, son vestibule ? » Gabrielle d'Autrey s'était levée. Elle était livide. Elle essaya de balbutier une protestation. Elle ne le put pas. Et Victor continua, posément, en détachant les phrases les unes des autres : « Comment ne reconnaîtrait-il pas la porte de sa chambre ? C'est la même. C'est la même poignée qu'il tourne, le même battant qu'il pousse. La chambre est obscure. Celle qu'il croit sa femme est assoupie. Elle ouvre à demi les yeux… prononce quelques mots à voix basse… L'illusion commence pour elle aussi… Rien ne la dissipera… Rien… » Victor s'interrompit. L'angoisse de Mme d'Autrey devenait effroyable. On devinait tout l'effort de sa pensée, l'éveil de certains souvenirs qui la frappaient et de certains détails qui lui revenaient, bref toute l'explication redoutable qui s'imposait à elle avec une logique terrible. Elle regarda Gustave Géraume, eut un geste d'horreur, vira sur elle-même, et tomba agenouillée devant un fauteuil, en se cachant la figure… Tout cela se produisit dans un grand silence. Aucune objection ne s'éleva contre l'étrange révélation faite par Victor et acceptée par la baronne. Gabrielle d'Autrey s'était recouvert la tête de son crêpe. Gustave Géraume demeurait là, un peu gêné, à demisouriant, très comique. Victor lui dit : « C'est bien cela, n'est-ce pas ? Je ne me suis pas trompé ?… » L'autre ne savait pas trop s'il devait avouer ou s'obstiner dans son rôle de galant homme qui se laisse emprisonner plutôt que de compromettre une femme. À la fin, il articula : « Oui… c'est ça… J'étais éméché… Je ne me suis pas rendu compte… c'est à six heures seulement… en me réveillant, que j'ai compris… Je suis sûr que Mme d'Autrey m'excusera… » Il n'en dit pas davantage. Une hilarité, sourde d'abord, puis irrésistible, se propageait de M. Validoux à M. Gautier, du secrétaire à Mauléon lui-même. Alors, la bouche de Gustave Géraume s'élargit, et à son tour il se mit à rire, sans bruit, amusé de cette aventure qui lui avait conservé sa bonne humeur en prison, et dont la drôlerie lui apparaissait soudain. Il répéta, d'un ton désolé, en s'adressant à la forme noire à genoux : « Il faut m'excuser… Ce n'est pas de ma faute… Le hasard, n'est-ce pas ? Depuis, j'ai fait ce que j'ai pu pour qu'on ne se doute de rien… » La baronne se leva. Victor lui dit : « Encore une fois je m'excuse, madame, mais il le fallait, pour la justice d'abord et pour vous-même aussi… oui, pour vous-même. Un jour vous me remercierez… vous verrez cela… » Sans un mot, toujours invisible dans ses voiles, courbée sous la honte, elle sortit… Gustave Géraume fut emmené… Victor, lui, n'avait rien perdu de son sérieux. Cependant il dit, d'un petit ton apitoyé où il y avait malgré tout de la raillerie : « Pauvre dame ! Ce qui m'a mis sur la voie, c'est la façon dont elle parlait du retour de son mari, cette nuit-là. Elle en gardait un souvenir ému… “Je me suis endormie dans ses bras”, disait-elle, comme si c'était un événement rare. Or, le soir même, d'Autrey me disait qu'il n'avait jamais eu que de l'affection pour sa femme. Contradiction flagrante, n'est-ce pas ? Et tout à coup, quand je l'eus constatée, je me suis souvenu de cette histoire de clef qui était cause de tant de conflits entre le ménage d'Autrey et le ménage Géraume. Ces deux idées se choquant l'une à l'autre, ce fut suffisant, l'étincelle jaillit en mon esprit : Géraume, le propriétaire, l'ancien habitant de l'appartement, la possédait, cette clef. Dès lors la suite des événements se déduisait d'elle-même, comme je vous l'ai exposée. – De sorte que le crime ?… demanda M. Validoux. – Le crime fut commis par d'Autrey, seul. – Mais cette dame du cinéma ? celle que l'on a rencontrée dans l'escalier d'Élise Masson ? – Elle connaissait Élise Masson, et c'est par elle qu'elle apprit que le baron d'Autrey était sur la piste des Bons de la Défense, que ces Bons se trouvaient chez le père Lescot, et que le baron devait tenter de les reprendre. Elle y alla, elle aussi. – Pour les voler ? – Non. D'après mes renseignements, ce n'est pas une voleuse, mais une névrosée, avide de sensations. Elle se rendit làbas, pour voir, par curiosité, tomba juste à l'instant du crime, et n'eut que le temps de s'enfuir vers l'auto qu'elle conduisait. – C'est-à-dire vers Lupin ? – Non. Si Lupin avait persisté à s'occuper des Bons de la Défense, après son échec à Strasbourg, l'affaire eût été mieux conduite. Non. Il ne s'intéressait déjà plus qu'à son affaire des dix millions, et sa maîtresse a dû agir seule, en dehors de lui. D'Autrey, qui ne la vit peut-être même pas, se sauva de son côté, n'osa pas revenir chez lui, vagabonda toute la nuit sur les grands-routes, et, au petit matin, échoua chez Élise Masson. Un peu plus tard, je faisais ma première visite chez la baronne, et c'est la méprise dont elle avait été victime à son insu, qui lui permit de défendre son mari avec tant d'élan, et de me dire avec tant de conviction sincère qu'il ne l'avait pas quittée de toute la nuit. – Mais cette méprise, d'Autrey l'ignorait… – Évidemment. Mais l'après-midi, il sut que sa femme le défendait, contre toute vraisemblance. – Comment le sut-il ? – Voici. Mon entretien avec sa femme avait été écouté, à travers la porte, par la vieille bonne. Se rendant au marché, cette vieille bonne fut repérée par un journaliste à l'affût et lui raconta la scène. Le journaliste fit un article et le porta à une petite feuille du soir où il passa à peu près inaperçu. Mais, à quatre heures, près de la gare du Nord, d'Autrey acheta cette feuille et apprit, avec stupeur évidemment, que sa femme lui fournissait un alibi irréfutable. Il renonça donc à son départ, mit son butin à l'abri, et entama la lutte. Seulement… – Seulement ?… – Eh bien, quand il se rendit compte exactement de la valeur de cet alibi, et qu'il eût découvert peu à peu les raisons pour lesquelles sa femme était si convaincue, alors, sans rien lui dire, il la roua de coups. » Et Victor acheva : « Nous savons maintenant que c'est en faveur de Gustave Géraume que joue l'alibi dont profitait le baron d'Autrey. Quand nous saurons en quoi Géraume fut complice d'un crime auquel il n'a pas assisté, le problème de La Bicoque sera résolu. Nous allons être renseignés. – Comment ? – Par Henriette Géraume, sa femme. – Elle est convoquée, dit M. Validoux. – Veuillez faire entrer aussi Félix Devalle, monsieur le juge. » On introduisit d'abord Henriette Géraume, Félix Devalle ensuite. Celle-là semblait très lasse. Le juge d'instruction la pria de s'asseoir. Elle balbutia des remerciements. Victor, qui s'était approché d'elle, se baissa et parut ramasser quelque chose. C'était une menue épingle à cheveux, une épingle-neige ondulée, couleur de cuivre. Il l'examina. Henriette la saisit machinalement et la mit dans ses cheveux. « C'est bien à vous, madame ? – Oui. – Vous en êtes tout à fait sûre ? – Tout à fait. – C'est que, voilà, dit-il, je ne l'ai pas trouvée ici, mais parmi plusieurs autres épingles et babioles laissées au fond d'une petite coupe de cristal, dans la chambre que Félix Devalle occupait à l'hôtel Cambridge et où vous veniez le retrouver. Vous êtes la maîtresse de Félix Devalle. » C'était une méthode chère à Victor, l'attaque absolument imprévue, effectuée par des moyens contre lesquels il semble tout d'abord qu'il n'y a pas de défense possible. La jeune femme fut suffoquée. Elle essaya bien de résister, mais il lui assena un autre coup qui acheva de l'étourdir. « Ne niez pas, madame, j'ai vingt preuves de cette nature », affirma Victor, qui n'en avait aucune. Hors de combat, ne sachant pas comment riposter ni à quoi se raccrocher, elle observa Félix Devalle. Il se taisait, très pâle. Lui aussi, la violence de l'assaut le déconcertait. Et Victor reprit : « Dans toute affaire, il y a autant de hasard que de logique. Et c'est pur hasard si Félix Devalle et Mme Géraume choisirent comme lieu de leurs rendez-vous l'hôtel Cambridge, qui était justement le quartier général d'Arsène Lupin. Pur hasard… simple coïncidence. » Félix Devalle s'avança, en gesticulant avec indignation. « Je n'admets pas, monsieur l'inspecteur, que vous vous permettiez d'accuser une femme pour qui mon respect… – Allons, pas de blague, dit Victor. J'énumère simplement quelques faits, qu'il sera facile de vérifier, et auxquels vous pourrez opposer vos objections. Si M. le juge d'instruction, par exemple, acquiert la certitude que vous êtes l'amant de Mme Géraume, il se demandera si vous n'avez pas voulu profiter des événements pour rendre suspect le mari de votre maîtresse, et si vous n'avez pas concouru à son arrestation. Il se demandera si ce n'est pas vous qui avez conseillé par téléphone au commissaire Mauléon de chercher dans le secrétaire de Gustave Géraume, si ce n'est pas vous qui avez poussé votre maîtresse à retirer les deux balles de revolver, si le jardinier Alfred n'a pas été placé par vous, comme on me l'a dit, chez votre ami Géraume, et si vous ne l'avez pas payé pour se rétracter et pour faire une fausse déposition contre son maître. – Mais vous êtes fou ! s'écria Félix Devalle, rouge de colère. Quels motifs m'auraient conduit à de pareils actes ? – Vous êtes ruiné, monsieur. Votre maîtresse est riche. Un divorce s'obtient aisément contre un mari compromis. Je ne dis pas que vous auriez gagné la partie. Mais je dis que vous vous êtes lancé tête basse dans l'aventure, comme un homme perdu et qui joue son va-tout ! Quant aux preuves… » Victor se tourna vers M. Validoux : « Monsieur le juge d'instruction, le rôle de la Police judiciaire est d'apporter à la justice des éléments d'une information rigoureuse. Les preuves vous seront faciles à trouver. Je ne doute pas qu'elles n'appuient mes conclusions : culpabilité de d'Autrey, innocence de Gustave Géraume, tentative de la part de Félix Devalle pour induire en erreur la justice. Je n'ai plus rien à dire. Quant à l'assassinat d'Élise Masson, nous en causerons plus tard. » Il se tut. Ses paroles avaient produit une grande impression. Félix Devalle prenait des airs de défi. Si Mauléon hochait la tête, le magistrat et M. Gautier subissaient la force d'une argumentation qui s'adaptait si bien à toutes les exigences de la réalité. Victor tendit son paquet de cigarettes caporal au juge d'instruction et à M. Gautier, qui acceptèrent distraitement, fit jouer son briquet, alluma et sortit, laissant les autres à leur besogne. Dans le couloir, il fut rattrapé par M. Gautier qui lui serra la main vivement. « Vous avez été épatant, Victor. – Je l'aurais été bien plus, chef, si ce sacré Mauléon ne m'avait pas coupé l'herbe sous le pied. – Comment cela ? – Dame ! en survenant dans l'hôtel Cambridge au moment où je tenais toute la bande. – Vous y étiez donc, dans l'hôtel ? – Parbleu, chef, j'étais même dans la chambre. – Avec l'Anglais Beamish ? – Mon Dieu, oui. – Mais il n'y avait que le Péruvien, Marcos Avisto. – Le Péruvien, c'était moi. – Qu'est-ce que vous dites ? – La vérité, chef. – Pas possible ! – Mais si, chef. Marcos Avisto et Victor, c'est kif-kif. » Et Victor serra la main de M. Gautier, en ajoutant : « À bientôt, chef. Dans cinq ou six jours, je réparerai la gaffe de Mauléon et Lupin sera pris au piège. Mais n'en soufflez pas mot. Sans quoi, une fois de plus, tout s'écroulera. – Cependant vous admettrez… – J'admets que j'y vais quelquefois un peu fort, mais c'est votre avantage, chef. Laissez-moi mes coudées franches. » Victor déjeuna dans une taverne. Il était ravi. Délivré de toutes méditations et indécisions relatives au crime de La Bicoque, au ménage d'Autrey, au ménage Géraume, à Félix Devalle, ayant chargé la police de s'occuper de tous ces gens comme il l'avait fait pour Audigrand, et pour la dactylographe Ernestine, et pour la dame Chassain, il se sentait soulagé. Enfin, il pouvait se consacrer à sa tâche ! Plus d'équivoques ! Plus de fausses manœuvres provoquées par des tiers ! Plus de Mauléon ! Plus de Larmonat ! Plus de gens de qui il dépendait ! Lupin et Alexandra, Alexandra et Lupin, ceux-là seuls importaient. Il fit deux ou trois courses, redevint le Péruvien Marcos Avisto, et, à trois heures moins cinq, il entrait dans le square de la tour Saint-Jacques. Pas un instant, depuis le lendemain de l'échauffourée de l'hôtel Cambridge, Victor n'avait douté : la princesse Basileïef viendrait au rendez-vous qu'il lui avait jeté à la dernière minute pour le cas où ils ne se retrouveraient point. Il n'admettait pas, qu'après le rôle tenu par lui en cette circonstance, qu'après le choc violent qui les avait lancés l'un contre l'autre, puis réunis dans un même danger, elle se décidât à ne jamais le revoir. Il lui était apparu sous un tel jour, il lui avait laissé un tel souvenir d'homme adroit, énergique, utile, dévoué, qu'une fois encore elle serait attirée vers lui. Il attendit. Des enfants jouaient avec le sable. De vieilles dames tricotaient ou somnolaient à l'ombre des arbres ou de la tour. Sur un banc, un monsieur lisait derrière son journal déployé. Il s'écoula dix minutes, et puis quinze, et puis vingt. À trois heures et demie, Victor se tourmenta. En vérité, n'allait-elle pas venir ? Le fil qui la rattachait à lui, se résoudrait-elle à le briser ? Avait-elle quitté Paris, la France ? En ce cas, comment la retrouver et comment arriver jusqu'à Lupin ? Inquiétude passagère, et qui finit par un sourire de satisfaction qu'il dissimula en tournant la tête d'un autre côté. En face de lui, ces deux jambes que l'on apercevait au-dessous du journal déployé, n'était-ce pas ?… Il attendit encore cinq minutes, se leva et se dirigea lentement vers la sortie. Une main se posa sur son épaule. L'homme au journal l'abordait, très aimable, et cet homme lui dit : « M. Marcos Avisto ? n'est-ce pas ? – Lui-même… Arsène Lupin, sans doute ? – Oui, Arsène Lupin… sous le nom d'Antoine Bressacq. Permettez-moi aussi de me présenter comme un ami de la princesse Basileïef. » Victor l'avait reconnu sur-le-champ : c'était bien l'homme qu'il avait aperçu un soir, à l'hôtel Cambridge, avec l'Anglais Beamish. Ce qui le frappa tout de suite, c'est la dureté, mais aussi la franchise des yeux gris foncé, couleur d'ardoise. Cette dureté, un sourire affable la corrigeait, et plus encore le désir manifeste de plaire. Une allure très jeune, un buste large, un air de grande force et de souplesse sportive, beaucoup d'énergie dans la mâchoire et dans l'ossature du visage… Quarante ans peut-être. Une excellente coupe de vêtements. « Je vous ai aperçu au Cambridge, dit Victor. – Ah ! fit Bressacq en riant, vous avez aussi la faculté de ne jamais oublier une personne rencontrée ? En effet, je suis venu plusieurs fois dans le hall avant de me réfugier, comme blessé de guerre, dans la seconde chambre de Beamish. – Votre blessure ?… – Presque rien, mais douloureuse et gênante. Lorsque vous êtes venu avertir Beamish – ce dont je vous remercie vivement – j'étais à peu près d'aplomb. – Assez en tout cas pour lui envoyer un mauvais coup. – Dame ! il me refusait le sauf-conduit que vous lui aviez signé. Mais j'ai frappé plus fort que je ne voulais. – Il ne parlera pas ? – Fichtre non ! Il compte trop sur moi pour l'avenir. » Ils suivaient tous deux la rue de Rivoli. L'auto de Bressacq stationnait. « Pas de phrases entre nous, dit-il à brûle-pourpoint. Nous sommes d'accord ? – Sur quoi ? – Sur l'intérêt que nous avons à être d'accord, dit gaiement Bressacq. – Entendu. – Votre adresse ? – Instable, depuis le Cambridge. – Aujourd'hui ? – Nous y allons. Vous prenez votre bagage et je vous offre l'hospitalité. – C'est donc urgent ? – Urgent. Une grosse affaire en train. Dix millions. – La princesse ? – Elle vous attend. » Ils montèrent. À l'hôtel des Deux-Mondes, Victor reprit les valises qu'il avait déposées, prévoyant le sens des événements. Ils sortirent de Paris et gagnèrent Neuilly. Au bout de l'avenue du Roule, à l'angle d'une rue, il y avait, entre cour et jardin, une maison particulière à deux étages. « Simple pied-à-terre, dit Bressacq en arrêtant. J'en ai comme cela une dizaine à Paris. Juste de quoi se loger, et un personnel restreint. Vous coucherez dans mon studio, près de ma chambre, au second étage. La princesse occupe le premier. » Le studio, dont la fenêtre ouvrait sur la rue, était confortable, meublé d'excellents fauteuils, d'un divan-lit et d'une bibliothèque choisie. « Quelques philosophes… Des livres de Mémoires… Et toutes les aventures d'Arsène Lupin… pour vous endormir. – Je les connais par cœur. – Moi aussi, dit Bressacq en riant. À propos, vous voudriez peut-être bien la clef de la maison ? – Pour quoi faire ? – Si vous avez à sortir… » Leurs yeux se rencontrèrent une seconde. « Je ne sortirai pas, dit Victor. Entre deux expéditions, j'aime bien me recueillir. Surtout si je ne sais de quoi il s'agit… – Ce soir, voulez-vous ?… après le dîner, lequel est servi dans le boudoir de la princesse pour plus de commodité, et aussi par prudence. Le rez-de-chaussée de mes logements est toujours un peu truqué et réservé aux descentes de police et aux batailles éventuelles. » Victor défit ses valises, fuma des cigarettes, et s'habilla, après avoir, à l'aide d'un petit fer électrique, repassé soigneusement le pantalon de son smoking. À huit heures, Antoine Bressacq vint le chercher. La princesse Basileïef l'accueillit avec beaucoup de bonne grâce, le remercia avec effusion de ce qu'il avait fait pour elle et ses amis, au Cambridge, mais aussitôt sembla se retirer en ellemême. À peine prit-elle part à la conversation. Elle écoutait, distraitement d'ailleurs. Victor, qui parla peu, raconta deux ou trois expéditions dont il avait été le héros, et où, comme de juste, son mérite n'avait pas été médiocre. Quant à Antoine Bressacq, il montra beaucoup de verve. Il avait de l'esprit, de la gaieté, et une manière de se faire valoir où il y avait autant d'ironie que de vanité amusante. Le dîner fini, Alexandra servit le café et les liqueurs, offrit des cigares et s'étendit sur un divan d'où elle ne bougea plus. Victor s'installa dans un vaste fauteuil capitonné. Il était content. Tout se déroulait selon ses prévisions, dans l'ordre même des événements qu'il avait préparés. D'abord complice d'Alexandra, s'infiltrant peu à peu dans la bande, affirmant ses qualités, donnant des preuves d'adresse et de dévouement, voilà qu'il allait devenir le confident et le complice d'Arsène Lupin. Il était dans la place. On avait besoin de lui. On sollicitait sa collaboration. Fatalement, l'entreprise s'achèverait conformément à sa volonté. « Je le tiens… je le tiens… murmurait-il en lui-même. Seulement, il n'y a pas une faute à commettre… Un sourire de trop… une intonation maladroite… une réflexion par à-côté, et, avec un gaillard comme celui-là, tout est perdu. – Nous y sommes ? s'écria Bressacq allégrement. – J'y suis. – Ah ! une question, au préalable. Est-ce que vous devinez, à peu près, où je veux vous mener ? – À peu près. – C'est-à-dire ? – C'est-à-dire que nous tournons le dos résolument au passé. Les Bons de la Défense nationale, le crime de La Bicoque, tout cela, et tous les rabâchages des journaux, fantaisies de la justice et du public, c'est fini. N'en parlons plus. – Un instant. Et le crime de la rue de Vaugirard ? – Fini également… – Ce n'est pas l'avis de la justice. – C'est le mien. J'ai mon idée là-dessus. Plus tard je vous la dirai. Pour le moment, un seul souci, un seul but. – Lequel ? – L'affaire des dix millions, à laquelle vous faisiez allusion dans la lettre écrite par vous à la princesse Basileïef. » Antoine Bressacq s'écria : « À la bonne heure ! rien ne vous échappe à vous, et vous êtes dans le train ! » Et s'asseyant à califourchon sur une chaise, face à Victor, il s'expliqua. Chapitre X Le dossier A. L. B. « Je vous dirai, dès l'abord, que cette affaire des dix millions sur laquelle les journaux ont épilogué sans imaginer même un semblant d'hypothèse plausible, me fut apportée par Beamish. Oui, par Beamish. Il avait épousé, après la guerre, une jeune dactylographe d'Athènes, au service d'un Grec fort riche. Cette dactylographe, tuée depuis dans un accident de chemin de fer, lui confia quelques détails sur son ancien patron, qui éveillèrent fortement l'attention de Beamish. « Les voici. Le Grec, redoutant l'effondrement de la monnaie de son pays, avait réalisé toute sa fortune ; d'une part, valeurs en portefeuille et immeubles situés à Athènes ; d'autre part, propriétés et domaines immenses situés en Épire, et surtout en Albanie. Deux dossiers furent établis, l'un qui concernait la première moitié des richesses, laquelle avait été déposée en titres dans une banque anglaise (ce dossier fut appelé le dossier de Londres), l'autre qui concernait la vente de toutes les propriétés et domaines et qui fut appelé le dossier A. L. B., c'est-àdire, sans aucun doute, ALBanie. Or, bien que les deux dossiers, d'après les comptes relevés par la dactylographe, eussent chacun une même valeur approximative de dix millions, il se trouvait que le dossier de Londres était volumineux, et que le dossier A. L. B. consistait en un tout petit paquet enveloppé, ficelé et cacheté, qui mesurait vingt à vingt-cinq centimètres de lon- gueur, et que le Grec enfermait toujours dans son tiroir ou dans son sac de voyage. « Sous quelle forme le dossier A. L. B. contenait-il les dix millions des sommes recouvrées en Épire ? Mystère. Que devint le patron de la dactylographe après qu'elle l'eut quitté pour se marier, autre mystère, que Beamish n'avait pas encore éclairci quand je le rencontrai, il y a trois ans. « Mon organisation internationale me permit de faire à ce propos des recherches plus actives, qui furent longues, mais efficaces. Je retrouvai la banque de Londres où il avait la moitié de sa fortune, et je pus établir que cette banque payait les coupons des titres déposés à un monsieur X… de Paris. J'eus beaucoup de mal à découvrir que ce monsieur X… était un Allemand, puis à découvrir l'adresse de cet Allemand, et à découvrir enfin que l'Allemand et le Grec ne faisaient qu'un. » Antoine Bressacq s'interrompit. Victor écoutait, sans poser une seule question. Alexandra, les yeux fermés, semblait dormir. Bressacq reprit : « Mon enquête se resserra, conduite par une agence dont je suis très sûr. J'appris que le Grec, malade, presque impotent, ne quittait jamais l'hôtel particulier où il logeait et qu'il couchait au rez-de-chaussée, gardé par deux anciens détectives à sa solde, et que le personnel, composé de trois femmes, couchait au soussol. « Indications précieuses. J'en recueillis une autre, plus importante, en me procurant la copie des mémoires afférents à son installation. L'un d'eux réglait des travaux de sonneries électriques, dites de sécurité, et je pus me rendre compte que tous les volets des fenêtres de l'hôtel, tous sans exception, étaient munis d'un système invisible qui actionnait, à la moindre pression, une série de timbres. J'étais fixé. De telles précautions ne s'accumu- lent que si l'on a quelque chose à redouter, ou plutôt à cacher. Quoi ? sinon le dossier A. L. B. ? » – Sans aucun doute, déclara Victor. – Seulement, où se trouve le dossier ? Au rez-de-chaussée ? je ne le pense pas, puisque c'est là que, parmi d'autres personnes, s'écoule l'existence quotidienne de notre homme. Quant au premier étage, il est vide et fermé. Mais, j'appris, par une vieille femme de ménage renvoyée, que, tous les jours, il se fait monter au deuxième et dernier étage, dans une vaste pièce aménagée en cabinet de travail, où il passe son après-midi tout seul. Il y a réuni ses papiers, ses livres, les souvenirs qui lui restent des deux êtres qu'il aimait le plus, sa fille et sa petite-fille, mortes toutes deux… ouvrages de tapisserie, portraits, jouets d'enfant, bibelots, etc. Avec les révélations de cette femme de ménage, j'ai dressé patiemment le plan de la pièce (Bressacq le déroula) : ici le bureau, ici le téléphone, ici la bibliothèque, ici l'étagère aux souvenirs, ici la cheminée surmontée d'une glace sans tain, mobile. Et c'est le jour où j'ai su qu'il y avait, à tel endroit, une glace sans tain que mon projet prit sa forme. Je m'explique. » À l'aide d'un crayon, il dessina des lignes sur un bout de papier. « L'hôtel est un peu en retrait, sur une large avenue dont il est séparé par une étroite cour ou plutôt une bande de jardin en bordure, et par une haute grille. À gauche et à droite, des murs limitent cette cour. À droite un terrain vague, encombré d'arbustes, est à vendre. Je réussis à y pénétrer. Je n'eus qu'à lever les yeux pour voir que la glace sans tain n'avait pas de volets. Je commençai aussitôt mes préparatifs. Ils sont à peu près terminés. – Et alors ? – Et alors je compte sur vous. – Pourquoi sur moi ? – Parce que Beamish est en prison et que je vous ai jugé à l'œuvre. – Les conditions ? – Le quart des bénéfices. – La moitié si c'est moi qui trouve le dossier A. L. B., exigea Victor. – Non, le tiers. – Soit. » Les deux hommes se serrèrent la main. Bressacq éclata de rire. « Deux négociants, deux financiers qui concluent une affaire importante échangent des signatures, et souvent pardevant notaire, tandis que deux honnêtes gens comme nous se contentent d'une poignée de mains loyale. Après quoi, je sais pertinemment que votre concours m'est assuré, et vous savez que je m'en tiendrai strictement aux termes de notre engagement. » Victor n'était pas un expansif. Il n'éclata pas de rire, lui. Tout au plus sourit-il un peu, et, comme l'autre lui en demandait la raison, il répondit. « Vos deux négociants ou vos deux financiers ne signent que quand ils sont bien au courant de l'affaire. – Eh bien ? – Eh bien, j'ignore le nom de notre adversaire, le lieu où il habite, les moyens que vous devez employer, et le jour que vous avez choisi. – Ce qui signifie ? – Qu'il y a là, chez vous, comme de la défiance, qui m'étonne… » Bressacq hésita. « Est-ce une condition que vous posez ? – Nullement, dit-il. Je n'ai aucune condition à poser. – Eh bien, moi, dit Alexandra, qui sortit soudain de sa rêverie, et s'approcha des deux hommes, moi j'en pose une. – Laquelle ? – Je ne veux pas qu'il y ait de sang versé. » C'est à Victor qu'elle s'adressait, et avec une expression ardente et une voix impérieuse. « Vous avez dit tout à l'heure que toutes ces histoires de La Bicoque et de la rue de Vaugirard étaient réglées. Non, elles ne le sont pas, puisque je peux apparaître comme une criminelle, et rien ne vous empêchera, dès lors, dans l'expédition que vous préparez, d'accomplir le même geste que vous m'attribuez, à moi ou à Antoine Bressacq. » Victor déclara paisiblement : « Je ne vous attribue rien, ni à Antoine Bressacq, ni à vous, madame. – Si. – Quoi donc ? – Nous avons tué Élise Masson, ou, du moins, un de nos complices l'a tuée et nous sommes responsables de sa mort. – Non. – Cependant, c'est la conviction de la justice, et c'est l'opinion courante. – Ce n'est plus la mienne. – Alors qui ? Pensez donc ! On a vu une femme qui sortait de chez Élise Masson, et qui devait être moi, et qui était moi, en effet. En ce cas, comment ne serait-ce pas moi qui ai tué ? Aucun autre nom n'a été prononcé que le mien. – Parce que la seule personne qui aurait pu prononcer un autre nom que le vôtre n'a pas encore eu le courage de le faire. – Quelle autre personne ? » Victor sentit qu'il devait répondre nettement. La restriction qu'il avait opposée à Antoine Bressacq en demandant des indications immédiates l'obligeait à reprendre barre sur ses complices et à donner une fois encore la mesure de ses moyens. « Quelle autre personne ? répéta-t-il. L'inspecteur Victor, de la Brigade mondaine. – Que voulez-vous dire ? – Ce que je veux dire peut vous paraître une simple hypothèse, mais n'est sûrement que la stricte vérité, une vérité que j'ai déduite peu à peu des faits et d'une lecture attentive des journaux. Vous savez ce que je pense de l'inspecteur Victor. Sans être un phénomène, c'est un policier de grande classe, mais, tout de même, un policier, sujet, comme tous ses collègues, et comme tout le monde d'ailleurs, à des faiblesses et à des négligences. Or, le matin de l'assassinat, lorsqu'il se rendit avec le baron d'Autrey chez Élise Masson pour un premier interrogatoire, il commit une faute que nul n'a remarquée, mais qui, sans aucun doute, donne la clef de l'énigme. Une fois redescendu, et dès qu'il eut réintégré dans son auto le baron, il pria un gardien de la paix de surveiller celui-ci, et il alla, dans un café du rez-dechaussée, téléphoner à la Préfecture pour qu'on lui envoyât aussitôt deux agents. Il voulait que la porte fût surveillée et qu'Élise Masson ne pût sortir avant qu'une perquisition minutieuse n'eût été faite chez elle. – Continuez, je vous en prie, murmura la princesse, tout émue. – Eh bien, la communication téléphonique fut difficile à obtenir, longue, et, pendant les quinze minutes qu'elle dura, il était naturel que le baron d'Autrey eût l'idée – non pas de s'enfuir… à quoi bon ? mais de remonter chez sa maîtresse. Qui l'en empêchait ? L'inspecteur Victor était occupé. Le gardien de la paix veillait à la circulation, et, d'ailleurs, l'apercevait à peine sous la capote du cabriolet. – Mais pourquoi aurait-il voulu la revoir ? dit Antoine Bressacq, très attentif, lui aussi. – Pourquoi ? Rappelez-vous la scène dans la chambre d'Élise Masson, telle que l'a racontée l'inspecteur Victor. Lorsqu'elle sut que Maxime d'Autrey était accusé, non pas seulement d'un vol, mais d'un crime, elle parut exaspérée d'un tel soupçon. Or, ce que l'inspecteur Victor prit, en effet, pour de l'indignation ne fut sans aucun doute que de l'épouvante. Que son amant ait volé les Bons, elle le savait, mais elle n'avait pas imaginé un instant qu'il pût avoir tué le père Lescot. Elle eut horreur de cet homme, et elle eut peur de la justice. D'Autrey ne s'y trompa pas, lui. Il fut persuadé que cette femme le dénoncerait. Et c'est pour cela qu'il voulut la revoir et lui parler. Il avait une clef personnelle de l'appartement. Il interroge sa maîtresse. Elle répond par des menaces. D'Autrey s'affole. Se laissera-t-il faire ? Si près du but, maître des Bons de la Défense, ayant déjà tué pour les avoir, va-t-il échouer au dernier moment ? Il tue. Il tue cette femme qu'il adore, mais dont la trahison immédiate est si évidente que, durant quelques secondes, il la hait. Une minute plus tard, il est en bas, sous la capote de l'auto. Le gardien de la paix ne s'est avisé de rien. L'inspecteur Victor n'a aucun soupçon. – De sorte que moi ?… chuchota la princesse. – De sorte que vous, en arrivant une heure ou deux après, pour vous entretenir simplement de l'affaire avec Élise Masson, vous trouvez sur la porte la clef oubliée par l'assassin. Vous entrez. En face de vous, Élise Masson, étendue, étranglée à l'aide de ce foulard jaune et vert que vous lui avez donné… » Alexandra était bouleversée. « C'est cela… c'est cela, dit-elle. Toute la vérité est là… Le foulard était sur le tapis, près du corps… Je l'ai ramassé… J'étais folle de terreur. C'est cela… c'est cela. » Antoine Bressacq approuva. « Oui… aucune erreur possible… les choses ont eu lieu ainsi… c'est d'Autrey le coupable… et le policier ne s'est pas vanté de son imprudence. » Il frappa Victor sur l'épaule. « Décidément, vous êtes un rude type. Pour la première fois je rencontre un collaborateur sur qui je peux m'appuyer… Marcos Avisto, nous ferons de la bonne besogne ensemble. » Et, tout de suite, il lâcha les confidences nécessaires. « Le Grec s'appelle Sériphos. Il habite non loin d'ici, le long du Bois de Boulogne, au 98 bis du boulevard Maillot. L'expédition aura lieu mardi prochain, soir du jour où me sera livrée une échelle spéciale pouvant s'allonger à douze mètres. Nous monterons par là. Une fois dans la place, nous redescendrons ouvrir la porte du vestibule d'entrée à trois hommes de ma bande qui seront de faction dehors. – La clef est sur la porte d'entrée, à l'intérieur ? – Oui, paraît-il. – Mais il doit y avoir aussi, à cet endroit, un dispositif de sonnerie électrique qui fonctionnera dès qu'on essaiera d'ouvrir ? – Oui. Mais tout est combiné pour une attaque de dehors, pas pour une attaque venant du dedans, comme la nôtre, et le dispositif est visible. Il me suffira donc de l'empêcher de jouer. Après quoi, mes hommes se chargent de ligoter les deux gardiens surpris au lit. Et nous aurons, dès lors, tout notre temps, d'abord pour jeter un coup d'œil dans les pièces du rez-de- chaussée, ensuite, et surtout, pour fouiller à fond le cabinet de travail du second étage où doit être le magot. Ça va ? – Ça va. » Il y eut une nouvelle poignée de mains entre les deux hommes, plus chaleureuse encore. Les quelques jours qui précédèrent l'expédition furent une période délicieuse pour Victor. Il savourait son triomphe prochain, ce qui ne l'empêchait pas d'être infiniment prudent. Pas une fois il ne sortit. Il n'envoya aucune lettre. Il ne donna pas un coup de téléphone. C'étaient là évidemment des garanties qui devaient inspirer à Bressacq la plus grande confiance. Victor, un instant peut-être un peu trop grandi par son initiative et par sa clairvoyance, reprenait de lui-même sa place véritable. Associé, oui, mais subalterne. Les préparatifs, les décisions regardaient Antoine Bressacq. Pour lui, il n'avait qu'à se laisser conduire. Mais quelle profonde joie il goûtait à observer son redoutable adversaire, à étudier ses façons, à voir de près cet homme dont on parlait tant sans le connaître ! Et quelle satisfaction, après avoir si bien manœuvré pour s'introduire dans sa vie intime, de constater que Bressacq n'avait pas une ombre de méfiance, et qu'il lui faisait part de tous ses desseins. Quelquefois, Victor s'inquiétait. « N'est-ce pas lui qui me joue ? Le piège que je prépare, n'est-ce pas moi qui y tomberai ? Dois-je admettre qu'un homme de sa taille se laisse ainsi duper ? » Mais non. Bressacq s'abandonnait en toute sécurité, et Victor en avait vingt preuves par jour, dont la plus grande peut-être était la conduite d'Alexandra avec qui il passait la meilleure partie de ses après-midi. Elle était maintenant détendue, souvent gaie, toujours cordiale, et comme reconnaissante de lui avoir révélé le nom du coupable. « Je savais bien que ce n'était pas moi, n'est-ce pas, mais c'est une délivrance de penser que, si jamais je suis découverte, je pourrai tout au moins répondre que je n'ai pas tué. – Pourquoi seriez-vous découverte ? – Sait-on jamais ? – Mais si, on sait. Vous avez en Bressacq un ami qui ne permettra jamais qu'on touche à vous. » Elle gardait le silence. Ses sentiments pour celui qui devait être son amant restaient secrets. Victor en arrivait même à se demander, en la voyant parfois indifférente et distraite, s'il était en réalité son amant, et si elle ne le considérait pas surtout comme un camarade de danger, plus capable que tout autre de lui procurer ces émotions intenses qu'elle recherchait. N'était-ce pas le prestige de ce nom de Lupin qui l'avait attirée vers lui et qui la retenait ? Mais, le dernier soir, Victor les surprit debout l'un contre l'autre et les lèvres jointes… Il eut du mal à contenir son irritation. Sans la moindre gêne, Alexandra se mit à rire. « Savez-vous pourquoi je déploie toutes mes grâces en l'honneur de ce monsieur ? Pour obtenir de lui que je vous accompagne demain soir. Comme si ce n'était pas naturel ! Eh bien, non, il s'y refuse… Une femme n'est qu'une entrave… Tout peut manquer à cause de sa présence… Et y a des dangers qu'on ne doit pas affronter… Enfin un tas de raisons qui n'en sont pas. » Ses belles épaules s'épanouissaient hors de la légère tunique qui la révélait tout entière. Son visage passionné implorait Victor. « Persuadez-le, cher ami. Je veux aller là-bas… justement parce que j'aime le danger… Ce n'est même pas le danger que j'aime, c'est la peur… Oui, la peur… rien ne vaut cette sorte de vertige qui vous tourne la tête… J'ai le mépris des hommes qui ont peur, c'est de la lâcheté… mais ma peur à moi, ma peur me grise plus que tout au monde. » Victor plaisanta et dit à Antoine Bressacq : « Je crois que le meilleur moyen de guérir cet amour de la peur, c'est de montrer que, quelles que soient les circonstances, il n'en est pas d'assez terribles pour inspirer la peur. Entre vous et moi, c'est un sentiment qu'elle n'éprouvera plus. – Bah ! dit gaiement Bressacq, qu'il soit fait comme elle le désire !… Tant pis pour elle. » Le lendemain, un peu après minuit, Victor attendait au rezde-chaussée. Alexandra le rejoignit, joyeuse, habillée d'une robe grise, très ajustée. Elle semblait toute jeune, évoquant, plutôt qu'une femme qui se risque vers une aventure périlleuse, une enfant qui se rend à une partie de plaisir. À sa pâleur, cependant, à l'éclat de ses prunelles, on sentait sous cette allégresse frémir une sensibilité toute prête à s'effarer. Elle lui montra un minuscule flacon. « L'antidote… dit-elle en souriant. – Contre quoi ? – Contre la prison. La mort, je l'admets, mais la cellule, à aucun prix. » Il lui arracha son flacon, et, l'ayant débouché, en répandit à terre le contenu. « Ni mort ni cellule, dit-il. – Sur quoi s'appuie cette prédiction ? – Sur ce fait. Il n'y a ni mort ni prison à craindre quand Lupin est là. » Elle haussa les épaules. « Lui-même peut être vaincu. – Il faut avoir en lui une confiance absolue. – Oui… oui… murmura-t-elle, mais depuis quelques jours j'ai des pressentiments… de mauvais rêves… » Un bruit de clefs dans la serrure… La porte de la rue s'ouvrit du dehors. Antoine Bressacq, qui venait d'effectuer les derniers préparatifs, rentrait. « Ça y est, dit-il. Alexandra, vous persistez ? Vous savez, l'échelle est haute. Ça remue quand on est dessus. » Elle ne répondit pas. « Et vous, cher ami ? Vous êtes sûr de vous ? » Victor ne répondit pas non plus. Ils s'en allèrent tous trois, par les avenues à peu près désertes de Neuilly. Ils ne se parlaient point. Alexandra marchait entre eux, l'allure souple, le pas bien rythmé. Un ciel d'étoiles, sans nuage, planait au-dessus des maisons et des arbres baignés de lumière électrique. Ils tournèrent à la rue Charles-Laffitte, qui est parallèle au boulevard Maillot. De la rue au boulevard, s'étendaient les cours et les jardins où les hôtels particuliers élevaient leur masse trouée de quelques lumières. Une palissade de vieilles planches clôturait une de ces propriétés, avec une double barrière mal jointe, au travers de laquelle on apercevait les arbustes et les arbres du terrain vague. Ils déambulèrent une demi-heure pour être sûrs qu'aucun passant attardé ne les gênerait. Puis, vivement, tandis que Victor et Alexandra faisaient le guet, Antoine Bressacq ouvrit le cadenas avec une fausse clef et entrebâilla l'un des battants. Ils se glissèrent à l'intérieur. Des branches les entouraient. Des ronces les égratignaient. Le sol était jonché de grosses pierres de démolition. « L'échelle est le long du mur, à gauche », souffla Bressacq. Ils y arrivèrent. Elle était en deux tronçons qui s'ajoutaient l'un à l'autre par glissières, et ils firent ainsi une échelle interminable, légère, et consolidée par des cordes. Puis ils la dressèrent, en enfonçant les deux pieds dans un tas de sable et de gravats. Et, quand elle fut toute droite, plantée dans le sol obscur, ils la penchèrent par-dessus le mur qui séparait le terrain de la cour voisine, et, doucement, avec de grandes précautions, appuyèrent l'autre extrémité au deuxième étage de l'hôtel habité par le Grec Scriphos. Sur cette face latérale de l'hôtel, aucune des fenêtres ne devait être illuminée sous leurs volets hermétiquement clos. À tâtons, Bressacq manœuvra l'échelle de manière que le faîte atteignît la glace sans tain dont on discernait confusément le petit rectangle. « Je monte le premier, dit-il. Alexandra, dès que j'aurai disparu, vous monterez à votre tour. » On vit son escalade rapide. L'échelle tremblait, au point qu'on le devinait qui bondissait sur cette armature frêle. « Le voilà tout au bout, chuchota Victor. Il va couper un morceau de la glace et ouvrir le châssis. » De fait, une minute plus tard, il entrait, et ils l'aperçurent qui se penchait vers eux et maintenait l'échelle de ses deux bras tendus. « Vous avez peur ? demanda Victor. – Ça commence, dit-elle… C'est délicieux. Pourvu que mes jambes ne faiblissent pas et que je n'aie pas le vertige ! » Elle monta, vivement au début, puis tout à coup s'arrêta. « Les jambes fléchissent, et le vertige lui tourne la tête », pensa Victor. La halte dura plus d'une minute. Bressacq l'encourageait à voix basse. Enfin elle acheva son ascension et enjamba le rebord. Bien des fois, pendant ces derniers jours, au domicile de Bressacq, Victor s'était dit : « Ils sont tous deux à ma disposition. J'ai le numéro de téléphone particulier du directeur Gautier. Un simple appel, et on vient les cueillir à domicile. Mauléon ne paraît même pas. Tout le succès de l'arrestation est pour l'inspecteur Victor, de la Brigade mondaine. » S'il avait écarté cette solution, c'est qu'il voulait ne livrer Lupin qu'en pleine action. Le sieur Lupin devait être pris la main dans le sac et coffré comme doit l'être un vulgaire cambrioleur. Or, n'était-ce pas le moment ? Les deux complices n'étaient-ils pas enfermés dans la souricière ? Pourtant, il ne se décida pas encore. Bressacq l'appelait d'en haut. Il lui fit signe de patienter, et il murmurait : « Comme tu es pressé, mon vieux ! Tu ne redoutes donc pas la cellule, comme ta bonne amie ? Allons, jouis de ton reste… opère… empoche les dix millions. C'est ton dernier exploit. Après ça, Lupin, les menottes… » Il monta. Chapitre XI L'angoisse « Eh bien, cher ami, qu'est-ce qui vous retenait ? demanda Bressacq, lorsque Victor aborda la fenêtre. – Rien. J'écoutais… – Quoi ? – J'écoute toujours… Il faut toujours avoir l'oreille aux aguets. – Bah ! n'exagérons rien », dit Bressacq d'un ton qui trahissait quelque dédain pour un tel luxe de précautions. De son côté, pourtant, il mit beaucoup de prudence à lancer tout autour de la pièce un jet de sa lampe électrique. Avisant un bout de tapisserie ancienne, il sauta sur une chaise, le décrocha, et le fixa sur la glace sans tain. Toutes les ouvertures étant ainsi closes, il tourna un commutateur et la clarté jaillit. Alors il embrassa Alexandra et se mit à faire, agilement et sourdement, un petit tour de danse avec entrechats, ébauches de cancan et de gigue. La jeune femme eut un sourire plein d'indulgence. Cette manifestation habituelle de Lupin, aux moments où il entrait en action, l'amusait. Par contre, Victor se renfrogna et s'assit. « Fichtre ! dit Antoine avec bonne humeur, on s'asseoit ? Et le travail ? – Je travaille. – Drôle de façon… – Rappelez-vous l'une de vos aventures…, je ne sais plus laquelle… Vous opériez la nuit, dans la bibliothèque d'un marquis, et vous avez simplement contemplé le bureau pour découvrir le tiroir secret1… Moi, je contemple la pièce, tandis que vous dansez… Je me mets à votre école, Lupin ! Il n'y en a pas de meilleure. – Mon école, c'est de faire vite. Nous avons une heure. – Vous êtes sûr que les deux gardiens, anciens détectives, ne font pas de ronde ? demanda Victor. – Mais non, mais non, affirma Bressacq. Si le Grec organisait des rondes jusqu'à cette pièce, il leur révélerait par là même qu'il y dissimule quelque chose. D'ailleurs, je vais ouvrir à mes hommes et couper court ainsi à toute tentative de la part des gardiens. » Il fit asseoir la jeune femme et se pencha sur elle. « Vous ne craignez pas de rester seule, Alexandra ? 1 La femme aux deux sourires. – Non. – Oh ! dix minutes, quinze au plus. Tout cela doit être rapidement expédié, et sans complication. Voulez-vous que notre ami demeure auprès de vous ? – Non, non, dit-elle… Allez… Je me repose… » Il examina le plan détaillé de l'hôtel, puis ouvrit doucement la porte. Un couloir, qui formait antichambre, les conduisit à une seconde porte, massive, que le Grec Seriphos devait fermer quand il travaillait dans son bureau, et dont la clef se trouvait sur la serrure. Ils parvinrent ainsi en haut de l'escalier. La cage en était vaguement éclairée par une lueur qui montait d'en bas. Ils descendirent, avec des précautions infinies. Dans le vestibule, près de l'ampoule allumée, Bressacq fit voir à Victor, sur le plan, la pièce où couchaient les deux gardiens. Il fallait passer par cette pièce pour arriver à la chambre du Grec Sériphos. Ils atteignirent la porte d'entrée. Deux énormes verrous… Bressacq les tira. À droite, une manette qui réglait le dispositif d'alarme. Il la rabattit. Près de cette manette, un bouton, sur lequel il appuya, ce qui ouvrit la grille du petit jardin bordant le boulevard Maillot. Cela fait, il poussa la porte, glissa la tête dehors et donna un très léger coup de sifflet. Les trois complices, silhouettes sombres, figures de brutes, les rejoignirent. Bressacq ne leur dit pas un mot, tout étant combiné d'avance entre eux. Il referma la porte et releva la manette, puis il ordonna tout bas à Victor : « Je les accompagne dans la chambre des gardiens. En principe, pas besoin de vous. Faites le guet. » Il disparut avec ses complices. Aussitôt seul, et certain qu'il avait toute latitude d'agir à sa guise, Victor rabattit la manette, entrebâilla la porte, la laissant tout contre, et fit jouer le bouton qui actionnait la grille du boulevard Maillot. Ainsi, l'entrée de l'hôtel était libre. C'est ce qu'il voulait. Puis il écouta du côté des chambres. L'assaut se produisit, comme l'avait dit Bressacq, sans complications. Les deux gardiens, surpris au lit, furent bâillonnés et liés solidement, avant d'avoir même exhalé une plainte. Il en fut ainsi du Grec Sériphos, près de qui Bressacq demeura quelques instants. « Rien à tirer de ce bonhomme-là, dit Bressacq en retrouvant Victor, il est à moitié mort de frayeur. Mais c'est surtout quand je lui ai parlé de son bureau du deuxième étage qu'il a tourné de l'œil. Pas d'erreur là-dessus. Remontons. – Vos hommes aussi ? – Jamais de la vie. Les fouilles doivent se faire entre nous. » Il leur enjoignit de ne pas sortir de la chambre, de veiller aux trois captifs, et surtout d'éviter le moindre bruit, car les femmes qui composaient le personnel couchaient au sous-sol. Puis ils retournèrent près d'Alexandra. Au haut de l'escalier, Bressacq referma à clef la lourde porte du couloir, afin que ses complices ne pussent le déranger. En cas d'alerte, il leur suffirait de frapper. Alexandra n'avait pas bougé de son fauteuil. Son pâle visage était crispé. « Toujours calme ? lui dit Victor. Aucune peur ? – Si, si, fit-elle d'une voix altérée, cela s'insinue en moi, par tous les pores. » Victor plaisanta. « C'est la période heureuse ! Pourvu que cela dure ! – Mais c'est absurde, cette peur, s'écria Bressacq. Voyons, Alexandra, nous sommes chez nous, ici. Les gardiens sont ficelés, et mes hommes sont à leur poste. Si, par impossible, il y avait alerte de ce côté, l'échelle est là, et la fuite est assurée par cette issue. Mais, soyez tranquille, il n'y aura ni alerte ni fuite. Avec moi rien n'est laissé au hasard. » Tout de suite, il commença l'inventaire de la pièce. « Le problème, dit Victor, c'est de trouver un petit paquet assez plat, long de vingt à vingt-cinq centimètres, qui puisse contenir une somme de dix millions, sous une forme que nous ignorons… » Bressacq énumérait, à demi-voix, vérifiant au fur et à mesure les indications portées sur son plan. « Sur le bureau, l'appareil téléphonique… quelques livres… des dossiers de factures payées ou à payer… correspondance avec la Grèce… correspondance avec Londres… registres de comptes… Rien… Dans les tiroirs, autres dossiers, autres correspondances. Pas de tiroir secret ? – Non, affirma Victor. – Non », déclara Bressacq, après avoir contrôlé cette assertion et palpé le meuble et l'intérieur des tiroirs. Et il continua : « L'étagère des souvenirs conservés par le Grec… Portrait de sa fille… Portrait de sa petite-fille (il les palpa tous deux également). Corbeille à ouvrage… Coffret à bijoux (vide et sans double fond, dit-il), album de cartes postales, avec paysages de la Grèce et de la Turquie… Album d'enfant, avec des timbres… Livres de géographie pour enfant… dictionnaires… (il feuilletait tout en parlant) livre d'images… missel… boîte à jeux… boîte pour jetons… petite armoire à glace pour poupée… » Toute la pièce fut ainsi cataloguée. Tous les objets furent soupesés et scrutés. Tous les murs interrogés, les meubles soumis à un examen minutieux. « Deux heures du matin, constata Victor qui, sans bouger, avait écouté distraitement et suivi des yeux l'inventaire de Bressacq. Dans une heure, le jour se lève… Nom d'un chien, faudrait-il songer à la retraite ? » « Vous êtes fou ! » répliqua Antoine Bressacq. Il ne doutait pas de la réussite, lui. Il se pencha sur la jeune femme. « Toujours tranquille ? – Non, non, murmura-t-elle. – Qu'est-ce qui vous tourmente ? – Rien… rien et tout… Allons-nous-en. » Il eut un geste de colère. « Ah ! ça non… Je vous l'avais bien dit… les femmes doivent rester chez elles… surtout une femme comme vous, impressionnable et nerveuse. » Elle reprit : « Si je souffre trop, nous partirons, n'est-ce pas ? – Ah ! ça, je vous le jure. Dès que vous l'exigerez, nous partirons. Mais pas de caprice, je vous en supplie. Ce serait vraiment trop bête d'être venu ici pour rafler dix millions, de savoir qu'ils y sont, et de s'esquiver les mains vides. C'est contraire à mes habitudes. » Victor ricana, tandis que Bressacq se remettait à l'ouvrage : « Notre besogne est un spectacle pénible pour une femme… Ce vol n'est sûrement pas dans ses idées. – Pourquoi est-elle venue ? – Pour voir comment nous agirions dans le tumulte d'un cambriolage, au milieu des policiers, et pour voir comment elle s'y comporterait elle-même. Or, notre cambriolage est tout ce qu'il y a de plus bourgeois et pot-au-feu… un inventaire de petits commerçants dans leur arrière-boutique. » Il se leva brusquement. « Écoutez. » Ils écoutèrent. « Je n'entends rien, dit Bressacq… – En effet, en effet… avoua Victor… il m'avait semblé… – Du côté du terrain vague ? ça m'étonnerait. J'ai remis la chaîne à la barrière. – Non, du côté de la maison… – Mais c'est impossible ! » riposta Bressacq. Il y eut un long silence, que troublaient seules les investigations de Bressacq. Un objet tomba, par sa faute. La jeune femme se dressa, effrayée. « Qu'y a-t-il ? – Écoutons… écoutons… exigea Victor, qui s'était levé aussi… Écoutons… – Mais enfin, quoi ? » fit Bressacq. Ils écoutèrent. Bressacq affirma : « Aucun bruit. – Si, si, c'est dehors, cette fois, j'en suis persuadé. – Ce que vous êtes embêtant, sacrebleu ! prononça Bressacq qui commençait à s'irriter contre ce singulier collaborateur, toujours sur le qui-vive, et si placide à la fois. Vous feriez mieux de chercher comme moi. » Victor ne bougeait pas, l'oreille tendue. Sur le boulevard une auto passa. Un chien aboya dans une cour voisine. « Moi aussi, j'entends… dit Alexandra. – Et puis, ajouta Victor, vous n'avez pas pensé à une chose, que j'ai remarquée en venant, c'est que la lune était sur le point de se lever, et que tout le mur de l'échelle va se trouver bientôt en pleine lumière. – Je m'en f… » s'écria Bressacq. Tout de même, pour se rendre compte, il éteignit l'électricité, écarta la tapisserie, ouvrit la glace sans tain, et se pencha. Presque aussitôt, Victor et Alexandra entendirent un juron étouffé. Que se passait-il ? Qu'apercevait-il dehors, dans le terrain vague ? Il rentra, et au bout de quelques secondes, il dit simplement, dans les ténèbres : « L'échelle a été retirée. » Victor jeta un cri rauque et s'élança vers la baie. Lui aussi, mâchonna un juron. Puis, refermant la vitre et replaçant la tapisserie, il dit à son tour : « L'échelle a été retirée. » C'était là un fait incompréhensible, et Victor, après avoir rallumé, en marqua toute la signification redoutable. « Une échelle ne s'enlève pas toute seule… Qui l'a enlevée ? Des types de la police ? Dans ce cas, nous sommes repérés, car on a dû voir où elle aboutissait, c'est-à-dire au second étage… à cette ouverture… – Alors ? – Alors, inévitablement, on va pénétrer dans l'hôtel et découvrir le pot aux roses. Il faut s'attendre à un assaut. La seconde porte est bien fermée, là, au bout du couloir ? – Mais oui ! Mais oui ! – Ils la démoliront. Qu'est-ce que c'est que ça, une porte ? Non, je vous le dis…, c'est l'assaut ! Nous allons être pris là, tous les trois, comme des lapins dans leur terrier ! – Vous en avez de bonnes, vous ! protesta Bressacq. Si vous croyez que je me laisse pincer comme ça, moi ! – Mais puisque l'échelle est retirée… – Et les fenêtres ? – Nous sommes au second étage, et les étages sont très hauts. Peut-être pourrez-vous filer par là, mais pas nous. D'ailleurs… – D'ailleurs ? grogna Bressacq. – Vous savez bien que les volets extérieurs sont reliés par des fils à un système de signaux avertisseurs. Alors vous imaginez ça, dans la nuit, les timbres qui retentissent ?… » Bressacq le regarda, d'un œil mauvais. Pourquoi ce sacré bonhomme, au lieu d'agir, se contentait-il de dénombrer en les grossissant tous les obstacles ? Prostrée sur un fauteuil, Alexandra serrait les poings contre ses joues. Elle n'avait pas d'autre idée que de contenir la peur qui bouillonnait en elle. Et pour cela, elle ne remuait pas, elle ne disait pas un mot. Antoine Bressacq avait ouvert l'une des fenêtres avec prudence. Aucun signal ne fut déclenché. C'était donc bien les volets qui commandaient les sonneries. Il les examina soigneusement, du haut en bas, et dans toutes leurs rainures. « Ça y est ! Tenez… Le mécanisme est niché je ne sais où, mais voici le fil de métal qui conduit dehors, vers un timbre qui doit être au rez-de-chaussée. » Ce fil, il le coupa vivement avec une petite pince. Puis il manœuvra une forte barre de fer qui reliait les quatre battants des volets, et leva un loquet. Il n'y avait plus qu'à pousser. Il risqua le geste, très doucement. Ce fut immédiat. Dans la pièce, au plafond, la sonnerie d'un timbre jaillit, comme précipitée par un ressort irrésistible. Rapidement, Bressacq ramena les volets, ferma la fenêtre et croisa les rideaux pour empêcher le bruit de se répandre dehors. Mais, à l'intérieur, le crépitement de la sonnerie d'alarme vibrait, strident, hallucinant, et sur un rythme qui semblait s'exaspérer lui-même. Victor énonça, d'une voix posée : « Il y a deux fils, l'un extérieur, que vous avez coupé, l'autre intérieur. Comme ça, les habitants de l'hôtel sont sûrs d'être avertis. – Idiot… », fit Bressacq entre ses dents. Il avait déjà porté une table vers le coin de la pièce d'où la sonnerie provenait. Il équilibra une chaise sur cette table, et se hissa sur cet échafaudage. Le long de la corniche, courait le second fil conducteur. Il le coupa. Le bruit irritant cessa. Antoine descendit et remit la table en place. Victor lui dit : « Aucun danger, maintenant. Vous pouvez filer par cette fenêtre, puisque les sonneries n'existent plus. » Bressacq marcha vers lui et le saisit par le bras. « Je filerai quand ça me plaira. Et ça ne me plaira que quand j'aurai trouvé le paquet de dix millions. – Impossible ! vous ne le trouverez pas. – Et pourquoi ? – Nous n'avons pas le temps. – Qu'est-ce que vous chantez ! dit Bressacq en le secouant. Tout ce que vous dites est idiot. L'échelle a dû glisser et s'écarter. Ou bien elle a été emportée par de mauvais plaisants, ou par des types qui l'ont utilisée. Et il n'y a rien de réel dans toutes vos terreurs. Les gardiens sont attachés… mes hommes veillent. Nous n'avons qu'à poursuivre notre besogne. – Elle est finie. » Bressacq lui montra le poing. Il était hors de lui : « Je vais vous f… par la fenêtre, mon vieux. Quant à vos bénéfices… zéro ! Pour ce que vous fichez ! » Il s'interrompit. On avait sifflé dehors… Une modulation légère et brève qui montait du terrain vague. « Vous avez entendu, cette fois ? dit Victor. – Oui… c'est dans la rue… quelque passant attardé… – Ou bien les types qui ont enlevé l'échelle et qui sont dans le terrain vague… On a été chercher la police. » C'était intolérable. Un danger réel, précis, on y fait face. Mais le danger rôdait, sans que l'on sût d'où il venait et quelle en était la nature. Est-ce qu'il y avait même du danger ? se demandait Bressacq. La peur croissante d'Alexandra et l'étrange conduite de ce satané bonhomme le troublaient à la fois et le faisaient enrager. Il s'écoula une quinzaine de minutes, durant lesquelles leur incompréhensible angoisse s'augmenta de tout le silence mystérieux et de cette atmosphère lourde et chargée de menaces qui les étouffait. Alexandra se cramponnait au dossier d'un fauteuil, ses yeux fixes attachés à la porte close par où pouvait venir l'ennemi. Bressacq reprenait sa besogne, puis l'abandonnait soudain, mal à l'aise, le cerveau tumultueux. « L'affaire a été mal combinée », formula Victor. La colère de Bressacq éclata, et il empoigna celui qu'il appelait le vieux. Victor riposta, tout en répétant d'un ton sarcastique : « L'affaire a été mal combinée… Nous ne savons pas où nous allons… C'est grabuge et compagnie… Quelle salade !… » Bressacq l'injuria. Ils se seraient peut-être battus si Alexandra n'avait couru vers eux pour les séparer. gie. – Après tout, oui, s'écria Bressacq, prêt à renoncer. La route est libre. » Ils se dirigeaient tous deux vers la porte, lorsque Victor déclara, d'un ton agressif : « Moi, je reste. – Mais pas du tout ! Vous partirez aussi. – Je reste. Quand j'entreprends quelque chose, je vais jusqu'au bout. Rappelez-vous vos paroles, Bressacq : “Les dix millions sont ici. Nous le savons, et on s'en irait les mains vides ? « Allons-nous-en, ordonna-t-elle, dans un sursaut d'éner- C'est contraire à mes habitudes.” Aux miennes également. Je me cramponne. » Bressacq revint sur lui : « Vous en avez du culot, vous ! et je me demande au fond quel est votre rôle exact dans tout cela. – Le rôle d'un monsieur qui en a par-dessus la tête. – Alors, votre intention ? – C'est de reprendre l'affaire sur de nouvelles bases. Je le répète, elle a été mal combinée. Mauvaise préparation, mauvaise exécution. Je recommence. – Vous êtes dingo ! On recommencera plus tard. – Plus tard, c'est trop tard. Je recommence tout de suite. – Mais comment cela, nom de D… ? – Vous ne savez pas chercher… Moi non plus. D'ailleurs il y a des spécialistes pour cela. – Des spécialistes ? – À notre époque, tout se spécialise. Je connais des as de la perquisition. J'en appelle un. » Il s'approcha du téléphone, saisit le récepteur. « Allô… – Qu'est-ce que vous faites, crebleu de crebleu ? – L'unique chose possible et raisonnable. Nous sommes dans la place. Il faut en profiter et ne partir qu'avec le magot. Allô, mademoiselle, veuillez me donner : Châtelet 24-00… – Mais enfin, qui est-ce ? – Un de mes amis. Les vôtres sont des gourdes, et vous vous défiez d'eux. Le mien est un as. En un tournemain il règlera la situation. Vous en resterez baba. Allô… Châtelet 24-00 ? Ah ! c'est vous, chef, ici, Marcos Avisto. Je suis au numéro 98 bis du boulevard Maillot, au second étage d'un hôtel particulier. Venez me rejoindre. La grille de la cour et la porte de l'hôtel sont ouvertes. Prenez deux autos et quatre ou cinq hommes, dont Larmonat… Vous trouverez en bas trois complices d'Arsène Lupin qui essaieront de rouspéter… Au second étage, Lupin, knock out, ficelé comme une momie. » Victor s'arrêta un instant. De la main gauche, il tenait le récepteur. De la droite, il braqua un browning sur Bressacq, lequel s'élançait, les poings serrés. « Pas de pétard, Lupin, s'écria Victor, ou je t'abats comme un chien. » Il continua au téléphone : – C'est bien compris, chef ! Dans trois quarts d'heure vous êtes ici. Et vous avez bien reconnu ma voix, n'est-ce pas ? Aucune erreur ? Oui, Marcos Avisto, c'est-à-dire… c'est-à-dire… Il fit une pause, sourit à Bressacq, salua la jeune femme, jeta son revolver à l'autre bout de la pièce : « Inspecteur Victor, de la Brigade mondaine. » Chapitre XII Le triomphe de Lupin Victor, de la Brigade mondaine ! Le fameux Victor qui, peu à peu, grâce à son exceptionnelle clairvoyance, avait démêlé l'écheveau embrouillé de l'affaire ! qui avait démasqué en vingtquatre heures les trois premiers détenteurs de l'enveloppe jaune ! qui avait découvert le père Lescot ! qui avait traqué le baron d'Autrey et l'avait acculé au suicide ! qui avait déjoué les machinations de Félix Devalle ! C'était lui, sous l'apparence du Péruvien Marcos Avisto… Bressacq supporta le choc sans un tressaillement. Il laissa Victor remettre le récepteur à sa place, réfléchit quelques secondes, et, à son tour, tira son revolver. Alexandra, devinant le geste, s'était jetée sur lui, effarée : « Non… non !… pas ça ! » Il chuchota, la tutoyant pour la première fois : « Tu as raison. D'ailleurs le résultat sera le même. » Victor le nargua. « Quel résultat, Bressacq. – Le résultat de notre lutte. – Il est réglé d'avance, en effet, dit Victor, qui consulta sa montre. Deux heures et demie… J'estime que dans quarante minutes, mon chef, en l'espèce, M. Gautier, directeur de la Police judiciaire, escorté de quelques-uns de ses loustics, posera sa main sur l'épaule du sieur Lupin. – Oui, mais d'ici là, mouchard ?… – D'ici là ? – Il passera de l'eau sous le pont. – En es-tu certain ? – Presque aussi certain que toi. D'ici là, le sieur Victor… » Bressacq se carrait, d'aplomb sur ses jambes, les bras croisés sur sa large poitrine, plus grand que son adversaire, et combien plus solide et plus vigoureux d'aspect que le vieil inspecteur au visage ridé et aux épaules arrondies ! « D'ici là, prononça Victor – et lui aussi revint au tutoiement – d'ici là, tu resteras bien tranquille, mon bon Lupin… Oui, oui, ça te fait rire, un duel entre Victor et Lupin, et tu te sens rassuré maintenant que tu n'as plus affaire qu'à moi. Une chiquenaude, hein, et ce sera fini. Farceur, va ! Il ne s'agit pas de muscles aujourd'hui, ni de biceps, mais de cerveau. Or, vrai, sous ce rapport, Lupin, tu as été d'un faiblard, depuis trois semaines ! Quelle déchéance ! Comment, c'est ça ce fameux Lupin dont je me faisais un épouvantail ! Lupin l'invincible ! Lupin le géant ! Ah ! Lupin, je me demande si ce n'est pas la chance qui t'a favorisé jusqu'ici, et si toutes tes victoires et ta renommée ne viennent pas de ce que tu n'as jamais trouvé en face de toi un adversaire un peu d'aplomb !… comme moi !… comme moi ! » Victor se frappait la poitrine, en répétant fortement ces deux mots : « Comme moi ! comme moi ! » Antoine Bressacq hocha la tête. « Il est de fait que tu as rudement bien mené ta barque, policier. Toute ta comédie avec Alexandra… de premier ordre !… ton vol de l'agrafe… ton vol chez le receleur… excellent, tout cela !… Et la bousculade du Cambridge, la façon dont tu nous as sauvés !… Fichtre, comment me serais-je défié d'un pareil cabotin ! » Bressacq tenait sa montre en main, et ne cessait de la regarder. Victor lui dit, goguenard : « Tu trembles, Lupin ! – Moi ? – Oui, toi ! Actuellement tu arrives à crâner. Mais qu'est-ce que ça sera quand on va te prendre au collet ! » Victor pouffa de rire. « Oui ! Quelle frousse tu avais tout à l'heure ! Et c'est ce que je voulais… te montrer que tu n'avais pas plus de cran qu'une femmelette. Et te le montrer en face d'Alexandra, dont tu te moquais ! Hein ! le coup de l'échelle évanouie ?… Mais elle est à un mètre de distance, l'échelle, là où je l'ai repoussée en enjambant le balcon de la fenêtre… Ah ! ce que tu as flanché à ce moment ! La preuve, c'est que tu n'as pas réagi quand j'ai téléphoné, et que tu ne réagis pas à présent, et qu'en fin de compte tu vas essayer de fiche ton camp par la porte, sans les millions. » Il frappa du pied et s'écria : « Mais rebiffe-toi donc, flanchard ! Voyons, ta maîtresse te regarde ! Es-tu malade ? Un peu ramolli, peut-être ? Allons, un mot ! un geste ! » Bressacq ne bronchait pas. Les sarcasmes de Victor lui semblaient indifférents, et l'on aurait même pu croire qu'il ne les entendait point. Ayant tourné les yeux vers Alexandra, il la vit qui était debout, le regard obstinément et fiévreusement fixé vers l'inspecteur Victor. Une dernière fois, il consulta sa montre. « Vingt-cinq minutes, dit-il entre ses dents. C'est beaucoup plus qu'il ne m'en faut. – Beaucoup plus, dit Victor. Une minute pour descendre les deux étages, et une autre pour sortir de l'hôtel avec tes copains. – Il m'en faudra une de plus, dit Bressacq. – Pour quoi faire ? – Pour te corriger. – Diable ! la fessée ? – Non, un solide passage à tabac sous les yeux de ma maîtresse, comme tu dis. Quand la police arrivera, elle te trouvera quelque peu égratigné, quelque peu sanguinolent, bien ficelé… – Et ta carte de visite clouée dans la gorge. – Précisément, la carte d'Arsène Lupin… Respectons les traditions. Alexandra, aie l'obligeance d'ouvrir la porte. » Alexandra ne bougea pas. Était-ce l'émotion qui la paralysait ? Bressacq courut vers la porte, et tout de suite poussa un juron. « Crebleu de crebleu, fermée à clef ! – Comment ! plaisanta Victor, tu ne t'étais pas aperçu que je la fermais ? – Donne-moi la clef. – Il y en a deux, celle-ci et celle de l'autre porte, au bout du couloir. – Donne-moi les deux. – Ce serait trop commode. Tu descendrais l'escalier et tu sortirais de la maison, comme un brave bourgeois qui s'en va de chez lui ? Non. Il faut que tu saches bien, qu'entre toi et la sortie, il y a une volonté, celle de Victor, de la Brigade mondaine. En dernier ressort, toute l'aventure est là, telle que je l'ai conçue et réalisée. Toi ou moi ! Lupin ou Victor ! Le jeune Lupin avec trois brutes de ses amis, un revolver, des poignards, une complice. Et le vieux Victor, tout seul, sans armes. Comme témoin de la bataille, comme arbitre du duel, la belle Alexandra. » Bressacq avançait, implacable, le visage dur. Victor ne remua pas d'une semelle. Il n'y avait plus de paroles à prononcer. Le temps pressait. Avant que la police n'intervînt, il fallait que le vieux Victor fût terrassé, châtié, et que les clefs lui fussent reprises. Deux pas encore. Victor se mit à rire. « Vas-y donc ! N'aie pas pitié de mes cheveux blancs ! Allons, du courage !… » Un pas de plus. Et soudain Bressacq fit un bond sur son adversaire, et, du premier coup, de tout son poids, l'écrasa. Ils roulèrent sur le parquet, enlacés, et le duel prit aussitôt un caractère d'acharnement presque sauvage. Victor essayait de se dégager. L'étreinte de Bressacq semblait impossible à rompre. Alexandra considérait la scène avec effroi, mais sans un mouvement, comme si elle n'avait pas voulu influer sur l'issue. Lui était-il égal que l'un fût vainqueur plutôt que l'autre ? On eût dit qu'elle attendait de savoir, avec une avidité anxieuse. L'incertitude ne dura guère. Malgré la supériorité physique de Bressacq, malgré l'âge de Victor, ce fut Victor qui se releva. Il n'était même pas essoufflé. Il souriait, l'air aimable contre son habitude. Et il fit des grâces, comme un lutteur de cirque qui a « tombé » son adversaire. L'autre gisait, inerte, meurtri. Le visage de la jeune femme trahit la stupeur qu'elle éprouvait devant un tel dénouement. Il était manifeste qu'elle n'avait pas envisagé un instant la défaite d'Antoine Bressacq, et que ce corps étendu lui paraissait un spectacle inconcevable. « Ne vous inquiétez pas, dit Victor qui visitait les poches de Bressacq et en retirait les armes, revolver et poignard. C'est un coup de ma façon dont l'effet est immanquable… le poing entre dans la poitrine sans qu'il soit besoin de recul et d'élan. Aucune gravité, d'ailleurs… Seulement c'est douloureux, et ça vous détraque pendant une heure… Pauvre Lupin… » Mais elle ne s'inquiétait pas. Elle avait déjà pris son parti de l'événement, et ne pensait plus qu'à ce qui pouvait advenir et aux intentions de cet étonnant individu qui la déconcertait une fois de plus. « Qu'allez-vous faire de lui ? – Comment ? mais je vais le livrer. Dans un quart d'heure il aura les menottes. – Vous ne ferez pas cela. Laissez-le partir. – Non. – Je vous en supplie. – Vous me suppliez en faveur de cet homme… mais en votre faveur à vous ? ra. » – Je ne demande rien, moi. Faites de moi ce qui vous plai- Elle dit cela avec un calme étrange chez une femme qui frémissait de peur auparavant et que menaçait un danger si immédiat. Il y avait du défi, de l'arrogance même, dans ses yeux tranquilles. Il s'approcha d'elle, et à voix basse : « Ce qui me plaît ? C'est que vous partiez, vous, et sans une minute de retard. – Non. – Une fois mes chefs ici, je ne réponds pas de vous. Partez. – Non. Toute votre conduite me prouve que vous agissez toujours à votre guise, en marge de la police, et même, contre elle, si cela vous est plus commode. Puisque vous me proposez la fuite, sauvez Antoine Bressacq. Sinon, je reste. » Victor s'irrita. « Vous l'aimez donc, lui ? – La question n'est pas là. Sauvez-le. – Non, non. – Alors je reste. – Partez ! – Je reste. – Eh bien, tant pis pour vous ! s'écria-t-il rageusement. Mais il n'y a pas de force au monde qui puisse me contraindre à le sauver. Vous entendez ? Depuis un mois, je ne travaille qu'à cela ! Toute ma vie ne tend qu'à ce but… l'arrêter !… le démas- quer !… De la haine contre lui ? Oui, peut-être, mais surtout un mépris exaspéré. – Du mépris ? Pourquoi ? – Pourquoi ? je vais vous le dire, puisque vous n'avez jamais pressenti la vérité. Elle est si claire, cependant ! » Bressacq s'était relevé, très pâle, le souffle court. Il retomba assis. On voyait qu'il ne pensait qu'à la fuite, et qu'il reconnaissait son irrémédiable défaite. De ses deux mains, Victor saisit la tête de la jeune femme, et scanda, impérieusement : « Ne me regardez pas… Ne m'interrogez pas de vos yeux avides… Ce n'est pas moi qu'il faut regarder… C'est lui… c'est l'homme que vous aimez, ou plutôt dont vous aimez la légende, la bravoure indomptable, les ressources toujours renouvelées. Mais regardez-le donc, au lieu de vous détourner de lui ! Regardez-le, et avouez qu'il vous a déçue. Vous attendiez mieux que cela, n'est-ce pas ? Un Lupin, ça vous a tout de même une autre allure ! » Il riait, méchamment, le doigt braqué sur le vaincu. « Un Lupin, est-ce que ça devrait se laisser jouer comme un gosse en maillot ? Ne parlons pas de ses gaffes depuis le début de l'affaire, de la façon dont je l'ai entortillé, à travers vous, d'abord, et puis directement, dans sa maison de Neuilly. Mais, ici, cette nuit, qu'est-ce qu'il a fait ? Depuis deux heures, c'est un pantin que j'agite à ma guise, un polichinelle ! Ça, un Lupin ? Un épicier, oui, qui établit son bilan. Pas une lueur ! pas une idée ! Tandis que je le manœuvrais, tandis que je faisais monter la peur en lui, il bafouillait comme un imbécile. Regardez-le donc, votre Lupin en peau de lapin. Parce que je lui ai chatouillé l'estomac, le voilà blême comme s'il allait vomir ! La défaite ? Mais jamais Lupin, le véritable Lupin, n'accepta la défaite. C'est quand il est foutu qu'il se redresse. » Victor se redressait, lui. Il était soudain de taille plus haute. Toute proche, frémissante, Alexandra chuchota : « Qu'est-ce que vous voulez dire ? De quoi l'accusez-vous ? – C'est vous qui l'accusez. – Moi ?… Moi ?… Je ne comprends pas… – Si. La vérité commence à vous étreindre… Croyez-vous vraiment que cet homme ait la grandeur que vous lui avez attribuée ? Est-ce celui-là que vous aimiez, ou un autre plus grand… un véritable chef, qui ne peut pas être cet aventurier vulgaire ? Un chef, ajouta-t-il, en se frappant la poitrine, ça se reconnaît à certains signes ! Un chef demeure chef dans n'importe quelle situation ! Comment avez-vous pu être aveugle à ce point ? – Qu'est-ce que vous voulez dire ? répéta-t-elle avec égarement. Si je me suis trompée, dites-le. Quoi ? Qui est-il ? – Antoine Bressacq. – Et Antoine Bressacq, qui est-ce ? – C'est Antoine Bressacq, pas davantage. – Mais si ! il y a un autre homme en lui ! Quel est-il ? – Un voleur ! s'exclama Victor violemment. Un voleur de nom et de personnalité ! Quand on n'a que de petits moyens et qu'un esprit médiocre, c'est plus commode de flibuster une gloire toute faite ! Du jour au lendemain, on a de l'éclat ! On jette de la poudre aux yeux ! On insinue dans l'ombre à une femme : “ Je suis Lupin ”, et, si cette femme est démolie par la vie, et qu'elle soit en quête d'émotions, qu'elle cherche quelque chose d'extraordinaire et d'impossible, alors on joue le rôle de Lupin, comme on peut, plutôt mal que bien, jusqu'au jour où les événements vous dégonflent et vous jettent par terre comme un mannequin. » Elle murmura, rouge de honte : « Oh ! est-ce possible ?… Vous en êtes sûr ?… – Tournez la tête vers lui, comme je vous en conjure depuis le début, et vous serez sûre, vous aussi… » Elle ne tourna pas la tête. La réalité s'imposait à elle. Et c'est Victor qu'elle considérait de ses yeux ardents, comme si d'autres pensées, involontaires et confuses, l'envahissaient peu à peu. « Allez-vous-en, dit-il. Les hommes de Bressacq doivent vous connaître et vous laisseront passer… Sinon, l'échelle est à ma portée… – À quoi bon ! dit-elle. J'aime mieux attendre. – Attendre quoi ? La police ? – Tout m'est égal, dit-elle accablée. Cependant… une prière. – Laquelle ? – Les trois hommes, en bas, ce sont des brutes… Quand les agents arriveront, il pourrait y avoir une bataille… des victimes… Il ne faut pas… » Victor observa Bressacq qui paraissait toujours souffrir, incapable d'un effort. Alors il ouvrit la porte, courut jusqu'au bout du couloir, puis siffla. Un des trois hommes grimpa précipitamment. « Décampez en vitesse… la police !… Et surtout, en vous en allant, laissez ouverte la grille du jardin. » Puis il revint dans le bureau. Bressacq n'avait pas bougé. Alexandra ne s'était pas approchée de lui. Aucun regard entre eux. Deux étrangers. Il s'écoula deux ou trois minutes. Victor écoutait. Un bruit de moteur gronda. Une auto s'arrêta sur le boulevard, devant l'hôtel, et une seconde auto. Alexandra s'agrippait au dossier du fauteuil et ses ongles griffaient l'étoffe. Elle était livide, maîtresse d'elle cependant. Des voix retentirent au rez-de-chaussée. Puis, le silence. Victor chuchota : « M. Gautier et ses agents ont pénétré dans les chambres. Ils délivrent les gardiens et le Grec. » À ce moment, Antoine Bressacq trouva la force de se lever et de marcher jusqu'à Victor. Son visage était décomposé par la souffrance plus peut-être que par la peur. Il balbutia, en désignant Alexandra : « Que va-t-elle devenir ? – T'occupe pas de ça, ex-Lupin. Ce n'est plus ton affaire. Ne pense qu'à toi. Bressacq est un faux-nom, n'est-ce pas ? – Oui. – Le vrai, on peut le retrouver ? – Impossible. – Pas de crime ? – Non. Sauf le coup de couteau à Beamish. Et encore rien n'atteste que ce soit moi. – Des cambriolages ? – Aucune preuve solide. – Bref, quelques années de prison. – Pas davantage. – Tu les mérites. Et après ?… De quoi vivre ? – Les Bons de la Défense. – La cachette où tu les as mis est bonne ? » Bressacq sourit. « Meilleure que celle de d'Autrey, dans le taxi. Introuvable. » Victor lui tapota sur l'épaule. « Allons, tu t'arrangeras. Tant mieux. Je ne suis pas méchant, moi. Tu m'as dégoûté pour avoir volé le joli nom de Lupin et rabaissé à ton niveau un bonhomme de sa taille. Ça, je ne le pardonne pas, et c'est pourquoi je te fais coffrer. Mais, en raison de ton coup d'œil dans cette affaire du taxi, et si tu ne bavardes pas trop à l'instruction, je ne te chargerai pas. » Des voix s'élevaient au bas de l'escalier. « Ce sont eux, dit Victor. Ils fouillent le vestibule, et ils vont monter. » Il semblait transporté d'une joie soudaine, et, à son tour, il se mit à danser avec une agilité surprenante. Et c'était si comique, ce vieux monsieur distingué, à cheveux gris, qui lançait des entrechats, et ricanait : « Tiens, mon cher Antoine, voilà ce qui s'appelle un pas à la Lupin ! Rien de commun avec tes gambades de tout à l'heure ! Ah ! C'est qu'il faut avoir le feu sacré, l'exaltation d'un vrai Lupin qui entend la police, qui est seul, entouré d'ennemis, et à qui l'on pourrait crier devant les flics : “C'est lui, Lupin ! Il n'y a pas de Victor, de la Brigade mondaine. Il n'y a que Lupin. Lupin et Victor, ça ne fait qu'un. Si vous voulez arrêter Lupin, arrêtez Victor.” » Il s'immobilisa subitement devant Bressacq et lui dit : « Tiens, je te pardonne. Rien que pour m'avoir procuré une minute comme celle-là, je réduis ta peine à deux ans, à un an de prison. Dans un an, “je t'évade”. D'accord ? » Bressacq balbutia, abasourdi : « Qui êtes-vous ? – Tu l'as dit, bouffi. – Hein ? quoi ? vous n'êtes pas non plus Victor ? – Il y a bien eu un Victor Hautin, fonctionnaire colonial, et candidat au poste d'inspecteur de la Sûreté. Mais il est mort, me laissant ses papiers au moment même où je voulais m'amuser à jouer, de temps à autre, un rôle dans la police. Seulement, pas un mot là-dessus, hein. Laisse-toi traiter de Lupin, ça vaut mieux. Et puis ne parle pas de ton petit hôtel de Neuilly, et pas un mot contre Alexandra. Compris ? » Les voix approchaient. Et, au-delà de ces voix, on en entendait d'autres, moins distinctes. Victor, qui allait au-devant de M. Gautier, jeta à la jeune femme en passant : « Dissimulez votre visage derrière votre mouchoir. Et surtout ne craignez rien. – Je ne crains rien. » M. Gautier accourait, escorté de Larmonat et d'un agent. Il s'arrêta sur le seuil et contempla le spectacle avec satisfaction. « Eh bien, Victor, ça y est ? s'écria-t-il joyeusement. – Ça y est, chef. – C'est Lupin, cet individu ? – En personne, sous le nom d'Antoine Bressacq. » M. Gautier contempla le captif, lui sourit aimablement, et enjoignit à l'agent de lui passer le cabriolet de fer. « Crebleu ! ça fait plaisir, murmurait-il. L'arrestation d'Arsène Lupin : le fameux, l'universel, l'invincible Arsène Lupin, pris au piège, coffré ! La police triomphante ! Ce n'est pas de règle avec Lupin. Mais c'est ainsi. Arsène Lupin est arrêté par Victor, de la Brigade mondaine. Fichtre ! c'est une date que celle d'aujourd'hui ! Victor, il a été bien sage, le monsieur ? – Comme un agneau, chef. – Il a l'air un peu délabré. – On s'est un peu battu. Mais ce n'est rien. » M. Gautier se tourna vers Alexandra, qui était courbée, le mouchoir contre les yeux. « Et cette femme, Victor ? – La maîtresse et la complice de Lupin. – La dame du cinéma ? La femme de La Bicoque et de la rue de Vaugirard ? – Oui, chef. – Mes compliments, Victor. Quel coup de filet ! Vous me raconterez ça en détail. Quant aux Bons de la Défense, évanouis sans aucun doute ? mis en sûreté par Lupin ? – Je les ai dans ma poche », annonça Victor en tirant d'une enveloppe les neuf Bons de la Défense. Bressacq avait bondi sur place, bouleversé. Il apostropha Victor. « Salaud ! – À la bonne heure ! fit Victor. Voilà enfin que tu réagis ! Cachette introuvable, disais-tu ? une ancienne canalisation dans ta villa… tu appelles ça introuvable ? Enfant, va ! La première nuit, je l'avais découverte. » Il s'avança vers Antoine Bressacq, et, tout bas, de manière à n'être entendu que de lui : « Tais-toi… Je te revaudrai ça… Sept ou huit mois de prison, pas davantage… et, à ta sortie, une bonne pension cent pour cent d'ancien combattant, et un bureau de tabac. Ça colle ? » Cependant, les autres agents arrivaient. Ils avaient délivré le Grec, et celui-ci, soutenu par ses deux gardiens, agitait les bras et criait. Quand il aperçut Bressacq, tout de suite il s'exclama : « Je le reconnais ! Voilà celui qui m'a frappé et bâillonné ! Je le reconnais ! » Mais il s'arrêta, frappé d'horreur. On dut le soutenir. La main tendue vers l'étagère aux souvenirs, il bégayait : « Ils m'ont volé les dix millions ! L'album de timbresposte ! Une collection sans prix ! Je pouvais la revendre pour dix millions. Vingt fois on me les a offerts… Et c'est lui, c'est lui !… Qu'on le fouille !… Misérable !… Dix millions !… » On fouilla Bressacq qui, dans son désarroi, n'opposa aucune résistance. Victor sentait peser sur lui deux regards obstinés, celui d'Alexandra qui avait écarté son mouchoir et relevé la tête, et celui de Bressacq qui le contemplait avec stupeur. Les dix millions disparus… Mais, en ce cas ?… La pensée de Bressacq se précisait en lui, et il bredouilla quelques mots, comme s'il était sur le point de la formuler à haute voix, cette pensée accusatrice, et de se défendre, et de défendre Alexandra. Mais les yeux de Victor, fixés sur Bressacq, étaient si impérieux, il subissait si profondément l'influence de cet homme, qu'il garda le silence. Avant d'accuser, il fallait réfléchir. Il fallait comprendre, et il n'arrivait pas à comprendre comment les dix millions avaient disparu puisque lui seul avait cherché, qu'il n'avait rien découvert, et que Victor n'avait pas bougé. Victor hocha la tête et déclara : « Les affirmations de M. Sériphos m'étonnent. J'accompagnais ici Antoine Bressacq, dont je m'étais fait l'ami, et n'ai cessé de le surveiller durant ses recherches. Or il n'a rien trouvé. – Cependant… – Cependant Bressacq avait trois complices qui se sont enfuis, et dont j'ai le signalement. Sans doute est-ce eux qui, au préalable, ont emporté l'argent, ou plutôt cet album dont parle M. Sériphos. » Bressacq haussa les épaules. Il savait bien que ses trois complices n'avaient pas pénétré dans cette pièce. Pourtant il ne dit rien. Il n'y avait rien à faire. D'une part, la justice et toute sa puissance… de l'autre Victor. Il choisit Victor. Ainsi, à trois heures et demie du matin, tout était fini. On remit à plus tard les investigations. M. Gautier décida d'emmener Antoine Bressacq et sa maîtresse à la Police judiciaire pour les interroger sans délai. On téléphona au commissariat de Neuilly. La pièce fut fermée, deux agents restèrent dans l'hôtel avec les gardiens et le Grec Sériphos. M. Gautier et deux inspecteurs firent monter Bressacq dans une des automobiles de la Préfecture. Victor, accompagné de Larmonat et d'un autre agent, se chargèrent de la jeune femme. L'aube commençait à blanchir l'horizon lorsqu'ils partirent sur le boulevard Maillot. L'air piquait, très vif. On traversa le Bois, et, par l'avenue Henri-Martin, on gagna les quais. La première automobile avait pris un autre chemin. Alexandra, renfoncée dans l'encoignure, demeurait invisible, toujours masquée de son mouchoir. Placée près d'une fenêtre ouverte, elle frissonna de froid. Victor remonta la glace, puis, plus tard, comme on approchait de la Préfecture, il enjoignit au chauffeur d'arrêter, et dit à Larmonat : tu ? « On gèle… On pourrait bien se réchauffer. Qu'en penses– Ma foi, oui. – Va donc nous chercher deux bols de café. Moi, je ne bouge pas. » Des voitures de maraîchers, qui se rendaient aux Halles, stationnaient devant un marchand de vins, dont la porte était entrebâillée. Larmonat descendit vivement. Aussitôt après, Victor envoya aussi l'autre inspecteur. « Recommande à Larmonat d'apporter en même temps des croissants. Et qu'on se dépêche ! » Il poussa la glace qui le séparait du chauffeur, allongea le bras, et, lorsque le chauffeur se retourna, il l'étourdit d'un terrible coup de poing sous le menton. Ensuite, il ouvrit la portière du côté opposé au trottoir, remonta dans l'auto par la portière d'avant, saisit le chauffeur évanoui, l'attira hors de la voiture, le déposa sur le pavé, et prit sa place au volant. Le quai était désert. Personne ne vit la scène. Il démarra de nouveau, rapidement. L'auto fila par la rue de Rivoli et l'avenue des ChampsÉlysées, et reprit la route de Neuilly, jusqu'à l'avenue du Roule où se trouvait le petit hôtel de Bressacq. « Vous avez la clef ? – Oui, dit Alexandra, qui semblait fort calme. – Vous pouvez habiter là durant deux jours sans aucune crainte. Ensuite, réfugiez-vous chez une amie quelconque. Plus tard, vous gagnerez l'étranger. Adieu. » Il s'éloigna, toujours dans l'auto de la Préfecture. À ce moment, le directeur de la Police judiciaire était déjà prévenu de l'incroyable conduite de Victor et de sa fuite en compagnie de la captive. On se rendit à son domicile. Le vieux domestique en était parti, le matin, avec son maître et quelques colis, dans l'auto de la Préfecture, évidemment. Cette auto, on la retrouva, abandonnée, au milieu du Bois de Vincennes. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Les journaux du soir racontèrent toute l'aventure sans émettre la moindre hypothèse vraisemblable. Ce n'est que le lendemain que l'énigme fut résolue par le fameux message d'Arsène Lupin que communiqua l'Agence Havas au monde entier, et qui produisit une telle explosion de joie et de scandale. En voici l'exacte teneur : MISE AU POINT « Je dois avertir le public que le rôle de l'inspecteur Victor, de la Brigade mondaine, est terminé. En ces derniers temps, et touchant l'affaire des Bons de la Défense, ce rôle consista surtout à poursuivre Arsène Lupin, ou plutôt, car la justice et le public ne doivent pas être tenus plus longtemps dans l'ignorance, à démasquer un sieur Antoine Bressacq qui avait usurpé le nom respectable et la brillante personnalité d'Arsène Lupin. Victor, de la Brigade mondaine, s'y employa avec une vigueur haineuse qui prouve sa révolte contre de tels procédés. « Aujourd'hui, grâce à Victor, le pseudo-Lupin est sous les verrous, et Victor, de la Brigade mondaine, sa mission accomplie, disparaît. « Mais il n'admet pas que sa parfaite honorabilité de policier puisse être entachée de la moindre souillure, et, poussant les scrupules de sa conscience à un point qui forcera l'admiration, il n'a pas voulu conserver par devers lui les neuf Bons de la Défense nationale, et il les a remis entre mes mains, avec mission de les envoyer à la Préfecture. « Quant à la découverte des dix millions, c'est là, de sa part, un exploit dont il faut que l'on soit informé dans ses détails, si on veut connaître toutes les ressources et toute l'ingéniosité d'un homme qui, assis sur sa chaise et sans prendre la peine de faire un mouvement, débrouilla un problème étrangement difficile. Un des dossiers de M. Sériphos portait cette mention, qui avait guidé les recherches d'Antoine Bressacq : “Dossier A. L. B.”, ce que Bressacq avait interprété ainsi : “ Dossier d'Albanie ”. Or, lorsque Bressacq, possesseur de certaines indications, fit à haute voix, l'autre nuit, l'inventaire de la pièce du deuxième étage, dans l'hôtel du boulevard Maillot, il énuméra, parmi les souvenirs pieusement conservés : “Album d'images… album de timbres-poste”. Et, chose en vérité miraculeuse, ces quelques mots suffirent à éclairer l'esprit attentif de Victor, de la Brigade mondaine ! « Oui, tout de suite, Victor devina que l'interprétation d'Antoine Bressacq était fausse, que ces trois lettres A. L. B. devaient être et ne pouvaient être que les trois premières lettres du mot album. Les dix millions qui composaient la moitié de la fortune de M. Sériphos n'étaient pas contenus dans un dossier Albanie, mais tout simplement dans un album d'enfant, et sous la forme d'une collection de timbres-poste rarissimes, ayant une valeur marchande de dix millions. N'est-ce pas inouï comme intuition, comme coup d'œil instantané sur les profondeurs d'un mystère ? Un simple geste, effectué par Victor, dans le tumulte de la bataille et dans l'incohérence des allées et venues, et l'album de timbres-poste fut pris et empoché, à l'insu de tous. « Ce geste ne conférait-il pas à Victor, de la Brigade mondaine, un droit incontestable sur les dix millions ? Selon moi, oui. Non, selon Victor, dont la conscience est faite de délicatesse et de raffinement sentimental. Il a donc tenu à me remettre, en même temps que les Bons de la Défense, l'album de timbresposte, gardant ainsi ses mains nettes de toute flétrissure professionnelle. « Je renvoie par courrier – car c'est là une dette sacrée – les Bons de la Défense à M. Gautier, directeur de la Police judiciaire, en lui transmettant toute la reconnaissance de l'inspecteur Victor. Pour les dix millions, étant donné que M. Sériphos est puissamment riche, et qu'il les conservait indûment sous les espèces d'une inutile collection de timbres-poste, je considère que je dois les rendre moi-même à la circulation jusqu'au dernier centime. C'est un devoir dont je m'acquitterai dans des conditions de stricte loyauté. Jusqu'au dernier centime… « Un mot encore. Je crois savoir que si Victor, de la Brigade mondaine, a mené la bataille avec tant de rude énergie, c'est par courtoisie – je dirai plus – par un élan chevaleresque envers la dame qu'il avait admirée, dès les premiers jours, au cinéma, et qui était la victime de l'imposteur Antoine Bressacq, lequel avait fait jouer à ses yeux le nom d'Arsène Lupin. Aussi m'a-t-il semblé juste de la rendre à sa vie de grande dame et de parfaite honnête femme. C'est pourquoi je l'ai libérée. Qu'elle veuille bien, dans la retraite inviolable où elle s'est réfugiée, trouver ici, avec les adieux de Victor, de la Brigade mondaine, et du Péruvien Marcos Avisto, les sentiments respectueux d'Arsène Lupin. » Le lendemain du jour où la lettre fut écrite, le directeur de la Police judiciaire recevait, sous pli recommandé, les neuf Bons de la Défense. Une feuille de papier supplémentaire donnait à la police de brèves explications sur la mort d'Élise Masson, assassinée par le baron d'Autrey. On n'entendit jamais plus parler des dix millions qu'Arsène Lupin s'était réservé de rendre lui-même à la circulation. Le jeudi suivant, vers deux heures de l'après-midi, la princesse Alexandra Basileïef quittait l'appartement d'une amie à qui elle avait demandé asile, se promenait assez longtemps dans le jardin des Tuileries, puis prenait la rue de Rivoli. Elle était vêtue simplement, mais, comme toujours, son étrange et merveilleuse beauté attirait les regards. Elle ne les fuyait pas. Elle ne se cachait pas. Qu'avait-elle à craindre ? Nul de ceux qui pouvaient la soupçonner ne la connaissait. Ni l'Anglais Beamish, ni Antoine Bressacq ne l'avaient dénoncée. À trois heures, elle entrait dans le petit square SaintJacques. Sur un des bancs, à l'ombre de la vieille tour, un homme était assis. Elle hésita d'abord. Était-ce lui ? Il ressemblait si peu au Péruvien Marcos Avisto, si peu à Victor de la Brigade mondaine ! Combien plus jeune et plus élégant que Marcos Avisto ! Combien plus fin, plus souple et plus distingué que le policier Victor ! Cette jeunesse, cet air de séduction aimable, la troublèrent plus que tout. Pourtant elle avança. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle ne s'y trompa pas : c'était bien lui. C'était un autre homme, mais c'était lui. Elle s'assit à ses côtés, sans une parole. Ils restèrent ainsi, l'un près de l'autre, silencieux. Une émotion infinie les unissait et les séparait, et ils avaient peur d'en rompre le charme. Enfin, il dit : « Oui, c'est la première vision que j'ai eue de vous au cinéma, qui a réglé ma conduite. Si j'ai poursuivi toute cette aventure, c'est pour courir après mon adorable vision. Mais comme j'ai souffert de ce double rôle que j'étais contraint de jouer pour vous approcher ! Quelle vilaine comédie ! Et puis, cet homme m'exaspérait… Je le détestais, et en même temps, je sentais grandir en moi un sentiment de curiosité et de tendresse pour la femme qu'il avait dupée avec mon nom… un sentiment mêlé d'irritation contre elle, et qui n'était, au fond, que l'amour, grave et passionné, que je n'avais pas le droit de vous offrir et que je vous offre aujourd'hui. » Il s'interrompit. Il n'attendait pas de réponse… il ne voulait pas de réponse, même. Après avoir parlé pour lui et pour dire ce qu'il pensait, il parla pour elle, sans qu'elle songeât un instant à s'opposer aux douces paroles qui s'insinuaient en elle. « Ce qui me touchait le plus profondément en vous, et qui me montrait un peu de votre état d'âme, c'est votre confiance instinctive. Je la volais, cette confiance, et j'en étais honteux. Mais elle venait vers moi, à votre insu, et pour des raisons secrètes, dont vous ne vous rendiez pas compte… pour une raison surtout… le besoin de protection qui est le fond de votre être. Vous n'étiez pas protégée par l'autre… Cette sensation du danger qui vous est indispensable par moments, elle devenait près de lui une angoisse que vous ne pouviez plus tolérer. Auprès de moi, et dès la première minute, tout en vous se calmait. Tenez, l'autre nuit, au plus fort de votre épouvante, vous vous êtes détendue, et vous n'avez plus souffert dès que l'inspecteur Victor eût imposé sa volonté. Et, à partir de l'instant où vous avez deviné qui était réellement l'inspecteur Victor, vous avez su que vous n'iriez pas en prison. Et vous avez attendu la police, sans crainte. Et vous êtes montée dans l'auto de la Préfecture presque en souriant. Il n'y avait plus que de la joie dans votre peur… Et votre joie provenait du même sentiment que moi, n'est-ce pas ? d'un sentiment qui paraissait s'éveiller brusquement, mais dont vous subissiez déjà toute la force… N'est-ce pas ? Je ne me trompe pas ? tout cela est bien la vérité de votre cœur ? » Elle ne protesta point. Elle n'avoua pas non plus. Mais quelle tranquillité sur son beau visage !… Jusqu'au soir ils demeurèrent l'un près de l'autre. À la nuit tombante, elle se laissa conduire… elle ne savait où… Ils furent heureux. Si Alexandra retrouva son équilibre, peut-être ne parvintelle pas à une conception tout à fait normale de la vie, et peutêtre surtout n'essaya-t-elle pas d'influer sur l'existence irrégulière de son compagnon. Mais il était, ce compagnon, si aimable dans son irrégularité, si amusant dans ses écarts, si loyal dans ses entreprises condamnables, si fidèle à ses engagements les plus saugrenus ! Ainsi voulut-il tenir la promesse faite à Bressacq, qu'il “évada”, comme il disait, au bout de huit mois, alors que Bressacq quittait pour le bagne le pénitencier de l'île de Ré. Ainsi voulut-il également délivrer l'Anglais Beamish, conformément à la promesse de Bressacq. Un jour, il se rendit à Garches. Deux nouveaux mariés sortaient de la mairie, tendrement enlacés. C'était Gustave Géraume, libéré par le divorce de son infidèle épouse, et c'était la baronne Gabrielle d'Autrey, veuve consolée, fiancée amoureuse et palpitante, qui se suspendait gentiment au bras de son cher Gustave. Comme ils allaient monter dans leur luxueuse « conduite intérieure », un monsieur fort élégant, s'approcha d'eux, s'inclina devant la mariée, et lui remit une belle gerbe de fleurs blanches. « Vous ne me reconnaissez pas, chère madame ? C'est moi, Victor, vous vous rappelez sans doute ?… Victor, de la Brigade mondaine, autrement dit, Arsène Lupin ?… Artisan de votre bonheur, ayant deviné l'impression charmante que vous avait laissée Gustave Géraume, j'ai voulu vous apporter mes hommages respectueux et mes vœux les plus sincères… » Le soir même, le monsieur très élégant disait à la princesse Alexandra : « Je suis content de moi. Il faut faire le bien chaque fois qu'on le peut, pour compenser le mal qu'on est parfois obligé de faire. Je suis sûr, Alexandra, que l'attendrissante Gabrielle n'oubliera pas dans ses prières ce brave homme de Victor, de la Brigade mondaine, grâce auquel l'abominable d'Autrey a été expédié dans un meilleur monde, laissant la place à l'irrésistible et séduisant Gustave. Et, de tout cela, vous ne sauriez croire à quel point je me réjouis !… » Bibliographie sommaire des aventures d'Arsène Lupin Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux Année de parution du recueil ou du roman complet 1924 1907 1 2 3 4 5 6 7 8 La Comtesse de Cagliostro (Le Journal 1923 – 1924) Arsène Lupin, Gentleman- L'Arrestation d'Arsène Lucambrioleur pin – Arsène Lupin en prison – L'Évasion d'Arsène Lupin – Le Mystérieux voyageur – Le Collier de la Reine – Le Sept de cœur – Le Coffre-fort de madame Imbert – La Perle noire – Herlock Sholmes arrive trop tard. (Je Sais Tout 1905 1907) Les Confidences d'Arsène Lupin Les Jeux du soleil – L'Anneau nuptial – Le Signe de l'ombre – Le Piège infernal – L'Écharpe de soie rouge – La Mort qui rôde – Édith au cou de cygne – Le Fétu de paille – Le Mariage d'Arsène Lupin. (Je Sais Tout 1911 – 1912) Le Bouchon de cristal Arsène Lupin contre Herlock Shol- La Dame blonde (Je Sais mès Tout 1906 – 1907) – La Lampe juive (Je Sais Tout 1907) L'Aiguille creuse (Je Sais Tout 1908 – 1909) La Demoiselle aux yeux verts (Le Journal 1926 – 1927) Les Huit coups de l'horloge Au Sommet de la tour – La Carafe d'eau – Thérèse et Germaine – Le Film révélateur – Le Cas de JeanLouis – La Dame à la hache – Des Pas sur la neige 1913 1912 1908 1909 1927 1923 Titre du roman ou du recueil Détail des recueils et années de parution dans les journaux – « Au dieu Mercure ». (Excelsior 1920 – 1923) Année de parution du recueil ou du roman complet 1910 1916 1918 1920 1921 1927 1928 9 10 11 12 13 14 15 « 813 » L'Éclat d'obus Le Triangle d'or L'Île aux trente cercueils Les Dents du tigre L'Homme à la peau de bique L'Agence Barnett et Cie 16 17 18 19 20 21 22 Le Cabochon d'émeraude La Demeure mystérieuse La Barre-y-va La Femme aux deux sourires Victor, de la brigade mondaine La Cagliostro se venge Les Milliards d'Arsène Lupin (Le Journal 1915) (Le Journal 1917) (Le Journal 1919) (Le Journal 1920) Nouvelle Les Gouttes qui tombent – La Lettre d'amour du roi George – La Partie de baccara – L'Homme aux dents d'or – Les Douze Africaines de Béchoux – Le Hasard fait des miracles – Gants blancs... guêtres blanches... – Béchoux arrête Jim Barnett. Nouvelle (Le Journal 1928) (Le Journal 1930) (Le Journal 1932) (Paris-Soir 1933) (L'Auto 1939) 1930 1929 1931 1933 1934 1935 1941 Guy de Maupassant LES DIMANCHES D'UN BOURGEOIS DE PARIS (1880) TABLE DES MATIÈRES À PROPOS DE CETTE ÉDITION ÉLECTRONIQUE Document source à l'origine de cette publication sur http://maupassant.free.fr : le site de référence sur Maupassant, à consulter impérativement – l'œuvre intégrale, bibliographie, biographie, etc. I Préparatifs de voyage1 Monsieur Patissot, né à Paris, après avoir fait, comme beaucoup d'autres, de mauvaises études au collège Henri IV, était entré dans un ministère par la protection d'une de ses tantes, qui tenait un débit de tabac où s'approvisionnait un chef de division. Il avança très lentement et serait peut-être mort commis de quatrième classe, sans le paterne hasard qui dirige parfois nos destinées. Il a aujourd'hui cinquante-deux ans, et c'est à cet âge seulement qu'il commence à parcourir, en touriste, toute cette partie de la France qui s'étend entre les fortifications et la province. L'histoire de son avancement peut être utile à beaucoup d'employés, comme le récit de ses promenades servira sans doute à beaucoup de Parisiens qui les prendront pour itinéraires Ce texte parut en feuilleton, du 31 mai au 18 août 1880, dans Le Gaulois. 1 de leurs propres excursions, et sauront, par son exemple, éviter certaines mésaventures qui lui sont advenues. M. Patissot, en 1854, ne touchait encore que 1. 800 francs. Par un effet singulier de sa nature, il déplaisait à tous ses chefs, qui le laissaient languir dans l'attente éternelle et désespérée de l'augmentation, cet idéal de l'employé. Il travaillait pourtant ; mais il ne savait pas le faire valoir : et puis il était trop fier, disait-il. Et puis sa fierté consistait à ne jamais saluer ses supérieurs d'une façon vile et obséquieuse, comme le faisaient, à son avis, certains de ses collègues qu'il ne voulait pas nommer. Il ajoutait encore que sa franchise gênait bien des gens, car il s'élevait, comme tous les autres d'ailleurs, contre les passe-droits, les injustices, les tours de faveur donnés à des inconnus, étrangers à la bureaucratie. Mais sa voix indignée ne passait jamais la porte de la case où il besognait, selon son mot : « Je besogne… dans les deux sens, monsieur ». Comme employé d'abord, comme Français ensuite, comme homme d'ordre enfin, il se ralliait, par principe, à tout gouvernement établi, étant fanatique du pouvoir… autre que celui des chefs. Chaque fois qu'il en trouvait l'occasion, il se postait sur le passage de l'empereur afin d'avoir l'honneur de se découvrir : et il s'en allait tout orgueilleux d'avoir salué le chef de l'État. À force de contempler le souverain, il fit comme beaucoup : il l'imita dans la coupe de sa barbe, l'arrangement de ses cheveux, la forme de sa redingote, sa démarche, son geste – combien d'hommes, dans chaque pays, semblent des portraits du Prince ! – Il avait peut-être une vague ressemblance avec Napoléon III, mais ses cheveux étaient noirs – il les teignit. Alors la similitude fut absolue ; et, quand il rencontrait dans la rue un autre monsieur représentant aussi la figure impériale, il en était jaloux et le regardait dédaigneusement. Ce besoin d'imitation devint bientôt son idée fixe, et, ayant entendu un huissier des Tuileries contrefaire la voix de l'empereur, il en prit à son tour les intonations et la lenteur calculée. Il devint aussi tellement pareil à son modèle qu'on les aurait confondus, et des gens au ministère, des hauts fonctionnaires, murmuraient, trouvant la chose inconvenante, grossière même ; on en parla au ministre, qui manda cet employé devant lui. Mais, à sa vue, il se mit à rire, et répéta deux ou trois fois : « C'est drôle, vraiment drôle ! » On l'entendit, et le lendemain, le supérieur direct de Patissot proposa son subordonné pour un avancement de trois cents francs, qu'il obtint immédiatement. Depuis lors, il marcha d'une façon régulière, grâce à cette faculté simiesque d'imitation. Même une inquiétude vague, comme le pressentiment d'une haute fortune suspendue sur sa tête, gagnait ses chefs, qui lui parlaient avec déférence. Mais quand la République arriva, ce fut un désastre pour lui. Il se sentit noyé, fini, et, perdant la tête, cessa de se teindre, se rasa complètement et fit couper ses cheveux courts, obtenant ainsi un aspect paterne et doux fort peu compromettant. Alors, les chefs se vengèrent de la longue intimidation qu'il avait exercée sur eux, et, devenant tous républicains par instinct de conservation, ils le persécutèrent dans ses gratifications et entravèrent son avancement. Lui aussi changea d'opinion ; mais la République n'étant pas un personnage palpable et vivant à qui l'on peut ressembler, et les présidents se suivant avec rapidité, il se trouva plongé dans le plus cruel embarras, dans une détresse épouvantable, arrêté dans tous ses besoins d'imitation, après l'insuccès d'une tentative vers son idéal dernier : M. Thiers. Mais il lui fallait une manifestation nouvelle de sa personnalité. Il chercha longtemps ; puis, un matin, il se présenta au bureau avec un chapeau neuf qui portait comme cocarde, au côté droit, une très petite rosette tricolore. Ses collègues furent stupéfaits ; on en rit toute la journée, et le lendemain encore, et la semaine, et le mois. Mais la gravité de son attitude à la fin les déconcerta ; et les chefs encore une fois furent inquiets. Quel mystère cachait ce signe ? Était-ce une simple affirmation de patriotisme ? – ou le témoignage de son ralliement à la République ? – ou peut être la marque secrète de quelque affiliation puissante ? – Mais alors, pour la porter si obstinément, il fallait être bien assuré d'une protection occulte et formidable. Dans tous les cas il était sage de se tenir sur ses gardes, d'autant plus que son imperturbable sang-froid devant toutes les plaisanteries augmentait encore les inquiétudes. On le ménagea derechef, et son courage à la Gribouille le sauva, car il fut enfin nommé commis principal, le 1er janvier 1880. Toute sa vie avait été sédentaire. Resté garçon par amour du repos et de la tranquillité, il exécrait le mouvement et le bruit. Ses dimanches étaient généralement passés à lire des romans d'aventures et à régler avec soin des transparents qu'il offrait ensuite à ses collègues. Il n'avait pris, en son existence, que trois congés, de huit jours chacun, pour déménager. Mais quelquefois, aux grandes fêtes, il partait par un train de plaisir à destination de Dieppe ou du Havre, afin d'élever son âme au spectacle imposant de la mer. Il était plein de ce bon sens qui confine à la bêtise. Il vivait depuis longtemps tranquille, avec économie, tempérant par prudence, chaste d'ailleurs par tempérament, quand une inquiétude horrible l'envahit. Dans la rue, un soir, tout à coup, un étourdissement le prit qui lui fit craindre une attaque. S'étant transporté chez un médecin, il en obtint, moyennant cent sous, cette ordonnance : « M. X…, cinquante-deux ans, célibataire, employé. – Nature sanguine, menace de congestion. – Lotions d'eau froide, nourriture modérée, beaucoup d'exercice. « MONTELLIER, D. M. P. » Patissot fut atterré, et pendant un mois, dans son bureau, il garda tout le jour, autour du front, sa serviette mouillée, roulée en manière de turban, tandis que des gouttes d'eau, sans cesse, tombaient sur ses expéditions, qu'il lui fallait recommencer. Il relisait à tout instant l'ordonnance, avec l'espoir, sans doute, d'y trouver un sens inaperçu, de pénétrer la pensée secrète du médecin, et de découvrir aussi quel exercice favorable pourrait bien le mettre à l'abri de l'apoplexie. Alors il consulta ses amis, en leur exhibant le funeste papier. L'un d'eux lui conseilla la boxe. Il s'enquit aussitôt d'un professeur et reçut, dès le premier jour, sur le nez, un coup de poing droit qui le détacha à jamais de ce divertissement salutaire. La canne le fit râler d'essoufflement, et il fut si bien courbaturé par l'escrime, qu'il en demeura deux nuits sans dormir. Alors il eut une illumination. C'était de visiter à pied, chaque dimanche, les environs de Paris et même certaines parties de la capitale qu'il ne connaissait pas. Son équipement pour ces voyages occupa son esprit pendant toute une semaine, et le dimanche, trentième jour de mai, il commença les préparatifs. Après avoir lu toutes les réclames les plus baroques, que de pauvres diables, borgnes ou boiteux, distribuent au coin des rues avec importunité, il se rendit dans les magasins avec la simple intention de voir, se réservant d'acheter plus tard. Il visita d'abord l'établissement d'un bottier soi-disant américain, demandant qu'on lui montrât de forts souliers pour voyages ! On lui exhiba des espèces d'appareils blindés en cuivre comme des navires de guerre, hérissés de pointes comme une herse de fer, et qu'on lui affirma être confectionnés en cuir de bison des Montagnes Rocheuses. Il fut tellement enthousiasmé qu'il en aurait volontiers acheté deux paires. Une seule lui suffisait cependant. Il s'en contenta ; et il partit, la portant sous son bras, qui fut bientôt tout engourdi. Il se procura un pantalon de fatigue en velours à côtes, comme ceux des ouvriers charpentiers ; puis des guêtres de toile à voile passées à l'huile et montant jusqu'aux genoux. Il lui fallut encore un sac de soldat pour ses provisions, une lunette marine afin de reconnaître les villages éloignés, pendus aux flancs des coteaux ; enfin une carte de l'état-major qui lui permettrait de se diriger sans demander sa route aux paysans courbés au milieu des champs. Puis, pour supporter plus facilement la chaleur, il se résolut à acquérir un léger vêtement d'alpaga que la célèbre maison Raminau livrait en première qualité, suivant ses annonces, pour la modique somme de six francs cinquante centimes. Il se rendit dans cet établissement, et un grand jeune homme distingué, avec une chevelure entretenue à la Capoul, des ongles roses comme ceux des dames, et un sourire toujours aimable, lui fit voir le vêtement demandé. Il ne répondait pas à la magnificence de l'annonce. Alors Patissot hésitant, interrogea : « Mais enfin, monsieur, est-ce d'un bon usage ? » – L'autre détourna les yeux avec un embarras bien joué comme un honnête homme qui ne veut pas tromper la confiance d'un client, et, baissant le ton d'un air hésitant : « Mon Dieu, monsieur, vous comprenez que pour six francs cinquante on ne peut pas livrer un article pareil à celui-ci, par exemple… » Et il prit un veston sensiblement mieux que le premier. Après l'avoir examiné, Patissot s'informa du prix. – « Douze francs cinquante. » C'était tentant. Mais, avant de se décider, il interrogea de nouveau le grand jeune homme, qui le regardait fixement, en observateur. – « Et… c'est très bon cela ? vous le garantissez ? » – « Oh ! certainement, monsieur, c'est excellent et souple ! Il ne faudrait pas, bien entendu, qu'il fût mouillé ! Oh ! pour être bon, c'est bon ; mais vous comprenez bien qu'il y a marchandise et marchandise. Pour le prix, c'est parfait. Douze francs cinquante, songez donc, ce n'est rien. Il est bien certain qu'une jaquette de vingt-cinq francs vaudra mieux. Pour vingtcinq francs, vous avez tout ce qu'il y a de supérieur ; aussi fort que le drap, plus durable même. Quand il a plu, un coup de fer la remet à neuf. Cela ne change jamais de couleur, ne rougit pas au soleil. C'est en même temps plus chaud et plus léger. » Et il déployait sa marchandise, faisait miroiter l'étoffe, la froissait, la secouait, la tendait pour faire valoir l'excellence de la qualité. Il parlait interminablement, avec conviction, dissipant les hésitations par le geste et par la rhétorique. Patissot fut convaincu, il acheta. L'aimable vendeur ficela le paquet, parlant encore, et devant la caisse, près de la porte, il continuait à vanter avec emphase la valeur de l'acquisition. Quand elle fut payée, il se tut soudain, salua d'un « Au plaisir, Monsieur » qu'accompagnait un sourire d'homme supérieur, et tenant le vantail ouvert, il regardait partir son client, qui tâchait en vain de le saluer, ses deux mains étant chargées de paquets. M. Patissot, rentré chez lui, étudia avec soin son premier itinéraire et voulut essayer ses souliers, dont les garnitures ferrées faisaient des sortes de patins. Il glissa sur le plancher, tomba et se promit de faire attention. Puis il étendit sur des chaises toutes ses emplettes, qu'il considéra longtemps, et il s'endormit avec cette pensée : « C'est étrange que je n'aie pas songé plus tôt à faire des excursions à la campagne ! » II Première sortie M. Patissot travailla mal, toute la semaine, à son ministère. Il rêvait à l'excursion projetée pour le dimanche suivant, et un grand désir de campagne lui était venu tout à coup, un besoin de s'attendrir devant les arbres, cette soif d'idéal champêtre qui hante au printemps les Parisiens. Il se coucha le samedi de bonne heure, et dès le jour il fut debout. Sa fenêtre donnait sur une cour étroite et sombre, une sorte de cheminée où montaient sans cesse toutes les puanteurs des ménages pauvres. Il leva les yeux aussitôt vers le petit carré de ciel qui apparaissait entre les toits, et il aperçut un morceau de bleu foncé, plein de soleil déjà, traversé sans cesse par des vols d'hirondelles qu'on ne pouvait suivre qu'une seconde. Il se dit que, de là-haut, elles devraient découvrir la campagne lointaine, la verdure des coteaux boisés, tout un déploiement d'horizons. Alors une envie désordonnée lui vint de se perdre dans la fraîcheur des feuilles. Il s'habilla bien vite, chaussa ses formidables souliers et demeura très longtemps à sangler ses guêtres dont il n'avait point l'habitude. Après avoir chargé sur le dos son sac bourré de viande, de fromages et de bouteilles de vin (car l'exercice assurément lui creuserait l'estomac), il partit, sa canne à la main. Il prit un pas de marche bien rythmé (celui des chasseurs, pensait-il), en sifflotant des airs gaillards qui rendaient plus légère son allure. Des gens se retournaient pour le voir, un chien jappa ; un cocher, en passant, lui cria : « Bon voyage, monsieur Dumolet ! » Mais lui s'en fichait carrément, et il allait sans se retourner, toujours plus vite, faisant, d'un air crâne, le moulinet avec sa canne. La ville s'éveillait joyeuse, dans la chaleur et la lumière d'une belle journée de printemps. Les façades des maisons luisaient, les serins chantaient dans leurs cages, et une gaieté courait les rues, éclairait les visages, mettait un rire partout, comme un contentement des choses sous le clair soleil levant. Il gagnait la Seine pour prendre l'hirondelle qui le déposerait à Saint-Cloud et, au milieu de l'ahurissement des passants, il suivit la rue de la Chaussée-d'Antin, le boulevard, la rue Royale, se comparant mentalement au Juif Errant. En remontant sur le trottoir, les armatures ferrées de ses chaussures encore une fois glissèrent sur le granit, et lourdement, il s'abattit, avec un bruit terrible dans son sac. Des passants le relevèrent, et il se remit en marche plus doucement, jusqu'à la Seine où il attendit une hirondelle. Là-bas, très loin, sous les ponts, il la vit apparaître, toute petite d'abord, puis plus grosse, grandissant toujours, et elle prenait en son esprit des allures de paquebot, comme s'il allait partir pour un long voyage, passer les mers, voir des peuples nouveaux et des choses inconnues. Elle accosta et il prit place. Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avec des toilettes voyantes, des rubans de chapeau éclatants et de grosses figures écarlates. Patissot se plaça, tout à l'avant, debout, les jambes écartées à la façon des matelots, pour faire croire qu'il avait beaucoup navigué. Mais, comme il redoutait les petits remous des mouches, il s'arc-boutait sur sa canne, afin de bien maintenir son équilibre. Après la station du Point-du-Jour, la rivière s'élargissait, tranquille sous la lumière éclatante ; puis, lorsqu'on eut passé entre deux îles, le bateau suivit un coteau tournant dont la verdure était pleine de maisons blanches. Une voix annonça le Bas-Meudon, puis Sèvres, enfin Saint-Cloud, et Patissot descendit. Aussitôt sur le quai, il ouvrit sa carte de l'état-major, pour ne commettre aucune erreur. C'était, du reste, très clair. Il allait par ce chemin trouver la Celle, tourner à gauche, obliquer un peu à droite, et gagner, par cette route, Versailles dont il visiterait le parc avant dîner. Le chemin montait et Patissot soufflait, écrasé sous le sac, les jambes meurtries par ses guêtres, et traînant dans la poussière ses gros souliers, plus lourds que des boulets. Tout à coup, il s'arrêta avec un geste de désespoir. Dans la précipitation de son départ, il avait oublié sa lunette marine ! Enfin, voici les bois. Alors, malgré l'effroyable chaleur, malgré la sueur qui lui coulait du front, et le poids de son harnachement, et les soubresauts de son sac, il courut, ou plutôt il trotta vers la verdure, avec de petits bonds, comme les vieux chevaux poussifs. Il entra sous l'ombre, dans une fraîcheur délicieuse, et un attendrissement le prit devant les multitudes de petites fleurs diverses, jaunes, rouges, bleues, violettes, fines, mignonnes, montées sur de longs fils, épanouies le long des fossés. Des insectes de toutes couleurs, de toutes les formes trapus, allongés, extraordinaires de construction, des monstres effroyables et microscopiques, faisaient péniblement des ascensions de brins d'herbe qui ployaient sous leurs poids. Et Patissot admira sincèrement la création. Mais, comme il était exténué, il s'assit. Alors il voulut manger. Une stupeur le prit devant l'intérieur de son sac. Une des bouteilles s'était cassée, dans sa chute assurément, et le liquide, retenu par l'imperméable toile cirée, avait fait une soupe au vin de ses nombreuses provisions. Il mangea cependant une tranche de gigot bien essuyée, un morceau de jambon, des croûtes de pain ramollies et rouges, en se désaltérant avec du bordeaux fermenté, couvert d'une écume rose désagréable à l'œil. Et, quand il se fut reposé plusieurs heures, après avoir de nouveau consulté sa carte, il repartit. Au bout de quelque temps, il se trouva dans un carrefour que rien ne faisait prévoir. Il regarda le soleil, tâcha de s'orienter, réfléchit, étudia longtemps toutes les petites lignes croisées qui, sur le papier, figuraient des routes, et se convainquit bientôt qu'il était absolument égaré. Devant lui s'ouvrait une ravissante allée dont le feuillage un peu grêle laissait pleuvoir partout, sur le sol, des gouttes de soleil qui illuminaient des marguerites blanches cachées dans les herbes. Elle était allongée interminablement, et vide, et calme. Seul, un gros frelon solitaire et bourdonnant la suivait, s'arrêtant parfois sur une fleur qu'il inclinait, et repartait presque aussitôt pour se reposer encore un peu plus loin. Son corps énorme semblait en velours brun rayé de jaune, porté par des ailes transparentes, et démesurément petites. Patissot l'observait avec un profond intérêt, quand quelque chose remua sous ses pieds. Il eut peur d'abord, et sauta de côté ; puis, se penchant avec précaution, il aperçut une grenouille, grosse comme une noisette, qui faisait des bonds énormes. Il se baissa pour la prendre, mais elle lui glissa dans les mains. Alors, avec des précautions infinies, il se traîna vers elle, sur les genoux, avançant tout doucement, tandis que son sac, sur son dos, semblait une carapace énorme et lui donnait l'air d'une grosse tortue en marche. Quand il fut près de l'endroit où la bestiole s'était arrêtée, il prit ses mesures, jeta ses deux mains en avant, tomba le nez dans le gazon, se releva avec deux poignées de terre et point de grenouille. Il eut beau chercher, il ne la retrouva pas. Dès qu'il se fut remis debout, il aperçut là-bas très loin, deux personnes qui venaient vers lui en faisant des signes. Une femme agitait son ombrelle, et un homme, en manches de chemise, portait sa redingote sur son bras. Puis la femme se mit à courir, appelant : « Monsieur ! monsieur ! » Il s'essuya le front et répondit : « Madame ! – Monsieur, nous sommes perdus, tout à fait perdus ! » Une pudeur l'empêcha de faire le même aveu et il affirma gravement : « Vous êtes sur la route de Versailles. – Comment, sur la route de Versailles ? mais nous allons à Rueil. » Il se troubla, puis répondit néanmoins effrontément : « Madame, je vais vous montrer, avec ma carte d'état-major, que vous êtes bien sur la route de Versailles. » Le mari s'approchait. Il avait un aspect éperdu, désespéré. La femme, jeune, jolie, une brunette énergique, s'emporta, dès qu'il fut près d'elle : « Viens voir ce que tu as fait : nous sommes à Versailles, maintenant. Tiens, regarde la carte d'état-major que Monsieur aura la bonté de te montrer. Sauras-tu lire, seulement ? Mon Dieu, mon Dieu ! comme il y a des gens stupides ! Je t'avais dit pourtant de prendre à droite, mais tu n'a pas voulu ; tu crois toujours tout savoir. » Le pauvre garçon semblait désolé. Il répondit : « Mais, ma bonne amie, c'est toi… » Elle ne le laissa pas achever, et lui reprocha toute sa vie, depuis leur mariage, jusqu'à l'heure présente. Lui, tournait des yeux lamentables vers les taillis, dont il semblait vouloir pénétrer la profondeur et, de temps en temps, comme pris de folie, il poussait un cri perçant, quelque chose comme « tiiit » qui ne semblait nullement étonner sa femme, mais qui emplissait Patissot de stupéfaction. La jeune dame, tout à coup, se tournant vers l'employé avec un sourire : « Si Monsieur veut bien le permettre, nous ferons route avec lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer à coucher dans le bois. » Ne pouvant refuser, il s'inclina, le cœur torturé d'inquiétudes, et ne sachant où il allait les conduire. Ils marchèrent longtemps ; l'homme toujours criait : « tiiit » ; le soir tomba. Le voile de brume qui couvre la campagne au crépuscule se déployait lentement, et une poésie flottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulière et charmante qui emplit le bois à l'approche de la nuit. La petite femme avait pris le bras de Patissot et elle continuait, de sa bouche rose, à cracher des reproches pour son mari, qui sans lui répondre, hurlait sans cesse : « tiiit », de plus en plus fort. Le gros employé, à la fin, lui demanda : Pourquoi criez-vous comme ça ? » L'autre, avec des larmes dans les yeux, lui répondit : « C'est mon pauvre chien que j'ai perdu. – Comment ! vous avez perdu votre chien ? – Oui, nous l'avions élevé à Paris ; il n'était jamais venu à la campagne, et, quand il a vu des feuilles, il fut tellement content, qu'il s'est mis à courir comme un fou. Il est entré dans le bois, et j'ai eu beau l'appeler, il n'est pas revenu. Il va mourir de faim là-dedans… tiiit… » La femme haussait les épaules : « Quand on est aussi bête que toi, on n'a pas de chien ! » Mais il s'arrêta, se tâtant le corps fiévreusement. Elle le regardait : « Eh bien, quoi ! – Je n'ai pas fait attention que j'avais ma redingote sur mon bras. J'ai perdu mon portefeuille… Mon argent était dedans. » – Cette fois, elle suffoqua de colère : « Eh bien, va le chercher ! » Il répondit doucement : « Oui, mon amie, où vous retrouverai-je ? » Patissot répondit hardiment : « Mais à Versailles ! » – Et, ayant entendu parler de l'hôtel des Réservoirs, il l'indiqua. Le mari se retourna et, courbé vers la terre que son œil anxieux parcourait, criant : « tiiit »à tout moment, il s'éloigna. – Il fut longtemps à disparaître ; l'ombre plus épaisse l'enveloppa, et sa voix encore, de très loin, envoyait son « tiiit » lamentable, plus aigu à mesure que la nuit se faisait plus noire et que son espoir s'éteignait. Patissot fut délicieusement ému quand il se trouva seul, sous l'ombre touffue du bois, à cette heure langoureuse du crépuscule, avec cette petite femme inconnue qui s'appuyait à son bras. Et, pour la première fois de sa vie égoïste, il pressentit le charme des poétiques amours, la douceur des abandons, et la participation de la nature à nos tendresses qu'elle enveloppe. Il cherchait des mots galants, qu'il ne trouvait pas, d'ailleurs. Mais une grand'route se montra, des maisons apparurent à droite ; un homme passa. Patissot, tremblant, demanda le nom du pays. « Bougival. – Comment ! Bougival ? vous êtes sûr ? – Parbleu ! j'en suis. » La femme riait comme une petite folle. – L'idée de son mari perdu la rendait malade de rire. – On dîna au bord de l'eau, dans un restaurant champêtre. Elle fut charmante, enjouée, racontant mille histoires drôles, qui tournaient un peu la cervelle de son voisin. – Puis, au départ, elle s'écria : « Mais j'y pense, je n'ai pas le sou, puisque mon mari a perdu son portefeuille. » – Patissot s'empressa, ouvrit sa bourse, offrit de prêter ce qu'il faudrait, tira un louis, s'imaginant qu'il ne pourrait présenter moins. Elle ne disait rien, mais elle tendit la main, prit l'argent, prononça un « merci » grave qu'un sourire suivit bientôt, noua en minaudant son chapeau devant la glace, ne permit pas qu'on l'accompagnât, maintenant qu'elle savait où aller, et partit finalement comme un oiseau qui s'envole, tandis que Patissot, très morne, faisait mentalement le compte des dépenses de la journée. Il n'alla pas au ministère le lendemain, tant il avait la migraine. III Chez un ami2 Pendant toute la semaine, Patissot raconta son aventure, et il dépeignait poétiquement les lieux qu'il avait traversés, s'indignant de rencontrer si peu d'enthousiasme autour de lui. Seul un vieil expéditionnaire toujours taciturne, M. Boivin, surnommé Boileau, lui prêtait une attention soutenue. Il habitait lui-même la campagne, avait un petit jardin qu'il cultivait avec soin ; il se contentait de peu, et était parfaitement heureux, disait-on. Patissot, maintenant, comprenait ses goûts, et la concordance de leurs aspirations les rendit tout de suite amis. Le père Boivin, pour cimenter cette sympathie naissante, l'invita à déjeuner pour le dimanche suivant dans sa petite maison de Colombes. Patissot prit le train de huit heures et, après de nombreuses recherches, découvrit, juste au milieu de la ville, une espèce de 2 Voir la nouvelle Monsieur Mongilet dans le volume Toine. (N. de l'É.) ruelle obscure, un cloaque fangeux entre deux hautes murailles et, tout au bout, une porte pourrie, fermée avec une ficelle enroulée à deux clous. Il ouvrit et se trouva face à face avec un être innommable qui devait cependant être une femme. La poitrine semblait enveloppée de torchons sales, des jupons en loques pendaient autour des hanches, et, dans ses cheveux embroussaillés, des plumes de pigeon voltigeaient. Elle regardait le visiteur d'un air furieux avec ses petits yeux gris ; puis, après un moment de silence, elle demanda : « Qu'est-ce que vous désirez ? – M. Boivin. – C'est ici. Qu'est-ce que vous lui voulez, à M. Boivin ? Patissot, troublé, hésitait. – Mais il m'attend. Elle eut l'air encore plus féroce et reprit : – Ah ! c'est vous qui venez pour le déjeuner ? Il balbutia un « oui » tremblant. Alors, se tournant vers la maison, elle cria d'une voix rageuse : – Boivin, voilà ton homme ! » Le petit père Boivin aussitôt parut sur le seuil d'une sorte de baraque en plâtre, couverte en zinc, avec un rez-de-chaussée seulement, et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait un pantalon de coutil blanc maculé de taches de café et un panama crasseux. Après avoir serré les mains de Patissot, il l'emmena dans ce qu'il appelait son jardin : c'était, au bout d'un nouveau couloir fangeux, un petit carré de terre grand comme un mouchoir et entouré de maisons, si hautes, que le soleil y donnait seulement pendant deux ou trois heures par jour. Des pensées, des œillets, des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de ce puits sans air et chauffé comme un four par la réverbération des toits. – Je n'ai pas d'arbres, disait Boivin, mais les murs des voisins m'en tiennent lieu, et j'ai de l'ombre comme dans un bois. Puis, prenant Patissot par un bouton : – Vous allez me rendre un service. Vous avez vu la bourgeoise : elle n'est pas commode, hein ! Mais vous n'êtes pas au bout, attendez le déjeuner. Figurez-vous que, pour m'empêcher de sortir, elle ne me donne pas mes habits de bureau, et ne me laisse que des hardes trop usées pour la ville. Aujourd'hui j'ai des effets propres ; je lui ai dit que nous dînions ensemble. C'est entendu. Mais je ne peux pas arroser, de peur de tacher mon pantalon. Si je tache mon pantalon, tout est perdu ! J'ai compté sur vous n'est-ce pas ? Patissot y consentit, ôta sa redingote, retroussa ses manches et se mit à fatiguer à tour de bras une espèce de pompe qui sifflait, soufflait, râlait comme un poitrinaire, pour lâcher un filet d'eau pareil à l'écoulement d'une fontaine Wallace. Il fallut dix minutes pour emplir un arrosoir. Patissot était en nage. Le père Boivin le guidait : – Ici, à cette plante… encore un peu… Assez ! A cette autre. Mais l'arrosoir, percé, coulait, et les pieds de Patissot recevaient plus d'eau que les fleurs ; le bas de son pantalon, trempé, s'imprégnait de boue. Et vingt fois de suite, il recommença, retrempa ses pieds, ressua en faisant geindre le volant de la pompe ; et, quand, exténué, il voulait s'arrêter, le père Boivin, suppliant, le tirait par le bras. – Encore un arrosoir, un seul, et c'est fini. Pour le remercier, il lui fit don d'une rose ; mais d'une rose tellement épanouie qu'au contact de la redingote de Patissot elle s'effeuilla complètement, laissant à sa boutonnière une sorte de poire verdâtre qui l'étonna beaucoup. Il n'osa rien dire, par discrétion. Boivin fit semblant de ne pas voir. Mais la voix éloignée de Mme Boivin se fit entendre : – Viendrez-vous à la fin ? Quand on vous dit que c'est prêt ! Ils se dirigèrent vers la chaufferette, aussi tremblants que deux coupables. Si le jardin se trouvait à l'ombre, la maison, par contre, était en plein soleil, et aucune chaleur d'étuve n'égalait celle de ses appartements. Trois assiettes, flanquées de couverts en étain mal lavés, se collaient sur la graisse ancienne d'une table de sapin, au milieu de laquelle un vase en terre contenait des filaments de vieux bouilli réchauffés dans un liquide quelconque, où nageaient des pommes de terre tachetées. On s'assit. On mangea. Une grande carafe pleine d'eau légèrement teintée de rouge tirait l'œil de Patissot. Boivin, un peu confus, dit à sa femme : – Dis donc, ma chérie, pour l'occasion, ne vas-tu pas nous donner un peu de vin pur ? Elle le dévisagea furieusement : – Pour que vous vous grisiez tous les deux, n'est-ce pas, et que vous restiez à crier chez moi toute la journée ? Merci de l'occasion ! Il se tut. Après le ragoût, elle apporta un autre plat de pommes de terre accommodées avec un peu de lard tout à fait rance ; quand ce nouveau mets fut achevé, toujours en silence, elle déclara. – C'est tout. Filez maintenant. Boivin la contemplait, stupéfait. – Mais le pigeon ? le pigeon que tu plumais ce matin ? Elle mit ses mains sur ses hanches. – Vous n'en avez pas assez peut-être ? Parce que tu amènes des gens, ce n'est pas une raison pour dévorer tout ce qu'il y a dans la maison. Qu'est-ce que je mangerai, moi, ce soir, Monsieur ? Les deux hommes se levèrent, sortirent devant la porte, et le petit père Boivin, dit Boileau, coula dans l'oreille de Patissot : – Attendez-moi une minute et nous filons ! Puis il passa dans la pièce à côté pour compléter sa toilette ; alors Patissot entendit ce dialogue : – Donne-moi vingt sous, ma chérie ? – Qu'est-ce que tu veux faire avec vingt sous ? – Mais on ne sait pas ce qui peut arriver ; il est toujours bon d'avoir de l'argent. Elle hurla, pour être entendue du dehors : – Non, Monsieur, je ne te les donnerai pas ; puisque cet homme a déjeuné chez toi, c'est bien le moins qu'il paye tes dépenses de la journée. Le père Boivin revint prendre Patissot ; mais celui-ci, voulant être poli, s'inclina devant la maîtresse du logis, et balbutia : – Madame… remerciement… gracieux accueil… Elle répondit : – C'est bon, – mais n'allez pas me le ramener soûl, parce que vous auriez affaire à moi – vous savez ! Et ils partirent. On gagna le bord de la Seine, en face d'une île plantée de peupliers. Boivin, regardant la rivière avec tendresse, serra le bras de son voisin. – Hein ! dans huit jours, on y sera, monsieur Patissot. – Où sera-t-on, monsieur Boivin ? – Mais… à la pêche : elle ouvre le quinze. Patissot eut un petit frémissement, comme lorsqu'on rencontre pour la première fois la femme qui ravagea votre âme. Il répondit : – Ah !… vous êtes pêcheur, monsieur Boivin ? – Si je suis pêcheur, Monsieur ! Mais c'est ma passion, la pêche ! Alors Patissot l'interrogea avec un profond intérêt. Boivin lui nomma tous les poissons qui folâtraient sous cette eau noire… Et Patissot croyait les voir. Boivin énuméra les hameçons, les appâts, les lieux, les temps convenables pour chaque espèce… Et Patissot se sentait devenir plus pêcheur que Boivin lui-même. Ils convinrent que, le dimanche suivant, ils feraient l'ouverture ensemble, pour l'instruction de Patissot, qui se félicitait d'avoir découvert un initiateur aussi expérimenté. On s'arrêta pour dîner devant une sorte de bouge obscur que fréquentaient les mariniers et toute la crapule des environs. Devant la porte, le père Boivin eut soin de dire : – Ça n'a pas d'apparence, mais on y est fort bien. Ils se mirent à table. Dès le second verre d'argenteuil, Patissot comprit pourquoi Mme Boivin ne servait que de l'abondance à son mari : le petit bonhomme perdait la tête ; il pérorait, se leva, voulut faire des tours de force, se mêla, en pacificateur, à la querelle de deux ivrognes qui se battaient ; et il aurait été assommé avec Patissot sans l'intervention du patron. Au café, il était ivre à ne pouvoir marcher, malgré les efforts de son ami pour l'empêcher de boire ; et, quand ils partirent, Patissot le soutenait par les bras. Ils s'enfoncèrent dans la nuit à travers la plaine, perdirent le sentier, errèrent longtemps ; puis, tout à coup, se trouvèrent au milieu d'une forêt de pieux, qui leur arrivaient à la hauteur du nez. C'était une vigne avec ses échalas. Ils circulèrent longtemps au travers, vacillants, affolés, revenant sur leurs pas sans parvenir à trouver le bout. À la fin, le petit père Boivin, dit Boileau, s'abattit sur un bâton qui lui déchira la figure et, sans s'émouvoir autrement, il demeura assis par terre, poussant de tout son gosier, avec une obstination d'ivrogne, des « la-i-tou » prolongés et retentissants, pendant que Patissot, éperdu, criait aux quatre points cardinaux : – Holà, quelqu'un ! Holà, quelqu'un ! Un paysan attardé les secourut et les remit dans leur chemin. Mais l'approche de la maison Boivin épouvantait Patissot. Enfin, on parvint à la porte, qui s'ouvrit brusquement devant eux, et, pareille aux antiques furies, Mme Boivin parut, une chandelle à la main. Dès qu'elle aperçut son mari, elle s'élança vers Patissot en vociférant : – Ah ! canaille ! je savais bien que vous alliez le soûler. Le pauvre bonhomme eut une peur folle, lâcha son ami qui s'écroula dans la boue huileuse de la ruelle, et s'enfuit à toutes jambes jusqu'à la gare. IV Pêche à la ligne La veille du jour où il devait, pour la première fois de sa vie, lancer un hameçon dans une rivière, M. Patissot se procura, contre la somme de 80 centimes, le Parfait pêcheur à la ligne. Il apprit, dans cet ouvrage, mille choses utiles, mais il fut particulièrement frappé par le style, et il retint le passage suivant : « En un mot, voulez-vous, sans soins, sans documents, sans préceptes, voulez-vous réussir et pêcher avec succès à droite, à gauche ou devant vous, en descendant ou en remontant, avec cette allure de conquête qui n'admet pas de difficulté ? Eh bien ! pêchez avant, pendant et après l'orage, quand le ciel s'entr'ouvre et se zèbre de lignes de feu, quand la terre s'émeut par les roulements prolongés du tonnerre : alors, soit avidité, soit terreur, tous les poissons agités, turbulents, confondent leurs habitudes dans une sorte de galop universel. « Dans cette confusion, suivez ou négligez tous les diagnostics des chances favorables, allez à la pêche, vous marchez à la victoire ! » Puis, afin de pouvoir captiver en même temps des poissons de toutes grosseurs, il acheta trois instruments perfectionnés, cannes pour la ville, lignes sur le fleuve, se déployant démesurément au moyen d'une simple secousse. Pour le goujon, il eut des hameçons n° 15, du n° 12 pour la brème et il comptait bien, avec le n° 7, emplir son panier de carpes et de barbillons. Il n'acheta pas de vers de vase qu'il était sûr de trouver partout, mais il s'approvisionna d'asticots. Il en avait un grand pot tout plein ; et le soir, il les contempla. Les hideuses bêtes, répandant une puanteur immonde, grouillaient dans leur bain de son, comme elles font dans les viandes pourries ; et Patissot voulut s'exercer d'avance à les accrocher aux hameçons. Il en prit une avec répugnance ; mais, à peine l'eût-il posée sur la pointe aiguë de l'acier courbé qu'elle creva et se vida complètement. Il recommença vingt fois de suite sans plus de succès, et il aurait peut-être continué toute la nuit s'il n'eût craint d'épuiser toute sa provision de vermine. Il partit par le premier train. La gare était pleine de gens armés de cannes à pêche. Les unes, comme celles de Patissot, semblaient de simples bambous ; mais les autres, d'un seul morceau, montaient dans l'air en s'amincissant. C'était comme une forêt de fines baguettes qui se heurtaient à tout moment, se mêlaient, semblaient se battre comme des épées, ou se balancer comme des mâts au-dessus d'un océan de chapeaux de paille à larges bords. Quand la locomotive se mit en marche, on en voyait sortir de toutes les portières, et les impériales, d'un bout à l'autre du convoi, en étant hérissées, le train avait l'air d'une longue chenille qui se déroulait par la plaine. On descendit à Courbevoie, et la diligence de Bezons fut emportée d'assaut. Un amoncellement de pêcheurs se tassa sur le toit, et comme ils tenaient leurs lignes à la main, la guimbarde prit tout à coup l'aspect d'un gros porc-épic. Tout le long de la route on voyait des hommes se diriger dans le même sens, comme pour un immense pèlerinage vers une Jérusalem inconnue. Ils portaient leurs longs bâtons effilés, rappelant ceux des anciens fidèles revenus de Palestine, et une boîte en ferblanc leur battait le dos. Ils se hâtaient. A Bezons, le fleuve apparut. Sur ses deux bords, une file de personnes, des hommes en redingote, d'autres en coutil, d'autres en blouse, des femmes, des enfants, même des jeunes filles prêtes à marier, pêchaient. Patissot se rendit au barrage, où son ami Boivin l'attendait. L'accueil de ce dernier fut froid. Il venait de faire connaissance avec un gros monsieur de cinquante ans environ, qui paraissait très fort, et dont la figure était brûlée du soleil. Tous les trois ayant loué un grand bateau, allèrent s'accrocher presque sous la chute du barrage, dans les remous où l'on prend le plus de poisson. Boivin fut tout de suite prêt, et ayant amorcé sa ligne il la lança, puis il demeura immobile, fixant le petit flotteur avec une attention extraordinaire. Mais de temps en temps il retirait son fil de l'eau pour le jeter un peu plus loin. Le gros monsieur, quant il eut envoyé dans la rivière ses hameçons bien appâtés, posa la ligne à son côté, bourra sa pipe, l'alluma, se croisa les bras, et, sans un coup d'œil au bouchon, il regarda l'eau couler. Patissot recommença à crever des asticots. Au bout de cinq minutes, il interpella Boivin : « Monsieur Boivin, vous seriez bien aimable de mettre ces bêtes à mon hameçon. J'ai beau essayer, je n'arrive pas. » Boivin releva la tête : « Je vous prierai de ne pas me déranger, monsieur Patissot ; nous ne sommes pas ici pour nous amuser. » Cependant il amorça la ligne, que Patissot lança imitant avec soin tous les mouvements de son ami. La barque contre la chute d'eau dansait follement ; des vagues la secouaient, de brusques retours de courant la faisaient virer comme une toupie, quoiqu'elle fût amarrée par les deux bouts ; et Patissot, tout absorbé par la pêche, éprouvait un malaise vague, une lourdeur de tête, un étourdissement étrange. On ne prenait rien cependant : le petit père Boivin, très nerveux, avait des gestes secs, des hochements de front désespérés ; Patissot en souffrait comme d'un désastre ; seul le gros monsieur, toujours immobile, fumait tranquillement, sans s'occuper de sa ligne. A la fin, Patissot, navré, se tourna vers lui, et, d'une voix triste : – Ça ne mord pas ? L'autre répondit simplement : – Parbleu ! Patissot, étonné, le considéra. – En prenez-vous quelquefois beaucoup ? – Jamais ! – Comment, jamais ? Le gros homme, tout en fumant comme une cheminée de fabrique, lâcha ces mots, qui révolutionnèrent son voisin : – Ça me gênerait rudement si ça mordait. Je ne viens pas pour pêcher, moi, je viens parce qu'on est très bien ici : on est secoué comme en mer ; si je prends une ligne, c'est pour faire comme les autres. M. Patissot, au contraire, ne se trouvait plus bien du tout. Son malaise, vague d'abord, augmentant toujours, prit une forme enfin. On était, en effet, secoué comme en mer, et il souffrait du mal des paquebots. Après la première atteinte un peu calmée, il proposa de s'en aller ; mais Boivin, furieux, faillit lui sauter à la face. Cependant, le gros homme, pris de pitié, ramena la barque d'autorité, et, lorsque les étourdissements de Patissot furent dissipés, on s'occupa de déjeuner. Deux restaurants se présentaient. L'un tout petit, avec un aspect de guinguette, était fréquenté par le fretin des pêcheurs. L'autre, qui portait le nom de « Chalet des Tilleuls », ressemblait à une villa bourgeoise et avait pour clientèle l'aristocratie de la ligne. Les deux patrons, ennemis de naissance, se regardaient haineusement par-dessus un grand terrain qui les séparait, et où s'élevait la maison blanche du garde-pêche et du barragiste. Ces autorités, d'ailleurs, tenaient l'une pour la guinguette, l'autre pour les Tilleuls, et les dissentiments intérieurs de ces trois maisons isolées reproduisaient l'histoire de toute l'humanité. Boivin, qui connaissait la guinguette y voulait aller : « On y est très bien servi, et ça n'est pas cher ; vous verrez. Du reste, monsieur Patissot, ne vous attendez pas à me griser comme vous avez fait dimanche dernier ; ma femme était furieuse, savez-vous, et elle a juré qu'elle ne vous pardonnerait jamais ! » Le gros monsieur déclara qu'il ne mangerait qu'aux Tilleuls, parce que c'était, affirmait-il une maison excellente, où l'on faisait la cuisine comme dans les meilleurs restaurants de Paris. « Faites comme vous voudrez, déclara Boivin ; moi, je vais où j'ai mes habitudes. » Et il partit. Patissot, mécontent de son ami, suivit le gros monsieur. Ils déjeunèrent en tête-à-tête, échangèrent leurs manières de voir, se communiquèrent leurs impressions et reconnurent qu'ils étaient faits pour s'entendre. Après le repas, on se remit à pêcher, mais les deux nouveaux amis partirent ensemble le long de la berge, s'arrêtèrent contre le pont du chemin de fer et jetèrent leurs lignes à l'eau, tout en causant. Ça continuait à ne pas mordre ; Patissot maintenant en prenait son parti. Une famille s'approcha. Le père, avec des favoris de magistrat, tenait une ligne démesurée ; trois enfants du sexe mâle, de tailles différentes, portaient des bambous de longueurs diverses, selon leur âge, et la mère, très forte, manœuvrait avec grâce une charmante canne à pêche ornée d'une faveur à la poignée. Le père salua : « L'endroit est-il bon, Messieurs ? » Patissot allait parler, quand son voisin répondit : « Excellent ! » – Toute la famille sourit et s'installa autour des deux pêcheurs. Alors Patissot fut saisi d'une envie folle de prendre un poisson, un seul, n'importe lequel, gros comme une mouche, pour inspirer de la considération à tout le monde ; et il se mit à manœuvrer sa ligne comme il avait vu Boivin le faire dans la matinée. Il laissait le flotteur suivre le courant jusqu'au bout du fil, donnait une secousse, tirait les hameçons de la rivière ; puis, leur faisant décrire en l'air un large cercle, il les rejetait à l'eau quelques mètres plus haut. Il avait même, pensait-il, attrapé le chic pour faire ce mouvement avec élégance, quand sa ligne, qu'il venait d'enlever d'un coup de poignet rapide, se trouva arrêtée quelque part derrière lui. Il fit un effort ; un grand cri éclata dans son dos, et il aperçut, décrivant dans le ciel une courbe de météore, et accroché à l'un de ses hameçons, un magnifique chapeau de femme, chargé de fleurs, qu'il déposa, toujours au bout de sa ficelle, juste au beau milieu du fleuve. Il se retourna effaré, lâchant sa ligne, qui suivit le chapeau, filant avec le courant, pendant que le gros monsieur, son nouvel ami, renversé sur le dos, riait à pleine gorge. La dame, décoiffée et stupéfaite, suffoquait de colère ; le mari se fâcha tout à fait, et il réclamait le prix du chapeau, que Patissot paya bien le triple de sa valeur. Puis la famille partit avec dignité. Patissot prit une autre canne, et, jusqu'au soir, il baigna des asticots. Son voisin dormait tranquillement sur l'herbe. Il se réveilla vers sept heures. – Allons-nous-en ! dit-il. Alors Patissot retira sa ligne, poussa un cri, tomba d'étonnement sur le derrière, au bout du fil, un tout petit poisson se balançait. Quand on le considéra de plus près, on vit qu'il était accroché par le milieu du ventre ; un hameçon l'avait happé au passage en sortant de l'eau. Ce fut un triomphe, une joie démesurée. Patissot voulut qu'on le fît frire pour lui tout seul. Pendant le dîner, l'intimité s'accrut avec sa nouvelle connaissance. Il apprit que ce particulier habitait Argenteuil, canotait à la voile depuis trente ans sans découragement, et il accepta à déjeuner chez lui pour le dimanche suivant, avec la promesse d'une bonne partie de canot dans le Plongeon, clipper de son ami. La conversation l'intéressa si fort qu'il en oublia sa pêche. La pensée lui en vint seulement après le café, et il exigea qu'on la lui apportât. C'était, au milieu de l'assiette, une sorte d'allumette jaunâtre et tordue. Il la mangea cependant avec orgueil, et, le soir, sur l'omnibus, il racontait à ses voisins qu'il avait pris dans la journée quatorze livres de friture. V Deux hommes célèbres M. Patissot avait promis à son ami le canotier qu'il passerait avec lui la journée du dimanche suivant. Une circonstance imprévue dérangea ses projets. Il rencontra un soir, sur le boulevard, un de ses cousins qu'il voyait fort rarement. C'était un journaliste aimable, très lancé dans tous les mondes, et qui proposa son concours à Patissot pour lui montrer bien des choses intéressantes. – Que faites-vous dimanche, par exemple ? – Je vais à Argenteuil, canoter. – Allons donc, c'est assommant, votre canotage ; c'est ça qui ne change jamais. Tenez, je vous emmène avec moi. Je vous ferai connaître deux hommes illustres et visiter deux maisons d'artistes. – Mais on m'a ordonné d'aller à la campagne ! – C'est à la campagne que nous irons. Je ferai, en passant, une visite à Meissonier, dans sa propriété de Poissy ; puis nous gagnerons à pied Médan, où habite Zola, à qui j'ai mission de demander son prochain roman pour notre journal. Patissot, délirant de joie, accepta. Il acheta même une redingote neuve, la sienne étant un peu usée, afin de se présenter convenablement, et il avait une peur horrible de dire des bêtises, soit au peintre, soit à l'homme de lettres, comme tous les gens qui parlent des arts qu'ils n'ont jamais pratiqués. Il communiqua ses craintes à son cousin, qui se mit à rire, en lui répondant : « Bah ! faites seulement des compliments, rien que des compliments, toujours des compliments ; ça fait passer les bêtises quand on en dit. Vous connaissez les tableaux de Meissonier ? – Je crois bien. – Vous avez lu les Rougon-Macquart ? – D'un bout à l'autre. – Ça suffit. Nommez un tableau de temps en temps, citez un roman par-ci, par-là, et ajoutez : Superbe ! ! ! Extraordinaire ! ! ! Délicieux d'exécution ! ! ! Étrangement puissant, etc. De cette façon on s'en tire toujours. Je sais bien que ces deux hommes-là sont rudement blasés sur tout ; mais, voyez-vous, les louanges, ça fait toujours plaisir à un artiste. » Le dimanche matin, ils partirent pour Poissy. A quelques pas de la gare, au bout de la place de l'église, ils trouvèrent la propriété de Meissonier. Après avoir passé sous une porte basse peinte en rouge et que continue un magnifique berceau de vignes, le journaliste s'arrêta et, se tournant vers son compagnon : – Comment vous figurez-vous Meissonier ? Patissot hésitait. Enfin il se décida : « Un petit homme, très soigné, rasé, d'allure militaire. » – L'autre sourit : « C'est bien. Venez. » Un bâtiment en forme de chalet, fort bizarre, apparaissait à gauche ; et, à droite, presque en face, un peu en contre-bas, la maison principale. C'était une construction singulière où il y avait de tout, de la forteresse gothique, du manoir, de la villa, de la chaumière, de l'hôtel, de la cathédrale, de la mosquée, de la pyramide, du gâteau de Savoie, de l'oriental et l'occidental. Un style supérieurement compliqué, à rendre fou un architecte classique, quelque chose de fantastique et de joli cependant, inventé par le peintre et exécuté sous ses ordres. Ils entrèrent ; des malles encombraient un petit salon. Un homme parut, vêtu d'une vareuse et petit. Mais ce qui frappait en lui, c'était sa barbe, une barbe de prophète, invraisemblable, un fleuve, un ruissellement, un Niagara de barbe. Il salua le journaliste ! « Je vous demande pardon, cher Monsieur ; je suis arrivé hier seulement, et tout est encore bouleversé chez moi. Asseyez-vous. » – L'autre refusa, s'excusant : « Mon cher maître, je n'étais venu qu'en passant, vous présenter mes hommages. » Patissot, très troublé, s'inclinait à chaque parole de son ami, comme par un mouvement automatique, et il murmura, en bégayant un peu : « Quelle su-su-perbe propriété ! » Le peintre, flatté, sourit et proposa de la visiter. Il les mena d'abord dans un petit pavillon d'aspect féodal, où se trouvait son ancien atelier, donnant sur une terrasse. Puis ils traversèrent un salon, une salle à manger, un vestibule pleins d'œuvres d'art merveilleuses, de tapisseries adorables de Beauvais, des Gobelins et des Flandres. Mais le luxe bizarre d'ornementation du dehors devenait, au dedans, un luxe d'escaliers prodigieux. Escalier d'honneur magnifique, escalier dérobé dans une tour, escalier de service dans une autre, escalier partout ! Patissot, par hasard, ouvre une porte et recule stupéfait. C'était un temple, cet endroit dont les gens respectables ne prononcent le nom qu'en anglais, un sanctuaire original et charmant, d'un goût exquis, orné comme une pagode, et dont la décoration avait assurément coûté de grands efforts de pensée. Ils visitèrent ensuite le parc, compliqué, mouvementé, torturé, plein de vieux arbres. Mais le journaliste voulut absolument prendre congé, et, remerciant beaucoup, quitta le maître. Ils rencontrèrent, en sortant, un jardinier ; Patissot lui demanda : « Y a-t-il longtemps que M. Meissonier possède cela ? » Le bonhomme répondit : « Oh, monsieur, faudrait s'expliquer. Il a bien acheté la terre en 1846, mais la maison ! ! ! il l'a démolie et reconstruite déjà cinq ou six fois depuis… Je suis sûr qu'il y a deux millions là dedans, Monsieur ! » Et Patissot, en s'en allant, fut pris d'une immense considération pour cet homme, non pas tant à cause de ses grands succès, de sa gloire et de son talent, mais parce qu'il mettait tant d'argent pour une fantaisie, tandis que les bourgeois ordinaires se privent de toute fantaisie pour amasser de l'argent ! Après avoir traversé Poissy, ils prirent, à pied, la route de Médan. Le chemin suit d'abord la Seine, peuplée d'îles charmantes en cet endroit, puis remonte pour traverser le joli village de Villaines, redescend un peu, et pénètre enfin au pays habité par l'auteur des Rougon-Macquart. Une église ancienne et coquette, flanquée de deux tourelles, se présenta d'abord sur la gauche. Ils firent encore quelques pas, et un paysan qui passait leur indiqua la porte du romancier. Avant d'entrer, ils examinèrent l'habitation. Une grande construction carrée et neuve, très haute, semblait avoir accouché, comme la montagne de la fable, d'une toute petite maison blanche blottie à son pied. Cette dernière maison, la demeure primitive, a été bâtie par l'ancien propriétaire. La tour fut édifiée par Zola. Ils sonnèrent. Un chien énorme, croisement de montagnard et de terre-neuve, se mit à hurler si terriblement que Patissot éprouvait un vague désir de retourner sur ses pas. Mais un domestique, accourant, calma Bertrand, ouvrit la porte et reçut la carte du journaliste pour la porter à son maître. « Pourvu qu'il nous reçoive ! murmurait Patissot ; ça m'ennuierait rudement d'être venu jusqu'ici sans le voir. » Son compagnon souriait : – Ne craignez rien ; j'ai mon idée pour entrer. Mais le domestique, qui revenait, les pria simplement de le suivre. Ils pénétrèrent dans la construction neuve, et Patissot, fort ému, soufflait en gravissant un escalier de forme ancienne, qui les conduisit au second étage. Il cherchait en même temps à se figurer cet homme dont le nom sonore et glorieux résonne en ce moment à tous les coins du monde, au milieu de la haine exaspérée des uns, de l'indignation vraie ou feinte des gens du monde, du mépris envieux de quelques confrères, du respect de toute une foule de lecteurs, et de l'admiration frénétique d'un grand nombre ; et il s'attendait à voir apparaître une sorte de géant barbu, d'aspect terrible, avec une voix retentissante, et d'abord peu engageant. La porte s'ouvrit sur une pièce démesurément grande et haute qu'un vitrage, donnant sur la plaine, éclairait dans toute sa largeur. Des tapisseries anciennes couvraient les murs ; à gauche, une cheminée monumentale, flanquée de deux bonshommes de pierre, auraient pu brûler un chêne centenaire en un jour ; et une table immense, chargée de livres, de papiers et de journaux, occupait le milieu de cet appartement tellement vaste et grandiose qu'il accaparait l'œil tout d'abord, et que l'attention ne se portait qu'ensuite vers l'homme, étendu, quand ils entrèrent, sur un divan oriental où vingt personnes auraient dormi. Il fit quelques pas vers eux, salua, désigna de la main deux sièges et se remit sur son divan, une jambe repliée sous lui. Un livre à son côté gisait, et il maniait de la main droite un couteau à papier en ivoire dont il contemplait le bout de temps en temps, d'un seul œil, en fermant l'autre avec une obstination de myope. Pendant que le journaliste expliquait l'intention de sa visite, et que l'écrivain l'écoutait sans répondre encore, en le regardant fixement par moments, Patissot, de plus en plus gêné, considérait cette célébrité. Âgé de quarante ans à peine, il était de taille moyenne, assez gros et d'aspect bonhomme. Sa tête (très semblable à celles qu'on retrouve dans beaucoup de tableaux italiens du XVIe siècle), sans être belle au sens plastique du mot, présentait un grand caractère de puissance et d'intelligence. Les cheveux courts se redressaient sur le front très développé. Un nez droit s'arrêtait, coupé net, comme par un coup de ciseau, trop brusque, au-dessus de la lèvre supérieure, qu'ombrageait une moustache assez épaisse ; et le menton entier était couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, souvent ironique, pénétrait ; et l'on sentait que là derrière une pensée toujours active travaillait, perçant les gens, interprétant les paroles, analysant les gestes, dénudant le cœur. Cette tête ronde et forte était bien celle de son nom, rapide et court, aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement des deux voyelles. Quand le journaliste eut terminé son boniment, l'écrivain lui répondit qu'il ne voulait point s'engager ; qu'il verrait cependant plus tard ; que son plan même n'était point encore suffisamment arrêté. Puis il se tut. C'était un congé, et les deux hommes, un peu confus, se levèrent. Mais un désir envahit Patissot : il voulait que ce personnage si connu lui dît un mot, un mot quelconque, qu'il pourrait répéter à ses collègues ; et, s'enhardissant, il balbutia : « Oh ! Monsieur, si vous saviez combien j'apprécie vos ouvrages ! » L'autre s'inclina, mais ne répondit rien. Patissot devenait téméraire, il reprit : « C'est un bien grand honneur pour moi de vous parler aujourd'hui. » L'écrivain salua encore, mais d'un air roide et impatienté. Patissot s'en aperçut, et, perdant la tête, il ajouta en se retirant : « Quelle su-su-superbe propriété ! » Alors le propriétaire s'éveilla dans le cœur indifférent de l'homme de lettres qui, souriant, ouvrit le vitrage pour montrer l'étendue de la perspective. Un horizon démesuré s'élargissait de tous les côtés, c'était Triel, Pisse-Fontaine, Chanteloup, toutes les hauteurs de l'Hautrie, et la Seine, à perte de vue. Les deux visiteurs en extase félicitaient ; et la maison leur fut ouverte. Ils virent tout, jusqu'à la cuisine élégante dont les murs et le plafond même, recouverts en faïence à dessins bleus, excitent l'étonnement des paysans. « Comment avez-vous acheté cette demeure ? » demanda le journaliste. Et le romancier raconta que, cherchant une bicoque à louer pour un été il avait trouvé la petite maison, adossée à la nouvelle, qu'on voulait vendre quelques milliers de francs, une bagatelle, presque rien. Il acheta séance tenante. – Mais tout ce que vous avez ajouté a dû vous coûter cher ensuite ? L'écrivain sourit : « Oui, pas mal ! » Et les deux hommes s'en allèrent. Le journaliste, tenant le bras de Patissot, philosophait, d'une voix lente : « Tout général a son Waterloo, disait-il ; tout Balzac a ses Jardies et tout artiste habitant la campagne a son cœur de propriétaire. » Ils prirent le train à la station de Villaines, et, dans le wagon, Patissot jetait tout haut les noms de l'illustre peintre et du grand romancier, comme s'ils eussent été ses amis. Il s'efforçait même de laisser croire qu'il avait déjeuné chez l'un et dîné chez l'autre. VI Avant la fête La fête approche et des frémissements courent déjà par les rues, ainsi qu'il en passe à la surface des flots lorsque se prépare une tempête. Les boutiques, pavoisées de drapeaux, mettent sur leurs portes une gaieté de teinturerie, et les merciers trompent sur les trois couleurs comme les épiciers sur la chandelle. Les cœurs peu à peu s'exaltent ; on en parle après dîner sur le trottoir ; on a des idées qu'on échange : « Quelle fête ce sera, mes amis, quelle fête ! » – Vous ne savez pas ? tous les souverains viendront incognito, en bourgeois, pour voir ça. – Il paraît que l'empereur de Russie est arrivé ; il compte se promener partout avec le prince de Galles. – Oh ! pour une fête, ce sera une fête ! Ce sera une fête ; ce que M. Patissot, bourgeois de Paris, appelle une fête : une de ces innommables cohues qui, pendant quinze heures, roulent d'un bout à l'autre de la cité toutes les laideurs physiques chamarrées d'oripeaux, une houle de corps en transpiration où ballotteront, à côté de la lourde commère à rubans tricolores, engraissée derrière son comptoir et geignant d'essoufflement, l'employé rachitique remorquant sa femme et son mioche, l'ouvrier portant le sien à califourchon sur la tête, le provincial ahuri, à la physionomie de crétin stupéfait, le palefrenier rasé légèrement, encore parfumé d'écurie. Et les étrangers costumés en singes, des Anglaises pareilles à des girafes, et le porteur d'eau débarbouillé, et la phalange innombrable des petits bourgeois, rentiers, inoffensifs que tout amuse. O bousculade, éreintement, sueurs et poussière, vociférations, remous de chair humaine, extermination des cors aux pieds, ahurissement de toute pensée, senteurs affreuses, remuements inutiles, haleines des multitudes, brises à l'ail, donnez à M. Patissot toute la joie que peut contenir son cœur ! Il a fait ses préparatifs après avoir lu sur les murs de son arrondissement la proclamation du maire. Elle disait, cette prose : « C'est principalement sur la fête particulière que j'appelle votre attention. Pavoisez vos demeures, illuminez vos fenêtres. Réunissez-vous, cotisez-vous, pour donner à vos maisons, à votre rue, une physionomie plus brillante, plus artistique que celle des maisons et des rues voisines. » Alors M. Patissot chercha laborieusement physionomie artistique il pouvait donner à son logis. quelle Un grave obstacle se présentait. Son unique fenêtre donnait sur une cour, une cour obscure, étroite, profonde, où les rats seuls eussent pu voir ses trois lanternes vénitiennes. Il lui fallait une ouverture publique. Il la trouva. Au premier étage de sa maison habitait un riche particulier, noble et royaliste, dont le cocher, réactionnaire aussi, occupait, au sixième, une mansarde sur la rue. M. Patissot supposa que, en y mettant le prix, toute conscience peut être achetée, et il proposa cent sous à ce citoyen du fouet, pour lui céder son logis de midi jusqu'à minuit. L'offre aussitôt fut acceptée. Alors il s'inquiéta de la décoration. Trois drapeaux, quatre lanternes, était-ce assez pour donner à cette tabatière une physionomie artistique ?… pour exprimer toute l'exaltation de son âme ?… Non assurément ! Mais, malgré de longues recherches et des méditations nocturnes, M. Patissot n'imagina rien autre chose. Il consulta ses voisins, qui s'étonnèrent de sa question ; il interrogea ses collègues… Tout le monde avait acheté des lanternes et des drapeaux, en y joignant, pour le jour, des décorations tricolores. Alors il se mit à la recherche d'une idée originale. Il fréquenta les cafés, abordant les consommateurs ; ils manquaient d'imagination. Puis, un matin, il monta sur l'impériale d'un omnibus. Un monsieur d'aspect respectable fumait un cigare à son côté ; un ouvrier, plus loin, grillait sa pipe renversée ; deux voyous blaguaient près du cocher ; et des employés de tout ordre allaient à leurs affaires moyennant trois sous. Devant les boutiques, des gerbes de drapeaux resplendissaient sous le soleil levant. Patissot se tourna vers son voisin. « Ce sera une belle fête », dit-il. Le monsieur lui jeta un regard de travers, et, d'un air rogue : « C'est ça qui m'est égal ! » – Vous n'y prendrez pas part ? demanda l'employé stupéfait. L'autre remua dédaigneusement la tête et déclara : – Ils me font pitié avec leur fête ! De quoi la fête ? Est-ce du gouvernement ?… Je ne le connais pas, le gouvernement, moi, Monsieur ! Mais, Patissot, employé du gouvernement lui-même, le prit de haut, et, d'une voix ferme : – Le gouvernement, Monsieur, c'est la République. Son voisin ne fut pas démonté, et, mettant tranquillement ses mains dans ses poches : – Eh bien, après ?… Je ne m'y oppose pas. La République ou autre chose, je m'en fiche. Ce que je veux, moi, Monsieur, je veux connaître mon gouvernement. J'ai vu Charles X et je m'y suis rallié, Monsieur ; j'ai vue Louis-Philippe, et je m'y suis rallié, Monsieur ; j'ai vu Napoléon, et je m'y suis rallié ; mais je n'ai jamais vu la République. Patissot, toujours grave, répliqua : – Elle est représentée par son Président. L'autre grogna : – Eh bien, qu'on me le montre. Patissot haussa les épaules. – Tout le monde peut le voir ; il n'est pas dans une armoire. Mais tout à coup le gros monsieur s'emporta. – Pardon, Monsieur, on ne peut pas le voir. J'ai essayé plus de cent fois, moi, Monsieur. Je me suis embusqué auprès de l'Élysée : il n'est pas sorti. Un passant m'a affirmé qu'il jouait au billard, au café en face ; j'ai été au café en face : il n'y était pas. On m'avait promis qu'il irait à Melun pour le concours : je me suis rendu à Melun, et je ne l'ai pas vu. Je suis fatigué, à la fin. Je n'ai pas vu non plus M. Gambetta, et je ne connais pas même un député. Il s'animait. – Un gouvernement, Monsieur, ça doit se montrer ; c'est fait pour ça, pas pour autre chose. Il faut qu'on sache : tel jour, à telle heure, le gouvernement passera par telle rue. De cette façon on y va et on est satisfait. Patissot, calmé, goûtait ces raisons. – Il est vrai dit-il, qu'on aimerait bien connaître ceux qui vous gouvernent. Le monsieur prit un ton plus doux. – Savez-vous comment je la comprendrais, moi, la fête ?… Eh bien, Monsieur, je ferais un cortège avec des chars dorés, comme les voitures du sacre des rois ; et je promènerais dedans les membres du gouvernement, depuis le Président jusqu'aux députés, à travers Paris, toute la journée. Comme ça, au moins, chacun connaîtrait la personne de l'État. Mais un des voyous, près du cocher, se retourna : – Et le bœuf gras, où'squ'on le mettrait ? dit-il. Un rire courut sur les deux banquettes. Patissot comprit l'objection et murmura : – Ça ne serait peut-être pas digne. Le monsieur, après avoir réfléchi, le reconnut. – Alors, dit-il, je les mettrai en vue quelque part, afin qu'on puisse les regarder tous sans se déranger ; sur l'arc de triomphe de l'Étoile, par exemple, et je ferais défiler devant toute la population. Ça aurait un grand caractère. Mais le voyou, encore une fois, se retourna : – Faudrait des télescopes pour voir leurs balles. Le monsieur ne répondit pas ; il continua : – C'est comme la distribution des drapeaux ! Il faudrait un prétexte, organiser quelque chose, une petite guerre ; et on remettrait ensuite les étendards aux troupes comme récompense. Moi, j'avais une idée, que j'ai écrite au ministre ; mais il n'a point daigné me répondre. Puisqu'on a choisi la date de la prise de la Bastille, il fallait organiser le simulacre de cet événement : on aurait fait une bastille en carton, brossée par un décorateur de théâtre, et cachant dans ses murailles toute la colonne de juillet. Alors, Monsieur, la troupe aurait donné l'assaut ; ça aurait été un beau spectacle et un enseignement en même temps de voir l'armée renverser elle-même les remparts de la tyrannie. Puis on l'aurait incendiée, cette Bastille ; et au milieu des flammes serait apparue la colonne avec le génie de la Liberté, symbole d'un ordre nouveau et de l'affranchissement des peuples. Tout le monde, cette fois, l'écoutait sur l'impériale, trouvant son idée excellente. Un vieillard affirma : – C'est une grande pensée, Monsieur, et qui vous fait honneur. Il est regrettable que le gouvernement ne l'ait pas adoptée. Un jeune homme déclara qu'on devait faire réciter, dans les rues, les Iambes de Barbier, par des acteurs, pour apprendre simultanément au peuple l'art et la liberté. Ces propos excitaient l'enthousiasme. Chacun voulait parler ; les cervelles s'exaltaient. Un orgue de Barbarie, en passant, jeta une phrase de La Marseillaise ; l'ouvrier entonna les paroles, et tout le monde, en chœur, hurla le refrain. L'allure exaltée du chant et son rythme enragé allumèrent le cocher dont les chevaux fouaillés galopaient. M. Patissot braillait à pleine gorge en se tapant sur les cuisses, et les voyageurs du dedans, épouvantés, se demandaient quel ouragan avait éclaté sur leurs têtes. On s'arrêta enfin, et M. Patissot, jugeant son voisin homme d'initiative, le consulta sur les préparatifs qu'il comptait faire : – Des lampions et des drapeaux, c'est très bien, disait-il ; mais je voudrais quelque chose de mieux. L'autre réfléchit longtemps, mais ne trouva rien. Alors M. Patissot, en désespoir de cause, acheta trois drapeaux avec quatre lanternes. VII Une triste histoire Pour se reposer des fatigues de la fête, M. Patissot conçut le projet de passer tranquillement le dimanche suivant assis quelque part en face de la nature. Voulant avoir un large horizon, il choisit la terrasse de Saint-Germain. Il se mit en route seulement après son déjeuner, et, lorsqu'il eut visité le musée préhistorique pour l'acquit de sa conscience, car il n'y comprit rien du tout, il resta frappé d'admiration devant cette promenade démesurée d'où l'on découvre au loin Paris, toute la région environnante, toutes les plaines, tous les villages, des bois, des étangs, des villes même, et ce grand serpent bleuâtre aux ondulations sans nombre, ce fleuve adorable et doux qui passe au cœur de la France : LA SEINE. Dans des lointains que des vapeurs légères bleuissaient, à des distances incalculables, il distinguait de petits pays comme des taches blanches, au versant des coteaux verts. Et songeant que là bas, sur des points presque invisibles, des hommes comme lui vivaient, souffraient, travaillaient, il réfléchit pour la première fois à la petitesse du monde. Il se dit que, dans les espaces, d'autres points plus imperceptibles encore, des univers plus grands que le nôtre cependant, devaient porter des races peut-être plus parfaites ! Mais un vertige le prit devant l'étendue, et il cessa de penser à ces choses qui lui troublaient la tête. Alors il suivit la terrasse à petits pas, dans toute sa largeur, un peu alangui, comme courbaturé par des réflexions trop lourdes. Alors qu'il fut au bout, il s'assit sur un banc. Un monsieur s'y trouvait déjà, les deux mains croisées sur sa canne et le menton sur ses mains, dans l'attitude d'une méditation profonde. Mais Patissot appartenait à la race de ceux qui ne peuvent passer trois secondes à côté de leur semblable sans lui adresser la parole. Il contempla d'abord son voisin, toussota, puis tout à coup : « Pourriez-vous, Monsieur, me dire le nom du village que j'aperçois là-bas ? » Le monsieur releva la tête et, d'une voix triste : – C'est Sartrouville. Puis il se tut. Alors Patissot, contemplant l'immense perspective de la terrasse ombragée d'arbres séculaires, sentant en ses poumons le grand souffle de la forêt qui bruissait derrière lui, rajeuni par les effluves printaniers des bois et des larges campagnes, eut un petit rire saccadé et, l'œil vif : – Voici de beaux ombrages pour des amoureux. Son voisin se tourna vers lui avec un air désespéré : – Si j'étais amoureux, Monsieur, je me jetterais dans la rivière. Patissot, ne partageant point cet avis, protesta : – Hé hé ! vous en parlez à votre aise ; et pourquoi ça ? – Parce que cela m'a déjà coûté trop cher pour recommencer. L'employé fit une grimace de joie en répondant : – Tiens ! si vous avez fait des folies, ça coûte toujours cher. Mais l'autre soupira avec mélancolie. – Non, Monsieur, je n'en ai pas fait ; j'ai été desservi par les événements, voilà tout. Patissot, qui flairait une bonne histoire, continua : – Nous ne pouvons pourtant pas vivre comme les curés ; ça n'est pas dans la nature. Alors le bonhomme leva les yeux au ciel lamentablement. – C'est vrai, Monsieur ; mais, si les prêtres étaient des hommes comme les autre, mes malheurs ne seraient pas arrivés. Je suis ennemi du célibat ecclésiastique, moi, Monsieur, et j'ai mes raisons pour ça. Patissot, vivement intéressé, insista : – Serait-il indiscret de vous demander ?… – Mon Dieu ! non. Voici mon histoire : je suis normand, Monsieur. Mon père était meunier à Darnétal, près de Rouen ; et, quand il est mort, nous sommes restés, tout enfants, mon frère et moi, à la charge de notre oncle, un bon gros curé cauchois. Il nous éleva, Monsieur, fit notre éducation, puis nous envoya tous les deux à Paris chercher une situation convenable. Mon frère avait vingt et un ans, et moi j'en prenais vingtdeux. Nous nous étions installés par économie dans le même logement, et nous y vivions tranquilles, lorsque advint l'aventure que je vais vous raconter. Un soir, comme je rentrais chez moi, je fis la rencontre, sur le trottoir, d'une jeune dame qui me plut beaucoup. Elle répondait à mes goûts : un peu forte, Monsieur, et l'air bon enfant. Je n'osai pas lui parler, bien entendu, mais je lui adressai un regard significatif. Le lendemain, je la retrouvai à la même place ; alors, comme j'étais timide, je fis un salut seulement ; elle y répondit par un petit sourire ; et, le jour d'après, je l'abordai. Elle s'appelait Victorine, et elle travaillait à la couture dans un magasin de confections. Je sentis bien tout de suite que mon cœur était pris. Je lui dis : « Mademoiselle, il me semble que je ne pourrai plus vivre loin de vous. » Elle baissa les yeux sans répondre ; alors je lui saisis la main, et je sentis qu'elle serrait la mienne. J'étais pincé, Monsieur ; mais je ne savais comment m'y prendre, à cause de mon frère. Ma foi, je me décidais à tout lui dire, quand il ouvrit la bouche le premier. Il était amoureux de son côté. Alors il fut convenu qu'on prendrait un autre logement, mais qu'on ne soufflerait mot à notre bon oncle, qui adresserait toujours ses lettres à mon domicile. Ainsi fut fait ; et, huit jours plus tard, Victorine pendait la crémaillère chez moi. On y fit un petit dîner où mon frère amena sa connaissance, et, le soir, quand mon amie eut tout rangé, nous prîmes définitivement possession de notre logis… Nous dormions peut-être depuis une heure, quand un violent coup de sonnette m'éveilla. Je regarde la pendule : trois heures du matin. Je passe une culotte, et je me précipite vers la porte, en me disant : « C'est un malheur, bien sûr… » C'était mon oncle, Monsieur… Il avait sa douillette de voyage, et sa valise à la main : « Oui, c'est moi mon garçon ; je viens te surprendre, et passer quelques jours à Paris. Monseigneur m'a donné congé. » Il m'embrasse sur les deux joues, entre, ferme la porte. J'étais plus mort que vif, Monsieur. Mais comme il allait pénétrer dans ma chambre, je lui sautai presque au collet : « Non, pas par là, mon oncle ; par ici par ici. » Et je le fis entrer dans la salle à manger. Voyez-vous ma situation ? que faire ?… Il me dit : « Et ton frère ? il dort ? Va donc l'éveiller. » Je balbutiai : « Non, mon oncle, il a été obligé de passer la nuit au magasin pour une commande urgente. » Mon oncle se frotta les mains : « Alors, ça va, la besogne ? » Mais une idée me venait. « Vous devez avoir faim, mon oncle, après ce voyage ? – Ma foi ! c'est vrai, je casserais bien une petite croûte. » Je me précipite sur l'armoire (j'avais les restes du dîner), et c'était une rude fourchette que mon oncle, un vrai curé normand capable de manger douze heures de suite. Je sors un morceau de bœuf pour faire durer le temps, car je savais bien qu'il ne l'aimait pas ; puis lorsqu'il en eut suffisamment mangé, j'apportai les restes d'un poulet, un pâté presque tout entier, une salade de pommes de terre, trois pots de crème, et du vin fin que j'avais mis de côté pour le lendemain. Ah ! Monsieur, il faillit tomber à la renverse : « Nom d'un petit bonhomme ! Quel garde-manger !… » Et je le bourre, Monsieur, je le bourre ! Il ne résistait pas, d'ailleurs (on disait dans le pays, qu'il aurait avalé un troupeau de bœufs.) Lorsqu'il eut tout dévoré, il était cinq heures du matin ! Je me sentais sur des charbons ardents. Je traînai encore une heure avec le café et toutes les rincettes ; mais il se leva, à la fin. « Voyons ton logement », dit-il. J'étais perdu, et je le suivis en songeant à me jeter par la fenêtre… En entrant dans la chambre, prêt à m'évanouir, attendant néanmoins je ne sais quel hasard, une suprême espérance me fit bondir le cœur. La brave fille avait fermé les rideaux du lit ! Ah ! s'il pouvait ne pas les ouvrir ? Hélas ! Monsieur, il s'en approche tout de suite, sa bougie à la main, et d'un seul coup il les relève… il faisait chaud : nous avions retiré les couvertures, et il ne restait que le drap, qu'elle tenait fermé sur sa tête ; mais on voyait, Monsieur, on voyait des contours. Je tremblais de tous mes membres, avec la gorge serrée, suffoquant. Alors, mon oncle se tourna vers moi, riant jusqu'aux oreilles ; si bien que je faillis sauter au plafond, de stupéfaction. – Ah ! ah ! mon farceur, dit-il, tu n'as pas voulu réveiller ton frère ; eh bien, tu vas voir comment je le réveille, moi. Et je vis sa grosse main de paysan qui se levait ; et, pendant qu'il étouffait de rire, elle retomba comme le tonnerre sur… sur les contours qu'on voyait, Monsieur. Il y eut un cri terrible dans le lit ; et puis comme une tempête sous le drap ! Ça remuait, ça remuait ; elle ne pouvait plus se dégager. Enfin, elle apparut, presque tout entière d'un seul coup, avec des yeux comme des lanternes ; et elle regardait mon oncle qui s'éloignait à reculons, la bouche ouverte, et soufflant, Monsieur, comme s'il allait se trouver mal ! Alors, je perdis tout à fait la tête, et je m'enfuis… J'errai pendant six jours, Monsieur, n'osant pas rentrer chez moi. Enfin, quand je m'enhardis à revenir, il n'y avait plus personne… » Patissot, qu'un grand rire secouait, lâcha un : « Je le crois bien ! » qui fit taire son voisin. Mais, au bout d'une seconde, le bonhomme reprit : – Je n'ai jamais revu mon oncle, qui m'a déshérité, persuadé que je profitais des absences de mon frère pour exécuter mes farces. Je n'ai jamais revu Victorine. Toute ma famille m'a tourné le dos ; et mon frère lui-même, qui a profité de la situation, puisqu'il a touché cent mille francs à la mort de mon oncle, semble me considérer comme un vieux libertin. Et cependant, Monsieur, je vous jure que, depuis ce moment, et jamais… jamais… jamais !… Il y a, voyez-vous, des minutes qu'on n'oublie pas. – Et qu'est-ce que vous faites ici ? demanda Patissot. L'autre, d'un large coup d'œil, parcourut l'horizon, comme s'il eût craint d'être entendu par quelque oreille inconnue ; puis il murmura, avec une terreur dans la voix : – Je fuis les femmes, Monsieur ! VIII Essai d'amour Beaucoup de poètes pensent que la nature n'est pas complète sans la femme, et de là viennent sans doute toutes les comparaisons fleuries qui, dans leurs chants, font tour à tour de notre compagne naturelle une rose, une violette, une tulipe, etc., etc. Le besoin d'attendrissement qui nous prend à l'heure du crépuscule, quand la brume des soirs commence à flotter sur les coteaux, et quand toutes les senteurs de la terre nous grisent, s'épanche imparfaitement en des invocations lyriques ; et M. Patissot, comme les autres, fut pris d'une rage de tendresse, de doux baisers rendus le long des sentiers où coule du soleil, de mains pressées, de tailles rondes ployant sous son étreinte. Il commençait à entrevoir l'amour comme une délectation sans bornes, et, dans ses heures de rêveries, il remerciait le grand Inconnu d'avoir mis tant de charme aux caresses des hommes. Mais il lui fallait une compagne, et il ne savait où la rencontrer. Sur le conseil d'un ami, il se rendit aux FoliesBergère. Il en vit là un assortiment complet ; or, il se trouva fort perplexe pour décider entre elles, car les désirs de son cœur étaient faits surtout d'élans poétiques, et la poésie ne paraissait pas être le fort des demoiselles aux yeux charbonnés qui lui jetaient de troublants sourires avec l'émail de leurs fausses dents. Enfin, son choix s'arrête sur une jeune débutante qui paraissait pauvre et timide, et dont le regard triste semblait annoncer une nature assez facilement poétisable. Il lui donna rendez-vous pour le lendemain neuf heures, à la gare Saint-Lazare. Elle n'y vint pas, mais elle eut la délicatesse d'envoyer une amie à sa place. C'était une grande fille rousse, habillée patriotiquement en trois couleurs et couverte d'un immense chapeau-tunnel dont sa tête occupait le centre. M. Patissot, un peu désappointé, accepta tout de même ce remplaçant. Et l'on partit pour Maisons- Laffitte, où étaient annoncées des régates et une grande fête vénitienne. Aussitôt qu'on fut dans le wagon, occupé déjà par deux messieurs décorés, et trois dames qui devaient être au moins des marquises, tant elles montraient de dignité, la grande rousse, qui répondait au nom d'Octavie, annonça à Patissot, avec une voix de perruche, qu'elle était très bonne fille, aimant à rigoler et adorant la campagne, parce qu'on y cueille des fleurs et qu'on y mange de la friture : et elle riait d'un rire aigu à casser les vitres, appelant familièrement son compagnon : « Mon gros loup. » Une honte envahissait Patissot, à qui son titre d'employé du gouvernement imposait certaines réserves. Mais Octavie se tut, regardant de côté ses voisines, prise du désir immodéré qui hante toutes les filles de faire connaissance avec des femmes honnêtes. Au bout de cinq minutes, elle crut avoir trouvé un joint, et, tirant de sa poche le Gil-Blas, elle l'offrit poliment à l'une des dames, stupéfaite, qui refusa d'un signe de tête. Alors, la grande rousse, blessée, lâcha des mots à double sens, parlant des femmes qui font leur poire, sans valoir mieux que les autres ; et, quelquefois même, elle jetait un gros mot qui faisait un effet de pétard ratant au milieu de la dignité glaciale des voyageurs. Enfin on arriva. Patissot voulut tout de suite gagner les coins ombreux du parc, espérant que la mélancolie des bois apaiserait l'humeur irritée de sa compagne. Mais un autre effet se produisit. Aussitôt qu'elle fut dans les feuilles et qu'elle aperçut de l'herbe, elle se mit à chanter à tue-tête des morceaux d'opéra traînant dans sa mémoire de linotte, faisant des roulades, passant de Robert le Diable à la Muette, affectionnant surtout une poésie sentimentale dont elle roucoulait les derniers vers avec des sons perçants comme des vrilles. Puis, tout à coup, elle eut faim et voulut rentrer. Patissot, qui toujours attendait l'attendrissement espéré, essayait en vain de la retenir. Alors elle se fâcha. « Je ne suis pas ici pour m'embêter, n'est-ce pas ? » Et il fallut gagner le restaurant du Petit-Havre, tout près de l'endroit où devaient avoir lieu les régates. Elle commanda un déjeuner à n'en plus finir, une succession de plats comme pour nourrir un régiment. Puis, ne pouvant attendre, elle réclama des hors-d'œuvre. Une boîte de sardines apparut ; elle se jeta dessus à croire que le fer-blanc de la boîte lui-même y passerait ; mais, quand elle eut mangé deux ou trois des petits poissons huileux, elle déclara qu'elle n'avait plus faim et voulut aller voir les préparatifs des courses. Patissot, désespéré et pris de fringale à son tour, refusa absolument de se lever. Elle partit seule, promettant de revenir pour le dessert ; et il commença à manger, silencieux, et solitaire ne sachant comment amener cette nature rebelle à la réalisation de son rêve. Comme elle ne revenait pas, il se mit à sa recherche. Elle avait retrouvé des amis, une bande de canotiers presque nus, rouges jusqu'aux oreilles et gesticulant, qui, devant la maison du constructeur Fournaise, réglaient en vociférant tous les détails du concours. Deux messieurs d'aspect respectable, des juges sans doute, les écoutaient attentivement. Aussitôt qu'elle aperçut Patissot, Octavie, pendue au bras noir d'un grand diable possédant assurément plus de biceps que de cervelle, lui jeta quelques mots dans l'oreille. L'autre répondit : « C'est entendu. » Et elle revint à l'employé toute joyeuse, le regard vif, presque caressante. « Je veux faire un tour en bateau », dit-elle. Heureux de la voir si charmante, il consentit à ce nouveau désir et se procura une embarcation. Mais elle refusa obstinément d'assister aux régates, malgré l'envie de Patissot. « J'aime mieux être seule avec toi, mon loup. » Un frisson lui secoua le cœur… Enfin !… Il retira sa redingote et se mit à ramer avec furie. Un vieux moulin monumental, dont les roues vermoulues pendaient au-dessus de l'eau, enjambait avec ses deux arches un tout petit bras du fleuve. Ils passèrent dessous lentement, et, quand ils furent de l'autre côté, ils aperçurent devant eux un bout de rivière adorable, ombragé par de grands arbres, qui formaient au-dessus une sorte de voûte. Le petit bras se déroulait, tournait, zigzaguait à gauche, à droite, découvrant sans cesse des horizons nouveaux, de larges prairies d'un côté, et, de l'autre, une colline toute peuplée de chalets. On passa devant un établissement de bains presque enseveli dans la verdure, un coin charmant et champêtre, où des messieurs en gants frais, auprès de dames enguirlandées, mettaient toute la gaucherie ridicule des élégants à la campagne. Elle poussa un cri de joie. « Nous nous baignerons là, tantôt ! » Puis, plus loin, dans une sorte de baie, elle voulut s'arrêter : « Viens ici, mon gros, tout près de moi. » Elle lui passa les bras au cou et, la tête appuyée sur l'épaule de Patissot, elle murmura : « Comme on est bien ! comme il fait bon sur l'eau ! » Patissot, en effet, nageait dans le bonheur ; et il pensait à ces canotiers stupides, qui, sans jamais sentir le charme pénétrant des berges et la grâce frêle des roseaux, vont toujours, essoufflés, suant et abrutis d'exercice, du caboulot où l'on déjeune au caboulot où l'on dîne. Mais, à force d'être bien, il s'endormit. Quand il se réveilla… il était seul. Il appela d'abord ; personne ne répondit. Inquiet, il monta sur la rive, craignant déjà qu'un malheur ne fût arrivé. Alors, tout là-bas, et venant vers lui, il vit une yole mince, et longue que quatre rameurs pareils à des nègres faisaient filer, ainsi qu'une flèche. Elle approchait, courant sur l'eau : une femme tenait la barre… Ciel !… on dirait… C'était elle !… Pour régler le rythme des rames, elle chantait de sa voix coupante une chanson de canotiers qu'elle interrompit un instant quand elle fut devant Patissot. Alors, envoyant un baiser des doigts, elle lui cria : « Gros serin, va ! » IX Un dîner et quelques idées A l'occasion de la fête nationale, M. Perdrix (Antoine), chef de bureau de M. Patissot, fut nommé chevalier de la Légion d'honneur. Il comptait trente ans de services sous les régimes précédents, et dix années de ralliement au gouvernement actuel. Ses employés, quoique murmurant un peu d'être ainsi récompensés en la personne de leur chef, jugèrent bon de lui offrir une croix enrichie de faux diamants ; et le nouveau chevalier, ne voulant pas rester en arrière, les invita tous à dîner pour le dimanche suivant, dans sa propriété d'Asnières. La maison, enluminée d'ornements mauresques, avait un aspect de café-concert, mais sa situation lui donnait de la valeur, car la ligne du chemin de fer, coupant le jardin dans toute sa largeur, passait à 20 mètres du perron. Sur le rond de gazon obligatoire, un bassin en ciment romain contenait des poissons rouges, et un jet d'eau, en tout semblable à une seringue, lançait parfois en l'air des arcs-en-ciel microscopiques dont s'émerveillaient les visiteurs. L'alimentation de cet irrigateur faisait la constante préoccupation de M. Perdrix qui se levait parfois dès cinq heures du matin afin d'emplir le réservoir. Il pompait alors avec acharnement, en manche de chemise, son gros ventre débordant de la culotte, afin d'avoir, à son retour du bureau, la satisfaction de lâcher les grandes eaux, et de se figurer qu'une fraîcheur s'en répandait dans le jardin. Le soir du dîner officiel, tous les invités, l'un après l'autre, s'extasièrent sur la situation du domaine, et chaque fois qu'on entendait, au loin, venir un train M. Perdrix leur annonçait sa destination : Saint-Germain, le Havre, Cherbourg ou Dieppe, et, par farce, on faisait des signes aux voyageurs penchés aux portières. Le bureau complet se trouvait là. C'était d'abord M. Capitaine, sous-chef ; M. Patissot, commis principal ; puis MM. De Sombreterre et Vallin, jeunes employés élégants qui ne venaient au bureau qu'à leurs heures ; enfin M. Rade, célèbre dans tout le ministère par les doctrines insensées qu'il affichait, et l'expéditionnaire, M. Boivin. M. Rade passait pour un type. Les uns le traitaient de fantaisiste ou d'idéologue ; les autres de révolutionnaire ; tout le monde s'accordait à dire que c'était un maladroit. Vieux déjà, maigre et petit, avec un œil vif et de longs cheveux blancs, il avait professé toute sa vie le plus profond mépris pour la besogne administrative. Remueur de livres et grand liseur, d'une nature toujours révoltée contre tout, chercheur de vérité et contempteur des préjugés courants, il avait une façon nette et paradoxale d'exprimer ses opinions qui fermait la bouche aux imbéciles satisfaits et aux mécontents sans savoir pourquoi. On disait : « Ce vieux fou de Rade », ou bien : « Cet écervelé de Rade » ; et la lenteur de son avancement semblait donner raison contre lui aux médiocres parvenus. L'indépendance de sa parole faisait trembler bien souvent ses collègues, qui se demandaient avec terreur comment il avait pu conserver sa place. Aussitôt qu'on fut à table, M. Perdrix, dans un petit discours bien senti, remercia ses « collaborateurs », leur promit sa protection d'autant plus efficace que son autorité grandissait, et il termina par une péroraison émue où il remerciait et glorifiait le gouvernement libéral et juste, qui sait chercher le mérite parmi les humbles. M. Capitaine, sous-chef, répondit au nom du bureau, félicita, congratula, salua, exalta, chanta les louanges de tous ; et des applaudissements frénétiques accueillirent ces deux morceaux d'éloquence. Après quoi l'on se mit sérieusement à manger. Tout alla bien jusqu'au dessert, la misère des propos ne gênant personne. Mais, au café, une discussion s'élevant déchaîna tout à coup M. Rade, qui se mit à passer les bornes. On parlait d'amour naturellement, et un souffle de chevalerie grisant cette salle de bureaucrates, on vantait avec exaltation la beauté supérieure de la femme, sa délicatesse d'âme, son aptitude aux choses exquises, la sûreté de son jugement et la finesse de ses sentiments. M. Rade, se mit à protester, refusant avec énergie au sexe qualifié de « beau » toutes les qualités qu'on lui prêtait ; et, devant l'indignation générale, il cita des auteurs : « Schopenhauer, Messieurs, Schopenhauer, un grand philosophe que l'Allemagne vénère. Voici ce qu'il dit : « Il a fallu que l'intelligence de l'homme fût bien obscurcie par l'amour pour qu'il ait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux larges hanches et aux jambes courbes. Toute sa beauté, en effet, réside dans l'instinct de l'amour. Au lieu de le nommer beau, il eût été plus juste de l'appeler l'inesthétique. Les femmes n'ont ni le sentiment ni l'intelligence de la musique, pas plus que de la poésie ou des arts plastiques ; ce n'est chez elles que pure singerie, pur prétexte, pure affectation exploitée par leur désir de plaire. » – L'homme qui a dit ça est un imbécile, déclara M. de Sombreterre. M. Rade, souriant, continua : « Et Rousseau, Monsieur ? Voici son opinion : « Les femmes, en général, n'aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n'ont aucun génie. » M. de Sombreterre haussa dédaigneusement les épaules : « Rousseau est aussi bête que l'autre, voilà tout. » M. Rade souriait toujours : « Et lord Byron, qui pourtant aimait les femmes, Monsieur, voici ce qu'il dit : « On devrait bien les nourrir et les bien vêtir, mais ne point les mêler à la société. Elles devraient aussi être instruites de la religion, mais ignorer la poésie et la politique, ne lire que les livres de piété et de cuisine. » M. Rade continua : « Voyez, Messieurs, elles étudient toutes la peinture et la musique. Il n'y en a pas une cependant qui ait fait un bon tableau ou un opéra remarquable ! Pourquoi, messieurs ? Parce qu'elles sont le sexus sequior, le sexe second à tous égards, fait pour se tenir à l'écart et au second plan. M. Patissot se fâchait : « Et Mme Sand, Monsieur ? – Une exception, Monsieur, une exception. Je vous citerai encore un passage d'un autre grand philosophe, anglais celui- là : Herbert Spencer. Voici : « Chaque sexe est capable, sous l'influence de stimulants particuliers, de manifester des facultés ordinairement réservées à l'autre. Ainsi, pour prendre un cas extrême, une excitation spéciale peut faire donner du lait aux mamelles des hommes ; on a vu, pendant des famines, des petits enfants privés de leur mère être sauvés de cette façon. Nous ne mettons pourtant pas cette faculté d'avoir du lait au nombre des attributs du mâle. De même, l'intelligence féminine qui, dans certains cas, donnera des produits supérieurs, doit être négligée dans l'estimation de la nature féminine, en tant que facteur social… » M. Patissot, blessé dans tous ses instincts chevaleresques originels, déclara : « Vous n'êtes pas Français, Monsieur. La galanterie française est une des formes du patriotisme. » M. Rade releva la balle. « J'ai fort peu de patriotisme, Monsieur, le moins possible. » Un froid se répandit, mais il continua tranquillement : « Admettez-vous avec moi que la guerre soit une chose monstrueuse ; que cette coutume d'égorgement des peuples constitue un état permanent de sauvagerie ; qu'il soit odieux, alors que le seul bien réel est « la vie », de voir les gouvernements, dont le devoir est de protéger l'existence de leurs sujets, chercher avec obstination des moyens de destruction ? Oui, n'est-ce pas. – Eh bien, si la guerre est une chose horrible, le patriotisme ne serait-il pas l'idée mère qui l'entretient ? Quand un assassin tue, il a une pensée, c'est de voler. Quand un brave homme, à coups de baïonnette, crève un autre honnête homme, père de famille ou grand artiste peutêtre, à quelle pensée obéit-il ?… » Tout le monde se sentait profondément blessé. « Quand on pense des choses pareilles, on ne les dit pas en société. » M. Patissot reprit : « Il y a pourtant, Monsieur, des principes que tous les honnêtes gens reconnaissent. » M. Rade demanda : « Lesquels ? » Alors, solennellement, M. Patissot prononça « La morale, Monsieur. » M. Rade rayonnait, il s'écria : « Un seul exemple, Messieurs, un tout petit exemple. Quelle opinion avez-vous des messieurs à casquette de soie qui font sur les boulevards extérieurs le joli métier que vous savez, et qui en vivent ? » Une moue de dégoût parcourut la table : « Eh bien ! Messieurs, il y a un siècle seulement, quand un élégant gentilhomme, très chatouilleux sur le point d'honneur, avait pour… amie… une « très belle et honneste dame de haute lignée », il était fort bien porté de vivre à ses dépens, Messieurs, et même de la ruiner tout à fait. On trouvait ce jeu-là charmant. Donc les principes de morale ne sont pas fixes… et alors… » M. Perdrix, visiblement embarrassé, l'arrêta : « Vous sapez les bases de la société, monsieur Rade, il faut toujours avoir des principes. Ainsi, en politique, voici M. de Sombreterre qui est légitimiste, M. Vallin orléaniste, M. Patissot et moi républicains, nous avons des principes très différents, n'est-ce pas, et cependant nous nous entendons fort bien parce que nous en avons. » Mais M. Rade s'écria : « Moi aussi, j'en ai, Messieurs, j'en ai de très arrêtés. » M. Patissot releva la tête, et, froidement : « Je serais heureux de les connaître, Monsieur. » M. Rade ne se fit pas prier : « Les voici, Monsieur. » 1er principe. – Le gouvernement d'un seul est une monstruosité. 2e principe. – Le suffrage restreint est une injustice. 3e principe. – Le suffrage universel est une stupidité. En effet, livrer des millions d'hommes, des intelligences d'élite, des savants, des génies même, au caprice, au bon vouloir d'un être qui, dans un moment de gaieté, de folie, d'ivresse ou d'amour, n'hésitera pas à tout sacrifier pour sa fantaisie exaltée, dépensera l'opulence du pays péniblement amassée par tous, fera hacher des milliers d'hommes sur les champs de bataille, etc., etc., me paraît être, à moi, simple raisonneur, une monstrueuse aberration. Mais en admettant que le pays doive se gouverner luimême, exclure sous un prétexte toujours discutable une partie des citoyens de l'administration des affaires est une injustice si flagrante, qu'il me semblait inutile de la discuter davantage. Reste le suffrage universel. Vous admettez bien avec moi que les hommes de génie sont rares, n'est-ce pas ? Pour être large, convenons qu'il y en ait cinq en France, en ce moment. Ajoutons, toujours pour être large, deux cents hommes de grand talent, mille autres possédant des talents divers, et dix mille hommes supérieurs d'une façon quelconque. Voilà un étatmajor de onze mille deux cent cinq esprits. Après quoi vous avez l'armée des médiocres, qui suit la multitude des imbéciles. Comme les médiocres et les imbéciles forment toujours l'immense majorité, il est inadmissible qu'ils puissent élire un gouvernement intelligent. Pour être juste, j'ajoute que logiquement le suffrage universel me semble le seul principe admissible, mais qu'il est inapplicable, voici pourquoi. Faire concourir au gouvernement toutes les forces vives d'un pays, représenter tous les intérêts, tenir compte de tous les droits, est un rêve idéal, mais peu pratique, car la seule force que vous puissiez mesurer est justement celle qui devrait être la plus négligée, la force stupide, le nombre. D'après votre méthode, le nombre inintelligent prime le génie, le savoir, toutes les connaissances acquises, la richesse, l'industrie, etc., etc. Quand vous pourrez donner à un membre de l'Institut dix mille voix contre une au chiffonnier, cent voix au grand propriétaire contre dix voix à son fermier, vous aurez équilibré à peu près les forces et obtenu une représentation nationale qui vraiment représentera toutes les puissances de la nation. Mais je vous défie bien de faire ça. Voici mes conclusions : Autrefois, quand on ne pouvait exercer aucune profession, on se faisait photographe ; aujourd'hui on se fait député. Un pouvoir ainsi composé sera toujours lamentablement incapable ; mais incapable de faire du mal autant qu'incapable de faire du bien. Un tyran, au contraire, s'il est bête, peut faire beaucoup de mal et, s'il se rencontre intelligent (ce qui est infiniment rare), beaucoup de bien. Entre ces formes de gouvernement, je ne me prononce pas ; et je me déclare anarchiste, c'est-à-dire partisan du pouvoir le plus effacé, le plus insensible, le plus libéral au grand sens du mot, et révolutionnaire en même temps, c'est-à-dire l'ennemi éternel de ce même pouvoir, qui ne peut être, de toute façon, qu'absolument défectueux. Voilà. Des cris d'indignation s'élevèrent autour de la table, et tous, légitimiste, orléaniste, républicains par nécessité, se fâchèrent tout rouge. M. Patissot, particulièrement, suffoquait et, se tournant vers M. Rade : « Alors, Monsieur, vous ne croyez à rien. » L'autre répondit simplement : « Non, Monsieur. » La colère qui souleva tous les convives empêcha M. Rade de continuer, et M. Perdrix, redevenant chef, ferma la discussion. « Assez, Messieurs, je vous en prie. Nous avons chacun notre opinion, n'est-ce pas, et nous ne sommes pas disposés à en changer. » On approuva cette parole juste. Mais M. Rade, toujours révolté, voulut avoir le dernier mot. « J'ai pourtant une morale, dit-il, elle est bien simple et toujours applicable ; une phrase la formule, la voici : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît. » Je vous défie de la mettre en défaut, tandis qu'en trois arguments je me charge de démolir le plus sacré de vos principes. » Cette fois on ne répondit pas. Mais comme on rentrait le soir deux par deux, chacun disait à son compagnon : « Non, vraiment M. Rade va beaucoup trop loin. Il a un coup de marteau certainement. On devrait le nommer sous-chef à Charenton. » X Séance publique Des deux côtés d'une porte au-dessus de laquelle le mot « Bal » s'étalait en lettres voyantes, de larges affiches d'un rouge violent annonçaient que, ce dimanche-là, ce lieu de plaisir populaire recevait une autre destination. M. Patissot, qui flânait comme un bon bourgeois, en digérant son déjeuner, et se dirigeait tout doucement vers la gare, s'arrêta, l'œil saisi par cette couleur écarlate, et il lut : ASSOCIATION GÉNÉRALE INTERNATIONALE POUR LA REVENDICATION DES DROITS DE LA FEMME ------------------------------COMITÉ CENTRAL SIÉGEANT A PARIS ------------ GRANDE SÉANCE PUBLIQUE Sous la présidence de la citoyenne libre penseuse Zoé Lamour et de la citoyenne nihiliste russe Éva Schourine, avec le concours d'une délégation de citoyennes du cercle libre de la Pensée indépendante, et d'un groupe de citoyens adhérents. La citoyenne Césarine Brau et le citoyen Sapience Cornut, retour d'exil, prendront la parole. -----------PRIX D'ENTRÉE : 1 franc. Une vieille dame à lunettes, assise devant une table couverte d'un tapis, percevait l'argent. M. Patissot entra. Dans la salle, déjà presque pleine, flottait cette odeur de chien mouillé, que dégagent toujours les jupes des vieilles filles, avec un reste de parfums suspects des bals publics. M. Patissot en cherchant bien, découvrit une place libre au second rang, à côté d'un vieux monsieur décoré et d'une petite femme vêtue en ouvrière, à l'œil exalté, ayant sur la joue une marbrure enflée. Le bureau était au complet La citoyenne Zoé Lamour, une jolie brune replète, portant des fleurs rouges dans ses cheveux noirs, partageait la présidence avec une petite blonde maigre, la citoyenne nihiliste russe Éva Schourine. Juste au-dessous d'elles, l'illustre citoyenne Césarine Brau, surnommée le « Tombeur des hommes », belle fille aussi, était assise à côté du citoyen Sapience Cornut, retour d'exil. Celui-là, un vieux solide à tous crins, d'aspect féroce, regardait la salle comme un chat regarde une volière d'oiseaux, et ses poings fermés reposaient sur ses genoux. A droite, une délégation d'antiques citoyennes sevrées d'époux, séchées dans le célibat, et exaspérées dans l'attente, faisait vis-à-vis à un groupe de citoyens réformateurs de l'humanité, qui n'avaient jamais coupé ni leur barbe ni leurs cheveux, pour indiquer sans doute l'infini de leurs aspirations. Le public était mêlé. Les femmes, en majorité, appartenaient à la caste des portières et des marchandes qui ferment boutique le dimanche. Partout le type de la vieille fille inconsolable (dit trumeau) réapparaissait entre les faces rouges des bourgeoises. Trois collégiens parlaient bas dans un coin, venus pour être au milieu de femmes. Quelques familles étaient entrées par curiosité. Mais au premier rang un nègre en coutil jaune, un nègre frisé, magnifique, regardait obstinément le bureau en riant de l'une à l'autre oreille, d'un rire muet, contenu, qui faisait étinceler ses dents blanches dans sa face noire. Il riait sans un mouvement du corps, comme un homme ravi, transporté. Pourquoi était-il là ? Mystère. Avait-il cru entrer au spectacle ? Ou bien se disaitil dans sa boule crépue d'Africain : « Vrai, vrai, ils sont trop drôles, ces farceurs-là ; ce n'est pas sous l'équateur qu'on en trouverait de pareils. » La citoyenne Zoé Lamour ouvrit la séance par un petit discours. Elle rappela la servitude de la femme depuis les origines du monde ; son rôle obscur, toujours héroïque, son dévouement constant à toutes les grandes idées. Elle la compara au peuple d'autrefois, au peuple des rois et de l'aristocratie, l'appelant : « l'éternelle martyre » pour qui tout homme est un maître ; et, dans un grand mouvement lyrique, elle s'écria : « Le peuple a eu son 89, – ayons le nôtre ; l'homme opprimé a fait sa Révolution ; le captif a brisé sa chaîne ; l'esclave indigné s'est révolté. Femmes, imitons nos despotes. Révoltons-nous ; brisons l'antique chaîne du mariage et de la servitude ; marchons à la conquête de nos droits ; faisons aussi notre révolution. » Elle s'assit au milieu d'un tonnerre d'applaudissements ; et le nègre, délirant de joie, se tapait le front contre ses genoux en poussant des cris aigus. La citoyenne nihiliste russe Éva Schourine se leva, et, d'une voix perçante et féroce : « Je suis Russe, dit-elle. J'ai levé l'étendard de la révolte ; cette main a frappé les oppresseurs de ma patrie ; et, je le déclare à vous, femmes françaises, qui m'écoutez, je suis prête, sous tous les soleils, dans toutes les parties de l'univers, à frapper la tyrannie de l'homme, à venger partout la femme odieusement opprimée. » Un grand tumulte d'approbation eut lieu, et le citoyen Sapience Cornut, lui-même, se levant, frotta galamment sa barbe jaune contre cette main vengeresse. C'est alors que la cérémonie prit un caractère vraiment international. Les citoyennes déléguées par les puissances étrangères se levèrent l'une après l'autre, apportant l'adhésion de leurs patries. Une Allemande parla d'abord. Obèse, avec une végétation de filasse sur le crâne, elle bredouillait d'une voix pâteuse : – Che feu tire toute la choie qu'on a ébrouvée dans la fieille Allemagne quand on a chu le grand moufement des femmes barisiennes. Nos boitrines (elle frappa la sienne, qui ne résista pas au choc), nos boitrines ont tréchailli, nos… nos… che ne barle pas très pien, mais nous chommes avec vous. » Une Italienne, une Espagnole, une Suédoise en dirent autant en des langages inattendus ; et, pour finir, une Anglaise démesurée, dont les dents semblaient des instruments de jardinage, s'exprima en ces termes : « Je volé aussi apôté le participéchône de la libre Hangleterre à la manifestéchône si… si… pittoresque de la populéchône féminine de France pour l'émancipéchône de cette pâtie féminine. Hip ! hip ! hurrah ! » Cette fois, le nègre se mit à pousser de tels cris d'enthousiasme, avec des gestes de satisfaction si immodérés (jetant ses jambes par-dessus le dossier des banquettes et se tapant les cuisses avec fureur), que deux commissaires de la séance furent obligés de le calmer. Le voisin de Patissot murmura : « Des hystériques ! toutes hystériques. » Patissot croyant qu'on lui parlait, se retourna : « Plaît-il ? » Le monsieur s'excusa. « Pardon, je ne vous parlais pas. Je disais seulement que toutes ces folles sont des hystériques ! » M. Patissot, prodigieusement surpris, demanda : « Vous les connaissez donc ? – Un peu, Monsieur ! Zoé Lamour a fait son noviciat pour être religieuse. Et d'une. Éva Schourine a été poursuivie comme incendiaire et reconnue folle. Et de deux. Césarine Brau est une simple intrigante qui veut faire parler d'elle. J'en aperçois trois autres là-bas qui ont passé dans mon service à l'hôpital de X… Quand à tous les vieux carcans qui nous entourent, je n'ai pas besoin d'en parler. » Mais des « chut ! » partaient de tous les côtés. Le citoyen Sapience Cornut, retour d'exil, se levait. Il roula d'abord des yeux terribles ; puis, d'une voix creuse qui semblait le mugissement du vent dans une caverne, il commença. « Il est des mots grands comme des principes, lumineux comme des soleils, retentissants comme des coups de tonnerre : Liberté ! Égalité ! Fraternité ! Ce sont les bannières des peuples. Sous leurs plis, nous avons marché à l'assaut des tyrannies. A votre tour, ô femmes, de les brandir comme des armes pour marcher à la conquête de l'indépendance. Soyez libres, libres dans l'amour, dans la maison, dans la patrie. Devenez nos égales au foyer, nos égales dans la rue, nos égales surtout dans la politique et devant la loi. Fraternité ! Soyez nos sœurs, les confidentes de nos projets grandioses, nos compagnes vaillantes. Soyez, devenez véritablement une moitié de l'humanité au lieu de n'en être qu'une parcelle. » Et il se lança dans la politique transcendante, développant des projets larges comme le monde, parlant de l'âme des sociétés, prédisant la République universelle édifiée sur ces trois bases inébranlables : la liberté, l'égalité, la fraternité. Quand il se tut, la salle faillit crouler sous les bravos. M. Patissot, stupéfait se tourna vers son voisin. « N'est-il pas un peu fou ? » Le vieux monsieur répondit : « Non, Monsieur ; ils sont des millions comme ça. C'est un effet de l'instruction. » Patissot ne comprenait pas. « De l'instruction ? – Oui ; maintenant qu'ils savent lire et écrire, la bêtise latente se dégage. – Alors, Monsieur, vous croyez que l'instruction… ? – Pardon, Monsieur, je suis un libéral, moi. Voici seulement ce que je veux dire : Vous avez une montre, n'est-ce pas ? Eh bien, cassez un ressort, et allez la porter à ce citoyen Cornut en le priant de la raccommoder. Il vous répondra, en jurant, qu'il n'est pas horloger. Mais, si quelque chose se trouve détraqué dans cette machine infiniment compliquée qui s'appelle la France, il se croit le plus capable des hommes pour la réparer séance tenante. Et quarante mille braillards de son espèce en pensent autant et le proclament sans cesse. Je dis, Monsieur, que nous manquons jusqu'ici de classes dirigeantes nouvelles c'est-à-dire d'hommes nés de pères ayant manié le pouvoir, élevés dans cette idée, instruits spécialement pour cela comme on instruit spécialement les jeunes gens qui se destinent à la Polytechnique… » Des « chut ! » nombreux l'interrompirent encore une fois. Un jeune homme à l'air mélancolique occupait la tribune. Il commença : « Mesdames, j'ai demandé la parole pour combattre vos théories. Réclamer pour la femme des droits civils égaux à ceux de l'homme équivaut à réclamer la fin de votre pouvoir. Le seul aspect extérieur de la femme révèle qu'elle n'est destinée ni aux durs travaux physiques ni aux longs efforts intellectuels. Son rôle est autre, mais non moins beau. Elle met de la poésie dans la vie. De par la puissance de sa grâce, un rayon de ses yeux, le charme de son sourire, elle domine l'homme, qui domine le monde. L'homme a la force que vous ne pouvez lui prendre ; mais vous avez la séduction qui captive la force. De quoi vous plaignez-vous ? Depuis que le monde existe, vous êtes les souveraines et les dominatrices. Rien ne se fait sans vous. C'est pour vous que s'accomplissent toutes les belles œuvres. « Mais du jour où vous deviendrez nos égales, civilement, politiquement, vous deviendrez nos rivales. Prenez garde alors que le charme ne soit rompu qui fait toute votre force. Alors, comme nous sommes incontestablement les plus vigoureux et les mieux doués pour les sciences et les arts, votre infériorité apparaîtra, et vous deviendrez véritablement des opprimées. « Vous avez le beau rôle, Mesdames, puisque vous êtes pour nous la séduction de la vie, l'illusion sans fin, l'éternelle récompense de nos efforts. Ne cherchez donc point à en changer. Vous ne réussirez pas, d'ailleurs. » Mais des sifflets l'interrompirent. Il descendit. Le voisin de Patissot, se levant alors : « Un peu romantique, le jeune homme, mais sensé du moins. Venez-vous prendre un bock, Monsieur ? – Avec plaisir. » Ils y allèrent, pendant que s'apprêtait à répondre la citoyenne Césaire Brau. 31 mai – 18 août 1880 http://maupassant.free.fr : le site de référence sur Maupassant, à consulter impérativement : l'œuvre intégrale, bibliographie, biographie, etc. – Illustrations : Ce livre a été illustré par JacquesC. Illustrations de Géo Dupuis. Gravures de G.Lemoyne. – Dispositions : Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Si vous désirez les faire paraître sur votre site, ils ne doivent pas être altérés en aucune sorte. Tout lien vers notre site est bienvenu… – Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. SÉBASTIEN ROCH Octave Mirbeau (1890) AU MAÎTRE VÉNÉRABLE ET FASTUEUX DU LIVRE MODERNE À EDMOND DE GONCOURT CES PAGES SONT RESPECTUEUSEMENT DÉDIÉES O. M. LIVRE PREMIER I L'école Saint-Francois-Xavier, que dirigeaient, que dirigent encore les Pères Jésuites, en la pittoresque ville de Vannes, se trouvait, vers 1862, dans tout l'éclat de sa renommée. Aujourd'hui, par un de ces caprices de la mode qui atteignent et changent la forme des gouvernements, des royautés féminines, des chapeaux et des collèges, bien plus que par les récentes persécutions politiques, lesquelles n'amenèrent qu'un changement de personnel vite rétabli, elle est tombée au niveau d'un séminaire diocésain quelconque. Mais, à cette époque, il en existait peu, soit parmi les congréganistes, soit parmi les laïques, d'aussi florissantes. Outre les fils des familles nobles de la Bretagne, de l'Anjou, de la Vendée, qui formaient le fond de son ordinaire clientèle, la célèbre institution recevait des élèves de toutes les parties de la France bien-pensante. Elle en recevait même de l'étranger catholique, d'Espagne, d'Italie, de Belgique, d'Autriche, où l'impatience des révolutions et la prudence des partis forcèrent jadis les Jésuites de se réfugier, et où ils ont laissé d'inarrachables racines. Cette vogue, ils la tenaient de leur programme d'enseignement, réputé paternel et routinier ; ils la tenaient surtout de leurs principes d'éducation, qui offraient d'exceptionnels avantages et de rares agréments : une éducation de haut ton, religieuse et mondaine à la fois, comme il en faut à de jeunes gentilshommes, nés pour faire figure dans le monde, et y perpétuer les bonnes doctrines et les belles manières. Ce n'était point par hasard que les Jésuites, à leur retour de Brugelette, s'étaient installés, en plein cœur du pays armoricain. Aucun décor de paysage et d'humanité ne leur convenait mieux pour pétrir les cerveaux et manier les âmes. Là, les mœurs du moyen âge sont encore très vivantes, les souvenirs de la chouannerie respectés comme des dogmes. De tous les pays bretons, le taciturne Morbihan est demeuré le plus obstinément breton, par son fatalisme religieux, sa résistance sauvage au progrès moderne, et la poésie, âpre, indiciblement triste de son sol qui livre l'homme, abruti de misères, de superstitions et de fièvres, à l'omnipotente et vorace consolation du prêtre. De ces landes, de ces rocs, de cette terre barbare et souffrante, plantée de pâles calvaires et semée de pierres sacrées, émanent un mysticisme violent, une obsession de légende et d'épopée, bien faits pour impressionner les jeunes âmes délicates, les pénétrer de cette discipline spirituelle, de ce goût du merveilleux et de l'héroïque, qui sont le grand moyen d'action des Jésuites, et par quoi ils rêvent d'établir, sur le monde, leur toute-puissance… Les prospectus de l'établissement – chefs-d'œuvre typographiques – ornés de dessins pieux, de vues affriolantes, de noms sonores, de prières rimées et de certificats hygiéniques, ne tarissaient pas d'éloges sur la supériorité morale du milieu breton, en même temps qu'une description lyrique des paysages et des monuments excitait la passion des archéologues et la curiosité des touristes. Entre de glorieuses évocations de l'histoire locale, de ses luttes, de ses martyres, ces prospectus avertissaient aussi les familles que, par une grâce spéciale, due à la proximité de Sainte-Anne-d'Auray, les miracles n'étaient pas rares, au collège, principalement vers l'époque du baccalauréat, que les élèves prenaient des bains de mer sur une plage bénite, et qu'ils mangeaient de la langouste, une fois par semaine. Devant un tel programme, et malgré la modestie de sa condition, M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, quincaillier à Pervenchères, petite ville du département de l'Orne, osa concevoir l'orgueilleuse pensée d'envoyer, chez les Jésuites de Vannes, son fils Sébastien qui venait d'avoir ses onze ans. Il s'en fut trouver le curé qui approuva chaudement. – Cristi ! Monsieur Roch, c'est une crâne idée… Quand on sort de ces maisons-là, voyez-vous ?… Mazette !… Quand on sort de là !… Puu… ut !… Et, prolongeant en sifflement le son de cette exclamation qui lui était familière, il traça dans l'air, avec son bras, un geste dont l'amplitude embrassait le monde. – Hé ! parbleu !… je le sais bien, acquiesça M. Roch qui répéta, en l'élargissant encore, le geste du curé. Hé ! parbleu !… à qui le dites-vous ?… Oui, mais c'est très cher ; c'est trop cher… – C'est trop cher ?… riposta le curé… Ah ! dame… Écoutez donc… Toute la noblesse, toute l'élite… Ça n'est pas non plus de la petite bière, ça, Monsieur Roch !… Les Jésuites… Bigre ! ne confondons pas, je vous prie, autour avec alentour… Ainsi, moi, j'ai connu un général et deux évêques… Eh bien, ils en venaient… voilà !… Et les marquis, mon cher monsieur, y en a ! y en a !… Vous comprenez, ça se paie, ces choses-là !… – Hé ! parbleu ! Je ne dis pas non… protesta M. Roch, ébloui… Évidemment, ça doit se payer ! Il ajoute, en se rengorgeant : – D'ailleurs où serait le mérite ?… Car enfin, soyons justes… C'est comme moi, Monsieur le curé… Une belle lampe, n'est-ce pas ? je la vends plus cher qu'une vilaine… – Voilà la question ! résuma le curé qui tapota l'épaule de M. Roch à menus coups, affectueux et encourageants… Vous avez, mon cher paroissien, mis le doigt sur la question… Les Jésuites !… Bigre ! ça n'est pas rien ! Longtemps, ils se promenèrent, judicieux et prolixes, sous les tilleuls du presbytère, préparant à Sébastien un avenir splendide. Le soleil gouttelait d'entre les feuilles, sur leurs vêtements et sur les herbes de l'allée. L'air était lourd. Lentement, les mains croisées derrière le dos, ils marchaient, s'arrêtant, tous les cinq pas, très rouges, en sueur, l'âme remplie de rêves grandioses. Un petit chien les suivait qui, derrière eux, trottinait en boitant et tirait la langue. M. Roch répéta : – Quand on a les Jésuites dans sa manche, on est sûr de faire son chemin ! Sur quoi, le curé appuya de son enthousiasme : – Et quel chemin !… Car ce qu'ils ont le bras long, ces messieurs !… On ne peut pas… non, on ne peut pas s'en faire une idée. Et sur un ton de confidence, il murmura d'une voix qui tremblait de respect et d'admiration : – Et puis, vous savez… On dit qu'ils mènent le pape… Tout simplement ! Sébastien, en faveur de qui s'agitaient ces projets merveilleux, était un bel enfant, frais et blond, avec une carnation saine, embue de soleil, de grand air, et des yeux très francs, très doux, dont les prunelles n'avaient jusqu'ici reflété que du bonheur. Il avait la viridité fringante, la grâce élastique des jeunes arbustes qui ont poussé, pleins de sève, dans les terres fertiles ; il avait aussi la candeur introublée de leur végétale vie. À l'école où il allait, depuis cinq ans, il n'avait rien appris, sinon à courir, à jouer, à se faire des muscles et du sang. Ses devoirs bâclés, ses leçons vite retenues, plus vite oubliées, n'étaient qu'un travail mécanique, presque corporel, sans plus d'importance mentale que le saut du mouton ; ils n'avaient développé, en lui, aucune impulsion cérébrale, déterminé aucun phénomène de spirituali- té. Il aimait à se rouler dans l'herbe, grimper aux arbres, guetter le poisson au bord de la rivière, et il ne demandait à la nature que d'être un perpétuel champ de récréation. Son père, absorbé tout le jour par les multiples détails d'un commerce bien achalandé, n'avait pas eu le temps de semer, en cet esprit vierge, les premières semences de la vie intellectuelle. Il n'y songeait pas, aimant mieux, aux heures de loisir, prononcer des discours aux voisins assemblés devant sa boutique. Majestueux et hanté de transcendantales sottises, jamais, du reste, il n'eût consenti à descendre jusqu'aux naïves curiosités d'un enfant. Il faut dire, tout de suite, qu'il eût été l'homme le plus embarrassé du monde, car son ignorance égalait ses prétentions, lesquelles étaient infinies. Un soir d'orage, Sébastien désira savoir ce que c'était que le tonnerre : « C'est le bon Dieu qui n'est pas content », expliqua M. Roch, interloqué par cette brusque question qu'il n'avait pas prévue. À plusieurs autres interrogations qui mettaient, chaque fois, sa science en défaut, il se tirait d'affaire, avec cet invariable aphorisme : « Il y a des connaissances auxquelles un gamin de ton âge ne doit pas être initié. » Sébastien s'en tenait là, ne se sentant pas le goût de fouiller le secret des choses, ni de continuer cette vaine incursion à travers le domaine moral. Et il était retourné à ses jeux, sans en demander plus. À l'âge où le cerveau des enfants est déjà bourré de mensonges sentimentaux, de superstitions, de poésies déprimantes, il eut la chance de ne subir aucune de ces déformations habituelles, qui font partie de ce qu'on appelle l'éducation de la famille. En grandissant, loin de s'étioler, sa peau se colora d'un sang plus vif ; loin de se raidir, ses membres sans cesse en mouvement s'assouplirent, et ses yeux gardèrent cette expression profonde, qui est comme le reflet des grands espaces, et qui met de l'infini au mystérieux regard des bêtes. Mais on disait, dans le pays, que pour le fils d'un homme aussi spirituel, aussi savant, aussi à son aise que M. Roch, il était bien en retard, et que c'était bien malheureux. Le père ne s'en inquiétait pas. Il ne pouvait entrer dans sa pensée qu'un enfant, sorti de sa propre chair, pût mentir à sa naissance et manquer aux destinées brillantes qui l'attendaient. – Comment m'appellé-je ? interrogeait-il parfois, en plongeant dans les yeux de Sébastien un regard dominateur. – Joseph, Hippolyte, Elphège, Roch, répondait l'enfant sur le ton d'une leçon récitée. – Souviens-toi toujours de cela… Aie sans cesse présent à l'esprit mon nom… le nom des Roch… et tout ira bien. Répète un peu. Et d'une voix précipitée, mangeant la moitié des syllabes, le petit Sébastien recommençait : – J'seph… p'lyte… phège Roch ! – Allons… c'est très bien ! complimentait le quincaillier, satisfait d'entendre un nom qu'il trouvait beau et magique comme un talisman. M. Roch habitait, dans la rue de Paris, une maison reconnaissable à ses deux étages, et à son magasin, peint en vert foncé, réchampi de larges filets rouges. Derrière les glaces de la devanture, reluisaient des cuivreries, des lampes en porcelaine, des irrigateurs richement bronzés, dont les tuyaux de caoutchouc, déroulés en guirlandes, formaient avec les bouillottes, les couronnes tombales, les abat-jour dentelés, les soufflets en cuir rouge, cloutés d'or, des motifs de décoration ingénieux et séducteurs. Il tirait grande vanité de cette maison, la seule de la rue qui eût deux étages et fût couverte en ardoise, ainsi que de ce magasin, le seul du pays qui montrât, inscrite sur un fond de marbre noir, une enseigne éblouissante, aux lettres dorées et en relief. Les voisins enviaient l'air de supériorité et de confortable rare que donnaient, à cette habitation luxueuse, la façade, crépie de deux tons de jaune, et les fenêtres, encadrées de moulures historiées, d'une blancheur crue de plâtre neuf. Mais ils en étaient fiers pour la ville. M. Roch n'était point, d'ailleurs, un individu quelconque, et faisait honneur au pays, autant par son caractère que par sa maison. Il jouissait à Pervenchères d'une situation privilégiée. Sa réputation d'homme riche, ses qualités de beau parleur et l'orthodoxie de ses opinions le mettaient audessus de l'état d'un commerçant ordinaire. La bourgeoisie fusionnait avec lui, sans crainte de déchoir, les fonctionnaires les plus importants s'arrêtaient volontiers, au seuil de sa boutique, et causaient avec lui, sur « le pied d'égalité » ; chacun, selon son rang, lui marquait l'amitié la plus cordiale, ou la considération la plus respectueuse. M. Roch était gros et rond, soufflé de graisse rose, avec un crâne tout petit que le front coupait carrément en façade plate et luisante. Le nez, d'une verticalité géométrique, continuait, sans inflexions ni ressauts, entre des joues, sans ombres ni plans, la ligne rigide du front. Un collier de barbe reliait, de sa frange cotonneuse, les deux oreilles, vastes, profondes, inverties et molles comme des fleurs d'arum. Les yeux, enchâssés dans les capsules charnues et trop saillantes des paupières, accusaient des pensées régulières, l'obéissance aux lois, le respect des autorités établies, et je ne sais quelle stupidité animale, tranquille, souveraine, qui s'élevait parfois jusqu'à la noblesse. Ce calme bovin, cette majesté lourde de ruminant en imposaient beaucoup aux gens qui croyaient y reconnaître tous les caractères de la race, de la dignité et de la force. Mais ce qui lui conciliait, mieux encore que ces avantages physiques, l'universelle estime, c'est que, opiniâtre liseur de journaux et de livres juridiques, il expliquait des choses, répétait, en les dénaturant, des phrases pompeuses, que ni lui, ni personne ne comprenait, et qui laissaient néanmoins, dans l'esprit des auditeurs, une impression de gêne admirative. Sa conversation avec le curé l'avait fort excité. Toute la journée, il demeura plus grave que de coutume, plus préoccupé, distrait de sa besogne par une foule de pensées tumultueuses qui se livraient dans son crâne à de trop rudes combats. Le soir, après le dîner, il retint, longtemps, auprès de lui, le petit Sébastien qu'il observait à la dérobée, d'un air profond, sans lui parler de rien. Il dit seulement le lendemain, à quelques clients notables, sur un ton de confidence : « Peut-être se passera-t-il, ici, bientôt, un événement important. Attendez-vous à une grosse nouvelle. » Si bien que, rentrés chez eux, les gens intrigués se livraient aux plus improbables conjectures. De maison en maison, le bruit courut que M. Roch allait se remarier. Il fut obligé de dissiper cette erreur flatteuse, et de mettre Pervenchères au courant de ses projets. D'ailleurs, quoiqu'il aimât à accaparer la curiosité publique par de petits mystères ingénieux, qui amenaient des commentaires et des discussions sur sa personne, il n'était point homme à garder, de longs jours, un secret dont il pouvait tirer un hommage direct et prompt. Mais il ajouta : – C'est un simple projet… il n'y a rien de fait encore… Je réfléchis, je pèse, je compare. Deux raisons puissantes l'encourageaient dans le choix dispendieux qu'il avait fait du collège de Vannes : l'intérêt de Sébastien qui recevrait là une instruction « cossue », et ne pouvait manquer d'être façonné à de grandes choses ; sa propre vanité, surtout, qui serait délicieusement caressée, quand on dirait, en parlant de lui : « C'est le père du petit jeune homme qui est aux Jésuites. » Il accomplissait un devoir, plus qu'un devoir, un sacrifice dont il entendait bien écraser son fils, et se parer aux yeux de tous. En même temps, il augmentait notablement sa considération locale. C'était tentant. Cela méritait aussi de graves, de longues réflexions, car M. Roch ne pouvait jamais se résigner à prendre un parti avec simplicité. Il fallait qu'il tournât et retournât les choses sous toutes leurs faces, qu'il les étudiât sous tous leurs angles, et que, finalement, il se perdît dans une série de complications absurdes, lointaines, inextricables, tout à fait étrangères au sujet. Quoiqu'il connût, à un centime près, sa fortune, il voulut établir sa caisse à nouveau, repasser ses inventaires, vérifier minutieusement l'état de ses revenus. Il fit des comptes, équilibra des budgets, se posa des objections irréfutables, les réfuta par d'irréfutables raisonnements. Et ce furent les paroles du curé, qui toujours résonnaient à ses oreilles : « Et les marquis !… Y en a ! Y en a ! », bien plus que la bonne situation de ses affaires, qui achevèrent de le décider. En écrivant au Père recteur du collège de Vannes, il lui sembla qu'il entrait de plainpied dans l'armorial de France. Mais ce n'était point aussi facile qu'il l'avait tout d'abord supposé, et son amour-propre fut soumis à de dures épreuves. Les Révérends Pères, en pleine vogue, obligés, chaque vacance, d'agrandir leur établissement, se montraient sévères dans le choix des élèves, et quelque peu dégoûtés. En principe, ils n'admettaient à l'internat que les fils de nobles et de ceux-là dont la position sociale pût faire honneur à leur palmarès. Pour le reste, pour le menu fretin des bourgeoisies obscures et mal rentées, ils demandaient à réfléchir ; après quoi, ayant réfléchi, ils ne demandaient, le plus souvent, qu'à s'abstenir, sauf, bien entendu, lorsqu'on leur présentait un petit prodige, qu'ils s'attribuaient généreusement, en vue des prospectus à venir. M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch – bien qu'il passât pour riche, à Pervenchères – n'était point dans le cas des privilégiés de la fortune, des hors concours de la naissance ; quoique marguillier, il était notoirement classé « parmi le reste » ; et Sébastien n'annonçait, en rien, un prodige. Une première année, les Jésuites opposèrent aux démarches réitérées de M. Roch des objections spécieuses et polies… l'encombrement… l'extrême jeunesse de l'élève… et toute la série dilatoire des : « Ne craignait-il pas ? »… Ce fut une cruelle déception pour le vaniteux quincaillier. Si les Jésuites refusaient de prendre son fils, qu'allait-on penser de lui, à Pervenchères ? Sa situation s'en trouverait sûrement diminuée. Déjà il croyait reconnaître des regards ironi- ques dans les yeux de ses amis, qui lui demandaient : « Hé bien !… Vous gardez donc Sébastien ? » Il faisait bonne contenance, et répondait : « Vous savez, ce n'est qu'un projet… Il n'y a rien de fait encore. Je réfléchis, je pèse, je compare… Et puis les Jésuites !… Hé !… Hé !… Je me tâte… J'ai peur qu'on exagère… Là, vraiment, n'exagère-t-on pas ? » Mais il avait la mort dans l'âme. Il est probable que le pauvre Sébastien en eût été réduit à pomper la vie intellectuelle aux vulgaires et coriaces tétines des séminaires diocésains, ou des lycées départementaux, si, son père, en des lettres mémorables, ne s'était vigoureusement réclamé de la glorieuse histoire de sa famille, sous la Révolution. Il expliqua, qu'en 1786, le comte du Plessis-Boutoir, dont le vaste domaine occupait tout le pays de Pervenchères et les communes circonvoisines, voulant être agréable à Dieu, ainsi que l'atteste une plaque commémorative de marbre noir, restaura de ses deniers l'église paroissiale, construction romane du douzième siècle, connue pour le beau tympan sculpté de sa porte et l'admirable ordonnance de ses arcatures. Le comte amena de Paris des tailleurs de pierre, parmi lesquels se trouvait un jeune homme, du nom de Jean Roch, originaire de Montpellier, et, d'après des probabilités flatteuses, mais malheureusement non établies, descendant de saint Roch qui vécut et mourut en cette ville. Ce Jean Roch fut, à n'en pas douter, un ouvrier d'un rare mérite. On lui doit la réfection de deux chapiteaux représentant le massacre des Innocents, et celle des animaux symboliques qui ornent le portail. Il s'installa dans le pays, s'y maria, car c'était un homme rangé, fonda la dynastie actuelle des Roch, exécuta divers travaux importants, entre autres le chœur de la chapelle de la Vierge, qu'on peut voir au couvent des Dames de l'Éducation chrétienne, et qui est considéré, par les connaisseurs, comme une merveille d'art. En 1793, les révolutionnaires, armé de pioches et de torches enflammées, tentèrent de démolir l'église que Jean Roch, soutenu par quelques compagnons seulement, défendit. Capturé, tout sanglant, après une lutte héroïque, les bandits l'attachèrent à califourchon sur un âne, le visage tourné vers la croupe et, dans la main, la queue de l'animal, en guise de cierge. Ensuite, ils le lâchèrent, lui et son âne, à travers les rues, où tous les deux furent massacrés à coups de bâton. Et M. Roch, rappelant chaque détail de la tragique mort de cet ancêtre martyr, qu'il comparait à Louis XVI, à la princesse de Lamballe, à Marie-Antoinette, suppliait les Jésuites d'avoir égard à de « tels antécédents et références » qui lui constituaient une véritable noblesse. Il expliqua encore que, si Jean Roch n'avait point été supplicié en pleine vigueur de talent – ce dont il était loin de se plaindre, d'ailleurs –, Robert-Hippolyte-Elphège Roch, son fils, fondateur de la maison de quincaillerie, et Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, le soussigné, son petit-fils, qui continua le commerce, n'eussent point végété en d'obscurs métiers, où ils s'étaient efforcés, toutefois, par leur probité, leur amour de Dieu, leur fidélité aux anciennes croyances, de glorifier les traditions de l'aïeul vénéré. Et ce fut l'histoire de sa propre existence, contée avec des amertumes grandioses et des navrements comiques : les aspirations de sa jeunesse, étouffées par un père très pieux, il est vrai, mais avare et borné ; ses résignations dans un travail indigne de lui ; les courtes joies de son mariage ; les douleurs de son veuvage ; l'effroi de ses responsabilités paternelles ; enfin l'espérance – qu'un refus détruirait – de voir revivre, en son fils, les nobles ambitions défuntes, les beaux rêves envolés, car M. Roch avait rêvé d'être fonctionnaire. Ces récits, ces supplications, coupés de parenthèses, et noyés en une incroyable phraséologie, vainquirent les primitives répugnances des bons Pères, qui consentirent enfin l'année suivante, à se charger de l'éducation de Sébastien. Le matin qu'il en eut la nouvelle, M. Roch éprouva une des plus fortes joies de sa vie. Mais il avait la joie austère. Chez cet homme grave, si grave que personne ne pouvait se vanter de l'avoir vu rire ou sourire, la joie ne se manifestait que par un redoublement de gravité, et une particulière contraction de la bouche qui lui donnait l'air de pleurer. Il commença par sortir dans la rue, la tête haute, s'arrêta de porte en porte, éblouissant les voisins de ses racontars sentencieux, de ses savantes exégèses sur la Société de Jésus. Les bouches étaient béantes d'étonnement respectueux. On l'entoura, fier de l'entendre discourir sur saint Ignace de Loyola, dont il parlait comme s'il l'eût connu familièrement. Et c'est escorté d'amis nombreux qu'il se rendit d'abord au presbytère, où s'échangèrent d'interminables congratulations, puis chez sa sœur, Mlle Rosalie Roch, vieille fille, paralysée des deux jambes, acariâtre, méchante, avec laquelle il se disputa plus que de coutume, en raison de l'heureux événement qu'il lui annonçait. – Oui ! je te reconnais bien là, cria-t-elle… Toujours péter plus haut que le derrière !… Eh bien, je te le dis, tu feras le malheur de ton fils, avec tes bêtes d'idées !… – Taisez-vous, vieille sotte !… Vous ne savez pas ce que vous dites !… D'abord, pour parler comme vous faites, savezvous ce que c'est que les Jésuites ?… où donc auriez-vous appris cela ?… Eh bien, demandez-le au curé ; il le sait peut-être mieux que vous, lui !… Le curé vous dira que les Jésuites sont une puissance, il vous dira qu'ils mènent le pape… – Mais tu ne vois donc pas, pauvre imbécile, que c'est pour se moquer de toi qu'on te met ces stupidités dans la tête… D'abord tu es donc bien riche ? Où donc as-tu volé tout cet argent ? – Cet argent ?… Et M. Roch se redressa, la taille plus haute, le verbe plus grave. – Cet argent !… prononça-t-il avec lenteur… Je l'ai gagné par mon travail, par mon in-tel-li-gen-ce !… par mon in-tel-ligen-ce !… entendez-vous ? De retour en sa boutique, ayant retiré son habit et passé le tablier de travail en cotonnade grise, il appela Sébastien à qui, tout en triant des pitons de cuivre, il adressa un discours pompeux. M. Roch, naturellement éloquent et dédaigneux des familiarités de la conversation, ne s'exprimait jamais que par solennelles harangues. – Écoute-moi, ordonna-t-il… et retiens bien ce que je vais te dire, car nous touchons à une heure grave de ta vie… une heure décisive… ce que j'appelle… Écoute-moi bien… Il était plus majestueux qu'à l'ordinaire, sur ce fond sombre de magasin, rempli de ferrailles, où des marmites bombaient leurs ventres noirs, où des casseroles de cuivre luisaient, l'auréolant parfois de leur ronde clarté ménagère… Et l'ampleur de ses gestes interrompant le triage des pitons, faisait bouffer sa chemise, dans l'intervalle du gilet au pantalon. – Je ne t'ai pas mis au courant des négociations entamées entre les Révérends Pères Jésuites de Vannes et moi, débutatil… Il y a des choses auxquelles un enfant de ton âge ne doit pas être initié… Ces négociations… Il appuyait sur ce mot qui l'ennoblissait à ses propres yeux, qui lui attribuait l'importance d'un diplomate traitant une question de paix ou de guerre… Et sa voix faisait un bruit de gargarisme qu'il prenait plaisir à prolonger en le modulant. – Ces négociations… difficiles… parfois douloureuses… sont heureusement terminées. Dès à présent tu peux te considérer comme appartenant au collège Saint-François-Xavier… Ce collège que j'ai choisi entre tous est situé au chef-lieu du Morbi- han… Peut-être ne sais-tu pas où se trouve le Morbihan ? Il se trouve en Bretagne, le pays par excellence !… Grâce à moi, tu vas être élevé avec la fleur de la jeunesse française… Il est même probable, si mes renseignements sont exacts, que tu auras pour compagnons des fils de princes… Tu ne verras autour de toi que les grands exemples de la richesse héréditaire et de l'illustration nationale, si j'ose m'exprimer ainsi… Cela, mon enfant, n'est pas donné à tout le monde, et crée des devoirs importants, ce que j'appelle… En outre, sais-tu qu'un Jésuite – le moindre des Jésuites – c'est presque un évêque ?… Il n'en a pas le titre, j'en conviens, mais il en a la puissance, et, m'est-il permis de le dire… la distinction… Quant aux Jésuites, considérés comme ensemble, un mot suffira… Ils mènent le pape… J'ignore si je me fais bien comprendre ?… si tu te rends compte exactement de ce que sont les Jésuites ?… Oui, n'est-ce pas ?… Eh bien, tâche par ton application au travail, par ta soumission, ta piété, ta conduite en général, tâche de mériter le grand honneur auquel tu es appelé… N'oublie pas surtout les sacrifices énormes que je fais pour ton éducation… et remercie le ciel d'avoir un père tel que je suis… Car je me saigne aux quatre membres… Et, délaissant les pitons, il montra de quatre chiquenaudes rapides, ses deux bras, ses deux jambes. – Aux quatre membres, ce que j'appelle !… Après une pause de quelques minutes où il triompha de l'air ahuri de son fils, il poursuivit lentement, avec de nouvelles modulations. – Aujourd'hui même, je vais m'occuper de ton trousseau, avec la mère Cébron… Il te faut un trousseau convenable, car, en principe, je ne veux pas t'exposer à rougir devant tes nouveaux camarades… et je comprends que, portant mon nom – le nom des Roch – et vivant dans une société d'élite, dans un monde essentiellement aristocratique, je comprends que tu doi- ves représenter… Nous chercherons, la mère Cébron et moi, dans mes anciennes hardes, celles qui, remises à ta taille, pourront te faire le plus d'honneur et le plus d'usage. Applique-toi à être aisé dans tes manières et soigneux… L'élégance va bien avec le bon ordre… Ainsi, moi, j'ai encore mon habit de mariage… Ta pauvre mère ! S'étant attendri juste le temps qu'il fallait pour couper d'une note émue l'insolite longueur de son discours, il recommença de trier les pitons, de ressasser les conseils, insistant de préférence sur ses hautes qualités et ses paternelles vertus. Sébastien n'écoutait plus. Il ne savait ce qu'il ressentait : quelque chose comme un accablement et aussi comme un déchirement, dont l'intense douleur le laissait bouche béante, et mains cramponnées au rebord du comptoir. Certes, il connaissait de longue date l'éloquence de son père. Elle lui avait toujours semblé un bruit naturel. Jamais il n'y avait prêté plus d'attention qu'au ronflement du vent dans les arbres, ou bien au gouglou de l'eau, coulant sans cesse, par le robinet de la fontaine municipale. Aujourd'hui, cela tombait sur son corps avec des craquements d'avalanche, des heurts de rochers roulés, des lourdeurs de trombes, des fracas de tonnerre qui l'aveuglaient, l'étourdissaient, lui donnaient l'intolérable impression d'une chute dans un gouffre, d'une dégringolade dans des escaliers sans fin. Son regard, affolé de vertige, allait du ventre de M. Roch, énorme et menaçant sous le tablier de cotonnade, aux ventres menus des marmites de fonte, rangées sur le rayon du haut, près du plafond, qui paraissaient rouler sur leurs trépieds, et lâcher, elles aussi, de furieux borborygmes. Et les disques rouges des casseroles de cuivre, où dansaient des reflets capricants, prenaient d'impossibles aspects d'astres exaspérés. Quand il fut à bout de phrases et à bout de pitons, M. Roch conclut ainsi : – C'est pourquoi, mon enfant, jusqu'au jour de ton départ, il est nécessaire de briser là toute espèce de relations avec tes camarades d'ici… Je ne prétends point qu'on doive être fier avec les petits, mais il existe en toutes choses des limites… Et la société impose à ses membres des hiérarchies qu'il est dangereux de transgresser… Ces méchants gamins, pour la plupart fils de pauvres et de simples ouvriers – je ne les blâme pas, remarque bien, je constate seulement – ne sont plus de ton rang. Entre eux et toi, désormais, il y a un abîme… Saisis-tu bien la portée de mes paroles ?… Un abîme, ce que j'appelle ! Pour figurer l'abîme, il mesurait la largeur du comptoir qui le séparait de Sébastien, et il répétait en élevant la voix : – Un abîme ! Comprends-moi, Sébastien… un infranchissable abîme !… Que diable ! Où en serait un pays sans aristocratie ? M. Roch grimpa sur un escabeau, tira successivement plusieurs cases numérotées, remplies de cadenas, et, tandis qu'il les comparait l'un à l'autre, qu'il faisait jouer leurs serrures rouillées, il soupira mélancoliquement : – Ah ! je t'envie !… Tu es bien petit pourtant, et tu ne sais rien… Eh bien, je t'envie tout de même… Où ne serais-je pas arrivé, moi ?… moi ?… si j'avais eu un père comme le tien !… Tu en es, toi, maintenant, de cette aristocratie… Tu peux arriver, à tout, à tout !… Et moi !… moi !… quel avenir gâché ! quel… tra. – Voilà ! voilà ! fit M. Roch qui, prestement, redescendit de son escabeau, en même temps que des hauteurs idéales où sa noble imagination promenait de très vagues, de très immenses rêves de gloire à jamais perdue ! À ce moment, la porte de la boutique s'ouvrit : un client en- Malgré ces hautes leçons et ces brillantes promesses, Sébastien ne se sentit ni fier, ni heureux. Il était abasourdi. Des successifs discours de son père, de cet amas de phrases incohérentes et discordes, il ne retenait qu'une chose positive : il lui fallait quitter le pays, partir pour un inconnu que ni les Jésuites, ni les fils de princes, ni les immémoriales redingotes dont la mère Cébron allait l'affubler, ne parvenaient à rendre attrayant, ni même explicable. Au contraire, sa naturelle méfiance de petite bête sauvage le peuplait de mille dangers, de mille devoirs confus, trop lourds pour lui. Jusqu'ici, il avait poussé librement dans le soleil, la pluie, le vent, la neige, en pleine activité physique, sans penser à rien, sans concevoir un autre pays que le sien, une autre maison que la sienne, un autre air que celui qu'il respirait. Jamais il ne s'était bien familiarisé avec l'idée du collège, ou, plutôt, jamais il n'y avait songé sérieusement. Entre l'école et le collège, il n'établissait pas d'autres rapports que celui-ci. L'école était pour les petits, le collège pour les grands, les bien plus grands que lui, et il ne se disait pas qu'il grandirait un jour. Lorsque son père en parlait, cela lui semblait tellement lointain, si vague, que son esprit, sensible seulement aux formes immédiates et présentes, ne s'y arrêtait pas, mais devant la menace prochaine, devant la date implacable, il frissonnait. Il redoutait maintenant, à l'égal d'une catastrophe, cette séparation de lui-même, avec tout ce dont il avait l'accoutumance. Il ne comprenait pas, non plus, pourquoi on exigeait de lui qu'il sacrifiât ses camaraderies de la petite enfance à il ne savait quelle mystérieuse et soudaine nécessité ; en ce moment surtout, déjà bien assez pénible, où il éprouvait le besoin d'une protection, d'un resserrement plus intime avec les choses plus amies et les êtres plus chéris. Cela le rendit très triste et très tendre. Le cœur bien gros, il se retira dans l'arrière-boutique, qui servait de salle à manger, et où il avait coutume, entre les heures de l'école, d'apprendre ses leçons et de préparer ses devoirs. C'était une pièce sombre que le soleil n'avait jamais visitée. Sa vue le glaça comme s'il y entrait pour la première fois ; et, sur le seuil, il hésita, étonné de ces objets, de ces meubles, au milieu desquels il avait vécu et qu'il ne reconnaissait plus, tant ils paraissaient avoir revêtu des aspects de brusque laideur, un air d'hostilité renfrognée, par quoi il se trouvait tout déconcerté. La table, recouverte d'un tapis de toile cirée, sur lequel étaient imprimées, par ordre chronologique et en rond « les ressemblances » de tous les rois de France, avec leur généalogie, la date de leur avènement et de leur mort, occupait le centre de la pièce. « On s'instruit en mangeant », disait M. Roch qui, la bouche pleine, souvent jetait, dans le froid silence des repas, les retentissants noms de Clotaire, de Clovis, de Pharamond, aussitôt suivis d'un geste qui les ponctuait de points d'exclamation. Çà et là, des chaises de paille ; un dressoir de noyer, garni de vaisselle ébréchée, faisait face à une vieille armoire normande. Chaque chose, maintenant, renvoyait à Sébastien l'image de son père, avilie par un ridicule ; il ne se mêlait plus à tout cela que des révélations de scènes grotesques et diminuantes. Le long des murs tapissés de papier vert, en maint endroit pourri par l'humidité, s'étalaient des portraits au daguerréotype de M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, en des attitudes diverses, toutes plus oratoires et augustes les unes que les autres. Sébastien le revoyait s'arrêter complaisamment devant chacun d'eux, les comparer, reprendre les poses et soupirer, en haussant les épaules : « On dit que je ressemble à Louis-Philippe !… Il a eu plus de chance que moi, voilà tout ! » Il le revoyait allumer, chaque soir, avec les mêmes précautions méthodiques et les mêmes soins de maniaque, la suspension de zinc dédoré qu'un client lui avait laissée pour compte, jadis : aventure dont il gardait une inoubliable rancune, que, depuis dix ans, il narrait toujours, de la même façon indignée, répétant : « Oser prétendre que c'était de la camelote ! Comme si cela était croyable qu'un Roch pût vendre de la camelote !… De la camelote !… moi !… » Et il prenait à témoin le solide mécanisme de la lampe, la douceur des chaînettes, la résistance du fumivore, l'opinion de ses compa- triotes. C'était aussi, sur la cheminée, entre deux vases bleus, gagnés à des loteries foraines, la photographie de sa mère que Sébastien n'avait pas connue ; une jeune femme frêle, un peu raide, le visage presque effacé, les tempes ornées de longs repentirs, et tenant à la main, du bout des doigts, en un mouvement maniéré, son mouchoir de dentelles. Et il entendait son père redire quotidiennement : « Il faudra que je remonte ta pauvre mère dans ma chambre, et que je mette, à sa place, une pendule ! » Tout cela qu'il revivait en cette minute précise, l'âme affadie d'ennuis, de désenchantements, de dégoûts, tout cela était enveloppé par la morne clarté du dehors, taché par les reflets sales des carreaux de brique qui dallaient ce sombre réduit. Sébastien dirigea ses yeux vers la fenêtre, comme pour y chercher une échappée de ciel. La fenêtre, unique et sans rideaux, s'ouvrait sur une étroite cour, et le regard se cognait aux murs des maisons voisines, crasseux, purulents, écaillés de lèpres verdâtres, fendillés de suintantes lézardes, percés d'ignobles jours de souffrance, par où se devinaient vaguement des pauvretés entassées et de vermiculaires ordures. Sans cesse, des tuyaux dégorgeaient des eaux pourries ; des bouches noires vomissaient des puanteurs, s'écoulant vers un caniveau commun, entre des amas de vieille ferraille et des débris de toutes sortes. Ce repoussant spectacle, cette lumière louche, aux sordides pâleurs, et jusques à cette vulgarité, cette inintimité des choses familiales, qui lui arrivaient, dépouillées du voile de l'habitude, en formes désolantes et nues, changèrent rapidement l'état de son âme. Sans qu'il en eût conscience, l'incohérent discours de son père, les Jésuites, les fils du prince éveillèrent en lui le rêve d'un au-delà, remuèrent des imaginations latentes qui, peu à peu, se dégageaient devant l'horreur de la réalité révélée. À la pensée qu'il avait pu demeurer là, toute sa vie, parmi ces gluantes ombres, à regarder les murs hideux qui lui dérobaient la joie du ciel, une mélancolie rétrospective l'envahit. Oubliant le passé d'insouciance tranquille, il se persuada qu'il avait été infiniment malheureux, et que ce qu'il souffrait, à cette heure, il l'avait toujours souffert. Tandis qu'il végétait, misérable, à d'autres étaient réservées des joies, des beautés, des magnificences. Il savait maintenant – son père le lui avait dit, avec quel accent de certitude, d'admiration ! – qu'il n'avait qu'à allonger le bras, pour les étreindre lui aussi. Le collège ne l'effraya plus. Il se surprit même à désirer cet inconnu, qui le troublait encore, mais voluptueusement, comme l'incertaine approche d'une vague délivrance. Sébastien s'assit auprès de la table, le dos tourné à la fenêtre, ouvrit un livre de classe qu'il ne lut point, et, la tête dans les mains, les yeux très graves, lointains et songeurs, il rêva longtemps à d'autres ciels, à d'autres compagnons, à d'autres maîtres. Graduellement, tous les objets de l'arrière-boutique, la cour, les murs, se reculèrent, s'effacèrent ainsi que s'effacent et se reculent les choses ambiantes, dans l'engourdissement du demi-sommeil, et l'enfant se vit transporté en une contrée de lumière, dans une sorte de féerique palais, à travers des nefs spacieuses et des colonnades où des êtres charmants et bons venaient vers lui, vêtus de longues robes brillantes qui faisaient, en glissant, un doux bruissement de soie, cependant que, sur les vitres brouillées de la porte qui séparait la salle à manger du magasin, se mouvait ironiquement l'ombre démesurée de son père. Les jours passèrent, pleins d'anxiétés différentes. Sébastien restait à la maison et ne sortait qu'accompagné de M. Roch, qui veillait scrupuleusement à ce qu'aucun des camarades de son fils ne pénétrât près de lui : « Les Jésuites ne veulent pas… Allez-vous-en ! » leur criait-il, lorsque, surpris de ne plus rencontrer nulle part Sébastien, ils venaient le relancer jusque dans la boutique. L'apprenti, un gamin de quinze ans, eut l'ordre de ne plus tutoyer le fils du patron et de lui prodiguer les plus grands respects : « Tu l'appelleras, dorénavant, monsieur Sébastien. La situation n'est plus la même », expliqua le quincaillier. Lui-même avait jugé nécessaire et digne de mettre plus de hauteur dans ses relations avec les voisins, de les tenir à distance, sans toutefois les priver du régal quotidien de sa conversation. Au contraire, de jour en jour, son éloquence grandissait, s'exubérait. En même temps, il redoublait de conseils mille fois rabâchés, d'aphorismes saugrenus, de raisonnements magistraux, qui jetaient l'enfant dans des ahurissements profonds. Excédé de l'entendre répéter à tout propos : « Je ne sais si je me fais bien comprendre ? Saisis-tu bien toute la portée de mes paroles ? », les promenades, les visites, les tête-à-tête plus fréquents devenaient pour Sébastien un intolérable supplice ; et, afin d'y échapper, il souhaitait ardemment que vînt l'heure du départ. Mais seul, en sa chambrette, le soir, parmi ces riens familiers qui l'entouraient, auxquels il rattachait des souvenirs naïfs et précieux, la terreur du collège le reprenait, et il eût voulu qu'elle n'arrivât jamais, cette heure brutale où il lui faudrait dire adieu à tout cela qui était partie intégrante de lui-même, moitié de sa chair, moitié de son âme. Ce qui lui faisait mal, plus encore que ces douloureuses alternatives, c'était de penser. L'inquiétude, maintenant, tenaillait son être tout entier, depuis que la réflexion s'installait en son cerveau. En lui infusant la semence d'une vie nouvelle, ce brusque viol de sa virginité intellectuelle lui infusait aussi le germe de la souffrance humaine. La paix de sa conscience était détruite, ses sens perdaient de la simplicité de leurs perceptions. Le moindre mot, le moindre objet, le moindre fait, autrefois sans signification morale, sans prolongements intérieurs, ouvraient à son esprit, par déchirements aigus, successifs, des horizons indéfinis et redoutables. Des questions de toute nature, grosses de mystères, se dressaient devant lui, trop faible pour les étreindre ; et il voyait confusément, au-dessus des limbes de son enfance physique, remuer des rudiments d'idées, s'agiter des formes embryonnaires de la vie sociale, fonctionner tout un appareil inexpliqué, discordant, de lois, de devoirs, de hiérarchies, de relativités, s'embranchant l'un sur l'autre, mis en mouvement par une multitude d'engrenages, dans lesquels sa frêle personnalité serait infailliblement prise et broyée. En attendant, cela lui causait des maux de tête violents, exacerbait jusqu'à l'ébranlement nerveux le fragile organisme de sa sensibilité. La maison contiguë au magasin de quincaillerie appartenait aussi à M. Roch. Le bureau de la poste l'occupait, et la titulaire, Mme Lecautel, veuve d'un général, mort alcoolique et fou, disait-on, passait pour une femme instruite, supérieure. Sa personne, maigre et longue, d'aspect triste, souffrant sous le deuil perpétuel des robes noires, révélait, en effet, une distinction inhabituelle aux dames du pays et suscitait des sympathies respectueuses et cancanières, comme on en accorde aux être tombés d'une situation brillante dans le malheur. Elle avait une fille, Marguerite, du même âge que Sébastien ; et les deux enfants s'étaient liés d'amitié assez vive. M. Roch, fier de cette relation pour son fils, l'encourageait dans ses visites. Lui-même s'ingéniait à entourer d'égards fatigants et d'obsédantes politesses, Mme Lecautel, qu'il appelait galamment : « ma belle locataire » ; ce qui ne l'empêchait pas, du reste, de refuser toutes les réparations qu'elle lui demandait. De son côté, Mme Lecautel, sentant l'abandon moral de ce gentil enfant, réservé et silencieux, s'était pris d'intérêt pour lui, et le recevait maternellement. Il fut convenu que, tous les jeudis et tous les dimanches, il viendrait passer, chez elle, quelques heures. Souvent, par les beaux temps, son bureau fermé, elle l'emmenait à la promenade, avec sa fille. Dans ces moments de crise, Sébastien éprouva un soulagement véritable, à la société de sa petite amie, Marguerite. Un instant de protection plus tendre, la chaleur d'une atmosphère plus douce, le poussèrent, plus fort, vers elle. Ce n'était point qu'il parlât, qu'il se confiât davantage. Il était trop timide pour cela. D'ailleurs, il n'aurait su que dire, il n'aurait su quoi exprimer, en ce tumulte de sensations brouillées, de chagrins vagues, qui grondait en lui. Mais la seule vue de Marguerite le rassérénait. Près d'elle, son cœur s'apaisait ; sa tête endolorie redeve- nait plus calme. Peu à peu, il se remettait à la joie de ne plus penser à rien. Elle était charmante de câlineries inventives. Deux grands yeux noirs, trop brillants, trop humides, toujours cernés de bleu, éclairaient sa jolie figure d'une lumière d'amour précoce et profonde. Ses manières non plus n'étaient pas d'une petite fille, bien que son langage fût demeuré enfantin, et qu'il contrastât avec la grâce, savante, presque perverse qui émanait d'elle, une grâce de sexe épanoui, trop tôt, en ardente et maladive fleur. Depuis qu'elle avait appris qu'il devait partir, elle se faisait plus empressée auprès de lui, plus audacieuse de gestes et de caresses. Elle parlait, parlait, s'étourdissait à dire des riens qui emplissaient d'aise son jeune ami. Ensuite, elle le regardait de ses grands yeux possesseurs, qui allaient éveiller, au fond de l'âme de Sébastien, un sentiment obscur encore, mais puissant, si puissant que cela montait en lui, avec des sursauts et des heurts, s'agitait comme de la vie prisonnière qui veut sortir de l'ombre ; et il en avait parfois la poitrine haletante et la gorge sèche. Le torse cambré ou bien ondulant sous le sarrau noir froncé de mille plis, elle s'approchait de lui, avec des mouvements de joli animal, lissait ses cheveux mal peignés, de sa main très longue, maigre et déjà veinée de bleu, arrangeait le nœud de sa cravate défaite. Les petits doigts couraient sur sa peau, légers, souples, brûlants comme des ailes de flamme, semblaient multiplier leurs frôlements, qui le laissaient presque défaillant de terreur et de joie. Il se sentait vivre en elle réellement. Si intime, si magnétique était la pénétration de sa vie à lui, dans sa vie à elle, que bien souvent, lorsqu'elle se cognait à l'angle d'un meuble, et se piquait les doigts à la pointe d'une aiguille, il éprouvait immédiatement la douleur physique de ce choc et de cette piqûre. – Est-ce qu'il y aura des petites filles dans le collège où tu vas, dis ? demandait-elle. – Oh ! non. – Je voudrais bien aller avec toi, être toujours avec toi !… Et les prunelles agrandies, plus brillantes : – Alors, il y a beaucoup de petits garçons… rien que de petits garçons… comme toi – gentils comme toi ?… – Oh ! oui. – Que ça doit être amusant !… Comme j'aimerais ça, moi, le collège ! Tout d'un coup, elle courait, auprès de sa mère, la figure striée de grimaces nerveuses, pleurant : – Maman !… maman !… Je voudrais aller avec lui… je voudrais… De ces heures trop brèves, passées au contact de cette étrange enfant, Sébastien rapportait une chaleur prompte à s'évaporer, dès qu'il se retrouvait avec son père, ou seul, dans le froid de l'arrière-boutique. C'étaient aussi des appréhensions angoissantes de cette farouche Bretagne, de ce pays mystérieux des légendes, dont M. Roch, en guise d'études préparatoires, l'obligeait à lire des récits très sombres et terribles. Les âpres paysages, les mers tragiques, les vieux châteaux hantés, les mauvaises fées planant au-dessus des étangs nocturnes, les naufrageurs tordant leurs chevelures calibanesques sur les grèves hurlantes, tout ce fantastique de mélodrame se combinait, en sa pensée, avec les divagations paternelles, qui lui donnaient des Jésuites et de leur collège une surhumaine et fulgurante image. Jamais il ne pourrait s'habituer à vivre en un tel milieu, en contact journalier avec des êtres si loin de lui, dont le plus humble rayonnait de « l'insoutenable éclat des évêques ». Et, renchérissant sur les hyperboliques comparaisons de M. Roch, il se représentait alors les Jésuites, dans des embrasements ecclésiaux, vêtus d'orfroi, auréolés d'encens, révérés comme des papes, inabordables comme des dieux. Tiraillé sans cesse, entre des craintes vagues et des espérances chimériques, privé de ses camarades, la seule joie qui l'eût aidé à travers les difficiles heures de l'attente, énervé par les quotidiens essayages de la mère Cébron, abruti par les prêches de son père, il se trouvait infiniment malheureux. Hormis le jeudi et le dimanche, il ne savait que faire de ses longues journées. Plus de jeux à la marelle, sur la grand-place ; plus de vagabondages à travers champs, le long des haies chantantes et fleuries, ou bien au bord de la rivière, lorsqu'il suivait les jeteurs d'épervier, et que, les bras nus, ses culottes retroussées au-dessus des genoux, il soulevait, dans les endroits peu profonds, les pierres sous lesquelles dorment les écrevisses. Quel crève-cœur, pour lui, que d'entendre de sa chambre, ou du fond de l'arrière-boutique, les cris connus de ses camarades, partant en maraude, qui semblaient l'appeler ! Parfois, il se réfugiait au jardin, situé en dehors du bourg, près du cimetière. Là non plus, il ne pouvait goûter un seul instant le repos cherché. L'absence des belles fleurs, des arbres ombreux, l'ennuyeux dessin des plates-bandes, l'absurdité des ornementations artificielles que la fantaisie horticole du quincaillier avait prodiguées partout, lui rappelaient involontairement les lourdes apostrophes, les écrasantes prosopopées, l'incontinence, l'incohérence de cette rhétorique, à laquelle il avait cru se soustraire et qu'il retrouvait décuplée dans le silence des choses. Et puis le voisinage des cyprès, dont les cônes noirâtres dépassaient les murs, les croix funèbres, montrant çà et là leurs bras chargés de couronnes, ajoutaient, à cette obsession domestique, un malaise aigu. Après avoir fait deux fois le tour des allées, entre les bordures de buis que décoraient des coques d'escargot, peintes de couleurs vives et figurant alternativement des losanges et les initiales J. R. emmêlées, il rentrait plus mécontent, plus perplexe, en proie à de pénibles dégoûts. Chaque jour, après le déjeuner, il allait aussi chez sa tante Rosalie : un autre supplice auquel le condamnait son père. Étendue dans un fauteuil à roulettes, près de la fenêtre, un ouvrage de tricot en ses mains, la vieille fille occupait toutes les heures de son existence sédentaire à dire du mal des gens, à faire souffrir sa bonne qu'elle s'était attachée par des promesses d'héritage. Sa face grosse, molle et blanchâtre de vieille procureuse, ombrée sur le menton et sur les lèvres de quelques poils grisonnants, son œil égrillard et malicieux, le cynisme de ses propos gênaient Sébastien, demeuré très chaste, très ignorant, mais qui ne pouvait s'empêcher de rougir à des mots inintelligibles pour lui, et où cependant il devinait un sens coupable et des intentions honteuses. Souvent, il la trouvait entourée de ses amies, vieilles filles comme elle, paillardes et chattemites, comme elle obsédées de préoccupations obscènes, et, sous le couvert de la morale, de la vertu blessée, combinant des adultères locaux, imaginant des histoires polissonnes, parlant des amours de leurs chattes, répandant, autour d'elles, de fades odeurs de linge sale et de lit. – Des Jésuites !… Il lui faut des Jésuites… criait la tante Rosalie à la vue de son neveu… Je vous demande un peu, à ce gamin !… Ah ! c'est moi qui t'aurais mis en apprentissage, mon garçon ! Des Jésuites !… Non ! Mais c'est incroyable !… Tout ça, pour faire des embarras, pour jouer au grand seigneur, pour montrer qu'on est riche !… C'est du propre… Et je lui conseille de se vanter de son argent, à ton père !… Quand on vend vingt sous une chose qui ne vous en coûte pas seulement deux !… C'est facile d'être riche !… Viens ici, toi, plus près ! Sébastien s'approchait timidement, les coudes collés au corps, effrayé par les deux coques blanches qui nouaient le bon- net tuyauté de la vieille, et pointaient sur le sommet de son crâne comme des cornes de diable. – Na !… Est-ce pas un bel homme ?… Elle lui empoignait le bras, le faisait virer ainsi qu'une toupie ; et, dardant sur lui ses petits yeux méchants : – Est-ce pas un bel homme ?… répétait-elle. Regardez-moi ça !… Et qu'est-ce qu'ils feront de toi, les Jésuites ? Tu crois peut-être qu'ils te garderont chez eux, avec ton air godiche, et tourné comme tu l'es ! Ah ! bien oui !… Mais sitôt qu'ils t'auront vu, ils se mettront à rire et te ramèneront ici. Veux-tu que je te dise une vérité, moi ?… Allons, nigaud, parle, réponds !… Veuxtu que je te dise une vérité ? – Oui, ma tante. – Oui, ma tante ! reprenait sur un ton moqueur et traînard la vieille Rosalie… Oui, ma tante !… Est-il bête cet enfant ?… Eh bien, ton père, le cher cœur, ton père est un imbécile, un gros imbécile, tu entends !… et tu le lui diras de ma part !… Tu lui diras : « Tante Rosalie a dit que tu étais un imbécile ! » Mon Dieu ! Mon Dieu !… Ça envoie son fils chez les Jésuites, et ça ne sait seulement pas nettoyer les lampes !… Et ça fait, toutes les nuits, des saletés avec sa bonne ! Elle haussait les épaules, méprisante, riait d'un rire mauvais, tandis que les yeux des vieilles filles s'allumaient de lueurs obliques. De retour à la maison, l'enfant, de plus en plus découragé, se demandait si vraiment, il n'était point trop petit, trop laid, trop mal bâti, pour être accepté de ces terribles Jésuites, que les moqueries de la vieille fille revêtaient d'un caractère plus troublant, et d'une plus inexorable sévérité ; il se demandait si, vraiment, il ne serait pas plus heureux en apprentissage. Durant une minute, il le voulait ; et, la minute d'après, il ne le voulait plus. Il ne savait pas, toutes ces choses lui semblant, désormais, pareillement douloureuses. Ce qu'il savait, c'est que, dans la persistante lutte de deux volontés contraires, dans cet antagonisme incessant des résolutions prises et déprises, il avait perdu le repos et le bonheur. Poursuivi par les paroles de sa tante, sourdement travaillé par les démoralisantes constatations que la vie lui apportait, plus nombreuses chaque jour, il sentait aussi, malgré ses révoltes contre les calomnies de la vieille femme, et ses remords de les écouter, il sentait diminuer son affection, son respect pour son père. Dans l'espoir de solidifier des sentiments de tendresse qui craquaient, maintenant, de toutes parts, il prenait l'habitude de l'observer, s'ingéniait à le comprendre ; mais il perdait pied dans le vide de cet esprit, se heurtait au mur de ce cœur égoïste, qui se dressait, ainsi qu'une séparation entre les deux natures. Plus par intuition que par raisonnement, il découvrait qu'aucun échange d'émotions pareilles, que pas un rapprochement de commun amour n'était possible entre eux, si étrangers l'un à l'autre. Tout, dans les actions, dans les discours de son père, le désenchantait, le blessait. Durant les repas, souvent interrompus par les coups de timbre du magasin, les allées et venues des clients, sa façon de manger, gloutonne et malpropre, le bruit qu'il faisait en buvant, une multitude de menus détails, non encore sentis, où se révélaient des habitudes relâchées, des inconvenances de tenue, si peu d'accord avec la rigide pompe de ses principes, tout cela causait à Sébastien une irritation qu'il avait peine à dissimuler. Il souffrait d'une réelle souffrance physique à voir la manière dégradante dont son père traitait l'apprenti : le pain spécial, un pain bis et grossier qui lui était dévolu, les maigres parts, les déchets graisseux des fricots que M. Roch lui jetait comme à un chien, et que l'autre dévorait silencieusement, en guignant les belles tranches de viande et les bons morceaux de pain blanc des patrons. Il ignorait ce que sa tante Rosalie entendait par « les saletés de son père ». Mais, sous l'obsession de ces paroles, il en était arrivé à le suspecter d'actes blâmables et déshonorants. Souvent, la nuit, il se levait, collait son oreille contre la mince cloison qui séparait sa chambre de celle de M. Roch, et il restait là, des heures à écouter…, soulagé de ne percevoir, dans le silence, qu'un ronflement sourd, tranquille, régulier, la respiration nasillante et gargaristique d'un homme plongé dans un sommeil profond de terrassier. Néanmoins, le prestige de l'autorité paternelle, qui s'accompagne chez celui qui la subit d'un besoin de protection et d'un instinct de confiance, s'en allait chaque fois, détruit par cette surveillance et aussi par mille petits faits intimes, rabaissants, dont le ridicule et la grossièreté ne lui échappaient plus, l'affligeaient comme s'ils eussent été siens. En lui, d'heure en heure, des choses mouraient qu'il avait le mieux chéries ; d'autres naissaient qui mettaient en son âme des angoisses nouvelles, des amertumes et des pitiés inconnues. Quant à M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch, il n'éprouvait aucun de ces troubles intérieurs, et il attendait les événements avec un calme béat. Il était heureux, lui ; il se carrait dans son éloquence, s'exaltait dans l'apothéose de son génie, convaincu que, par sa volonté, un fait inouï, un fait historique s'accomplissait. Le dimanche, après les vêpres, strictement vêtu de noir, il entretenait, assis devant sa boutique, les voisins émerveillés de ses incommensurables histoires. Et, très digne, avec une autorité tranquille, imprimant à son buste des balancements isochrones, il lançait des phrases énormes, de colossales bourdes qui lui valaient un accroissement de respect. Enfin arriva la date fatale. La veille, M. Roch, depuis plusieurs jours officiellement prévenu du passage du Père Jésuite chargé de ramener les élèves, était resté, très tard, dans la soirée, à compulser l'indicateur des chemins de fer. Il vérifia et revérifia l'heure d'arrivée du train aux principales stations, compta le nombre de kilomètres, entre les différentes villes, étudia le prix des places, suivant les classes, se perdit dans le dédale des embranchements et des correspondances, d'ailleurs absolument étrangers à l'itinéraire de son fils. Une chose l'étonnait, c'est que la ligne s'arrêtât à Rennes. Cet inconnu de Rennes à Vannes, ce biffage de tout un pays, célèbre, en une énumération de villes indifférentes et ignorées, le troublaient fort. Il ne pouvait admettre que les Compagnies n'eussent pas prolongé leur ligne, jusqu'à Vannes, à cause des Jésuites. – Car enfin, expliqua-t-il à Sébastien, tu dois comprendre qu'un collège comme celui-là donne un trafic certain… Outre la question de convenances, il y a là… saisis-tu bien ?… il y a là un intérêt méconnu… Je pétitionnerai… En attendant, tu pars demain, de Pervenchères, par le train de 10 heures 35… Oui, mon enfant, c'est demain soir, à 10 heures 35, que tu entres vraiment dans la vie. N'oublie pas mes recommandations… Dis-toi bien que tu as un père qui se saigne pour toi aux quatre membres… Ainsi, demain soir, à la gare, je dois te prendre un billet de première classe… Il paraît, je le comprends jusqu'à une certaine mesure, que les Jésuites ne voyagent jamais autrement… ce qui n'empêche pas que ce sont des frais très lourds, très lourds… Je n'ai jamais voyagé en première classe, moi… Et cependant, je suis ton père ! Le lendemain, après une nuit agitée, de très grand matin, M. Roch se leva. Il passa sa redingote de cérémonie, et, chose mémorable, se coiffa de son chapeau de haute forme, un antique chapeau, précieusement gardé au fond d'une armoire, et dont la soie, rebroussée par de maladroits et successifs frottements, était ternie de reflets jaunasses. Ainsi accoutré, il mena son fils à l'église, pour qu'il y entendît la messe ; une messe dite à son intention, et solennellement annoncée, le dimanche d'avant, au prône, par le curé. M. Roch communia. L'office terminé et ses prières dites, il conduisit Sébastien à travers les nefs, les chapelles latérales, le chœur. Sur les dalles, ses pas faisaient un bruit auguste, et ses gestes avaient l'hiératique ampleur des gestes de saints, qui bénissent les foules du fond de leurs niches de pierre. – Regarde, lui dit-il… Regarde tout cela !… C'est Jean Roch, ton illustre ancêtre, qui restaura cette église… Je te l'ai maintes fois raconté. Ces chapiteaux, cette voûte, tout ce que tu vois, c'est de lui… Remplis tes yeux de ces nobles spectacles. Aux heures de défaillance, tu n'auras qu'à te souvenir pour être consolé, fortifié, ce que j'appelle… C'est là que moi, ton père, j'ai puisé ma force… Regarde !… Jean Roch fut un grand martyr, mon enfant… Tâche de marcher sur ses traces. Regarde ! On ne bâtit plus comme ça, maintenant. Sébastien n'était point ému. Il n'éprouva aucun orgueil. Bien au contraire. Si habitué qu'il fût aux discours étranges, il écoutait celui-ci avec stupéfaction, souffrait de le juger si ridicule. Malgré lui, il se répétait les paroles de sa tante qui résonnaient à ses oreilles, comme un écho de sa propre pensée : « Ton père est un imbécile, tu entends, un imbécile. » Il en eut pitié. Il eût voulu lui fermer la bouche, doucement, comme à un petit enfant. Sur le parvis qu'ombrageait de leur mouvant feuillage une double rangée d'acacias, M. Roch s'arrêta, plus grave encore : – C'est là qu'il est tombé ! prononça-t-il, en montrant le sol d'un dramatique geste… Il a versé son sang là… le sang des Roch !… Fixe bien ces lieux dans ta mémoire, afin que tu puisses raconter à tes camarades cette histoire glorieuse de notre famille… Eux aussi, sans doute, ont eu des parents tués par la Révolution. Vous évoquerez mutuellement vos morts, ce que j'appelle… Ah ! je t'envie ! La journée se passa en visites ennuyeuses, coupées d'interminables recommandations… La tante Rosalie donna à son neveu une pièce de cinq francs, en lui disant d'un ton bourru : – Tiens ! prends ça !… Tu achèteras de l'esprit avec… Chez le curé, les adieux furent attendrissants. Sébastien reçut un scapulaire tout neuf et des médailles nouvellement bénites par le pape. Mme Lecautel se montra très affectueuse ; Marguerite, très pâle, eut une crise de nerfs, et pleura. Et, le soir enfin arriva. C'était un soir d'octobre, charmant et doux. – Allons ! fit M. Roch qui, une dernière fois, éprouva la solidité des cordes qui ficelaient la malle… Allons, il est temps ! Revêtu de ses plus beaux habits, ganté de filoselle, Sébastien s'achemina vers la gare, accompagné par son père. Derrière eux, venait l'apprenti poussant la malle sur une brouette. Malgré l'heure tardive, bien des gens se mirent aux portes pour envoyer à l'enfant un dernier adieu. – Bon voyage, monsieur Sébastien… Portez-vous bien… Contrairement à ses habitudes, M. Roch marchait silencieux, ne répondait aux démonstrations populaires que par de courts gestes. Il avait perdu de son assurance, de sa dignité, était ému. L'attitude qu'il prendrait devant le Révérend Père Jésuite, à qui, dans un instant, il allait remettre son fils, le préoccupait aussi. Et il ruminait des idées grandioses, préparait de ronflantes périodes, interrompues par de brusques attendrissements où sa verve oratoire s'embrouillait, défaillait. En traversant le pont, Sébastien vit la rivière toute blanche de lune : là-bas, derrière un massif d'aulnes, le déversoir du moulin chantait. Son cœur se noya de tristesse. Ils entrèrent, dans la gare, en avance d'une demi-heure. Le billet pris, les bagages enregistrés, ils gagnèrent la salle d'attente, s'assirent l'un près de l'autre, sur une banquette, et, sans se parler, ils regardèrent, hébétés et gauches, les affiches jaunes, les réclames enluminées qui bariolaient les murs. M. Roch tenait, dans sa main, la main de Sébastien, la serrait souvent d'une étreinte tremblante. Et Sébastien, qui avait redouté un flux de paroles, un débordement de suprêmes conseils, sut gré à son père de ce silence, de ce tremblement qui lui étaient pénibles et très doux, tout ensemble. Son regret de partir s'en augmenta. – J'ai mis dans ta malle quatre tablettes de chocolat, dit M. Roch, avec un effort visible… Ménage-les… N'avons-nous rien oublié ? Ta boîte de compas ?… Oui, c'est moi-même qui l'ai emballée… Et tes billes ?… Tes billes aussi, je me rappelle… C'est la mère Cébron, tout au fond, dans un sac de lustrine… ménage-les… elles sont en agate. Enfin, j'ai fait ce que j'ai pu… Après un silence il soupira : – C'est incroyable… Je n'aurais pas pensé que ça arriverait, comme cela, si vite !… Sébastien, frissonnant d'un gros chagrin, se serra davantage contre son père. Il se repentait violemment d'avoir été injuste envers lui. Son âme s'abîmait, se fondait dans le remords et dans la reconnaissance. Il eût voulu lui demander pardon, il eût voulu dire à sa tante Rosalie qu'elle était une méchante femme et qu'il la détestait. Et, tout d'un coup, il pensa à Marguerite qui devait dormir, à cette heure ; il revit Mme Lecautel, qui, très longue, très maigre, timbrait des lettres, dans son bureau, et cachetait des sacs de cuir… Au dehors, l'omnibus de l'Hôtel Chaumier arriva, pesant, cahotant. Il y eut des colloques, des jurons, des bruits de paquets qu'on décharge. Les chevaux s'ébrouèrent, agitèrent leurs grelots. – Tu seras à Rennes, demain matin, à cinq heures cinquante-neuf, poursuivit M. Roch… Là, vous aurez des voitures qui vous emmèneront à Vannes… Trente lieues !… Comme c'est loin, tout de même !… Sois bien sage !… Surtout ne te penche pas aux portières. Fais ce que te dira le Révérend Père. Il consulta sa montre. – Plus que dix minutes ! Mon Dieu comme le temps passe rapidement ! J'ai mis aussi du pain d'épices dans ta malle, entre tes chaussettes de laine. Ménage-le… ne le donne pas à tout le monde ; tu seras bien heureux, peut-être, à un moment donné, de l'avoir sous la main. Enfin… Et ce Père Jésuite ?… qui sait ? Il soupira longuement et ne prononça plus un mot, sinon pour demander de temps à autre : – Et ton billet ?… As-tu ton billet ?… C'est un billet de première classe. Ne le perds pas. Ou bien : – Surtout, ne te penche pas aux portières… Un accident est tôt arrivé… Dans mon journal, il y en a tous les jours !… Sébastien pleurait. Il sentait ce qu'il y avait de tendresse maladroite et vive cachée sous ces phrases banales, décousues, dont le ridicule lui était cher. Jamais il n'avait vu son père ainsi. S'il eût osé, il se fût jeté dans ses bras, il l'eût supplié de laisser là le train, le Jésuite, la Bretagne, les fils de princes, et de s'en retourner, tous les deux, dans la boutique, où ils seraient très heureux à s'aimer. Lui aussi, il se mettrait en manches de chemise, il aurait un tablier de cotonnade, et il irait chez les clients, compterait les cadenas, pèserait les clous. Quelle joie de revoir la rivière, les images renversées des peupliers, les mouvantes chevelures des roseaux !… Et ses camarades retrouvés !… Et ses promenades avec Marguerite, le jeudi ! Et les champs et les fleurs, et les parties de marelle, sur la grand-place !… Les minutes s'envolèrent douloureuses. Tandis qu'il rêvait ainsi, deux paysans avec de longues blouses bleues, leurs limousines sur le bras, leurs trognes vineuses à moitié dissimulées par des casquettes à mentonnière, entrèrent dans la salle et reconnurent M. Roch. Ils s'approchèrent de lui. Après les compliments d'usage, désignant Sébastien : – Et c'est l'héritier, sans doute, demanda l'un d'eux. – Mais oui, c'est mon fils… Monsieur Sébastien Roch. – Allons, c'est bien… c'est bien !… Et comme ça, l'on va faire une petite promenade ? Le quincaillier se redressa, plus digne, et d'un ton péremptoire, scandant ses mots : – J'accompagne mon fils, qui part pour le collège… pour le collège des Jésuites, à Vannes, le collège Saint-François-Xavier. – Allons, c'est bien, c'est bien. Et, le dos rond, les membres gourds, ils se retirèrent lentement, à l'autre bout de la salle. M. Roch s'indigna de ce que sa déclaration n'eût pas été accueillie de ces rustres par plus d'étonnement et d'admiration. C'était donc une chose naturelle, indifférente, que son fils s'en allât, en première classe, chez les Jésuites ?… Une chose qui arrivait tous les jours, à tout le monde ?… Il eut la pensée de les rejoindre, de leur expliquer ce que c'était que les Jésuites ; il se reprocha même de n'avoir pas donné au départ de son fils une plus grande solennité, de n'avoir pas invité à les accompagner, le curé, le notaire, le médecin, toutes les personnes de distinction de la ville… Mais l'impression fâcheuse disparut vite ; il se contenta de murmurer, très bas, dans un haussement d'épaules dédaigneux : – Ces paysans ! Et, comme Sébastien continuait de pleurer, il le consola, répétant : – Voyons, ne pleure pas… Tu vois bien que ce sont des rustres… ils ne savent rien, ces gens-là… Il ne faut pas faire attention à ce qu'ils disent. Soudain, un employé vint ouvrir la porte. – V'là le train, monsieur Roch !… fit-il. Dépêchez-vous… Passez de l'autre côté. On entendait le bruit clair d'une sonnerie électrique qui se dévidait sans interruption, et un grondement sourd, pareil à l'approche d'un orage. Tous les deux, ils traversèrent la voie, se tenant toujours par la main, effarés, un peu chancelants. Et la sombre machine, terrible avec ses yeux rouges qui s'avançaient dans la nuit, siffla, roula, s'arrêta, les flancs secoués d'un halètement sauvage. Étourdis, ils ne bougeaient point, et ils regardaient la masse des wagons, d'un regard stupide. En face d'eux, d'une portière vivement ouverte, un prêtre sauta sur le quai, preste et leste. Sans une hésitation, et d'un geste gracieux, il salua M. Roch. – C'est sans doute ce cher enfant, dit-il… notre cher Sébastien !… Bonsoir, mon petit ami. Et, après avoir caressé l'enfant, il tendit la main au père, en souriant : – Quel charmant enfant, monsieur Roch !… Et comme nous l'aimerons ! Sous sa barrette, que l'élan du saut avait déplacée et mise de travers sur l'oreille, il avait une physionomie jeune, très douce, des yeux rieurs, un air d'attirante bienveillance, de bonté drôle. M. Roch eût voulu parler. L'émotion d'être en présence d'un Jésuite, l'étonnement d'avoir été reconnu par ce Jésuite qui ne le connaissait pas, l'en empêchèrent. Il ne trouva aucun mot, aucune phrase. Toute son éloquence s'en alla en révérences embarrassées, en salutations éperdues, en gesticulations comiques, devant cette simplicité, cette jeunesse, cette grâce qu'il n'avait pas prévues, qui le déconcertaient plus que la solennelle, la sacerdotale, l'imposante vision en laquelle il s'était complu. Que ce Jésuite eût sauté du train, comme un gamin, il ne pouvait admettre que cela fût croyable, alors qu'il avait imaginé il ne savait quelles vagues processions, quelles mystérieuses pompes. Il ne pouvait admettre, non plus, qu'un Jésuite fût vêtu de noir, ainsi qu'un curé, sans le moindre insigne décoratif, où se révélât la puissance de l'Ordre. Tout cela le paralysait. Cependant, il tenta un effort, balbutia : – Mon Révérend Père… C'est un père… je suis un père… un père qui… Certainement, je ne m'attendais pas, comme ça !… le grand honneur !… Et puis le soir, dans une gare, on ne voit pas bien… Il s'empêtrait. Les mots s'étranglaient dans sa gorge. Le train allait repartir. Il embrassa gauchement son fils qui pleurait toujours, chercha une phrase décisive et, n'en trouvant pas, il bredouilla, la raison égarée, la bouche tordue de grimaces : – Je suis content… bien content de vous avoir vu… Et sa pauvre mère eût été bien… contente… de… de… faire votre connaissance. À peine s'il s'aperçut que Sébastien était monté dans le wagon avec le Jésuite, que le train s'était remis en marche, avait disparu, laissant la voie vide. La tête découverte, le chapeau à la main, M. Roch demeura longtemps, à la même place, sur le quai, redevenu désert. Il saluait toujours, et toujours répétait : – Bien contente… bien contente… Il fallut l'intervention du chef de gare pour qu'il se décidât à partir. De son trouble, de son chagrin, de cette émotion sincère qui en avait fait, tout à l'heure, une créature humaine et sensible, il ne lui restait plus que l'irritant dépit d'avoir manqué son discours, dans une occasion unique. Mécontent de cette aventure, un peu honteux de lui-même, il rentra. Il ne pensait déjà plus à son fils dont l'image disparaissait sous celle du Jésuite ; et il se disait : – Ces Jésuites !… Quelle puissance !… Il m'a reconnu, celui-là… C'est incroyable !… Ils reconnaissent les gens qu'ils n'ont jamais vus… Quelle organisation ! À la maison, M. Roch ne sentit point qu'un vide s'était fait, que quelque chose de cher – une habitude, une affection, une petite vie candide et remuante chaque jour mêlée à la sienne – allait lui manquer désormais. Et lorsqu'il passa devant la porte, restée entrouverte, de la chambre où son fils avait vécu, près de lui, il n'y arrêta pas un regard triste, et n'éprouva au cœur aucun sursaut. Il se coucha, s'endormit, comme de coutume, d'un sommeil profond rythmé par de sourds ronflements. II L'encourageant accueil, les affectueuses paroles du jeune prêtre ne rendirent point le calme à Sébastien. Vacillant, parmi les jambes hostiles et les bouillottes heurtées, il avait eu beaucoup de peine à s'installer, huitième, dans un coin. Et il restait le corps très raide, les paumes collées aux genoux, n'osant s'allonger sur les coussins, ni faire un mouvement, ni lever autour de lui ses yeux encore humides de larmes. Dépaysé dans le luxe d'un compartiment de première classe, comprenant qu'on l'observait, qu'on le dévisageait, il était horriblement gêné, et cette gêne lui était une souffrance lancinante qui absorbait l'autre, la souffrance de la séparation. Pourtant, au bout de quelques minutes, il s'aventura jusqu'à chercher, d'un glissement d'œil oblique et lent, à mieux entrevoir le Père, qui, sur la banquette d'en face, à droite, était assis, le menton levé, la tête renversée contre le dossier. Il lui parut très maigre, avec un long cou d'oiseau, des pommettes saillantes, une bouche mince, sans sourires, et des yeux redevenus sévères, sans caresses. Mais la manche d'une douillette, pendant, balancée, hors du filet, promenait sur son visage une ombre noire, courte, agile et mobile, qui en déformait les traits, tantôt noyés d'encre, tantôt éclaboussés d'une trop brutale et presque fantastique lumière. Sébastien s'amusa à suivre le jeu de cette ombre qui passait et repassait avec des battements de chauve-souris. Il dut abandonner cette distraction, qui lui servait en même temps de contenance, effrayé d'entendre le Père lui adresser une question banale, dans le but de le mettre à l'aise. Le rouge lui monta au front, comme s'il eût été pris en faute. Pour répondre, par un violent effort de courage, il rappela à lui sa volonté éperdue. Bientôt de bruyantes conversations succédèrent au silence qui avait accueilli son arrivée. Le Jésuite y prit part, sur un ton enjoué, avec une familiarité de camarade, respectueux sous ses allures libres et dégagées, du rang social et de l'argent que représentaient ces jeunes collégiens. Étant tous des anciens, il les connaissait de longue date, et s'intéressait aux récits enthousiastes de leurs vacances. C'étaient des promenades à cheval, des chasses, des voyages, des comédies au château, des cochers, des gardes, des chiens, des poneys, des fusils, des évêques ; une évocation de vie élégante, heureuse, choyée, dont le contraste avec la sienne, monotone et vulgaire, redoublait l'embarras de Sébastien, y joignait l'amertume d'une inconsciente jalousie. C'étaient aussi des nouvelles du collège, données par le Père : les embellissements du parc, la chapelle de la congrégation, restaurée en l'honneur du magnifique retable offert par la sainte marquise de Kergarec… la pièce d'eau élargie pour le patinage… le théâtre reconstruit dans l'ancien jeu de paume des moyens… une très importante réforme du Père Préfet : l'exposition permanente, au parloir, d'un tableau contenant, gravés en lettres d'or, les noms de tous les élèves reçus à Saint-Cyr. Enfin, l'acquisition d'un yacht, le Saint-François-Xavier, pour les excursions en mer, les jours de grande sortie, un yacht tout blanc, portant à la proue l'image du saint, soutenue par deux anges aux ailes dorées. – Très chic !… Bravo !… applaudit l'un des élèves. À quoi le Père ajouta : – C'est encore un secret… mais il est question d'une fête monstre, pour la bénédiction du Saint-François…, messe en musique, procession, banquet, loterie… Le Père Gargan récitera une pièce de vers admirable… Ô Saint-François-Xavier, tu vogueras, superbe, Sous la direction du Père de Malherbe ; Et ta proue écumante et ton beaupré vainqueur Fendront les flots d'azur, avec beaucoup d'ardeur… Et tous, se trémoussant de joie, entonnèrent en chœur, avec le Jésuite qui battait la mesure : Il était un petit navire Qui n'avait ja… ja… ja… Cette gaieté, qui correspondait si mal à l'état de son âme, navra Sébastien. Cela lui répugnait de penser que des chansons puissent sortir de lèvres, chaudes encore du dernier baiser des parents. Il s'efforça de ne pas les entendre. Le train roulait à toute vitesse. De son coin, où il demeurait immobile, l'enfant regarda, par la glace mi-levée de la portière, le paysage nocturne : une fuite d'ombres, puis, au-dessus, une fuite de ciel, de ciel étoilé d'or qui semblait retourner au pays, emporté par de rapides nostalgies. Longtemps, il s'attacha, rêveur, à la contemplation de ce ciel, que lui dérobaient parfois les épaisses fumées de la machine se dorant au rayonnement de la lampe, et se fondant, tour à tour, dans la nuit. La nuit était charmante ; des blancheurs y flottaient, au ras de la terre, doucement remuées ; sur les masses d'ombre, des reflets de peluches argentées se posaient ; et les champs prenaient des aspects de lacs endormis, de forêts noyées, de jardins dont les fleurs se vaporisent ; les coteaux s'érigeaient en villes confuses, infinies, hérissées de tours, de clochetons, de flèches, en villes barbares, en villes magiques, reculées jusqu'aux confins de l'espace et du rêve, par la métamorphose incessante des brumes. Peu à peu, le calme se rétablit dans le wagon, les figures fatiguées s'ensommeillèrent ; et le Père, ayant déclaré qu'il était temps de dormir, récita une courte oraison, et baissa le store sur la lampe. Tous se tassèrent sous leurs couvertures, cherchant une position commode, au détriment du voisin. Le silence qui l'entourait, la demi-obscurité surtout, qui le baignait d'un mys- tère, où les visages n'apparaissaient plus que comme des frissons de lumière, tremblotant sur des taches de violentes ténèbres, enhardirent Sébastien. Heureux de n'avoir plus, braquée sur lui, l'ironique curiosité de tant de regards étrangers, il osa s'enfoncer davantage sur les coussins, étira ses membres engourdis, et, calant sa tête dans l'angle capitonné de l'accoudoir, il croisa les pans de sa redingote sur ses genoux, et ferma les yeux. Alors, au roulis orchestral du wagon, qui le berçait délicieusement, qui lui mettait dans l'oreille des musiques, des airs de chansons inconnues, des rythmes de danses oubliées, il sentit descendre en son être une grande douceur, presque une joie de vivre et d'être emporté ! La gêne, la crainte, la souffrance, tout cela s'évanouit, comme s'étaient évanouis les tourbillons de vapeur, s'interposant entre le ciel et lui. Il écouta, aussi, avec confiance, le bruit clair, le joli et léger tintement métallique d'un chapelet, dont les grains, durant une heure, se déroulèrent sous les doigts du prêtre. À mesure que chaque tour de roue l'éloignait davantage des choses regrettées, sans un déchirement intérieur, avec une mélancolie résignée et bienfaisante, il revoyait, en un rêve attendri, la petite rue de Pervenchères, les bonnes gens sur leurs portes, saluant son départ, la gare et ses jaunes affiches ; son père qui le tenait tendrement par la main, et le Jésuite, disant dans un sourire : « Quel charmant enfant, Monsieur !… Et comme nous l'aimerons. » Sur cette vision consolante d'une multitude de maîtres, ingénieux à l'aimer, il s'endormit profondément. Il ne se réveilla qu'à Rennes, où l'on quittait le train. À peine si l'aube froide teintait d'une pâleur rosée la voûte vitrée de la gare. L'arc immense qui la termine s'ouvrait sur un ciel morne, brouillé de brumes jaunes, crasseuses ; dans les brumes s'enfonçait un paysage de toits noirs, de murs couleur de suie, de machines fumantes, de profils perdus. Et, parmi les rumeurs, les sifflets, les roulements des locomotives sur les plaques tournantes, dans la clarté ternie du gaz, une cohue d'ombres, une bousculade de dos vagues, de visages blafards, s'agitaient. Sébastien, effaré, emboîta le pas du Père. À Rennes, d'autres bandes d'élèves, venus de directions différentes, attendaient. Ce fut un indescriptible brouhaha, une tumultueuse mêlée de poignées de mains, d'embrassades, de confidences impatientes, auxquels l'autorité des surveillants eut peine à mettre un terme. Après un déjeuner sommaire, promptement servi au buffet de la gare, ils s'empilèrent tous dans cinq grandes diligences, serrés l'un contre l'autre, chacun jouant des coudes et des genoux, afin de s'assurer une place meilleure ; Sébastien avait encore les idées obscures, les yeux bouffis de sommeil. Quoiqu'il eût très faim, il n'avait point osé prendre sa part du déjeuner. Comme personne ne l'y avait invité, il craignait de ne pas en avoir le droit. Dans la voiture, il se laissa marcher sur les pieds, renvoyer d'une banquette à l'autre, étourdi, inconscient, mais tâchant, dans son désarroi, à ne pas perdre de vue la soutane du Jésuite, comme un voyageur égaré s'obstine, du regard, vers la lumière aperçue dans la nuit, et qui le guide. Ce fut avec beaucoup de peine qu'il parvint à s'insérer entre deux camarades. Et la voiture roula. – Tu es un nouveau ? lui demanda son voisin de droite, un bel adolescent qu'enveloppait un ample pardessus à collet de fourrure. – Oui, répondit-il, tremblant, et cependant heureux que quelqu'un voulût bien s'occuper de lui… J'suis d'Pervenchères. – Ah ! t'es d'Pervenchères ?… Ta parole ?… Et comment t'appelles-tu ?… Tu t'appelles monsieur de Pervenchères ?… – Je m'appelle Sébastien Roch… – C'est épatant, tu sais, de s'appeler comme ça !… Et ton chien ?… Tu as oublié ton chien !… Où est-il, ton chien ?… Je me disais bien que je t'avais vu quelque part, mon vieux SaintRoch !… C'était au-dessus de la porte de notre jardinier, dans une niche… Seulement tu étais en pierre, et tu avais ton chien… Dis donc ? Il lui bourra les côtes, à coups de coude. – Dis donc ?… Ce n'est pas une raison pour t'asseoir sur mon pardessus. Et comme les élèves riaient, que Sébastien, confus et très rouge, baissait la tête : – Allons ! Châteauvieux !… fit le Père, d'une voix indulgente, presque complice ; laissez cet enfant tranquille. Châteauvieux détourna la tête avec une moue de jovial dédain. Il lissa sa fourrure, se ganta soigneusement, et raconta des histoires de chasse. La route fut longue et lassante. Sous un ciel gris, gris comme un plafond tendu de toile grise, sous un ciel immobile, sans une seule nuée voyageuse, de courts horizons ondulaient, durs et secs ; des champs se succédaient, lourdement vallonnés, enclos de pierres, avec de chétifs pommiers penchant, de distance en distance, leurs tignasses moussues. Çà et là, des maisons basses, noirâtres, baignant, dans la boue et le fumier, leurs assises, imbibées du purin des étables ; çà et là, des masures montrant, derrière les coteaux, des toits gondolés et des cheminées croulantes. Puis des villages sordides où grouillait une humanité bestiale, servile ; faces terreuses, haillons de misère, lentes et dolentes échines. Et des bois de chênes trapus, et des bois de pins rabougris, faisaient plus triste le triste jour, pleurant entre leurs sombres ramures. Plus loin, Sébastien vit des landes ; des landes pelées, dévorées par la cuscute, des pays de fièvre, maudits, à perte de vue, où rien de vivant ne semblait croî- tre et fleurir, où les gramens eux-mêmes sortaient de la terre, déjà desséchés et morts. Des vaches squelettaires, des spectres de chevaux roux, au mufle barbu comme le menton des chèvres, erraient, sinistres, sur la pâleur vitreuse des flaques d'eau, paissaient l'illusoire pousse des ajoncs. Des moutons noirs tiraient sur leurs entraves, et, boitant, faméliques, tournaient en rond, sans cesse. De place en place, pareils à des animaux pétrifiés, des blocs de granit se dressaient, inquiétantes carcasses, évoquant des vies antérieures, des races disparues, les inachevées et fabuleuses formes des âges préhistoriques. L'œil, parfois, se rafraîchissait à de petites vallées vertes ; dans les fonds d'herbe grasse, sous des branches feuillues, passait la joie rapide des ruisseaux ; oasis vite franchies, vite oubliées, vite perdues en l'immense stérilité. Et l'haleine de la mort recommençait à charrier, dans l'atmosphère plus dense, les lourdes émanations paludéennes, et les tourbillons de poussière cosmique, larves invisibles de l'éternelle pourriture. Aux carrefours des routes, aux embranchements des traverses, tout d'un coup, surgissaient des calvaires difformes, se penchaient des stèles barbares, s'accroupissaient de géantes pierres, gardant le souvenir des dieux homicides qui ont régné là. Tout le monde descendait aux côtes. Les uns s'empressaient autour des Pères qui exagéraient leurs airs fraternels et leurs allures gaies ; les autres escaladaient les fossés et lançaient des cailloux, pris d'un besoin de mouvement. Quelques-uns, bras dessus, bras dessous, chantaient des cantiques. Aucun n'adressa la parole à Sébastien qui remarqua, non sans amertume, que le jeune Père « qui devait tant l'aimer » ne lui prêtait plus la moindre attention. Sur la berge du chemin, écrasé par la désolation de l'âpre nature, dont il ne pouvait comprendre encore la farouche et mystérieuse beauté, ressaisi par ses terreurs du collège qui, bientôt, allait apparaître, là-bas dans les brumes, il marchait seul, l'âme en détresse, plus abandonné au milieu de ses camarades, que la bête vaguant à travers le silencieux infini de la lande. « Et comme nous l'aimerons », se répétait-il, dans l'espoir d'étouffer l'involontaire et persistante défiance, dont son cœur était plein, et qui lui rendait plus cruels l'inhospitalité des choses, l'indifférence de ses maîtres et le mépris ricaneur, hautain, de ses compagnons. Cette phrase qui lui revenait souvent, il croyait y démêler un sens d'hypocrite moquerie, une ironie perfide, et il se disait : « Non, ils ne m'aimeront jamais… Et comment pourraient-ils m'aimer, puisqu'ils en aiment tant déjà, qu'ils connaissent mieux que moi, tant qui ont des chevaux, des fourrures, des beaux fusils, tandis que moi, je n'ai rien ? » Il avait alors des envies violentes de s'enfuir ; à un détour de la route il ralentit le pas. Il attendrait que les voitures et la bande des élèves eussent disparu, et puis il se mettrait à courir. Mais une pensée le glaça. Où donc aller ? Devant lui, derrière lui, partout, la solitude morne, le désert. Pas une maison, pas un abri en cet espace de cauchemar, en cette spectrale nudité terrestre. À l'horizon qu'envahissaient des brumes violacées, pas un clocher ; un ciel implacable au-dessus de sa tête, un ciel maintenant enduit de plomb opaque, que des corbeaux, par troupes affamées, traversaient sans interruption. Et, tout petit, avec sa longue redingote qui lui faisait dans le dos des plis ridicules, et dont les basques caricaturales flottaient comiquement autour de ses jambes, il regagna les diligences, continua de les suivre, souhaitant de n'arriver jamais. À Malestroit, près d'un vieux pont, on s'arrêta pour relayer et pour dîner : dîner morne, dans une sale auberge, sous des poutres enfumées, parmi d'intolérables odeurs de cidre aigre et de graisse rance. Personne ne parlait, étourdi par le voyage, et Sébastien, relégué à l'un des bouts de la grande table, que des femmes servaient, en corsages brodés, en coiffes ailées de religieuses, ne mangea point. Un affaissement physique, une sorte d'anéantissement moral, remplaçaient la surexcitation aiguë de ses nerfs, maintenant détendus et meurtris. Sa tête était vide, sa volonté paralysée. Il ne pensait plus à rien, ni au passé, ni au présent ; il ne sentait rien, ni ses jambes endolories, ni ses reins rompus, ni la pesante boule de plomb qui lui emplissait l'estomac. Hébété, ses mains cachées sous la table, il regardait devant lui, sans voir, sans entendre, sans comprendre pourquoi il était là, et ce qu'il faisait. Quatre heures après, il se trouva couché dans un petit lit de fer, entre des cloisons de bois, fermées par un rideau blanc. Les cloisons montaient à mi-hauteur du plafond, laissant, au-dessus d'elles, un vide où des clartés tremblantes de lampe s'épandaient. Près du lit, une étroite table, garnie d'une cuvette et d'un pot à eau ; contre la cloison, à portée de la main, un bénitier, surmonté d'un crucifix ; en face, contre l'autre cloison, ses habits qui pendaient, accrochés, pareils à des peaux de bêtes écorchées. Il ne se rappelait pas exactement ce qui s'était passé, depuis Malestroit. Il avait seulement la sensation de choses tronquées, fugitives, un peu effarantes, passant de l'éclat vif des lumières au néant des plus intenses ténèbres… Il se souvenait d'avoir longtemps roulé, dans un bruit de grelots, de vitres ébranlées, roulé en une voiture où des visages cahotés, endormis, s'éclairaient très pâles, à la lueur terne d'un lampion… Et ce roulis, ces cahots, ces chocs des épaules, il croyait les ressentir encore. Toujours tintaient à ses oreilles, mais plus lointains, les grelots ; toujours vibraient, mais plus assourdies, les vitres. Et de fumantes croupes de chevaux, avec des ossatures pointues, fantastiquement maigres, se levaient, bondissaient, dans un halo de lumineuse vapeur… Puis une ville confuse, à peine entrevue dans la nuit… puis une porte, devant laquelle l'on s'était arrêté, une façade haute, sommée d'une croix dont les bras luisaient… puis de longs couloirs blancs, des escaliers interminables… La marche d'une foule sur des dalles sonores… Et des soutanes, rapides, fuyantes… des saints de plâtre blafards, des vierges livides, projetant sur les murs l'ombre de gestes raidis !… Des lits, des lits… puis rien !… Sa peau brûlait, ses tempes battaient… Quelque chose comme un cercle de fer lui opprimait le front… Où donc était-il ? Il se souleva à demi, hors des draps, et il écouta… Un grand silence !… Un grand silence où, peu à peu, se percevait plus distincte, l'indécise et continue rumeur des respirations endormies, où, tout à coup, éclataient la voix effrayée d'un rêve, le bruit rauque d'une toux, le choc sourd d'un coude entre les cloisons de bois… Il pensa à sa petite chambre, de là-bas, à ses gais réveils, à la mère Cébron, que tous les matins, dans la cuisine, il trouvait en train de griller des tartines de pain, pour le café au lait, et il soupira. C'était fini !… Jamais plus il ne reverrait sa chambre, ni la mère Cébron, ni rien de ce qu'il avait aimé jusque-là !… De temps en temps, sur la blancheur des rideaux, gonflés par un souffle furtif, rôdait, vigilante et déformée, l'ombre d'une soutane… Et les heures sonnaient, espaçant des siècles. Le réveil ne sonna qu'à huit heures. Un tapage grandissant emplit le dortoir ; piétinement de foule, bourdonnement de ruche en travail, sur quoi se détachaient le bruit plus clair des rideaux glissant, un à un, sur leurs tringles de fer, et la ruisselée de l'eau tombant dans les cuvettes. Machinalement, Sébastien se leva, la tête alourdie, les idées disjointes, mal à l'aise. Un jour avare, un jour de prison, remplaçant la lueur des lampes éteintes, rampait au plafond, laissait les cloisons dans une pénombre étiolante. Il s'habilla, à la hâte, gauchement, négligeant de se laver, de peur d'être en retard, et, sans trop savoir comment cela s'était produit, il se retrouva, au milieu d'une longue file, heurté, bousculé, et flanqué de deux compagnons, ainsi qu'un malfaiteur, entre deux gendarmes. La file s'ébranla. Il revit les escaliers, les saints de plâtre, les couloirs percés de larges fenêtres, par où des cours rectangulaires, des petits jardins souffrants, des espaces carrés en forme de cloître et de préau, s'apercevaient uniformément enclos de hauts bâtiments qui leur donnaient un jour crayeux, d'une dureté, d'une tristesse infinie. Distraits, bâillant, les élèves entendirent la messe dans une chapelle sombre, basse, étouffante, sorte de tribune s'ouvrant latéralement sur la nef publique, haute et voûtée, dont on ne voyait, en raccourci, qu'une partie du chœur et l'autel fastueux. Ensuite, ils se rendirent au réfectoire, vaste salle très claire, blanchie à la chaux, où, malgré la propreté des tables et la remise à neuf des murs, persistaient des odeurs fades, les douceâtres relents des anciennes nourritures. À peine si Sébastien toucha du bout des lèvres au déjeuner : du lait chaud, servi en d'énormes jattes de fer blanc. Ce ne fut que dans la cour de récréation qu'il put reprendre possession de soi-même, recouvrer la notion du lieu où il était, reconstituer à peu près le souvenir de ce qui venait de se passer de violent, d'insolite dans sa vie. Quoiqu'il éprouvât, à ce moment même, une impression pénible d'abandon, d'exil, la sensation douloureuse d'être arraché à des habitudes, à des joies, à des libertés vagabondes, l'angoisse d'être emmuré désormais dans de l'inconnu, il aspira, délicieusement, à pleins poumons, l'air frais du matin. Et il resta là, sans bouger, regardant les élèves qui se dispersaient, par couples, par groupes, regardant les autres cours, qui s'animaient, le collège, et s'étonnant de ne pas voir le théâtre, le bateau, dont ils avaient tant parlé, dans le wagon, ni la mer, la mer qu'il désirait tant voir. Il bruinait ; un vent aigre soufflait de l'ouest, poussant dans le ciel de gros nuages floconneux ; et cette fraîcheur humide qu'il apportait lui faisait du bien, détendait ses muscles, calmait ses nerfs. Tout à coup, un jeune garçon se planta, droit, devant lui. – Je me nomme Guy de Kerdaniel, dit-il… Et toi, comment t'appelles-tu ? – Sébastien Roch ? – Tu dis ? – Sébastien Roch ! – Ah ! Guy de Kerdaniel cligna de l'œil, réfléchit un instant, et, les poings sur les hanches, le torse cambré, il interrogea, très impérieux : – Es-tu noble ? À cette question inattendue, Sébastien rougit d'instinct, comme s'il eût été coupable d'un gros péché. Il ne savait pas exactement ce que c'était d'être noble ; mais, devant l'attitude dominatrice de son petit interlocuteur, il soupçonna que de ne l'être pas cela constituait une faute grave, une malpropreté, un déshonneur. – Non, répondit-il, d'un air humble, presque suppliant. Il se tâta la poitrine, les flancs, les genoux, pour bien s'assurer qu'une bosse ou quelque dégoûtante infirmité, ne lui avait pas, soudainement, poussé sur le corps. Ensuite il considéra, de son œil doux effaré, le hardi camarade dont l'évidente majesté l'éblouit. Cette casquette, crânement posée, en arrière de la tête, sur la nuque, ces gestes délibérés, ce visage insolent, pâle et fin, aux grâces souples et douteuses de courtisane et, par-dessus tout cela, ces habits seyants et frivoles, lui apparurent comme la révélation de quelque chose de très grand, de sacré, d'inaccessible, à quoi il n'avait pas encore songé jusqu'ici. Sébastien fut véritablement écrasé de tant de prestige, et, par contre, il acquit, sur l'heure, la certitude de son indignité. À n'en pouvoir douter, il était devant l'un de ces êtres supérieurs, augustes, dont son père parlait avec tant de respect et d'émerveillement. Ce petit personnage, de toute évidence, n'était point comme lui-même, bâti de chair vulgaire et d'os grossiers, mais de matières précieuses, plus précieuses que l'or et l'argent. Il se dit : « C'est peut-être un fils de prince. » Ce fut un moment de douloureux émoi. Sous ses vêtements, antiques hardes, godantes défroques de famille, sommairement retail- lées, retapées par la mère Cébron, et qui lui pesaient aux épaules, plus lourdes que des chapes de plomb, il se jugea si gauche, si infime, tellement déchu, qu'il eût voulu disparaître au fond de quelque trou, ou s'évaporer dans l'air, comme une fumée. Pourtant, avec l'intention vague de se réhabiliter, il bégaya, en un mouvement comique des lèvres : – J'suis d'Pervenchères… d'Pervenchères… dans l'Orne… J'suis Il se souvint des recommandations de son père. Pour convaincre le troublant Guy de Kerdaniel de son droit à vivre, près de lui, à respirer le même air, manger le même pain, apprendre les mêmes choses que lui, il tenta de raconter l'église, les chapiteaux, l'illustre ancêtre Jean Roch, l'âne, leur mort à tous les deux, dans les rues, à coups de bâton. La phrase qu'il fallait ne lui vint pas. Il ne savait par où commencer, par l'âne, ou par l'église. Et, bégayant, plus fort, et croyant résumer cette magnifique histoire dans un seul cri, il répéta : – Puisque j'suis d'Pervenchères !… Na !… Ce correctif plaisant parut ne pas impressionner beaucoup Guy de Kerdaniel qui, lui aussi, examinait Sébastien, des pieds à la tête, dédaigneusement. Étonné, scandalisé même de se trouver en présence de quelqu'un qui, n'étant pas tout à fait un paysan, n'était pas, non plus, un noble, de si mince noblesse que ce fût, l'aristocrate gamin ne pensait pas à rire. Il était devenu sérieux comme un juge ; des plis durs rayaient son front. Ce fait anormal le choquait, autant qu'il dérangeait ses notions héréditaires sur l'organisation des hiérarchies humaines, et le bon ordre des contacts sociaux. Devait-il hausser les épaules et s'en aller, ou bien administrer une paire de gifles à ce minuscule insecte, qui avouait n'être pas noble et s'appeler de ce nom barbare : Sébastien Roch ?… De ce nom cynique : Sébastien Roch !… Sébastien Roch !… Certes, rien que cela valait une gifle. Il hésita, quelques secondes, la main levée. Finalement, pris d'un suprême dégoût où s'affirmait mieux que dans la violence l'inflexible antagonisme des castes, il se contenta de demander : – Alors !… qu'est-ce que tu fais ici ? – Je ne sais pas, gémit-il. Guy s'impatienta, frappa la terre du pied. – Enfin, ton père, qu'est-ce qu'il fait, ton père ? – Papa ?… articula Sébastien. Mais il s'arrêta, de nouveau décontenancé. Au choc de cette interrogation, il venait d'entendre distinctement la porte d'un monde se refermer sur lui. Une poussée brutale le rejetait hors d'une vie qui n'était point la sienne, et où il n'avait pas, anonyme et chétif avorton, le droit de pénétrer. Maintenant, il ne doutait plus que, si manquer de noblesse était une impardonnable faute, faire quelque chose équivalait à une infamie, dont rien ne pouvait vous laver. Il admira Guy de Kerdaniel autant qu'il l'envia et le détesta. « Qu'est-ce qu'il fait, ton père ? » Et voilà que la nécessité de répondre à cette question lui causait subitement une gêne insurmontable, une angoisse plus vive que toutes celles jusqu'alors souffertes. Sébastien éprouva contre son père et contre lui-même un sentiment affreusement pénible, qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais connu. Ce n'était pas de la colère ; c'était plus que de la pitié, presque de la honte, cette espèce de honte, basse et lâche, qui s'attache à l'idée de la difformité physique. Avec une précision où s'accentuaient toutes les infériorités sociales, il revit son père, en manches de chemise, les reins serrés par le tablier de cotonnade grise, fureter dans une boutique, encombrée d'objets vulgaires, et très laid de ses mains maculées de rouille, gercées de travail, ranger des poêlons de fonte, ficeler des paquets de clous. Cela lui sembla répugnant, inadmissible, et plus irréparable que s'il eût été bossu ou cul-de-jatte. De même qu'il avait mesuré la distance qui le séparait de Guy de Kerdaniel, de même il mesura celle qui séparait son père du père de celui-ci : un beau monsieur, sans doute, avec une belle barbe étalée, et des mains très blanches, fièrement campé dans une voiture, que menait, sur des allées de sable jaune, à travers des paysages riches, un cocher tout galonné d'or. Dans la vertigineuse seconde que dura son hésitation à répondre, mille pensées, mille souvenirs, mille sentiments, mille spectacles, mille presciences, défilèrent ensemble et pêle-mêle. Les êtres, les choses, les idées prenaient des contours autres, des directions et des formes nouvelles, d'une implacable rigueur, d'une désenchantante brutalité. Et les murs de la cour, et la boutique projetaient leur sale ombre sur ses plus chers, ses plus purs souvenirs. Son père, les voisins, Mme Lecautel, Marguerite, le pays tout entier, le ciel natal, et lui-même, cette ombre les enveloppait d'un épais, d'un étouffant voile de dégoût. En ce moment, ses billes d'agate et de verre colorié, sa belle boîte de compas, ses toupies de cuivre ronflant, dont il était si fier, vis-à-vis de ses camarades de làbas, qui réalisaient sa conception la plus élevée du bonheur, du luxe et du rang, il les eût sacrifiés, sans un regret, avec joie, tout de suite, pour être né de parents nobles et oisifs, pour pouvoir le crier bien haut à la face de tous les Kerdaniel de la terre. En son trouble d'orgueil, il chercha d'abord à mentir, à se renier, à se hisser sur des héraldismes vertigineux. Il ne trouva rien d'assez plausible, rien d'assez émerveillant, ne sachant pas ce qu'il fallait dire. D'ailleurs, son pantalon trop court, sa veste trop large, en forme de flottante guérite, qui protestaient de la modestie de leur origine, le découragèrent, le rappelèrent à la réalité de sa condition. Puis il comprit que ce serait vil de mentir ainsi, se souvint des paroles que ne cessait de lui répéter son père : « Il faut toujours être soumis et respectueux envers les personnes plus élevées que soi, par la fortune et par la naissance. » Et, d'une voix tremblée, où pleurait toute l'humilité d'un aveu, il murmura : – Papa ?… Il est quincaillier. Ce fut aussitôt un éclat de rire, une explosion de moqueries qui lui éclaboussèrent la figure, ainsi qu'un jet de boue. – Quincaillier !… Ha ! ha ! ha ! quincaillier !… Tu es venu ici pour rétamer des casseroles, dis ?… Tu repasseras mon couteau, hein ?… Qu'est-ce qu'on te paie par jour, pour nettoyer les lampes ?… Quincaillier !… Hé là-bas !… Il est quincaillier !… Hou !… hou !… hou !… Le rire alla se perdant, ironiquement scandé par la fuite de deux pas. Sébastien leva les yeux. Guy de Kerdaniel n'était plus là… Il avait rejoint un groupe d'élèves auxquels, gesticulant, il racontait déjà l'extraordinaire et scandaleuse aventure d'un quincaillier égaré parmi de jeunes nobles. Des cris de surprise, de protestation, des exclamations indignées, éclatèrent… Un quincaillier ! Qu'est-ce que ça mangeait !… un quincaillier !… c'était peut-être venimeux !… Quelques-uns proposèrent de donner la chasse à cette bête inconnue et malpropre. Et le rire recommença, renforcé cette fois d'autres rires plus aigus et de plus insultantes moqueries. Ils imitaient l'aboiement des chiens, le claquement des fouets, le son de la trompe, le galop d'une chasse à travers les halliers. – Hardi, les toutous !… Hou ! hou ! hou ! Toutes les voix, tous les regards, le petit Sébastien les sentit peser sur lui, infliger à son corps la torture physique d'une multitude d'aiguilles, enfoncées dans la peau. Il eût voulu se ruer contre cette bande de gamins féroces, les souffleter, les piétiner, ou bien les apaiser par sa douceur, et leur dire : – Êtes-vous fous de rire ainsi de moi qui ne vous ai rien fait ?… Qui voudrais tant vous aimer ? S'il avait eu son pain d'épices, ses tablettes de chocolat, il les leur eût distribués. – Tenez, vous voyez que je ne suis pas méchant !… Et je vous en donnerai d'autres. Un Père surveillant, qui, non loin de là, lisait son bréviaire, vint se mêler au groupe. L'enfant se crut sauvé : « Il va les faire taire, les punir, » pensa-t-il. S'étant informé pourquoi l'on riait de la sorte, le Jésuite se mit, lui aussi, à rire, d'un rire amusé, discret et paterne, tandis que son ventre rond, secoué de légers soubresauts, gonflait gaiement la soutane noire. Alors, pour ne plus entendre ces rires et ces voix qui lui faisaient mal, pour échapper à ces regards qui le martyrisaient, Sébastien courba la tête et s'éloigna, désespéré. Dans la vaste cour, entourée d'une haute barrière blanche et fermée sur le parc par une quadruple rangée d'ormes grêles, des enfants de son âge couraient, jouaient, d'autres se promenaient, bras dessus, bras dessous, sérieux et bavards ; d'autres encore, assis sur les marches du jeu de paume, narraient les prouesses de leurs vacances. Il n'en connaissait aucun. Pas un visage ami, pas une allure familière, pas une main prête à se tendre vers sa détresse de nouveau venu. Avec une serrée au cœur, il observait que des élèves, arrivés comme lui, de la veille, comme lui dépaysés, perdus, tout bêtes, se cherchaient, se rapprochaient, commençaient des ébauches d'amitié, sous l'œil favorable des maîtres. Seul, il restait à l'écart, n'osant faire aucune avance, de peur des rebuffades ; il sentait s'élargir le vide autour de lui, irrémédiablement ; il le sentait s'élargir de tout l'infranchissable espace, de tout l'inviolable univers qui le séparait de Guy de Kerdaniel et des autres, de tous les autres. Cela se reconnaissait donc que son père était quincaillier ? Il gardait sur lui la visible empreinte de cet état condamné ? Il était plus repoussant qu'un chien, dont la peau est rongée par le mal rouge ? Pourtant, bien des fois on lui avait dit qu'il était joli ; on avait admiré ses boucles blondes, ses joues roses et saines, ses yeux qui ressemblaient à ceux de sa mère. On avait donc menti ?… On l'avait donc trompé ?… Il était laid, d'une laideur tellement avérée qu'elle excitait la risée, le dégoût, la haine ? Ce qui lui rendait plus sensible la certitude de cette laideur, c'est qu'il attribuait à tous ses camarades des airs de beauté, de beauté désespérante, qui tenait sûrement à leur condition heureuse de nobles et que ne pouvait ambitionner le méprisable fils d'un méprisable quincaillier !… Pourquoi, si petit, si faible, si laid, si mal vêtu, l'avait-on envoyé si loin, sans une protection, sans une défense ? Pourquoi, si brusquement, l'avoir arraché, aux quiétudes, aux intimités douces du pays, son pays, silencieux et charmant, où tout lui était familier, fraternel, où il était plus beau, plus riche, plus envié que n'importe lequel des enfants, ses compagnons d'école et de jeux ; où tout le ramenait, à cette heure de souffrance, et la dureté de l'exil et le remords de ne l'avoir pas assez aimé, ce pays maintenant perdu, aimé de cet amour encore inéprouvé, qui lui noyait le cœur d'amers regrets et de violentes tendresses ? Ici, l'air lui semblait pesant ; le vent chargé d'odeurs insolites, l'étourdissait ; les arbres maigres, dépouillés de leurs verdures fragiles, suintaient de la suie ; et le bâtiment du collège, au fond, là-bas, énorme et gris, barrait le ciel de ses quatre étages moroses, troués de fenêtres noires et sans rideaux, des fenêtres pleines d'yeux en embuscades et d'invisibles guettements d'ennemis… C'est donc là qu'il allait vivre désormais, dans le froid du cloître, dans la servitude de la caserne, dans l'étouffement de la prison, seul au milieu d'un grouillement d'êtres qui lui seraient toujours étrangers et hostiles. Ceux-ci, près de lui, passaient, indifférents à ses implorations muettes ; ceux-là lui jetaient, dans un crachat : « Quincaillier ! hou ! hou ! » Et ce « hou ! hou ! » finissait par lui causer une sorte d'hallucination. Il croyait entendre ce « hou ! hou ! » bourdonner à ses oreilles, comme un épais vol d'insectes, gron- der comme un lointain appel de bêtes fauves. Cela se propageait des bouches rageuses aux yeux moqueurs, inexorablement ; cela sortait des murs, du sol, tombait du ciel ; cela franchissait les barrières, circulait dans les autres cours, ranimait, d'une gaieté mauvaise, la somnolente récréation d'un jour de rentrée. – Quincaillier !… hou ! hou ! La tête molle, les membres lâches, Sébastien s'accota contre un arbre et il pleura. Durant une minute, sa petite âme d'enfant, qui, pour la première fois, venait de regarder et d'entendre la vie, mesura tout l'infini de la douleur, tout l'infini de la solitude de l'homme. Longtemps, il demeura, appuyé contre son arbre, les bras ballants, inerte. Dans sa détresse, une idée bizarre, un désir obstiné d'enfant, surnageaient ; il eût souhaité voir la mer. Pourquoi ne la voyait-il pas, nulle part ?… Pourquoi ne l'entendait-il pas ? Puisque les Jésuites avaient acheté un grand bateau ?… Où était-il, ce grand bateau ?… Un vol de pigeons passa, tournoya au-dessus de la cour. Il le suivit, jusqu'à ce qu'il eût disparu, derrière le collège. Bien sûr que les bateaux devaient voler sur la mer, ainsi que les pigeons dans le ciel ; il se rappelait en un livre d'images, un bateau, avec des voiles déployées et toutes blanches, comme des ailes. Sa pensée vagabondait d'un objet à l'autre, s'attachait surtout aux choses flottantes, aux nuages, aux fumées qui se dissipent, aux feuilles que le vent emporte, aux flocons d'écume, s'en allant à la dérive des courants. Mais elle le ramenait, d'un coup de fouet brutal, très vite, à l'implacable réalité de sa misère. Il se remémora, successivement, tous les détails de son voyage, depuis le moment où il avait quitté la maison. Chaque incident, grossi par son imagination, déformé par l'état d'exaltation nerveuse où l'avait mis sa scène avec Guy de Kerdaniel, lui était un accablement nouveau. Exilé de Pervenchères, il avait tout perdu ; repoussé de ses condisciples, dédaigné de ses maîtres, condamné à l'abandon, il n'avait plus rien où raccrocher une espérance. Oh ! comme les discours de son père, qui l'ennuyaient tant, lui eussent semblé délicieux à entendre ! Comme il aimait l'arrière-boutique, la cour puante, les murs aux suintements ignobles qui lui apparaissaient, aujourd'hui, plus étincelants d'or et de pierreries que les féeriques portes des songes ! Des choses oubliées, poignantes, des physionomies lointaines, misérables, lui revenaient en foule, de là-bas. Il se souvenait de François Pinchard, un voisin triste, un petit cordonnier bossu, avec des cheveux frisés, et la peau plus noire que ses cuirs. Chaque jour, en allant à l'école, ou bien au jardin, il l'entrevoyait, penché sur son ouvrage, ramassé sur lui-même, dans un raccourci douloureux qui accentuait encore la difformité de son torse. Les gamins riaient de lui, le poursuivaient à travers les rues : « Hé ! Mayeux ! » Et le petit bossu fuyait, roulant sa bosse, sur ses courtes jambes, la tête crépue à moitié cachée par le surhaussement des épaules. Sébastien se complaisait à évoquer le pitoyable souvenir de François Pinchard, tout attendri de découvrir des analogies de situation, des similitudes de souffrance, avec sa situation et sa souffrance de réprouvé. Pauvre bossu ! Il n'était point méchant, pourtant ! Bien au contraire ! Il n'était point méchant, comme sont les bossus. Alors pourquoi cet acharnement contre sa misérable carcasse ? Obligeant envers tout le monde, adroit, courageux, il aimait à rendre service, à faire plaisir aux autres. On le trouvait prêt à donner un coup de main, pour n'importe quelle besogne. Il suffisait qu'on l'appelât : « Allons, viens ici, bossu, » pour qu'il accourût, heureux de se dévouer, de se montrer utile et bienfaisant. Sébastien s'arrêtait, avec une pitié immense, sur cette bonté touchante de François Pinchard, l'exagérait, la magnifiait, la sanctifiait, et par une irrésistible transposition de l'égoïsme humain, la faisait sienne, comme il faisait siennes aussi les souffrances du petit bossu, au point de se confondre avec lui, de se vivre en lui. Et les souvenirs émouvants reprenaient leurs cours. C'est ainsi qu'un dimanche, Coudray, le charpentier, sorte de géant bellâtre, l'avait battu sans raison, pour rire, pour amuser les jolies filles, car elles aimaient qu'on inventât des farces cruelles, qui le faisaient pleurer. Il était si drôle, sa bosse avait des sursauts si comiques, lorsqu'il pleurait : « Hé là, donc, Mayeux ! » Et le gros poing du charpentier, habitué à équarrir d'énormes troncs de chêne, s'était abattu à plusieurs reprises sur la bosse du bossu. « Sacré Mayeux ! Hé, là ! » Pinchard s'était secoué, ainsi qu'un chien que son maître a corrigé, et, plus étonné de la folie de cette agression, qu'indigné des coups reçus, il avait dit, en frottant la place endolorie : – Pourquoi que tu m'bats ?… Tu n'serais seulement pas capable d'm'dire pourquoi qu'tu m'bats… Na !… Na !… C'est malin ! Et puis, on l'avait trouvé pendu, un matin, dans son échoppe. Sébastien avait demandé pourquoi on ne le revoyait plus, pourquoi sa maison restait silencieuse et fermée. On lui avait répondu qu'il était mort. En son esprit inviolé d'enfant, la mort ne correspondait à rien de précis ni de terrible. Sa mère aussi était morte, et il ne la concevait pas autrement que morte, c'est-à-dire absente et heureuse. Quelquefois, il avait contemplé sa photographie dans la salle à manger. En regardant son visage tranquille, un peu effacé par le temps, sa taille frêle, sa robe à fleurs, ses cheveux roulés en repentirs ; et derrière cette jolie personne, des balustres, des fuites pâlies d'étang, de bois, de montagnes, il s'était dit : « Elle est morte », sans une secousse au cœur, sans un regret de ne pas l'avoir connue, tant il pensait que cela devait être ainsi. Il était même content de la voir en un paysage si calme, si doux, qui était, sans doute, le paradis où vont les morts charmants. Vivre ! Mourir ! Mots vagues, sans représentations matérielles, énigmes auxquelles ne s'était pas arrêtée son enfance, vierge de douleurs. Maintenant, il comprenait. Une heure soufferte au contact de la vie avait suffi pour lui révéler la mort. La mort, c'était quand on ne se plaisait pas quelque part, quand on était trop malheureux, quand personne ne vous aimait plus ! La mort, c'étaient ces espaces tranquilles, avec ces balustres drapés d'étoffes et fleuris de roses ! « Hé ! Mayeux ! » À ce cri, un autre cri se mêlait : « Quincaillier, hou ! hou ! » Et les deux cris se confondaient poussés par l'aboyante meute des méchants. C'était la mort ! Il enviait François Pinchard, il enviait sa mère, il enviait tous les morts inconnus. Puisque tous ces morts étaient morts, il pouvait bien mourir, lui aussi. Et, doucement, sans luttes intérieures, ni révoltes physiques, sans un déchirement de son petit être, l'idée de la mort descendait en lui, endormante et berceuse. Sébastien quitta son arbre, longea la barrière, ne s'occupant plus des élèves, lesquels, repris par d'autres distractions, semblaient l'avoir complètement oublié. Il était apaisé. Une légèreté gagnait ses muscles plus souples : son cerveau s'allégeait, baigné d'ondes fluides et de vapeurs grisantes. Ainsi qu'à l'approche d'un bon sommeil, après une journée de fatigues, il ressentait quelque chose d'inexprimablement doux, quelque chose comme l'éparpillement moléculaire, comme la volatilisation de tout son être, de tout son être sensible et pensant… Mais comment se tuerait-il ?… L'idée de la mort brutale, de la mort horrible, avec du sang, des membres rompus, des chairs béantes, de la cervelle étalée, ne lui vint pas. Il concevait la mort comme une aérienne envolée vers les espaces supérieurs ou comme une lente descente, un glissement giratoire et candide dans des gouffres de lumière… Le jeune Père, il se le rappelait, avait parlé d'une pièce d'eau… Où était-elle, cette pièce d'eau ?… Il regarda et ne vit que des cours en rumeur. En face, le collège dardait sur lui l'éclair oblique, farouche, multiplié de ses yeux haineux… À droite du collège, se devinait un vaste espace, ceinturé de cimes de sapins très sombres, qui moutonnaient durement dans le ciel. – C'est peut-être par là, se dit-il, imaginant déjà une immense surface rose, où des joncs flexibles, des roseaux chanteurs traçaient des routes de clarté, de resplendissantes avenues d'eau firmamentale ; une surface immobile, rêveuse, attirante, comme était celle de l'étang de la Forge, dont, tant de fois, il avait exploré les rives herbues, et respiré, délicieusement, l'âpre senteur des fermentations paludéennes. Sous les arcades du jeu de paume, le surveillant passait et repassait, d'un pas ralenti, le nez sur son bréviaire. Sébastien accéléra sa marche, pensa à François Pinchard, à sa mère, et sortit de la cour, sans obstacle. Très calme, maintenant, il allait, les yeux fixés sur l'espace vide, dont on ne savait pas si le fond était de la terre solide, ou de l'eau remuante, et que le cirque noir des sapins emplissait d'un mystère d'abîme. – Et si c'était la mer ! se dit-il encore, en son obstination d'enfant. L'image du petit cordonnier le précédait, le conduisait : – Hé ! Mayeux… L'image souriait et il souriait à l'image. – Quincaillier, hou !… hou !… À mesure qu'il avançait, il ne percevait plus la résistance de la terre, sous ses pieds. Il marchait, comme en rêve, si léger qu'il se croyait soutenu, emporté par deux grandes ailes, au-dessus du sol. Un frère, à face de détenu, louche et crasseux, qui charriait du pain dans une petite charrette, le croisa. Il ne le vit point. Deux autres frères, à la bouche lippue, au regard souilleur d'enfants, le frôlèrent. Il ne les vit pas davantage. Il ne voyait plus rien, plus rien que l'espace, qui, lui-même, se brouillait, s'ennuageait, se transformait en blancheurs flottantes. Toute sa vie sensorielle, déséquilibrée, affluait à son odorat. Des senteurs lui arrivaient aux narines, multiples, différentes et si fortes, qu'il faillit s'évanouir. L'atmosphère, comme dans une chambre fermée et remplie de végétaux, lui semblait lourde d'odeurs acescentes et de vénéneux parfums. Il respira, décuplés par la per- ception morbide exacerbée de ses nerfs, le souffle ammoniacal des terreaux, l'exhalaison carbonique des feuilles mortes, les arômes effervescents des herbes mouillées, la fleur alcoolisée des fruits. Sébastien dut s'arrêter, la gorge serrée, pâle, presque défaillant. Il avait dépassé le collège. À gauche, de petites constructions basses s'espaçaient ; et des jardins montaient en terrasse, jusqu'au parc ; à droite, une courte allée de châtaigniers, aboutissait aux communs, défendus par une palissade ; et derrière les communs, une prairie s'étendait, plane, unie, d'un vert argenté. Au milieu de la prairie, une nappe d'eau luisait, toute blanche, sans un reflet. Alors, Sébastien escalada la palissade, s'engagea dans l'allée, et voulut courir. Mais, soudain, deux Pères, qui se promenaient, lui barrèrent la route. Il s'arrêta, effrayé, poussa un cri. – Eh bien ! eh bien !… qu'est-ce que c'est ?… On maraude, hein ?… dit l'un d'eux, d'un ton sévère. Déjà il s'apprêtait à tirer les oreilles de l'enfant, quand, frappé de sa physionomie étrange, de l'ivresse inaccoutumée qui brillait dans le mystère de ses deux prunelles, il reprit, plus doucement, en donnant à ses gestes une inflexion d'affectuosité rassurante : – Voyons, mon petit ami, où alliez-vous ainsi ? Sébastien fut remué par la douceur de cette voix qui s'était, tout d'un coup, assouplie jusqu'à la prière. Cependant, il n'osa pas répondre. Le Jésuite insista. – Pourquoi aviez-vous quitté la cour ? N'ayez pas peur… Je vous aime bien… dites, mon enfant ! Tandis qu'il parlait, il lui flattait la joue, et le considérait d'un air d'encourageante bonté. Il répéta avec un accent de pitié tendre : – Pourquoi ?… Voyons… vous avez du chagrin, n'est-ce pas !… Vous vouliez vous en aller !… Et, sous ces paroles simples qui le conquéraient, Sébastien sentit comme une digue se rompre dans sa poitrine, puis un flot de larmes l'inonder. Suffoquant, la gorge brisée par les hoquets, il se jeta dans les bras du Père, sanglota. – On m'a… on m'a… on m'a… Il n'en put dire davantage. Comme un noyé qui se cramponne éperdument à l'épave miraculeuse que la vague lui apporte, il s'accrochait, de ses doigts crispés, à la robe du Père. Et tout son corps tremblant, secoué de spasmes, se haussait, se collait contre le corps du prêtre, dans un paroxyste amour de vie retrouvée. – On m'a… on m'a… on m'a… Lorsqu'il fut un peu calmé : – Allons, ne pleurez plus, consola le Père… Cela n'est rien, mon petit ami… Venez vous promener avec moi… Ensuite, je vous ramènerai à l'étude… Mais Sébastien, la tête toujours cachée dans la soutane, gémissait : – Non !… non !… Je ne veux pas… Je veux retourner à Pervenchères… Je… je suis d'Pervenchères… III Peu à peu, Sébastien finit par se résigner à sa nouvelle existence qui se trouva prise dans l'engrenage de la tâche quotidienne et, désormais sans trop de dures secousses, se déroula sur la régularité monotone des heures, ramenant toujours pareils les mêmes occupations et les mêmes événements. Il oublia le voyage pénible, l'entrée douloureuse dans cette grande prison de pierre grise, et le froid glacial qui lui avait étreint le cœur, rétracté la chair, à la vue des longs couloirs blafards, des petites cours intérieures, baignées d'un sépulcral jour ; il oublia les clameurs féroces, l'étang si morne, là-bas, sous le morne ciel et l'étrange, inconcevable folie qui, en une minute éperdue, l'avait poussé vers la mort, comme vers un refuge. Puis, les souvenirs du pays s'estompèrent dans une brume plus douce ; les regrets se firent moins poignants et plus lointains. Loin de son père, délivré de l'ennui de sa parole, du vide de ses conseils, il le trouva beau, grand, héroïque, sublime, et il l'aima d'un amour d'autant plus fort, qu'il en avait presque rougi, qu'il l'avait renié. Sa tendresse s'accrut de toutes les insultes endurées à cause de lui, s'aviva du remords de ne l'avoir pas courageusement défendu. Pour ne pas l'inquiéter, et par une sorte de pudeur fière à ne point étaler de plaintes et de récriminations devant les maîtres – car il savait que les Jésuites lisaient les lettres des élèves comme celles des parents – il ne voulut rien lui confier de ses tourments. Il se bornait à laisser déborder son cœur, en affections naïves et chaudes, en promesses répétées de bonne conduite et de travail. Il s'essayait aussi à de petites descriptions du collège, à des récits de promenades, où déjà se révélait, dans la primitivité de la forme et l'éveil incomplet de la sensation, une âme curieuse et vibrante. Et puis, c'étaient des besoins de parler du pays, des souvenirs à l'adresse de toutes choses de là bas, exprimés, tantôt avec une gaieté forcée, tantôt avec l'angoisseux, l'exaspéré désir des joies natales, des caresses familières qui dénotaient une véritable détresse morale. Un autre que M. Roch se fût peut-être alarmé de cette insolite agitation d'esprit. Celui-ci ne vit là qu'un badinage dont l'inutilité et le manque de sérieux le choquèrent : « Je ne suis pas trop content de toi, écrivait-il, je m'aperçois que tu passes ton temps à des gamineries, à des futilités, que je ne saurais encourager. Je comprends, que les premiers jours, tu te sois laissé griser par un changement d'existence aussi radical et flatteur. Mais il est urgent que tu songes à devenir sérieux. Tout Pervenchères s'occupe de toi. On me jalouse. Je dis : « Mon fils arrivera très loin, ira très haut. » Tâche de ne pas faire mentir ton père. Envoie-moi la liste de tes principaux condisciples, de ceux surtout qui portent un nom historique. Comment s'appellent tes voisins de classe ? Avec qui t'es-tu lié de préférence ? Le Révérend Père qui t'a conduit te parle-t-il de moi ? » Les brimades revinrent encore, mais elles perdaient chaque fois de leur caractère de violence pour ne plus conserver qu'une sorte d'intermittente, de joviale raillerie qui lui rendait moins insupportable sa blessure. Cependant, il sentit très vivement l'amertume de l'inégalité sociale, avérée, persistante, en laquelle il vivait. D'être toléré comme un pauvre, et non accepté comme un pair, cela lui fut un sourd chagrin, une plaie d'inguérissable orgueil, contre lequel il tenta, vainement, de réagir. Cette solitude où on le laissait le fit plus grave et réfléchi, presque vieux. Les roses couleurs de ses joues s'effacèrent et pâlirent ; l'ovale de son visage s'amincit, ses yeux se cernèrent inquiets, meurtris, se voilant sans cesse sous une double expression de tristesse tranquille et de méditation étonnée. Devant les inextricables complications de la vie, ses surprises augmentèrent chaque jour. Chaque jour lui révéla des habitudes, des noms, tout un ordre de choses importantes, toute une série de personnages, augustes et révérés, qui semblaient familiers à tout le monde, et qu'il se désolait d'être le seul à ne pas connaître et qu'il s'irritait de ne pas comprendre. Cette ignorance lui valait de fréquentes avanies. Une après-midi, Guy de Kerdaniel, à brûle-pourpoint, lui demanda « pour qui il était, du comte de Chambord ou de l'Usurpateur ? » Ne sachant pas ce qu'étaient ces personnages, s'ils existaient vraiment, et de quelle façon on pouvait « être pour l'un ou pour l'autre », il n'avait rien répondu. Et l'on avait ricané de son embarras. Sébastien se rendit compte qu'il venait encore de donner une preuve nouvelle de son infériorité. Mais comment faire ? On riait de son silence ; et, lorsqu'il parlait, on le huait. « C'est peut-être des surnoms de Jésuites ! » se dit-il. Longtemps, il garda au comte de Chambord et à l'Usurpateur une rancune de les ignorer ; et, convaincu que cela devait être ainsi, que cela serait toujours ainsi, il n'osa pas se renseigner, dans la crainte d'une mystification. D'ailleurs, à qui se fût-il adressé ? Les collèges sont des univers en petit. Ils renferment, réduits à leur expression d'enfance, les mêmes dominations, les mêmes écrasements que les sociétés les plus despotiquement organisées. Une injustice pareille, une semblable lâcheté président au choix des idoles qu'ils élèvent et des martyrs qu'ils torturent. Tout ignorant qu'il fût des conflits d'intérêts, des rivalités d'appétits, immanentes, qui font s'entre-déchirer les mêlées humaines, Sébastien, à force de voir et de comparer, ne tarda pas à déterminer l'exacte situation qu'il occupait en ce milieu, agité par des passions, troublé par des chocs, jusque-là insoupçonnés et décourageants. Sa situation était celle d'un vaincu qui n'a même pas, pour se réconforter de sa défaite, le souvenir d'une lutte, ou l'espoir d'une vengeance. La lutte lui était odieuse ; la vengeance, il n'y songea pas un seul instant. Il comprit qu'il ne devait compter que sur lui-même, ne vivre qu'en lui-même d'une vie solitaire, indépendante et fermée aux sollicitations ambiantes. Mais il comprit aussi que ce renoncement était au-dessus de ses forces. Sa nature généreuse, expansive, tout en élans, ne pouvait s'accommoder des étroites limites intérieures où il la circonscrivait. Elle avait besoin d'air, de cha- leur, de lumière, d'un large espace de ciel. En attendant que cette lumière brillât, que s'ouvrît ce ciel, Sébastien continuait de regarder la Vie passer sur un fond d'images brouillées et d'inexorable nuit. À Vannes, chaque cour se divisait en groupes distincts, exclusifs l'un de l'autre, représentant non des communions de sympathies, ou des convenances de caractères, mais des catégories sociales, qui avaient, ainsi que dans l'ordre politique, celleci seulement des privilèges, celle-là seulement des obligations. Malgré les incessants contacts, les coude à coude forcés de l'étude, de la classe, de la chapelle, du réfectoire, où les angles s'épointent, où les heurts s'amollissent, où l'instinctif sentiment d'une défense commune, contre le devoir et contre le maître, réunit, un instant, les intérêts les plus disparates, il n'existait réellement, entre ces groupes, aucun mélange moral. Durant les récréations, chacun reprenait sa place officielle, rentrait dans les étroits compartiments d'une constitution aristocratique dont les Pères, sans brusqueries, avec des apparences d'impartialité bénévole et souriante, savaient maintenir le sévère fonctionnement, encourager les préjugés, pensant faire ainsi pénétrer plus avant dans les âmes la nécessité d'une discipline graduée, le culte d'un respect hiérarchique. Guy de Kerdaniel était le chef indiscuté de la cour, dont Sébastien était le souffre-douleur. Ses fantaisies d'enfant gâté, ses amitiés changeantes, ses capricieuses haines étaient la loi souveraine. Il connaissait son pouvoir et en abusait volontiers, surtout contre les faibles. Choyé par les maîtres, en raison de sa naissance presque illustre, adulé par les élèves, en raison des spéciales attentions, de l'évidente préférence que lui manifestaient les maîtres, il résumait en lui ce que la vie a de plus souhaitable et de vénéré. On savait la considérable fortune de ses parents, leur prestigieux château sur les bords de la Rance, leur train de vie magnifique et bruyant. Les imaginations s'exaltaient au récit des chasses, des réceptions, des églises rebâties, des couvents subventionnés, des entrevues fréquentes du marquis de Kerdaniel avec le comte de Chambord qui l'avait institué, officiellement, son confident le plus intime, son ami le plus écouté. De ces merveilles, de ces élégances, de cette amitié royale, le fastueux Guy gardait une indestructible auréole. Chétif de corps, malsain de peau, marqué sur son front pâli, rétréci, déjà fané, du stigmate des races épuisées, il avait l'assurance d'un homme fait, le geste bref, la bouche impérieuse, l'œil insolent sous des paupières trop lourdes et clignotantes. Il n'en était pas moins, malgré cet aspect de groom anémié, le centre élu, le pivot choisi de cette société infantile, acquise par l'exemple et l'éducation, à tous les servilismes, comme à toutes les tyrannies. Les vanités, les ambitions, les aspirations secrètes ou avouées de ce petit peuple, parqué en de jalouses coteries, rayonnaient vers sa personne fragile et redoutable, ou plutôt vers ce qu'elle évoquait de richesse éblouissante, de luxe sacré et d'agenouillements humains. Sébastien n'essaya pas de l'attendrir par une lâche soumission, ni de s'imposer à lui par l'éclat d'une révolte. Il le dédaigna, et ce dédain, surélevant sa pitié, il chérit davantage ses petits amis de là-bas, les mal peignés, les mal torchés, ceux-là surtout, effarés et miséreux, dont les blouses en loques, et les tristes pantalons rapiécés, l'émurent aux larmes, douloureusement. Il se tint aussi à l'écart des maîtres, ne quêta pas leurs bonnes grâces, ne chercha point à provoquer leur tendresse. Il lui semblait que la douceur fuyante de leurs manières reculait encore, au lieu de la rapprocher, l'humiliante distance, de jour en jour plus grande, mise par les élèves entre eux et lui. Leurs « mon enfant », prononcés d'une voix pateline, sonnaient faux à son cœur. Auprès d'eux, il n'éprouva aucune impression d'être protégé. On le délaissait dans la classe, où ses professeurs lui faisaient réciter mécaniquement ses leçons, l'interrompant, chaque fois, d'un « c'est bien », bref et sec, sans jamais une parole d'encouragement ou de blâme, sans un redressement de mémoire, alors qu'ils s'appliquaient à éveiller l'intelligence des autres, à la guider dans ses voies préférées, à l'exciter par des explications patientes ; on le délaissait dans la cour, où personne ne le conviait à prendre sa part des plaisirs, des activités bruyantes, dont les Pères, la soutane retroussée, ardents, souples, enfantins, menaient le branle joyeux, et où il errait, le plus souvent tout seul, désemparé, blessé par ces joies, révolté par ces rires qui éclataient autour de lui, comme pour mieux le railler de son abandon. Et puis, il eût fallu posséder des accessoires comme ils en avaient tous, un roulement de jouets très chers, que les Jésuites vendaient dans un petit pavillon, appelé la questure. Oh ! ce petit pavillon, tout rempli de belles choses, étrennes perpétuelles, qui exhalaient de délicieuses odeurs de sapin et de bois verni, qui lui rappelaient la féerique, la flamboyante boutique de l'épicier, à Pervenchères, les jours charmants de Noël et du Nouvel An. Comme il le dévorait du regard ! Comme il enviait les riches qui en revenaient, les bras chargés, les poches pleines, avec des figures en fête ! Après de longues hésitations, surmontant sa timidité, il se rendit à cette questure tentatrice, acheta un ballon qui fut crevé le lendemain, deux balles qui lui furent aussitôt volées, une paire d'échasses qui se cassèrent, dès qu'il les eut essayées. Les cinq francs donnés par sa tante étaient épuisés ; les dix sous réglementaires que chaque semaine, le samedi, le Père Préfet distribuait aux élèves, dans les cours, passèrent en emprunts qu'il n'osa refuser. Alors, avec une volonté supérieure à son âge, il résolut de s'abstraire, dans le travail et dans lui-même, de ses successifs mécomptes. Il acquit bientôt, dans le travail, une sorte de paix ; dans lui-même, où déjà remuait tout un monde de pensées et de sensations, une sorte d'amère jouissance qui alla se décuplant, aux heures du silence et du repos. Un mercredi, avant la promenade, Sébastien vit venir à lui un élève qui lui demanda : – Veux-tu que nous fassions la promenade ensemble ?… Je suis Jean de Kerral… Tu me connais bien ?… Et avant que Sébastien eût le temps de répondre, il ajouta : – On t'embête, parce que tu es quincaillier… Moi, ça m'est égal que tu sois quincaillier… Tu me plais tout de même… Tu es gentil, et je t'aime bien. Jean de Kerral était de petite taille, mais trapu et très laid à cause de son profil en forme de tête de poisson, et de son visage piqueté de taches de rousseur. Ses yeux, vifs et bons, plurent à Sébastien. Il avait des gestes menus, un peu fébriles et cassés, une voix douce, gazouillante, comme un oiseau, et, comme un oiseau, en marchant, il sautillait. On l'appelait, dérisoirement, le bon Samaritain. Jean avait, en effet, dans la cour, une spécialité évangélique : il protégeait les faibles, et consolait les tristes. Dès qu'un élève était mis en quarantaine, pour une raison quelconque, ou battu, ou hué, il allait à lui, l'accablait d'amitiés bruyantes, l'étourdissait d'incohérentes effusions. Il était miséricordieux et loquace, et si généreux qu'il se fût dépouillé de tout ; mais ses parents, qui connaissaient cette manie, ne lui laissaient rien. Cet enthousiasme durait quelquefois huit jours. Après quoi Jean lâchait son ami, aussi spontanément qu'il était allé à lui, pour courir à un autre. Il dit encore : – Ça me faisait de la peine de te voir seul, toujours… Pourquoi que tu t'en vas, chaque fois qu'on s'approche de toi ?… Pourquoi que tu ne joues jamais ?… Un autre élève accourait, débraillé et soufflant. – Ah ! c'est Bolorec ! expliqua Jean de Kerral… Je l'ai retenu aussi pour la promenade… Il est très gentil, Bolorec… Il me plaît tout plein. Bolorec vint prendre place à côté de Sébastien. Boulot, les joues rondes, le front mangé de cheveux crépus, le buste trop long et roulant sur des jambes trop courtes et mafflues, il servait, comme Sébastien, de point de mire aux plaisanteries des camarades. Il était fils de médecin, profession non acceptée et fertile en brimades. Mais les brimades glissaient sur sa chair flasque et sur son amour-propre cuirassé sans y laisser trace de blessures. Il paraissait ne rien sentir, ne rien comprendre et souriait toujours. Rien n'altérait ce sourire éternel, ni les bousculades, ni les coups de pied, ni les surnoms les plus pénibles. Bolorec reboutonna son gilet, ramassa la corde de sa toupie, qui pendait jusqu'à terre, hors de la poche de son pantalon, bourrée de choses dures, et il regarda Sébastien d'un regard bienveillant d'idiot. Les rangs se formèrent ; au signal de la cloche, la petite troupe s'ébranla, silencieuse, sous la conduite de deux Jésuites, placés en serre-file, l'un à la tête, l'autre à la queue de la colonne. Sautillant et réjoui, Jean se pencha à l'oreille de Sébastien, et, très bas : – Tu es content d'être avec moi, dis ?… Bolorec aussi est très content… Moi, je suis content, parce que je n'aime pas qu'on embête les autres. Une fois dehors, ils longèrent le port, durant une centaine de mètres. C'était l'heure de la marée basse. Une eau noirâtre dormait dans l'étroit chenal. Sur la vase, parmi des barques échouées, une goélette était couchée, de flanc, sa quille à l'air, sa mâture oblique, penchée, comme prête à tomber dans le vide. Des chaloupes de pêche montraient, çà et là, leurs bordages imbriqués d'ignobles saumures et leurs coques de même couleur que le sol fangeux où elles s'embourbaient. Plus loin, Jean indiqua à ses compagnons le Saint-François-Xavier, un bateau tout blanc, un joli cotre élancé, à la fine carène, qui se tenait droit et fier, entre ses étais, son pavillon flottant au haut de la flèche. Les quais étaient presque déserts ; le paysage se fermait brus- quement, sur un ciel très bas, en lignes de terres rigides, nues, d'une brutale horizontalité. Sébastien chercha en vain la mer. Il était consterné par cette immobilité, par ces choses couchées, tristes comme des épaves, par ces eaux mortes, et cette navrante vase dont l'odeur l'affadissait. Lorsque, ayant quitté le port et traversé les tortueuses rues de la ville, ils débouchèrent dans la campagne, Jean de Kerral dit à Sébastien : – C'est loin d'ici où tu habites ? – Oh oui !… c'est loin ! gémit l'enfant qui, défiant et redoutant une scène douloureuse, n'osait répondre que par monosyllabes timides et soupirés. – Moi, j'habite tout près, au château de Kerral, sur la route d'Elven, tu sais… Elven… où il y a une grosse tour… On y va quelquefois en promenade… Tu n'as pas de château, toi ? – Non ! – Oh ! ça ne fait rien ! Bolorec non plus n'en a pas. Les rangs s'étaient un peu débandés. Maintenant, une rumeur de voix piaillantes accompagnait le piétinement de la petite troupe en marche. Il reprit : – Moi, je serai soldat… J'entrerai à Saint-Cyr… Et toi, qu'est-ce que tu feras ?… Tu entreras aussi à Saint-Cyr ?… – Je ne sais pas ! bégaya Sébastien. Le comte de Chambord ! l'Usurpateur ! Saint-Cyr ! Toujours des choses dont il n'avait pas la moindre idée. Comment pourrait-il jamais s'élever à la hauteur des autres, puisqu'il ignorait tout cela, qui était capital, indispensable ! Il aurait bien voulu demander des explications à Jean ; il n'osa pas. Jean continuait de gazouiller : – Papa dit qu'il n'y a pas de milieu, aujourd'hui, pour des nobles, ou bien ne rien faire… ou bien entrer à Saint-Cyr… Papa ne fait rien, lui… Il chasse… As-tu un tambour ? – Non ! – Moi, j'en ai un… un vrai tambour, en cuivre… C'est papa qui me l'a donné… et c'est le fermier qui m'apprend à battre… Il a été tambour au régiment. Il bat très bien… Moi aussi, maintenant, je bats très bien… Et puis papa m'a donné encore un uniforme de hussard rouge… Quand je sors, toute la journée, je mets l'uniforme de hussard et je bats du tambour… C'est très joli, très amusant… Et ça m'apprend à être officier. Tu n'en as pas, toi, d'uniforme de hussard ? – Non ! – Alors, qu'est-ce que tu as ? Comment t'amuses-tu quand tu es chez toi ? Il faudra en demander un à ton père… Sébastien se sentait le cœur plein de quelque chose, il ne savait de quoi ; ou de chagrin de ne pas posséder un uniforme de hussard rouge, comme Jean de Kerral, ou de joie d'entendre pour la première fois, depuis qu'il était parti de Pervenchères, une voix qui lui fût douce, des paroles qui n'étaient ni des injures, ni des railleries. Et, tout d'un coup, il éprouva envers celui qui lui parlait ainsi un sentiment de tendresse, de reconnaissance profonde, l'irrésistible élan d'une âme qui se donne à une autre âme. Ému, il prit la main de Jean, la serra très fort dans la sienne, et, les yeux voilés de larmes : – Je t'aime bien, dit-il. – Moi aussi, je t'aime bien, répondit Jean de Kerral. Bolorec, lui, ne parlait point, et suivait les rangs, au pas menu de ses jambes trop courtes. Très rouge, les veines du cou tendues, il gonflait ses joues en ballon et les dégonflait ensuite, d'un coup de poing, intéressé par le bruit d'explosion discrète, d'équivoque pétarade, qui sortait de ses lèvres. Entre chaque opération, il souriait, de ce sourire neutre, inquiétant ; de ce sourire qui n'exprime rien et ne s'adresse à personne, de ce sourire fixe, comme la mort en met parfois sur la bouche glacée de ses élus. La route où ils marchaient était très large et plantée de hauts marronniers dont les branches nues se rejoignaient, s'entrecroisaient, formant, avec les filigranes des ramilles, audessus de leurs têtes, une voûte ajourée que le ciel décorait de ses soies gris perle et de ses dentelles roses. Des murs en pierre sèche, rehaussés de l'or travaillé des mousses, incrustés de la délicate joaillerie des lichens et des capillaires, bordaient de chaque côté les prairies, les champs de culture, des petits champs vallonnés, séparés l'un de l'autre, tantôt par de larges talus boisés, tantôt par des éclats de granit fichés, droits et pointus, dans la terre, tendant sur le sol infertile le velours chancreux de ses sombres tapis, larmés de l'argent pâle des flaques d'eau. Une vie multipliée germait dans les emblaves que les seigles naissants et les jeunes blés couvraient de gais frissons smaragdins. Dans le ciel, d'une douceur charmante, s'épandait une lueur fine, contenue, qui s'imprégnait au translucide tissu des nuages, tramés d'or laiteux et lavés de nacres légères. Et sous cette lumière tiède, infiniment diffuse, infiniment pénétrante, qui mettait des abîmes célestes jusque sur le tronc des arbres et la cassure des pierres, sous ces effleurantes caresses qui laissaient des mondes de joie reflétés jusque sur la fragile ellipsoïde des herbes, toutes les formes et toutes les couleurs chantaient. Ce qu'elles chantaient, Sébastien eût été incapable de le définir et de l'exprimer, mais il en savourait l'harmonieuse et presque divine musique, il en admirait l'harmonieuse et presque divine beauté ! C'était comme un mystère de résurrection qui s'accomplissait en lui, une extase auguste d'amour qui gonflait son être tout entier, de graves enivrements et de nuptiales délices, par quoi se célébraient les fiançailles de son cœur. – Nous irons toujours ensemble à la promenade, dis ?… implora Sébastien. Jean de Kerral répondit : – Et nous jouerons toujours dans la cour ensemble, avec Bolorec. – Je t'aime bien ! reprit Sébastien. – Moi aussi, je t'aime bien ! Ce fut un enchantement pour Sébastien. Ses mauvais jours étaient finis, il ne redoutait plus aucune souffrance, aucun tourment. La confiance revivait en lui, agrandie, fortifiée par le don volontaire, spontané, éternel, qu'il venait de faire de son âme. Et il marchait, plus fier, les membres plus souples, trouvant à toutes choses des aspects de fête et de bonté, se promettant d'aimer Jean, de lui être dévoué jusqu'au sacrifice. Pour la première fois, il se sentait des hardiesses, des désirs de luttes généreuses. Toute une force inconnue distendait ses veines, accélérait les galops de son pouls, les battements de sa poitrine. Aucun obstacle ne paraissait insurmontable à son courage. Il eût voulu défier Guy de Kerdaniel. On s'arrêta dans un bois de pins. Entre la colonnade des troncs, le sol, parsemé d'aiguilles sèches, était tout rose, et les pieds enfonçaient doucement dans de la mousse. Une odeur de térébenthine circulait, amère et puissante, mêlée à de vagues arômes de plantes marines que le vent apportait de l'ouest. En effet, vers l'ouest, très loin, et rayée par les barres sombres des pins, une ligne d'eau apparaissait, du même ton irisé que le ciel et presque confondue avec lui. Les élèves poursuivirent un écureuil. Les plus hardis grimpaient dans les branches, les autres aboyaient comme des chiens et jetaient des pierres à la bestiole effrayée. Sébastien et Jean s'assirent au pied d'un arbre ; Bolorec, debout contre le tronc, tailla une ébauche de bateau dans un morceau d'écorce. Tous les trois, de temps en temps, ils regardaient la chasse et se montraient l'écureuil, étourdi par les clameurs, qui fuyait d'arbre en arbre, bondissait de branche en branche, la queue en l'air. – Tu ne sais pas à quoi je pense ! dit Jean… Je pense qu'il faudra demander à ton père l'autorisation de sortir chez nous… Ça me ferait plaisir d'être ton correspondant… Maman voudra bien, papa aussi, et les Pères aussi… Tu joueras du tambour, et tu mettras mon uniforme… L'année dernière, papa n'a pas voulu pour Bolorec… mais toi, ça n'est pas la même chose… parce que toi… enfin oui… parce que Bolorec est trop sale… Et il raconta, en phrases saccadées, en récits décousus, le château de Kerral, son père qui avait de grosses moustaches blondes, sa mère qui était très jolie, la grande calèche, et les six chiens courants qui chassaient les renards et forçaient les lièvres. Sébastien buvait avidement les paroles de Jean. Il se voyait déjà l'hôte choyé, caressé d'une belle dame, dans un château qu'il imaginait resplendissant, avec des fossés larges, des tours massives, des murs crénelés, comme étaient ceux des remparts de Vannes. Son cœur se fondait dans des espoirs infinis. Jean poursuivit : – Tu connais bien l'histoire des six chiens courants, de papa et du clerc d'huissier ?… – Non, répondit Sébastien, fâché de ne pas savoir tout ce qui intéressait son ami. – Comment, tu ne la connais pas ! mais tout le monde la connaît au collège… Eh bien, un jour, mon père revenait de la chasse… Il n'avait rien vu, et n'était pas content… En approchant d'Elven, voilà qu'il aperçoit, sur la route, le clerc d'huissier. C'est un méchant clerc d'huissier, très méchant… Il dit du mal des prêtres, ne va jamais à la messe, et ses parents possèdent une ferme, des biens nationaux, tout près du château… Enfin c'est un homme très méchant… Papa se dit : « Puisque mes chiens n'ont rien chassé, je vais leur faire chasser le clerc d'huissier. » L'idée est drôle, hein ?… Il les découple, les met sur la piste, et les chiens partent… Bolorec abandonna son écorce, écouta, très intéressé, le récit de cette chasse humaine, et, tout d'un coup, l'œil allumé d'un rire, il trépigna de joie la terre, et, de toutes ses forces, il aboya : – Ouaou !… Ouaou !… – Tu comprends, reprit Jean, si le clerc d'huissier détale, sentant les chiens à ses trousses… Tu le vois d'ici, pas ? Il saute dans la lande, son chapeau s'envole ; il s'empêtre parmi les ajoncs et les ronces, son pantalon se déchire ; il roule, revient sur la route, dans la direction d'Elven… Les chiens le menaient comme un lièvre. – Ouaou !… Ouaou ! recommença Bolorec, dont la joie s'exprimait par d'horribles grimaces. – Il paraît que c'était joliment amusant !… Tête nue, les cheveux au vent, et les chiens tout près, lui mordant déjà les culottes… Heureusement, pour le méchant clerc d'huissier, il n'était pas loin d'Elven… Il entre dans l'église, n'a que le temps de refermer la porte sur lui ; et il tombe, évanoui de peur, sur les dalles ! Une seconde de plus, il était pris et dévoré par les chiens… Ils ne badinent pas, tu sais, ces chiens-là… Et Bolorec, pour la troisième fois, aboya longuement, découvrant, entre chaque coup de gueule, ses dents qui semblaient, jovialement, fouiller la proie happée. – Ouaou !… ouaou ! Jean de Kerral conclut : – Eh bien, le père de ce méchant homme a fait un procès à papa ; et papa a été condamné à payer, à ce méchant homme, vingt-cinq mille francs, parce que, à la suite de cette chasse amusante, son fils est tombé malade, et qu'il est resté fou !… Mais papa se vengera, parce qu'il va se porter aux élections de député, et ramener le roi… Quand tu viendras chez nous, tu verras les chiens… ce sont de très bons chiens !… Sébastien écoute la voix de son ami, cette voix qui gazouille, comme un oiseau chantant une chanson d'amour ; il aime M. de Kerral, malgré ses grosses moustaches blondes qui ne l'effrayent pas ; il aime le château ; il aime tout, sauf le méchant clerc d'huissier, à qui il ne peut pardonner de ne pas s'être laissé dévorer par les bons chiens de M. de Kerral, et d'avoir coûté à celui-ci tant d'argent. Les clameurs, dans les bois, s'apaisent. L'écureuil est pris. Des élèves, triomphalement, le portent, pendu par la queue à une baguette comme un trophée. On rentre. Le retour est charmant. Pourtant, il y a dans l'esprit de Sébastien une inquiétude vague. Le récit de Jean le trouble, un peu, de remords incertains. Des images s'en lèvent, point rassurantes, d'un symbo- lisme brutal, où s'affirme l'inflexible et barbare loi de la force. François Pinchard et le charpentier Coudray, Guy de Kerdaniel et lui-même, Bolorec, un martyr plus féroce que ses bourreaux, l'écureuil, le clerc d'huissier, les chiens de M. de Kerral, tout cela, dans les ténèbres de sa conscience, se heurte, singulièrement relié par d'étranges analogies, soudainement éclairé par de farouches lueurs. Des poings tendus, des gueules hurlantes, des mains déchireuses, des foules sauvages, une sensation obscure et pénible de l'éternelle haine, une confuse et rapide vision du meurtre universel, tout cela lui cause un malaise que la marche et la voix gazouillante de Jean ne tardent pas à dissiper. Bolorec s'est remis à tailler son bateau ; les rangs se sont reformés ; et le soir vient, teintant l'horizon céleste de sourdes lumières orangées qui donnent au firmament un jour mystique de vitrail. Une ombre religieuse, pacifiante, sous la voûte des marronniers, enveloppe les colonnes des troncs, les listeaux des branches ; et les grappes pourprées des lilas terrestres, issant des talus empierrés, flambent sur le fond plus vert des prairies. Dans son cœur, un instant troublé, la joie reparaît claire, sereine ; le remords s'évanouit, l'espoir revient, immaculé. Engainés de longues chemises de toile blanche, quelques-uns ivres, tous vermineux et couverts de fange, des paysans passent sur la route. Sébastien les regarde passer, et il les salue comme de surnaturels êtres, des saints descendus des vitraux d'église, des anges envolés des cintres de chapelle, et qui l'accompagnent pour veiller sur lui. Toutes les choses, agrandies, embellies, ennoblies par son imagination, prennent des formes heureuses, des formes exultantes de tendresse et de prière. En relongeant le port, il reçoit aussi une impression consolante. Tout s'est animé, tout brille. La marée monte, battant d'un léger clapotement les murs des quais et les cales immergées. Redressée par le flot, la goélette arbore fièrement sa mâture haute, dorée par les derniers reflets du jour ; quelques chaloupes de pêche rentrent, voiles carguées, à l'aviron, avec un bruit de soie froissée ; et les mouettes rasent l'eau luisante, de leur vol joueur et hardi. Une odeur salée, mêlée aux souffles puissants du coaltar, imprègne l'atmosphère. L'enfant la respire délicieusement, l'âme conquise à des féeries de voyage, à des immensités bleues, à des vagues dispersions dans de la lumière. Et, mentalement, franchissant les lignes de terre, dures, plus assombries à cette heure, qui barrent l'horizon, il s'élève jusqu'à la conception de l'infini. Sur la petite place, aux maisons gothiques, près du collège, deux jeunes filles de même taille, de même costume, de même svelte et délicate tournure, se sont arrêtées, avec leur mère, pour voir défiler les élèves. – Ce sont les sœurs de Le Toulic… qui est de ta classe… tu sais bien… Le Toulic, qui est toujours le premier… explique Jean… Maman les appelle les « deux sans hommes », parce qu'elles voudraient bien se marier et qu'elles ne trouvent personne… Elles n'ont pas d'argent… Le père de Le Toulic était louvetier… Il est mort… Elles sont très jolies !… Elles sont charmantes, en effet, vêtues de pénombre, et leur silhouette délicate s'enlève, géminée, sur le fond d'une boutique qui s'allume. Sous la voilette, où leur visage se devine, baigné de tous les reflets errants du soir, Sébastien, avec attendrissement, aperçoit une double lueur de soleil, qui se couche, très loin, dans l'eau profonde de leurs yeux. À l'étude il ne travailla pas, pris de paresse devant ses livres, envahi de dégoût, à la pensée d'avoir à conjuguer des verbes barbares. Le coude sur son dictionnaire, son porte-plume lâche entre les doigts, longtemps il rêvassa. Sa tête était remplie de trop de choses ; trop d'événements s'étaient suivis et enchevêtrés, en cette journée, pour qu'il n'essayât pas de les coordonner, d'en jouir, un par un, d'en tirer une règle de conduite nouvelle et des pronostics alliciants. Il ne put arriver à fixer aucune de ces images, mobiles, turbulentes. Cela grouillait pêle-mêle, dans son cerveau, avec des paysages, des bateaux, des coins de parc rêvés, des châteaux en fête, entrevus au bout de longues avenues éclairées, des sons de tambours, des abois de chiens, des bonds d'écureuils. Il s'arrêta un instant, à contempler le profil de Le Toulic qui, non loin de lui, à droite, penché sur son papier, embastillé de livres, piochait ses devoirs, des plis au front, du rouge aux joues, de l'encre au doigt. Il eut le grand désir de le connaître davantage, de lui parler souvent, de l'aimer ; et, tout d'un coup, se rappelant ses deux sœurs, si gentilles, dans la frissonnante indécision du soir, il l'aima d'une amitié violente. Peut-être aussi, Le Toulic voudrait bien le faire sortir, chez lui, comme Jean de Kerral. Et ce seraient d'inoubliables heures, entre cette mère et ces deux jeunes filles… Sans doute, des promenades, ensemble, sur le port, au bord des grèves ; un voile soulevé sur ces intérieurs privilégiés ; l'entrée de plainpied dans ces existences inconnues, qu'il avait crues fermées à jamais sur lui, et dont un mot, entendu, ça et là, élargissait encore le mystère captivant. Son rêve déviait, s'enhardissait dans l'impossible, atteignait déjà les sphères défendues où trônait Guy de Kerdaniel. Il le ramena à son point de départ réel : Jean de Kerral, à cette voix douce qui l'avait charmé, à ces inespérées promesses, par quoi il se trouvait désenchaîné, et libre de vivre. Sébastien finit par fixer ses regards sur le dos de Jean, assis à trois rangées de pupitres, devant soi. Toute sa vie était là, ressuscitée, en ce dos agile, remuant, tantôt rond, tantôt pointu, tantôt droit, tantôt courbé, et qui paraissait redire les belles histoires de l'après-midi. Ce dos rayonnait comme un soleil. Des joies chantaient autour ; des joies chantaient partout. Il éprouva le besoin impérieux de confier son bonheur à quelqu'un, c'est-à-dire de se l'exprimer à soi-même, de se le rendre en quelque sorte visible et tangible par une représentation matérielle. Il écrivit à son père une longue lettre enthousiaste, fiévreuse, incohérente, pleine de projets merveilleux et de puériles folies. Pour la première fois, il ne pensa pas à y met- tre un mot de tendresse, un souvenir pour ses amis de là-bas, oubliés, pour Mme Lecautel, pour Marguerite, pour personne. Les jours qui suivirent, Sébastien fut heureux, pleinement. D'abord, il n'était plus seul, se savait protégé, défendu contre un retour possible du malheur, et il se remettait à jouer, comme autrefois, entraîné par Jean de Kerral, à des parties de paume, de raquette, dans des groupes où, grâce à ce dernier, on le supportait, presque affectueusement. Ensuite, il trouvait, en soimême, de quoi embellir les heures de repos et de rêve. Au contact plus intime et non seulement physique de ses camarades, mêlé davantage à leurs caractères différents, frotté à leurs passions dissemblables, son esprit s'enrichissait de découvertes incessantes, de mille petits faits de vie morale, qui étaient un perpétuel aliment pour ses appétits de connaître, parfois une explication de ses façons de sentir. Ses pensées, plus actives, plus identifiées à son moi, devenaient des compagnes fidèles, victorieuses de l'ennui, et chères infiniment. Souvent elles l'emportaient, par-delà les brutalités des apparences extérieures, dans des mondes éblouissants, sur la frontière du réel et de l'invisible où, surnaturalisant les formes, les sons, les parfums, le mouvement, elles se haussaient jusqu'à la divination vague et précoce, pas encore consciente, de la beauté artiste et de l'amour essentiel. Initié par son ami aux menus secrets de pratique courante, dont l'ignorance, jadis, le chagrinait si fort, arrêtait si brusquement l'essor de ses élans, il prenait aussi, vis-à-vis des autres, une hardiesse plus grande, vis-à-vis de lui-même une sécurité moins troublée. Il n'osa pas, cependant, aborder Le Toulic, à cause de son air trop grave, de ses trop pédantes allures. Le Toulic, piocheur endurci, intelligence lente, mémoire rebelle, volonté obstinée de Breton, affectait de ne s'intéresser qu'à ses devoirs, et passait une partie de ses récréations, le nez sur ses livres. Et puis, quand il n'étudiait pas, on le voyait toujours pendu à la soutane des surveillants et des professeurs qu'il accaparait, lorsque ceux-ci venaient faire une apparition dans la cour. Il ne l'en aima pas moins, de loin, le suivant avec plaisir, retrouvant, en lui, sérieux et renfrogné, un peu du charme attirant des deux sœurs si jolies, dont s'était ému son instinct de jeune mâle, un soir. Mais, à mesure que son intelligence s'élargissait, que de pâles lueurs jalonnaient le champ plus vaste de ses observations journalières, à mesure que se développait, en lui, le désir d'apprendre, il se dégoûtait davantage du travail, et ce dégoût s'affirmait, au point que la vue seule de ses livres lui causa une impression pénible, irritée, presque une souffrance. Il fut obligé de faire un effort violent sur lui-même, pour les ouvrir, pour s'astreindre à les étudier. Les punitions corporelles, le pain sec, la mise aux arrêts, la privation de promenades ; les punitions corporelles, morales, la honte publique des mauvaises places, augmentèrent cette disposition, au lieu de la réformer. Sa réputation de paresseux, de cancre, s'établit bien vite, et il s'en affligea : « C'était plus fort que lui, il ne pouvait pas. » Chez les natures d'enfant, ardentes, passionnées, curieuses, ce qu'on appelle la paresse n'est le plus souvent qu'un froissement de la sensibilité ; une impossibilité mentale à s'assouplir à certains devoirs absurdes ; le résultat naturel de l'éducation disproportionnée, inharmonique qu'on leur donne. Cette paresse, qui se résout en dégoûts invincibles, est, au contraire, quelquefois la preuve d'une supériorité intellectuelle et la condamnation du maître. Telle elle était chez Sébastien, à son insu. Ce qu'on le forçait à apprendre ne correspondait à aucune des aspirations latentes, des compréhensions qui étaient en lui et n'attendaient qu'un rayon de soleil pour sortir, en papillons ailés, de leurs coques larveuses. Une fois ses devoirs bâclés, ses leçons récitées, il ne lui en restait rien, dans la mémoire, qui le fît réfléchir, rien qui l'intéressât, le préoccupât ; rien, par conséquent, ni formes, ni idées, ni règles, qui se cristallisât au fond de son appareil cérébral ; et il ne demandait pas mieux que de les oublier. C'était, dans son cerveau, une suite de heurts paralysants, une cacophonie de mots barbares, un stupide démontage de verbes la- tins, rebutants, dont l'inutilité l'accablait. Jamais rien d'harmonieux, ni de plaisant, qui s'adaptât à ses rêves, rien de clair qui expliquât ce par quoi il était généreusement tourmenté. Ce qui le charmait, l'étonnait, ce qu'il sentait de communication secrète de sa petite âme avec les choses ambiantes ; ce qu'il devinait de mystères épars, délicieux à dévoiler, de vie foisonnante, délicieuse à écouler, on s'acharnait à répandre sur tout cela les plus épaisses, les plus fuligineuses ombres. On l'arrachait de la nature, toute flambante de lumière, pour le transporter dans une abominable nuit où son rêve spontané, les acquêts de sa réflexion enfantine, ses enthousiasmes, étaient retournés, avilis, soumis à de laides déformations, rivés à de répugnants mensonges. On le gorgeait de dates enfuies, de noms morts, de légendes grossières, dont la monotone horreur l'écrasait. On le promenait dans les cimetières mornes du passé ; on l'obligeait à frapper de la tête contre les tombes vides. Et c'étaient toujours des batailles, des hordes sauvages en marche vers de la destruction, du sang, des ruines ; et c'étaient d'affreuses figures de héros ivres, de brutes indomptées, de conquérants terribles, odieux et sanglants fantoches, vêtus de peaux de bêtes, ou bardés de fer, qui symbolisaient le Devoir, l'Honneur, la Gloire, la Patrie, la Religion. Et sur tout ce pêlemêle, abject et fou, de meurtrières brutes et d'homicides dieux, au-dessus de ces lointains enténébrés, emplis du rouge carnaval des massacres, planait, sans cesse, l'image du vrai Dieu, un Dieu inexorable et falot, à la barbe hérissée, toujours furieux et tonitruant, sorte de maniaque et tout-puissant bandit, qui ne se plaisait qu'à tuer, lui aussi, et qui, habillé de tempêtes et couronné d'éclairs, se promenait, en hurlant, à travers les espaces, ou bien s'embusquait derrière un astre pour brandir sa foudre d'une main et son glaive de l'autre. Sébastien se refusait à admettre pour Dieu ce démon sanguinaire et il continuait d'aimer son Dieu à lui, un Dieu charmant, un Jésus pâle et blond, à la main pleine de fleurs, à la bouche pleine de sourires, qui laissait tomber sur les enfants, sans cesse, un regard de bonté infinie et d'intarissable pitié. Cependant, il n'était point complètement rassuré par cette consolante vision. Des doutes le harcelaient et l'image du Dieu extravagant et sombre des Jésuites le hantait. Il repassait alors ses fautes, fouillait ses menus péchés, avec la terreur soudaine de voir cet impitoyable Dieu lui sauter à la gorge et le précipiter dans l'enfer, comme il avait fait, disait-on, de tant d'enfants qui n'étaient point sages et n'avaient pas voulu travailler. Durant la classe et les heures d'étude, sous la suggestion directe des leçons parlées, son cerveau s'alourdissait, ses facultés s'annihilaient, sa voix même se glaçait, lorsque son tour venait de réciter. Il avait beau étreindre son petit crâne, il n'en pouvait rien faire sortir ; il ne pouvait non plus y faire pénétrer les conceptions bizarres de cet enseignement, qui perpétuaient, dans une forme plus grave, avec la garantie officielle des maîtres, les histoires de Croquemitaine et les chimériques contes de fées. Quelquefois, à la classe du samedi, pour distraire les élèves, le professeur leur lisait des épisodes de la Révolution française, des récits dramatisés des guerres de Bretagne et de Vendée. Sébastien y retrouvait les mêmes physionomies ogresques que dans les livres de classe, la même irruption de fous sinistres, les mêmes clameurs de guerre et de haine furieuse. Mais, cette fois, les noms de Marat, de Robespierre, remplaçant ceux des rois, des conquérants, retentissaient avec épouvante ; la guillotine y fonctionnait, aussi rouge de sang que la framée des grands hommes et le glaive de Dieu. Il ne comprenait pas pourquoi on l'obligeait à détester ceux-là, alors qu'on lui recommandait de vénérer les autres. Et il écoutait, espérant entendre tout à coup les noms de Jean Roch, Pervenchères… l'église… l'âne… Mais c'était sans doute un trop petit massacre, pour qu'il eût chance d'intéresser des imaginations d'enfants, habitués au récit de bien d'autres hécatombes humaines. Sitôt que, délivré de cette classe maudite, où tout lui pesait, où tout l'ahurissait, il se remettait à vagabonder dans la cour, les idées lugubres s'envolaient vite ; il goûtait une joie plus vive à ses jeux, un plaisir plus précieux à ses causeries. Même il s'habituait aux arrêts et n'en ressentait plus aucun ennui. Ap- puyé contre un arbre, il s'amusait à voir, autour de lui, la vie bruire et s'agiter, et, de temps en temps, il lançait du pain que les moineaux se disputaient avec de jolis mouvements qui le réjouissaient. C'est ainsi qu'il se désaffectionna tout à fait du travail, et bientôt, sans remords, abandonnant ses devoirs, il passa les heures longues de l'étude à rêver des choses plus douces, plus belles ; à concevoir des formes, des sons, des lumières, tantôt tristes, tantôt joyeux, suivant que son âme était joyeuse ou triste ; à créer en lui une multitude de poèmes, par où, naïvement, inconsciemment, il atteignit la mystérieuse vie de l'Abstrait. Il essaya aussi, d'instinct, de reproduire des objets qui l'avaient frappé ; il couvrit ses cahiers, ses livres, de dessins, feuilles, branches, oiseaux, bateaux, et encore la figure pâle du maître d'étude, qui, du haut de la chaire où il trônait, derrière la lampe, enveloppait les écoliers silencieux d'un regard vigilant et froid. En ce moment, la confession était, de tous les exercices religieux, celui qui l'ennuyait le plus. Il ne s'y rendait jamais qu'avec un trouble extrême, le cœur battant, comme vers un crime. Le solennel et ténébreux appareil de cet acte obligatoire, ce silence, cette ombre, où une voix chuchotait, l'effrayaient. Dans cette nuit, il se croyait le témoin, le complice d'il ne savait quoi d'énorme, d'un meurtre, peut-être. La sensation en était si vive qu'il lui fallait tout son courage, toute sa raison, pour ne pas crier, appeler au secours. Le Père Monsal, son confesseur, un grand prêtre à face rougeaude, dodelinante, aux lèvres grasses, aux manières doucereuses, le gênait par ses questions. Il l'interrogeait sur sa famille, sur les habitudes de son père, sur tout l'entour physique et moral de son enfance, écartant d'une main brutale le voile des intimités ménagères, forçant ce petit être candide à le renseigner sur des vices possibles, sur des hontes probables, remuant avec une lenteur hideuse la vase qui se dépose au fond des maisons les plus propres, comme des cœurs les plus honnêtes. Sébastien avait pour cet homme qui était là, près de lui, la répulsion nerveuse, crispée, qu'on éprouve à la vue de certaines bêtes rampantes et molles. Il lui semblait que les paroles lentes, humides, qui sortaient de cette invisible bouche, se condensaient, s'agglutinaient sur tout son corps en baves gluantes. – Et vous tutoyez votre père, mon enfant ? – Oui, mon Père. – Ah ! ah ! ah !… C'est très mal… Il ne faut jamais tutoyer ses parents… C'est leur manquer de respect… À l'avenir, vous ne tutoierez plus votre père… Et vous n'avez pas de sœur, mon enfant ? – Non, mon Père. – Non… Ah ! ah !… Pas de cousine ? – Non, mon Père. – Non plus… Bon !… bon !… C'est très bien, cela, mon enfant… Mais, vous avez bien une amie, chez vous… une petite amie ?… – Oui, mon Père. – Ah ! Bon !… bon !… C'est très dangereux… Comment s'appelle-t-elle ? – Marguerite Lecautel. Il s'étonnait d'avoir pu prononcer ce nom, en cette ombre tragique. Cela lui faisait l'effet d'une trahison, d'une infamie, de quelque chose d'affreusement vil et lâche. Et la voix du Père Monsal reprenait, plus assourdie, s'échappant en petits siffle- ments, en petits râles, qui se confondaient presque avec le bruit du surplis froissé et les craquements du bois : – Marguerite ? fant ?… vous n'avez purs ?… Dites-moi, quelquefois ?… Elle sait ? Ah !… Ah !… Voyons, dites-moi, mon enjamais eu avec elle des attouchements imquand vous étiez seuls, vous l'embrassiez aussi, quelquefois, souvent, vous embras- – Je ne sais pas. Et, tout tremblant, il se cramponnait à l'accoudoir du prieDieu. – Bon !… Bon !… Et comment vous embrassait-elle ?… Sur la joue ?… sur la bouche ?… – Je ne sais pas. – Sur la bouche ?… Ah !… ah !… C'est très grave… C'est un péché très grave !… Et dites-moi encore… Vous n'alliez pas plus loin, avec elle… Par exemple… oui… vous n'aviez pas le désir de… Enfin, je suppose, vous n'alliez pas ensemble pour satisfaire certain besoin… Ah !… Ah !… – Non ! – Allons !… allons !… C'est très bien… Il marmottait des mots latins ; sa main, sur le grillage, passait et repassait, distribuant de vagues bénédictions. Et, très rouge, prêt à pleurer, avec de la honte sur la peau, Sébastien sortait du confessionnal, sentant que quelque chose de sa pudeur, que quelque chose de la virginité de Marguerite était restée là entre les mains violatrices de cet homme. Sur ces entrefaites, il eut une grande douleur. Le jour même qu'elle lui arriva, il avait reçu de son père une lettre à la fois désolée et ravie. M. Roch saignait beaucoup de voir les mauvaises notes et les mauvaises places de son fils ; il avait espéré mieux : « Je comprends à la rigueur, écrivait-il, que tu ne puisses en obtenir d'autres, et ce n'est pas cela que je te reproche. Il ne serait pas naturel, étant au milieu de tant de jeunes gens, nobles et plus riches que toi, que tu passasses avant eux. Il faut de la hiérarchie, et plus on l'inculque de bonne heure aux enfants, et mieux cela vaut. Si tous les hommes de France avaient été élevés chez les Jésuites, nous n'aurions plus jamais à redouter des révolutions. Le curé aussi est de mon avis, et prétend que la hiérarchie est nécessaire. Cependant, je suis très attristé, très mortifié, car j'apprends par une lettre du Père Préfet, admirable, d'ailleurs, d'élévation d'idées, que tu es un paresseux, que tu ne fais rien, que tes maîtres ne peuvent obtenir de toi un résultat sérieux. Je ne te demande pas d'être le premier de ta classe, cela ne se peut pas ; mais j'exige que tu travailles, car je m'impose des sacrifices énormes, et je me saigne aux quatre membres, et je me prive de tout, pour t'assurer une éducation supérieure… Vois pourtant ce qui t'arrive… » Ici, M. Roch exultait. « Me suis-je trompé quand je t'annonçais un avenir brillant ?… Tu le vois, tu vas entrer dans une famille illustre. La famille de Kerral est très célèbre. Nous avons, le curé et moi, cherché ses traces dans les annales de notre glorieuse histoire. C'est une famille historique. On la trouve partout dans la Révolution. Il y a un comte de Kerral qui émigra, fut pris à Quiberon, et fusillé à Vannes… à Vannes même, mon cher enfant !… Je suis très fier de cette relation pour toi. Quand tu seras reçu dans cette grande famille, surtout, tiens-toi bien, sois très poli et respectueux ; surveille tes manières, ton langage ; que tes habits soient bien brossés, de façon à ce que je n'aie pas à rougir de toi. Tu présenteras à cette noble famille toute ma gratitude, et tous mes hommages… Donc, que ceci te soit un encouragement… » Il ajoutait : « Le Révérend Père Monsal a raison. Il vaut mieux, au point de vue de l'autorité paternelle, et du développement de l'idée de famille dans les générations présentes et futures, il vaut mieux, dis-je, que les enfants ne tutoient pas leurs parents. Cela se passe ainsi dans les maisons aristocratiques. D'ailleurs, mon enfant, rappelle-toi bien ceci : tout ce que les Jésuites te diront est fondé sur la raison, le cœur, et sur un sentiment très juste de défense sociale. S'ils sont des maîtres admirables en politique, c'est parce qu'ils sont des maîtres admirables en éducation. » M. Roch continuait ainsi, durant deux longues pages d'écriture serrée, ornée de volutes et de paraphes. Sébastien lisait cette lettre quand Jean de Kerral, qui venait du parloir, l'aborda. – Dis donc… tu sais… il ne faut pas te fâcher… parce que je t'aime bien, toujours… Mais papa m'a dit que je ne pouvais pas t'amener à Kerral… Sébastien reçut au cœur un coup affreux et, très pâle, il laissa tomber sa lettre à terre. – Justement, bégaya-t-il, mon père m'écrivait… tiens… parce que… – Oui… tu comprends, interrompit Jean… Papa a dit en me tirant les oreilles : « Si on l'écoutait, ce gamin-là, il nous amènerait tout le collège. » Enfin, il n'a pas voulu, quoi ! ni maman non plus. Ils m'ont demandé ce que tu étais. Je leur ai expliqué que tu étais quincaillier… qu'on t'embêtait à cause de ça… mais que tu étais tout de même bien gentil… et que je t'avais promis de te montrer mon uniforme de hussard… Alors, ils m'ont défendu de te voir… ils m'ont dit que tu n'étais pas une société pour moi… que je prendrais avec toi de mauvaises habitudes… tu comprends… Et ils m'ont fait un sermon parce que j'avais la manie de ne me lier qu'avec des pouilleux… J'ai répondu que tu n'étais pas un pouilleux, que tu n'étais pas sale comme Bolorec… Enfin, voilà ! Inquiet, piétinant sur place, Jean regardait autour de lui. Il reprit avec volubilité : – Il ne faut plus que je te voie… il ne faut plus que nous allions ensemble… Le Père Dumont est venu, et il a promis à papa qu'il me surveillerait… Mais je t'aime bien tout de même… Je te parlerai quelquefois, quand on ne nous verra pas, tu comprends… Et puis, Bolorec, on ne lui a pas défendu à lui, d'aller avec toi… Tu iras avec Bolorec… Il est très gentil, Bolorec… Je m'en vais, parce que le Père nous regarde… Il m'attraperait si je causais trop longtemps avec toi… Ah ! dis donc !… Il faudra aussi que tu me rendes le ballon en cuir que je t'ai donné… L'enfant ne pleura pas. Mais la douleur du coup fut si forte, qu'il pensa s'évanouir. Il voulut crier : « Jean ! Jean ! » et ne le put. Il avait la gorge serrée, la tête bourdonnante et vide, les membres tout froids. Il essaya de faire un pas, et ne le put… Le sol sous ses pieds se dérobait, se creusait en abîmes… Des lumières rouges dansèrent devant ses yeux. Et Jean s'éloigna en sautillant. Or, le lendemain, les élèves allèrent en promenade, sur la route d'Elven. On fit halte dans le bois de Kerral. – On t'avait promis aussi de venir là ? dit à Bolorec Sébastien qui, depuis le début de la promenade, n'avait pas encore prononcé un mot. – Oui. – Et puis, après, on n'a plus voulu ? Bolorec haussa les épaules, et, sans avoir l'air d'écouter, ramassa un éclat de bois qu'il se mit à examiner attentivement. – Et ça ne t'a pas fait de la peine ! insista Sébastien. Bolorec secoua la tête. – Pourquoi que ça ne t'a pas fait de la peine ? – Parce que… expliqua Bolorec. – Tu n'aimais pas Jean, alors ? – Non. – Et moi ?… Est-ce que tu m'aimes ? – Non ! – Tu n'aimes donc personne ? – Non. – Pourquoi ? – Parce que, je les em…, répondit Bolorec qui, tirant de sa poche son couteau, s'apprêta à tailler le morceau de bois. Et il ajouta, d'une voix tranquille : – Tous ! Sébastien vit le château, une grande maison surflanquée de tourelles, d'appentis, de constructions angulaires et disparates, tout cela de guingois et triste comme une ruine. La mousse dégradait les toits ; des lézardes craquelaient les murailles, rayées de coulures pluviales ; sur la façade écorchée, galeuse, de larges plaques de crépi manquaient et l'herbe envahissait les avenues dessablées, une herbe sale, gâchée avec les feuilles mortes, piétinée par les troupeaux, hachée par les charrois pesants. La grille monumentale et rouillée se couronnait d'un écusson descellé, qui grinçait, au vent, comme une girouette. Près du château, dissimulée derrière un massif de houx panachés, et séparée de lui par un fossé, plein d'eau bleuâtre et dormante, la ferme se tassait, basse, juteuse, immonde, formant une cour carrée, sorte de cloaque, où des landes coupées pourrissaient sur une couche épaisse de bouses anciennes. Une odeur de purin, une fermentation végétale, une exhalaison d'humanité croupissante, venait de là, intolérable et pestilentielle. Et, tout d'un coup, Sébastien aperçut M. de Kerral, un petit homme trapu, la face rouge, les moustaches blondes tombant de chaque côté des lèvres, les mollets guêtrés de cuir fauve. Il tenait à la main une cravache et frappait de petits coups secs sur le tronc des arbres, en sifflant un air de chasse. C'était, dans sa personne, un mélange de paysan et de gentilhomme, de soldat et de vagabond. M. de Kerral s'avança au-devant des Pères, du même pas sautillant qu'avait son fils. Il lui ressemblait du reste, avec plus de dureté dans le regard. Sa mise était prétentieuse et négligée ; il avait sur sa veste de velours noir, d'immenses boutons de métal, où se voyaient, en relief, des fleurs de lys. Jean accourut bavard, très fier de se montrer à ses camarades, au milieu de son domaine. Les élèves se taisaient, un peu gênés, se dispersaient, entre les arbres, par groupes. On leur avait défendu de poursuivre les écureuils et de couper les branches. M. de Kerral, les Pères et Jean se dirigèrent vers la maison. En haut du perron, aux marches disjointes, une femme encapuchonnée d'un châle à carreaux rouges et verts, attendait, ses coudes sur la rampe de fer gauchie. On entendit une voix aigrelette, qui disait : – Bonjour, mes Pères… Comme c'est aimable d'avoir choisi Kerral pour but de promenade… Saisi par plus d'étonnement encore que de tristesse, Sébastien rôda à travers le bois, longea des murs croulants, des jardins abandonnés, ne se heurta qu'à des vestiges de choses tombées, qu'à des débris de choses mortes, enfouies sous les ronces. Par les trouées aériennes, s'ouvrant dans les chênes et dans les pins, il entrevit des perspectives de landes, un terrain aride, désolé, noir, çà et là, des petits champs avares durement conquis sur les racines vierges des ajoncs et les pierres, puis, des coteaux pelés où tournaient des moulins à vent. Il se rappela l'histoire du clerc d'huissier, et des six chiens, que Jean lui avait contée. Chaque détail qui l'avait fait rire lui revint, précis, douloureux cette fois. Et son cœur se serra… Ah ! comme son rêve était loin, maintenant ! Comme il se repentait de l'avoir si obstinément caressé, ce rêve, non point parce que les magnificences désirées aboutissaient à ces ruines, à cette misère, à cet homme, chasseur de pauvres diables, mais parce qu'un sentiment nouveau pénétrait en lui, qui révolutionnait tout son idéal : quelque chose de fort et de chaud, ainsi qu'un coup de vin. Il venait de voir M. de Kerral, et il le détestait. Il le détestait, lui et ses pareils. À ces hommes, vivant parmi les autres hommes, comme la bête de proie parmi le gibier, et dont son père lui disait, maintes fois, qu'il fallait les admirer, les respecter, il compara ceux de sa race, qui peinent sur les besognes journalières, petites existences serrées l'une contre l'autre, s'entraidant, mettant en commun, pour les mieux supporter, les transes d'aujourd'hui et les espoirs de demain ; et il se sentir fier d'être né d'eux, de représenter leur passé de douleurs, de recueillir l'héritage de leurs luttes. Il trouva au tablier de travail de son père, aux blouses des voisins, aux outils, dont le bruit laborieux avait bercé son enfance, un air plus noble, mille fois plus noble que les insolentes guêtres, la sifflante cravache et les fleurs de lys de ce Monsieur qui l'avait méprisé, lui, et avec lui tous les petits, tous les humbles, tous ceux qui n'ont pas de nom, et qui n'ont pas tué et qui n'ont pas volé. Cela le réconforta. Devant la détresse intérieure qu'exprimaient ce château, tombant pierre par pierre, et ce sol fatigué d'avoir nourri des hommes sans amour et sans pitié, il éprouva un soulagement véritable. Il se plut à imaginer, sous ces murs ébranlés, sous ces orgueilleuses tourelles découronnées, qui n'avaient jamais abrité que des opulences mauvaises et barbares, une vie affreusement triste, plus désespérée que celle des mendiants, à qui sourit, parfois, le réchauffant soleil de la charité, une vie hors la vie, perdue dans le morne, sombrée dans l'irréparable, dont chaque minute accroissait les angoisses, accélérait les définitives chutes. Et ce fut pour lui une joie profonde, presque farouche et terrible, que cette pensée de justice, où il goûta l'ivresse de la revanche, la revanche de sa propre misère, et de toutes les misères de sa race qui tressaillaient en elle. Ce qu'il y avait de sang peuple dans ses veines, ce qui y couvait de ferments prolétariens, ce que la longue succession des ancêtres, aux mains calleuses, aux dos asservis, y avait déposé de séculaires souffrances et de révoltes éternelles, tout cela, sortant du sommeil atavique, éclata en sa petite âme d'enfant, ignorante et candide, assez grande cependant, en cette seconde même, pour contenir l'immense amour, et l'immense haine de toute l'humanité. S'apercevant qu'il s'était écarté de ses compagnons, Sébastien les rejoignit, grave, hanté de cette idée que, désormais, il avait une mission à remplir. Sans la définir nettement, sans en démêler les moyens et le but, il l'entrevoyait belle, courageuse, dévouée. Et d'abord, il n'acceptait plus que ces enfants le rejetassent de leur vie ; c'était lui qui, maintenant, allait les rejeter de la sienne. Il était décidé à faire respecter son père, ses souvenirs, ses tendresses, et malheur à qui oserait y toucher. Cette soumission qui le rendait petit, humble, suppliant, peureux, il n'en voulait plus. Il ne voulait plus supporter les fantaisies cruelles, les propos malsonnants, les mépris dont on l'avait abreuvé jusqu'ici, être le jouet des caprices d'une foule ennemie, se voir poursuivi par elle, comme le clerc d'huissier par les chiens de M. de Kerral. – Non ! je ne veux plus ! disait-il, tout haut, tandis que ses pieds faisaient voler les feuilles mortes, et que, dans sa tête, la colère montait… Je ne veux plus. Bolorec était resté à la même place, taillant son morceau de bois. Deux élèves, près de lui, l'agaçaient de leurs plaisanteries, qui d'ailleurs, n'étaient ni bien injurieuses, ni bien méchantes. Mais Sébastien ne pouvait plus maîtriser les mouvements précipités de son cœur. Il leur cria : – Allez-vous-en… Je vous défends d'embêter Bolorec… il ne vous dit rien, lui. L'un d'eux s'avança, les poings sur les hanches, provocant : – Qu'est-ce que tu chantes, toi ?… Quincaillier ! Espèce de sale quincaillier ! D'un bond, Sébastien se rua sur lui, le renversa, et le souffletant à plusieurs reprises : – Chaque fois que tu voudras m'insulter, tu en auras autant… toi… et les autres… Et, comme le battu se relevait, piteux : – Oui, mon père est quincaillier, confessa Sébastien… Et j'en suis fier, entendez-vous… Il ne fait pas dévorer les malheureux par ses chiens, lui !… Au bruit de la lutte, quelques écoliers étaient accourus. Personne n'osa répliquer, et Sébastien entraîna Bolorec, qui semblait ne s'être aperçu de rien. Pendant le temps que dura le retour, Bolorec se montra plus expansif qu'à l'ordinaire. Il parla : – La prochaine fois, je couperai une belle racine, et je te ferai une canne, avec une tête de chien… ou bien autre chose… Quelquefois, pendant les vacances, papa m'emmène avec lui dans sa voiture, quand il va voir des malades… J'ai taillé le manche de son fouet… Deux tibias, tu sais bien, des os, oui… deux tibias, avec une tête de mort au bout… J'avais vu ça dans son cabinet, sur son bureau, et dans ses livres aussi… C'est beau ses livres… Il y a des cœurs d'hommes, des machins… c'est comme des fleurs… Ici, dans les livres, il n'y a rien… C'est embêtant. Et, se rapprochant plus près de Sébastien, il lui dit tout bas, après s'être assuré qu'on ne pouvait l'entendre : – Écoute… promets-moi de ne pas répéter ce que je vais te dire… Tu me promets ?… Eh bien, tu sais que c'est l'empereur qui règne… Il règne parce qu'il a rétabli la religion… Tu sais ça ?… Eh bien, les Jésuites veulent le renverser, et ramener Henri V… C'est sûr, parce que Jean a entendu les Jésuites causer de ça avec son père… Eh bien, j'ai écrit ça au préfet, moi… Alors, on va fermer le collège… Et puis on tuera tous les Jésuites… Et puis, tous !… Voilà ! – Tu es sûr ? interrogea Sébastien, effrayé. – Puisque je te le dis ! – Et alors, on irait à la maison, nous autres ? – Oui ! – Et on ne retournerait plus au collège, jamais. – Plus jamais ! Le reste de la route s'acheva dans le silence. Ils ne virent point la lande que des bras de mer enlaçaient, que traversaient des fleuves d'or, que parsemaient des lacs bibliques, la lande s'égrenant, au loin, dans l'eau soirale, en forme d'îles mystérieuses, de monstrueux poissons, de barques échouées. Ils ne virent point davantage la ville, où les boutiques commençaient de s'allumer, ni les deux jeunes filles, si jolies, debout, à leur même place, près du collège… Tous les deux songeaient. Et leur songerie était pareille. Ils songeaient à des choses douces, là-bas, à des figures aimées, dont le portail, qui brusquement, devant eux, s'ouvrit en grinçant, fit s'envoler les souriantes images. Quelques minutes après, Jean de Kerral, dans la cour, tandis que les rangs se reformaient, pour rentrer dans l'étude, aborda Sébastien. Il lui demanda : – Tu as vu le château ?… C'est beau, dis ? Sébastien ne répondit pas, et fixa Jean, d'un œil dur. Du même coup, il pensa à cet homme qui frappait les arbres avec sa cravache, aux chiens, au clerc d'huissier. L'impression qu'il avait eue dans le bois, à la vue de ces murs, de ces tourelles, il la ressentit plus violente. Une haine le poussait, contre Jean. Il eut envie de lui crier : « Fils d'assassin. » – Pourquoi me regardes-tu ainsi ? supplia Jean… Tu es méchant !… Ce n'est pas de ma faute, tu sais bien… C'est papa qui ne veut pas… Parce que moi, je t'aime bien… – Ton père, ton château, toi… commença Sébastien. Mais il s'arrêta, troublé, et vaincu… Jean était devant lui, si triste, le considérait de ses yeux si étonnés et si doux, que sa colère, soudain, mollit et tomba. Il se rappela comment il était venu à lui, gentil, affectueux, alors que tout le monde se détournait de lui et l'accablait de mépris ; il se rappela leurs serments échangés. Il dit, redevenu presque tendre : – Non… Je ne suis pas méchant… moi aussi, je t'aime bien. Sébastien s'intéressa vivement à Bolorec. Son caractère impassible le déroutait ; le sourire qui grimaçait en cette face molle et ronde, n'était pas sans lui causer quelque terreur. Il ne savait s'il devait l'admirer ou bien le craindre. L'aimait-il ? Il n'eût pu le dire… Que Bolorec ne lui eût pas adressé encore une parole affectueuse, cela l'inquiétait. Il ne jouait jamais, restait des journées entières, bouche close, sans qu'il fût possible de lui arracher un mot. On le voyait sans cesse en train de tailler un morceau de bois, ou de menus quartiers de pierre tendre qu'il collectionnait soigneusement, durant les promenades. Il était très ingénieux à fabriquer de menus ouvrages, difficiles et compliqués, des boîtes entrant l'une dans l'autre, des étuis, des gréements de bateau ; son adresse était émerveillante à sculpter des têtes de chien, des nids d'oiseau, ou des figures de zouaves, à longues barbes ondulantes, comme il y en a sur les pipes. Mais c'était un mauvais élève, et qui ne dissimulait pas sa répugnance à apprendre, bien qu'il eût la mémoire vive, l'intelligence alerte, dans un corps lent, flasque, presque difforme, et sous des apparences d'idiot. Puis, brusquement, sans raisons plausibles, comme s'il eût éprouvé le besoin de rompre ces silences accumulés, trop pesants, il parlait, parlait. Et c'était en phrases courtes, désordonnées, sans suite, des choses énormes, souvent grossières et gênantes, d'extravagants projets d'incendie du collège, des résolutions de fuites nocturnes, d'évasions palpitantes, le long des toits par-dessus les murs enjambés ; et quelquefois aussi, des histoires du pays, naïves et charmantes, des légendes de saints bretons, que lui avait contées sa mère. Ensuite, il retombait dans son mutisme accoutumé. Ce qui paraissait inexplicable à Sébastien, c'est que Bolorec avait l'absolu mépris des injures et des bourrades. Lorsqu'on le huait, lorsqu'on le battait, il ne se retournait même pas ; il allait un peu plus loin, d'un pas tranquille, sans se plaindre jamais, sans jamais se révolter. À la longue, cette attitude inerte avait fatigué les grands brimeurs, comme Guy de Kerdaniel. Il n'y avait plus guère que les petits roquets qui lui aboyassent aux jambes, sachant que c'était sans danger. Bolorec et Sébastien, toujours ensemble, en étaient arrivés à ne plus rien se dire. Ils passaient les heures de récréation, assis sous les arcades, près des salles de musique, et ils écoutaient, sans s'en lasser jamais, les gammes nasilleuses des violons, la sautillante gaieté des pianos, et les éclats de cuivre, sévères, déchirants, des pistons et des bugles. – Je voudrais apprendre la musique, soupirait Sébastien. Et Bolorec chantait, sur des paroles bretonnes, un air de danse très ancien, en scandant les rythmes d'un mouvement de tête balancé. La musique causait à Sébastien des joies graves, de profondes délices. Autant il s'ennuyait, le matin, après le réveil, à suivre, encore endormi, les messes basses, silencieuses, marmottées dans cette chapelle froide, nue, pleine d'ombre, autant la multiplicité des exercices religieux, auxquels étaient astreints les élèves, le rendait paresseux, le prédisposait aux veuleries, aux dégoûts, à l'opprimante obsession de ce Dieu sournois et cruel qu'il détestait ; autant le dimanche, il attendait l'heure de la grand-messe avec impatience. Ce jour-là, la chapelle en fête, l'autel orné de fleurs, éblouissant de lumières infiniment répétées par les ors et les marbres, les officiants parés de leurs étoles brodées, de leurs aubes de dentelles, la grande baie s'ouvrant à travers la vapeur cérulée de l'encens sur des paradis mystiques, et les voix supra-humaines des orgues, et les séraphiques chants des maîtrises, redisant les admirables invocations de Haendel, de Bach, de Porpora, c'était le triomphe de son Dieu à lui, de son Dieu, magnifique et bon, qu'accompagnaient toutes les beautés, toutes les tendresses, toutes les harmonies, toutes les extases. Ce jour-là, il se sentait vraiment près de lui ; il en avait la révélation corporelle, touchait sa chair radieuse, ses cheveux auréolés, comptait les battements de ce cœur rédempteur, d'où coulent les pardons. Ces mélodies le prenaient dans sa chair, le conquéraient dans son esprit, dans toute son âme, et y réveillaient quelque chose de préexistant à son être, de coéternel à la propre substance de son Dieu, la suite sans fin des immortelles métempsycoses. Il voyait réellement dans cette musique naître des formes adorables, des pensées et des prières se corporiser, penchées sur lui comme des saintes ou comme des lys ; des paysages célestes s'emparadiser d'une lumière inconnue et pourtant familière, se décorer de constellations de fleurs, de corymbes d'étoiles ; il voyait des architectures aériennes surgir, se continuer avec les nuages, en assomptions d'astres ; tout un monde immatériel éclore, florir, s'épanouir, se volatiliser ensuite, dans une exhalaison pâmée de parfums. Ce qu'il avait connu de tendre et de charmant, ce qui s'accumulait en lui de rêves étouffés, d'aspirations captives, tout cela revivait aussi, en cette musique ; tout cela battait des ailes, amplifié, idéalisé, embelli des purifiantes grâces de l'amour. Et doucement, délicieusement, des larmes coulaient de ses yeux ; son cœur s'emplissait d'une angoisse sacrée ; une volupté parcourait ses nerfs en ignition, si aiguë qu'elle allait parfois jusqu'à la défaillance, jusqu'au spasme. Lorsque les orgues s'enflaient, terribles, lorsque s'exaltaient les voix des chœurs, célébrant le miracle eucharistique, c'était encore le même trouble poignant, le même écrasement d'admiration qu'il avait eu, devant la mer, un jour de rafale. Il lui en était resté une impression de grandeur religieuse, extra-terrestre, la surnaturalisation de son être chétif, dans l'énorme et le tout-puissant, qu'il retrouvait là, plus violente, plus austère. Il aurait voulu se perdre dans ces ondes sonores, déferlantes, se sentir soulevé par ces vagues d'harmonie formidables, où s'évanouissaient les laideurs humaines, et qui étaient douces aux petits, comme les flots briseurs de navires sont doux aux mouettes, aimées des grandes houles musiciennes. Étourdi, rompu, avec un goût persistant d'encens sur la bouche, un goût de divin, Sébastien revenait de la messe, comme il était revenu de la mer, anéanti, chancelant, et gardant de longues heures le goût de salure fort et grisant dont s'étaient saturées ses lèvres. De ces hauteurs où son âme avait un instant plané, il retombait plus lourdement que jamais dans le dégoût des besognes journalières. Ses livres lui faisaient horreur davantage ; il en comprenait mieux le vide affreux, le barbare mensonge et la déprimante hostilité. Les ouvrir seulement, et c'était la nuit, aussitôt ; une nuit noire, opaque, qui l'enveloppait, et où rampaient des larves gluantes, à tête de prêtres. Oh ! comme il eût désiré être une de ces voix qui chantaient à l'église ! Quelle ivresse de pouvoir arracher à un instrument de bois, à une plaque de métal, ces harmonies qui versent l'extase ! Quel orgueil de pouvoir créer ce langage magique et béni, qui exprime tout, même ce qui est inexprimable ; qui explique tout, même ce qui demeure inexpliqué. Il supplia son père de lui permettre d'apprendre la musique. Mais il fallait payer des leçons supplémentaires et M. Roch fut fort scandalisé d'une pareille demande, ce qui n'était pas le « fait d'un garçon sérieux et bien élevé ». M. Roch répondit que la musique n'était qu'une amusette indigne d'un homme et bonne aux femmes qui n'ont rien à faire, aux aveugles qui mendient leur pain. Est-ce qu'il l'avait apprise, la musique, lui ? Son fils voulait-il donc devenir vagabond, ou joueur d'ophicléide, comme François Martin, dont tout le monde se moquait ? Justement, une bande de musiciens allemands étaient venus à Pervenchères. Ils étaient sales, dépenaillés, avec de longs cheveux, et des allures de brigands. On les soupçonnait beaucoup d'avoir mis le feu chez Richard, l'épicier. D'ailleurs, tous les musiciens qu'il avait connus étaient ainsi : des va-nu-pieds !… C'est comme le dessin !… Est-ce que le des- sin devait faire partie d'une éducation mâle ? Napoléon dessinait-il ? Il gagnait des batailles et bâtissait le Code civil, ce monument incomparable, cette colonne Vendôme de la civilisation moderne !… Non, non… cent fois non ! Il entendait que son fils apprît du solide, du solide encore et toujours du solide. Il ne se saignait pas aux quatre membres pour que son fils – son fils unique, le dernier espoir des Roch – en arrivât, plus tard, à vagabonder sur les grand-routes, une clarinette sous le bras ! De la musique !… du dessin !… Mais il était donc décidé à faire le désespoir de sa famille ! Sébastien se résigna. Son père avait peut-être raison. Sans doute il était un paresseux, un méchant enfant, se conduisait mal. Ce dégoût de ses devoirs, ce désir des choses anormales étaient coupables, évidemment, mais supérieurs à sa volonté. Il obéissait à des forces invincibles contre lesquelles il ne pouvait rien. Il se rendait compte que depuis son entrée au collège il était bien changé. Ne vivant que par sursauts, dans des anxiétés continuelles, passant d'une résolution à une autre, sans s'arrêter à aucune, retombant d'un enthousiasme à un affaissement, aujourd'hui révolté, demain soumis, le cerveau, le cœur pleins de choses contradictoires, d'aspirations différentes qui bouillonnaient et ne parvenaient pas à sortir ; il attendait, quoi ?… Un regard qui se posât sur lui, encourageant et bon ? Une main qui le guidât à travers les voies encombrées de son intelligence ?… Il ne savait pas… Malgré la lettre de son père, il continua de rôder auprès des salles de musique, espérant vaguement surprendre le secret de cette science admirable et défendue, qui lui semblait la grande porte de lumière ouverte sur la nature et sur le mystère, c'est-à-dire sur la beauté et sur l'amour. rec. – Chante-moi ton air si joli ! demandait Sébastien à Bolo- Sans lever les yeux de dessus le morceau de bois qu'il fouillait à la pointe de son couteau, Bolorec chantait, s'interrompant parfois pour expliquer : – Tu comprends… C'est sur la lande, là-bas… Elles se tiennent toutes par la main… Et elles s'en vont, et elles reviennent… Leurs coiffes, qui remuent, sont blanches… Elles ont du velours à leurs jupons rouges… Et Laumic, assis sur un tonneau, joue du biniou… C'est beau. Mais le Père Dumont, souvent, les chassait. – Que faites-vous là, encore, tous les deux ?… réprimandait-il d'une voix sévère… Ce n'est pas convenable que vous soyez toujours ensemble… Allez dans la cour. Alors ils s'en allaient, à regret, longeaient les barrières, s'arrêtaient à la fontaine, dont ils s'amusaient à tourner le robinet, pendant quelques minutes ; et ils revenaient ensuite aux arcades, sitôt que le Père s'en éloignait, pour dire son bréviaire sous les arbres ou faire une partie de paume avec les élèves privilégiés. – Pourquoi dit-il que ça n'est pas convenable d'être ensemble ? interrogeait Sébastien, poursuivi par cette remontrance du Père, à laquelle il ne comprenait rien. – Parce que, répondait Bolorec, l'année dernière, chez les moyens, on en a surpris deux, Juste Durand et Émile Caradec, qui faisaient des saletés dans les salles de musique. – Quelles saletés ? – Des saletés ! quoi ?… Et, avec une grimace de dégoût, il ajoutait : – Des saletés… comme quand on fait des enfants… Sébastien rougissait, n'essayait pas d'approfondir les paroles de Bolorec, où il devinait des analogies coupables, des correspondances honteuses, avec les questions dont le Père Monsal l'accablait, à confesse. Les semaines passèrent ainsi, jusqu'aux vacances de Pâques, coupées, au carnaval, de fêtes très gaies, de plantureux repas, de représentations théâtrales, de loteries, où ceux qui ne gagnaient rien, gagnaient des plats de bouillie qu'il fallait manger, sur la scène, devant tout le monde, riant et applaudissant. Il y eut une joute académique, où les élèves de philosophie disputèrent avec éloquence sur Descartes et lancèrent à Pascal des traits spirituels et méchants ; il y eut des concerts, des assauts d'escrime, toute une série de divertissements en costumes historiques, auxquels Sébastien, malgré la nouveauté de ces spectacles, prit un plaisir médiocre, le plaisir d'être plus seul avec Bolorec, de voir la discipline se relâcher un peu, et les classes s'interrompre. On joua une pièce de Sophocle, traduite en vers latins par le Père de Marel, avec des intercalations de chœurs, chantés sur de la musique de Guillaume Tell, également corrigée par le même Père de Marel, dont le rôle, dans la maison, était de confectionner des vers, en toutes langues, gais ou tristes, profanes ou sacrés, et s'adaptant aux cérémonies qu'on y célébrait. C'était un gros bonhomme, rond, plaisant à regarder, toujours en train de rire, et qu'on aimait beaucoup, parce qu'il représentait uniquement la joie. On ne le voyait jamais qu'au moment des fêtes, où il se prodiguait en inventions de toute sorte, joviales et brillantes. Le reste du temps, disait-on, il voyageait. Pendant les trois jours que durèrent, au collège, les fêtes du carnaval, le Père de Marel, sans cesse au milieu des élèves, avait remarqué Sébastien assez triste, qui restait à l'écart des autres, et il l'avait reconnu pour le petit enfant qui, sous les marronniers, près de la prairie, le jour même de la rentrée des classes, était venu se jeter, en courant, dans sa soutane. De son côté, Sébastien l'avait aussi reconnu. Il aurait bien voulu lui parler, mais il n'osait pas, ayant gardé de sa folie comme une honte, que la présence du Jésuite redoublait. Ce fut le Père de Marel qui l'aborda, suivi du Père Dumont. – Eh bien ! Eh bien !… dit-il amicalement. On ne s'amuse donc pas ? Pourquoi êtes-vous là, tous les deux, à vous morfondre, quand la fête est partout… Il faut rire… C'est le moment. Et se tournant vers le Père Dumont : – Il est très gentil, ce gamin-là… Il a des yeux très intelligents. Le Père Dumont secoua la tête. – Mais si paresseux !… si paresseux ! Une nature incorrigible, un caractère insouciant… Et très mal avec ses camarades… Surtout paresseux ! – Ta, ta, ta !… Avec des yeux comme ça !… C'est qu'on ne sait pas le prendre. Je le connais, le petit Sébastien Roch… Je parie qu'avec moi, il travaillerait… Allons, venez, maître Sébastien, que je vous confesse ! Ses paroles étaient pleines de douceur et de gaieté. Elles émouvaient et faisaient rire. Sébastien les écoutait comme de la musique. Une grande paix entrait en lui, d'être avec ce Jésuite qui n'était point pareil aux autres, et qui lui disait des choses, comme il avait rêvé souvent d'en entendre, des choses qu'il comprenait, qui le ranimaient, lui redonnaient confiance. Avec une bonté indulgente, captieuse, perspicace, avec une adresse presque maternelle qui force l'expansion cordiale, appelle les confidences, le Père de Marel l'interrogeait, et Sébastien s'abandonnait à l'impérieuse joie de lui répondre, au soulageant besoin d'ouvrir ce cœur, trop violenté, trop solitaire. Peu à peu, en phrases enfantines et charmantes, d'abord lentes et timides, ensuite accélérées, précipitées, il dit ses tristesses, ses enthousiasmes, ses déceptions. – Voyons… voyons, interrompit le Père, ému par la naïveté grave de cette passion qui s'exprimait avec une force insolite… Voyons !… qu'est-ce que vous aimeriez le mieux apprendre ?… Dites-le-moi. – La musique !… C'est si beau… C'est ce qu'il y a de plus beau… C'est… Il cherchait des mots pour rendre ce qu'il avait ressenti, et ne les trouvant pas, il continuait de balbutier, montrant la place de son cœur. – C'est là !… Ça m'étouffe quelquefois de ne pas savoir… parce que… Oh !… je travaillerais bien… parce que… quand j'entends de la musique, alors… je comprends mieux, j'aime mieux… – Eh bien, je vous l'apprendrai, la musique, moi, promit le Père… Je vous apprendrai le cornet à piston… c'est un bel instrument… Êtes-vous content, là ? – Je voudrais chanter à l'église. – Eh bien, vous chanterez à l'église… et ailleurs… J'en fais mon affaire… Et, maintenant, mon petit ami, ne pensons plus à tout cela… Il faut, aujourd'hui, rire, jouer, gambader, faire le fou… Allons !… houp ! Comme Sébastien restait là sans bouger, le regardant de ses prunelles fixes, où brillait une ivresse grave : – Allons !… houp ! répéta-t-il. Et l'enfant, de sa voix suppliante, prononça : – Mon père… ne vous fâchez pas… ne me grondez pas… Je voudrais vous embrasser… parce que… enfin parce que, jamais, personne ne m'a parlé comme vous… parce que… Mais, le Père, moitié souriant, moitié triste, lui donna sur la joue une tape amicale, et il le quitta, se disant, tout remué par une grande pitié : – Pauvre petit diable !… trop de tendresse !… trop d'intelligence ! trop de tout !… Il sera bien malheureux, un jour. Les vacances de Pâques furent une déception imprévue pour Sébastien. Il avait rêvé d'effusions, de caresses sans fin, d'inexprimables attentes de bonheur. De son coin, dans le wagon qui le ramenait, il guettait anxieusement le retour des paysages familiers. À mesure qu'il approchait du terme désiré, une émotion lui serrait le cœur à le rompre. Déjà il reconnaissait son ciel plus léger, plus profond, la forme des champs, les arbres, les fermes au haut du coteau, la rivière qui luisait dans les prairies, les routes sinueuses, qu'il avait parcourues, combien de fois ?… Rien n'était changé. Un clair soleil illuminait cette résurrection charmante… Entre les hachures roses des peupliers, tout d'un coup, Pervenchères, tassé, grimpant sur la côte, étageait ses maisons qu'il n'avait jamais connues si brillantes et si jolies, pareilles, en ce moment, à de gais morceaux de soie et de velours vibrant dans l'air ; et l'église les dominait, éclaboussée de soleil, avec une grande ombre qui la prenait de travers, ainsi qu'une écharpe bleue. Derrière les palissades de la voie, il aperçut le père Vincent, dans son jardin ; il eut envie de lui crier : « C'est moi Sébastien ! » Il était venu chez lui ; il allait tout revoir ! Son père l'attendait à la gare. Et ce fut fini. – L'omnibus prendra ta malle… Nous, nous allons rentrer à pied, décida M. Roch, d'un ton sévère… Dès qu'ils furent hors de la gare : – Écoute-moi, commanda le quincaillier… Ce que j'ai à te dire est grave… D'abord, j'ai longtemps hésité à te faire venir ici. Mon intention était de te laisser au collège, en pénitence… Je l'aurais dû, peut-être… Dans les circonstances actuelles, et pour dix jours seulement, payer la dépense d'un tel voyage, ajouter cette charge à toutes les charges dont tu m'accables, c'est dur !… Je ne suis pas millionnaire, sacredieu !… Si tu es là en ce moment, c'est que j'ai voulu te parler moi-même, te raisonner… Je me suis dit que j'aurais sans doute plus d'autorité sur toi que tes maîtres… Car enfin, un père est un père… Et même, je puis me vanter de n'être pas un père comme tous les autres… tien. – Ah ! c'est monsieur Sébastien !… Bonjour monsieur Sébastien !… Comme vous avez maigri ! Comme vous êtes pâlot. – Mais non ! Mais non ! Il n'a pas maigri ! protestait M. Roch… Il est gras, au contraire, il est trop gras ! Son fils maigrir chez les Jésuites ! Il ne pouvait admettre une telle supposition : elle lui semblait une injure contre cet ordre confortable, un reproche indirect lancé à sa personne. – C'est le voyage ! expliquait-il. Des gens, sur la route, passaient, reconnaissaient Sébas- Et, non sans brusquerie, arrachant Sébastien aux compliments du retour, il reprenait, de sa voix digne où tremblait une irritation inhabituelle : – Je suis outré !… outré !… Tu ne me causes que des tourments… Tu vois, c'est parce que tu es paresseux que M. de Kerral n'a pas voulu de toi… Il a redouté pour son fils un pernicieux exemple !… Parbleu ! c'est clair !… D'abord, je te défends de raconter à nos amis cette déconvenue, parce que moi, j'ai tenu à dire partout que tu sortais régulièrement dans cette grande famille… Cela te rehaussait dans l'estime des gens d'ici… D'ailleurs, maintenant, je ne puis me déjuger… Si le curé te demande des détails, il faudra lui en donner, lui en donner beaucoup… Tu diras que tu as vu, au château, des oubliettes, tu parleras des portraits d'ancêtres… des voitures armoriées… Enfin tu t'arrangeras pour ne pas me rendre ridicule… tu m'entends… J'ai de l'amour-propre, moi… Et je suis outré !… mortifié, ce que j'appelle. Et il lui secoua le bras, brutalement, pour communiquer plus de force persuasive, plus d'éloquence réellement sentie, à l'amertume de ses récriminations. Sébastien était stupéfait de cet accueil… Dès les premiers mots de ce discours, le charme s'était envolé. Maintenant, un ennui l'accablait. En montant la rue de Paris, il trouva Pervenchères trop petit, sale et triste, les habitants vilains et grossiers. À peine s'il répondit aux bonjours qu'on lui envoyait de toutes parts, et il regretta Vannes, l'amusant dédale des rues, ses maisons aux pignons gothiques, aux étages en surplomb, le port, la goélette. – Oui, j'ai bien peur, poursuivit M. Roch, que tu fasses la honte de mes derniers jours !… Dans quelle situation tu me mettrais, si les Jésuites, ne pouvant venir à bout de toi, allaient te renvoyer ? Chaque matin je tremble d'apprendre cette catas- trophe… On me demande : « Et Sébastien ! Êtes-vous content de lui ? A-t-il de bonnes places ?… » Je ne veux pas avoir l'air d'un imbécile, et je réponds : « Oui. » Mais à quoi penses-tu ?… Et pourquoi ne dis-tu rien ?… Tu entends ?… Tu es là comme une souche ! C'est que tu ne sembles pas comprendre que tu es une charge pour moi, une charge très lourde… Tu me crois riche ?… Et le reste t'est bien égal !… Si je ne t'avais pas, j'aurais pu, cette année, acheter le champ du Prieuré, qui a été vendu pour rien… pour rien… voilà ce que tu me coûtes !… Et je me serais retiré du commerce… Ah ! bien, oui !… Il faut que je trime pour toi, pour un enfant sans cœur… Ah ! j'ai été bête !… Mon Dieu que j'ai été bête !… J'aurais dû te laisser ici, t'apprendre le métier de quincaillier… Mais un père est un père… Il a de l'ambition… J'en suis bien puni… C'est comme ta tante Rosalie… Elle est très mal… Sa paralysie remonte… Voilà encore un héritage sur lequel il ne faut pas compter. Et pendant ce temps-là, à quoi songes-tu ?… À jouer de la musique !… Je me tue de travail, je ne vis que de privations, tout m'échappe à la fois… Et toi ? Monsieur veut apprendre la musique !… Je suis outré, outré, outré !… Sur ces mots, ils s'arrêtèrent devant le magasin. Sébastien remarqua, avec étonnement, au-dessus de l'enseigne, une banderole neuve, d'un vert criard, en zinc découpé. Sur le déroulement des plis de métal, était écrite en lettres rouges et gothiques la devise des Jésuites : « Ad majorem Dei gloriam. » – Tiens !… vois, dit M. Roch… la peinture s'écaille… Est-ce convenable ?… Eh bien, je n'ai pas pu faire réparer ma devanture pour les fêtes de Pâques, à cause de toi… De la musique ! je vous demande un peu !… Allons, entre, va dans ta chambre… Je vais attendre la malle, moi !… Et tâche d'avoir une autre figure que celle-là… Ce n'est pas la peine de mettre les voisins au courant de nos tristes secrets. Ces dix jours de vacances furent intolérables. Ils parurent à Sébastien un siècle. Depuis l'heure du lever jusqu'à celle du coucher, il eut à subir l'identique et perpétuel assaut des mêmes plaintes folles et des mêmes grotesques exhortations. Il lui fallut supporter les plus déraisonnables reproches, et les accusations les plus hyperboliques, dont l'extravagante injustice confinait au bouffon. Une fois lancé sur cette pente, M. Roch ne s'arrêta plus. Ce qui lui était arrivé de fâcheux ou d'anormal, il en rendit son fils responsable. Aigrement, il lui jeta à la figure la baisse du fer, la recrudescence de ses rhumatismes, la faillite d'un maréchal où il avait perdu cinquante francs, le ralentissement de la vente. Retenu sévèrement à la maison, emmuré dans cette arrière-boutique, si froide et sombre, avec la perspective continuelle des murs suintants, le morose spectacle de la cour, encombrée d'ordures, l'enfant n'eut pas d'autres moments de répit que ceux des visites. Encore y endura-t-il un genre de supplice particulier et non moins cruel ; il y entendit son père vanter ses succès scolaires, ses fréquentations aristocratiques, ne parler que de noblesse, décrire les magnificences du château de Kerral ; il fut forcé d'appuyer sur ses imaginations biscornues, sollicité au mensonge par son père lui-même, dont l'audace vile et la basse effronterie lui emplirent l'âme de dégoûts, le firent rougir de honte. À peine si, deux fois, il obtint la permission d'aller, seul, chez Mme Lecautel. Là, son plaisir de revoir Marguerite fut aussi gâté par l'inquiétant souvenir des confessions. Entre sa petite amie et lui, toujours s'interposait la laide, la déflorante image du Père Monsal. Marguerite avait été malade, et la maladie l'avait rendue encore plus jolie, jolie étrangement, avec quelque chose de fauve et de fatal qui troublait, en elle : la sujétion de tous les organes, l'obéissance de tous les mouvements au sexe implacable et dévorateur. L'alcoolisme paternel qui avait coulé dans ses veines de fillette un sang ardent et brûlé, semblait aussi avoir laissé davantage en ses yeux trop dilatés, striés de fibrilles vertes, et sous ses paupières meurtries déjà de douloureuses ombres, la précoce et si mélancolique flétrissure d'autres ivresses. Sébastien n'osa pas la regarder ; il ne voulut point qu'elle l'embrassât, comme jadis. Chaque fois qu'elle s'approchait de lui, il reculait un peu effrayé : « Non, non… il ne faut pas ! » En même temps que les paroles du Père Monsal l'incitant à d'obscures tentations, malgré soi, par la pensée, il dévêtait ce corps chétif, souple et frôleur, y cherchait la place des mystères impurs, les dévoilements de chair défendue et maudite. Aux caresses, aux étonnements de Marguerite, il ne pouvait que répondre : – Non ! non !… Il ne faut pas !… Il repartit sans un regret, les vacances finies. Ce fut, au contraire, un soulagement pour lui, que de se retrouver dans le wagon, avec le Père Dumont et quelques camarades, qui lui rapportaient l'odeur du collège. Cette odeur il la respira presque délicieusement, comme un prisonnier délivré respire l'odeur de la vie à laquelle il est rendu. Dans le baiser rapide que, tout à l'heure, ils avaient échangé, son père et lui, il avait senti que quelque chose s'était brisé, était mort irrémédiablement. Il ne s'en affligea pas, et il eut un plaisir véritable à penser qu'il allait revoir Bolorec et que celui-ci lui chanterait peut-être une ronde nouvelle. Même, il évoqua, avec complaisance, sa physionomie, quand il disait : – C'est sur la lande, là-bas… Et elles s'en vont… et elles reviennent. Et longtemps, il rêva à des paysages remplis de voix qui chantaient. Le printemps fut charmant. Les feuilles reverdirent aux arbres de la cour, et les fonds du parc se parèrent de couleurs tendres. Sébastien eut, lui aussi, des tressaillements de sève mon- tante, dans son être un afflux de force et de courage, et comme une efflorescence de toutes ses facultés agissantes et pensantes. Il fut moins inquiet, plus souple à se façonner aux petites déceptions, aux petites douleurs de son existence, et le dégoût de ses devoirs s'atténua. Il avait même des accès de gaieté saine, s'ingéniait, sans y réussir, à fouetter, de son entrain, l'incœrcible indolence de Bolorec. Les Jésuites possédaient, sur le golfe du Morbihan, à quelques kilomètres de Vannes, une sorte de grande villa qu'on appelait Pen-Boc'h. Les élèves, durant la belle saison, y allaient deux fois par semaine, régulièrement. On se baignait, on y soupait, et l'on s'en revenait ensuite, joyeux, par les bois de pins, le long des estuaires aux eaux dormantes. Sébastien prenait à ces promenades un plaisir infini. Il ne se lassait pas d'admirer le spectacle de cette petite mer intérieure, qu'enclosent, à droite, la côte d'Arradon, à gauche, les collines d'Arzon et de Sarzeau, et qui s'ouvre sur l'Océan, par un étroit goulet, entre la pointe effilée de Loqmariaker et les promontoires carrés de la presqu'île de Rhuys. Des courants la sillonnent en tous sens, laissant sur la surface bleue des traînées blanches, des sentes laiteuses et nacrées ; une multitude d'îles la parsèment ; celles-ci cultivées, comme l'île aux Moines ; celles-là sauvages, comme Gavrinis, où les temples druidiques érigent leurs blocs de granit barbares. Toutes, elles ont des aspects différents, bizarres ; les unes ressemblent à de fabuleux poissons, dressant au-dessus des flots leurs nageoires dorsales ; d'autres simulent d'immenses croix couchées, et qui s'en vont à la dérive ; il y en a qui paraissent s'avancer, ainsi qu'une troupe de phoques, dans un bouillonnement d'écume ; d'autres encore, rocs luisants, tantôt couverts, tantôt découverts par la marée, émergent de l'eau clapoteuse et développent, sur la clarté irradiante, des bouquets de pins, en capricieux et noirs éventails. Et ce sont des alternances de sol obscur et d'onde brillante, une infinité de lacs céruléens, de criques mauves, de fleuves empourprés, de maelströms livides, étrangement découpés par des soubresauts de terres rocheuses ou bordés de grèves orangées ; une confusion météorique de reflets, de lumières errantes, de flamboiements chromatiques, où passent des vols de barques aux voiles qui saignent dans le soleil et s'irisent dans la brume. Mais ce que Sébastien aimait le plus, plus encore que les formes modifiées et les changeantes couleurs de cette atmosphère maritime, c'était la sonorité, la musique rythmée, divinement mélodieuse, que les vagues et les brises apportaient. Il en percevait toutes les notes, en recueillait toutes les vibrations, depuis le grondement sourd, plaintif, désespéré, venu du large mystérieux, jusqu'aux berceuses chansons des criques roses, jusqu'aux gaietés d'harmonica, enfantines, et rebondissantes, que l'eau égrenait, en s'éparpillant sur les galets du rivage. Ce qui l'étonnait et le charmait, c'était cet ensemble prodigieux de voix, de voix proches, de voix lointaines, de voix douces, de voix terribles ; c'était cet incomparable accord d'instruments aux cuivres surhumains, aux célestes archets ; c'était l'harmonie éparse et fondue de ces orchestres aériens et de ces invisibles chœurs engloutis sous les remous, auprès desquels il lui semblait, alors, que ceux de la chapelle, le dimanche, n'étaient que des balbutiements d'enfant. De ces promenades, il revenait toujours un peu ivre, butant contre les arbres, heurtant les pierres, donnant de la tête sur le dos de ses camarades, les oreilles vibrantes des musicales résonances de la mer. Pourtant, dans son étourdissement, avec avidité, comme pour se griser davantage, il ouvrait ses narines, toutes grandes, au vent chargé de l'odeur iodée des goémons et de l'arôme vanillé de la lande en fleur. Ces soirs-là, il se couchait les membres rompus, le cerveau meurtri d'un endolorissement qui lui était plus doux qu'un baume, plus suave qu'une caresse. Le Père de Marel lui avait tenu parole. Il venait le prendre, chaque jeudi, à l'étude du soir, et lui enseignait la musique. Sébastien y montra une ardeur extrême, impatient d'en avoir fini avec les premières difficultés de l'épellation. – Quand pourrai-je chanter à l'église ? demandait-il souvent. Son professeur était obligé de le calmer. Il avait même des scrupules à l'idée de lui révéler un art qui allait décupler la rêverie en cette âme déjà trop nerveuse, et surexciter la sensibilité de ces nerfs trop facilement impressionnables. – Sapristi ! mon petit ami… lui disait-il en hochant la tête… J'aimerais mieux vous apprendre la gymnastique… le trapèze vous vaudrait mieux. Alors, il coupait ses leçons de causeries gaies, d'histoires drôles, de récitations comiques, de promenades dans le parc, estimant que ce qu'il fallait d'abord à ce tempérament, prédisposé aux mélancolies déséquilibrantes, c'était la gaieté morale et le mouvement corporel. Un jour vint où, devant certains phénomènes inquiétants, il jugea sa responsabilité trop engagée. D'ailleurs, si bon qu'il fût, il ne se plaisait qu'avec les natures gaies, dans le rire sonore et bien portant. Aussi, il espaça ses leçons, les modifia, et, profitant de la retraite où allaient entrer les élèves qui se préparaient à leur première communion, il finit par les cesser tout à fait. La première communion de Sébastien fut marquée par un incident qui fit grand bruit au collège et dont on parle encore, chaque année, comme un miracle de la grâce. La retraite avait duré neuf jours ; neuf jours de prières, d'examen de conscience, d'instruction religieuse, si terrifiants qu'ils lui avaient gâté la poésie mystique de ce sacrement, et la douceur de la vie passée au milieu des camarades, en pleine détente, et rendus plus sociables, affectueux, par le recueillement et la piété. Cet acte, qu'il allait accomplir, on le lui représentait comme un épouvantail. Et les exemples dramatiques, les bonheurs exaltés, les châtiments horribles venaient à l'appui des explications du caté- chisme. On lui avait cité l'histoire d'un enfant impie que des chiens avaient dévoré vivant ; un autre s'était fracassé le crâne en tombant du haut d'une falaise, notoirement précipité dans la mer par la vengeance divine. Et combien qui brûlaient en enfer ! En revanche, un autre s'était senti si enivré de bonheur et de sainteté qu'à la sortie de l'église, étant allé retrouver ses parents au parloir, il leur avait présenté son couteau, les avait suppliés de le tuer, disant : « Tuez-moi ! Tuez-moi !… je vous en conjure… car je suis sûr d'aller au ciel tout droit ! » Cela troublait fort Sébastien. Il vivait en des transes continuelles, obsédé par tous les démons de l'enfer, qui font griller des âmes d'enfant, au bout de leurs fourches, dans les flammes qui ne s'éteignent jamais. Chaque jour, à la suite d'examens de conscience éperdus, c'étaient des confessions générales, où il fallait s'aider de manuels spéciaux, contenant, par ordre alphabétique, la liste lugubre, effrayante, des péchés, des vices, des crimes, une si extraordinaire accumulation d'infamies, de hontes inexpiables, que les enfants, affolés, se croyaient devenus subitement des sacrilèges, des lépreux, des bêtes immondes, couvertes de fange, qu'aucun pardon n'était capable de purifier et de guérir. On en voyait qui, tout d'un coup, très pâles, frissonnant de terreur, se frappaient la poitrine et criaient tout haut : « J'ai péché ! J'ai péché ! Mon Dieu, sauvez-moi de la damnation… Mon Dieu, épargnez-moi vos tourments ! » Quelques-uns étaient pris de crises nerveuses ; il fallait les emporter, les coucher, les soigner. Joseph Le Guadec mourut d'une méningite. C'est dans ces conditions particulières d'exaltation que Sébastien s'approcha de la sainte table. Il tremblait ; sa gorge était serrée. Le menton appuyé contre la nappe, il attendait, en proie à une émotion presque mortelle, et il regardait, de coin, le prêtre qui, portant le ciboire d'or et murmurant des prières à voix basse, faisait, de lèvres en lèvres, voler l'hostie, au bout de ses doigts écartés et très blancs. Dès qu'il eut reçu l'hostie, d'abord il s'étonna. Au lieu d'éprouver l'indispensable chaleur et la nécessaire extase qu'on lui avait prédite, il ressentit, sur la langue, une impression de froid glacial qui, gagnant la bouche, la poitrine, se répandit dans tout son corps, secoua ses membres, fit claquer ses dents ainsi qu'un frisson de fièvre. En même temps, cet étonnement pénible s'augmenta d'un atroce embarras. Il ne savait comment avaler cette hostie qui était la chair, qui était le sang d'un Dieu ! Sa langue maladroite, irrespectueusement, la promenait d'un coin du palais à l'autre. Ici, collée aux muqueuses, là, fragmentée ou bien réduite en paquet gluant, il ne parvenait pas à lui faire franchir les défilés de sa gorge. Une sueur froide afflua vers son front et lui fit hérisser ses cheveux, madéfia ses tempes. Il se crut damné. Dieu ne voulait pas de lui. Dieu ne voulait pas entrer en lui ! « Mon Dieu ! Mon Dieu ! pria-t-il, grâce ! grâce ! » Inutile prière. Le Dieu se dérobait. Une contraction du pharynx repoussa l'hostie au bord des lèvres, l'hostie sacrée qui n'était plus qu'une menue boule de pâte dans de la salive amère. Alors, la certitude du sacrilège, l'impossibilité d'éviter les châtiments, lui apparurent si évidentes, qu'il eut un éblouissement, un vertige. Tout, autour de lui, tourna : la chapelle, les officiants, les enfants de chœur, les cierges, le tabernacle, tout rouge, ouvert, devant lui, comme une mâchoire de monstre. Et il vit la nuit, une nuit noire, affreuse, pesante, où des falaises, des précipices, des chiens furieux, de grands diables féroces, de grandes flammes dévoratrices, s'agitaient et dansaient, épouvantablement. Cependant, il ne perdit point connaissance tout à fait, et en titubant, en s'accrochant de la main, aux bancs, il put rejoindre sa stalle, où il s'affaissa, ployé en deux, dans une prostration d'agonie… Et, tout d'un coup, dominant les voix qui chantaient à la tribune, par-delà des allégresses extasiées de violons et les triomphales sonorités des orgues, un cri, immédiatement suivi d'un sanglot, se fit entendre. Ce cri était si aigu, et si douloureux ce sanglot, que l'office, troublé, faillit s'interrompre. À l'autel, le prêtre, surpris dans ses génuflexions, se retourna, effrayé ; tous tendirent le col et portèrent le regard dans la direction du cri. C'était Sébastien qui l'avait poussé ce cri, et qui, écrasé contre le prie-Dieu, la tête cachée et roulant dans ses mains, les omoplates soulevées comme par une violente tempête intérieure, sanglotait, à se rompre les veines. Un spasme plus fort que les autres avait rejeté l'hostie hors de la bouche, avec un jet de salive, et le malheureux était resté, quelques secondes, sans pouvoir la reprendre, la figure barbouillée de cette bave, où se diluait le corps de Jésus. Il sanglota de la sorte, tant que dura l'office ; pendant le sermon que prononça le Père Recteur, il sanglota. On le vit, tandis que les chants du Te Deum montaient, exultant, vers la voûte, on le vit qui se frappait la poitrine, avec démence. Et sur ses lèvres se précipitaient, se bousculaient les prières, les invocations ardentes, les supplications affolées. En se rendant au réfectoire des Pères, où un banquet avait été préparé pour les premiers communiants, il sanglotait toujours. Il semblait que les larmes ne pussent se tarir jamais. Ses paupières le piquaient comme des plaies à vif ; il marchait, sans voir, les jambes si molles, que, pour ne pas tomber, il était obligé de s'appuyer aux murs. Et il disait : « Mon Dieu ! Épargnez-moi… ne me faites pas mourir… Je suis un petit enfant, et ça n'est pas de ma faute… Je vous promets d'expier mes péchés… Je travaillerai bien, j'aimerai mes camarades et mes maîtres, et je porterai des cilices, et je me flagellerai la poitrine, comme ces grands saints, dont on nous a appris l'histoire, qui furent des pécheurs et qui sont au ciel. » – Votre première communion a été très édifiante, mon cher enfant… lui dit le Père Recteur, au réfectoire… Nous en sommes très heureux… Elle sera votre sauvegarde, plus tard, dans la vie ; aujourd'hui elle est votre pardon. Sébastien considéra, sans comprendre, ce prêtre aux traits si purs, aux gestes si nobles, au visage d'une si calme et marmoréenne beauté, et dont la voix avait l'onction d'un baume, tandis que ses yeux gardaient sur leurs globes pâles quelque chose de sec, d'impénétrable, de plus narquois et de plus impénétrable que le destin. Durant quelques semaines, Sébastien se montra d'une piété exemplaire, farouche, d'une assiduité au travail, acharnée et rare. Il passa auprès de ses camarades, pour un saint et pour un héros. Puis, quand il vit que non seulement il ne lui arrivait rien de fâcheux, mais qu'il en recueillait, au contraire, d'inespérés honneurs, des amitiés flatteuses, d'enthousiastes admirations, il se prit à réfléchir, à douter de l'hostie, du Père Recteur, de ses condisciples et de lui-même. Et, il eut, très confuse encore, l'intuition de l'ironie qui est dans la vie, cette ironie énorme et toute-puissante qui domine tout, même l'amour humain, même la justice de Dieu. Insensiblement, il se relâcha de ses devoirs et de ses exercices pieux. Il revint s'asseoir, avec Bolorec, sous les arcades près des salles de musique. – Quand tu as fait ta première communion, qu'est-ce que tu as éprouvé ? lui demanda-t-il un jour. – Rien ! répondit Bolorec. – Ah !… Et l'hostie ?… Qu'est-ce que c'est que l'hostie ? – Je ne sais pas… Papa aussi en donne à des malades, et ça les purge… Sébastien demeura songeur, un instant, et brusquement : – Chante-moi ta ronde si jolie… tu sais… celle où tu disais : « C'est sur la lande, là-bas… Et elles s'en vont, et elles reviennent… » na. Pourtant, à la fin de l'année, il eut deux prix et il s'en éton- IV Deux années s'écoulèrent. De la cour des petits, Sébastien avait passé dans celle des moyens, où l'existence avait été la même. Il ne s'était pas accompli, au collège, d'autres événements importants que le renvoi simultané de quatre élèves, attribué à des causes malpropres, dont on chuchota, entre soi, à mots couverts et indignés ; et puis la disparition soudaine des demoiselles Le Toulic. Sébastien eut quelque mélancolie à ne plus les voir, le soir, sur la place, avec leur mère, en rentrant des promenades. C'était pour lui une douceur que cette présence jumelle, laquelle donnait à ses rêves, encore incertains, un corps tangible et charmant, une émotion à sa jeune chair s'éveillant à la clarté chaste de l'amour. L'une, hélas ! était morte de la poitrine ; l'autre avait été enlevée par un officier. Ces drames successifs firent longtemps jaser, et le malheureux Le Toulic, plein de honte et de chagrin, se tint davantage à l'écart de ses camarades, le front couturé de plis plus durs, les doigts plus salis d'encre, presque bossu, le pauvre petit diable, à force de se pencher sur ses livres, sans relâche. Quelques-uns, jaloux de ses succès, se moquèrent de lui, lâchement, cruellement. Personne d'ailleurs, à l'exception de Sébastien, ne le plaignit, car il n'était pas très riche, ni adroit au jeu de paume, ni gai. D'ailleurs, on savait que les Jésuites l'élevaient pour rien. Mais il ne prêta aucune attention à cette indifférence et à ces insultes ; silencieux, solitaire, il redoubla d'acharnement au travail. Sébastien transporta donc ses habitudes, ses enthousiasmes, ses dégoûts d'une cour dans l'autre, et ce fut tout. Il continua de faire son unique intimité de Bolorec, dont l'adresse à sculpter progressait, et qui rêvait toujours incendie du collège et massacre des Jésuites. Mêmes promenades aux mêmes endroits, le long des grèves, ou sous les roches éboulées de la grotte du roi Jean ; mêmes périodiques fêtes, mêmes devoirs accablants et ennuyeux, auxquels il ne pouvait s'assouplir. Pourtant, les trois années qu'il venait de vivre parmi ce petit monde, dressé à l'intrigue et à l'hypocrisie, lui apprirent à ne plus montrer, tout nus, ses sentiments et sa pensée ; il sut dissimuler ses joies comme ses souffrances, avec une pudeur avare et jalouse, ne plus jeter à la tête de chacun les morceaux saignants de son propre cœur. Sans devenir méfiant, ni compliqué, il surveilla davantage ses paroles et ses actes, surtout auprès des maîtres, car les quelques élans qu'il avait eus vers eux ne lui avaient valu qu'un soulagement momentané, des promesses vite changées en duperies. Il en voulut au Père de Marel de lui avoir un instant entrebâillé la porte des paradis rêvés et de l'avoir ensuite, sans raison, brutalement, refermée sur ses espoirs émerveillés. Dans l'impossibilité où il était de continuer ses leçons de musique, et poussé par une force intérieure, dominatrice, à étreindre, à exprimer, à matérialiser, pour ainsi dire, ses aspirations bien vagues, certes, et bien irrésistibles aussi, vers l'idéale conquête des harmonies et des formes, il retrouva dans le dessin un aliment à ses ambitions, et il s'y passionna. Un externe lui apportait, en cachette, des modèles dérobés à la maison : têtes aux traits nets et fins ; muletiers espagnols aux mollets bombés, profils de dieux mythologiques, bustes laurés d'empereurs, vierges drapées de voiles aux plis symétriques ; figures bibliques soutenant des amphores ; arbres aux classiques embranchements. Défendu contre le regard inquisiteur du maître d'étude, par une pile de livres, un rempart de dictionnaires, il copiait ces dessins, naïvement, séduit, surtout, par les formes plus accessibles de beauté inexpressive et jolie, de beauté régulière, aimant, dans les physionomies, ce qui se rapprochait le plus de l'expression religieuse conventionnelle : les larges yeux arqués, aux extases vides, les bandeaux plats, les contours lisses, les ovales allongés, les plis maniérés. Souvent, on lui confisquait ses modèles et ses maladroits essais. Alors, il tentait de les reconstituer, par le souvenir, car il avait une mémoire véritablement surprenante, la mémoire des formes. Cette privation de modèles et la difficulté de s'en procurer de nouveaux ne le décourageaient pas. Il s'ingéniait à reproduire ce qui, dans ses promenades, l'avait le plus frappé, de préférence les choses droites, précises, gracieuses, les choses de santé et de joie, ne comprenant pas encore la poésie de ce qui est vieux, courbé, chétif, de ce qui s'efface et de ce qui se voile, ni la tristesse des pierres et des vastes espaces dénudés, ni la maigreur jaune, ossifiante, que la misère creuse sur les visages de douleur. Il ne sentait pas encore l'émotion généreuse et haute, ni la sublime beauté du laid… À la même époque, circulaient, dans la cour, des cahiers de vers défendus, des livres proscrits qui l'enthousiasmèrent. Il apprit, par cœur, des strophes et des phrases qu'il récitait à Bolorec, avec ivresse, durant les récréations et les promenades. Pour les Pauvres, de Victor Hugo, lui parut un chant céleste, une divine musique, un rayon de charité, jailli du cœur même de Jésus ; quelques hémistiches des Iambes de Barbier, l'enflammèrent d'une ardeur de bataille, violente et contenue. Ce lui fut comme la révélation d'un monde, du monde éblouissant vers lequel ses instincts l'avaient toujours emporté, et qu'il croyait chimérique, inaccessible à la lourde étreinte de l'homme. Pourtant, il existait ; il existait réellement, ce monde. Là seulement était la vérité ; là, résidait la vie souveraine. Son esprit venait d'en recevoir des éclaboussures de lumière. Quelle différence entre cette langue chaude, colorée et vibrante, qui laissait, dans l'air, des résonances de harpes et des fanfares de clairon, dont chaque mot vivait, palpitait, battait des ailes, dont chaque idée correspondait à un cri humain, cri d'amour et cri de haine, et la langue froide, rampante, rechignée de ses livres de classe, où les mots asservis et les idées maussades semblaient postés devant ses désirs de connaître, de sentir, de s'élever, comme les gardiens revêches, défendant l'entrée du parc sonore et fleuri, du parc où sont les fleurs splendides, où sont les subtils oiseaux, où l'on voit les radieuses fuites de ciel, entre les branches balancées ! Cette découverte, cette illumination soudaine du Verbe, lui rendirent plus pénibles ses devoirs. Pour les oublier mieux et les mieux supporter, il copia des vers, et il dessina davantage, surpris parfois de retrouver, entre l'ordonnance des lignes, dans le dessin, et la cadence des rythmes, dans les vers, des analogies mystérieuses et d'identiques lois. Les confiscations réitérées de ses barbouillages et de ses cahiers, les arrêts, les mises au pain sec fréquentes ne le rebutaient pas, ajoutaient au contraire, à sa jouissance, l'excitant de la persécution. Cependant, il eut un jour un étonnement. Comme la récréation finissait, le Père de Kern, son maître d'étude, vint à lui et lui remit ses cahiers. C'était un prêtre joli, aux yeux obliques et langoureux, à la démarche un peu lente, et dont les gestes avaient des inflexions molles de nonchaloir, presque de volupté. Il se pencha sur Sébastien, de façon à effleurer de son souffle le jeune visage de l'élève, et d'une voix suave : – Je vous les rends, dit-il… Mais cachez-les bien, pour que je n'aie pas à vous les reprendre. Puis, il considéra Sébastien d'un regard trouble, où des flammes passaient, vite éteintes sous le voile clignotant des paupières. Ce regard gêna Sébastien, d'instinct, et le fit rougir comme s'il avait commis une faute secrète, mais il n'eût pu dire pourquoi… Sébastien avait grandi. Ses traits s'étaient affinés en une maigreur rose, d'un rose pâle de fleur enfermée. Son visage, à ce moment de l'adolescence indécise, prenait des grâces de femme. Et ses yeux très beaux restaient mélancoliques, veloutés et profonds. À Pervenchères, il y avait eu bien des changements. La tante Rosalie était morte sans laisser de testament. Cette nou- velle qu'il apprit, tout à coup, par une lettre de son père, ne causa qu'un chagrin relatif à Sébastien. Il n'aimait guère sa tante, dont il ne recevait que des bourrades. Pourtant, la dernière fois qu'il l'avait vue, il s'était ému, et il avait ressenti dans son cœur une grande pitié. La vieille fille, couchée, immobile, le menton levé et garni de poils rudes et blancs, les yeux couverts de paupières molles comme des taies, ne l'avait pas reconnu. Elle ne parlait plus, restait insensible à tout ce qui se passait autour d'elle. On l'eût dit morte, si un bruit de glouglou, le dévidement régulier d'un petit râle, n'eût soulevé de temps à autre les ailes de ses narines, d'un mouvement de vie mécanique et localisée. Et près de son lit, des vieilles étaient penchées, avides et geignardes, horribles guetteuses de la mort… Ce fut surtout ce souvenir qui l'impressionna. Quant à M. Roch, qui n'avait pas compté sur cet héritage, il montra une affliction digne, proportionnée aux quatre mille francs de rentes qui lui tombaient du ciel, inopinément, et jugea le moment bon pour se retirer du commerce. Il eut la chance de vendre son fonds de quincaillerie d'une manière avantageuse, fit bâtir une maison dans le jardin, auquel il ajouta des grottes artificielles, un bassin où nagèrent des poissons rouges, et, çà et là, sur des éminences gazonnées, des boules de verre colorié. Il vécut en parfait bourgeois et s'ennuya. Maintenant, il était maire de Pervenchères, suppléant du juge de paix, ambitionnait sourdement de se faire élire conseiller d'arrondissement. Mais, malgré la multiplicité et la nouveauté de ses occupations, il ne se trouvait pas heureux dans cette maison neuve, si vide, qui n'avait pas d'autres voisins que les morts du cimetière. Un vieux fond d'habitude commerciale le ramenait à son ancien magasin, et, tous les jours, pendant deux heures, il s'asseyait, près du comptoir, les jambes écartées, les deux mains croisées sur la pomme de sa longue canne, et là, autoritaire et bienveillant, il s'intéressait au mouvement des affaires, donnait des conseils, pérorait, sur toutes choses, intarissablement. Un jour, il éprouva le besoin de se créer un intérieur, de se faire de la vie autour de lui, c'est-à-dire d'avoir, sans cesse, des êtres à portée de ses discours, des êtres à qui il pût confier ses désirs secrets, ses ambitions, ses projets de réformes municipales. Sérieusement il songea à se remarier. Mme Lecautel lui plaisait beaucoup. Elle avait de belles manières, une instruction soignée, et il ne pouvait souhaiter rien de mieux quand, par exemple, il recevrait à sa table, le préfet en tournée de révision. Et puis, ce n'était pas une mince gloire que de succéder dans le cœur d'une femme, à un général de brigade. Après avoir pesé le pour et le contre, il se décida à demander la main de sa belle locataire. – Je crois, lui dit-il, que les convenances sont absolument sauvegardées… Vous êtes veuve, je suis veuf également… Votre premier mari était général, moi, je suis maire. Ce ne serait donc pas pour vous une déchéance. J'ai une certaine fortune, honorablement gagnée dans la métallurgie… Et quant à mon âge, ajouta-t-il galamment, ne vous en effrayez pas… J'ai vécu toute ma vie à l'abri des passions… Certes, je ne suis plus un jeune homme, ce que j'appelle… Mais enfin !… mais enfin !… D'ailleurs, vous le verrez vous-même. Aux refus polis que lui opposa Mme Lecautel, et que l'ancien quincaillier prenait pour de l'embarras pudique, il répondit : – Ça ira très bien, je vous assure… Mon Dieu, je le sais, à nos âges, on ne pense plus guère aux folies… Mais enfin !… mais enfin !… Un petit regain de temps en temps, cela ne peut qu'embellir la vie. Et puis vous n'êtes pas riche. Je m'arrangerai pour vous faire une gentille donation sans trop léser les droits de mon fils… Voyons, réfléchissez… Puis-je vous appeler Madame la Mairesse ? Mme Lecautel fut obligée de l'éconduire plus nettement. Il s'en montra dépité, et, quelques semaines, il lui garda rancune. – Si elle s'imagine qu'elle en aura à la douzaine, des maires comme moi ! récriminait-il souvent… Un maire !… C'est un général aussi… un général civil ! Alors, pour se distraire, il eut une héroïque, extravagante idée, que lui avait sans doute suggérée le voisinage de la mort. Il acheta, au milieu du cimetière, dans l'axe même de la grille d'entrée, un vaste terrain qu'il entoura d'abord d'une rampe en fonte, basse, figurant des enguirlandements d'immortelles et de roses. Puis, il fit creuser un caveau profond, à un seul compartiment « car, expliquait-il, à quoi bon exhumer ma femme ? Elle est très bien dans sa concession. Et quant à Sébastien, qui sait où il mourra ? » Le caveau creusé, maçonné, dallé, il fit élever une sorte de monument funéraire, carré, en granit d'Alençon, semblable de forme à une grande malle dont le couvercle serait bombé. Il ne voulut aucun ornement, aucune moulure, aucun attribut symbolique. « Un tombeau de verre, comme Socrate, disait-il. Du confortable, mais pas de luxe, ce que j'appelle… » Sur une des faces latérales, en bas, était ménagée une ouverture, pareille à une large chatière, et destinée à l'intromission du cercueil. M. Roch surveillait les travaux, les dirigeait avec une indiscutable compétence d'architecte et une sérénité de philosophe, imperturbable ; il interrompait parfois ses conseils techniques par des aphorismes sur la mort comme celui-ci : « Voyezvous, la mort c'est une question d'habitude. » Un jour que Mme Lecautel était venue déposer des fleurs sur une tombe, il s'obstina à lui faire les honneurs de son monument. – Si vous aviez voulu !…, lui dit-il, en poussant un soupir de regret. Il lui montra, dans l'enceinte formée par la rampe de fonte, les petites plates-bandes, contournées, serpentantes, plantées de jeunes arbres verts. Et c'étaient aussi, sur le sable jaune, d'étonnants cœurs bordés de buis, des croix de pyrèthre, des ostensoirs de géranium. Déjà, un saule versait, sur la pierre vide, ses longs pleurs grêles. – C'est gentil, n'est-ce pas ?… C'est simple… Et ça, tenez !… Lisez ça ! Gravement, il désigna l'inscription gravée, en lettres rouges, sur la table funéraire : ICI REPOSE LE CORPS DE M. JOSEPH-HIPPOLYTE-ELPHÈGE ROCH MAIRE DE PERVENCHÈRES SUPPLÉANT DU JUGE DE PAIX, ETC., ETC., DÉCÉDÉ DANS SA… ANNÉE, LE… 18… PRIEZ POUR LUI ! – Je l'ai rédigée moi-même…, fit-il. Maintenant on n'a plus qu'à remplir les blancs. Et revenant à sa première pensée, il répéta d'une voix élégiaque : – Si vous aviez voulu !… Il y aurait eu deux noms et deux places ! Puis il regarda, d'un air attristé et méprisant, les tombes délaissées, les petites croix de bois qui se penchaient, disjointes et pourries, sur des fleurs fanées, et il murmura en haussant les épaules : – Enfin ! Vous n'avez pas voulu… Quant à moi, je suis sûr que mes héritiers ne me laisseront pas sans une sépulture convenable… Et c'est quelque chose, allez !… M. Roch, seul, confectionna son cercueil. Le bois en fut, par lui, méticuleusement choisi parmi de nombreuses planches en cœur de chêne, très sèches, très solides, et très marquées de veines. De temps en temps, il l'essayait devant le secrétaire de la mairie et la mère Cébron, appelés à donner leur avis. Quant à lui, il se réjouissait de s'y sentir serré et d'y avoir pourtant les mouvements libres et aisés. Durant cette période d'activité bizarre, M. Roch demeurait gai, d'une gaieté presque bon enfant. En varlopant son bois, il lui arrivait même de chanter et de siffler des airs de sa jeunesse, s'abstenant toutefois des plaisanteries macabres et de mauvais goût. Sa force d'âme ne se démentait pas une seconde. Il ne sermonnait plus son fils, dans ses lettres, pleines de récits municipaux, de nouvelles de son monument, d'aperçus sur la mort, d'un calme stoïque. Puis, quand ce fut fini, tout d'un coup, il fut pris d'un vague à l'âme, auquel succéda bien vite une véritable détresse morale. La peur de mourir l'envahit. Il ne pouvait plus se promener dans son terrain, autour de sa tombe, sans être assailli de terreurs. Il rentrait chez lui, très pâle, se trouvait malade au moindre froissement de ses muscles, envoyait chercher le médecin, se réveillait, la nuit, baigné de sueurs froides, en proie à des affres affolantes. Il se réfugia davantage dans sa mairie et, pour écarter la funèbre hantise, il cribla Pervenchères d'arrêtés inédits, et de centimes additionnels. V Sébastien s'était promis de ne plus s'engluer aux apparentes et trompeuses bienveillances des maîtres. Un instinct de méfiance personnelle, s'ajoutant à cette règle générale, l'avait d'abord éloigné du Père de Kern, malgré les bontés notoires de celui-ci et malgré l'excessive liberté où il le laissait désormais. Comme autrefois, il n'avait plus besoin de se garantir avec ses livres, de s'emmurer derrière ses dictionnaires, pour se livrer à sa passion grandissante du dessin et de la poésie. Cette passion, qui lui avait valu tant de punitions de toute sorte, le Père de Kern la tolérait aujourd'hui et visiblement l'encourageait. Et cet encouragement, qui était ce qu'il avait le plus désiré, Sébastien se montrait heureux d'en profiter, mais il n'en jouissait pas dans toute la sécurité, dans toute l'expansion naïve de sa conscience, ainsi qu'il l'eût fait avec le Père de Marel. Il éprouvait, au contraire, vis-à-vis du Père de Kern, une inquiétude permanente et irraisonnée, très vague ; vis-à-vis de soi, quelque chose d'aigu et de persécuteur comme un remords. Remords de quoi ? Il eût été fort embarrassé pour l'expliquer. Pendant les heures d'étude, il ne pouvait lever les yeux de son pupitre sans rencontrer le regard du Père, posé sur lui, un regard singulier, mêlé de sourires et de langueurs, qui le mettait mal à l'aise quelquefois. Ce n'était point ce regard seul qui le gênait, c'était ce regard et tout ce qui l'entourait : une peau trop blanche, des gestes trop las, un corps de félin qui, en remuant, semblait se caresser aux angles de la chaire, au dossier de la chaise, avec de lents mouvements de chat. Qu'était ce regard ? Que voulait ce regard, trouble et brûlé, qui filtrait de douteuses lueurs entre des paupières légèrement bridées et meurtries d'une grande ombre ? Ce regard qui passait indifférent par dessus les têtes et les dos courbés sur les devoirs, pour s'attacher à lui, uniquement, obstinément ? Ce regard si peu pareil aux autres, et si plein d'arrière-pensées, secrètes et louches ? Souvent, il détournait les yeux de ce regard qui finissait par le fasciner, l'amollir, l'engourdir de somnolences lourdes ; qui substituait à sa volonté des volontés étrangères, insinuait dans son esprit d'énervantes suggestions, dans sa chair d'irritantes fièvres, d'un caractère nouveau, presque douloureux, où sa raison s'effarait. Entre ce regard et lui, il échafaudait des murs de livres, développait des cahiers, croyant en arrêter le magnétisme, en briser le rayonnement. Mais ne le voyant plus, il le sentait davantage pesant, hardi ou frôleur, multipliant sur sa peau d'humides frissons, d'exaspérés chatouillements, où il retrouvait un peu des étranges sensations épidermiques que lui versaient les mains de Marguerite, lorsqu'elle le caressait. Oh ! ces mains, aux veines réticulées, aux souples articulations, ces mains délectables et suppliciantes, promeneuses d'extase et de torture, dont le contact était de feu, de glace et de déchirement ! Et, en même temps que ces mains, ce souffle ardent imprégné d'une âpre odeur de jeune fauve ; et, près de ces mains, cette chevelure sombre aux reflets de gouffre, cette chevelure d'où s'exhalaient des parfums sauvages et des poisons amers ! Oui, ce regard était pareil à ces mains ; il évoquait les mêmes choses terribles et défendues… Mais pourquoi ? Cela l'épouvantait et l'attirait tout ensemble. En ces moments, incapable de fixer son attention sur un travail quelconque, ni sur un dessin, ni sur un vers, ni sur un livre, gêné par l'idée que ce regard obsesseur l'enveloppait d'une lumière spéciale qui le désignait à la malveillance de ses camarades, il demandait à sortir, croyant regagner un peu de calme, dehors. Et, sûr de l'impunité, il prolongeait, quelquefois, durant un quart d'heure, ses absences de l'étude, à rôder dans une petite cour voisine, où s'étiolait un magnolia aux fleurs pâles. Le Père de Kern le rechercha, flatta ses goûts, surexcita ses enthousiasmes et Sébastien fut vite conquis par la douceur de cette voix, au timbre musical d'une suavité prenante. Ses préventions qui, d'ailleurs, n'étaient que de confuses presciences, d'indéterminés avertissements, disparurent, et en dépit de ses résolutions à rester le maître de son cœur, il s'abandonna entièrement au Père de Kern, comme il s'était abandonné à tous ceux qui lui avaient parlé doucement, avec des voix chantantes et claires. Sébastien ne pensait, n'agissait, ne vivait, en un mot, que par la sensibilité : la vie nerveuse et sensuelle était, en lui, suraiguisée jusqu'à la maladie, jusqu'au déséquilibre physique. Tout l'impressionnait plus que les autres, et l'impressionnait à la fois, dans ses facultés perceptives les plus différentes. Il suffisait qu'un seul de ses sens fût affecté pour que tous les autres participassent à la sensation, en la quadruplant, en la prolongeant, chacun dans sa fonction propre. C'est ainsi qu'un son éveillait, en lui, simultanément, avec les phénomènes directs de sonorité, des idées correspondantes de couleur, d'odeur, de forme et de tact, par lesquelles il entrait véritablement dans le monde intellectuel et la vie sentimentale. La voix humaine avait une particulière puissance – une toute-puissance – sur son appareil cérébral et, de là, réagissait impérieusement sur sa volonté. Suivant qu'il en recevait des impressions agréables ou désagréables, il aimait ou détestait, il se donnait ou se refusait, sans trouver, en sa raison, un contrepoids mental à cet acte passif. Il se donna donc au Père de Kern, dont la voix avait vaincu le regard. Et ce fut, durant quelques semaines, une joie intense, profonde, sans trouble, une joie comme il ne se rappelait pas en avoir éprouvé, jamais, de meilleure et de si forte. Le Père s'institua son éducateur dans les choses qu'il aimait. Il était plein de science, possédait toutes les qualités qui rendent délicieuses les leçons et font qu'on s'y attache par un double plaisir. Il lui révéla les beautés de la littérature dont ses cahiers ne lui avaient laissé que des aperçus imparfaits, des images tronquées, et surtout le désir ardent de savoir. Délaissant les auteurs du XVIIe siècle, et leur pompe glaçante et leur solennité compassée, il lui fit connaître et aimer Sophocle, Dante, Shakespeare. Avec un charme clair, exquis, passionné, il racontait leurs immortel- les œuvres, et les expliquait. Il récita des vers de Victor Hugo, de Lamartine, d'Alfred de Vigny, de Théophile Gautier, lut des pages de Chateaubriand. Et ces vers et ces proses avaient, dans sa bouche, des musiques engourdissantes, des harmonies encore inentendues, de surnaturelles pénétrations. Sébastien, en les écoutant, se sentait comme bercé dans d'étranges hamacs, le front rafraîchi par des souffles parfumés d'éventails, tandis que, devant lui, à l'infini, se déroulaient des paysages de rêve, vaporeux et nacrés, des forêts vermeilles, hantées de figures de femmes, d'ombres tentatrices, d'âmes plaintives, d'amoureuses fleurs, de voluptés errantes et tristes. Contrairement au Père de Marel dont la nature sanguine ne se plaisait qu'aux gaietés robustes, aux dilatantes farces qui fendent la bouche jusqu'aux oreilles, le Père de Kern inclinait vers les mélancolies tendres, les pénitentes ivresses, les étreintes aériennes, les mysticismes désespérés, où l'idée de l'amour s'accompagne de l'idée de la mort, toutes choses à la fois immatérielles et charnelles, qui correspondaient avec ce qu'il y avait d'imprécis, de généreux et d'éperdu dans l'âme de Sébastien, petite âme trop fragile, trop délicate pour supporter sans ravages le choc électrique de ces nuées, et la dépravante émanation de ces poisons. Le Père ne se bornait pas là. Chaque jour, il donnait, à son impatient élève, des vers à apprendre, des devoirs à écrire, dans lesquels celui-ci devait résumer ses impressions sur tout ce qu'il avait lu, expliquer pourquoi telle chose lui semblait belle. Sébastien se livrait à ces quotidiennes besognes avec un zèle emporté, que son professeur était obligé, souvent, de modérer ; et, en relisant ces pages maladroites, ces incorrectes phrases, où parmi les nécessaires emphases, parmi les imitations et les obscurités, brillaient, çà et là, les étranges lueurs d'un esprit spontané qui s'annonçait irrégulier et poétique, le Père de Kern souriait d'un sourire énigmatique et possesseur. Sachant combien il aimait le dessin, il lui parla aussi des grands peintres, l'enflamma en lui contant la miraculeuse vie de Léonard de Vinci, de Raphaël, du Corrège, leur intimité avec les souverains et les papes, leurs triomphes divinisés. À chaque entrevue, à chaque causerie, c'était un voile de plus soulevé sur quelque passionnant mystère, une hardiesse nouvelle à pénétrer plus avant dans le domaine des choses défendues. Sébastien, avidement, buvait ces récits d'une époque retentissante et merveilleuse, où l'art, l'héroïsme, la piété, le crime s'embellissaient d'adorables figures de femmes, où l'amour était partout, aussi bien sous le pourpoint des artistes que sous la tiare des papes, où l'on mourait pour un sourire, où l'on se damnait pour un baiser. – Pourquoi ne nous apprend-on pas cela à la classe ? demandait-il, un peu effrayé… Ce sont donc des péchés ? – On peut tout apprendre, on peut tout faire aussi, quand on aime le bon Dieu et la Sainte Vierge, répondait évasivement le Père de Kern. Et, caressant son élève de ses mains blanches, aux doigts souples et longs, il ajoutait : – Si vous continuez à être bien gentil, je vous apprendrai des choses plus belles encore… Ces conversations avaient lieu dans la cour, pendant les récréations ; aux promenades, durant les haltes sur les grèves ensoleillées, ou sous l'ombre des bois de pins ; et, chaque soir, après le coucher des élèves, dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte du dortoir, où, tous les deux, ils restaient jusqu'à la nuit tombée, le Père parlant à voix basse, lui, écoutant, ravi. On était au mois de juin. Les soirs évaporaient, à travers le crépuscule, leur rêve charmant ; des odeurs montaient des jardins, des prairies, des bois, vagabondes et légères, et, derrière les massifs assombris du parc qui, lentement, s'anuitait, le soleil, disparu, ne laissait de ses flammes de soufre et de pourpre que de toutes petites nuées mauves, moirées d'or, se fondant une à une en l'immense espace qui s'étoilait. Alors Sébastien rentrait en sa cellule, un peu énervé de ces récits, la tête meurtrie par ce continuel fracas d'images enfiévrées et de verbes révélateurs. Le crâne brûlant, il demeurait de longues minutes avant de s'endormir, repassant en sa mémoire ce qu'il avait entendu et appris, s'efforçant de reconstituer la triomphale beauté de ces hommes plus beaux que des dieux, l'inconcevable splendeur de ces choses, plus splendides que les rêves. Son esprit, surexcité par les galops de son pouls, s'envolait vers des pays lointains, vers d'incertaines époques ; il se voyait acclamé par des foules parées et fleuries ; ou bien, juché au haut d'énormes échafaudages, dans les cathédrales sonores, dans les vestibules des palais en fête, il couvrait les murs de madones extasiées, de christs douloureux, sous le regard des belles femmes qui tendaient vers lui leurs bras nus et leurs lèvres pâmées d'amour. Un jour, son professeur le mena à la bibliothèque des Pères. Il lui fit d'abord admirer les vitrines remplies de livres, antiques in-folio reliés de très vieilles basanes, mais cela n'intéressa pas Sébastien, tous ces dos alignés de volumes sur lesquels s'étalaient de rébarbatifs titres latins. Et puis l'odeur de colle forte et de vieux papiers, qui flottait dans cette atmosphère, l'affadit. Il préféra regarder un Christ en croix, mauvaise copie d'Alonso Cano, qui occupait le mur du fond entre deux toiles de l'École espagnole, écaillées, craquelées, et dont le noir avait presque dévoré les couleurs primitives. Il s'étonna d'apprendre que ces tableaux étaient de Ribera, dont le Père lui avait parlé avec tant d'enthousiasme. Un petit frère, aux yeux louches, à la tête rasée, comme un forçat, qui balayait le parquet, à l'autre bout de la bibliothèque, avait disparu, discrètement. Ils étaient seuls, tous les deux, dans la vaste pièce. Le Père de Kern ouvrit une armoire, en retira un carton, qu'il déploya sur une table. C'était une suite d'anciennes estampes, re- produisant des tableaux célèbres de la Renaissance… un triomphe de la Vierge, une Marie-Madeleine prostrée aux pieds du Christ, et les baisant… Le Père commentait chaque estampe. Peu à peu, il s'était rapproché de Sébastien, si près que son souffle se mêlait au souffle de l'enfant. – Tenez, voyez cet ange, dit-il… Il vous ressemble… Il est joli comme vous… Sa voix tremblait. En tournant les gravures, ses doigts avaient des mouvements saccadés, et son visage était plus pâle. Sébastien se sentit mal à l'aise, prétexta que l'odeur l'incommodait et désira sortir. Il venait de recevoir, avec un frisson, entre les paupières bridées, ce regard lourd qui, si longtemps, avait pesé sur lui. La nuit suivante, il se réveilla en sursaut, au milieu d'un rêve pénible… des diables qui l'emportaient dans leurs bras velus. Et ouvrant les yeux, il vit penché sur son lit, une ombre, une grande ombre toute noire. Et cette ombre, c'était le Père de Kern. La pâle lumière des lampes baissées qui rampait au plafond, l'éclairait à peine ; à peine si elle découpait sur la cloison le contour perdu de sa silhouette familière. Pourtant, il le reconnut, à ce regard inoubliable qui, maintenant, fulgurait dans la nuit. La couverture défaite était rejetée vers le pied du lit ; et ses jambes étaient nues. Sébastien s'effraya, poussa un cri, mit devant lui ses mains, en bouclier, comme pour se défendre contre il ne savait quel danger imminent. – N'ayez pas peur, mon enfant, lui dit le Père, d'une voix douce et murmurée… C'est moi… Je vous ai entendu vous plaindre, et j'ai craint que vous ne fussiez malade… Alors, je suis venu… Vous rêviez, sans doute ?… Allons, remettez-vous… Voyez comme vous êtes agité… Il ramena la couverture sur les épaules du petit, reborda le lit avec une vigilance maternelle. – Allons… remettez-vous… et dormez !… Mon cher enfant !… Ces deux incidents frappèrent beaucoup Sébastien et réveillèrent de nouveau sa méfiance endormie. Pourquoi l'approche du Père de Kern lui causait-elle un embarras si violent, une sorte d'instinctive et bizarre répugnance, un rétractement de la peau, une peur de vertige, quelque chose d'anormal et de pareil aux sensations étourdissantes que lui donnait la vue d'un gouffre, du haut d'une falaise ? Pourquoi était-il venu, la nuit, dans sa cellule ? Pourquoi était-il penché sur son lit ? La raison qu'il avait prétextée ne lui semblait pas naturelle ; elle sonnait faux. Il était venu avec une intention qu'il n'avait pas dite, qu'il ne pouvait peut-être pas avouer. Mais laquelle ?… Sébastien était resté chaste, à peu près ignorant des impuretés de l'âme humaine. Le vice l'avait à peine effleuré, en passant près de lui. Ce qu'il en savait, ou plutôt, ce qu'il en devinait, c'est à confesse, par les flétrissantes questions du Père Monsal, que cela avait pris, en son esprit, un corps indécis, une inquiétante et dangereuse forme, dont s'alarmaient sa candeur et sa virginale naïveté ! Et puis, çà et là, quelques mots orduriers, entendus dans les conversations, entre élèves, mais rarement, excitaient sa curiosité qui demeurait insatisfaite, car il n'osait demander à personne, pas même à Bolorec, un renseignement à ce sujet, dans la crainte de mal faire, et d'être dénoncé. Toutefois l'explication de Bolorec, au sujet du renvoi de deux camarades, s'était ancrée dans sa mémoire : « Des saletés comme quand on fait des enfants. » Il y pensait souvent, essayant de comprendre, et ne pouvant adapter cette idée d'enfants aux rapports inconnus, aux saletés secrètes de deux jeunes garçons. Ce qu'il savait, par le simple instinct de la vie et la seule divination du sexe, c'est qu'il existait entre les hommes et les femmes des rapprochements mystérieux, nécessaires et qu'on appelait l'amour. L'amour, l'impérissable amour, les poètes le chantaient, avec quels divins embrasements ! L'amour revenait, sans cesse, triste et béni, dans ces vers qu'il apprenait et qu'il récitait et qu'il aimait comme la plus adorable des musiques. C'étaient toujours des baisers, des étreintes, des chevelures éparses, des bras nus se refermant sur des corps pâmés ; mais ces baisers ne baisaient que des souffles, ces étreintes n'étreignaient que d'incorporelles images ; ces chevelures se transformaient en d'intangibles rayons, ces bras n'enlaçaient que des âmes. Bien que ces vers évoquassent en réalité le triomphe des chairs heureuses, l'amour restait en lui à l'état d'immatérielle joie, d'ivresse mentale, de céleste délire. C'était l'amour qui avait fait l'Assomption de la Vierge. Jésus en était mort, et, sur sa croix, saignant, déchiré, il en gardait la clarté éternelle et immarcescible. L'amour, c'était encore ce trouble ravissant, cette indicible émotion qu'il avait ressentie aux caresses de Marguerite, purifiées par l'absence ; à la fugitive vision des demoiselles Le Toulic, et à ses envolements de tendresse vers les créatures chimériques et mortes dont lui parlait le Père de Kern ; c'était, en quelque sorte, l'expansion généreuse de toutes ses facultés, de toutes ses sensibilités, vers la beauté et vers la souffrance. Il n'en concevait pas la brutalité physique ; malgré les bouillonnements de son adolescence, il en ignorait l'âpre et farouche lutte sexuelle. Alors pourquoi se mêlait-il, à son intimité avec le Père de Kern, de vagues effrois d'un autre amour, d'un impossible et salissant amour, puisque l'amour c'était la femme qui le personnifiait. Pourquoi ne pouvait-il, dans le calme de son cœur, se livrer à lui, tout entier, sans redouter une terrible et décisive catastrophe, que son ignorance ne définissait pas et dont l'avertissait son instinct ? Par quelle déviation cérébrale, au moyen de quel corrupteur pressentiment, cette idée d'un crime insoupçonné, et pourtant inévitable, était-elle entrée en son imagination et s'y cramponnait au point qu'il n'avait plus la force de l'en chasser ? Il se raisonna, se dit qu'il était victime d'une erreur, d'une folie. Rien, dans la conduite du Père, ne justifiait une appréhension pareille. Celui-ci s'était pris d'affection, d'intérêt pour lui ; il dirigeait son esprit dans une voie qu'il avait, longtemps, rêvé de suivre. Fallait-il donc lui en vouloir ? Il le trouvait joli, s'inquiétait de le voir malade. Quel crime à cela ? Était-ce donc défendu de se montrer bon ?… Et pour mieux se rassurer, il se rappela que le Père de Kern avait la réputation d'un prêtre très pieux, presque d'un saint. Il portait un cilice, disait-on, et se flagellait. C'est pourquoi il était si pâle parfois, et que ses yeux, souvent, brillaient d'une étrange flamme mystique, dans un grand cerne de souffrance. En dépit de ces raisonnements, le doute demeurait, indéracinable. Le lendemain de cette nuit, où le Père lui était apparu, il l'évita pendant les récréations et revint à Bolorec avec une ostentation manifeste et gamine. Bolorec ne parla pas. Il sculptait un lézard et scandait de mouvements de tête rythmiques des airs de chansons intérieures. Aux questions que lui adressa Sébastien, il ne répondit que par des monosyllabes bougons et des haussements d'épaules. Le soir, prétextant une indisposition, Sébastien refusa de venir dans l'embrasure de la fenêtre. Mais, derrière ses rideaux, par un mince écartement, il se mit à observer le Père de Kern. Celui-ci avait repris sa place accoutumée. Accoudé contre le barreau de la fenêtre, il regardait la nuit s'avancer et tomber sur le parc, sur les jardins, noyer les cours d'une ombre transparente, cette belle nuit où d'ordinaire s'envolaient de si douces paroles et de si attachantes histoires. Il parut à Sébastien qu'il avait l'air plus grave et paraissait fâché, non pas fâché, peut-être, mais si triste ! Son cœur s'émut. Il s'accusa d'ingratitude, eut la pensée d'aller à lui, de lui demander pardon. Quand la nuit fut venue tout à fait, le Père referma la fenêtre, et, d'un pas lent, glissé, il longea la rangée des lits. Tout dormait. Sébastien vit son ombre passer et repasser sur les rideaux ; il entendit le bruit de sa soutane et le tintement de son chapelet. Puis il n'entendit plus rien que la confuse rumeur des souffles ; il ne vit plus rien que la clarté des lampes vigilantes. Et il s'assoupit. Sébastien ne tarda pas à s'apercevoir que la société de Bolorec ne lui suffisait plus. Les autres élèves lui semblaient ennuyeux et grossiers, ils se moquaient de ses exaltations poétiques. Un vide s'était fait tout à coup dans sa vie. Quelque chose lui manquait véritablement, quelque chose d'essentiel, d'irremplaçable, comme le pain pour qui est affamé. Et la tristesse, une tristesse d'autant plus pénible à porter qu'elle était plus lourde de regrets, l'envahissait de nouveau. Il avait besoin d'une protection, d'une intelligence, d'une voix qui versât sur son esprit, sur son cœur, le baume des paroles enchanteresses et consolatrices. Cette protection, cette intelligence, cette voix qu'il avait appelées, elles étaient venues à lui, inespérément à lui, si longtemps dédaigné de tout le monde, et voilà qu'il les repoussait, maintenant, sollicité par de sottes et coupables craintes qu'il lui était d'ailleurs difficile de préciser. Depuis qu'il se trouvait moins souvent en contact moins intime avec le Père de Kern, celui-ci ne l'effrayait plus. Au contraire, Sébastien s'étonnait, s'attendrissait de voir qu'il demeurait le même à son égard. Il aurait pu se venger de cette vilaine ingratitude. Eh bien ! non. Rien n'était changé aux bienveillantes allures de ce prêtre admirable et doux. Aucune des libertés spéciales, des gracieuses privautés dont Sébastien jouissait, ce saint homme ne les lui avait retirées ; et, dans ses yeux, dont le regard redevenait normal, il n'y avait ni sévérité, ni colère ; il n'y avait que la souffrance, une souffrance lumineuse et volontaire comme celle qui brille sur les visages décharnés des martyrs. Sébastien l'observait, ému, repentant, l'âme affligée de remords. Oui, il devait porter un cilice, se tuer de macérations, déchirer son corps aux pointes de fer des disciplines. Cela se voyait à la lenteur douloureuse de sa marche, à la douloureuse flexion de sa taille, à la douloureuse lividité de sa peau. Tout ce qui avait in- quiété Sébastien dans les attitudes du Père, tout ce qui l'avait éloigné de sa personne, il n'y reconnaissait plus que des expressions de douleur. Et, dans un accès de gratitude exaltée et pénitente, pour tout ce que le Jésuite lui avait, si généreusement, donné de sa science, de son émotion, pour tout ce qu'il avait éveillé en lui de beau, de noble, d'ardent, il aurait voulu écarter les plis de sa soutane, et panser les marques rouges de sa poitrine, et baiser ses plaies saignantes. Enfin, une pensée égoïste l'accabla. Si le Père de Kern refusait de lui continuer ses leçons, s'il allait lui dire : « Vous n'avez pas eu confiance en moi, vous êtes indigne de mes bontés », il retomberait dans ses anciens dégoûts, dans ce même abandon moral où il avait végété, si misérablement opprimé par les maîtres, vaincu par les choses, la proie de cette éducation étouffante, qui faisait la nuit en son cerveau. Un jour que le Père, à la promenade, lisait son bréviaire, à l'écart, sous les arbres, Sébastien osa l'aborder, et, contrit, les joues rouges, les yeux baissés : – Pardonnez-moi, mon Père, bégaya-t-il… J'ai été méchant… Je ne le ferai plus. Le Père regarda Sébastien d'un regard aigu qui entra en lui, comme une vrille. Et il dit simplement, d'une voix qui avait la suavité triste d'un soupir : – Que je vous ai plaint, mon enfant !… oh ! mon cher enfant ! Après un silence, haletant : – Mais Dieu m'a entendu, puisque vous vous repentez… Il ferma son bréviaire et se mit à marcher lentement, éloignant d'un joli geste les branches trop basses qui barraient le passage. Sébastien se tenait à ses côtés, timide, vaincu, la tête penchée vers le sol, où tremblaient des gouttes de soleil. – Ne parlons plus de cela, jamais, n'est-ce pas, mon cher enfant ?… dit le Père. Nous devons oublier les offenses… nous devons même les aimer, comme les aima Jésus, puisqu'elles nous rendent plus chers les repentirs, et si doux les pardons !… Il ajouta d'un ton ineffable qui secoua Sébastien jusqu'au plus profond de ses moelles : – Ô petite âme inquiète, dans laquelle je lis !… Sébastien n'osa lever les yeux sur le Père. Il lui semblait qu'en marchant, ses pieds ne courbaient pas la pointe des herbes et qu'il avançait dans la lumière, si haut, si grand, si surhumain, que son front touchait le ciel. Les causeries quotidiennes, les leçons reprirent leurs cours interrompu. Tous les deux, le soir, ils revinrent dans l'embrasure de la fenêtre, et le petit Sébastien goûta un plaisir plus vif à ces rencontres coutumières, auxquelles la nuit prêtait un double mystère de fête religieuse et de rendez-vous défendu. Le Père de Kern déploya toute sa grâce inventive à rendre ses leçons indestructiblement attachantes. Par le mot qui persuade et qui caresse, par l'éloquence évocatrice de l'idée, il savait expliquer, fixer en inoubliables images les choses les plus abstraites, et donner aux personnages les plus lointains du passé un caractère de séduisante contemporanéité qui les faisait plus visibles, plus proches, presque familiers. Sébastien s'étonna de s'intéresser passionnément à des détails de l'histoire qui l'avaient ennuyé, à la classe, à cause de leur rebutante sécheresse et qui, dans les leçons du Père, revêtaient un attrait de conte, une beauté parée de poésie. Tout revivait, tout s'animait, sous sa parole, qui avait une puissance de suggestion incomparable. Son indulgence était extrême, sa pitié amollissante et universelle. Ses enthousiasmes précis, mesurés, octroyaient tou- jours une large place au rêve adventice. Il était dangereux plus encore par ce qu'il taisait et laissait deviner, que par ce qu'il disait réellement. Cependant les mots « amour », « péché » revenaient sans cesse sur ses lèvres, avec des inflexions lentes, comme s'il eût aimé à s'y attarder. Le mot « péché » surtout, à la façon dont il le prononçait, et l'entourait, semblait une fleur étrange qui attire par le danger même de son parfum ; et, bien qu'il en montrât l'horreur, en des dégoûts captieux, l'horreur en restait désirable et charmante. – Vous êtes, maintenant, un petit homme, disait-il à Sébastien. Il faut vous habituer à regarder en face le péché. On l'évite mieux, en le connaissant davantage. Il descendait à des confidences personnelles, parlait de sa vie qui, longtemps, avait été livrée au péché. Pour quelques plaisirs maudits, que de remords et que d'expiations ! Y aurait-il jamais assez de prières, pour effacer la trace des fanges anciennes ? – Si je vous confie ces choses abominables, mon cher enfant, murmurait-il en serrant les mains de Sébastien d'une étreinte tremblée, c'est que je voudrais tant vous préserver du péché ! Ah ! si vous saviez comme il s'offre à nous, les mains pleines de fleurs, les lèvres pleines de sourires… Si vous saviez comme il a de belles chairs, d'enivrants parfums, pour nous tenter, pour nous perdre, et quelles séductions sont les siennes ! Que de fois j'ai frissonné pour vous !… Lorsque je vous voyais avec Kerral ou quelque autre de vos camarades, cela m'était une torture. Je me demandais : « Que se disent-ils ? Que se fontils ? » Si vous vous égariez, à la promenade, je me disais encore : « Où sont-ils ? » Et j'avais l'anxiété de vous surprendre, cachés derrière une haie, ou blottis dans l'ombre d'un rocher… Comme j'ai veillé sur vous la nuit, cher enfant ! Ah ! les nuits sont tristes ! Elles me désolent. La passion y rôde, le péché y rampe. Et j'en connais tant de ces pauvres petits êtres dont le cœur est gangrené, et qui se murmurent des paroles brûlantes qui font rougir la sainte Vierge et pleurer Jésus. Ayez confiance en moi, ouvrez-moi tout votre cœur. Ne me cachez ni une mauvaise pensée, ni une action impure… Si vous avez commis le péché maudit, ne craignez pas de vous épancher en moi… C'est si bon de crier ses fautes !… Et Jésus a tant de miséricordieuse indulgence, tant de pardons pour les petites âmes, comme la vôtre ! Il le pressait d'avouer d'imaginaires tentations, d'imaginaires impuretés, précisant ses questions, demeurées, jusqu'ici, timides et vagues. Lui aussi, il avait été perverti, au collège, par un camarade qu'il aimait ! Oh ! quelle honte !… et plus tard !… Avec des rougeurs, des embarras pudiques, de sanctifiantes humilités, il contait l'intérieur de sa famille, révélait des détails intimes, poignants… Une mère morte, adultère, à l'étranger… un père débauché, installant des concubines dans sa propre maison… une sœur mariée qui le recevait chez elle, demi-nue, au milieu de chiffons odorants et de dentelles, l'initiait à toutes les perversités de l'amour humain… La première, elle l'avait poussé dans les bras d'une femme qui avait achevé l'œuvre de dépravation commencée, si jeune, au collège !… C'est ainsi qu'il avait dégringolé tous les degrés du vice, qu'il s'était roulé dans l'enfer des plaisirs défendus… Enfin, Dieu avait eu pitié de lui… Un soir, en pleine orgie, il avait été miraculeusement touché de la grâce. – Et, depuis, cher enfant, je vis dans l'amour, le véritable amour, l'immense amour de Jésus. Ah ! les fous qui vont demander à la créature humaine les courtes ivresses, les brèves extases, quand elles sont infinies, inexprimables, celles que donne la possession divine du corps de Jésus ! S'oublier en lui, se fondre en lui ! Promener, sur ce corps adorable, ses lèvres repentantes, coller sa bouche aux blessures béantes de ces flancs douloureux, baiser ces membres brisés, sentir contre sa chair mortelle l'embrasement de cette chair céleste !… Où donc trouver des délices comparables à celles-là ? Où donc rêver de pareils bonheurs, des bonheurs qui ne finissent jamais, et que la mort elle-même est impuissante à rompre ?… Et, peu à peu, Sébastien entrait dans une atmosphère énervante et voluptueuse où, sous le voile de l'amour divin qui masque toutes les exaltations charnelles, toutes les sensualités irritées, toutes les dépravations organiques qui montent du sexe vierge au cerveau déjà souillé, il perdait, de jour en jour, d'heure en heure, sans le sentir, sans le voir, l'orientation de son équilibre moral, la santé de son esprit, l'honnêteté de son instinct. Il ne résista pas, il ne put pas résister à la démoralisation de sa petite âme, habilement saturée de poésies, chloroformée d'idéal, vaincue par la dissolvante, par la dévirilisante morphine des tendresses inétreignables. Et ce travail sourd, continu, envahisseur, le Père de Kern en rendit complices le soleil, les brumes, la mer, les soirs languides, les nuits stellaires, toute la nature soumise, comme une vieille matrone, aux concupiscences monstrueuses d'un homme. Tous les deux, elle et lui, ne s'adressèrent pas directement aux organes inférieurs de l'enfant, ils ne tentèrent pas d'exciter les appétits grossiers qui dorment au fond des cœur les plus purs. Ce fut par les plus belles, par les plus nobles qualités, par la générosité de son intelligence, par la confiance de son idéal qu'ils insinuèrent, goutte à goutte, le mortel poison. Le moment était bien choisi pour ce viol d'une âme délicate et passionnée, sensitive à l'excès, environnée d'embûches tentatrices, attaquée dans les racines mêmes de la vie intellectuelle. Sous l'obsession de ces causeries, sous la persécution de ces rêves corrupteurs, Sébastien sentait naître en lui et s'agiter des troubles physiques d'un caractère anormal qui l'inquiétait, comme un symptôme de grave maladie. Une poussée de sang plus chaud gonflait et brûlait ses veines ; une distension de ses muscles stimulait sa chair exaspérée ; il avait les vertiges, les syncopes, les spasmes nocturnes, les érotiques digestions par quoi s'annoncent, chez les natures précoces, les premières commotions de la puberté. Ce soir-là, les élèves s'étaient tous rendus à confesse. On devait, le lendemain, communier dès le réveil, et s'en aller ensuite, en pèlerinage, à Sainte-Anne d'Auray ; un pèlerinage annuel impatiemment désiré comme une partie de plaisir. Neuf heures sonnaient à l'horloge, quand Sébastien, avec quelques compagnons retardataires, revint de la chapelle et entra dans le dortoir. Le Père de Kern était assis près de la fenêtre ouverte, un coude nonchalamment posé sur l'appui, songeur. La journée avait été accablante ; des souffles chauds, étouffants, passaient dans l'atmosphère, chargée d'orage. Au ciel, de gros nuages s'amoncelaient, voilant la lune ; le vent s'était levé, secouait les arbres du parc qui grondaient, sourdement, ainsi qu'une mer déferlant, au loin. Le Père de Kern arrêta Sébastien qui vint se mettre à sa place accoutumée. – Je pensais à vous, mon cher enfant, lui dit-il, lorsque les autres élèves eurent rejoint leur cellule… Vous communiez demain ?… C'est un grand jour… Oh ! je me rappelle votre première communion… Qu'elle fut touchante !… De ce moment je me suis intéressé à vous, je vous ai aimé… vous êtes si peu pareil aux autres qui sont ici !… À chaque instant je découvre en vous des qualités exceptionnelles que je m'efforce de développer, de diriger… Je vous parle comme je ne parlerais à aucun, parce que vous comprenez, vous sentez des choses que pas un seul de vos camarades ne sent, ni ne comprend… Si je pouvais être tout à fait votre professeur, il me semble que je ferais de vous quelque chose… quelque chose de très grand… J'y ai pensé souvent… Ah ! comme je le voudrais… Il soupira et regarda la nuit tourmentée, le ciel houleux où chevauchaient d'énormes vagues sombres, que la lune illuminait, en dessous et aux bords, d'éclatantes lueurs métalliques. Après une songerie de quelques minutes, il reprit d'une voix qui s'attrista : – Seulement, vous n'avez pas confiance en moi… Vous me considérez comme un maître, alors que je suis votre ami, mon cher enfant… l'ami de votre cœur, de votre intelligence, l'ami de tout ce que vous rêvez et de tout ce qui est en vous, ignoré de vous-même et connu de moi. Ah ! comme cela m'afflige ! Il se tut. Le dortoir était redevenu silencieux. Un coup de vent, plus violent que les autres, se leva, ébranlant le toit audessus d'eux. Des ardoises arrachées volèrent et tombèrent dans la cour. Le Père de Kern ferma la fenêtre. – Venez avec moi ! fit-il. Il longea la rangée des cellules, sortit du dortoir, descendit des escaliers, s'engagea dans des couloirs faiblement éclairés d'une clarté de lampe agonisante, traversa des couloirs sombres où la lune dessinait, en blancheurs tristes, sur les dalles, les rectangles des fenêtres et l'ombre des meneaux. Sébastien, sans raisonner, le suivit. Où allaient-ils ainsi, dans cette louche, vacillante lumière, dans cette ombre claustrale, si pleine de silence, dans cette solitude, où leurs pas, à peine, s'entendaient ? Il ne se le demanda même point. – Marchez plus doucement ! recommanda le Père, qui, avec précaution, l'œil inquiet, l'oreille guetteuse, avançait sur la pointe des pieds, rasant les murs. Sébastien essaya de conformer ses mouvements à ceux de son guide. Aucune pensée mauvaise ne lui venait, aucune peur. Il s'étonnait seulement, d'un étonnement vague, qui n'était pas sans plaisir, de parcourir, à cette heure nocturne, ces coins du collège, qu'il ne connaissait point, ces tortueux escaliers, ces corridors aux angles brusques, ces paliers lugubres où, dans l'ombre plus dense, des lampions fumeux remuaient des lueurs de crime. Enfin, ils s'arrêtèrent devant une porte que le prêtre ouvrir sans bruit. – Entrez, dit-il. Comme Sébastien, un peu tremblant maintenant, hésitait, le Père de Kern le prit par la main, l'entraîna dans du noir et referma la porte, qu'il verrouilla soigneusement. Sébastien avait senti dans la sienne cette main moite et qui tremblait, elle aussi. Il frissonna. Et, à ce moment même, il eut la peur, – une peur angoissante, horrible, – la peur de toutes ces marches descendues, de tous ces couloirs traversés, de toutes ces livides lumières, de toutes ces ombres inconnues, et de ce noir surtout dans lequel il était, seul, avec cet homme. D'abord il ne vit rien qu'un jour blafard, lamellé, sinistrement projeté sur le plancher et sur le plafond par une fenêtre aux persiennes closes. Ce jour était funèbre ; il reflétait une pâleur opaque, une blancheur morte de linge. Autour de ce jour, où l'ombre du Père passait et repassait, c'était la nuit, une nuit hallucinante, pas si profonde, cependant, que ses yeux, s'habituant à l'obscurité, n'y distinguassent des objets vagues, des profils perdus de meubles, des formes inachevées et, dans le fond, contre quelque chose qui ressemblait à un mur, quelque chose d'horizontal, de rigide et de long, qui ressemblait à un sépulcre. Pourquoi était-il là ? Quelle force diabolique l'avait poussé à venir là, à suivre le Père, sans savoir, sans rien demander, sans rien pressentir ? Pourquoi, si ses intentions étaient avouables, le Père avait-il montré cette inquiétude d'une rencontre ? Pourquoi ce cheminement prudent, effacé, de maraudeur qui craint d'être surpris et de criminel qui va au crime ?… Qu'allait-il donc s'accomplir d'effrayant ? Des histoires tragiques de meurtre, d'égorgement, assaillirent son esprit. Il s'affola. Il crut entrevoir de terrifiantes faces d'assassins, des mains étrangleuses, des couteaux levés. Au plafond, dans le carré du jour, l'ombre du Père oscilla comme un pendu. Et le vent s'était tu. Il ne percevait plus qu'un bruit sourd, lointain, sanglotant, un bruit inexprimable de plaintes étouffées… Le Père ne parlait pas. Il allait et venait, à peine visible. Mais sa présence emplissait cette nuit d'une surnaturelle terreur… Sa présence se révélait à des heurts, à des chocs, à des glissements qui laissaient après eux, d'étranges résonances… Sébastien entendit des grincements de serrures, des vibrations de cristal, une multitude de sons dont la cause, en ce lieu, l'épouvantait… Que préparait-il ? Quel supplice ? Quelle torture ?… Quelle mort ? Il pensa aux promenades de Pen-Boc'h, à la mer, à Bolorec ; se cramponna désespérément à des idées riantes, des visions calmes ; s'accrocha à tout ce qui pouvait l'aimer, à tout ce qui pouvait le défendre : son père, Mme Lecautel, Marguerite. Mais ces évocations fuyaient, disparaissaient, une à une, pareilles aux oiseaux effrayés qui se lèvent des haies épaisses et s'en vont en poussant des cris… Il suffoquait. Une sueur froide mouillait sa peau ; ses jambes flageolaient. – Mon Père !… Mon Père ! implora-t-il. – Parlez plus bas, mon enfant… On pourrait nous entendre. Cette voix, dans ces ténèbres, avait quelque chose de si inaccoutumé, un son si bref, si étranglé, qu'elle redoubla l'effroi de Sébastien… On pourrait l'entendre ?… Mais il voulait qu'on l'entendît… Ah ! si l'on pouvait l'entendre !… Il cria plus fort : – Mon Père ! Je vous en prie… Je vous en supplie… Ramenez-moi, là-bas, au dortoir… Ramenez-moi… – Mais taisez-vous donc, petit malheureux… Que craignezvous ? Le Père était près de lui, cherchait sa main… Il murmura, à voix basse. – Calmez-vous, mon cher enfant, et n'ayez pas peur. Pourquoi faut-il que vous ayez toujours peur de moi !… Qu'ai-je donc fait, pour cela ?… Allons !… Allons !… Il l'attira doucement, dans le fond de la chambre, le fit asseoir sur le bord du lit… – Comme vous tremblez !… Pauvre petit !… Tenez, buvez un peu. Cela vous fera du bien. Et présentant à ses lèvres un verre plein d'un breuvage fort et parfumé, il répéta : – Comme vous tremblez ! Lorsque Sébastien eut avalé quelques gorgées de liqueur, le Père frotta une allumette contre sa soutane, alluma une cigarette. À la lueur courte et brillante, l'enfant entrevit une chambre claire, propre, austère, des meubles de bois blanc, au milieu du mur blanchi, en face de lui, un crucifix, et çà et là de pieuses images. La netteté de la chambre, grave comme une cellule de moine, l'apparition protectrice d'objets religieux diminuèrent ses appréhensions. Mais la cigarette, dont l'odorante fumée emplissait la chambre, l'étonna, substitua à ses épouvantes de tout à l'heure une curiosité presque amusée, très intriguée surtout. Le Père s'assit près de lui, demeura quelques secondes sans parler ; et Sébastien, moins inquiet, aspira l'odeur du tabac à pleines narines, et suivit le point brillant de la cigarette, qui voletait, dans l'ombre revenue, capricieuse, ainsi qu'une luisante mouche. – Êtes-vous plus calme, maintenant ? demanda le Père de Kern, d'une voix si doucement chuchotée, qu'elle rompit à peine le silence de la chambre… Et soupirant, sur un ton d'affectueux reproche. – Pourquoi n'avez-vous pas confiance en moi ?… Ne vous ai-je pas prouvé mille fois et de mille manières, que je vous aimais ?… Qu'est-ce qui vous fait peur, mon enfant ?… Dites-le moi… Cette obscurité, n'est-ce pas ? Cela, sans doute, a frappé votre imagination nerveuse… Pauvre petit cœur que j'aime, jusque dans ses faiblesses… Mais n'est-ce pas, au contraire, une chose charmante que cette obscurité ?… Et les paroles qu'on dit n'y sont-elles pas plus belles, murmurées si bas, qu'on croirait qu'elles reviennent de très loin, de l'au-delà !… Vous vous y habituerez, mon cher enfant, car nous viendrons ici souvent. Et comme vous aimerez cette retraite si tranquille, loin des autres, loin de tout bruit… Je vous dirai des vers, je vous raconterai les belles légendes de l'histoire. Vous verrez comme c'est exquis, la nuit, cette solitude de chapelle, cette paix de forêt que rien ne trouble… où tout se ranime, où tout revit, où tout se colore aussi des couleurs magnifiques du mystère et du rêve !… Combien de fois, lorsque j'étais triste, désespéré, lorsqu'il me semblait que le cœur de Jésus se retirait de moi, combien de fois me suis-je réfugié dans cette chambre !… Si vous saviez, mon cher enfant, comme j'y ai prié !… Quelles larmes heureuses j'y ai versées ! C'est là où Jésus m'apparaît le mieux, là où je touche sa réelle chair, aimée de la douleur… là, où l'extase de l'adorer est sans fin !… Oh ! mon cher enfant, si vous saviez… ! Il s'était rapproché de Sébastien, sa main dans celle de l'enfant. Sa voix était devenue haletante. Les mots n'arrivaient plus qu'entrecoupés de tremblements nerveux et d'efforts gutturaux. Il répéta : – Oh !… oui !… que j'y ai… prié !… Malgré son trouble, Sébastien ne pouvait s'empêcher de remarquer malicieusement que cette piété exaltée, que ces ardentes extases divines s'accordaient difficilement avec le plaisir, Puis il entendit les mêmes grincements de serrures, les mêmes vibrations de cristal. Puis il vit la chambre s'éclairer à la lueur d'une allumette, le Père allumer une cigarette, le petit tison rouge brûler et danser dans l'ombre. Il était sans haine, parce qu'il était sans pensée. De ce qui venait de s'accomplir d'abominable, de ce crime – le plus lâche, le plus odieux de tous les crimes –, de ce meurtre d'une âme d'enfant, aucune impression morale ne subsistait dans son esprit. Il éprouvait une lassitude aux vertèbres, une soif qui lui desséchait la gorge, un accablement général de ses membres et de toute sa chair, qui ne laissait d'activité à aucune autre perception de la sensibilité ; mais pas une souffrance intérieure. S'apercevant qu'il se trouvait, en partie, dévêtu, il remit de l'ordre dans ses habits, et ne bougea plus. Il aurait voulu boire. Des bruits de sources chantaient à ses oreilles ; des fontaines d'eau claire se montraient, en de frais paysages, sous des branches pendantes et des lianes fleuries ; il respirait des parfums d'herbe mouillée ; se penchait sur des margelles de puits. Il aurait voulu aussi s'étendre sur le lit comme sur de la mousse, et dormir longtemps ; il aurait voulu surtout ne pas voir cette clarté pâle de lune qui coupait, en deux, la pièce, et rester, dans l'ombre, toujours. L'idée de retraverser ces couloirs, de gravir ces escaliers, ces lumières louches, le dortoir, lui furent un ennui. Le Père vint s'asseoir, près de lui. Sébastien sentit la pesanteur de ce corps contre le sien. Il ne se recula pas. – Laissez-moi, mon Père, dit-il… Laissez-moi. Il y avait de la tristesse dans sa voix, mais non point de l'épouvante ni du dégoût. Le Père s'enhardit. – Laissez-moi ! Oh, je vous en prie, laissez-moi. Il osait parler, à cause des ténèbres qui les enveloppaient tous les deux et qui lui cachaient ce visage, ce regard. Mais il comprenait qu'il serait demeuré sans voix, dans la lumière, que la vue de cet homme lui serait désormais insoutenable, qu'il ne pourrait plus lever les yeux sur lui, qu'il mourrait de honte. La pensée d'être maintenant obsédé par cette présence continue, par l'image persécutrice et sans cesse vivante, et à toute minute évoquée, de sa souillure, la certitude de ne plus se soustraire, jamais, à cette hantise, ni pendant l'étude, ni pendant les récréations et les promenades, ni au dortoir, où l'ombre du prêtre, sur les rideaux de la cellule, viendrait lui rappeler l'indélébile horreur de cette nuit, chaque soir, tout cela l'accabla. Oh ! pourquoi n'avoir pas écouté ses pressentiments ? Pourquoi s'être laissé reprendre, malgré son instinct divinateur, aux paroles berceuses de cet homme, à ses conseils empoisonnés, à ses poésies, à ses tendresses qui masquent le crime ? Et ce qui l'irritait, c'était de n'avoir contre ce criminel aucune haine ! Il ne lui en voulait pas ; il s'en voulait à soi-même de sa confiance absurde et complice. – Voyons, mon enfant, dit le Père. Il faut rentrer. Et, cyniquement, de sa main tâtonnante, s'assurant que les vêtements de Sébastien étaient en ordre, il demanda : – Avez-vous rajusté vos habits ? – Non, non, laissez-moi… Je ne veux pas rentrer… Ne me touchez pas… Oui, j'ai rajusté mes habits. – Nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps… Il est tard, déjà !… – Non, non… laissez-moi ! – Sébastien, mon enfant, mon cher enfant, comprenez donc que c'est impossible… – Je comprends, je comprends… Je veux rester… Laissezmoi ! Un silence se fit. Le Père s'était levé, arpentait la chambre, soucieux. Il n'avait pas prévu cette résistance obstinée d'enfant, cet irréductible entêtement contre lequel il se butait, et qui pouvait être sa perte. Il eut la vision nette, rapide, des ennuis, des dégoûts, des scandales qui en seraient l'inévitable conséquence : les peines disciplinaires, l'exil lointain, ou l'insoumission qui le rejetterait dans les marges fangeuses de la vie. Que faire, pourtant, si Sébastien refusait de s'en aller ? Le raisonnement n'arrivait plus à cet esprit ébranlé par une commotion cérébrale, si intense, qu'elle avait brisé, en lui, le sentiment le plus persistant de l'homme, celui de la défense personnelle. Employer la force ? Il n'y fallait pas songer non plus. Les cris, la lutte, c'eût été pire encore que cette exaspérante inertie. Puis, il se reprochait amèrement cette aventure où il n'avait pas goûté les joies promises : « Je l'aurais cru mieux préparé, se dit-il. J'aurais dû attendre. » L'avenir aussi l'inquiétait : « Que je le ramène !… Oui, mais demain ? Ce petit imbécile est bien capable de me livrer en se livrant soi-même. » Combien, attirés par lui, étaient venus, en cette chambre, les uns déjà pourris, les autres candides encore, et qui n'avaient pas fait ces déplorables manières ! Il se plut un instant à revoir passer, en cette ombre obscène où s'obstinait Sébastien, sur ce lit impur où la honte le retenait cramponné, la file des petits martyrs pollués, des petites créatures dévirginées, ses proies étonnées, dociles ou douloureuses, tout de suite vaincues par la peur, ou soumises par le plaisir. Et si le matin allait les surprendre, là, tous les deux, leur couper la retraite ! Il pensa combien le meurtre serait doux, s'il n'était impossible en cette circonstance, dans ce lieu, et quel soulagement il en éprouverait, s'il ne fallait rendre compte de cette petite existence obscure et misérable, de cette larve humaine en qui n'éclorait même pas la fleur du vice qu'il aimait. Le Père de Kern revint auprès de Sébastien. Il dit simplement, d'un ton impérieux de maître qui rappelle son élève au devoir oublié : – Vous savez que vous communiez demain matin. L'effet de cette phrase fut électrique. Sébastien se dressa debout, frissonnant. C'est vrai, il devait communier le lendemain, dans quelques heures. Il ne le pouvait plus, maintenant. Tous les autres iraient, graves, pieux, les mains jointes sur la poitrine, tous les autres iraient à la Sainte-Table. Lui seul, comme un maudit, resterait à sa place, désigné au mépris universel, sa face portant l'empreinte ineffaçable de son infamie, tout son corps exhalant une odeur d'enfer. De nouveau, il s'affaissa sur le lit, et, les yeux pleins de larmes, il murmura : – Mais je ne veux plus !… – Et qui vous en empêche ?… interrogea le Père. – Après ce que vous… Après ce que je… Après ce péché… ? – Eh bien, mon cher enfant, ne suis-je pas là ?… Ne puis-je entendre votre confession ?… – Vous ! s'écria Sébastien dans un soulèvement d'horreur… Vous !… La voix du Père redevint caressante et lente, humiliée et triste. – Oui, moi… Je suis prêtre… J'ai le pouvoir de vous absoudre… même indigne, même coupable, même criminel… Le caractère sacré qui fait que je puis vous rendre, si misérable que je sois, la paix de la conscience et l'orgueilleuse pureté de votre corps, la candeur de votre petite âme d'ange, je ne l'ai point perdu… Moi, qui suis retombé dans l'enfer, je puis vous redonner le paradis… Écoutez-moi… Tout à l'heure… là, je ne sais ce qui a égaré ma raison… j'ai obéi à quelles suggestions de folie ?… Je l'ignore… Dieu m'est témoin que mes intentions étaient nobles… C'est affreux, ces rechutes soudaines des passions qu'on croit abolies, et vaincues par des années de prières et de repentir !… Il s'agenouilla, posa son front sur les genoux de Sébastien, et poursuivit : – Je ne veux pas diminuer mes responsabilités, amoindrir mon crime. Non. Je suis un monstre… Pourtant ayez un peu pitié de moi, de moi qui suis à vos pieds, vous demandant pardon… Vous, rien ne vous a touché, rien ne vous a sali parce que vous êtes un enfant, mais moi ! Pour racheter mon âme, pour effacer ce crime… – et pourrais-je la racheter, cette âme, et pourrais-je l'effacer, ce crime ?… – quelles longues expiations ! Cette chair que j'ai souillée, cette chair où, malgré les jeûnes, les prières, les supplices, le péché dormait encore, il faudra que je la déchire, que je l'arrache fibre à fibre, avec mes ongles, avec… Sébastien vit des instruments de supplice, l'épouvante des chairs tenaillées, des os broyés, des ruissellements de sang, et saisi d'horreur et de pitié, il s'écria : – Mon Père !… Non… Non… Je ne veux pas que vous fassiez cela à cause de moi… Je ne veux pas… Je ne veux pas… – Il le faut, mon cher enfant, répondit le Père de Kern, d'un ton résigné… Et ce supplice me sera doux, et je bénirai ces tortures, si vous m'avez pardonné, et permis, par une absolution de vos fautes, qui sont miennes, hélas ! de rendre à votre âme la pureté et la paix. Ce que je vous demande, c'est demain, à la communion, de prier pour moi. Sébastien se leva, résolu. Il ne souffrait plus. Une ivresse était dans son cœur, une force était dans ses membres, et il aurait voulu que des lumières éclatantes, des embrasements d'église, tout d'un coup, incendiassent la chambre de leurs exorables clartés. À son tour, il s'agenouilla, fervent, aux pieds du Père, et, se frappant la poitrine, baigné de larmes, sûr de racheter une âme et d'apaiser la colère de Dieu, il se confessa. – Mon Père, je m'accuse d'avoir commis le péché d'impureté ; je m'accuse d'avoir pris un plaisir coupable. Je m'accuse… Et, tandis que le Père, étendant ses mains bénissantes, ces mains qui, tout à l'heure, dans l'ombre, hideuses et profanatrices, avaient, à jamais, sali l'âme d'un enfant, murmurait : « Absolvo te », il pensa : – Au moins, de cette façon, il n'ira pas bavarder avec le Père Monsal. VI La route de Vannes à Sainte-Anne n'est qu'une longue tristesse. Elle donne l'impression des pays bibliques, des plaines désolées de l'Asie Mineure. On dirait que d'anciens soleils, maintenant éteints, ont desséché, stérilisé, calciné ce sol de cendre durcie et de fer pulvérisé, où ce qui pousse est sombre et chétif, où l'eau elle-même brûle comme un acide l'herbe rare, où ne florit que la fleur rouillée de l'âpre ajonc et de la brande, à peine rose. Instinctivement, sur les poussières mortes, on cherche l'empreinte des pas des prophètes, et la trace des longs cheminements des pèlerins. C'est dans de semblables paysages que saint Jean hurla ses imprécations. Pour accomplir leurs mystères, les religions ont toujours choisi des lieux maudits et décriés ; elles n'ont pas voulu que, près de leur berceau, éclatât la joie de la nature qui déshabitue des Dieux. Il leur faut l'ombre, l'horreur des rocs, la détresse des terres infertiles, et les ciels sans soleil, les ciels couleur de sommeil, où les nuages qui passent perpétuent le rêve des patries futures et des repos éthérisés. Au sortir des prairies et des cultures suburbaines, la route traverse des landes désertes, traverse des bois de pins solitaires, traverse de silencieuses gorges où, sur les pentes arides, les roches s'éboulent. Ah ! qu'elles sont tristes les pierres, et qu'elle est inexprimable la mélancolie de ces espaces mornes où l'on dirait que se sont taries les sources de vie ! Tout y est plus petit, plus malingre, plus rabougri qu'ailleurs. Il semble que l'homme, les bêtes et les végétaux aient été arrêtés, dans leur croissance. Les arbres, fatigués de grandir, se nouent très bas en rachitiques bosses, et l'on voit des vieilles gens pareilles à des enfants flé tris. Cela serre le cœur, inquiète l'imagination, et l'on comprend qu'à la misérable humanité, rivée par des siècles de misère à cette inféconde glèbe, les légendes consolatrices, les prières qui ouvrent la porte mystique des Espoirs, soient plus nécessaires que le pain. Parfois, ainsi que de graciles fleurs égarées au milieu des dures plantes de la lande, l'on rencontre, en chemin, de jeunes paysannes d'une beauté ancienne, d'une pâleur liturgique de vitrail. Avec leurs coiffes aux ailes carrées, leurs fichus de couleur, qui découvrent les onduleuses nuques, leurs robes de bure aux plis lourds de statue, elles vont, lentes, gothiques, évoquant un autre temps, le temps où Van Eyck peignait ses vierges, et leur visage pacifique, et leurs longues mains jointes, et leur taille droite. Sébastien suivit les rangs, très vague, sans savoir qui le poussait, ni où il allait. Après quelques heures d'un sommeil de plomb, il s'était levé, avec une lourdeur dans le cerveau, une lourdeur dans les membres, quelque chose d'accablant qui ne lui laissait que le sentiment lointain d'une arrière-souffrance. Encore engourdi, il avait communié machinalement, sans accorder à cet acte religieux, qui le troublait tant d'ordinaire, plus d'attention qu'à sa toilette… Il avait plu, pendant la nuit ; l'orage s'était fondu en averses furieuses ; une vapeur légère s'envolait des feuillages lavés et des verdures plus noires de la lande où, çà et là, des flaques d'eau blanchissaient. L'air du matin, en dissipant les fumées pesantes qui obscurcissaient son cerveau, la marche, en dérouillant ses articulations raidies, le rappelèrent à la conscience de la réalité et de la vie. Un à un, ses souvenirs se précisèrent : les couloirs, les escaliers nocturnes, la chambre et le carré de jour sinistre de la fenêtre. Ce fut un moment d'angoisse affreuse, un moment horrible, où toutes les angoisses de cette irréparable nuit, il les revécut avec un redoublement de douleur et de honte, de honte physique et de douleur morale… À dix pas, devant lui, le Père de Kern marchait, en dehors des rangs, son bréviaire sous le bras, le buste indolent et balancé, le profil très pâle, l'œil gai et sans remords. Sans remords ! Cela lui parut une chose inconcevable. Il s'attendait à le voir accablé comme lui, les paupières rougies de larmes, les épaules écrasées sous le poids du repentir. Peut-être l'eût-il aimé ainsi ; certainement, il en eût eu pitié. Eh bien, non… Il y avait dans tout son corps une aisance, une liberté d'allures, un oubli qui lui firent une peine atroce. S'il était venu vers lui, attristé, contrit, suppliant, peut-être Sébastien l'eût-il repoussé ; peut-être lui aurait-il dit : « Non… laissez-moi. » Mais il eût été content tout de même. Au contraire, pas une seconde le Père ne l'avait regardé ; pas une seconde, il n'avait pensé à lui ; avec une joie visible, impénitente, comme si rien ne s'était passé, comme s'il ne s'était accompli aucun crime, il aspirait à pleines narines la brise matinale et les odeurs fraîches qui montaient de la terre. Sébastien ne put supporter davantage la vue de ce prêtre, si cruelle et si odieuse. Pour l'éviter, il songea, un instant, à prétexter une maladie subite, et à rester là, seul, sur un talus, alors que les autres s'en iraient là-bas. Puis il baissa la tête, et silencieux, ahuri, pendant toute la route, il eut les yeux fixés sur le dos des élèves, marchant devant lui. À mesure qu'ils avançaient, la route se peuplait de pèlerins. Ils arrivaient à travers la lande, par bandes, de très loin, sortaient des gorges, débouchaient de toutes les sentes. Aux carrefours, c'étaient des voitures pleines à chavirer, des charretées joyeuses, s'attardant devant les cabarets, et mêlant les verres de cassis aux cantiques, déjà ivres d'eau-de-vie et d'eau bénite. Si Sébastien avait eu plus de liberté d'esprit, il se fût amusé à regarder les costumes de ces hommes, et les coiffes de ces femmes. L'histoire pittoresque de la Bretagne défilait toute, en menus chiffons de batiste, de mousseline et de tulle. Hennins hautains, fanchons mutines, imposants diadèmes, tiares juives, bonnets sauvages de Tcherkesses, coquets toquets, elles passaient les filles de Saint-Pol, de Paimpol et de Fouesnant, elles passaient aussi les Bigoudens de Pont-L'Abbé, dont l'étrange coiffe phallique se paillette de clinquant et de broderies barbares, et les pâles vierges de Quimperlé, si minces, si fragiles, si monastiques, et les hardies commères de Trégunc et de Concarneau, faites pour l'amour ; et les sardinières de Douarnenez, promptes à la riposte ordurière, sous le pauvre châle de veuve qui leur rétrécit les épaules ; et les pêcheuses de goémon de Plogoff, aux reins solides, aux flancs féconds. La lande s'égayait de ces grands rubans flottants, de ces vivantes fleurs processionnelles, de ces vols neigeux d'oiseaux voyageurs, qui rompaient la solitude noire des plaines, la solitude grise du ciel, le silence obstiné des pierres solitaires. Et, l'air soufflant sur les touffes d'ajonc apportait, avec des bruits traînants de mélopée, des arômes de vanille, par quoi s'embellissait, s'attendrissait l'austère paysage. Mais Sébastien ne sentait rien, n'entendait rien, ne voyait rien. Bolorec marchait près de lui, la figure en fête, les yeux brillants, les lèvres en train de chansons natales. Parmi les filles qui passaient, il reconnaissait celles de son pays, à leurs coiffes plates sur le haut de la tête, et dont les bords s'envolent au vent, comme des ailes. Et il disait, pinçant au bras Sébastien : – Tiens, regarde donc… Elles sont de chez moi… Ce sont elles qui dansent sur la lande, et qui chantent… tu sais bien… qui chantent ? Quand j'aurai quatorze ans, Toute la nuit, je me divertirai La ridé ! Avec mes amants Avec mes galants. Tout le jour aussi l'amour je ferai La ridé ! Quand j'aurai quatorze ans Avec mes galants Avec mes amants Qui sont jolis comme des goélands. Mais Sébastien n'écoutait pas Bolorec qui disait encore : – Regarde donc les gars, avec leurs vestes blanches et leurs verts épis de mil qui tremblent sur leurs grands chapeaux… Ils sont de chez moi, aussi, les gars… Et il reprenait, en balançant la tête, musicalement : Quand j'aurai quatorze ans… Aux approches de Sainte-Anne, il fallut ralentir la marche et resserrer les rangs. La foule grossissait, arrêtée devant des boutiques où l'on vendait des médailles bénites, des scapulaires, des cœurs enflammés de Jésus, de petites images miraculeuses de sainte Anne et de la Vierge. Près des boutiques, sur des feux de lande sèche, de bonnes femmes faisaient griller des sardines et débitaient d'innommées charcuteries aux passants. Une odeur de cidre, d'alcool frelaté, s'aigrissait dans l'air, chargé de lourdes exhalaisons humaines. Couverts de vermines grouillantes, de fanges invétérées, soigneusement entretenues pour les pèlerinages, d'invraisemblables mendiants pullulaient et demandaient la charité, sur des refrains de cantiques. Et des deux côtés de la route, sur les berges, des estropiés, des monstres, vomis d'on ne sait quelles morgues, déterrés d'on ne sait quelles sépultures, étalaient des chairs purulentes, des difformités de cauchemar, des mutilations qui n'ont pas de nom. Accroupis dans l'herbe ou dans la boue du fossé, les uns tendaient d'horribles moignons, tuméfiés et saignants ; d'autres, avec fierté, montraient leur nez coupé au ras des lèvres, et leurs lèvres dévorées par des chancres noirs. Il y en avait qui, sans bras, sans jambes, se traînaient sur le ventre, cherchaient à tirer des effets comiques de leurs membres absents, hallucinants et hideux paradoxes de la nature créatrice. Des femmes, les mamelles mangées et taries, allaitaient des enfants hydrocéphales, tandis qu'une sorte de gnome effarant, à la tignasse rousse, aux yeux morts, sautillait sur des pieds retenus dans d'énormes boulets de chair molle et dartreuse. Un instant, la file des élèves s'arrêta, et Sébastien vit à sa droite, couché sur un mètre de pierres, un tronçon de corps nu, une poitrine tailladée à vif, cuirassée de pus luisant comme une armure, un monstrueux ventre d'hydropique où remuaient, soulevées par le mouvement respiratoire, des squames poissées, des plaies à facettes, amas de viande corrompue et multicolore, si horribles qu'il détourna la tête, très pâle, une nausée aux lèvres. – Et pourtant, pensa Sébastien, je suis aussi repoussant que ces misérables. Moi aussi, je suis maintenant un objet d'horreur. Chaque place de mon corps est marquée d'une fange qui ne s'effacera plus… Et tout haut, s'adressant à Bolorec d'une voix craintive, suppliante : – Est-ce que je te fais horreur, dis… Dis-moi si je te fais horreur ?… À son tour, Bolorec n'écoutait pas. Après avoir jeté un coup d'œil insensible sur les monstres étalés sur la berge, il cherchait, dans la foule, les gens de son pays, heureux de les reconnaître, d'aspirer un peu de l'odeur de sa lande à lui, de revoir des coins de paysages préférés, tout pleins de sa liberté, de ses haltes paresseuses et des arbres dont il avait fouillé l'écorce et taillé les nœuds. Cette joie sereine, qui remettait dans les regards de son ami des lumières infinies d'idiot, cet élan tranquille vers les souvenirs purs, causèrent à Sébastien un véritable supplice. Il ne pourrait plus jamais la ressentir cette délicieuse joie, il ne pourrait plus rien revoir, rien entendre, ni du passé, ni du présent, ni de l'avenir, il ne pourrait plus rêver. Toujours serait présente l'ombre maudite, la salissante, la dévorante image de sa perdition. – Dis-moi donc si je te fais horreur ! répéta Sébastien. Bolorec n'écoutait pas. Il murmurait, l'esprit envolé vers les plaines familières : Quand j'aurai quatorze ans… À cette époque, la fastueuse et laide basilique qui, aujourd'hui, érige sur ce morceau de terre stérile, appauvri encore par cette opulence brutale, sa masse de pierre travaillée et sa géante tour, qu'écrase la statue colossale de sainte Anne, n'existait pas. C'était, près du champ sacré de Bocenno, une petite chapelle de village, humble et pauvre comme les malheureux qui venaient y prier. À peine si, basse et de crépi obscur, elle se distinguait des autres maisons qui l'entouraient. Sous ces voûtes primitives, aux charpentes apparentes et gauchies, il n'y avait point d'ors, point de marbres, point de bronzes, point de colonnes orgueilleuses, ni d'autels insolents et parés, semblables à des lits de courtisane. Son seul luxe, sa seule richesse, c'étaient les ex-voto naïfs qui couvraient les murs nus, les bateaux suspendus dans les nefs par des marins sauvés d'un naufrage, et l'autel candide où, parmi les fleurs toujours fraîches et les lumières des cierges jamais éteints, la sainte – une sainte de plâtre doré – versait sur les fidèles l'illusion chère de ses miracles et de ses bontés. Sébastien ne put prier. Sur la même rangée que lui, dans la grande nef, entre les bancs, le Père de Kern était agenouillé, les coudes sur un prie-Dieu. Il ne le voyait pas, mais il le sentait là, et cette présence glaçait ses élans, empoisonnait ses ferveurs. La prière commencée ne s'achevait pas ; elle fuyait aussitôt, se dissipait, insaisissable, comme une fumée. Et puis, il lui sembla que la sainte détournait de lui son regard peint, mais qui savait tout. Alors, tant que dura l'office, il fixa les yeux sur une frégate, une frégate qui se balançait au-dessus de lui, dans l'air, au bout d'une chaînette. Cette frégate, avec ses mâts, ses voiles hissées, petite ainsi qu'un jouet d'enfant, lui parla de voyages lointains. Il aurait voulu partir, emporté par ces gentilles voiles, sur des flots inconnus, s'enfoncer loin, plus loin, mettre des mers, des continents, d'infranchissables montagnes entre lui et cet homme qui osait prier, qui pouvait prier, cet homme qu'il ne voyait pas et dont l'image était partout, emplissait tout, ses pensées, ses prières, et la lumière du ciel, et le mystère des bois, et l'âme rude de la lande, et les ténèbres de la nuit, et jusqu'aux prunelles de plâtre de la bonne mère sainte Anne. Longtemps aussi, il s'oublia à parcourir les ex-voto simplistes retraçant d'extraordinaires et consolantes aventures : des lions pacifiés, des morts ressuscités, des pécheresses illuminées par la grâce. En sortant de la chapelle, sous le portail, dans une bousculade, Sébastien frôla le Père de Kern, et cela lui causa comme une exaspération de la peau. Après le déjeuner, qui fut servi dans le parc de la Chartreuse d'Auray, Sébastien, irrité des gaietés bruyantes et des joies déchaînées autour de sa tristesse, éprouva un besoin de solitude. La société de Bolorec, même, lui était pesante et pénible. Seul, il espéra se reconquérir. Il se retira assez loin de ses camarades, sur une hauteur, et s'assit dans l'herbe, le dos contre un chêne qui le couvrait de son ombre. De là, il suivait les mouvements des élèves. Les uns, fatigués de la course, s'étendirent à terre et dormirent, les autres se mirent à jouer. Rien de ce qu'il avait vu, depuis le matin, n'était dans sa pensée. L'image des choses, que d'ordinaire il gardait si fortement empreinte dans sa mémoire, s'effaçait sans laisser le moindre reflet. Il avait déjà oublié la chapelle, les fontaines miraculeuses, envahies par la foule pittoresque et confiante ; il avait oublié les gorges du Loch et la rivière bouillonnant sur des cailloux, en bas ; et la route aux pentes brusques que d'énormes rochers à tête de sphinx surplombent, en haut ; il avait oublié le Champ des Martyrs, ses horizons tragiques et ses végétations palustres, que l'eau saumâtre brûle et décolore ; il avait oublié les calmes allées de la Chartreuse, ses cloîtres silencieux enfermant de petits jardins carrés et pleins de roses ; il avait oublié l'ossuaire avec son tombeau de marbre blanc et son trou béant, au fond duquel la lueur trem- blante d'une lanterne éclaire les ossements recueillis des fusillés de Vannes et de Quiberon. Et il oubliait, ou plutôt, il ne percevait pas les sensations multiples de la minute présente, ni la douceur du ciel, ni la détente du sol, ni le repos de cette nature odorante et charmée, ni le rêve de cette atmosphère de forêt, si religieuse, si musicale, de cette atmosphère qui semble être faite d'eau profonde, et dans laquelle errent, ondoient, zigzaguent, frissonnent et se voilent la gentillesse des fleurs, les sémillants caprices des insectes, et la grâce des feuilles solitaires qui, de temps en temps, se détachent, tournoient, tombent avec un froissement d'élytres. Aucune impression ne lui venait de cette paix embaumée, de ces formes remuantes, de cet évanouissement continu des êtres et des choses, en une sorte de transparence glauque, de transsonorité sous-marine. Rien, dans cette harmonie, n'affectait sa vue, son ouïe, son odorat, lui qui aimait tant à rapprocher l'un de l'autre, la forme, le son, le parfum, à les douer d'une vie identique, d'une mentalité pareille, à les gonfler de son âme. Sa sensibilité était anéantie, son esprit avait sombré dans quelque chose de noir, de plus noir que l'ossuaire de la Chartreuse, et ses pensées étaient comme les ossements de ces vieux morts et les poussières logées aux cavités de ces crânes vides. Comme il restait là, sans bouger, il aperçut, tout d'un coup, entre les feuilles, le Père de Kern, se promenant avec Jean de Kerral. Celui-ci paraissait heureux, et le Père parlait, en faisant des gestes, ces gestes onctueux, cadencés, qu'il affectionnait lorsqu'il récitait des vers ou contait des histoires, et que Sébastien connaissait tellement, qu'il eût pu redire les vers au mouvement des gestes qui les scandait. Tous les deux, lentement, ils marchaient au bord de l'allée, Jean sautillant et très petit, le menton levé vers le Père, le Père balançant son buste mince et ses hanches fortes dessinées par la soutane. Par moments, l'épaisseur du feuillage les cachait, ils reparaissaient ensuite dans une éclaircie, auréolés de verdures. Sébastien, alors, se rappela les avoir vus ensemble, souvent ; il se rappela aussi que Guy de Kerdaniel, Le Toulic, et bien d'autres, aimaient à le suivre, à l'écouter, à se pendre jalousement aux plis de sa soutane. Et il eut un soupçon de ce que le Père voulait d'eux… Oui, c'était pour cela !… De si loin, il ne pouvait entendre ce que disait le Père à Jean de Kerral, mais il le savait par cœur ce langage fleuri, engourdissant, qu'il avait subi, qui l'avait conduit dans cette chambre, où Jean irait, où il était allé, peut-être. « Oh ! petite âme inquiète, dans laquelle je lis ! » Sans doute, il lui répétait les mêmes choses, de sa voix douce ; il lui parlait de son âme, des tendresses de son âme, des extases de son âme… son âme toujours ! Et, simultanément, il éprouva un sentiment bizarre et violent d'affliction, de pitié envers ces petites victimes, auquel se mêla de l'étonnement, de la jalousie, et aussi de l'admiration détestée pour ce prêtre attirant et damné… Jalousie de quoi ? admiration de quoi ?… Il n'en savait rien. Sébastien chercha, au fond de sa mémoire, à retrouver des circonstances précises, particulières, indubitables, qui pussent changer, en certitudes absolues, ses soupçons encore hésitants. Une multitude de détails oubliés, une quantité de petits faits incompris lui revinrent, auxquels, jusque-là, ignorant de ces choses, il n'avait prêté aucune attention. Oui, c'était pour cela !… Il s'expliqua des dessous de conduite, des bienveillances qui n'avaient pas duré, des préférences et des protections qui changeaient. Il se souvint qu'une nuit, ayant été souffrant et forcé de se lever, il avait vu, en rentrant au dortoir, une ombre sortir de la cellule de Jean, proche de la sienne. Mais cette ombre, inquiète sans doute d'apercevoir quelqu'un marchant dans le couloir, s'était aussitôt reglissée dans la cellule. Était-ce bien la cellule de Jean ?… Oui, car en approchant, il avait remarqué que les rideaux qui la fermaient était encore agités d'un léger flottement. Cette ombre était-elle bien celle du Père de Kern ? Oui. Quoique cela datât de plusieurs mois et malgré la furtivité de cette apparition, il la reconnaissait maintenant à sa découpure sur le fond éclairé du dortoir. Il aurait dû attendre, épier l'ombre derrière ses rideaux, coller son oreille contre la cloison. Ne croyant pas au mal, il n'avait songé à rien de tout cela, et il s'était dit qu'il avait été trompé par une erreur de ses sens, que cette ombre n'était qu'une ombre, non pas même l'ombre d'un homme, mais l'ombre d'une chose, mise en mouvement, peut-être, par un coup d'air sur la lampe. Oui, c'était pour cela ! C'était pour cela encore que, au bain, le Père de Kern s'écartait toujours avec Jean, qu'il lui apprenait à nager, qu'il le soutenait sur l'eau, avec un plaisir visible et coupable. Les souvenirs affluaient, en foule, déchirant, un à un, les voiles hypocrites, arrachant les masques menteurs. Chaque action, chaque parole, chaque geste du Père, il les ramenait à une intention de luxure. Ses bienveillances, ses indulgences, il les entachait d'intérêts ignobles et d'impuretés. Son imagination, en proie à l'idée fixe du mal, englobait tous ses camarades dans un martyre commun. N'avaient-ils pas, les malheureux comme lui-même, le stigmate affreux de ce baiser de prêtre, la marque de cette monstrueuse étreinte ? Les figures pâles, les mines souffreteuses, les démarches molles, les grands yeux dolents dans des paupières meurtries ne disaient-ils pas l'infamie de ce dévoreur de petites âmes, le crime de ce tueur d'enfants ? Et pris d'un besoin de se justifier en universalisant sa honte, poussé par une rage de remuer des souillures certaines et des ordures tangibles, il matérialisait ses doutes, dramatisait ses hypothèses, en évocations d'images et de scènes lubriques, dont la salissante obsession l'affola. Bientôt autour de lui, le bois s'enferma de murs épais, le jour se transforma en nuit sombre. Il reconnut la chambre terrible, le lit, au fond, blanchâtre et bas, pareil à un sépulcre, et la livide clarté de la fenêtre, où l'ombre maudite passa et repassa. Il vit Jean, Guy, Le Toulic, tous les élèves, l'un après l'autre, entrer, se débattre, se livrer, déjà domptés, aux vices impubères ; il entendit leurs sanglots, leurs cris, amortis sous les bâillons et les poings furieux ; leurs appels, leurs rires, leurs chocs, étouffés dans les oreillers froissés ; et ce fut une mêlée horrible de petits corps nus, de petites gorges râlantes, un bruit de chairs piéti- nées, de membres rompus, quelque chose de sourd, de rauque, comme un meurtre. L'hallucination se continua. D'autres figures envahirent la chambre, en chantant. Échevelées, ivres, barbouillées de liqueurs puantes, elles dansaient des danses obscènes, l'entourant de rires diaboliques, d'impudiques grimaces, le frôlant de contacts qui brûlaient comme du feu : « Nous reconnais-tu ! Nous sommes tes petites années, tes années d'ignorance et de pureté. Comme tu nous as ennuyées, si tu savais ! Et que nous étions laides !… Regarde comme nous sommes gentilles, maintenant que le Père de Kern nous a révélé le plaisir ! Nous ne voulons plus de toi… Il nous attend… Adieu ! » D'autres apparurent. Elles étaient débraillées, la gorge nue et lui soufflaient au visage des bouffées de cigarette : « Nous sommes tes prières, tes poésies, tes extases !… Oh ! là là !… Nous en avons assez d'être des âmes, et nous allons au rendez-vous que nous a donné le Père de Kern !… Adieu ! » Elles faisaient des gestes onaniques, montraient de frénétiques sexes : « Et moi ?… Pourquoi m'as-tu fui ? Pourquoi repoussais-tu ma lèvre ? » C'était Marguerite. « Allons, viens avec moi. Je sais un endroit où les fleurs enivrent comme l'haleine de ma bouche, où les fruits sont plus savoureux que la pulpe de ma chair. Là, je t'apprendrai des choses que tu ignores, des belles choses que m'a apprises le Père de Kern, et qui font claquer les dents de plaisir. Regarde-moi. Suis-je belle ainsi ? » Elle levait sa jupe, lui tendait à baiser son corps prostitué et couvert d'immondes souillures : « Et puis, nous irons, le soir, dans les bois ; nous nous cacherons dans des chambres obscures ; je te ferai un lit de tout ce qui est doux et moelleux, et je me renverserai sur toi… tiens !… Tu ne veux pas ?… » Elle l'attirait, pâmée, les mains hardies, la bouche sifflante, les yeux renversés sous les paupières battantes : « Je te donnerai de volupté tout ce qu'en contient le monde, et tu mourras de mes caresses… Non ? Alors, je retourne au Père de Kern… Adieu ! » Sébastien haletait. Il fit le geste de retenir Marguerite qui fuyait ; mais ses mains n'étreignirent que le vide. Et le vide se repeupla de formes chastes, de clartés tranquilles. Il regarda autour de lui, devant lui. Le jour était charmant ; le bois s'enfonçait dans des profondeurs noyées de paisibles mystères. À ses pieds une digitale issait de l'herbe, sa frêle tige chargée de clochettes pourprées. Partout, entre les feuilles, les élèves couraient, se poursuivaient, montaient aux arbres. Avait-il donc dormi ? Avait-il donc rêvé, tout éveillé ? Rêvait-il toujours ? Il se frotta les yeux. Des lambeaux de ce rêve salissaient encore la calme résurrection de cette nature immaculée. Encore, il lui restait, de ce rêve mal dissipé, dont les impudentes images s'effaçaient à peine, des sensations étranges et des voluptés douloureuses : une coulée de feu dans ses veines ; une chaleur intolérable dans sa poitrine ; un gonflement de ses muscles, soulevés par il ne savait quelles irruptions intérieures ; l'attente vague, désirée et redoutée, d'une défaillance de tout son être. Ah ! comme il eût voulu tremper son corps dans un bain d'eau glacée, se rouler sur des choses froides. Il arracha, rageusement, un paquet de mousse fraîche, s'en frotta le visage, en aspira l'âcre odeur de mucre et de terre mouillée. – Pourquoi êtes-vous seul, ainsi, loin de tout le monde, mon cher enfant ? Au son de cette voix connue, Sébastien se retourna vivement, les mains à plat sur le sol, prêt à se lever, prêt à fuir. Le Père de Kern était debout, à sa gauche, appuyé contre le tronc du chêne, le regard plongeant sur lui. Il mordillait une brindille de bruyère. – Vous vous étiez endormi ?… Vous étiez las ?… Souffrezvous ? lui demanda-t-il, tendrement. D'abord, Sébastien ne répondit pas… Puis, soudain, les joues enflammées, la gorge serrée de colère : – Allez-vous-en ! cria-t-il… Ne me parlez pas… Ne me parlez plus jamais… Ou bien, je dirai… Oui, je dirai que… je dirai… Allez-vous-en !… – Voyons, mon cher enfant, calmez-vous… Vous êtes absous, et vous m'avez pardonné… Je suis si malheureux ! Ces paroles entrecoupées de silences, tombaient sur la peau de Sébastien comme des gouttes d'huile brûlante… – Non… Non… Ne me parlez pas… plus jamais… parce que… Et, d'un bond, se redressant, il s'enfuit, leste, dans la bruyère et sous les branches, pareil à un jeune chevreuil. L'heure était venue de repartir. On regagna le collège, par les traverses. Derrière Sébastien et Bolorec, qui marchaient silencieux, Jean de Kerral bavardait avec un compagnon. – Tu sais qu'il y a eu un miracle, ce matin, à Sainte-Anne ? disait Jean… un très grand miracle ?… C'est le Père de Kern qui m'a raconté cela… Il y a trois jours, un Belge, c'est-à-dire un homme de la Belgique, arrive à Sainte-Anne, dans une auberge… Quoique malade, il avait fait la route à pied. En entrant dans l'auberge, il meurt… L'aubergiste envoie chercher un prêtre, puis un médecin. Le Belge était bien mort. Alors, le prêtre adresse une prière à sainte Anne et s'en va. Le matin, où on allait le mettre en bière, le Belge se lève tout droit, et dit : « J'étais mort, mais je suis ressuscité. » Et il demande à manger. Voilà ce qui s'était passé… Pendant que le Belge était mort, un voleur, un impie était entré dans sa chambre, et après avoir fouillé ses vêtements, il avait pris le porte-monnaie du mort, et, à la place de l'argent qu'il contenait, avait déposé une toute petite médaille de sainte Anne… Il croyait faire une bonne farce, cet impie, tu comprends. Eh bien, à la minute même où le Belge ressuscitait, le voleur mourait… Et ce qu'il y a de plus curieux, c'est que les sous volés au Belge étaient devenus des pièces blanches, et les pièces blanches, des louis d'or… Ça fait qu'il est très riche, maintenant, le Belge. – Je connais quelque chose de bien plus beau, répliquait le compagnon. L'année dernière, arrive à Sainte-Anne, du fond de la Perse, un Persan. Naturellement, il ne parlait ni le français, ni le breton… Et on ne savait pas ce qu'il voulait… Alors quelqu'un eut l'idée de lui mettre sur la langue une médaille de sainte Anne bénite par l'archevêque de Rennes. Et tout de suite ce Persan s'est mis à parler breton… Je l'ai vu, moi… Il est maintenant portier du séminaire… Qu'est-ce que tu as demandé, toi, à notre mère sainte Anne ? – Moi, répliquait Kerral, j'ai demandé à notre mère sainte Anne de faire revenir Henri V, parce qu'on rendrait à papa ses vingt-cinq mille francs, qu'on fourrerait en prison le clerc d'huissier, et qu'on reprendrait à son père la ferme des biens nationaux… Et toi ? – Moi, j'ai demandé à notre bonne mère sainte Anne, d'avoir le premier prix de gymnastique. Ils parlèrent ensuite de saint Tugen, qui guérit de la rage, et de saint Yves qui ressuscite les marins. Du sommet de la côte de Ponsal, à gauche, vers Vannes, la vue s'étend. C'est un pays sombre dont les terrains ondulent, coupés de ravins profonds, plantés de bois farouches qui ont l'air d'être là en embuscade. Les champs sont entourés de talus, hauts comme des forteresses. À droite, la lande descend vers les estuaires des rivières de Baden et d'Auray, noire, sillonnée de tranchées naturelles dans les parties plates, défendue par des replis de terrain en épaulement et des rochers qui se dressent menaçants, ainsi que des citadelles. Jean dit, changeant brusquement la conversation, et indiquant d'un geste circulaire le paysage : – Comme on les canarderait, hein ? – Qui ça ? – Les bleus, donc… Oh ! je voudrais être officier, et qu'ils reviennent… J'en tuerais… j'en tuerais ! Et, passant à une autre idée, il interpella Bolorec qui marchait péniblement devant lui, les semelles lourdes, les hanches désunies. – Qu'est-ce que tu as demandé à notre bonne mère sainte Anne, toi ? Bolorec haussa les épaules, dédaignant de se retourner. – M…, fit-il… Voilà ce que j'ai demandé. Alors, Jean, très triste, gémit : – C'est très mal, tu sais… C'est un sacrilège… Je t'aime bien… Mais tu mériterais que j'aille répéter cela au Père de Kern… Ils se turent. Tout le long de la colonne, les causeries, animées au départ, cessèrent peu à peu. La journée avait été fatigante. Maintenant les pas traînaient sur le sol, plus pesants, les épaules se penchaient en avant cassées par la marche. Et le retour s'acheva dans le silence. Sébastien n'avait pu recouvrer le calme moral, ni éteindre les ardeurs qui lui brûlaient le corps. Le poison était en lui, par- courait toute sa chair, s'insinuait au profond de ses moelles, ravageait son âme, ne lui laissant pas une minute de répit physique, pas une minute de paix mentale, par quoi il pût ressaisir les lambeaux de sa raison qui l'abandonnait. Les hallucinations le poursuivaient ; il glissait dans d'affolants vertiges. Il avait beau, par une survie de la conscience, par un rappel intermittent de son courage, résister à l'envahissement intérieur de ces flammes, se défendre contre l'engourdissement progressif de ce poison, il se sentait, à chaque seconde, plus ébranlé en ses organes et vaincu davantage dans sa volonté. Il essaya de s'intéresser aux choses qui défilaient devant lui, mais les choses ne lui renvoyèrent que d'impures images. Il ferma les yeux ; mais, dans l'ombre, les images se multiplièrent, se précisèrent. Elles passaient de gauche à droite, cyniques, solitaires ou par troupes obscènes, disparaissaient, se renouvelaient sans cesse, plus nombreuses et plus harcelantes. Il voulut prier, implorer Jésus, la Vierge, sainte Anne, dont le sourire enfante les miracles, et Jésus, la Vierge, sainte Anne, ne se représentèrent que sous des formes d'irritantes nudités, d'abominables tentations qui venaient à lui, se posaient sur lui, enfonçaient dans son crâne et sous sa peau des griffes aiguës, déchireuses. Au moins, s'il avait pu parler, s'il avait pu s'épancher dans le cœur d'un ami véritable, se vider du secret affreux qui l'étouffait, le dévorait ? Vingt fois, il l'eut sur les lèvres, comme une nausée, ce secret ; vingt fois, il fut sur le point de le confesser, de le crier à Bolorec. La honte le retint, l'insouciance déconcertante, l'ironique grossièreté de son ami le découragèrent. Hanté par cette idée fixe que Bolorec savait peut-être quelque chose, et, dans l'espoir que celui-ci l'interrogerait le premier, il se borna seulement à lui demander, de nouveau : – Est-ce que je te fais horreur ?… Dis-moi si je te fais horreur ? – Tu m'embêtes ! répondit Bolorec, qui s'était assombri, depuis qu'il ne voyait plus voleter dans l'air les blanches coiffes des femmes de son pays. Vainement aussi, il s'efforça de s'abstraire de ce milieu trop proche de sa faute, trop directement mêlé à son péché, et de retrouver les calmes sensations, et les calmes figures d'autrefois. Il pensa à Pervenchères, à l'enfant tranquille, fort et gai, qu'il avait été jadis : aux routes parcourues, à la forêt, si souvent visitée, à la rivière si pleine d'écrevisses. Il se rappela son père et son éloquence comique, et la solennité bouffonne de ses gestes, et son chapeau, dont la soie s'usait, chaque année, un peu plus, et qui, lorsqu'il en était coiffé, lui donnait l'air d'une caricature ancienne ; il se rappela encore François Pinchard et sa triste échoppe, la tante Rosalie et sa rigidité de cadavre, sur le grand lit blanc autour duquel veillaient les vieilles harpies. Mais heureux ou attristés, joyeux ou funèbres, tous ces souvenirs se dérobèrent. Une image, une seule image les dominait, les absorbait, Marguerite. Non pas même la réelle Marguerite de là-bas, déjà si troublante et si mystérieuse, avec son sarrau froncé et sa courte jupe de fillette ; mais la Marguerite de son rêve, dans le bois, la Marguerite du Père de Kern, dévêtue, violée, violatrice, le monstre impudique et pâmé aux lèvres qui distillent le vice, aux mains qui damnent. Alors, désespéré de chasser ces obstinées images, insensiblement, inconsciemment, il s'abandonna, tout à fait, à elles. La honte de les voir, le remords de les écouter, la terreur d'en sentir les frôlements ardents, d'en respirer les érotiques souffles, tout cela s'évanouit ; il se reprocha, ensuite, d'avoir si durement repoussé le Père de Kern, regretta la chambre, conçut l'espoir d'y retourner, d'y rester, d'y savourer les voluptés violentes qui bouillonnaient dans son corps. Il se plut à imaginer d'audacieux rendez-vous avec Marguerite, les caresses futures, les enlacements, les formes ignorées de son sexe. – Sais-tu comment c'est fait, toi, les femmes ? demanda-t-il à Bolorec. Et Bolorec, bougon, mais non étonné de cette question imprévue, répondit, la bouche pâteuse : – C'est fait comme tout le monde. Seulement, elles ont du poil sous les bras. – Dis donc ? Tu n'as jamais… Il n'acheva pas sa phrase. Et il désira la venue de la nuit, afin d'être seul, entre les cloisons silencieuses, seul avec les images. Le lendemain, après le réveil sonné, les rideaux de Sébastien restèrent fermés. Rien ne bougea dans la cellule. En faisant sa ronde, le Père de Kern s'en aperçut, les ouvrit, et il vit l'enfant, en chemise, agenouillé devant son lit, et qui dormait profondément. Il avait dû être surpris dans une prière, par le sommeil, car ses mains jointes n'étaient pas tout à fait désenlacées. Sa tête reposait, inclinée sur le drap, mouillé de larmes fraîches. – Pauvre petit ! se dit le prêtre, le cœur traversé d'un grand remords. Il ne voulut point l'éveiller, afin qu'en ouvrant les yeux, Sébastien ne rencontrât pas sa figure détestée. Doucement, il referma les rideaux. Un frère passait. – Recouchez cet enfant, ordonna-t-il… Il est malade… Et dites-lui qu'il dorme bien… VII Une petite chambre mansardée sous les toits. Le silence est profond ; le mouvement, la vie du collège, arrêtés par des murs, des cours, de hautes bâtisses, ne pénètrent pas jusque-là. Un lit de fer étroit, garni de rideaux blancs ; entre les deux fenêtres, contre le mur, une sorte de table-bureau, avec du papier, un encrier, deux volumes : les récits du voyage au Thibet, par le Père Huc ; sur la cheminée, une statue de plâtre de la Vierge ; telle cette chambre… C'est là qu'est Sébastien, depuis une heure à peine, séparé de ses camarades, amené par un petit frère, osseux et jaune, qui secouait des clefs en sa main, comme un geôlier. Et il examine, étonné, ces meubles, et il écoute, craintif, en silence. Tout à l'heure, un autre petit frère, gras celui-ci, et ventru, est venu lui apporter son dîner. En vain Sébastien a-t-il tenté de l'interroger. Le petit frère a fait des gestes mystérieux, est reparti sans répondre, et il a refermé la porte aux verrous. Il est midi et demi, l'heure où les élèves, quittant le réfectoire, vont à la récréation. Le petit prisonnier ouvre l'une des fenêtres, cherche à s'orienter. De tous les côtés, des toits bornent son horizon, hérissés de cheminées et de tuyaux noirs. Au-dessus est le ciel d'un blanc laiteux, troué d'azur pâle ; au-dessous, sur une façade grise, des alignées de fenêtres descendent, et la cour est en bas, plus triste, plus humide, plus sombre qu'un puits, une cour froide que traversent des gens de service, avec des calottes noires sur la tête, et des tabliers sales battant sur leurs jambes. Tout à coup, vers sa gauche, il entend une rumeur confuse, un lointain bourdonnement. Ce sont les élèves qui jouent dans les cours. Et, le cœur serré, il pousse un long soupir. En ce moment, il pense à Bolorec que le même frère, jaune et osseux, est venu chercher aussi et qu'il a emmené, où ?… Où peut-il être ?… S'il pouvait le voir ? Du regard, il fouille les fenêtres, en face de lui. Mais les fenêtres sont obscures ; elles ne laissent rien transparaître de ce qui se passe derrière leurs prunelles opaques… Très intrigué, il va s'asseoir devant la table et, la tête dans ses mains, il songe. Il ne comprend rien à ce qui lui arrive. Pourquoi est-il là ? Vaguement, il pressent que le Père de Kern n'est pas étranger à cette nouvelle aventure. Mais comment ? Tandis qu'il songe, il remarque des mots gravés au canif dans le bois de la table, et noircis à l'encre. Ce sont des prières, des invocations, dont plusieurs sont à demi usées par de successifs frottements. Sébastien lit : « Mon Dieu, ayez pitié de moi, et donnez-moi la force de supporter votre justice. » Et encore : « Mon Dieu, j'ai péché, il faut que je sois puni. Mais épargnez mes parents. Ô cher petit père, ô chère petite mère, ô chères petites sœurs, pardonnez-moi de vous causer tant de peines ! » Et encore : « Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa ! » Ces prières sont, toutes, signées, en grosses lettres profondes : « Juste Durand. » Sébastien se souvient que Juste Durand a été chassé du collège. Il pâlit ; une douleur aiguë lui traverse l'âme. Lui aussi, va être chassé. Mais pourquoi ? Et le voilà reconstituant, minute par minute, l'histoire de sa vie, depuis le pèlerinage de SainteAnne… Quatre jours se sont écoulés, quatre jours de lourdeur, d'hébétement, pendant lesquels son esprit a pu sommeiller un peu. Le Père de Kern ne lui a plus reparlé ; il est évident qu'il l'évite. Même à l'étude, il ne rencontre plus son regard. Se repent-il vraiment ? En tout cas, il s'est soumis. Sébastien a glissé, en cachette, dans sa cellule, une lettre, par laquelle il lui défend, il le supplie de ne plus lui adresser jamais la parole. Et le Père obéit. Libéré de ce regard, de cette voix, de ces incessantes poursuites, il a voulu se livrer, avec application, au travail, suivre, attentif, les leçons de ses professeurs. Mais son attention est sans cesse distraite par des choses pénibles. Sa faute est trop proche encore, il ne peut l'oublier. Même dans l'accablement où il reste plongé, des frissons, des sursauts, de cruelles angoisses le troublent et le font souffrir. Certes, il est plus calme ; pas assez, cependant, pour que, de temps à autre, les images ne reparaissent, attisant le feu dans ses veines, précipitant dans sa chair le poison. Il a pu prier, et cela l'a soulagé. Durant les récréations, il n'a pas quitté Bolorec. Malgré tout, Bolorec le sauvegarde, parce qu'il l'intrigue ; parce que, quelquefois aussi, il le fait rire, à cause de la brusquerie sauvage de ses questions, de l'imprévu de ses réponses et de son silence, si plein de choses. Tous les deux, ils sont revenus s'asseoir, comme jadis, sous les arcades, près des salles de musique. Bolorec sculpte et souvent il chante. Sébastien le regarde sculpter et l'écoute chanter. Cela le berce, cela l'arrache aux obsessions dévorantes. Hier, pendant qu'il sculptait et qu'il chantait, Bolorec s'est interrompu soudain et il a dit : – Ah ! que je m'embête ici !… Que je m'embête !… Et toi ? – Oh ! moi aussi, je m'embête ! a répondu Sébastien. – Non ! Je m'embête trop !… trop !… trop !… Après une pause, Bolorec a repris : – Eh bien ! j'ai pensé à une chose… Cette fois-ci, il faut nous en aller. Ces mots, pareils à une brise amicale, ont apporté aux narines de Sébastien des odeurs de champs, des fraîcheurs de sources ; ces mots, pareils à une gaie lumière, lui ont mis dans les yeux une vision d'espace libre… Mais l'enthousiasme s'est vite évanoui. – Nous en aller ? où ça ? Alors, Bolorec, très grave, a tracé dans l'air, avec ses bras courts, un grand geste, comme s'il embrassait tout l'univers. – Où ça ?… Nous en aller, quoi ! Écoute… Mercredi, à la promenade, nous nous cacherons… Et puis, quand ils seront partis…, nous attendrons la nuit… et nous ficherons le camp. Sébastien est demeuré songeur. – Oui ! Mais les gendarmes nous reprendront… Et puis, il faut de l'argent… – Eh bien ! nous en volerons… Tu n'a jamais volé, toi ?… Moi, si, j'ai volé… J'ai volé, un jour, un lapin à une vieille femme. – C'est mal de voler… Il ne faut pas voler. – Pas voler ?… a répondu Bolorec, en haussant les épaules… Ah ! bien… Pourquoi avait-elle un lapin ?… Pourquoi Kerdaniel a-t-il de l'argent plein ses poches, une montre en or, et que nous n'avons pas d'argent, nous autres, ni de montre en or, ni rien, quoique nous soyons dans le même collège ?… Je lui volerai de l'argent, moi, à Kerdaniel, et nous partirons. – Mais pour où ? s'est obstiné Sébastien. – Je ne sais pas, moi… Pour chez nous. – Alors nos parents nous renverront dans un autre collège. – Eh bien ! Ça ne sera pas celui-là !… Et Sébastien a poussé un gémissement : – Oui ! Et nous ne serons plus ensemble !… Qu'est-ce que je deviendrai, sans toi ? – Tu deviendras !… tu deviendras !… Alors, tu ne veux pas partir ?… Tu aimes mieux qu'on t'engueule toujours, et moi, qu'on me fiche des coups, parce que toi, ton père est quincaillier, et que moi, mon père est médecin ?… Je ne dis rien, parce qu'ils sont plus forts que moi… Mais attends… J'ai un grandoncle qui était chef pendant la Révolution… Il tuait les nobles ! Papa ne veut pas qu'on parle de lui, parce que papa est royaliste, et il le traite de brigand… Mais moi, je l'aime, mon grandoncle… – Il tuait les nobles ! a répété Sébastien, effrayé du regard de haine qu'avait Bolorec en parlant. – Oui, oui ! il tuait des nobles ! Il en a tué plus de cinq cents !… Je l'aime bien, mon grand-oncle, je pense à lui, toujours. Si la Révolution revient, moi aussi j'en tuerai, va… Et j'en tuerai aussi, des Jésuites ! Bolorec a continué de parler de son grand-oncle et il n'a plus été question de s'en aller. Sébastien se rappelle cette conversation, dont chaque mot lui revient, accompagné des farouches grimaces de Bolorec… Peut-être l'a-t-on entendu… Pourtant, il est sûr qu'il n'y avait personne autour d'eux, et ils ont causé tout bas. Chaque fois qu'un élève est passé, sous les arcades, qu'il est entré dans les salles de musique ou qu'il en est sorti, ils se sont tus, méfiants. Et, tous, jouent dans la cour, très loin ; et les Pères se promènent, là-bas, le long des barrières, sous les ormes. Il est certain de ne pas se tromper, aucun ne les a entendus. Avec une précision méticuleuse de mémoire, il se revoit assis sur les marches, il revoit Bolorec, près de lui, sa figure rouge et son regard enflammé ; il revoit la cour, il revoit tout, jusqu'à une troupe de moineaux qui picoraient le sable, effrontés et railleurs. Il se rappelle ensuite qu'à un moment une des salles de musique est restée ouverte. Personne dans la salle. Sur une chaise, devant un pupitre, un violon repose. Bolorec ne dit plus rien ; lui, considère le violon. Ce violon l'attire, le fascine ; il voudrait le tenir dans ses mains, ne fût-ce qu'un instant ; il voudrait en arracher des sons, le sentir vibrer, palpiter, se plaindre et pleurer. Pourquoi n'entrerait-il pas dans cette salle ? Pourquoi ne prendrait-il pas le violon ? Aucun œil indiscret ne le guette ; ce coin de la cour est désert, absolument désert. lon. – Viens avec moi ! dit-il à Bolorec… Nous jouerons du vio- Tous les deux, s'effaçant de leur mieux, se glissent dans la salle, dont ils referment la porte à moitié. Sébastien a saisi le violon, l'a tourné, retourné, s'étonnant de sa légèreté ; il en a serré les clefs, en a pincé les quatre cordes qui rendent des sons discordants et grêles. Puis il est resté tout bête devant ce violon qui n'est plus en ses mains qu'un instrument inerte ou grinçant, et il a éprouvé une tristesse infinie de savoir qu'une âme est en lui, qu'un rêve magnifique d'amour et de souffrance dort dans sa boîte creuse, et qu'il ne pourra jamais l'animer, cette âme, ni l'éveiller, ce rêve. Et une voix intérieure lui dit : « N'es-tu point pareil à ce violon ? Comme lui, n'as-tu pas une âme, et les rêves n'habitent-ils point le vide de ton petit cerveau ? Qui donc le sait ? Qui donc s'en inquiète ? Ceux-là qui devraient faire résonner ton âme et s'épanouir tes rêves, ne t'ont-ils pas laissé dans un coin, tout seul, semblable à ce violon abandonné sur une chaise, à la merci du premier passant qui, pour s'amuser une minute, curieux, ignorant ou criminel, s'en empare et en brise à jamais le bois fragile, fait pour toujours chanter ? » Découragé, Sébastien remet le violon à la place où il l'a trouvé, et sort, suivi de Bolorec qui le regarde d'un air ironique. Mais au moment juste où tous les deux franchissent la porte, le Père de Kern, les frôlant presque de sa soutane, passe, sans s'arrêter, sans détourner la tête. Instinctivement, ils se rejettent en arrière, dans la salle. Les yeux sur son bréviaire, le Père continue sa marche lente, jusqu'au fond des arcades, qu'il quitte pour remonter, du même pas tranquille, vers le haut de la cour. Sébastien, interdit, demande : – Crois-tu qu'il nous ait vus ? – Eh bien ? Quand il nous aurait vus, qu'est-ce que ça fiche ? C'est vrai ! Qu'est-ce que ça fiche ? Ils n'ont point fait de mal. Et, toute la journée, il a pensé au violon, si triste, sur la chaise. Le soir, préoccupé de la brusque rencontre du Père, il a cherché, sournoisement, à lire dans ses yeux, à surprendre dans son attitude s'il n'y a point quelque chose de changé, quelque chose de plus sévère qui dise : « Je vous ai vus ! » Son attitude est la même ; ses yeux, indifférents et paisibles, errent à travers la vaste pièce qu'emplit un bruit de travail, de papier froissé, de livres feuilletés, de plumes grinçantes. Pas une minute, ils ne sont posés sur lui. Et voilà que, ce matin, un petit frère, le petit frère jaune et osseux, est venu à l'étude et il a emmené Bolorec. Puis, un quart d'heure après, il est revenu, et il a emmené Sébastien. Sébastien, très rouge, a traversé l'étude, parmi les têtes levées, intriguées. Il a même, sur son passage, entendu des chuchotements, des « Kiss ! Kiss ! Kiss ! » insultants et féroces. Par-dessous son pupitre, Guy de Kerdaniel lui a allongé un croc en jambes, qui l'a fait trébucher, et il a murmuré entre ses dents : « Salaud ! Salaud ! » Le Père de Kern est accoudé sur sa chaise haute, le buste oblique, le front calme, un livre ouvert devant lui. Comme les murmures grandissent autour de Sébastien, il agite sa sonnette, et, d'une voix ferme, commande le silence. De même que dans la nuit fatale, Sébastien a gravi des escaliers, traversé des couloirs, des paliers sombres, des recoins louches. Où va-t-il ? Il n'en sait rien. À ses interrogations, le frère est resté muet, gardant, inflexiblement, dans les plis ignobles de ses lèvres mal rasées, un sourire insidieux de mauvais prêtre. Ce frère cause à Sébastien une irritante répulsion. Sa longue redingote crasseuse exhale une odeur combinée de latrine et de chapelle : son pantalon tombe en plis crapuleux sur des chaussons de lisière, troués à l'orteil ; son dos est servile ; son double regard, lâche et fourbe, s'embusque à l'angle des paupières ; il y a en cet homme un odieux mélange de geôlier, de domestique, de sacristain et d'assassin. Sébastien éprouve un soulagement véritable à son départ. Maintenant, il est dans cette chambre, dans cette prison, seul, enfermé. Il devine qu'il va s'accomplir, en ce lieu, quelque chose d'irréparable. Mais quoi ? Cela l'exaspère de ne pas savoir. Pourquoi ces frères ont-ils refusé de lui répondre ? Pourquoi le laisse-t-on dans cette anxiété cruelle, entre des murs qui le glacent ? Il écoute. Le bourdonnement des cours a cessé. Audessus des toits immobiles et des impénétrables fenêtres, des nuages passent, seuls mouvants, seuls vivants ; et derrière la porte verrouillée, c'est le silence, à peine troublé, de temps à autre, par des pas glissants sur les dalles du couloir. Jamais il n'a senti aussi lourdement sur son crâne, sur ses épaules, sur ses reins, sur tout son corps et sur toute son âme, le poids accablant du collège, l'étouffement de ses murs, l'écrasement de cette discipline, le froid visqueux de cette ombre. Du millier de petites existences qui sont là, de tout ce qui pense, de tout ce qui rêve, de tout ce qui respire là, aucun souffle n'arrive, aucun bruit, rien, rien, que le pas ennemi d'un surveillant qui va, rasant les murs, écoutant aux portes, hideuse sentinelle… Et ses yeux rencontrent, de nouveau, les inscriptions de la table, les prières naïves et déchirantes de Juste Durand : « Ô bonne mère sainte Anne, faites un miracle pour moi ; épargnez à mon petit père, à ma petite mère, à mes petites sœurs chéries, la honte que je sois renvoyé du collège. Ô bonne mère sainte Anne, et vous aussi, sainte Vierge Marie, mère de Jésus, je vous implore. » Son cœur s'émeut d'une tendresse indicible, d'une ineffable pitié pour ce Juste Durand qu'il n'a pas connu, et qu'il aime, à cause de cette douleur, sœur de la sienne. Où est-il au- jourd'hui ? Ses parents l'ont peut-être embarqué ; peut-être l'ont-ils enfermé dans une maison de correction. Il est peut-être mort ?… Tandis qu'il s'apitoie sur le sort de Juste Durand, et de tous ceux qui ont passé dans cette chambre, et n'ont pas laissé leur nom, gravé dans le bois de la table, la porte s'ouvre. C'est le petit frère gras et ventru, qui entre, un épais sourire sur les lèvres. – Je suis chargé de vous conduire devant le Très Révérend Père Recteur… Mais vos cheveux sont très en désordre… Il faut vous peigner un peu… Du reste, voilà toutes vos petites affaires, monsieur Sébastien Roch… Le frère dépose un paquet sur la table, et Sébastien reconnaît ses objets de toilette, son peigne, ses brosses, son éponge… – Na… Et tantôt vous aurez une cuvette, et un broc plein d'eau… Arrangez-vous, monsieur Sébastien Roch. – Savez-vous, demande Sébastien, si je dois rester longtemps ici ? – Je ne sais rien, moi ! monsieur Sébastien Roch, proteste le frère, en un geste humilié… Je ne dois rien savoir… Il m'est interdit de savoir quelque chose… – Et Juste Durand ?… Est-il resté longtemps ?… vous l'avez connu ? – Ah ! le cher enfant. C'est moi qui lui apportais ses repas, et qui le promenais… Il a été bien édifiant. Il pleurait, c'était à fendre l'âme ! – Et Bolorec, où est-il ? – Je ne sais pas… Allons, vous êtes prêt et bien propre, comme ça… Venez ! Sébastien suit le frère, une angoisse au cœur, les jambes toutes molles. Le cabinet du Père Recteur était une pièce assez vaste, austère, dont les trois fenêtres donnaient sur la cour des grands. Un large bureau d'acajou, encombré de papiers, un haut cartonnier, une petite bibliothèque, garnie de livres usuels, deux fauteuils de chaque côté de la cheminée, et, sur les murs, çà et là, le portrait du Pape, l'image vénérée de saint Ignace, et divers objets de sainteté, toutes choses de forme carrée, en composaient le mobilier rigide et propre. Lorsque Sébastien entra, le Père était assis, à contre-jour, les jambes croisées sous la soutane, et il examinait une liasse de papiers. Sans lever la tête, il indiqua du geste une chaise où Sébastien s'assit, ou plutôt s'effondra, et, durant quelques secondes, il continua son examen. Sa barrette reposait sur un coin du bureau ; il était nu-tête, le visage presque entièrement noyé d'ombre bleuâtre, et le contour de toute sa personne se découpait net, élégant et fort, sur la clarté blanche de la fenêtre. Le Père Recteur ne se prodiguait pas aux élèves, sur lesquels, cependant, il exerçait un prestige considérable. Lorsqu'il apparaissait dans les cours, à l'étude, à quelque cérémonie, sa présence était un événement et faisait sensation. Il se montrait, en toutes circonstances, plein de douceur et environné de majesté, interpellait par son nom chaque élève, félicitait celui-ci, encourageait celui-là, réprimandait cet autre, toujours à propos, d'un ton où le laisser-aller paternel n'abdiquait jamais l'autorité du maître. Cette sûreté de coup d'œil, cette extraordinaire mémoire, cette connaissance approfondie qu'il avait des défauts et des qualités de chacun, n'étaient pas un des moindres étonnements qui le faisaient vénérer et craindre de ses collégiens. Aus- si, le tenait-on pour quelqu'un de plus qu'un être humain. Il était avec cela d'une beauté rare, d'une prestance vraiment royale ; et, sous l'ascétisme mondain, grave et désabusé, de sa physionomie, il y avait une fleur vivante et charmante d'ironie, dont l'éclat triste tempérait ce que son regard avait parfois de sécheresse et d'impénétrabilité. Très soigné en sa mise, il savait relever, d'un discret détail de toilette : col blanc, chaussures bien faites, la monotonie du costume ecclésiastique. Sans savoir pourquoi, on l'aimait extrêmement, et cette affection se transmettait, presque administrativement, comme un héritage, des anciens aux nouveaux. Au jour de sa fête, célébrée en grande pompe, par tout le collège, les anciens élèves accouraient de très loin, perpétuant ainsi l'enthousiasme d'un amour dont personne n'eût pu expliquer la cause, si ce n'est par ce motif qu'il faisait partie de l'éducation, comme le latin. Aucun établissement de Jésuites ne pouvait se vanter de posséder à sa tête un pareil Recteur. Des légendes impressionnantes circulaient sur lui, grossies chaque année de faits admirables et mystérieux. Il aurait pu, affirmait-on, commander une province depuis longtemps ; mais il préférait rester au milieu de ses chers élèves, qu'il voyait, du reste, le moins possible. Enfin, il passait toutes ses vacances à Rome où il avait des entrevues fréquentes avec le Saint-Père qui tenait son caractère et son exceptionnelle intelligence en particulière estime. Sébastien comprit la gravité de sa situation, se vit perdu, condamné. Il se sentit si petit, si misérable, si écrasé devant ce Jésuite, solennel et puissant, qui tenait en ses mains tant de destinées, dont le regard insoutenable avait plongé au fond de tant d'âmes, au fond de tant de choses, qu'il abandonna instantanément – quoi qu'il pût arriver – toute idée de défense et de lutte. Il n'y avait rien à espérer de la pitié de cet homme, rien ne pouvait émouvoir ce front de marbre, ces lèvres incorruptibles, cet œil pâle. Et, si ignorant qu'il fût de l'histoire de la Société de Jésus, il eut l'intuition confuse, irraisonnée, de ce que ce prêtre représentait de formidable, d'inexorable. Que devait peser dans sa justice, dans ses combinaisons inconnues, la vie d'un enfant ? D'avance, il se résigna aux pires douleurs, et le corps tassé sur sa chaise, les épaules hottues, il attendit, presque insensible, ce qu'allait lui révéler le Père Recteur. Celui-ci posa ses papiers sur le bureau, s'accouda aux bras du fauteuil et croisa les mains. – Mon cher enfant, prononça-t-il, j'ai à vous faire une triste communication, triste pour vous, triste pour nous, surtout, dont le cœur se déchire, croyez-le bien… Nous ne pouvons plus vous garder au collège… Comme Sébastien faisait un geste vague, le Père ajouta, plus vite, avec une émotion dont le ton factice grinça sur les nerfs de l'enfant, comme un doigt qui glisse sur du verre mouillé. – Ne me demandez aucune grâce… Ne m'implorez pas… Ce serait me causer une inutile douleur… Notre résolution est irrévocable… Nous avons charge d'âmes… Les pieuses familles qui nous confient purs leurs enfants, exigent que nous les leur rendions purs… Nous devons être impitoyables pour les brebis galeuses, et les renvoyer du troupeau. Et, hochant la tête, il soupira d'une voix triste : – Après votre première communion, qui nous toucha tous, comment s'attendre à un tel scandale ? Sébastien ne comprenait rien aux paroles du Père Recteur. Il comprenait qu'on le chassait, voilà tout ! Mais pourquoi le chassait-on ? Était-ce pour sa conversation avec Bolorec ? Étaitce à cause du violon ? Le doute demeurait le même qu'auparavant. Il avait beau chercher, il ne trouvait rien de plausible. L'idée que le Père de Kern avait pu combiner ce drame, le dénoncer, afin de se débarrasser de ses exaltations, de ses trop violents repentirs, ne venait pas à son esprit candide, trop ignorant du mal, pour soupçonner tant de noirceur. On le chassait, voilà qui était positif ! Depuis que le Père avait parlé, il se sentait soulagé, non pas content, mais soulagé véritablement, plus libre de respirer et de se remuer sur sa chaise. On le chassait. Mais alors leur désir se réalisait, à Bolorec et à lui. Il allait quitter le collège, ces murs étouffants, cette hostilité, cette indifférence, le Père de Kern. Qu'importait la raison ? Qu'importait aussi l'avenir ? Où qu'on le mît, jamais il ne serait plus malheureux qu'il l'avait été, plus abandonné, plus méprisé, plus souillé. C'est pourquoi il ne songea pas à protester contre l'arrêt sommaire qui le frappait, ni à en demander l'explication. Le Père Recteur reprit : – Maintenant, mon cher enfant, songez bien à ceci… Toutes les fautes sont rachetables pour qui veut sincèrement se repentir et bien vivre dans les commandements du Seigneur. Malgré votre péché, nous vous gardons de la tendresse et, chaque jour, nous prierons pour vous… Nous vous suivrons de loin, dans votre nouvelle existence, car nous n'abandonnons pas les fils, même coupables, que nous avons élevés, qui ont grandi sous notre protection et notre amour. Si, plus tard, vous êtes malheureux, et que vous vous souveniez des jours d'enfance écoulés dans la paix de cette maison, venez frapper à cette porte. Elle s'ouvrira toute grande, et vous trouverez des cœurs amis, familiers avec la douleur, avec qui vous pourrez pleurer… Car vous pleurerez… Allez, mon enfant. Sébastien écoutait à peine cette voix, dont il sentait la tendresse fausse, l'émotion voulue ; il regardait par la fenêtre, entre l'écartement des rideaux, un angle de cour, et les ormes grêles, au pied desquels, tant de fois, il avait sangloté. Il se leva sans mot dire, et fit quelques pas vers la porte. Le Père le rappela. – Votre père ne pourra être ici que dans quatre jours. Désirez-vous faire quelques dévotions particulières ? Avez-vous quelque chose à me demander ? Sébastien pensa, tout à coup, à Bolorec, seul, aussi, dans une chambre verrouillée, et surmontant sa timidité : – Je voudrais voir Bolorec avant de partir, lui dire adieu. – Cela n'est pas possible, refusa le Père, d'un ton plus sec… Et si vous tenez à conserver un peu de notre sympathie, je vous engage à oublier jusqu'à ce nom… – Je voudrais voir Bolorec, insista Sébastien… Lui seul a été bon pour moi… quand j'étais triste et qu'on me faisait de la peine, il ne m'a jamais repoussé, lui !… Je voudrais lui dire adieu, parce que je ne le reverrai pas. Mais le Père s'était remis à son bureau et ne l'écoutait plus. Sébastien sortit. Le frère l'attendait à la porte, en marmottant son chapelet. Il le conduisit dans sa chambre, où il fureta, examinant si tout était bien à sa place. – Désirez-vous quelque chose, monsieur Sébastien Roch ?… lui demanda-t-il, au moment de refermer la porte… Voulez-vous des livres ?… La vie de saint François-Xavier, notre saint patron ? C'est très amusant. Ah !… si vous souhaitez que je vous mène à confesse ? – Non, mon frère. – Vous avez tort, monsieur Sébastien Roch… Une bonne confession, voyez-vous, il n'y a rien qui vous remette comme ça !… M. Juste Durand s'est confessé au moins six fois en quatre jours… Ah ! le cher enfant !… Et quand j'entrais ici, il était tou- jours à genoux, et se frappait la poitrine… Mais aussi, quelle consolation ! – On l'a renvoyé tout de même ! – Oui !… Mais quelle consolation ! Demeuré seul, Sébastien s'étendit sur son lit. Il était plus calme, s'étonnait de ne pas souffrir, d'accepter presque, comme une délivrance, la honte publique d'être chassé du collège. Une seule chose le tourmentait, c'était de ne pas revoir Bolorec, de ne pas même savoir où on l'avait relégué. Et, longtemps, il pensa, avec attendrissement, à ses chansons, à ses petits morceaux de bois, à ses jambes trop courtes, qui peinaient durant les promenades, à cet étrange mutisme qu'il gardait parfois plusieurs journées, et qui se terminait par une crise de révolte, où le rire cruel alternait avec la colère sauvage. De ces trois années, si longues, si lourdes, Sébastien n'emporterait qu'un souvenir doux, celui de quelques heures vécues, près de ce bizarre compagnon, qui lui était encore une énigme. De toutes ces figures, une seule lui demeurerait chère et fidèle, la figure pourtant si laide, molle et ronde, de Bolorec, cette figure tout en grimaces, effarée, effarante, avec des yeux derrière lesquels on ne voyait jamais rien de ce qui se passait réellement dans son âme, et qui s'illuminaient soudain de lueurs mystérieuses. Il s'arrêta aussi avec complaisance sur le pauvre Le Toulic, piochant sans relâche, tâchant de se faire pardonner, à force de travail, l'aumône de la pension, supportant héroïquement les cruautés de ses camarades, comprenant qu'il fallait redonner à sa mère inconsolée un peu de l'espoir détruit, un peu du bonheur perdu ; et il sourit à la vision disparue, si jolie, des deux sœurs, là-bas, sur la place ! Mais à côté de ces souvenirs doux, et de ces figures chères, rendus plus doux encore et plus chers par la parité du malheur, que d'odieux souvenirs, que de figures détestées ! Des camarades féroces et frivoles ; des maîtres indifférents et fourbes ! Le mensonge installé en maître ! Le mensonge des tendresses, des leçons, des prières ! Le mensonge partout, coiffé d'une barrette et ensoutané de noir ! Non, les petits comme lui, les humbles, les pauvres diables, les anonymes de la vie et de la fortune, n'avaient rien à espérer de ces jeunes garçons, sans pitié, corrompus en naissant par tous les préjugés d'une éducation haineuse ; rien à attendre de ces maîtres, sans amour, serviles, agenouillés devant la richesse comme devant un Dieu. Qu'avaitil appris ? Il avait appris la douleur, et voilà tout. Il était venu ignorant et candide ; on le renvoyait ignorant et souillé. Il était venu plein de foi naïve ; on le chassait plein de doutes harcelants. Cette paix de l'âme, cette tranquillité du corps qu'il avait en entrant dans cette maison maudite, un vice atroce, dévorant, les remplaçait, avec ce qu'il apporte de remords, de dégoûts, de perpétuelles angoisses. Et tout cela s'accomplissait au nom de Jésus ! On déformait, on tuait les âmes d'enfant, au nom de celui qui avait dit : « Laissez venir à moi les petits enfants » ; de celui qui chérissait les malheureux, les abandonnés, les pécheurs, de celui dont chaque parole était une parole d'amour, de justice, de pardon. Ah ! leur amour à eux, leur justice et leur pardon, il les connaissait maintenant ! Il fallait être noble ou riche pour y avoir droit ! Quand on n'était ni noble ni riche, il n'y avait plus d'amour, plus de justice, plus de pardon. L'on vous chassait et l'on ne vous disait pas pourquoi ! Sébastien, remontant des faits généraux aux particularités, ne rencontrait autour de lui que des petitesses de sentiment, que des petitesses d'intelligence, dont il ne pouvait s'empêcher de sourire. Il se rappelait qu'une fois, il avait été puni de huit jours d'arrêts, pour avoir écrit dans une composition : « … l'enfant qui sort de ses flancs déchirés ». Ah ! la stupeur rougissante des élèves et l'indignation du professeur, quand celui-ci lut, tout haut, ce passage : « … l'enfant qui sort de ses flancs déchirés ». Quel scandale dans la classe ! Son voisin s'était écarté de lui ; une rumeur avait parcouru les bancs : « Où donc avezvous appris de pareilles inconvenances, de pareilles malpropretés ? C'est une honte ! » Et non seulement Sébastien avait été puni, mais le professeur avait mis en pièces la composition. Une autre fois, le même professeur, à propos d'un devoir, lui avait dit sévèrement : « Vous avez une tendance détestable à la rêverie. Et vous exprimez des idées que vous devriez ignorer. Je vous engage à vous surveiller. » Il rêvait ! C'était donc un crime de rêver ? Il cherchait des mots jolis, parés, vivants ? C'était donc défendu ? C'étaient d'ailleurs les seules observations que lui eût jamais adressées son professeur. Le reste du temps, il ne s'occupait pas de lui, le laissait croupir, au bout de sa table, réservant pour les autres son attention et sa patience bienveillante. On l'avait jugé un esprit dangereux, insoumis, dont il serait impossible de rien tirer de bon. Le Père Dumont disait, avec un luxe de métaphores hardies : « C'est un petit serpent que nous réchauffons dans notre sein. Il n'est encore que couleuvre, mais attendons… » Là où il y avait une faveur quelconque, il en était exclu. Jamais il n'avait pu entrer dans une congrégation et dans une académie. Même aux repas, on s'arrangeait pour qu'il fût servi le dernier, et qu'il n'eût que ce que les autres de la table avaient dédaigné. « Et leur loterie ? pensait-il, je n'y ai rien gagné. C'est Guy de Kerdaniel qui emporte toujours les gros lots ! » Toutes ces petites rancunes, toutes ces petites déceptions, tous ces petits froissements, il les exagérait, les grossissait, s'excitant à la jalousie contre les élèves, à la haine contre les maîtres, afin de se donner du courage. Mais il n'y parvenait pas. À mesure que s'envolaient les minutes, les inquiétudes renaissaient ; des appréhensions de l'avenir se levaient, grosses de menaces et d'ennuis. L'entrevue avec son père, le voyage, l'emmurement dans la maison de Pervenchères, la honte qui l'attendait là-bas, la honte qu'il laisserait ici, tout cela troublait sa fausse sécurité, dominait ses rancœurs. Et puis, il avait beau se dire qu'il lui serait désormais impossible de vivre en ce milieu hostile où tout lui parlerait de sa faute, il s'y sentait de puissantes racines, l'attachement des bêtes pour le coin de terre où elles ont souffert. Il ne comptait que les souffrances ; mais n'avait-il pas goûté des joies aussi, des joies précieuses qu'il ne pouvait pas ne point regretter ? Retrouverait-il la mer, les retours de Pen-Boc'h, les musiques de la chapelle, Bolorec, et même, quoiqu'il ne voulût point se l'avouer, les soirées, délicieuses, à la fenêtre du dortoir, quand le Père de Kern lui récitait des vers et lui parlait des œuvres immortelles. Il rêva ainsi jusqu'au soir, tantôt résigné, tantôt révolté ; un moment bien décidé à exiger du Père Recteur des explications ; et, la minute d'après, se disant : « À quoi bon ! Il vaut mieux que je parte. Ce sera huit mauvais jours à passer. Et je serai peutêtre très heureux, loin d'ici. » Lorsque le frère vint lui apporter son repas, il le trouva sur son lit, étendu, les yeux perdus dans le vague d'une songerie. – Comment ! monsieur Sébastien Roch !… s'exclama-t-il… Sur votre lit ?… Et moi qui comptais vous surprendre en prières !… Ah !… ah !… ah !… Ce n'est pas M. Juste Durand qui se fût étendu sur son lit, le cher enfant ! Et je parie que vous n'avez pas de chapelet ? – Non, mon frère, je n'en ai pas. – Pas de chapelet !… pas de chapelet !… Et moi qui vous apporte une poire, monsieur Sébastien Roch, une poire cueillie à l'arbre des Révérends Pères ?… Pas de chapelet !… Oh grand saint Labre !… Et comment voulez-vous avoir le cœur tranquille ?… Je vais vous prêter le mien… J'en ai douze ! – Je veux bien, mon frère… seulement vous me direz où est Bolorec… – M. Bolorec ?… Mais je ne sais pas !… M. Bolorec est où il est, vous êtes où vous êtes, je suis où je suis, et le bon Dieu est partout… Voilà ce que je sais, monsieur Sébastien Roch. Et Sébastien, se levant de son lit, brusquement interrogea : – Voyons, mon frère, dites-moi pourquoi l'on me renvoie ? – Pourquoi l'on vous… s'écria le frère, qui joignit les mains… Ah ! grand saint François-Xavier !… mais je ne sais pas si l'on vous renvoie ! Je ne sais rien, moi ! Et comment voulezvous qu'un frère, c'est-à-dire une créature moins importante qu'un rat, qu'un asticot, qu'une anémone de mer, sache quelque chose ?… Ce n'est pas M. Juste Durand qui m'eût adressé de pareilles questions, le cher enfant ! Dans cette claustration, dans ce silence, dans cette laideur des choses, ces quatre jours furent pénibles à Sébastien. Le matin, il entendait la messe, dans une petite chapelle solitaire. L'après-midi, au moment des classes, durant une heure, il se promenait au jardin ou dans le parc, conduit par le frère, onctueux, bavard, mais inflexible dans sa consigne. Il ne tentait plus de l'interroger, comprenant que c'était inutile, et restait silencieux, marchant à côté de ce gros bonhomme vite essoufflé qui, pour reprendre haleine, s'arrêtait tous les cent pas. – Tenez, monsieur Sébastien Roch ! disait-il, regardez quel beau poirier, et quelles poires !… Cette année, personne n'a de fruit… Il n'y a qu'ici… Le bon Dieu protège nos arbres… Le bon Dieu est bon, allez ! Ah ! qu'il est bon ! Dans le parc, devant les statues de la Vierge, les autels rustiques, les grottes ornées d'images pieuses, le frère, haletant, commandait. – Allons !… Une petite prière, monsieur Sébastien Roch ! Et ils s'agenouillaient, le frère faisant de grands signes de croix, Sébastien les yeux perdus au loin, aspirant l'odeur des feuillages, écoutant les bruits. Entre les troncs, entre les feuilles, par-delà les terrasses, dans l'éloignement, s'étendait la façade du collège, muette et grise, sommée du mensonge de sa croix. Jamais ils ne croisaient aucun être vivant. Dès qu'au tournant d'une allée, ils apercevaient la silhouette d'un Père, ils rebroussaient chemin ou s'enfonçaient dans une sente. Sébastien crut reconnaître, une fois, le Père de Marel ; une autre fois, il s'imagina voir Bolorec qui passait, accompagné d'un frère, comme lui. – Mais non !… mais non !… Ce n'est pas ça ! protestait le frère… ça n'est rien du tout… Et que voulez-vous que ce soit, monsieur Sébastien Roch ? Le reste de la journée, enfermé dans sa chambre, il employait les heures interminables à rêver, à se désoler, à regarder les nuages fuir au-dessus des toits. Trop inquiet, trop préoccupé, pour s'astreindre à une besogne calme, il ne lisait aucun des livres qu'on lui avait apportés, et ne cherchait pas à se distraire par un travail quelconque. Au moment des récréations, il s'accoudait à l'appui de la fenêtre ouverte, et il écoutait le bruit lointain des cours, ce bourdonnement familier et confus qui, seul, lui révélait qu'il y eût, là, près de lui, de la vie, du mouvement. Et son esprit retournait là-bas. À travers les murs, il revoyait les cours égayées de mille jeux, les figures animées, les gestes souples de ses camarades, les Pères sous les ormes, les batailles, les rires. Et c'était Le Toulic, appuyé contre la barrière, avec son teint de phtisique, et son dos voûté, le front déjà ridé comme un vieillard, apprenant ses leçons, têtu, opiniâtre, luttant de toute sa volonté contre la lenteur de son intelligence et les rébellions obstinées de sa mémoire. Et c'était Guy de Kerdaniel, entouré de sa bande, insolent, persécuteur ; et c'était Kerral, sautillant, en quête d'un malheureux à consoler. Et c'était encore, la place vide aujourd'hui, leur place à Bolorec et à lui, sur les marches des arcades, où les moineaux s'inquiétaient de ne plus les voir et de ne plus écouter leurs chansons, toutes choses, tous visages qui allaient s'effacer, disparaître pour toujours. Que pensaient-ils de lui ? que se disaient-ils entre eux, de cette brusque, imprévue séparation ? Rien sans doute. Un enfant ar- rive : on lui jette des pierres, on le couvre d'insultes. Un enfant s'en va et c'est fini. À un autre ! Ce qui l'étonnait, c'est que le Père de Kern ne fût point venu le visiter. Il lui semblait qu'il l'aurait dû, au moins qu'il aurait dû s'enquérir de sa détresse, lui prouver que tous les sentiments de pitié n'étaient pas morts en son cœur. – Le Père de Kern ne vous a pas parlé de moi ? demandaitil au frère, chaque fois que celui-ci entrait en sa chambre. – Et comment voulez-vous que le Révérend Père me parle de vous ?… Je ne suis rien, moi. Un lion, monsieur Sébastien Roch, ne parle pas à un ver de terre. Cela lui causait une véritable affliction, à laquelle se mêlait du dépit, le dépit de n'être rien dans la vie de cet homme, pas même un remords. Livré à soi-même, la plupart du temps, assis ou couché sur son lit, le corps inactif, il se défendait mal aussi contre les tentations qui revenaient plus nombreuses, plus précises chaque jour, contre la folie déchaînée des images impures qui l'assaillaient, enflammant son cerveau, fouettant sa chair, le poussant à de honteuses rechutes, immédiatement suivies de dégoûts, de prostrations où son âme sombrait comme dans la mort. Il dormait ensuite d'un sommeil agité, douloureux, coupé de cauchemars, de suffocations ; et ses réveils étaient affreux, comme s'il sortait de la lourde, de l'épouvantable nuit d'un suicide. Le quatrième jour, au matin, il dit au frère qui le ramenait de la messe : – Savez-vous si mon père est arrivé ? – Et que voulez-vous que je le sache, monsieur Sébastien Roch ? C'est vrai. La réponse était prévue. Cependant il s'irrita. Il en avait assez de cette incertitude, de cette solitude, de cette terreur de toutes les minutes, d'entendre la porte s'ouvrir et de voir soudain apparaître son père, furieux, menaçant. Il voulait sentir quelqu'un, là, près de lui, parler à quelqu'un. Il pensa au Père de Marel, le moins sévère, le plus souriant de tous les Pères, et d'un ton bref, il commanda : – Je veux parler au Père de Marel… Allez prévenir le Père de Marel que je veux lui parler, tout de suite ! – Mais ça ne se fait pas comme ça, monsieur Sébastien Roch !… Lui parler ! Tout de suite ? Oh ! grand saint Ignace !… D'abord il faut que vous adressiez, par mon entremise, une demande motivée au Très Révérend Père Recteur… Le Très Révérend Père Recteur, dans sa sagesse, statuera sur l'opportunité de votre demande, et… Mais Sébastien l'interrompit, colère, trépignant sur le plancher. – Je veux !… Je veux !… Je veux !… Le frère ne se démonta pas, prépara lentement une feuille de papier, et, très humble, très formaliste, il dicta à l'enfant une demande qu'il alla immédiatement porter au Père Recteur. Une heure après, le Père de Marel entrait chez Sébastien. – Ah ! malheureux enfant ! soupira-t-il… Malheureux enfant ! Sa figure était triste, et non sévère. Et sous le masque de tristesse, elle conservait une bienveillance extrême. Il répéta : – Ah ! malheureux enfant ! Puis il se tut, et s'assit en poussant un gémissement. Sébastien ne savait plus que dire. Il avait voulu voir le Père, il avait voulu se décharger en lui de tout ce que son cœur avait de trop pesant, et il ne trouvait plus un mot. La bouche glacée, stupide, il baissait la tête. Le Père gémit encore, en chassant quelques grains de poussière sur la table : « Est-il possible ? » et se tut de nouveau. Après un silence embarrassant, il interrogea : – C'est ce Bolorec, n'est-ce pas ? Comme Sébastien ne répondait point : – C'est ce Bolorec, réitéra-t-il, ce Bolorec qui vous a entraîné, qui vous a perverti ?… Parbleu ! c'est bien évident. Sur une dénégation de l'enfant, il ajouta vivement : – Ne le défendez pas ! Ce Bolorec est un monstre ! Alors, à l'idée de défendre Bolorec, Sébastien retrouva un peu de courage. Il bredouilla : – Je vous jure, mon Père, je vous jure devant Dieu, que ce n'est pas Bolorec… Bolorec était bon avec moi !… Nous n'avons rien fait, jamais !… Je vous le jure ! – Pourquoi mentir ? reprocha le Père d'une voix attristée. – Mais je ne mens pas, puisque je vous le jure !… puisque je vous dis la vérité. – Ta, ta, ta… Vous ne pouvez pas nier qu'on vous ait vus, qu'on vous ait surpris ensemble !… Enfin, voyons, mon enfant, on vous a surpris !… Et tout d'un coup, la lumière se fit dans l'esprit de Sébastien ; à la clarté foudroyante de cette lumière, il comprit tout. Il comprit que le Père de Kern avait inventé une horrible histoire, qu'il les avait dénoncés, Bolorec et lui, lâchement dénoncés, parce qu'il redoutait Sébastien, parce qu'il avait peur qu'un jour, il n'allât crier sa faute. Ce n'était point assez de l'avoir déshonoré, lui, Sébastien ; il voulait aussi déshonorer Bolorec. Ce n'était point assez de l'avoir souillé, lui, Sébastien, dans la nuit ; il voulait que cette souillure apparût au grand jour !… D'abord, il lui fut impossible d'articuler une parole. Sa gorge serrée ne laissait passer que de rauques sifflements ; puis, peu à peu, à force de grimaces musculaires, à force de volonté, les yeux agrandis d'horreur, presque fou, il s'écria : – C'est le Père de Kern qui m'a… Oui, c'est lui, la nuit… dans sa chambre !… C'est lui, lui ! Il m'a pris, il m'a forcé… – Mais, taisez-vous donc, petit malheureux ! ordonna le Père de Marel, devenu très pâle et qui, bondissant de dessus sa chaise, secouait rudement Sébastien par les épaules. Taisezvous donc. – C'est lui… C'est lui… Et je le dirai… et je le dirai à tout le monde ! En phrases courtes, hachées, sursautantes, avec une sincérité qui ne ménageait plus les mots, avec un besoin de se vider d'un seul coup, de ce secret pesant, étouffant, il raconta la séduction, les causeries au dortoir, les poursuites nocturnes, la chambre !… il raconta ses terreurs, ses remords, ses tortures, ses visions ; il raconta le pèlerinage de Sainte-Anne, la conver- sation avec Bolorec, ses rechutes solitaires, la salle de musique… Le Père de Marel était atterré. Devant cette confession, il ne pouvait plus douter ; et il marchait, maintenant, dans la chambre, à grands pas, traçant des gestes incohérents, exhalant d'incohérentes exclamations. Quand Sébastien en fut à l'épisode du violon : – Et c'est cette satanée musique ?… clama-t-il… Cette sacrée musique du diable !… Sans ce violon, il ne serait rien arrivé, rien, rien !… Sébastien, ayant fini de conter, répétait : – Et je dirai !… oui, oui !… je le dirai… Je le dirai à mes camarades, je le dirai au Père Recteur. Devant la gravité de cette inattendue et irrécusable révélation, le premier instant de stupeur passé, le Père ne fut pas long à recouvrer ses esprits. Il laissa Sébastien se dépenser en cris, en menaces, en effusions tumultueuses, sachant bien qu'un abattement succéderait vite à cette crise, trop violente pour être durable, et qu'alors, il pourrait le manier à sa guise, en obtenir tout ce qu'il voudrait par le détour capricieux des grands sentiments. Chez cet homme, bon pourtant, dans les ordinaires circonstances de la vie, une pensée dominait, en ce moment, toutes les autres : empêcher la divulgation de ce secret infâme, même au prix d'une injustice flagrante, même au prix de l'holocauste d'un innocent et d'un malheureux. Si petite que fût cette petite créature, de si mince importance que demeurassent, aux yeux du monde, les accusations d'un élève, renvoyé, il en resterait toujours – même l'événement tournant en leur faveur – un doute vilain et préjudiciable à l'orgueilleux renom de la congrégation. Il fallait éviter cela, aujourd'hui surtout que la malignité publique était encore excitée par l'aventure scandaleuse d'un des leurs, surpris en wagon avec la mère d'un élève. Cette impé- rieuse nécessité, cette espèce de raison d'État étouffant en lui toute émotion, toute pitié, le rendaient presque complice du Père de Kern. Il le sentait et ne se reprochait rien. Consciemment, il redevenait le Jésuite fourbe, le prêtre implacable, sacrifiant la générosité naturelle de son cœur à l'intérêt supérieur de l'Ordre, immolant à la politique ténébreuse un pauvre être, victime d'un attentat odieux que lui, chaste, il détestait et maudissait. À cette seconde, il éprouvait même, contre l'enfant possesseur d'un tel secret, et qui n'en était pas mort, la haine qu'il eût dû éprouver contre le Père de Kern, seul, et qu'il n'éprouvait point. Bientôt, la colère de Sébastien s'atténua et mollit, les larmes vinrent et, avec les larmes, la détente nerveuse qui, peu à peu, le laissa sans force, sans résistance, le cerveau meurtri, les membres lourds, affaissé comme un paquet inerte, sur sa chaise. Le Père de Marel s'assit près de lui, l'attira doucement, presque sur ses genoux, l'enveloppa de paroles tendres, enfantines et berceuses. Au bout de quelques minutes, le voyant apaisé, engourdi : – Voyons, mon enfant, êtes-vous plus calme maintenant ?… Puis-je vous parler raison ?… Voyons, écoutez-moi… Je suis votre ami, vous le savez… Je vous l'ai prouvé… Rappelezvous votre fuite, le jour de votre arrivée ici… Rappelez-vous nos leçons de musique… nos promenades… Eh bien… Paternellement, il essuya les yeux de l'enfant que les larmes gonflaient et tamponna son visage, à petits coups, avec un mouchoir. – Eh bien… En admettant que ce crime soit vrai… Sur un mouvement de Sébastien, il se hâta d'ajouter, en manière de parenthèse : – Et il l'est… il l'est !… Puis il reprit : – En admettant qu'il soit vrai, et il l'est certainement, n'en êtes-vous pas le complice, un peu ? C'est-à-dire pouvez-vous faire qu'il n'ait pas été consommé ? De toutes les façons, mon pauvre enfant, vous devez en subir le châtiment. Comprenezmoi. Le Père de Kern sera puni, oh ! puni avec une sévérité terrible… Je me charge d'avertir le Père Recteur, qui est la justice même. Il sera chassé de cette maison, envoyé dans une mission lointaine. Mais vous ? Réfléchissez… Pensez-vous sincèrement que vous puissiez rester ici ? Pour vous-même, pour nous, qui vous aimons tendrement, non, vous ne le pouvez pas. Ce serait irriter une blessure qu'il faut guérir et guérir vite. Vous allez, dites-vous, révéler le crime à tous, le crier partout ?… Qu'obtiendrez-vous de cette vilaine action, sinon un surcroît de honte ? À ce crime qui doit demeurer secret, et non impuni, vous aurez ajouté un scandale sans aucun bénéfice pour vous. Vous aurez réjoui les ennemis de la religion, désolé les âmes pieuses, compromis une cause sainte et vous vous serez tout à fait déshonoré. Non, non, je connais votre caractère, vous ne ferez pas cela. Certes, je vous plains… Ah ! je vous plains de toute mon âme. Mais je vous dis aussi : « Acceptez courageusement l'épreuve que Dieu vous envoie… » Sébastien essaya de se dégager, et il soupira d'une voix encore tremblante de sanglots : – Dieu !… On me parle toujours de Dieu !… Qu'a-t-il fait pour moi ? Le Père devint solennel et presque prophétique : – Dieu vous donne la douleur, mon enfant ! prononça-t-il d'une voix grave et basse. C'est qu'il a sur vous des desseins impénétrables ; c'est que, peut-être, vous êtes l'élu de quelque grande œuvre !… Oh ! ne doutez jamais, même au milieu des plus atroces souffrances, de l'infinie et mystérieuse bonté de Dieu ! Ne la discutez pas ; soumettez-vous… Quelques larmes que vous versiez, de quelque calice d'amertume que vous soyez abreuvé, élevez votre âme, et dites… Et, montrant le ciel de son doigt levé, il récita avec un accent de religieuse inspiration : – In te, Domine, speravi, non confundar in aeternum. Le Père demeura ainsi, plusieurs secondes, le doigt en l'air, le regard planté droit dans celui de Sébastien ; et, tout d'un coup, saisissant ses mains, attendri, chaleureux, presque larmoyant, il supplia : – Promettez-moi de partir sans haine de cette maison ? Promettez-moi d'accomplir noblement ce sacrifice ?… Promettez-moi de garder, toujours, le silence sur cette affreuse chose ? Sébastien n'avait jamais senti autant le mensonge peser sur lui… Mais il était trop brisé par les secousses morales, trop anéanti par les successives émotions pour s'en indigner. Il n'avait plus que du dégoût pour ce Père, le seul, pourtant, en qui, autrefois, il eût cru, le seul en qui il eût trouvé un peu de bonté ; il était écœuré de ces paroles graves qui s'accordaient si mal avec ce visage gras où, malgré tout, sous le masque changeant de la tristesse, de l'émotion, de l'enthousiasme, persistait un reste de bonne humeur insouciante et de jovialité comique, lesquelles, au fond, acceptaient l'infamie. Il répondit : – Je vous le promets ! – Jurez-le-moi, mon enfant, mon cher enfant ? Sébastien eut aux lèvres un pli amer. Cependant, il répondit encore, résigné : – Je vous le jure ! Alors, le Père exulta : – C'est bien, cela !… C'est très bien… Hé ! Je savais que vous étiez un brave enfant ! La face redevenue toute joviale, il interrogea : – Voyons ! Avez-vous quelque chose à me demander ? – Non, mon Père, rien… – Que je vous embrasse, au moins, mon enfant !… – Si vous voulez ! Sébastien sentit sur son front le baiser visqueux de ces lèvres, encore barbouillées de mensonges… Il s'arracha, révolté, à cette étreinte qui lui était aussi odieuse que celle du Père de Kern, et il dit : – Maintenant, mon Père, laissez-moi, je vous en prie… je désire être seul. Lorsque la porte se fut refermée derrière le Père, Sébastien respira plus librement, et il s'écria tout haut, dans une révolte suprême de dégoût : – Oh ! oui ! que je parte !… Oh ! quand vais-je partir d'ici ! Le soir, il fut conduit de nouveau chez le Père Recteur. En entrant dans le cabinet, il aperçut son père, debout, très pâle, gesticulant. Il était vêtu de sa redingote de cérémonie, tenait à la main son fameux et antique chapeau. Sébastien remarqua qu'à la hauteur des genoux son pantalon noir était maculé de poussière : il avait dû se traîner aux pieds de l'impassible Recteur, l'implorer, le supplier. Cette apparition ne le surprit ni ne l'émut. Depuis quatre jours, il s'était préparé à revoir son père et à subir ses reproches. D'un pas calme, il se dirigea vers lui pour l'embrasser. Mais M. Roch le repoussa d'un geste brutal. – Misérable ! vociféra-t-il. Comment, misérable, tu oses ?… Ne m'approche pas… Tu n'es plus mon fils… Sa colère était grande : ses cheveux gris et son collier de barbe s'en trouvaient hérissés, terriblement. Il bredouillait. Alors, Sébastien regarda le Père Recteur, calme, digne, son beau visage à peine fardé d'une légère émotion de circonstance. « Sait-il ? » se demanda l'enfant. Et il chercha à lire dans ses yeux, dans ces yeux pâles, où ne montait aucun reflet de sa pensée. M. Roch s'était remis à parler, la mâchoire lourde. Il débita, bégayant : – Une dernière fois, mon Révérend Père, une dernière et unique fois, j'ose vous implorer !… Ce n'est pas à cause de ce misérable… Il n'est digne d'aucune pitié !… Non ! Non ! Mais moi !… C'est moi, moi seul que cela frappe !… Et je suis innocent, moi !… j'ai une situation, moi !… Je jouis de l'estime de tout le monde, moi !… Je suis maire, sapristi !… Qu'est-ce que vous voulez que je devienne ? Si près des vacances, que voulezvous que je dise ? – Je vous en prie, monsieur, répondit le Père Recteur… N'insistez pas… Ce m'est une douleur de vous refuser… – Au nom de Jean Roch, mon illustre ancêtre !… supplia l'ancien quincaillier… Au nom de ce martyr qui mourut pour la sainte Cause. – Vous me déchirez le cœur, monsieur… Je vous en prie, n'insistez pas… – Eh bien, je vais vous faire une proposition… Je ne vous demande pas de garder Sébastien tout à fait. Qui voudrait d'un pareil misérable ? Mais gardez-le jusqu'aux vacances… Gardezle dans un cachot, au pain et à l'eau, si vous voulez, ça m'est égal… Au moins comme ça, dans mon pays, ça n'aura pas l'air, vous comprenez !… Ma situation n'en souffrira pas… Je ne serai pas obligé de rougir devant tout le monde, ce que j'appelle !… Voyons, Très Révérend Père, je suis disposé aux plus grands sacrifices, quoique ce misérable m'en coûte déjà des mille et des mille… Voyons, je vous paierai sa pension double. Et, sur un geste de protestation du Jésuite, il ajouta vivement : – Je vous paierai ce que vous me demanderez, na ! Déjà il tirait de sa poche sa bourse de cuir, et s'agenouillant, il la tendait au Jésuite dans un geste de supplication frénétique. – Ce que vous voudrez !… Hein, ce que vous voudrez ! Le Père releva M. Roch, et, visiblement choqué de cette scène, il dit d'un ton bref : – Du calme, monsieur, je vous en prie… Abrégeons cette entrevue qui nous fait mal à tous les trois. Alors, M. Roch tourna toute sa colère contre son fils, et le menaçant de son poing tendu : – Misérable !… bandit !… hurla-t-il… Que vais-je faire de toi ? Se saigner aux quatre membres et être récompensé de la sorte ! Ah ! misérable !… Il frappa un grand coup sur le bureau ; quelques feuilles de papier tombèrent sur le parquet : – Et d'abord, qui t'a appris ces saletés… Qui ? qui ?… Dismoi qui ?… Mais les bêtes elles-mêmes ne font pas ça !… Un chien… oui un chien… ne fait pas ce que tu as fait !… Tu es pire qu'un chien !… Le Père Recteur eut beaucoup de peine à le calmer. Sébastien souffrit cruellement de l'attitude de son père. Cet égoïsme grossier, cette vulgarité de sentiments, la mise à nu de cette âme, dépouillée de son appareil d'éloquence majestueuse et comique, lui causèrent un invincible dégoût. Ce qui lui restait de respect, ce qui subsistait encore d'affection filiale disparut, en cette minute même, dans la honte. Il comprit qu'il ne pourrait plus l'aimer jamais, et qu'il était tout seul dans la vie. – Votre douleur est légitime, monsieur, dit à M. Roch le Père Recteur en le reconduisant jusqu'à la porte… et je comprends votre colère. Mais, croyez-moi, ménagez un peu cet enfant. Une minute d'égarement n'engage pas l'existence… Il se repent. – Il est bien temps, soupira M. Roch… Et vous croyez que c'est son repentir qui arrangera mes affaires !… et que je pourrai, après un tel scandale, me présenter aux élections du conseil d'arrondissement ! C'est égal… Il prit un ton amer, redressa sa taille courbée… – C'est égal ! j'aurais cru qu'entre gens du même parti… qu'entre honnêtes gens… j'aurais cru qu'on se soutiendrait davantage ! Ils quittèrent Vannes, le lendemain au petit jour. Pendant le voyage, M. Roch demeura sombre, irrité, la tête pleine de projets terribles et de punitions exemplaires. Sébastien, lui, regarda les champs, les bois, le ciel. Une pensée le préoccupait : « Le Père Recteur savait-il ? Qu'était devenu le Père de Kern ? » Puis, il pensa aussi à Bolorec. Où était-il ? que faisait-il en ce moment même ? Il aurait voulu connaître son pays, Ploërmel, afin de mieux se représenter, de mieux revivre, cet ami, cet unique ami des jours de tristesse, le seul qu'il regrettât. Et il imaginait des landes, des landes pareilles à celles de Sainte-Anne, des landes où des filles dansaient et chantaient : Quand j'aurai quatorze ans. L'arrivée à Pervenchères eut lieu de nuit, ce qui fut une consolation pour M. Roch ! « Pourvu qu'il n'y ait personne à la gare… Quelle figure ferais-je ? » avait-il dit souvent durant la route. Il n'y avait personne. Les rues étaient désertes. Ils purent gagner la maison sans être vus. Sébastien, relégué dans sa chambre, et n'en sortant qu'aux heures des repas, ne put s'habituer tout de suite à ne plus se savoir au collège. Il croyait entendre les bourdonnements de la cour, entendre les chuchotements, les glissements le long des murs. Et quand la mère Cébron entrait, il sursautait. Pourtant, l'horizon n'était plus borné par des murs, des toits, des cheminées ; c'étaient bien ses paysages aimés qu'il avait devant les yeux, les coteaux de Saint-Jacques, lointains, poudrés de cendre bleue, la rivière, invisible dans les verdures de la prairie, dont on suivait la sinuosité charmante, par l'onduleuse ligne des peupliers et des aulnes ; la route où passaient des gens qu'il reconnaissait, des charrettes de chez lui, des bêtes de chez lui ! Mais il avait, en tous ses sens, l'étourdissement du collège, comme, après un voyage en mer, l'on conserve longtemps encore, dans les oreilles, le bruit du vent, comme l'on ressent le mouvement de roulis du bateau. Il vécut ainsi, trois jours, trois jours d'engourdissement, sans souffrance, sans joie, sans pensée. Le quatrième jour, au matin, la mère Cébron entra dans sa chambre. Elle revenait du marché, essoufflée et toute rouge, n'avait pas eu le temps de déposer à la cuisine son panier plein de légumes. – Ah ! monsieur Sébastien ! monsieur Sébastien… Je crois bien que votre père est fou. Il déménage, c'est sûr !… faudrait que vous auriez entendu ça… Il était là, sur la place, ameutant les gens, et colère, colère !… Il disait : « Ah ! je le materai, allez !… C'est un misérable !… mais je le materai ! » On n'a point l'habitude de voir monsieur dans ces états-là !… Et dame, ça impressionne… Il disait encore : « Quand je devrais lui rompre les os, il faudra qu'il marche, allez ! » Et il racontait sur vous des horreurs ! des horreurs ! Non, sûr, c'est pas bien de sa part ! Mais, moi, je crois qu'il est fou !… Faut faire attention, monsieur Sébastien ; parce qu'avec les gens fous, on ne sait pas ce qui peut arriver… C'est-il vrai, dites, monsieur Sébastien, qu'on vous a pris, avec un petit gars comme vous, en train de… vous savez bien ? – Non, mère Cébron, ce n'est pas vrai ! – Ah ! je le savais bien, moi… Je vous dis qu'il est fou, monsieur !… Et elle ajouta en haussant les épaules : – Et puis, quand ça serait vrai ! Voilà-t-il pas, mon Dieu, de quoi tant crier. Ah ! dites donc, j'ai rencontré aussi mamz'elle Marguerite. Depuis cinq mois elle a bien grandi ; justement, dimanche dernier, elle a étrenné ses robes longues… C'est une gentille enfant… Elle s'est informée de vous… Ah ! dame ! faut voir… Elle m'a demandé si vous aviez de la barbe… Voyez-vous ça ! Non, où ça va-t-il chercher de pareilles idées, des gamines comme ça ?… Pour en revenir à monsieur, je crois bien… non, là, vrai… je crois bien qu'il est fou… Au déjeuner, il parut, en effet, à Sébastien, que son père était plus excité encore que de coutume. Il mangeait avec une rage grondante : ses gestes étaient d'une brusquerie telle qu'il cassa un verre et fendit deux assiettes. Cela l'exaspéra davantage ; et tout à coup : – Ah ça, fit-il, t'imagines-tu que je vais te garder ici, à rien faire, te nourrir à rien faire ?… Dis, t'imagines-tu une pareille absurdité ?… Tu me crois, sans doute, un imbécile ? Sébastien ne répondit pas. – Eh bien, mon garçon, tu te trompes. Demain je t'emmène à Sées, au petit séminaire de Sées… Tu y passeras tes vacances, tu y passeras toute la vie. Il s'anima, et, la bouche pleine de ragoût, il répéta, jurant pour la première fois : – Toute ta vie, nom de Dieu, as-tu entendu ? Sébastien frissonna. Il revit le collège, tout le collège : des murs étouffants, des classes maudites ; il revit des élèves haineux, des maîtres infâmes, le cortège tout entier de ses déceptions, de ses souffrances, de ses hontes. Et bien décidé à ne pas recommencer le supplice de cette existence, au seuil de laquelle, en entrant, il avait vu la mort, au seuil de laquelle, en sortant, il avait trouvé le déshonneur et l'ignominie, il se leva de table, courageux, regarda bien en face son père dont le visage blêmissait, dont la voix s'enrauquait de colère, et il dit d'un ton calme, ferme, définitif : – Je n'irai pas ! À ces mots, M. Roch faillit s'étrangler. Ses yeux virèrent, injectés de sang, dans les paupières écarquillées par la fureur. – Qu'est-ce que tu as dit ? Qu'est-ce que tu as osé dire ? Ses paroles sifflaient, sortaient avec peine de la gorge contractée. Sébastien répondit : – Je n'irai pas ! – Quand je devrais t'y traîner par les cheveux, misérable, tu iras ! – Non ! je n'irai pas ! M. Roch perdit le peu de raison qui lui restait. La hideuse brute du meurtre était en lui déchaînée, et hurlait. Hagard, les traits bouleversés, l'écume aux dents, il saisit sur la table un couteau, se rua sur son fils, et, la main levée, sa grosse main dans laquelle brillait l'éclair tournoyant de la lame d'acier, il rugit : – Tu iras… ou bien… Alors, Sébastien s'agenouilla aux pieds de son père. La tête haute, le regard résolu, il présenta toute grande sa poitrine au couteau, et, calme, un peu plus pâle seulement, il articula : – Tue-moi, si tu veux… Je n'irai pas ! Vaincu, dompté par ce regard d'enfant, M. Roch laissa retomber à terre le couteau et il s'enfuit. LIVRE DEUXIÈME I On était aux premiers jours de juillet 1870. Cette journée-là, le ciel d'abord nuageux et menaçant, au matin, s'était, vers midi, tout à fait rasséréné. Un clair soleil inondait la campagne. Sébastien sortit de chez lui, traversa le bourg et entra au bureau de poste, chez Mme Lecautel. Le bureau était fermé de midi à deux heures. Ordinairement, Mme Lecautel profitait de ce congé quotidien pour se promener un peu, avec sa fille, lorsque le temps était beau. Quelques minutes après, tous les trois, ils descendirent la rue de Paris et gagnèrent les champs. Sébastien avait vingt ans, il avait beaucoup grandi, mais il était resté maigre et pâle. Son dos se voûtait légèrement, sa démarche devenait lente, indolente même ; ses yeux conservaient un bel éclat d'intelligence qui souvent se voilait, s'éteignait dans quelque chose de vitreux. À la franchise ancienne de son regard se mêlaient de la méfiance et une sorte d'inquiétude louche qui mettait comme une pointe de lâcheté dans la douceur triste qu'il répandait autour de lui. Un peu de barbe tardive parsemait son menton et ses joues ; ses lèvres commençaient seulement à changer leur duvet clair en moustaches blondes, d'une blondeur ardente et dorée. À le voir passer, on eût dit qu'il fût las, toujours ; il semblait que ses membres, aux os trop longs, lui fussent pesants à porter et à traîner. Ils s'engagèrent dans un petit chemin encaissé, profond, tout verdoyant qui mène vers les coteaux de Saint-Jacques. Sur les hauts talus, de chaque côté, les trognes de chêne, cachées par les touffes de bourdaines et de viornes, poussaient obliquement leurs branches qui, se rejoignant, faisaient sur le chemin une ombre fraîche, pailletée de soleil. – Eh bien ? dit Mme Lecautel, avez-vous travaillé, un peu, ces jours-ci ? – J'ai voulu semer des fleurs dans le jardin, répondit Sébastien… Des fleurs que m'avait données le père Vincent… Mais mon père me l'a défendu… Vous savez qu'il déteste les fleurs ! Il dit que ça prend de la place et que ça ne sert à rien… Alors, je suis parti dans le bois… et j'ai… rêvé ! – Et c'est tout ?… – Mon Dieu, oui !… J'aurais bien lu, mais je n'ai plus de livres ! – Comme vous devez vous ennuyer ! – Pas trop !… non, pas trop !… je vois, je pense, et le temps passe… Hier, par exemple, toute la journée, j'ai regardé un nid de fourmis… Vous ne pouvez vous imaginer combien c'est beau et mystérieux, du moins pour moi qui ne sais rien… Il y a là une vie extraordinaire, une énorme histoire sociale qu'il serait autrement intéressant d'apprendre que les luttes de la République athénienne… Tenez, c'est encore une des mille choses dont on ne souffle mot dans les collèges. Mme Lecautel prit un ton de reproche naturel : – Tout cela est très joli, mon pauvre Sébastien, mais vous ne pouvez pas continuer cette existence-là… Vous n'êtes plus un enfant, voyons !… Dans le pays où l'on vous aime pourtant, on chuchote, on commence à mal parler de vous, je vous assure… Il faut vous décider à faire quelque chose, croyez-moi… – C'est vrai !… soupira Sébastien qui, la tête basse, cheminait, frappant les herbes du talus du bout de son bâton… mais que voulez-vous que je fasse ?… Je n'ai de goût à rien… Et Mme Lecautel gémit : – C'est désolant !… c'est désolant !… Un grand garçon comme vous, si paresseux !… – Je ne suis pas paresseux, je vous jure, protesta Sébastien… Je voudrais bien… Mais quoi ?… Dites-moi quoi, vous ? – Je vous l'ai déjà dit, combien de fois ? Et je vous le répète… Je ne vois pour vous qu'un seul moyen de sortir de la situation où vous vous embourbez de jour en jour… C'est le métier militaire !… Intelligent comme vous l'êtes, vous aurez vite conquis un grade sérieux… Mon mari s'était engagé… À vingtsix ans, il était capitaine ; à quarante-deux ans, général ! Sébastien eut une grimace significative : – Être soldat !… Ah ! Dieu, non !… C'est ce dont j'ai le plus horreur… J'aimerais mieux mendier mon pain sur les grandes routes. Un peu piquée, Mme Lecautel répliqua : – C'est peut-être ce qui vous attend, mon pauvre Sébastien. Ils se turent. Le chemin montait, caillouteux et raide. Mme Lecautel ralentit le pas. Marguerite n'avait pas prononcé une parole. Elle marchait, svelte, souple, mince, tout à fait charmante, dans sa robe très simple de toile écrue, serrée à la taille par un ruban rouge ; et son grand chapeau de paille, orné aussi de rubans rouges, proje- tait, sur son visage au teint chaud, une ombre transparente et dorée. Ses yeux étaient restés, jeune fille, ce qu'ils étaient, enfant ; des yeux d'une beauté inquiétante et maladive, pervers et candides, étonnés et chercheurs, étrangement ouverts sur la vie sensuelle, par deux lueurs de braise ardente ; sa bouche s'épanouissait, épaisse, rose, d'un rose de fleur vénéneuse. Ses narines, dilatées, humaient, avec un continuel frémissement, les parfums errant dans la brise, qui va, de branche en branche, de calice en calice, porter l'amour et la vie. De temps en temps, elle se penchait sur le talus et cueillait des fleurs qu'elle piquait ensuite à son corsage, de sa main mi-gantée de mitaines, avec des mouvements qui révélaient la grâce délicate des épaules et l'exquise flexion du buste, où la femme s'accusait à peine. Sébastien craignit d'avoir blessé Mme Lecautel par son mépris du métier militaire ; il chercha à renouer la conversation subitement rompue. – A-t-on des nouvelles, aujourd'hui ?… demanda-t-il… Mon père, suivant son habitude, a pris le journal, et je ne sais rien. – C'est toujours la même chose, répondit Mme Lecautel… On dit cependant que la guerre est inévitable. Mme Lecautel ne croyait pas commettre d'indiscrétion en lisant, chaque matin, avant de les remettre au facteur, les journaux qui lui plaisaient. Aussi était-elle au courant de tout ce qui se passait, particulièrement des affaires militaires, auxquelles elle s'intéressait, par une habitude ancienne, et dont elle n'avait pu se désaffectionner. – Et tenez, Sébastien, poursuivit-elle, si nous avons la guerre, comme c'est probable, car l'honneur national me paraît trop engagé en cette question, n'aurait-il pas mieux valu que vous fussiez soldat, depuis longtemps ? – Mais, puisque Sébastien a acheté un homme, mère, s'écria tout à coup Marguerite. – Eh bien, qu'est-ce que cela fait ? Il n'en sera pas moins obligé de partir. – Alors, fit Marguerite, devenue soucieuse, et l'homme qu'il a acheté ? – Il partira aussi. – Comment, tous les deux ?… Mais c'est très injuste, c'est un vol. Gamine, elle menaça en riant sa mère de son ombrelle : – Dis, petite mère, c'est pour lui faire peur, pas ? Et, changeant d'impression : – C'est ça qui doit être beau, la guerre !… Des hommes !… tant d'hommes à cheval, avec des cuirasses !… Et des blessés qu'on soignerait… des blessés tout pâles et très doux… Ah ! je les soignerais bien ! Le chemin aboutissait à une large allée de vieux châtaigniers ; l'allée conduisait à la source de Saint-Jacques qui alimentait d'eau tout Pervenchères. Ils suivirent l'allée, et ils s'arrêtèrent, non loin de la source, sur une sorte de tertre, d'où l'on aperçoit entre les massifs de verdures, le bourg, tassé, éclatant de soleil. Mme Lecautel s'assit sur l'herbe, à l'ombre d'un arbre. Marguerite chercha des fleurs. – Sébastien ! Sébastien… appela-t-elle, aidez-moi à cueillir un bouquet. Un champ de blé était là, tout près, qui dardait ses épis et balançait ses pailles, dont le vert se dorait de moires joyeuses. Çà et là, des fleurs l'étoilaient de petites taches bleues et rouges. Marguerite entra dans un sillon, et disparut presque dans l'épaisseur des blés. Son chapeau, seul, fleur énorme et capricieuse, dépassait la pointe mouvante des épis, et son rire, pareil à un chant de bouvreuil, s'égrenait entre les tiges grêles. – Allons ! Sébastien, allons ! Sébastien la rejoignit, et lorsqu'il fut près d'elle, celle-ci le regardant de ses yeux graves, soudain, lui dit brusquement : – Tu viendras, ce soir, là-bas ! bler. – Marguerite !… supplia Sébastien, sur le visage de qui apparut une double expression de crainte et d'ennui. – Je veux !… Je veux !… Il faut que je te parle. – Marguerite !… pense donc… si ta mère te surprenait ? insista Sébastien. – Je veux !… Je veux… Tu viendras ? – Eh bien, oui !… Elle se remit à cueillir des fleurs. Son chapeau plongeait dans la mer des épis, reparaissait vibrant au soleil, ainsi qu'une petite barque folle, pomponnée de nœuds rouges. Et sur son passage sillé de rires agiles, les blés remués et froissés faisaient Sa voix était fière, impérieuse, un frisson la faisait trem- des houles. Elle revint, près de sa mère, portant dans ses bras une odorante touffe de fleurs. – Vois, mère, le beau bouquet !… C'est moi qui l'ai cueilli, toute seule… Sébastien n'a rien cueilli, lui. Il ne sait pas !… – Ça ne m'étonne point, dit Mme Lecautel qui, aidée de sa fille, se releva… On ne lui a pas appris cela, au collège, sans doute. Sébastien ne se blessa point de l'ironie de cette phrase. Peut-être même ne l'entendit-il pas ! Sa figure s'était rembrunie ; l'expression d'inquiétude était revenue, éteignant d'une lueur trouble l'éclair franc de ses yeux. Mme Lecautel, un peu lasse, prononça quelques mots indifférents auxquels Sébastien répondit à peine. Ils rentrèrent en silence. Seule, Marguerite chanta, en arrangeant ses fleurs. M. Roch, assis sur un banc, dans son jardin, près du perron, lisait le journal quand Sébastien passa auprès de lui. Machinalement, entendant du bruit, il leva les yeux sur son fils, et les rabaissa aussitôt sur le journal. – Un beau temps ! dit-il. – Oui, un beau temps ! répéta Sébastien. Puis il gravit les quatre marches du perron et alla s'enfermer dans sa chambre. II moi, et que, s'il avait eu un sentiment à manifester, c'eût été celui du respect étonné, une sorte d'admiration ébahie, comme on en a quelquefois devant un trait de force physique. Et il ne fut plus question de me remettre au collège ; il ne fut même plus question de rien. Je le voyais fort peu, du reste, et seulement aux repas où il ne parlait presque jamais. Il avait repris ses habitudes, passait une partie de son temps à la mairie et dans la boutique de son successeur où il se vengeait en conversations exubérantes, en discours interminables, du mutisme obstiné qu'il s'imposait à la maison. Mais son mutisme était encore une éloquence. Quant à moi, libre de mes actions, je demeurai assez longtemps sans oser sortir. Une honte me retenait dans ma chambre ; je ne pouvais me décider à affronter le regard curieux de mes compatriotes. Mes plus longues promenades furent le tour des allées du jardin ; ma seule distraction, le bassin où nageaient les poissons rouges, lesquels étaient devenus blancs. Pourtant, une matinée, je m'enhardis, et il ne m'arriva rien de fâcheux. Tout le monde m'accueillit avec des sourires. Mme Lecautel me reçut affectueusement et Marguerite, en me voyant, s'écria : – Ah ! il n'a pas de barbe !… moi qui aurais tant voulu qu'il eût de la barbe ! Puis elle pleura et, ensuite, se mit à rire. Je trouvai qu'elle était jolie, fantasque et nerveuse comme autrefois. Malgré cela, la robe longue, dont elle était vêtue, une robe lilas, je me rappelle, d'étoffe légère, me causa un tel respect pour sa personne qu'à partir de ce moment, je ne la tutoyai plus. Je m'ennuyai énormément. Peut-être vais-je dire une grosse sottise ? J'attribue à la couleur du papier de ma chambre, mes tristesses, mes dégoûts, mes déséquilibrements d'aujourd'hui. C'est un papier horrible, d'un brun sale, d'un brun de sauce brûlée, avec des fleurs qui ne sont pas des fleurs, qui sont quelque chose d'inclassable dans l'ordre des ornementations tapissières, quelque chose d'un jaune terreux, n'évoquant que des idées abjectes et d'ignobles comparaisons. Ce papier m'a toujours obsédé. Je n'ai jamais pu le voir – et je le vois à toutes heures puisque c'est entre les murs tendus de ce papier que je vis – sans en ressentir des impressions d'accablante, d'exaspérante, d'annihilante tristesse. Certes, le collège m'a beaucoup ébranlé, il a été funeste pour moi. Mais si, au sortir du collège, j'avais été transplanté dans un autre milieu que celui-là, ou seulement relégué dans une autre chambre que celle-là, je ne puis m'empêcher de croire que mon esprit, malade de souvenirs guérissables, se fût peut-être guéri, et que je l'eusse peut-être dirigé dans une voie normale et meilleure. Tous les papiers de la maison sont d'un choix pareillement lugubre et déprimant, et mon père en est très fier. Les peintures des portes, des plinthes, de l'escalier, offensent la vue, comme un mauvais exemple, et glacent le cerveau. L'homme, le jeune homme surtout, dont les idées s'éveillent, a positivement besoin d'un peu de joie, de gaieté, du sourire des choses, autour de lui ; il y a des couleurs, des sonorités, des formes, qui sont aussi nécessaires à son développement mental que le pain et la viande le sont à son développement physique. Je ne demande point le luxe des étoffes drapées ni les meubles dorés, ni les escaliers de marbre, je voudrais seulement que les yeux fussent réjouis par des gaies lumières et des formes harmonieuses, afin que l'intelligence se pénétrât de cette gaieté saine et de cette indispensable harmonie. Ici, tous les gens sont tristes, tristes affreusement ; c'est qu'ils vivent entourés de laideurs dans des maisons sombres et crasseuses où rien n'a été ménagé pour l'éducation de leurs sens. Lorsqu'ils ont payé leur pain et leurs habits, enfoui dans des tiroirs cadenassés ce qui leur reste d'argent, il semble qu'ils aient accompli leur tâche sociale. L'embellissement de la vie, c'està-dire l'intellectuel de la vie, n'est pour eux que du superflu, dont il est louable de se priver. Comme si nous ne vivions pas réellement que par le superflu ! Il fallut me résigner – mais non m'habituer – à l'horreur véritablement persécutrice de ce papier. Il fallut me résigner à bien d'autres désagréments. La maison était fort mal tenue par la mère Cébron, qui était une femme excellente et infiniment malpropre. Ses torchons traînaient partout ; une infecte odeur de graillon montait de la cuisine dans les pièces du premier étage, et incommodait mon odorat, autant que le papier affligeait ma vue. Un jour, je surpris la bonne femme en train de lessiver, dans la cafetière, une paire de bas qu'elle avait portés durant un mois. Ce sont là des détails en apparence insignifiants et vulgaires, et si je les rappelle, c'est que, pendant deux ans, je n'eus réellement conscience de mon moi que par la révolte incessante qu'ils me causèrent et le découragement dégoûté où ils me mirent. Même en dehors de ce papier, et des petits inconvénients journaliers du ménage, le sentiment que j'éprouvai, au milieu de ces meubles grossiers, est assez bas, j'en conviens. Je m'y trouvais dépaysé, j'en avais honte, pour tout dire, comme si j'eusse accoutumé d'habiter de fastueux palais. Le collège, les conversations du collège, avec des camarades riches, m'avaient révélé des élégances que je sentais vivement, et que je souffrais de ne pas posséder. Naturellement, je ne faisais rien que m'ennuyer. Et cette inaction, favorisée par l'influence dépressive du papier brun à fleurs jaunes, sur mes facultés agissantes et pensantes, m'incitait à d'étranges rêveries. Je rêvais au Père de Kern souvent, sans indignation, quelquefois avec complaisance, m'arrêtant sur des souvenirs, dont j'avais le plus rougi, dont j'avais le plus souffert. Peu à peu, me montant la tête, je me livrais à des actes honteux et solitaires, avec une rage inconsciente et bestiale. Je connus ainsi des jours, des semaines entières – car j'ai remarqué que cela me prenait par séries – que je sacrifiai à la plus déraisonnable obscénité ! J'en avais ensuite un redoublement de tristesse, de dégoûts, et des remords violents. Ma vie se passait à satisfaire des désirs furieux, à me repentir de les avoir satisfaits ; et tout cela me fatiguait extrêmement. Ce qui m'étonnait, c'était la conduite de mon père à mon égard. Jamais il ne m'adressait une observation, jamais il ne s'enquérait de ce que j'avais fait, où j'étais allé, si j'étais rentré tard. Il semblait que je n'existasse plus pour lui. Le soir, après souper, il dépliait son journal qu'il avait déjà lu deux fois, et se mettait à le relire ; moi, je lui disais bonsoir et je quittais la salle. Et c'était tout. Nous ne nous parlions pas. J'avais du dépit de cette attitude silencieuse et indifférente, une irritation contre lui, un mécontentement contre moi-même. Il est vrai que je ne faisais rien pour qu'elle cessât. S'il recevait quelqu'un à table – ce qui était fort rare – et que ce quelqu'un, par politesse de convive, s'informât de moi, mon père répondait d'une façon évasive, avec une sorte de bienveillance laconique qui me blessait beaucoup. Une fois, on lui demanda : « Eh bien ! qu'est-ce que nous ferons de ce jeune homme ? » Et mon père dit : « N'aura-t-il pas, après moi, de quoi vivre à rien faire ? » Je faillis pleurer. La seule circonstance où mon père crut devoir s'adresser directement à moi, est assez comique. On m'avait donné un jeune chien. Je le ramenais à la maison, triomphant, heureux d'avoir un compagnon, quand mon père, qui se promenait dans le jardin, l'aperçut : – Qu'est-ce que c'est que ça ? me dit-il. – C'est un chien, papa. – Je ne veux pas de chien chez moi. Je n'aime pas les bêtes. De fait, il n'aimait ni les bêtes ni les fleurs. Je dus remporter le chien. Mme Lecautel était la seule personne qui me plût à voir. Elle s'intéressait d'ailleurs à moi, me montrait une affection presque maternelle qui m'était une douceur, et qui me relevait un peu à mes propres yeux. Elle me fit comprendre que je ne pouvais res- ter ainsi, en cette dégradante paresse, et m'engagea fort à retourner au collège pour y achever mes études. Mais je m'y refusai avec une telle force, avec de telles terreurs, qu'elle n'insista plus. Alors, il fut convenu que je me destinerais au commerce, et que je ferais mon apprentissage dans le métier de mon père. Cela ne me souriait pas du tout. Cependant, je crus devoir condescendre aux désirs de Mme Lecautel. Je parlai de cette idée à mon père qui, aussitôt, sans un plaisir, sans une objection, me conduisit à son successeur et dit : « Je vous amène un apprenti. » La boutique n'avait pas changé ; elle était toujours peinte en vert ; la devanture offrait le même assemblage d'objets arrangés symétriquement ; c'étaient, à l'intérieur, les mêmes casseroles et les mêmes marmites ; dans le fond, la même porte vitrée, s'ouvrant sur la même arrière-boutique, qui s'ouvrait sur la même cour, fermée des mêmes murs suintants. Le successeur s'appelait François Trincard. C'était un petit homme mielleux, dévot et rasé, ou plutôt mal rasé comme un frère de collège, dont il avait toutes les allures incertaines et méfiantes. Il était marguillier, lui aussi, et fort estimé dans la ville. Il joignait à son métier notoire de quincaillier, celui plus louche et plus lucratif encore de prêteur à la petite semaine. Il les joint toujours. François Trincard me dit : « Ah ! ah ! c'est un bon métier que le commerce ! » et me fit ranger dans la cour de vieilles ferrailles rouillées qu'il avait acquises d'une démolition. Pendant huit jours, je rangeai des ferrailles, aidé parfois par Mme Trincard, une grosse femme aux lèvres gourmandes, aux joues luisantes, qui me regardait, en riant drôlement. Je ne pouvais m'empêcher de penser : « Si mes camarades de Vannes me voyaient ! » Et cette pensée me faisait rougir. Mon père venait régulièrement, chaque jour, à deux heures, dans le magasin. Il s'asseyait, causait de mille choses. Moi, j'allais, je virais autour de lui. Il n'avait pas l'air de me voir, ne s'informait pas de mes progrès dans l'art de ranger les ferrailles. Un jour que « mon patron » s'était absenté, sa femme m'appela dans l'arrière-boutique. Elle m'attira près d'elle, tout près d'elle, et brusquement elle me demanda : – Est-ce vrai, mon petit Sébastien, qu'on vous a pris, au collège, avec un petit camarade ? Et comme, stupéfait de cette imprévue question, je rougissais sans répondre : – C'est donc vrai ?… ajouta-t-elle… Mais c'est très mal !… Oh ! la petite canaille ! Je vis son corsage s'enfler comme une houle ; je sentis ses grosses lèvres se coller aux miennes dans un baiser goulu, ce baiser s'accompagner d'un geste auquel je ne pouvais me méprendre. – Laissez-moi ! lui dis-je faiblement. J'aurais bien voulu rester… Pourtant, je ne sais pourquoi je me dégageai de cette étreinte et m'enfuis. C'est ainsi que je quittai le commerce. Mon père ne montra ni étonnement, ni colère. Mme Lecautel me fit de la morale longuement, et, s'acharnant à me trouver une occupation, elle me persuada de « tâter » du notariat, puisque le commerce ne me plaisait pas. Je m'en ouvris à mon père, qui, de même qu'il m'avait conduit chez le quincaillier, me conduisit chez le notaire, en disant : « Je vous amène un clerc. » Le notaire, M. Champier, était un homme très gai, très farceur qui passait presque toutes ses journées sur le pas de sa porte, à siffloter des airs de chansons comiques, et à héler les passants. Il ne faisait jamais rien que de parapher les expéditions, et signer les actes ; et il paraphait et signait en sifflotant. Très souvent il allait à Paris, où, disait-il, il avait des affaires importantes. Quant à son étude, il s'en remettait au premier clerc du soin de la diriger. Il m'accueillit jovialement : « Ah ! ah ! c'est un beau métier que le notariat ! » me dit-il. Et, sifflotant, il m'emmena à l'étude, où, pendant un mois, je copiai les rôles. Mme Champier venait assez souvent à l'étude. Petite, sèche et brune, la peau noire et grumeleuse, elle avait de grands yeux humides, l'air malheureux et rêveur. – Vous qui avez une si jolie écriture, monsieur Sébastien ! disait-elle d'une voix suppliante et langoureuse, je voudrais que vous me copiiez ces vers… Et je copiais, sur le petit cahier qu'elle m'apportait, des vers de Mme Tastu et d'Hégésippe Moreau. Lorsqu'elle reprenait mon travail, elle gémissait : – Pauvre jeune homme !… une si belle âme !… et mort si jeune !… Merci, monsieur Sébastien ! Un jour que son mari était allé à Paris, pour ses importantes affaires, Mme Champier me fit appeler. Elle était vêtue d'un peignoir bleu, très lâche et flottant ; une odeur d'eau de toilette s'évaporait dans la chambre. Comme la quincaillière, elle m'attira près d'elle, tout près d'elle et me demanda : – Est-ce vrai, Sébastien, qu'on vous a surpris, au collège, avec un de vos camarades ? Comme je n'avais pas eu le temps de revenir de l'étonnement où me plongeait cette question éternelle : – C'est très mal… soupira-t-elle… très mal… Oh ! le petit vilain ! Et je dus quitter le notariat de la même façon que j'avais quitté le commerce. Mme Lecautel, irritée de ma conduite, ne voulut plus s'occuper de moi. Et la vie recommença, lourde, engourdie, sommeillante, atroce, sous l'accablement du papier brun à fleurs jaunes. 3 janvier Et, depuis ce matin, déjà lointain, que s'est-il passé dans ma vie ? Que suis-je devenu ? Où en suis-je arrivé ! En apparence, je suis resté le même, triste, doux et tendre. Je vais, je viens, je sors, je rentre comme autrefois. Pourtant, il s'est accompli en moi des changements notables, et, je le crois bien, des désordres mentaux singulièrement significatifs. Mais, avant de les confesser, je veux dire deux mots de mon père. Je sais maintenant la raison de son attitude vis-à-vis de moi, attitude qui se continua, qui se continue toujours, et qui fait que, vivant sous le même toit, nous voyant tous les jours, nous sommes aussi complètement étrangers, l'un à l'autre, que si nous ne nous étions jamais connus. Et la raison, la voici. J'étais pour mon père une vanité, la promesse d'une élévation sociale, le résumé impersonnel de ses rêves incohérents et de ses ambitions bizarres. Je n'existais pas par moi-même ; c'est lui qui existait ou plutôt réexistait par moi. Il ne m'aimait pas ; il s'aimait en moi. Si étrange que cela paraisse, je suis sûr qu'en m'envoyant au collège, mon père, de bonne foi, s'imagina y aller lui-même ; il s'imagina que c'était lui qui recueillerait le bénéfice d'une éducation qui, dans sa pensée, devait mener aux plus hautes fonctions. Du jour où rien de ce qu'il avait rêvé pour lui, et non pour moi, ne put se réaliser, je redevins ce que j'étais réellement, c'est-à-dire rien. Je n'existai plus du tout. Aujourd'hui, il a pris l'habitude de me voir à des heures à peu près fixes, et il pense que c'est là une chose toute naturelle. Mais je ne suis rien dans sa vie, rien de plus que la borne kilométrique qui est en face de notre maison, rien de plus que le coq dédoré du clocher de l'église, rien de plus que le moindre des objets inanimés dont il a l'accoutumance journalière. Évidemment, je tiens moins de place dans ses préoccupations que le cerisier du jardin qui lui donne, chaque année, de rouges et savoureuses cerises. L'avouerai-je ? je ne souffre nullement de cette situation au moins étrange et j'en suis venu à la trouver parfaite et commode, à ne pas la souhaiter autre. Cela m'évite de parler, de jouer avec lui la comédie des sentiments filiaux qui ne sont pas dans mon cœur. Quelquefois, à table, en regardant ce pauvre crâne étroit, ce front lisse, où ne s'accuse aucun modelé, et ces yeux vides, vides de pensée et vides d'amour, je songe mélancoliquement : « Et que pourrions-nous nous dire ? Mieux vaut que cela soit ainsi. » Pourtant, je ne puis me défendre d'un peu de pitié pour lui. Il a été malade, et je me suis ému. J'ai longtemps sommeillé, d'un sommeil abrutissant et turpide. Mon vice, d'abord déchaîné par saccades, s'est ensuite régularisé, comme une fonction normale de mon corps. Puis, j'ai lu, j'ai lu beaucoup, sans ordre, sans choix, sans méthode, j'ai lu toutes sortes de livres, principalement des romans et des vers. Mais ces livres que je me procurais, çà et là, au hasard des emprunts, n'ont pas tardé à ne plus me suffire. Ils renfermaient un vague qui ne me satisfaisait point, et, souvent, un mensonge sentimental et dépravant qui m'irritait. Certes, j'étais, je le suis toujours, sensible à la beauté de la forme, mais, sous la forme, si belle qu'elle fût, je cherchais l'idée substantielle, l'explication de mes inquiétudes, de mes ignorances, de mes révoltes en germe. Je cherchais la raison évidente de la vie, et le pourquoi de la nature. Il me fut impossible d'avoir aucun de ces livres qui doivent exister, cependant ; il me fut également impossible de rencontrer un être, un seul être, en qui je pusse confier ces désirs impérieux de m'instruire et de me connaître. Cette absence d'un compagnon intellectuel est certainement ce qui m'a été le plus pénible et ce qui m'a le plus manqué. D'autant que chaque jour j'apprends à mesurer l'étendue de mon ignorance, par la multiplicité, chaque jour accrue, des mystères qui m'entourent. J'ai beau contempler les bourgeons qui se gonflent à la pointe des branches, suivre, des journées entières, le travail des fourmis et des abeilles, qui me dira comment les bourgeons éclatent en feuilles et se transforment en fruits, à quelle loi d'universelle harmonie obéissent les abeilles et les fourmis, ces artistes sublimes ? En réalité, je ne suis guère plus avancé que je l'étais au collège, et mes tourments intérieurs s'accroissent. Insensiblement, presque inconsciemment, un travail sourd, continu, désordonné, s'est fait dans mon esprit, qui m'a amené à réfléchir sur beaucoup de choses, d'ordres différents, sans résultats bien appréciables ; une révolte en est née contre tout ce que j'ai appris, et ce que je vois, qui lutte avec les préjugés de mon éducation. Révolte vaine, hélas ! et stérile. Il arrive souvent que les préjugés sont les plus forts et prévalent sur des idées que je sens généreuses, que je sais justes. Je ne puis, si confuse qu'elle soit encore, me faire une conception morale de l'univers, affranchie de toutes les hypocrisies, de toutes les barbaries religieuse, politique, légale et sociale, sans être aussitôt repris par ces mêmes terreurs religieuses et sociales, inculquées au collège. Si peu de temps que j'y aie passé, si peu souple que je me sois montré, à l'égard de cet enseignement déprimant et servile, par un instinct de justice et de pitié, inné en moi, ces terreurs et cet asservissement m'ont imprégné le cerveau, empoisonné l'âme. Ils m'ont rendu lâche devant l'Idée. Je ne puis même imaginer une forme d'art libre, en dehors de la convention classique, sans me demander en même temps : « N'est-ce pas un péché ? » Enfin, j'ai l'horreur du prêtre, je sens le mensonge de la morale qu'il prêche, le mensonge de ses consolations, le mensonge du Dieu implacable et fou qu'il sert ; je sens que le prêtre n'est là, dans la société, que pour maintenir l'homme dans sa crasse intellectuelle, que pour faire, des multitudes servilisées, un troupeau de brutes imbéciles et couardes ; eh bien, l'empreinte qu'il a laissée sur mon esprit est tellement ineffaçable que, bien des fois, je me suis dit : « Si j'étais mourant, que ferais-je ? » Et, malgré ma raison qui protestait, je me suis répondu : « J'appellerais un prêtre ! » Ce matin, je suis allé voir Joseph Larroque, un de mes anciens petits compagnons de l'école. Il se meurt de la poitrine. Déjà, l'année dernière, le terrible mal a emporté sa sœur, plus âgée que lui. Ses parents sont des ouvriers pauvres, dévots et qui vivent des dessertes de l'église. Le père Larroque est frère de Charité, et il ambitionne la place de sacristain. Le curé s'intéresse à lui. Sur ses prières, il a fait entrer Joseph au petit séminaire, puis au grand, où le pauvre garçon n'a pu rester, à cause de sa maladie. Il est revenu au pays, et s'est alité. Je vais lui tenir compagnie quelquefois. Il est couché dans une petite pièce, sombre, malpropre et qui sent mauvais. Il n'a pas conscience de son état et parle toujours de retourner, bientôt, au séminaire. Ses parents se désolent, parce qu'ils se berçaient d'espoirs charmants. Ils avaient arrangé leur vieillesse… le presbytère du fils, une jolie maison avec un grand jardin… la mère aurait tenu la maison, le père aurait tenu le jardin… Et voilà que tout cela leur échappe ! Quoiqu'il fasse très froid, la chambre est sans feu… Maintenant que leur fils est condamné, la mère vend le bois qu'on lui envoie, et le père se grise, le soir, avec les bouteilles de vin de quinquina que le bureau de bienfaisance fait remettre au malade. Aujourd'hui, Joseph est triste, découragé. – Ça ne va pas !… ça ne va pas ! gémit-il… ça me ronge, là, dans le poumon !… Ses yeux sont brûlés de fièvre ; son visage est décharné, affreusement livide ; sa poitrine siffle, brisée par la toux. Dans la pièce voisine, la mère rôde et soupire : – Mais, lui dis-je, ce n'est rien… Tu vas mieux, au contraire. – Non ! non ! répète Joseph… Je suis bien malade, va !… Je suis perdu !… Hier j'ai entendu la mère qui disait que j'étais perdu !… Je le réconforte de mon mieux. Et le vicaire, à ce moment, entre. C'est un gros garçon aux emmanchements solides, plein d'une santé canaille et bruyante. – Ah ! Ça ne va pas !… Ça ne va pas !… murmure Joseph au vicaire. Et celui-ci, dans un gros rire : – Farceur !… C'est pour qu'on te plaigne… pour qu'on t'apporte des gâteaux ! – Non ! non !… Je vous assure !… – Laisse-moi donc tranquille !… Dans huit jours, tu seras debout… Et sais-tu ce que nous ferons ?… Eh bien ! Nous irons manger un lapin, chez le curé de Coulonges… Ah !… ah !… La figure du pauvre diable s'illumine soudain… Il ne pense plus à son mal… Et, d'une voix mourante : – Un lapin… Oui, nous mangerons un lapin… – Et nous boirons du Pomard… de son vieux Pomard !… – Oui, oui… de son vieux Pomard !… Il est redevenu gai et plein d'espoir. Tous les deux, Joseph toussant, le vicaire riant, se sont mis ensuite à parler des grosses farces du séminaire. Je suis parti le cœur serré. Ainsi, voilà un jeune homme qui va mourir. Ce n'est pas tout à fait une brute, ni tout à fait un ignorant, puisqu'il a lu des livres, appris des choses, suivi des classes. Il a dû ressentir des émotions, se créer des rêves. Si pauvre, si grossier, si incomplet qu'il soit, il doit avoir un idéal quelconque. Il va mourir, et il se désespère de mourir. Et la seule promesse de manger un lapin, lui redonne l'espoir de vivre. Quelle tristesse ! Et ce qui est plus triste encore, c'est que cela devait être ainsi ; c'est que le vivant ne pouvait pas offrir, le mourant ne pouvait pas recevoir une espérance plus efficace et plus adéquate à leurs communes aspirations. Cela m'a troublé, pour toute la journée. Je suis rentré par les rues silencieuses et froides. Le ciel est couvert comme d'une épaisse nappe de plomb. Quelques flocons de neige, obliquement chassés par un vent aigre, volent dans l'air. Les maisons sont fermées ; à peine si j'aperçois, derrière les fenêtres dépolies par le froid, quelques figures abêties et somnolentes. Et une sorte de pitié irritée me vient contre cette humanité, tapie là, dans ses bauges, et soumise par la morale religieuse et la loi civile à l'éternel croupissement de la bête. Y at-il quelque part une jeunesse ardente et réfléchie, une jeunesse qui pense, qui travaille, qui s'affranchisse et nous affranchisse de la lourde, de la criminelle, de l'homicide main du prêtre, si fatale au cerveau humain ? Une jeunesse qui, en face de la morale établie par le prêtre et des lois appliquées par le gendarme, ce complément du prêtre, dise résolument : « Je serai immorale, et je serai révoltée. » Je voudrais le savoir. 4 janvier La neige est tombée, toute la nuit, et couvre la terre. Une paresse m'a retenu au lit assez tard. Je ne voulais pas me lever. Il y a des moments où il me semble que je dormirais des jours, des semaines, des mois, des années. Je me suis levé, cependant, et, ne sachant que faire, j'ai rôdé dans la maison. Mon père est à la mairie. La mère Cébron balaye la salle à manger. Mes yeux, par hasard, se posent sur la photographie de ma mère. Elle a retrouvé, dans notre nouvelle demeure, sa place, sur la chemi- née, entre les vases bleus. De plus en plus elle s'efface, et le fond est tout jaune. On ne distingue plus les balustres, les étangs, les montagnes. De l'image même de ma mère, je ne vois que la robe, le mouchoir de dentelles, et les longs repentirs encadrant un visage sans traits et sans ombres. Le reste a presque disparu. Je prends la photographie, et, durant quelques secondes, je la considère sans émotion. Pourtant, brusquement, je demande à la mère Cébron : – Est-ce que mon père n'a rien gardé d'elle ? – Si !… si !… Il y a au grenier une caisse qui est pleine d'effets de madame. – Je voudrais les voir… Venez avec moi, mère Cébron. Nous trouvons la caisse, enfouie sous un tas de haricots, aux cosses sèches, la provision d'hiver… Quatre robes de laine, trois bonnets, un chapeau, quelques chemises… Et c'est tout !… Cela est mangé aux vers, décoloré, pourri. Une âcre odeur de moisi s'exhale de ces minces étoffes en lambeaux, de ces lingeries avariées. En vain, je cherche une forme, une habitude, quelque chose de vivant encore de celle qui fut ma mère, et dont le cœur battit sous ces débris de drap et de toile. Ce ne sont plus que des chiffons qui s'effilochent, se désagrègent, se crèvent, et me restent aux doigts. Alors, j'interroge la mère Cébron : – Elle était bonne, n'est-ce pas ? – Bonne !… bien sûr qu'elle était bonne ! La vieille a dit cela d'un ton qui ne me satisfait pas. J'insiste : – Elle n'a pas dû être toujours heureuse, avec mon père ? – Ah ! bien sûr que si qu'elle a été heureuse avec monsieur… Elle en faisait tout ce qu'elle voulait, la chère dame !… Elle le menait quasiment par le bout du nez… Ah ! le pauvre monsieur… Je vous assure qu'il ne pipait pas avec madame… Et puis !… La mère Cébron s'est arrêtée de parler. Elle n'a plus voulu rien dire. Cela m'intrigue. Cet « et puis ! » me paraît plein de choses mystérieuses qui font que, tout d'un coup, je m'intéresse passionnément à ma mère. Mon imagination part, à la suite de cet « et puis ! », dans les hypothèses sans fin. Une idée me prend, atroce, sacrilège et charmante. « Ma mère a peut-être aimé quelqu'un ? Et ce quelqu'un l'a peut-être aimée ? » Et, à mesure que cette idée s'enfonce en moi, j'aime ma mère, je l'aime d'un amour immense, d'un amour encore inconnu, qui me gonfle l'âme. Je ne puis demander aucune explication directe à la mère Cébron ; et je prends des détours pour l'interroger : – Est-ce qu'il venait beaucoup de monde, à la maison, autrefois ? – Il en venait !… il en venait, comme ci comme ça… – Mais, est-ce qu'il ne venait pas quelqu'un plus particulièrement ? – Hé ! Non ! il ne venait personne, plus particulièrement. Mais la vieille Cébron ment. Il venait quelqu'un, et ce quelqu'un aimait ma mère et ma mère l'aimait. Alors, je prends dans la caisse les pauvres loques pourries et je les embrasse, presque furieusement, d'un long, d'un horrible, d'un incestueux baiser. 8 janvier J'ai reçu, ce matin, une lettre de Bolorec. Cette lettre est longue, d'une calligraphie heurtée, d'une orthographe bizarre, incohérente et folle, en bien des endroits. Je ne la comprends pas toute, et ce que je ne comprends pas, je le devine. Mais elle m'a fait sursauter le cœur de joie. Bolorec, c'est-à-dire ce qu'il y a de meilleur dans mes souvenirs de collège ! Ce qui, seulement, a survécu à mes désenchantements ! Je le revois, lorsqu'il vint, pour la promenade, prendre place, entre Kerral et moi ! Comme il m'avait été antipathique, d'une antipathie amusée par sa laideur drôle ! Et puis, je l'ai aimé ! Malgré l'absence, malgré le silence, j'ai toujours, pour ce très étrange et peu communicatif ami des heures lourdes, une tendresse infinie, que je subis, sans trop me l'expliquer. Je crois précisément que cette tendresse s'augmente encore de l'énigme indéchiffrée qui est en lui, et qu'elle se fortifie de la crainte véritable qu'il m'inspire. Car, qu'est-il, Bolorec ? En vérité, je n'en sais rien. Combien de fois me suis-je posé cette question ? Combien de fois, aussi, lui ai-je écrit sans qu'il me répondît jamais ? Je m'imaginais qu'il m'avait oublié, et cela me faisait de la peine. Enfin, voici donc une lettre de lui ! Cette lettre je l'ai lue, relue vingt fois, peut-être. Bolorec est à Paris. Comment y est-il venu ? Qu'a-t-il fait depuis notre séparation ? Il ne me le dit pas. Bolorec me parle comme si je l'avais quitté la veille, et que je fusse au courant de sa vie, de sa pensée, de ses projets. Et ce sont à chaque ligne des réticences inintelligibles pour moi, des allusions cachottières à des affaires, à des événements que j'ignore. Ce que j'ai pu démêler d'un peu clair, dans cette lettre, c'est que Bolorec est à Paris, chez un sculpteur, « un pays à lui ». D'après ce qu'il me raconte, il ne sculpte guère, ni le sculpteur non plus. Je crois même qu'ils ne sculptent pas du tout. Dans la journée, ils voient des « chefs », qui se réunissent à l'atelier et préparent la « grande chose ». Le soir, ils vont dans des clubs, où le sculpteur parle « de la grande chose ». Qu'est-ce que c'est que « la grande chose » ? Bolorec ne l'explique point, et se montre enchanté. « Ça marche ; ça marche très bien. » Quand le moment sera venu, il m'avertira. Enfin, et c'est là où je m'embrouille tout à fait, on l'avait désigné pour accomplir « une grande chose », qui n'est pas « la grande chose », et qui devait faire avancer beaucoup « la grande chose ». Ça ne s'est pas arrangé, et c'est remis à plus tard. Un détail me frappe, dans sa lettre : presque à chaque ligne j'y trouve le mot Justice. Et ce mot est mieux écrit que les autres, avec des lettres droites, fermes et qui font, au milieu du gribouillage qui les entoure, un effet terrible. Et puis, çà et là, il y a des notes d'une singulière mélancolie. Bolorec n'aime pas Paris. Il regrette sa lande. Mais il faut qu'il reste. Lorsque la « grande chose » sera venue, alors il s'en retournera là-bas, et sera très heureux. Quelquefois, il va sur les fortifications, s'assied dans l'herbe, et rêve au pays. Une matinée, il a vu passer une petite bonne avec un soldat, une fille de chez lui, et il espère qu'elle repassera encore, seule, parce qu'il lui parlera. Elle s'appelle Mathurine Gossec. Malheureusement, elle n'est plus repassée. Quelquefois aussi, le dimanche, dans l'atelier, le sculpteur joue du biniou, et Bolorec chante des rondes bretonnes. Pauvre Bolorec ! Vainement, je cherche dans sa lettre un mot d'amitié pour moi, le désir exprimé de connaître un peu de ma vie. Il n'y a rien de pareil. Cet oubli m'attriste. Mais n'en a-til pas été toujours ainsi ? Et m'en a-t-il moins aimé ? Je n'en sais rien. Longtemps, à travers le fouillis de ces mots, où je retrouve les grimaces de ses lèvres, j'ai évoqué sa physionomie burlesque et chère, parfois si mystérieuse, et qui ne cessa de m'inquiéter. Elle m'apparaît plus inquiétante encore aujourd'hui et grandie par le vague d'un pressentiment douloureux et tragique. À force de regarder ces incompréhensibles pages, où les lettres se pressent, se bousculent, montent, s'entassent l'une contre l'autre, tordues, hérissées de pointes, parmi lesquelles ce mot : Justice ! éclate et claque comme un drapeau, il me semble que je vois Bolorec sur une barricade, dans de la fumée, debout, farouche, noir de poudre, les mains sanglantes. Et voilà qu'à la joie si ardemment désirée de tenir quelque chose de Bolorec, succède une inexprimable tristesse. J'éprouve, en ce moment, un double et pénible sentiment : un sentiment de crainte pour l'avenir de mon ami ; un sentiment de honte de mon inutilité et de ma lâcheté… Mais, m'a-t-il réellement aimé ? 8 janvier, minuit Cette lettre de Bolorec me poursuit et me trouble. Chose curieuse, Bolorec est maintenant absent des préoccupations qui me viennent de lui. Par une régression d'égoïsme, c'est moi seul que ces préoccupations englobent et tourmentent. Suis-je vraiment lâche ? Moi aussi, j'ai voulu me dévouer aux autres, non pas à la façon dont je soupçonne que Bolorec se dévoue ; j'ai voulu me dévouer par la pitié et par la raison. Et j'ai compris que c'était absurde et vain. Ici je connais tout le monde, je pénètre chez tout le monde. Si restreinte que soit cette petite ville, elle n'en contient pas moins les éléments de l'organisme social. Je n'y ai jamais vu que des choses désespérantes et qui m'ont écœuré. Au fond, ces gens se détestent et se méprisent. Les bourgeois détestent les ouvriers, les ouvriers détestent les vagabonds ; les vagabonds cherchent plus vagabonds qu'eux pour avoir aussi quelqu'un à détester, à mépriser. Chacun s'acharne à rendre plus irréparable l'exclusivisme homicide des classes, plus étroit l'étroit espace de bagne où ils meuvent leurs chaînes éternelles. Le jour où, si ignorant que je sois, et guidé par ma seule sensitivité, j'ai voulu montrer aux malheureux l'injustice de leurs misères et leurs droits imprescriptibles à la révolte ; le jour où j'ai tenté de diriger leur haine, non plus en bas, mais en haut ; alors ils se sont méfiés, et m'ont tourné le dos, me prenant pour un être dangereux ou pour un fou. Il y a là une force d'inertie, fortifiée par des siècles et des siècles d'atavisme religieux et autoritaire, impossible à vaincre. L'homme n'aurait qu'à étendre les bras pour que ses chaînes sautent ; il n'aurait qu'à écarter les genoux pour rompre son boulet ; et ce geste libérateur, il ne le fera pas. Il est amolli, émasculé par le mensonge des grands sentiments ; il est retenu dans son abjection morale et dans sa soumission d'esclave, par le mensonge de la charité. Oh ! la charité que j'ai tant aimée, la charité qui me semblait plus qu'une vertu humaine, la directe et rayonnante émanation de l'immense amour de Dieu, la charité, voilà le secret de l'avilissement des hommes ! Par elle, le gouvernant et le prêtre perpétuent la misère au lieu de la soulager, démoralisant le cœur du misérable au lieu de l'élever. Les imbéciles, ils se croient liés à leurs souffrances par ce bienfait menteur, qui de tous les crimes sociaux est le plus grand et le plus monstrueux, le plus indéracinable aussi. Je leur ai dit : « N'acceptez pas l'aumône, repoussez la charité, et prenez, prenez, car tout vous appartient. » Mais ils ne m'ont pas compris. Faut-il l'avouer ? Ils ne m'intéressent pas autant que je voudrais, parfois, me le persuader. Souvent leur grossièreté me choque et me répugne ; et j'ai, au spectacle de certaines misères, d'invincibles dégoûts. Peut-être n'est-ce qu'une curiosité artiste, et par conséquent féroce qui m'a porté vers eux ? J'ai joui, bien des fois, des accents terribles, des déformations admirables, de la patine splendide que la douleur et la faim mettent sur les visages des pauvres gens. Du reste, je ne me sens plus porté vers l'action, et je n'envisage pas la perspective de mourir pour une idée, sur une barricade ou sur un échafaud, non par peur de mourir, mais par un sentiment bien autrement amer, qui s'empare, de plus en plus, chaque jour de mon esprit : le sentiment de l'inutile. En tout cas, ces idées demeurent chez moi, à l'état spéculatif et intermittent. Elles me hantent, lorsque je suis enfermé dans ma chambre, désœuvré, ou par les temps moroses et les ciels pluvieux, et surtout, pendant les repas, à cause de la présence de mon père, qui est la négation complète de ce que je sens, de ce que je rêve, de ce que je crois aimer. Dehors, sous le soleil, elles s'évaporent comme ces brumes pesantes qui flottent au-dessus des marais. La nature me reprend tout entier et me parle un autre langage, le langage du mystère qui est en elle ; de l'amour qui est en moi. Et je l'écoute délicieusement, ce langage supra humain, supra terrestre, et, en l'écoutant, je retrouve les extases anciennes, les virginales, les confuses, les sublimes sensations du petit enfant que j'étais, jadis. Ce sont des moments de félicité suprême, où mon âme, s'arrachant à l'odieuse carcasse de mon corps, s'élance dans l'impalpable, dans l'invisible, dans l'irrévélé, avec toutes les brises qui chantent, avec toutes les formes qui errent dans l'incorruptible étendue du ciel. Oh ! mes projets, mes enthousiasmes ! Oh ! les illuminations de mon cerveau réjoui par la lumière ! Les rafraîchissements de ma volonté retrempée dans les ondes de ce rêve lustral ! Je redeviens la proie charmée des chimères. Je veux embrasser tout cela que je vois ; conquérir tout cela que j'entends. Je serai un poète, un musicien, un savant. Qu'importent les obstacles ? Je les briserai. Qu'importe ma solitude intellectuelle ? Je la peuplerai de tous les Esprits qui sont dans la voix du vent, dans les ombres de la rivière, dans les profondeurs des bois, dans l'haleine des fleurs, dans la magie des lointains. Hélas, ces crises durent peu. Je n'ai de la persévérance en rien de ce qui est beau et bon. Et, lorsque je reviens, mes bras sont davantage lassés d'avoir voulu étreindre l'impalpable, mon âme est dégoûtée davantage d'avoir entrevu l'inaccessible entrée des Joies pures, et des bonheurs sans remords. Je retombe de plus haut, et plus douloureusement, aux obscures hontes de mon inguérissable solitude. La lettre de Bolorec est là, ouverte sur ma table. Je la relis encore. Pauvre Bolorec !… Je l'envie peut-être… Lui, du moins, a une passion qui emplit sa vie. Il attend la « grande chose » qui ne viendra jamais, sans doute ; mais il attend, tandis que moi je n'attends rien, rien, rien ! 10 janvier Voilà cinq ans que j'ai quitté le collège. Depuis ce temps, il ne se passe pas de nuits que je n'y rêve. Et ces rêves sont atrocement pénibles. À peine s'ils ont, parfois, un côté fantastique, des déformations de choses et de visages dont l'irréel atténuerait, il me semble, ce que cette presque réalité a de persécuteur. Non, c'est le collège qu'ordinairement je revois à peu près tel qu'il est, avec ses classes, ses cours, ses figures haïes, tout ce que j'y ai enduré et souffert. Le jour, le collège continue sur moi son œuvre sourde, implacable de démoralisation ; la nuit, jusque dans mon sommeil, j'en revis les douleurs. Phénomène singulier, ce rêve ne varie jamais en son obsession… C'est mon père qui entre dans ma chambre. Sa physionomie est grimaçante et sévère. Il a sa redingote de cérémonie et son chapeau de haute forme. – Allons, me dit-il, il est temps. Nous partons. Nous traversons d'affreux pays noirs où des chiens féroces poursuivent de petits paysans. Tout le long de la route, sur les pierres des dolmens, des Jésuites immenses et longs sont penchés qui ricanent, en secouant sur nous leurs soutanes déployées et pareilles à des ailes membraneuses de chauve-souris. Quelques-uns volent au-dessus des flaques d'eau, en tournant sans cesse. Puis, brusquement, c'est le collège, son portail grinçant, son étroite cour ; au fond, la chapelle que domine la croix d'or, et le parloir, à droite, gardé par d'horribles frères accroupis ; et ce sont les couloirs, la façade, les cours de récréation. Je me retourne : mon père n'est plus là. Alors une clameur s'élève des cours. Collégiens, professeurs, frères, tous accourent, menaçants, furieux, brandissant des pelles, des fourches, des bâtons, me jetant dans les jambes de gros livres latins et des pierres. – C'est lui ! C'est lui ! Le Père Recteur, le Père de Marel, le Père de Kern conduisent la foule cruelle. Et la course commence, ardente, féroce, où tout ce que j'ai connu d'abominable se représente à moi, en aspects terrifiants, et pas sensiblement dénaturé. Je trébuche contre des confessionnaux, me cogne à l'angle des chaires, roule sur des marches d'autel, tombe sur des lits où je suis piétiné, assommé, écartelé. Je me réveille alors, le corps tout en sueur, la poitrine haletante, et je n'ose plus me rendormir. Que n'ai-je point fait pour vaincre ces rêves qui me rendent inoubliable ce que je voudrais tant oublier ? Avant de me coucher, je me suis fatigué le corps et l'esprit ; j'ai marché dans la campagne, comme un fou, ou bien, assis devant une table, j'ai travaillé très tard à ces vaines pages. J'ai tenté d'évoquer d'autres images, des images riantes, et ce que je puis encore avoir de souvenirs heureux et gais ; j'ai tenté d'évoquer des images brûlantes, des luxures, de m'abstraire tout entier, en des représentations obscènes, de l'intolérable hantise de ces rêves. Tout cela est inutile. J'en suis arrivé maintenant à redouter le sommeil, à l'éloigner de moi, autant que possible. J'aime encore mieux supporter l'ennui des lentes heures nocturnes, pourtant si lentes ! si lentes ! La nuit dernière, mon rêve a été autre, et je le note ici, parce que le symbolisme m'en a paru curieux. Nous étions dans la salle du théâtre de Vannes : sur la scène, au milieu, il y avait une sorte de baquet, rempli jusqu'aux bords de papillons frémissants, aux couleurs vives et brillantes. C'étaient des âmes de petits enfants. Le Père Recteur, les manches de sa soutane retroussées, les reins serrés par un tablier de cuisine, plongeait les mains dans le baquet, en retirait des poignées d'âmes charmantes qui palpitaient et poussaient de menus cris plaintifs. Puis, il les déposait en un mortier, les broyait, les pilait, en faisait une pâtée épaisse et rouge qu'il étendait ensuite sur des tartines, et qu'il jetait à des chiens, de gros chiens voraces, dressés sur leurs pattes, autour de lui, et coiffés de barrettes. Et que font-ils autre chose ? 24 janvier Aujourd'hui, il est passé, par Pervenchères, un régiment de dragons. C'est un événement considérable, dans un petit pays, que le passage d'une troupe de soldats. On en parle huit jours à l'avance, et chacun se promet des joies que je ne comprends guère, qu'il m'est impossible de partager, mais qui n'en sont pas moins fortes, au cœur grossier des multitudes. Est-ce curieux que le peuple ne vibre qu'à ces deux sentiments : le sentiment religieux, et le sentiment militaire, qui sont les plus grands ennemis de son développement moral ?… Notre maison est sens dessus dessous, et mon père, en sa qualité de premier magistrat de la commune, fort agité. On a préparé une chambre pour le colonel qu'il compte recevoir et héberger ; il a fallu changer les meubles de place, nettoyer l'escalier, astiquer la salle à manger, ratisser les allées du jardin. Depuis le matin, dès l'aube, mon père va de la mairie, où il a dû répartir les billets de logement, contrôler les sacs de pain, à la maison où il surveille le travail de la mère Cébron. Il a sorti de l'armoire le beau service de table, et commandé des provisions de bouche, extraordinairement fastueuses. Moi, j'ai fait comme beaucoup de gens qui n'ont rien à faire, je suis allé à l'entrée du bourg, sur la route de Bellême, attendre le régiment. Il y a là beaucoup de monde. M. Champier pérore dans un groupe et gesticule. Il est venu en voisin, chaussé de pantoufles de tapisserie, et coiffé de sa calotte de velours noir. Il expose : – Moi, ça me réjouit toujours, les militaires… Quand j'entends le tambour ou le clairon… vous me croirez, si vous voulez… eh bien, ça me fait pleurer !… L'armée, ah ! l'armée !… Il n'y a que ça !… Et la Patrie, quelle belle chose !… M. Gambetta et les révolutionnaires auront beau dire et beau faire, la Patrie sera toujours la Patrie !… Elle restera une idée… une idée française… éminemment française ! Les autres hochent la tête, approuvant. Ils discutent ensuite pour savoir ce qui leur représente le mieux l'idée de la Patrie. – Moi, c'est la cavalerie ! professe M. Champier… – Moi, c'est l'artillerie !… dit un autre… parce que, sans l'artillerie, vous aurez beau avoir la cavalerie… Un troisième s'exclame : – Et l'infanterie ?… l'infanterie, messieurs… Que diable, le pioupiou, le pioupiou français !… Pendant quelques minutes l'on n'entend plus que ce mot : français qui vibre comme des coups de clairon, sur la bouche molle et couarde de ces affreux bourgeois. Je voudrais bien connaître, là-dessus, l'opinion de mon père. Il doit en avoir plusieurs d'admirables. Quel dommage qu'il ne soit pas là ! Je laisse M. Champier pérorer dans son groupe de patriotes, et je me dirige plus loin sur la route où je ne rencontre que des figures réjouies par l'attente. La matinée est charmante, très douce, d'une douceur printanière. Un pâle soleil crève, par intermittence, les nuages blancs, soyeux, qui couvrent le ciel. Les lointains ont des délicatesses infinies, des puretés, des clartés sourdes de voiles virginaux, enflés de jeunes brises. Sur le bois de pins qui ferme l'horizon, sur le bois de pins d'un bleu paon noyé de nacres fluides, on dirait que courent des lueurs à demi éteintes d'arc-enciel. Et les haies barrent les champs de hachures pourprées, et les champs étendent leurs nappes vertes, d'un vert poudré de rose, qui, tantôt, a des consistances translucides de pierres précieuses, et tantôt des vaporisations d'ondes. La foule grossit, poussée là par un même instinct sauvage, car c'est maintenant une foule. Elle me paraît absolument hideuse. Jamais encore, il me semble, je n'ai si bien compris l'irréductible stupidité de ce troupeau humain, l'impuissance de ces êtres passifs à sentir les beautés naturelles. Pour les faire sortir de leurs trous, pour amener sur leurs visages ces épais sourires de brutes ataviques, il leur faut la promesse des spectacles barbares, des plaisirs dégradants qui ne s'adressent qu'à ce qu'il y a de plus bas, de plus esclave en eux. Marguerite est là, elle aussi, conduite par sa bonne. Elle aussi, comme tout le monde, elle manifeste une agitation insolite qui m'offusque. À peine si elle remarque le bonjour que je lui adresse. – L'avant-garde est déjà arrivée depuis longtemps, vous savez, me dit-elle. Et elle grimpe sur le talus, pour voir de plus loin la route. Elle qui, d'habitude, me gêne plutôt par la persistance de ses œillades, m'obsède de ses tendresses muettes ; elle qui, toujours, cherche à se rapprocher de moi, à se frôler à moi, elle ne me regarde plus du tout. J'éprouve quelque dépit, plus que du dépit, de la jalousie. Je lui parle, elle me répond par des mots brefs, ou ne me répond même pas. Et, tout d'un coup, hissée sur la pointe de ses pieds, battant des mains, elle s'écrie : – Les voilà ! les voilà ! En effet, là-bas, sur la route, quelque chose brille et miroite, dans le soleil pâle de cette douce matinée. Cela s'allonge, cela s'avance. Marguerite répète : – Les voilà ! les voilà ! Je ne l'ai jamais vue ainsi, impatiente, l'œil enflammé, toute frissonnante de désirs, si ce n'est avec moi et pour moi. Et je m'irrite, contre elle, de n'être pour rien dans cette joie qu'elle montre, dans cette passion qui émane d'elle, et d'où je suis absent. J'en veux à Mme Lecautel de l'avoir laissée venir ici. Il me semble que ce n'est pas sa place. – Ah ! les voilà ! les voilà ! Ils défilent, droits sur les croupes harnachées des chevaux ; ils défilent, pesants, éclatants, splendides, dans un remuement d'armes, dans un entrechoquement d'éclairs. Le sol tremble et gronde. Sous les casques qui étincellent, les figures sont bronzées, les muscles puissants ; les thorax bombent comme des armures, et les crinières s'épandent sur les nuques solides, en torsions noires, sinistres, rappelant le temps des antiques barbaries. Je sens un frisson courir dans mes veines. Un sentiment, plus fort que ma volonté, s'empare de moi, malgré moi, qui n'est ni de l'orgueil, ni de l'admiration, ni un élan quelconque vers l'idée de la patrie ; c'est une sorte d'héroïsme latent et vague, par lequel ce qu'il y a dans mon être de bestial et de sauvage, se réveille au bruit de ces armes ; c'est le retour instantané à la bête de combat, à l'homme des massacres d'où je descends. Et je suis pareil à cette foule que je méprise. Son âme, qui me fait horreur, est en moi, avec ses brutalités, son adoration de la force et du meurtre. Ils défilent toujours. J'observe Marguerite. Elle n'a pas bougé de son talus. Elle est grave, très raide, le corps tendu, comme dans l'attente d'un spasme. Ses narines aspirent l'odeur forte de ces mâles ; et son regard, dévoilé de pudeur, a quelque chose de cruel, de farouche, et de dompté qui véritablement m'effraie. Elle aussi subit la domination de ces épaules carrées, de ces poitrines robustes, de ces visages bruns, de cette rudesse conquérante, de cette force qui flamboie dans le soleil ; mais elle la subit par le sexe. J'ai senti remuer en moi, tout à l'heure, des désirs obscurs et mal éteints de destruction : elle, ce sont des désirs obscurs, aussi, et infiniment plus puissants, de création humaine, qui l'agitent, gonflent son corps mince et fragile d'un bouillonnement de vie formidable et sacrée. Un dragon l'a regardée et lui a souri, d'un sourire de brute obscène. Mais elle ne l'a pas vu. Ce n'est pas un homme qu'elle voit et choisit ; ce sont tous ces hommes auxquels elle voudrait se livrer, rudoyée, écrasée, dans un seul embrassement. Je la trouve belle, plus belle, belle d'une beauté presque divine, parce que je viens de comprendre en elle une des lois de la vie, et que, pour la première fois, le rôle de la femme m'apparaît dans sa douloureuse et sublime ardeur créatrice. Comme le mariage, qui soumet aux polissonneries infécondes d'un seul homme l'admirable fécondité du corps de la femme, me semble une chose monstrueuse, un crime de lèsehumanité ! Et comme, en ce moment, j'éprouve de la pitié et du respect pour les malheureuses créatures, honnies, méprisées, qui s'en vont, sur les bornes du chemin et dans les bouges interdits, râler l'amour avec les passants ! Ils ont défilé. La foule les suit. Nous rentrons. Marguerite est silencieuse, un peu lasse, toujours grave. Moi, je retombe vite à d'autres sensations. La conception que je me suis faite de l'amour, dans une lueur de raison ou de folie, je ne sais, n'a pas duré. Je suis revenu, rapidement, aux impressions de luxure. Cela est ainsi. Tout ce que je pense parfois de généreux, il faut que je le ramène, aussitôt, à un salissement, par une pente naturelle et détestée de mon esprit. Toute la journée, je suis resté fort dégoûté et très sombre. Je ne me suis égayé un peu qu'au dîner. Le colonel n'a pas accepté l'hospitalité de M. le maire ; il a préféré descendre à l'hôtel et manger avec ses officiers. Mon père est furieux. Il m'observe de coin, et je suis sûr qu'il m'accuse de cette déconvenue. Lorsque la mère Cébron apporte triomphalement une dinde rôtie, énorme, dorée, luisante de graisse, mon père ne peut plus maîtriser sa colère. – Remportez ça ! crie-t-il. – Mais, monsieur… – Remportez ça, je vous dis !… Je crois que si mon père avait cru de sa dignité de parler devant moi, la cavalerie eût passé un mauvais quart d'heure. 25 janvier Je vais, deux ou trois fois par semaine, chez Mme Lecautel. Ces visites sont, pour moi, une distraction et un moyen de rompre ma solitude un peu. Mais je n'y éprouve pas un vrai plaisir. Mme Lecautel n'est pas la femme intelligente que je voudrais qu'elle fût. Elle a infiniment de préjugés bourgeois, infiniment de petitesses d'esprit et de cœur, et elle ne comprend rien au mal qui me ronge. Aussi ne lui en parlé-je pas. Nous parlons de choses indifférentes et quelconques, les seules d'ailleurs dont elle puisse parler. Lorsque je veux émettre une des idées qui me tourmentent, je sens que cela l'effare, et je me tais… Oh ! n'avoir jamais près de soi un être supérieur et, à défaut de cet être rare, un cœur simple et droit, un cœur de bonté et de pitié, à qui vous puissiez vous montrer tel que vous êtes, et qui vibre à ce que vous sentez, à ce que vous pensez, qui redresse vos erreurs, vous encourage et vous dirige !… Ordinairement, la conversation roule sur les bonnes dont Mme Lecautel change tous les mois. La grande idée qui domine sa vie, c'est que, dans quelque temps, « si cela continue », il sera tout à fait impossible de s'en procurer. Là-dessus, elle brode des variations économiques qui n'en finissent plus. Et pendant que Mme Lecautel me raconte ses malheurs domestiques, je pense qu'elle paie ses bonnes douze francs par mois, qu'elle les nourrit à peine, les traite durement, militairement, leur demande toutes les soumissions blessantes, toutes les vertus désintéressées, tous les soins savants et délicats des ménagères accomplies, pour douze francs !… Je ne discute pas – à quoi bon ? – et je répète avec elle : « C'est une plaie ! » Une autre de ses grandes idées, c'est que je sois soldat. Elle ne trouve rien d'aussi beau que le métier militaire. Au fond, je crois bien que ce désir de me voir porter la capote n'est qu'un prétexte égoïste à revivre son passé brillant, à rappeler ses petites vanités anciennes, ses honneurs regrettés, les actions d'éclat de son mari. Ah ! son mari ! Ses portraits sont partout, chez elle, en grande, en petite tenue, en capitaine, en colonel, en général. Ils couvrent les murs, envahissent les tables des cheminées, assiègent les meubles. C'est un gros bonhomme de chair vulgaire, le képi sur l'oreille, ou le chapeau en bataille, la poitrine tailladée de croix, un air de casseur et d'affreux butor, avec des moustaches épaisses qui tombent sur une impériale longue et pointue. Il me semble que je l'entends sacrer, tempêter de sa voix éraillée de rogomme et brûlée d'absinthe. Elle le trouve beau, glorieux, admirable. Une fois, elle m'a dit, tout émue, qu'en Algérie, il avait tué, de sa main, de sa propre main, cinq Arabes, et qu'il en avait fait fusiller cinquante autres, d'un seul coup ; et elle a ajouté : – Mon Dieu ! il avait ses défauts, mais c'était un héros ! Une autre fois, elle me dit encore : – Regardez comme Marguerite lui ressemble ? Cela m'a paru d'abord une assimilation inconvenante et déplacée. En observant ces portraits et en les comparant à la jolie, fine, étrange figure de Marguerite, j'ai fini par découvrir une ressemblance, lointaine il est vrai, plutôt morale que physique, mais réelle. Il y a dans ces deux fronts, le front du butor et le front de l'enfant charmant, une obstination pareille ; dans les yeux, oui, dans les yeux, quelque chose de pareillement hagard, de pareillement héroïque. On sent que le père a dû se précipiter, tête baissée, dans la bataille et dans le meurtre ; on sent que la fille se précipitera de même dans l'amour. Marguerite ! Quel sentiment ai-je pour elle ? Est-ce de l'amour ? Est-ce de la haine ? Est-ce tout simplement de l'ennui qu'elle me cause ? Je ne le sais pas bien. C'est un peu de tout cela, et ce n'est pas cela. En tout cas, elle m'occupe. Il est, je crois, impossible de rencontrer une jeune fille aussi ignorante. Elle ne sait rien et n'a aucun désir de savoir quelque chose. Mme Lecautel n'a pas voulu mettre sa fille à la pension de SaintDenis, à cause de sa trop fragile santé et des crises nerveuses qui durèrent pendant toute son enfance et menacèrent sa vie. C'est elle qui s'est chargée du soin de son éducation, une éducation forcément intermittente et très incomplète, à laquelle Marguerite s'est montrée toujours rebelle. Devant les impatiences, les colères, les révoltes de sa fille, elle a même dû renoncer tout à fait à ces vagues leçons, dans la crainte de voir les crises reparaître. Il ne semble pas que cela ait été un ennui, ni une déception pour elle. Mme Lecautel ne s'aperçoit plus de ce qui manque à sa fille, et puis, elle a pris l'habitude de la traiter, même bien portante, en enfant malade. Tantôt Marguerite est, en effet, comme un enfant, comme un baby, insignifiante et babillarde ; tantôt elle est pire qu'une femme corrompue ; alors il y a, en ses yeux, des lueurs d'abîme, des lueurs farouches, fauves, profondes, terribles. Parfois elle a des expansions subites, des besoins de tendresses frénétiques ; parfois, des silences sombres, d'où on ne peut la faire sortir. Elle rit et pleure, sans motif apparent. Elle est faite pour l'amour, uniquement pour l'amour. L'amour la possède, comme il ne posséda peut-être jamais une pauvre créature humaine. L'amour circule sous sa peau, brûlant ainsi qu'une fièvre ; il emplit et dilate son regard, saigne autour de sa bouche, rôde sur ses cheveux, incline sa nuque ; il s'exhale de tout son corps, comme un parfum trop violent et délétère à respirer. Il commande chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes. Marguerite en est l'esclave douloureuse et suppliciée. Elle ne m'embrasse plus comme autrefois, mais je sens ses lèvres prêtes au même baiser. Elle ne me couvre plus de ses caresses ardentes, précipitées, désireuses de la chair du mâle, ainsi qu'elle faisait, gamine ; mais son corps cherche le mien. Quand elle m'approche, elle se livre, toute ; elle a des gestes inconscients, des cambrures de reins, des tensions du ventre qui la dévêtent, et me la montrent en sa nudité pâmée. Dès que j'arrive, elle s'anime ; ses prunelles s'allument, ses joues se colorent aux pommettes d'un sang plus vif, s'estompent aux paupières d'un cerne d'ombre ; un besoin de mouvement l'agite, et la pousse. Elle va, vient, virevolte, et saute, prise d'une joie nerveuse, qui lui met au visage une expression de souffrance. Et ses yeux, obstinément sont fixés sur moi, si hardis, si voraces, qu'ils me font rougir et que je ne puis en supporter l'éclat sombre. Mme Lecautel ne se rend compte de rien. Pour elle, j'imagine, ce sont des fantaisies d'enfant gâtée, qui ne tirent pas à conséquence. Elle lui dit seulement de sa voix placide, ce qu'elle lui disait lorsque Marguerite était toute petite : « Allons, ne t'excite pas ainsi, ma chérie… Sois tranquille. » Souvent, je suis tenté de l'avertir, et je n'ose pas. Je n'ose pas, et puis j'éprouve vraiment des sensations singulières et compliquées. Loin d'elle… ah ! loin d'elle !… j'ai le cœur gonflé d'une ivresse qui doit être l'amour. C'est un trouble physique qui s'empare de tout mon être, un trouble très doux et très fort, comme si la vie faisait irruption en moi. Il n'y a pas un atome de mon corps, pas une parcelle infinitésimale de mon âme qui n'en soient inondés et rafraîchis. En même temps, mes idées s'épurent et grandissent. Sans nul effort, d'un léger coup d'aile de ma pensée désentravée, j'atteins des hauteurs intellectuelles que je n'avais pas connues jusqu'ici. Il me semble que je suis le dépositaire de formes sacrées qui s'achèvent et se parfont en moi ; que toute l'humanité, qui n'est pas venue encore, s'agite en Marguerite et en moi, et qu'il ne faudrait qu'un choc de nos deux lèvres, qu'une fusion de nos deux poitrines, pour qu'elle jaillît, de nous, superbe de création, triomphante de vie. En ces moments d'exaltation, je sors, je marche, très longtemps, dans la campagne. Mes tristesses ont disparu ; tout me semble plus beau, d'une beauté surhumaine, d'une surnaturelle splendeur. Je parle aux arbres fraternels ; je chante des cantiques de joie nuptiale, aux fleurs, mes sœurs charmées. J'ai reconquis ma pureté. La force, l'espoir circulent dans mes veines, en ondes régénératrices et puissantes. Près d'elle… ah ! près d'elle… je me sens glacé. Je la vois et mon enthousiasme s'est évanoui ; je la vois et mon cœur s'est aussitôt gonflé et refermé ; il est vide, vide de tout ce qu'il contenait de fort, de généreux, de réchauffant. Souvent même, sa seule présence – sa présence délicieuse – m'irrite. Je ne puis supporter qu'elle rôde autour de moi, qu'elle s'approche de moi. Son contact m'est presque un supplice ; un simple frôlement de sa jupe sur mes jambes me cause, à l'épiderme, une révolte. Je fuis sa main, je fuis son haleine, je fuis son regard embrasé d'amour. Deux fois, à la dérobée, elle a saisi ma main et l'a serrée : je l'aurais battue ! C'est, en moi, pour elle, un mélange de pitié et de répulsion, quand elle est là, près de moi ! Et, lorsque je les vois, toutes les deux, côte à côte, la fille si jolie, si pleine d'ardente jeunesse, si désirable, et la mère, déjà vieille, dont la peau se ride, dont le corps se déforme, dont les cheveux blanchissent, c'est à cette dernière que, bien des fois, par une criminelle perversité, par une inexplicable folie de mes sens, sont allés mes désirs et se sont adressées mes luxures. Sa main qui, déjà, se noue aux articulations, sa taille épaissie, ses hanches écrasées me tentent ; je me sens grisé, en quelque sorte, odieusement grisé, à la vue de ces pauvres chairs ruinées, écroulées, couturées de plis vénérables et maternels ! Un jour que sa fille n'était pas là, espérant peut-être amener entre nous l'impossible réalisation de ces rêves ignobles, lâchement, sournoisement, je dis à Mme Lecautel : – Il ne faut plus que je vienne si souvent chez vous. Cela me fait beaucoup de peine… mais il ne faut plus. – Et pourquoi, mon enfant ? me demanda-t-elle, surprise. – Parce que, fis-je, jouant la comédie de l'embarras et de la pudeur… parce que, dans le pays, on jase… on dit que je suis… que vous êtes… enfin on dit… Et comme je m'étais arrêté cherchant mes mots : – On dit quoi ? interrogea, très intriguée, Mme Lecautel. Lâchement, sournoisement, je ne craignis pas de proférer, en dirigeant sur elle un œil oblique et cruel, ces mots : – On dit que vous êtes… ma maîtresse ! – Taisez-vous !… quelle infamie ! Ah ! le regard qu'elle me jeta ! Je ne l'oublierai jamais, ce regard de révolte, de pudeur outragée… Oui, ce regard d'honnête femme où cependant, je vis – et cela me brisa le cœur, et je l'adorai, depuis, comme une sainte, à cause de ce regard – où je vis une tristesse flattée, un regret peut-être, certainement une furtive lueur d'amour ! Que je l'ai aimée de ce regard, par où m'est apparue, pour la première fois, dans sa mélancolie si poignante, l'infinie et immortelle pitié du cœur de la femme. 2 février Ce matin, j'ai trouvé, dans la cuisine, le journal de mon père, qui traînait par hasard. Je l'ai parcouru et j'ai lu ceci : « On annonce que le R. P. de Kern prêchera le Carême cette année, à l'église de la Trinité. Le R. P. de Kern est un des prédicateurs les plus éloquents de la Société de Jésus. On se rappelle le bruit que firent à Marseille, l'année dernière, ses admirables sermons, véritablement inspirés. Aux qualités de dialectique serrée et savante du R. P. Félix, le R. P. de Kern joint un charme de parole, qui fait de chacun de ses sermons un morceau achevé de littérature sacrée et même classique. L'éloquent prédicateur est de grande taille et d'allure essentiellement aristocratique. Son visage respire la plus haute piété. Il y aura foule, à la Trinité. » Quelle ironie ! Le premier moment de surprise passé, je me suis demandé quelle impression cela me causait. Je n'ai pas de haine contre le Père de Kern ; son souvenir ne m'est pas odieux. Certes, il m'a fait du mal, et les traces de ce mal sont profondes en moi. Mais ce mal, devais-je, pouvais-je y échapper ? N'en avais-je pas le germe fatal ? Chose curieuse et qui me trouble. De tous les prêtres que j'ai connus, il est, je crois, celui que je déteste le moins. Je voudrais l'entendre. J'ai encore, dans l'oreille, le son de sa voix, pénétrant et doux. Après tout, il était peut-être sincère, lorsqu'il me disait ces belles choses, dans l'embrasure de cette fenêtre, que je revois, devant le ciel nocturne, que parfois, je regrette. Il s'est peut-être repenti, qui sait ?… Et, peut-être, est-ce de ce repentir que lui viennent ces inspirés accents d'éloquence ! Ma pensée ne s'est pas arrêtée longtemps au Père de Kern. Elle s'attache, tout entière, vers l'impassible visage du Père Recteur, sur ses yeux pâles, sur cette bouche ironique, hautaine et bienveillante, mais d'une bienveillance qui ne pardonne jamais, et qui tue. Savait-il, lorsqu'il me renvoya ?… Il devait savoir… Je vais écrire à Bolorec d'aller à la Trinité entendre le Père de Kern, et me dire comment il est maintenant, et quels sujets il a choisis pour ses sermons. 25 février Bolorec ne m'a pas écrit, et le journal n'a plus reparlé du Père de Kern. Souvent j'interroge Mme Lecautel qui, par les journaux de la poste, est au courant de tout. Elle ne sait rien non plus… Cela m'ennuie… 10 mai Mon premier rendez-vous avec Marguerite ! Je n'aurais pas cru que cela fût possible ! Hier, en me reconduisant, seule jusqu'à la porte de la rue, elle m'a dit, tout à coup, très vite et très bas : – Ce soir, dix heures, trouve-toi, sur la route, devant l'allée des Rouvraies. J'ai été stupéfait d'abord, et puis j'ai répondu : – Non, Marguerite, c'est impossible… Je ne ferai pas cela… – Si, si, si !… Je veux ! Sa voix montait, impatiente. J'ai eu peur que sa mère ne l'entendît ; j'ai eu peur aussi d'une scène, d'une crise, car elle était très agitée, très nerveuse. – Soit ! ai-je fait. – À dix heures ! Et Marguerite a refermé la porte. Toute la journée, je me demandai si je devais aller à ce rendez-vous ! La laisser seule sur la route : je ne le pouvais pas. Et puis, du caractère absolu et fantasque dont je connaissais Marguerite, j'avais à craindre qu'une fois sortie, et ne me voyant point, elle ne s'en vînt chez moi ! Je me promis, d'ailleurs, de lui parler fermement. Pourtant, à mesure que l'heure avançait, l'autre Marguerite, la Marguerite lointaine, faisait place, peu à peu, dans mon rêve, à celle que je venais de quitter. Une appréhension d'elle succédait au dégoût en allé ; une appréhension agréable, l'angoisse d'une attente délicieuse, d'un mystère désiré, qui me rendait bien lentes les heures, et bien éternelles, les minutes. La nuit était sombre, sans lune. Une fraîcheur humide s'évaporait de la terre, et dans l'air des parfums rôdaient. J'étais sur la route, depuis une demi-heure, en avance, ayant eu le temps de m'habituer à l'obscurité, inquiet du moindre bruit, plein d'une anxiété profonde et vague, comme ces masses d'ombre où des frissons d'amour couraient. Car c'étaient, sous le ciel silencieux, des masses d'ombre confuses, et d'errantes silhouettes, parmi lesquelles la route se dessinait un peu plus pâle, la route par où, dans un instant, Marguerite allait venir, ombre furtive elle aussi, et furtive silhouette, perdue dans le mystère nocturne. Je l'entendis, d'abord, sans la voir : un bruit cadencé et rapide, alerte comme la fuite d'une bête dans un fourré ; puis je la vis, toute vague, à peine corporelle, disparaissant et reparaissant ; puis soudain, je la sentis près de moi. Elle était enveloppée d'un châle noir, si noir que son visage brillait presque, ainsi qu'une étoile dans les ténèbres. – Je suis en retard, dit-elle, essoufflée. J'ai cru que mère ne se coucherait pas ce soir. Et, saisissant ma main, elle m'entraîna : – Allons sur le banc, dans l'allée, veux-tu ? Lorsque nous fûmes assis, sur le banc, dans l'allée, elle contre moi, frissonnante et réelle, le charme s'était envolé. J'éprouvai un remords violent d'être venu, un ennui d'être là ! Brusquement je retirai ma main de la sienne. – C'est très mal ce que nous faisons là, Marguerite, prononçai-je gravement… Je n'aurais pas dû… Mais elle m'interrompit doucement : – Tais-toi… Ne dis pas ça… Il y avait si longtemps que je le voulais… C'est vrai, tu n'avais pas l'air de comprendre… Sois gentil, ne me gronde pas… Je suis bien heureuse ! Elle soupira : – N'être jamais seuls ensemble ! C'est vrai aussi, cela m'ennuie, tiens !… Je ne puis rien te dire, moi… Et j'ai tant de choses à te dire, tant, tant, tant !… Donne-moi ta main. Elle parlait bas, la tête reposée sur mon épaule, son corps reposé contre le mien qui se glaçait. Et je le sentais frémir ce corps jeune, onduleux et souple, je le sentais haleter, battre, se tordre contre moi ; ma peau s'horripilait ; j'avais sur tout mon épiderme, de la tête aux pieds, comme un agacement nerveux, comme une impression d'intolérable chatouillement ; il me semblait que je subissais le contact d'un animal immonde. J'avais, oui, véritablement, j'avais l'horreur physique de cette chair de femme qui palpitait contre moi. Je ne pensais plus qu'à une chose : la forcer à partir. Je me reculai vivement. – D'abord, fis-je avec dureté, expliquez-moi comment vous avez fait pour quitter la maison, Marguerite. – Oh ! vous… Il me dit vous… Dis-moi tu, tout de suite. – Voyons, Marguerite, je vous en prie. – Dis-moi tu… dis-moi tu… Sa voix tremblait, je redoutais une scène de larmes. – Eh bien, comment as-tu fait pour quitter la maison ? Elle se rapprocha de moi et, rieuse, enfantine, en petites phrases désordonnées, elle me raconta que, depuis plus d'un mois, elle huilait, chaque jour, les serrures et les gonds des portes, qu'elle était déjà, plusieurs fois, sortie dans la rue, pour essayer… et que c'était très facile. – Tu comprends, ça ne fait pas de bruit… Je vais nu-pieds… mère dort. Et dans la rue, eh bien ! dans la rue, je marche nupieds aussi, pendant plus de cinquante pas… Et puis après, je mets mes bottines et je cours. Se dégageant et se levant, d'un geste vif elle fit sauter, en l'air, l'une de ses bottines, et posa son pied nu sur ma cuisse. – Tâte mon pied ! fit-elle… Tâte donc ! Il était humide et froid, et couvert de grains de sable. – C'est de la folie ! m'écriai-je. – Ah bien ! j'ai marché dans une flaque !… Qu'est-ce que ça fait ?… Puisque c'est pour te voir… Tâte encore… tu me réchauffes. Je cherchai la bottine, lancée au milieu de l'allée, et je rechaussai Marguerite. Elle se laissait faire, heureuse de livrer quelque chose d'elle à mes soins, qui lui étaient une caresse, et babillait d'innocentes paroles. Était-ce l'enfantillage de ce babil qui éloignait de moi toute autre pensée redoutée ? Mon irritation diminuait et se fondait, peu à peu, dans la tristesse et dans la pitié, une pitié profonde pour cette créature si jolie et irresponsable, dont j'entrevoyais l'avenir perdu, la vie sombrée en d'irréparables catastrophes. J'essayai de la raisonner, je lui parlai doucement, avec une tendresse fraternelle. Elle se pelotonnait contre moi, sa main dans la mienne, silencieuse maintenant, les yeux tournés vers le ciel qui, entre les feuilles des trembles de l'allée, se nacrait d'une lueur à chaque minute, plus vive et envahissante, la lueur de la lune encore invisible et cachée par les coteaux de Saint-Jacques. – Si ta mère s'apercevait de ton absence, Marguerite, pense au chagrin que tu lui ferais ! Elle en mourrait peut-être ! Elle t'aime tant, tu le sais bien !… Quand tu étais malade, rappelletoi, comme elle t'a soignée, comme elle était, nuit et jour, penchée sur ton lit, avec l'affreuse torture de te perdre !… C'est qu'elle n'a plus que toi, vois-tu. Non seulement tu es la consolation, mais tu es la raison seule de sa vie… Je suis sûr qu'elle doit se lever, la nuit, pour veiller sur ton sommeil, pour t'entendre respirer et dormir ! Marguerite, tu ne sais pas cela !… Mais quand elle me parle de toi, quelquefois, elle pleure, la pauvre femme… Elle me dit : « Oui, Marguerite va mieux…, mais elle est si drôle parfois… si excitée !… J'ai toujours peur… Et puis, elle ne m'obéit pas ! » Marguerite, ma petite Marguerite, songe à l'affreuse chose que ce serait… Ta mère, en ce moment, trouvant ta chambre vide, et criant, t'appelant, folle de douleur ! Marguerite, il faut rentrer tout de suite, ne pas perdre une seconde, il faut rentrer… M'écoutait-elle ? Il ne me le semblait pas. Elle se berçait de ma voix, mais ma voix ne lui apportait pas les mêmes paroles que celles qui sortaient de ma bouche. Je sentais son corps frissonner, mais d'une émotion qui n'était pas la mienne, ses mains m'étreignaient, mais ces étreintes ne correspondaient pas au sentiment d'affectueuse pitié qui, en ce moment, me prenait toute l'âme. – Il faut rentrer, Marguerite, répétai-je… Je te promets que j'irai te voir demain, que nous nous verrons tous les jours… oui, tous les jours, je te le promets… Elle ne m'écoutait pas. Comme si elle sortait d'un rêve que, pas une minute, mes prières n'avaient pu troubler, elle murmura de sa voix lointaine, de sa voix d'enfant : – Devine quelque chose ? – Il faut rentrer, Marguerite, insistai-je d'un ton qui commençait à s'exaspérer. – Devine… je t'en prie !… Devine !… Ah ! tu ne veux pas deviner, vilain !… Eh bien, tu as dit, l'autre jour, que tu n'avais pas de livres, pas ?… Et que ça te faisait de la peine, pas ?… Devine… – Oui, j'ai dit cela, et puis ?… – Et puis, moi, je ne veux pas que tu aies de la peine, et je veux que tu aies des livres !… Tu ne devines pas ?… non ?… Vivement, elle se leva du banc, toute droite, rejeta le châle qui l'enveloppait, et je l'entendis qui fouillait dans la poche de sa robe, par gestes brusques, saccadés, impatients. Bientôt, elle poussa un petit cri de joie, se rassit près de moi, et prenant ma main, elle l'ouvrit toute grande, y déposa des pièces de métal, en disant triomphalement : – Voilà ! tu auras des livres maintenant, beaucoup, beaucoup de livres… Et, moi, je serai bien, bien contente. D'abord, je demeurai stupéfait, étourdi, la main étendue, tremblante un peu. Et, dans ma main, les pièces, en s'entrechoquant, faisaient un bruit d'or. Il devait y en avoir cinq ou six, davantage peut-être. Mon regard allait de cette main, où les pièces restaient invisibles, au visage de Marguerite, invisible aussi, dans la nuit. Je n'éprouvais nulle colère, nulle honte ; c'était, en moi, comme une pitié plus douloureuse, qui me poussait à m'agenouiller devant cette enfant dont l'inconscience me paraissait sublime. Je balbutiai : – Où as-tu pris cet argent ? – Je ne l'ai pas pris… Il est à moi. Je l'attirai contre ma poitrine ; et elle m'enlaça le cou de ses deux bras. – Dis-moi la vérité, Marguerite… Tu l'as volé à ta mère ? – Eh bien !… mère et moi, n'est-ce pas la même chose ? Je reglissai l'argent dans les poches de sa robe, et je dis : – L'autre jour, j'ai menti… J'ai des livres… Tu remettras cela où tu l'as pris… Tu me le promets ? Elle était presque défaillante, la taille cambrée, son souffle haletait sur mon visage. – Ah ! pourquoi ? Je la serrai dans mes bras ; je lui donnai, au front, un baiser, où il y avait plus que l'infini de l'amour, l'infini du pardon. – Parce que je le veux !… a recommencé de pleurer ; elle préfère encore ces entrevues tristes, sans jamais une parole d'amour, sans jamais une caresse, à la pensée de perdre Sébastien, de ne plus poser sa tête sur ces épaules chères, de ne plus le sentir près d'elle. Les heures passées ainsi la brisent et la consument. Elle maigrit ; ses yeux se cernent davantage ; elle n'a plus de gaietés emportées comme autrefois. Mais qu'y faire ? Du mois d'août au mois d'octobre, Sébastien est resté dans son lit, en proie à une fièvre typhoïde, dont il a failli mourir. Il note, dans son journal, plus tard, que cette maladie n'a guère altéré les conditions morales de sa vie, et que le délire de la fièvre n'est pas sensiblement plus douloureux que la pensée normale, ni plus fou que les plus ordinaires rêves. Ses cauchemars ont toujours tourné dans le même cercle d'insupportables visions : le collège ! « En réalité, écrit-il, pendant un mois à peu près que dura ce délire, je crus revivre mes années de Vannes, et ce n'était ni plus pénible, ni plus bête, que les années que j'y ai véritablement vécues. » Cependant, un changement s'est opéré dans son existence. Son père l'a soigné avec dévouement pendant la période dangereuse de la maladie, passant les nuits souvent à son chevet, se montrant inquiet, malheureux. La mère Cébron l'a surpris, un matin, qui se désolait, et disait : « Il n'y a plus d'espoir ! » Ensuite, il a veillé sur sa convalescence, avec une affection tendre. Sébastien note : « Maintenant, mon père et moi, nous sortons ensemble quelquefois, bras dessus bras dessous, comme de vieux amis, événement qui semble intriguer beaucoup les gens d'ici, car c'est la première fois, depuis mon retour du collège, que cela nous arrive. Nous ne parlons pas du passé, je crois que mon père l'a oublié, ni de l'avenir : l'avenir, c'est le présent, c'est la longue habitude qu'il a de me voir dans une situation qu'il juge, aujourd'hui, naturelle et qu'il ne peut concevoir autre. Nous ne parlons guère, d'ailleurs, et n'échangeons que fort peu d'idées. Pour mon père, la moindre parole que je prononce est une énigme ou bien une folie. Au fond, je suppose qu'il me craint et que, peut-être, il me respecte. Il a des timidités comme s'il était en présence d'un être qu'il trouve dangereux, mais supérieur à lui. Il se surveille davantage avec moi, en ses expressions, et en l'expansion oratoire de ses idées, de peur de dire une sottise. J'ai remarqué que, sous l'emphase qui lui est coutumière malgré tout, ses idées sont infiniment restreintes. Je ne lui en connais que trois, dont il ait un sens exact et précis, et qu'il transpose du monde physique au monde moral. Elles correspondent aux idées de hauteur, de largeur et de prix. C'est là tout son bagage scientifique et sentimental. Lorsque nous sommes dans la campagne, je suis frappé par le peu d'impressions qu'il en reçoit. « Il ne dira jamais d'une chose, par exemple, qu'elle est verte ou bleue, carrée ou pointue, molle ou dure, il dira : « Mais c'est haut, ça ! » ou « mais c'est large, ça ! » ou « ça doit valoir tant ! » Un soir, nous revenions par le soleil couchant, le ciel était splendide, illuminé, embrasé, incendié de lumières rouges, braisillantes, mêlées à des traînées de soufre et de vert pâle, d'un surprenant éclat. Sous le ciel, les coteaux, les champs se tassaient, noyés de tons délicieusement imprévus et féeriques, de vapeurs colorées et mouvantes. Mon père s'arrêta longtemps à contempler le paysage occidental. Je pensais qu'il était ému et j'attendais avec curiosité le résultat de cette émotion insolite. Au bout de quelques minutes, il se tourna vers moi, et me demanda très grave : « Sébastien, dis-moi, crois-tu que les coteaux de Saint-Jacques soient aussi hauts que les coteaux de Rambure ?… Moi je crois qu'ils sont moins hauts ! » Je ne puis me faire à ce genre de conversation. Cela m'irrite. Aussi, de temps en temps, il m'arrive de lui répondre par des monosyllabes secs. Dois-je l'avouer ? Je regrette le temps où nous vivions chacun de notre côté, sans nous parler jamais, et où nous n'étions pas plus étrangers l'un à l'autre que nous ne le sommes, maintenant que nous nous parlons. » Au milieu de tout ce désordre de pensées et de sentiments, entre des impressions de littérature et des essais d'art parfois curieux, se mêlent sans cesse des préoccupations sociales. On le voit toujours tiraillé entre l'amour et le dégoût que lui inspirent les misérables, entre la révolte où le poussent ses instincts et ses réflexions et les préjugés bourgeois où le ramène son éducation : « Peut-être la misère est-elle nécessaire à l'équilibre du monde, écrit-il. Peut-être faut-il des pauvres pour nourrir les riches, des faibles pour engraisser les forts, comme il faut des petits oiseaux à l'épervier ?… La misère est peut-être la houille humaine qui fait marcher les chaudières de la vie ?… Quelle terrible chose de ne pas savoir et qu'ils sont cruels ces éternels « peut-être », qui maintiennent mon esprit dans l'ombre étouffante du doute ! » Il écrit encore : « Ce qui m'éloigne des pauvres gens, je crois que c'est une cause purement physiologique : l'extrême et maladive sensibilité de mon odorat. Quand j'étais enfant, je m'évanouissais rien qu'à respirer une fleur de pavot. Aujourd'hui, je vis beaucoup, même mentalement, par l'odorat, et je me fais souvent des opinions de certaines choses par l'odeur qu'elles m'apportent, ou simplement qu'elles évoquent. Jamais, je n'ai pu vaincre la souffrance olfactive que me donnent les odeurs de misère. Je suis comme les chiens qui aboient aux haillons des mendiants. » Et plus loin : « Non ! non ! j'ai beau chercher des raisons et des excuses, la vérité c'est que je suis lâche devant n'importe quel effort. » Le journal de Sébastien se termine au mois de janvier 1870, par cette page laissée inachevée : 18 janvier Aujourd'hui, j'ai tiré au sort, comme on dit, et le sort m'a été défavorable. J'ai amené le numéro 5. Malgré les observations de Mme Lecautel, mon père ne veut pas que je sois soldat. Je ne crois pas, pourtant, qu'il ait des préventions contre le métier militaire : il ne se permettrait pas de rêver une autre organisation sociale, même plus juste, même plus humaine, que celle établie, et qu'il sert sans discuter. Je pense que c'est par vanité qu'il en a décidé ainsi. Il lui serait désagréable qu'on puisse dire que le fils de M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch est simple pioupiou, comme tout le monde. Mon père m'a acheté un remplaçant. Je reverrai toujours la figure de ce marchand d'hommes, de ce trafiquant de viande humaine, lorsque mon père et lui discutèrent mon rachat, dans une petite pièce de la mairie. Courtaud, bronzé, musclé, les cheveux noirs et bouclés, l'œil blanc, le nez légèrement crochu, gai d'une gaieté sinistre d'esclavagiste, tels je m'imagine les négriers. Il était coiffé d'un bonnet d'astrakan, chaussé de fortes bottes et son pardessus verdâtre battait les talons crottés de ses bottes. Il avait aux doigts une quantité d'anneaux d'or et de bagues. Ils marchandèrent longtemps, franc à franc, sou à sou, s'animant, s'injuriant, comme s'il se fût agi d'un bétail, et non point d'un homme que je ne connais pas, et que j'aime, d'un pauvre diable qui souffrira pour moi, qui sera tué peut-être pour moi, parce qu'il n'a pas d'argent. Vingt fois, je fus sur le point d'arrêter cet écœurant, ce torturant débat, et de crier : « Je partirai ! » Une lâcheté me retint. Dans un éclair rapide, j'entrevis l'existence horrible de la caserne, la brutalité des chefs, le despotisme barbare de la discipline, cette déchéance de l'homme réduit à l'état de bête fouaillée. Je quittai la salle, honteux de moi, laissant mon père et le négrier discuter cette infamie. Une demi-heure après, mon père me retrouva dans la rue. Il était très rouge, excité, ronchonnait en hochant la tête : – Deux mille quatre cents francs !… Pas un sou de moins !… C'est un vol… un vol ! Toute la journée, Pervenchères a été en rumeur. Des bandes de conscrits, leurs numéros fièrement piqués à la casquette, enrubannés de nœuds flottants et de cocardes tricolores, ont parcouru les rues en chantant des chansons patriotiques. J'avise un petit garçon, fils d'un fermier de mon père, et je lui demande : – Pourquoi chantes-tu ? – J'sais pas… j'chante !… – Tu es donc content d'être soldat ?… – Non, bien sûr… J'chante parce que les autres chantent. – Et pourquoi les autres chantent-ils ? – J'sais pas… Parce que c'est l'habitude quand on est conscrit… – Sais-tu bien ce que c'est que la Patrie ? Il me regarde d'un air ahuri. Évidemment, il ne s'est jamais adressé cette question. – Eh bien, mon garçon, la Patrie, c'est deux ou trois bandits qui s'arrogent le droit de faire de toi moins qu'un homme, moins qu'une bête, moins qu'une plante : un numéro. Et vivement, pour donner plus de force à mon argumentation, j'arrache le numéro et en frotte le nez du paysan, et je poursuis : – C'est-à-dire que, pour des combinaisons que tu ignores et qui ne te regardent pas, on t'enlève ton travail, ton amour, ta liberté, ta vie… Comprends-tu ? – P'tête ben !… Mais il ne m'écoute pas et suit, d'un air inquiet, le bout de carton que ma main promène en zigzags, dans l'air, et timidement : III Depuis sa maladie, Sébastien, à force d'ingéniosité, avait pu éviter les rendez-vous, le soir, sur les bancs de l'allée des Rouvraies. Il avait d'abord prétexté de sa faiblesse, de sa santé qui ne se rétablissait pas ; puis, du peu de liberté que lui laissait son père, maintenant. Marguerite n'avait pas osé insister devant la première raison ; elle s'offensa de la seconde. Est-ce que sa mère lui laissait de la liberté à elle ? Et ne trouvait-elle pas le moyen de s'échapper de la maison, bravant les dangers, surmontant tous les obstacles ? Bien qu'il fît en sorte de ne jamais rester seul avec elle, Marguerite, avec une merveilleuse adresse, savait profiter d'un éclair de répit, d'une seconde où sa mère tournait la tête pour lancer à Sébastien un mot, le plus souvent de prière, quelquefois de menace. Mais il paraissait ne pas entendre. Elle était surexcitée, fébrile ; un feu sombre dévorait ses deux prunelles qui semblaient s'agrandir encore : « Je ne sais pas ce qu'a Marguerite, soupirait Mme Lecautel… Je la trouve moins bien depuis quelque temps, je la trouve étrange. Mon Dieu, pourvu que cela ne recommence pas ! » Une après-midi qu'elle était demeurée silencieuse, inerte, le front barré de plis durs, un inutile ouvrage de tapisserie sur ses genoux, elle se leva tout d'un coup de sa chaise, pinça au bras Sébastien et le souffleta. Ensuite, criant, trépignant le parquet, elle fondit en larmes. Mme Lecautel emporta sa fille, la coucha, la dorlota : – Marguerite… ma petite Marguerite !… Je t'en prie, ne sois pas comme ça !… Tu me ferais mourir de chagrin. Et, toute la journée, Marguerite ne put dire que ces mots : – Je le déteste !… je le déteste !… je le déteste ! Sébastien eut la pensée de tout avouer, non par remords, non par intérêt pour Marguerite, mais uniquement afin de se délivrer de cette obsession qui lui était un supplice. Il recula, de semaine en semaine, l'instant de cette confidence. Enfin, un jour il se décida, et il dit : – Il faut que je vous avoue une chose grave, Mme Lecautel… une chose qui me tourmente depuis longtemps… – Avouez, mon cher enfant… Eh bien, quelle est donc cette chose grave ? – C'est… c'est… Il s'arrêta, subitement effrayé de ce qu'il allait révéler, et il réfléchit que ce serait odieux de donner une pareille douleur à cette mère. – Ce n'est rien, fit-il… Plus tard ! Mme Lecautel était habituée aux façons de Sébastien ; elle connaissait le décousu de ses sentiments, les soubresauts de ses idées. Elle ne s'étonna pas, se contenta de sourire d'un sourire attristé : – Je vois bien que cette chose grave n'est pas bien grave… Ah ! que vous êtes singulier, mon pauvre Sébastien ! Il espaça ses visites. Mais Marguerite lui écrivit des lettres, d'une écriture déguisée, méconnaissable, des lettres brèves, impératives, auxquelles il ne répondait, lorsqu'il la revoyait, ni par un geste, ni par un coup d'œil complice. Une fois, en le reconduisant, elle lui demanda : – Tu as reçu mes lettres ?… Pourquoi ne me dis-tu rien ? Sébastien joua l'étonnement, protesta : – Des lettres ?… Quelles lettres ?… Tu m'as écrit ?… Non, je n'ai pas reçu tes lettres. – Tu mens… – Je t'assure !… Alors, c'est mon père qui les garde… – Ton père ! ton père !… Ça n'est pas vrai ! – Et qui viendra les rapporter à ta mère, tu verras, Marguerite… C'est de la folie pure… – Eh bien, tant mieux… Il viendra… J'aime mieux ça ! Ces lettres, en effet, avaient intrigué M. Roch qui, chaque matin, attendait le facteur sur la route. En les remettant à son fils, il l'observait de coin. – Hé ! hé !… mon gaillard ! faisait-il !… Voilà une lettre, si je ne me trompe… Souvent il ajoutait, d'un air malicieux : – Hier, j'ai rencontré les Champier… Oui !… oui !… Mme Champier m'a parlé de toi !… Hé !… hé !… Mme Champier… Enfin ça la regarde, quoique… Au fond, M. Roch, malgré ses idées de haute moralité, eût été flatté que son fils entretînt des relations secrètes et coupables avec Mme Champier, la bourgeoise la plus élégante et la mieux cotée de Pervenchères. Sébastien était inquiet de toutes ces audaces de Marguerite. Il changea de tactique vis-à-vis d'elle et crut l'endormir un peu par de la douceur et des apparences d'amour. Maintenant, il se montrait plus empressé, la regardait d'un regard plus tendre, prenait quelquefois sa main à la dérobée, l'attirait à lui, la serrait contre sa poitrine, dans le couloir, lorsqu'il s'en allait. Marguerite s'abandonnait, émue, vaincue, sans force. Elle disait : – Je te verrai bientôt là-bas, dis ? – Oui !… oui !… bientôt… Demain, je te le dirai demain… – Pense donc !… Il y a si longtemps… Et Sébastien soupirait d'une voix caressante : – Si longtemps ! oh oui !… Elle redevenait plus souple, heureuse, confiante et gaie. Sa mère était contente de revoir les couleurs roses reparaître aux joues de sa fille et les enfantillages drôles ranimer ses joies assoupies. Elle disait à Sébastien : « Dieu merci, je crois que c'est passé !… N'est-ce pas qu'elle va mieux. » Cela dura ainsi pour Marguerite, avec des alternatives de révolte et de soumission, pour Sébastien avec, tour à tour, des angoisses d'amour idéal et de dégoût physique, jusqu'à cette journée de juillet, où tous les deux, ils se trouvèrent face à face, dans le champ de blé, près de la source de Saint-Jacques. Ce jour-là, cette minute-là, au ton impérieux dont avait parlé Marguerite, à la façon brève et sans discussion possible, dont elle avait dit : « Je veux !… Je veux !… Je veux ! » il comprit que, désormais, elle ne se contenterait plus du leurre des promesses sans cesse reculées, ni de l'aumône menteuse de ces caresses dilatoires. Il fallait prendre un définitif parti : ou rompre brutalement une situation inacceptable et lourde de rancœurs ; ou recommencer l'existence nocturne et les tristesses du rendezvous, là-bas, sur le mélancolique banc de l'allée des Rouvraies. Par un reste de pitié qui subsistait au fond des sensations, même les plus pénibles, issues de Marguerite, et aussi par une crainte de ce qui pouvait en résulter de fâcheux et de compliqué, il n'avait pas osé assumer la responsabilité d'une rupture. De nouveau, il s'était résigné aux exigences de cette petite créature insatiable et folle. Il était donc rentré chez lui, après la promenade, mécontent, s'accusant de lâcheté, en proie à un immense et tenaillant ennui. Comme il faisait chaque fois qu'il était assailli par des préoccupations insolites ou désagréables, il s'étendit sur son lit, les jambes écartées, les mains croisées sous la nuque. Mais il ne put demeurer longtemps en cette position, qui le calmait d'ordinaire. Un besoin de mouvement l'obligea bien vite à se remettre debout. Pareil à un fauve dans sa cage, il marcha, marcha, tourna, tourna, en son étroite chambre, bousculant les meubles, heurtant les chaises à coups de pied. Soudain, il se rappela que les nuits étaient claires, brillantes de lune, et que c'était l'époque où les couples amoureux et enlacés promenaient leurs ruts dans les champs, à l'orée des bois, sur les routes poussiéreuses et les sentes herbues. Quelque chose de mauvais gronda en lui, et il cria : – Chienne ! chienne ! chienne ! La nuit arriva plus vite qu'il l'eût souhaité. Il lui sembla que les minutes, si lentes toujours, dévoraient les heures. Lorsqu'il se dirigea vers l'allée, la lune, en effet, resplendissait dans un ciel très pur, très pâle, d'une pâleur froide et lactée. De grandes ombres bleues, transversales, balayaient la route, toute blanche ; et les arbres, violents sur la lumière, conservaient des couleurs vertes, d'un vert seulement assombri et criblé de paillettes argentées. Les champs, les coteaux et, dans les champs et sur les coteaux, les maisons éparses, enveloppées d'un léger mystère, avaient presque leur aspect diurne. À l'entrée de l'allée, appuyée contre un tremble, Marguerite, en avance, surveillait la route. Elle avait encore sa robe de toile écrue, serrée à la taille par un ruban rouge ; sur la tête et sur les épaules, une sorte de châle, en soie blanche, qui luisait sous la lune. Et les troncs des trembles, nets et blancs, fuyaient comme une barrière haute et blanchie, en une perspective profonde, avec de l'ombre entre eux, de l'ombre transparente et trouée d'astrales clartés. Dès qu'elle aperçut Sébastien, Marguerite courut au-devant de lui, et sans prononcer une parole, l'étreignit, collant son corps contre le sien, exhaussant ses lèvres jusqu'aux siennes. Mais lui se dégagea. – Tout à l'heure !… tout à l'heure !… dit-il. Et, sur un ton de dur reproche : – C'est sans doute pour qu'on te voie mieux que tu as gardé cette robe qu'on aperçoit d'un kilomètre, et ce châle qui brille comme un casque ? – C'est pour arriver plus vite, Sébastien, répondit Marguerite, dont cet accueil brutal avait arrêté, glacé l'élan d'amour… Et qui donc peut nous voir, à cette heure ? – Qui ?… qui ?… Tout le monde, parbleu !… Ne restons pas là !… Ils gagnèrent le banc, sans parler, et s'assirent. Marguerite sentait des larmes monter en elle, des larmes douloureuses, qui ne s'échappaient pas, semblaient obstruer ses veines, sa poitrine, sa gorge, son cerveau, et qui emplissaient ses oreilles d'un bruit d'eau bouillonnante. Pourtant elle eut la force de demander : – Je t'ai fait de la peine, Sébastien ? Celui-ci, bourru, répondit : – Ce n'est pas que tu m'aies fait de la peine… Mais enfin, voyons, que veux-tu ? Elle se pencha sur son épaule. – Pourquoi me parles-tu d'un ton méchant ?… Avec cette vilaine voix ?… Ce que je veux ?… Mais c'est toi que je veux… C'est te sentir, te prendre la main, à mon aise, sans personne entre nous deux, qui nous voie et nous dérange… C'est être là, comme nous sommes… Sébastien, mon Sébastien, mon petit Sébastien ! Elle suffoquait, sa voix s'affaiblissait, laissant aux sanglots qui l'oppressaient ses claires sonorités. – Ce que je veux ?… reprit-elle avec effort… Vois-tu, cela me brûle de ne pas t'avoir, cela m'étouffe. La nuit, je ne dors plus… Je deviens folle, folle… si tu savais !… Mais tu ne comprends pas… tu ne comprends rien… si tu savais. Souvent le soir, quand mère est endormie… souvent je suis sortie de ma chambre où j'étouffe, de la maison où je meurs… et j'ai couru comme si tu m'attendais !… J'ai rôdé autour de chez toi. Il y avait toujours de la lumière aux fenêtres de ta chambre… Que faisais-tu ?… Et je t'ai appelé… et j'ai lancé des grains de sable, de petits cailloux contre ces fenêtres que je ne pouvais atteindre… Si la grille avait été ouverte… oui… je crois que je serais entrée… Et je suis venue m'asseoir ici, pendant des heures, des heures !… Sébastien, dis-moi quelque chose… prends-moi dans tes bras… Sébastien, je t'en prie, pourquoi ne me parles-tu pas ? Sébastien demeurait silencieux et sombre. À mesure qu'elle parlait, qu'elle disait ses attentions toujours déçues, ses espoirs jamais réalisés, ses souffrances, ses irritations, ses rêves, ses élans qui, bien des fois, la poussaient vers lui, si fort qu'elle pouvait à peine réprimer le besoin de le prendre, de l'embrasser, même devant sa mère ; à mesure qu'il sentait pénétrer, plus avant, dans sa peau, la chaleur de cette chair de femme, il avait davantage horreur de cette voix qu'il eût voulu étouffer, davantage horreur de cet intolérable contact, auquel il eût voulu se soustraire, à tout prix. Ce qu'elle avait été pour lui, les enthousiasmes, les pensées, les réflexions, les pitiés qui lui étaient venus d'elle, il les oubliait dans l'actuel dégoût de ce sexe qui s'acharnait et semblait multiplier sur son corps les picotements de mille sangsues voraces. Il regarda, d'un regard atroce, Marguerite, dont le visage, tout pâle de lune, pâle de la pâleur qu'ont les morts, était incliné sur son épaule, et il frissonna. Il frissonna, car des profondeurs de son être, obscures et de lui-même ignorées, un instinct réveillé montait, grandissait, le conquérait, un instinct farouche et puissant, dont pour la première fois, il subissait l'effroyable suggestion. Ce n'était plus seulement de la répulsion physique qu'il éprouvait, en cette minute, c'était une haine, plus qu'une haine, une sorte de justice, monstrueuse et fatale, amplifiée jusqu'au crime, qui le précipitait dans un vertige avec cette frêle enfant, non pas au gouffre de l'amour, mais au gouffre du meurtre. Lui, si doux, lui à qui le meurtre d'un oiseau faisait mal, lui qui ne pouvait, sans une défaillance, supporter la vue d'une plaie, d'une flaque de sang, instantanément il admettait la possibilité de Marguerite renversée sous lui, les os broyés, la figure sanglante, râlant. Le vertige s'accélérait ; l'ivresse rouge gagnait son cerveau, mettait en mouvement ses membres pour la besogne homicide. Il se recula vivement, d'un bond. Et ses doigts se crispèrent sur sa cuisse avec de sinistres refermements. La lune continuait sa marche astrale. Une brise légère s'était levée, agitait les feuillages des trembles, dont le dessous argenté luisait. – Je t'en prie, dis-moi quelque chose, supplia Marguerite qui, vivement aussi, se rapprocha de Sébastien… Prends-moi dans tes bras… Pourquoi t'en vas-tu ? – Tais-toi… tais-toi ! – Est-ce que je ne suis pas assez gentille ? Je voudrais être si gentille que tu ne me quitterais jamais… Ah oui, je rêve que nous partons ensemble… Veux-tu que nous partions, dis ? – Tais-toi !… tais-toi ! Il lui saisit les mains, le poignet, le bras, les serra d'une force à les broyer, à en faire jaillir le sang. Et sa main courut aux épaules, s'arrêta, attirée et frémissante, au bord de la gorge. – Oui, c'est là que ça me monte, quelquefois… que ça m'étouffe… Caresse-moi. Marguerite se livrait, tendait tout son corps à cette meurtrière étreinte qu'elle croyait être de l'amour, et dont elle ne ressentait même pas la douleur, fondue dans la volupté infinie qui s'emparait d'elle. – Oui, oui, caresse-moi encore… Et puis, embrasse-moi… C'est vrai, ça, tout le monde s'embrasse… Il n'y a que moi ! – Tais-toi !… tais-toi ! Mais elle ne se taisait pas… Elle se rapprochait encore, se collait, toute, contre lui, l'enlaçait, disait : – Prends-moi, comme Jean prend sa femme… Je les vois souvent, le soir, de ma chambre, quand ils se couchent… Ils s'embrassent, ils se caressent… Si tu savais !… Si tu voyais !… Ah ! c'est si gentil ! Subitement, à cette vision évoquée, les doigts de Sébastien se détendirent, et l'affreuse étreinte s'acheva en caresse. Il dit, d'une voix rauque encore, mais affaiblie : – Alors, tu les vois, quand ils se couchent, c'est vrai ? – Oui, je les vois. – Et que font-ils ?… Raconte-moi, raconte-moi, tout. Et tandis que Marguerite parlait, il l'écoutait haletant, et lui-même faisait appel à tous ses souvenirs de luxure, de voluptés déformées, de rêves pervertis. Il les appelait de très loin, des ombres anciennes, du fond de cette chambre de collège, où le Jésuite l'avait pris, du fond de ce dortoir où s'était continuée et achevée, dans le silence des nuits, dans la clarté tremblante des lampes, l'œuvre de démoralisation qui le mettait aujourd'hui, sur ce banc, entre un abîme de sang et un abîme de boue. – Et toi ?… Qu'est-ce que ça te fait de les voir ? – Moi ?… Ça me donne envie. Il accumulait l'ordure sur elle et sur lui, la forçant à se souiller de ses propres paroles. Et le désir violent de cette chair qu'il avait condamnée, montait en lui, plein de brûlures et de morsures, un désir où il y avait du meurtre encore, mais du meurtre qui ne voulait plus la mort, et qui, pourtant, se ruait à la possession, comme le couteau de l'assassin se rue à la gorge de la victime. Il ne cessait de l'interroger, exigeait des images plus nettes, des évocations plus précises d'eux qui s'embrassaient et d'elle qui les regardait. Marguerite disait les habits jetés, les nudités, les enlacements sur le lit ; et lui l'attirait, l'écrasait contre sa poitrine. Sa main parcourait tout son corps, scandant les mots abominables, dévêtant des coins de chair, où elle s'attardait. – Est-ce cela qu'ils font ? Et Marguerite, d'une voix pâmée, grave en même temps, et qui restait presque candide, soupirait : – Oui !… oui !… c'est gentil ! Leurs caresses se mêlèrent. Gauchement, brutalement, il la posséda. … Ce fut, d'abord, comme un étonnement, comme une crainte du réel, retrouvé après un mauvais rêve. Durant quelques secondes, il eut la méfiance de ce ciel lacté, au-dessus de lui, et des blancs troncs des trembles s'enfonçant, pareils à des fantômes, dans la claire nuit de l'allée. Puis il se sentit brisé, et triste affreusement. Marguerite était près de lui, sur lui, les deux bras autour de son cou, et qui disait d'une voix douce, d'une voix lasse, d'une voix heureuse : – Sébastien !… Mon gentil petit Sébastien ! Il n'éprouvait plus de colère, plus de dégoût, plus rien que de la détresse. Les folies qui venaient de lui montrer, par de si horribles lueurs, les fonds immondes de son âme, s'étaient en allées. Cependant, il fut presque surpris que ce fût Marguerite qui fût là, et qui parlât. Sa pensée était ailleurs, était loin. Elle était là-bas !… Elle était dans l'embrasure de la fenêtre du dortoir ; elle était sur les grèves, dans les bois de pins, charmée d'une voix qui se confondait avec celles de la mer et du vent ; elle était dans la chambre où voletait, capricieux et léger, le tison rouge de la cigarette, et elle la regrettait. La regrettait-il ?… Il s'y complaisait et ne la maudissait plus. Et de ne plus la maudire en cette minute, n'était-ce pas la regretter ? Il dénoua dou- cement les bras de Marguerite, et doucement, avec des gestes fragiles, il se dégagea de son embrassement. – Oh ! pourquoi ne me laisses-tu pas ainsi ? soupira-telle… Est-ce que je te fatigue ? – Non, tu ne me fatigues pas, Marguerite… – Eh bien, alors, pourquoi ? Je suis si bien, chéri ! Sa voix était pure comme un chant d'oiseau matinal. On eût dit que rien de mauvais n'avait passé en elle. Et cette voix d'enfant, cette voix comme en ont les ondes qui courent, émut Sébastien. Il fut envahi d'une grande pitié d'elle, d'une grande pitié de lui, une si grande pitié d'elle et de lui, condamnés à des souffrances dissemblables, à de pareilles hontes, qu'il fut tout à coup secoué d'un frisson et fondit en larmes. – Tu pleures ? s'écria Marguerite… Tu crois que je ne t'aime plus ? – Non, non…, ce n'est pas cela !… Tu ne peux pas savoir… Pauvre petite !… – Alors, tu ne m'aimes plus ? Il la saisit dans ses bras, la tint longtemps serrée dans une étreinte chaste. – Je t'aime, pauvre petite !… prononça-t-il. Et pourquoi ne t'ai-je pas toujours aimée de cet amour ?… Je suis bien malheureux, va !… bien malheureux… parce que je devine toutes les souffrances que tu portes en toi… et que c'est de ces souffrances-là que je t'aime maintenant… Il pencha sa tête sur l'épaule de la jeune fille, chercha ses mains, murmura : – Ne me dis plus rien… ne me parle pas… Oh ! comme ton cœur bat… Marguerite, un peu effrayée, voulut balbutier : – Sébastien ! mon petit Sébastien… Mais Sébastien répéta : – Ne me parle pas… Marguerite obéit et pencha sa tête, elle aussi, sur la tête de Sébastien. Il lui sembla que c'était un petit enfant qu'elle avait à bercer, à endormir. Et comme elle ne voulait pas parler haut, de peur d'effaroucher le sommeil, elle murmurait intérieurement des chansons de nourrice, redevenue tout à fait petite fille, ravie de la protection que Sébastien était venu lui demander, et croyant jouer à la maman avec sa poupée, comme autrefois. – Dodo !… fais dodo !… mon chéri. Et elle-même, bercée par ses propres chansons, elle s'engourdit peu à peu, ferma les yeux et s'endormit, dans un ronronnement, d'un sommeil calme, enfantin. Sébastien ne dormait pas. Il éprouvait, dans sa détresse, une sensation de bien-être physique, à se reposer ainsi, sur l'épaule de Marguerite, près de ce cœur apaisé, dont il comptait les battements. Et les larmes qu'il versait encore lui étaient presque douces. Il resta de la sorte, pelotonné contre elle, sans bouger, longtemps. Dans ce silence tout plein de bruits légers, dans cette molle clarté lunaire, les images mauvaises s'évanouissaient l'une après l'autre, et des pensées lui arri- vaient, tristes toujours, mais non plus dénuées d'espoirs. C'était quelque chose de vague et de paisible, une lente reconquête de son cerveau, un lent retour de ses sens aux perceptions pacifiques, une halte de son cœur endolori dans de la fraîcheur et de la pureté, avec des horizons moins fermés et plus limpides. Il y retrouvait, dans ce vague, des impressions anciennes d'enthousiasme et de bonté, des formes charmantes, des dévouements, des sonorités, des parfums, des désirs nobles, des ascensions dans la lumière, et un amour, un amour infini de la souffrance et de la misère humaines. Cela se levait du fond de son être, de son être généreux et bon – cela se levait, frémissait et s'envolait, ainsi que, des champs fleuris et des bruyères ensoleillées, se lèvent et s'envolent les troupes d'oiseaux chanteurs. Perdu dans le vague de sa rédemption future, il ne s'apercevait pas que les minutes et que les heures s'écoulaient. Les heures, les minutes s'écoulaient, et, lentement, par souvenirs successifs, toute son existence lui apparaissait, depuis les jours sans trouble où il allait à l'école, jusqu'à cette douloureuse nuit où il était là, pleurant sur l'épaule de Marguerite. Jamais il n'avait mieux senti combien elle avait été vide, inutile et coupable, combien elle était menacée par l'infiltration continue de son vice, qui le laissait, sans résistance, sans force, la proie de toutes les turpitudes mentales, de tous les désordres du sentiment. Il en avait horreur et il pensait : « J'ai vingt ans, et je n'ai rien fait encore. Pourtant chacun travaille, fournit sa tâche, si humble qu'elle soit. Et moi, je n'ai pas travaillé, je n'ai pas fourni ma tâche. Je n'ai fait que me traîner comme un malade d'une route à l'autre, d'une chambre à l'autre, affaissé, criminel. J'ai été lâche, lâche envers moi-même, lâche envers les autres, lâche envers cette pauvre enfant qui est là, lâche envers toute la vie qui se désole de mon inactivité et de mes folies… Vais-je donc perdre ma jeunesse, comme j'ai perdu mon adolescence ? Non, non, il ne faut pas que cela soit ! » Il imaginait des apostolats grandioses et incertains, mêlés à il ne savait quelles merveilleuses conquêtes d'art, plus incertaines encore ; et cela lui parais- sait facile et nécessaire. « Je veux aimer les pauvres gens, se disait-il, ne plus les repousser de ma vie, comme Kerdaniel et les autres m'ont repoussé de la leur… Je veux les aimer et les rendre heureux… J'entrerai dans leurs maisons, je m'assoirai à leurs tables vides, et je les instruirai et je les réconforterai, et je leur parlerai comme à mes frères en douleur. Je veux… » Il voulait tout ce qui est grand, sublime, rédempteur et vague, ne cherchant pas à approfondir, ni à préciser ces chimériques rêves qui rafraîchissaient son âme, comme l'haleine de Marguerite endormie rafraîchissaient son front. La lune s'apâlissait ; une lueur rose montait au ciel oriental, annonçant les approches du matin. Marguerite dormait toujours. Sébastien, inquiet de l'aube naissante, la réveilla : – Marguerite !… Il faut rentrer… Voici le jour qui vient. Sur la route, au bout de l'allée, on entendait des rumeurs de voix et le pas lourd des travailleurs champêtres se rendant à l'ouvrage. – Entends-tu, Marguerite !… C'est le jour ! Du fond de la nuit claire, la brise humide et plus fraîche des premières gouttes de rosée apportait un bourdonnement confus, le léger et universel froissement des êtres et des choses qui s'étirent, se secouent et vont se réveiller. Et les branches hautes des trembles commençaient à se teinter de rose, perceptible à peine. – Marguerite ! Marguerite !… C'est le jour. Elle parut étonnée d'abord, du ciel, des arbres, des blancheurs nocturnes, de lui qui parlait ; puis, toute frissonnante de froid, poussant un petit cri d'oiseau qui salue l'aurore, elle se jeta dans les bras de Sébastien. – Le jour ! fit-elle… Déjà ?… Qu'est-ce que ça fait ?… Restons encore un peu… – C'est impossible ! Dans un instant, le jour va paraître… Vois, la lune s'efface, les formes renaissent et les bûcherons se hâtent vers la forêt !… Marguerite ! Elle l'étreignit passionnément et dit encore : – Eh bien ? Qu'est-ce que ça fait ?… – Mais tu ne comprends donc pas que, tout à l'heure, le jour va grandir, et que l'on te verra, Marguerite. – Eh bien !… Qu'est-ce que ça fait ? Embrasse-moi. Sébastien se leva, ramassa le châle de soie blanche qui traînait à terre, enveloppa Marguerite, qui tremblait de froid. – Rentrons vite ! supplia-t-il… Tu es toute glacée… tes cheveux sont humides… Elle répondit, d'une voix attristée : – Non !… c'est de partir que j'ai froid. Oh ! vilain ! Elle se leva aussi, se pendit au bras de Sébastien. – Maintenant, promets-moi une chose ! Oh ! promets-la moi !… C'est que nous viendrons tous les soirs !… Promets ! Sébastien ne voulut pas lui faire de la peine, ni l'irriter, car il connaissait ses soudaines mutineries, ses sauts brusques de la joie à la colère, de la soumission à la révolte, du rire aux sanglots. – Je te le promets, Marguerite. – Vrai ?… tous… tous les soirs ?… Embrasse-moi encore. Il la serra contre sa poitrine, dans un élan d'immense et impuissante pitié. La lueur rose grandissait, plus rose, envahissait le firmament. Les étoiles avaient des vacillations de lampes qui s'éteignent. – Eh bien, rentrons ! dit Marguerite. Un homme passait sur la route en sifflant. Ils durent attendre que les pas se fussent éloignés. Puis ils s'engagèrent dans les petits chemins de traverse qui contournent le bourg. Alerte et vive, Marguerite gazouillait : – Tu ne sais pas à quoi je pense ?… Eh bien, je voudrais qu'on nous vît tous les deux !… Parce que, tu comprends, nous n'aurions plus besoin de nous cacher, et que moi j'irais habiter avec toi, ou toi avec moi !… C'est ça qui serait gentil, tout le temps à s'embrasser, tout le temps !… S'arrêtant brusquement, rieuse et drôle : – Tu sais que tu m'as fait très, très mal ?… Et comme Sébastien, ne comprenant pas, l'interrogeait, elle lui prit la tête, la baisa. – Oh ! chéri !… chéri !… chéri… que je t'aime ! Il la quitta à l'entrée d'une venelle sombre qui conduisait à la poste ; et jusqu'à ce qu'il ne l'entendît plus bondir sur les cailloux, il resta là, suivant ce rêve qui fuyait, et dont il ne voyait plus qu'une ombre, perdue dans de l'ombre, et, dans cette ombre, un bout d'étoffe plus pâle, qui bientôt disparut. Sébastien rentra chez lui, l'âme troublée de remords pesants. Il ne voulut point se coucher, ouvrit sa fenêtre, et il regarda le jour paraître, éclater. Il était malheureux, et cependant, brisé par les violentes secousses de cette nuit, il ne pensait à rien. Vers huit heures, M. Roch entra dans sa chambre. Il était très pâle et tenait à la main un journal déplié. Il ne s'aperçut point que le lit de son fils n'avait pas été défait ; et il s'affaissa sur une chaise en poussant un soupir : – La guerre est déclarée !… C'est fini ! Tiens ! lis ! Et, tendant le journal à Sébastien, il murmura : – Deux mille quatre cents francs !… Avoir payé deux mille quatre cents francs ! C'est trop fort tout de même !… Non ! c'est trop fort !… Et pour rien ! Tandis que Sébastien, un peu plus pâle aussi, et tremblant, parcourait le journal, M. Roch glissa vers lui un regard oblique, un regard de dur reproche par lequel il semblait faire le compte de tout l'argent que lui avait coûté son fils… pour rien ! Le soir, Sébastien écrivit : « Une partie de la journée, j'ai rôdé par le bourg. Les esprits sont surexcités. Chacun se tient sur le pas des portes, commentant la nouvelle. La plupart ignorent le peuple que nous allons combattre : j'entends des phrases comme celles-ci : – C'est y cor des Russes ou ben des Anglais qui nous en veulent ? En général, on est consterné et triste, mais résigné. Pourtant, une bande de jeunes gens ont parcouru les rues, drapeau en tête et chantant. On les a dispersés et ils se sont répandus dans les cafés, où ils ont hurlé jusqu'au soir. Pourquoi chantentils ? Ils n'en savent rien ; ils ne le savent pas plus que ne le savait mon petit conscrit qui avait tiré un mauvais numéro, et qui chantait à tue-tête, lui aussi, alors qu'il aurait dû pleurer. J'ai remarqué que le sentiments patriotique est, de tous les sentiments qui agitent les foules, le plus irraisonné et le plus grossier : cela finit toujours par des gens saouls… Quant à moi, je n'ai pas osé aller chez Mme Lecautel ; j'ai craint que Marguerite ne se trahît, et j'ai pensé que ce serait une complication inutile et ennuyeuse. Faut-il le dire ?… Marguerite, depuis le moment où mon père entra dans ma chambre, n'est plus dans mes préoccupations qu'une chose lointaine, presque oubliée, indifférente. Mon esprit est assailli par d'autres idées. Ce que j'éprouve devant ce fait : la guerre ! Cela est simple et net : de la révolte et de la peur. Je ne puis me faire à l'idée d'un homme courant sur la bouche d'un canon, ou tendant sa poitrine aux baïonnettes, sans savoir ce qui le pousse. Et il ne sait jamais. Ce courage-là – dont je suis incapable – me paraît en outre une chose très absurde, inférieure et grossière, et j'imagine que, dans la vie normale, on enfermerait l'homme qui l'aurait, au plus profond d'un cabanon. Bien des fois, j'ai songé à la guerre ; bien des fois, j'ai essayé de me la représenter. Je fermais les yeux et j'appelais à moi des images de massacre. Mes impressions n'ont jamais varié : je me suis révolté et j'ai eu peur, peur non seulement pour moi, mais pour tous les autres en qui j'ai tressailli. Malgré l'habitude, malgré l'éducation, je ne sens pas du tout l'héroïsme militaire comme une vertu, je le sens comme une variété plus dangereuse et autrement désolante du banditisme et de l'assassinat. Je comprends que l'on se batte, que l'on se tue, entre gens d'un même pays, pour conquérir une liberté et un droit : le droit à vivre, à manger, à penser ; je ne comprends pas que l'on se batte entre gens qui n'ont aucun rapport entre eux, aucun intérêt commun, et qui ne peuvent se haïr puisqu'ils ne se connaissent point. J'ai lu qu'il y avait des lois supérieures de la vie, que la guerre était une de ces lois, et qu'elle était nécessaire pour maintenir l'équilibre entre les peuples, et pour diffuser la civilisation ; ma raison ne peut s'élever jusqu'à cette conception. Les épidémies et le mariage me semblent bien suffisants pour empêcher le pullulement humain. La guerre ne détruit que ce qu'il y a, dans les peuples, de jeune, de fort et de bien vivant ; elle ne tue que l'espoir de l'humanité. Je vais partir et me battre. Et je ne sais même pas pourquoi je vais partir et me battre. On me dira seulement : « Tue et faistoi tuer, le reste nous regarde ! » Eh bien, non, je ne tuerai pas. Je me ferai tuer peut-être. Mais moi, je ne tuerai pas. Et je m'en irai, dans les batailles, mon fusil sur l'épaule, intact de plomb, et vierge de poudre. Je ne tuerai pas… Mon père me navre. Le pauvre homme a un genre de comique qui me jette en d'inexprimables tristesses. Il n'est plus affaissé comme il l'était ce matin, lorsqu'il m'apporta le fatal journal. Je crois qu'il a oublié, à peu près, les deux mille quatre cents francs que je lui coûte. Du moins, il ne m'en a plus reparlé, il ne me les a plus reprochés. Une agitation extraordinaire le mène. Il ne tient plus en place, redevient majestueux et éloquent même avec moi. Il a vite compris que la guerre déclarée allait lui donner des responsabilités nouvelles, l'investir d'une plus haute autorité, ajouter à ses fonctions civiles quelque chose de militaire qui déchaîne son amour-propre. Il parle déjà de convoquer la garde nationale, de passer en revue les pompiers. Et il a décidé que le conseil municipal siégerait en permanence. – Et je verrai le sous-préfet ! dit-il. Je conférerai avec lui… Je conférerai aussi avec ton commandant… Ne te désole pas ! Je suis sûr qu'à cette heure où nous sommes, notre armée est déjà victorieuse sur toute la ligne !… D'ailleurs, il faut que chacun fasse son devoir ! Je fais bien le mien, moi, qui suis un vieillard ! Sapristi… la France est la France, que diable ! Il lui demanda ensuite : – Ne te manque-t-il rien ?… As-tu fait tes adieux à tout le monde ?… Mme Lecautel ?… Sébastien rougit. Il sentit combien, de les fuir, en un pareil événement, était absurde et méchant, et, le cœur brisé de sa lâcheté, il répondit : – Oui, mon père. Sébastien resta un mois entier à Mortagne, à faire l'exercice, à s'entraîner pour la campagne prochaine. La vie active et purement physique, la fatigue continue des longues marches et des incessantes manœuvres, sans changer le cours de ses idées, le ralentirent beaucoup et lui redonnèrent un peu plus de calme d'esprit. Il n'avait plus le temps de penser. Son père venait le voir chaque dimanche, passait la journée avec lui. L'exaltation de M. Roch était bien tombée. La défaite si brusque, les successives catastrophes l'avaient accablé et commençaient à l'inquiéter sérieusement pour Sébastien. Il ne parlait plus de « s'organiser », songeait au contraire à abandonner la mairie, devenue lourde de responsabilités de toutes sortes. La dernière semaine, il ne quitta pas Mortagne ; on le vit qui rôdait toujours autour du champ de manœuvres, ou bien posté dans les rues et sur les routes, qui regardait défiler le bataillon. – Te manque-t-il quelque chose ? As-tu assez de flanelle ? interrogeait-il souvent, anxieux et tendre ; sapristi, je ne veux pas qu'on puisse dire que mon fils n'a pas ce qu'il lui faut… Un jour il lui demanda : – Mais qu'est-ce que tu as fait à Mme Lecautel ?… Elle n'est pas contente de toi… Il paraît que tu n'es pas allé lui dire adieu ?… Tu sais que la petite Marguerite est très malade ? – Marguerite ? s'écria Sébastien qui sentit un remords lancinant monter en lui. – Elle est très malade… reprit M. Roch… Elle a la fièvre… elle tousse, déménage… Sa mère est aux cent coups… Enfin elle est très mal… ce n'est pas bien… tu aurais dû leur dire adieu !… Malgré ses appréhensions de la guerre, Sébastien fut presque heureux de partir. Il trouvait son père trop tendre, Marguerite trop près de lui ; et tout cela l'amollissait. Son bataillon alla rejoindre, par étapes, une brigade en formation au Mans. IV On s'était battu, la veille, aux environs de Marchenoir, petit village du Loir-et-Cher. La journée était restée indécise, et les troupes, le soir, campaient sur leurs positions. Le lendemain, au matin, dans la grande plaine désolée et sombre, deux fermes incendiées par le canon brûlaient encore. Il était cinq heures lorsque sonna le réveil. La nuit avait été rude : les hommes n'avaient pu dormir, à moitié gelés de froid sous leurs tentes sans paille, à moitié morts de faim, aussi, car ils étaient sans vivres, l'intendance, en prévision d'une défaite plus rapide, ayant reçu l'ordre de battre en retraite, au moment précis de la distribution. On empaqueta les tentes ; on boucla les sacs ; quelques feux brillèrent, autour desquels de noires silhouettes humaines s'entassèrent, accroupies et tremblantes. Çà et là, les baïonnettes des fusils en faisceaux jetaient des lueurs farouches, et les sonneries de clairon, se répondant, rompaient, seules, le silence morne du camp. Sébastien avait passé une partie de la nuit, en faction, devant les faisceaux. Il était brisé de fatigue, grelottait de froid, et ses paupières à vif le piquaient comme s'il les eût trempées dans de l'acide. La veille, pour la première fois, il avait assisté à un court engagement de tirailleurs. Il s'était tenu parole et n'avait pas tiré un coup de fusil. Du reste, sur qui ou sur quoi eût-il tiré ? Il n'avait vu que de la fumée, et il avait marché, tête baissée, se courbant sous les balles qui sifflaient et pleuvaient autour de lui, le cœur serré par une grande peur. Ses impressions, il eût été bien embarrassé de les ressaisir et de les expliquer. En réalité, il ne se rappelait rien, rien que cette fumée et que cette peur, une peur étrange, qui n'était pas celle de la mort, qui était pire. Déjà, il ne raisonnait plus, il vivait mécaniquement, entraîné par il ne savait quelle force aveugle qui s'était substituée à son intelligence, à sa sensibilité, à sa volonté. Terrassé par les fatigues et les privations journalières, vite gagné à la folie ambiante de démoralisation, il allait, devant soi, dans une sorte d'obscurité morale, dans une nuit intellectuelle, sans plus rien connaître de lui-même, sans savoir qu'il avait derrière lui, làbas, une famille, des amis, un passé… Vainement, il essaya de s'approcher du feu, qu'entouraient dix rangées d'hommes, dont les figures, maigres et lasses, s'éclairaient sinistrement au reflet dansant des flammes. On le repoussa rudement, et il prit le parti de marcher vite, de courir, pour se réchauffer, tapant du pied la terre durcie et sonore. La nuit était sombre ; les rouges décombres des deux fermes, achevant de se consumer, saignaient tristement dans les ténèbres ; et, sur les coteaux, très loin, par-delà la plaine toute noire, de petits points lumineux, pareils à de scintillantes étoiles, indiquaient le camp ennemi. Les clairons sonnaient toujours, et chaque coup de clairon le faisait tressaillir, s'arrêter un instant, et puis, il reprenait sa course, la peau mordue et gercée par le froid, sous sa vareuse de laine mince et déchirée. De temps à autre, il entendait, avec un indicible frémissement de tout son être, des troupes s'ébranler, passer près de lui, dans le noir, s'éloigner dans la plaine ; et il pensait que ce serait bientôt son tour. Un compagnon vint le rejoindre qui se mit à courir avec lui. – Je crois que ça va chauffer, aujourd'hui ! dit le compagnon, qui s'ébroua en courant. Sébastien ne répondit pas. Après un silence, le compagnon reprit : – Tu sais que Gautier n'a pas répondu à l'appel ? – Il est tué ? demanda indifféremment Sébastien. – Ouat !… Il a fichu le camp, le malin !… Il y a longtemps qu'il me l'avait dit qu'il ficherait le camp !… Ça ne finira donc jamais, cette sacrée guerre-là !… Tous les deux poussèrent un soupir et se turent. Le jour fut lent à paraître. La plaine d'abord se dévoila, brune, rase, unie et piétinée, ainsi qu'un champ de manœuvres. Des cavaliers y galopaient, blanchâtres, égaillés, carabine au poing, leurs manteaux flottants ; des masses noires, des masses profondes d'infanterie, évoluaient, s'avançaient ; une batterie s'acheminait, à droite, vers un monticule boisé, et sur le sol gelé faisait un bruit retentissant de métal, un fracas de plaques de tôle entrechoquées. Les coteaux restaient encore dans une ombre inquiétante pleine du mystère de cette invisible armée, qui, tout à l'heure, allait descendre dans la plaine, avec la mort ; et le ciel, au-dessus, était tout gris, d'un gris uniforme et vert-degrisé annonçant la neige. Quelques flocons volaient dans l'air. De minute en minute des coups de fusil, disséminés dans l'immense étendue, claquaient secs, très loin, comme des coups de fouet. – Je crois que ça va chauffer aujourd'hui ! répéta le compagnon, très pâle. Sébastien s'étonna de n'avoir pas vu Bolorec qu'il avait quitté la veille avant l'engagement. Son bataillon campait près du sien, et depuis qu'ils étaient partis du Mans ensemble, ils avaient l'habitude, chaque soir, de se retrouver, sauf les jours de grand-garde et de corvées aux vivres. Bolorec était ce qui le raccrochait à la vie. Par lui, il avait encore conscience de son être réel, sensible et pensant. Que deviendrait-il sans Bolorec ? Après trois jours de marche forcée, en arrivant au Mans, qui regorgeait de troupes débandées et errantes, la première figure qu'avait rencontrée Sébastien, ça avait été Bolorec. Bolorec en mobile ! Bolorec arrêté devant une boutique de libraire et regardant les dessins de journaux illustrés. – Bolorec ! avait-il crié, défaillant de joie. Bolorec s'était retourné, avait reconnu Sébastien qui, pour se faire voir, agitait en l'air son fusil. Alors il était venu se mettre à côté de lui, en serre-file. Trop ému, Sébastien n'avait pu que bégayer ces mots : « Comment, c'est toi, Bolorec ?… c'est toi ! » Et Bolorec, engoncé drôlement dans sa capote de mobile breton, souriait du même sourire, énigmatique et grimaçant, qu'il avait autrefois. À regarder son ami qui marchait près de lui, en rang, il n'avait pu s'empêcher de se souvenir des promenades du collège et d'en être très heureux. – Tu te rappelles, Bolorec ?… disait-il… tu te rappelles, quand tu sculptais et que tu me chantais tes chansons bretonnes ?… Tu te rappelles ? pas. – Oui ! oui ! faisait Bolorec, qui essayait de se mettre au Il n'était point changé… À peine s'il avait grandi. Toujours boulot, les cheveux crépus, les joues molles et rondes, complètement imberbes, il roulait sur ses jambes courtes, les hanches désunies. – Et comment es-tu ici ? – Nous arrivons du camp de Conlie… Il y en a déjà beaucoup qui sont morts… – Tu t'es battu ? – Non !… la fièvre… la faim… Ils sont morts beaucoup, des gens de chez moi… des amis… Ce n'est pas juste !… – Pourquoi ne m'as-tu pas écrit, Bolorec ? – Parce que… Ils étaient allés ainsi jusqu'à Pontlieue, un faubourg du Mans, où l'on avait établi un camp, sur la rive droite de la Sarthe. – C'est là que je suis, moi aussi !… avait dit Bolorec. Et quelle joie, le lendemain, lorsqu'ils avaient appris qu'ils faisaient partie de la même brigade ! À partir de ce moment, ils ne s'étaient guère quittés. Pendant leur séjour au Mans, ils sortaient ensemble et rôdaient par la ville. Durant les marches, ils se retrouvaient aux haltes, aux étapes. Le soir, Bolorec venait souvent se glisser sous la tente de Sébastien, et lui apportait des bouts de saucisson, de pain blanc, qu'il dérobait, le diable sait où ! Ils restaient le plus longtemps qu'ils pouvaient, l'un près de l'autre, se parlant rarement, mais se sentant unis par une tendresse forte, par des liens de souffrance et de mystère, infiniment puissants et imbrisables. Quelquefois, Sébastien interrogeait Bolorec : – Enfin, qu'est-ce que tu fais à Paris ? – Je fais… je fais… tu verras, tu verras !… Il demeurait impénétrable, mystérieux, ne répondant que par gestes prophétiques et que par allusions vagues et inachevées à des choses que Sébastien ne comprenait pas. Il lui demandait encore : – Et la guerre ?… Tu n'as pas peur ? – Non !… je la déteste, parce que ce n'est pas juste… Mais je n'ai pas peur. – Et si tu étais tué, Bolorec ? – Eh bien ! quoi ?… Je serais tué. – Et si je l'étais, moi, Bolorec ? – Eh bien !… tu serais tué. – Dis-moi donc ce que c'est que la grande chose ? Les yeux de Bolorec s'enflammaient, et il bégayait d'une voix pâteuse, avec d'extraordinaires grimaces, qui le rendaient terrible : – C'est… c'est… c'est la justice !… Tu verras… tu verras ! Sébastien, en courant, évoquait tous ces souvenirs, et d'autres plus lointains, et il s'inquiétait de n'avoir pas revu Bolorec, depuis la veille. Tout à coup, une sonnerie de clairon qu'il connaissait trop le fit tressaillir. Les hommes quittèrent leurs places à regret, et lui-même, mordu par l'angoisse, alla rejoindre sa compagnie qui, bientôt, se dirigea vers le monticule boisé à droite duquel les artilleurs mettaient les pièces en batterie. Des mobiles étaient là qui piochaient la terre, dure ainsi que du granit, et construisaient des épaulements pour protéger les canons. Sébastien fut heureux d'y rencontrer Bolorec qui, armé d'une pelle, s'escrimait vainement contre le sol gelé. On lui donna une pioche, et, les deux compagnies s'étant mêlées, il vint se mettre à côté de Bolorec, sous la gueule noire des canons, muette encore et sinistre. Le capitaine se promenait parmi les soldats, en fumant sa pipe d'un air préoccupé. Il ne paraissait pas gai, sachant que toute résistance était inutile. De temps en temps, il observait, avec sa lorgnette, les mouvements de l'armée ennemie et hochait la tête. C'était un petit homme, gros, court, ventru, à face débonnaire, et dont les moustaches grises étaient coupées en brosse. Il aimait son cheval blanc, court comme lui, et solidement râblé, qu'une ordonnance tenait en main, près d'un caisson, car il venait souvent le flatter sur le poitrail, comme pour lui donner de la résignation. Il était paternel avec ses hommes, causait avec eux, ému sans doute de toutes ces pauvres existences sacrifiées pour rien. – Allons, mes enfants, dépêchons, disait-il. Mais le travail n'avançait pas, à cause du sol trop dur, contre lequel les pointes des pioches s'émoussaient… C'était maintenant sur les coteaux ennemis, débarrassés de leur enveloppe de brume, comme un grouillement de fourmilière, une accumulation d'insectes innombrables et noirs, qui couvraient les pentes lointaines de leurs masses profondes, et semblaient faire de cet horizon une chose vivante et remuante, qui s'avançait. Dans la plaine, les régiments continuaient d'évoluer, semblables à de petites haies qui marchent, et de l'un à l'autre galopaient des cavaliers et des escortes de généraux, reconnaissables aux fanions flottants dans l'air louche, sous le ciel bas, d'une lividité tragique. Et tandis que les hommes travaillaient, courbés, une charrette qui venait de la plaine, conduite par un ambulancier, s'arrêta près de Sébastien et de Bolorec. L'ambulancier demanda du feu pour rallumer sa pipe éteinte, et de l'eau-de-vie, car sa gourde était vide. Sébastien lui passa la sienne. La charrette était pleine de morts : un lugubre chaos de membres raidis et tordus, de bras cassés, de jambes en l'air entre lesquels apparaissaient des figures tuméfiées, barbouillées de sang noirâtre et séché. Au haut, un cadavre couché sur le dos, les yeux ouverts vêtu de l'uniforme gris des zouaves pontificaux, brandissait un bras raidi et droit comme une hampe de drapeau. Sébastien pâlit. Il venait de reconnaître Guy de Kerdaniel. Son visage était calme, à peine plus blanc, et il conservait sous sa barbe blonde, étoilée de givre et maculée de terre, son insolente et maladive grâce d'autrefois. On voyait que Guy avait été tué raide, d'une balle dans le cou. La balle avait entraîné avec elle un morceau de la cravate qui bouchait la plaie, dont les bords étaient roses. Sébastien fut pris d'une grande pitié. Il oublia ce que jadis il avait souffert par Guy de Kerdaniel, et il se découvrit pieusement, respectueusement, devant ce cadavre rigide qu'il aurait voulu embrasser. Bolorec regardait aussi le mort, d'un œil tranquille et froid. – Tu ne le reconnais pas ? interrogea Sébastien. – Si… si… fit Bolorec. – Pauvre Guy !… soupira encore Sébastien qui sentait les larmes affluer à ses yeux… Pauvre Guy ! Alors Bolorec lui saisit le bras, vivement, lui montra tous les mobiles effarés qui travaillaient, fils de paysans et de misérables. – Eh bien ! et ceux-là !… Est-ce juste ? Tantôt beaucoup seront morts… Lui… Il se retourna vers la charrette qui s'éloignait cahotant sur les mottes. – Lui !… un riche… un noble… un méchant… C'est juste, lui !… Allons, pioche. Il se remit à piocher. Au loin, par intervalles, des coups de fusils claquaient. Pendant ce temps, un officier d'ordonnance était arrivé, bride abattue, dans la batterie. Il descendit de cheval et s'entretint quelques minutes avec le capitaine, qui, peu à peu, s'animant et faisant des gestes colères, enfourcha soudain son cheval blanc et disparut au galop. C'était un très jeune homme, frêle et joli comme une femme, botté de jaune, ganté de peau de chien, la taille serrée dans un dolman chaudement bordé d'astrakan. Il s'approcha des canons et sembla s'intéresser beaucoup à la manœuvre. Le lieutenant l'accompagnait. – Est-ce que je ne pourrais pas tirer un coup de canon ? demanda-t-il. – Si ça vous fait plaisir, ne vous gênez pas… – Merci ! Ce serait très drôle si j'envoyais un obus au milieu de ces Prussiens, là-bas… Ne trouvez-vous pas que ce serait très drôle ? Ils rirent tous les deux discrètement. Le jeune homme pointa la pièce et commanda le feu. L'obus s'égara dans la plaine, où il éclata, à cinq cents mètres des Prussiens. Ce fut le signal du combat. Aussitôt l'horizon s'embrasa, se voila de fumée et, coup sur coup, cinq obus tombèrent et éclatèrent au milieu des mobiles qui travaillaient. L'officier d'ordonnance, déjà, détalait ventre à terre, courbé sur le cou de son cheval. Les hommes se couchèrent, et la batterie tonna sans relâche, ébranlant le sol de ses voix furieuses. Sébastien et Bolorec étaient l'un près de l'autre, étendus, le menton contre la terre ; ils ne voyaient plus rien, plus rien que d'immenses colonnes de vapeur qui grandissaient, envahissaient l'atmosphère, traversée du passage continu des obus et des boulets. Dans la plaine, les troupes ébranlées commençaient des feux de mousqueterie. – Dis donc ? interrogea Bolorec. Sébastien ne répondit pas. Derrière eux, malgré les secousses et les détonations hurlantes, ils entendaient les clameurs des voix, des appels de clairon, des galops, des roulements de lourds véhicules. – Dis donc ? répéta Bolorec. Sébastien ne répondit pas. Alors Bolorec se mit debout, se détourna un instant, et il aperçut la batterie dans une sorte de rêve affreux, de brouillard rouge, au milieu duquel le capitaine revenu, droit sur son cheval, commandait en brandissant son sabre, au milieu duquel des soldats s'agitaient tout noirs. Un homme tomba, puis un autre, un cheval s'écroula, puis un autre. Bolorec se recoucha près de Sébastien… – Dis donc ?… Je vais te raconter quelque chose… Tu m'écoutes ? – Oui, je t'écoute ! murmura Sébastien d'une voix faible et qui tremblait. Et, très calme, Bolorec conta : – Mon capitaine était de chez moi… Tu l'as vu, hein ?… un petit, noir, trapu, nerveux, insolent… Il était de chez moi… C'était un noble, très dur, et qu'on n'aimait pas, parce qu'il chassait les pauvres de son château et qu'il défendait qu'on allât se promener dans son bois, le dimanche… Moi, j'avais la permission, à cause de papa qui était du même parti… mais je n'y allais pas, parce que je le détestais… Il s'appelait le comte du Laric… M'écoutes-tu ? Sébastien murmura encore très bas : – Oui, je t'écoute… Bolorec se souleva à demi sur ses coudes, et plaça sa tête sur ses deux mains réunies. – Il y a trois semaines, poursuivit-il, nous faisions une marche… Le petit Leguen, le fils d'un ouvrier de chez moi, fatigué, malade, ne pouvait plus avancer… Alors, le capitaine lui dit : « Marche ! » Leguen répondit : « Je suis malade. » Le capitaine l'insulta : « Tu es une sale flemme ! » et lui donna de grands coups de poings dans le dos… Leguen tomba… Moi j'étais là ; je ne dis rien… Mais je me promis une chose… Et cette chose… Un obus éclata, tout près d'eux, et les couvrit de terre. Bolorec reprit : – Et cette chose… Tu ne m'écoutes pas ?… Sébastien gémit : – Si, si, je t'écoute. – Et cette chose… Il se rapprocha plus près encore de Sébastien et lui dit à l'oreille, très bas : – Eh bien, c'est fait… Hier, j'ai tué le capitaine. – Tu l'as tué ! répéta Sébastien. – Pendant qu'on se battait, hier, il était devant moi… Je lui ai tiré un coup de fusil dans le dos… Et il est tombé les deux mains en avant et il n'a plus bougé. – Tu l'as tué ! répéta machinalement Sébastien. – Raide !… C'est juste ! Bolorec se tut et regarda la plaine. Les feux de mousqueterie se rapprochaient et la canonnade s'acharnait. C'était un grondement sourd, continu, soutenu par d'épouvantables secousses qui semblaient fouiller et distendre les profondeurs souterraines, et par des déchirements aériens qui hachaient l'atmosphère comme de la toile. Autour de lui, les obus labouraient la terre, et leurs éclats, sifflant avec des ricanements sinistres, retombaient en rafale serrée de mitraille. La batterie ne répondait plus que faiblement à intervalles inégaux et plus longs. Déjà, trois pièces démontées, leurs affûts brisés, se taisaient. Et la fumée, s'épaississant, dérobait l'horizon, le ciel, noyait les champs d'un brouillard roux, à chaque minute plus dense. Bolorec vit, dans ce brouillard, passer des formes spectrales, des pans tordus de capote, des dos affolés, des fuites éperdues, de la déroute. Cela passait sans cesse, un à un, d'abord, puis par groupes, puis par colonnes débandées et hurlantes ; cela passait avec des gestes cassés et fous, d'étranges profils, des flottements vagues et de noires bousculades ; et des chevaux sans cavalier, leurs étriers battants, le col tendu, la crinière horrifiée, surgissaient tout à coup dans la mêlée humaine, emportés en de furieux galops de cauchemar. Des soldats enjambaient les lignes des mobiles, couchés, sans sacs, sans fusils, sans képis. Sébastien demeurait immobile, la face contre le sol. Il ne voyait plus rien, n'entendait plus rien, ne pensait plus à rien. Au début, il avait voulu se raisonner, se montrer brave, comme Bolorec. Il faisait appel à des souvenirs capables de le distraire de l'horreur présente. Mais ces souvenirs fuyaient, ou se transformaient, aussitôt, en de terrifiantes images. Il avait beau se raidir contre les défaillances de son courage, réunir, dans un effort suprême, ce qui lui restait d'énergies éparses et de forces mentales, la peur le gagnait, l'annihilait, l'incrustait davantage à la terre. Cependant, quelquefois, sans bouger, d'une voix tremblante, il appelait Bolorec, pour s'assurer que son ami était là, vivant, près de lui, toujours. Cette préoccupation de se savoir protégé – le seul sentiment qui subsistât en la déroute de sa volonté – disparaissait également. Il était comme dans un abîme, comme dans un tombeau, mort, avec la sensation atroce et confuse d'être mort et d'entendre, au-dessus de lui, des rumeurs incertaines, assourdies, de la vie lointaine, de la vie perdue. Il ne s'aperçut même pas que, tout près de lui, un homme qui fuyait tourna tout à coup sur soi-même et s'abattit, les bras en croix, tandis qu'un filet de sang coulait sous le cadavre, s'agrandissait, s'étalait. Le feu de la batterie se ralentissait, agonisait. Il s'éteignit tout à fait, dans un silence d'autant plus lugubre que le feu de l'ennemi redoublait… Il s'éteignit tout à fait, et la retraite sonna. – Lève-toi ! dit Bolorec à Sébastien. Sébastien ne bougea pas. – Lève-toi donc ! Sébastien ne bougea pas. Bolorec le secoua rudement, par l'épaule. – Lève-toi donc ! nom de Dieu ! Alors Sébastien, les prunelles égarées, reconnaissant à peine Bolorec qui le soutenait comme un blessé, se dressa, lentement, machinalement, avec des airs de somnambule. – On fiche le camp, viens ! À ce moment même, un jaillissement de fumée, une lueur fauve, une détonation aveuglèrent Bolorec et l'éclaboussèrent de poudre brûlante et de gravier. Cependant, il resta debout, étourdi seulement, suffoqué comme par un grand vent d'orage. Mais il avait senti brusquement que Sébastien avait glissé de ses mains et qu'il était tombé. Il regarda sur le sol. Sébastien gisait, inanimé, le crâne fracassé. La cervelle coulait par un trou horrible et rouge. Les mobiles avaient fui. Bolorec était seul… Des ombres couraient, s'enfonçaient, se perdaient dans la fumée… Il se pencha sur le corps de Sébastien, le palpa, s'agenouillant, livide, dans le sang, d'où s'élevait une vapeur courte et pourprée… – Sébastien ! Sébastien ! Mais Sébastien ne l'entendait plus. Il était mort. Bolorec enlaça le cadavre, essaya de le soulever. Il était faible et le cadavre était lourd. Des ombres passaient sans cesse… Bolorec cria : – Aidez-moi ! aidez-moi ! Aucune ne s'arrêta. Elles passaient, disparaissaient comme dans de la fièvre. – Aidez-moi !… aidez-moi ! Il se débarrassa de son fusil, de son sac qui le gênaient, puis faisant un effort violent, il parvint à soulever Sébastien, à le tenir dans ses bras ; et il l'emporta, à petits pas, le visage ruisselant de sueur, la poitrine sifflante, les reins ployant sous le poids du mort, butant du pied contre la terre. Il put gagner ainsi la batterie, et déposa Sébastien sur l'affût brisé d'un canon. La batterie était abandonnée. Des débris de roues, de prolonges émiettées, de fers tordus, des cadavres d'hommes et de chevaux, couvraient le sol haché et sanglant. Tout près de lui, le capitaine gisait à côté de son cheval blanc, éventré. tait. – Ça n'est pas juste, murmura Bolorec d'une voix qui hale- Et se penchant sur le cadavre, il dit encore, comme si Sébastien pouvait l'entendre : – Ça n'est pas juste… Mais tu verras… tu verras… Puis, ayant respiré, il chargea sur ses épaules le corps de son ami et, lentement, lentement, péniblement, péniblement, tous les deux, le vivant et le mort, sous les balles et les obus, ils s'enfoncèrent dans la fumée. Menton, novembre 1888. Les Damps, novembre 1889. FIN Bibliothèque malgache / 19 Ida Pfeiffer Voyage à Madagascar INTRODUCTION1 Dans l'impossibilité de citer ici les très nombreux écrits qui ont pour objet Madagascar, j'indiquerai du moins ceux que j'ai le plus mis à profit. Je n'ai pas besoin d'ajouter que les plus récents de ces ouvrages ne disent rien des faits qui se sont accomplis dans les huit ou dix dernières années. J'ai dû, pour cette période, avoir recours aux renseignements fournis par les journaux anglais, par les journaux français de Maurice, le Cernéen et la Sentinelle, aux journaux du Havre, et aussi à des témoignages dont j'ai pu apprécier la parfaite exactitude. Malgré sa date ancienne, on lit encore avec fruit l'Histoire de la grande isle de Madagascar, par de Flacourt ; Paris, 1661, in-4. – Les publications officielles du ministère de la marine fournissent des renseignements d'une heureuse précision ; entre autres le Précis sur les établissements formés à Madagascar, imprimé par ordre de l'amiral Duperré, Paris, Imprimerie royale, 1836 ; et les Notices statistiques sur les colonies françaises, imprimées par ordre de l'amiral Roussin. Paris, 1840. – Le Voyage à Madagascar et aux îles Comores (de 1823 à 1830), de Leguevel de Lacombe, est curieux et intéressant, et précédé d'un excellent travail géographique et historique de M. Eugène de Froberville. 2 vol. in-8. Paris. 1840. – Les Documents sur l'histoire, la géographie et le commerce de la partie occidentale de Madagascar, recueillis et rédigés par M. Guillain, capitaine de corvette (Paris, Imprimerie royale, 1845), sont très précieux à consulter. – Histoire et géographie de Madagascar, par M. Macé Descartes ; Paris, 1846 ; ouvrage fort bien fait, très complet et remarquablement exact. – Je citerai encore : Madagascar, possession française depuis 1642, par Barbie du Bocage. Paris, 1 vol. in-8 ; sans date, mais a paru cette année. C'est un résumé intéressant et complet de tout ce qui touche à la question de la colonisation de Madagascar. M. Jules Duval a publié dans l'Économiste français divers articles sur Madagascar, où la question est également traitée avec vigueur et avec une ample connaissance de la matière. Les écrits de M. Macé Descartes, de M. Barbie du Bocage et de M. Jules Duval respirent les sentiments d'un patriotisme aussi élevé qu'éclairé. Par la même raison, j'engagerai le lecteur à se défier de l'History of Madagascar by R. William Ellis (2 vol. in-8 ; Londres, 1838), et de Three 1 NOTICE HISTORIQUE SUR MADAGASCAR L'ancienne France, si riche en belles et florissantes colonies, possédait jadis deux îles précieuses entre toutes dans la mer des Indes. Climat sain, sol fécond, population docile et laborieuse, situation excellente pour le commerce, position militaire d'une grande valeur pour nos escadres, ces îles, où se réfugiait souvent une noblesse honnête et pauvre qui venait y refaire par le travail une fortune épuisée par les guerres ou par le luxe ruineux de la cour, offraient d'heureuses ressources à notre puissance maritime. De ces deux colonies, la fortune de la guerre nous a enlevé, depuis 1810, celle que l'excellence de son port rendait la plus importante : c'est l'île de France, que les Anglais appellent maintenant l'île Maurice, lui ôtant ainsi son vieux nom, si doux aux oreilles de nos marins, nom immortalisé par les touchants récits de Bernardin de Saint-Pierre. L'autre, l'île Bourbon, appelée aujourd'hui la Réunion, puissante par ses plantations de sucre, dont elle exporte annuellement 50 millions de kilogrammes, n'a pas de port ; quoiqu'on se dispose en ce moment à lui en créer un, elle n'est ni ne sera jamais d'aucune valeur comme station militaire. Et cependant le percement de l'isthme de Suez, qui sera un fait accompli avant deux ans, nos conquêtes actuelles dans la Cochinchine, le traité visits to Madagascar during the years 1853, 1854, 1856 ; including a Journey to the capital. Illustrated by Woodcuts from Photographs, éd. London, 1858, ouvrages écrits dans le but de nuire à l'influence et aux intérêts français dans notre ancienne colonie. Enfin, et pour tout dire, je dois beaucoup à l'obligeance et au savoir de M. de Lanoye, membre de la Société de géographie, auteur d'ouvrages fort curieux et fort intéressants sur l'Inde et sur l'Afrique centrale, et qui sait merveilleusement l'histoire de nos colonies. récent signé à Pékin, la prospérité fabuleuse et toujours croissante de l'Australie, et les évidentes éventualités d'un avenir prochain, appellent le génie de la France à nouer de nouvelles et fécondes relations avec le haut Orient et l'Océanie. Un point d'appui considérable devient de plus en plus nécessaire pour nos escadres dans l'océan Indien, sous peine de n'y avoir jamais ni sécurité pour notre commerce ni dignité assurée pour notre pavillon. Sans une puissante marine, notre politique étrangère sera toujours boiteuse. Or à une journée de navigation de la Réunion se trouve une magnifique terre, une île plus grande que l'Angleterre, qui nous appartient de droit depuis le milieu du dix-septième siècle, Madagascar, pour la possession de laquelle nos soldats et nos matelots ont versé leur sang à maintes reprises, sans qu'une seule fois les efforts de la métropole aient été dignes soit de la haute importance de l'objet en vue, soit de l'étendue et de la richesse de nos ressources. Par suite des circonstances que nous venons d'indiquer et par d'autres causes que cette introduction fera connaître, l'attention publique, et, nous le croyons, celle du gouvernement, est aujourd'hui ramenée sur cette grande et si intéressante question. Le Voyage à Madagascar de Mme Ida Pfeiffer est en même temps l'écrit le plus récent qui nous parle avec quelques détails de ce pays. Il a donc pour nous autres Français un attrait tout particulier. C'est d'ailleurs la dernière œuvre de cette voyageuse célèbre, le dernier acte de cette existence si honnête, si attachante, si bien remplie et sitôt brisée. À tous ces titres, ce petit livre sera goûté de tous ceux qui aiment les perspectives jetées à la hâte, et comme en courant, sur les contrées lointaines et peu connues, et de ceux qui prennent à cœur les intérêts de notre grandeur nationale. Née à Vienne en 1797, fille d'un riche négociant, Ida Pfeiffer fit son premier voyage en mars 1842, visita l'Asie Mineure, la Syrie et l'Egypte, et alla ensuite en Islande. Elle entreprit son premier voyage autour du monde le 1er mai 1846 ; visita cette fois l'Amérique du Sud, la Chine, l'Inde, la Perse, et revint par Constantinople et la Grèce en 1848. Son second voyage autour du monde, de 1851 à 1855, eut pour but le Cap, les îles de la Sonde, le grand Océan, la Californie et les deux Amériques. Ces grandes et hardies excursions n'avaient pu satisfaire son infatigable curiosité et lui laissaient encore des regrets. Loin d'aspirer au repos, que sa jeunesse disparue semblait lui conseiller, elle entreprit son voyage de Madagascar en 1857. Mais, vaincue par les fatigues et les contrariétés violentes de cette dernière pérégrination, son organisation y contracta le germe de la maladie dont elle mourut à Vienne le 27 octobre 1858. Ida Pfeiffer observait fort bien, et elle racontait ses impressions avec une parfaite sincérité. C'est un touriste, non un voyageur à la manière de Chardin et de Volney. Mais elle a au plus haut degré le sentiment de la réalité ; on respire à chaque ligne qu'elle a écrite une rare liberté de jugement et un sentiment moral très vif et très noble. Il n'en fallut pas davantage, joint à sa manière dramatique de raconter les faits et de saisir au vif les hommes et les choses, pour répandre un grand charme sur ses récits. Malheureusement, l'état de malaise et de maladie où elle se trouva pendant les quelques mois de son séjour à Madagascar, et les circonstances troublées au milieu desquelles elle l'accomplit, ne lui permirent pas d'étudier ce pays comme elle l'eût fait dans des temps plus calmes que ne le furent les dernières années du triste règne de Ranavalo. En publiant ce livre, il était donc impossible de ne pas compléter, par des indications puisées aux meilleures sources, les renseignements trop succincts de Mme Ida Pfeiffer. Beaucoup de préjugés et de notions fausses sur la géographie, sur le climat, sur le sol, sur les diverses populations de Madagascar, se sont répandus dans le public à la suite de l'insuccès de nos diverses tentatives d'établissement dans cette île. Et ces malheureux essais de colonisation ont été entrepris dans des conditions si déraisonnables et d'une ma- nière si décousue, qu'ils étaient fatalement condamnés à un échec inévitable. Par tous ces motifs, il était de toute nécessité de joindre au Voyage de Mme Ida Pfeiffer un récit abrégé des relations de la France avec Madagascar depuis 1642 jusqu'au moment actuel. Les faits seuls, bien connus, peuvent expliquer comment, après avoir maintes fois mis le pied sur cette terre, nous n'y possédons pas aujourd'hui un seul comptoir. Un appendice, rejeté à la fin du volume, contient un tableau de la géographie, des productions et des races de Madagascar. Le lecteur aura ainsi un aperçu complet du passé et du présent de cette île, qui semble appelée à un si brillant avenir par sa situation et la prodigieuse richesse de son sol ; et il sera facile de se former une juste idée de son importance pour la France au double point de vue du commerce et de la politique. D'après les plus anciens récits et les plus dignes de foi, il paraît que de bonne heure les Arabes, favorisés par un voisinage relatif, entretinrent des relations commerciales avec Madagascar. Dès le septième siècle, on les voit fixés aux îles Comores et sur la côte nord-ouest de Madagascar. En 1506, neuf ans après le voyage de Vasco de Gama au cap de Bonne-Espérance, une tempête jette sur la grande île des vaisseaux portugais commandés par Fernand Suarez. Plus tard, Tristan d'Acunha et Ruy Pereire s'y rendent et essayent la première carte de Madagascar, qu'ils appellent l'île Saint-Laurent. D'autres Portugais leur succèdent. Aux quinzième et seizième siècles, les aventuriers qui se lançaient dans le nouveau monde, dans les mers de l'Amérique et de l'Inde, étaient tout autre chose que l'élite des populations européennes. Il s'agissait pour eux de s'enrichir tout à coup et à tout prix ; et le premier commerce fait à Madagascar fut celui des esclaves. Vinrent ensuite les Anglais et les Hollandais ; Madagascar fut, comme le reste du monde, le théâtre des luttes formidables de ces deux puissances maritimes. Mais leurs tentatives furent accidentelles et passagères. Enfin les Français s'y établirent, et de suite leur occupation eut un caractère sérieux. Selon le principe général, admis et pratiqué par les Anglais eux-mêmes, que le drapeau d'une nation planté sur une partie d'île lui donne droit à l'île entière, l'établissement des Français eut dès l'abord le caractère officiel d'une prise de possession. Une compagnie se forma en 1637 et reçut de Louis XIII, en 1642, le privilège exclusif du commerce avec Madagascar et les côtes adjacentes. Le génie de Richelieu, qui comprit le premier la haute nécessité pour la France d'une marine puissante, fit accorder ce privilège au capitaine Rigault, de Dieppe. Pronis et Foucquembourg, les agents de cette Compagnie, s'établirent à la baie de Sainte-Luce, d'accord avec les naturels de l'endroit. Mais la fièvre, aidée de toutes sortes d'excès, les contraignit de se retirer en un lieu salubre, appelé plus tard Fort-Dauphin. Ici se passèrent des faits admirables et absurdes, mélange d'héroïsmes obscurs et de trahisons odieuses, dilapidations des uns, exigences folles des autres, dévouements inaperçus de ceux-ci, désordres et indiscipline de ceux-là, malheureuses circonstances qui se reproduisent invariablement à chaque page de l'histoire de toutes nos colonies. À Pronis succéda Étienne de Flacourt, homme actif et énergique, éclairé, mais violent et peu scrupuleux, qui a laissé le premier ouvrage sérieux que l'on ait sur Madagascar. À ce moment, les premières notions du christianisme furent répandues dans l'île. Malheureusement, c'était l'époque de la Fronde. Flacourt ne fut pas secondé par la métropole. Après lui tout alla de travers pendant six ans, tant et si bien qu'une conspiration se forma contre les Français, dont un petit nombre s'échappa sur un navire qui était mouillé à Fort-Dauphin. Nous débutions par un échec. On essayait à cette époque la colonisation par le moyen des compagnies, système discrédité depuis, à cause du monopole qui en était alors la condition fondamentale, mais qui avait cependant l'avantage de réunir les efforts et les capitaux individuels, de manière à produire des résultats féconds sous la direction de gérants capables et consciencieux. Mais l'esprit de suite manquait alors aux particuliers comme à l'État dans les choses d'outre-mer. On faisait des tentatives avec des moyens que leur faiblesse même condamnait à d'inévitables insuccès. Or c'est surtout dans ce qui a trait à la marine et à la colonisation que la persévérance est nécessaire : car là, moins qu'ailleurs, rien ne s'improvise utilement ; et les deux peuples qui ont les marines les plus renommées, les Anglais et les Hollandais, sont aussi ceux dont le caractère comporte le plus l'opiniâtreté dans les desseins. La Compagnie des Indes orientales, créée au mois d'août 1664, et qui avait hérité du privilège de la Compagnie Rigault, comprenait Madagascar et avait été fondée au capital de 15 millions dont la cour fournissait 2 millions. Le reste était souscrit par les grandes cités commerciales du temps, Lyon, Rouen, Bordeaux, Tours, etc. On entrevoyait déjà tout ce que la possession de Madagascar promettait de richesse et de puissance à la France ; elle allait devenir le point central de nos relations avec l'Orient, avec l'Afrique, avec les pays baignés par la mer Rouge ; on allait jusqu'à l'appeler la France orientale. Les échecs de la Compagnie, amenés par l'incapacité et les jalousies des divers agents qu'elle employait ou que le gouvernement lui imposait, découragèrent Louis XIV, qui essaya à plusieurs reprises de nouveaux gouverneurs. Mais fort occupé, surtout à la fin de son règne, de ses guerres continentales, il perdit de vue cette entreprise si remplie de brillantes promesses, et on n'apporta plus dans la direction de la colonie naissante la vigueur et la persistance dans les idées qui sont la condition du succès en toutes choses. Des décrets et des arrêtés du conseil d'État, en 1686, 1719, 1720 et 1721, déclarèrent Madagascar partie intégrante des possessions françaises. C'était assez pour maintenir nos droits ; c'était trop peu pour les faire fructifier. Cependant la France voulut à diverses reprises rentrer en possession effective de ses premiers établissements de Madagascar. Mais chaque fois encore les efforts furent mal combinés et indignes, par leur exiguïté même, de l'importance de l'entreprise. En 1750, l'île Sainte-Marie fut cédée à Louis XV par un chef du pays. Bientôt les indigènes, maltraités, se révoltèrent (1754) et massacrèrent les Français. On tira vengeance de ce massacre, et le commerce reprit. Mais on arrivait à l'époque honteuse du règne de Louis XV. Le traité de 1763 venait de nous enlever le Canada. En 1768, M. de Mandave releva les ruines de Fort-Dauphin. Il était capable, il aurait réussi. Mais la misérable instabilité de la politique de Versailles l'entrava constamment ; et ses efforts n'aboutirent à rien. Une nouvelle et suprême tentative eut lieu en 1773. C'était le moment où la noble lutte des Polonais centre la perfidie des trois puissances spoliatrices excitait en France un vif enthousiasme. Un des héros de cette lutte infortunée, le comte Benyowsky, après la défaite de sa patrie, avait conspiré contre la Russie et l'Autriche. Le gouvernement russe l'avait enfermé dans une forteresse au Kamtschatka. Mais Benyowsky s'était échappé de sa prison d'une manière habile et hardie, avait surpris et attaqué la garnison qui le surveillait, et, s'emparant avec le bonheur des audacieux d'une corvette russe, était revenu en Europe après mille aventures singulières et romanesques, et un rapide séjour à l'île de France. Accueilli en France avec un empressement admiratif, il obtint de la cour de Versailles le commandement d'une expédition importante à destination de Madagascar. Toutefois, par une réserve que la prudence commandait, quoiqu'elle dût avoir des inconvénients, le duc d'Aiguillon avait subordonné l'aventurier polonais au gouverneur de l'île de France. Celui-ci avait vu avec défaveur les projets sur Madagascar, qui devaient, en cas de réussite, diminuer singulièrement l'importance du poste qu'il occupait. S'il ne mit pas des obstacles formels à l'entreprise de Benyowsky, du moins il affecta de ne rien faire pour la seconder. Enfin, après avoir perdu un temps précieux, l'expédition aborda dans la baie d'Antongil, le 14 février 1774. Dès son débarquement à Louisbourg, Benyowsky frappa les naturels d'admiration par son chevaleresque courage, ses manières héroïques, son entraînante éloquence. Les chefs des pays environnants accoururent à lui et se rangèrent en foule sous le drapeau qu'il tenait d'une façon si brillante. Les Zaffi-Rabé, tribu difficile, voulurent seuls résister. Benyowsky les chassa devant lui, et ils s'enfoncèrent dans leurs épaisses forêts. Mais l'adversaire ordinaire des Européens sur la côte orientale, la fièvre, décima son monde et lui enleva à lui-même son fils unique. Il fallut donc quitter le bord de la mer, où était naturellement sa base d'opération, et s'avancer jusqu'à neuf lieues dans l'intérieur du pays. C'est ici que se déploya d'une manière remarquable l'habile activité de Benyowsky. En vain le gouverneur de l'île de France, renouvelant l'exemple, trop fréquent dans l'histoire de nos colonies, d'une jalousie antipatriotique, essaya par ses agents d'entraver, directement ou en secret, les efforts du chef polonais. Benyowsky fit face à toutes les difficultés ; il noua des relations d'amitié avec les chefs de tribus, contracta des alliances jusqu'au cœur du pays, éleva des forts, perça des routes, institua des marchés, creusa des canaux pour le transport des marchandises, et, en favorisant le commerce, fit reconnaître la domination française partout où pénétra son influence. Tel fut l'enthousiasme qu'il excita, qu'une assemblée ou kabar, de vingt-deux mille indigènes, réunis à Foulpointe, proclama solennellement paix et alliance avec lui. Du reste, il ne rencontra pas partout les mêmes facilités. Les Zaffi-Rabé, ses premiers ennemis, avaient reparu et, de nouveau, se montraient hostiles. Trop confiant cette fois dans le pouvoir fascinateur qu'il exerçait habituellement sur ces populations à demi sauvages, Benyowsky se rendit à leur camp sans autre escorte qu'un seul interprète. Accueilli par une attitude hostile, il eût infailliblement péri si une cinquantaine de braves Malgaches, avertis du péril, n'étaient accourus à son secours et ne l'avaient sauvé. Les Sakalaves du Nord s'opposèrent aussi à ses efforts et attaquèrent ses postes ; mais il trouva un appui effectif dans les tribus de l'Est, qui se montrèrent fidèles. C'est ainsi qu'au milieu de succès réels, mêlés de revers et d'incertitudes, Benyowsky maintenait sa situation, lorsqu'une circonstance extraordinaire ajouta un singulier prestige à l'influence que lui avaient acquise sa bravoure et son audacieuse habileté. Une vieille Malgache, nommée Suzanne, qu'il avait ramenée de l'île de France à Madagascar, prétendit reconnaître en Benyowsky le fils d'une princesse, fille elle-même du dernier chef de la province de Manahar. Ce bruit, qui flattait l'amourpropre des Malgaches en leur montrant le fils d'un de leurs princes dans le héros européen, se répandit parmi les tribus ; l'imagination le corrobora de tout ce qui pouvait lui donner de la consistance, et bientôt Benyowsky eut sa légitimité et ses partisans fanatiques. Une députation de douze cents indigènes, les chefs à leur tête, se rendit auprès de lui le 16 septembre 1776, et là, dans toutes les formes d'une consécration officielle, le reconnut pour seul héritier de Ramini, le déclara roi par droit de naissance et lui rendit hommage comme à leur chef suprême. L'enthousiasme gagna trois officiers français, qui dans cette conjoncture suivirent l'exemple des Malgaches et admirent la souveraineté de Benyowsky. Une nouvelle assemblée fut convoquée ensuite pour fixer la capitale de l'État nouveau. Cependant la cour de Versailles, après avoir mis Benyowsky à la tête de son expédition, l'avait complètement oublié. Depuis trois ans, on ne lui avait envoyé ni le plus petit secours, ni même la moindre nouvelle. Tel était l'esprit de suite avec lequel on dirigeait alors nos affaires coloniales ! Enfin, des commissaires arrivèrent de France le 21 septembre 1776, quelques jours après l'espèce de prise de possession de Benyowsky, lui remirent un certificat qui déclarait qu'en tant que fondé de pouvoirs du roi de France son administration avait été régulière, et qui en même temps reçurent sa démission d'employé du roi. Leur mission se borna à ces deux actes, et ils s'en retournèrent. Après leur départ, Benyowsky se crut sérieusement roi de Madagascar. Il convoqua une assemblée générale de toutes les tribus malgaches le 10 octobre, et le lendemain un acte solennel fut dressé et signé par les trois principaux chefs, par lequel il était déclaré le chef suprême de toutes les populations de l'île, et les autres chefs s'engageaient à lui obéir. Tous se prosternèrent devant lui et jurèrent de lui être fidèles ; rien ne manqua à la cérémonie. Toujours actif et préoccupé des intérêts de sa récente royauté, Benyowsky organisa son gouvernement comme il voulut et s'embarqua à son tour pour la France, dans l'espoir d'y faire agréer sa souveraineté au moyen d'un traité qu'il offrait de conclure après avoir expliqué et justifié sa conduite au moins singulière. Le ministère français parut accepter ses raisons, lui accorda même une épée d'honneur comme une preuve de satisfaction pour son courage et ses succès, mais refusa de lui donner de nouveau la direction de nos forces à Madagascar. À plus forte raison, Benyowsky ne put-il obtenir d'être à aucun degré considéré comme souverain. Son ambition, excitée par les derniers événements accomplis à Madagascar, ne sut pas revenir à une plus saine appréciation de sa véritable situation, ni se résigner à la modestie du rôle qui lui convenait. Repoussé par la France dans sa pensée de se rendre indépendant à Madagascar, il chercha aventure ailleurs et offrit, sans succès, un traité à l'Autriche et à l'Angleterre. Double faute, qui devait donner raison à ses ennemis et qui témoigne qu'en définitive ce brillant aventurier avait plus d'ambition que de scrupules. Le 7 juillet 1785, il revint enfin à Madagascar, et ses nouveaux sujets le reçurent avec enthousiasme. Plus persistant que jamais dans son projet de régner pour son propre compte, il construisit un fort, et, considérant les Français comme des envahisseurs de son territoire, il essaya de les chasser de Foulpointe et pilla les magasins de vivres appartenant à des colons de l'île de France, montrant ainsi qu'il n'était pas dévoué à la France et qu'il n'avait au fond jamais travaillé que pour lui-même. Dès lors, le masque était tombé ; il n'y avait plus de méprise possible, ni de ménagements à garder avec un ennemi. Le gouverneur de l'île de France fut mis par les colons en demeure d'expulser l'aventurier devenu rebelle et ne se le fit pas dire deux fois. Il envoya soixante hommes du régiment de Pondichéry. Ceux-ci arrivèrent au pied du fort où Benyowsky s'était enfermé avec quelques Malgaches et les trois Européens qui avaient eu foi en son étoile. Le combat ne fut pas long : quelques feux de peloton mirent en déroute les défenseurs indigènes du roi improvisé ; et au mo- ment où Benyowsky, avec l'obstination du désespoir, mettait le feu à la pièce d'artillerie dont il avait armé son fort, une balle l'atteignit au front et le renversa mourant. Avec sa mort tout fut fini. Les Français se retirèrent, et un des officiers de Benyowsky l'enterra trois jours après et planta les deux cocotiers qui ombragent encore aujourd'hui la tombe de ce personnage, dont la destinée singulière et le rare courage excitent une sympathie que refroidit, d'un autre côté, le peu d'estime que mérite son ambition sans scrupule et en définitive sans portée. Telle fut la fin de cette aventure, qui a laissé, au dire des voyageurs, de vifs souvenirs à Madagascar. Depuis lors, nulle tentative de quelque importance ne fut essayée de ce côté au nom de la France. La Révolution approchait ; notre marine, relevée avec éclat sous Louis XVI, allait bientôt subir d'une manière terrible le contre-coup de nos dissensions civiles et de la guerre qui tonnait sur toutes nos frontières à la fois. Avec l'ancienne royauté avait péri notre ancienne puissance coloniale, et les Anglais, selon la tradition constante de leur politique, allaient s'enrichir de ce qui nous restait de meilleur au delà des mers. Ils profitèrent, en effet, de ce que nos croisières ne se montraient plus dans les mers de l'Inde pour faire, en 1810, une descente à l'île de France avec vingt mille hommes. La garnison, qui était de quatre cents hommes à peine et qui n'avait reçu depuis longtemps aucune nouvelle de la France, fut obligée de se rendre. Maîtres de l'île de France, dont ils changèrent le nom en celui de Maurice, les Anglais la fortifièrent admirablement, se gardèrent bien de la rendre à la paix ; et depuis ce moment elle est pour eux dans ces mers un port militaire de premier ordre. Leur première pensée fut alors de nous supplanter à Madagascar et, s'ils ne pouvaient y accaparer à leur profit exclusif le monopole du commerce, du moins d'y détruire le commerce français. Ils se substituèrent donc à notre place dans nos divers postes de Madagascar dès 1811. Mais les fièvres leur enlevèrent beaucoup de monde, et au bout de peu de temps ils ne laissèrent dans la grande île que de simples agents. Enfin eut lieu la paix de Paris, du 30 mai 1814, qui nous rendit la liberté des mers, et, selon le texte de l'article 8, nos établissements de tous genres hors d'Europe, à l'exception de Tabago et Sainte-Lucie, et l'île de France. Voici le texte de cet article 8, dont l'interprétation souleva, par la mauvaise foi d'une autorité anglaise, une difficulté diplomatique. « Sa Majesté Britannique, stipulant pour ses alliés, s'engage à restituer à Sa Majesté Très-Chrétienne, dans les délais qui seront ci-après fixés, les colonies, comptoirs et établissements de tous genres que la France possédait, au 1er janvier 1792, dans les mers et sur les continents de l'Amérique, de l'Afrique et de l'Asie ; à l'exception toutefois des îles de Tabago et de Sainte-Lucie, de l'île de France et de ses dépendances, nommément Rodrigues et les Seychelles, lesquelles Sa Majesté Très-Chrétienne cède, en toute propriété et souveraineté, à Sa Majesté Britannique, etc. » Ce fut sur ce texte, si clair pourtant, que s'appuya sir Robert Farquhar, gouverneur de l'île de France, devenue l'île Maurice, pour prétendre que les établissements de Madagascar étaient au nombre des dépendances de l'île de France. Ce qui était doublement absurde. Car, d'un côté, l'article 8 du traité de Paris, en spécifiant Rodrigues et les Seychelles, qui n'ont pas d'importance, au nombre des dépendances de l'île de France que conservait l'Angleterre, excluait par cela même l'idée de sous-entendre, parmi les dépendances cédées, un territoire aussi vaste que Madagascar. D'un autre côté, la France gardait l'île Bourbon ; et si Madagascar eût été une dépendance de nos anciennes possessions dans cette mer, en gardant Bourbon, nous gardions nos droits sur Madagascar. Mais ce qui était le plus clair et le plus évident, c'est que Madagascar ne pouvait être à aucun titre considérée comme une dépendance d'îles infiniment moins importantes, Tous les actes de l'ancien gouvernement français, les expéditions successives et les compagnies formées avec privilège du roi, prouvaient bien que Madagascar était une colonie qui avait sa valeur propre et, pour dire le mot, son individualité. La prétention du gouverneur Farquhar n'était donc qu'une misérable chicane, fondée sur une interprétation léonine et équivoque des traités, comme il s'en trouve tant dans l'histoire de la politique anglaise, où l'astuce le dispute si souvent à l'audace. Le gouvernement de la Restauration se plaignit énergiquement à Londres ; une négociation eut lieu entre la France et l'Angleterre à ce sujet ; et le cabinet de Saint-James reconnut sans détour la nullité de la prétention de sir Robert Farquhar. Par une dépêche en date du 18 octobre 1816, il lui transmit l'ordre de remettre au gouverneur de l'île Bourbon les anciens établissements français à Madagascar, que les Anglais avaient occupés. Ainsi, grâce à la fermeté de la Restauration, fut terminée à son origine une contestation qui, négligée et oubliée, aurait obscurci nos droits et fourni plus tard à nos rivaux d'excellents prétextes pour nous évincer de cette magnifique terre que les Français du dix-septième siècle avaient appelée la France orientale. En 1810 s'était accompli un grand fait à Madagascar. Radama était devenu roi des Hovas, avait enfin constitué un gouvernement assez fort au centre de l'île, et par ses conquêtes successives affectait la domination de l'île entière. Les Anglais, un peu plus tard, voyant les difficultés de toute sorte qui les empêchaient de se substituer à notre place dans la colonisation de Madagascar, changèrent de politique ; ils n'eurent désormais qu'un but : encourager et aider la puissance naissante des Hovas comme un obstacle à notre reprise de possession. Avant Radama, les Hovas appartenaient à plusieurs chefs, sans cesse en guerre les uns avec les autres. C'était d'ailleurs la plus intelligente des tribus malgaches ; et ils avaient déjà une remarquable habileté à fabriquer des étoffes de soie et autres, et à travailler le fer. Dinampouine, le père de Radama, fut le premier qui, se rendant maître de tout le pays des Hovas, commença d'étendre sa domination sur les autres populations. Son administration fut énergique ; il créa un commencement d'ordre, favorisa l'industrie de ses sujets, établit d'assez bonnes lois, et, pour tout dire, sut si bien se faire obéir, que ses ordonnances contre l'ivrognerie, la plus furieuse passion des Malgaches, furent constamment respectées. Dinampouine étant mort en 1810, à l'âge de soixante-cinq ans, après un règne d'environ trente ans, Radama lui succéda, à l'âge de dix-huit ans. Intelligent, brave, ambitieux, ce fut lui qui donna une sorte de régularité au gouvernement des Hovas en établissant le centre de sa puissance à Tananarive, où déjà son père avait fondé un marché d'esclaves qui attirait les Européens. Les Anglais, voulant nouer des relations de commerce avec Madagascar, envoyèrent vers Radama un agent, Chardenaux, chargé de conclure un traité. Il proposa même d'élever quelques enfants de la famille de Radama à Maurice, aux frais de l'Angleterre, offre qui fut acceptée. Déjà une première tentative dans ce genre n'avait pas été heureuse. Un capitaine anglais vers 1815, ayant frappé un chef malgache, les naturels, par représailles, les avaient tous massacrés. Un nouveau capitaine, envoyé l'année suivante, avait obtenu la condamnation à mort de l'assassin de ses compatriotes et de ses complices, et les avait fait pendre sur le lieu même du massacre. Mais l'antipathie entre les deux races n'en avait point été diminuée, au contraire, et, à la fin de l'année, les Anglais abandonnèrent l'établissement qu'ils avaient fondé au port Louquez. Mais sir Robert Farquhar, qui avait été obligé de céder devant la fermeté diplomatique du gouvernement français, n'abandonnait pas pour cela ses projets sur Madagascar, ni son désir d'entrer en communication directe et officielle avec le gouvernement des Hovas. Il y trouvait le double avantage d'ouvrir aux Anglais un commerce fructueux avec ce peuple et de contrecarrer l'intention que nous pouvions avoir de faire valoir de nouveau nos anciens droits sur Madagascar. Après Chardenaux, qui avait rétabli les bonnes relations avec les Hovas, sir Robert Farquhar envoya à Tananarive le capitaine Lesage, qui commandait précédemment au port Louquez lorsque les Anglais s'en étaient retirés, le chargea de remettre des présents à Sa Majesté Malgache, et lui donna une escorte de trente soldats. Lesage, débarqué à Tamatave, se fit bien venir par ses présents et surtout par la magnificence de ses promesses, du chef Jean-René, qui commandait dans ces parages. Il en obtint les moyens de pénétrer dans l'intérieur de l'île et d'arriver jusqu'à Radama, qui jetait à Émirne1 les fondements d'un pouvoir avec En 1858, un des ministres de la reine Ranavalo tomba malade. On fit demander un médecin français à la Réunion, M. Milhet-Fontarabie ; voici ce qu'il dit de Tananarive, appelée aussi Émirne, qui est devenue depuis Radama la capitale du gouvernement des Hovas : « Le plateau de Tananarive, accidenté comme tous les autres points de l'île, est un terrain où l'on trouve le granit, le quartz, le gneiss, le schiste, le mica. Le terrain cultivé est argileux et présente partout des traces de fer. L'eau s'écoule difficilement, et, pour les travaux de la culture du riz, les Hovas, avec leur instinct industrieux, savent faire des saignées plus ou moins profondes ; on trouve des branches de ruisseaux et des sources abondantes qui donnent naissance à l'Icoupa, rivière qui passe au pied de la ville et qui, continuant son cours de l'est à l'ouest, se grossit de plusieurs affluents et va former la rivière de Bombatok au nord-ouest de Madagascar. Les orages y sont très fréquents et d'une très grande intensité depuis le mois de septembre jusqu'en mars, et font de nombreuses victimes. Ils sont dus à l'évaporation de ces immenses nappes d'eau qui couvrent les rizières, évaporation rapide sous l'influence d'un soleil brûlant. Aussi la fertilité de ce pays est-elle immense et se prête-t-elle à toute espèce de culture, car les conditions essentielles de toute fertilité, la chaleur et l'humidité, y sont jetées à profusion. Le riz, le manioc, la patate, la pomme de terre, la vigne, l'avoine et quelques arbres fruitiers, tels que la pêche ainsi que tous nos légumes, y viennent très bien, mais ne sont cultivés qu'en très petite quantité et seulement par un Européen, M. Laborde, qui habite ce pays depuis longtemps. L'aspect général du plateau serait assez bien représenté par des oranges placées sur une table ; des vallées étroites, peu profondes, des mamelons plus ou moins élevés et présentant souvent à leurs sommets un immense bloc de granit : en de certains endroits il est pur, en d'antres il est mélangé de mica. Tananarive est bâti sur un de ces immenses blocs granitiques. « Il n'est pas le plus élevé, car à l'ouest de la ville on voit dans le lointain un cordon de montagnes où de grands blocs semblent placés par la main de l'homme. Leur élévation n'est que de quelques centaines de mètres, autant qu'on en peut juger à vue d'œil. Tananarive n'est qu'à 1 200 mètres au-dessus du niveau de la mer, d'après les observations que j'ai faites et qui m'ont donné les mêmes résultats à mes deux voyages. La 1 lequel il faudra compter désormais. Celui-ci reçut Lesage avec toute la pompe que comportait sa cour barbare ; et, la fièvre ayant attaqué l'agent anglais, les médecins hovas le soignèrent de leur mieux. À ce moment, la traite se faisait pour envoyer des esclaves à l'île Maurice et à l'île Bourbon. Sir Robert Farquhar avait poursuivi les négriers et établi des gardes-côtes autour de l'île Maurice. Mais peine utile. Les colons et les négriers déjouaient toutes ses mesures, de concert avec Radama, qui, vendant les esclaves aux négriers, trouvait son compte à favoriser ce hideux commerce. Le but de Lesage était donc, en même temps que d'ouvrir des relations directes avec Radama, d'obtenir un traité pour défendre la traite des esclaves. Or, à ce moment même, Radama, à la tête de deux mille cinq cents hommes, menaçait les territoires de ses voisins Fiche et Jean-René. Des alliés tels que les Anglais lui devenaient précieux. Ceux-ci négocièrent pour lui avec JeanRené, qui, grâce à cette puissante intervention, reconnut Radama pour son suzerain. En même temps, un autre agent anglais, nommé Hastic, ramenait de Maurice à Madagascar les deux jeunes frères de Radama, que Chardenaux avait emmenés pour faire leur éducation. Hastic avait aussi avec lui de beaux chetempérature varie entre 12 et 26 degrés centigrades. Dans les mois de janvier et de février, elle doit s'élever à 30 degrés. Les nuits sont fraîches, agréables ; ce climat rappelle celui de la France par sa température et sa salubrité ; car jamais la fièvre, ce fameux général de Radama, n'a sévi sur la population du plateau d'Imériny. Son étendue, du nord au sud, est de cinquante lieues, et de trente-cinq lieues environ de l'est à l'ouest. Il est au centre de l'île et séparé du reste du pays par les montagnes d'Ankova, qui l'enlacent de leurs mamelons granitiques de trois ou quatre cents mètres comme pour le protéger contre la fièvre et les peuplades environnantes. On trouve encore sur les versants de ces montagnes des vestiges de ces immenses forêts qui couvraient le plateau en entier et que les Hovas, avec leur instinct destructeur, leur imprévoyance ou leurs guerres intestines ont fait disparaître avec les animaux qu'elles pouvaient contenir. Le singe et le sanglier, qui s'y trouvaient en abondance, y sont maintenant devenus très rares. » (Rev. alg., fév. 1860, p. 78.) vaux que le gouverneur de Maurice offrait en cadeau au chef des Malgaches. L'agent anglais fut parfaitement reçu ; et il profita des bonnes dispositions de Radama pour continuer la négociation du traité d'abolition de la traite des esclaves précédemment entamée par Lesage. Mais Radama, déjà inquiet de l'activité envahissante des Anglais et instruit de la manière dont ils étendaient leur domination dans l'Inde, hésita à se lier avec eux et à leur accorder des droits quelconques. Ce fut lui qui dit alors ce mot qui a été longtemps toute l'explication de la politique malgache : « Si les habits rouges trouvaient un chemin pour aller à Tananarive, tôt ou tard la puissance des Hovas périrait. » Enfin, après bien des pourparlers, bien des hésitations, le traité fut signé le 23 octobre 1817 et tenu secret. Par cette convention, Radama s'engageait à ne plus permettre la traite des esclaves ; et de leur côté les Anglais s'engageaient à payer annuellement au roi des Hovas une somme de 2 000 dollars, à lui fournir une quantité déterminée d'armes, de poudre, de vêtements, et à lui envoyer des instructeurs pour former son armée. L'abolition de la traite devenait ainsi un moyen spécieux de cacher à l'Europe le but véritable auquel tendait la politique anglaise, qui était de s'introduire directement dans l'île et d'y faire avec le temps prédominer les intérêts anglais en y subordonnant de gré ou de force le gouvernement malgache, et par suite de nous évincer totalement dans le présent et dans l'avenir. Et, s'ils ne réussirent pas dans le premier objet de leurs désirs, le résultat le plus positif de leurs intrigues fut de contribuer à la consolidation de la tyrannie des Hovas en donnant à cette tribu, plus intelligente et moins scrupuleuse que les autres, les moyens de soumettre le reste des populations. Le chef malgache exécuta rigoureusement le traité. Mais sir Robert Farquhar avait été remplacé dans le gouvernement de Maurice par le général Hall, et celui-ci refusa de tenir les engagements pris par son prédécesseur, s'exprimant avec un suprême dédain à l'égard des populations et du roi des Hovas. À cette nouvelle, l'irritation de Radama fut au comble et son orgueil vivement blessé ; et il se montra dès lors aussi mal disposé pour les Anglais que favorable aux Français. C'était un complet revirement. Pendant toutes ces intrigues, le gouvernement français ne perdait pas de vue ses anciennes possessions des mers de l'Inde, malgré les difficultés qui l'assaillaient à cette époque. En 1818, M. Sylvain Roux fut envoyé à la côte orientale de Madagascar, sur le Golo, commandé par le baron de Mackau, pour former une colonie. L'agent français se porta en arrivant à l'île SainteMarie, qui, par un acte du 30 juillet 1750, appartenait à la France, et dont il reprit possession solennellement, ainsi que de Tamatave1, de Tintingue et de Fort-Dauphin, avec l'assentiment « Tamatave, avec son port, sa forteresse bâtie en sable et en coraux, contenant 2 300 hommes de garnison, dont les deux tiers sont malades, est le poste des Hovas où se fait le plus de commerce et où il y a le plus de blancs. Il y a environ une quinzaine de traitants de nationalité différente. Ils font le commerce avec des produits qui leur viennent de la Réunion, de Maurice et de l'Amérique ; car tous les ans il y a trois ou quatre navires américains qui viennent jeter sur le marché de Tamatave pour sept à huit cent mille francs de toile. Cette toile est plus forte que celle de France et d'Angleterre, et les Hovas la préfèrent pour leurs chemises, espèce de tunique des anciens, et leur lambas, simple morceau de toile de huit pieds de long sur six pieds de largeur, dont ils s'enveloppent comme d'un manteau à l'espagnole. Les traitants échangent cette toile et différents autres produits contre des bœufs, du riz et des animaux domestiques qu'ils expédient à la Réunion et à Maurice. A part quelques exceptions, les Hovas seuls font le commerce avec les blancs… Tous les produits de la côte est, depuis Manoura, sont portés à Tamatave, où cinq à six navires, faisant chacun trois ou quatre voyages et plus depuis le mois de mai jusqu'en décembre, viennent les prendre pour les livrer au commerce de Bourbon et de Maurice. « Tamatave est bâti sur le sable. Ce village compte un millier de cases et se divise en deux parties, le village malgache et blanc, sur le bord de la mer, et le village hova, placé derrière le fort. Chaque case, bâtie en bois ou en feuilles de ranavala, et couvert de même, est entourée d'une palissade en pieux. La maison principale est celle du grand juge ; elle est bâtie en bois et compte plusieurs appartements et un étage ; c'était la résidence de Jean-René, roi de Tamatave et frère de sang de Radama. C'est la seule entourée de pieux équarris de dix pieds de haut, absolument comme le palais de Ranavalo. 1 des naturels. Puis il revint en France avec deux fils de chefs malgaches qu'on présenta au roi. Le gouvernement français lui donna cette fois le commandement d'une petite expédition, composée de soixante ouvriers militaires, d'un certain nombre de colons, et d'un état-major, avec la gabarre la Normande et la goélette la Bacchante. Le débarquement eut lieu à Sainte-Marie en octobre 1821. C'était une mauvaise époque pour entreprendre quoi que ce fût ; en outre, M. Sylvain Roux manquait de l'énergie et du sang-froid nécessaires pour organiser un établissement nouveau ; et, pour tout dire, avec les faibles moyens dont il disposait, il ne lui était pas possible de rien entreprendre de sérieux. D'avance ses efforts étaient évidemment condamnés à un échec, d'autant plus que les intrigues anglaises contre nous s'agitaient en ce moment plus ardentes et plus actives que jamais. En effet, sir Robert Farquhar était revenu à Maurice et avait repris, avec sa persistance peu scrupuleuse, ses desseins sur Madagascar et ses menées auprès de Radama. Il envoya donc Hastic, le négociateur du traité resté inexécuté, et le fit « La température de Tamatave varie entre 15 degrés centigrades et 36 degrés quelquefois dans les vingt-quatre heures. Vers midi, la chaleur est si forte, que l'on ne peut sortir sans parasol, et quelquefois on peut à peine marcher sur le sable. Heureusement qu'il y a souvent des grains de pluie, surtout la nuit, et qu'il y règne toujours une brise parfois assez fraîche venant du sud-est. Quand elle souffle du nord-est, elle est plus chaude, et c'est alors qu'on voit les Hovas décimés par la fièvre intermittente. Chose assez bizarre, les Européens y sont presque insensibles, et cependant cette brise est chargée de miasmes délétères qui devraient, sur toute organisation, exercer les mêmes ravages. Ce qui prouve qu'avec une bonne hygiène, une grande régularité de mœurs, des soins administrés à propos, ce pays ne serait pas plus malsain ni plus funeste que nos landes et les environs de Rochefort. La fièvre sévit avec plus d'intensité depuis le mois de décembre jusqu'en juin. C'est le moment des grandes inondations ou des dessèchements de marais. C'est une fièvre intermittente à forme bilieuse, revêtant souvent un caractère pernicieux. Les vomitifs et le sulfate de quinine, employés à peu d'intervalle, sont des moyens héroïques. » (Relation de M. le docteur Milhet-Fontarabie, Revue algérienne, février 1860, page 80.) accompagner du Révérend Jones, de la Société des missions de Londres. De son côté, M. Jones ouvrit une école où arrivèrent quelques élèves le 8 décembre 1820. M. Griffiths et sa femme y vinrent l'année suivante ; puis des imprimeurs avec des presses. Quelques années plus tard, on comptait plus de trente écoles et environ quatre mille élèves. L'influence anglaise semblait s'établir et prendre racine. D'un autre côté, Hastic, confident des projets de sir Robert Farquhar, excita les Hovas contre nous, soit en fournissant des armes, soit même en leur donnant des guides et des instructeurs. Par ses conseils et en sa présence, Radama envoya trois mille soldats dirigés par des officiers anglais, s'emparer de Foulpointe et s'établir au point même où jadis était l'établissement français. Ce fut également en présence des Anglais que les Hovas massacrèrent Tsifanin, chef de Tintingue et notre allié. M. Sylvain Roux, réduit à l'impuissance par le petit nombre d'hommes dont il disposait, et que les fièvres avaient d'ailleurs emportés presque tous, ne put rien empêcher. Bientôt, assiégé dans Tamatave par des forces très supérieures, et toute résistance étant impossible, il fut obligé de capituler ; et enfin, accablé d'humiliations, il succomba lui-même aux atteintes de la fièvre, et sans doute aux chagrins, quoiqu'il n'ait pas connu la destitution qui vint plus tard frapper son incapacité en 1822. Radama parut en personne à Foulpointe en 1824 et déclara qu'il était seul roi et souverain de Madagascar, et se montra sans cesse entouré de militaires et de marins anglais. M. de Blevec, capitaine du génie et successeur de M. Sylvain Roux, s'occupa de mettre à l'abri d'une attaque des Hovas la petite île Sainte-Marie, séjour médiocrement salubre, mais poste avancé fort commode, qui offrait un abri à nos navires et nous permettait un débarquement facile sur la côte orientale de la grande terre. M. de Blevec protesta contre les violences et les envahissements de Radama ; et naturellement le sauvage souverain ne tint nul compte d'une protestation qu'aucune force efficace n'appuyait. Au contraire, excité par les Anglais, il vint en 1825 avec un corps de deux mille Hovas camper près de Fort- Dauphin, occupé par un poste français de cinq soldats et un officier, et le 14 mars s'en empara, arracha même notre pavillon et arbora celui d'Émirne, autrement dit Tananarive. En un mot, notre situation à Madagascar devint déplorable, tandis que les Anglais étaient remontés en grande faveur. En envoyant Hastic près de Radama, sir Robert Farquhar l'avait chargé de contracter un nouveau traité. Radama, blessé de la violation impertinente du traité précédent, refusait. Pressé par les instances de l'agent anglais, par ses présents, par ses promesses, il avait fini par donner un quasi-consentement. Dans ce but, il assembla un grand kabar pour délibérer sur la question. L'opinion contraire au traité y prévalut avec évidence. Mais, décidé à plaire aux Anglais, Radama passa outre, signa le traité et défendit la traite des esclaves. Mais il tenait seul à cet arrangement ; ses sujets ne songeaient qu'aux moyens de s'y soustraire. En attendant, les Anglais furent autorisés à résider à Madagascar, à cultiver les terres et à commercer. En retour, ils aidèrent le roi des Hovas à réprimer les révoltes causées par sa dure tyrannie, dans les provinces d'Anossy et parmi les Betsimsaracs. Hastic, l'agent anglais qui avait tant fait pour l'influence anglaise à Madagascar, mourut le 8 octobre 1826. Radama luimême, usé rapidement par les excès, mourut le 24 juillet 1828, ayant rangé sous sa domination la plus grande partie de l'île, donné à ses troupes une organisation européenne, et laissé établir des écoles parmi ses sujets. La reine Ranavalo lui succéda, et bientôt éclatèrent sans limites et sans mesure les instincts sanguinaires de cette femme, qui fit périr d'abord tous les proches parents du feu roi, et ensuite ses sujets de tout rang et de tout âge par milliers. Les semences de civilisation, dues aux efforts de Radama, furent étouffées. Ranavalo se servit seulement des quelques lumières acquises dans le contact de son gouvernement avec les Européens pour rendre son despotisme plus dur et son pouvoir plus étendu. Mais, loin d'attirer à Madagascar les étrangers, sa politique constante, maintenue pendant les trente-trois années de son triste règne, fut de les éloigner et de les tenir le plus possible à distance. Cependant la France ne pouvait rester sous l'impression des humiliations que les Hovas avaient infligées à notre drapeau. Il fut donc arrêté, sous le ministère de M. Hyde de Neuville, le 28 janvier 1829, qu'une expédition aurait lieu, et que le commandement serait confié au capitaine de vaisseau Gourbeyre. L'expédition se rassembla à Bourbon, et en partit le 15 juin 1829, composée de la frégate la Terpsychore, la gabarre l'Infatigable, et du transport le Madagascar. Quatre jours après, elle était devant Sainte-Marie, où vinrent rejoindre la Nièvre et la Chevrette. Les Français arrivèrent devant Tamatave le 9 juillet. À l'aspect de nos navires, la reine Ranavalo se disposa à la résistance et commença par maltraiter les Français établis sur les côtes. Nos marins attaquèrent immédiatement Tamatave, firent sauter le fort après une ou deux heures de canonnade et prirent à l'ennemi 23 canons et 200 fusils. Rendus trop confiants par ce succès, nos soldats débarquent ensuite à Foulpointe et se répandent dans les rues avant même de s'être formés en colonne. À ce moment, les Hovas font une brusque sortie qui surprend les Français disséminés, et, tout en combattant, ceux-ci sont obligés de se retirer en désordre dans les embarcations. Le capitaine Gourbeyre, en l'absence duquel avait eu lieu cet échec, comprit qu'il fallait le réparer. Il conduisit donc ses troupes à la Pointe à Larrée, où, bien dirigées, elles combattirent avec vigueur et défirent totalement les Hovas, qui se défendirent vaillamment. Mais le peu de monde dont disposait le commandant français ne lui permit pas de s'avancer davantage le long de la côte, et il n'osa s'aventurer de nouveau jusqu'à Foulpointe. La reine Ranavalo, effrayée pourtant, eut recours à la ruse. Elle proposa un traité, qui fut accepté ; mais elle s'empressa d'en refuser la ratification dès que nos vaisseaux eurent quitté ces parages. Il devenait nécessaire de reprendre les hostilités, et la métropole envoya de grands renforts de troupes, dont 800 hommes du 16e léger. Mais sur ces entrefaites éclata la révolution de Juillet. Au milieu des embarras politiques et financiers qui en furent la conséquence immédiate, on songea tout naturellement aux moyens de supprimer ou d'ajourner les dépenses de l'expédition projetée ; en 1831, on évacua Tintingue, et on ne laissa que peu de monde à Sainte-Marie. Ainsi s'éteignit, sans résultats, le dernier effort de la Restauration. Quelque temps après, au ministère de la marine, à Paris, on reprit le projet, jamais abandonné, de coloniser Madagascar et de faire revivre nos droits sur cette magnifique terre en vengeant l'honneur de nos armes de l'échec de Foulpointe. En 1833, l'amiral de Rigny ordonna l'exploration hydrographique de la baie de Diégo-Suarez, un des plus beaux ports du monde. Ce précieux travail fut accompli par l'état-major de la corvette la Nièvre ; mais la crainte de se lancer dans une opération trop coûteuse fit ajourner le projet qu'on avait formé d'occuper la baie de Diégo-Suarez, et on renvoya au Sénégal les Yolofs qu'on en avait amenés pour les débarquer à Madagascar. On poussa même sous ce rapport l'économie si loin, qu'en 1836 il ne restait à Sainte-Marie qu'une faible garnison de 37 soldats, et que cette petite colonie ne figurait plus au budget que pour une somme de 60 000 francs. De son côté, la reine Ranavalo, fidèle à son système de soustraire ses sujets à l'influence européenne, s'inquiétait des progrès des missionnaires anglais. En 1835, elle ordonna que toutes les bibles lui fussent remises, et elle défendit l'observation du dimanche, alléguant que les nouvelles coutumes ne pouvaient qu'amener des malheurs. La foi de ces pauvres populations n'était point assez robuste pour affronter le martyre ; la plupart des chrétiens renoncèrent à leur religion, et les missionnaires anglais, peu soucieux à leur tour de lutter contre le mauvais vouloir de Ranavalo, abandonnèrent Tananarive. Désormais, aucune influence ne put faire contre-poids à la tyrannie de Ranavalo, et cette femme cruelle et capricieuse s'abandonna dès lors à toute la violence, à toute la perfidie de sa nature. Cependant les Sakalaves de l'Ouest, fatigués de cet horrible joug, demandèrent notre protection au contre-amiral de Hell, gouverneur de Bourbon, offrant en échange la cession de leur territoire. M. de Hell accepta, tout en en référant à Paris (ceci se passait en 1839 et 1840) ; et les chefs sakalaves abandonnèrent à la France, par des conventions formelles, les îles et les provinces qui leur appartenaient, notamment Nossi-Bé et Mayotte. Le roi Louis-Philippe ratifia les actes de M. de Hell, déclara possessions françaises Mayotte et Nossi-Bé, et, par un sentiment d'humanité et de bonne politique, y donna asile aux chefs sakalaves qui repoussaient le joug de Ranavalo. Mais les préoccupations politiques du moment le détournèrent du projet de jeter enfin une expédition sérieuse sur le sol de la grande île. Et, il faut le dire aussi, les dépenses croissantes que nécessitait l'occupation de l'Algérie inquiétaient les financiers ; on se demandait ce que serait une Algérie à plus de mille lieues de la France. Les Hovas, entièrement dépourvus de marine, ne pouvaient rien contre les petites îles où s'étaient réfugiés, à l'abri de notre pavillon, les Sakalaves vaincus ; mais, libres désormais de toute crainte sur leur pouvoir à l'intérieur, ils étendirent de plus en plus leur tyrannie sur toutes les tribus malgaches. Un certain nombre de négociants européens étaient parvenus, à force de patience et d'habileté, à créer quelques comptoirs, quelques établissements de commerce sur la côte orientale. Évitant de prendre part à toutes les complications politiques, ils se croyaient à l'abri des défiances et des soupçons incessants du gouvernement hova, lorsque, en 1845, Ranavalo, que poursuivaient toujours la haine et la terreur des étrangers, somma brusquement ceux qui habitaient Tamatave ou de se faire immédiatement ses sujets en abandonnant leur nationalité, ou de déguerpir dans quinze jours. Nulle réclamation, nulle demande de prolongation de séjour ne fut admise. L'ordre était péremptoire. Les navires français le Berceau et la Zélée, sous le commandement de M. Romain Desfossés, et la corvette anglaise le Conway, étaient sur la rade. Leur présence n'en imposa nullement aux Hovas, qui forcèrent les Européens de s'embarquer sans délai et dévastèrent leurs propriétés. Indignés de ce spectacle, les commandants français et anglais canonnè- rent la ville et y mirent le feu. Trois cents marins descendirent à terre et repoussèrent l'ennemi en lui tuant quelques centaines d'hommes, sans autre perte de notre côté que quelques tués et blessés. Mais ici, comme à Foulpointe, trop peu nombreux pour poursuivre l'ennemi et le détruire, et même pour occuper longtemps le rivage, il fallut nous retirer à bord de nos vaisseaux ; et, le lendemain, Anglais et Français pouvaient contempler du haut des bastingages les têtes des Européens morts ou blessés que les Hovas avaient plantées sur le rivage ! Dès que la nouvelle de cet attentat fut parvenue en France, il n'y eut qu'un cri d'indignation. M. Guizot résolut avec l'amiral Mackau, ministre de la marine, d'en finir avec les demi-mesures et d'envoyer à Madagascar une expédition sérieuse sous les ordres du général Duvivier, que des aptitudes spéciales et le plus brillant courage désignaient au choix du gouvernement. C'eût été un grand bonheur que le plan de M. Guizot fût adopté. Malheureusement les Chambres étaient en veine d'économie ; on n'y comprit pas l'importance de la mesure proposée par le gouvernement, et, l'opposition aidant, les crédits demandés ne furent pas accordés. L'expédition était sinon abandonnée, du moins ajournée. Ce résultat si tristement négatif ne fut pas plus tôt connu à Bourbon, que le conseil colonial de l'île envoya au roi une adresse fort énergique, suivie d'une seconde, où les représentants de notre dernière possession dans ces mers lointaines, si compétents pour apprécier et juger la question, exposaient et démontraient la haute importance et l'urgence de la colonisation de Madagascar. C'était mieux qu'une simple adresse, c'était un excellent mémoire, capable, à tous les points de vue, de porter la conviction dans les esprits les plus opposants. Un revirement d'opinion à ce sujet était inévitable dans les régions gouvernementales, surtout lorsqu'on aurait appris les sentiments et les projets du prince Rakotond, dont nous parlons plus loin, et qui était dès lors tout prêt à seconder l'action de la France dans des vues purement civilisatrices. Mais, cette fois encore, une révolution accomplie à Paris vint mettre à néant l'espoir pro- chain d'une solution effective et judicieuse de la question de Madagascar. Les journées de février et de juin 1848 firent surgir de tout autres problèmes et des préoccupations d'un tout autre ordre. À partir de ce moment, l'attention du gouvernement français, tout entière aux grands événements qui se préparaient en Europe, ne se porta guère sur ces contrées, quoique les chefs de notre station navale dans ces parages et les gouverneurs de la Réunion fissent tous leurs efforts pour signaler l'importance de la question de Madagascar. Car il faut rendre cette justice à nos officiers de marine, qu'ils n'ont épargné ni leurs soins ni leur dévouement pour éclairer la métropole sur la grandeur de nos intérêts dans ces régions lointaines. Mais il n'en fut pas de même des Anglais qui, toujours attentifs à exploiter dans leur intérêt nos distractions politiques, voulurent reprendre les négociations, interrompues par le canon de Tamatave, avec la reine des Hovas. Leurs efforts furent longtemps inutiles. L'orgueilleuse et défiante Ranavalo refusait avec persistance de nouer de nouvelles relations avec les Anglais. Enfin, vaincue par l'opiniâtreté britannique, elle permit à un certain nombre d'Anglais de s'établir à Tamatave vers 1856, et aux négociants de cette nation de faire un peu de commerce sur un petit nombre de points déterminés de la côte. D'autant plus heureux de ce mince succès qu'il l'avait plus longtemps désiré en vain, le gouverneur de l'île Maurice lança une proclamation dans laquelle il se déclarait l'ami des Hovas, et interdisait à ses nationaux de s'emparer d'aucun point de Madagascar. Ce qui donnait pour nous un cachet particulier à cet acte officiel d'une autorité anglaise, c'est que le gouverneur de Maurice ajoutait aux motifs de sa défense cette considération : que des tentatives de ce genre pourraient donner de l'ombrage au gouvernement d'une puissance amie. L'allusion à nos droits imprescriptibles sur Madagascar était là très claire ; et le souvenir récent de la prise de Sébastopol et de la destruction de la flotte russe dans la mer Noire, due à l'action combinée de la France et de l'Angleterre, expliquait cette courtoisie accidentelle et exceptionnelle d'un agent du gouvernement de la Grande-Bretagne. Mais ce bon mouvement passa comme un éclair ; et de nouveaux et graves événements allaient donner un aspect bien différent aux affaires de Madagascar. Des personnages, jusqu'alors peu en évidence, commençaient à montrer leur action ; et ce qui se passa depuis atteste jusqu'à quel point le pays était disposé pour la civilisation, et en même temps combien était devenu oppressif et intolérable le despotisme de la reine Ranavalo. Pour bien comprendre les faits d'où est sortie la situation actuelle, remontons un peu en arrière. Après la mort de Radama, sa veuve, la reine Ranavalo, avait mis au monde un fils unique, le prince Rakotond, aujourd'hui régnant sous le nom de Radama II et âgé de trentequatre ans environ. Ranavalo, dont le règne a été une série de cruautés, était un esprit étroit et borné. Esclave des prêtres de ses idoles, qui exploitaient habilement ses terreurs superstitieuses, elle avait une foi aveugle dans le principal d'entre eux, le fameux Rainijohary, qui était en même temps son ministre et son mari. D'ailleurs, Ranavalo menait une vie sobre et bien réglée, du moins relativement aux mœurs du pays. Elle se levait de grand matin, était de sa personne d'une remarquable propreté, aimait les beaux meubles et les riches vêtements, et avait une tenue assez majestueuse quand elle se montrait à son peuple, portée dans un magnifique palanquin, fabriqué à Paris, et qui avait coûté, dit-on, trente-cinq mille francs. Le fils de Ranavalo, le prince Rakotond, est au contraire une nature admirablement noble et désintéressée. Son caractère doux et bienveillant fut, dès sa première jeunesse, frappé d'horreur au spectacle des exécutions sanglantes ordonnées par sa mère. De là son antipathie croissante contre les jongleurs et les ombiaches, dont il apercevait la funeste influence à la cour et qu'il s'efforça d'abord de tourner en ridicule devant tout le monde, particulièrement devant la reine, se déclarant ainsi de bonne heure leur ennemi. Ceux-ci, en revanche, ne négligeaient rien pour enlever au jeune prince, que sa mère affectionnait vi- vement, toute influence sur les affaires du pays. Pendant longtemps ils réussirent. Parmi les quelques Français établis à Madagascar s'en trouvait un, M. Laborde, qui, pendant de longues années, fut seul admis par Ranavalo à résider dans la capitale des Hovas. Né à Auch (Gers), en 1806, M. Laborde revenait de l'Inde, lorsqu'il fit naufrage dans les eaux de Fort-Dauphin, à la côte est de Madagascar, en 1831. Il fut recueilli par M. Delastelle, riche et honorable négociant, mort à la fin de 1856. M. Delastelle, appréciant de suite son compatriote, écrivit à la reine qu'il avait trouvé un blanc capable de lui installer des manufactures de canons et de fusils : et, la même année, M. Laborde obtint l'autorisation de monter à Tananarive. Là, avec une énergie, une puissance de volonté incroyables, sans autres ressources ni d'autres ouvriers que ceux du pays, cet homme intelligent créa successivement et installa des fonderies de canons, des verreries, des faïenceries, des magnaneries, des forges, des ateliers de charpente, des rhumeries, des sucreries, des indigoteries, etc. M. Laborde établit sa principale résidence à Soatsimanampiovana, à huit lieues de Tananarive, dont il avait fait un village militaire et manufacturier qu'il bâtit pour ses ouvriers1. La maison de plaisance de la reine y occupe le centre et est située au sommet du mamelon d'où l'on voit tout le pays. Autour sont rangées les cases des officiers et des soldats, bâties en terre, bien alignées et ombragées par quelques pêchers. Au pied du village serpente une petite rivière dont une partie des eaux forme une jolie cascade, tandis que l'autre peut servir aux usines quand les lacs artificiels ne fournissent pas assez d'eau pour les alimenter. Dans ce village se trouvent aussi les maisons de plaisance des princes et des ministres. Celle de M. Laborde est la plus spacieuse et la plus confortable. Le jardin, où se trouvent un grand nombre de légumes de France, s'étend jusqu'à un petit lac. Voyez la relation du docteur Milhet-Fontarabie, Revue algérienne, février 1860. 1 C'est là que M. Laborde, pendant vingt-huit années, a donné aux Européens, mais surtout à ses compatriotes, une hospitalité princière, et s'est servi de sa fortune et de son crédit pour en arracher un grand nombre à la misère, à l'esclavage et souvent à la mort. Homme sérieux, esprit ferme, M. Laborde conquit une grande considération auprès de la reine par d'éminents services. Les protestants anglais, méthodistes et autres, essayèrent maintes fois de le gagner à leur cause et lui firent des offres brillantes. Mais, loin de se laisser séduire, aimant sa patrie avant tout, M. Laborde se servit au contraire de son influence dans l'intérêt de la France ; et ce fut par son crédit et celui de M. Lambert qu'il y a quelques années un missionnaire catholique fut enfin toléré à Tananarive même. De bonne heure M. Laborde distingua les nobles sentiments du jeune prince Rakotond. Il le prit en affection dès l'enfance, l'instruisit par ses conversations fréquentes, le mit au courant des choses de la civilisation, déposa dans son âme le germe des croyances chrétiennes, en un mot, s'attacha à lui de tout son cœur pour en faire un prince juste et éclairé, un véritable ami de son peuple et de la France. Un si admirable dévouement ne fut pas stérile : la semence du bien tomba dans une terre généreuse. Rakotond a toujours gardé, pour celui qui fut son initiateur à la vie civilisée, le plus tendre attachement, en même temps qu'une haute admiration pour les arts et l'industrie européenne. Toujours vêtu lui-même à l'européenne, ainsi que les officiers qui l'entourent, il fait des blancs sa société de prédilection et est en tout fortement imbu des idées chrétiennes. Dans leurs fréquentes conversations, le prince Rakotond et M. Laborde s'entretenaient constamment de l'Europe, de la France, de nos arts et de nos sciences, des moyens de faire participer le peuple de Madagascar aux bienfaits de la civilisation, et de le soustraire à la tyrannie affreuse des jongleurs qui dominaient l'esprit faible et borné de la reine Ranavalo. Ce fut ainsi que, dès sa première jeunesse, Rakotond conçut le projet de se servir de la France pour relever son peuple. M. Delastelle les aidait de ses conseils dans cette noble tâche. De concert avec eux, cet homme de bien s'efforçait d'éloigner et d'arrêter les progrès de l'influence anglaise, qui ne tendait qu'à flatter les penchants tyranniques de Ranavalo, pour les exploiter dans un but de lucre et de domination. Car il y avait à la cour de Tananarive un véritable parti anglais, formé de quelques Hovas des meilleures familles de l'aristocratie malgache, qui avaient été élevés en Angleterre, où l'influence de quelques missionnaires méthodistes leur avait ménagé un accueil habilement calculé. Telles étaient les dispositions intérieures de l'héritier présomptif de la couronne de Madagascar, lorsque les intérêts du Mascareigne, bateau à vapeur qui lui appartenait, appelèrent à Madagascar un Français, qui n'a cessé dès ce moment d'y jouer un rôle analogue à celui de M. Laborde. M. Lambert, qui est né à Redon (Ille-et-Vilaine), en 1824, et qui a passé sa jeunesse à Nantes, épousa une créole de Maurice. Par son active habileté, le jeune Breton eut bientôt créé une puissante maison de commerce. Son âme élevée et généreuse comprit de suite le dévouement de M. Laborde ; et, comme lui, il s'attacha au prince Rakotond qui, plus rapproché de son âge, le paya de retour par une vive et ardente affection. M. Lambert fit même avec le prince le serment du sang, par lequel deux personnes s'unissent d'une amitié telle que la mort seule peut rompre ce lien qui les rend frères à jamais. En arrivant à Madagascar, M. Lambert fut immédiatement initié aux projets qui se formaient pour faire succéder à l'inepte tyrannie du moment un régime plus humain et plus éclairé. Un important service qu'il rendit à la reine fut l'occasion désirée qui l'amena à Tananarive. Une garnison des Hovas était assiégée à Fort-Dauphin par des tribus ennemies. Les vivres manquaient, le péril était pressant. La reine se trouvait dans l'impossibilité de faire parvenir ni vivres ni secours à ses troupes. M. Lambert offrit un de ses navires pour porter aux assiégés le riz et les vivres dont ils avaient un extrême besoin. Son offre fut acceptée, et il assura ainsi le succès de l'entreprise de Ranavalo. Celle-ci, touchée de ce service signalé, fit donner à M. Lambert l'autorisation de monter à la capitale, autorisation dont, on le sait, son système politique la rendait excessivement avare depuis la mort de Radama. M. Lambert accepta avec d'autant plus d'empressement qu'il désirait connaître l'opinion de la reine sur un établissement qu'il avait fondé, depuis environ un an, à la baie de Bavatoubé (ou Ambavatouby), port magnifique situé dans la partie nord-ouest de Madagascar que des chefs sakalaves avaient cédée à la France du temps de Louis-Philippe. Il y faisait exploiter une mine de houille par M. d'Arvoy, ancien consul de France à Maurice, et même s'y était fortifié avec des canons. Car dans ces contrées sauvages, où nulle force régulière ne protège le travailleur, un établissement industriel, réduit à lui-même, devient vite une sorte de centre de gouvernement et a besoin de se fortifier pour se défendre. On verra tout à l'heure ce que devint cette exploitation de houille. À Tananarive, la reine reçut M. Lambert avec toutes sortes d'honneurs, revêtue de son costume royal, la couronne en tête. Après quelques paroles échangées, elle le fit passer dans le Palais d'argent, où se trouvait réuni le grand conseil, composé des princes et de ses principaux officiers. Ceux-ci, par ordre de la reine, demandèrent à M. Lambert ce qu'il désirait pour le service qu'il avait rendu ; et lui, toujours préoccupé des intérêts de son pays, exprima le vœu que le gouvernement hova donnât cours légal à la monnaie française : ce qui fut accordé, C'était un grand avantage pour nos nationaux. Ce fut là que, pendant un séjour de six semaines, M. Lambert vit intimement le prince Rakotond et les principaux de la cour de Ranavalo. Il put ainsi apprécier par lui-même l'ardent désir du prince d'améliorer le sort de son peuple et de s'appuyer sur la France dans cette belle entreprise. Touché de ses sentiments, il lui promit de s'employer ardemment à cette œuvre. Comme présent, il remit au prince malgache les portraits de l'Empereur et de l'Impératrice ; et, pendant plusieurs jours, on vint les contempler dans le palais de Rakotond, qui répétait sans cesse : « Voilà donc le grand Empereur qui doit sauver mon peuple. » Ces sentiments du prince, comme nous l'avons dit, étaient, de vieille date, enracinés dans son cœur. Déjà, en 1847, il les avait fait connaître au contre-amiral Cécile, qui lui écrivait de Sainte-Marie de Madagascar, à bord de la Cléopatre, le 3 juillet 1847, pour l'encourager et le soutenir, une lettre aussi courtoise que délicate sur la question de nos droits. Voici cette lettre : « Prince, « Tout ce que j'ai entendu dire de votre personne m'a donné une haute opinion de l'élévation de votre âme et de la noblesse de votre caractère. La sagesse que vous prenez pour guide dans toutes vos actions, les sentiments d'humanité que vous exprimez en toute occasion et que vous cherchez à faire prévaloir, la générosité de votre cœur envers les opprimés et les malheureux, vous feront le plus grand honneur, Prince, et ne peuvent que vous attirer l'amour de vos sujets et les sympathies des étrangers. « Vos projets d'avenir ne dénotent pas moins la portée de votre esprit judicieux. C'est, croyez-le, Prince, une belle et noble tâche que de guider un peuple comme le vôtre dans les voies de la civilisation, de la prospérité et de la grandeur qui en sont la conséquence. Votre illustre père avait commencé cette grande œuvre. Pourquoi faut-il qu'elle ait été arrêtée par un gouvernement aveugle, qui tend chaque jour à faire retomber la nation dans la plus affreuse barbarie et qui, après l'avoir décimée par le tanghin et la zagaye, ne vous laissera bientôt plus qu'un peuple d'esclaves à gouverner ? « C'est à vous, Prince, qui avez reçu avec la vie une étincelle du génie réformateur de Radama, qu'il appartient de reprendre, quand le moment sera venu, une glorieuse transformation, qui placera réellement votre nom à côté de celui de l'illustre auteur de vos jours, comme vous l'avez déjà fait par anticipation. « Je n'émets ici qu'une opinion personnelle ; mais je suis persuadé que tous les peuples applaudiront à vos efforts, lors- qu'ils vous verront entrer franchement dans les voies civilisatrices et pacifiques que vous méditez. Vous serez alors certain d'avoir pour vous l'approbation et l'appui des nations généreuses, et particulièrement de la France, qui, vous le savez, Prince, a des intérêts légitimes qui touchent aux vôtres et qui, en outre, est la plus ancienne amie des peuples de Madagascar. « Que Dieu vous protège, Prince ; qu'il vous maintienne dans les nobles sentiments qu'il vous a inspirés ! Tels sont mes vœux les plus ardents. « Le contre-amiral CECILE. » Cette lettre est importante, en ce qu'elle atteste nettement qu'à cette date la pensée réformatrice du prince Rakotond était déjà arrêtée, quoiqu'il eût à peine dix-huit ans ; et que ses projets étaient le résultat non d'un moment d'enthousiasme susceptible de s'évanouir, mais d'une idée profondément fixée dans son esprit par une mûre réflexion. En 1852, Rakotond renouvelait les mêmes déclarations et faisait connaître sa persistance dans ses intentions civilisatrices à M. Hubert Delisle, gouverneur de la Réunion, qui, de son côté, donnait au prince l'assurance d'une sympathie effective et sérieuse pour ses sentiments et ses projets. Pendant ce temps, la vieille reine (elle était née en 1780), dominée plus que jamais par son ministre favori, exerçait sur les populations malgaches une tyrannie de plus en plus oppressive et odieuse. Nul étranger ne pouvait pénétrer dans l'intérieur de l'île ; et les ordres les plus barbares, les mesures les plus cruelles, les plus capricieuses se succédaient sans interruption. C'étaient perpétuellement les idoles et la divination qui ordonnaient le tanghin, la réduction en esclavage, les exécutions à mort pour les plus futiles prétextes, et même sans motifs apparents. Le cœur navré de ce spectacle, craignant aussi qu'à la fin tant de barbarie ne lui rendît plus tard, à lui-même, le gouvernement impossible, le prince Rakotond se décida à une démarche qui lui semblait, à lui et à ses amis, devoir être décisive. Il adressa donc à l'empereur Napoléon III, dans l'année 1854, une demande formelle de secours et même offrit d'accepter le protectorat. Dans sa lettre à l'Empereur, le prince déclarait qu'il n'avait d'autre but que de faire pénétrer à Madagascar les bienfaits de la civilisation. Il rappelait que son père Radama avait fait autrefois alliance avec les blancs ; mais qu'un gouvernement aveugle, celui des prêtres idolâtres et des jongleurs qui entouraient sa mère, avait arrêté tout progrès, et que les maux de son peuple étaient au comble. Sa mère, étant fort âgée, fort superstitieuse, n'était plus capable de modifier en rien son déplorable système de gouvernement ; en conséquence, il demandait à l'empereur des Français de venir à son secours et de l'aider, par l'envoi de quelques troupes et de quelques ingénieurs, à tirer de l'abîme le peuple malgache. Il suffirait pour cela, sans faire aucun mal à la reine, d'éloigner d'elle le vieux Rainijohary et les autres jongleurs qui la circonvenaient et abusaient, dans l'intérêt de leur domination, de sa superstition et de sa faiblesse. Il ajoutait que son vœu était partagé par les hommes les plus intelligents et les plus puissants de l'île, et il promettait la plus entière reconnaissance vis-à-vis de la France pour l'immense bienfait qu'il en attendait. Tout entier désormais à sa grande et unique pensée, le prince Rakotond s'adressa ensuite à l'un des Pères de la mission catholique de Madagascar à la Réunion, et lui écrivit une lettre pressante pour le prier de faire parvenir sa lettre à l'Empereur et lui demander son concours dans cette difficile entreprise. Le bon missionnaire répondit par une longue et belle lettre, empreinte du véritable esprit du christianisme et d'un patriotisme éclairé. Il lui dit entre autres choses : « Quant à ce qui fait l'objet principal de votre sollicitude, il a été transmis par une voie très sûre au grand personnage en question, avec la lettre que vous lui écrivez ; et je ne doute pas que bientôt tous les vœux que vous formez pour la prospérité de votre peuple ne soient exaucés. Je dois cependant vous dire que c'est en Dieu principalement et en son Fils unique Notre- Seigneur Jésus-Christ qu'il faut placer toute votre confiance, etc. » Tout en gardant le secret sur cette importante démarche, qui, en effet, eût entraîné pour lui la peine de mort si Rainijohary en avait été instruit, le prince Rakotond avait mis dans sa confidence un certain nombre des principaux personnages de la cour de Tananarive, affligés comme lui de tous les malheurs dont ils étaient les témoins impuissants. Lors donc que, l'année suivante, M. Lambert fut reçu dans la capitale, le prince et ses amis l'initièrent à tous leurs projets et lui demandèrent, comme au missionnaire, de les aider dans leur entreprise. M. Lambert, à l'exemple de M. Laborde, comprit que l'occasion était unique pour la France ; qu'il y avait là un intérêt de justice et d'humanité supérieur à toute considération d'intérêt commercial ou industriel ; et, dès ce moment, il se dévoua tout entier à la noble pensée du prince Rakotond et se disposa à tous les sacrifices (comme il le fit bien voir plus tard) pour faire triompher sur cette terre barbare le christianisme et la civilisation. Il commença par obtenir de la reine qu'un missionnaire français pût résider à Tananarive ; et ce fut grâce à lui que, dans la capitale malgache, le 8 août 1855, en présence du prince Rakotond, le P. Finaz célébra pour la première fois le sacrifice de la messe. Il va sans dire que l'habitation de M. Laborde devint la demeure du pieux missionnaire. Il faut avoir quitté la patrie, pour savoir ce que dit au cœur de celui qui est sur la terre étrangère le spectacle des cérémonies de la religion nationale, pour comprendre à ce moment la joie de M. Laborde, de M. Lambert et de leurs amis. Tel qui ne va jamais à la messe à Paris a chanté de toute son âme le Te Deum à Pékin, il y a deux ans ! Aussi lorsque, en quittant Madagascar pour venir à Paris, M. Lambert passa par Rome, les bonnes nouvelles qu'il apportait pour la religion catholique lui valurent un excellent accueil au Vatican. Parmi les membres du clergé qui s'intéressaient à la mission civilisatrice de Madagascar, je citerai le P. de Ravignan, qui se montra des plus ardemment sympathiques aux efforts de M. Laborde et de M. Lambert. Le prince Rakotond voulut mettre à profit le dévouement de M. Lambert. Il le chargea donc, en 1855, d'une mission auprès de l'Empereur pour renouveler la demande du protectorat. Dans sa lettre, le prince malgache rappelait à l'Empereur sa demande de l'année précédente et le priait de recevoir les paroles de M. Lambert comme les siennes propres. Il lui disait que les malheurs du peuple de Madagascar passaient toute mesure, et le suppliait de venir à son secours. À cette lettre s'en joignait une autre, non moins explicite et formelle, des principaux chefs malgaches qui, à l'exemple de leur prince, demandaient à la France de les protéger et de les aider. « Sire, disaient-ils, sauvez-nous promptement, et le TrèsHaut ne manquera pas de vous bénir. Il bénira la France et tous ceux qui auront opéré notre salut. » Ils déclaraient que leur prince Rakotond avait en horreur, comme eux, la superstition et le fanatisme des courtisans de la reine, et était seul capable de comprendre et de désirer la civilisation. Ils rappelaient tous les fléaux qui désolaient ce malheureux pays, la multitude des personnes assassinées chaque jour, les femmes et les enfants vendus comme esclaves, le tanghin administré sur de simples soupçons, les corvées continuelles qui enlevaient tous les hommes à leurs travaux sans la moindre rémunération ni compensation, comme si le but unique des courtisans, promoteurs de tant de maux, était de dépouiller le peuple malgache et de faire mourir de faim ce qui aurait échappé à la zagaye et au tanghin. Les chefs malgaches, dans leur lettre, ajoutaient qu'un prince, Rambousalama, parent de Rakotond, et quelques personnes, ses partisans en petit nombre, ne cherchaient qu'à perdre le fils de la reine et avaient fait le complot de l'assassiner comme le seul moyen de l'empêcher de régner par la suite. Ils demandaient donc un prompt secours pour mettre fin à un si déplorable état de choses et assurer la tranquillité du pays. Enfin, le prince Rakotond écrivit à M. Lambert lui-même la lettre la plus pressante et la plus touchante pour le prier d'intervenir avec la plus grande ardeur auprès de l'Empereur dans l'intérêt de son pays. « Vous avez vu de vos yeux, lui disait-il, la misère de mon malheureux peuple et les fléaux qui pèsent sur lui ; et, touché de compassion, vous avez juré, en présence de Dieu et devant moi, de faire tout votre possible pour procurer, soit par vous-même, soit par les autres, tout ce qui pourra faire le bonheur de Madagascar… Confiant dans votre noble cœur, que je sais ne faire qu'un avec le mien, je vous donne, par la présente, toute autorisation et tout pouvoir pour faire tout ce que vous jugerez devoir entreprendre dans ce but… Que Dieu vous bénisse et tous ceux qui vous sont chers ! qu'il vous aide à mener à bonne fin notre délicate entreprise ! « Pour vous, poursuivez avec courage ce que vous avez commencé. Ne craignez ni les peines ni les fatigues ; car les misères de mon peuple sont arrivées à une extrémité intolérable, et ce n'est pas par ouï-dire que vous les connaissez ; mais vous les avez vues de vos propres yeux. » Rien ne manquait donc à M. Lambert pour se présenter à Paris comme chargé d'une mission honorable et importante pour la France, et remplie d'heureuses espérances pour les populations malgaches elles-mêmes. Tout semblait devoir en assurer le succès ; et l'œuvre de régénération de ce peuple promettait, avec tant d'aide, de s'accomplir facilement et sans aucune effusion de sang. Muni de toutes ces instructions, l'âme remplie d'espoir, sûr des amitiés ardentes qu'il laissait derrière lui à Émirne, M. Lambert quitta la capitale des Hovas dans le courant d'août 1855. Il allait s'embarquer pour Tamatave, lorsqu'un nouvel et terrible événement vint démontrer plus que jamais la nécessité de mettre un terme aux violences du gouvernement de Ranavalo et à sa haine contre les étrangers. Madagascar1 possède de riches mines de houille, dépôts d'autant plus précieux qu'ils sont uniques dans ces parages. La maison de M. Lambert, représentée dans cette affaire par M. 1 Voyez l'appendice à la fin de ce volume. d'Arvoy, ancien consul de France à Maurice, avait formé à Bavatoubé, près de Morontsanga, sur la côte nord-ouest de Madagascar, une exploitation de houille et de coupes des bois de construction qui y abondent. C'était, comme nous l'avons dit plus haut, sur un territoire cédé à la France par le roi des Sakalaves réfugiés à Nossi-bé ; et les Hovas n'avaient aucun poste de ce côté. Les officiers de notre station encouragèrent l'entreprise ; M. d'Arvoy se procura des munitions de guerre, des fusils et même une dizaine de canons pour armer le fort de Bavatoubé, seule garantie de la sûreté et de la vie des travailleurs. Pendant que M. Lambert était encore à Tananarive, il apprit que la reine avait menacé de mort quiconque débarquerait sur un point de l'île, dépourvu de poste militaire. Il ne dit rien. Mais, arrivé à Tamatave, et sur le point de mettre à la voile, il reçut une lettre de la reine qui lui annonçait qu'un blanc était établi à Bavatoubé, et le chargeait de signifier à ce blanc qu'il eût à se retirer, sinon qu'elle enverrait un corps de deux à trois mille Hovas pour le chasser. Il n'y avait plus d'illusions à se faire ; le gouvernement d'Émirne maintenait impitoyablement son système inhospitalier, et le bon accueil fait à M. Lambert lui restait exclusivement personnel. La reine avait témoigné sa reconnaissance au blanc qui lui avait rendu un service signalé ; ses États n'en restaient pas moins rigoureusement fermés à tout autre blanc. Ainsi le voulait Rainijohary. En abordant à la Réunion, M. Lambert s'empressa de faire connaître à M. d'Arvoy, qui dirigeait l'établissement de Bavatoubé, la volonté de Ranavalo, et l'engagea fortement à le quitter, au moins jusqu'à ce que le danger présent fût passé. Il lui fit parvenir le même conseil par le chef de la station de Nossi-bé. M. d'Arvoy écrivit d'abord à la reine que ses intentions étaient toutes pacifiques, qu'il ne voulait qu'exploiter du charbon de terre et pas autre chose. Mais, se considérant sur un territoire français, confiant dans la protection de notre station navale, il ne crut pas devoir se retirer, mû en cela par un sentiment de fierté nationale bien naturelle. Bientôt survint un corps de deux mille Hovas dont le chef fit dire à M. d'Arvoy qu'il avait des or- dres de la reine à lui transmettre. Il lui transmit ces ordres par un Arabe. La lettre qui les contenait était rédigée en hova. M. d'Arvoy, ne comprenant pas cette langue, demanda à l'envoyé arabe de lui faire traduire la lettre de la reine et celle du chef hova. Mais le perfide envoyé, enchanté de mettre des blancs aux prises avec les troupes de Ranavalo, se garda bien de traduire la lettre qu'il avait remise à M. d'Arvoy et s'en revint auprès du chef hova, disant que les blancs refusaient d'obéir. Ainsi trompé par l'Arabe, le chef hova eut recours à la ruse. Il feignit de se retirer avec ses troupes, afin d'endormir la vigilance des blancs. Puis, tout à coup, au milieu de la nuit, il surprit l'établissement français et l'attaqua. Les hommes de M. d'Arvoy se défendirent avec leurs canons et avec ceux de deux petits navires qui se trouvaient dans le voisinage. Mais la disproportion des forces était trop grande. M. d'Arvoy fut tué avec un autre blanc et une femme blanche, et environ une centaine de travailleurs indigènes. Les Hovas jetèrent les canons à la mer, moins un, que l'on transporta à Tananarive comme un trophée de victoire, et emmenèrent en esclavage quatre-vingt-dix-sept travailleurs mozambiques. Un blanc fut fait prisonnier, et la reine donna l'ordre qu'il fût amené à Tananarive pour être vendu à la porte de son palais. Quoique blessé d'un coup de zagaye, les Hovas contraignirent le Français prisonnier de faire la route à pied, au risque qu'il en mourût. Puis, en signe de triomphe, Ranavalo fit tirer sept coups de canon pour célébrer sa victoire sur les Français, et montra à son peuple le canon pris à Bavatoubé pour témoigner qu'elle ne redoutait pas les blancs. À cette terrible nouvelle, M. Laborde déploya tous les efforts de sa diplomatie pour empêcher son compatriote d'être vendu en esclavage ; et avec du temps, de la patience et beaucoup d'argent, il épargna encore cette humiliation à la France. Vers la même époque, un autre fait également déplorable avait lieu. Cinq hommes de l'équipage d'un navire français, l'Augustine, qui venait de faire naufrage, furent faits prisonniers par les troupes hovas, sous prétexte qu'ils étaient soupçonnés de chercher à engager des travailleurs pour la Réunion, crime puni de mort par Ranavalo. Les cinq Français furent amenés à Tananarive. Mais le prince Rakotond et M. Laborde obtinrent encore de la reine qu'elle ferait grâce aux prisonniers, moyennant toutefois une rançon de trois mille cinq cents francs. Pour payer cette somme, le généreux M. Laborde, dont les ressources étaient épuisées, emprunta de l'argent à ses amis, et nos compatriotes lui durent la vie et la liberté. D'autres crimes, plus odieux peut-être, se commettaient également pour d'autres motifs, comme si le génie du mal se fût emparé de Ranavalo. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple entre mille : un vieil oncle de la reine, exilé sur ses terres depuis un certain complot sous Radama, étant venu à mourir, Ranavalo décida que les honneurs funèbres ne seraient pas rendus au grand complet à un membre de sa famille qui avait vécu sous le poids d'une condamnation. Or il est d'usage, aux funérailles d'un membre de la famille souveraine à Madagascar, que les nobles placent eux-mêmes le couvercle sur la bière. Sachant la volonté de la reine que les funérailles de son oncle ne fussent pas célébrées avec la pompe ordinaire, les nobles qui étaient présents ne crurent pas devoir placer le couvercle sur la bière. Furieuse de ce manquement à une partie du cérémonial, Ranavalo fit vendre ces nobles ainsi que leurs femmes et leurs enfants comme esclaves ! Un pauvre petit enfant à la mamelle fut vendu une piastre ! Devant de semblables horreurs, qui se renouvelaient chaque jour, sous le moindre prétexte, et souvent sans prétexte aucun, on comprend le sentiment qui portait tous les esprits que la terreur n'avait point abrutis à hâter de leurs vœux la fin d'un si affreux régime. Les chrétiens se comptaient, se raffermissaient dans leur dévouement à Rakotond. Près de huit cents lui avaient fait connaître individuellement qu'ils mettaient en lui tout leur espoir. Les principaux officiers du palais se déclarèrent successivement pour lui. Tous espéraient que bientôt la France vengerait l'insolent guet-apens de Bavatoubé et viendrait au secours de l'humanité et de la justice. En attendant, la reine Ranavalo écrivit une lettre, à l'occasion de sa victoire de Bavatoubé, au gouverneur de Maurice. Ce représentant de l'autorité britannique s'empressa de lui répondre « qu'il faisait toute sorte de compliments à Sa Majesté Malgache et la félicitait de ce que ceux qui avaient été pris en contravention aux lois du pays n'étaient pas de ses sujets, et promettait d'envoyer incessamment une frégate saluer à Tamatave le pavillon de Sa Majesté la reine. » Ainsi le représentant d'un gouvernement civilisé ne craignait pas, pour se faire bien venir d'une femme qui n'avait d'autre idée que la haine des blancs et la monomanie des exécutions, de la féliciter de sa barbarie vis-à-vis des Européens1 ! Après un pareil acte, il n'y a pas de commentaire possible. Tel était l'état des choses lorsque M. Lambert débarqua à Paris dans les premiers jours de décembre 1855. Il arrivait plein d'espoir, rêvant d'accomplir enfin ce legs séculaire de la vieille France, cette colonisation de Madagascar, tentée par Richelieu et Louis XIV, qui avait été une des premières préoccupations de la Restauration à son début, et que Louis-Philippe était à la veille de réaliser lorsque la révolution de février jeta violemment par terre la royauté constitutionnelle. En effet, tout semblait propice à cette grande œuvre, car tout, pour la France et pour Madagascar, en démontrait la nécessité et la facilité. Le pays, exténué d'un despotisme affreux, nous désirait ; le prince héritier et les principaux chefs nous demandaient, nous imploraient ; nous arrivions en libérateurs. Du même coup, la France rendait le repos et la paix à des populations écrasées et décimées, et se donnait à elle-même dans ces mers lointaines un point d'appui solide pour son commerce et sa marine. Lorsque, le 14 mars 1825, un corps de Hovas, d'environ quatre mille hommes, se jeta sur le fort Dauphin, défendu seulement par cinq Français, M. de Freycinet eut la preuve que cette indigne agression était due aux conseils des Anglais présents. Voyez Précis sur les établissements français de Madagascar, publié par le département de la marine, page 37. 1 M. Lambert remit à l'Empereur les cadeaux du prince Rakotond et les lettres par lesquelles le prince et les premiers officiers de la cour de Tananarive sollicitaient le protectorat de la France. Il joignit à ces pièces une note pour montrer les avantages et la facilité du protectorat, et pour proposer en même temps l'établissement d'une compagnie destinée à l'exploitation agricole et industrielle de ce beau pays. L'envoyé du prince Rakotond demandait, en conséquence, quelques troupes pour aider aux changements qui se préparaient dans le gouvernement du pays. En effet, sans une modification profonde du despotisme des Hovas, aucune amélioration n'était possible ; et la fondation d'une compagnie agricole et industrielle était ellemême subordonnée à l'établissement d'un gouvernement régulier et bien disposé pour la civilisation. Le gouvernement français fit un excellent accueil à l'envoyé du prince Rakotond et approuva le projet d'une compagnie. Malheureusement pour le prince Rakotond et pour sa demande, la France était alors engagée, de concert avec l'Angleterre, dans le plus vif de la guerre de Crimée. Nos armes étaient victorieuses sans doute ; mais l'Europe était tout ébranlée encore des coups portés à la Russie, et par suite à l'édifice de la Sainte-Alliance. Le congrès de Paris allait se réunir ; la diplomatie s'agitait ; et le moment n'était guère favorable pour distraire l'attention de nos hommes d'État vers une entreprise pleine de promesses, mais aussi pleine d'inconnu et qui pouvait nous engager fort loin. Le gouvernement français témoigna donc le plus vif intérêt à l'envoyé du prince malgache, mais ajourna toute décision au sujet du protectorat. Comme notre intimité politique avec l'Angleterre était fort grande, que le voyage de la reine Victoria à Paris venait d'avoir lieu, qu'il était permis d'espérer de cette alliance un concours loyal pour une entreprise qui intéressait la civilisation, la France eût vu, à ce moment, avec plaisir les Anglais prendre leur part de la colonisation de Madagascar et nous aider dans une œuvre féconde pour les intérêts européens et utile à l'humanité. Mais l'Angleterre ne raisonne jamais comme la France ; ses hommes d'État obéissent à de tout autres mobiles. M. Lambert se rendit à Londres ; et lord Clarendon, consulté à ce sujet, refusa péremptoirement l'idée d'un protectorat, déclarant qu'il y entrevoyait le germe d'une prise future de possession. Il n'approuva ostensiblement que le projet d'une compagnie anglo-française, ayant pour but d'exploiter les mines de Madagascar, d'y introduire les cultures perfectionnées et d'y développer le commerce. Une pareille politique avait de quoi surprendre ceux qui savaient les cadeaux et les efforts faits depuis 1810 par l'Angleterre pour établir son influence à Tananarive. Dans tous les cas, elle pouvait peut-être convenir à la nation qui occupe déjà les ports d'Aden et de Maurice ; elle ne pouvait suffire à une puissance maritime qui ne possède dans ces parages aucun abri pour ses flottes ; car la rade foraine de la Réunion n'est qu'un péril permanent et non un asile. Peut-être est-ce dans ce rapprochement qu'il faut chercher l'explication du refus officiel de l'Angleterre de se mêler des affaires de Madagascar. Ce qui est certain, c'est que pendant qu'à Paris on s'enfermait dans une grande réserve au sujet du protectorat, à Londres on agissait mystérieusement et promptement. Peu de jours après que l'envoyé du prince Rakotond avait eu une audience de lord Clarendon, le révérend Ellis, qui avait vu lord Clarendon au moment même où M. Lambert visitait le chef du Foreign-Office, quittait Londres et se rendait à Maurice, et de là à Tamatave, où il se présentait avec fracas comme envoyé de l'Angleterre, vers le mois de juillet 18561. De son côté, le révérend Griffiths, qui était retourné en Angleterre après son séjour à Madagascar, écrivait au prince Rakotond pour l'informer de la prochaine arVoyez tout ce qu'a écrit à ce sujet Mme Ida Pfeiffer, pages 257 et suivantes de ce volume. Mme Pfeiffer s'exprime avec sévérité sur le compte du révérend anglican, et on ne peut la soupçonner d'une trop grande partialité en faveur des Français. 1 rivée des révérends Ellis et Cameron, et lui recommandait d'avoir toute confiance en M. Ellis, comme dépositaire de la pensée du gouvernement britannique. Malheureusement pour l'agent anglais, il rencontrait sur son chemin M. Laborde, qui, accoutumé aux menées de messieurs les révérends, et sachant qu'ils enseignaient pour première vérité morale et religieuse aux Madécasses cette proposition : « La France est l'esclave de l'Angleterre, » démasqua le but de M. Ellis. Une circonstance donnait plus de poids à l'influence de M. Laborde. La reine Ranavalo venait de faire savoir solennellement, à toute la famille royale, que son fils, le prince Rakotond-Radama, était le seul héritier de la couronne de Madagascar. Elle lui avait même fait le manassina, espèce de cérémonie d'investiture qui ne se fait qu'au roi. Et comme un parent de la reine, appelé Ramboasalama, laissait percer l'espoir de lui succéder plus tard, Ranavalo déclarait, le même jour, qu'elle punirait de mort quiconque se déclarerait le partisan de Ramboasalama. M. Laborde, l'ami du prince Rakotond, voyait donc l'autorité de ses conseils se fortifier avec la position du prince luimême. Le révérend Ellis, après un séjour à Tamatave, obtint de monter à Tananarive et se donna comme l'envoyé de lord Clarendon. Il n'apporta, il est vrai, aucune pièce officielle à l'appui ; mais il se montra très informé des pourparlers échangés à Londres entre le gouvernement anglais et l'envoyé du prince Rakotond. Et, pour effrayer celui-ci et le mettre à sa discrétion, il affecta d'interpréter son désir de mettre fin à la déplorable administration de Madagascar comme le rêve d'un ambitieux qui voulait supplanter sa mère, et dit au prince que le gouvernement anglais voyait cette ambition avec beaucoup de peine. Si Rakotond se fût effrayé, tout était gagné ; si, au lieu de trembler, il s'offensait, l'insinuation de M. Ellis n'était plus qu'un outrage et une maladresse. La diplomatie britannique n'est pas, que je sache, la femme de César. Les vieilles histoires du passé, et les confidences contemporaines de ses espions et de ses agents enseignent, au contraire, qu'il est sage de la soupçonner. Or, quand on se rappelle les étonnantes tendresses du gouvernement anglais pour le gouvernement hova, et l'approbation officielle donnée hautement au guet-apens de Bavatoubé par la première autorité de Maurice, on s'étonne peu de la mission, avouée ou spontanée, du révérend Ellis. Tous ces faits ne sont que les expressions successives d'une pensée immuable. On ne s'étonnera pas non plus de l'indignation du prince Rakotond en écoutant les insinuations odieuses de l'agent anglais. Il lui demanda d'abord une preuve des pouvoirs qu'il s'attribuait ; et M. Ellis ne montra qu'un billet insignifiant du secrétaire de lord Clarendon, et une lettre du gouverneur de Maurice. Celle-ci était ainsi conçue : « À Sa Majesté la reine de Madagascar. « J'envoie à Votre Majesté, par mon ami Ellis, des cadeaux que je la prie d'accepter. » Laconisme commode, ne disant rien et autorisant tout. Mais le révérend apportait de l'argent, beaucoup d'argent (on parlait de trois cent mille francs) qu'il employa à faire des partisans à la politique anglaise. Il interpréta à sa façon les pourparlers de Londres, et répéta la formule de ses prédécesseurs « que la France ne pouvait faire quoi que ce soit sans la permission de l'Angleterre ». Profondément blessé des paroles du révérend Ellis, et incertain sur la réalité de sa mission officielle, le prince Rakotond prit le parti d'un honnête homme dont la conscience ne redoute aucune investigation, aucun contrôle ; il adressa à lord Clarendon une lettre très catégorique. Dans cette lettre, le prince Rakotond se plaignait des procédés et des insinuations de l'agent britannique1, lequel s'était Mme Ida Pfeiffer raconte avec détails les singulières accusations et insinuations du révérend Ellis contre le prince. Voyez, pages 257 et suivantes, toute la fin du chap. xi de ce volume. 1 présenté au nom du gouvernement anglais et n'avait pu produire aucun titre officiel sérieux. Le prince déclarait en outre qu'il n'avait chargé M. Ellis d'aucune espèce d'affaire, ni de vive voix ni par écrit. Il ajoutait que lui attribuer la passion du pouvoir, c'était le calomnier ; qu'il n'avait qu'un désir, qu'une ambition : celle de sauver le peuple malgache de sa ruine, et de lui faire prendre part aux bienfaits de la civilisation européenne. Cette lettre montre, et le témoignage formel de Mme Ida Pfeiffer montre également combien les paroles et les démarches du révérend Ellis avaient blessé de monde. Il paraît même qu'à son arrivée à Tananarive le révérend anglican, voulant dénoncer à la reine les Français et les missionnaires catholiques, ainsi que le prince Rakotond, aucun interprète ne consentit à traduire ses odieuses insinuations. Mais le révérend n'était pas homme à se rebuter aisément, et, malgré tout, il n'en continuait pas moins ses menées à Tananarive même, et réussissait auprès de quelques indigènes à force d'argent. Et ce qui peint bien cette cour malgache, ce peuple enfant près duquel Anglais et Français se disputaient l'influence, c'est que le révérend anglais employait, entre autres moyens pour démontrer la supériorité de l'Angleterre, la photographie ! Naturellement les partisans de la France, M. Laborde en tête, se procurent en toute hâte des procédés plus récents et plus perfectionnés pour lutter de vitesse et de science contre leur adversaire. Chose plaisante et sérieuse à la fois ! Les Français furent les premiers à reproduire les épreuves coloriées, et maintinrent ainsi leur prééminence politique. Voilà assurément un des usages de la photographie auquel ne songeaient guère en ce moment les graves diplomates du congrès de Paris. On continuait pourtant de craindre à Tananarive le résultat des démarches du révérend anglican. Les missionnaires français écrivaient en Europe pour raconter ses tentatives et en détruire le mauvais effet en faisant connaître ses menaces et la manière aussi ferme que courtoise dont le prince Rakotond les avait accueillies. Rakotond, en effet, n'avait pas dissimulé à M. Ellis le déplaisir que ses fâcheuses insinuations avaient causé et lui disait en propres termes : « Je suis seul ici qui ai de la bienveillance pour vous. » En définitive, malgré son argent et ses riches cadeaux, l'ami du gouverneur de Maurice ne put faire accepter le traité d'alliance et de commerce qu'il proposait. Si le terrain eût été plus favorable, on peut croire que la diplomatie britannique eût accepté le bénéfice de la mission de M. Ellis. Il ne réussit pas : un désaveu n'était pas même nécessaire ; on pouvait mettre tout ce qui avait paru sur le compte des relations personnelles du révérend avec ses amis du Foreign-Office et de Maurice, et déclarer ne pas répondre de son zèle trop ardent et malheureux. Ce qui toutefois était plus grave et ne pouvait être aussi facilement démenti, c'est que, au moment même où M. Ellis s'agitait avec tant de fracas à Tananarive, le gouverneur de Maurice lançait, le 24 septembre 1856, une proclamation d'une clarté singulière. Ce qu'avait appris à Londres M. Ellis de la mission de M. Lambert en France et en Angleterre était parfaitement connu de son ami le gouverneur de Maurice, qui avait pris sous son nom les cadeaux offerts par l'agent anglais à Ranavalo, que les Anglais affectaient d'appeler la reine de Madagascar. M. Lambert, qui avait conservé sa qualité de Français, avait son domicile à Maurice, où il résidait comme étranger. La proclamation lancée tout à coup par le gouverneur de Maurice menaçait de la déportation tout sujet anglais, ou tout étranger résidant à Maurice qui ferait une démarche pouvant être considérée comme faite au mépris des lois de Madagascar. Au surplus, voici comment se terminait cette proclamation : « En conséquence, j'avertis maintenant tous les habitants de cette colonie, sujets par leur origine de Sa Majesté la reine Victoria, ou étrangers domiciliés à Maurice, que toute démarche de leur part qui pourrait être considérée comme faite au mépris des lois de la reine de Madagascar, ou comme étant de nature à faire douter de la bonne foi du gouvernement anglais touchant ses relations avec le gouvernement de Madagascar, exposera les parties que cela concernera à être poursuivies, en vertu des articles 58 et 59 du code pénal annexés à la présente et publiés pour l'information générale. « Les articles précités portent peine de réclusion et de déportation. » Les termes et l'esprit de cette proclamation causèrent un grand émoi à Maurice. Le journal français de l'île, le Cernéen, en demanda hautement le motif et remarqua malicieusement que sans doute monsieur le gouverneur possédait un exemplaire du code de la reine Ranavalo, puisqu'il le prenait si vivement sous sa puissante protection. Mais ce qui frappait tout le monde, c'est que M. Lambert était notoirement le seul résident étranger de Maurice qui s'occupât de la politique de Madagascar et auquel pût s'appliquer cette menace de déportation. Dans quel but avait-elle été lancée ? Ici, les réticences de la lettre du secrétaire du Foreign-Office et du billet du gouverneur de Maurice remis à M. Ellis n'étaient plus de saison. La proclamation brisait le tissu transparent des réticences diplomatiques ; elle ne nommait personne ; mais elle désignait quelqu'un et devait servir à quelque chose. Et comment l'interpréter, sinon par le désir de venir en aide à la mission de l'agent anglais en intimidant toute démarche contraire ? Mais le zèle menaçant du gouverneur britannique n'eut pas plus d'effet sur M. Lambert que celui de M. Ellis sur le prince Rakotond. Seulement il est curieux de rapprocher la réserve désintéressée du gouvernement français, désirant une action en commun avec l'Angleterre dans la question de Madagascar (où il pouvait d'autant mieux agir seul que seul il avait là des droits à faire valoir), avec ce zèle si extraordinaire, si hostile, si peu expliqué des agents secondaires de la politique britannique dans la même question. Pendant que la mission de M. Lambert en Europe échouait devant les préoccupations politiques de la France et le mauvais vouloir de l'Angleterre, le gouvernement de Ranavalo comblait la mesure de la tyrannie vis-à-vis des populations infortunées de Madagascar. Je lis dans une lettre d'une personne digne de foi, et écrite en novembre 1856, les lignes suivantes : « Cette misère est poussée aux dernières limites… Figurez-vous des populations entières, perpétuellement à la corvée dans les forêts, dans les champs, sur les grandes routes, portant des fardeaux énormes, et, pour tout cela, pas un morceau de toile pour se couvrir, pas un grain de riz pour se mettre sous la dent… À part les grands qui nagent dans l'opulence et s'engraissent de la sueur des pauvres, la condition de l'esclave est ici cent fois préférable à celle de l'homme libre. L'esclave est au moins nourri… » Mais ce fut surtout en mars et avril 1857 que cette misère fut horrible. On ne peut se figurer les cruautés qui furent commises alors par l'ordre de Ranavalo. Je laisse parler un autre témoin oculaire, qui dépeint en ces termes, dans une lettre datée du commencement de 1857, la terreur qui régnait alors à Tananarive : « Je ne saurais mieux comparer l'état actuel du pays qu'à notre règne de la Terreur. À la moindre dénonciation d'un ennemi, l'accusé est un homme perdu : on l'exécute sans même l'avertir du motif de sa condamnation. Tous les jours presque, il y a quatre ou six individus condamnés juridiquement à mort, plusieurs pour cause de sorcellerie, et sans preuves ; d'autres, pour être les compagnons et les amis des condamnés ; quelques-uns pour des fautes légères, très peu pour des crimes. Le prince Rakotond en sauve beaucoup ; mais il ne peut suffire à tout, d'autant plus que les gardiens de ceux qui ne sont pas exécutés sur-le-champ répondent sur leur tête du prisonnier. Dernièrement, le prince avait fait détacher un homme condamné à être jeté dans l'eau bouillante, comme accusé d'être sorcier. Les envoyés du prince ont été pris et mis à mort. Je ne parle que de ceux qui sont exécutés par condamnation, et dans la seule ville de Tananarive. Que serait-ce s'il fallait ajouter ceux qui succombent tous les jours à l'épreuve du tanghin ! « Aussi tout le monde est sous l'impression de la terreur, mais de cette terreur de 93 qui étouffe jusqu'au courage du désespoir, jusqu'à l'idée de se soustraire à cet état. On n'ose sortir, de crainte de ne pas rentrer chez soi ; on n'ose rester chez soi, parce que, au moment où l'on s'y attend le moins, on est tiré de sa maison pour être condamné au supplice. On tremble pour sa femme et ses enfants ; car ils seront vendus, et tous les biens confisqués, si le chef de famille est accusé ; je dis accusé, ce qui veut dire condamné. « Ce n'est point assez, à ce qu'il paraît, que tous ces sacrifices ; ils ne sont pas assez nombreux. L'autre jour, dans l'assemblée de tout le peuple, la reine a reproché à ses sujets de ne pas assez se dénoncer. Elle leur donne un mois pour préparer toutes leurs dénonciations ; et si, dans un mois, ils n'accusent pas assez de personnes, elle fera administrer le tanghin à tout le monde. Ce kabar a eu lieu le 12 de ce mois1. « Si l'on entendait dire cela en France, le croirait-on ?… » Ranavalo, ne sachant plus qu'inventer pour torturer ses malheureux sujets, imagina d'ordonner une confession générale pour le mois de mai. Chacun devait s'accuser spontanément de toutes ses fautes ; et les juges de la reine décideraient quel châtiment les coupables mériteraient. Un grand nombre, perdant l'esprit, s'accusèrent de fautes qu'ils n'avaient pas même pu commettre. D'autres, voulant sauver les membres de leur famille, se dénoncèrent comme coupables de sorcellerie, l'éternelle accusation de l'ignorance malfaisante, dans l'espoir qu'une victime dans une famille sauverait le reste de la même famille. Plus de quinze cents individus s'accusèrent ainsi. Le prince Rakotond se multipliait partout pour empêcher ces innocents terrifiés de se charger ainsi de crimes imaginaires. Mais un grand nombre échappèrent à ses conseils tutélaires. Une seule sentence en fit périr soixante-dix-neuf par le feu et le couteau. La reine faisait procéder aux exécutions par l'eau bouillante pour la plupart des autres. Le même jour, elle fit mettre aux fers douze cent trente-sept individus. Et des fers dont le poids seul les faisait promptement succomber ! Elle avait assemblé à Tananarive tous les forgerons de Madagascar pour cette monstrueuse opération ! Il va sans dire que les biens des Au sujet de ces étranges dénonciations spontanées ou confessions, lisez ce que dit Mme Ida Pfeiffer, pages 265 et suivantes. 1 condamnés étaient toujours confisqués, et les femmes avec les enfants vendus comme esclaves. Dans cette seule catégorie, on compte plus de cinq mille individus ! Accablé de désespoir, le prince Rakotond déclarait à ses amis que si la France n'acceptait pas le protectorat, si l'expédition demandée n'arrivait pas, il irait lui-même se jeter aux pieds de l'Empereur et lui exposer tous les maux de son peuple en implorant son puissant secours. Ce fut au plus fort de cette terreur que M. Lambert revint de France. Mais, à cause de la mauvaise saison, il ne put monter à Tananarive que le 30 mai 1857, après une absence de deux ans, terriblement longue pour les infortunés qui attendaient leur salut de sa mission et dont l'espoir allait être si cruellement trompé. Ici encore, nouveau coup de théâtre. De même que le révérend Ellis arrivait de Londres à Tananarive pour détruire l'effet de la mission de M. Lambert, de même, à l'heure du retour de M. Lambert à Madagascar, un autre révérend, ministre méthodiste, se rendait de Maurice à Tamatave et, là, organisait une correspondance active avec la capitale, par l'entremise des priants, qui étaient tous méthodistes. Il écrivit même aux chefs des priants que les Français voulaient faire l'affaire pour accaparer toutes les places. Il faut avouer qu'il y a d'étranges coïncidences, et que l'innocence de la diplomatie anglaise continuait d'être bien soigneusement servie par le hasard. À la première nouvelle du refus de la France d'accepter le protectorat, le prince Rakotond, qui avait toujours compté sur la France, tomba dans le plus profond découragement. Sa douleur s'exhalait en plaintes et en sanglots. « Ah ! disait-il, on laissera donc périr ce malheureux peuple ! Me prend-on pour un ambitieux qui ne veut qu'un trône ! Si c'est ma couronne que l'on désire, je la donne de grand cœur ; je n'y tiens pas ; mais, de grâce, que l'on sauve mon peuple, mon pauvre peuple ! » Et de grosses larmes roulaient dans ses yeux. Mais le mal était si violent, les exécutions continuaient d'une manière si effrayante, qu'une réaction se fit en lui et succéda vite à ce morne abattement. Il n'y avait plus d'espoir dans les secours de la France. Force était donc de songer, à tout prix, aux moyens de sortir de l'horrible situation en mettant de côté le vieux ministre, conseiller des mesures les plus tyranniques, et en amenant la reine à proclamer elle-même son propre fils, ou du moins à se l'associer dans le gouvernement. Le prince et M. Laborde virent cela clairement ; en conséquence, ils prirent leur parti et attendirent M. Lambert. Celui-ci débarqua enfin avec les magnifiques cadeaux qu'il rapportait pour la reine et le prince Rakotond. Une réception splendide lui fut faite par ordre de Ranavalo et par les soins du prince. Jamais aucun blanc n'avait été traité de la sorte. Mais aussi M. Lambert, chargé de quelques commissions par la reine, avait royalement dépassé à ses frais le programme primitif. De plus, dans les circonstances présentes, avec les projets qui existaient, on comprend tout ce que son arrivée avait de saisissant et de dramatique pour tout le monde. Mme Ida Pfeiffer accompagnait M. Lambert ; et la célèbre voyageuse a raconté d'une manière fort intéressante cet épisode de son excursion à Madagascar. Seulement, comme elle n'était pas d'abord dans le secret du drame politique qui se préparait, elle n'a pas dû toujours comprendre les événements dont elle était témoin. C'est autant pour rectifier que pour compléter son récit que nous allons raconter ce qui se passa alors à Tananarive. À mesure que M. Lambert approchait de Tananarive, l'impatience de son arrivée gagnait ses amis de la capitale. Le désir de voir arriver les Français, avec le protectorat, allait jusqu'à la folie, dit une lettre d'un habitant d'Émirne ; de toutes parts on venait lui demander, ainsi qu'à M. Laborde, quand les Français arriveraient, comment leur éviter les ennuis de la route, etc. ; « et ces démonstrations, ajoute ce témoin oculaire, qui contrastaient singulièrement avec la terreur qui régnait alors à Tananarive, ne s'expliquent que par la confiance et la certitude du secours attendu. » Le prince Rakotond n'y tenait plus. M. Laborde eut toutes les peines du monde à l'empêcher d'aller lui-même au-devant de son ami. C'était de tous côtés une préoccupation, un enchantement, une émotion universelle. Chacun sentait vaguement qu'il y avait quelque chose de plus qu'une simple réception de cadeaux… Enfin M. Lambert arriva, et le prince Rakotond, M. Laborde et les autres amis de la France furent promptement édifiés sur l'impossibilité de rien obtenir de Paris pour le moment. La situation ne permettait plus ni d'attendre ni de reculer. Le prince et ses amis se résolurent à agir, avec leurs propres forces, à leurs risques et périls. Il y avait à Madagascar un parti appelé les religionnaires ou des hommes de la prière ; c'était un parti purement politique, malgré son titre, et qui aspirait simplement à un meilleur ordre de choses. Ce parti n'était pas le même que ceux qu'on appelait les priants et qui étaient tous chrétiens méthodistes. Les religionnaires offrirent de se charger de l'expulsion de Rainijohary et s'engagèrent, assurés de la supériorité de leurs forces et des intelligences qu'ils entretenaient avec les principaux officiers de la reine, s'engagèrent, dis-je, à ne pas verser une goutte de sang dans cette révolution de palais. C'était d'ailleurs la condition expressément exigée par le prince Rakotond. Ce fut accepté. Mais voilà que tout à coup le chef des religionnaires demande à partir pour Tamatave. Il avait reçu du ministre méthodiste, qui venait d'y arriver, une lettre qu'il ne communiqua pas d'abord. Seulement ses observations subséquentes, au sujet des Français et de leur religion, montrèrent que la méfiance était entrée dans son esprit. Mais ses amis et les autres chefs exigèrent qu'il tînt parole, et il se remit à l'œuvre. De son côté, le révérend anglican revint à la charge, lui disant, ainsi qu'aux autres méthodistes malgaches : « Vous êtes protestants, et vous contribuerez à établir le catholicisme ! » Bref, il l'ébranla, ce qui faisait perdre du temps et retardait d'autant l'exécution du projet libérateur. À la fin, le révérend méthodiste fit si bien qu'il se trouva un traître hova qui se chargea de dénoncer au ministre ses amis et ses frères. Pendant ce temps, les missionnaires français, à peu près informés des faits, et voulant rester étrangers à la politique, se retirent à Soatsimanampiovana, chez M. Laborde, à huit lieues de Tananarive. Il fut convenu que MM. Laborde et Lambert serviraient de garde au prince Rakotond. Celui-ci ne voulait pas prendre une part active à ce complot, quoiqu'il le jugeât le seul moyen de renverser le ministre. Il aimait passionnément sa mère, il était désolé des crimes qu'on lui faisait commettre, et il reconnaissait la nécessité de renverser Rainijohary pour sauver la nation. Il devait donc au moment décisif se retirer à l'écart et attendre qu'on lui annonçât la destitution du ministre et, si cela était inévitable, l'abdication de la reine ; et alors les Français, ses amis, devaient se réunir à lui pour rentrer au palais, soit avec le titre d'adjoint au gouvernement, soit enfin avec le titre de roi. Le jour est fixé. Rakotond et ses amis attendent qu'on leur annonce le résultat. Mais… le cœur a failli aux chefs pendant que les subalternes se rendaient à leur poste. Le signal n'est pas donné, le coup d'État est manqué. Cependant les cruelles exécutions continuent chaque jour ; ce spectacle rend le courage et la décision aux plus timorés ; l'affaire se renoue ; cette fois, un grand nombre des principaux de la cour, voyant que les religionnaires avaient manqué de résolution, veulent s'en mêler. On prend de bonnes dispositions ; mais on diffère, on se montre indécis. Ainsi se passa le mois de juin, et le danger d'être découvert devenait des plus pressants. M. Lambert était alors malade des fièvres de la côte, ce qui ajoutait au manque d'énergie des chefs malgaches. Enfin une nuit, le 29 juin au soir, le priant gagné par le révérend de Tamatave, celui des chrétiens du parti méthodiste qui avait été créé par les Anglais ministre et qu'ils avaient placé à la tête de leurs écoles d'Emirne, se présente chez le vieux Rainijohary et dénonce lâchement et traîtreusement ses compagnons et ses ouailles, les accusant de prier et de baptiser (crime irrémissible aux yeux de Ranavalo), de vouloir établir une république, et les blancs d'être à leur tête et de fournir de l'argent pour exci- ter à la révolte. Et, pour décider le ministre à agir malgré l'héritier de la couronne, il lui dit qu'il sera la première victime des conjurés. Évidemment ces idées de république, qui n'étaient jamais entrées dans une tête malgache, ne venaient pas des Hovas, mais étaient suggérées par des blancs. Rapport est fait à la reine ; le palais est entouré d'une triple garde, et le vieux ministre n'ose plus sortir. Tananarive est mis en état de siège. Le peuple est alors convoqué sur la place publique ; la reine lui fait dire que les priants se sont rassemblés malgré sa défense pour prier et baptiser, qu'ils prêchent la république, l'affranchissement des esclaves, l'égalité de tous, et que des étrangers ont donné de l'argent pour cela. En conséquence, le peuple doit courir sus à dix chefs nommés de la prière ; les autres individus qui ont assisté aux réunions proscrites doivent, s'ils veulent conserver leur vie, venir s'accuser et se soumettre à la punition qu'elle jugera à propos de leur infliger. Rakotond avait prévenu les priants. La plupart se cachèrent ; trois cents avaient disparu de Tananarive avant l'assemblée du peuple ; un village situé à quatre lieues de la capitale, et composé de dix-neuf feux, avait fui tout entier. Mais plusieurs individus, faisant bravement et hautement le sacrifice de leur vie, indignés de la lâcheté et de la trahison des autres, dégoûtés de l'horrible spectacle qu'ils avaient sous les yeux, voulurent se livrer eux-mêmes ; on les condamna de suite, et tous ils montrèrent, en marchant au supplice et dans les tortures, un courage héroïque : ils ne dénoncèrent personne et édifièrent le peuple, accouru en foule sur leur passage, par des cantiques que la mort seule arrêta sur leurs lèvres. Le vieux ministre persuada ensuite à la reine qu'on voulait l'assassiner avec un couteau de chasse qui, par hasard, s'était trouvé chez un religionnaire, ou du moins la mettre aux fers. La reine d'abord ne voulait pas entendre parler d'une accusation contre M. Laborde, qui lui rendait tant de services depuis si longtemps ; mais Rainijohary était résolu à passer outre. Quant à M. Lambert, alité par la fièvre, elle envoya ses devins lui jeter un sort : « Si tu as de mauvaises intentions, meurs ; sinon, vis. » M. Lambert se rétablit, et la reine dit à son ministre : « Vous voyez bien que le blanc est innocent. » Cependant la maison de M. Laborde est entourée d'espions, avec ordre de saisir et mettre à mort quiconque irait visiter les blancs sans y être envoyé par la reine. Bientôt les dix priants ou religionnaires désignés dans le grand kabar assemblé le 30 juin, traqués de toutes parts, sont saisis ; on avait fait subir d'affreuses tortures à leurs familles pour les découvrir. On trouva chez le chef du complot une lettre du révérend de Tamatave, où ce bon missionnaire anglican « encourageait les priants à persévérer dans leur dessein de dénoncer les autres, leur promettant toute espèce de secours, etc. » Dès lors, les blancs étaient perdus. À l'aide de cette pièce, le vieux ministre pouvait persuader à la reine que tous les blancs d'Émirne étaient politiquement contre elle et d'accord avec les religionnaires. Il lui proposa donc de soumettre à l'épreuve du tanghin des poulets représentant chacun un blanc : MM. Lambert, Laborde, Mme Pfeiffer, MM. Marius Arnauld, Goudot, le P. Finaz, le P. Webber (Joseph), etc. Le ministre avait sous la main les administrateurs du poison ; il était maître de la vie et de la mort des volailles. Mais le P. Webber, en qualité de chirurgien (on l'avait présenté comme tel), avait soigné avec beaucoup de zèle le frère de ce ministre, opéré quelques mois auparavant par le docteur Milhet-Fontarabie. En conséquence, Rainijohary ordonna à ceux qui administraient le tanghin de faire périr toutes les poules, à l'exception de celle de M. Joseph. Convaincue alors que les blancs sont coupables, à l'exception du P. Joseph Webber, la superstitieuse Ranavalo les condamne à mort et délibère si elle les fera exécuter, comme les religionnaires hovas. Mais le prince Rakotond lui représente que cela sera dangereux, parce qu'on est persuadé que M. Lambert est un agent secret du gouvernement français. Cette croyance sauva les blancs de la mort. Enfin le 17 juillet, vers midi, les juges de Tananarive, accompagnés de quelques personnes du peuple, se présentent dans la cour de la maison de M. Laborde, où ils convoquent tous les blancs. « Vous avez, leur dirent-ils, réuni quatre fois les priants ; vous avez voulu établir la république, affranchir les esclaves, établir l'égalité de tous sans distinction des nobles. Nous vous chassons ; sortez du pays dont Ranavalo est la maîtresse. Ce n'est point la reine qui vous chasse, ce ne sont pas les grands ni l'armée ; c'est nous peuple, avec les juges, qui sommes les chefs de l'armée. » La pauvre Mme Pfeiffer se trouvait ainsi englobée dans cette grotesque accusation de vouloir établir la république. Et notez que le mot de république était jusqu'alors inouï à Émirne ! MM. Laborde et Lambert, qui désiraient un meilleur gouvernement sous Rakotond, n'avaient, on le conçoit, jamais parlé ni de république, ni d'affranchissement des esclaves dans un pays où l'esclavage est dans les mœurs plus encore que dans les lois et ne peut être aboli qu'après une certaine préparation. De même, les blancs s'étaient bien gardés de se mêler aux religionnaires. Mais le vieux ministre voulait se débarrasser des blancs et s'emparer de tous leurs biens. L'expulsion brutale était cruelle, surtout pour M. Laborde, dont toutes les propriétés étaient à Madagascar et qui avait passé vingt-sept ans de sa vie à rendre service à la reine, comme à tout le monde, et à créer d'utiles établissements. Après la déclaration des juges, la maison fut entourée de soldats, et les proscrits devinrent prisonniers jusqu'au moment où ils quittèrent Madagascar. Cependant Rakotond et quelques chefs intercédaient auprès de la reine pour les blancs, surtout pour M. Laborde. Mais la reine, tantôt furieuse, tantôt émue, était toujours ramenée à la sévérité par Rainijohary, qui, craignant de laisser échapper sa vengeance, se gardait bien de quitter Ranavalo un seul instant. Elle s'emporta même une fois jusqu'à menacer de mort son fils qui l'implorait pour les blancs, ainsi que sa femme la princesse Rabodo. Le soir du 17 juillet, Rakotond, éperdu de douleur, se déguisa en esclave et affronta la garde qui cernait la maison de M. Laborde, pour aller serrer une dernière fois la main de ses courageux amis ; l'entrevue fut déchirante. Il leur disait sans cesse : « Je n'ai rien pu obtenir pour vous ; méfiez-vous des Anglais ; prenez garde aux Anglais, etc. » Ils s'embrassèrent tous, comme des amis qui n'espèrent plus se revoir ; et le prince supplia encore M. Lambert, s'il réchappait, de s'adresser de nouveau à l'Empereur pour les sauver tous. Le lendemain, la première bande des proscrits se mit en route, et le surlendemain la famille de M. Laborde, qui formait la seconde bande. Pour les garder le long de la route, on avait commandé, outre une multitude d'officiers, une compagnie entière de soldats venus de la campagne à Tananarive pour la revue, et qui, pris au dépourvu pour ce voyage, durent partir surle-champ sans vivres, sans qu'il leur fût permis de retourner chez eux prendre leurs effets les plus indispensables. Les ordres étaient sévères, vexatoires ; défense de communiquer avec personne, de quitter les rangs, etc. Mais le prince, fidèle à l'amitié et au malheur, veillait sur les proscrits. Ceux-ci éprouvèrent peu à peu, à mesure qu'on s'éloignait de Tananarive, les bons effets de ses chaleureuses recommandations, et de la sympathie de leurs propres gardiens, qui n'ignoraient pas le motif vrai de leur expulsion et qui dans le fond les aimaient, les plaignaient et les honoraient. Sur leur passage à Tananarive, le peuple se porta en foule, morne et silencieux ; c'était la seule protestation que pouvait faire entendre la population terrifiée. À peine étaient-ils sortis de la ville, que les tambours et les musiques appellent le peuple au lieu du supplice. On y conduisit les dix religionnaires dénoncés comme chefs de la conjuration, et on les lapida. Puis, sous l'influence du souvenir de la lettre du révérend de Tamatave, défense fut faite, sous peine de mort, à tout Hova de lire ou d'écrire, sinon pour le service de la reine, les lettres venant de chez les blancs ; celles même qui étaient adressées à la reine devaient être décachetées et lues en place publique avant d'être remises à leur adresse. Comme on le voit, Rainijohary prenait ses précautions et servait la reine à sa façon. Après le départ de M. Laborde, ses amis renouvelèrent leurs instances auprès de la reine pour obtenir son rappel, ou du moins son exil sur les frontières de la province d'Émirne. Outre les grands, le corps des juges rappela les services que ce blanc avait rendus au pays. Mais Ranavalo, plus que jamais sous l'influence funeste de son favori, maintint la proscription. Les bannis mirent deux mois à faire les soixante-dix lieues qui séparent Tananarive de Tamatave, et restèrent dix-neuf jours dans la forêt. M. Lambert et Mme Pfeiffer furent tout le temps en proie à la fièvre, et plusieurs soldats de l'escorte en moururent. Les ordres étaient donnés d'aller le plus lentement possible. Rainijohary, qui n'avait osé exécuter les blancs, espérait que la fièvre les tuerait au milieu de ces forêts épaisses, où l'air ne pénètre jamais et où se développe une chaleur humide, aussi propice aux végétaux que mortelle à tout être vivant. Le premier convoi de proscrits, arrivé, le 31 août 1857, au village de Trano-Maro, sur les bords du lac Nossi-bé, rencontra là le docteur Milhet-Fontarabie, qui était appelé à Tananarive. « À la vue de ces pauvres bannis, dit le docteur dans sa relation1, je n'ai pu me départir d'un sentiment de tristesse et de vive sympathie. Je me suis dirigé vers eux ; mais les Hovas m'ont empêché de les approcher. Néanmoins, et à une distance de deux cents pas, j'ai pu causer et apprendre en partie ce qui s'était passé à la capitale. Tout ce qu'ils avaient souffert est inouï, surtout manquant complètement de provisions. Aussi je fus très heureux de partager avec eux celles que j'avais. » Ainsi, les malheureux prisonniers, presque tous abîmés par la fièvre, n'eurent pas même la faculté de consulter le médecin qu'un heureux hasard leur faisait rencontrer dans ces solitudes ! Mais le dessein perfide de Rainijohary ne devait pas s'accomplir. La bonne constitution de la plupart des proscrits résista au mal, à l'exception de Mme Pfeiffer, qui contracta dans 1 Revue algérienne, février 1860, page 83. ce fatal voyage le germe de la maladie dont elle mourut l'année suivante. Vers la fin du voyage, on hâta la marche, parce que le gouverneur de Tamatave fit savoir la perplexité où il était. Tous les navires arrivants demandaient des nouvelles de M. Lambert et de ses compagnons. Il répondait chaque fois qu'ils n'étaient qu'à une journée de Tamatave. Et, craignant à la fin de voir arriver des navires de guerre, il envoya tout à coup l'ordre au général commandant l'escorte d'amener les prisonniers à marches forcées. Pendant la route, les proscrits apprirent que quarante-cinq des religionnaires avaient été soumis à l'épreuve du tanghin, et que plusieurs avaient succombé. C'était la cinquième immolation de Ranavalo depuis leur départ. Arrivés à Tamatave le 11 septembre, les exilés de la première catégorie s'embarquèrent trois jours après. M. Laborde, qui les avait rejoints avant d'entrer dans ce port, y resta encore quinze jours avec une autorisation. Mais il arriva que M. Goudot, qui ne se souciait pas de partir, prétexta le manque d'argent pour payer son voyage. Cependant les officiers avaient ordre d'embarquer ensemble tous les proscrits du premier convoi. Ils demandèrent donc aux capitaines des bâtiments sur rade de prendre à leur bord un blanc comme eux, sans lui faire payer son passage. Sur leur réponse négative : « Pourquoi, dirent-ils aux compagnons de M. Goudot, pourquoi ne payez-vous pas le passage de cet homme, qui est blanc comme vous ? » Enfin ils vont trouver une femme malgache (la sœur de Bérora, élevée et morte à Paris), qui tenait l'ancienne maison Delastelle, et lui dirent : « C'est le peuple qui chasse ce blanc ; vous êtes du peuple : c'est donc vous qui le chassez ; vous payerez donc son passage sur le navire. » Et, en vertu de ce syllogisme hova, le passage fut payé, et M. Goudot dut partir. Aussitôt que M. Laborde, qu'on redoutait le plus, eut quitté Tananarive, le gouverneur hova confisqua tous ses biens, toutes ses propriétés, ainsi que les propriétés et les noirs de la succes- sion de M. Delastelle. Ainsi finit cette entreprise avortée ; rien ne vint plus troubler le despotisme de Ranavalo, ni la domination du jongleur Rainijohary. Le prince Rakotond, qui s'était déguisé en esclave pour aller, au risque de la vie, dire adieu aux exilés la veille de leur départ de Tananarive, ne s'était pas contenté de donner des ordres pour adoucir autant qu'il était en lui la rigueur des traitements que l'escorte leur faisait subir. Il avait écrit dès le 13 juillet la lettre suivante à M. Lambert : « Mon cher ami, « J'éprouve le besoin de vous remercier, vous et M. Laborde, de tout ce que vous avez fait pour la cause du peuple de Madagascar, cause que j'ai fait mienne par le seul désir de procurer le bonheur à une nation si maltraitée. Votre zèle à tous les deux n'a abouti, hélas ! qu'à vous faire perdre votre fortune et à vous faire persécuter du pays même que vous vouliez sauver. Votre dévouement, qui a été jusqu'à exposer votre vie, et son résultat malheureux, me navrent le cœur… et, avec cela, je vois, ce que je n'aurais jamais pu croire, que la misère des Malgaches empire chaque jour, et que bientôt il ne restera plus que quelques débris errants de ma pauvre nation. « Ah ! cher ami, quelle déception pour moi, lorsqu'à votre arrivée vous m'avez annoncé que l'Empereur, malgré tout l'intérêt qu'il nous porte, ainsi que vous me l'aviez assuré, n'avait pu envoyer une expédition pour nous sauver. Aujourd'hui, vous le voyez, sans cela il n'y a rien à faire. « Je vous prie donc et vous supplie de retourner auprès de Sa Majesté l'Empereur, de vous jeter à ses pieds, comme je le ferais moi-même si je le pouvais, et lui demander de venir à notre secours, s'il ne veut pas que nous périssions tous. Dites-lui bien que, quant à moi, ce n'est point un intérêt personnel qui me fait parler. Persuadez-lui que l'ambition de régner est bien loin de moi dans mes démarches. Je proteste ici, par écrit, comme je l'ai fait plusieurs fois de vive voix en votre présence, que je suis prêt à renoncer, dès à présent, à tous mes droits au trône, et que j'y renonce s'il juge que ce soit nécessaire pour assurer un prompt secours expéditionnaire. « De grâce, ne vous rebutez pas ; souvenez-vous que la destinée d'un peuple entier est entre vos mains. « Que Dieu vous aide dans vos démarches. « RAKOTOND-RADAMA. » Il est impossible, à la lecture de cette navrante épître, de ne pas partager l'admiration de Mme Ida Pfeiffer pour le noble cœur capable d'une telle abnégation et d'un dévouement si héroïque pour la civilisation de sa patrie. On comprend que des hommes tels que M. Laborde et M. Lambert, et le P. Finaz, lui aient donné leur concours sans réserve et n'aient pas craint le sacrifice de leur vie pour une cause qui était celle de l'humanité et de la civilisation. Quand on ne saurait pas que Rakotond est chrétien, l'expression seule de ces généreux sentiments montrerait les traces vivantes d'une éducation vraiment et profondément chrétienne, qui a su inspirer à un prince né dans un pays barbare un pareil renoncement à toutes les grandeurs du pouvoir. Telle fut la fin de cette singulière entreprise, qui promettait à la France un accès pacifique et prépondérant dans cette grande et magnifique terre, et qui échoua tristement par les causes et dans les circonstances que nous venons de raconter. Mais, si la trahison empêcha pour le moment le succès de l'œuvre libératrice, les raisons suprêmes qui avaient réuni dans une même pensée les amis de la France et les chefs de Madagascar continuaient de subsister. L'idée et l'espérance du protectorat français ne furent abandonnées par aucun de ceux qui l'avaient désiré, par le prince Rakotond moins que par personne. M. Lambert retourna plusieurs fois à Paris et renouvela avec insistance ses premières démarches. Sur ces entrefaites, le prince Napoléon fut chargé du ministère de l'Algérie et des colonies. On pouvait croire que le prince, qui montra dans sa courte administration une si juste appréciation des besoins de nos colonies et qui avait entrepris de les ra- nimer par des mesures libérales, comprendrait la haute importance d'un établissement français à Madagascar. Sous ce rapport, les espérances des amis de la civilisation dans cette île ne furent pas déçues. Le prince Napoléon rendit pleine justice à leurs efforts et s'y intéressa vivement. Parmi ces personnes se trouvait le P. Finaz, missionnaire, un des exilés du mois d'août 1857. C'était ce même P. Finaz qui avait fait la connaissance de M. Lambert en allant de la Réunion à Tamatave en 1855. Cette rencontre avait eu lieu au moment où M. Lambert, qui venait de rendre un grand service à Ranavalo, était mandé à Tananarive. Il emmena avec lui le P. Finaz, le présentant comme un savant, un artiste, un Européen de ses amis. Rakotond et quelques Malgaches savaient bien que le P. Finaz était un missionnaire1, et le reçurent comme un sauveur. Le P. Finaz, pour ne pas faire mentir la réputation de savant qu'on lui avait faite, voulut intéresser la population à quelques-unes des découvertes de la science moderne. À cet effet, il leur fit des ballons, des télégraphes électriques, de la musique, de la photographie, de la chimie, etc., de manière que le prince Rakotond obtint bientôt, de Ranavalo charmée, l'autorisation de garder le missionnaire à Tananarive. Par les soins des amis du prince Rakotond et des missionnaires, une longue note fut remise au prince Napoléon, où l'on rappelait la demande du protectorat adressée à l'Empereur les années précédentes, et la nécessité de mettre un terme aux atrocités révoltantes qui se commettaient chaque jour à Tananarive, et dont il avait été pendant deux ans le témoin. Les auteurs de cette note disaient, en parlant du prince Rakotond : « Ce prince est doué de qualités supérieures, intelligence prompte, cœur d'or… Il n'a pas reçu d'autre éducation que celle qu'il cherche à se procurer par des conversations de tous les jours avec M. Laborde d'abord, puis avec les missionnaires, duEn 1854, le prince Rakotond apprit que des missionnaires s'étaient établis à Baly, à la côte ouest de Madagascar. Il leur envoya quelques personnes pour les encourager de sa part et leur témoigner sa sympathie pour leurs travaux civilisateurs. 1 rant leur séjour à la capitale. Ceux-ci passaient des journées, et souvent des nuits entières, dans ces entretiens instructifs, où il s'est montré extrêmement avide de tout ce qui touche à la civilisation et à la manière de bien gouverner. Il ne parle point le français ; c'est en langue hova qu'avait lieu l'entretien… Il est extrêmement populaire, et la reine le sait si bien qu'elle a fait défendre, sous peine de mort, d'accuser son fils, attendu que l'héritier de son trône est impeccable. » Ainsi, même après l'échec de 1857, les amis du prince Rakotond, les victimes du coup d'Etat manqué, continuaient de rendre bon témoignage de ses sentiments et de ses rares qualités. En parlant de lui, l'un d'eux disait encore : « Ce prince est si peu ambitieux qu'il consent, et je sais que c'est sincèrement, à sacrifier sa couronne présomptive, si ce renoncement peut être utile au bonheur de son peuple. » Appréciant avec justesse la situation, la note remise au prince Napoléon montrait qu'établir le protectorat français dans les circonstances actuelles, c'était poser la France en libératrice ; qu'attendre la mort de la reine (elle avait alors soixante-dix-sept ans) ou celle de son ministre, c'était attendre que notre protectorat ne fût plus demandé, pour l'imposer alors. On ajoutait, avec un grand sens politique, que renoncer à l'établir ou l'ajourner indéfiniment, c'était priver ce beau pays de garanties pour son avenir ; que jamais les Européens n'y entreprendront rien d'important, même sous le règne de Rakotond, parce qu'ils craindront qu'à la mort de ce prince, à défaut d'une autorité tutélaire, ce qui a eu lieu à la mort de son père ne se renouvelle. Toutes ces considérations étaient frappantes de justesse. Malheureusement encore, l'horizon politique se rembrunissait du côté de l'Italie et préoccupait le gouvernement. De son côté, M. Laborde ne restait pas inactif. Lui aussi écrivit au prince Napoléon pour lui exposer la situation de Madagascar et lui renouveler les instances de Rakotond pour obtenir le protectorat de la France. Le prince-ministre accueillit toutes ces démarches avec le plus patriotique empressement et conseilla à M. Laborde, dans les circonstances où il se trouvait, de ne pas quitter la Réunion, où sa présence pouvait être fort utile pour éclairer les amis de la France. En effet, le 28 septembre 1858, à onze heures du matin, le vaisseau anglais de 70 canons, le Boscawen, mouillait en rade de Tamatave. Pendant les trois jours qu'il y séjourna, les Malgaches parurent épouvantés. Ils ne songeaient qu'à fuir et à cacher leurs richesses. Le Boscawen ne songea, lui, qu'à miner notre influence ; officiers et matelots répétaient sans cesse leur éternelle formule : que la France est une petite nation qui ne possède pas de vaisseaux comme l'Angleterre ; que les menaces de la France ne signifient rien ; que l'Angleterre, si les Français allaient plus loin qu'elle ne voulût, saurait bien les arrêter, etc., etc. Mais le souvenir de la mauvaise campagne diplomatique du révérend Ellis nuisait aux fanfaronnades du Boscawen. Après avoir, conformément à la préoccupation ordinaire des agents et des diplomates anglais, proposé un traité d'alliance et de commerce et s'être enquis s'il n'y avait point de missionnaire français à Tananarive, le Boscawen repartit, peu satisfait de l'accueil froid qu'il avait reçu, et annonçant avec un certain fracas qu'il allait visiter la baie d'Antongil, le Port-Choiseul, Nossibé, Mazangay, Baly, Mayotte, etc. Les Malgaches saluèrent son départ avec une satisfaction peu dissimulée. Personne d'ailleurs ne se méprit sur le but de ces visites du Boscawen le long des côtes de Madagascar, au moment où les journaux anglais se plaignaient des efforts de nos colons pour recruter des travailleurs sur la côte africaine. Le Boscawen fit passer quelques missives secrètes à Tamatave. Mais M. Laborde écrivit de son côté et prévint en même temps le gouverneur de la Réunion que M. Higginson, en envoyant comme cadeau à la reine Ranavalo une parure en perles que lui avait remise le révérend William Ellis, avait annoncé la visite du Boscawen qui viendrait saluer le pavillon de la reine de Madagascar. Cependant le prince Rakotond adressait de nouvelles lettres à ses amis pour leur recommander de faire leurs efforts pour obtenir le protectorat de la France. M. Lambert fit un voyage à Paris où il passa trois mois sans pouvoir obtenir une décision conforme à ses vœux. Lorsque le prince Napoléon avait été chargé du ministère de l'Algérie et des colonies, le prince, qui était bien renseigné et qui avait pris à cœur la question de Madagascar, fit demander de suite M. Lambert. Mais ce fidèle ami du prince Rakotond venait de quitter la France et de s'embarquer depuis quelques jours à peine ; et les bonnes intentions du prince Napoléon ne purent avoir d'effet immédiat. Il est permis de croire, d'après l'ardeur avec laquelle il s'occupa de Madagascar, que le prince Napoléon aurait déterminé le gouvernement impérial à prendre dans cette affaire une attitude moins réservée. Malheureusement, quelques mois plus tard, il résignait les fonctions de ministre de l'Algérie et des colonies ; la guerre d'Italie éclatait ; et, une fois de plus, la France était obligée, devant les grands débats de la politique européenne, de reléguer sur le second plan les intérêts pressants qui appelaient son regard et sa puissance du côté de Madagascar. À la cour de la reine Ranavalo, il se fit un peu d'apaisement à l'égard des proscrits de 1857. M. Laborde retourna à Tamatave, avec l'autorisation du gouvernement hova ; mais, malgré l'influence du prince Rakotond, il ne put remonter à Tananarive. M. Lambert revint à Paris encore une fois, trouvant toujours un excellent accueil dans les régions gouvernementales, faisant, comme on dit, avancer la question, et gagnant chaque fois de nouvelles convictions à la cause qui lui était chère. Et quand on pense aux difficultés qu'éprouvent les questions coloniales et maritimes à être bien comprises à Paris, ce centre de toutes les agitations de la politique et de la diplomatie, on ne s'étonnera pas de voir une aussi grosse question que celle de Madagascar faire son chemin avec lenteur dans les esprits. Plus la solution semblait facile, plus certains esprits, se défiant des chimères et de l'engouement, redoutaient une entreprise où les commencements paraissaient faciles, et qui pouvait engager sérieusement notre marine et nos finances. Car, après les expériences du passé, le gouvernement français ne pouvait plus re- commencer les mesquines tentatives qui avaient abouti à une série d'échecs. Il fallait ou prendre cette affaire chaudement, vivement, ou suivre la ligne de réserve du gouvernement français. Il n'était pas besoin pour cela de prendre à la lettre les assertions des journaux de Maurice, la Sentinelle entre autres1. Ce journal, à propos des instructions remises par le gouverneur de Maurice, dernièrement, à son gendre, chef de la députation qui conduisait à l'exposition universelle de Londres les produits des colonies anglaises, et qui devait, chose fort extraordinaire, y conduire en même temps les produits de Madagascar, la Sentinelle prétendait que ces instructions du gouverneur de Maurice renfermaient le paragraphe suivant : « Je puis répéter qu'il y a une convention passée entre les gouvernements d'Angleterre et de France, qu'aucune mesure, quelle qu'elle soit, pouvant altérer les relations actuelles avec Madagascar et changer l'état de choses à l'égard de ce pays, ne sera prise par aucune des deux puissances précitées sans que l'autre en ait eu pleine connaissance et y ait donné son adhésion. » Cette assertion de la Sentinelle, et même du gouverneur de Maurice lui-même, si la citation est exacte, ne serait pas moins que la négation virtuelle de tous nos droits. Nous avons appris, dans ce récit même, à nous défier des interprétations anglaises des traités les plus clairs et les plus formels, à plus forte raison d'une simple convention. Je ne cite donc cette assertion qu'à titre de renseignement que je n'ai aucun moyen de contrôler, et parce qu'elle a été publiée par les journaux. Quoi qu'il en soit, la reine Ranavalo termina enfin, le 18 août 1861, son long et terrible règne. Le prince Rakotond lui succéda, sous le nom de Radama II, aux applaudissements et à la grande joie de la population. Une des premières pensées de ce généreux prince fut de rendre la liberté à son cousin Ramboasalama, qui avait eu l'ambition malheureuse de se faire son compétiteur au trône, qui même avait payé une certaine somme 1 Voyez le Journal des Débats du 27 janvier 1862. pour le faire assassiner, et que dans le premier moment il avait fallu arrêter. Une de ses premières mesures fut aussi de donner l'ordre d'arracher de partout les plantations de tanghin, ce hideux instrument des violences et des sanguinaires superstitions de la reine Ranavalo. Les chrétiens purent pratiquer hautement leur religion et leur culte, et on fut étonné de leur nombre. Radama II ouvrit ses ports et l'accès de l'île à tous les étrangers, et même, pour donner un élan au commerce, abolit provisoirement les douanes. On ne pouvait se montrer plus libéral. Il va sans dire que les fidèles amis de sa jeunesse, MM. Laborde et Lambert, ont continué de jouir de toute sa faveur, comme il a continué d'écouter leurs conseils. Il a chargé M. Lambert d'une mission spéciale près le gouvernement français. Les Anglais de Maurice s'empressèrent de mettre à profit, pour leurs intérêts, l'avènement du nouveau roi et la bienveillance qu'il témoignait pour les Européens. Le gouverneur de cette île, dès qu'il fut informé des intentions de Radama II, envoya le colonel Midleton avec une députation pour le féliciter sur son avènement. Partie de Maurice le 22 septembre 1861, à bord de la Jessie-Byrne, la mission anglaise arriva à Tamatave dans l'après-midi du 26. Le pavillon de Radama II, blanc, bordé d'une bande rouge, venait pour la première fois d'y être arboré. La mission fut accueillie avec une parfaite courtoisie ; et le colonel Midleton, qui retourna à Maurice à la fin d'octobre, s'étend minutieusement, dans son rapport daté de Port-Louis, en novembre 1861, sur les politesses dont lui et ses compatriotes furent l'objet. Mais, en définitive, rien de particulier ne sortit de cette entrevue avec le nouveau souverain de Madagascar. Les Anglais entendirent avec satisfaction la musique malgache leur jouer fréquemment le God save the queen, et se félicitèrent de ce que l'or anglais avait jusqu'à un certain point cours à Madagascar au pair de sa valeur. Il fut même question d'envoyer les produits de Madagascar à la grande exposition universelle de Londres, comme nous l'avons dit plus haut. Bref, on échangea des cadeaux, des lettres cordiales, rien de plus. Voici, d'ailleurs, la lettre que le chef de la mission anglaise a emportée pour M. Stevenson, le gouverneur de Maurice, de la part duquel le colonel Midleton s'était présenté à Radama II. « Monsieur, « J'ai reçu votre lettre du 20 septembre. « Je l'ai reçue des mains du colonel Midleton et des autres personnes composant l'ambassade. Je vous suis très obligé des compliments de condoléance que vous m'adressez au sujet de la mort de ma royale mère, ainsi que de vos cordiales félicitations à l'occasion de mon avènement au trône de Madagascar. « J'ai à vous informer, en outre, que mon plus ardent désir est que de bons sentiments d'amitié existent toujours entre la reine Victoria et moi, et entre mon peuple et le sien, afin que le commerce puisse prendre une grande extension à l'avantage mutuel de tous. « J'ai aussi un grand désir, dans l'intérêt de mon pays, que le commerce, l'agriculture, les arts et les sciences puissent éclairer et rendre heureux mon peuple. « Moi et S. M. la reine, nous vous sommes très reconnaissants des magnifiques cadeaux que vous nous envoyez par l'entremise du colonel Midleton. Nous vous envoyons par lui deux vêtements de soie, deux de coton manufacturés dans notre pays, ainsi que quarante bœufs. « En vous souhaitant santé, joie et bonheur, je reste « Votre sincère ami, « RADAMA II, « Roi de Madagascar. » Pendant ce temps-là, le gouvernement français envoyait M. le baron Brossard de Corbigny, capitaine de frégate, à Madagascar. Arrivé à la Réunion dans les derniers jours de décembre 1861, M. de Corbigny se rendit à Tamatave en janvier, à bord de la goélette de guerre la Perle. Il y trouva le fils de M. Laborde qui l'attendait et se mit en route avec lui pour Tananarive le 8 « Antanarive, le 20 octobre 1861. février. Il en est revenu en avril 1862, extrêmement satisfait, diton, et même enthousiasmé de ce qu'il a vu et des résultats de sa mission1. La frégate anglaise l'Oreste est partie aussi le 30 janvier pour Tamatave, portant des dépêches du gouvernement anglais pour Radama II. Enfin, pour clore les faits officiels et ne pas entrer plus avant dans les événements contemporains, terminons ce récit en disant, sans plus de commentaires, que Radama II a été reconnu roi, non des Hovas, comme le croyaient quelques personnes, mais de l'île de Madagascar, par le gouvernement français, sous la réserve des droits de la France. Le temps nous apprendra la valeur et la signification de cette réserve. Après la reconnaissance de la France, celle d'aucun gouvernement ne pouvait plus faire question ; et M. Lambert, l'heureux et courageux envoyé de Radama II, a pu adresser la lettre suivante, en date du 7 avril 1862, publiée par les journaux, à toutes les ambassades de Paris : « J'ai l'honneur d'informer Votre Excellence que j'ai été chargé par S. M. Radama II de faire connaître aux gouvernements de l'Europe son avènement au trône et son vif désir d'entretenir avec eux les relations les plus amicales. J'ai reçu également mission de faire savoir que le royaume de Madagascar est ouvert au commerce de toutes les nations et que l'ordre a été donné aux gouverneurs des différentes provinces de protéger, en toutes circonstances, les personnes et les biens des étrangers qui viendraient se fixer dans le pays ou y faire le négoce. » Cette circulaire diplomatique semble terminer, d'une manière aussi avantageuse pour la civilisation qu'honorable pour le nouveau gouvernement de Madagascar, la longue série d'actes qui ont, jusqu'à ce jour, si malheureusement isolé cette belle reine de l'Océan indien du contact fécond avec l'industrie, les Aucune publication n'a été faite au sujet de la mission de ce brillant officier de notre marine. Le Constitutionnel, qui en a parlé, s'est borné à la mentionner. 1 sciences, les arts des nations européennes. La situation est désormais débarrassée de toutes les entraves si stupidement accumulées par l'ex-gouvernement hova. Et l'ancien prince Rakotond, aujourd'hui Radama II, avec l'aide des nobles cœurs qui l'ont si bien dirigé jusqu'ici, peut donner un libre cours à ses sentiments généreux si longtemps comprimés. Que sortira-t-il de la situation actuelle ? Madagascar est maintenant un gouvernement indépendant. La France, qui seule aurait des droits sérieux et positifs à faire valoir, semble, pour le moment, ne rechercher que d'excellents rapports avec cette grande terre, à la possession exclusive de laquelle elle aspira pendant plus de deux siècles. Cette indépendance sera-t-elle favorable à Madagascar ? Ou plutôt ne faut-il pas craindre, en y réfléchissant bien, que les Européens se décideront difficilement à risquer leurs capitaux, leur industrie, leur fortune , dans un pays riche assurément des plus beaux dons de la nature, mais où le despotisme le plus absolu est encore le seul mode de gouvernement ? Ne craindront-ils pas, en l'absence de tout protectorat d'un gouvernement européen, qui ne serait, par la force des choses, qu'une garantie pour leurs droits et pour leurs intérêts, un de ces revirements subits qui changent brusquement la face des affaires dans ces latitudes éloignées, chez ces populations si différentes des sociétés européennes, et amènent des désastres et des ruines là où l'on espérait une ample moisson de richesses et de produits ? Graves questions, que les politiques et les hommes d'Etat peuvent débattre, et que l'avenir seul résoudra. En attendant, voici ce que dit du pays de Madagascar un témoin qui, assurément, n'est pas suspect d'un aveugle enthousiasme, et l'un de ceux qui ont visité cette île le plus récemment, M. le docteur Milhet-Fontarabie, que j'ai déjà eu l'occasion de citer plusieurs fois : « … On éprouve, dit-il, une émotion que l'on ne peut décrire en voyant ce pays, où la nature est si belle et l'homme si barbare. La vue des campagnes vous entraîne à la joie et au désir de dépenser là votre force, votre jeunesse, votre intelligence en y appelant tout le génie de l'industrie moderne ; vous vous laissez bercer par de douces espérances, et vous entrevoyez dans un avenir peu éloigné la prospérité de ce beau pays. Votre rêve serait achevé et ferait place à la réalité… Mais la vue de l'homme est là pour arrêter les élans de votre imagination : cet homme, c'est le Hova. Il tient du Malais et de l'Arabe pour les traits, à part quelques variétés de types formés par le mélange de la race cafre : c'est vous dire ses instincts, ses vices, sa cruauté. Sa face fait évanouir votre rêve. Il semble vous dire : Prenez garde à vous ; quant à votre civilisation, nous n'en voulons pas ; quant à votre religion, allez écouter les proclamations que l'on fait tous les quinze jours aux troupes. Et il ne faut pas longtemps pour voir, à la manière dont il traite les autres peuples conquis, que toute idée de civilisation, sous un pareil gouvernement, sera très lente à s'introduire et ne pourra se maintenir qu'autant qu'elle leur rendra à l'instant même un service signalé, pour ensuite disparaître du moment que leur cupidité et leurs passions seront satisfaites. » Ces paroles si accentuées, si empreintes d'admiration pour le pays, si sévères pour le peuple dominateur, ont été écrites en 1858, c'est-à-dire sous le règne de Ranavalo, et au moment où venait d'échouer le coup d'État tenté en 1857. On peut rejeter une partie du mal que dit des Hovas le voyageur que nous citons sur le compte du déplorable gouvernement qui existait alors. Cependant le fond, même adouci dans ces termes, reste vrai, et l'histoire nous apprend qu'il ne suffit pas d'un décret pour introduire la civilisation, et la liberté qui en est l'âme, dans un pays d'où on les a repoussées depuis des siècles. Le bien ne s'opère, par un coup de baguette, que dans les contes de fées. Quant à la France, quel va être, quel pourra être son rôle ? Car, alliée ou protectrice, la France a contracté avec Madagascar des liens trop de fois cimentés avec le sang de ses soldats et de ses marins pour que l'indifférence, de quelque nom qu'on la déguise, nous soit un instant permise. Il y va de notre honneur. Il est certain que, sans la possession d'un port à Madagascar, toutes nos tentatives de colonisation, de fondation d'usines, etc., seront encore en pure perte. Les Français qui s'établissent au delà des mers ont besoin, pour se lancer dans les entreprises qui exigent de la persévérance, de sentir près d'eux la protection et le drapeau de la patrie. Par conséquent, on fera des essais, des tentatives ; mais, si l'autorité de la France est officiellement absente, rien de grand ne se fondera. D'un autre côté, depuis que nous avons perdu l'île de France, nous ne possédons pas un seul abri pour nos vaisseaux dans l'espace immense qui s'étend depuis le Sénégal et le cap de Bonne-Espérance jusqu'aux mers de la Chine et de l'Océanie. En temps de paix, en temps de guerre, où iront nos intrépides marins ? Nos navires marchands continueront de demander l'hospitalité, de se faire radouber dans les rades étrangères en temps de paix ; et en temps de guerre… qui osera risquer si loin un vaisseau de fer ou de bois quand il n'aura aucun port de refuge ? La pensée frémit à la seule idée d'une crise qui éclaterait en Europe et mettrait nos flottes et notre commerce au delà de l'équateur à la merci de nos ennemis. Un préjugé malheureux, c'est que la France est incapable de coloniser. Et le Canada est là, dont la puissante population atteste encore toute la vitalité de la race française dans le pays où elle s'est établie ! Maurice et la Réunion sont des terres fécondées par la population et le travail de la France. SaintDomingue n'a été prospère que lorsqu'elle vivait sous le drapeau de la France. Nous avons échoué à Madagascar, c'est vrai ; mais c'est grâce à la plus triste inconsistance dans les projets et les résolutions, en ne faisant jamais que des efforts indignes de la grandeur de l'entreprise, indignes de notre propre grandeur. Madagascar est une grande, très grande chose. La colonisation de Madagascar suffirait à elle seule à illustrer le plus glorieux règne. Nous déciderons-nous enfin à l'entreprendre sérieusement, soit par l'établissement de riches et puissantes compagnies, comme cela paraît être la tendance de notre temps, soit par l'action marquée et suivie du gouvernement, marchant d'accord dans cette voie avec le gouvernement indigène ? C'est là un problème énorme qui se pose tout à coup à la génération actuelle. Si j'ai bien compris l'histoire de nos échecs divers à Madagascar, il en résulte cette conséquence, cette vérité pour moi incontestable : c'est que si la France veut faire là quelque chose de digne d'elle, digne du haut rang qu'elle tient dans le monde, elle n'a pas à hésiter ; elle n'a qu'un moyen. C'est, après avoir pris un parti, de s'y tenir résolument et de faire de cette question pendant un siècle sa grande, sa principale affaire, le pivot et la base de sa politique. Vouloir moins, c'est courir à de nouveaux échecs, à de nouveaux désastres. Nous avons échoué jusqu'ici, parce que nous avons toujours relégué cette grosse question sur le second plan. Cette prodigieuse terre ne se donnera pas à qui en retour ne se donnera pas à elle. Plus vaste que l'Angleterre, féconde à un degré qui dépasse l'imagination, placée sur la route des Indes et de l'Australie, au débouché de la mer Rouge que le percement de l'isthme de Suez mettra en communication avec la Méditerranée dans un an, Madagascar peut réparer toutes nos pertes passées, tous les malheurs dus au règne infâme de Louis XV et à la destruction de notre marine pendant la Révolution. Qu'on veuille bien ne jamais l'oublier, c'est toujours par la faute de la métropole qu'ont été amenés les désastres de notre marine et de nos colonies. C'est l'inconsistance de notre politique qui est ici la vraie coupable. Il est temps que la métropole rende à notre puissance coloniale une partie de son ancienne splendeur. Avec l'expansion de plus en plus marquée de la force industrielle chez les nations du continent, la marine est appelée à un progrès indéfini et devient plus que jamais un élément indispensable de la grandeur et de la sécurité des peuples. Et, sans de riches colonies, pas de navigation nationale. Quant à moi, je suis trop ami de mon pays, j'ai trop de confiance dans le simple bon sens des hommes appelés à le gouverner, pour ne pas concevoir de bonnes espérances. Et quand je vois, loin de la patrie, destitués de tout secours, de tout encouragement, ne puisant que dans l'ardeur de leur patriotisme l'énergie qu'ils ont déployée, des hommes tels que M. La- borde et M. Lambert faire avec si peu une si grande chose, lutter seuls avec une héroïque persévérance contre les envahissements et les perfidies de l'étranger, et garder à la France, qui les oubliait, qui les ignorait, la prépondérance morale et civilisatrice sur cette grande terre, je me dis que la race qui fournit de pareils hommes ne faillira nulle part à ses destinées. Paris, 1er mai 1862. FRANCIS RIAUX. IDA PFEIFFER NOTICE BIOGRAPHIQUE D'APRÈS SES PROPRES NOTES On a sur Ida Pfeiffer diverses notices biographiques disséminées dans des encyclopédies et des journaux périodiques, et composées d'après les communications recueillies de la bouche de l'illustre défunte, ou d'après les récits des personnes qui la touchaient de près. Mais il n'existe pas encore de biographie authentique de l'intrépide voyageuse, bien que beaucoup de personnes sans doute qui l'accompagnaient de leurs vives sympathies aient dû désirer connaître le commencement de la vie d'Ida Pfeiffer. Il n'est pas de personne remarquable chez qui l'on ne puisse observer, surtout dans la jeunesse, les principales causes d'un développement extraordinaire, et, quand on a suivi avec intérêt une existence célèbre de son point culminant à son déclin, on aime à jeter un regard en arrière sur les premiers jours dans lesquels ont apparu les germes de l'illustration future. La publication des pages qui suivent se trouve ainsi d'autant mieux justifiée que cette esquisse biographique reproduit dans ses parties essentielles les confidences mêmes de l'auteur. Ida Pfeiffer a laissé une courte biographie, écrite de sa propre main, et dont la famille s'est montrée empressée à autoriser l'emploi. Cette esquisse précédera un aperçu sommaire de ses voyages et son journal de Madagascar, auquel son fils, M. Oscar Pfeiffer, a ajouté le récit de ses dernières souffrances et de sa mort. Le lecteur sera ainsi en possession de toute la vie d'Ida Pfeiffer, et il trouvera les derniers événements de son existence si agitée dans les détails de son intéressant voyage à Madagascar. Ida Pfeiffer est née à Vienne le 14 octobre 1797. Troisième enfant du riche négociant Reyer, elle fut baptisée sous les noms d'Ida-Laure. Elle vécut jusqu'à neuf ans toujours avec ses frères ; sur sept enfants, elle était la seule fille. Elle prit ainsi naturellement des goûts et des habitudes de garçon. « Je n'étais pas timide, dit-elle d'elle-même, mais plus vive et plus hardie que mes frères aînés. » Et elle ajoute que son plus grand plaisir était de s'habiller comme les garçons, de se mêler à leurs jeux et de prendre part à leurs espiègleries et à leurs folies. Ses parents, loin de s'opposer à ces dispositions, permirent à Ida de porter des habits de garçon ; aussi se dégoûta-t-elle complètement des poupées, des jouets de ménage, pour ne s'amuser qu'avec des tambours, des sabres et des fusils. Son père surtout semblait prendre plaisir à cette anomalie, et il promit en plaisantant à la jeune fille de la faire élever dans une école militaire pour devenir un jour officier ; il engagea ainsi indirectement l'enfant à montrer du courage, de la résolution et le mépris de la douleur. Ida prit la plaisanterie de son père au sérieux, comme si son désir le plus ardent eût été de se frayer un jour, le sabre à la main, son chemin à travers la vie. Dès sa première enfance, elle fit preuve d'intrépidité et d'empire sur elle-même. M. Reyer avait sur l'éducation des enfants des idées à lui, dont il maintenait avec fermeté l'exécution dans sa famille. D'une moralité rigide, il pensait que la jeunesse devait avant tout être préservée de l'intempérance et instruite à maîtriser ses désirs et à dompter ses appétits. Aussi ses enfants devaient-ils se contenter d'une nourriture modeste, simple et à peine suffisante, quand à la même table les grandes personnes mangeaient de plusieurs plats dont on ne leur donnait rien. Il n'était pas permis non plus aux enfants de demander plusieurs fois le jouet le plus désiré. La sévérité du père allait jusqu'à leur refuser la chose la plus juste, le plaisir le plus naturel, rien que pour les habituer aux privations. Il ne souffrait pas de résistance et n'admettait aucune représentation contre sa sévérité, même quand elle approchait de la dureté. Ce système d'éducation pouvait être exagéré dans ses conséquences ; mais il est certain que sans cette éducation de Spartiate la petite Ida ne serait jamais devenue l'intrépide voyageuse qui sut endurer les plus grandes fatigues durant des mois entiers, en étant souvent réduite à la plus misérable nourriture. Les principales qualités d'Ida Pfeiffer, le courage, la persévérance, l'indifférence à la douleur et aux privations, furent développées par cette méthode d'éducation presque bizarre, qui trouverait peut-être difficilement un défenseur dans un temps comme le nôtre, trop jaloux de tout soumettre au même niveau. L'originalité avec ses traits accusés et ses fortes ombres pâlit chaque jour davantage à la lumière tranquille d'une raisonnable uniformité. Les choses saillantes avec leurs contours tranchés et leurs ombres profondes s'effacent toujours de plus en plus dans la lumière des formes ordinaires et régulières de la vie. Les têtes à caractère que dans notre jeunesse nous voyions encore se promener au milieu de nous s'en vont l'une après l'autre et font place à des figures très régulières, mais un peu monotones et ennuyeuses. Le père d'Ida mourut en 1806, laissant une veuve avec sept enfants. Les garçons furent mis dans une institution, et la mère se chargea de l'éducation de sa fille, âgée de près de neuf ans. Si redoutée que le fût des enfants la sévérité paternelle, elle n'avait pas semblé à Ida aussi terrible que l'humeur triste de sa mère, qui surveillait avec inquiétude et méfiance tous les mouvements des enfants, et dont le sentiment exagéré du devoir prépara à sa fille bien des heures amères. Quelques mois après la mort de son père, on voulut enlever à Ida ses habits de garçon et lui faire échanger la culotte contre le cotillon. L'attentat parut si inouï à la jeune fille de dix ans, que de douleur et de dépit elle en tomba malade. Sur l'avis du médecin, on lui rendit ses habits de garçon, et on n'employa que les représentations pour ramener peu à peu l'esprit de la récalcitrante. Les habits de garçon rendus à Ida furent reçus par elle avec enthousiasme ; la santé lui revint, et elle se remit à vivre plus que jamais en garçon. Elle apprenait avec beaucoup de zèle et d'ardeur tout ce qui lui semblait convenir aux garçons, mais n'avait pour les travaux de femme que le plus profond dédain. L'étude du piano lui semblant plutôt une occupation de femme, elle se fit souvent des coupures aux doigts ou se les brûla avec de la cire pour échapper à ces odieux exercices. Elle aurait eu grande envie d'apprendre le violon. Mais sa mère ne le voulut pas, et le professeur de piano fut imposé et maintenu de force. Quand vint l'année 1809, si fatale pour l'Autriche, Ida avait douze ans. D'après ce qu'on vient de voir de ses idées et de ses goûts, on trouvera tout naturel qu'elle prît le plus vif intérêt aux événements de la guerre. Elle lisait avec passion le journal et suivait sur la carte les positions des deux armées. Dans son patriotisme, elle sautait de joie quand les Autrichiens étaient vainqueurs et pleurait à chaudes larmes quand la fortune de la guerre favorisait les ennemis. La maison de ses parents étant située dans une des rues les plus animées de Vienne, les nombreuses marches de troupes occasionnaient souvent des interruptions dans ses études et provoquaient chez elle les vœux les plus ardents pour les succès des Autrichiens. Quand Ida voyait de sa fenêtre ses compatriotes partir pour la guerre, elle n'avait pas de plus grand regret que d'être encore trop jeune pour prendre part à la grande lutte qui se préparait, comme si sa trop grande jeunesse eût été le seul obstacle qui l'empêchât d'aller combattre. Malheureusement, les Français furent vainqueurs, l'ennemi entra à Vienne, et l'Autriche se trouva dans une situation désastreuse. La petite patriote eut le chagrin de voir les odieux vainqueurs installés dans la maison de ses parents, y jouer le principal rôle, y dîner à table et y réclamer toute espèce de prévenances. Quand tout le monde dans la maison était aimable pour les Français, ni prières, ni ordres, ni menaces ne purent décider Ida à leur faire bonne mine. Elle manifestait au contraire ses sentiments par sa bouderie et par son silence, ou bien, quand les ennemis l'interpellaient directement, par des paroles de dépit et de haine. Elle disait à ce sujet : « Ma haine contre Napoléon était si grande, que je considérais l'attentat de Staps à Schœnbrunn comme un des actes les plus méritoires, et que, quand l'auteur de l'attentat fut condamné par un conseil de guerre et fusillé, je le vénérai comme un martyr. Il me semblait que si j'avais pu moi-même assassiner Napoléon, je n'aurais pas hésité un instant à le faire. » Forcée d'assister à une revue de l'empereur Napoléon à Schœnbrunn, Ida tourna le dos quand son ennemi détesté passa à cheval devant elle. Cet acte héroïque fut récompensé par sa mère d'un soufflet ; celle-ci la retint ensuite par les épaules quand l'Empereur vint à repasser avec son brillant état-major, mais sans rien obtenir ; car Ida, tout le temps, garda les yeux fermés. À l'âge de treize ans, on lui fit reprendre, et cette fois pour toujours, les habits de son sexe : elle était alors assez raisonnable pour comprendre la nécessité de cette transformation, mais elle ne lui en coûta pas moins beaucoup de larmes et la rendit très malheureuse. Il ne s'agissait pas seulement d'un changement de costume, mais aussi de conduite, d'occupations et d'habitudes. « Que j'étais d'abord gauche et maladroite, dit-elle dans son journal, que je devais avoir l'air ridicule dans mes longs vêtements avec lesquels je continuais à courir et à sauter avec toute la turbulence d'un garçon. « Heureusement, nous eûmes alors pour professeur un jeune homme qui s'intéressa à moi d'une manière toute particulière. J'appris plus tard qu'il pria souvent en secret ma mère d'avoir de l'indulgence pour moi, comme pour un enfant à qui, dès le principe, on avait donné une fausse direction. Lui-même me traita avec une bonté infinie et avec une extrême délicatesse, combattant mes idées fausses et erronées avec la patience la plus persévérante. Comme j'avais beaucoup plus appris à craindre mes parents qu'à les aimer, et qu'il était, pour ainsi dire, le premier être qui se montrât bon et affable pour moi, je m'attachai à lui avec une sorte de passion. Je cherchais à prévenir tous ses désirs, et je ne me sentais jamais plus heureuse que quand il paraissait satisfait de mes efforts. Il dirigea toute mon éducation, et, quoiqu'il m'en coûtât bien des larmes pour renoncer à mes chimères enfantines et pour m'occuper de choses que je n'avais autrefois considérées qu'avec le plus profond dédain, je le fis cependant par amour pour lui. Je m'appliquai même à tous les travaux de femme : j'appris à coudre, à tricoter et à faire la cuisine. Grâce à ses soins, j'arrivai en trois ou quatre ans à connaître parfaitement tous les devoirs de mon sexe, et, de garçon turbulent, je devins modeste jeune fille. » C'est à l'époque où Ida dut renoncer à vivre en garçon qu'elle sentit germer en elle le premier désir de voir le monde. La guerre et la vie de soldat cessèrent d'occuper son esprit, pour faire place aux grands voyages, dont elle lisait les relations avec une extrême ardeur. Cette lecture remplaça chez elle le goût de la toilette, des bals, du théâtre et de tous les autres plaisirs, si chers d'ordinaire aux jeunes filles. Elle ne pouvait entendre parler d'une personne qui avait fait de grands voyages, sans s'affliger de se voir interdit à jamais par son sexe le bonheur de traverser l'Océan et de visiter les pays lointains. Elle eut souvent la pensée de s'occuper des sciences naturelles ; mais elle l'étouffait toujours, comme un retour à ses fausses idées d'autrefois. Il ne faut pas perdre de vue qu'au commencement de notre siècle une jeune fille de la bourgeoisie, même appartenant à une famille aisée et considérée, recevait une éducation beaucoup plus simple que de nos jours. Une partie importante de la vie d'Ida Pfeiffer, que nous lui laissons raconter elle-même, peut se placer ici : « J'avais dix-sept ans quand un Grec, qui était riche, demanda ma main. Ma mère rejeta sa demande, parce que le prétendant n'était pas catholique et que je lui semblais encore trop jeune pour me marier. Elle ne trouvait pas convenable qu'une jeune fille se mariât avant vingt ans. « À cette occasion, il s'opéra en moi un grand changement. Je n'avais eu jusqu'alors aucun pressentiment de cette violente passion qui peut faire de l'homme l'être le plus heureux ou le plus malheureux. Quand ma mère m'informa de la proposition du Grec et que j'appris que j'étais destinée à aimer un homme et à lui appartenir pour toujours, les sentiments que j'avais éprouvés jusqu'alors à mon insu prirent une forme précise, et je reconnus que je ne pourrais aimer personne autre que T…, le guide de ma jeunesse. « J'ignorais que T… m'était aussi attaché de toute son âme. Je connaissais à peine mes propres sentiments ; comment aurais-je pu deviner ceux d'une autre personne ? « Cependant, quand T… apprit qu'on m'avait demandée en mariage et qu'il reconnut la possibilité de me perdre, il m'avoua son amour et résolut de demander ma main à ma mère. « T… s'était voué à la carrière administrative et avait obtenu depuis quelques années une place dont le traitement pouvait très bien le faire vivre. Il y avait longtemps qu'il avait abandonné ses fonctions de professeur, sans nous visiter pour cela moins souvent. Il passait au contraire chez nous presque toutes ses heures de loisir, comme s'il eût été tout à fait de la famille. Mes cinq frères étaient ses amis, et ma mère l'aimait au point de l'appeler souvent « son sixième fils chéri ». Il ne manquait à aucune soirée qui avait lieu dans la maison et nous accompagnait dans toutes les sociétés où nous allions. Au théâtre comme à la promenade, il était toujours avec nous. Quoi de plus naturel que de nous persuader tous deux que ma mère nous croyait destinés l'un pour l'autre, et qu'elle ne mettrait probablement pas d'autre condition à notre union que d'attendre que j'eusse atteint l'âge de vingt ans et que T… eût obtenu une meilleure place. « T… demanda donc ma main. Qui pourrait peindre notre douloureuse surprise quand ma mère, non contente de refuser d'une façon absolue son consentement, se prit à avoir dès lors pour T… autant d'aversion qu'elle avait eu d'abord de sympathie. La seule chose qu'elle pouvait alléguer contre T…, c'est que j'avais à attendre une fortune assez considérable, tandis que T… n'avait encore qu'un modeste traitement. Si ma mère avait pu deviner ce que deviendrait plus tard ma fortune, et combien mon sort serait différent de ses belles combinaisons, elle m'aurait épargné le plus profond chagrin et des regrets infinis. « Après le refus de la demande de T…, ma mère aurait désiré me marier le plus tôt possible à un autre. Mais je déclarai formellement que je serais la femme de T… ou que je ne me marierais pas. T… dut naturellement ne plus paraître dans la maison ; et, comme ma mère savait mon opiniâtreté à persister dans ma volonté quand je tenais sérieusement à une chose, elle me conduisit plusieurs fois chez un ecclésiastique pour qu'il me fît sentir les devoirs des enfants envers leurs parents et l'obéissance que ceux-ci ont le droit d'exiger. On voulut me faire prêter un serment solennel devant la croix de ne pas voir T… et de ne pas correspondre avec lui. Je refusai le serment, mais je promis ce qu'on me demandait, à la condition qu'on me permît d'en instruire T… Ma mère y consentit enfin, et j'écrivis à T… une longue lettre dans laquelle, en l'informant de tout, je le priai de ne rien croire de ce que d'autres personnes pourraient lui dire de moi. J'ajoutai que je ne pourrais ni le voir ni lui écrire une seconde lettre ; mais que, si un autre demandait ma main et que ma mère voulût me forcer à me marier, T… l'apprendrait par moi aussitôt. « La réponse de T… fut courte et pleine d'une profonde douleur. Il paraissait reconnaître que dans ces circonstances il n'y avait plus d'espoir pour nous d'être l'un à l'autre, et qu'il ne me restait d'autre parti à prendre que de me soumettre aux ordres de ma mère. Pourtant il déclarait positivement que luimême ne se marierait jamais. « Notre correspondance en demeura là. Trois longues années se passèrent sans que je revisse T… et sans qu'il se fît aucun changement dans mes sentiments ni dans ma situation. « Un jour, en me promenant avec une amie de ma mère, je rencontrai par hasard T… Nous nous arrêtâmes involontairement l'un et l'autre ; mais nous fûmes longtemps sans pouvoir proférer une parole. Enfin T… parvint à maîtriser son émotion et me demanda comment j'allais ; j'étais trop violemment troublée pour pouvoir parler. Mes genoux tremblaient sous moi, et je crus que j'allais tomber sans connaissance. Je saisis convulsivement le bras de ma compagne, je l'entraînai avec moi, et, sans savoir ce que je faisais, je rentrai en toute hâte. Deux jours après, j'avais une fièvre brûlante. « Le médecin qu'on fit appeler se douta probablement de la cause de ma maladie, et déclara à ma mère, comme je l'appris plus tard, que mon mal n'était pas dans le corps, mais dans l'âme ; que les médicaments ne seraient d'aucun secours, et qu'il fallait avant tout chercher à amener une amélioration dans l'état de mon esprit. Mais ma mère persévéra dans sa volonté et dit au médecin qu'elle ne pouvait rien changer. » La malade fut longtemps en danger, et dans son délire elle n'aspirait à rien qu'à la mort. Informée par une maladresse de sa garde qu'on s'attendait en effet chaque jour à voir arriver sa fin, elle s'en trouva tellement calmée, qu'elle tomba dans un profond sommeil et passa heureusement la crise fatale. Le père d'Ida ayant laissé une fortune considérable, il ne manqua pas de prétendants à sa main. Mais Ida repoussa toutes les demandes, et ses rapports avec sa mère devinrent de plus en plus pénibles, celle-ci demandant chaque jour d'une manière plus pressante que sa fille fît un choix. Ces dissentiments domestiques brisèrent enfin la volonté d'Ida, et tout autre sort lui parut préférable au malheur de vivre plus longtemps dans la même situation. Elle déclara qu'elle accepterait le premier prétendant, pourvu que ce fût un homme d'un certain âge. Elle voulait prouver par là à T… que ce n'était pas l'amour, mais une contrainte morale qui l'avait poussée à se marier. L'an 1819, Ida venait d'avoir vingt-deux ans, quand le docteur Pfeiffer, un des avocats les plus distingués de Lemberg, veuf et père d'un fils déjà âgé, fut introduit dans la maison Reyer. Il ne resta à Vienne que peu de jours pour ses affaires, et, à son départ, il recommanda à la famille Reyer son fils, qui faisait son droit à l'université de Vienne. Environ un mois après arriva une lettre du docteur Pfeiffer, dans laquelle il demandait formellement la main d'Ida. Comme il n'avait échangé avec Ida que peu de mots sur les choses les plus indifférentes, elle n'avait pas le moins du monde songé à la possibilité d'une demande de ce côté. On lui rappela alors sa promesse d'accepter le premier prétendant qui se présenterait. « Je promis de réfléchir, dit-elle dans son journal. Le docteur Pfeiffer me paraissait un homme très raisonnable et très bien élevé ; mais ce qui lui donnait les plus grands titres à mes yeux, c'est qu'il demeurait à cent milles de Vienne et qu'il avait vingt-quatre ans de plus que moi. » Au bout de huit jours, elle consentit, sous la condition de pouvoir communiquer au docteur Pfeiffer le véritable état de son cœur. Elle le fit dans une lettre détaillée, où elle ne cacha rien à son prétendant, avec l'espoir secret que celui-ci se désisterait de sa demande. Mais le docteur Pfeiffer répondit bientôt qu'il n'était nullement surpris d'apprendre qu'une demoiselle de vingt-deux ans eût déjà aimé. Cet aveu franc et sincère lui faisait paraître Ida d'autant plus estimable ; il persévérait dans sa demande et croyait fermement qu'il n'aurait jamais à s'en repentir. Il ne restait plus à Ida que la pénible tâche d'informer T… de son changement de destinée. Elle le fit en quelques lignes pleines, on peut le penser, des sentiments les plus douloureux. La réponse fut des plus dignes, remplie de noblesse et de résignation. T… y donnait à plusieurs reprises l'assurance à Ida qu'il ne l'oublierait jamais et que jamais il ne se marierait. Il a tenu parole. Le mariage d'Ida et du docteur Pfeiffer fut célébré le 1er mai 1820, et huit jours après les nouveaux mariés partirent pour Lemberg. Le voyage amena des distractions en réveillant dans la jeune femme son ancien goût des voyages, et fournit aux époux l'occasion de faire plus ample connaissance. Ida trouva dans son mari de la droiture, de la franchise et de l'intelligence, et, s'il n'était pas en son pouvoir de l'aimer, elle ne put cependant lui refuser son estime et son affection, en retour de son amour et de sa délicatesse. Elle prit la résolution de remplir consciencieusement ses devoirs et regarda l'avenir avec plus de calme et de tranquillité. Le docteur Pfeiffer était un homme droit et intègre, qui dévoilait et attaquait sans ménagement l'injustice partout où il la rencontrait, sans jamais rien cacher de sa conviction. Il s'était alors glissé beaucoup d'abus dans la marche routinière des administrations de la Galicie, et il ne manquait pas d'employés infidèles. Dans un grand procès qu'il gagna, le docteur Pfeiffer eut occasion de découvrir les prévarications les plus audacieuses, qu'il dénonça sans crainte à l'autorité supérieure à Vienne. Une instruction sérieuse ayant démontré la vérité des dénonciations du docteur Pfeiffer, plusieurs employés furent ou congédiés ou déplacés. Cependant sa démarche eut bientôt pour le docteur Pfeiffer de fâcheuses conséquences. Elle lui avait attiré l'inimitié de la plupart des employés, et leur haine éclata avec tant de force, qu'il se vit obligé d'abandonner ses fonctions d'avocat : car, loin d'être utile à ses clients, il n'aurait pu que leur nuire. « Mon mari, écrit Ida Pfeiffer, avait bien prévu tout cela ; mais son caractère se refusait à fermer les yeux sur d'aussi honteuses injustices. La même année, il se démit de sa place, et, quand il eut mis ordre à ses affaires privées, nous allâmes, en 1821, nous établir à Vienne, où il espérait, grâce à ses relations étendues, trouver facilement une occupation. Mais sa réputation l'avait précédé à Vienne. On connaissait à Vienne comme à Lemberg sa manière de voir et d'agir, et on le considérait comme un esprit inquiet et comme un ennemi des choses existantes. Ainsi tous ses efforts pour obtenir une place restèrent inutiles. On donnait à l'homme le plus ordinaire et le plus dépourvu de talent ce qu'on s'obstinait à lui refuser. » Tout cela agit naturellement d'une manière funeste sur le caractère du docteur Pfeiffer. Il voyait tous ses travaux et tous ses efforts entravés, et ce qu'il faisait autrefois avec zèle et avec plaisir ne lui était plus qu'une cause d'ennui et de contrariété. Toute son activité ne lui rapportait plus que peu ou point de profit. La position du docteur Pfeiffer devint ainsi de jour en jour plus critique. Son talent d'avocat lui avait valu à Lemberg une clientèle considérable ; mais il aimait à vivre sur un grand pied ; il avait voiture et chevaux, tenait table ouverte et ne songeait pas à se préoccuper de l'avenir. Beaucoup de gens, connaissant sa générosité, l'exploitaient pour lui emprunter de l'argent. C'est ainsi que la dot d'Ida devint la proie d'un ami de Pfeiffer, à qui l'on voulut venir en aide et qui n'en fit pas moins faillite. Après de vains efforts pour trouver de l'occupation à Vienne, le docteur Pfeiffer retourna avec sa femme à Lemberg ; puis il revint plus tard à Vienne ; enfin il alla chercher fortune en Suisse, où il était né, mais où il n'avait passé que les premières années de sa vie. Cependant il ne réussit nulle part, et la gêne et le besoin vinrent l'assaillir. « Dieu seul sait, s'écrie Ida Pfeiffer, ce que j'ai eu à souffrir pendant dix-huit ans de mariage, non par de mauvais traitements de mon mari, mais par les difficultés de la situation la plus pénible, par le besoin et par la gêne ! J'étais née dans une famille où il y avait de la fortune. J'avais été habituée dès mon enfance à l'aisance et au confortable, et maintenant je ne savais plus qu'à peine où poser ma tête et où prendre l'argent pour me procurer le plus strict nécessaire. Je devais m'occuper de tous les soins du ménage, je souffrais du froid et de la faim, je travaillais en secret pour un salaire, je donnais des leçons de dessin et de musique, et cependant, malgré tous mes efforts, il y avait souvent des jours où je n'avais guère autre chose que du pain sec à offrir pour dîner à mes pauvres enfants ! « Sans doute j'aurais pu demander des secours à ma mère ou à mes frères, qui ne me les auraient pas refusés ; mais mon orgueil se révoltait contre cette idée. Je luttai ainsi durant des années contre le besoin en cachant ma position ; souvent je fus prête à succomber au désespoir, et la pensée seule de mes enfants put soutenir mon courage. Enfin l'excès de ma souffrance fit taire tout autre sentiment, et j'eus recours plusieurs fois à l'assistance de mes frères. » Ida Pfeiffer eut deux fils. Il lui était né une fille, qui ne vécut que quelques jours. L'éducation de ses enfants fut laissée presque entièrement à la mère, et comme le plus jeune montra beaucoup de goût pour la musique, elle s'attacha principalement à développer ses heureuses dispositions. En 1831, Mme Reyer mourut après avoir reçu, pendant sa longue maladie, les plus tendres soins de sa fille, alors établie à Vienne. Après la mort de sa mère, Ida retourna à Lemberg, où le docteur Pfeiffer croyait devoir enfin trouver l'occupation qu'il désirait. Mais le sexagénaire vivait toujours d'illusions ; une simple promesse suffisait pour lui inspirer la plus grande confiance dans l'avenir. Après avoir subi de nouveau pendant deux ans l'incertitude d'une position précaire, Ida retourna à Vienne, où elle pouvait au moins faire donner une éducation régulière à ses fils. La mort de sa mère ne lui avait pas donné une grande fortune, mais lui avait au moins assuré de quoi vivre et élever ses enfants. En 1835, elle se fixa définitivement à Vienne, tandis que le docteur Pfeiffer resta à Lemberg, où il était retenu par ses habitudes et par son affection pour le fils de son premier mariage, établi dans cette ville. Il ne venait que de loin en loin à Vienne voir sa femme et ses enfants. Dans un voyage qu'Ida Pfeiffer fit avec son plus jeune fils à Trieste pour lui faire prendre des bains, elle vit pour la première fois la mer. L'impression que la vue en fit sur elle fut extraordinaire. Les rêves de sa jeunesse se réveillèrent avec les images les plus imposantes de pays lointains et inconnus, pleins d'une riche et merveilleuse végétation. Elle sentit un désir invincible de voyage, et elle aurait voulu monter sur le premier vaisseau venu pour s'élancer sur l'immense et mystérieux Océan. Le sentiment seul de son devoir envers ses enfants la retint ; mais elle se trouva heureuse de quitter Trieste et de revoir les montagnes entre elle et la mer, tant l'envie de visiter le vaste monde l'avait obsédée et torturée dans la ville maritime. Quand elle eut repris à Vienne sa vie calme et paisible, elle ne fut continuellement occupée que du désir de conserver ses forces jusqu'à ce que ses fils pussent se suffire et vivre seuls. Ce désir fut exaucé ; ses fils surent s'ouvrir, l'un et l'autre, assez promptement, une carrière honorable. Leur position assurée, Ida Pfeiffer revint à ses idées de voyages. L'ancien projet de voir le monde l'envahit tout entière, sans plus trouver d'opposition ni dans la raison ni dans le devoir. Ce qui la préoccupait seulement, c'est comment elle exécuterait seule un grand voyage ; car elle était obligée de voyager seule, son mari étant déjà trop vieux pour supporter les fatigues d'une pareille entreprise, et ses fils ne pouvant pas être enlevés pour si longtemps à leurs occupations. La question d'argent lui donnait aussi beaucoup à réfléchir. Les pays qu'elle se proposait de visiter n'ayant ni hôtels ni chemins de fer, les dépenses devaient être d'autant plus considérables que le voyageur y est forcé d'emporter avec lui tout ce dont il a besoin. Et les ressources d'Ida Pfeiffer étaient d'autant plus limitées, qu'elle avait dépensé une partie de l'héritage de sa mère pour l'éducation de ses fils. « Cependant, dit-elle dans son journal, je ne délibérai pas longtemps avec moi-même sur ces points importants. Pour le premier, que j'étais femme et devais voyager seule, je m'en fiai à mon âge (j'avais quarante-cinq ans), à mon courage et à la forte indépendance que j'avais acquise à la dure école de la vie, quand il ne me fallait pas m'occuper seulement de moi et de mes enfants, mais quelquefois aussi de mon mari. Pour l'argent, j'étais décidée à la plus grande économie. Les incommodités et les privations ne m'effrayaient pas ; j'en avais déjà supporté beaucoup et par force : combien celles que je recherchais volontairement avec un but agréable devant les yeux devaient-elles être plus faciles à supporter ! » Une autre question était de savoir où aller. Elle fut aussi bientôt résolue ; car il y avait deux projets qu'elle caressait depuis sa première jeunesse : le voyage au pôle Nord et celui de la Terre-Sainte. Le pôle Nord, malgré sa puissance d'attraction, présentait, à la réflexion, des difficultés insurmontables. Il ne restait donc que la Terre-Sainte. Mais, quand Ida Pfeiffer parla de son intention de visiter Jérusalem, elle fut traitée de folle et d'extravagante, et personne ne sembla prendre son projet au sérieux. Elle n'en persista pas moins dans sa résolution, mais elle cacha le véritable but de son voyage et parla seulement d'aller visiter, à Constantinople, une amie avec laquelle elle était depuis longtemps en correspondance. Elle ne montra son passeport à personne, et nul de ceux à qui elle dit adieu ne se douta de son projet véritable. Ce qui lui coûta le plus fut de se séparer de ses fils, qui avaient pour elle la plus grande affection et qui ne voulaient pas la laisser s'arracher de leurs bras. Elle eut la force de surmonter son attendrissement, consola les siens par la promesse d'un prompt retour, et monta, le 22 mars 1842, sur le bateau à vapeur qui la fit descendre par le Danube vers la mer Noire et la ville du Croissant. Elle visita Brousse, Beyrouth, Jaffa, la mer Noire, Nazareth, Damas, Balbeck, le Liban, Alexandrie, le Caire, et traversa le désert de l'isthme de Suez à la mer Rouge. Elle revint d'Egypte par la Sicile et par toute l'Italie et arriva à Vienne, en 1842, au mois de décembre. Comme elle avait souvent raconté à des amis et à des connaissances, d'après un journal tenu avec beaucoup de soin, ses aventures de voyages, on l'engagea à plusieurs reprises à faire imprimer son pèlerinage. La pensée de devenir auteur répugnait pourtant à sa modestie, et ce ne fut que les propositions directes d'un éditeur qui la décidèrent à livrer sa première œuvre à la publicité. L'ouvrage parut sous ce titre : Reise einer Wienerin in das heilige Land (Voyage d'une Viennoise dans la Terre-Sainte, Vienne, 1843, deux vol. ; quatrième édition, 1856). Sans renfermer grand'chose de neuf, et sans être écrit dans le style poétique et recherché des voyageuses célèbres alors à la mode, le livre eut du succès, comme l'attestent quatre éditions. Il semble que ce soit justement la simplicité de la relation et le naturel vrai du récit qui lui conquirent promptement un nombreux public. Le succès de ce premier voyage, qui assurait à Ida Pfeiffer de nouvelles ressources, lui fit bientôt concevoir d'autres pro- jets, et cette fois ce fut le Nord, où elle alla chercher les images grandioses et les phénomènes extraordinaires de la nature. Après diverses préparations, parmi lesquelles il faut compter l'étude de l'anglais et du danois, ainsi que la pratique du daguerréotype, et après s'être exactement renseignée sur les pays qu'elle allait visiter, elle partit le 10 avril 1845. Le 16 mai, elle débarqua sur la côte d'Islande, parcourut dans tous les sens cette île intéressante, visita le Geiser et les autres sources thermales et fit l'ascension de l'Hécla, qui sembla attendre son départ, pour recommencer, après un repos de soixante-dix ans, à vomir du feu. À la fin de juillet, elle retourna à Copenhague, d'où elle se rendit par Christiana, Thelemarken et les lacs de Suède à Stockholm, puis à Upsal et aux forges de Danemora. Elle revint par Travemunde, Hambourg et Berlin dans sa ville natale, où elle arriva le 4 octobre 1845, après six mois d'absence. Le journal de ce second voyage parut sous le titre suivant : Reise nach dem skandinavischen Norden und der Insel Island (Voyage au nord de la Scandinavie et en Islande, Pesth, 1846, deux vol.). Cet ouvrage, qui trouva également beaucoup de lecteurs, fut réédité en 1855. La vente des curiosités qu'elle avait rapportées et ce qu'elle reçut de son éditeur mirent Ida Pfeiffer à même de songer à des entreprises nouvelles, plus vastes et considérables. L'idée d'un voyage autour du monde entra alors dans son esprit et ne lui laissa plus aucun repos. « Les peines et les privations, dit-elle, ne pouvaient être nulle part plus grandes qu'en Syrie et en Islande. Les frais ne m'effrayaient pas non plus, car je savais par expérience combien on a peu de besoins quand on sait se restreindre au strict nécessaire et que l'on est disposé à renoncer à toutes les commodités et à toutes les choses superflues. Grâce à mes économies, je me trouvais en possession d'un fonds qui, pour un voyageur comme le prince Puckler-Muskau, ou comme Chateaubriand et Lamartine, aurait à peine suffi à un voyage de quinze jours aux eaux, mais qui, pour une modeste voyageuse comme moi, me semblait devoir suffire à des voyages de deux et trois ans, et qui, j'en eus la preuve par la suite, était réellement suffisant. » Elle ne dit rien de ses projets gigantesques à sa famille ni surtout à ses fils, et se borna à indiquer le Brésil comme but de son voyage. Elle quitta Vienne le 1er mai 1846 et se rendit à Hambourg, où elle ne trouva que le 28 juin une occasion pour aller au Brésil sur un brick danois. Retardé par les vents contraires, puis par un calme plat, le brick mit un mois entier à sortir de la Manche, juste le temps qu'il lui fallut pour aller ensuite de l'extrémité du canal à l'Équateur. Le 16 septembre, il jeta l'ancre à Rio de Janeiro. De là, Ida Pfeiffer fit plusieurs excursions dans le pays. C'est dans une de ces courses qu'elle fut attaquée par un nègre marron qui était armé d'un couteau et qui lui fit plusieurs blessures. Elle ne dut d'échapper à la mort qu'à un secours tout inattendu. Au commencement de décembre 1846, elle quitta Rio de Janeiro, doubla le 3 février 1847 le cap Horn et débarqua le 2 mars à Valparaiso. Plus la nature des tropiques, surtout au Brésil, lui fit éprouver des impressions grandioses, plus elle fut péniblement affectée de l'état social de l'ancienne Amérique espagnole. Elle se rembarqua bientôt après, traversa le grand Océan et arriva à la fin d'avril dans l'île d'Otahiti. Elle fut présentée à la reine Pomaré, de la cour de laquelle elle fit plus tard une description assez vive qu'on a lue avec beaucoup d'intérêt. La situation de l'Europe était alors si tranquille, que faute d'autres sujets on s'occupait dans les journaux pendant des semaines entières de la reine Pomaré. Sa Majesté Otahitienne est aujourd'hui bien passée de mode ; et en général l'Europe a actuellement beaucoup trop à faire chez elle pour avoir le temps et le loisir de protéger quelques heureuses îles de l'océan Pacifique. D'Otahiti, Ida Pfeiffer se rendit en Chine, où elle arriva au commencement de juillet à Macao. Elle visita ensuite HongKong et la ville de Canton, avec laquelle elle aurait aimé faire plus ample connaissance si l'apparition extraordinaire d'une Européenne n'avait pas été un spectacle trop excitant pour les cervelles des enfants du Céleste Empire. Exposée au danger d'être insultée par la population, elle tourna bientôt le dos à ce fortuné pays et, après une courte station à Singapour, fit voile vers Ceylan, où elle aborda au milieu d'octobre. Elle explora cette belle île dans diverses directions et visita Colombo, Candy et le célèbre temple de Dagoha. À la fin d'octobre, elle toucha à Madras l'Inde continentale, séjourna assez longtemps à Calcutta, remonta le Gange jusqu'à Bénarès, vit les ruines de Sarnath et parcourut ensuite Cawnpore, Delhi, Indore et Bombay. Les célèbres temples de rochers d'Adjunta et d'Ellora, ainsi que les îles Élephanta et Salsette, furent aussi pour elle l'objet d'un examen tout particulier. Elle fut reçue dans les maisons de beaucoup d'Indiens distingués et y observa toutes les particularités des mœurs et des coutumes. Elle assista aussi, bien aux chasses des tigres qu'à l'auto-da-fé d'une veuve indienne. Elle pénétra même assez avant dans la vie et le rôle des missionnaires anglais. À la fin d'avril 1848, nous retrouvons Ida Pfeiffer sur mer en route pour la Perse. De Bouschir, elle voulait aller à Schiras, à Ispahan et à Téhéran ; mais des troubles dans l'intérieur du pays la détournèrent de ce projet, et elle se dirigea vers la Mésopotamie. Par le golfe Schat-el-Arab, elle se rendit à Bassora et ensuite à Bagdad. Après une excursion aux ruines de Ctésiphon et de Babylone, elle alla à travers le désert jusqu'à Mossoul avec une caravane, et aux ruines voisines de Ninive et de là à Urumia et à Tebris. Ce voyage de Mésopotamie et de Perse est une des entreprises les plus audacieuses et les plus considérables de l'intrépide voyageuse. Il fallait une intrépidité rare et une grande force physique pour supporter sans y succomber les fatigues de tout genre, le jour la chaleur brûlante du soleil, la nuit les incommodités de toute espèce, une misérable nourriture, un gîte malpropre et la crainte constante de se voir attaquée par des bandes de pillards. Aussi, quand elle se présenta à Tebris devant le consul anglais, celui-ci ne voulait pas croire qu'une femme eût pu faire un tel voyage. À Tebris, elle fut introduite chez le vice-roi Vali-Ahd et obtint la permission de visiter son harem. Le 11 août 1848, elle se remit en route, traversa la Géorgie, l'Arménie, la Mingrelie, et alla par Ériwand, Tiflis et Kutais à Redutkale. Elle toucha à Anapa, à Kertsch, à Sébastopol, débarqua à Odessa ; et passant par Constantinople, la Grèce, les îles Ioniennes et Trieste, elle arriva à Vienne le 4 novembre 1848, peu après la prise de la ville par l'armée du prince Windischgraez. Ainsi son propre pays, déchiré par des luttes intestines, ne devait pas lui offrir un lieu de repos ! Cependant ce voyage autour du monde agrandit beaucoup la réputation d'Ida Pfeiffer. Une femme qui, sans autre appui que ses seules forces, a fait 2 800 milles anglais par terre et 35 000 milles par mer, doit bien être considérée comme un phénomène extraordinaire. Son troisième ouvrage, publié sous ce titre : Eine Frauenfahrt um die Welt (Voyage d'une femme autour du monde, Vienne, 3 volumes, 1850), eut un très grand succès. Il fut traduit deux fois en anglais, et plus tard aussi en français1. Pendant quelque temps, Ida Pfeiffer eut la pensée de se livrer au repos et de ne pas recommencer ses grands voyages. Mais elle ne demeura pas longtemps dans ces dispositions. Après avoir vendu ses collections, mis en ordre et publié son journal, et ne sentant nullement décliner ses forces, elle conçut l'idée d'un second voyage autour du monde. Cette fois, le gouvernement autrichien lui vint en aide, en lui allouant une somme de 1 500 florins. Le 18 mars 1851, elle quitta Vienne pour se rendre à Londres, mais sans projet encore arrêté et pour y attendre une occasion. Même après son départ de Londres à la fin de mai, et son arrivée, le 11 août, dans la ville du Cap, sa résolution n'était pas encore prise. Elle hésita longtemps entre l'intérieur de l'Afrique et l'Australie ; enfin elle partit pour Singapour, où elle se décida à visiter les îles de la Sonde. Elle aborda d'abord sur la côte occidentale de Bornéo, à Sarawak, et elle y trouva chez l'Anglais sir James Brooke, qui y avait fondé une sorte de principauté indépendante, un bon accueil et une puissante protection. Dans une excursion chez la tribu sauvage des La traduction française des deux voyages autour du monde d'Ida Pfeiffer a déjà eu deux éditions en France. (Note des éditeurs.) 1 Dayaks, elle ne fut pas seulement épargnée, mais même bien reçue par ces scalpeurs de têtes. Elle atteignit Sintang et continua ensuite son voyage à l'ouest jusqu'à Pontianak et aux mines de diamants de Landak. Partout elle trouva chez les officiers et les fonctionnaires hollandais l'appui le plus empressé, sans lequel il lui eût été impossible d'étendre aussi loin ses voyages dans l'archipel Indien. Elle voulait partir de Pontianak pour traverser l'intérieur de l'île, encore inconnu des Européens, et se rendre à Benjermassing, sur la côte méridionale ; mais elle ne trouva ni guide ni compagnon pour cette course dangereuse. Elle tourna alors ses regards vers Java et aborda à Batavia à la fin de mai 1852. Elle y trouva partout aide et protection chez les Hollandais, et par eux aussi chez les princes indigènes. Elle en a exprimé publiquement et à plusieurs reprises sa vive reconnaissance. Le 8 juillet, elle commença son exploration de Sumatra, qu'elle regarde elle-même comme le plus intéressant de tous ses voyages. De Padang, elle se rendit chez les Battaks, qui sont des anthropophages et qui n'avaient encore jamais souffert d'Européen chez eux. Malgré les sauvages qui s'opposaient à la continuation de son voyage, elle ne s'avança pas moins à travers des forêts vierges et une population de cannibales, presque jusqu'au lac d'Eier-Taw ; mais ici les sauvages lui barrèrent le passage avec leurs piques et la forcèrent à rétrograder, après l'avoir menacée plusieurs fois de la tuer et de la manger. Le 7 octobre, elle était de retour à Padang. À Sumatra, elle fut attaquée deux fois par les fièvres malignes intermittentes qui y sont endémiques. En retournant à l'île de Java, elle fit des excursions dans les principautés de Djokdjokarta et de Surakarta, au temple de Boro-Budoo et à Surabaja. Puis elle visita plusieurs des petites îles de la Sonde, l'archipel des Moluques : Banda, Amboine, Saparua, Ceram, Ternate ; elle séjourna quelque temps chez les Alfores sauvages et termina à Célèbes ses excursions dans la mer de la Sonde. De Célèbes, elle traversa le grand Océan (10 150 milles), pour aller en Californie. Pendant deux mois, elle ne vit que le ciel et l'eau. Le 27 septembre 1853, elle aborda à San Francisco, visita les lavages d'or près du Sacramento et du fleuve Yuba et dormit dans les wigwams des Peaux-Rouges, près de RogueRiver. À la fin de l'année 1853, Ida Pfeiffer fit voile vers Panama, et de là vers les côtes du Pérou. De Callao, elle se rendit à Lima, avec l'intention de traverser les Cordillères pour gagner Lorette, près du fleuve des Amazones, et ensuite la côte orientale de l'Amérique du Sud. Mais la révolution qui venait d'éclater dans le Pérou força notre voyageuse à chercher un autre endroit pour y passer les Cordillères. Elle rétrograda jusqu'à Éguador, et au mois de mars 1854 elle commença, à Guayaquil, sa pénible ascension. Elle passa les Cordillères près du Chimborazo, parvint au haut plateau d'Ambuto et de Tacunga et eut le bonheur d'y voir le rare phénomène d'une éruption du volcan Cotopaxi, spectacle que lui envia plus tard Alexandre de Humboldt. À son arrivée, le 4 avril, à Quito, elle n'y trouva malheureusement pas l'assistance qu'elle espérait, c'est-à-dire une escorte d'hommes sûrs pour la mener jusqu'au fleuve des Amazones et l'y faire naviguer. Elle renonça donc à son projet primitif et dut repasser par les Cordillères. Près de Guayaquil elle courut deux fois le risque de perdre la vie : d'abord par une chute de mulet, puis en tombant dans le fleuve, peuplé d'un grand nombre de caïmans. Ses compagnons semblaient vouloir la laisser périr, car ils ne lui prêtèrent pas le moindre secours. Aussi fut-ce avec de profonds ressentiments qu'elle tourna le dos à l'Amérique espagnole du Sud. Elle se rendit par mer à Panama et traversa l'isthme à la fin du mois de mai. D'AspinwalI, elle fit voile vers la Nouvelle-Orléans et y resta jusqu'au 30 juin ; puis elle remonta le Mississipi jusqu'à Napoléon et l'Arkansas jusqu'au fort Smith. Une nouvelle attaque de la fièvre de Sumatra la força à renoncer à une Visite projetée chez les Indiens Cherokée. Elle revint au Mississipi et arriva le 14 juillet à Saint-Louis. Elle visita près de Liban le démocrate badois Hecker, qui y a établi sa résidence. Elle alla ensuite vers le nord, à Saint-Paul et aux chutes de Saint-Antony, se dirigea vers Chicago et arriva aux grands lacs et aux chutes du Niagara. Après une excursion dans le Canada, elle resta quelque temps à New-York, à Boston et ailleurs, puis elle s'embarqua, et le 21 novembre 1854, après une traversée de dix jours, elle toucha le sol d'Europe à Liverpool. Elle rattacha à ce grand voyage autour du monde un petit voyage supplémentaire : elle alla faire une visite à son fils établi à San-Miguel, dans les Açores, et ce ne fut qu'au mois de mai 1855 qu'elle revint à Vienne par Lisbonne, Southampton et Londres. Les collections d'objets intéressants pour l'histoire naturelle et pour l'ethnographie réunies par Ida Pfeiffer ont passé en grande partie dans le Musée britannique et dans les cabinets impériaux de Vienne. Alexandre de Humboldt et Charles Ritter s'intéressèrent beaucoup aux efforts d'Ida Pfeiffer, et Humboldt surtout lui donna les plus grands éloges pour son ardeur et son courage. Sur la motion des deux savants, la Société de géographie de Berlin nomma Ida Pfeiffer membre honoraire, et le roi lui conféra la médaille d'or pour les arts et les sciences. Vienne a été bien moins pressée de reconnaître les mérites d'une compatriote, sans doute à cause du vieux principe qu'on n'est pas prophète dans son pays. Le journal d'Ida Pfeiffer sur ce voyage parut à Vienne sous ce titre : Meine zweite Weltreise (Mon second Voyage autour du monde), 4 vol., 1856. Après chacun de ses premiers voyages, Ida Pfeiffer avait eu pendant quelque temps l'idée de se reposer et de ne vivre que de souvenirs. Mais après son second voyage autour du monde, dont le succès avait dépassé toute attente, elle ne songea plus du tout à prendre du repos. Tout en s'occupant de mettre en ordre ses collections et ses notes et de publier son voyage, elle forma le projet de visiter Madagascar, et les propositions mêmes d'Alexandre de Humboldt, qui lui soumettait d'autres plans de voyage, ne purent la détourner du but qu'elle s'était placé devant les yeux. La relation que nous donnons de son voyage à Madagascar et les confidences de son fils, M. Oscar Pfeiffer, sur les souffrances et sur la mort de sa mère, feront connaître plus en détail les destinées ultérieures d'Ida Pfeiffer. Mais, avant de retracer le dernier acte d'une vie si laborieuse et si active, nous croyons devoir peindre en quelques traits la célèbre voyageuse. Ida Pfeiffer n'avait en rien l'air d'une femme extraordinaire ni d'une femme émancipée ou qui fût plus homme que femme. Au contraire, elle avait dans les pensées et dans les paroles tant de simplicité, de modestie et de naturel, que, si on ne l'avait point connue, on aurait eu de la peine à soupçonner qu'elle eût tant vu et tant appris. Il y avait dans tout son être un calme et une tranquillité qui rappelaient plutôt la ménagère uniquement occupée de son intérieur et étrangère à toute exaltation. Beaucoup de personnes aussi, trop promptes à juger Ida Pfeiffer, croyaient ne devoir attribuer son goût des voyages qu'à une curiosité excessive. Mais cette opinion est inconciliable avec un fait qui se manifeste dans tout le caractère d'Ida Pfeiffer et qui est l'absence totale de toute curiosité. Autant sa vie avait été agitée, autant tout dans sa personne était mesuré et paisible. L'observateur le plus attentif n'aurait pu découvrir en elle le désir de se mettre en évidence ou de s'occuper d'objets lointains et peu connus. Sérieuse, très réservée et avare de paroles, elle n'aurait pu offrir à un étranger qui ne l'aurait pas connue que très peu de côtés aimables. Mais quand on parvenait à la connaître de plus près, on voyait, en réunissant différents traits isolés, que, sous des dehors peu apparents, se cachait une femme extraordinaire. La force de la volonté et l'énergie du caractère perçaient bientôt dans certaines expressions. Qu'on y joigne un courage personnel rare chez une femme, une grande indifférence à la douleur physique et aux commodités de la vie, enfin une ardeur infatigable de contribuer au progrès des connaissances humaines ; on devra convenir que ce sont les qualités avec lesquelles on fait quelque chose dans le monde. Ce qui rehaussait encore le prix de ces qualités, c'était l'amour d'Ida Pfeiffer pour la vérité et son respect sévère pour les principes d'honneur et de justice. Elle ne racontait jamais rien qui ne fût pas effectivement arrivé, et jamais elle n'a fait une promesse qu'elle ne l'ait tenue. C'était, dans le sens le plus étendu du mot, un noble caractère. Il est évident que sa véracité reconnue donne un très grand prix à ses récits, et, comme elle n'était point accessible aux préjugés, son jugement repose toujours sur des principes solides et justes. Si, dans sa jeunesse, elle s'était un peu plus occupée des sciences naturelles et si elle avait eu des connaissances positives sur les objets de ces sciences, ses voyages auraient été certainement encore d'une plus grande utilité ; mais, au commencement de notre siècle, c'était une chose rare de voir les hommes, en dehors de leur état, s'occuper des sciences naturelles, et à plus forte raison les femmes ! Ida sentit bien cette lacune, et, plus avancée en âge, elle songea plusieurs fois à la combler ; mais elle n'eut ni le temps ni la patience nécessaires. Cependant il serait injuste de vouloir pour cela prétendre qu'elle n'a rendu aucun service à la science. Les hommes les plus compétents n'ont pas cette injustice à se reprocher. Elle a pénétré dans plusieurs contrées qui n'avaient jamais été foulées par le pied d'un Européen. Protégée par son sexe même dans les entreprises les plus périlleuses, elle a pu s'avancer tranquillement plus loin qu'il n'eût été permis à un homme de le faire. Ses récits ont donc souvent le mérite de la nouveauté pour la géographie et l'ethnographie, et ils peuvent servir à rectifier bien des idées fausses ou exagérées. La science a profité également des riches collections qu'elle a rapportées en Europe. Sans doute, elle ne sut pas toujours fixer exactement la valeur des objets qu'elle recueillait ; mais cela ne l'empêcha pas de rapporter beaucoup de choses importantes, et l'entomologie ainsi que la conchyliologie lui doivent la découverte de nouvelles espèces. Si l'on compare les résultats de ses entreprises avec sa position et ses ressources, on doit convenir qu'elle a fait des choses surprenantes. Elle a parcouru plus de cent cinquante mille mil- les par mer et environ vingt mille milles anglais par terre, sans autres moyens pécuniaires que ceux qu'elle se procura par une sage économie et par l'énergie avec laquelle elle sut poursuivre toujours son but. Quelque grand que fût son goût des voyages, on peut dire qu'elle possédait davantage encore l'art des voyages. Sans rien sacrifier de sa dignité et sans se rendre importune, elle sut habilement profiter, dans toutes les parties du monde, de l'intérêt qu'elle inspirait. À la fin, elle s'était si bien habituée à voir ses projets rencontrer toute l'assistance possible, que, tout en exprimant toujours sa reconnaissance, elle acceptait les services d'hommes qui lui étaient tout à fait étrangers, comme la chose la plus naturelle. Elle avait même de la peine à étouffer un petit dépit quand elle trouvait qu'on ne témoignait pas assez d'intérêt à sa personne et à ses entreprises. En général, dans les dernières années, elle eut assez la conscience de son mérite pour en faire souvenir quand on la recevait avec des airs de protection ou de condescendance. Les personnes d'un rang élevé ne pouvaient la traiter avec trop de ménagements et d'égards, tandis que, dans la société des gens de sa condition, elle n'aurait jamais laissé échapper une parole rude ni fière. Elle détestait les grands airs ; partout où elle les rencontrait, elle se montrait aussi raide que froide. Aussi prompte à faire éclater sa sympathie que son antipathie, elle ne revenait pas facilement de l'opinion qu'elle s'était une fois formée ; même quand elle semblait céder, il se trouvait la plupart du temps qu'elle revenait, par un détour plus ou moins long, à sa première idée. Elle respectait partout la science, mais surtout chez les personnes versées dans les sciences naturelles. Elle avait un culte enthousiaste pour Alexandre de Humboldt, dont elle ne prononçait jamais le nom sans exprimer sa vénération. La plus grande joie de ses dernières années a peut-être été de voir ses efforts approuvés et encouragés par Alexandre de Humboldt. Ida Pfeiffer était petite, maigre et un peu courbée. Ses mouvements étaient mesurés ; seulement elle marchait excessivement vite pour son âge. Quand elle revenait d'un voyage, son teint portait fortement la marque des ardeurs du soleil des tro- piques ; autrement, rien dans ses traits ne faisait soupçonner une existence si extraordinaire. On ne pouvait guère voir de physionomie plus calme ; mais, quand elle s'engageait dans une conversation un peu vive et qu'elle parlait de choses qui intéressaient, sa figure s'animait et avait quelque chose d'excessivement attachant. Quant au chapitre si important, pour les femmes, de la toilette, il se réduisait, pour Ida Pfeiffer, aux plus modestes proportions. Jamais on ne la voyait porter de parure ni de bijoux, et il n'est pas une des aimables lectrices de ces lignes qui puisse se piquer d'avoir plus de simplicité dans sa mise et plus d'indifférence pour les exigences de la mode que n'en avait notre illustre voyageuse. Simple et ferme, pleine d'ardeur pour vouloir et pour agir, ayant tout vu et tout connu, comme peu de personnes de son sexe, Ida Pfeiffer était du nombre de ces caractères qui compensent le manque de dons extérieurs et brillants par la force, l'énergie et le merveilleux équilibre de leur être intérieur. AVANT-PROPOS Je me trouvais à Buenos-Ayres quand je reçus la triste nouvelle du décès de ma bien-aimée mère. Peu de temps avant sa mort elle avait exprimé le désir que je misse en ordre ses papiers et les notes de son dernier voyage à Madagascar, pour les livrer à la publicité. La grave maladie dont elle fut atteinte à Maurice immédiatement après son retour de Madagascar, et qui, malgré le secours des meilleurs médecins et les soins les plus dévoués de ses amis et de ses parents, devait amener sa fin, ne lui avait pas permis de le faire elle-même. Quand quelques mois plus tard je revins de Buenos-Ayres à Rio de Janeiro, j'y trouvai tous les papiers de ma mère ; mais la perte était encore trop récente et ma douleur trop vive pour qu'il me fût alors possible de les lire ou de les trier, du moins avec l'attention et la liberté d'esprit nécessaires. Enfin je me décidai à accomplir la dernière volonté de ma mère. Comme la piété filiale me l'ordonnait, j'ai reproduit avec le moins de changements possible les notes laissées par la défunte. En présentant au public ce dernier ouvrage de ma mère, j'ai la conviction qu'il sera accueilli des lecteurs avec la même bienveillance qui a été unanimement accordée à ses œuvres précédentes. OSCAR PFEIFFER. Rio de Janeiro, le 8 juillet 1860. VOYAGE À MADAGASCAR CHAPITRE PREMIER Départ de Vienne. – Linz, Salzbourg, Munich. – La fête des artistes. – Le roi de Bavière. – Berlin. – Alexandre de Humboldt. – Hambourg. Le 21 mai 1856, je quittai Vienne pour entreprendre de nouveau un grand voyage. Je m'embarquai à Nussdorf (non loin de Vienne), sur le beau vapeur Austria, qui allait à Linz, en remontant le Danube. La compagnie de la navigation à vapeur n'eut pas seulement la gracieuseté de m'accorder libre passage ; elle mit encore une cabine à ma disposition et ne voulut rien me laisser payer ni pour la nourriture ni pour le service. Le court trajet de Vienne à Linz (trente milles allemands, que l'on fait en vingt et une heures) est ravissant. Il y a peu de fleuves dont les bords offrent autant de beaux points de vue et de paysages pittoresques que le Danube. Des montagnes et des vallées, des villes et des villages, de superbes couvents et des villas élégantes, passent sans cesse devant les yeux, ainsi que de vieux châteaux du moyen âge, aux tours en ruines et aux romantiques légendes. Favorisée par le plus beau temps et entourée d'une société agréable, je formais le désir de retrouver souvent, dans mon nouveau voyage, d'aussi charmantes conditions. Sur le vapeur, je fis, entre autres connaissances, celle de la femme de M. Pleninger, médecin estimé de Linz. Cette aimable dame insista beaucoup pour que je descendisse chez elle. Malheureusement, je ne pouvais rester longtemps à Linz ; car, le jour même de mon arrivée, je voulais partir pour Lambach. Le docteur Pleninger n'en organisa pas moins, dans la matinée, une petite partie au Freudenberg, où nous visitâmes un grand couvent de jésuites. Indépendamment des pères, il y a plus de cent cinquante élèves qui ne payent chacun que la modique somme de vingt-six à vingt-sept francs par mois pour le logement, la nourriture et l'instruction. L'établissement semble très bien tenu et très bien administré. Il possède déjà une petite collection ethnographique et un jardin botanique placé sous la direction du digne M. Hintereker, botaniste très estimable. La vue que l'on a du Freudenberg est des plus belles, et c'est une promenade que je recommande, même quand on ne devrait pas pouvoir visiter le couvent. Je restai à dîner chez le docteur Pleninger ; puis j'allai par le chemin de fer à Lambach, qui n'est qu'à huit milles allemands, mais que nous mîmes trois heures à faire. À Lambach, je pris l'omnibus de Salzbourg. Malheureusement, ce n'était pas un omnibus anglais, mais un véritable omnibus allemand, dont les chevaux, avec leur petit trot paisible, faisaient un mille par heure. La distance étant de douze milles, nous arrivâmes au bout de douze heures. Le compte était parfaitement exact. Il pleuvait à Salzbourg, comme c'est l'ordinaire ; aussi mes compatriotes appellent-ils cette ville, non sans raison, « un vrai trou à pluie. » On raconte qu'un Anglais qui arrivait au milieu de l'été à Salzbourg trouva la ville, la vallée et les montagnes enveloppées de brouillards et de pluies. Il avait tant vu vanter, dans son Guide, la situation ravissante de Salzbourg, qu'il s'arrêta plusieurs jours. Mais, le ciel ne s'étant point éclairci dans l'intervalle, il perdit patience et partit. Deux ans plus tard, à son retour d'Italie, il repassa par Salzbourg, espérant être plus heureux. Vain espoir ! il pleuvait tout comme deux ans auparavant. « Comment, s'écrie notre homme tout étonné, cette pluie n'a pas encore cessé ? » J'aurais presque pu dire la même chose : car, dans mes divers voyages, j'ai bien passé souvent par Salzbourg, et je n'ai été qu'une seule fois assez heureuse pour voir ce beau pays éclairé par le soleil. Et certes ce pays est beau, merveilleusement beau ; il est difficile de trouver une ville plus riante dans une vallée aussi fraîche et aussi riche, et entourée de montagnes aussi grandioses (le Watzmann a près de trois mille mètres de haut). Je ne demeurai qu'une demi-journée à Salzbourg, et je me bornai à visiter la statue de Mozart, qu'on avait élevée depuis mon dernier passage. Mozart est, on le sait, né dans cette ville en 1756. De Salzbourg, j'allai par la diligence à Munich. Cette manière de voyager n'a jamais été des plus agréables, mais elle est devenue vraiment insupportable depuis l'invention des chemins de fer. Serrés comme des nègres à fond de cale dans un vaisseau négrier, nous mîmes deux grands jours pour faire ce petit trajet de dix-neuf milles allemands. Heureusement, la pluie cessa à peu de distance de Salzbourg, et le pays, jusqu'à environ quatre milles avant Munich, est constamment beau. On rencontre, au bout du premier mille, la frontière bavaroise. À ma très grande surprise, la visite du passeport et des bagages se fit très rapidement. Vers le soir, nous arrivâmes au Chiemsee, appelé aussi la mer de Bavière. Ce superbe lac, de deux milles de long et d'un mille et demi de large, est borné de trois côtés par de hautes montagnes et aboutit, du quatrième côté, à une immense plaine. Non loin de Traunstein, nous prîmes une route de traverse pour nous rendre à Sekon, belle propriété de l'impératrice douairière du Brésil (née Leuchtenberg). Sekon se trouve près d'un petit lac dont l'eau contient, dit-on, des principes minéraux. L'impératrice a transformé un grand bâtiment qui se trouve sur ses bords, et qui était un ancien couvent, en un établissement de bains disposé avec beaucoup de goût. Il y a cinquante chambres, un joli jardin autour de la maison, une excellente table, des voitures pour la promenade, et toutes les commodités possibles à des prix excessivement modiques. Une très belle chambre coûte sept francs cinquante centimes par semaine, le dîner à table d'hôte, moins d'un franc ; une voiture à un cheval, cinq francs par jour. Aussi ce charmant endroit, une fois connu, attirera-t-il beaucoup de baigneurs ; mais alors, sans doute, les prix augmenteront. De Sekon, nous nous rendîmes à Wasserbourg. Cette petite ville est dans une situation merveilleuse. Elle se trouve entourée presque de tous côtés de rochers taillés à pic. En approchant du bord de cette gorge, il me sembla voir soudain s'ouvrir à mes pieds un cratère gigantesque ; mais, au lieu de feu et de flammes, ce cratère renfermait dans son sein un ravissant paysage. Les petites maisons y sont comme isolées et séparées du reste du monde. L'Inn coule au milieu avec ses eaux d'un jaune foncé, sur lesquelles règne une grande animation : car c'est là que se construisent des centaines de radeaux de bois de charpente et de planches, qui en partent pour les points les plus éloignés. Nous ne descendîmes dans le fond qu'en faisant une grande courbe. Je m'aperçus alors que la gorge était bien plus large qu'elle ne le semblait d'en haut, et qu'elle renfermait beaucoup de ces riches houblonnières qu'on pourrait appeler à bon droit les vignobles de la Bavière. Le 26 mai, j'arrivai à Munich, enchantée de la partie de la Bavière avec laquelle j'avais fait connaissance dans ce petit voyage : j'avais trouvé les campagnes belles, les villes et les villages riants, les champs bien cultivés. Les fermes surtout sont généralement bien tenues et ont un air de propreté et d'aisance. Elles sont spacieuses, bâties en pierres, et la plupart avec un premier étage. Les toits, comme en Suisse, sont peu élevés et chargés de grosses pierres pour les garantir contre les ouragans. Par une disposition que je serais tentée de blâmer, l'habitation, la grange et l'écurie sont réunies sous le même toit, de sorte qu'un incendie peut facilement faire perdre au paysan tout son bien. En voyant ces champs, ces prés magnifiques (qui étaient alors dans toute leur beauté), ces villages riants, ces fermes si bien construites, pourrait-on se douter qu'il y a des pauvres dans le pays et que beaucoup d'habitants sont forcés d'émigrer pour aller chercher dans une autre partie du monde une nouvelle patrie et un meilleur salaire de leur travail ? Et cependant il en est ainsi. Ce qui sans doute en est la principale cause, c'est que dans une grande partie de la Bavière, surtout dans la Haute-Bavière et la Basse-Bavière, et dans le Haut-Palatinat, les biens des paysans ne se partagent point, mais passent à un seul des enfants, à celui que le père a désigné comme son héritier. L'heureux privilégié est, il est vrai, obligé de payer une certaine somme à ses frères et sœurs ; mais ceux-ci ne touchent jamais grand'chose : car non seulement le bien est toujours estimé audessous de sa valeur réelle, mais on adjuge encore à l'héritier principal, sous le nom de fief masculin, une somme proportionnellement assez considérable. II ne reste donc aux pauvres déshérités d'autre ressource que de chercher du service, d'apprendre un métier ou d'émigrer. Pourtant dans les autres provinces, où les biens se partagent, on voit aussi beaucoup de pauvres et l'usage de l'émigration fort répandu. Pour quelles causes ? Je ne saurais le déterminer. Une des choses les plus singulières du pays, c'est le costume des paysannes. Elles portent des jupes courtes, mais très plissées, avec de doubles corsages, dont le premier est garni de longues manches. Le second, sans manches et d'ordinaire en velours foncé, se met par dessus le premier et se lace avec des aiguillettes en argent. Les femmes aisées portent des colliers de petites perles fines à huit ou dix rangs, avec de grands fermoirs par devant. Les femmes pauvres se contentent de perles fausses en argent. Munich me parut bien silencieux ; on n'y voit pas beaucoup de voitures, et ce n'est que dans les principales rues qu'il y a un peu de mouvement. Je ne restai dans cette ville que six jours, mais dans ce court espace de temps je fis la connaissance de plusieurs familles. Autant que j'en pus juger, la vie domestique y est simple et douce ; le beau sexe n'y tient pas autant à l'éclat et au luxe que dans les autres capitales. J'avoue que la vie de Munich me plut beaucoup. Je dus à un heureux hasard de voir un grand nombre de gens distingués et surtout d'artistes. C'était justement l'époque de la fête des artistes, et on fut assez aimable pour m'y inviter. Je m'abstiens de citer les noms de toutes les célébrités à qui je fus présentée, de peur de fatiguer mes lecteurs ; mais ces noms ne s'effaceront jamais de ma mémoire. Quant à la fête même, qu'on célèbre tous les ans par un beau jour de mai, on me permettra d'en dire quelques mots. Cette fête eut lieu, à Schwanegg et à Pullach, dans de belles prairies au milieu des bois. Près de Schwanegg, petit château de style gothique construit par M. de Schwanthaler, on représenta une scène comique, parodie du célèbre Combat contre le dragon, de Schiller. Pendant toute une année, le château de Schwanegg avait été tenu assiégé par un dragon, si bien que personne ne pouvait y entrer ni en sortir. Un chevalier vient à passer par hasard ; on l'aperçoit du haut du donjon, et les habitants du château s'assemblent aussitôt sur le balcon et supplient en vers burlesques le chevalier de les délivrer du monstre. Suit le combat, la défaite du monstre et le reste. Après le combat contre le dragon, on donna dans le petit bois, près de Pullach, une autre représentation : le Printemps chassant l'Hiver. Il y eut de plaisantes processions : Bacchus assis sur un tonneau de vin, traîné et entouré par des hannetons gigantesques (chacun était représenté par un homme) ; Apollon sur un char de triomphe, attelé de Pégase, et environné de papillons, de fleurs, d'insectes, de trente à soixante centimètres de haut, découpés en carton, très bien peints et attachés à de longues piques. Bref, les scènes grotesques se succédaient l'une à l'autre, et le public, avide de spectacles, s'amusait de son mieux : c'était une véritable fête populaire. Il y avait certainement là dix mille personnes réunies qui s'amusèrent toutes ensemble tout le jour et qui ne semblaient former qu'une grande famille. Les uns trouvèrent place à de longues tables sous les arbres ; les autres campèrent simplement sur le gazon ; mais partout circulait à flots la boisson favorite du pays, la bière, sans laquelle un vrai Bavarois ne saurait être vraiment joyeux. Cependant tout se passa très convenablement ; il n'y eut guère que vers le soir par-ci par-là quelque individu qui s'en était un peu trop donné. Heureusement, le houblon n'engendre qu'une heureuse humeur qui accroît seulement la gaieté ; car je n'entendis parler d'aucune querelle ni d'aucune rixe. Le roi Max était venu assister à la première représentation en simple habit bourgeois. Plus tard, je vis au théâtre le roi et toute la cour en costume civil. Il y avait longtemps que je n'avais vu de souverain ainsi habillé ; les princes ne portent d'ordinaire que des uniformes, comme s'ils n'appartenaient qu'à l'état militaire. En effet, que seraient la plupart sans soldats ? Le roi Max ne semble pas être de cet avis ; il honore les bourgeois et ne redoute pas de se trouver en rapport avec eux. Il se mêlait à la foule sans être suivi de valets ou escorté d'agents de police. Il se frayait lui-même le chemin, et tout le monde allait et venait librement autour de lui. On dit au roi que mon humble personne se trouvait parmi les spectateurs de la fête, et il fallut aussitôt que je lui fusse présentée devant des milliers d'assistants. Sa Majesté s'entretint quelque temps avec moi de la manière la plus gracieuse. Je ne parlerai point ici dans mon journal de voyage des curiosités et des chefs-d'œuvre que renferme Munich. Mes lecteurs qui voudraient être renseignés à ce sujet le seront bien mieux en lisant une des nombreuses et excellentes descriptions publiées sur cette ville, amie des arts. Deux aimables dames, la baronne du Prel et la baronne Bissing, eurent la bonté de me conduire de galeries en galeries et d'églises en églises. Mais rien ne fatigue plus l'esprit et le corps que de visiter trop de choses en trop peu de temps. Ces six jours m'épuisèrent plus que n'aurait pu le faire un séjour deux fois plus long dans les forêts vierges des tropiques, où je courais toute la journée par les sentiers les plus pénibles, où je couchais sur le sol humide, et où je me nourrissais de riz à l'eau à moitié cuit. Avant de quitter Munich, il faut encore que je mentionne une scène comique qui m'arriva un soir en sortant du théâtre. Comme je ne connaissais pas bien mon chemin, je priai une dame accompagnée d'un monsieur de vouloir bien me l'indiquer. La dame me dit qu'elle suivait la même direction et m'engagea à aller avec elle. Chemin faisant, elle me demanda si j'avais assisté à la fête des artistes, et si j'y avais vu la grande voyageuse Ida Pfeiffer. Elle n'y était arrivée elle-même avec son mari qu'assez tard et n'avait pas eu l'avantage de la voir. Je lui répondis que la grande voyageuse était une assez petite personne que je connaissais parfaitement, et qu'il ne me fallait qu'un miroir pour la voir autant que je voulais. Les bonnes gens furent très contents de faire ma connaissance et me conduisirent jusqu'à ma porte. Le 1er juin, j'allai par Hof à Berlin (quatre-vingt-quinze milles allemands). J'y arrivai le lendemain, et j'y fus reçue comme la première fois, de la manière la plus affectueuse, par mes bons amis, M. le professeur Weiss et sa femme. Le voyage de Munich à Berlin n'est guère intéressant : il y a çà et là quelques jolis points de vue, mais aucun d'une beauté saisissante. La campagne de Plauen est peut-être la plus remarquable. Avant d'arriver à Hof, la dernière station de Bavière, il se cassa quelque chose à la machine. Nous perdîmes une grande heure, ce qui nous fit manquer le train correspondant avec le nôtre. À la frontière de Prusse, on nous demanda les passeports, mais on les regarda à peine ; les malles ne furent également ouvertes que pour la forme. En peu d'instants, toute la cérémonie fut finie. À Berlin, une grande surprise m'était réservée : M. Alexandre de Humboldt me remit tout ouverte une très chaude lettre de recommandation pour tous ses amis du monde entier. On ne m'accusera pas, j'espère, de vanité si, dans ma joie d'avoir été ainsi distinguée par un homme aussi illustre, j'ai cru devoir joindre à mon ouvrage la copie de cette lettre, comme de quel- ques autres que je fus assez heureuse pour recevoir de lui (voy. Appendice I). Le célèbre géographe et professeur Charles Ritter me fit aussi l'honneur insigne de m'inviter à une séance de la Société de géographie. Déjà au mois de mars on m'avait reçue membre honoraire de cette Société, distinction qui jusqu'ici n'avait encore été accordée à aucune femme. Je ne restai que huit jours à Berlin. De là, je me rendis à Hambourg (trente-huit milles allemands), où je descendis encore chez l'aimable famille Schulz. Mais je ne fis pas non plus un long séjour à Hambourg. Je voulais réserver mon temps pour la Hollande, qui m'était encore tout à fait inconnue. Aussi, dès le 14 juin au soir, je m'embarquai sur le vapeur Stoomward, capitaine C. Bruns, pour Amsterdam (trois cent douze lieues marines). Ce fut la première traversée que je fis en Europe sur un vapeur hollandais, et sur celui-ci, comme sur ceux où j'étais montée dans l'Inde, dans mon second voyage autour du monde, on fut assez aimable non seulement pour me donner libre passage, mais encore pour me défrayer de tout. Que je voyagerais facilement si je trouvais la même générosité chez les compagnies de navigation à vapeur anglaises ! Malheureusement MM. les directeurs et agents anglais ont jusqu'ici montré bien plus de goût pour mes écus que pour mes voyages, et ils m'ont toujours laissé payer pour la plus petite comme pour la plus grande traversée. CHAPITRE II Arrivée en Hollande. – Amsterdam. – Architecture hollandaise. – Galeries de tableaux. – Établissement de M. Costa pour la taille des diamants. – La mer de Harlem. – Une vacherie hollandaise. – Utrecht. – Fête d'étudiants. J'arrivai à Amsterdam le 16 juin à midi. Je trouvai dans le port même mon digne ami le colonel Steuerwald, qui m'attendait. Il y avait bien longtemps que j'avais fait sa connaissance en allant de Gothenbourg à Stockholm. Depuis, je l'avais rencontré à Batavia, et aujourd'hui je le revoyais dans son pays, où il me reçut de la manière la plus affectueuse et m'introduisit aussitôt dans sa famille. Je restai en Hollande jusqu'au 2 juillet, et pendant ce temps j'eus l'occasion de visiter une grande partie de cet intéressant pays. Mais je passerai rapidement sur tout ce que j'y ai vu, car ce n'est pas le but de mon livre de faire une description détaillée de pays et de villes généralement connus. Ce qui me frappa surtout à Amsterdam, ce fut l'architecture des maisons. Je la comparerais volontiers au style des anciennes villes allemandes, telles que Magdebourg. Habitées la plupart par une seule famille, les maisons sont très étroites, ont deux à quatre étages, et se terminent en toits à pignons pointus ou arrondis. Elles sont construites en briques, peintes d'un brun foncé, et quelquefois ornées d'arabesques. L'aspect d'une rue fait un effet singulier : les maisons, quoique bien alignées, ne s'élèvent pas verticalement. Dans quelques-unes, c'est la partie supérieure qui est en saillie ; dans d'autres, la partie inférieure ; enfin, dans d'autres c'est celle du milieu qui avance. La dévia- tion de la ligne droite est souvent de près d'un demi-mètre. On serait tenté de croire que des maisons ainsi construites sont exposées à crouler facilement ; mais je lus de tous côtés des inscriptions attestant qu'elles ont plus d'un siècle, quelques-unes même plus de deux siècles d'existence. Un très grand inconvénient des maisons hollandaises, c'est que l'escalier est étroit et raide. Il faut être né en Hollande et habitué depuis son enfance à cette incommodité pour pouvoir la supporter, d'autant plus qu'en habitant une maison étroite et haute on est à tout instant forcé de monter et de descendre l'escalier. Il est bien entendu que les maisons des riches, les hôtels et les édifices publics, sont disposés plus commodément. Je ne fus pas moins surprise de voir que, dans les maisons dont les rez-de-chaussée servent de boutiques, celles-ci occupent tout l'espace et rendent une entrée particulière impossible. La cuisinière avec son panier aux provisions, le porteur d'eau avec ses seaux, la dame de la maison comme les personnes qui viennent en visite, tout le monde passe par le magasin, qui est souvent fort beau et arrangé avec beaucoup de goût. Naturellement, la porte du magasin doit rester ouverte les dimanches et jours de fête comme les jours de la semaine. Tous ces inconvénients proviennent du prix élevé des terrains. On sait avec quelle peine la plus grande partie de la Hollande a été conquise sur la mer, et combien les constructions sont coûteuses sur un sol qu'il faut d'abord créer pour ainsi dire avec de hauts pilotis. Ordinairement, la construction jusqu'au niveau du sol coûte presque autant que celle qui s'élève hors de terre. Amsterdam est coupé d'innombrables canaux qui sont tous plus ou moins larges et sur lesquels sont jetés deux cent cinquante ponts. Cette ville pourrait être appelée à bon droit la Venise du Nord ; seulement il lui manque les palais de marbre, la vie mouvante du peuple, l'animation des gondoles sur les canaux, et les chants mélodieux des barcarolles. Mais Amsterdam se distingue de Venise par les belles et larges rues qui bordent les canaux et par la facilité que l'on a de pouvoir se rendre par- tout en voiture. Beaucoup de rues sont garnies d'arbres magnifiques qui donnent à la ville un aspect frais et riant. Parmi les édifices publics, quelques-uns sont assez jolis, mais sans rien de remarquable, à l'exception du château royal, qui servait autrefois d'hôtel de ville. Il est construit dans un style grandiose et orné de belles sculptures. Il me reste encore à citer deux particularités qui m'ont beaucoup frappée : la première, c'est que, dans une ville de deux cent mille habitants, il n'y a de fiacres ni dans les rues ni sur les places. Quand on veut sortir en voiture, il faut envoyer ou aller chez un loueur de voitures, et attendre qu'on ait attelé. La seconde particularité qui m'a surtout paru excessivement originale, c'est que beaucoup de gens vont en traîneau sur le pavé des rues au milieu de l'été. Ces traîneaux, ou voitures basses sans roues, appelés Steepkoets, servent particulièrement aux vieilles gens. C'est un mode de transport très lent, mais très commode. Un grand et bel établissement est le jardin zoologique qui touche à la ville. Le nombre des animaux étrangers à l'Europe y est considérable, et il venait d'être augmenté de plusieurs girafes. Les oiseaux et les serpents sont richement représentés. Le musée renferme une précieuse collection de coquilles marines et terrestres. Quant aux galeries de tableaux, j'en visitai deux : celle dans le Trippenhuis et celle de M. van der Hoop (le mot van n'est pas un titre de noblesse ; tout Hollandais peut le mettre devant son nom). Les principaux tableaux que je vis sont le Garde-nuit et les Écuyers de Rembrandt ; le Repas de van der Helst ; la Fête de saint Nicolas de Steen ; et l'École éclairée à la lumière, de Dow. Il y a encore dans les deux galeries beaucoup de chefsd'œuvre des mêmes artistes et d'autres, tels que Ruysdael, Wouwermans et van Ostade. La galerie van der Hoop se trouve dans l'Académie, à qui elle a été léguée par ce citoyen. L'Académie hésita longtemps à accepter ce précieux legs, faute des moyens de payer les droits élevés de succession. Une visite très curieuse est celle de l'établissement de M. Costa pour la taille des diamants, qui passe pour le plus remarquable qui existe. Les Hollandais, on le sait, n'ont encore été surpassés par aucune autre nation en Europe dans l'art de tailler le diamant, et ce n'est que dans l'Inde qu'ils ont trouvé leurs maîtres, comme le prouve le gros diamant que le Sultan possède, qui a été taillé dans l'Inde inférieure. Ce diamant, le plus gros que l'on connaisse au monde, bien qu'arrondi par le bas, n'en est pas moins taillé en rosettes d'égale grosseur, avec un art que les Hollandais eux-mêmes ne peuvent comprendre. La grandeur de cet établissement est surprenante, quand on songe à la petitesse des objets qu'on y travaille ; il a plus de trente-quatre mètres de long et trois étages. Voici les procédés suivis dans l'établissement. Le diamant brut arrive d'abord dans les mains des batteurs, d'où il passe dans celles des tailleurs et enfin dans celles des polisseurs. Le batteur enlève, au moyen d'un diamant aigu, les taches qui se trouvent dans la pierre ; il lime la pierre et en ôte ensuite la partie endommagée. Le tailleur donne à la pierre la forme voulue, en écartant de la même manière les angles et les aspérités. La poussière qui tombe dans ce travail est recueillie avec le plus grand soin, car elle est indispensable pour polir le diamant. Le polisseur se sert d'une boule de plomb enchâssée dans du buis et dont la partie libre est amollie au feu pour y faire entrer la pierre aussi profondément qu'il est nécessaire. La pierre est polie contre un disque d'acier sur lequel on a répandu un peu de poussière de diamant. Le grand art consiste à polir les arêtes et les rosettes d'une manière parfaitement égale, ce qui rehausse infiniment le feu et la beauté du diamant. La machine à polir, mise en mouvement par la vapeur, tourne avec tant de rapidité que le disque ne semble pas du tout se mouvoir ; il fait deux mille tours à la minute. Le polissage fait beaucoup perdre. Le diamant de la couronne d'Angleterre le Kohi-noor, quand il fut poli pour la seconde fois, perdit un quart de sa grosseur. La première opération faite pour polir ce beau diamant n'ayant pas réussi, le gouvernement anglais fit venir en 1852 un polisseur hollandais de l'établissement de M. Costa, pour polir la pierre suivant toutes les règles. L'ouvrier mit six mois à achever ce travail, et les frais nets, sans bénéfice pour le chef de l'établissement (M. Costa n'ayant rien voulu accepter), montèrent à quatre mille florins d'or, un peu plus de trois cent trente livres sterling. L'établissement de M. Costa, dont celui-ci est seul propriétaire, occupe cent vingt-cinq ouvriers : cinq batteurs, trente tailleurs et quatre-vingt-dix polisseurs. Les ouvriers gagnent par semaine de trente à soixante-dix et quatre-vingts florins de Hollande. Je visitai aussi, à Amsterdam, les raffineries de sucre de MM. Spakler, Vloten et Fetterode. On y raffine le sucre, comme je l'ai déjà vu dans d'autres pays, au moyen de machines à vapeur. Cette fabrique produit tous les ans à peu près cinq millions de kilogrammes (près de cent mille quintaux de Vienne). La plus grande fabrique de Hollande produit seize millions de kilogrammes, et le produit total s'élève à quatre-vingts millions. Tout près d'Amsterdam est la célèbre mer de Harlem, dont le dessèchement est sans contredit une des entreprises les plus grandioses de notre siècle. Là où il y a peu d'années encore naviguaient de grands vaisseaux et où le pêcheur jetait ses filets, on voit aujourd'hui paître des milliers de vaches, s'étendre des champs et des prés fertiles, et s'élever même déjà çà et là quelques habitations isolées, qui deviendront bientôt des hameaux et des villages. Le dessèchement du lac, dont la profondeur moyenne était de plus de quatre mètres, fut commencé en 1849 au mois de février, et, quatre ans après, cette œuvre gigantesque était achevée. On établit dans trois endroits différents des machines à vapeur de la force de quatre cents chevaux, dont chacune faisait jouer huit pompes six fois par minute et versait l'eau dans les canaux qui conduisaient à la mer. Les vingt-quatre pompes des trois machines retiraient par minute vingt mille trois cent quarante seaux d'eau. La superficie de terrain qu'on a gagnée est de trente et un mille acres (mesure autrichienne) ; les premières plantations datent de 1853. M. Muyskens, qui eut la bonté de me montrer cette nouvelle merveille du monde, est propriétaire d'un joli domaine sur lequel il a fait, l'année dernière, la première récolte. Sa maison aussi était déjà terminée et construite avec beaucoup de goût. Je vis chez lui, pour la première fois, jusqu'où le Hollandais pousse la passion de l'élève du bétail. La vacherie était, sans contredit, ce qu'il y avait de plus beau dans la maison. Il faut, il est vrai, reconnaître que la majeure partie de la Hollande se compose de grasses prairies et que, l'élève du bétail formant la principale richesse du pays, il est naturel qu'on donne tous les soins possibles à son développement. Pourtant, je ne me serais pas attendue qu'on poussât ces soins jusqu'à donner aux vaches des demeures plus propres et plus élégantes que beaucoup de gens aisés n'en possèdent dans les pays moins civilisés de l'Europe (sans parler des autres parties du monde). La vacherie occupait la plus grande portion du bâtiment ; ses fenêtres, d'une jolie forme ovale, étaient garnies de rideaux blancs retenus par des rubans de couleur. La porte d'entrée, vitrée du haut, était aussi ornée d'un rideau d'une blancheur éblouissante. L'intérieur formait une halle haute et aérée ; les stalles étaient juste assez larges pour que les pieds de derrière des bêtes vinssent toucher le bord d'un canal de trente-cinq centimètres de profondeur, dans lequel les excréments tombaient sans souiller la paille ou le sol. Au-dessus du canal, le long des stalles, il y a une corde à laquelle on attache les queues des vaches pour les empêcher de frapper autour d'elles et de se salir. Toutes ces dispositions me semblaient parfaites pour les yeux ; mais les pauvres bêtes, si elles avaient été consultées, auraient préféré, je crois, un peu moins de propreté et un peu plus de liberté. Il y avait dans l'étable un espace séparé par une cloison d'un mètre de haut, garni d'un plancher et formant une petite chambre proprette servant de demeure aux gens de la vacherie. Les laiteries, fromageries et autres offices étaient d'une propreté aussi incroyable que la vacherie. Les parois des vestibules, des escaliers, des cuisines et des offices sont presque dans chaque maison revêtues, jusqu'à une hauteur d'un mètre à un mètre et demi, de carreaux de porcelaine blanche ou de faïence verte, plus faciles à tenir propres que des murs enduits d'un badigeon blanc. Chez M. Muyskens, je pris, pour la première fois depuis bien longtemps, du café avec du bon lait ; celui-ci était servi pur comme il venait de la vache. On devrait croire que, dans un pays comme la Hollande, où il y a tant de vaches, le bon lait se trouve en abondance, mais il est loin d'en être ainsi. À force de faire du beurre et du fromage, le Hollandais, comme le Suisse, ne se réserve même pas le lait nécessaire pour l'usage de la maison. Presque partout, même dans les maisons les plus aisées, je trouvai le café au lait assez mauvais. Puisque je suis sur un chapitre si intéressant pour nous autres femmes, je ne puis m'empêcher de parler d'un usage qui est général en Hollande et que je ne citerai ni comme rentrant dans l'article propreté ni comme exemple à imiter. Dès qu'on a fini de prendre le café ou le thé, la dame ou la fille de la maison, ou toute autre femme de la maison se met à laver la vaisselle à table en présence de la société. Elle verse un peu d'eau chaude dans les tasses, les rince et les essuie simplement, et tout est dit. M. Muyskens eut la complaisance de me conduire à travers tout le lac desséché jusqu'à une des trois machines qui pompent l'eau et dont, de temps en temps, l'une ou l'autre est mise en mouvement quand il s'est amassé trop d'eau de pluie. Nous arrivâmes juste au bon moment pour voir fonctionner les machines. Ensuite nous allâmes à Harlem, où nous visitâmes le beau parc avec l'élégant château de plaisance du roi, ainsi qu'une partie de la ville. Dans cette dernière, mon attention fut attirée par une plaque ovale d'un demi-mètre de long placée au-dessus de la porte d'une maison et qui était recouverte d'une étoffe de soie rose et de flots de dentelles. Cette plaque, me dit-on, indique qu'il y a dans la maison une accouchée. Si la plaque est surmontée d'une banderole de papier, ça signifie que l'enfant est de sexe féminin. Cet usage date des anciens temps et des époques de guerres, où la maison d'une accouchée était respectée par le soldat. Autrefois en honneur dans toute la Hollande, cette coutume s'est aujourd'hui perdue et ne s'observe plus qu'à Harlem. Indépendamment du colonel Steuerwald, qui me témoigna le plus vif intérêt, je fus encore assez heureuse pour rencontrer en Hollande un autre ami tout dévoué, M. le résident van Rees, que les lecteurs de mon Second voyage autour du monde doivent se rappeler et dont j'avais fait la connaissance à Batavia. M. van Rees vivait à La Haye. À peine eut-il appris mon arrivée en Hollande qu'il vint à Amsterdam m'inviter à faire avec lui une petite tournée dans son pays. Nous commençâmes par Utrecht (huit milles allemands). Il s'y célébrait justement une grande fête d'étudiants. C'est une fête commémorative de la fondation de l'université et qui a lieu tous les cinq ans. Elle dure toute une semaine et consiste en mascarades, concerts, bals, courses, festins et illuminations. Cette année, elle devait être excessivement brillante ; MM. les étudiants s'étaient, à la suite d'une brouille, divisés en deux camps : le parti aristocratique et le parti démocratique. Chaque parti avait réclamé une semaine pour lui seul, et chacun voulait surpasser l'autre. Nous arrivâmes à Utrecht la semaine de la fête des aristocrates. L'affluence était si grande que nous ne trouvâmes dans aucun hôtel à nous loger. Heureusement, M. et Mme de Suermondt, amis de M. van Rees, nous reçurent chez eux avec la plus grande prévenance. Dans l'après-midi, il y eut un magnifique cortège. Les étudiants portaient tous les plus superbes costumes ; on ne voyait partout que velours, satin, dentelles et plumes d'autruche. Les uns représentaient des scènes du seizième siècle ; les autres, des princes de Java, de l'Indoustan et du Bengale, escortés d'une suite brillante. Il y eut même une divinité indienne portée en palanquin et accompagnée d'un chœur de musiciens malais. Des scènes entières furent représentées sur des chars d'une longueur excessive ; quelques-unes étaient vraiment curieuses. Ainsi on voyait une maison entière avec ses parois latérales enlevées. Deux époux étaient assis à une table ; la femme tenait sur ses genoux un enfant, tandis qu'un autre jouait à ses pieds ; le médecin et un ami de la maison étaient en visite ; on causait et on prenait le thé ; devant la maison, la servante écurait la vaisselle. Sur un autre char, il y avait un moulin à vent devant lequel un homme travaillait à son bateau et un autre raccommodait son filet. Sur un troisième char on apercevait l'intérieur d'une chambre de paysan : on y faisait du beurre, on y tissait de la toile à voiles et on y tordait de la corde. Puis paraissait une chasse, les chasseurs avec les faucons sur le poing ; c'était vraiment beau à voir. Une musique militaire ouvrait la marche, et des troupes royales la fermaient. Le soir, la ville fut magnifiquement illuminée avec des verres de couleur et des lanternes de papier suspendus en guirlandes le long des rues et des canaux. Les façades de beaucoup de maisons étaient richement illuminées, et les portails et les balustrades des ponts garnis de milliers de lampes. Bien des rues offraient un aspect vraiment féerique. Vers minuit, le cortège rentra avec une masse innombrable de torches qui projetaient une lumière bleue et d'un pourpre foncé. La fête ne se termina que vers deux heures du matin. La fête était très belle et très brillante, on ne peut le nier, mais beaucoup trop grandiose pour des étudiants. Ça passerait encore si elle avait lieu une fois par siècle ou tout au plus tous les cinquante ans ; elle ne devrait durer aussi qu'un jour ; mais, dans les conditions actuelles, elle ne saurait avoir un bon effet. Les jeunes gens sont certainement bien des semaines avant la fête beaucoup moins occupés de leurs études que de leurs costumes, des bals et des autres amusements. En outre, les frais sont si considérables que le riche peut seul les supporter facilement. L'étudiant sans fortune est contraint de s'abstenir ou de faire des dettes. Parlez-moi de la simple fête burlesque des artistes à Munich ; elle ne causait pas grands frais, elle était gaie et amusante, elle ne dura qu'un jour, et elle divertit les spectateurs comme les acteurs autant, sinon plus, que cette brillante fête d'étudiants. En outre, les illuminations qui ont lieu deux soirées de suite entraînent les habitants de la ville dans des dépenses qui ne doivent guère être agréables à beaucoup de pauvres bourgeois. Cependant, s'ils n'illuminaient pas, les étudiants casseraient probablement leurs vitres ou leur joueraient quelque mauvais tour. Une autre chose que je ne trouvai pas non plus très convenable, c'est que les étudiants courent toute la semaine la ville dans leur costume, l'un en prince, l'autre en chevalier, etc. La seconde fête à laquelle j'assistai se composait de courses à cheval et de quelques exercices équestres. À parler franchement, je m'attendais à quelque chose de mieux ; une course de bagues ou un carrousel, exécuté en costume par les étudiants, n'aurait pas coûté davantage (puisqu'ils avaient déjà les costumes et les chevaux) et aurait mieux répondu au magnifique programme. Cette occasion me permit d'observer combien il est difficile de faire sortir le Hollandais de son flegme. Un certain M. Loisset amena un beau cheval admirablement dressé et lui fit faire les exercices les plus difficiles, qui assurément, devant tout autre public, auraient provoqué les plus bruyants applaudissements. À ma grande surprise, tout le monde resta froid comme glace, et M. Loisset quitta le cirque avec son cheval sans avoir reçu la moindre marque de satisfaction. La ville d'Utrecht est entourée de très jolis bosquets et de jardins disposés en parcs, mais il manque ici, comme partout ailleurs en Hollande, des collines et des montagnes. Elle offre peu de curiosités. En fait d'églises, je ne visitai que la cathédrale protestante, dont l'extérieur imposant me séduisit. Malheureusement, je trouvai l'intérieur défiguré d'une manière inconcevable. Comme l'église est très grande et que les auditeurs ne pouvaient pas bien entendre les sermons, on avait élevé un grand échafaudage en bois qui était comme une église dans l'église. L'impression et l'effet que produirait cet édifice vraiment beau sont ainsi tout à fait perdus par cette horrible construction en planches qui occupe plus de la moitié de l'intérieur. Notre aimable hôte, M. de Suermondt, ne voulut pas nous laisser partir de suite. Nous accédâmes avec plaisir à sa cordiale invitation, et nous prolongeâmes notre séjour quelque temps. Les premiers jours furent consacrés à la ville et aux fêtes. Dans l'intervalle, je trouvai par-ci par-là un instant pour visiter la superbe galerie de tableaux de M. Suermondt, qu'il ouvre généreusement aux étrangers. Nous visitâmes aussi la promenade favorite des habitants d'Utrecht, le village de Zeijst, à deux milles allemands de la ville. La route qui y conduit est charmante ; comme presque toutes les grandes routes de la Hollande, elle est pavée en briques ; elle passe devant d'élégantes villas et de beaux jardins ; dans beaucoup d'endroits, elle est bordée d'arbres énormes et gigantesques comme j'en ai encore peu vu. Les tilleuls, les chênes et les buis atteignent en Hollande une hauteur et un diamètre qu'ils n'ont peut-être dans aucun autre pays. Zeijst est le siège d'une communauté de frères moraves. CHAPITRE III Saardam. – Le petit village de Broek et son excessive propreté. – Singulière coiffure. – La Haye. – Peintures célèbres. – Leyde. – Rotterdam. – Départ de Hollande. À mon retour d'Utrecht à Amsterdam, M. van Rees me conduisit à Saardam et à Broek, partie que l'on peut faire en voiture dans un seul jour. C'est à Saardam, comme on sait, que Pierre le Grand a travaillé plusieurs mois comme charpentier pour y apprendre la construction des vaisseaux. On montre encore la maison en bois habitée autrefois par le czar. Elle est restée telle qu'elle était alors ; elle se compose de deux petites chambres fort simples, avec des tables et des chaises de bois. Pour la garantir contre les intempéries des saisons, on l'a surmontée d'une halle en maçonnerie qu'en hiver on revêt de tous côtés de cloisons en planches. La petite ville de Saardam, qui a treize mille habitants, est très propre et très gaie ; les maisons sont presque toutes entourées de jardins. Un endroit non moins célèbre que Saardam est le petit village de Broek. Il se distingue surtout par sa grande propreté, ce qui veut beaucoup dire dans un pays où les rues des villes sont d'ordinaire plus propres que ne l'est dans bien des pays l'intérieur des maisons. Certainement je m'attendais à voir quelque chose d'extraordinaire, mais néanmoins je suis obligée d'avouer que la réalité dépassa de beaucoup mon attente. Mes lecteurs me pardonneront si j'entre dans une description assez détaillée de ce petit endroit. Les maisons sont généralement construites en bois et peintes à l'huile ; les toits sont couverts de tuiles vernissées, les fenêtres ornées de beaux rideaux ; les serrures et les boutons des portes sont aussi polis et luisants que si l'on venait de les poser. Toutes les maisons sont entourées de petits jardins, et chacune a trois portes, mais dont l'une ne s'ouvre que dans les circonstances les plus solennelles : quand deux fiancés se rendent à l'église pour la bénédiction nuptiale, quand l'enfant est porté au baptême, et quand l'homme échange sa demeure terrestre contre un autre monde. Cette singulière coutume ne règne que dans ce seul village. Quant aux deux autres portes, l'une sert à l'usage ordinaire des gens de la maison, l'autre conduit aux étables, qui occupent une partie du bâtiment. Les rues sont assez étroites et bordées de palissades en bois ; derrière les maisons est un espace réservé pour ramener le bétail et rentrer le foin. Les rues sont si bien lavées et balayées que, bien qu'elles soient toutes bordées d'arbres, on ne voit pas la moindre feuille par terre. Je crois que, en dehors des vaches et des bœufs, ces gens ne veulent avoir aucun bétail, pour que les rues ne soient pas salies. C'est ce que j'appelle pousser la propreté un peu trop loin ! Nous entrâmes dans quelques maisons ; les chambres étaient décorées et ornées avec la plus grande élégance, les parquets couverts de tapis ou de nattes, et les meubles si polis et si brillants qu'ils avaient l'air tout neufs, quoiqu'à en juger par leur forme ils dataient pour le moins du siècle dernier. Tout décelait l'aisance ; partout il y avait de riches armoires, dont les glaces laissaient voir des objets de luxe, surtout de belles porcelaines, la plupart de la Chine et du Japon. On ne voyait pas de lits ; chaque chambre est munie de sortes d'armoires ou de bahuts qui tiennent lieu de lits. Partout il y a de grandes provisions de linge et de literie. Le plancher des appartements n'est jamais foulé par les souliers. Le paysan hollandais, comme les Orientaux, laisse ses souliers devant la porte. Il est vrai qu'il n'a pas beaucoup de peine à les mettre et à les quitter ; comme ils sont en bois, il n'a pour s'en défaire qu'à les laisser tomber de son pied. Pourtant il porte aussi d'autres chaussures le dimanche ou en visite ; car il ne se sert de sabots que quand il vaque à ses travaux. Quant aux étables, elles étaient encore beaucoup plus belles que celles que j'avais vues chez M. Muyskens, sur le sol desséché de la mer de Harlem. Elles se composent de longues et belles halles couvertes, reposant sur des piliers en bois. Une étable ne remplit réellement qu'à moitié l'office d'étable, car les animaux ne l'habitent que pendant l'hiver. Le 1er mai, on mène le bétail dans les prés, il y reste jusqu'au 1er novembre, et pendant ce temps l'étable sert au paysan comme d'habitation d'été. La halle est divisée, par des cloisons de plus d'un mètre de haut, en plusieurs pièces dans lesquelles la famille se tient toute la journée ; l'habitation proprement dite ne lui sert que pour y coucher. Les parois et les piliers de la halle sont richement décorés de belle porcelaine, d'assiettes, de plats et de canettes ; il y a même jusqu'à des tableaux. Les ustensiles pour le beurre et le fromage sont rangés avec le plus grand ordre dans différents compartiments. Tout brille et reluit, tout est propre et clair comme si l'on ne s'en était jamais servi. Nulle part on ne voit un grain de poussière, nulle part la moindre tache. Le jour de notre visite à Broek étant un dimanche, les habitants se trouvaient encore à l'église. Nous y allâmes pour les voir dans leurs habits de fête. Les hommes n'avaient rien de remarquable dans leur costume, mais ils étaient tous en général mis avec beaucoup de propreté et d'élégance. Les femmes, au contraire, portaient cette malheureuse coiffure que l'on trouve dans toute la Hollande du nord et qui ne se sert qu'à priver les femmes de leur plus belle parure, en cachant entièrement les cheveux. Cette coiffure, sans doute inventée jadis par quelque grande dame qui avait perdu ses cheveux, mérite en tout cas une description détaillée. Elle se compose d'abord d'un cercle d'or qui fait tout le tour de la tête ; par devant, sur le front, il peut avoir trois centimètres de large ; par derrière il en a plus de cinq. Ce cercle est ensuite surmonté d'une coiffe blanche descendant très bas sur le front et garnie de dentelles largement plissées. Par derrière, un large bavolet en dentelles tombe sur les épaules. Sur les tempes pendent des plaques d'or artistement travaillées, de deux à trois centimètres de long, qui me firent l'effet, qu'on me pardonne la comparaison, des œillères que portent les chevaux, et d'où pendent, au-dessus des yeux, trois petits glands de soie. Cette coiffure manque vraiment tout à fait de goût ; son seul avantage est de n'être soumise à aucun caprice de la mode. Elle revient d'ordinaire à soixante ou quatre-vingts florins de Hollande ; aux riches qui y attachent des perles et des pierres fines, elle coûte plusieurs centaines de florins ; mais elle se transmet de génération en génération jusqu'aux arrièreneveux. Beaucoup de femmes, pour sortir, mettent encore pardessus ce charmant bonnet une haute coiffe en paille, avec un large rebord d'étoffe noire relevé par devant et par derrière. Elles appellent cela un chapeau. Ce qui me surprend le plus, c'est que des demoiselles et des dames à qui la nature a donné de très beaux cheveux se soumettent à cette mode ridicule. Ce ne doit nécessairement pas être par coquetterie. Le reste du costume des femmes n'offre rien de particulier. Le dimanche, elles portent généralement des robes en mérinos noir. Le beau monde s'habille comme partout. J'ai même vu plus d'une bourgeoise rendre hommage à la mode en mettant un chapeau moderne par-dessus son bonnet hollandais. Le lendemain, M. van Rees, mon cicerone infatigable, me conduisit à La Haye dans sa famille. La Haye (quatre-vingt mille habitants) n'a pas l'air aussi antique qu'Amsterdam et est beaucoup plus propre, ce qui vient particulièrement de ce que La Haye est moins une ville de fabrique et de commerce que ne l'est Amsterdam. Elle est coupée, comme toutes les villes de Hollande, par de nombreux canaux. La Haye est le siège du gouvernement, de la cour et des ambassadeurs étrangers. Le roi possède quelques palais, mais ils res- semblent à de beaux hôtels particuliers et ne se distinguent ni par leur grandeur ni par leur architecture. L'ancien château servant autrefois de résidence, également situé dans la ville, forme une citadelle, construite sur un rempart assez bas et entourée de fossés pleins d'eau. Ses sombres portes, sa tour, et surtout la couleur rouge brun foncé dont il est tout entier recouvert, lui donnent un grand air d'antiquité. Quant aux églises, il n'y a pas grand'chose à en dire. La cathédrale est un très beau monument, mais défiguré par les nombreuses petites maisons construites alentour. La galerie de tableaux, portant le nom de musée, doit particulièrement sa célébrité à deux tableaux qu'on compte parmi les principaux chefs-d'œuvre de l'école flamande : un groupe d'animaux de grandeur naturelle par Paul Potter, et la Leçon d'anatomie par Rembrandt. Le groupe d'animaux est peint avec un naturel, une chaleur et une vigueur de pinceau dont rien n'approche ; le taureau, la vache, les brebis, le pasteur ressortent avec tant de vie, qu'en regardant le tableau quelque temps on est étonné de voir tout rester tranquille et ne pas se mettre en mouvement. La Leçon d'anatomie est un tableau non moins distingué dans son genre, seulement le sujet me parut moins agréable. Le chirurgien dissèque un cadavre. Il vient d'ouvrir la main et le bras assez avant pour qu'on voie le système des nerfs et des veines, et il est en train de l'expliquer à l'auditoire qui l'entoure. Le sang-froid du chirurgien, pour qui naturellement cette occupation n'est pas nouvelle, l'attention des auditeurs, attachés exclusivement les uns aux paroles du chirurgien, et les autres aux parties disséquées, sont rendus avec une vérité indescriptible ; autant que j'en puis juger, c'est le tableau le plus parfait du grand peintre. Indépendamment de ces chefs-d'œuvre, le musée possède encore beaucoup de superbes tableaux de Steen d'Ostade, de Rubens et d'autres. Il est intéressant de visiter le bazar de M. de Boer. J'ai vu des établissements analogues dans d'autres grandes villes, mais il n'en est aucun qu'on puisse comparer à celui-ci. Le nombre des objets est infini, et ils sont rangés avec beaucoup d'art et de goût dans des salles spacieuses. Il y a surtout un grand choix des produits de la Chine et du Japon. Et, pour que les beautés de l'art ne fassent pas tout à fait oublier la nature, les salles sont entourées de belles serres qui, avec leurs palmiers et leurs pisangs, avec leurs cannes à sucre et leurs caféiers, rappellent au Hollandais revenu de l'Inde l'Eldorado qu'il a quitté. Enfin ce qu'on ne trouve malheureusement pas toujours dans les établissements de ce genre, chez M. de Boer, tout le monde, qu'on soit chaland ou visiteur, est traité avec la plus grande politesse. La capitale de la Hollande possède un parc d'une merveilleuse beauté, le Boosch de La Haye, dont la luxuriante fraîcheur, les arbres et les prés magnifiques me rappelèrent tout à fait les parcs d'Angleterre. Ce qui est charmant encore, c'est la route de La Haye à Scheveningen (quatre kilomètres). Scheveningen est un petit port habité par des pêcheurs, où beaucoup de gens de la ville vont en été pour prendre des bains de mer. La lame, dit-on, y a plus d'action qu'ailleurs. Des allées très ombragées pour les piétons, les cavaliers et les voitures conduisent jusqu'à l'entrée du petit village ; les rayons du soleil ne pénètrent pas à travers l'épais feuillage, et dans les plus chaudes journées d'été on y trouve de la fraîcheur et de l'air. Malheureusement, il n'y a guère dans le pays beaucoup de jours de véritable été, et le soleil ne s'y fait pas sentir longtemps. Je me trouvais en Hollande au mois de juin, et ce n'est tout au plus qu'au milieu du jour que j'étais forcée de quitter mon lourd manteau. Le thermomètre ne marquait le soir que six ou huit degrés Réaumur, et la nuit il devait encore descendre de quelques degrés. Il est vrai qu'on me dit que cette année était exceptionnellement froide et désagréable. Il soufflait aussi d'une manière continuelle de violents vents du nord. De La Haye je fis de petites excursions à Leyde (vingt-deux kilomètres) et à Rotterdam (vingt-huit kilomètres). Leyde est excessivement ennuyeux. Dans les rues les plus animées, on peut compter sans peine les piétons, et on n'est que rarement forcé de se ranger pour laisser passer une voiture. La ville possède en échange de grands trésors artistiques. Les musées de Leyde sont réputés les plus riches du monde, surtout en squelettes d'animaux (poissons et reptiles), aussi bien qu'en crânes humains. Le musée d'antiquités renferme beaucoup de papyrus égyptiens, de momies et d'idoles de l'Égypte et de l'Inde. MM. Leemann et Schlegel, directeurs de ces musées, eurent la complaisance de nous servir eux-mêmes de guides. Malheureusement, notre temps trop limité ne nous permit qu'un examen rapide. Les musées sont séparés, parce qu'on n'a pas pu, me diton, trouver un édifice qui renfermât des salles assez grandes et assez nombreuses. Les bâtiments dans lesquels ils sont placés actuellement sont des maisons tout à fait ordinaires. Le musée japonais, une des plus riches collections des produits de l'art et de la nature au Japon, est la propriété particulière de M. le docteur Siebold. Si Leyde ne me plut guère comme ville, je n'en goûtai que davantage Rotterdam, et, s'il me fallait choisir une des villes de Hollande pour ma résidence, c'est Rotterdam que je choisirais sans hésiter. La plus grande animation règne dans cette riche cité commerçante, surtout sur les canaux, qui sont plus larges et plus profonds que dans les autres villes, et sur lesquels les grands trois-mâts se meuvent aussi facilement que les plus petits bateaux. Peu de villes offrent un spectacle comparable à celui de Rotterdam. Je demeurais des heures entières à la fenêtre sans me lasser. D'un côté, c'était un superbe vaisseau qui mettait à la voile pour les Indes orientales ; de l'autre, un navire qui revenait d'un voyage de long cours et dont les matelots agitaient gaiement leurs chapeaux en l'air et envoyaient de joyeux saluts à leurs femmes, à leurs amis, qui, déjà instruits de leur arrivée, les attendaient avec impatience sur le bord du canal. Ici, on sortait du fond d'un navire de lourdes caisses de sucre et des sacs de café qu'on transportait dans des magasins. Là, on chargeait un autre vaisseau de produits indigènes. Des vapeurs de toutes formes et de toutes grandeurs passaient à tout instant, avec leur panache de fumée, et des centaines de barques se mouvaient au milieu d'eux de tous côtés. Ce spectacle, vu de ma fenêtre, me semblait si extraordinaire et si merveilleux, que je croyais rêver et que je ne pouvais pas croire à sa réalité. Rotterdam a aussi beaucoup de grandes et belles maisons, parmi lesquelles on distingue surtout les nouvelles constructions avec des terrasses en guise de toits. Une des plus belles rues aboutit au parc qui, sans être aussi grand que le Boosch de La Haye, est très bien disposé. À Rotterdam, je pris congé de mon digne ami et protecteur, M. van Rees. Il poussait la bonté jusqu'à vouloir me conduire par toute la Hollande jusque dans la Gueldre et la Frise. Mais il aurait été plus qu'indiscret de ma part d'accepter une offre semblable. Je prétextai que le moment était venu de commencer mon nouveau voyage, et qu'il me fallait aller à Londres pour faire les préparatifs nécessaires. Mon séjour en Hollande n'avait donc pas été de longue durée ; en tout, j'y étais restée environ quinze jours. J'avais vu assez de choses intéressantes, parmi lesquelles il ne faut pas compter les beautés de la nature. Elles sont rares en Hollande. Une grande partie du sol, comme on sait, a été conquise sur la mer et n'offre, par conséquent, qu'une plaine continue, à peine interrompue de loin en loin par des dunes de sept à dix mètres de haut. Ce n'est que dans la Gueldre et la Frise que les dunes, dit-on, atteignent parfois une hauteur de dix-sept à trente-trois mètres. Aussi la vue est-elle partout assez uniforme : ce sont toujours de vertes prairies avec des troupeaux qui paissent ; quelques champs assez rares, de jolis bosquets, de grands et gros arbres, des fermes et des villages assez coquets. Sans doute, c'est un aspect agréable ; mais, quand on l'a constamment devant les yeux, on finit par se lasser de sa monotonie et on aspire à voir des montagnes ou au moins une petite chaîne de collines. Ce qui frappe surtout le voyageur en Hollande, c'est le nombre infini de canaux de toutes grandeurs qui coupent le pays et les villes en tous sens. Chaque coin de terre, chaque pré est pour ainsi dire un îlot, car de toutes parts il est entouré par des canaux qui ont de soixante-dix centimètres à un mètre de large. La partie de la Hollande que j'ai visitée se compose surtout de marécages. Aussi loin que portait ma vue, je ne découvrais que des prés couverts des plus beaux troupeaux. C'est la principale richesse du pays. On compte en Hollande à peu près un million cent trente mille têtes de bétail : vaches, bœufs et veaux, sur une population de trois millions deux cent mille habitants, proportion qu'on ne trouve dans aucun autre pays. Il ne faut donc pas s'étonner que la Hollande fournisse de beurre et de fromage la moitié du monde. Le sol semble être excellent. Les grasses prairies, les blés aux lourds épis et les arbres au tronc élancé et vigoureux le prouvent assez. La Hollande, certainement, est un pays fertile, je n'en disconviens pas, mais je ne saurais l'appeler un beau pays. CHAPITRE IV Londres. – Paris. – Séance de la Société géographique. – Nouvelles de Madagascar. – La vie de Paris. – Curiosités. – Histoire de meurtre. – Versailles. – Saint-Cloud. – Célébration du dimanche. Le 2 juillet, je quittai Rotterdam et m'embarquai pour Londres (trajet de cent cinquante lieues marines, qui se fait en vingt heures), sur un vapeur appartenant à MM. Smith et Ers. Ce fut la première compagnie anglaise qui ne voulût pas me laisser payer. J'avais déjà pris ma place ; mais, dès que M. Smith apprit mon nom, il me rendit de la manière la plus obligeante le prix de mon passage. À Londres, je restai environ un mois chez mon respectable ami M. Waterhouse, un des directeurs du musée britannique. Le 1er août, je me rendis à Paris. Comme le principal but de mon voyage était l'île de Madagascar, avec laquelle le gouvernement français entretient seul quelques rapports, il me fallait aller à Paris chercher des informations plus précises sur ce pays passablement inconnu ; cette nécessité, je l'avoue, était loin de m'être désagréable ; car, quelque incroyable que ce puisse paraître à plus d'un de mes lecteurs, moi, qui avais tant couru le monde depuis des années, je n'avais pas encore visité cette capitale. J'arrivai le 2 août au matin à Paris, et dès le jour même je commençai mes courses. Mon heureuse étoile voulut que ma première visite fût pour le président de la Société de géographie, M. Jomard, et que le même jour la Société tînt sa dernière séance d'été. M. le professeur Charles Ritter, de Berlin, m'avait donné une très chaude lettre de recommandation pour M. Jomard. Celui-ci m'accueillit de la manière la plus aimable et m'engagea à assister à la séance, dans laquelle m'introduisit le célèbre géographe M. Malte-Brun. On m'assigna une place un peu loin du bureau. Dès le commencement de la séance, le président prononça un discours par lequel il me présenta à la Société, rappela en peu de mots mes voyages, et termina par la proposition de me recevoir membre honoraire. Tous les membres présents levèrent les mains, et ma réception fut votée à l'unanimité. On peut se figurer ma surprise et ma joie d'une telle distinction, à laquelle je n'étais nullement préparée ; ma joie fut d'autant plus grande, que mon ancien professeur de géographie et d'histoire était aussi, depuis 1829, membre correspondant de cette Société. (Voy. Gräffer, Encyclopédie nationale d'Autriche : Emil, p. 49.) Le président se leva alors pour venir me chercher et me conduisit au bureau, près duquel je pris place, au milieu des acclamations de toute l'assemblée. Je consultai aussitôt, séance tenante, MM. les membres de la Société sur mon projet de voyage à Madagascar. Mais tous furent d'avis que, dans les circonstances actuelles, il n'y fallait pas songer. J'avais déjà, pendant mon séjour en Hollande, appris par les relations des journaux que le gouvernement français devait envoyer une escadre à Madagascar et qu'on s'attendait à une guerre sérieuse. On me mit alors au courant de l'état des choses. Les Français possèdent depuis des siècles la petite île Sainte-Marie, située sur la côte de Madagascar. Sous le feu roi Radama, ils parvinrent à faire l'acquisition, à Madagascar même, d'un district dans la baie de Vanatobé. Il y a, dans ce district, une riche mine de houille, dans laquelle une maison de commerce française de Maurice occupait cent quatre-vingts ouvriers de couleur (Indiens, nègres et autres), placés sous la direction de trois blancs. À la mort du roi Radama, quand la reine Ranavola arriva au pouvoir, elle fit ordonner à ces gens d'évacuer le district. Ceux-ci refusèrent d'obtempérer à cet ordre, car ils regardaient la place comme appartenant au gouvernement français. La reine envoya alors deux mille soldats, qui attaquèrent ces malheureux à l'improviste, tuèrent deux des blancs et cent hommes de couleur, emmenèrent les autres avec eux et les vendirent comme esclaves. Le gouvernement français demanda naturellement satisfaction ; mais il ne devait guère compter l'obtenir sans recourir à la force des armes. Aussi s'attendait-on, comme je viens de le dire, à une guerre sérieuse. Partout où je pris des informations, on me confirma ces nouvelles ; je me vis donc forcée, sinon de renoncer à mon voyage, du moins d'en différer l'exécution. J'emportai néanmoins, pour toute éventualité, une lettre de recommandation que me donna l'amirauté française pour ses stations d'au-delà des mers. On me demanda si je ne voulais pas attendre le retour de l'Empereur, alors aux eaux, pour lui être présentée. Mais cela m'eût retenue trop longtemps, et je quittai Paris presque aussi peu avancée qu'en y arrivant. Le peu de jours que je passai dans cette grande ville, je les employai de mon mieux pour avoir au moins un aperçu de ses innombrables curiosités. On pense bien que je n'ai nulle envie d'en donner une description détaillée. Avec la fureur de voyages qui règne en ce siècle, avec la facilité qu'on a, du moins en Europe, de faire des centaines de lieues en peu de jours, il y a peutêtre bien peu de nos lecteurs qui n'aient été eux-mêmes à Paris, et ceux qui n'ont pas vu cette capitale du monde la connaissent certainement, par les livres, aussi bien que moi. Je ne peindrai donc qu'en peu de mots les impressions que j'en ai emportées. Londres et Paris diffèrent à peu près entre eux, comme le caractère de l'Anglais diffère de celui du Français. Il règne dans les deux villes beaucoup de mouvement et d'animation ; mais on reconnaît, au premier coup d'œil, qu'à Paris ce mouvement n'est pas, comme à Londres, exclusivement celui des affaires. On n'y voit point de ces figures graves et raides, à la démarche précipitée, qui vont droit leur chemin et sans s'inquiéter de ce qui se passe autour d'elles, et qui regarderaient toute minute de retard comme une perte irréparable ; à Paris, au contraire, la flânerie est à l'ordre du jour, et l'homme d'affaires, pressé même, trouve le temps de saluer les amis qu'il rencontre, d'échanger avec eux quelques paroles, de s'arrêter quelques minutes devant un magasin et d'en examiner les marchandises étalées avec un goût vraiment surprenant. Les maisons même n'ont pas, à Paris, un aspect aussi sévère qu'à Londres. Elles sont hautes (habitées souvent par une trentaine de familles) et ne sont pas noircies par la fumée du charbon de terre. Les portes cochères sont d'ordinaire toutes ouvertes et laissent voir des cours bien tenues, souvent même ornées de fleurs, ce qui, en tout cas, fait une impression plus agréable qu'à Londres, où les portes sont toutes aussi hermétiquement fermées que si les maisons n'étaient pas habitées. Mais c'est le soir surtout que la différence est la plus frappante, c'est alors que se montre le besoin de mouvement et toute la soif de plaisirs du Parisien : toutes les rues, toutes les places, tous les lieux de divertissement sont encombrés de monde, et l'Anglais, habitué à passer les soirées dans le cercle de sa famille, sept à huit mois de l'année devant sa cheminée, les autres dans le jardinet de son cottage, doit croire, quand il voit pour la première fois, le soir, toute la foule dans les rues de Paris, que c'est un jour de fête populaire. L'endroit le plus animé est les boulevards. Par une belle soirée d'été, avec leurs magnifiques cafés et leurs splendides magasins grands ouverts, avec leurs milliers de becs de gaz qui répandent autant de clarté qu'en plein jour, avec les milliers de voitures qui se croisent, avec la foule compacte de personnes qui vont et viennent sur les larges trottoirs, ou qui sont assises à des tables élégantes devant les cafés, ils offrent le coup d'œil le plus magnifique qu'on puisse se représenter. Les Champs-Élysées ne sont pas un endroit moins agréable. Seulement ils ne répondent plus guère à leur nom, excepté le court espace de la place de la Concorde au Rond-Point ; les arbres et les parterres disparaissent de plus en plus, pour faire place à de belles maisons et à de superbes hôtels. À l'extrémité des Champs-Élysées s'élève un des plus beaux monuments de l'architecture moderne : l'arc de l'Étoile, le colossal arc de triomphe que Napoléon le Grand fit ériger dans le style de l'arc de triomphe de Septime-Sévère, et sur lequel ses principales victoires ont été immortalisées par de magnifiques sculptures. Une large avenue, qui dans peu de temps sera sans doute aussi garnie de belles maisons, conduit des Champs-Élysées au bois de Boulogne. Ce bois est si célèbre que je m'attendais à voir un bois avec de grands et gros arbres, à peu près dans le genre du Prater à Vienne ou du Tiergarten à Berlin. Mais malgré son âge le bois ne s'est pas transformé en forêt1 ; les arbres sont restés petits et rabougris, et ce n'est qu'à grand'peine qu'on découvre par-ci par-là une petite place ombragée. C'est à l'empereur actuel, Napoléon III, que l'on doit la transformation du bois et surtout l'établissement des grandes pièces d'eau. Puisque cet homme est si heureux dans tout ce qu'il entreprend, il réussira peut-être aussi à faire grandir les arbres. Le jardin des Tuileries n'est pas très grand, mais il possède par compensation beaucoup de vieux arbres vénérables. Ici, comme dans tous les endroits publics de Paris, on trouve des chaises en grande quantité, mais il faut les payer ; on donne deux sous par chaise, qu'on la garde cinq minutes ou une demijournée. Entre les Champs-Élysées et le jardin des Tuileries se trouve la place de la Concorde, une des plus belles de l'Europe. Elle s'est appelée autrefois place Louis XV, et c'est sur cette place qu'en 1792, 1793 et 1794 la guillotine joua un si grand rôle et que Louis XVI, Marie-Antoinette, Joseph Égalité, MarieHélène de France, Robespierre et tant d'autres tombèrent sous la hache révolutionnaire. Aujourd'hui, cette place est ornée de deux belles fontaines, et au lieu de la guillotine s'y dresse le L'auteur semble ignorer qu'en 1815 les alliés, bivaquant au bois de Boulogne, coupèrent les beaux arbres pour faire du feu. (Note du traducteur.) 1 grand obélisque de Louqsor. Cet obélisque, haut de vingt-cinq mètres et qui pèse cinq cent mille livres, est formé d'un seul bloc, et il a été élevé quinze cent cinquante ans avant JésusChrist devant le temple de Thèbes, dans la haute Egypte. Mehemed-Ali en ayant fait cadeau au gouvernement français, Louis-Philippe fit construire à Toulon, pour le transporter, un vaisseau tout particulier, qui pût remonter le Nil jusqu'à Louqsor, près de Thèbes. Huit cents hommes furent occupés durant trois mois à porter l'obélisque du temple au vaisseau. Il arriva à Paris au mois de décembre 1833, mais ce n'est qu'au mois d'octobre 1836 que son érection se trouva terminée. Les frais de transport et d'érection ont coûté deux millions de francs. Le palais des Tuileries a été, dans ces derniers temps, réuni au Louvre. Tous deux forment aujourd'hui un édifice unique, sans contredit le plus grandiose qui existe en Europe. Il n'y a que peu d'années encore que des maisons d'une structure irrégulière séparaient ces deux palais. Le quartier qui les entourait passait pour un des plus sales et des plus populeux. Déjà LouisPhilippe avait eu l'intention de faire abattre toutes ces masures et de joindre le Louvre aux Tuileries ; mais il fallait pour cela des millions, et des rois constitutionnels ne peuvent pas disposer à leur gré des deniers de l'État. Napoléon s'est mis plus à l'aise ; le Sénat et le Corps législatif sont bien plus accommodants que ne l'étaient les Chambres des pairs et des députés, et s'estiment heureux d'accomplir les désirs de leur souverain. Les curiosités de tout genre : tableaux, antiquités, modèles de forts, de vaisseaux et autres, sont réunies en si grand nombre dans les deux palais, que l'on pourrait errer des semaines entières dans le labyrinthe des salles et des galeries sans s'apercevoir de la fuite du temps. Une des plus grandes salles est consacrée presque exclusivement à Napoléon Ier. On y voit son lit de camp, son bureau, son fauteuil, ses costumes de cérémonie, ses uniformes et ses chapeaux ; beaucoup de clefs d'or des villes et des forteresses prises, des selles turques et arabes. Les gens qui ont en vénération le César des temps modernes attachent surtout un grand prix au mouchoir qui a servi à essuyer sur son front, à Sainte-Hélène, la sueur de l'agonie. Le Musée ne conserve rien des autres membres de la famille Napoléon ; je n'y vis qu'une pièce d'un vêtement du duc de Reichstadt. Le jardin du Luxembourg, situé sur la rive gauche de la Seine, est disposé avec beaucoup de goût. Le palais, d'un style sévère, renferme une belle galerie de tableaux, qui sont tous d'artistes contemporains. Les salons et les appartements ont été décorés avec beaucoup d'art et de magnificence. Quant aux églises, je n'en ai visité qu'un petit nombre. Notre-Dame se distingue, comme on sait, par la pureté de son style gothique. L'église Saint-Étienne du Mont est une des plus anciennes de Paris. Elle possède le tombeau de sainte Geneviève, placé non loin du maître-autel dans une jolie chapelle construite dans le style byzantin. Dans l'église Saint-Sulpice, la façade à double rang de colonnes avec une galerie mérite d'être citée. Au fond de cette église, dans une espèce de niche, on voit une statue de marbre de la Vierge avec l'enfant Jésus debout sur le globe. Un plafond en coupole, contenant une belle ascension du Christ, s'élève au-dessus de ce sanctuaire. La statue est d'un très beau travail et l'effet de lumière magique. L'ensemble produit une impression indescriptible. Je dois avouer que la religion catholique romaine a beaucoup de mise en scène et de poésie, ce qui lui donne naturellement, auprès des masses faciles à impressionner, une grande supériorité sur la simplicité un peu sèche de la religion protestante. Il est fâcheux seulement qu'il se soit introduit partout des abus plus ou moins choquants qui altèrent beaucoup la poésie s'ils ne la détruisent pas entièrement. C'est ainsi que dans les églises françaises on a l'affreuse coutume de payer pour les chaises. On n'y voit que peu ou point de bancs, tandis que les parois latérales sont garnies de chaises entassées. Quand on ne payerait qu'un sou par chaise, à la fin de l'année tous ces sous doivent faire une somme assez ronde qui doit fort réjouir les respectables serviteurs de l'Eglise ; mais il est certain que cette quête trouble au dernier point le recueillement des fidèles. À tout instant, le loueur de chaises va et vient ; tantôt c'est une chaise qu'il apporte, tantôt une qu'il em- porte ; ici il demande de l'argent, là il cause avec une de ses pratiques habituelles. Est-ce que la pensée seule d'être obligé de payer dans un temple de Dieu pour avoir le droit de s'y asseoir ne doit pas être assez pour détruire toute dévotion et toute poésie ? Le Panthéon est construit dans le style grec ; l'intérieur a la forme de croix. Cette église contient les tombeaux de plusieurs célébrités de la France, mais ceux de J.-J. Rousseau et Voltaire furent pour moi les plus intéressants. L'hôtel des Invalides est un établissement grandiose renfermant cinq mille vétérans qui ont rapporté des champs de bataille beaucoup de blessures ou qui y ont laissé un bras ou une jambe. L'hôtel semble très convenablement tenu ; les invalides doivent y être très bien, mais on n'a pas songé à leur donner l'agrément du plus petit coin de verdure ; les cours même manquent d'arbres et de bancs. Les officiers ont fait arranger un petit jardin à leurs frais. Le dôme des Invalides est grand. La chapelle est ornée d'une masse innombrable de drapeaux pris à l'ennemi, et le long des murs on a inscrit sur des tables les noms des généraux célèbres. Derrière le maître-autel se trouve la chapelle où la dépouille mortelle de Napoléon, rapportée solennellement en 1840 de Sainte-Hélène, repose jusqu'à ce que le mausolée définitif soit achevé. Ce dernier, placé également derrière le maître-autel, était tout près d'être terminé. Il forme une belle rotonde entourée de douze colonnes, entre lesquelles sont douze statues de marbre colossales. Le parquet est également en marbre, une guirlande de lauriers en mosaïque y est incrustée tout autour du sarcophage, taillé dans un seul bloc de porphyre. La porte d'entrée, de laquelle deux escaliers conduisent dans la rotonde, est supportée par deux statues gigantesques. La porte comme les deux statues sont en bronze et d'un très beau travail. La voûte, au-dessus du mausolée, est presque entièrement dorée ; quand elle est bien éclairée par le soleil, l'aspect en est vraiment magique. Le fameux cimetière du Père-Lachaise ne me satisfit guère. Lorsqu'on a vu celui de New-York, on ne peut pas facilement en trouver un autre beau. Les tombes sont, il est vrai, ornées de monuments, de fleurs et d'arbres ; mais tout est tellement serré qu'on peut à peine passer. Le nombre des monuments d'un goût remarquable et d'une grande richesse n'est pas très considérable ; encore ceux-ci perdent-ils beaucoup par leur entourage. Le plus intéressant est celui d'Abélard et Héloïse, qui sont morts dans le XIIe siècle et dont les cendres ont été apportées à Paris au commencement de ce siècle. Les tombes des pauvres sont dans un emplacement séparé. Je trouvai sur plusieurs, et surtout sur des tombes d'enfants, des monuments qui me parurent beaucoup plus touchants que ceux des riches. C'étaient de petites boîtes vitrées, renfermant des autels exigus sur lesquels étaient posés quelques-uns des jouets favoris des enfants. Dans une de ces boîtes, je vis un gentil petit panier, qui contenait le dé et les objets à coudre d'une laborieuse petite fille. Comme c'était simple et parlait au cœur ! Le cimetière du Père-Lachaise ne fut ouvert qu'en 1804. Il a une étendue de 100 ares et est tout entier entouré de murs. La vue qu'on a du haut de la colline placée au milieu est le principal dédommagement de cette longue course. Je ne pus que parcourir le Jardin des Plantes et le Muséum. La richesse du premier en animaux étrangers et en plantes exotiques est connue dans le monde entier ; les deux établissements sont comptés parmi les principaux de l'Europe. La visite de la manufacture des Gobelins (ou des tapistableaux, comme je les appellerais) me fit beaucoup de plaisir. Cette fabrication a été poussée à un tel point de perfection qu'il faut regarder le travail de bien près pour se convaincre qu'on a devant soi une tapisserie et non une peinture à l'huile. Le dessin est très exact et les couleurs fondues et nuancées avec la délicatesse et l'art du plus habile pinceau. J'eus beau regarder les ouvriers pendant plusieurs heures, il me fut impossible de rien pénétrer du secret de leur travail. L'ouvrier est placé devant un grand métier sur lequel les fils (ou la trame, ou la chaîne, je ne connais pas l'expression technique) sont tendus verticalement ; il y a à côté de lui un grand panier plein d'écheveaux de laine de toutes nuances. Le tableau à imiter n'est pas un modèle de tapisserie, divisé en carrés, mais un tableau à l'huile, placé non devant l'ouvrier, mais derrière lui. Celui-ci travaille de bas en haut sans indiquer sur sa trame les contours de son tableau ; je remarquai seulement que, pour certains ouvriers, la partie isolée à laquelle ils travaillaient, comme par exemple un pied, une main, était indiquée sur le bord du métier. Les ouvriers qui imitent les tapis perses et indiens, qui ont une épaisseur de sept millimètres et qui ressemblent à des ouvrages en velours, fixent l'original, également un tableau à l'huile, au-dessus de leur tête. Quelques salles renferment une exposition des plus belles tapisseries. Le prix en est très élevé ; une tapisserie de cinq à sept mètres de haut et de deux à trois mètres de large coûte de cent à cent cinquante mille francs. Il est vrai qu'elle demande souvent à un ouvrier plus de dix ans de travail. Le salaire des ouvriers n'est pas très considérable ; mais, après un certain nombre d'années de service, ils ont une pension, on la leur donne même plus tôt quand ils perdent la vue par le travail, ce qui arrive, diton, assez souvent. Je terminai mes visites par la Morgue, où l'on expose les hommes trouvés morts pour que les parents ou les amis puissent venir les reconnaître. Plusieurs de mes lecteurs s'étonneront peut-être que moi, une femme, j'aie pu visiter un semblable endroit ; mais qu'ils veuillent songer que, dans mes voyages, j'ai vu souvent la mort de bien près et que son aspect ne saurait être pour moi aussi terrible que pour la plupart des hommes, et que j'éprouve même un amer plaisir à contempler de temps en temps son image pour ne pas oublier la destinée à laquelle aucun de nous ne saurait échapper. La Morgue est une grande halle couverte divisée en deux moitiés par une cloison vitrée. Dans la partie derrière la cloison vitrée, il y a six à huit tables assez basses sur lesquelles on pose les cadavres. Contre le mur sont pendus les habits avec lesquels ils ont été trouvés. L'autre moitié est pour les visiteurs parmi lesquels se mêlent, surtout si l'un des cadavres porte sur soi les traces d'un meurtre, des agents de police déguisés pour sur- prendre dans l'expression des figures ou dans les paroles qui échapperaient l'indice d'un crime. Les cadavres restent exposés pendant trois jours ; les habits demeurent suspendus plus longtemps. On rencontre souvent là naturellement les spectacles les plus navrants. C'est ainsi que je vis un noyé qui devait avoir séjourné dans l'eau quelques mois, et sur la table à côté une jeune fille dont la tête était entièrement coupée ; on l'avait rejointe au tronc. C'était son amant qui avait assassiné la malheureuse par jalousie. Ce qu'il y a de curieux dans cette histoire, c'est que le meurtrier, surpris en flagrant délit, avait sauté par la fenêtre d'un sixième étage, sans se faire de mal. Il se releva bien vite et se mit à fuir. Trois jours après, quand je quittai Paris, on ne l'avait pas encore arrêté. Quelques semaines auparavant, me raconta-t-on, des pêcheurs avaient apporté un dessus de table sur lequel était attaché le corps d'une femme qui n'avait ni tête ni pieds. Le hasard avait fait découvrir aux pêcheurs la planche chargée de pierres et plongée au fond de la rivière. Aussitôt l'autorité chercha par tous les moyens à retrouver la tête et les pieds, et on y réussit contre toute attente, quoiqu'ils fussent cachés en différents endroits. Le corps reconstruit fut exposé à la Morgue. Un des agents secrets remarqua aussitôt parmi les spectateurs une vieille femme qui, à la vue du cadavre, eut peine à étouffer un cri de surprise. Quand la vieille sortit, il l'engagea à le suivre chez le commissaire, et, à sa demande si elle reconnaissait la victime, elle répondit qu'elle croyait reconnaître en elle une femme qui avait habité quelque temps auparavant dans son voisinage, mais qui était allée depuis peu demeurer dans un autre quartier. Après de plus amples recherches, on apprit que la malheureuse victime était arrivée quelques mois auparavant de la province avec une somme d'argent pour suivre une petite affaire à Paris. Elle y fit la connaissance d'un individu qui, lui ayant offert ses bons offices, lui dit au bout de quelque temps qu'il lui avait trouvé un logement meilleur et moins cher que celui qu'elle occupait. Séduite par cette offre, elle quitta son ancien logement sans donner l'adresse de sa nouvelle demeure, et depuis on n'avait plus rien su d'elle. On interrogea les commissionnaires qui stationnaient dans les environs. Un d'eux se rappela avoir porté les bagages de cette femme dans une maison qu'il désigna. Un agent secret s'y rendit, mais trouva la porte fermée. Il frappa, et le portier ouvrit. L'agent lui demanda s'il ne demeurait pas dans la maison un certain M. X… Sur une réponse négative, l'agent répond : « C'est singulier ; voyez vous-même ce papier, l'adresse y est parfaitement indiquée. » Le portier déclare qu'il doit y avoir là une erreur, car, dit-il, la maison appartient à M. L…, qui passe, il est vrai, la plus grande partie de l'année à la campagne, mais qui a donné l'ordre exprès de ne pas louer une seule chambre. L'agent se retire, la maison est surveillée, et vers les onze heures du soir on y voit entrer deux individus à figure suspecte. Après s'être convaincus qu'il n'existe pas d'autre sortie, des agents de police armés et en nombre suffisant pénètrent dans la maison et s'emparent sans grande résistance du portier et de ses deux acolytes. On fouille soigneusement la maison, et, dans un des appartements, on découvre non seulement la table sur le dessus de laquelle le corps avait été attaché, mais aussi des traces de sang et la cognée également teinte de sang avec laquelle la malheureuse femme, attirée par les meurtriers dans la maison, avait été assassinée. Mais c'est assez parler de ces tristes histoires, qui n'arrivent malheureusement que trop souvent à Paris. Mes excursions dans les environs de Paris se bornèrent à Versailles, Trianon et Saint-Cloud, que je visitai dans une même journée. On va à Versailles par le chemin de fer en moins d'une heure. On passe près de Sèvres, célèbre par sa grande manufacture de porcelaine et qui est très pittoresquement situé au fond d'une large gorge baignée par la Seine. Le chemin de fer suit presque toujours le haut des coteaux, de sorte qu'on voit les belles campagnes bien cultivées passer comme dans une lanterne magique. Pour ce qui est de Versailles même, je déclare sincèrement à mes lecteurs que je me sens incapable de le décrire. Je ne puis que les assurer qu'une pareille magnificence de jardins, de palais, d'appartements, de galeries et de décorations ne peut se voir qu'en France, dans le pays où a vécu un Louis XIV, dont le luxe rivalisait avec celui des Romains et qui avait de lui la noble et modeste opinion qu'il était l'État et que le peuple n'existait que pour lui. En parcourant les galeries et en visitant les nombreux tableaux qui ne représentent que des batailles, des sièges, des villes et des villages incendiés avec des malheureux fuyant à moitié nus, je ne pus m'empêcher de me demander en quoi nous sommes supérieurs aux sauvages. Notre civilisation a poli les formes, mais les actes sont restés les mêmes. Le sauvage assomme ses ennemis à coups de massue, nous les tuons à coups de canon ; le sauvage suspend dans sa cabane les chevelures qu'il a scalpées, des crânes et autres trophées semblables ; nous autres nous les peignons sur la toile et nous en parons nos palais. Au fond où est la différence ? À Saint-Cloud, je ne pus visiter que le jardin, le palais étant habité par l'impératrice. Les eaux, que l'on dit très belles, ne jouent pas tous les dimanches. Malheureusement, le dimanche que je fus à Saint-Cloud elles ne jouaient pas ; néanmoins j'y trouvai une grande quantité de promeneurs, et si j'avais été Anglaise j'aurais été saisie d'horreur. – Qu'on se figure que des enfants, et même des jeunes gens et des jeunes filles, osaient, un dimanche, jouer à la balle ! Peut-il y avoir un plus grand crime ? J'ai déjà fait la remarque que les bons Parisiens cherchent un peu trop à s'amuser, et je conviens que le trop en toute chose a son mauvais côté ; mais d'un autre côté (quand même toutes les Anglaises devraient fulminer leur anathème contre moi, contre une indigne chrétienne), je trouve tout naturel que des gens qui ont peut-être été toute la semaine attachés à un comptoir ou à un bureau s'amusent un peu le dimanche. Il m'est impossible de me figurer Dieu sévère et pédant comme un vieux maître d'école qui s'offense de la plus innocente distraction. Des gens riches qui s'amusent toute la semaine peuvent célébrer facilement le dimanche, et ils peuvent aussi laisser jouer leurs enfants le samedi au lieu du dimanche, comme cela se fait en Angleterre ; mais le pauvre qui a travaillé péniblement six jours pour lui et les siens mérite bien que Dieu ne lui refuse pas un peu de plaisir le septième jour. CHAPITRE V Retour à Londres et en Hollande. – Fête à Amsterdam. – Départ de Rotterdam. – Société de voyage – Émigration d'enfants. – Histoire d'une pauvre fille. – La ville du Cap. – Heureuse rencontre. – Changement de plan de voyage. Le 12 août je quittai Paris, comme je l'ai déjà dit, assez peu avancée, et je retournai à Londres. Cependant je m'étais consultée et j'avais pris une résolution définitive. L'excellent accueil que j'avais trouvé dans l'Inde hollandaise, lors de mon dernier voyage, m'avait inspiré la pensée d'y faire une nouvelle visite, et d'autant plus qu'il y avait encore là pour moi plus d'une île à explorer. Dans l'intervalle, l'état des choses pouvait changer à Madagascar et, à mon retour de l'Inde hollandaise, me permettre peut-être de visiter cette île si peu connue. Je m'informai donc aussitôt à Londres du prix du passage, mais je le trouvai trop élevé pour ma bourse (soixante-quinze livres sterling ou dixhuit cent soixante-quinze francs). Par considération toute particulière pour moi, on voulait bien me diminuer cinq livres. Je me flattai de l'espoir de trouver de meilleures conditions en Hollande, et la suite prouva que je ne m'étais pas trompée. Avant de quitter Londres, j'allai encore voir le secrétaire de la Société de géographie, M. Shaw. Il avait lu dans les journaux quel honneur la Société de géographie de Paris m'avait fait. Il parut un peu embarrassé et me dit qu'il regrettait beaucoup qu'on ne pût pas faire pour moi la même chose à Londres ; mais que les règlements défendaient expressément de recevoir une femme membre de la Société. Que diraient d'une pareille loi les Américaines émancipées des États-Unis ? Je trouve tout naturel qu'on ne m'ait pas reçue, car je ne puis pas prétendre avoir fait de découvertes dans aucune branche de la science ; mais personne ne niera qu'il n'y ait aujourd'hui bien des femmes parfaitement instruites, et vouloir les exclure par la seule raison qu'elles sont femmes se comprendrait tout au plus en Orient, où notre sexe est encore peu en honneur, mais non certes en Angleterre, dans un pays si fier de sa civilisation et de ses lumières. Pour moi personnellement je n'ai que des remercîments à adresser à la Société géographique de Londres, qui me fit un don considérable et sans que je l'eusse nullement sollicité, car cela n'a, du reste, jamais été dans mes habitudes de quêter des secours. Le 22 août, j'abordai de nouveau en Hollande et à Rotterdam. Mon digne ami, le colonel Steuerwald, m'y avait recommandée à M. Baarz, qui m'accueillit de la manière la plus affable et la plus cordiale. Je passai dans sa maison quelques jours très agréables. Il me conduisit chez M. Oversee, un des plus grands armateurs de Rotterdam. Justement un de ses vaisseaux devait partir à la fin du mois d'août pour Batavia. C'était une excellente occasion pour moi. Pourtant M. Oversee chercha à me dissuader de m'embarquer sur ce navire, parce que, jusqu'au cap de Bonne-Espérance, où il devait aborder, toutes les places n'étaient pas seulement occupées, mais encombrées. En dehors des passagers de cabine, il devait y avoir toute une cargaison d'enfants, garçons et filles, de dix à quatorze ans, au nombre d'une centaine, demandés par des Hollandais établis au Cap, pour y être dressés à l'état de domestiques et de servantes. Mais ayant appris qu'il y avait un compartiment particulier pour les petites filles, et qu'elles étaient d'ailleurs placées sous la surveillance d'une femme, je proposai à M. Oversee, pour ne pas man- quer cette occasion, de me réserver une place dans ce même compartiment. Le brave homme y consentit. Pour la nourriture et tout le reste, il me traita comme les passagers de première classe, m'assura une cabine à partir du Cap et ne me prit pour toute la traversée que cent cinquante florins de Hollande (douze livres sterling et demie ou trois cent douze francs cinquante centimes). Cette affaire arrangée, je me rendis à Amsterdam pour prendre congé de l'aimable famille Steuerwald. J'y arrivai au moment d'une grande fête dont la cause me parut, à dire vrai, assez extraordinaire. On y célébrait la séparation qui avait eu lieu vingt-cinq ans auparavant entre la Belgique et la Hollande, séparation qui, de la part de la Hollande, n'avait été rien moins que volontaire. Cependant cette fête se célébrait avec un grand enthousiasme. Elle était déjà commencée depuis quelques jours et ne devait pas se terminer avant trois ou quatre. Il faut, en général, à ce qu'il paraît, aux Hollandais six à huit jours pour en finir avec une fête. Il est vrai aussi que le peuple s'amuse à peu de frais ; il lui suffit de courir les rues depuis le matin jusqu'au soir, d'admirer quelques drapeaux et quelques arcs de triomphe en bois, et de voir les véritables ordonnateurs des fêtes se rendre solennellement aux banquets et aux bals. La principale fête eut lieu le 27 août, le jour anniversaire de la séparation. Arrivée à Amsterdam le 26 dans l'après-midi, je trouvai toutes les fenêtres ornées de bannières, çà et là de petits arcs de triomphe décorés de branches vertes et de papiers de couleur, et dans les rues une telle foule que ma voiture eut de la peine à passer. Cependant, le lendemain, il y eut un peu plus à voir. Malgré des torrents de pluie que le ciel versa peut-être de douleur du partage des États, les troupes sortirent pour la parade ; le roi parut sur une tribune élevée devant le palais sur la place de la Cathédrale, écouta les discours du bourgmestre et des chefs militaires et y répondit par d'autres discours. Quatre cents enfants chantèrent l'hymne national et des airs patriotiques. On découvrit aussi un monument, un obélisque sur le sommet duquel s'élève la déesse de la concorde et dont la base repose sur plusieurs têtes de lions, dont la gueule jette de l'eau. Le soir, il y eut feu d'artifice et illumination. Je ne voudrais pas me permettre de porter un jugement téméraire sur le peuple hollandais, d'autant plus que de semblables fêtes en général y prêtent peu ; car chez tous les peuples du monde on trouve, quand il y a quelque chose à voir, la même curiosité et la même satisfaction. Mais ce qui me surprit ici désagréablement, et dont j'avais déjà été choquée à Utrecht et à La Haye, ce fut de voir des groupes de trois ou quatre femmes assez misérablement vêtues s'en aller bras dessus bras dessous à grand bruit à travers la foule, et quelquefois même conduire comme des mégères des bandes d'hommes à moitié ivres, en chantant et dansant comme eux. Les Hollandais appellent cela de la gaieté, moi je l'appelle de l'impudeur, et je trouve triste que des femmes tombent assez bas pour étaler ainsi publiquement leurs vices et leur honte. Après avoir pris cordialement congé de mes amis, je retournai à Rotterdam, et le 31 août je me rendis à bord du Salt Bommel, navire de sept cents tonneaux, commandé par le capitaine Juta. Gomme notre vaisseau était le premier qui enlevât une cargaison d'enfants à la mère-patrie, que le 31 août était un dimanche, qu'il faisait en outre un temps magnifique, et que les Hollandais sont aussi curieux que les autres peuples, il ne faut pas s'étonner que les quais et les rives fussent couverts de grand matin de milliers de spectateurs. Les bonnes gens eurent le bonheur de pouvoir contempler notre vaisseau toute la journée, car ce ne fut qu'à quatre heures de l'après-midi qu'arriva le vapeur pour nous remorquer jusqu'au Nieuwe Sluis. Il n'y avait pas moins d'animation à bord que sur le rivage. Les enfants arrivaient successivement, accompagnés de leurs familles, et chargés de provisions et de petits souvenirs. Ici, une mère serrait pour la dernière fois son enfants contre son cœur ; là un père exhortait encore son fils et lui donnait à emporter de bons conseils ; bien des parents, après s'être séparés à plusieurs reprises de leurs enfants, se retournaient à moitié chemin pour voir encore une fois leurs figures chéries. Et quand enfin le vaisseau s'éloigna du rivage, ils se crièrent longtemps encore : « Adieu ! » après que la distance ne laissait plus arriver aucun son. Les mouchoirs et les chapeaux remplacèrent alors les voix ; ils flottaient et s'agitaient comme dans une fête populaire, D'énergiques hourras retentissaient par intervalles. C'était comme si la ville entière prenait part à l'événement, comme si les enfants appartenaient à tout le peuple. Cette manifestation générale d'intérêt et tout ce mouvement eurent bientôt facilement étouffé tous les regrets : enfants et parents crièrent à I'envi avec le peuple, et les sanglots de quelques pauvres mères se perdirent dans le bruit des acclamations. Toutes les fois que nous passions devant des villages, on recommençait à agiter les mouchoirs et à pousser des hourras. Heureuse jeunesse qui va avec cette insouciance au-devant d'un avenir inconnu ! Nous ne fîmes ce jour-là que huit milles (je ne compterai dorénavant que par milles anglais de soixante au degré, dont chacun vaut mille huit cent cinquante-deux mètres). Le remorqueur nous quitta le soir ; le lendemain, nous avançâmes lentement et péniblement jusqu'à la rade de Hellewœstluis, où, faute de bon vent, nous fûmes obligés de rester à l'ancre pendant plusieurs jours. Ces quelques jours suffirent pour me faire reconnaître qu'avec mon malheureux entourage je devais m'attendre à une traversée extrêmement désagréable. La cargaison d'enfants était, comme je l'ai dit, destinée pour la colonie du Cap ; une partie devait être débarquée dans la ville du Cap même, l'autre au port Élisabeth, à quelques cents milles sur la côte nord-est. Au Cap, il est presque impossible d'avoir des domestiques ou des ouvriers rangés et travailleurs ; on est forcé de se servir de Cafres ou de Hottentots, et ceux-ci ne se louent qu'à la journée, tout au plus à la semaine, et souvent ils se sauvent au milieu de leur travail. Les Hollandais font donc venir des enfants de la mère-patrie pour en faire des domestiques et des ouvriers. Les enfants reçoivent, du jour où ils entrent dans le vaisseau, la nourriture et l'habillement. Arrivés à leur lieu de destination, ils ne gagnent aucun salaire pendant les deux premières années et demie (leur service pendant ce temps couvre les frais de voyage) ; pour chacune des années suivantes, ils ont, outre la nourriture et l'habillement, soixante florins de Hollande, sur lesquels ils touchent chaque mois un florin. Les autres quarante-huit florins sont déposés au tribunal, et, quand ils ont atteint vingt et un ans, on leur donne toute la somme accumulée. Ils ont aussi le droit alors de quitter leur maître, s'ils le veulent. Dans différentes villes de la Hollande, il s'est formé des comités pour recruter des enfants. Les maisons d'orphelins n'en fournissent pas. Les enfants doivent être conduits devant le tribunal, où on leur demande s'ils veulent aller au delà de la mer. Mais malheureusement les comités semblent prendre la chose très légèrement et ne s'inquiéter que très peu des règlements. Les enfants n'étaient plus des enfants : au lieu d'avoir dix à quatorze ans, ils en avaient d'ordinaire seize à vingt, et tous devaient avoir été ramassés dans les rues, car je n'ai jamais vu une telle racaille. Les filles les plus grandes devaient déjà avoir fréquenté depuis longtemps les cabarets de matelots ; les plus jeunes imitaient les plus grandes, et toutes juraient comme des matelots, chantaient les chansons les plus licencieuses, et se volaient les unes les autres. Leur malpropreté passait toutes les bornes. Je ne veux pourtant pas jeter la pierre à ces pauvres créatures ; avant de les condamner, il faut songer à la malédiction qui pèse dès leur naissance sur les enfants des pauvres. Ce n'est ni pour leurs misérables vêtements, ni pour leur mauvaise nourriture que je les plains ; leur plus grand malheur est de n'avoir personne qui s'occupe de former leur cœur et leur esprit. Les parents ne sont que rarement en état de le faire ; la même malédiction n'a-t-elle pas pesé déjà aussi sur leur enfance ? Quand ils travaillent péniblement tout le jour et qu'ils donnent à leur enfant le pain indispensable, ils croient s'être acquittés de leur devoir. Quand il leur arrive d'autres enfants, ils n'ont plus assez de pain pour les nourrir tous, et ils sont forcés de pousser les aînés le plus tôt possible au travail. Encore si c'était un travail régulier, cela ne pourrait que profiter à l'enfant. Mais que peut faire un petit garçon, une petite fille de sept à huit ans ? Travailler dans les fabriques, aller en apprentissage, c'est encore ce qu'il y a de mieux ; mais tous ne trouvent pas à se placer, et il ne leur reste alors d'autre ressource que de se faire commissionnaires, de rendre toutes sortes de petits services dans les rues, de porter des journaux ou de balayer les trottoirs ; abandonnés à eux-mêmes, incapables de distinguer le bien du mal, et n'ayant que trop souvent les mauvais exemples de leurs parents devant les yeux, comment s'étonner s'ils finissent par succomber à la corruption qui les entoure sous toutes les formes ? Je trouve bien plus à blâmer les hommes chargés de l'éducation du peuple et qui ne remplissent souvent leur devoir que de la manière la plus imparfaite. Ils ne peuvent pas, comme les enfants des pauvres, alléguer pour excuse leur ignorance. Au contraire, quand ils manquent à leur devoir, ils le font avec pleine conscience de leur faute. Je parle ici des prêtres et des instituteurs qui jouent un si grand rôle et qui ont dans leurs mains l'éducation du peuple. Ils sont dans chaque village les personnages principaux, ils pourraient, s'ils le voulaient sérieusement, faire un bien infini. Aussi est-ce sur eux que le gouvernement devrait exercer la plus active surveillance. Est-ce là ce qu'on fait ? Malheureusement non. Les prêtres sont la plupart du temps si peu surveillés par leurs consistoires que souvent le village entier parle tout haut de la conduite immorale du pasteur, tandis que ses supérieurs n'en savent rien. Et quand le scandale devient par trop grand, en quoi consiste la punition du coupable ? À le faire changer de résidence. Pour les instituteurs, ils sont si mal payés que ce n'est d'ordinaire que les gens privés de toute autre ressource qui se vouent à cette carrière. À peu d'exceptions près les ministres et les instituteurs croient remplir leur devoir, les uns en prononçant le dimanche un sermon bien sec, les autres en apprenant tout au plus à lire et à écrire à leurs élèves. Mais quant à s'occuper de l'éducation morale des enfants confiés à leurs soins, à leur inculquer la connaissance du bien, à éveiller en eux des idées et des sentiments, et avant tout à leur donner de bons exemples, combien y en a-t-il qui le font ? À bord, nous avions aussi un instituteur, M. Jongeneel, avec sa femme. Il devait surveiller les garçons, et elle, les filles. Tous deux mangeaient et buvaient bien, priaient beaucoup et chantaient des psaumes, mais ils ne s'occupaient guère des enfants confiés à leurs soins. À peine les jeunes filles avaient-elles récité le dernier mot du psaume qu'elles couraient sur le pont pour passer les soirées et la moitié des nuits dans la bruyante société des contre-maîtres et des matelots. Et ceux-ci, même de jour, se conduisaient si mal qu'il me fallait rester la plupart du temps dans la cabine avec une jeune femme et sa belle-fille. M. Jongeneel, à ce que j'appris, va au Cap comme missionnaire. Que peut-on espérer d'un tel homme ? Il inaugura son voyage par un mensonge. Il donna au comité l'assurance formelle qu'il n'avait pas d'enfants ; et il arriva à bord non seulement avec un enfant, mais avec sa femme, qui en attendait à tout moment un second et qui accoucha réellement le 3 septembre. On conçoit que, dans cet état de choses, il m'était impossible de dormir dans la cabine des filles. Le capitaine Juta, qui était extrêmement bon et complaisant, le comprit, et, comme il n'y avait aucune place de libre, il me fit dresser un lit sur un banc de la cabine des premières. Ce n'était pas très commode, car le banc avait à peine trente centimètres de large, et surtout par le roulis j'avais toutes les peines du monde à m'y tenir. À l'exception de la jeune femme et de sa belle-fille, le reste de la société, composée encore de huit à neuf messieurs, n'était pas non plus très distingué. La plupart cherchaient toute occasion de s'entretenir avec les jeunes filles, et ils le faisaient à peu près dans les mêmes termes que les matelots. Le soir, c'était un tel vacarme que nous autres femmes nous ne pouvions pas trouver la moindre petite place sur le pont pour y respirer tranquillement. Les messieurs et les jeunes filles se poursuivaient, se piquaient mutuellement avec des épingles, criaient et faisaient plus de tapage que dans la plus méchante guinguette. Il n'y avait qu'une personne faisant exception : c'était un jeune pharmacien, nommé Schuhmann. Le 4 septembre seulement il s'éleva un peu de vent, qui nous permit, à l'aide d'un petit remorqueur, d'entrer dans la mer du Nord. Les voiles s'enflèrent, et, dès le 5, nous entrâmes dans le Canal, que nous traversâmes en deux jours et demi, la traversée la plus prompte que j'aie faite de ce passage dangereux, sur un vaisseau à voiles. Le 7 septembre était un dimanche. L'instituteur, le futur missionnaire, célébra le service divin les yeux baissés et à moitié fermés, avec tant d'onction et de majesté qu'on eût dit qu'il était né prêtre. Son sermon était froid et misérable, et comme fait pour des sauvages qui ne sauraient distinguer un bon sermon d'un mauvais. À dîner, il s'acquitta mieux de son rôle, et les assiettes pleines disparurent devant lui comme par enchantement. L'après-midi, il y eut presque calme plat. Le capitaine, qui aimait à offrir du plaisir et de l'agrément à tout le monde, avait à bord un bel orgue. Il le fit apporter sur le pont et en joua pour faire danser la jeunesse. Ce fut une véritable fête. Tout se passa gaiement et convenablement, le capitaine étant toujours demeuré présent. Les matelots dansèrent et chantèrent aussi, en partie entre eux, en partie avec les jeunes filles. Les garçons s'amusèrent à grimper dans les cordages et à se livrer ensemble à toutes sortes d'exercices gymnastiques. Les passagers se groupèrent sur le pont et prirent plaisir à voir la gaieté de la jeunesse. Une seule des jeunes filles ne prit aucune part à cette fête ; la malheureuse semblait sentir combien il est triste de s'en aller sans secours et sans appui dans le vaste monde. Dès la première nuit que je passai dans la cabine des jeunes filles, je fus frappée de la tristesse de la pauvre enfant. Elle s'endormit en pleurant ; dans son sommeil, elle appelait sa mère, et le matin, à son réveil, en voyant autour d'elle toutes ces figures étrangères, elle se sentit saisie d'une profonde inquiétude. Elle se blottit dans un coin et pleura longtemps amèrement. Que la misère des parents doit avoir été grande pour se séparer d'une enfant qui était si passionnément attachée à la maison paternelle ! qu'ils ont dû être déchirants les adieux de la mère à son enfant partant pour une région si éloignée dont elle ne devait guère espérer revenir ! Vraiment une telle séparation est plus amère que si les parents avaient accompagné le corps de leur enfant à sa tombe. Là au moins ils sauraient son âme à l'abri, tandis que, dans ce long voyage chez les étrangers, son âme et son corps étaient exposés à tous les dangers. Si tous ceux qui recueillent chez eux ces pauvres orphelins cherchaient au moins à remplacer un peu, à force de bons soins, ce que ces malheureux ont perdu ! Je tâchai de consoler de mon mieux la pauvre enfant ; le capitaine lui parla aussi avec bonté et lui offrit de la ramener en Europe si elle ne se plaisait pas au Cap. Mais, comme on ne le voit, hélas ! que trop souvent, sa tristesse diminua de jour en jour ; peu à peu, elle s'habitua à la conduite de ses compagnes, se plut dans leur société, et au bout de quelques semaines la patrie et les parents étaient oubliés. La seule jeune fille à bord qui continua à se bien conduire, fut justement celle de qui je l'aurais le moins attendu. Marie, c'était son nom, était, avec un frère de deux ans plus jeune qu'elle, issue du premier mariage d'un homme qui, peu de temps après la mort de sa mère, s'était remarié avec une autre femme. Celle-ci, ne pouvant souffrir les enfants du premier lit, les grondait sans cesse et les maltraitait à chaque occasion, surtout quand elle avait bu trop d'eau-de-vie, ce qui arrivait, il paraît, assez fréquemment. Quand Marie eut atteint l'âge de dix-huit ans et son frère celui de seize, la femme pensa qu'ils étaient assez grands pour gagner eux-mêmes leur vie et les mit à la porte. Pendant trois mois, les malheureux furent réduits à coucher dans la rue ou dans quelque coin ; personne ne voulut les recueillir, personne n'eut pitié de ces pauvres êtres couverts de haillons et mourant de faim. Ils n'avaient rien appris. Ils réussirent à peine, en mendiant et par de petits services, à attraper quelques fenins pour acheter un peu de pain. Une seule fois ils eurent l'espoir de voir leur sort s'améliorer. Un soir qu'ils étaient au coin d'une rue, ils virent passer un homme déjà âgé, tenant une petite fille par la main. Un garçon de sept à huit ans les suivait ; mais, occupé à jouer avec un cerceau, il était resté quelques pas en arrière. Il se trouvait au milieu de la rue quand une voiture, débouchant de la rue voisine, arriva soudain sur lui. Le garçon effrayé voulut sauter de côté, mais il s'embarrassa dans son cerceau et tomba, en grand danger d'être blessé, sinon par la voiture, du moins par les chevaux, quand le frère de Marie, qui se trouvait par hasard tout près, se précipita sur lui et le tira sur le trottoir. Le vieux monsieur accourut aussi vite que possible, prit son garçon dans ses bras, l'examina partout, et put à peine croire qu'il ne se fût pas fait le moindre mal. Cependant, du monde s'étant rassemblé, il fit signe au frère de Marie de le suivre et s'en alla chez lui avec les enfants ; il fit entrer les deux mendiants dans sa maison, car Marie n'avait pas quitté son frère, et leur demanda de quoi ils vivaient. Ils lui racontèrent en peu de mots toute leur histoire. Le vieux monsieur parut touché, prit en note l'adresse de leur père, et les congédia avec un petit cadeau en les engageant à revenir dans la soirée. Les pauvres orphelins furent très heureux ; pour la première fois depuis trois mois, ils purent prendre quelque chose de chaud et coucher sous un toit. Puis ils espéraient que le lendemain le bon monsieur leur procurerait de l'ouvrage ou les recueillerait peut-être même dans sa maison. Ils purent à peine attendre le moment de se présenter ; ils passèrent plusieurs fois devant la maison ; enfin, le soir étant venu, ils frappèrent timidement à la porte. Un vieux domestique parut et leur dit d'attendre. Au bout de quelque temps, il revint et leur glissa quelques florins dans la main, en leur disant que son maître ne pouvait rien de plus pour eux. Qu'on se figure la douleur des pauvres délaissés ! Ils n'osèrent interroger le domestique et se retirèrent en pleurant. Il est probable que le vieux monsieur était allé dans la journée chez les parents, qu'il avait trouvé la belle-mère seule, et que la méchante femme, pour se justifier d'avoir mis les pauvres enfants à la porte, avait débité les choses les plus horribles sur leur compte. Les infortunés voyaient venir l'hiver avec la plus grande angoisse, quand ils entendirent heureusement parler du comité qui enrôlait les jeunes gens pour le Cap. Ils y allèrent aussitôt et s'y firent admettre. Une jeune fille qui reste vertueuse dans ces circonstances n'a-t-elle pas droit à la plus grande admiration et à la plus haute estime ? Ni sa méchante belle-mère, ni sa misère, ni le mauvais exemple sur le vaisseau ne purent la perdre. Que Dieu protège la pauvre Marie et la comble de bénédictions ! Elle le mérite plus que personne. Le 19 septembre, il nous arriva quelque chose de très extraordinaire. Nous voguions paisiblement, quand le vent tourna tout à coup, et nous fûmes assaillis par une forte bourrasque. Les voiles ne purent pas être carguées assez tôt, le mât de perroquet fut brisé, une des voiles mise en pièces, et le vaisseau tourna deux fois sur lui-même. Cela dura à peine quelques minutes, les passagers qui étaient dans la cabine ne s'aperçurent de rien ; le capitaine attribua ce phénomène à une trombe ; nous ne la vîmes pas, il est vrai, mais il faut croire que nous étions tombés dans le cercle du tourbillon qu'elle avait produit. Notre voyage s'acheva lentement et sans autre accident que la mort de l'enfant aîné de l'instituteur, enlevé par le croup. Ce qui dans cet événement fit sur moi la plus fâcheuse impression, ce fut la conduite de la mère. Elle tenait encore sur ses genoux l'enfant qui était décédé depuis peu d'instants, quand elle demanda du pain, du beurre et du fromage, avec un verre d'eau. Au moment de boire, elle s'aperçut que l'eau n'était pas sucrée, elle gronda la domestique et se fit apporter du sucre. Après avoir calmé sa faim et sa soif, elle s'occupa de la toilette de l'enfant, et alors commença la scène de douleur. Elle le prit dans ses bras, pleura et sanglota, et fit tout comme si elle ne pouvait pas s'en séparer. Mais, quelques heures après, toute tristesse avait disparu, et c'était comme si ces gens n'avaient jamais eu cet enfant. Le 16 novembre, à midi, nous jetâmes enfin l'ancre devant la ville de Cap. Pour la description de cette ville, je renvoie mes lecteurs à mon Second Voyage autour du monde. Comme c'était justement un dimanche, je ne pus pas débarquer. Partout où les Anglais forment la majorité de la population, ce n'est pas l'usage de faire ce jour-là des visites. Tout le monde est du matin au soir à l'église, ou bien il est chez soi occupé à prier ou en faisant du moins semblant. La ville du Cap n'est pas assez grande pour qu'en peu d'heures on ne sache point quelles personnes sont arrivées. Aussi dès l'après-midi je reçus, pour le temps de mon séjour dans la ville, deux aimables invitations, l'une de Mme Bloom, l'autre de M. le pharmacien Juritz. Le 17 novembre au matin, j'étais occupée à rassembler le peu d'effets que j'avais, pour débarquer avec le capitaine, quand un monsieur vint me faire visite à bord. Il se présenta à moi comme Français et me dit qu'il habitait Maurice depuis quelques années, et que, de retour d'un voyage en France, il était au Cap depuis peu de jours. Il avait appris à Paris que je m'étais proposé d'aller à Madagascar et qu'on m'avait détournée de ce projet. Informé la veille de mon arrivée, il venait m'engager à faire avec lui ce voyage, à moins que je n'y eusse renoncé entièrement. Il ajouta qu'il était déjà allé dans cette île il y avait deux ans, et qu'il connaissait personnellement la reine, à qui il avait écrit de Paris pour lui demander l'autorisation de faire dans son pays un second voyage (sans l'autorisation de la reine, personne ne peut visiter Madagascar). Il espérait trouver cette permission à Maurice ; et, dès notre arrivée dans cette île, il la demanderait également pour moi, ne doutant nullement qu'on ne me l'accordât. Si je voulais faire ce voyage, il fallait m'y décider de suite, car le bateau à vapeur partait le lendemain même pour Maurice. Le voyage de Maurice à Madagascar ne pouvait, il est vrai, à cause de la saison des pluies, s'entreprendre qu'au commencement d'avril ; mais, d'ici là, il serait très heureux de m'offrir l'hospitalité chez lui. Qu'on se figure ma joie, ma surprise ! J'avais déjà renoncé à tout espoir d'exécuter ce voyage, et on venait m'offrir aujourd'hui les moyens de le faire de la façon la plus commode et sans danger. Je ne sais pas du tout ce que je répondis à M. Lambert. J'aurais voulu pousser des cris d'allégresse et annoncer mon bonheur à tout le monde. Oui, je puis parler de bonheur ! il m'a toujours accompagnée dans mes voyages. À Rotterdam, je trouve juste un vaisseau qui part pour le Cap, occasion qui ne se présente guère deux fois par an, car les Hollandais n'ont presque aucunes relations avec le Cap ; et ici j'arrive juste à temps pour rencontrer M. Lambert. Vingt-quatre heures plus tard, et il avait quitté le Cap. Ce sont là de ces rencontres heureuses qui sont très fréquentes dans les romans, mais très rares dans la vie réelle. Je fis porter aussitôt mes bagages au bateau à vapeur, et je me hâtai de débarquer pour aller voir mes amis. Un aide de camp du gouverneur, M. Gray, vint, au nom de ce dernier, m'inviter à descendre dans sa maison de campagne. Je ne pus refuser une aussi flatteuse invitation, et je passai toute la soirée chez Son Excellence. M. Gray me fit la proposition séduisante de visiter, en sa société, une grande partie du pays du Cap. Mais pour rien au monde je n'aurais renoncé au voyage de Madagascar. Je le remerciai de son offre aimable, dont j'appréciais parfaitement tout le prix et que, dans d'autres circonstances, j'eusse certainement acceptée avec une grande joie. Ce bon monsieur me montra le plus vif intérêt, et il paraissait vraiment fâché de ne pouvoir pas me servir. Je dus lui promettre de lui écrire si j'avais jamais dans mes voyages besoin de sa recommandation ou de quelque service. Le lendemain matin, le 18 novembre, M. Gray me fit conduire à la ville, chez M. Lambert, et quelques heures plus tard je me trouvais de nouveau embarquée. CHAPITRE VI Voyage à l'île Bourbon. – Île Maurice. – Prospérité de l'île. – La ville de Port-Louis. – Vie des habitants. – Domestiques indiens. – Grands dîners. – Maisons de campagne. – Hospitalité des Créoles. Le 18 novembre 1856, je partis du Cap pour l'île Maurice sur le beau vapeur Governor Higginson, de la force de cent cinquante chevaux, commandé par le capitaine French. Ce vapeur avait été nouvellement construit par actions, dont la plus grande partie appartenait à M. Lambert. M. Lambert ne me laissa pas payer ma place, et il ne l'eût pas souffert quand même il n'aurait pas possédé une seule action. II prétendit que j'étais son hôte jusqu'à mon départ définitif de Maurice. Notre traversée (deux mille milles jusqu'à l'île Maurice) fut très heureuse, et, bien que nous eussions mis à la voile par une mer orageuse et que les vents nous fussent presque toujours contraires, une des plus rapides effectuées jusqu'à ce jour. À part quelques trombes insignifiantes, nous ne vîmes rien de curieux jusqu'à l'île Bourbon. J'appris qu'il y avait quarante-sept hommes attachés au service du steamer et que les dépenses courantes, le charbon non compris, montaient à plus de cinq cents livres sterling par mois. On usait chaque jour environ vingt-cinq tonnes (cinquante mille livres) de charbon de terre, et le charbon, dans beaucoup d'endroits, revient très cher, comme au Cap, où il coûte deux livres sterling et demie (soixante-deux francs cinquante centimes) la tonne. Le 1er décembre, nous découvrîmes la terre dès le matin, et dans l'après-midi nous jetâmes l'ancre dans la rade peu estimée de Saint-Denis, capitale de l'île Bourbon. Cette jolie petite île, appelée aussi île de la Réunion, est située entre Maurice et Madagascar, entre les vingtième et vingt et unième degrés de latitude sud et les cinquante-deuxième et cinquante-troisième degrés de longitude est. Elle a quarante milles anglais de longueur et trente milles de largeur, et compte environ deux cent mille habitants. Découverte l'an 1545 par le Portugais Mascarenhas, occupée en 1642 par les Français, elle fut soumise de 1810 à 1814 à l'Angleterre, et depuis ce temps elle appartient à la France. L'île Bourbon a de belles chaînes de montagnes et de vastes plaines qui s'étendent le long de la mer. Ses parties basses sont plantées de canne à sucre, qui y vient admirablement et qui donne à l'île un aspect d'une extrême fraîcheur et d'une prodigieuse fertilité. La ville de Saint-Denis avance beaucoup dans la mer et est entourée de jardins et d'arbres toujours verts. Elle est adossée à une colline peu élevée, sur laquelle est un édifice, semblable à un palais, qui domine fièrement le pays. Je pris d'abord cet édifice pour la résidence du gouverneur, mais il avait un plus noble usage : c'était l'hôpital. L'église catholique se trouve aussi sur la colline, contre le pied de laquelle vient s'appuyer une longue construction composée d'un rez-de-chaussée et de belles colonnades qui, au premier abord, ressemble à un aqueduc romain ; mais, en l'examinant de plus près, on y découvre des fenêtres et des portes : c'est la caserne. Le tableau se termine par une belle chaîne de montagnes qui se partage en deux et ouvre une vue ravissante sur une gorge remplie d'une magnifique végétation. Je ne vis tout cela que du pont, car nous ne restâmes que peu d'heures, et elles furent employées aux formalités d'usage : visites du médecin, de l'officier de la station, de la douane, etc. Ces formalités à peine accomplies, la vapeur se remet à siffler, les roues à entrer en mouvement, et nous reprîmes la route de l'île Maurice, éloignée de cent milles. Le lendemain, nous avions perdu depuis longtemps de vue l'île Bourbon, et nous apercevions déjà l'île Maurice, où, dans l'après-midi, notre vapeur était amarré à Port-Louis, capitale de l'île. Mais il fallut attendre trois heures avant de pouvoir débarquer. Je descendis dans la maison de campagne de M. Lambert. L'île Maurice offre, de la mer, à peu près le même aspect que Bourbon ; seulement les montagnes sont plus hautes et étagées en plusieurs chaînes. La ville ne se présente pas si bien que Saint-Denis ; il lui manque surtout les grands et superbes édifices qui donnent tant de charme à cette dernière. L'île Maurice, appelée autrefois île de France, est située dans l'hémisphère austral, entre les dix-neuvième et vingtième degrés de latitude et cinquante-quatrième et cinquantecinquième de longitude. Elle a trente-sept milles anglais de longueur et vingt-huit milles de largeur, et compte cent quatrevingt mille habitants. Maurice, comme Bourbon, fait partie de l'Afrique. Elle fut occupée par les Hollandais en 1576, mais elle passe pour avoir été découverte plus tôt par le Portugais Mascarenhas. Les Hollandais lui donnèrent le nom de Maurice, mais l'abandonnèrent de nouveau en 1712. Trois mois plus tard, les Français s'en emparèrent et l'appelèrent île de France. En 1810, elle fut prise par les Anglais, qui l'ont gardée depuis et lui ont rendu le nom de Maurice. L'île était inhabitée quand on la découvrit. Les blancs y introduisirent des esclaves : nègres, malabares et malgaches, dont le mélange amena dans la suite des variétés de races de tous genres. Depuis l'abolition de l'esclavage en 1825, on fait venir presque tous les travailleurs de l'Inde. Le gouvernement de l'Inde anglaise conclut des marchés de cinq ans avec les individus qui veulent prendre du service à Maurice. Après l'expiration de ce terme, ils peuvent demander à être renvoyés dans leur pays aux frais du gouvernement. Ceux qui ne se présentent pas perdent leur droit à la traversée. Le maître doit payer au gouvernement pour tout ouvrier, la première année, deux livres sterling, et, chacune des années suivantes, une livre sterling. Cet argent couvre les frais de transport, aller et retour. Quant à l'ouvrier, le maître est tenu de lui payer par mois cinq à six roupies (de douze à quinze francs), de le loger et de le nourrir. C'est là la taxe du journalier ordinaire ; pour les cuisiniers, les artisans, le salaire s'élève beaucoup plus haut, en proportion de leur habileté et de leur talent. Je trouvai les habitants de Maurice dans une très grande agitation. On venait d'apprendre de Calcutta qu'on y avait défendu l'embarquement des ouvriers, par la raison qu'ils étaient trop maltraités en quarantaine. Cependant on dit que l'administration locale est décidée à remédier avec tout le soin possible aux abus actuels de la quarantaine, et l'on espère voir bientôt la défense révoquée ; sans cela, l'île marcherait en peu d'années à sa ruine. Aujourd'hui, elle est dans l'état le plus prospère ; les revenus qu'elle rapporte aux colons et au gouvernement sont plus considérables proportionnellement qu'ils ne le sont peut-être nulle part ailleurs. Ainsi, en 1855, il a été produit deux millions et demi de quintaux de sucre, dont la valeur s'élevait à un million sept cent soixante-dix-sept mille quatre cent vingt-huit livres sterling ; le revenu du gouvernement montait, la même année, à trois cent quarante-huit mille quatre cent cinquante-deux livres sterling. Les dépenses avaient été de beaucoup inférieures, et comme il en est de même presque tous les ans, et que le surplus ne passe point en Angleterre, mais reste dans le pays, la caisse publique est toujours abondamment pourvue d'argent. Elle possède, dit-on, en ce moment, trois cent mille livres sterling ; et chaque année voit croître la prospérité de cette île fortunée. En 1857, les revenus du gouvernement augmentèrent de cent mille livres sterling, rien que par le nouvel impôt sur les spiritueux. Les habitants firent aussi de grands bénéfices, comme le constate la différence entre l'exportation et l'importation. En 1855, la première l'emporta sur la seconde d'un demi-million de livres sterling. – Que ne peut-on dire la même chose de beaucoup de grands États de l'Europe ! Les employés du gouvernement sont très bien payés, mais ils touchent bien moins d'appointements que dans l'Inde anglaise, quoique la vie de Maurice soit infiniment plus chère. La cause en est que le climat de l'Inde est regardé comme très malsain pour les Européens, tandis que celui de Maurice ne l'est pas. Le gouverneur, logé aux frais de l'État, reçoit six mille livres sterling par an. La maison de campagne de M. Lambert, appelée les Pailles, où je descendis, est à sept milles de la ville, dans le district de Mocca. Toute l'île est divisée en onze districts. Je trouvai chez mon aimable hôte tout ce que je pouvais désirer : de beaux appartements, une excellente table, de nombreux domestiques, et en outre la plus grande indépendance ; car M. Lambert partait en voiture tous les matins pour la ville et ne rentrait que le soir. Après m'être reposée quelques jours, je commençai mes excursions. Je visitai d'abord la ville de Port-Louis. Malheureusement, il n'y avait pas grand'chose à voir. Bien qu'elle soit assez grande et qu'elle ait cinquante mille habitants, elle n'a guère, à l'exception du bazar et du palais du gouvernement habité par le gouverneur, de beaux édifices publics. Les maisons particulières sont généralement petites et n'ont guère tout au plus qu'un étage. Le pont qui passe sur la grande rivière, où il y a souvent si peu d'eau qu'on la traverse à sec, serait construit avec assez de goût si l'on n'avait pas économisé sur la largeur ; il est si étroit qu'il n'y peut passer qu'une voiture à la fois et que celles qui viennent du côté opposé sont obligées d'attendre. Les gouvernements semblent être comme beaucoup de particuliers : tant qu'ils ont peu d'argent ou même des dettes, ils sont généreux et prodigues ; mais, aussitôt que la fortune leur arrive, ils deviennent économes et avares. Le gouvernement de Maurice du moins paraît être dans ce cas, et, malgré son trésor bien rempli, il est beaucoup plus parcimonieux que nos États européens écrasés de dettes. Ou bien dira-t-on peut-être que ce n'est pas là une misérable parcimonie de construire un pont si étroit à l'endroit le plus animé, le plus passager de la ville ? Deux autres ponts en pierre, à peine terminés, s'écroulèrent pendant mon séjour, mais heureusement sans blesser personne. Tout gouverneur ne songe qu'à remplir les caisses de l'État ; sa plus grande gloire est de pouvoir dire que sous son administration le trésor s'est accru de tant et tant de mille livres sterling. D'après cette manière de voir, le gouverneur actuel, trouvant le devis présenté pour les deux ponts à construire beaucoup trop élevé, avait ordonné de les établir à moins de frais ; aussi peut-il maintenant les faire reconstruire. La ville possède une promenade appelée Champ-de-Mars, mais qui est peu fréquentée, et un théâtre sur lequel joue une troupe française. Les gens riches vivent la plupart dans leurs maisons de campagne et ne viennent que pendant la journée à la ville. La vie des Européens et des créoles est à peu près la même à Maurice que dans l'Inde anglaise ou dans l'Inde hollandaise : au lever du soleil, on prend une tasse de café au lait qu'on vous apporte dans votre chambre à coucher ; entre neuf et dix heures, la cloche sonne pour le déjeuner, qui se compose de riz, de curey et de quelques plats chauds ; à une ou à deux heures, on goûte avec des fruits ou avec du pain et du fromage. Le principal repas a lieu le soir, et d'ordinaire seulement après sept heures. La vie est très chère. La nourriture, le loyer des maisons et les domestiques se payent des prix exorbitants. L'entretien convenable, mais fort simple, d'une famille avec trois ou quatre enfants, coûte par mois deux cent cinquante à trois cents écus (l'écu vaut cinq francs vingt centimes). Les domestiques, quoique infiniment moins nombreux que dans l'Inde, dépassent de beaucoup le nombre de ceux qu'on emploie en Europe. Les familles qui font peu de dépenses ont d'ordinaire un valet de chambre, un cuisinier, un homme pour porter l'eau et nettoyer la vaisselle, un autre homme pour laver le linge, et deux garçons de douze à quatorze ans. La dame a en outre une femme de chambre et une ou plusieurs servantes pour les enfants, suivant leur nombre. Celui qui possède des chevaux a encore besoin d'un cocher pour chaque paire de chevaux. Voici à peu près les gages que l'on donne par mois aux domestiques. Un cuisinier ordinaire reçoit dix à douze écus ; un domestique ou une servante, huit à dix écus ; un cocher, quinze à trente écus. Le valet le plus ordinaire reçoit au moins six écus ; chaque garçon touche deux écus et est en outre habillé. On loge les domestiques, mais on ne les nourrit pas. Dans l'Inde anglaise, on ne donne pas aux domestiques autant de roupies qu'on leur donne ici d'écus. La nourriture leur revient à un écu un quart par mois ; ils mangent du riz et du piment, quelques légumes et du poisson, et tout cela est à très bas prix. Il n'y a pas de pays que je connaisse où l'on soit plus mal servi, à l'exception peut-être d'Amboine, dans les îles Moluques. Il faut emmener partout ses domestiques ; car, lorsqu'on va voir quelqu'un à la campagne sans être suivi d'un homme pour vous servir, on court risque de ne trouver ni lit fait ni eau dans sa cuvette. Les pauvres dames ont vraiment beaucoup de mal à tenir leurs maisons tant soit peu en ordre. Dans l'Inde, elles sont infiniment plus heureuses : là, le premier domestique, sous le titre pompeux de majordome, est chargé de la haute direction de la maison ; les meubles, la vaisselle, le linge et l'argenterie, tout lui est confié, et il en répond ; il règle les comptes ; il surveille les domestiques, renvoie ceux qui ne lui plaisent pas et en arrête d'autres. Si l'on n'est pas content de quelque chose, c'est au majordome qu'on s'adresse. Mais ici, au contraire, les maîtresses de maison sont obligées de s'occuper elles-mêmes de tous ces fastidieux détails, et, comme les dames créoles ne se distinguent pas précisément par l'activité et l'ordre, il ne faut pas s'étonner de voir d'ordinaire leurs maisons assez mal tenues. Je ne conseillerais à personne de pousser l'indiscrétion jusqu'à mettre les pieds dans une pièce autre que celle de réception. Il y a peu de réunions à Maurice. On n'y trouve pas même de cercle. La principale cause est que la société, moitié française, moitié anglaise, se compose de deux nations qui ont une grande incompatibilité d'idées et de caractère. Indépendamment de cette raison fondamentale, il y en a encore d'autres : c'est qu'on dîne très tard et que les distances sont fort grandes. Comme je l'ai déjà fait remarquer, on dîne dans la plupart des maisons à sept ou huit heures, ce qui fait perdre toute la soirée. Dans d'autres pays chauds, où l'on a également la coutume de demeurer hors de la ville dans des maisons de campagne, les messieurs rentrent d'ordinaire de leurs affaires à cinq heures ; on dîne à six, et à sept on est prêt à recevoir des visites ou des amis. Ici, on fait les visites dans l'après-midi (après le dîner, il est naturellement trop tard), et, si l'on veut avoir quelques personnes le soir, il faut les inviter à dîner avec beaucoup de cérémonie. Dans ces dîners règne l'étiquette la plus gênante. Tout le monde y vient en grande toilette, comme s'il s'agissait d'une invitation à la cour. Les fonctionnaires sont ordinairement en uniforme. À table, on est souvent placé à côté de personnes dont on ne sait pas même les noms, et, après s'y être ennuyé deux longues heures, on ne passe qu'après neuf heures dans les salons de réception, pour s'y ennuyer encore quelque temps. On fait très rarement de la musique ; il y a bien des cartes sur des tables à jeu, mais je n'ai jamais vu jouer personne. Chacun attend avec impatience le moment de pouvoir se retirer décemment, rend grâces au ciel de voir la soirée finie, et n'en accepte pas moins la prochaine invitation avec le plus grand empressement. Mais ces dîners n'ont pas lieu très souvent ; car quelque disposés que soient les gens, par amour pour la société et pour une table bien servie, à braver héroïquement l'ennui, le généreux amphitryon doit, de son côté, considérer que chaque couvert lui revient, sans vin, au moins à six ou huit écus. Pour étancher la soif de ses chers convives, il n'en dépense guère moins ; car les Français aussi bien que les Anglais aiment les bons vins, et il faudrait que Maurice ne fût pas une possession anglaise pour que les vins les plus délicats n'eussent pas trouvé accès dans cette colonie. Pour l'heureux convive, s'il a le malheur de n'avoir ni chevaux ni voiture, un pareil dîner lui coûte également assez cher, car il lui faut ordinairement faire quatre à six milles et quelquefois plus, et la location d'une voiture se paye au moins cinq écus. À la campagne, on trouve généralement, mais pas partout, une plus grande hospitalité qu'à la ville. Je refusai la plupart des invitations, surtout celles où je devais m'attendre à plus d'étiquette que de cordiale gaieté. Je n'ai jamais aimé les visites de cérémonie ni les réunions d'apparat, tandis que je me suis toujours plu dans un petit cercle de personnes aimables et instruites. Sous ce rapport, je n'eus qu'à me louer du gracieux accueil qu'on me fit dans quelques maisons, surtout dans les familles anglaises Kerr et Robinson, qui demeuraient toutes deux dans le district de Mocca. M. Kerr a vécu longtemps en Autriche et a adopté, avec la langue de mes bons compatriotes, leur bonhomie naturelle. Sa famille n'avait également rien de cette raideur qu'on reproche tant aux Anglais. Aussi, quand j'avais besoin de quelque chose, je n'hésitais jamais à m'adresser à cette famille. Je me trouvais chez eux absolument comme chez moi. Dans la famille Robinson, composée aussi de bien bonnes et aimables gens, j'entendais la meilleure musique ; leurs trois filles, de grandes demoiselles, jouaient parfaitement du piano. Mocca se distingue des autres districts de l'île par l'agrément de son climat, surtout à cinq ou six milles de la ville, où le sol s'élève déjà de mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Le pays est très pittoresque. Les roches volcaniques y offrent les formes les plus bizarres. La végétation est admirable. Une particularité que j'ai moins remarquée dans d'autres districts, ce sont de larges et profondes crevasses qui forment des gorges très étendues. J'en visitai plusieurs, entre autres une sur un petit plateau dans le voisinage de la maison de campagne appartenant à M. Kerr. Elle pouvait avoir de vingt-cinq à trente mètres de profondeur, et dans le bas environ douze mètres de largeur. En haut, sa largeur était bien plus considérable. Les parois étaient tapissées de beaux arbres, de charmants buissons et de plantes grimpantes, et dans le fond coulait une rivière d'une eau limpide comme le cristal, formant quelques jolies cascades. Une des plus belles vues peut-être de toute l'île est celle dont on jouit du haut de Bagatelle, la villa de M. Robinson. D'un côté, le regard se repose sur des chaînes de montagnes pittoresques, tandis que de l'autre côté il s'étend sur des champs d'une riante fertilité et sur l'immensité de l'Océan. Quand le ciel est pur, on découvre, dit-on, jusqu'à l'île Bourbon. De toutes les villas que je vis à Maurice, celles de MM. Robinson et Barday me parurent les plus belles. Les habitations sont entourées de parcs et de jardins, disposés avec beaucoup de goût, dans lesquels les fleurs et les arbres des tropiques, surtout des palmiers d'une grande beauté, se marient à toutes les plantes d'Europe. Chez M. Robinson, j'ai mangé d'aussi bonnes pêches qu'en Allemagne ou en France. Les maisons de ces deux messieurs se distinguent aussi d'une manière très avantageuse de toutes celles de l'île. Les appartements sont hauts et spacieux. Les aménagements sont très commodes, et l'ordre et la propreté règnent partout. Ces éloges ne peuvent guère être adressés aux villas des créoles. À parler franchement, je prenais la plupart pour des cabanes de pauvres paysans. Elles sont presque toutes construites en bois, très petites et très basses, à moitié cachées par les arbres ; on ne croirait réellement pas que de telles baraques sont parfois habitées par des gens très riches. Le dedans répond tout à fait à l'extérieur. Le salon de réception et la salle à manger peuvent encore passer ; mais les chambres à coucher sont si petites qu'un ou deux lits et quelques chaises suffisent à les remplir entièrement. Et songez qu'à Maurice la chaleur est s'y accablante qu'on y a plus que partout ailleurs besoin d'appartements hauts et spacieux. Pour mettre le comble aux agréments de ces habitations, les bonnes gens ont souvent la singulière idée de couvrir une partie des maisons en zinc. Quand on a le malheur de se voir assigner pour logement une chambre sous le toit, on peut s'y faire une idée du supplice qu'enduraient les malheureux prisonniers sous les plombs de Venise. Toutes les fois que mon mauvais destin me conduisait dans une semblable maison, je voyais venir la nuit avec une véritable terreur. Ordinairement, je la passais sans dormir, baignée de sueur et prête à étouffer faute d'air. À Ceylan, on couvre quelquefois aussi les toits en plomb ou en zinc ; mais les maisons y sont infiniment plus hautes, et puis le zinc n'est pas exposé aux rayons brûlants du soleil, mais toujours couvert de bois et de paille. Je trouvai beaucoup de ces maisons si dégradées et pour ainsi dire si prêtes à tomber que je ne pus assez admirer le courage des gens qui osaient les habiter. Pour moi, je ne rougis pas d'avouer qu'à chaque coup de vent je craignais de voir la maison s'écrouler, et cela d'autant plus qu'à Maurice les coups de vent sont excessivement violents et que les ouragans y font quelquefois de très grands ravages. Ce sont ces coups de vent et ces ouragans que les bons créoles donnent comme excuse du peu de hauteur des maisons ; ils prétendent que des édifices plus élevés ne sauraient résister à la tempête. Certainement non, s'ils sont aussi mal bâtis que leurs cabanes ; mais les maisons de campagne de MM. Barday et Robinson, quoique hautes et grandes, et déjà construites depuis des années, ont parfaitement résisté aux coups de vent et aux ouragans. J'ai déjà fait remarquer qu'à la campagne on rencontre plus d'hospitalité qu'à la ville. Cependant j'ai appris à mes dépens qu'il n'en est pas de même partout. Si dans certaines maisons, comme chez les familles Kerr, Robinson, Lambert et autres, je me trouvais tout à fait à mon aise, il m'arriva parfois aussi d'être trompée par l'amabilité apparente des créoles et d'accepter des invitations dont les suites me faisaient saluer ma liberté recouvrée avec un véritable bonheur. Des personnages influents et haut placés ont naturellement beaucoup de chances d'être partout accueillis avec une prévenance marquée ; mais, pour des étrangers ou des hôtes ordinaires dont on n'a rien à espérer, on se met généralement peu en frais. On leur donne bien à manger et à boire, mais c'est tout. On les loge dans un pavillon ou une cabane qui est souvent à plus de trente mètres du corps de logis principal, de sorte qu'ils ont le plaisir de faire pour chaque repas une promenade sous la pluie ou sous un soleil brûlant. Et, si le corps de logis principal est incommode et délabré, on se figure sans peine ce que doit être le pavillon. Il se compose d'ordinaire de deux ou trois petites chambres dont les portes et les fenêtres ne ferment pas, où les carreaux cassés laissent entrer la pluie et où les serrures sont si rouillées qu'il faut barricader sa porte pour qu'elle ne s'ouvre pas à tout coup de vent. Chacune des petites pièces renferme un lit, une méchante table et une ou deux chaises. Quant à une armoire, je n'en vis nulle part. Aussi me fallut-il toujours laisser emballés mes vêtements et mon linge, et à chaque objet dont j'avais besoin j'étais obligée de me baisser pour ouvrir et fermer ma malle. Encore ces désagréments matériels ne seraient-ils rien si l'on trouvait quelque dédommagement dans l'amabilité et les prévenances de ses hôtes. Mais c'est très rare. Dans presque toutes les maisons, l'étranger est toute la journée abandonné à lui-même. Personne ne s'occupe de lui ni ne cherche à lui procurer quelque distraction. Il y a ordinairement dans chaque maison cinq à six chevaux ; mais ils sont tous affectés au service du maître de la maison ou de ses fils. On ne les offre jamais à l'hôte, et la maîtresse même de la maison n'a que rarement le plaisir de pouvoir dire : « Aujourd'hui je sortirai en voiture. » Aussi me fallut-il dans un pays aussi chaud que Maurice me refuser le plus souvent la douceur si nécessaire d'un bain froid, excepté quand il pleuvait. Dans ce cas, je prenais un bain forcé dans ma chambre, car généralement le toit était si délabré que l'eau filtrait à travers de tous côtés, CHAPITRE VII Les plantations de canne à sucre. – Les ouvriers indiens. – Un procès. – Le jardin botanique. – Plantes et animaux. – Singulier monument. – Cascade. – Mont Orgueil. – Trou du Cerf. – Les créoles et les Français. – Adieux à l'île Maurice. Les plus grandes plantations de canne à sucre sont dans le district des Pamplemousses, où se trouve aussi le jardin botanique. Je visitai la plantation de Monchoisy, appartenant à M. Lambert. Le directeur, M. Gilat, eut la complaisance de me conduire dans les champs et dans les établissements et de me donner sur la culture et sur l'exploitation de la canne à sucre des explications si précieuses, que je tâcherai de reproduire ses paroles aussi bien que possible. La canne à sucre ne s'obtient pas par semailles, mais par boutures. Il lui faut dix-huit mois pour mûrir. Mais, comme pendant ce temps la tige principale produit déjà des rejetons, les autres récoltes se font toutes au bout d'un an. On peut donc arriver à avoir quatre récoltes en quatre ans et demi. Après la quatrième récolte, il faut débarrasser tout à fait le champ des cannes. Si la terre est une terre vierge, sur laquelle il n'y ait eu auparavant aucune plantation, on peut y remettre de nouvelles boutures de canne et faire de cette manière huit récoltes en neuf ans. Dans le cas contraire, après l'enlèvement des cannes, on plante de l'ambrezade, une plante dont le feuillage touffu atteint environ trois mètres de haut et dont les feuilles, tombant sans cesse, pourrissent et servent d'engrais. Au bout de deux ans, on arrache l'ambrezade et on recommence à planter de la canne à sucre. Il y a environ dix ans qu'on a essayé, dans différentes localités, de fumer les champs avec du guano : on en a obtenu les meilleurs résultats. Les bonnes terres ont rapporté par acre jusqu'à huit mille livres, et les mauvaises, qui ne produisaient tout au plus que deux mille livres, en ont donné jusqu'à quatre mille. Je fus très étonnée de voir les grandes belles plaines des Pamplemousses couvertes de gros blocs de lave. On croirait que ce sol ne doit rien produire ; mais il est au contraire très favorable à la culture de la canne à sucre, qui ne supporte pas une trop longue sécheresse. On la plante entre les fragments de rocher, où l'eau de pluie s'amasse entre les fissures et les anfractuosités, de manière que le sol garde longtemps son humidité. Quand la canne est parvenue à maturité et que la récolte commence, on ne coupe chaque jour que juste ce qu'il faut pour le travail du pressoir et de la raffinerie, car le suc de la canne se gâte vite par la grande chaleur. La canne subit une pression si forte entre deux cylindres mus par la vapeur, qu'elle en sort tout aplatie et complètement sèche ; elle peut ensuite servir comme combustible sous les chaudières. Le suc coule successivement dans six chaudières, dont la première est la plus fortement chauffée ; sous chacune des suivantes, la force du feu diminue. Dans la dernière chaudière, le sucre est déjà réduit à quarante-cinq pour cent ; il arrive ensuite sur de grandes tables de bois où on le laisse se refroidir pendant quatre à cinq heures. La masse s'y change en cristaux de la grosseur d'une tète d'épingle. Enfin, on verse ou plutôt on jette le sucre dans des vases en bois qui sont percés de petits trous pour laisser filtrer le sirop contenu dans le sucre. Toute l'opération demande huit à dix jours. Avant d'emballer le sucre, on l'étale sur de grandes terrasses où on le laisse sécher quelques heures au soleil. On l'embarque en sacs de cent cinquante livres. La plantation de canne à sucre de M. Lambert contient deux mille acres de terrain, dont on n'exploite jamais, na- turellement, qu'une partie. Il a six cents ouvriers, occupés pendant sept mois dans les champs et pendant les cinq autres à la récolte et au raffinage. Dans une bonne année, c'est-à-dire quand il pleut beaucoup et que la saison des pluies commence de bonne heure et dure longtemps, M. Lambert retire de sa plantation trois millions de livres de sucre ; mais il est déjà très content quand elle lui rapporte deux millions et demi. Cent livres de sucre se payent trois à quatre écus. Le plus fort planteur à Maurice est aujourd'hui un certain M. Rochecoute, qui récolte tous les ans environ sept millions de livres. C'est du sucre, et rien que du sucre, que l'on voit dans cette île. Toute entreprise, toute conversation se rapporte au sucre. On pourrait appeler Maurice l'île au sucre, et elle devrait porter dans ses armes une botte de cannes avec quelques sacs de sucre. Pendant mon séjour, qui dura plusieurs semaines, j'eus l'occasion d'observer la condition des ouvriers. Les ouvriers, appelés ici coolis, viennent, comme je l'ai déjà remarqué, du Bengale, de l'Hindoustan et du Malabar. Ils s'engagent pour cinq ans, et le maître qui les emploie, indépendamment de la somme à payer au gouvernement pour la traversée, donne par mois à chaque ouvrier de deux écus et demi à trois écus et demi, cinquante livres de riz, quatre livres de poissons séchés, quatre livres de haricots, quatre livres de graisse ou d'huile, du sel à discrétion et une petite cabane vide pour logement. La position de l'ouvrier est bien moins bonne que celle d'un domestique. L'ouvrier est soumis à un rude travail dans les champs et dans les raffineries, et il est bien plus exposé aux caprices de son maître, qu'il ne peut pas quitter avant l'expiration du contrat. Il peut, il est vrai, se plaindre s'il est traité trop durement ; il y a des juges et des lois ; mais, comme les juges sont souvent eux-mêmes planteurs, il est rare qu'on rende justice au pauvre ouvrier. Souvent aussi, il est encore obligé d'aller chercher les tribunaux à huit ou dix milles. Les jours de la semaine, il n'a pas le temps d'y aller, et les dimanches les tribunaux sont fermés. Quand il réussit, après beaucoup de peine, à arriver jus- qu'au tribunal, il s'y trouve peut-être justement une grande quantité d'affaires à l'ordre du jour ; on ne peut pas l'entendre, et, renvoyé à un autre jour, il a fait ses huit ou dix milles pour rien. En outre, pour aggraver les difficultés, on ne l'admet même pas devant le tribunal sans témoins. Où les prendrait-il ? Aucun de ses compagnons d'infortune n'ose lui rendre ce service, de peur d'être puni ou même maltraité par son maître. Je raconterai à ce sujet une affaire arrivée à Maurice pendant que j'y étais. Il y avait dans une plantation dix ouvriers qui se proposaient de quitter leur maître à l'expiration de leur contrat et d'aller s'engager chez un autre. Le planteur l'apprit trois semaines avant la fin du temps de service de ces ouvriers ; il en décida dix autres à présenter devant le tribunal les papiers de ceux-ci comme les leurs et à faire prolonger le contrat d'un an. Puis, tout s'étant accompli au gré du maître, il fit comparaître devant lui individuellement chacun des mécontents et, lui montrant le papier, lui signifia qu'il avait encore un an à rester à son service. Les ouvriers prétendirent naturellement que c'était impossible, qu'ils n'avaient pas été au tribunal et qu'ils n'avaient pas même eu le papier entre les mains. Mais le planteur leur répondit que l'écrit était parfaitement en règle et que, s'ils voulaient se plaindre, le tribunal ne les entendrait pas et leur infligerait même une peine corporelle ; que, pour lui, dans ce cas, il ne leur donnerait pas sans plaider leur salaire (qu'il leur devait depuis cinq mois). Les pauvres ouvriers ne savaient que faire. Heureusement il demeurait dans le voisinage un haut fonctionnaire généralement connu comme grand philanthrope. Ils allèrent le trouver, lui exposèrent leur affaire et lui demandèrent sa protection, qu'il leur accorda aussitôt. Le procès, une fois engagé, suivit une marche très lente, aucun des gens du planteur n'ayant osé porter témoignage contre lui. Du reste, avec la meilleure volonté du monde, cela leur eût été difficile, le planteur ayant défendu pendant tout le temps du procès à ses ouvriers de sortir, les faisant surveiller de près et ne les laissant communiquer avec personne. En deux mois et demi, il n'y eut que cinq séances ou interrogatoires. Les trois premières eurent lieu en présence d'un seul juge qui était en outre planteur. Le protecteur des pauvres plaideurs insista pour qu'il y eût trois juges nommés comme le prescrivait la loi et pour que l'un des juges, que sa qualité de planteur pouvait faire considérer comme partial, ne siégeât pas dans l'affaire. Comme cette demande venait d'un homme puissant et qu'elle était d'ailleurs conforme à la loi, il fallut bien y acquiescer, et le premier juge n'assista aux deux dernières séances que pour donner les éclaircissements nécessaires sur celles qui avaient précédé. Dans la cinquième séance, le procès fut, il est vrai, décidé en faveur des ouvriers, mais par un arrêt étrange, auquel je ne me serais jamais attendue dans un pays placé sous l'administration anglaise. Le juge ou planteur, qui dans les trois premières séances avait interrogé les ouvriers, déclara que, quand les dix hommes étaient venus le trouver, il n'avait pas pu savoir s'ils étaient vraiment les propriétaires des papiers, vu qu'il venait presque tous les jours des centaines d'ouvriers avec de semblables requêtes. Il avait écrit le nouveau contrat sur du papier sans timbre, n'en ayant pas sous la main de timbré, et les ouvriers, dont aucun ne savait écrire, avaient mis dessous des croix. Plus tard, il avait fait transcrire le contrat sur du papier timbré (car sans cela il aurait été nul), et, pour ne plus déranger les ouvriers, son secrétaire avait mis dessous les croix. Or, comme les ouvriers n'avaient pas mis eux-mêmes les croix sur le papier timbré, le contrat était nul et les ouvriers demeuraient libres. C'est ainsi que se termina le procès. Mais l'affaire s'était réellement passée d'une manière toute autre. Si les ouvriers n'avaient pas eu de protecteur influent, le juge planteur eût décidé l'affaire en faveur du maître. L'intervention du fonctionnaire puissant força les juges à se prêter au moins à un simulacre de justice, et pour cela ils eurent recours à un faux qui, dans tout autre pays, eût non seulement fait perdre leurs places au juge et au secrétaire, mais leur eût encore assuré pour quelques années la pension et le logement dans un certain établissement public de l'État. Le planteur aussi échappa à toute punition, quoique, d'après les lois très indulgentes en vigueur à Maurice pour les colons, il eût, me dit-on, mérité, indépendamment d'une amende, une année de prison. Pour couronner sa belle action, il frustra encore les pauvres ouvriers du salaire du dernier mois, en prétendant qu'ils avaient peu travaillé et cassé ou volé une partie des outils. Ce misérable est très considéré à Maurice et reçu partout dans la société. En effet, il est riche et va régulièrement à l'église, et dans ce pays, comme dans beaucoup d'autres, on a sur la richesse et sur la religion des idées toutes particulières, mais qui n'entreront jamais dans la tête des honnêtes gens. Je ne voulus pas quitter les Pamplemousses sans visiter le jardin botanique placé sous la direction de l'habile et savant M. Duncan. À peine me fus-je entretenue un quart d'heure avec cet aimable homme, Écossais de naissance, qu'il m'invita de la manière la plus gracieuse à venir passer quelques jours dans sa maison pour pouvoir examiner à loisir les richesses que renfermait le jardin. Quoique l'expérience faite à Maurice m'eût rendue un peu circonspecte en fait de visite, je ne pus cependant pas résister à l'air de bonhomie de M. Duncan. Je restai chez lui, et je n'eus pas à m'en repentir. M. Duncan était sobre de paroles, mais il fît tout ce qui dépendait de lui pour me rendre le séjour de sa maison agréable. Lorsqu'il vit que je cherchais des insectes, il me vint personnellement en aide, m'apportant à chaque instant quelque chose pour ma collection. Je parcourus avec lui, à diverses reprises, le jardin botanique, qui est très riche et contient des plantes de toutes les parties du monde. J'y vis pour la première fois des plantes et des arbres qui venaient de Madagascar et qui étaient originaires de cette île. J'admirai particulièrement une plante aquatique, l'Hydrogiton fenestralis, dont les feuilles, longues d'environ huit centimètres et larges de près de trois, sont percées à jour comme par un effet de l'art. Un arbre, appelé Andansonia digitata, me frappa non par sa beauté, mais par sa laideur. Son tronc est jusqu'à la hauteur de deux mètres et demi à trois mètres d'une grosseur difforme ; puis il s'amincit subitement ; son écorce, d'une vilaine couleur claire, est tout à fait lisse et presque luisante. Il y avait encore plusieurs espèces d'arbres aromatiques et quelques pieds du charmant palmier d'eau que j'avais déjà vu à Batavia et que j'ai décrit dans mon Second voyage autour du monde. Je ne suis pas botaniste et ne puis pas donner une description complète de ce jardin, mais des personnes qui s'y connaissent m'ont dit qu'il est arrangé avec beaucoup de goût et d'intelligence. À voir le nombre et la diversité des plantes et l'étendue des cultures qui doivent demander beaucoup de soins, on ne se douterait pas que M. Duncan ne dispose que d'un nombre de bras fort limité. Le gouvernement ne lui accorde que 25 ouvriers (du Bengale et du Malabar), qui ne produisent certainement pas autant de travail que 8 ou 10 hommes vigoureux d'Europe. Puisque je parle des plantes et des arbres, il faut aussi que je dise quelques mots des fruits que l'on trouve à Maurice. Les plus communs sont diverses espèces de bananes et de mangues, des beurrés, des ananas, des pastèques et des melons. Ces derniers atteignent ici une grosseur extraordinaire (quelques-uns pèsent plus de 30 livres), mais ils ont peu de goût. Les pêches sont abondantes, mais elles demandent pour être bonnes des soins particuliers. Il y a en outre des grenades d'une grosseur considérable, des papayers et d'autres fruits semblables. Comme je les ai tous déjà décrits dans mes précédents ouvrages, j'y renvoie mes lecteurs. Pour ce qui est du règne animal, Maurice est assez heureux pour n'avoir ni bêtes féroces ni reptiles venimeux. Les scolopendres et les scorpions sont petits ; leur piqûre est douloureuse, mais non dangereuse. On y trouve également bien moins de fourmis que dans l'Inde ou que dans l'Amérique du Sud. Je pouvais laisser des demi-journées sur une table les insectes que j'avais recueillis, sans que les fourmis vinssent y toucher, tandis que dans d'autres pays chauds elles arrivaient au bout de peu de minutes. Les moustiques vous importunent le plus et font quelquefois le désespoir de l'étranger. Mais, quand on a passé plusieurs années dans le pays, on doit, comme l'indigène, en souffrir beaucoup moins. Le vilain kakerlak est parfois aussi bien gênant, mais il ne l'est pas autant à Maurice que dans d'autres pays. Il se livre des combats très intéressants entre le kakerlak et la magnifique mouche verte, sphex viridi-cyanea. Malheureusement je n'y ai jamais assisté, mais j'en ai lu la description dans le voyage de M. Bory de Saint-Vincent. La mouche vole autour du kakerlak jusqu'à ce que celui-ci comme magnétisé demeure sans mouvement ; puis elle le saisit et le traîne jusqu'à un trou qu'elle a choisi d'avance ; elle dépose ses œufs dans son corps, bouche le trou avec une espèce de ciment qu'elle prépare et abandonne sa victime à sa progéniture, qui naîtra en lui et qui l'aura bientôt dévorée. J'allais presque oublier de mentionner encore une curiosité que l'on trouve aux Pamplemousses. C'est un tombeau élevé en souvenir de la touchante histoire de Paul et de Virginie, dont la scène a été placée dans cette île par Bernardin de Saint-Pierre. Déjà le mois d'avril était arrivé, et, excepté mon excursion aux Pamplemousses et quelques petites promenades dans le district de Mocca, je n'avais presque point encore pénétré dans l'île. Pourtant je ne voulais pas quitter Maurice sans visiter au moins les points les plus intéressants ; seulement je ne savais pas comment m'y prendre. Sur ces entrefaites, l'aimable M. Satis, juge à la haute cour, m'invita à aller avec lui à la cascade de Famarin. Nous passâmes par la villa de M. Moon, que M. Satis avait invité à se joindre avec sa famille à notre partie. Nous arrivâmes bientôt à la cascade située à peine à un petit mille de la villa de M. Moon et où, grâce aux soins de M. Sa- tis, un excellent déjeuner nous avait été préparé en face de la chute sous de beaux ombrages. Il n'était vraiment pas possible de trouver un plus bel endroit. Nous étions sur un plateau élevé de près de 400 mètres au-dessus du niveau de la mer. Nous voyions s'ouvrir à côté de nous une gorge de 265 mètres de profondeur, qui avait près de la hauteur plus de 165 mètres de large et qui allait en se rétrécissant de plus en plus vers la mer. C'est dans cette gorge que la rivière se précipite en formant sept cascades ravissantes, dont deux ont plus de trente-quatre mètres de haut. Elle court avec impétuosité dans le fond de la vallée au milieu de la plus riche végétation et termine dans la mer voisine son cours limité, mais excessivement agité. Le tableau doit être infiniment plus grandiose après de longues pluies, quand les petites cascades se confondent avec les grandes et que toute la masse d'eau tombe en deux nappes dans le fond de la vallée. Je n'oublierai jamais le beau jour où je jouis de ce superbe spectacle et où j'eus encore le plaisir de faire la connaissance de l'aimable famille Moon. Je me trouvai de suite liée avec Mme Moon comme si je l'eusse connue depuis longtemps, et je fus très heureuse quand elle m'offrit de rester quelque temps chez elle. Le terme fixé de mon départ pour Madagascar approchait, et je ne pus demeurer avec elle que trois jours, mais ce furent trois jours fortunés, qui me dédommagèrent de plus d'une triste déception. J'appris à connaître en Mme Moon une dame non seulement très aimable, mais très instruite ; elle a surtout un talent distingué pour la peinture. À la demande de la direction du Musée britannique, elle a peint pour ce musée cent vingt différentes espèces de manguiers et toutes les plantes médicinales qui viennent à Maurice. M. et Mme Moon, ainsi que leur parent, M. Caldwell, s'empressèrent de me montrer les beautés de leur île, et dès le lendemain ils me conduisirent au mont Orgueil, d'où l'on a la vue la plus ravissante du pays et des montagnes. D'un côté, on voit le Morne-Brabant, pic qui s'avance tout à fait dans la mer et n'est uni à la terre que par une langue de terre étroite ; non loin de là, le Piton de la rivière noire, la plus haute montagne de l'île (854 mètres). D'un autre côté dominent le Tamarin et le Rempart ; ailleurs encore s'élève une montagne avec trois hautes pointes, appelée les Trois Mamelles. Tout près de ces pics s'ouvre une gorge profonde qui a quatre parois, dont deux sont presque entièrement écroulées, tandis que les deux autres sont droites et raides. Outre les montagnes déjà nommées, on voit encore le Corps de garde du port Louis de Mocca, le Pouce, dont la pointe sort comme un pouce ou comme un doigt du milieu d'un petit plateau, et le Peter Booth, ainsi nommé du nom de celui qui en a fait le premier l'ascension. Peter Booth s'y prit de la manière suivante pour arriver à ce pic regardé jusqu'alors comme inaccessible. Il lança, à l'aide d'une flèche, de l'autre côté du pic, à un endroit accessible, une forte ficelle à laquelle il attacha une corde solide qu'il fit tirer par-dessus le pic et fixer des deux côtés, et c'est en se hissant le long de la corde qu'il put arriver au sommet et en même temps à l'honneur d'immortaliser son nom. La chaîne de montagnes se termine par la Nouvelle découverte. Les montagnes de cette île se distinguent par leurs formes aussi belles que variées. Les unes présentent de larges parois verticales ; les autres s'élèvent en pyramides. Quelques-unes sont couvertes jusqu'au sommet de bois touffus ; d'autres ne le sont qu'à moitié, et la pointe de rocher sort tout à coup lisse et nue d'un vert océan de feuillage. Elles sont entrecoupées de belles vallées et de gorges profondes, et je voyais au-dessus d'elles un ciel bleu et sans nuages. Je ne pouvais me rassasier de ce ravissant spectacle, et plus je le considérais, plus j'y découvrais de beautés. Notre excursion suivante, et malheureusement la dernière, fut consacrée au Trou du cerf, cratère parfaitement régulier et garni d'une riche végétation. L'aspect de ce cratère produit une impression d'autant plus grande que rien ne décèle son existence et qu'on ne le découvre que quand on est arrivé au bord. Quoique les pentes soient es- carpées, un étroit sentier conduit cependant jusqu'au fond du Trou, qui pendant la saison des pluies est rempli d'eau. Du bord du cratère on a une vue admirable sur trois parties de l'île ; on voit les belles montagnes avec les épaisses forêts vierges d'où s'élèvent les pointes de rochers nues et escarpées ; les vastes plaines avec les riches plantations de canne à sucre toute l'année brillant d'une fraîche verdure, et la mer azurée dont les vagues mugissantes couvrent la côte d'une blanche écume. C'est un magnifique paysage, auquel il ne manque que quelques rivières pour en rendre la beauté parfaite. L'île, il est vrai, n'a pas à souffrir du manque d'eau, mais elle est trop petite pour avoir une véritable rivière, ce qui n'empêche pourtant pas les habitants de donner ce nom à quelques grands ruisseaux. C'est avec le plus vif regret que je quittai la famille Moon. C'est à sa complaisance que je dus de pouvoir visiter les points les plus intéressants de Maurice ; et grâce à elle je vis plus dans les quelques derniers jours que dans les quatre longs mois que j'avais déjà passés dans l'île. Dans la plupart des maisons, surtout chez les créoles, on me fit bien les plus belles offres de service, on me promit monts et merveilles, mais on s'en tint aux promesses. On ne me rendit pas les moindres services, et on n'eut pour moi aucune de ces attentions qui font bien plus de plaisir à un étranger que le logement et la nourriture qu'on lui donne et qu'il peut se procurer partout pour de l'argent. On songea encore bien moins à organiser pour moi des excursions et des parties intéressantes. Ces gens ne se doutent pas du plaisir qu'il y a à voir les beautés de la nature. Ils ne comprennent pas qu'on puisse s'exposer à la plus petite fatigue pour aller admirer une montagne, une cascade ou un beau point de vue. Ces hommes sont exclusivement occupés de s'enrichir le plus tôt possible. Le sucre est leur veau d'or, et tout ce qui ne s'y rapporte pas n'a pas de prix pour eux. Les femmes ne valent guère mieux. Elles ont trop peu d'instruction et en même temps trop de l'indolence si ordinaire dans les pays chauds pour s'intéresser à quelque chose de sérieux. Leur seule occupation (excepté naturellement le soin de leur très chère personne) est d'écouter ou d'inventer de méchants propos sur leurs semblables, et il y a malheureusement aussi beaucoup d'hommes à qui ce charitable plaisir fait oublier par moments jusqu'à leur sucre. Je n'échappai pas au sort commun. Les aimables habitants et habitantes du Port-Louis ne me firent passer pour rien moins que pour une empoisonneuse et prétendirent que j'avais été soudoyée par le gouvernement anglais pour empoisonner M. Lambert. – Il faut vous dire que M. Lambert avait apporté de Paris de très riches présents pour la reine de Madagascar et avait commis la faute impardonnable de ne pas confier à tout le monde ce qu'il avait en vue d'obtenir par ses présents. Il devait naturellement y avoir là-dessous quelques machinations secrètes de la France, et le gouvernement anglais, en ayant été informé, m'avait choisie pour débarrasser le monde de cet homme dangereux. Quelque absurde que fût ce conte, il trouva cependant parmi les créoles et même parmi les Français assez de créance pour me priver de faire un petit voyage intéressant. Avant d'entreprendre le voyage de Madagascar, M. Lambert devait aller acheter pour la France des nègres sur les côtes de Zanzibar et de Mozambique et les transporter à l'île Bourbon. C'est une nouvelle espèce de traite mitigée inventée par le gouvernement français et tolérée par l'Angleterre. Le nègre n'est esclave que pendant cinq ans et reçoit de son maître, indépendamment de la nourriture et du logement, deux écus par mois. Au bout de ces cinq ans, il est libre de continuer à travailler ou bien de mourir de faim s'il ne veut pas travailler. Il peut même se racheter plus tôt au prix de cinquante écus et même retourner dans son pays s'il a pour cela l'argent nécessaire. Connaissant ma passion pour les voyages et sachant combien j'étais heureuse de saisir toute occasion de voir de nouveaux pays, M. Lambert voulut m'emmener avec lui. Mais, aussitôt que l'agent français eut connaissance de ce projet, il alla trouver M. Lambert et lui recommanda de bien s'en garder, parce que je devais être certainement une espionne du gouver- nement anglais. D'où venait cette haine des créoles et des Français contre un être aussi inoffensif que moi ? Je ne puis y voir d'autre raison, si ce n'est que je ne fréquentais guère que des familles anglaises. Mais était-ce ma faute si ces familles me recherchaient et si, quand je me rendais à leurs invitations, elles me traitaient de la manière la plus aimable ? Pourquoi les Français ne faisaient-ils pas de même ? Si les Anglais me comblèrent de politesses et se montrèrent pleins de prévenances pour moi, il n'y eut parmi les Français que MM. Lambert et Genève qui me donnèrent réellement de vifs témoignages d'intérêt. Les autres, ainsi que les créoles, se bornèrent à de vaines promesses. Cela m'inspira, je l'avoue franchement, tant d'aversion pour la population française de cette partie du monde que, malgré tout le désir que j'en aurais eu autrement, je ne pus me résoudre à visiter l'île de Bourbon, dont j'étais si proche. Que je suis contente de ne pas avoir débuté par Maurice, quand le goût des voyages me prit, il y a à peu près quatorze ans ! Ce goût me serait passé bien vite, et bien des heures d'ennui eussent été épargnées à la patience de mes lecteurs. Sans doute, en ce cas, je ne serais pas non plus allée en Russie, et je n'aurais pas appris que dans ce pays despotique il y a des institutions plus libérales que dans une colonie de la libérale Angleterre. Et cependant c'est la vérité, du moins pour les passeports. Quand on quitte Saint-Pétersbourg ou une autre grande ville de la Russie pour faire un voyage, il faut l'annoncer huit jours d'avance. Le nom du voyageur est inséré trois fois dans la gazette pour que, s'il a des dettes, ses créanciers puissent prendre les mesures nécessaires. Ici, dans cette grande île, huit jours ne suffisent pas ; il faut trois semaines, à moins qu'on ne fournisse caution, comme en Russie. Je m'attendais si peu à trouver dans une colonie anglaise une institution si surannée, que je ne m'étais pas occupée du tout de mon passeport. Quelques jours avant mon départ, je demandai au consul français un visa plutôt pour me rappeler à son souvenir que parce que je le croyais nécessaire. Le même jour, j'appris par hasard à table que cela ne suffisait pas et qu'il fallait pour partir avoir la permission de la police. Comme je dînais chez M. O…, associé de M. Lambert, et que plusieurs messieurs de ma connaissance s'y trouvaient, je les priai qu'un d'eux voulût bien se charger de cette formalité, que je regardais comme tout à fait insignifiante, et se porter caution pour moi. À ma très grande surprise, les Français, si galants et si polis, cherchèrent mille défaites pour ne pas me rendre ce service. Le lendemain, j'allai trouver un Anglais, M. Kerr, et quelques heures après j'eus un passeport. À mon profond regret, je dois avouer qu'au dernier moment j'eus aussi à me plaindre d'une impolitesse d'un Anglais, qui n'était autre que le gouverneur. À mon arrivée à Maurice, ce monsieur m'avait très bien accueillie, même invitée à sa maison de campagne, et, sans que je le lui eusse demandé, il m'avait offert une lettre pour la reine de Madagascar. Quand, peu avant mon départ, j'allai lui rappeler sa promesse, il me refusa la lettre sous prétexte que mon compagnon de voyage, M. Lambert, était un homme politique dangereux. On me fit, comme on voit, beaucoup d'honneur à Maurice. Les Français me prirent pour un espion de l'Angleterre, et le gouvernement anglais pour un espion de la France ! Après toutes ces agréables expériences, tout le monde comprendra qu'il me tardait de quitter cette petite île et ses habitants aux idées plus petites encore. Je m'efforcerai de ne garder de cette île que le souvenir de ses beautés naturelles et celui de l'amitié et des prévenances que me témoignèrent les personnes citées dans le cours de mon récit. Je n'ai pas trouvé occasion de les nommer toutes, car d'autres encore, comme MM. Fernyhoujk, Beke et Gonnes, m'ont rendu beaucoup de services. Je les en remercie du fond du cœur. NOTICE GÉOGRAPHIQUE ET HISTORIQUE SUR MADAGASCAR Sauf quelques parties isolées de la côte, l'île de Madagascar est très peu connue. Quelques voyageurs seulement sont parvenus à pénétrer dans l'intérieur du pays, et encore n'ont-ils pas eu le loisir de l'étudier tout à l'aise. Quant à moi, je n'ai malheureusement pas assez de connaissances pour pouvoir donner d'un pays une description scientifique. Je suis, comme je l'ai déjà dit plusieurs fois, tout au plus en état de décrire avec vérité ce que j'ai vu. Il ne sera donc pas, je crois, sans intérêt pour mes lecteurs, qu'avant de commencer le récit de mes aventures à Madagascar je donne ici, d'après différents ouvrages publiés sur cette île, un court aperçu géographique et historique. L'île de Madagascar était, dit-on, déjà connue des anciens. Marco Polo en fait mention au treizième siècle. Les Portugais la visitèrent en 1506, et le premier peuple d'Europe qui ait tenté d'y fonder un établissement fut le peuple français, en 1642. Madagascar, située au sud-est de l'Afrique, dont elle n'est séparée que par le canal de Mozambique, de soixante-quinze milles de large, s'étend du vingt-deuxième au vingt-huitième degré de latitude méridionale, et du quarantième au quarantehuitième degré de longitude orientale, et est, après Bornéo, la plus grande île du monde. Sa superficie est d'environ dix mille milles carrés géographiques. Sa population est évaluée bien diversement : suivant les uns, elle est de un et demi à deux millions ; d'autres la portent à six millions. L'île possède d'immenses forêts, de vastes plaines, des vallées et des gorges, beaucoup de rivières et de lacs, et de grandes chaînes de montagnes, dont les pics s'élèvent à trois et quatre mille mètres et plus encore. La végétation est extrêmement riche et le climat très chaud. Ce dernier est excessivement malsain pour les Européens le long des côtes où il y a beaucoup de marais ; il l'est moins dans l'intérieur du pays. Les principaux produits sont : des baumes et des résines, du sucre, du tabac, de la soie, du riz, de l'indigo et des épices. Les forêts fournissent de superbes bois de construction, les arbres fruitiers produisent presque tous les fruits de la zone tropicale. Parmi les nombreuses espèces de palmiers, le beau palmier d'eau est très abondant. Quant au règne animal, Madagascar possède aussi quelques espèces particulières : des maquis, le perroquet noir et beaucoup de bêtes à cornes, de chèvres, de brebis et de beaux oiseaux. Les bois et les savanes sont habités par des buffles et des sangliers, des chiens et des chats sauvages ; mais on n'y trouve aucune autre espèce d'animaux dangereux. Les serpents y sont inoffensifs, les autres reptiles très rares, et comme animaux venimeux il n'y a que la scolopendre et une petite araignée noire, qui vit sous terre et dont la piqûre passe pour mortelle, mais qu'on ne rencontre que rarement. L'île abonde aussi en métaux, surtout en fer et en charbon de terre. Ses richesses minérales sont encore peu explorées. La population se compose de quatre races différentes. Au sud demeurent les Cafres, à l'ouest les nègres, tandis qu'au nord domine la race arabe, et à l'est et dans l'intérieur la race malaise. Ces principales races se divisent en beaucoup de tribus ; celle des Hovas, appartenant à la race malaise, est la plus nombreuse et la plus civilisée de toute l'île. Les Hovas peuplent la plus grande partie de l'intérieur ; ils formaient déjà, du temps de la découverte de Madagascar, un puissant empire ; leur capitale, Tananariva, située au milieu d'un grand plateau dans le district d'Émir, est formée de la réunion de plusieurs villages. La partie de l'île la moins connue, ou plutôt tout à fait inconnue, est la côte sud-ouest, dont les habitants passent pour les gens les plus inhospitaliers et les ennemis les plus déclarés des Européens. Tous ces peuples sont, comme la plupart des peuples primitifs, paresseux, curieux et très superstitieux. Les Français, comme nous l'avons déjà dit, ont tenté depuis 1542 de s'établir à Madagascar. Ils conquirent d'abord quelques districts, fondèrent çà et là des comptoirs, construisirent de pe- tits forts, mais ils ne purent les conserver. Toutes leurs tentatives échouèrent, d'une part à cause du climat malsain et de la cruauté avec laquelle ils traitèrent les indigènes, d'autre part parce qu'ils ne furent jamais soutenus en temps utile par des troupes et des subsides. Le gouvernement français, pas plus que la Compagnie orientale, n'eurent jamais d'idée bien arrêtée au sujet de cette île. Ils voulurent tantôt la conquérir, tantôt l'abandonner entièrement. À différentes reprises, ils y expédièrent des vaisseaux et des troupes sans s'inquiéter de leur sort, et il y eut ainsi beaucoup d'hommes qui périrent et de fortes sommes d'argent qui furent dépensées en pure perte. La dernière de ces expéditions eut lieu en 1773, sous le commandement du comte polonais Benjowski, investi d'avance du titre de gouverneur de Madagascar. Le comte Benjowski passait pour être un homme très capable et très entreprenant, et, comme les forces dont il disposait étaient plus grandes que celles des expéditions précédentes, il aurait pu réussir à soumettre pour toujours l'île à la France, ou du moins à y fonder une colonie durable. Malheureusement, il eut le même sort que ses devanciers, je dirai même un sort plus funeste ; car non seulement on ne lui accorda pas les secours promis, mais il trouva, dans le gouverneur de Bourbon qui devait lui prêter appui, l'ennemi le plus dangereux. Au lieu de lui envoyer de l'argent et des troupes, celui-ci, poussé par la jalousie, employa tous les moyens pour affaiblir le pouvoir de son rival. Aussi, malgré ses premiers succès, le comte Benjowsky eut bientôt beaucoup de peine à garder quelques forts et quelques comptoirs insignifiants. Après sa mort, ces positions même furent perdues, et les Français quittèrent tout à fait Madagascar en 1786, ne conservant de toutes leurs anciennes conquêtes que la petite île Sainte-Marie. Au commencement du dix-neuvième siècle, les Anglais essayèrent aussi, mais également sans succès, de fonder des établissements à Madagascar ; ils s'emparèrent des forts de Tama- tave et de Foulpointe, mais ils ne purent les conserver que peu de temps. Cependant, dans l'intérieur du pays, l'empire des Hovas s'était considérablement agrandi. Dianampoiene, le chef de Tananariva, après des guerres heureuses contre des chefs moins puissants, réunit leurs États aux siens. II passe pour avoir été un homme très actif et très intelligent, qui donna de bonnes lois à son peuple et lui défendit l'usage des liqueurs et du tabac. À sa mort, en 1810, son empire, déjà puissant, passa sous le sceptre de son fils Radama, qui n'avait alors que dix-huit ans. Il était, comme son père, intelligent, honnête et très ambitieux ; il se fit l'ami des Européens et rechercha leur société pour étendre le cercle de ses connaissances. Profitant de ces dispositions du prince, les Anglais surent bientôt gagner ses bonnes grâces. Il leur accorda toutes sortes de distinctions et poussa l'engouement pour eux jusqu'à porter quelquefois un uniforme anglais. Il reçut en dédommagement de l'argent et des présents d'une valeur de deux mille livres sterling, et le gouvernement anglais promit en outre de faire instruire dix jeunes gens de Madagascar en Angleterre et dix autres à Maurice, dans différents arts et différents métiers. Radama observa exactement le traité, mais il n'en fut pas de même du général anglais Hall, qui avait succédé à M. Farghar dans le gouvernement de Maurice. Le général Hall croyait sans doute que les sauvages n'étaient pas des hommes ; il ne rougit pas de déclarer publiquement qu'un contrat conclu avec un sauvage n'avait pas la moindre valeur, et il ne se fit pas faute de l'enfreindre de toutes les manières. Il s'ensuivit naturellement que Radama rétablit la traite et se mit à favoriser les Français aux dépens des Anglais, et la France acquit à cette occasion un petit territoire dans la baie de Venatobé. Les Anglais tentèrent longtemps en vain de regagner leur influence. Ils s'étaient rendus si odieux, non seulement à Radama, mais aussi au peuple, qu'on avait fini par appeler Anglais tout ce qui était regardé comme faux ou mensonger. Néanmoins, ils réussirent plus tard à renouveler le traité et à obtenir même encore d'autres concessions. On leur permit d'introduire des missionnaires, de fonder des écoles et de répandre la Bible. Leurs vaisseaux purent entrer dans tous les ports en payant un pour cent, et en 1825 Radama accorda aussi aux Anglais le droit de s'établir dans l'île, de construire des maisons, de faire le commerce, de cultiver le sol et de fonder des entreprises industrielles. Radama mourut le 27 juillet 1828, à l'âge de trente-six ans. En poursuivant les plans ambitieux de son père, il était parvenu à étendre sa domination sur la plus grande partie de l'île et à devenir roi de Madagascar. Il réunissait sous son sceptre, outre le pays des Hovas sur la côte nord-ouest, celui des Seklaves avec leur capitale Bambetok, sur la côte occidentale Mozangaye, et sur la côte nord les pays des Antawares et des Betimsaras. La côte sud-ouest seule et le pays des Anossy, situé sur la côte sudest, avaient conservé leur indépendance. Radama possédait un grand talent d'orateur et aimait beaucoup à le montrer. Il était en général très vain et extrêmement avide d'hommages. Il voulut que son peuple l'adorât comme un dieu, et, si sous son règne les missionnaires anglais acquirent de l'influence, ils la durent en grande partie aux louanges et aux flatteries dont ils le comblèrent. Ils le comparaient à Napoléon Ier, dont les exploits lui avaient été vantés par les Français, et qu'il semblait s'être proposé pour modèle. Cette comparaison, du reste, ne saurait être jugée tout à fait fausse, et on peut bien lui accorder le titre de Radama le Grand quand on songe à tout ce qu'il a fait pendant la courte durée de son règne. La conquête d'une grande partie de l'île, l'abolition de la peine de mort pour beaucoup de crimes, la défense de faire la traite avec l'étranger, la création d'une armée bien disciplinée, l'introduction de beaucoup de métiers européens, tout cela fut son œuvre. Il a, le premier, jeté les fondements de la civilisation à Madagascar ; c'est sous son règne que furent instituées les premières écoles publiques et que l'on adopta les caractères latins pour la langue du pays. Toujours préoccupé de l'amélioration matérielle et intellectuelle de son empire, il n'y eut qu'une chose dont il ne voulut pas entendre parler : c'est de l'établissement de bonnes routes. Il croyait, comme la plupart des chefs de peuples à demi sauvages, que les mauvaises routes étaient les meilleurs remparts contre les Européens. Dans les dernières années de sa vie, il se livra malheureusement à de grandes débauches qui peuvent avoir amené sa mort prématurée. Beaucoup de gens prétendent qu'il a été empoisonné. La mort de Radama mit non seulement fin à l'influence des Anglais, mais aussi à celle de tout autre peuple européen. Sa première femme, Ranavola, lui succéda sur le trône et ajouta à son nom le titre royal de Manjaka. Cette femme cruelle et sanguinaire commença son règne en faisant exécuter sept des plus proches parents du feu roi ; suivant les rapports du missionnaire Guillaume Ellis, on ne tua pas seulement tout ce qui appartenait à la famille de Radama, mais aussi les nobles placés près du trône et que Ranavola craignait d'y voir élever des prétentions. Elle rompit sur-le-champ le traité conclu avec Radama par les Anglais. Sa haine contre ce dernier peuple était si grande qu'elle s'étendait à tout ce qui venait d'Angleterre et jusqu'aux animaux importés de ce pays. Tous les hommes d'origine vraiment anglaise furent tués ou du moins bannis de ses États. Les Français ne trouvèrent pas non plus grâce à ses yeux ; elle ne voulait pas du tout entendre parler de civilisation, et elle s'efforça d'en étouffer tous les germes. Elle chassa les missionnaires, défendit la propagation du christianisme et mit entrave à tous les rapports avec les Européens. Ses sujets, surtout ceux qui ne sont pas de la tribu des Hovas, dont elle est issue ellemême, sont traités par elle avec la plus grande rigueur et même avec cruauté. Pour les moindres fautes, elle leur inflige les peines les plus dures, et chaque jour elle fait exécuter des sentences de mort. Le seul prince Ramanetak, parent du roi Radama, était parvenu à se soustraire à la mort par la fuite. Comme ce prince pouvait faire valoir ses droits à la couronne et que la reine Ranavola n'avait pas tardé à se rendre odieuse au peuple par son gouvernement sanguinaire, il aurait certainement, avec l'aide des Français, réussi à opérer une révolution et à s'emparer du trône. Ce changement eût en tout cas tourné au profit des Français, car le prince Ramanetak était très prévenu en faveur de cette nation. Mais le gouvernement français, fidèle à la politique suivie depuis deux siècles vis-à-vis de Madagascar, se borna à offrir au prince le magnifique secours de soixante fusils et de vingt barils de poudre. Comme je l'ai déjà dit au commencement de mon voyage, les Français furent chassés par la reine Ranavola du territoire que Radama leur avait accordé dans la baie de Vanatobé. La France demandera-t-elle enfin raison aux orgueilleux souverains de Madagascar, et leur fera-t-elle enfin sentir sérieusement sa puissance, ou bien laissera-t-elle encore une fois échapper l'occasion qui lui est offerte ? C'est là une question que je n'ose trancher et dont la solution est réservée à un avenir plus ou moins rapproché. CHAPITRE VIII Départ de Maurice. – La vieille chaloupe canonnière. – Arrivée à Madagascar. – Mlle Julie. – Description de Tamatave. – Les indigènes. – Singulière coiffure. – Première visite à Antandroroho. – Hospitalité des Malgaches. – Les Européens à Tamatavé. – Le Malgache parisien. – Rapports de famille. Je quittai Maurice le 25 avril 1857. Grâce à l'entremise de M. Gonnet, les propriétaires du brick le Triton m'accordèrent un libre passage jusqu'au port de Tamatavé (quatre cent quatrevingts lieues marines). Le vaisseau, vieille chaloupe canonnière émérite qui avait fait ses preuves en 1805 à la bataille de Trafalgar était bien déchu de son ancienne splendeur. Il servait actuellement, quand la saison était favorable, à transporter des bœufs de Madagascar à Maurice. Comme il n'était aménagé dans toutes ses parties que pour le transport des bœufs, il n'offrait pas les moindres commodités aux passagers, et, quant à sa solidité, le capitaine me donna l'avis consolant qu'il ne pourrait pas résister à la plus petite tempête. Cependant mon désir de quitter Maurice était si grand que rien ne put m'effrayer. Je me confiai à ma bonne étoile et m'embarquai gaiement, et je n'eus point à m'en repentir. Le capitaine, M. Benier, était aussi excellent que son vaisseau était mauvais. Bien qu'il ne fût pas de haute extraction (par la cou- leur, il appartenait aux demi-créoles), il se montra envers moi d'une politesse et d'une prévenance qui auraient fait honneur à l'homme le mieux élevé. Il eut la bonté de me céder de suite sa cabine, la seule place du vaisseau où les passagers quadrupèdes n'eussent point trouvé accès, et il fit tout pour me rendre la traversée aussi agréable que possible. Pendant les trois premiers jours, nous filâmes assez vite, grâce au vent d'est, qui dans ces mers souffle constamment depuis le mois d'avril jusqu'à la fin d'octobre. Aussi un bon voilier aurait pu faire le trajet en ces trois jours, mais ce ne fut pas le cas de notre vieil invalide dont la marche était assez pénible. Nous étions loin du terme de notre voyage, quand, à notre grand effroi, dans la nuit du troisième au quatrième jour, il s'éleva un grand vent, contraire. Me rappelant l'avis consolant que le capitaine m'avait donné sur la solidité du navire, je m'attendais à tout instant à une catastrophe ; mais la nuit et le lendemain se passèrent sans accident, si ce n'est que le vent toujours contraire, nous força, vers le soir, à jeter l'ancre devant l'île de Prunes. Le cinquième jour, nous arrivâmes en vue de Tamatavé, mais ce ne fut que le sixième que nous jetâmes l'ancre dans le port. De fortes pluies, presque continuelles, avaient aussi contribué à augmenter les ennuis de la traversée. Je n'avais pas emporté de livres, et toute la bibliothèque du bon capitaine se composait d'un livre de cuisine et d'un dictionnaire anglaisfrançais. Mais ces désagréments s'oublient vite, quand on a le bonheur d'atteindre un but longtemps souhaité ; et j'avais cette heureuse fortune. Le pays que depuis des années j'avais un si grand désir de voir était enfin devant mes yeux. Je voulus débarquer immédiatement ; mais la reine Ranavola, malgré son mépris de la civilisation et des coutumes de l'Europe, lui a justement emprunté celles qui pour nous autres Européens même sont les plus insupportables : la police et la douane. Comme si j'arrivais en France ou dans tout autre pays de l'Europe, il me fallut attendre que les inspecteurs fussent venus à bord et eussent visité le vaisseau avec le plus grand soin. La reine m'ayant octroyé la très gracieuse permission de pénétrer dans ses États, on ne me fit pas d'autres difficultés, et je pus descendre à terre. J'y fus aussitôt reçue par quelques douaniers de Madagascar et conduite à la douane, où tous mes bagages furent visités et mis sens dessus dessous. Le moindre objet n'échappa pas à leurs investigations, ils ne négligèrent pas même le plus petit paquet enveloppé dans du papier ; ils se montrèrent de vrais limiers, dignes d'être mis sur le même rang que les plus habiles douaniers allemands et français. Heureusement on ne me vola rien, et je me divertis de cette scène, qui me rappelait ma chère patrie. À Tamatavé, je devais rencontrer M. Lambert, qui, après le voyage qu'il avait fait avec une mission du gouvernement français sur la côte d'Afrique, ne devait pas retourner à Maurice, mais venir directement à Madagascar. M. Lambert n'était pas encore arrivé ; mais il m'avait dit à Maurice que dans ce cas je devais descendre chez Mlle Julie, qu'il aurait soin de faire prévenir de ma visite. Mes lectrices vont probablement s'imaginer que Mlle Julie est une Européenne jetée dans cette île par Dieu sait quelle aventure romanesque. Je suis malheureusement forcée de les détromper. Mlle Julie est une vraie Malgache ; de plus, veuve et mère de plusieurs enfants. C'est qu'il règne à Madagascar la singulière coutume d'appeler « mademoiselle » toute personne du sexe, même eût-elle une douzaine de rejetons ou eût-elle été mariée une demi-douzaine de fois. Mlle Julie est d'ailleurs certainement une des personnes les plus remarquables et les plus intéressantes non seulement de Tamatavé, mais aussi de tout Madagascar. Veuve depuis environ huit mois, elle continue les affaires de son mari, et, à ce qu'on m'a dit, avec plus de succès que lui. Elle possède des plantations de canne à sucre, une distillerie de rhum, et fait le commerce. Son intelligence et son activité seraient appréciées partout, et elles sont réellement étonnantes dans un pays comme Madagascar, où la femme, si ignorante et si paresseuse, n'a d'ordinaire qu'un rôle tout à fait nul. Mlle Julie, élevée en partie à Bourbon, parle et écrit parfaitement le français. Il est fâcheux que, instruite comme elle l'est, elle ait conservé plusieurs des mauvaises habitudes de son pays natal. Son plus grand plaisir est de rester des heures entières étendue sur le sol, la tête appuyée sur les genoux d'une amie ou d'une esclave, pour se faire délivrer de certaines petites bêtes. C'est du reste le passe-temps favori des femmes de Madagascar, et elles ne se visitent souvent que pour s'y livrer tout à fait con amore. Mlle Julie aimait aussi mieux se servir de ses doigts que d'un couvert pour manger ; mais elle ne le faisait que quand elle croyait ne pas être vue. Mlle Julie ne m'accueillit pas précisément de la manière la plus avenante ; elle commença par me toiser de la tête aux pieds, puis se leva lentement et me conduisit à une maisonnette située tout près, mais plus mal installée encore que les pavillons de Maurice. La pièce unique qui s'y trouvait ne renfermait rien qu'une couchette non garnie. La noble dame me demanda sèchement si j'avais ma literie. Je lui répondis que je n'en avais pas apporté, M. Lambert m'ayant assuré que je trouverais chez elle tout ce dont j'aurais besoin. « Je ne puis vous donner de literie, » me dit-elle d'un ton bref, et bien qu'elle eût, comme je le vis plus tard, non seulement de quoi me coucher, mais de quoi coucher une demi-douzaine de voyageurs, elle ne se serait point fait scrupule de laisser une vieille femme comme moi dormir sur un lit non garni. Heureusement il y avait là justement une autre femme, Mme Jacquin. Celle-ci m'offrit aussitôt tout ce qu'il fallait pour garnir mon lit et reprocha à Mlle Julie sa conduite dans des termes assez vifs. J'acceptai l'offre de Mme Jacquin avec beaucoup de reconnaissance, car autrement j'aurais été obligée, jusqu'à l'arrivée de M. Lambert, de me contenter de mon manteau et d'un oreiller que je porte toujours avec moi. Il ne fut naturellement pas question des autres objets de commodité, et il me fallut me procurer moi-même tout ce dont je pouvais avoir besoin. Mon séjour à Tamatavé dura quelques semaines, M. Lambert étant arrivé beaucoup plus tard qu'il ne l'avait pensé. Le port de Tamatavé est le meilleur de toute l'île, et il y vient dans la belle saison (du mois d'avril à la fin d'octobre) beaucoup de vaisseaux de Maurice et de Bourbon pour charger des bœufs, dont on exporte tous les ans de dix à onze mille. Les deux tiers environ de ces bœufs vont à Maurice et le reste à Bourbon, bien que la population de ces deux îles soit à peu près la même. Mais il ne faut pas oublier qu'il y a à Maurice beaucoup d'Anglais et que les Anglais sont de plus grands amateurs de rostbeef que les Français. Il est étrange que la reine Ranavola ne souffre pas l'exportation des vaches. Dans sa profonde sagesse, elle pense que, si elle permettait l'exportation des vaches, on pourrait élever des bœufs ailleurs et que cela diminuerait l'exportation de Madagascar. Elle ignore que ces deux îles tirent beaucoup plus de profit de leurs plantations de canne à sucre que si elles transformaient leurs champs en prairies et se livraient à l'élève du bétail. Un beau bœuf qui se paye quinze écus à Madagascar reviendrait quatre ou cinq fois plus cher si on l'élevait à Maurice ou à Bourbon. Indépendamment des bœufs, on exporte encore de la volaille et des rabanetas. Les rabanetas sont des espèces de nattes sur lesquelles on étale le sucre pour le sécher quand il sort de la dernière chaudière. Ces nattes s'emploient aussi pour couvrir les murs et les parquets des appartements, et elles servent souvent aux pauvres de vêtements. Pendant la belle saison, la maison de Mlle Julie est très animée. Il y a parfois en même temps dans le port six à huit vaisseaux. Les capitaines sont généralement tous des amis de mon hôtesse, qui les invite une fois pour toutes à dîner et qui tient, pour ainsi dire, table ouverte. Pendant mon séjour, qui tomba, il est vrai, au commencement de la belle saison, il n'y eut pas beaucoup de mouvement, et je ne vis jamais plus de deux vaisseaux à la fois dans le port. Quelle place importante Tamatavé pourra devenir un jour, quand cette belle île sera ouverte aux Européens et au commerce de toutes les nations ! Aujourd'hui, Tamatavé ressemble à un pauvre, mais très grand village. On évalue sa population, y compris les environs, à quatre ou cinq mille âmes, parmi lesquelles il y a huit cents soldats et environ une douzaine d'Européens et de créoles de Bourbon. À part les quelques maisons de ces derniers et celles de quelques Hovas et Malgaches aisés, on ne voit que de petites huttes disséminées sur différents points ou formant plusieurs rues étroites. Elles reposent sur des pieux de deux à trois mètres de haut, sont construites en bois ou en bambou, couvertes de longues herbes ou de feuilles de palmier et renferment une pièce unique, dont le foyer occupe une bonne partie, de sorte que la famille a à peine la place de s'y coucher. Il n'y a point de fenêtres, mais seulement deux portes placées en face l'une de l'autre. De ces portes, celle qui est du côté du vent est toujours fermée. Les maisons des gens aisés sont construites des mêmes matériaux que celles des pauvres : seulement elles sont plus hautes et plus grandes. Elles ne se composent également que d'une pièce ; mais celle-ci est divisée au moyen de cloisons peu élevées en trois ou quatre compartiments, et, indépendamment des portes, il y a aussi des fenêtres, mais sans vitres. Le bazar est au milieu du village, sur une vilaine place inégale, et se distingue autant par sa pauvreté que par sa malpropreté. Un peu de viande de bœuf, quelques cannes à sucre, du riz, des rabanetas et quelques fruits sont à peu près tout ce qu'on y trouve, et l'étalage entier d'un des marchands accroupis par terre ne vaut souvent guère plus d'un quart d'écu. On tue les bœufs dans le bazar même ; on n'ôte pas la peau, mais elle se vend avec la viande et passe pour très agréable au goût. La viande ne se vend point au poids, mais d'après la grosseur et la mine du morceau. Quand on veut acheter ou vendre quelque chose dans ce pays, il faut toujours porter avec soi une petite balance ; car il n'y a pas à Madagascar d'autre monnaie que l'écu d'Espagne, et, depuis deux ans seulement que M. Lambert y vint pour la première fois et apporta avec lui des pièces de cinq francs, celles-ci y ont également cours. À défaut de petite monnaie, les écus et les pièces de cinq francs sont coupés en parties plus ou moins petites, quelquefois en plus de cinq cents parcelles. J'appris, à ma très grande surprise, que, malgré leur barbarie et leur ignorance, les indigènes savaient si bien contrefaire les écus qu'il fallait avoir le coup d'œil très juste et les examiner de bien près pour pouvoir distinguer les bonnes pièces des fausses. Les indigènes de Tamatavé sont la plupart Malgaches. Ils me semblèrent encore plus affreux que les nègres ou les Malais ; leur physionomie offre l'assemblage de ce que ces deux peuples ont de plus laid : ils ont la bouche grande, de grosses lèvres, le nez aplati, le menton proéminent et les pommettes saillantes ; leur teint a toutes les nuances d'un brun sale. Beaucoup d'entre eux ont pour toute beauté des dents régulières et d'une blancheur éclatante, quelquefois aussi de jolis yeux. En revanche, leurs cheveux se distinguent par une laideur extraordinaire : ils sont noirs comme du charbon, crépus et cotonneux, mais infiniment plus longs et plus rudes que ceux du nègre ; ils atteignent quelquefois une longueur de près d'un mètre. Quand ils portent tous leurs cheveux, cela les défigure au delà de toute expression. Leur visage se perd dans une large et épaisse forêt de cheveux crépus. Heureusement, il y en a peu qui les portent ainsi. Les hommes les font souvent couper tout ras sur le derrière de la tête, tandis qu'ils les laissent pousser par devant de quinze à vingt centimètres au plus, ce qui a aussi un air très drôle, car les cheveux montent tout droit en forme de toupet crépu, mais n'est pourtant pas aussi affreusement laid que la forêt vierge. Les femmes, et quelquefois aussi des hommes, fiers de leur précieuse chevelure et qui ne peuvent se décider à la couper, en font une multitude de petites tresses que les uns laissent pendre tout autour de la tête, dont d'autres forment des nœuds ou des torsades dont ils se couvrent toute la tête. Ce genre de coiffure exige un temps et un travail infinis, surtout chez les femmes malgaches d'un rang élevé, qui font arranger leurs cheveux en un nombre infini de petites tresses. J'en ai compté plus de soixante chez une de ces merveilleuses beautés. Les esclaves de la bonne dame avaient certainement mis une journée entière à les faire. Il est vrai qu'une pareille coiffure ne demande pas à être renouvelée à chaque instant et se conserve huit jours et plus dans toute sa beauté. Laisser les cheveux libres et dans leur état naturel est un signe de deuil. Quant à la taille des Malgaches, elle est en général audessus de la moyenne. J'ai vu surtout beaucoup d'hommes d'une haute et forte stature. Leur costume est à peu près celui de tous les peuples à demi sauvages, qui ne vont pas tout à fait nus. Les deux principaux vêtements dont se servent les Malgaches s'appellent sadik et simbou. Le premier est presque aussi simple que la feuille de figuier d'Adam : il consiste en un petit morceau d'étoffe de trente centimètres de large et de soixante de long, qui est jeté autour des cuisses et passé entre les jambes. Beaucoup d'indigènes trouvent cela suffisant et n'ont pas d'autre costume. Le simbou est une pièce d'étoffe blanche d'environ trois mètres de long et deux de large. Ils s'enveloppent et se drapent dans le simbou comme les Romains dans leur toge et souvent vraiment avec beaucoup de grâce ; quelquefois ils le roulent pour être plus libres dans leurs mouvements et l'attachent autour de la poitrine. Le costume des femmes est le même que celui des hommes, seulement elles s'enveloppent davantage et ajoutent souvent encore au sadik et au simbou un troisième vêtement, une courte jaquette collante à longues manches, qu'ils appellent kankzou. Le simbou occupe sans cesse les hommes et les femmes : il s'en va toujours, et il faut à tout instant le rejeter autour du corps ; on peut dire que les gens n'ont ici qu'une main pour travailler ; l'autre est exclusivement occupée du simbou. La nourriture des Malgaches est aussi simple que leur costume. Les principaux éléments du repas sont le riz et l'anana. L'anana est une espèce de légume qui ressemble à nos épinards et qui serait très bon au goût si l'on ne l'apprêtait pas avec de la graisse rance. Les gens qui vivent près des fleuves ou sur les côtes de la mer mangent aussi quelquefois, mais très rarement, du poisson. Ils sont beaucoup trop paresseux pour s'occuper sérieusement de la pêche. Quant à la viande ou à la volaille, bien qu'on la trouve en grande abondance et aux prix les plus modérés, on n'en mange que dans les grandes occasions. On fait ordinairement deux repas, l'un le matin, l'autre le soir ; la boisson qu'on prend en mangeant est le ranagung (eau de riz), qu'on prépare de la manière suivante : on cuit du riz dans un vase et on le brûle exprès un peu, de manière qu'il se forme une croûte au fond du vase ; puis on y verse de l'eau et on fait bouillir. Cette eau prend une couleur de café très pâle et a un goût de brûlé, c'est-à-dire affreux pour le palais d'un Européen ; mais les indigènes trouvent ce goût délicieux, et ils mangent aussi la croûte brûlée avec le plus grand plaisir. Les Malgaches entretiennent beaucoup d'esclaves, qui, il est vrai, ne sont pas ici d'un grand prix. Un esclave coûte douze à quinze écus, quel que soit son âge. Cependant on aime mieux acheter des enfants de huit à dix ans que des adultes, car on a pour principe cette idée, en général très juste, qu'on peut dresser les enfants comme on veut, tandis qu'un adulte qui peut avoir pris de mauvaises habitudes ne s'en corrigera pas facilement. On ne vend pas des hommes faits, excepté, parmi les hommes libres, ceux qui sont mis à l'enchère en châtiment d'un crime, et, parmi les esclaves, ceux dont les maîtres ne sont pas contents. Les femmes se vendent généralement plus cher que les hommes, surtout les ouvrières en soierie, dont les plus habiles se payent jusqu'à deux cents écus. La condition des esclaves est ici, comme chez tous les peuples sauvages ou demi-sauvages, infiniment meilleure qu'elle ne l'est chez les Européens et les créoles. Ils ont peu à travailler ; leur nourriture est à peu près la même que celle de leurs maîtres, et ils sont rarement punis, bien que les lois du pays ne leur assurent presque aucune garantie. Le maître peut même infliger la peine de mort à ses esclaves ; seulement, la canne dont il se sert pour les frapper ne doit pas être garnie d'un fer. Si elle l'était, le maître serait condamné à une amende ou à une autre peine. Le penchant pour le vol est très prononcé à Tamatavé, non seulement chez les esclaves, mais chez presque toute la population indigène, sans en excepter les officiers et les employés. J'en fis l'expérience à mes dépens. La maisonnette que Mlle Julie m'avait assignée pour demeure n'avait pas de serrure. Mais, comme elle était tout près de son habitation et dans l'enceinte des autres bâtiments, et que Mlle Julie ne m'avait point informée du goût de ses compatriotes pour le bien d'autrui, il ne me vint pas à l'idée d'avoir de la méfiance. Un jour, qu'on m'appela à dîner, je laissai, par mégarde, sur la table, ma montre, souvenir précieux d'une amie de New-York. Le soir, quand je rentrai, la montre avait disparu. Je retournai aussitôt auprès de Mlle Julie pour l'en instruire et pour lui demander de quelle manière je pourrais rentrer en possession de ma montre. J'eus soin d'ajouter que j'étais toute disposée à donner quelques écus à qui me la ferait retrouver. Mlle Julie me répondit avec la plus grande indifférence qu'il n'y avait rien à faire, que la montre avait probablement été volée par un des esclaves de la maison, que d'ailleurs tout le monde volait dans le pays, et qu'une autre fois, en quittant ma maisonnette, je devais fermer ma porte et le volet de ma fenêtre. Elle ne se donna pas même la peine d'interroger ses esclaves, et le seul avantage que je retirai de la perte de ma montre fut d'obtenir, avec beaucoup de peine, au bout de trois jours, une serrure à ma porte. Autour de Tamatavé, il n'y a que du sable ; ce n'est qu'à un ou deux milles dans l'intérieur du pays que commence la végétation. Mais je ne pouvais pas entreprendre de si grandes promenades, car il pleuvait tous les jours, et l'Européen ne doit, dans ce pays, ni s'exposer à la pluie ni aller à l'air immédiatement après la pluie : la moindre humidité lui donne aussitôt la fièvre. Mlle Julie m'apprit, par hasard, qu'elle possédait, à sept milles de la ville, deux propriétés qui étaient situées tout près des bois et habitées par ses fils. Comme j'espérais y pouvoir faire de belles promenades et y recueillir de grands trésors pour ma collection d'insectes, je priai Mlle Julie de m'y faire transporter. On se sert ici, pour voyager, d'un léger siège à porteurs, appelé takon et qui est fixé entre deux perches et porté par quatre hommes. On emploie ce mode de transport, même quand on n'a à faire qu'un trajet de quelques centaines de pas. Il n'y a que les esclaves et les gens tout à fait pauvres qui vont à pied. En voyage, au lieu de quatre porteurs, on en a toujours huit ou douze qui se relayent sans cesse. Je quittai Tamatavé de grand matin ; le chemin d'Antandroroho (c'était le nom d'une des propriétés de mon hôtesse) était très bon, surtout quand nous eûmes quitté les terrains sablonneux pour des plaines couvertes de végétation où il n'y avait pas de collines. Les porteurs couraient avec moi comme s'ils n'eussent rien eu à porter, et nous fîmes les sept milles en une heure et demie. À Antandroroho demeurait le fils cadet de Mlle Julie, jeune homme de vingt-deux ans qui avait été élevé à Bourbon ; je ne m'en serais réellement pas doutée, car, n'était qu'il portait le costume européen et parlait français, il ne se distinguait en rien de ses compatriotes ; il était redevenu tout à fait Malgache. On m'assigna, dans sa maison, une petite chambre bien propre, garnie de nattes, mais sans meubles ; je m'assis sur mon sac de voyage, en attendant le déjeuner : car Mlle Julie m'avait laissée partir à jeun, et je sentais naturellement un grand besoin de me réconforter ; mais les heures se succédèrent sans qu'on m'appelât pour me mettre à table. J'attribuais ce long retard à mon arrivée, et je me flattais de l'espoir qu'on apprêtait, à cause de moi, quelque mets particulier, qu'on sacrifiait peut-être un poulet, et que c'était ce qui faisait retarder le repas. Enfin, après une longue attente, un esclave vint me dire quelques paroles malgaches auxquelles je ne compris rien ; mais je n'en entendis que mieux ses signes, qui m'invitaient à le suivre. J'arrivai dans une chambre, également sans meubles, au milieu de laquelle une natte était étendue sur le sol. Sur la natte, il y avait une grande feuille et tout autour plusieurs petites feuilles ; la première représentait le plat, les autres représentaient les assiettes. On avait eu soin de mettre pour moi une véritable assiette avec un couvert et une chaise. Mes hôtes s'accroupirent par terre. Une esclave parut avec un chaudron plein de riz qu'elle vida sur le plat improvisé ; puis elle apporta des haricots, et dans un grand pot un poisson séché cuit dans l'eau et qui sentait si mauvais, que j'eus de la peine à rester à table. Le poulet que j'avais espéré ne parut pas. Je songeai involontairement aux Dayaks de Bornéo, réputés si sauvages et si cruels. Ils ne mangeaient aussi que du riz, mais ils me servaient toujours avec cela un poulet, et ici, chez un peuple à moitié civilisé et dans un pays où la volaille est si abondante et à si bon marché, j'étais obligée de me contenter de riz et de haricots ! Les indigènes mangent d'une manière qui n'est rien moins qu'appétissante. En guise de cuiller, ils se servent d'une feuille qu'ils ploient très adroitement et au moyen de laquelle ils portent à leur bouche non seulement le riz et les haricots, mais même des liquides qu'ils puisent dans des pots. Cette feuille qui leur sert de cuiller est très grande, et il faut qu'ils ouvrent la bouche toute grande pour y faire entrer les morceaux. Jusque-là, tout serait bien ; mais ce qu'il y a de peu appétissant, c'est que, après qu'ils ont porté la cuiller à la bouche, il y demeure ordinairement un petit reste, et qu'ils n'en continuent pas moins à puiser toujours avec dans le plat commun. À côté du pot au poisson, il se trouve ordinairement un esclave dont la fonction consiste à puiser la sauce dans le pot et à la verser sur le riz que les convives ont dans leur cuiller. Quant au poisson, on le prend par morceaux avec la main, et on le mange comme du pain. Que le Malgache qui n'a jamais quitté son pays et qui n'a jamais rien vu de curieux vive de cette manière, je n'en suis nullement surprise ; mais qu'un jeune homme, élevé parmi des Européens, reprît si complètement les habitudes de ses compatriotes, je ne pouvais vraiment pas me l'expliquer. Et ce n'était pas seulement pour la manière de manger qu'il était redevenu sau- vage, mais pour tout le reste. Il pouvait demeurer des heures entières assis sur son fauteuil, sans lire ou sans s'occuper de quoi que ce soit. Il passait toute la journée à ne rien faire que se reposer, fumer et s'entretenir avec ses spirituelles esclaves, qui ne le quittaient pas d'un seul instant. C'est avec une véritable affliction que j'avais déjà remarqué à Tamatavé que le petit nombre de chrétiens qui y demeurent (quelques Européens et créoles de Bourbon), au lieu de donner le bon exemple aux indigènes, au lieu de les moraliser et de les élever jusqu'à eux, se sont abaissés jusqu'au peuple et ont adopté ses mœurs déréglées. Ainsi ils ne contractent point d'unions légitimes, mais, à l'exemple des indigènes, changent de femmes au gré de leur caprice, en ont quelquefois plusieurs en même temps, et se font servir exclusivement par des femmes esclaves. Plusieurs de ces gens envoient, il est vrai, leurs enfants à Bourbon et même en France ; mais dans quel but ? Quand le jeune homme a réellement acquis de l'instruction et de bonnes mœurs, à son retour chez lui le mauvais exemple de son père lui fait bientôt tout perdre. Ce que je trouve surtout inconcevable, c'est qu'un Européen qui a amassé assez de fortune pour pouvoir vivre à son aise dans sa patrie puisse rester volontairement dans ce pays. Un certain M. X… me fit pourtant voir ce prodige. Après avoir gagné dans le commerce une fortune assez considérable, il était allé, il y avait quelques années en France, son pays natal, avec l'intention formelle de s'y établir ; mais le commerce des hommes spirituels, des femmes bien élevées ne put lui être un dédommagement de sa vie indolente et brutale de Madagascar, et il retourna bientôt auprès de ses esclaves, à Tamatavé, où il terminera ses jours. L'Européen est sans doute vraiment un être singulier. En Europe, il trouve très difficilement une jeune personne à son goût : pour lui plaire, il faut qu'elle réunisse toutes les qualités imaginables, et ici il se laisse charmer par des beautés massives, noires ou d'un brun sale, qui ressemblent plutôt à des guenons qu'à des femmes. Je plains les hommes qui peuvent tomber assez bas pour perdre le goût de ce qui est beau et noble, et toute conscience de leur dignité. S'ils pouvaient pourtant comprendre quelle fâcheuse influence leur exemple exerce sur les indigènes et combien il entrave chez eux la civilisation ! Mais revenons à mon aimable hôte. Le superbe déjeuner était passé et mon espérance déçue. Mais, au lieu de m'abandonner au désespoir, je me mis à me figurer les délices du repas principal qu'on me réservait pour le soir. J'attendis ce moment avec la plus grande impatience. Mais ce fut une nouvelle déception. Je vis reparaître les mêmes mets qu'au déjeuner, rien de plus, rien de moins. Cela me sembla vraiment trop fort. Heureusement, le frère aîné de mon hôte arriva de l'autre propriété. Ce jeune homme n'avait pas seulement été élevé à l'île Bourbon, mais il avait même passé neuf ans à Paris. Bien qu'il eût mangé à souper comme son frère, à la manière malgache, en se servant de la feuille-cuiller, il m'inspira pourtant plus de confiance, et je m'invitai sans façon à déjeuner chez lui le lendemain, en me disant que d'aucune manière je ne pouvais tomber plus mal. Le soir, on me dressa, par terre, dans ma chambre, un très bon lit, mais on oublia par malheur la moustiquaire. Aussi je ne pus pas fermer l'œil de la nuit. Avant d'aller me reposer, je priai mon hôte de vouloir bien m'envoyer, le lendemain matin, dans ma chambre, une tasse de café au lait. Mais que m'apporta-t-on ? Une cuvette pleine de lait avec un peu de sucre ; mais ni café, ni tasse, ni cuiller. La cuvette m'enleva naturellement tout goût pour le lait, qui autrement avait bien bonne mine. Je demandai le café, et je m'aperçus qu'on en cherchait pour le brûler. Je remerciai pour le lait et le café, et, prenant congé d'un hôte si hospitalier, je me remis de nouveau en route sans avoir déjeuné. Un canot nous transporta sur la jolie rivière de Joondro, qui se jette à un demi-mille d'ici dans la mer du côté de l'habitation du Malgache parisien. Il habitait une jolie maison. Dès qu'il m'aperçut, il vint à ma rencontre et me conduisit aussitôt dans la salle à manger, où, à ma grande joie, je trouvai une table dressée à l'européenne et admirablement bien servie. Ce jeune homme se distinguait en général d'une manière très avantageuse de ceux de ses compatriotes qui avaient été comme lui à Bourbon ou en Europe. Je crois que c'est le seul qui ne s'efforce pas d'oublier aussi vite que possible tout ce qu'il a appris en Europe. Je lui demandai s'il ne regrettait pas Paris et s'il n'avait aucune envie d'y demeurer. Il me répondit qu'il aimerait sans doute beaucoup vivre dans un pays civilisé, mais que, d'un autre côté, Madagascar était sa patrie, et que, comme toute sa famille y demeurait, il aurait de la peine à s'en séparer. On voyait que ce n'était pas là de vaines paroles et qu'il sentait ce qu'il disait. Cela me surprit beaucoup, car en général il n'y a rien de plus ridicule que d'entendre un Malgache parler de sa famille et des liens de famille. Je ne connais pas de peuple plus immoral que celui de Madagascar, et, là où il règne une si grande corruption de mœurs, les liens de famille doivent être relâchés. Ma plume se refuse à donner une description de toutes les coutumes immorales qui règnent ici, non seulement chez le peuple, mais même dans les premières familles, et qui semblent tout à fait naturelles. Je puis dire seulement que la chasteté de la femme n'est ici d'aucun prix et que, pour les mariages et la filiation, les lois sont si singulières qu'il n'en existe certainement nulle part ailleurs de semblables. Le mari peut se séparer de sa femme et en prendre une autre toutes les fois qu'il le veut. La femme, il est vrai, peut aussi vivre avec un autre homme, mais sans pouvoir se remarier, et tous les enfants qu'elle met au monde après être divorcée de son mari sont considérés néanmoins comme appartenant à celui-ci. Le véritable père n'a pas le moindre droit sur eux, et la mère est obligée de les remettre à son premier mari dès que celui-ci les demande. Même quand le mari meurt, tous les enfants que la veuve peut avoir dans la suite sont censés appartenir au défunt. C'est d'après cette loi que le prince Rakoto, fils de la reine Ranavola, bien que né longtemps après la mort du roi Radama, passe néanmoins pour le fils de ce prince. Il arrive aussi très souvent que des hommes qui n'ont pas d'enfants de leurs femmes se marient avec des filles enceintes pour avoir un enfant à qui ils puissent donner leur nom. Ce désir de postérité provient d'une loi qui adjuge à l'État la fortune de tout homme mort sans enfants. Vouloir parler de liens de famille dans de telles conditions serait vraiment plaisant ; aussi n'aurais-je donné que peu de créance à ce que me dit à ce sujet mon hôte, si dans différentes occasions il n'avait fait preuve d'une franchise de sentiments rare. Je m'entretins beaucoup avec lui, et je lui demandai s'il ne sentait pas le besoin d'un commerce intellectuel et de ces agréables rapports de société qu'on trouve en Europe, et s'il ne souffrait pas de vivre constamment au milieu d'hommes grossiers et barbares. Il m'avoua que l'absence totale d'instruction de ses compatriotes lui rendait leur société peu agréable, mais qu'il cherchait sa distraction dans les livres qu'il lisait et étudiait. Il me cita quelques excellents ouvrages qu'il avait rapportés de France. Le sort de ce jeune homme me fit véritablement de la peine. Je ne prétends pas dire qu'il se distinguait par un esprit et une intelligence extraordinaires ; mais il joint à quelque talent assez de cœur et de sentiment pour se faire des amis dans quelque pays du monde que ce soit. Malheureusement, il est à craindre que, privé de toute société intellectuelle, il ne redevienne peu à peu tout à fait un vrai Malgache. Je demeurai un jour chez M. Ferdinand Fiche (c'est ainsi que s'appelait ce jeune homme). Le temps fut constamment si mauvais que je ne pus pas faire de promenades ni chercher à prendre des insectes. Le lendemain, je retournai à Tamatavé. CHAPITRE IX Le bain de la reine. – Soldats et officiers. – Banquet et bal. – Départ de Tamatavé. – Seconde visite à Antandroroho. – Vovong. – Les fièvres. – Andororanto. – La culture du pays. – Condition du peuple. – Manambotre. – Les mauvais chemins et les porteurs. – Ambatoarana. Le 13 mai, M. Lambert enfin arriva. Le 15, je vis la célébration préliminaire de la grande fête du bain de la reine. C'est la seule fête nationale de Madagascar, et elle se célèbre d'une manière solennelle dans tous les pays soumis à l'autorité de la reine. N'ayant pas vu moi-même la fête, je ne puis que répéter à mes lecteurs la description que m'en ont faite plusieurs témoins oculaires. Elle a toujours lieu le premier jour de l'année et est par conséquent, à proprement parler, la fête du jour de l'an de Madagascar. Seulement les habitants de ce pays n'ont pas la même manière que nous de compter le temps. Ils divisent bien comme nous l'année en douze mois, mais chacun de leurs mois n'a que la durée d'une lune, et, quand celle-ci s'est renouvelée douze fois, l'année est finie. La veille de la fête, on voit paraître à la cour tous les officiers supérieurs, les nobles et les chefs que la reine a fait inviter. Ils se réunissent dans une grande salle. On passe un plat plein de riz, mêlé de miel, et chacun des convives en prend avec les doigts une prise et la mange. C'est à quoi se réduit ce soir-là toute la fête. Le lendemain, la même société reparaît dans la même salle. Quand tout le monde est réuni, la reine se place derrière un rideau, dans un coin du salon, se déshabille et se fait couvrir d'eau. Quand on l'a rhabillée, elle avance, tenant dans sa main une corne de bœuf qui contient un peu de l'eau qu'on a jetée sur elle, en répand une partie sur les nobles convives, puis se rend dans une galerie qui donne sur la cour du palais et verse le reste de l'eau sur les soldats rangés dans cette cour. Pendant ce jour fortuné, ce n'est dans toute l'île que festins, danses, chants et cris d'allégresse, jusque fort avant dans la nuit. La fête dure huit jours à partir de celui du bain. C'est la coutume d'immoler le premier jour autant de bœufs qu'on compte en manger les sept jours suivants. Pour peu qu'un individu possède quelques bœufs, il en tue au moins un pour cette fête. Les pauvres échangent un morceau de viande contre du riz, des pommes de terre, du tabac ou d'autres objets. Le huitième jour, la viande est encore assez fraîche ; on la coupe en longues et minces tranches qui sont salées et posées les unes sur les autres. La célébration préliminaire de la fête a lieu huit jours auparavant et consiste en promenades militaires. Les amateurs de plaisirs commencent la fête dès ce jour et s'amusent ainsi pendant quinze jours, une semaine avant et une semaine après la fête. Les soldats que je vis à cette occasion à Tamatavé me plurent assez. Ils firent leurs exercices et leurs évolutions avec assez de régularité, et, contre mon attente, je trouvai la musique non seulement agréable à entendre, mais vraiment harmonieuse. Il y a plusieurs années, la reine a fait venir d'Europe un maître de musique ainsi que tous les instruments nécessaires, et elle a sans doute fait inculquer à coups de bâton les connaissances musicales à ses humbles sujets. Toujours est-il qu'elle a réussi, et beaucoup d'élèves, devenus maîtres à leur tour, instruisent leurs compatriotes. Les soldats étaient mis d'une manière simple, propre et parfaitement uniforme. Ils portaient une sorte de tunique blanche, étroite, qui montait jusqu'à la poitrine et couvrait une partie des cuisses. La poitrine même était découverte, et la blancheur éclatante des buffleteries faisait, avec la couleur noire de la peau, un contraste d'un assez joli effet. Ils avaient la tête également découverte ; leurs armes consistaient en un fusil et une lance du pays nommée sagaya. Les officiers, au contraire, avaient l'air extrêmement comique ; ils portaient des habits bourgeois européens usés qui me rappelaient les modes régnantes du temps de mon enfance. Qu'on se représente, avec ces habits, d'affreuses figures et une chevelure crépue et cotonneuse : vraiment il ne pouvait y avoir rien de plus ridicule, et je regrettais de ne pas être peintre, car j'aurais trouvé là le sujet des caricatures les plus comiques. En dehors des parades et des exercices, les officiers comme les soldats vont dans le costume qui leur convient. Les soldats demeurent dans une espèce de caserne, dans la cour de laquelle ont lieu les exercices et s'infligent les punitions ; l'entrée de la caserne est interdite aux Européens de la façon la plus sévère. Il est facile à la reine de Madagascar d'avoir une armée nombreuse. Il ne lui faut pour cela qu'un ordre de sa voix puissante ; car les soldats ne touchent pas de solde et doivent en outre se nourrir et s'habiller eux-mêmes. Ils fournissent à leur entretien en allant, avec la permission de leurs chefs, faire différents travaux, ou même dans leur pays cultiver leur champ. Mais, pour obtenir de l'officier la permission de s'absenter souvent, il faut que le soldat lui remette une partie de son bénéfice, ou au moins un écu par an. Les officiers ne sont d'ordinaire pas beaucoup plus riches que les soldats ; ils reçoivent, il est vrai, comme les employés civils, une indemnité pour leurs services sur les revenus de la douane ; mais cette indemnité est si faible qu'elle ne leur suffit pas et qu'ils sont forcés de recourir à d'autres expédients malheureusement pas toujours des plus honnêtes. Une toute petite partie des revenus de la douane devrait, selon la loi, revenir aussi au simple soldat. Mais, comme on me disait, les officiers trouvent probablement la somme qui passe par leurs mains trop insignifiante pour se donner la peine d'en rendre compte à leurs subordonnés, et ils préfèrent la garder pour eux-mêmes, de sorte que le pauvre soldat qui ne trouve pas d'ouvrage, ou qui est trop éloigné de son pays pour y aller de temps à autre, court littéralement risque de mourir de faim. Il est obligé de se nourrir de plantes et de racines, et souvent des objets les plus dégoûtants, et il doit s'estimer heureux s'il reçoit de temps en temps une poignée de riz. Quand cela lui arrive, il jette ce riz dans un grand vase rempli d'eau, boit durant le jour cette maigre eau de riz, et ne se permet que le soir de manger une poignée de grains. En temps de guerre, il se dédommage, dès qu'il est sur le territoire ennemi, des privations qu'il a souffertes ; tout alors est pillé et dévasté, les villages sont réduits en cendres, et les habitants tués ou emmenés prisonniers et vendus comme esclaves. Après la parade, les officiers, avec la musique, vinrent se ranger devant notre maison, ou pour mieux dire devant celle de Mlle Julie, pour saluer M. Lambert et pour l'inviter, au nom de la reine, à un grand banquet. C'est la seule dépense que fasse la reine pour les personnes qu'elle veut honorer. M. Lambert régala les officiers de bons vins, après quoi ils se retirèrent en jouant l'hymne national, qui a vraiment quelque chose de tout à fait musical. Le 17 mai, le banquet solennel eut lieu dans la maison du premier juge. L'heure indiquée était trois heures, mais on ne vint nous chercher qu'à cinq heures. Nous nous rendîmes à la maison, qui était située au milieu d'un grand enclos ou d'une cour entourée de palissades. Depuis l'entrée de la cour jusqu'à la porte de la maison, les soldats formaient la haie, et pendant notre passage les musiciens jouèrent l'hymne national. On nous conduisit immédiatement dans la salle à manger, devant la porte de laquelle il y avait deux sentinelles, avec les armes croi- sées, ce qui n'empêchait cependant personne qui en avait envie, d'entrer et de sortir tranquillement. La société, composée d'environ trente personnes, était déjà réunie pour recevoir convenablement le principal convive, M. Lambert. Le premier gouverneur, en même temps commandant de Tamatavé, portait un habit noir à l'européenne, et sur la poitrine un large ruban rouge en satin assez semblable à une décoration (chose extraordinaire ! il n'y a pas encore à Madagascar de décorations) ; le second gouverneur était vêtu d'un vieil uniforme européen en velours tout passé, mais richement brodé d'or. Les autres messieurs étaient également tous habillés à l'européenne. La table était garnie abondamment de viandes de toute espèce, de volaille et de gibier, de poissons et d'autres produits de la mer. Je ne crois pas exagérer en disant qu'il y avait plus de quarante plats, grands et petits. La principale pièce était une tête de veau assez grosse, mais tellement décharnée qu'elle ressemblait parfaitement à un crâne de mort et n'avait pas un aspect bien appétissant. II y avait aussi toutes espèces de boissons : des vins français et portugais, des bières anglaises et autres. Après les viandes, on servit de petites pâtisseries mal apprêtées, et à la fin des fruits et du vin de Champagne, et ce dernier en telle abondance qu'on le buvait dans de grands verres. Autant que je pus le remarquer, tous les convives étaient pourvus d'un appétit extraordinaire ; mais en mangeant ils n'oublièrent pas de boire, comme le prouvaient leurs innombrables toasts. Quand on portait la santé du commandant, du second gouverneur ou d'un prince absent, un des officiers allait toujours devant la porte et criait à pleine gorge aux soldats rangés dans la cour quelle santé on buvait. La musique commençait alors à jouer, et tous les convives se levaient et buvaient. Le dîner dura quatre heures entières. Ce n'est qu'à neuf heures du soir que l'on sortit de table et que l'on se rendit dans une pièce contiguë, où l'on fit de nouveau passer de la bière an- glaise. Puis, à ma très grande surprise, deux officiers supérieurs exécutèrent une espèce de contredanse ; d'autres suivirent leur exemple et dansèrent une polka. Je crus d'abord que c'était le champagne qui leur avait inspiré cette passion de la danse ; mais M. Lambert me détrompa et me dit que ces danses étaient d'étiquette. Quelque singulier que me parût cet usage, je m'amusai cependant beaucoup des figures grotesques des danseurs, et je fus fâchée de ne pas leur voir continuer ce divertissement. La fête se termina par un toast porté à la reine avec de l'anisette, et par le chant de l'hymne national. Après le toast royal, il est défendu de rien faire ; car ce serait une profanation envers Sa Majesté, qui, comme son défunt époux, se fait presque adorer par son peuple comme une divinité. Nous nous retirâmes alors ; mais, quand je voulus prendre mon parasol qu'à mon arrivée j'avais placé dans un coin de la salle à manger, je m'aperçus qu'il avait disparu ; il avait partagé le sort de ma montre. Quoique les vols soient punis très sévèrement et souvent même de la mort, et qu'on puisse tuer tout voleur qu'on prend sur le fait sans avoir besoin de se justifier devant le tribunal, on vole cependant à Tamatavé beaucoup plus que partout ailleurs. Comme je l'ai déjà fait remarquer, il n'est pas rare de voir des officiers et des employés prendre part à des effractions de nuit. Il y a quelques années, on commit à Tamatavé un vol assez considérable, et la plupart des objets dérobés furent trouvés chez un officier. La personne volée ne recouvra pas tout son bien, mais seulement une partie, et on lui signifia de ne pas parler de cette affaire, si elle ne voulait pas s'exposer aux plus grands désagréments. L'affaire en resta là. Aussi voit-on rarement quelqu'un dénoncer un vol au tribunal. Pour les bagatelles, cela n'en vaut pas la peine, d'autant plus que le tribunal ne découvre que rarement le voleur, et, pour les vols plus considérables, il s'y trouve d'ordinaire impliqués de hauts personnages, contre lesquels il serait dangereux de porter plainte. En considérant la malheureuse position des soldats, on conçoit aisément qu'ils soient au nombre des plus grands voleurs. Si l'officier ou l'employé ne touche qu'une très faible solde, il touche au moins quelque chose ; d'ailleurs, il est marchand ou propriétaire, il a des esclaves qui travaillent pour lui, et il tire même du profit des soldats placés sous ses ordres. Mais le pauvre soldat ne touche d'ordinaire absolument rien, et on ne peut pourtant pas exiger qu'il meure de faim. Le 19 mai, nous nous mîmes enfin en route, M. Lambert, M. Marius et moi, pour Tananariva, la capitale du pays. M. Marius est natif de France, mais vit, depuis vingt ans déjà, à Madagascar. Par amitié pour M. Lambert, il avait bien voulu nous accompagner et nous servir à la fois d'interprète et de guide, complaisance qui était pour nous d'un prix inappréciable. Toute la veille et pendant la moitié de la présente journée, on avait été fort occupé à envelopper les caisses qui renfermaient les présents pour la reine et pour le prince Rakoto, ainsi que nos propres bagages, dans de grandes feuilles sèches destinées à les garantir contre la pluie. M. Lambert avait acheté les cadeaux pour la reine et sa cour de son propre argent et non pas, comme on le prétendait à Maurice, de celui de la France. Ils se composaient de toilettes complètes et extrêmement belles pour la reine et pour quelques princesses ses parentes ; d'uniformes très riches, brodés d'or, pour le prince Rakoto, et d'objets d'art de toute espèce, entre autres d'horloges à carillon et d'orgues de Barbarie. Ces cadeaux avaient coûté plus de deux cent mille francs à M. Lambert. Pour leur transport à la capitale, on avait commandé plus de quatre cents hommes qui, pour ce travail, ne reçurent que le payement des soldats, c'est-à-dire rien du tout : c'était une corvée. Dans tous les villages, le long de la route, le transport avait été annoncé d'avance, et les pauvres porteurs étaient obligés de se trouver à l'heure dite aux stations désignées. Les hommes qui nous portèrent nous-mêmes ainsi que nos bagages, et qui étaient au nombre de deux cents, furent payés par M. Lambert. La taxe pour un porteur de Tamatavé à Tana- nariva (deux cent vingt milles) n'est que d'un écu, et pour ce prix il doit se nourrir lui-même. M. Lambert promit aux porteurs, en dehors de l'écu, une bonne nourriture, ce dont ils manifestèrent leur reconnaissance par une grande allégresse et par des cris de joie. Le premier jour, nous ne fîmes que sept milles, et nous passâmes la nuit à Antandroroho, la propriété du fils cadet de Mlle Julie. On y fit les choses tout autrement que le jour où j'étais venue seule. J'étais loin d'avoir la sotte et ridicule prétention de vouloir être traitée comme M. Lambert, le puissant ami de la reine, mais je n'en trouvai pas moins la différence par trop grande. Aujourd'hui, tout se passa à l'européenne, et la table se trouva presque trop petite pour contenir tous les mets. Il en est ainsi chez tous les peuples du monde : les gens riches trouvent partout les visages les plus riants, la plus grande prévenance et l'accueil le plus aimable ; mais on quitte le masque devant l'homme peu fortuné, et qui voyagera comme moi apprendra à connaître les hommes sous leurs traits véritables, qui ne sont, hélas ! que rarement à leur louange. Combien la description d'un voyage, écrite par M. Lambert, serait différente de la mienne ! Quels éloges n'accorderait-il pas à l'hospitalité des habitants, qui ne m'ont souvent reçue que d'une manière froide et peu gracieuse. C'est sans doute aux égards que me témoignait M. Lambert que je dus d'avoir cette nuit une moustiquaire au-dessus de mon lit. 20 mai. – Nous naviguâmes toute la journée sur des lacs et des rivières. Le plus grand des lacs est le lac Nosive, qui peut avoir environ onze milles de long et cinq milles de large. Le Nossamasay et le Rassaby ne sont pas d'une étendue beaucoup moindre. En approchant d'une petite île dans ce dernier lac, nos marins se mirent tout à coup à crier de toutes leurs forces. Je crus qu'il était arrivé quelque malheur ; mais voici, d'après le récit de M. Marius, quelle était la cause de tout ce tapage. Il avait vécu, dit-on, autrefois près de ce lac une beauté merveil- leuse, qui avait été loin d'être d'une vertu exemplaire. Cette Messaline de Madagascar parvint à une grande célébrité, dont elle fut très flattée. Elle mourut jeune, et, pour perpétuer sa mémoire, elle pria en mourant ses nombreux adorateurs de l'enterrer dans cette île et, toutes les fois qu'ils passeraient devant, de crier de toutes leurs forces en souvenir d'elle. Ses adorateurs le firent, et ce devint depuis une coutume générale. Les autres lacs que nous eûmes encore à traverser étaient très petits, ainsi que les rivières. Ce qui nous fit perdre beaucoup de temps, c'est qu'il n'y avait que peu de ces cours d'eau et de ces lacs qui communiquassent les uns avec les autres. Il y avait presque toujours entre chaque lac et chaque rivière une petite étendue de terrain de cent à mille pas, de sorte qu'il fallait toutes les fois décharger nos bateaux et les transporter plus loin. Ce fut une rude besogne pour nos hommes ; mais, dans ce voyage, ils furent au moins dédommagés par une bonne nourriture. M. Lambert les traita d'une façon vraiment paternelle. Ils eurent toujours du riz et de la viande fraîche en abondance. Comme nous longions la côte de la mer, nous entendions presque toujours le bruit des vagues. Le pays était plat et uniforme, mais non moins attrayant par sa riche végétation ; nous voyions de très belles forêts et une quantité de palmiers d'eau. Nous passâmes la nuit dans le village Vovong, dans une maison appartenant au gouvernement. Sur la route de Tamatavé à la capitale, il y a dans beaucoup de villages des maisons semblables ouvertes aux voyageurs. L'intérieur est garni de nattes très propres que les habitants du village ont à fournir ; ils doivent aussi veiller à la conservation et à la réparation des maisons. 21 mai. – Nous voyageâmes encore aujourd'hui par eau ; nous fîmes d'abord un court trajet sur la rivière de Monsa, puis nos gens portèrent la barque un demi-mille, après quoi nous nous rembarquâmes sur une rivière tellement resserrée entre de petits arbres, des buissons et des plantes aquatiques que nous eûmes de la peine à passer avec le bateau. Ce trajet me rappela des voyages semblables que j'avais faits à Singapour et à Bor- néo, avec cette différence que là on traversait des forêts vierges imposantes. Après quelques milles, nous arrivâmes à une rivière plus large dont l'eau était d'une pureté et d'une transparence extraordinaires ; les objets s'y reflétaient avec une netteté parfaite que je n'avais encore jamais vue. Dans ces parties basses et, à peu d'exceptions près, sur tout le littoral de Madagascar, le climat est excessivement malsain et pernicieux, à cause des fièvres. La principale raison en est sans doute que le pays est très bas et que les rivières s'ensablent à leurs embouchures. Dans la saison des pluies, l'eau se répand sans obstacle sur de vastes plaines, où elle forme des marais, dont les exhalaisons dans la saison chaude, du mois de novembre à la fin d'avril, font naître des fièvres. Les indigènes euxmêmes qui vivent dans l'intérieur de l'île dans les districts sains, s'ils viennent, dans la saison chaude, dans les parties basses, sont aussi exposés à la fièvre que les Européens. Je fis à Tamatavé la connaissance de quelques-uns de ces derniers, qui, bien qu'ils y vivent déjà depuis trois ou quatre ans, sont encore toujours en été attaqués par la fièvre. Nous ne fîmes tout au plus aujourd'hui que huit à neuf milles. Nous nous arrêtâmes l'après-dînée de bonne heure dans le village Andororanto pour y attendre nos bagages qui avaient été expédiés par une autre voie. 22 mai. – Ce matin, nous fîmes encore douze kilomètres par eau sur la rivière de Jark, qui se jette dans la mer à peu de distance du village où nous avions passé la nuit. Cette rivière est très large, mais peu profonde ; ses bords offrent plus de variété que ceux des autres rivières que nous avions vues jusqu'alors. La monotonie de la plaine commence à être interrompue par de petites collines, et on aperçoit au loin, dans le fond, une chaîne de montagnes. À une grande courbure, nous quittâmes la rivière, laissant les barques derrière nous, et nous commençâmes notre véritable voyage de terre. Nous fîmes encore le même jour huit milles à l'est vers l'intérieur du pays. La route était assez bonne, excep- té dans le voisinage de quelques misérables villages devant lesquels nous passâmes. Autant que j'en puis juger par ce que j'ai vu, le pays, à l'exception de quelques terrains sablonneux, est excessivement fertile. Partout on voit pousser en abondance la plus belle herbe à fourrage. Les plaines un peu plus élevées doivent convenir particulièrement aux plantations de canne à sucre, et celles situées le long des rivières, à la culture du riz. Cependant tout était en friche. La population est si clairsemée qu'on découvre à peine tous les trois ou quatre milles un petit village insignifiant. Il ne saurait, il est vrai, en être autrement sous un gouvernement dont tous les efforts semblent tendre à dépeupler ce pays et à le rendre stérile. À Madagascar, il n'y a pour ainsi dire que la reine et la haute noblesse qui soient propriétaires. Le paysan peut bien cultiver et ensemencer partout où il trouve un terrain en friche, sans être obligé d'en demander la permission ; mais il n'acquiert par là aucun droit de propriété, et le propriétaire peut lui reprendre le terrain quand il est défriché. Dans de telles conditions et avec la paresse innée à tous les peuples sauvages, il ne faut pas s'étonner que le paysan ne cultive que juste ce qu'il lui faut pour sa subsistance. Les impôts ne sont pas lourds : le paysan a environ un quintal de riz à fournir par an au gouvernement. Mais il n'en est que plus écrasé par les corvées et par d'autres réquisitions qui l'empêchent de se livrer librement à ses travaux. La principale culture à Madagascar est celle du riz : on le sème et on le récolte deux fois par an, et le gouvernement assigne chaque fois un mois pour le faire. Ce serait sans doute un temps suffisant pour un peuple qui aurait de l'activité ; malheureusement, les naturels de Madagascar sont loin d'être actifs ; aussi arrive-t-il souvent que le mois soit écoulé sans que le travail se trouve achevé. Après l'expiration du temps prescrit, le gouvernement met les hommes en réquisition pour tous les services imaginables, selon le bon plaisir de la reine ou des fonctionnaires institués par elle. Les plus malheureux sont ceux qui habitent le long des routes conduisant des ports de mer à la capitale. Ces pauvres gens ont tant de corvées à faire comme porteurs qu'il ne leur reste presque pas de temps pour l'agriculture. Beaucoup ont quitté leurs cabanes et leurs champs et se sont réfugiés dans l'intérieur du pays pour échapper à ces pénibles corvées. Les villages commençant ainsi à se dépeupler, la reine, pour remédier au mal, a prononcé contre tout fugitif la peine de mort et en même temps a déchargé les habitants des villages situés le long des routes du service militaire, le plus odieux de tous pour le peuple. Quelques petits villages ont aussi été peuplés avec des esclaves de la reine, qui n'ont d'autre obligation que celle de porter les fardeaux. Si les gens n'avaient qu'à transporter les denrées et les marchandises de la reine, leur service n'aurait rien de pénible ; mais tout noble, tout officier se procure des autorisations pour des services semblables, ou force les gens à les lui rendre sans y être autorisé. Ils n'osent se plaindre, car comment un paysan pourrait-il espérer obtenir justice contre un officier ou un noble ? Ils passent donc la plus grande partie de l'année sur la grande route. Dans les endroits où ils n'ont point à porter de denrées et de marchandises, on les emploie à d'autres travaux ; et, quand il n'y en a pas, on les convoque (non seulement alors les hommes, mais aussi les femmes et les enfants) dans tel ou tel lieu pour assister à un kabar (c'est ainsi qu'on nomme les séances publiques des tribunaux, les délibérations, les interrogatoires, les jugements et les assemblées du peuple), pour entendre les nouvelles ordonnances et les nouvelles lois de la reine. Les kabars se tiennent quelquefois dans des lieux éloignés, de sorte que les pauvres gens ont plusieurs journées de route à faire pour s'y rendre. Les lois ne sont pas toujours aussi publiées de suite ; on en remet souvent la publication d'un jour à l'autre, et on retient les malheureux des semaines entières. Il arrive, dans ces occasions, que plusieurs meurent de faim et de misère, ne s'étant pas pourvus de riz pour un si long espace de temps ; et, n'ayant pas d'argent, ils sont obligés de se nourrir de racines et d'herbes. Mais la reine semble n'avoir en vue que leur des- truction, car elle hait tous les peuples qui ne sont pas de sa race, et son plus grand désir, je crois, serait de les anéantir tous d'un seul coup. Pour ce qui est de la culture du pays, il y aurait à Maurice et à Bourbon assez de gens disposés à y faire de grandes plantations. Quelques-uns l'ont tenté et ont défriché de vastes terrains qu'ils ont plantés de canne à sucre. Mais ils ont rencontré les plus grandes difficultés. Comme presque tout le sol, ainsi que je l'ai fait remarquer, appartient à la reine ou aux nobles, il leur fallait d'abord s'entendre avec un de ces derniers, c'est-à-dire s'assurer à prix d'argent sa protection et la permission de fonder une plantation sur un sol étranger. En outre, le gouvernement leur réclamait dix pour cent des produits, et, malgré ces lourds sacrifices, ils ne trouvaient aucune sûreté et n'étaient guère dans de meilleures conditions que les indigènes ; car, avec la justice qui règne à Madagascar, le propriétaire pouvait rompre quand il voulait le contrat fait avec le planteur, et le chasser. Quelques planteurs ont conclu un autre genre de contrat avec la reine même. Elle fournissait le fonds, les ouvriers, le bois, le fer, en un mot tout le matériel d'une plantation. De son côté, le planteur s'engageait à faire marcher l'entreprise et à nourrir les ouvriers ; les parties contractantes devaient partager les bénéfices. La reine a conclu plusieurs contrats semblables, mais elle ne les a jamais tenus. Du temps du roi Radama, le pays était, à ce qu'on m'a dit, infiniment plus peuplé. Sous le règne de la reine actuelle, on n'a pas vu seulement plusieurs grands villages réduits à quelques misérables cabanes ; beaucoup même ont entièrement disparu. On nous montra souvent des places où il avait existé autrefois, disait-on, de beaux villages. Nous couchâmes à Manambotre. À peu de distance de ce village, nous passâmes près d'un endroit où il y avait çà et là de grands rochers, ce qui nous surprit beaucoup, car le sol ne se composait partout ailleurs que de terrains n'offrant pas la moindre trace de pierres. M. Lambert fit tuer le soir deux bœufs pour notre suite. On les amena devant notre cabane en les traînant avec des cordes qu'on leur avait passées autour des cornes ; plusieurs hommes armés de couteaux se glissèrent jusqu'à eux par derrière et leur coupèrent les tendons des pieds de derrière. Les pauvres bêtes tombèrent sans force et purent être tuées sans danger. Comme je l'ai déjà fait remarquer plus haut, on ne leur ôte pas la peau ; on la rôtit avec la chair, et les naturels du pays la préfèrent même à cette dernière, parce qu'il s'y trouve le plus de graisse. Les bœufs sont beaux et grands et d'un naturel très doux ; ils appartiennent à la race des buffles. 23 mai. – Aujourd'hui commencèrent les mauvaises routes. Elles ne m'effrayèrent pas, car dans mes nombreux voyages, comme, par exemple, en Islande, dans l'ascension de l'Hekla, dans le Kurdistan, à Sumatra et dans d'autres pays, j'en ai rencontré d'infiniment plus mauvaises ; mais elles parurent remplir d'épouvante mes compagnons de voyage. Le terrain a une forme ondulée ; il est formé de collines assez escarpées et tellement serrées qu'elles sont à peine séparées l'une de l'autre par des plaines d'une centaine de mètres. Les routes, au lieu de longer les flancs des collines, montent et descendent perpendiculairement, et le sol est une terre molle et argileuse qui, quand il pleut, devient glissante comme la glace. Il ne manque pas, en outre, de trous profonds faits par les milliers de bœufs venant de l'intérieur. Je ne pouvais assez admirer nos porteurs. Il faut réellement une force et une adresse peu communes pour porter de lourds fardeaux sur de telles routes. Les hommes chargés de porter ma maigre et petite personne furent encore les plus heureux. Je me serais presque fâchée contre eux ; ils me promenaient par monts et par vaux, comme si j'avais été une personne d'aucun poids, et ce n'est cependant pas tout à fait ce que je suis. Quand ensuite ils arrivaient dans la plaine, ils se mettaient véritablement à courir, et c'est en vain que je cherchais, par toutes les démonstrations imaginables, à modérer leur ardeur, car leurs longues enjambées m'étaient aussi désagréables que le trot d'un vieux cheval poussif. Les collines étaient revêtues d'une belle herbe épaisse, et quelques-unes couvertes de bois. Parmi ces derniers, il y avait beaucoup de bambous dont les touffes délicates, d'un gris clair, brillaient d'une fraîcheur telle que je n'en avais encore jamais vu. Comme pour faire ombre au tableau, on voyait, à côté de l'éclatant bambou, le palmier rafa aux feuilles foncées de cinq mètres de long. Ce palmier est d'un grand prix pour les indigènes, qui, avec les fibres de ses feuilles, tressent les rabanetas, ces nattes grossières que j'ai décrites en parlant de Tamatavé. Je vis quelques magnifiques échantillons du palmier d'eau. Ils viennent ici, dans l'intérieur du pays, bien mieux que sur la côte de la mer. Je me rappelle avoir lu, dans quelques descriptions de voyages, qu'on ne trouvait ce palmier que dans les endroits où l'eau manquait, et qu'on l'appelait palmier d'eau ou bien palmier des voyageurs, parce qu'entre chaque feuille et le tronc il s'amassait un peu d'eau qui servait à désaltérer le voyageur. Les naturels du pays prétendent au contraire que ce palmier ne vient que sur un sol humide et que l'on trouve toujours de l'eau dans son voisinage. Je n'eus malheureusement pas l'occasion d'approfondir laquelle de ces deux assertions est exacte. Mais il faut espérer qu'il viendra un temps où les botanistes exploreront cette grande île et où cette question se trouvera résolue avec beaucoup d'autres questions d'histoire naturelle et de géographie. Un palmier qui réussit aussi parfaitement à Madagascar est le sagou. Par extraordinaire, les indigènes en dédaignent la moelle, bien qu'ils ne soient pourtant pas difficiles dans le choix de leurs aliments, car ils ne mangent pas seulement des herbes et des racines, mais jusqu'à des insectes et des vers. Cette journée s'écoula pour moi très rapidement, car du haut de chaque colline et de chaque montagne on avait de belles vues toujours nouvelles. La population devenait de plus en plus clairsemée ; nous n'aperçûmes qu'un très petit nombre de villages tout à fait insignifiants. Nous passâmes la nuit dans le village d'Ambatoarana. Partout on était instruit de l'arrivée de M. Lambert, et, comme on savait qu'il jouissait d'un très grand crédit auprès de la reine, les habitants de chaque village le reçurent avec les plus grands honneurs et s'empressèrent à l'envi de gagner les bonnes grâces de l'homme influent. Ici encore le préposé du village vint aussitôt nous faire sa cour et offrit à M. Lambert, au nom de sa commune, deux bœufs et une grande quantité de riz et de volailles. M. Lambert accepta ces présents, mais il leur en donna d'autres en échange d'une valeur beaucoup plus considérable. CHAPITRE X Célébration de la fête nationale. – Chant et danse. – Beforona. – Le plateau d'Ankay. – Le territoire d'Émir. – Réception solennelle. – Ambatomango. – Le Sikidy. – Marche triomphale. – Arrivée à Tananariva. 24 mai. – Il y avait vingt-quatre heures qu'il n'avait plu. Aussi trouvâmes-nous les routes un peu meilleures que la veille. Les collines également étaient moins hautes et moins escarpées. Nous divisions d'ordinaire notre journée en deux parties. À l'aube du jour, nous nous mettions eu route ; après trois ou quatre heures de marche nous faisions une halte pour prendre notre déjeuner, dont le fond se composait de riz et de poulets, mais dont le menu se trouvait d'ordinaire augmenté par quelque pièce de gibier, surtout par des perroquets et d'autres superbes oiseaux tués en route par M. Lambert. Après un repos d'environ deux heures, on passait à la deuxième partie de la journée, généralement semblable à la première. Mais aujourd'hui on s'en tint à la première partie, en l'honneur de la grande fête nationale qui commençait ce même jour. La reine avait sans doute pris le matin même le bain du nouvel an. M. Lambert ne voulant pas priver nos gens du plaisir de prendre part à la célébration de la fête, nous nous arrêtâmes dans le village Ampatsiba, à dix heures du matin. On commença par immoler les bœufs. On n'en tua pas, il est vrai, comme l'exigeaient les règlements de la fête, autant qu'il en aurait fallu pour les besoins de ce jour et des sept jours suivants. Nos gens n'auraient pas pu emporter une si grande provision ; cependant cinq des plus belles bêtes furent sacrifiées en l'honneur de la fête. M. Lambert ne se borna pas à traiter nos gens, mais il régala tout le village. Le soir, il s'assembla bien quatre à cinq cents personnes, tant hommes que femmes et enfants devant nos cabanes, et, pour compléter les joies de la fête, M. Lambert fit circuler leur boisson favorite, le besa-besa. Cette boisson, qui ne me parut rien moins qu'agréable, se compose de jus de canne à sucre, d'eau et d'écorce amère d'afatraina. On verse d'abord l'eau sur le jus de la canne à sucre, on laisse fermenter le mélange, on y ajoute ensuite l'écorce, et on attend une nouvelle fermentation. La solennité du jour, et plus encore sans doute le besa-besa, provoquèrent une telle gaieté parmi les habitants du village qu'ils nous gratifièrent spontanément de leurs chants et de leurs danses. Mais malheureusement les uns étaient aussi misérables que les autres. Quelques jeunes filles se mirent à frapper de toute leur force avec de petites baguettes sur un gros bambou ; d'autres chantèrent, ou pour mieux dire hurlèrent autant qu'elles purent. C'était un tapage infernal. Deux noires beautés dansèrent, c'està-dire s'agitèrent lentement çà et là sur un petit espace, levant à moitié les bras et tournant les mains tantôt en dehors et tantôt en dedans. Pour les hommes, il n'y en eut qu'un qui voulut bien nous montrer son talent de danseur. Ce devait être le lion du village. Il fit de petits pas comme ses charmantes devancières, seulement il y mit un peu plus d'animation. Toutes les fois qu'il approchait d'une des femmes ou des jeunes filles, il se permettait malgré notre présence des gestes extrêmement libres, qui, comme on le voit à Paris dans les bals publics, avaient le plus grand succès dans l'assemblée et étaient accueillis par des rires bruyants. Je vis à cette occasion que les naturels du pays ne se servent pas de tabac à fumer, mais de tabac à priser ; seulement, au lieu de le mettre dans le nez, ils le mettent dans la bouche. Les hommes et les femmes prennent le tabac de la même manière. Si j'ai affirmé que le bain de la reine est la seule fête de Madagascar, c'est vrai en ce sens que c'est la seule fête publique universellement célébrée ; les naturels du pays se livrent pourtant encore dans d'autres occasions à de grandes réjouissances : ainsi lors de la circoncision de leurs enfants. Cette cérémonie a lieu dans de grands villages désignés par le gouvernement et où les parents doivent porter leurs enfants à une époque déterminée. Les heureux pères invitent à cette fête leur famille et leurs amis, et se divertissent en dansant et en faisant de la musique, en mangeant et en buvant tant que leurs provisions de bœuf, de riz et de besa-besa le leur permettent. 25 mai. – Après la joyeuse journée de la veille, nos porteurs en eurent aujourd'hui une d'autant plus rude. Les collines étaient beaucoup plus hautes que celles que nous avions rencontrées jusqu'ici (de 170 à 200 mètres). Heureusement, il n'avait pas plu, et, les routes étant sèches, on grimpait encore assez facilement. Toutes les collines et les montagnes étaient couvertes de bois touffu. Mais j'y cherchai en vain ces beaux arbres que j'avais vus dans les forêts vierges de Sumatra ou de Bornéo et même de l'Amérique. Les plus gros troncs devaient avoir à peine plus d'un mètre de diamètre, et les plus hauts arbres ne dépassaient guère trente et quelques mètres. Pour les fleurs, surtout les orchidées et les plantes grimpantes, je n'en vis qu'un assez petit nombre. Ce que ces forêts avaient de plus remarquable, c'était les grandes fougères qu'on trouve à Madagascar comme à Maurice. On me dit que tous les grands arbres avaient été coupés le long de la route, mais que dans l'intérieur des bois il y en avait de très beaux et qu'il ne manquait pas non plus de plantes grimpantes, d'orchidées et d'autres fleurs. Du haut de quelques montagnes que nous gravîmes, nous eûmes de superbes vues d'un genre tout particulier ; je n'ai pas encore rencontré de paysage aussi vaste, tout entier formé de collines, de montagnes et de gorges étroites, et sans aucune plaine. Nous aperçûmes deux fois la mer dans le lointain. Ce pays devrait s'approprier parfaitement à la culture du café, car le caféier vient très bien sur les coteaux à pentes rapides. Il doit être aussi excellent pour l'élève du bétail, surtout des moutons. On y verra peut-être quelque jour les plus belles plantations, qui répandront la vie et l'animation dans cette superbe campagne ; aujourd'hui, tout y est malheureusement mort et désert ; à peine si nous découvrîmes par-ci par-là quelque misérable hutte, à moitié cachée derrière les arbres. Nous passâmes la nuit dans le village de Beforona. 26 mai. – Cette journée, complètement semblable à celle de la veille, n'en différa que par la rencontre que nous fîmes d'un troupeau de bœufs dans un chemin creux escarpé. On frissonnait à voir ces bêtes descendre une pente aussi raide ; elles glissaient presque à chaque pas, et je croyais à tout instant qu'elles allaient tomber sur nous. Ce n'est qu'à grand'peine que nous trouvâmes une petite place où nous pûmes nous serrer pour les laisser passer. Nous arrivâmes assez tard dans l'après-midi à l'endroit où nous devions passer la nuit, un tout petit village dont le nom en était d'autant plus long ; il s'appelait Alamajaotra. 27 mai. – Nous rencontrâmes des collines moins hautes et moins escarpées, des gorges et des vallées plus larges, et de meilleures routes. À quelques milles de notre point de départ, du sommet de la seule montagne un peu haute que nous traversâmes ce jour-là, nous vîmes soudain la région boisée faire place à une campagne d'une merveilleuse beauté. Au premier plan s'étendait du nord au sud une ligne onduleuse de collines que nous dominions de notre point élevé, et par derrière on apercevait le superbe plateau d'Ankay, dont la largeur est au moins de quinze milles, tandis que la longueur du nord au sud est beaucoup plus considérable. Au fond et à l'est, deux basses chaînes de montagnes fermaient l'horizon. Nous nous arrêtâmes la nuit à Maramaya. 28 mai. – Nous gravîmes le plateau d'Ankay, où nous trouvâmes d'assez bonnes routes. Aussi notre voyage se fit-il très rapidement ; mais nous perdîmes beaucoup de temps à passer la rivière Mangor. Il n'y avait pour le passage que quelques troncs d'arbres creux, dont chacun pouvait à peine contenir trois ou quatre personnes. Il fallut donc plusieurs heures pour faire passer notre nombreuse suite et tous nos bagages. Les rivières que j'ai vues jusqu'ici à Madagascar, y compris le Mangor, sont parfois très larges, mais n'ont pas de profondeur. Les plus grandes ne pourraient pas porter un bateau de cinquante tonneaux. Les eaux sont très peuplées, mais malheureusement moins de poissons que de caïmans. Nous traversâmes la basse chaîne de montagnes d'Éfody, puis la route serpenta par de jolies petites vallées jusqu'au village d'Ambodinangano, où nous passâmes la nuit. Déjà en plusieurs endroits j'avais remarqué de grosses pierres toutes droites et toujours placées à quelques milles des villages. Les unes servent, me dit-on, de monuments funéraires, et les autres marquent les lieux où se tiennent les marchés hebdomadaires. Il semble vraiment que les habitants de Madagascar s'attachent à faire tout autrement que les autres hommes. C'est ainsi qu'ils ne tiennent pas leurs marchés dans leurs villages, mais sur des places solitaires et désertes, éloignées de plusieurs milles de toute habitation. 29 mai. – Aujourd'hui, mes compagnons de voyage n'ont eu que trop le droit de se plaindre des routes. Elles étaient si mauvaises que, malgré toutes mes expériences à cet égard, je dus avouer n'en avoir guère vu de semblables. Il s'agissait de passer la seconde petite chaîne de montagnes d'Éfody, et la montée et la descente étaient extraordinairement escarpées. Mes porteurs même parurent reconnaître que mon corps était d'une substance terrestre et non purement aérienne. Ils eurent beaucoup de fatigue à me monter par-dessus certaines hauteurs, et ils se permirent plus d'une halte pour respirer et reprendre des forces. Après avoir traversé cette chaîne de montagnes, nous pénétrâmes dans l'intérieur du pays d'Émir, dont est originaire la race des Hovas et au milieu duquel est située la capitale de toute l'île. Le territoire d'Émir consiste en un magnifique grand plateau qui s'élève à plus de 1 300 mètres au-dessus du niveau de la mer. On y découvre une grande quantité de collines isolées. Les forêts disparaissent, et l'on commence, plus on approche de la capitale, à voir quelque culture, c'est-à-dire des champs de riz. Là où le riz n'est pas cultivé, le sol est couvert de cette herbe, courte et d'un goût amer, dont j'ai beaucoup vu à Sumatra et qui malheureusement n'est d'aucune utilité, puisque le bétail ne veut pas en manger. Le territoire d'Émir ne semble pas non plus être très peuplé, et même près des rizières j'ai souvent cherché inutilement des villages qui pouvaient être cachés derrière les collines. Dans le peu de villages que nous traversâmes, je remarquai que les huttes ou les maisons n'étaient pas (comme à Tamatavé et dans les contrées boisées que nous avions parcourues) de bambou ou de bois, mais construites en terre ou en argile. Elles sont aussi plus grandes et plus spacieuses et ont de très hauts toits que l'on couvre d'une espèce de roseaux qui pousse ici abondamment le long de tous les fleuves, mais la disposition intérieure est partout la même. D'ordinaire, chaque cabane n'a qu'une seule pièce ; dans quelques-unes seulement, il y a un petit endroit séparé du reste de la chambre par une cloison de nattes. Il n'y a absolument aucun ameublement. La plus grande partie des habitants de Madagascar ne possède que quelques nattes de paille pour couvrir le sol nu et quelques pots de fer ou d'argile pour cuire le riz. Je ne vis nulle part de lits, ni même de caisses en bois pour serrer les habits et autres objets. Il est vrai qu'ils n'ont besoin ni des uns ni des autres, car le sol leur sert de couche, et toute leur garde-robe se réduit, la plupart du temps, à un simbou unique qu'ils passent la nuit par-dessus la tête. Ceux qui poussent le luxe à l'excès se couvrent encore d'une des nattes de paille qu'ils fabriquent eux-mêmes. Une aussi complète absence de toutes les commodités de la vie ne s'était encore jamais offerte à moi que chez les sauvages de l'Amérique septentrionale, dans le pays d'Orégon. Plusieurs petits villages ainsi que quelques maisons isolées étaient entourés de murs en terre, usage qui date encore du temps où la population était divisée en innombrables tribus toujours en guerre entre elles. Comme je l'ai déjà raconté dans l'aperçu géographique et historique sur Madagascar, les deux grands chefs, Dianampoiene et Radama, mirent fin à ces guerres en soumettant la plupart des tribus à leur domination. À quelques milles du village Ambotomango, où nous avions passé la dernière nuit, nous vîmes venir à notre rencontre une grande foule, musique militaire en tête. C'était une espèce de députation que le prince Rakoto, fils de la reine Ranavola et héritier présomptif de la couronne, envoyait au-devant de M. Lambert pour lui témoigner son affection et son estime. La députation se composait de douze des fidèles du prince, de beaucoup d'officiers et de soldats et de tout un chœur de chanteuses. Les fidèles de Rakoto, au nombre de quarante, sont de jeunes nobles qui ont tant d'amour et de vénération pour ce prince qu'ils se sont engagés par serment à le défendre contre tout danger jusqu'au dernier homme. Ils demeurent tous dans son voisinage, et dans chacune de ses excursions le prince est toujours accompagné au moins d'une demi-douzaine de ses fidèles, bien qu'il n'ait pas besoin de cette espèce de garde, aimé comme il l'est de la noblesse et du peuple. M. Lambert fut reçu par cette députation avec les mêmes honneurs que s'il eût été un prince de la famille royale, distinction qui jusqu'ici n'avait encore été accordée à personne de la plus haute noblesse de l'empire, ni à plus forte raison à un blanc. Toutes les fois que notre cortège passait devant un village, toute la population accourait pour voir les étrangers ; beaucoup même se joignaient au cortège, de sorte que celui-ci grossissait toujours comme une avalanche. Les bonnes gens devaient être bien étonnés de voir des blancs traités avec de si grands honneurs. Personne ne pouvait s'expliquer cette distinction, car personne n'avait encore vu pareille chose. Dans le village d'Ambatomango, M. Lambert fut surpris par une nouvelle preuve d'affection du prince Rakoto : nous y trouvâmes son fils unique, âgé de cinq ans. Empêché, par une indisposition de la reine, de venir lui-même au-devant de M. Lambert jusqu'à Ambatomango, le prince lui avait envoyé son enfant, que M. Lambert avait adopté pendant son premier séjour à Tananariva. Il règne à Madagascar la coutume d'adopter des enfants. Dans la plupart des cas, cela se fait pour avoir réellement un enfant ; mais, dans d'autres, c'est une grande marque d'amitié donnée par le père à l'homme qui adopte l'enfant. L'adoption est déclarée au gouvernement, et celui-ci, par un acte écrit, confirme les droits du nouveau père sur l'enfant adopté, qui reçoit le nom du père adoptif, passe dans sa famille et obtient les mêmes droits que ses véritables enfants. Le prince Rakoto, en faisant la connaissance de M. Lambert, l'avait tellement pris en affection, qu'il voulut lui donner la plus grande preuve de son estime et de son amitié en lui offrant son bien le plus cher, son fils unique. M. Lambert l'adopta, mais sans profiter de tous les droits d'un père adoptif ; il donna son nom à l'enfant, mais le laissa chez son véritable père. Cet enfant n'est pas né prince, puisque sa mère est esclave. Elle s'appelle Marie, mais malgré ce nom elle n'est pas chrétienne. On la dit très intelligente, très bonne et de beaucoup de caractère. Le prince l'aime éperdument, et, pour être à même de la voir toujours auprès de lui, il l'a mariée, pour la forme, à un de ses fidèles. On se divertit chez nous jusqu'à une heure fort avancée de la nuit ; on servit un grand repas que nous prîmes, selon l'usage du pays, assis par terre. On but suivant la mode européenne à la santé de toutes les personnes imaginables. Une joyeuse musique et de bruyants cris d'allégresse accompagnaient chacun des toasts. Le chœur de chanteuses que le prince Rakoto avait envoyé au-devant de nous, pour rendre notre réception plus brillante, se composait de vingt jeunes filles qui s'accroupirent dans un coin de la salle et nous assourdirent de leurs voix criardes. Elles crièrent et hurlèrent absolument comme les femmes et les filles du village où nous avions célébré la fête du bain de la reine. Leurs chœurs étaient dirigés par un homme habillé en femme à l'européenne. Comme les traits de la physionomie des deux sexes ne diffèrent pas beaucoup entre eux, et que leur beauté ou leur laideur est à peu près la même, je n'aurais pas cherché un homme dans cette caricature si M. Lambert ne m'en eût pas fait la remarque. 30 mai. – Il arriva ce matin une ambassade des habitants du village pour inviter M. Lambert à un combat de taureaux que l'on se proposait de donner en son honneur. Après nous être d'abord acquittés de l'affaire importante du déjeuner, nous nous rendîmes sur le lieu du spectacle ; mais nous trouvâmes que les préparatifs n'étaient guère avancés et qu'il faudrait encore beaucoup de temps pour les achever. Nous remerciâmes ces bonnes gens de leurs prévenances, et, nous contentant de leur bonne volonté, nous préférâmes accélérer notre voyage pour arriver le plus tôt possible à la capitale, éloignée seulement d'une demi-journée. Nous étions d'autant plus pressés que nous avions appris que le Sikidy (l'oracle) avait désigné cette journée comme propice pour notre entrée à Tananariva, et que la reine désirait nous voir profiter de ce moment favorable. Dans tout Madagascar, mais surtout à la cour, on est habitué, pour les affaires les plus importantes comme pour les plus insignifiantes, à consulter le sikidy. Cela se fait de la manière suivante, qui est extrêmement simple. On mêle une certaine quantité de fèves et de cailloux ensemble, et, d'après les figures qui se forment, les personnes douées de ce talent prédisent une bonne ou une mauvaise fortune. Il y a à la cour seule plus de douze interprètes des oracles, et la reine les consulte pour la moindre bagatelle. Elle respecte les sentences du sikidy, au point de renoncer pour beaucoup de choses à sa propre volonté et de se rendre en cela l'esclave la plus soumise dans un pays qu'elle gouverne d'ailleurs si despotiquement. Veut-elle, par exemple, faire une excursion, il faut d'abord consulter l'oracle pour savoir le jour et l'heure où elle pourra l'entreprendre. Elle ne met pas de robe, elle ne mange d'aucun mets sans avoir interrogé le sikidy. Même pour l'eau qu'elle boit, le sikidy doit indiquer à quelle source il faut l'aller chercher. Il y a peu d'années encore qu'on consultait le sikidy à la naissance d'un enfant pour savoir s'il était venu au monde dans un moment favorable. Quand la réponse était négative, on plaçait le pauvre enfant au milieu d'un des chemins suivis par les grands troupeaux de bœufs. Si les bêtes passaient avec circonspection près de l'enfant sans le blesser, le charme fatal était rompu et l'enfant rapporté en triomphe à la maison paternelle. Il n'y avait naturellement que peu d'enfants assez heureux pour sortir sains et saufs de cette dangereuse épreuve : la plupart y perdaient la vie. Les parents qui ne voulaient pas soumettre leurs enfants à cette épreuve se contentaient de les exposer, surtout quand c'étaient des filles, sans plus s'en inquiéter. La reine a défendu l'épreuve aussi bien que l'exposition ; c'est peut-être la seule loi philanthropique qu'elle ait établie. Tous les voyageurs qui veulent aller à la capitale en doivent demander la permission à la reine et attendre à une journée au moins de distance la décision du sikidy, qui fixe le jour et l'heure où ils peuvent faire leur entrée. Il faut observer rigoureusement le jour et l'heure indiqués, et, si dans l'intervalle le voyageur tombe subitement malade et se trouve dans l'impossibilité d'arriver aux portes de la ville au moment prescrit, il doit adresser un nouveau message à la reine et attendre une seconde décision du sikidy, ce qui fait perdre plusieurs jours et souvent plusieurs semaines. Nous fûmes à cet égard très heureux. Le sikidy eut l'amabilité de ne pas nous faire attendre un seul jour et de désigner justement comme propice celui auquel, d'après nos dispositions prises d'avance, nous pouvions arriver dans la capitale. Je suis portée à croire que, dans cette circonstance, la curiosité de la reine exerça quelque influence sur la décision de l'oracle. La bonne dame devait être impatiente de se voir en possession des trésors qu'elle savait que M. Lambert lui apportait. Notre voyage d'aujourd'hui ressembla à une marche triomphale. En tête marchait la musique militaire, suivie de beaucoup d'officiers, dont plusieurs étaient d'un rang très élevé. Puis nous venions entourés des fidèles du prince. Le chœur des chanteuses, les soldats et le peuple fermaient la marche. De même que la veille, jeunes et vieux se pressaient autour de nous dans les villages par lesquels nous passions. Tout le monde voulait voir les étrangers attendus depuis longtemps, et beaucoup se joignirent au cortège et nous accompagnèrent plusieurs milles. La route traversait toujours le beau plateau d'Émir. Quel aspect présenterait cette superbe contrée si elle était plus peuplée et bien cultivée ! On y voit, il est vrai, infiniment plus de champs et de villages que dans les autres régions par lesquelles notre route nous a conduits, mais ils ne sont guère en rapport avec la fertilité du sol et son heureuse situation. Ce qui donne un charme tout particulier à ce plateau, ce sont les nombreuses collines qui s'y croisent de tous côtés et dont la plupart s'élèvent librement sans se relier les unes aux autres. L'eau non plus ne manque pas, et, si l'on ne rencontre pas de grand fleuve, on y trouve cependant une quantité innombrable de petites rivières et de petits étangs. Il y a environ quarante ans, tout le plateau d'Émir était encore couvert de bois ; mais aujourd'hui, dans un rayon de près de trente milles anglais, il est tellement dépouillé d'arbres qu'il n'y a que les riches qui se servent de bois comme combustible. Les pauvres ont recours à une espèce d'herbe de savane, dont les collines et les plaines sont abondamment couvertes, et qui produit une flamme très vive, mais naturellement de peu de durée. Heureusement, ces gens n'ont besoin de feu que pour préparer leurs repas. Ils peuvent se passer de chauffage, bien que dans les mois d'hiver le thermomètre descende jusqu'à trois ou quatre degrés, quelquefois même jusqu'à un degré Réaumur. Les maisons ont des murs d'argile assez épais et sont couvertes d'une herbe longue et serrée, de sorte que, malgré le froid du dehors, il fait toujours assez chaud dans l'intérieur. Les chemins étaient excellents ; aussi nos porteurs couraient-ils comme s'ils n'avaient rien à porter. Nous aperçûmes de loin Tananariva, la capitale du pays, située presque au milieu du plateau sur une des plus belles collines, et nous arrivâmes de bonne heure dans l'après-midi aux faubourgs qui entourent de toutes parts la ville proprement dite. Ces faubourgs étaient originairement des villages séparés qui, en s'agrandissant, ont fini par se réunir ensemble. La plupart des maisons y sont en terre ou en argile, tandis que celles qui se trouvent dans l'enceinte même de la ville doivent être construites en planches ou du moins en bambou. Je les trouvai généralement plus grandes et plus spacieuses que celles des villages, et aussi beaucoup plus propres et en meilleur état. Les toits sont très droits et très hauts, et ornés à leurs extrémités de longues perches. Je remarquai encore ici des maisons isolées ou par groupes de trois ou quatre, entourées de petits murs en terre qui n'ont d'autre but que de séparer les cours de celles des maisons voisines. Les rues et les places sont tout à fait irrégulières ; les maisons, au lieu d'être alignées, sont placées sans ordre, au pied ou sur les pentes de la colline. Le palais de la reine se trouve sur la pointe la plus élevée. Les faubourgs par lesquels nous arrivâmes me parurent, à ma grande surprise, très proprement tenus, et non seulement les rues et les places, mais aussi les cours des maisons. Il n'y avait que les ruelles étroites entre les murs de terre qui avaient quelquefois l'air un peu sale. Ce qui me surprit encore plus que cette propreté, ce fut le grand nombre de paratonnerres. Presque toutes les grandes maisons en étaient pourvues. Ils ont été introduits par M. Laborde, un Français qui vit déjà depuis de longues années à Tananariva et dont M. Marius me raconta pendant le voyage la vie aventureuse. Celles de mes lectrices qui seraient curieuses de faire connaissance avec cet homme remarquable pourront lire sa biographie dans le chapitre suivant. Il n'y a peut-être pas, à ce qu'on me dit, d'endroit où les orages soient plus terribles et où la foudre tombe plus souvent qu'à Tananariva. Tous les ans, près de trois cents personnes y sont foudroyées, et l'année dernière le nombre en monta jusqu'à quatre cents. Dans une maison, le même coup de foudre tua dix personnes. Ces violents orages ont lieu du milieu de mars à la fin d'avril. Cependant nous arrivâmes à la porte de la ville, devant laquelle nous trouvâmes un piquet de soldats qui croisèrent les armes et nous refusèrent l'entrée de la manière la plus polie. Il semble régner à cette cour l'usage de tout entourer d'une espèce de cérémonial despotique. Tout étranger qui veut aller à la capitale doit en demander la permission à la reine. Celle-ci, par conséquent, est informée longtemps d'avance du voyage. De plus, le voyageur est de nouveau obligé, à une ou deux journées de la ville, d'envoyer un messager pour s'informer auprès du sikidy du jour où il pourra faire son entrée. Et malgré cela il faut encore qu'il s'arrête aux portes de la ville, qu'il annonce son arrivée à la reine et qu'il lui demande la permission d'entrer. Quand la reine est de mauvaise humeur, elle laisse souvent le pauvre voyageur rester des heures entières sous un soleil brûlant, ou par le vent et la pluie, à attendre sa réponse. Nous fûmes assez favorisés pour obtenir au bout d'une demi-heure la permission d'entrer dans la ville. L'intérieur de la ville a à peu près le même aspect que les faubourgs, avec la seule différence que, suivant le règlement dont j'ai déjà parlé, les maisons y sont toutes construites en planches ou en bambou. Nous descendîmes chez M. Laborde, ami intime de M. Lambert et grand protecteur de tout Européen qui arrive à Tananariva. CHAPITRE XI M. Laborde. – Le prince Rakoto. – Traits de sa vie. – Le sambas-sambas. – Marie. – La revue au champ de Mars. – La noblesse de Madagascar. – Le pacte secret. – La société anglaise des missions et le missionnaire anglais W. Ellis. Voici en quelques mots l'histoire de notre hôte, M. Laborde. Il était né en France et fils d'un sellier aisé. Dans sa jeunesse, il servit plusieurs années dans un régiment de cavalerie ; mais, tourmenté par le désir de voir le monde, il fournit un remplaçant après la mort de son père et s'embarqua pour les Indes orientales. Il fonda à Bombay plusieurs fabriques pour la réparation des machines à vapeur et la confection des armes, établit une sellerie et fit de très bonnes affaires. Cependant son esprit mobile ne lui permettait pas de demeurer longtemps au même endroit. Il céda ses ateliers à un ami et partit en 1831 pour l'archipel Indien. Le vaisseau qui le portait, assailli par une tempête, échoua contre la côte de Madagascar. M. Laborde perdit par ce naufrage non seulement ses biens, mais sa liberté ; car, comme on sait, dans cette île hospitalière tous les naufragés deviennent esclaves. Il fut conduit avec quelques-uns de ses compagnons d'infortune à Tananariva pour y être vendu. Heureusement pour lui, la reine, informée qu'il savait fabriquer des armes et d'autres objets, le fit venir à sa cour et lui promit la liberté s'il s'engageait à la servir fidèlement pendant cinq ans. M. Laborde accepta l'offre, établit un atelier où il fabriqua toutes espèces d'armes, et jusqu'à de petits canons, de la poudre et autres objets. Malgré sa haine contre les Européens, la reine finit par lui accorder sa confiance, et elle fit même assez grand cas de lui pour le consulter dans plusieurs entreprises importantes, si bien qu'il parvint à l'empêcher de prononcer plus d'une sentence de mort. Ce n'est pas seulement auprès de la reine que M. Laborde jouit d'un très grand crédit, il est très bien vu de la noblesse et du peuple. Ses excellentes qualités l'ont fait aimer de tout le monde, et tous ceux qui réclament ses conseils ou ses secours sont sûrs qu'il ne les leur refusera jamais. Il leur prête aide et assistance et se fait leur médecin et leur confident. Les cinq ans que M. Laborde devait rester au service de la reine se transformèrent en dix années. Sa protectrice lui donna une maison avec des terres et des esclaves, et, comme il s'est marié avec une femme du pays qui lui a donné un fils, il est probable qu'il restera toujours à Madagascar, quoiqu'il soit déjà libre depuis longtemps et maître de quitter l'île s'il le voulait. Indépendamment de sa fabrique d'armes et de poudre, cet homme industrieux a aussi établi une verrerie, une fabrique d'indigo, une savonnerie, une fabrique de bougies et une distillerie de rhum. Il a appris aux habitants à planter la canne à sucre d'une manière régulière et a essayé avec succès la culture du blé et de la vigne. Il a aussi voulu doter l'île des fruits et des légumes de l'Europe, et la plupart ont parfaitement réussi ; mais malheureusement ses essais n'ont pas trouvé d'imitateurs. Les indigènes ont préféré vivre dans leur indolence habituelle et ne manger que du riz, accompagné, de temps en temps, d'un morceau de bœuf. Mais, si M. Laborde n'est pas parvenu à obtenir de ses tentatives tout le résultat qu'il s'en promettait, elles ont au moins servi à prouver combien ce beau pays est propre à la culture. Il était quatre heures de l'après-midi quand nous arrivâmes chez M. Laborde. Notre aimable hôte nous présenta aussitôt à deux Européens, les seuls qui demeurassent à Tananariva. C'étaient deux ecclésiastiques dont l'un restait déjà chez M. Laborde depuis deux ans et l'autre depuis sept mois. Le moment ne leur semblait pas opportun pour se présenter comme missionnaires, et ils cachaient cette qualité avec le plus grand soin. Il n'y avait que le prince et nous autres Européens qui fussions dans le secret. L'un passait pour un médecin, et l'autre pour le précepteur du fils de M. Laborde, revenu depuis deux ans de Paris, où son père l'avait envoyé faire son éducation. Un superbe banquet nous réunit bientôt après autour de la table, que je trouvai dressée et servie à l'européenne, avec cette particularité que toutes les assiettes et tous les plats étaient en argent massif ; les verres mêmes étaient remplacés par des coupes d'argent. Je dis en plaisantant à M. Laborde que je n'avais encore vu un pareil luxe à aucune table et que je ne me serais guère attendue à le trouver à Tananariva. Il me répondit que ce luxe existait déjà dans toutes les maisons riches (qui, il est vrai, n'étaient pas nombreuses) et qu'il l'avait introduit lui-même, non par prodigalité, mais au contraire par économie ; car la porcelaine aurait dû être renouvelée à tout instant, à cause de l'extrême habileté des esclaves à la mettre en très peu de temps en pièces, et serait revenue ainsi beaucoup plus cher. Notre joyeux repas était encore loin de finir ; on était au champagne et on commençait à porter des toasts quand un esclave vint nous annoncer l'arrivée du prince Rakoto. Nous nous levâmes aussitôt de table, mais nous n'eûmes pas le temps d'aller au-devant du prince. Dans son impatience de voir M. Lambert, il était venu sur les pas de l'esclave. Les deux hommes se tinrent longtemps embrassés, et aucun d'eux ne put trouver un mot pour exprimer sa joie. On voyait qu'ils éprouvaient réellement l'un pour l'autre une profonde amitié. Nous tous qui assistions à ce touchant spectacle, nous ne pûmes nous défendre d'une vive émotion. Le prince Rakoto, ou, pour l'appeler de son nom entier, Rakodond-Radama, est un jeune homme de vingt-sept ans. Je ne lui trouvai, contre mon attente, rien de désagréable. Sa taille est courte et ramassée. Sa figure et son teint ne répondent à aucune des quatre races qui habitent Madagascar. Il a tout à fait le type des Grecs de Moldavie. Ses cheveux noirs sont crépus, mais non cotonneux ; ses yeux foncés sont pleins de feu et de vie ; il a la bouche bien faite et les dents belles. Ses traits expriment une bonté si candide qu'on se sent de suite attiré vers lui. Il s'habille souvent à l'européenne. Ce prince est également aimé et estimé des grands et des petits, et, au dire de MM. Lambert et Laborde, il mérite entièrement cette estime et cet amour. Autant la reine sa mère est cruelle, autant le fils est bon ; autant elle aime à verser le sang, autant il en a une horreur invincible. Aussi tous les efforts du prince tendent-ils à empêcher le plus possible les exécutions sanglantes et à adoucir les châtiments rigoureux que la reine inflige à ses sujets. À toute heure, il est prêt à écouter les malheureux et à leur venir en aide ; il a défendu à ses esclaves de la manière la plus sévère de renvoyer qui que ce fût sous le prétexte qu'il dormait ou prenait son repas. Les gens qui le savent viennent souvent au milieu de la nuit éveiller le prince et implorer son secours pour des parents qui doivent être exécutés le lendemain de grand matin. S'il ne peut obtenir leur grâce de sa mère, il prend comme par hasard le même chemin au moment où les malheureux, liés avec des cordes, sont conduits au lieu du supplice, et il coupe leurs liens et les engage à fuir ou à rentrer tranquillement chez eux, selon qu'ils doivent courir plus ou moins de danger. Quand on rapporte ensuite à la reine la conduite tenue par son fils, elle ne fait pas la moindre observation. Seulement elle cherche à garder le plus secrètes possible les condamnations et à en hâter l'exécution. Le jugement et le supplice se succèdent si rapidement que, quand par hasard le prince est absent de la ville, le message lui arrive trop tard pour qu'il puisse intervenir. Il est étrange qu'avec cette différence complète de caractères la mère et le fils aient l'un pour l'autre la plus tendre affection. Le prince a le plus grand attachement pour la reine ; il cherche à excuser de toutes manières ses cruautés, et rien ne lui fait plus de peine que la pensée que sa mère pourrait ne pas être aimée. Le noble caractère du prince est d'autant plus digne d'admiration que, dès sa plus tendre enfance, il a toujours eu devant les yeux le mauvais exemple de sa mère et qu'on n'a rien fait pour son éducation. Sur cent cas semblables, quel fils n'eûton pas vu adopter les préjugés et les défauts de sa mère ! À part quelques mots d'anglais, on n'a rien cherché à lui apprendre. Tout ce qu'il est et tout ce qu'il sait, il le doit à luimême. Que n'aurait-on pas pu faire de ce prince si son esprit et son talent avaient été développés par une instruction solide ! J'eus souvent occasion de le voir et de l'observer ; car il ne se passait guère de jour qu'il ne visitât M. Lambert. Je n'ai remarqué en lui d'autres défauts que trop peu de fermeté et de confiance en lui-même, et la seule chose que je redoute, si jamais le pouvoir arrive en ses mains, c'est qu'il n'ait pas l'énergie nécessaire pour exécuter ses bonnes intentions. Je ne raconterai que quelques traits de sa vie qui feront mieux connaître sa noblesse d'âme. Il arrive souvent que la reine ordonne à des centaines de ses sujets d'exécuter, pour tel ou tel grand seigneur du pays, les travaux les plus rudes, comme par exemple d'abattre du bois de construction, de le traîner à trente milles de là, de tailler des pierres, sans que les gens aient le droit de réclamer la moindre indemnité. Quand le prince apprend cela, il se fait porter à l'endroit où ces malheureux travaillent, feint de les rencontrer par hasard et s'informe pour qui ils exécutent ces travaux ; puis il leur demande s'ils reçoivent la nourriture (naturellement il n'est jamais question de salaire) ; il lui est répondu d'ordinaire que non seulement ils ne reçoivent pas de nourriture, mais que souvent même ils ont épuisé les provisions qu'ils avaient apportées, et qu'ils sont réduits, pour apaiser leur faim, à chercher des racines et des herbes. Le prince donne aussitôt l'ordre de tuer, selon le nombre des ouvriers, un ou deux bœufs, et d'apporter et de distribuer plusieurs quintaux de riz, le tout aux frais du seigneur. Si le maître, étonné de cette conduite, vient trouver le prince pour s'en plaindre, celui-ci le renvoie avec cette réponse : « Il est de toute justice que vous nourrissiez celui qui travaille pour vous, et, si vous ne voulez pas le faire vous-même, je me ferai l'intendant de vos dépenses. » Il y a quelques années, un vaisseau périt sur la côte de Madagascar avec la plus grande partie de l'équipage. Cinq matelots échappés au naufrage furent, selon l'habitude, conduits à la capitale pour y être vendus comme esclaves. Le prince les rencontra dans une de ses excursions à environ une journée de Tananariva, et, remarquant qu'un des matelots n'avait pas de chaussure et suivait les autres avec peine en boitant, il quitta ses propres souliers pour les lui donner ; puis il prit soin de les faire tous bien traiter. M. Laborde acheta ces cinq matelots, les habilla, leur donna de l'argent pour leur voyage et des lettres de recommandation, et les aida à retourner dans leur pays. Le prince est rarement en état de pouvoir faire de pareilles largesses. Il n'a pas d'argent ou bien il n'en a que très peu ; toute sa richesse consiste en esclaves, en rizières et en bœufs que lui donne sa mère. Une autre fois, le prince vit un Européen amené à la capitale comme prisonnier par des Malgaches. Le malheureux était poussé et chassé à force de coups comme une bête ; il était si fatigué et si épuisé d'un long voyage et des mauvaises routes, qu'il avait de la peine à se traîner. Le prince reprocha aux gardes leur cruauté, descendit de son takon et invita le prisonnier à prendre sa place. Il trouva aussi l'occasion d'exercer sa générosité envers un de nos porteurs. Ce malheureux, fidèle aux habitudes de ses compatriotes, avait volé un bœuf dans le voisinage de la capitale et l'avait conduit à un des marchés pour l'y vendre. Il fut pris en flagrant délit et amené à la capitale. En pareil cas, la justice procède à Madagascar de la manière la plus expéditive ; le même jour, elle le condamna à mort, et le soir il devait être exécuté selon l'usage du pays, avec la sagaya. M. Laborde, l'ayant appris, envoya de tous côtés chercher le prince pour réclamer son assistance. Heureusement on le trouva encore à temps ; une demi-heure à peine avant l'exécution, il alla à la prison, ouvrit la porte au condamné et lui conseilla de fuir le plus tôt possible dans son pays. J'entendis citer beaucoup de traits semblables du prince, et il se passe peu de jours qu'il ne sauve la vie à quelque malheureux ou qu'il ne fasse du bien. Souvent il sacrifie son dernier écu et distribue toutes ses provisions de riz et de vivres, et il éprouve une double joie quand il peut venir en aide à un malheureux sans que celui-ci apprenne d'où lui vient le secours. Ce qui fera, mieux que ne pourrait le faire ma faible plume, l'éloge de cet homme généreux, ce sont les paroles suivantes que je lui ai entendu prononcer moi-même. Il me disait qu'il lui était indifférent que ce fût la France ou l'Angleterre, ou quelque autre nation, qui possédât l'île, pourvu que le peuple fût bien gouverné. Il ne demandait pour lui-même ni trône ni royauté ; il était tout prêt à renoncer par écrit à ses droits et à vivre en simple particulier s'il pouvait assurer par là le bien de son pays. Je dois avouer que ces paroles me touchèrent profondément et m'inspirèrent pour le prince une estime que je n'ai encore éprouvée que pour peu d'hommes. À mes yeux, un homme qui pense aussi noblement est plus grand que le plus puissant et le plus glorieux monarque de l'Europe. 31 mai. – Ce matin, la reine envoya un des dignitaires de l'État s'informer de notre santé et nous inviter à venir prendre le lendemain, à deux heures de l'après-midi, le sambas-sambas dans la maison de Mme Rasoaray. À cette occasion, elle envoya à M. Lambert, comme marque de sa haute bienveillance, un superbe bœuf gras, comme j'en ai peu vu, même en Europe, de très belles volailles de toute espèce et un panier d'œufs. Les présents de la reine ne se composent jamais d'autres objets, et d'ordinaire ils se bornent à de la volaille et à des œufs ; elle n'y joint des bœufs que lorsqu'elle veut accorder à quelqu'un une distinction toute particulière. Le sambas-sambas est un mets composé de riz et de petites tranches de bœuf grillées dans de la graisse. C'est une coutume du pays d'offrir de ce mets aux amis et aux parents qu'on reçoit en visite pendant le mois qui suit le nouvel an. Chacun en prend une bouchée entre les deux doigts, se lève de son siège, se tourne à gauche et à droite et dit : « Puisse la reine vivre encore mille ans ! » Puis il peut manger autant qu'il veut de ce mets ou n'y pas toucher, c'est indifférent. Cette cérémonie a à peu près la même signification que chez nous le compliment du nouvel an. Comme nous arrivions justement dans le premier mois de l'année, et que la reine voulait témoigner à M. Lambert les plus grands égards, elle l'invita à cette fête. Pour mon humble personne et les autres Européens, nous partageâmes le même honneur, comme amis de M. Lambert. Tous ces grands repas auxquels on invite des étrangers n'ont pas lieu dans le palais de la reine, mais chez Mme Rasoaray, qui est d'une très haute extraction et dont la grande et magnifique demeure se prête le mieux à ces réceptions. Manger dans le palais de la reine ou même en sa compagnie serait trop d'honneur pour un étranger. La condescendance de l'orgueilleuse souveraine ne va pas jusque-là. Je profitai de cette journée pour visiter la ville, dont je ne puis rien dire, si ce n'est qu'elle est très animée et excessivement étendue, surtout en y comprenant les faubourgs. On prétend qu'avec ses alentours elle contient cinquante mille maisons ou toits, comme on dit ici, et cent mille habitants. Cette donnée est sans doute fort exagérée ; mais le nombre des maisons est excessivement grand, par la simple raison que les maisons ellesmêmes sont très petites, chacune ne se composant guère que d'une ou deux pièces. La famille est-elle nombreuse, on construit deux ou trois autres maisons aussi petites à côté de la maison principale ; chez les gens tant soit peu aisés, la cuisine est également sous un toit à part, et les esclaves sont naturellement aussi répartis dans plusieurs maisonnettes. Néanmoins, je ne crois pas qu'il y ait à Tananariva plus de quinze mille ou, au maximum, plus de vingt mille maisons. M. Laborde, par exemple, possède neuf petites maisons, habitées par sept personnes libres et par environ trente esclaves. Le rapport entre le nombre des habitants et celui des maisons est donc de quatre à un. Mais M. Laborde est Européen et ne vit pas avec ses gens aussi à l'étroit que les indigènes. Chez ces derniers, on peut certainement compter six ou cinq personnes par maisonnette. 1er juin. – À deux heures de l'après-midi, nous nous rendîmes dans la maison de Mme Rasoaray. On nous conduisit dans une grande salle dont les murs étaient revêtus de tapisseries d'Europe, et le parquet couvert de belles nattes. Au milieu se trouvait une table servie avec une extrême élégance, dont aucun prince d'Europe n'aurait eu à rougir. Les autres arrangements étaient simples, mais pleins de goût. Une Anglaise, il est vrai, aurait été choquée de voir, dans la salle même où l'on prenait le repas, figurer deux lits très riches et ornés de beaux rideaux de soie. Comme je ne suis pas Anglaise, mais une bonne et simple Allemande, je n'en fus nullement scandalisée, et la vue des deux lits ne m'empêcha pas le moins du monde de manger tranquillement ma portion de riz et de viande. En dehors de ces mets, il n'y a rien à manger dans le sambas-sambas, et on ne vous sert d'autre boisson que de l'eau. J'admirai beaucoup deux vases en argent ciselé, placés sur la table, et mon admiration s'accrut au plus haut point quand j'appris qu'ils avaient été fabriqués par des orfèvres du pays. Ces vases auraient été trouvés beaux, même en Europe. Les indigènes sont, comme les Chinois, fort ingénieux à imiter, mais n'ont pas le moindre esprit d'invention. Parmi les hauts personnages invités avec nous à ce festin, plusieurs parlaient anglais ou français, mais la plupart parlaient anglais. La connaissance de cette langue vient encore du temps du roi Radama, sous le règne de qui des missionnaires anglais sont venus à Madagascar, et un certain nombre de jeunes gens ont été envoyés à Maurice ou en Angleterre pour y faire leur éducation. La cérémonie du sambas-sambas fut bientôt terminée, et nous retournâmes de bonne heure à la maison, où le soir nous fûmes surpris par une visite du prince Rakoto. Il vint, accompagné de la mère de son fils, pour me la présenter. Comme je l'ai déjà fait remarquer, le prince ne peut pas, d'après les lois du pays, épouser cette femme, qui est esclave, et son fils ne peut absolument pas prétendre au rang de son père. Cependant on leur donne à tous deux le titre d'altesse. Dans ce pays, il est vrai, les lois s'effacent devant le souverain. Elles dépendent tout à fait de son bon plaisir. Que le prince Rakoto arrive demain au trône, il pourra aussitôt changer les lois à sa guise, élever l'ancienne esclave au rang de reine, et faire de son fils un prince héréditaire. J'ai déjà parlé du caractère de cette femme. Pour ce qui est de sa beauté, il ne faut naturellement pas la regarder avec des yeux européens, ou bien il faut avoir vécu très longtemps chez ce peuple et s'être habitué à ses vilains traits pour trouver belles les femmes les moins vilaines. 2 juin. – Nous assistâmes aujourd'hui à une grande revue dans le champ de Mars, belle prairie qui s'étend au pied de la colline devant la ville. À Tananariva, il doit toujours y avoir de dix à douze mille hommes ; mais ce chiffre est probablement, comme le nombre des maisons, exagéré de moitié. Les troupes mises en mouvement à cette occasion ne dépassaient certainement pas quatre mille cinq cents à cinq mille hommes. Elles formaient un grand double carré au milieu duquel se tenaient les officiers et la musique. Cette revue a lieu tous les quinze jours, le troisième jour de chaque seconde semaine, pour examiner si les soldats appelés au service sont présents, s'ils sont bien portants, et si leurs uniformes et leurs armes sont en bon état. On fait l'appel des noms, et, quand il ne manque que peu d'hommes dans une compagnie, le capitaine en est quitte pour une réprimande ; mais, s'il en manque trop, il est puni sur place et reçoit une douzaine de coups ou davantage. Ce dernier cas se présente, dit-on, assez souvent, car, sur un si grand nombre de soldats, il y en a beaucoup dont le pays est à plusieurs journées de distance de la capitale et qui ne trouvent pas d'une revue à l'autre le temps d'y aller, de cultiver leur champ, de se munir de provisions et de revenir. Il n'y a pas d'exercices militaires, et la guerre, m'a-t-on dit, se fait sans aucune tactique arrêtée et à peu près comme chez les peuples tout à fait sauvages. Quand une troupe se croit perdue, la subordination cesse aussitôt, et les hommes se mettent à fuir de tous côtés. Le sort des soldats malades et blessés est terrible, non seulement quand ils sont en fuite, car alors naturellement personne ne s'occupe d'eux, mais même pendant les marches ordinaires. Leurs camarades sont, il est vrai, obligés de prendre soin d'eux, de les porter et de les nourrir. Mais comment demander cela à des gens manquant de tout, épuisés eux-mêmes par la faim et par des fatigues de tout genre et tellement affaiblis qu'ils ont déjà de la peine à traîner leur personne et leurs armes. Il n'arrive que trop souvent qu'on cherche à se débarrasser de force de ces pauvres malheureux. On ne les tue pas précisément, ce qui, dans ces circonstances, serait un bienfait pour eux, mais on les traîne par terre sans leur donner de nourriture ni même de l'eau d'une source voisine, et, quand ils n'offrent plus signe de vie, on les laisse couchés le long de la route sans examiner s'ils sont vraiment morts. C'est incroyable ce qu'il périt de monde dans les marches. Dans la dernière guerre, par exemple, que la reine a faite il y a deux ans contre les Seklaves, sur dix mille hommes entrés en campagne, plus de la moitié succomba pendant la marche, faute de nourriture ; beaucoup s'enfuirent, et, en arrivant sur le théâtre de la guerre, l'armée ne comptait guère plus de trois mille hommes. Les prisonniers sont bien mieux traités. On en prend soin, parce qu'on tire un profit de leur vente. Même esclaves, ils sont bien moins malheureux que les soldats ou les paysans. Leurs maîtres les habillent, les nourrissent et les logent ; ils ne sont pas non plus surchargés de travail, car le propriétaire s'exposerait à voir son esclave s'enfuir, et on rattrape rarement un esclave fugitif, dans un pays où il n'y a pas de police. Le maître peut, il est vrai, comme je l'ai déjà dit, punir de mort son esclave, sans que le gouvernement s'en inquiète, mais son intérêt l'empêche de le faire. Beaucoup d'esclaves payent à leurs maî- tres une petite redevance en argent et vivent en hommes libres ; quelques-uns ont eux-mêmes des esclaves qu'ils font à leur tour travailler pour eux. Après la revue, le corps d'officiers passa, musique en tête, devant notre maison, pour saluer M. Lambert. Les officiers étaient, comme ceux de Tamatavé, habillés en grande partie à l'européenne et n'avaient pas l'air moins comique ni moins ridicule : l'un avait un frac dont les basques lui descendaient jusqu'au talon ; un autre avait un habit de cambrésine à fleurs ; un troisième portait une jaquette d'un rouge à moitié passé qui pouvait avoir servi autrefois à un soldat de la marine anglaise. La coiffure était aussi variée et aussi bien choisie. Il y avait des chapeaux de paille et de castor de toutes grandeurs et de toutes couleurs, ainsi que des bonnets et des casquettes de formes inouïes. Les généraux portaient, comme ceux d'Europe, des chapeaux à cornes et étaient à cheval. La hiérarchie des grades est tout à fait calquée sur celle d'Europe ; il y a treize degrés, depuis le simple soldat jusqu'au maréchal de camp. Je fus également assez heureuse pour rencontrer à Madagascar les titres de noblesse d'Europe : les barons, les comtes et les princes y fourmillaient comme dans les cours d'Allemagne. Toute la population de Madagascar est divisée en onze castes. La onzième caste ne comprend que les personnes régnantes ; les descendants de la famille royale appartiennent à la dixième. Dans cette caste seule, les frères et les sœurs peuvent se marier entre eux, probablement pour empêcher qu'il n'y ait trop de descendants du sang royal. Les six autres castes, depuis la neuvième jusqu'à la quatrième inclusivement, sont composées de la grande et basse noblesse. La troisième caste renferme le peuple ; la seconde, les esclaves blancs, parmi lesquels on comprend tous les hommes qui, autrefois libres, ont été vendus comme prisonniers de guerre ou en châtiment de leurs crimes ; enfin, la première caste est formée par les esclaves noirs, c'està-dire par ceux qui sont nés esclaves. Un noble peut choisir une femme dans sa propre caste, dans les deux castes inférieures, mais jamais dans une caste supérieure à la sienne. Dans aucun cas il ne peut se marier avec une esclave, et la loi ne permet pas même une liaison d'amour entre un noble et une esclave (sous ce rapport, Madagascar pourrait servir de modèle aux pays gouvernés par les blancs, où l'esclavage est introduit). Cette loi était autrefois observée très rigoureusement, et, quand on découvrait une liaison de cette nature, le noble était vendu, la femme esclave mise à mort. Si une dame noble entretenait une liaison avec un esclave, ils étaient mis à mort tous les deux. Cependant, de nos jours, cette rigueur s'est bien adoucie. S'il n'en était pas ainsi, avec la corruption générale de mœurs qui règne dans le pays, la majeure partie des hauts dignitaires et des nobles devrait être exécutée ; et que deviendrait alors la cour ? Mais cette loi produit toujours quelque bien ; car, quand un noble a à craindre que sa liaison avec une esclave ne soit découverte, il faut qu'il lui rende la liberté pour échapper au châtiment. Comme la polygamie est établie dans le pays, tout individu peut prendre autant de femmes qu'il veut ; chez les nobles, il n'y a cependant qu'un nombre restreint des femmes qui puisse prétendre au titre d'épouse légitime, et la première femme a toujours des prérogatives sur les autres. Elle demeure seule dans la maison de son mari, elle a droit à plus d'égards, et ses enfants ont aussi le pas sur ceux des autres femmes. Celles-ci demeurent chacune isolément dans des maisonnettes particulières, comme des femmes d'un rang inférieur. Le roi peut prendre douze épouses légitimes, mais il faut qu'il les choisisse toutes dans les premières familles du pays. La reine, ainsi que sa sœur et ses filles, ont le droit de renvoyer leurs maris et d'en prendre de nouveaux toutes les fois qu'il leur plaît. Nous avions fini de déjeuner et je m'étais retirée dans ma petite chambre, quand M. Lambert vint m'annoncer que la reine nous faisait mander pour la présentation ou l'audience. D'ordinaire, cet honneur n'est accordé aux étrangers que huit ou dix jours après leur arrivée. Mais la reine paraissait vouloir ac- corder à M. Lambert une distinction plus grande qu'à tous les Européens qui avaient jusqu'ici visité sa cour, et nous eûmes ainsi, dès le quatrième jour, le bonheur d'être admis devant sa haute personne. Tous ces honneurs et toutes ces distinctions surprirent beaucoup M. Lambert. Déjà, à Madagascar, il m'avait dit qu'il avait à la cour beaucoup d'amis, mais aussi quelques ennemis très dangereux qui pourraient bien avoir profité de son absence pour le calomnier aussi bien auprès de la reine qu'auprès du prince Rakoto. Mais ce que M. Lambert ne m'avait pas confié alors et qu'il ne m'avoua qu'ici, c'est qu'on avait aussi tenté d'un autre côté de prévenir la reine contre lui, et qu'il devait s'attendre à être sinon mal reçu, du moins accueilli avec quelque méfiance. À cette occasion, je commençai à pénétrer les véritables projets de M. Lambert, et ces projets, je l'avoue, n'étaient guère faits pour inspirer à la reine une inclination particulière pour lui. Quand M. Lambert vint pour la première fois, en 1855, à Tananariva, et qu'il vit la cruauté inouïe avec laquelle la reine gouvernait ses États, il conçut le désir de délivrer le malheureux pays de cette tyrannie. Il réussit à gagner l'amitié du prince Rakoto, profondément affligé aussi de la misère de son peuple et qui avait déjà dit alors à M. Lambert qu'il lui importait peu qui régnât sur son peuple, pourvu que celui-ci fût bien et sagement gouverné. Ces deux hommes s'entendirent bientôt. M. Lambert conclut un pacte avec le prince Rakoto et se proposa de réclamer l'appui du gouvernement français ou anglais. En 1856, il alla à Paris, dépeignit à l'empereur, dans une audience particulière, l'horrible misère du peuple de Madagascar, et chercha à exciter sa pitié pour ce malheureux pays. Mais, quand on n'a d'autre intérêt à invoquer que la philanthropie, il est difficile de s'assurer l'assistance d'un gouvernement européen. L'audience demeura sans résultat, aussi bien que celle que M. Lambert obtint la même année, à Londres, du premier ministre, lord Clarendon, et, au lieu des avantages qu'il espérait de ces démarches, M. Lambert vit seulement s'accroître pour lui les obstacles et les difficultés. La Compagnie de la mission anglaise apprit tout ce que M. Lambert avait fait relativement à Madagascar. Elle craignit que la France, en prenant possession de l'île, n'y voulût tolérer que la religion catholique, malheur naturellement beaucoup plus grand pour les habitants que celui d'être gouvernés par une femme aussi cruelle que la reine Ranavola, qui se joue de la vie des hommes. La Compagnie prit donc la noble résolution de tout faire pour entraver M. Lambert, et elle envoya aussitôt à Tananariva un de ses élus, le missionnaire William Ellis, pour communiquer à la reine ce que M. Lambert avait entrepris contre elle. M. William Ellis prouva malheureusement, en cette occasion, que les missionnaires anglais, quand il s'agit d'arriver à leurs fins, s'entendent parfaitement à fausser la vérité et à se servir d'artifices jésuitiques. Tout le voyage de M. Ellis, comme le verront mes lecteurs, ne fut qu'un tissu de faussetés (pour ne pas dire de mensonges) et d'histoires faites à plaisir. À Maurice, où M. Ellis toucha en allant à Madagascar, il raconta que la reine Ranavola l'avait appelé à Tananariva (première fausseté). Arrivé à Tananariva, il dit à la reine qu'il avait été envoyé auprès d'elle par le gouvernement anglais (seconde fausseté), pour l'assurer que l'Angleterre n'avait pas de plus grand désir que de conserver toujours avec Madagascar les mêmes rapports d'amitié que sous George IV. Il fit part ensuite à la reine de tout ce que M. Lambert avait entrepris en France et en Angleterre contre elle, et le lui dépeignit comme un homme très dangereux et un espion du gouvernement français, et lui soutint qu'il viendrait très prochainement avec des troupes françaises (troisième fausseté), pour détrôner la reine et mettre son fils à sa place. Si ces divers mensonges avaient encore eu un noble but, on pourrait les excuser par le principe également jésuitique : « La fin justifie les moyens. » Mais il s'agissait, au contraire, d'une entreprise tendant au bien de tout un peuple, d'une œuvre philanthropique vraiment chrétienne, que ces mensonges devaient entraver et rendre peut-être entièrement impossible. Une société de missionnaires devrait mieux connaître l'amour du prochain, ne pas oublier à ce point les commandements de la religion et songer qu'elle n'a pas à s'occuper de politique. La profession de missionnaire est la plus belle qui puisse exister. Il y en a peu qui offrent autant l'occasion de faire du bien, mais malheureusement la plupart des missionnaires s'occupent plus des intérêts du monde que de l'amélioration des hommes, et, au lieu d'enseigner et de pratiquer la douceur et la tolérance, ils ne prêchent rien tant à leurs disciples que de haïr toutes les autres sectes, de les mépriser et, s'ils le peuvent, de les persécuter. (Je renvoie mes lecteurs à tout ce que j'ai dit dans mes précédents écrits sur les missionnaires, particulièrement sur ceux de l'Angleterre et de l'Amérique du Nord.) C'est ainsi que M. Ellis, au lieu d'arriver à Tananariva avec la branche d'olivier, y vint avec le glaive. Il trahit et calomnia M. Lambert auprès de la reine, et il fit au prince Rakoto un long sermon sur son crime inouï de vouloir se révolter contre sa mère. Il dit au prince que la cour anglaise en l'apprenant en avait été si affligée, qu'elle avait pris le deuil (quatrième fausseté extrêmement ridicule). Le prince poussa la condescendance jusqu'à s'excuser auprès de cet homme et lui dit que, s'il ne cherchait à écarter sa mère du trône que pour s'y élever, on aurait parfaitement raison de lui faire des reproches, mais que ce n'était pas du tout son intention, et qu'il n'avait d'autre désir que d'ôter à la reine le pouvoir de commettre des cruautés, lui accordant volontiers tout le reste et ne demandant absolument rien pour lui-même. Aussi bien à Tananariva qu'à Maurice, M. Ellis raconta que M. Lambert avait frauduleusement arraché au prince la signature du contrat (cinquième fausseté) ; que le prince n'était nullement disposé à conclure un traité particulier avec M. Lambert ; que ce dernier l'avait invité à un grand banquet, qu'il l'y avait enivré, et que c'est dans cet état qu'il l'avait amené à signer ; enfin que le prince, informé le lendemain de tous ces artifices, avait été tellement irrité contre M. Lambert, qu'il l'avait banni pour toujours de sa présence. À cette fiction poétique, M. Ellis ajouta encore, à Maurice, qu'il ne conseillerait pas à M. Lambert de jamais retourner à Madagascar : car il aurait tout à redouter du ressentiment de la reine et de celui du prince Rakoto. À Tananariva, le prince me raconta lui-même l'histoire de la signature du traité. Il me le fit lire et m'assura que l'histoire de l'enivrement était inventée, que c'était avec pleine conscience de ce qu'il faisait qu'il avait signé, et qu'il ne se repentait nullement de cette démarche. J'aurais voulu que M. Ellis eût pu voir avec quelle amertume et avec quel mépris le prince, en cette occasion, avait parlé de lui. Il reste encore une sixième et dernière fausseté que le missionnaire rapporta avec lui de Madagascar à Maurice, et que je dois démentir. Il se vanta partout de la bonne réception qu'il avait trouvée à Tananariva et de la grande faveur dont il avait joui auprès de la reine et du prince. Cette faveur avait été si grande qu'après un séjour d'un mois à peine il avait été chassé de Tananariva. Il demanda la permission d'y rester plus longtemps, en donnant pour raison que la saison des fièvres n'était pas passée, mais qu'elles régnaient au contraire encore avec beaucoup de violence dans le bas pays ; qu'il avait femme et enfants, que la reine devait avoir égard à cela et ne pas le mettre en péril de mort. Mais tout fut inutile, il dut quitter Tananariva. La reine était excessivement irritée contre lui, parce qu'il avait distribué plusieurs bibles ; et le prince Rakoto, parce qu'il avait calomnié M. Lambert. Mais en voilà assez sur ces intrigues et ces faussetés, qui ne font honneur ni à M. Ellis ni à la Société des missionnaires anglais. CHAPITRE XII Présentation à la cour. – Le manasina. – Le palais de la reine. – Les Hovas. – Atrocités du gouvernement de la reine. – Exécutions. – Le tangouin. – Persécution des chrétiens. – Un voyage de la reine. – Haine contre les Européens. – Tombeau du taureau. Notre présentation à la cour, comme nous l'avons dit plus haut, eut lieu le 2 juin. Vers quatre heures de l'après-midi, nous nous fîmes porter au palais, au-dessus de la porte d'entrée duquel plane un grand aigle doré aux ailes déployées. Conformément à l'étiquette, nous dûmes passer le seuil d'abord du pied droit ; nous passâmes de même une seconde porte qui conduisait à une grande cour devant le palais. Là, nous vîmes la reine assise sur le balcon du premier étage. On nous fit ranger en ligne dans la cour en face d'elle. Sous le balcon il y avait des soldats qui faisaient quelques exercices, dont le dernier était excessivement comique ; il consistait à lever brusquement le pied droit comme s'ils avaient été piqués de la tarentule. La reine, selon l'usage du pays, était enveloppée d'un large simbou de soie, et, comme coiffure, elle portait une énorme couronne d'or. Quoiqu'elle fût assise à l'ombre, on n'en tenait pas moins déployé au-dessus de sa tête un très grand parasol en soie cramoisie, qui fait partie de la pompe royale. D'un teint assez foncé, d'une forte complexion, elle est, malgré ses soixantequinze ans, pour le malheur du pauvre pays, encore robuste et alerte. Autrefois elle était, dit-on, très adonnée à la boisson ; mais elle a déjà renoncé depuis longtemps à ce vice. À la droite de la reine était son fils, le prince Rakoto ; à sa gauche son fils adoptif, le prince Ramboasalama ; derrière elle se tenaient debout ou assis quelques neveux, nièces et autres parents des deux sexes, ainsi que plusieurs grands du royaume. Le ministre qui nous avait conduits au palais adressa à la reine un assez bref discours, après lequel nous dûmes nous incliner trois fois et prononcer ces mots : « Esaratsara tombokoë, » ce qui signifie : « Nous te saluons de notre mieux ; » elle répondit : « Esaratsara, » ce qui veut dire : « C'est très bien. » Nous nous tournâmes ensuite à gauche, pour faire les mêmes trois révérences au tombeau du roi Radama, placé de côté à quelques pas de là, puis nous retournâmes à notre ancienne place devant le balcon et fîmes de nouveau trois révérences. M. Lambert, à cette occasion, leva en l'air une pièce d'or de cinquante francs et la mit dans la main du ministre qui nous accompagnait. Ce don, que doit offrir tout étranger présenté pour la première fois à la cour, s'appelle manasina. Il n'est pas nécessaire que ce soit une pièce de cinquante francs : la reine se contente même d'un écu d'Espagne ou d'une pièce de cinq francs. Du reste, M. Lambert avait déjà donné une pièce de cinquante francs à l'occasion du sambas-sambas. Après la remise de la pièce d'or, la reine demanda à M. Lambert s'il avait quelque chose à lui dire ou quelque souhait à formuler. Il répondit que non. Sa Majesté daigna aussi s'adresser à moi et me demander si je me portais bien et si je n'avais pas été atteinte de la fièvre. L'étranger même n'échappe que très rarement dans la belle saison à la fièvre intermittente. Dès le second jour après notre arrivée à Tananariva, M. Lambert eut un léger accès, et dans la suite elle nous éprouva tous deux bien rudement. Après avoir répondu à la question de la reine, nous restâmes encore quelques minutes à nous regarder les uns les autres, puis les salutations et les révérences recommencèrent. Nous dûmes aussi prendre congé du tombeau de Radama, et en sortant on nous rappela de nouveau de ne pas passer le seuil d'abord du pied gauche. C'est de cette manière que la fière reine de Madagascar donne audience aux étrangers ; elle se croit beaucoup trop grande et trop élevée pour les admettre dès la première fois en sa présence immédiate. Quand on a le bonheur de lui plaire particulièrement, on est introduit dans le palais, mais jamais dès la première audience. Le palais de la reine est un grand édifice en bois, composé d'un rez-de-chaussée et de deux étages avec une toiture très élevée. Chaque étage est garni de larges galeries. Tout l'édifice est entouré de colonnes en bois, de vingt-six mètres de haut, sur lesquelles repose le toit qui s'élève encore à plus de treize mètres, et dont le centre est appuyé sur une colonne de trente-neuf mètres d'élévation. Toutes ces colonnes, sans en excepter celle du centre, sont d'un seul morceau, et quand on songe que les forêts dans lesquelles il y a des arbres assez gros pour fournir de pareilles colonnes sont éloignées de cinquante à soixante milles anglais de la ville ; que les routes, loin d'être frayées, sont presque impraticables, et que le tout, amené sans l'assistance de bêtes de somme ou de machines, a été travaillé et mis en place avec les outils les plus simples, on doit considérer l'érection de ce palais comme une œuvre gigantesque, digne d'être assimilée aux sept merveilles du monde. Le transport de la plus haute colonne seule a occupé 5 000 hommes, et l'érection a duré douze jours. Tous ces travaux ont été exécutés par le peuple comme corvées, sans qu'il reçût ni salaire ni nourriture. On prétend que, pendant la construction du palais, 15 000 hommes ont succombé à la peine et aux privations ; mais cela inquiète fort peu la reine, et la moitié de la population peut périr, pourvu que ses ordres suprêmes s'accomplissent. Devant l'édifice principal, on a laissé la place d'une vaste belle cour, autour de laquelle s'élèvent plusieurs jolies constructions, toutes également en bois. Le principal édifice n'est pas habité : il ne renferme que les grands appartements d'apparat : les appartements de la reine se trouvent dans un des bâtiments latéraux, qui se relie au palais par une galerie. Au principal édifice se rattache, du côté gauche, le palais d'argent, ainsi appelé parce que toutes les arêtes des voûtes, ainsi que tous les encadrements des portes et des fenêtres sont garnis d'innombrables petites clochettes d'argent. Ce palais est la résidence du prince Rakoto, qui ne l'habite cependant que très rarement. À côté du palais d'argent est le tombeau du roi Radama, une toute petite maison en bois sans fenêtres, mais à qui l'absence même de fenêtres et le piédestal sur lequel elle repose donnent l'aspect d'un monument. Il règne à Madagascar le singulier usage que, quand un roi meurt, on met dans sa tombe tout ce qu'il possède d'or, d'argenterie et d'objets précieux. L'héritier peut, il est vrai, en cas de besoin, enlever le trésor, et, autant que j'ai pu savoir, c'est ce qui arrive toujours. Le trésor de Radama n'est évalué qu'à 50 000 piastres, tandis que celui de son père était de 1 million. Le trésor ou la fortune de la reine actuelle monte, à ce qu'on m'a dit, à 5 ou 600 000 écus, et ses revenus annuels sont de 30 ou 40 000 écus. Elle peut joindre cette dernière somme à son trésor sans presque en rien retrancher, n'ayant de dépense à faire ni pour sa personne ni pour son gouvernement ; car, pour ce qui est du gouvernement, le peuple remplit toutes les fonctions gratuitement et est chargé de pourvoir à toutes les dépenses de l'État ; et, pour ce qui est de la personne royale, elle est propriétaire du pays et possède une multitude d'esclaves qui doivent fournir à tous les besoins de sa maison. Les habits même qu'elle porte sont en grande partie fabriqués avec des produits du pays et par les mains de ses esclaves. Il y a à Tananariva des indigènes qui ont plus de 100 000 écus de fortune, mais ils cachent leur fortune ; car si la reine venait à avoir connaissance d'un tel trésor, il pourrait facilement lui prendre fantaisie de se l'approprier. On évalue tout au plus à 3 millions d'écus tout l'or qui se trouve dans l'île. Je n'envie pas à la reine son trésor ; mais le plus grand bonheur qui puisse arriver à la population de Madagascar, c'est que ce trésor soit enseveli le plus tôt possible avec la haute personne de Sa Majesté. Elle est incontestablement une des femmes les plus altières et les plus cruelles de toute la terre, et son histoire n'est qu'un tissu d'horreurs et de scènes sanglantes. En moyenne, il périt à Madagascar, tous les ans, de 20 à 30 000 personnes, soit par les exécutions et les empoisonnements, soit par les corvées et par les guerres. Si ce gouvernement dure encore longtemps, la belle île se prouvera bientôt tout à fait dépeuplée ; déjà aujourd'hui la population est de moitié moins nombreuse qu'elle ne l'était du temps du roi Radama, et des milliers de villages ont déjà disparu sans laisser la moindre trace de leur existence. Les exécutions et les massacres ont souvent lieu en grand et frappent particulièrement les Seklaves, qui paraissent être surtout odieux à la reine ; mais elle ne traite guère plus doucement les Malgaches et les autres nations, et la seule race qui trouve en quelque sorte grâce à ses yeux est, comme nous l'avons déjà dit, celle des Hovas, dont elle est elle-même issue. Autrefois, les Hovas étaient de tous les peuples de Madagascar le plus méprisé et le plus abhorré ; on les traitait à peu près comme les parias dans l'Inde. Ce n'est que sous le roi Radama, et surtout sous la reine actuelle, que ce peuple s'est distingué et a su conquérir la première place par sa bravoure, son intelligence et son ambition. Mais malheureusement son caractère n'en est pas devenu plus noble, et ses vices l'emportent de beaucoup sur ses vertus ; comme disait M. Laborde, le Hova réunit les vices de tous les divers peuples de l'île. Le mensonge, la fourberie et la dissimulation ne sont pas seulement chez lui des vices dominants, mais encore tellement estimés, qu'il cherche à les inculquer le plus tôt possible à ses enfants. Les Hovas vivent entre eux dans une méfiance perpétuelle, et ils regardent l'amitié comme une chose impossible. Pour la finesse et la ruse, ils y excellent d'une manière incroyable et ils pourraient en montrer au plus habile diplomate de l'Europe. Les Hovas sont d'origine malaise et, sans contredit, moins laids que les autres peuples de Madagascar ; leurs traits tiennent moins du type nègre et sont mieux formés que ceux des Malais de Java et de l'archipel Indien ; ils ont le corps plus grand et plus fort. Leur peau offre toutes les nuances depuis le jaune olivâtre jusqu'au rouge brun foncé. Plusieurs ont le teint très clair ; mais j'en remarquai aussi beaucoup, surtout parmi les soldats, dont la peau tire tellement sur le rouge que je les aurais plutôt pris pour des Peaux-Rouges que les Indiens de l'Amérique du Nord à qui l'on a donné ce nom. Ils ont les yeux et les cheveux noirs, et des derniers longs, crépus et cotonneux. Les Hovas, le peuple favori de la reine, sont gouvernés également d'une main de fer, et, s'ils ne sont pas exécutés par centaines et par milliers comme les hommes des autres nations, ils sont pourtant aussi mis à mort pour les moindres délits. « Du sang, toujours du sang ! » est la devise de la reine Ranavola, et cette méchante femme croit avoir perdu sa journée si elle n'a pas signé au moins une demi-douzaine de sentences de mort. Pour mieux faire connaître la reine dont la Société des missions anglaises a, par charité, si chaudement épousé les intérêts, que le missionnaire Ellis a osé défendre et qu'il a cherché à maintenir sur le trône, je citerai quelques-unes des nombreuses atrocités que ce malheureux pays a subies par son ordre et dont la première seule suffirait pour rendre à jamais odieux le nom de Ranavola. En 1831, à une époque où la discipline introduite dans l'armée par le roi Radama n'était pas encore tout à fait oubliée, la reine soumit une grande partie de la côte orientale, dont la principale population se compose de Seklaves. Elle ordonna à tous les hommes du pays conquis de venir lui rendre hommage. Quand tous ces malheureux, au nombre de vingtcinq mille, furent assemblés, on leur enjoignit de déposer leurs armes. Puis on les conduisit sur une grande place qu'on fit entourer de soldats. On les força de s'agenouiller en signe de soumission. À peine eurent-ils fait ce qu'on leur demandait, que les soldats se précipitèrent sur ces malheureux et les massacrèrent tous. Quant aux femmes et aux enfants de ces pauvres victimes, on les vendit comme esclaves. Tel est le sort réservé par la reine aux vaincus ; mais celui des sujets ne vaut guère mieux. Ainsi, en 1837, les ministres apprirent à la reine qu'il y avait parmi le peuple beaucoup de magiciens, de voleurs, de profanateurs de tombeaux et d'autres criminels. La reine décréta aussitôt un kabar (session judiciaire) de sept semaines, et fit publier en même temps qu'elle ferait grâce de la vie à tous ceux qui se dénonceraient eux-mêmes, tandis que tous ceux qui ne se déclareraient pas seraient punis de mort. Il y eut un nombre total de près de seize cents coupables ; environ quinze cents s'étaient livrés spontanément au tribunal ; quatre-vingt-seize avaient été dénoncés. De ces quatre-vingt-seize, quatorze furent brûlés et quatre-vingt-deux furent, les uns précipités par-dessus un haut rocher, situé dans la ville de Tananariva et qui a déjà coûté la vie à des milliers d'hommes, les autres jetés dans une fosse et couverts d'eau bouillante, d'autres enfin exécutés avec la lance ou empoisonnés. Quelques-uns furent décapités ; à plusieurs, on coupa les membres les uns après autres ; mais on réserva au dernier la mort la plus affreuse. Il fut mis dans une natte sans qu'on lui laissât de libre que la tête, et son corps fut livré tout vivant à la pourriture. Ceux qui s'étaient dénoncés eux-mêmes échappèrent, selon la promesse royale, au supplice ; mais ils furent traités encore plus cruellement que ceux qui avaient été condamnés à mort. La reine déclara qu'il serait trop dangereux de rendre la liberté à un aussi grand nombre de criminels, et qu'il fallait en tout cas leur ôter au moins les moyens de nuire. Elle leur fit river de lourds fers autour du cou et des poignets et fit attacher ensemble par quatre ou cinq ces malheureux avec de grosses barres de fer de cinquante centimètres de longueur. Après cette opération, on les laissa libres d'aller où bon leur semblait ; seulement il y avait partout des surveillants chargés de veiller sévèrement à ce qu'aucun ne limât ses fers. Si un homme du groupe venait à mourir, il fallait lui couper la tête, pour pouvoir délivrer le corps du fer qu'il avait au cou, et les fers du mort restaient à la charge des survivants ; de sorte que ceux-ci à la fin pouvaient à peine se traîner et périssaient misérablement sous le poids écrasant des fers. En 1855, quelques individus de la province Vonizonga eurent la malheureuse idée de prétendre qu'ils avaient trouvé le moyen d'attacher d'une manière invisible la main d'un voleur sur quelque objet qu'il l'appliquât, de sorte qu'il ne pouvait plus la dégager ni bouger de place. Quand la reine en entendit parler, elle ordonna de punir les gens sévèrement ; car, disait-elle, elle pourrait venir elle-même dans cette province et être tuée par de semblables sortilèges. Deux cents personnes furent arrêtées et condamnées au tangouin, dont cent quatre-vingts moururent. Le tangouin, ou empoisonnement, est très souvent infligé aux personnes de tout rang, au noble comme à l'esclave ; il suffît pour cela d'être accusé d'un crime. Tout individu peut se porter accusateur, et il n'a pas besoin de produire de preuve. La seule obligation qu'il ait à remplir, c'est de déposer vingt-huit écus et demi. On ne permet pas à l'accusé de se défendre ; il est obligé de se soumettre à l'épreuve du poison. S'il échappe à la mort, on lui donne un tiers de l'argent déposé, le second tiers appartient à la reine et le troisième est rendu à l'accusateur. Quand l'accusé meurt, on restitue l'argent à l'accusateur, parce qu'en ce cas l'accusation est reconnue vraie. L'empoisonnement se fait de la manière suivante : le poison est tiré du noyau d'un fruit qui a la grosseur d'une pêche et vient sur l'arbre tanguinia veneniflora. Le condamné est prévenu par le lampi-tanguine (c'est ainsi que s'appelle l'homme chargé d'administrer le poison) du jour où il aura à se présenter pour l'épreuve. Quarante-huit heures avant le jour fixé, il ne lui est permis que de prendre très peu de nourriture, et dans les dernières vingt-quatre heures on ne lui en accorde plus du tout. Les parents l'accompagnent chez l'empoisonneur, où il est forcé de se déshabiller et de jurer qu'il n'a eu recours à aucun sortilège. Le lampi-tanguine ratisse alors, à l'aide d'un couteau, autant de poudre du noyau qu'il croit nécessaire. Avant de faire prendre le poison à l'accusé, il lui demande s'il veut avouer son crime ; mais celui-ci s'en garde bien, car il n'en serait pas moins forcé de prendre le poison. Le lampi-tanguine met le poison sur trois petits morceaux de peau d'environ deux centimètres de long et coupés sur le dos d'une poule grasse, puis il les roule ensemble et les fait avaler à l'accusé. Autrefois, presque tous ceux à qui l'on faisait prendre ce poison mouraient au milieu des convulsions et des douleurs les plus atroces. Mais, depuis environ dix ans, il est permis à ceux qui n'ont pas été condamnés au tangouin par la reine même d'employer le remède suivant contre l'empoisonnement. Aussitôt que l'accusé a pris le poison, ses parents lui font boire de l'eau de riz en si grande quantité que souvent tout le corps enfle et qu'il survient de violents vomissements. L'empoisonné est-il assez heureux pour vomir, non seulement le poison, mais aussi les trois petites peaux entières et intactes, il est déclaré innocent, et ses parents le ramènent chez lui en triomphe avec des chants et des cris d'allégresse. Mais, si une des petites peaux ne sort pas ou bien si elle est endommagée, cela ne lui sauve point la vie, et il est tué avec la lance ou d'une autre manière. Un des nobles qui venaient souvent chez nous avait été condamné, il y a plusieurs années, à avaler le tangouin. Il vomit heureusement le poison et les trois petites peaux entières et intactes. Son frère courut en toute hâte chez la femme du noble lui annoncer cette bonne nouvelle, et la malheureuse en fut si saisie qu'elle tomba à terre sans connaissance. Tant de sentiment chez une femme de ce pays me parut bien extraordinaire, et j'eus de la peine à le croire. Mais j'appris alors que, si son mari avait succombé, on l'aurait traitée de sorcière, et probablement aussi condamnée au tangouin. La vive émotion qu'elle éprouva fut donc plutôt causée par la joie d'échapper elle-même à la mort que par celle de voir son mari sauvé. Pendant mon séjour à Tananariva, une femme perdit tout à coup plusieurs de ses enfants. On l'accusa d'avoir eu recours à des sortilèges pour les faire mourir, et on la condamna à prendre le tangouin. La mal- heureuse vomit le poison et deux des petites peaux ; mais, la troisième n'ayant pas reparu, elle fut tuée sans miséricorde. Comme nous l'avons fait remarquer plus haut, la reine, dès son avènement au trône, s'est appliquée de la manière la plus cruelle à étouffer le christianisme, introduit à Madagascar du temps du roi Radama. Cependant on dit qu'il y a encore dans l'île beaucoup de chrétiens, qui cachent naturellement autant que possible leur croyance. Malgré toutes les mesures de précaution employées, une petite société chrétienne n'en fut pas moins dénoncée à Tananariva il y a environ six ans. Tous ces malheureux ayant été arrêtés, on en brûla six (d'ordinaire on ne condamne au bûcher que les nobles, les officiers et les soldats) ; quatorze furent précipités par-dessus le rocher, et beaucoup d'autres périrent sous le bâton. Quant aux autres, les nobles furent dépouillés de leurs titres et de leurs dignités ; ceux qui n'étaient pas nobles furent vendus comme esclaves. Les bibles qu'on trouva furent brûlées publiquement sur la grande place du marché. Un des châtiments les moins sévères que la reine inflige à ses sujets est de les faire vendre comme esclaves. Les exemples suivants prouvent la prodigieuse facilité avec laquelle cette peine se pratique. Un jour, la reine avait fait fondre des écus d'Espagne et fabriquer avec ce métal des plats d'argent. Quand on les lui apporta, elle ne les trouva pas à son gré. Elle appela au palais les orfèvres et leur commanda de lui fournir un meilleur travail. Les bonnes gens firent de leur mieux et, pour leur malheur, réussirent à faire de plus beaux plats que la première fois. La reine en fut contente, les loua et en récompense fit vendre toute la corporation des orfèvres, même ceux qui n'avaient pas été chargés de l'ouvrage, et cela pour le motif qu'ils n'avaient pas fourni dès la première fois d'aussi beaux plats qu'ils pouvaient en faire. Une autre fois, beaucoup de personnes perdirent leur liberté à la suite d'un décès dans la famille royale. Quand un noble d'une caste quelconque meurt, la quatrième caste est obligée de le mettre dans le linceul et de descendre le corps dans la tombe. Mais, le mort ayant été en disgrâce et banni de la ville, la cour ne porta pas son deuil. Dans ces circonstances, les nobles de la quatrième caste craignirent de déplaire à la reine en rendant au mort les derniers honneurs, et ils abandonnèrent ce soin à des gens du peuple. Mais à peine la reine en fut-elle instruite qu'elle condamna toute la caste à une amende de quatre cents écus, et fit vendre comme esclaves cent vingt-six personnes, parmi lesquelles il y avait des femmes et des enfants. Souvent, tous les habitants d'un village tombent dans l'esclavage, rien que pour avoir mangé de la viande de bœuf volé. Le vol d'un bœuf est puni de mort ; mais, si le bœuf volé appartient à la reine, non seulement le voleur est exécuté, mais tous les gens qui ont mangé de ce bœuf sont vendus comme esclaves ; et, comme on ne se donne pas la peine d'examiner quel est le vrai coupable, la peine, comme nous l'avons dit, frappe tout le village dans lequel le bœuf a été vendu et tué. On n'épargne que l'enfant dans le sein de sa mère, parce qu'on suppose qu'un nourrisson ne mange pas de viande. C'est un crime non moins grand pour les sujets de devenir riches, et, aussitôt que leur richesse commence à être connue, elle leur attire les plus grandes persécutions. La reine apprendelle, par exemple, qu'un village a acquis un peu d'aisance en amassant du bétail, du riz et autres objets (on conçoit que chez des gens de la campagne il ne puisse être question d'argent), aussitôt elle impose aux malheureux habitants quelque corvée qu'ils ne peuvent pas accomplir, comme de transporter tant de bois ou de pierres ou d'autres objets dans un temps fixé et à un endroit déterminé. Mais la quantité d'objets demandés est si grande, et le temps assigné pour se les procurer si court, qu'avec la meilleure volonté et les plus grands efforts du monde les pauvres gens ne peuvent exécuter l'ordre. Ils sont donc condamnés à une amende de quelques centaines d'écus, et, comme ils ne les possèdent pas, ils sont obligés de vendre leur bétail, leur riz, leurs esclaves, et souvent de se vendre eux-mêmes. Quelques riches sont parfois rançonnés de la manière suivante : un Tsitialenga (c'est ainsi que s'appelle celui qui ne ment pas) se rend dans la maison de la victime choisie ; il y plante sa lance dans le sol, accuse le chef de la famille de quelque délit contre le gouvernement, de quelque injure proférée contre la reine, ou de quelque autre crime, arrête l'accusé et le conduit devant le juge. L'accusé perd-il son procès, tous ses biens sont confisqués ; le gagne-t-il, la moitié de sa fortune a dû être dépensée pour corrompre les juges et en frais de tous genres ; car Madagascar a beau être un pays à moitié sauvage, les juges y entendent aussi bien leurs affaires que beaucoup de leurs collègues des États civilisés de l'Europe. Cependant, comme les châtiments de tout genre, les exécutions et les empoisonnements ne font pas encore assez vite la besogne de la reine Ranavola, et que ses ressources en fait de cruautés sont inépuisables, elle a encore imaginé d'autres moyens pour décimer le peuple et pour le rendre plus misérable. Un de ces moyens employés de temps en temps par la reine est un voyage dans ses États. C'est ainsi que la reine s'est rendue en 1845 dans la province de Manerinerina, sous le prétexte d'une chasse aux buffles. Dans ce voyage, elle s'était fait accompagner de plus de cinquante mille personnes ; elle y avait invité tous les nobles et les officiers des pays environnants de Tananariva, et, pour donner plus d'éclat à la marche triomphale, chacun d'eux avait dû emmener ses serviteurs et ses esclaves. Dix mille soldats et à peu près autant de porteurs accompagnaient la reine ; douze mille hommes étaient toujours envoyés en avant pour élargir et réparer les routes. Les habitants des villages où la reine passait n'étaient pas non plus épargnés, et la moitié de chaque village était forcée de suivre le cortège avec femmes et enfants. Beaucoup d'hommes étaient encore envoyés en avant pour disposer le coucher de la reine, ce qui n'était pas une mince besogne, car il fallait entourer d'un haut retranchement les maisons ou tentes destinées à la famille royale, pour que Sa Majesté ne fût pas surprise la nuit par l'ennemi et enlevée à son peuple chéri. Comme dans un pareil voyage la noble et généreuse souveraine ne prend des précautions que pour son propre entretien, et qu'elle ne donne à ses compagnons que la permission de se nourrir des provisions que chacun apporte avec lui (si toutefois il en a les moyens), la famine n'éclate que trop tôt parmi les soldats, le peuple et les esclaves. Cela arriva aussi dans ce voyage, et, pendant les quatre mois qu'il dura, environ dix mille personnes, parmi lesquelles surtout beaucoup de femmes et d'enfants, succombèrent. La majeure partie des nobles même subit les plus dures privations ; car, là où il y avait encore un peu de riz, on le vendait à un prix si exorbitant qu'il n'y avait que les gens les plus haut placés et les plus riches qui fussent en état de le payer. Dans les premières années de son règne, quand la reine Ranavola ne se sentait peut-être pas encore assez solidement établie sur son trône pour exercer sa cruauté contre ses propres sujets, sa haine se dirigea surtout contre les descendants du roi Radama et contre les Européens. Pour ce qui est de ces derniers, elle délibérait souvent avec ses ministres et autres hauts dignitaires sur les moyens de tenir cette maudite race éloignée de son pays. Au dire de M. Laborde, on vit surgir à cette occasion les projets les plus ridicules et les plus absurdes. Un des illustres et sages conseillers énonça, entre autres, la lumineuse idée d'élever un très haut et très large mur dans la mer, tout autour de Madagascar, pour qu'aucun vaisseau ne pût approcher des ports de l'île. Un autre proposa à la reine de faire faire des ciseaux gigantesques et de les placer sur les routes qui, des différents ports, conduisent à la capitale. S'il venait quelque Européen, on n'aurait qu'à fermer les ciseaux au moment où il passerait dessous, et le téméraire se trouverait coupé en deux. Un troisième, non moins avisé, conseilla à la reine de faire inventer une machine avec une grande plaque en fer, contre laquelle les boulets ennemis rebondiraient, de manière à retomber sur les vaisseaux et à les embraser. Toutes ces propositions furent accueillies par Sa Majesté avec beaucoup d'éloges ; elles furent l'objet des délibérations de la haute assemblée pendant des journées et des semaines, mais malheureusement on ne put rien exécuter. Il faut que je mentionne encore une scène touchante que la société anglaise des missions ne manquera pas, si elle ne l'a fait déjà, d'interpréter en faveur de la reine Ranavola. La reine n'aime rien tant que les combats de taureaux, et ce noble amusement a souvent lieu dans la grande cour du palais. Parmi ses combattants à cornes, elle a plus d'un favori ; chaque jour elle s'informe de leur santé et en prend autant de soin que nos dames européennes de leurs petits chiens, et, ainsi que ces dernières, elle s'intéresse souvent beaucoup plus à son animal favori qu'à ses amis et à ses serviteurs. Un jour, un des taureaux qu'elle aimait le plus périt dans un combat. La pauvre reine fut inconsolable de cette perte. Jusqu'à ce jour, personne ne l'avait vue pleurer. Elle avait pourtant essuyé plus d'un malheur dans sa vie, car elle a perdu son père et sa mère, son mari, plusieurs enfants, des frères et des sœurs. Mais que sont-ils tous à côté de son taureau favori ? Elle pleura amèrement, et elle fut longtemps sans pouvoir se consoler. – La bête fut enterrée avec tous les honneurs appartenant à un grand du royaume ; on l'enveloppa de beaucoup de simbous, on la couvrit d'un grand drap blanc, et des maréchaux furent chargés de la porter au tombeau. Les maréchaux prouvèrent à cette occasion que la race des courtisans fleurit aussi à Madagascar. Ils se trouvèrent très honorés de cette distinction, et ils s'en vantent encore aujourd'hui. Deux grosses pierres furent posées sur la tombe en souvenir du mort bien-aimé, et on dit que la reine se souvient toujours de lui avec une profonde douleur. Ce tombeau est placé dans l'intérieur de la ville ; je l'ai vu moi-même, et j'ai songé aussi avec douleur non au taureau mort, mais au malheureux peuple qui languit sous l'oppression de cette reine sanguinaire, et au non moins malheureux esprit de secte qui a pu amener une société chrétienne à prendre la défense d'une telle femme. CHAPITRE XIII Dîner dans le pavillon de M. Laborde. – Les dames de Madagascar et les modes de Paris. – La conjuration. – Un rêve. – Le bal costumé. – La nuit agitée. – Concert à la cour. – Le palais d'argent. – Une excursion de la reine. Le 3, le 4 et le 5 juin, je fus très souffrante. Je reconnus les premiers symptômes de la fièvre maligne de Madagascar. Heureusement, il ne se passa dans l'intervalle rien d'intéressant. Le 6 juin, M. Laborde donna un grand dîner en l'honneur du prince Rakoto dans son pavillon situé au pied de la colline. Bien que le dîner ne fût annoncé que pour six heures, nous nous y fîmes porter dès trois heures. En route, nous passâmes dans la ville haute près d'un endroit où se trouvent braqués dixneuf grands canons de dix-huit, dont les bouches sont dirigées vers la ville basse, vers les faubourgs et vers la vallée. Ils viennent du temps du roi Radama, à qui les Anglais en ont fait cadeau. On ne les débarqua point à Tamatavé, mais sur la côte orientale, à Bombitok ; la distance de ce port à la capitale est, il est vrai, plus grande que celle de Tamatavé, mais les routes sont meilleures, et un trajet de plusieurs journées peut se faire par eau au moyen d'une rivière. Quand nous fûmes arrivés au pavillon de M. Laborde, on chercha par tous les moyens possibles à occuper le temps jusqu'au dîner, et on nous gratifia de plusieurs divertissements indigènes, dont un des plus goûtés est une es- pèce de boxe avec les pieds. Les gens se portaient avec les pieds des coups si forts contre toutes les parties du corps que je croyais à tout moment que l'un ou l'autre devait avoir une côte ou une jambe cassée. Ce jeu délicat est, surtout l'hiver, en grande faveur chez le peuple ; il sert aux gens à se réchauffer. Les plus grands froids durent ici du mois de mai à la fin de juillet, et le thermomètre descend souvent jusqu'à quatre ou trois degrés Réaumur, quelquefois même jusqu'à un seul degré. Cependant tout reste vert, les feuilles ne tombent pas, et les campagnes paraissent aussi riantes et aussi florissantes que chez nous au milieu du printemps. Les habitants de Tananariva n'en regrettent pas moins la chaleur du soleil, et, comme ils n'ont pas les moyens de se procurer du bois et de remplacer par une chaleur artificielle la chaleur naturelle qui leur manque, ils ont recours à la boxe avec les pieds. Les gens riches font apporter par leurs esclaves du bois des forêts éloignées et font allumer du feu. Dans la maison de M. Laborde, on entretenait dans la salle de réception, du matin au soir, un feu de charbon dans une sorte de brasero. On laissait naturellement tout le temps une porte ou une fenêtre ouverte. Mais ce luxe lui revenait chaque jour à un écu, ce qui est excessivement cher quand on songe au bon marché de tous les autres objets de consommation. Après la boxe vinrent les danses et les exercices gymnastiques ; on fit aussi de la musique. Le prince avait envoyé son orchestre, qui exécuta assez bien quelques jolis morceaux. Je trouvai moins de plaisir au chant d'une troupe de jeunes filles du pays à qui un des missionnaires établis chez M. Laborde avait donné des leçons. Elles savaient par cœur une grande quantité de chansons, et ne criaient pas d'une manière aussi désagréable que les artistes que j'avais entendus jusqu'alors ; au contraire, elles chantaient assez juste ; c'était cependant très ennuyeux, et je rendais toujours grâces au ciel quand arrivait la fin d'un morceau. Peu avant six heures, le prince parut accompagné de son petit garçon, de sa bien-aimée Marie et d'une amie de cette dernière. Marie me plut moins encore aujourd'hui que la première fois. La faute en était à son costume ; elle était tout à fait mise à l'européenne. Ces modes folles et exagérées, que Paris envoie partout, ne sauraient pas toujours me paraître gracieuses et séduisantes chez nos femmes et nos filles, et elles ne vont vraiment bien qu'à celles qui sont assez belles pour que rien ne puisse les défigurer ; mais, là où manque la beauté et la grâce naturelle, nos modes deviennent absolument baroques et ridicules, et à plus forte raison chez ces lourdes personnes à noirs visages de guenons. Mme Marie peut être une excellente femme, et je ne voudrais en rien lui être désagréable, mais je ne pus m'empêcher de me mordre les lèvres jusqu'au sang pour ne pas éclater tout haut à sa vue. Par-dessus une demi-douzaine de jupons empesés très raides, elle portait une robe de laine garnie jusqu'à la ceinture de larges falbalas et de grands nœuds de ruban, et ceux-ci, au lieu d'être attachés par-devant, l'étaient par derrière. Elle s'était mis sur les épaules un châle français qu'elle avait de la peine à faire tenir, et avec sa tête aux boucles cotonneuses et crépues elle portait tout en arrière et enfoncé sur la nuque un tout petit chapeau rose. Son amie avait une robe de mousseline et une coiffe d'une forme si surannée que, malgré mes soixante ans, je n'en avais jamais vu de pareille. Plus tard, je me rappelai en avoir vu une semblable sur le portrait de ma grand'mère, qui vivait à peu près vers le milieu du siècle passé. L'amie était encore beaucoup plus massive et avait de bien plus vilains traits que Marie, de sorte que j'éprouvais un véritable effroi toutes les fois que mes yeux tombaient sur cette femme, qui m'avait l'air d'un chef de cannibales déguisé. Le dîner fut très gai ; jamais je n'avais vu M. Lambert de si bonne humeur, et le prince paraît l'être toujours. Après le dîner, MM. Lambert et Laborde eurent avec le prince une courte conversation politique à laquelle je pus prendre part et sur l'objet de laquelle je reviendrai plus tard. La soirée me fut, il est vrai, un peu gâtée par le chœur des chanteuses : le copieux dîner paraissait avoir donné aux bonnes dames des forces toutes par- ticulières. Elles criaient beaucoup plus fort qu'avant le dîner, et, pour augmenter encore le bruit, elles frappaient leurs mains l'une contre l'autre. Quelques-unes exécutèrent l'ennuyeuse danse malgache, accompagnée cette fois-ci du marovane, l'unique instrument que l'esprit inventif de Madagascar soit parvenu à fabriquer. Il se compose d'un bambou gros comme le bras et long de plus d'un mètre, garni tout autour de cordes soutenues par de petits morceaux de bois. Les sons en ressemblent assez à ceux d'une méchante vieille guitare. À la fin, les convives se mirent aussi à danser, et M. Lambert chanta quelques jolies chansons. Sur les dix heures du soir, M. Laborde me dit tout bas de prétexter quelque malaise, à cause de ma santé non encore entièrement rétablie, et de clore la soirée. Je lui répondis que ce droit ne m'appartenait pas, mais revenait au prince. Il insista cependant pour que je le fisse, en me disant qu'il avait pour cela des raisons importantes, qu'il me communiquerait plus tard. Je me conformai donc à sa volonté et donnai le signal du départ. Ce fut par le plus beau clair de lune, et aux sons d'une joyeuse musique, que nous montâmes la colline et rentrâmes chez nous. Le prince Rakoto et M. Lambert m'appelèrent alors dans une des chambres voisines, et le prince me déclara encore une fois que le traité particulier entre lui et M. Lambert avait été conclu avec son parfait consentement, et que M. Ellis le calomniait en soutenant qu'il avait été ivre en signant cet acte. Il ajouta que c'était sur sa demande que M. Lambert était revenu à Madagascar pour l'aider, avec une partie de la noblesse et de l'armée, à écarter du trône la reine Ranavola, sans lui ravir pourtant ni sa liberté, ni ses richesses, ni ses honneurs. M. Lambert, de son côté, m'apprit que nous avions dîné dans le pavillon de M. Laborde, parce qu'on pouvait plus tranquillement y convenir de tout ; que le signal du départ devait venir de moi, pour faire croire que la petite fête avait été donnée à mon intention ; et que nous avions passé par la ville, musique en tête, pour montrer qu'il ne s'était agi que de plaisir et d'amusement. Il me fit voir dans la maison tout un petit arsenal de sabres, de poignards, de pistolets et de fusils destinés aux conjurés, ainsi que des sortes de plastrons en cuir assez solides pour résister aux coups de lance, et il termina en me disant que tous les préparatifs étaient faits, que le moment d'agir approchait et que je devais sans cesse m'y tenir préparée. J'avoue que je fus saisie d'un sentiment tout particulier quand je me vis impliquée tout à coup dans un complot politique si considérable, et que, dans le premier moment, les idées les plus diverses me passèrent par la tête. Je ne pouvais pas me dissimuler qu'en cas d'échec ma vie courait le même danger que celle de M. Lambert ; car, dans un pays comme Madagascar, où tout dépend de la volonté arbitraire du souverain, on confond sans peine l'innocent avec le coupable. J'étais venue à Tananariva en société d'un des principaux conjurés, et j'avais assisté à quelques-unes de leurs réunions ; il n'en fallait pas davantage pour me faire paraître complice et aussi coupable que les véritables conjurés. Mes amis de Maurice m'avaient, il est vrai, détournée d'entreprendre ce voyage en compagnie de M. Lambert, et d'après ce que M. Ellis avait raconté, comme aussi d'après quelques mots échappés à M. Lambert, j'aurais pu à peu près deviner ce dont il s'agissait ; mais mon désir de connaître Madagascar était trop grand pour ne pas faire taire toutes mes craintes. Il n'y avait plus rien à changer, et il ne me restait qu'à faire contre fortune bon cœur et à m'en remettre à Dieu, qui m'avait déjà tirée de tant de situations dangereuses. J'exprimai les vœux les plus sincères au prince Rakoto et à M. Lambert pour le succès de leur entreprise, et je me retirai ensuite dans ma chambre. Il était plus de minuit ; je me mis au lit, et, fatiguée comme je l'étais, je ne tardai pas à m'endormir. Je fis des songes pénibles et entre autres le suivant, extrêmement étrange. Je rêvai que la conjuration avait été découverte et que la reine m'avait fait appeler au palais avec M. Lambert. Nous avions été conduits dans un grand salon où l'on nous fit longtemps attendre. Enfin la reine parut avec sa cour. Le prince Rakoto s'y trouvait aussi ; mais il se plaça de côté contre une fenêtre et n'osa pas nous regarder. Un des ministres, le même qui nous avait accompagnés la première fois à la cour, prononça un long discours que, malgré mon ignorance de la langue de Madagascar, je compris parfaitement, et dans lequel il reprocha à M. Lambert son ingratitude et sa trahison. Puis un autre ministre prit la parole et nous dit que nous étions condamnés au tangouin. On nous conduisit ensuite dans une autre pièce où un grand nègre, vêtu d'une large tunique blanche, s'avança vers nous avec les peaux en question. M. Lambert dut les avaler le premier ; mais, au moment où c'était mon tour, j'entendis tout à coup retentir près de moi de la musique et des cris d'allégresse. Je me réveillai. Effectivement, des cris d'allégresse et de la musique retentissaient dans la rue. Il faisait grand jour. Je mis vite quelques vêtements sur moi et je courus à la porte de la maison pour voir ce qu'il y avait. C'étaient deux hommes condamnés au tangouin qui avaient rendu heureusement le poison avec les trois petites peaux et qui étaient ramenés chez eux en triomphe par leurs parents. Si j'avais été superstitieuse, j'aurais interprété, Dieu sait comment, mon rêve et sa coïncidence partielle avec la réalité. Heureusement, je ne le suis pas, et les rêves ne peuvent me troubler que pendant mon sommeil. 8 juin. – Aujourd'hui, le prince tint dans notre maison un grand kabar où parurent beaucoup de nobles et beaucoup d'officiers. Il ne se passait, en général, plus de jours où il n'y eut chez nous des kabars plus ou moins considérables. Notre maison était le centre de la conjuration. 9 juin. – Grand bal costumé à la cour, en l'honneur de M. Lambert. Quels contrastes ! D'un côté une conjuration, de l'autre côté des fêtes. La reine ignore-t-elle réellement le pacte entre le prince Rakoto et M. Lambert, et n'a-t-elle pas le moindre pressenti- ment du complot, ou bien veut-elle laisser les conjurés se porter à un acte décisif, pour en tirer ensuite vengeance avec une apparence de légalité ? C'est ce que la suite nous apprendra. Quoique M. Lambert et moi nous fussions toujours indisposés, nous ne nous décidâmes pas moins à assister à cette fête. Le bal commença à une heure après midi et n'eut pas lieu dans les appartements du palais, mais dans la grande cour où l'on nous avait donné audience. Aujourd'hui, comme alors, la reine était assise sur le balcon à l'ombre de son grand parasol, et nous dûmes refaire devant elle les salutations d'usage, ainsi que devant le tombeau du roi Radama. Seulement cette fois on ne nous laissa pas debout, mais on nous assigna des sièges commodes. Peu à peu, on vit arriver la société ; elle était composée de nobles des deux sexes, d'officiers avec leurs femmes et des chanteuses et danseuses royales. Les nobles portaient divers costumes, les officiers des habits européens. Tous durent faire beaucoup de salutations. On assigna comme à nous des chaises aux personnes en costume. Pour les autres, ils s'accroupirent par terre en groupes comme bon leur sembla. Les danseuses royales ouvrirent le bal par l'ennuyeuse danse malgache. Ces charmantes créatures étaient de la tête aux pieds enveloppées de simbous blancs, portaient sur la tête des fleurs artificielles ou plutôt peu artificielles qui montaient raides et droites comme de petits drapeaux, et elles étaient si étroitement serrées l'une contre l'autre qu'elles semblaient liées entre elles. Toutes les fois qu'elles passaient en piétinant sous le balcon de la reine ou près du tombeau, elles répétaient les révérences, aussi bien qu'à la fin de chaque danse. Quand les danseuses eurent quitté la salle, les officiers exécutèrent à peu près la même danse, seulement sur une mesure moins lente et avec des mouvements plus vifs, c'est-à-dire en levant un peu plus les pieds. Ceux qui avaient des chapeaux ou des bonnets les brandissaient de temps en temps en l'air et poussaient en même temps des hurlements qui devaient figurer des cris de joie. Aux officiers succédèrent six couples d'enfants en costume. Les garçons étaient vêtus de l'ancien costume espagnol ou habillés en pages et avaient assez bonne mine ; les filles au contraire ressemblaient à de vrais épouvantails ; elles portaient des costumes français à l'ancienne mode avec des hauts paniers et de courts corsages et avaient la tête toute surchargée de plumes d'autruche, de fleurs et de rubans. Quand cette petite société de singes eut dansé quelques polonaises, quelques écossaises et quelques contre-danses, contre mon attente, bien exécutées, elle fît, avec de profondes révérences, place à une société plus nombreuse, dans laquelle les hommes portaient également l'ancien costume espagnol et les femmes l'ancien costume français. Tous ces différents costumes sont commandés par la reine, d'ordinaire d'après des gravures ou des tableaux qui lui passent sous les yeux. Les dames ajoutent aux prescriptions royales ce que leur inspire leur goût et leur esprit inventif, qui peuvent l'un et l'autre prétendre à la plus grande originalité dans la combinaison des couleurs. Je décrirai un de ces costumes pour que mes lectrices puissent s'en faire une idée. La robe était en velours de soie bleu et garnie dans le bas d'une bordure de couleur orange, surmontée d'une large bande de satin rouge cerise. Le corsage, également en satin et à longues basques, était d'un jaune soufre éclatant, et par-dessus se drapait un châle de soie vert clair. La tête était tellement chargée de fleurs artificielles raides et massives, de plumes d'autruche, de rubans de soie, de perles de verre et de toutes sortes de passementeries, qu'on ne voyait absolument rien des cheveux, ce en quoi, il est vrai, la dame ne perdait rien. Je la plaignais seulement à cause du fardeau qu'elle avait à porter. Il y avait de semblables contrastes de couleurs dans les costumes des autres dames ; quelques-unes avaient même encore imaginé un nouvel embellissement, un haut chapeau terminé presque en pointe dans le genre à peu près de ceux des paysans du Tyrol. La société des danseurs, appartenant généralement à la haute aristocratie, exécuta, après différentes danses européennes, la Sega, que les habitants de Madagascar veulent faire passer pour une danse indigène, mais qui vient des Maures et dont les figures, les pas et la musique sont si jolis qu'elle n'aurait besoin que d'être connue en Europe pour y être bientôt à la mode. Après cette belle danse, le bal fut encore longtemps loin de finir. Après un court entr'acte, pendant lequel on ne servit pas de rafraîchissements, l'élite de la société, composée de six couples, entra dans la cour. Les danseurs étaient le prince Rakoto, MM. Laborde père et fils, deux ministres et un général ; les danseuses, toutes des princesses et des comtesses. Ces messieurs étaient également vêtus de l'ancien costume espagnol, à l'exception du prince, qui portait un costume de fantaisie de si bon goût qu'il aurait pu se présenter avec, sans crainte, au bal dans toutes les cours d'Europe. Il avait un pantalon de drap bleu foncé garni de galons d'or, une espèce de cotte d'armes en velours brun, également ornée de galons et des plus fines broderies en or et une barrette en velours de la même couleur avec deux plumes d'autruche retenues par une agrafe d'or. Tout allait si bien, les broderies étaient si belles, que je pensais que M. Lambert avait porté la mesure du prince à Paris et y avait fait confectionner les habits. Mais je me trompais. Tout, à l'exception des étoffes, avait été fait à Tananariva ; ce qui est une preuve que, si les habitants de Madagascar n'ont pas le don de l'invention, ils sont, en revanche, imitateurs très habiles. Ce groupe de danseurs se présentait très bien ; car les autres messieurs ainsi que les six dames étaient vêtus plus richement et avec plus de goût que ceux qui les avaient précédés. Ils n'exécutèrent que des danses européennes. Les danseuses de la cour terminèrent le bal comme elles l'avaient ouvert. Toute la fête avait duré trois heures et n'avait pas causé les moindres frais à la reine. La cour avait servi de salle de danse, le soleil avait fait les frais d'éclairage, et, pour les rafraîchissements, chacun pouvait en prendre autant qu'il voulait, une fois rentré chez lui. Heureuse reine ! combien nos donneurs de bals en Europe doivent l'envier ! 10 juin. – Nouveau bruit et chants dans la rue. Je courus aussitôt devant la porte de la maison, et je vis de longues processions d'hommes, portant des pierres et de la terre dans des paniers. Ces hommes étaient au nombre de huit cents, et la reine les avait mis sous les ordres du général en chef de l'armée pour lui construire une maison. On ne leur donnait ni salaire ni nourriture, et ils devaient encore chanter et se livrer à l'allégresse pour prouver à la reine qu'ils étaient heureux et contents de leur sort. Il y a quelques jours, j'avais vu des processions semblables beaucoup plus nombreuses. Elles étaient assurément de quinze cents hommes. Ils portaient du charbon de bois à la forge royale, où mille ouvriers fabriquent toutes sortes d'armes sous la direction de M. Laborde. Les forgerons, aussi bien que les charbonniers, ne reçoivent pas la moindre indemnité, et non seulement la reine demande à tous ses sujets de faire gratuitement tous ces travaux ; mais, quand l'État a quelque dépense considérable à faire, c'est encore le peuple qui doit fournir l'argent nécessaire. C'est ainsi que la reine, ayant fait venir de France en 1845 trente mille fusils qui coûtèrent cent quarantehuit mille écus, répartit entre le peuple la somme à payer. Les plus riches durent verser jusqu'à cinq cents écus ; et les plus pauvres, sans excepter les esclaves, furent obligés de payer leur contribution. 11 juin. – Cette nuit, j'entendis quelque bruit et des pas légers dans notre maison. Je savais que, pendant la nuit, les conjurés devaient se rendre au palais. J'écoutai ; un vrai silence de mort régna pendant plusieurs heures, puis il retentit tout à coup de bruyants aboiements de chiens auxquels succédèrent des pas d'hommes précipités. Je frissonnai involontairement, et je pensai que l'entreprise avait échoué et que ces pas précipités étaient ceux d'un des fugitifs. En ce moment, je sentis combien il est infiniment plus pénible, en face d'un danger dont on est menacé, de demeurer passif et sans agir, que jouer soi-même un rôle actif et de le combattre. Je ne voulus pas quitter ma chambre pour ne pas montrer ma faiblesse, dans le cas où ce ne serait qu'une fausse alerte et pour ne pas arracher mes compagnons au sommeil. J'attendis avec patience ce que Dieu aurait décidé. Mais il n'arriva rien de plus. Le reste de la nuit se passa tranquillement, et le lendemain j'appris qu'on n'avait rien entrepris et que le moment favorable n'était pas encore venu. Je commençais réellement à craindre que ce long retard ne fît tout échouer, d'autant plus que les réunions n'étaient pas entourées de beaucoup de mystère, qu'il y avait beaucoup de gens dans le secret, et que parmi les nobles et les officiers, en apparence dévoués au prince, il pouvait facilement se trouver un traître. C'était peut-être aussi beaucoup la faute du prince. Comme je l'ai déjà remarqué, il a de très bonnes et très nobles qualités, mais il manque de résolution et de caractère ; d'ailleurs, son amour pour la reine est si grand qu'au moment décisif il pourrait bien manquer du courage nécessaire pour entreprendre quelque chose contre elle. Pourtant il devrait songer qu'il ne s'agit pas du tout de priver la reine de sa liberté ni de la dépouiller de ses honneurs et de ses richesses, mais qu'on ne veut que lui ôter le pouvoir de commettre tant de cruautés et d'actes sanguinaires qui plongent ses sujets dans la misère et les réduisent au désespoir. Le fils, qui aime et vénère sa mère pardessus tout et qui, par cette raison seule, cherche à l'empêcher de rendre tout un pays malheureux, n'a certainement rien à se reprocher. Puisse Dieu fortifier son cœur et lui donner le courage de devenir le sauveur de son peuple ! 12 juin. – M. Lambert eut un si fort accès de fièvre qu'il fut plusieurs jours dans le plus grand danger. Mais il n'observait pas non plus la moindre diète. Dès qu'il se sentait un peu mieux, il mangeait de tout comme ça lui passait par la tête, du pâté froid de Strasbourg, de la viande, des fruits, et buvait avec cela du champagne et d'autres vins. Et comme ce que faisait M. Lambert tous les Européens le font, il ne faut pas s'étonner que tous ceux qui sont attaqués de la fièvre y succombent. Pendant que j'étais encore à Maurice, il y était venu de Tamatavé même un monsieur d'un très grand embonpoint, qui resta plusieurs jours chez M. Lambert pour y attendre une occasion d'aller à Bourbon. Ce monsieur prétendait avoir la fièvre de Madagascar, et, quand il parut au déjeuner, il se plaignit d'avoir été toute la nuit tourmenté par la fièvre. On lui avait préparé, à cause de cela, un excellent bouillon gras qu'il trouva parfait, mais dont il fut loin de se contenter, car il mangea une grosse tranche de melon et goûta tant et tant des autres mets que j'en aurais eu assez pour une semaine entière, et il termina son repas par une mangue. Il ne goûta pas moins des différents vins, et le soir, au dîner, il montra un appétit à faire croire qu'il n'avait rien mangé de la journée. À Tananariva, j'eus souvent occasion de voir manquer à la diète, et, quand je faisais une remarque à ce sujet, on me faisait cette réponse sensée : « Que voulez-vous, c'est la coutume du pays ; les gens de Madagascar prétendent que la fièvre affaiblit beaucoup et qu'il faut chercher en mangeant à réparer les forces qu'on a perdues. » Cette croyance est si bien établie dans le peuple que, plus un homme est malade, plus on le force à manger, et que, quand un Malgache est à l'article de la mort, on lui fourre encore du riz dans la bouche. Le malheureux meurt-il aussitôt après, ces gens s'écrient tout étonnés : « C'est extraordinaire ! il n'y a qu'un instant il mangeait encore ! » Et, comme les stupides et grossiers habitants de Madagascar le font, les sages Européens doivent les imiter. 13 juin. – Aujourd'hui, j'eus le grand honneur de montrer mon talent ou plutôt mon ignorance sur le piano devant la reine. M. Lambert lui avait, la première fois qu'il était venu à Tananariva, fait cadeau d'un piano de Debain, de Paris. C'était un de ces pianos qu'on ne touche pas seulement avec les doigts, mais dont on peut jouer comme on joue d'un orgue à manivelle, au moyen d'une sorte de clef. Déjà à Maurice M. Lambert m'avait parlé de ce clavecin et m'avait dit que la reine n'en avait pas encore entendu jouer, et que ce serait sans doute pour elle une grande surprise. Dans ma jeunesse, j'avais été assez forte sur le piano, mais il y avait long- temps de cela. Depuis plus de trente ans j'avais tout à fait abandonné la musique, et j'avais tout oublié. Qui eût jamais pensé que je serais appelée un jour à la cour d'une reine pour donner un concert, et à l'âge de soixante ans, quand je pianotais plus mal que ne font chez nous les enfants qui ont eu à peine quelques mois de leçons ! Mais, quand on mène à travers le monde une vie aventureuse, on se trouve souvent dans les positions les plus étranges, et on doit être préparé à tout. Je forçai à grand'peine mes vieux doigts raides à faire des gammes et des exercices ; j'appris quelques valses et quelques airs de danse faciles et agréables, et, ainsi préparée, j'osai affronter le jugement des sévères Aristarques de Madagascar. Du reste, cette invitation me fit grand plaisir, car j'espérais, à cette occasion, être introduite dans l'intérieur des appartements du palais et avoir le bonheur inappréciable de pouvoir enfin contempler de près Sa Majesté. Comme M. Lambert était retenu au lit par la fièvre, les deux ecclésiastiques m'accompagnèrent jusqu'au palais de la reine. Quand nous pénétrâmes dans l'intérieur de la cour, oh ! amère déception ! nous trouvâmes la reine déjà assise à son balcon. C'en était fait de mes belles espérances de parvenir jusque dans le palais, et je ne me sentais pas moins blessée dans mon amour-propre d'artiste. Je craignais d'être traitée comme une musicienne des rues et d'être obligée de jouer en bas dans la cour. Sans aller cependant tout à fait jusque-là, les choses allèrent toujours assez loin pour me faire sentir la grande distance qu'il y avait entre mon humble personne et la toute-puissante souveraine. Cette femme altière et orgueilleuse semble se croire sérieusement un être surnaturel, supérieur au reste des hommes, et elle craindrait de déroger à sa dignité en accordant à un étranger d'être admis en sa présence immédiate. La reine a fait une exception unique pour M. Lambert quand il vint, il y a deux ans, pour la première fois à Tananariva, et elle ne lui a pas seulement accordé l'accès dans l'intérieur du palais, mais elle a même daigné lui permettre de l'accompagner dans un petit voyage. On nous assigna des places au rez-de-chaussée, dans la galerie du palais d'argent, où l'on avait déjà mis des chaises pour nous. La large porte qui conduit dans la cour fut ouverte toute grande, on apporta le piano et on le plaça juste sous la porte, de manière que la reine pût de son balcon voir les touches. Pendant ces préparatifs, j'eus l'occasion d'examiner la salle de réception du palais d'argent, qui, comme mes lecteurs se le rappellent, appartient au prince Rakoto. C'est un grand et beau salon, décoré entièrement à l'européenne. Les meubles sont riches sans être surchargés, et de bon goût. Conformément à la coutume de Madagascar, il y avait aussi dans ce salon un lit ; c'était un lit vraiment royal, où ne manquaient ni les dorures ni les rideaux de soie, et dans lequel, à ce qu'on m'assura, personne n'avait encore dormi ; mais, pour des yeux européens, cela choque toujours de voir un pareil meuble dans un salon de réception. Ce qui me choqua pourtant encore plus, ce furent les dessins et les peintures qui décoraient les murs de ce salon, produits précieux d'artistes indigènes, représentant des officiers en uniforme rouge et des femmes vêtues à l'européenne. Je ne savais ce que je devais le plus admirer dans ces fresques, le dessin ou la peinture. Le dessin était raide et sans expression, comme dans les plus mauvais portraits chinois ; la peinture était un tel chaos de couleurs dures et tranchantes, barbouillées sans ombres ni lumière, que je ne me serais jamais figuré qu'on pût voir pareille chose. Mais ce qu'il y avait de plus comique, c'était le paysage qui y était joint et qui était formé de petits arbres entre lesquels étaient les figures. Comme ces dernières n'étaient que des bustes et que l'ingénieux artiste avait voulu néanmoins indiquer que les arbres sortaient de terre, il avait tiré, à hauteur de la ceinture, d'une personne à l'autre, une raie verte qui devait représenter le sol, ce qui avait produit d'une manière tout inattendue ce merveilleux effet, qu'il semblait que les gens fussent ensevelis jusqu'à mi-corps. De la raie verte s'élevaient des lignes brunes figurant le tronc des petits arbres et montant tout droit jusqu'à l'épaule des figures, à laquelle hauteur quelques taches vertes devaient indiquer une couronne de feuillage. J'étais encore toute plongée dans la contemplation de ces beautés artistiques, quand un de messieurs les missionnaires me fit remarquer que le piano était placé et que je pouvais commencer le concert. Avant de le faire, il me fallut montrer à la reine le manusina d'usage et le mettre entre les mains d'un officier. Le manusina n'est pas exigé seulement de tout étranger à sa première présentation à la cour, mais toutes les fois qu'il entre pour la première fois dans un palais de la reine. C'était le cas pour moi dans le palais d'argent ; mais je trouvai tout à fait inutile de donner, comme M. Lambert, une pièce de cinquante francs, et je bornai ma générosité à une pièce de cinq francs. Je me mis alors au piano, et je jouai un petit prélude pour apprendre à connaître les mérites de mon instrument ; mais qu'éprouvai-je en le trouvant tellement mal accordé qu'il n'y avait pas une note de juste, et quand je m'aperçus que plusieurs touches opposaient à la pression la plus forte le silence le plus obstiné ! Il me fallut les lever, les presser, taper dessus, bref, employer tous les moyens imaginables pour les faire marcher. Et c'est sur un tel instrument que je devais donner un concert ! Mais le véritable génie de l'artiste se met au-dessus de tout, et, électrisée par la pensée de montrer mon talent devant un public d'amateurs si éclairés, je me mis à faire les roulades les plus raboteuses sur le clavier, à taper de mon mieux sur les touches rebelles, et à jouer sans suite et sans liaison la première partie d'une valse, la seconde partie d'une marche, bref, tout ce qui me venait à l'esprit. J'eus aussi en échange la douce satisfaction de voir mon talent généralement apprécié et d'obtenir l'approbation particulière et les remerciements de Sa Majesté. Le prince Rakoto alla jusqu'à me donner la flatteuse assurance que tous mes morceaux, et surtout mes valses, avaient beaucoup plu à la reine, et qu'elle m'accorderait prochainement l'honneur de jouer chez elle dans son palais. Si la malheureuse conjuration n'était pas venue se jeter à la traverse, j'aurais peut-être eu le bonheur de devenir la pianiste en titre de Sa Majesté la reine de Madagascar ! Le même jour, Sa Majesté m'envoya, en témoignage de sa très haute faveur, une certaine quantité de volailles grasses et un grand panier plein d'œufs, Le 17 juin, la reine fit une excursion dans le voisinage, à un de ses châteaux de plaisance situé au pied de la colline, dans une île au milieu d'un grand étang. Toutes les fois que la reine fait des excursions, tous les officiers, les nobles et les Européens établis à Tananariva sont dans l'obligation de l'accompagner. J'aurais bien voulu être de cette partie ; mais la reine, sachant que M. Lambert était encore très malade, ne voulut le priver d'aucune des personnes capables de le soigner. Aussi aucun de nous ne fut invité. Le cortège passa tout contre notre maison, et nous dûmes tous, à l'exception de M. Lambert, nous ranger devant la porte pour saluer Sa Majesté. Il semble que, dans ce pays, toute fête doive avoir un cachet particulier de raideur et d'étrangeté. Il en est de même des excursions, où il est prescrit aux messieurs qui accompagnent la reine de paraître en costume turc ou arabe et avec un turban. Ces costumes vont, du reste, beaucoup mieux aux indigènes que les costumes espagnols, quoique en turcs ils réussissaient encore, avec leur goût parfait, à gâter les plus belles choses. Les femmes prennent rarement part à ces excursions, et celles qui y assistent sont enveloppées dans des simbous. La reine était aussi couverte d'un large simbou de soie et portait une grande couronne sur la tête. Elle ne se montre jamais sans sa couronne aux yeux de ses sujets, et je serais très surprise si la nuit elle ne portait pas encore dans son lit une petite couronne d'or. Elle resta toute la journée dans le château et ne retourna à la ville que peu avant le coucher du soleil. Le peuple doit aussi prendre part à ces excursions en se portant en masse dans les rues que le cortège traverse. Il y en a même beaucoup qui, pour faire preuve de dévouement, se joignent au cortège. CHAPITRE XIV Le coup d'État manqué. – Le prince Ramboasalama. – Le pas de deux. – Découverte de la conjuration. – Mort du prince Razakaratrino. – Indépendance des femmes de Madagascar. – Commencement de la captivité. – Un kabar. – Persécution des chrétiens. – Remise des présents. 20 juin. – Ce devait enfin être le grand jour décisif. M. Lambert était assez bien rétabli de sa fièvre, aussi voulut-on sans tarder plus longtemps mettre cette nuit même le coup d'État à exécution. Les deux missionnaires, qui ne devaient paraître prendre aucune part à la révolution, se rendirent le matin à une des propriétés de M. Laborde, éloignée de trente milles anglais de la ville. On voulut aussi m'y envoyer, mais je préférai rester à Tananariva, pensant que si le coup échouait on saurait m'atteindre partout, fussé-je à cent milles de la ville. Le plan imaginé par les conjurés était le suivant : le prince devait souper à huit heures du soir avec MM. Lambert, Marius, Laborde père et fils dans le pavillon de M. Laborde, où l'on devait aussi apprendre des autres membres de la conjuration si tout était dans l'ordre convenu et si chacun occupait la place qui lui avait été assignée. Après le souper, à onze heures, ces messieurs devaient, comme au retour d'une fête, rentrer chez eux au son de la musique dans la ville haute. Chacun devait rester tranquille dans sa demeure jusqu'à deux heures du matin ; mais à ce moment tous les conjurés devaient se glisser secrètement dans le palais de la reine, dont les entrées occupées par le prince Raharo, le chef de l'armée, avec des officiers dévoués, seraient tenues ouvertes, puis s'assembler dans la grande cour devant les appartements de la reine, et à un signal donné proclamer roi le prince Rakoto. Les nouveaux ministres déjà nommés par le prince seraient allés alors déclarer à la reine que c'était la volonté des nobles, des soldats et du peuple ; en même temps, le canon devait retentir du haut des remparts du palais pour annoncer au peuple le changement de gouvernement et sa délivrance de la domination sanglante de la reine. Malheureusement on ne put pas en venir à l'exécution ; le plan échoua par la lâcheté et la perfidie du chef de l'armée, du prince Raharo. Ces messieurs étaient encore à table quand ils reçurent de lui la fâcheuse nouvelle que par suite d'obstacles imprévus il ne lui avait pas été possible de ne faire occuper le palais que par des officiers dévoués, qu'il ne pouvait donc pas tenir cette nuit les portes ouvertes, et qu'il fallait attendre une occasion plus favorable. En vain le prince lui envoya-t-il messager sur messager ; on ne put rien obtenir. Déjà en 1856 le prince Rakoto s'était mis à la tête d'une conjuration semblable contre la reine ; alors aussi la nuit et l'heure étaient fixées pour l'exécution, et cette fois également tout avait échoué par la reculade subite du chef de l'armée. Il se peut que la lâcheté y soit pour quelque chose et qu'au moment décisif cet homme perde le courage. Mais je croirais plutôt qu'il n'entre dans la conjuration que pour la forme, et qu'il n'est réellement qu'une créature de la reine, du premier ministre Rainizoharo et, comme je le crains le plus, du fils adoptif de la reine, le prince Ramboasalama. Ce prince, fils d'une des sœurs de la reine Ranavola, a été adopté il y a plusieurs années par elle, quand, n'ayant pas ellemême de fils, son âge assez avancé ne lui permettait guère d'espérer avoir un descendant. Considérant ce prince comme son héritier naturel, elle le déclara son successeur avec toutes les formalités d'usage. Mais bientôt après, contre son attente, elle devint mère et donna le jour au prince Rakoto. On dit, il est vrai, que dans la suite elle révoqua le prince Ramboasalama de la succession au trône et nomma son propre fils son successeur direct. Mais beaucoup de gens prétendent que cela ne s'est pas fait avec les formalités consacrées. Il est donc fort à craindre qu'après la mort de la reine il n'éclate de sanglants débats entre les partis des deux princes, et que le parti du prince Ramboasalama ne finisse par avoir le dessus. Ce prince est beaucoup plus âgé et a par conséquent beaucoup plus d'expérience que le prince Rakoto. On le dit très sensé, entreprenant, d'un caractère ferme, moins bon et moins généreux que Rakoto, mais bien éloigné d'être aussi cruel et aussi sanguinaire que la reine. Autant que j'en puis juger par ouï-dire, il semble s'être formé un parti puissant et s'être assuré le concours de la plupart des nobles par beaucoup de concessions et surtout par l'engagement qu'il a pris de ne jamais abolir l'esclavage ; tandis que le prince Rakoto, au contraire, médite son abolition et songe en général à restreindre beaucoup les privilèges des grands. Ces raisons seules devraient suffire pour engager une puissance européenne à soutenir le prince Rakoto, mais les gouvernements de l'Europe ne s'intéressent d'ordinaire qu'aux choses qui leur sont d'une utilité directe et immédiate et ne font rien par pure philanthropie. La conjuration est devenue pour ainsi dire un secret public. Tout le monde y est initié ; le bruit même a déjà pénétré dans le peuple qu'on médite un changement de gouvernement, et la reine seule, nous assure-t-on, ne se doute pas de ce qui se passe autour d'elle. Je ne puis le croire. On prétend, il est vrai, que personne n'ose accuser le prince auprès de la reine, chacun sachant parfaitement qu'en ce cas la reine appellerait son fils devant elle et l'informerait de l'accusation ; que celui-ci nierait naturellement tout, et que le dénonciateur serait considéré comme traître et exécuté. Cela se peut, mais les favoris et les affidés de la reine peuvent avoir, sans nommer le prince, dénoncé seulement MM. Lambert et Laborde ou quelques autres conjurés. Et, malgré son caractère égoïste et cruel, la reine a une grande quantité de favoris et de fidèles ; elle sait se les procurer parmi les grands les plus influents du pays, sans pourtant leur donner les moindres émoluments. Elle leur fait don de terres et d'esclaves, ou, ce qui est encore d'un plus grand prix, elle leur assigne à titre d'aides de camp des centaines de gens qui ont à les servir en tout comme des esclaves et qui ne reçoivent ni salaire ni nourriture. C'est ainsi que le chef actuel de l'armée, le prince Raharo, a constamment sous ses ordres 800 de ces aides de camp ; son père, également chef de l'armée, en avait jusqu'à 1 500. 21 juin. – Aujourd'hui, le prince Rakoto nous dit que sa mère voulait, aussitôt que M. Lambert serait rétabli, le recevoir avec moi dans l'intérieur du palais, et qu'elle désirait beaucoup nous voir danser tous les deux ensemble. Elle serait enchantée si nous voulions exécuter devant elle quelque danse qu'elle ne connût pas encore et dont nous autres Européens savions certainement un grand nombre. Sa Majesté a en effet de sublimes idées ! D'abord elle m'érige en musicienne chargée de lui donner un concert, maintenant il faut que je devienne danseuse de ballet et à la fin peut-être aussi maîtresse de danse, moi qui dans ma jeunesse aimais déjà si peu la danse et avais toujours la plus grande peine à retenir les pas et les figures. Et M. Lambert ! – Quelle exigence, pour cet homme encore jeune, de lui faire exécuter « un pas de deux » avec une femme presque sexagénaire ! – Aussi n'avions-nous nullement l'intention de souscrire à ce caprice ridicule. Justement M. Lambert se trouvait le matin très malade de la fièvre, et moi-même j'avais eu un nouvel accès de cette affreuse maladie ; notre indisposition nous servit momentanément d'excuse. 22 juin. – Aujourd'hui, il nous arriva de bien tristes nouvelles. La reine a été informée de la conjuration. Cependant, au dire de nos amis, on cherche à lui donner le change et à lui faire croire que le peuple souhaite un changement de gouvernement. Aucun nom en particulier ne lui aurait été dénoncé ; on lui aurait seulement dit que ce vœu avait été en général exprimé dans le peuple. Nos amis peuvent bien l'avoir fait ; mais nos ennemis, et M. Lambert, comme je l'ai déjà remarqué, en a un assez grand nombre, ne garderont pas les mêmes ménagements, et il est malheureusement certain que la reine avait déjà depuis quelque temps des soupçons contre M. Lambert ; car elle a dit aujourd'hui à son fils que, M. Lambert étant gravement malade, elle avait interrogé le sikidy pour savoir s'il nourrissait quelque mauvais dessein contre elle, et si, dans le cas où cela serait, il mourrait de la fièvre. Le sikidy avait répondu que, si M. Lambert avait formé de mauvais desseins contre la reine, il succomberait nécessairement à la fièvre. Comme cela n'avait pas eu lieu, c'est-à-dire comme il n'était pas mort, il ne pouvait pas non plus, pensait-elle, rien méditer contre elle. Est-ce bien là la vérité, ou cette femme artificieuse ne parle-t-elle ainsi que pour arracher peut-être au prince même quelque aveu ? Et, quand ce serait la vérité, la reine ne peut-elle pas interroger l'oracle à différentes reprises, et celui-ci ne peutil pas un beau matin donner une autre réponse ? En tout cas, notre affaire est, je crois, perdue, et Dieu sait ce que la reine fera contre nous ! C'est la suite des hésitations du prince, de ses irrésolutions ! – Mais déjà quelquefois la pensée m'est venue, et la conduite de Raharo surtout me fait présumer que le prince est entouré de traîtres qui feignent d'entrer dans ses projets pour en avoir connaissance et pour en informer la reine, et qu'on laisse peut-être le prince s'amuser comme un enfant avec son dada, mais que toutes les mesures sont toujours prises d'avance pour, si le jeu du prince devait aller trop loin, l'arrêter aussitôt. 27 juin. – Le maréchal prince Razakaratrino, beau-frère de la reine, vient de mourir cette nuit. La mort de ce grand personnage me fournira l'occasion de voir beaucoup de choses nouvelles et intéressantes, car les funérailles d'une personne si haut placé se font à Madagascar avec les plus grandes cérémonies. Le corps, après avoir été lavé, est enveloppé dans des simbous en soie rouge tissée dans le pays, dont le nombre s'élève souvent à plusieurs centaines, et dont chacun doit coûter au moins dix piastres, mais est ordinairement beaucoup plus cher. Ainsi enveloppé, le corps est mis dans une espèce de cercueil et placé sous un grand baldaquin également en soie rouge. Tout autour se blottissent des esclaves, serrés les uns contre les autres, portant en signe de deuil les cheveux tout défaits et la tête penchée et munis chacun d'un chasse-mouches pour écarter du mort les moustiques. Cette occupation amusante dure jour et nuit, et, comme on n'enterre souvent un si haut personnage qu'au bout de quelques semaines, les esclaves sont relayés sans cesse. Pendant que le corps est exposé sous le baldaquin, il vient des députés de toutes les castes de la noblesse, accompagnés de grandes suites de serviteurs et d'esclaves, pour présenter des doléances en leur propre nom et au nom de leurs amis et du peuple. Chacun des députés apporte, selon sa fortune et selon le rang et la considération du mort, un don en argent plus ou moins considérable, depuis un demi-écu jusqu'à cinquante écus et plus. M. Laborde donna par exemple cette fois vingt écus en argent et un simbou du prix de vingt-cinq écus. Le plus proche parent du mort recueille ces présents ; ils servent à payer les frais des funérailles, qui montent souvent très haut ; car, indépendamment de l'achat des nombreux simbous, il faut encore tuer une grande quantité de bœufs. Tous les visiteurs et tous les députés restent jusqu'au jour des funérailles et sont tous nourris avec leurs valets et leurs esclaves aux dépens des héritiers. Que l'exposition du corps dure quelques semaines, et qu'il y ait un grand nombre d'hôtes, on peut se figurer ce qui se mange pendant ce temps-là, d'autant plus que les habitants de Madagascar, maîtres comme esclaves, sont les plus grands mangeurs du monde, quand ça ne leur coûte rien. C'est ainsi qu'à la mort du dernier commandant de l'armée, le père du prince Raharo, on ne tua et mangea pas moins de 1 500 bœufs. Le prince jouissait, il est vrai, de la faveur particulière de la reine, et ses funérailles furent des plus brillantes qu'il y ait eu de mémoire d'homme. Le corps resta exposé pendant trois semaines, et il vint des contrées les plus éloignées du royaume une très grande affluence de visiteurs, pour lui rendre les derniers honneurs. Pour ce qui est de l'appétit des habitants de Madagascar, on me raconta que quatre hommes du pays peuvent manger un bœuf entier dans l'espace de vingt-quatre heures, et qu'après un tel repas ils s'en vont aussi légers que s'ils n'avaient apaisé que leur première faim. Je ne puis pas, il est vrai, garantir la vérité du fait, dont je n'ai pas été témoin, et, quand je regarde les gros bœufs gras sacrifiés dans ces occasions, l'exploit me semble en tout cas un peu exagéré. Quelque voraces que soient les naturels du pays quand ils trouvent l'occasion de satisfaire leur gloutonnerie, ils supportent comme les sauvages les plus grandes privations avec la plus admirable patience et peuvent se nourrir pendant des semaines d'une petite portion de riz et de quelques minces tranches de viande séchée. Quand le corps est porté hors de la maison, il faut qu'il y ait devant la porte quelques bœufs tués et que les porteurs passent par-dessus le dos de ces animaux. La durée de l'exposition, comme celle du deuil, est fixée selon le bon plaisir de la reine. Pour ce maréchal, elle avait prescrit que l'exposition durerait quatre jours et le deuil dix. Si le maréchal avait été un plus proche parent de la reine, un frère ou un oncle, on n'aurait pas pu l'enterrer avant une dizaine ou une quinzaine de jours, et le deuil aurait au moins duré de vingtquatre à trente jours. L'odeur du corps ne doit jamais être très forte, comme il est enveloppé dans tant de simbous. Nous ne suivîmes pas le convoi funèbre, mais nous le vîmes passer de chez M. Laborde. Le cortège était excessivement nombreux, et il y avait une grande quantité de nobles et d'officiers, de pleureuses et d'esclaves. Tous, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, portaient leurs cheveux dénoués en signe de deuil. Ils étaient si affreux, si horriblement laids, que je n'avais encore rien vu de semblable, même chez les peuples les plus repoussants de l'Inde ou de l'Amérique. Les femmes, surtout, qui laissent pousser leurs cheveux plus longs que les hommes, ressemblent à de vrais épouvantails et à des furies. Au milieu du cortège venait le catafalque, porté par plus de trente personnes. Pour sa confection, on devait avoir consulté quelque gravure, comme on l'avait fait pour les costumes des bals de la cour ; car il était entièrement construit et décoré à l'européenne, avec cette seule différence que, au lieu d'être couvert de drap noir, il l'était d'étoffes de soie rouge et de diverses couleurs. Le chapeau de maréchal avec les autres insignes d'honneur et de noblesse étaient posés dessus, et des deux côtés marchaient de nombreux esclaves armés de chasse-mouches pour écarter les moustiques du catafalque. Le corps fut porté à trente milles de la ville pour être enterré dans une propriété du maréchal. Beaucoup d'officiers et de nobles n'accompagnèrent le corps qu'à quelques milles, tandis que d'autres furent assez polis pour faire tout le voyage. Il n'y a pas dans tout Madagascar un seul endroit réservé pour enterrer les morts. Ceux qui possèdent quelque terre y sont enterrés ; quant aux pauvres, on les transporte dans un endroit qui n'appartient à personne, et souvent on les abandonne derrière un buisson, ou bien on les met dans quelque trou, sans se donner la peine de jeter un peu de terre sur le corps. En voyant ces obsèques vraiment européennes, je me répétai ce que je m'étais déjà dit en beaucoup d'occasions : Que Madagascar est un singulier pays et qu'il existe de contradictions frappantes chez ce peuple ! La civilisation y est à côté de l'état sauvage, et la manie d'imitation des mœurs européennes à côté des usages les plus barbares. On y trouve, comme en Europe, tous les titres de noblesse, depuis le prince jusqu'au gentilhomme ; toute la hiérarchie militaire, depuis le maréchal de camp jusqu'au sous-lieutenant. Beaucoup de grands s'habillent souvent à l'européenne ; plusieurs parlent et écrivent l'anglais ou le français ; les riches mangent dans de l'argenterie et ont de belles maisons meublées avec goût. Que d'autres imitations encore de nos coutumes européennes ! l'étiquette dont la reine entoure sa personne ; le fastueux cérémonial qu'elle cherche à donner à sa cour ; le solennel cortège qui l'accompagne à ses châteaux de plaisance ; les bals en costume, les grands ban- quets, les funérailles des hauts personnages, et que de choses encore ! Pour ce qui est de la culture industrielle du peuple, elle est, dans certaines branches, assez avancée, et, avec une bonne direction et de sages encouragements, elle pourrait bientôt faire de plus grands progrès ; comme je l'ai déjà dit, les orfèvres et les bijoutiers fabriquent de très beaux ouvrages, que je ne pouvais assez admirer. Les ouvrières en soie confectionnent de très jolies étoffes ; et M. Laborde, dans ses diverses fabriques, produit, avec des ouvriers du pays, toutes les armes imaginables, jusqu'à de petits canons, de la poudre, du verre, du savon, des bougies, du rhum et des liqueurs les plus fines, Ce n'est que sous le rapport de la culture intellectuelle et morale que les habitants de Madagascar n'ont pas cherché à imiter les Européens, et, sous ce rapport, plusieurs des peuples les plus sauvages qui n'ont pas encore été mis en contact avec les Européens, comme les Dayaks de Bornéo, les Alfores de Célèbes, les anthropophages de l'intérieur de Sumatra et d'autres encore, sont bien au-dessus des Hovas et des Malgaches. Ceuxci n'ont pas de religion et n'ont aucune idée de Dieu, ni de l'immortalité de l'âme, ni seulement de son existence. La reine adore, il est vrai, m'a-t-on dit, quelques idoles domestiques ; mais elle attache infiniment plus de prix aux oracles du sikidy, et, un jour qu'un missionnaire lui parlait de l'immortalité de l'âme, elle le crut fou et lui rit au visage. Le peuple a la permission d'adorer tout objet qu'il lui plaît : un arbre, une rivière ou un rocher ; tout, excepté le Christ, à qui il lui est sévèrement interdit de croire. À l'exception du petit nombre de ceux qui, malgré la défense de la reine, ont embrassé la religion chrétienne, la majeure partie du peuple ne croit absolument à rien, ce qui m'étonne d'autant plus que quelques-unes des races établies à Madagascar descendent des Arabes et des Malais, nations qui dès les temps les plus reculés ont eu l'idée de Dieu et une religion. Qu'il serait à désirer que le gouvernement passât dans les mains du prince Rakoto ! Je suis persuadée que ce beau pays ferait alors sous le rapport matériel et intellectuel les plus rapides progrès. 30 juin. – Quand j'étais dans les États-Unis de l'Amérique du Nord, je croyais être dans le pays où les femmes avaient le plus d'indépendance et de liberté. Grande erreur ! Il faut venir à Madagascar ; c'est là qu'elles mènent une vie infiniment plus libre et plus indépendante ! Je ne parlerai pas de la reine Ranavola ; celle-ci a déjà par son rang le privilège de ne suivre que les inspirations de sa volonté ; mais les autres femmes en général ne sont pas soumises par les convenances aux mêmes lois que les Européennes. C'est ainsi qu'au su et vu du prince Rakoto, sa chère Marie venait souvent toute seule chez nous pour faire visite à M. Lambert, non pas seulement quand il avait la fièvre, mais même quand il se portait parfaitement bien. Plusieurs fois déjà, elle avait soupé avec nous. Il en fut de même aujourd'hui. Nous étions justement à table quand on lui amena son fils. Je ne l'avais pas encore vue en petit comité avec son enfant, et, comme j'étais curieuse d'observer l'expression de ses sentiments, je ne perdis de vue ni la mère ni l'enfant pendant toute la soirée. Mais ils restèrent tous deux aussi froids que s'ils ne s'étaient pas connus et qu'ils eussent été tout à fait étrangers l'un à l'autre. Quand l'enfant entra dans la chambre, il ne salua même pas sa mère, mais alla tout droit vers la table, où on lui fit une place à côté de M. Lambert, et pendant tout le souper la mère et l'enfant n'échangèrent ni un regard ni une parole, bien qu'ils ne fussent séparés l'un de l'autre que par M. Lambert. En présence de cette indifférence, il m'est impossible de croire ce que m'assuraient M. Laborde et les autres Européens établis à Madagascar, qu'il règne chez les naturels du pays une grande affection entre les parents et les enfants, et que seulement il n'est pas d'usage de la faire voir en public. Une mère qui aime véritablement son enfant ne saurait observer si rigoureusement cet usage, et en aucun cas elle ne saurait se contraindre au point de ne pas jeter au moins de temps à autre un regard affectueux sur son enfant. Du reste, l'observation que je fis ce soir ne fut pas la seule ; pendant tout le temps de mon séjour à Madagascar, je n'ai pas rencontré une seule mère tendre pour ses enfants, ni un enfant qui aimât ses parents. 2 juillet. – Que deviendrons-nous ? L'exécution du complot ne me semble plus possible ; car, depuis le jour où le commandant de l'armée s'est refusé à ouvrir les portes du palais, les conjurés nous abandonnent l'un après l'autre, et nous sommes entourés de tous côtés de traîtres et d'espions. Depuis le 20 juin déjà, presque personne n'a plus de rapports avec nous ; on nous traite à peu près en prisonniers d'État. Nous sommes forcés de rester toute la journée enfermés chez nous, sans oser passer le seuil de la porte. La preuve la plus certaine que la reine est parfaitement instruite de la conjuration et que ce n'est qu'à cause de son fils, qu'elle aime extrêmement, qu'elle veut avoir l'air de n'en rien savoir, c'est qu'elle a défendu, il y a quelques jours, sous peine de mort, de faire entendre la moindre accusation contre le prince. Ce trait est parfaitement digne de la finesse et de la ruse propres à sa race. Après avoir pris toutes les mesures nécessaires et après s'être convaincue que la puissance des conjurés est ruinée et qu'elle n'est plus menacée d'aucun danger, elle cherche à pallier la faute de son fils vis-à-vis du peuple. 3 juillet. – La journée d'aujourd'hui mit la désolation et la terreur dans toute la ville. De grand matin on enjoignit au peuple de se rendre à une heure fixe au bazar, pour assister à un grand kabar qui devait s'y tenir. Une pareille annonce remplit toujours le peuple d'angoisse et d'épouvante ; car il sait, par une triste expérience souvent répétée, que des kabars ne présagent rien que vexations, persécutions et peines de mort. Les rues étaient pleines de cris et de hurlements ; on courait et on fuyait de toutes parts comme si la ville avait été envahie par une armée ennemie, et vraiment on aurait pu le croire en voyant des troupes occuper toutes les issues de la ville, et les soldats arracher de force les pauvres gens de leurs maisons et de leurs cachettes et les pousser devant eux vers le bazar. Nous autres Européens, enfermés dans notre maison, nous ne vîmes que peu de chose de ces scènes. Il n'y avait que M. Laborde qui, aimé comme il l'était de tout le monde, pouvait encore aller sans crainte à ses occupations ordinaires. Nous attendîmes son retour dans une cruelle angoisse. Il rentra pâle et très ému, et nous raconta que, de tous les kabars dont il avait été témoin depuis qu'il demeurait à Tananariva, celui-ci était le plus affreux et le plus terrible dans ses résultats. La plus grande partie de la population de la ville, hommes, femmes et enfants, avait été assemblée sur la grande place, et chacun, s'attendant aux choses les plus épouvantables, avait écouté en tremblant l'ordonnance de la reine qu'un des officiers annonçait à haute voix. La communication royale était la suivante : La reine avait déjà soupçonné depuis longtemps qu'il y avait encore beaucoup de chrétiens parmi son peuple. Elle en avait acquis la certitude depuis quelques jours, et elle avait appris, à son grand effroi, que dans Tananariva seulement et ses environs il vivait plusieurs milliers de chrétiens. Chacun savait combien elle haïssait cette secte, et quelle défense sévère elle avait faite d'embrasser cette religion ; puisqu'on faisait si peu de cas de ses ordres, elle emploierait tous les moyens pour découvrir les coupables et les punir avec la dernière rigueur. La durée du kabar était fixée à quinze jours, et à la fin il était dit que ceux qui dans l'intervalle se déclareraient eux-mêmes auraient la vie sauve, tandis que ceux qui attendraient qu'on les dénonçât devraient subir les plus terribles supplices. J'ai de la peine à croire qu'après l'expérience que ces malheureux ont faite dans ces derniers six mois il s'en trouve un qui veuille se déclarer lui-même. Mes lecteurs se souviennent du cas semblable, que j'ai cité en rapportant les cruautés de la reine, où les infortunés qui se dénonçaient eux-mêmes échappaient, selon la promesse royale, à l'exécution, mais étaient chargés de lourdes chaînes et périssaient misérablement. Et il ne s'agissait alors que de sortilège, de vol, de profanation de tombeaux et d'autres crimes bien moindres aux yeux de la reine que celui d'avoir embrassé la religion chrétienne. Les malheureux conver- tis au christianisme devaient être sûrs qu'elle inventerait pour eux des tourments encore plus affreux. Qui croirait que le traître dénonciateur des chrétiens fût lui-même un chrétien et, de plus, une sorte de prêtre que les missionnaires anglais honoraient du titre de Révérendissime. Ce misérable, appelé Ratsimandisa, appartient à la race des Hovas ; il est né à Tananariva et a reçu une éducation à moitié européenne, mais qui n'a nullement contribué à ennoblir son cœur et ses sentiments. Dans la pensée de gagner la faveur de la reine et par espoir d'une grande récompense, il prétendit n'avoir embrassé la religion chrétienne que par feinte, pour connaître tous les chrétiens et pour donner ainsi à la reine l'occasion de les détruire tous d'un seul coup. En effet, il avait dressé une liste complète des chrétiens établis à Tananariva et dans les environs. Heureusement il ne lui vint pas à l'idée de demander une audience à la reine pour lui remettre personnellement cette liste. Il la donna à un des ministres, et le hasard voulut que ce fût un homme tout dévoué au prince Rakoto et un de ses plus fidèles partisans. Le ministre ne voulut pas communiquer une pièce si importante à la reine sans en donner connaissance au prince. À peine ce dernier en eut-il lu le contenu qu'il la mit en pièces et déclara qu'il ferait exécuter de suite celui qui oserait rédiger une seconde liste ou seulement la recevoir pour la remettre au gouvernement. Cela sauva la vie à quelques milliers de chrétiens, en leur donnant le temps de fuir. C'est ce que fit le plus grand nombre ; mais dans les forêts sauvages et inhospitalières qui purent seules leur offrir une retraite, sans abri et sans subsistance, le plus grand nombre de ces malheureux devra nécessairement succomber à la faim et à la misère. Pour mettre le comble à leur malheur, il était justement arrivé dans l'île, peu de temps avant la trahison de Ratsimandisa, un missionnaire anglais, M. Lebrun, de Maurice. De Tamatavé, où il n'était que pour quelques jours, celui-ci avait écrit à plusieurs chrétiens de Tananariva des lettres dans lesquelles il les exhortait à rester fidèles à la religion chrétienne et à croire que les persécutions n'allaient plus durer longtemps et qu'ils ver- raient bientôt de meilleurs jours. Il avait été en outre fait aux plus pauvres des promesses d'argent, accompagnées même, disait-on, de quelques distributions. Quelques-unes de ces lettres tombèrent malheureusement entre les mains du gouvernement ; d'autres furent trouvées, à la suite de perquisitions, dans les maisons des personnes suspectes de christianisme, et, comme ces papiers contenaient encore le nom de plusieurs chrétiens auxquels le missionnaire faisait adresser des compliments ou des recommandations par l'entremise de son correspondant, on put arrêter tous les gens ainsi compromis. Ces malheureux furent, comme au temps de l'inquisition d'Espagne, soumis à toute espèce de tortures pour être forcés à indiquer les chrétiens qu'ils connaissaient. De cette manière, le gouvernement parvint dès les premiers jours à en arrêter un assez grand nombre. 4 juillet. – M. Lambert eut une nouvelle rechute de fièvre, et si forte que nous étions très inquiets pour sa vie. Ma santé aussi ne va pas bien ; je n'ai pas, il est vrai, d'aussi forts accès de fièvre que M. Lambert, mais je ne puis pas m'en débarrasser, et mes forces diminuent de jour en jour. 6 juillet. – Il y a eu déjà plus de deux cents chrétiens, diton, dénoncés ou découverts depuis la publication du kabar. On fait partout des perquisitions ; on pénètre dans toutes les maisons ; quiconque est soupçonné d'être chrétien, homme, femme ou enfant, est saisi par les soldats et traîné en prison. Si le gouvernement n'est pas bientôt renversé et si l'on n'enlève pas le pouvoir à cette mégère avant l'expiration des quinze jours fixés, on verra des exécutions et des atrocités horribles. Malgré tous les empêchements survenus, M. Lambert et M. Laborde semblent ne pas perdre l'espoir et croient toujours à la possibilité du coup d'État. Pour moi, je le désirerais de tout mon cœur et non pas tant, on peut le croire, parce que ma propre vie est en péril, qu'à cause de mes nombreux coreligionnaires et de tout le peuple, qui sous le gouvernement clément du prince Rakoto, renaîtrait certainement à une vie nouvelle. Mais je ne puis pas, hélas ! partager l'espérance de mes compagnons. Dans l'état actuel des choses, je ne vois aucune possibilité de réussir. Le commandant en chef de l'armée ne veut pas prêter son concours et n'a, je crois, jamais eu l'intention de tenir sa promesse et d'ouvrir aux conjurés les portes du palais de la reine. Les adversaires du prince Rakoto gagnent chaque jour plus d'influence, et on ne peut pas songer à une révolution populaire ; les pauvres habitants de Madagascar sont trop asservis et trop opprimés ; ils respectent encore trop le pouvoir de la reine et craignent trop la puissance de la noblesse et de l'armée, pour qu'on puisse les engager à rien entreprendre contre l'ordre établi. 7 juillet. – La reine a été instruite que M. Lambert a eu une dangereuse rechute de fièvre, et elle envoie cinq à six fois dans la journée des officiers dévoués, mais jamais les mêmes, pour s'informer de sa santé. Les officiers demandent chaque fois à être introduits dans la chambre du malade et à le voir. Ils sont probablement chargés de s'assurer si la maladie est réelle ou feinte. Il semble que Sa Majesté ne puisse pas attendre la mort de M. Lambert. Voilà trois jours que le prince Rakoto n'est pas venu nous voir. La reine le retient comme prisonnier ; elle ne lui permet pas de la quitter d'un instant, sous prétexte qu'elle est menacée d'un grand danger et qu'elle a besoin de sa protection. Par cette politique vraiment adroite, elle atteint un double but : d'un côté, elle présente son fils comme n'ayant aucune part à la conjuration ; de l'autre, elle lui ôte toute occasion d'entrer en rapport avec les conjurés et d'être entraîné peut-être par eux à une démarche décisive. Elle a aussi pris des mesures de précaution : le palais est entouré d'une triple garde ; personne n'a le droit d'en approcher, et on ne laisse pénétrer à l'intérieur que les personnes connues comme entièrement fidèles et dévouées à la reine. 8 juillet. – Notre prison se resserre toujours de plus en plus, et notre position commence à devenir vraiment très critique. Nous venons d'apprendre à l'instant même que, depuis hier soir, un ordre de la reine défend à qui que ce soit, sous peine de mort, de passer le seuil de notre maison. M. Laborde n'ose plus se montrer dans la rue. Ce qui m'étonne beaucoup, c'est qu'on permette encore à nos esclaves d'aller au bazar y faire les achats nécessaires. Sans doute cela aussi aura bientôt une fin, et, si je ne me trompe, le moment n'est pas éloigné où la reine jettera le masque, nous déclarera publiquement traîtres et fera entourer notre maison de soldats qui nous y tiendront tout à fait enfermés. Personne ne peut savoir ce que cette femme médite de faire de nous, et, avec ce que nous connaissons de son caractère, nous n'avons sûrement rien de bon à attendre. Si nous sommes une fois prisonniers, elle pourra facilement se défaire de nous en faisant empoisonner nos aliments ou de quelque autre manière. Au dire de nos esclaves, il y a plus de huit cents soldats occupés de la recherche des chrétiens. Ils ne fouillent pas seulement toute la ville, mais encore tous les environs à vingt ou trente milles, heureusement sans faire beaucoup de prisonniers. Tout fuit dans les montagnes et dans les bois, et en si grand nombre, que de petits détachements de soldats qui poursuivent les fugitifs et cherchent à les prendre sont mis en fuite par ces derniers. 9 juillet. – Nous reçûmes encore des nouvelles de la persécution contre les chrétiens. La reine a appris que jusqu'ici on n'a ramené que très peu de prisonniers. Elle en a été excessivement irritée et s'est écriée, dans la plus grande fureur, qu'il fallait fouiller les entrailles de la terre et sonder les rivières et les lacs pour qu'il n'échappât pas au châtiment un seul de ces violateurs de ses lois. Ces grands éclats de paroles et les nouveaux ordres sévères donnés aux officiers et aux soldats chargés de la poursuite des chrétiens n'ont pas, Dieu merci, de grand résultat, et Sa Majesté sera hors d'elle-même quand elle apprendra que les habitants de villages entiers sont parvenus, par une fuite opportune, à se soustraire à sa colère. C'est ce qui arriva, il y a peu de jours, dans le village d'Ambohitra-Biby, à neuf milles de Tananariva ; quand les soldats arrivèrent, ils ne trouvèrent plus rien que des chaumières vides. Aujourd'hui, à midi, il fut de nouveau tenu un grand kabar sur la place du Marché. La reine fit annoncer au peuple que tous ceux qui aideraient les chrétiens à fuir ou bien ne les en empêcheraient pas ou qui chercheraient à les cacher seraient punis de mort ; qu'au contraire, ceux qui trahiraient les chrétiens, qui les ramèneraient ou bien les empêcheraient de fuir, gagneraient la bienveillance particulière de la reine, et qu'en récompense si, par la suite, ils commettaient eux-mêmes quelque délit, ils ne subiraient pas de peine ou seulement une très légère. Un corps de troupes de quinze cents hommes a aussi été expédié aujourd'hui vers le district I-Baly, sur la côte orientale. Ce vaste district, habité par des Seklaves, n'est soumis qu'en partie à la reine Ranavola. Dans un village de la partie indépendante vivent déjà, depuis trois ou quatre ans, cinq missionnaires catholiques qui y ont fondé une petite église. La reine en est naturellement très irritée, et d'autant plus que, dans sa prétention d'être souveraine de toute l'île, elle a établi la loi, il y a quelque temps, que tout blanc qui aborderait ou séjournerait à Madagascar, dans un endroit où il n'y aurait pas de poste de ses soldats hovas, devrait être mis à mort. En vertu de cette loi, elle veut maintenant faire arrêter et exécuter les missionnaires. J'ai de la peine à croire que l'amour des Seklaves pour les missionnaires soit assez grand pour qu'ils refusent de les livrer et s'exposent, à cause d'eux, à une guerre avec un aussi puissant ennemi que la reine Ranavola. Quand même ils le feraient, ce serait naturellement sans la moindre perspective d'un bon résultat. Cependant nous avons espoir que les troupes arriveront trop tard et que les missionnaires auront quitté l'endroit avant leur arrivée ; car le prince Rakoto leur a déjà, il y a quelque temps, dépêché un messager sûr pour les prévenir du danger dont ils sont menacés. Quoique le prince Rakoto soit encore toujours comme prisonnier et ne puisse pas nous visiter, il ne se passe presque pas de jour que nous ne recevions de nouvelles de lui et qu'il ne nous instruise des projets que la reine et ses ministres forment contre nous. Le prince, ainsi que M. Laborde, a des esclaves dé- voués. Ceux-ci se rencontrent, comme par accident, au bazar ou en d'autres lieux, et se communiquent leurs messages respectifs. C'est ainsi qu'il nous fit dire aujourd'hui que la reine avait donné l'ordre de fouiller un des jours suivants notre maison, sous prétexte qu'on faisait courir le bruit qu'il s'y cachait des chrétiens fugitifs, mais en réalité pour se saisir de nos papiers. Nous cachâmes donc aussitôt ceux-ci de notre mieux. Nous avons aussi appris que ces jours derniers la reine s'est beaucoup occupée de nous et qu'elle a, dans de longues séances avec ses ministres, délibéré sur ce qu'elle ferait de nous. Si elle n'avait consulté que ses sentiments, il y a longtemps qu'elle nous aurait expédiés dans l'autre monde ; mais tuer six Européens à la fois lui semble pourtant un peu trop hardi, et elle doit avoir dit au premier ministre qui avait commencé par voter résolument pour notre mort, que la seule raison qui la retenait était qu'une telle rigueur envers des personnages aussi considérables que nous semblions l'être pourrait engager les Européens à lui faire la guerre. (Heureuses erreurs ! d'abord de nous croire des personnages considérables, puis de s'imaginer qu'une puissance européenne tient tant à la vie de quelques personnes ; ce serait bon s'il s'agissait encore de quelque grosse somme d'argent !) Quoi qu'il en soit, notre vie est en tout cas en grand danger ; car elle est entre les mains d'une femme livrée à des passions féroces et qui peut à chaque instant se laisser entraîner à mettre toutes considérations de côté. Quand on nous ferait grâce de la vie, je crains toujours une longue captivité ! Nous bannir du pays ne doit pas sans doute suffire à la reine ; autrement elle l'aurait déjà fait depuis longtemps. 10 juillet. – Aujourd'hui, nos portes s'ouvrirent tout à coup, et environ une douzaine d'officiers supérieurs entrèrent dans la cour avec une grande suite. Nous crûmes qu'ils venaient faire la perquisition annoncée par le prince ; mais, à notre très grande surprise, ils déclarèrent à M. Lambert que la reine les envoyait pour recevoir les précieux présents qu'il avait apportés pour elle et pour sa cour. M. Lambert fit aussitôt apporter et déballer les caisses. Les objets qui y étaient renfermés furent, selon leur destination, placés dans de grands paniers que les esclaves amenés par les officiers transportèrent aussitôt au palais de la reine. Quelquesuns des officiers accompagnèrent les porteurs ; les autres entrèrent dans notre salon de réception, s'entretinrent quelques instants avec MM. Lambert et Laborde, et prirent ensuite congé avec la plus grande politesse. À cette occasion, je vis moi-même pour la première fois toutes ces belles choses d'un peu plus près. Les robes que M. Lambert avait apportées pour la reine, pour ses sœurs et ses autres parentes, étaient réellement d'une très grande beauté. M. Lambert les avait fait faire à Paris, sur les modèles de celles de l'impératrice des Français et par la même couturière qui travaille pour Sa Majesté. Dans le nombre, il y en avait plusieurs qui avaient coûté plus de quinze cents francs. À chacune étaient joints des rubans, des écharpes et des coiffures assortis, en un mot tous les objets nécessaires pour compléter une toilette. Avec ces parures, les heureuses dames auxquelles elles sont réservées doivent paraître encore infiniment plus ridicules que les dames qui avaient figuré au bal costumé. Je me les représente avec leurs figures massives, leur démarche de canes, affublées de ces robes de cour, très décolletées, à longues queues et à manches courtes. Et l'élégante et légère coiffure suspendue par derrière sur une de ces cotonneuses perruques naturelles ! Que ce doit être coquet et charmant ! En vérité, M. Lambert aurait eu sérieusement l'intention de faire ressortir la laideur des grandes dames de Madagascar, qu'il n'aurait jamais mieux pu y réussir qu'avec toutes ces toilettes. Les présents pour le prince Rakoto n'étaient ni moins nombreux ni moins précieux. Il y avait des uniformes aussi magnifiques et ornés des mêmes broderies que ceux de l'empereur des Français, des costumes civils d'étoffes de toute espèce de formes et de couleurs, des chemises de batiste brodées, des mouchoirs et des bas de tout genre, et tous les objets de toilette imaginables. Mais ce qui excita le plus l'admiration et peut-être aussi l'envie de tous les officiers, ce fut une riche housse de cheval, avec selle et le reste. Les bonnes gens ne pouvaient se rassasier de la regarder, et, dans le salon, un de ces messieurs me demanda si, en France, l'empereur possédait seul une si magnifique housse, ou si les officiers en avaient aussi de pareilles. Je me permis la plaisanterie de lui répondre que l'empereur seul se servait d'une housse semblable, mais que quand elle était usée il la donnait à un de ses favoris et s'en faisait faire une nouvelle. Peut-être cet homme embrassera-t-il maintenant le parti du prince, dans l'espoir de gagner sa faveur et par suite aussi un jour sa belle housse. CHAPITRE XV Banquets de Madagascar. – Kabar à la cour. – L'arrêt. – Le bannissement. – Départ de Tananariva. – L'escorte militaire. – Quelques considérations sur le peuple. – Arrivée à Tamatavé. – Départ de Madagascar. – Un faux bruit. – Arrivée à Maurice. – Conclusion. 11 juillet. – Hier soir, une vieille femme fut dénoncée devant le tribunal comme chrétienne. On la saisit aussitôt, et ce matin (à peine ma plume peut-elle écrire quelle horrible torture on fit subir à cette malheureuse !) on la traîna sur la place du marché et on lui scia l'épine dorsale. 12 juillet. – Aujourd'hui, on saisit malheureusement encore, dans un des villages voisins de la ville, six chrétiens cachés dans une chaumière. Les soldats avaient déjà fouillé la chaumière et étaient sur le point de la quitter, quand l'un d'eux entendit quelqu'un tousser. On se remit aussitôt à fouiller partout, et, dans un grand trou, qui était creusé dans la terre et recouvert de paille, on trouva ces malheureux. Ce qui m'étonna le plus dans cet épisode, c'est que les autres habitants du village qui n'étaient pas chrétiens ne trahirent point la retraite des infortunés, quoiqu'ils eussent certainement connaissance du dernier kabar qui menaçait de la peine de mort tous ceux qui recèleraient des chrétiens, les aideraient à fuir ou bien les empêcheraient d'être découverts. Je n'aurais vraiment pas cru qu'il y eût chez ce peuple une telle générosité. Malheureusement elle reçut une triste récompense. L'officier qui commandait cette expédition n'eut aucun égard pour ce généreux procédé ; il s'en tint strictement à sa consigne, et non-seulement les six chrétiens, mais tous les habitants du village, y compris les femmes et les enfants, furent garrottés par ses ordres et traînés à la ville. Je crains qu'il ne se fasse un affreux massacre. Les malheureux seront sans doute tous exécutés ; car on supposera qu'ils étaient informés du lieu où se cachaient leurs voisins. Ils ne doivent pas s'attendre à ce que la reine leur fasse grâce ; elle tient rigoureusement à l'exécution des sentences de mort, et il est encore sans exemple qu'elle ait gracié un condamné. Le prince Rakoto nous fit dire aujourd'hui que la reine avait l'intention de donner à M. Lambert un grand banquet auquel, naturellement, tous les autres Européens seraient aussi invités. Qu'est-ce que cela signifie ? Depuis plus de huit jours on nous traite en criminels d'État et en prisonniers, et tout à coup on nous accorde cette grande distinction ! Les nuages amoncelés au-dessus de nos têtes commencent-ils à se dissiper, ou bien est-ce un piège ? Je crains bien que ce ne soit plutôt cela. Nous ne sommes d'aucune façon charmés de cette nouvelle ; car, en admettant qu'il n'y ait point de mauvaise intention cachée sous l'invitation, nous aurons en tout cas un horrible ennui à supporter. Plus la reine veut faire honneur au convive invité, plus le repas qu'elle lui fait servir est somptueux, et plus il lui faut passer d'heures à table, car le plus ou moins de durée fait aussi partie de la distinction. La première fois que M. Lambert vint à Tananariva, la reine donna en son honneur un banquet composé de plusieurs centaines de mets, qu'on avait fait venir de toutes les parties de l'île. Les friandises les plus exquises (naturellement pour les palais des indigènes) furent servies sur la table, entre autres des coléoptères de terre et d'eau qui, les derniers surtout, passent pour délicieux, des sauterelles, des vers à soie et d'autres insectes. On resta plus de vingt-quatre heures à table, et, le plus surprenant, c'est qu'au dire de M. Lambert la plupart des invités firent tout le temps honneur aux différents mets. Lui-même ne fut naturellement pas en état de demeurer tout ce temps à table, et, avec la permission de la reine, il se leva plusieurs fois, mais il ne dut pas moins rester jusqu'à la fin du repas. Si, dans le temps où nous étions encore dans les meilleurs termes avec la reine, l'invitation à un tel festin nous avait déjà, rien qu'à cause de la longueur de la séance, causé un véritable effroi, combien plus devons-nous le redouter dans les circonstances présentes, où ce repas peut facilement devenir le repas de nos funérailles ? Cependant, si la reine nous accorde cet honneur, il nous faudra bien l'accepter : car si Sa Majesté a l'intention de nous tuer, nous ne pouvons échapper à notre sort d'aucune manière. 13 juillet. – Ce matin, nous reçûmes du prince la bonne nouvelle que les cinq missionnaires d'I-Baly s'étaient heureusement échappés. La reine sera furieuse quand elle apprendra qu'elle a envoyé pour rien ses quinze cents hommes. On prétend n'avoir encore jamais vu cette femme dans des accès de fureur aussi continus que depuis ces huit ou dix jours. C'est triste pour nous en ce moment, mais encore bien plus triste pour les pauvres chrétiens qu'elle fait persécuter avec plus de rage et d'acharnement qu'elle n'en avait encore montré depuis son avènement. Presque tous les jours on tient des kabars dans les bazars de la ville et dans ceux des villages voisins pour engager le peuple à livrer les chrétiens et pour le prévenir que la reine a la certitude que tous les malheurs qui ont jamais frappé le pays et qui le frappent encore ne proviennent que de cette secte, et qu'elle ne prendra point de repos que le dernier des chrétiens ne soit anéanti. Quel bonheur ce fut pour les infortunés si cruellement persécutés, que la liste de leurs noms tombât entre les mains du prince Rakoto et qu'il la détruisît ! Si ce n'était pas arrivé, il y aurait eu des exécutions sans fin. Maintenant, on espère que, malgré la fureur de la reine, malgré ses prescriptions et ses ordres, il n'y aura pas plus de quarante à cinquante victimes. Beaucoup des grands du royaume et des fonctionnaires publics sont secrètement chrétiens et cherchent par tous les moyens à aider la fuite de leurs coreligionnaires. On nous a assuré que, parmi les deux cents chrétiens arrêtés, il y a quelques jours, ainsi que parmi les habitants du village amenés hier à la ville, la plupart sont parvenus à s'échapper. 16 juillet. – Nous apprenons à l'instant qu'il s'est tenu hier, dans le palais de la reine, un très grand kabar, qui a duré plus de six heures et qui a été très orageux. Ce kabar nous concernait, nous autres Européens. Il s'agissait de décider de notre sort. Selon le train ordinaire du monde, presque tous nos amis, du moment qu'ils virent notre cause perdue, nous abandonnèrent, et la plupart, pour écarter d'eux le soupçon d'avoir pris part à la conjuration, insistèrent pour notre condamnation avec plus d'acharnement que nos ennemis mêmes. Que nous méritions la peine de mort, c'est un point sur lequel on fut bientôt d'accord ; le mode seul dont on nous expédierait dans l'autre monde fournit matière à de longs débats. Les uns votaient pour l'exécution publique sur la place du marché ; les autres pour une attaque de nuit de notre maison ; d'autres encore, pour l'invitation au banquet, où l'on devait ou nous empoisonner, ou, à un signal donné, nous massacrer. La reine hésitait entre ces différentes propositions ; et, en tout cas, elle en aurait adopté et fait exécuter une, si le prince Rakoto n'eût pas été notre génie tutélaire. Il s'éleva avec force contre la condamnation à mort. Il engagea la reine à ne pas se laisser entraîner par la colère, et fit surtout valoir que les puissances européennes ne laisseraient certainement pas impuni le meurtre de six personnes aussi considérables que nous. Jamais, dit-on, le prince n'a exprimé son opinion d'une manière aussi vive et aussi ferme devant la reine. Nous reçûmes ses nouvelles, comme je l'ai déjà dit, en partie par des esclaves dévoués du prince, en partie par quelques rares amis qui, contre notre attente, nous étaient restés fidèles. 17 juillet. – Notre captivité durait depuis treize jours ; nous avions passé treize longs jours dans l'incertitude la plus pénible sur notre sort, nous attendant à chaque instant à une décision et tremblant jour et nuit au moindre bruit. Ce fut un temps affreux et terrible ! Ce matin, j'étais assise à mon bureau ; je venais de déposer la plume, et je me demandais si, après le dernier kabar, la reine n'avait pas fini par prendre une décision. Tout à coup j'entendis un bruit extraordinaire dans la cour. J'allais sortir de ma chambre, dont les fenêtres donnaient sur le côté opposé, pour voir ce qu'il y avait, quand M. Laborde vint m'annoncer qu'on tenait un grand kabar dans la cour et qu'on nous appelait pour y assister. Nous y allâmes, et nous trouvâmes plus de cent personnes, tant juges que nobles et officiers, assises, en un large demicercle, sur des sièges et des bancs, parfois aussi par terre. Un détachement de soldats était posté derrière elles. Un des officiers nous reçut et nous assigna des places en face des juges. Ceux-ci étaient revêtus de longs simbous blancs ; leurs yeux se fixèrent sur nous avec des regards sombres et farouches, et il régna quelque temps un silence de mort. J'avoue que j'eus un peu peur, et je murmurai tout bas à M. Laborde : « Je crois que notre dernière heure est arrivée. » II me répondit : « Je suis préparé à tout. » Enfin un des ministres ou juges se leva, et, avec une voix sépulcrale et une grande prolixité de paroles ampoulées, il tint à peu près ce discours : « Le peuple avait appris que, partisans de la république, nous étions venus à Madagascar avec l'intention d'y introduire cette forme de gouvernement, de renverser le trône de la souveraine bien-aimée, de donner au peuple les mêmes droits qu'à la noblesse, et d'abolir l'esclavage ; de plus, que nous avions eu beaucoup de conciliabules avec les chrétiens, odieux à la reine comme au peuple, et que nous les avions engagés à rester fortement attachés à leur croyance et à espérer un prochain secours. Ces menées révolutionnaires avaient tellement irrité le peuple contre nous, que, pour nous protéger contre sa fureur, la reine s'était vue forcée de nous traiter en prisonniers. Toute la population de Tananariva demandait notre mort ; mais la reine, qui n'avait encore jamais ôté la vie à un blanc, ne voulait pas non plus le faire dans cette circonstance, bien que les crimes commis par nous l'y autorisassent parfaitement ; dans sa clémence et sa générosité, elle avait résolu de borner notre châtiment à nous bannir pour toujours de ses États. M. Lambert, M. Marius, les deux autres Européens qui demeuraient chez M. Laborde et moi, nous devions quitter la ville dans l'espace d'une heure ; M. Laborde pouvait rester vingt-quatre heures de plus, et, eu égard à ses anciens services, emporter de sa propriété tous ses biens meubles, à l'exception des esclaves. Ceux-ci, comme ses possessions en maisons et en terres, retournaient à la reine, de la bonté de qui il les tenait. Le fils de M. Laborde, qui, par sa mère, était indigène, et qui, à cause de sa jeunesse, ne devait pas avoir pris part à la conjuration, était laissé libre, à son choix, de rester dans son pays ou de le quitter. La reine nous accordait, ainsi qu'à M. Laborde, autant de porteurs qu'il nous en faudrait pour le transport de nos personnes et des objets qui nous appartenaient, et, pour notre plus grande sûreté, elle nous ferait accompagner jusqu'au lieu de notre embarquement, à Tamatavé, d'une escorte militaire de cinquante soldats, vingt officiers et un commandant. M. Laborde aurait la même escorte ; mais il devait toujours rester au moins à une journée de marche dernière nous. » Malgré notre situation critique, ce discours nous fit presque rire. Voilà tout à coup le peuple qui jouait un certain rôle. Ce pauvre peuple, qui languit sous un joug plus pesant que les serfs en Russie ou les esclaves dans les États-Unis du Sud, exerce tout à coup une influence sur la volonté de la reine ; il obtient le droit d'énoncer un désir et même des menaces ! L'orateur cependant avait de la peine à prononcer le mot peuple ; il se trompa souvent et dit à la place le mot reine. Naturellement, on ne nous permit pas de proférer un seul mot pour notre défense et notre justification. D'ailleurs nous n'y pensâmes pas le moins du monde ; nous étions enchantés d'en être quittes à si bon marché, mais nous ne savions pas comment nous expliquer cette générosité inattendue de la part de la reine. Il est vrai que nous ne pouvions ni savoir ni pressentir tout ce qui nous était encore réservé. Après la clôture du kabar, on restitua à M. Lambert les cadeaux qu'on était venu chercher peu de jours auparavant, mais on ne les rendit pas tous, comme nous pûmes, malgré une remise rapide, facilement le remarquer. Cependant les objets qui manquaient n'avaient sans doute pas été retenus par la reine, mais soustraits par les officiers et les employés. Le prince Rakoto garda presque tout ; il ne renvoya que quelques bagatelles, et seulement, je crois, pour paraître se conformer à la volonté de la reine. Tous les officiers et les nobles à qui M. Lambert avait fait des cadeaux reçurent aussi l'ordre de les rapporter ; mais les jolies sommes d'argent que M. Lambert leur avait données, et dont la reine ne savait rien, ils les gardèrent. Maintenant il nous fallait en une heure non seulement préparer nos bagages et nous procurer les provisions nécessaires pour le voyage, mais encore emballer tous les objets précieux, et comment ? Les caisses étaient déjà en grande partie mises en pièces ; car, la reine ayant fait chercher les présents si solennellement, personne ne pouvait croire qu'elle les renverrait. Nous nous trouvions réellement dans le plus grand embarras ; mais il n'y avait rien à changer. M. Lambert choisit en toute hâte ce qu'il y avait de plus précieux, et puis nous jetâmes pêlemêle dans nos coffres et dans quelques-unes des caisses non brisées tout ce qui pouvait y entrer. Dans une heure, nous fûmes prêts à partir. Heureusement les officiers, les soldats et les porteurs ne prirent pas comme nous les ordres de la reine à la lettre ; ils firent leurs préparatifs avec plus de calme, et le reste de la journée se passa sans qu'on les vît paraître. Notre départ n'eut lieu que le lendemain matin, et ce retard laissa à M. Lambert le temps d'emballer encore plusieurs des présents renvoyés. 18 juillet. – Ce fut avec une joie réelle et bien grande que je quittai une ville où j'avais tant souffert et où chaque jour on n'entendait parler que d'empoisonnements et d'exécutions. Ain- si, ce matin même, quelques heures avant notre départ, dix chrétiens avaient encore péri par les plus affreux supplices. Pendant tout le trajet, de la prison à la place du marché, les soldats les frappèrent constamment à coups de lance ; arrivés sur la place du marché, ils furent presque lapidés. Ce ne fut qu'ensuite que leurs têtes furent tranchées et exposées sur des piques. Les malheureux ont montré, dit-on, une très grande fermeté, et ils ont expiré en chantant des hymnes. En sortant de la ville, nous passâmes devant la place du marché et nous vîmes cet affreux spectacle d'adieu. À cette vue, j'eus involontairement la pensée qu'on ne pouvait pas trop se fier à la générosité d'une femme si astucieuse et si cruelle, et que le peuple avait peut-être reçu l'ordre secret de se jeter sur nous ou de nous tuer à coups de pierres. Cependant rien de semblable n'eut lieu. Les habitants accoururent, il est vrai, en foule pour nous voir ; beaucoup nous accompagnèrent même un bout de chemin par curiosité, mais personne ne se permit la moindre offense ni la moindre insulte. Notre retour à Tamatavé fut des plus désagréables et des plus pénibles. Jamais, dans aucun de mes nombreux voyages, je n'ai rien souffert de semblable. La reine n'avait pas osé nous faire exécuter publiquement, mais il était clair que son intention était de nous voir périr en route. M. Lambert et moi nous souffrions beaucoup de la fièvre ; il était excessivement dangereux pour nous de rester longtemps dans les bas-fonds et de respirer les exhalaisons pernicieuses des marais. Nous aurions dû faire le voyage de Tamatavé le plus vite possible et nous embarquer sans retard pour Maurice, pour y trouver un meilleur climat, de bons soins, et avant tout les secours d'un médecin, car il n'y a pas de médecin, ni à Tananariva, ni nulle part ailleurs à Madagascar. Mais rien de tout cela ne nous fut accordé. La reine avait donné des ordres dans un sens tout opposé, et au lieu de nous laisser faire le voyage en huit jours, comme on le fait d'ordinaire, on nous força d'y mettre près de deux mois (cinquantetrois jours). On nous condamnait à demeurer huit à quinze jours dans des contrées malsaines et dans les plus misérables huttes ; et souvent, quand nous souffrions des plus violents accès de fièvre, on nous arrachait de notre grabat et on se remettait en route, sans s'inquiéter le moins du monde si le temps était beau ou s'il pleuvait. À Beforn, un des endroits les plus malsains de toute la route, un misérable petit village, tellement entouré de marais et de bois qu'on ne marchait pas à sec cinquante pas de suite, nous restâmes dix-huit jours entiers. M. Lambert chercha par tous les moyens à déterminer le commandant à accélérer le voyage. Il lui offrit même, à ce que je crois, une assez forte somme d'argent, mais tout demeura inutile. Les ordres de la reine devaient être trop positifs et trop précis pour que cet homme pût oser y contrevenir. Les huttes qu'on nous assignait pour demeures étaient d'ordinaire en si mauvais état qu'elles offraient à peine un abri contre les intempéries de l'air. Le vent et la pluie pénétraient de tous côtés à travers le toit tout endommagé et les minces cloisons à moitié délabrées. Ce qui aggravait encore mes souffrances, c'est que je n'avais pas même de literie, et que mes habits chauds, dans lesquels j'aurais pu m'envelopper la nuit, m'avaient été volés dès le premier jour. Je n'avais pas, comme chacun de mes compagnons de voyage, deux ou trois domestiques ; il me fallait être mon propre domestique pour veiller à mes affaires, et, malade comme je l'étais, je ne pouvais m'occuper de la moindre chose. En arrivant à une station, je me jetais sur ma couche, que je ne quittais souvent pas pendant plusieurs jours. Et quelle couche était-ce ! une natte bien mince, un dur oreiller, et pour couverture mon manteau de voyage. Plus tard, un des missionnaires me donna un de ses oreillers. Pendant les cinquante-trois jours, je ne quittai pas une seule fois mes habits, car, malgré mes prières réitérées, le commandant n'eut pas la complaisance de m'assigner un endroit séparé où j'eusse pu changer de vêtements. On nous parquait tous ensemble dans une seule et même hutte, quelque petite qu'elle fût. Je ne saurais vraiment exprimer tout ce que je souffris, surtout pendant les trois dernières semaines, où je pouvais à peine me lever de ma couche et me traîner quelques pas. La fièvre de Madagascar est une des plus horribles maladies qui existent, et suivant moi elle est beaucoup plus à craindre encore que la fièvre jaune ou le choléra. Dans ces deux maladies, on éprouve, il est vrai, parfois aussi de très-grandes douleurs, mais en peu de jours on est mort ou guéri, tandis que cette épouvantable fièvre vous fait horriblement souffrir pendant de longs mois. On sent de vives douleurs dans l'estomac et dans tout le bas-ventre. On a de fréquents vomissements, on perd tout appétit et on devient peu à peu si faible qu'on peut à peine mouvoir les mains et les pieds. À la fin, on tombe dans une apathie complète, à laquelle, malgré toutes les peines et tous les efforts, on ne peut s'arracher. Moi qui depuis mon enfance était habituée à l'activité et au mouvement, je restais maintenant des journées entières étendue sur ma couche, plongée dans le marasme et m'apercevant à peine de ce qui se passait autour de moi. Et cette apathie n'est pas seulement propre aux gens de mon âge, mais à tous ceux qui sont attaqués par la fièvre, sans en excepter les hommes les plus vigoureux et dans la fleur de l'âge, et elle continue, ainsi que le mal d'estomac et de foie, longtemps encore après que la fièvre même a cessé. La reine Ranavola dit avec raison que la fièvre et les mauvaises routes sont ses meilleures défenses contre les Européens. On en finirait bientôt avec le fléau, si le pays était cultivé et peuplé. Combien le climat de Batavia, dans l'île de Java, n'était-il pas malsain ? On nommait cette ville le tombeau des Européens ; mais depuis qu'on a établi des canaux, qu'on a desséché les marais des environs et qu'on a pris plus de soin de la salubrité publique, les fièvres sont devenues beaucoup plus rares et bien moins dangereuses. Un supplice non moins gênant que nous eûmes à subir dans ce voyage était l'extrême rigueur de la surveillance. Le jour, il y avait constamment six soldats, les armes croisées, devant la porte de notre chaumière, et autant devant la fenêtre, s'il y en avait une ; la nuit, il couchait trois à cinq hommes dans la chaumière quand même il s'y trouvait à peine la place nécessaire pour nous, et que nous étions obligés de nous serrer tout à fait les uns contre les autres. Quand nous nous promenions de long en large devant la chaumière, ou bien quand nous nous en éloignions seulement de quelques pas, les satellites étaient de suite derrière nous comme s'ils eussent craint de nous voir prendre la fuite. Mais nous eussions eu toute notre force et toute notre santé, que la pensée de fuir ne nous serait jamais venue : car, étrangers comme nous l'étions, que serions-nous devenus sans guide et sans vivres dans ces bois et ces marais impraticables ? Les officiers entraient aussi à chaque instant dans notre hutte pour voir ce dont nous nous occupions. On nous faisait pleinement sentir ce que c'est qu'être prisonniers et escortés par des soldats ! Dans le village Eranomaro, nous fîmes la rencontre d'un médecin français de l'île Bourbon qui, par un contrat passé avec la reine et avec plusieurs grands du royaume, vient tous les deux ans à Tananariva pour apporter les médicaments nécessaires. Nous voulûmes, M. Lambert et moi, consulter ce médecin et lui demander des remèdes ; moi surtout j'aurais eu besoin de son secours, car j'étais infiniment plus malade que M. Lambert, que ses accès de fièvre ne prenaient que tous les quinze jours, tandis que les miens revenaient tous les trois ou quatre jours. Mais le commandant ne me permit ni de faire visite au médecin ni de l'inviter à venir nous voir. Il prétexta que la reine lui avait ordonné expressément de ne nous laisser, pendant tout le voyage, communiquer avec personne, ni surtout avec un Européen. Cette rigueur, comme nous l'apprîmes plus tard, ne s'appliquait qu'à nous. On voulait exprès nous priver de tout secours. M. Laborde, qui était toujours à quelques journées de marche derrière nous, fut traité avec plus de douceur, et put, quand il rencontra le médecin, passer toute la soirée dans sa société. Quoique le voyage de Tananariva à Tamatavé durât assez longtemps, je n'eus cependant tant à cause de mon état maladif que de la rigoureuse surveillance dont nous étions l'objet, que peu d'occasions de remarquer les coutumes et les usages du pays. Autant que j'ai pu l'observer en général, les habitants de Madagascar ont de bien mauvaises qualités : ils sont extrêmement paresseux, fort adonnés à la boisson, très bavards et sans aucun sentiment de pudeur. Ainsi nos soldats, à qui l'on ne donnait ni nourriture ni solde et qui souffraient tous les plus grandes privations, auraient mieux aimé mourir de faim que de chercher à gagner quelque chose en rendant de légers services ; au commencement, j'avais beaucoup de pitié pour ces pauvres gens ; j'achetais de temps en temps pour eux du riz ou des pommes de terre, ou bien je leur donnais quelque pièce de monnaie. Quand nous arrivâmes dans les régions boisées où il y avait une grande quantité de beaux insectes et de superbes coquillages, je les engageai à m'en apporter, en leur promettant en échange du riz ou de l'argent, mais ce fut en vain, et je ne pus pas en décider un seul à le faire. Ils aimaient mieux se blottir dans un coin et mourir de faim que de se donner la moindre peine. Ce n'étaient pas seulement les soldats qui se refusaient à toute espèce d'occupation, mais aussi les hommes, les femmes et les enfants. Déjà, pendant mon premier séjour à Tamatavé et plus tard à Tananariva, j'avais voulu prendre trois ou quatre hommes à mon service et les envoyer dans les bois pour y chercher des insectes et des coquillages. Je leur promis quatre fois plus d'argent qu'ils n'en gagnent d'ordinaire, et de plus une récompense particulière s'ils m'apportaient quelque jolie chose. Il n'y en eut pas un seul qui voulût accepter ma proposition. J'eus aussi peu de succès en montrant aux femmes et aux enfants de grosses belles perles de verre, des anneaux et des bracelets. Tous ces objets leur plaisaient beaucoup, et ils auraient bien voulu les avoir si je les leur avais donnés sans leur demander le moindre service en échange. Je n'ai vraiment trouvé encore autant de paresse chez aucun autre peuple. Dans presque tous les pays que j'ai visités dans mes précédents voyages, même chez les habitants tout à fait sauvages de Bornéo ou de Sumatra, les gens venaient m'aider, sans que j'eusse besoin de les y engager, quand ils me voyaient chercher des insectes ou des coquillages, et, quand je leur donnais quelque bagatelle pour leur peine, ils m'en apportaient tant et tant que je ne pouvais pas les emporter. Quel beau butin zoologique j'ai fait là bas, tandis que dans ce nouveau pays inexploré, où il y a certainement une grande quantité d'insectes inconnus, il était impossible de faire une grande collection. Le peu que j'ai rapporté de Madagascar n'a été recueilli en grande partie que par moi-même. Pour ce qui est de l'ivrognerie, elle règne dans tous les districts de Madagascar, à l'exception de celui d'Émir, où l'on maintient encore quelques-unes des anciennes lois du fondateur de la monarchie de Madagascar, le grand Dianampoiene, et entre autres celle qui interdit l'usage des boissons enivrantes, sous peine de mort. Tout homme ivre y est exécuté sans autre forme de procès. Aussi, dans ce district, le peuple se montre-t-il beaucoup plus posé et plus rangé que partout ailleurs, où l'ivresse n'est pas punie. La boisson favorite des habitants de Madagascar est le besa-besa, qui, comme je l'ai déjà dit plus haut, se fait avec le jus de la canne à sucre. Presque dans tous les villages, on voit en plein jour des hommes et des femmes ivres, et dans beaucoup d'endroits nous entendions retentir jusqu'au milieu de la nuit de la musique et des chants, des causeries bruyantes et des éclats de rire. Souvent il y avait aussi des disputes et des rixes. Si l'on jugeait le peuple d'après cette gaieté pour ainsi dire continue, il faudrait le regarder comme le peuple le plus heureux de la terre. Mais les pauvres gens sont dans la même position que les serfs ou les esclaves, et comme eux ils ne se livrent à la boisson que pour y chercher l'oubli de leur malheur et de leurs souffrances. Cependant, quelque adonnés que les habitants de Madagascar (les Hovas comme les Malgaches) soient à la boisson, ils sont, je crois, possédés davantage encore de la fureur du bavardage. Il leur est impossible de garder le silence une minute, et ils ne peuvent jamais parler posément et avec calme ; ils le font, au contraire, avec tant de vivacité et de précipitation, qu'ils semblent craindre que la journée ne soit trop courte pour tout ce qu'ils ont à dire. Ceux qui ne parlent pas rient presque sans cesse, de sorte que je m'informai souvent du sujet de leurs conversations, dans la pensée qu'elles étaient très plaisantes et très spirituelles. On m'assurait toutes les fois qu'il n'en était rien ; mais qu'il s'agissait d'ordinaire des sujets les plus indécents, et qu'ils répétaient les mêmes discours une douzaine de fois dans l'espace d'une heure. Je citerai un fait qui m'est arrivé à moi-même et qui prouve la loquacité extraordinaire de ce peuple. J'envoyai un jour à Tananariva un messager faire une commission, et je m'aperçus qu'il cherchait un compagnon pour cette course. Sur ma déclaration que je voulais bien payer un messager, mais non deux, il me répondit que je n'aurais rien à payer à son compagnon ; mais qu'il lui était impossible de faire seul la route, qui était très longue et très solitaire. Il lui fallait quelqu'un à qui parler, et il donnerait à son compagnon une partie de son propre salaire. Nos porteurs ne faisaient naturellement pas exception à la règle générale : ils jasaient et riaient sans cesse, et j'étais parfois tout étourdie de leur babil. Quand nous arrivions à quelque montée escarpée, je croyais d'abord que cela nous donnerait quelque répit. Vaine espérance ! Ils haletaient et soufflaient ; mais ils parlaient. Il a déjà été question de l'effronterie et de l'impudence des gens de Madagascar, et j'ai été témoin, pendant ce voyage, de scènes que la pudeur ne saurait me permettre de raconter à mes lecteurs. Aujourd'hui, qu'on nous regardait comme des prisonniers d'État, on avait beaucoup moins d'égards pour nous qu'on n'en avait eu lors de notre premier passage, et les misérables, ne croyant plus avoir besoin de se gêner avec nous, se montraient sans contrainte dans toute la laideur de leur naturel. On ne savait réellement pas de quel côté tourner ses regards, et mes compagnons d'infortune me félicitaient de ne pas savoir la langue du pays. Le 13 septembre, enfin, nous arrivâmes à Tamatavé. Malgré la fièvre, nous n'avions ainsi, ni M. Lambert ni moi, donné à la reine Ranavola le plaisir de nous voir mourir. Mais c'est vraiment un miracle si nous en sommes revenus la vie sauve ; pour ma part, je ne me serais jamais figuré que mon corps, affaibli et épuisé, eût pu résister à ce long séjour forcé dans les pays les plus malsains, aux durs traitements et aux privations sans nombre et sans fin. Nous n'eûmes cette fois, ni M. Lambert ni moi, la permission de descendre chez Mlle Julie. On nous mena dans une petite chaumière et on nous garda à vue avec la même sévérité et la même rigueur qu'on avait déployées envers nous pendant tout le voyage. Le commandant de l'escorte nous apprit que nous aurions à nous embarquer sur le premier vaisseau partant pour Maurice, qu'il avait l'ordre de ne nous laisser communiquer avec personne à Tamatavé et de nous escorter avec ses soldats jusqu'au vaisseau. Je dois dire, à l'honneur du commandant et des officiers, qu'ils ont rempli jusqu'au bout leur consigne à la lettre, et, s'il vient jamais à l'idée de Sa Majesté de Madagascar d'instituer un ordre de décorations (ce qui arrivera sans doute avec le temps), ils méritent tous d'être nommés grand'croix. Sans doute cette opinion ne sera pas celle de la reine Ranavola, et, au lieu d'éloges et de récompenses, les pauvres gens pourront bien recevoir un accueil peu favorable, quand ils apporteront la nouvelle que M. Lambert et moi nous avons quitté vivants Madagascar. Nous fûmes assez heureux pour ne rester que trois jours à Tamatavé. Le 16 septembre, un vaisseau partait par hasard pour Maurice, et il fallut nous séparer de cette aimable société et de ce charmant pays. Il est vrai qu'au moment de la séparation je n'ai point versé de larmes ; au contraire, je me sentis le cœur plus léger en mettant le pied à bord du vaisseau, et c'est avec un plaisir indicible que je vis le canot ramener le commandant avec ses soldats vers la côte ; mais je ne me repens cependant pas d'avoir entrepris ce voyage, surtout si je dois avoir le bonheur de recouvrer la santé. J'ai vu et appris à Madagascar plus de choses curieuses et extraordinaires qu'en aucun pays, et, quoiqu'il y ait certainement peu de bien à dire du peuple de cette île, il faut son- ger qu'avec un gouvernement aussi déraisonnable et aussi barbare que l'est celui de la reine Ranavola, avec l'absence complète de moralité et de religion, il ne saurait en être autrement. Si Madagascar obtient un jour un gouvernement régulier et moral, s'il est visité par des missionnaires qui, au lieu de se mêler d'intrigues, appliquent toutes leurs facultés et tous leurs efforts à inculquer au peuple le véritable esprit du christianisme, il pourra, j'espère, s'y élever tôt ou tard un royaume heureux et florissant. Sur mon retour à Maurice, je n'ai que peu de chose à dire. Notre vaisseau, le brick Castro, commandé par le capitaine Schneider, ne marchait pas beaucoup plus vite que l'ancienne chaloupe-canonnière sur laquelle j'étais venue, il y avait environ cinq mois, de Maurice à Tamatavé, et, comme les vents ne nous étaient pas très favorables, nous mîmes six jours à faire cette courte traversée ; mais nous étions encore trop heureux de notre liberté recouvrée pour trouver le temps long. Ce ne fut que le 22 septembre, à neuf heures du soir, que nous entrâmes dans les eaux de Maurice. Il nous arriva alors un accident qui eût pu devenir extrêmement dangereux. Il faisait une nuit sombre et chargée de nuages. Le capitaine voulait mettre à l'ancre et attendre le lendemain pour nous faire remorquer dans le port par un bateau à vapeur. Toutes les mesures étaient prises, et on allait jeter l'ancre, quand, au moment même, le gouvernail donna de toute sa force contre un récif et fut brisé en mille morceaux. Le choc fut si violent, qu'il semblait que tout le vaisseau était en pièces. J'étais déjà couchée. Je m'élançai tout épouvantée hors du lit pour voir ce que c'était, quand j'entendis la voix du second crier : « Venez sur-le-champ, madame Pfeiffer, si vous voulez être sauvée ; le vaisseau est ouvert et va couler. » Je jetai rapidement mon manteau sur mes épaules et je courus sur le pont. L'excellent officier, M. Saint-Ange, m'aida à monter dans un des bateaux et me dit de m'y tenir tranquille, que je ne courais là aucun danger. Cependant, après un examen plus sérieux, on reconnut heureusement que le vaisseau ne faisait pas même eau, qu'il n'y avait rien de brisé, et que tout le mal se réduisait à la perte du gouvernail et à l'effroi que cet accident nous avait causé. Les ancres furent jetées, et nous nous couchâmes tranquillement. Le lendemain, nous nous réveillâmes par un beau soleil éclatant. On fit les signaux nécessaires, et aussitôt il arriva un remorqueur qui nous transporta rapidement dans le port de Maurice. Mes amis de Maurice furent excessivement surpris de me revoir, car on avait reçu de Tamatavé les rapports les plus exagérés sur la malheureuse issue de notre entreprise. Selon les uns, la reine Ranavola avait fait exécuter tous les Européens établis à Tananariva ; suivant d'autres, la sentence de mort n'avait été exécutée que contre M. Lambert, et les autres Européens, parmi lesquels je me trouvais, avaient été vendus comme esclaves. D'autres encore disaient que nous avions été expulsés du pays et, à notre retour, assassinés par ordre de la reine. J'étais heureuse de pouvoir donner un démenti à tous ces bruits contradictoires. Mais malheureusement tout danger n'était pas encore passé ; car peu de jours après mon arrivée la réaction de la fièvre et de toutes les souffrances physiques et morales que j'avais subies m'occasionna une si violente maladie que les médecins désespérèrent longtemps de me sauver, et, sans les soins et le dévouement dont m'entoura la famille Moon, j'aurais sans doute été perdue. M. Moon, à la fois médecin et pharmacien, vit avec son aimable épouse d'une manière très retirée, dans une plantation de canne à sucre, à Vacoa. Mes lecteurs se souviennent sans doute encore que, peu de temps avant mon départ de Maurice pour Madagascar, j'avais fait dans une excursion la connaissance de cette famille et passé chez elle quelques jours très agréables. À peine M. Moon eut-il appris que j'étais de retour de mon voyage et gravement malade, qu'il vint aussitôt à la ville pour m'emmener et me transporter chez lui, où j'arrivai à moitié mourante. Ce n'est que grâce à l'habileté avec laquelle lui et le docteur A. Perrot me traitèrent, et surtout aux soins que me prodigua toute la famille Moon, que je dois mon rétablissement, et le hasard voulut que ce fût justement le 9 octobre 1857, le jour de mon soixantième anniversaire, qu'on me déclarât hors de danger. Que Dieu récompense le Dr Moon et sa femme, et le Dr Perrot, de tout ce qu'ils ont fait pour moi, quoique je ne fusse pour eux qu'une étrangère ! ** * Ici s'arrête le journal d'Ida Pfeiffer. Malheureusement ses dernières paroles ne se sont pas réalisées. Le danger n'était pas passé. Les accès de fièvre purent être plus ou moins longtemps sans revenir, mais ils n'en reparurent pas moins, et Ida Pfeiffer ne devait jamais recouvrer entièrement la santé. Son séjour à Maurice se prolongea encore plusieurs mois, et, comme on le voit par les lettres qu'elle écrivit de cette île à son fils, elle fit encore pendant ce temps plusieurs nouveaux plans de voyage dont aucun ne devait s'exécuter. C'est ainsi qu'elle écrivait dans une lettre datée du 16 décembre 1857 : « J'ai beaucoup souffert de la fièvre et surtout de ses suites, et je n'en suis pas encore entièrement remise. Mais j'espère qu'un voyage sur mer achèvera de me rétablir. Cependant je ne puis pas aller en Europe dans cette saison ; j'aurais trop à souffrir du froid et du mauvais temps, et je ne sais pas si je pourrais le supporter dans mon état actuel de santé. Je ne puis pas non plus attendre ici une saison plus favorable, car le climat de cette île m'est contraire. J'irai donc probablement en Australie. » Elle dit dans une autre lettre du 13 janvier 1858 : « C'est, j'espère, ma dernière lettre de Maurice. Je suis réellement enchantée de quitter cette île, et il n'y a que ma séparation d'avec les deux familles Moon et Kerr qui me coûtera beaucoup. Si ces excellentes personnes ne s'étaient pas intéressées à moi, je serais pour sûr morte dans cette île. Une fille ne peut pas montrer à sa mère plus de dévouement et d'affection que Mme Moon ne m'en a témoigné, et tous les membres des deux familles ont rivalisé entre eux à qui me rendrait le plus de services. Mes chers enfants, gardez ces noms profondément gravés dans votre mémoire, et, si le hasard vous réunit jamais avec quelques membres de l'une ou l'autre famille, considérez-les comme vos frères et estimez-vous heureux si vous pouvez leur rendre service. « Depuis trois semaines, je vais chaque jour de mieux en mieux ; la fièvre semble me vouloir abandonner tout à fait ; j'ai retrouvé le sommeil et l'appétit. « Il y a quelques jours, j'ai fait ici la connaissance d'un jeune botaniste allemand, M. Herbst. Il est établi à Rio de Janeiro, et le gouvernement brésilien l'a envoyé chercher à Maurice et à Bourbon des plants de canne à sucre pour améliorer ceux du Brésil. Il en emporte toute une cargaison et espère arriver à Rio de Janeiro au mois de mai. J'avais presque envie d'aller avec lui ; mais, comme je ne sais pas si tu y seras déjà à cette époque, je pense qu'il vaut mieux faire d'abord le voyage d'Australie. J'ai trouvé une très bonne occasion pour Sydney, et je pars dans quelques jours. La traversée et le climat fortifiant de l'Australie, où je dois justement arriver dans la meilleure saison, en automne, achèveront, je crois, ma guérison et me rétabliront complètement. » Deux jours plus tard, elle écrivit au contraire, dans une lettre du 1er mars : « J'ai été forcée de changer tout à coup mon plan de voyage, à cause de cette horrible fièvre de Madagascar, qui revient toujours et m'affaiblit beaucoup. J'étais prête à m'embarquer pour l'Australie, et la plus grande partie de mes bagages était déjà à bord, quand je fus prise d'un nouvel accès. Je fis rapporter mon coffre du vaisseau, et le 8 de ce mois j'irai avec le paquebot à Londres, où je compte ne m'arrêter que peu de temps. Je veux tâcher d'arriver le plus vite possible dans mon pays. » Elle quitta enfin Maurice. Pendant la longue traversée, elle eut de nouveaux accès de fièvre, et sa santé était peu améliorée quand elle arriva au commencement du mois de juin à Londres, où elle ne s'arrêta que quelques semaines. De Londres, elle se rendit à Hambourg, d'où elle partit au mois de juillet pour Berlin, sur l'invitation de son amie, la femme du conseiller privé Weiss, dans la maison de laquelle elle trouva les soins les plus affectueux. Des lettres pressantes de ses frères l'engagèrent à revenir à Vienne, et la femme de son frère César Reyer, Mme Marie Reyer, voulait aller la chercher à Berlin. Mais elle déclina expressément toute visite. Quoique de jour en jour plus souffrante, elle ne considérait sa maladie que comme passagère, et dans cette croyance elle écrivit à ses frères qu'elle espérait être bientôt rétablie, ou du moins assez forte pour se mettre en voyage et retourner à Vienne. Elle se sentait involontairement attirée vers son pays, et, au bout de quelques semaines, son état ne s'étant pas amélioré, elle se fit transporter chez une de ses amies de jeunesse, Mme la baronne Stein, qui demeurait dans une terre près de Cracovie. Cependant, comme son mal augmentait toujours, elle perdit peu à peu l'espoir d'un prompt rétablissement et consentit enfin à se faire transporter à Vienne. Sa belle-sœur vint la chercher. Ce fut une pénible réunion pour cette tendre parente et amie, qui trouva la malade dans un tel état d'épuisement qu'on désespérait de la possibilité du voyage. Cependant le médecin déclarant qu'elle pouvait supporter le voyage, et elle-même montrant un très grand désir de revoir encore son pays, on la transporta avec le plus grand soin dans un coupé particulier du chemin de fer, chez son frère Charles Reyer, à Vienne, où elle arriva le 15 septembre. Les médecins les plus distingués de Vienne furent appelés en consultation. Leur avis unanime fut qu'Ida Pfeiffer avait un cancer au foie, causé sans doute par la fièvre de Madagascar, qui attaque et détruit les parties intérieures du corps, et que sa maladie était incurable. L'air natal parut faire du bien à la malade. Pendant la première semaine, les douleurs furent moins vives, et elle s'abandonna à de nouvelles espérances. Elle parla même de faire quelques petits voyages et d'aller visiter ses autres parents à Gratz, à Trieste et ailleurs. Mais cette inquiétude d'esprit n'était guère que l'effet de son état de maladie. Ses forces diminuèrent de plus en plus ; elle commença à éprouver de violentes douleurs, qui, pendant les dernières semaines de sa vie, ne la quittèrent que rarement, et elle eut souvent le délire. Elle fut parfaitement soignée par sa belle-sœur, dans la maison de son frère, et quelques jours avant sa mort elle eut encore le plaisir d'embrasser son fils aîné, qui demeurait en Styrie et qui, à la nouvelle de la gravité de la maladie de sa mère, était accouru à Vienne. Pendant les derniers jours, on fit prendre à la malade des opiats pour adoucir ses violentes souffrances, et, dans la nuit du 27 au 28 octobre, elle expira doucement et sans douleur apparente. Ses funérailles furent célébrées le 30 octobre, et beaucoup de hautes notabilités littéraires et scientifiques, et d'autres personnages distingués, se joignirent à ses nombreux parents et amis, pour lui rendre les derniers honneurs. Repos soit à sa cendre ! Qu'il me soit permis de vous exprimer ici, ma chère tante Marie Reyer, et mon cher oncle Charles Reyer, pour tout ce que vous avez fait pour ma mère, la plus profonde reconnaissance. Hélas ! il ne m'a pas été accordé de recueillir ses dernières paroles et son dernier regard. La triste nouvelle est venue me frapper dans les pays éloignés. Grâce à vous deux, au moins j'ai eu la consolation que ma pauvre mère n'a pas manqué des meilleurs soins, et que jusqu'au moment de la séparation elle a entendu autour d'elle des voix chéries et amies. Vous tous enfin, parents et amis, qui vous êtes intéressés à elle avec tant de bonté et de dévouement, vous surtout monsieur et madame Moon de Maurice, je vous remercie du fond du cœur. Vous pouvez être assurés que vos noms s'effaceront aussi peu de ma mémoire que le souvenir de ma bien-aimée mère. OSCAR PFEIFFER. APPENDICE LETTRES D'ALEXANDRE DE HUMBOLDT À IDA PFEIFFER PREMIÈRE LETTRE À l'occasion de la réception de Mon second voyage autour du monde, qu'Ida Pfeiffer avait adressé au célèbre naturaliste pendant son séjour à Berlin. Comment saurais-je vous exprimer, très honorée dame, ma profonde reconnaissance, ou plutôt mon admiration ? Oui, j'admire votre persévérance, votre courage, la richesse de vos collections, qui réunissent des objets du monde entier appartenant à une époque précise de la vie du globe ; j'admire surtout en vous la noble simplicité du récit, les sentiments libres et vraiment humains, et la noble beauté du mérite qui s'ignore. Vous avez été sur les majestueuses hauteurs de Quito ; vous avez eu le rare spectacle de voir le Cotopaxi vomir du feu ! Cette nouvelle éruption me fournira l'occasion d'orner mon quatrième volume du Kosmos du nom d'Ida Pfeiffer. Si vous devez sortir aujourd'hui (vendredi), voudrez-vous, noble dame, m'accorder l'honneur de votre visite entre une et trois heures ? En tout cas, j'irai vous voir demain (samedi) entre une et deux heures. Votre respectueux Alexandre DE HUMBOLDT. Le 22 février 1856. DEUXIÈME LETTRE Quelques jours plus tard. Non seulement la reine, mais aussi le roi, désirent vous voir, très respectable dame, et vous exprimer l'estime que tout le monde a pour votre courage, pour la noble simplicité de vos sentiments et pour l'exacte fidélité de vos récits. Leurs Majestés désirent vous recevoir au château jeudi 28 février, à une heure de l'après-midi. Présentez à la reine un exemplaire de votre dernier beau Voyage autour du monde. Votre tout dévoué Alexandre DE HUMBOLDT. Le 26 février 1856. TROISIÈME LETTRE Lettre de recommandation qu'Alexandre de Humboldt donna à Ida Pfeiffer à son départ pour son dernier voyage1. Je prie instamment tous ceux qui, en différentes régions de la terre, ont conservé le souvenir de mon nom et de la bienveillance pour mes travaux, d'accueillir avec un vif intérêt et d'aider de leurs conseils le porteur de ces lignes, Mme Ida Pfeiffer, célèbre non seulement par la noble et courageuse confiance qui l'a conduite, au milieu de tant de dangers et de privations, deux fois autour du globe, mais surtout par l'aimable simplicité et la modestie qui règne dans ses ouvrages, par la rectitude et la philanthropie de ses jugements, par l'indépendance et la délicatesse de ses sentiments. Jouissant de la confiance et de l'amitié de cette dame respectable, j'admire et je blâme à la fois cette force de caractère qu'elle a déployée partout où l'appelle, je devrais dire où l'entraîne son invincible goût d'exploration de la 1 Nous reproduisons la lettre originale, qui était écrite en français. nature et des mœurs dans les différentes races humaines. Voyageur le plus chargé d'années, j'ai désiré donner à Mme Ida Pfeiffer ce faible témoignage de ma haute et respectueuse estime. Alexandre DE HUMBOLDT. Potsdam, au château de la ville, le 8 juin 1856. QUATRIÈME LETTRE Écrite à l'occasion du retour d'Ida Pfeiffer de son voyage à Madagascar. Comment me refuserais-je le plaisir de vous offrir en quelques lignes mes sincères félicitations de votre retour dans votre patrie ! Puissent, après tant de nobles sacrifices utiles à la connaissance des pays lointains, des soins et le calme d'esprit rétablir votre santé qui m'est si chère ! Puissiez-vous retrouver bientôt les forces nécessaires, non pour vous exposer à de nouveaux dangers, mais pour joindre à votre beau Voyage de Bornéo votre nouveau journal, certainement encore très instructif. Ma très chère et respectable amie, je ne saurais vous peindre assez vivement le tendre intérêt que non seulement S. M. la reine, mais aussi notre noble et généreux roi, en voie de guérison, a même, pendant ses propres souffrances, pris à toutes vos douloureuses épreuves. Depuis votre départ, mes forces ont bien diminué. Notre ami commun, Charles Ritter, qui vous est si fidèlement attaché, est à Tœplitz et jouit de toute la vigueur de son esprit. Je conserve d'heureux et reconnaissants souvenirs de Hambourg1, qui remontent aux temps de Claudius, de Klopstock, de Sieveking, de Reimarus, de Busch et d'Ebeling de l'Académie de commerce. Ida Pfeiffer était à Hambourg quand Alexandre de Humboldt lui écrivit cette lettre. 1 Je suis, avec un affectueux respect et une camaraderie de voyageur, Votre tout dévoué A. HUMBOLDT. Potsdam, château de la ville, le 26 juin 1858. P.S. Je vous conjure de ne pas trop vous presser de me répondre. APERÇU GÉNÉRAL SUR LA GÉOGRAPHIE LES DIVERSES PRODUCTIONS ET LES POPULATIONS DE MADAGASCAR Dans sa course rapide, et pendant son séjour si agité dans la grande île des Malgaches, Mme Ida Pfeiffer, d'ailleurs fort souffrante, ne put voir que très incomplètement ce beau et intéressant pays. Ce qui est d'autant plus à regretter que, à un coup d'œil habituellement très juste, la grande voyageuse allemande joignait la plus scrupuleuse sincérité. Il est impossible, après avoir lu son récit, de ne pas désirer des notions plus précises et plus complètes sur la contrée dont elle parle d'une manière si vive et si dramatique. Ajoutons que les événements qui viennent de s'accomplir à Madagascar, en ouvrant ce pays à l'influence européenne, promettent à notre activité civilisatrice une ample moisson de trésors à récolter. L'avènement d'un roi, homme de bien avant tout, et noblement passionné pour le bonheur de ses sujets, comme tout annonce qu'est le prince Rakotond, qui vient de succéder à la reine Ranavalo sous le nom de Radama II, permet à tous les amis de l'humanité les meilleures et les plus solides espérances pour ce beau pays, si malheureux, si abandonné depuis deux siècles. Après avoir montré dans l'Introduction quelles ont été jusqu'à ce jour les relations de la France avec la grande île de Madagascar, il nous semble indispensable de tracer successivement, et à grands traits, une esquisse de sa situation géographique, des propriétés de son sol, des productions qu'elle renferme, des animaux de toute sorte qui vivent dans ses campagnes et dans ses forêts, et des caractères des diverses races qui l'habitent. Les renseignements sur tous ces points sont loin d'être aussi précis, aussi authentiques que nous pourrions le désirer. Mais, tels que nous les ont transmis les nombreux voyageurs qui ont abordé et vécu à Madagascar, ils permettent d'apprécier la haute importance de cette terre si peu connue encore. Nous avons recueilli aux meilleures sources ce qui nous a paru le plus certain et le plus incontestable. Et nous en donnons le résumé dans les pages qui suivent. On sera peut-être étonné, en les lisant, de l'abandon dans lequel jusqu'ici on a laissé ce pays. Si l'Introduction explique en partie cet inexplicable abandon, peut-être les pages qu'on va lire contribueront-elles à effacer quelques préjugés contre la colonisation de Madagascar. Qu'on se persuade bien surtout que nous n'avons rien exagéré. Nous avons cherché, au contraire, à être le plus exact possible. Par suite d'un concours singulier de circonstances, Madagascar est un pays inconnu, et, quoique les Français y aient mis le pied pour la première fois il y a trois siècles, c'est encore aujourd'hui une véritable découverte à faire1. Madagascar, comme tout le monde le sait, est une grande île de 350 lieues terrestres de long, sur environ 140 dans sa plus grande largeur, qui s'étend le long de la côte orientale du continent africain dont elle est séparée par le canal de Mozambique, comprise entre le 12e et le 26e degré de latitude sud, et les 41e et 48e de longitude est, et d'une superficie presque égale à la France. Elle est à 150 lieues seulement de la Réunion, notre unique colonie dans ces mers depuis que les Anglais nous ont enlevé l'île Maurice. Ce qui frappe, au premier regard jeté sur la carte, c'est que Madagascar, d'une forme très allongée, offre un vaste développement de côtes, tandis qu'elle est parcourue dans toute sa longueur par une chaîne de montagnes assez élevées qui la divisent en deux parties à peu près égales et, laissant au centre un plateau considérable, déterminent deux versants principaux, l'un à Au moment où j'écris cet appendice, M. Simonin, ingénieur des mines, vient de publier une note sur les richesses naturelles de Madagascar, où l'on trouve, surtout pour la partie minéralogique, des renseignements d'une précision d'autant plus précieuse qu'ils sont le résultat d'analyses scientifiques. 1 l'est faisant face à l'océan Indien, l'autre à l'ouest, baigné par les flots du canal de Mozambique. Deux chaînes inférieures s'ajoutent à la chaîne principale ; et de leurs flancs descendent des ramifications successives qui forment des vallées arrosées par une grande quantité de rivières, dont quelques-unes sont navigables assez avant dans les terres. La déclivité du versant oriental diminuant à mesure qu'on approche du rivage de la mer, il arrive qu'à l'embouchure des rivières et des plus petits cours d'eau le sable s'accumule, obstrue les passes, et que des marais à l'eau stagnante se forment tout le long du littoral et produisent des miasmes qui, à leur tour, engendrent des fièvres mortelles. Les moindres travaux assainiraient ces fertiles rivages. Les colons de Maurice ne demandaient que mille esclaves pour venir à bout de ce travail. On sait, en effet, que partout le défrichement et un système bien entendu d'irrigation font disparaître les fièvres qui semblent endémiques. Mais dans ce pays, où fait défaut toute espèce de civilisation, aucun effort n'a été tenté dans ce sens. Et, comme tous les débarquements des Européens ont eu lieu constamment sur la côte orientale, on s'explique ainsi facilement les maladies qui les ont assaillis et la réputation d'insalubrité que ces expéditions continuellement malheureuses ont faite à Madagascar. Partout ailleurs, dans l'île, le climat est excellent. La chaleur est assurément très grande ; elle ne dépasse guère pourtant 34° ; et, comme la végétation est partout splendide, on voit de suite l'immense intérêt qu'il y aurait à coloniser cette admirable et féconde terre. Il y a d'ailleurs à Madagascar, ainsi que dans presque toutes les régions tropicales, deux saisons très distinctes : l'une, de mai en octobre, pendant laquelle de fortes brises renouvellent constamment l'air, même sur le littoral, et le purifient ; l'autre, d'octobre en avril, pendant laquelle la chaleur est beaucoup plus grande. Les pluies d'orage, survenant tout à coup, font déborder les plus petits cours d'eau, amènent dans les marécages de la côte toute espèce de sables et de détritus d'animaux et de végétaux, et y développent une humidité d'autant plus mortelle que la brise fait défaut. Au centre de l'île, formée de plateaux successifs qui s'élèvent à une assez grande hauteur, la température n'a plus ces inconvénients ; le froid y est même quelquefois assez vif, quoique la neige y soit inconnue. C'est donc une terre parfaitement habitable et qui n'a rien de plus particulier que certaines contrées de l'Europe et de l'Amérique, où les côtes étaient malsaines et qu'on est parvenu à assainir après des travaux plus ou moins longs. Le sol abonde en richesses minérales de toutes sortes. On y signale des traces de volcans, et les tremblements de terre n'y sont pas rares. La plupart des pierres précieuses, telles que l'améthyste, la topaze, le jaspe, l'opale, le grenat, se trouvent dans les montagnes, mais ne paraissent pas être de la qualité que recherche de préférence le commerce. Ce qu'on y admire surtout, ce sont des blocs de cristal d'une remarquable beauté qu'on découvre à chaque pas dans les montagnes, à ce point qu'un voyageur prétend que, lorsque le soleil vient frapper ces cristaux répandus presque partout à profusion, l'éclat qui en rejaillit produit un effet merveilleux. M. Leguevel de Lacombe, un des voyageurs qui ont visité Madagascar il y a une trentaine d'années, prétend avoir vu un bloc à sept faces, d'un mètre de haut sur à peu près vingt centimètres de large, d'une transparence parfaite, au milieu duquel on distinguait nettement deux poissons cristallisés, semblables aux poissons rouges d'Europe, et dont l'un avait environ douze à quinze centimètres de long. Il va sans dire que, pour ces populations ignorantes, ce bloc de cristal était l'objet de croyances superstitieuses. M. de Froberville raconte aussi qu'un traitant nommé Valigny possédait un morceau de cristal de cinquante centimètres de long, sur une largeur à peu près égale, au milieu duquel on voyait, les ailes ployées, une mouche commune qui semblait vivante. On trouve à Madagascar du cuivre, de l'étain, du plomb, et même, dit-on, de l'or et de l'argent. M. Leguevel de Lacombe raconte qu'il y a dans le Ménabé une montagne, le Tangouri, volcan éteint que les Malgaches croient gardé par un redoutable géant, qui reste couché sur des monceaux d'or pour les défendre contre l'approche des hommes. Cette fable est curieuse en ce qu'elle rappelle les histoires tragiques dont la soif de l'or, auri sacra fames, a été l'objet chez tous les peuples enfants, depuis les pommes d'or des Hespérides jusqu'aux nains affreux et méchants de la Scandinavie et du pays des Niebelungen ou des brouillards. Quoi qu'il en soit de ces récits, ce qui est infiniment plus précieux que l'or et l'argent, c'est le fer qui s'y rencontre partout, et la houille, dont il y a de riches gisements, d'autant plus précieux qu'ils sont les seuls que l'on trouve sous cette latitude dans l'océan Indien. Les habitants du centre de l'île, les Hovas, ont une manière de traiter le fer qui ne manque pas d'originalité ; et une compagnie française y a déjà exploité une mine de houille. Avec les magnifiques forêts qui couvrent presque tout le pays et dont quelques-unes, surtout dans le nord, descendent assez près des rivages, on voit quelles précieuses ressources ce pays offrirait pour la construction et la réparation des navires, et pour la navigation à vapeur. Le sol de Madagascar est d'une fertilité inouïe. La végétation s'y déploie avec une exubérance et une richesse incroyables. Les forêts contiennent les plus précieuses essences pour l'ébénisterie et les constructions navales. La Bourdonnais, s'étant réfugié dans une tempête sur un des points de la côte, y put réparer en six semaines ses neuf vaisseaux de guerre. L'élévation graduelle du sol de l'île, depuis les côtes jusqu'aux plateaux du centre, fait que les végétaux les plus divers s'y succèdent sans discontinuité, les parties basses produisant les plantes tropicales, tandis que sur les terres plus hautes les plantes des climats tempérés se développent aisément. Les pâturages y abondent comme les forêts. Le riz y vient presque sans culture, ainsi que le maïs, le froment, l'avoine, le millet, l'orge, la pomme de terre, etc. Les fruits les plus remarquables sont l'ananas, la figue, la pêche, la grenade, le citron, l'orange, la banane, le coco. La vigne produit deux récoltes par an, comme à la Réunion. C'est vraiment la terre promise. Mais ce qui ferait surtout la richesse de Madagascar, c'est la canne à sucre et le coton, qui y viennent d'une façon très productive et pour ainsi dire spontanément. Les habitants savent parfaitement cultiver le coton, et quelques sucreries y ont été établies. Or, quand on pense que la Réunion produit cinquante millions de kilogrammes de sucre, et que le petit établissement de Sainte-Marie, d'une étendue insignifiante, en fournit quatre cent mille kilogrammes, que ne pourrait-on avec un peu d'aide et de bons soins faire produire à la vaste étendue de terres propices que contient Madagascar ! Il en est de même de toutes les autres plantes tropicales. Le tabac y est cultivé très heureusement et d'une excellente qualité, ainsi que le café, le poivre, l'opium, et en général toutes les épices. L'indigo croît naturellement sur la côte occidentale. On y trouve aussi la cochenille, les gommes et les résines, les huiles, le chanvre, le lin, etc. On ne rencontre à Madagascar, à l'exception du caïman, qui habite les lacs et les rivières, aucun des animaux féroces, tels que le lion, le tigre, l'hyène, le rhinocéros et l'éléphant. Les serpents même n'y sont pas dangereux. En revanche, le bœuf, surtout dans le nord et dans l'ouest, s'y multiplie prodigieusement, ainsi que le sanglier que l'on chasse avec ardeur, et le mouton à grosse queue, les chevreuils, etc. Les Anglais y avaient introduit le cochon : la reine Ranavalo, après l'expulsion des Anglais, le fit détruire partout. La volaille commune y est fort répandue, ainsi que la perdrix, la caille, le faisan, la bécassine, la sarcelle, etc. Il va sans dire que les bois et les forêts renferment des perroquets noirs, des colibris, des merles, etc. Le héron, le flamant, l'aigrette blanche, et en général les oiseaux aquatiques, habitent le bord des lacs et des rivières, ainsi que la frégate, espèce d'oiseau de la grosseur d'une poule, mais auquel d'immenses ailes permettent de franchir rapidement des distances considérables. Les papillons de Madagascar sont renommés pour l'éclat de leurs couleurs, ainsi que certaines mouches phosphorescentes. Ce qui, à un autre point de vue, est plus intéressant, c'est que l'île renferme des essaims nombreux d'abeilles, et que le ver à soie y file des cocons d'une grosseur prodigieuse. Les indigènes en font des étoffes de soie remarquables par la solidité du tissu et l'énergie des couleurs, comme j'ai pu en juger par mes yeux. Les côtes sont très poissonneuses, ainsi que les lacs et tous les cours d'eau, et on y trouve des bancs d'huîtres et de moules. La baleine fréquente aussi ces mers. Enfin, on rencontre sur les côtes de l'ambre gris en abondance, et des mines de sel que l'on dit assez riches. Ce qui n'est pas moins remarquable que la puissance végétative ou la richesse minérale de Madagascar, c'est le grand nombre de baies ou de ports naturels que cette vaste et belle terre offre à la navigation : la baie de Rigny, dont le plan a été levé en 1848, par le brick le Ducouédic, sous les ordres du capitaine Guillain ; le port Louquez, et le port Leven, relevé en 1849 par la corvette l'Artémise ; la grande baie d'Antongil ; Foulpointe, Tamatave, Tintingue, etc. Ces baies sont toujours accessibles, les ports très beaux, parfaitement situés, et les moindres travaux les mettraient à l'abri d'une attaque même très sérieuse. Tout à fait au nord, près du cap d'Ambre, se trouve la baie de Diégo-Suarez, le port le plus sain, le plus vaste et le plus sûr de Madagascar, et assurément un des plus beaux du monde. Plusieurs rivières s'y jettent ; de magnifiques forêts ne sont pas très éloignées de ses rivages, et le climat en est très salubre. Explorée en 1833 par la corvette la Nièvre, elle a environ 2 400 mètres de long et 2 000 mètres de large, et contient cinq rades, avec un chenal de 30 brasses de profondeur, et fond de sable ou de vase excellent pour le mouillage, où s'abriteraient parfaitement les plus grands steamers. Elle est de plus, au moyen de quelques îlots situés à l'intérieur, très facile à défendre. Evidemment toute entreprise sérieuse de colonisation à Madagascar doit avoir désormais une de ses bases d'opération à DiégoSuarez. Je dois dire cependant que des officiers de marine expérimentés ont remarqué qu'à certaines époques de l'année le courant est si actif à la pointe du cap d'Ambre que l'entrée de la baie de Diégo-Suarez est à ce moment rendue un peu difficile. Quant à l'intérieur, malgré la peine que se sont donnée les géographes, il est difficile de le décrire avec précision, attendu que les divisions ne sont pas les mêmes sur toutes les cartes, et que les districts habités par les diverses peuplades ou tribus ne présentent que des frontières parfaitement indéterminées et mobiles comme les forces des populations elles-mêmes, qui avancent ou reculent selon qu'elles sont victorieuses ou vaincues. Il n'y a nullement lieu de s'étonner de cette incertitude, quand on songe que les voyageurs qui ont pénétré dans l'intérieur n'avaient ni les notions ni les instruments nécessaires pour dresser des renseignements exacts. Leguevel de Lacombe lui-même, un de ceux qui donnent le plus de détails, indique bien les itinéraires qu'il a suivis, mais non les rapports des lieux qu'il a visités avec les autres parties de l'île. De sorte que la vraie carte de Madagascar est encore à faire pour l'intérieur. Celle que prépare le dépôt de la marine sera un véritable service rendu à la science, à la navigation et au commerce. On peut d'ailleurs citer parmi les plus curieuses singularités de l'intérieur de l'île, au centre des montagnes, le fort d'Ambatouzah, masse de rochers encadrant d'une muraille continue une vallée délicieuse, de deux milles carrés, arrosée par de nombreux ruisseaux. Cette sorte de citadelle, créée par les convulsions primitives du sol, n'est accessible que par un étroit sentier aboutissant à un passage souterrain semblable à un labyrinthe, et dans lequel on ne peut pénétrer qu'à la lueur des flambeaux. On y marche pendant une demi-heure, puis tout à coup on se trouve à la lumière du jour. De l'orifice intérieur de ce souterrain il faut une échelle pour descendre dans la vallée. De sorte qu'avec quelques hommes et quelques précautions on défendrait contre une armée entière ce retranchement naturel, unique dans le monde. Ce qui ajoute à l'intérêt que Madagascar présente pour la France, ce sont les petites îles que nous possédons dans le voisinage : Nossi-bé et ses dépendances Nossi-cumba, Sakatia, et Nossi-mitsio. La rade de Helleville, dans Nossi-bé, offre un mouillage excellent, quoique avec trop peu d'espace, et une bonne situation entre Madagascar et les îles Comores. Elle contient environ 16 000 habitants, des plantations de canne à sucre, de café, d'indigo, qui sont superbes. L'île Sainte-Marie, sur la côte orientale de Madagascar, possède un port assez bon, de belles forêts, mais elle est moins salubre que Nossi-bé. Dans le groupe des îles Comores nous possédons Mayotte, dont la surface est de 32 000 hectares et qui a déjà 5 000 habitants. Le sucre et le café y viennent avec une grande facilité. La position de Mayotte est excellente pour le commerce et pour la marine de l'État. La race qui habite cette terre si privilégiée est assez mélangée. Les documents les plus sérieux et les témoignages les plus récents estiment la population à cinq ou six millions d'habitants ; d'autres ne vont qu'à trois millions. Les chiffres, comme on le voit, sont fort incertains. Les tribus peuvent se ramener à deux types principaux : l'un, remarquable par un teint olivâtre, des cheveux longs et plats, a tous les traits de la race malaise, peuple hardi et navigateur qui débarqua probablement à des époques inconnues sur les côtes orientales de l'île et chassa vers l'ouest les anciens habitants. Certains mots de leur langue, certains usages et des traditions rendent très probable cette origine, malgré l'énorme distance qui sépare la Malaisie de Madagascar. Mais on sait que les peuples malais en général ont un goût inné pour la navigation et même pour la piraterie. L'autre type a le teint noir, les cheveux, frisés ou crépus, le nez aplati, les lèvres épaisses ; c'est-à-dire tous les caractères de la race nègre, et en outre aussi des usages et des rapports de langage qui rappellent les populations africaines. On peut donc, sans risquer une hypothèse hardie, croire que cette race est originaire de l'Afrique, dont Madagascar n'est séparée que par le canal de Mozambique, qui n'a guère que 70 lieues de largeur. Les Arabes ont aussi émigré autrefois sur les côtes et dans les îles voisines de Madagascar, mais ne s'y sont point étendus de manière à couvrir une partie considérable du sol. Ils n'ont jamais eu assez d'influence pour propager l'islamisme dans l'île. Bien que le terme générique de Malgaches ou de Madécasses désigne dans les géographies tous les habitants de Madagascar, on donne plus particulièrement le nom de Sakalaves à ceux qui cultivent la partie occidentale de l'île et qui sont bien faits, musculeux, énergiques et d'un assez bon naturel. Les Hovas, qui appartiennent au type malais, habitent les stériles vallées du centre dites l'Ankova. Aussi robustes que les Sakalaves, les Hovas sont agiles, vifs, fort intelligents1. La vie difficile que leur a faite le travail auquel les contraint la stérilité relative de leur sol les a rendus plus industrieux ; ils savent habilement tirer parti des métaux et principalement du fer, dont le minerai couvre presque toute l'étendue de leur pays. C'est, disent tous les voyageurs, un peuple dissimulé, très menteur, et dont la domination sur les autres tribus, plus douces et peu capables de résistance, a causé beaucoup de mal, surtout depuis le règne horrible de la reine Ranavalo, qui vient de mourir. Cependant des témoignages très dignes de foi parlent de ce peuple en termes plus bienveillants. Peut-être serait-il juste de rejeter en partie les vices des Hovas sur l'affreux gouvernement auquel ils ont été soumis depuis soixante ans, et qui vient à peine de finir avec le règne de la reine de Ranavalo. En général, les Malgaches, comme tous les peuples à peu près sauvages, sont d'une paresse invincible, curieux, superstitieux, sensuels, hospitaliers d'ailleurs et même bienveillants. Les Hovas seuls sont travailleurs. Ils ont une grande vénération pour les morts, et les liens du sang et de l'amitié ont beaucoup de force parmi eux : ce dernier point est un peu contredit par Mme Pfeiffer. Mais, comme elle n'a vu que les Hovas, il est probable que chez cette tribu, et à la cour de la reine Ranavalo, les sentiments affectueux ont pu lui paraître faibles, tandis que chez le reste des Malgaches ils sont plus sérieux et plus solides. Ce qu'il y a dans tous les cas de positif, J'ai sous les yeux un Dictionnaire français-malgache et malgache-français, rédigé selon l'ordre des racines par les missionnaires catholiques de Madagascar et adapté aux dialectes de toutes les provinces, qui porte ces mots en sous-titre : Établissement malgache de Notre-Dame de la Ressource. Ile Bourbon, 1853 et 1855. 2 vol. gr. in-12. Ce double dictionnaire a été imprimé par de jeunes Malgaches que les Pères missionnaires ont formés eux-mêmes. Il y a également une Grammaire malgache imprimée de la même manière dans le même établissement. Ce fait curieux montre bien tout le parti qu'on pourra tirer de l'intelligence de ces populations. 1 c'est que la plupart des voyageurs qui ont abordé dans l'île ont été séduits par la vie des Malgaches, la douceur du climat, l'extrême facilité des mœurs et l'abondance inouïe de toutes choses. Plusieurs, même après avoir fait fortune, y sont retournés ; et il a fallu l'affreuse tyrannie des deux derniers chefs des Hovas pour rendre le séjour de Madagascar désagréable et difficile aux Européens. Or un mauvais gouvernement tombe ou se modifie, tandis que les qualités originaires de la race demeurent ; et l'amour des voyageurs pour les Malgaches prouve plus que tout raisonnement en faveur de cette race intéressante. Il y a beaucoup de superstitions chez les Malgaches ; et on ne saurait dire qu'ils ont, à proprement parler, ni religion ni culte. À peine, en général, rencontre-t-on parmi eux les traces d'une croyance à quelques génies supérieurs, et plus faiblement encore l'idée d'une vie ultérieure. Cependant il faut faire une exception pour les Hovas, chez lesquels la croyance à une autre vie paraît assez fortement établie, et parmi lesquels un certain nombre d'individus, convertis au christianisme, ont montré un solide attachement à leur foi. Cette absence trop générale de tout sentiment véritablement religieux indiquerait donc chez cette race une médiocre aptitude à comprendre les bienfaits de la civilisation, dont les vérités morales et religieuses sont la base nécessaire. C'est du reste un peuple enfant, parmi lequel règne une licence effrénée et qui est surtout passionné pour la poésie et la musique, et aussi l'enivrante liqueur appelée arack. L'ivrognerie et la paresse sont malheureusement deux grands défauts des Malgaches. La paresse, surtout si l'on excepte les Hovas, est poussée chez eux jusqu'aux dernières limites. Il est probable que leur indolence native, une fois que la civilisation leur aurait créé des besoins, céderait à la nécessité de les satisfaire, et que le goût du travail se réveillerait parmi eux. Mais, jusqu'à ce jour, un peu de riz suffit à leur nourriture, et le sol en produit à peu près sans culture ; un lambeau de toile est tout leur vêtement ; le gouvernement tyrannique des Hovas a découragé leur faiblesse. Pour qui donc auraient travaillé ces pauvres tribus ? Un état de cho- ses entièrement nouveau, en leur rendant la libre disposition d'elles-mêmes, et un gouvernement régulier, pourraient seuls les initier à une vie supérieure et les transformer. La justice, par exemple, cet élément essentiel de toute société digne de ce nom, a été rendue jusqu'à ce jour à Madagascar de la manière la plus déplorable et la plus barbare. Les peines sont l'amende, l'esclavage et la mort. L'épreuve du tanghin rappelle les épreuves judiciaires du moyen âge ; et, comme le juge partageait avec le roi des Hovas et avec l'accusateur les biens de la victime qui succombait au poison, on voit de suite les conséquences de cette atroce coutume. Radama Ier avouait un jour avec un cynisme sauvage que le tanghin était le meilleur moyen de remplir ses coffres ! Et l'on prétend que dans l'espace d'une douzaine d'années, sous le règne de Ranavalo, ce poison judiciairement ordonné a tué plus de 150 000 personnes ! Quelquefois aussi on expose l'accusé à la voracité des caïmans. Si l'individu traverse à la nage sain et sauf un endroit où il y a des caïmans, et cela autant de fois que l'a décidé le juge, il est déclaré innocent ; sinon, le caïman le dévore et par cela même le déclare criminel ! Cette horrible et stupide épreuve a été subie une fois victorieusement par une jeune fille obligée de se défendre contre une accusation calomnieuse. L'accusateur, confondu d'une manière éclatante, fut contraint de payer une amende en guise de compensation. D'autres fois, on conduit l'accusé sur le bord de la mer. Si la vague lui jette de l'eau au-dessus de la ceinture, il est déclaré coupable et tué à coup de zagaïe. Et toutes ces ineptes monstruosités sont acceptées sans difficulté et de la meilleure foi du monde par ces pauvres et ignorantes populations ! Mais il est permis de croire que ces odieuses coutumes, dont abusait d'une manière effrayante la reine Ranavalo, ne se renouvelleront plus désormais. Déjà un des premiers actes du jeune roi qui vient de monter sur le trône a été de faire arracher et couper partout, et jusque sur les côtes, les plants de tanghin. Ce prince éclairé saura également faire justice des autres coutumes que maintenait un barbare et ignorant despotisme, et qui ont tant contribué à démoraliser les populations sur lesquelles il a si longtemps pesé. Tels sont les principaux traits du tableau que les voyageurs les plus autorisés nous retracent de la situation géographique et des populations de Madagascar. On voit qu'il y a là place pour de grands et nobles projets de civilisation, et d'activité commerciale et industrielle. Il serait digne du gouvernement français de porter une attention sérieuse et suivie sur cette terre lointaine, arrosée tant de fois du sang de nos aïeux et de nos contemporains, et si digne à tous égards de l'attachement singulier qu'elle a inspiré à tous ceux qui l'ont visitée. En présence du mouvement qui s'annonce parmi les gouvernements et les populations de l'Orient, lesquelles semblent prêtes à se réveiller de leur torpeur séculaire ; en présence des progrès immenses de la navigation à vapeur qui rapproche d'une manière si merveilleuse et si soudaine les contrées autrefois les plus éloignées et les plus étrangères les unes aux autres, les plus hautes considérations politiques commandent à la France de prendre une position digne de sa grandeur sur ce beau et vaste pays. Il est admirablement situé près des côtes de l'Afrique orientale, au débouché de la mer Rouge, que le percement de l'isthme de Suez va mettre en communication directe avec la Méditerranée, et à une distance assez rapprochée du chemin désormais obligé de tous les navires à destination de l'Inde, de la Chine et de l'Australie. Autrefois, il fallait plusieurs mois pour se rendre à Madagascar en doublant le cap de Bonne-Espérance : M. Lambert, le représentant de Radama II, est venu récemment de Tananarive à Paris en vingt-huit jours ! Lorsque les anciennes distances s'effacent avec cette prodigieuse rapidité, quelles peuvent être les autres difficultés ? Espérons donc que le jour n'est pas éloigné où la France, renouant de nobles traditions coloniales, qui remontent sans interruption jusqu'à Richelieu, le fondateur de notre puissance maritime, usera de ses droits sur Madagascar dans le double intérêt de sa gloire et de la civilisation. Tout ce qui parmi nous porte un cœur dévoué aux grandes destinées de la patrie saluera ce jour avec satisfaction et avec fierté. FRANCIS RIAUX. FIN Départ de Vienne. – Linz, Salzbourg, Munich. – La fête des artistes. – Le roi de Bavière. – Berlin. – Alexandre de Humboldt. – Hambourg. Arrivée en Hollande. – Amsterdam. – Architecture hollandaise. – Galeries de tableaux. – Établissement de M. Costa pour la taille des diamants. – La mer de Harlem. – Une vacherie hollandaise. – Utrecht. – Fête d'étudiants. Saardam. – Le petit village de Broek et son excessive propreté. – Singulière coiffure. – La Haye. – Peintures célèbres. – Leyde. – Rotterdam. – Départ de Hollande. Londres. – Paris. – Séance de la Société géographique. – Nouvelles de Madagascar. – La vie de Paris. – Curiosités. – Histoire de meurtre. – Versailles. – Saint-Cloud. – Célébration du dimanche. Retour à Londres et en Hollande. – Fête à Amsterdam. – Départ de Rotterdam. – Société de voyage – Émigration d'enfants. – Histoire d'une pauvre fille. – La ville du Cap. – Heureuse rencontre. – Changement de plan de voyage. Voyage à l'île Bourbon. – Île Maurice. – Prospérité de l'île. – La ville de Port-Louis. – Vie des habitants. – Domestiques indiens. – Grands dîners. – Maisons de campagne. – Hospitalité des Créoles. Départ de Maurice. – La vieille chaloupe canonnière. – Arrivée à Madagascar. – Mlle Julie. – Description de Tamatave. – Les indigènes. – Singulière coiffure. – Première visite à Antandroroho. – Hospitalité des Malgaches. – Les Européens à Tamatavé. – Le Malgache parisien. – Rapports de famille. Le bain de la reine. – Soldats et officiers. – Banquet et bal. – Départ de Tamatavé. – Seconde visite à Antandroroho. – Vovong. – Les fièvres. – Andororanto. – La culture du pays. – Condition du peuple. – Manambotre. – Les mauvais chemins et les porteurs. – Ambatoarana. Célébration de la fête nationale. – Chant et danse. – Beforona. – Le plateau d'Ankay. – Le territoire d'Émir. – Réception solennelle. – Ambatomango. – Le Sikidy. – Marche triomphale. – Arrivée à Tananariva. M. Laborde. – Le prince Rakoto. – Traits de sa vie. – Le sambas-sambas. – Marie. – La revue au champ de Mars. – La noblesse de Madagascar. – Le pacte secret. – La société anglaise des missions et le missionnaire anglais W. Ellis. Présentation à la cour. – Le manasina. – Le palais de la reine. – Les Hovas. – Atrocités du gouvernement de la reine. – Exécutions. – Le tangouin. – Persécution des chrétiens. – Un voyage de la reine. – Haine contre les Européens. – Tombeau du taureau. Dîner dans le pavillon de M. Laborde. – Les dames de Madagascar et les modes de Paris. – La conjuration. – Un rêve. – Le bal costumé. – La nuit agitée. – Concert à la cour. – Le palais d'argent. – Une excursion de la reine. Le coup d'État manqué. – Le prince Ramboasalama. – Le pas de deux. – Découverte de la conjuration. – Mort du prince Razakaratrino. – Indépendance des femmes de Madagascar. – Commencement de la captivité. – Un kabar. – Persécution des chrétiens. – Remise des présents. Banquets de Madagascar. – Kabar à la cour. – L'arrêt. – Le bannissement. – Départ de Tananariva. – L'escorte militaire. – Quelques considérations sur le peuple. – Arrivée à Tamatavé. – Départ de Madagascar. – Un faux bruit. – Arrivée à Maurice. – Conclusion. Note sur l'édition Le texte a été établi à partir du document Gallica reproduisant, en mode image, l'édition de ce texte tel qu'il est paru en 1881 à la Librairie Hachette. La mise en page doit tout au travail du groupe Ebooks libres et gratuits (http://www.ebooksgratuits.com/) qui est un modèle du genre. Je me suis contenté de modifier la « couverture » pour lui donner les caractéristiques d'une collection dont cet ouvrage constitue le dixneuvième volume. Sa vocation est de rendre disponibles des textes appartenant à la culture et à l'histoire malgaches. Toute suggestion maury@wanadoo.mg. est la bienvenue, à l'adresse Pierre Maury, mars 2007 Catalogue 1. CHARLES RENEL. La race inconnue (1910) 2. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 1, mars 1895 3. ADOLPHE BADIN. Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l'Expédition (1897) 4. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 2, avril-mai 1895 5. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 3, juin 1895 6. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 4, juillet 1895 7. GABRIEL DE LA LANDELLE. Le dernier des flibustiers (1884) 8. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 5, août 1895 9. PROSPER CULTRU. Un Empereur de Madagascar au XVIIIe siècle : Benyowsky (1906) 10. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 6, septembre 1895 11. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 7, octobre 1895 12. FRANÇOIS SAINT-AMAND. Madagascar (1857) 13. Désiré CHARNAY. Madagascar à vol d'oiseau (1864) 14. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 8, novembre 1895 15. Bulletin du Comité de Madagascar, 1re année, n° 9, décembre 1895 16. Charles RENEL. La coutume des ancêtres (1915 ?) 17. Bulletin du Comité de Madagascar, 2e année, n° 1, janvier 1896 18. Désiré CHARNAY. Madagascar à vol d'oiseau. Édition illustrée (1864) À paraître Bulletin du Comité de Madagascar, suite Louis CATAT. Voyage à Madagascar André COPPALLE. Voyage à la capitale du roi Radama. 18251826 GALLIENI. Lettres de Madagascar Ouvrages anciens concernant Madagascar Evariste PARRY. Chansons madécasses Etc. Note : le catalogue est mis à jour au fur et à mesure des parutions sur le site Actualités culturelle malgache, à l'adresse http://cultmada.blogspot.com/ Romain Rolland JEAN-CHRISTOPHE TOME X LA NOUVELLE JOURNÉE (1912) La vie passe. Le corps et l'âme s'écoulent comme un flot. Les ans s'inscrivent sur la chair de l'arbre qui vieillit. Le monde entier des formes s'use et se renouvelle. Toi seule ne passes pas, immortelle Musique. Tu es la mer intérieure. Tu es l'âme profonde. Dans tes prunelles claires, la vie ne mire pas son visage morose. Au loin de toi s'enfuient, troupeau de nuées, les jours brûlants, glacés, fiévreux, que l'inquiétude chasse, que jamais rien ne fixe. Toi seule ne passes pas. Tu es en dehors du monde. Tu es un monde, à toi seule. Tu as ton soleil, qui mène ta ronde des planètes, ta gravitation, tes nombres et tes lois. Tu as la paix des étoiles, qui tracent dans le champ des espaces nocturnes leur sillon lumineux, – charrues d'argent que mène l'invisible bouvier. Musique, amie sereine, ta lumière lunaire est douce aux yeux fatigués par le brutal éclat du soleil d'ici-bas. L'âme qui se détourne de l'abreuvoir commun, où les hommes pour boire remuent la vase avec leurs pieds, se presse sur ton sein et suce à tes mamelles le ruisseau de lait du rêve. Musique, vierge mère, qui portes en ton corps immaculé toutes les passions, qui contiens dans le lac de tes yeux couleur de joncs, couleur de l'eau vert-pâle qui coule des glaciers, tout le bien, tout le mal, – tu es par delà le mal, tu es par delà le bien ; qui chez toi fait son nid vit en dehors des siècles ; la suite de ses jours ne sera qu'un seul jour ; et la mort qui tout mord s'y brisera les dents. Musique qui berças mon âme endolorie, Musique qui me l'as rendue calme, ferme et joyeuse, – mon amour et mon bien, – je baise ta bouche pure, dans tes cheveux de miel je cache mon visage, j'appuie mes paupières qui brûlent sur la paume douce de tes mains. Nous nous taisons, nos yeux sont clos, et je vois la lumière ineffable de tes yeux, et je bois le sourire de ta bouche muette ; et blotti sur ton cœur, j'écoute le battement de la vie éternelle. PREMIÈRE PARTIE Christophe ne compte plus les années qui s'enfuient. Goutte à goutte, la vie s'en va. Mais sa vie est ailleurs. Elle n'a plus d'histoire. Son histoire, c'est l'œuvre qu'il crée. Le chant incessant de la source Musique remplit l'âme et la rend insensible au fracas du dehors. Christophe a vaincu. Son nom s'est imposé. Ses cheveux ont blanchi. L'âge est venu. Il ne s'en soucie point ; son cœur est toujours jeune ; il n'a rien abdiqué de sa force et de sa foi. Il a de nouveau le calme ; mais ce n'est plus le même qu'avant d'avoir passé par le Buisson Ardent. Il garde au fond de lui le tremblement de l'orage et de ce que la mer soulevée lui a montré de l'abîme. Il sait que nul ne doit se vanter d'être maître de soi qu'avec la permission de Dieu qui règne dans la bataille. Il porte en son âme deux âmes. L'une est un haut plateau, battu des vents et des nuages. L'autre, qui la domine, est un sommet neigeux qui baigne dans la lumière. On n'y peut séjourner ; mais quand on est glacé par les brouillards d'en bas, on connaît le chemin qui monte vers le soleil. Dans son âme de brume, Christophe n'est jamais seul. Il sent auprès de lui la présence de la robuste amie, sainte Cécile, aux yeux larges qui écoutent le ciel ; et, comme l'apôtre Paul, – dans le tableau de Raphaël, – qui se tait et qui songe, appuyé sur l'épée, il ne s'irrite plus, il ne pense plus à combattre ; il édifie son rêve. Il écrivait surtout, dans cet âge de sa vie, des compositions pour clavier et pour musique de chambre. On y est bien plus libre d'oser davantage ; il y a moins d'intermédiaires entre la pensée et sa réalisation : celle-là n'a pas eu le temps de s'affaiblir en route. Frescobaldi, Couperin, Schubert et Chopin, par leurs témérités d'expression et de style ont devancé de cinquante ans les révolutionnaires de l'orchestre. De la pâte sonore que pétrissaient les fortes mains de Christophe sortaient des agglomérations harmoniques inconnues, des successions d'accords vertigineux, issus des plus lointaines parentés de sons accessibles à la sensibilité d'aujourd'hui ; ils exerçaient sur l'esprit un envoûtement sacré. – Mais il faut du temps au public pour s'habituer aux conquêtes qu'un grand artiste rapporte de ses plongées au fond de l'océan. Bien peu suivaient Christophe dans l'audace de ses dernières compositions. Sa gloire était due toute à ses premières œuvres. Le sentiment de l'incompréhension publique dans le succès, plus pénible encore que dans l'insuccès, car elle paraît sans remède, avait aggravé chez Christophe, depuis la mort de son unique ami, une tendance un peu morbide à s'isoler du monde. Cependant, les portes de l'Allemagne s'étaient rouvertes à lui. En France, l'oubli était tombé sur la tragique échauffourée. Il était libre d'aller où il voulait. Mais il avait peur des souvenirs qui l'attendaient, à Paris. Et bien qu'il fût rentré pour quelques mois en Allemagne, bien qu'il y revînt de temps en temps, pour diriger des exécutions de ses œuvres, il ne s'y était point fixé. Trop de choses l'y blessaient. Elles n'étaient pas spéciales à l'Allemagne ; il les trouvait ailleurs. Mais on est plus exigeant pour son pays que pour un autre, et on souffre davantage de ses faiblesses. Au reste, il était vrai que l'Allemagne portait la plus lourde charge des péchés de l'Europe. Quand on a la victoire, on en est responsable, on contracte une dette envers ceux qu'on a vaincus ; on prend l'engagement tacite de marcher devant eux, de leur montrer le chemin. Louis XIV vainqueur apportait à l'Europe la splendeur de la raison française. Quelle lumière l'Allemagne de Sedan a-t-elle apportée au monde ? L'éclair des baïonnettes ? Une pensée sans ailes, une action sans générosité, un réalisme brutal, qui n'a même pas l'excuse d'être sain ; la force et l'intérêt : Mars commis-voyageur. Quarante ans, l'Europe s'était traînée dans la nuit, sous la peur. Le soleil était caché sous le casque du vainqueur. Si des vaincus trop faibles pour soulever l'éteignoir n'ont droit qu'à une pitié, mêlée d'un peu de mépris, quel sentiment mérite l'homme au casque ? Depuis peu, le jour commençait à renaître ; des trouées de lumière passaient par les fissures. Pour être des premiers à voir le soleil, Christophe était sorti de l'ombre du casque ; il revenait volontiers dans le pays dont il avait été naguère l'hôte forcé : en Suisse. Comme tant d'esprits d'alors, altérés de liberté, qui suffoquaient dans le cercle étroit des nations ennemies, il cherchait un coin de terre où l'on pût respirer au-dessus de l'Europe. Jadis, au temps de Gœthe, la Rome des libres papes était l'île où les pensées de toute race venaient se poser, ainsi que des oiseaux, à l'abri de la tempête. Maintenant, quel refuge ? L'île a été recouverte par la mer, Rome n'est plus. Les oiseaux se sont enfuis des Sept Collines. – Les Alpes leur demeurent. Là se maintient (pour combien de temps encore ?), au milieu de l'Europe avide, l'îlot des Vingt-quatre Cantons. Certes, il ne rayonne point le mirage poétique de la Ville Séculaire ; l'histoire n'y a point mêlé à l'air que l'on respire l'odeur des dieux et des héros ; mais une puissante musique monte de la Terre nue ; les lignes des montagnes ont des rythmes héroïques ; et plus qu'ailleurs, ici, l'on se sent en contact avec les forces élémentaires. Christophe n'y venait point chercher un plaisir romantique. Un champ, quelques arbres, un ruisseau, le grand ciel, lui eussent suffi pour vivre. Le calme visage de sa terre natale lui était plus fraternel que la Gigantomachie Alpestre. Mais il ne pouvait oublier qu'ici, il avait recouvré sa force ; ici, Dieu lui était apparu dans le Buisson Ardent ; il n'y retournait jamais sans un frémissement de gratitude et de foi. Il n'était pas le seul. Que de combattants de la vie, que la vie a meurtris, ont retrouvé sur ce sol l'énergie nécessaire pour reprendre le combat et pour y croire encore ! À vivre dans ce pays, il avait appris à le connaître. La plupart de ceux qui passent n'en voient que les verrues : la lèpre des hôtels, qui déshonore les plus beaux traits de cette robuste terre, ces villes d'étrangers, monstrueux entrepôt où le peuple gras du monde vient acheter la santé, ces mangeoires de tables d'hôte, ces ignobles gâchages de viandes jetées dans la fosse aux bêtes, ces musiques de casinos dont le bruit accompagne celui des petits chevaux, ces pitres italiens dont les braillements dégoûtants font pâmer d'aise les riches imbéciles qui s'ennuient, la sottise des étalages de boutiques : ours de bois, chalets, bibelots niais, servilement répétés, sans aucune invention, les honnêtes libraires aux brochures scandaleuses, – toute la bassesse morale de ces milieux où s'engouffrent, chaque année, sans plaisir, les millions de ces oisifs, incapables de trouver des amusements plus relevés que ceux de la canaille, ni simplement aussi vifs. Et ils ne connaissent rien de la vie de ce peuple, qui est leur hôte. Ils ne se doutent pas des réserves de force morale et de liberté civique qui s'y sont amassées, depuis des siècles, des charbons de l'incendie de Calvin et de Zwingli, qui brûlent encore sous la cendre, du vigoureux esprit démocratique qu'ignorera toujours la République napoléonienne, de cette simplicité d'institutions et de cette largesse d'œuvres sociales, de l'exemple donné au monde par ces États-unis des trois races principales d'Occident, miniature de l'Europe de l'avenir. Ils ignorent encore plus la Daphné qui se cache sous cette dure écorce, le rêve fulgurant et sauvage de Bœcklin, le rauque héroïsme de Hodler, la sereine bonhomie et la verte franchise de Gottfried Keller, l'épopée Titanique, la lumière Olympienne du grand aède Spitteler, les traditions vivantes des fêtes populaires, et la sève de printemps qui travaille l'arbre rude et antique : tout cet art encore jeune, qui tantôt râpe la langue, comme les fruits pierreux des poiriers sauvages, tantôt a la fadeur sucrée des myrtils noirs et bleus, mais du moins sent la terre, est l'œuvre d'autodidactes qu'une culture archaïque ne sépare point de leur peuple et qui lisent, avec lui, dans le même livre de vie. Christophe avait de la sympathie pour ces hommes qui cherchent moins à paraître qu'à être, et qui, sous le vernis récent d'un industrialisme germano-américain, conservent certains des traits les plus reposants de l'Ancienne Europe rustique et bourgeoise. Il s'était fait parmi eux deux ou trois bons amis, graves, sérieux et fidèles, qui vivaient isolés et murés dans leurs regrets du passé ; ils assistaient à la disparition lente de la vieille Suisse, avec une sorte de fatalisme religieux, un pessimisme calviniste : de grandes âmes grises. Christophe les voyait rarement. Ses blessures anciennes s'étaient cicatrisées en apparence ; mais elles avaient été trop profondes pour guérir tout à fait. Il avait peur de renouer des liens avec les hommes. Il avait peur de se reprendre à la chaîne d'affections et de douleurs. C'était un peu pour cela qu'il se trouvait bien dans un pays où il était facile de vivre à l'écart, étranger parmi la foule des étrangers. Au reste, il était rare qu'il séjournât longtemps au même lieu ; il changeait souvent de gîte : vieil oiseau nomade, qui a besoin d'espace, et pour qui la patrie est dans l'air… « Mein Reich ist in der Luft… » * Un soir d'été. Il se promenait dans la montagne, au-dessus d'un village. Il allait, son chapeau à la main, par un chemin en lacets qui montait. Arrivé à un tournant, le sentier sinuait, à l'ombre, entre deux pentes ; des buissons de noisetiers, des sapins, le bordaient. C'était comme un petit monde fermé. À l'un et l'autre coude, le chemin semblait fini, cabré au bord du vide. Au delà, des lointains bleuâtres, l'air lumineux. Le calme du soir s'épandait goutte à goutte, comme un filet d'eau qui tintait sous la mousse… Elle apparut, à l'autre tournant de la route. Vêtue de noir, elle se détachait sur la clarté du ciel ; derrière elle, deux enfants, un garçon et une fille, de six à huit ans, jouaient, cueillaient des fleurs. À quelques pas, ils se reconnurent. Leur émotion se trahit dans leurs yeux ; mais nulle exclamation, à peine un geste de surprise. Lui, très troublé ; elle… ses lèvres tremblaient un peu. Ils s'arrêtèrent. Presque à voix basse : – Grazia ! – Vous, ici ! Ils se donnèrent la main, et restèrent sans parler. La première, Grazia fit un effort pour rompre le silence. Elle dit où elle habitait, demanda où il était. Questions et réponses machinales, qu'ils écoutaient à peine, qu'ils entendirent après, quand ils furent séparés : ils se contemplaient. Les enfants l'avaient rejointe. Elle les lui présenta. Il éprouvait pour eux un sentiment hostile. Il les regarda sans bonté, et ne dit rien : il était plein d'elle, uniquement occupé à étudier son beau visage souffrant et vieilli. Elle était gênée par ses yeux. Elle dit : – Voulez-vous venir, ce soir ? Elle nomma l'hôtel. Il demanda où était son mari. Elle montra son deuil. Il était trop ému pour continuer l'entretien. Il la quitta gauchement. Mais après avoir fait deux pas, il revint vers les enfants, qui cueillaient des fraises, il les prit avec brusquerie, les embrassa, et se sauva. Le soir, il vint à l'hôtel. Elle était sur la véranda vitrée. Ils s'assirent à l'écart. Peu de monde : deux ou trois vieilles personnes. Christophe était sourdement irrité de leur présence. Grazia le regardait. Il regardait Grazia, en répétant son nom, tout bas. – J'ai bien changé, n'est-ce pas, dit-elle. Il avait le cœur gonflé d'émotion. – Vous avez souffert, dit-il. – Vous aussi, fit-elle avec pitié, en regardant son visage ravagé par la peine et par la passion. Ils ne trouvèrent plus de mots. – Je vous en prie, dit-il après un instant, allons ailleurs ! Est-ce que nous ne pouvons pas nous parler dans un lieu où nous soyons seuls ? – Non, mon ami, restons, restons ici, nous sommes bien. Qui fait attention à nous ? – Je ne suis pas libre de parler. – Cela est mieux, ainsi. Il ne comprit pas pourquoi. Plus tard, quand il repassa l'entretien dans sa mémoire, il pensa qu'elle n'avait pas confiance en lui. Mais c'était qu'elle avait une peur instinctive des scènes d'émotion ; elle cherchait un abri contre les surprises de leurs cœurs ; même, elle aimait la gêne de cette intimité dans un salon d'hôtel, qui protégeait la pudeur de son trouble secret. Ils se dirent à mi-voix, avec de fréquents silences, les grandes lignes de leur vie. Le comte Berény avait été tué en duel, quelques mois auparavant ; et Christophe comprit qu'elle n'avait pas été très heureuse avec lui. Elle avait aussi perdu un enfant, son premier-né. Elle évitait toute plainte. Elle détourna l'entretien d'elle-même, pour interroger Christophe, et elle témoigna, au récit de ses épreuves, une affectueuse compassion. Les cloches sonnaient. C'était un dimanche soir. La vie était suspendue… Elle lui demanda de revenir, le surlendemain. Il fut affligé de ce qu'elle fût si peu pressée de le revoir. En son cœur se mêlaient le bonheur et la peine. Le lendemain, sous un prétexte, elle lui écrivit de venir. Ce mot banal le ravit. Elle le reçut, cette fois, dans son salon particulier. Elle était avec ses deux enfants. Il les regarda, avec un peu de trouble encore et beaucoup de tendresse. Il trouva que la petite, – l'aînée, – ressemblait à sa mère ; il ne demanda pas à qui ressemblait le garçon. Ils causèrent du pays, du temps, des livres ouverts sur la table ; – leurs yeux tenaient un autre langage. Il comptait parvenir à lui parler plus intimement. Mais entra une amie d'hôtel. Il vit l'aimable politesse, avec laquelle Grazia recevait cette étrangère ; elle ne semblait pas faire de différence entre ses deux visiteurs. Il en fut affligé ; il ne lui en voulut pas. Elle proposa une promenade ensemble, il accepta ; la compagnie de cette autre femme, pourtant jeune et agréable, le glaça ; et sa journée fut gâtée. Il ne revit plus Grazia que deux jours après. Pendant ces deux jours, il ne vécut que pour l'heure qu'il allait passer avec elle. – Cette fois encore, il ne réussit pas mieux à lui parler. Tout en se montrant bonne, elle ne se départait pas de sa réserve. Christophe y ajouta par quelques effusions de sentimentalité germanique, qui la gênèrent, et contre lesquelles, d'instinct, elle réagit. Il lui écrivit une lettre, qui la toucha. Il disait que la vie était si courte ! Et la leur, si avancée, déjà ! Ils n'avaient plus que peu de temps à se voir : il était douloureux et presque criminel de ne pas en profiter pour se parler librement. Elle répondit, par un mot affectueux : elle s'excusait de garder, malgré elle, une certaine méfiance, depuis que la vie l'avait blessée ; cette habitude de réserve, elle ne pouvait la perdre ; toute manifestation trop vive, même d'un sentiment vrai, la choquait, l'effrayait. Mais elle sentait le prix de l'amitié retrouvée ; et elle en était aussi heureuse que lui. Elle le priait de venir dîner, le soir. Son cœur fut inondé de reconnaissance. Dans sa chambre d'hôtel, couché sur son lit, la tête dans ses oreillers, il sanglota. C'était la détente de dix ans de solitude. Car depuis la mort d'Olivier, il était resté seul. Cette lettre apportait le mot de résurrection pour son cœur affamé de tendresse. La tendresse !… Il croyait y avoir renoncé : il lui avait bien fallu apprendre à s'en passer ! Il sentait aujourd'hui combien elle lui manquait, et tout ce qu'il avait accumulé d'amour. Douce et sainte soirée… Il ne put lui parler que de sujets indifférents, malgré leur intention de ne se cacher rien. Mais que de choses bienfaisantes il dit sur le piano, où elle l'invita du regard à lui parler ! Elle était frappée de l'humilité de cœur de cet homme, qu'elle avait connu orgueilleux et violent. Quand il partit, l'étreinte silencieuse de leurs mains dit qu'ils s'étaient retrouvés, qu'ils ne se perdraient plus. – Il pleuvait, sans un souffle de vent. Le cœur de Christophe chantait… Elle ne devait plus rester que quelques jours dans le pays ; et elle ne retarda pas d'une heure son départ, sans qu'il osât le lui demander, ni s'en plaindre. Le dernier jour, ils se promenèrent seuls, avec les enfants ; à un moment, il était si plein d'amour et de bonheur qu'il voulut le lui dire ; mais, d'un geste très doux, elle l'arrêta, en souriant : – Chut ! Je sens tout ce que vous pouvez dire. Ils s'assirent, au détour du chemin où ils s'étaient rencontrés. Elle regardait, souriante toujours, la vallée à ses pieds ; mais ce n'était pas la vallée qu'elle voyait. Il contemplait le suave visage où les tourments avaient laissé leur marque ; dans l'épaisse chevelure noire, partout des fils blancs se montraient. Il ressentait une adoration pitoyable et passionnée pour cette chair qui s'était imprégnée des souffrances de l'âme. L'âme était partout visible en ces blessures du temps. – Et il demanda à voix basse et tremblante, comme une faveur précieuse, qu'elle lui donnât… un de ses cheveux blancs. * Elle partit. Il ne pouvait comprendre pourquoi elle ne voulait pas qu'il l'accompagnât. Il ne doutait point de son amitié ; mais sa réserve le déconcertait. Il ne put rester deux jours dans le pays ; il partit dans une autre direction. Il tâcha d'occuper son esprit en voyages, en travaux. Il écrivit à Grazia. Elle lui répondit, deux ou trois semaines après, de courtes lettres, où se montrait une amitié tranquille, sans impatience, sans inquiétude. Il en souffrait et il les aimait. Il ne se reconnaissait pas le droit de lui en faire un reproche ; leur affection était trop récente, trop récemment renouvelée ! Il tremblait de la perdre. Et pourtant chaque lettre qui lui venait d'elle respirait un calme loyal qui aurait dû le rassurer. Mais qu'elle était différente de lui !… Ils avaient convenu de se retrouver à Rome, vers la fin de l'automne. Sans la pensée de la revoir, ce voyage aurait eu pour Christophe peu de charme. Son long isolement l'avait rendu casanier ; il n'avait plus de goût à ces déplacements inutiles, où se complaît l'oisiveté fiévreuse d'aujourd'hui. Il avait peur d'un changement d'habitudes, dangereux pour le travail régulier de l'esprit. D'ailleurs, l'Italie ne l'attirait point. Il ne la connaissait que par l'infâme musique des « véristes » et par les airs de ténor que la terre de Virgile inspire périodiquement aux littérateurs en voyage. Il éprouvait pour elle l'hostilité méfiante d'un artiste d'avant-garde, qui a trop souvent entendu invoquer le nom de Rome par les pires champions de la routine académique. Enfin, ce vieux levain d'antipathie instinctive, qui couve au fond des cœurs du Nord pour les hommes du Midi, ou du moins pour le type légendaire de jactance oratoire qui représente, aux yeux des hommes du Nord, les hommes du Midi. Rien que d'y penser, Christophe faisait sa lippe dédaigneuse… Non, il n'avait nulle envie de faire plus ample connaissance avec le peuple sans musique. – (Ainsi le nommait-il, avec son outrance coutumière : « Car que comptent, disait-il, dans la musique de l'Europe actuelle, ses grattements de mandoline et ses vociférations de mélodrames hâbleurs ? ») – Mais à ce peuple pourtant, Grazia appartenait. Pour la retrouver, jusqu'où et par quels chemins Christophe ne fût-il pas allé ? Il en serait quitte pour fermer les yeux, jusqu'à ce qu'il l'eût rejointe. Fermer les yeux, il y était habitué. Depuis tant d'années, ses volets étaient clos sur sa vie intérieure ! Dans cette fin d'automne, c'était plus nécessaire que jamais. Trois semaines de suite, il avait plu sans répit. Et depuis, une calotte grise d'impénétrables nuées pesait sur les vallées de Suisse, grelottantes et mouillées. Les yeux avaient perdu le souvenir de la saveur du soleil. Pour en retrouver en soi l'énergie concentrée, il fallait commencer par faire nuit complète, et, sous les paupières closes, descendre au fond de la mine, dans les galeries souterraines du rêve. Là dormait dans la houille le soleil des jours morts. Mais à passer sa vie, accroupi, à creuser, on sortait de là brûlé, l'échine et les genoux raides, les membres déformés, le regard trouble, avec des yeux d'oiseau de nuit. Bien des fois, Christophe avait rapporté de la mine le feu péniblement extrait, qui réchauffe les cœurs transis. Mais les rêves du Nord sentent la chaleur du poêle. On ne s'en doute pas, lorsqu'on vit dedans ; on aime cette tiédeur lourde, on aime ce demi-jour et les songes entassés dans la tête pesante. On aime ce qu'on a. Il faut bien s'en contenter !… Lorsque au sortir de la barrière alpestre, Christophe, assoupi dans un coin de son wagon, aperçut le ciel immaculé et la lumière qui coulait sur les pentes des monts, il lui sembla rêver. De l'autre côté du mur, il venait de laisser le ciel éteint, le jour crépusculaire. Si brusque était le changement qu'il en sentit d'abord plus de surprise que de joie. Il lui fallut quelque temps avant que l'âme, engourdie, peu à peu se détendît, fendît l'écorce qui l'emprisonnait, et que le cœur se dégageât des ombres du passé. Mais à mesure que la journée s'avançait, la lumière moelleuse l'entourait de ses bras ; et, perdant le souvenir de tout ce qui avait été, il buvait avidement la volupté de voir. Plaines du Milanais. Œil du jour qui se reflète dans les canaux bleutés, dont le réseau de veines sillonne les rizières duvetées. Arbres d'automne, à la souple maigreur, au squelette élégant d'un dessin contourné, avec des touffes de duvet roux. Montagnes de Vinci, Alpes neigeuses à l'éclat adouci, dont la ligne orageuse encercle l'horizon, frangée d'orange, d'or vert et d'azur pâle. Soir qui tombe sur l'Apennin. Descente sinueuse le long des monts abrupts, aux courbes serpentines, dont le rythme se répète et s'enchaîne, en une farandole. – Et soudain, au bas de la pente, comme un baiser, l'haleine de la mer, aux orangers mêlée. La mer, la mer latine et sa lumière d'opale, où dorment, suspendues, des barques par volées, aux ailes repliées… Sur le bord de la mer, à un village de pêcheurs, le train restait arrêté. On expliquait aux voyageurs qu'à la suite des grandes pluies, un éboulement s'était produit dans un tunnel, sur la voie de Gênes à Pise ; tous les trains avaient des retards de plusieurs heures. Christophe, qui avait pris un billet direct pour Rome, fut ravi de cette malchance qui soulevait les protestations de ses compagnons. Il sauta sur le quai et profita de l'arrêt pour courir vers la mer, dont le regard l'attirait. Il fut si bien attiré qu'une ou deux heures après, quand siffla le train qui repartait, Christophe était dans une barque, et, le voyant passer, lui cria : « Bon voyage ! » Sur la mer lumineuse, dans la nuit lumineuse, il se laissait bercer, longeant les promontoires bordés de cyprès enfantins. Il s'installa dans le village, il y passa cinq jours dans une joie perpétuelle. Il était comme un homme qui sort d'un long jeûne, et qui dévore. De tous ses sens affamés, il mangeait la splendide lumière… Lumière, sang du monde, fleuve de vie, qui, par nos yeux, nos narines, nos lèvres, tous les pores de la peau, t'infiltres dans la chair, lumière plus nécessaire à la vie que le pain, – qui te voit dévêtue de tes voiles du Nord, pure, brûlante, et nue, se demande comment il a jamais pu vivre sans te posséder, et sait qu'il ne pourra plus jamais vivre sans te désirer. Cinq jours, Christophe se plongea dans une soûlerie de soleil. Cinq jours, il oublia – pour la première fois – qu'il était musicien. La musique de son être s'était muée en lumière. L'air, la mer et la terre : symphonie du soleil ! Et de cet orchestre, avec quel art inné l'Italie sait user ! Les autres peuples peignent d'après la nature ; l'Italien collabore avec elle ; il peint avec le soleil. Musique des couleurs. Tout est musique, tout chante. Un mur du chemin, rouge, craquelé d'or ; au-dessus, deux cyprès à la toison crêpelée ; le ciel d'un bleu avide, autour. Un escalier de marbre, blanc et raide, qui monte entre des murs roses, vers une façade bleue. Des maisons multicolores, abricot, citron, cédrat, qui luisent parmi les oliviers, fruits merveilleux, dans le feuillage… La vision italienne est une sensualité ; les yeux jouissent des couleurs, comme la langue d'un fruit juteux et parfumé. Sur ce régal nouveau, Christophe se jetait, avec gourmandise ; il prenait sa revanche de l'ascétisme des visions grises auxquelles il avait été jusque-là condamné. Son abondante nature, étouffée par le sort, prenait soudain conscience des puissances de jouir dont il n'avait rien fait ; elles s'emparaient de la proie qui leur était offerte : odeurs, couleurs, musique des voix, des cloches et de la mer, voluptueuses caresses de l'air et de la lumière… Christophe ne pensait à rien. Il était dans la béatitude. Il n'en sortait que pour faire part de sa joie à ceux qu'il rencontrait : à son batelier, un vieux pêcheur, aux yeux vifs et plissés, coiffé d'une toque rouge de sénateur vénitien ; – à son unique commensal, un Milanais, qui mangeait du macaroni, en roulant des yeux d'Othello, atroces, noirs de haine furieuse, homme apathique ; – au garçon de restaurant, qui, pour porter un plateau, ployait le cou, tordait les bras et le torse, comme un ange de Bernin ; – au petit saint Jean, dardant des œillades coquettes, qui mendiait sur le chemin, en offrant une orange avec la branche verte. Il interpellait les voiturins, vautrés, la tête en bas au fond de leurs chariots, et poussant, par accès intermittents, les mille et un couplets d'un chant nasillard. Il se surprenait à fredonner Cavalleria rusticana ! Le but de son voyage était oublié. Oubliée, sa hâte d'arriver au but, de rejoindre Grazia… Jusqu'au jour où l'image aimée se réveilla. Fut-ce au choc d'un regard, rencontré sur la route, ou d'une inflexion de voix, grave et chantante ? Il n'en eut pas conscience. Mais une heure vint où, de tout ce qui l'entourait, du cercle des collines couvertes d'oliviers, et des hautes arêtes polies de l'Apennin, que sculptent l'ombre épaisse et le soleil ardent, et des bois d'orangers, et de la respiration profonde de la mer, rayonna la figure souriante de l'amie. Par les yeux innombrables de l'air, les yeux de Grazia le regardaient. Elle fleurissait de cette terre, comme une rose d'un rosier. Alors, il reprit le train pour Rome, sans s'arrêter nulle part. Rien ne l'intéressait des souvenirs italiens, des villes d'art du passé. De Rome il ne vit rien, il ne chercha à rien voir ; et ce qu'il en aperçut, au passage, d'abord, des quartiers neufs sans style, des bâtisses carrées, ne lui inspira pas le désir d'en connaître davantage. Aussitôt arrivé, il alla chez Grazia. Elle lui demanda : – Par quel chemin êtes-vous venu ? Vous êtes-vous arrêté à Milan, à Florence ? – Non, dit-il. Pourquoi faire ? Elle rit. – Belle réponse ! Et que pensez-vous de Rome ? – Rien, dit-il, je n'ai rien vu. – Mais encore ? – Rien. Pas un monument. Au sortir de l'hôtel, je suis venu chez vous. – Il suffit de dix pas, pour voir Rome… Regardez ce mur, en face… Il n'y a qu'à voir sa lumière. – Je ne vois que vous, dit-il. – Vous êtes un barbare, vous ne voyez que votre idée. Et quand êtes-vous parti de Suisse ? – Il y a huit jours. – Qu'avez-vous donc fait, depuis ? – Je ne sais pas. Je me suis arrêté, par hasard, dans un pays près de la mer. J'ai à peine fait attention au nom. J'ai dormi pendant huit jours. Dormi, les yeux ouverts. Je ne sais pas ce que j'ai vu, je ne sais pas ce que j'ai rêvé. Je crois que j'ai rêvé de vous. Je sais que c'était très beau. Mais le plus beau, c'est que j'ai tout oublié… – Merci, dit-elle. (Il n'écouta pas). – … Tout, reprit-il, tout ce qui était alors, tout ce qui était avant. Je suis comme un homme nouveau, qui recommence à vivre. – C'est vrai, dit-elle, en le regardant avec ses yeux riants. Vous avez changé, depuis notre dernière rencontre. Il la regardait aussi, et ne la trouvait pas moins différente de celle qu'il se rappelait. Non pas qu'elle eût changé pourtant, depuis deux mois. Mais il la voyait avec des yeux tout neufs. Làbas, en Suisse, l'image des jours anciens, l'ombre légère de la jeune Grazia s'interposait entre son regard et l'amie présente. Maintenant, au soleil d'Italie, les rêves du Nord s'étaient fondus ; il voyait dans la clarté du jour l'âme et le corps réels de l'aimée. Quelle était loin de la chevrette sauvage prisonnière à Paris, loin de la jeune femme au sourire de saint Jean, qu'il avait retrouvée un soir, peu après son mariage, pour la reperdre aussitôt ! De la petite madone Ombrienne avait fleuri une belle Romaine : Color verus, corpus solidum et succi plenum. Ses formes avaient pris une harmonieuse plénitude ; son corps était baigné d'une fière langueur. Le génie du calme l'entourait. Elle avait cette gourmandise du silence ensoleillé, de la contemplation immobile, cette jouissance voluptueuse de la paix de vivre, que les âmes du Nord ne connaîtront jamais bien. Ce qu'elle avait conservé surtout du passé, c'était sa grande bonté, qui se mêlait à tous ses autres sentiments. Mais on lisait des choses nouvelles dans son lumineux sourire : une indulgence mélancolique, un peu de lassitude, une pointe d'ironie, un pai- sible bon sens. L'âge l'avait voilée d'une certaine froideur, qui l'abritait contre les illusions du cœur ; elle se livrait rarement ; et sa tendresse se tenait en garde, avec un sourire clairvoyant, contre les emportements de passion que Christophe avait peine à réprimer. Avec cela, des faiblesses, des moments d'abandon au souffle des jours, une coquetterie qu'elle raillait elle-même, mais qu'elle ne combattait point. Nulle révolte contre les choses, ni contre soi : un fatalisme très doux, dans une nature toute bonne et un peu fatiguée. * Elle recevait beaucoup, et sans beaucoup choisir, – du moins en apparence ; – mais comme ses intimes appartenaient, en général, au même monde, respiraient la même atmosphère, avaient été façonnés par les mêmes habitudes, cette société formait une harmonie assez homogène, très différente de celles que Christophe avait entendues, en Allemagne et en France. La plupart étaient de vieille race italienne, vivifiée ça et là par des mariages étrangers ; il régnait parmi eux un cosmopolitisme de surface, où se mêlaient avec aisance les quatre langues principales et le bagage intellectuel des quatre grandes nations d'Occident. Chaque peuple y apportait son appoint personnel, les Juifs leur inquiétude et les Anglo-Saxons leur flegme ; mais le tout, aussitôt fondu dans le creuset italien. Quand des siècles de grands barons pillards ont gravé dans une race tel profil hautain et rapace d'oiseau de proie, le métal peut changer, l'empreinte reste la même. Certaines de ces figures qui semblaient le plus italiennes, un sourire de Luini, un regard voluptueux et calme de Titien, fleurs de l'Adriatique ou des plaines lombardes, s'étaient épanouies sur des arbustes du Nord transplantés dans le vieux sol latin. Quelles que soient les couleurs broyées sur la palette de Rome, la couleur qui ressort est toujours le romain. Christophe, sans pouvoir analyser son impression, admirait le parfum de culture séculaire, de vieille civilisation, que respiraient ces âmes, souvent assez médiocres, et quelquesunes, même, au-dessous du médiocre. Impalpable parfum, qui tenait à des riens, une grâce courtoise, une douceur de manières qui savait être affectueuse, tout en gardant sa malice et son rang, une finesse élégante, de regard, de sourire, d'intelligence alerte et nonchalante, sceptique, diverse et aisée. Rien de raide et de rogue. Rien de livresque. On n'avait pas à craindre de rencontrer ici un de ces psychologues de salons parisiens, embusqué derrière son lorgnon, ou le caporalisme de quelque docteur allemand. Des hommes, tout simplement, et des hommes très humains, tels que l'étaient déjà les amis de Térence et de Scipion l'Émilien… Homo sum… Belle façade ! La vie était plus apparente que réelle. Pardessous, l'incurable frivolité, commune à la société mondaine de tous les pays. Mais ce qui donnait à celle-ci ses caractères de race, c'était son indolence. La frivolité française s'accompagne d'une fièvre nerveuse, – un mouvement perpétuel du cerveau, même quand il se meut à vide. Le cerveau italien sait se reposer. Il ne le sait que trop. Il est doux de sommeiller à l'ombre chaude, sur le tiède oreiller d'un mol épicurisme et d'une intelligence ironique, très souple, assez curieuse, et prodigieusement indifférente, au fond. Tous ces hommes manquaient d'opinions décidées. Ils se mêlaient à la politique et à l'art, avec le même dilettantisme. On voyait là des natures charmantes, de ces belles figures italiennes de patriciens aux traits fins, aux yeux intelligents et doux, aux manières tranquilles, qui aimaient d'un cœur affectueux la nature, les vieux peintres, les fleurs, les femmes, les livres, la bonne chère, la patrie, la musique… Ils aimaient tout. Ils ne préféraient rien. On avait le sentiment, parfois, qu'ils n'aimaient rien. L'amour tenait pourtant une large place dans leur vie ; mais c'était à condition qu'il ne la troublât point. Il était indolent et paresseux, comme eux ; même dans la passion, il prenait volontiers un caractère familial. Leur intelligence, bien faite et harmonieuse, s'accommodait d'une inertie où les contraires de la pensée se rencontraient, sans heurts, tranquillement associés, souriants, émoussés, rendus inoffensifs. Ils avaient peur des croyances entières, des partis excessifs, et se trouvaient à l'aise dans les demi-solutions et les demi-pensées. Ils étaient d'esprit conservateur-libéral. Il leur fallait une politique et un art à mihauteur : des stations climatiques, où l'on ne risque pas d'avoir le souffle coupé et des palpitations. Ils se reconnaissaient dans le théâtre paresseux de Goldoni, ou dans la lumière égale et diffuse de Manzoni. Leur aimable nonchaloir n'en était pas inquiété. Ils n'eussent pas dit, comme leurs grands ancêtres : « Primum vivere… », mais plutôt : « Dapprima, quieto vivere. » Vivre tranquille. C'était le vœu secret, la volonté de tous, même des plus énergiques, de ceux qui dirigeaient l'action politique. Tel petit Machiavel, maître de soi et des autres, le cœur aussi froid que la tête, l'intelligence lucide et ennuyée, sachant, osant se servir de tous moyens pour ses fins, prêt à sacrifier toutes ses amitiés à son ambition, était capable de sacrifier son ambition à une seule chose : le sacro-saint quieto vivere. Ils avaient besoin de longues périodes d'anéantissement. Quand ils sortaient de là, ainsi que d'un bon sommeil, ils étaient frais et dispos ; ces hommes graves, ces tranquilles madones, étaient pris brusquement d'une fringale de parole, de gaieté, de vie sociale : il leur fallait se dépenser en une volubilité de gestes et de mots, de saillies paradoxales, d'humour burlesque : ils jouaient l'opéra buffa. Dans cette galerie de portraits italiens, on eût trouvé rarement l'usure de la pensée, cet éclat métallique des prunelles, ces visages flétris par le travail perpétuel de l'esprit, comme on en voit, au Nord. Pourtant il ne manquait pas, ici comme partout, d'âmes qui se rongeaient et qui cachaient leurs plaies, de désirs, de soucis qui couvaient sous l'indifférence et, voluptueusement, s'enveloppaient de torpeur. Sans parler, chez certains, d'étranges échappées, baroques, déconcertantes, indices d'un déséquilibre obscur, propre aux très vieilles races, – comme les failles qui s'ouvrent dans la Campagne romaine. Il y avait bien du charme dans l'énigme nonchalante de ces âmes, de ces yeux calmes et railleurs, où dormait un tragique caché. Mais Christophe n'était pas d'humeur à le reconnaître. Il enrageait de voir Grazia entourée de gens du monde. Il leur en voulait, et il lui en voulait. Il la bouda, de même qu'il bouda Rome. Il espaça ses visites, il se promit de repartir. * Il ne repartit pas. Il commençait de sentir, malgré lui, l'attrait de ce monde italien, qui l'irritait. Pour le moment, il s'isola. Il flâna dans Rome, et autour. La lumière romaine, les jardins suspendus, la Campagne, que ceint, comme une écharpe d'or, la mer ensoleillée, lui révélèrent peu à peu le secret de la terre enchantée. Il s'était juré de ne pas faire un pas pour aller voir ces monuments morts, qu'il affectait de dédaigner ; il disait en bougonnant qu'il attendrait qu'ils vinssent le trouver. Ils vinrent : il les rencontra, au hasard de ses promenades, dans la Ville au sol onduleux. Il vit, sans l'avoir cherché, le Forum rouge, au soleil couchant, et les arches à demi écroulées du Palatin, au fond desquelles l'azur profond se creuse, gouffre de lumière bleue. Il erra dans la Campagne immense, près du Tibre rougeâtre, gras de boue, comme de la terre qui marche, – et le long des aqueducs ruinés, gigantesques vertèbres de monstres antédiluviens. D'épaisses masses de nuées noires roulaient dans le ciel bleu. Des paysans à cheval poussaient, à coups de gaule, à travers le désert, des troupeaux de grands bœufs gris perle à longues cornes ; et, sur la voie antique, droite, poussiéreuse et nue, des pâtres chèvre-pieds, les cuisses recouvertes de peaux velues, cheminaient en silence, avec des théories de petits ânes et d'ânons. Au fond de l'horizon, la chaîne de la Sabine, aux lignes olympiennes, déroulait ses collines ; et sur l'autre rebord de la coupe du ciel, les vieux murs de la ville, la façade de Saint-Jean, surmontée de statues qui dansaient, profilaient leurs noires silhouettes… Silence… Soleil de feu… Le vent passait sur la plaine… Sur une statue sans tête, au bras emmailloté, battue par les flots d'herbe, un lézard, dont le cœur paisible palpitait, s'absorbait, immobile, dans son repas de lumière. Et Christophe, la tête bourdonnante de soleil (et quelquefois aussi de vin des Castelli), près du marbre brisé, assis sur le sol noir, souriant, somnolent et baigné par l'oubli, buvait la force calme et violente de Rome. – Jusqu'à la nuit tombante. – Alors, le cœur étreint d'angoisse, il fuyait la solitude funèbre où la lumière tragique s'engloutissait… Ô terre, terre ardente, terre passionnée et muette ! Sous ta paix fiévreuse, j'entends sonner encore les trompettes des légions. Quelles fureurs de vie grondent dans ta poitrine ! Quel désir du réveil ! Christophe trouva des âmes, où brûlaient des tisons du feu séculaire. Sous la poussière des morts, ils s'étaient conservés. On eût pensé que ce feu se fût éteint, avec les yeux de Mazzini. Il revivait. Le même. Bien peu voulaient le voir. Il troublait la quiétude de ceux qui dormaient. C'était une lumière claire et brutale. Ceux qui la portaient, – de jeunes hommes (le plus âgé n'avait pas trente-cinq ans), de libres intellectuels, qui différaient entre eux, de tempérament, d'éducation, d'opinions et de foi – étaient unis dans le même culte pour cette flamme de la nouvelle vie. Les étiquettes de partis, les systèmes de pensée ne comptaient point pour eux : la grande affaire était de « penser avec courage ». Être francs, et oser ! Ils secouaient rudement le sommeil de leur race. Après la résurrection politique de l'Italie, réveillée de la mort à l'appel des héros, après sa toute récente résurrection économique, ils avaient entrepris d'arracher du tombeau la pensée italienne. Ils souffraient, comme d'une injure, de l'atonie paresseuse et peureuse de l'élite, de sa lâcheté d'esprit, de sa verbolâtrie. Leur voix retentissait dans le brouil- lard de rhétorique et de servitude morale, accumulé depuis des siècles sur l'âme de la patrie. Ils y soufflaient leur réalisme impitoyable et leur intransigeante loyauté. Ils avaient la passion de l'intelligence claire, que suit l'action énergique. Capables, à l'occasion, de sacrifier les préférences de leur raison personnelle au devoir de discipline que la vie nationale impose à l'individu, ils réservaient pourtant leur autel le plus haut et leurs plus pures ardeurs à la vérité. Ils l'aimaient, d'un cœur fougueux et pieux. Insulté par ses adversaires, diffamé, menacé, un chef de ces jeunes hommes 1 répondait, avec une calme grandeur : « Respectez la vérité ! Je vous parle à cœur ouvert, libre de toute rancune. J'oublie le mal que j'ai reçu de vous et celui que je puis vous avoir fait. Soyez vrais ! Il n'est pas de conscience, il n'est pas de hauteur de vie, il n'est pas de capacité de sacrifice, il n'est pas de noblesse, là où n'existe pas un religieux, rigide et rigoureux respect de la vérité. Exercez-vous dans ce devoir difficile. La fausseté corrompt celui qui en use, avant de vaincre celui contre qui on en use. Que vous y gagniez le succès immédiat, qu'importe ? Les racines de votre âme seront suspendues dans le vide, sur le sol rongé par le mensonge. Je ne vous parle plus en adversaire. Nous sommes sur un terrain supérieur à nos dissentiments, même si dans votre bouche votre passion se pare du nom de patrie. Il est quelque chose de plus grand que la patrie : c'est la conscience humaine. Il est des lois que vous ne devez pas violer, sous peine d'être de mauvais Italiens. Vous n'avez plus devant vous qu'un homme qui cherche la vérité ; vous devez entendre son cri. Vous n'avez plus devant vous qu'un homme qui désire ardemment vous voir grands et purs, et travailler avec vous. Car, que vous le veuillez ou non, nous travaillons tous en commun avec tous ceux dans le monde qui travaillent avec vérité. Ce qui sortira de nous (et nous ne pouvons le prévoir) portera notre marque commune, Giuseppe Prezzolini, qui dirigeait alors, avec Giovanni Papini, le groupe de la Voce. 1 si nous avons agi avec vérité. L'essence de l'homme est là : de sa merveilleuse faculté de chercher la vérité, de la voir, de l'aimer, et de s'y sacrifier. – Vérité, qui répands sur ceux qui te possèdent le souffle magique de ta puissante santé !… La première fois que Christophe entendit ces paroles, elles lui semblèrent l'écho de sa propre voix ; et il sentit que ces hommes et lui étaient frères. Les hasards de la lutte des peuples et des idées pouvaient les jeter, un jour, les uns contre les autres, dans la mêlée ; mais amis ou ennemis, ils étaient, ils seraient toujours de la même famille humaine. Ils le savaient, comme lui. Ils le savaient avant lui. Il était connu d'eux, avant qu'il les connût. Car ils étaient déjà les amis d'Olivier. Christophe découvrit que les œuvres de son ami – (quelques volumes de vers, des essais de critique), – qui n'étaient à Paris lues que d'un petit nombre, avaient été traduites par ces Italiens et leur étaient familières. Plus tard, il devait découvrir les distances infranchissables qui séparaient ces âmes de celle d'Olivier. Dans leur façon de juger les autres, ils restaient uniquement italiens, enracinés dans la pensée de leur race. De bonne foi, ils ne cherchaient dans les œuvres étrangères que ce que voulait y trouver leur instinct national ; souvent, ils n'en prenaient que ce qu'ils y avaient mis d'eux-mêmes, à leur insu. Critiques médiocres et piètres psychologues, ils étaient trop entiers, pleins d'eux-mêmes et de leurs passions, même quand ils étaient épris de la vérité. L'idéalisme italien ne sait pas s'oublier ; il ne s'intéresse point aux rêves impersonnels du Nord ; il ramène tout à soi, à ses désirs, à son orgueil de race, qu'il transfigure. Consciemment ou non, il travaille toujours pour la terza Roma. Il faut convenir que, pendant des siècles, il ne s'est pas donné grand mal pour la réaliser ! Ces beaux Italiens, bien taillés pour l'action, n'agissent que par passion, et se lassent vite d'agir ; mais, quand la passion souffle, elle les soulève plus haut que tous les autres peuples : on l'a vu par l'exemple de leur Risorgimento. – C'était un de ces grands vents qui commençait à passer sur la jeunesse italienne de tous les partis : nationalistes, socialistes, néocatholiques, libres idéalistes, tous Italiens irréductibles, tous, d'espoir et de vouloir, citoyens de la Rome impériale, reine de l'univers. Tout d'abord, Christophe ne remarqua que leur généreuse ardeur et les communes antipathies qui l'unissaient à eux. Ils ne pouvaient manquer de s'entendre avec lui, dans le mépris de la société mondaine, à laquelle Christophe gardait rancune des préférences de Grazia. Ils haïssaient plus que lui cet esprit de prudence, cette apathie, ces compromis et ces arlequinades, ces choses dites à moitié, ces pensées amphibies, ce subtil balancement entre toutes les possibilités, sans se décider pour aucune. Robustes autodidactes, qui s'étaient faits de toutes pièces, et qui n'avaient pas eu les moyens ni le loisir de se donner le dernier coup de rabot, ils outraient volontiers leur rudesse naturelle et leur ton un peu âpre de contadini mal dégrossis. Ils voulaient être entendus. Ils voulaient être combattus. Tout, plutôt que l'indifférence ! Ils eussent, pour réveiller les énergies de leur race, consenti joyeusement à en être les premières victimes. En attendant, ils n'étaient pas aimés et ils ne faisaient rien pour l'être. Christophe eut peu de succès, quand il voulut parler à Grazia de ses nouveaux amis. Ils étaient déplaisants à cette nature éprise de mesure et de paix. Il fallait bien reconnaître avec elle qu'ils avaient une façon de soutenir les meilleures causes, qui donnait envie parfois de s'en déclarer l'ennemi. Ils étaient ironiques et agressifs, d'une dureté de critique qui touchait à l'insulte, même avec des gens qu'ils ne voulaient point blesser. Ils étaient trop sûrs d'eux-mêmes, trop pressés de généraliser, d'affirmer brutalement. Arrivés à l'action publique, avant d'être arrivés à la maturité de leur développement, ils passaient d'un engouement à l'autre, avec la même intolérance. Passionnément sincères, se donnant tout entiers, sans rien économiser, ils étaient consumés par leur excès d'intellectualisme, par leur labeur précoce et forcené. Il n'est pas sain pour de jeu- nes pensées au sortir de la gousse, de s'exposer au soleil cru. L'âme en reste brûlée. Rien ne se fait de fécond qu'avec le temps et le silence. Le temps et le silence leur avaient manqué. C'est le malheur de trop de talents italiens. L'action violente et hâtive est un alcool. L'intelligence qui y a goûté a peine ensuite à s'en déshabituer ; et sa croissance normale risque d'en rester faussée pour toujours. Christophe appréciait la fraîcheur acide de cette verte franchise, par contraste avec la fadeur des gens du juste milieu, des vie di mezzo, qui ont une peur éternelle de se compromettre et un subtil talent de ne dire ni oui ni non. Mais bientôt, il dut convenir que ces derniers, avec leur intelligence calme et courtoise, avaient aussi leur prix. L'état de perpétuel combat où vivaient ses amis était lassant. Christophe croyait de son devoir d'aller chez Grazia, afin de les défendre. Il y allait parfois, afin de les oublier. Sans doute, ils lui ressemblaient. Ils lui ressemblaient trop. Ils étaient aujourd'hui ce qu'il avait été, à vingt ans. Et le cours de la vie ne se remonte pas. Au fond, Christophe savait bien qu'il avait dit adieu, pour son compte, à ces violences, et qu'il s'acheminait vers la paix, dont les yeux de Grazia semblaient tenir le secret. Pourquoi donc se révoltait-il contre elle ?… Ah ! c'est qu'il eût voulu, par un égoïsme d'amour, être seul à en jouir. Il ne pouvait souffrir que Grazia en dispensât les bienfaits à tout venant, qu'elle fût prodigue envers tous de son charmant accueil. * Elle lisait en lui ; et, avec son aimable franchise, elle lui dit, un jour : – Vous m'en voulez d'être comme je suis ? Il ne faut pas m'idéaliser, mon ami. Je suis une femme, je ne vaux pas mieux qu'une autre. Je ne cherche pas le monde ; mais j'avoue qu'il m'est agréable, de même que j'ai plaisir à aller quelquefois à des théâtres pas très bons, à lire des livres insignifiants, que vous dédaignez, mais qui me reposent et qui m'amusent. Je ne puis me refuser à rien. – Comment pouvez-vous supporter ces imbéciles ? – La vie m'a enseigné à n'être pas difficile. On ne doit pas trop lui demander. C'est déjà beaucoup, je vous assure, quand on a affaire à de braves gens, pas méchants, assez bons… (naturellement, à condition de ne rien attendre d'eux ! Je sais bien que si j'en avais besoin, je n'en trouverais plus beaucoup…) Pourtant, ils me sont attachés ; et quand je rencontre un peu de réelle affection, je fais bon marché du reste. Vous m'en voulez, n'est-ce pas ? Pardonnez-moi d'être médiocre. Je sais faire du moins la différence de ce qu'il y a de meilleur et de moins bon en moi. Et ce qui est avec vous, c'est le meilleur. – Je voudrais tout, dit-il, d'un ton boudeur. Il sentait bien, pourtant, qu'elle disait vrai. Il était si sûr de son affection qu'après avoir hésité pendant des semaines, un jour il lui demanda : – Est-ce que vous ne voudrez jamais… ? – Quoi donc ? – Être à moi. Il se reprit : – … que je sois à vous ? Elle sourit : – Mais vous êtes à moi, mon ami. – Vous savez bien ce que je veux dire. Elle était un peu troublée ; mais elle lui prit les mains et le regarda franchement : – Non, mon ami, dit-elle avec tendresse. Il ne put parler. Elle vit qu'il était affligé. – Pardon, je vous fais de la peine. Je savais que vous me diriez cela. Il faut nous parler en toute vérité, comme de bons amis. – Des amis, dit-il tristement. Rien de plus ? – Ingrat ! Que voulez-vous de plus ? M'épouser !… Vous souvenez-vous d'autrefois, lorsque vous n'aviez d'yeux que pour ma belle cousine ? J'étais triste alors que vous ne compreniez pas ce que je sentais pour vous. Toute notre vie aurait pu être changée. Maintenant, je pense que c'est mieux, ainsi ; c'est mieux que nous n'ayons pas exposé notre amitié à l'épreuve de la vie en commun, de cette vie quotidienne, où ce qu'il y a de plus pur finit par s'avilir… – Vous dites cela, parce que vous m'aimez moins. – Oh ! non, je vous aime toujours autant. – Ah ! c'est la première fois que vous me le dites. – Il ne faut plus qu'il y ait rien de caché entre nous. Voyezvous, je ne crois plus beaucoup au mariage. Le mien, je le sais, n'est pas un exemple suffisant. Mais j'ai réfléchi et regardé autour de moi. Ils sont rares, les mariages heureux. C'est un peu contre nature. On ne peut enchaîner ensemble les volontés de deux êtres qu'en mutilant l'une d'elles, sinon toutes les deux ; et ce ne sont même point là, peut-être, des souffrances où l'âme ait profit à être trempée. – Ah ! dit-il, j'y vois une si belle chose, au contraire, l'union de deux sacrifices, deux âmes mêlées en une ! – Une belle chose, dans votre rêve. En réalité, vous souffririez plus que qui que ce soit. – Quoi ! vous croyez que je ne pourrai jamais avoir une femme, une famille, des enfants ?… Ne me dites pas cela ! Je les aimerais tant ! Vous ne croyez pas ce bonheur possible pour moi ? – Je ne sais pas. Je ne crois pas… Peut-être avec une bonne femme, pas très intelligente, pas très belle, qui vous serait dévouée, et ne vous comprendrait pas. – Que vous êtes mauvaise !… Mais vous avez tort de vous moquer. C'est bon, une bonne femme, même qui n'a pas d'esprit. – Je crois bien ! Voulez-vous que je vous en trouve une ? – Taisez-vous, je vous prie, vous me percez le cœur. Comment pouvez-vous parler ainsi ? – Qu'est-ce que j'ai dit ? – Vous ne m'aimez donc pas du tout, pas du tout, pour penser à me marier avec une autre ? – Mais c'est au contraire parce que je vous aime, que je serais heureuse de faire ce qui pourrait vous rendre heureux. – Alors, si c'est vrai… – Non, non, n'y revenez pas ! Je vous dis que ce serait votre malheur… – Ne vous inquiétez pas de moi. Je jure d'être heureux ! Mais dites la vérité : vous croyez que vous, vous seriez malheureuse avec moi ? – Oh ! malheureuse ? mon ami, non. Je vous estime et je vous admire trop, pour être jamais malheureuse avec vous… Et puis, je vous dirai : je crois bien que rien ne pourrait me rendre tout à fait malheureuse, à présent. J'ai vu trop de choses, je suis devenue philosophe… Mais à parler franchement – (n'est-ce pas ? vous me le demandez, vous ne vous fâcherez pas ?) – eh bien, je connais ma faiblesse, je serais peut-être assez sotte, au bout de quelques mois, pour n'être pas tout à fait heureuse avec vous ; et cela, je ne le veux pas, justement parce que j'ai pour vous la plus sainte affection ; et je ne veux pas que rien au monde puisse la ternir. Lui, tristement : – Oui, vous dites ainsi, pour m'adoucir la pilule. Je vous déplais. Il y a des choses, en moi, qui vous sont odieuses. – Mais non, je vous assure ! N'ayez pas l'air si penaud. Vous êtes un bon et cher homme. – Alors, je ne comprends plus. Pourquoi ne pourrions-nous pas nous convenir ? – Parce que nous sommes trop différents, d'un caractère trop accusé, tous deux, trop personnels. – C'est pour cela que je vous aime. – Moi aussi. Mais c'est aussi pour cela que nous nous trouverions en conflit. – Mais non ! – Mais si ! Ou bien, comme je sais que vous valez plus que moi, je me reprocherais de vous gêner, avec ma petite personnalité ; et alors, je l'étoufferais, je me tairais, et je souffrirais. Les larmes viennent aux yeux de Christophe. – Oh ! cela, je ne veux point. Jamais ! J'aime mieux tous les malheurs, plutôt que vous souffriez par ma faute, pour moi. – Mon ami, ne vous affectez pas… Vous savez, je dis ainsi, je me flatte peut-être… Peut-être que je ne serais pas assez bonne pour me sacrifier à vous. – Tant mieux ! – Mais alors, c'est vous que je sacrifierais, et c'est moi qui me tourmenterais, à mon tour… Vous voyez bien, c'est insoluble, d'un côté comme de l'autre. Restons comme nous sommes. Est-ce qu'il y a quelque chose de meilleur que notre amitié ? Il hoche la tête, en souriant avec un peu d'amertume. – Oui, tout cela, c'est qu'au fond vous n'aimez pas assez. Elle sourit aussi, gentiment, un peu mélancolique. Elle dit avec un soupir : – Peut-être. Vous avez raison. Je ne suis plus toute jeune, mon ami. Je suis lasse. La vie use, quand on n'est pas très fort, comme vous… Oh ! vous, il y a des moments, quand je vous regarde, vous avez l'air d'un gamin de dix-huit ans. – Hélas ! avec cette vieille tête, ces rides, ce teint flétri ! – Je sais bien que vous avez souffert, autant que moi, peutêtre plus. Je le vois. Mais vous me regardez quelquefois, avec des yeux d'adolescent ; et je sens sourdre de vous un flot de vie toute fraîche. Moi, je me suis éteinte. Quand je pense, hélas ! à mon ardeur d'autrefois ! Comme dit l'autre, c'était le bon temps, j'étais bien malheureuse ! À présent, je n'ai plus assez de force pour l'être. Je n'ai qu'un filet de vie. Je ne serais plus assez téméraire pour oser l'épreuve du mariage. Ah ! autrefois, autrefois !… Si quelqu'un que je connais m'avait fait signe !… – Eh bien, eh bien, dites… – Non, ce n'est pas la peine… – Ainsi, autrefois, si j'avais… Oh ! mon Dieu ! – Quoi ! si vous aviez ? Je n'ai rien dit. – J'ai compris. Vous êtes cruelle. – Eh bien, autrefois, j'étais folle, voilà tout. – Ce que vous dites là est encore pis. – Pauvre Christophe ! Je ne puis dire un mot qui ne lui fasse du mal. Je ne dirai donc plus rien. – Mais si ! Dites-moi… Dites quelque chose !… – Quoi ? – Quelque chose de bon. Elle rit. – Ne riez pas. – Et vous, ne soyez pas triste. – Comment voulez-vous que je ne le sois pas ? – Vous n'en avez pas de raison, je vous assure. – Pourquoi ? – Parce que vous avez une amie qui vous aime bien. – C'est vrai ? – Si je vous le dis, ne le croyez-vous pas ? – Dites-le encore ! – Vous ne serez plus triste, alors ? Vous ne serez plus insatiable ? Vous saurez vous contenter de notre chère amitié ? – Il le faut bien ! – Ingrat ! ingrat ! Et vous dites que vous m'aimez ! Au fond, je crois que je vous aime plus que vous m'aimez. – Ah ! si cela se pouvait ! Il dit cela, d'un tel élan d'égoïsme amoureux qu'elle rit. Lui aussi. Il insistait : – Dites !… Un instant, elle se tut, le regarda, puis soudain approcha son visage de celui de Christophe, et l'embrassa. Cela fut si inattendu ! Il en fut bouleversé d'émotion. Il voulut la serrer dans ses bras. Déjà, elle s'était dégagée. À la porte du salon, elle le regarda, un doigt sur ses lèvres, faisant : « Chut ! » – et disparut. * À partir de ce jour, il ne lui reparla plus de son amour, et il fut moins gêné dans ses relations avec elle. À des alternatives de silence guindé et de violences mal comprimées succéda une intimité simple et recueillie. C'est le bienfait de la franchise en amitié. Plus de sous-entendus, plus d'illusions ni de craintes. Ils connaissaient, chacun, le fond de la pensée de l'autre. Lorsque Christophe se retrouvait avec Grazia dans la société des indifférents qui l'irritaient, quand l'impatience le reprenait d'entendre son amie échanger avec eux de ces choses un peu niaises, qui sont l'ordinaire des salons, elle s'en apercevait, le regardait, souriait. C'était assez, il savait qu'ils étaient ensemble ; et la paix redescendait en lui. La présence de ce qu'on aime arrache à l'imagination son dard envenimé ; la fièvre du désir tombe ; l'âme s'absorbe dans la chaste possession de la présence aimée. – Grazia rayonnait d'ailleurs sur ceux qui l'entouraient le charme silencieux de son harmonieuse nature. Toute exagération, même involontaire, d'un geste ou d'un accent, la blessait, comme quelque chose qui n'était pas simple et qui n'était pas beau. Par là, elle agit à la longue sur Christophe. Après avoir rongé le frein mis à ses emportements, il y gagna peu à peu une maîtrise de soi, une force d'autant plus grande qu'elle ne se dépensait plus en vaines violences. Leurs âmes se mêlaient. Le demi-sommeil de Grazia, souriante en son abandon à la douceur de vivre, se réveillait au contact de l'énergie morale de Christophe. Elle se prit, pour les choses de l'esprit, d'un intérêt plus direct et moins passif. Elle, qui ne lisait guère, qui relisait plutôt indéfiniment les mêmes vieux livres avec une affection paresseuse, elle commença d'éprouver la curiosité d'autres pensées et bientôt leur attrait. La richesse du monde d'idées modernes, qu'elle n'ignorait pas, mais où elle n'avait aucun goût à s'aventurer seule, ne l'intimidait plus, maintenant qu'elle avait, pour l'y guider, un compagnon. Insensiblement, elle se laissait amener, tout en s'en défendant, à comprendre cette jeune Italie, dont les ardeurs iconoclastes lui avaient longtemps déplu. Mais le bienfait de cette mutuelle pénétration des âmes était surtout pour Christophe. On a souvent observé qu'en amour, le plus faible des deux est celui qui donne le plus : non que l'autre aime moins ; mais plus fort, il faut qu'il prenne davantage. Ainsi, Christophe s'était enrichi déjà de l'esprit d'Olivier. Mais son nouveau mariage mystique était bien plus fécond : car Grazia lui apportait en dot le trésor le plus rare, que jamais Olivier n'avait possédé : la joie. La joie de l'âme et des yeux. La lumière. Le sourire de ce ciel latin, qui baigne la laideur des plus humbles choses, qui fleurit les pierres des vieux murs, et communique à la tristesse même son calme rayonnement. Elle avait pour allié le printemps renaissant. Le rêve de la vie nouvelle couvait dans la tiédeur de l'air engourdi. La jeune verdure se mariait aux oliviers gris d'argent. Sous les arcades rouge sombre des aqueducs ruinés, fleurissaient des amandiers blancs. Dans la campagne réveillée ondulaient les flots d'herbe et les flammes des pavots triomphants. Sur les pelouses des villas coulaient des ruisseaux d'anémones et des nappes de violettes. Les glycines grimpaient autour des pins parasols ; et le vent qui passait sur la ville apportait le parfum des roses du Palatin. Ils se promenaient ensemble. Quand elle consentait à sortir de sa torpeur d'Orientale, où elle s'absorbait pendant des heures, elle devenait tout autre ; elle aimait à marcher : grande, les jambes longues, la taille robuste et flexible, elle avait la silhouette d'une Diane de Primatice. – Le plus souvent, ils allaient à une de ces villas, épaves du naufrage où la splendide Rome du settecento a sombré sous les flots de la barbarie piémontaise. Ils avaient une prédilection pour la villa Mattei, ce promontoire de la Rome antique, au pied duquel viennent mourir les dernières vagues de la Campagne déserte. Ils suivaient l'allée de chênes, dont la voûte profonde encadre la chaîne bleue, la suave chaîne Albaine, qui s'enfle doucement comme un cœur qui palpite. Rangées le long du chemin, des tombes d'époux romains montraient, à travers le feuillage, leurs faces mélancoliques, et la fidèle étreinte de leurs mains. Ils s'asseyaient au bout de l'allée, sous un berceau de roses, adossés à un sarcophage blanc. Devant eux, le désert. Paix profonde. Le chuchotement d'une fontaine aux gouttes lentes, qui semblait expirer de langueur… Ils causaient à mi-voix. Le regard de Grazia s'appuyait avec confiance sur celui de l'ami. Christophe disait sa vie, ses luttes, ses peines passées ; elles n'avaient plus rien de triste. Près d'elle, sous son regard, tout était simple, tout était comme cela devait être… À son tour, elle racontait. Il entendait à peine ce qu'elle disait ; mais nulle de ses pensées n'était perdue pour lui. Il épousait son âme. Il voyait avec ses yeux. Il voyait partout ses yeux, ses yeux tranquilles où brûlait un feu profond ; il les voyait dans les beaux visages mutilés des statues antiques et dans l'énigme de leurs regards muets ; il les voyait dans le ciel de Rome, qui riait amoureusement autour des cyprès laineux et entre les doigts des lecci, noirs, luisants, criblés des flèches du soleil. Par les yeux de Grazia, le sens de l'art latin s'infiltra dans son cœur. Jusque-là, Christophe était demeuré indifférent aux œuvres italiennes. L'idéaliste barbare, le grand ours qui venait de la forêt germanique, n'avait pas encore appris à goûter la sa- veur voluptueuse des beaux marbres dorés comme un rayon de miel. Les antiques du Vatican lui étaient franchement hostiles. Il avait du dégoût pour ces têtes stupides, ces proportions efféminées ou massives, ce modelé banal et arrondi, ces Gitons et ces gladiateurs. À peine quelques statues-portraits trouvaientelles grâce à ses yeux ; et leurs modèles étaient sans intérêt pour lui. Il n'était pas beaucoup plus tendre pour les Florentins blêmes et leurs grimaces, pour les madones malades, les Vénus préraphaélites, pauvres de sang, phtisiques, maniérées et rongées. Et la stupidité bestiale des matamores et des athlètes rouges et suants, qu'a lâchés sur le monde l'exemple de la Sixtine, lui semblait de la chair à canon. Pour le seul Michel-Ange, il avait une piété secrète, pour ses souffrances tragiques, pour son mépris divin, et pour le sérieux de ses chastes passions. Il aimait d'amour pur et barbare, comme fut celui du maître, la religieuse nudité de ses adolescents, ses vierges fauves et farouches, telles des bêtes traquées, l'Aurore douloureuse, la Madone, aux yeux sauvages, dont l'enfant mord le sein, et la belle Lia, qu'il eût voulue pour femme. Mais dans l'âme du héros tourmenté, il ne trouvait rien de plus que l'écho magnifié de la sienne. Grazia lui ouvrit les portes d'un monde d'art nouveau. Il entra dans la sérénité souveraine de Raphaël et de Titien. Il vit la splendeur impériale du génie classique, qui règne, comme un lion, sur l'univers des formes conquis et maîtrisé. La foudroyante vision du grand Vénitien, qui va droit jusqu'au cœur et fend de son éclair les brouillards incertains dont se voile la vie, la toute-puissance dominatrice de ces esprits latins, qui savent non seulement vaincre, mais se vaincre soi-même, qui s'imposent, vainqueurs, la plus stricte discipline, et, sur le champ de bataille, savent parmi les dépouilles de l'ennemi terrassé choisir exactement et emporter leur proie, – les portraits olympiens et les Stanze de Raphaël, remplirent le cœur de Christophe d'une musique plus riche que celle de Wagner. Musique des lignes sereines, des nobles architectures, des groupes harmonieux. Musique qui rayonne de la beauté parfaite du vi- sage, des mains, des pieds charmants, des draperies et des gestes. Intelligence. Amour. Ruisseau d'amour qui sourd des âmes et des corps de ces adolescents. Puissance de l'esprit et de la volupté. Jeune tendresse, ironique sagesse, odeur obsédante et chaude de la chair amoureuse, sourire lumineux où les ombres s'effacent, où la passion s'endort. Forces frémissantes de la vie qui se cabrent et que dompte, comme les chevaux du Soleil, la main calme du maître… Et Christophe se demandait : – « Est-il donc impossible d'unir, comme ils on fait, la force et la paix romaines ? Aujourd'hui, les meilleurs n'aspirent à l'une des deux qu'au détriment de l'autre. De tous, les Italiens semblent avoir le plus perdu le sens de cette harmonie, que Poussin, que Lorrain, que Gœthe ont entendue. Faut-il, une fois de plus, qu'un étranger leur en révèle le prix ?… Et qui l'enseignera à nos musiciens ? La musique n'a pas eu encore son Raphaël. Mozart n'est qu'un enfant, un petit bourgeois allemand, qui a les mains fiévreuses et l'âme sentimentale, et qui dit trop de mots et qui fait trop de gestes, et qui parle et qui pleure et qui rit, pour un rien. Et ni Bach le gothique, ni le Prométhée de Bonn, qui lutte avec le vautour, ni sa postérité de Titans qui entassent Pélion sur Ossa et invectivent contre le ciel, n'ont jamais entrevu le sourire du Dieu… » Depuis qu'il l'avait vu, Christophe rougissait de sa propre musique ; ses agitations vaines, ses passions boursouflées, ses plaintes indiscrètes, cet étalage de soi, ce manque de mesure, lui paraissaient à la fois pitoyables et honteux. Un troupeau sans berger, un royaume sans roi. – Il faut être le roi de l'âme tumultueuse… Durant ces mois, Christophe semblait avoir oublié la musique. Il n'en sentait pas le besoin. Son esprit, fécondé par Rome, était en gestation. Il passait les journées dans un état de songe et de demi-ivresse. La nature, comme lui, était en ce premier printemps, où se mêle à la langueur du réveil un vertige voluptueux. Elle et lui, ils rêvaient, enlacés, ainsi que des amants qui, dans le sommeil, s'étreignent. L'énigme fiévreuse de la Campagne ne lui était plus hostile ; il s'était rendu maître de sa beauté tragique ; il tenait dans ses bras Déméter endormie. * Au cours du mois d'Avril, il reçut de Paris la proposition de venir diriger une série de concerts. Sans l'examiner davantage, il allait refuser ; mais il crut devoir en parler d'abord à Grazia. Il éprouvait une douceur à la consulter sur sa vie ; il se donnait ainsi l'illusion qu'elle la partageait. Elle lui causa, cette fois, une grande déception. Elle se fit expliquer bien posément l'affaire ; puis, elle lui conseilla d'accepter. Il en fut attristé ; il y vit la preuve de son indifférence. Grazia n'était peut-être pas sans regrets de donner ce conseil. Mais pourquoi Christophe le lui demandait-il ? Puisqu'il s'en remettait à elle de décider pour lui, elle se jugeait responsable des actes de son ami. Par suite de l'échange qui s'était fait entre leurs pensées, elle avait pris à Christophe un peu de sa volonté ; il lui avait révélé le devoir et la beauté d'agir. Du moins, elle avait reconnu ce devoir pour son ami ; et elle ne voulait pas qu'il y manquât. Mieux que lui, elle connaissait le pouvoir de langueur que recèle le souffle de cette terre italienne, et qui, tel l'insidieux poison de son tiède scirocco, se glisse dans les veines, endort la volonté. Que de fois elle en avait senti le charme maléfique, sans avoir l'énergie de résister ! Toute sa société était plus ou moins atteinte de cette malaria de l'âme. De plus forts qu'eux, jadis, en avaient été victimes ; elle avait rongé l'airain de la louve romaine. Rome respire la mort : elle a trop de tombeaux. Il est plus sain d'y passer que d'y vivre. On y sort trop facilement du siècle : c'est un goût dangereux pour les forces encore jeunes qui ont une vaste carrière à remplir. Grazia se rendait compte que le monde qui l'entourait n'était pas un milieu vivifiant pour un artiste. Et quoiqu'elle eût pour Christophe plus d'amitié que pour tout autre… (osait-elle se l'avouer ?) elle n'était pas fâchée, au fond, qu'il s'éloignât. Hélas ! il la fatiguait, par tout ce qu'elle aimait en lui, par ce trop-plein d'intelligence, par cette abondance de vie accumulée pendant des années et qui débordait : sa quiétude en était troublée. Et il la fatiguait aussi, peut-être, parce qu'elle sentait toujours la menace de cet amour, beau et touchant, mais obsédant, contre lequel il fallait rester en éveil ; il était plus prudent de le tenir à distance. Elle se gardait bien d'en convenir avec elle-même ; elle ne croyait avoir en vue que l'intérêt de Christophe. Les bonnes raisons ne lui manquaient pas. Dans l'Italie d'alors, un musicien avait peine à vivre ; l'air lui était mesuré. La vie musicale était comprimée. L'usine du théâtre étendait ses cendres grasses et ses fumées brûlantes sur ce sol, dont naguère les fleurs de musique embaumaient toute l'Europe. Qui refusait de s'enrôler dans l'équipe des vociférateurs, qui ne pouvait ou ne voulait entrer dans la fabrique, était condamné à l'exil ou à vivre étouffé. Le génie n'était nullement tari. Mais on le laissait stagner et se perdre. Christophe avait rencontré plus d'un jeune musicien, chez qui revivait l'âme des maîtres mélodieux de leur race et cet instinct de beauté, qui pénétrait l'art savant et simple du passé. Mais qui se souciait d'eux ? Ils ne pouvaient ni se faire jouer, ni se faire éditer. Nul intérêt pour la pure symphonie. Point d'oreilles pour la musique qui n'a pas le museau graissé de fard !… Alors, ils chantaient pour eux-mêmes, d'une voix découragée, qui finissait par s'éteindre. À quoi bon ? Dormir… – Christophe n'eût pas demandé mieux que de les aider. En admettant qu'il l'eût pu, leur amour-propre ombrageux ne s'y prêtait pas. Quoi qu'il fît, il était pour eux un étranger ; et pour les Italiens de vieille race, malgré leur accueil affectueux, tout étranger reste, au fond, un barbare. Ils estimaient que la misère de leur art était une question qui devait se régler en famille. Tout en prodiguant à Christophe les marques d'amitié, ils ne l'admettaient pas dans leur famille. – Que lui restait-il ? Il ne pouvait pourtant pas rivaliser avec eux et leur disputer leur maigre place au soleil !… Et puis, le génie ne peut se passer d'aliment. Le musicien a besoin de musique, – de musique à entendre, de musique à faire entendre. Une retraite temporaire a son prix pour l'esprit, qu'elle force au recueillement. À condition qu'il en sorte. La solitude est noble, mais mortelle pour l'artiste qui n'aurait plus la force de s'y arracher. Il faut vivre de la vie de son temps, même bruyante et impure ; il faut incessamment donner et recevoir, et donner, et donner, et recevoir encore… L'Italie, du temps de Christophe, n'était plus ce grand marché de l'art qu'elle fut autrefois, qu'elle redeviendra peut-être. Les foires de la pensée, où s'échangent les âmes des nations, sont au Nord, aujourd'hui. Qui veut vivre doit y vivre. Christophe, livré à lui-même, eût répugné à rentrer dans la cohue. Mais Grazia sentait plus clairement le devoir de Christophe. Et elle exigeait plus de lui que d'elle. Sans doute parce qu'elle l'estimait plus. Mais aussi, parce que ce lui était plus commode. Elle lui déléguait l'énergie. Elle gardait la quiétude. – Il n'avait pas le courage de lui en vouloir. Elle était comme Marie, elle avait la meilleure part. À chacun son rôle, dans la vie. Celui de Christophe était d'agir. Elle, il lui suffisait d'être. Il ne lui demandait rien de plus… Rien, que de l'aimer un peu moins pour lui et un peu plus pour elle. Car il ne lui savait pas beaucoup de gré d'être, dans son amitié, dénuée d'égoïsme, au point de ne penser qu'à l'intérêt de l'ami, – qui ne demandait qu'à n'y pas penser. Il partit. Il s'éloigna d'elle. Il ne la quitta point. Comme dit un vieux trouvère, « l'ami ne quitte son amie que quand son âme y consent ». DEUXIÈME PARTIE Le cœur lui faisait mal, quand il arriva à Paris. C'était la première fois qu'il y rentrait, depuis la mort d'Olivier. Jamais il n'avait voulu revoir cette ville. Dans le fiacre qui l'emportait de la gare à l'hôtel, il osait à peine regarder par la portière ; il passa les premiers jours dans sa chambre, sans se décider à sortir. Il avait l'angoisse des souvenirs, qui le guettaient, à la porte. Mais quelle angoisse, au juste ? S'en rendait-il bien compte ? Était-ce, comme il voulait croire, la terreur de les voir ressurgir, avec leur visage vivant ? Ou celle, plus douloureuse, de les retrouver morts ?… Contre ce nouveau deuil, toutes les ruses à demi inconscientes de l'instinct s'étaient armées. C'était pour cette raison – (il ne s'en doutait peut-être pas) – qu'il avait choisi son hôtel dans un quartier éloigné de celui qu'il habitait jadis. Et quand, pour la première fois, il se promena dans les rues, quand il dut diriger à la salle de concerts ses répétitions d'orchestre, quand il se retrouva en contact avec la vie de Paris, il continua quelque temps à se fermer les yeux, à ne pas vouloir voir ce qu'il voyait, à ne voir obstinément que ce qu'il avait vu jadis. Il se répétait d'avance : – « Je connais cela, je connais cela… » En art comme en politique, la même anarchie intolérante, toujours. Sur la place, la même Foire. Seulement, les acteurs avaient changé de rôles. Les révolutionnaires de son temps étaient devenus des bourgeois ; les surhommes, des hommes à la mode. Les indépendants d'autrefois essayaient d'étouffer les indépendants d'aujourd'hui. Les jeunes d'il y a vingt ans étaient à présent plus conservateurs que les vieux qu'ils combattaient naguère ; et leurs critiques refusaient le droit de vivre aux nouveaux venus. En apparence, rien n'était différent. Et tout avait changé… * « Mon amie, pardonnez-moi ! Vous êtes bonne de ne pas m'en avoir voulu de mon silence. Votre lettre m'a fait un grand bien. J'ai passé quelques semaines dans un terrible désarroi. Tout me manquait. Je vous avais perdue. Ici, le vide affreux de ceux que j'ai perdus. Tous les anciens amis dont je vous ai parlé, disparus. Philomèle – (vous vous souvenez de la voix qui chantait, en ce soir triste et cher où, errant parmi la foule d'une fête, je revis dans un miroir vos yeux qui me regardaient) – Philomèle a réalisé son rêve raisonnable : un petit héritage lui est venu ; elle est en Normandie ; elle possède une ferme qu'elle dirige. M. Arnaud a pris sa retraite ; il est retourné avec sa femme dans leur province, une petite ville du côté d'Angers. Des illustres de mon temps, beaucoup sont morts ou se sont effondrés ; seuls, quelques vieux mannequins, qui jouaient il y a vingt ans les jeunes premiers de l'art et de la politique, les jouent encore aujourd'hui, avec le même faux visage. En dehors de ces masques, je ne reconnaissais personne. Ils me faisaient l'effet de grimacer sur un tombeau. C'était un sentiment affreux. – De plus, les premiers temps après mon arrivée, j'ai souffert physiquement de la laideur des choses, de la lumière grise du Nord, au sortir de votre soleil d'or ; l'entassement des maisons blafardes, la vulgarité de lignes de certains dômes, de certains monuments, qui ne m'avait jamais frappé jusque-là, me blessait cruellement. L'atmosphère morale ne m'était pas plus agréable. « Pourtant, je n'ai pas à me plaindre des Parisiens. L'accueil que j'ai trouvé ne ressemble guère à celui que je reçus autrefois. Il paraît que, pendant mon absence, je suis devenu une manière de célébrité. Je ne vous en parle pas, je sais ce qu'elle vaut. Toutes les choses aimables que ces gens disent ou écrivent sur moi me touchent ; je leur en suis obligé. Mais que vous dirai-je ? Je me sentais plus près de ceux qui me combattaient autrefois que de ceux qui me louent aujourd'hui… La faute en est à moi, je le sais. Ne me grondez pas ! J'ai eu un moment de trouble. Il fallait s'y attendre. Maintenant, c'est fini. J'ai compris. Oui, vous avez eu raison de me renvoyer parmi les hommes. J'étais en train de m'ensabler dans ma solitude. Il est malsain de jouer les Zarathoustra. Le flot de la vie s'en va, s'en va de nous. Vient un moment, où l'on n'est plus qu'un désert. Pour creuser jusqu'au fleuve un nouveau chenal dans le sable, il faut bien des journées de fatigue. – C'est fait. Je n'ai plus le vertige. J'ai rejoint le courant. Je regarde et je vois… « Mon amie, quel peuple étrange que ces Français ! Il y a vingt ans, je les croyais finis… Ils recommencent. Mon cher compagnon Jeannin me l'avait bien prédit. Mais je le soupçonnais de se faire illusion. Le moyen d'y croire, alors ! La France était, comme leur Paris, pleine de démolitions, de plâtras et de trous. Je disais : « Ils ont tout détruit… Quelle race de rongeurs ! » – Une race de castors. Dans l'instant qu'on les croit acharnés sur des ruines, avec ces ruines mêmes ils posent les fondations d'une ville nouvelle. Je le vois à présent que les échafaudages s'élèvent de tous côtés… « Wenn ein Ding geschehen, Selbst die Narren es verstehen… 2 « À la vérité, c'est toujours le même désordre français. Il faut y être habitué pour reconnaître, dans la cohue qui se heurte en tous sens, les équipes d'ouvriers qui vont chacune à sa tâche. Ce sont des gens, comme vous savez, qui ne peuvent 2 Quand une chose est arrivée, même les sots la comprennent. rien faire sans crier sur les toits ce qu'ils font. Ce sont aussi des gens qui ne peuvent rien faire, sans dénigrer ce que les voisins font. Il y a de quoi troubler les têtes les plus solides. Mais quand on a vécu, ainsi que moi, près de dix ans chez eux, on n'est plus dupe de leur vacarme. On s'aperçoit que c'est leur façon de s'exciter au travail. Tout en parlant, ils agissent ; et, chacun des chantiers bâtissant sa maison, il se trouve qu'à la fin la ville est rebâtie. Le plus fort, c'est que l'ensemble des constructions n'est pas trop discordant. Ils ont beau soutenir des thèses opposées, ils ont tous la caboche faite de même. De sorte que, sous leur anarchie, il y a des instincts communs, il y a une logique de race qui leur tient lieu de discipline, et que cette discipline est peut-être, au bout du compte, plus solide que celle d'un régiment prussien. « C'est partout le même élan, la même fièvre de bâtisse : en politique, où socialistes et nationalistes travaillent à l'envi à resserrer les rouages du pouvoir relâché ; en art, dont les uns veulent refaire un vieil hôtel aristocratique pour des privilégiés, les autres un vaste hall ouvert aux peuples, où chante l'âme collective : reconstructeurs du passé, constructeurs de l'avenir. Quoi qu'ils fassent d'ailleurs, ces ingénieux animaux refont toujours les mêmes cellules. Leur instinct de castors ou d'abeilles leur fait, à travers les siècles, accomplir les mêmes gestes, retrouver les mêmes formes. Les plus révolutionnaires sont peut-être, à leur insu, ceux qui se rattachent aux traditions les plus anciennes. J'ai trouvé dans les syndicats et chez les plus marquants des jeunes écrivains, des âmes du moyen âge. « Maintenant que je me suis réhabitué à leurs façons tumultueuses, je les regarde travailler, avec plaisir. Parlons franc : je suis un trop vieil ours, pour me sentir jamais à l'aise dans aucune de leurs maisons ; j'ai besoin de l'air libre. Mais quels bons travailleurs ! C'est leur plus haute vertu. Elle relève les plus médiocres et les plus corrompus. Et puis, chez leurs artistes, quel sens de la beauté ! Je le remarquais moins autrefois. Vous m'avez appris à voir. Mes yeux se sont ouverts, à la lumière de Rome. Vos hommes de la Renaissance m'ont fait comprendre ceux-ci. Une page de Debussy, un torse de Rodin, une phrase de Suarès, sont de la même lignée que vos cinquecentisti. « Ce n'est pas que beaucoup de choses ne me déplaisent ici. J'ai retrouvé mes vieilles connaissances de la foire sur la Place, qui m'ont jadis causé tant de saintes colères. Ils n'ont guère changé. Mais moi, hélas ! j'ai changé. Je n'ose plus être sévère. Quand je me sens l'envie de juger durement l'un d'entre eux, je me dis : « Tu n'en as pas le droit. Tu as fait pis que ces hommes, toi qui te croyais fort. » J'ai appris aussi à voir que rien n'existait d'inutile, et que les plus vils ont leur rôle dans le plan de la tragédie. Les dilettantes dépravés, les fétides amoralistes, ont accompli leur tâche de termites : il fallait démolir la masure branlante, avant de réédifier. Les Juifs ont obéi à leur mission sacrée, qui est de rester, à travers les autres races, le peuple étranger, le peuple qui tisse, d'un bout à l'autre du monde, le réseau de l'unité humaine. Ils abattent les barrières intellectuelles des nations, pour faire le champ libre à la Raison divine. Les pires corrupteurs, les destructeurs ironiques qui ruinent nos croyances du passé, qui tuent nos morts bienaimés, travaillent, sans le savoir, à l'œuvre sainte, à la nouvelle vie. C'est de la même façon que l'intérêt féroce des banquiers cosmopolites, au prix de combien de désastres ! édifie, qu'ils le veuillent ou non, l'unité future du monde, côte à côte avec les révolutionnaires qui les combattent, et bien plus sûrement que les niais pacifistes. « Vous le voyez, je vieillis. Je ne mords plus. Mes dents sont usées. Quand je vais au théâtre, je ne suis plus de ces spectateurs naïfs qui apostrophent les acteurs et insultent le traître. « Grâce tranquille, je ne vous parle que de moi ; et pourtant je ne pense qu'à vous. Si vous saviez combien mon moi m'importune ! Il est oppressif et absorbant. C'est un boulet, que Dieu m'a attaché au cou. Comme j'aurais voulu le déposer à vos pieds ! Mais le triste cadeau !… Vos pieds sont faits pour fouler la terre douce et le sable qui chante sous les pas. Je les vois, ces chers pieds, nonchalamment qui passent sur les pelouses parsemées d'anémones… (Êtes-vous retournée à la villa Doria ?)… Les voici déjà las ! Je vous vois maintenant à demi étendue dans votre retraite favorite, au fond de votre salon, accoudée, tenant un livre que vous ne lisez pas. Vous m'écoutez avec bonté, sans faire bien attention à ce que je vous dis : car je suis ennuyeux ; et, pour prendre patience, de temps en temps, vous retournez à vos propres pensées ; mais vous êtes courtoise et, veillant à ne pas me contrarier, lorsqu'un mot par hasard vous fait revenir de très loin, vos yeux distraits se hâtent de prendre un air intéressé. Et moi, je suis aussi loin que vous de ce que je dis ; moi aussi, j'entends à peine le bruit de mes paroles ; et tandis que j'en suis le reflet sur votre beau visage, j'écoute au fond de moi de tout autres paroles, que je ne vous dis pas. Celles-là, Grâce tranquille, tout au rebours des autres, vous les entendez bien ; mais vous faites semblant de ne pas les entendre. « Adieu. Je crois que vous me reverrez, sous peu. Je ne languirai pas ici. Qu'y ferais-je, à présent que mes concerts sont donnés ? – J'embrasse vos enfants, sur leurs bonnes petites joues. L'étoffe en est la vôtre. Il faut bien se contenter !… Christophe. » * « Grâce tranquille » répondit : « Mon ami, j'ai reçu votre lettre dans le petit coin du salon, que vous vous rappelez si bien ; et je vous ai lu, comme je sais lire, en laissant de temps en temps votre lettre reposer, et en faisant comme elle. Ne vous moquez pas ! C'était afin qu'elle durât plus longtemps. Ainsi nous avons passé toute une aprèsmidi. Les enfants m'ont demandé ce que je lisais toujours. J'ai dit que c'était une lettre de vous. Aurora a regardé le papier, avec commisération, et elle a dit : « Comme ça doit être ennuyeux d'écrire une si longue lettre ! » J'ai tâché de lui faire comprendre que ce n'était pas un pensum que je vous avais donné, mais une conversation que nous avions ensemble. Elle a écouté sans mot dire, puis elle s'est sauvée avec son frère, pour jouer dans la chambre voisine ; et, quelque temps après, comme Lionello était bruyant, j'ai entendu Aurora qui disait : « Il ne faut pas crier ; maman fait la conversation avec signor Christophe. » « Ce que vous me dites des Français m'intéresse, et ne me surprend pas. Vous vous souvenez que je vous ai reproché d'être injuste envers eux. On peut ne pas les aimer. Mais quel peuple intelligent ! Il y a des peuples médiocres, que sauve leur bon cœur ou leur vigueur physique. Les Français sont sauvés par leur intelligence. Elle lave toutes leurs faiblesses. Elle les régénère. Quand on les croit tombés, abattus, pervertis, ils retrouvent une nouvelle jeunesse dans la source perpétuellement jaillissante de leur esprit. « Mais il faut que je vous gronde. Vous me demandez pardon de ne me parler que de vous. Vous êtes un ingannatore3. Vous ne me dites rien de vous. Rien de ce que vous avez fait. Rien de ce que vous avez vu. Il a fallu que ma cousine Colette – (pourquoi n'allez-vous pas la voir ?) – m'envoyât sur vos concerts des coupures de journaux, pour que je fusse informée 3 Escroc, imposteur, simulateur, trompeur. (Note du correcteur – ELG.) de vos succès. Vous ne m'en dites qu'un mot, en passant. Êtesvous si détaché de tout ?… Ce n'est pas vrai. Dites-moi que cela vous fait plaisir !… Cela doit vous faire plaisir, d'abord parce que cela me fait plaisir. Je n'aime pas à vous voir un air désabusé. Le ton de votre lettre était mélancolique. Il ne faut pas… C'est bien, que vous soyez plus juste pour les autres. Mais ce n'est pas une raison pour vous accabler, comme vous faites, en disant que vous êtes pire que les pires d'entre eux. Un bon chrétien vous louerait. Moi, je vous dis que c'est mal. Je ne suis pas un bon chrétien. Je suis une bonne Italienne, qui n'aime pas qu'on se tourmente avec le passé. Le présent suffit bien. Je ne sais pas au juste tout ce que vous avez pu faire jadis. Vous m'en avez dit quelques mots, et je crois avoir deviné le reste. Ce n'était pas très beau ; mais vous ne m'en êtes pas moins cher. Pauvre Christophe, une femme n'arrive pas à mon âge sans savoir qu'un brave homme est bien faible souvent ! Si on ne savait sa faiblesse, on ne l'aimerait pas autant. Ne pensez plus à ce que vous avez fait. Pensez à ce que vous ferez. Ça ne sert à rien de se repentir. Se repentir, c'est revenir en arrière. Et en bien comme en mal, il faut toujours avancer. Sempre avanti, Savoia !… Si vous croyez que je vais vous laisser revenir à Rome ! Vous n'avez rien à faire ici. Restez à Paris, créez, agissez, mêlez-vous à la vie artistique. Je ne veux pas que vous renonciez. Je veux que vous fassiez de belles choses, je veux qu'elles réussissent, je veux que vous soyez fort, pour aider les jeunes Christophes nouveaux, qui recommencent les mêmes luttes et passent par les mêmes épreuves. Cherchez-les, aidezles, soyez meilleur pour vos cadets que vos aînés n'ont été pour vous. – Et enfin, je veux que vous soyez fort, afin que je sache que vous êtes fort : vous ne vous doutez pas de la force que cela me donne à moi-même. « Je vais presque chaque jour, avec les petits, à la villa Borghèse. Avant-hier, nous avons été, en voiture, à Ponte Molle, et nous avons fait à pied le tour de Monte Mario. Vous calomniez mes pauvres jambes. Elles sont fâchées contre vous. – « Qu'est-ce qu'il dit, ce monsieur, que nous sommes tout de suite lasses, pour avoir fait dix pas à la villa Doria ? Il ne nous connaît point. Si nous n'aimons pas trop à nous donner de la peine, c'est que nous sommes paresseuses, ce n'est pas que nous ne pouvons pas… » Vous oubliez, mon ami, que je suis une petite paysanne… « Allez voir ma cousine Colette. Lui en voulez-vous encore ? C'est une bonne femme, au fond. Et elle ne jure plus que par vous. Il paraît que les Parisiennes sont folles de votre musique. Il ne tient qu'à mon ours de Berne d'être un lion de Paris. Avez-vous reçu des lettres ? Vous a-t-on fait des déclarations ? Vous ne me parlez d'aucune femme. Seriez-vous amoureux ? Racontez-moi. Je ne suis pas jalouse. Votre amie G. » * – « Si vous croyez que je vous sais gré de votre dernière phrase ! Plût à Dieu, Grâce moqueuse, que vous fussiez jalouse ! Mais ne comptez pas sur moi, pour vous apprendre à l'être. Je n'ai aucun béguin pour ces folles Parisiennes, comme vous les appelez. Folles ? Elles voudraient bien l'être. C'est ce qu'elles sont le moins. N'espérez pas qu'elles me tournent la tête. Il y aurait peut-être plus de chances pour cela, si elles étaient indifférentes à ma musique. Mais il est trop vrai, elles l'aiment ; et le moyen de garder des illusions ! Lorsque quelqu'un vous dit qu'il vous comprend, c'est alors qu'on est sûr qu'il ne vous comprendra jamais… « Ne prenez pas trop au sérieux mes boutades. Les sentiments que j'ai pour vous ne me rendent pas injuste pour les autres femmes. Je n'ai jamais eu plus de vraie sympathie pour elles que depuis que je ne les regarde plus avec des yeux amoureux. Le grand effort qu'elles font, depuis trente ans, pour s'évader de la demi-domesticité dégradante et malsaine, où notre stupide égoïsme d'hommes les parquait, pour leur malheur et pour le nôtre, me semble un des hauts faits de notre époque. Dans une ville comme celle-ci, on apprend à admirer cette nouvelle génération de jeunes filles qui, en dépit de tant d'obstacles, se lancent avec une ardeur candide à la conquête de la science et des diplômes, – cette science et ces diplômes qui doivent, pensent-elles, les affranchir, leur ouvrir les arcanes du monde inconnu, les faire égales aux hommes !… « Sans doute, cette foi est illusoire et un peu ridicule. Mais le progrès ne se réalise jamais de la façon qu'on espérait ; il ne s'en réalise pas moins, par de tout autres voies. Cet effort féminin ne sera pas perdu. Il fera des femmes plus complètes, plus humaines, comme elles furent, aux grands siècles. Elles ne se désintéresseront plus des questions vivantes du monde : ce qui était monstrueux, car il n'est pas tolérable qu'une femme, même la plus soucieuse de ses devoirs domestiques, se croie dispensée de songer à ses devoirs dans la cité moderne. Leurs arrière-grand'mères, des temps de Jeanne d'Arc et de Catherine Sforza4, ne pensaient pas ainsi. La femme s'est étiolée. Nous lui avons refusé l'air et le soleil. Elle nous les reprend, de vive force. Ah ! les braves petites !… Naturellement, de celles qui luttent aujourd'hui, beaucoup mourront, beaucoup seront détraquées. C'est un âge de crise. L'effort est trop violent pour des forces trop amollies. Quand il y a longtemps qu'une plante est sans eau, la première pluie risque de la brûler. Mais quoi ! C'est la rançon de tout progrès. Celles qui viendront après, fleuriront de ces souffrances. Les pauvres petites vierges guerrières d'à présent, dont beaucoup ne se marieront jamais, seront plus fécondes pour l'avenir que les générations de matro- Princesse italienne du XVe siècle, qui retourna des émeutes en sa faveur et, dotée d'un tempérament volontaire et indépendant, représenta l'idéal féminin de la renaissance italienne. (Note du correcteur – ELG.) 4 nes qui enfantèrent avant elles : car d'elles sortira, au prix de leurs sacrifices, la race féminine d'un nouvel âge classique. « Ce n'est pas dans le salon de votre cousine Colette qu'on a chance de trouver ces laborieuses abeilles. Quelle rage avezvous de m'envoyer chez cette femme ? Il m'a fallu vous obéir ; mais ce n'est pas bien ! Vous abusez de votre pouvoir. J'avais refusé trois de ses invitations, laissé sans réponse deux lettres. Elle est venue me relancer à une de mes répétitions d'orchestre – (on essayait ma sixième symphonie). – Je l'ai vue, pendant l'entr'acte, arriver, le nez au vent, humant l'air, criant : « Ça sent l'amour ! Ah ! comme j'aime cette musique !… » « Elle a changé, physiquement ; seuls sont restés les mêmes ses yeux de chatte à la prunelle bombée, son nez fantasque qui grimace et a toujours l'air en mouvement. Mais la face élargie, aux os solides, colorée, renforcie. Les sports l'ont transformée. Elle s'y livre, à corps perdu. Son mari, comme vous savez, est un des gros bonnets de l'Automobile-Club et de l'Aéro-Club. Pas un raid d'aviateurs, pas un circuit de l'air ou de la terre, ou de l'eau, auquel les Stevens-Delestrade ne se croient obligés d'assister. Ils sont toujours par voies et par chemins. Nulle conversation possible ; il n'est question, dans leurs entretiens, que de Racing, de Rowing, de Rugby, de Derby. C'est une race nouvelle de gens du monde. Le temps de Pelléas est passé pour les femmes. La mode n'est plus aux âmes. Les jeunes filles arborent un teint rouge, hâlé, cuit par les courses à l'air et les jeux au soleil ; elles vous regardent avec des yeux d'homme ; elles rient d'un rire un peu gros. Le ton est devenu plus brutal et plus cru. Votre cousine dit parfois, tranquillement, des choses énormes. Elle est grande mangeuse, elle qui mangeait à peine. Elle continue de se plaindre de son mauvais estomac, afin de n'en pas perdre l'habitude ; mais elle n'en perd pas non plus un bon coup de fourchette. Elle ne lit rien. On ne lit plus, dans ce monde. Seule, la musique a trouvé grâce. Elle a même profité de la déroute de la littérature. Quand ces gens sont éreintés, la musique leur est un bain turc, vapeur tiède, massage, narguilé. Pas besoin de penser. C'est une transition entre le sport et l'amour. Et c'est aussi un sport. Mais le sport le plus couru, parmi les divertissements esthétiques, est aujourd'hui la danse. Danses russes, danses grecques, danses suisses, danses américaines, on danse tout à Paris : les symphonies de Beethoven, les tragédies d'Eschyle, le Clavecin bien tempéré, les antiques du Vatican, Orphée, Tristan, la Passion, et la gymnastique. Ces gens ont le vertigo. « Le curieux est de voir comment votre cousine concilie tout ensemble son esthétique, ses sports et son esprit pratique : (car elle a hérité de sa mère son sens des affaires et son despotisme domestique). Tout cela doit former un mélange incroyable ; mais elle s'y trouve à l'aise ; ses excentricités les plus folles lui laissent l'esprit lucide, de même qu'elle garde toujours l'œil et la main sûrs dans ses randonnées vertigineuses en auto. C'est une maîtresse femme ; son mari, ses invités, ses gens, elle mène tout, tambour battant. Elle s'occupe aussi de politique ; elle est pour « Monseigneur » : non que je la croie royaliste ; mais ce lui est un prétexte de plus à se remuer. Et quoiqu'elle soit incapable de lire plus de dix pages d'un livre, elle fait des élections académiques. – Elle a prétendu me prendre sous sa protection. Vous pensez que cela n'a pas été de mon goût. Le plus exaspérant, c'est que, du fait que je suis venu chez elle afin de vous obéir, elle est convaincue maintenant de son pouvoir sur moi… Je me venge, en lui disant de dures vérités. Elle ne fait qu'en rire ; elle n'est pas embarrassée pour répondre. « C'est une bonne femme, au fond… » Oui, pourvu qu'elle soit occupée. Elle le reconnaît elle-même : si la machine n'avait plus rien à broyer, elle serait prête à tout, à tout, pour lui fournir de l'aliment. – J'ai été deux fois chez elle. Je n'irai plus, maintenant. C'est assez pour vous prouver ma soumission. Vous ne voulez pas ma mort ? Je sors de là brisé, moulu, courbaturé. La dernière fois que je l'ai vue, j'ai eu, dans la nuit qui a suivi, un cauchemar affreux : je rêvais que j'étais son mari, toute ma vie attaché à ce tourbillon vivant… Un sot rêve, et qui ne doit certes pas tourmenter le vrai mari : car, de tous ceux qu'on voit dans le logis, il est peut-être celui qui reste le moins avec elle ; et quand ils sont ensemble, ils ne parlent que de sport. Ils s'entendent très bien. « Comment ces gens-là ont-ils fait un succès à ma musique ? Je n'essaie pas de comprendre. Je suppose qu'elle les secoue, d'une façon nouvelle. Ils lui savent gré de les brutaliser. Ils aiment, pour le moment, l'art qui a un corps bien charnu. Mais l'âme qui est dans ce corps, ils ne s'en doutent même pas ; ils passeront de l'engouement d'aujourd'hui à l'indifférence de demain, et de l'indifférence de demain au dénigrement d'aprèsdemain, sans l'avoir jamais connue. C'est l'histoire de tous les artistes, je ne me fais pas d'illusion sur mon succès, je n'en ai pas pour longtemps, et ils me le feront payer. – En attendant, j'assiste à de curieux spectacles. Le plus enthousiaste de mes admirateurs est… (je vous le donne en mille)… notre ami LévyCœur. Vous vous souvenez de ce joli monsieur, avec qui j'eus autrefois un duel ridicule ? Il fait aujourd'hui la leçon à ceux qui ne m'ont pas compris naguère. Il la fait même très bien. De tous ceux qui parlent de moi, il est le plus intelligent. Jugez de ce que valent les autres. Il n'y a pas de quoi être fier, je vous assure ! « Je n'en ai pas envie. Je suis trop humilié, lorsque j'entends ces ouvrages, dont on me loue. Je m'y reconnais, et je ne me trouve pas beau. Quel miroir impitoyable est une œuvre musicale, pour qui sait voir ! Heureusement qu'ils sont aveugles et sourds. J'ai tant mis dans mes œuvres de mes troubles et de mes faiblesses qu'il me semble parfois commettre une mauvaise action, en lâchant dans le monde ces volées de démons. Je m'apaise, quand je vois le calme du public : il porte une triple cuirasse ; rien ne saurait l'atteindre : sans quoi, je serais damné… Vous me reprochez d'être trop sévère pour moi. C'est que vous ne me connaissez pas, comme je me connais. On voit ce que nous sommes. On ne voit pas ce que nous aurions pu être ; et l'on nous fait honneur de ce qui est bien moins l'effet de nos mérites que des événements qui nous portent et des forces qui nous dirigent. Laissez-moi vous conter une histoire. « L'autre soir, j'étais entré dans un de ces cafés ou l'on fait d'assez bonne musique, quoique d'étrange façon : avec cinq ou six instruments, complétés d'un piano, on joue toutes les symphonies, les messes, les oratorios. De même, on vend à Rome, chez des marbriers, la chapelle Médicis, comme garniture de cheminée. il paraît que cela est utile à l'art. Pour qu'il puisse circuler à travers les hommes, il faut bien qu'on en fasse de la monnaie de billon 5. Au reste, à ces concerts, on ne vous trompe pas sur le compte. Les programmes sont copieux, les exécutants consciencieux. J'ai trouvé un violoncelliste, avec qui je me suis lié : ses yeux me rappelaient étrangement ceux de mon père. Il m'a fait le récit de sa vie. Petit-fils de paysan, fils d'un petit fonctionnaire, employé de mairie, dans un village du Nord. On voulut faire de lui un monsieur, un avocat ; on le mit au collège de la ville voisine. Le petit, robuste et rustaud, mal fait pour ce travail appliqué de petit notaire, ne pouvait tenir en cage ; il sautait par-dessus les murs, vaguait à travers les champs, faisait la cour aux filles, dépensait sa grosse force dans des rixes ; le reste du temps, flânait, rêvassait à des choses qu'il ne ferait jamais. Une seule chose l'attirait : la musique. Dieu sait comment ! Nul musicien, parmi les siens, à l'exception d'un grand-oncle, un peu toqué, un de ces originaux de province, dont l'intelligence et les dons, souvent remarquables, s'emploient, dans leur isolement orgueilleux, à des niaiseries de maniaques. Celui-là avait inventé un nouveau système de notation – (un de plus !) – qui devait révolutionner la musique ; il prétendait même avoir une sténographie qui permettait de noCe mot désigna d'abord tout alliage dans lequel le métal précieux était en quantité moindre que les métaux inférieurs, et, par suite, toute monnaie d'or et surtout d'argent, où le cuivre se trouvait dans une proportion supérieure au titre légal. (Note du correcteur – ELG.) 5 ter à la fois les paroles, le chant et l'accompagnement ; il n'était jamais parvenu lui-même à la relire correctement. Dans la famille, on se moquait du bonhomme ; mais on ne laissait pas d'en être fier. On pensait : « C'est un vieux fou. Qui sait ? Il a peut-être du génie… » – Ce fut de lui sans doute que la manie musicale se transmit au petit-neveu. Quelle musique pouvait-il bien entendre, dans sa bourgade ?… Mais la mauvaise musique peut inspirer un amour aussi pur que la bonne. « Le malheur était qu'une telle passion ne semblait pas avouable, dans ce milieu ; et l'enfant n'avait pas la solide déraison du grand-oncle. Il se cachait pour lire les élucubrations du vieux maniaque, qui constituèrent le fond de sa baroque éducation musicale. Vaniteux, craintif devant son père et devant l'opinion, il ne voulait rien dire de ses ambitions, à moins d'avoir réussi. Brave garçon, écrasé par la famille, il fit comme tant de petits bourgeois français, qui n'osant, par faiblesse, tenir tête à la volonté des leurs, s'y soumettent en apparence et vivent dans une cachotterie perpétuelle. Au lieu de suivre son penchant, il s'évertua sans goût au travail qu'on lui avait assigné : incapable d'y réussir, comme d'y échouer avec éclat. Tant bien que mal, il parvint à passer les examens nécessaires. Le principal avantage qu'il y voyait était d'échapper à la double surveillance provinciale et paternelle. Le droit l'assommait ; il était décidé à n'en pas faire sa carrière. Mais tant que son père vécut, il n'osa déclarer sa volonté. Peut-être n'était-il point fâché de devoir attendre encore, avant de prendre parti. Il était de ceux qui, toute leur existence, se leurrent sur ce qu'ils feront plus tard, sur ce qu'ils pourraient faire. Pour le moment, il ne faisait rien. Désorbité, grisé par sa vie nouvelle à Paris, il se livra, avec sa brutalité de jeune paysan, à ses deux passions : les femmes et la musique ; affolé par les concerts, non moins que par le plaisir. Il y perdit des années, sans profiter des moyens qu'il aurait eus de compléter son instruction musicale. Son orgueil ombrageux, son mauvais caractère indépendant et susceptible, l'empêchèrent de suivre aucune leçon, de demander aucun conseil. « Quand son père mourut, il envoya promener Thémis 6 et Justinien 7. Il se mit à composer, sans avoir le courage d'acquérir la technique nécessaire. Des habitudes invétérées de flânerie paresseuse et le goût du plaisir l'avaient rendu incapable de tout effort sérieux. Il sentait vivement ; mais sa pensée, comme sa forme, lui échappait ; en fin de compte, il n'exprimait que des banalités. Le pire était qu'il y avait réellement chez ce médiocre quelque chose de grand. J'ai lu deux de ses anciennes compositions. Ça et là, des idées saisissantes, restées à l'état d'ébauches, aussitôt déformées. Des feux follets sur une tourbière… Et quel étrange cerveau ! Il a voulu m'expliquer les sonates de Beethoven. Il y voit des romans enfantins et saugrenus. Mais une telle passion, un sérieux si profond ! Les larmes lui viennent aux yeux, quand il en parle. Il se ferait tuer pour ce qu'il aime. Il est touchant et burlesque. Dans le moment que j'étais près de lui rire au nez, j'avais envie de l'embrasser… Une honnêteté foncière. Un robuste mépris pour le charlatanisme des cénacles parisiens et pour les fausses gloires, – tout en ne pouvant se défendre d'une naïve admiration de petit bourgeois pour les gens à succès… « Il avait un petit héritage. En quelques mois, il le mangea ; et, se trouvant sans ressources, il eut, comme nombre de ses pareils, l'honnêteté criminelle d'épouser une fille sans ressources, qu'il avait séduite ; elle avait une belle voix et faisait de la musique, sans amour de la musique. Il fallut vivre de sa voix et du médiocre talent qu'il avait acquis à jouer du violoncelle. Naturellement, ils ne tardèrent pas à voir leur commune Dans la mythologie grecque, Thémis est la conseillère de Zeus, chargée de faire régner la loi. (Note du correcteur – ELG.) 7 Empereur de Byzance, surtout connu pour avoir fait publier un manuel de droit à l'usage des étudiants. (Note du correcteur – ELG.) 6 médiocrité et à ne plus se supporter. Une fille leur était venue. Le père reporta sur l'enfant son pouvoir d'illusions ; il pensa qu'elle serait ce qu'il n'avait pu être. La fillette tenait de sa mère : c'était une pianoteuse, qui n'avait pas ombre de talent ; elle adorait son père et s'appliquait à sa tâche, pour lui plaire. Pendant plusieurs années, ils coururent les hôtels des villes d'eaux, ramassant plus d'affronts que de monnaie. L'enfant, chétive et surmenée, mourut. La femme, désespérée, devint plus acariâtre, chaque jour. Et ce fut la misère sans fond, sans espoir d'en sortir, avivée par le sentiment d'un idéal que l'on se sait incapable d'atteindre… « Et je pensais, mon amie, en voyant ce pauvre diable de raté, dont la vie n'a été qu'une suite de déboires : « Voilà ce que j'aurais pu être. Nos âmes d'enfants avaient des traits communs, et certaines aventures de notre vie se ressemblent ; j'ai même trouvé quelque parenté dans nos idées musicales ; mais les siennes se sont arrêtées en chemin. À quoi a-t-il tenu que je n'aie pas sombré, comme lui ? Sans doute, à ma volonté. Mais aussi aux hasards de la vie. Et même, à ne prendre que ma volonté, est-ce uniquement à mes mérites que je la dois ? N'est-ce pas plutôt à ma race, à mes amis, à Dieu qui m'a aidé ?… » Ces pensées rendent humbles. On se sent fraternel à tous ceux qui aiment l'art et qui souffrent pour lui. Du plus bas au plus haut, la distance n'est pas grande… « Là-dessus, j'ai songé à ce que vous m'écriviez. Vous avez raison : un artiste n'a pas le droit de se tenir à l'écart, tant qu'il peut venir en aide à d'autres. Je resterai donc, je m'obligerai à passer quelques mois par année, soit ici, soit à Vienne ou à Berlin, quoique j'aie peine à me réhabituer à ces villes. Mais il ne faut pas abdiquer. Si je ne réussis pas à être d'une grande utilité, comme j'ai des raisons de le craindre, ce séjour me sera peut-être utile à moi-même. Et je me consolerai en pensant que vous l'avez voulu. Et puis… (je ne veux pas mentir)… je commence à y trouver du plaisir. Adieu, tyran. Vous triomphez. J'en arrive, non seulement à faire ce que vous voulez que je fasse, mais à l'aimer. Christophe. » * Ainsi, il resta, en partie pour lui plaire, mais aussi parce que sa curiosité d'artiste, réveillée, se laissait reprendre au spectacle de l'art renouvelé. Tout ce qu'il voyait et faisait, il l'offrait en pensée à Grazia ; il le lui écrivait. Il savait bien qu'il se faisait illusion sur l'intérêt qu'elle y pouvait trouver ; il la soupçonnait d'un peu d'indifférence. Mais il lui était reconnaissant de ne pas trop la lui montrer. Elle lui répondit régulièrement, une fois par quinzaine. Des lettres affectueuses et mesurées, comme l'étaient ses gestes. En lui contant sa vie, elle ne se départait pas d'une réserve tendre et fière. Elle savait avec quelle violence ses mots se répercutaient dans le cœur de Christophe. Elle aimait mieux lui paraître froide que le pousser à une exaltation, où elle ne voulait pas le suivre. Mais elle était trop femme pour ignorer le secret de ne point décourager l'amour de son ami et de panser aussitôt, par de douces paroles, la déception intime que des paroles indifférentes avaient causée. Christophe ne tarda pas à deviner cette tactique ; et, par une ruse d'amour, il s'efforçait à son tour de contenir ses élans, d'écrire des lettres plus mesurées, afin que les réponses de Grazia s'appliquassent moins à l'être. À mesure qu'il prolongeait son séjour à Paris, il s'intéressait davantage à l'activité nouvelle qui remuait la gigantesque fourmilière. Il s'y intéressait d'autant plus qu'il trouvait chez les jeunes fourmis moins de sympathie pour lui. Il ne s'était pas trompé : son succès était une victoire à la Pyrrhus 8. Après une disparition de dix ans, son retour avait fait sensation dans le monde parisien. Mais par une ironie des choses qui n'est point rare, il se trouvait patronné, cette fois, par ses vieux ennemis, les snobs, les gens à la mode ; les artistes lui étaient sourdement hostiles, ou se méfiaient de lui. Il s'imposait par son nom qui était déjà du passé, par son œuvre considérable, par son accent de conviction passionnée, par la violence de sa sincérité. Mais si l'on était contraint de compter avec lui, s'il forçait l'admiration ou l'estime, on le comprenait mal et on ne l'aimait point. Il était en dehors de l'art du temps. Un monstre, un anachronisme vivant. Il l'avait toujours été. Ses dix ans de solitude avaient accentué le contraste. Durant son absence, s'était accompli en Europe, et surtout à Paris, comme il l'avait bien vu, un travail de reconstruction. Un nouvel ordre naissait. Une génération se levait, désireuse d'agir plus que de comprendre, affamée de possession plus que de vérité. Elle voulait vivre, elle voulait s'emparer de la vie, fût-ce au prix du mensonge. Mensonges de l'orgueil, – de tous les orgueils : orgueil de race, orgueil de caste, orgueil de religion, orgueil de culture et d'art, – tous lui étaient bons, pourvu qu'ils fussent une armature de fer, pourvu qu'ils lui fournissent l'épée et le bouclier, et qu'abritée par eux, elle marchât à la victoire. Aussi lui était-il désagréable d'entendre la grande voix tourmentée, qui lui rappelait l'existence du doute et de la douleur : ces rafales, qui avaient troublé la nuit à peine enfuie, qui continuaient, en dépit de ses dénégations, à menacer le monde, et qu'elle voulait oublier. Impossible de ne pas entendre : on en était trop près. Alors, ces jeunes gens se détournaient avec dépit et ils criaient à tue-tête, afin de s'assourdir. Mais la voix parlait plus fort. Et ils lui en voulaient. 8 Bataille gagnée au prix de lourdes pertes. (Note du correcteur – ELG.) Au contraire, Christophe les regardait avec amitié. Il saluait l'ascension du monde vers une certitude et un ordre, à tout prix. Ce qu'il y avait de volontairement étroit dans cette poussée ne l'affectait point. Quand on veut aller droit au but, il faut regarder droit devant soi. Pour lui, assis au tournant d'un monde, il jouissait de voir, derrière lui, la splendeur tragique de la nuit, et, devant, le sourire de la jeune espérance, l'incertaine beauté de l'aube fraîche et fiévreuse. Il était au point immobile de l'axe du balancier, tandis que le pendule recommençait à monter. Sans le suivre dans sa marche, il écoutait avec joie battre le rythme de vie. Il s'associait aux espoirs de ceux qui reniaient ses angoisses passées. Ce qui serait, serait comme il l'avait rêvé. Dix ans avant, Olivier, dans la nuit et la peine, – pauvre petit coq gaulois, – avait, de son chant frêle, annoncé le jour lointain. Le chanteur n'était plus ; mais son chant s'accomplissait. Dans le jardin de France, les oiseaux s'éveillaient. Et, dominant les autres ramages, Christophe entendit soudain, plus forte, plus claire, la voix d'Olivier ressuscité. * Il lisait distraitement, à un étalage de libraire, un livre de poésies. Le nom de l'auteur lui était inconnu. Certains mots le frappèrent ; il resta attaché. À mesure qu'il continuait de lire entre les feuilles non coupées, il lui sembla reconnaître une voix, des traits amis… Impuissant à définir ce qu'il sentait, et ne pouvant se décider à se séparer du livre, il l'acheta. Rentré chez lui, il reprit sa lecture. Aussitôt, son obsession le reprit. Le souffle impétueux du poème évoquait, avec une précision de visionnaire, les âmes immenses et séculaires, – ces arbres gigantesques, dont les hommes sont les feuilles et les fruits, – les Patries. De ces pages surgissait la figure surhumaine de la Mère, – celle qui fut avant les vivants d'aujourd'hui, celle qui sera après, celle qui trône, pareille aux Madones byzantines, hautes comme des montagnes, au pied desquelles prient les fourmis humaines. Le poète célébrait le duel homérique de ces grandes Déesses, dont les lances s'entre-choquent, depuis le commencement de l'histoire : cette Iliade millénaire, qui est à celle de Troie ce que la chaîne alpestre est aux collines grecques. Une telle épopée d'orgueil et d'action guerrière était loin des pensées d'une âme européenne, comme celle de Christophe. Et pourtant, par lueurs, dans cette vision de l'âme française, – la vierge pleine de grâce, qui porte l'égide, Athéna aux yeux bleus qui brillent dans les ténèbres, la déesse ouvrière, l'artiste incomparable, la raison souveraine, dont la lance étincelante terrasse les barbares tumultueux, – Christophe apercevait un regard, un sourire qu'il connaissait, et qu'il avait aimé. Mais au moment de la saisir, la vision s'effaçait. Et tandis qu'il s'irritait à la poursuivre en vain, voici qu'en tournant une page, il entendit un récit, que, peu de jours avant sa mort, lui avait fait Olivier. Il fut bouleversé. Il courut chez l'éditeur, il demanda l'adresse du poète. On la lui refusa, comme c'est l'usage. Il se fâcha. Inutilement. Enfin, il s'avisa qu'il trouverait le renseignement dans un annuaire. Il le trouva en effet, et aussitôt il alla chez l'auteur. Ce qu'il voulait, il le voulait bien ; jamais il n'avait su attendre. Quartier des Batignolles. Dernier étage. Plusieurs portes donnaient sur un couloir commun. Christophe frappa à celle qu'on lui indiqua. Ce fut la porte voisine qui s'ouvrit. Une jeune femme point belle, très brune, les cheveux sur le front, le teint brouillé – une figure crispée aux yeux vifs – demanda ce qu'on voulait. Elle avait l'air soupçonneux. Christophe exposa l'objet de sa visite et, sur une nouvelle question, il donna son nom. Elle sortit de sa chambre et ouvrit l'autre porte, avec une clef qu'elle avait sur elle. Mais elle ne fit pas entrer Christophe tout de suite. Elle lui dit d'attendre dans le corridor, et elle pénétra seule, lui fermant la porte au nez. Enfin Christophe eut accès dans le logement bien gardé. Il traversa une pièce à moitié vide, qui servait de salle à manger : quelques meubles délabrés ; près de la fenêtre sans rideaux, une douzaine d'oiseaux piaillaient dans une volière. Dans la pièce voisine, sur un divan râpé, un homme était couché. Il se souleva pour recevoir Christophe. Ce visage émacié, illuminé par l'âme, ces beaux yeux de velours où brûlait une flamme de fièvre, ces longues mains intelligentes, ce corps mal fait, cette voix aiguë qui s'enrouait… Christophe reconnut sur-le-champ… Emmanuel ! Le petit ouvrier infirme, qui avait été la cause innocente… Et Emmanuel, brusquement debout, avait aussi reconnu Christophe. Ils restaient sans parler. Tous deux, en ce moment, ils voyaient Olivier… Ils ne se décidaient pas à se donner la main. Emmanuel avait fait un mouvement de recul. Après dix ans passés, une rancune inavouée, l'ancienne jalousie qu'il avait pour Christophe, ressortait du fond obscur de l'instinct. Il restait là, défiant et hostile. – Mais lorsqu'il vit l'émotion de Christophe, lorsqu'il lut sur ses lèvres le nom qu'ils pensaient tous deux : « Olivier !… » ce fut plus fort que lui : il se jeta dans les bras qui lui étaient tendus. Emmanuel demanda : – Je savais que vous étiez à Paris. Mais vous, comment avez-vous pu me trouver ? Christophe dit : voix. – N'est-ce pas ? dit Emmanuel, vous l'avez reconnu ? Tout ce que je suis à présent, c'est à lui que je le dois. (Il évitait de prononcer le nom.) Après un moment, il continua, assombri : – J'ai lu votre dernier livre ; au travers, j'ai entendu sa – Il vous aimait plus que moi. Christophe sourit : – Qui aime bien ne connaît ni plus ni moins ; il se donne tout à tous ceux qu'il aime. Emmanuel regarda Christophe ; le sérieux tragique de ses yeux volontaires s'illumina subitement d'une douceur profonde. Il prit la main de Christophe, et le fit asseoir sur le divan, près de lui. Ils se dirent leur vie. De quatorze à vingt-cinq ans, Emmanuel avait fait bien des métiers : typographe, tapissier, petit marchand ambulant, commis de librairie, clerc d'avoué, secrétaire d'un homme politique, journaliste… Dans tous, il avait trouvé moyen d'apprendre fiévreusement, ça et là rencontrant l'appui de braves gens frappés par l'énergie du petit homme, plus souvent tombant aux mains d'hommes qui exploitaient sa misère et ses dons, s'enrichissant des pires expériences et réussissant à en sortir sans trop d'amertume, n'y laissant que le reste de sa chétive santé. Des aptitudes singulières pour les langues anciennes (moins exceptionnelles qu'on ne croirait, dans une race imbue de traditions humanistes) lui avaient valu l'intérêt et l'appui d'un vieux prêtre hellénisant. Ces études, qu'il n'avait pas eu le temps de pousser très avant, lui furent une discipline d'esprit et une école de style. Cet homme sorti de la bourbe du peuple, dont toute l'instruction s'était faite par luimême, au hasard, et offrait des lacunes énormes, avait acquis un don de l'expression verbale, une maîtrise de la pensée sur la forme que dix ans d'éducation universitaire sont impuissants à donner à la jeune bourgeoisie. Il en attribuait le bienfait à Olivier. D'autres l'avaient pourtant plus efficacement aidé. Mais d'Olivier venait l'étincelle qui avait allumé, dans la nuit de cette âme, la veilleuse éternelle. Les autres n'avaient fait que verser de l'huile dans la lampe. Il dit : – Je n'ai commencé de le comprendre qu'à partir du moment où il s'en est allé. Mais tout ce qu'il m'avait dit était entré en moi. Sa lumière ne m'a jamais quitté. Il parlait de son œuvre, de la tâche qui lui avait été, prétendait-il, léguée par Olivier : du réveil des énergies françaises, de cette flambée d'idéalisme héroïque, dont Olivier était l'annonciateur ; il voulait s'en faire la voix retentissante qui plane sur la mêlée et qui sonne la victoire prochaine ; il chantait l'épopée de sa race ressuscitée. Ses poèmes étaient bien le produit de cette étrange race qui, à travers les siècles, a conservé si fort son vieil arôme celtique, tout en mettant un orgueil bizarre à vêtir sa pensée des défroques et des lois du conquérant romain. On y trouvait tout purs cette audace gauloise, cet esprit de raison folle, d'ironie, d'héroïsme, ce mélange de jactance et de bravoure, qui allait tirer la barbe aux sénateurs de Rome, pillait le temple de Delphes, et lançait en riant ses javelots contre le ciel. Mais il avait fallu que ce petit gniaf parisien incarnât ses passions, comme avaient fait ses grands-pères à perruque, et comme feraient sans doute ses arrière-petits-neveux, dans les corps des héros et des dieux de la Grèce, morts depuis deux mille ans. Instinct curieux de ce peuple, qui s'accorde avec son besoin d'absolu : en posant sa pensée sur les traces des siècles, il lui semble qu'il impose sa pensée pour les siècles. La contrainte de cette forme classique ne faisait qu'imprimer un élan plus violent aux passions d'Emmanuel. La calme confiance d'Olivier en les destins de la France s'était transformée, chez son petit protégé, en une foi brûlante, affamée d'action et sûre du triomphe. Il le voulait, il le voyait, il le clamait. C'était par cette foi exaltée et par cet opti- misme qu'il avait soulevé les âmes du public français. Son livre avait été aussi efficace qu'une bataille. Il avait ouvert la brèche dans le scepticisme et dans la peur. Toute la jeune génération s'y était ruée à sa suite, vers les destins nouveaux… Il s'animait en parlant ; ses yeux brûlaient, sa figure blême se marbrait de plaques roses, et sa voix était criarde. Christophe ne pouvait s'empêcher de remarquer le contraste entre ce feu dévorant et le corps misérable qui lui servait de bûcher. Il ne faisait qu'entrevoir l'émouvante ironie de ce sort. Le chantre de l'énergie, le poète qui célébrait la génération des sports intrépides, de l'action, de la guerre, pouvait à peine marcher sans essoufflement, était sobre, suivait un régime strict, buvait de l'eau, ne devait pas fumer, vivait sans maîtresses, portait toutes les passions en lui, et était réduit par sa santé à l'ascétisme. Christophe contemplait Emmanuel ; et il éprouvait un mélange d'admiration et de pitié fraternelle. Il n'en voulait rien montrer ; mais sans doute ses yeux en trahirent quelque chose ; ou l'orgueil d'Emmanuel, qui gardait dans son flanc une blessure toujours ouverte, crut lire dans les yeux de Christophe la commisération, qui lui était plus odieuse que la haine. Sa flamme tomba, d'un coup. Il cessa de parler. Christophe essaya vainement de ramener la confiance. L'âme s'était refermée. Christophe vit qu'il l'avait blessé. Le silence hostile se prolongeait. Christophe se leva. Emmanuel le reconduisit, sans un mot, à la porte. Sa démarche accusait son infirmité ; il le savait ; il mettait son orgueil à y sembler indifférent ; mais il pensait que Christophe l'observait, et sa rancune s'en aggravait. Au moment où il serrait froidement la main à son hôte, pour le congédier, une jeune dame élégante sonnait à la porte. Elle était escortée d'un gamin prétentieux, que Christophe reconnut pour l'avoir remarqué à des premières théâtrales, sou- riant, caquetant, saluant de la patte, baisant la patte des dames, et, de sa place à l'orchestre, décochant des sourires jusqu'au fond du théâtre : faute de savoir son nom, il l'appelait « le daim ». – Le daim et sa compagne, à la vue d'Emmanuel, se jetèrent sur le « cher maître », avec des effusions obséquieuses et familières. Christophe, qui s'éloignait, entendit la voix sèche d'Emmanuel répondre qu'il ne pouvait recevoir, qu'il était occupé. Il admira le don que possédait cet homme d'être désagréable. Il ignorait ses raisons de faire mauvais visage aux riches snobs qui venaient le gratifier de leurs visites indiscrètes ; ils étaient prodigues de belles phrases et d'éloges ; mais ils ne s'occupaient pas plus d'alléger sa misère que les fameux amis de César Franck ne cherchèrent jamais à le décharger des leçons de piano, que jusqu'au dernier jour il dut donner pour vivre. Christophe retourna plusieurs fois chez Emmanuel. Il ne réussit plus à faire renaître l'intimité de la première visite. Emmanuel ne témoignait aucun plaisir à le voir, et se tenait sur une réserve soupçonneuse. Par moments, le besoin d'expansion de son génie l'emportait ; un mot de Christophe le faisait vibrer jusqu'aux racines ; alors, il s'abandonnait à un accès d'enthousiasme ; et son idéalisme jetait sur son âme cachée de splendides lueurs. Puis, brusquement, il retombait ; il se crispait dans un silence hargneux ; et Christophe retrouvait l'ennemi. Trop de choses les séparaient. La moindre n'était pas leur différence d'âge. Christophe s'acheminait vers la pleine conscience et la maîtrise de soi, Emmanuel était encore en formation, et plus chaotique que Christophe n'avait jamais été. L'originalité de sa figure tenait aux éléments contradictoires qu'on y trouvait aux prises : un stoïcisme puissant, qui tâchait de dompter une nature rongée de désirs ataviques, – (le fils d'un alcoolique et d'une prostituée) ; – une imagination frénétique, qui se cabrait sous le mors d'une volonté d'acier ; un immense égoïsme et un immense amour des autres, – (on ne savait jamais quel des deux serait vainqueur) ; – un idéalisme héroïque et une avidité de gloire qui le rendait maladivement inquiet des autres supériorités. Si la pensée d'Olivier, si son indépendance, son désintéressement se retrouvaient en lui, si Emmanuel était supérieur à son maître par sa vitalité plébéienne, qui ne connaissait pas l'écœurement de l'action, par le génie poétique et par la rude écorce, qui le défendait contre tous les dégoûts, il était loin d'atteindre à la sérénité du frère d'Antoinette : son caractère était vaniteux, tourmenté ; et le trouble d'autres êtres venait s'ajouter au sien. Il vivait dans une union orageuse avec une jeune femme qu'il avait pour voisine : celle qui avait reçu Christophe, la première fois. Elle aimait Emmanuel et s'occupait de lui jalousement, faisait son ménage, recopiait ses œuvres, les écrivait sous sa dictée. Elle n'était pas belle et portait le fardeau d'une âme passionnée. Sortie du peuple, longtemps ouvrière dans un atelier de cartonnage, puis employée des postes, elle avait passé une enfance étouffée dans le cadre ordinaire des ouvriers pauvres de Paris : âmes et corps entassés, travail harassant, promiscuité perpétuelle, pas d'air, pas de silence, jamais de solitude, impossibilité de se recueillir, de défendre la retraite de son cœur. Esprit fier, qui couvait une ferveur religieuse pour un idéal confus de vérité, elle s'était usé les yeux à copier pendant la nuit, et parfois sans lumière, à la clarté de la lune, les Misérables de Hugo. Elle avait rencontré Emmanuel, à un moment où il était plus malheureux qu'elle, malade et sans ressources ; elle s'était vouée à lui. Cette passion était le premier, le seul amour de sa vie. Aussi elle s'y attachait, avec une ténacité d'affamée. Son affection était pesante pour Emmanuel, qui la partageait moins qu'il ne la subissait. Il était touché de ce dévouement ; il savait qu'elle lui était la meilleure des amies, le seul être pour qui il fût tout, et qui ne pût se passer de lui. Mais ce sentiment même l'écrasait. Il avait besoin de liberté, il avait besoin d'isolement ; ces yeux qui mendiaient avidement un regard l'obsédaient ; il lui parlait avec dureté, il avait envie de lui dire : « Va-t'en ! » Il était irrité par sa laideur et par ses brusqueries. Si peu qu'il connût la société mondaine et quelque mépris qu'il lui témoignât, – (car il souffrait de s'y voir plus laid et plus ridicule), – il était sensible à l'élégance, il subissait l'attrait de femmes qui avaient pour lui (il n'en doutait pas) le sentiment qu'il avait pour son amie. Il tâchait de témoigner à celle-ci une affection qu'il n'avait pas, ou du moins que ne cessaient d'obscurcir des bourrasques de haine involontaire. Il n'y parvenait point ; il portait dans sa poitrine un grand cœur généreux, avide de faire le bien, et un démon de violence, trop apte à faire le mal. Cette lutte intérieure et la conscience qu'il avait de ne pouvoir la terminer à son avantage le jetaient dans une sourde irritation, dont Christophe recevait les éclats. Emmanuel ne pouvait se défendre envers Christophe d'une double antipathie : l'une, issue de sa jalousie ancienne (ces passions d'enfance, dont la poussée subsiste, même quand on en a oublié la cause) ; l'autre, inspirée par un brûlant nationalisme. Il incarnait en la France tous les rêves de justice, de pitié, de fraternité humaine, conçus par les meilleurs de l'époque précédente. Il ne l'opposait pas au reste de l'Europe, comme une ennemie dont la fortune croît sur les ruines des autres nations ; il la mettait à leur tête, comme la souveraine légitime qui règne pour le bien de tous, – épée de l'idéal, guide du genre humain. Plutôt qu'elle commît une injustice, il l'eût préférée morte. Mais il ne doutait point d'elle. Il était exclusivement français, de culture et de cœur, uniquement nourri de la tradition française dont il retrouvait les raisons profondes en son instinct. Il méconnaissait, avec sincérité, la pensée étrangère, pour laquelle il avait une condescendance dédaigneuse, – une irritation, si l'étranger n'acceptait point cette situation humiliée. Christophe voyait tout cela ; mais plus âgé et plus instruit par la vie, il ne s'en affectait point. Si cet orgueil de race ne laissait pas d'être blessant, Christophe n'en était pas atteint ; il faisait la part des illusions de l'amour filial, et il ne songeait pas à critiquer les exagérations d'un sentiment sacré. Au reste l'humanité même trouve son profit à la croyance vaniteuse des peuples dans leur mission. De toutes les raisons qu'il avait de se sentir éloigné d'Emmanuel, une seule lui était pénible : la voix d'Emmanuel, qui s'élevait parfois à des intonations suraiguës. L'oreille de Christophe en souffrait cruellement. Il ne pouvait s'empêcher de faire des grimaces. Il tâchait qu'Emmanuel ne les vît point. Il s'appliquait à entendre la musique, et non pas l'instrument. Une telle beauté d'héroïsme rayonnait du poète infirme, quand il évoquait les victoires de l'esprit, devancières d'autres victoires, la conquête de l'air, le « dieu volant » qui soulevait les foules et comme l'étoile de Bethléem, les entraînait à sa suite extasiées, vers quels lointains espaces ou quelles revanches prochaines ! La splendeur de ces visions d'énergie n'empêchait pas Christophe d'en sentir le danger, de prévoir où menaient ce pas de charge et la clameur grandissante de cette nouvelle Marseillaise. Il pensait avec un peu d'ironie, (sans regret du passé ni peur de l'avenir), que le chant aurait des échos que le chantre ne prévoyait pas, et qu'un jour viendrait où les hommes soupireraient après le temps disparu de la Foire sur la place… Qu'on était libre alors ! L'âge d'or de la liberté ! Jamais on n'en connaîtrait plus de pareil. Le monde s'acheminait vers un âge de force, de santé, d'action virile, et peut-être de gloire, mais d'autorité dure et d'ordre étroit. L'aurons-nous assez appelé de nos vœux, l'âge de fer, l'âge classique ! Les grands âges classiques, – Louis XIV ou Napoléon, – nous paraissent, à distance, les cimes de l'humanité. Et peut-être la nation y réalise-telle le plus victorieusement son idéal d'État. Mais allez donc demander aux héros de ces temps ce qu'ils en ont pensé ! Votre Nicolas Poussin s'en est allé vivre et mourir à Rome ; il étouffait chez vous. Votre Pascal, votre Racine ont dit adieu au monde. Et parmi les plus grands, que d'autres vécurent à l'écart, disgraciés, opprimés ! Même l'âme d'un Molière cachait des amertumes. – Pour votre Napoléon, que vous regrettez tant, vos pères ne semblent pas s'être doutés de leur bonheur ; et le maître lui-même ne s'y est pas trompé : il savait que quand il disparaîtrait, le monde ferait : « Ouf ! »… Autour de l'Imperator, quel désert de pensée ! Sur l'immensité de sable, le soleil africain… Christophe ne disait point tout ce qu'il ruminait. Quelques allusions avaient suffi à mettre Emmanuel en fureur ; il ne les renouvela point. Mais il avait beau garder pour lui ses pensées, Emmanuel savait qu'il les pensait. Bien plus, il avait obscurément conscience que Christophe voyait plus loin que lui. Et il n'en était que plus irrité. Les jeunes gens ne pardonnent pas à leurs aînés, qui les contraignent à voir ce qu'ils seront dans vingt ans. Christophe lisait dans son cœur et se disait : – Il a raison. À chacun sa foi ! Il faut croire ce qu'on croit. Dieu me garde de troubler sa confiance dans l'avenir ! Mais sa seule présence était une cause de trouble. De deux personnalités qui sont ensemble, quelque effort qu'elles fassent toutes deux pour s'effacer, l'une écrase toujours l'autre, et l'autre en garde en soi la rancune humiliée. L'orgueil d'Emmanuel souffrait de la supériorité d'expérience et de caractère de Christophe. Et peut-être se défendait-il de l'amour qu'il sentait grandir pour lui… Il devint plus farouche. Il ferma sa porte. Il ne répondit pas aux lettres. – Christophe dut renoncer à le voir. * On était arrivé aux premiers jours de juillet. Christophe faisait le compte de ce que ces mois lui avaient apporté : beaucoup d'idées nouvelles, peu d'amis. Des succès brillants et dérisoires : retrouver son image, le reflet de son œuvre, affaiblis ou caricaturés, dans des cerveaux médiocres, cela n'a rien de réjouissant. Et de ceux dont il eût aimé à être compris, la sympathie lui manquait ; ils n'avaient pas accueilli ses avances ; il ne pouvait se joindre à eux, quelque désir qu'il eût de s'associer à leurs espoirs, de leur être un allié ; on eût dit que leur amour-propre inquiet se défendît de son amitié et trouvât plus de satisfaction à l'avoir pour ennemi. Bref, il avait laissé passer le flot de sa génération, sans passer avec elle ; et le flot de la génération suivante ne voulait pas de lui. Il était isolé, et ne s'en étonnait pas, toute sa vie l'y ayant habitué. Mais il jugeait que maintenant il avait conquis le droit, après ce nouvel essai, de retourner dans son ermitage suisse, en attendant de réaliser un projet qui, depuis peu, prenait plus de consistance. À mesure qu'il vieillissait, il était tourmenté du désir de revenir s'installer au pays. Il n'y connaissait plus personne, il y trouverait sans doute encore moins de parenté d'esprit que dans cette ville étrangère ; mais ce n'en est pas moins le pays : vous ne demandez pas à ceux de votre sang de penser comme vous ; il existe entre eux et vous mille secrets liens ; les sens ont appris à lire dans le même livre du ciel et de la terre, le cœur parle la même langue. Il raconta gaiement ses mécomptes à Grazia, et dit son intention de retourner en Suisse ; il demandait, en plaisantant, la permission de quitter Paris et annonçait son départ pour la semaine suivante. Mais, à la fin de la lettre, un post-scriptum disait : – « J'ai changé d'avis. Mon départ est remis. » Christophe avait en Grazia une confiance entière ; il lui livrait le secret de ses plus intimes pensées. Et pourtant, il y avait un compartiment de son cœur, dont il gardait la clef : c'étaient les souvenirs qui n'appartenaient pas seulement à lui, mais à ceux qu'il avait aimés. Ainsi, il se taisait sur ce qui touchait à Olivier. Sa réserve n'était pas voulue. Les mots ne pouvaient sortir, quand il allait parler à Grazia de l'ami. Elle ne l'avait point connu… Or, ce matin-là, tandis qu'il écrivait à son amie, on frappa à la porte. Il alla ouvrir, en maugréant d'être dérangé. Un jeune garçon de quatorze à quinze ans demanda monsieur Krafft. Christophe, bourru, le fit entrer. Il était blond, les yeux bleus, les traits fins, pas très grand, la taille mince. Debout devant Christophe, il restait sans parler, un peu intimidé. Très vite il se remit, et il leva ses yeux limpides, qui le considéraient avec curiosité. Christophe sourit, en regardant le charmant visage ; et le jeune garçon sourit aussi. – Eh bien, lui dit Christophe, qu'est-ce que vous voulez ? – Je suis venu, dit l'enfant… (Il se troubla de nouveau, il rougit et se tut). – Je vois bien que vous êtes venu, dit Christophe, en riant. Mais pourquoi êtes-vous venu ? Regardez-moi : est-ce que vous avez peur de moi ? – Non. – Bravo ! Alors, dites-moi d'abord qui vous êtes. – Je suis, dit l'enfant… Il s'arrêta encore. Ses yeux, qui faisaient curieusement tout le tour de la chambre, venaient de découvrir, sur la cheminée de Christophe, une photographie d'Olivier. Christophe suivit machinalement la direction de son regard. – Allons ! fit-il. Courage ! L'enfant dit : – Je suis son fils. Christophe tressauta ; il se souleva de son siège, saisit le jeune garçon par les deux bras, et l'attira à lui. Retombé sur sa chaise, il le tenait étroitement serré ; leurs figures se touchaient presque ; et il le regardait, il le regardait en répétant : – Mon petit… mon pauvre petit… Brusquement, il lui prit la tête entre ses mains, et il l'embrassa sur le front, sur les yeux, sur les joues, sur le nez, sur les cheveux. Le jeune garçon, effrayé et choqué par la violence de ces démonstrations, se dégagea de ses bras. Christophe le laissa. Il se cacha le visage dans ses mains, il appuya son front contre le mur, et il resta ainsi pendant quelques instants. Le petit avait reculé au fond de la chambre. Christophe releva la tête. Sa figure était apaisée ; il regarda l'enfant, avec un sourire affectueux : – Je t'ai effrayé, dit-il. Pardon… Vois-tu, c'est que je l'aimais bien. Le petit se taisait, encore effarouché. – Comme tu lui ressembles ! dit Christophe… Et pourtant, je ne t'aurais pas reconnu. Qu'y a-t-il de changé ? Il demanda : – Comment t'appelles-tu ? – Georges. – C'est vrai. Je me souviens. Christophe-Olivier-Georges… Tu as quel âge ? – Quatorze ans. – Quatorze ans ! Il y a si longtemps déjà ?… Cela me paraît hier, – ou dans la nuit des temps… Comme tu lui ressembles ! Ce sont les mêmes traits. Le même, et cependant un autre. La même couleur des yeux, et pas le même regard. Le même sourire, la même bouche, et pas le même son de voix. Tu es plus fort, tu te tiens plus droit. Tu as la figure plus pleine, mais tu rougis comme lui. Viens, assieds-toi, causons. Qui t'a envoyé chez moi ? – Personne. – C'est de toi-même que tu es venu ? Comment me connais-tu ? – On m'a parlé de vous. – Qui ? – Ma mère. – Ah ! dit Christophe. Est-ce qu'elle sait que tu es venu chez moi ? – Non. Christophe se tut, un moment ; puis demanda : – Où habitez-vous ? – Près du parc Monceau. – Tu es venu à pied ? Oui ? C'est une bonne course. Tu dois être fatigué. – Je ne suis jamais fatigué. – À la bonne heure ! Montre-moi tes bras. (Il les palpa). – Tu es un solide petit gars… Et qu'est-ce qui t'a donné l'idée de venir me voir ? – C'est que papa vous aimait plus que tout. – C'est elle qui te l'a dit ? (Il se reprit :) – C'est ta mère qui te l'a dit ? – Oui. Christophe sourit, pensif. Il songeait : « Elle aussi !… Comme ils l'aimaient, tous ! Pourquoi donc ne le lui ont-ils pas montré ?… » Il continua : – Pourquoi as-tu attendu si longtemps pour venir ? – Je voulais venir plus tôt. Mais je croyais que vous ne vouliez pas me voir. – Moi ! – Il y a plusieurs semaines, aux concerts Chevillard, je vous ai aperçu ; j'étais avec ma mère, à quelques fauteuils de vous ; je vous ai salué ; vous m'avez regardé de travers, en fronçant le sourcil, et vous ne m'avez pas répondu. – Moi, je t'ai regardé ?… Mon pauvre petit, tu as pu penser ?… Je ne t'ai pas vu. J'ai les yeux fatigués. Voilà pourquoi je fronce le sourcil… Tu me crois donc bien méchant ? – Je crois que vous pouvez l'être aussi, quand vous voulez. – Vraiment ? dit Christophe. En ce cas, si tu pensais que je ne voulais pas te voir, comment as-tu osé venir ? – Parce que moi, je voulais vous voir. – Et si je t'avais mis à la porte ? – Je ne me serais pas laissé faire. Il disait cela, d'un petit air décidé, confus et provocant tout ensemble. Christophe éclata de rire ; et Georges fit comme lui. – C'est moi que tu aurais mis à la porte !… Voyez-vous cela ! Quel luron !… Non, décidément, tu ne ressembles pas à ton père. Le visage mobile du jeune garçon s'assombrit. – Vous trouvez que je ne lui ressemble pas ? Mais vous disiez, tout à l'heure !… Alors, vous croyez qu'il ne m'aurait pas aimé ? Alors, vous ne m'aimez pas ? – Et qu'est-ce que cela peut te faire, que je t'aime ? – Cela me fait beaucoup. – Parce que ? – Parce que je vous aime. En une minute, ses yeux, sa bouche, tous ses traits se coloraient de dix expressions diverses. Comme en un jour d'avril, l'ombre des nuages qui courent sur les champs, au souffle des vents printaniers. Christophe éprouvait une joie délicieuse à le voir, à l'entendre ; il lui semblait être lavé des soucis du passé ; ses tristes expériences, ses épreuves, ses souffrances et celles d'Olivier, tout était effacé : il renaissait tout neuf dans ce jeune surgeon de la vie d'Olivier. Ils causèrent. Georges ne connaissait rien de la musique de Christophe, avant ces derniers mois ; mais depuis que Christophe était à Paris, il ne manquait pas un concert où l'on jouait de ses œuvres. Il en parlait, le visage animé, les yeux brillants, riants, et les larmes tout proche : un amoureux !… Il confia à Christophe qu'il adorait la musique, et que, lui aussi, il voulait en faire. Mais Christophe s'aperçut, après quelques questions, que le petit en ignorait les éléments. Il s'informa de ses études. Le jeune Jeannin était au lycée ; il dit, allègrement, qu'il n'était pas un fameux élève. – Où es-tu le plus fort ? En lettres ou en sciences ? – C'est à peu près la même chose partout. – Mais comment ? Mais comment ? Est-ce que tu serais un cancre ? Il rit franchement et dit : – Je crois que oui. Puis, il ajouta confidentiellement : – Mais je sais bien que non, tout de même. Christophe ne put s'empêcher de rire : – Alors, pourquoi ne travailles-tu pas ? Est-ce que rien ne t'intéresse ? – Au contraire ! tout m'intéresse. – Eh bien, alors ? – Tout est intéressant, on n'a pas le temps… – Tu n'as pas le temps ? Et que diable fais-tu ? Il esquissa un geste vague : – Beaucoup de choses. Je fais de la musique, je fais du sport, je vais voir des expositions, je lis… – Tu ferais mieux de lire tes livres de classe. – On ne lit jamais en classe ce qui est intéressant… Et puis, nous voyageons. Le mois dernier, j'ai été en Angleterre, pour voir le match entre Oxford et Cambridge. – Cela doit bien avancer tes études ! – Bah ! on apprend plus, ainsi, qu'en restant au lycée. – Et ta mère, que dit-elle de cela ? – Ma mère est très raisonnable. Elle fait tout ce que je veux. – Mauvais diable !… Tu as de la chance de ne pas m'avoir pour père. – C'est vous qui n'auriez pas eu de chance. Impossible de résister à son air enjôleur. – Et dis-moi, grand voyageur, fit Christophe, connais-tu mon pays ? – Oui. – Je suis sûr que tu ne sais pas un mot d'allemand. – Je sais très bien, au contraire. – Voyons un peu. Ils se mirent à causer en allemand. Le petit baragouinait, d'une façon incorrecte, mais avec un aplomb drolatique ; très intelligent, d'un esprit éveillé, il devinait plus qu'il ne comprenait ; il devinait souvent de travers ; il était le premier à rire de ses bévues. Il racontait ses voyages, ses lectures, avec entrain. Il avait beaucoup lu, hâtivement, superficiellement, en passant la moitié des pages, en inventant ce qu'il n'avait pas lu, mais toujours talonné par une curiosité vive et fraîche, qui cherchait partout des raisons d'enthousiasme. Il sautait d'un sujet à l'autre ; et sa figure s'animait, en parlant des spectacles ou d'œuvres qui l'avaient ému. Ses connaissances étaient sans aucun ordre. On ne savait pas comment il avait lu un livre de dixième rang, et ignorait tout des œuvres les plus célèbres. – Tout cela est très gentil, dit Christophe. Mais tu n'arriveras à rien, si tu ne travailles pas. – Oh ! je n'en ai pas besoin. Nous sommes riches. – Diable ! c'est grave, alors. Tu veux être un homme qui n'est bon à rien, qui ne fait rien ? – Au contraire, je voudrais tout faire. C'est stupide de s'enfermer, toute sa vie, dans un métier. – C'est encore la seule façon qu'on ait trouvé de le faire bien. – On dit ça ! – Comment ! « on dit ça » ?… Moi, je dis ça. Voilà quarante ans que j'étudie mon métier. Je commence à peine à le savoir. – Quarante ans, pour apprendre son métier ! Et quand peut-on le faire, alors ? Christophe se mit à rire. – Petit Français raisonneur ! – Je voudrais être musicien, dit Georges. – Eh bien, il n'est pas trop tôt pour t'y mettre. Veux-tu que je t'apprenne ? – Oh ! je serais si heureux ! – Viens demain. Je verrai ce que tu vaux. Si tu ne vaux rien, je te défends de mettre jamais les mains sur un piano. Si tu as des dispositions, nous essaierons de faire de toi quelque chose… Mais je t'avertis : je te ferai travailler. – Je travaillerai, dit Georges, ravi. Ils prirent rendez-vous pour le lendemain. Au moment de sortir, Georges se rappela que le lendemain, il avait d'autres rendez-vous, et aussi le surlendemain. Oui, il n'était pas libre avant la fin de la semaine. On convint du jour et de l'heure. Mais le jour et l'heure venus, Christophe attendit en vain. Il fut déçu. Il s'était fait une joie enfantine de revoir Georges. Cette visite inattendue avait éclairé sa vie. Il en avait été si heureux et ému qu'il n'en avait pas dormi, de la nuit qui avait suivi. Il songeait, avec une gratitude attendrie, au jeune ami qui était venu le trouver, de la part de l'ami ; il souriait, en pensée, à cette charmante figure : son naturel, sa grâce, sa franchise malicieuse et ingénue, le ravissaient ; il s'abandonnait à cet enivrement muet, à ce bourdonnement du bonheur, qui remplissait ses oreilles et son cœur, dans les premiers jours de l'amitié avec Olivier. Il s'y joignait un sentiment plus grave et presque religieux, qui, par delà les vivants, apercevait le sourire du passé. – Il attendit, le lendemain et le surlendemain. Personne. Pas une lettre d'excuses. Christophe, attristé, chercha des raisons pour excuser l'enfant. Il ne savait où lui écrire, il n'avait pas son adresse. L'aurait-il connue, qu'il n'eût osé lui écrire. Un vieux cœur qui s'éprend d'un jeune être éprouve une pudeur à lui témoigner le besoin qu'il a de lui ; il sait bien que celui qui est jeune n'a pas le même besoin : la partie n'est pas égale ; et l'on ne craint rien tant que de paraître s'imposer à qui ne se soucie point de vous. Le silence se prolongeait. Bien que Christophe en souffrît, il se contraignait à ne faire aucune démarche pour retrouver les Jeannin. Mais, chaque jour, il attendait celui qui ne venait point. Il ne partit pas pour la Suisse. Il resta, tout l'été, à Paris. Il se jugeait absurde ; mais il n'avait plus goût à voyager. En septembre seulement, il se décida à passer quelques jours à Fontainebleau. Vers la fin d'octobre, Georges Jeannin revint frapper à la porte. Il s'excusa tranquillement, sans la moindre confusion, de son manque de parole. – Je n'ai pas pu venir, dit-il ; et ensuite, nous sommes partis, nous avons été en Bretagne. – Tu aurais pu m'écrire, dit Christophe. – Oui, c'était ce que je voulais faire. Mais je n'avais jamais le temps… Et puis, dit-il en riant, j'ai oublié, j'oublie tout. – Depuis quand es-tu revenu ? – Depuis le commencement d'octobre. – Et tu as mis trois semaines pour te décider à venir ?… Écoute, dis-moi franchement : c'est ta mère qui t'empêche ?… Elle n'aime pas que tu me voies ? – Mais non ! tout au contraire. C'est elle qui m'a dit aujourd'hui de venir. – Comment cela ? – La dernière fois que je vous ai vu, avant les vacances, je lui ai tout raconté, en rentrant. Elle m'a dit que j'avais bien fait ; elle s'est informée de vous, elle m'a fait beaucoup de questions. Quand nous sommes rentrés de Bretagne, il y a trois semaines, elle m'a engagé à retourner chez vous. Il y a huit jours, elle me l'a rappelé de nouveau. Et ce matin, quand elle a su que je n'étais pas encore venu, elle a été fâchée, elle a voulu que je vinsse tout de suite après déjeuner, sans plus attendre. – Et tu n'as pas honte de me raconter cela ? Il faut qu'on te force à venir chez moi ? – Non, non, ne croyez pas !… Oh ! je vous ai fâché ! Pardon… C'est vrai, je suis étourdi… Grondez-moi, mais ne m'en veuillez pas. Je vous aime bien. Si je ne vous aimais pas, je ne serais pas venu. On ne m'a pas forcé. Moi, d'abord, on ne me force jamais à faire que ce que je veux faire. – Garnement ! dit Christophe, en riant malgré lui. Et tes projets musicaux, qu'est-ce que tu en as fait ? – Oh ! j'y pense toujours. – Cela ne t'avance pas beaucoup. – Je veux m'y mettre, à présent. Ces mois derniers, je ne pouvais pas, j'avais tant, tant à faire ! Mais maintenant, vous allez voir comme je vais travailler, si vous voulez encore de moi… (Il avait des yeux câlins.) – Tu es un farceur, dit Christophe. – Vous ne me prenez pas au sérieux ? – Ma foi, non. – C'est dégoûtant ! Personne ne me prend au sérieux. Je suis découragé. – Je te prendrai au sérieux quand je t'aurai vu au travail. – Tout de suite, alors ! – Je n'ai pas le temps. Demain. – Non, c'est trop loin, demain. Je ne peux pas supporter que vous me méprisiez, tout un jour. – Tu m'ennuies. – Je vous en prie !… Christophe, souriant de sa faiblesse, le fit asseoir au piano, et lui parla de musique. Il lui posa des questions ; il lui faisait résoudre de petits problèmes d'harmonie. Georges ne savait pas grand'chose ; mais son instinct musical suppléait à beaucoup d'ignorance ; sans connaître leurs noms, il trouvait les accords que Christophe attendait ; et ses erreurs mêmes témoignaient, dans leur gaucherie, d'une curiosité de goût et d'une sensibilité singulièrement aiguisée. Il n'acceptait pas sans discussion les remarques de Christophe ; et les intelligentes questions qu'il posait, à son tour, montraient un esprit sincère qui n'acceptait pas l'art comme un formulaire de dévotion qu'on récite des lèvres, mais qui voulait le vivre, pour son propre compte. – Ils ne s'entretinrent pas seulement de musique. À propos d'harmonies, Georges évoquait des tableaux, des paysages, des âmes. Il était difficile à tenir en bride ; il fallait constamment le ramener au milieu du chemin ; et Christophe n'en avait pas toujours le courage. Il s'amusait à écouter le joyeux bavardage de ce petit être, plein d'esprit et de vie. Quelle différence de nature avec Olivier !… Chez l'un, la vie était une rivière intérieure qui coulait silencieuse ; chez l'autre, elle était tout en dehors : un ruisseau capricieux qui se dépensait à des jeux, au soleil. Et pourtant, la même belle eau pure, comme leurs yeux. Christophe, avec un sourire, retrouvait chez Georges certaines antipathies instinctives, des goûts et des dégoûts, qu'il connaissait bien, et cette intransigeance naïve, cette générosité de cœur qui se donne tout entier à ce qu'on aime… Seulement, Georges aimait tant de choses qu'il n'avait pas le loisir d'aimer longtemps la même. Il revint, le lendemain et les jours qui suivirent. Il s'était pris d'une belle passion juvénile pour Christophe ; et il s'appliquait à ses leçons avec enthousiasme… – Et puis, l'enthousiasme faiblit, les visites s'espacèrent. Il vint moins souvent. Et puis, il ne vint plus. Il disparut de nouveau, pour des semaines. Il était léger, oublieux, naïvement égoïste et sincèrement affectueux ; il avait bon cœur et une vive intelligence, qu'il dépensait en menue monnaie, au jour le jour. On lui pardonnait tout, parce qu'on avait plaisir à le voir : il était heureux… Christophe se refusait à le juger. Il ne se plaignait pas. Il avait écrit à Jacqueline, pour la remercier de ce qu'elle lui avait envoyé son fils. Jacqueline répondit une courte lettre, d'une émotion contenue ; elle exprimait le vœu que Christophe s'intéressât à Georges, le dirigeât dans la vie. Elle ne faisait aucune allusion à la possibilité de rencontrer Christophe. Par pudeur de souvenir et par fierté, elle ne pouvait se résoudre à le revoir. Et Christophe ne se crut point permis de venir, sans qu'elle l'y invitât. – Ainsi, ils restèrent séparés l'un de l'autre, s'apercevant de loin parfois à un concert, et reliés seulement par les rares visites du jeune garçon. * L'hiver passa. Grazia n'écrivait plus que rarement. Elle gardait à Christophe sa fidèle amitié. Mais, en vraie Italienne, fort peu sentimentale, et attachée au réel, elle avait besoin de voir les gens, sinon pour penser à eux, du moins pour avoir plaisir à causer avec eux. Il lui fallait, pour entretenir la mémoire de son cœur, rafraîchir de temps en temps la mémoire de ses yeux. Ses lettres se faisaient donc brèves et lointaines. Elle restait sûre de Christophe, comme Christophe l'était d'elle. Mais cette sécurité répandait plus de lumière que de chaleur. Christophe ne souffrait pas trop de ses nouveaux mécomptes. Son activité musicale suffisait à le remplir. Arrivé à un certain âge, un vigoureux artiste vit dans son art bien plus que dans sa vie ; la vie est devenue le rêve, l'art la réalité. Au contact de Paris, sa puissance créatrice s'était réveillée. Nul stimulant plus énergique, au monde, que le spectacle de cette ville de travail. Les plus flegmatiques sont touchés par sa fièvre. Christophe, reposé par des années de saine solitude, apportait une somme énorme de forces à dépenser. Enrichi des conquêtes nouvelles que ne cessait de faire, dans le champ de la technique musicale, l'intrépide curiosité de l'esprit français, il se lançait à son tour à la découverte ; plus violent et plus barbare, il allait plus loin qu'eux tous. Mais rien, dans ses hardiesses nouvelles, n'était plus abandonné au hasard de l'instinct. Un besoin de clarté s'était emparé de Christophe. Tout le long de sa vie, son génie avait obéi à un rythme de courants alternants ; sa loi était de passer tour à tour d'un pôle à l'autre opposé et de remplir l'entre-deux. Après s'être avidement livré, dans la période précédente, « aux yeux du chaos qui luisent à travers le voile de l'ordre », au point de déchirer le voile, pour mieux les voir, il cherchait à s'arracher à leur fascination, à jeter de nouveau sur la face du sphinx le rets magique de l'esprit dominateur. Le souffle impérial de Rome avait passé sur lui. Comme l'art parisien d'alors, dont il subissait un peu la contagion, il aspirait à l'ordre. Mais non pas, – à la façon de ces réactionnaires fatigués, qui dépensent leurs restes d'énergie à défendre leur sommeil, – non pas à « l'ordre dans Varsovie » ! Ces bonnes gens qui en reviennent à Saint-Saëns et à Brahms, – aux Brahms de tous les arts, aux forts en thème, aux fades néoclassiques, par besoin d'apaisement ! Dirait-on pas qu'ils sont exténués de passion ! Vous êtes bientôt fourbus, mes amis… Non, ce n'est pas de votre ordre que je parle. Le mien n'est pas de la même famille. C'est l'ordre dans l'harmonie des libres passions et de la volonté… Christophe s'étudiait à maintenir dans son art le juste équilibre des puissances de la vie. Ces accords nouveaux, ces démons musicaux qu'il avait fait surgir de l'abîme sonore, il les employait à bâtir de claires symphonies, de vastes architectures ensoleillées, comme les basiliques à coupoles italiennes. Ces jeux et ces combats de l'esprit l'occupèrent, tout l'hiver. Et l'hiver passa vite, bien que parfois, le soir, Christophe, terminant sa journée et regardant derrière soi la somme de ses jours, n'aurait pas su se dire si elle était longue ou courte, et s'il était encore jeune ou s'il était très vieux… Alors, un nouveau rayon de soleil humain perça les voiles du rêve et, une nouvelle fois encore, ramena le printemps. Christophe reçut une lettre de Grazia, lui disant qu'elle venait à Paris avec ses deux enfants. Depuis longtemps, elle en avait le projet. Sa cousine Colette l'avait souvent invitée. La peur de l'effort à faire pour rompre ses habitudes, pour s'arracher à sa nonchalante paix et à son home qu'elle aimait, pour rentrer dans le tourbillon parisien qu'elle connaissait, lui avait fait remettre son voyage, d'année en année. Une mélancolie qui la prit, ce printemps, peut-être une déception secrète – (que de romans muets dans le cœur d'une femme, sans que les autres en sachent rien, et que souvent elle se l'avoue elle-même !) – lui inspirèrent le désir de s'éloigner de Rome. Les menaces d'une épidémie lui furent un prétexte pour hâter le départ des enfants. Elle suivit de peu de jours sa lettre à Christophe. À peine la sut-il arrivée chez Colette, Christophe accourut la voir. Il la trouva encore absorbée et lointaine. Il en eut de la peine ; mais il ne la lui montra pas. Il avait fait maintenant à peu près le sacrifice de son égoïsme ; et cela lui donnait la clairvoyance du cœur. Il comprit qu'elle avait un chagrin qu'elle voulait cacher ; et il s'interdit de chercher à le connaître. Il s'efforça seulement de la distraire, en lui contant gaiement ses mésaventures, en lui faisant part de ses travaux, de ses projets, en l'enveloppant discrètement de son affection. Elle se sentait pénétrée par cette grande tendresse, qui craignait de s'imposer ; elle avait l'intuition que Christophe avait deviné sa peine ; et elle en était attendrie. Son cœur un peu dolent se reposait dans le cœur de l'ami, qui lui parlait d'autre chose que de ce qui les occupait tous deux. Et peu à peu, il vit l'ombre mélancolique s'effacer des yeux de son amie et leur regard se faire plus proche, encore plus proche… Si bien qu'un jour, en lui parlant, il s'interrompit brusquement et la regarda en silence. – Qu'avez-vous ? lui demanda-t-elle. – Aujourd'hui, dit-il, vous êtes tout à fait revenue. Elle sourit, et tout bas elle répondit : – Oui. Il n'était pas très facile de causer tranquillement. Ils étaient rarement seuls. Colette les gratifiait de sa présence, plus qu'ils n'auraient voulu. Elle était excellente, malgré tous ses travers, sincèrement attachée à Grazia et à Christophe ; mais il ne lui venait pas à l'idée qu'elle pût les ennuyer. Elle avait bien remarqué – (ses yeux remarquaient tout) – ce qu'elle appelait le flirt de Christophe avec Grazia : le flirt était son élément, elle en était enchantée ; elle ne demandait qu'à l'encourager. Mais précisément, on ne le lui demandait pas ; on souhaitait qu'elle ne se mêlât pas de ce qui ne la regardait point. Il suffisait qu'elle parût, ou fît à l'un des deux une allusion discrète (indiscrète) à leur amitié, pour que Christophe et Grazia prissent un air glacé et parlassent d'autre chose. Colette cherchait à leur réserve toutes les raisons possibles, hors une seule, la vraie. Heureusement pour les amis, elle ne pouvait tenir en place. Elle allait et venait, entrait, sortait, surveillait tout dans la maison, menait dix affaires à la fois. Dans l'intervalle de ses apparitions, Christophe et Grazia, seuls avec les enfants, reprenaient le fil de leurs innocents entretiens. Ils ne parlaient jamais des sentiments qui les unissaient. Ils se confiaient leurs petites aventures journalières. Grazia s'informait, avec un intérêt féminin, des affaires domestiques de Christophe. Tout allait mal chez lui ; il avait des démêlés sans fin avec ses femmes de ménage ; il était constamment dupé, volé par ceux qui le servaient. Elle en riait de bon cœur, avec une compassion maternelle pour le peu de sens pratique de ce grand enfant. Un jour que Colette venait de les quitter, après les avoir persécutés plus longtemps qu'à l'ordinaire, Grazia soupira : – Pauvre m'ennuie !… Colette ! Je l'aime bien… Comme elle – Je l'aime aussi, dit Christophe, si vous entendez par là qu'elle nous ennuie. Grazia rit : – Écoutez… Me permettez-vous… (il n'y a décidément pas moyen de causer en paix ici)… me permettez-vous d'aller une fois chez vous ? Il eut un saisissement. – Chez moi ! Vous viendriez ! – Cela ne vous contrarie pas ? – Me contrarier ! Ah ! mon Dieu ! – Eh bien, voulez-vous mardi ? – Mardi, mercredi, jeudi, tous les jours que vous voudrez. – Mardi, quatre heures, alors. C'est convenu. – Vous êtes bonne, vous êtes bonne. – Attendez. C'est à une condition. – Une condition ? À quoi bon ? Tout ce que vous voulez. Vous savez bien que je le ferai, avec ou sans conditions. – J'aime mieux une condition. – C'est promis. – Vous ne savez pas quoi. – Cela m'est égal, c'est promis. Tout ce que vous voudrez. – Mais écoutez d'abord, entêté ! – Dites. – C'est que d'ici là, vous ne changerez rien – rien, vous entendez, – à votre appartement ; tout restera dans le même état, exactement. La mine de Christophe s'allonge. Il prend l'air consterné. – Ah ! ce n'est pas de jeu. Elle rit : – Vous voyez, voilà ce que c'est de s'engager trop vite ! Mais vous avez promis. – Mais pourquoi voulez-vous ?… – Parce que je veux vous voir chez vous, comme vous êtes, tous les jours, quand vous ne m'attendez pas. – Enfin, vous me permettrez bien ?… – Rien du tout. Je ne permettrai rien. – Au moins. – Non, non, non, non. Je ne veux rien entendre. Ou je ne viendrai pas, si vous le préférez… – Vous savez bien que je consentirais à tout, pourvu que vous veniez. – Alors, c'est promis ? – Oui. – J'ai votre parole ? – Oui, tyran. – Bon tyran ? – Il n'y a pas de bon tyran ; il y a des tyrans qu'on aime, et des tyrans qu'on déteste. – Et je suis des deux, n'est-ce pas ? – Oh non ! vous n'êtes que des premiers. – C'est joliment humiliant. Le jour dit, elle vint. Christophe, avec son scrupule de loyauté, n'avait pas osé ranger la moindre feuille de papier dans son appartement en désordre : il se serait cru déshonoré. Mais il était à la torture. Il avait honte de ce que penserait son amie. Il l'attendait anxieusement. Elle fut exacte, elle arriva, quatre à cinq minutes à peine après l'heure. Elle monta l'escalier, de son petit pas ferme. Elle sonna. Il était derrière la porte, et il ouvrit. Elle était mise avec une simple élégance. Au travers de sa voilette il vit ses yeux tranquilles. Ils se dirent : « Bonjour », à mivoix, en se donnant la main ; elle, plus silencieuse que d'habitude ; lui, gauche et ému, se taisait pour ne pas montrer son trouble. Il la fit entrer, sans lui dire la phrase qu'il avait préparée, afin d'excuser le désordre de la chambre. Elle s'assit sur la meilleure chaise et lui, auprès. – Voilà mon cabinet de travail. Ce fut tout ce qu'il trouva à lui dire. Un silence. Elle regardait sans hâte, avec un sourire de bonté, elle aussi un peu troublée. (Plus tard elle lui raconta qu'enfant, elle avait pensé à venir chez lui ; mais elle avait eu peur, au moment d'entrer.) Elle était saisie de l'aspect de solitude et de tristesse de l'appartement : l'antichambre étroite et obscure, le manque absolu de confort, la pauvreté visible, lui serraient le cœur ; elle était pleine de pitié affectueuse pour son vieil ami, que tant de travaux, tant de peines et quelque célébrité n'avaient pu affranchir de la gêne des soucis matériels. Et en même temps, elle s'amusait de l'indifférence totale au bien-être que révélait la nudité de cette pièce, sans un tapis, sans un tableau, sans un objet d'art, sans un fauteuil ; pas d'autres meubles qu'une table, trois chaises dures et un piano ; et, mêlés à quelques livres, des papiers, des papiers partout, sur la table, sous la table, sur le parquet, sur le piano, sur les chaises – (elle sourit, en voyant avec quelle conscience il avait tenu parole.) Après quelques instants, elle lui demanda : – C'est ici – (montrant sa place) – que vous travaillez ? – Non, dit-il, c'est là. Il indiqua le renfoncement le plus obscur de la pièce, et une chaise basse qui tournait le dos à la lumière. Elle alla s'y mettre gentiment, sans un mot. Ils se turent quelques minutes, et ils ne savaient que dire. Il se leva et alla au piano. Il joua, il improvisa pendant une demi-heure ; il se sentait entouré de son amie, et un immense bonheur lui gonflait le cœur ; les yeux fermés, il joua des choses merveilleuses. Elle comprit alors la beauté de cette chambre, toute vêtue de divines harmonies ; elle entendait, comme s'il battait dans sa poitrine, ce cœur aimant et souffrant. Quand les harmonies se furent tues, il resta, un moment encore immobile, devant le piano ; puis, il se retourna, entendant la respiration de son amie qui pleurait. Elle vint à lui. – Merci, murmura-t-elle en lui prenant la main. Sa bouche tremblait un peu. Elle ferma les yeux. Il fit de même. Quelques secondes, ils restèrent ainsi, la main dans la main ; et le temps s'arrêta… Elle rouvrit les yeux et, pour se dégager de son trouble, elle demanda : – Voulez-vous que je voie le reste de l'appartement ? Heureux, aussi, d'échapper à son émotion, il ouvrit la porte de la chambre voisine ; mais aussitôt il eut honte. Il y avait là un lit de fer étroit et dur. (Plus tard, quand il confia à Grazia qu'il n'avait jamais introduit de maîtresse dans sa maison, elle lui dit, moqueuse : – Je m'en doute bien ! Il eût fallu qu'elle eût un grand courage. – Pourquoi ? – Pour dormir dans votre lit.) Il y avait aussi une commode de campagne, au mur un moulage de la tête de Beethoven, et, près du lit, dans des cadres de quelques sous, les photographies de sa mère et d'Olivier. Sur la commode, une autre photographie : elle, Grazia, à quinze ans. Il l'avait trouvée, à Rome, dans un album chez elle, et il l'avait volée. Il le lui avoua, en lui demandant pardon. Elle regarda l'image, et dit : – Vous me reconnaissez là ? – Je vous reconnais, et je me souviens. – Quelle aimez-vous le mieux des deux ? – Vous êtes toujours la même. Je vous aime toujours autant. Je vous reconnais partout. Même dans vos photographies de toute petite enfant. Vous ne savez pas quelle émotion j'éprouve à sentir dans cette chrysalide toute votre âme, déjà. Rien ne me fait mieux connaître que vous êtes éternelle. Je vous aime dès avant votre naissance, et je vous aime jusqu'après que… Il se tut. Elle resta sans répondre, amoureusement troublée. Quand elle fut revenue dans le cabinet de travail et qu'il lui eut montré, devant la fenêtre, le petit arbre son ami, où bavardaient les moineaux, elle dit : – Maintenant, savez-vous ce que nous allons faire ? Nous allons goûter. J'ai apporté le thé et les gâteaux, parce que j'ai bien pensé que vous n'aviez rien de tout cela. Et j'ai encore apporté autre chose. Donnez-moi votre pardessus. – Mon pardessus ? – Oui, oui, donnez. Elle tira de son sac des aiguilles et du fil. – Quoi, vous voulez ? – Il y avait deux boutons, l'autre jour, dont le sort m'inquiétait. Où en sont-ils aujourd'hui ? – C'est vrai, je n'ai pas encore pensé à les recoudre. C'est si ennuyeux ! – Pauvre garçon ! Donnez. – J'ai honte. – Allez préparer le thé. Il apporta dans la chambre la bouillotte et la lampe à alcool, pour ne pas perdre un instant de son amie. Elle, tout en cousant, regardait du coin de l'œil malicieusement ses gaucheries. Ils prirent le thé dans des tasses ébréchées, qu'elle trouva affreuses, avec ménagement, et qu'il défendait avec indignation, parce qu'elles étaient des souvenirs de la vie commune avec Olivier. Au moment où elle partait, il demanda : – Vous ne m'en voulez pas ? – De quoi donc ? – Du désordre qui est ici ? Elle rit. – Je ferai l'ordre. Quand elle fut sur le seuil, et près d'ouvrir la porte, il s'agenouilla devant elle, et lui baisa les pieds. – Que faites-vous ? dit-elle. Fou, cher fou ! Adieu. * Il fut convenu qu'elle reviendrait, toutes les semaines, à jour fixe. Elle lui avait fait promettre qu'il n'y aurait plus d'excentricités, plus d'agenouillements, plus de baisements de pieds. Un calme si doux émanait d'elle que Christophe en était pénétré, même dans ses jours de violences ; et bien que, lorsqu'il était seul, il pensât à elle avec un désir passionné, ensemble ils étaient toujours comme de bons camarades. Jamais il ne lui échappait un mot, un geste qui pût inquiéter son amie. Pour la fête de Christophe, elle habilla sa petite fille, comme elle-même elle était, au temps où ils s'étaient rencontrés jadis, pour la première fois ; et elle fit jouer à l'enfant le morceau que Christophe, jadis, lui faisait répéter. Cette grâce, cette tendresse, cette bonne amitié, se mêlaient à des sentiments contradictoires. Elle était frivole, elle aimait la société, elle avait plaisir à être courtisée, même par des sots ; elle était assez coquette, sauf avec Christophe, – même avec Christophe. Lorsqu'il était tendre avec elle, elle était volontiers froide et réservée. Lorsqu'il était froid et réservé, elle se faisait tendre et elle lui adressait d'affectueuses agaceries. La plus honnête des femmes. Mais dans la plus honnête, il y a, par moments, une fille. Elle tenait à ménager le monde, à se conformer aux conventions. Bien douée pour la musique, elle comprenait les œuvres de Christophe ; mais elle ne s'y intéressait pas beau- coup – (et il le savait bien). – Pour une vraie femme latine, l'art n'a de prix qu'autant qu'il se ramène à la vie, et la vie à l'amour… L'amour qui couve au fond du corps voluptueux, engourdi… Qu'a-t-elle à faire des symphonies tourmentées, des méditations tragiques, des passions intellectuelles du Nord ? Il lui faut une musique où ses désirs cachés s'épanouissent, avec un minimum d'efforts, un opéra qui soit la vie passionnée, sans la fatigue des passions, un art sentimental, sensuel et paresseux. Elle était faible et changeante ; elle ne pouvait s'appliquer à une étude sérieuse que par intermittences ; il lui fallait se distraire ; rarement, elle faisait le lendemain ce qu'elle avait annoncé, la veille. Que de puérilités, de petits caprices déconcertants ! La trouble nature de la femme, son caractère maladif et déraisonnable, par périodes… Elle s'en rendait compte et tâchait alors de s'isoler. Elle connaissait ses faiblesses, elle se reprochait de n'y pas résister, puisqu'elles chagrinaient son ami ; quelquefois, elle lui fit, sans qu'il le sût, de réels sacrifices ; mais au bout du compte, la nature était la plus forte. Au reste, Grazia ne pouvait souffrir que Christophe eût l'air de lui commander ; et il arriva, qu'une ou deux fois, pour affirmer son indépendance, elle fît le contraire de ce qu'il lui demandait. Ensuite, elle le regrettait ; la nuit, elle avait des remords de ne pas rendre Christophe plus heureux ; elle l'aimait beaucoup plus qu'elle ne le montrait ; elle sentait que cette amitié était la meilleure part de sa vie. Comme il est ordinaire, entre deux êtres très différents qui s'aiment, ils étaient le mieux unis, quand ils n'étaient pas ensemble. En vérité, si un malentendu avait séparé leurs destinées, la faute n'en était pas tout entière à Christophe, ainsi qu'il le croyait bonnement. Même lorsque Grazia, jadis, aimait le plus Christophe, l'eût-elle épousé ? Elle lui aurait peut-être donné sa vie ; mais lui aurait-elle donné de vivre toute sa vie avec lui ? Elle savait (elle se gardait de l'avouer à Christophe) elle savait qu'elle avait aimé son mari et qu'encore aujourd'hui, après tout le mal qu'il lui avait fait, elle l'aimait comme jamais elle n'avait aimé Christophe… Secrets du cœur, secrets du corps, dont on n'est pas très fière, et qu'on cache à ceux qui vous sont chers, autant par respect pour eux que par une pitié complaisante pour soi… Christophe était trop homme pour les deviner ; mais il lui arrivait, par éclairs, d'entrevoir combien celle qui l'aimait le mieux tenait peu à lui, – et qu'il ne faut compter tout à fait sur personne, sur personne, dans la vie. Son amour n'en était pas altéré. Il n'en éprouvait même aucune amertume. La paix de Grazia s'étendait sur lui. Il acceptait. Ô vie, pourquoi te reprocher ce que tu ne peux donner ? N'es-tu pas très belle et très sainte, comme tu es ? Il faut aimer ton sourire, Joconde… Christophe contemplait longuement le beau visage de l'amie ; il y lisait bien des choses du passé et de l'avenir. Durant les longues années où il avait vécu seul, voyageant, parlant peu, mais regardant beaucoup, il avait acquis une divination du visage féminin, cette langue riche et complexe que des siècles ont formée. Mille fois plus complexe que le langage parlé. La race s'exprime en elle… Contrastes perpétuels entre les lignes d'une figure et les mots qu'elle dit ! Tel profil de jeune femme, au dessin net, un peu sec, à la façon de Burne-Jones, tragique, comme rongé par une passion secrète, une jalousie, une douleur shakespearienne… Elle parle : c'est une petite bourgeoise, sotte comme un panier, coquette et égoïste avec médiocrité, n'ayant aucune idée des redoutables forces inscrites dans sa chair. Cependant cette passion, cette violence sont en elle. Sous quelle forme se traduiront-elles, un jour ? Sera-ce par une âpreté au gain, une jalousie conjugale, une belle énergie, une méchanceté maladive ? On ne sait. Il se peut même qu'elle les transmette à un autre de son sang, avant que soit venue l'heure de l'explosion. Mais c'est un élément qui plane sur la race, comme une fatalité. Grazia aussi portait le poids de ce trouble héritage, qui, de tout le patrimoine des vieilles familles, est ce qui risque le moins de se dissiper en route. Elle, du moins, le connaissait. Grande force, de savoir sa faiblesse, de se rendre, sinon maître, pilote de l'âme de la race à laquelle on est lié, qui vous emporte comme un vaisseau, – de faire son instrument de la fatalité, de s'en servir, comme d'une voilure, qu'on tend ou cargue, suivant le vent. Lorsque Grazia fermait les yeux, elle entendait en elle plus d'une voix inquiétante, dont le timbre lui était connu. Mais dans son âme saine, les dissonances finissaient par se fondre ; elles formaient, sous la main de sa raison harmonieuse, une musique profonde et veloutée. * Par malheur, il ne dépend pas de nous de transmettre à ceux de notre sang le meilleur de notre sang. Des deux enfants de Grazia, l'une, la fillette, Aurora, qui avait onze ans, lui ressemblait ; elle était moins jolie, d'une sève un peu rustique ; elle boitait légèrement : c'était une bonne petite, affectueuse et gaie, qui avait une excellente santé, beaucoup de bonne volonté, peu de dons naturels, sauf celui de l'oisiveté, la passion de ne rien faire. Christophe l'adorait. Il goûtait, en la voyant à côté de Grazia, le charme d'un être double, qu'on saisit à la fois à deux âges de sa vie… Deux fleurs d'une même tige : une Sainte Famille de Léonard, la Vierge et la sainte Anne, une gamme du même sourire. On embrasse d'un regard l'entière floraison d'une âme féminine ; et cela est beau et mélancolique : car on la voit passer… Rien de plus naturel pour un cœur passionné que d'aimer d'amour brûlant et chaste les deux sœurs à la fois, ou la mère et la fille. La femme que Christophe aimait, il eût voulu l'aimer dans toute la suite de sa race. Chacun de ses sourires, de ses pleurs, des plis de son cher visage, n'était-il pas un être, le ressouvenir d'une vie écoulée, avant que se fussent ouverts ses yeux à la lumière, l'annonciateur d'un être qui viendrait plus tard, quand ses beaux yeux seraient fermés ? Le petit garçon, Lionello, avait neuf ans. Beaucoup plus joli que sa sœur, et d'une race plus fine, trop fine, exsangue et usée, il ressemblait au père, il était intelligent, riche en mauvais instincts, caressant et dissimulé. Il avait de grands yeux bleus, de longs cheveux blonds de fille, le teint blême, la poitrine délicate, une nervosité maladive, dont il jouait, à l'occasion, étant comédien né, étrangement habile à trouver le faible des gens. Grazia avait pour lui une prédilection, par cette préférence naturelle des mères pour l'enfant moins bien portant, – aussi par cet attrait de femmes bonnes et honnêtes pour des fils qui ne sont ni l'un ni l'autre : (car en eux se soulage toute une part de leur vie qu'elles ont refoulée). Et il s'y mêle encore un souvenir de l'homme qui les a fait souffrir et jouir, qu'elles ont méprisé peut-être, mais aimé. Toute cette flore capiteuse de l'âme, qui pousse dans la serre obscure et tiède du subconscient. Malgré l'attention de Grazia à partager entre ses deux enfants également sa tendresse, Aurora sentait la différence, et elle en souffrait un peu. Christophe la devinait, elle devinait Christophe ; ils se rapprochaient, d'instinct. Au lieu qu'entre Christophe et Lionello grondait une antipathie, que l'enfant déguisait sous une exagération de gentillesses zézayantes, – que Christophe repoussait, comme un sentiment honteux. Il se faisait violence ; il s'efforçait de chérir cet enfant d'un autre, comme si c'était celui qu'il lui eût été ineffablement doux d'avoir de l'aimée. Il ne voulait pas reconnaître la mauvaise nature de Lionello, tout ce qui lui rappelait « l'autre » ; il s'appliquait à ne trouver en lui que l'âme de Grazia. Grazia, plus clairvoyante, ne se faisait aucune illusion sur son fils ; et elle ne l'en aimait que davantage. Cependant, le mal, qui depuis des années couvait chez l'enfant, éclata. La phtisie. Grazia prit la résolution d'aller s'enfermer avec Lionello dans un sanatorium des Alpes. Christophe demanda à l'accompagner. Pour ménager l'opinion, elle l'en dissuada. Il fut peiné de l'importance excessive qu'elle attachait aux conventions. Elle partit. Elle avait laissé sa fille chez Colette. Elle ne tarda pas à se sentir terriblement isolée, parmi ces malades qui ne parlent que de leur mal, dans cette nature sans pitié, dont le visage impassible se dresse au-dessus des loques humaines. Pour fuir le spectacle déprimant de ces malheureux qui, le crachoir à la main, s'épient les uns les autres et suivent sur le voisin les progrès de la mort, elle quitta le Palace hôpital et elle loua un chalet où elle était seule avec son petit malade. Au lieu d'améliorer, l'altitude aggravait l'état de Lionello. La fièvre était plus forte. Grazia passa des nuits d'angoisses. Christophe en ressentait au loin l'intuition aiguë, quoique son amie ne lui écrivît rien : car elle se raidissait dans sa fierté ; elle eût souhaité que Christophe fût là ; mais elle lui avait interdit de la suivre ; elle ne pouvait consentir à avouer maintenant : « Je suis trop faible, j'ai besoin de vous… » Un soir qu'elle se tenait sur la galerie du chalet, à cette heure du crépuscule si cruelle pour les cœurs tourmentés, elle vit… elle crut voir sur le sentier qui montait de la station du funiculaire… Un homme marchait, d'un pas précipité ; il s'arrêtait, hésitant, le dos un peu voûté. Il leva la tête et regarda le chalet. Elle se jeta à l'intérieur, afin qu'il ne la vît pas ; elle comprimait son cœur avec ses mains, et, tout émue, elle riait. Bien qu'elle ne fût guère religieuse, elle se mit à genoux, elle cacha sa figure dans ses bras : elle avait besoin de remercier quelqu'un… Cependant, il n'arrivait pas. Elle retourna à la fenêtre, et regarda, cachée derrière ses rideaux. Il s'était arrêté, adossé à la barrière d'un champ, près de la porte du chalet. Il n'osait pas entrer. Et elle, plus troublée que lui, souriait, et disait tout bas : – Viens… Viens… Enfin, il se décida, et sonna. Déjà, elle était à la porte. Elle ouvrit. Il avait les yeux d'un bon chien, qui craint d'être battu. Il dit : – Je suis venu… Pardon… Elle lui dit : – Merci ! Alors, elle lui avoua combien elle l'attendait. Christophe l'aida à soigner le petit, dont l'état empirait. Il y mit tout son cœur. L'enfant lui témoignait une animosité irritée ; il ne prenait plus la peine de la cacher ; il trouvait à dire des paroles méchantes. Christophe attribuait tout au mal. Il avait une patience qui ne lui était pas coutumière. Ils passèrent au chevet de l'enfant une suite de jours pénibles, surtout une nuit de crise, au sortir de laquelle Lionello, qui semblait perdu, fut sauvé. Et ce fut alors pour eux un bonheur si pur, – tous deux veillant le petit malade endormi, – que brusquement elle se leva, elle prit son manteau à capuchon, elle entraîna Christophe au dehors, sur la route, dans la neige, le silence et la nuit, sous les froides étoiles. Appuyée à son bras, aspirant avec enivrement la paix glacée du monde, ils échangeaient à peine quelques syllabes. Nulle allusion à leur amour. Seulement, quand ils rentrèrent, sur le pas de la porte, elle lui dit : – Mon cher, cher ami !… les yeux illuminés de bonheur pour leur enfant sauvé… cré. Ce fut tout. Mais ils sentirent que leur lien était devenu sa- * De retour à Paris après la longue convalescence, installée dans un petit hôtel qu'elle avait loué à Passy, elle ne prit plus aucun soin de « ménager l'opinion » ; elle se sentait le courage de la braver, pour son ami. Leur vie était désormais si intimement mêlée qu'elle se fût jugée lâche de cacher l'amitié qui les unissait, au risque – inévitable – que cette amitié fût calomniée. Elle recevait Christophe, à toute heure du jour ; elle se montrait avec lui, en promenade, au théâtre ; elle lui parlait familièrement devant tous. Personne ne doutait qu'ils ne fussent amants. Colette elle-même trouvait qu'ils s'affichaient trop. Grazia arrêtait les allusions, d'un sourire, et, tranquillement, passait outre. Pourtant, elle n'avait donné à Christophe aucun droit nouveau sur elle. Ils n'étaient rien qu'amis ; il lui parlait toujours avec le même respect affectueux. Mais entre eux, rien n'était caché ; ils se consultaient sur tout ; et insensiblement, Christophe exerçait dans la maison une sorte d'autorité familiale : Grazia l'écoutait et suivait ses conseils. Depuis l'hiver passé dans le sanatorium, elle n'était plus la même ; les inquiétudes et les fatigues avaient éprouvé gravement sa santé, jusque-là robuste. L'âme s'en était ressentie. Malgré quelques retours des caprices d'antan, elle avait un je ne sais quoi de plus sérieux, de plus recueilli, un plus constant désir d'être bonne, de s'instruire et de ne pas faire de peine. Elle était attendrie de l'affection de Christophe, de son désintéressement, de sa pureté de cœur ; et elle songeait à lui faire, quelque jour, le grand bonheur qu'il n'osait plus rêver : devenir sa femme. Jamais il n'en avait reparlé, depuis le refus qu'elle lui avait opposé ; il ne se le croyait pas permis. Mais il gardait le regret de l'espoir impossible. Quelque respect qu'il eût pour les paroles de l'amie, la façon désabusée dont elle jugeait le mariage ne l'avait pas convaincu ; il persistait à croire que l'union de deux êtres qui s'aiment, d'un amour profond, et pieux, est le faîte du bonheur humain. – Ses regrets furent ravivés par la rencontre du vieux ménage Arnaud. Mme Arnaud avait plus de cinquante ans. Son mari, soixante-cinq ou six. Tous deux paraissaient en avoir beaucoup plus. Lui, s'était épaissi ; elle, tout amincie, un peu ratatinée ; si fluette autrefois déjà, elle n'était plus qu'un souffle. Ils s'étaient retirés dans une maison de province, après qu'Arnaud eut pris sa retraite. Nul lien ne les rattachait plus au siècle que le journal qui venait, dans la torpeur de la petite ville et de leur vie qui s'endormait, leur apporter l'écho tardif des rumeurs du monde. Ils y lurent, une fois, le nom de Christophe. Mme Arnaud lui écrivit quelques lignes affectueuses, un peu cérémonieuses, pour lui dire la joie qu'ils avaient de sa gloire. Aussitôt, il prit le train, sans s'annoncer. Il les trouva dans leur jardin, assoupis sous le dais rond d'un frêne, par une chaude après-midi d'été. Ils étaient comme les deux vieux époux de Bœcklin, qui s'endorment sous la tonnelle, la main dans la main. Le soleil, le sommeil, la vieillesse les accablent ; ils tombent, ils sont déjà plus qu'à mi-corps enfoncés dans le rêve d'au-delà. Et, dernière lueur de vie, persiste jusqu'au bout leur tendresse, le contact de leurs mains, la chaleur mêlée de leur corps qui s'éteint… – Ils eurent une grande joie de la visite de Christophe, pour tout ce qu'il leur rappelait du passé. Ils causèrent des jours anciens, qui de loin leurs semblaient lumineux. Arnaud se complaisait à parler ; mais il avait perdu la mémoire des noms. Mme Arnaud les lui soufflait. Elle se taisait volontiers, elle aimait mieux écouter que parler ; mais les images d'autrefois s'étaient conservées fraîches, dans son cœur silencieux ; par lueurs, elles transparaissaient, comme des cailloux qui brillent dans un ruisseau. Il en était une, que Christophe reconnut dans les yeux qui le regardaient, avec une affectueuse compassion ; mais le nom d'Olivier ne fut pas prononcé. Le vieil Arnaud avait pour sa femme des attentions maladroites et touchantes ; il était soucieux qu'elle ne prît froid, qu'elle ne prît chaud ; il couvait d'un amour inquiet ce cher visage fané, dont le sourire fatigué s'efforçait de le rassurer. Christophe les observait, ému, avec un peu d'envie… Vieillir ensemble. Aimer dans sa compagne jusqu'à l'usure des ans. Se dire : « Ces petits plis, près de l'œil, sur le nez, je les connais, je les ai vus se former, je sais quand ils sont venus. Ces pauvres cheveux gris, ils se sont décolorés, jour par jour, avec moi, un peu par moi, hélas ! Ce fin visage s'est gonflé et rougi, à la forge des fatigues et des peines qui nous ont brûlés. Mon âme, que je t'aime mieux encore d'avoir souffert et vieilli, avec moi ! Chacune de tes rides m'est une musique du passé. »… Charmantes vieilles gens, qui après la longue veille de la vie, côte à côte, vont s'endormir côte à côte dans la paix de la nuit ! Leur vue était bienfaisante et douloureuse pour Christophe. Oh ! que la vie, que la mort eût été belle, ainsi ! Quand il revit Grazia, il ne put s'empêcher de lui raconter sa visite. Il ne lui dit pas les pensées que cette visite avait éveillées. Mais elle les lut en lui. Il était absorbé, en parlant. Il détournait les yeux ; et il se taisait, par moments. Elle le regardait, elle souriait, et le trouble de Christophe se communiquait à elle. Ce soir-là, quand elle se retrouva seule dans sa chambre, elle resta à rêver. Elle se redisait le récit de Christophe ; mais l'image qu'elle voyait au travers n'était pas celle des vieux époux endormis sous le frêne : c'était le rêve timide et ardent de son ami. Et son cœur était plein d'amour. Couchée, la lumière éteinte, elle pensait : – Oui, c'est une chose absurde, absurde et criminelle, de perdre l'occasion d'un tel bonheur. Quelle joie au monde vaut celle de rendre heureux celui qu'on aime ?… Quoi ! Est-ce que je l'aime ? Elle se tut, écoutant, émue, son cœur qui répondait : – Je l'aime. À ce moment, une toux sèche, rauque, précipitée, éclata dans la chambre voisine, où dormaient les enfants. Grazia dressa l'oreille ; depuis la maladie du petit, elle était toujours inquiète. Elle interrogea. Il ne répondit pas et continua de tousser. Elle sauta du lit, elle vint auprès de lui. Il était irrité, il geignait, il disait qu'il n'était pas bien, et il s'interrompait pour tousser. – Où as-tu mal ? Il ne répondait pas ; il gémissait qu'il avait mal. – Mon trésor, je t'en prie, dis-moi où tu as mal. – Je ne sais pas. – As-tu mal, ici ? – Oui. Non. Je ne sais pas. J'ai mal partout. Là-dessus, il était pris d'une nouvelle quinte de toux, violente, exagérée. Grazia était effrayée ; elle avait le sentiment qu'il se forçait à tousser ; mais elle se le reprochait, en voyant le petit en sueur et haletant. Elle l'embrassait, elle lui disait de tendres paroles, il semblait se calmer ; mais aussitôt qu'elle essayait de le quitter, il recommençait à tousser. Elle dut rester à son chevet, grelottante : car il ne permettait même pas qu'elle s'éloignât, pour se vêtir, il voulait qu'elle lui tînt la main ; et il ne la lâcha point, jusqu'à ce que le sommeil le prît. Alors, elle se recoucha, glacée, inquiète, harassée. Et il lui fut impossible de retrouver ses rêves. L'enfant avait un pouvoir singulier de lire dans la pensée de sa mère. On trouve assez souvent – mais à ce degré, rarement, – ce génie instinctif chez les êtres du même sang : à peine ont-ils besoin de se regarder, pour savoir ce que l'autre pense ; ils le devinent, à mille indices imperceptibles. Cette disposition natu- relle, que fortifie la vie en commun, était aiguisée, chez Lionello, par une méchanceté toujours en éveil. Il avait la clairvoyance que donne le désir de nuire. Il détestait Christophe. Pourquoi ? Pourquoi un enfant prend-il en aversion tel ou tel qui ne lui a rien fait ? Souvent, c'est le hasard. Il suffit que l'enfant ait commencé, un jour, par se persuader qu'il déteste quelqu'un pour en prendre l'habitude ; et plus on le raisonne, plus il s'obstine ; après avoir joué la haine, il finit par haïr vraiment. Mais il est, d'autres fois, des raisons plus profondes qui dépassent l'esprit de l'enfant ; il ne les soupçonne pas… Dès les premiers jours qu'il avait vu Christophe, le fils du comte Berény avait senti de l'animosité contre celui que sa mère avait aimé. On eût dit qu'il avait eu l'intuition de l'instant précis où Grazia songea à épouser Christophe. À partir de ce moment, il ne cessa plus de les surveiller. Il était toujours entre eux, il refusait de quitter le salon lorsque Christophe venait ; ou bien il s'arrangeait de façon à faire brusquement irruption dans la pièce où ils se trouvaient ensemble. Bien plus, quand sa mère était seule et pensait à Christophe, il s'asseyait près d'elle ; et il l'épiait. Ce regard la gênait, la faisait presque rougir. Elle se levait pour cacher son trouble. – Il prenait plaisir à dire de Christophe, devant elle, des choses blessantes. Elle le priait de se taire. Il insistait. Et si elle voulait le punir, il menaçait de se rendre malade. C'était une tactique dont il usait, avec succès, depuis l'enfance. Tout petit, un jour qu'on l'avait grondé, il avait inventé, comme vengeance, de se déshabiller et de se coucher nu sur le carreau, afin de prendre un gros rhume. Une fois que Christophe venait d'apporter une œuvre musicale qu'il avait composée pour la fête de Grazia, Lionello s'empara du manuscrit et le fit disparaître. On en retrouva les lambeaux déchirés, dans un coffre à bois. Grazia perdit patience ; elle gronda sévèrement l'enfant. Alors, il pleura, cria, tapa des pieds, se roula par terre ; et il eut une crise de nerfs. Grazia, épouvantée, l'embrassa, le supplia, promit tout ce qu'il voulut. De ce jour, il fut le maître : car il sut qu'il l'était ; et, à maintes reprises, il eut recours à l'arme qui lui avait réussi. On ne savait jamais jusqu'à quel point ses crises étaient naturelles, ou simulées. Il ne se contentait plus d'en user par vengeance, quand on le contrariait, mais par pure méchanceté, lorsque sa mère et Christophe avaient le projet de passer la soirée ensemble. Il en vint même à jouer ce jeu dangereux, par désœuvrement, par cabotinage, et afin d'essayer jusqu'où allait son pouvoir. Il était d'une ingéniosité extrême à inventer de bizarres accidents nerveux : tantôt, au milieu d'un dîner, il était pris de tremblements convulsifs, il renversait son verre ou cassait son assiette ; tantôt, montant un escalier, sa main s'agrippait à la rampe ; ses doigts se crispaient ; il prétendait qu'il ne pouvait plus les rouvrir ; ou bien, il avait une douleur lancinante au côté, et il se roulait avec des cris ; ou bien, il étouffait. Naturellement, il finit par se donner une vraie maladie nerveuse. Mais il n'avait pas perdu sa peine. Christophe et Grazia étaient affolés. La paix de leurs réunions, – ces calmes causeries, ces lectures, cette musique dont ils se faisaient une fête, – tout cet humble bonheur était désormais ruiné. De loin en loin, le petit drôle leur laissait quelque répit, soit qu'il fût fatigué de son rôle, soit que sa nature d'enfant le reprît et qu'il pensât à autre chose. (Il était sûr maintenant d'avoir gagné la partie.) Alors, vite, vite, ils en profitaient. Chaque heure qu'ils dérobaient ainsi leur était d'autant plus précieuse qu'ils n'étaient pas certains d'en jouir jusqu'au bout. Qu'ils se sentaient proches l'un de l'autre ! Pourquoi ne pouvaient-ils rester toujours ainsi ?… Un jour, Grazia elle-même avoua ce regret. Christophe lui saisit la main. – Oui, pourquoi ? demanda-t-il. vré. – Vous le savez bien, mon ami, dit-elle, avec un sourire na- Christophe le savait. Il savait qu'elle sacrifiait leur bonheur à son fils ; il savait qu'elle n'était pas dupe des mensonges de Lionello, et pourtant qu'elle l'adorait ; il savait l'égoïsme aveugle de ces affections de famille, qui font dépenser aux meilleurs leurs réserves de dévouement au profit d'êtres mauvais ou médiocres de leur sang : après quoi, il ne leur reste plus rien à donner à ceux qui en seraient les plus dignes, à ceux qu'ils aiment le mieux, mais qui ne sont pas de leur sang. Et bien qu'il s'en irritât, bien qu'il eût envie, par moments, de tuer le petit monstre qui détruisait leur vie, il s'inclinait en silence et comprenait que Grazia ne pouvait agir autrement. Alors ils renoncèrent tous deux, sans récriminations inutiles. Mais si l'on pouvait leur voler le bonheur qui leur était dû, rien ne pouvait empêcher leurs cœurs de s'unir. Le renoncement même, le commun sacrifice les tenaient par des liens plus forts que ceux de la chair. Chacun d'eux tour à tour confiait ses peines à son ami, s'en déchargeait sur lui, et prenait en échange les peines de son ami : ainsi, le chagrin même devenait joie. Christophe appelait Grazia « son confesseur ». Il ne lui cachait pas les faiblesses dont son amour-propre avait à souffrir ; il s'en accusait avec une contrition excessive ; et elle apaisait en souriant les scrupules de son vieil enfant. Il allait jusqu'à lui avouer sa gêne matérielle. Toutefois, il ne s'y était décidé qu'après qu'il avait été bien entendu entre eux qu'elle ne lui offrirait rien, qu'il n'accepterait d'elle rien. Dernière barrière d'orgueil, qu'il maintint et qu'elle respecta. À défaut du bien-être qui lui était interdit de mettre dans la vie de son ami, elle s'ingéniait à y répandre ce qui avait mille fois plus de prix pour lui : sa tendresse. Il en sentait le souffle autour de lui, à toute heure du jour ; le matin, il n'ouvrait pas les yeux, il ne les fermait pas, le soir, sans une muette prière d'adoration amoureuse. Et elle, quand elle s'éveillait, ou que la nuit, elle restait, comme souvent, des heures sans dormir, elle songeait : – Mon ami pense à moi. Et un grand calme les entourait. * Sa santé s'était altérée. Grazia était constamment alitée, ou devait passer des jours étendue sur une chaise longue. Christophe venait quotidiennement causer, lire avec elle, lui montrer ses compositions nouvelles. Elle se levait alors de sa chaise, elle allait au piano en boitant, avec ses pieds gonflés. Elle jouait la musique qu'il avait apportée. C'était la plus grande joie qu'elle pût lui faire. De toutes les élèves qu'il avait formées, elle était, avec Cécile, la mieux douée. Mais la musique, que Cécile sentait d'instinct sans presque la comprendre, était pour Grazia une belle langue harmonieuse dont elle savait le sens. Le démoniaque de la vie et de l'art lui échappait entièrement ; elle y versait la clarté de son cœur intelligent. Cette clarté pénétrait le génie de Christophe. Le jeu de son amie lui faisait mieux comprendre les obscures passions qu'il avait exprimées. Les yeux fermés, il l'écoutait, il la suivait, la tenant par la main, dans le dédale de sa propre pensée. À vivre sa musique au travers de l'âme de Grazia, il épousait cette âme et il la possédait. De ce mystérieux accouplement naissaient des œuvres musicales, qui étaient comme le fruit de leurs êtres mêlés. Il le lui dit, un jour, en lui offrant un recueil de ses compositions, tissées avec sa substance et celle de son amie : – Nos enfants. Communion de tous les instants, où ils étaient ensemble et où ils étaient séparés ; douceur des soirs passés dans le recueillement de la vieille maison, dont le cadre semblait fait pour l'image de Grazia, et où des domestiques silencieux et cordiaux, qui lui étaient dévoués, reportaient sur Christophe un peu du respectueux attachement qu'ils avaient pour leur maîtresse. Joie d'écouter à deux le chant des heures qui passent, et de voir le flot de la vie s'écouler… La santé chancelante de Grazia jetait sur ce bonheur une ombre d'inquiétude. Mais, malgré ses petites infirmités, elle restait si sereine que ses souffrances cachées ne faisaient qu'ajouter à son charme. Elle était « sa chère, souffrante, touchante amie, au lumineux visage ». Et il lui écrivait, certains soirs, au sortir de chez elle, quand il avait le cœur gonflé d'amour et ne pouvait attendre au lendemain pour le lui dire : « Liebe liebe liebe liebe liebe Grazia… » Cette tranquillité dura plusieurs mois. Ils pensaient qu'elle durerait toujours. L'enfant semblait les avoir oubliés ; son attention était distraite. Mais après ce répit, il revint à eux et ne les lâcha plus. Le diabolique petit s'était mis dans la tête de séparer sa mère de Christophe. Il recommença ses comédies. Il n'y apportait pas de plan prémédité. Il suivait, au jour le jour, les caprices de sa méchanceté. Il ne se doutait pas du mal qu'il pouvait faire ; il cherchait à se désennuyer, en ennuyant les autres. Il n'eut de cesse qu'il n'obtînt de Grazia qu'elle partît de Paris, qu'ils voyageassent au loin. Grazia était sans force pour lui résister. Au reste, les médecins lui conseillaient un séjour en Égypte. Elle devait éviter un nouvel hiver dans un climat du Nord. Trop de choses l'avaient ébranlée : les secousses morales des dernières années, les soucis perpétuels causés par la santé de son fils, les longues incertitudes, la lutte livrée en elle et dont elle ne montrait rien, le chagrin du chagrin qu'elle faisait à son ami. Christophe, pour ne pas ajouter aux tourments qu'il devinait, cachait ceux qu'il avait à voir s'approcher le jour de la séparation ; il ne faisait rien pour le retarder ; et ils affectaient tous deux un calme qu'ils n'avaient point, mais qu'ils réussissaient à se communiquer l'un à l'autre. Le jour vint. Un matin de septembre. Ils avaient ensemble quitté Paris, au milieu de juillet, et passé les dernières semaines qui lui restaient, en Engadine, près du pays où ils s'étaient retrouvés, il y avait six ans déjà. Depuis cinq jours, ils n'avaient pu sortir : la pluie tombait sans relâche ; ils étaient restés presque seuls à l'hôtel ; la plupart des voyageurs avaient fui. Ce dernier matin, la pluie cessa enfin ; mais la montagne restait vêtue de nuages. Les enfants partirent d'abord, avec les domestiques, dans une première voiture. À son tour, elle partit. Il l'accompagna jusqu'à l'endroit où la route descendait en lacets rapides sur la plaine d'Italie. Sous la capote de la voiture, l'humidité les pénétrait. Ils étaient serrés l'un contre l'autre, et ils ne se parlaient pas ; ils se regardaient à peine. L'étrange demi-jour demi-nuit qui les enveloppait !… L'haleine de Grazia mouillait d'une buée sa voilette. Il pressait la petite main tiède sous le gant glacé. Leurs visages se joignirent. À travers la voilette humide, il baisa la chère bouche. Ils étaient arrivés au tournant du chemin. Il descendit. La voiture s'enfonça dans le brouillard. Elle disparut. Il continuait d'entendre le roulement des roues et les sabots du cheval. Les nappes de brumes blanches coulaient sur les prairies. Sous le réseau serré, les arbres transis pleuraient. Pas un souffle. Le brouillard bâillonnait la vie. Christophe s'arrêta, suffoquant… Rien n'est plus. Tout est passé… Il aspira largement le brouillard. Il reprit son chemin. Rien ne passe, pour qui ne passe point. TROISIÈME PARTIE L'absence ajoute encore au pouvoir de ceux qu'on aime. Le cœur ne retient d'eux que ce qui nous est le plus cher. L'écho de chaque parole qui, par delà les espaces, vient de l'ami lointain, vibre dans le silence, religieusement. La correspondance de Christophe et de Grazia avait pris le ton grave et contenu d'un couple qui n'en est plus à l'épreuve dangereuse de l'amour, mais qui, l'ayant passée, se sent sûr de sa route et marche, la main dans la main. Chacun des deux était fort pour soutenir et pour diriger l'autre, faible pour se laisser diriger et soutenir par lui. Christophe retourna à Paris. Il s'était promis de n'y plus revenir. Mais que valent ces promesses ! Il savait qu'il y trouverait encore l'ombre de Grazia. Et les circonstances, conspirant avec son secret désir contre sa volonté, lui montrèrent à Paris un devoir nouveau à remplir. Colette, très au courant de la chronique mondaine, avait appris à Christophe que son jeune ami Jeannin était en train de faire des folies. Jacqueline, qui avait toujours été d'une grande faiblesse envers son fils, n'essayait plus de le retenir. Elle passait elle-même par une crise singulière : trop occupée de soi, pour s'occuper de lui. Depuis la triste aventure qui avait brisé son mariage et la vie d'Olivier, Jacqueline menait une existence très digne et retirée. Elle se tenait à l'écart de la société parisienne, qui, après lui avoir hypocritement imposé une sorte de quarantaine, lui avait de nouveau fait des avances, qu'elle avait repoussées. De son action elle n'éprouvait vis-à-vis de ces gens nulle honte ; elle estimait qu'elle n'avait pas de compte à leur rendre : car ils valaient moins qu'elle ; ce qu'elle avait accompli franchement, la moitié des femmes qu'elle connaissait le pratiquaient sans bruit, sous le couvert protecteur du foyer. Elle souffrait seulement du mal qu'elle avait fait à son meilleur ami, au seul qu'elle eût aimé. Elle ne se pardonnait pas d'avoir perdu, dans un monde aussi pauvre, une affection comme la sienne. Ces regrets, cette peine, s'atténuèrent peu à peu. Il ne subsista plus qu'une souffrance sourde, un mépris humilié de soi et des autres, et l'amour de son enfant. Cette affection, où se déversait tout son besoin d'aimer, la désarmait devant lui ; elle était incapable de résister aux caprices de Georges. Pour excuser sa faiblesse, elle se persuadait qu'elle rachetait ainsi sa faute envers Olivier. À des périodes de tendresse exaltée succédaient des périodes d'indifférence lassée ; tantôt elle fatiguait Georges de son amour exigeant et inquiet, tantôt elle paraissait se fatiguer de lui, et elle le laissait tout faire. Elle se rendait compte qu'elle était une mauvaise éducatrice, elle s'en tourmentait ; mais elle n'y changeait rien. Quand elle avait (rarement) essayé de modeler ses principes de conduite sur l'esprit d'Olivier, le résultat avait été déplorable ; ce pessimisme moral ne convenait ni à elle, ni à l'enfant. Au fond, elle ne voulait avoir sur son fils d'autre autorité que celle de son affection. Et elle n'avait pas tort : car entre ces deux êtres, si ressemblants qu'ils fussent, il n'était d'autres liens que du cœur. Georges Jeannin subissait le charme physique de sa mère ; il aimait sa voix, ses gestes, ses mouvements, sa grâce, son amour. Mais il se sentait, d'esprit, étranger à elle. Elle ne s'en aperçut qu'au premier souffle de l'adolescence, lorsqu'il s'envola loin d'elle. Alors, elle s'étonna, elle s'indigna, elle attribua cet éloignement à d'autres influences féminines ; et, en voulant maladroitement les combattre, elle ne fit que l'éloigner davantage. En réalité, ils avaient toujours vécu, l'un à côté de l'autre, préoccupés chacun de soucis différents et se faisant illusion sur ce qui les séparait, grâce à une communion de sympathies et d'antipathies à fleur de peau, dont il ne resta plus rien quand de l'enfant (cet être ambigu, encore tout imprégné de l'odeur de la femme) l'homme se dégagea. Et Jacqueline disait, avec amertume, à son fils : – Je ne sais pas de qui tu tiens. Tu ne ressembles ni à ton père, ni à moi. Elle achevait ainsi de lui faire sentir tout ce qui les séparait ; et il en éprouvait un secret orgueil, mêlé de fièvre inquiète. Les générations qui se suivent ont toujours un sentiment plus vif de ce qui les désunit que de ce qui les unit ; elles ont besoin de s'affirmer leur importance de vivre, fût-ce au prix d'une injustice ou d'un mensonge avec soi-même. Mais ce sentiment est, suivant l'époque, plus ou moins aigu. Dans les âges classiques où se réalise, pour un temps, l'équilibre des forces d'une civilisation, – ces hauts plateaux bordés de pentes rapides, – la différence de niveau est moins grande d'une génération à l'autre. Mais dans les âges de renaissance ou de décadence, les jeunes hommes qui gravissent ou dévalent la pente vertigineuse laissent loin, par derrière, ceux qui les précédaient. – Georges, avec ceux de son âge, remontait la montagne. Il n'avait rien de supérieur, ni par l'esprit, ni par le caractère : une égalité d'aptitudes, dont aucune ne dépassait le niveau d'une élégante médiocrité. Et cependant, il se trouvait, sans efforts, au début de sa carrière, plus élevé de quelques marches que son père, qui avait dépensé, dans sa trop courte vie, une somme incalculable d'intelligence et d'énergie. À peine les yeux de sa raison s'étaient ouverts au jour qu'il avait aperçu autour de lui cet amas de ténèbres transpercées de lueurs éblouissantes, ces monceaux de connaissances et d'inconnaissances, de vérités ennemies, d'erreurs contradictoires, où son père avait fiévreusement erré. Mais il avait en même temps pris conscience d'une arme qui était en son pouvoir, et qu'Olivier n'avait jamais connue : sa force… D'où lui venait-elle ?… Mystères de ces résurrections d'une race, qui s'endort épuisée, et se réveille débordante, comme un torrent de montagne, au printemps !… Qu'allait-il faire de cette force ? L'employer, à son tour, à explorer les fourrés inextricables de la pensée moderne ? Ils ne l'attiraient point. Il sentait peser sur lui la menace des dangers qui s'y tenaient embusqués. Ils avaient écrasé son père. Plutôt que de renouveler l'expérience et de rentrer dans la forêt magique, il y eût mis le feu. Il n'avait fait qu'entr'ouvrir ces livres de sagesse ou de folie sacrée dont Olivier s'était grisé : la pitié nihiliste de Tolstoy, le sombre orgueil destructeur d'Ibsen, la frénésie de Nietzsche, le pessimisme héroïque et sensuel de Wagner. Il s'en était détourné avec un mélange de colère et d'effroi. Il haïssait la lignée d'écrivains réalistes qui, pendant un demi-siècle, avaient tué la joie de l'art. Il ne pouvait cependant effacer tout à fait les ombres du triste rêve dont son enfance avait été bercée. Il ne voulait pas regarder derrière lui ; mais il savait bien que derrière lui, l'ombre était. Trop sain pour chercher un dérivatif à son inquiétude dans le scepticisme paresseux de l'époque précédente, il abominait le dilettantisme des Renan et des Anatole France, comme une dépravation de la libre intelligence, le rire sans gaieté, l'ironie sans grandeur : moyen honteux, et bon pour des esclaves, qui jouent avec leurs chaînes, impuissants à les briser ! Trop vigoureux pour se satisfaire du doute, trop faible pour se créer une certitude, il la voulait, il la voulait ! Il la demandait, il l'implorait, il l'exigeait. Et les éternels happeurs de popularité, les faux grands écrivains, les faux penseurs à l'affût, exploitaient ce magnifique désir impérieux et angoissé, en battant du tambour et faisant le boniment pour leur orviétan9. Du haut de ses Remède censé guérir tous les maux et vendu par des charlatans. (Note du correcteur – ELG.) 9 tréteaux, chacun de ces Hippocrates criait que son élixir était le seul qui fût bon, et décriait les autres. Leurs secrets se valent tous. Aucun de ces marchands ne s'était donné la peine de trouver des recettes nouvelles. Ils avaient été chercher au fond de leurs armoires des flacons éventés. La panacée de l'un était l'Église catholique ; de l'autre, la monarchie légitime ; d'un troisième, la tradition classique. Il y avait de bons plaisants qui montraient le remède à tous les maux dans le retour au latin. D'autres prônaient sérieusement, avec un verbe énorme qui en imposait aux badauds, la domination de l'esprit méditerranéen. (Ils eussent aussi bien parlé, en un autre moment, d'un esprit atlantique !) Contre les barbares du Nord et de l'Est, ils s'instituaient avec pompe les héritiers d'un nouvel empire romain… Des mots, des mots et des mots empruntés. Un fond de bibliothèque, qu'ils débitaient en plein vent. – Comme tous ses camarades, le jeune Jeannin allait de l'un à l'autre vendeur, écoutait la parade, se laissait parfois tenter, entrait dans la baraque, en ressortait déçu, un peu honteux d'avoir donné son argent et son temps pour contempler de vieux clowns dans des maillots usés. Et pourtant, telle est la force d'illusion de la jeunesse, telle sa certitude d'atteindre à la certitude qu'à chaque promesse nouvelle d'un nouveau vendeur d'espérance, il se laissait reprendre. Il était bien Français : il avait l'humeur frondeuse et un amour inné de l'ordre. Il lui fallait un chef, et il était incapable d'en supporter aucun : son ironie impitoyable les perçait tous à jour. En attendant qu'il en eût trouvé un qui lui livrât le mot de l'énigme,… il n'avait pas le temps d'attendre ! Il n'était pas homme à se contenter, comme son père, de rechercher, toute sa vie, la vérité. Sa jeune force impatiente voulait se dépenser. Avec ou sans motif, il voulait se décider. Agir, employer, user son énergie. Les voyages, les jouissances de l'art, la musique surtout dont il s'était gorgé, lui avaient été d'abord une diversion intermittente et passionnée. Joli garçon, précoce, livré aux tentations, il découvrit de bonne heure le monde de l'amour aux dehors enchantés, et il s'y jeta, avec un emportement de joie poétique et gourmande. Puis, ce Chérubin, naïf et insatiable avec impertinence, se dégoûta des femmes : il lui fallait l'action. Alors, il se livra aux sports, avec fureur. Il essaya de tous, il les pratiqua tous. Il fut assidu aux tournois d'escrime, aux matches de boxe ; il fut champion français pour la course et le saut en hauteur, chef d'une équipe de foot-ball. Avec quelques jeunes fous de sa sorte, riches et casse-cou, il rivalisa de témérité dans des courses en auto, absurdes et forcenées, de vraies courses à la mort. Enfin, il délaissa tout pour le hochet nouveau. Il partagea le délire des foules pour les machines volantes. Aux fêtes d'aviation qui se tinrent à Reims, il hurla, il pleura de joie, avec trois cent mille hommes ; il se sentait uni avec un peuple entier, dans une jubilation de foi ; les oiseaux humains, qui passaient au-dessus d'eux, les emportaient dans leur essor ; pour la première fois depuis l'aurore de la grande Révolution, ces multitudes entassées levaient les yeux au ciel et le voyaient s'ouvrir… – À l'effroi de sa mère, le jeune Jeannin déclara qu'il voulait se mêler à la troupe des conquérants de l'air. Jacqueline le supplia de renoncer à cette ambition périlleuse. Elle le lui ordonna. Il n'en fit qu'à sa tête. Christophe, en qui Jacqueline avait cru trouver un allié, se contenta de donner au jeune homme quelques conseils de prudence, qu'au reste il était sûr que Georges ne suivrait point : (car il ne les eût pas suivis, à sa place). Il ne se croyait pas permis – même s'il l'avait pu – d'entraver le jeu sain et normal de jeunes forces qui, contraintes à l'inaction, se fussent tournées vers leur propre destruction. Jacqueline ne parvenait pas à prendre son parti de voir son fils lui échapper. En vain elle avait cru sincèrement renoncer à l'amour, elle ne pouvait se passer de l'illusion de l'amour ; toutes ses affections, tous ses actes en étaient colorés. Combien de mères reportent sur leur fils l'ardeur secrète qu'elles n'ont pu dépenser dans le mariage – et hors du mariage ! Et lorsqu'elles voient ensuite avec quelle facilité ce fils se passe d'elles, lorsqu'elles comprennent brusquement qu'elles ne lui sont plus né- cessaires, elles passent par une crise du même ordre que celle où les a jetées la trahison de l'amant, la désillusion de l'amour. – Ce fut pour Jacqueline un nouvel écroulement. Georges n'en remarqua rien. Les jeunes gens ne se doutent pas des tragédies du cœur qui se déroulent autour d'eux : ils n'ont pas le temps de s'arrêter pour voir : un instinct d'égoïsme les avertit de passer tout droit, sans tourner la tête. Jacqueline dévora seule cette nouvelle douleur. Elle n'en sortit que quand la douleur se fut usée. Usée avec son amour. Elle aimait toujours son fils, mais d'une affection lointaine, désabusée, qui se savait inutile et se désintéressait d'elle-même et de lui. Elle traîna ainsi une morne et misérable année, sans qu'il y prît garde. Et puis, ce malheureux cœur, qui ne pouvait ni mourir ni vivre sans amour, il fallut qu'il inventât un objet à aimer. Elle tomba au pouvoir d'une étrange passion, qui visite fréquemment les âmes féminines, et surtout, dirait-on, les plus nobles, les plus inaccessibles, quand vient la maturité et que le beau fruit de la vie n'a pas été cueilli. Elle fit la connaissance d'une femme, qui, dès leur première rencontre, la soumit à son pouvoir mystérieux d'attraction. C'était une religieuse, à peu près de son âge. Elle s'occupait d'œuvres de charité. Une femme grande, forte, un peu corpulente ; brune, de beaux traits accusés, les yeux vifs, une bouche large et fine qui souriait toujours, le menton impérieux. D'intelligence remarquable, nullement sentimentale ; une malice paysanne, un sens précis des affaires, allié à une imagination méridionale qui aimait à voir grand, mais savait en même temps voir à l'échelle exacte, quand c'était nécessaire ; un mélange savoureux de haut mysticisme et de rouerie de vieux notaire. Elle avait l'habitude de la domination et l'exerçait naturellement. Jacqueline fut aussitôt prise. Elle se passionna pour l'œuvre. Elle le croyait, du moins. Sœur Angèle savait à qui la passion s'adressait ; elle était accoutumée à en provoquer de semblables ; sans paraître les remarquer, elle savait froidement les utiliser au service de l'œuvre et à la gloire de Dieu. Jacqueline donna son argent, sa volonté, son cœur. Elle fut charitable, elle crut, par amour. On ne tarda pas à remarquer la fascination qu'elle subissait. Elle était la seule à ne pas s'en rendre compte. Le tuteur de Georges s'inquiéta. Georges, trop généreux et trop étourdi pour se soucier des questions d'argent, s'aperçut lui-même de l'emprise exercée sur sa mère ; et il en fut choqué. Il essaya, trop tard, de reprendre avec elle son intimité passée ; il vit qu'un rideau s'était tendu entre eux ; il en accusa l'influence occulte, et il conçut contre celle qu'il nommait une intrigante, non moins que contre Jacqueline, une irritation qu'il ne déguisa point ; il n'admettait pas qu'une étrangère eût pris sa place dans un cœur qu'il avait cru son bien naturel. Il ne se disait pas que si la place était prise, c'est qu'il l'avait laissée. Au lieu de tenter de la reconquérir, il fut maladroit et blessant. Entre la mère et le fils, tous deux impatients, passionnés, il y eut échange de paroles vives ; la scission s'accentua. Sœur Angèle acheva d'établir son pouvoir sur Jacqueline ; et Georges s'éloigna, la bride sur le cou. Il se jeta dans une vie active et dissipée. Il joua, il perdit des sommes considérables ; il mettait une forfanterie dans ses extravagances, à la fois par plaisir et afin de répondre aux extravagances de sa mère. – Il connaissait les Stevens-Delestrade. Colette n'avait pas manqué de remarquer le joli garçon et d'essayer sur lui l'effet de ses charmes, qui ne désarmaient point. Elle était au courant des équipées de Georges ; elle s'en amusait. Mais le fonds de bon sens et de bonté réelle, caché sous sa frivolité, lui fit voir le danger que courait le jeune fou. Et comme elle savait bien que ce n'était pas elle qui serait capable de l'en préserver, elle avertit Christophe, qui revint aussitôt. * Christophe était le seul qui eût quelque influence sur le jeune Jeannin. Influence limitée et bien intermittente, mais d'autant plus remarquable qu'on avait peine à l'expliquer. Christophe appartenait à cette génération de la veille, contre laquelle Georges et ses compagnons réagissaient avec violence. Il était un des plus hauts représentants de cette époque tourmentée, dont l'art et la pensée leur inspiraient une hostilité soupçonneuse. Il restait inaccessible aux évangiles nouveaux et aux amulettes des petits prophètes et des vieux griots, qui offraient aux bons jeunes gens la recette infaillible pour sauver le monde, Rome et la France. Il demeurait fidèle à une libre foi, libre de toutes les religions, libre de tous les partis, libre de toutes les patries, – qui n'était plus de mode, – ou ne l'était pas redevenue. Enfin, si dégagé qu'il fût des questions nationales, il était un étranger à Paris, dans un temps où tous les étrangers semblaient, aux naturels de tous les pays, des barbares. Et pourtant, le petit Jeannin, joyeux, léger, ennemi des trouble-fête, fougueusement épris du plaisir, des jeux violents, facilement dupé par la rhétorique de son temps, inclinant par vigueur de muscles et paresse d'esprit aux brutales doctrines de l'Action Française, nationaliste, royaliste, impérialiste, – (il ne savait pas trop) – ne respectait au fond qu'un seul homme : Christophe. Sa précoce expérience et le tact très fin qu'il tenait de sa mère lui avaient fait juger (sans que sa bonne humeur en fût altérée) le peu que valait ce monde dont il ne pouvait se passer, et la supériorité de Christophe. Il se grisait en vain de mouvement et d'action, il ne pouvait pas renier l'héritage paternel. D'Olivier lui venaient, par brusques et brefs accès, une inquiétude vague, le besoin de trouver, de fixer un but à son action. Et d'Olivier aussi, peut-être, lui venait ce mystérieux instinct qui l'attirait vers celui qu'Olivier avait aimé… Il allait voir Christophe. Expansif et un peu bavard, il aimait à se confier. Il ne s'inquiétait pas de savoir si Christophe avait le temps de l'écouter. Christophe écoutait pourtant, et il ne manifestait aucun signe d'impatience. Il lui arrivait seulement d'être distrait, quand la visite le surprenait au milieu d'un tra- vail. C'était l'affaire de quelques minutes, pendant lesquelles l'esprit s'évadait, pour ajouter un trait à l'œuvre intérieure ; puis, il revenait auprès de Georges, qui ne s'était pas aperçu de l'absence. Il s'amusait de son escapade, comme quelqu'un qui rentre sur la pointe des pieds, sans qu'on l'entende. Mais Georges, une ou deux fois, le remarqua, et dit avec indignation : – Mais tu ne m'écoutes pas ! Alors, Christophe était honteux ; et docilement, il se remettait à suivre l'impatient narrateur, en redoublant d'attention, pour se faire pardonner. La narration ne manquait pas de drôlerie ; et Christophe ne pouvait s'empêcher de rire, au récit de quelque fredaine : car Georges racontait tout ; il était d'une franchise désarmante. Christophe ne riait pas toujours. La conduite de Georges lui était souvent pénible. Christophe n'était pas un saint ; il ne se croyait le droit de faire la morale à personne. Les aventures amoureuses de Georges, la scandaleuse dissipation de sa fortune en des sottises, n'étaient pas ce qui le choquait le plus. Ce qu'il avait le plus de peine à pardonner, c'était la légèreté d'esprit que Georges apportait à ses fautes : certes, elles ne lui pesaient guère ; il les trouvait naturelles. Il avait de la moralité une autre conception que Christophe. Il était de cette espèce de jeunes gens qui ne voient dans les rapports entre les sexes qu'un libre jeu, dénué de tout caractère moral. Une certaine franchise et une bonté insouciante étaient tout le bagage suffisant d'un honnête homme. Il ne s'embarrassait pas des scrupules de Christophe. Celui-ci s'indignait. Il avait beau se défendre d'imposer aux autres sa façon de sentir, il n'était pas tolérant ; sa violence de naguère n'était qu'à demi domptée. Il éclatait parfois. Il ne pouvait s'empêcher de taxer de malpropretés certaines intrigues de Georges, et il le lui disait crûment. Georges n'était pas plus patient. Il y avait entre eux des scènes assez vives. Ensuite, ils ne se voyaient plus pendant des semaines. Christophe se rendait compte que ces emportements n'étaient pas faits pour changer la conduite de Georges, et qu'il y a quelque injustice à vouloir soumettre la moralité d'une époque à la mesure des idées morales d'une autre génération. Mais c'était plus fort que lui : à la première occasion, il recommençait. Comment douter de la foi pour qui l'on a vécu ? Autant renoncer à la vie ! À quoi sert de se guinder à penser autrement qu'on ne pense, pour ressembler au voisin, ou pour le ménager ? C'est se détruire soi-même, sans profit pour personne. Le premier devoir est d'être ce qu'on est. Oser dire : « Ceci est bien, cela est mal. » On fait plus de bien aux faibles, en étant fort, qu'en devenant faible comme eux. Soyez indulgent, si vous voulez, pour les faiblesses commises. Mais jamais ne transigez avec une faiblesse à commettre !… Oui ; mais Georges se gardait bien de consulter Christophe sur ce qu'il allait faire : – (le savait-il lui-même ?) – il ne lui parlait de rien que lorsque c'était fait. – Alors ?… Alors, que restaitil, qu'à regarder le polisson, avec un muet reproche, en haussant les épaules et souriant, comme un vieil oncle qui sait qu'on ne l'écoutera pas ? Ce jour-là, il se faisait un silence de quelques instants. Georges regardait les yeux de Christophe, qui semblaient venir de très loin. Et il se sentait tout petit garçon devant eux. Il se voyait, comme il était, dans le miroir de ce regard pénétrant, où s'allumait une lueur de malice ; et il n'en était pas très fier. Christophe se servait rarement contre Georges des confidences que celui-ci venait de lui faire ; on eût dit qu'il ne les avait pas entendues. Après le dialogue muet de leurs yeux, il hochait la tête railleusement ; puis, il se mettait à raconter une histoire qui paraissait n'avoir aucun rapport avec ce qui précédait : une histoire de sa vie, ou de quelque autre vie, réelle ou fictive. Et Georges voyait peu à peu ressurgir, sous une lumière nouvelle, exposé en fâcheuse et burlesque posture, son Double (il le reconnaissait), passant par des erreurs analogues aux siennes. Impossible de ne pas rire de soi et de sa piteuse figure. Christophe n'ajoutait pas de commentaire. Ce qui faisait plus d'effet encore que l'histoire, c'était la puissante bonhomie du narrateur. Il parlait de lui comme des autres, avec le même détachement, le même humour jovial et serein. Ce calme en imposait à Georges. C'était ce calme qu'il venait chercher. Quand il s'était déchargé de sa confession bavarde, il était comme quelqu'un qui s'étend, et s'étire, à l'ombre d'un grand arbre, par une aprèsmidi d'été. L'éblouissement fiévreux du jour brûlant tombait. Il sentait planer sur lui la paix des ailes protectrices. Près de cet homme qui portait, avec tranquillité, le poids d'une lourde vie, il était à l'abri de ses propres agitations. Il goûtait un repos, à l'entendre parler. Lui non plus, il n'écoutait pas toujours ; il laissait son esprit vagabonder ; mais, où qu'il s'égarât, le rire de Christophe était autour de lui. Cependant, les idées de son vieil ami lui restaient étrangères. Il se demandait comment Christophe pouvait s'accommoder de sa solitude d'âme, se priver de toute attache à un parti artistique, politique, religieux, à tout groupement humain. Il le lui demandait : « N'éprouvait-il jamais le besoin de s'enfermer dans un camp ? » – S'enfermer ! disait Christophe, en riant. N'est-on pas bien, dehors ? Et c'est toi qui parles de te claquemurer, toi, un homme de grand air ? – Ah ! ce n'est pas la même chose pour le corps et pour l'esprit, répondit Georges. L'esprit a besoin de certitude ; il a besoin de penser avec les autres, d'adhérer à des principes admis par tous les hommes d'un même temps. J'envie les gens d'autrefois, ceux des âges classiques. Mes amis ont raison, qui veulent restaurer le bel ordre du passé. – Poule mouillée ! dit Christophe. Qu'est-ce qui m'a donné des découragés pareils ! – Je ne suis pas découragé, protesta Georges avec indignation. Aucun de nous ne l'est. – Il faut que vous le soyez, dit Christophe, pour avoir peur de vous. Quoi ! vous avez besoin d'un ordre, et vous ne pouvez pas le faire vous-mêmes ? Il faut que vous alliez vous accrocher aux jupes de vos arrière-grand'mères ! Bon Dieu ! marchez tout seuls ! – Il faut s'enraciner, dit Georges, tout fier de répéter un des ponts-neufs du temps. – Pour s'enraciner, est-ce que les arbres, dis-moi, ont besoin d'être en caisse ? La terre est là, pour tous. Enfonces-y tes racines. Trouve tes lois. Cherche en toi. – Je n'ai pas le temps, dit Georges. – Tu as peur, répéta Christophe. Georges se révolta ; mais il finit par convenir qu'il n'avait aucun goût à regarder au fond de soi ; il ne comprenait pas le plaisir qu'on y pouvait trouver : à se pencher sur ce trou noir, on risquait d'y tomber. – Donne-moi la main, disait Christophe. Il s'amusait à entr'ouvrir la trappe, sur sa vision réaliste et tragique de la vie. Georges reculait. Christophe refermait le vantail, en riant. – Comment pouvez-vous vivre ainsi ? demandait Georges. – Je vis, et je suis heureux, disait Christophe. – Je mourrais, si j'étais forcé de voir cela toujours. Christophe lui tapait sur l'épaule : – Voilà nos fameux athlètes !… Eh bien, ne regarde donc pas, si tu ne te sens pas la tête assez solide. Rien ne t'y force, après tout. Va de l'avant, mon petit ! Mais pour cela, qu'as-tu besoin d'un maître qui te marque à l'épaule, comme un bétail ? Quel mot d'ordre attends-tu ? Il y a longtemps que le signal est donné. Le boute-selle a sonné, la cavalerie est en marche. Ne t'occupe que de ton cheval. À ton rang ! Et galope ! – Mais où vais-je ? dit Georges. – Où va ton escadron, à la conquête du monde. Emparezvous de l'air, soumettez les éléments, enfoncez les derniers retranchements de la nature, faites reculer l'espace, faites reculer la mort… « Expertus vacuum Dædalus aera… » … Champion du latin, connais-tu cela, dis-moi ? Es-tu seulement capable de m'expliquer ce que cela veut dire ? « Perrupit Acheronta… » … Voilà votre lot à vous. Heureux conquistadores !… Il montrait si clairement le devoir d'action héroïque, échu à la génération nouvelle, que Georges, étonné, disait : – Mais si vous sentez cela, pourquoi ne venez-vous pas avec nous ? – Parce que j'ai une autre tâche. Va, mon petit, fais ton œuvre. Dépasse-moi, si tu peux. Moi, je reste ici, et je veille… Tu as lu ce conte des Mille et une Nuits, où un génie, haut comme une montagne, est enfermé dans une boîte, sous le sceau de Salomon ?… Le génie est ici, dans le fond de notre âme, cette âme sur laquelle tu as peur de te pencher. Moi et ceux de mon temps, nous avons passé notre vie à lutter avec lui ; nous ne l'avons pas vaincu ; il ne nous a pas vaincus. À présent, nous et lui, nous reprenons haleine ; et nous nous regardons, sans rancune et sans peur, satisfaits des combats que nous nous sommes livrés, et attendant qu'expire la trêve consentie. Vous, profitez de la trêve pour refaire vos forces et pour cueillir la beauté du monde ! Soyez heureux, jouissez de l'accalmie. Mais souvenezvous qu'un jour, vous et ceux qui seront vos fils, au retour de vos conquêtes, il faudra que vous reveniez à cet endroit où je suis et que vous repreniez le combat, avec des forces neuves, contre celui qui est là et près de qui je veille. Et le combat durera, entrecoupé de trêves, jusqu'à ce que l'un des deux ait été terrassé. À vous, d'être plus forts et plus heureux que nous !… – En attendant, fais du sport, si tu veux ; aguerris tes muscles et ton cœur ; et ne sois pas assez fou pour dilapider en niaiseries ta vigueur impatiente : tu es d'un temps (sois tranquille !) qui en trouvera l'emploi. * Georges ne retenait pas grand'chose de ce que lui disait Christophe. Il était d'esprit assez ouvert pour que les pensées de Christophe y entrassent ; mais elles en ressortaient aussitôt. Il n'était pas au bas de l'escalier qu'il avait tout oublié. Il n'en demeurait pas moins sous une impression de bien-être, qui persistait, alors que le souvenir de ce qui l'avait produite était depuis longtemps effacé. Il avait pour Christophe une vénération. Il ne croyait à rien de ce que Christophe croyait. (Au fond, il riait de tout, il ne croyait à rien.) Mais il eût cassé la tête à qui se fût permis de dire du mal de son vieil ami. Par bonheur, on ne le lui disait pas : sans quoi, il aurait eu fort à faire. Christophe avait bien prévu la saute de vent prochaine. Le nouvel idéal de la jeune musique française était différent du sien ; mais tandis que c'était une raison de plus pour que Christophe eût de la sympathie pour elle, elle n'en avait aucune pour lui. Sa vogue auprès du public n'était pas faite pour le réconcilier avec les plus affamés de ces jeunes gens ; ils n'avaient pas grand'chose dans le ventre ; et leurs crocs, d'autant plus, étaient longs et mordaient. Christophe ne s'émouvait pas de leurs méchancetés. – Quel cœur ils y mettent ! disait-il. Ils se font les dents, ces petits… Il n'était pas loin de les préférer à ces autres petits chiens, qui le flagornaient, parce qu'il avait du succès, – ceux dont parle d'Aubigné, qui, « lorsqu'un mâtin a mis la tête dans un pot de beurre, lui viennent lécher les barbes par congratulation ». Il avait une pièce reçue à l'Opéra. À peine acceptée, on la mit en répétition. Un jour, Christophe apprit, par des attaques de journaux, que pour faire passer son œuvre, on avait remis aux calendes la pièce d'un jeune compositeur, qui devait être jouée. Le journaliste s'indignait de cet abus de pouvoir, dont il rendait responsable Christophe. Christophe vit le directeur, et lui dit : – Vous ne m'aviez pas prévenu. Cela ne se fait point. Vous allez monter d'abord l'opéra que vous aviez reçu avant le mien. Le directeur s'exclama, se mit à rire, refusa, couvrit de flatteries Christophe, son caractère, ses œuvres, son génie, traita l'œuvre de l'autre avec le dernier mépris, assura qu'elle ne valait rien et qu'elle ne ferait pas un sou. – Alors, pourquoi l'avez-vous reçue ? – On ne fait pas tout ce qu'on veut. Il faut bien donner, de loin en loin, un semblant de satisfaction à l'opinion. Autrefois, ces jeunes gens pouvaient crier ; personne ne les entendait. À présent, ils trouvent moyen d'ameuter contre nous une presse nationaliste, qui braille à la trahison et nous appelle mauvais Français, quand on a le malheur de ne pas s'extasier devant leur jeune école. La jeune école ! Parlons-en !… Voulez-vous que je vous dise ? J'en ai plein le dos ! Et le public, aussi. Ils nous rasent, avec leurs Oremus !… Pas de sang dans les veines ; des petits sacristains qui vous chantent la messe ; quand ils font des duos d'amour, on dirait des De profundis… Si j'étais assez sot pour monter les pièces qu'on m'oblige à recevoir, je ruinerais mon théâtre. Je les reçois : c'est tout ce qu'on peut me demander. – Parlons de choses sérieuses. Vous, vous faites des salles pleines… Les compliments reprirent. Christophe l'interrompit net, et dit avec colère : – Je ne suis pas dupe. Maintenant que je suis vieux et un homme « arrivé », vous vous servez de moi, pour écraser les jeunes. Lorsque j'étais jeune, vous m'auriez écrasé comme eux. Vous jouerez la pièce de ce garçon, ou je retire la mienne. Le directeur leva les bras au ciel, et dit : – Vous ne voyez donc pas que si nous faisions ce que vous voulez, nous aurions l'air de céder à l'intimidation de leur campagne de presse ? – Que m'importe ? dit Christophe. – À votre aise ! Vous en serez la première victime. On mit à l'étude l'œuvre du jeune musicien, sans interrompre les répétitions de l'œuvre de Christophe. L'une était en trois actes, l'autre en deux ; on convint de les donner dans le même spectacle. Christophe vit son protégé ; il avait voulu être le premier à lui annoncer la nouvelle. L'autre se confondit en promesses de reconnaissance éternelle. Naturellement, Christophe ne put faire que le directeur ne donnât tous ses soins à sa pièce. L'interprétation, la mise en scène de l'autre furent sacrifiées. Christophe n'en sut rien. Il avait demandé à suivre quelques répétitions de l'œuvre du jeune homme ; il l'avait trouvée bien médiocre ; il avait hasardé deux ou trois conseils : ils avaient été mal reçus ; il s'en était tenu là et il ne s'en mêlait plus. D'autre part, le directeur avait fait admettre au nouveau-venu la nécessité de quelques coupures, s'il voulait que sa pièce passât sans retard. Ce sacrifice, d'abord aisément consenti, ne tarda pas à sembler douloureux à l'auteur. Le soir de la représentation arrivé, la pièce du débutant n'eut aucun succès ; celle de Christophe fit grand bruit. Quelques journaux déchirèrent Christophe ; ils parlaient d'un coup monté, d'un complot pour écraser un jeune et grand artiste français ; ils disaient que son œuvre avait été mutilée, pour complaire au maître allemand, qu'ils représentaient bassement jaloux de toutes les gloires naissantes. Christophe haussa les épaules, pensant : – Il va répondre. « Il » ne répondit pas. Christophe lui envoya des entrefilets, avec ces mots : – Vous avez lu ? L'autre écrivit : – Comme c'est regrettable ! Ce journaliste a toujours été si délicat pour moi ! Vraiment, je suis fâché. Le mieux est de ne pas faire attention. Christophe rit, et pensa : – Il a raison, le petit pleutre. Et il en jeta le souvenir dans ce qu'il nommait ses « oubliettes ». Mais le hasard voulut que Georges, qui lisait rarement les journaux et qui les lisait mal, à part les articles de sport, tombât cette fois sur les attaques les plus violentes contre Christophe. Il connaissait le journaliste. Il alla au café où il était sûr de le rencontrer, l'y trouva, le calotta, eut un duel avec lui, et lui égratigna rudement l'épaule avec son épée. Le lendemain, en déjeunant, Christophe apprit l'affaire, par une lettre d'ami. Il en fut suffoqué. Il laissa son déjeuner et courut chez Georges. Georges lui-même ouvrit. Christophe entra, comme un ouragan, le saisit par les bras, et, le secouant avec colère, il se mit à l'accabler sous une volée de reproches furibonds. – Animal, criait-il, tu t'es battu pour moi ! Qui t'a donné la permission ? Un gamin, un étourneau, qui se mêle de mes affaires ! Est-ce que je ne suis pas capable de m'en occuper, dis- moi ? Te voilà bien avancé ! Tu as fait à ce gredin l'honneur de te battre avec lui. C'est tout ce qu'il demandait. Tu en as fait un héros. Imbécile ! Et si le hasard avait voulu… (Je suis sûr que tu t'es jeté là dedans, en écervelé, comme toujours)… si tu avais été tué !… Malheureux ! je ne te l'aurais pardonné, de ta vie !… Georges, qui riait comme un fou, à cette dernière menace tomba dans un tel accès d'hilarité qu'il en pleurait : – Vieil ami, que tu es drôle ! Ah ! tu es impayable ! Voilà que tu m'injuries, pour t'avoir défendu ! Une autre fois, je t'attaquerai. Peut-être que tu m'embrasseras. Christophe s'interrompit ; il étreignit Georges, l'embrassa sur les deux joues, et puis, une seconde fois encore, et il dit : – Mon petit !… Pardon. Je suis une vieille bête… Mais aussi, cette nouvelle m'a bouleversé le sang. Quelle idée de te battre ! Est-ce qu'on se bat avec ces gens ? Tu vas me promettre tout de suite que tu ne recommenceras plus jamais. – Je ne promets rien du tout, dit Georges. Je fais ce qui me plaît. – Je te le défends, entends-tu. Si tu recommences, je ne veux plus te voir, je te désavoue dans les journaux, je te… – Tu me déshérites, c'est entendu. – Voyons, Georges, je t'en prie… À quoi cela sert-il ? – Mon bon vieux, tu vaux mille fois mieux que moi, et tu sais infiniment plus de choses ; mais pour ces canailles-là, je les connais mieux que toi. Sois tranquille, cela servira : ils tourneront maintenant plus de sept fois dans leur bouche leur langue empoisonnée, avant de t'injurier. – Eh ! que me font ces oisons ? Je me moque de ce qu'ils peuvent dire. – Mais moi, je ne m'en moque pas. Mêle-toi de ce qui te regarde ! Dès lors, Christophe fut dans les transes qu'un article nouveau n'éveillât la susceptibilité de Georges. Il y avait quelque comique à le voir, les jours qui suivirent, s'attabler au café et dévorer les journaux, lui qui ne les lisait jamais, tout prêt, au cas où il y eût trouvé un article injurieux, à faire n'importe quoi (une bassesse, au besoin), pour empêcher que ces lignes ne tombassent sous les yeux de Georges. Après une semaine, il se rassura. Le petit avait raison. Son geste avait donné à réfléchir, pour le moment, aux aboyeurs. – Et Christophe, tout en bougonnant contre le jeune fou qui lui avait fait perdre huit jours de travail, se disait qu'après tout il n'avait guère le droit de lui faire la leçon. Il se souvenait de certain jour, il n'y avait pas si longtemps, où lui-même s'était battu, à cause d'Olivier. Et il croyait entendre Olivier qui disait : – Laisse, Christophe, je te rends ce que tu m'as prêté ! * Si Christophe prenait aisément son parti des attaques contre lui, un autre était fort loin de ce désintéressement ironique. C'était Emmanuel. L'évolution de la pensée européenne allait grand train. On eût dit qu'elle s'accélérait avec les inventions mécaniques et les moteurs nouveaux. La provision de préjugés et d'espoirs, qui suffisait naguère à nourrir vingt ans d'humanité, était brûlée en cinq ans. Les générations d'esprits galopaient, les unes derrière les autres, et souvent par-dessus : le Temps sonnait la charge. – Emmanuel était dépassé. Le chantre des énergies françaises n'avait jamais renié l'idéalisme de son maître, Olivier. Si passionné que fût son sentiment national, il se confondait avec son culte de la grandeur morale. S'il annonçait dans ses vers, d'une voix éclatante, le triomphe de la France, c'était qu'il adorait en elle, par un acte de foi, la pensée la plus haute de l'Europe actuelle, l'Athéna Niké 10 le Droit victorieux qui prend sa revanche de la Force. – Et voici que la Force s'était réveillée, au cœur même du Droit ; et elle ressurgissait, dans sa fauve nudité. La génération nouvelle, robuste et aguerrie, aspirait au combat et avait, avant la victoire, une mentalité de vainqueur. Elle était orgueilleuse de ses muscles, de sa poitrine élargie, de ses sens vigoureux et affamés de jouir, de ses ailes d'oiseau de proie qui plane sur les plaines ; il lui tardait de s'abattre et d'essayer ses serres. Les prouesses de la race, les vols fous par-dessus les Alpes et les mers, les chevauchées épiques à travers les sables africains, les nouvelles croisades, pas beaucoup moins mystiques, pas beaucoup plus intéressées que celles de Philippe-Auguste et de Villehardouin, achevaient de tourner la tête à la nation. Ces enfants qui n'avaient jamais vu la guerre que dans des livres n'avaient point de peine à lui prêter des beautés. Ils se faisaient agressifs. Las de paix et d'idées, ils célébraient « l'enclume des batailles », sur laquelle l'action aux poings sanglants reforgerait, un jour, la puissance française. Par réaction contre l'abus écœurant des idéologies, ils érigeaient le mépris de l'idéal en profession de foi. Ils mettaient de la forfanterie à exalter le bon sens borné, le réalisme violent, l'égoïsme national, sans pudeur, qui foule aux pieds la justice des autres et les autres nationalités, quand c'est utile à la grandeur de la patrie. Ils étaient xénophobes, anti-démocrates, et – même les plus incroyants – prônaient le retour au catholicisme, Athéna Niké ou Nikê est la victoire personnifiée. (Note du correcteur – ELG.) 10 par besoin pratique de « canaliser l'absolu », d'enfermer l'infini sous la garde d'une puissance d'ordre et d'autorité. Ils ne se contentaient pas de dédaigner – ils traitaient en malfaiteurs publics les doux radoteurs de la veille, les songe-creux idéalistes, les penseurs humanitaires. Emmanuel était du nombre, aux yeux de ces jeunes gens. Il en souffrait cruellement, et il s'en indignait. De savoir que Christophe était victime, comme lui, – plus que lui, – de cette injustice, le lui rendit sympathique. Par sa mauvaise grâce, il l'avait découragé de venir le voir. Il était trop orgueilleux pour paraître le regretter, en se mettant à sa recherche. Mais il réussit à le rencontrer, comme par hasard, et il fit les premières avances. Après quoi, son ombrageuse susceptibilité étant en repos, il ne cacha pas le plaisir qu'il avait aux visites de Christophe. Dès lors, ils se réunirent souvent, soit chez l'un, soit chez l'autre. Emmanuel confiait à Christophe sa rancœur. Il était exaspéré des critiques ; et, trouvant que Christophe ne s'en émouvait pas assez, il lui faisait lire sur son propre compte des appréciations de journaux. On y accusait Christophe de ne pas savoir la grammaire de son art, d'ignorer l'harmonie, d'avoir pillé ses confrères, et de déshonorer la musique. On l'y nommait : « Ce vieil agité »… On y disait : « Nous en avons assez, de ces convulsionnaires ! Nous sommes l'ordre, la raison, l'équilibre classique… » Christophe s'en divertissait. – C'est la loi, disait-il. Les jeunes gens jettent les vieux dans la fosse… De mon temps, il est vrai, on attendait qu'un homme eût soixante ans, pour le traiter de vieillard. On va plus vite, aujourd'hui… La télégraphie sans fils, les aéroplanes… Une génération est plus vite fourbue… Pauvres diables ! ils n'en ont pas pour longtemps ! Qu'ils se hâtent de nous mépriser et de se pavaner au soleil ! Mais Emmanuel n'avait pas cette belle santé. Intrépide de pensée, il était en proie à ses nerfs maladifs ; âme ardente en un corps rachitique, il lui fallait le combat, et il n'était pas fait pour le combat. L'animosité de certains jugements le blessait jusqu'au sang. – Ah ! disait-il, si les critiques savaient le mal qu'ils font aux artistes, par un de ces mots injustes jetés au hasard, ils auraient honte de leur métier. – Mais ils le savent, mon bon ami. C'est leur raison de vivre. Il faut bien que tout le monde vive. – Ce sont des bourreaux. On est ensanglanté par la vie, épuisé par la lutte qu'il faut livrer à l'art. Au lieu de vous tendre la main, de parler de vos faiblesses avec miséricorde, de vous aider fraternellement à les réparer, ils sont là qui, les mains dans leurs poches, vous regardent hisser votre charge sur la pente, et qui disent : « Pourra pas !… » Et quand on est au faîte, disent, les uns : « Oui, mais ce n'est pas ainsi qu'il fallait monter. » Tandis que les autres, obstinés, répètent : « N'a pas pu !… » Bien heureux, quand ils ne vous lancent pas dans les jambes des pierres, pour vous faire tomber ! – Bah ! il se trouve aussi, parfois, dans le nombre, deux ou trois braves gens ; et quel bien ils peuvent faire ! Les méchantes bêtes, il y en a partout ; cela ne tient pas au métier. Connais-tu rien de pire, dis-moi, qu'un artiste sans bonté, vaniteux et aigri, pour qui le monde est une proie, qu'il enrage de ne pouvoir mastiquer ? Il faut s'armer de patience. Point de mal, qui ne puisse servir à quelque bien. Le pire critique nous est utile ; il est un entraîneur ; il ne nous permet pas de flâner sur la route. Chaque fois que nous croyons être au but, la meute nous mord les fesses. En marche ! Plus loin ! Plus haut ! Elle se lassera plutôt de me poursuivre, que moi de marcher devant elle. Redismoi le mot arabe : « On ne tourmente pas les arbres stériles. Ceux-là seuls sont battus de pierres, dont le front est couronné de fruits d'or… » Plaignons les artistes qu'on épargne. Ils resteront à mi-chemin, paresseusement assis. Quand ils voudront se relever, leurs jambes courbaturées se refuseront à marcher. Vivent mes amis les ennemis ! Ils m'ont fait plus de bien, dans ma vie, que mes ennemis les amis ! sait : Emmanuel ne pouvait s'empêcher de sourire. Puis, il di- – Tout de même, ne trouves-tu pas dur, un vétéran comme toi, de te voir faire la leçon par des conscrits, qui en sont à leur première bataille ? – Ils m'amusent, dit Christophe. Cette arrogance est le signe d'un sang jeune et bouillant qui aspire à se répandre. Je fus ainsi, jadis. Ce sont les giboulées de mars, sur la terre qui renaît… Qu'ils nous fassent la leçon ! Ils ont raison, après tout. Aux vieux, de se mettre à l'école des jeunes ! Ils ont profité de nous, ils sont ingrats : c'est dans l'ordre !… Mais, riches de nos efforts, ils vont plus loin que nous, ils réalisent ce que nous avons tenté. S'il nous reste encore quelque jeunesse, apprenons à notre tour, et tâchons de nous renouveler. Si nous ne le pouvons pas, si nous sommes trop vieux, réjouissons-nous en eux. Il est beau de voir les refloraisons perpétuelles de l'âme humaine qui semblait épuisée, l'optimisme vigoureux de ces jeunes gens, leur joie de l'action aventureuse, ces races qui renaissent, pour la conquête du monde. – Que seraient-ils sans nous ? Cette joie est sortie de nos larmes. Cette force orgueilleuse est la fleur des souffrances de toute une génération. Sic vos non vobis… – La vieille parole se trompe. C'est pour nous que nous avons travaillé, en créant une race d'hommes qui nous dépassent. Nous avons amassé leur épargne, nous l'avons défendue dans une bicoque mal fermée, où tous les vents sifflaient ; il nous fallait nous arc-bouter aux portes pour empêcher la mort d'entrer. Par nos bras, fut frayée la voie triomphale où nos fils vont marcher. Nos peines ont sauvé l'avenir. Nous avons mené l'Arche au seuil de la Terre Promise. Elle y pénétrera, avec eux, avec eux, et par nous. – Se souviendront-ils jamais de ceux qui ont traversé les déserts, portant le feu sacré, les dieux de notre race, et eux, ces enfants, qui maintenant sont des hommes ? Nous avons eu, pour notre part, l'épreuve et l'ingratitude. – Le regrettes-tu ? – Non. Il y a une ivresse à sentir la grandeur tragique d'une puissante époque sacrifiée, comme la nôtre, à celle qu'elle a enfantée. Les hommes d'aujourd'hui ne seraient plus capables de goûter la joie superbe du renoncement. – Nous avons été les plus heureux. Nous avons gravi la montagne de Nébo11, au pied de laquelle s'étendent les contrées où nous n'entrerons pas. Mais nous en jouissons plus que ceux qui entreront. Qui descend dans la plaine perd de vue l'immensité de la plaine et l'horizon lointain. * L'action apaisante que Christophe exerçait sur Georges et sur Emmanuel, il en puisait l'énergie dans l'amour de Grazia. À cet amour il devait de se sentir rattaché à tout ce qui était jeune, d'avoir pour toutes les formes neuves de la vie une sympathie 11 Lieu présumé du tombeau de Moïse. (Note du correcteur – ELG.) jamais lassée. Quelles que fussent les forces qui ranimaient la terre, il était avec elles, même quand elles étaient contre lui ; il n'avait point peur de l'avènement prochain de ces démocraties, qui faisaient pousser des cris d'orfraie à l'égoïsme d'une poignée de privilégiés ; il ne s'accrochait pas désespérément aux patenôtres d'un art vieilli ; il attendait, avec certitude, que des visions fabuleuses, des rêves réalisés de la science et de l'action jaillît un art plus puissant que l'ancien ; il saluait la nouvelle aurore du monde, dût la beauté du vieux monde mourir avec lui. Grazia savait le bienfait de son amour pour Christophe ; la conscience de son pouvoir l'élevait au-dessus d'elle-même. Par ses lettres, elle exerçait une direction sur son ami. Non qu'elle eût le ridicule de prétendre à le diriger dans l'art : elle avait trop de tact et connaissait ses limites. Mais sa voix juste et pure était le diapason auquel il accordait son âme. Il suffisait que Christophe crût entendre, par avance, cette voix répéter sa pensée, pour qu'il ne pensât rien qui ne fût juste, pur, et digne d'être répété. Le son d'un bel instrument est, pour le musicien, pareil à un beau corps où son rêve aussitôt s'incarne. Mystérieuse fusion de deux esprits qui s'aiment : chacun ravit à l'autre ce qu'il a de meilleur ; mais c'est afin de le lui rendre, enrichi de son amour. Grazia ne craignait pas de dire à Christophe qu'elle l'aimait. L'éloignement la rendait plus libre de parler ; et aussi, la certitude qu'elle ne serait jamais à lui. Cet amour, dont la religieuse ferveur s'était communiquée à Christophe, lui était une fontaine de paix. De cette paix, Grazia donnait bien plus qu'elle n'avait. Sa santé était brisée, son équilibre moral gravement compromis. L'état de son fils ne s'améliorait pas. Depuis deux ans, elle vivait dans des transes perpétuelles, qu'aggravait le talent meurtrier de Lionello à en jouer. Il avait acquis une virtuosité dans l'art de tenir en haleine l'inquiétude de ceux qui l'aimaient ; pour réveiller l'intérêt et tourmenter les gens, son cerveau inoccupé était fertile en inventions : cela tournait à la manie. Et le tragique fut que, tandis qu'il grimaçait la parade de la maladie, la maladie réelle cheminait ; et la mort apparut, au seuil. Dramatique ironie ! Grazia, que son fils avait torturée pendant des ans pour un mal inventé, cessa d'y croire lorsque le mal fut là… Le cœur a ses limites. Elle avait épuisé sa force de compassion pour des mensonges. Elle traita Lionello de comédien, au moment qu'il disait vrai. Et après que la vérité fut révélée à elle, le reste de sa vie fut empoisonnée de remords. La méchanceté de Lionello n'avait pas désarmé. Sans amour pour qui que ce fût, il ne pouvait supporter qu'un de ceux qui l'entouraient eût de l'amour pour quelque autre que pour lui ; la jalousie était sa seule passion. Il ne lui suffisait pas d'avoir réussi à éloigner sa mère de Christophe ; il eût voulu la contraindre à rompre l'intimité qui persistait entre eux. Déjà, il avait usé de son arme habituelle – la maladie – pour faire jurer à Grazia qu'elle ne se remarierait pas. Il ne se contenta point de cette promesse. Il prétendit exiger que sa mère n'écrivît plus à Christophe. Cette fois, elle se révolta ; et cet abus de pouvoir achevant de la libérer, elle lui dit sur ses mensonges des mots d'une sévérité cruelle, qu'elle se reprocha plus tard comme un crime : car ils jetèrent Lionello dans une crise de fureur, dont il fut réellement malade. Il le fut d'autant plus que sa mère refusa d'y croire. Alors, il souhaita, dans sa rage, de mourir pour se venger. Il ne se doutait pas que ce souhait serait exaucé. Quand le médecin laissa entendre à Grazia que son fils était perdu, elle resta comme frappée de la foudre. Il lui fallut pourtant cacher son désespoir, afin de tromper l'enfant, qui l'avait si souvent trompée. Il soupçonnait que c'était sérieux, cette fois ; mais il ne voulait pas le croire ; et ses yeux quêtaient dans les yeux de sa mère ce reproche de mensonge qui l'avait mis en fureur, alors qu'il mentait. Vint l'heure où il ne fut plus possible de douter. Alors, ce fut terrible pour lui et pour les siens : il ne voulait pas mourir !… Lorsque Grazia le vit enfin endormi, elle n'eut pas un cri, pas une plainte ; elle étonna par son silence ; il ne lui restait plus assez de force pour souffrir ; elle n'avait qu'un désir : s'endormir à son tour. Elle continua d'accomplir tous les actes de sa vie, avec le même calme, en apparence. Après quelques semaines, le sourire reparut même sur sa bouche, plus silencieuse. Personne ne se doutait de sa détresse. Christophe, moins que tout autre. Elle s'était contentée de lui écrire la nouvelle, sans rien lui dire d'elle-même. Aux lettres de Christophe, brûlantes d'affection inquiète, elle ne répondit pas. Il voulait venir : elle le pria de n'en rien faire. Au bout de deux ou trois mois, elle reprit avec lui le ton grave et serein, qu'elle avait, avant. Elle eût jugé criminel de se décharger sur lui du poids de sa faiblesse. Elle savait que l'écho de tous ses sentiments résonnait en lui, et qu'il avait besoin de s'appuyer sur elle. Elle ne s'imposait pas une contrainte douloureuse. C'était une discipline qui la sauvait. Dans sa lassitude de vie, deux seules choses la faisaient vivre : l'amour de Christophe, et le fatalisme qui, dans la douleur comme dans la joie, formait le fond de sa nature italienne. Ce fatalisme n'avait rien d'intellectuel : il était l'instinct animal, qui fait marcher la bête harassée, sans qu'elle sente sa fatigue, dans un rêve aux yeux fixes, oubliant les pierres du chemin et son corps, jusqu'à ce qu'il tombe. Le fatalisme soutenait son corps. L'amour soutenait son cœur. Sa vie personnelle était usée, elle vivait en Christophe. Pourtant, elle évitait, avec plus de soin que jamais, d'exprimer dans ses lettres l'amour qu'elle avait pour lui. Sans doute, parce que cet amour était plus grand. Mais aussi, parce que pesait par dessus le veto du petit mort, qui lui en faisait un crime. Alors, elle se taisait, elle s'obligeait à ne plus écrire, de quelque temps. Christophe ne comprenait pas les raisons de ces silences. Parfois, il saisissait, dans le ton uni et tranquille d'une lettre, des accents inattendus où frémissait une passion refoulée. Il en était bouleversé ; mais il n'osait rien dire ; il était comme un homme qui retient son souffle et craint de respirer, de peur que l'illusion ne cesse. Il savait que, presque infailliblement, ces accents seraient rachetés, dans la lettre suivante, par une froideur voulue… Puis, de nouveau, le calme… Meeresstille… * Georges et Emmanuel se trouvaient réunis chez Christophe. C'était un après-midi. L'un et l'autre étaient pleins de leurs soucis personnels : Emmanuel, de ses déboires littéraires, et Georges, d'une déconvenue dans un concours de sport. Christophe les écoutait avec bonhomie et les raillait affectueusement. On sonna. Georges alla ouvrir. Un domestique apportait une lettre, de la part de Colette. Christophe se mit près de la fenêtre, pour la lire. Ses deux amis avaient repris leur discussion ; ils ne voyaient pas Christophe, qui leur tournait le dos. Il sortit de la chambre, sans qu'ils y prissent garde. Et quand ils le remarquèrent, ils n'en furent pas surpris. Mais comme son absence se prolongeait, Georges alla frapper à la porte de l'autre chambre. Il n'y eut pas de réponse. Georges n'insista point, connaissant les façons bizarres de son vieil ami. Quelques minutes après, Christophe revint. Il avait l'air très calme, très las, très doux. Il s'excusa de les avoir laissés, reprit la conversation où il l'avait interrompue, leur parlant de leurs ennuis avec bonté, et leur disant des choses qui leur faisaient du bien. Le ton de sa voix les émouvait, sans qu'ils sussent pourquoi. Ils le quittèrent. Au sortir de chez lui, Georges alla chez Colette. Il la trouva en larmes. Aussitôt qu'elle le vit, elle accourut, demandant : – Et comment a-t-il supporté le coup, le pauvre ami ? C'est affreux ! Georges ne comprenait pas. Colette lui apprit qu'elle venait de faire porter à Christophe la nouvelle de la mort de Grazia. Elle était partie, sans avoir eu le temps de dire adieu à personne. Depuis quelques mois, les racines de sa vie étaient presque arrachées ; il avait suffi d'un souffle pour l'abattre. La veille de la rechute de grippe qui l'emporta, elle avait reçu une bonne lettre de Christophe. Elle en était attendrie. Elle eût voulu l'appeler auprès d'elle ; elle sentait que tout le reste, que tout ce qui les séparait, était faux et coupable. Très lasse, elle remit au lendemain pour lui écrire. Le lendemain, elle dut rester alitée. Elle commença une lettre qu'elle n'acheva pas ; elle avait le vertige, la tête lui tournait ; d'ailleurs, elle hésitait à parler de son mal, elle craignait de troubler Christophe. Il était pris en ce moment par les répétitions d'une œuvre chorale et symphonique, écrite sur un poème d'Emmanuel : le sujet les avait passionnés tous deux, car c'était un peu le symbole de leur propre destinée : La Terre promise. Christophe en avait souvent parlé à Grazia. La première devait avoir lieu, la semaine suivante… Il ne fallait pas l'inquiéter. Grazia fit, dans sa lettre, allusion à un simple rhume. Puis, elle trouva que c'était encore trop. Elle déchira la lettre, et elle n'eut pas la force d'en recommencer une autre. Elle se dit qu'elle écrirait le soir. Le soir, il était trop tard. Trop tard pour le faire appeler. Trop tard même pour écrire… Comme la mort est pressée ! Quelques heures suffisent à détruire ce qu'il a fallu des siècles pour former… Grazia eut à peine le temps de donner à sa fille l'anneau qu'elle portait au doigt, et elle la pria de le remettre à son ami. Elle n'avait pas été, jusquelà, très intime avec Aurora. À présent qu'elle partait, elle contemplait passionnément le visage de celle qui restait ; elle pressait la main qui transmettrait son étreinte ; et elle pensait avec joie : – Je ne m'en vais pas tout à fait. * « Quid ? hic, inquam, quis est qui complet aures meas tantus et tam dulcis sonus !… » (Songe de Scipion.) Un élan de sympathie ramena Georges chez Christophe, après avoir quitté Colette. Depuis longtemps il savait, par les indiscrétions de celle-ci, la place que Grazia tenait dans le cœur de son vieil ami ; et même – (la jeunesse n'est guère respectueuse) – il s'en était parfois égayé. Mais en ce moment, il ressentait avec une vivacité généreuse la douleur qu'une telle perte devait causer à Christophe ; et il avait besoin de courir à lui, de le plaindre, de l'embrasser. Connaissant la violence de ses passions, – la tranquillité que Christophe avait montrée tout à l'heure l'inquiétait. Il sonna à la porte. Rien ne bougea. Il sonna de nouveau et frappa, de la façon convenue entre Christophe et lui. Il entendit remuer un fauteuil, et venir un pas lent et lourd. Christophe ouvrit. Sa figure était si calme que Georges, prêt à se jeter dans ses bras, s'arrêta ; il ne sut plus que dire. Christophe demanda doucement : – C'est toi, mon petit. Tu as oublié quelque chose ? Georges, troublé, balbutia : – Oui. – Entre. Christophe alla se rasseoir dans le fauteuil où il était avant l'arrivée de Georges ; près de la fenêtre, la tête appuyée contre le dossier, il regardait les toits en face et le ciel rouge du soir. Il ne s'occupait pas de Georges. Le jeune homme faisait semblant de chercher sur la table, en jetant à la dérobée un coup d'œil vers Christophe. Le visage du vieil homme était immobile ; les reflets du soleil couchant illuminaient le haut des joues et une partie du front. Georges passa dans la pièce voisine, – la chambre à coucher, – comme pour continuer ses recherches. C'était là que Christophe s'était enfermé tout à l'heure avec la lettre. Elle était encore sur le lit non défait, qui portait l'empreinte d'un corps. Par terre, sur le tapis, un livre avait glissé. Il était resté ouvert, sur une page froissée. Georges le ramassa et lut, dans l'Évangile, la rencontre de Madeleine avec le Jardinier. Il revint dans la première pièce, remua quelques objets, à droite, à gauche, pour se donner une contenance, regarda de nouveau Christophe, qui n'avait pas bougé. Il eût voulu lui dire combien il le plaignait. Mais Christophe était si lumineux que Georges sentit que toute parole eût été déplacée. C'était lui qui aurait eu plutôt besoin de consolations. Il dit timidement : – Je m'en vais. Christophe, sans tourner la tête, dit : – Au revoir, mon petit. Georges s'en alla, et ferma la porte sans bruit. Christophe resta longtemps ainsi. La nuit vint. Il ne souffrait point, il ne méditait point. Aucune image précise. Il était comme un homme fatigué, qui écoute une musique indistincte, sans chercher à la comprendre. La nuit était avancée, quand il se leva, courbaturé. Il se jeta sur son lit, et s'endormit, d'un sommeil lourd. La symphonie continuait de bruire… Et voici qu'il la vit, elle, la bien-aimée !… Elle lui tendait les mains, et souriait, disant : – Maintenant, tu as passé la région du feu. Alors, son cœur se fondit. La paix remplissait les espaces étoilés, où la musique des sphères étendait ses grandes nappes immobiles et profondes… Quand il se réveilla (le jour était revenu), l'étrange bonheur persistait, avec la lueur lointaine des paroles entendues. Il sortit de son lit. Un enthousiasme silencieux et sacré le soulevait. … Or vedi, figlio, tra Béatrice e te è questo muro… Entre Béatrice et lui, le mur était franchi. Il y avait longtemps déjà que plus de la moitié de son âme était de l'autre côté. À mesure que l'on vit, à mesure que l'on crée, à mesure que l'on aime et qu'on perd ceux qu'on aime, on échappe à la mort. À chaque nouveau coup qui nous frappe, à chaque œuvre qu'on frappe, on s'évade de soi, on se sauve dans l'œuvre qu'on a créée, dans l'âme qu'on aimait et qui nous a quittés. À la fin, Rome n'est plus dans Rome ; le meilleur de soi est en dehors de soi. La seule Grazia le retenait encore, de ce côté du mur. Et voici qu'à son tour… À présent, la porte était fermée sur le monde de la douleur. Il vécut une période d'exaltation secrète. Il ne sentait plus le poids d'aucune chaîne. Il n'attendait plus rien. Il ne dépendait plus de rien. Il était libéré. La lutte était finie. Sorti de la zone des combats et du cercle où régnait le Dieu des mêlées héroïques, Dominus Deus Sabaoth, il regardait à ses pieds s'effacer dans la nuit la torche du Buisson Ardent. Qu'elle était loin, déjà ! Quand elle avait illuminé sa route, il se croyait arrivé presque au faîte. Et depuis, quel chemin il avait parcouru ! Cependant, la cime ne paraissait pas plus proche. Il ne l'atteindrait jamais (il le savait maintenant), dût-il marcher pendant l'éternité. Mais quand on est entré dans le cercle de lumière et qu'on ne laisse pas derrière soi les aimés, l'éternité n'est pas trop longue pour faire route avec eux. Il condamna sa porte. Personne n'y frappa. Georges avait dépensé d'un coup toute sa force de compassion ; rentré chez lui, rassuré, le lendemain il n'y pensait plus. Colette était partie pour Rome. Emmanuel ne savait rien ; et, susceptible comme toujours, il gardait un silence piqué, parce que Christophe ne lui avait pas rendu sa visite. Christophe ne fut pas troublé dans le colloque muet qu'il eut pendant des jours avec celle qu'il portait maintenant dans son âme, comme la femme enceinte porte son cher fardeau. Émouvant entretien, qu'aucun mot n'eût traduit. À peine la musique pouvait-elle l'exprimer. Quand le cœur était plein, plein jusqu'à déborder, Christophe, les yeux clos, immobile, l'écoutait chanter. Ou, des heures, assis devant son piano, il laissait ses doigts parler. Durant cette période, il improvisa plus que dans le reste de sa vie. Il n'écrivit pas ses pensées. À quoi bon ? Quand, après plusieurs semaines, il recommença à sortir et à voir les autres hommes, sans qu'aucun de ses intimes, sauf Georges, eût un soupçon de ce qui s'était passé, le démon de l'improvisation persista quelque temps encore. Il visitait Christophe, aux heures où on l'attendait le moins. Un soir, chez Colette, Christophe se mit au piano et joua pendant près d'une heure, se livrant tout entier, oubliant que le salon était plein d'indifférents. Ils n'avaient pas envie de rire. Ces terribles improvisations subjuguaient et bouleversaient. Ceux mêmes qui n'en comprenaient pas le sens avaient le cœur serré ; et les larmes étaient venues aux yeux de Colette… Lorsque Christophe eut fini, il se retourna brusquement ; il vit l'émotion des gens, et, haussant les épaules, – il rit. Il était arrivé au point où la douleur, aussi, est une force, – une force qu'on domine. La douleur ne l'avait plus, il avait la douleur ; elle pouvait s'agiter et secouer les barreaux : il la tenait en cage. De cette époque datent ses œuvres les plus poignantes, et aussi les plus heureuses : une scène de l'Évangile, que Georges reconnut : « Mulier, quid ploras ? – Quia tulerunt Dominum meum, et nescio ubi posuerunt eum. » Et cum hæc dixisset, conversa est retrorsum, et vidit Jesum stantem : et non sciebat quia Jesus est. » – une série de lieder tragiques sur les vers de cantares populaires d'Espagne, entre autres une sombre chanson, amoureuse et funèbre, comme une flamme noire : Quisiera ser el sepulcro Donde à tì te han de enterrar, Para tenerte en mis brazos Por toda la eternidad. (Je voudrais être le sépulcre, où on doit t'ensevelir, afin de te tenir dans mes bras, pour toute l'éternité.) et deux symphonies intitulées l'Île des Calmes, et le Songe de Scipion, où se réalise plus intimement qu'en aucune autre des œuvres de Jean-Christophe Krafft l'union des plus belles forces musicales de son temps : la pensée affectueuse et savante d'Allemagne aux replis ombreux, la mélodie passionnée d'Italie, et le vif esprit de France, riche de rythmes fins et d'harmonies nuancées. Cet « enthousiasme que produit le désespoir, au moment d'une grande perte », dura un ou deux mois. Après quoi Christophe reprit son rang dans la vie, d'un cœur robuste et d'un pas assuré. Le vent de la mort avait soufflé les derniers brouillards du pessimisme, le gris de l'âme stoïcienne, et les fantasmagories du clair-obscur mystique. L'arc-en-ciel avait lui sur les nuées s'effaçant. Le regard du ciel, plus pur, comme lavé par les larmes, au travers, souriait. C'était le soir tranquille sur les monts. QUATRIÈME PARTIE L'incendie qui couvait dans la forêt d'Europe commençait à flamber. On avait beau l'éteindre, ici ; plus loin, il se rallumait ; avec des tourbillons de fumée et une pluie d'étincelles, il sautait d'un point à l'autre et brûlait les broussailles sèches. À l'Orient, déjà, des combats d'avant-garde préludaient à la grande Guerre des Nations 12. L'Europe entière, l'Europe hier encore sceptique et apathique, comme un bois mort, était la proie du feu. Le désir du combat possédait toutes les âmes. À tout instant, la guerre était sur le point d'éclater. On l'étouffait, elle renaissait. Le prétexte le plus futile lui était un aliment. Le monde se sentait à la merci d'un hasard, qui déchaînerait la mêlée. Il attendait. Sur les plus pacifiques pesait le sentiment de la nécessité. Et des idéologues, s'abritant sous l'ombre massive du cyclope Proudhon, célébraient dans la guerre le plus beau titre de noblesse de l'homme… C'était donc à cela que devait aboutir la résurrection physique et morale des races d'Occident ! C'était à ces boucheries que les précipitaient les courants d'action et de foi passionnées ! Seul, un génie napoléonien eût pu fixer à cette course aveugle un but prévu et choisi. Mais de génie d'action, il n'y en avait nulle part, en Europe. On eût dit que le monde eût, pour le gouverner, fait choix des plus médiocres. La force de l'esprit humain était ailleurs. – Alors, il ne restait plus qu'à s'en remettre à la pente qui vous entraîne. Ainsi faisaient gouvernants et gouvernés. L'Europe offrait l'aspect d'une vaste veillée d'armes. 12 Publiée en 1912. Christophe se souvenait d'une veillée analogue, où il avait près de lui le visage anxieux d'Olivier. Mais les menaces de guerre n'avaient été, dans ce temps, qu'un nuage orageux qui passe. À présent, elles couvraient de leur ombre toute l'Europe. Et le cœur de Christophe, aussi, avait changé. À ces haines de nations, il ne pouvait plus prendre part. Il se trouvait dans l'état d'esprit de Gœthe, en 1813. Comment combattre sans haine ? Et comment haïr, sans jeunesse ? La zone de la haine était désormais passée. De ces grands peuples rivaux, lequel lui était le moins cher ? Il avait appris à connaître leurs mérites à tous, et ce que le monde leur devait. Quand on est parvenu à un certain degré de l'âme, « on ne connaît plus de nations, on ressent le bonheur ou le malheur des peuples voisins, comme le sien propre ». Les nuées d'orage sont à vos pieds. Autour de soi, on n'a plus que le ciel, – « tout le ciel, qui appartient à l'aigle ». Quelquefois, cependant, Christophe était gêné par l'hostilité ambiante. On lui faisait trop sentir, à Paris, qu'il était de la race ennemie ; même son cher Georges ne résistait pas au plaisir d'exprimer devant lui des sentiments sur l'Allemagne, qui l'attristaient. Alors, il s'éloignait ; il prenait pour prétexte le désir qu'il avait de revoir la fille de Grazia ; il allait, pour quelque temps, à Rome. Mais il n'y trouvait pas un milieu plus serein. La grande peste d'orgueil nationaliste s'était répandue là. Elle avait transformé le caractère italien. Ces gens, que Christophe avait connu indifférents et indolents, ne rêvaient plus que de gloire militaire, de combats, de conquêtes, d'aigles romaines13 volant sur les sables de Libye ; ils se croyaient revenus aux temps des Empereurs. L'admirable était que, de la meilleure foi du monde, les partis d'opposition, socialistes, cléricaux, aussi bien que monarchistes, partageaient ce délire, sans croire le moins du monde être infidèles à leur cause. C'est là qu'on voit le peu que pèsent la politique et la raison humaine, quand soufflent sur les peuples les grandes passions épidémiques. Celles-ci 13 Sic. (Note du correcteur – ELG.) ne se donnent même pas la peine de supprimer les passions individuelles ; elles les utilisent : tout converge au même but. Aux époques d'action, il en fut toujours ainsi. Les armées d'Henri IV, les Conseils de Louis XIV, qui forgèrent la grandeur française, comptaient autant d'hommes de raison et de foi que de vanité, d'intérêt et de bas épicurisme. Jansénistes et libertins, puritains et verts-galants, en servant leurs instincts, ont servi le même destin. Dans les prochaines guerres, internationalistes et pacifistes feront sans doute le coup de feu, en étant convaincus, comme leurs aïeux de la Convention, que c'est pour le bien des peuples et le triomphe de la paix !… Christophe, souriant avec un peu d'ironie, regardait, de la terrasse du Janicule, la ville disparate et harmonieuse, symbole de l'univers qu'elle domina : ruines calcinées, façades « baroques », bâtisses modernes, cyprès et roses enlacés, – tous les siècles, tous les styles, fondus en une forte et cohérente unité sous la lumière intelligente. Ainsi, l'esprit doit rayonner sur l'univers en lutte l'ordre et la lumière, qui sont en lui. Christophe demeurait peu à Rome. L'impression que cette ville faisait sur lui était trop forte : il en avait peur. Pour bien profiter de cette harmonie, il fallait qu'il l'écoutât à distance ; il sentait qu'à y rester, il eût couru le risque d'être absorbé par elle, comme tant d'autres de sa race. – De temps en temps, il faisait quelques séjours en Allemagne. Mais en fin de compte, et malgré l'imminence d'un conflit franco-allemand, c'était Paris qui l'attirait toujours. Il y avait son Georges, son fils adoptif. Les raisons d'affection n'étaient pas les seules qui eussent prise sur lui. D'autres raisons, de l'ordre intellectuel, n'étaient pas les moins fortes. Pour un artiste habitué à la pleine vie de l'esprit, qui se mêle généreusement à toutes les passions de la grande famille humaine, il était difficile de se réhabituer à vivre en Allemagne. Les artistes n'y manquaient point. L'air manquait aux artistes. Ils étaient isolés du reste de la nation ; elle se désintéressait d'eux ; d'autres préoccupations, sociales ou pratiques, absorbaient l'esprit public. Les poètes s'enfermaient, avec un dédain irrité, dans leur art dédaigné ; ils mettaient leur orgueil à trancher les derniers liens qui les rattachaient à la vie de leur peuple ; ils n'écrivaient que pour quelques-uns : petite aristocratie pleine de talent, raffinée, inféconde, elle-même divisée en des cercles rivaux de fades initiés, ils étouffaient dans l'étroit espace où ils étaient parqués ; incapables de l'élargir, ils s'acharnaient à le creuser, ils retournaient le terrain, jusqu'à ce qu'il fût épuisé. Alors, ils se perdaient dans leurs rêves anarchiques, et ils ne se souciaient même pas de mettre en commun leurs rêves. Chacun se débattait sur place, dans le brouillard. Nulle lumière commune. Chacun ne devait attendre de lumière que de soi. Là-bas, au contraire, de l'autre côté du Rhin, chez les voisins de l'Ouest, soufflaient périodiquement sur l'art les grands vents des passions collectives, les tourmentes publiques. Et, dominant la plaine, comme leur tour Eiffel au-dessus de Paris, luisait au loin le phare jamais éteint d'une tradition classique, conquise par des siècles de labeur et de gloire, transmise de main en main, et qui, sans asservir ni contraindre l'esprit, lui indiquait la route que les siècles ont suivie, et faisait communier tout un peuple dans sa lumière. Plus d'un esprit allemand, – oiseaux égarés dans la nuit, – venait à tire-d'aile vers le fanal lointain. Mais qui se doute, en France, de la force de sympathie qui pousse vers la France tant de cœurs généreux de la nation voisine ! Tant de loyales mains tendues, qui ne sont pas responsables des crimes de la politique !… Et vous ne nous voyez pas non plus, frères d'Allemagne, qui vous disons : « Voici nos mains. En dépit des mensonges et des haines, on ne nous séparera point. Nous avons besoin de vous, vous avez besoin de nous pour la grandeur de notre esprit et de nos races. Nous sommes les deux ailes de l'Occident. Qui brise l'une, le vol de l'autre est brisé. Vienne la guerre ! Elle ne rompra point l'étreinte de nos mains et l'essor de nos génies fraternels. » Ainsi pensait Christophe. Il sentait à quel point les deux peuples se complètent mutuellement, et comme, privés du secours l'un de l'autre, leur esprit, leur art, leur action sont infirmes et boiteux. Pour lui, originaire de ces pays du Rhin, où se mêlent en un flot les deux civilisations, il avait eu, dès son enfance, l'instinct de leur union nécessaire : tout le long de sa vie, l'effort inconscient de son génie avait été de maintenir l'équilibre et l'aplomb des deux puissantes ailes. Plus il était riche de rêves germaniques, plus il avait besoin de la clarté d'esprit et de l'ordre latins. De là, que la France lui était si chère. Il y goûtait le bienfait de se connaître mieux et de se maîtriser. En elle, il était lui-même, tout entier. Il prenait son parti des éléments qui cherchaient à lui nuire. Il s'assimilait les énergies étrangères à la sienne. Un vigoureux esprit, quand il se porte bien, absorbe toutes les forces, même celles qui lui sont ennemies ; et il en fait sa chair. Il vient même un moment où l'on est plus attiré par ce qui vous ressemble le moins : car l'on y trouve une plus abondante pâture. Christophe avait plus de plaisir aux œuvres d'artistes qu'on lui opposait comme rivaux, qu'à celles de ses imitateurs : – car il avait des imitateurs, qui se disaient ses disciples, à son grand désespoir. C'étaient de braves garçons, pleins de vénération pour lui, laborieux, estimables, doués de toutes les vertus. Christophe eût donné beaucoup pour aimer leur musique ; mais – (c'était bien sa chance !) – il n'y avait pas moyen : il la trouvait nulle. Il était mille fois plus séduit par le talent de musiciens qui lui étaient personnellement antipathiques et qui représentaient en art des tendances ennemies… Eh ! qu'importe ? Ceux-ci, du moins, vivaient ! La vie est, par elle-même, une telle vertu que qui en est dépourvu, fût-il doué de toutes les autres vertus, ne sera jamais un honnête homme tout à fait, car il n'est pas tout à fait un homme. Christophe disait, en plaisantant, qu'il ne reconnaissait comme disciples que ceux qui le combattaient. Et quand un jeune artiste, qui venait lui parler de sa vocation mu- sicale, croyait s'attirer sa sympathie, en le flagornant, il lui demandait : – Alors, ma musique vous satisfait ? C'est de cette manière que vous exprimeriez votre amour, ou votre haine ? – Oui, maître. – Eh bien, taisez-vous ! Vous n'avez donc rien à dire. Cette horreur des esprits soumis, qui sont nés pour obéir, ce besoin de respirer d'autres pensées que la sienne, l'attiraient dans des milieux dont les idées étaient diamétralement opposées aux siennes. Il avait comme amis des gens pour qui son art, sa foi idéaliste, ses conceptions morales étaient lettre morte ; ils avaient des façons différentes d'envisager la vie, l'amour, le mariage, la famille, tous les rapports sociaux : – de bonnes gens d'ailleurs, mais qui semblaient appartenir à un autre stade de l'évolution morale ; les angoisses et les scrupules qui avaient dévoré une partie de la vie de Christophe leur eussent été incompréhensibles. Tant mieux pour eux ! Christophe ne désirait pas les leur faire comprendre. Il ne demandait pas aux autres, en pensant comme lui, d'affermir sa pensée : de sa pensée, il était sûr. Il leur demandait d'autres pensées à connaître, d'autres âmes à aimer. Aimer, connaître, toujours plus. Voir et apprendre à voir. Il avait fini, non seulement par admettre chez les autres des tendances d'esprit qu'il avait autrefois combattues, mais par s'en réjouir : car elles lui paraissaient contribuer à la fécondité de l'univers. Il en aimait mieux Georges de ne pas prendre la vie au tragique, comme lui. L'humanité serait trop pauvre et de couleur trop grise, si elle était uniformément revêtue de sérieux moral, ou de la contrainte héroïque dont Christophe était armé. Elle avait besoin de joie, d'insouciance, d'audace irrévérencieuse à l'égard des idoles, même des plus saintes. Vive « le sel gaulois, qui ravive la terre ! » Le scepticisme et la foi sont tous deux nécessaires. Le scepticisme, qui ronge la foi d'hier, fait la place à la foi de demain… Comme tout s'éclaire, pour qui, s'éloignant de la vie, ainsi que d'un beau tableau, voit se fondre en une harmonieuse magie les couleurs divisées, qui, de près, se heurtaient ! Les yeux de Christophe s'étaient ouverts à l'infinie variété du monde matériel, comme du monde moral. Ç'avait été une de ses conquêtes, depuis le premier voyage en Italie. À Paris, il s'était lié surtout avec des peintres et des sculpteurs ; il trouvait que le meilleur du génie français était en eux. La hardiesse triomphante, avec laquelle ils poursuivaient le mouvement, ils fixaient dans son vol la couleur qui vibre, ils arrachaient les voiles dont s'enveloppe la vie, faisait bondir le cœur, d'allégresse. Richesse inépuisable, pour qui sait voir, d'une goutte de lumière ! Que compte, auprès de ces délices souveraines de l'esprit, le vain tumulte des disputes et des guerres !… Mais ces disputes mêmes et ces guerres font partie du merveilleux spectacle. Il faut tout embrasser, et joyeusement jeter dans la fonte ardente de notre cœur et les forces qui nient et celles qui affirment, ennemies et amies, tout le métal de vie. La fin de tout, c'est la statue qui s'élabore en nous, le fruit divin de l'esprit ; et tout est bon qui contribue à le rendre plus beau, fût-ce au prix de notre sacrifice. Qu'importe celui qui crée ? Il n'y a de réel que ce qu'on crée… Vous ne nous atteignez pas, ennemis qui voulez nous nuire ! Nous sommes hors de vos coups… Vous mordez le manteau vide. Il y a beau temps que je suis ailleurs ! * Sa création musicale avait pris des formes sereines. Ce n'étaient plus les orages du printemps, qui naguère s'amassaient, éclataient, disparaissaient. C'étaient les blancs nuages de l'été, montagnes de neige et d'or, grands oiseaux de lumière, qui planent avec lenteur et remplissent le ciel… Créer ! Moissons qui mûrissent, au soleil calme d'août… D'abord, une torpeur vague et puissante, l'obscure joie de la grappe pleine, de l'épi gonflé, de la femme enceinte qui couve son fruit mûr. Un bourdonnement d'orgue ; la ruche où les abeilles chantent, au fond du panier… De cette musique sombre et dorée, comme un rayon de miel d'automne, peu à peu se détache le rythme qui la mène ; la ronde des planètes se dessine ; elle tourne… Alors, la volonté paraît. Elle saute sur la croupe du rêve hennissant qui passe, et le serre entre ses genoux. L'esprit reconnaît les lois du rythme qui l'entraîne ; il dompte les forces déréglées, et leur fixe la voie et le but où il va. La symphonie de la raison et de l'instinct s'organise. L'ombre s'éclaire. Sur le long ruban de route qui se déroule, se marquent par étapes des foyers lumineux, qui seront à leur tour dans l'œuvre en création les noyaux de petits mondes planétaires enchaînés à l'enceinte de leur système solaire… Les grandes lignes du tableau sont désormais arrêtées. À présent, son visage surgit de l'aube incertaine. Tout se précise : l'harmonie des couleurs et le trait des figures. Pour accomplir l'ouvrage, toutes les ressources de l'être sont mises à réquisition. La cassolette de mémoire s'ouvre, et ses parfums s'exhalent. L'esprit déchaîne les sens ; il les laisse délirer, et se tait ; mais, tapi à l'affût, il guette et il choisit sa proie. Tout est prêt : l'équipe de manœuvres exécute, avec les matériaux ravis aux sens, l'œuvre dessinée par l'esprit. Il faut au grand architecte de bons ouvriers qui sachent leur métier et ne ménagent point leurs forces. La cathédrale s'achève. « Et Dieu contemple son œuvre. Et il voit qu'elle n'est pas bonne encore. » L'œil du maître embrasse l'ensemble de sa création ; sa main parfait l'harmonie. Le rêve est accompli. Te Deum… Les blancs nuages de l'été, grands oiseaux de lumière, planent avec lenteur ; et le ciel tout entier est couvert de leurs ailes. * Il s'en fallait pourtant que sa vie fût réduite à son art. Un homme de sa sorte ne peut se passer d'aimer ; et non pas seulement de cet amour égal, que l'esprit de l'artiste répand sur tout ce qui est : non, il faut qu'il préfère ; il faut qu'il se donne à des êtres de son choix. Ce sont les racines de l'arbre. Par là se renouvelle tout le sang de son cœur. Le sang de Christophe n'était pas près d'être tari. Un amour le baignait, – le meilleur de sa joie. Un double amour, pour la fille de Grazia et le fils d'Olivier. Dans sa pensée, il unissait les deux enfants. Il allait les unir, dans la réalité. Georges et Aurora s'étaient rencontrés chez Colette. Aurora habitait dans la maison de sa cousine. Elle passait une partie de l'année à Rome, le reste du temps à Paris. Elle avait dix-huit ans, Georges cinq ans de plus. Grande, droite, élégante, la tête petite et la face large, blonde, le teint hâlé, une ombre de duvet sur la lèvre, les yeux clairs dont le regard riant ne se fatiguait pas à penser, le menton un peu charnu, les mains brunes, de beaux bras ronds et robustes et la gorge bien faite, elle avait l'air gai, matériel et fier. Nullement intellectuelle, très peu sentimentale, elle avait hérité de sa mère sa nonchalante paresse. Elle dormait à poings fermés, onze heures, tout d'un trait. Le reste du temps, elle flânait, en riant, à demi éveillée. Christophe la nommait Dornröschen, la Belle au Bois dormant. Elle lui rappelait sa petite Sabine. Elle chantait en se couchant, elle chantait en se levant, elle riait sans raison, d'un bon rire enfantin, en avalant son rire, comme un hoquet. On ne savait pas à quoi elle passait ses journées. Tous les efforts de Colette pour la parer de ce brillant factice, qu'on plaque aisément sur l'esprit des jeunes filles, comme un vernis laqué, avaient été perdus : le vernis ne tenait point. Elle n'apprenait rien ; elle mettait des mois à lire un livre, qu'elle trouvait très beau, sans pouvoir se souvenir, huit jours après, du titre ni du sujet ; elle faisait sans trouble des fautes d'orthographe et, quand elle parlait de choses savantes, commettait des erreurs drolatiques. Elle était rafraîchissante par sa jeunesse, sa gaieté, son manque d'intellectualisme, même par ses défauts, par son étourderie qui touchait quelquefois à l'indifférence, par son naïf égoïsme. Si spontanée, toujours ! Cette petite fille, simple et paresseuse, savait être, à ses heures, coquette, innocemment : alors, elle tendait ses lignes aux petits jeunes gens, elle faisait de la peinture en plein air, jouait des nocturnes de Chopin, promenait des livres de poésie qu'elle ne lisait point, avait des conversations idéalistes et des chapeaux qui ne l'étaient pas moins. Christophe l'observait et riait sous cape. Il avait pour Aurora une tendresse paternelle, indulgente et railleuse. Et il avait aussi une piété secrète, qui s'adressait à celle qu'il avait aimée autrefois et qui reparaissait, avec une jeunesse nouvelle, pour un autre amour que le sien. Personne ne connaissait la profondeur de son affection. La seule à la soupçonner était Aurora. Depuis son enfance, elle avait presque toujours vu Christophe auprès d'elle ; elle le considérait comme quelqu'un de la famille. Dans ses peines d'autrefois, moins aimée que son frère, elle se rapprochait instinctivement de Christophe. Elle devinait en lui une peine analogue ; il voyait son chagrin ; et sans se les confier, ils les mettaient en commun. Plus tard, elle avait découvert le sentiment qui unissait sa mère et Christophe ; il lui semblait qu'elle était du secret, quoiqu'ils ne l'y eussent jamais associée. Elle connaissait le sens du message, dont elle avait été chargée par Grazia mourante, et de l'anneau qui était maintenant à la main de Christophe. Ainsi, existaient entre elle et lui des liens cachés, qu'elle n'avait pas besoin de comprendre clairement, pour les sentir dans leur complexité. Elle était sincèrement attachée à son vieil ami, bien qu'elle n'eût jamais pu faire l'effort de jouer ou de lire ses œuvres. Assez bonne musicienne pourtant, elle n'avait même pas eu la curiosité de couper les pages d'une partition, qui lui était dédiée. Elle aimait à venir causer familièrement avec lui. – Elle vint plus souvent, quand elle sut qu'elle pouvait rencontrer chez lui Georges Jeannin. Et Georges, de son côté, n'avait jamais trouvé jusqu'alors tant d'intérêt à la société de Christophe. Cependant, les deux jeunes gens furent lents à se douter de leurs vrais sentiments. Ils s'étaient vus d'abord, d'un regard moqueur. Ils ne se ressemblaient guère. L'un était vif-argent, et l'autre était eau qui dort. Mais il ne se passa pas beaucoup de temps avant que le vif-argent s'ingéniât à paraître plus calme et que l'eau dormante se réveillât. Georges critiquait la toilette d'Aurora, son goût italien, un léger manque de nuances, une certaine préférence pour les couleurs tranchées. Aurora aimait à railler, imitait plaisamment la façon de parler de Georges, hâtive et un peu précieuse. Et tout en s'en moquant, tous deux prenaient plaisir… était-ce à s'en moquer, ou à s'en entretenir ? Même, ils en entretenaient aussi Christophe, qui, loin de les contredire, malicieusement transmettait de l'un à l'autre les petites flèches. Ils affectaient de ne pas s'en soucier ; mais, ils faisaient la découverte qu'ils s'en souciaient beaucoup trop, au contraire ; et incapables, surtout Georges, de cacher leur dépit, ils se livraient, à la première rencontre, de vives escarmouches. Les piqûres étaient légères ; ils avaient peur de faire du mal ; et la main qui les frappait leur était si chère qu'ils avaient plus de plaisir aux coups qu'ils recevaient qu'à ceux qu'ils portaient. Ils s'observaient curieusement, avec des yeux qui cherchaient les défauts de l'autre et y trouvaient des attraits. Mais ils n'en convenaient point. Chacun, seul avec Christophe, protestait que l'autre lui était insupportable. Ils n'en profitaient pas moins de toutes les occasions que Christophe leur offrait de se rencontrer. Un jour qu'Aurora était chez son vieil ami et venait de lui annoncer sa visite pour le dimanche suivant, dans la matinée, – Georges, entrant en coup de vent, selon son habitude, dit à Christophe qu'il viendrait dimanche, dans l'après-midi. Le dimanche matin, Christophe attendit vainement Aurora. À l'heure indiquée par Georges, elle parut, s'excusant d'avoir été empêchée de venir plus tôt ; elle broda là-dessus toute une petite histoire. Christophe, qui s'amusait de son innocente rouerie, lui dit : – C'est dommage. Tu aurais trouvé Georges ; il est venu, nous avons déjeuné ensemble ; il ne pouvait rester, cette aprèsmidi. Aurora, déconfite, n'écoutait plus ce que lui disait Christophe. Il parlait, de bonne humeur. Elle répondait distraitement ; elle n'était pas loin de lui en vouloir. On sonna. C'était Georges. Aurora fut saisie. Christophe la regardait, en riant. Elle comprit qu'il s'était moqué d'elle ; elle rit et rougit. Il la menaça du doigt, avec malice. Brusquement, avec effusion, elle courut l'embrasser. Il lui soufflait à l'oreille : – Biricchina, ladroncella, furbetta… Et elle lui mettait sa main sur la bouche, pour l'obliger à se taire. Georges ne comprenait rien à ces rires et à ces embrassades. Son air étonné, et même un peu vexé, ajoutait à la joie des deux autres. Ainsi, Christophe travaillait à rapprocher les deux enfants. Et quand il eut réussi, il se le reprocha presque. Il les aimait autant l'un que l'autre ; mais il jugeait plus sévèrement Georges : il connaissait ses faiblesses, il idéalisait Aurora ; il se croyait responsable du bonheur de celle-ci plus que de celui de Georges : car il lui semblait que Georges était un peu son fils, était un peu lui-même. Et il se demandait s'il n'était pas coupable, en donnant à l'innocente Aurora un compagnon, qui ne l'était guère. Mais un jour qu'il passait devant une charmille, où les deux jeunes gens étaient assis, – (c'était très peu de temps après leurs fiançailles) – il entendit, avec un serrement de cœur, Aurora, qui questionnait en plaisantant Georges sur une de ses aventures passées, et Georges qui racontait, sans se faire prier. D'autres bribes d'entretiens, dont ils ne se cachaient point, lui montrèrent qu'Aurora était beaucoup plus à l'aise que lui-même dans les idées « morales » de Georges. Très épris l'un de l'autre, ils ne se regardaient pourtant pas comme liés pour toujours ; ils apportaient, dans les questions relatives à l'amour et au mariage, un esprit de liberté, qui avait sa beauté, mais qui tranchait singulièrement avec l'ancien système de mutuel dévouement usque ad mortem. Et Christophe regardait avec un peu de mélancolie… Qu'ils étaient déjà loin de lui ! Comme elle file, la barque qui emporte nos enfants !… Patience ! Un jour viendra, on se retrouvera tous au port. En attendant, la barque ne s'inquiétait guère de la route à suivre ; elle flottait à tous les vents du jour. – Cet esprit de liberté, qui tendait à modifier les mœurs d'alors, il eût semblé naturel qu'il s'établît aussi dans les autres domaines de la pensée et de l'action. Mais il n'en était rien : la nature humaine se soucie peu de la contradiction. Dans le même temps que les mœurs devenaient plus libres, l'intelligence le devenait moins ; elle demandait à la religion de la remettre au licou. Et ce double mouvement en sens inverse s'effectuait, avec un magnifique illogisme, dans les mêmes âmes. Georges et Aurora s'étaient laissé gagner par le nouveau courant catholique, qui était en train de conquérir une partie des gens du monde et des intellectuels. Rien de plus amusant que de voir Georges, frondeur de nature, impie comme on respire, sans même y prendre garde, qui ne s'était jamais soucié ni de Dieu ni du diable, – un vrai petit Gaulois qui se moque de tout, – brusquement déclarer que la vérité était là. Il lui en fallait une ; et celle-ci s'accordait avec son besoin d'action, son atavisme de bourgeois français et sa lassitude de la liberté. Le jeune poulain avait assez vagabondé ; il revenait, de lui-même, se faire attacher à la charrue de la race. L'exemple de quelques amis avait suffi. Georges, ultra-sensible aux moindres pressions atmosphériques de la pensée environnante, fut un des premiers pris. Et Aurora le suivit, comme elle l'eût suivi n'importe où. Aussitôt, ils se montrèrent sûrs d'eux et méprisants pour ceux qui ne pensaient pas comme eux. Ô ironie ! Ces deux enfants frivoles étaient sincèrement croyants, alors que la pureté morale, le sérieux, l'ardent effort de Grazia et d'Olivier ne leur avait jamais valu de l'être, malgré tout leur désir. Christophe observait curieusement cette évolution des âmes. Il n'essayait pas de la combattre, comme l'eût voulu Emmanuel, dont le libre idéalisme s'irritait de ce retour de l'ancien ennemi. On ne combat pas le vent qui passe. On attend qu'il ait passé. La raison humaine était fatiguée. Elle venait de fournir un effort gigantesque. Elle cédait au sommeil ; et, comme l'enfant harassé d'une longue journée, avant de s'endormir, elle disait ses prières. La porte des rêves s'était ouverte : à la suite des religions, les souffles théosophiques, mystiques, ésotériques, occultistes, visitaient le cerveau de l'Occident. La philosophie même vacillait. Leurs dieux de la pensée, Bergson, William James, titubaient. Jusqu'à la science, où se manifestaient les signes de fatigue de la raison. Un moment à passer. Laissons-les respirer ! Demain, l'esprit se réveillera, plus alerte et plus libre… Le sommeil est bon, quand on a bien travaillé. Christophe, qui n'avait guère eu le temps d'y céder, était heureux que ses en- fants en jouissent, à sa place, qu'ils eussent le repos de l'âme, la sécurité de la foi, la confiance absolue, imperturbable, en leurs rêves. Il n'aurait pas voulu, ni pu, faire échange avec eux. Mais il se disait que la mélancolie de Grazia et l'inquiétude d'Olivier trouvaient l'apaisement dans leurs fils, et que c'était bien, ainsi. – « Tout ce que nous avons souffert, moi, mes amis, tant d'autres qui vivaient avant nous, tout cela fut pour que ces deux enfants atteignissent à la joie… Cette joie, Antoinette, pour qui tu étais faite et qui te fut refusée !… Ah ! si les malheureux pouvaient goûter, par avance, le bonheur qui sortira, un jour, de leurs vies sacrifiées ! » Pourquoi eût-il cherché à contester ce bonheur ? Il ne faut pas vouloir que les autres soient heureux à notre façon, mais à la leur. Tout au plus, demandait-il doucement à Georges et à Aurora qu'ils n'eussent pas trop de mépris pour ceux qui, comme lui, ne partageaient pas leur foi. Ils ne se donnaient même pas la peine de discuter avec lui. Ils avaient l'air de se dire : – « Il ne peut pas comprendre… » Il était pour eux, du passé. Et ils n'attachaient pas au passé une énorme importance. Entre eux, il leur arrivait de causer innocemment de ce qu'ils feraient plus tard, quand Christophe « ne serait plus là »… – Pourtant, ils l'aimaient bien… Terribles enfants ! Ils poussent autour de vous, comme des lianes ! Cette force de la nature, qui vous chasse… – « Va-t'en ! Ôte-toi de là ! À mon tour !… » Christophe, qui entendait leur langage muet, avait envie de leur dire : – « Ne vous pressez pas tant ! Je me trouve bien, ici. Regardez-moi encore comme un vivant ! » Il se divertissait de leur naïve impertinence. – Dites tout de suite, fit-il avec bonhomie, un jour qu'ils l'avaient accablé de leur air dédaigneux, dites tout de suite que je suis une vieille bête. – Mais non, mon vieil ami, dit Aurora, en riant de tout son cœur. Vous êtes le meilleur : mais il y a des choses que vous ne savez pas. – Et que tu sais, petite fille ? Voyez la grande sagesse ! – Ne vous moquez pas. Moi, je ne sais pas grand'chose. Mais, lui, Georges, il sait. Christophe sourit : – Oui, tu as raison, petite. Il sait toujours, celui qu'on aime. Ce qui lui était beaucoup plus difficile que de se soumettre à leur supériorité intellectuelle, c'était de subir leur musique. Ils mettaient sa patience à une rude épreuve. Le piano ne chômait pas, quand ils venaient chez lui. Il semblait que, pareils aux oiseaux, l'amour éveillât leur ramage. Mais ils n'étaient pas, à beaucoup près, aussi habiles à chanter. Aurora ne se faisait pas d'illusion sur son talent. Il n'en était pas de même pour celui de son fiancé ; elle ne voyait aucune différence entre le jeu de Georges et celui de Christophe. Peut-être préférait-elle la façon de Georges. Et celui-ci, malgré sa finesse ironique, n'était pas loin de se laisser convaincre par la foi de son amoureuse. Christophe n'y contredisait pas ; malicieusement, il abondait dans le sens de la jeune fille (quand il ne lui arrivait pas, toutefois, de quitter la place, excédé, en frappant les portes un peu fort). Il écoutait, avec un sourire affectueux et apitoyé, Georges jouant au piano Tristan. Ce pauvre petit bonhomme mettait, à traduire ces pages formidables, une conscience appliquée, une douceur aimable de jeune fille, pleine de bons sentiments. Christophe riait tout seul. Il ne voulait pas dire au jeune garçon pourquoi il riait. Il l'embrassait. Il l'aimait bien, ainsi. Il l'aimait peut-être mieux… Pauvre petit !… Ô vanité de l'art !… * Il s'entretenait souvent de « ses enfants » – (il les nommait ainsi) – avec Emmanuel. Emmanuel, qui avait de l'affection pour Georges, disait, en plaisantant, que Christophe aurait dû le lui céder ; il avait déjà Aurora : ce n'était pas juste, il accaparait tout. Leur amitié était devenue quasi légendaire dans le monde parisien, quoiqu'ils vécussent à l'écart. Emmanuel s'était pris d'une passion pour Christophe. Il ne voulait pas la lui montrer, par orgueil ; il la cachait sous des façons brusques ; il le rudoyait parfois. Mais Christophe n'en était pas dupe. Il savait combien ce cœur lui était maintenant dévoué, et il en connaissait le prix. Ils ne passaient pas de semaine, sans se voir deux ou trois fois. Quand leur mauvaise santé les empêchaient de sortir, ils s'écrivaient. Des lettres qui semblaient venir de régions éloignées. Les événements extérieurs les intéressaient moins que certains progrès de l'esprit dans les sciences et dans l'art. Ils vivaient en leur pensée, méditant sur leur art, ou distinguant, sous le chaos des faits, la petite lueur inaperçue qui marque dans l'histoire de l'esprit humain. Le plus souvent, Christophe venait chez Emmanuel. Bien que, depuis une récente maladie, il ne fût pas mieux portant que son ami, ils avaient pris l'habitude de trouver naturel que la santé d'Emmanuel eût droit à plus de ménagements. Christophe ne montait plus sans peine les six étages d'Emmanuel ; et quand il était arrivé, il lui fallait un bon moment avant de reprendre haleine. Ils savaient aussi mal se soigner l'un que l'autre. En dépit de leurs bronches malades et de leur accès d'oppression, ils étaient des fumeurs enragés. C'était une des raisons pour lesquelles Christophe préférait que leurs rendez-vous eussent lieu chez Emmanuel, plutôt que chez lui : car Aurora lui faisait la guerre, pour sa manie de fumer ; et il se cachait d'elle. Il arrivait aux deux amis d'être pris de quintes de toux, au milieu de leurs discours ; alors, ils devaient s'interrompre et se regardaient en riant, comme des écoliers en faute ; et parfois l'un des deux faisait la leçon à celui qui toussait ; mais le souffle revenu, l'autre protestait avec énergie que la fumée n'y était pour rien. Sur la table d'Emmanuel, dans un espace libre au milieu de ses papiers, était couché un chat gris, qui regardait les deux fumeurs, gravement, d'un air de reproche. Christophe disait qu'il était leur conscience vivante ; pour l'étouffer, il mettait son chapeau dessus. C'était un chat malingre, de l'espèce la plus vulgaire, qu'Emmanuel avait ramassé dans la rue, à demi assommé ; il ne s'était jamais bien remis des brutalités, mangeait peu, jouait à peine, ne faisait aucun bruit ; très doux, suivant son maître de ses yeux intelligents, malheureux, quand il n'était point là, content d'être couché sur la table, près de lui, ne se laissant distraire de sa méditation que pour contempler, pendant des heures d'extase, la cage où voletaient des oiseaux inaccessibles, ronronnant poliment à la moindre marque d'attention, se prêtant avec patience aux caresses capricieuses d'Emmanuel, un peu rudes de Christophe, et prenant toujours garde de ne griffer ni mordre. Il était délicat : un de ses yeux pleurait ; il toussotait ; s'il avait pu parler, il n'eût certes pas eu l'effronterie de soutenir, comme les deux amis, « que la fumée n'y était pour rien » ; mais d'eux, il acceptait tout ; il avait l'air de penser : – « Ils sont des hommes, ils ne savent ce qu'ils font. » Emmanuel s'était attaché à lui, parce qu'il trouvait une analogie entre le sort de cette bête souffreteuse et le sien. Christophe prétendait que les ressemblances s'étendaient jusqu'à l'expression du regard. – Pourquoi pas ? disait Emmanuel. Les animaux reflètent leur milieu. Leur physionomie s'affine, selon les maîtres qu'ils fréquentent. Le chat d'un imbécile n'a pas le même regard que le chat d'un homme d'esprit. Un animal domestique peut devenir bon ou méchant, franc ou sournois, fin ou stupide, non seulement suivant les leçons que lui donne son maître, mais selon ce qu'est son maître. Il n'est même pas besoin de l'influence des hommes. Les lieux modèlent les bêtes, à leur image. Un paysage intelligent illumine les yeux des animaux. – Le chat gris d'Emmanuel était en harmonie avec la mansarde étouffée et le maître infirme, qu'éclairait le ciel parisien. Emmanuel s'était humanisé. Il n'était plus le même qu'aux premiers temps de sa connaissance avec Christophe. Une tragédie domestique l'avait profondément ébranlé. Sa compagne, à qui il avait fait sentir trop clairement, dans une heure d'exaspération, la lassitude que lui causait le poids de son affection, avait brusquement disparu. Il l'avait cherchée, toute une nuit, bouleversé d'inquiétudes. Il avait fini par la trouver dans un poste de police. Elle avait voulu se jeter dans la Seine ; un passant l'avait retenue par ses vêtements, au moment où elle enjambait le parapet d'un pont ; elle avait refusé de donner son adresse et son nom ; elle voulait recommencer. Le spectacle de cette douleur accabla Emmanuel ; il ne pouvait supporter la pensée qu'après avoir souffert des autres, il faisait souffrir à son tour. Il ramena chez lui la désespérée, il s'appliqua à panser la blessure qu'il avait ouverte, à rendre à l'exigeante amie la confiance dans l'affection qu'elle voulait de lui. Il avait fait taire ses révoltes, il s'était résigné à cet amour absorbant, il lui avait voué ce qu'il lui restait de vie. Toute la sève de son génie avait reflué à son cœur. Cet apôtre de l'action en était arrivé à croire qu'il n'y avait qu'une action qui fût bonne : ne pas faire de mal. Son rôle était fini. Il semblait que la Force qui soulève les grandes marées humaines ne se fût servie de lui que comme d'un instrument, pour déchaîner l'action. Une fois l'ordre accompli, il n'était plus rien : l'action continuait sans lui. Il la regardait continuer, à peu près résigné aux injustices qui le touchaient personnellement, pas tout à fait à celles qui concernaient sa foi. Car bien que, libre penseur, il se prétendît affranchi de toute religion et qu'il traitât, en plaisantant, Christophe de clérical déguisé, il avait son autel, comme tout esprit puissant, qui défie les rêves auxquels il se sacrifie. L'autel était déserté, maintenant ; et Emmanuel en souffrait. Comment voir sans douleur les saintes idées qu'on a eu tant de peine à faire vaincre, pour lesquelles les meilleurs, depuis un siècle, ont souffert mille tourments, foulées aux pieds par ceux qui viennent ! Tout ce magnifique héritage de l'idéalisme français, – cette foi dans la Liberté, qui eut ses saints, ses héros, ses martyrs, cet amour de l'humanité, cette aspiration religieuse à la fraternité des nations et des races, – avec quelle aveugle brutalité ces jeunes gens le saccagent ! Quel délire les a pris de regretter les monstres que nous avons vaincus, de se remettre sous le joug que nous avions brisé, de rappeler à grands cris le règne de la Force, et de rallumer la haine, la démence de la guerre dans le cœur de ma France. – Ce n'est pas seulement en France, c'est dans le monde entier, disait Christophe, d'un air riant. De l'Espagne à la Chine, la même bourrasque souffle. Plus un coin où l'on puisse s'abriter contre le vent ! Vois, cela devient comique : jusqu'à ma Suisse, qui se fait nationaliste ! – Tu trouves cela consolant ? – Assurément. On voit là que de tels courants ne sont pas dus aux ridicules passions de quelques hommes, mais à un Dieu caché qui mène l'univers. Et devant ce Dieu, j'ai appris à m'incliner. Si je ne comprends pas, c'est ma faute, non la sienne. Essaie de le comprendre. Mais qui de vous s'en inquiète ? Vous vivez au jour le jour, vous ne voyez pas plus loin que la borne prochaine, et vous vous imaginez qu'elle marque le terme du chemin ; vous voyez la vague qui vous emporte, et vous ne voyez pas la mer ! La vague d'aujourd'hui, c'est la vague d'hier, la nôtre, qui lui a imprimé son élan. La vague d'aujourd'hui creusera le sillon de la vague de demain, qui la fera oublier, comme on oublie la nôtre. Je n'admire ni ne crains le nationalisme de l'heure présente. Avec l'heure, il s'écoule, il passe, il est passé. Il est un degré de l'échelle. Monte au faîte ! Il est le sergent fourrier de l'armée qui va venir. Écoute déjà sonner ses tambours et ses fifres !… (Christophe battait du tambour sur la table, où le chat, réveillé, sursauta). … Chaque peuple, aujourd'hui, sent l'impérieux besoin de rassembler ses forces et d'en dresser le bilan. C'est que, depuis un siècle, les peuples se sont transformés par leur pénétration mutuelle et par l'immense apport de toutes les intelligences de l'univers, bâtissant la morale, la science, la foi nouvelles. Il faut que chacun fasse son examen de conscience et sache exactement ce qu'il est et quel est son bien, avant d'entrer, avec les autres, dans le nouveau siècle. Un nouvel âge vient. L'humanité va signer un nouveau bail avec la vie. Sur de nouvelles lois, la société va revivre. C'est dimanche, demain. Chacun fait ses comptes de la semaine, chacun lave son logis et veut sa maison nette, avant de s'unir aux autres, devant le Dieu commun, et de conclure avec lui le nouveau pacte d'alliance. Emmanuel regardait Christophe ; et ses yeux reflétaient la vision qui passait. Il se tut, quelque temps après que l'autre eut parlé ; puis, il dit : – Tu es heureux, Christophe ! Tu ne vois pas la nuit. – Je vois dans la nuit, dit Christophe. J'y ai assez vécu. Je suis un vieux hibou. * Vers cette époque, ses amis remarquèrent un changement dans ses manières. Il était souvent distrait, comme absent. Il n'écoutait pas bien ce qu'on lui disait. Il avait l'air absorbé et souriant. Quand on lui faisait remarquer ses distractions, il s'excusait affectueusement. Il parlait de lui, parfois, à la troisième personne : – Krafft vous fera cela… – Christophe rira bien… Ceux qui ne le connaissaient pas, disaient : – Quelle infatuation de soi ! Et c'était tout le contraire. Il se voyait du dehors, comme un étranger. Il en était à l'heure où l'on se désintéresse même de la lutte livrée pour le beau, parce qu'après avoir accompli sa tâche, on a tendance à croire que les autres accompliront la leur et qu'au bout du compte, ainsi que dit Rodin, « le beau finira toujours par triompher ». Les méchancetés et les injustices ne le révoltaient plus. – Il se disait, en riant, que ce n'était pas naturel, que la vie se retirait de lui. De fait, il n'avait plus sa vigueur de naguère. Le moindre effort physique, une longue marche, une course rapide, le fatiguaient. Il était tout de suite hors d'haleine ; le cœur lui faisait mal. Il pensait quelquefois à son vieil ami Schulz. Il ne parlait pas aux autres de ce qu'il éprouvait. À quoi bon, n'est-ce pas ? On ne peut que les inquiéter, et on ne se guérit pas. D'ailleurs, il ne prenait pas au sérieux ces malaises. Beaucoup plus que d'être malade, il craignait qu'on ne l'obligeât à se soigner. Par un secret pressentiment, il fut pris d'un désir de revoir encore le pays. C'était un projet qu'il remettait, d'année en année. Il se dit que, l'année prochaine… Il ne le remit plus, cette fois. Il partit en cachette, sans avertir personne. Le voyage fut court. Christophe ne retrouva plus rien de ce qu'il venait chercher. Les transformations qui s'annonçaient, à son dernier passage, étaient maintenant accomplies : la petite ville était devenue une grande ville industrielle. Les vieilles maisons avaient disparu. Disparu, le cimetière. À la place de la ferme de Sabine, une usine dressait ses hautes cheminées. Le fleuve avait achevé de ronger les prairies, où Christophe jouait, enfant. Une rue (quelle rue !) entre d'immondes bâtisses, portait son nom. Tout était mort du passé, la mort même… Soit ! La vie continuait ; peut-être d'autres petits Christophes rêvaient, souffraient, luttaient, dans les masures de cette rue décorée de son nom. – À un concert de la gigantesque Tonhalle, il entendit exécuter, au rebours de sa pensée, une de ses œuvres ; il la reconnut à peine… Soit ! Mal comprise, elle suscitera peut-être des énergies nouvelles. Nous avons semé le grain. Faites-en ce qu'il vous plaît : nourrissez-vous de nous ! – Christophe, se promenant, à la tombée de la nuit, dans les champs autour de la ville, sur lesquels de grands brouillards allaient flottant, pensait aux grands brouillards qui allaient aussi envelopper sa vie, aux êtres aimés, disparus de la terre, réfugiés dans son cœur, que la nuit qui tombait recouvrirait, avec lui… Soit ! Soit ! Je ne te crains pas, ô nuit, couveuse de soleils ! Pour un astre qui s'éteint, des milliers d'autres s'allument. Comme un bol de lait qui bout, le gouffre de l'espace déborde de lumière. Tu ne m'éteindras point. Le souffle de la mort fera reflamber ma vie… Au retour d'Allemagne, Christophe voulut s'arrêter dans la ville où il avait connu Anna. Depuis qu'il l'avait quittée, il ne savait plus rien d'elle. Il n'aurait pas osé demander de ses nouvelles. Pendant des années, le nom seul le faisait trembler… – À présent, il était calme, il ne craignait plus rien. Mais le soir, dans sa chambre d'hôtel, qui donnait sur le Rhin, le chant connu des cloches qui sonnaient pour la fête du lendemain ressuscita les images du passé. Du fleuve montait vers lui l'odeur du danger lointain, qu'il avait peine à comprendre. Il passa toute la nuit à se le remémorer. Il se sentait affranchi du redoutable Maître ; et ce lui était une triste douceur. Il n'était pas décidé sur ce qu'il ferait, le lendemain. Il eut, un instant, l'idée – (le passé était si loin !) – de faire visite aux Braun. Mais le lendemain, le courage lui manqua ; il ne se risqua même pas à demander, à l'hôtel, si le docteur et sa femme vivaient encore. Il décida de partir… À l'heure de partir, une force irrésistible le poussa au temple où allait jadis Anna ; il se plaça derrière un pilier, d'où il pouvait voir le banc sur lequel, autrefois, elle venait s'agenouiller. Il attendit, certain que, si elle vivait, elle viendrait encore là. Une femme vint, en effet ; et il ne la reconnut pas. Elle était semblable à d'autres : corpulente, la face pleine, au menton gras, l'expression indifférente et dure. Vêtue de noir. Elle s'assit à son banc, et resta immobile. Elle ne semblait ni prier, ni entendre ; elle regardait devant elle. Rien, en cette femme, ne rappelait celle que Christophe attendait. Une ou deux fois seulement, un geste maniaque, comme pour effacer les plis de sa robe sur les genoux. Jadis, elle avait ce geste… À la sortie, elle passa près de lui, lentement, la tête droite, les mains avec son livre croisées au-dessus du ventre. Un instant, se posa sur les yeux de Christophe la lueur de ses yeux sombres et ennuyés. Et ils ne se reconnurent point. Elle passa, droite et raide, sans tourner la tête. Ce ne fut qu'un instant après qu'il reconnut soudain, dans un éclair de mémoire, sous le sourire glacé, à certain pli des lèvres, la bouche qu'il avait baisée… Le souffle lui manqua, et ses genoux fléchirent. Il pensait : – Seigneur, est-ce là ce corps, où habitait celle que j'ai aimée ? Où est-elle ? Où est-elle ? Et où suis-je moi-même ? Où est celui qui l'aima ? Que reste-t-il de nous et du cruel amour qui nous a dévorés ? – La cendre. Où est le feu ? Et son Dieu lui répondit : – En moi. Alors, il releva les yeux ; et, pour la dernière fois, il l'aperçut, – au milieu de la foule, – qui sortait par la porte, au soleil. Ce fut peu après son retour à Paris qu'il fit la paix avec son vieil ennemi Lévy-Cœur. Celui-ci l'avait longtemps attaqué, avec autant de malicieux talent que de mauvaise foi. Puis, arrivé au faîte du succès, repu d'honneurs, rassasié, apaisé, il avait eu l'esprit de reconnaître secrètement la supériorité de Christophe ; et il lui avait fait des avances. Attaques et avances, Christophe feignait de ne rien remarquer. Lévy-Cœur s'était lassé. Ils habitaient le même quartier, et se rencontraient souvent. Ils n'avaient pas l'air de se connaître. Christophe laissait, au passage, tomber son regard sur Lévy-Cœur, comme s'il ne le voyait pas. Cette façon tranquille de le nier exaspérait Lévy-Cœur. Il avait une fille de dix-huit à vingt ans, jolie, fine, élégante, avec un profil de petit mouton, une auréole de cheveux blonds qui frisottaient, de doux yeux coquets, et un sourire de Luini. Ils se promenaient ensemble ; Christophe les croisait dans les allées du Luxembourg : ils semblaient très intimes ; la jeune fille s'appuyait gentiment au bras du père. Christophe qui, pour être distrait, n'en remarquait pas moins les jolis visages, avait un faible pour celui-ci. Il pensait de Lévy-Cœur : – L'animal a de la chance ! Mais il ajoutait fièrement : – Moi aussi, j'ai une fille. Et il les comparait. Cette comparaison, où sa partialité donnait tout l'avantage à Aurora, avait fini par créer dans son esprit une sorte d'amitié imaginaire entre les deux jeunes filles, qui s'ignoraient, et même, sans qu'il s'en aperçût, par le rapprocher de Lévy-Cœur. En revenant d'Allemagne il apprit que « le petit mouton » était mort. Son égoïsme paternel pensa aussitôt : – Si c'était la mienne qui avait été frappée ! Et il fut pris d'une immense pitié pour Lévy-Cœur. Sur le premier moment, il voulut lui écrire ; il commença deux lettres ; il ne fut pas satisfait, il eut une mauvaise honte : il ne les envoya pas. Mais, quelques jours plus tard, rencontrant de nouveau Lévy-Cœur, la figure ravagée, ce fut plus fort que lui : il alla droit au malheureux, il lui tendit les mains. Lévy-Cœur, sans raisonner non plus, les saisit. Christophe dit : – Vous l'avez perdue ! Son accent d'émotion pénétra Lévy-Cœur. Il en éprouva une reconnaissance indicible… Ils échangèrent des paroles douloureuses et confuses. Quand ils se quittèrent après, plus rien ne subsistait de ce qui les avait divisés. Ils s'étaient combattus : c'était fatal, sans doute ; que chacun accomplisse la loi de sa nature ! Mais lorsqu'on voit arriver la fin de la tragi-comédie, on dépose les passions dont on était masqué, et l'on se retrouve face à face, – deux hommes qui ne valent pas beaucoup mieux l'un que l'autre, et qui ont bien le droit, après avoir joué leur rôle comme ils ont pu, de se donner la main. * Le mariage de Georges et d'Aurora avait été fixé aux premiers jours du printemps. La santé de Christophe déclinait rapidement. Il avait remarqué que ses enfants l'observaient, d'un air inquiet. Une fois, il les entendit, qui causaient à mi-voix. Georges disait : lade. Et Aurora répondait : – Pourvu qu'il n'aille pas retarder notre mariage ! Il se l'était tenu pour dit. Pauvres petits ! Bien sûr qu'il n'irait pas troubler leur bonheur ! Mais il fut assez maladroit, l'avant-veille du mariage, – (il s'était ridiculement agité, les derniers jours ; on eût dit que c'était lui qui allait se marier), il fut assez sot pour se laisser reprendre par son mal ancien, un réveil de la vieille pneumonie, dont la première attaque remontait à l'époque de la Foire sur la Place. Il se traita d'imbécile. Il jura qu'il ne céderait pas, avant que le mariage ne fût fait. Il songeait à Grazia mourante, qui n'avait pas voulu l'avertir de sa maladie, à la veille d'un concert, afin qu'il ne fût pas distrait de sa tâche et de son plaisir. Cette pensée lui souriait, de faire maintenant pour sa fille, – pour elle, – Comme il a mauvaise mine ! Il est capable de tomber ma- – ce qu'elle avait fait pour lui. Il cacha donc son mal ; mais il eut de la peine à tenir jusqu'au bout. Toutefois, le bonheur de ses deux enfants le rendait si heureux qu'il réussit à soutenir, sans faiblesse, la longue épreuve de la cérémonie religieuse. À peine rentré à la maison, chez Colette, ses forces le trahirent ; il eut juste le temps de s'enfermer dans une chambre, et il s'évanouit. Un domestique le trouva ainsi. Christophe, revenu à lui, fit défense d'en parler aux mariés, qui partaient le soir, en voyage. Ils étaient trop occupés d'eux-mêmes, pour remarquer rien autre. Ils le quittèrent gaiement, promettant de lui écrire demain, après-demain… Aussitôt qu'ils furent partis, Christophe s'alita. La fièvre le prit, et ne le quitta plus. Il était seul. Emmanuel, malade aussi, ne pouvait venir. Christophe ne vit pas le médecin. Il ne jugeait pas son état inquiétant. D'ailleurs, il n'avait pas de domestiques, pour chercher un médecin. La femme de ménage, qui venait, deux heures, le matin, ne s'intéressait pas à lui ; et il trouva moyen de se priver de ses services. Il l'avait priée, dix fois, quand elle faisait la chambre, de ne pas toucher à ses papiers. Elle était obstinée ; elle jugea le moment venu pour faire ses volontés, maintenant qu'il avait la tête clouée sur l'oreiller. Dans la glace de l'armoire, il la vit, de son lit, qui bouleversait tout, dans la pièce à côté. Il fut si furieux – (non décidément, le vieil homme n'était pas mort en lui !) – qu'il sauta de ses draps, pour lui arracher des mains un paquet de paperasses et la mettre à la porte. Sa colère lui valut un bon accès de fièvre et le départ de la servante qui, vexée, ne revint plus, sans même se donner la peine de prévenir « ce vieux fou », comme elle l'appelait. Il resta donc, malade, sans personne pour le servir. Il se levait, le matin, pour prendre le pot de lait, déposé à sa porte, et pour voir si la concierge n'avait pas glissé sous le seuil la lettre promise des amoureux. La lettre n'arrivait pas ; ils l'oubliaient, dans leur bonheur. Il ne leur en voulait pas ; il se disait qu'à leur place, il en eût fait autant. Il songeait à leur insouciante joie, et que c'était lui qui la leur avait donnée. Il allait un peu mieux et commençait à se lever, lorsqu'arriva enfin la lettre d'Aurora. Georges s'était contenté d'y joindre sa signature. Aurora s'informait peu de Christophe, lui donnait peu de nouvelles ; mais en revanche, elle le chargeait d'une commission : elle le priait de lui expédier un tour de cou, qu'elle avait oublié chez Colette. Bien que ce ne fût guère important, – (Aurora n'y avait songé qu'au moment d'écrire à Christophe, et parce qu'elle cherchait ce qu'elle pourrait bien lui raconter), – Christophe, tout joyeux d'être bon à quelque chose, sortit pour chercher l'objet. Un temps de giboulées. L'hiver faisait un retour offensif. Neige fondue, vent glacial. Pas de voitures. Christophe attendit, dans un bureau d'expéditions. L'impolitesse des employés et leur lenteur voulue le jetèrent dans une irritation, qui n'avança pas les affaires. Son état maladif était cause, en partie, de ces accès de colère, que le calme de son esprit désavouait ; ils ébranlaient son corps, comme, sous la cognée, les derniers frissons du chêne qui va tomber. Il revint, transi. La concierge, en passant, lui remit une coupure de revue. Il y jeta les yeux. C'était un méchant article, une attaque contre lui. Elles se faisaient rares, maintenant. Il n'y avait pas de plaisir à attaquer qui ne s'aperçoit pas de vos coups ! Les plus acharnés se laissaient gagner, tout en le détestant, par une estime qui les irritait. « On croit, avouait Bismarck, comme à regret, que rien n'est plus involontaire que l'amour. L'estime l'est bien davantage… » Mais l'auteur de l'article était de ces hommes forts qui, mieux armés que Bismarck, échappent aux atteintes de l'estime et de l'amour. Il parlait de Christophe, en termes outrageants, et annonçait, pour la quinzaine suivante, une suite à ses attaques. Christophe se mit à rire, et dit, en se recouchant : – Il sera bien attrapé ! Il ne me trouvera plus chez moi. On voulait qu'il prît une garde pour le soigner ; il s'y refusa obstinément. Il disait qu'il avait vécu seul, que c'était bien le moins qu'il eût le bénéfice de sa solitude, en un pareil moment. Il ne s'ennuyait pas. Dans ces dernières années, il était constamment occupé à des dialogues avec lui-même, comme si son âme était double ; et, depuis quelques mois, sa société intérieure s'était beaucoup accrue : non plus deux âmes, mais dix logeaient en lui. Elles conversaient ; plus souvent, elles chantaient. Il prenait part à l'entretien, ou se taisait pour écouter. Il avait toujours sur son lit, sur sa table, à portée de sa main, du papier à musique sur lequel il notait leurs propos et les siens, en riant des reparties. Habitude machinale ; les deux actes : penser et écrire, étaient devenus presque simultanés ; chez lui, écrire était penser en pleine clarté. Tout ce qui le distrayait de la compagnie de ses âmes, le fatiguait, l'irritait. Même, à certains moments, les amis qu'il aimait le mieux. Il faisait effort pour ne pas trop le leur montrer ; mais cette contrainte le mettait dans une lassitude extrême. Il était tout heureux de se retrouver ensuite : car il s'était perdu ; impossible d'entendre les voix intérieures, au milieu des bavardages humains. Divin silence !… Il permit seulement que le concierge, ou l'un de ses enfants, vînt, deux ou trois fois par jour, voir ce dont il avait besoin. Il leur donnait aussi les billets, que, jusqu'au dernier jour, il continua d'échanger avec Emmanuel. Les deux amis étaient presque aussi malades l'un que l'autre ; ils ne se faisaient pas d'illusion. Par des chemins différents, le libre génie religieux de Christophe et le libre génie sans religion d'Emmanuel étaient parvenus à la même sérénité fraternelle. De leur écriture tremblante, qu'ils avaient de plus en plus de peine à lire, ils causaient, non de leur maladie, mais de ce qui avait toujours fait l'objet de leurs entretiens : de leur art, de l'avenir de leurs idées. Jusqu'au jour où, de sa main qui défaillait, Christophe traça le mot du roi de Suède, mourant, dans la bataille : « Ich habe genug, Bruder ; rette dich ! » 14 * Comme une succession d'étages, il embrassait l'ensemble de sa vie… L'immense effort de sa jeunesse pour prendre possession de soi, les luttes acharnées pour conquérir sur les autres le simple droit de vivre, pour se conquérir sur les démons de sa race. Même après la victoire, l'obligation de veiller, sans trêve, sur sa conquête, afin de la défendre contre la victoire même. La douceur, les épreuves de l'amitié, qui rouvre au cœur isolé par la lutte la grande famille humaine. La plénitude de l'art, le zénith de la vie. Régner orgueilleusement sur son esprit conquis. Se croire souverain de son destin. Et soudain rencontrer, au détour du chemin, les cavaliers de l'Apocalypse, le Deuil, la Passion, la Honte, l'avant-garde du Maître. Renversé, piétiné par les sabots des chevaux, se traîner tout sanglant jusqu'aux sommets où flambe, au milieu des nuées, le feu sauvage qui purifie. Se trouver face à face avec Dieu. Lutter ensemble, comme Jacob avec l'ange. Sortir du combat brisé. Adorer sa défaite, comprendre ses limites, s'efforcer d'accomplir la volonté du Maître, dans le domaine qu'il nous a assigné. Afin, quand les labours, les semailles, la moisson, quand le dur et beau labeur sera achevé, d'avoir gagné le droit de se reposer au pied des monts ensoleillés et de leur dire : – « Bénis vous êtes ! Je ne goûterai pas votre lumière. Mais votre ombre m'est douce… » Alors, la bien-aimée lui était apparue ; elle l'avait pris par la main ; et la mort, en brisant les barrières de son corps, avait, 14 « J'ai mon compte, frère, sauve-toi ! » dans l'âme de l'ami, fait couler l'âme de l'amie. Ensemble, ils étaient sortis de l'ombre des jours, et ils avaient atteint les bienheureux sommets, où, comme les trois Grâces, en une noble ronde, le passé, le présent, l'avenir se tiennent par la main, où le cœur apaisé regarde à la fois naître et finir les chagrins et les joies, où tout est Harmonie… Il était trop pressé, il se croyait déjà arrivé. Et l'étau qui serrait sa poitrine haletante, et le délire tumultueux des images qui heurtaient sa tête brûlante, lui rappelaient qu'il restait la dernière étape, la plus dure à fournir… En avant !… Il était cloué dans son lit, immobile. À l'étage au-dessus, une sotte petite femme pianotait, pendant des heures. Elle ne savait qu'un morceau ; elle répétait inlassablement les mêmes phrases ; elle y avait tant de plaisir ! Elles lui étaient une joie et une émotion de toutes les couleurs. Et Christophe comprenait son bonheur ; mais il en était agacé, à pleurer. Si du moins elle ne tapait pas si fort ! Le bruit était aussi odieux à Christophe que le vice… Il finit par se résigner. C'était dur d'apprendre à ne plus entendre. Pourtant, il y eut moins de peine qu'il n'eût pensé. Il s'éloignait de son corps. Ce corps malade et grossier… Quelle indignité d'y avoir été enfermé, tant d'années ! Il le regardait s'user, et il pensait : – Il n'en a plus pour longtemps. Il se demanda, pour tâter le pouls à son égoïsme humain : – Que préférerais-tu ? Ou que le souvenir de Christophe, de sa personne et de son nom s'éternisât et que son œuvre disparût ? Ou que son œuvre durât et qu'il ne restât aucune trace de ta personne et de ton nom ? Sans hésiter, il répondit : – Que je disparaisse, et que mon œuvre dure ! J'y gagne doublement : car il ne restera de moi que le plus vrai, que le seul vrai. Périsse Christophe !… Mais, peu de temps après, il sentit qu'il devenait aussi étranger à son œuvre qu'à lui-même. L'enfantine illusion de croire à la durée de son art ! Il avait la vision nette non seulement du peu qu'il avait fait, mais de la destruction qui guette toute la musique moderne. Plus vite que toute autre, la langue musicale se brûle ; au bout d'un siècle ou deux, elle n'est plus comprise que de quelques initiés. Pour qui existent encore Monteverdi et Lully ? Déjà, la mousse ronge les chênes de la forêt classique. Nos constructions sonores, où chantent nos passions, seront des temples vides, s'écrouleront dans l'oubli… Et Christophe s'étonnait de contempler ces ruines, et de n'en être pas troublé. – Est-ce que j'aime moins la vie ? se demandait-il étonné. Mais il comprit aussitôt qu'il l'aimait beaucoup plus… Pleurer sur les ruines de l'art ? Elles n'en valent pas la peine. L'art est l'ombre de l'homme, jetée sur la nature. Qu'ils disparaissent ensemble, lampés par le soleil ! Ils m'empêchent de le voir… l'immense trésor de la nature passe à travers nos doigts. L'intelligence humaine veut prendre l'eau qui coule, dans les mailles d'un filet. Notre musique est illusion. Notre échelle des sons, nos gammes sont invention. Elles ne correspondent à aucun son vivant. C'est un compromis de l'esprit entre les sons réels, une application du système métrique à l'infini mouvant. L'esprit avait besoin de ce mensonge, pour comprendre l'incompréhensible ; et, comme il voulait y croire, il y a cru. Mais cela n'est pas vrai. Cela n'est pas vivant. Et la jouissance, que donne à l'esprit cet ordre créé par lui, n'a été obtenue qu'en faussant l'intuition directe de ce qui est. De temps en temps, un génie, en contact passager avec la terre, aperçoit brusquement le torrent du réel, qui déborde les cadres de l'art. Les digues craquent. La nature rentre par une fissure. Mais aussitôt après, la fente est bouchée. Sauvegarde nécessaire pour la raison humaine ! Elle périrait, si ses yeux rencontraient les yeux de Jéhovah. Alors, elle recommence à cimenter sa cellule, où rien n'entre du dehors, qu'elle n'ait élaboré. Et cela est beau, peutêtre, pour ceux qui ne veulent pas voir… Mais moi, je veux voir ton visage, Jéhovah ! Dût-il m'anéantir, je veux entendre le tonnerre de ta voix. Le bruit de l'art me gêne. Que l'esprit se taise ! Silence à l'homme !… Mais quelques minutes après ces beaux discours, il chercha, en tâtonnant, une des feuilles de papier, éparses sur les draps, et il essaya encore d'y écrire quelques notes. Lorsqu'il s'aperçut de sa contradiction, il sourit, et il dit : – Ô ma vieille compagne, ma musique, tu es meilleure que moi. Je suis un ingrat, je te congédie. Mais toi, tu ne me quittes point ; tu ne te laisses pas rebuter par mes caprices. Pardon ! tu sais bien, ce sont des boutades. Je ne t'ai jamais trahie, tu ne m'as jamais trahi, nous sommes sûrs l'un de l'autre. Nous partirons ensemble, mon amie. Reste avec moi, jusqu'à la fin ! * Il venait de se réveiller d'une longue torpeur, lourde de fièvre et de rêves. D'étranges rêves, dont il était encore imprégné. Et maintenant, il se regardait, il se touchait, il se cherchait, il ne se retrouvait plus. Il lui semblait qu'il était « un autre ». Un autre, plus cher que lui-même… Qui donc ?… Il lui semblait qu'en rêve, un autre s'était incarné en lui. Olivier ? Grazia ?… Son cœur, sa tête étaient si faibles ! Il ne distinguait plus entre ses aimés. À quoi bon distinguer ? Il les aimait tous autant. Il restait ligoté, dans une sorte de béatitude accablante. Il ne voulait pas bouger. Il savait que la douleur, embusquée, le guettait, comme le chat et la souris. Il faisait le mort. Déjà !… Personne dans la chambre. Au-dessus de sa tête, le piano s'était tu. Solitude. Silence. Christophe soupira. – Qu'il est bon de se dire, à la fin de sa vie, qu'on n'a jamais été seul, même quand on l'était le plus ! Âmes que j'ai rencontrées sur ma route, frères qui m'avez, un instant, donné la main, esprits mystérieux éclos de ma pensée, morts et vivants, – tous vivants, – ô tout ce que j'ai aimé, tout ce que j'ai créé ! Vous m'entourez de votre chaude étreinte, vous me veillez, j'entends la musique de vos voix. Béni soit le destin, qui m'a fait don de vous ! Je suis riche, je suis riche… Mon cœur est rempli !… Il regardait la fenêtre… Un de ces beaux jours sans soleil, qui, disait Balzac le vieux, ressemblent à une belle aveugle… Christophe s'absorbait dans la vue passionnée d'une branche d'arbre qui passait devant les carreaux. La branche se gonflait, les bourgeons humides éclataient, les petites fleurs blanches s'épanouissaient ; il y avait, dans ces fleurs, dans ces feuilles, dans tout cet être qui ressuscitait, un tel abandon extasié à la force renaissante que Christophe ne sentait plus son oppression, son misérable corps qui mourait, pour revivre en la branche d'arbre. Le doux rayonnement de cette vie le baignait. C'était comme un baiser. Son cœur trop plein d'amour se donnait au bel arbre, qui souriait à ses derniers instants. Il songeait qu'à cette minute, des milliers d'êtres s'aimaient, que cette heure d'agonie pour lui, pour d'autres était une heure d'extase, qu'il en est toujours ainsi, que jamais ne tarit la joie puissante de vivre. Et, suffoquant, d'une voix qui n'obéissait plus à sa pensée, – (peut-être même aucun son ne sortait de sa gorge ; mais il ne s'en apercevait pas) – il entonna un cantique à la vie. Un orchestre invisible lui répondit. Christophe se disait : – Comment font-ils, pour savoir ? Nous n'avons pas répété. Pourvu qu'ils aillent jusqu'au bout, sans se tromper ! Il tâcha de se mettre sur son séant, afin qu'on le vît bien de tout l'orchestre, marquant la mesure, avec ses grands bras. Mais l'orchestre ne se trompait pas ; ils étaient sûrs d'eux-mêmes. Quelle merveilleuse musique ! Voici qu'ils improvisaient maintenant les réponses ! Christophe s'amusait : – Attends un peu, mon gaillard ! Je vais bien t'attraper. Et, donnant un coup de barre, il lançait capricieusement la barque, à droite, à gauche, dans des passes dangereuses. – Comment te tireras-tu de celle-ci ?… Et de celle-là ? Attrape !… Et encore de cette autre ? Ils s'en tiraient toujours ; ils répondaient aux audaces par d'autres encore plus risquées. – Qu'est-ce qu'ils vont inventer ? Sacrés malins !… Christophe criait bravo, et riait aux éclats. – Diable ! C'est qu'il devient difficile de les suivre ! Est-ce que je vais me laisser battre ?… Vous savez, ce n'est pas de jeu ! Je suis fourbu, aujourd'hui… N'importe ! Il ne sera pas dit qu'ils auront le dernier mot… Mais l'orchestre déployait une fantaisie d'une telle abondance, d'une telle nouveauté qu'il n'y avait plus moyen de faire autre chose que de rester, à l'entendre, bouche bée. On en avait le souffle coupé… Christophe se prenait en pitié : – Animal ! se disait-il, tu es vidé. Tais-toi ! L'instrument a donné tout ce qu'il pouvait. Assez de ce corps ! Il m'en faut un autre. Mais le corps se vengeait. De violents accès de toux l'empêchaient d'écouter : – Te tairas-tu ! Il se prenait à la gorge, il se frappait la poitrine à coups de poing, comme un ennemi qu'il fallait vaincre. Il se revit, au milieu d'une mêlée. Une foule hurlait. Un homme l'étreignit, à bras-le-corps. Ils roulaient ensemble. L'autre pesait sur lui. Il étouffait. – Lâche-moi, je veux entendre !… Je veux entendre ! Ou je te tue ! Il lui martelait la tête contre le mur. L'autre ne lâchait point. – Mais qui est-ce, à présent ? Avec qui est-ce que je lutte, enlacé ? Quel est ce corps que je tiens, qui me brûle ?… Mêlées hallucinées. Un chaos de passions. Fureur, luxure, soif de meurtre, morsures des étreintes charnelles, toute la bourbe de l'étang soulevée, une dernière fois… – Ah ! est-ce que cela ne sera pas bientôt la fin ? Est-ce que je ne vous arracherai pas, sangsues collées à ma chair ?… Tombe donc avec elles, ma charogne ! Des épaules, des reins, des genoux, Christophe, arc-bouté, repousse l'invisible ennemi… Il est libre !… Là-bas, la musique joue toujours, s'éloignant. Christophe, ruisselant de sueur, tend les bras vers elle : – Attends-moi ! Attends-moi ! Il court, pour la rejoindre. Il trébuche. Il bouscule tout… Il a couru si vite qu'il ne peut plus respirer. Son cœur bat, son sang bruit dans ses oreilles : un chemin de fer, qui roule sous un tunnel… – Est-ce bête, bon Dieu ! Il faisait à l'orchestre des signes désespérés, pour qu'on ne continuât pas sans lui… Enfin ! sorti du tunnel !… Le silence revenait. Il entendit, de nouveau. – Est-ce beau ! Est-ce beau ! Encore ! Hardi, mes gars… Mais de qui cela peut-il être ?… Vous dites ? Vous dites que cette musique est de Jean-Christophe Krafft ? Allons donc ! Quelle sottise ! Je l'ai connu, peut-être ! Jamais il n'eût été capable d'en écrire dix mesures… Qui est-ce qui tousse encore ? Ne faites pas de bruit ! Quel est cet accord-là ?… Et cet autre ?… Pas si vite ! Attendez !… Christophe poussait des cris inarticulés ; sa main, sur le drap qu'elle serrait, faisait le geste d'écrire ; et son cerveau épuisé, machinalement continuait à chercher de quels éléments étaient faits ces accords et ce qu'ils annonçaient. Il n'y parvenait point : l'émotion faisait lâcher prise. Il recommençait… Ah ! cette fois, c'était trop… – Arrêtez, arrêtez, je n'en puis plus… Sa volonté se desserra tout à fait. De douceur, Christophe ferma les yeux. Des larmes de bonheur coulaient de ses paupières closes. La petite fille qui le gardait, sans qu'il s'en aperçût, pieusement les essuya. Il ne sentait plus rien de ce qui se passait ici-bas. L'orchestre s'était tu, le laissant sur une harmonie vertigineuse, dont l'énigme n'était pas résolue. Le cerveau, obstiné, répétait : – Mais quel est cet accord ? Comment sortir de là ? Je voudrais pourtant bien trouver l'issue, avant la fin… Des voix s'élevaient maintenant. Une voix passionnée. Les yeux tragiques d'Anna… Mais dans le même instant, ce n'était plus Anna. Ces yeux pleins de bonté… – Grazia, est-ce toi ?… Qui de vous ? Qui de vous ? Je ne vous vois plus bien… Pourquoi donc le soleil est-il si long à venir ? Trois cloches tranquilles sonnèrent. Les moineaux, à la fenêtre, pépiaient pour lui rappeler l'heure où il leur donnait les miettes du déjeuner… Christophe revit en rêve sa petite chambre d'enfant… Les cloches, voici l'aube ! Les belles ondes sonores coulent dans l'air léger. Elles viennent de très loin, des villages là-bas… Le grondement du fleuve monte derrière la maison… Christophe se retrouve accoudé, à la fenêtre de l'escalier. Toute sa vie coulait sous ses yeux, comme le Rhin. Toute sa vie, toutes ses vies, Louisa, Gottfried, Olivier, Sabine… – Mère, amantes, amis… Comment est-ce qu'ils se nomment ?… Amour, où êtes-vous ? Où êtes-vous, mes âmes ? Je sais que vous êtes là, et je ne puis vous saisir. – Nous sommes avec toi. Paix, notre bien-aimé ! – Je ne veux plus vous perdre. Je vous ai tant cherchés ! – Ne te tourmente pas. Nous ne te quitterons plus. – Hélas ! le flot m'emporte. – Le fleuve qui t'emporte, nous emporte avec toi. – Où allons-nous ? – Au lieu où nous serons réunis. – Sera-ce bientôt ? – Regarde ! Et Christophe, faisant un suprême effort pour soulever la tête, – (Dieu ! qu'elle était pesante !) – vit le fleuve débordé, couvrant les champs, roulant auguste, lent, presque immobile. Et, comme une lueur d'acier, au bord de l'horizon, semblait courir vers lui une ligne de flots d'argent, qui tremblaient au soleil. Le bruit de l'Océan… Et son cœur, défaillant, demanda : – Est-ce Lui ? La voix de ses aimés lui répondit : – C'est Lui. Tandis que le cerveau, qui mourait, se disait : – La porte s'ouvre… Voici l'accord que je cherchais !… Mais ce n'est pas la fin ? Quels espaces nouveaux !… Nous continuerons demain. Ô joie, joie de se voir disparaître dans la paix souveraine du Dieu, qu'on s'est efforcé de servir, toute sa vie !… – Seigneur, n'es-tu pas trop mécontent de ton serviteur ? J'ai fait si peu ! Je ne pouvais davantage… J'ai lutté, j'ai souffert, j'ai erré, j'ai créé. Laisse-moi prendre haleine dans tes bras paternels. Un jour, je renaîtrai, pour de nouveaux combats. Et le grondement du fleuve, et la mer bruissante chantèrent avec lui : – Tu renaîtras. Repose ! Tout n'est plus qu'un seul cœur. Sourire de la nuit et du jour enlacés. Harmonie, couple auguste de l'amour et de la haine ! Je chanterai le Dieu aux deux puissantes ailes. Hosanna à la vie ! Hosanna à la mort ! * Saint Christophe a traversé le fleuve. Toute la nuit, il a marché contre le courant. Comme un rocher, son corps aux membres athlétiques émerge au-dessus des eaux. Sur son épaule gauche est l'Enfant, frêle et lourd. Saint Christophe s'appuie sur un pin arraché, qui ploie. Son échine aussi ploie. Ceux qui l'ont vu partir ont dit qu'il n'arriverait point. Et l'ont suivi longtemps leurs railleries et leurs rires. Puis, la nuit est tombée, et ils se sont lassés. À présent, Christophe est trop loin pour que les cris l'atteignent de ceux restés là-bas. Dans le bruit du torrent, il n'entend que la voix tranquille de l'Enfant, qui tient de son petit poing une mèche crépue sur le front du géant, et qui répète : « Marche ! » – Il marche, le dos courbé, les yeux, droit devant lui, fixés sur la rive obscure, dont les escarpements commencent à blanchir. Soudain, l'angélus tinte, et le troupeau des cloches s'éveille en bondissant. Voici l'aurore nouvelle ! Derrière la falaise, qui dresse sa noire façade, le soleil invisible monte dans un ciel d'or. Christophe, près de tomber, touche enfin à la rive. Et il dit à l'Enfant : – Nous voici arrivés ! Comme tu étais lourd ! Enfant, qui donc es-tu ? Et l'Enfant dit : – Je suis le jour qui va naître. FIN ADIEU À JEAN-CHRISTOPHE J'ai écrit la tragédie d'une génération qui va disparaître. Je n'ai cherché à rien dissimuler de ses vices et de ses vertus, de sa tristesse pesante, de son orgueil chaotique, de ses efforts héroïques et de ses accablements sous l'écrasant fardeau d'une tâche surhumaine ; toute une Somme du monde, une morale, une esthétique, une foi, une humanité nouvelle à refaire. – Voilà ce que nous fûmes. Hommes d'aujourd'hui, jeunes hommes, à votre tour ! Faites-vous de nos corps un marchepied, et allez de l'avant. Soyez plus grands et plus heureux que nous. Moi-même, je dis adieu à mon âme passée ; je la rejette derrière moi, comme une enveloppe vide. La vie est une suite de morts et de résurrections. Mourons, Christophe, pour renaître ! R. R. Octobre 1912. CHRISTOFORI FACIEM DIE QUACUMQUE TUERIS, ILLA NEMPE DIE NON MORTE MALA MORIERIS. Romain Rolland JEAN-CHRISTOPHE TOME IX LE BUISSON ARDENT (1911) PREMIÈRE PARTIE Calme du cœur. Les vents suspendus. L'air immobile… Christophe était tranquille ; la paix était en lui. Il éprouvait quelque fierté de l'avoir conquise. Et secrètement il en était contrit. Il s'étonnait du silence. Ses passions étaient endormies ; il croyait, de bonne foi, qu'elles ne se réveilleraient plus. Sa grande force, un peu brutale, s'assoupissait, sans objet, désœuvrée. Au fond, un vide secret, un : « à quoi bon », caché ; peut-être le sentiment du bonheur qu'il n'avait pas su saisir. Il n'avait plus assez à lutter ni contre soi, ni contre les autres. Il n'avait plus assez de peine, même à travailler. Il était arrivé au terme d'une étape ; il bénéficiait de la somme de ses efforts antérieurs ; il épuisait trop aisément la veine musicale qu'il avait ouverte ; et tandis que le public, naturellement en retard, découvrait et admirait ses œuvres passées, lui, s'en détachait, sans savoir encore s'il irait plus avant. Il jouissait, dans la création, d'un bonheur uniforme. L'art n'était plus pour lui, à cet instant de sa vie, qu'un bel instrument, dont il jouait en virtuose. Il se sentait, avec honte, devenir dilettante. « Il faut, disait Ibsen, pour persévérer dans l'art, autre chose et plus qu'un génie naturel : des passions, des douleurs qui remplissent la vie et lui donnent un sens. Sinon, l'on ne crée pas, on écrit des livres. » Christophe écrivait des livres. Il n'y était pas habitué. Ces livres étaient beaux. Il les eût préférés moins beaux et plus vivants. Cet athlète au repos, qui ne savait que faire de ses mus cles, regardait, avec le bâillement d'un fauve qui s'ennuie, les années, les années de tranquille travail qui l'attendaient. Et comme, avec son vieux fonds d'optimisme germanique, il se persuadait volontiers que tout était pour le mieux, il pensait que c'était là sans doute le terme inévitable ; il se flattait d'être sorti de la tourmente, d'être devenu son maître. Ce n'était pas beaucoup dire… Enfin ! On règne sur ce qu'on a, on est ce qu'on peut être… Il se croyait arrivé au port. * Les deux amis n'habitaient pas ensemble. Quand Jacqueline était partie, Christophe avait pensé qu'Olivier reviendrait s'installer chez lui. Mais Olivier ne le pouvait point. Malgré le besoin qu'il avait de se rapprocher de Christophe, il sentait l'impossibilité de reprendre avec lui l'existence d'autrefois. Après les années passées avec Jacqueline, il lui eût semblé intolérable, et même sacrilège d'introduire un autre dans l'intimité de sa vie, – cet autre l'aimât-il mieux et fût-il mieux aimé de lui que Jacqueline. – Cela ne se raisonne pas… Christophe avait eu peine à comprendre. Il revenait à la charge, il s'étonnait, il s'attristait, il s'indignait… Puis son instinct, supérieur à son intelligence, l'avertit. Brusquement il se tut, et trouva qu'Olivier avait raison. Mais ils se voyaient, chaque jour, et jamais ils n'avaient été plus unis. Peut-être n'échangeaient-ils pas dans leurs entretiens les pensées les plus intimes. Ils n'en avaient pas besoin. L'échange se faisait sans paroles, par la grâce des cœurs aimants. Tous deux causaient peu, absorbés, l'un dans son art, et l'autre dans ses souvenirs. La peine d'Olivier s'atténuait ; mais il ne faisait rien pour cela, il s'y complaisait presque : ce fut pendant longtemps sa seule raison de vivre. Il aimait son enfant ; mais son enfant – un bébé vagissant – ne pouvait tenir grande place dans sa vie. Il y a des hommes qui sont plus amants que pères. Il ne servirait à rien de s'en scandaliser. La nature n'est pas uniforme ; et il serait absurde de vouloir imposer à tous les mêmes lois du cœur. Nul n'a le droit de sacrifier ses devoirs à son cœur. Du moins, faut-il reconnaître au cœur le droit de n'être pas heureux, en faisant son devoir. Ce qu'Olivier aimait le plus en son enfant, c'était celle dont son enfant était la chair. Jusqu'à ces derniers temps, il avait prêté peu d'attention aux souffrances des autres. Il était un intellectuel, qui vit trop enfermé en soi. Ce n'était pas égoïsme, c'était l'habitude maladive du rêve. Jacqueline avait encore élargi le vide autour de lui ; son amour avait tracé entre Olivier et le reste des hommes un cercle magique, qui persistait après que l'amour n'était plus. Et puis, il était de tempérament, un aristocrate. Depuis l'enfance, en dépit de son cœur tendre, il s'était tenu éloigné de la foule, par une délicatesse instinctive de corps et d'âme. L'odeur et les pensées publiques lui répugnaient. Mais tout avait changé, à la suite d'un fait-divers banal, dont il venait d'être le témoin. * Il avait loué un appartement très modeste, dans le haut Montrouge, non loin de Christophe et de Cécile. Le quartier était populaire, la maison habitée par de petits rentiers, des employés, et quelques ménages ouvriers. En un autre temps, il eût souffert de ce milieu où il se trouvait un étranger ; mais en ce moment, peu lui importait, ici ou là : il se trouvait partout un étranger. Il ne savait pas qui il avait pour voisins, et il ne voulait pas le savoir. Quand il revenait du travail – (il avait pris un emploi dans une maison d'éditions) – il s'enfermait avec ses souvenirs, et il n'en sortait que pour aller voir son enfant et Christophe. Son logement n'était pas le foyer : c'était la chambre noire où se fixent les images du passé ; plus elle était noire et nue, plus nettement les images ressortaient. À peine remarquait-il les figures qu'il croisait sur l'escalier. À son insu pourtant certaines se fixaient en lui. Il est des esprits qui ne voient bien les choses qu'après qu'elles sont passées. Mais alors, rien ne leur échappe, les moindres détails sont gravés au burin. Tel était Olivier : peuplé d'ombres des vivants. Au choc d'une émotion, elles surgissaient ; et Olivier les reconnaissait sans les avoir connues, parfois tendait les mains pour les saisir… Trop tard !… Un jour, en sortant, il vit un rassemblement devant la porte de sa maison, autour de la concierge qui pérorait. Il était si peu curieux qu'il eût continué son chemin sans s'informer ; mais la concierge, désireuse de recruter un auditeur de plus, l'arrêta, lui demandant s'il savait ce qui était arrivé à ces pauvres Roussel. Olivier ne savait même pas qui étaient « ces pauvres Roussel » ; et il prêta l'oreille, avec une indifférence polie. Quand il apprit qu'une famille d'ouvriers, père, mère et cinq enfants, venait de se suicider de misère, dans sa maison, il resta comme les autres à regarder les murs, en écoutant la narratrice qui ne se lassait pas de recommencer l'histoire. À mesure qu'elle parlait, des souvenirs lui revenaient, il s'apercevait qu'il avait vu ces gens ; il posa des questions… Oui, il les reconnaissait : l'homme – (il entendait sa respiration sifflante dans l'escalier) – un ouvrier boulanger, au teint blême, le sang bu par la chaleur du four, les joues creuses, mal rasé ; atteint d'une pneumonie, au commencement de l'hiver, il s'était remis à la tâche, insuffisamment guéri ; une rechute était survenue ; depuis trois semaines, il était sans travail et sans forces. La femme, traînant d'incessantes grossesses, percluse de rhumatismes, s'épuisait à faire quelques ménages, passait les journées en courses, pour tâcher d'obtenir de l'Assistance Publique de maigres secours qui ne se pressaient pas de venir. En attendant, les enfants venaient, et ils ne se lassaient point : onze ans, sept ans, trois ans – sans compter deux autres qu'on avait perdu sur la route ; – et pour achever, deux jumeaux qui avaient bien choisi le moment pour faire leur apparition : ils étaient nés, le mois passé ! – Le jour de leur naissance, racontait une voisine, l'aînée des cinq, la petite de onze ans, Justine – pauvre gosse ! – s'est mise à sangloter, demandant comment elle viendrait à bout de les porter tous les deux… Olivier revit sur le champ l'image de la fillette, – un front volumineux, des cheveux pâles tirés en arrière, les yeux gris troubles, à fleur de tête. On la rencontrait toujours portant les provisions, ou la sœur plus petite ; ou bien elle tenait par la main le frère de sept ans, un garçon chétif, au minois fin, qui avait un œil perdu. Quand ils se croisaient dans l'escalier, Olivier disait, avec sa politesse distraite : – Pardon, mademoiselle. Elle ne disait rien ; elle passait, raide, s'effaçant à peine ; mais cette courtoisie illusoire lui faisait un secret plaisir. La veille au soir, à six heures, en descendant, il l'avait rencontrée pour la dernière fois ; elle montait un seau de charbon de bois. La charge semblait bien lourde. Mais c'est chose naturelle, pour les enfants du peuple. Olivier avait salué, comme d'habitude, sans regarder. Quelques marches plus bas, levant machinalement la tête, il avait vu, penchée sur le palier, la petite figure crispée, qui le regardait descendre. Elle avait aussitôt repris sa montée. Savait-elle où cette montée la menait ? – Olivier n'en doutait pas, et il était obsédé par la pensée de cette enfant, qui portait dans son seau trop lourd, la mort, – la délivrance… Les malheureux petits, pour qui ne plus être voulait dire ne plus souffrir ! Il ne put continuer sa promenade. Il rentra dans sa chambre. Mais là, savoir ces morts près de lui… Quelques cloisons l'en séparaient… Penser qu'il avait vécu à côté de ces angoisses ! Il alla voir Christophe. Il avait le cœur serré ; il se disait qu'il était monstrueux de s'absorber, comme il avait fait, dans de vains regrets d'amour, lorsque tant d'êtres souffraient de malheurs mille fois pires, et qu'on pouvait les sauver. Son émotion était profonde ; elle n'eût pas de peine à se communiquer. Christophe fût remué à son tour. Au récit d'Olivier, il déchira la page qu'il venait d'écrire, se traitant d'égoïste qui s'amuse à des jeux d'enfants… Mais ensuite, il ramassa les morceaux déchirés. Il était trop pris par sa musique ; et son instinct lui disait qu'une œuvre d'art de moins ne ferait pas un heureux de plus. Cette tragédie de la misère n'était pour lui rien de nouveau ; depuis l'enfance, il était habitué à marcher sur le bord de tels abîmes, et à n'y pas tomber. Même il était sévère pour le suicide, à ce moment de sa vie où il se sentait en pleine force et ne concevait pas qu'on pût, pour quelque souffrance que ce fût, renoncer à la lutte. La souffrance et la lutte, qu'y a-t-il de plus normal ? C'est l'échine de l'univers. Olivier avait aussi passé par des épreuves semblables ; mais jamais il n'avait pu en prendre son parti, ni pour lui, ni pour les autres. Il avait horreur de cette misère où la vie de sa chère Antoinette s'était consumée. Après qu'il avait épousé Jacqueline, quand il s'était laissé amollir par la richesse et par l'amour, il avait eu hâte d'écarter le souvenir des tristes années où sa sœur et lui s'épuisaient à gagner chaque jour, leur droit à vivre le lendemain, sans savoir s'ils y réussiraient. Ces images reparaissaient, à présent qu'il n'avait plus son égoïsme d'amour à sauvegarder. Au lieu de fuir le visage de la souffrance, il se mit à sa recherche. Il n'avait pas beaucoup de chemin à faire pour la trouver. Dans son état d'esprit, il devait la voir partout. Elle remplissait le monde. Le monde, cet hôpital… Ô douleurs, agonies ! Tortures de chair blessée, pantelante, qui pourrit vivante ! Supplices silencieux des cœurs que le chagrin consume ! Enfants privés de tendresse, filles privées d'espoir, femmes séduites et trahies, hommes déçus dans leurs amitiés, leurs amours et leur foi, lamentable cortège des malheureux que la vie a meur- tris ! Le plus atroce n'est pas la misère et la maladie ; c'est la cruauté des hommes, les uns envers les autres. À peine Olivier eut-il levé la trappe qui fermait l'enfer humain que monta vers lui la clameur de tous les opprimés, prolétaires exploités, peuples persécutés, l'Arménie massacrée, la Finlande étouffée, la Pologne écartelée, la Russie martyrisée, l'Afrique livrée en curée aux loups européens, les misérables de tout le genre humain. Il en fût suffoqué ; il l'entendait partout, il ne pouvait plus concevoir qu'on pensât à autre chose. Il en parlait sans cesse à Christophe. Christophe, troublé, disait : – Tais-toi ! laisse-moi travailler. Et comme il avait peine à reprendre son équilibre il s'irritait, jurait : – Au diable ! Ma journée est perdue ! Te voilà bien avancé. Olivier s'excusait. – Mon petit, disait Christophe, il ne faut pas toujours regarder dans le gouffre. On ne peut plus vivre. – Il faut tendre la main à ceux qui sont dans le gouffre. – Sans doute. Mais comment ? En nous-y jetant aussi ? Car c'est cela que tu veux. Tu as une propension à ne plus voir dans la vie que ce qu'elle a de triste. Que le bon Dieu te bénisse ! Ce pessimisme est charitable, assurément ; mais il est déprimant. Veux-tu du bonheur ? D'abord, sois heureux ! – Heureux ! Comment peut-on avoir le cœur de l'être, quand on voit tant de souffrances ? Il ne peut y avoir de bonheur qu'à tâcher de les diminuer. – Fort bien. Mais ce n'est pas en allant me battre à tort et à travers que j'aiderai les malheureux. Un mauvais soldat de plus, ce n'est guère. Mais je puis consoler par mon art, répandre la force et la joie. Sais-tu combien de misérables ont été soutenus dans leurs peines par la beauté d'une chanson ailée ? À chacun son métier ! Vous autres de France, en généreux hurluberlus, vous êtes toujours les premiers à manifester contre toutes les injustices, d'Espagne ou de Russie, sans savoir au juste de quoi il s'agit. Je vous aime pour cela. Mais croyez-vous que vous avanciez les choses. Vous vous y jetez en brouillons, et le résultat est nul, – quand il n'est pas pire… Et vois, jamais votre art n'a été plus fade qu'en ce temps où vos artistes prétendent se mêler à l'action universelle. Étrange, que tant de petits-maîtres dilettantes et roués s'érigent en apôtres ! Ils feraient beaucoup mieux de verser à leur peuple un vin moins frelaté. – Mon premier devoir, c'est de bien faire ce que je fais, et de vous fabriquer une musique saine, qui vous redonne du sang et mette en vous du soleil. * Pour répandre le soleil sur les autres, il faut l'avoir en soi. Olivier en manquait. Comme les meilleurs d'aujourd'hui, il n'était pas assez fort pour rayonner la force, à lui tout seul. Il ne l'aurait pu qu'en s'unissant avec d'autres. Mais avec qui s'unir ? Libre d'esprit et religieux de cœur, il était rejeté de tous les partis politiques et religieux. Ils rivalisaient tous entre eux, d'intolérance et d'étroitesse. Dès qu'ils avaient le pouvoir, c'était pour en abuser. Seuls, les opprimés attiraient Olivier. En ceci du moins il partageait l'opinion de Christophe, qu'avant de combattre les injustices lointaines, on doit combattre les injustices prochaines, celles qui nous entourent et dont nous sommes plus ou moins responsables. Trop de gens se contentent, en protestant contre le mal commis par d'autres, sans songer à celui qu'ils font. Il s'occupa d'abord d'assistance aux pauvres. Son amie, madame Arnaud, faisait partie d'une œuvre charitable. Olivier s'y fit admettre. Dans les premiers temps, il eût plus d'un mécompte : les pauvres dont il dut se charger n'étaient pas tous dignes d'intérêt ; ou ils répondaient mal à la sympathie, ils se méfiaient de lui, ils lui restaient fermés. D'ailleurs, un intellectuel a peine à se satisfaire de la charité toute simple : elle arrose une si petite province du pays de misère ! Son action est presque toujours morcelée, fragmentaire ; elle semble aller au hasard, et panser les blessures, au fur et à mesure qu'elle en découvre ; elle est, en général, trop modeste et trop pressée pour s'aventurer jusqu'aux racines du mal. Or, c'est là une recherche dont l'esprit d'Olivier ne pouvait se passer. Il se mit à étudier le problème de la misère sociale. Il ne manquait point de guides. En ce temps, la question sociale était devenue une question de société. On en parlait dans les salons, dans les romans, au théâtre. Chacun avait la prétention de la connaître. Une partie de la jeunesse y dépensait le meilleur de ses forces. À toute génération nouvelle il faut une belle folie. Même les plus égoïstes parmi les jeunes gens ont un trop-plein de vie, un capital d'énergie qui ne veut point rester improductif ; ils cherchent à le dépenser dans une action, ou – (plus prudemment) – dans une théorie. Aviation ou Révolution. Le sport des muscles ou celui des idées. On a besoin, quand on est jeune, de se donner l'illusion qu'on participe à un grand mouvement de l'humanité, qu'on renouvelle le monde. On a des sens qui vibrent à tous les souffles de l'univers. On est si libre et si léger ! On ne s'est pas encore chargé du lest d'une famille, on n'a rien, on ne risque guère. On est bien généreux, quand on peut renoncer à ce qu'on ne tient pas encore. Et puis, il est si bon d'aimer et de haïr, et de croire qu'on transforme la terre avec des rêves et des cris ! Les jeunes gens sont comme des chiens aux écou- tes : ils frémissent et ils aboient au vent. Une injustice commise, à l'autre bout du monde, les faisait délirer… Aboiements dans la nuit. D'une ferme à l'autre, au milieu des grands bois, ils se répondaient sans répit. La nuit était agitée. Il n'était pas facile de dormir, en ce temps-là ! Le vent charriait dans l'air l'écho de tant d'injustices !… L'injustice est innombrable ; pour remédier à l'une, on risque d'en causer d'autres. Qu'est-ce que l'injustice ? – Pour l'un, c'est la paix honteuse, la patrie démembrée. Pour l'autre, c'est la guerre. Pour celui-ci, c'est le passé détruit, c'est le prince banni ; pour celui-là, c'est l'Église spoliée ; pour ce troisième, c'est l'avenir étouffé, la liberté en danger. Pour le peuple, c'est l'inégalité ; et pour l'élite, c'est l'égalité. Il y a tant d'injustices différentes que chaque époque choisit la sienne, – celle qu'elle combat, et celle qu'elle favorise. À ce moment, le plus gros des efforts du monde étaient tournés contre les injustices sociales, – et visaient inconsciemment à en préparer de nouvelles. Certes, ces injustices étaient lourdes et s'étalaient aux yeux, depuis que la classe ouvrière, croissant en nombre et en puissance, était devenue un des rouages essentiels de l'État. Mais en dépit des déclamations de ses tribuns et ses bardes, la situation de cette classe n'était pas pire, elle était meilleure qu'elle n'avait été dans le passé ; et le changement ne venait pas de ce qu'elle souffrait plus, mais de ce qu'elle était plus forte. Plus forte, par la force même du capital ennemi, par la fatalité du développement économique et industriel, qui avait rassemblé ces travailleurs en armées prêtes au combat et, par le machinisme, qui leur avait mis les armes à la main, avait fait de chaque contremaître un maître qui commandait à la lumière, à la foudre, à l'énergie du monde. De cette masse énorme de forces élémentaires que des chefs depuis peu tâchaient d'organiser, se déga- geaient une chaleur de brasier, des ondes électriques qui parcouraient le corps de la société humaine. Ce n'était pas par sa justice, ou par la nouveauté et la force de ses idées que la cause de ce peuple remuait la bourgeoisie intelligente, bien qu'ils voulussent le croire. C'était par sa vitalité. Sa justice ? Mille autres justices étaient violées dans le monde, sans que le monde s'en émût. Ses idées ? Des lambeaux de vérités, ramassées ça et là, ajustées à la taille d'une classe, aux dépens des autres classes. Des credo absurdes comme tous les credo, – Droit divin des rois, Infaillibilité des papes, Règne du prolétariat, Suffrage universel, Égalité des hommes, – pareillement absurdes si l'on ne considère que leur valeur de raison, et non la force qui les anime. Qu'importait leur médiocrité ? Les idées ne conquièrent pas le monde, en tant qu'idées ; mais en tant que forces. Elles ne prennent pas les hommes par leur contenu intellectuel, mais par le rayonnement vital, qui, à certaines heures de l'histoire, s'en dégage. On dirait un fumet qui monte : les odorats les plus grossiers en sont saisis. La plus sublime idée restera sans effet, jusqu'au jour où elle devient contagieuse, non par ses propres mérites, mais par ceux des groupes humains qui l'incarnent et lui transfusent leur sang. Alors la plante desséchée, la rose de Jéricho, soudainement fleurit, grandit, remplit l'air de son arôme violent. – Ces pensées, dont l'éclatant drapeau menait les classes ouvrières à l'assaut de la citadelle bourgeoise, étaient sorties du cerveau de rêveurs bourgeois. Tant qu'elles étaient restées dans les livres des bourgeois, elles étaient comme mortes : des objets de musée, des momies emmaillotées dans des vitrines, que personne ne regarde. Mais aussitôt que le peuple s'en était emparé, il les avait faites peuple, il y avait ajouté sa réalité fiévreuse, qui les déformait, et qui les animait, soufflant dans ces raisons abstraites les espoirs hallucinés, un vent brûlant d'Hégire. Elle se propageait de l'un à l'autre. On en était touché, sans savoir ni par qui, ni comment elles avaient été apportées. Les personnes ne comptaient guère. L'épidémie morale continuait de s'étendre ; et il se pouvait que des êtres bornés la communiquassent à des êtres d'élite. Chacun en était porteur, à son insu. Ces phénomènes de contagion intellectuelle sont de tous temps et de tous pays ; ils se font sentir même dans les États aristocratiques, où tâchaient de se maintenir des castes fermées. Mais nulle part, ils ne sont plus foudroyants que dans les démocraties, qui ne conservent aucune barrière sanitaire entre l'élite et la foule. Celle-là est aussitôt contaminée. En dépit de son orgueil et de son intelligence, elle ne peut résister à la contagion : car elle est bien plus faible qu'elle ne pense. L'intelligence est un îlot, que les marées humaines rongent, effritent et recouvrent. Elle n'émerge de nouveau que quand le flux se retire. – On admire l'abnégation des privilégiés français qui abdiquèrent leurs droits, dans la nuit du 4 Août. Ce qui est le plus admirable sans doute, c'est qu'ils n'ont pu faire autrement. J'imagine que bon nombre d'entre eux, rentrés dans leur hôtel, se sont dit : « Qu'ai-je fait ? J'étais ivre… » La magnifique ivresse ! Loué soit le bon vin de la vigne qui le donne ! La vigne dont le sang enivra les privilégiés de la vieille France, ce n'étaient pas eux qui l'avaient plantée. Le vin était tiré, il n'y avait plus qu'à le boire. Qui le buvait, délirait. Même ceux qui ne buvaient point avaient le vertige, rien qu'à humer en passant l'odeur de la cuvée. Vendanges de la Révolution !… Du vin de 89, il ne reste plus à présent, dans les celliers de famille, que quelques bouteilles éventées ; mais les enfants de nos petits-enfants se souviendront que leurs arrière-grands-pères en eurent la tête tournée. C'était un vin plus âpre, mais non moins fort, qui montait au cerveau des jeunes bourgeois de la génération d'Olivier. Ils offraient leur classe en sacrifice au dieu nouveau, Deo ignoto ; – le Peuple. * Certes, ils n'étaient pas tous également sincères. Beaucoup ne voyaient qu'une occasion de se distinguer de leur classe, en affectant de la mépriser. Pour la plupart, c'était un passe-temps intellectuel, un entraînement oratoire, qu'ils ne prenaient pas tout à fait au sérieux. Il y a plaisir à croire que l'on croit à une cause, que l'on se bat pour elle, ou bien que l'on se battra, – du moins, qu'on pourrait se battre. Il n'est même pas mauvais de penser que l'on risque quelque chose. Émotions de théâtre. Elles sont bien innocentes, quand on s'y livre naïvement, sans qu'il s'y mêle de calcul intéressé. – Mais d'autres, plus avisés, ne jouaient qu'à bon escient ; le mouvement populaire leur était un moyen d'arriver. Tels les pirates Northmans, ils profitaient de la mer montante pour lancer leur barque à l'intérieur des terres ; ils comptaient pénétrer au fond des grands estuaires, et rester agrippés aux villes conquises, tandis que la mer se retire. La passe était étroite, et le flot capricieux : il fallait être habile. Mais deux ou trois générations de démagogie ont formé une race de corsaires, pour qui le métier n'a plus de secrets. Ils passaient hardiment, et n'avaient même pas un regard pour ceux qui sombraient. Cette canaille-là est de tous les partis ; grâce à Dieu, aucun parti n'en est responsable. Mais le dégoût que ces aventuriers inspiraient aux sincères et aux convaincus avait conduit certains à désespérer de leur classe. Olivier voyait de jeunes bourgeois riches et instruits, qui avaient le sentiment de la déchéance de la bourgeoisie et de leur inutilité. Il n'avait que trop de penchant à sympathiser avec eux. Après avoir cru d'abord à la rénovation du peuple par l'élite, après avoir fondé des Universités populaires et y avoir dépensé beaucoup de temps et d'argent, ils avaient constaté l'échec de leurs efforts ; l'espoir avait été excessif, le découragement l'était aussi. Le peuple n'était pas venu à leur appel, ou il s'était sauvé. Quand il venait, il entendait tout de travers, il ne prenait de la culture bourgeoise que les vices. En- fin, plus d'une brebis galeuse s'étaient glissées dans les rangs des apôtres bourgeois, et les avaient discrédités, en exploitant du même coup le peuple et les bourgeois. Alors, il semblait aux gens de bonne foi que la bourgeoisie était condamnée, qu'elle ne pouvait qu'infecter le peuple, et que le peuple devait à tout prix se libérer d'elle, faire son chemin tout seul. Ils restaient donc sans autre action possible que d'annoncer un mouvement qui se ferait sans eux et contre eux. Les uns y trouvaient une joie de renoncement, de sympathie humaine, profonde et désintéressée, qui se nourrit de son sacrifice. Aimer, se donner ! La jeunesse est si riche de son propre fonds qu'elle peut se passer d'être payée de retour ; elle ne craint pas de rester dépourvue. – D'autres satisfaisaient là un plaisir de raison, une logique impérieuse ; ils se sacrifiaient non aux hommes, mais aux idées. C'étaient les plus intrépides. Ils éprouvaient une jouissance orgueilleuse à déduire de leurs raisonnements la fin fatale de leur classe. Il leur eût été plus pénible de voir leurs prédictions démenties que d'être écrasés sous le poids. Dans leur ivresse intellectuelle, ils criaient à ceux du dehors : « Plus fort ! Frappez plus fort. Qu'il ne reste plus rien de nous ! » – Ils s'étaient faits les théoriciens de la violence. De la violence des autres. Car, suivant l'habitude, ces apôtres de l'énergie brutale étaient presque toujours des gens débiles et distingués. Quelques-uns, fonctionnaires de cet État qu'ils parlaient de détruire, fonctionnaires appliqués, consciencieux et soumis. Leur violence théorique était la revanche de leur débilité, de leurs rancœurs et de la compression de leur vie. Mais elle était surtout l'indice des orages qui grondaient autour d'eux. Les théoriciens, sont comme les météorologistes : ils disent, en termes scientifiques, le temps non pas qu'il fera, mais qu'il fait. Ils sont la girouette, qui marque d'où souffle le vent. Quand ils tournent ils ne sont pas loin de croire qu'ils font tourner le vent. Le vent avait tourné. Les idées s'usent vite dans une démocratie : d'autant plus qu'elles se sont plus vite propagées. Combien de républicains en France s'étaient, en moins de cinquante ans, dégoûtés de la république, du suffrage universel, et de tant de libertés conquises avec ivresse ! Après le culte fétichiste du nombre, après l'optimisme béat qui avait cru aux saintes majorités et qui en attendait le progrès humain, l'esprit de violence soufflait ; l'incapacité des majorités à se gouverner elles-mêmes, leur vénalité, leur veulerie, leur basse et peureuse aversion de toute supériorité, leur lâcheté oppressive, soulevaient la révolte ; les minorités énergiques – toutes les minorités – en appelaient à la force. Un rapprochement baroque, et cependant fatal, se faisait entre les royalistes de l'Action Française et les syndicalistes de C. G. T. Balzac parle, quelque part, de ces hommes de son temps, « aristocrates par inclination, qui se faisaient républicains par dépit, uniquement pour trouver beaucoup d'inférieurs parmi leurs égaux »… Maigre plaisir ! Il faut contraindre ces inférieurs à se reconnaître tels ; et pour cela, nul moyen qu'une autorité qui impose la suprématie de l'élite – ouvrière ou bourgeoise – au nombre qui l'opprime. Les jeunes intellectuels, petits bourgeois orgueilleux, se faisaient royalistes, ou révolutionnaires, par amour-propre froissé et par haine de l'égalité démocratique. Et les théoriciens désintéressés, les philosophes de la violence, en bonnes girouettes, se dressaient audessus d'eux, oriflammes de la tempête. Il y avait enfin la bande des littérateurs en quête d'inspiration, – de ceux qui savent écrire, mais ne savent quoi écrire : comme les Grecs à Aulis, bloqués par le calme plat, ils ne peuvent plus avancer, et guettent impatiemment le bon vent, quel qui soit, qui viendra gonfler leurs voiles. – On voyait là des illustres, de ceux que l'Affaire Dreyfus avait inopinément arrachés à leurs travaux de style et lancés dans les réunions publiques. Exemple trop suivi au gré des initiateurs. Une foule de littérateurs s'occupaient maintenant de politique, et prétendaient régenter les affaires de l'État. Tout leur était prétexte à former des ligues, lancer des manifestes, sauver le Capitole. Après les intellectuels de l'avant-garde, les intellectuels de l'arrière : les uns valaient les autres. Chacun des deux partis traitait l'autre d'intellectuel, et se traitait lui-même d'intelligent. Ceux qui avaient la chance de posséder dans leurs veines quelques gouttes de sang du peuple, en étaient glorieux ; ils y trempaient leur plume. – Tous bourgeois mécontents, et cherchant à reprendre l'autorité que la bourgeoisie avait, par son égoïsme, irrémédiablement perdue. Il était rare que ces apôtres soutinssent longtemps leur zèle apostolique. Au début, la cause leur valait des succès qui n'étaient probablement pas dus à leurs dons oratoires. Leur amour-propre en était délicieusement flatté. Depuis, ils continuaient, avec moins de succès, et quelque peur secrète d'être un peu ridicules. À la longue, ce dernier sentiment tendait à l'emporter, doublé de la lassitude d'un rôle difficile à jouer, pour des hommes de leurs goûts distingués et de leur scepticisme. Ils attendaient, pour battre en retraite, que le vent le leur permît, et aussi leur escorte. Car ils étaient prisonniers et de l'une et de l'autre. Ces Voltaire et ces Joseph de Maistre des temps nouveaux cachaient sous leur hardiesse d'écrits une incertitude épeurée, qui tâtait le terrain, craignait de se compromettre auprès des jeunes gens, s'évertuait à leur plaire, à jouer les jouvenceaux. Révolutionnaires, ou contrerévolutionnaires, par littérature, ils se résignaient à suivre la mode littéraire qu'ils avaient contribué à fonder. Le type le plus curieux qu'Olivier rencontra, dans cette petite avant-garde bourgeoise de la Révolution, fut le révolutionnaire par timidité. L'échantillon qu'il en avait sous les yeux se nommait Pierre Canet. De riche bourgeoisie, et de famille conservatrice, hermétiquement fermée aux idées nouvelles : magistrats et fonctionnaires, qui s'étaient illustrés en boudant le pouvoir ou en se faisant révoquer ; gros bourgeois du Marais qui flirtaient avec l'Église : pensaient peu, mais bien. Il s'était marié, par désœuvrement, avec une femme au nom aristocratique, qui ne pensait pas moins bien, ni davantage. Ce monde bigot, étroit et arriéré, qui remâchait perpétuellement sa morgue et son amertume, avait fini par l'exaspérer, – d'autant plus que sa femme était laide et l'assommait. D'intelligence moyenne, d'esprit assez ouvert, il avait des aspirations libérales, sans trop savoir en quoi elles consistaient : ce n'était pas dans son milieu qu'il aurait pu apprendre ce qu'était la liberté. Tout ce qu'il savait c'est qu'elle n'était point là ; et il se figurait qu'il suffisait d'en sortir pour la trouver. Il était incapable de marcher seul. Dès ses premiers pas au dehors, il fut heureux de se joindre à des amis de collège, dont certains étaient férus des idées syndicalistes. Il se trouvait encore plus dépaysé dans ce monde que dans celui d'où il venait ; mais il ne voulut pas en convenir : il lui fallait bien vivre quelque part ; et des gens de sa nuance (c'est-à-dire sans nuance) il n'en pouvait trouver. Dieu sait pourtant que la graine n'en est pas rare en France ! Mais ils ont honte d'eux-mêmes : ils se cachent, ou se teignent en l'une des couleurs politiques à la mode, voire en plusieurs. Suivant l'habitude, il s'était attaché surtout à celui de ses nouveaux amis qui était le plus différent de lui. Ce Français, bourgeois français et provincial dans l'âme, s'était fait le fidèle Achate d'un jeune docteur juif, Manousse Heimann, un Russe réfugié, qui, à la façon de beaucoup de ses compatriotes, avait le double don de s'installer chez les autres comme chez lui, et de se trouver si parfaitement à l'aise dans toute révolution qu'on pouvait se demander si c'était le jeu, ou la cause qui l'intéressait en elle. Ses épreuves et celles des autres lui étaient un divertissement. Sincèrement révolutionnaire, ses habitudes d'esprit scientifique lui faisaient regarder les révolutionnaires (lui, compris), comme des sortes d'aliénés. Il observait cette aliénation, tout en la cultivant. Son dilettantisme exalté et son extrême inconstance d'esprit lui faisaient rechercher les milieux les plus opposés. Il avait des accointances parmi les hommes au pou- voir, et jusque dans le monde de la police ; il furetait partout, avec cette curiosité inquiétante qui donne à tant de révolutionnaires russes l'apparence de jouer un double jeu, et qui parfois de cette apparence fait une réalité. Ce n'est pas trahison, c'est versatilité, souvent désintéressée. Que d'hommes d'action, pour qui l'action est un théâtre, où ils apportent les aptitudes de bons comédiens, honnêtes, mais toujours prêts de changer de rôles ! À celui de révolutionnaire Manousse était fidèle, autant qu'il pouvait l'être : c'était le personnage qui s'accordait le mieux avec son anarchisme naturel et avec le plaisir qu'il avait à démolir les lois des pays où il passait. Malgré tout, ce n'était qu'un rôle. On ne savait jamais la part d'invention et celle de réalité qu'il y avait dans ses propos ; lui-même finissait par ne plus le savoir très bien. Intelligent et moqueur, doué de la finesse psychologique de sa double race, sachant lire à merveille dans les faiblesses des autres, comme dans les siennes, et habile à en jouer, il n'avait pas eu de peine à dominer Canet. Il trouvait plaisant d'entraîner ce Sancho Pança dans des équipées à la Don Quichotte. Il disposait sans façon de lui, de sa volonté, de son temps de son argent, – non pour son propre compte (il n'avait pas de besoins, on ne savait de quoi il vivait), – mais pour les manifestations les plus compromettantes de la cause. Canet se laissait faire ; il tâchait de se persuader qu'il pensait comme Manousse. Il savait très bien le contraire : ces idées l'effaraient ; elles choquaient son bon sens. Et il n'aimait pas le peuple. De plus, il n'était pas brave. Ce gros garçon, grand, large et corpulent, à la figure poupine, complètement rasée, le souffle court, la parole affable, pompeuse et enfantine, qui avait des pectoraux d'Hercule Farnèse, et qui était d'une jolie force à la boxe et au bâton, était le plus timide des hommes. S'il s'enorgueillissait de passer parmi les siens pour un esprit subversif, il tremblait en secret devant la hardiesse de ses amis. Sans doute, ce petit frisson n'était pas trop désagréable, aussi longtemps qu'il ne s'agissait que d'un jeu. Mais le jeu devenait dangereux. Ces animaux-là se faisaient agressifs, leurs prétentions croissaient ; elles inquiétaient Canet dans son égoïsme foncier, son sentiment enraciné de la propriété, sa pusillanimité bourgeoise. Il n'osait pas demander : « Où me menez-vous ? » Mais il pestait tout bas contre le sans-gêne des gens qui n'aiment rien tant qu'à se casser le cou, sans s'inquiéter de savoir s'ils ne casseront pas en même temps le cou des autres. – Qui l'obligeait à les suivre ? N'était-il pas libre de leur fausser compagnie ? Le courage lui manquait. Il avait peur de rester seul, tel un enfant qu'on laisse en arrière sur la route et qui pleure. Il était comme tant d'hommes : ils n'ont aucune opinion, sinon qu'ils désapprouvent toutes les opinions exaltées ; mais pour être indépendant, il faudrait rester seul ; et combien en sont capables ? Combien, même des plus clairvoyants, auront la témérité de s'arracher à l'esclavage de certains préjugés, de certains postulats qui pèsent sur tous les hommes d'une même génération ? Ce serait mettre une muraille entre soi et les autres. D'un côté, la liberté dans le désert ; de l'autre côté, les hommes. Ils n'hésitent point : ils préfèrent les hommes, le troupeau. Il sent mauvais, mais il tient chaud. Alors, ils font semblant de penser ce qu'ils ne pensent pas. Ce ne leur est pas très difficile : ils savent si peu ce qu'ils pensent !… « Connais-toi toi-même ! »… Comment le pourraient-ils, ceux qui ont à peine un moi ! Dans toute croyance collective, religieuse ou sociale, ils sont rares ceux qui croient, parce qu'ils sont rares ceux qui sont des hommes. La foi est une force héroïque ; son feu n'a jamais brûlé que quelques torches humaines ; elles-mêmes vacillent souvent. Les apôtres, les prophètes et Jésus ont douté. Les autres ne sont que des reflets, – sauf à certaines heures de sécheresse des âmes, où quelques étincelles tombées d'une grande torche embrasent toute la plaine ; puis, l'incendie s'éteint, et l'on ne voit plus luire que des charbons sous la cendre. À peine quelques centaines de chrétiens croient réellement au Christ. Les autres croient qu'ils croient, ou bien ils veulent croire. Il en est ainsi de beaucoup de ces révolutionnaires. Le bon Canet voulait croire qu'il l'était : il le croyait donc. Et il était épouvanté de sa hardiesse. Tous ces bourgeois se réclamaient de principes différents : les uns de leur cœur, les autres de leur raison, les autres de leur intérêt ; ceux-ci rattachaient leur façon de penser à l'Évangile, ceux-là à M. Bergson, ceux-là à Karl Marx, à Proudhon, à Joseph de Maistre, à Nietzsche, ou à M. Georges Sorel. Il y avait les révolutionnaires par mode, par snobisme, il y avait ceux par sauvagerie ; il y avait ceux par besoin d'action, par chaleur d'héroïsme ; il y avait ceux par servilité, par esprit moutonnier. Mais tous, sans le savoir, étaient emportés par le vent. C'étaient les tourbillons de poussière qu'on voit fumer au loin, sur les grandes routes blanches, et qui annoncent que la bourrasque vient. * Olivier et Christophe regardaient venir le vent. Tous deux avaient de bons yeux. Mais ils ne voyaient pas de la même façon. Olivier, dont le regard lucide pénétrait l'arrière-pensée des gens, était attristé par leur médiocrité ; mais il apercevait la force cachée, qui les soulevait ; l'aspect tragique des choses le frappait davantage. Christophe était plus sensible à leur aspect comique. Les hommes l'intéressaient, nullement les idées. Il affectait envers elles une indifférence méprisante. Il se moquait des utopies sociales. Par esprit de contradiction et par réaction instinctive contre l'humanitarisme morbide qui était à l'ordre du jour, il se montrait plus égoïste qu'il n'était ; l'homme qui s'était fait lui-même, le robuste parvenu, fier de ses muscles et de sa volonté, avait un peu trop tendance de traiter de fainéants ceux qui ne possédaient point sa force. Pauvre et seul, il avait pu vaincre : que les autres fissent de même !… La question sociale ! Quelle question ? La misère ? – Je la connais, disait-il. Mon père, ma mère, et moi, nous avons passé par là. Il n'y a qu'à en sortir. – Tous ne le peuvent point, disait Olivier. Les malades, les malchanceux. – Qu'on les aide, c'est tout simple. Mais de là à les exalter, comme on fait à présent, il y a loin. Naguère, on alléguait le droit du plus fort. Ma parole, je ne sais pas si le droit du plus faible n'est pas plus odieux encore : il énerve la pensée d'aujourd'hui, il tyrannise et exploite les forts. On dirait que ce soit maintenant un mérite d'être maladif, pauvre, intelligent, vaincu, – un vice d'être fort, bien portant, triomphant. Et le plus ridicule, c'est que les forts sont les premiers à le croire… Un beau sujet de comédie, mon ami Olivier ! tres. – Bon garçon ! disait Christophe. Parbleu ! Qui dit le contraire ? Quand je vois un bossu, j'en ai mal dans mon dos. La comédie c'est nous qui la jouons, ce n'est pas nous qui l'écrirons. Il ne se laissait pas prendre aux rêves de justice sociale. Son gros bons sens populaire lui faisait opiner que ce qui avait été, serait. – Si on te disait cela, en art, tu pousserais de beaux cris ! observait Olivier. – Peut-être bien. En tout cas, je ne m'y connais qu'en art. Et toi aussi. Je n'ai pas confiance dans les gens qui parlent de ce qu'ils ne connaissent pas. – J'aime mieux faire rire de moi que faire pleurer les au- Olivier n'avait pas non plus confiance. Les deux amis poussaient même un peu loin leur méfiance : ils s'étaient toujours tenus en dehors de la politique. Olivier avouait, non sans un peu de honte, qu'il ne se souvenait pas d'avoir usé de ses droits d'électeur ; depuis dix ans, il n'avait pas retiré sa carte d'inscription à la mairie. Pourquoi m'associer, disait-il à une comédie que je sais inutile ? Voter ? Pour qui voter ? Je n'ai nulle préférence entre des candidats qui me sont également inconnus, et qui, j'ai trop de raisons de l'attendre, dès le lendemain de l'élection, trahiront également leur profession de foi. Les surveiller ? Les rappeler au devoir ? Ma vie s'y passerait sans fruit. Je n'ai ni le temps, ni la force, ni les moyens oratoires, ni le manque de scrupules et le cœur cuirassé contre les dégoûts de l'action. Il vaut mieux m'abstenir. Je consens à subir le mal. Du moins, n'y pas souscrire ! Mais malgré sa clairvoyance excessive, cet homme qui répugnait au jeu régulier de l'action politique conservait un espoir chimérique dans une révolution. Il le savait chimérique ; mais il ne l'écartait point. C'était un mysticisme de race. On n'appartient pas impunément au grand peuple destructeur d'Occident, au peuple qui détruit pour construire et construit pour détruire, – qui joue avec les idées et avec la vie, qui fait constamment table rase pour mieux recommencer le jeu, et pour enjeu verse son sang. Christophe ne portait pas en lui ce Messianisme héréditaire. Il était trop germanique pour bien goûter l'idée d'une révolution. Il pensait qu'on ne change pas le monde. Que de théories, que de mots, quel bavardage inutile ! – Je n'ai pas besoin, disait-il, de faire une révolution – ou des palabres sur la révolution – pour me prouver ma force. Surtout je n'ai pas besoin, comme ces braves jeunes gens, de boule- verser l'État pour rétablir un roi ou un Comité de Salut public, qui me défende. Singulière preuve de force ! Je sais me défendre moi-même. Je ne suis pas un anarchiste ; j'aime l'ordre nécessaire, et je vénère les Lois qui gouvernent l'univers. Mais entre elles et moi, je me passe d'intermédiaire. Ma volonté sait commander, et elle sait aussi se soumettre. Vous qui avez la bouche pleine de vos classiques, souvenez-vous de votre Corneille : « Moi seul, et c'est assez ! » Votre désir d'un maître déguise votre faiblesse. La force est pareille à la lumière : aveugle qui la nie ! Soyez forts tranquillement, sans théories, sans violences : comme les plantes vers le jour, toutes les âmes des faibles se tourneront vers vous… Mais tout en protestant qu'il n'avait pas de temps à perdre aux discussions politiques, il en était moins détaché qu'il ne voulait le paraître. Il souffrait, comme artiste, du malaise social. Dans sa disette momentanée de passions, il lui arrivait de regarder autour de lui et de se demander pour qui il écrivait. Alors, il voyait la triste clientèle de l'art contemporain, cette élite fatiguée, ces bourgeois dilettantes ; et il pensait : – Quel intérêt y a-t-il à travailler pour ces gens-là ? Certes, il ne manquait point d'esprits distingués, instruits, sensibles au métier et qui n'étaient même pas incapables de goûter la nouveauté ou – (c'est tout comme) – l'archaïsme de sentiments raffinés. Mais ils étaient blasés, trop intellectuels, trop peu vivants pour croire à la réalité de l'art ; ils ne s'intéressaient qu'au jeu – des sonorités ou des idées ; la plupart étaient distraits par d'autres intérêts mondains, habitués à se disperser entre des occupations multiples dont aucune n'était « nécessaire ». Il leur était à peu près impossible de pénétrer sous l'écorce de l'art, jusqu'au cœur ; l'art n'était pas pour eux de la chair et du sang : c'était de la littérature. Leurs critiques érigeaient en théorie, d'ailleurs intoléraient leur impuissance à s'évader du dilettantisme. Quand par hasard quelques-uns étaient assez vibrants pour raisonner aux puissants accords de l'art, ils n'avaient pas la force de le supporter, ils en restaient détraqués pour la vie. Névrose ou paralysie. Qu'est-ce que l'art venait faire dans cet hôpital ? – Et cependant, il ne pouvait, dans la société moderne, se passer de ces anormaux : car ils avaient l'argent et la presse ; eux seuls pouvaient assurer à l'artiste les moyens de vivre. Il fallait donc se prêter à cette humiliation : d'offrir comme divertissement – comme désennui plutôt ou comme ennui nouveau – dans des soirées mondaines, à un public de snobs et d'intellectuels fatigués, l'intimité frémissante de son art, la musique où l'on a mis le secret de sa vie intérieure. Christophe cherchait le vrai public, celui qui croit aux émotions de l'art comme de la vie, et qui les ressent avec une âme vierge. Et il était obscurément attiré par le nouveau monde promis, – le peuple. Les souvenirs de son enfance, de Gottfried et des humbles qui lui avaient révélé la vie profonde, ou qui avaient partagé avec lui le pain sacré de la musique, l'inclinaient à croire que ses véritables amis étaient de ce côté. Comme d'autres naïfs jeunes hommes, il caressait des grands projets d'art populaire, de concerts et de théâtre du peuple, qu'il eût été bien embarrassé pour définir. Il attendait d'une révolution la possibilité d'un renouvellement artistique, et il prétendait que c'était pour lui le seul intérêt du mouvement social. Mais il se donnait le change : il était trop vivant pour ne pas être aspiré par l'action la plus vivante qui fût alors. Ce qui l'intéressait le moins dans le spectacle, c'étaient les théoriciens bourgeois. Les fruits que portent ces arbres-là sont trop souvent des fruits secs ; tout le suc de la vie s'est figé en idées. Entre ces idées, Christophe ne distinguait pas. Il n'avait pas de préférence, même pour les siennes, quand il les retrouvait, congelées en systèmes. Avec un mépris bonhomme, il restait en dehors des théoriciens de la force et de ceux de la faiblesse. Dans toute comédie, le rôle ingrat est celui du raison- neur. Le public lui préfère non seulement les personnages sympathiques, mais les antipathiques. Christophe était public en cela. Les raisonneurs de la question sociale lui semblaient fastidieux. Mais il s'amusait à observer les autres, ceux qui croyaient et ceux qui voulaient croire, ceux qui étaient dupes et ceux qui cherchaient à l'être, voire les bons forbans qui font leur métier de rapaces, et les moutons qui sont faits pour être tondus. Sa sympathie était indulgente aux braves gens un peu ridicules, comme le gros Canet. Leur médiocrité ne le choquait pas autant qu'Olivier. Il les regardait tous, avec un intérêt affectueux, et moqueur ; il se croyait dégagé de la pièce qu'ils jouaient ; et il ne s'apercevait pas que peu à peu il s'y laissait prendre. Il pensait n'être qu'un spectateur, qui voit passer le vent. Déjà le vent l'avait touché et l'entraînait dans son remous de poussière. * La pièce sociale était double. Celle que jouaient les intellectuels était la comédie dans la comédie : le peuple ne l'écoutait guère. La vraie pièce était la sienne. Il n'était pas facile de la suivre ; lui-même n'arrivait pas très bien à s'y reconnaître. Elle n'en avait que plus d'imprévu. Ce n'était pas qu'on n'y parlât beaucoup plus qu'on n'agissait. Bourgeois ou peuple, tout Français est gros mangeur de parole, autant que de pain. Mais tous ne mangent pas le même pain. Il y a une parole de luxe pour les palais délicats, et une plus nourrissante pour les gueules affamées. Si les mots sont les mêmes, ils ne sont pas pétris de la même façon ; la saveur et l'odeur, le sens, est différent. La première fois qu'Olivier, assistant à une réunion populaire, goûta de ce pain-là, il manqua d'appétit ; les morceaux lui restèrent dans la gorge. Il était écœuré par la platitude des pensées, la lourdeur incolore et barbare de l'expression, les généralités vagues, la logique enfantine, cette mayonnaise mal battue d'abstractions et de faits sans liaison. L'impropriété du langage n'était pas compensée par la verve du parler populaire. C'était un vocabulaire de journal, des nippes défraîchies, ramassées au décrochez-moi-ça de la rhétorique bourgeoise. Olivier s'étonnait surtout du manque de simplicité. Il oubliait que la simplicité littéraire n'est pas naturelle, mais acquise : conquête d'une élite. Le peuple des villes ne peut pas être simple ; il va toujours chercher, de préférence, les expressions alambiquées. Olivier ne comprenait pas l'action que ces phrases ampoulées pouvaient avoir sur l'auditoire. Il n'en possédait pas la clef. On nomme langues étrangères celle d'une autre race ; mais, dans une même race, il y a presque autant de langues que de milieux sociaux. Ce n'est que pour une élite restreinte que les mots sont les voix de l'expérience des siècles ; pour les autres, ils ne représentent que leurs propres expériences et celles de leur groupe. Tels de ces mots usés pour l'élite et méprisés par elle sont comme une maison vide, où, depuis son départ, se sont installées des énergies nouvelles. Si vous voulez connaître l'hôte, entrez dans la maison. C'est ce que fit Christophe. Il fut mis en rapports avec les ouvriers par un voisin, employé aux chemins de fer de l'État. Homme de quarante-cinq ans, petit, vieilli avant l'âge, le crâne tristement déplumé, les yeux enfoncés dans l'orbite, les joues creuses, le nez proéminent, gros et recourbé, la bouche intelligente, les oreilles déformées aux lobes cassés : des traits de dégénéré. Il se nommait Alcide Gautier. Il n'était pas du peuple, mais de la moyenne bourgeoisie, d'une bonne famille, qui avait dépensé à l'éducation du fils unique tout son petit avoir et qui même n'avait pu, faute de ressources, lui permettre de la poursuivre jusqu'au bout. Très jeune, il avait obtenu, dans une administration de l'État, un de ces postes qui semblent à la bourgeoisie pauvre le port, et qui sont la mort, – la mort vivante. Une fois entré là, il n'avait plus eu la possibilité d'en sortir. Il avait commis la faute – (c'en est une dans la société moderne,) – de faire un mariage d'amour avec une jolie ouvrière, dont la vulgarité foncière n'avait pas tardé à s'épanouir. Elle lui avait donné trois enfants. Il fallait faire vivre ce monde. Cet homme, qui était intelligent et qui aspirait, de toutes ses forces, à compléter son instruction, se trouvait ligoté par la misère. Il sentait en lui des puissances latentes, que les difficultés de sa vie étouffaient ; il ne pouvait en prendre son parti. Il n'était jamais seul. Employé à la comptabilité, il passait ses journées à des besognes mécaniques, dans une pièce qui lui était commune avec d'autres collègues, vulgaires et bavards ; ils parlaient de choses ineptes, se vengeaient de l'absurdité de leur existence en médisant des chefs, et se moquaient de lui, à cause de ses visées intellectuelles, qu'il n'avait pas eu la sagesse de leur cacher. Quand il rentrait chez lui, il trouvait un logis sans grâce, et mal odorant, une femme bruyante et commune, qui ne le comprenait pas, qui le traitait de feignant ou de fou. Ses enfants ne lui ressemblaient en rien, ressemblaient à la mère. Était-ce juste, tout cela ? Étaitce juste ? Tant de déboires, de souffrances, la gêne perpétuelle, le métier desséchant qui le tenait, du matin au soir, l'impossibilité de trouver jamais une heure de recueillement, une heure de silence, l'avaient jeté dans un état d'épuisement et d'irritation neurasthénique. Pour oublier, il recourait depuis peu à la boisson qui achevait de le détruire. – Christophe fût frappé du tragique de cette destinée : une nature incomplète, sans culture suffisante et sans goût artistique, mais faite pour de grandes choses, et que la malchance écrasait. Gautier s'accrocha aussitôt à Christophe, ainsi que font les faibles qui se noient, quand leur main rencontre le bras d'un bon nageur. Il avait pour Christophe un mélange de sympathie et d'envie. Il l'entraîna dans des réunions populaires et lui fit voir quelques chefs des partis révolutionnaires, auxquels il ne s'unissait que par rancune contre la société. Car il était un aristocrate manqué. Il souffrait amèrement d'être mêlé au peuple. Christophe, beaucoup plus peuple que lui, – d'autant plus qu'il n'était pas forcé de l'être, – prit plaisir à ces meetings. Les discours l'amusaient. Il ne partageait pas les répugnances d'Olivier ; il était peu sensible aux ridicules du langage. Pour lui, un bavard en valait un autre. Il affectait un mépris général de l'éloquence. Mais sans se donner la peine de bien comprendre cette rhétorique il en ressentait la musique au travers de celui qui parlait, et de ceux qui écoutaient. Le pouvoir de celui-là se centuplait de ses résonances dans ceux-ci. D'abord, Christophe ne prit garde qu'au premier ; il eut la curiosité de connaître quelques-uns des parleurs. Celui qui avait eu le plus d'action sur la foule était Casimir Joussier, – un petit homme brun et blême, de trente à trentecinq ans, figure de Mongol, maigre, souffreteux, les yeux ardents et froids, les cheveux rares, la barbe en pointe. Son pouvoir tenait moins à sa mimique, pauvre, saccadée, rarement d'accord avec la parole, – il tenait moins à sa parole, rauque, sifflante, avec des aspirations emphatiques, – qu'à sa personne même, à la violence de certitude qui en émanait. Il ne semblait pas permettre qu'on pût penser autrement que lui ; et comme ce qu'il pensait était ce que son public désirait penser, ils n'avaient pas de difficulté à s'entendre. Il leur répétait trois fois, quatre fois, dix fois, les choses qu'ils attendaient ; il ne se lassait pas de frapper sur le même clou, avec une ténacité enragée ; et tout son public frappait, frappait, entraîné par l'exemple, frappait jusqu'à ce que le clou s'incrustât dans la chair. – À cette emprise personnelle s'ajoutait la confiance qu'inspirait son passé, le prestige de multiples condamnations politiques. Il respirait une énergie indomptable ; mais qui savait regarder, démêlait, au fond, une lourde fatigue accumulée, le dégoût de tant d'efforts, et une colère contre sa destinée. Il était de ces hommes qui dépensent, chaque jour, plus que leur revenu de vie. Depuis l'enfance, il s'usait, au travail et à la misère. Il avait fait tous les métiers : ouvrier verrier, plombier, typographe ; sa santé était ruinée, la phtisie le minait ; elle le faisait tomber dans des accès de découragement amer, de sombre désespoir, pour sa cause et pour lui ; d'autres fois, elle l'exaltait. Il était un composé de violence calculée et de violence maladive, de politique et d'emportement. Il s'était instruit, tant bien que mal ; il savait très bien certaines choses, de science, de sociologie, de ses divers métiers ; il savait très mal beaucoup d'autres ; et il était aussi sûr des unes que des autres ; il avait des utopies, des idées justes, des ignorances, un esprit pratique, des préjugés, de l'expérience, une haine soupçonneuse pour la société bourgeoise. Cela ne l'empêcha point d'accueillir bien Christophe. Son orgueil était flatté de se voir recherché par un artiste connu. Il était de la race des chefs, et quoi qu'il fît, cassant pour les ouvriers. Bien qu'il voulût, de bonne foi, l'égalité parfaite, il la réalisait plus facilement avec ceux qui étaient au-dessus de lui qu'avec ceux qui étaient au-dessous. Christophe rencontra d'autres chefs du mouvement ouvrier. Il n'y avait pas grande sympathie entre eux. Si la lutte commune faisait – difficilement – l'unité d'action, elle était loin de faire l'unité de cœur. On voyait à quelle réalité tout extérieure et transitoire correspondait la distinction de classes. Les vieux antagonismes étaient seulement ajournés et masqués ; mais ils subsistaient tous. On retrouvait là les hommes du Nord et ceux du Midi, avec leur dédain foncier les uns pour les autres. Les métiers jalousaient mutuellement leurs salaires, et se regardaient entre eux, avec le sentiment non déguisé, chacun, qu'il était supérieur aux autres. Mais la grande différence était – sera toujours – celle des tempéraments. Les renards et les loups et le bétail cornu, des bêtes aux dents aiguës et celles aux quatre estomacs, celles qui sont faites pour manger et celles qui sont faites pour être mangées, se flairaient en passant dans le troupeau que le hasard de classe et l'intérêt commun avaient groupé ; et ils se reconnaissaient ; et leur poil se hérissait. Christophe prit quelquefois ses repas dans un petit restaurant-crémerie, tenu par un ancien collègue de Gautier, Simon, employé des chemins de fer, révoqué pour faits de grève. La maison était fréquentée par des syndicalistes. Ils étaient cinq ou six, dans une salle du fond qui donnait sur une cour intérieure, étroite et mal éclairée, d'où montait éperdument le chant intarissable de deux canaris en cage vers la lumière. Joussier venait avec sa maîtresse, la belle Berthe, une fille robuste et coquette, teint pâle, casque pourpre, les yeux égarés et rieurs. Elle traînait à ses jupes un joli garçon, bellâtre, intelligent et poseur, Léopold Graillot, ouvrier mécanicien : l'esthète de la bande. Tout en se disant anarchiste, et l'un des plus violents contre la bourgeoisie, il avait l'âme du pire bourgeois. Chaque matin, depuis des années, il absorbait les nouvelles érotiques et décadentes des journaux littéraires à un sou. Ces lectures lui avaient façonné une étrange caboche. Un raffinement cérébral dans ses imaginations du plaisir s'amalgamait chez lui à un manque absolu de délicatesse physique, à son indifférence à la propreté, à la grossièreté relative de sa vie. Il avait pris goût à ce petit verre d'alcool frelaté – alcool intellectuel du luxe, malsaines excitations des riches malsains. Ne pouvant avoir leurs jouissances dans la peau, il se les inoculait dans le cerveau. Ça fait la bouche mauvaise, ça vous casse les jambes. Mais on est l'égal des riches. Et on les hait. Christophe ne pouvait le souffrir. Il avait plus de sympathie pour Sébastien Coquart, un électricien qui était, avec Joussier, l'orateur le plus écouté. Celui-là ne s'encombrait pas de théories. Il ne savait pas toujours où il allait. Mais il y allait tout droit. Il était bien Français. Un solide gaillard, d'une quarantaine d'années, grosse figure colorée, la tête ronde, le poil roux, une barbe de fleuve, le cou et la voix de taureau. Excellent ouvrier, comme Joussier, mais aimant rire et boire. Le malingre Joussier, regardait cette santé indiscrète avec des yeux d'envie ; et bien qu'ils fussent amis, une hostilité intime couvait entre eux. La patronne de la crémerie, Aurélie, bonne femme de quarante-cinq ans, qui avait dû être belle, qui l'était encore malgré l'usure, s'asseyait auprès d'eux, un ouvrage à la main, les écoutait causer, avec un sourire cordial, remuant les lèvres tandis qu'ils parlaient : elle glissait à l'occasion son mot dans l'entretien, et scandait la mesure de ses paroles avec sa tête, en travaillant. Elle avait une fille mariée, et deux enfants de sept à dix ans – fillette et garçon – qui faisaient leurs devoirs d'école sur le coin d'une table poissée, en tirant la langue et attrapant au passage des bribes de conversations qui n'étaient pas faites pour eux. Olivier essaya d'accompagner, deux ou trois fois, Christophe. Mais il ne se sentait pas à l'aise parmi ces gens. Quand ces ouvriers n'étaient pas tenus par une heure stricte d'atelier, par un appel d'usine au sifflet tenace, on ne pouvait s'imaginer combien ils avaient de temps à perdre, soit après le travail, soit entre deux travaux, soit flânerie, soit chômage. Christophe, qui se trouvait dans une de ces périodes de liberté désœuvrée, où l'esprit a terminé une œuvre et attend que s'en forme une nouvelle, n'était pas plus pressé qu'eux ; il restait volontiers, les coudes sur la table, à fumer, boire et causer. Mais Olivier était choqué dans ses instincts bourgeois, dans ses habitudes traditionnelles de discipline d'esprit, de régularité de travail, de temps scrupuleusement économisé ; et il n'aimait pas à perdre ainsi tant d'heures. Au reste, il ne savait ni causer, ni boire. Enfin, la gêne physique, l'antipathie secrète qui sépare les corps des races d'hommes différentes, l'hostilité de leurs sens qui s'oppose à la communion de leurs âmes, la chair qui se révolte contre le cœur. Quand Olivier était seul avec Christophe, il lui parlait, tout ému, du devoir de fraterniser avec le peuple ; mais quand il se trouvait en présence du peuple, il était incapable d'en rien faire. Au lieu que Christophe, qui se moquait de ses idées, était, sans effort, le frère du premier ouvrier rencontré dans la rue. Olivier avait un vrai chagrin de se sentir éloigné de ces hommes. Il tâchait d'être comme eux, de penser comme eux, de parler comme eux. Il ne le pouvait pas. Sa voix était sourde, voilée, ne sonnait pas comme la leur. Lorsqu'il essayait de pren- dre certaines de leurs expressions, les mots lui restaient dans la gorge ou détonnaient étrangement. Il s'observait, il se gênait, il les gênait. Et il le savait. Il savait qu'il était pour eux un étranger et un suspect, qu'aucun n'avait de sympathie pour lui, et que lorsqu'il s'en allait tout le monde faisait : « Ouf ! » Il surprenait au passage des regards durs et glacés, de ces coups d'œil ennemis que jettent sur les bourgeois les ouvriers aigris par la misère. Christophe en avait peut-être sa part ; mais il n'y voyait rien. De toute la compagnie, les seuls qui fussent disposés à se lier avec Olivier étaient les enfants d'Aurélie. Ceux-là n'avaient certes pas la haine du bourgeois. Le petit garçon était fasciné par la pensée bourgeoise ; il était assez intelligent pour l'aimer, pas assez pour la comprendre ; la fillette, fort jolie, qu'Olivier avait conduite une fois chez Mme Arnaud, était hypnotisée par le luxe ; elle éprouvait un ravissement muet à s'asseoir dans de beaux fauteuils, à toucher de belles robes ; elle avait un instinct de petite grue qui aspire à s'évader du peuple vers le paradis du confort bourgeois. Olivier ne se sentait nullement le goût de cultiver ses dispositions ; et ce naïf hommage rendu à sa classe ne le consolait pas de la sourde antipathie de ses autres compagnons. Il souffrait de leur malveillance. Il avait un désir si ardent de les comprendre ! Et en vérité, il les comprenait trop bien peut-être. Il les observait trop, et ils en étaient irrités. Il n'y apportait pas de curiosité indiscrète, mais son habitude d'analyse des âmes. Il ne tarda pas à voir le drame secret de la vie de Joussier : le mal qui le minait, et le jeu cruel de sa maîtresse. Elle l'aimait, elle était fière de lui, mais elle était trop vivante ; il savait qu'elle lui échapperait ; et il était dévoré de jalousie. Elle s'en amusait ; elle agaçait les mâles, elles les enveloppait de ses œillades, de sa luxure : c'était une enragée frôleuse. Peut-être le trompait-elle avec Graillot. Peut-être se plaisait-elle à le laisser croire. En tout cas, si ce n'était pour aujourd'hui, ce serait pour demain. Jous- sier n'osait lui interdire d'aimer qui lui plaisait. Ne professait-il pas, pour la femme, comme pour l'homme, le droit d'être libre ? Elle le lui rappela, avec une insolence narquoise, un jour qu'il l'injuriait. Une lutte torturante se livrait en lui entre ses libres théories et ses instincts violents. Par le cœur, il était encore un homme d'autrefois, despotique et jaloux ; par la raison, un homme de l'avenir, un homme d'utopie. Elle, elle était la femme d'hier, de demain, de toujours. – Et Olivier, qui assistait à ce duel caché, dont il connaissait par expérience la férocité, était plein de pitié pour Joussier en voyant sa faiblesse. Mais Joussier devinait qu'Olivier lisait en lui ; et il était loin de lui en savoir gré. Une autre suivait aussi ce jeu de l'amour et de haine, d'un regard indulgent. La patronne, Aurélie. Elle voyait tout sans en avoir l'air. Elle connaissait la vie. Cette brave femme, saine, tranquille, rangée, avait mené une libre jeunesse. Fleuriste, elle avait eu un amant bourgeois ; elle en avait eu d'autres. Puis elle s'était mariée avec un ouvrier. Elle était devenue une bonne mère de famille. Mais elle comprenait toutes les sottises du cœur, aussi bien la jalousie de Joussier que cette « jeunesse » qui voulait s'amuser. En quelques mots affectueux, elle tâchait de les mettre d'accord : – « Faut être conciliants ! ça ne vaut pas la peine de se faire du mauvais sang pour si peu… » Elle ne s'étonnait pas que ce qu'elle disait ne servît à rien… – « Ça ne sert jamais à rien. Faut toujours qu'on se tourmente… » Elle avait la belle insouciance populaire, sur qui les malheurs semblent glisser. Elle en avait eu sa part. Trois mois avant, elle avait perdu un garçon de quinze ans qu'elle aimait… Gros chagrin… À présent, elle était de nouveau active et riante. Elle disait : – Si on se laissait aller à y penser, on ne pourrait pas vivre. Et elle n'y pensait plus. Ce n'était pas égoïsme. Elle ne pouvait pas faire autrement, sa vitalité était trop forte ; le présent l'absorbait : impossible de s'attarder au passé. Elle s'accommodait de ce qui était, elle s'accommodait de ce qui serait. Si la révolution venait et mettait à l'endroit ce qui était à l'envers et à l'envers ce qui était à l'endroit, elle saurait toujours se trouver sur ses pieds, elle ferait ce qu'il y aura à faire, elle serait à sa place partout où elle serait placée. Au fond, elle n'avait dans la révolution qu'une croyance modérée. De foi, elle n'avait guère en quoi que ce fût. Inutile d'ajouter qu'elle se faisait tirer les cartes, dans les moments de perplexité, et qu'elle ne manquait jamais de faire le signe de croix, au passage d'un mort. Très libre et tolérante, elle avait le scepticisme sain du peuple de Paris, qui doute, comme on respire, allègrement. Pour être la femme d'un révolutionnaire, elle n'en témoignait pas moins d'une maternelle ironie pour les idées de son homme et de son parti, – et des autres partis, – comme pour les bêtises de la jeunesse, – et de l'âge mûr. Elle ne s'émouvait pas de grand chose. Mais elle s'intéressait à tout. Et elle était prête à la bonne comme à la mauvaise fortune. En somme, une optimiste. – « Pas se faire de bile !… Tout s'arrangera toujours, pourvu qu'on se porte bien… » Celle-là devait s'entendre avec Christophe. Ils n'avaient pas eu besoin de beaucoup de paroles pour voir qu'ils étaient de la même famille. De temps en temps, ils échangeaient un sourire de bonne humeur, tandis que les autres discouraient et criaient. Mais plus souvent, elle riait toute seule, en regardant Christophe qui se laissait à son tour entraîner dans ces discussions, où il apportait plus de passion que tous les autres. * Christophe ne remarquait pas l'isolement et la gêne d'Olivier. Il ne cherchait pas à lire ce qui se passait au fond des gens. Mais il buvait et mangeait avec eux, il riait et il se fâchait. Ils ne se défiaient pas de lui, quoiqu'ils se disputassent rudement. Il ne leur mâchait pas les mots. Dans le fond, il eût été embarrassé pour dire s'il était avec eux ou contre eux. Il ne se le demandait pas. Sans doute, si on l'eût forcé de choisir, il eût été syndicaliste contre le socialisme et toute la doctrine d'État, – l'État, cette entité monstrueuse, qui fabrique des fonctionnaires, des hommes-machines. Sa raison approuvait le puissant effort des groupements corporatifs, dont la hache à double tranchant frappe à la fois l'abstraction morte de l'État socialiste et l'individualisme infécond, cet émiettement d'énergies, cette dispersion de la force publique en faiblesses particulières, – la grande misère moderne, dont la Révolution française est en partie responsable. Mais la nature est plus forte que la raison. Lorsque Christophe se trouvait en contact avec les syndicats, – ces coalitions redoutables des faibles, – son vigoureux individualisme se cabrait. Il ne pouvait s'empêcher de mépriser ces hommes qui avaient besoin de s'enchaîner ensemble, pour marcher au combat ; et s'il admettait qu'ils se soumissent à cette loi, il déclarait qu'elle n'était pas pour lui. Ajoutez que si les faibles opprimés sont sympathiques, ils cessent de l'être quand ils deviennent oppresseurs. Christophe, qui criait naguère aux braves gens isolés : « Unissez-vous ! » eut une sensation désagréable, quand il se vit, pour la première fois, au milieu de ces unions de braves gens mêlés à d'autres qui étaient moins braves, tous remplis de leurs droits, de leur force, et prêts à en abuser. Les meilleurs, ceux que Christophe aimait, les amis qu'il avait rencontrés dans la Maison, à tous les étages, ne profitaient nullement de ces associations de bataille. Ils étaient trop délicats de cœur et trop timides pour ne pas s'en effaroucher ; ils étaient destinés à être, des premiers, écrasés par elles. Ils se trouvaient vis-à-vis du mouvement ouvrier, dans la situation d'Olivier. Sa sympathie allait aux travailleurs qui s'organisent. Mais il avait été élevé dans le culte de la liberté : or, c'était ce dont les révolutionnaires se souciaient le moins. Qui, d'ailleurs, aujourd'hui se soucie de la liberté ? Une élite sans action sur le monde. La liberté traverse des jours sombres. Les papes de Rome proscrivent la lumière de la raison. Les papes de Paris éteignent les lumières du ciel 1. Et M. Pataud, celles des rues. Partout l'impérialisme triomphe : impérialisme théocratique de l'Église romaine ; impérialisme militaire des monarchies mercantiles et mystiques, impérialisme bureaucratique des républiques capitalistes ; impérialisme dictatorial des comités révolutionnaires. Pauvre liberté, tu n'es pas de ce monde !… Les abus de pouvoir, que les révolutionnaires prêchaient et pratiquaient, révoltaient Christophe et Olivier. Ils n'avaient point d'estime pour les ouvriers jaunes qui refusent de souffrir pour la cause commune. Mais ils trouvaient odieux qu'on prétendît les y contraindre par la force. – Cependant, il faut prendre parti. Dans la réalité, le choix n'est pas aujourd'hui entre un impérialisme et la liberté, mais entre un impérialisme et un impérialisme. Olivier disait : – Ni l'un, ni l'autre. Je suis pour les opprimés. Christophe ne haïssait pas moins la tyrannie des oppresseurs. Mais il était entraîné dans le sillage de la force, à la suite de l'armée des travailleurs révoltés. Il ne s'en doutait guère. Il déclarait à ses compagnons de table qu'il n'était pas avec eux. – Tant qu'il ne s'agira pour vous, disait-il que d'intérêts matériels, vous ne m'intéressez pas. Le jour où vous marcherez 1 Allusion à un discours ridicule d'un rhéteur de la Chambre. pour une foi, alors je serai des vôtres. Autrement, qu'ai-je à faire entre deux ventres ? Je suis artiste, j'ai le devoir de défendre l'art, je ne dois pas l'enrôler au service d'un parti. Je sais qu'en ces derniers temps, des écrivains ambitieux, poussés par un désir de popularité malsaine, ont donné le mauvais exemple. Il ne me semble pas qu'ils aient beaucoup servi la cause qu'ils défendaient ainsi ; mais ils on trahi l'art. Sauver la lumière de l'intelligence : c'est notre rôle à nous. Qu'on n'aille pas la mêler à vos luttes aveugles ! Qui tiendra la lumière, si nous la laissons tomber ? Vous serez bien aises de la retrouver intacte, après la bataille. Il faut qu'il y ait toujours des travailleurs occupés à entretenir le feu de la machine, tandis qu'on se bat sur le pont du navire. Tout comprendre, ne rien haïr. L'artiste est la boussole qui, pendant la tempête, marque toujours le Nord… Ils le traitaient de phraseur, ils disaient qu'en fait de boussole, il avait perdu la sienne ; et ils se donnaient le luxe de le mépriser amicalement. Pour eux, un artiste était un malin qui s'arrangeait de façon à travailler le moins et le plus agréablement possible. Il répondait qu'il travaillait autant qu'eux, qu'il travaillait plus qu'eux et qu'il avait moins peur du travail. Rien ne le dégoûtait autant que le sabotage, le gâchage du travail, la fainéantise érigée en principe. – Tous ces pauvres gens, disait-il, qui craignent pour leur précieuse peau !… Bon Dieu ! Moi, depuis l'âge de dix ans, je travaille sans répit. Vous, vous n'aimez pas le travail, vous êtes, au fond, des bourgeois. Si seulement vous étiez capables de détruire le vieux monde ! Mais vous ne le pouvez pas. Vous ne le voulez même pas. Non, vous ne le voulez pas ! Vous avez beau gueuler, menacer, faire celui qui va tout exterminer. Vous n'avez qu'une pensée : mettre la main dessus, vous coucher dans le lit tout chaud de la bourgeoisie. En dehors de quelques centaines de pauvres bougres de terrassiers qui sont toujours prêts à se faire crever la peau, ou à crever celle des autres, sans savoir pourquoi, – pour le plaisir, – pour la peine, la peine séculaire, – les autres ne pensent qu'à foutre le camp, à filer dans les rangs des bourgeois, à la première occasion. Ils se font socialistes, journalistes, conférenciers, hommes de lettres, députés, ministres… Bah ! ne criez pas contre celui-là. Vous ne valez pas mieux. C'est un traître, vous dites ?… Bon. À qui le tour ? Vous y passerez tous. Pas un de vous qui résiste à l'appât ! Comment le pourriez-vous ? Il n'y a pas un de vous qui croie à l'âme immortelle. Vous êtes des ventres, je vous dis. Des ventres vides qui ne pensent qu'à s'emplir. Là-dessus, ils se fâchaient, et ils parlaient tous à la fois. Et tout en se disputant, il arrivait que Christophe, entraîné par sa passion, fût plus révolutionnaire que les autres. Il avait beau s'en défendre : son orgueil intellectuel, sa conception complaisante d'un monde purement esthétique, fait pour la joie de l'esprit, rentraient sous terre, à la vue d'une injustice. Esthétique, un monde où huit hommes sur dix vivent dans le dénuement ou dans la gêne, dans la misère physique ou morale ? Allons donc ! Il faut être un impudent privilégié pour le prétendre. Un artiste comme Christophe, en son for intérieur, ne pouvait pas ne pas être du parti des travailleurs. Qui a, plus que le travailleur de l'esprit, à souffrir de l'immoralité des conditions sociales, de l'inégalité scandaleuse des fortunes ? L'artiste meurt de faim, ou devient millionnaire, sans autre raison que les caprices de la mode et de ceux qui spéculent sur elle. Une société qui laisse périr son élite ou qui la rémunère d'une façon extravagante, est un monstre : elle doit être détruite. Chaque homme, qu'il travaille ou non, a droit au pain quotidien. Chaque travail, qu'il soit bon ou médiocre, doit être rémunéré au taux non de sa valeur réelle – (Qui en est le juge infaillible ?) – mais des besoins légitimes et normaux du travailleur. À l'artiste, au savant, à l'inventeur qui l'honorent, la société peut et doit assurer une pension suffisante pour leur garantir le temps et les moyens de l'honorer davantage. Rien de plus. La Joconde ne vaut pas un million. Il n'y a aucun rapport entre une somme d'argent et une œuvre d'art ; l'œuvre n'est pas au-dessus, ni au-dessous : elle est en dehors. Il ne s'agit pas de la payer ; il s'agit que l'artiste vive. Donnez-lui de quoi manger et travailler en paix ! La richesse est de trop : c'est un vol qu'on fait aux autres. Il faut le dire crûment : tout homme qui possède plus qu'il n'est nécessaire à sa vie, à la vie des siens, et au développement normal de son intelligence, est un voleur. Ce qu'il a en plus d'autres l'ont en moins. Nous sourions tristement, quand nous entendons parler de la richesse inépuisable de la France, de l'abondance des fortunes, nous, le peuple des travailleurs, ouvriers, intellectuels, hommes et femmes qui, depuis notre enfance, nous épuisons à la tâche pour gagner de quoi ne pas mourir de faim, et qui souvent voyons les meilleurs succomber à la peine, – nous qui sommes les forces vives de la nation ! Mais vous qui êtes gorgés des richesses du monde, vous êtes riches de nos souffrances et de nos agonies. Cela ne vous trouble point, vous ne manquerez jamais de sophismes qui vous rassurent : droits sacrés de la propriété, saine guerre pour la vie, intérêts supérieurs du Progrès, ce monstre fabuleux, ce mieux problématique auquel on sacrifie le bien, – le bien des autres ! – Il n'en reste pas moins ceci : que vous avez trop. Vous avez trop pour vivre. Nous n'avons pas assez. Et nous valons mieux que vous. Si l'inégalité vous plaît, gare que demain elle ne se retourne contre vous ! * Ainsi, les passions qui entouraient Christophe lui montaient à la tête. Ensuite, il s'étonnait de ces accès d'éloquence. Mais il n'y attachait pas d'importance. Il s'amusait de cette excitation qu'il attribuait à la bouteille. Il regrettait seulement que la bouteille ne fût pas meilleure ; et il vantait ses vins du Rhin. Il continuait de se croire détaché des idées révolutionnaires. Mais il se produisait ce phénomène singulier que Christophe apportait à les discuter une passion croissante, tandis que celle de ses compagnons semblait, par comparaison, décroître. Ils avaient moins d'illusions que lui. Même les meneurs violents, ceux qui étaient redoutés par la bourgeoisie, étaient incertains au fond et diablement bourgeois. Coquart, avec son rire d'étalon qui hennit, faisait la grosse voix et des gestes terribles ; mais il ne croyait qu'à demi ce qu'il vociférait : il était un hâbleur de la violence. Il perçait à jour la lâcheté bourgeoise, et il jouait à la terroriser, en se montrant plus fort qu'il n'était ; il ne faisait pas de difficulté pour en convenir, en riant, avec Christophe. Graillot critiquait tout, tout ce qu'on voulait faire : il faisait tout avorter. Joussier affirmait toujours, il ne voulait jamais avoir tort. Il voyait très bien le vice de son argumentation ; il ne s'en obstinait que davantage ; il eût sacrifié la victoire de sa cause à l'orgueil de ses principes. Mais il passait d'accès de foi têtue à des accès de pessimisme ironique, où il jugeait amèrement le mensonge des idéologies et l'inutilité de tous les efforts. La plupart des ouvriers étaient de même. Ils tombaient, en un moment, de la soûlerie des paroles au découragement. Ils avaient des illusions immenses ; mais elles ne reposaient sur rien ; ils ne les avaient pas conquises et créées eux-mêmes ; ils les avaient reçues toutes faites, par cette loi du moindre effort, qui les menait dans leurs distractions à l'assommoir et au beuglant. Paresse de penser incurable, qui n'avait que trop d'excuses : c'est la bête harassée qui ne demande qu'à se coucher et ruminer en paix sa pâture, ses rêves. Mais ses rêves cuvés, il n'en restait plus rien qu'une lassitude pire et la gueule de bois. Sans cesse, ils s'enflammaient pour un chef ; et peu de temps après, le soupçonnaient, le rejetaient. Le plus triste était qu'ils n'avaient point tort : les chefs étaient attirés, l'un après l'autre, par l'appât du succès, de la richesse, de la vanité ; pour un Joussier, que préservait de la tentation la phtisie qui le minait, la mort à brève échéance, que d'autres trahissaient, ou se laissaient ! Ils étaient victimes de la plaie qui rongeait alors les hommes politiques de tous les partis : la démoralisation par la femme ou par l'argent, – (les deux fléaux n'en font qu'un). – On voyait dans le gouvernement comme dans l'opposition, des talents de premier ordre, des hommes qui avaient l'étoffe de grands hommes d'État – (en d'autres temps, ils l'eussent été peut-être) ; – mais ils étaient sans foi, sans caractère ; le besoin, l'habitude, la lassitude de la jouissance les avait énervés ; elle leur faisait commettre, au milieu de vastes projets, des actes incohérents, ou brusquement tout jeter là, les affaires en cours, leur patrie ou leur cause, pour se reposer et jouir. Ils étaient assez braves pour se faire tuer dans une bataille ; mais bien peu de ces chefs eussent été capables de mourir à la tâche, sans vaine forfanterie, immobiles à leur poste, le poing au gouvernail. La conscience de cette faiblesse foncière coupait les jarrets à la révolution. Ces ouvriers passaient leur temps à s'accuser mutuellement. Leurs grèves échouaient toujours par les dissentiments perpétuels entre les chefs ou entre les corps de métiers, entre les réformistes et les révolutionnaires – par la timidité profonde sous les menaces fanfaronnes, – par l'hérédité moutonnière qui, à la première sommation légale, faisait rentrer sous le joug ces révoltés, – par le lâche égoïsme et la bassesse de ceux qui profitaient de la révolte des autres pour se pousser auprès des maîtres, en faisant payer cher leur fidélité intéressée. Sans parler du désordre inhérent aux foules, de leur esprit anarchique. Ils voulaient bien faire des grèves corporatives qui eussent un caractère révolutionnaire ; mais ils ne voulaient pas qu'on les traitât en révolutionnaires. Ils n'avaient aucun goût pour les baïonnettes. Ils eussent voulu battre l'omelette sans casser d'œufs. En tout cas, ils aimaient mieux que les œufs cassés fussent ceux du voisin. Olivier regardait, observait, et il ne s'étonnait point. Il avait reconnu combien ces hommes étaient inférieurs à l'œuvre qu'ils prétendaient réaliser ; mais il avait aussi reconnu la force fatale qui les entraînait ; et il s'apercevait que Christophe, à son insu, suivait le fil de l'eau. Pour lui qui n'eût demandé qu'à se laisser emporter, le courant ne voulait pas de lui. Il restait au rivage et regardait l'eau passer. C'était un fort courant : il soulevait une masse énorme de passions, d'intérêts et de foi, qui se heurtaient, se fondaient, avec des bouillonnements d'écume et des remous contradictoires. Les chefs étaient en tête, les moins libres de tous, car ils étaient poussés, et peut-être de tous, ceux qui croyaient le moins : ils avaient cru jadis, ils étaient comme ces prêtres qu'ils avaient tant raillés, enfermés dans leurs vœux, dans la foi qu'ils avaient eue et qu'ils étaient forcés de professer jusqu'à la fin. Derrière eux, le gros du troupeau était brutal, incertain et de vue courte. Le plus grand nombre croyaient par hasard, parce que le courant allait maintenant à ces utopies ; ils n'y croiraient plus, ce soir, parce que le courant aurait changé. Beaucoup croyaient par besoin d'action, par désir d'aventures. D'autres, par logique raisonneuse, dénuée de sens commun. Quelquesuns par bonté. Les avisés ne se servaient des idées que comme d'armes pour la bataille, ils luttaient pour un salaire précis, pour un nombre réduit d'heures de travail. Les forts appétits couvaient l'espoir secret de revanches grossières d'une vie misérable. Mais le courant qui les portait était plus sage qu'eux tous ; il savait où il allait. Qu'importait qu'il dût momentanément se briser contre la digue du vieux monde ! Olivier prévoyait que la Révolution sociale serait aujourd'hui écrasée. Mais il savait aussi qu'elle n'atteindrait pas moins ses fins, par la défaite que par la victoire : car les oppresseurs ne font droit aux demandes des opprimés que lorsque ces opprimés leur font peur. Ainsi, l'injuste violence des révolutionnaires ne servait pas moins leur cause que la justice de leur cause. L'une et l'autre faisaient partie du plan de la force aveugle et sûre qui mène le troupeau humain… « Considérez ce que vous êtes, vous que le Maître a appelés. Selon la chair, il n'y a pas parmi vous beaucoup de sages, ni beaucoup de forts, ni beaucoup de nobles. Mais il a choisi les choses folles de ce monde pour confondre les sages, et il a choisi les choses faibles de ce monde pour confondre les forts ; et il a choisi les choses viles de ce monde et les choses méprisées et celles qui ne sont point pour abolir celles qui sont… » Cependant, quel que fut le Maître qui gouvernait les choses, – (Raison ou Déraison,) – et bien que l'organisation sociale préparée par le syndicalisme constituât pour l'avenir un progrès relatif, Olivier ne pensait pas qu'il valût la peine, pour Christophe et pour lui, d'absorber toute leur force d'illusion et de sacrifice dans ce combat terre à terre, qui n'ouvrirait pas un monde nouveau. Son espoir mystique de la révolution était déçu. Le peuple n'était pas meilleur, et guère plus sincère que les autres classes ; surtout, il n'était pas assez différent. Au milieu du torrent des intérêts et des passions boueuses, le regard et le cœur d'Olivier étaient attirés par des îlots indépendants, les petits groupes de vrais croyants, qui émergeaient ça et là, comme des fleurs sur l'eau. L'élite a beau vouloir se mêler à la foule : elle va toujours à l'élite, – l'élite de toutes les classes et de tous les partis, – ceux qui portent le feu. Et son devoir sacré, c'est de veiller à ce que le feu ne s'éteigne point. Olivier avait déjà fait son choix. * À quelques maisons de la sienne, était une échoppe de savetier, un peu en contre-bas de la rue, – quelques planches clouées ensemble, avec des vitres et des carreaux de papier. On y descendait par trois marches, et il fallait baisser le dos pour s'y tenir debout. Il y avait juste la place pour un rayon de savates et deux escabeaux. Tout le jour, on entendait, selon la tradition du savetier classique, le maître de céans chanter. Il sifflait, tapait ses semelles, braillait d'une voix enrouée des gaudrioles et des chansons révolutionnaires ou interpellait à travers son bocal les voisines qui passaient. Une pie à l'aile cassée, qui se promenait sur le trottoir en sautillant, venait d'une loge de concierge lui rendre visite. Elle se posait sur la première marche, à l'entrée de l'échoppe, et regardait le savetier. Il s'interrompait un moment pour lui dire des grivoiseries, d'un ton flûté, ou il lui sifflait l'Internationale. Elle restait, le bec levé, écoutant gravement ; de temps en temps, elle faisait un plongeon, le bec en avant comme pour saluer, elle battait gauchement des ailes pour retrouver son équilibre ; puis elle virait soudain, plantant là son interlocuteur au milieu d'une phrase, et d'une aile et d'un aileron s'envolait sur le dossier d'un banc, d'où elle narguait les chiens du quartier. Alors, le gniaf se remettait à battre ses empeignes ; et la fuite de son auditrice ne l'empêchait pas de continuer jusqu'au bout le discours interrompu. Il avait cinquante-six ans, l'air jovial et bourru, de petits yeux rieurs sous d'énormes sourcils, le crâne chauve au sommet qui s'élevait comme un œuf au-dessus d'un nid de cheveux, des oreilles poilues, une gueule noire et brèche-dents qui s'ouvrait comme un puits, dans des accès de rire, une barbe hirsute et malpropre, où il fourrageait à pleines mains, de ses pinces volumineuses et noires de cirage. Il était connu dans le quartier sous le nom de père Feuillet, dit Feuillette, dit papa La Feuillette – on disait La Fayette, pour le faire enrager : car le vieux, en politique, arborait des opinions écarlates ; tout jeune il avait été mêlé à la Commune, condamné à mort, finalement déporté ; il était fier de ses souvenirs et associait dans ses rancunes Badinguet, Gallifet et Foutriquet. Il était assidu aux meetings révolutionnaires, et enthousiaste de Coquard, pour l'idéal vengeur que celui-ci prophétisait avec une si belle barbe et une voix de tonnerre. Il ne manquait pas un de ses discours, il buvait ses paroles, riait de ses plaisanteries à mâchoire déployée, écumait de ses invectives, jubilait des combats et du paradis promis. Le lendemain, à l'échoppe, il relisait dans son journal le résumé des discours ; il le relisait tout haut, pour lui et pour son apprenti ; afin de mieux le savourer, il se le faisait lire et calottait l'apprenti quand il sautait une ligne. Aussi, n'était-il pas souvent exact à livrer l'ouvrage aux dates promises ; en revanche, c'était de l'ouvrage solide : il usait les pieds, mais il était inusable. Le vieux avait avec lui un petit-fils de treize ans, bossu, malingre et rachitique, qui lui servait d'apprenti. La mère à dix sept ans, avait fui sa famille, pour filer avec un mauvais ouvrier, devenu apache, qui ne tarda pas à être pris, condamné, et disparut. Restée seule avec l'enfant, rejetée par les siens, elle éleva le petit Emmanuel. Elle avait reporté sur lui l'amour et la haine qu'elle avait pour son amant. C'était une femme d'un caractère violent, maladivement jaloux. Elle aimait son enfant avec emportement, le malmenait brutalement, puis, quand il était malade, elle était folle de désespoir. Dans ses jours de mauvaise humeur, elle le couchait sans dîner, sans un morceau de pain. Quand elle le traînait par la main dans les rues, s'il était fatigué, s'il ne pouvait plus avancer et se laissait choir par terre, elle le relevait d'un coup de pied. Elle avait un langage incohérent, et passait des larmes à une excitation de gaîté hystérique. Elle était morte. Le grand-père avait recueilli le petit, alors âgé de six ans. Il l'aimait bien ; mais il avait sa manière de le lui témoigner : elle consistait à rudoyer l'enfant, à le nommer d'injures variées, à lui allonger les oreilles, à le claquer du matin au soir, afin de lui apprendre son métier : et il lui inculquait en même temps son catéchisme social et anticlérical. Emmanuel savait que le grand-père n'était pas méchant ; mais il était toujours prêt à lever le coude pour parer les gifles ; le vieux lui faisait peur, surtout les soirs de ribote. Car le père la Feuillette n'avait pas volé son surnom : il se pochardait deux ou trois fois par mois ; alors il parlait à tort et à travers, il riait, il faisait le faraud, et cela finissait par quelques bourrades au petit. Plus de bruit que de mal. Mais l'enfant était craintif ; son état souffreteux le rendait plus sensible ; il avait une intelligence précoce, et tenait de sa mère un cœur farouche et déréglé. Il était bouleversé par les brutalités du grand-père, comme par ses déclamations révolutionnaires. Tout résonnait en lui des impressions du dehors, comme l'échoppe qui tremblait au passage des lourds omnibus. Dans son imagination affolée se mêlaient en des vibrations de clocher, ses sensations journalières, ses grandes douleurs d'enfant, les lamentables souvenirs d'une expérience prématurée, les récits de la Commune, des bribes de cours du soir, de feuilletons de journaux, de discours de meetings, et les instincts sexuels, troubles et torrentueux, qui lui venaient des siens. Le tout formait ensemble un monde de rêve, monstrueux, marécage dans la nuit, d'où se détachaient des jets d'espoir éblouissant. Le savetier traînait son apprenti au cabaret, chez Aurélie. Ce fut là qu'Olivier remarqua le petit bossu qui avait une voix d'hirondelle. Parmi ces ouvriers avec qui il ne causait guère, il avait eu tout le temps d'étudier la figure maladive de l'enfant, au front proéminent, son air sauvage et humilié ; il avait assisté aux grossièretés joviales qu'on lui disait, et dont les traits du petit se crispaient en silence. Il avait vu, à certaines palabres révolutionnaires, ses yeux de velours marron rayonner de l'extase chimérique du bonheur futur, – ce bonheur, qui, même s'il devait se réaliser jamais, ne changerait pas grand chose à sa chétive destinée. À ces instants, son regard illuminait son visage ingrat, le faisait oublier. La belle Berthe elle-même en fut frappée ; un jour, elle le lui dit et sans crier gare, le baisa sur la bouche. L'enfant sursauta, pâlit de saisissement, et se rejeta en arrière, avec dégoût. La fille n'eut pas le temps de le remarquer : elle était déjà occupée à se quereller avec Joussier. Seul, Olivier s'aperçut du trouble d'Emmanuel : il suivait des yeux le petit, qui s'était reculé dans l'ombre, les mains tremblantes, le front baissé, regardant en dessous, jetant de côté sur la fille des coups d'œil ardents et irrités. Il se rapprocha de lui, il lui parla doucement, poliment, l'apprivoisa… Quel bien peut faire la douceur de manières à un cœur sevré d'égards ! C'est une goutte d'eau qu'une terre aride boit avidement. Il ne fallut que quelques mots, un sourire pour que, dans le secret de son cœur, le petit Emmanuel se donnât à Olivier et décidât qu'Olivier était à lui. Après, quand il le rencontra dans la rue, et découvrit qu'ils étaient voisins, ce lui fut un signe mystérieux du destin qu'il ne s'était pas trompé. Il guettait le passage d'Olivier devant l'échoppe, pour lui adresser le bonjour ; et s'il arrivait qu'Olivier, distrait, ne regardât pas de son côté, Emmanuel en était froissé. Il eût un grand bonheur, le jour qu'Olivier entra chez le père Feuillette, pour une commande. L'ouvrage terminé, Emmanuel le porta chez Olivier ; il avait guetté son retour à la maison afin d'être sûr de le trouver. Olivier, absorbé, fit peu attention à lui, paya, ne disait rien ; l'enfant semblait attendre, regardait à droite, à gauche, s'en allait à regret. Olivier, avec sa bonté, devina ce qui se passait en lui ; il sourit et essaya de lier conversation, malgré la gêne qu'il avait toujours à causer avec quelqu'un du peuple. Cette fois, il sut trouver les mots simples et directs. Une intuition de souffrances lui faisait voir dans l'enfant – (d'une façon trop simpliste) – un petit oiseau blessé par la vie, comme lui, et qui se consolait, la tête sous son aile, recroquevillé en boule sur son perchoir, en rêvant de vols fous dans la lumière. Un sentiment analogue de confiance instinctive rapprochait de lui l'enfant ; il subissait l'attraction de cette âme silencieuse, qui ne criait point, qui ne disait point de paroles rudes, où l'on était à l'abri des brutalités de la rue ; et la chambre, peuplée de livres, paroles magiques des siècles, lui inspirait un respect religieux. Aux questions d'Olivier il répondait volontiers, avec de brusques sursauts de sauvagerie orgueilleuse ; mais l'expression lui manquait. Olivier démaillotait avec précaution cette âme obscure et bégayante ; il arrivait à y lire peu à peu sa foi ridicule et touchante dans le renouvellement du monde. Il n'avait pas envie d'en rire, sachant qu'elle rêvait de l'impossible et qu'elle ne changerait pas l'homme. Les chrétiens aussi ont rêvé de l'impossible ; et ils n'ont pas changé l'homme. De l'époque de Périclès à celle de Monsieur Fallières, où est-il, le progrès moral ?… Mais toute foi est belle ; et quand pâlissent celles dont le cycle est révolu, il faut saluer les nouvelles qui s'allument : il n'y en aura jamais trop. Olivier regardait avec une curiosité attendrie la lueur incertaine qui brûlait dans le cerveau de l'enfant. Quel étrange caboche !… Olivier ne parvenait pas à suivre le mouvement de cette pensée, incapable d'un effort de raison continue, qui allait par saccades, et, quand on lui parlait, restait loin derrière vous, arrêtée, agrippée à une vision surgie, on ne savait comment, d'un mot dit tout à l'heure, puis soudain vous rejoignait, vous dépassait d'un saut, faisant jaillir d'une pensée de tout repos, d'une prudente parole bourgeoise, tout un monde enchanté, un credo héroïque et dément. Cette âme, qui somnolait, avec des réveils bondissants, avait un besoin puéril et puissant d'optimisme ; à tout ce qu'on lui disait, art ou science, elle ajoutait une fin de mélodrame complaisant qui répondait au vœu de ses chimères. Olivier fit, par curiosité, quelques lectures au petit, le dimanche. Il croyait l'intéresser avec des récits réalistes et familiers ; il lui lut les Souvenirs d'enfance de Tolstoy. Le petit n'en était pas frappé ; il disait : – Ben oui, on sait ça. Et il ne comprenait pas qu'on se donnât tant de mal pour écrire des choses réelles. – Un gosse, c'est un gosse, disait-il dédaigneusement. Il n'était pas plus sensible à l'intérêt de l'histoire ; et la science l'ennuyait ; elle était pour lui une préface fastidieuse à un conte de fées : les forces invisibles, mises au service de l'homme, tels des génies terribles et terrassés. À quoi bon tant d'explications ? Quand on a trouvé quelque chose, on n'a pas besoin de dire comment on l'a trouvé, mais ce qu'on a trouvé. L'analyse des pensées est du luxe bourgeois. Ce qu'il faut aux âmes du peuple, c'est la synthèse, des idées toutes faites, tant bien que mal, et plutôt mal que bien, mais qui mènent à l'action, des réalités grosses de vie et chargées d'électricité. De la littérature qu'Emmanuel connaissait, ce qui le toucha le plus, ce fût le pathos épique de Victor Hugo et la rhétorique fuligineuse de ces orateurs révolutionnaires, qu'il ne comprenait pas bien, et qui, non plus que Hugo, ne se comprenaient pas toujours euxmêmes. Le monde était pour lui, comme pour eux non pas un assemblage cohérent de raisons ou de faits, mais un espace infini, noyé d'ombre et tremblant de lumière, où passaient dans la nuit de grands coups d'aile ensoleillés. Olivier essayait en vain de lui communiquer sa logique bourgeoise. L'âme rebelle et ennuyée lui échappait des mains ; et elle se complaisait dans le vague et le heurt de ses sensations hallucinées, comme une femme en amour, qui se livre, les yeux fermés. Olivier était à la fois attiré et déconcerté par ce qu'il sentait chez l'enfant de si proche de lui : solitude, faiblesse orgueilleuse, ardeur idéaliste, – et de si différent ; – ce déséquilibre, ces désirs aveugles et effrénés, cette sauvagerie sensuelle qui n'avait aucune idée du bien et du mal, tels que les définit la morale ordinaire. Il ne faisait qu'entrevoir une partie de cette sauvagerie. Jamais il ne se douta du monde de passions troubles qui grondaient dans le cœur de son petit ami. Notre atavisme bourgeois nous a trop assagis. Nous n'osons même pas regarder en nous. Si nous disions le centième des rêves que fait un honnête homme, ou des étranges ardeurs qui passent dans le corps d'une femme chaste, on crierait au scandale. Silence aux monstres ! Fermons la grille. Mais sachons qu'ils existent, et que dans les âmes neuves, ils sont prêts à sortir. – Le petit avait tous les désirs érotiques, que l'on regarde comme pervers ; ils l'étreignaient à l'improviste, par rafales ; ils étaient exaspérés par sa laideur qui l'isolait. Olivier n'en savait rien. Devant lui, Emmanuel avait honte. Il subissait la contagion de cette paix. L'exemple d'une telle vie lui était un dompteur. L'enfant ressentait pour Olivier un amour violent. Ses passions comprimées se ruaient en rêves tumultueux : bonheur humain, fraternité sociale, miracles de la science, aviation fantastique, poésie enfantine et barbare, – tout un monde héroïque d'exploits, de niaiseries, de luxures, de sacrifices, où sa volonté ivre cahotait dans la flânerie et dans la fièvre. Il n'avait pas beaucoup de temps pour s'y abandonner, dans l'échoppe du grand-père, qui ne restait pas un instant silencieux, tapant, jabotant, du matin au soir. Mais il y a toujours place pour le rêve. Que de journées de songes on peut faire, debout, les yeux ouverts, en une seconde de vie ! – Le travail de l'ouvrier s'accommode assez bien d'une pensée intermittente. Son esprit aurait peine à suivre, sans un effort de volonté, une chaîne un peu longue des raisonnements serrés ; s'il parvient à le faire, il y manque, çà et là, quelques mailles ; mais dans les intervalles des mouvements rythmés, les idées s'intercalent, les images surgissent ; les gestes réguliers du corps les font jaillir, comme le soufflet de forge. Pensée du peuple ! Gerbe de feu et de fumée, pluie d'étincelles qui s'éteignent, se rallument et s'éteignent ! Mais parfois l'une d'elles, emportée par le vent, va mettre l'incendie aux riches meules bourgeoises… Olivier réussit à faire entrer Emmanuel dans une imprimerie. C'était le vœu de l'enfant ; et le grand-père ne s'y opposa point : il voyait volontiers son petit-fils plus instruit que lui ; et il avait du respect pour l'encre d'imprimerie. Dans le nouveau métier, le travail était plus fatiguant que dans l'ancien ; mais parmi la foule des travailleurs, le petit se sentait plus libre de penser que dans l'échoppe, seul, à côté du grand-père. Le meilleur moment était à l'heure du déjeuner. Loin du flot des ouvriers qui envahissait les petites tables sur le trottoir et les débits de vins du quartier, il s'échappait en clopinant vers le square voisin ; et là, à cheval sur un banc, sous le dais d'un marronnier, près d'un faune2 de bronze qui dansait, une grappe à la main, il déballait son pain et le morceau de charcuterie enveloppé dans un papier gras ; et il le savourait lentement, au milieu d'un cercle de moineaux. Sur la pelouse verte, de petits jets d'eau faisaient tomber leur fine pluie en réseau grésillant. Dans un arbre ensoleillé, des pigeons bleus d'ardoise, à l'œil rond, roucoulaient. Et tout autour c'était le ronflement perpétuel de Paris, le grondement des voitures, la mer bruissante des pas, les cris familiers de la rue, le lointain flûteau rieur d'un raccommodeur de faïence, un marteau de terrassier tintant sur les pavés, la noble musique d'une fontaine, – enveloppe fiévreuse et dorée du rêve parisien… – Et le petit bossu, à cheval sur son banc, la bouche pleine, ne se pressant pas d'avaler, s'alanguissait dans une torpeur, où il ne sentait plus son échine douloureuse, et son âme chétive ; il était baigné d'un bonheur imprécis et grisant… – « … Tiède lumière, soleil de la justice, qui luira demain pour nous, déjà ne luis-tu pas ? Tout est si bon, si beau ! On est riche, on est fort, on se porte bien, on aime… J'aime, j'aime tous et tous m'aiment… Ah ! qu'on est bien ! Qu'on sera bien, demain !… » Les sirènes d'usines sifflaient ; l'enfant s'éveillait, avalait sa bouchée, buvait une longue gorgée à la Wallace voisine, et, rentré dans sa carapace bossue, il allait, de sa démarche sautillante et boiteuse, reprendre sa place à l'imprimerie, devant les casiers aux lettres magiques, qui écriraient un jour le Mane Thecel Pharès3 de la Révolution. Divinité champêtre représentée avec un torse humain, des oreilles pointues, des pieds et des cornes de chèvre. (Note du correcteur – ELG.) 3Avertissements qui s'inscrivirent sur le mur du palais de Balthazar à Babylone. Ces avertissements furent traduits par le prophète Daniel : 2 * Le père Feuillet avait un vieil ami, Trouillot, le papetier, de l'autre côté de la rue. Une papeterie-mercerie où l'on voyait, à la devanture, des bonbons roses et verts dans des bocaux, et des poupées en carton sans bras, ni jambes. D'un trottoir, à l'autre, l'un sur le pas de sa porte, l'autre dans son échoppe, ils échangeaient clignements d'yeux, hochements de tête, et pantomimes variées. À certaines heures, quand le savetier était las de taper et qu'il avait, disait-il, la crampe dans les fesses, ils se hélaient, La Feuillette de son gueuloir glapissant, Trouillot d'un mugissement de veau enroué ; et ils allaient siroter un verre au comptoir voisin. Ils ne se pressaient pas de revenir. C'étaient de sacrés bavards. Ils se connaissaient depuis près d'un demi-siècle. Le papetier avait joué lui aussi, son bout de rôle dans le grand mélodrame de 1871. On ne s'en serait pas douté, à voir ce gros homme placide, une toque noire sur la tête, vêtu d'une blouse blanche, avec sa moustache grise de vieux troupier, ses yeux vagues d'un bleu pâle striés de rouge, sous lesquels les paupières faisaient des poches, ses joues flasques et luisantes, toujours en transpiration, traînant la jambe, goutteux, le souffle court, la langue lourde. Mais il n'avait rien perdu de ses illusions d'antan. Réfugié en Suisse pendant quelques années, il y avait rencontré des compagnons de diverses nations, et notamment des Russes, qui l'avaient initié aux beautés de l'anarchie fraternelle. Làdessus, il n'était pas d'accord avec La Feuillette, qui était un vieux Français, partisan de la manière forte et de l'absolutisme dans la liberté. Pour le reste, fermes croyants l'un et l'autre dans la révolution sociale et la Salente 4 ouvrière de l'avenir. Chacun « Dieu a compté tes jours », « Tu as été jugé trop léger dans la balance de l'Histoire », « Ton royaume est voué à l'éclatement ». (Note du correcteur – ELG.) 4 Dans Télémaque, Salente est la cité idéale. (Note du correcteur – ELG.) était épris d'un chef en qui il incarnait l'idéal de ce qu'il aurait voulu être. Trouillot était pour Joussier, et La Feuillette pour Coquard. Ils discutaient interminablement sur ce qui les divisait, estimant que leurs pensées communes étaient démontrées ; – (peu s'en fallait qu'entre deux rasades ils ne les crussent réalisées). – Des deux, le plus raisonneur était le savetier. Il croyait par raison ; du moins, il s'en flattait : car Dieu sait que sa raison était d'une espèce singulière ! Elle n'eût pu chausser d'autre pied que le sien. Cependant, moins expert en raison qu'en chaussures, il prétendait que les autres esprits se chaussassent à son pied. Le papetier, plus paresseux, ne se donnait pas la peine de démontrer sa foi. On ne démontre que ce dont on doute. Il ne doutait point. Son optimisme perpétuel voyait les choses comme il les désirait, et il ne les voyait pas quand elles étaient autrement, ou il les oubliait. Les expériences fâcheuses glissaient sur son cuir, sans y laisser de traces. – Tous deux étaient de vieux enfants romanesques qui n'avaient pas le sens de la réalité ; la révolution, dont le nom seul les grisait, était pour eux une belle histoire qu'on se raconte et dont on ne sait plus très bien si elle arrivera jamais, ou si elle est arrivée. Et tous deux avaient foi dans l'Humanité-Dieu, par transposition de leurs habitudes héréditaires, pliées durant des siècles devant le Fils de l'Homme. – Inutile d'ajouter que tous deux était anticléricaux. Le plaisant était que le bon papetier habitait avec une nièce fort dévote, qui faisait de lui ce qu'elle voulait. Cette petite femme très brune, grassouillette, aux yeux vifs, douée d'une volubilité de parole qui relevait encore un fort accent de Marseille, était veuve d'un rédacteur au ministère du commerce. Restée seule sans fortune, avec une fillette, et recueillie par l'oncle, cette bourgeoise, qui avait des prétentions, n'était pas loin de croire qu'elle faisait une grâce à son parent le boutiquier, en vendant à son magasin ; elle trônait avec des airs de reine déchue, que, fort heureusement pour les affaires de l'oncle et pour la clientèle, tempérait son exubérance naturelle. Royaliste et cléricale, comme il convenait à une personne de sa distinction, Mme Alexandrine étalait ses sentiments avec un zèle indiscret, stimulé par le malin plaisir de taquiner le vieux mécréant chez qui elle s'était installée. Elle s'était constituée la maîtresse du logis, responsable de la conscience de toute la maisonnée ; si elle ne pouvait convertir l'oncle – (et elle se jurait bien de l'attraper in extremis), – elle s'en donnait à cœur joie de tremper le diable dans l'eau bénite. Elle épinglait au mur des images de Notre-Dame de Lourdes et de Saint-Antoine de Padoue ; elle ornait la cheminée de fétiches peinturlurés sous des globes de verre ; et, la saison venue, elle installait dans l'alcôve de sa fille une chapelle du mois de Marie, avec de petites bougies bleues. On ne savait ce qui l'emportait, dans sa dévotion agressive, d'une affection réelle pour l'oncle qu'elle souhaitait de convertir, ou de la joie qu'elle avait à l'embêter. Le brave homme, apathique et un peu endormi, laissait faire ; il ne se risquait pas à relever les provocations batailleuses de sa terrible nièce : avec une langue si bien pendue, impossible à lutter ; avant tout, il voulait la paix. Une seule fois, il se fâcha, lorsqu'un petit saint Joseph tenta subrepticement de se glisser dans sa chambre, au-dessus de son lit ; sur ce point, il eut gain de cause, car il faillit en avoir une attaque, et la nièce prit peur ; l'expérience ne fut pas renouvelée. Pour tout le reste, il céda, affectant de ne pas voir ; cette odeur de bon Dieu lui causait bien quelque malaise ; mais il ne voulait pas y penser. Au fond, il admirait sa nièce, et il éprouvait un certain plaisir à être malmené par elle. Et puis, ils s'accordaient pour choyer la fillette, la petite Reine, ou Rainette. Elle avait treize ans, et elle était toujours malade. Depuis des mois, une coxalgie la tenait étendue et captive, tout un côté du corps moulé dans une gouttière, comme une petite Daphné dans son écorce. Elle avait des yeux de biche blessée et le teint décoloré des plantes privées de soleil ; une tête trop grosse, que ses cheveux blond pâle, très fins et très tirés, faisaient paraître encore plus grosse ; mais un visage mobile et délicat, un vivant petit nez, et un bon sourire enfantin. La dévotion de la mère avait pris chez l'enfant souffrante et désœuvrée un caractère exalté. Elle passait des heures à réciter son chapelet de corail, que le pape avait bénit ; et elle s'interrompait pour le baiser avec emportement. Elle ne faisait presque rien, de toute la journée ; les travaux à l'aiguille la fatiguaient ; Mme Alexandrine ne lui en avait pas donné le goût. À peine si elle lisait quelques Tracts insipides, quelque fade histoire miraculeuse, dont le style prétentieux et plat lui semblait la poésie même, – ou les récits des crimes avec illustrations coloriées dans les journaux du Dimanche que sa stupide mère lui mettait dans les mains. À peine si elle faisait quelques mailles de crochet, en remuant les lèvres, moins attentive à son ouvrage qu'à la conversation qu'elle tenait avec une sainte de ses amies, ou même avec le bon Dieu. Car il ne faut pas croire qu'il soit nécessaire d'être une Jeanne d'Arc, pour avoir de ces visites ; nous en avons tous reçu. Seulement, à l'ordinaire, les visiteurs célestes nous laissent parler seuls, assis à notre foyer ; et ils ne disent mot. Rainette ne songeait pas à s'en formaliser : qui ne dit mot consent. D'ailleurs, elle avait tant à leur dire qu'à peine leur laissait-elle le temps de répondre : elle répondait pour eux. Elle était une bavarde silencieuse ; elle tenait de sa mère la volubilité de langue ; mais ce flot s'infiltrait en paroles intérieures, comme un ruisseau qui disparaît sous terre. – Naturellement, elle faisait partie de la conspiration contre l'oncle, afin de le convertir ; elle se réjouissait de chaque pouce de la maison conquis sur l'esprit de ténèbres par les esprits de lumière ; elle cousait des médailles saintes dans les doublures d'habit du vieux, ou bien elle lui glissait dans les poches un grain de chapelet, que l'oncle, pour faire plaisir à sa petite nièce affectait de ne pas remarquer. – Cette mainmise des deux dévotes sur le mangeur de prêtres causait l'indignation et la joie du savetier. Il ne tarissait pas en grosses plaisanteries sur les femmes qui portent culotte ; et il se gaussait de son ami, qui se laissait mettre sous la pantoufle. Il n'avait pas lieu de faire le malin : car lui-même avait été affligé pendant vingt ans d'une femme acariâtre et sobre, qui le traitait de pochard, et devant qui il baissait la crête. Il se gardait d'en faire mention. Le papetier, un peu honteux, se défendait mollement, professant d'une langue pâteuse une tolérance à la Kropotkine. Rainette et Emmanuel étaient amis. Depuis leur petite enfance, ils se voyaient chaque jour. Emmanuel osait rarement se glisser dans la maison. Mme Alexandrine le regardait d'un mauvais œil, comme petit-fils d'un mécréant et comme sale petit gniaf. Mais Rainette passait ses journées sur une chaise longue près de la fenêtre, au rez-de-chaussée. Emmanuel tambourinait aux carreaux, en passant ; et, le nez écrasé contre la vitre, il grimaçait un bonjour. En été, quand la fenêtre restait ouverte, il s'arrêtait, les bras appuyés un peu haut sur la barre de la fenêtre ; – (il s'imaginait que cette pose l'avantageait, que ses épaules remontées dans une attitude familière donnaient le change à sa difformité). – Rainette qui n'était pas gâtée par les visites, ne songeait plus à remarquer qu'Emmanuel fût bossu. Emmanuel, qui avait peur des filles, peur et dégoût, faisait exception pour Rainette. Cette petite malade, à demi pétrifiée, lui était quelque chose d'intangible et de lointain. Seulement le soir où la belle Berthe lui baisa la bouche, et encore le jour suivant il s'écarta de Rainette, avec une répulsion instinctive ; il longea la maison, sans s'arrêter, baissant la tête ; et il rôdait à distance, méfiant, comme un chien sauvage. Puis, il revint. Elle était si peu une femme !… À la sortie de l'atelier, quand il passait, tâchant de se faire aussi petit que possible, au milieu des brocheuses dans leurs longues blouses de travail, telles que des chemises de nuit, – ces grandes filles rieuses, dont les yeux affamés vous déshabillent en passant, – il détalait vers la fenêtre de Rainette. Il savait gré à son amie de ce qu'elle était infirme : il pouvait, vis-à-vis d'elle, se donner des airs de supériorité, et même, de protection. Il racontait les événements de la rue ; il s'y mettait en bonne place. Parfois, quand il était en veine de galanterie, il apportait à Rainette, en hiver, des marrons grillés, en été, un bouquet de cerises. Elle, de son côté, lui donnait de ces bonbons multicolo- res qui remplissaient les deux bocaux, à la devanture ; et ils regardaient ensemble les cartes postales illustrées. C'étaient d'heureux moments ; ils oubliaient tous deux le triste corps qui tenait en cage leur âme d'enfant. Mais il arrivait aussi qu'ils se missent à discuter, comme les grands, des choses politiques et de la religion. Alors, ils devenaient aussi stupides que les grands. La bonne entente cessait. Elle, parlait de miracles, de neuvaines, ou de pieuses images bordées de dentelles en papier et de jours d'indulgences. Lui, disait que c'était des bêtises et des mômeries, comme il avait entendu dire à son grand-père. Mais quand il voulait à son tour raconter les réunions publiques où le vieux l'avait emmené, elle l'interrompait avec mépris et disait que ces gens-là étaient des soulards. La conversation s'aigrissait. Ils en venaient à parler de leurs parents ; ils se répétaient, l'un sur le compte de la mère, l'autre sur celui du grand-père, les propos injurieux du grandpère et de la mère Puis ils parlaient d'eux-mêmes. Ils cherchaient à se dire des choses désagréables. Ils y arrivaient sans peine. Il disait les plus grossières. Mais elle savait trouver les mots les plus méchants. Alors, il s'en allait et quand il revenait, il racontait qu'il avait été avec d'autres filles, et qu'elles étaient jolies, et qu'ils avaient bien ri ensemble, et qu'ils devaient se retrouver, le dimanche prochain. Elle, ne disait rien ; elle faisait semblant de mépriser ce qu'il disait ; et brusquement, elle se mettait en rage, elle lui lançait son crochet à la tête, en lui criant de partir, et qu'elle le détestait et elle se cachait la figure dans ses mains. Il partait, pas fier de sa victoire. Il avait envie d'écarter les petites mains maigres, de dire que ce n'était pas vrai. Mais il se forçait par orgueil à ne pas revenir. Un jour, Rainette fût vengée. – Il était avec ses camarades d'atelier. Ils ne l'aimaient guère, parce qu'il se tenait en dehors d'eux et qu'il ne parlait pas, ou qu'il parlait trop bien, d'une façon naïvement prétentieuse, comme un livre, ou plutôt comme un article de journal – (il en était farci). – Ce jour-là, ils s'étaient mis à causer de la révolution et des temps futurs. Il s'exaltait, et il était ridicule. Un camarade l'apostropha brutalement : – D'abord, toi, n'en faut plus, tu es trop laid. Dans la société future, il n'y aura plus de boscos. On les fout à l'eau en naissant. Cela le fit dégringoler du haut de son éloquence. Il se tut, consterné. Les autres se tordaient de rire. De tout l'après-midi il ne desserra plus les dents. Le soir, il s'en retournait chez lui ; il avait hâte d'être rentré, pour se cacher dans un coin, et pour souffrir seul. Olivier le rencontra ; il fut frappé de son visage terreux. – Tu as de la peine. Pourquoi ? Emmanuel ne voulait pas parler. Olivier insista affectueusement. Le petit persistait à se taire ; mais sa mâchoire tremblait, comme s'il était près de pleurer. Olivier le prit par le bras et l'emmena chez lui. Bien qu'il éprouvât, lui aussi, pour la laideur et pour la maladie, cette répulsion instinctive et cruelle dont ne peuvent se défendre ceux qui ne sont pas nés avec des âmes de sœurs de charité, il n'en laissait rien voir. – On t'a fait de la peine ? – Oui. – Qu'est-ce qu'on t'a fait ? Le petit débonda son cœur. Il dit qu'il était laid. Il dit que ses camarades avaient dit que leur révolution n'était pas pour lui. – Elle n'est pas pour eux non plus, mon petit ni pour nous. Ce n'est pas l'affaire d'un jour. On travaille pour ceux qui viendront après nous. Le petit était déçu que ce fût pour si tard. – Est-ce que cela ne te fait pas plaisir de penser qu'on travaille pour donner le bonheur à des milliers de garçons comme toi, à des millions d'êtres ? Emmanuel soupira et dit : – Ça serait pourtant bon, d'avoir un peu de bonheur, soimême. – Mon petit, il ne faut pas être un ingrat. Tu vis dans la plus belle ville, dans l'époque la plus riche en merveilles ; tu n'es pas bête, et tu as de bons yeux. Penses à ce qu'il y a de choses à voir et à aimer autour de soi. Il lui en montra quelques-unes. L'enfant écoutait, hocha la tête et dit : – Oui, mais on sera toujours enfermé dans cette peau ! – Mais non, tu en sortiras. – Qu'est-ce que tu en sais ? Le petit fut stupéfait. Le matérialisme faisait partie du credo du grand-père ; il pensait qu'il n'y avait que les calotins qui crussent à une vie éternelle. Il savait que son ami ne l'était point ; et il se demanda si Olivier parlait sérieusement. Mais Olivier le tenant par la main, lui parla longuement de sa foi idéaliste, de l'unité de la vie sans limites, qui n'a ni commence- ment ni fin, et dont les milliards d'êtres et les milliards d'instants ne sont que les rayons de l'unique soleil. Mais il ne le lui disait pas sous cette forme abstraite. D'instinct, en lui parlant, il s'adaptait à la pensée de l'enfant : les antiques légendes, les imaginations matérielles et profondes des vieilles cosmogonies lui revenaient à l'esprit ; moitié riant, moitié sérieux, il parlait de la métempsycose et de la succession des formes innombrables où l'âme coule et se filtre, comme une source qui passe de bassins en bassins. Il y mêlait des ressouvenirs chrétiens et les images du soir d'été qui les baignait tous deux. Il était assis près de la fenêtre ouverte : le petit, debout près de lui, et la main dans sa main. C'était un samedi soir. Les cloches sonnaient. Les premières hirondelles, revenues depuis peu, rasaient les murs des maisons. Le ciel lointain riait au-dessus de la ville, qui s'enveloppait d'ombre. L'enfant, retenant son souffle, écoutait le conte de fées que lui disait son grand ami. Et Olivier, à son tour, réchauffé par l'attention de son petit auditeur, se laissait prendre à ses propres récits. Il est, dans la vie, des secondes décisives où, de même que s'allument tout d'un coup dans la nuit d'une grande ville les lumières électriques, s'allume dans l'âme obscure la flamme éternelle. Il suffit d'une étincelle qui jaillisse d'une autre âme et transmette à celle qui attend, le feu de Prométhée. Ce soir de printemps, la tranquille parole d'Olivier alluma dans l'esprit que recelait le petit corps difforme, comme une lanterne bossuée la lumière qui ne s'éteint plus. Aux raisonnements d'Olivier, il ne comprenait rien, à peine les entendait-il. Mais ces légendes, ces images qui étaient pour Olivier de belles fables, des sortes de paraboles, en lui se faisaient chair, devenaient réalité. Le conte de fée s'animait, palpitait autour de lui. Et la vision qu'encadrait la fenêtre de la chambre, les hommes qui passaient dans la rue, les riches et les pauvres, et les hirondelles qui frôlaient les murs, et les chevaux harassés qui traînaient leur fardeau, et les pierres des maisons qui buvaient l'ombre du crépuscule, et le ciel pâlissant où mourait la lumière, – tout ce monde extérieur s'imprima brusquement en lui, comme un baiser. Ce ne fût qu'un éclair. Puis, cela s'éteignit. Il pensa à Rainette, et dit : – Mais ceux qui vont à la messe, ceux qui croient au bon Dieu, c'est pourtant des toqués ! Olivier sourit : – Ils croient, dit-il, comme nous. Nous croyons tous la même chose. Seulement, ils croient moins que nous. Ce sont des gens, qui pour voir la lumière, ont besoin de fermer leurs volets et d'allumer leur lampe. Ils mettent Dieu dans un homme. Nous avons de meilleurs yeux. Mais c'est toujours la même lumière que nous aimons. Le petit retournait chez lui, par les rues sombres où les becs de gaz n'étaient pas encore allumés ; Les paroles d'Olivier bourdonnaient dans sa tête. Il se disait qu'il est aussi cruel de se moquer des gens parce qu'ils ont de mauvais yeux que parce qu'ils sont bossus. Et il pensait à Rainette qui avait de jolis yeux ; et il pensait qu'il les avait fait pleurer. Cela lui fut insupportable. Il revint sur ses pas, il alla à la maison du papetier. La fenêtre était encore entr'ouverte ; il y coula doucement la tête et appela à voix basse : – Rainette… Elle ne répondit pas. – Rainette ! je te dis pardon. La voix de Rainette, dans l'ombre dit : – Méchant, je te déteste. – Pardon, répéta-t-il. Il se tut. Puis, dans un élan soudain, il dit, plus bas encore, troublé, un peu honteux : toi. – Rainette, tu sais, je crois aussi à des bons Dieux, comme – C'est vrai ? – C'est vrai. Il le disait surtout par générosité. Mais, après l'avoir dit, il y croyait un peu. Ils restèrent sans parler. Ils ne se voyaient pas. La belle nuit, dehors ! Le petit infirme murmura : – Il fera bon, quand on sera mort !… On entendait le souffle léger de Rainette. Il dit : – Bonne nuit, petite grenouille. La voix attendrie de Rainette dit : – Bonne nuit. Il partit allégé. Il était content que Rainette lui eût pardonné. Et, tout au fond de lui, il ne déplaisait pas au petit souffredouleur, qu'une autre eût souffert par lui. * Olivier était rentré dans sa retraite. Christophe ne tarda pas à l'y rejoindre. Décidément, leur place n'était pas dans le mouvement social révolutionnaire. Olivier ne pouvait pas s'enrôler avec ces combattants. Et Christophe ne le voulait pas. Olivier s'en écartait au nom des faibles opprimés ; Christophe, au nom des forts indépendants. Mais qu'ils se fussent retirés, celui-ci à la proue, celui-là à la poupe, ils n'en étaient pas moins sur le même bateau qui emportait l'armée des ouvriers et la société entière. Libre et sûr de sa volonté, Christophe contemplait avec un intérêt provocant, la coalition des prolétaires ; il aimait à se retremper dans la cuve populaire : cela le détendait ; il en sortait plus gaillard et plus frais. Il continuait de voir Coquard et prenait ses repas, de temps en temps, chez Aurélie. Une fois là, il ne se surveillait guère, il s'abandonnait à son humeur fantasque ; le paradoxe ne l'effrayait pas ; et il trouvait un malin plaisir à pousser ses interlocuteurs jusqu'aux extrêmes conséquences de leurs principes, absurdes et enragées. On ne savait jamais s'il parlait ou non sérieusement : car il se passionnait en parlant, et il finissait par oublier son intention paradoxale du début. L'artiste se laissait griser par l'ivresse des autres. En un de ces moments d'émotion esthétique, il improvisa, dans l'arrièreboutique d'Aurélie, un chant révolutionnaire, qui, aussitôt répété, dès le lendemain se répandit parmi les groupes ouvriers. Il se compromettait. La police le surveillait. Manousse, qui avait des intelligences au cœur de la place, fut averti par un de ses amis, Xavier Bernard, jeune fonctionnaire de la préfecture de police, qui se mêlait de littérature et se disait toqué de la musique de Christophe – (car le dilettantisme et l'esprit anarchique, s'étaient glissés jusque parmi les chiens de garde de la troisième République). – Votre Krafft est en train de jouer un vilain jeu, lui avait dit Bernard. Il fait le fier-à-bras. Nous savons ce qu'il en faut penser ; mais on ne serait pas fâché, en haut lieu, de pincer un étranger – qui plus est, un Allemand – dans ces micmac révolutionnaires : c'est le moyen classique pour déconsidérer le parti et pour y jeter les soupçons. Si ce nigaud ne fait pas attention, nous allons être obligé de l'arrêter. C'est ennuyeux. Avertissezle ! Manousse avertit Christophe ; Olivier le supplia d'être prudent. Christophe ne prit pas l'avis au sérieux. – Bah ! dit-il, chacun sait que je ne suis pas dangereux. J'ai bien le droit de m'amuser ! J'aime ces gens, ils travaillent comme moi, ils ont une foi comme moi. À la vérité, ce n'est pas la même, nous ne sommes pas du même camp… Très bien ! On se battra donc. Ce n'est pas pour me déplaire… Que veux-tu ? Je ne peux pas rester, comme toi, recroquevillé dans ma coquille. J'étouffe chez les bourgeois. Olivier, qui n'avait pas des poumons aussi exigeants, se trouvait bien de son logis étroit et de la calme société de ses deux amies, encore que l'une d'elles, Mme Arnaud, se consacrât maintenant aux œuvres de bienfaisance, et que l'autre, Cécile, fût absorbée dans les soins de l'enfant, jusqu'à ne plus parler que de lui et avec lui, sur ce ton gazouillant, bêtifiant, qui tâche de se modeler sur celui de l'oiselet et de muer sa chanson informe en un parler humain. De son passage dans les milieux ouvriers, il lui était resté deux connaissances. Deux indépendants, comme lui. L'un, Guérin, était tapissier. Il travaillait, à sa fantaisie, d'une façon capricieuse, mais adroite. Il aimait son métier, il avait pour les objets d'art un goût naturel, développé par l'observation, le travail, les visites dans les musées. Olivier lui avait fait réparer un meuble ancien : le travail était difficile, et l'ouvrier s'en était acquitté habilement ; il y avait dépensé de la peine et du temps : il ne réclama à Olivier qu'un modeste salaire, tant il était heureux d'avoir réussi. Olivier, s'intéressant à lui, l'interrogea sur sa vie, tâcha de savoir ce qu'il pensait du mouvement ouvrier. Guérin n'en pensait rien ; il ne s'en souciait pas. Il n'était pas de cette classe. Il n'était d'aucune classe. Il était lui. Il lisait peu. Toute sa formation intellectuelle s'était faite par les sens, l'œil, la main, le goût inné au vrai peuple de Paris. Il était un homme heureux. Le type n'en est pas rare dans la petite bourgeoisie ouvrière, qui est une des races les plus intelligentes de la nation : car elle réalise un bel équilibre du travail manuel et d'une activité saine de l'esprit. L'autre connaissance d'Olivier était d'une espèce plus originale. C'était un facteur, qui se nommait Hurteloup. Bel homme, grand, les yeux clairs, petite barbe et moustache blondes, l'air ouvert et gai. Un jour qu'il apportait une lettre recommandée, il était entré dans la chambre d'Olivier. Pendant qu'Olivier signait, il faisait le tour de la bibliothèque, le nez sur les titres des volumes : – Ha ! ha ! fit-il, vous avez les classiques… Il ajouta : – Moi, je collectionne les bouquins d'histoire sur la Bourgogne. – Vous êtes Bourguignon ? demanda Olivier. – « Bourguignon salé, L'épée au côté, La barbe au menton, Saute, Bourguignon ! » répondit en riant le facteur. Je suis du pays d'Avallon. J'ai des papiers de famille qui datent de 1200 et quelque… Olivier, intrigué, voulut en savoir davantage. Hurteloup ne demandait qu'à parler. Il appartenait en effet à une des plus vieilles familles de Bourgogne. Un de ses ancêtres était à la croisade de Philippe Auguste ; un autre, secrétaire d'état sous Henri II. La décadence avait commencé, dès le XVIIe siècle. Au temps de la Révolution, la famille, ruinée et déchue, avait fait le plongeon dans la mare populaire. Maintenant, elle revenait à la surface, par le probe travail, la vigueur physique et morale du facteur Hurteloup, et sa fidélité à sa race. Son meilleur passetemps était de réunir des documents historiques et généalogiques, se rapportant aux siens ou à leur pays d'origine. À ses heures de congé, il allait aux Archives copier de vieux papiers. Quand il ne le comprenait pas, il demandait l'explication à un de ses clients, Chartiste ou Sorbonnard. Son illustre ascendance ne lui tournait pas la tête ; il en parlait, en riant, sans l'ombre de récrimination contre le mauvais sort. Il avait une gaîté insouciante et robuste, qui faisait plaisir à voir. Et Olivier, le regardant, pensait au va-et-vient mystérieux de la vie des races, qui coule à pleins bords pendant des siècles, pendant des siècles disparaît sous terre, puis ressurgit après avoir drainé du sol des énergies nouvelles. Le peuple lui apparaissait un réservoir immense où se perdent les fleuves du passé et d'où ressortent les fleuves de l'avenir, qui, sous un autre nom, sont bien souvent les mêmes. Guérin et Hurteloup lui plaisaient ; mais ils ne pouvaient lui être une société ; entre eux et lui, peu de conversation possible. Le petit Emmanuel l'occupait davantage ; il venait chez lui presque chaque soir. Depuis l'entretien magique, une révolution s'était faite chez l'enfant. Il s'était jeté dans la lecture avec une fureur de savoir. Il sortait de ses livres, abruti. Il semblait moins intelligent qu'avant ; il parlait à peine ; Olivier n'arrivait plus à lui arracher que des monosyllabes ; aux questions, Emmanuel répondait des âneries. Olivier se décourageait ; il tâchait de n'en rien montrer ; mais il croyait qu'il s'était trompé et que le petit était tout à fait stupide. Il ne voyait pas le travail formidable d'incubation fiévreuse, qui s'opérait dans cette âme. Il était un mauvais pédagogue, plus capable de jeter au hasard dans les champs les poignées de bon grain que de sarcler la terre et de creuser les sillons. – La présence de Christophe ajoutait au trouble. Olivier éprouvait une gêne à exhiber son petit protégé ; il était honteux de la bêtise d'Emmanuel, qui devenait accablante quand Christophe était là. L'enfant se renfermait alors dans un mutisme farouche. Il haïssait Christophe, parce qu'Olivier l'aimait ; il ne supportait pas qu'un autre eût place dans le cœur de son maître. Ni Christophe ni Olivier ne se doutaient de la frénésie d'amour et de jalousie qui rongeait cet enfant. Cependant, Christophe avait passé par là, jadis ! Mais il ne se reconnaissait pas en cet être, fabriqué d'un autre métal que le sien. En cet amalgame obscur d'hérédités malsaines, tout – l'amour et la haine et le génie latent – rendait un autre son. * Le premier Mai approchait. Une rumeur inquiète parcourait Paris. Les matamores de la C. G. T. contribuaient à la répandre. Leurs journaux annonçaient le grand jour arrivé, convoquaient les milices ouvrières, et lançaient le mot d'épouvante qui atteint les bourgeois à l'endroit le plus sensible : au ventre… Feri ventrem !… Ils les menaçaient de la grève générale. Les parisiens épeurés partaient pour la campagne, ou s'approvisionnaient comme pour un siège. Christophe avait rencontré Canet, dans son auto, rapportant deux jambons et un sac de pommes de terre ; il était hors de lui ; il ne savait plus au juste de quel parti il était ; on le voyait tour à tour vieux républicain, royaliste, et révolutionnaire. Son culte de la violence était une boussole affolée, dont l'aiguille sautait du nord au midi et du midi au nord. En public, il continuait de faire chorus aux rodomontades de ses amis ; mais il eût pris in petto le premier dictateur venu, pour balayer le spectre rouge. Christophe riait de cette universelle poltronnerie. Il était convaincu qu'il ne se produirait rien. Olivier en était moins sûr. De sa naissance bourgeoise, il lui restait quelque chose de ce petit tremblement éternel que cause à la bourgeoisie le souvenir et l'attente de la révolution. – Allons donc ! disait Christophe, tu peux dormir tranquille. Elle n'est pas pour demain, ta Révolution ! Vous en avez tous peur. La peur des coups… Elle est partout. Chez les bourgeois, dans le peuple, par toute la nation, par toutes les nations d'Occident. On n'a plus assez de sang, on a peur de le perdre. Depuis quarante ans, tout se passe en paroles. Regarde un peu votre fameuse Affaire ! Avez-vous assez crié : « Mort ! Sang ! Carnage ! »… Ô cadets de Gascogne ! Que de salive et d'encre ! Combien de gouttes de sang ? – Ne t'y fie pas, disait Olivier. Cette peur du sang, c'est l'instinct secret qu'au premier sang versé, la bête délirera ; le masque du civilisé tombera, la brute montrera son mufle aux crocs féroces, et Dieu sait alors qui la pourra museler ! Chacun hésite devant la guerre ; mais quand la guerre éclatera, elle sera atroce… Christophe haussait les épaules, et disait que ce n'était pas pour rien que l'époque avait pour héros Cyrano le hâbleur et le poulet fanfaron, Chantecler – les héros qui mentent. Olivier hochait la tête. Il savait qu'en France hâbler est le commencement d'agir. Toutefois pour le premier Mai, il ne croyait pas plus que Christophe à la Révolution : on l'avait trop annoncée, et le gouvernement se tenait sur ses gardes. Il y avait lieu de croire que les stratèges de l'émeute remettraient le combat à un moment plus opportun. Dans la seconde quinzaine d'avril, Olivier eut un accès de grippe ; elle le reprenait, chaque hiver, à peu près vers la même date, et elle réveillait une bronchite ancienne. Christophe s'installa chez lui, deux ou trois jours. Le mal fut assez léger et passa rapidement. Mais il amena, comme à l'ordinaire, chez Olivier, une fatigue morale et physique qui persista quelque temps après que la fièvre fût tombée. Il restait au lit, étendu, pendant des heures, et il n'avait pas envie de bouger, il regardait Christophe qui lui tournait le dos, travaillant à sa table. Christophe s'absorbait dans son travail. Quand il était las d'écrire, il se levait brusquement et il allait au piano ; il jouait, non ce qu'il avait écrit, mais ce qui lui venait sous les doigts. Alors, se passait un phénomène étrange. Tandis que ce qu'il écrivait était conçu dans un style qui rappelait ses œuvres antérieures, ce qu'il jouait paraissait d'un autre homme. C'était un monde au souffle rauque et déréglé. Il y avait là un égarement, une incohérence violente ou brisée, ne rappelant en rien la puissante logique qui régnait dans le reste de sa musique. On eût dit que ces improvisations irréfléchies, qui échappaient à l'œil de la conscience, qui jaillissaient de la chair plus que de la pensée, comme un cri d'animal, révélassent un déséquilibre de l'âme, un orage se préparant, au fond de l'avenir. Christophe ne s'en apercevait pas ; mais Olivier écoutait, regardait Christophe, et il était vaguement inquiet. Dans son état de faiblesse, il avait une pénétration singulière, lointaine : il apercevait des choses que nul ne remarquait. Christophe, plaquant un dernier accord, s'arrêta en sueur, hagard ; il promena autour de lui son regard encore trouble, rencontra le regard d'Olivier, se mit à rire, et retourna à sa table. Olivier demanda : – Qu'est-ce que c'était, Christophe ? – Rien du tout, dit Christophe. Je remue l'eau, pour attirer le poisson. – Est-ce que tu vas écrire cela ? – Cela ? Quoi, cela ? – Ce que tu as dit. – Et qu'est-ce que j'ai dit, je ne me souviens déjà plus. – Mais à quoi pensais-tu ? – Je ne sais pas, dit Christophe, se passant la main sur le front. Il se remit à écrire. Le silence retomba dans la chambre des deux amis. Olivier continuait de regarder Christophe. Christophe sentait ce regard ; et il se retourna. Les yeux d'Olivier le couvaient avec tant d'affection ! – Paresseux ! dit-il gaiement. Olivier soupira. – Qu'as-tu ? demanda Christophe. – Ô Christophe ! dire qu'il y a tant de choses en toi, là, près de moi, des trésors que tu donneras aux autres et dont je n'aurai pas ma part. – Es-tu fou ? Qu'est-ce qui te prend ? – Quelle sera ta vie ? Par quels dangers, par quelles épreuves passeras-tu encore ?… Je voudrais être avec toi… Je ne verrai rien de tout cela. Je resterai stupidement en chemin. – Pour stupide, tu l'es. Crois-tu, par hasard, que même si tu le voulais, je te laisserais en route ? – Tu m'oublieras, dit Olivier. Christophe se leva, et alla s'asseoir sur le lit, près d'Olivier ; il lui prit les poignets, moites d'une sueur de faiblesse. Le col de la chemise s'était ouvert ; on voyait la maigre poitrine, la peau frêle et tendue comme un voile qu'un souffle de vent gonfle et qui va se déchirer. Les robustes doigts de Christophe reboutonnèrent maladroitement le col. Olivier se laissait faire. – Cher Christophe ! dit-il tendrement, j'ai eu pourtant un grand bonheur dans ma vie ! – Ah ! ça, qu'est-ce que ces idées ? dit Christophe, tu vas aussi bien que moi. – Oui, dit Olivier. – Alors, pourquoi dis-tu des sottises ? – J'ai tort, fit Olivier, honteux et souriant. C'est cette grippe qui m'abat. – Il faut se secouer. Houp ! Lève-toi. – Pas maintenant, plus tard. Il restait à rêver. Le lendemain, il se leva. Mais ce fut pour continuer de rêvasser, au coin du feu. Avril était doux et brumeux. À travers le voile tiède des brouillards argentés, les petites feuilles vertes dépliaient leurs cocons, les oiseaux invisibles chantaient le soleil caché. Olivier dévidait le fuseau de ses souvenirs. Il se revoyait enfant, dans le train qui l'emportait de sa petite ville, au milieu du brouillard, avec sa mère qui pleurait. Antoinette était seule, à l'autre coin du wagon… De délicats profils, des paysages fins, se peignaient au fond de ses yeux. De beaux vers venaient d'eux-mêmes agencer leurs syllabes et leurs rythmes chantants. Il était près de sa table ; il n'avait qu'à étendre le bras pour prendre sa plume et noter ces visions poétiques. Mais la volonté lui manquait : il était las ; il savait que le parfum de ses rêves s'évaporerait dès qu'il voudrait les fixer. C'était toujours ainsi : le meilleur de luimême ne pouvait s'exprimer ; son esprit était un vallon plein de fleurs ; mais nul n'en avait l'accès ; et dès qu'on les cueillait, les fleurs se flétrissaient. À peine quelques-unes avaient pu languissamment survivre, quelques frêles nouvelles, quelques pièces de vers, qui exhalaient une haleine suave et mourante. Cette impuissance artistique avait été longtemps un des plus gros chagrins d'Olivier. Sentir tant de vie en soi, que l'on ne peut pas sauver !… – Maintenant, il était résigné. Les fleurs n'ont pas besoin qu'on les voie, pour fleurir. Elles n'en sont que plus belles dans les champs où nulle main ne les cueille. Heureux, les champs en fleurs qui rêvent au soleil ! – De soleil, il n'y en avait guère ; mais les rêves d'Olivier n'en fleurissaient que mieux. Que d'histoires tristes, tendres, fantasques, il se raconta, ces jours-là ! Elles venaient on ne sait d'où, voguaient comme des nuages blancs sur un ciel d'été, elles se fondaient dans l'air, d'autres leur succédaient ; il en était peuplé. Parfois, le ciel restait vide ; dans la lumière, Olivier s'engourdissait, jusqu'au moment où de nouveau glissaient, leurs ailes éployées, les barques silencieuses du rêve. Le soir, le petit bossu venait. Olivier était si plein de ses histoires qu'il lui en conta une, souriant et absorbé. Que de fois il parlait ainsi, regardant devant lui, sans que l'enfant souffla mot ! Il finissait par oublier sa présence… Christophe, qui arriva au milieu du récit, fut saisi de sa beauté, et demanda à Olivier de recommencer l'histoire. Olivier s'y refusa : – Je suis comme toi, dit-il, je ne la sais déjà plus. – Ce n'est pas vrai, dit Christophe ; toi, tu es un diable de Français qui sait toujours tout ce qu'il dit et fait, tu n'oublies jamais rien. – Hélas ! fit Olivier. – Recommence, alors. – Cela me fatigue. À quoi bon ? Christophe était fâché. – Ce n'est pas bien, dit-il. À quoi te sert ta pensée ? Ce que tu as, tu le jettes. C'est perdu pour jamais. – Rien n'est perdu, dit Olivier. Le petit bossu sortit de l'immobilité où il était resté pendant le récit d'Olivier, – tourné vers la fenêtre, les yeux vagues, la figure froncée, l'air hostile, sans qu'on pût deviner ce qu'il pensait. Il se leva et dit : – Il fera beau, demain. – Je parie, dit Christophe à Olivier, qu'il n'a même pas écouté. – Demain, le premier Mai, continua Emmanuel, dont la figure maussade s'illuminait. – C'est son histoire, à lui, dit Olivier. Tu me la conteras demain. – Balivernes ! dit Christophe. * Le lendemain, Christophe vint prendre Olivier, pour faire une promenade dans Paris. Olivier était guéri ; mais il éprouvait toujours son étrange lassitude : il ne tenait pas à sortir, il avait une crainte vague, il n'aimait pas à se mêler à la foule. Son cœur et son esprit étaient braves ; la chair était débile. Il avait peur des cohues, des bagarres, de toutes les brutalités ; il savait trop qu'il était fait pour en être victime, sans pouvoir – sans vouloir – se défendre : car il avait horreur de faire souffrir, autant que de souffrir. Les corps maladifs répugnent plus que les autres à la souffrance physique, parce qu'ils la connaissent mieux, et que leur imagination la leur représente plus immédiate et plus saignante. Olivier rougissait de cette lâcheté de son corps que contredisait le stoïcisme de sa volonté, et il s'efforçait de la combattre. Mais, ce matin, tout contact avec les hommes lui était pénible, il eût voulu rester enfermé, tout le jour. Christophe le semonça, le railla, voulut à tout prix qu'il sortît pour s'arracher à sa torpeur : depuis dix jours il n'avait pas pris l'air. Olivier faisait mine de ne pas entendre. Christophe dit : – C'est bon, je m'en vais sans toi. Je vais voir leur premier Mai. Si je ne suis pas revenu ce soir, tu te diras que je suis coffré. Il partit. Dans l'escalier, Olivier le rejoignit. Il ne voulait pas laisser son ami aller seul. Peu de monde dans les rues. Quelques petites ouvrières, fleuries d'un brin de muguet. Des ouvriers endimanchés se promenaient d'un air désœuvré. À des coins de rues, près des stations du Métro, des agents, par paquets, se tenaient dissimulés. Les grilles du Luxembourg étaient fermées. Le temps restait toujours brumeux et tiède. Il y avait si longtemps qu'on n'avait vu le soleil !… Les deux amis allaient au bras l'un de l'autre. Ils parlaient peu ; ils s'aimaient bien. Quelques mots évoquaient des choses intimes et passées. Devant une mairie, ils s'arrêtèrent pour regarder le baromètre, qui avait une tendance à remonter. – Demain, dit Olivier, je verrai le soleil. Ils étaient tout près de la maison de Cécile. Ils pensèrent à entrer pour embrasser l'enfant. – Non, ce sera pour le retour. De l'autre côté de l'eau, ils commencèrent à rencontrer plus de monde. Des promeneurs paisibles, des costumes et des visages du dimanche ; des badauds avec leurs enfants ; des ouvriers qui flânaient. Deux ou trois portaient à la boutonnière l'églantine rouge ; ils avaient l'air inoffensifs : c'étaient des révolutionnaires qui se forçaient à l'être ; on sentait chez eux un cœur optimiste, qui se satisfaisait des moindres occasions de bonheur : qu'il fît beau ou simplement passable, en ce jour de congé, ils en étaient reconnaissants… ils ne savaient trop à qui… à tout ce qui les entourait. Ils allaient sans se presser, épanouis, admirant les bourgeons des arbres, les toilettes des petites filles qui passaient ; ils disaient avec orgueil : – Il n'y a qu'à Paris qu'on peut voir des enfants aussi bien habillés… Christophe plaisantait le fameux mouvement prédit… Bonnes gens !… On avait de l'affection pour eux, avec un grain de mépris. À mesure qu'ils avançaient, la foule s'épaississait. De louches figures blêmes, des gueules crapuleuses, se glissaient dans le courant, aux aguets, attendant l'heure et la proie à happer. La bourbe était remuée. À chaque pas, la rivière se faisait plus trouble. Maintenant, elle coulait, opaque. Comme des bulles d'air venues du fond qui montent à la surface grasse, des voix qui s'appelaient, des coups de sifflet, des cris de camelots, perçaient le bruissement de cette multitude et en faisaient mesurer les couches amoncelées. Au bout de la rue, près du restaurant d'Aurélie, c'était un bruit d'écluses. La foule se brisait contre des barrages de police et de troupes. Devant l'obstacle, elle formait une masse pressée, qui houlait, sifflait, chantait, riait, avec des remous contradictoires… Rire du peuple, seul moyen d'exprimer mille sentiments obscurs, qui ne peuvent trouver un débouché par les mots !… Cette foule n'était pas hostile. Elle ignorait ce qu'elle voulait. En attendant qu'elle le sût, elle s'amusait, – à sa façon, nerveuse, brutale, sans méchanceté encore, – à pousser et à être poussée, à insulter les agents, ou à s'apostropher. Mais peu à peu, elle s'énervait. Ceux qui venaient par derrière, impatientés de ne rien voir, étaient d'autant plus provocants qu'ils avaient moins à risquer, sous le couvert de ce bouclier humain. Ceux qui étaient devant, écrasés entre ceux qui poussaient et ceux qui résistaient, s'exaspéraient d'autant plus que leur situation devenait intolérable ; la force du courant qui les pressait centuplait leur propre force. Et tous, à mesure qu'ils étaient plus serrés les uns contre les autres, comme un bétail, sentaient la chaleur du troupeau qui leur pénétrait la poitrine et les reins ; il leur semblait qu'ils ne formaient qu'un bloc ; et chacun était tous, et chacun était un géant Briarée 5. Une vague de sang refluait, par moments au cœur du monstre à mille têtes ; les regards se faisaient haineux et les cris meurtriers. Des individus qui se dissimulaient au troisième ou au quatrième rang, commencèrent à jeter des pierres. Aux fenêtres des maisons, des familles regarCréature monstrueuse aux cent bras, engendrée par Gaia (la Terre) et Ouranos (le Ciel), elle viendra, sur l'ordre de Thétis, au secours de Zeus lorsque les autres dieux se rebelleront. Ce dernier lui offrira la main de Cymopolé. (Note du correcteur – ELG.) 5 daient ; elles se croyaient au spectacle ; elles excitaient la foule, et attendaient, avec un petit frémissement d'impatience angoissée, que la troupe chargeât. Au milieu de ces masses compactes, à coups de genoux et de coudes, Christophe se frayait son chemin, comme un coin. Olivier le suivait. Le bloc vivant s'entr'ouvrait un instant, pour les laisser passer, et se refermait aussitôt derrière eux. Christophe jubilait. Il avait complètement oublié que, cinq minutes avant, il niait la possibilité d'un mouvement populaire. À peine avait-il mis la jambe dans le courant qu'il était happé : étranger à cette foule française et à ses revendications, il s'y était subitement fondu ; peu lui importait ce qu'elle voulait : il voulait ! Peu lui importait où il allait : il allait respirant ce souffle de démence… Olivier suivait, entraîné, mais sans joie, lucide, ne perdant jamais la conscience de soi, mille fois plus étranger que Christophe aux passions de ce peuple qui était le sien, et emporté pourtant par elles comme une épave. La maladie, qui l'avait affaibli, détendait ses liens avec la vie. Qu'il se sentait loin de ses gens !… Comme il était sans délire et que son esprit était libre, les plus petits détails des choses s'inscrivaient en lui. Il regardait avec délices la nuque dorée d'une fille devant lui, son cou pâle et fin. Et en même temps, l'acre odeur qui fermentait de ces corps entassés l'écœurait. – Christophe, supplia-t-il. Christophe n'écoutait pas. – Christophe ! – Hé ? – Rentrons. – Tu as peur ? dit Christophe. Il continua son chemin. Olivier, avec un sourire triste, le suivit. À quelques rangs devant eux dans la zone dangereuse où le peuple refoulé formait comme une barre, il aperçut juché sur le toit d'un kiosque à journaux son ami, le petit bossu. Accroché des deux mains, accroupi dans une pose incommode, il regardait en riant par delà la muraille des troupes ; et il se retournait vers la foule, d'un air de triomphe. Il remarqua Olivier, et lui adressa un regard rayonnant ; puis, il se mit de nouveau à épier là-bas, du côté de la place, avec des yeux élargis d'espoir, attendant… Quoi donc ? – Ce qui devait venir… Il n'était pas le seul. Bien d'autres, autour de lui, attendaient le miracle ! Et Olivier, regardant Christophe, vit que Christophe attendait aussi… Il appela l'enfant, lui cria de descendre. Emmanuel fit mine de ne pas entendre, et ne regarda plus. Il avait vu Christophe. Il était bien aise de s'exposer dans la bagarre, en partie pour montrer son courage à Olivier, en partie pour le punir de ce qu'il était avec Christophe. Cependant il avait retrouvé dans la foule quelques-uns de leurs amis, Coquart à la barbe d'or, qui, lui, n'attendait rien que quelques bousculades, et qui, d'un œil expert, surveillait le moment où le vase allait déborder. Plus loin, la belle Berthe, qui échangeait des mots verts avec ses voisins, en se faisant peloter. Elle avait réussi à se glisser au premier rang, et elle s'enrouait à insulter les agents. Coquard s'approcha de Christophe. Christophe, en le voyant, retrouva sa gouaillerie : – Qu'est-ce que j'avais dit ? Il ne se passera rien du tout. – Savoir ! dit Coquard. Ne restez pas trop là. Ça ne tardera pas à se gâter. – Quelle blague ! fit Christophe. À ce moment, les cuirassiers, lassés de recevoir des pierres, avancèrent pour déblayer les entrées de la place ; les brigades centrales marchaient devant, au pas de course. Aussitôt la débandade commença. Selon le mot de l'Évangile, les premiers furent les derniers. Mais ils s'appliquèrent à ne pas le rester longtemps. Pour se dédommager de leur déroute les fuyards furieux huaient ceux qui les poursuivaient, et criaient : « Assassins ! » avant que le premier coup eût été porté. Berthe filait entre les rangs, comme une anguille, et poussait des cris aigus. Elle rejoignit ses amis ; à l'abri derrière le vaste dos de Coquard, elle reprit haleine, se serra contre Christophe, lui pinça le bras, par peur ou pour toute autre raison, décocha une œillade à Olivier, et montra le poing à l'ennemi, en glapissant. Coquard prit Christophe par le bras, et lui dit : – Allons, chez Aurélie. Ils n'avaient que quelques pas à faire. Avec Graillot, Berthe les y avait précédés. Christophe allait entrer, suivi par Olivier. La rue était en dos d'âne. Du trottoir, devant la crémerie, on dominait la chaussée, du haut de cinq à six marches. Olivier respirait, sorti du flot. Il répugna à l'idée de se retrouver dans l'atmosphère empestée du cabaret et les braillements de ces énergumènes. Il dit à Christophe : – Je vais à la maison. – Va, mon petit, dit Christophe, je te rejoindrai dans une heure. – Ne t'expose plus, Christophe ! – Trembleur ! fit Christophe en riant. Il entra dans la crémerie. Olivier allait tourner l'angle de la boutique. Quelques pas encore, et il était dans une ruelle transversale qui l'éloignait de la bousculade. L'image de son petit protégé lui traversa l'esprit. Il se retourna et le chercha des yeux. Il l'aperçut à l'instant précis où Emmanuel qui s'était laissé choir de son poste d'observation, roulait par terre, bousculé par la foule ; les fuyards passaient dessus ; les agents arrivaient. Olivier ne réfléchit point : il sauta en bas des marches, et courut au secours. Un terrassier vit le danger, les sabres dégainés, Olivier qui tendait la main à l'enfant pour le relever, le flot brutal des agents qui les renversaient tous deux. Il cria, et se précipita à son tour. Des camarades le suivirent en courant. D'autres, qui étaient sur le seuil du cabaret. Puis, à leurs appels, les autres qui étaient rentrés. Les deux bandes se prirent à la gorge, comme des chiens. Et les femmes restées en haut des marches hululaient. – Ainsi, le petit bourgeois aristocrate déclencha le ressort de la bataille, que nul ne voulait moins que lui… Christophe, entraîné par les ouvriers, s'était jeté dans la bagarre, sans savoir qui l'avait causé. Il était à cent lieues de penser qu'Olivier s'y trouvait mêlé. Il le croyait bien loin déjà, tout à fait à l'abri. Impossible de rien voir du combat. Chacun avait assez à faire de regarder qui l'attaquait. Olivier avait disparu dans le tourbillon : une barque qui coule au fond… Un coup de poing, qui ne lui était pas destiné, l'avait atteint au sein gauche ; il venait de tomber ; la foule le piétinait. Christophe avait été balayé par un remous jusqu'à l'autre extrémité du champ de bataille. Il n'y apportait aucune animosité ; il se laissait pousser et poussait avec allégresse, ainsi qu'à une foire de village. Il pensait si peu à la gravité des choses qu'il eut l'idée bouffonne, em- poigné par un agent à la carrure énorme et l'empoignant à brasle-corps, de lui dire : – Un tour de valse, mademoiselle ? Mais un second agent lui ayant sauté sur le dos, il se secouait comme un sanglier, et il les bourrait de coups de poing tous les deux : il n'entendait pas se laisser prendre. L'un de ses adversaires, celui qui l'avait saisi par derrière, roula sur les pavés. L'autre, furieux, dégaina. Christophe vit la pointe du sabre à deux doigts de sa poitrine ; il l'esquiva et, tordant le poignet de l'homme, il tâcha de lui arracher l'arme. Il ne comprenait plus ; jusqu'à ce moment, ce lui avait semblé un jeu… Ils restaient là à lutter, et ils se soufflaient au visage. Il n'eût pas le temps de réfléchir. Il aperçut le meurtre dans les yeux de l'autre ; et le meurtre s'éveilla en lui. Il vit qu'il allait être égorgé comme un mouton. D'un brusque mouvement, il retourna le poignet et le sabre contre la poitrine de l'homme ; il enfonça, il sentit qu'il tuait, il tua. Et soudain, tout changea à ses yeux ; il était ivre, il hurla. Ses cris produisirent un effet inimaginable. La foule avait flairé le sang. En un instant, elle devint une meute féroce. On tirait, de tous côtés. Aux fenêtres des maisons parut le drapeau rouge. Et le vieil atavisme des révolutions parisiennes fit surgir une barricade. La rue fut dépavée, des becs de gaz tordus, des arbres abattus, un omnibus renversé. On utilisa une tranchée ouverte depuis des mois pour les travaux du Métropolitain. Les grilles de fonte, autour des arbres, brisées en morceaux, fournirent des projectiles. Des armes sortaient des poches et du fond des maisons. En moins d'une heure, ce fût l'insurrection : tout le quartier en état de siège. Et sur la barricade, Christophe, méconnaissable, hurlait son chant révolutionnaire, que vingt voix répétaient. Olivier avait été porté chez Aurélie. Il était sans connaissance. On l'avait déposé dans l'arrière-boutique sombre, sur un lit. Au pied, le petit bossu se tenait, atterré. Berthe avait eu d'abord une grosse émotion : elle avait cru de loin, que Graillot était blessé, et son premier cri, en reconnaissant Olivier, avait été : – Quel bonheur ! Je croyais que c'était Léopold… Maintenant apitoyée, elle embrassait Olivier, et lui soutenait la tête sur l'oreiller. Avec sa tranquillité habituelle, Aurélie avait défait les vêtements et appliquait un premier pansement. Manousse Heimann se trouvait là fort à propos, avec Canet son inséparable. Par curiosité, comme Christophe, ils étaient venus regarder la manifestation ; ils avaient assisté à la bagarre et vu tomber Olivier. Canet pleurait comme un veau ; et en même temps, il pensait : – Que suis-je venu faire dans cette galère ? Manousse examina le blessé ; tout de suite, il le jugea perdu. Il avait de la sympathie pour Olivier ; mais il n'était pas homme à s'attarder sur l'irrémédiable ; et il ne s'occupa plus de lui, pour songer à Christophe. Il admirait Christophe, comme un cas pathologique. Il savait ses idées sur la Révolution ; et il voulait l'arracher au danger stupide que Christophe courait pour une cause qui n'était pas la sienne. Le risque de se faire casser la tête dans l'échauffourée n'était pas le seul : si Christophe était pris, tout le désignait à des représailles. On l'en avait prévenu depuis longtemps, la police guettait ; on lui ferait endosser non seulement ses sottises, mais aussi celles des autres. Xavier Bernard, que Manousse venait de rencontrer, rôdant parmi la foule, autant par amusement que par devoir professionnel, lui avait fait signe en passant, et lui avait dit : – Votre Krafft est idiot. Croiriez-vous qu'il est en train de faire le joli cœur sur la barricade ! Nous ne le raterons pas, cette fois. Nom de Dieu ! Faites-le filer. Plus facile à dire qu'à faire ! Si Christophe venait à savoir qu'Olivier mourait, il deviendrait fou furieux, il tuerait, il serait tué. Manousse dit à Bernard : – S'il ne part pas sur-le-champ, il est perdu. Je vais l'enlever. – Comment ? – Dans l'auto de Canet, qui est là au coin de la rue. – Mais pardon, pardon… dit Canet suffoqué. – Tu le mèneras à Laroche, continua Manousse. Vous arriverez à temps pour l'express de Pontarlier. Tu l'emballeras pour la Suisse. – Il ne voudra jamais. – Il voudra. Je vais lui dire que Jeannin l'y rejoindra, qu'il est déjà parti. Sans écouter les objections de Canet, Manousse alla chercher Christophe sur la barricade. Il n'était pas fort brave, il faisait le gros dos, chaque fois qu'il entendait un coup de feu ; et il comptait les pavés sur lesquels il marchait, – (nombre pair ou impair) – pour savoir s'il serait tué. Mais il ne recula pas, il alla jusqu'au bout. Quand il arriva, Christophe, juché sur une roue de l'omnibus renversé, s'amusait à tirer en l'air des coups de revolver. Autour de la barricade, la tourbe de Paris, vomie des pavés, avait grossi comme l'eau sale d'un égout après une forte pluie. Les premiers combattants étaient noyés par elle. Ma- nousse héla Christophe, qui lui tournait le dos. Christophe n'entendit pas. Manousse grimpa vers lui, le tirant par la manche. Christophe le repoussa, faillit le faire tomber. Manousse, tenace, de nouveau se hissa, et cria : – Jeannin… Dans le vacarme, le reste de la phrase se perdit. Christophe se tut brusquement, laissa tomber son revolver, et, dégringolant de son échafaudage, il rejoignit Manousse, qui l'entraîna. – Il faut fuir, dit Manousse. – Où est Olivier ? – Il faut fuir, répéta Manousse. – Pourquoi, diable ? dit Christophe. – Dans une heure la barricade sera prise. Ce soir, vous serez arrêté. – Et qu'est-ce que j'ai fait ? – Regardez vos mains… Allons !… Votre affaire est claire, on ne vous épargnera pas. Tous vous ont reconnu. Pas un instant à perdre. – Où est Olivier ? – Chez lui. – Je vais le rejoindre. – Impossible. La police vous attend, à la porte. Il m'envoie vous prévenir. Filez. – Où voulez-vous que j'aille ? – En Suisse. Canet vous enlève dans son auto. – Et Olivier ? – Nous n'avons pas le temps de causer… – Je ne pars pas sans le voir. – Vous le verrez là-bas. Il vous retrouvera demain. Il prend le premier train. Vite ! Je vous expliquerai. Il empoigna Christophe. Christophe étourdi par le bruit et par le vent de folie qui venait de souffler en lui, incapable de comprendre ce qu'il avait fait et ce qu'on demandait de lui, se laissa entraîner. Manousse le prit par un bras, de l'autre main prit Canet, qui n'était pas ravi du rôle qu'on lui attribuait dans l'affaire ; et l'installa dans l'auto. Le bon Canet eût été navré que Christophe fût pris ; mais il eût préféré que ce fût un autre que lui qui le sauvât. Manousse le connaissait. Et comme sa poltronnerie lui inspirait des doutes, sur le point de les quitter, au moment où l'auto s'ébrouait pour partir, il se ravisa soudain, et monta auprès d'eux. * Olivier n'avait pas repris connaissance. Il n'y avait plus dans la chambre qu'Aurélie et le petit bossu. La triste chambre, sans air et sans lumière ! Il faisait presque nuit… Olivier, un instant émergea de l'abîme. Sur sa main il sentit les lèvres et les larmes d'Emmanuel, il sourit faiblement, et mit avec effort sa main sur la tête de l'enfant. Comme sa main était lourde !… Il disparut de nouveau… Près de la tête du mourant, sur l'oreiller, Aurélie avait placé un petit bouquet du premier Mai, quelques brins de muguet. Un robinet mal fermé s'égouttait dans la cour, sur un seau. Des images tremblèrent une seconde, au fond de la pensée, comme une lumière qui va s'éteindre… Une maison de province, des glycines aux murs ; un jardin, où un enfant jouait : il était couché sur une pelouse ; un jet d'eau s'égrenait dans la vasque de pierre. Une petite fille riait. DEUXIÈME PARTIE Ils sortirent de Paris. Ils traversèrent les vastes plaines ensevelies dans le brouillard. C'était un soir semblable que Christophe, dix ans avant, était arrivé à Paris. Il fuyait alors, déjà comme aujourd'hui. Mais alors, l'ami vivait, l'ami qui l'aimait ; et Christophe, sans le savoir, alors, fuyait vers lui… Pendant la première heure, Christophe était encore dans l'excitation de la lutte ; il parlait beaucoup et fort ; il racontait d'une façon saccadée, ce qu'il avait vu et fait ; il était fier de ses prouesses. Manousse et Canet parlaient aussi pour l'étourdir. Peu à peu, la fièvre tomba, et Christophe se tut ; ses deux compagnons continuèrent seuls de parler. Il était ahuri par les aventures de l'après-midi, mais nullement abattu. Il se souvint du temps où il s'était enfui d'Allemagne. Fuir, toujours fuir… Il rit. C'était sans doute sa destinée. Quitter Paris ne lui causait pas de peine : la terre est vaste ; les hommes sont partout les mêmes. Où qu'il fût, ce ne lui importait guère, pourvu qu'il fût avec son ami. Il comptait le rejoindre, le matin suivant… Ils arrivèrent à Laroche. Manousse et Canet ne le quittèrent point qu'ils ne l'eussent vu dans le train qui partait. Christophe se fit répéter l'endroit où il devait descendre, et le nom de l'hôtel, et la poste où il trouverait des nouvelles. Malgré eux, en le quittant, ils avaient des mines funèbres. Christophe leur serra gaiement la main. – Allons, leur cria-t-il, ne faites pas les figures d'enterrement. On se reverra, que diable ! Ce n'est pas une affaire ! Nous nous écrirons demain. Le train partit, ils le regardèrent s'éloigner. – Pauvre diable ! dit Manousse. Ils remontèrent dans l'auto. Ils se taisaient. Au bout de quelque temps, Canet dit à Manousse : – Je crois que nous venons de commettre un crime. Manousse ne répondit rien d'abord, puis il dit : – Bah ! les morts, sont morts. Il faut sauver les vivants. Avec la nuit qui était venue, l'excitation de Christophe tomba tout à fait. Rencogné dans un angle de son compartiment, il méditait, dégrisé et glacé. En regardant ses mains, il y vit du sang qui n'était pas le sien. Il eût un frisson de dégoût. La scène du meurtre reparut. Il se rappela qu'il avait tué ; et il ne savait plus pourquoi. Il recommença à se raconter la scène de la bataille ; mais il la voyait cette fois, avec d'autres yeux. Il ne comprenait plus comment il y avait été mêlé. Il reprit le récit de la journée, depuis l'instant où il était sorti de la maison avec Olivier ; il refit avec lui le chemin à travers Paris, jusqu'au moment où il avait été aspiré dans le tourbillon. À ce moment, il cessait de comprendre ; la chaîne de ses pensées se rompait : comment avait-il pu crier, frapper, vouloir avec ces hommes dont il ne partageait pas la foi ? Ce n'était pas lui !… Éclipse de sa conscience et de sa volonté !… Il en était stupéfait et honteux. Il n'était donc pas son maître ? Et qui était son maître ?… Il était emporté par l'express dans la nuit ; et la nuit intérieure où il était emporté n'était pas moins sombre, ni la force inconnue moins vertigineuse… Il secoua son trouble ; mais ce fut pour changer de souci. À mesure qu'il approchait du but, il pensait davantage à Olivier ; et il commençait à ressentir une inquiétude, sans raison. Au moment d'arriver, il regarda vers la portière si, sur le quai de la gare, la chère figure connue… Personne. Il descendit, regardant toujours autour de lui. Une ou deux fois, il eût l'illusion… Non, ce n'était pas « lui ». Il alla à l'hôtel convenu, Olivier n'y était point. Christophe n'avait pas lieu d'en être surpris : lors, l'angoisse de l'attente commença. C'était le matin. Christophe monta dans sa chambre. Il redescendit. Il déjeuna. Il flâna dans les rues. Il affectait d'avoir l'esprit libre ; il regardait le lac, les étalages des boutiques ; il plaisantait avec la fille du restaurant, il feuilletait les journaux illustrés… Il ne s'intéressait à rien. La journée se traînait lente et lourde. Vers sept heures du soir, Christophe qui, ne sachant que faire, avait dîné plus tôt et de mauvais appétit, remonta dans sa chambre, en priant qu'aussitôt que viendrait l'ami qu'il attendait, on le conduisît chez lui. Il s'assit devant sa table, le dos tourné à la porte. Il n'avait rien pour l'occuper, aucun bagage, aucun livre ; seulement un journal, qu'il venait d'acheter. Il se forçait à le lire ; son attention était ailleurs : il écoutait le bruit des pas dans le corridor. Tous ses sens étaient surexcités par la fatigue d'une journée d'attente et d'une nuit sans sommeil. Brusquement, il entendit qu'on ouvrait la porte. Un sentiment indéfinissable fit qu'il ne se retourna pas d'abord. Il sentit une main s'appuyer sur son épaule. Alors, il se retourna, et vit Olivier, qui souriait. Il ne s'en étonna pas, il dit : – Ah ! te voilà enfin ! Le mirage s'effaça… Christophe se leva violemment, repoussant la table et sa chaise qui tomba. Ses cheveux se hérissaient. Il resta un moment, livide, claquant des dents… À partir de cette minute, – (il avait beau ne rien savoir, et se répéter : « Je ne sais rien ») – il savait tout. Il était sûr de ce qui allait venir. Il ne pût rester dans sa chambre. Il sortit dans la rue, il marcha pendant une heure. À son retour, dans le vestibule de l'hôtel, le portier lui remit une lettre. La lettre. Il était sûr qu'elle serait là. Sa main tremblait, en la prenant. Il remonta chez lui pour la lire. Il l'ouvrit, il vit qu'Olivier était mort. Et il s'évanouit. La lettre était de Manousse. Manousse disait qu'en lui cachant ce malheur, la veille, pour hâter son départ, ils n'avaient fait qu'obéir au vœu d'Olivier, qui voulait que son ami fût sauvé, – qu'il n'eût servi de rien à Christophe de rester, sinon pour se perdre aussi, – qu'il lui fallait se conserver pour la mémoire de son ami, et pour ses autres amis, et pour sa propre gloire… etc.… etc.… Aurélie avait ajouté trois lignes de sa grosse écriture tremblée, pour dire qu'elle prendrait bien soin du pauvre petit monsieur… Quand Christophe revint à lui, il eût une crise de fureur. Il voulait tuer Manousse. Il courut à la gare. Le vestibule de l'hôtel était vide, les rues désertes ; dans la nuit, les rares passants attardés ne remarquèrent pas cet homme aux yeux fous, qui haletait. Il était cramponné à son idée fixe, comme un bouledogue qui mord : « Tuer Manousse ! Tuer !… » Il voulut revenir à Paris. Le rapide de nuit était parti, une heure avant. Il fallait attendre au lendemain matin. Impossible d'attendre ! Il prit le premier train qui partait dans la direction de Paris. Un train qui s'arrêtait à toutes les stations. Seul, dans le wagon, Christophe criait : – Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai ! À la deuxième station après la frontière française, le train s'arrêta tout à fait ; il n'allait pas plus loin. Christophe, frémissant de rage, descendit, demandant un autre train, questionnant, se heurtant à l'indifférence des employés à demi endormis. Quoi qu'il fît, il arriverait trop tard. Trop tard pour Olivier. Il ne parviendrait même pas à rejoindre Manousse. Il serait arrêté avant. Que faire ? Que vouloir ? Continuer ? Revenir ? À quoi bon ? À quoi bon ?… Il songea à se livrer à un gendarme qui passait. Un obscur instinct de vivre le retint, lui conseilla de retourner en Suisse. Aucun train ne partait plus, dans l'une ou l'autre direction, avant deux ou trois heures. Christophe s'assit dans la salle d'attente, ne put rester, sortit de la gare, prit une route au hasard dans la nuit. Il se trouva au milieu de la campagne déserte, – des prairies, coupées ça et là de bouquets de sapins, avant-garde d'une forêt. Il s'y enfonça. À peine y eut-il fait quelques pas qu'il se jeta par terre, et cria : – Olivier ! Il se coucha en travers de la route, et sanglota. Longtemps après, un sifflet de train, au loin, le fit se relever. Il voulut retourner à la gare. Il se trompa de chemin. Il marcha, toute la nuit. Que lui importait, ici ou là ? Marcher pour ne pas penser, marcher jusqu'à ce qu'on ne pense plus, jusqu'à ce qu'on tombe mort. Ah ! si l'on pouvait être mort !… À l'aube, il se trouva dans un village français, très loin de la frontière. Toute la nuit, il s'en était éloigné. Il entra dans une auberge, mangea voracement, repartit, marcha encore. Dans la journée, il s'écroula au milieu d'un pré, il y resta jusqu'au soir, endormi. Lorsqu'il se réveilla, une nouvelle nuit commençait. Sa fureur était tombée. Il ne lui restait plus qu'une douleur atroce, irrespirable. Il se traîna jusqu'à une ferme, demanda un morceau de pain, une botte de paille pour dormir. Le fermier le dévisagea, lui coupa une tranche de miche, le conduisit dans l'étable, renferma. Couché dans la litière, près des vaches à l'odeur fade, Christophe dévorait son pain. Son visage ruisselait de larmes. Sa faim et sa douleur ne pouvaient s'apaiser. Cette nuit encore, le sommeil le délivra, pour quelques heures, de ses peines. Il se réveilla le lendemain au bruit de la porte qui s'ouvrait. Il resta étendu, sans bouger. Il ne voulait plus revivre. Le fermier s'arrêta devant lui, et le regarda longuement ; il tenait à la main un papier sur lequel il jeta les yeux. Enfin, l'homme fit un pas, et mit sous le nez de Christophe un journal. Son portrait, en première page. – C'est moi, dit Christophe. Livrez-moi. – Levez-vous, dit le fermier. Christophe se leva. L'homme lui fit signe de le suivre. Ils passèrent derrière la grange, prirent un sentier qui tournait, au milieu des arbres fruitiers. Arrivés à une croix, le fermier montra un chemin à Christophe et lui dit : – La frontière est par là. Christophe reprit sa route, machinalement. Il ne savait pourquoi il marchait. Il était brisé de corps et d'âme ; il avait envie de s'arrêter, à chaque pas. Mais il sentait que s'il s'arrêtait, il ne pourrait plus repartir de l'endroit où il serait tombé. Il marcha, tout le jour encore. Il n'avait plus un sou pour acheter du pain. D'ailleurs, il évitait de traverser les villages. Par un sentiment bizarre qui échappait à sa raison, cet homme qui voulait mourir avait peur d'être pris ; son corps était comme un animal traqué qui fuit. Ses misères physiques, la fatigue, la faim, une terreur obscure qui se levait de son être épuisé, étouffaient pour l'instant sa détresse morale. Il aspirait seulement à trouver un asile, où il lui fût permis de s'enfermer avec elle et de s'en repaître. Il passa la frontière. Au loin, il vit une ville que dominaient des tours aux clochetons effilés et des cheminées d'usines, dont les longues fumées, comme des rivières noires, monotones, coulaient, toutes dans le même sens, sous la pluie, dans l'air gris. Il était près de tomber. À cet instant, il se rappela qu'il connaissait dans cette ville un docteur de son pays, un certain Erich Braun, qui lui avait écrit l'an passé, après un de ses succès, pour se rappeler à lui. Si médiocre que fût Braun et si peu qu'il eût été mêlé à sa vie, Christophe, par un instinct de bête blessée, fit un suprême effort pour aller tomber chez quelqu'un qui ne lui fût pas tout à fait étranger. * Sous le voile de fumées et de pluie, il entra dans la ville grise et rouge. Il marcha au travers, sans rien voir, demandant son chemin, se trompant, revenant sur ses pas, errant au hasard. Il était à bout de forces. Par une dernière tension de sa volonté bandée, il lui fallut gravir des ruelles escarpées, des escaliers qui montaient au sommet d'une étroite colline, chargée de maisons, serrées autour d'une église sombre. Soixante marches en pierre rouge, groupées par trois ou par six. Entre chaque groupe de marches, une plateforme exiguë pour la porte d'une maison. À chacune, Christophe reprenait haleine en chancelant. Là-haut, au-dessus de la tour des corbeaux tournoyaient. Enfin, il lut sur une porte le nom qu'il cherchait. Il frappa. – La ruelle était dans la nuit. De fatigue, il ferma les yeux. Nuit noire en lui… Des siècles passèrent… La porte étroite s'entr'ouvrit. Sur le seuil parut une femme. Son visage était dans l'ombre ; mais sa silhouette se détachait sur le fond clair d'un petit jardin, que l'on apercevait au bout du long corridor, au couchant. Elle était grande, se tenait droite, sans parler, attendant qu'il parlât. Il ne voyait pas ses yeux ; il sentait leur regard. Il demanda le docteur Erich Braun et se nomma. Les mots sortaient avec peine de sa gorge. Il était épuisé de fatigue, de soif et de faim. Sans un mot, la femme rentra ; et Christophe la suivit dans une pièce aux volets clos. Dans l'obscurité, il se heurta contre elle ; ses genoux et son ventre pressèrent ce corps silencieux. Elle sortit et ferma la porte sur lui, le laissant seul, sans lumière. Il restait immobile de crainte de renverser quelque chose, appuyé au mur, le front contre la paroi lisse ; ses oreilles bourdonnaient ; dans ses yeux, les ténèbres dansaient. À l'étage au-dessus, une chaise remuée, des exclamations de surprise, une porte fermée avec fracas. De lourds pas descendirent l'escalier. – Où est-il ? demandait une voix connue. La porte de la chambre se rouvrit. – Comment ! On l'a laissé dans l'obscurité ! Anna ! Sacrebleu ! Une lumière ! Christophe était si faible, il se sentait si perdu que le son de cette voix bruyante, mais cordiale, lui fit du bien, dans sa misère. Il saisit les mains qu'on lui tendait. La lumière était venue. Les deux hommes se regardèrent. Braun était petit ; il avait la figure rouge avec une barbe noire, dure et mal plantée, de bons yeux qui riaient derrière des lunettes, un large front bosselé, ridé, tourmenté, inexpressif, des cheveux soigneusement collés au crâne et divisés par une raie qui descendait jusqu'à la nuque. Il était parfaitement laid ; mais Christophe éprouvait un bien- être à le regarder et à serrer ses mains. Braun ne cachait pas sa surprise. – Bon Dieu ! qu'il est changé ! Dans quel état ! – Je viens de Paris, dit Christophe. Je me suis sauvé. – Je sais, je sais, nous avons vu dans le journal, on disait que vous étiez pris. Dieu soit loué ! Nous avons bien pensé à vous, Anna et moi. Il s'interrompit, et montrant à Christophe la figure silencieuse qui l'avait accueilli dans la maison. – Ma femme. Elle était restée à l'entrée de la chambre, une lampe à la main. Un visage taciturne, au fort menton. La lumière tombait sur ses cheveux bruns aux reflets roux et sur ses joues d'un teint mat. Elle tendit la main à Christophe, d'un geste raide, le coude serré au corps ; il la prit sans regarder. Il défaillait. – Je suis venu… essaya-t-il d'expliquer. J'ai pensé que vous voudriez bien… si je ne vous gêne pas trop… me recevoir, un jour… Braun ne le laissa pas achever. – Un jour !… Vingt jours, cinquante, autant qu'il vous plaira. Tant que vous serez dans ce pays, vous logerez dans notre maison ; et j'espère que ce sera longtemps. C'est un honneur et un bonheur pour nous. Ces affectueuses paroles bouleversèrent Christophe. Il se jeta dans les bras de Braun. – Mon bon Christophe, mon bon Christophe, disait Braun… Il pleure… Eh bien, qu'est-ce qu'il a donc ?… Anna ! Anna !… Vite ! Il s'évanouit… Christophe s'était affaissé dans les bras de son hôte. La syncope qu'il sentait venir depuis quelques heures l'avait terrassé. Quand il rouvrit les yeux, il était couché dans un grand lit. Une odeur de terre humide montait par la fenêtre ouverte. Braun était penché sur lui. – Pardon, balbutia Christophe, en tâchant de se relever. – Mais il meurt de faim ! cria Braun. La femme sortit, revint avec une tasse, le fit boire. Braun lui soutenait la tête. Christophe reprenait vie ; mais la fatigue était plus forte que la faim ; à peine la tête remise sur l'oreiller, il s'endormit. Braun et sa femme le veillèrent ; puis, voyant qu'il n'avait besoin que de repos, ils le laissèrent. * C'était un de ces sommeils qui semblent durer des années, sommeil accablé, accablant, comme du plomb au fond d'un lac. On est la proie de la lassitude amoncelée et des hallucinations monstrueuses qui rôdent éternellement aux portes de la volonté. Il voulait s'éveiller, brûlant, brisé, perdu dans cette nuit inconnue ; il entendait des horloges sonner d'éternelles demies ; il ne pouvait respirer, ni penser, ni bouger ; il était ligoté, bâillonné, comme un homme que l'on noie, il voulait se débattre et retombait au fond. – L'aube arriva enfin, l'aube tardive et grise d'un jour pluvieux. L'intolérable chaleur qui le consumait tomba ; mais son corps gisait sous une montagne. Il se réveilla. Réveil terrible… – Pourquoi rouvrir les yeux ? Pourquoi me réveiller ? Rester, comme mon pauvre petit, qui est couché sous la terre… Étendu sur le dos, il ne faisait pas un mouvement, bien qu'il souffrît de sa position dans le lit ; ses bras et ses jambes étaient lourds comme pierre. Il était dans un tombeau. Lumière blafarde. Quelques gouttes de pluie frappaient les carreaux. Un oiseau dans le jardin poussait de petits cris plaintifs. Ô misère de vivre ! Inutilité cruelle !… Les heures s'écoulèrent. Braun entra. Christophe ne tourna pas la tête. Braun, lui voyant les yeux ouverts, l'interpella joyeusement ; et comme Christophe continuait de fixer le plafond, d'un regard morne, il entreprit de secouer sa mélancolie ; il s'assit sur le lit et bavarda bruyamment. Ce bruit était insupportable à Christophe. Il fit un effort qui lui sembla surhumain, pour dire : – Je vous en prie, laissez-moi. Le brave homme changea de ton, aussitôt. – Vous voulez être seul ? Comment donc ! Certainement. Restez bien tranquillement. Reposez-vous, ne parlez pas, on vous montera les repas, personne ne dira rien. Mais il lui était impossible d'être bref. Après d'interminables explications, il quitta la chambre sur le bout de ses gros souliers qui faisaient craquer le parquet. Christophe resta de nouveau seul, enfoncé dans sa lassitude mortelle. Sa pensée se diluait dans un brouillard de souffrance. Il s'épuisait à comprendre… « Pourquoi l'avait-il connu ? Pourquoi l'avait-il aimé ? À quoi avait-il servi qu'Antoinette se dévouât ? Quel sens avaient toutes ces vies, toutes ces générations, – une telle somme d'épreuves et d'espoirs ! – qui aboutissaient à cette vie et s'étaient engouffrées avec elle dans le vide ? »… Non-sens de la vie. Non-sens de la mort. Un être raturé, toute une race disparue, sans qu'il en reste aucune trace. On ne sait ce qui l'emporte, de l'odieux ou du grotesque. Il lui venait un rire mauvais, de désespoir et de haine. Son impuissance d'une telle douleur, sa douleur d'une telle impuissance, le tuaient. Il avait le cœur broyé… Nul bruit dans la maison, que les pas du docteur, sortant pour ses visites. Christophe avait perdu toute notion du temps, lorsque Anna parut. Elle portait le dîner sur un plateau. Il la regarda sans faire un mouvement, sans même remuer les lèvres, pour remercier ; mais dans ses yeux fixes, qui semblaient ne rien voir, l'image de la jeune femme se grava avec une netteté photographique. Longtemps après, quand il la connut mieux, c'est ainsi qu'il continua de la voir ; les images plus récentes ne parvinrent pas à effacer ce premier souvenir. Elle avait des cheveux épais, tirés en lourd chignon, le front bombé, de larges joues, le nez court et droit, les yeux obstinément baissés, ou qui, lorsqu'ils rencontraient d'autres yeux, se dérobaient avec une expression peu franche et sans bonté, les lèvres un peu grosses, serrées l'une contre l'autre, l'air buté, presque dur. Elle était grande, elle semblait robuste et bien faite, mais étriquée dans ses vêtements et raide dans ses mouvements. Elle alla sans parole et sans bruit, posa le plateau sur la table près du lit et repartit les bras collés au corps, le front baissé. Christophe ne songea pas à s'étonner de cette apparition étrange et un peu ridicule ; il ne toucha pas au dîner, et continua de souffrir en silence. Le jour passa. Le soir revint, et de nouveau Anna avec de nouveaux plats. Elle trouva intacts ceux qu'elle avait apportés, le matin ; et elle les remporta, sans une observation. Elle n'eût pas un de ces mots affectueux que toute femme trouve, d'instinct, pour s'adresser à un malade. Il semblait que Christophe n'existât pas pour elle ou qu'elle existât à peine. Christophe éprouvait une sourde hostilité, en suivant, avec impatience cette fois, ses mouvements gauches et guindés. Pourtant, il lui était reconnaissant de ne pas essayer de parler. – Il le fût encore plus, quand il eût à subir, après son départ, l'assaut du docteur qui venait de s'apercevoir que Christophe n'avait pas touché à son premier plat. Indigné contre sa femme de ce qu'elle ne l'eût pas fait manger de force, il voulait y contraindre Christophe. Pour avoir la paix Christophe dut avaler quelques gorgées de lait. Après quoi, il lui tourna le dos. La seconde nuit fut plus calme. Le lourd sommeil recouvrit Christophe de son néant. Plus trace de l'odieuse vie… – Mais le réveil fut encore plus asphyxiant. Il se remémorait tous les détails de la fatale journée, la répugnance d'Olivier à sortir de la maison, ses instances pour rentrer, et il se disait avec désespoir : – C'est moi qui l'ai tué. Impossible de rester seul, enfermé, immobile, sous la griffe du sphinx aux yeux féroces, qui continuait de lui souffler au visage le vertige de ses questions et son souffle de cadavre. Il se leva, fiévreux ; il se traîna hors de la chambre, il descendit l'escalier ; il avait le besoin instinctif et peureux de se serrer contre d'autres hommes. Et dès qu'il entendit une autre voix, il eût voulu s'enfuir. Braun était dans la salle à manger. Il accueillit Christophe avec ses démonstrations d'amitié ordinaires. Tout de suite, il se mit à l'interroger sur les événements parisiens. Christophe lui saisit le bras : – Non, dit-il, ne me demandez rien. Plus tard… Il ne faut pas m'en vouloir. Je ne puis pas. Je suis las à mourir, je suis las… – Je sais, je sais, dit Braun affectueusement. Les nerfs sont ébranlés. Ce sont les émotions des jours précédents. Ne parlez pas. Ne vous contraignez en rien. Vous êtes libre, vous êtes chez vous. On ne s'occupera pas de vous. Il tint parole. Pour éviter de fatiguer son hôte, il tomba dans l'excès opposé : il n'osait plus causer, devant lui, avec sa femme ; on parlait à voix basse, on marchait sur le bout des pieds ; la maison devint muette. Il fallut que Christophe, agacé par cette affectation de silence chuchotant, priât Braun de continuer à vivre, comme par le passé. Les jours suivants, on ne s'occupa donc plus de Christophe. Il restait assis pendant des heures, dans le coin d'une chambre, ou bien il circulait à travers la maison comme un homme qui rêve. À quoi pensait-il ? Il n'aurait pu le dire. À peine s'il avait encore la force de souffrir. Il était anéanti. La sécheresse de son cœur lui faisait horreur. Il n'avait qu'un désir : être enterré avec « lui », et que tout fût fini. – Une fois, il trouva la porte du jardin ouverte, et il sortit. Mais ce lui fût une sensation si pénible de se retrouver dans la lumière qu'il revint précipitamment et se barricada dans sa chambre, volets clos. Les jours de beau temps le torturaient. Il haïssait le soleil. La nature l'accablait de sa brutale sérénité. À table, il mangeait en silence ce que Braun lui servait, et, les yeux fixés sur la table, il restait sans parler. Braun lui montra, un jour, dans le salon, un piano ; Christophe s'en détourna avec terreur. Tout bruit lui était odieux. Le silence, le silence, et la nuit !… Il n'y avait plus en lui que le vide et le besoin du vide. Fini de sa joie de vivre, de ce puissant oiseau de joie qui jadis s'élevait, par élans emportés, en chantant ! Des journées, assis dans sa chambre, il n'avait d'autre sensation de vivre que le pouls boiteux de l'horloge, dans la chambre voisine, qui lui semblait battre dans son cerveau. Et pourtant, le sauvage oiseau de joie était encore en lui, il avait de brusques envolées, il se cognait aux barreaux ; et c'était au fond de l'âme un affreux tumulte de douleur, – « le cri de détresse d'un être demeuré seul dans une vaste étendue dépeuplée… » La misère du monde est qu'on n'y a presque jamais un compagnon. Des compagnes peut-être, et des amis de rencontre. On est prodigue de ce beau nom d'ami. En réalité, on n'a guère qu'un ami dans la vie. Et bien rares ceux qui l'ont. Mais ce bonheur est si grand qu'on ne sait plus vivre, quand on ne l'a plus. Il remplissait la vie, sans qu'on y eût pris garde. Il s'en va : la vie est vide. Ce n'est pas seulement l'aimé qu'on a perdu, c'est toute raison d'aimer, toute raison d'avoir aimé. Pourquoi a-t-il vécu ? Pourquoi a-t-on vécu ?… Le coup de cette mort était d'autant plus terrible pour Christophe qu'elle le frappait à un moment où son être se trouvait déjà secrètement ébranlé. Il est, dans la vie, des âges où s'opère, au fond de l'organisme, un sourd travail de transformation ; alors le corps et l'âme sont plus livrés aux atteintes du dehors ; l'esprit se sent affaibli, une tristesse vague le mine, une satiété des choses, un détachement de ce qu'on a fait, une incapacité de voir encore ce qu'on pourra faire d'autre. Aux âges où se produisent ces crises, la plupart des hommes sont liés par les devoirs domestiques : sauvegarde pour eux, qui leur enlève, il est vrai, la liberté d'esprit nécessaire pour se juger, s'orienter, se refaire une forte vie nouvelle. Que de tristesses cachées, que d'amers dégoûts !… Marche ! Marche ! Il te faut passer outre… La tâche obligée, le souci de la famille dont on est responsable, tiennent l'homme ainsi qu'un cheval qui dort debout et continue d'avancer, harassé, entre les brancards. – Mais l'homme tout à fait libre n'a rien qui le soutienne, à ces heures de néant, et qui le force à marcher. Il va, par habitude ; il ne sait où il va. Ses forces sont troublées, sa conscience obscurcie. Malheur à lui si, dans ce moment où il est assoupi, un coup de tonnerre vient interrompre sa marche de somnambule ! Il s'écroule… * Quelques lettres de Paris, qui finirent par le joindre, arrachèrent pour un instant Christophe à son apathie désespérée. Elles venaient de Cécile et de madame Arnaud. Elles lui apportaient des consolations. Pauvres consolations ! Consolations inutiles… Ceux qui parlent sur la douleur ne sont pas ceux qui souffrent… Elles lui apportaient surtout un écho de la voix disparue… Il n'eût pas le courage de répondre ; et les lettres se turent. Dans son abattement, il cherchait à effacer la trace… Disparaître. La douleur est injuste : tous ceux qu'il avait aimés n'existaient plus pour lui. Un seul être existait : celui qui n'existait plus. Pendant des semaines, il s'acharna à le faire revivre ; il conversait avec lui ; il lui écrivait : – « Mon âme, je n'ai pas reçu ta lettre aujourd'hui. Où estu ? Reviens, reviens, parle-moi, écris-moi !… » Mais la nuit, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à le revoir en rêve. On rêve peu à ceux qu'on a perdus, tant que leur perte nous déchire. Ils reparaissent plus tard, quand l'oubli vient. Cependant, la vie du dehors, s'infiltrait peu à peu dans ce tombeau de l'âme, Christophe commença par réentendre les divers bruits de la maison et s'y intéresser sans qu'il s'en aperçût. Il sût à quelle heure la porte s'ouvrait et se fermait, combien de fois dans la journée, et de quelles façons différentes suivant les visiteurs. Il connut le pas de Braun ; il s'imaginait voir le docteur, au retour de ses visites, arrêté dans le vestibule et accrochant son chapeau et son manteau, toujours de la même manière méticuleuse et maniaque. Et lorsqu'un des bruits accoutumés cessait de se faire entendre dans l'ordre prévu, il cherchait malgré lui la raison du changement. À table, il se mit à écouter machinalement la conversation. Il s'aperçut que Braun parlait presque toujours seul. Sa femme ne lui faisait que de brèves répliques. Braun n'était pas troublé du manque d'interlocuteurs ; il racontait, avec sa bonhomie bavarde, les visites qu'il venait de faire et les commérages recueillis. Il arriva que Christophe le regardât, tandis que Braun parlait ; Braun en était tout heureux, il s'ingéniait à l'intéresser. Christophe tâcha de se reprendre à la vie… Quelle fatigue. Il se sentait vieux, vieux comme le monde !… Le matin, quand il se levait, quand il se voyait dans la glace, il était las de son corps, de ses gestes, de sa forme stupide. Se lever, s'habiller, pourquoi ?… Il fit d'immenses efforts pour travailler : c'était à vomir ! À quoi bon créer, puisque tout est destiné au néant ? La musique lui était devenue impossible. On ne juge bien de l'art – (comme du reste) – que par le malheur. Le malheur est la pierre de touche. Alors seulement, on connaît ceux qui traversent les siècles, les plus forts que la mort. Bien peu résistent. On est frappé de la médiocrité de certaines âmes sur lesquelles on comptait – (des artistes qu'on aimait, des amis dans la vie). – Qui surnage ? Que la beauté du monde sonne creux sous le doigt de la douleur ! Mais la douleur se lasse, et sa main s'engourdit. Les nerfs de Christophe se détendaient. Il dormait, dormait sans cesse. On eût dit qu'il ne parviendrait jamais à assouvir cette faim de dormir. Et une nuit enfin, il eut un sommeil si profond qu'il ne s'éveilla que dans l'après-midi suivante. La maison était déserte. Braun et sa femme étaient sortis. La fenêtre était ouverte, l'air lumineux riait. Christophe se sentait déchargé d'un poids écrasant. Il se leva et descendit au jardin. Un rectangle étroit, enfermé dans de hauts murs, à l'aspect de couvent. Quelques allées sablées, entre des carrés de gazon et de fleurs bourgeoises ; un berceau où s'enroulaient une treille et des roses. Un filet d'eau minuscule s'égouttait d'une grotte en rocaille ; un acacia adossé au mur penchait ses branches odorantes sur le jardin voisin. Par delà s'élevait la vieille tour de l'église, en grès rouge. Il était quatre heures du soir. Le jardin se trouvait déjà dans l'ombre. Le soleil baignait encore la cime de l'arbre et le clocher rouge. Christophe s'assit sous la tonnelle, le dos tourné au mur, la tête renversée en arrière, regardant le ciel limpide parmi les entrelacs de la vigne et des roses. Il lui semblait s'éveiller d'un cauchemar. Un silence immobile régnait. Au-dessus de sa tête, une liane de rose languissamment pensait. Soudain, la plus belle, s'effeuilla, expira ; la neige de ses pétales se répandit dans l'air. C'était comme une belle vie innocente qui mourait. Si simplement !… Dans l'esprit de Christophe, cela prit une signification d'une douceur déchirante. Il suffoqua ; et, se cachant la figure dans ses mains, il sanglota… Les cloches de la tour sonnèrent. D'une église à l'autre d'autres voix répondirent… Christophe n'eût pas conscience du temps qui s'écoula. Quand il releva la tête, les cloches s'étaient tues, le soleil avait disparu, Christophe était soulagé par ses larmes ; son esprit était lavé. Il écoutait en lui sourdre un filet de musique, et regardait le fin croissant de lune glisser dans le ciel du soir. Un bruit de pas qui rentraient l'éveilla. Il remonta dans sa chambre, s'enferma à double tour, et il laissa couler la fontaine de musique. Braun l'appela pour dîner, il frappa à la porte, il essaya d'ouvrir : Christophe ne répondit pas. Braun, inquiet, regarda par la serrure et se rassura, en voyant Christophe à demi couché sur sa table, au milieu de papiers qu'il noircissait. Quelques heures après, Christophe, épuisé, descendit, et trouva dans la salle du bas le docteur qui l'attendait patiemment, en lisant. Il l'embrassa, lui demanda pardon de ses façons d'agir depuis son arrivée, et, sans que Braun l'interrogeât, il se mit à lui raconter les dramatiques événements des dernières semaines. Ce fut la seule fois qu'il lui en parla ; encore n'était-il pas sûr que Braun eût bien compris : car Christophe discourait sans suite, la nuit était avancée, et malgré sa curiosité, Braun mourait de sommeil. À la fin, – (deux heures sonnaient) – Christophe s'en aperçut. Ils se dirent bonne nuit. À partir de ce moment, l'existence de Christophe se réorganisa. Il ne se maintint pas dans cet état d'exaltation passagère ; il revint à sa tristesse, mais à une tristesse normale, qui ne l'empêchait pas de vivre. Revivre, il le fallait bien ! Cet homme qui venait de perdre ce qu'il aimait le plus au monde, cet homme que son chagrin minait, qui portait la mort en lui, avait une telle force de vie, abondante, tyrannique, qu'elle éclatait en ses paroles de deuil, elle rayonnait de ses yeux, de sa bouche, de ses gestes. Mais au cœur de cette force, un ver rongeur s'était logé. Christophe avait des accès de désespoir. C'étaient des élancements. Il était calme, il s'efforçait de lire, ou il se promenait : brusquement, le sourire d'Olivier, son visage las et tendre… Un coup de couteau au cœur… il chancelait, il portait la main à sa poitrine en gémissant. Une fois, il était au piano, il jouait une page de Beethoven, avec sa fougue d'autrefois… Tout à coup, il s'arrêtait, il se jetait par terre et, s'enfonçant la figure dans les coussins d'un fauteuil, il criait : – Mon petit !… Le pire était l'impression du « déjà vécu » : il l'avait, à chaque pas. Incessamment, il retrouvait les mêmes gestes, les mêmes mots, le retour perpétuel des mêmes expériences. Tout lui était connu, il avait tout prévu. Telle figure qui lui rappelait une figure ancienne allait dire – (il en était sûr d'avance) – disait les mêmes choses qu'il avait entendu dire à l'autre ; les êtres analogues passaient par des phases analogues, se heurtaient aux mêmes obstacles, et s'y usaient de même. S'il est vrai que : « rien ne lasse de la vie, comme le recommencement de l'amour », combien plus le recommencement de tout ! C'était à devenir fou. – Christophe tachait de n'y pas penser, puisqu'il était nécessaire de n'y pas penser pour vivre, et puisqu'il voulait vivre. Hypocrisie douloureuse, qui ne veut point se connaître par honte, par piété même, invincible besoin de vivre qui se cache ! Sachant qu'il n'est point de consolation, il se crée des consolations. Convaincu que la vie n'a point de raisons d'être, il se forge des raisons de vivre. Il se persuade qu'il faut qu'il vive, que personne n'y tient que lui. Au besoin, il inventera que le mort l'encourage à vivre. Et il sait qu'il prête au mort les paroles qu'il veut lui dire. Misère !… Christophe reprit sa route ; son pas sembla retrouver l'ancienne assurance ; sur sa douleur la porte du cœur se referma ; il n'en parlait jamais aux autres ; lui-même, il évitait de se trouver seul avec elle : il paraissait calme. « Les peines vraies, dit Balzac, sont en apparence tranquilles dans le lit profond qu'elles se sont fait, où elles semblent dormir, mais où elles continuent à corroder l'âme. » Qui eût connu Christophe et l'eût bien observé, allant, venant, causant, faisant de la musique, riant même – (il riait maintenant !) – eût senti qu'il y avait dans cet homme vigoureux, aux yeux brûlants de vie, quelque chose de détruit, au plus profond de la vie. * Du moment qu'il était rivé à la vie, il devait s'assurer les moyens de vivre. Il ne pouvait être question pour lui de quitter la ville. La Suisse était l'abri le plus sûr ; et où aurait-il trouvé l'hospitalité plus dévouée ? Mais son orgueil ne pouvait s'accommoder de l'idée de rester à la charge d'un ami. Malgré les protestations de Braun, qui ne voulait rien accepter, il ne fut pas tranquille jusqu'à ce qu'il eût quelques leçons de musique qui lui permissent de payer une pension régulière à ses hôtes. Ce ne fut pas facile. Le bruit de son équipée révolutionnaire s'était répandu ; et les familles bourgeoises répugnaient à introduire chez elles un homme qui passait pour dangereux, ou en tout cas pour extraordinaire, par conséquent pour peu « convenable ». Cependant, sa renommée musicale et les démarches de Braun réussirent à lui ouvrir l'accès de quatre ou cinq maisons moins timorées, ou plus curieuses, peut-être, désireuses par snobisme artistique de se singulariser. Elles ne furent pas les moins attentives à le surveiller et à maintenir entre maître et élèves des distances respectables. La vie s'arrangea chez Braun sur un plan méthodiquement réglé. Le matin, chacun allait à ses affaires : le docteur à ses visites, Christophe à ses leçons, Mme Braun au marché et à ses œuvres édifiantes. Christophe rentrait vers une heure, d'habitude avant Braun, qui défendait qu'on l'attendît ; et il se mettait à table avec la jeune femme. Ce ne lui était point agréable : car elle ne lui était pas sympathique, et il ne trouvait rien à lui dire. Elle ne se donnait aucun mal pour combattre cette impression, dont il était impossible qu'elle n'eût pas conscience ; elle ne se mettait en frais, ni de toilette, ni d'esprit ; jamais elle n'adressait la parole à Christophe, la première. La disgrâce de ses mouvements et de son habillement, sa gaucherie, sa froideur, eussent éloigné tout homme, sensible comme Christophe à la grâce féminine. Quand il se rappelait la spirituelle élégance des Parisiennes, il ne pouvait s'empêcher, en regardant Anna, de penser : – Comme elle est laide ! Ce n'était pourtant pas juste ; et il ne tarda pas à remarquer la beauté de ses cheveux, de ses mains, de sa bouche, de ses yeux, – aux rares instants où il lui arrivait de rencontrer ce regard, qui se dérobait toujours. Mais son jugement n'en était pas modifié. Par politesse, il s'obligeait, à lui parler ; il cherchait avec peine des sujets de conversation ; elle ne l'aidait en rien. Deux ou trois fois, il essaya de l'interroger sur sa ville, sur son mari, sur elle-même : il n'en pût rien tirer. Elle répondait des choses banales ; elle faisait effort pour sourire ; mais cet effort se sentait d'une façon désagréable ; son sourire était contraint, sa voix sourde ; elle laissait tomber chaque mot ; chaque phrase était suivie d'un silence pénible. Christophe finit par lui parler le moins possible ; et elle lui en sut gré. C'était un soulagement pour tous deux quand le docteur rentrait. Il était toujours de bonne humeur, bruyant, affairé, vulgaire, excellent homme. Il mangeait, buvait, parlait, riait abondamment ! Avec lui, Anna causait un peu ; mais il n'était guère question dans ce qu'ils disaient ensemble, que des plats qu'on mangeait et du prix de chaque chose. Parfois, Braun s'amusait à la taquiner sur ses œuvres pieuses et les sermons du pasteur. Elle prenait alors un air raide, et se taisait, offensée, jusqu'à la fin du repas. Plus souvent, le docteur racontait ses visites, il se complaisait à décrire certains cas répugnants, avec une joviale minutie qui mettait hors de lui Christophe. Celui-ci jetait sa serviette sur l'a table, et se levait, avec des grimaces de dégoût, qui faisaient la joie du narrateur. Braun cessait aussitôt, et apaisait son ami, en riant. Au repas suivant, il recommençait. Ces plaisanteries d'hôpital semblaient avoir le don d'égayer l'impassible Anna. Elle sortait de son silence par un rire brusque et nerveux, qui avait quelque chose d'animal. Peut-être n'éprouvait-elle pas moins de dégoût que Christophe pour ce dont elle riait. L'après-midi, Christophe avait peu d'élèves. Il restait d'ordinaire à la maison, avec Anna, tandis que le docteur sortait. Ils ne se voyaient pas. Chacun travaillait, de son côté. Au début, Braun avait prié Christophe de donner quelques leçons de piano à sa femme, elle était, suivant lui, assez bonne musicienne. Christophe demanda à Anna de lui jouer quelque chose. Elle ne se fit point prier, malgré le déplaisir qu'elle en avait ; mais elle y apporta son manque de grâce habituel : elle avait un jeu mécanique, d'une insensibilité inimaginable ; toutes les notes étaient égales ; nul accent, nulle part ; ayant à tourner la page, elle s'arrêta froidement au milieu d'une phrase, ne se hâta point, et reprit à la note suivante. Christophe en fut si exaspéré qu'il eût peine à ne pas lui dire une grossièreté ; il ne pût s'en défendre qu'en sortant avant la fin du morceau. Elle ne s'en troubla point, continua imperturbablement jusqu'à la dernière note, et ne se montra ni mortifiée, ni blessée de cette impolitesse ; à peine sembla-t-elle s'en être aperçue. Mais entre eux, il ne fut plus question de musique. Les après-midi où Christophe sortait, il lui arriva, rentrant à l'improviste de trouver Anna qui étudiait au piano, avec une ténacité glaciale et insipide, répétant cinquante fois sans se lasser la même mesure, et ne s'animant jamais. Jamais elle ne faisait de musique, quand elle savait Christophe à la maison. Elle employait aux soins du ménage tout le temps qu'elle ne consacrait pas à ses occupations religieuses. Elle cousait, recousait ; elle surveillait la domestique ; elle avait le souci maniaque de l'ordre et de la propreté. Son mari la tenait pour une brave femme, un peu baroque, – « comme toutes les femmes », disait-il, – mais, « comme toutes les femmes », dévouée. Sur ce dernier point Christophe faisait in petto des réserves : cette psychologie lui semblait trop simpliste ; mais il se disait qu'après tout, c'était l'affaire de Braun ; et il n'y pensait plus. On se réunissait le soir, après dîner. Braun et Christophe causaient. Anna travaillait. Sur les prières de Braun, Christophe avait consenti à se remettre au piano ; et il jouait jusqu'à une heure avancée, dans le grand salon, mal éclairé qui donnait sur le jardin. Braun était dans l'extase… Qui ne connaît de ces gens, passionnés pour des œuvres qu'ils ne comprennent point, ou qu'ils comprennent à rebours ! – (C'est bien pour cela qu'ils aiment !) – Christophe ne se fâchait plus ; il avait déjà rencontré tant d'imbéciles, dans la vie ! Mais, à certaines exclamations d'un enthousiasme saugrenu, il cessait de jouer et il remontait dans sa chambre. Braun finit par en soupçonner la cause, et il mit une sourdine à ses réflexions. D'ailleurs, son amour pour la musique était vite repu ; il n'en pouvait écouter avec attention plus d'un quart d'heure de suite : il prenait son journal, ou bien il somnolait, laissant Christophe tranquille. Anna, assise au fond de la chambre ne disait mot ; elle avait un ouvrage sur les genoux, et semblait travailler ; mais ses yeux étaient fixes et ses mains immobiles. Parfois, elle sortait sans bruit au milieu du morceau, et on ne la revoyait plus. * Ainsi passaient les journées. Christophe reprenait ses forces. La bonté lourde, mais affectueuse de Braun, le calme de la maison, la régularité reposante de cette vie domestique, le régime de nourriture singulièrement abondante, à la mode germanique, restauraient son robuste tempérament. La santé physique était rétablie ; mais la machine morale était toujours malade. La vigueur renaissante ne faisait qu'accentuer le désarroi de l'esprit, qui ne parvenait pas à retrouver son équilibre, comme une barque mal lestée qui sursaute, au moindre choc. Son isolement était profond. Il ne pouvait avoir aucune intimité intellectuelle avec Braun. Ses rapports avec Anna se réduisaient presque aux saluts échangés le matin et le soir. Ses relations avec ses élèves étaient plutôt hostiles : car il leur cachait mal ce que qu'ils auraient eu de mieux à faire, c'était de ne plus faire de musique. Il ne connaissait personne. La faute n'en était pas uniquement à lui, qui depuis son deuil se terrait dans son coin. On le tenait à l'écart. Il était dans une vieille ville, pleine d'intelligence et de force, mais d'orgueil patricien, renfermé en soi et satisfait de soi. Une aristocratie bourgeoise, qui avait le goût du travail et de la haute culture, mais étroite, piétiste, tranquillement convaincue de sa supériorité et de celle de la cité, se complaisait en son isolement familial. D'antiques familles aux vastes ramifications. Chaque famille avait son jour de réunion pour les siens. Pour le reste, elle s'entr'ouvrait à peine. Ces puissantes maisons, aux fortunes séculaires, n'éprouvaient nul besoin de montrer leur richesse. Elles se connaissaient ; c'était assez ; l'opinion des au- tres ne comptait point. On voyait des millionnaires, mis comme des petits bourgeois, et parlant leur dialecte rauque aux expressions savoureuses, aller consciencieusement à leur bureau tous les jours de leur vie, même à l'âge où les plus laborieux s'accordent le droit du repos. Leurs femmes s'enorgueillissaient de leur science domestique. Point de dot donnée aux filles. Les riches laissaient leurs enfants refaire, à leur tour, le dur apprentissage qu'eux-mêmes ils avaient fait. Une stricte économie pour la vie journalière. Mais un emploi très noble de ces grandes fortunes à des collections d'art, à des galeries de tableaux, à des œuvres sociales ; des dons énormes et continuels, presque toujours anonymes, pour des fondations charitables, pour l'enrichissement des musées. Un mélange de grandeur et de ridicule, également d'un autre âge. Ce monde, pour qui le reste du monde ne semblait pas exister, – (bien qu'il le connût fort bien, par la pratique des affaires, par ses relations étendues, par les longs et lointains voyages d'études auxquels ils obligeaient leurs fils) – ce monde, pour qui une grande renommée, une célébrité étrangère, ne comptait qu'à partir du jour où elle s'était fait accueillir et reconnaître par lui, – exerçait sur lui-même la plus rigoureuse des disciplines. Tous se tenaient, et tous se surveillaient. Il en était résulté une conscience collective qui recouvrait les différences individuelles, – plus accusées qu'ailleurs entre ces rudes personnalités, – sous le voile de l'uniformité religieuse et morale. Tout le monde pratiquait, tout le monde croyait. Pas un n'avait un doute, ou n'en voulait convenir. Impossible de se rendre compte de ce qui se passait au fond de ces âmes qui se fermaient d'autant plus hermétiquement aux regards qu'elles se savaient environnées d'une surveillance étroite, et que chacun s'arrogeait le droit de regarder dans la conscience d'autrui. On disait que même ceux qui étaient sortis du pays et se croyaient affranchis, – aussitôt qu'ils y remettaient les pieds, étaient ressaisis par les traditions, les habitudes, l'atmosphère de la ville : les plus incroyants étaient aussitôt contraints de pratiquer et de croire. Ne pas croire leur eût semblé contre nature. Ne pas croire était d'une classe inférieure, qui avait de mauvaises ma- nières. Il n'était pas admis qu'un homme de leur monde se dérobât aux devoirs religieux. Qui ne pratiquait pas se mettait en dehors de sa classe et n'y était plus reçu. Le poids de cette discipline n'avait pas encore paru suffisant. Ces hommes ne se trouvaient pas assez liés dans leur caste. À l'intérieur de ce grand Verein, ils avaient formé une multitude de petits Vereine, afin de se ligoter tout à fait. On en comptait plusieurs centaines ; et leur nombre augmentait chaque année. Il y en avait pour tout : pour la philanthropie, pour les œuvres pieuses, pour les œuvres commerciales, pour les œuvres pieuses et commerciales à la fois, pour les arts, pour les sciences, pour le chant, la musique, pour les exercices spirituels, pour les exercices physiques, pour se réunir tout simplement, pour se divertir ensemble ; il y avait des Vereine de quartiers, de corporations ; il y en avait pour ceux qui avaient le même état, le même chiffre de fortune, qui pesaient le même poids, qui portaient le même prénom. On disait qu'on avait voulu former un Verein des Vereinlosen (de ceux qui n'appartenaient à aucun Verein) : on n'en avait pas trouvé douze. Sous ce triple corset, de la ville, de la caste, et de l'association, l'âme était ficelée. Une contrainte cachée comprimait les caractères. La plupart y étaient faits depuis l'enfance, – depuis des siècles ; et ils la trouvaient saine ; ils eussent jugé malséant et malsain de se passer de corset. À voir leur sourire satisfait, nul ne se fût douté de la gêne qu'ils pouvaient éprouver. Mais la nature prenait sa revanche. De loin en loin, sortait de là quelque individualité révoltée, un vigoureux artiste ou un penseur sans frein, qui brisait brutalement ses liens et qui donnait du fil à retordre aux gardiens de la cité. Ils étaient si intelligents que, quand le révolté n'avait pas été étouffé dans l'œuf, quand il était le plus fort, jamais ils ne s'obstinaient à le combattre : – (le combat eût risqué d'amener des éclats scandaleux) : – ils l'accaparaient. Peintre, ils le mettaient au musée ; penseur, dans les bibliothèques. Il avait beau s'époumoner à dire des énormités : ils affectaient de ne pas l'entendre. En vain, protestait-il de son indépendance : ils se l'incorporaient. Ainsi, l'effet du poison était neutralisé : c'était le traitement par l'homéopathie. – Mais ces cas étaient rares, la plupart des révoltes n'arrivaient pas aujourd'hui. Ces paisibles maisons renfermaient des tragédies inconnues. Il arrivait qu'un de leurs hôtes s'en allât, de son pas tranquille, sans explication, se jeter dans le fleuve. Ou bien l'on s'enfermait pour six mois, on enfermait sa femme dans une maison de santé, afin de se curer l'esprit. On en parlait sans gêne, comme d'une chose naturelle, avec cette placidité qui était un des beaux faits de la ville, et qu'on savait garder vis-à-vis de la souffrance et de la mort. Cette solide bourgeoisie, sévère pour elle-même parce qu'elle savait son prix, l'était moins pour les autres parce qu'elle les estimait moins. À l'égard des étrangers qui séjournaient dans la ville, comme Christophe, des professeurs allemands, des réfugiés politiques, elle se montrait même assez libérale : car ils lui étaient indifférents. Au reste, elle aimait l'intelligence. Les idées avancées ne l'inquiétaient point : elle savait que sur ses fils elles resteraient sans effet. Elle témoignait à ses hôtes une bonhomie glacée, qui les tenait à distance. Christophe n'avait pas besoin qu'on insistât. Il se trouvait dans un état de sensibilité frémissante, où son cœur était à nu : il n'était que trop disposé à voir partout l'égoïsme, l'indifférence, et à se replier sur soi. De plus, la clientèle de Braun, le cercle fort restreint, auquel appartenait sa femme, faisaient partie d'un petit monde protestant, particulièrement rigoriste. Christophe y était doublement mal vu, comme papiste d'origine et comme incroyant de fait. De son côté il y trouvait beaucoup de choses qui le choquaient. Il avait beau ne plus croire, il portait la marque séculaire de son catholicisme, moins raisonné que poétique, indul- gent à la nature, et qui ne se tourmentait pas tant d'expliquer ou de comprendre que d'aimer ou de n'aimer point ; et il portait aussi les habitudes de liberté intellectuelle et morale, qu'il avait sans le savoir ramassées à Paris. Il devait fatalement se heurter à ce petit monde piétiste, où s'accusaient avec exagération les défauts d'esprit du calvinisme : un rationalisme religieux, qui coupait les ailes de la foi et la laissait ensuite suspendue sur l'abîme : car il partait d'un a priori aussi discutable que tous les mysticismes : ce n'était plus de la poésie, ce n'était pas de la prose, c'était de la poésie mise en prose. Un orgueil intellectuel, une foi absolue, dangereuse, en la raison, – en leur raison. Ils pouvaient ne pas croire à Dieu, ni à l'immortalité ; mais ils croyaient à la raison, comme un catholique croit au pape, ou un fétichiste à son idole. Il ne leur venait même pas à l'idée de la discuter. La vie avait beau la contredire, ils eussent nié plutôt la vie. Manque de psychologie, incompréhension de la nature des forces cachées, des racines de l'être, de « l'Esprit de la Terre ». Ils se fabriquaient une vie et des êtres enfantins, simplifiés, schématiques. Certains d'entre eux étaient gens instruits et pratiques ; ils avaient beaucoup lu, beaucoup vu. Mais ils ne voyaient, ni ne lisaient aucune chose comme elle était ; ils s'en faisaient des réductions abstraites. Ils étaient pauvres de sang ; ils avaient de hautes qualités morales ; mais ils n'étaient pas assez humains : et c'est le péché suprême. Leur pureté de cœur, très réelle souvent, noble et naïve, parfois comique, devenait malheureusement, en certains cas, tragique ; elle les menait à la dureté vis-à-vis des autres, à une inhumanité tranquille, sans colère sûre de soi, qui effarait. Comment eussent-ils hésité ? N'avaient-ils pas la vérité, le droit, la vertu avec eux ? N'en recevaient-ils pas la révélation directe de leur sainte raison ? La raison est un soleil dur ; il éclaire, mais il aveugle. Dans cette lumière sèche, sans vapeurs et sans ombres, les âmes poussent décolorées, le sang de leur cœur est bu. Or, si quelque chose était en ce moment, pour Christophe, vide de sens, c'était la raison. Ce soleil-là n'éclairait, à ses yeux, que les parois de l'abîme, sans lui montrer les moyens d'en sortir, sans même lui permettre d'en mesurer le fond. Quant au monde artistique, Christophe avait peu l'occasion et encore moins le désir de frayer avec lui. Les musiciens étaient en général d'honnêtes conservateurs de l'époque néoschumannienne et « brahmine », contre laquelle Christophe avait jadis rompu des lances. Deux faisaient exception : l'organiste Krebs, qui tenait une confiserie renommée, brave homme, bon musicien, qui l'eût été davantage si, pour reprendre le mot d'un de ses compatriotes, « il n'eût été assis sur un Pégase auquel il donnait trop d'avoine », – et un jeune compositeur juif, talent original, plein de sève vigoureuse et trouble, qui faisait le commerce d'articles suisses : sculptures en bois, chalets et ours de Berne. Plus indépendants que les autres, sans doute par ce qu'ils ne faisaient pas de leur art un métier, ils eussent été bien aises de se rapprocher de Christophe ; et, en un autre temps, Christophe eût été curieux de les connaître ; mais à ce moment de sa vie, toute curiosité artistique et humaine était émoussée en lui ; il sentait plus ce qui le séparait des hommes que ce qui l'unissait à eux. Son seul ami, le confident de ses pensées, était le fleuve qui traversait la ville, – le même fleuve puissant et paternel, qui làhaut, dans le nord, baignait sa ville natale. Christophe retrouvait auprès de lui les souvenirs de ses rêves d'enfance… Mais dans le deuil qui l'enveloppait, ils prenaient comme le Rhin, une teinte funèbre. À la tombée du jour, appuyé sur le parapet d'un quai, il regardait le fleuve fiévreux, cette masse en fusion, lourde, opaque, et hâtive, qui était toujours passée, où l'on ne distinguait rien que de grands crêpes mouvants, des milliers de ruisseaux de courants, de tourbillons qui se dessinaient, s'effaçaient : tel, un chaos d'images dans une pensée hallucinée ; éternellement, elles s'ébauchent et se fondent éternellement. Sur ce songe crépusculaire glissaient comme des cercueils des bacs fantomatiques, sans une forme humaine. La nuit s'épaississait. Le fleuve devenait de bronze. Les lumières de la rive faisaient luire son armure d'un noir d'encre, qui jetait ces éclairs sombres. Reflets cuivrés du gaz, reflets lunaires des fanaux électriques, reflets sanglants des bougies derrière les vitres des maisons. Le murmure du fleuve remplissait les ténèbres. Éternel bruissement, plus triste que la mer, par sa monotonie… Christophe aspirait, des heures, ce chant de mort et d'ennui. Il avait peine à s'en arracher ; il remontait ensuite au logis par les ruelles escarpées aux marches rouges, usées dans le milieu ; le corps et l'âme accablés, il s'accrochait aux rampes de fer, scellées au mur, luisantes, qu'éclairait le réverbère d'en haut sur la place déserte devant l'église vêtue de nuit… Il ne comprenait plus pourquoi les hommes vivaient. Quand il se souvenait des luttes dont il avait été le témoin, il admirait amèrement cette humanité avec sa foi chevillée au corps. Les idées succédaient aux idées opposées, les réactions aux actions : – démocratie, aristocratie ; socialisme, individualisme ; romantisme, classicisme ; progrès, traditions ; – et ainsi, pour l'éternité. Chaque génération nouvelle, brûlée en moins de dix ans, croyait avec le même entrain être seule arrivée au faîte, et faisait dégringoler ses prédécesseurs, à coups de pierres ; elle s'agitait, criait, se décernait le pouvoir et la gloire, dégringolait sous les pierres des nouveaux arrivants, disparaissait. À qui le tour ?… La création musicale n'était plus un refuge pour Christophe ; elle était intermittente, désordonnée, sans but. Écrire ? Pour qui écrire ? Pour les hommes ? Il passait par une crise de misanthropie aiguë. Pour lui ? Il sentait trop la vanité de l'art, incapable de combler le vide de la mort. Seule, sa force aveugle le soulevait, par instants, d'une aile violente et retombait brisée. Il était une nuée d'orage qui gronde dans les ténèbres. Olivier disparu, rien ne restait, – rien. Il s'acharnait contre tout ce qui avait rempli sa vie, contre les sentiments, contre les pensées qu'il avait cru partager avec le reste de l'humanité. Il lui semblait aujourd'hui qu'il avait été le jouet d'une illusion : toute la vie sociale reposait sur un immense malentendu, dont le langage était la source… Tu crois que ta pensée peut communiquer avec les autres pensées ? Il n'y a de rapports qu'entre des mots. Tu dis et tu écoutes des mots ; pas un mot n'a le même sens dans deux bouches différentes. Et ce n'est rien encore : pas un mot, pas un seul, n'a tout son sens dans la vie. Les mots débordent la réalité vécue. Tu dis : amour et haine… Il n'y a pas d'amour, pas de haine, pas d'amis, pas d'ennemis, pas de foi, pas de passion, pas de bien, pas de mal. Il n'y a que de froids reflets de ces lumières qui tombent de soleils morts depuis des siècles… Des amis ? Il ne manque pas de gens qui revendiquent ce nom !… Quelle fade réalité ! Qu'est-ce que leur amitié, qu'estce que l'amitié, au sens du monde ordinaire ? Combien de minutes de sa vie celui qui se croit un ami donne-t-il au pâle souvenir de l'ami ? Que lui sacrifierait-il, non pas même de son nécessaire, mais de son superflu, de son oisiveté, de son ennui ? Qu'ai-je sacrifié à Olivier ? – (Car Christophe ne s'exceptait point, il exceptait Olivier seul du néant où il englobait tous les êtres humains). – L'art n'est pas plus vrai que l'amour. Quelle place tient-il réellement dans la vie ? De quel amour l'aimentils, ceux qui s'en disent épris ?… La pauvreté des sentiments humains est inconcevable. En dehors de l'instinct de l'espèce, de cette force cosmique, qui est le levier du monde, rien n'existe qu'une poussière d'émotions. La plupart des hommes n'ont pas assez de vie pour se donner tout entier dans aucune passion. Ils s'économisent, avec une prudente ladrerie. Ils sont de tout, un peu, et ne sont tout à fait de rien. Celui qui se donne sans compter, dans tout ce qu'il fait, dans tout ce qu'il souffre, dans tout ce qu'il aime, dans tout ce qu'il hait, celui-là est un prodige, le plus grand qu'il soit accordé de rencontrer sur terre. La passion est comme le génie : un miracle. Autant dire qu'elle n'existe pas !… Ainsi pensait Christophe ; et la vie s'apprêtait à lui infliger un terrible démenti. Le miracle est partout, comme le feu dans la pierre : un choc le fait jaillir. Nous ne soupçonnons pas les démons qui dorment en nous… … Pero non mi destar, deh ! parla basso… * Un soir que Christophe improvisait, au piano, Anna se leva et sortit, comme elle faisait souvent, lorsque Christophe jouait. Il semblait que la musique l'ennuyât. Christophe n'y prenait plus garde : il était indifférent à ce qu'elle pouvait penser. Il continua de jouer ; puis, des idées lui venant qu'il désirait noter, il s'interrompit et courut chercher dans sa chambre les papiers dont il avait besoin. Comme il ouvrait la porte de la pièce voisine et, tête baissée se jetait dans l'obscurité, il se heurta violemment contre un corps immobile et debout, à l'entrée. Anna… Le choc et la surprise arrachèrent un cri à la jeune femme. Christophe, craignant de lui avoir fait mal, lui prit affectueusement les deux mains. Les mains étaient glacées. Elle semblait grelotter, – sans doute de saisissement ? Elle murmura une explication vague : – Je cherchais dans la salle à manger… Il n'entendit pas ce qu'elle cherchait ; et peut-être qu'elle ne l'avait point dit. Il lui parut singulier qu'elle se promenât sans lumière, pour chercher quelque chose. Mais il était si habitué aux allures bizarres d'Anna qu'il n'y prêta pas attention. Une heure après, il était revenu dans le petit salon, où il passait la soirée avec Braun et Anna. Il était assis devant la table, sous la lampe et il écrivait. Anna au bout de la table, à droite, cousait, penchée sur son ouvrage. Derrière eux, dans un fauteuil bas, près du feu, Braun lisait une revue. Ils se taisaient tous trois. On entendait par intermittences, le trottinement de la pluie sur le sable du jardin. Pour s'isoler tout à fait, Christo- phe, assis de trois quarts, tournait le dos à Anna. En face de lui, au mur, une glace reflétait la table, la lampe, et les deux figures baissées sur leur travail. Il sembla à Christophe que Anna le regardait. Il ne s'en inquiéta point d'abord ; puis, l'insistance de cette idée finissant par le gêner, il leva les yeux vers la glace, et il vit… Elle regardait, en effet. De quel regard ! Il en resta pétrifié, retenant son souffle, observant. Elle ne savait pas qu'il l'observait. La lumière de la lampe tombait sur sa figure pâle, dont le sérieux et le silence habituel avaient un caractère de violence concentrée. Ses yeux – ces yeux inconnus, qu'il n'avait jamais pu saisir, – étaient fixés sur lui : bleu-sombre, avec de larges prunelles, au regard brûlant et dur ; ils étaient attachés à lui, ils fouillaient en lui, avec une ardeur muette et obstinée. Ses yeux ? Se pouvait-il que ce fussent ses yeux ? Il les voyait, et il n'y croyait pas. Les voyait-il vraiment ? Il se retourna brusquement… Les yeux étaient baissés. Il essaya de lui parler, de la forcer à le regarder en face. L'impassible figure répondit, sans lever de son ouvrage son regard abrité sous l'ombre impénétrable des paupières bleuâtres, aux cils courts et serrés. Si Christophe n'avait été sûr de lui-même, il aurait cru qu'il avait été le jouet d'une illusion. Mais il savait ce qu'il avait vu. Cependant, son esprit étant repris par le travail et Anna l'intéressant peu, cette étrange impression ne l'occupa point longtemps. Une semaine plus tard, il essayait au piano un lied qu'il venait de composer. Braun, qui avait la manie, par amour-propre de mari autant que par taquinerie, de tourmenter sa femme pour qu'elle chantât ou jouât, avait été particulièrement insistant, ce soir-là. D'ordinaire Anna se contentait de dire un non très sec ; après quoi, elle ne se donnait plus la peine de répondre aux demandes, prières, ou plaisanteries ; elle serrait les lèvres, et ne semblait pas entendre. Cette fois, au grand étonnement de Braun et de Christophe, elle plia son ouvrage, se leva et vint près du piano. Elle chanta ce morceau qu'elle n'avait jamais lu. Ce fût une sorte de miracle : – le miracle. Sa voix, d'un timbre profond, ne rappelait en rien la voix un peu rauque et voilée qu'elle avait en parlant. Fermement posée dès la première note, sans une ombre de trouble, sans effort, elle donnait à la phrase musicale une grandeur émouvante et pure ; et elle s'éleva à une violence de passion qui fit frémir Christophe : car elle lui parut la voix de son propre cœur. Il la regarda stupéfait, tandis qu'elle chantait, et il la vit pour la première fois. Il vit ses yeux obscurs, où s'allumait une lueur de sauvagerie, sa grande bouche passionnée aux lèvres bien ourlées, le sourire voluptueux, un peu lourd et cruel, de ses dents saines et blanches, ses belles et fortes mains, dont l'une s'appuyait sur le pupitre du piano, et la robuste charpente d'un corps étriqué par la toilette, amaigri par une vie trop réduite, mais qu'on devinait jeune, vigoureux et harmonieux. Elle cessa de chanter et alla se rasseoir, les mains posées sur ses genoux. Braun la complimenta ; mais il trouvait qu'elle avait chanté, sans moelleux. Christophe ne lui dit rien. Il la contemplait. Elle souriait vaguement, sachant qu'il la regardait. Il y eut, ce soir-là, un grand silence entre eux. Elle se rendait compte qu'elle venait de s'élever au-dessus d'elle-même, ou peut-être, qu'elle avait été « elle », pour la première fois. Elle ignorait pourquoi. * À partir de ce jour, Christophe se mit à observer attentivement Anna. Elle était retombée dans son mutisme, sa froide indifférence et sa rage de travail, qui agaçait jusqu'à son mari, et où elle endormait les pensées obscures de sa trouble nature. Christophe avait beau la guetter, il ne retrouvait plus en elle que la bourgeoise guindée des premiers temps. À des moments, elle restait absorbée, sans rien faire, les yeux fixes. On la quittait ainsi, on la retrouvait ainsi, un quart d'heure après : elle n'avait point bougé. Quand son mari lui demandait à quoi elle pensait, elle s'éveillait de sa torpeur, souriait, et disait qu'elle ne pensait à rien. Et elle ne disait rien. Rien n'était capable de la faire sortir de sa tranquillité. Un jour qu'elle faisait sa toilette, sa lampe à alcool éclata. En un instant, Anna fut entourée de flammes. La domestique s'enfuit en hurlant au secours. Braun perdit la tête, s'agita, poussa des cris, et faillit se trouver mal. Anna arracha les agrafes de son peignoir, fit couler de ses hanches sa jupe qui commençait à brûler, et la mit sous ses pieds. Quand Christophe accourut affolé, avec une carafe qu'il avait stupidement saisie, il vit Anna montée sur une chaise, en jupon et les bras nus, qui sans trouble éteignait les rideaux en feu avec ses mains. Elle se brûla, n'en parla point, et parut seulement dépitée qu'on l'eût vue en ce costume. Elle rougit, se cacha gauchement les épaules avec ses bras, et s'en fût, d'un air de dignité offensée, dans la chambre voisine. Christophe admira son calme ; mais il n'aurait pu dire, si ce calme prouvait plus son courage, ou son insensibilité. Il penchait pour la dernière explication. En vérité, cette femme semblait ne s'intéresser à rien, ni aux autres, ni à elle. Christophe doutait qu'elle eût un cœur. Il n'eût plus aucun doute, après un fait dont il fut le témoin. Anna avait une petite chienne noire, aux yeux intelligents et doux, qui était l'enfant gâtée de la maison. Braun l'adorait. Christophe la prenait chez lui, quand il s'enfermait dans sa chambre pour travailler, et, la porte close, au lieu de travailler, souvent, il s'amusait avec elle. Lorsqu'il sortait, elle était là, sur le seuil, guettant, et s'attachant à ses pas : car il lui fallait un compagnon de promenade. Elle courait devant lui, tricotant de ses quatre pattes qui grattaient la terre si vite qu'elles semblaient voltiger. De temps en temps, elle s'arrêtait, fière de son agilité ; et elle le regardait, la poitrine en avant, bien cambrée. Elle faisait l'importante ; elle aboyait furieusement à un morceau de bois ; mais dès qu'elle apercevait au loin un autre chien, elle détalait et se réfugiait, tremblante entre les jambes de Christophe. Christophe s'en moquait et l'aimait. Depuis qu'il s'éloignait des hommes, il se sentait plus rapproché des bêtes ; il les trouvait pitoyables. Ces pauvres animaux, lorsqu'on est bon pour eux, s'abandonnent à vous avec tant de confiance ! L'homme est si absolument le maître de leur vie et de leur mort que s'il maltraite ces faibles qui lui sont livrés, il commet un abus de pouvoir odieux. Si aimante que la gentille bête fût pour tous, elle avait une préférence marquée pour Anna. Celle-ci ne faisait rien pour l'attirer ; mais elle la caressait volontiers, la laissait se blottir sur ses genoux, veillait à sa nourriture et paraissait l'aimer autant qu'elle était capable d'aimer. Un jour, la chienne ne sût pas se garer des roues d'une automobile. Elle fût écrasée, presque sous les yeux de ses maîtres. Elle vivait encore et criait lamentablement. Braun courut hors de la maison, nu-tête ; il ramassa la loque sanglante, et il tâchait au moins de soulager ses souffrances. Anna vint, regarda sans se baisser, fit une moue dégoûtée, et s'en alla. Braun, les larmes aux yeux, assistait à l'agonie du petit être. Christophe se promenait à grands pas dans le jardin, et crispait les poings. Il entendit Anna qui donnait tranquillement des ordres à la domestique. Il lui dit : – Cela ne vous fait donc rien, à vous ? Elle répondit : – On n'y peut rien, n'est-ce pas ? C'est mieux de n'y pas penser. Il se sentit de la haine pour elle ; puis le burlesque de la réponse le frappa ; et il rit. Il se disait qu'Anna devrait bien lui donner sa recette pour ne pas penser aux choses tristes, et que la vie était aisée à ceux qui ont la chance d'être dénués de cœur. Il songea que si Braun mourait, Anna n'en serait guère troublée, et il se félicita de n'être point marié. Sa solitude lui semblait moins triste que cette chaîne d'habitudes qui vous attache pour la vie à un être pour qui vous êtes un objet de haine, ou, (bien pire !) pour qui vous n'êtes rien. Décidément, cette femme n'aimait personne. Le piétisme l'avait desséchée. Elle surprit Christophe, un jour de la fin d'octobre. – Ils étaient à table. Il causait avec Braun d'un crime passionnel dont toute la ville était occupée. Dans la campagne, deux filles italiennes, deux sœurs, s'étaient éprises du même homme. Ne pouvant, ni l'une, ni l'autre, se sacrifier de plein gré, elles avaient joué au sort qui des deux céderait la place. La vaincue devait se jeter dans le Rhin. Mais quand le sort eût parlé, celle qu'il n'avait pas favorisée montra peu d'empressement à accepter la décision. L'autre fut révoltée par un tel manque de foi. Des injures on en vint aux coups, même aux coups de couteau ; puis, brusquement, le vent tourna, on s'embrassa en pleurant, on jura qu'on ne pourrait vivre l'une sans l'autre ; et comme on ne pouvait cependant pas se résigner à partager le galant, on décida de le tuer. Ainsi fut fait. Une nuit, les deux amoureuses firent venir dans leur chambre l'amant enorgueilli de sa double bonne fortune ; et tandis que l'une le liait passionnément de ses bras, l'autre passionnément le poignardait dans le dos. Ses cris furent entendus. On vint, on l'arracha en assez piteux état à l'étreinte de ses amies ; et on les arrêta. Elles protestaient que cela ne regardait personne, qu'elles étaient seules intéressées dans l'affaire, et que du moment qu'elles étaient d'accord pour se débarrasser de ce qui était à elles, nul n'avait à s'en mêler. La victime n'était pas loin d'approuver ce raisonnement ; mais la justice ne le comprit point. Et Braun, pas davantage. – Elles sont folles, disait-il, folles à lier ! Il faut les enfermer dans un hospice d'aliénés… Je comprends qu'on se tue par amour. Je comprends même qu'on tue celui ou celle qu'on aime et qui vous trompe… C'est-à-dire, je ne l'excuse pas ; mais je l'admets, comme un reste d'atavisme féroce ; c'est barbare, mais logique : on tue qui vous fait souffrir. Mais tuer ce qu'on aime, sans rancune, sans haine, simplement parce que d'autres l'aiment, c'est de la démence… Tu comprends cela, Christophe ? – Peuh ! fit Christophe, je suis habitué à ne pas comprendre. Qui dit amour dit déraison. Anna qui se taisait sans paraître écouter, leva la tête, et dit, de sa voix calme : – Il n'y a là rien de déraisonnable. C'est tout naturel. Quand on aime, on veut détruire ce qu'on aime, afin que personne autre ne puisse l'avoir. Braun regarda sa femme, stupéfait ; il frappa sur la table, se croisa les bras, et dit : – Où a-t-elle été pêcher cela ?… Comment ! il faut que tu dises ton mot, toi ? Qu'est-ce que diable tu en sais ? Anna rougit légèrement, et se tut. Braun reprit : – Quand on aime, on veut détruire ?… Voilà une monstrueuse sottise ! Détruire ce qui vous est cher, c'est se détruire soi-même… Mais, tout au contraire, quand on aime, le sentiment naturel est de faire du bien à qui vous fait du bien, de le choyer, de le défendre, d'être bon pour lui, d'être bon pour toutes choses ! Aimer, c'est le paradis sur terre. Anna, les yeux fixés dans l'ombre, le laissa parler, et, secouant la tête, elle dit froidement : – On n'est pas bon quand on aime. * Christophe ne renouvelait pas l'épreuve d'entendre chanter Anna. Il craignait… une désillusion, ou quoi ? Il n'eût pas su le dire. Anna avait la même crainte. Elle évitait de se trouver dans le salon, quand il commençait à jouer. Mais un soir de novembre qu'il lisait auprès du feu, il vit Anna assise, son ouvrage sur ses genoux, et plongée dans une de ses songeries. Elle regardait le vide, et Christophe crut voir passer dans son regard des lueurs de l'ardeur étrange de l'autre soir. Il ferma son livre. Elle se sentit observée et se remit à coudre. Sous ses paupières baissées, elle voyait toujours tout. Il se leva et dit : – Venez. Elle fixa sur lui ses yeux où flottait encore un peu de trouble, comprit et le suivit. – Où allez-vous ? demanda Braun. – Au piano, répondit Christophe. Il joua. Elle chanta. Aussitôt, il la retrouva telle qu'elle lui était apparue, une première fois. Elle entrait de plain-pied dans ce monde héroïque, comme s'il était le sien. Il continua l'expérience, prenant un second morceau, puis un troisième plus emporté, déchaînant en elle le troupeau des passions, l'exaltant, s'exaltant ; puis, arrivés au paroxysme, il s'arrêta net, et lui demanda, les yeux dans les yeux : – Mais enfin, qui êtes-vous ? Anna répondit : – Je ne sais pas. Il dit brutalement : si ? – Qu'est-ce que vous avez dans le corps, pour chanter ainElle répondit : – J'ai ce que vous me faites chanter. – Oui ? Eh bien, il n'y est pas déplacé. Je me demande si c'est moi qui l'ai créé, ou si c'est vous. Vous pensez donc des choses comme cela, vous ? – Je ne sais pas. Je crois qu'on n'est plus soi, quand on chante. – Et moi, je crois que c'est alors seulement que vous êtes vous. Ils se turent. Elle avait les joues moites d'une légère buée. Son sein se soulevait, en silence. Elle fixait la lumière des flambeaux, et grattait machinalement la bougie qui avait coulé sur le rebord du chandelier. Il tapotait les touches, en la regardant. Ils se dirent encore quelques mots gênés, d'un ton rude, puis essayèrent des paroles banales, et se turent tout à fait, craignant d'approfondir… Le lendemain, ils se parlèrent à peine, ils se regardaient à la dérobée, avec une sorte de peur. Mais ils prirent l'habitude de faire, le soir, de la musique ensemble. Ils en firent même bientôt dans l'après-midi ; et chaque jour, davantage. Toujours la même passion incompréhensible s'emparait d'elle, dès les premiers accords, la brûlait de la tête aux pieds, et faisait de cette bourgeoise piétiste, pour le temps que durait la musique, une Vénus impérieuse, l'incarnation de toutes les fureurs de l'âme. Braun, étonné de l'engouement subit d'Anna pour le chant, n'avait pas pris la peine de chercher l'explication de ce caprice de femme ; il assistait à ces petits concerts, marquait la mesure avec sa tête, donnait son avis, et était parfaitement heureux, quoiqu'il eût préféré une musique plus douce : cette dépense de forces lui paraissait exagérée. Christophe respirait dans l'air un danger ; mais la tête lui tournait : affaibli par la crise qu'il venait de traverser, il ne résistait pas ; il perdait conscience de ce qui se passait en lui, et il ne voulait pas savoir ce qui se passait dans Anna. Une après-midi, au milieu d'un morceau, débordant d'ardeurs frénétiques, elle s'interrompit et, sans explication, elle sortit de la pièce. Christophe l'attendit : elle ne reparut plus. Une demi-heure après, comme il passait dans le corridor, près de la chambre d'Anna, par la porte entr'ouverte il l'aperçut au fond, absorbée dans des prières mornes, la figure glacée. Cependant, un peu, très peu de confiance s'insinuait entre eux. Il tâchait de la faire parler de son passé ; elle ne disait que des choses banales ; à grand'peine, il lui arrachait morceau par morceau quelques détails précis. Grâce à la bonhomie, facilement indiscrète, de Braun il réussit à entrevoir le secret de sa vie. Elle était née dans la ville. De son nom de famille, elle s'appelait Anna-Maria Senfl. Son père, Martin Senfl, appartenait à une vieille maison de marchands, séculaire et millionnaire, où l'orgueil de caste et le rigorisme religieux étaient montés en graine. D'esprit aventureux, il avait, comme beaucoup de ses compatriotes, passé plusieurs années au loin, en Orient, en Amérique du Sud ; il avait même fait des explorations hardies au centre de l'Asie, où le poussaient à la fois les intérêts commerciaux de sa maison, l'amour de la science, et son propre plaisir. À rouler à travers le monde, non seulement il n'avait pas amassé mousse, mais il s'était défait de celle qui le couvrait, de tous ses vieux préjugés. Si bien que, de retour au pays, étant de tempérament chaud et d'esprit entêté, il épousa, aux protestations indignées des siens, la fille d'un fermier des environs, de réputation douteuse, qu'il avait commencé par prendre comme maîtresse. Ce mariage avait été le seul moyen qu'il eût trouvé pour garder à soi cette belle fille, dont il ne pouvait plus se passer. La famille, après avoir mis vainement son veto, se ferma tout entière à celui qui méconnaissait son autorité sacro-sainte. – La ville, – tous ceux qui comptaient, se montrant, comme d'habitude, solidaires pour ce qui touchait à la dignité morale de la communauté, prirent parti en masse contre le couple imprudent. L'explorateur apprit à ses dépens qu'il n'y a pas moins de péril à contrecarrer les préjugés des gens, au pays des sectateurs du Christ que chez ceux du grand Lama. Il n'était pas assez fort pour pouvoir se passer de l'opinion du monde. Il avait plus qu'entamé sa portion de fortune ; il ne trouva d'emploi nulle part : tout lui était fermé. Il s'usa en colères inutiles contre les avanies de la ville implacable. Sa santé, minée par les excès et par les fièvres, n'y résista point. Il mourut d'un coup de sang, cinq mois après le mariage. Quatre mois plus tard, sa femme, bonne personne, mais faible et de peu de cervelle, qui depuis ses noces n'avait passé aucun jour sans pleurer, mourait en couches, jetant sur la rive qu'elle quittait la petite Anna. La mère de Martin vivait. Elle n'avait rien pardonné, même sur le lit de mort, à son fils, ni à celle qu'elle n'avait pas voulu reconnaître pour sa bru. Mais quand celle-ci ne fût plus, – la vengeance divine étant assouvie, – elle prit l'enfant et la garda. C'était une femme d'une dévotion étroite ; riche et avare, elle tenait un magasin de soieries dans une rue sombre de la vieille ville. Elle traita la fille de son fils moins comme sa petite fille que comme une orpheline qu'on recueille par charité et qui vous doit en échange une demi-domesticité. Pourtant, elle lui fit donner une éducation soignée ; mais elle ne se départit jamais envers elle d'une rigueur méfiante, il semblait qu'elle considérât l'enfant comme coupable du péché de ses parents et qu'elle s'acharnât à poursuivre le péché en elle. Elle ne lui permit au- cune distraction ; elle traquait la nature comme un crime, dans ses gestes, ses paroles, jusque dans ses pensées. Elle tua la joie dans cette jeune vie. Anna fût habituée, de bonne heure, à s'ennuyer au temple et à ne pas le montrer ; elle fut environnée des terreurs de l'enfer ; ses yeux d'enfant aux paupières sournoises les voyaient chaque dimanche, à la porte du vieux Münster, sous la forme des statues immodestes et contorsionnées qu'un feu brûle entre les jambes et sur qui montent, le long des cuisses, des crapauds et des serpents. Elle s'accoutuma à refouler ses instincts, à se mentir à elle-même. Dès qu'elle fût d'âge à aider sa grand-mère, elle fût employée, du matin au soir, dans l'obscur magasin. Elle prit les habitudes qui régnaient autour d'elle, cet esprit d'ordre, d'économie morose, de privations inutiles, cette indifférence ennuyée, cette conception méprisante et maussade de la vie, conséquence naturelle des croyances religieuses, chez ceux qui ne sont pas naturellement religieux. Elle s'absorba dans la dévotion, au point de paraître exagérée même à la vieille femme ; elle abusait des jeûnes et des macérations ; pendant un certain temps, elle s'avisa de porter un corset garni d'épingles qui s'enfonçaient dans la chair, à chaque mouvement. On la voyait pâlir ; on ne savait ce qu'elle avait. À la fin, comme elle défaillait, on fit venir un médecin. Elle refusa de se laisser examiner – (elle fût morte plutôt que de se déshabiller devant un homme) ; – mais elle avoua ; et le médecin fit une scène si violente qu'elle promit de ne plus recommencer. La grand'mère, pour plus de sûreté, soumit dès lors sa toilette à des inspections. Anna ne trouvait pas à ces tortures, comme on aurait pu croire, une jouissance mystique ; elle avait peu d'imagination, elle n'eût compris la poésie d'un François d'Assise, ou d'une sainte Thérèse. Sa dévotion était triste et matérielle. Quand elle se persécutait, ce n'était pas pour les avantages qu'elle en entendait dans la vie future, c'était par un ennui cruel qui se retournait contre elle, trouvant un plaisir presque méchant au mal qu'elle se faisait. Par une exception singulière, cet esprit dur et froid, comme celui de l'aïeule, s'ouvrait à la musique, sans qu'elle sût jusqu'à quelle profondeur. Elle était fermée aux autres arts ; elle n'avait peut-être jamais regardé un tableau ; elle semblait n'avoir aucun sens de la beauté plastique, tant elle manquait de goût, par indifférence orgueilleuse ; l'idée d'un beau corps n'éveillait en elle que l'idée de la nudité, c'est-à-dire, comme chez le paysan dont parle Tolstoy, un sentiment de répugnance ; ce dégoût était d'autant plus fort chez Anna, qu'elle percevait obscurément dans ses rapports avec les êtres qui lui plaisaient le sourd aiguillon du désir beaucoup plus que la tranquille impression de jugements esthétiques. Elle ne se doutait pas plus de sa beauté que de la force de ses instincts refoulés ; ou plutôt, elle ne voulait pas le savoir, et, avec l'habitude du mensonge intérieur, elle réussissait à se donner le change. Braun la rencontra, à un dîner de mariage où elle se trouvait, d'une façon exceptionnelle : car on ne l'invitait guère à cause de la mauvaise réputation que continuait de lui faire l'indécence de son origine. Elle avait vingt-deux ans. Il la remarqua. Ce n'était point qu'elle cherchât à se faire remarquer. Assise à côté de lui à table, raide et mal fagotée, elle ouvrit à peine la bouche pour parler. Mais Braun, qui ne cessa de causer avec elle, c'est-à-dire tout seul, pendant tout le repas, revint enthousiasmé. Avec sa pénétration ordinaire, il avait été frappé de la candeur virginale de sa voisine ; il avait admiré son bon sens et son calme ; il appréciait aussi sa belle santé et les solides qualités de ménagère qu'elle paraissait avoir. Il fit visite à la grand'mère, revint, fit sa demande, et fût agréé. Point de dot : Mme Senfl léguait à la ville, pour des missions commerciales, la fortune de sa maison. À aucun moment, la jeune femme n'avait eu d'amour pour son mari : c'était là une pensée dont il ne lui semblait pas qu'il dût être question dans une vie honnête, et qu'il fallait plutôt écarter comme coupable. Mais elle savait le prix de la bonté de Braun ; elle lui était reconnaissante, sans le lui montrer, de ce qu'il l'avait épousée malgré son origine douteuse. Elle avait d'ailleurs un fort sentiment de l'honneur conjugal. Depuis sept ans qu'ils étaient mariés, rien n'avait troublé leur union. Ils vivaient l'un à côté de l'autre, ne se comprenaient point, et ne s'en inquiétaient point : ils étaient aux yeux du monde, le type d'un ménage modèle. Ils sortaient peu de chez eux. Braun avait une clientèle assez nombreuse ; mais il n'avait pas réussi à y faire agréer sa femme. Elle ne plaisait point ; et la tache de sa naissance n'était pas encore tout à fait effacée. Anna, de son côté, ne faisait nul effort pour être admise. Elle gardait rancune des dédains qui avaient attristé son enfance. Puis, elle était gênée dans le monde, et ne se plaignait pas qu'on l'oubliât. Elle faisait et recevait les visites indispensables, qu'exigeait l'intérêt de son mari. Les visiteuses étaient de petites bourgeoises curieuses et médisantes. Leurs commérages n'avaient aucun intérêt pour Anna ; elle ne prenait pas la peine de dissimuler son indifférence. Cela ne pardonne point. Aussi, les visites s'espaçaient, et Anna restait seule. C'était ce qu'elle voulait : rien ne venait plus troubler le rêve qu'elle ruminait, et le bourdonnement obscur de sa chair. * Depuis quelques semaines, Anna semblait souffrante. Son visage se creusait. Elle fuyait la présence de Christophe et de Braun. Elle passait ses journées dans sa chambre ; elle s'enfonçait dans ses pensées ; elle ne répondait pas quand on lui parlait. Braun ne s'affectait pas trop, à l'ordinaire, de ces caprices de femme. Il les expliquait à Christophe. Comme presque tous les hommes destinés à être dupes des femmes, il se flattait de les connaître très bien. Et il les connaissait assez bien, en effet : ce qui ne sert à rien. Il savait qu'elles ont souvent des accès de rêverie têtue, de mutisme opiniâtre et hostile ; et il pensait qu'il faut alors les laisser tranquilles, ne pas chercher à faire le jour, ni surtout à ce qu'elles le fassent dans le dangereux monde subconscient où baigne leur esprit. Néanmoins, il commençait à s'inquiéter pour la santé d'Anna. Il jugea que son étiolement venait de son genre de vie, éternellement renfermée, sans ja- mais sortir de la ville, à peine de la maison. Il voulut qu'elle se promenât. Il ne pouvait guère l'accompagner : le dimanche, elle était prise par ses devoirs de piété ; les autres jours, il avait ses consultations. Quant à Christophe, il évitait de sortir avec elle. Une ou deux fois, ils avaient fait une courte promenade ensemble aux portes de la ville : ils s'étaient ennuyés à périr. La conversation chômait. La nature semblait ne pas exister pour Anna ; elle ne voyait rien ; tous les pays étaient pour elle de l'herbe et des pierres, son insensibilité glaçait. Christophe avait tâché de lui faire admirer un beau site. Elle regarda, sourit froidement, et dit, faisant effort pour lui être agréable : – Oh ! oui, c'est mystique. De la même façon qu'elle eût dit : – Il y a beaucoup de soleil. D'irritation, Christophe s'était enfoncé les ongles dans la paume des mains. Depuis, il ne lui demandait plus rien ; et lorsqu'elle sortait, il trouvait un prétexte pour rester chez lui. En réalité, il était faux qu'Anna fût insensible à la nature. Elle n'aimait pas ce qu'on est convenu d'appeler les beaux paysages : elle ne les distinguait pas des autres. Mais elle aimait la campagne, n'importe laquelle – la terre et l'air. Seulement, elle ne s'en doutait pas plus que de ses autres sentiments forts ; et qui vivait avec elle s'en doutait encore moins. À force d'insister, Braun décida sa femme à faire une course d'une journée aux environs. Elle céda par ennui, afin d'avoir la paix. On arrangea la promenade pour un dimanche. Au dernier moment, le docteur qui s'en faisait une joie enfantine, fut retenu par un cas de maladie urgente. Christophe partit avec Anna. Beau temps d'hiver sans neige : air pur et froid, ciel clair, grand soleil, avec une bise glacée. Ils prirent un petit chemin de fer local, qui rejoignait une de ces lignes de collines bleues formant autour de la ville une lointaine auréole. Leur compartiment était plein ; ils furent séparés l'un de l'autre. Ils ne se parlaient pas. Anna était sombre : la veille, elle avait déclaré, à la surprise de Braun qu'elle n'irait pas au culte du lendemain. Pour la première fois de sa vie, elle y manquait. Était-ce une révolte ?… Qui eût pu dire les combats qui se livraient en elle ? Elle regardait fixement la banquette devant elle ; elle était blême… Ils descendirent du train. Leur froideur ennemie ne se dissipa point, durant le commencement de la promenade. Ils marchaient côte à côte ; elle allait d'un pas ferme, ne faisant attention à rien ; elle avait les mains libres, ses bras se balançaient ; ses talons sonnaient sur la terre gelée. – Peu à peu sa figure s'anima. La rapidité de sa marche rougissait ses joues pâles. Sa bouche s'entr'ouvrait pour boire la fraîcheur de l'air. Au détour d'un sentier qui montait en lacets, elle se mit à escalader la colline, en ligne droite, comme une chèvre ; le long d'une carrière, au risque de tomber, elle s'accrochait aux arbustes. Christophe la suivit. Elle grimpait plus vite, glissant, se rattrapant, avec les mains aux herbes. Christophe lui cria de s'arrêter. Elle ne répondit pas, et continua de monter, courbée à quatre pattes. Ils traversèrent les brouillards qui traînaient au-dessus de la vallée, comme une gaze argentée, se déchirant aux buissons ; ils se trouvèrent dans le chaud soleil d'en haut. Arrivée au sommet, elle se retourna, sa figure s'était éclairée, sa bouche, ouverte, respirait. Elle regarda, ironique, Christophe qui gravissait la pente, enleva son manteau, le lui jeta au nez, puis sans attendre qu'il soufflât, elle reprit sa course, Christophe lui fit la chasse. Ils prenaient goût au jeu ; l'air les grisait. Elle se lança sur une pente rapide ; les pierres roulaient sous ses pieds ; elle ne trébuchait point, elle glissait, sautait, filait comme une flèche. De temps en temps, elle jetait un coup d'œil en arrière, pour mesurer l'avance qu'elle avait sur Christophe. Il se rapprochait d'elle. Elle se jeta dans un bois. Les feuilles mortes craquaient sous leurs pas ; les branches qu'elle avait écartées la fouettaient au visage. Elle butta contre les racines d'un arbre. Il la saisit. Elle se débattit, luttant des pieds et des mains, lui donnant de forts coups, cherchant à le faire tomber ; elle criait et riait. Sa poitrine haletait, appuyée contre lui ; leurs joues se frôlèrent ; il but la sueur qui mouillait les tempes d'Anna ; il respira l'odeur de ses cheveux humides. D'une robuste poussée, elle se dégagea et le regarda, sans trouble, de ses yeux qui le défiaient. Il était stupéfait de la force qui était en elle, et dont elle ne faisait rien dans la vie ordinaire. Ils allèrent au prochain village, foulant allègrement le chaume sec, qui rebondissait sous leurs pas. Devant eux s'envolaient les corbeaux qui fouillaient les champs. Le soleil brûlait et la bise mordait. Christophe tenait le bras d'Anna. Elle avait une robe peu épaisse ; il sentait sous l'étoffe le corps moite et baigné de chaleur. Il voulut qu'elle remît son manteau ; elle refusa et, par bravade, défit l'agrafe du col. Ils s'attablèrent à une auberge, dont l'enseigne portait l'image d'un « homme sauvage » (Zum wilden Mann). Devant la porte poussait un petit sapin. La salle était décorée de quatrains allemands, de deux chromos, l'une sentimentale : Au printemps (Im Frühling), l'autre patriotique : La bataille de Saint-Jacques, et d'un crucifix avec un crâne au pied de la croix. Anna avait un appétit vorace, que Christophe ne lui connaissait pas. Ils burent gaillardement du petit vin blanc. Après le repas, ils repartirent à travers champs, comme deux bons compagnons. Nulle pensée équivoque. Ils ne songeaient qu'au plaisir de la marche, de leur sang qui chantait, de l'air qui les fouettait. La langue d'Anna était déliée. Elle ne se méfiait plus ; elle disait au hasard tout ce qui lui venait à l'esprit. Elle parla de son enfance : sa grand'mère l'emmenait chez une vieille amie qui habitait près de la cathédrale ; tandis que les vieilles dames causaient, on l'envoyait dans le grand jardin, sur lequel pesait l'ombre de Münster. Elle s'asseyait dans un coin et elle ne bougeait plus ; elle écoutait les frémissements des feuilles, elle épiait le fourmillement des insectes ; et elle avait plaisir et peur. – Elle omettait de dire qu'elle avait peur des diables : son imagination en était obsédée ; on lui avait conté qu'ils rôdaient autour des églises, sans oser y entrer ; et elle croyait les voir sous la forme des bêtes : araignées, lézards, fourmis, tout le petit monde difforme qui grouillait sous les feuilles, sur la terre, ou dans les fentes des murs. – Ensuite, elle parla de la maison où elle vivait, de sa chambre sans soleil ; elle s'en souvenait avec plaisir ; elle y passait des nuits sans dormir, à se raconter des choses… – Quelles choses ? – Des choses folles. – Racontez. Elle secoua la tête, pour dire que non. – Pourquoi ? Elle rougit, puis rit, et ajouta : – Et aussi le jour, pendant que je travaillais. Elle y pensa un moment, rit de nouveau, et conclut : – C'étaient des choses folles, des choses mauvaises. Il dit, en plaisantant : – Vous n'aviez donc pas peur ? – De quoi ? – D'être damnée ? Sa figure se glaça. – Il ne faut pas parler de cela, dit-elle. Il détourna la conversation. Il admira la force qu'elle avait montrée tout à l'heure, en luttant. Elle reprit son expression confiante et raconta ses prouesses de fillette – (elle disait : « de garçon », car, lorsqu'elle était enfant, elle eût voulu se mêler aux jeux et aux batailles des garçons). – Une fois, se trouvant avec un petit camarade, plus grand qu'elle de la tête, elle lui avait brusquement lancé un coup de poing, espérant qu'il répondrait. Mais il s'était sauvé, en criant qu'elle le battait. Une autre fois, à la campagne, elle avait grimpé sur le dos d'une vache noire qui passait ; la bête effarée l'avait jetée contre un arbre : Anna avait failli se tuer. Elle s'avisa aussi de sauter par la fenêtre d'un premier étage, parce qu'elle s'était défiée elle-même de le faire ; elle eût la chance d'en être quitte, avec une entorse. Elle inventait des exercices bizarres et dangereux, quand on la laissait seule à la maison ; elle soumettait son corps, à des épreuves étranges et variées. – Qui croirait cela de vous, dit-il, quand on vous voit si grave ?… – Oh ! dit-elle, si l'on me voyait, certains jours dans ma chambre, quand je suis seule ? – Quoi, encore à présent ? Elle rit. Elle lui demanda – sautant d'un sujet à l'autre – s'il chassait. Il protesta que non. Elle dit qu'elle avait une fois tiré un coup de fusil sur un merle et qu'elle l'avait touché. Il s'indigna. – Bon ! dit-elle, qu'est-ce que cela fait ? – Vous n'avez donc pas de cœur ? – Je n'en sais rien. – Ne pensez-vous pas que les bêtes sont des êtres comme nous. – Si, dit-elle. Justement, je voulais vous demander : est-ce que vous croyez que les bêtes ont une âme ? – Oui, je le crois. – Le pasteur dit que non. Et moi, je pense qu'ils en ont une. D'abord, ajoutait-elle avec un grand sérieux, je crois que j'ai été animal, dans une vie antérieure. Il se mit à rire. – Il n'y a pas de quoi rire, dit-elle (elle riait aussi.) C'est là une des histoires que je me racontais, lorsque j'étais petite. Je m'imaginais être chat, chien, oiseau, poulain, génisse. Je me sentais leurs désirs. J'aurais voulu être, une heure, dans leur poil ou leur plume ; il me semblait que j'y étais. Vous ne comprenez pas cela ? – Vous êtes une étrange bête. Mais si vous vous sentez cette parenté avec les bêtes, comment pouvez-vous leur faire du mal ? – On fait toujours du mal à quelqu'un. Les uns me font du mal, je fais du mal à d'autres. C'est dans l'ordre. Je ne me plains pas. Il ne faut pas être si douillet, dans la vie ! Je me fais bien du mal à moi, par plaisir ! – À vous ? – À moi. Regardez. Un jour, avec un marteau, je me suis enfoncé un clou dans cette main. – Pourquoi ? – Pour rien. (Elle ne disait pas qu'elle avait voulu se Crucifier.) – Donnez-moi la main, dit-elle. – Qu'en voulez-vous faire ? – Donnez. Il lui donna la main. Elle la saisit et la serra à le faire crier. Ils jouèrent, comme deux paysans, à se faire le plus de mal possible. Ils étaient heureux, sans arrière-pensée. Tout le reste du monde, les chaînes de leur vie, les tristesses du passé, l'appréhension de l'avenir, l'orage qui s'amassait sur eux, tout avait disparu. Ils avaient fait plusieurs lieues ; ils ne sentaient point la fatigue. Brusquement, elle s'arrêta, elle se jeta par terre, s'étendit sur les chaumes, ne dit plus rien. Couchée sur le dos, les bras derrière la tête, elle regardait le ciel. Quelle paix ! Quelle douceur !… À quelques pas, une fontaine cachée sourdait, d'un jet intermittent, comme une artère qui bat, tantôt faible, tantôt plus forte. L'horizon était nacré. Une buée flottait sur la terre violette, d'où montaient les arbres nus et noirs. Soleil de fin d'hiver, jeune soleil blond pâle qui s'endort. Comme des flèches brillantes, des oiseaux fendaient l'air. Les voix gentilles des cloches paysannes s'appelaient, se répondaient, de village en village… Assis près d'elle, Christophe contemplait Anna. Elle ne songeait pas à lui. Sa belle bouche riait en silence. Il pensait : – Est-ce bien vous ? Je ne vous reconnais plus. – Moi non plus, moi non plus. Je crois que je suis une autre. Je n'ai plus peur ; je n'ai plus peur de Lui. Ah ! comme Il m'étouffait, comme Il m'a fait souffrir ! il me semble que j'étais clouée dans mon cercueil… Maintenant je respire ; ce corps, ce cœur est à moi. Mon corps. Mon libre corps. Mon libre cœur. Ma force, ma beauté, ma joie ! Et je ne les connaissais pas, je ne me connaissais pas ! Qu'aviez-vous fait de moi ?… » Ainsi, il croyait l'entendre soupirer doucement. Mais, elle ne pensait à rien, sinon qu'elle était heureuse, et que tout était bien. Le soir tombait déjà. Sous des rideaux de brume grise et lilas, dès quatre heures le soleil fatigué de vivre, disparaissait. Christophe se leva, et s'approcha d'Anna. Il se pencha sur elle. Elle tourna vers lui son regard, encore plein du vertige du grand ciel sur lequel elle était suspendue. Quelques secondes passèrent avant qu'elle le reconnût. Alors, ses yeux le fixèrent avec un sourire énigmatique, qui lui communiqua leur trouble. Afin d'y échapper, un instant il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, elle le regardait toujours ; et il lui parut qu'il y avait des jours qu'ils se regardaient ainsi. Ils lisaient dans l'âme l'un de l'autre. Mais ils ne voulurent pas savoir ce qu'ils avaient lu. Il lui tendit la main. Elle la prit, sans un mot. Ils revinrent au village, dont on voyait là-bas, dans le creux du vallon les tours coiffées en as de pique ; l'une d'elle portait sur le faîte de son toit de tuile moussue, comme une toque sur le front, un nid vide de cigogne. Au carrefour de deux chemins, près de l'entrée du village, ils passèrent devant une fontaine sur laquelle une petite sainte catholique, une Madeleine en bois, gracieuse, un peu mignarde, se tenait debout, tendant les bras. Répondant à son geste, Anna, d'un mouvement instinctif, lui tendit ses bras aussi, et, montant sur la margelle, elle remplit les mains de la jolie déesse avec des branches de houx et des grappes de sorbiers aux baies rouges, que le bec des oiseaux et le gel avaient épargnées. Ils croisaient sur la route des groupes de paysans et de paysannes endimanchés. Des femmes à la peau très brune, aux joues très colorées, avec d'épais chignons, enroulés en coquilles, robes claires, chapeaux fleuris. Elles avaient des gants blancs et des poignets rouges Elles chantaient des chants honnêtes, avec des voix aiguës, placides et pas très justes. À l'intérieur d'une étable, une vache meuglait. Un enfant qui avait la coqueluche toussait dans une maison. D'un peu plus loin venaient des sons de clarinette nasillarde et de cornet à piston. On dansait sur la place du village, entre le cabaret et le cimetière. Juchés sur une table, quatre musiciens jouaient. Anna et Christophe s'assirent devant l'auberge et regardèrent les danseurs. Les couples se heurtaient et s'apostrophaient à grand bruit. Les filles poussaient des cris, pour le plaisir de crier. Les buveurs marquaient la mesure sur les tables, avec leurs poings. En autre temps, cette joie lourde eût dégoûté Anna ; ce soir, elle en jouissait ; elle avait ôté son chapeau et regardait, la figure animée. Christophe pouffait de la gravité burlesque de la musique et des musiciens. Il chercha dans ses poches, prit un crayon et, sur l'envers d'une note d'auberge, il se mit à tracer des barres et des points : il écrivait des danses. La feuille fut bientôt remplie ; il en demanda d'autres, qu'il couvrit, comme la première, de sa grosse écriture impatiente et maladroite, Anna, la joue près de la sienne, lisait par-dessus son épaule, chantonnant à mi-voix ; elle tâchait de deviner la fin des phrases, et elle battait des mains, quand elle avait deviné, ou quand ses prévisions étaient déroutées par une saillie inattendue. Après avoir fini, Christophe porta aux musiciens ce qu'il venait d'écrire. C'étaient de braves Souabes, qui savaient leur métier ; Ils déchiffrèrent sans broncher. Les airs avaient une humour sentimentale 6 et burlesque, avec des rythmes heurtés, comme ponctués d'éclats de rire. Impossible de résister à leur impétueuse bouffonnerie : les jambes dansaient malgré soi. Anna se jeta dans la ronde, elle saisit au hasard deux mains, elle tourna comme une folle ; une épingle d'écaille sauta de ses cheveux ; des boucles se défirent et tombèrent sur ses joues. Christophe ne la quittait pas des yeux ; il admirait ce bel animal robuste, qu'une discipline impitoyable avait condamné jusque-là au silence et à l'immobilité ; elle lui apparaissait comme nul ne l'avait vue, comme elle était réellement sous le masque emprunté : une Bacchante ivre de force. Elle l'appela. Il courut à elle et l'empoigna. Ils dansèrent jusqu'à ce qu'ils allassent se jeter, en tournant, contre le mur. Ils s'arrêtèrent, étourdis. La nuit était complète. Ils se reposèrent un moment, puis prirent congé de la compagnie. Anna, d'ordinaire si roide avec les gens du peuple, par gêne ou par mépris, tendit la main gentiment aux musiciens, à l'hôte, aux garçons du village, à côté de qui elle était dans la ronde. Ils se retrouvèrent, seuls, sous le ciel brillant et glacé, refaisant à travers champs le chemin qu'ils avaient suivi le matin. Anna était encore tout animée. Peu à peu, elle parla moins, puis elle cessa de parler, prise par la fatigue ou par l'émotion mystérieuse de la nuit. Elle s'appuyait affectueusement sur Christophe. En redescendant la pente qu'elle avait grimpée, quelques heures avant, elle soupira. Ils arrivaient à la station. Près de la première maison, il s'arrêta pour la regarder. Elle le regarda aussi, et lui sourit avec mélancolie. 6 Sic. (Note du correcteur – ELG.) Dans le train, même foule qu'en venant. Ils ne purent causer. Assis en face d'elle, il la couvait des yeux. Elle avait les yeux baissés ; elle les leva vers lui puis elle les détourna, et il ne parvint plus à les attirer de son côté. Elle regardait dehors, dans la nuit. Un vague sourire flottait sur ses lèvres, avec un peu de fatigue aux coins. Puis, le sourire disparut. L'expression devint morne. Il crut qu'elle s'endormait dans le rythme du train, et il essaya de lui parler. Elle répondit froidement, d'un mot, sans tourner la tête. Il tâcha de se persuader que la fatigue était cause de ce changement ; mais il savait bien que la raison était autre. À mesure qu'on se rapprochait de la ville, il voyait le visage d'Anna se figer, la vie s'éteindre, ce beau corps à la grâce sauvage rentrer dans sa gaine de pierre. En descendant du wagon, elle ne s'appuya pas sur la main qu'il lui tendait. Ils revinrent en silence. * Quelques jours après, vers quatre heures du soir, ils étaient seuls ensemble. Braun était sorti. Depuis la veille, la ville était enveloppée dans un brouillard vert pâle. Le grondement du fleuve invisible montait. Les éclairs des trams électriques éclataient dans la brume. La lumière du jour s'éteignait, étouffée ; elle ne semblait plus d'aucun temps : c'était une de ces heures où se perd toute conscience du réel, une heure qui est hors des siècles. Après la brise mordante des jours précédents, l'air humide, subitement adouci, était devenu tiède et mou. La neige gonflait le ciel, qui ployait sous le poids. Ils étaient seuls ensemble, dans le salon dont le goût froid et étriqué reflétait celui de la maîtresse. Ils ne disaient rien. Il lisait. Elle cousait. Il se leva et alla à la fenêtre ; il appuya sa grosse figure contre les carreaux, et resta à rêver ; cette lumière blafarde qui se répercutait du ciel sombre à la terre livide lui causait un étourdissement ; sa pensée était inquiète ; il essayait de la fixer : elle lui échappait. Une angoisse l'envahit : il se sen- tait engloutir ; et dans le vide de son être, du fond des ruines amoncelées, un vent brûlant se levait en lents tourbillons. Il tournait le dos à Anna. Elle ne le voyait pas, elle s'absorbait dans sa tâche ; mais un frisson lui passait par le corps ; elle se piqua plusieurs fois avec son aiguille, elle ne le sentit point. Ils étaient tous les deux fascinés par l'approche du danger. Il s'arracha de son engourdissement et fit quelques pas à travers la chambre. Le piano l'attirait et lui faisait peur. Il évitait de le regarder. En passant à côté, sa main ne pût résister ; elle toucha une note. Le son vibra comme une voix. Anna tressaillit et laissa tomber son ouvrage. Déjà Christophe s'était assis et jouait. Il perçut, sans la voir, qu'Anna s'était levée, qu'elle venait, qu'elle était là. Avant de se rendre compte de ce qu'il faisait, il reprit l'air religieux et passionné qu'elle avait chanté, la première fois qu'elle s'était révélée à lui ; il improvisa sur le thème de fougueuses variations. Sans qu'il eût dit un mot, elle commença à chanter. Ils perdirent le sentiment de ce qui les entourait. La frénésie sacrée de la musique les emporta dans ses serres… Ô musique, qui ouvres les abîmes de l'âme ! Tu ruines l'équilibre habituel de l'esprit. Dans la vie ordinaire, les âmes ordinaires sont des chambres fermées. Se fanent, au dedans les forces sans emploi, les vertus et les vices dont l'usage nous gêne ; la sage raison pratique, le lâche sens commun, tiennent les clefs de la chambre. Ils n'en montrent que quelques placards, bourgeoisement rangés. Mais la musique tient le magique rameau qui fait tomber les serrures. Les portes s'ouvrent. Les démons du cœur paraissent. Et l'âme se voit nue… – Tant que chante la sirène, le dompteur tient sous son regard les fauves. La puissante raison d'un grand musicien fascine les passions qu'il déchaîne. Mais quand la musique s'est tue, quand le dompteur n'est plus là, les passions qu'il a réveillées rugissent dans la cage ébranlée, et elles cherchent leur proie… La mélodie finit. Silence… Elle avait, en chantant, appuyé sa main sur l'épaule de Christophe. Ils n'osaient plus remuer ; et ils tremblaient… Soudain – ce fût un éclair – elle se pencha sur lui, il se leva vers elle ; leurs bouches se joignirent ; son souffle entra en lui… Elle le repoussa et s'enfuit. Il resta sans bouger, dans l'ombre. Braun rentra. Ils se mirent à table. Christophe était incapable de penser, Anna semblait absente ; elle regardait « ailleurs ». Peu après le souper, elle alla dans sa chambre. Christophe, qui n'aurait pu rester seul avec Braun, se retira aussi. Vers minuit, le docteur, déjà couché, fut appelé auprès d'un malade. Christophe l'entendit descendre l'escalier et sortir. Il neigeait depuis six heures. Les maisons et les rues étaient ensevelies. L'air comme rembourré d'ouate. Ni pas, ni voiture au dehors. La ville semblait morte. Christophe ne dormait pas. Il sentait une terreur, qui croissait de minute en minute. Il ne pouvait bouger : cloué dans son lit, sur le dos, les yeux ouverts. Une clarté métallique, qui sortait de la terre et des toits blancs, frottait les parois de la chambre… Un bruit imperceptible le fit tressaillir. Il fallait son oreille fiévreuse pour l'entendre. Un frôlement sur le plancher du couloir. Christophe se dressa dans son lit. Le bruit léger se rapprocha, s'arrêta ; une planche craqua. On était derrière la porte ; on attendait… Immobilité complète, pendant plusieurs secondes, plusieurs minutes peutêtre… Christophe ne respirait plus, il était baigné de sueur. Des flocons de neige, au dehors, effleuraient la vitre, comme une aile. Une main tâtonna sur la porte, qui s'ouvrit. Sur le seuil, une blancheur apparut, s'avança lentement ; à quelques pas du lit, fit une pause. Christophe ne distinguait rien ; mais il l'entendait respirer, et son propre cœur qui battait… Elle vint près du lit. Elle s'arrêta encore. Leurs visages étaient si près que leurs haleines se mêlaient. Leurs regards se cherchaient, sans se trouver, dans l'ombre… Elle tomba sur lui. Ils s'étreignirent en silence, sans un mot, avec rage… Une heure, deux heures, un siècle après. La porte de la maison s'ouvrit. Anna se détacha de l'étreinte qui les nouait, glissa du lit, et quitta Christophe, sans une parole, comme elle était venue. Il entendit ses pieds nus s'éloigner, frôlant le parquet de leur toucher rapide. Elle regagna sa chambre, où Braun la trouva couchée, paraissant dormir. Ainsi, elle resta toute la nuit, les yeux ouverts, sans un souffle, immobile, dans le lit étroit, près de Braun endormi. Que de nuits elle avait déjà passées ainsi ! Christophe ne dormit pas non plus. Il était désespéré. Cet homme apportait aux choses de l'amour et surtout du mariage un sérieux tragique. Il haïssait la légèreté de ces écrivains, dont l'art se fait un piment de l'adultère. L'adultère lui inspirait une répulsion, où se combinaient sa brutalité plébéienne et sa hauteur morale. Il éprouvait tout ensemble un respect religieux et un dégoût physique pour la femme qui appartient à un autre. La promiscuité de chiens où vit une certaine élite européenne lui soulevait le cœur. L'adultère, consenti par le mari, est une ordure ; à l'insu du mari, c'est un mensonge ignoble de valet crapuleux, qui se cache pour trahir et pour salir son maître. Que de fois il avait méprisé sans pitié ceux qu'il avait vus coupables de cette lâcheté ! Il avait rompu avec des amis qui s'étaient ainsi déshonorés à ses yeux… Et voici qu'à son tour il s'était souillé de la même ignominie ! Les circonstances de son crime le rendaient plus odieux. Il était venu dans cette maison, malade et misérable. Un ami l'avait recueilli, secouru, consolé. Jamais sa bonté ne s'était démentie. Rien ne l'avait lassée. Il lui devait de vivre encore. Et en reconnaissance, il venait de lui voler son honneur et son bonheur, son humble bonheur domestique ! Il l'avait trahi bassement, et avec qui ? Avec une femme qu'il ne connaissait pas, qu'il ne comprenait pas, qu'il n'aimait pas… Qu'il n'aimait pas ? Tout son sang se révolta. L'amour était un mot trop faible pour exprimer le torrent de feu qui le brûlait, dès qu'il pensait à elle. Ce n'était pas de l'amour, et c'était mille fois plus que l'amour… Il passa la nuit dans une tempête. Il se levait, il se trempait la figure dans l'eau glacée, il étouffait et il frissonnait. La crise se termina par un accès de fièvre. Quand il se leva, brisé, il pensa combien elle devait être, plus encore que lui, accablée de honte. Il alla à sa fenêtre. Le soleil brillait sur la neige éblouissante. Dans le jardin, Anna étendait du linge sur une corde. Attentive à sa tâche, rien ne semblait la troubler. Elle avait une dignité de démarche et de gestes qui lui était nouvelle et qui lui faisait trouver, sans y penser, des mouvements de statue. Au dîner de midi, ils se revirent. Braun était absent, pour toute la journée. Jamais Christophe n'eût supporté de se rencontrer avec lui. Il voulait parler à Anna. Mais ils n'étaient pas seuls : la domestique allait et venait ; ils devaient se surveiller. Christophe cherchait en vain le regard d'Anna. Elle ne le regardait pas. Nul indice de trouble, et toujours dans ses moindres mouvements, cette assurance et cette noblesse inhabituelle. Après dîner, il espéra qu'ils pourraient enfin causer ; mais la domestique s'attardait à desservir ; et lorsqu'ils passèrent dans la chambre voisine, elle s'arrangea de façon à les y suivre ; elle avait toujours quelque chose à prendre ou à apporter ; elle furetait dans le corridor près de la porte entr'ouverte, qu'Anna ne se pressait point de fermer : on eût dit qu'elle les épiait. Anna s'assit près de la fenêtre, avec son éternel ouvrage. Christophe, enfoncé dans un fauteuil, le dos tourné au jour, avait un livre ouvert, qu'il ne lisait pas. Anna, qui pouvait l'entrevoir de profil, aperçut d'un coup d'œil son visage tourmenté, qui regardait le mur ; et elle sourit, cruelle. Du toit de la maison, de l'arbre du jardin, la neige qui fondait s'égouttait sur le sable avec un tin- tement fin. Au loin, les rires d'enfants qui se poursuivaient dans la rue, à coups de boules de neige. Anna semblait assoupie. Le silence torturait Christophe ; il eût crié de souffrance. Enfin la domestique descendit l'étage au-dessous, et sortit de la maison. Christophe se leva, il se tourna vers Anna, il allait dire : – Anna ! Anna ! qu'avons-nous fait ? Anna le regardait, les yeux obstinément baissés venaient de se rouvrir ; ils posaient sur Christophe leur feu dévorant. Christophe reçut le choc dans ses yeux et chancela ; tout ce qu'il voulait dire fut raturé, d'un trait. Ils allèrent l'un à l'autre, et de nouveau se saisirent. L'ombre du soir se répandait. Leur sang grondait encore. Elle était allongée sur le lit, sa robe arrachée, les bras étendus, sans même faire un geste pour recouvrir son corps. Il s'était enfoncé la figure dans l'oreiller, et gémissait. Elle se souleva vers lui, elle lui prit la tête, lui caressant les yeux, la bouche avec ses doigts ; elle approcha son visage, elle plongea son regard dans le regard de Christophe. Ses yeux avaient une profondeur de lac ; ils souriaient indifférents aux peines. La conscience s'effaça. Il se tut. Des frissons les remuaient comme de grandes ondes… Cette nuit là, seul, rentré dans sa chambre, Christophe songea à se tuer. Le jour suivant, à peine levé, il chercha Anna. C'était lui maintenant, dont les yeux évitaient les yeux de l'autre. Dès qu'il les rencontrait, ce qu'il avait à dire fuyait de sa pensée. Il fit effort pourtant et commença à parler de la lâcheté de leur acte. À peine eût-elle compris qu'elle lui ferma violemment la bouche avec sa main. Elle s'écarta de lui, les sourcils contractés, les lè- vres serrées avec une expression mauvaise. Il continua. Elle jeta par terre l'ouvrage qu'elle tenait, et ouvrit la porte, voulut sortir. Il lui empoigna les mains, il referma la porte, il dit amèrement qu'elle était bien heureuse de pouvoir effacer de son esprit l'idée du mal commis. Elle se débattait furieusement, et elle cria avec colère : – Tais-toi !… Lâche ! Tu ne vois donc pas que je souffre !… Je ne veux pas que tu parles. Laisse-moi ! Sa figure s'était creusée, son regard était haineux, et peureux, comme une bête à qui l'on a fait mal ; s'ils avaient pu, ses yeux l'auraient tué. – Il la lâcha. Elle courut, pour se mettre à l'abri, à l'autre coin de la pièce. Il n'avait pas envie de la poursuivre. Il avait le cœur serré d'amertume et d'effroi. Braun rentra. Ils le regardaient, stupides. Hors leur souffrance, rien n'existait. Christophe sortit. Braun et Anna se mirent à table. Au milieu du dîner, Braun se leva brusquement pour ouvrir la fenêtre : Anna s'était évanouie. Christophe disparut, pour quinze jours, de la ville, prétextant un voyage. Anna resta, toute la semaine, enfermée dans sa chambre, sauf aux heures des repas. Elle était reprise par sa conscience, ses habitudes, toute cette vie passée dont elle s'était crue dégagée, dont on ne se dégage jamais. Elle avait beau se fermer les yeux. Chaque jour, le souci cheminait davantage, allait plus loin dans le cœur ; il finit par s'y installer. Le dimanche suivant, elle refusa encore d'aller au temple. Mais le dimanche d'après, elle y retourna, et elle ne le quitta plus. Elle était, non soumise, mais vaincue. Dieu était l'ennemi, – un ennemi dont elle ne pouvait se délivrer. Elle allait à lui, avec la sourde colère d'un esclave, forcé d'obéir. Son visage, pendant le culte, ne laissait voir qu'une froideur hostile ; mais dans les profondeurs de l'âme, toute sa vie religieuse était une lutte farouche, d'une exaspération muette, contre le Maître, dont le reproche la persécutait. Elle feignait de ne pas l'entendre. Il fallait qu'elle l'entendît ; et elle discutait âprement avec Dieu, les mâchoires serrées, le front barré d'une ride entêtée, le regard dur. Elle pensait à Christophe avec haine. Elle ne lui pardonnait pas de l'avoir un instant arraché à la prison de l'âme, et de l'y laisser retomber, en proie à ses bourreaux. Elle ne dormait plus ; elle ressassait jour et nuit, les mêmes pensées torturantes ; elle ne se plaignait pas ; elle allait, obstinée, continuant de diriger tout dans la maison, de faire toute sa tâche, et gardant jusqu'au bout le caractère intraitable et têtu de sa volonté dans la vie quotidienne, dont elle accomplissait les besognes avec une régularité de machine. Elle s'amaigrissait, elle semblait rongée par un mal intérieur. Braun l'interrogea, avec une affection inquiète ; il voulut l'ausculter. Elle le repoussa rageusement. Plus elle avait de remords envers lui plus elle se montrait dure. Christophe avait résolu de ne plus revenir. Il se brisait de fatigues. Il faisait de grandes courses, des exercices pénibles, il ramait, il marchait, il grimpait des montagnes. Rien ne parvenait à éteindre le feu. Il était livré à la passion. Elle est, chez les génies, une nécessité de la nature. Même les plus chastes, Beethoven, Bruckner, il faut qu'ils aiment constamment ; toutes les forces humaines en eux sont exaltées ; et comme en eux les forces sont captées par l'imagination, leur cerveau est la proie de passions perpétuelles. Ce sont, le plus souvent, des flammes passagères ; l'une détruit l'autre ; et toutes sont absorbées dans l'incendie de l'esprit créateur. Mais que l'ardeur de la forge cesse de remplir l'âme, et l'âme sans défense est livrée aux passions dont elle ne peut se priver ; elle les veut, elle les crée ; il faut qu'elles la dévorent… – Et puis, avec l'âpre désir qui laboure la chair, il y a le besoin de tendresse qui pousse l'homme meurtri et déçu par la vie vers les bras maternels de la consolatrice. Un grand homme est plus enfant qu'un autre ; plus qu'un autre, il a besoin de se confier à une femme, de reposer son front sur la paume des mains douces, dans le creux de la robe tendue entre les genoux… Mais Christophe ne comprenait pas… Il ne croyait pas à la fatalité de la passion, – cette bêtise des romantiques ! Il croyait au devoir et au pouvoir de lutter, à la force de sa volonté… Sa volonté ! Où était-elle ? Il n'en restait plus trace. Il était possédé. L'aiguillon du souvenir le harcelait, jour et nuit. L'odeur du corps d'Anna enfiévrait sa bouche et ses narines. Il était une lourde barque, désemparée, sans gouvernail, livrée au vent. En vain, il s'épuisait à fuir : il se retrouvait toujours ramené à la même place ; et il criait au vent : – Brise-moi donc ! Que veux-tu de moi ? Pourquoi, pourquoi cette femme ? Pourquoi l'aimait-il ? Pour ses qualités de cœur et d'esprit ? Il ne manquait pas d'autres plus intelligentes et meilleures. Pour la chair ? Il avait eu d'autres maîtresses, que ses sens préféraient. Alors ? qu'estce qu'il tenait ? – « On aime, parce qu'on aime. » – Oui, mais il y a une raison, même si elle dépasse la raison ordinaire ! Folie ? c'est ne rien dire. Pourquoi cette folie ? Parce qu'il y a une âme cachée, des puissances aveugles, des démons que chaque homme porte emprisonnés en lui. Tout l'effort humain, depuis que l'homme existe, a été d'opposer à cette mer intérieure les digues de sa raison et de ses religions. Mais que se lève une tempête (et les âmes plus riches sont plus sujettes aux tempêtes) que les digues aient cédé, que les démons aient le champ libre, qu'ils se heurtent à d'autres âmes soulevées par de semblables démons… Ils se jettent l'un sur l'autre, et s'étreignent. Haine ? Amour ? Fureur de destruction mutuelle ?… – La passion, c'est l'âme de proie. * Après quinze jours d'efforts inutiles pour fuir, Christophe revint dans la maison d'Anna. Il ne pouvait plus vivre loin d'elle. Il étouffait. Cependant, il continuait de lutter. Le soir de son retour, ils trouvèrent des prétextes pour ne pas se voir, pour ne pas dîner ensemble ; la nuit, ils s'enfermèrent à clef, peureusement, chacun dans sa chambre. – Mais ce fût plus fort que tout. Au milieu de la nuit, elle accourut, pieds nus, elle vint frapper à sa porte ; il ouvrit ; elle entra dans son lit, et, contre lui, elle s'étendit glacée. Elle pleurait tout bas. Christophe, sur sa joue sentait couler ces pleurs. Elle tâchait de s'apaiser ; mais sa peine l'emportant, elle sanglota, ses lèvres sur le cou de Christophe. Bouleversé par cette douleur, il oubliait la sienne ; il tentait de la calmer par des mots tendres. Elle gémissait : – Je suis malheureuse, je voudrais être morte… Ses plaintes lui perçaient le cœur. Il voulut l'embrasser. Elle le repoussa : – Je vous hais ! Pourquoi êtes-vous venu ? Elle s'arracha de ses bras, se jeta de l'autre côté du lit. Le lit était étroit. Malgré leurs efforts pour s'éviter, ils se touchaient. Anna tournait le dos à Christophe et tremblait de rage et de douleur. Elle le haïssait jusqu'à la mort. Christophe se taisait, atterré. Dans le silence, Anna entendit son souffle oppressé ; elle se retourna brusquement, de ses bras lui enlaça le cou : – Pauvre Christophe ! dit-elle, je te fais souffrir… Pour la première fois, il lui entendait cette voix de pitié. – Pardonne-moi, dit-elle. Il dit : – Pardonnons-nous. Elle se souleva comme si elle ne pouvait plus respirer. Assise dans le lit, courbant le dos, accablée, elle dit : – Je suis perdue… Dieu l'a voulu. Il m'a livrée… Que puis-je contre Lui. Elle resta ainsi longtemps, puis elle se recoucha, et elle ne bougea plus. Une faible lueur annonça l'aube. Dans le demijour, il vit le douloureux visage qui touchait le sien. Il murmura : – Le jour. Elle ne fit pas un mouvement. Il dit : – Soit. Qu'importe ? Elle rouvrit les yeux, sortit du lit, avec une expression de lassitude mortelle. Assise sur le bord elle regardait le plancher. D'une voix sans couleur, elle dit : – J'ai pensé le tuer, cette nuit. Il eut un sursaut d'effroi. – Anna ! dit-il. Elle fixait la fenêtre, d'un air sombre. – Anna ! répéta-t-il. Au nom du ciel !… Pas lui !… Il est le meilleur !… Elle répéta. – Pas lui. Oui. Ils se regardèrent. Il y avait longtemps qu'ils le savaient, ils savaient quelle était la seule issue. Ils ne pouvaient supporter de vivre dans le mensonge. Et jamais ils n'avaient envisagé même la possibilité de s'enfuir ensemble. Ils n'ignoraient pas que cela ne résoudrait rien : car la pire souffrance n'était pas dans les obstacles extérieurs qui les séparaient, mais en eux, dans leurs âmes différentes. Il leur était impossible de vivre ensemble aussi que de ne pas vivre ensemble. Aucune issue. À partir de ce moment, ils ne se touchèrent plus : l'ombre de la mort était sur eux ; ils étaient sacrés l'un pour l'autre. Mais ils évitaient de se fixer un délai. Ils se disaient : « Demain, demain… » Et de ce demain, ils détournaient les yeux. L'âme puissante de Christophe avait des sursauts de révolte ; il ne consentait pas à la défaite ; il méprisait le suicide, et il ne pouvait se résigner à cette conclusion piteuse et écourtée d'une grande vie. Quant à Anna, comment eût-elle accepté sans y être contrainte l'idée d'une mort qui menait à la mort éternelle ? Mais la nécessité meurtrière les traquait, et le cercle se resserrait autour d'eux. Ce matin, pour la première fois, depuis sa trahison, Christophe se trouva seul avec Braun. Jusque-là, il avait réussi à l'éviter. Cette rencontre lui était intolérable. Il lui fallut trouver un prétexte pour ne pas donner la main à Braun. Il lui fallut retrouver un prétexte pour ne pas manger à sa table, assis à ses côtés : les morceaux lui restaient dans la gorge. Serrer sa main, manger son pain, le baiser de Judas !… Le plus odieux n'était pas le mépris qu'il éprouvait pour lui-même, c'était l'angoisse de la souffrance de Braun, s'il venait à apprendre… Cette pensée le crucifiait. Il savait trop bien que le pauvre Braun ne se vengerait jamais, qu'il n'aurait peut-être même pas la force de les haïr ; mais quel écroulement !… De quels yeux le regarderait-il ! Christophe se sentait incapable d'affronter le reproche de ses yeux. – Et il était fatal que tôt ou tard Braun fût averti. Déjà, ne soupçonnait-il rien ? En le revoyant après une absence de quinze jours, Christophe fut frappé du changement : Braun n'était plus le même. Sa gaieté avait disparu, ou elle avait quelque chose de contraint. À table, il jetait à la dérobée des regards sur Anna, qui ne parlait pas, qui ne mangeait pas, qui se consumait comme une lampe. Avec des prévenances timides et touchantes, il essaya de s'occuper d'elle ; elle repoussa ses attentions, âprement ; alors, il baissa le nez sur son assiette et se tut. Au milieu du repas, Anna, qui étouffait, jeta sa serviette sur la table, et sortit. Les deux hommes achevèrent en silence de dîner, ou ils firent semblant ; ils n'osaient pas lever les yeux. Quand ce fut fini, Christophe allait partir, Braun lui prit brusquement un bras avec ses deux mains. – Christophe !… dit-il. Christophe, troublé, le regarda. – Christophe, répéta Braun, – (sa voix tremblait), – sais-tu ce qu'elle a ? Christophe se sentit transpercé ; il fut un moment sans répondre. Braun le regardait timidement ; très vite, il s'excusait : – Tu la vois souvent, elle a confiance en toi… Christophe fut sur le point d'embrasser les mains de Braun, de lui demander pardon. Braun vit le visage bouleversé de Christophe ; et aussitôt, terrifié, il ne voulut plus voir ; le suppliant du regard, il bredouilla précipitamment, il lui souffla : – Non, n'est-ce pas ? Tu ne sais rien ? Christophe accablé, dit : – Non. Ô douleur de ne pouvoir s'accuser, s'humilier, puisque ce serait déchirer le cœur de celui qu'on a outragé ! Douleur de ne pouvoir dire la vérité, quand on lit dans les yeux de celui qui vous la demande, qu'il ne veut pas, il ne veut pas savoir la vérité !… – Bien, bien, merci, je te remercie… fit Braun. Il restait, les mains accrochées à la manche de Christophe, comme s'il voulait lui demander encore quelque chose, n'osant pas, évitant ses yeux. Puis, il le lâcha, soupira, et s'en alla. Christophe était écrasé par son nouveau mensonge. Il courut chez Anna. Il lui raconta, en bégayant de trouble, ce qui s'était passé. Anna écouta d'un air morne, et dit : – Eh bien, qu'il sache ! Qu'importe ? – Comment peux-tu parler ainsi ? cria Christophe. À aucun prix, à aucun prix, je ne veux qu'il souffre ! Anna s'emporta. – Et quand il souffrirait ! Est-ce que je ne souffre pas, moi ? Qu'il souffre aussi ! Ils se dirent des paroles amères. Il l'accusa de n'aimer qu'elle. Elle lui reprocha de penser plus à son mari qu'à elle. Mais un moment après, quand il lui dit qu'il ne pouvait plus vivre ainsi, qu'il allait tout avouer à Braun, ce fût elle à son tour qui le traita d'égoïste, criant qu'elle se souciait peu de la conscience de Christophe, mais que Braun ne devait rien savoir. Malgré ses dures paroles, elle pensait à Braun, autant que Christophe. Sans avoir pour son mari d'affection véritable, elle lui était attachée. Elle avait le respect religieux des liens sociaux et des devoirs qu'ils établissent. Elle ne pensait peut-être pas que l'épouse eût le devoir d'être bonne et d'aimer son mari ; mais elle pensait qu'elle était obligée de remplir scrupuleusement les charges du ménage et de rester fidèle. Il lui semblait ignoble d'avoir manqué à cette obligation. Et mieux que Christophe, elle savait que Braun apprendrait tout bientôt. Elle avait quelque mérite à le cacher à Christophe, soit qu'elle ne voulût pas ajouter son trouble, soit plutôt par fierté. * Si fermée que fût la maison de Braun, si secrète que restât la tragédie bourgeoise qui s'y jouait, quelque chose en avait transpiré, au dehors. Dans cette ville, nul ne peut se flatter de cacher sa vie. C'est étrange, dans les rues, personne ne vous regarde ; les portes des maisons et les volets sont clos. Mais il y a des miroirs accrochés au coin des fenêtres ; et l'on entend, quand on passe, le bruit sec des persiennes qui s'entr'ouvrent et se referment. Personne ne se soucie de vous ; il semble qu'on vous ignore ; mais vous vous apercevez qu'aucune de vos paroles, aucun de vos gestes n'ont été perdus : on sait ce que vous avez fait, ce que vous avez dit, ce que vous avez vu, ce que vous avez mangé ; on sait même, on se flatte de savoir ce que vous avez pensé. Une surveillance occulte, universelle, vous enveloppe. Domestiques, fournisseurs, parents, amis, indifférents, passants inconnus, tous collaborent, d'un consentement tacite, à cet espionnage instinctif dont les éléments dispersés se centralisent, on ne sait comment. On n'observe pas seulement vos actes, on scrute votre cœur. Dans cette ville, nul n'a le droit de réserver le secret de sa conscience ; et chacun a le droit de se pencher sur elle, de fouiller dans vos pensées intimes, et, si elles choquent l'opinion, de vous en demander compte. L'invisible despotisme de l'âme collective pèse sur l'individu ; il est, toute sa vie, un enfant en tutelle ; rien de lui n'est à lui : il appartient à la ville. Il avait suffi qu'Anna, deux dimanches de suite, s'abstînt de paraître à l'église, pour éveiller les soupçons, En temps ordinaire, nul ne semblait remarquer sa présence au culte ; elle vivait à l'écart, et la ville, eût-on dit, oubliait qu'elle existât. – Le soir du premier dimanche où elle n'était pas venue, son absence était partout connue, consignée dans le souvenir. Le dimanche suivant, aucun des pieux regards qui suivaient les paroles saintes dans le Livre, ou sur les lèvres du pasteur, ne parut distrait de sa grave attention ; aucun n'avait omis de constater à l'entrée, de vérifier à la sortie que la place d'Anna était demeurée vide. Le lendemain, Anna commençait à recevoir la visite de personnes qu'elle n'avait point vu depuis plusieurs mois ; elles venaient, sous des prétextes variés, les unes craignant qu'elle ne fût malade, les autres prenant un intérêt nouveau à ses affaires, à son mari, à sa maison ; quelques-unes se montraient singulièrement bien informées de ce qui se passait chez elle ; aucune ne fit allusion – (par une maladroite adresse) – à son abstention de deux dimanches au culte. Anna se dit souffrante, parla de ses occupations. Les visiteuses l'écoutaient attentives, approuvaient : Anna savait qu'elles n'en croyaient pas un mot. Leur regard se promenait autour d'elles, dans la chambre, fouillait, notait, enregistrait. Elles ne se départaient pas de leur bonhomie froide, au débit bruyant et affecté ; mais on voyait dans leurs yeux la curiosité indiscrète qui les dévorait. Deux ou trois demandèrent, avec une indifférence exagérée, des nouvelles de M. Krafft. Quelques jours après, – (c'était pendant l'absence de Christophe), – le pasteur vint lui-même. Bel homme, et bonhomme, de santé florissante, affable, avec la tranquillité imperturbable que donne la conscience d'avoir à soi la vérité, toute la vérité. Il s'enquit avec sollicitude de la santé de sa cliente, écouta poli et distrait les excuses qu'elle lui donna, et qu'il ne demandait pas, accepta une tasse de thé, plaisanta agréablement, à propos de la boisson, émit l'opinion que le vin dont mention est faite dans la Bible n'était pas une boisson alcoolisée, fit quelques citations, raconta une anecdote, et, au moment de partir, eût une allusion obscure au danger des mauvaises compagnies, à certaines promenades, à l'esprit d'impiété, à l'impureté de la danse, aux sales convoitises. Il paraissait s'adresser au siècle en général, non à Anna. Il se tut un moment, toussa, se leva, chargea Anna de ses compliments cérémonieux pour monsieur Braun, fit une plaisanterie en latin, salua et sortit. – Anna resta glacée par l'allusion. Était-ce une allusion ? Comment aurait-il pu savoir la promenade de Christophe et d'Anna ? Ils n'avaient rencontré làbas personne qui les connût. Mais tout ne se sait-il pas, dans cette ville ? Le musicien aux traits caractéristiques et la jeune femme en noir qui dansaient à l'auberge s'étaient fait remarquer ; leur signalement avait été donné ; et comme tout se répète, le bruit en était venu en ville, où la malveillance éveillée n'avait pas manqué de reconnaître Anna. Sans doute ce n'était encore là qu'un soupçon, mais singulièrement attirant ; et s'y ajoutaient les renseignements fournis par la domestique d'Anna. La curiosité publique était maintenant aux aguets, attendant qu'ils se compromissent, les épiant par mille yeux invi- sibles. La ville silencieuse et sournoise les traquait, comme un chat à l'affût. Malgré le danger, Anna n'eût peut-être pas cédé ; peut-être le sentiment de cette lâche hostilité l'eût-elle poussée à la provoquer rageusement, si elle n'avait porté en elle l'esprit pharisaïque de cette société qui lui était ennemi. L'éducation avait asservi sa nature. Elle avait beau juger la tyrannie et la niaiserie de l'opinion : elle la respectait ; elle souscrivait à ses arrêts, même quand ils la frappaient ; s'ils avaient été en opposition avec sa conscience, elle eût donné tort à sa conscience. Elle méprisait la ville ; et le mépris de la ville lui eût été impossible à supporter. Or, le moment venait où l'occasion allait s'offrir à la médisance publique de s'épancher. Le carnaval était proche. Le carnaval dans cette ville, avait gardé jusqu'au temps où se déroule cette histoire – (il a changé, depuis) – un caractère de licence et d'âpreté archaïque. Fidèle à ses origines, où il était une détente au dévergondage de l'esprit humain asservi, volontairement ou non, au joug de la raison, nulle part il n'eût plus d'audace qu'aux époques et dans les pays où pesaient lourdement les mœurs et les lois gardiennes de la raison. Aussi, la ville d'Anna devait-elle rester une de ses terres d'élection. Plus le rigorisme moral y paralysait les gestes, y bâillonnait les voix, plus durant quelques jours les gestes étaient hardis et les voix affranchies. Tout ce qui s'amassait dans les bas-fonds de l'âme : jalousies, haines secrètes, curiosité impudique, instincts de malveillance inhérents à la bête sociale, crevaient d'un coup avec le fracas et la joie d'une revanche. Chacun avait le droit de descendre dans la rue et, masqué prudemment, de clouer au pilori, en pleine place publique, celui qu'il détestait, d'étaler aux passants tout ce que lui avait appris un an d'efforts patients, tout son trésor de secrets scandaleux, goutte à goutte amassés. Tel en faisait la parade sur des chars. Tel promenait des lanternes transparentes où s'affichait en inscriptions et en images l'histoire secrète de la ville. Tel osait même se faire le masque de son ennemi, si facilement reconnaissable que les polissons du ruisseau le désignaient de son nom. Des journaux de médisances paraissaient pendant ces trois jours. Des gens de la société se mêlaient sournoisement à ce jeu de Pasquino. Nul contrôle exercé, sauf pour les allusions politiques, – cette âpre liberté ayant été la cause, à diverses reprises, de contestations entre le gouvernement de la ville et les représentants des États étrangers ; Mais rien ne protégeait les citoyens contre les citoyens ; et cette appréhension de l'outrage public, constamment suspendue, ne devait pas peu contribuer à maintenir dans les mœurs l'apparence impeccable dont la ville s'honorait. Anna était sous le poids de cette peur, – d'ailleurs injustifiée. Elle avait peu de raisons de craindre. Elle tenait trop peu de place dans l'opinion de la ville pour qu'on eût l'idée de l'attaquer. Mais dans l'isolement absolu où elle se murait, dans l'état d'épuisement et de surexcitation nerveuse où l'avaient mise plusieurs semaines d'insomnies, son imagination était prête à accueillir les terreurs les plus déraisonnables. Elle s'exagérait l'animosité de ceux qui ne l'aimaient point. Elle se disait que les soupçons étaient sur sa piste ; il suffisait d'un rien pour la perdre ; et qui l'assurait que ce n'était pas fait ? Alors c'était l'injure, le déshabillage sans pitié, l'étalage de son cœur offert en proie aux passants : un déshonneur si cruel qu'Anna mourait de honte en y songeant. On se contait que, quelques années avant, une jeune fille livrée à cette persécution, avait dû fuir du pays avec les siens… Et l'on ne pouvait rien, rien faire pour se défendre, rien faire pour l'empêcher, rien faire même pour savoir ce qui allait arriver. Le doute était plus affolant encore que la certitude. Anna jetait autour d'elle des yeux de bête aux abois. Dans sa propre maison, elle se savait cernée. La domestique d'Anna avait passé la quarantaine : elle se nommait Bäbi : grande, forte, la face rétrécie et décharnée aux tempes et au front, large et longue à la base, soufflée sous la mâchoire, telle une poire tapée ; elle avait un sourire perpétuel et des yeux perçants comme des vrilles, enfoncés, sucés en dedans, sous des paupières rouges aux cils invisibles. Elle ne se départait pas d'une expression de gaieté mignarde : toujours enchantée des maîtres, toujours de leur avis, s'inquiétant de leur santé avec un intérêt attendri ; souriant, quand on lui donnait des ordres, souriant, quand on lui faisait des reproches. Braun la croyait d'un dévouement à toute épreuve. Son air béat faisait contraste avec la froideur d'Anna. En beaucoup de choses pourtant, elle lui ressemblait : comme elle parlant peu, vêtue d'une façon sévère et soignée ; comme elle, fort dévote, l'accompagnant au culte et accomplissant exactement ses devoirs de piété, ayant le souci scrupuleux de ses devoirs de maison : propreté, ponctualité, mœurs et cuisine sans reproches. Elle était en un mot, une servante exemplaire, et le type accompli de l'ennemie domestique. Anna, dont l'instinct féminin ne se trompait guère sur les pensées secrètes des femmes, ne se faisait aucune illusion à son égard. Elles se détestaient, le savaient, et ne s'en montraient rien. La nuit qui suivit le retour de Christophe, lorsque Anna, en proie à ses tourments, alla le retrouver, malgré la résolution qu'elle avait prise de ne plus le revoir jamais, elle venait furtivement, tâtonnant les murs dans les ténèbres ; elle était près d'entrer dans la chambre de Christophe, quand elle sentit sous ses pieds nus, au lieu du contact habituel du parquet lisse et froid, une poussière tiède qui s'écrasait mollement. Elle se baissa, toucha avec les mains, et comprit : une mince couche de cendres fines avait été répandue dans toute la largeur du couloir, sur un espace de deux à trois mètres. C'était Bäbi qui avait, sans le savoir, retrouvé la vieille ruse employée, au temps des lais 7 bretons, par le nain Frocin pour surprendre Tristan se rendant au lit d'Yseut : tant il est vrai qu'un nombre restreint de types, dans le bien comme dans le mal, servent pour tous les siècles. Grande preuve en faveur de la sage économie de l'univers ! – Anna n'hésita point ; elle continua son chemin par une bravade méprisante ; elle entra chez Christophe, ne lui parla de rien, malgré son inquiétude ; mais au retour elle prit le balai du poêle, et effaça soigneusement sur la cendre la trace de ses pas, après qu'elle eût passé. – Quand Anna et Bäbi se retrouvèrent, dans la matinée, ce fût, l'une avec sa froideur, l'autre avec son sourire accoutumés. Bäbi recevait parfois la visite d'un parent un peu plus âgé qu'elle ; il remplissait au temple les fonctions de gardien : on le voyait à l'heure du Gottesdienst (du service divin), faire sentinelle devant la porte de l'église, avec un brassard blanc à raies noires et gland d'argent, appuyé sur un jonc à bec recourbé. De son métier, il était fabricant de cercueils. Il se nommait Sami Witschi. Il était très grand, maigre, la tête un peu penchée, avec une face rasée et sérieuse de vieux paysan. Il était pieux, et connaissait comme pas un tous les bruits qui couraient sur toutes les âmes de la paroisse. Bäbi et Sami pensaient à s'épouser ; ils appréciaient, l'un dans l'autre, leurs qualités sérieuses, leur foi solide et leur méchanceté. Mais ils ne se pressaient pas de conclure ; ils s'observaient prudemment. – Dans les derniers temps, les visites de Sami étaient devenues plus fréquentes. Il entrait sans qu'on le sût. Toutes les fois qu'Anna passait près de la cuisine, par la porte vitrée elle apercevait Sami assis près du fourneau, et Bäbi à quelques pas, cousant. Ils avaient beau parler, on n'entendait aucun bruit. On voyait la figure épanouie de Bäbi et ses lèvres qui remuaient ; la grande bouche sévère de Sami se plissait, sans s'ouvrir, d'un rire grimaçant : rien ne sorConte relativement court en octosyllabes et souvent marqué par le merveilleux. – Forme poétique et musicale de longueur variable, en strophes plus ou moins complexes, en usage surtout aux XIVe et XVe siècles. (Note du correcteur – ELG.) 7 tait du gosier ; la maison semblait muette. Quand Anna entrait dans la cuisine, Sami se levait respectueusement et restait debout, sans parler, jusqu'à ce qu'elle fût sortie. Bäbi, en entendant la porte qui s'ouvrait, interrompait avec affectation un sujet indifférent, et tournait vers Anna un sourire obséquieux, en attendant ses ordres. Anna pensait qu'ils parlaient d'elle ; mais elle les méprisait trop pour s'abaisser à les écouter en cachette. Le jour après qu'Anna eût déjoué le piège ingénieux des cendres, entrant dans la cuisine, le premier objet qu'elle vit, ce fût dans les mains de Sami, le petit balai dont elle s'était servie, la nuit, pour effacer l'empreinte de ses pieds nus. Elle l'avait pris dans la chambre de Christophe ; et, à cette minute même, elle se ressouvint brusquement qu'elle avait oublié de l'y reporter ; elle l'avait laissé dans sa propre chambre, où les yeux perçants de Bäbi l'avaient aussitôt remarqué. Les deux compères avaient reconstitué l'histoire. Anna ne broncha point. Bäbi suivant le regard de sa maîtresse, sourit avec exagération, et expliqua : – Le balai était cassé ; je l'ai donné à Sami, pour qu'il le réparât. Anna ne se donna pas la peine de relever le grossier mensonge ; elle ne parut même pas entendre ; elle regarda l'ouvrage de Bäbi, fit ses observations, et sortit, impassible. Mais, la porte fermée, elle perdit toute fierté ; elle ne pût s'empêcher d'écouter, cachée dans l'angle du corridor – (elle était humiliée jusqu'à l'âme de recourir à de pareils moyens…) Un gloussement de rire très bref. Puis, un chuchotement si bas, qu'on ne pouvait rien distinguer. Mais, dans son affolement, Anna crut entendre ; sa terreur lui soufflait les mots qu'elle craignait d'entendre ; elle s'imagina qu'ils parlaient des mascarades prochaines et d'un charivari. Nul doute : ils voulaient y introduire l'épisode des cendres… Probablement, elle se trompait mais au point d'exaltation morbide où elle était hantée depuis quinze jours par l'idée fixe de l'avanie, elle ne s'arrêta même pas à considérer l'incertain comme possible, elle le regarda comme certain. Dès lors sa décision fut prise. * Le soir du même jour – (c'était le mercredi qui précède les jours gras), – Braun fut appelé en consultation, à une vingtaine de kilomètres de la ville : il ne devait revenir que le lendemain matin. Anna ne descendit pas dîner, et resta dans sa chambre. Elle avait choisi cette nuit pour exécuter l'engagement tacite qu'elle avait souscrit. Mais elle avait décidé de l'exécuter seule, sans rien dire à Christophe. Elle le méprisait. Elle pensait : – Il a promis. Mais il est homme, il est égoïste et menteur, il a son art, il aura vite oublié. Et puis, il y avait peut-être, dans ce cœur violent qui semblait inaccessible à la bonté, il y avait peut-être place pour un sentiment de pitié, à l'égard de son compagnon. Mais elle était trop rude et trop passionnée pour se l'avouer. Bäbi dit à Christophe que sa maîtresse la chargeait de l'excuser, qu'elle était un peu souffrante et voulait se reposer. Christophe soupa donc seul, sous la surveillance de Bäbi, qui le fatiguait de son verbiage, tâchait de le faire parler, et protestait pour Anna d'un zèle si outré que Christophe, malgré la facilité qu'il avait à croire dans la bonne foi des gens fut mis en défiance. Il comptait justement profiter de cette soirée pour avoir avec Anna un entretien décisif. Lui non plus, il ne pouvait différer davantage. Il n'avait pas oublié l'engagement qu'ils avaient pris ensemble, à l'aube de cette triste journée. Il était prêt à le tenir si Anna l'exigeait. Mais il voyait l'absurdité de cette double mort, qui ne résolvait rien, et dont la douleur et le scandale de- vaient retomber sur Braun. Il pensait que le mieux était qu'ils s'arrachassent l'un à l'autre, qu'il essayât encore une fois de partir, – si du moins il avait la force de rester éloigné d'elle : il en doutait, après l'épreuve inutile qu'il venait de faire ; mais il se disait qu'au cas où il ne pourrait le supporter, il aurait toujours le temps de recourir, seul au suprême moyen. Il espéra qu'après le souper il pourrait s'échapper un moment pour monter dans la chambre d'Anna. Mais Bäbi ne quittait point ses pas. D'habitude, elle terminait de bonne heure son ouvrage ; ce soir-là, elle n'en finit plus de laver la cuisine ; et lorsque Christophe crut en être délivré, elle inventa de ranger un placard dans le corridor qui menait à la chambre d'Anna. Christophe la trouva solidement installée sur un escabeau ; il comprit qu'elle ne délogerait pas, de toute la soirée. Il sentait une furieuse démangeaison de la jeter en bas avec ses piles d'assiettes ; mais il se contint et la pria d'aller voir comment sa maîtresse se trouvait, et s'il ne pourrait lui souhaiter le bonsoir. Bäbi, alla, revint et dit, en l'observant avec une joie maligne, que Madame allait mieux, qu'elle avait sommeil et demandait que personne n'entrât. Christophe, irrité et nerveux, essaya de lire, ne pût, et monta dans sa chambre. Bäbi guetta sa lumière jusqu'à ce qu'elle fût éteinte et monta à son tour se promettant de veiller ; elle eût la précaution de laisser sa porte entr'ouverte, afin de pouvoir entendre tous les bruits de la maison. Malheureusement pour elle, elle ne pouvait se mettre au lit sans s'endormir aussitôt, et d'un sommeil si puissant que ni le tonnerre, ni sa curiosité même, n'eussent été capables de l'éveiller, avant qu'il fût jour. Ce sommeil n'était un secret pour personne. L'écho en arrivait jusqu'à l'étage au-dessous. Dès que Christophe entendit ce bruit familier, il alla chez Anna. Il fallait qu'il lui parlât. Une inquiétude le travaillait. Il arriva à la porte, il tourna le bouton : la porte était fermée. Il frappa doucement : point de réponse. Il colla sa bouche contre la serrure, supplia à voix basse, puis avec insistance : nul mou- vement, nul bruit. Il avait beau se dire qu'Anna dormait, une angoisse le prit. Et comme, tâchant vainement d'entendre, il appuyait sa joue contre la porte, une odeur le frappa qui semblait sortir du seuil ; il se pencha, et il la reconnut : c'était l'odeur du gaz. Son sang se glaça. Il secoua la porte, sans penser qu'il pouvait réveiller Bäbi : la porte ne céda pas… Il avait compris : Anna avait, dans le cabinet de toilette attenant à sa chambre, un petit poêle à gaz ; elle l'avait ouvert. Il fallait défoncer la porte ; mais, dans son trouble, Christophe garda assez de raison pour se rappeler qu'à aucun prix Bäbi ne devait entendre. Il pesa sur un des battants, d'une énorme poussée, en silence. La porte, solide et bien close, craqua sur ses gonds, mais ne bougea point. Une autre porte donnait accès de la chambre d'Anna au cabinet de Braun. Il y courut. Elle était également fermée ; mais ici, la serrure était en dehors. Il entreprit de l'arracher. Ce n'était pas aisé. Il devait enlever les quatre grosses vis, encastrées dans le bois. Il n'avait que son couteau ; et il ne voyait rien : car il n'osait pas allumer une bougie ; il eût risqué de faire sauter l'appartement. En tâtonnant, il réussit à introduire son couteau dans la tête d'une vis, puis d'une autre, cassant les lames, se coupant ; il lui semblait que les vis étaient d'une longueur diabolique ; qu'il ne finirait jamais de les arracher ; et en même temps dans sa précipitation fébrile qui lui inondait le corps d'une sueur glacée, un souvenir d'enfance lui revenait à l'esprit : il se revoyait, à dix ans, enfermé par punition dans le cabinet noir ; il avait enlevé la serrure et fui de la maison… La dernière vis céda. La serrure sortit, avec un grésillement de sciure de bois. Christophe se précipita dans la chambre, courut à la fenêtre, l'ouvrit. Une nappe d'air froid entra. Christophe, trébuchant aux meubles, dans l'obscurité trouva le lit, tâtonna, rencontra le corps d'Anna, de ses mains frémissantes palpa à travers les draps les jambes immobiles, remonta jusqu'à la taille : Anna était assise sur son lit, et tremblait. Elle n'avait pas eu le temps d'éprouver les premiers effets de l'asphyxie : la chambre était haute de plafond ; l'air circulait par les fentes de la fenêtre et des portes mal jointes. Christophe la prit dans ses bras. Elle se dégagea avec fureur, criant : – Va t'en !… Ah ! qu'est-ce que tu as fait ? Elle le frappa ; mais brisée d'émotion, elle retomba sur l'oreiller ; elle sanglotait : – Ho ! Ho ! tout est à recommencer ! Christophe lui prit les mains, l'embrassant, la grondant, lui disant des paroles tendres et rudes : – Mourir ! Et mourir seule, sans moi ! – Oh ! toi ! dit-elle amèrement. Son ton disait assez : – Toi, tu veux vivre. Il la rudoya, il voulut violenter sa volonté. – Folle ! dit-il, tu ne sais donc pas que tu pouvais faire sauter la maison ! – C'était ce que je voulais, fit-elle avec rage. Il tâcha de réveiller ses craintes religieuses : c'était la corde juste. À peine y eût-il touché qu'elle commença à crier, à le supplier de se taire. Il persista sans pitié, pensant que c'était le seul moyen de ramener la volonté de vivre. Elle ne disait plus rien, elle avait des hoquets convulsifs. Quand il eût fini, elle lui dit, d'un ton de haine concentrée : – Tu es content maintenant ? Tu as bien travaillé ! Tu as achevé de me désespérer. Et maintenant qu'est-ce que je vais faire ? – Vivre, dit-il. – Vivre ! cria-t-elle, mais tu ne sais donc pas que c'est impossible ! Tu ne sais rien ! Tu ne sais rien ! Il demanda : – Qu'y a-t-il ? Elle haussa les épaules : – Écoute. Elle lui raconta, en phrases brèves, hachées, tout ce qu'elle lui avait caché jusqu'à présent : l'espionnage de Bäbi, les cendres, la scène avec Sami, le carnaval, l'affront imminent. Elle ne distinguait plus, en racontant, ce que sa crainte avait forgé de ce qu'elle avait raison de craindre. Il écoutait, consterné, plus incapable qu'elle encore de discerner, dans le récit, le danger réel de l'imaginaire. Il était à mille lieues de soupçonner la chasse qu'on leur faisait. Il cherchait à comprendre ; il ne pouvait rien dire : contre de tels ennemis il était désarmé. Il ressentait seulement une fureur aveugle, le désir de frapper. Il dit : – Pourquoi n'as-tu pas chassé Bäbi ? Elle dédaigna de répondre. Bäbi chassée eût été plus venimeuse encore que Bäbi tolérée ; et Christophe comprit le nonsens de la question. Ses pensées se heurtaient ; il cherchait un parti à prendre, une action immédiate. Il dit, les poings crispés : – Je les tuerai. – Qui ? fit-elle, méprisante, pour ces mots inutiles. Sa force tomba. Il se vit perdu dans ce réseau de trahisons obscures, où l'on ne pouvait rien saisir, où tous étaient complices. – Lâches ? cria-t-il, accablé. Il s'effondra à genoux, devant le lit, son visage pressé contre le corps d'Anna. – Ils se turent. Elle éprouvait un mélange de mépris et de pitié pour cet homme qui ne savait ni la défendre, ni se défendre. Il sentait contre sa joue trembler de froid les jambes d'Anna. La fenêtre était restée ouverte et dehors il gelait : dans le ciel lisse comme un miroir, frissonnaient les étoiles glacées. Quand elle eût savouré l'amère jouissance de le voir brisé comme elle, elle dit, d'un ton dur et lassé : – Allumez une bougie. Il alluma. Anna claquait des dents, ramassée sur ellemême, les bras serrés contre les seins, les genoux repliés sous le menton. Il ferma la fenêtre. Il s'assit sur le lit. Il prit dans ses mains les pieds d'Anna, d'un froid de glace, il les réchauffa avec ses mains, avec sa bouche. Elle fut attendrie. – Christophe ! dit-elle. Elle avait des yeux lamentables. – Anna ! dit-il. – Qu'allons-nous faire ? Il la regarda, et dit : – Mourir. Elle eût un cri de joie : – Oh ! tu veux bien ? tu veux aussi ?… Je ne serai pas seule ! Elle l'embrassait. – Croyais-tu donc que j'allais te laisser ? Elle répondit, à voix basse : – Oui. Il sentit ce qu'elle avait dû souffrir. Après quelques instants, il l'interrogea du regard. Elle comprit : – Dans le bureau, dit-elle. À droite. Le tiroir du bas. Il alla et chercha. Tout au fond, il vit un revolver. Braun l'avait acheté quand il était étudiant. Il ne s'en était jamais servi. Dans une boîte crevée, Christophe trouva quelques cartouches. Il les rapporta vers le lit. Anna regarda, et détourna aussitôt les yeux vers la ruelle. Christophe attendit, puis il demanda : – Tu ne veux plus ? Anna se retourna vivement : – Je veux… Vite ! Elle pensait : – Rien ne peut plus me sauver, maintenant de l'abîme éternel. Un peu plus, un peu moins, ce sera toujours de même. Christophe chargea maladroitement le revolver. – Anna, dit-il d'une voix tremblante, l'un des deux verra mourir l'autre. Elle lui arracha l'arme des mains, et dit avec égoïsme : – Moi, d'abord. Ils se regardèrent encore… Hélas ! Dans ce moment même où ils allaient mourir l'un pour l'autre, ils se sentaient si loin l'un de l'autre !… Chacun pensait avec terreur : – Mais qu'est-ce que je fais ? Qu'est-ce que je fais ? Et chacun le lisait dans les yeux de l'autre. L'absurdité de l'acte frappait surtout Christophe. Toute sa vie, inutile ; inutiles ses luttes ; inutiles, ses souffrances ; inutiles, ses espoirs ; tout, jeté au vent, gâché ; un geste médiocre allait tout effacer… Dans son état normal, il eût arraché le revolver des mains d'Anna, il l'eût jeté par la fenêtre, il eût crié : – Non ! Je ne veux pas. Mais huit mois de souffrances, de doutes, et de deuil torturants, et par là-dessus cette rafale de passion démente avaient ruiné ses forces, brisé sa volonté ; il sentait qu'il n'y pouvait plus rien, il n'était plus le maître… Ah ! qu'importe, après tout ? Anna, sûre de la mort éternelle, tendait son être dans la possession de cette dernière minute de vie : la figure doulou- reuse de Christophe, éclairée par la bougie vacillante, les ombres sur le mur, un bruit de pas dans la rue, le contact de l'acier qu'elle tenait dans sa main… Elle s'accrochait à ces sensations, comme un naufragé à l'épave qui s'enfonce avec lui. Après tout est terreur. Pourquoi ne pas prolonger l'attente ? Mais elle répéta : – Il faut… Elle dit adieu à Christophe, sans tendresse, avec la hâte d'un voyageur pressé qui craint de manquer le train ; elle ouvrit sa chemise, tâta le cœur, et y appuya le canon du revolver. Christophe agenouillé se cachait la figure dans les draps. Au moment de tirer, elle posa sa main gauche sur la main de Christophe. Le geste d'un enfant qui a peur de marcher dans la nuit… Alors s'écoulèrent quelques secondes effroyables… Anna ne tirait pas. Christophe voulait relever la tête, il voulait saisir le bras d'Anna ; et il craignait que ce mouvement même ne la décidât à tirer. Il n'entendait plus rien, il perdait connaissance… Un gémissement… Il se redressa. Il vit Anna le visage décomposé de terreur. Le revolver était tombé sur le lit, devant elle. Elle répétait plaintivement : – Christophe ! Le coup n'est pas parti !… Il prit l'arme ; le long oubli où elle était restée l'avait rouillée ; mais le fonctionnement était bon. Peut-être la cartouche avait été détériorée par l'air. Anna tendit la main vers le revolver. – Assez ! supplia-t-il. Elle ordonna. – Les cartouches ! Il les lui remit. Elle les examina, en prit une, chargea sans cesser de trembler, appuya de nouveau l'arme sur son sein, et tira. – Le coup rata encore. Anna jeta le revolver dans la chambre. – Ah ! c'est trop ! c'est trop ! cria-t-elle. Il ne veut pas que je meure ! Elle se tordait dans ses draps ; elle était comme folle. Il voulut l'approcher ; elle le repoussa, avec des cris. Enfin, elle eût une attaque de nerfs. Christophe resta près d'elle, jusqu'au matin. Elle finit par se calmer : mais sans souffle, les yeux fermés, les os du front et les pommettes tendant la peau livide : elle semblait une morte. Christophe refit le lit bouleversé, ramassa le revolver, remit la serrure arrachée, rangea tout dans la chambre, et partit : car il était sept heures, et Bäbi allait venir. * Quand Braun rentra, le matin, il trouva Anna dans la même prostration. Il vit bien qu'il s'était passé quelque chose d'extraordinaire ; mais il ne pût rien savoir de Bäbi, ni de Christophe. De tout le jour Anna ne bougea point ; elle n'ouvrit pas les yeux ; son pouls était si faible qu'on le sentait à peine ; par moments, il s'arrêtait et Braun eût l'angoisse de croire, un instant, que le cœur avait cessé de battre. Son affection le faisait douter de sa science ; il courut chez un confrère, et il le ramena. Les deux hommes examinèrent Anna et ne purent décider s'il s'agissait d'une fièvre qui commençait ou d'un cas de névrose hystérique : il fallait tenir la malade en observation. Braun ne quitta pas le chevet d'Anna. Il refusa de manger. Vers le soir le pouls d'Anna n'indiquait pas de fièvre, mais une faiblesse extrême. Braun tâcha de lui introduire dans la bouche quelques cuillerées de lait ; elle les rendit aussitôt. Son corps s'abandonnait dans les bras de son mari, comme un mannequin brisé. Braun passa la nuit, assis près d'elle, se levant à tout instant pour l'écouter. Bäbi, que la maladie d'Anna ne troublait guère, mais qui était la femme du devoir, refusa de se coucher, et veilla avec Braun. Le vendredi, Anna ouvrit les yeux. Braun lui parla ; elle ne prit pas garde à se présence. Elle était immobile, les yeux fixés sur un point de la muraille. Vers midi, Braun vit de grosses larmes qui coulaient le long de ses joues maigres ; il les essuya avec douceur ; une à une, les larmes continuaient de couler. De nouveau, Braun essaya de lui faire prendre quelque aliment. Elle se laissa faire, passivement. Dans la soirée, elle se mit à parler : c'étaient des mots sans suite. Il s'agissait du Rhin ; elle voulait se noyer, mais il n'y avait pas assez d'eau. Elle persistait en rêve dans ses tentatives de suicide, imaginant des formes de mort bizarres ; toujours la mort se dérobait. Parfois elle discutait avec quelqu'un, et sa figure prenait alors une expression de colère et de peur ; elle s'adressait à Dieu, et s'entêtait à lui prouver que la faute était à lui. Ou la flamme d'un désir s'allumait dans ses yeux ; et elle disait des mots impudiques, qu'il ne semblait pas qu'elle pût connaître. Un moment elle remarqua Bäbi, et lui donna avec précision des ordres pour la lessive du lendemain. Dans la nuit, elle s'assoupit. Tout à coup, elle se souleva ; Braun accourut. Elle le regarda, d'un façon étrange, balbutiant des mots impatients et informes. Il lui demanda : – Ma chère Anna, que veux-tu ? Elle dit, d'une voix âpre : – Va le chercher ! – Qui ? demanda-t-il. Elle le regarda encore, avec la même expression, brusquement éclata de rire ; puis elle se passa les mains sur le front, et gémit : – Ah ! mon Dieu ! oublier !… Le sommeil la reprit. Elle fut calme jusqu'au jour. Vers l'aube, elle fit quelque mouvement ; Braun lui souleva la tête pour lui donner à boire ; elle avala docilement quelques gorgées, et, se penchant vers les mains de Braun, elle les embrassa. Elle s'assoupit de nouveau. Le samedi matin, elle s'éveilla vers neuf heures. Sans dire un mot, elle sortit les jambes du lit, et voulut descendre. Braun se précipita vers elle et essaya de la recoucher. Elle s'obstina. Il lui demanda ce qu'elle voulait faire. Elle répondit : – Aller au culte. Il essaya de la raisonner, de lui rappeler que ce n'était pas dimanche, que le temple était fermé. Elle se taisait ; mais assise sur la chaise, près du lit, elle passait ses vêtements, de ses doigts grelottants. Le docteur, ami de Braun, rentra. Il joignit ses instances à celles de Braun ; puis, voyant qu'elle ne cédait pas, il l'examina et finalement consentit. Il prit Braun à part, et lui dit que la maladie de sa femme semblait toute morale, qu'on devait pour l'instant éviter de la contrarier, et qu'il ne voyait pas de danger à ce qu'elle sortît, pourvu que Braun l'accompagnât. Braun dit donc à Anna qu'il irait avec elle. Elle refusa et voulut aller seule. Mais dès les premiers pas dans la chambre, elle trébucha. Alors, sans un mot, elle prit le bras de Braun, et ils sortirent. Elle était très faible et s'arrêtait en route. Plusieurs fois, il lui demanda si elle voulait rentrer. Elle se remit à marcher. Arrivés à l'église, comme il le lui avait dit, ils trouvèrent porte close. Anna s'assit sur un banc, près de l'entrée, et resta, frissonnante, jusqu'à ce que midi sonnât. Puis, elle reprit le bras de Braun, et ils revinrent en silence. Mais le soir, elle voulut retourner à l'église. Les supplications de Braun furent inutiles. Il fallut repartir. Christophe avait passé ces deux jours, dans l'isolement. Braun était trop inquiet pour songer à lui. Une seule fois, le matin du samedi, cherchant à détourner Anna de son idée fixe de sortir, il lui avait demandé si elle voulait voir Christophe. Elle avait eu une expression d'épouvante et de répulsion si forte qu'il en avait été frappé ; et le nom de Christophe n'avait plus était prononcé. Christophe s'était enfermé dans sa chambre. Inquiétude, amour, remords, tout un chaos de douleur s'entrechoquait en lui. Il s'accusait de tout. Il succombait sous le dégoût de luimême. Plusieurs fois, il s'était levé pour tout avouer à Braun, – aussitôt arrêté par l'idée, en s'accusant, de faire un malheureux de plus. La passion ne lui faisait pas grâce. Il rôdait dans le couloir, devant la chambre d'Anna ; et dès qu'il entendait, à l'intérieur, des pas s'approcher de la porte, il s'enfuyait chez lui. Quand Braun et Anna sortirent dans l'après-midi, il les guetta, caché derrière le rideau de sa fenêtre. Il vit Anna. Elle, si droite et si fière, elle avait le dos voûté, la tête courbée, le teint jaune ; vieillie, écrasée par le manteau et le châle dont son mari l'avait couverte, elle était laide. Mais Christophe ne vit pas sa laideur, il ne vit que sa misère ; et son cœur déborda de pitié et d'amour. Il eût voulu courir à elle, se prosterner dans la boue, baiser ses pieds, ce corps ravagé par la passion, implorer son pardon. Et il pensait, la regardant : – Mon ouvrage… Le voici ! Mais son regard, dans la glace, rencontra sa propre image ; il vit sur ses traits, la même dévastation ; il vit la mort inscrite en lui, ainsi qu'en elle, et il pensa : – Mon ouvrage ? Non pas. L'ouvrage du maître cruel, qui affole et qui tue. La maison était vide. Bäbi, était sortie, pour raconter aux voisins les événements de la journée. Le temps passait. Cinq heures sonnèrent. Une terreur prit Christophe, à l'idée d'Anna, qui allait rentrer, et de la nuit qui venait. Il sentit qu'il n'aurait pas la force de rester, cette nuit, sous le même toit. Il sentit sa raison craquer sous le poids de la passion. Il ne savait ce qu'il ferait, il ne savait ce qu'il voulait, sinon qu'il voulait Anna. À quelque prix que ce fût. Il pensa à cette misérable figure qu'il avait vu passer tout à l'heure, sous sa fenêtre, et il se dit : – La sauver de moi !… Un coup de volonté souffla. Il ramassa, par poignée, les liasses de papiers qui traînaient sur sa table, les ficela, prit son chapeau, son manteau et sortit. Dans le corridor, près de la porte d'Anna, il précipita le pas, pris de peur. En bas, il jeta un dernier coup d'œil sur le jardin désert. Il se sauva comme un voleur. Un brouillard glacé traversait la peau avec des aiguilles. Christophe rasait le mur des maisons, craignant de rencontrer une figure connue. Il alla à la gare. Il monta dans un train qui partait pour Lucerne. À la première station il écrivit à Braun. Il disait qu'une affaire urgente l'appelait, pour quelques jours, hors de la ville, et qu'il se désolait de le laisser en un pareil moment ; il le priait de lui envoyer des nouvelles, à une adresse qu'il lui indiqua. À Lucerne, il prit le train du Gothard. Dans la nuit, il descendit à une petite station entre Aldorf et Gœschenen. Il n'en sût pas le nom, il ne le sût jamais. Il entra dans la première hôtellerie, près de la gare. Des mares d'eau coupaient le chemin. Il pleuvait à torrents ; il plut toute la nuit ; il plut tout le lendemain, Avec un bruit de cataracte, l'eau tombait d'une gouttière crevée. Le ciel et la terre étaient noyés, dissous, comme sa pensée. Il se coucha dans des draps humides, qui sentaient la fumée du chemin de fer. Il ne pût rester couché. L'idée des dangers que courait Anna l'occupait trop pour qu'il eût le temps de sentir sa propre souffrance. Il fallait donner le change à la malignité publique, la lancer sur une autre piste. Dans la fièvre où il était, il eût une idée bizarre : il inventa d'écrire à un des rares musiciens avec qui il se fût un peu lié dans la ville, à Krebs, l'organiste confiseur. Il lui laissa entendre qu'une affaire de cœur l'entraînait en Italie, qu'il subissait déjà cette passion quand il était venu s'installer chez Braun, qu'il avait essayé de s'y soustraire, mais qu'elle était la plus forte. Le tout, en termes assez clairs pour que Krebs comprît, assez voilés pour qu'il pût y ajouter, de son propre fonds. Christophe priait Krebs de lui garder le secret. Il savait que le brave homme était d'un bavardage maladif, et il comptait – justement – qu'à peine la nouvelle reçue, Krebs courrait la colporter par toute la ville. Pour achever de détourner l'opinion, Christophe terminait sa lettre par quelques mots très froids, sur Braun et sur la maladie d'Anna. Il passa le reste de la nuit et de la journée suivante, incrusté dans son idée fixe… Anna… Anna… Il revivait avec elle les derniers mois, jour par jour ; il la voyait au travers d'un mirage passionné. Toujours, il l'avait créée à l'image de son désir, lui prêtant une grandeur morale, une conscience tragique, dont il avait besoin pour l'aimer davantage. Ces mensonges de la passion redoublaient d'assurance, maintenant que la présence d'Anna ne les contrôlait plus. Il voyait une saine et libre nature, opprimée, qui se débattait contre ses chaînes, qui aspirait à une vie franche, large au plein air de l'âme, et puis, qui en avait peur, qui combattait ses instincts, parce qu'ils ne pouvaient s'accorder avec sa destinée et qu'ils la lui rendaient plus douloureuse encore. Elle lui criait : « À l'aide ! » Il étreignait son beau corps. Ses souvenirs le torturaient ; il trouvait un plaisir meurtrier à redoubler leurs blessures. À mesure que la journée avan- çait, le sentiment de tout ce qu'il avait perdu lui devint si atroce qu'il ne pouvait plus respirer. Sans savoir ce qu'il faisait, il se leva, sortit, paya l'hôtel, et reprit le premier train qui revenait à la ville d'Anna. Il arriva, dans la nuit ; il alla droit à la maison. Un mur séparait la ruelle du jardin contigu à celui de Braun. Christophe escalada le mur, sauta dans le jardin étranger, passa de là dans le jardin de Braun. Il se trouvait devant la maison. Tout était dans le noir, sauf une lueur de veilleuse qui teintait d'un reflet d'ocre une fenêtre, – la fenêtre d'Anna. Anna était là. Elle souffrait là. Il n'avait plus qu'un pas à faire pour entrer. Il avança la main vers la poignée de la porte. Puis, il regarda sa main, la porte, le jardin ; il prit soudain conscience de son acte ; et, s'éveillant de l'hallucination qui le possédait depuis sept à huit heures, il frémit, il s'arracha par un sursaut à la force d'inertie qui le rivait les pieds au sol ; il courut au mur, le repassa et s'enfuit. Dans la même nuit, il quittait la ville, pour la seconde fois ; et le lendemain, il allait se terrer dans un village de montagnes, sous les rafales de neige… Ensevelir son cœur, endormir sa pensée, oublier, oublier !… * – « E perô leva su, vinci l'ambascia con l'animo che vince ogni battaglia, se col suo grave corpo non s'accascia… » Leva'mi allor, monstrandomi fomito meglio di lena ch'io non mi sentia ; e dissi : « Va, ch'io son forte ed ardito. » INF. XXIV. * Mon Dieu, que t'ai-je fait ? Pourquoi m'accables-tu ? Dès l'enfance, tu m'as donné pour lot la misère, la lutte. J'ai lutté sans me plaindre. J'ai aimé ma misère. J'ai tâché de conserver pure cette âme que tu m'avais donnée, de sauver ce feu que tu avais mis en moi… Seigneur, c'est toi, c'est toi qui t'acharnes à détruire ce que tu avais créé, tu as éteint ce feu, tu as souillé cette âme, tu m'as dépouillé de tout ce qui me faisait vivre. J'avais deux seuls trésors au monde : mon ami et mon âme. Je n'ai plus rien, tu m'as tout pris. Un seul être était mien dans le désert du monde, tu me l'as enlevé. Nos cœurs n'en faisaient qu'un, tu les as déchirés, tu ne nous as fait connaître la douceur d'être ensemble que pour nous faire mieux connaître l'horreur de nous être perdus. Tu as creusé le vide autour de moi, en moi. J'étais brisé, malade, sans volonté, sans armes, pareil à un enfant qui pleure dans la nuit. Tu as choisi cette heure pour me frapper. Tu es venu à pas sourds, par derrière, comme un traître, et tu m'as poignardé ; tu as lâché sur moi la passion, ton chien féroce ; j'étais sans force, tu le savais, et je ne pouvais lutter ; elle m'a terrassé, elle a tout saccagé en moi, tout sali, tout détruit… J'ai le dégoût de moi. Si je pouvais au moins crier ma douleur et ma honte ! ou bien les oublier, dans le torrent de la force qui crée ! Mais ma force est brisée, ma création desséchée. Je suis un arbre mort… Mort, que ne le suis-je ! Ô dieu, délivremoi, romps ce corps et cette âme, arrache-moi à la terre, déracine-moi de la vie, ne me laisse pas sans fin me débattre dans la fosse ! Je crie grâce… Tue-moi ! * Ainsi la douleur de Christophe appelait un Dieu, à qui sa raison ne croyait pas. Il s'était réfugié dans une ferme, isolée, du Jura suisse. La maison, adossée aux bois, se dissimulait dans le repli d'un haut plateau bossué. Des renflements de terrain la protégeaient des vents du Nord. Par devant, dévalaient des prairies, de longues pentes boisées ; la roche, brusquement, s'arrêtait, tombait à pic ; des sapins contorsionnés s'accrochaient au bord ; des hêtres aux larges bras se rejetaient en arrière. Ciel éteint. Vie disparue. Une étendue abstraite aux lignes effacées. Tout dormait sous la neige. Seuls, la nuit, dans la forêt, les renards glapissaient. C'était fa fin de l'hiver. Hiver tardif. Interminable hiver. Lorsqu'il semblait fini, il recommençait toujours. Cependant, depuis une semaine, la vieille terre engourdie sentait son cœur renaître. Un premier printemps trompeur s'insinuait dans l'air et sous l'écorce glacée. Des branches de hêtres étendues comme des ailes qui planent, la neige s'égouttait. Au travers du manteau blanc qui couvrait les prairies, déjà quelques fils d'herbe d'un vert tendre pointaient ; autour de leurs fines aiguilles, par les déchirures de la neige, comme par de petites bouches, le sol noir et humide respirait. Quelques heures par jour, la voix de l'eau engourdie dans sa robe de glace, de nouveau murmurait. Dans le squelette des bois, quelques oiseaux sifflaient de clairs chants aigrelets. Christophe ne remarquait rien. Tout était le même pour lui. Il tournait indéfiniment dans sa chambre. Ou il marchait, dehors. Impossible de rester en repos. Son âme était écartelée par les démons intérieurs. Ils s'entre-déchiraient. La passion, refoulée, continuait de battre furieusement les parois de la maison. Le dégoût de la passion n'était pas moins enragé ; ils se mordaient à la gorge ; et dans leur lutte, ils lacéraient le cœur. Et c'étaient en même temps le souvenir d'Olivier, le désespoir de sa mort, la hantise de créer qui ne pouvait se satisfaire, l'orgueil qui se cabrait devant le trou du néant. Tous les diables en lui. Pas un instant de répit. Ou, s'il se produisait une menteuse accalmie, si les flots soulevés retombaient un moment, il se retrouvait seul, et il ne retrouvait plus rien de lui : pensée, amour, volonté, tout avait été tué. Créer ! c'était le seul recours. Abandonner aux flots l'épave de sa vie ! Se sauver à la nage dans le rêve de l'art !… Créer ! Il le voulait… Il ne le pouvait plus… Christophe n'avait jamais eu de méthode de travail. Quand il était fort et sain, il était plutôt gêné de sa surabondance qu'inquiet de la voir s'appauvrir ; il suivait son caprice ; il travaillait, à sa fantaisie, au hasard des circonstances, sans aucune règle fixe. En réalité, il travaillait en tout lieu, à tout moment ; son cerveau ne cessait d'être occupé. Bien des fois, Olivier, moins riche et plus réfléchi, l'avait averti : Prends garde. Tu te fies trop à ta force. Torrent des montagnes. Plein aujourd'hui, demain peut-être à sec. Un artiste doit capter son génie ; il ne lui permet pas de s'éparpiller, au hasard. Canalise ta force. Contrains-toi à des habitudes, à une hygiène de travail quotidien, à heures fixes. Elles sont aussi nécessaires à l'artiste que l'habitude des gestes et des pas militaires à l'homme qui doit se battre. Viennent les moments de crise – (et il en vient toujours) – cette armature de fer empêche l'âme de tomber. Je sais bien, moi ! Si je ne suis pas mort, c'est qu'elle m'a sauvé. Mais Christophe riait, et disait : – Bon pour toi, mon petit ! Pas de danger que je perde jamais le goût de vivre ! J'ai trop bon appétit. Olivier haussait les épaules. – Le trop amène le trop peu. Il n'est pas de pires malades que les trop bien portants. La parole d'Olivier se vérifiait maintenant. Après la mort de l'ami, la source de vie intérieure ne s'était pas tout de suite tarie ; mais elle était devenue étrangement intermittente ; elle coulait par brusques gorgées, puis se perdait sous terre. Christophe n'y prenait pas garde ; que lui importait ? Sa douleur et la passion naissante absorbaient sa pensée. – Mais après qu'eut passé l'ouragan, lorsqu'il chercha de nouveau la fontaine pour y boire, il ne trouva plus rien. Le désert. Pas un filet d'eau. L'âme était desséchée. En vain, il voulut creuser le sable, faire jaillir l'eau des nappes souterraines, créer à tout prix : la machine de l'esprit refusait d'obéir. Il ne pouvait pas évoquer l'aide de l'habitude, l'alliée fidèle, qui, lorsque toutes les raisons de vivre nous ont fuis, seule, tenace et constante, demeure à nos côtés, et ne dit pas un mot, et ne fait pas un geste, les yeux fixes, les lèvres muettes, mais de sa main très sûre qui n'a jamais la fièvre, nous conduit au travers du défilé dangereux jusqu'à ce que soient revenus la lumière du jour et le goût à la vie. Christophe était sans aide ; et sa main ne rencontrait aucune main dans la nuit. Il ne pouvait plus remonter à la lumière du jour. Ce fût l'épreuve suprême. Alors, il se sentit aux limites de la folie. Tantôt une lutte absurde et démente contre son cerveau, des obsessions de maniaque, une hantise de nombres : il comptait les planches du parquet, les arbres de la forêt ; des chiffres et des accords, dont le choix lui échappait, se livraient dans sa tête des batailles rangées. Tantôt un état de prostration, comme un mort. Personne ne s'occupait de lui. Il habitait une aile de la maison, à l'écart. Il faisait lui-même sa chambre, – il ne la faisait pas, tous les jours. On lui déposait sa nourriture, en bas ; il ne voyait pas un visage humain. Son hôte, un vieux paysan, taciturne et égoïste, ne s'intéressait pas à lui. Que Christophe mangeât ou ne mangeât point, c'était son affaire. À peine prenait-on garde si, le soir, Christophe était rentré. Une fois, il se trouva perdu dans la forêt, enfoncé dans la neige jusqu'aux cuisses ; il s'en fallut de peu qu'il ne pût revenir. Il cherchait à se tuer de fatigue, pour ne pas penser. Il n'y réussissait pas. Seulement, de loin en loin, quelques heures de sommeil harassé. Un seul être vivant semblait se soucier de son existence : un vieux chien Saint-Bernard, qui venait poser sa grosse tête aux yeux sanglants sur les genoux de Christophe, lorsque Christophe était assis sur le banc devant la maison. Ils se regardaient longuement. Christophe ne le repoussait pas. Comme le maladif Gœthe, ces yeux ne l'inquiétaient point. Il n'avait pas envie de leur crier : – Va-t-en !…, Tu auras beau faire, larve, tu ne me happeras point ! Il ne demandait qu'à se laisser prendre par ces yeux suppliants et somnolents, à leur venir en aide ; il sentait là une âme emprisonnée, qui l'implorait. Dans ce moment où il était détrempé par la souffrance, arraché tout vivant à la vie, châtré de l'égoïsme humain, il apercevait les victimes de l'homme, le champ de bataille où l'homme triomphe, sur le carnage des autres êtres ; et son cœur était plein de pitié et d'horreur. Même au temps où il était heureux, il avait toujours aimé les bêtes ; il ne pouvait supporter la cruauté à leur égard ; il avait pour la chasse une aversion, qu'il n'osait pas exprimer, par crainte du ridicule ; peut-être n'osait-il pas en convenir avec lui-même, mais cette répulsion était la cause secrète de l'éloignement qu'il éprouvait pour certains hommes : jamais il n'aurait pu accepter pour ami un homme qui tuait un animal par plaisir. Nulle sentimentalité : il savait mieux que personne que la vie repose sur une somme de souffrance et de cruauté infinie ; l'on ne peut vivre sans faire souffrir. Il ne s'agit pas de se fermer les yeux et de se payer de mots. Il ne s'agit pas non plus de conclure qu'il faut renoncer à la vie, et de pleurnicher comme un enfant. Non. S'il n'est pas aujourd'hui d'autre moyen de vivre, il faut tuer pour vivre. Mais celui qui tue pour tuer est un misérable. Un misérable, inconscient. Un misérable, tout de même. L'effort incessant de l'homme doit être de diminuer la somme de la souffrance et de la cruauté : c'est le premier devoir. Ces pensées, dans la vie ordinaire, restaient ensevelies au fond du cœur de Christophe. Il ne voulait pas y songer. À quoi bon ? Qu'y pouvait-il ? Il lui fallait être Christophe, il lui fallait accomplir son œuvre, vivre à tout prix, vivre aux dépens des plus faibles… Ce n'était pas lui qui avait fait l'univers… N'y pensons pas, n'y pensons pas !… Mais après que le malheur l'eût précipité, lui aussi, dans les rangs des vaincus, il fallut bien qu'il y pensât ! Naguère, il avait blâmé Olivier, qui s'enfonçait dans l'inutile remords et la compassion vaine pour les malheurs que les hommes souffrent et font souffrir. Il allait plus loin que lui, à présent ; avec l'emportement de sa puissante nature, il pénétrait jusqu'au fond de la tragédie de l'univers ; il souffrait de toutes les souffrances du monde, il était comme un écorché. Il ne pouvait plus songer aux animaux sans un frémissement d'angoisse. Il lisait dans les regards des bêtes, il lisait une âme comme la sienne, une âme qui ne pouvait pas parler ; mais les yeux criaient pour elle : – Que vous ai-je fait ? Pourquoi me faites-vous mal ? Le spectacle le plus banal, qu'il avait vu cent fois, – un petit veau qui se lamentait, enfermé dans une caisse à claires-voies ; ses gros yeux noirs saillants, dont le blanc est bleuâtre, ses paupières roses, ses cils blancs, ses touffes blanches frisées sur le front, son museau violet, ses genoux cagneux ; – un agneau qu'un paysan emportait par les quatre pattes liées ensemble, la tête pendante, tâchant de se relever, gémissant comme un enfant, et bêlant et tendant sa langue grise ; – des poules empilées dans un panier ; – au loin, les hurlements d'un cochon qu'on saignait ; – sur la table de la cuisine, un poisson que l'on vide… Il ne pouvait plus le supporter. Les tortures sans nom que l'homme inflige à ces innocents lui étreignaient le cœur. Prêtez à l'animal une lueur de raison, imaginez le rêve affreux qu'est le monde pour lui : ces hommes indifférents, aveugles et sourds, qui l'égorgent, l'éventrent, le tronçonnent, le cuisent vivant, s'amusent de ses contorsions de douleur. Est-il rien de plus atroce parmi les cannibales d'Afrique ? La souffrance des animaux a quelque chose de plus intolérable encore pour une conscience libre que la souffrance des hommes. Car, celle-ci du moins, il est admis qu'elle est un mal et que qui la cause est criminel. Mais des milliers de bêtes sont massacrées inutilement, chaque jour, sans l'ombre d'un remords. Qui y ferait allusion se rendrait ridicule. – Et cela c'est le crime irrémissible. À lui seul, il justifie tout ce que l'homme pourra souffrir. Il crie vengeance contre le genre humain. Si Dieu existe et le tolère, il crie vengeance contre Dieu. S'il existe un Dieu bon, la plus humble des âmes vivantes doit être sauvée. Si Dieu n'est bon que pour les plus forts, s'il n'y a pas de justice pour les misérables, pour les êtres inférieurs offerts en sacrifice à l'humanité, il n'y a pas de bonté, il n'y a pas de justice… Hélas ! Les carnages accomplis par l'homme sont si peu de chose, eux-mêmes, dans la tuerie de l'univers ! Les animaux s'entre-dévorent. Les plantes paisibles, les arbres muets sont entre eux des bêtes féroces. Sérénité des forêts, lieu commun de rhétorique pour les littérateurs qui ne connaissent la nature qu'au travers de leurs livres !… Dans la forêt toute proche, à quelques pas de la maison, se livraient des luttes effrayantes. Les hêtres assassins se jetaient sur les sapins au beau corps rosé, enlaçaient leur taille svelte de colonnes antiques, les étouffaient. Ils se ruaient sur les chênes, ils les brisaient, ils s'en forgeaient des béquilles. Les hêtres Briarées aux cents bras, dix arbres dans un arbre ! Ils faisaient la mort autour d'eux. Et quand, faute d'ennemis, ils se rencontraient ensemble, ils se mêlaient avec rage, se perçant, se soudant, se tordant, comme des monstres antédiluviens. Plus bas, dans la forêt, les acacias, partis de la lisière, étaient entrés dans la place, attaquaient la sapinière, étreignaient et griffaient les racines de l'ennemi, les empoisonnaient de leurs sécrétions. Lutte à mort, où le vainqueur s'emparait à la fois de la place et des dépouilles du vaincu. Alors les petits monstres achevaient l'œuvre des grands. Les champignons, venus entre les racines, suçaient l'arbre malade, qui se vidait peu à peu. Les fourmis noires broyaient le bois qui pourrissait. Des millions d'insectes invisibles rongeaient, perforaient, réduisaient en poussière ce qui avait été la vie… Et le silence de ces combats !… Ô paix de la nature, masque tragique qui recouvre le visage douloureux et cruel de la Vie ! * Christophe coulait à pic. Mais il n'était pas homme à se laisser noyer sans lutte, les bras collés au corps. Il avait beau vouloir mourir, il faisait tout ce qu'il pouvait pour vivre. Il était de ceux, comme disait Mozart « qui veulent agir, jusqu'à ce qu'enfin il n'y ait plus moyen de rien faire ». Il se sentait disparaître, et il cherchait dans sa chute, battant des bras, à droite à gauche, un appui où s'accrocher. Il crut l'avoir trouvé. Il venait de se rappeler le petit enfant d'Olivier. Sur-le-champ, il reporta sur lui toute sa volonté de vivre ; il s'y agrippa. Oui, il devait le rechercher, le réclamer, l'élever, l'aimer, prendre la place du père, faire revivre Olivier dans son fils. Dans son égoïste douleur, comment n'y avait-il pas songé ? Il écrivit à Cécile, qui avait la garde de l'enfant. Il attendit fiévreusement la réponse. Tout son être se tendait vers cette unique pensée. Il se forçait au calme : une raison d'espérer lui restait. Il avait confiance, il connaissait la bonté de Cécile. La réponse vint. Cécile disait que, trois mois après la mort d'Olivier, une dame en deuil s'était présentée chez elle, et lui avait dit : – Rendez-moi mon enfant ! C'était celle qui avait abandonné naguère son enfant et Olivier, – Jacqueline, mais si changée qu'on avait peine à la reconnaître. Sa folie d'amour n'avait pas duré. Elle s'était lassée plus vite de l'amant que l'amant ne s'était lassé d'elle. Elle était revenue brisée, dégoûtée, vieillie. Le scandale trop bruyant de son aventure lui avait fermé beaucoup de portes. Les moins scrupuleux n'étaient pas les moins sévères. Sa mère elle-même lui avait témoigné un dédain si offensant que Jacqueline n'avait pu rester chez elle. Elle avait vu à fond l'hypocrisie du monde. La mort d'Olivier avait achevé de l'accabler. Elle semblait si abattue que Cécile ne s'était pas cru le droit de lui refuser ce qu'elle réclamait. C'était bien dur de rendre un petit être qu'on s'était habitué à regarder comme sien. Mais comment être plus dur encore pour quelqu'un qui a plus de droits que vous et qui est plus malheureux ? Elle eût voulu écrire à Christophe, lui demander conseil. Mais Christophe n'avait jamais répondu aux lettres qu'elle lui avait écrites, elle ne savait pas son adresse, elle ne savait même pas s'il était vivant ou mort… La joie vient, elle s'en va. Que faire ? Se résigner. L'essentiel était que l'enfant fût heureux et aimé… La lettre arriva, le soir. Un retour d'hiver tardif avait ramené la neige. Toute la nuit elle tomba. Dans la forêt, où déjà les feuilles nouvelles étaient apparues, les arbres sous le poids craquaient et se rompaient. Une bataille d'artillerie. Christophe, seul dans sa chambre, sans lumière, au milieu des ténèbres phosphorescentes, écoutant la forêt tragique, sursautait à chaque coup ; et il était pareil à un de ces arbres qui plie sous le faix et craque. Il se disait : – Maintenant tout est fini. La nuit passa, le jour revint ; l'arbre ne s'était pas rompu. Toute la journée nouvelle, et la nuit qui suivit, et les jours et les nuits d'après, l'arbre continua de plier et de craquer ; mais il ne se rompit point. Christophe n'avait plus aucune raison de vivre ; et il vivait. Il n'avait plus aucun motif de lutter ; et il luttait, pied à pied, corps à corps, avec l'ennemi invisible qui lui broyait l'échine. Jacob avec l'ange. Il n'attendait rien de la lutte, il n'attendait rien de la fin ; et il luttait toujours. Et il criait : – Mais terrasse-moi donc ! Pourquoi ne me terrasses-tu pas ? * Les jours passèrent. Christophe sortit de là, vidé de sa vie. Il persistait pourtant à se tenir debout, il sortait, il marchait. Heureux ceux qu'une race forte soutient, dans les éclipses de leur vie ! Les jambes du père et du grand-père portaient le corps du fils prêt à s'écrouler ; la poussée des robustes ancêtres soulevait l'âme brisée, comme le cavalier mort que son cheval emporte. Il allait, par un chemin de crête, entre deux ravins ; il descendait l'étroit sentier aux pierres aiguës, entre lesquelles serpentaient les racines noueuses de petits chênes rabougris ; sans savoir où il allait, et plus sûr de ses pas que si une volonté lucide l'eût mené. Il n'avait pas dormi ; à peine avait-il mangé depuis plusieurs jours. Il avait un brouillard devant les yeux. Il descendait vers la vallée. – C'était la semaine de Pâques. Jour voilé. Le dernier assaut de l'hiver était vaincu. Le chaud printemps couvait. Des villages d'en bas, les cloches montèrent. De l'un d'abord, nid blotti dans un creux, au pied de la montagne, avec ses toits de chaumes bariolés, noirs et blonds, revêtus de mousse épaisse, comme velours. Puis, d'un autre, invisible, sur l'autre versant du mont. Puis, d'autres dans la plaine, au delà d'une rivière. Et le bourdon, très loin d'une ville qui se perdait dans la brume… Christophe s'arrêta. Son cœur était près de défaillir. Ces voix semblaient lui dire : – Viens avec nous ! Ici est la paix. Ici, la douleur est morte. Morte, avec la pensée. Nous berçons l'âme si bien qu'elle s'endort dans nos bras. Viens, et repose-toi, tu ne t'éveilleras plus… Comme il se sentait las ! Qu'il eût voulu dormir ! Mais il secoua la tête et dit : – Ce n'est pas la paix que je cherche, c'est la vie. Il se remit en marche. Il parcourait des lieues, sans s'en apercevoir. Dans son état de faiblesse hallucinée, les sensations les plus simples avaient des résonances inattendues. Sa pensée projetait, sur la terre et dans l'air, des lueurs fantastiques. Une ombre qui courait devant lui, sans qu'il en vît la cause, sur la route blanche et déserte au soleil, le fit tressaillir. Au débouché d'un bois, il se trouva près d'un village. Il rebroussa chemin : la vue des hommes lui faisait mal. Il ne pût éviter pourtant de passer près d'une maison isolée, au-dessus du hameau ; elle était adossée au flanc de la montagne ; elle ressemblait à un sanatorium ; un grand jardin, exposé au soleil, l'entourait ; quelques êtres erraient, à pas incertains, par les allées sablées. Christophe n'y prit pas garde ; mais à un détour du sentier, il se trouva face à face avec un homme aux yeux pâles, figure grasse et jaune, qui regardait devant lui, affaissé sur un banc, au pied de deux peupliers. Un autre homme était assis, après ; ils se taisaient tous deux. Christophe les dépassa. Mais après quatre pas, il s'arrêta : ces yeux lui étaient connus. Il se retourna. L'homme n'avait pas bougé, il continuait de fixer, immobile, un objet devant lui. Mais son compagnon regardait Christophe, qui lui fit signe. Il vint. – Qui est-ce ? demanda Christophe. – Un pensionnaire de la maison de santé, dit l'homme, montrant l'habitation. – Je crois le connaître, dit Christophe. – C'est possible, fit l'autre. Il était un écrivain, très connu en Allemagne. Christophe dit un nom. – Oui, c'était bien ce nom-là. – Il l'avait vu jadis, au temps où il écrivait dans la revue de Mannheim. Alors, ils étaient ennemis ; Christophe ne faisait que débuter, l'autre était déjà célèbre. C'était un homme fort, sûr de lui, méprisant de tout ce qui n'était pas lui, un romancier fameux, dont l'art réaliste et sensuel dominait la médiocrité des productions courantes. Christophe, qui le détestait, ne pouvait s'empêcher d'admirer la perfection de cet art matériel, sincère et borné. – Ça l'a pris, il y a un an, dit le gardien. On l'a soigné, on l'a cru guéri, il est reparti chez lui. Et puis, ça l'a repris. Un soir, il s'est jeté de sa fenêtre. Dans les premiers temps qu'il était ici, il s'agitait et il criait. Maintenant, il est bien tranquille. Il passe ses journées, comme vous le voyez, assis. – Que regarde-t-il, dit Christophe. Il s'approcha du banc. Il contempla avec pitié la blême figure du vaincu, les grosses paupières qui retombaient sur les yeux ; l'un d'eux était presque fermé. Le fou ne semblait pas savoir que Christophe était là. Christophe l'appela par son nom, lui prit la main, – la main molle et humide, qui s'abandonnait comme une chose morte ; il n'eût pas le courage de la garder dans ses mains : l'homme leva, un instant, vers Christophe ses yeux chavirés, puis se remit à regarder devant lui, avec son sourire hébété. Christophe demanda : – Qu'est-ce que vous regardez ? L'homme immobile, dit, à mi-voix : – J'attends. – Quoi ? – La Résurrection. Christophe tressauta. Il partit précipitamment. La parole l'avait pénétré d'un trait de feu. Il s'enfonça dans la forêt, il remonta la pente, dans la direction de sa maison. Dans son trouble il perdit le chemin ; il se trouva au milieu des grands bois de sapins. Ombre et silence. Quelques tâches de soleil d'un blond roux, venues on ne savait d'où, tombaient dans l'épaisseur de l'ombre. Christophe était hypnotisé par ces plaques de lumière. Tout semblait nuit, autour. Il allait sur le tapis d'aiguilles, butant contre les racines qui saillaient comme des veines gonflées. Au pied des arbres, pas une plante, pas une mousse. Dans les branches, pas un chant d'oiseau. Les rameaux du bas étaient morts. Toute la vie s'était réfugiée en haut, où était le soleil. Bientôt, cette vie même s'éteignit. Christophe entra dans une partie du bois que rongeait un mal mystérieux. Des sortes de lichens longs et fins, comme des toiles d'araignées, enveloppaient de leurs résilles les branches de sapins rouges, les ligotaient des pieds à la tête, passaient d'un arbre à l'autre, étouffaient la forêt. On eût dit des algues sous-marines aux tentacules sournoises. Et c'était le silence des profondeurs océaniques. En haut le soleil pâlissait. Des brouillards, qui s'étaient insidieusement glissés au travers de la forêt morte, cernèrent Christophe. Tout disparut ; plus rien. Pendant une demi-heure, Christophe erra au hasard, dans le réseau de brume blanche, qui peu à peu se resserrait, noircissait, lui entrait dans la gorge ; il croyait marcher droit, et il tournait en cercle sous les gigantesques toiles d'araignées qui pendaient des sapins étouffés ; le brouillard, en les traversant, y laissait attachées des gouttes grelottantes. Enfin, les mailles se détendirent, une trouée se fit, et Christophe réussit à sortir de la forêt sousmarine. Il retrouva les bois vivants et la lutte silencieuse des sapins et des hêtres. Mais c'était toujours la même immobilité. Ce silence qui couvait depuis des heures angoissait. Christophe s'arrêta pour l'entendre… Soudain, ce fut au loin une houle qui venait. Un coup de vent précurseur se levait du fond de la forêt. Comme un cheval au galop, il arriva sur les cimes des arbres, qui ondulèrent. Tel le Dieu de Michel-Ange, qui passe dans une trombe. Il passe audessus de la tête de Christophe. La forêt et le cœur de Christophe frémirent. C'était l'annonciateur… Le silence retomba. Christophe en proie à une terreur sacrée, hâtivement rentra, les jambes flageolantes. Sur le seuil de la maison, comme un homme poursuivi, il jeta un coup d'œil inquiet derrière lui. La nature semblait morte. Les forêts qui couvraient les pentes de la montagne dormaient, appesanties sous une lourde tristesse. L'air immobile avait une transparence magique. Nul bruit. Seule, la musique funèbre d'un torrent – l'eau qui ronge le roc – sonnait le glas de la terre. Christophe se coucha, avec la fièvre. Dans l'étable voisine, les bêtes, inquiètes comme lui, s'agitaient… La nuit. Il s'était assoupi. Dans le silence, la houle de nouveau, lointaine, se leva. Le vent revenait, en ouragan cette fois, – le fœhn du printemps, qui réchauffe de sa brûlante haleine la terre frileuse qui dort encore, le fœhn qui fond les glaces et amasse les pluies fécondes. Il grondait comme le tonnerre, de l'autre côté du ravin, dans les forêts. Il se rapprocha, s'enfla, monta les pentes au pas de charge ; la montagne entière mugit. Dans l'étable, un cheval hennit et les vaches meuglèrent. Christophe, dressé sur son lit, les cheveux hérissés, écoutait. La rafale arriva, hulula, fit grincer les girouettes, fit voler des tuiles du toit, fit trembler la maison. Un pot de fleurs tomba et se brisa. La fenêtre de Christophe, mal fermée, s'ouvrit avec fracas. Et le vent chaud entra. Christophe le reçut en pleine face et sur sa poitrine nue. Il sauta du lit, la bouche ouverte, suffoqué. C'était comme si dans son âme vide se ruait le Dieu vivant. La Résurrection !… L'air entrait dans sa gorge, le flot de vie nouvelle le pénétrait jusqu'aux entrailles. Il se sentait éclater, il voulait crier, crier de douleur et de joie ; et il ne sortait de sa bouche que des sons inarticulés. Il trébuchait, il frappait les murs de ses bras, au milieu des papiers que l'ouragan faisait voler. Il s'abattit, au milieu de la chambre, en criant : * – Ô toi, toi. Tu es enfin revenu ! – Tu es revenu, tu es revenu ! Ô toi, que j'avais perdu !… Pourquoi m'as-tu abandonné ? – Pour accomplir ma tâche, que tu as abandonnée. – Quelle tâche ? – Combattre. – Qu'as-tu besoin de combattre ? N'es-tu pas le maître de tout ? – Je ne suis pas le maître. – N'es-tu pas Tout ce qui Est ? – Je ne suis pas tout ce qui est. Je suis la Vie qui combat le Néant. Je ne suis pas le Néant. Je suis le Feu qui brûle dans la Nuit. Je ne suis pas la Nuit. Je suis le Combat éternel ; et nul destin éternel ne plane sur le combat. Je suis la Volonté libre, qui lutte éternellement. Lutte et brûle avec moi. – Je suis vaincu. Je ne suis plus bon à rien. – Tu es vaincu ? Tout te semble perdu ? D'autres seront vainqueurs. Ne pense pas à toi, pense à ton armée. – Je suis seul, je n'ai que moi, et je n'ai pas d'armée. – Tu n'es pas seul, et tu n'es pas à toi. Tu es une de mes voix, tu es un de mes bras. Parle et frappe pour moi. Mais si le bras est rompu, si la voix est brisée, moi, je reste debout ; je combats par d'autres voix, d'autres bras que les tiens. Vaincu, tu fais partie de l'armée qui n'est jamais vaincue. Souviens-toi, et tu vaincras jusque dans ta mort. – Seigneur, je souffre tant ! – Crois-tu que je ne souffre pas aussi ! Depuis les siècles, la mort me traque et le néant me guette. Ce n'est qu'à coups de victoires que je me fraie le chemin. Le fleuve de la vie est rouge de mon sang. – Combattre, toujours combattre ? – Il faut toujours combattre. Dieu combat, lui aussi. Dieu est conquérant. Il est un lion qui dévore. Le néant l'enserre, et Dieu le terrasse. Et le rythme du combat fait l'harmonie suprême. Cette harmonie n'est pas pour tes oreilles mortelles. Il suffit que tu saches qu'elle existe. Fais ton devoir en paix, et laisse faire aux Dieux. – Je n'ai plus de forces. – Chante pour ceux qui sont forts. – Ma voix est brisée. – Prie. – Mon cœur est souillé. – Arrache-le. Prends le mien. – Seigneur, ce n'est rien de s'oublier soi-même, de rejeter son âme morte. Mais puis-je rejeter mes morts, puis-je oublier mes aimés ? – Abandonne-les, morts, avec ton âme morte. Tu les retrouveras, vivants, avec mon âme vivante. – Ô toi qui m'as laissé, me laisseras-tu encore ? – Je te laisserai encore. N'en doute point. C'est à toi de ne me plus laisser. – Mais si ma vie s'éteint ? – Allumes-en d'autres. – Si la mort est en moi ? – La vie est ailleurs. Va, ouvre-lui tes portes. Insensé, qui t'enfermes dans ta maison en ruines ! Sors de toi. Il est d'autres demeures. – Ô vie, ô vie ! Je vois… Je te cherchais, en moi, dans mon âme vide et close. Mon âme se brise ; par les fenêtres de mes blessures, l'air afflue ; je respire, je te retrouve, ô vie !… – Je te retrouve… Tais-toi, et écoute. * Et Christophe entendit, comme un murmure de source, le chant de la vie qui remontait en lui. Penché sur le bord de sa fenêtre, il vit la forêt, morte hier, qui dans le vent et le soleil bouillonnait, soulevée comme la mer. Sur l'échine des arbres, des vagues de vent, frissons de joie, passaient ; et les branches ployées tendaient leurs bras d'extase vers le ciel éclatant. Et le torrent sonnait comme un rire de cloche. Le même paysage, hier dans le tombeau, était ressuscité ; la vie venait d'y rentrer, en même temps que l'amour dans le cœur de Christophe. Miracle de l'âme que la grâce a touchée ! Elle se réveille à la vie ! Et tout revit autour d'elle. Le cœur se remet à battre. Les fontaines taries recommencent à couler. Et Christophe rentra dans la bataille divine… Comme ses propres combats, comme les combats des hommes se perdent au milieu de cette mêlée gigantesque, où pleuvent les soleils comme des flocons de neige que l'ouragan balaie !… Il avait dépouillé son âme. Ainsi que dans ces rêves suspendus dans l'espace, il planait au-dessus de lui-même, il se voyait d'en haut, dans l'ensemble des choses ; et, d'un regard, lui apparut le sens de ses souffrances. Ses luttes faisaient partie du grand combat des mondes. Sa déroute était un épisode, aussitôt réparé. Il combattait pour tous, tous combattaient pour lui. Ils partageaient ses peines, il partageait leur gloire. – « Compagnons, ennemis, marchez, piétinez-moi, que je sente sur mon corps passer les roues des canons qui vaincront ! Je ne pense pas au fer qui me laboure la chair, je ne pense pas au pied qui me foule la tête, je pense à mon Vengeur, au Maître, au Chef de l'innombrable armée. Mon sang est le ciment de sa victoire future… » Dieu n'était pas pour lui le Créateur impassible, le Néron qui contemple, du haut de sa tour d'airain, l'incendie de la Ville que lui-même alluma. Dieu souffre. Dieu combat. Avec ceux qui combattent et pour tous ceux qui souffrent. Car il est la Vie, la goutte de lumière qui, tombée dans la nuit, s'étend et boit la nuit. Mais la nuit est sans bornes, et le combat divin ne s'arrête jamais ; et nul ne peut savoir quelle en sera l'issue. Symphonie héroïque, où les dissonances même qui se heurtent et se mêlent forment un concert serein ! Comme la forêt de hêtres qui livre dans le silence des combats furieux, ainsi la Vie guerroie dans l'éternelle paix. Ces combats, cette paix, résonnaient dans Christophe. Il était un coquillage où l'océan bruit. Des appels de trompettes, des rafales de sons, des cris d'épopées passaient sur l'envolée de rythmes souverains. Car tout se muait en sons dans cette âme sonore. Elle chantait la lumière. Elle chantait la nuit. Et la vie. Et la mort. Pour ceux qui étaient vainqueurs. Pour lui-même, vaincu. Elle chantait. Tout chantait. Elle n'était plus que chant. Comme les pluies de printemps, les torrents de musique s'engouffraient dans ce sol crevassé par l'hiver. Hontes, chagrins, amertumes, révélaient à présent leur mystérieuse mission : elles avaient décomposé la terre, et elles l'avaient fertilisée ; le soc de la douleur, en déchirant le cœur, avait ouvert de nouvelles sources de vie. La lande refleurissait. Mais ce n'étaient plus les fleurs de l'autre printemps. Une autre âme était née. Elle naissait à chaque instant. Car elle n'était pas encore ossifiée, comme les âmes parvenues au terme de leur crois- sance, les âmes qui vont mourir. Elle n'était pas la statue, mais le métal en fusion. Chaque seconde faisait d'elle un nouvel univers. Christophe ne songeait pas à fixer ses limites. Il s'abandonnait à cette joie de l'homme qui, rejetant derrière lui le poids de son passé, part pour un long voyage, le sang jeune, le cœur libre, et aspire l'air marin, et croit que le voyage n'aura jamais de fin. Il était repris par la force créatrice qui coule dans le monde ; et la richesse du monde le remplissait d'extase. Il aimait, il était son prochain comme lui-même. Et tout lui était « prochain », de l'herbe qu'il foulait à la main qu'il serrait. Un arbre, l'ombre d'un nuage sur la montagne, l'haleine des prairies, la ruche du ciel nocturne, bourdonnante des essaims de soleils… c'était un tourbillon de sang… Il ne cherchait pas à parler, ni penser… Rire, pleurer, se fondre dans cette merveille vivante !… Écrire, pourquoi écrire ? Est-ce qu'on peut écrire l'indicible ?… Mais que cela fut possible ou non, il fallait qu'il écrivît. C'était sa loi. Les idées le frappaient, par éclairs, en quelque lieu qu'il fût. Impossible d'attendre. Alors, il écrivait, avec n'importe quoi, sur n'importe quoi ; et il eût été incapable souvent de dire ce que signifiaient ces phrases qui jaillissaient de lui ; et voici que pendant qu'il écrivait, d'autres idées lui venaient, d'autres… il écrivait, il écrivait sur ses manches de chemise, sur la coiffe de son chapeau ; si vite qu'il écrivît, sa pensée allait plus vite, il devait user d'une sorte de sténographie… Ce n'étaient là que des notes informes. La difficulté commença lorsqu'il voulut couler ces idées dans les formes musicales ordinaires ; il fit la découverte qu'aucun des moules anciens ne pouvait leur convenir ; s'il voulait fixer ses visions avec fidélité, il devait commencer par oublier tout ce qu'il avait jusque-là entendu ou écrit, faire table rase de tout formalisme appris, de la technique traditionnelle, rejeter ces béquilles de l'esprit impotent, ce lit tout fait pour la paresse de ceux qui, fuyant la fatigue de penser par eux-mêmes, se couchent dans la pensée des autres. Naguère, lorsqu'il se croyait arrivé à la maturité de sa vie et de son art, – (en fait, il n'était qu'au bout d'une de ses vies), – il s'exprimait dans une langue préexistante à sa pensée ; son sentiment se soumettait à une logique de développement préétablie, qui d'avance lui dictait une partie de ses phrases et le menait docilement, par les chemins frayés, au terme convenu où le public l'attendait. À présent, plus de route, c'était au sentiment de la frayer ; l'esprit n'avait qu'à suivre. Son rôle n'était même plus de décrire la passion ; il devait faire corps avec elle et tâcher d'en épouser la loi intérieure. Du même coup, tombaient les contradictions où Christophe se débattait depuis longtemps, sans vouloir en convenir. Car, bien qu'il fût un pur artiste, il avait mêlé souvent à son art des préoccupations étrangères à l'art ; il lui attribuait une mission sociale. Et il ne s'apercevait pas qu'il y avait deux hommes en lui : l'artiste qui créait, sans se soucier d'aucune fin morale, et l'homme d'action raisonneur, qui voulait que son art fut moral et social. Ils se mettaient parfois l'un l'autre dans un étrange embarras. À présent que toute idée créatrice s'imposait à lui, comme une réalité supérieure avec sa loi organique, il était arraché à la servitude de la raison pratique. Certes, il n'abdiquait rien de son mépris pour le veule immoralisme du temps ; certes, il pensait toujours que l'art impur est le plus bas degré de l'art, parce qu'il en est une maladie, un champignon qui pousse sur un tronc pourri ; mais si l'art pour le plaisir est l'art mis au bordel, Christophe ne lui opposait pas l'utilitarisme plat de l'art pour la morale, ce Pégase hongre qui traîne la charrue. L'art le plus haut, le seul digne de ce nom, est au-dessus des lois d'un jour : il est une comète lancée dans l'infini. Que cette force soit utile, ou qu'elle semble inutile, même dangereuse, dans l'ordre pratique, elle est la force, elle est le feu, elle est l'éclair jailli du ciel : par là, elle est sacrée, par là, elle est bienfaisante. Ses bienfaits peuvent être, par fortune, même de l'ordre pratique ; mais ses vrais, ses divins bienfaits sont, comme la foi, de l'ordre surnaturel. Elle est pareille au soleil, dont elle est issue. Le soleil n'est ni moral, ni immoral. Il est Celui qui Est. Il vainc la nuit. Ainsi, l'art. Alors Christophe, qui lui était livré, eût la stupeur de voir surgir de lui des puissances inconnues, qu'il n'eût pas soupçonnées : tout autres que ses passions, ses tristesses, son âme consciente… – une âme étrangère, indifférente à ce qu'il avait aimé et souffert, à sa vie entière, une âme joyeuse, fantasque, sauvage, incompréhensible ! Elle le chevauchait, elle lui labourait les flancs à coups d'éperons. Et, dans les rares moments où il pouvait reprendre haleine, il se demandait, relisant ce qu'il venait d'écrire. – Comment cela, cela a-t-il pu sortir de mon corps ? Il était en proie à ce délire de l'esprit, que connaît tout génie, à cette volonté indépendante de la volonté, « cette énigme indicible du monde et de la vie », que Gœthe appelait le « démoniaque », et contre laquelle il restait armé, mais qui le soumettait. Et Christophe écrivait, écrivait. Pendant des jours, des semaines. Il y a des périodes où l'esprit, fécondé, peut se nourrir uniquement de soi, et continue de produire, d'une façon presque indéfinie. Il suffit d'un effleurement, d'un pollen apporté par le vent, pour que lèvent les germes intérieurs, les myriades de germes… Christophe n'avait pas le temps d'y penser, il n'avait pas le temps de vivre. Sur les ruines de la vie, l'âme créatrice régnait. Et puis, cela s'arrêta. Christophe sortit de là, brisé, brûlé, vieilli de dix ans, – mais sauvé. Il avait quitté Christophe, il avait émigré en Dieu. Des touffes de cheveux blancs étaient brusquement apparues dans la chevelure noire, comme ces fleurs d'automne qui montent des prairies en une nuit de septembre. Des rides nouvelles sabraient les joues. Mais les yeux avaient reconquis leur calme, et la bouche s'était résignée. Il était apaisé. Il comprenait, maintenant. Il comprenait la vanité de son orgueil, la vanité de l'orgueil humain, sous le poing redoutable de la Force qui meut les mondes. Nul n'est maître de soi, avec certitude. Il faut veiller. Car si l'on s'endort, la Force se rue en nous et nous emporte… dans quels abîmes ? Ou le torrent se retire et nous laisse dans son lit à sec. Il ne suffit même pas de vouloir pour lutter. Il faut s'humilier devant le Dieu inconnu, qui flat ubi vult, qui souffle quand il veut, où il veut l'amour, la mort, ou la vie. La volonté de l'homme ne peut rien sans la sienne. Une seconde lui suffit pour anéantir des années de labeur et d'efforts. Et, s'il lui plaît, il peut faire surgir l'éternel de la boue. Nul, plus que l'artiste qui crée, ne se sent à sa merci : car, s'il est vraiment grand, il ne dit que ce que l'esprit lui dicte. Et Christophe comprit la sagesse du vieux Haydn, se mettant à genoux, chaque matin, avant de prendre la plume… Vigila et Ora. Veillez et priez. Priez le Dieu, afin qu'il soit avec vous. Restez en communion amoureuse et pieuse avec l'Esprit de vie ! * Vers la fin de l'été, un ami parisien qui passait en Suisse découvrit la retraite de Christophe. Il vint le voir. C'était un critique musical, qui s'était toujours montré le meilleur juge de ses compositions. Il était accompagné d'un peintre connu, qui se disait mélomane et admirateur, lui aussi, de Christophe. Ils lui apprirent le succès considérable de ses œuvres : on les jouait partout, en Europe. Christophe témoigna peu d'intérêt à cette nouvelle : le passé était mort pour lui, ces œuvres ne comptaient plus. Sur la demande de son visiteur, il lui montra ce qu'il avait écrit récemment. L'autre n'y comprit rien. Il pensa que Christophe était devenu fou. – Pas de mélodie, pas de mesure, pas de travail thématique ; une sorte de noyau liquide, de matière en fusion qui n'est pas refroidie, qui prend toutes les formes et qui n'en a aucune ; ça ne ressemble à rien : des lueurs dans un chaos. Christophe sourit : – C'est à peu près cela, dit-il, « Les yeux du chaos qui luisent à travers le voile de l'ordre… » Mais l'autre ne comprit pas le mot de Novalis. (– Il est vidé, pensa-t-il.) Christophe ne chercha pas à se faire comprendre. Quand ses hôtes prirent congé, il les accompagna un peu, afin de leur faire les honneurs de sa montagne. Mais il n'alla pas bien loin. À propos d'une prairie, le critique musical évoquait des décors de théâtre parisien ; et le peintre notait des tons, sans indulgence pour la maladresse de leurs combinaisons, qu'il trouvait d'un goût suisse, tarte à la rhubarbe, aigres et plates, à la Hodler ; il affichait ailleurs, à l'égard de la nature, une indifférence, qui n'était pas tout à fait simulée. Il feignit de l'ignorer. – La nature ! qu'est-ce que c'est que ça ? Connais pas ! Lumière, couleur, à la bonne heure ! La nature, je m'en fous… Christophe leur serra la main et les laissa partir. Tout cela ne l'affectait plus. Ils étaient de l'autre côté du ravin. C'était bien. Il ne dirait à personne : – Pour venir jusqu'à moi, prenez le même chemin. Le feu créateur qui l'avait brûlé pendant des mois était tombé. Mais Christophe en gardait dans son cœur la chaleur bienfaisante. Il savait que le feu renaîtrait ; si ce n'était en lui, ce serait dans un autre. Où que ce fût, il l'aimerait autant : ce serait toujours le même feu. En cette fin de journée de septembre, il le sentait répandu dans la nature tout entière. Il remonta vers sa maison. Un orage avait passé. C'était maintenant le soleil. Les prairies fumaient. Des pommiers, les fruits mûrs tombaient dans l'herbe humide. Tendues aux branches des sapins, des toiles d'araignées, brillantes encore de pluie, étaient pareilles aux roues archaïques de chariots mycéniens. À l'orée de la forêt mouillée, le pivert secouait son rire saccadé. Et des myriades de petites guêpes qui dansaient dans les rayons de soleil, remplissaient la voûte des bois, de leur pédale d'orgue continue et profonde. Christophe se trouva dans une clairière, au creux d'un plissement de la montagne, un vallon fermé, d'un ovale régulier, que le soleil couchant inondait de sa lumière : terre rouge ; au milieu, un petit champ doré, blés tardifs, et joncs couleur de rouille. Tout autour, une ceinture de bois, que l'automne mûrissait : hêtres de cuivre rouge, châtaigniers, blonds sorbiers aux grappes de corail, flammes des cerisiers aux petites langues de feu, broussailles de myrtils aux feuilles orange, cédrat, brun amadou brûlé. Tel un buisson ardent. Et du centre de cette coupe enflammée, une alouette, ivre de grain et de soleil, montait. Et l'âme de Christophe était comme l'alouette. Elle savait qu'elle retomberait tout à l'heure, et bien des fois encore. Mais elle savait aussi qu'infatigablement elle remonterait dans le feu, chantant son tireli, qui parle à ceux qui sont en bas de la lumière des cieux. Romain Rolland JEAN-CHRISTOPHE TOME VIII LES AMIES (1910) En dépit du succès qui se dessinait hors de France, la situation matérielle des deux amis était lente à s'améliorer. Périodiquement revenaient des moments difficiles, où l'on était obligé de se serrer le ventre. On se dédommageait, en mangeant double ration, quand on avait de l'argent. Mais c'était, à la longue, un régime exténuant. Pour le moment, ils étaient dans la période des vaches maigres. Christophe avait passé la moitié de la nuit à achever un travail insipide de transcription musicale pour Hecht ; il ne s'était couché qu'à l'aube, et il dormait à poings fermés, afin de rattraper le temps perdu. Olivier était sorti de bonne heure : il avait un cours à faire, à l'autre bout de Paris. Vers huit heures, le concierge, qui montait les lettres, sonna. D'habitude, il n'insistait pas, et glissait les papiers sous la porte. Il continua de frapper, ce matin-là. Christophe, mal éveillé, alla ouvrir, en bougonnant ; il n'écouta point ce que le concierge, souriant et prolixe, lui disait, à propos d'un article de journal, il prit les lettres sans les regarder, poussa la porte sans la fermer, se recoucha, et se rendormit, de plus belle. Une heure après, il était de nouveau réveillé en sursaut par des pas dans sa chambre ; et il avait la stupéfaction de voir, au pied de son lit, une figure inconnue, qui le saluait gravement. Un journaliste, trouvant la porte ouverte, était entré sans façon. Christophe, furieux, sauta du lit : – Qu'est-ce que vous venez foutre ici ? Il avait empoigné son oreiller pour le jeter sur l'intrus, qui esquissa un mouvement de retraite. Ils s'expliquèrent. Un re- porter de la Nation désirait interviewer monsieur Krafft, au sujet de l'article paru dans le Grand Journal. – Quel article ? – Il ne l'avait pas lu ? Le reporter s'offrait à lui en donner connaissance. Christophe se recoucha. S'il n'avait été engourdi par le sommeil, il eût mis l'homme à la porte ; mais il trouva moins fatigant de le laisser parler. Il s'enfonça dans le lit, ferma les yeux, et feignit de dormir. Il eût fini par jouer son rôle, au naturel. Mais l'autre était tenace, et lisait, d'une voix forte, le début de l'article. Dès les premières lignes, Christophe ouvrit l'oreille. On y parlait de monsieur Krafft comme du premier génie musical de l'époque. Oubliant son personnage de dormeur, Christophe jura d'étonnement, et, se dressant sur son séant, il dit : – Ils sont fous. Qu'est-ce qui les a pris ? Le reporter en profita pour interrompre sa lecture et lui poser une série de questions, auxquelles Christophe répondit, sans réfléchir. Il avait pris l'article, et contemplait avec stupéfaction son portrait qui s'étalait, en première page ; mais il n'eut pas le temps de lire : car un second journaliste venait d'entrer dans la chambre. Cette fois, Christophe se fâcha, tout de bon. Il les somma de vider la place : ce qu'ils ne firent point, avant d'avoir relevé rapidement la disposition des meubles dans la chambre, les photographies aux murs, et la physionomie de l'original, qui, riant et furieux, les poussait par les épaules, et les escorta, en chemise, jusqu'à la porte, qu'il verrouilla derrière eux. Mais il était dit qu'on ne le laisserait pas tranquille, ce jourlà. Il n'avait pas fini sa toilette qu'on frappait de nouveau à la porte, d'une façon convenue que savaient seuls quelques inti- mes. Christophe ouvrit ; et se trouva en présence d'un troisième inconnu, qu'il se mettait en devoir d'expulser rondement, quand l'autre, en protestant, excipa de son titre d'auteur de l'article. Le moyen d'expulser qui vous traite de génie ! Christophe, maussade, dut subir les effusions de son admirateur. Il s'étonnait de cette notoriété soudaine qui lui tombait des nues, et il se demandait s'il avait, sans s'en douter, la veille, fait jouer quelque chef-d'œuvre. Il n'eut pas le temps de s'informer. Le journaliste était venu pour l'enlever, de gré ou de force, et le conduire, séance tenante, aux bureaux du journal, où le directeur, le grand Arsène Gamache lui-même, voulait le voir : l'auto attendait, en bas. Christophe essaya de se défendre ; mais naïf, et sensible, malgré lui, aux protestations d'amitié, il finit par se laisser faire. Dix minutes plus tard, il était présenté au potentat, devant qui tout tremblait. Un robuste gaillard, d'une cinquantaine d'années, petit et râblé, grosse tête ronde, aux cheveux gris, taillés en brosse, la face rouge, la parole impérieuse, l'accent lourd et emphatique, avec des accès de volubilité caillouteuse. Il s'était imposé à Paris par son énorme « autogobisme ». Homme d'affaires, et manieur d'hommes, égoïste, naïf et roué, passionné, plein de lui, il assimilait ses affaires à celles de la France, et même de l'humanité. Son intérêt, la prospérité de son journal, et la salus publica lui semblaient du même ordre et étroitement associés. Il n'avait point de doute que qui lui faisait tort faisait tort à la France ; et, pour écraser un adversaire personnel, il eût de bonne foi bouleversé l'État. Au reste, il n'était pas incapable de générosité. Idéaliste, comme on l'est après dîner, il aimait, à la façon de Dieu le père, à faire de temps en temps sortir de la poussière quelque pauvre bougre, afin que se manifestât la grandeur de son pouvoir, qui de rien faisait une gloire, qui faisait des ministres, qui aurait pu, s'il eût voulu, faire des rois, et les défaire. Sa compétence était universelle. Il faisait aussi des génies, s'il lui plaisait. Ce jour-là, il venait de « faire » Christophe. * C'était Olivier qui avait, sans y penser, attaché le grelot. Olivier, qui ne faisait aucune démarche pour lui-même, qui avait horreur de la réclame, et fuyait les journalistes comme la peste, se croyait tenu à d'autres devoirs, quand il s'agissait de son ami. Il était comme ces tendres mamans, honnêtes petites bourgeoises, épouses irréprochables, qui vendraient leur corps pour acheter un passe-droit en faveur de leur garnement de fils. Écrivant dans les revues, et se trouvant en contact avec nombre de critiques et de dilettantes, Olivier ne laissait pas une occasion de parler de Christophe ; et depuis quelque temps, il avait la surprise de voir qu'il était écouté. Il saisissait autour de lui un mouvement de curiosité, une rumeur mystérieuse, qui se propageait dans les cercles littéraires et mondains. Quelle en était l'origine ? Étaient-ce quelques échos de journaux, à la suite des exécutions récentes d'œuvres de Christophe, en Angleterre et en Allemagne ? Il ne semblait pas qu'il y eût une cause précise. C'était un de ces phénomènes bien connus des esprits aux aguets, qui hument l'air de Paris, et, mieux que l'Observatoire météorologique de la tour Saint-Jacques, savent, un jour à l'avance, le vent qui se prépare, et ce qu'il apportera demain. Dans cette grande ville nerveuse, où passent des frissons électriques, il y a des courants invisibles de gloire, une célébrité latente qui précède l'autre, ce bruit vague de salons, ce Nescio quid majus nascitur Iliade, qui, à un moment donné, éclate en un article-réclame, le grossier coup de trompette qui fait pénétrer dans les plus durs tympans le nom de l'idole nouvelle. Il arrive d'ailleurs que cette fanfare fasse fuir des premiers et des meilleurs amis de l'homme qu'elle célèbre. Ils en sont pourtant responsables. Ainsi, Olivier avait sa part dans l'article du Grand Journal. Il avait profité de l'intérêt qui se manifestait pour Christophe, et il avait eu soin de le réchauffer par d'adroites informations. Il s'était gardé de mettre Christophe directement en rapports avec les journalistes ; il craignait quelque incartade. Mais sur la demande du Grand Journal, il avait eu la rouerie de faire rencontrer, à la table d'un café, Christophe avec un reporter, sans qu'il se doutât de rien. Toutes ces précautions irritaient la curiosité et rendaient Christophe plus intéressant. Olivier n'avait jamais eu affaire encore avec la publicité ; il n'avait pas calculé qu'il mettait en branle une machine formidable, qu'on ne pouvait plus, une fois lancée, diriger ni modérer. Il fut anéanti, quand il lut, en se rendant à son cours, l'article du Grand Journal. Il n'avait pas prévu ce coup de massue. Il comptait que le journal attendrait, pour écrire, d'avoir réuni toutes les informations, et de connaître mieux ce dont il voulait parler. C'était trop de naïveté. Si un journal se donne la peine de découvrir une gloire nouvelle, c'est pour lui, bien entendu, et afin d'enlever aux confrères l'honneur de la découverte. Il lui faut donc se presser, quitte à ne rien comprendre à ce qu'il loue. Mais il est rare que l'auteur s'en plaigne : quand on l'admire, il est toujours assez compris. Le Grand Journal, après avoir débité des histoires absurdes sur la misère de Christophe, qu'il représentait comme une victime du despotisme allemand, un apôtre de la liberté, contraint de fuir l'Allemagne impériale et de se réfugier en France, asile des âmes libres, – (beau prétexte à des tirades chauvines !) – faisait un éloge écrasant de son génie, dont il ne connaissait rien, – rien que quelques plates mélodies, qui dataient des débuts de Christophe en Allemagne, et que Christophe, honteux, eût voulu anéantir. Mais si l'auteur de l'article ignorait l'œuvre de Christophe, il se rattrapait sur ses intentions, – sur celles qu'il lui prêtait. Deux ou trois mots, recueillis ça et là de la bouche de Christophe ou d'Olivier, voire même de quelque Goujart qui se disait bien informé, lui avaient suffi pour construire l'image d'un Jean-Christophe, « génie républicain, – le grand musicien de la démocratie ». Il profitait de l'occasion pour médire des musiciens français contemporains, surtout des plus originaux et des plus indépendants, qui se souciaient fort peu de la démocratie. Il n'exceptait qu'un ou deux compositeurs, dont les opinions électorales lui semblaient excellentes. Il était fâcheux que leur musique le fût beaucoup moins. Mais c'était là un détail. Au reste, leur éloge, et même celui de Christophe, avaient moins d'importance que la critique des autres. À Paris, quand on lit un article qui fait l'éloge d'un homme, il est toujours prudent de se demander : – De qui médit-on ? Olivier rougissait de honte, à mesure qu'il parcourait le journal, et il se disait : – J'ai bien travaillé ! Il eut peine à faire son cours. Aussitôt délivré, il courut à la maison. Quelle fut sa consternation, quand il apprit que Christophe était déjà sorti avec des journalistes ! Il l'attendit pour déjeuner. Christophe ne revint pas. D'heure en heure, Olivier, plus inquiet pensait : – Que de sottises ils lui font dire ! Vers trois heures, Christophe rentra, tout guilleret. Il avait déjeuné avec Arsène Gamache, et sa tête était un peu brouillée par le champagne qu'il avait bu. Il ne comprit rien aux inquiétudes d'Olivier, qui lui demandait anxieusement ce qu'il avait dit et fait. – Ce que j'ai fait ? Un fameux déjeuner. Il y avait longtemps que je n'avais aussi bien mangé. Il lui raconta le menu. – Et des vins… J'en ai absorbé de toutes les couleurs. Olivier l'interrompit, pour lui parler des convives. – Les convives ?… Je ne sais pas. Il y avait Gamache, un homme tout rond, franc comme l'or ; Clodomir, l'auteur de l'article, un garçon charmant ; trois ou quatre journalistes que je ne connais pas, très gais, tous bons et charmants pour moi, la crème des braves gens. Olivier n'avait pas l'air convaincu. Christophe était étonné de son peu d'enthousiasme. – Est-ce que tu n'as pas lu l'article ? – Si. Justement. Et toi, est-ce que tu l'as bien lu ? – Oui… C'est-à-dire, j'ai jeté un coup d'œil. Je n'ai pas eu le temps. – Eh bien, lis donc un peu. Christophe lut. Aux premières lignes, il s'esclaffa. – Ah ! l'imbécile ! fit-il. Il se tordait de rire. – Bah ! continua-t-il, tous les critiques se valent. Ils ne connaissent rien. Mais à mesure qu'il lisait, il commençait à se fâcher : c'était trop bête, on le rendait ridicule. Qu'on voulût faire de lui « un musicien républicain » cela n'avait aucun sens… Enfin, passons sur cette calembredaine !… Mais qu'on opposât son art « républicain » à « l'art de sacristie » des maîtres venus avant, – (lui qui se nourrissait de l'âme de ces grands hommes), – c'était trop… – Bougres de crétins ! Ils vont me faire passer pour un idiot !… Et puis, quelle raison d'éreinter, à son sujet, des musiciens français de talent, qu'il aimait plus ou moins, – (et plutôt moins que plus), – mais qui savaient leur métier et y faisaient honneur ? Et, – le pire, – on lui prêtait des sentiments odieux à l'égard de son pays !… Non, cela ne pouvait se supporter… – Je m'en vais leur écrire, dit Christophe. Olivier s'interposa. – Non, pas maintenant ! Tu es trop excité. Demain, à tête reposée… Christophe s'obstina. Quand il avait quelque chose à dire, il ne pouvait attendre. Il promit seulement à Olivier de lui montrer sa lettre. Ce ne fut pas inutile. La lettre dûment révisée, où il s'attachait surtout à rectifier les opinions qu'on lui attribuait sur l'Allemagne, Christophe courut la mettre à la poste. – Comme cela, dit-il en revenant, il n'y a que demi-mal : la lettre paraîtra demain. Olivier secoua la tête, d'un air de doute. Puis, toujours préoccupé, il demanda à Christophe, en le regardant bien dans les yeux : – Christophe, tu n'as rien dit d'imprudent, au dîner ? – Mais non, fit Christophe en riant. – Bien sûr ? – Oui, poltron. Olivier fut un peu rassuré. Mais Christophe ne l'était guère. Il venait de se rappeler qu'il avait parlé, à tort et à travers. Tout de suite, il s'était mis à l'aise. Pas un instant, il n'avait songé à se défier des gens : ils lui semblaient si cordiaux, si bien disposés pour lui ! Et en vérité, ils l'étaient. On est toujours bien disposé pour ceux à qui l'on a fait du bien. Et Christophe témoignait une joie si franche qu'elle se communiquait aux autres. Son affectueux sans-façon, ses boutades joviales, son énorme appétit, et la rapidité avec laquelle les liquides disparaissaient, sans l'émouvoir, dans son gosier, n'étaient pas pour déplaire à Arsène Gamache, solide à table, lui aussi, rude, rustaud et sanguin, plein de mépris pour les gens qui ne se portaient pas bien, pour ceux qui n'osent pas manger ni boire, pour les petits claqués parisiens. Il jugeait d'un homme à table. Il apprécia Christophe. Séance tenante, il lui proposa de faire monter son Gargantua, en opéra, à l'Opéra. – (Le comble de l'art, pour ces bourgeois français, était alors de mettre sur la scène la Damnation de Faust, ou les Neuf Symphonies.) – Christophe, que cette idée burlesque fit éclater de rire, eut beaucoup de peine à l'empêcher de téléphoner ses ordres à la direction de l'Opéra, ou au ministère des Beaux-Arts : – (à en croire Gamache, il semblait que tous ces gens fussent à son service.) – Et cette proposition lui rappelant l'étrange déguisement qu'on avait fait naguère de son poème symphonique David, il se laissa aller à raconter l'histoire de la représentation organisée par le député Roussin, pour les débuts de sa belle amie 1. Gamache, qui n'aimait point Roussin, fut enchanté ; et Christophe, mis en verve par les vins 1 La Foire sur la Place. généreux et la sympathie de l'auditoire, se lança dans d'autres histoires indiscrètes, dont ceux qui les écoutaient ne perdirent rien. Seul, Christophe les avait oubliées en sortant de table. Et voici qu'à la question d'Olivier, elles lui revenaient à l'esprit. Il sentait un petit frisson lui courir, le long de l'échine. Car il ne se faisait pas d'illusion ; il avait suffisamment d'expérience, pour se douter de ce qui allait se passer ; à présent que sa griserie était tombée, il le voyait aussi nettement que si c'était déjà fait : ses indiscrétions déformées, publiées en échos de gazette médisante ; ses boutades artistiques changées en armes de guerre. Quant à sa lettre de rectification, il savait, aussi bien qu'Olivier, à quoi s'en tenir là-dessus : répondre à un journaliste, c'est perdre son encre ; un journaliste à toujours le dernier mot. Tout se passa, de point en point, comme Christophe l'avait prévu. Les indiscrétions parurent, et la lettre de rectification ne parut pas. Gamache se contenta de lui faire dire qu'il reconnaissait là sa générosité de cœur, que de tels scrupules l'honoraient ; mais il garda jalousement le secret de ces scrupules ; et les opinions fausses, attribuées à Christophe, continuèrent de se répandre, soulevant des critiques acerbes dans les journaux parisiens, puis de là en Allemagne, où l'on s'indigna qu'un artiste allemand s'exprimât avec aussi peu de dignité sur le compte de son pays. Christophe crût très habile de profiter de l'interview que lui faisait subir le reporter d'un autre journal, pour protester de son amour pour le Deutsches Reich, où l'on était, disait-il, pour le moins aussi libre qu'en République française. – Il parlait au représentant d'un journal conservateur, qui lui prêta sur-lechamp des déclarations anti-républicaines. – De mieux en mieux ! dit Christophe. Ah ! çà, qu'est-ce que ma musique a à faire avec la politique ? – C'est l'habitude chez nous, dit Olivier. Regarde les batailles qui se livrent sur le dos de Beethoven. Les uns font de lui un jacobin, les autres un calotin, ceux-là un Père Duchesne 2, ceuxci un valet de prince. – Ah ! comme il leur flanquerait à tous son pied au cul ! – Eh bien, fais de même. Christophe en avait bien envie. Mais il était trop bon garçon avec ceux qui étaient aimables pour lui. Olivier n'était jamais rassuré, quand il le laissait seul. Car on venait toujours l'interviewer ; et Christophe avait beau promettre de se surveiller : il ne pouvait s'empêcher d'être expansif. Il disait tout ce qui lui passait par la tête. Il arrivait des journalistes femelles, qui se disaient ses amies et le faisaient causer de ses aventures sentimentales. D'autres se servaient de lui pour dire du mal de tel ou tel. Quand Olivier rentrait, il trouvait Christophe tout penaud. – Encore quelque bêtise ? demandait-il. – Toujours, disait Christophe, atterré. – Tu es donc incorrigible ! – Je suis bon à enfermer… Mais cette fois, je te jure, c'est la dernière. – Oui, oui, jusqu'à la prochaine… – Non, cette fois, c'est fini. Le lendemain, Christophe triomphant dit à Olivier : Personnage fictif, dénonçant abus et injustices. (Note du correcteur – ELG.) 2 – Il en est venu encore un. Je l'ai fichu à la porte. – Il ne faut pas exagérer, dit Olivier. Sois prudent avec eux. « Cet animal est très méchant… » Il vous attaque, quand on se défend… Il leur est si facile de se venger ! Ils tirent parti des moindres mots qu'on dit. Christophe se passa la main sur le front : – Ah ! bon Dieu ! – Qu'est-ce qu'il y a encore ? – C'est que je lui ai dit, en fermant la porte… – Quoi donc ? – Le mot de l'Empereur. – De l'Empereur ? – Oui, enfin, si ce n'est lui, c'est donc quelqu'un des siens… – Malheureux ! tu vas le voir en première page du journal ! Christophe frémit. Mais ce qu'il vit, le lendemain, ce fut une description de son appartement, où le journaliste n'était pas entré, et une conversation qu'il n'avait pas tenue. Les informations s'embellissaient en se propageant. Dans les journaux étrangers, elles s'agrémentaient de contre-sens. Des articles français ayant raconté que Christophe, dans sa misère, transposait de la musique pour guitare, Christophe apprit d'un journal anglais qu'il avait joué de la guitare dans les cours. Il ne lisait point que des éloges. Tant s'en faut ! Il suffisait que Christophe eût été patronné par le Grand Journal pour qu'il fût aussitôt pris à partie par les autres journaux. Il n'était pas de leur dignité d'admettre qu'un confrère pût découvrir un génie qu'ils avaient ignoré. Ils en faisaient des gorges chaudes. Goujart, vexé qu'on lui eût coupé l'herbe sous le pied, écrivait un article pour remettre, disait-il, les choses au point. Il parlait familièrement de son vieil ami Christophe, dont il avait guidé les premiers pas à Paris : c'était un musicien bien doué, certainement ; mais – (il pouvait le dire, puisqu'ils étaient amis), – insuffisamment instruit, sans originalité, d'un orgueil extravagant ; on lui rendait le plus mauvais service en flattant cet orgueil, d'une façon ridicule, alors qu'il eût eu besoin d'un Mentor avisé, savant, judicieux, bienveillant et sévère : – (tout le portrait de Goujart) – Les musiciens riaient jaune. Ils affectaient un mépris écrasant pour un artiste qui jouissait de l'appui des journaux ; et, jouant le dégoût du servum pecus3, ils refusaient les présents d'Artaxerxès, qui ne les leur offrait point. Les uns flétrissaient Christophe ; les autres l'accablaient sous le poids de leur commisération. Certains s'en prenaient à Olivier – (c'étaient de ses confrères). – Ils lui gardaient rancune de son intransigeance et de la façon dont il les tenait à l'écart, – plus, à vrai dire, par goût de la solitude, que par dédain pour eux. Mais ce que les hommes pardonnent le moins, c'est qu'on puisse se passer d'eux. Quelques-uns n'étaient pas loin de laisser entendre qu'il trouvait son profit personnel aux articles du Grand Journal. Il en était qui prenaient la défense de Christophe contre lui ; ils montraient des mines navrées de l'inconscience d'Olivier, qui jetait un artiste délicat, rêveur, insuffisamment armé contre la vie, – Christophe ! – dans le vacarme de la Foire sur la Place, où fatalement il se perdrait. On ruinait, disaient-ils, l'avenir de cet homme, dont, à défaut de génie, le travail opiniâtre méritait un meilleur sort, et qu'on grisait avec un encens de 3 Troupeau servile. (Note du correcteur – ELG.) mauvaise qualité. C'était une grande pitié ! Ne pouvait-on le laisser dans son ombre, travailler patiemment ? Olivier aurait eu beau jeu à leur répondre : – Pour travailler, il faut manger. Qui lui donnera du pain ? Mais cela ne les eût pas interloqués. Ils eussent répondu, avec leur splendide sérénité : – C'est un détail. Il faut souffrir. Naturellement, c'étaient des gens du monde, qui professaient ces théories stoïques. Tel, ce millionnaire, répliquant à un naïf, qui lui demandait son secours pour un artiste dans la misère : – Mais, monsieur, Mozart est mort de misère ! Ils eussent trouvé de mauvais goût qu'Olivier leur dit que Mozart n'eût pas demandé mieux que de vivre et que Christophe y était résolu. * Christophe était excédé de ces cancans de portières. Il se demandait s'ils dureraient toujours. – Mais après quinze jours, ce fut fini. Les journaux ne parlèrent plus de lui. Seulement, il était connu. Quand on prononçait son nom, chacun disait, non pas : – L'auteur de David ou de Gargantua ? mais : – Ah ! oui, l'homme du Grand Journal !… C'était la célébrité. Olivier s'en aperçut, au nombre de lettres que recevait Christophe, et qu'il recevait lui-même, par ricochet : offres de librettistes 4, propositions d'entrepreneurs de concerts, protestations d'amis de la dernière heure qui avaient été souvent des ennemis de la première, invitations de femmes. On lui demandait aussi son avis, pour des enquêtes de journaux : sur la dépopulation de la France, sur l'art idéaliste, sur le corset des femmes, sur le nu au théâtre, – s'il ne croyait pas que l'Allemagne était en décadence, que la musique était finie, etc., etc. Ils en riaient ensemble. Mais, tout en s'en moquant, ne voilà-t-il pas que Christophe, ce Huron 5, acceptait les invitations à dîner ! Olivier n'en croyait pas ses yeux. – Toi ? disait-il. – Moi. Parfaitement, répondait Christophe, goguenard. Tu croyais qu'il n'y avait que toi pour aller voir les madames ? À mon tour, mon petit ! Je veux m'amuser ! – T'amuser ? Mon pauvre vieux ! La vérité était que Christophe depuis si longtemps vivait enfermé chez lui, qu'il était pris soudain d'un besoin violent d'en sortir. Et puis, il éprouvait une joie naïve à humer la gloire nouvelle. Il s'ennuya d'ailleurs copieusement dans ces soirées, et trouva le monde idiot. Mais quand il rentrait, malignement il disait le contraire à Olivier. Il allait chez les gens ; mais il n'y En musique, personne qui écrit, qui fait profession d'écrire des librettos : textes ou opuscules contenant le texte d'un ouvrage lyrique. (Note du correcteur – ELG.) 5 Indien d'Amérique du Nord. Par extension : sauvage. (Note du correcteur – ELG.) 4 retournait pas ; il trouvait des prétextes saugrenus, d'un sansgêne effarant, pour esquiver leurs réinvitations. Olivier en était scandalisé. Christophe riait aux éclats. Il n'allait pas dans les salons pour cultiver sa renommée, mais pour renouveler sa provision de vie, son musée de regards, de gestes, de timbres de voix, tout ce matériel de formes, de sons et de couleurs, dont l'artiste a besoin d'enrichir périodiquement sa palette. Un musicien ne se nourrit pas seulement de musique. Une inflexion de la parole humaine, le rythme d'un geste, l'harmonie d'un sourire, lui suggèrent plus de musique que la symphonie d'un confrère. Mais il faut ajouter que cette musique des visages et des âmes est aussi fade et peu variée, dans les salons, que la musique des musiciens. Chacun a sa manière, et s'y fige. Le sourire d'une jolie femme est aussi stéréotypé, dans la grâce étudiée, qu'une mélodie parisienne. Les hommes sont encore plus insipides que les femmes. Sous l'influence débilitante du monde, les énergies s'émoussent, les caractères originaux s'atténuent et s'effacent, avec une rapidité effrayante. Christophe était frappé du nombre de morts et de mourants qu'il rencontrait parmi les artistes : tel jeune musicien, plein de sève et de génie, que le succès avait annulé ; il ne pensait plus qu'à renifler les flagorneries dont on l'asphyxiait, à jouir, et à dormir. Ce qu'il deviendrait, vingt ans plus tard, on le voyait, à l'autre coin du salon, sous la forme de ce vieux maître pommadé, riche, célèbre, membre de toutes les Académies, arrivé au faîte, n'ayant plus, semblait-il, rien à craindre et rien à ménager, qui s'aplatissait devant tous, peureux devant l'opinion, le pouvoir, et la presse, n'osant dire ce qu'il pensait, et d'ailleurs ne pensant plus, n'existant plus, s'exhibant, âne chargé de ses propres reliques. Derrière chacun de ces artistes et de ces gens d'esprit, qui avaient été grands ou qui auraient pu l'être, on pouvait être sûr qu'il y avait une femme qui les rongeait. Elles étaient toutes dangereuses, celles qui étaient sottes, et celles qui ne l'étaient point ; celles qui aimaient, et celles qui s'aimaient ; les meilleu- res étaient les pires : car elles étouffaient d'autant plus sûrement l'artiste sous l'éteignoir de leur affection malavisée, qui de bonne foi s'appliquait à domestiquer le génie, à la niveler, élaguer, ratisser, parfumer, jusqu'à ce qu'il fût à la mesure de leur sensibilité, de leur petite vanité, de leur médiocrité, et de celle de leur monde. Bien que Christophe ne fît que passer dans ce monde, il en vit assez pour sentir le danger. Plus d'une cherchait à l'accaparer pour son salon, pour son service ; et Christophe n'avait pas été sans happer à demi l'hameçon des sourires prometteurs. Sans son robuste bon sens et l'exemple inquiétant des transformations opérées autour d'elles par les modernes Circés 6, il n'eût pas échappé. Mais il ne tint pas à grossir le troupeau de ces belles gardeuses de dindons. Le risque eût été plus grand pour lui, si elles avaient été moins à le poursuivre. À présent que tous étaient bien convaincus qu'ils avaient un génie parmi eux, suivant leur habitude, ils s'évertuaient à l'étouffer. Ces gens-là n'ont qu'une idée, quand ils voient une fleur : la mettre en pot, – un oiseau : le mettre en cage, – un homme libre : en faire un valet. Christophe, un moment troublé, se ressaisit aussitôt, et les envoya tous promener. * Le destin est ironique. Il laisse passer les insouciants à travers les mailles de son filet ; mais ce qu'il se garde bien de manquer, ce sont ceux qui se méfient, les prudents, les avertis. Ce ne L'une des rares magiciennes qui figurent dans la mythologie grecque, et, sans aucun doute, la plus célèbre de toutes. Elle excellait dans la préparation des philtres, des poisons, des breuvages propres à transformer les êtres humains en animaux. (Note du correcteur – ELG.) 6 fut pas Christophe qui fut pris dans la nasse parisienne, ce fut Olivier. Il avait bénéficié du succès de son ami : la renommée de Christophe avait rejailli sur lui. Il était plus connu maintenant, pour avoir été l'homme qui avait découvert Christophe, que pour tout ce qu'il avait écrit depuis six ans. Il reçut donc sa part des invitations adressées à Christophe ; et il l'accompagna, dans l'intention de le surveiller discrètement. Sans doute, était-il trop absorbé par cette tâche, pour se surveiller lui-même. L'amour passa, et le prit. C'était une blonde adolescente, maigre et charmante, aux fins cheveux ondulant comme de petits flots autour du front étroit et limpide, de fins sourcils sur des paupières un peu lourdes, les yeux d'un bleu de pervenche, un nez délicat aux narines palpitantes, les tempes légèrement creusées, le menton capricieux, une bouche spirituelle et voluptueuse, aux coins relevés, le sourire « parmesanesque » d'un petit faune pur. Elle avait le cou long et frêle, le corps d'une maigreur élégante, quelque chose d'heureux et de soucieux, dans sa jeune figure qu'enveloppait l'énigme inquiétante du printemps qui s'éveille, – Frühlingserwachen. – Elle se nommait Jacqueline Langeais. Elle n'avait pas vingt ans. Elle était de famille catholique, riche, distinguée, d'esprit libre. Son père, ingénieur intelligent, inventif et débrouillard, ouvert aux idées nouvelles, avait fait sa fortune, grâce à son travail, ses relations politiques, et son mariage. Mariage d'amour et d'argent – (le seul vrai mariage d'amour pour ces gens-là) – avec une jolie femme, très parisienne, du monde de la finance. L'argent était resté ; l'amour était parti. Il s'en était conservé pourtant quelques étincelles : car il avait été vif, de part et d'autre ; mais ils ne se piquaient pas d'une fidélité exagérée. Chacun allait à ses affaires et à ses plaisirs ; et ils s'entendaient ensemble, en bons camarades égoïstes, sans scrupules, et prudents. Leur fille était entre eux un lien, tout en faisant l'objet d'une rivalité sourde : car ils l'aimaient jalousement. Chacun se retrouvait en elle, avec ses défauts préférés, qu'idéalisait la grâce de l'enfance ; et il cherchait sournoisement à la dérober à l'autre. L'enfant n'avait pas manqué de le sentir, avec la candeur rouée de ces petits êtres qui n'ont que trop de tendance à croire que l'univers gravite autour d'eux ; et elle en tira parti. Elle provoquait entre eux une surenchère d'affection. Il n'était pas un caprice qu'elle ne fut certaine de voir favoriser par l'un, si l'autre le refusait ; et l'autre était si vexé d'avoir été distancé qu'aussitôt il offrait encore plus que le premier n'avait accordé. Elle avait été indignement gâtée ; et il était heureux que sa nature n'eût rien de mauvais, – si ce n'était l'égoïsme, commun à presque tous les enfants, mais qui, chez les enfants trop choyés et trop riches, prend des formes maladives qu'il doit à l'absence d'obstacles. M. et Mme Langeais, qui l'adoraient, se seraient pourtant bien gardés de lui rien sacrifier de leurs convenances personnelles. Ils laissaient l'enfant seule, une grande partie du jour. Le temps ne lui manquait point pour songer. Précoce et vite avertie par les propos imprudents, tenus en sa présence, – (car on ne se gênait guère), – quand elle avait six ans, elle racontait à ses poupées de petites histoires d'amour, dont les personnages étaient le mari, la femme et l'amant. Il va de soi qu'elle n'y entendait pas malice. Du jour où elle entrevit sous les mots l'ombre d'un sentiment, ce fut fini pour les poupées : elle garda ses histoires pour elle. Elle avait un fonds de sensualité innocente, qui résonnait dans le lointain comme des cloches invisibles, là-bas, de l'autre côté de l'horizon. Par moments, le vent lui en apportait des bouffées ; cela sortait on ne savait d'où, on en était enveloppé, on se sentait rougir, la respiration vous manquait, de peur et de plaisir. On n'y comprenait rien. Et puis, cela disparaissait, comme cela était venu. Rien ne s'entendait plus. À peine un bourdonnement, une résonance imperceptible, diluée dans l'air bleu. On savait seulement que c'était là-bas, de l'autre côté de la montagne, et que là-bas il fallait aller, aller le plus vite possible : là-bas était le bonheur. Ah ! Pourvu qu'on arrivât !… En attendant qu'on y fût parvenu, on se faisait d'étranges idées sur ce qu'on trouverait. Car la grande affaire, pour l'intelligence de cette petite fille, était de le deviner. Elle avait une amie de son âge, Simone Adam, avec qui elle s'entretenait de ces graves sujets. Chacune apportait ses lumières, son expérience de douze ans, les conversations entendues et les lectures butinées en cachette. Dressées sur la pointe des pieds, et s'accrochant aux pierres, les deux fillettes s'évertuaient à voir par-dessus le vieux mur qui leur cachait l'avenir. Mais elles avaient beau faire, et prétendre qu'elles voyaient à travers les fissures : elles ne voyaient rien du tout. Elles étaient un mélange de candeur, de polissonnerie poétique, et d'ironie parisienne. Elles disaient des choses énormes, sans s'en douter ; et de choses toutes simples elles se faisaient des mondes. Jacqueline, qui furetait partout sans que personne y trouvât à redire, fourrait son petit nez dans tous les livres de son père. Heureusement, elle était protégée contre les mauvaises rencontres par son innocence même et son instinct de petite fille très propre : il suffisait d'une scène ou d'un mot un peu crus pour la dégoûter ; tout de suite, elle laissait le livre, et passait au milieu des compagnies infâmes, comme une chatte effarouchée parmi les flaques d'eau sale, – sans une éclaboussure. Les romans l'attiraient peu : ils étaient trop précis et trop secs. Ce qui lui faisait battre le cœur d'émoi et d'espérance, c'étaient les livres des poètes, – ceux qui parlaient d'amour, bien entendu. Ils se rapprochaient un peu de sa mentalité de petite fille. Ils ne voyaient pas les choses, ils les imaginaient, à travers le prisme du désir ou du regret ; ils avaient l'air de regarder, comme elle, par les fentes du vieux mur. Mais ils savaient bien plus de choses, ils savaient toutes les choses qu'il s'agissait de savoir, et ils les enveloppaient de mots très doux et mystérieux, qu'il fallait démailloter avec d'infinies précautions, pour trouver… pour trouver… Ah ! l'on ne trouvait rien, mais l'on était toujours sur le point de trouver… Les deux curieuses ne se lassaient point. Elles se répétaient, à mi-voix, avec un petit frisson, des vers d'Alfred de Musset ou de Sully-Prudhomme, où elles imaginaient des abîmes de perversité ; elles les copiaient ; elles s'interrogeaient sur le sens caché de passages, qui parfois n'en avaient pas. Ces petites bonnes femmes de treize ans, innocentes et effrontées, qui ne savaient rien de l'amour, discutaient, moitié rieuses, moitié sérieuses, sur l'amour et la volupté ; et elles griffonnaient sur leur buvard, en classe, sous l'œil paterne du professeur, – un vieux papa très doux et très poli, – des vers comme ceux qu'il saisit un jour et dont il fut suffoqué : Laissez, oh ! laissez-moi vous tenir enlacées, Boire dans vos baisers des amours insensées, Goutte à goutte et longtemps !… Elles suivaient les cours d'une institution richement achalandée, dont les professeurs étaient des maîtres de l'Université. Elles y trouvèrent l'emploi de leurs aspirations sentimentales. Presque toutes ces petites filles étaient amoureuses de leurs professeurs. Il suffisait qu'ils fussent jeunes et pas trop mal tournés, pour faire des ravages dans les cœurs. Elles travaillaient comme des anges, pour se faire bien voir de leur sultan. C'étaient des pleurs, quand, aux compositions, on était mal classée par lui. S'il faisait des éloges, on rougissait, on pâlissait, on lui décochait des œillades reconnaissantes et coquettes. Et s'il vous appelait à part, pour donner des conseils ou faire des compliments, c'était le paradis. Il n'était pas besoin d'être un aigle pour leur plaire. À la leçon de gymnastique, quand le professeur prenait Jacqueline dans ses bras pour la suspendre au trapèze, elle en avait une petite fièvre. Et quelle émulation enragée ! Quels transports de jalousie ! Quels coups d'œil humbles et enjôleurs au maître, pour tâcher de le reprendre à une insolente rivale ! Au cours, lorsqu'il ouvrait la bouche pour parler, les plumes et les crayons se précipitaient pour le suivre. Elles ne cherchaient pas à comprendre, la grande affaire était de ne pas perdre une syllabe. Et tandis qu'elles écrivaient, écrivaient, sans que leur regard curieux cessât de détailler furtivement la figure et les gestes de l'idole, Jacqueline et Simone se demandaient tout bas : – Crois-tu qu'il serait bien, avec une cravate à pois bleus ? Puis, ce fut un idéal de chromos, de livres de vers romanesques et mondains, de gravures de modes poétiques, – des amours pour des acteurs, des virtuoses, des auteurs morts ou vivants, Mounet-Sully, Samain, Debussy, – les regards échangés avec des jeunes gens inconnus, au concert, dans un salon, dans la rue, et les passionnettes aussitôt ébauchées, en idée, – un besoin perpétuel de s'éprendre, d'être occupées d'un amour, d'un prétexte à aimer. Jacqueline et Simone se confiaient tout : preuve évidente qu'elles ne sentaient pas grand'chose ; c'était même le meilleur moyen pour n'avoir jamais un sentiment profond. En revanche, cela tournait à l'état de maladie chronique, dont elles étaient les premières à se moquer, mais qu'elles cultivaient amoureusement. Elles s'exaltaient l'une l'autre. Simone, romanesque et prudente, imaginait plus d'extravagances. Mais Jacqueline, sincère et ardente, était plus près de les réaliser. Vingt fois, elle faillit commettre les pires sottises… Toutefois, elle ne les commit point. C'est le cas ordinaire chez les adolescents : il y a des heures où ces pauvres petites bêtes affolées – (que nous avons tous été) – sont à deux doigts de se jeter, ceuxci dans le suicide, celles-là dans les bras du premier venu. Seulement, grâce à Dieu, presque tous en restent là. Jacqueline écrivit dix brouillons de lettres passionnées à des gens, qu'à peine connaissait-elle de vue ; mais elle n'en envoya rien, sauf une lettre enthousiaste, qu'elle ne signa point, à un critique laid, vulgaire, égoïste, de cœur sec et d'esprit rétréci. Elle s'en était éprise, pour trois lignes où elle avait découvert des trésors de sensibilité. Elle s'enflamma aussi pour un grand acteur : il habitait près de chez elle ; chaque fois qu'elle passait devant la porte, elle se disait : – Si j'entrais ! Et une fois, elle eut la hardiesse de monter à son étage. Une fois là, elle prit la fuite. De quoi lui eût-elle parlé ? Elle n'avait rien, rien du tout à lui dire. Elle ne l'aimait point. Et elle le savait bien. Il y avait, pour moitié, dans ses folies, une duperie volontaire. Et pour l'autre moitié, c'était l'éternel et délicieux et stupide besoin d'aimer. Comme Jacqueline était d'une race très intelligente, elle n'en ignorait rien. Cela ne l'empêchait point d'être folle. Un fou qui se connaît en vaut deux. Elle allait beaucoup dans le monde. Elle était entourée de jeunes gens qui subissaient son charme et dont plus d'un l'aimaient. Elle n'en aimait aucun, et flirtait avec tous. Elle ne se souciait pas du mal qu'elle pouvait faire. Une jolie fille se fait un jeu cruel de l'amour. Il lui semble tout naturel qu'on l'aime, et elle ne se croit tenue à rien qu'envers celui qu'elle aime ; volontiers, elle croirait que qui l'aime est déjà bien assez heureux. Il faut dire, pour son excuse, qu'elle ne se doute point de ce qu'est l'amour, quoiqu'elle y pense, toute la journée. On se figure qu'une jeune fille du monde, élevée en serre-chaude, est plus précoce qu'une fille des champs ; et c'est tout le contraire. Les lectures, les conversations, ont bien créé chez elle une hantise de l'amour, qui, dans sa vie inoccupée, frise souvent la manie ; il arrive même parfois qu'elle ait lu la pièce d'avance et en sache par cœur tous les mots. Aussi, ne la sent-elle point. En amour comme en art, il ne faut pas lire ce que les autres ont dit, il faut dire ce qu'on sent ; et qui se presse de parler avant d'avoir rien à dire, risque fort de ne dire jamais rien. Jacqueline comme la plupart des jeunes filles, vivait donc au milieu de cette poussière de sentiments vécus par d'autres, qui, tout en la maintenant dans une petite fièvre perpétuelle, les mains brûlantes, la gorge sèche et les yeux irrités, l'empêchait de voir les choses. Elle croyait les connaître. Ce n'était pas la bonne volonté qui lui manquait. Elle lisait et elle écoutait. Elle avait beaucoup appris de-ci, de-là, par bribes, dans la conversation et dans les livres. Elle tâchait même de lire en soi. Elle valait mieux que le milieu où elle vivait. Elle était plus vraie. * Une femme eut – trop peu de temps – sur elle une influence bienfaisante. Une sœur de son père, qui ne s'était point mariée. De quarante à cinquante ans, les traits réguliers, mais tristes et sans beauté, Marthe Langeais était toujours vêtue de noir ; elle avait dans ses gestes une distinction étriquée ; elle parlait à peine, d'une voix presque basse. Elle eût passé inaperçue, sans le regard clair de ses yeux gris et le bon sourire de sa bouche mélancolique. On ne la voyait chez les Langeais qu'à de certains jours, quand ils étaient seuls. Langeais avait pour elle un respect, mêlé d'ennui. Mme Langeais ne cachait point à son mari le peu de plaisir qu'elle trouvait à ces visites. Ils s'obligeaient pourtant, par devoir de convenance, à la recevoir régulièrement à dîner, un soir par semaine ; et ils ne lui montraient pas trop que c'était un devoir. Langeais parlait de lui, ce qui l'intéressait toujours. Mme Langeais pensait à autre chose, souriant par habitude, et répondait, au petit bonheur. Tout se passait très bien, avec beaucoup de politesse. Cela ne manquait même point d'effusions affectueuses quand la tante, qui était discrète, prenait congé plus tôt qu'on ne l'eût espéré ; et le charmant sourire de Mme Langeais se faisait plus rayonnant, les jours où elle avait en tête des souvenirs particulièrement agréables. La tante Marthe voyait tout ; peu de choses échappaient à son regard ; et elle en remarquait beaucoup dans la maison de son frère, qui la choquaient ou l'attristaient. Mais elle n'en montrait rien : à quoi cela eût-il servi ? Elle aimait son frère, elle avait été fière de son intelligence et de ses succès, ainsi que le reste de la famille, qui n'avait pas cru trop payer de sa gêne le triomphe du fils aîné. Elle, du moins, avait gardé son jugement. Aussi intelligente que lui, et mieux trempée moralement, plus virile, – (comme le sont tant de femmes de France, si supérieures aux hommes), – elle voyait clair en lui ; et quand il demandait son avis, elle le disait franchement. Mais il y avait beau temps que Langeais ne le demandait plus ! Il trouvait plus prudent de ne pas savoir, ou – (car il savait autant qu'elle) – de fermer les yeux. Elle, par orgueil, se repliait à l'écart. Personne ne s'inquiétait de sa vie intérieure. Il était plus commode de l'ignorer. Elle vivait seule, sortait peu, et n'avait qu'un petit nombre d'amis qui n'étaient pas très intimes. Il lui eût été facile de tirer parti des relations de son frère et de ses propres talents : elle ne le faisait point. Elle avait écrit dans une des grandes revues parisiennes deux ou trois articles, des portraits historiques et littéraires dont le style sobre, juste, frappant, avait été remarqué. Elle en resta là. Elle aurait pu nouer des amitiés intéressantes avec des hommes distingués, qui lui avaient témoigné de l'intérêt, et qu'elle eût été peut-être bien aise de connaître. Elle ne répondit pas à leurs avances. Il lui arrivait, ayant retenu sa place à un spectacle où l'on jouait de belles œuvres qu'elle aimait, de ne pas y aller ; et, pouvant faire un voyage qui l'attirait, de rester chez elle. Sa nature était un curieux amalgame de stoïcisme et de neurasthénie. Celle-ci n'effleurait en rien l'intégrité de sa pensée. Sa vie était atteinte, mais non pas son esprit. Une peine ancienne, qu'elle était seule à savoir, l'avait marquée au cœur. Et plus profonde encore, plus inconnue, – inconnue même d'elle, – était la marque du destin, le mal intérieur qui déjà la rongeait. – Cependant, les Langeais ne voyaient d'elle que son clair regard, qui parfois les gênait. Jacqueline ne prêtait guère attention à la tante, quand elle était insouciante et heureuse, – ce qui fut d'abord son état ordinaire. Mais quand elle arriva à l'âge où se fait dans le corps et dans l'âme un travail inquiétant qui livre à des angoisses, des dégoûts, des terreurs, des tristesses éperdues, dans ces moments de vertige absurde et atroce, qui ne durent pas heureusement, mais où l'on se sent mourir, – l'enfant qui se noyait et qui n'osait pas crier : « Au secours ! » vit seule, à côté d'elle, la tante Marthe qui lui tendait la main. Ah ! que les autres étaient loin ! Étrangers, son père et sa mère, avec leur égoïsme affectueux, trop satisfait de soi pour songer aux petits chagrins d'une poupée de quatorze ans ! Mais la tante les devinait, et elle y compatissait. Elle ne disait rien. Elle souriait, simplement ; pardessus la table, elle échangeait avec Jacqueline un regard de bonté. Jacqueline sentait que sa tante comprenait, et elle venait se réfugier auprès d'elle. Marthe mettait sa main sur la tête de Jacqueline, et la caressait, sans parler. La fillette se confiait. Elle allait faire visite à sa grande amie, quand son cœur était gonflé. À quelque moment qu'elle vînt, elle était sûre de trouver les mêmes yeux indulgents, qui verseraient en elle un peu de leur tranquillité. Elle ne parlait guère à la tante de ses passionnettes imaginaires : elle en aurait eu honte ; elle sentait que ce n'était point vrai. Mais elle disait ses inquiétudes vagues et profondes, plus réelles, seules réelles. – Tante, soupirait-elle parfois, je voudrais tant être heureuse ! – Pauvre petite ! disait Marthe, en souriant. Jacqueline appuyait sa tête contre les genoux de la tante, et, baisant les mains qui la caressaient : – Est-ce que je serai heureuse ? Tante, dis-moi, est-ce que je serai heureuse ? – Je ne sais pas, ma chérie. Cela dépend un peu de toi… On peut toujours être heureux, quand on veut. Jacqueline était incrédule. – Est-ce que tu es heureuse, toi ? Marthe souriait mélancoliquement. – Oui. – Non ? vrai ? tu es heureuse ? – Est-ce que tu ne le crois pas ? – Si. Mais… Jacqueline s'arrêtait. – Quoi donc ? – Moi, je voudrais être heureuse, mais pas de la même façon que toi. – Pauvre petit ! Je l'espère aussi, dit Marthe. – Non, continuait Jacqueline, en secouant la tête avec dérision, moi, d'abord, je ne pourrais pas. – Moi non plus, je n'aurais pas cru que je pourrais. La vie vous apprend à pouvoir bien des choses. – Oh ! mais je ne veux pas apprendre, protestait Jacqueline, inquiète. Je veux être heureuse comme je veux, moi. – Tu serais bien embarrassée, si on te demandait comment ! – Je sais très bien ce que je veux. Elle voulait beaucoup de choses. Mais quand il s'agissait de les dire, elle n'en trouvait plus qu'une, qui revenait toujours, comme un refrain : – D'abord, je voudrais qu'on m'aime. Marthe cousait, en silence. Après un moment, elle dit : – Et à quoi cela te servira-t-il, si tu n'aimes pas ? Jacqueline, interloquée, s'exclama : – Mais, tante, bien sûr que je ne parle que de ce que j'aime ! Le reste, ça ne compte pas. – Et si tu n'aimais rien ? – Quelle idée ! On aime toujours, toujours. Marthe secouait la tête, d'un air de doute. – On n'aime pas, dit-elle. On veut aimer. Aimer est une grâce de Dieu, la plus grande. Prie-le qu'il te la fasse. – Et si on ne m'aime pas ? – Même si on ne t'aime pas. Tu seras encore plus heureuse. La figure de Jacqueline s'allongea ; elle prit une mine boudeuse : – Je ne veux pas, dit-elle. Cela ne me ferait aucun plaisir. Marthe rit affectueusement, regarda Jacqueline, soupira, puis se remit à son ouvrage. – Pauvre petite ! fit-elle encore. – Mais pourquoi dis-tu toujours : pauvre petite ? demanda Jacqueline, pas très rassurée. Je ne veux pas être une pauvre petite. Je veux tant, tant être heureuse ! – C'est bien pour cela que je dis : Pauvre petite ! Jacqueline boudait un peu. Mais cela ne durait pas longtemps. Le bon rire de Marthe la désarmait. Elle l'embrassait, en feignant d'être fâchée. Au fond, on ne laisse pas, à cet âge, d'être secrètement flatté des présages mélancoliques pour plus tard, beaucoup plus tard. De loin, le malheur s'auréole de poésie ; et l'on ne craint rien tant que la médiocrité de la vie. Jacqueline ne s'apercevait point que le visage de la tante devenait toujours plus blême. Elle remarquait bien que Marthe sortait de moins en moins ; mais elle l'attribuait à sa manie casanière, dont elle se moquait. Une ou deux fois, en venant faire visite, elle croisa le médecin qui sortait. Elle avait demandé à la tante : – Est-ce que tu es malade ? Marthe répondait : – Ce n'est rien. Mais voici qu'elle cessait même de venir au dîner hebdomadaire chez les Langeais. Jacqueline, indignée, alla lui en faire des reproches amers. – Ma chérie, disait doucement Marthe, je suis un peu fatiguée. Mais Jacqueline ne voulait rien entendre. Mauvais prétexte ! – Belle fatigue, de venir chez nous, deux heures par semaine ! Tu ne m'aimes pas. Tu n'aimes que le coin de ton feu. Mais quand elle raconta chez elle, toute fière, son algarade, Langeais la tança vertement : – Laisse ta tante tranquille ! Tu ne sais donc pas que la pauvre femme est très malade ! Jacqueline pâlit ; et, d'une voix tremblante, elle demanda ce qu'avait la tante. On ne voulait pas le lui dire. À la fin, elle réussit à savoir que Marthe se mourait d'un cancer à l'intestin ; il y en avait pour quelques mois. Jacqueline eut des jours d'épouvante. Elle se rassurait un peu, quand elle voyait la tante. Marthe, par bonheur, ne souffrait pas trop. Elle gardait son sourire tranquille, qui, sur son visage diaphane, paraissait le reflet d'une lampe intérieure. Jacqueline se disait : – Non, ce n'est pas possible, ils se sont trompés, elle ne serait pas si calme… Elle reprenait le récit de ses petites confidences, auxquelles Marthe prêtait encore plus d'intérêt qu'avant. Seulement, parfois, au milieu de la conversation, la tante sortait de la chambre, sans trahir qu'elle souffrît ; et elle ne reparaissait que lorsque la crise était passée et ses traits rassérénés. Elle ne voulait point d'allusion à son état, elle essayait de le cacher ; peut-être avait- elle besoin de n'y pas trop penser : le mal, dont elle se savait rongée, lui faisait horreur, elle en détournait son esprit ; tout son effort était de ne plus troubler la paix de ses derniers mois. Le dénouement fut plus prompt qu'on ne pensait. Bientôt elle ne reçut plus personne que Jacqueline. Puis, les visites de Jacqueline durent devenir plus brèves, Puis, vint le jour de la séparation. Marthe, étendue dans son lit, d'où elle ne sortait plus depuis des semaines, prit congé tendrement de sa petite amie, avec des mots très doux et consolants. Et puis, elle s'enferma, pour mourir. Jacqueline passa par des mois de désespoir. La mort de Marthe coïncidait avec les pires heures de cette détresse morale, contre laquelle Marthe était la seule à la défendre. Elle se trouva dans un abandon indicible. Elle aurait eu besoin d'une foi, qui la soutînt. Il semblait que ce soutien n'aurait pas dû lui manquer : on lui avait fait pratiquer ses devoirs religieux ; sa mère les pratiquait exactement aussi. Mais voilà, justement : sa mère les pratiquait ; mais la tante Marthe ne les pratiquait pas. Et le moyen de ne pas faire la comparaison ! Les yeux d'enfant saisissent bien des mensonges, que les plus âgés ne pensent plus à remarquer ; ils notent bien des faiblesses et des contradictions. Jacqueline observait que sa mère et ceux qui disaient croire avaient aussi peur de la mort que s'ils n'avaient pas cru. Non, ce n'était pas là un soutien suffisant… Par là-dessus, des expériences personnelles, des révoltes, des répugnances, un confesseur maladroit qui l'avait blessée… Elle continuait de pratiquer, mais sans foi, comme on fait des visites, parce qu'on est bien élevée. La religion, comme le monde, lui paraissait néant. Son seul recours était le souvenir de la morte, dont elle s'enveloppait. Elle avait beaucoup à se reprocher envers celle que, naguère, son égoïsme juvénile négligeait et qu'aujourd'hui il appelait en vain. Elle idéalisait sa figure ; et le grand exemple que Marthe lui avait laissé d'une vie profonde et recueillie lui faisait prendre en dégoût la vie du monde, sans sérieux et sans vérité. Elle n'en voyait plus que les hypocrisies ; et ces aimables compromis- sions, qui, en d'autres temps, l'eussent amusée, la révoltaient. Elle avait une hyperesthésie morale : tout la faisait souffrir ; sa conscience était à nu. Ses yeux s'ouvrirent sur certains faits, qui avaient échappé jusque-là à son insouciance. Un d'entre eux la blessa jusqu'au sang. Elle était, une après-midi, dans le salon de sa mère. Langeais avait une visite, – un peintre à la mode, bellâtre et prétentieux, habitué de la maison, mais non pas très intime. Jacqueline crut sentir que sa présence gênait les deux autres ; d'autant plus, elle resta. Mme Langeais, légèrement énervée, la tête engourdie par un peu de migraine, ou par un de ces cachets contre la migraine que les dames d'aujourd'hui croquent comme des bonbons et qui achèvent de vider leur petit cerveau, ne surveillait pas trop ce qu'elle disait. Au cours de la conversation, elle appela étourdiment le visiteur : Mme – Mon chéri… Elle s'en aperçut aussitôt. Il ne broncha pas plus qu'elle ; et ils poursuivirent leur causerie cérémonieuse. Jacqueline, qui était occupée à servir le thé, faillit, dans son saisissement, laisser glisser une tasse. Elle eut l'impression que, derrière son dos, ils échangeaient un sourire d'intelligence. Elle se retourna, et saisit leurs regards complices, qui sur-le-champ se voilèrent. – Sa découverte la bouleversa. Cette jeune fille, librement élevée, qui avait souvent entendu parler et qui parlait elle-même en riant d'intrigues de ce genre, éprouva une souffrance intolérable, quand elle vit que sa mère… Sa mère, non, ce n'était pas la même chose !… Avec son exagération ordinaire, elle passa d'un extrême à l'autre. Elle n'avait rien soupçonné jusque-là. Dès lors, elle soupçonna tout. Elle s'acharnait à interpréter tel et tel détails dans la conduite passée de sa mère. Et sans doute, la légèreté de Mme Langeais ne prêtait que trop à ces suppositions ; mais Jacqueline y ajoutait. Elle eût voulu se rapprocher de son père, qui avait toujours été plus près d'elle, et dont l'intelligence avait pour elle beaucoup d'attrait. Elle eût voulu l'aimer davantage, le plaindre. Mais Langeais ne semblait avoir aucun besoin d'être plaint ; et l'esprit surexcité de la jeune fille fut traversé de ce soupçon, plus affreux encore que le premier, – que son père n'ignorait rien, mais qu'il trouvait plus commode de ne rien savoir, et que pourvu qu'il agît lui-même à sa guise, le reste lui était indifférent. Alors, Jacqueline se sentit perdue. Elle n'osait pas les mépriser. Elle les aimait. Mais elle ne pouvait plus vivre là. Son amitié pour Simone Adam ne lui était d'aucun secours. Elle jugeait avec sévérité les faiblesses de son ancienne compagne. Elle ne s'épargnait pas ; elle souffrait de ce qu'elle voyait en elle de laid et de médiocre ; elle s'accrochait désespérément au souvenir pur de Marthe. Mais ce souvenir même s'effaçait ; elle sentait que le flot des jours le recouvrirait, en laverait l'empreinte. Et alors, tout serait fini ; elle serait pareille aux autres, noyée dans le bourbier… Oh ! sortir à tout prix de ce monde ! Sauvezmoi ! Sauvez-moi !… * En ces jours de délaissement fiévreux, de dégoût passionné, et d'attente mystique, où elle tendait les mains vers un Sauveur inconnu, Jacqueline rencontra Olivier. Mme Langeais n'avait pas manqué d'inviter Christophe, qui était, cet hiver, le musicien à la mode. Christophe était venu, et, suivant son habitude, il ne s'était pas mis en frais. Mme Langeais ne l'en avait pas moins trouvé charmant : – il pouvait tout se permettre, pendant qu'il était à la mode ; on le trouverait toujours charmant ; c'était l'affaire de quelques mois… – Jacqueline se montra moins charmée ; le seul fait que Christophe fût loué par certaines gens suffisait à la mettre en défiance. Au reste, la brusquerie de Christophe, sa façon de parler fort, sa gaieté, la blessaient. Dans son état d'esprit, la joie de vivre lui semblait grossière ; elle cherchait le clair-obscur mélancolique de l'âme, et elle se figurait qu'elle l'aimait. Il faisait trop jour en Christophe. Mais comme elle rusait avec lui, il parla d'Olivier : il éprouvait le besoin d'associer son ami à tout ce qui lui arrivait d'heureux. Il en parla si bien que Jacqueline, troublée par la vision d'une âme qui s'accordait avec sa propre pensée, le fit aussi inviter. Olivier n'accepta pas tout de suite : ce qui permit à Christophe et à Jacqueline d'achever de lui à loisir un portrait imaginaire, auquel il fallut bien qu'il ressemblât, lorsqu'enfin il se décida à venir. Il vint, mais ne parla guère. Il n'avait pas besoin de parler. Ses yeux intelligents, son sourire, la finesse de ses manières, la tranquillité qui l'enveloppait et qui rayonnait, devaient séduire Jacqueline. Christophe, par contraste, faisait valoir Olivier. Elle n'en montrait rien, par peur du sentiment qui naissait ; elle continuait de ne causer qu'avec Christophe : mais c'était d'Olivier. Christophe, trop heureux de parler de son ami, ne s'apercevait pas du plaisir que Jacqueline trouvait à ce sujet d'entretien. Il parlait aussi de lui-même, et elle l'écoutait avec complaisance, bien que cela ne l'intéressât nullement ; puis, sans en avoir l'air, elle ramenait la conversation à des épisodes de sa vie où se trouvait Olivier. Les gentillesses de Jacqueline étaient dangereuses pour un homme qui ne se méfiait point. Sans y penser Christophe s'éprenait d'elle ; il trouvait du plaisir à revenir ; il soignait sa toilette ; et un sentiment, qu'il connaissait bien, recommençait de mêler sa langueur riante à tout ce qu'il songeait. Olivier s'était épris aussi, et dès les premiers jours ; il se croyait négligé, et souffrait en silence. Christophe augmentait son mal, en lui racontant joyeusement ses entretiens avec Jacqueline. L'idée ne venait pas à Olivier qu'il pût plaire à Jacqueline. Bien qu'à vivre auprès de Christophe, il eût acquis plus d'optimisme, il se défiait de lui ; il se voyait avec des yeux trop véridiques, il ne pouvait croire qu'il serait jamais aimé : – qui donc serait digne de l'être, si c'était pour ses mérites, et non pour ceux du magique et indulgent amour ? Un soir qu'il était invité chez les Langeais, il sentit qu'il serait trop malheureux, en revoyant l'indifférente Jacqueline ; et, prétextant la fatigue, il dit à Christophe d'aller sans lui. Christophe, qui ne soupçonnait rien, s'en alla tout joyeux. Dans son naïf égoïsme, il ne pensait qu'au plaisir d'avoir Jacqueline à lui tout seul. Il n'eut pas lieu de s'en réjouir longtemps. À la nouvelle qu'Olivier ne viendrait point, Jacqueline prit aussitôt un air maussade, irrité, ennuyé, déconcerté ; elle n'éprouvait plus aucun désir de plaire ; elle n'écoutait pas Christophe, répondait au hasard ; et il la vit, avec humiliation, étouffer un bâillement énervé. Elle avait envie de pleurer. Brusquement, elle sortit au milieu de la soirée ; et elle ne reparut point. Christophe s'en retourna, déconfit. Le long du chemin, il cherchait à s'expliquer ce brusque revirement ; quelques lueurs de la vérité commençaient à lui apparaître. À la maison, Olivier l'attendait ; il demanda, d'un air qu'il tâchait de rendre indifférent, des nouvelles de la soirée. Christophe lui raconta sa déconvenue. À mesure qu'il parlait, il voyait le visage d'Olivier s'éclairer. – Et cette fatigue ? dit-il. Pourquoi ne t'es tu pas couché ? – Oh ! je vais mieux, fit Olivier, je ne suis plus las du tout. – Oui, je crois, dit Christophe narquois, que cela t'a fait beaucoup de bien de ne pas venir. Il le regarda affectueusement, malicieusement, s'en alla dans sa chambre, et là, quand, il fut seul, il se mit à rire, rire tout bas, jusqu'aux larmes : – La mâtine ! pensait-il. Elle se moquait de moi ! Lui aussi, me trompait. Comme ils cachaient leur jeu ! À partir de ce moment, il arracha de son cœur toute pensée personnelle, à l'égard de Jacqueline ; et, comme une brave mère poule qui couve jalousement son œuf, il couva le roman des deux petits amants. Sans avoir l'air de connaître leur secret à tous deux, et sans le livrer, de l'un à l'autre, il les aida, à leur insu. Il crut de son devoir, gravement, d'étudier le caractère de Jacqueline, pour voir si Olivier pourrait être heureux avec elle. Et comme il était maladroit, il agaçait Jacqueline par les questions saugrenues qu'il lui posait, sur ses goûts, sur sa moralité… – Voilà un imbécile ! De quoi se mêle-t-il ? pensait Jacqueline, furieuse, en lui tournant le dos. Et Olivier s'épanouissait de voir que Jacqueline ne faisait plus attention à Christophe. Et Christophe s'épanouissait de voir qu'Olivier était heureux. Sa joie s'étalait même, d'une façon beaucoup plus bruyante que celle d'Olivier. Et comme elle ne s'expliquait point, Jacqueline, qui ne se doutait pas que Christophe voyait plus clair dans leur amour qu'elle n'y voyait ellemême, le trouvait insupportable ; elle ne pouvait comprendre qu'Olivier se fût entiché d'un ami aussi vulgaire et aussi encombrant. Le bon Christophe la devinait ; il trouvait un plaisir malicieux à la faire enrager ; puis, il se retirait à l'écart, prétextant des travaux, pour refuser les invitations des Langeais et laisser seuls ensemble Jacqueline et Olivier. Il n'était pas sans inquiétudes cependant pour l'avenir. Il s'attribuait une grande responsabilité dans le mariage qui se préparait ; et il se tourmentait : car il voyait assez juste en Jacqueline, et il redoutait bien des choses : sa richesse d'abord, son éducation, son milieu, et surtout sa faiblesse. Il se rappelait son ancienne amie Colette. Sans doute, Jacqueline était plus vraie, plus franche, plus passionnée ; il y avait dans ce petit être une ardente aspiration vers une vie courageuse, un désir presque héroïque… – Mais ce n'est pas tout de désirer, pensait Christophe, qui se souvenait d'une polissonnerie de l'ami Diderot ; il faut avoir les reins solides. Il voulait avertir Olivier du danger. Mais quand il voyait Olivier revenir de chez Jacqueline, les yeux baignés de joie, il n'avait plus le courage de parler. Il pensait : – Les pauvres petits sont heureux. Ne troublons pas leur bonheur. Peu à peu, son affection pour Olivier lui fit partager la confiance de son ami. Il se rassurait ; il finit par croire que Jacqueline était telle qu'Olivier la voyait et qu'elle voulait se voir elle-même. Elle avait si bonne volonté ! Elle aimait Olivier pour tout ce qu'il avait de différent d'elle et de son monde : parce qu'il était pauvre, parce qu'il était intransigeant dans ses idées morales, parce qu'il était maladroit dans le monde. Elle aimait d'une façon si pure et si entière qu'elle eût voulu être pauvre comme lui, et presque, par moments… oui, presque devenir laide, afin d'être plus sûre d'être aimée pour elle-même, pour l'amour dont son cœur était plein et dont il avait faim… Ah ! certains jours, quand il était là, elle se sentait pâlir, et ses mains tremblaient. Elle affectait de railler son émotion, elle feignait de s'occuper d'autre chose, de le regarder à peine ; elle parlait avec ironie. Mais soudain, elle s'interrompait ; elle se sauvait dans sa chambre ; et là, toute porte close, le rideau baissé sur la fenêtre, elle restait assise, les genoux serrés, les coudes rentrés contre son ventre, les bras en croix sur la poitrine, comprimant les battements de son cœur ; elle restait ainsi, ramassée sur ellemême, sans un souffle ; elle n'osait pas bouger, de peur qu'au moindre geste le bonheur ne s'enfuît. Sur son corps, en silence, elle étreignait l'amour. Maintenant, Christophe se passionnait pour le succès d'Olivier. Il s'occupait de lui maternellement, surveillait sa toilette, prétendait lui donner des conseils sur la façon de s'habiller, lui faisait – (comment !) – ses nœuds de cravate. Olivier, patient, se laissait faire, quitte à renouer sa cravate, dans l'escalier, lorsque Christophe n'était plus là. Il souriait, mais il était touché de cette grande affection. Intimidé par son amour, il n'était pas sûr de lui, et demandait volontiers conseil à Christophe ; il lui contait ses visites. Christophe, aussi ému que lui, passait quelquefois des heures, la nuit, à chercher les moyens d'aplanir le chemin à l'amour de son ami. * Ce fut dans le parc de la villa des Langeais, aux environs de Paris, dans un petit pays sur la lisière de la forêt de l'Isle-Adam, qu'Olivier et Jacqueline eurent l'entretien, qui décida de leur vie. Christophe accompagnait son ami ; mais il avait trouvé un harmonium dans la maison ; et il se mit à jouer, laissant les amoureux se promener en paix. – À vrai dire, ils ne le souhaitaient point. Ils craignaient d'être seuls. Jacqueline était silencieuse et un peu hostile. Déjà, à la dernière visite, Olivier avait senti un changement dans ses manières, une froideur subite, des regards qui paraissaient étrangers, durs, presque ennemis. Il en avait été glacé. Il n'osait s'expliquer avec elle : il craignait trop de recevoir de celle qu'il aimait une parole cruelle. Il trembla de voir Christophe s'éloigner ; il lui semblait que sa présence le garantissait seule du coup qui allait le frapper. Jacqueline n'aimait pas moins Olivier. Elle l'aimait beaucoup plus. C'était ce qui la rendait hostile. Cet amour, avec le- quel naguère elle avait joué, qu'elle avait tant appelé, il était là, devant elle ; elle le voyait s'ouvrir devant ses pas comme un gouffre, et elle se rejetait en arrière, effrayée ; elle ne comprenait plus ; elle se demandait : – Mais pourquoi ? pourquoi ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Alors, elle regardait Olivier, de ce regard qui le faisait souffrir, et elle pensait : – Qui est cet homme ? Et elle ne savait pas. – Pourquoi est-ce que je l'aime ? Elle ne savait pas. – Est-ce que je l'aime ? Elle ne savait pas… Elle ne savait pas ; mais elle savait que pourtant elle était prise ; l'amour la tenait ; elle allait se perdre en lui, se perdre tout entière, sa volonté, son indépendance, son égoïsme, ses rêves d'avenir, tout englouti dans ce monstre. Et elle se raidissait avec colère ; elle éprouvait, par moments, pour Olivier, un sentiment presque haineux. Ils allèrent jusqu'à l'extrémité du parc, dans le jardin potager, que séparait des pelouses un rideau de grands arbres. Ils marchaient à petits pas, au milieu des allées, que bordaient des buissons de groseilliers aux grappes rouges et blondes, et des plates-bandes de fraises, dont l'haleine emplissait l'air. On était au mois de juin ; mais des orages avaient refroidi le temps. Le ciel était gris, la lumière à demi éteinte ; les nuages bas se mouvaient pesamment, tout d'une masse, charriés par le vent. De ce grand vent lointain, rien n'arrivait sur la terre : pas une feuille ne remuait. Une grande mélancolie enveloppait les choses, et leur cœur. Et du fond du jardin, de la villa invisible, aux fenêtres entr'ouvertes, vinrent les sons de l'harmonium, qui disait la fugue en mi bémol mineur de Jean-Sébastien Bach. Ils s'assirent côte à côte sur la margelle d'un puits, tout pâles, sans parler. Olivier vit des larmes couler sur les joues de Jacqueline. – Vous pleurez ? murmura-t-il, les lèvres tremblantes. Ses larmes aussi coulèrent. Il lui prit la main. Elle pencha sa tête blonde sur l'épaule d'Olivier. Elle n'essayait plus de lutter : elle était vaincue ; et c'était un tel soulagement !… Ils pleurèrent tout bas, écoutant la musique, sous le dais mouvant des nuées lourdes, dont le vol silencieux semblait raser la cime des arbres. Ils pensaient à tout ce qu'ils avaient souffert, – qui sait ? peut-être aussi à ce qu'ils souffriraient plus tard. Il est des minutes où la musique fait surgir toute la mélancolie tissée autour de la destinée d'un être… Après un moment, Jacqueline essuya ses yeux et regarda Olivier. Et brusquement, ils s'embrassèrent. Ô bonheur ineffable ! Religieux bonheur ! Si doux et si profond qu'il en est douloureux !… Jacqueline demanda : – Votre sœur vous ressemblait ? Olivier eut un saisissement. Il dit : – Pourquoi me parlez-vous d'elle ? Vous la connaissiez donc ? Elle dit : – Christophe m'a raconté… Vous avez bien souffert ? Olivier inclina la tête, trop ému pour répondre. – J'ai bien souffert aussi, dit-elle. Elle parla de l'amie disparue, de la chère Marthe ; elle dit, le cœur gonflé, comme elle avait pleuré, pleuré à en mourir. – Vous m'aiderez ? dit-elle, d'une voix suppliante, vous m'aiderez à vivre, à être bonne, à lui ressembler un peu ? La pauvre Marthe, vous l'aimerez, vous aussi ? – Nous les aimerons toutes deux, comme toutes deux elles s'aiment. – Je voudrais qu'elles fussent là ! – Elles sont là. Ils restèrent, serrés l'un contre l'autre ; ils sentaient battre leur cœur. Une petite pluie fine tombait, tombait. Jacqueline frissonna. – Rentrons, dit-elle. Sous les arbres, il faisait presque nuit, Olivier baisa la chevelure mouillée de Jacqueline ; elle releva la tête vers lui, et il sentit sur ses lèvres, pour la première fois, les lèvres amoureuses, ces lèvres de petite fille, fiévreuses, un peu gercées. Ils furent sur le point de défaillir. Tout près de la maison, ils s'arrêtèrent encore : – Comme nous étions seuls, avant ! dit-il. Il avait déjà oublié Christophe. Ils se souvinrent de lui. La musique s'était tue. Ils rentrèrent. Christophe, accoudé sur l'harmonium, la tête entre ses mains, rêvait, lui aussi, à beaucoup de choses du passé. Quand il entendit la porte s'ouvrir, il s'éveilla de sa rêverie, et leur montra son visage affectueux, qu'illuminait un sourire grave et tendre. Il lut dans leurs yeux ce qui s'était passé, leur serra la main à tous deux, et dit : – Asseyez-vous là. Je vais vous jouer quelque chose. Ils s'assirent, et il joua, au piano, tout ce qu'il avait dans le cœur, tout son amour pour eux. Quand ce fut fini, ils restèrent tous les trois, sans parler. Puis, il se leva, et il les regarda. Il avait l'air si bon, et tellement plus âgé et plus fort qu'eux ! Pour la première fois, elle eut conscience de ce qu'il était. Il les serra dans ses bras, et dit à Jacqueline : – Vous l'aimerez bien, n'est-ce pas ? Vous vous aimerez bien ? Ils furent pénétrés de reconnaissance. Mais tout de suite après, il détourna l'entretien, rit, alla à la fenêtre, et sauta dans le jardin. * Les jours suivants, il engagea Olivier à faire sa demande aux parents de Jacqueline. Olivier n'osait point, par crainte du refus qu'il prévoyait. Christophe le pressa aussi de se mettre en quête d'une situation. À supposer qu'il fût agréé par les Langeais, il ne pouvait accepter la fortune de Jacqueline, s'il ne se trouvait lui-même en état de gagner son pain. Olivier pensait comme lui, sans partager sa défiance injurieuse, un peu comique, à l'égard des mariages riches. C'était là une idée ancrée dans la tête de Christophe, que la richesse tue l'âme. Volontiers, il eût répété cette boutade d'un sage gueux à une riche oiselle, qui s'inquiétait de l'au-delà : – Quoi, madame, vous avez des millions, et vous voudriez encore, par-dessus le marché, avoir une âme immortelle ? – Méfie-toi de la femme, disait-il à Olivier, – mi-plaisant, mi-sérieux, – méfie-toi de la femme, mais vingt fois plus de la femme riche ! La femme aime l'art, peut-être, mais elle étouffe l'artiste. La femme riche empoisonne l'un et l'autre. La richesse est une maladie. Et la femme la supporte encore plus mal que l'homme. Tout riche est un être anormal… Tu ris ? Tu te moques de moi ? Quoi ! est-ce qu'un riche sait ce que c'est que la vie ? Est-ce qu'il reste en communion avec la rude réalité ? Est-ce qu'il sent sur sa face le souffle fauve de la misère, l'odeur du pain à gagner, de la terre à remuer ? Est-ce qu'il peut comprendre, est-ce qu'il voit seulement les êtres et les choses ?… Quand j'étais petit garçon, il m'est arrivé une ou deux fois d'être emmené en promenade dans le landau du grand-duc. La voiture passait au milieu de prairies dont je connaissais chaque brin d'herbe, parmi des bois où je galopinais seul et que j'adorais. Eh bien, je ne voyais plus rien. Tous ces chers paysages étaient devenus pour moi aussi raidis, aussi empesés que les imbéciles qui me promenaient. Entre les prairies et mon cœur, il ne s'était pas seulement interposé le rideau de ces âmes gourmées. Il suffisait de ces quatre planches sous mes pieds, de cette estrade ambulante au-dessus de la nature. Pour sentir que la terre est ma mère, il me faut avoir les pieds enfoncés dans son ventre, comme le nouveau-né qui sort à la lumière. La richesse tranche le lien qui unit l'homme à la terre, et qui relie entre eux tous les fils de la terre. Et alors, comment voudrais-tu être encore un artiste ? L'artiste est la voix de la terre. Un riche ne peut pas être un grand artiste. Il lui faudrait, pour l'être, mille fois plus de génie, dans des conditions aussi disgraciées. Même s'il y parvient, il est toujours un fruit de serre. Le grand Gœthe a beau faire : son âme a des membres atrophiés, il lui manque des organes essentiels, que la richesse a tués. Toi qui n'as pas la sève d'un Gœthe, tu serais dévoré par la richesse, surtout par la femme riche, que Gœthe a du moins évitée. L'homme seul peut encore réagir contre le fléau. Il a en lui une brutalité native, un humus amassé d'instincts âpres et salutaires qui l'attachent à la terre. Mais la femme est livrée au poison, et elle le communique aux autres. Elle se plaît à la puanteur parfumée de la richesse. Une femme qui reste saine de cœur, au milieu de la fortune, est un prodige, autant qu'un millionnaire qui a du génie… Et puis, je n'aime pas les monstres. Qui a plus que sa part pour vivre est un monstre, – un cancer humain qui ronge les autres hommes. Olivier riait : – Je ne puis pourtant pas cesser d'aimer Jacqueline, parce qu'elle n'est pas pauvre, ni l'obliger à l'être, pour l'amour de moi. – Eh bien, si tu ne peux pas la sauver, au moins sauve-toi toi-même ! Et c'est encore la meilleure façon de la sauver. Garde-toi pur. Travaille. Olivier n'avait pas besoin que Christophe lui communiquât ses scrupules. Plus encore que lui, il avait l'âme chatouilleuse. Non qu'il prît au sérieux les boutades de Christophe contre l'argent : il avait été riche lui-même, il ne détestait point la richesse, et il trouvait qu'elle allait bien à la jolie figure de Jacqueline. Mais il lui était insupportable qu'on pût mêler à l'idée de son amour un soupçon d'intérêt. Il demanda à rentrer dans l'Université. Il ne pouvait plus espérer, pour l'instant, qu'un poste médiocre dans un lycée de province. C'était là un triste cadeau de noces à offrir à Jacqueline. Il lui en parla timidement. Jacqueline eut d'abord quelque peine à admettre ses raisons : elle les attribuait à un amour-propre exagéré, que Christophe lui avait mis en tête, et qu'elle trouvait ridicule : n'est-il pas naturel, quand on aime, d'accepter du même cœur la fortune et l'infortune de l'aimée, et n'est-ce pas un sentiment mesquin, de se refuser à lui devoir un bienfait, qui lui ferait tant de joie ?… Néanmoins, elle se rallia au projet d'Olivier : ce qu'il avait d'austère et de peu plaisant fut justement ce qui la décida ; elle y trouvait une occasion de satisfaire son appétit d'héroïsme moral. Dans l'état de révolte orgueilleuse contre son milieu, que son deuil avait provoquée et que son amour exaltait, elle avait fini par nier tout ce qui dans sa nature était en contradiction avec cette ardeur mystique ; elle tendait son être, comme un arc, vers un idéal de vie très pure, difficile, et rayonnante de bonheur… Les obstacles, la médiocrité de sa condition à venir, tout lui était joie. Que ce serait beau !… Mme Langeais était trop occupée d'elle-même pour prêter grande attention à ce qui se passait autour d'elle. Depuis peu, elle ne songeait plus qu'à sa santé ; elle occupait son temps à soigner des maladies imaginaires, essayer d'un médecin, puis d'un autre : chacun à tour de rôle était le Sauveur ; il y en avait pour quinze jours ; puis, c'était le tour du suivant. Elle restait des mois, au loin, dans des maisons de santé fort coûteuses, où elle exécutait avec dévotion des prescriptions puériles. Elle avait oublié sa fille et son mari. M. Langeais, moins indifférent, commençait à soupçonner l'intrigue. Sa jalousie paternelle l'avertissait. Il avait pour Jacqueline cette affection énigmatique, que bien des pères éprouvent pour leurs filles, mais qu'ils n'avouent guère, cette curiosité mystérieuse, voluptueuse, quasi sacrée, de revivre en des êtres de son sang, qui sont soi, et qui sont femmes. Il y a, dans ces secrets du cœur, des ombres et des lueurs qu'il est sain d'ignorer. Jusqu'alors, il s'était amusé de voir sa fille rendre amoureux les petits jeunes gens : il l'aimait ainsi, coquette, romanesque, et pourtant avisée – (comme il était). – Mais quand il vit que l'aventure menaçait de devenir sérieuse, il s'inquiéta. Il commença par se moquer d'Olivier devant Jacqueline, puis il le critiqua avec une certaine âpreté. Jacqueline en rit d'abord, et dit : – N'en dis pas tant de mal, papa ; cela te gênerait plus tard, si je voulais l'épouser. M. Langeais poussa les hauts cris ; il la traita de folle. Bon moyen pour qu'elle le devînt tout à fait ! Il déclara qu'elle n'épouserait jamais Olivier. Elle déclara qu'elle l'épouserait. Le voile se déchira. Il découvrit qu'il ne comptait plus pour elle. Son égoïsme paternel en fut indigné. Il jura qu'Olivier et Christophe ne remettraient plus les pieds chez lui. Jacqueline s'exaspéra ; et un beau matin, Olivier, ouvrant sa porte, vit entrer en coup de vent la jeune fille, pâle et décidée, qui lui dit : – Enlevez-moi ! Mes parents ne veulent pas. Moi, je veux. Compromettez-moi. Olivier, effaré, mais touché, n'essayait pas de discuter. Heureusement, Christophe était là. Il était le moins raisonnable, à l'ordinaire. Il les raisonna. Il montra quel scandale s'en suivrait, et comme ils en souffriraient. Jacqueline, mordant sa lèvre avec colère, dit : – Eh bien, nous nous tuerons après. Loin d'effrayer Olivier, ce fut une raison pour le décider. Christophe n'eut pas peu de peine à obtenir des deux fous quelque patience : avant d'en venir aux moyens désespérés, il fallait essayer des autres : que Jacqueline rentrât chez elle ; lui, irait voir M. Langeais, et plaider leur cause. Singulier avocat ! Aux premiers mots qu'il dit, M. Langeais faillit le mettre à la porte ; puis, le ridicule de la situation le frappa, et il s'en amusa. Peu à peu, le sérieux de son interlocuteur, son honnêteté, sa conviction s'imposaient ; toutefois, il n'en voulait pas convenir, et continuait à lui décocher des remarques ironiques. Christophe feignait de ne pas entendre ; mais, à certaines flèches plus cuisantes, il s'arrêtait, il se hérissait en silence ; puis il reprenait. À un moment, il posa son poing sur la table, qu'il martela, et dit : – Je vous prie de croire que la visite que je fais ne m'amuse guère : je dois me faire violence pour ne pas relever certaines de vos paroles ; mais j'estime que j'ai le devoir de vous parler ; et je parle. Oubliez-moi, comme je m'oublie, et pesez ce que je dis. M. Langeais écouta ; et quand il entendit parler du projet de suicide, il haussa les épaules et fit semblant de rire ; mais il fut remué. Il était trop intelligent pour traiter de plaisanterie une pareille menace ; il savait qu'il faut compter avec l'insanité des filles amoureuses. Jadis, une de ses maîtresses, une fille rieuse et douillette, qu'il jugeait incapable d'exécuter sa forfanterie, s'était tiré sous ses yeux un coup de revolver ; elle n'en était pas morte, sur-le-champ ; il revoyait la scène… Non, l'on n'est sûr de rien, avec ces folles. Il eut un serrement de cœur… « Elle le veut ? Eh bien, soit, tant pis pour elle, la sotte !… » Certes, il aurait pu user de diplomatie, feindre de consentir, gagner du temps, détacher doucement Jacqueline d'Olivier. Mais pour cela, il eût fallu se donner plus de peine qu'il ne pouvait ou ne voulait. Et puis, il était faible ; et le seul fait qu'il eût dit violemment : « Non ! » à Jacqueline, l'inclinait maintenant à dire : « Oui. » Après tout, que sait-on de la vie ? Cette petite avait peut-être raison. La grande affaire, c'est de s'aimer. M. Langeais n'ignorait pas qu'Olivier était un garçon sérieux, qui peut-être avait du talent… Il donna son consentement. Le soir avant le mariage, les deux amis veillèrent ensemble, une partie de la nuit. Ils ne voulaient rien perdre de ces dernières heures d'un cher passé. – Mais c'était du passé, déjà. Comme ces tristes adieux, sur le quai d'une gare, quand l'attente se prolonge avant le départ du train : on s'obstine à rester, à regarder, à parler. Mais le cœur n'est plus là ; l'ami est déjà parti… Christophe essayait de causer. Il s'arrêta, au milieu d'une phrase, voyant les yeux distraits d'Olivier, et dit, avec un sourire : – Tu es déjà loin ! Olivier s'excusa, confus. Il était triste de se laisser distraire de ces derniers instants d'intimité. Mais Christophe lui serra la main : – Va, ne te contrains pas. Je suis heureux. Rêve, mon petit. Ils restèrent à la fenêtre, accoudés l'un près de l'autre, regardant le jardin dans la nuit. Après quelque temps, Christophe dit à Olivier : – Tu te sauves de moi ? Tu crois que tu vas m'échapper ? Tu penses à ta Jacqueline. Mais je vais bien t'attraper. Moi aussi, je pense à elle. – Mon pauvre vieux, dit Olivier, et moi qui pensais à toi ! Et même… Il s'arrêta. Christophe acheva sa phrase, en riant : –… Et même qui me donnais tant de mal pour cela !… Christophe s'était fait beau, presque élégant, pour la cérémonie. Il n'y avait pas de mariage religieux : ni Olivier, indifférent, ni Jacqueline, révoltée, n'en avaient voulu. Christophe avait écrit pour la mairie un morceau symphonique ; mais au dernier moment, il y renonça, après s'être rendu compte de ce qu'est un mariage civil : il trouvait cette cérémonie ridicule. Il faut, pour y croire, être bien dépourvu de foi et de liberté, tout ensemble. Quand un vrai catholique se donne la peine de devenir libre penseur, ce n'est pas pour se faire d'un fonctionnaire de l'état civil un prêtre. Entre Dieu et la libre conscience, il n'est aucune place pour une religion de l'État. L'État enregistre, il ne lui appartient pas d'unir. Le mariage d'Olivier et de Jacqueline n'était point fait pour inspirer à Christophe le regret de sa détermination. Olivier écoutait d'un air détaché, ironique, le maire qui flagornait lourdement le jeune couple, la famille riche, et les témoins décorés. Jacqueline n'écoutait pas ; et furtivement elle tirait la langue à Simone Adam, qui l'épiait ; elle avait parié avec elle que « cela ne lui ferait rien du tout » de se marier, et elle était en train de gagner : à peine si elle songeait que c'était elle qui se mariait ; cette pensée l'amusait. Les autres posaient pour la galerie ; et la galerie lorgnait. M. Langeais paradait ; si sincère que fût son affection pour sa fille, sa principale préoccupation était de noter les gens, et de se demander s'il n'avait pas fait d'oublis dans sa liste de faire-part. Seul, Christophe était ému ; il était à lui seul, les parents, les mariés, et le maire ; il couvait des yeux Olivier, qui ne le regardait point. Le soir, le jeune couple partit pour l'Italie. Christophe et M. Langeais les accompagnèrent à la gare. Ils les voyaient joyeux, sans regrets, ne cachant point leur impatience d'être déjà partis. Olivier avait l'air d'un adolescent, et Jacqueline d'une petite fille… Tendre mélancolie de ces départs ! Le père est triste de voir sa petite emmenée par un étranger, et pourquoi !… et pour toujours loin de lui. Mais eux n'éprouvent qu'un sentiment de délivrance enivrée. La vie n'a plus d'entraves ; plus rien ne les arrête ; ils se croient arrivés au faîte : on peut mourir maintenant, on a tout, on ne craint rien… Ensuite, on voit que ce n'était qu'une étape. La route reprend, et tourne autour de la montagne ; et bien peu arrivent à la seconde étape… Le train les emporta dans la nuit. Christophe et M. Langeais revinrent ensemble. Christophe dit, avec malice : – Nous voici veufs ! M. Langeais se mit à rire. Ils se dirent au revoir, et chacun alla de son côté. Ils avaient de la peine. Mais c'était un mélange de tristesse et de douceur. Seul, dans sa chambre, Christophe pensait : – Le meilleur de moi-même est heureux. Rien ne fut changé à la chambre d'Olivier. Il avait été convenu entre les deux amis que jusqu'au retour d'Olivier et à sa nouvelle installation, ses meubles et ses souvenirs resteraient chez Christophe. Il était encore présent. Christophe considéra le portrait d'Antoinette, il le plaça sur sa table, et il lui dit : – Petite, es-tu contente ? * Il écrivait souvent, – un peu trop, – à Olivier. Il en recevait peu de lettres, distraites, et peu à peu lointaines d'esprit. Il en était déçu ; mais il se persuadait que cela devait être ainsi ; il n'avait pas d'inquiétude pour l'avenir de leur amitié. La solitude ne lui pesait point. Loin de là : il n'en avait pas assez, pour son goût. Il commençait à souffrir de la protection du Grand Journal. Arsène Gamache avait une tendance à croire qu'il possédait un droit de propriété sur les gloires qu'il s'était donné la peine de découvrir : il lui semblait naturel que ces gloires fussent associées à la sienne, comme Louis XIV groupait autour de son trône Molière, Le Brun, et Lulli. Christophe trouvait que l'auteur de l'Hymne à Ægir n'était pas plus impérialement encombrant pour l'art que son patron du Grand Journal. Car le journaliste, qui ne s'y connaissait pas plus que l'empereur, n'en avait pas moins que lui des opinions arrêtées sur l'art ; ce qu'il n'aimait point, il n'en tolérait point l'existence : il le décrétait mauvais et pernicieux ; et il le ruinait, dans l'intérêt public. Spectacle grotesque et redoutable que celui de ces brasseurs d'affaires, mal dégrossis, sans culture, qui prétendaient, par l'argent et la presse, régner non seulement sur la politique, mais sur l'esprit, et lui offraient une niche avec un collier et la pâtée, ou pouvaient, sur son refus, lancer sur lui les milliers d'imbéciles, dont ils avaient fait leur meute ! – Christophe n'était pas homme à se laisser morigéner. Il trouva fort mauvais qu'un âne se permît de lui dire ce qu'il devait faire et ce qu'il ne devait pas faire, en musique ; et il lui donna à entendre que l'art exigeait plus de préparation que la politique. Il déclina aussi, sans précautions oratoires, l'offre de mettre en musique un inepte livret, dont l'auteur était un des premiers commis du journal, et que le patron recommandait. Cela jeta un premier froid dans ses relations avec Gamache. Christophe n'en fut pas fâché. À peine sorti de l'obscurité, il aspirait à y rentrer. Il se trouvait « exposé à ce grand jour, où l'on se perd dans les autres ». Trop de gens s'occupaient de lui. Il méditait ces paroles de Gœthe : « Lorsqu'un écrivain s'est fait remarquer par un ouvrage de mérite, le public cherche à l'empêcher d'en produire un second… Le talent qui se recueille est malgré lui traîné dans le tumulte au monde, parce que chacun croit qu'il pourra s'en approprier une parcelle. » Il ferma sa porte, et, dans sa maison, se rapprocha de quelques vieux amis. Il revit le ménage des Arnaud, qu'il avait un peu négligés. Mme Arnaud, qui vivait seule une partie de la journée, avait du temps pour songer aux chagrins des autres. Elle pensait au vide qu'avait dû faire chez Christophe le départ d'Olivier ; et elle surmonta sa timidité pour l'inviter à dîner. Si elle eût osé, elle lui eût offert de venir de temps à temps faire la revue de son ménage ; mais la hardiesse lui manqua ; et ce fut mieux sans doute : car Christophe n'aimait point qu'on s'occupât de lui. Mais il accepta l'invitation à dîner, et il prit l'habitude de venir régulièrement le soir, chez les Arnaud. Il trouva le petit ménage toujours aussi uni, dans la même atmosphère de tendresse endolorie, plus grise, encore qu'auparavant. Arnaud passait par une période de dépression morale, causée par l'usure de sa vie de professeur, – cette vie de labeur lassant, qui se répète chaque jour, identique à la veille, comme une roue qui tourne sur place, sans s'arrêter jamais, sans avancer jamais. Malgré sa patience, le brave homme traversait une crise de découragement. Il s'affectait de certaines injustices, il trouvait son dévouement inutile. Mme Arnaud le réconfortait, avec de bonnes paroles ; elle semblait toujours aussi paisible : mais elle s'étiolait. Christophe, devant elle, félicitait Arnaud d'avoir une femme aussi raisonnable. – Oui, disait Arnaud, c'est une bonne petite ; rien ne la trouble. Elle a de la chance : et moi aussi. Si elle avait souffert de notre vie, je crois que j'aurais été perdu. Mme Arnaud rougissait, se taisait. Puis, de sa voix posée, elle parlait d'autre chose. – Les visites de Christophe produisaient leur bienfait ordinaire ; elles portaient la lumière ; et lui, de son côté, avait plaisir à se réchauffer à ces cœurs excellents. Une autre amie lui vint. Ou plutôt, il l'alla chercher : car, tout en désirant le connaître, elle n'eût pas fait l'effort de venir le trouver. Vingt-cinq ans, musicienne, premier prix de piano au Conservatoire : elle se nommait Cécile Fleury. Courte de taille, assez trapue, elle avait les sourcils épais, de beaux yeux larges, au regard humide, le nez petit et gros, au bout relevé, un peu rouge, en bec de canard, des lèvres grosses, bonnes et tendres, le menton énergique, solide, gras, le front point haut, mais large. Les cheveux roulés sur la nuque en chignon abondant. Des bras forts, et des mains de pianiste, grandes, au pouce écarté, aux bouts carrés. De l'ensemble de sa personne se dégageait une impression de sève lourde, de santé rustique. Elle vivait avec sa mère, qu'elle chérissait : bonne femme, qui ne s'intéressait nullement à la musique, mais qui en parlait, à force d'en entendre parler, et qui était au courant de tout ce qui se passait dans Musicopolis. Elle avait une vie médiocre, donnait des leçons tout le jour, et parfois des concerts, dont personne ne rendait compte. Elle rentrait tard, à pied, ou par l'omnibus, exténuée, de bonne humeur ; et elle faisait vaillamment ses gammes et ses chapeaux, causant beaucoup, aimant rire, et chantant pour un rien. Elle n'avait pas été gâtée par la vie. Elle savait le prix d'un peu de bien-être qu'on a gagné par ses propres efforts, la joie des petits plaisirs, des petits progrès imperceptibles dans sa situation ou dans son talent. Oui, si seulement elle gagnait cinq francs de plus, ce mois-ci, que le mois précédent, ou si elle réussissait enfin ce passage de Chopin, qu'elle s'évertuait à jouer depuis des semaines, – elle était contente. Son travail, qui n'était pas excessif, répondait exactement à ses aptitudes, et la soulageait comme une hygiène raisonnable. Jouer, chanter, donner des leçons lui procurait une agréable sensation d'activité satisfaite, normale et régulière, en même temps qu'une aisance moyenne et un succès tranquille. Elle avait un solide appétit, mangeait bien, dormait bien, et n'était jamais malade. D'esprit droit, sensé, modeste, parfaitement équilibré, elle ne se tourmentait de rien : car elle vivait dans le moment présent, sans se soucier de ce qu'il y avait avant et de ce qu'il y aurait après. Et comme elle était bien portante, comme sa vie semblait à l'abri des surprises du sort, elle se trouvait presque toujours heureuse. Elle avait plaisir à étudier son piano, comme à faire son ménage, ou à en causer, ou à ne rien faire. Elle savait vivre, non pas au jour le jour, – (elle était économe et prévoyante) – mais minute par minute. Nul idéalisme ne la travaillait ; ou, si elle en avait un, il était bourgeois, tranquillement diffus dans tous ses actes et toutes ses pensées ; il consistait à aimer paisiblement ce qu'elle faisait, quoi qu'elle fît. Elle allait à l'église, le dimanche ; mais le sentiment religieux ne tenait presque aucune place dans sa vie. Elle admirait les exaltés, comme Christophe, qui ont une foi, ou un génie ; mais elle ne les enviait pas : qu'est-ce qu'elle aurait pu faire de leur inquiétude et de leur génie ? Comment donc pouvait-elle sentir leur musique ? Elle aurait eu peine à l'expliquer. Mais ce qu'elle savait, c'est qu'elle la sentait. Sa supériorité sur les autres virtuoses était dans son robuste équilibre physique et moral ; en cette abondance de vie, sans passions personnelles, les passions étrangères trouvaient un sol riche où fleurir. Elle n'en était point troublée. Ces terribles passions, qui avaient rongé l'artiste, elle les traduisait dans toute leur énergie, sans être atteinte par leur poison ; elle n'en ressentait que la force, et la bonne fatigue qui suivait. Quand c'était fini, elle était en sueur, épuisée ; elle souriait tranquillement : elle était contente. Christophe, qui l'entendit un soir, fut frappé par son jeu. Il alla lui serrer la main, après le concert. Elle en fut reconnaissante : il y avait peu de monde au concert, et elle n'était pas blasée sur les compliments. Comme elle n'avait eu ni l'habileté de s'enrôler dans une coterie musicale, ni la rouerie d'enrôler à sa suite une troupe d'adorateurs, comme elle ne cherchait à se sin- gulariser, ni par quelque exagération de technique, ni par une interprétation fantaisiste des œuvres consacrées, ni en s'arrogeant la propriété exclusive de tel ou tel grand maître, de Jean-Sébastien Bach ou de Beethoven, comme elle n'avait point de théorie sur ce qu'elle jouait, mais se contentait de jouer tout bonnement ce qu'elle sentait, – nul ne faisait attention à elle, et les critiques l'ignoraient : car personne ne leur avait dit qu'elle jouait bien ; et ils ne l'eussent pas trouvé, d'eux-mêmes. Christophe revit souvent Cécile. Cette forte et calme fille l'attirait comme une énigme. Elle était vigoureuse et apathique. Dans son indignation qu'elle ne fût pas plus connue, il lui proposa de faire parler d'elle par ses amis du Grand Journal. Mais quoi qu'elle fût bien aise qu'on la louât, elle le pria de ne faire aucune démarche. Elle ne voulait pas lutter, se donner de peine, exciter de jalousies ; elle voulait rester en paix. On ne parlait pas d'elle : tant mieux ! Elle était sans envie, et la première à s'extasier sur la technique des autres virtuoses. Ni ambition, ni désirs. Elle était bien trop paresseuse d'esprit ! Quand elle n'était pas occupée d'un objet immédiat et précis, elle ne faisait rien, rien ; elle ne rêvait même pas ; la nuit, dans son lit, elle dormait, ou ne pensait à rien. Elle n'avait pas cette hantise maladive du mariage, qui empoisonne la vie des filles qui tremblent de coiffer Sainte-Catherine. Quand on lui demandait si elle n'aimerait pas à avoir un bon mari : – Tiens donc ! disait-elle, pourquoi pas cinquante mille livres de rentes ? Il faut prendre ce qu'on a. Si on vous l'offre, tant mieux ! Sinon, on s'en passera. Ce n'est pas une raison parce qu'on n'a pas de gâteau, pour ne pas trouver bon le bon pain. Surtout quand on en a mangé longtemps qui était dur ! – Et encore, disait la mère, il y a bien des gens qui n'en mangent pas tous les jours ! Cécile avait des raisons pour se défier des hommes. Son père, mort depuis quelques années, était faible et paresseux ; il avait fait beaucoup de tort à sa femme et aux siens. Elle avait aussi un frère qui avait mal tourné ; on ne savait trop ce qu'il devenait ; de loin en loin il reparaissait, pour demander de l'argent ; on le craignait, on avait honte, on avait peur de ce qu'on pourrait apprendre sur lui, d'un jour à l'autre ; et pourtant, on l'aimait. Christophe le rencontra, une fois. Il était chez Cécile : on sonna ; la mère alla ouvrir. Une conversation s'éleva dans la pièce à côté, avec des éclats de voix. Cécile, qui semblait troublée, sortit à son tour, et laissa Christophe seul. La discussion continuait, et la voix étrangère se faisait menaçante : Christophe crut de son devoir d'intervenir : il ouvrit la porte. Il eut à peine le temps d'entrevoir un homme jeune et un peu contrefait, qui lui tournait le dos : Cécile se jeta vers Christophe, et le supplia de rentrer. Elle rentra avec lui ; ils s'assirent en silence. Dans la chambre voisine, le visiteur cria encore, pendant quelques minutes, puis partit, en faisant claquer la porte Alors, Cécile eut un soupir, et elle dit à Christophe : – Oui… c'est mon frère. Christophe comprit : – Ah ! dit-il… Je sais… Moi aussi, j'en ai un… Cécile lui prit la main, avec une commisération affectueuse : – Vous aussi ? – Oui, fit-il… Ce sont les joies de la famille. Cécile rit ; et ils changèrent d'entretien. Non, les joies de la famille n'avaient rien d'enchanteur pour elle, et l'idée du mariage ne la fascinait point : les hommes ne valaient pas cher. Elle trouvait des avantages à sa vie indépendante : sa mère avait assez longtemps soupiré après cette liberté ; elle n'avait pas envie de la perdre. Le seul rêve éveillé qu'elle s'amusât à faire, c'était – un jour, plus tard, Dieu sait quand ! – de vivre à la campagne. Mais elle ne prenait pas la peine d'imaginer les détails de cette vie : elle trouvait fatigant de penser à quelque chose d'aussi peu certain : il valait mieux dormir, – ou faire sa tâche… En attendant qu'elle eût son château en Espagne, elle louait pendant l'été, dans la banlieue de Paris, une maisonnette qu'elle occupait seule avec sa mère. C'était à vingt minutes, par le train. L'habitation était assez loin de la gare isolée, au milieu des terrains vagues, que l'on nommait des champs ; et Cécile revenait souvent tard, dans la nuit. Mais elle n'avait pas peur ; elle ne croyait pas au danger. Elle avait bien un revolver ; mais elle l'oubliait toujours à la maison. D'ailleurs, c'était à peine si elle eût su s'en servir. Au cours de ses visites, Christophe la faisait jouer. Il s'amusait de voir sa pénétration des œuvres musicales, surtout quand il l'avait mise, d'un mot, sur le chemin du sentiment à exprimer. Il s'était aperçu qu'elle avait une voix admirable : elle ne s'en doutait point. Il l'obligea à s'exercer : il lui fit chanter de vieux lieder allemands, ou sa propre musique ; elle y prenait plaisir, et faisait des progrès, qui la surprenaient autant que lui. Elle était merveilleusement douée. L'étincelle musicale était tombée, par prodige, sur cette fille de petits bourgeois parisiens, dénués de sentiment artistique. Philomèle – (il la nommait ainsi) – causait parfois de musique, mais toujours d'une façon pratique, jamais sentimentale : elle ne semblait s'intéresser qu'à la technique du chant et du piano. Le plus souvent, quand elle était avec Christophe, et qu'ils ne jouaient pas de musique, ils parlaient des sujets les plus bourgeois : ménage, cuisine, vie domestique. Et Christophe, qui n'eût pu supporter, une minute, ces conversations avec une bourgeoise, les tenait tout naturellement avec Philomèle. Ils passaient ainsi des soirées, en tête à tête, et s'aimaient sincèrement, d'une affection calme, presque froide. Un soir qu'il était venu dîner et qu'il s'était attardé à causer, plus que d'habitude, un violent orage éclata. Quand il voulut partir, pour rejoindre le dernier train, la pluie, le vent faisaient rage ; elle lui dit : – Mais ne vous en allez pas ! Vous partirez demain matin. Il s'installa dans le petit salon, sur un lit improvisé. Une mince cloison le séparait de la chambre à coucher de Cécile ; les portes ne fermaient pas. Il entendait, de son lit, les craquements de l'autre lit et le souffle tranquille de la jeune femme. Au bout de cinq minutes, elle était endormie ; et il ne tarda pas à faire de même, sans que l'ombre d'une pensée trouble les effleurât. Dans le même temps, lui venaient d'autres amis inconnus, que commençait de lui attirer la lecture de ses œuvres. La plupart vivaient loin de Paris, ou à l'écart, et ne le rencontreraient jamais. Le succès, même grossier, a ceci de bon : il fait connaître l'artiste de milliers de braves gens, qu'il n'eût jamais atteints sans les stupides articles des journaux. Christophe entra en relations avec quelques-uns d'entre eux. C'étaient des jeunes gens isolés, menant une vie difficile, aspirant de tout leur être à un idéal dont ils n'étaient pas sûrs : ils buvaient avidement l'âme fraternelle de Christophe. C'étaient de petites gens de province : après avoir lu ses lieder, ils lui écrivaient, comme le vieux Schulz, se sentaient unis à lui. C'étaient des artistes pauvres, – un compositeur, entre autres, – qui ne pouvaient arriver, non seulement au succès, mais à s'exprimer eux-mêmes : ils étaient tout heureux que leur pensée se réalisât par Christophe. Et les plus chers de tous peut-être, – ceux qui lui écrivaient sans dire leur nom : plus libres ainsi de parler, ils épanchaient naïvement leur confiance dans le frère aîné, qui leur était un appui. Chris- tophe avait gros cœur de penser qu'il ne connaîtrait jamais ces charmantes âmes qu'il aurait eu tant de joie à aimer ; et il baisait telle de ces lettres inconnues, comme celui qui l'avait écrite baisait les lieder de Christophe ; et chacun, de son côté, pensait : – Chères pages, que vous me faites de bien ! Ainsi se formait autour de lui, suivant le rythme habituel de l'univers, cette petite famille du génie, qui se nourrit de lui et qui le nourrit, qui peu à peu s'étend, et finit par former une grande âme collective dont il est le foyer, comme un monde lumineux, une planète morale qui gravite dans l'espace, mêlant son chœur fraternel à l'harmonie des sphères. À mesure que des liens mystérieux se tissaient entre Christophe et ses amis invisibles, une révolution se faisait dans sa pensée artistique ; elle devenait plus large et plus humaine. Il ne voulait plus d'une musique qui fût un monologue, une parole pour soi seul, encore moins une construction savante pour les seules gens du métier. Il voulait qu'elle fût une communion avec les hommes. Il n'est d'art vital que celui qui s'unit aux autres. Jean-Sébastien Bach, dans ses pires heures d'isolement, était relié au reste de l'humanité par la foi religieuse, qu'il exprimait dans son art. Haendel et Mozart, par la force des choses, écrivaient pour un public, et non pas pour eux seuls. Beethoven luimême dut compter avec la foule. Cela est salutaire. Il est bon que l'humanité rappelle au génie : – Qu'y a-t-il pour moi dans ton art ? S'il n'y a rien, va-t'en ! À cette contrainte, le génie gagne, le premier. Certes, il est de grands artistes qui n'expriment que soi. Mais les plus grands de tous sont ceux dont le cœur bat pour tous. Qui veut voir Dieu vivant, face à face, doit le chercher, non dans le firmament désert de sa pensée, mais dans l'amour des hommes. Les artistes d'alors étaient loin de cet amour. Ils n'écrivaient que pour une élite vaniteuse, anarchiste, déracinée de la vie sociale, et qui mettait sa gloire à ne point partager les passions du reste des hommes, ou qui s'en faisait un jeu. La belle gloire de s'amputer de la vie, pour ne pas ressembler aux autres ! Que la mort les prenne donc ! Nous, allons aux vivants, buvons aux mamelles de la terre, au plus sacré de nos races, à leur amour de la famille et du sol. Au siècle le plus libre, le jeune prince de la Renaissance italienne, Raphaël, glorifiait la maternité dans ses Madones transtévérines. Qui nous fera aujourd'hui, en musique, une Madone à la Chaise ? Qui nous fera une musique pour toutes les heures de la vie ? Vous n'avez rien, vous n'avez rien en France. Quand vous voulez donner des chants à votre peuple, vous en êtes réduits à démarquer la musique des maîtres allemands du passé. Tout est à faire, ou à refaire, dans votre art, de la base à la cime… Christophe correspondait avec Olivier, à présent installé dans une ville de province. Il tâchait de maintenir, par lettres, leur féconde collaboration de naguère. Il eût voulu de lui de beaux textes poétiques, associés aux pensées et aux actes de tous les jours, comme ceux qui font la substance des vieux lieder allemands de jadis. De courts fragments des Livres saints ou des poèmes hindous, des odelettes religieuses ou morales, de petits tableaux de la nature, les émotions amoureuses ou familiales, la poésie des matins et des soirs et des nuits, pour les cœurs simples et sains. Quatre ou six vers pour un lied, c'est assez : les expressions les plus simples, pas de développement savant, pas d'harmonies raffinées. Qu'ai-je à faire de vos virtuosités d'esthète ? Aimez ma vie, aidez-moi à l'aimer ! Écrivez-moi les Heures de France, mes Grandes et Petites Heures. Et cherchons la phrase mélodique la plus claire. Évitons, comme la peste, ce langage artistique, qui n'est plus que l'idiome d'une caste, comme l'est devenue la musique de tant de musiciens d'aujourd'hui. Il faut avoir le courage de parler en homme, non en « artiste ». Vois ce qu'ont fait nos pères. C'est du retour au langage musical de tous qu'est sorti l'art des classiques de la fin du XVIIIe siècle. Les phrases mélodiques de Gluck, des créateurs de la symphonie, des premiers maîtres du lied, sont communes et bourgeoises parfois, comparées aux phrases raffinées ou savantes de Jean-Sébastien Bach et de Rameau. C'est ce fond de terroir qui a fait la saveur et la popularité immense des grands classiques. Ils sont partis des normes musicales les plus simples, du lied, du Singspiel ; ces petites fleurs de la vie quotidienne ont imprégné l'enfance d'un Mozart ou d'un Weber. – Faites de même ! Écrivez des chants pour tous les hommes. Làdessus, vous élèverez ensuite des symphonies. À quoi sert de brûler les étapes ? On ne commence pas la pyramide par le faîte. Vos symphonies actuelles sont des têtes sans corps. Ô beaux esprits, incarnez-vous ! Il faut des générations patientes de musiciens qui fraternisent avec leur peuple. On ne bâtit pas un art musical en un jour. Christophe ne limitait pas ses principes à la musique : il engageait Olivier à les appliquer à la littérature : – Les écrivains d'aujourd'hui s'évertuent, disait-il, à décrire des raretés humaines, ou bien des types qui n'existent que dans des groupes anormaux, en marge de la grande société des hommes agissants et sains. Puisqu'ils se sont mis d'eux-mêmes à la porte de la vie, laisse-les et va où sont les hommes. Aux hommes de tous les jours, montre la vie de tous les jours : elle est plus profonde et plus vaste que la mer. Le moindre d'entre nous porte en lui l'infini. L'infini est en chaque homme qui a la simplicité d'être un homme, dans l'amant, dans l'ami, dans la femme qui paie de ses douleurs la radieuse gloire du jour de l'enfantement, dans celui qui se sacrifie obscurément et dont nul ne saura rien ; il est le flot de vie, qui coule de l'un à l'autre, de l'autre à l'un… Écris la simple vie d'un de ces hommes simples, écris la tranquille épopée des jours qui se succèdent, tous semblables et divers, tous fils d'une même mère, depuis le premier jour du monde. Écris-la simplement. Ne t'inquiète point des recherches subtiles où s'énerve la force des artistes d'aujourd'hui. Tu parles à tous : use du langage de tous. Il n'est de mots ni nobles, ni vulgaires ; il n'est que ceux qui disent ou ne disent pas exactement ce qu'ils ont à dire. Sois tout entier dans tout ce que tu fais : pense ce que tu penses, et sens ce que tu sens. Que le rythme de ton cœur emporte tes écrits ! Le style, c'est l'âme. Olivier approuvait Christophe ; mais il répondait, avec quelque ironie : – Une telle œuvre pourrait être belle ; mais elle ne parviendrait jamais à ceux qui pourraient la lire. La critique l'étoufferait en route. – Voilà bien mon petit bourgeois français ! répliquait Christophe. Il s'inquiète de ce que la critique pensera de son livre !… Les critiques, mon garçon, ne sont là que pour enregistrer la victoire ou la défaite. Sois seulement vainqueur !… Je me suis passé d'eux ! Apprends à t'en passer aussi. Mais Olivier avait appris à se passer de bien autre chose ! Il se passait de l'art, et de Christophe. En ce moment, il ne pensait plus qu'à Jacqueline. * Leur égoïsme d'amour avait fait le vide autour d'eux ; il brûlait avec imprévoyance toutes ses ressources à venir. Ivresse des premiers temps, où les êtres mêlés ne songent, uniquement, qu'à s'absorber l'un l'autre… De toutes les parcelles de leurs corps et de leurs âmes, ils se touchent, ils se goûtent, ils cherchent à se pénétrer. Ils sont à eux seuls un univers sans lois, un chaos amoureux, où les éléments confondus ne savent pas encore ce qui les distingue entre eux, et s'efforcent l'un l'autre de se dévorer goulûment. Tous les ravit dans l'autre : l'autre, c'est encore soi. Qu'ont-ils à faire du monde ? Comme l'Androgyne antique, endormi dans son rêve d'harmonieuse volupté, leurs yeux sont clos au monde, le monde est tout en eux. Ô jours, ô nuits, qui forment un même tissu de rêves, heures qui fuient comme de beaux nuages blancs, et dont rien ne surnage que, dans l'œil ébloui, un lumineux sillage, souffle tiède qui nous baigne d'une langueur de printemps, chaleur dorée des corps, treille d'amour ensoleillée, chaste impudeur, étreintes folles, soupirs et rires, heureuses larmes, que reste-t-il de vous, poussière de bonheur ? À peine si le cœur peut se souvenir de vous : car lorsque vous étiez, le temps n'existait pas. Journées toutes semblables… Aube douce… De l'abîme du sommeil, les deux corps enlacés surgissent à la fois ; les têtes souriantes, dont l'haleine se mêle, ouvrent les yeux ensemble, se revoient et se baisent… Juvénile fraîcheur des heures matinales, air virginal où s'apaise la fièvre des corps brûlants… Voluptueuse torpeur des jours interminables, au fond desquels bourdonne la volupté des nuits… Après-midi d'été, rêveries dans les champs, sur les prés veloutés, sous les bruissantes étoffes des longs peupliers blancs… Rêveries des beaux soirs, quand on revient ensemble, bras et mains enlacés, sous le ciel lumineux, vers le lit amoureux. Le vent fait frissonner les branches des buissons. Dans le lac clair du ciel flotte le duvet blanc de la lune d'argent. Une étoile tombe et meurt, – une secousse au cœur… – un monde soufflé sans bruit. Sur la route, auprès d'eux, passent de rares ombres, rapides et muettes. Les cloches de la ville sonnent la fête du lendemain. Un instant, ils s'arrêtent, elle se serre contre lui, ils restent sans parler… Ah ! que la vie reste ainsi, immobile, comme cet instant !… Elle soupire, et dit : – Pourquoi est-ce que je vous aime tant ?… Après quelques semaines de voyage en Italie, ils s'étaient installés dans une ville de l'ouest de la France, où Olivier avait été nommé professeur. Ils ne voyaient presque personne. Ils ne s'intéressaient à rien. Lorsqu'ils étaient forcés de faire des visites, cette scandaleuse indifférence s'étalait avec un sans-gêne qui blessait les uns, faisait sourire les autres. Toutes les paroles glissaient sur eux, sans les atteindre. Ils avaient cette gravité impertinente des jeunes mariés, qui ont l'air de vous dire : – Vous autres, vous ne savez rien… Sur le joli minois absorbé, un peu boudeur, de Jacqueline, dans les yeux heureux et distraits d'Olivier, on pouvait lire : – Si vous saviez comme vous nous ennuyez !… Quand estce que nous serons seuls ? Même au milieu des autres, ils ne se gênaient pas pour l'être. On surprenait leurs regards qui se parlaient par-dessus la conversation. Ils n'avaient pas besoin de se regarder pour se voir ; et ils souriaient : car ils savaient qu'ils pensaient aux mêmes choses en même temps. Lorsqu'ils se retrouvaient seuls, après quelque contrainte mondaine, ils poussaient des cris de joie et faisaient mille folies d'enfants. Ils avaient huit ans. Ils bêtifiaient en parlant. Ils se nommaient de petits noms drolatiques. Elle l'appelait Olive, Olivet, Olifant, Fanny, Mami, Mime, Minaud, Quinaud, Kaunitz, Cosima, Cobourg, Panot, Nacot, Ponette, Naquet, et Canot. Elle jouait à la petite fille. Mais elle voulait être tout à la fois pour lui, tous les amours mêlés : mère, sœur, femme, amoureuse, maîtresse. Elle ne se contentait pas de partager ses plaisirs ; comme elle se l'était promis, elle partageait ses travaux : c'était aussi un jeu. Pendant les premiers temps, elle y apporta l'ardeur amusée d'une femme pour qui le travail était quelque chose de nou- veau : on eût dit qu'elle prenait plaisir aux tâches les plus ingrates, des copies dans les bibliothèques, des traductions de livres insipides : cela faisait partie de son plan de vie, très pure et très sérieuse, tout entière consacrée à de nobles pensers et labeurs en commun. Et cela fut très bien, tant que l'amour les illumina : car elle ne songeait qu'à lui, et non à ce qu'elle faisait. Le plus curieux, c'était que tout ce qu'elle faisait ainsi était bien fait. Son esprit se jouait sans effort dans des lectures abstraites qu'elle eût eu peine à suivre, à d'autres moments de sa vie ; son être était soulevé au-dessus de terre par l'amour ; elle ne s'en apercevait pas : telle une somnambule qui marche sur les toits, elle poursuivait tranquillement, sans rien voir, son rêve grave et riant… Et puis, elle commença de voir les toits ; et cela ne l'inquiéta point ; mais elle se demanda ce qu'elle faisait dessus, et elle rentra chez elle. Le travail l'ennuya. Elle se persuada que son amour en était gêné. Sans doute parce que son amour était déjà moins vif. Mais il n'en paraissait rien. Ils ne pouvaient plus se passer un instant l'un de l'autre. Ils se murèrent au monde, ils condamnèrent leur porte, ils n'acceptèrent plus aucune invitation. Ils étaient jaloux de l'affection des autres, de leurs occupations même, de tout ce qui les distrayait de leur amour. La correspondance avec Christophe s'espaça. Jacqueline ne l'aimait pas : il était un rival, il représentait toute une part du passé d'Olivier, où elle n'était point ; et plus il avait tenu de place dans la vie d'Olivier, plus elle cherchait, d'instinct, à la lui voler. Sans calcul de sa part, elle détachait sourdement Olivier de l'ami ; elle ironisait les manières de Christophe, sa figure, ses façons d'écrire, ses projets artistiques ; elle n'y mettait aucune méchanceté, aucune rouerie : la bonne nature s'en chargeait pour elle. Olivier s'amusait de ses remarques ; il n'y voyait pas malice ; il croyait aimer toujours autant Christophe ; mais ce n'était plus que sa personne qu'il aimait : ce qui est peu en amitié ; il ne s'apercevait pas que peu à peu il cessait de le comprendre, il se désintéressait de sa pensée, de cet idéalisme héroïque, en qui ils avaient été unis… L'amour est pour un jeune cœur une douceur trop forte ; auprès de lui, quelle autre foi peut tenir ? Le corps de la bien-aimée, son âme que l'on cueille sur cette chair sacrée, sont toute science et toute foi. De quel sourire de pitié on regarde ce qu'adorent les autres, ce que soi-même jadis on adora ! De la puissante vie et de son âpre effort, on ne voit plus que la fleur d'un instant, que l'on croit immortelle… L'amour absorbait Olivier. Au début, son bonheur avait encore la force de s'exprimer en de gracieuses poésies. Puis, cela même lui sembla vain : temps volé à l'amour ! Et Jacqueline, comme lui, s'acharnait à détruire toute autre raison de vivre, à tuer l'arbre de vie sans le support duquel meurt le lierre d'amour. Ainsi, ils s'annihilèrent tous deux dans le bonheur. Hélas ! on s'accoutume si vite au bonheur ! Quand le bonheur égoïste est le seul but à la vie, la vie est bientôt sans but. Il devient une habitude, une intoxication, on ne peut plus s'en passer. Et comme il faut bien qu'on s'en passe !… Le bonheur est un moment du rythme universel, un des pôles entre lesquels oscille le balancier de la vie : pour arrêter le balancier, il faudrait le briser… Ils connurent « cet ennui du bien-être, qui fait extravaguer la sensibilité ». Les douces heures se ralentirent, s'alanguirent, étiolées, comme des fleurs sans eau. Le ciel était toujours aussi bleu ; mais ce n'était plus l'air léger du matin. Tout était immobile ; la nature se taisait. Ils étaient seuls, comme ils l'avaient désiré. – Et leur cœur se serra. Un sentiment indéfinissable de vide, un vague ennui non sans charme, leur apparut. Ils ne savaient ce que c'était ; ils étaient obscurément inquiets. Ils devenaient impressionnables, d'une façon maladive. Leurs nerfs, tendus aux écoutes du silence, frémissaient comme des feuilles au moindre choc imprévu de la vie. Jacqueline avait des larmes, sans raison de pleurer ; et bien qu'elle voulût le croire, ce n'était plus l'amour seul qui les faisait couler. Au sortir des années ardentes et tourmentées qui avaient précédé le mariage, l'arrêt brusque de ses efforts devant le but atteint, – atteint et dépassé, – l'inutilité subite de toute action nouvelle – et peut-être de toute action passée – la jetaient dans un désarroi, qu'elle ne pouvait s'expliquer et qui l'atterrait. Elle n'en convenait point ; elle l'attribuait à une fatigue nerveuse, elle affectait d'en rire ; mais son rire n'était pas moins inquiet que ses larmes. Bravement, elle essaya de se remettre au travail. Dès les premières tentatives, elle ne comprit même plus comment elle avait été capable de s'intéresser à des tâches aussi stupides : elle les écarta avec dégoût. Elle fit un effort pour renouer des relations sociales : elle ne réussit pas davantage ; le pli était pris, elle avait perdu l'habitude des gens et des paroles médiocres, auxquelles la vie oblige : elle les trouva grotesques ; et elle se rejeta dans son isolement à deux, cherchant à se persuader, par ces épreuves malheureuses, qu'il n'y avait décidément de bon que l'amour. Et, pendant quelque temps, elle sembla en effet plus amoureuse que jamais. Mais c'était qu'elle voulait l'être. Olivier, moins passionné et plus riche de tendresse, était davantage à l'abri de ces transes ; il n'en ressentait, pour sa part, qu'un frisson vague et intermittent. D'ailleurs, son amour était préservé, dans une certaine mesure, par la gêne de ses occupations journalières, de son métier qu'il n'aimait point. Mais comme il avait une sensibilité fine et que tous les mouvements qui se passaient dans le cœur qu'il aimait se propageaient dans le sien, l'inquiétude cachée de Jacqueline se communiquait à lui. Une belle après-midi, ils se promenaient dans la campagne. Ils s'étaient réjouis à l'avance de cette promenade. Tout était riant. Mais dès les premiers pas, un manteau de tristesse morne et lasse tomba sur eux ; ils se sentirent glacés. Impossible de parler. Ils se forçaient pourtant ; mais chaque mot qu'ils disaient faisait sonner le néant. Ils achevèrent leur promenade, comme des automates, sans rien voir et sentir. Ils rentrèrent, le cœur serré. C'était le crépuscule ; l'appartement était vide, noir, et froid. Ils n'allumèrent pas tout de suite, pour ne pas se voir eux-mêmes. Jacqueline entra dans sa chambre, et, au lieu d'enlever son chapeau, son manteau, elle s'assit, muette, auprès de la fenêtre. Olivier, dans la pièce voisine, restait appuyé sur la table. La porte était ouverte entre les deux chambres ; ils étaient si près l'un de l'autre qu'ils auraient pu entendre leur souffle. Et dans les demi-ténèbres, tous deux, amèrement, en silence, pleurèrent. Ils appuyaient leur main sur leur bouche, pour qu'on n'entendît rien. À la fin, Olivier angoissé dit : – Jacqueline… Jacqueline, dévorant ses larmes, dit : – Quoi ? – Est-ce que tu ne viens pas ? – Je viens. Elle se déshabilla, alla baigner ses yeux. Il alluma la lampe. Après quelques minutes, elle rentra dans la chambre. Ils ne se regardaient point. Ils savaient qu'ils avaient pleuré. Et ils ne pouvaient se consoler : car ils savaient pourquoi. Vint un moment où ils ne purent plus se cacher leur trouble. Et comme ils ne voulaient pas s'en avouer la cause, ils en cherchèrent une autre, et n'eurent point de peine à la trouver. Ils accusèrent l'ennui de la vie de province. Ce leur fut un soulagement. M. Langeais, mis au courant par sa fille, ne fut pas trop surpris qu'elle commençât à se fatiguer de l'héroïsme. Il usa de ses amitiés politiques, et obtint la nomination de son gendre à Paris. Quand la bonne nouvelle arriva, Jacqueline sauta de joie et recouvra tout son bonheur passé. Maintenant qu'ils allaient le quitter, le pays ennuyeux leur parut amical ; ils y avaient semé tant de souvenirs d'amour ! Ils occupèrent les dernières journées à en rechercher les traces. Une tendre mélancolie s'exhalait de ce pèlerinage. Ces calmes horizons les avaient vus heureux. Une voix intérieure leur murmurait : – Tu sais ce que tu laisses. Sais-tu ce que tu vas trouver ? Jacqueline pleura, la veille de son départ. Olivier lui demanda pourquoi. Elle ne voulait pas parler. Ils prirent une feuille de papier, et s'écrivirent, comme ils avaient coutume, quand le son des paroles leur faisait peur : – Mon cher petit Olivier… – Ma chère petite Jacqueline… – Ça m'ennuie m'en aller. – M'en aller d'où ? – D'où nous nous sommes aimés. – M'en aller où ? – Où nous serons plus vieux. – Où nous serons tous deux. – Mais jamais tant s'aimant. – Toujours plus. – Qui le sait ? – Moi, je sais. – Moi, je veux. Alors, ils firent deux ronds en bas du papier, pour dire qu'ils s'embrassaient. Et puis, elle essuya ses larmes, rit, et elle l'habilla en mignon Henri III, en l'affublant de sa toque et de sa pèlerine blanche, au collet relevé, comme une fraise. * À Paris, ils retrouvèrent ceux qu'ils avaient quittés. Ils ne les retrouvèrent plus tels qu'ils les avaient quittés. À la nouvelle de l'arrivée d'Olivier, Christophe accourut tout joyeux. Olivier avait autant de joie que lui à le revoir. Mais, dès les premiers regards, ils éprouvèrent une gêne inattendue. Ils essayèrent de réagir. En vain. Olivier était très affectueux ; mais il y avait en lui quelque chose de changé ; et Christophe le sentait. Un ami qui se marie a beau faire : ce n'est plus l'ami d'autrefois. À l'âme d'homme est toujours mélangée maintenant l'âme de femme. Christophe la flairait partout chez Olivier : dans des lueurs insaisissables de son regard, dans de légers plis de ses lèvres qu'il ne connaissait pas, dans des inflexions nouvelles de sa voix et de sa pensée. Olivier n'en avait pas conscience ; mais il s'étonnait de revoir Christophe si différent de celui qu'il avait laissé. Il n'allait pas jusqu'à penser que c'était Christophe qui avait changé ; il reconnaissait que le changement venait de lui-même : ce lui semblait une évolution normale, due à l'âge ; et il était surpris de ne pas trouver le même progrès chez Christophe ; il lui reprochait de s'être immobilisé dans des pensées, qui naguère lui étaient chères, et qui lui paraissaient aujourd'hui naïves et démodées. C'est qu'elles n'étaient plus à la mode de l'âme étrangère qui, sans qu'il s'en doutât, s'était installée en lui. Ce sentiment était plus net, lorsque Jacqueline assistait à l'entretien : alors s'interposait entre les yeux d'Olivier et Christophe un voile d'ironie. Cependant, ils tâchaient de se cacher leurs impressions. Christophe continuait de venir. Jacqueline lui décochait innocemment quelques petites flèches malignes et barbelées. Il se laissait faire. Mais quand il rentrait chez lui, il était triste. Les premiers mois passés à Paris furent un temps assez heureux pour Jacqueline, et par suite pour Olivier. D'abord, elle fut occupée de leur installation ; ils avaient trouvé dans une vieille rue de Passy un aimable petit appartement qui donnait sur un carré de jardin. Le choix des meubles et des papiers fut un jeu de quelques semaines. Jacqueline y dépensait une somme d'énergie, et presque de passion, exagérée : il semblait que son bonheur éternel dépendît d'une nuance de tenture ou du profil de quelque vieux bahut. Puis elle refit connaissance avec son père, sa mère, ses amis. Comme elle les avait totalement oubliés durant son année d'amour, ce fut une véritable redécouverte : d'autant que si son âme s'était mêlée à celle d'Olivier, un peu de celle d'Olivier s'était mêlée à la sienne, et qu'elle revoyait ses anciennes connaissances avec des yeux nouveaux. Elles lui parurent avoir beaucoup gagné. Olivier n'y perdit pas trop, d'abord. Ils se faisaient valoir mutuellement. Le recueillement moral, le clair-obscur poétique de son compagnon, faisaient trouver à Jacqueline plus d'agrément dans ces gens du monde qui ne pensent qu'à jouir, briller et plaire ; et les défauts séduisants mais dangereux de ce monde qu'elle connaissait d'autant mieux qu'elle y appartenait, lui faisaient apprécier la sécurité du cœur de son ami. Elle s'amusait beaucoup à ces comparaisons, et aimait à les prolonger, pour justifier son choix. – Elles les prolongeait si bien qu'à de certains moments elle ne savait plus pourquoi elle avait fait ce choix. Ces moments ne duraient point, par bonheur. Même, comme elle en avait remords, elle n'était jamais aussi tendre avec Olivier, qu'après. Moyennant quoi, elle recommençait. Quand elle en eut pris l'habitude, elle cessa de s'en amuser ; et la comparaison devint plus agressive : au lieu de se compléter, les deux mondes opposés se firent la guerre. Elle se demanda pourquoi Olivier ne possédait pas les qualités, voire un peu les défauts, qu'elle goûtait à présent chez ses amis parisiens. Elle ne le lui disait point ; mais Olivier sentait le regard de la petite compagne qui l'observait sans indulgence : il en était inquiet et mortifié. Néanmoins, il n'avait pas encore perdu sur Jacqueline l'ascendant que l'amour lui donnait ; et le jeune ménage eût continué assez longtemps sa vie d'intimité tendre et laborieuse, sans les circonstances qui vinrent en modifier les conditions matérielles et rompirent son fragile équilibre. Quivi trovammo Pluto il gran nemico… Une sœur de Mme Langeais vint à mourir. Elle était veuve d'un riche industriel, et n'avait point d'enfants. Tout son bien passa aux Langeais. La fortune de Jacqueline en fut plus que doublée. Quand l'héritage arriva, Olivier se souvint des paroles de Christophe sur l'argent, et dit : – Nous étions bien sans cela, peut-être sera-ce un mal. Jacqueline se moqua de lui : – Bêta ! dit-elle. Comme si cela pouvait jamais faire du mal ! D'abord, nous ne changerons rien à notre vie. La vie resta en effet la même en apparence. Si bien la même qu'après un certain temps on entendait Jacqueline se plaindre de n'être pas assez riche : preuve évidente qu'il y avait quelque chose de changé. Et de fait, bien que leurs revenus eussent triplé, tout était dépensé, sans qu'ils sussent à quoi. C'était à se demander comment ils avaient pu faire auparavant. L'argent fuyait, absorbé par mille frais nouveaux, qui semblaient aussitôt habituels et indispensables. Jacqueline avait fait connaissance avec les grands tailleurs ; elle avait congédié la couturière familiale, qui venait à la journée et qu'on connaissait depuis l'enfance. Où était le temps des petites toques de quatre sous, qu'on fabriquait avec un rien, et qui étaient jolies, – de ces robes dont l'élégance n'était pas impeccable, mais qui étaient éclairées de son reflet gracieux, qui étaient un peu d'ellemême ? Le doux charme d'intimité qui rayonnait de tout ce qui l'entourait, s'effaçait chaque jour. Sa poésie s'était fondue. Elle devenait banale. On changea d'appartement. Celui qu'on avait eu tant de peine et de plaisir à installer sembla étroit et laid. Au lieu des modestes petites chambres, toutes rayonnantes d'âme, aux fenêtres desquelles un arbre ami balançait sa silhouette gracile, on prit un appartement vaste, confortable, bien distribué, que l'on n'aimait pas, que l'on ne pouvait aimer, où l'on mourrait d'ennui. Aux vieux objets familiers on substitua des meubles, des tentures, qui étaient des étrangers. Il n'y eut plus nulle part de place pour le souvenir. Les premières années de vie commune furent balayées de la pensée… Grand malheur pour deux êtres unis, quand se brisent les liens qui les rattachent à leur passé d'amour ! L'image de ce passé est une sauvegarde contre les découragements et les hostilités, qui succèdent fatalement aux premières tendresses. La facilité des dépenses avait rapproché Jacqueline, à Paris et en voyage, – (car maintenant qu'ils étaient riches, ils voyageaient souvent) – d'une classe de gens riches et inutiles, dont la société lui inspirait une sorte de mépris pour le reste des hommes, pour ceux qui travaillent. Avec son merveilleux pouvoir d'adaptation, elle s'assimilait sur-lechamp ces âmes stériles et gangrenées. Impossible de réagir. Aussitôt, elle se cabrait, irritée, traitant de « bassesse bourgeoise » l'idée qu'on pût – qu'on dût – être heureux par le devoir domestique et dans l'aurea mediocritas. Elle avait perdu jusqu'à la compréhension des heures passées, où dans l'amour elle s'était généreusement donnée. Olivier n'était pas assez fort pour lutter. Lui aussi avait changé. Il avait laissé son professorat, il n'avait plus de tâche obligée. Il écrivait seulement ; et l'équilibre de sa vie en était modifié. Jusque-là, il avait souffert de ne pouvoir être tout à l'art. Maintenant, il était tout à l'art, et il se sentait perdu dans le monde des nuées. L'art qui n'a pas pour contrepoids un métier, pour support une forte vie pratique, l'art qui ne sent point dans sa chair l'aiguillon de la tâche journalière, l'art qui n'a point besoin de gagner son pain, perd le meilleur de sa force et de sa réalité. Il est la fleur de luxe. Il n'est plus – (ce qu'il est chez les plus grands des artistes), – le fruit sacré de la peine humaine… Olivier connaissait le désœuvrement ; « À quoi bon ?… » Rien ne le pressait plus : il laissait rêver sa plume, il flânait, il était désorienté. Il avait perdu contact avec ceux de sa classe, qui creusaient patiemment, durement, leur sillon. Il était tombé dans un monde différent, où il était mal à l'aise, et qui pourtant ne lui déplaisait pas. Faible, aimable et curieux, il observait complaisamment ce monde non sans grâce, mais sans consistance ; et il ne s'apercevait pas qu'il se laissait teinter par lui : sa foi n'était plus aussi sûre. La transformation était moins rapide chez lui que chez Jacqueline. La femme a le redoutable privilège de pouvoir changer tout d'un coup tout entière. Ces morts et ces renouvellements instantanés de l'être terrifient ceux qui l'aiment. Il est pourtant naturel, pour un être plein de vie que ne tient pas en bride la volonté, de ne plus être demain ce qu'il fut aujourd'hui. Telle une eau qui s'écoule. Qui l'aime doit la suivre, ou bien doit être fleuve et l'emporter dans son cours. Dans les deux cas, il faut changer. Épreuve dangereuse : on ne connaît vraiment l'amour qu'après l'y avoir soumis. Et son harmonie est si délicate, dans les premières années de vie commune, qu'il suffit souvent de la plus légère altération en l'un des deux amants, pour tout détruire. Combien plus, un changement brusque de fortune ou de milieu ! Il faut être bien fort – ou bien indifférent – pour y résister. Jacqueline et Olivier n'étaient ni indifférents, ni forts. Ils se voyaient l'un l'autre dans une lumière nouvelle ; et le visage ami leur devenait étranger. Aux heures où ils faisaient cette triste découverte, ils se cachaient l'un de l'autre, par une pitié d'amour : car ils s'aimaient toujours. Olivier avait le refuge de son travail, dont l'exercice régulier lui procurait le calme. Jacqueline n'avait rien. Elle ne faisait rien. Elle restait indéfiniment au lit, ou à sa toilette, assise pendant des heures, à demi dévêtue, immobile, absorbée ; et une sourde tristesse goutte à goutte s'amassait, comme une brume glaciale. Elle était incapable de faire diversion à l'idée fixe de l'amour… L'amour ! La plus divine des choses humaines, quand il est un don de soi. La plus sotte et la plus décevante, quand il est une chasse au bonheur… Impossible à Jacqueline de concevoir un autre but à la vie. Dans des moments de bonne volonté, elle essaya de s'intéresser aux autres, à leurs misères : elle n'y parvint point. Les souffrances des autres lui causaient une répulsion invincible ; ses nerfs n'en supportaient pas le spectacle ni la pensée. Pour tranquilliser sa conscience, elle avait fait deux ou trois fois quelque chose qui ressemblait à du bien : le résultat avait été médiocre. – Voyez donc, disait-elle à Christophe. Quand on veut faire le bien, on fait le mal. Il vaut mieux s'abstenir. Je n'ai pas la vocation. Christophe la regardait : et il pensait à une de ses amies de rencontre, une grisette égoïste, immorale, incapable d'affection vraie, mais qui, dès qu'elle voyait souffrir, se sentait des entrailles de mère pour l'indifférent de la veille ou pour un inconnu. Les soins les plus répugnants ne la rebutaient point : elle éprouvait même un singulier plaisir à ceux qui demandaient le plus d'abnégation. Elle ne s'en rendait pas compte : il semblait qu'elle y trouvât l'emploi de toute sa force d'idéal obscure, inexprimée ; son âme, atrophiée dans le reste de sa vie, respirait à ces rares instants ; d'adoucir un peu de souffrance, elle ressentait un bien-être ; et sa joie était alors presque déplacée. – La bonté de cette femme, qui était égoïste, l'égoïsme de Jacqueline, qui pourtant était bonne : ni vice, ni vertu ; hygiène pour toutes deux. Mais l'une se portait mieux. Jacqueline était écrasée par l'idée de la souffrance. Elle eut préféré la mort à la douleur physique. Elle eût préféré la mort à la perte d'une des sources de sa joie : sa beauté ou sa jeunesse. Qu'elle n'eût pas tout le bonheur auquel elle croyait avoir droit, – (car elle croyait au bonheur, c'était chez elle une foi, entière et absurde, une foi religieuse), – que d'autres eussent plus de bonheur, cela lui paraissait la plus horrible des injustices. Le bonheur n'était pas seulement la foi, il était la vertu. Être malheureux lui semblait une infirmité. Toute sa vie s'orientait peu à peu d'après ce principe. Son vrai caractère avait surgi des voiles idéalistes, dont vierge elle s'enveloppait avec une pudeur craintive. Par réaction contre cet idéalisme passé, elle regardait les choses d'un regard net et cru. Elle ne les estimait que dans la mesure où elles s'accordaient avec l'opinion du monde et avec la commodité de la vie. Elle en était venue à l'état d'esprit de sa mère : elle allait à l'église, et pratiquait, avec une ponctualité indifférente. Elle ne se tourmentait plus de savoir si cela était vrai : elle avait d'autres tourments plus positifs ; et elle pensait avec une pitié ironique à ses révoltes mystiques d'enfant. – Son esprit positif d'aujourd'hui n'était pas plus réel que son idéalisme d'hier. Elle se forçait. Elle n'était ni ange, ni bête. Elle était une pauvre femme qui s'ennuie. Elle s'ennuyait, s'ennuyait… elle s'ennuyait d'autant plus qu'elle ne pouvait se donner comme excuse qu'elle n'était pas aimée, ou qu'elle ne pouvait souffrir Olivier. Sa vie lui paraissait bloquée, murée, sans avenir ; elle aspirait à un bonheur nouveau, sans cesse renouvelé, – rêve enfantin que ne légitimait point la médiocrité de son aptitude au bonheur. Elle était comme tant d'autres femmes, tant de ménages désœuvrés, qui ont toutes les raisons d'être heureux, et qui ne cessent de se torturer. On en voit, qui sont riches, qui ont de beaux enfants, une bonne santé, qui sont intelligents et capables de sentir les belles choses, qui possèdent tous les moyens d'agir, de faire du bien, d'enrichir leur vie et celle des autres. Et ils passent leur temps à gémir qu'ils ne s'aiment pas, qu'ils en aiment d'autres, ou qu'ils n'en aiment pas d'autres, – perpétuellement occupés d'euxmêmes, de leurs rapports sentimentaux ou sexuels, de leurs prétendus droits au bonheur, de leurs égoïsmes contradictoires, et discutant, discutant, discutant, jouant la comédie du grand amour, la comédie de la grande souffrance, et finissant par y croire… Qui leur dira : – Vous n'êtes aucunement intéressants. Il est indécent de se plaire, quand on a tant de moyens de bonheur ! Qui leur arrachera leur fortune, leur santé, tous ces dons merveilleux, dont ils sont indignes ! Qui remettra sous le joug de la misère et de la peine véritable ces esclaves incapables d'être libres, que leur liberté affole ! S'ils avaient à gagner durement leur pain, ils seraient contents de le manger. Et s'ils voyaient en face le visage terrible de la souffrance, ils n'oseraient plus en jouer la comédie révoltante… Mais, au bout du compte, ils souffrent. Ils sont des malades. Comment ne pas les plaindre ? – La pauvre Jacqueline était aussi innocente de se détacher d'Olivier qu'Olivier l'était de ne pas la tenir attachée. Elle était ce que la nature l'avait faite. Elle ne savait pas que le mariage est un défi à la nature, et que, quand on a jeté le gant à la nature, il faut s'attendre à ce qu'elle le relève, et s'apprêter à soutenir vaillamment le combat qu'on a provoqué. Elle s'apercevait qu'elle s'était trompée. Elle en était irritée contre elle-même ; et cette déception se tournait en hostilité contre tout ce qu'elle avait aimé, contre la foi d'Olivier, qui avait été aussi la sienne. Une femme intelligente a, plus qu'un homme, par éclairs, l'intuition des choses éternelles ; mais il lui est plus difficile de s'y maintenir. L'homme qui a conçu ces pensées, les nourrit de sa vie. La femme en nourrit sa vie ; elle les absorbe, elle ne les crée point. Constamment, il faut jeter dans son esprit et dans son cœur un nouvel aliment : ils ne se suffisent pas. Faute de croire et d'aimer, elle détruit, – à moins qu'elle n'ait reçu cette grâce du ciel : le calme, vertu suprême. Jacqueline avait cru passionnément, naguère, à l'union conjugale, fondée sur une foi commune, au bonheur de lutter, de peiner et d'édifier ensemble. Mais cette fois, elle n'y avait cru que lorsque le soleil de l'amour la dorait ; à mesure que le soleil tombait la foi lui apparaissait comme une montagne aride, sombre, dressée sur le ciel vide ; et Jacqueline se sentait sans force, pour poursuivre la route : à quoi bon atteindre au sommet ? Qu'y avait-il de l'autre côté ? Quelle immense duperie ! Jacqueline ne pouvait plus comprendre comment Olivier continuait de se laisser duper par ces chimères qui dévoraient la vie ; et elle se disait qu'il n'était ni très intelligent, ni très vivant. Elle étouffait dans son atmosphère, irrespirable pour elle ; et l'instinct de conservation la poussait, pour se défendre, à l'attaquer. Elle travaillait à réduire en poussière ces croyances ennemies de celui qu'elle aimait encore ; elle usait de toutes ses armes d'ironie et de volupté ; elle l'enlaçait des lianes de ses désirs et de ses menus soucis ; elle aspirait à faire de lui un reflet d'elle-même,… d'elle-même qui ne savait plus ce qu'elle voulait, ce qu'elle était ! Elle se trouvait humiliée de ce qu'Olivier, ne réussît point ; et il ne lui importait plus que ce fût à tort ou à raison : car elle en venait à croire qu'en fin de compte ce qui distingue le raté de l'homme de talent, c'est le succès. Olivier sentait peser sur lui ces doutes, et il en perdait le meilleur de ses forces. Cependant, il luttait de son mieux, comme tant d'autres ont lutté et lutteront, vainement pour la plupart, dans cette lutte inégale où l'instinct égoïste de la femme s'appuie, contre l'égoïsme intellectuel de l'homme, sur la faiblesse de l'homme, sur ses déceptions et sur son sens commun, qui est le nom dont il couvre l'usure de la vie et sa propre lâcheté. – Du moins, Jacqueline et Olivier étaient supérieurs à la plupart des combattants. Car Olivier n'eût jamais trahi son idéal, comme ces milliers d'hommes qui se laissent entraîner par les sollicitations de leur paresse, de leur vanité, et de leur amour mêlés, à renier leur âme éternelle. Et s'il l'eût fait, Jacqueline l'eût méprisé. Mais, dans son aveuglement, elle s'acharnait à détruire cette force d'Olivier, qui était aussi la sienne, leur sauvegarde à tous deux ; et par une stratégie instinctive, elle minait les amitiés sur lesquelles cette force s'appuyait. Depuis l'héritage, Christophe était dépaysé dans la compagnie du jeune ménage. L'affectation de snobisme et d'esprit pratique un peu plat, que Jacqueline malignement exagérait, dans ses conversations avec lui, arrivait à ses fins. Il se révoltait parfois, et disait des choses dures, qui étaient mal prises. Elles n'eussent pourtant jamais amené une brouille entre les deux amis : ils étaient trop attachés l'un à l'autre. Pour rien au monde, Olivier n'eût voulu sacrifier Christophe. Mais il ne pouvait l'imposer à Jacqueline ; et faible par amour, il était incapable de lui faire de la peine. Christophe, qui vit ce qui se passait en lui, lui facilita le choix, en se retirant lui-même. Il avait compris qu'il ne pouvait rendre aucun service à Olivier, en restant : il lui nuisait plutôt. Il trouva des prétextes pour s'éloigner de lui ; et la faiblesse d'Olivier accepta ses mauvaises raisons ; mais il devinait le sacrifice de Christophe, et il était déchiré de remords. Christophe ne lui en voulait pas. Il pensait qu'on n'a pas tort de dire que la femme est la moitié de l'homme. Car un homme marié n'est plus qu'une moitié d'homme. * Il tâcha de réorganiser sa vie, en se passant d'Olivier. Mais il avait beau se persuader que la séparation ne serait que momentanée : malgré son optimisme, il eut de tristes heures. Il avait perdu l'habitude d'être seul. Certes, il l'avait été, pendant le séjour d'Olivier en province ; mais alors, il pouvait se faire illusion ; il se disait que l'ami était loin, mais qu'il reviendrait. Maintenant, l'ami était revenu, et il était plus loin que jamais. Cette affection, qui avait rempli sa vie pendant plusieurs années, lui manquait tout d'un coup : c'était comme s'il avait perdu le meilleur de ses raisons d'agir. Depuis qu'il aimait Olivier, il avait pris l'habitude de l'associer à tout ce qu'il pensait. Le travail ne pouvait suffire à combler le vide : car Christophe s'était accoutumé à mêler au travail l'image de l'ami. Et maintenant que l'ami se désintéressait de lui, Christophe était comme quelqu'un qui a perdu son équilibre : afin de le rétablir, il cherchait une autre affection. Celles de Mme Arnaud et de Philomèle lui restaient. Mais en ce moment, ces tranquilles amies ne pouvaient lui suffire. Cependant, les deux femmes semblaient deviner le chagrin de Christophe, et elles sympathisaient en secret avec lui. Christophe fut bien surpris, un soir, de voir entrer chez lui Mme Arnaud. Elle ne s'était jamais hasardée encore à lui faire visite. Elle paraissait agitée. Christophe n'y prit pas garde ; il attribua ce trouble à sa timidité. Elle s'assit, et elle ne disait rien. Christophe, pour la mettre à l'aise, fit les honneurs de sont appartement ; on causa d'Olivier, dont les souvenirs remplissaient la chambre. Christophe en parlait gaiement, sans rien qui décelât ce qui s'était passé. Mais Mme Arnaud ne put s'empêcher de le regarder avec un peu de pitié et de lui dire : – Vous ne vous voyez presque plus ? Il pensa qu'elle était venue pour le consoler ; et il en eut de l'impatience : car il n'aimait point qu'on se mêlât de ses affaires. Il répondit : – Quand il nous plaît. Elle rougit, et dit : – Oh ! ce n'était pas une question indiscrète ! Il regretta sa brusquerie, et il lui prit les mains : – Pardon, dit-il. J'ai toujours peur qu'on ne l'attaque. Pauvre petit ! Il en souffre autant que moi… Non, nous ne nous voyons plus. – Et il ne vous écrit pas ? – Non, fit Christophe un peu honteux… – Comme la vie est triste ! dit Mme Arnaud, après un moment. Christophe releva la tête. – Non, la vie n'est pas triste, dit-il. Elle a des heures tristes. Mme Arnaud reprit avec une amertume voilée : – On s'est aimé, on ne s'aime plus. À quoi cela a-t-il servi ? – On s'est aimé. Elle dit encore : – Vous vous êtes sacrifié à lui. Si du moins votre sacrifice servait à celui qu'on aime ! Mais il n'en est pas plus heureux ! – Je ne me suis pas sacrifié, dit Christophe avec colère. Et si je me sacrifie, c'est que cela me fait plaisir. Il n'y a pas à discuter. On fait ce qu'on doit faire. Si on ne le faisait pas, c'est pour le coup qu'on serait malheureux ! Rien de stupide comme ce mot sacrifice ! Je ne sais quels clergymen, avec leur pauvreté de cœur, y ont mêlé une idée de tristesse protestante, morose et engoncée. Il semble que pour qu'un sacrifice soit bon, il faut qu'il soit embêtant… Au diable ! Si un sacrifice est une tristesse pour vous, non une joie, ne le faites pas, vous n'en êtes pas digne. Ce n'est pas pour le roi de Prusse qu'on se sacrifie, c'est pour soi. Si vous ne sentez pas le bonheur qu'il y a à vous donner, allez vous promener ! Vous ne méritez pas de vivre. Mme Arnaud écoutait Christophe, sans oser le regarder. Brusquement, elle se leva, et dit : – Adieu. Alors, il pensa qu'elle était venue pour lui confier quelque chose ; et il dit : – Oh ! pardon, je suis un égoïste, je ne parle que de moi. Restez encore, voulez-vous ? Elle dit : – Non, je ne peux pas… Merci… Elle partit. Ils restèrent quelque temps, sans se voir. Elle ne lui donnait plus signe de vie ; et il n'allait pas chez elle, non plus que chez Philomèle. Il les aimait bien ; mais il craignait de s'entretenir des choses qui l'attristaient. Et puis, leur existence calme, médiocre, leur air raréfié, ne lui convenaient pas, pour l'instant. Il avait besoin de voir des figures nouvelles ; il lui fallait se ressaisir à un intérêt, à un amour nouveau. * Pour sortir de soi, il se mit à fréquenter le théâtre, qu'il avait négligé depuis longtemps. Le théâtre lui semblait d'ailleurs une école intéressante pour le musicien qui veut observer et noter les accents des passions. Ce n'était pas qu'il eût plus de sympathie pour les pièces françaises qu'au début de son séjour à Paris. Sans parler de son peu de goût pour leurs éternels sujets, fades et brutaux, de psycho-physiologie amoureuse, la langue théâtrale des Français lui semblait archifausse, surtout dans le drame poétique. Ni leur prose, ni leurs vers ne répondaient à la langue vivante du peuple à son génie. La prose était un langage fabriqué, de chroniqueur mondain chez les meilleurs, de feuilletoniste vulgaire chez les pires. La poésie donnait raison à la boutade de Gœthe : « La poésie est bonne pour ceux qui n'ont rien à dire. » Elle était une prose prolixe et contournée ; les images cherchées, qu'on y avait greffées, sans aucun besoin du cœur, produisaient sur tout être sincère l'effet d'un mensonge. Christophe ne faisait pas plus de cas de ces drames poétiques que des opéras italiens hurleurs et doucereux, aux vocalises empanachées. Les acteurs l'intéressaient beaucoup plus que les pièces. Aussi bien, les acteurs s'appliquaient-ils à les imiter. « On ne pouvait se flatter qu'une pièce serait jouée avec quelque succès, si l'on n'avait eu l'attention de modeler ses caractères sur les vices des comédiens. » La situation n'avait guère changé depuis le temps où Diderot écrivait ces lignes. Les mimes étaient devenus les modèles de l'art. Aussitôt que l'un d'eux arrivait au succès, il avait son théâtre, ses auteurs, tailleurs complaisants et ses pièces faites sur mesure. Parmi ces grands mannequins, des modes littéraires, Françoise Oudon attirait Christophe. On s'en était entiché, à Paris, depuis un an ou deux. Elle aussi avait ses fournisseurs de rôles ; toutefois, elle ne jouait point que des œuvres fabriquées pour elle ; son répertoire assez mêlé allait d'Ibsen à Sardou, de Gabriele d'Annunzio à Dumas fils, de Bernard Shaw à Henry Bataille. Même elle se hasardait parfois dans les royales avenues de l'hexamètre classique, et sur le torrent d'images de Shakespeare. Mais elle y était moins à l'aise. Quoi qu'elle jouât, elle se jouait elle-même, elle seule, toujours. C'était sa faiblesse et sa force. Tant que l'attention publique ne s'était pas occupée de sa personne, son jeu n'avait eu aucun succès. Du jour où elle piqua la curiosité, tout ce qu'elle joua parut merveilleux. En vérité, elle valait la peine qu'on oubliât, en la voyant, les piètres œuvres, qu'elle embellissait de sa vie. L'énigme de ce corps de femme, que modelait une âme inconnue, était pour Christophe plus émouvante que les pièces qu'elle jouait. Elle avait un beau profil, net et tragique. Non pas d'un dessin accentué à la Romaine. Ses lignes délicates, parisiennes, à la Jean Goujon, semblaient autant d'un jeune garçon que d'une femme. Le nez court, mais bien fait. Une belle bouche aux lèvres minces, d'un pli un peu amer. Des joues intelligentes, d'une maigreur juvénile, qui avait quelque chose de touchant, le reflet d'une souffrance intérieure. Le menton volontaire. Le teint blême. Un de ces visages habitués à l'impassibilité, mais transparents en dépit d'eux-mêmes, où l'âme est répandue partout sous la peau. Des cheveux et des sourcils très fins, des yeux changeants, gris, ambrés, capables de prendre des reflets verdâtres ou dorés, des yeux de chatte. Elle tenait aussi de la chatte par une torpeur apparente, un demi-sommeil, les yeux ouverts, aux aguets, toujours défiante, avec de brusques détentes nerveuses, une cruauté cachée. Moins grande qu'elle ne semblait, elle était une fausse maigre, avec de belles épaules, des bras harmonieux, des mains longues et flexibles. Correcte dans sa façon de s'habiller, de se coiffer, d'un goût sobre, sans rien du laisser-aller bohème ni de l'élégance exagérée de certaines artistes, – en ceci encore très chatte, aristocratique d'instinct, quoique sortie du ruisseau. Et une sauvagerie irréductible, au fond. Elle devait avoir un peu moins de trente ans. Christophe avait entendu parler d'elle chez Gamache, avec une admiration brutale, comme d'une fille très libre, intelligente et hardie, d'une énergie de fer, brûlée d'ambition, mais âpre, fantasque, déroutante, violente, qui avait roulé très bas avant d'en arriver à sa gloire présente, et qui se vengeait, depuis. Un jour que Christophe prenait le chemin de fer pour aller voir Philomèle à Meudon, en ouvrant la porte de son compartiment il trouva la comédienne installée. Elle semblait dans un état d'agitation, et de souffrance ; l'apparition de Christophe lui fut désagréable. Elle lui tourna le dos, regardant obstinément la vitre opposée. Mais Christophe frappé de l'altération de ses traits, ne cessait de la fixer, avec une compassion naïve et gênante. Impatientée, elle lui lança un regard furieux, qu'il ne comprit pas. À la station suivante, elle descendit, et remonta dans une autre voiture. Alors seulement, il pensa – un peu tard – qu'il l'avait fait fuir ; et il en fut mortifié. Quelques jours après, à une station sur la même ligne, revenant à Paris, et attendant le train, il était assis sur l'unique banc du quai. Elle parut, et vint s'asseoir à côté de lui. Il voulut se lever. Elle dit : – Restez. Ils étaient seuls. Il s'excusa de l'avoir forcée à changer de compartiment, l'autre jour ; il dit que s'il avait pu se douter qu'il la gênait, il serait descendu. Elle répondit, avec un sourire ironique : – C'est vrai, vous étiez insupportable, avec votre insistance à me dévisager. Il dit : – Pardon ; je ne pouvais pas m'empêcher… Vous aviez l'air de souffrir. – Eh bien, et puis après ? dit-elle. – C'est plus fort que moi. Si vous voyiez quelqu'un se noyer, est-ce que vous ne lui tendriez pas la main ? – Moi ? Pas du tout, dit-elle. Je lui enfoncerais la tête sous l'eau, pour que ce fût plus vite fini. Elle dit cela, avec un mélange d'amertume et d'humour ; et comme il la regardait, d'un air interdit, elle rit. Le train arriva. Tout était plein, sauf la dernière voiture. Elle monta. L'employé les pressait. Christophe, qui ne tenait pas à renouveler la scène de l'autre jour, voulut chercher un autre compartiment. Elle lui dit : – Montez. Il entra. Elle dit : – Aujourd'hui, cela m'est égal. Ils causèrent. Avec un grand sérieux, Christophe cherchait à lui démontrer qu'il n'était pas permis de se désintéresser des autres, et qu'on pourrait se faire tant de bien mutuellement, en s'aidant, en se consolant… – Les consolations, dit-elle, ça ne prend pas sur moi… Et comme Christophe insistait ; – Oui, dit-elle encore, avec son sourire impertinent ; consolateur, c'est un rôle avantageux pour celui qui le joue. Il fut un moment avant de comprendre. Quand il comprit, quand il s'imagina qu'elle le soupçonnait de chercher son propre intérêt, alors qu'il ne pensait qu'à elle, il se leva indigné, ouvrit la portière, et voulut sortir, bien que le train fût en marche. Elle l'empêcha, non sans peine. Il se rassit furieux, et referma la portière, juste au moment où le train passait sous un tunnel. – Voyez, dit-elle, vous auriez pu être tué. – Je m'en fous. Il ne voulait plus lui parler. – Le monde est trop bête, dit-il. On se fait souffrir, on souffre ; et quand on veut venir en aide à quelqu'un, il vous soupçonne. C'est dégoûtant. Tout ces gens-là ne sont pas humains. Elle tâcha de le calmer, en riant. Elle lui posa sa main gantée sur la main ; elle lui parla gentiment, en l'appelant par son nom. – Comment, vous me connaissez ? dit-il. – Comme si tout le monde ne se connaissait pas à Paris ! Vous êtes du bateau, vous aussi. Mais j'ai eu tort de vous parler comme j'ai fait. Vous êtes un bon garçon, vous, je vois ça. Allons, calmez-vous. Tope ! Faisons la paix ! dit : Ils se donnèrent la main, et causèrent amicalement. Elle – Ce n'est pas ma faute, voyez-vous. J'ai fait tant d'expériences avec les gens que cela m'a rendue défiante. – Ils m'ont bien souvent déçu, moi aussi, dit Christophe. Mais je leur fais toujours crédit. – Je vois bien, vous devez être né gobe-mouches. Il se mit à rire : – Oui, j'en ai avalé pas mal, dans ma vie ; mais cela ne me gêne pas. J'ai bon estomac. J'avale aussi de plus grosses bêtes, la vache enragée, la misère, et, au besoin, les misérables qui s'attaquent à moi. Je ne m'en porte que mieux. – Vous avez de la veine, dit-elle, vous êtes homme, vous. – Et vous, vous êtes femme. – Ce n'est pas grand'chose. – C'est très beau, dit-il, et ça peut-être si bon ! Elle rit : – Ça ! dit-elle. Mais qu'est-ce que le monde en fait, de ça ? – Il faut se défendre. – Alors, elle ne dure pas longtemps, la bonté. – C'est qu'on n'en a pas beaucoup. – Peut-être bien. Et puis, il ne faut pas trop souffrir. – Il y a un trop qui dessèche l'âme. Il fut sur le point de s'apitoyer sur elle. Puis, il se souvint de l'accueil qu'elle lui avait fait tout à l'heure… – Vous allez encore parler du rôle avantageux de consolateur… – Non, dit-elle, je ne le dirai plus. Je sens que vous êtes bon, que vous êtes sincère. Merci. Seulement, ne me dites rien. Vous ne pouvez savoir… Je vous remercie. Ils arrivaient à Paris. Ils se quittèrent, sans se donner leur adresse, ni s'inviter à venir. Un ou deux mois plus tard, elle vint sonner à la porte de Christophe. – Je viens vous trouver. J'ai besoin de causer un peu avec vous. J'ai pensé à vous quelquefois, depuis notre rencontre. Elle s'installa. – Un instant seulement. Je ne vous dérangerai pas longtemps. Il commençait de lui parler. Elle dit : – Une minute, voulez-vous ? Ils se turent. Puis, elle dit en souriant : – Je n'en pouvais plus. Maintenant, cela va mieux. Il voulut l'interroger. – Non, dit-elle, pas cela ! Elle regarda autour d'elle, vit et jugea divers objets, aperçut la photographie de Louisa. – C'est la maman ? dit-elle. – Oui. Elle la prit, et la regarda avec sympathie. – La bonne vieille ! dit-elle. Vous avez de la chance ! – Hélas ! elle est morte. – Cela ne fait rien, vous l'avez eue tout de même. – Eh bien, et vous ? Mais elle écarta ce sujet, d'un froncement de sourcils. Elle ne voulait pas qu'on la questionnât sur elle. – Non, parlez-moi de vous. Racontez-moi… Quelque chose de votre vie… – Qu'est-ce que cela peut vous faire ? – Allez tout de même… Il ne voulait pas parler ; mais il ne put s'empêcher de répondre à ses questions : car elle savait très bien l'interroger. Et juste, il raconta certaines choses qui lui faisaient de la peine, l'histoire de son amitié, Olivier qui s'était séparé de lui. Elle l'écoutait, avec un sourire compatissant et ironique… Brusquement elle demanda : – Quelle heure est-il ? Ah ! mon Dieu ! Il y a deux heures que je suis ici ! Pardon… Ah ! comme cela m'a reposée !… Elle ajouta : – Je voudrais pouvoir revenir… Pas souvent… Quelquefois… Cela me ferait du bien. Mais je ne voudrais pas vous ennuyer, vous faire perdre votre temps… Rien qu'une minute, de loin en loin… – J'irai chez vous, dit Christophe. – Non, non, pas chez moi. Chez vous, j'aime mieux… Mais elle ne vint plus de longtemps. Un soir, il apprit par hasard qu'elle était gravement malade, qu'elle ne jouait plus, depuis des semaines. Il alla chez elle, malgré la défense. On ne recevait pas ; mais quand on sut son nom, on le rappela sur l'escalier. Elle était au lit, elle allait mieux, elle avait eu une pneumonie, elle était assez changée ; mais elle avait toujours son air ironique et son regard aigu, qui ne désarmait point. Pourtant, elle montra un réel plaisir à voir Christophe. Elle le fit asseoir près du lit. Elle parla d'elle-même, avec un détachement railleur, et dit qu'elle avait failli mourir. Il se montra ému. Alors, elle le persifla. Il lui reprocha de ne lui avoir rien fait dire : – Vous faire dire quelque chose ? Pour que vous veniez ? Jamais de la vie ! – Je parie que vous n'avez même pas pensé à moi. – Et vous avez gagné, lui dit-elle, avec son sourire moqueur, un peu triste. Je n'y ai pas pensé une minute, pendant que j'étais malade. Seulement aujourd'hui, précisément. Ne vous attristez pas, allez ! Quand je suis malade, je ne pense à personne, je ne demande qu'une chose aux gens, c'est qu'ils me fichent la paix. Je me mets le nez contre le mur, et j'attends, je veux être seule, je veux crever seule, comme un rat. – C'est pourtant dur de souffrir seule. – Je suis habituée. J'ai été malheureuse, pendant des années. Personne ne m'est jamais venu en aide. Maintenant le pli est pris. Et puis, c'est mieux ainsi. Personne ne peut rien pour vous. Du bruit dans la chambre, des attentions importunes, des jérémiades hypocrites… Non. J'aime mieux mourir seule. – Vous êtes bien résignée ! – Résignée ? Je ne sais pas seulement ce que ce mot veut dire. Non, je serre les dents, et je hais le mal qui me fait souffrir. Il lui demanda si on ne venait pas la voir, si personne ne s'occupait d'elle. Elle dit que ses camarades de théâtre étaient d'assez bonnes gens, – des imbéciles, – mais serviables, compatissants (d'une façon superficielle). – Mais c'est moi, je vous dis, qui ne veut pas les voir. Je suis une mauvaise coucheuse. – Je m'en contenterais, dit-il. Elle le regarda avec pitié. – Vous aussi ! Vous allez parler comme les autres ? Il dit : – Pardon, pardon… Bon Dieu ! Voilà que je deviens Parisien ! Je suis honteux… Je vous jure que je n'ai pas seulement réfléchi à ce que je disais… Il se cacha la figure dans les draps. Elle rit franchement, et lui donna une tape sur la tête : – Ah ! ce mot-là, il n'est pas Parisien ! À la bonne heure ! Je vous reconnais. Allons, montrez votre tête. Ne pleurez pas dans mes draps. – C'est pardonné ? – C'est pardonné. Mais n'y revenez plus. Elle causa encore un peu avec lui, l'interrogea sur ce qu'il faisait, puis fut fatiguée, ennuyée, le renvoya. Il était convenu qu'il reviendrait la voir, la semaine suivante. Mais au moment de partir, il reçut d'elle un télégramme, lui disant de ne pas venir : elle était dans un de ses mauvais jours. – Puis, le surlendemain, elle le redemanda. Il vint. Il la trouva convalescente, assise près de la fenêtre, à demi étendue. C'était le premier printemps, le ciel ensoleillé, les jeunes pousses des arbres. Elle était plus affectueuse et plus douce qu'il ne l'avait encore vue. Elle dit, que l'autre jour, elle ne pouvait voir personne : elle l'eût détesté comme les autres hommes. – Et aujourd'hui ? – Aujourd'hui, je me sens toute jeune, toute neuve, et j'ai de l'affection pour tout ce que je sens de jeune, et de neuf autour de moi, – comme vous. – Je ne suis pourtant plus tout jeune et tout neuf. – Vous le serez jusqu'à votre mort. Ils parlèrent de ce qu'il avait fait depuis qu'ils ne s'étaient vus, du théâtre où elle allait reprendre son service bientôt ; et, à ce sujet, elle lui dit ce qu'elle pensait du théâtre, qui la dégoûtait, mais qui la tenait. Elle ne voulût plus qu'il revînt ; elle promit de reprendre ses visites chez lui. Mais elle s'inquiétait de le déranger. Il lui dit quand elle aurait plus de chances de ne pas troubler son travail. Ils convinrent d'un signe de passe. Elle frapperait à la porte, d'une certaine façon, il ouvrirait, ou n'ouvrirait pas, selon qu'il en aurait envie… Elle n'abusa point de la permission. Mais une fois qu'elle se rendait à une soirée mondaine où elle devait dire des vers, au dernier instant cela l'ennuya : en route, elle téléphona qu'elle ne pouvait pas venir ; et elle se fit conduire chez Christophe. Elle avait simplement l'intention de lui dire bonsoir en passant. Mais il se trouva, ce soir-là, qu'elle se confia à lui, elle lui raconta sa vie, depuis l'enfance. Triste enfance ! Un père de rencontre, qu'elle n'avait pas connu. Une mère qui tenait une auberge mal famée, dans un faubourg d'une ville du nord de la France ; les rouliers y venaient boire, couchaient avec la patronne, et la brutalisaient. Un d'eux l'épousa, parce qu'elle avait quelques sous ; il la battait, se soûlait. Françoise avait une sœur plus âgée, qui était servante dans l'auberge ; elle s'épuisait à la tâche ; le patron en fit sa maî- tresse, sous les yeux de la mère ; elle était phtisique ; elle mourut. Françoise grandit au milieu des coups et des ignominies. C'était une enfant blême, bilieuse, concentrée, avec une petite âme ardente et sauvage. Elle voyait sa mère et sa sœur pleurer, souffrir, se résigner, s'avilir, mourir. Et elle avait la volonté enragée de ne pas se résigner, d'échapper au milieu infâme ; elle était une révoltée ; à certaines injustices, elle avait des crises de nerfs ; elle griffait, elle mordait, quand on la tapait. Une fois, elle essaya de se pendre. Elle n'y arriva pas : à peine avait-elle commencé qu'elle ne voulait plus, elle avait peur d'y trop bien réussir ; et tandis qu'étouffant déjà, elle se hâtait de dénouer la corde avec ses doigts crispés, se convulsait en elle un désir furieux de vivre. Et puisqu'elle ne pouvait pas s'évader par la mort, – (Christophe souriait tristement, se rappelant des épreuves semblables), – elle se jura de vaincre, de devenir libre, riche, et de fouler aux pieds tous ceux qui l'opprimaient. Elle s'était fait ce serment dans son taudis, un soir, qu'elle entendait dans la chambre à côté les jurons de l'homme, les cris de la mère qu'il battait, et les pleurs de la sœur violentée. Qu'elle se sentait misérable ! Et pourtant son serment la soulagea. Elle serrait les dents, et pensait : – Je vous écraserai tous. Dans cette enfance sombre, un seul point lumineux : Un jour, un des gamins avec qui elle polissonnait dans le ruisseau, le fils du concierge du théâtre, la fit entrer, bien que ce fût défendu, à une répétition. Ils se glissèrent tout au fond de la salle, dans le noir. Elle fut saisie du mystère de la scène, resplendissante dans ces ténèbres, des choses magnifiques et incompréhensibles qu'on disait, et de l'air de reine de l'actrice, – qui jouait en effet une reine dans un mélo romantique. Elle était glacée d'émotion ; et son cœur battait très fort… « Voilà, voilà ce qu'il fallait être !… Oh ! si elle était ainsi… » – Quand ce fut fini, elle voulut à tout prix voir la représentation du soir. Elle laissa sortir son camarade, elle feignit de le suivre ; et puis, elle retourna se cacher dans le théâtre ; elle se tapit sous une banquette ; elle y resta trois heures, étouffant dans la poussière ; et quand la représentation allait commencer et que le public arrivait, quand elle allait sortir de sa cachette, elle eut la mortification d'être saisie, expulsée ignominieusement, au milieu des risées, et reconduite chez elle, où elle fut fessée. Cette nuit-là, elle serait morte, si elle n'avait su maintenant ce qu'elle ferait plus tard, pour dominer ces canailles et pour se venger d'eux. Son plan fut fait. Elle se plaça comme servante dans l'Hôtel et Café du Théâtre, où descendaient des acteurs. Elle savait à peine lire et écrire ; et elle n'avait rien lu, elle n'avait rien à lire. Elle voulut apprendre, elle y mit une énergie endiablée. Elle chipait des livres dans la chambre des clients ; elle les lisait, la nuit, au clair de lune, ou à l'aube, pour ne pas dépenser de chandelle. Grâce au désordre des acteurs, ses larcins passaient inaperçus : ou bien les possesseurs se contentaient de maugréer. D'ailleurs, elle leur rendait leurs livres après les avoir lus ; – mais elle ne les rendait pas intacts : elle arrachait les pages qui lui plaisaient. Elle avait soin, en rapportant les volumes, de les glisser sous le lit, ou sous un meuble, de façon à faire croire qu'ils n'étaient pas sortis de la chambre. Elle se colla l'oreille aux portes, pour écouter les acteurs, qui répétaient leurs rôles. Et seule, dans le corridor, en balayant, elle imitait à mi-voix leurs intonations, et elle faisait des gestes. Quand on la surprenait, on se moquait d'elle et on l'injuriait. Elle se taisait rageusement. – Ce genre d'éducation aurait pu continuer longtemps, si elle n'avait eu l'imprudence, une fois, de voler un rôle, dans la chambre d'un acteur. L'acteur tempêta. Personne n'était entré chez lui, que la servante : il l'accusa. Elle nia effrontément : il menaça de la faire fouiller ; elle se jeta à ses pieds, elle lui avoua tout, et aussi les autres vols, et les feuilles déchirées : tout le pot-aux-roses. Il sacra d'une façon terrible ; mais il était moins méchant qu'il n'en avait l'air. Il demanda pourquoi elle avait fait cela. Lorsqu'elle dit qu'elle voulait devenir actrice, il rit très fort. Il l'interrogea ; elle lui récita des pages entières qu'elle avait apprises par cœur ; il en fut frappé, il dit : – Écoute, veux-tu que je te donne des leçons ? Elle fut transportée, elle lui baisa les mains. – Ah ! dit-elle à Christophe, comme je l'aurais aimé ! Mais tout de suite, il ajouta : – Seulement, ma petite, tu sais, rien pour rien… Elle était vierge, elle avait toujours été d'une pudeur farouche vis-à-vis des attaques dont on la poursuivait. Cette chasteté sauvage, ce dégoût des actes malpropres, de la sensualité ignoble, sans amour, elle les avait toujours eus, depuis l'enfance, par écœurement des tristes spectacles qui l'entouraient dans sa maison ; – elle les avait encore… Ah ! la malheureuse ! elle avait été bien punie !… Quelle dérision du sort !… – Alors, demanda Christophe, vous avez consenti ? – Ah ! dit-elle, je me serais jetée dans le feu, pour sortir de là. Il menaçait de me faire arrêter comme voleuse. Je n'avais pas le choix. – C'est ainsi que j'ai été initiée à l'art… et à la vie. – Le misérable ! dit Christophe. – Oui, je l'ai haï. Mais depuis, j'en ai tant vus, qu'il ne me semble plus un des pires. Du moins lui, il m'a tenu parole. Il m'a appris ce qu'il savait – (pas grand'chose !) – de son métier d'acteur. Il m'a fait entrer dans la troupe. J'y ai été d'abord domestique de tout le monde. Je jouais des bouts de rôle. Puis, un soir que la soubrette était malade, on s'est risqué à me confier son rôle. Ensuite, j'ai continué. On me trouvait impossible, bur- lesque, baroque. J'étais laide, alors. Je le suis restée, jusqu'au jour où l'on m'a décrétée supérieurement, idéalement femme… « la Femme »… Les imbéciles ! – Quant au jeu, on le jugeait incorrect, extravagant. Le public ne me goûtait pas. Les camarades se moquaient de moi. On me gardait, parce que je rendais service malgré tout, et que je ne coûtais pas cher. Non seulement je ne coûtais pas cher, mais je payais. Chaque progrès, chaque avancement, pas à pas, je l'ai payé de mon corps. Camarades, directeur, imprésario, amis de l'imprésario… Elle se tut, blême, les lèvres serrées, le regard sec ; mais on sentait que son âme pleurait des larmes de sang. En un éclair, elle revivait toutes ces hontes passées et cette volonté dévorante de vaincre qui l'avait soutenue, d'autant plus dévorante à chaque saleté nouvelle qu'il lui fallait endurer. Elle eût souhaité de mourir ; mais c'eût été trop abominable de succomber au milieu des humiliations. Se suicider avant, soit ! Ou après la victoire. Mais pas quand on s'est avili, sans en avoir eu le prix… Elle se taisait. Christophe marchait avec colère dans la chambre ; il aurait voulu assommer ces hommes, qui avaient torturé, qui avaient souillé cette femme. Puis, il la regarda avec pitié ; et, debout auprès d'elle, il lui prit la tête, les tempes entre ses mains, les serra affectueusement, et dit : – Pauvre petit ! Elle fit un geste pour l'écarter : Il dit : – N'ayez pas peur de moi. Je vous aime bien. Alors, des larmes coulèrent sur les joues pâles de Françoise. Il s'agenouilla près d'elle et baisa la lunga man d'ogni belleza piena… les belles mains longues, sur lesquelles deux larmes étaient tombées. Ensuite, il se rassit. Elle s'était ressaisie, et reprit avec calme la suite de son récit : Un auteur enfin l'avait lancée. Il avait découvert en cette étrange créature, un démon, un génie, – mieux encore pour lui, « un type dramatique, une femme nouvelle, représentative de l'époque ». Naturellement, il l'avait prise, après tant d'autres. Et elle s'était laissé prendre par lui, comme par tant d'autres, sans amour, et même avec le contraire de l'amour. Mais il avait fait sa gloire ; et elle avait fait la sienne. – Et maintenant, dit Christophe, les autres ne peuvent plus rien contre vous ; c'est vous qui faites d'eux ce que vous voulez. – Vous croyez cela ? dit-elle amèrement. Alors, elle lui raconta cette autre dérision du sort, – la passion qu'elle avait pour un drôle, qu'elle méprisait : un littérateur qui l'avait exploitée, qui lui avait arraché ses plus douloureux secrets, qui en avait fait de la littérature, et puis, qui l'avait lâchée. – Je le méprise, dit-elle, comme la boue de mes souliers ; et je tremble de fureur, quand je pense que je l'aime, qu'il suffirait qu'il me fît signe pour que je coure à lui, pour que je m'humilie devant ce misérable. Mais qu'y puis-je ? J'ai un cœur qui n'aime jamais ce que veut mon esprit. Et tour à tour, il me faut sacrifier, humilier l'un ou l'autre. J'ai un cœur. J'ai un corps. Et ils crient, ils crient, ils veulent leur part de bonheur. Et je n'ai pas de frein pour les tenir, je ne crois à rien, je suis libre… Libre ? Esclave de mon cœur et de mon corps, qui veulent malgré moi, souvent, presque toujours. Ils m'emportent, et j'ai honte. Mais qu'y puis-je ?… Elle se tut, remuant machinalement les cendres du feu avec la pincette. – J'ai lu, dit-elle, que les acteurs ne sentent rien. Et, en vérité, ceux que je vois sont de grands enfants vaniteux, qui ne sont guère tourmentés que de petites questions d'amourpropre. Je ne sais pas si ce sont eux qui ne sont pas de vrais comédiens, ou si c'est moi. Je crois bien que c'est moi. En tout cas, je paye pour les autres. Elle s'arrêta de parler. Il était trois heures de la nuit. Elle se leva pour partir. Christophe lui dit d'attendre au matin, pour rentrer ; il lui proposa de s'étendre sur son lit. Elle préféra rester dans le fauteuil près du feu éteint, continuant de causer, dans le silence de la maison. – Vous serez fatiguée demain. – J'ai l'habitude. Mais vous… Que faites-vous demain ? – Je suis libre. Une leçon vers onze heures… Et puis, je suis solide. – Raison de plus pour solidement dormir. – Oui, je dors comme une masse. Pas de peine qui y résiste. Je suis furieux parfois de si bien dormir. Tant d'heures perdues !… Je suis enchanté de me venger du sommeil, pour une fois, de lui voler une nuit. Ils continuèrent de causer, à mi-voix, avec de longs silences. Et Christophe s'endormit. Françoise sourit, lui appuya la tête, pour qu'il ne tombât point… Elle rêvassait, assise près de la fenêtre, et regardant le jardin obscur, qui bientôt s'éclaira. Vers sept heures, elle éveilla doucement Christophe, et lui dit au revoir. Dans le cours du mois, elle revint, à des heures où Christophe était sorti : elle trouva porte close. Christophe lui remit une clef de l'appartement, afin qu'elle pût entrer, quand elle voudrait. Plus d'une fois, en effet, elle vint lorsque Christophe n'était pas là. Elle laissait sur la table un petit bouquet de violettes, ou quelques mots sur une feuille de papier, un griffonnage, un croquis, une caricature, – comme signe de son passage. Et un soir, au sortir du théâtre, elle vint chez Christophe, pour renouveler leur bonne causerie. Elle le trouva au travail ; ils causèrent. Dès les premiers mots, ils sentirent qu'ils n'étaient ni l'un ni l'autre dans les dispositions bienfaisantes de la dernière fois. Elle voulut repartir ; mais il était trop tard. Non que Christophe l'en empêchât. C'était sa volonté à elle qui ne le lui permettait plus. Ils restèrent donc, sentant le désir qui montait. Et ils se prirent. * À la suite de cette nuit, elle disparut, pour des semaines. Lui, en qui cette nuit avait rallumé une ardeur sensuelle, qui depuis des mois dormait, il ne put se passer d'elle. Elle lui avait fait défense de venir dans sa maison ; il alla au théâtre. Il était aux dernières places, caché ; et il était brûlé d'amour et d'émotion ; il frissonnait jusqu'aux moelles ; la fièvre tragique qu'elle mettait à ses rôles le consumait avec elle. Il finit par lui écrire : – « Mon amie, vous m'en voulez donc ? Pardonnez-moi, si je vous ai déplu. » Au reçu de cet humble mot, elle accourut chez lui, elle se jeta dans ses bras. – C'eût été mieux, de rester bons amis, simplement. Mais puisque c'était impossible, inutile de résister à l'inévitable. Advienne que pourra ! Ils mêlèrent leur vie. Chacun d'eux conservait pourtant son appartement et sa liberté. Françoise eût été incapable de se plier à une cohabitation régulière avec Christophe. D'ailleurs, sa situation ne s'y prêtait guère. Elle venait chez Christophe, passait avec lui une partie des journées et des nuits ; mais chaque jour, elle retournait chez elle, et elle y passait aussi des nuits. Pendant des mois de vacances, où le théâtre était fermé, ils louèrent ensemble une maison, aux environs de Paris, du côté de Gif. Ils y vécurent des jours heureux, malgré quelques voiles de tristesse. Jours de confiance et de travail. Ils avaient une belle chambre claire, haut perchée, avec un large horizon libre, au-dessus des champs. La nuit, par les carreaux, ils voyaient, de leur lit, les ombres étranges des nuages passer sur le ciel d'une clarté mate et sombre. Dans les bras l'un de l'autre, à demi endormis, ils entendaient les grillons ivres de joie chanter, les pluies d'orage tomber ; l'haleine de la terre d'automne – chèvrefeuille, clématite, glycine, herbe fauchée, – pénétrait la maison et leurs corps. Silence de la nuit. Sommeil à deux. Silence. Très loin, les aboiements des chiens. Chants des coqs. L'aube point. L'angélus grêle tinte au clocher lointain, dans le petit-jour gris et froid, qui fait frissonner les corps dans la tiédeur du nid et les fait se serrer plus amoureusement. Réveil des cris d'oiseaux dans la treille agrippée au mur. Christophe ouvre les yeux, retient son souffle, et, le cœur attendri, regarde auprès de lui le cher visage las de l'amie endormie, et sa pâleur d'amour… Leur amour n'était point une passion égoïste. C'était une amitié profonde, où le corps voulait aussi sa part. Ils ne se gênaient pas. Chacun travaillait, de son côté. Le génie de Christophe, sa bonté, sa trempe morale, étaient chers à Françoise. Elle se sentait son aînée en certaines choses, et elle en avait un plaisir maternel. Elle regrettait de ne rien comprendre à ce qu'il jouait : elle était fermée à la musique, sauf à de rares moments où elle était prise d'une émotion sauvage, qui tenait moins à la musique qu'aux passions qui l'imprégnaient alors, elle et tout ce qui l'entourait, le paysage, les gens, les couleurs et les sons. Mais elle n'en sentait pas moins le génie de Christophe au travers de cette langue mystérieuse qu'elle ne comprenait pas. C'était comme si elle voyait jouer un grand acteur, en une langue étrangère. Son génie propre en était ravivé. Et Christophe, quand il créait une œuvre, projetait ses pensées, incarnait ses passions dans cette femme, sous cette forme adorée ; et il les voyait plus belles qu'elles n'étaient en lui. Richesse inappréciable que l'intimité d'une telle âme, si féminine, faible, bonne, cruelle, et géniale par éclairs. Elle lui apprit beaucoup sur la vie et les hommes, – sur les femmes, qu'il connaissait bien mal, et qu'elle jugeait avec une clairvoyance aiguë. Surtout, il lui dut de comprendre mieux le théâtre ; elle le fit pénétrer dans l'esprit de cet art admirable, le plus parfait des arts, le plus sobre, le plus plein. Elle lui révéla cet instrument magique du rêve humain ; elle lui apprit qu'il ne fallait pas écrire pour soi seul, comme c'était sa tendance, – (la tendance de trop d'artistes, qui, à l'exemple de Beethoven, se refusent à écrire « pour un sacré violon, lorsque l'Esprit leur parle »). – Un grand poète dramatique ne rougit pas de travailler pour une scène précise, et d'adapter sa pensée aux acteurs dont il dispose ; il ne croit pas se rapetisser ainsi : car il sait que s'il est beau de rêver, il est grand de réaliser. Le théâtre, comme la fresque, c'est l'art à sa juste place, – l'art vivant. Les pensées que Françoise exprimait ainsi s'accordaient avec celles de Christophe, qui tendait, à ce moment de sa car- rière, vers un art collectif, en communion avec les autres hommes. L'expérience de Françoise lui faisait saisir la collaboration mystérieuse qui se tresse entre le public et l'acteur. Si réaliste que fût Françoise, et dénuée d'illusions, elle percevait ce pouvoir de suggestion réciproque, ces ondes de sympathie qui relient l'acteur à la foule, ce silence puissant des milliers d'âmes d'où jaillit la voix de l'interprète unique. Certes, elle ne le ressentait que par lueurs intermittentes, rarissimes, jamais renouvelées pour une même pièce, aux mêmes endroits. Le reste du temps, c'était le métier sans âme, le mécanisme intelligent et froid. Mais ce qui compte, c'est l'exception, – l'éclair, qui, l'espace d'une seconde, illumine le gouffre, l'âme commune aux millions d'êtres dont la force s'exprime en un seul. C'était cette âme commune, que devait incarner le grand artiste. Son idéal était le vivant objectivisme de l'aède, qui se dépouille de soi, pour vêtir les passions collectives qui soufflent sur le monde. Françoise en éprouvait d'autant plus le besoin qu'elle était incapable de ce désintéressement : car elle se jouait toujours elle-même. – La floraison désordonnée du lyrisme individuel a, depuis un siècle et demi, quelque chose de maladif. La grandeur morale consiste à beaucoup sentir et à beaucoup dominer, à être sobre de discours et chaste avec sa pensée, à ne la point étaler, à parler d'un regard, d'une parole profonde, sans exagérations d'enfant, sans effusions de femme, pour ceux qui savent comprendre à demi-mot, pour les hommes. La musique moderne qui parle tant de soi et fait à tout venant ses confidences indiscrètes est un manque de pudeur et un manque de goût. Elle ressemble à ces malades qui ne se lassent point de parler de leurs maladies aux autres, avec des détails répugnants et risibles. Françoise, qui n'était pas musicienne, n'était pas loin de voir un signe de décadence, dans le développement de la musique aux dépens de la poésie, comme un polype qui la dévore. Christophe protestait ; mais, à la réflexion, il se demandait s'il n'y avait pas là quelque vrai. Les premiers lieder écrits sur des poésies de Gœthe étaient sobres et exacts ; bientôt Schubert y mêle sa sentimentalité romanesque ; Schumann, ses langueurs de petite demoiselle ; et, jusqu'à Hugo Wolf, le mouvement s'accentue vers une déclamation appuyée, des analyses indécentes, une prétention de ne plus laisser un seul recoin de son âme sans lumière. Tout voile est déchiré sur les mystères du cœur. Ce qui était dit sobrement par un Sophocle drapé du Latran, est hurlé par des Ménades impudiques, qui montrent leur nudité. Christophe avait un peu honte de cet art, dont il se sentait lui-même contaminé ; et, sans vouloir revenir au passé, – (désir absurde et contre nature) – il se retrempait dans l'âme des maîtres qui avaient eu la discrétion hautaine de leur pensée et le sens d'un grand art collectif : il relisait Haendel, qui, dédaigneux du piétisme larmoyant de sa race, écrivait ses Anthems colossaux et ses oratorios épiques, chants des peuples pour des peuples. Le difficile était de trouver des sujets d'inspiration qui pussent, comme la Bible au temps de Haendel, éveiller des émotions communes chez les peuples d'aujourd'hui. L'Europe d'aujourd'hui n'avait plus un livre commun : pas un poème, pas une prière, pas un acte de foi qui fût le bien de tous. Ô honte qui devrait écraser tous les écrivains, les artistes, les penseurs d'aujourd'hui ! Pas un n'a écrit, pas un n'a pensé pour tous. Le seul Beethoven a laissé quelques pages d'un nouvel Évangile consolateur ; mais les musiciens seuls peuvent le lire, et la plupart des hommes ne l'entendront jamais. Wagner a tenté d'élever sur la colline de Bayreuth un art religieux, qui relie tous les hommes. Mais sa grande âme était trop marquée de toutes les tares de la musique et de la pensée décadentes de son temps : sur la colline sacrée, ce ne sont pas les pêcheurs de Galilée qui sont venus, ce sont les pharisiens. Christophe sentait bien ce qu'il fallait faire ; mais il lui manquait un poète, il devait se suffire à lui-même, se restreindre à la seule musique. Et la musique, quoi qu'on dise, n'est pas une langue universelle : il faut l'arc des mots pour faire pénétrer la flèche des sons dans l'esprit de tous. Christophe projetait d'écrire une suite de symphonies, inspirées de la vie quotidienne. Il concevait une Symphonie Domestique, à sa façon, qui n'était pas celle de Richard Strauss. Il n'y matérialisait pas en un tableau cinématographique la vie de famille, au moyen d'un alphabet conventionnel, où des thèmes musicaux expriment, par la volonté de l'auteur, des personnages divers. Jeu docte et enfantin de grand contrepointiste !… Il ne cherchait pas à décrire des personnages ou des actions, mais à dire des émotions, qui fussent connues de chacun, et où chacun pût trouver un écho de son âme propre. Le premier morceau exprimait le grave et naïf bonheur d'un jeune couple amoureux, sa tendre sensualité, sa confiance dans l'avenir. Le second morceau était une élégie sur la mort d'un enfant. Christophe avait fui avec dégoût toute recherche idéaliste dans l'expression de la douleur ; les figures individuelles disparaissaient ; il n'y avait qu'une grande misère, – la vôtre, la mienne, celle de tout homme, en face d'un malheur qui est ou qui peut être le lot de tous. L'âme atterrée par le deuil se relevait peu à peu, par un douloureux effort, pour offrir sa peine en sacrifice. Elle reprenait courageusement son chemin, dans le morceau suivant qui s'enchaînait au second, – une fugue volontaire, dont le dessin intrépide et le rythme obstiné finissaient par s'emparer de l'être, et menaient, au milieu des luttes et des larmes, à une marche puissante, pleine d'une foi indomptable. Le dernier morceau peignait le soir de la vie. Les thèmes du commencement reparaissaient avec leur confiance touchante et leur tendresse qui ne pouvait vieillir, mais plus mûrs, un peu meurtris, émergeant des ombres de la douleur, couronnés de lumière, et poussant vers le ciel, comme une riche floraison, un hymne de religieux amour à la vie infinie. Christophe cherchait aussi dans les livres du passé de grands sujets simples et humains, parlant au cœur de tous. Il en choisissait deux : Joseph et Niobé. Mais là, Christophe se heurtait à la question périlleuse de l'union de la poésie et de la musi- que. Ses conversations avec Françoise le ramenaient aux projets, esquissés autrefois avec Corinne 7, d'une forme de drame musical tenant le milieu entre l'opéra récitatif et le drame parlé, – l'art de la parole libre unie à la musique libre, – art dont ne se doute presque aucun artiste d'aujourd'hui, et que nie la critique routinière, imbue de tradition wagnérienne. Œuvre neuve : car il ne s'agit pas de marcher dans les traces de Beethoven, de Weber, de Schumann, de Bizet, quoiqu'ils aient pratiqué le mélodrame avec génie ; il ne s'agit pas de plaquer une déclamation quelconque sur une musique quelconque et de produire, coûte que coûte, avec des trémolos, de grossiers effets sur des publics grossiers ; il s'agit de créer un genre nouveau, où des voix musicales se marient à des instruments apparentés à ces voix et mêlent discrètement à leurs stances harmonieuses l'écho des rêveries et des plaintes de la musique. Une telle forme ne saurait s'appliquer qu'à un ordre limité de sujets, à des moments de l'âme, intimes et recueillis, afin d'en évoquer le parfum poétique. Nul art qui doive être plus discret et plus aristocratique. Il est donc naturel qu'il ait peu de chances de fleurir dans une époque qui, en dépit des prétentions des artistes, sent la vulgarité foncière de parvenus. Peut-être Christophe n'était-il pas mieux fait que les autres pour cet art ; ses qualités mêmes, sa force plébéienne, y faisaient obstacle. Il ne pouvait que le concevoir, et en réaliser quelques ébauches avec l'aide de Françoise. Il mit ainsi en musique des pages de la Bible, presque littéralement transcrites, – la scène immortelle où Joseph se fait reconnaître par ses frères, et, après tant d'épreuves, n'en pouvant plus d'émotion et de tendresse, murmure tout bas ces mots qui ont arraché des larmes au vieux Tolstoy : 7 La Révolte. « Je ne peux plus… Écoutez, je suis Joseph ; mon père vit-il encore ? Je suis votre frère, votre frère perdu… Je suis Joseph… » * Cette belle et libre union ne pouvait durer. Ils avaient ensemble des moments de plénitude puissante ; mais ils étaient trop différents. Et tous deux, violents, se heurtaient fréquemment. Ces heurts n'étaient jamais vulgaires : car Christophe avait le respect de Françoise. Et Françoise, qui pouvait être cruelle, était bonne pour ceux qui étaient bons envers elle ; pour rien au monde, elle n'eût voulu leur faire du mal. L'un et l'autre avaient d'ailleurs un fond de joyeuse humeur. Elle se moquait d'elle-même. Elle ne s'en rongeait pas moins : car l'ancienne passion la tenait toujours ; elle continuait de penser au pleutre qu'elle aimait ; elle ne pouvait supporter cet état humiliant, ni surtout que Christophe le soupçonnât. Christophe, qui la voyait silencieuse et crispée s'absorber des jours entiers dans sa mélancolie, s'étonnait qu'elle ne fût pas heureuse. Elle était parvenue au but ; elle était une grande artiste, admirée, adulée… – Oui, disait-elle, si j'étais une de ces fameuses comédiennes, qui ont des âmes de boutiquières, et qui font du théâtre comme elles feraient des affaires. Celles-là sont contentes, quand elles ont « réalisé » une belle situation, un riche mariage bourgeois, et – le nec plus ultra – décroché la croix des braves. Moi, je voulais plus. Quand on n'est pas un sot, le succès paraît encore plus vide que l'insuccès. Tu dois bien le savoir ! – Je le sais, dit Christophe. Ah ! Mon Dieu ! ce n'était pas ainsi que je me figurais la gloire, lorsque j'étais enfant. De quelle ardeur je la désirais ! Qu'elle me semblait lumineuse ! Je l'adorais, de loin, comme quelque chose de religieux… N'importe ! Il y a dans le succès une vertu divine : c'est le bien qu'il permet de faire. – Quel bien ? On est vainqueur. Mais à quoi bon ? Rien n'est changé. Théâtres, concerts, tout est toujours le même. Ce n'est qu'une mode nouvelle, qui succède à une autre mode. Ils ne vous comprennent pas, ou seulement en courant ; et déjà ils pensent à autre chose… Toi-même, comprends-tu les autres artistes ? En tout cas, tu n'en es pas compris. Comme ils sont loin de toi, ceux que tu aimes le mieux ! Souviens-toi de ton Tolstoy… Christophe lui avait écrit ; il s'était enthousiasmé pour ses livres ; il voulait mettre en musique un de ses contes populaires, il lui en avait demandé l'autorisation, il lui avait envoyé ses lieder. Tolstoy n'avait pas répondu, pas plus que Gœthe à Schubert et à Berlioz, qui lui envoyaient leurs chefs-d'œuvre. Il s'était fait jouer la musique de Christophe ; et elle l'avait irrité : il n'y comprenait rien. Il traitait Beethoven de décadent, et Shakespeare de charlatan. En revanche, il s'engouait de petits maîtres mignards, des musiques de clavecin qui charmaient le RoiPerruque ; et il regardait la Confession d'une femme de chambre comme un livre chrétien… – Les grands hommes n'ont pas besoin de nous dit Christophe. C'est aux autres qu'il faut penser. – Qui ? Le public bourgeois, ces ombres qui vous masquent la vie ? Jouer, écrire pour ces gens ? Perdre sa vie pour eux ! Quelle amertume ! – Bah ! dit Christophe. Je les vois comme toi ; et cela ne m'attriste pas. Ils ne sont pas si mauvais ! – Brave optimiste allemand ! Maître Pangloss ! – Ils sont des hommes, comme moi. Pourquoi ne me comprendraient-ils pas ?… – Et quand ils ne me comprendraient pas, vais-je me désoler ? Sur ces milliers de gens, il s'en trouvera toujours un ou deux, qui seront avec moi : cela me suffit, il ne faut qu'une lucarne pour respirer l'air du dehors… Pense à ces naïfs spectateurs, à ces adolescents, à ces vieilles âmes candides, que ta beauté tragique soulève au-dessus de leurs jours médiocres. Souviens-toi de toi-même quand tu étais enfant ! N'est-il pas bon de faire aux autres, – quand ce ne serait qu'à un, – le bonheur et le bien qu'un autre vous fit jadis ? – Tu crois qu'il y en a vraiment un ? J'ai fini par en douter… Les meilleurs de ceux qui nous aiment, comment nous aiment-ils ? Comment nous voient-ils ? Savent-ils voir, seulement ? Ils nous admirent, en nous humiliant ; ils ont autant de plaisir à voir jouer n'importe quelle cabotine ; ils nous mettent au rang de sots que l'on méprise. Tous ceux qui ont le succès sont égaux, à leurs yeux. – Et pourtant, ce sont les plus grands de tous qui restent les plus grands pour la postérité. – Simple effet de recul ! Les montagnes s'élèvent, à mesure qu'on s'éloigne. On voit mieux leur hauteur ; mais on en est plus loin… Et qui nous dit, d'ailleurs, que ce sont les plus grands ? Est-ce que tu connais les autres, ceux qui ont disparu ? – Au diable ! dit Christophe. Quand bien même personne ne sentirait ce que je suis, je le suis. J'ai ma musique, je l'aime, j'y crois ; elle est plus vraie que tout. – Tu es libre, dans ton art, tu peux faire ce que tu veux. Mais moi, que puis-je ? Je suis forcée de jouer ce qu'on m'impose, et de le ressasser jusqu'à l'écœurement. Nous n'en sommes pas tout à fait arrivés, en France, à l'état de bête de somme de ces acteurs américains, qui jouent dix mille fois Rip ou Robert-Macaire, qui, vingt-cinq ans de leur vie, tournent la meule d'un rôle inepte. Mais nous sommes sur le chemin. Misérable théâtre ! Le public ne supporte le génie qu'à des doses infinitésimales, rasé, rogné, épilé, frotté des onguents à la mode… Un « génie à la mode ! » est-ce que ce n'est pas crevant ?… Quel gâchage de forces ! Vois ce qu'ils ont fait d'un Mounet. Qu'a-t-il eu à jouer dans sa vie ? Deux ou trois rôles qui valent la peine de vivre : un Œdipe, un Polyeucte. Le reste, quelle niaiserie ! Et penser à tout ce qu'il y aurait eu, pour lui, de grand et de glorieux à faire. Ce n'est pas mieux, hors de France. Qu'ont-ils fait d'une Duse ? À quoi s'est consumée sa vie ? À quels rôles inutiles ! – Votre vrai rôle, dit Christophe, est d'imposer au monde les fortes œuvres d'art. – On s'épuise en vain. Et cela n'en vaut pas la peine Dès qu'une de ces fortes œuvres touche la scène, elle, perd sa grande poésie, elle devient mensongère. Le souffle du public la flétrit. Public de villes étouffées, dans ses terriers puants, il ne sait plus ce que c'est que le plein air, la nature, la saine poésie : il lui faut une poésie fardée, comme nos museaux. – Ah ! et puis… et puis… quand même on y réussirait !… Non, cela ne remplit pas la vie, cela ne remplit pas ma vie… – Tu penses encore à lui. – À qui ? – Tu le sais. À ce drôle. – Oui. – Et si tu l'avais, cet homme, et s'il t'aimait, avoue, tu ne serais pas heureuse, tu trouverais moyen encore de te tourmenter. – C'est vrai… Ah ! qu'est-ce que j'ai donc ?… J'ai eu trop à lutter, je me suis trop rongée, je ne peux plus retrouver le calme, j'ai en moi une inquiétude, une fièvre… – Elle devait être en toi, même avant tes épreuves. – C'est possible… Oui, déjà, quand j'étais petite fille… Elle me dévorait. – Qu'est-ce que tu voudrais donc ? – Est-ce que je sais ? Plus que je ne puis. – Je connais cela, dit Christophe. J'étais ainsi, adolescent. – Oui, mais tu es devenu homme. Moi je resterai une éternelle adolescente. Je suis un être incomplet. – Personne n'est complet. Le bonheur est de connaître ses limites et de les aimer. – Je ne peux plus. J'en suis sortie. La vie m'a forcée, fourbue, estropiée. Il me semble pourtant que j'aurais pu être une femme normale et saine et belle tout de même, sans être comme le troupeau. – Tu peux l'être encore. Je te vois si bien, ainsi ! – Dis-moi comment tu me vois. Il la décrivit, dans des conditions où elle se fut développée d'une façon naturelle et harmonieuse, où elle eût été heureuse, aimante, et aimée. Elle éprouvait une douceur à l'entendre. Mais après, elle dit : – Non, c'est impossible maintenant. – Eh bien, fit-il, il faut se dire alors, comme le bon vieux Haendel, quand il devint aveugle : What e-ver is. . . . . . . . . .is right (Tout ce qui est, . . . . . . . . est bien.) Et il alla le lui chanter au piano. Elle l'embrassa, son cher fou optimiste. Il lui faisait du bien. Mais elle lui faisait du mal : elle le craignait, du moins. Elle avait des crises de désespoir, et elle ne pouvait les lui cacher ; l'amour la rendait faible. La nuit, quand ils étaient dans le lit, et qu'elle dévorait son angoisse en silence, il la devinait, et il suppliait l'amie proche et lointaine de partager avec lui le poids qui l'écrasait ; alors, elle ne pouvait résister, elle se livrait, en pleurant, dans ses bras ; et il passait ensuite des heures à la consoler, bonnement, sans se fâcher. Mais cette inquiétude perpétuelle ne laissait point de l'assommer, à la longue. Françoise tremblait que sa fièvre ne finît par se communiquer à lui. Elle l'aimait trop pour supporter l'idée qu'il souffrit, par elle. On lui offrait un engagement en Amérique ; elle accepta, pour se forcer à partir. Elle le quitta, humilié. Elle ne l'était pas moins. Ne pas pouvoir être heureux l'un par l'autre ! – Mon pauvre vieux, lui dit-elle, en souriant tristement, tendrement. Sommes-nous assez maladroits ! Nous ne retrouverons jamais une occasion aussi belle, une pareille amitié. Mais il n'y a pas moyen, il n'y a pas moyen. Nous sommes trop bêtes !… Ils se regardèrent, penauds et attristés. Ils rirent pour ne pas pleurer, s'embrassèrent, et se séparèrent, les larmes aux yeux. Jamais ils ne s'étaient aimés autant qu'en se séparant. Et après qu'elle fut partie, il revint à l'art, son vieux compagnon… Ô paix du ciel étoilé !… * Peu de temps après, Christophe reçut une lettre de Jacqueline. C'était la troisième fois seulement qu'elle lui écrivait ; et le ton était fort différent de celui auquel elle l'avait accoutumé. Elle lui disait son regret de ne plus le voir, et l'invitait gentiment à revenir, s'il ne voulait pas contrister deux amis qui l'aimaient. Christophe fut ravi, mais non pas trop étonné. Il pensait bien que les dispositions injustes de Jacqueline à son égard ne dureraient pas toujours. Il aimait à se répéter un mot railleur du vieux grand-père : « Tôt ou tard, il vient de bons moments aux femmes ; il ne faut que la patience de les attendre. » Il retourna donc chez Olivier, et fut accueilli avec joie. Jacqueline se montra pleine d'attentions ; elle évitait le ton ironique qui lui était naturel, prenait garde de rien dire qui pût blesser Christophe, témoignait de l'intérêt pour ce qu'il faisait, et parlait avec intelligence de sujets sérieux. Christophe la crut transformée. Elle ne l'était que pour lui plaire. Jacqueline avait entendu parler des amours de Christophe avec l'actrice à la mode, dont le récit avait défrayé les bavardages parisiens ; et Christophe lui était apparu sous un jour tout nouveau : elle se prit de curiosité pour lui. Lorsqu'elle le revit, elle le trouva beaucoup plus sympathique. Ses défauts même ne lui semblèrent pas sans attrait. Elle s'aperçut que Christophe avait du génie, et qu'il valait la peine de s'en faire aimer. La situation du jeune ménage ne s'était pas améliorée ; elle avait même empiré. Jacqueline mourait d'ennui… Combien la femme est seule ! Hors l'enfant, rien ne la tient ; et l'enfant ne suffit pas à la tenir toujours : car lorsqu'elle est vraiment femme, et non pas seulement femelle, lorsqu'elle a une âme riche et une vie exigeante, elle est faite pour tant de choses, qu'elle ne peut accomplir seule, si on ne lui vient en aide !… L'homme est beaucoup moins seul, même quand il l'est le plus : son monologue suffit à peupler son désert ; et quand il est seul à deux, il s'en accommode mieux, car il le remarque moins, il monologue toujours. Et il ne se doute pas que le son de cette voix qui continue imperturbablement de parler dans le désert, rend le silence plus terrible et le désert plus atroce pour celle qui est auprès de lui, et pour qui toute parole est morte que l'amour ne vivifie point. Il ne le remarque pas ; il n'a pas, comme la femme, mis sur l'amour sa vie entière comme enjeu : sa vie est ailleurs occupée… Qui occupera la vie de la femme et son désir immense, ces myriades ardentes de forces qui depuis quarante siècles que dure l'humanité se brûlent inutiles, offertes en holocauste à deux seules idoles : l'amour éphémère, et la maternité, cette sublime duperie, qui est refusée à des milliers d'entre les femmes, et ne remplit jamais que quelques années de la vie des autres ? Jacqueline se désespérait. Elle avait des secondes d'effroi, qui la transperçait comme des épées. Elle pensait : – « Pourquoi est-ce que je vis ? Pourquoi est-ce que je suis née ? » Et son cœur se tordait d'angoisse. – « Mon Dieu, je vais mourir ! Mon Dieu, je vais mourir ! » Cette pensée la hantait, la poursuivait la nuit. Elle rêvait qu'elle disait : – « Nous sommes en 1889 ». – « Non, lui répondait-on. En 1909 ». Elle se désolait d'avoir vingt ans de plus qu'elle ne croyait. – Cela va être fini, et je n'ai pas vécu ! Qu'ai-je fait de ces vingt ans ? Qu'ai-je fait de ma vie ? » Elle rêvait qu'elle était quatre petites filles. Elles étaient toutes quatre couchées dans la même chambre, en des lits séparés. Toutes quatre avaient la même taille, et la même figure ; mais l'une avait huit ans, l'autre quinze, l'autre vingt, l'autre trente. Il y avait une épidémie. Trois étaient déjà mortes. La quatrième se regardait dans la glace ; et elle était saisie d'épouvante ; elle se voyait, le nez pincé, les traits tirés… elle allait mourir aussi, – et alors ce serait fini… – « … Qu'ai-je fait de ma vie ?… » Elle se réveillait en larmes ; et le cauchemar ne s'effaçait point avec le jour, le cauchemar était le jour. Qu'avait-elle fait de sa vie ? Qui la lui avait volée ?… Elle se prenait à haïr Olivier, complice innocent – (innocent ! qu'importe, si le mal est le même !) – complice de la loi aveugle qui l'écrasait. Elle se le reprochait après, car elle était bonne ; mais elle souffrait trop ; et cet être lié contre elle, qui étouffait sa vie, bien qu'il souffrît aussi, elle ne pouvait s'empêcher de le faire souffrir davantage, afin de se venger. Ensuite, elle était plus accablée, elle se détestait ; et elle sentait que si elle ne trouvait pas un moyen de se sauver, elle ferait plus de mal encore. Ce moyen, elle le cherchait, à tâtons, autour d'elle ; elle se raccrochait à tout, comme quelqu'un qui se noie ; elle essayait de s'intéresser à quelque chose, une œuvre, un être, qui fût en quelque sorte sa chose, son œuvre, son être. Elle tâchait de reprendre un travail intellectuel, elle apprenait des langues étrangères, elle commençait un article, une nouvelle, elle se mettait à peindre, à composer… En vain : elle se décourageait, dès le premier jour. C'était trop difficile. Et puis, « des livres, des œuvres d'art ! Qu'est-ce que cela ? Je ne sais pas si je les aime, je ne sais pas si cela existe… » – Certains jours, elle causait avec animation, elle riait avec Olivier, elle semblait se passionner pour ce qu'ils disaient, elle cherchait à s'étourdir… En vain : brusquement, l'agitation tombait, le cœur se glaçait, elle se cachait, sans larmes, sans souffle, atterrée. – Elle avait réussi en partie son œuvre avec Olivier. Il devenait sceptique, il se mondanisait. Elle ne lui en savait aucun gré ; elle le trouvait faible comme elle. Presque tous les soirs, ils sortaient ; elle promenait à travers les salons parisiens son ennui angoissé, que nul ne devinait sous l'ironie de son sourire toujours armé. Elle cherchait qui l'aimât et la soutînt au-dessus du gouffre… En vain, en vain, en vain. À son appel désespéré, rien ne répondait. Le silence. Elle n'aimait point Christophe ; elle ne pouvait souffrir ses manières rudes, sa franchise blessante, surtout son indifférence. Elle ne l'aimait point ; mais elle avait le sentiment que lui, du moins, il était fort, – un roc au-dessus de la mort. Et elle voulait s'agripper à ce roc, à ce nageur dont la tête dominait les flots, ou le noyer avec elle… Et puis, ce n'était plus assez d'avoir séparé son mari de ses amis : il fallait les lui prendre. Les femmes les plus honnêtes ont parfois un instinct qui les pousse à tenter jusqu'où va leur pouvoir, et à aller au delà. Dans cet abus de pouvoir, leur faiblesse se prouve sa force. Et quand la femme est égoïste et vaine, elle trouve un plaisir mauvais à voler au mari l'amitié de ses amis. La tâche est bien aisée : il suffit de quelques œillades. Il n'est guère d'homme, honnête ou non, qui n'ait la faiblesse de mordre à l'hameçon. Si ami que soit l'ami, il pourra bien éviter l'action, mais en pensée toujours il trompera l'ami. Et si celui-ci s'en aperçoit, c'est fini de leur amitié : ils ne se regardent plus avec les mêmes yeux. – La femme qui joue à ce jeu dangereux, en reste là, le plus souvent, elle n'en demande pas plus : elle les tient tous les deux, désunis, à sa merci. Christophe remarquait les gentillesses de Jacqueline ; elles ne le surprenaient point. Quand il avait de l'affection pour quelqu'un, il avait une tendance naïve à trouver naturel d'en être aimé aussi sans arrière-pensée. Il répondait joyeusement aux avances de la jeune femme ; il la trouvait charmante ; il s'amusait de tout son cœur, avec elle ; et il la jugeait si favorablement qu'il n'était pas loin de croire qu'Olivier était bien maladroit s'il ne réussissait pas à être heureux. Il les accompagna dans une tournée de quelques jours qu'ils firent en automobile ; et il fut leur hôte dans une maison de campagne que les Langeais avaient en Bourgogne – une vieille maison de famille, que l'on gardait à cause de ses souvenirs, mais où l'on n'allait guère. Elle était isolée au milieu des vignes et des bois ; l'intérieur était délabré, les fenêtres mal jointes ; on y respirait une odeur de moisi, de fruits mûrs, d'ombre fraîche et d'arbres à résine chauffés par le soleil. À vivre avec Jacqueline, côte à côte, pendant une suite de jours, Christophe se laissait peu à peu envahir par un sentiment insinuant et doux, qui ne l'inquiétait point ; il éprouvait une jouissance innocente, mais nullement immatérielle, à la voir, à l'entendre, à frôler ce joli corps, et à boire le souffle de sa bouche. Olivier, un peu soucieux, se taisait. Il ne soupçonnait point ; mais une inquiétude vague l'oppressait, qu'il eût rougi de s'avouer ; pour s'en punir, il les laissait seuls ensemble, souvent. Jacqueline lisait en lui, et elle était touchée ; elle avait envie de lui dire : – Va, ne t'afflige pas, mon ami. C'est encore toi que j'aime le mieux. Mais elle ne le disait point ; et ils se laissaient aller tous trois à l'aventure : Christophe ne se doutant de rien, Jacqueline ne sachant pas ce qu'elle voulait au juste, et s'en remettant au hasard de le lui faire savoir, Olivier seul, prévoyant, pressentant, mais par pudeur d'amour-propre et d'amour, ne voulant pas y penser. Lorsque la volonté se tait, l'instinct parle ; en l'absence de l'âme, le corps va son chemin. Un soir, après dîner, la nuit leur sembla si belle, – nuit sans lune, étoilée, – qu'ils voulurent se promener dans le jardin. Olivier et Christophe sortirent de la maison. Jacqueline monta dans sa chambre, pour prendre un châle. Elle ne redescendait point. Christophe, pestant contre les éternelles lenteurs des femmes, rentra pour la chercher. – (Depuis quelque temps, sans qu'il y prît garde, c'était lui qui jouait le mari.) – Il l'entendit qui venait. La pièce où il était entré avait ses volets clos ; et l'on ne voyait rien. – Allons ! arrivez donc, Madame-qui-n'en-finit-jamais, cria gaiement Christophe. Vous usez les miroirs, à force de vous y regarder. Elle ne répondit pas. Elle s'était arrêtée. Christophe eut l'impression qu'elle était dans la chambre ; mais elle ne bougeait point. – Où êtes-vous ? dit-il. Elle ne répondit pas. Christophe se tut aussi : il allait en tâtonnant dans l'ombre ; et un trouble le prit. Il s'arrêta, le cœur battant. Il entendit tout près le souffle léger de Jacqueline. Il fit encore un pas et s'arrêta de nouveau. Elle était près de lui, il le savait, mais il ne pouvait plus avancer. Quelques secondes de silence. Brusquement, deux mains qui saisissent les siennes et l'attirent, une bouche sur sa bouche. Il l'étreignit. Sans un mot, immobiles. – Leurs bouches se déprirent, s'arrachèrent l'une à l'autre. Jacqueline sortit de la chambre. Christophe, frémissant, la suivit. Ses jambes tremblaient. Il resta un instant appuyé au mur, attendant que le battement de son sang s'apaisât. Enfin, il les rejoignit. Jacqueline causait tranquillement avec Olivier. Ils marchaient, de quelques pas en avant. Christophe les suivait, écrasé. Olivier s'arrêta pour l'attendre. Christophe s'arrêta aussi. Olivier l'appela amicalement. Christophe ne répondit pas. Olivier, connaissant l'humeur de son ami et les silences capricieux où il se verrouillait parfois à triple tour, n'insista point et continua sa marche avec Jacqueline. Et Christophe, machinalement, continuait de les suivre, à dix pas, comme un chien. Quand ils s'arrêtaient, il s'arrêtait. Quand ils marchaient, il marchait. Ainsi, ils firent le tour du jardin, et rentrèrent. Christophe remonta dans sa chambre et s'enferma. Il n'alluma point. Il ne se coucha point. Il ne pensait point. Vers le milieu de la nuit, le sommeil le prit, assis, les bras, la tête appuyés sur la table. Il s'éveilla, une heure après. Il alluma sa bougie, rassembla fiévreusement ses papiers, ses effets, fit sa valise, se jeta sur son lit, et dormit jusqu'à l'aube. Alors, il descendit avec son bagage et partit. On l'attendit, toute la matinée. On le chercha, tout le jour. Jacqueline, cachant sous l'indifférence un frémissement de colère, affecta avec une ironie insultante de compter son argenterie. Le lendemain soir seulement, Olivier reçut une lettre de Christophe : « Mon bon vieux, ne m'en veux pas d'être parti comme un fou. Fou, je le suis, tu le sais. Qu'y faire ? Je suis ce que je suis. Merci de ton affectueuse hospitalité. C'était bien bon. Mais vois-tu, je ne suis pas fait pour la vie avec les autres. Pour la vie même, je ne sais pas trop si je suis fait. Je suis fait pour rester dans mon coin, et aimer les gens – de loin : c'est plus prudent. Quand je les vois de trop près, je deviens misanthrope. Et c'est ce que je ne veux pas être. Je veux aimer les hommes, je veux vous aimer tous. Oh ! comme je voudrais vous faire du bien à tous ! Si je pouvais faire que vous fussiez – que tu fusses heureux ! Avec quelle joie je donnerais en échange tout le bon- heur que je puis avoir !… Mais cela m'est interdit. On ne peut que montrer le chemin aux autres. On ne peut pas faire leur chemin, à leur place. Chacun doit se sauver soi-même. Sauvetoi ! Sauvez-vous ! Je t'aime bien. CHRISTOPHE Mes respects à Madame Jeannin. » « Madame Jeannin » lut la lettre, les lèvres serrées, avec un sourire de mépris, et dit sèchement : – Eh bien, suis son conseil. Sauve-toi. Mais au moment où Olivier tendait la main pour reprendre la lettre, Jacqueline froissa le papier, le jeta par terre ; et deux grosses larmes jaillirent de ses yeux. Olivier lui saisit la main : – Qu'as-tu ? demandait-il, ému. – Laisse-moi ! cria-t-elle, avec colère. Elle sortit. Sur le seuil de la porte, elle cria : – Égoïstes ! * Christophe avait fini par se faire des ennemis de ses protecteurs du Grand Journal. C'était facile à prévoir. Christophe avait reçu du ciel cette vertu célébrée par Gœthe : « la nonreconnaissance ». « La répugnance à se montrer reconnaissant, écrivait Gœthe ironiquement, est rare et ne se manifeste que chez des hommes remarquables qui, sortis des classes les plus pauvres, ont été à chaque pas forcés d'accepter des secours empoisonnés par la grossièreté du bienfaiteur… » Christophe ne pensait pas qu'il fût obligé de s'avilir, pour un service rendu, ni – ce qui était le même pour lui – d'abdiquer sa liberté. Il ne prêtait pas ses bienfaits à tant pour cent, il les donnait. Ses bienfaiteurs l'entendaient un peu différemment. Ils furent choqués dans le sentiment moral très élevé qu'ils avaient des devoirs de leurs débiteurs, que Christophe refusât d'écrire la musique d'un hymne stupide, pour une fête-réclame organisée par le journal. Ils lui firent sentir l'inconvenance de sa conduite. Christophe les envoya promener. Il acheva de les exaspérer, par le démenti brutal qu il infligea, peu après, à des assertions que le journal lui avait prêtées. Alors, commença une campagne contre lui. On usa de toutes armes. On ressortit une fois de plus de l'arsenal aux chicanes la vieille machine de guerre, qui a servi tour à tour à tous les impuissants contre tous les créateurs, et qui n'a jamais tué personne, mais dont l'effet est immanquable sur les imbéciles : on l'inculpa de plagiat. On alla découper dans son œuvre et dans celle des collègues obscurs des passages artificieusement choisis et maquillés ; et l'on prouva qu'il avait volé ses inspirations à d'autres. On l'accusa d'avoir voulu étouffer de jeunes artistes. Encore s'il n'avait eu affaire qu'à ceux dont le métier est d'aboyer, à ces critiques nabots qui grimpent sur les épaules du grand homme, et qui crient : – Je suis plus grand que toi ! Mais non, les hommes de talent s'attaquent entre eux ; chacun cherche à se rendre insupportable à ses confrères ; et pourtant, comme dit l'autre, le monde est assez vaste pour que chacun puisse travailler en paix ; et chacun a déjà dans son propre talent un ennemi assez rude. Il se trouva en Allemagne des artistes jaloux, pour fournir des armes à ses ennemis, au besoin pour en inventer. Il s'en trouva en France. Les nationalistes de la presse musicale – dont plusieurs étaient des étrangers – lui jetèrent sa race à la tête comme une insulte. Le succès de Christophe avait beaucoup grandi ; et la mode s'en mêlant, on concevait qu'il irritât, par ses exagérations, même des hommes sans parti pris, – à plus forte raison, les autres. Christophe avait maintenant, dans le public des concerts, parmi les gens du monde et les écrivains des jeunes revues, d'enthousiastes partisans qui, quoi qu'il fît, s'extasiaient, déclarant volontiers que la musique n'existait pas avant lui. Certains expliquaient ses œuvres, et y trouvaient des intentions philosophiques, dont il était ébahi. D'autres y voyaient une révolution musicale, l'assaut donné aux traditions, que Christophe respectait. Ce n'eût servi de rien qu'il protestât. Ils lui eussent démontré qu'il ne savait pas ce qu'il avait écrit. Ils s'admiraient, en l'admirant. Aussi, la campagne contre Christophe rencontra-t-elle de vives sympathies, parmi ses confrères, qu'exaspérait ce « battage » dont il était innocent. Ils n'avaient pas besoin de ces raisons pour n'aimer pas sa musique : la plupart éprouvaient, à son égard, l'irritation naturelle de celui qui n'a point d'idées et les exprime sans peine, selon les formules apprises, contre celui qui est bourré d'idées et s'en sert avec quelque gaucherie, selon le désordre apparent de sa fantaisie créatrice. Que de fois le reproche de ne pas savoir écrire lui avait été lancé par des scribes, pour qui le style consistait en des recettes de cénacle ! des moules de cuisine, où la pensée était jetée ! Les meilleurs amis de Christophe, qui ne cherchaient pas à le comprendre, et qui seuls le comprenaient parce qu'ils l'aimaient, simplement, pour le bien qu'il leur faisait, étaient des auditeurs obscurs qui n'avaient pas voix au chapitre. L'unique, qui eût pu vigoureusement répondre, au nom de Christophe, – Olivier, était séparé de lui et semblait l'oublier. Christophe se trouvait donc livré à des adversaires et à des admirateurs qui rivalisaient à qui lui nuirait le plus. Dégoûté, il ne répondait point. Quand il lisait les arrêts que prononçait sur lui, du haut d'un grand journal, un de ces critiques présomptueux qui régentent l'art avec l'insolence que donnent l'ignorance et l'impunité, il haussait les épaules, disant : – Juge-moi. Je te juge. Rendez-vous dans cent ans ! Mais en attendant, les médisances allaient leur train ; et le public, suivant l'habitude, accueillait bouche bée les accusations les plus niaises et les plus ignominieuses. Comme s'il ne trouvait point que la situation fût assez difficile, Christophe choisit ce moment pour se brouiller avec son éditeur. Il n'avait pourtant pas à se plaindre de Hecht, qui lui publiait régulièrement ses nouvelles œuvres, et qui était honnête en affaires. Il est vrai que cette honnêteté ne l'empêchait point de conclure des traités désavantageux pour Christophe ; mais, ces traités, il les tenait. Il ne les tenait que trop bien. Un jour, Christophe eut la surprise de voir son septuor arrangé en quatuor, et une suite de pièces pour piano à deux mains gauchement transcrites à quatre mains, sans qu'on l'eût avisé. Il courut chez Hecht, et, lui mettant sous le nez les pièces du délit, il dit : – Connaissez-vous cela ? – Sans doute, dit Hecht. – Et vous avez osé… vous avez osé tripatouiller mes œuvres, sans me demander la permission !… – Quelle permission ? dit Hecht avec calme. Vos œuvres sont à moi. – À moi aussi, je suppose ! – Non, fit Hecht doucement. Christophe bondit. – Mes œuvres ne sont pas à moi ? – Elles ne sont plus à vous. Vous me les avez vendues. – Vous vous moquez de moi ! Je vous ai vendu le papier. Faites-en de l'argent, si vous voulez. Mais ce qui est écrit dessus, c'est mon sang, c'est à moi. – Vous m'avez tout vendu. En échange de l'œuvre que voici, je vous ai alloué une somme de trois cents francs, payable jusqu'à due concurrence, à raison de trente centimes par exemplaire vendu de l'édition originale. Moyennant quoi, vous m'avez cédé, sans aucune restriction ni réserve, tous vos droits sur votre œuvre. – Même celui de la détruire ? Hecht haussa les épaules, sonna, et dit à un employé : – Apportez-moi le dossier de M. Krafft. Il lut posément à Christophe le texte du traité, que Christophe avait signé sans le lire, – duquel il résultait, selon la règle ordinaire des traités que souscrivaient alors les éditeurs de musique, – « que M. Hecht était subrogé dans tous les droits, moyens et actions de l'auteur, et avait, à l'exclusion de tout autre, le droit d'éditer, publier, graver, imprimer, traduire, louer, vendre, à son profit, sous telle forme qu'il lui plaisait, faire exécuter dans les concerts, cafés-concerts, bals, théâtres, etc.… l'œuvre dite, publier tout arrangement de l'œuvre pour quelque instrument et même avec paroles, ainsi que d'en changer le titre… etc., etc.… »8. – Vous voyez, lui dit-il, que je suis fort modéré. – Évidemment, dit Christophe, je dois vous remercier. Vous auriez pu faire de mon septuor une chanson de caféconcert. Il se tut, consterné, la tête entre les mains. – J'ai vendu mon âme, répétait-il. pas. – Et votre République, fit Christophe, autorise ces trafics ! Vous dites que l'homme est libre. Et vous vendez la pensée à l'encan. – Vous avez touché le prix, dit Hecht. – Trente deniers, oui, fit Christophe. Reprenez-les. Il fouillait dans ses poches pour rendre à Hecht les trois cent francs. Mais il ne les avait pas. Hecht sourit légèrement, avec un peu de dédain. Ce sourire engagea Christophe. – Je veux mes œuvres, dit-il, je vous les rachète. – Vous n'en avez aucun droit, dit Hecht. Mais comme je ne tiens nullement à retenir les gens de force, je consens à vous les rendre, – si vous êtes en mesure de me rembourser des indemnités dues. 8 Copie textuelle. – Soyez sûr, dit Hecht ironiquement, que je n'en abuserai – Je le serai, dit Christophe, dussé-je me vendre moimême. Il accepta, sans discuter, les conditions que Hecht lui soumit, quinze jours plus tard. Par une folie insigne, il rachetait les éditions de ses œuvres, à des prix cinq fois supérieurs à ce que ses œuvres lui avaient rapporté, quoique nullement exagérés : car ils étaient scrupuleusement calculés d'après les bénéfices réels que les œuvres apportaient à Hecht. Christophe était incapable de payer ; et Hecht y comptait bien. Hecht ne tenait pas à accabler Christophe, qu'il estimait comme artiste et comme homme, plus qu'aucun autre des jeunes musiciens ; mais il voulait lui donner une leçon : car il n'admettait point qu'on se révoltât contre ce qui était son droit. Il n'avait pas fait ces règlements, ils étaient ceux du temps : il les trouvait donc équitables. Il était d'ailleurs sincèrement convaincu qu'ils étaient pour le bien de l'auteur, comme de l'éditeur, qui sait mieux que l'auteur les moyens de répandre l'œuvre, et ne s'arrête point comme lui à des scrupules d'ordre sentimental, respectables, mais contraires à son véritable intérêt. Il était décidé à faire réussir Christophe ; mais c'était à sa façon, et à condition que Christophe lui fût livré, pieds et poings liés. Il voulut lui faire sentir qu'on ne pouvait se dégager si facilement de ses services. Ils firent un marché conditionnel ; si, dans un délai de six mois, Christophe ne réussissait pas à s'acquitter, les œuvres restaient en toute propriété à Hecht. Il était à prévoir que Christophe ne pourrait trouver le quart de la somme demandée. Il s'entêta pourtant, donnant congé de son appartement plein de souvenirs pour lui, afin d'en prendre un autre moins coûteux, – vendant divers objets, dont aucun, à sa surprise, n'avait de valeur, – s'endettant, recourant à l'obligeance de Mooch, malheureusement fort dépourvu alors et malade, cloué chez lui par des rhumatismes, – cherchant un autre éditeur, et partout se heurtant à des conditions aussi léonines que celles de Hecht, ou même à des refus. C'était le temps où les attaques contre lui étaient le plus vives dans la presse musicale. Un des principaux journaux parisiens était particulièrement acharné ; quelqu'un de ses rédacteurs, qui ne signait point de son nom, l'avait pris comme tête de Turc : pas de semaine qu'il ne parût dans les Échos quelque note perfide pour le rendre ridicule. Le critique musical achevait l'œuvre de son confrère masqué : le moindre prétexte lui était bon pour exprimer son animosité. Ce n'étaient encore que les premières escarmouches : il promettait d'y revenir, et de procéder sous peu à une exécution en règle. Ils ne se pressaient point, sachant qu'aucune accusation précise ne vaut pour le public une suite d'insinuations obstinément répétées. Ils jouaient avec Christophe, comme le chat avec la souris. Christophe, à qui les articles étaient envoyés, les méprisait, mais ne laissait pas d'en souffrir. Cependant, il se taisait ; et, au lieu de répondre – (l'aurait-il pu, même s'il l'avait voulu ?) – il s'obstinait dans sa lutte d'amour-propre inutile et disproportionnée avec son éditeur. Il y perdait son temps, ses forces, son argent, et ses seules armes, puisque de gaieté de cœur, il prétendait renoncer à la publicité que Hecht faisait à sa musique. Brusquement, tout changea. L'article annoncé dans le journal ne parut point. Les insinuations se turent. La campagne s'arrêta net. Bien plus : deux ou trois semaines après, le critique du journal publiait, d'une façon incidente, quelques lignes élogieuses, qui semblaient attester que la paix était faite. Un grand éditeur de Leipzig écrivit à Christophe pour lui offrir de publier ses œuvres ; et le traité fut conclu à des conditions avantageuses. Une lettre flatteuse, qui portait le cachet de l'ambassade d'Autriche, exprima à Christophe le désir qu'on avait d'introduire certaines de ses compositions sur les programmes des soirées de gala, données à l'ambassade. Philomèle, que patronnait Christophe, fut priée de se faire entendre à une de ces soirées ; et aussitôt après, elle fut partout demandée dans les salons aristocratiques de la colonie allemande et italienne de Paris. Christophe lui-même, qui ne put se dispenser de venir à un des concerts, trouva le meilleur accueil auprès de l'ambassadeur. Cependant, quelques mots d'entretien lui montrèrent que son hôte, assez peu musicien, ne connaissait rien de ses œuvres. D'où venait donc cet intérêt subit ? Une invisible main semblait veiller sur lui, écarter les obstacles, lui aplanir la route. Christophe s'informa. L'ambassadeur fit allusion à deux amis de Christophe, le comte et la comtesse Bérény, qui avaient une grande sympathie pour lui. Christophe ignorait jusqu'à leur nom ; et le soir qu'il vint à l'ambassade, il n'eut pas l'occasion de leur être présenté. Il n'insista pas pour les connaître. Il traversait une période de dégoût des hommes, où il faisait aussi peu fond sur ses amis que sur ses ennemis : amis et ennemis étaient également incertains ; un souffle les changeait ; il fallait apprendre à s'en passer, et dire, comme ce vieux homme du XVIIe siècle : « Dieu m'a donné des amis ; il me les a ôtés. Ils m'ont laissé. Je les laisse, et n'en fait point mention. » Depuis qu'il avait quitté la maison d'Olivier, Olivier ne lui avait plus donné signe de vie ; tout semblait fini entre eux. Christophe ne tenait pas à faire des amitiés nouvelles. Il se représentait le comte et la comtesse Bérény, à l'image de tant de snobs qui se disaient ses amis ; et il ne fit rien pour les rencontrer. Il les eût plutôt fuis. C'était Paris tout entier qu'il eût voulu fuir. Il avait besoin de se réfugier, pour quelques semaines, dans une solitude amie. S'il avait pu se retremper, quelques jours, seulement quelques jours, dans son pays natal ! Peu à peu, cette pensée devenait un désir maladif. Il voulait revoir son fleuve, son ciel, la terre de ses morts. Il fallait qu'il les revît. Il ne le pouvait point, sans risquer sa liberté : il était toujours sous le coup de l'arrêt lancé contre lui, lors de sa fuite d'Allemagne. Mais il se sentait prêt à toutes les folies pour rentrer, ne fût-ce qu'un seul jour. Par bonheur, il en parla à un de ses nouveaux protecteurs. Comme un jeune attaché à l'ambassade d'Allemagne, rencontré à la soirée où l'on donnait ses œuvres, lui disait que son pays était fier d'un musicien tel que lui, Christophe répondit amèrement : – Il est si fier de moi qu'il me laissera mourir à sa porte, sans m'ouvrir. Le jeune diplomate se fit expliquer la situation ; et quelques jours après, il revint voir Christophe, et lui dit : – On s'intéresse à vous en haut lieu. Un très grand personnage, qui a seul pouvoir pour suspendre les effets du jugement qui pèse sur vous, a été mis au courant de votre situation ; et il daigne en être touché. Je ne sais pas comment votre musique a pu lui plaire : car – (entre nous) – il n'a pas le goût fort bon ; mais il est intelligent, et il a le cœur généreux. Sans qu'il soit possible de lever pour le moment, l'arrêt rendu contre vous, on consent à fermer les yeux, si vous voulez passer quarante-huit heures dans votre ville, pour revoir les vôtres. Voici un passeport. Vous le ferez viser, à l'arrivée et au départ. Soyez prudent, et n'attirez pas l'attention. * Christophe revit encore une fois sa terre. Il passa les deux jours qui lui étaient accordés, ne s'entretenant qu'avec elle et ceux qui étaient en elle. Il vit la tombe de sa mère. L'herbe y poussait ; mais des fleurs y avaient été déposées récemment. Côte à côte dormaient le père et le grand-père. Il s'assit à leurs pieds. La tombe était adossée au mur d'enceinte. Un châtaigner qui poussait de l'autre côté, dans le chemin creux, l'ombrageait. Par-dessus le mur bas, on voyait les moissons dorées, où le vent tiède faisait passer des ondulations molles ; le soleil régnait sur la terre assoupie ; on entendait le cri des cailles dans les blés, et sur les tombes la douce houle des cyprès. Christophe était seul et rêvait. Son cœur était calme. Assis, les mains jointes autour du genou, et le dos appuyé au mur, il regardait le ciel. Ses yeux se fermèrent, un moment. Comme tout était simple ! Il se sentait chez lui, parmi les siens. Il se tenait auprès d'eux, la main dans la main. Les heures s'écoulaient. Vers le soir, des pas firent crier le sable des allées. Le gardien passa, regarda Christophe assis. Christophe lui demanda qui avait mis les fleurs. L'homme répondit que la fermière de Buir passait, une ou deux fois par an. – Lorchen ? dit Christophe. Ils causèrent. – Vous êtes le fils, dit l'homme. – Elle en avait trois, dit Christophe. né. Christophe, la tête un peu renversée en arrière, immobile, se taisait. Le soleil descendait. – Je vais fermer, dit le gardien. Christophe se leva, et fit lentement avec lui le tour du cimetière. Le gardien faisait les honneurs de chez lui. Christophe s'arrêtait pour lire les noms inscrits. Que de gens de sa connaissance il retrouvait là, réunis ! Le vieux Euler, – son gendre, – plus loin, des camarades d'enfance, de petites filles avec qui il – Je parle de celui de Hambourg. Les autres ont mal tour- avait joué, – et là, un nom qui lui remua le cœur : Ada… Paix sur tous… Les flammes du couchant ceinturaient le tranquille horizon. Christophe sortit. Il se promena longtemps encore dans les champs. Les étoiles s'allumaient… Le lendemain, il revint et, de nouveau, passa l'après-midi à sa place de la veille. Mais le beau calme silencieux de la veille s'était animé. Son cœur chantait un hymne insouciant et heureux. Assis sur la margelle de la tombe, il écrivit sur ses genoux, au crayon, dans un carnet de notes, le chant qu'il entendait. Le jour ainsi passa. Il lui semblait qu'il travaillait dans sa petite chambre d'autrefois, et que la maman était là, de l'autre côté de la cloison. Quand il eut fini et qu'il fallut partir, – il était déjà à quelques pas de la tombe, – il se ravisa, il revint, et enfouit le carnet dans l'herbe, sous le lierre. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber. Christophe pensa : – Il sera vite effacé. Tant mieux !… Pour toi seule. Pour nul autre. Il revit aussi le fleuve, les rues familières, où tant de choses étaient changées. Aux portes de la ville, sur les promenades des anciens bastions, un petit bois d'acacias qu'il avait vu planter avait conquis la place, étouffait les vieux arbres. En longeant le mur qui bordait le jardin des De Kerich, il reconnut la borne sur laquelle il grimpait, lorsqu'il était gamin, pour regarder dans le parc ; et il fut étonné de voir comme la rue, le mur, le jardin étaient devenus petits. Devant la grille d'entrée, il s'arrêta un moment. Il continuait son chemin, quand une voiture passa. Machinalement, il leva les yeux, et ses yeux rencontrèrent ceux d'une jeune dame, fraîche, grasse, réjouie, qui l'examinait curieusement. Elle fit une exclamation de surprise. À son geste, la voiture s'arrêta. Elle dit : – Monsieur Krafft ! Il s'arrêta. Elle dit en riant : – Minna… Il courut à elle, presque aussi troublé qu'au jour de la première rencontre 9. Elle était avec un monsieur, grand, gros, chauve, aux moustaches relevées d'un air vainqueur, qu'elle présenta : « Herr Reichsgerichtsrat von Brombach », – son mari. Elle voulut que Christophe entrât à la maison. Il cherchait à s'excuser. Mais Minna s'exclamait. – « Non, non, il devait venir, venir dîner. » Elle parlait très fort et très vite, et, sans attendre les questions, déjà racontait sa vie. Christophe, abasourdi par sa volubilité et par son bruit, n'entendait qu'à moitié, et il la regardait. C'était là sa petite Minna ! Elle était florissante, robuste, rembourrée de toutes parts, une jolie peau, un teint de rose, mais les traits élargis, particulièrement le nez solide et bien nourri. Les gestes, les manières, les gentillesses étaient restées les mêmes ; mais le volume avait changé. Cependant, elle ne cessait de parler : elle racontait à Christophe les histoires de son passé, ses histoires intimes, la façon dont elle avait aimé son mari et dont son mari l'avait aimée. Christophe était gêné. Elle avait un optimisme sans critique, qui lui faisait trouver parfait et supérieur aux autres, – (du moins quand elle était en présence des autres,) – sa ville, sa maison, sa famille, et elle-même. Elle disait de son mari, et devant lui, qu'il 9 Le Matin. était « l'homme le plus grandiose qu'elle eût jamais vu », qu'il y avait en lui « une force surhumaine ». « L'homme le plus grandiose » tapotait en riant les joues de Minna, et déclarait à Christophe qu'elle était « une femme hautement éminente ». Il semblait que monsieur le Reichsgerichtsrat fût au courant de la situation de Christophe, et qu'il ne sût au juste s'il devait le traiter avec égards ou sans égards, vu sa condamnation d'une part, et, de l'autre, vu l'auguste protection qui le couvrait ; il prit le parti de mélanger les deux manières. Pour Minna, elle parlait toujours. Quand elle eut abondamment parlé d'elle à Christophe, elle parla de lui ; elle le harcela de questions aussi intimes que l'avaient été les réponses aux questions supposées, qu'il ne lui avait point faites. Elle était ravie de revoir Christophe ; elle ne connaissait rien de sa musique ; mais elle savait qu'il était connu ; elle était flattée qu'il l'eût aimée. – (et qu'elle l'eût refusé). – Elle le lui rappela, en plaisantant, sans beaucoup de délicatesse. Elle lui demanda son autographe pour son album. Elle l'interrogea avec insistance sur Paris. Elle manifestait pour cette ville autant de curiosité que de mépris. Elle prétendait la connaître, ayant vu les Folies-Bergère, l'Opéra, Montmartre et Saint-Cloud. D'après elle, les Parisiennes étaient des cocottes, de mauvaises mères, qui avaient le moins possible d'enfants et ne s'en occupaient point, les laissant au logis pour aller au théâtre ou dans les lieux de plaisir. Elle n'admettait point qu'on la contredît. Au cours de la soirée, elle voulut que Christophe jouât un morceau de piano. Elle le trouva charmant. Mais au fond, elle admirait autant le jeu de son mari. Christophe eut le plaisir de revoir la mère de Minna, Mme de Kerich. Il avait conservé pour elle une secrète tendresse, parce qu'elle avait été bonne pour lui. Elle n'avait rien perdu de sa bonté, et elle était plus naturelle que Minna ; mais elle témoignait toujours à Christophe cette petite ironie affectueuse qui l'irritait jadis. Elle en était restée au point où il l'avait laissée ; elle aimait les mêmes choses ; et il ne lui semblait pas admissi- ble qu'on pût faire mieux, ni autrement ; elle opposait le JeanChristophe d'autrefois au Jean-Christophe d'aujourd'hui ; et elle le préférait au premier. Autour d'elle, personne n'avait changé d'esprit, que Christophe. L'immobilité de la petite ville, son étroitesse d'horizon, lui étaient pénibles. Ses hôtes passèrent une partie de la soirée à l'entretenir de commérages sur le compte de gens qu'il ne connaissait pas. Ils étaient à l'affût des ridicules de leurs voisins et ils décrétaient ridicule tout ce qui différait d'eux. Cette curiosité malveillante, perpétuellement occupée de riens, finissait par causer à Christophe un malaise insupportable. Il essaya de parler de sa vie, à l'étranger. Mais tout de suite, il se heurta à l'impossibilité de leur faire sentir cette civilisation française, dont il avait souffert, et qui lui devenait chère, en ce moment qu'il la représentait dans son propre pays, – ce libre esprit latin, dont la première loi est l'intelligence : comprendre le plus possible, au risque de faire bon marché de la « moralité ». Il retrouvait chez ses hôtes, et surtout chez Minna, cet esprit orgueilleux, qui l'avait blessé autrefois, mais dont il avait perdu le souvenir, – orgueilleux par faiblesse autant que par vertu, – cette honnêteté sans charité, fière de sa vertu, et méprisante des défaillances qu'elle ne pouvait pas connaître, le culte du comme-il-faut, le dédain scandalisé des supériorités « irrégulières ». Minna avait une assurance tranquille et sentencieuse d'avoir toujours raison. Aucune nuance dans sa façon de juger les autres. Elle ne se souciait pas de les comprendre, elle n'était occupée que d'elle-même. Son égoïsme se badigeonnait d'une vague teinture métaphysique. Il était constamment question de son « moi », du développement de son « moi ». Elle était peut-être une bonne femme, et capable d'aimer. Mais elle s'aimait trop. Surtout, elle se respectait trop. Elle avait l'air de dire perpétuellement le Pater et l'Ave devant son « moi ». On avait le sentiment qu'elle eût cessé totalement d'aimer, et pour toujours, l'homme qu'elle aimait le mieux, s'il eût manqué un seul instant – (l'aurait-il regretté mille fois, par la suite), – au respect dû envers la dignité de son « moi »… Au diable ton « moi » ! Pense donc un peu au « toi » !… Cependant, Christophe ne la voyait pas avec des yeux sévères. Lui qui était si irritable à l'ordinaire, il l'écoutait parler avec une patience archangélique. Il se défendait de la juger. Il l'entourait, comme d'une auréole, du religieux souvenir de son enfance ; et il s'obstinait à rechercher en elle l'image de la petite Minna. Il n'était pas impossible de la reconnaître en certains de ses gestes ; le timbre de sa voix avait certaines sonorités qui réveillaient des échos émouvants. Il s'absorbait en eux, se taisant, n'écoutant pas les paroles qu'elle disait, ayant l'air d'écouter, ne cessant de lui témoigner un respect attendri. Mais il avait du mal à concentrer son esprit : elle faisait trop de bruit, elle l'empêchait d'entendre Minna. À la fin, il se leva un peu las : – Pauvre petite Minna ! Ils voudraient me faire croire que tu es là, dans cette belle grosse personne, qui crie fort et qui m'ennuie. Mais je sais bien que non. Allons-nous-en, Minna. Qu'avons-nous à faire de ces gens ? Il s'en alla, leur laissant croire qu'il reviendrait le lendemain. S'il avait dit qu'il repartait, le soir, ils ne l'eussent point lâché jusqu'à l'heure du train. Dès les premiers pas dans la nuit, il retrouva l'impression de bien-être qu'il avait, avant d'avoir rencontré la voiture. Le souvenir de la soirée importune s'effaça, comme d'un coup d'éponge : il n'en resta plus rien ; la voix du Rhin noya tout. Il allait sur le bord, du côté de la maison où il était né. Il n'eut pas de peine à la reconnaître. Les volets étaient fermés ; on dormait. Christophe s'arrêta au milieu de la route ; il lui semblait que s'il frappait à la porte, les fantômes connus lui ouvriraient. Il pénétra dans le pré, autour de la maison, près du fleuve, à l'endroit où il allait causer jadis avec Gottfried, le soir. Il s'assit. Et les jours passés revécurent. Et la chère petite fille qui avait bu avec lui le rêve du premier amour était ressuscitée. Ils revivaient ensemble la jeune tendresse, et ses douces larmes et ses espoirs infinis. Et il se dit, avec un sourire de bonhomie : – La vie ne m'a rien appris. J'ai beau savoir… j'ai beau savoir… J'ai toujours les mêmes illusions. Qu'il est bon d'aimer et de croire intarissablement ! Tout ce que touche l'amour est sauvé de la mort. – Minna, qui es avec moi, – avec moi, pas avec l'autre… Minna qui ne vieilliras jamais !… La lune, voilée, sortit des nuages, et sur le dos du fleuve fit luire des écailles d'argent. Christophe eut l'impression que le fleuve ne passait pas jadis aussi près du tertre où il était assis. Il s'approcha. Oui, il y avait là naguère, au delà de ce poirier, une langue de sable, une petite pente gazonnée, où il avait joué bien des fois. Le fleuve les avait rongées ; il avançait, léchant les racines du poirier. Christophe eut un serrement de cœur. Il revint vers la gare. De ce côté, un nouveau quartier, – maisons pauvres, chantiers en construction, grandes cheminées d'usines, – commençait à s'élever. Christophe songea au bois d'acacias qu'il avait vu, dans l'après-midi, et il pensa : – Là aussi, le fleuve ronge… La vieille ville, endormie dans l'ombre, avec tout ce qu'elle renfermait, vivants et morts, lui fut plus chère encore car il la sentit menacée… Hostis habet muros… Vite, sauvons les nôtres ! La mort guette tout ce que nous aimons. Hâtons-nous de graver le visage qui passe, sur le bronze éternel. Arrachons aux flammes le trésor de la patrie, avant que l'incendie dévore le palais de Priam… Christophe monta dans le train, qui partit, comme un homme qui fuit devant l'inondation. Mais pareils à ceux-là qui sauvaient du naufrage de leur ville les dieux de la cité, Christophe emportait en lui l'étincelle d'amour qui avait jailli de sa terre, et l'âme sacrée du passé. * Jacqueline et Olivier s'étaient rapprochés, pour un temps. Jacqueline avait perdu son père. Cette mort l'avait profondément remuée. En présence du malheur véritable, elle sentit la misérable niaiserie des autres douleurs ; et la tendresse que lui témoignait Olivier ranima son affection pour lui. Elle se trouvait ramenée, de quelques années en arrière, aux tristes jours qui avaient suivi la mort de la tante Marthe, et qui avaient été suivis des jours bénis d'amour. Elle se disait qu'elle était ingrate envers la vie et qu'il fallait lui savoir gré de ne pas vous prendre le peu qu'elle vous avait donné. Ce peu, dont le prix lui était révélé, elle le serrait jalousement contre elle. Un éloignement momentané de Paris, que le médecin avait prescrit pour la distraire de son deuil, un voyage qu'elle fit avec Olivier, une sorte de pèlerinage aux lieux où ils s'étaient aimés pendant la première année de leur mariage, acheva de l'attendrir. Dans la mélancolie de retrouver, au détour du chemin, la chère figure de l'amour, qu'on croyait disparu, et de la voir passer, et de savoir qu'elle disparaîtrait de nouveau, – pour combien de temps ? pour toujours, peut-être ? – ils l'étreignaient avec une passion désespérée… – Reste, reste avec nous ! Mais ils savaient bien qu'ils allaient le perdre… Quand Jacqueline revint à Paris, elle sentait tressaillir dans son corps une petite vie nouvelle, allumée par l'amour. Mais l'amour était déjà passé. Le fardeau qui s'appesantissait en elle ne la rattachait pas à Olivier. Elle n'en éprouvait point la joie qu'elle attendait. Elle s'interrogeait avec inquiétude. Naguère, quand elle se tourmentait, souvent elle avait pensé que la venue d'un petit enfant serait le salut pour elle. Le petit enfant était là, le salut n'était pas venu. Cette plante humaine qui enfonçait ses racines dans sa chair, elle la sentait avec effroi pousser, boire son sang. Elle restait des journées, absorbée, écoutant, le regard perdu, tout son être aspiré par l'être inconnu qui avait pris possession d'elle. C'était un bourdonnement vague, doux, endormant, angoissant. Elle se réveillait en sursauts de cette torpeur, – moite de sueur, frissonnante, avec un éclair de révolte. Elle se débattait contre le filet où la nature l'avait prise. Elle voulait vivre, elle voulait être libre, il lui semblait que la nature l'avait dupée. Puis, elle avait honte de ces pensées, elle se trouvait monstrueuse, elle se demandait si elle était donc plus mauvaise, ou autrement faite que les autres femmes. Et peu à peu, elle s'apaisait de nouveau, engourdie comme un arbre, dans la sève et le rêve du fruit vivant qui mûrissait en ses entrailles. Qu'allait-il être ?… Lorsqu'elle entendit son premier cri à la lumière, lorsqu'elle vit ce petit corps pitoyable et touchant, tout son cœur se fondit. Elle connut, en une minute d'éblouissement, cette glorieuse joie de la maternité, la plus puissante qui soit au monde : avoir créé de sa souffrance un être de sa chair, un homme. Et la grande vague d'amour qui remue l'univers l'étreignit de la tête aux pieds, la roula, la souleva jusqu'aux cieux… Ô Dieu, la femme qui crée est ton égale ; et tu ne connais pas une joie pareille à la sienne : car tu n'as pas souffert… Puis, la vague retomba ; et l'âme retoucha le fond. Olivier, tremblant d'émotion, se penchait sur l'enfant ; et, souriant à Jacqueline, il tâchait de comprendre quel lien de vie mystérieux il y avait entre eux deux et cet être misérable encore à peine humain. Tendrement, avec un peu de dégoût, il effleura de ses lèvres cette petite tête jaune et ridée. Jacqueline le regardait : jalousement, elle le repoussa ; elle saisit l'enfant, et le serra contre son sein, elle le couvrit de baisers. L'enfant cria, elle le rendit ; et, la tête tournée contre le mur, elle pleura ; Olivier vint vers elle, l'embrassa, but ses larmes ; elle l'embrassa aussi, et se força à sourire ; puis, elle demanda qu'on la laissât se reposer, avec l'enfant près d'elle… Hélas ! qu'y faire, lorsque l'amour est mort ? L'homme, qui livre à l'intelligence plus de la moitié de soi-même, ne perd jamais un sentiment fort, sans en conserver dans son cerveau une trace, une idée. Il peut ne plus aimer, il ne peut pas oublier qu'il a aimé. Mais la femme qui a aimé, sans raison, tout entière, et qui cesse d'aimer, sans raison, tout entière, qu'y peut-elle ? Vouloir ? Se faire illusion ? Et quand elle est trop faible pour vouloir, trop vraie pour se faire illusion ?… Jacqueline, accoudée sur son lit, regardait l'enfant avec une tendre pitié. Qu'était-il ? Quel qu'il fût, il n'était pas d'elle tout entier. Il était aussi « l'autre ». Et « l'autre », elle ne l'aimait plus. Pauvre petit ! Cher petit ! Elle s'irritait contre cet être qui voulait la rattacher à un passé mort ; et, se penchant sur lui, elle l'embrassait, elle l'embrassait… * Le grand malheur des femmes d'aujourd'hui, c'est qu'elles sont trop libres, et pas assez. Plus libres, elles chercheraient des liens, elles y trouveraient un charme et une sécurité. Moins libres, elles se résigneraient à des liens qu'elles sauraient ne pouvoir briser ; et elles souffriraient moins. Mais le pire est d'avoir des liens qui ne vous lient pas, et des devoirs dont on peut s'affranchir. Si Jacqueline avait cru que sa petite maison lui était assignée pour toute la durée de la vie, elle l'eût trouvée moins incommode et moins étroite, elle se fût ingéniée à la rendre confortable ; elle eût fini, comme elle avait commencé : par l'aimer. Mais elle savait qu'elle en pouvait sortir ; et elle y étouffait. Elle pouvait se révolter : elle en arriva à croire qu'elle le devrait. Les moralistes d'à présent sont d'étranges animaux. Tout leur être s'est atrophié, au profit des facultés d'observation. Ils ne cherchent plus qu'à voir la vie : à peine à la comprendre, nullement à la vouloir. Quand ils ont reconnu dans la nature humaine et noté ce qui est, leur tâche leur paraît accomplie, ils disent : – Cela est. Ils n'essaient point de le changer. Il semble qu'à leurs yeux le seul fait d'exister soit une vertu morale. Toutes les faiblesses se sont trouvées, du coup, investies d'une sorte de droit divin. Le monde se démocratise. Autrefois, le roi seul était irresponsable. Aujourd'hui, ce sont tous les hommes, et, de préférence, la canaille. Les admirables conseillers ! Avec beaucoup de peine et un soin scrupuleux, ils s'appliquent à démontrer aux faibles à quel point ils sont faibles, et que, de par la nature, il en a été décrété ainsi, de toute éternité. Que reste-t-il aux faibles, qu'à se croiser les bras ? Bien heureux, quand ils ne s'admirent point ! À force de s'entendre répéter qu'elle est une enfant malade, la femme s'enorgueillit de l'être. On cultive ses lâchetés, on les fait s'épanouir. Qui s'amuserait à conter complaisamment aux enfants qu'il est un âge dans l'adolescence où l'âme qui n'a pas encore trouvé son équilibre, est capable des crimes, du suicide, des pires dépravations physiques et morales, et qui les excuserait, – sur-le-champ, les crimes naîtraient. L'homme même. Il suffit de lui répéter qu'il n'est point libre, pour qu'il ne le soit plus et se livre à la bête. Dites à la femme qu'elle est responsable, maîtresse de son corps et de sa volonté, – et elle le sera. Mais lâches que vous êtes, vous vous gardez bien de le dire : car vous avez intérêt à ce qu'elle ne le sache point !… Le triste milieu où se trouvait Jacqueline acheva de l'égarer. Depuis qu'elle s'était détachée d'Olivier, elle était rentrée dans ce monde qu'elle méprisait quand elle était jeune fille. Autour d'elle et de ses amies mariées, s'était formée une petite société de jeunes hommes et de jeunes femmes riches, élégants, désœuvrés, intelligents et veules. Il y régnait une liberté absolue de pensée et de propos, que tempérait seulement, en l'assaisonnant, l'esprit. Volontiers ils eussent pris la devise de l'abbaye Rabelaisienne : Fais ce que Vouldras. Mais ils se vantaient un peu : car ils ne voulaient pas grand'chose ; c'étaient les énervés de Thélème. Ils professaient avec complaisance la liberté des instincts ; mais ces instincts chez eux étaient fort effacés ; et leur dévergondage restait surtout cérébral. Ils jouissaient de se sentir fondre dans la grande piscine fade et voluptueuse de la civilisation, ce tiède bain de boue, où se liquéfient les énergies humaines, les rudes puissances vitales, l'animalité primitive et ses floraisons de foi, de volonté, de passions et de devoirs. Dans cette pensée gélatineuse, le joli corps de Jacqueline se baignait. Olivier ne pouvait l'en empêcher. Il était, lui aussi, touché par la maladie du temps ; il ne se croyait pas le droit d'entraver la liberté de celle qu'il aimait, il ne voulait rien obtenir, si ce n'était par l'amour. Et Jacqueline ne lui en savait aucun gré, puisque sa liberté était pour elle un droit. Le pire était qu'elle apportait dans ce monde amphibie un cœur entier qui répugnait à toute équivoque : quand elle croyait, elle se donnait ; sa petite âme ardente et généreuse, dans son égoïsme même, brûlait tous ses vaisseaux ; et, de sa vie en commun avec Olivier, elle avait conservé une intransigeance morale, qu'elle était prête à appliquer jusque dans l'immoralité. Ses nouveaux amis étaient bien trop prudents pour se montrer aux autres comme ils étaient. S'ils affichaient, en théorie, une liberté complète à l'égard des préjugés de la morale et de la société, ils s'arrangeaient, dans la pratique, de façon à ne rompre en visière avec aucun qui leur fût avantageux ; ils se servaient de la morale et de la société, en les trahissant, comme des domestiques infidèles qui volent leurs maîtres. Ils se volaient même les uns les autres, par habitude et par désœuvrement. Il en était plus d'un parmi ces maris, qui savait que sa femme avait des amants. Ces femmes n'ignoraient point que leurs maris avaient des maîtresses. Ils s'en accommodaient. Le scandale ne commence que lorsqu'on fait du bruit. Ces bons ménages reposaient sur une entente tacite entre associés, – entre complices. Mais Jacqueline, plus franche, jouait bon jeu, bon argent. D'abord, être sincère. Et puis, être sincère. Et encore, et toujours, être sincère. La sincérité était aussi une des vertus que prônait la pensée du temps. Mais c'est ici qu'on voit que tout est sain pour les sains, et que tout est corruption pour les cœurs corrompus. Qu'il est laid parfois d'être sincère ! C'est un péché pour les médiocres de vouloir lire au fond d'eux-mêmes. Ils y lisent leur médiocrité ; et l'amour-propre y trouve encore son compte. Jacqueline passait son temps à s'étudier dans son miroir ; elle y voyait des choses qu'elle eût mieux fait de ne jamais voir : car, après les avoir vues, elle n'avait plus la force d'en détacher les yeux ; et, au lieu de les combattre, elle les regardait grossir ; elles devenaient énormes, elles finissaient par s'emparer de ses yeux et de sa pensée. L'enfant ne suffisait pas à remplir sa vie. Elle n'avait pu l'allaiter ; le petit dépérissait. Il avait fallu prendre une nourrice. Gros chagrin, d'abord… Ce fut bientôt un soulagement. Le petit se portait maintenant à merveille ; il poussait vigoureusement, comme un brave petit gars, qui ne donnait point de tracas, passait son temps à dormir, et criait à peine, la nuit. La nourrice, – une robuste Nivernaise qui n'en était pas à son premier nourrisson et qui, à chaque fois, se prenait pour lui d'une affection animale, jalouse et encombrante, – semblait la véritable mère. Quand Jacqueline exprimait un avis, l'autre n'en faisait qu'à sa tête ; et si Jacqueline essayait de discuter, elle finissait par s'apercevoir qu'elle n'y connaissait rien. Elle ne s'était jamais bien remise, depuis la naissance de l'enfant : un commencement de phlébite l'avait abattue ; obligée pendant des semaines à l'immobilité, elle se rongeait ; sa pensée fiévreuse ressassait indéfiniment la même plainte monotone et hallucinée : « Elle n'avait pas vécu, elle n'avait pas vécu ; et maintenant, sa vie était finie… » Car son imagination était frappée : elle se croyait estropiée pour toujours ; et une rancune sourde, acre, inavouée, montait en elle contre la cause innocente de son mal, contre l'enfant. C'est là un sentiment moins rare qu'on ne croit ; mais on jette un voile dessus ; celles même qui l'éprouvent ont honte d'en convenir, dans le secret de leur cœur. Jacqueline se condamnait ; un combat se livrait entre son égoïsme et l'amour maternel. Quand elle voyait l'enfant qui dormait comme un bienheureux, elle était attendrie ; – mais aussitôt après, elle pensait avec amertume : – Il m'a tuée. Et elle ne pouvait refouler une révolte irritée contre le sommeil indifférent de cet être dont elle avait acheté le bonheur, au prix de sa souffrance. Même après qu'elle fut guérie, quand l'enfant fut plus grand, ce sentiment d'hostilité persista obscurément. Comme elle en avait honte, elle le reportait contre Olivier. Elle continuait de se croire malade ; et le souci perpétuel de sa santé, ses inquiétudes, qu'entretenaient les médecins, en cultivant son oisiveté qui en était la source, – (séparation de l'enfant, inaction forcée, isolement absolu, semaines de néant à rester étendue, à se faire gaver au lit, comme une bête à l'engrais), – achevèrent de concentrer ses préoccupations sur elle. Étranges cures modernes de la neurasthénie, qui substi- tuent à une maladie du moi une autre maladie, l'hypertrophie du moi ! Que ne pratiquez-vous une saignée à leur égoïsme, ou, par quelque réactif moral, que ne ramenez-vous leur sang, s'ils n'en ont pas de trop, de leur tête à leur cœur ! Jacqueline sortit de là, physiquement plus forte, engraissée, rajeunie, – moralement plus malade que jamais. Son isolement de quelques mois avait brisé les derniers liens de pensée qui la rattachaient à Olivier. Tant qu'elle était demeurée près de lui, elle subissait encore l'ascendant de cette nature idéaliste, qui, malgré ses faiblesses, restait constante dans sa foi ; elle se débattait en vain contre l'esclavage où la tenait un esprit plus ferme que le sien, contre ce regard qui la pénétrait, qui la forçait à se condamner parfois, quelque dépit qu'elle en eût. Mais dès que le hasard l'eut séparée de cet homme, – qu'elle ne sentit plus peser sur elle son amour clairvoyant, – qu'elle fut libre, – aussitôt succéda à la confiance amicale qui subsistait entre eux, une rancune de s'être ainsi livrée, une haine d'avoir porté si longtemps le joug d'une affection qu'elle ne ressentait plus… Qui dira les rancunes implacables, qui couvent dans le cœur d'un être qu'on aime et dont on se croit aimé ? Du jour au lendemain, tout est changé. Elle aimait, la veille, elle le semblait, elle le croyait. Elle n'aime plus. Celui qu'elle a aimé est rayé de sa pensée. Il s'aperçoit tout à coup qu'il n'est plus rien pour elle ; et il ne comprend pas : il n'a rien vu du long travail qui se faisait en elle ; il ne s'est point douté de l'hostilité secrète qui s'amassait contre lui ; il ne veut pas sentir les raisons de cette vengeance et de cette haine. Raisons souvent lointaines, multiples et obscures, – certaines, ensevelies sous les voiles de l'alcôve, – d'autres, d'amour-propre blessé, secrets du cœur aperçus et jugés, – d'autres… qu'en sait-elle, elle-même ? Il est telle offense cachée, qu'on lui fit sans le savoir, et qu'elle ne pardonnera jamais. Jamais on ne parviendra à la connaître, et ellemême ne la connaît plus bien ; mais l'offense est inscrite dans sa chair : jamais sa chair n'oubliera. Contre cet effrayant courant de désaffection, il eût fallu pour lutter être un autre homme qu'Olivier, – plus près de la nature, plus simple et plus souple à la fois, ne s'embarrassant pas de scrupules sentimentaux, riche d'instincts, et capable, au besoin, d'actes que sa raison eût désavoués. Il était vaincu d'avance, découragé : trop lucide, il reconnaissait depuis longtemps en Jacqueline une hérédité plus forte que la volonté, l'âme de la mère ; il la voyait tomber, comme une pierre, au fond de sa race ; et, faible et maladroit, tous les efforts qu'il tentait accéléraient la chute. Il se contraignait au calme. Elle, par un calcul inconscient, tâchait de l'en faire sortir, de lui faire dire des choses violentes, brutales, grossières, afin de se donner des raisons de le mépriser. S'il cédait à la colère, elle le méprisait. S'il en avait honte ensuite et prenait un air humilié, elle le méprisait encore plus. Et s'il ne cédait pas à la colère, s'il ne voulait pas céder, – alors, elle le haïssait. Et le pire de tout : ce silence où ils se muraient, des jours, l'un en face de l'autre. Silence asphyxiant, affolant, où les plus doux des êtres finissent par devenir enragés, où ils sentent par moments un désir de faire du mal, de crier, de faire crier. Silence, noir silence, où l'amour achève de se désagréger, où les êtres, comme des mondes, chacun sur son orbite, s'enfoncent dans la nuit… Ils en étaient venus à un point, où tout ce qu'ils faisaient, même pour se rapprocher, était une cause d'éloignement. Leur vie était intolérable. Un hasard précipita les événements. Depuis un an, Cécile Fleury venait souvent chez les Jeannin. Olivier l'avait rencontrée chez Christophe ; puis, Jacqueline l'invita ; et Cécile continua de les voir, même après que Christophe s'était séparé d'eux. Jacqueline avait été bonne pour elle : bien qu'elle ne fût guère musicienne et qu'elle trouvât Cécile un peu commune, elle goûtait le charme de son chant et son influence apaisante. Olivier avait plaisir à faire de la musique avec elle. Peu à peu, elle était devenue une amie de la maison. Elle inspirait confiance : quand elle entrait dans le salon des Jeannin, avec ses yeux francs, son air de santé, de bon rire un peu gros qui faisait du bien à entendre, c'était comme un rayon de soleil qui pénétrait au milieu du brouillard. Le cœur d'Olivier et de Jacqueline en éprouvait un soulagement. Lorsqu'elle partait, ils avaient envie de lui dire : – Restez, restez encore, j'ai froid ! Pendant l'absence de Jacqueline, Olivier avait vu Cécile plus souvent ; et il ne put lui cacher un peu de ses chagrins. Il le fit avec l'abandon irréfléchi d'une âme faible et tendre qui étouffe, qui a besoin de se confier, et qui se livre. Cécile en fut touchée ; elle lui versa le baume de ses paroles maternelles. Elle les plaignait tous deux ; elle engageait Olivier à ne pas se laisser abattre. Mais soit qu'elle sentît plus que lui la gêne de ces confidences, soit pour quelque autre raison, elle trouva des prétextes pour venir moins souvent. Sans doute, il lui semblait qu'elle n'agissait pas loyalement envers Jacqueline, elle n'avait pas le droit de connaître ces secrets. Olivier interpréta ainsi son éloignement ; et il l'approuva : car il se reprochait d'avoir parlé. Mais l'éloignement lui fit sentir ce que Cécile était devenue pour lui. Il s'était habitué à partager ses pensées avec elle ; elle seule le délivrait de la peine qui l'oppressait. Il était trop expert à lire dans ses sentiments pour douter du nom qu'il fallait donner à celui-ci. Il n'en eût rien dit à Cécile. Mais il ne résista pas au besoin d'écrire pour lui ce qu'il sentait. Il était revenu depuis peu à la dangereuse habitude de s'entretenir sur le papier avec sa pensée. Il s'en était guéri pendant ses années d'amour ; mais à présent qu'il se retrouvait seul, la manie héréditaire l'avait repris : c'était un soulagement lorsqu'il souffrait, et une nécessité d'artiste qui s'analyse. Ainsi, il se décrivait, il écrivait ses peines, comme s'il les disait à Cécile, – plus librement, puisqu'elle ne les lirait jamais. Et le hasard voulut que ces pages tombassent sous les yeux de Jacqueline. C'était un jour où elle se sentait plus près d'Olivier qu'elle ne l'avait été depuis des années. En rangeant son armoire, elle avait relu les vieilles lettres d'amour qu'il lui envoyait : elle en avait été émue jusqu'à pleurer. Assise à l'ombre de l'armoire, sans pouvoir achever le rangement, elle avait revécu tout son passé ; et elle avait un remords douloureux de l'avoir détruit. Elle songeait au chagrin d'Olivier : jamais elle n'avait pu, de sang-froid, en envisager la pensée ; elle pouvait l'oublier ; mais elle ne pouvait supporter l'idée qu'il souffrît par elle. Elle avait le cœur déchiré. Elle eût voulu se jeter dans ses bras, lui dire : – Ah ! Olivier, Olivier, qu'est-ce que nous avons fait ? Nous sommes fous, nous sommes fous ! Ne nous faisons plus souffrir ! S'il était rentré, à ce moment !… Et ce fut à ce moment, justement, qu'elle trouva ces lettres… Tout fut fini. – Pensa-t-elle qu'Olivier l'avait réellement trompée ? Peut-être. Mais qu'importe ? La trahison pour elle n'était pas tant dans l'acte, que dans la volonté. Elle eût pardonné plus aisément à celui qu'elle aimait d'avoir une maîtresse, que d'avoir en secret donné son cœur à une autre. Et elle avait raison. – La belle affaire ! diront certains… – (Les pauvres êtres, qui ne souffrent d'une trahison d'amour, que si elle est consommée !… Quand le cœur reste fidèle, les vilenies du corps sont peu de chose. Quand le cœur a trahi, le reste n'est plus rien)… Jacqueline ne pensa pas une minute à reconquérir Olivier. Trop tard ! Elle ne l'aimait plus assez. Ou peut-être qu'elle l'aimait trop… Non, ce n'était pas de la jalousie ! C'était toute sa confiance qui s'écroulait, tout ce qui lui restait secrètement de foi et d'espoir en lui. Elle ne se disait pas qu'elle en avait fait fi qu'elle l'avait découragé, poussé à cet amour, que cet amour était innocent, et que l'on n'est pas le maître, enfin, d'aimer ou de n'aimer point. Il ne lui venait pas à l'idée de comparer à cet entraînement sentimental son flirt avec Christophe : Christophe, elle ne l'aimait point, il ne comptait point ! Dans son exagération passionnée, elle pensa qu'Olivier lui mentait, et qu'elle n'était plus rien pour lui. Le dernier appui lui manquait, au moment où elle tendait la main pour le saisir… Tout était fini. Olivier ne sut jamais ce qu'elle avait souffert, en cette journée. Mais quand il la revit, il eut l'impression lui aussi, que tout était fini. À partir de ce moment, ils ne se parlèrent plus, sinon quand ils étaient devant les autres. Ils s'observaient, comme deux bêtes traquées, qui sont sur leurs gardes, et qui ont peur. Jeremias Gotthelf décrit, avec une bonhomie impitoyable, la situation sinistre d'un mari et d'une femme qui ne s'aiment plus et se surveillent mutuellement, chacun épiant la santé de l'autre, guettant les apparences de maladie, ne songeant nullement à hâter la mort de l'autre, ni même à la souhaiter mais se laissant aller à l'espérance d'un accident imprévu, et se flattant d'être le plus robuste des deux. Il y avait des minutes où Jacqueline et Olivier s'imaginaient que l'autre avait cette pensée. Et ni l'un ni l'autre ne l'avait ; mais c'était déjà trop de la prêter à l'autre, comme Jacqueline, qui, la nuit, dans des secondes d'insomnie hallucinée, se disait que l'autre était le plus fort, l'usait peu à peu, et bientôt triompherait… Délire monstrueux d'une imagination et d'un cœur affolés ! – Et penser que, du meilleur d'euxmêmes, tout au fond, ils s'aimaient !… Olivier, succombant sous le poids, n'essaya plus de lutter ; se tenant à l'écart, il laissa le gouvernail de l'âme de Jacqueline. Abandonnée à elle-même, sans pilote, elle eut le vertige de sa liberté ; il lui fallait un maître, contre qui se révolter : si elle n'en avait point, il lui fallait en créer. Alors elle fut la proie de l'idée fixe. Jusque-là, quoi qu'elle souffrit, elle n'avait jamais conçu la pensée de quitter Olivier. À partir de ce moment, elle se crut dégagée de tout lien. Elle voulait aimer, avant qu'il fût trop tard : – (car elle, si jeune encore, elle se croyait déjà vieille). – Elle aima, elle connut ces passions imaginaires et dévorantes qui s'attachent au premier objet rencontré, à une figure entrevue, à une réputation, parfois même à un nom, et qui, après l'avoir agrippé, ne peuvent plus lâcher prise, qui persuadent au cœur qu'il ne saurait se passer de l'objet qu'il a choisi, qui le ravagent tout entier, qui font le vide absolu dans tout ce qui le remplissait du passé : ses autres affections, ses idées morales, ses souvenirs, son orgueil de soi et son respect des autres. Et lorsque l'idée fixe, n'ayant plus rien qui l'alimente, meurt à son tour, après avoir tout brûlé, une nature nouvelle surgit des ruines, une nature sans bonté, sans pitié, sans jeunesse, sans illusions, qui ne pense plus qu'à ronger la vie, comme l'herbe qui ronge les monuments détruits ! Cette fois, comme à l'ordinaire, l'idée fixe s'attacha à l'être le plus décevant pour le cœur. La pauvre Jacqueline s'éprit d'un homme à bonnes fortunes, un écrivain parisien, qui n'était pas beau, qui n'était pas jeune, qui était lourd, rougeaud, fripé, les dents gâtées, d'une sécheresse de cœur effroyable, et dont le mérite principal était d'être à la mode et d'avoir rendu malheureuses un grand nombre de femmes. Elle n'avait même pas l'excuse d'ignorer son égoïsme : car, dans son art, il en faisait parade. Il savait ce qu'il faisait : l'égoïsme enchâssé dans l'art est le miroir aux alouettes, le flambeau qui fascine les faibles. Autour de Jacqueline, plus d'une s'était laissé prendre : tout dernièrement, une jeune femme de ses amies, nouvellement mariée, qu'il avait sans grand'peine pervertie, puis plaquée. Elles n'en mouraient point, encore que leur dépit fût maladroit à se cacher, pour la joie de la galerie. La plus cruellement atteinte était bien trop soucieuse de son intérêt et de ses devoirs mondains pour ne pas maintenir ses désordres dans les limites du sens commun. Elles ne faisaient point d'esclandre. Qu'elles trompassent leur mari et leurs amies, ou qu'elles fussent trom- pées et souffrissent, c'était en silence. Elles étaient les héroïnes du qu'en-dira-t-on. Mais Jacqueline était une folle : non seulement elle était capable de faire ce qu'elle disait, mais de dire ce qu'elle faisait. Elle apportait à ses folies une absence de calculs, un désintéressement absolu. Elle avait ce dangereux mérite d'être toujours franche avec elle-même et de ne pas reculer devant les conséquences de ses actes. Elle valait mieux que les autres de son monde : c'est pourquoi elle faisait pis. Quand elle aima, quand elle conçut l'idée de l'adultère, elle s'y jeta à corps perdu, avec une franchise désespérée. * Mme Arnaud était seule, chez elle, et tricotait, avec la tranquillité fiévreuse que Pénélope devait mettre à son fameux ouvrage. Comme Pénélope, elle attendait son mari. M. Arnaud passait des journées entières hors de chez lui. Il avait classe, le matin et le soir. En général, il revenait déjeuner, bien qu'il traînât la jambe et que le lycée fût à l'autre bout de Paris : il s'obligeait à cette longue course, moins par affection, ou par économie, que par habitude. Mais certains jours, il était retenu par des répétitions ; ou bien il profitait de ce qu'il était dans le quartier, pour travailler dans une bibliothèque. Lucile Arnaud demeurait seule dans l'appartement vide. À l'exception de la femme de ménage qui venait, de huit à dix heures, faire le gros ouvrage, et des fournisseurs qui, le matin, cherchaient et apportaient les commandes, personne ne sonnait à la porte. Dans la maison, elle ne connaissait plus personne. Christophe avait déménagé, et de nouveaux venus s'étaient installés dans le jardin aux lilas. Céline Chabran avait épousé Augustin Elsberger. Élie Elsberger était parti avec sa famille ; on l'avait chargé, en Espagne, de l'exploitation d'une mine. Le vieux Weil avait perdu sa femme, et n'habitait presque jamais son appartement de Paris. Seuls, Christophe et son amie Céline avaient conservé leurs rela- tions avec Lucile Arnaud ; mais ils habitaient loin, et, pris par un labeur fatigant, ils restaient des semaines sans venir la voir. Elle ne devait compter que sur elle. Elle ne s'ennuyait point. Il lui suffisait de peu pour nourrir son intérêt. La moindre tâche journalière. Une toute petite plante, dont elle nettoyait avec des soins maternels le plumage frêle, chaque matin. Son tranquille chat gris, qui avait fini par prendre un peu de ses manières, comme font les animaux domestiques qu'on aime bien : il passait la journée, comme elle, au coin du feu, ou sur sa table auprès de la lampe, surveillant ses doigts qui travaillaient, et parfois levant vers elle ses étranges prunelles qui l'observaient un moment, puis s'éteignaient indifférentes. Les meubles même lui tenaient compagnie. Chacun d'eux était une figure familière. Elle avait un plaisir enfantin à leur faire la toilette, à essuyer doucement la poussière qui s'était attachée à leurs flancs, à les replacer avec mille égards dans leur coin habituel. Elle tenait avec eux un entretien silencieux. Elle souriait au beau meuble ancien, le seul qu'elle possédât, un fin bureau à cylindre Louis XVI. Elle éprouvait, chaque jour, la même joie à le voir. Elle n'était pas moins occupée à faire la revue de son linge : elle passait des heures debout sur une chaise, la tête et les bras enfoncés dans la grande armoire paysanne, regardant et rangeant, tandis que le chat, intrigué, des heures la regardait. Mais le bonheur était quand, les affaires finies, après avoir déjeuné seule, Dieu sait comment – (elle n'avait pas grand appétit), – après avoir fait dehors les courses indispensables, sa journée terminée, elle rentrait vers quatre heures, et s'installait à sa fenêtre, ou près du feu, avec son ouvrage et son minet. Parfois, elle trouvait un prétexte pour ne pas sortir du tout ; elle était heureuse quand elle pouvait rester enfermée, surtout l'hiver, lorsqu'il neigeait. Elle avait horreur du froid, du vent, de la boue, de la pluie, étant elle aussi une petite chatte très propre, délicate et douillette. Elle eût mieux aimé ne pas manger que sortir pour chercher son déjeuner, quand par hasard les fournisseurs l'oubliaient. En ce cas, elle grignotait une tablette de chocolat, ou un fruit du buffet. Elle se gardait bien de le dire à Arnaud. C'étaient là ses escapades. Alors, pendant ces journées de lumière à demi-éteinte, et quelquefois aussi pendant de beaux jours ensoleillés, – (au dehors, le ciel bleu resplendissait, le bruit de la rue bourdonnait autour de l'appartement dans le silence et l'ombre : c'était comme un mirage qui enveloppait l'âme), – installée dans son coin préféré, son tabouret sous les pieds, son tricot dans les mains, elle s'absorbait, immobile, tandis que ses doigts marchaient. Elle avait près d'elle un de ses livres aimés. Un de ces humbles volumes à couverture rouge, une traduction de romans anglais. Elle lisait très peu, à peine un chapitre par jour ; et le volume, sur ses genoux, restait longtemps ouvert à la même page, ou même ne s'ouvrait point ; elle le connaissait déjà ; elle le rêvait. Ainsi, les longs romans de Dickens et de Thackeray se prolongeaient pendant des semaines, dont sa rêverie faisait des années. Ils la berçaient de leur tendresse. Les gens d'aujourd'hui, qui lisent vite et mal, ne savent plus la force merveilleuse qui rayonne des livres que l'on boit lentement. Mme Arnaud n'avait aucun doute que la vie de ces êtres de romans ne fût aussi réelle que la sienne. Il en était à qui elle eût voulu se dévouer : la tendre jalouse lady Castlewood, l'amoureuse silencieuse, au cœur maternel et virginal, lui était une sœur ; le petit Dombey était son cher petit garçon ; elle était Dora, la femme-enfant, qui va mourir ; elle tendait les bras vers ces âmes d'enfants, qui traversent le monde avec des yeux braves et purs ; autour d'elle, passait un cortège d'aimables gueux et d'originaux inoffensifs, poursuivant leurs chimères ridicules et touchantes, – et à leur tête, l'affectueux génie du bon Dickens, riant et pleurant à ses rêves. À ces moments, quand elle regardait par la fenêtre, elle reconnaissait parmi les passants telle silhouette chérie ou redoutée du monde imaginaire. Derrière les murs des maisons, elle devinait les mêmes vies. Si elle n'aimait pas à sortir, c'était qu'elle avait peur de ce monde, plein de mystères. Elle apercevait autour d'elle des drames qui se ca- chent, des comédies qui se jouent. Ce n'était pas toujours une illusion. Dans son isolement, elle était parvenue à ce don d'intuition mystique, qui fait voir dans les regards qui passent bien des secrets de leur vie d'hier et de demain, qu'ils ignorent souvent. Elle mêlait à ces visions véridiques des souvenirs romanesques, qui les déformaient. Elle se sentait noyée dans cet immense univers. Il lui fallait rentrer chez elle, pour reprendre pied. Mais qu'avait-elle besoin de lire ou de voir les autres ? Elle n'avait qu'à regarder en elle. Cette existence pâle, éteinte – vue du dehors, – comme elle s'illuminait, du dedans ! Quelle vie pleine ! Que de souvenirs, de trésors, dont nul ne soupçonnait l'existence !… Avaient-ils jamais eu quelque réalité ? – Sans doute, ils étaient réels, puisqu'ils l'étaient pour elle… Ô pauvres vies, que transfigure la baguette magique du rêve ! Mme Arnaud remontait le cours des années, jusqu'à sa petite enfance ; chacune des grêles fleurettes de ses espoirs évanouis refleurissait en silence… Premier amour d'enfant pour une jeune fille, dont le charme l'avait fascinée dès le premier regard ; elle l'aimait, comme on aime d'amour, quand on est infiniment pur ; elle eût voulu baiser ses pieds, être sa fille, se marier avec elle : l'idole s'était mariée, n'avait pas été heureuse, avait eu un enfant qui était mort, était morte… Autre amour, vers douze ans, pour une fillette de son âge qui la tyrannisait, une blondine endiablée, rieuse, autoritaire, qui s'amusait à la faire pleurer et qui ensuite la couvrait de baisers ; elles formaient ensemble mille projets romanesques pour l'avenir : celle-là s'était faite Carmélite, brusquement, sans que l'on sût pourquoi ; on la disait heureuse… Puis, une grande passion pour un homme beaucoup plus âgé. De cette passion, personne n'avait rien su, pas même celui qui en était l'objet. Elle y avait dépensé une ardeur de dévouement, des trésors de tendresse… Puis, une autre passion : on l'aimait, cette fois. Mais par une timidité singulière, une défiance de soi, elle n'avait pas osé croire qu'on l'aimât, laissé voir qu'elle aimait. Et le bonheur avait passé, sans qu'elle l'eût saisi… Puis… Mais que sert de conter aux autres ce qui n'a de sens que pour soi ! Tant de menus faits, qui avaient pris une signification profonde : une attention d'ami ; un gentil mot d'Olivier, dit sans qu'il y prît garde ; les bonnes visites de Christophe et le monde enchanté qu'évoquait sa musique ; un regard d'inconnu : oui, même, chez cette excellente femme, honnête et pure, des infidélités involontaires de pensée qui la troublaient et dont elle rougissait, qu'elle écartait faiblement, et qui lui faisaient tout de même, – étant si innocente, – un peu de soleil au cœur… Elle aimait bien son mari, quoiqu'il ne fût pas tout à fait celui qu'elle rêvait. Mais il était bon ; et un jour qu'il lui avait dit : – Ma chère femme, tu ne sais pas tout ce que tu es pour moi. Tu es toute ma vie… Son cœur s'était fondu ; et, ce jour-là, elle s'était sentie unie à lui, tout entière, pour toujours. Chaque année les avait attachés plus étroitement l'un à l'autre. Rêves de travaux, de voyages, d'enfants. Qu'en était-il advenu ?… Hélas !… Mme Arnaud les rêvait encore. Il y avait un petit enfant, auquel elle avait si souvent, si profondément songé, qu'elle le connaissait presque comme s'il était là. Elle y avait travaillé, des années, sans cesse l'embellissant de ce qu'elle voyait de plus beau, de ce qu'elle aimait de plus cher… Silence !… C'était tout. C'étaient des mondes. Comment de tragédies ignorées, même des plus intimes, au fond des vies les plus calmes, les plus médiocres en apparence ! Et la plus tragique : – qu'il ne se passe rien dans ces vies d'espoirs, qui crient désespérément vers ce qui est leur droit, leur bien promis par la nature, et refusé, – qui se dévorent dans une angoisse passionnée, – et qui n'en montrent rien au dehors ! Mme Arnaud, pour son bonheur, n'était pas occupée que d'elle-même. Sa vie ne remplissait qu'une part de ses rêveries. Elle vivait aussi la vie de ceux qu'elle connaissait, ou qu'elle avait connus, elle se mettait à leur place, elle pensait à Christophe, à son amie Cécile. Elle y pensait aujourd'hui. Les deux femmes s'étaient prises d'affection l'une pour l'autre. Chose curieuse, des deux c'était la robuste Cécile qui avait besoin de s'appuyer sur la fragile Mme Arnaud. Au fond, cette grande fille joyeuse et bien portante était moins forte qu'elle n'en avait l'air. Elle passait par une crise. Les cœurs les plus tranquilles ne sont pas à l'abri des surprises. Un sentiment très tendre s'était insinué en elle ; elle ne voulait point le reconnaître d'abord ; mais il avait grandi jusqu'à ce qu'elle fût forcée d'en convenir : – elle aimait Olivier. Les manières douces et affectueuses du jeune homme, le charme un peu féminin de sa personne, ce qu'il avait de faible et de livré, tout de suite l'avaient attirée : – (une nature maternelle aime qui a besoin d'elle). – Ce qu'elle avait ensuite appris des chagrins du ménage lui avait inspiré pour Olivier une pitié dangereuse. Sans doute, ces raisons n'eussent pas suffi. Qui peut dire pourquoi un être s'éprend d'un autre ? Ni l'un ni l'autre n'y est pour rien, souvent ; c'est l'heure : elle livre par surprise un cœur qui n'est point sur ses gardes à la première affection qui se trouve sur son chemin. – Dès le moment qu'elle ne put en douter, Cécile s'efforça courageusement d'arracher l'aiguillon d'un amour qu'elle jugeait coupable et absurde ; elle se fit souffrir longtemps et elle ne guérit point. Personne ne s'en fût douté : elle mettait sa vaillance à avoir l'air heureuse. Mme Arnaud était seule à savoir ce qu'il lui en coûtait. Cécile venait poser sa tête à la nuque robuste sur la mince poitrine de Mme Arnaud. Elle versait quelques larmes en silence, elle l'embrassait, et puis elle s'en allait en riant. Elle avait une adoration pour cette frêle amie, en qui elle sentait une énergie morale et une foi supérieure à la sienne. Elle ne se confiait pas. Mais Mme Arnaud savait deviner à demi-mot. Le monde lui semblait un malentendu mélancolique. Impossible de le résoudre. On ne peut que l'aimer, avoir pitié, rêver. Et quand la ruche des rêves bourdonnait trop en elle, quand la tête lui tournait, elle allait à son piano, et laissait ses mains frôler les touches, au hasard, à voix basse, pour envelopper de la lumière apaisée des sons le mirage de la vie… Mais la brave petite femme n'oubliait pas l'heure des devoirs journaliers ; et quand Arnaud rentrait, il trouvait la lampe allumée, le souper prêt, et la figure pâlotte et souriante de sa femme qui l'attendait. Et il ne se doutait point de ses voyages qu'elle avait faits. Le difficile avait été de maintenir ensemble, sans heurts, les deux vies : la vie quotidienne, et l'autre, la grande vie de l'esprit, aux horizons lointains. Ce ne fut pas toujours aisé. Heureusement, Arnaud vivait, lui aussi, une vie en partie imaginaire, dans les livres, les œuvres d'art, dont le feu éternel entretenait la flamme tremblante de son âme. Mais il était, ces dernières années, de plus en plus préoccupé par les petits tracas de sa profession, les injustices, les passe-droits, les ennuis avec ses collègues ou avec ses élèves ; il était aigri ; il commençait à parler de politique, à déblatérer contre le gouvernement et contre les Juifs ; il rendait Dreyfus responsable de ses mécomptes universitaires. Son humeur chagrine se communiqua un peu à Mme Arnaud. Elle approchait de la quarantaine. Elle passait par un âge, où sa force vitale était troublée, cherchait son équilibre. Il se fit dans sa pensée de grandes déchirures. Pendant un temps, ils perdirent l'un et l'autre toute raison d'exister : car ils n'avaient plus où attacher leur toile d'araignée. Si faible que soit le support de réalité, il en faut un au rêve. Tout support leur manquait. Ils ne trouvaient plus à s'appuyer l'un sur l'autre. Au lieu de l'aider, il s'accrochait à elle. Et elle se rendait compte qu'elle ne suffisait pas à le soutenir : alors, elle ne pouvait plus se soutenir elle-même. Seul, un miracle était capable de la sauver. Elle l'appelait… Il vint des profondeurs de l'âme. Mme Arnaud sentit sourdre de son cœur solitaire le besoin sublime et absurde de créer malgré tout, malgré tout de tisser sa toile à travers l'espace, pour la joie de tisser, s'en remettant au vent, au souffle de Dieu, de la porter là où elle devait aller. Et le souffle de Dieu la rattacha à la vie, lui trouva des appuis invisibles. Alors, le mari et la femme recommencèrent tous deux de filer patiemment la magnifique et vaine toile de leurs songes, faite du plus pur de leur sang. * Mme Arnaud était seule, chez elle… Le soir venait. La sonnette de la porte retentit. Mme Arnaud, réveillée de sa songerie avant l'heure habituelle, tressaillit. Elle rangea soigneusement son ouvrage, et alla ouvrir. Christophe entre. Il était très ému. Elle lui prit affectueusement les mains. – Qu'avez-vous, mon ami ? demanda-t-elle. – Ah ! dit-il, Olivier est revenu. – Revenu ? – Ce matin, il est arrivé, il m'a dit : « Christophe, viens à mon secours ! » Je l'ai embrassé. Il pleurait. Il m'a dit : « Je n'ai plus que toi. Elle est partie. » Mme Arnaud, saisie, joignit les mains, et dit : – Les malheureux ! – Elle est partie, répéta Christophe. Partie avec son amant. – Et son enfant ? demanda Mme Arnaud. – Mari, enfant, elle a tout laissé. – La malheureuse ! redit Mme Arnaud. – Il l'aimait, dit Christophe, il l'aimait uniquement. Il ne se relèvera pas de ce coup. Il me répète : « Christophe, elle m'a trahi… ma meilleure amie m'a trahi. » J'ai beau lui dire : « Puisqu'elle t'a trahi, c'est qu'elle n'était pas ton amie. Elle est ton ennemie. Oublie-la, ou tue-la ! – Oh ! Christophe, que dites-vous ! c'est horrible ! – Oui, je sais, cela vous paraît à tous une barbarie préhistorique : tuer ! Il faut entendre votre joli monde parisien protester contre les instincts de brute qui poussent le mâle à tuer sa femelle qui le trompe, et prêcher l'indulgente raison ! Les bons apôtres ! Il est beau de voir s'indigner contre le retour à l'animalité ce troupeau de chiens mêlés. Après avoir outragé la vie, après lui avoir enlevé tout son prix, ils l'entourent d'un culte religieux… Quoi ! cette vie sans cœur et sans honneur, cette matière, un battement de sang dans un morceau de chair, voilà ce qui leur semble digne de respect ! Ils n'ont pas assez d'égards pour cette viande de boucherie, c'est un crime d'y toucher. Tuez l'âme, si vous voulez, mais le corps est sacré… – Les assassins de l'âme sont les pires assassins ; mais le crime n'excuse pas le crime, et vous le savez bien. – Je le sais, mon amie. Vous avez raison. Je ne pense pas ce que je dis… Qui sait ! Je le ferais, peut-être. – Non, vous vous calomniez. Vous êtes bon. – Quand la passion me tient, je suis cruel comme les autres. Voyez comme je viens de m'emporter !… Mais lorsqu'on voit pleurer un ami qu'on aime, comment ne pas haïr qui le fait pleurer ? Et sera-t-on jamais trop sévère pour une misérable qui abandonne son enfant pour courir après un amant ? – Ne parlez pas ainsi, Christophe. Vous ne savez pas. – Quoi ! vous la défendez ? – Je la plains. – Je plains ceux qui souffrent. Je ne plains pas ceux qui font souffrir. – Eh ! croyez-vous qu'elle n'ait pas souffert, elle aussi ? Croyez-vous que ce soit de gaieté de cœur qu'elle ait abandonné son enfant, et détruit sa vie ? Car sa vie aussi est détruite. Je la connais bien peu, Christophe. Je ne l'ai vue que deux fois, et seulement en passant ; elle ne m'a rien dit d'amical, elle n'avait pas de sympathie pour moi. Et pourtant je la connais mieux que vous. Je suis sûre qu'elle n'est pas mauvaise. Pauvre petite ! Je devine ce qui a pu se passer en elle… – Vous, mon amie, dont la vie est si digne, si raisonnable !… – Moi, Christophe. Oui, vous ne savez pas, vous êtes bon, mais vous êtes un homme, un homme dur, comme tous les hommes, malgré votre bonté, – un homme durement fermé à tout ce qui n'est pas vous. Vous ne vous doutez pas de celles qui vivent auprès de vous. Vous les aimez, à votre façon ; mais vous ne vous inquiétez pas de les comprendre. Vous êtes si facilement satisfaits de vous-mêmes ! Vous êtes persuadés que vous nous connaissez… Hélas ! Si vous saviez quelle souffrance c'est parfois pour nous de voir, non que vous ne nous aimez point, mais comment vous nous aimez, et que voilà ce que nous sommes pour ceux qui nous aiment le mieux ! Il y a des moments, Christophe, où nous nous enfonçons les ongles dans la paume pour ne pas crier : « Oh ! ne nous aimez pas, ne nous aimez pas ! Tout, plutôt que de nous aimer ainsi ! »… Connaissez-vous cette parole d'un poète : « Même dans sa maison, au milieu de ses enfants, la femme, entourée d'honneurs simulés, endure un mépris mille fois plus lourd que les pires misères » ? Pensez à cela, Christophe… – Ce que vous dites me bouleverse. Je ne comprends pas bien. Mais ce que j'entrevois… Alors, vous-même… – J'ai connu ces tourments. – Est-ce possible ?… N'importe ! Vous ne me ferez pas croire que vous eussiez jamais agi comme cette femme. – Je n'ai pas d'enfant, Christophe. Je ne sais pas ce que j'aurais fait, à sa place. – Non, cela ne se peut pas, j'ai foi en vous, je vous respecte trop, je jure que cela ne se peut pas. – Ne jurez pas ! J'ai été bien près de faire comme elle… J'ai de la peine de détruire la bonne idée que vous avez de moi. Mais il faut que vous appreniez un peu à nous connaître, si vous ne voulez pas être injuste. – Oui, j'ai été à deux doigts d'une folie pareille. Et si je ne l'ai point faite, vous y êtes pour quelque chose. Il y a de cela deux ans. J'étais dans une période de tristesse qui me rongeait. Je me disais que je ne servais à rien, que personne ne tenait à moi, que personne n'avait besoin de moi, que mon mari aurait pu se passer de moi, que c'était pour rien que j'avais vécu… J'étais sur le point de me sauver, de faire Dieu sait quoi ! Je suis montée chez vous… Est-ce que vous vous souvenez ?… Vous n'avez pas compris pourquoi je venais. Je venais vous faire mes adieux… Et puis, je ne sais pas ce qui s'est passé, je ne sais pas ce que vous m'avez dit, je ne me rappelle plus exactement… mais je sais qu'il y a certains mots de vous… (vous ne vous doutiez pas…)… ils m'ont été une lumière… il suffisait de la moindre chose, à ce moment, pour me perdre ou me sauver… Quand je suis sortie de chez vous, je suis rentrée chez moi, je me suis enfermée, j'ai pleuré tout le jour… Et après, c'était bien : la crise était passée. – Et aujourd'hui, demanda Christophe, vous le regrettez ? – Aujourd'hui ? dit-elle ! Ah ! si j'avais fait cette folie, je serais au fond de la Seine. Je n'aurais pu supporter cette honte, et le mal que j'aurais fait à mon pauvre homme. – Alors vous êtes heureuse ? – Oui, autant qu'on peut être heureux, en cette vie. C'est une chose si rare, d'être deux qui se comprennent, qui s'estiment, qui savent qu'ils sont sûrs l'un de l'autre, non par une simple croyance d'amour qui est souvent une illusion, mais par l'expérience d'années passées ensemble, d'années grises, médiocres, même avec – surtout avec le souvenir de ces dangers que l'on a surmontés. À mesure que l'on vieillit, cela devient meilleur. Elle se tut, et brusquement rougit. – Mon Dieu, comment ai-je pu raconter ?… Qu'est-ce que j'ai fait ?… Oubliez, Christophe, je vous en prie ! Personne ne doit savoir… – Ne craignez rien, dit Christophe, en lui serrant la main. C'est une chose sacrée. Mme Arnaud, malheureuse d'avoir parlé, se détourna un moment. Puis, elle dit : – Je n'aurai pas dû vous raconter… Mais voyez-vous, c'était pour vous montrer que même dans les ménages les plus unis, même chez les femmes… que vous estimez, Christophe… il y a de ces heures, non pas seulement d'aberration, comme vous dites, mais de souffrance réelle, intolérable, qui peuvent conduire à des folies et détruire toute une vie, voire deux. Il ne faut pas être trop sévère. On se fait bien souffrir, même quand on s'aime le mieux. – Faut-il donc vivre seuls, chacun de son côté ? – C'est encore pis pour nous. La vie de la femme qui doit vivre seule, lutter comme l'homme (et souvent contre l'homme), est quelque chose d'affreux, dans une société qui n'est pas faite à cette idée, et qui y est, en grande partie, hostile… Elle resta silencieuse, le corps légèrement penché en avant, les yeux fixés sur la flamme du foyer ; puis, elle reprit doucement, de sa voix un peu voilée, qui hésitait par instants, s'arrêtait, puis continuait son chemin : – Pourtant, ce n'est pas notre faute : quand une femme vit ainsi, ce n'est pas par caprice, c'est qu'elle y est forcée ; elle doit gagner son pain et apprendre à se passer de l'homme, puisqu'il ne veut pas d'elle quand elle est pauvre. Elle est condamnée à la solitude, sans en avoir aucun des bénéfices : car, chez nous, elle ne peut, comme l'homme, jouir de son indépendance, le plus innocemment, sans éveiller le scandale : tout lui est interdit. – J'ai une petite amie, professeur dans un lycée de province. Elle serait enfermée dans une geôle sans air qu'elle ne serait pas plus seule et plus étouffée. La bourgeoisie ferme ses portes à ces femmes qui s'efforcent de vivre en travaillant ; elle affiche pour elles un dédain soupçonneux ; la malveillance guette leurs moindres démarches. Leurs collègues du lycée de garçons les tiennent à l'écart, soit parce qu'ils ont peur des cancans de la ville, soit par hostilité secrète, ou par sauvagerie, l'habitude du café, des conversations débraillées, la fatigue après le travail du jour, le dégoût, par satiété, des femmes intellectuelles. Ellesmêmes, elles ne peuvent plus se supporter, surtout si elles sont forcées de loger ensemble, au collège. La directrice est souvent la moins capable de comprendre les jeunes âmes affectueuses, que découragent les premières années de ce métier aride et cette solitude inhumaine ; elle les laisse agoniser en secret, sans chercher à les aider ; elle trouve qu'elles sont des orgueilleuses. Nul ne s'intéresse à elles. Leur manque de fortune et de relations les empêche de se marier. La quantité de leurs heures de travail les empêche de se créer une vie intellectuelle qui les attache et les console. Quand une telle existence n'est pas soutenue par un sentiment religieux ou moral exceptionnel, – (je dirai même, anormal, maladif : car il n'est pas naturel de se sacrifier totalement), – c'est une mort vivante… – À défaut du travail de l'esprit, la charité offre-t-elle plus de ressources aux femmes ? Que de déboires elle réserve à celles qui ont une âme trop sincère pour se satisfaire de la charité officielle ou mondaine, des parlotes philanthropiques, de ce mélange odieux de frivolité, de bienfaisance et de bureaucratie, de cette façon de jouer avec la misère, entre deux flirts, en papotant ! Quand l'une d'elles, écœurée, a l'incroyable audace de se risquer seule au milieu de cette misère qu'elle ne connaît que par ouï-dire, quelle vision pour elle ! presque impossible à supporter ! C'est un enfer. Que peut-elle pour y venir en aide ? Elle s'est noyée dans cet océan d'infortunes. Elle lutte cependant, elle s'efforce de sauver quelques-uns de ces malheureux, elle s'épuise pour eux, elle se noie avec eux. Trop heureuse, si elle a réussi à en sauver un ou deux ! Mais elle, qui la sauvera ? Qui s'inquiète de la sauver ? Car elle souffre, elle aussi, de la souffrance des autres et de la sienne ; à mesure qu'elle donne sa foi, elle en a moins pour elle ; toutes ces misères s'accrochent à elle ; et elle n'a rien à quoi se tenir. Personne ne lui tend la main. Et parfois, on lui jette la pierre… Vous avez connu, Christophe, cette femme admirable 10 qui 10 Clara Van Ende. (Note du correcteur – ELG.) s'était donnée à l'œuvre de charité la plus humble et la plus méritoire : elle recueillait chez elle les prostituées des rues qui viennent d'accoucher, les malheureuses filles dont l'Assistance publique ne veut pas, ou qui ont peur de l'Assistance publique ; elle s'efforçait de les guérir physiquement et moralement, de les garder avec leurs enfants, de réveiller chez elles le sentiment maternel, de leur refaire un foyer, une vie de travail honnête. Elle n'avait pas trop de toutes ses forces pour cette tâche sombre, pleine de déboires et d'amertume, – (on en sauve si peu, si peu veulent être sauvées ! Et tous ces petits enfants qui meurent ! Ces innocents, condamnés en naissant !…) – Cette femme qui avait pris sur elle toute la douleur des autres, cette innocente qui expiait volontairement le crime de l'égoïsme humain, – comment croyez-vous qu'on la jugeât, Christophe ? La malveillance publique l'accusait de gagner de l'argent avec son œuvre, et même avec ses protégées. Elle dut quitter le quartier, partir, découragée… – Jamais vous n'imaginerez assez la cruauté de la lutte qu'ont à livrer les femmes indépendantes contre la société d'aujourd'hui, conservatrice et sans cœur, qui est moribonde, et qui dépense le peu d'énergie qui lui reste à empêcher les autres de vivre. – Ma pauvre amie, ce n'est pas le lot seulement des femmes. Nous connaissons tous ces luttes. Je connais aussi le refuge. – Lequel ? – L'art. – Bon pour vous, non pour nous. Et même parmi les hommes, combien sont-ils, ceux qui peuvent en profiter ? – Voyez notre amie Cécile. Elle est heureuse. – Qu'en savez-vous ? Ah ! que vous avez vite fait de juger ! Parce qu'elle est vaillante, parce qu'elle ne s'attarde pas sur ce qui l'attriste, parce qu'elle le cache aux autres, vous dites qu'elle est heureuse ! Oui, elle est heureuse d'être bien portante et de pouvoir lutter. Mais vous ne savez pas ses luttes. Croyez-vous qu'elle était faite pour cette vie décevante de l'art ? L'art ! Quand on pense qu'il y a de pauvres femmes qui aspirent à la gloire d'écrire, ou de jouer, ou de chanter, comme au faîte du bonheur ! Faut-il qu'elles soient dénuées de tout, qu'elles ne sachent plus à quelle affection se prendre !… L'art ! qu'avons-nous à faire de l'art, si nous n'avons tout le reste, avec ? Il n'y a qu'une chose au monde qui peut faire oublier tout le reste, tout le reste : c'est un cher petit enfant. – Et quand on l'a, vous voyez qu'il ne suffit même pas. – Oui, pas toujours… Les femmes ne sont pas très heureuses. Il est difficile d'être une femme. Beaucoup plus que d'être un homme. Vous ne vous en doutez pas assez. Vous, vous pouvez vous absorber en une passion d'esprit, en une activité. Vous vous mutilez, mais vous en êtes plus heureux. Une femme saine ne le peut pas sans souffrance. Il est inhumain d'étouffer une partie de soi-même. Nous, quand nous sommes heureuses d'une façon, nous regrettons l'autre façon. Nous avons plusieurs âmes. Vous, vous n'en avez qu'une, plus vigoureuse, souvent brutale, et même monstrueuse. Je vous admire. Mais ne soyez pas trop égoïstes ! Vous l'êtes beaucoup, sans vous en douter. Vous nous faites bien du mal, sans vous en douter. – Que faire ? Ce n'est pas notre faute. – Non, ce n'est pas votre faute, mon bon Christophe. Ce n'est ni votre faute, ni la nôtre. Au bout du compte, voyez-vous, c'est que la vie n'est pas du tout une chose simple. On dit qu'il n'y a qu'à vivre d'une façon naturelle. Mais qu'est-ce qui est naturel ? – C'est vrai. Rien n'est naturel dans notre vie. Le célibat n'est pas naturel. Le mariage ne l'est pas non plus. Et l'union libre livre les faibles à la rapacité des forts. Notre société même n'est pas une chose naturelle ; nous l'avons fabriquée. On dit que l'homme est un animal sociable. Quelle bêtise ! Il a bien fallu qu'il le devînt, pour vivre. Il s'est fait sociable pour son utilité, sa défense, son plaisir, sa grandeur. Cette nécessité l'a amené à souscrire certains pactes. Mais la nature regimbe et se venge de la contrainte. La nature n'a pas été faite pour nous. Nous tâchons de la réduire. C'est une lutte : il n'est pas étonnant que nous soyons souvent battus. Comment sortir de là ? – En étant forts. – En étant bons. – Oh ! Dieu ! être bon, arracher son corset d'égoïsme, respirer, aimer la vie, la lumière, son humble tâche, le petit coin du sol où l'on enfonce ses racines ! Ce qu'on ne peut avoir en horizons, s'efforcer de l'avoir en profondeur et en hauteur, comme un arbre à l'étroit qui monte vers le soleil ! – Oui. Et d'abord, s'aimer les uns les autres. Si l'homme voulait sentir davantage qu'il est le frère de la femme, et non pas seulement sa proie, où qu'elle doit être la sienne ! S'ils voulaient, tous les deux, dépouiller leur orgueil et penser, chacun, un peu moins à soi, et un peu plus à l'autre !… Nous sommes faibles : aidons-nous. Ne disons pas à celui qui est tombé : « Je ne te connais plus. » Mais : « Courage ami. Nous sortirons de là. » * Ils se turent, assis devant le foyer, le petit minet entre eux, tous trois immobiles, absorbés, et regardant le feu. La flamme, près de s'éteindre, caressait de son battement d'aile le fin visage de Mme Arnaud, que rosissait une exaltation intérieure qui ne lui était pas coutumière. Elle s'étonnait de s'être ainsi livrée. Jamais elle n'en avait tant dit. Jamais plus elle n'en dirait tant. Elle posa sa main sur celle de Christophe, et dit : – Que faites-vous de l'enfant ? C'était à cela qu'elle pensait, depuis le commencement. Elle parlait, elle parlait, elle était une autre femme, elle était comme grisée. Mais à cela seul elle pensait. Dès les premiers mots de Christophe, elle s'était bâti un roman dans son cœur. Elle pensait à l'enfant que la mère avait laissé, au bonheur de l'élever, de tresser autour de cette petite âme ses rêves et son amour. Et elle se disait : – Non, c'est mal, je ne dois pas me réjouir de ce qui est le malheur des autres. Mais c'était plus fort qu'elle. Elle parlait, elle parlait, et son cœur silencieux était baigné d'espoir. Christophe dit : – Oui, sans doute, nous y avons pensé. Le pauvre petit ! Ni Olivier, ni moi ne sommes capables de l'élever. Il faut les soins d'une femme. J'avais songé qu'une amie voudrait bien nous aider… Mme Arnaud respirait à peine. Christophe dit : – Je voulais vous en parler. Et puis, Cécile est venue justement, tout à l'heure. Quand elle a su la chose, quand elle a vu l'enfant, elle était si émue, elle a montré tant de joie, elle m'a dit : « Christophe… » Le sang de Mme Arnaud s'arrêta ; elle n'entendit pas la suite ; tout se brouilla devant ses yeux. Elle avait envie de crier : – Non, non, donnez-le-moi !… Christophe parlait. Elle n'entendait pas ce qu'il disait. Mais elle fit effort sur elle-même. Elle pensa aux confidences de Cécile. Elle pensa : – Elle en a plus besoin que moi. Moi, j'ai mon cher Arnaud… et puis toutes mes choses… Et puis, je suis plus vieille… Et elle sourit, et dit : – C'est bien. Mais la flamme du foyer s'était éteinte ; et aussi la roseur du visage. Et sur le cher visage las, il n'y avait plus que l'expression habituelle de bonté résignée. * – Mon amie m'a trahi. Sous cette pensée, Olivier succombait. En vain, Christophe le secouait rudement, par affection. – Que veux-tu, disait-il. Une trahison d'ami, c'est une épreuve journalière, comme la maladie, la pauvreté, la lutte avec les sots. Il faut être armé contre elle. Si on ne peut y résister, c'est qu'on n'est qu'un pauvre homme. – Ah ! c'est tout ce que je suis. Je n'y mets pas d'orgueil… Un pauvre homme, oui, qui a besoin de tendresse et qui meurt, s'il ne l'a plus. – Ta vie n'est pas finie : il y a d'autres êtres à aimer. – Je ne crois plus à aucun. Il n'y a pas d'amis. – Olivier ! – Pardon. Je ne doute pas de toi. Quoiqu'il y ait des moments où je doute de tout… de moi… Mais toi, tu es fort, tu n'as besoin de personne, tu peux te passer de moi. – Elle s'en passe encore mieux. – Tu es cruel, Christophe. – Mon cher petit, je te brutalise ; mais c'est pour que tu te révoltes. Que diable ! c'est honteux, de sacrifier ceux qui t'aiment, et ta vie, à quelqu'un qui se moque de toi. – Que m'importent ceux qui m'aiment ! C'est elle que j'aime. – Travaille ! Ce qui t'intéressait autrefois… –… ne m'intéresse plus. Je suis las. Il me semble que je suis sorti de la vie. Tout m'apparaît loin, loin… Je vois, mais je ne comprends plus… Penser qu'il y a des hommes qui ne se lassent point de recommencer, chaque jour, leur mécanisme d'horloge, leur tâche insipide, leurs discussions de journaux, leur pauvre chasse au plaisir, des hommes qui se passionnent pour ou contre un ministère, un livre, une cabotine… Ah ! que je me sens vieux ! Je n'ai ni haine, ni rancune, contre qui que ce soit : tout m'ennuie. Je sens qu'il n'a rien… Écrire ? Pourquoi écrire ? Qui vous comprend ? Je n'écrivais que pour un être ; tout ce que j'étais, je l'étais pour lui… Il n'y a rien. Je suis fatigué, Christophe, fatigué. Je voudrais dormir. – Eh bien, dors mon petit. Je te veillerai. Mais c'était ce qu'Olivier pouvait le moins. Ah ! si celui qui souffre pouvait dormir des mois, jusqu'à ce que sa peine s'efface de son être renouvelé, jusqu'à ce qu'il soit un autre ! Mais nul ne peut lui faire ce don ; et il n'en voudrait pas. La pire souffrance lui serait d'être privé de sa souffrance. Olivier était comme un fiévreux, qui se nourrit de sa fièvre. Une véritable fièvre, dont les accès reparaissaient, aux mêmes heures, surtout le soir, à partir du moment où la lumière tombe. Et le reste du temps, elle le laissait brisé, intoxiqué par l'amour, rongé par le souvenir, ressassant la même pensée, pareil à un idiot qui remâche la même bouchée sans pouvoir l'avaler, toutes les forces du cerveau pompées par la seule idée fixe. Il n'avait pas la ressource, comme Christophe, de maudire son mal, en calomniant de bonne foi celle qui en était cause. Plus clairvoyant et plus juste, il savait qu'il avait sa part de responsabilité et qu'il n'était pas le seul à souffrir. Jacqueline aussi était victime ; – elle était sa victime. Elle s'était livrée à lui : qu'en avait-il fait ? S'il n'était pas de force à la rendre heureuse, pourquoi l'avait-il liée à lui ? Elle était dans son droit, en rompant les liens qui la meurtrissaient. – Ce n'est pas sa faute, pensait-il. C'est la mienne. Je l'ai mal aimée. Pourtant, je l'aimais bien, Mais je n'ai pas su l'aimer, puisque je n'ai pas su me faire aimer. Ainsi, il s'accusait ; et peut-être avait-il raison. Mais il ne sert pas à grand'chose de faire le procès du passé : cela n'empêcherait point de le recommencer, si c'était à recommencer ; et cela empêche de vivre. L'homme fort est celui qui oublie le mal qu'on lui a fait, – et aussi, hélas ! celui qu'il a fait, dès l'instant qu'il s'est rendu compte qu'il ne peut le réparer. Mais l'on n'est pas fort par raison, on l'est par passion. L'amour et la passion sont deux parents éloignés ; rarement ils vont ensem- ble. Olivier aimait ; il n'était fort que contre lui-même. Dans l'état de passivité où il était tombé, il offrait prise à tous les maux. Influenza, bronchite, pneumonie s'abattirent sur lui. Il fut malade, une partie de l'été. Christophe, aidé de Mme Arnaud, le soigna avec dévouement ; et ils réussirent à enrayer la maladie. Mais contre le mal moral, ils étaient impuissants ; et ils sentaient peu à peu la fatigue déprimante de cette tristesse perpétuelle et le besoin de la fuir. Le malheur fait tomber dans une étrange solitude. Les hommes en ont une horreur instinctive. On dirait qu'ils ont peur qu'il ne soit contagieux : à tout le moins, il ennuie ; on se sauve de lui. Qu'il est peu d'êtres qui vous pardonnent de souffrir ! C'est toujours la vieille histoire des amis de Job. Éliphaz de Theman accuse Job d'impatience. Baldad de Suli soutient que les malheurs de Job sont la peine de ses péchés. Sophar de Naamath le taxe de présomption. « Et à la fin, Élin fils de Barachel de Buz de la famille de Ram, entra dans une grande colère, et se fâcha contre Job, parce que Job assurait qu'il était juste devant Dieu. » – Peu de gens vraiment tristes. Beaucoup d'appelés, peu d'élus. Olivier était de ceux-ci. Comme disait un misanthrope, « il paraissait se complaire à être maltraité. On ne gagne rien à ce personnage d'homme malheureux : on se fait détester. » Olivier ne pouvait parler de ce qu'il sentait à personne, même à ses plus intimes. Il s'apercevait que cela les assommait. Même son cher Christophe était impatienté de cette peine tenace. Il se savait trop maladroit à y porter remède. Pour dire la vérité, cet homme au cœur généreux, qui avait fait pour son compte l'épreuve de la souffrance, ne parvenait pas à sentir la souffrance d'Olivier. Telle est l'infirmité de la nature humaine ! Soyez bon, pitoyable, intelligent, ayez souffert mille morts : vous ne sentirez pas la douleur de votre ami qui a mal aux dents. Si la maladie se prolonge, on est tenté de trouver que le malade exagère ses plaintes. Combien plus, lorsque le mal est invisible, au fond de l'âme ! Celui qui n'est pas en cause trouve irritant que l'autre se fasse tant de bile pour un sentiment qui ne lui importe guère. Et enfin, l'on se dit, pour mettre sa conscience en repos : – Qu'y puis-je ? Toutes les raisons ne servent de rien. Toutes les raisons, cela est vrai. On ne peut faire du bien qu'en aimant celui qui souffre, en l'aimant bêtement, sans chercher à le convaincre, sans chercher à le guérir, en l'aimant et en le plaignant. L'amour est le seul baume aux blessures de l'amour. Mais l'amour n'est pas inépuisable, même chez ceux qui aiment le mieux ; ils n'en ont qu'une provision limitée. Quand les amis ont dit ou écrit une fois tout ce qu'ils ont pu trouver de paroles d'affection, quand à leurs propres yeux ils ont fait leur devoir, ils se retirent prudemment ; ils font le vide autour du patient, ainsi que d'un coupable. Et comme ils ne sont pas sans une honte secrète de l'aider aussi peu, ils l'aident de moins en moins ; ils cherchent à se faire oublier, à oublier euxmêmes. Et si le malheur importun s'obstine, si un écho indiscret pénètre jusqu'à leur retraite, ils en viennent à juger sévèrement cet homme sans courage, qui supporte mal l'épreuve. Soyez sûrs que s'il succombe, il se trouvera au fond de leur pitié sincère cette sentence dédaigneuse : – Le pauvre diable ! J'avais de lui une meilleure opinion. Dans cet égoïsme universel, quel ineffable bien peut faire une simple parole de tendresse, une attention délicate, un regard qui a pitié et qui vous aime ! On sent alors le prix de la bonté. Et que tout le reste est pauvre, à côté !… Elle rapprochait Olivier de Mme Arnaud, plus que de son Christophe. Cependant Christophe s'obligeait à une patience méritoire ; il lui cachait, par affection, ce qu'il pensait de lui. Mais Olivier, avec l'acuité de son regard que la souffrance affinait, apercevait le combat qui se livrait en son ami, et combien sa tristesse lui était à charge. C'était assez pour l'écarter à son tour de Christophe, et lui souffler l'envie de lui crier : – Va-t'en ! Ainsi, le malheur sépare souvent les cœurs qui s'aiment. Comme le vanneur trie le grain, il range d'un côté ce qui veut vivre, de l'autre ce qui veut mourir. Terrible loi de vie, plus forte que l'amour ! La mère qui voit mourir son fils, l'ami qui voit son ami se noyer, – s'ils ne peuvent les sauver, n'en continuent pas moins de se sauver soi-mêmes, ils ne meurent pas avec eux. Et pourtant, ils les aiment mille fois mieux que leur vie… Malgré son grand amour, Christophe était obligé de fuir Olivier. Il était très fort, il se portait trop bien, il étouffait dans cette peine sans air. Qu'il était honteux de lui ! Il enrageait de ne pouvoir rien pour son ami ; et comme il avait besoin de se venger sur quelqu'un, il en voulait à Jacqueline. En dépit des paroles clairvoyantes de Mme Arnaud, il continuait de la juger durement, comme il sied à une âme jeune, violente et entière, qui n'a pas encore assez appris de la vie, pour n'être pas impitoyable envers ses faiblesses. Il allait voir Cécile et l'enfant qui lui était confié. Cécile était transfigurée par sa maternité d'emprunt ; elle paraissait toute jeune, heureuse, affinée, attendrie. Le départ de Jacqueline n'avait pas fait naître en elle un espoir inavoué de bonheur. Elle savait que le souvenir de Jacqueline éloignait d'elle Olivier plus encore que Jacqueline présente. D'ailleurs, le souffle qui l'avait troublée était passé : c'était un moment de crise, que la vue de l'égarement de Jacqueline avait contribué à dissiper ; elle était rentrée dans son calme habituel, et elle ne comprenait plus très bien ce qui l'en avait fait sortir. Le meilleur de son besoin d'aimer trouvait à se satisfaire dans l'amour de l'enfant. Avec le merveilleux pouvoir d'illusion – l'intuition – de la femme, elle retrouvait celui qu'elle aimait, au travers de ce petit être ; ainsi, elle l'avait faible et livré, tout à elle : il lui appartenait ; et elle pouvait l'aimer, passionnément l'aimer d'un amour aussi pur que l'étaient le cœur de cet innocent et ses limpides yeux bleus, gouttelettes de lumière… Non qu'il ne se mêlât à sa tendresse un regret mélancolique. Ah ! ce n'est jamais la même chose qu'un enfant de notre sang !… Mais c'est bon, tout de même. Christophe regardait maintenant Cécile avec d'autres yeux. Il se rappelait un mot ironique de Françoise Oudon : – Comment se fait-il que toi et Philomèle, qui seriez si bien faits pour être mari et femme, vous ne vous aimiez pas ? Mais Françoise, mieux que Christophe, en savait la raison : quand on est un Christophe, il est rare qu'on aime qui peut vous faire du bien ; on aime plutôt qui peut vous faire du mal. Les contraires s'attirent ; la nature cherche sa destruction, elle va à la vie intense qui se brûle, de préférence à la vie prudente qui s'économise. Et l'on a raison, quand on est un Christophe, dont la loi n'est pas de vivre le plus longtemps possible mais le plus fort. Christophe cependant, moins pénétrant que Françoise, se disait que l'amour est une force inhumaine. Il met ensemble ceux qui ne peuvent se souffrir. Il rejette ceux qui sont de même sorte. Ce qu'il inspire est peu de chose, au prix de ce qu'il détruit. Heureux, il dissout la volonté. Malheureux, il brise le cœur. Quel bien fait-il jamais ? Et comme il médisait ainsi de l'amour, il vit son sourire tendre et ironique, qui lui disait : – Ingrat ! * Christophe n'avait pu se dispenser de venir encore à une soirée de l'ambassade d'Autriche. Philomèle chantait les lieder de Schubert, de Hugo Wolf, et de Christophe. Elle était heureuse de son succès et de celui de son ami, maintenant fêté par l'élite. Même dans le grand public, le nom de Christophe s'imposait ; les Lévy-Cœur n'avaient plus le droit de feindre de l'ignorer. Ses œuvres étaient jouées aux concerts ; il avait une pièce reçue à l'Opéra-Comique. D'invisibles sympathies s'intéressaient à lui. Le mystérieux ami, qui plus d'une fois avait travaillé pour lui, continuait de seconder ses désirs. Plus d'une fois, Christophe avait senti cette main affectueuse, qui l'aidait en ses démarches : quelqu'un veillait sur lui, et se cachait jalousement. Christophe avait tâché de le découvrir ; mais il semblait que l'ami se fût dépité de ce que Christophe n'eût pas cherché plus tôt à le connaître, et il restait insaisissable. Christophe était distrait d'ailleurs par d'autres préoccupations : il pensait à Olivier ; il pensait à Françoise ; le matin même, il venait de lire dans un journal qu'elle était tombée gravement malade à San Francisco : il se la représentait seule, dans une ville étrangère, dans une chambre d'hôtel se refusant à voir personne, à écrire à ses amis, serrant les dents, attendant, seule, la mort. Obsédé par ces pensées, il évitait le monde ; et il s'était retiré dans un petit salon à l'écart. Adossé au mur, dans un retrait à demi dans l'ombre derrière un rideau de plantes vertes et de fleurs, il écoutait la belle voix de Philomèle, élégiaque et chaude, qui chantait Le Tilleul de Schubert ; et la pure musique faisait monter la mélancolie des souvenirs. En face de lui, au mur, une grande glace reflétait les lumières et la vie du salon voisin. Il ne la voyait pas : il regardait en lui ; et il avait devant les yeux un brouillard de larmes… Soudain, comme le vieil arbre de Schubert qui frissonne il se mit à trembler, sans raison. Il resta quelques secondes ainsi, très pâle, sans bouger. Puis, le voile de ses yeux se dissipant, il vit devant lui, dans la glace, « l'amie » qui le regardait… L'amie ? Qui était-elle ? Il ne savait rien de plus, si- non qu'elle était l'amie, et qu'il la connaissait ; et, les yeux attachés à ses yeux, appuyé contre le mur, il continuait de trembler. Elle souriait. Il ne voyait ni le dessin de son visage et de son corps, ni la nuance de ses yeux, ni si elle était grande ou petite, et comment habillée. Une seule chose il voyait : la divine bonté de son sourire compatissant. Et ce sourire subitement évoqua en Christophe un souvenir disparu de sa petite enfance… Il avait six à sept ans, il était à l'école, il était malheureux, il venait d'être humilié et battu par des camarades plus âgés et plus forts, tous se moquaient de lui, et le maître l'avait injustement puni ; accroupi dans un coin, délaissé, tandis que les autres jouaient, il pleurait tout bas. Une petite fille mélancolique qui ne jouait pas avec les autres, – (il la revoyait en ce moment, lui qui n'y avait jamais pensé, depuis : elle était courte de taille, la tête grosse, les cheveux et les cils d'un blond tout à fait blanc, les yeux d'un bleu très pâle, les joues larges et blêmes, les lèvres gonflées, la figure un peu bouffie, et de petites mains rouges), – elle était venue près de lui, elle s'était arrêtée, son pouce dans sa bouche, et l'avait regardé pleurer ; puis, elle avait mis sa menotte sur la tête de Christophe, et elle lui avait dit, timidement, précipitamment, avec le même sourire compatissant : – Ne pleure pas !… Alors, Christophe n'y avait plus tenu, il avait éclaté en sanglots, appuyant son nez contre le tablier de la petite qui répétait, d'une voix tremblante et tendre : – Ne pleure pas… Elle était morte, quelques semaines après ; quand avait lieu cette scène, elle devait être déjà sous la main de la mort… Pourquoi pensait-il à elle, en ce moment ? Il n'y avait aucun rapport entre cette petite morte oubliée, humble fillette du peuple en une lointaine ville allemande, et l'aristocratique jeune dame qui le regardait maintenant. Mais il n'est qu'une seule âme pour tous ; et bien que les millions d'êtres semblent différents entre eux comme les mondes qui roulent dans le ciel, c'est le même éclair d'amour qui resplendit, à la fois, dans les cœurs séparés par les siècles. Christophe venait de retrouver la lueur qu'il avait vu passer sur les lèvres décolorées de la petite consolatrice… Cela ne dura qu'une seconde. Un flot de monde bloqua la porte et cacha à Christophe la vue de l'autre salon. Il se renfonça dans l'ombre, hors de l'atteinte du miroir ; il craignait que son trouble ne fût remarqué. Mais quand il fut plus calme, il voulut la revoir. Il avait peur qu'elle ne fût partie. Il entra dans le salon ; et, au milieu de la foule, il la retrouva aussitôt, quoiqu'elle ne fût plus de même qu'elle lui était apparue dans la glace. Maintenant, il la voyait de profil, assise dans un cercle de dames élégantes ; un coude sur le bras du fauteuil, le corps un peu penché, la tête appuyée sur sa main, elle écoutait les causeries, avec un sourire intelligent et distrait ; elle avait les traits du jeune saint Jean, les yeux à demi fermés, souriant à sa pensée, dans la Dispute de Raphaël… Alors, elle leva les yeux, le vit, et ne fut pas étonnée. Et il vit que son sourire était pour lui. Il la salua, ému, et il s'approcha d'elle. – Vous ne me reconnaissez pas ? dit-elle. À cet instant, il la reconnut. – Grazia… dit-il11. Au même moment, l'ambassadrice, qui passait, se félicitait que la rencontre, depuis longtemps cherchée, se fût enfin pro11 La Foire sur la Place. duite ; et elle présentait Christophe à « la comtesse Bérény ». Mais Christophe était si ému qu'il n'entendait même pas ; et il ne remarquait point ce nom étranger. C'était toujours pour lui sa petite Grazia. * Grazia avait vingt-deux ans. Elle était mariée, depuis un an, à un jeune attaché d'ambassade autrichien, noble, de grande famille, apparenté à un premier ministre de l'empereur, snob, viveur, élégant, prématurément usé, dont elle s'était sincèrement éprise, et qu'elle aimait encore, tout en le jugeant. Son vieux papa était mort. Son mari avait été nommé à l'ambassade de Paris. Par les relations du comte Bérény, par son charme et son intelligence propre, la timide fillette qu'un rien effarouchait était devenue une des jeunes femmes le plus en vue, dans la société parisienne, sans faire aucun effort pour cela, et sans en être gênée. C'est une grande force d'être jeune et jolie, et de plaire, et de savoir qu'on plaît. Et c'est une force non moins grande d'avoir un cœur tranquille, très sain et très serein, qui trouve son bonheur dans l'accord harmonieux de ses désirs et de sa destinée. La belle fleur de vie s'était épanouie ; mais elle n'avait rien perdu de la calme musique de son âme latine, nourrie de la lumière et de la paix puissante de la terre italienne. Tout naturellement, elle avait pris dans le monde de Paris un ascendant : elle ne s'en étonnait point, et savait en user pour les œuvres artistiques ou charitables qui recouraient à elle ; de ces œuvres elle laissait à d'autres le patronage officiel : car, bien qu'elle sût tenir son rang, elle avait conservé de son enfance un peu sauvage dans la villa solitaire au milieu des champs, une secrète indépendance, que le monde fatiguait tout en l'amusant, mais qui savait déguiser son ennui sous l'aimable sourire d'un cœur bon et courtois. Elle n'avait pas oublié son grand ami Christophe. L'enfant, que brûlait en silence un innocent amour, sans doute n'existait plus. La Grazia d'à présent était une femme très sensée et nullement romanesque. Elle avait une douce ironie pour les exagérations de sa tendresse enfantine. Elle ne laissait pourtant point d'être émue par ces souvenirs. La pensée de Christophe était associée aux heures les plus pures de sa vie. Elle n'entendait pas son nom sans plaisir ; et chacun de ses succès la réjouissait, comme si elle y avait part : car elle les avait pressentis. Dès son arrivée à Paris, elle avait cherché à le revoir. Elle l'avait invité, en ajoutant sur la lettre d'invitation son ancien nom de jeune fille. Christophe n'y avait pas fait attention, et il avait jeté l'invitation au panier, sans répondre. Elle ne s'en était pas offensée. Elle avait continué de suivre, sans qu'il le sût, ses travaux et même un peu sa vie. C'était elle, dont la main bienfaisante l'avait secouru, dans la campagne récente menée contre lui par les journaux. La proprette Grazia n'avait guère de rapports avec le monde de la presse ; mais quand il s'agissait de rendre service à un ami, elle était capable d'enjôler, avec une malicieuse rouerie, les gens qu'elle aimait le moins. Elle invita le directeur du journal qui menait la meute des aboyeurs, et, en moins de rien, elle lui tourna la tête ; elle sut flatter son amourpropre ; elle le séduisit si bien, tout en lui en imposant, qu'elle n'eut besoin que de quelques mots, négligemment jetés, d'étonnement méprisant sur les attaques dont Christophe était l'objet, pour que la campagne s'arrêtât net. Le directeur supprima l'article injurieux qui allait paraître le lendemain ; et quand le chroniqueur s'informa des motifs de la suppression, il lui lava la tête. Il fit plus : il donna ordre à un de ses gens-àtout-faire de fabriquer dans la quinzaine un article enthousiaste sur Christophe ; l'article fut fabriqué, enthousiaste et stupide, à souhait. Ce fut aussi Grazia qui eut l'idée d'organiser à l'ambassade des auditions d'œuvres de son ami, et qui, sachant qu'il patronnait Cécile, aida la jeune chanteuse à se faire connaître. Enfin, par ses relations avec le monde diplomatique allemand, elle commença tout doucement, avec une habileté tranquille, à éveiller l'intérêt du pouvoir pour Christophe banni d'Allemagne ; et peu à peu elle détermina un mouvement d'opinion afin d'obtenir de l'Empereur un décret qui rouvrît les portes de son pays à un grand artiste qui l'honorait. S'il était prématuré d'attendre pour l'instant cet acte de grâce, elle réussit du moins à ce qu'on fermât les yeux sur le voyage de quelques jours qu'il fit dans sa ville natale. Et Christophe, qui sentait planer sur lui la présence de l'invisible amie, sans pouvoir découvrir qui elle était, venait de la reconnaître dans la figure du jeune saint Jean qui lui souriait dans le miroir. * Ils causaient du passé. Ce qu'ils disaient, Christophe ne le savait guère. Pas plus qu'on ne la voit, on n'entend celle qu'on aime. Et quand on l'aime bien, on ne songe même point qu'on l'aime. Christophe ne s'en doutait pas. Elle était là : c'était assez. Le reste n'existait plus… Grazia s'arrêta de parler. Un jeune homme très grand, assez beau, élégant, la figure rasée, la tête chauve, l'air ennuyé et méprisant, considérait Christophe à travers son monocle, et, déjà, s'inclinait avec une politesse hautaine. – Mon mari, dit-elle. Le bruit du salon reparut. La lumière intérieure s'éteignit. Christophe, glacé, se tut, et répondant au salut, il se retira aussitôt. Ridicules et dévorantes exigences de ces âmes d'artistes et des lois enfantines qui régissent leur vie passionnée ! Cette amie, qu'il avait négligée jadis quand elle l'aimait, et à qui il n'avait plus pensé depuis des années, à peine la retrouvait-il qu'il lui semblait qu'elle était à lui, qu'elle était son bien, et que si un autre l'avait prise, c'est qu'on la lui avait volée : elle-même n'avait pas le droit de se donner à un autre. Christophe ne se rendait pas compte de ce qui se passait en lui. Mais son démon créateur s'en rendait compte pour lui, et enfanta, ces jours-là, certains de ses plus beaux chants de douloureux amour. Assez longtemps il resta sans la revoir. La peine et la santé d'Olivier l'obsédaient. Un jour enfin, retrouvant l'adresse qu'elle lui avait laissée, il se décida. En montant l'escalier, il entendit des marteaux d'ouvriers qui clouaient. L'antichambre était en désordre, encombrée de caisses et de malles. Le valet répondit que la comtesse n'était pas visible. Mais comme Christophe déçu se retirait après avoir remis sa carte, le domestique courut après lui, et le fit rentrer en s'excusant. Christophe fut introduit dans un salon, dont les tapis étaient enlevés et roulés. Grazia vint au-devant de lui, avec son lumineux sourire, la main tendue dans un élan de joie. Toutes les sottes rancunes s'évanouirent. Il saisit cette main dans le même élan de bonheur, et il la baisa. – Ah ! dit-elle, je suis heureuse que vous soyez venu ! je craignais tant de partir, sans vous avoir revu ! – Partir, vous allez partir. L'ombre, de nouveau, retomba. – Vous le voyez, dit-elle, montrant le désordre de la chambre ; à la fin de la semaine, nous aurons quitté Paris. – Pour longtemps ? Elle fit un geste : – Qui le sait ? Il fit effort pour parler. Sa gorge était contractée. – Où allez-vous ? – Aux États-Unis. Mon mari est nommé premier secrétaire d'ambassade. ni ? – Et ainsi, ainsi, fit-il… (Ses lèvres tremblaient)… c'est fi- – Mon ami ! dit-elle, émue de son accent… Non, ce n'est pas fini. – Je vous ai retrouvée seulement pour vous perdre ! Il avait les larmes aux yeux. – Mon ami, répéta-t-elle. Il mit la main sur ses yeux, et se détourna, pour cacher son émotion. – Ne soyez pas triste, dit-elle, en lui posant la main sur sa main. À ce moment encore, il pensa à la petite fille d'Allemagne. Ils se turent. – Pourquoi êtes-vous venu si tard ? demanda-t-elle enfin. J'ai cherché à vous voir. Vous n'avez jamais répondu. – Je ne sais point, je ne savais point, fit-il… Dites-moi, c'est vous qui tant de fois m'êtes venue en aide, sans que j'aie pu deviner ?… C'est à vous que je dois d'avoir pu retourner en Allemagne ? C'est vous qui étiez mon bon ange, qui veilliez sur moi ? Elle dit : – J'étais heureuse de pouvoir quelque chose pour vous. Je vous dois tant ! – Quoi donc ? demanda-t-il. Je n'ai rien fait pour vous. moi. – Vous ne savez pas, dit-elle, ce que vous avez été pour Elle parla du temps où, fillette, elle le rencontra chez son oncle Stevens, et où elle eut, par lui, par sa musique, la révélation de tout ce qu'il y a de beau dans le monde. Et peu à peu, s'animant doucement, elle lui raconta, par brèves allusions transparentes et voilées, ses émotions d'enfant, la part qu'elle avait prise aux chagrins de Christophe, le concert où il avait été sifflé et où elle avait pleuré, et la lettre qu'elle lui écrivit et à laquelle il ne répondit jamais : car il ne l'avait pas reçue. Et Christophe, en l'écoutant, de bonne foi projetait dans le passé son émotion présente et la tendresse qui le pénétrait pour le tendre visage qui était penché vers lui. Ils causaient innocemment, avec une joie affectueuse. Et Christophe, en parlant, prit la main de Grazia. Et brusquement, ils s'arrêtèrent tous deux : car Grazia s'aperçut que Christophe l'aimait. Et Christophe s'en aperçut aussi… Autrefois, Grazia avait aimé Christophe sans que Christophe s'en souciât. Maintenant, Christophe aimait Grazia ; et Grazia n'avait plus pour lui qu'une paisible amitié : elle aimait un autre. Comme il arrive souvent, il avait suffi que l'une des deux horloges de leurs vies fût en avance sur l'autre pour que toute leur vie, à tous deux, fût changée… Grazia retira sa main, que Christophe ne retint point. Et ils restèrent, un moment, interdits, sans parler. Et Grazia dit : – Adieu. Christophe répéta sa plainte : – Et ainsi, c'est fini ? – C'est mieux sans doute, que les choses soient ainsi. – Ne nous reverrons-nous pas, avant votre départ ? – Non, dit-elle. – Quand nous reverrons-nous ? Elle fit un geste de doute mélancolique. – Alors, à quoi bon, dit Christophe, à quoi bon nous être revus ? Mais au reproche de ses yeux, il répondit aussitôt : – Non pardon, je suis injuste. – Je penserai toujours à vous, dit-elle. – Hélas ! fit-il, je ne puis même pas penser à vous. Je ne sais rien de votre vie. Tranquillement, elle lui décrivit en quelques mots sa vie habituelle, et comment ses journées se passaient. Elle parlait d'elle et de son mari, avec son beau sourire affectueux. – Ah ! dit-il jalousement, vous l'aimez ? – Oui, dit-elle. Il se leva. – Adieu. Elle se leva aussi. Alors seulement, il remarqua qu'elle était enceinte. Et cela lui fit au cœur une impression inexprimable de dégoût, de tendresse, de jalousie, de pitié passionnée. Elle l'accompagna jusqu'à l'entrée du petit salon. À la porte, il se retourna, s'inclina vers les mains de l'amie, et les baisa longuement. Elle ne bougeait point, les yeux à demi fermés. Enfin, il se releva, et, sans la regarder, il sortit rapidement. * … E chi allora m'avesse domandato di cosa alcuna, la mia risposione sarebbe stata solamente AMORE, con viso vestito d'humiltà… * Jour de la Toussaint. Lumière grise et vent froid, au dehors. Christophe était chez Cécile. Cécile était près du berceau de l'enfant, sur lequel se penchait Mme Arnaud, qui était venue, en passant. Christophe rêvait. Il sentait qu'il avait manqué le bonheur ; mais il ne songeait pas à se plaindre : il savait que le bonheur existait… Soleil, je n'ai pas besoin de te voir pour t'aimer ! Pendant ces longs jours d'hiver où je grelotte dans l'ombre, mon cœur est plein de toi ; mon amour me tient chaud : je sais que tu es là… Et Cécile aussi rêvait. Elle contemplait l'enfant, et finissait par croire que c'était son enfant. Ô pouvoir béni du rêve, imagination créatrice de la vie ! La vie… Qu'est-ce que la vie ? Elle n'est pas ce que la froide raison et ce que nos yeux la voient. La vie est ce que nous la rêvons. La mesure de la vie, c'est l'amour. Christophe regardait Cécile, dont le visage rustique aux larges yeux rayonnait de la splendeur de l'instinct maternel, – plus mère que la vraie mère. Et il regardait la tendre figure fatiguée de Mme Arnaud. Il lisait sur ces traits, comme en un livre émouvant, les douceurs et les souffrances cachées de cette vie d'épouse, qui, sans que l'on en soupçonne rien, est parfois aussi riche en douleurs et en joies que l'amour de Juliette ou d'Ysolde. Mais avec plus de grandeur religieuse… Socia rei humanæ atque divinæ Et il pensait que, pas plus que la foi ou le manque de foi, ce ne sont les enfants ou le manque d'enfants qui font le bonheur ou le malheur de celles qui se marient et de celles qui ne se marient pas. Le bonheur est le parfum de l'âme, l'harmonie du cœur qui chante. Et la plus belle des musiques de l'âme, c'est la bonté. Olivier entra. Ses mouvements étaient calmes ; une sérénité nouvelle éclairait ses yeux bleus. Il sourit à l'enfant, serra la main à Cécile et à Mme Arnaud, et se mit à causer tranquillement. Ils l'observaient avec un étonnement affectueux. Il n'était plus le même. Dans l'isolement où il était enfermé avec son chagrin, comme la chenille dans le nid qu'elle s'est filé, après un dur travail il avait réussi à dépouiller sa peine comme une coque vide. Nous raconterons, plus loin, comment il avait cru trouver une belle cause à laquelle faire le don de sa vie, qui ne l'intéressait plus que pour la sacrifier ; et, comme c'est la loi, du jour où il avait fait dans son cœur un acte de renoncement à la vie, elle s'était rallumée. Ses amis le regardaient. Ils ne savaient point ce qui s'était passé, et ils n'osaient le lui demander ; mais ils sentaient qu'il s'était délivré, et qu'il n'y avait plus en lui ni regret, ni amertume, pour quoi que ce fût, contre qui que ce fût. Christophe, se levant, alla au piano, et dit à Olivier : – Veux-tu que je te chante une mélodie de Brahms ? – De Brahms ? dit Olivier. Tu joues maintenant de ton vieil ennemi ? – C'est la Toussaint, dit Christophe. Jour de pardon pour tous. Il chanta, à mi-voix, pour ne pas réveiller l'enfant, quelques phrases d'un vieux lied populaire de Souabe : … Für die Zeit, wo du g'liebt mi hast Da dank'i dir schön, Und i wünsch', dass dir's anderswo Besser mag geh'n… (« Pour le temps où tu m'as aimé, je te remercie, et je souhaite qu'ailleurs ce soit mieux pour toi… ») – Christophe ! dit Olivier. Christophe le serra sur sa poitrine. – Va, mon petit, lui dit-il, nous avons le bon lot. Ils étaient assis tous les quatre, près de l'enfant qui dormait. Ils ne parlaient point. Et à qui leur eût demandé quelle était leur pensée, – le visage vêtu d'humilité, ils eussent répondu seulement : – Amour. William Shakespeare LE ROI LEAR (1606) Traduction de François-Victor Hugo Personnages LEAR, roi de la Grande-Bretagne. LE ROI DE FRANCE. LE DUC DE BOURGOGNE. LE DUC DE CORNOUAILLES. LE DUC D'ALBANY. LE COMTE DE KENT. LE COMTE DE GLOCESTER. EDGAR, fils de Glocester. EDMOND, bâtard de Glocester. LE FOU DU ROI LEAR. OSWALD, intendant de Goneril. CURAN, courtisan. UN VIEILLARD, vassal de Glocester. UN MÉDECIN. UN OFFICIER au service d'Edmond. UN GENTILHOMME attaché à Cordélia. UN HÉRAUT. GONERIL, RÉGANE, CORDÉLIA, filles du roi Lear. CHEVALIERS, OFFICIERS, MESSAGERS, SOLDATS, GENS DE LA SUITE. La scène est dans la Grande-Bretagne. ACTE PREMIER SCÈNE I La grande salle du palais des rois de Grande-Bretagne. Entrent KENT, GLOUCESTER et EDMOND. KENT. – Je croyais le roi plus favorable au duc d'Albany qu'au duc de Cornouailles. GLOUCESTER. – C'est ce qui nous avait toujours semblé ; mais à présent, dans le partage du royaume, rien n'indique lequel des ducs il apprécie le plus : car les portions se balancent si également que le scrupule même ne saurait faire un choix entre l'une et l'autre ? KENT, montrant Edmond. – N'est-ce pas là votre fils, milord ? GLOUCESTER. – Son éducation, messire, a été à ma charge. J'ai si souvent rougi de le reconnaître que maintenant j'y suis bronzé. KENT. – Je ne puis concevoir… GLOUCESTER. – C'est ce que put, messire, la mère de ce jeune gaillard : si bien qu'elle vit son ventre s'arrondir, et que, ma foi ! messire, elle eut un fils en son berceau avant d'avoir un mari dans son lit… Flairez-vous la faute ? KENT. – Je ne puis regretter une faute dont le fruit est si beau. GLOUCESTER. – Mais j'ai aussi, messire, de l'aveu de la loi, un fils quelque peu plus âgé que celui-ci, qui pourtant ne m'est pas plus cher. Bien que ce chenapan soit venu au monde, un peu impudemment, avant d'être appelé, sa mère n'en était pas moins belle : il y eut grande liesse à le faire, et il faut bien reconnaître ce fils de putain… Edmond, connaissez-vous ce noble gentilhomme ? EDMOND. – Non, milord. GLOUCESTER. – Milord de Kent. Saluez-le désormais comme mon honorable ami. EDMOND, s'inclinant. – Mes services à Votre Seigneurie ! KENT. – Je suis tenu de vous aimer, et je demande à vous connaître plus particulièrement. EDMOND. – Messire, je m'étudierai à mériter cette distinction. GLOUCESTER. – Il a été neuf ans hors du pays, et il va en partir de nouveau… Le roi vient. (Fanfares.) (Entrent Lear, Cornouailles, Albany, Goneril, Régane, Cordélia et les gens du roi.) LEAR. – Gloucester, veuillez accompagner les seigneurs de France et de Bourgogne. GLOUCESTER. – J'obéis, mon suzerain. (Sortent Gloucester et Edmond.) LEAR. – Nous, cependant, nous allons révéler nos plus mystérieuses intentions… Qu'on me donne la carte ! (On déploie une carte devant le roi.) Sachez que nous avons divisé en trois parts notre royaume, et que c'est notre intention formelle de soustraire notre vieillesse aux soins et aux affaires pour en charger de plus jeunes forces, tandis que nous nous traînerons sans encombre vers la mort… Cornouailles, notre fils, et vous, Albany, notre fils également dévoué, nous avons à cette heure la ferme volonté de régler publiquement la dotation de nos filles, pour prévenir dès à présent tout débat futur. Quant aux princes de France et de Bourgogne, ces grands rivaux qui, pour obtenir l'amour de notre plus jeune fille, ont prolongé à notre cour leur séjour galant, ils obtiendront réponse ici même… Parlez, mes filles : en ce moment où nous voulons renoncer au pouvoir, aux revenus du territoire comme aux soins de l'État, faites-nous savoir qui de vous nous aime le plus, afin que notre libéralité s'exerce le plus largement là où le mérite l'aura le mieux provoquée… Goneril, — notre aînée, parle la première. GONERIL. – Moi, sire, je vous aime plus que les mots n'en peuvent donner idée, plus chèrement que la vue, l'espace et la liberté, de préférence à tout ce qui est précieux, riche ou rare, non moins que la vie avec la grâce, la santé, la beauté et l'honneur, du plus grand amour qu'enfant ait jamais ressenti ou père inspiré, d'un amour qui rend le souffle misérable et la voix impuissante ; je vous aime au-delà de toute mesure. CORDÉLIA, à part. – Que pourra faire Cordélia ? Aimer, et se taire. LEAR, le doigt sur la carte. – Tu vois, de cette ligne à celleci, tout ce domaine, couvert de forêts ombreuses et de riches campagnes, de rivières plantureuses et de vastes prairies : nous t'en faisons la dame. Que tes enfants et les enfants d'Albany le possèdent à perpétuité !… Que dit notre seconde fille, notre chère Régane, la femme de Cornouailles ?… Parle. RÉGANE. – Je suis faite du même métal que ma sœur, et je m'estime à sa valeur. En toute sincérité je reconnais qu'elle exprime les sentiments mêmes de mon amour ; seulement, elle ne va pas assez loin : car je me déclare l'ennemie de toutes les joies contenues dans la sphère la plus exquise de la sensation, et je ne trouve de félicité que dans l'amour de Votre Chère Altesse. CORDÉLIA, à part. – C'est le cas de dire : Pauvre Cordélia ! Et pourtant non, car, j'en suis bien sûre, je suis plus riche d'amour que de paroles. LEAR, à Régane. – À toi et aux tiens, en apanage héréditaire, revient cet ample tiers de notre beau royaume égal en étendue, en valeur et en agrément à la portion de Goneril. (À Cordélia.) À votre tour, ô notre joie, la dernière, mais non la moindre ! Vous dont le vin de France et le lait de Bourgogne se disputent la jeune prédilection, parlez : que pouvez-vous dire pour obtenir une part plus opulente que celle de vos sœurs ? CORDÉLIA. – Rien, monseigneur. LEAR. – Rien ? CORDÉLIA. – Rien. LEAR. – De rien, rien ne peut venir : parlez encore. CORDÉLIA. – Malheureuse que je suis, je ne puis soulever mon cœur jusqu'à mes lèvres. J'aime Votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins. LEAR. – Allons, allons, Cordélia ! Réformez un peu votre réponse, de peur qu'elle ne nuise à votre fortune. CORDÉLIA. – Mon bon seigneur, vous m'avez mise au monde, vous m'avez élevée, vous m'avez aimée ; moi, je vous rends en retour les devoirs auxquels je suis tenue, je vous obéis, vous aime et vous vénère. Pourquoi mes sœurs ont-elles des maris, si, comme elles le disent, elles n'aiment que vous ? Peutêtre, au jour de mes noces, l'époux dont la main recevra ma foi emportera-t-il avec lui une moitié de mon amour, de ma sollicitude et de mon dévouement ; assurément je ne me marierai pas comme mes sœurs, pour n'aimer que mon père. LEAR. – Mais parles-tu du fond du cœur ? CORDÉLIA. – Oui, mon bon seigneur. LEAR. – Si jeune, et si peu tendre ! CORDÉLIA. – Si jeune, monseigneur, et si sincère ! LEAR. – Soit !… Eh bien, que ta sincérité soit ta dot ! Car, par le rayonnement sacré du soleil, par les mystères d'Hécate et de la nuit, par toutes les influences des astres qui nous font exister et cesser d'être, j'abjure à ton égard toute ma sollicitude paternelle, toutes les relations et tous les droits du sang : je te déclare étrangère à mon cœur et à moi dès ce moment, pour toujours. Le Scythe barbare, l'homme qui dévore ses enfants pour assouvir son appétit, trouvera dans mon cœur autant de charité, de pitié et de sympathie que toi, ma ci-devant fille ! KENT. – Mon bon suzerain !… LEAR. – Silence, Kent ! Ne vous mettez pas entre le dragon et sa fureur. C'est elle que j'aimais le plus, et je pensais confier mon repos à la tutelle de sa tendresse… Arrière ! hors de ma vue !… Puisse la tombe me refuser sa paix, si je ne lui retire ici le cœur de son père !… Appelez le Français !… M'obéit-on ?… Appelez le Bourguignon !… Cornouailles, Albany, grossissez de ce tiers la dot de mes deux filles. Que l'orgueil, qu'elle appelle franchise, suffise à la marier ! Je vous investis en commun de mon pouvoir, de ma prééminence et des vastes attributs qui escortent La Majesté. Nous-même, avec cent chevaliers que nous nous réservons et qui seront entretenus à vos frais, nous ferons alternativement chez chacun de vous un séjour mensuel. Nous ne voulons garder que le nom et les titres d'un roi. L'autorité, le revenu, le gouvernement des affaires, je vous abandonne tout cela, fils bien-aimés. Pour gage, voici la couronne : partagezvous-la ! (Il se démet de la couronne.) KENT. – Royal Lear, que j'ai toujours honoré comme mon roi, comme mon père, suivi comme mon maître, et nommé dans mes prières comme mon patron sacré… LEAR. – L'arc est bandé et ajusté : évite la flèche. KENT. – Que plutôt elle tombe sur moi, dût son fer envahir la région de mon cœur ! Que Kent soit discourtois quand Lear est insensé ! Que prétends-tu, vieillard ? Crois-tu donc que le devoir ait peur de parler, quand la puissance cède à la flatterie ? L'honneur est obligé à la franchise, quand La Majesté succombe à la folie. Révoque ton arrêt, et, par une mûre réflexion, réprime cette hideuse vivacité. Que ma vie réponde de mon jugement ! la plus jeune de tes filles n'est pas celle qui t'aime le moins : elle n'annonce pas un cœur vide, la voix grave qui ne retentit pas en un creux accent. LEAR. – Kent, sur ta vie, assez ! KENT. – Ma vie, je ne l'ai jamais tenue que pour un enjeu à risquer contre tes ennemis, et je ne crains pas de la perdre, quand ton salut l'exige. LEAR. – Hors de ma vue ! KENT. – Sois plus clairvoyant, Lear, et laisse-moi rester le point de mire constant de ton regard. LEAR. – Ah ! par Apollon !… KENT. – Ah ! par Apollon ! roi, tu adjures tes dieux en vain. LEAR, mettant la main sur son épée. – Ô vassal ! mécréant !… ALBANY et CORNOUAILLES. – Cher sire, arrêtez. KENT. – Va ! tue ton médecin, et nourris de son salaire le mal qui te ronge !… Révoque ta donation, ou, tant que je pourrai arracher un cri de ma gorge, je te dirai que tu as mal fait. LEAR. – Écoute-moi, félon ! Sur ton allégeance, écoutemoi ! Puisque tu as tenté de nous faire rompre un vœu, ce que jamais nous n'osâmes ; puisque, dans ton orgueil outrecuidant, tu as voulu t'interposer entre notre sentence et notre autorité, ce que notre caractère et notre rang ne sauraient tolérer, fais pour ta récompense l'épreuve de notre pouvoir. Nous t'accordons cinq jours pour réunir les ressources destinées à te prémunir contre les détresses de ce monde. Le sixième, tu tourneras ton dos maudit à notre royaume ; et si, le dixième, ta carcasse bannie est découverte dans nos domaines, ce moment sera ta mort. Arrière !… Par Jupiter ! cet arrêt ne sera pas révoqué. KENT. – Adieu, roi ! Puisque c'est ainsi que tu veux apparaître, ailleurs est la liberté, et l'exil est ici ! (À Cordélia.) Que les dieux te prennent sous leur tendre tutelle, ô vierge, qui penses si juste et qui as si bien dit ! (À Régane et à Goneril.) Et puissent vos actes confirmer vos beaux discours, et de bons ef- fets sortir de paroles si tendres ! (Aux ducs d'Albany et de Cornouailles.) Ainsi, ô princes, Kent vous fait ses adieux. Il va acclimater ses vieilles habitudes dans une région nouvelle. (Il sort.) (Rentre Gloucester, accompagné du roi de France, du duc de Bourgogne et de leur suite.) GLOUCESTER, à Lear. – Voici les princes de France et de Bourgogne, mon noble seigneur. LEAR. – Messire de Bourgogne, nous nous adressons d'abord à vous qui, en rivalité avec ce roi, recherchez notre fille. Que doit-elle au moins vous apporter en dot, pour que vous donniez suite à votre requête amoureuse ? LE DUC DE BOURGOGNE. – Très Royale Majesté, je ne réclame rien de plus que ce qu'a offert Votre Altesse ; et vous n'accorderez pas moins. LEAR. – Très noble Bourguignon, tant qu'elle nous a été chère, nous l'avons estimée à ce prix ; mais maintenant sa valeur est tombée. La voilà devant vous, messire ; — si quelque trait de sa mince et spécieuse personne, — si son ensemble, auquel s'ajoute notre défaveur et rien de plus, suffit à charmer Votre Grâce, la voilà : elle est à vous. LE DUC DE BOURGOGNE. – Je ne sais que répondre. LEAR. – Telle qu'elle est, messire, avec les infirmités qu'elle possède, orpheline nouvellement adoptée par notre haine, dotée de notre malédiction et reniée par notre serment, voulez-vous la prendre, ou la laisser ? LE DUC DE BOURGOGNE. – Pardonnez-moi, royal sire : un choix ne se fixe pas dans de telles conditions. LEAR. – Laissez-la donc, seigneur : car, par la puissance qui m'a donné l'être ! je vous ai dit toute sa fortune. (Au roi de France.) Quant à vous, grand roi, je ne voudrais pas faire à notre amitié l'outrage de vous unir à ce que je hais : je vous conjure donc de reporter votre sympathie sur un plus digne objet qu'une misérable que la nature a presque honte de reconnaître. LE ROI DE FRANCE. – Chose étrange ! que celle qui tout à l'heure était votre plus chère affection, le thème de vos éloges, le baume de votre vieillesse, votre incomparable, votre préférée, ait en un clin d'œil commis une action assez monstrueuse pour détacher d'elle une faveur qui la couvrait de tant de replis ! Assurément, sa faute doit être bien contre nature et bien atroce, ou votre primitive affection pour elle était bien blâmable. Pour croire chose pareille, il faudrait une foi que la raison ne saurait m'inculquer sans un miracle. CORDÉLIA, à Lear. – J'implore une grâce de Votre Majesté. Si mon tort est de ne pas posséder le talent disert et onctueux de dire ce que je ne pense pas, et de n'avoir que la bonne volonté qui agit avant de parler, veuillez déclarer la vérité, sire : ce n'est pas un crime dégradant, ni quelque autre félonie, ce n'est pas une action impure ni une démarche déshonorante, qui m'a privée de votre faveur ; j'ai été disgraciée parce qu'il me manque (et c'est là ma richesse) un regard qui sollicite toujours, une langue que je suis bien aise de ne pas avoir bien qu'il m'en ait coûté la perte de votre affection. LEAR. – Mieux vaudrait pour toi n'être pas née que de m'avoir à ce point déplu. LE ROI DE FRANCE. – N'est-ce que cela ? La timidité d'une nature qui souvent ne trouve pas de mots pour raconter ce qu'elle entend faire ?… Monseigneur de Bourgogne, que di- tes-vous de madame ?… L'amour n'est pas l'amour, quand il s'y mêle des considérations étrangères à son objet suprême. Voulez-vous d'elle ? Elle est elle-même une dot. LE DUC DE BOURGOGNE. – Royal Lear, donnez seulement la dot que vous-même aviez offerte, et à l'instant je prends par la main Cordélia, duchesse de Bourgogne ! LEAR. – Rien !… J'ai juré ; je suis inébranlable. LE DUC DE BOURGOGNE, à Cordélia. – Je suis fâché que, pour avoir ainsi perdu un père, vous deviez perdre un mari. CORDÉLIA. – La paix soit avec messire de Bourgogne ! Puisque des considérations de fortune font tout son amour, je ne serai pas sa femme. LE ROI DE FRANCE. – Charmante Cordélia, toi que la misère rend plus riche, le délaissement plus auguste, l'outrage plus adorable, toi, et tes vertus, vous êtes à moi. Qu'il me soit permis de recueillir ce qu'on proscrit !… Dieux ! dieux ! N'est-ce pas étrange que leur froid dédain ait échauffé mon amour jusqu'à la passion ardente ? (À Lear.) Roi, ta fille sans dot, jetée au hasard de mon choix, régnera sur nous, sur les nôtres et sur notre belle France. Et tous les ducs de l'humide Bourgogne ne rachèteraient pas de moi cette fille précieuse et dépréciée ! Dis-leur adieu, Cordélia, si injustes qu'ils soient. Tu retrouveras mieux que tu n'as perdu. LEAR. – Elle est à toi, Français : prends-la ; une pareille fille ne nous est rien, et jamais nous ne reverrons son visage. (À Cordélia.) Pars donc, sans nos bonnes grâces, sans notre amour, sans notre bénédiction… Venez, noble Bourguignon. (Fanfares. Sortent Lear, les ducs de Bourgogne, de Cornouailles et d'Albany, Gloucester et leur suite.) LE ROI DE France, à Cordélia. – Dites adieu à vos sœurs. CORDÉLIA. – Bijoux de mon père, c'est avec des larmes dans les yeux que Cordélia vous quitte. Je sais ce que vous êtes ; et j'ai, comme sœur, une vive répugnance à appeler vos défauts par leurs noms. Aimez bien notre père : je le confie aux cœurs si bien vantés par vous. Mais, hélas ! si j'étais encore dans ses grâces, je lui offrirais un trône en meilleur lieu. Sur ce, adieu à toutes les deux ! GONERIL. – Ne nous prescris pas nos devoirs. RÉGANE. – Étudiez-vous à contenter votre mari, qui vous a jeté, en vous recueillant, l'aumône de la fortune. Vous avez marchandé l'obéissance ; et vous avez mérité de perdre ce que vous avez perdu. CORDÉLIA. – Le temps dévoilera ce que l'astuce cache en ses replis. La honte finira par confondre ceux qui dissimulent leurs vices. Puissiez-vous prospérer ! LE ROI DE FRANCE. – Viens, ma belle Cordélia ! (Il sort avec Cordélia.) GONERIL. – Sœur, j'ai beaucoup à vous dire sur un sujet qui nous intéresse toutes deux très vivement. Je pense que notre père partira d'ici ce soir. RÉGANE. – Bien sûr, et avec vous ; le mois prochain, ce sera notre tour. GONERIL. – Vous voyez combien sa vieillesse est sujette au caprice. L'épreuve que nous en avons faite n'est pas insigni- fiante : il avait toujours préféré notre sœur, et la déraison avec laquelle il vient de la chasser est trop grossièrement manifeste. RÉGANE. – C'est une infirmité de sa vieillesse ; cependant il ne s'est jamais qu'imparfaitement possédé. GONERIL. – Dans la force et dans la plénitude de l'âge, il a toujours eu de ces emportements. Nous devons donc nous attendre à subir, dans sa vieillesse, outre les défauts enracinés de sa nature, tous les accès d'impatience qu'amène avec elle une sénilité infirme et colère. RÉGANE. – Nous aurons sans doute à supporter de lui maintes boutades imprévues, comme celle qui lui a fait bannir Kent. GONERIL. – La cérémonie des adieux doit se prolonger encore entre le Français et lui. Entendons-nous donc, je vous prie ! Si, avec les dispositions qu'il a, notre père garde aucune autorité, la dernière concession qu'il nous a faite deviendra dérisoire. RÉGANE. – Nous aviserons. GONERIL. – Il nous faut faire quelque chose, et dans la chaleur de la crise. (Elles sortent.) SCÈNE II Dans le château du comte de Gloucester. Entre EDMOND, une lettre à la main. EDMOND. – Nature, tu es ma déesse ; c'est à ta loi que sont voués mes services. Pourquoi subirais-je le fléau de la coutume, et permettrais-je à la subtilité des nations de me déshériter, sous prétexte que je suis venu douze ou quatorze lunes plus tard que mon frère ?… Bâtard ! pourquoi ? Ignoble ! pourquoi ? Est-ce que je n'ai pas la taille aussi bien prise, l'âme aussi généreuse, les traits aussi réguliers que la progéniture d'une honnête madame ? Pourquoi nous jeter à la face l'ignominie et la bâtardise ? Ignobles ! Ignobles ! Ignobles ! Nous, qui, dans la furtive impétuosité de la nature, puisons plus de vigueur et de fougue que n'en exige, en un lit maussade, insipide et épuisé, la procréation de toute une tribu de damerets engendrés entre le sommeil et le réveil !… Ainsi donc, Edgar le légitime, il faut que j'aie votre patrimoine : l'amour de notre père appartient au bâtard Edmond, aussi bien qu'au fils légitime. Le beau mot : Légitime ! Soit, mon légitime ! Si cette lettre agit et si mon idée réussit, Edmond l'ignoble primera Edgar le légitime. Je grandis, je prospère. Allons, dieux, tenez pour les bâtards ! (Entre Gloucester.) GLOUCESTER. – Kent banni ainsi ! le Français s'éloignant furieux ! et le roi parti ce soir même, renonçant à son pouvoir, et réduit à une pension ! Tout cela coup sur coup !… Edmond, eh bien ! quelles nouvelles ? EDMOND, feignant de cacher la lettre — Aucune, n'en déplaise à Votre Seigneurie. GLOUCESTER. – Pourquoi êtes-vous si pressé de serrer cette lettre ? EDMOND. – Je ne sais aucune nouvelle, monseigneur. GLOUCESTER. – Quel papier lisiez-vous là ? EDMOND. – Ce n'est rien, monseigneur. GLOUCESTER. – Vraiment ? Pourquoi donc alors cette terrible promptitude à l'empocher ? Ce qui n'est rien n'a pas besoin de se cacher ainsi. Faites voir. Allons ! si ce n'est rien, je n'aurai pas besoin de besicles. EDMOND. – Je vous supplie, monsieur, de me pardonner. C'est une lettre de mon frère que je n'ai pas lue en entier ; mais, d'après ce que j'en connais, je ne la crois pas faite pour être mise sous vos yeux. GLOUCESTER. – Donnez-moi cette lettre, monsieur. EDMOND. – Je ferai mal, que je la détienne ou que je la donne. Le contenu, d'après le peu que j'ai compris, en est blâmable. GLOUCESTER. – Voyons, voyons. EDMOND. – J'espère, pour la justification de mon frère, qu'il n'a écrit cela que pour éprouver ou tâter ma vertu. (Il remet la lettre au comte.) GLOUCESTER, lisant. – « Ce respect convenu pour la vieillesse nous fait une vie amère de nos plus belles années ; il nous prive de notre fortune jusqu'à ce que l'âge nous empêche d'en jouir. Je commence à trouver une servitude lâche et niaise dans cette sujétion à une tyrannie sénile, qui gouverne, non parce qu'elle est puissante, mais parce qu'elle est tolérée. Venez me voir, que je puisse vous en dire davantage. Si notre père pouvait dormir jusqu'à ce que je l'eusse éveillé, vous posséderiez pour toujours la moitié de son revenu, et vous vivriez le bienaimé de votre frère. « Edgar. » Humph ! une conspiration !… « Pouvait dormir jusqu'à ce que je l'eusse éveillé, vous posséderiez la moitié de son revenu !… » Mon fils Edgar ! Sa main a-t-elle pu écrire ceci ! Son cœur, son cerveau, le concevoir !… Quand cette lettre vous estelle parvenue ? Qui l'a apportée ? EDMOND. – Elle ne m'a pas été apportée, monseigneur ; et voilà l'artifice : je l'ai trouvée jetée sur la fenêtre de mon cabinet. GLOUCESTER. – Vous reconnaissez cet écrit pour être de votre frère ? EDMOND. – Si la teneur en était bonne, monseigneur, j'oserais jurer que oui ; mais, puisqu'elle est telle, je voudrais me figurer que non. GLOUCESTER. – C'est de lui ! EDMOND. – C'est de sa main, monseigneur ; mais j'espère que son cœur n'y est pour rien. GLOUCESTER. – Est-ce qu'il ne vous a jamais sondé sur ce sujet ? EDMOND. – Jamais, monseigneur. Mais je lui ai souvent entendu maintenir que, quand les fils sont dans la force de l'âge et les pères sur le déclin, le père devrait être comme le pupille du fils, et le fils administrer les biens du père. GLOUCESTER. – Ô scélérat, scélérat !… L'idée même de sa lettre… Scélérat abhorré, dénaturé, odieux ! Misérable brute ! Pire que la brute !… Allez le chercher, mon cher ; je vais l'arrêter… Abominable scélérat !… Où est-il ? EDMOND. – Je ne sais au juste, monseigneur. Si vous voulez bien suspendre votre indignation contre mon frère, jusqu'à ce que vous puissiez tirer de lui des informations plus certaines sur ses intentions, vous suivrez une marche plus sûre ; si, au contraire, vous méprenant sur ses desseins, vous procédez violemment contre lui, vous ferez une large brèche à votre honneur et vous ruinerez son obéissance ébranlée jusqu'au cœur. J'oserais gager ma tête qu'il a écrit ceci uniquement pour éprouver mon affection envers Votre Seigneurie, et sans aucune intention menaçante. GLOUCESTER. – Le croyez-vous ? EDMOND. – Si Votre Seigneurie le juge convenable, je vous mettrai à même de nous entendre conférer sur tout ceci et de vous édifier par vos propres oreilles ; et cela, pas plus tard que ce soir. GLOUCESTER. – Il ne peut pas être un pareil monstre ! EDMOND. – Il ne l'est pas, je vous l'assure. GLOUCESTER. – Envers son père qui l'aime si tendrement, si absolument !… Ciel et terre ! Trouvez-le, Edmond ; tâchez de le circonvenir, je vous prie ; dirigez l'affaire au gré de votre sagesse : il faudrait que je cessasse d'être père, moi, pour avoir le sang-froid nécessaire ici. EDMOND. – Je vais le chercher, monsieur, de ce pas ; je mènerai l'affaire aussi habilement que je pourrai, et je vous tiendrai au courant. GLOUCESTER, rêveur. – Ces dernières éclipses de soleil et de lune ne nous présagent rien de bon. La sagesse naturelle a beau les expliquer d'une manière ou d'autre, la nature n'en est pas moins bouleversée par leurs effets inévitables : l'amour se refroidit, l'amitié se détend, les frères se divisent ; émeutes dans les cités ; discordes dans les campagnes ; dans les palais, trahisons ; rupture de tout lien entre le père et le fils. Ce misérable, né de moi, justifie la prédiction : voilà le fils contre le père ! Le roi se dérobe aux penchants de la nature : voilà le père contre l'enfant ! Nous avons vu les meilleurs de nos jours. Machinations, perfidies, guets-apens, tous les désordres les plus sinistres nous harcèlent jusqu'à nos tombes… Trouve ce misérable, Edmond : tu n'y perdras rien. Fais la chose avec précaution… Et le noble, le loyal Kent banni ! Son crime, l'honnêteté !… Étrange ! étrange ! (Il sort.) EDMOND. – C'est bien là l'excellente fatuité des hommes. Quand notre fortune est malade, souvent par suite des excès de notre propre conduite, nous faisons responsables de nos désastres le soleil, la lune et les étoiles : comme si nous étions scélérats par nécessité, imbéciles par compulsion céleste, fourbes, voleurs et traîtres par la prédominance des sphères, ivrognes, menteurs et adultères par obéissance forcée à l'influence planétaire, et coupables en tout par violence divine ! Admirable subterfuge de l'homme putassier : mettre ses instincts de bouc à la charge des étoiles ! Mon père s'est conjoint avec ma mère sous la queue du Dragon, et la Grande Ourse a présidé à ma nativité : d'où il s'ensuit que je suis brutal et paillard. Bah ! j'aurais été ce que je suis, quand la plus virginale étoile du firmament aurait cligné sur ma bâtardise… Edgar ! (Entre Edgar.) Il arrive à point comme la catastrophe de la vieille comédie. Mon rôle, à moi, est une sombre mélancolie, accompagnée de soupirs comme on en pousse à Bedlam… (Haut, d'un air absorbé.) Oh ! ces éclipses présagent toutes ces divisions… Fa, sol, la, mi ! EDGAR. – Eh bien ! frère Edmond ! Dans quelle sérieuse méditation êtes-vous donc ? EDMOND. – Je réfléchis, frère, à une prédiction que j'ai lue l'autre jour, sur ce qui doit suivre ces éclipses. EDGAR. – Est-ce que vous vous occupez de ça ? EDMOND. – Les effets qu'elle énumère ne se manifestent, je vous assure, que trop, malheureusement : discordes contre nature entre l'enfant et le père, morts, disettes, dissolutions d'amitiés anciennes, divisions dans l'État, menaces et malédictions contre le roi et les nobles, dissidences sans motif, proscriptions d'amis, dispersions de cohortes, infidélités conjugales, et je ne sais quoi. EDGAR. – Depuis quand êtes-vous adepte de l'astronomie ? EDMOND. – Allons, allons ! Quand avez-vous quitté mon père ? EDGAR. – Eh bien ! hier au soir. EDMOND. – Lui avez-vous parlé ? EDGAR. – Oui, deux heures durant. EDMOND. – Vous êtes-vous séparés en bons termes ? Ne vous a-t-il manifesté aucun déplaisir, soit dans ses paroles, soit dans sa contenance ? EDGAR. – Aucun. EDMOND. – Demandez-vous en quoi vous pouvez l'avoir offensé ; et, je vous en supplie, évitez sa présence jusqu'à ce que la vivacité de son déplaisir ait eu le temps de s'apaiser. En ce moment il est à ce point exaspéré que la destruction de votre personne pourrait à peine le calmer. EDGAR. – Quelque scélérat m'aura fait tort auprès de lui. EDMOND. – C'est ce que je crains. Je vous en prie, gardez une patiente réserve, jusqu'à ce que la violence de sa rage se soit modérée. Écoutez ! retirez-vous chez moi dans mon logement ; de là, je vous mettrai à même d'entendre parler milord. Allez ! je vous prie. Voici ma clef. Pour peu que vous vous hasardiez dehors, marchez armé. EDGAR. – Armé, frère ? EDMOND. – Frère, je vous conseille pour le mieux : marchez armé. Je ne suis pas un honnête homme, s'il est vrai qu'on vous veuille du bien. Je ne vous ai dit que très faiblement ce que j'ai vu et entendu : rien qui puisse vous donner idée de l'horrible réalité. Je vous en prie, partez. EDGAR. – Aurai-je bientôt de vos nouvelles ? EDMOND. – Je suis tout à votre service en cette affaire. (Edgar sort.) Un père crédule, un noble frère dont la nature est si éloignée de faire le mal qu'il ne le soupçonne même pas !… Comme sa folle honnêteté est aisément dressée par mes artifices !… Je vois l'affaire… Que je doive mon patrimoine à mon esprit, sinon à ma naissance ! Tout moyen m'est bon, qui peut servir à mon but. (Il sort.) SCÈNE III Dans le château du duc d'Albany. Entrent GONERIL et son intendant OSWALD. GONERIL. – Est-il vrai que mon père ait frappé un de mes gentilshommes qui réprimandait son fou ? OSWALD. – Oui, madame. GONERIL. – Nuit et jour il m'outrage ; à toute heure il éclate en quelque grosse incartade qui nous met tous en désarroi : je ne l'endurerai pas. Ses chevaliers deviennent turbulents, et lui-même récrimine contre nous pour la moindre vétille… Quand il reviendra de la chasse, je ne veux pas lui parler ; dites que je suis malade. Si vous vous relâchez dans votre service, vous ferez bien ; je répondrai de la faute. (Bruit de cors.) OSWALD. – Il arrive, madame ; je l'entends. GONERIL. – Affectez, autant qu'il vous plaira, la lassitude et la négligence, vous et vos camarades ; je voudrais qu'il en fît un grief. Si ça lui déplaît, qu'il aille chez ma sœur dont la résolution, je le sais, est d'accord avec la mienne pour ne pas se laisser maîtriser !… Vieillard imbécile, qui voudrait encore exercer l'autorité dont il s'est dépouillé ! Ah ! sur ma vie ! ces vieux fous redeviennent enfants, et il faut les traiter par la rigueur, quand ils abusent de nos cajoleries Rappelez-vous ce que j'ai dit. OSWALD. – Fort bien, madame. GONERIL. – Et que ses chevaliers soient traités par vous plus froidement ! Peu importe ce qui en résultera. Prévenez vos camarades à cet effet. Je voudrais, et j'y parviendrai, faire surgir une occasion de m'expliquer. Je vais vite écrire à ma sœur de suivre mon exemple… Préparez le dîner. (Ils sortent.) SCÈNE IV Une autre partie du château. Entre KENT, déguisé. KENT, les yeux sur ses vêtements. – Si je puis aussi bien, en empruntant un accent étranger, travestir mon langage, ma bonne intention obtiendra le plein succès pour lequel j'ai déguisé mes traits. Maintenant, Kent, le banni, si tu peux te rendre utile là même où tu es condamné (et puisses-tu y réussir !), le maître que tu aimes te trouvera plein de zèle. (Bruit de cors.) (Entre Lear, avec ses chevaliers et sa suite.) LEAR. – Que je n'attende pas le dîner un instant ! Allez ! faites-le servir. (Quelqu'un de la suite sort.) (À Kent.) Eh ! toi, qui es-tu ? KENT. – Un homme, monsieur. LEAR. – Quelle est ta profession ? Que veux-tu de nous ? KENT. – Ma profession, la voici : ne pas être au-dessous de ce que je parais, servir loyalement qui veut m'accorder sa confiance, aimer qui est honnête, frayer avec qui est sage et qui parle peu, redouter les jugements, combattre, quand je ne puis faire autrement, et ne pas manger de poisson ! LEAR. – Qui es-tu ? KENT. – Un compagnon fort honnête et aussi pauvre que le roi. LEAR. – Si tu es aussi pauvre comme sujet qu'il l'est comme roi, tu es assez pauvre en effet. Que veux-tu ? KENT. – Du service. LEAR. – Qui voudrais-tu servir ? KENT. – Vous. LEAR. – Me connais-tu, camarade ? KENT. – Non, monsieur ; mais vous avez dans votre mine quelque chose qui me donne envie de vous appeler maître. LEAR. – Quoi donc ? KENT. – L'autorité. LEAR. – Quel service peux-tu faire ? KENT. – Je puis garder honnêtement un secret, monter à cheval, courir, gâter une curieuse histoire en la disant, et délivrer vivement un message simple. Je suis bon à tout ce que peut un homme ordinaire, et ce que j'ai de mieux est ma diligence. LEAR. – Quel âge as-tu ? KENT. – Ni assez jeune, monsieur, pour aimer une femme à l'entendre chanter, ni assez vieux pour raffoler d'elle par n'importe quel motif : j'ai quarante-huit ans sur le dos. LEAR. – Suis-moi : tu me serviras. Si tu ne me déplais pas davantage après dîner, je ne te renverrai pas de sitôt… Le dîner ! Holà ! le dîner !… Où est mon drôle ? mon fou ?… Qu'on aille chercher mon fou ! (Entre Oswald.) Eh ! vous, l'ami, où est ma fille ? OSWALD. – Permettez… (Il sort.) LEAR. – Que dit ce gaillard-là ? Rappelez ce maroufle ! (Un chevalier sort.) Où est mon fou ? Holà !… Je crois que tout le monde dort. (Le chevalier rentre.) Eh bien ! où est ce métis ? LE CHEVALIER. – Il dit, monseigneur, que votre fille n'est pas bien. LEAR. – Pourquoi le maraud n'est-il pas revenu, quand je l'appelais ? LE CHEVALIER. – Sire, il m'a répondu fort rondement qu'il ne le voulait pas. LEAR. – Qu'il ne le voulait pas ! LE CHEVALIER. – Je ne sais pas ce qu'il y a, monseigneur ; mais, selon mon jugement, Votre Altesse n'est pas traitée avec la même affection cérémonieuse que par le passé. Il y a apparemment un grand relâchement de bienveillance, aussi bien parmi les gens de service que chez le duc lui-même et chez votre fille. LEAR. – Ha ! tu crois ? LE CHEVALIER. – Je vous conjure de m'excuser, monseigneur, si je me méprends ; mais mon zèle ne saurait rester silencieux, quand je crois Votre Altesse lésée. LEAR. – Tu me rappelles là mes propres observations. J'ai remarqué depuis peu une vague négligence ; mais j'aimais mieux accuser ma jalouse susceptibilité qu'y voir une intention, un parti pris de malveillance. Je veux y regarder de plus près… Mais où est mon fou ? Je ne l'ai pas vu ces deux jours-ci. LE CHEVALIER. – Depuis que notre jeune maîtresse est partie pour la France, sire, le fou s'est beaucoup affecté. LEAR. – Assez !… Je l'ai bien remarqué. (À un chevalier.) Allez dire à ma fille que je veux lui parler. (À un autre.) Vous, allez chercher mon fou. (Les deux chevaliers sortent.) (Rentre Oswald.) Holà ! vous, monsieur ! vous, monsieur ! venez ici… Qui suis-je, monsieur ? OSWALD. – Le père de madame. LEAR. – Le père de madame !… Ah ! méchant valet de monseigneur ! Engeance de putain ! maraud ! chien ! OSWALD. – Je ne suis rien de tout cela, monseigneur ; je vous en demande pardon. LEAR. – Osez-vous lancer vos regards sur moi, misérable ! (Il le frappe.) OSWALD. – Je ne veux pas être frappé, monseigneur. KENT, le renversant d'un croc-en-jambe. – Ni faire la culbute, mauvais joueur de ballon ! rai. LEAR. – Je te remercie, camarade : tu me sers, et je t'aime- KENT, à l'intendant. – Allons ! messire, levez-vous et détalez. Je vous apprendrai les distances. Détalez, détalez. Si vous voulez mesurer encore une fois votre longueur de bélître, restez… Détalez donc, vous dis-je ! Êtes-vous raisonnable ? Vite ! (Il pousse Oswald dehors.) LEAR. – Ah ! mon aimable valet, je te remercie : voici des arrhes sur ce service. (Il lui donne sa bourse.) (Entre le fou.) LE FOU. – Je veux le rétribuer, moi aussi ! (Offrant à Kent son bonnet.) Voici mon bonnet d'âne. LEAR. – Eh bien ! mon drôle mignon, comment vas-tu ? LE FOU, à Kent. – L'ami, prenez donc mon bonnet d'âne. KENT. – Pourquoi, fou ? LE FOU. – Pourquoi ? Parce que vous prenez le parti d'un disgracié !… Ah ! si tu ne sais pas sourire du côté où souffle le vent, tu attraperas bien vite un rhume. Tiens ! voici mon bonnet d'âne. (Montrant Lear.) Oui-da, ce compagnon a banni deux de ses filles et a donné la bénédiction à la troisième, malgré lui : si tu t'attaches à lui, tu dois absolument porter mon bonnet d'âne… Comment va, m'n oncle ? Je voudrais avoir deux bonnets d'âne, si j'avais deux filles ! LEAR. – Pourquoi, mon gars ? LE FOU. – Dans le cas où je leur donnerais tout mon bien, je garderais les bonnets d'âne pour moi seul. (Tendant son bon- net à Lear.) Je te donne le mien ; que tes filles te fassent aumône de l'autre ! LEAR. – Gare le fouet, coquin ! LE FOU. – La vérité est une chienne qui se relègue au chenil : on la chasse à coups de fouet, tandis que la braque grande dame peut s'étaler au coin du feu et puer. LEAR. – Sarcasme cruellement amer pour moi ! LE FOU, à Kent. – L'ami, je vais t'apprendre une oraison. LEAR. – Va ! LE FOU. – Attention, m'n oncle ! Aie plus que tu ne montres, Parle moins que tu ne sais, Prête moins que tu n'as, Chevauche plus que tu ne marches, Apprends plus que tu ne crois, Risque moins que tu ne gagnes, Renonce à ta boisson et à ta putain, Et reste au logis ; Et tu obtiendras Plus de deux dizaines à la vingtaine. KENT. – Cela ne vaut rien, fou. LE FOU. – Alors, c'est comme la parole d'un avocat sans salaire : vous ne m'avez rien donné pour ça. Pourriez-vous pas, m'n oncle, tirer parti de rien ? LEAR. – Eh ! non, enfant : rien ne peut se faire de rien. LE FOU, à Kent. – C'est justement à quoi se monte la rente de sa terre ; je t'en prie, dis-le lui : il n'en voudrait pas croire un fou. LEAR. – Mauvais fou ! LE FOU. – Sais-tu la différence, mon garçon, entre un mauvais fou et un bon fou ? LEAR. – Non, mon gars ; apprends-le moi. LE FOU. – Que le seigneur qui t'a conseillé De renoncer à tes terres Vienne se mettre près de moi ! Ou prends sa place, toi. Le bon fou et le mauvais Vont apparaître immédiatement. (Se désignant.) Voici l'un en livrée, (Montrant Lear.) Et l'autre, le voilà ! LEAR. – Est-ce que tu m'appelles fou, garnement ? LE FOU. – Tous les autres titres, tu les as abdiqués ; celuilà, tu es né avec. KENT. – Ceci n'est pas folie entière, monseigneur. LE FOU. – Non, ma foi ! Les seigneurs et les grands ne veulent pas que je l'accapare toute. Quand j'en aurais le monopole, ils en voudraient leur part. Les dames, non plus, ne veulent pas me laisser le privilège de la folie : il faut qu'elles grappillent… Donne-moi un œuf, m'n oncle, et je te donnerai deux couronnes. LEAR. – Deux couronnes ! De quelle sorte ? LE FOU. – Eh bien ! les deux couronnes de la coquille, après que j'aurai cassé l'œuf par le milieu et mangé le contenu. Le jour où tu as fendu ta couronne par le milieu pour en donner les deux moitiés, tu as porté ton âne sur ton dos pour passer le bourbier. Tu avais peu d'esprit sous ta couronne de cheveux blancs, quand tu t'es défait de ta couronne d'or. Ai-je parlé en fou que je suis ? Que le premier qui dira que oui reçoive le fouet ! (Il chante.) Les fous n'ont jamais eu de moins heureuse année, Car les sages sont devenus sots Et ne savent plus comment porter leur esprit, Tant leurs mœurs sont extravagantes. LEAR. – Depuis quand, maraud, êtes-vous tant en veine de chansons ? LE FOU. – Eh bien ! m'n oncle, c'est depuis que tu t'es fait l'enfant de tes filles ; car, le jour où tu leur as livré la verge en mettant bas tes culottes, (Chantant.) Soudain elles ont pleuré de joie, Et moi j'ai chanté de douleur, À voir un roi jouer à cligne-musette, Et se mettre parmi les fous ! Je t'en prie, m'n oncle, trouve un précepteur qui enseigne à ton fou à mentir ; je voudrais bien apprendre à mentir. LEAR. – Si vous mentez, coquin, vous serez fouetté. LE FOU. – Quelle merveilleuse parenté peut-il y avoir entre toi et tes filles ? Elles veulent me faire fouetter si je dis vrai ; toi, tu veux me faire fouetter si je mens. Et parfois je suis fouetté si je garde le silence. J'aimerais mieux être n'importe quoi que fou, et pourtant je ne voudrais pas être toi, m'n oncle : tu as épluché ton bon sens des deux côtés et tu n'as rien laissé au milieu. Voici venir une des épluchures. (Entre Goneril.) LEAR. – Eh bien ! ma fille, pourquoi ce sombre diadème ? Il me semble que depuis peu vous avez le front bien boudeur. LE FOU. – Tu étais un joli gaillard quand tu n'avais pas à t'inquiéter de sa bouderie ; maintenant tu es un zéro sans valeur ; je suis plus que toi maintenant : je suis un fou, tu n'es rien. (À Goneril.) Oui, morbleu ! je vais retenir ma langue : votre visage me l'ordonne, quoique vous ne disiez rien… Chut ! chut ! Qui ne garde ni mie ni croûte, Par dégoût de tout s'expose au besoin. (Montrant Lear.) Voici une cosse vide. GONERIL, à Lear. – Monsieur, ce n'est pas seulement votre fou qui a toute licence : les autres gens de votre suite insolente récriminent et querellent à toute heure, se portant à des excès ignobles et intolérables. Monsieur, j'avais cru, en vous faisant connaître ces abus, en assurer le redressement ; mais maintenant j'ai grand-peur, vous voyant si lent à parler et à agir, que vous ne les autorisiez et ne les couvriez de votre tolérance. Si cela était, un pareil tort n'échapperait pas à la censure, et l'on aurait recours à des remèdes qui, appliqués dans un état salutaire, pourraient vous blesser, mais qui, dans une situation autre, seraient une humiliation justifiée par la nécessité comme un acte de sagesse. LE FOU. – Car vous savez, m'n oncle (Fredonnant.) Le passereau nourrit si longtemps le coucou Qu'il eut la tête arrachée par ses petits. Sur ce, s'éteignit la chandelle et nous restâmes à tâtons ! LEAR, à Goneril. – Êtes-vous notre fille ? GONERIL. – Je voudrais que vous fissiez usage du bon sens dont je vous sais pourvu : débarrassez-vous donc de ces humeurs qui depuis peu vous rendent tout autre que ce que vous devez être. LE FOU. – L'âne peut-il pas savoir quand la charrette remorque le cheval ? Hue, Aliboron ! je t'aime. LEAR. – Quelqu'un me reconnaît-il ici ? Bah ! ce n'est point Lear. Est-ce ainsi que Lear marche, ainsi qu'il parle ? Où sont ses yeux ? Ou sa perception s'affaiblit, ou son discernement est une léthargie… Lui ! éveillé ! Cela n'est pas… Qui est-ce qui peut me dire qui je suis ? LE FOU. – L'ombre de Lear ! LEAR. – Je voudrais le savoir, car, par le témoignage souverain de l'entendement et de la raison, je serais induit à me figurer que j'ai eu des filles. LE FOU. – Lesquelles veulent faire de toi un père obéissant. LEAR, à Goneril. – Votre nom, belle dame ? GONERIL. – Allons ! monsieur, cet ébahissement est à l'avenant de vos autres récentes fredaines. Je vous adjure de bien comprendre ma pensée ; vieux et vénérable comme vous l'êtes, vous devriez être sage. Ici même vous entretenez cent chevaliers et écuyers, tous si désordonnés, si débauchés, si impudents, que notre cour, souillée par leur conduite, a l'air d'une auberge en pleine orgie. L'épicurisme et la luxure en font une taverne ou un lupanar plutôt qu'un palais princier. La pudeur même réclame un remède immédiat. Accédez donc au désir de celle qui autrement pourrait bien exiger la chose qu'elle demande : réduisez un peu votre suite, et que ceux qui resteront dans votre dépendance soient des gens qui conviennent à votre âge et sachent ce qu'ils sont et ce que vous êtes ! LEAR. – Ténèbres et enfer ! qu'on selle mes chevaux, qu'on rassemble ma suite ! Dégénérée bâtarde, je ne te troublerai plus ! Il me reste une fille. GONERIL. – Vous frappez mes gens ; et tous les insolents de votre bande font des serviteurs de leurs supérieurs !… (Entre Albany.) LEAR. – Malheur, à qui se repent trop tard ! (À Albany.) Ah ! vous voilà, monsieur ! Est-ce là votre volonté ?… Parlez, monsieur… Qu'on prépare mes chevaux ! Ingratitude, démon au cœur de marbre, plus horrible, quand tu te révèles dans un enfant, que le monstre des mers ! ALBANY. – De grâce, sire, patience ! LEAR, à Goneril. – Orfraie détestée, tu mens ! Mes gens sont des hommes d'élite, du mérite le plus rare, qui connaissent toutes les exigences du devoir, et qui supportent avec la plus scrupuleuse dignité l'honneur de leur nom… Ô faute si légère, comment m'as-tu paru si hideuse dans Cordélia ! Tu as pu, ainsi qu'un chevalet, disloquer toutes les fibres de mon être, et arracher tout l'amour de mon cœur pour en faire du fiel ! (Se frappant le front.) Ô Lear, Lear, Lear ! frappe cette porte qui laisse entrer ta démence et échapper ta chère raison ! (À sa suite.) Allez, allez, mes gens. ALBANY. – Sire, je suis aussi innocent qu'ignorant de ce qui vous a ému. LEAR. – C'est possible, milord… (Montrant Goneril.) Écoute, nature, écoute ! Chère déesse, écoute ! Suspends ton dessein, si tu t'es proposé de rendre cette créature féconde ! Porte la stérilité dans sa matrice ! Dessèche en elle les organes de la génération, et que jamais de son corps dégradé il ne naisse un enfant qui l'honore ! S'il faut qu'elle conçoive, forme de fiel son nourrisson, en sorte qu'il vive pour la tourmenter de sa perversité dénaturée ! Puisse-t-il imprimer les rides sur son jeune front, creuser à force de larmes des ravins sur ses joues, et payer toutes les peines, tous les bienfaits de sa mère en dérision et en mépris, afin qu'elle reconnaisse combien la morsure d'un reptile est moins déchirante que l'ingratitude d'un enfant… Partons ! partons ! (Il sort.) ALBANY. – Dieu que nous adorons, d'où vient tout ceci ? GONERIL. – Ne vous tourmentez pas d'en savoir le motif, et laissez son humeur prendre l'essor que lui donne le radotage. (Rentre Lear.) LEAR. – Quoi ! cinquante de mes écuyers d'un coup !… au bout de quinze jours ! ALBANY. – Qu'y a-t-il, monsieur ? LEAR. – Je vais te le dire. (Il pleure.) (À Goneril.) Vie et mort ! quelle honte pour moi que tu puisses ébranler ainsi ma virilité, et que ces larmes brûlantes qui m'échappent malgré moi te fassent digne d'elles !… Tombent sur toi ouragans et brouillards !… Que les insondables plaies de la malédiction d'un père rongent ton être tout entier ! (Il essuie ses larmes.) Ah ! mes vieux yeux débiles, pleurez encore pour ceci, et je vous arrache, et je vous envoie saturer la fange des larmes que vous perdez… Quoi ! les choses en sont venues là ! Soit ! il me reste encore une fille qui, j'en suis sûr, est bonne et secourable. Quand elle apprendra ceci sur toi, de ses ongles elle déchirera ton visage de louve. Tu le verras ! je reprendrai cet appareil que tu crois pour toujours dépouillé par moi ; tu le verras, je te le garantis ! (Sortent Lear, Kent et sa suite.) GONERIL. – Entendez-vous cela, milord ? ALBANY. – Goneril, je ne saurais être tellement partial pour la grande affection que je vous porte… GONERIL. – De grâce ! soyez calme… Holà ! Oswald ! (Au fou.) Vous, l'ami, plus fourbe que fou, suivez votre maître. LE FOU. – M'n oncle Lear, m'n oncle Lear, attends, emmène ton fou avec toi. (Il fredonne :) Une renarde qu'on aurait prise En compagnie d'une telle fille Serait bientôt au charnier, Si ma cape pouvait payer une corde ! Sur ce, le fou ferme la marche. (Il sort.) GONERIL. — Cet homme a eu une bonne idée !… Cent chevaliers ! Vraiment, il est politique et prudent de lui laisser garder cent chevaliers tout armés !… Oui afin qu'à la première hallucination, sur une boutade ou une fantaisie, à la moindre contrariété, au moindre déplaisir, il puisse renforcer son imbécillité de leurs violences et tenir nos existences à sa merci… Oswald, allons ! ALBANY. — Pourtant, vous pouvez exagérer la crainte. GONERIL. — C'est plus sûr que d'exagérer la confiance. Laissez, j'aime mieux prévenir les malheurs que je crains que craindre toujours d'être prévenue par eux. Je connais sa pensée. J'ai écrit à ma soeur ce qu'il a déclaré. Si elle le supporte, lui et ses cent chevaliers, quand je lui en ai montré les inconvénients… Eh bien, Oswald ? (Entre l'intendant OSWALD) — Avez-vous écrit cette lettre à ma sœur ? OSWALD. — Oui, madame. GONERIL. — Prenez une escorte, et vite à cheval ! Informez-la en détail de mes inquiétudes, et ajoutez-y de vous-même tous les arguments qui peuvent leur donner consistance. Partez vite, et hâtez votre retour. (L'intendant sort.) GONERIL, à Albany. — Non, non, milord, cette mielleuse indulgence qui règle votre conduite, je ne la réprouve pas, mais pardonnez-moi cette franchise, vous méritez plus de reproches par votre imprudence que d'éloges par cette inoffensive douceur. ALBANY. — Jusqu'où s'étend la portée de votre regard, c'est ce que je ne puis dire ; — en visant au mieux, nous gâtons souvent ce qui est bien. GONERIL — Mais alors… ALBANY. — Bien, bien, attendons l'événement. (Ils sortent.) SCÈNE V Une cour devant le château du duc d'Albany. Entrent LEAR, KENT et le FOU. LEAR, remettant un pli à Kent. — Partez en avant pour Glocester avec cette lettre : instruisez ma fille de ce que vous savez, mais en vous bornant à répondre aux questions que lui suggérera ma lettre. Si vous ne faites pas prompte diligence, je serai là avant vous. KENT. — Je ne dormirai pas, sire, que je n'aie remis votre lettre. (Il sort.) LE FOU. — Si la cervelle de l'homme était dans ses talons, ne risquerait-elle pas d'avoir des engelures ? LEAR. — Oui, enfant. LE FOU. — Alors, réjouis-toi, je te prie ; ton esprit n'ira jamais en savates. LEAR. — Ha ! ha ! ha ! LE FOU. — Tu verras que ton autre enfant te traitera aussi filialement : car, bien qu'elle ressemble à sa soeur comme une pomme sauvage à une pomme, pourtant je sais ce que je sais. LEAR. — Eh bien, que sais-tu, mon gars ? LE FOU. — Que celle-là différera de goût avec celle-ci autant qu'une pomme sauvage avec une pomme sauvage… Saurais-tu dire pourquoi on a le nez au milieu de la face ? LEAR. — Non. LE FOU. — Eh bien, pour avoir un oeil de chaque côté du nez, en sorte qu'on puisse apercevoir ce qu'on ne peut flairer. LEAR, absorbé. — J'ai eu tort envers elle. LE FOU. — Saurais-tu dire comment l'huître fait son écaille ? LEAR. — Non. LE FOU. — Moi non plus ; mais je saurais dire pourquoi un colimaçon a une maison. LEAR. — Pourquoi ? LE FOU. — Eh bien, pour y caser sa tête, et non pour la donner à ses filles et laisser ses cornes sans abri. LEAR, toujours absorbé. — Je veux oublier ma nature… Un père si affectueux !… Mes chevaux sont-ils prêts ? LE FOU. — Tes ânes sont allés y voir. La raison pour laquelle les sept planètes ne sont pas plus de sept, est une jolie raison. LEAR. — Parce qu'elles ne sont pas huit ? fait. LE FOU. — C'est cela, vraiment ! Tu ferais un bouffon par- LEAR, toujours rêveur. — Reprendre la chose de force !… Monstrueuse ingratitude ! LE FOU. — Si tu étais mon bouffon, m'n oncle, je te ferais battre pour être devenu vieux avant le temps. LEAR. — Comment ça ? LE FOU. — Tu n'aurais pas dû être vieux avant d'être raisonnable. LEAR. — Oh ! que je ne devienne pas fou, pas fou, cieux propices ! Maintenez-moi dans mon bon sens, je ne veux pas devenir fou. (Entre un GENTILHOMME) LEAR. — Eh bien, les chevaux sont-ils prêts ? LE GENTILHOMME. — Tout prêts, sire. LEAR, au fou. — Viens, mon gars. LE FOU. — Celle qui, vierge en ce moment, rit en me voyant partir, ne sera pas vierge longtemps, à moins que la chose ne soit coupée court. (Ils sortent.) ACTE II SCÈNE I Une cour du château de Glocester sur laquelle donne l'appartement d'Edmond. Il fait nuit. EDMOND et CURAN se rencontrent. EDMOND. — Salut à toi, Curan. CURAN. — Et à vous, messire. J'ai vu votre père, et lui ai notifié que le duc de Cornouailles et Régane, sa duchesse, seront chez lui ce soir. EDMOND. — Comment ça se fait-il ? CURAN. — Vraiment, je ne sais pas. Vous avez su les nouvelles qui courent ; je veux dire, celles qu'on dit tout bas, car ce ne sont encore que des rumeurs à fleur d'oreille. EDMOND. — Nullement. Quelles sont-elles, je vous prie ? CURAN. — Avez-vous pas ouï parler d'une guerre probable entre les ducs de Cornouailles et d'Albany ? EDMOND. — Pas un mot. CURAN. — Vous en saurez bientôt quelque chose. Adieu, messire. (Il sort) EDMOND. — Le duc ici ce soir ! Tant mieux !… À merveille !… — Voilà qui s'adapte naturellement à ma trame. Mon père a mis le guet sur pied pour prendre mon frère. — Et j'ai un rôle de nature délicate à jouer… Activité, et toi, fortune, à l'œuvre (Appelant) Frère, un mot !… Descendez ! Frère, holà ! (Entre EDGAR) EDMOND. — Mon père vous surveille ! Oh ! monsieur, fuyez de ce lieu : on a appris où vous étiez caché : heureusement vous avez la faveur de la nuit… N'avez-vous pas parlé contre le duc de Cornouailles ?… Il arrive ici ce soir même, en hâte, et Régane avec lui ! N'avez-vous rien dit de ses menées contre le duc d'Albany ? Songez-y bien. EDGAR. — Pas un mot, j'en suis sûr. EDMOND, dégainant. — J'entends venir mon père… Pardon ! Pour la forme, il faut que je tire l'épée contre vous : dégainez ! faites semblant de vous défendre. Maintenant faites bonne retraite. (Haussant la voix.) Rendez-vous ! Venez devant mon père… Des lumières, holà ! par ici. (Bas.) Fuyez, frère. (Haut.) Des torches ! des torches ! (Bas.) Bien, adieu ! (Edgar s'enfuit.) EDMOND, pensif — Quelques gouttes de sang tiré de moi feraient croire à un plus rude effort de ma part. (Il se pique le bras.) J'ai vu des ivrognes faire pis que cela pour rire… Père, père ! Arrête ! arrête ! pas de secours ! (Entre GLOCESTER, suivi de serviteurs portant des torches.) GLOCESTER. — Eh bien, Edmond, où est le scélérat ? EDMOND. — II était ici dans les ténèbres, agitant la pointe de son épée, marmonnant de coupables incantations et adjurant la lune d'être sa patronne tutélaire… GLOCESTER. — Mais où est-il ? EDMOND. — Voyez, monsieur, je saigne. GLOCESTER. — Où est le scélérat, Edmond ? EDMOND. — Enfui de ce côté !… Quand il a reconnu que par aucun moyen… GLOCESTER, à ses gens. — Qu'on le poursuive ! Holà ! courez-lui sus ! (Les serviteurs sortent.) Que par aucun moyen ? EDMOND. — Il ne pouvait me décider à l'assassinat de Votre Seigneurie ; que je lui parlais des dieux vengeurs qui dirigent tous leurs tonnerres contre les parricides, et des liens multiples et puissants qui attachent l'enfant au père ; enfin, monsieur, dès qu'il a vu mon invincible horreur pour son projet dénaturé, dans un mouvement sauvage, il s'est élancé, l'épée nue, sur ma personne découverte et m'a percé le bras ; mais, voyant que mon énergie alerte, hardie pour le bon droit, s'animait à la riposte, ou effrayé peut-être par le bruit que je faisais, il s'est enfui soudain. GLOCESTER. — Qu'il fuie à sa guise ! Il n'échappera pas aux poursuites en ce pays ; et une fois pris, expédié ! Le noble duc, mon maître, mon digne chef et patron, arrive ce soir : de par son autorité je ferai proclamer que ma reconnaissance attend quiconque découvrira le lâche assassin et le livrera à l'échafaud. Quiconque le cachera, à mort ! EDMOND. — Quand, en dépit de mes avis, je l'ai trouvé inébranlable dans sa résolution, je l'ai, dans les termes les plus véhéments, menacé de tout découvrir. Il m'a répondu : « Bâtard déshérité ! crois-tu que, si je te donnais un démenti, l'ascendant de ta loyauté, de ta vertu, ou de ton mérite suffirait à donner créance à tes paroles ? Non ! Avec une simple dénégation (et je nierais la chose, quand tu produirais ma propre écriture), j'imputerais tout à tes suggestions, à tes complots, à tes damnés artifices ! Il faudrait que le monde entier fût ta dupe, pour ne pas s'apercevoir que les profits espérés de ma mort sont les stimulants énergiques et puissants qui te la font chercher ! » GLOCESTER. — Rare et fieffé scélérat ! Il nierait donc sa lettre !… Il n'est pas né de moi… (Fanfares) — Écoutons ! les trompettes du duc ! Je ne sais pourquoi il vient. Je ferai fermer tous les ports : le misérable n'échappera pas. Il faut que le duc m'accorde cela. En outre, je veux envoyer partout son signalement, afin que le royaume entier puisse le reconnaître. Et quant à ma succession, ô mon loyal, mon véritable enfant, je trouverai moyen de te la rendre accessible. (Entrent le DUC DE CORNOUAILLES, RÉGANE et leur suite.) CORNOUAILLES. — Eh bien, mon noble ami, depuis mon arrivée ici, c'est-à-dire depuis un moment, j'ai appris d'étranges nouvelles. RÉGANE. — Si cela est, trop faibles sont tous les châtiments qui peuvent atteindre le criminel. Comment va milord ? GLOCESTER. — Ô madame ! mon vieux coeur est brisé, est brisé ! RÉGANE. — Quoi ! le filleul de mon père attenter à vos jours ! Celui que mon père a nommé ! Votre Edgar ! GLOCESTER. — Ô milady ! milady ! C'est ce que ma honte aurait voulu cacher. RÉGANE. — N'était-il pas le compagnon de ces chevaliers libertins qui escortent mon père ? GLOCESTER. — Je ne sais pas, madame… C'est trop coupable, trop coupable. EDMOND. — Oui, madame, il était de cette bande. RÉGANE. — Je ne m'étonne plus alors de ses mauvaises dispositions ; ce sont eux qui l'auront poussé à tuer le vieillard, pour pouvoir dissiper et piller ses revenus. Ce soir même un avis de ma soeur m'a pleinement informée de leur conduite ; et je suis si bien avertie, que, s'ils viennent pour séjourner chez moi, je n'y serai pas. CORNOUAILLES. — Ni moi, je t'assure, Régane… — Edmond, j'apprends que vous avez montré pour votre père un dévouement filial. EDMOND. — C'était mon devoir, seigneur. GLOCESTER. — C'est lui qui a révélé ses machinations : il a reçu la blessure que vous voyez, en essayant de l'appréhender. CORNOUAILLES. — Est-on à sa poursuite ? GLOCESTER. — Oui, mon bon seigneur. CORNOUAILLES. — S'il est pris, il cessera pour jamais d'être à craindre ; faites à votre guise usage de ma puissance. Pour vous, Edmond, dont la vertueuse obéissance s'est à l'instant même si bien distinguée, vous êtes désormais à nous. Nous avons grand besoin de caractères aussi profondément loyaux. Nous vous retenons. EDMOND. — Je vous servirai, milord, fidèlement, à défaut d'autre mérite. GLOCESTER. — Je remercie pour lui Votre Grâce. CORNOUAILLES. — Vous ne savez pas ce qui nous amène près de vous… RÉGANE. — À cette heure insolite, sous le sombre regard de la nuit. D'importantes affaires, noble Glocester, sur lesquelles votre avis nous est nécessaire. Notre père et notre soeur m'ont fait part de leur mésintelligence, et j'ai cru bon de ne pas leur répondre de chez moi ; les courriers emporteront d'ici notre message… Notre bon vieux ami, que votre coeur se console, et accordez-nous vos utiles conseils pour une affaire qui réclame une immédiate décision. GLOCESTER. — Je suis à vos ordres, madame. Vos Grâces sont les très-bien venues. (Ils sortent.) SCÈNE II Devant le château de Glocester. La lune brille. On distingue vaguement à l'horizon les premières lueurs du jour qui va se lever. L'intendant OSWALD et KENT se rencontrent. OSWALD. — La matinée te soit propice, ami ! Es-tu de la maison ? KENT. — Oui. OSWALD. — Où pouvons-nous mettre nos chevaux ? KENT. — Dans la boue. OSWALD. — Je t'en prie, dis-le-moi en ami. KENT. — Je ne suis pas ton ami. OSWALD. — Aussi bien, je ne me soucie pas de toi. KENT. — Si je te tenais dans la fourrière de Lipsbury, je t'obligerais bien à te soucier de moi. OSWALD. — Pourquoi me traites-tu ainsi ? Je ne te connais pas. KENT. — Compagnon, je te connais. OSWALD. — Et pour qui me connais-tu ? KENT. — Pour un drôle ! un maroufle, un mangeur de reliefs, un infâme, un insolent, un sot, un gueux à trois livrées, un cuistre à cent écus, un drôle en sales bas de laine, un lâche au foie de lis, un vil chicanier, un fils de putain, un lorgneur de miroir, un flagorneur, un faquin, un maraud héritant de toutes les défroques ! un gredin qui voudrait être maquereau à force de bons offices, et qui n'est qu'un composé du fourbe, du mendiant, du couard, et de l'entremetteur ! le fils et héritier d'une lice bâtarde ! un gaillard que je veux faire éclater en hurlements plaintifs, si tu oses nier la moindre syllabe de ton signalement ! OSWALD. — Eh ! quel monstrueux coquin es-tu donc, pour déblatérer ainsi contre un homme qui n'est pas connu de toi et ne te connaît pas ? KENT. — Il faut que tu sois un manant à face bien bronzée, pour nier que tu me connaisses. Il n'y a pas deux jours que je t'ai culbuté et battu devant le roi. Dégaine, coquin. Quoiqu'il soit nuit encore, la lune, brille, je vais t'infiltrer un rayon de lune… Dégaine, putassier, couillon ! dégaine, dameret. (Il met l'épée à la main.) OSWALD. — Arrière ! je n'ai pas affaire à toi. KENT. — Dégainez, misérable ! ah ! vous arrivez avec des lettres contre le roi ; vous prenez le parti de la poupée Vanité contre la majesté de son père. Dégainez, coquin, ou je vais vous hacher les jarrets avec ceci… Dégainez, misérable : en garde ! OSWALD. — Au secours ! holà ! au meurtre ! au secours ! KENT, le frappant. — Poussez donc, manant ! Ferme, coquin, ferme !… poussez donc, fieffé manant. OSWALD. — Au secours, holà ! au meurtre ! au meurtre ! (Entrent EDMOND, CORNOUAILLES, RÉGANE et leur suite, puis GLOCESTER.) EDMOND. — Eh bien ! qu'y a-t-il ? séparez-vous. KENT, se tournant vers Edmond. — À vous, s'il vous plaît, mon petit bonhomme… Venez, je vais vous égratigner… Venez donc, mon jeune maître. ici ? GLOCESTER. — Des épées ! des armes ! que se passe-t-il CORNOUAILLES. — Sur votre vie, respectez la paix… Celui qui frappe est mort. Qu'y a-t-il ? RÉGANE. — Ce sont les messagers de ma soeur et du roi. CORNOUAILLES. — Pourquoi cette altercation entre vous ? Parlez. OSWALD. — Je puis à peine respirer, milord. KENT. — Ce n'est pas étonnant : vous avez tant surmené votre valeur. Lâche coquin, la nature te désavoue : c'est un tailleur qui t'a fait. CORNOUAILLES. — Tu es un étrange gaillard : un tailleur faire un homme ! KENT. — Oui, messire, un tailleur !… Un sculpteur ou un peintre ne l'aurait pas si mal ébauché, n'eussent-ils été que deux heures à la besogne. CORNOUAILLES, à Oswald. — Parlez donc, comment a surgi cette querelle ? OSWALD. — Ce vieux ruffian, seigneur, dont j'ai épargné la vie à la requête de sa barbe grise… KENT. — Zed bâtard ! lettre inutile !… Milord, si vous me le permettez, je vais piler en mortier ce scélérat brut et en crépir le mur des latrines… Toi, épargner ma barbe grise, chétif hochequeue ! CORNOUAILLES. — Paix, drôle !… — Grossier manant, ignores-tu le respect ? KENT. —Non, monsieur ; mais la colère a ses privilèges. CORNOUAILLES. — Qu'est-ce qui te met en colère ? KENT. — C'est de voir porter l'épée par un maraud qui ne porte pas l'honneur. Ces maroufles souriants rongent, comme des rats, les liens sacrés trop étroitement serrés pour être dénoués ; ils caressent toutes les passions qui se rebellent dans le coeur de leurs maîtres, jettent l'huile sur le feu, la neige sur les glaciales froideurs, nient, affirment, et tournent leur bec d'alcyon à tous les vents du caprice de leur maître ! Ainsi que les chiens, ils ne savent que suivre ! (À Oswald.) — Peste soit de votre visage épileptique ! Vous souriez de mes discours, comme si j'étais un imbécile ! Oison, si je vous tenais dans la place de Sarum, je vous pourchasserais toujours caquetant jusqu'à Camelot. CORNOUAILLES. — Çà, es-tu fou, vieux ? GLOCESTER. — Quel est le motif de votre rixe ? Dites. KENT. — Il n'y a pas plus d'antipathie entre les contraires qu'entre moi et un pareil fourbe. CORNOUAILLES. — Pourquoi le traites-tu de fourbe ? Quel est son crime ? KENT. — Sa physionomie me déplaît. CORNOUAILLES. — Pas plus que la mienne, peut-être. (Montrant Edmond.) Ou la sienne. (Montrant Régane.) Ou la sienne. KENT. — Monsieur, c'est mon habitude d'être franc : j'ai vu dans ma vie de meilleurs visages que ceux que je vois sur maintes épaules devant moi, en ce moment. CORNOUAILLES. — C'est quelque drôle qui, ayant été loué pour sa rusticité, affecte une insolente rudesse et exagère la simplicité, au mépris de tout naturel… Il ne saurait flatter, lui !… c'est une âme honnête et franche ! il faut qu'il dise la vérité : si elle est bien reçue, tant mieux ; sinon, n'accusez que son franc parler. Je connais de ces drôles qui, dans leur franchise, recèlent plus d'astuce et de pensées corrompues que vingt naïfs faiseurs de courbettes qui se confondent en hommages obséquieux. KENT, d'un ton doucereux. — Seigneur, en vérité, en toute sincérité, sous le bon plaisir de votre grandeur dont l'influence, comme l'auréole de flamme radieuse qui ondoie au front de Phébus… CORNOUAILLES. — Qu'entends-tu par là ? KENT. — Changer mon style, puisque vous le désapprouvez si fort. Je le reconnais, monsieur, je ne suis pas un flatteur ; mais celui qui vous a trompé avec l'accent de la franchise était un franc coquin : ce que, pour ma part, je ne serai jamais, quand l'espoir d'apaiser votre déplaisir m'inviterait à l'être. CORNOUAILLES, à Oswald. — Quelle offense lui avezvous faite ? OSWALD. — Aucune. Il plut naguère au roi son maître de me frapper dans un malentendu. Cet homme lui prêta mainforte, et, flattant son emportement, me culbuta par derrière ; dès que je fus bas, il m'insulta, m'injuria, fit maintes prouesses qui le distinguèrent, et obtint les éloges du roi pour cet attentat sur un homme sans défense. Tout à l'heure, dans l'exaltation de cet auguste exploit, il a même tiré l'épée contre moi. KENT. — Il n'est pas un de ces chenapans et de ces lâches près de qui Ajax ne soit un couard ! CORNOUAILLES. — Holà ! qu'on aille chercher les ceps !… Vieux coquin têtu, vénérable effronté, nous vous apprendrons… KENT. — Monsieur, je suis trop vieux pour apprendre ; ne mettez pas vos ceps en réquisition pour moi. Je sers le roi ; c'est par ses ordres que j'ai été envoyé près de vous. Ce serait témoigner peu de respect et montrer une malveillance par trop insolente pour la gracieuse personne de mon maître, que de mettre aux ceps son messager. CORNOUAILLES. — Qu'on aille chercher les ceps ! Sur ma vie et mon honneur, il y restera jusqu'à midi. RÉGANE. — Jusqu'à midi !… jusqu'à ce soir, milord, et toute la nuit encore. KENT. — Mais, madame, si j'étais le chien de votre père, vous ne me traiteriez pas ainsi. RÉGANE. — Je traite ainsi sa valetaille. (On apporte des ceps.) CORNOUAILLES. — C'est un drôle du même acabit que ceux dont parle notre soeur… Allons, approchez les ceps. GLOCESTER. — Laissez—moi supplier Votre Grâce de n'en rien faire. Sa faute est grave, et le bon roi son maître saura l'en punir : la dégradante correction que vous lui infligez ne s'applique qu'aux plus vils et aux plus méprisés des misérables, pour des vols et de vulgaires délits. Le roi trouvera nécessairement mauvais qu'on l'ait humilié dans son messager, en le soumettant à une pareille contrainte. CORNOUAILLES. — Je réponds de tout. RÉGANE. — Ma soeur pourra trouver plus mauvais encore que son gentilhomme ait été insulté et maltraité dans l'accomplissement de ses ordres… (Aux valets.) — Entravez-lui les jambes. (On met Kent dans les ceps.) À Cornouailles. — Allons, mon cher seigneur, partons. (Sortent Régane et Cornouailles.) GLOCESTER, à Kent. — Ami, j'en suis fâché pour toi ; c'est le bon plaisir du duc, et son humeur, tout le monde le sait, n'admet ni froissement ni obstacle… J'intercéderai pour toi. KENT. — De grâce, n'en faites rien, monsieur. J'ai veillé et parcouru une longue route ; je dormirai une partie du temps, et je sifflerai le reste. (D'un ton amer.) — La fortune d'un honnête homme peut bien avoir ces ailes-là aux talons. Je vous souhaite le bonjour. pris. GLOCESTER. — Le duc est à blâmer pour cela : ce sera mal (Il sort.) L'aurore se lève. KENT, seul. — Bon roi, faut-il donc que tu justifies le dicton populaire, et que tu passes d'un ciel tolérable sous un soleil brûlant ! (Il tire un papier et le déploie.) — Rapproche-toi, fanal de ce globe inférieur, qu'avec le secours de tes rayons je puisse lire cette lettre !… Il ne se fait guère de miracles que pour la détresse… C'est de Cordélia, je suis sûr : elle a été fort heureusement informée de mon travestissement, et elle prendra occasion des énormités qui s'accomplissent, pour apporter à tous les maux leurs remèdes. (Il resserre le papier.) Vous qu'ont épuisés les veilles, ô mes yeux, profitez de votre accablement pour ne pas voir cette ignoble logette. Bonne nuit, fortune, souris encore une fois et fais tourner ta roue. (Il s'endort.) SCÈNE III Une bruyère. Entre EDGAR. EDGAR. — J'ai entendu la proclamation lancée contre moi ; — et, grâce au creux d'un arbre, j'ai esquivé les poursuites. Pas un port qui ne soit fermé ; pas une place où il n'y ait une vedette, où la plus rigoureuse vigilance ne cherche à me surprendre. Tant que je puis échapper, je suis sauvé… J'ai pris le parti d'assumer la forme la plus abjecte et la plus pauvre à laquelle la misère ait jamais ravalé l'homme pour le rapprocher de la brute. Je veux grimer mon visage avec de la fange, ceindre mes reins d'une couverture, avoir tous les cheveux noués comme par un sortilège ; je veux en leur présentant ma nudité braver les vents et les persécutions du ciel. Le pays m'offre pour modèles ces mendiants de Bedlam qui, en poussant des rugissements, enfoncent dans la chair nue de leurs bras inertes et gangrenés des épingles, des échardes de bois, des clous, des brindilles de romarin, et, sous cet horrible aspect, extorquent la charité des pauvres fermes, des petits villages, des bergeries et des moulins, tantôt par des imprécations de lunatiques, tantôt par des prières… Je suis le pauvre Turlupin ! Le pauvre Tom ! C'est quelque chose… Edgar n'est plus rien. (Il sort.) SCÈNE IV Devant le château de Glocester. KENT est toujours dans les ceps. Entrent LEAR, LE FOU, un GENTILHOMME. LEAR. — Il est étrange qu'ils soient ainsi partis de chez eux sans me renvoyer mon messager. LE GENTILHOMME. — J'ai su que la nuit précédente ils n'avaient aucune intention de s'éloigner. KENT. — Salut à toi, noble maître ! nie ? KENT. — Non, monseigneur. LE FOU. — Ha ! ha ! vois donc il porte là de cruelles jarretières ! Les chevaux s'attachent par la tête, les chiens et les ours par le cou, les singes par les reins, et les hommes par les jambes : quand un homme est trop gaillard de ses jambes, alors il porte des chausses de bois. là ? KENT. — C'est lui et elle, votre fils et votre fille. LEAR. — Non. LEAR. — Et qui donc a méconnu ton rang jusqu'à te mettre LEAR. — Quoi ! Te fais-tu un passe-temps de cette ignomi- KENT. — Si fait. LEAR. — Non, te dis-je. KENT. — Je vous dis que oui. LEAR. — Non, non, ils ne feraient pas cela. KENT. — Oui, ils l'ont fait. LEAR. — Par Jupiter, je jure que non. KENT. — Par Junon, je jure que oui. LEAR. — Ils n'auraient pas osé le faire ; ils n'auraient pas pu, ils n'auraient pas voulu le faire. C'est pis qu'un assassinat de faire au respect un si violent outrage. Réponds-moi avec toute la promptitude raisonnable : comment as-tu pu mériter, comment as-tu pu subir un pareil traitement, venant de notre part ? KENT. — Seigneur, je venais d'arriver chez eux et de leur remettre la lettre de Votre Altesse ; avant même que j'eusse redressé l'attitude de mon hommage agenouillé, est survenu un courrier fumant et ruisselant de sueur : à demi essoufflé, il a balbutié les compliments de Goneril sa maîtresse, et a présenté une lettre que, sans souci de mon message, ils ont lue immédiatement. Sur son contenu, ils ont réuni leurs gens, sont vite montés à cheval, m'ont commandé de les suivre et d'attendre le loisir de leur réponse, en me jetant un regard glacial. Ici, j'ai rencontré le messager dont l'ambassade avait empoisonné la mienne : c'est ce même drôle qui, dernièrement, s'est montré si insolent envers Votre Altesse. Écoutant mon sentiment plus que ma réflexion, j'ai dégainé : le lâche a par ses hauts cris mis en émoi toute la maison. Votre fils et votre fille ont trouvé cette infraction digne de l'humiliation qu'elle subit ici. LE FOU. — L'hiver n'est pas encore fini, si les oies sauvages volent dans cette direction… Les pères qui portent guenilles Font aveugles leurs enfants ; Mais les pères qui portent sacs Verront tendres leurs enfants. Fortune, cette fieffée putain, Jamais n'ouvre sa porte au pauvre. Bah ! après tout, tu auras de tes filles plus de douleurs que tu ne pourrais compter de dollars en un an ! LEAR. — Oh ! comme cette humeur morbide monte à mon coeur ! — Historica passio ! Arrière, envahissante mélancolie, c'est plus bas qu'est ton élément !… Où est-elle, cette fille ? KENT. — Avec le comte, ici dans le château. LEAR. — Ne me suivez pas. Restez ici. (Il entre dans le château.) LE GENTILHOMME, à Kent. — N'avez-vous pas commis d'autre offense que celle que vous venez de dire ? KENT. — Aucune. Mais comment le roi vient-il avec un si mince cortége ? LE FOU. — Si tu avais été mis aux ceps pour cette question-là, tu l'aurais bien mérité. KENT. — Pourquoi, fou ? LE FOU. — Nous t'enverrons à l'école chez la fourmi, pour t'apprendre qu'il y a chômage en hiver. Tous ceux qui suivent leur nez sont dirigés par leurs yeux, excepté les aveugles ; et en- tre vingt aveugles il n'est pas un nez qui ne flaire l'homme qui pue… Lâche la grande roue, si elle roule en bas de la côte : tu te romprais le cou en la suivant ; mais si elle remonte la côte, faistoi remorquer par elle. Quand un sage te donnera un meilleur conseil, rends-moi le mien. Je veux qu'il n'y ait que des coquins à le suivre, puisque c'est un fou qui le donne. Celui qui sert par intérêt, messire, Et n'est attaché que pour la forme, Pliera bagage dès qu'il pleuvra, Et te laissera dans l'orage. Mais, moi, je demeurerai : le fou veut rester Et laisser le sage s'enfuir. Coquin devient le fou qui s'esquive ; Et fou, pardi ! n'est pas le coquin. KENT. — Où avez-vous appris ça, fou ? LE FOU. — Pas dans les ceps, fou ! (Rentre LEAR, accompagné de GLOCESTER.) LEAR. — Refuser de me parler ! Ils sont malades ! Ils sont fatigués ! Ils ont fait une longue route cette nuit ! Purs prétextes, faux-fuyants de la révolte et de la désertion ! Rapportez-moi une meilleure réponse. GLOCESTER. — Mon cher seigneur vous connaissez la nature bouillante du duc, combien il est inébranlable et déterminé dans sa résolution. LEAR. —Vengeance ! peste ! mort ! confusion ! Il s'agit bien de bouillante nature ! Eh ! Glocester, Glocester, je veux parler au duc de Cornouailles et à sa femme. GLOCESTER. —Mais, mon bon seigneur, je viens de les en informer. LEAR. — Les en informer… Çà, me comprends-tu, l'homme ? GLOCESTER — Oui, mon bon seigneur. LEAR. —Le roi veut parler à Cornouailles ; le père chéri veut parler à sa fille et réclame ses services : sont-ils informés de cela ?… Souffle et sang !… Bouillant ! le duc bouillant !… Dis à ce duc ardent que… mais non, pas encore !… Il se peut qu'il ne soit pas bien : la maladie a toujours négligé les devoirs auxquels s'astreint la santé. Nous ne sommes plus nous-mêmes, quand la nature accablée force l'esprit à souffrir avec le corps. Je prendrai patience. J'en veux à mon impétueuse opiniâtreté de prendre la boutade morbide d'un malade pour la décision d'une saine volonté… Mort de ma vie ! (Regardant Kent.) Pourquoi est-il assis là ? Cet acte me prouve que la réclusion du duc et de ma fille n'est qu'un artifice. (Haussant la voix.) Qu'on me rende mon serviteur. (À Glocester.) — Allez dire au duc et à sa femme que je veux leur parler. Vite, sur le champ ! dites-leur de venir m'entendre, ou j'irai à leur porte battre le tambour, jusqu'à ce que mes cris tuent leur sommeil ! GLOCESTER. — Je voudrais tout arranger entre vous. (Il sort.) LEAR. — Oh ! mon coeur !… mon coeur se soulève !… Allons, là-bas ! LE FOU. — Crie-lui, m'n oncle, ce que la ménagère criait aux anguilles, au moment où elle les mettait toutes vives dans la pâte. Elle leur frappait la tête avec une baguette en criant : « À bas, coquines, à bas ! » C'est le frère de celle-là qui, par pure bonté pour son cheval, lui beurrait son foin. (Entrent CORNOUAILLES, RÉGANE, GLOCESTER et leur suite.) LEAR. — Bonjour à tous deux. CORNOUAILLES. — Salut à Votre Grâce. (On met Kent en liberté.) RÉGANE. — Je suis heureuse de voir Votre Altesse. LEAR. — Je le crois, Régane, je sais que de raisons j'ai pour le croire. Si tu n'en étais pas heureuse, je divorcerais avec la tombe de ta mère, sépulcre d'une adultère. (À Kent.) — Ah ! vous voilà libre ! — Nous parlerons de cela dans un autre moment… Bien-aimée Régane, ta soeur est une méchante… Ô Régane, elle a attaché ici, comme un vautour, sa dévorante ingratitude. (Il met la main sur son coeur.) — Je puis à peine te parler ; tu ne saurais croire avec quelle perversité… Ô Régane ! RÉGANE. — Je vous en prie, sire, prenez patience. Vous êtes, je l'espère, — plus apte à méjuger son mérite — qu'elle ne l'est à manquer au devoir. LEAR. — Eh ! qu'est-ce à dire ? RÉGANE. — Je ne puis croire que ma soeur ait en rien failli à ses obligations. Si par hasard, sire, elle a réprimé les excès de vos gens, c'est pour des motifs et dans un but si légitimes qu'elle est pure de tout blâme. LEAR. — Ma malédiction sur elle ! RÉGANE. — Oh ! sire, vous êtes vieux. La nature en vous touche à la limite extrême de sa carrière : vous devriez vous laisser gouverner et mener par quelque discrète tutelle, mieux ins- truite de votre état que vous-même. Aussi, je vous en prie, retournez auprès de ma soeur, et dites-lui que vous avez eu tort, sire. LEAR. — Moi, lui demander pardon ! Voyez donc comme ce langage ferait honneur à une famille « Chère fille, je confesse que je suis vieux ; la vieillesse est parasite ; je demande à genoux que vous daigniez m'accorder le vêtement, le lit et la nourriture. » RÉGANE. — Bon sire, assez ! ce sont des plaisanteries peu gracieuses. Retournez près de ma soeur. LEAR. — Jamais, Régane. Elle a restreint ma suite de moitié, m'a jeté de sombres regards et m'a frappé au fond du coeur de sa langue de serpent. Que toutes les vengeances accumulées du ciel tombent sur sa tête ingrate ! Frappez ses jeunes os de paralysie, souffles néfastes. CORNOUAILLES. — Fi ! fi ! fi ! LEAR. —Vous, éclairs agiles, dardez vos aveuglantes flammes dans ses yeux dédaigneux ! Empoisonnez sa beauté, vapeurs aspirées des marais par le puissant soleil, et flétrissez sa vanité. RÉGANE. — Ô dieux propices ! vous ferez les mêmes voeux pour moi, dans un accès de colère. LEAR. —Non, Régane ; jamais tu n'auras ma malédiction. Ta nature palpitante de tendresse ne t'abandonnera pas à la dureté. Son regard est féroce ; mais le tien ranime et ne brûle pas. Ce n'est pas toi qui voudrais lésiner sur mes plaisirs, mutiler ma suite, me lancer de brusques paroles, réduire mon train, et, pour conclusion, opposer les verrous à mon entrée. Tu connais trop bien les devoirs de la nature, les obligations de l'enfance, les règles de la courtoisie, les exigences de la gratitude ; tu n'as pas oublié cette moitié de royaume dont je t'ai dotée. RÉGANE. — Bon sire, venez au fait. (Bruit de trompettes.) LEAR. — Qui donc a mis mon homme aux ceps ? CORNOUAILLES. — Quelle est cette fanfare ? (Entre OSWALD.) RÉGANE. — Je la reconnais, c'est celle de ma soeur : sa lettre annonçait en effet qu'elle serait bientôt ici. (À Oswald.) Votre maîtresse est-elle arrivée ? LEAR. — Voilà un maraud dont la fierté d'emprunt s'étaie sur la capricieuse faveur de celle qu'il sert, … — Hors de ma vue, varlet ! CORNOUAILLES. — Que veut dire Votre Grâce ? LEAR. — Qui a mis aux ceps mon serviteur ? Régane, j'aime à croire que tu n'en savais rien… Qui vient ici ? (Entre GONERIL.) LEAR, continuant. — Ô cieux, si vous aimez les vieillards, si votre doux pouvoir encourage l'obéissance, si vous-mêmes êtes vieux, faites de cette cause la vôtre, lancez vos foudres et prenez mon parti. (À Goneril.) — Peux-tu regarder cette barbe sans rougir ?… Ô Régane ! tu consens à la prendre par la main ! GONERIL. — Et pourquoi pas, monsieur ? En quoi suis-je coupable ? N'est pas coupable tout ce que réprouve l'irréflexion et condamne la caducité. LEAR. — Ô mes flancs, vous êtes trop tenaces ! — Quoi ! vous résistez encore !… Comment se fait-il qu'un de mes familiers ait été mis aux ceps ? CORNOUAILLES. — C'est moi qui l'y ai mis, monsieur, mais ses méfaits ne méritaient certes pas tant d'honneur. LEAR. — Vous ! quoi ! c'est vous ! RÉGANE. — Je vous en prie, père, résignez-vous à votre faiblesse. Si, jusqu'à l'expiration de ce mois, vous voulez retourner et séjourner chez ma soeur, après avoir congédié la moitié de votre suite, venez me trouver alors. Je suis pour le moment hors de chez moi, et je n'ai pas fait les préparatifs indispensables pour vous recevoir. LEAR. — Retourner chez elle, cinquante de mes gens congédiés ! Non, je préférerais abjurer tout abri, lutter contre l'inimitié de l'air, être le camarade du loup et de la chouette, poignantes rigueurs de la nécessité… Retourner près d'elle ! Ah ! bouillant roi de France, qui as pris sans dot notre plus jeune fille, j'aimerais autant m'agenouiller devant ton trône et mendier de toi la pension d'un écuyer pour soutenir ma servile existence !… Retourner près d'elle ! Conseille-moi plutôt de me faire l'esclave et la bête de somme de ce détestable valet ! (Il montre Oswald.) GONERIL. — À votre guise, monsieur. LEAR. — Je t'en prie, ma fille, ne me rends pas fou ; je ne veux plus te troubler, mon enfant ; adieu ! Nous ne nous ren- contrerons plus, nous ne nous reverrons plus. Et pourtant tu es ma chair, mon sang, ma fille, ou plutôt tu es dans ma chair une plaie, que je suis forcé d'appeler mienne ! tu es un clou, un ulcère empesté, un anthrax tuméfié dans mon sang corrompu ! Mais je ne veux pas te gronder ! Que la confusion vienne quand elle voudra ! je ne l'appellerai pas. Je ne veux pas sommer le porte-foudre de te frapper, ni te dénoncer au souverain juge Jupiter. Réforme-toi quand tu pourras, deviens meilleure à ton loisir. Je puis prendre patience ; je puis rester chez Régane, moi et mes cent chevaliers. RÉGANE. — Pas tout à fait, monsieur. Je ne vous attendais pas encore, et ne suis pas préparée pour vous recevoir convenablement. Écoutez ma soeur, monsieur ; car ceux qui font contrôler votre passion par la raison doivent se borner à croire que vous êtes vieux et conséquemment… Mais Goneril sait ce qu'elle fait. LEAR. — Est-ce donc là bien parler ? RÉGANE. — J'ose l'affirmer, monsieur. Quoi ! cinquante écuyers, n'est-ce pas assez ? Qu'avez-vous besoin de plus, ou même d'autant ? La dépense, le danger, tout parle contre un si nombreux cortége. Comment, dans une seule maison, sous deux autorités, tant de gens peuvent-ils vivre d'accord ? C'est difficile, presque impossible. GONERIL. — Et ne pourriez-vous pas, milord, être servi par ses domestiques en titre ou par les miens ? RÉGANE. — Pourquoi pas, milord ? Si alors il leur arrivait de vous négliger, — nous pourrions y mettre ordre… Si vous voulez venir chez moi, (car à présent j'aperçois le danger), je vous prie de n'en amener que vingt-cinq ; à un plus grand nombre je refuse de donner place ou hospitalité. LEAR. — Moi, je vous ai tout donné. RÉGANE — Et il était grand temps. LEAR. — J'ai fait de vous mes gardiennes, mes déléguées, mais en réservant pour ma suite un nombre fixe de serviteurs. Quoi ! il faut qu'en venant chez vous je n'en aie que vingt-cinq ! Régane, avez-vous dit cela ? RÉGANE. — Et je le répète, milord : pas un de plus chez moi ! LEAR, (regardant Goneril, puis Régane.) — Ces méchantes créatures ont encore l'air bon à côté de plus méchantes. N'être pas ce qu'il y a de pire, c'est encore être au niveau d'un éloge. À Goneril. — J'irai avec toi. Les cinquante que tu accordes sont le double de ses vingt-cinq, et ton amour vaut deux fois le sien. GONERIL. — Écoutez-moi, milord. Qu'avez-vous besoin de vingt-cinq personnes, de dix, de cinq, pour vous suivre dans une maison où un domestique deux fois aussi nombreux a ordre de vous servir ? RÉGANE. — Qu'avez-vous besoin d'un seul ? LEAR. — Oh ! ne raisonnez pas le besoin. Nos plus vils mendiants trouvent le superflu dans la plus pauvre chose. N'accordez à la nature que ce dont la nature a besoin, et l'homme vit au même prix que la brute. Tu es une grande dame ; eh bien, si l'unique luxe était de se tenir chaudement, qu'aurait besoin la nature de cette luxueuse parure, qui te tient chaud à peine ? Mais, quant au vrai besoin… ciel, accorde-moi la patience ; c'est de patience que j'ai besoin ! Vous voyez ici, ô dieux, un pauvre vieillard accablé, double misère ! par la douleur et par les années ! Si c'est vous qui soulevez les coeurs de ces filles contre leur père, ne m'affolez pas au point que je l'endure placidement ; animez-moi d'une noble colère. Oh ! ne laissez pas les pleurs, ces armes de femme, souiller mes joues mâles !… Non !… Stryges dénaturées, je veux tirer de vous deux une telle vengeance que le monde entier… Je veux faire des choses… Ce qu'elles seront, je ne le sais pas encore ; mais elles feront l'épouvante de la terre. Vous croyez que je vais pleurer. Non, je ne pleurerai pas ; j'ai certes sujet de pleurer ; mais ce coeur se brisera en cent mille éclats avant que je pleure… Ô bouffon, je deviendrai fou ! (Sortent Lear, Glocester, Kent et le Fou.) CORNOUAILLES. — Retirons-nous, il va faire de l'orage. (Bruit lointain d'un orage.) RÉGANE — Ce manoir est petit ; le vieillard et ses gens ne sauraient s'y loger à l'aise. GONERIL. — C'est sa faute : il s'est lui-même privé d'asile ; il faut qu'il souffre de sa folie. RÉGANE. — Pour lui personnellement, je le recevrais volontiers, mais pas un seul de ses gens. GONERIL. — C'est aussi ma résolution. Où est milord de Glocester ? (GLOCESTER revient.) CORNOUAILLES. — Il a accompagné le vieillard… Mais le voici de retour. GLOCESTER. — Le roi est dans une rage violente. CORNOUAILLES. — Où va-t-il ? GLOCESTER. — Il commande les chevaux, mais je ne sais où il va. CORNOUAILLES. — Le mieux est de le laisser faire… Qu'il se dirige. GONERIL à Glocester, — Milord, ne le pressez nullement de rester. GLOCESTER. — Hélas ! la nuit vient, et les vents glacés se déchaînent furieusement. À plusieurs milles à la ronde, il y a à peine un fourré. RÉGANE. — Ah ! messire, aux hommes obstinés les injures qu'eux-mêmes s'attirent doivent servir de leçon… Fermez vos portes ; il a pour escorte des forcenés, et les excès auxquels il peut être entraîné par eux, lui dont l'oreille est si facilement abusée, doivent mettre en garde la prudence. CORNOUAILLES. — Fermez vos portes, milord ; il fait une horrible nuit. Ma Régane vous donne un bon conseil. Dérobonsnous à l'orage. (Ils sortent.) ACTE III SCÈNE I Aux environs du château de Glocester. Tempête avec éclairs et tonnerre. KENT et un CHEVALIER se rencontrent. KENT. — Qui est là, par cet affreux temps ? LE CHEVALIER. — Un homme dont l'âme est aussi tourmentée que le temps. KENT. — Je vous reconnais. Où est le roi ? LE CHEVALIER. — En lutte avec les éléments courroucés ; il somme le vent de lancer la terre dans l'Océan, ou d'élever audessus du continent les vagues dentelées, en sorte que tout change ou périsse. Il arrache ses cheveux blancs, que les impétueuses rafales, avec une aveugle rage, emportent dans leur furie et mettent à néant. Dans son petit monde humain, il cherche à dépasser en violence le vent et la pluie entrechoqués. Dans cette nuit où l'ourse aux mamelles taries reste dans son antre, où le lion et le loup, mordus par la faim, tiennent leur fourrure à l'abri, il court la tête nue et invoque la destruction. KENT. — Mais qui est avec lui ? LE CHEVALIER. — Nul autre que le fou qui s'évertue à couvrir de railleries les injures dont souffre son coeur. KENT. — Je vous connais, monsieur, et j'ose, sur la foi de mon diagnostic, vous confier une chose grave. La division existe, bien que cachée encore sous le masque d'une double dis simulation, entre Albany et Cornouailles. Ils ont (comme tous ceux que leur haute étoile a exaltés sur un trône) des serviteurs non moins dissimulés qu'eux-mêmes. Parmi ces gens-là, le roi de France a des espions qui, observateurs intelligents de notre situation, lui ont révélé ce qu'ils ont vu, les intrigues hostiles des ducs, le dur traitement que tous deux ont infligé au vieux roi, et le mal profond dont tous ces faits ne sont peut-être que les symptômes. Ce qui est certain, c'est qu'une armée française arrive dans ce royaume divisé. Déjà, forte de notre incurie, elle a secrètement débarqué dans plusieurs de nos meilleurs ports, et elle est sur le point d'arborer ouvertement son étendard… Maintenant, je m'adresse à vous. Si vous avez confiance en moi, partez vite pour Douvres, vous y trouverez quelqu'un qui vous remerciera, quand vous aurez fait le fidèle récit des souffrances surhumaines et folles dont le roi a à gémir. Je suis un gentilhomme de race et d'éducation, et c'est en connaissance de cause que je vous propose cette mission. LE CHEVALIER. — Nous en reparlerons. KENT. Non, assez de paroles. — Pour vous convaincre que je suis plus que je ne parais, ouvrez cette bourse, et prenez ce qu'elle contient. Si vous voyez Cordélia, et je ne doute pas que vous ne la voyiez, montrez-lui cet anneau ; elle vous dira ce que vous ne savez pas, le nom de votre compère… Maudite tempête ! Je vais chercher le roi. LE CHEVALIER. — Donnez-moi votre main. N'avez-vous rien à ajouter ? KENT. — Il me reste peu à dire, mais à faire plus que je n'ai fait encore. Tâchons de trouver le roi ; cherchez par ici, moi par là. Le premier qui le découvrira, appellera l'autre. (Ils se séparent.) SCÈNE II Une bruyère. Il fait nuit. La tempête continue. Entrent LEAR et LE FOU. LEAR. — Vents, soufflez à crever vos joues ! faites rage ! soufflez ! Cataractes et ouragans, dégorgez-vous jusqu'à ce que vous ayez submergé nos clochers et noyé leurs coqs ! Vous, éclairs sulfureux, actifs comme l'idée, avant-coureurs de la foudre qui fend les chênes, venez roussir ma tête blanche ! Et toi, tonnerre exterminateur, écrase le globe massif du monde, brise les moules de la nature et détruis en un instant tous les germes qui font l'ingrate humanité. LE FOU. — Ô m'n oncle, de l'eau bénite de cour dans une maison bien sèche vaudrait mieux que cette pluie en plein air. Rentre, bon oncle, et demande la charité à tes filles. Voilà une nuit qui n'épargne ni sages ni fous. (Coup de foudre.) LEAR, les yeux au ciel. — Gronde de toutes tes entrailles !… Crache, flamme, jaillis, pluie ! Pluie, vent, foudre, flamme, vous n'êtes point mes filles : ô vous, éléments, je ne vous taxe pas d'ingratitude ! jamais je ne vous ai donné de royaume, je ne vous ai appelés mes enfants ! vous ne me devez pas obéissance ! laissez donc tomber sur moi l'horreur à plaisir : me voici pour souffre-douleur, pauvre vieillard infirme, débile et méprisé… Mais non… je vous déclare serviles ministres, vous qui, ligués avec deux filles perfides, lancez les légions d'en haut contre une tête si vieille et si blanche ! Oh ! oh ! c'est affreux. LE FOU. — Quiconque a une maison où fourrer sa tête a un bon couvre-chef : (Il chante.) Celui qui met sa braguette en lieu sûr Avant d'y mettre sa tête, Attrapera vite les poux Qu'épouse le mendiant. L'homme qui fait pour son orteil Ce qu'il devrait faire pour son cœur Se plaindra vite d'un cor Et changera son sommeil en veille. Car il n'y a jamais eu de jolie femme qui n'ait fait des mines devant un miroir. (Entre KENT.) LEAR. — Non, je veux être le modèle de toute patience, je ne veux plus rien dire. KENT. — Qui est là ? LE FOU. — Morbleu, une majesté et une braguette, c'est-àdire un sage et un fou. KENT. — Hélas ! sire, vous ici ! Les êtres qui aiment la nuit n'aiment pas de pareilles nuits. Les cieux en fureur éprouvent jusqu'aux rôdeurs des ténèbres et les enferment dans leur antre. Depuis que je suis homme, je ne me rappelle pas avoir vu de tels jets de flamme, entendu d'aussi effrayantes explosions de tonnerre, de tels gémissements, de tels rugissements de vent et de pluie. La nature de l'homme ne saurait supporter pareil déchaînement ni pareille horreur. LEAR. — Que les dieux grands qui suspendent au-dessus de nos têtes ce terrible fracas distinguent maintenant leurs ennemis. Tremble, misérable qui recèles en toi des crimes non divulgués, non flagellés par la justice ! Cache-toi, main sanglante, et toi, parjure, et toi, incestueux qui simules la vertu ! Tremble à te briser, infâme qui, sous le couvert d'une savante hypocrisie, attentas à la vie de l'homme. Forfaits mis au secret, forcez vos mystérieuses geôles et demandez grâce à ces terribles recors !… Moi, je suis plus victime que coupable. KENT. — Hélas ! tête nue !… Mon gracieux seigneur, près d'ici est une hutte, qui vous prêtera un secours contre la tempête. Allez vous y reposer ; tandis que je me dirigerai vers cette dure maison, plus dure que la pierre dont elle est bâtie. Tout à l'heure encore, quand je vous y demandais, elle a refusé de me recevoir ; mais je vais y retourner et forcer son avare hospitalité. LEAR. — Mes esprits commencent à s'altérer… (Au Fou.) — Viens, mon enfant. Comment es-tu, mon enfant ? As-tu froid ? J'ai froid moi-même. (À Kent.) — Où est ce chaume, mon ami ? La nécessité a l'art étrange de rendre précieuses les plus viles choses. Voyons votre hutte. Pauvre diable de fou, j'ai une part de mon cœur qui souffre aussi pour toi ! LE FOU. — Celui qui a le plus léger bon sens, Ô gué ! par la pluie et le vent, Doit mesurer sa résignation à son sort, Car la pluie tombe tous les jours. LEAR. — C'est vrai, enfant. (À Kent.) Allons, mène-nous à cette hutte. (Sortent Lear et Kent.) LE FOU. — La belle nuit à refroidir une courtisane !… — Je vais dire une prophétie avant de partir : Quand les prêtres seront plus verbeux que Savants, Quand les brasseurs gâteront leur bière avec de l'eau, Quand les nobles enseigneront le goût à leur tailleur, Qu'il n'en cuira plus aux hérétiques, mais seulement aux coureurs de filles ; Quand tous les procès seront dûment jugés, Quand il n'y aura plus d'écuyer endetté ni de chevalier pauvre, Quand la calomnie n'aura plus de langue où se poser, Que les coupe-bourses ne viendront plus dans les foules, Quand les usuriers compteront leur or en plein champ, Que maquereaux et putains bâtiront des églises, Alors le royaume d'Albion Tombera en grande confusion. Alors viendra le temps où qui vivra verra Les gens marcher sur leurs pieds. Voilà la prophétie que Merlin fera un jour ; car je vis avant son temps. (Il sort.) SCÈNE III Dans le château de Glocester. GLOCESTER. — Hélas ! hélas ! Edmond, je n'aime pas cette conduite dénaturée. Quand je leur ai demandé la permission de le prendre en pitié, ils m'ont retiré le libre usage de ma propre maison, et, sous peine de leur perpétuel déplaisir, m'ont défendu de parler de lui, d'intercéder pour lui et de lui prêter aucun appui. EDMOND. — Que cela est sauvage et dénaturé ! GLOCESTER. — Allez, ne dites rien. Il y a division entre les ducs, et il y a pis que cela. J'ai reçu ce soir une lettre… Il est dangereux seulement d'en parler… Cette lettre, je l'ai serrée dans mon cabinet. Les injures que le roi essuie maintenant seront pleinement vengées ; déjà une armée est en partie débarquée. Nous devons tenir pour le roi. Je vais le chercher et le secourir secrètement. Allez, vous, tenir conversation avec le duc, qu'il ne s'aperçoive pas de ma charité. S'il me demande, je suis malade et au lit. Dussé-je subir la mort dont on m'a menacé, le roi, mon vieux maître, doit être secouru. Quelque étrange événement se prépare, Edmond. Je vous en prie, soyez circonspect. (Il sort.) EDMOND. — Cette courtoisie qui t'est interdite, je vais sur le champ en parler au duc, ainsi que de cette lettre… Ce beau service prétendu me fera gagner ce que mon père va perdre, oui, tout ce qu'il possède. Les jeunes s'élèvent quand les vieux tombent. (Il Sort.) SCÈNE IV Sur la bruyère. Devant une hutte. La tempête continue. Entrent LEAR, KENT et LE FOU. KENT, montrant la hutte —Voici l'endroit, monseigneur : mon bon seigneur, entrez. La tyrannie à plein ciel de la nuit est trop rude pour qu'une créature puisse la supporter. LEAR, la main sur son cœur — Laisse-moi. KENT. — Mon bon seigneur, entrez ici. LEAR. — Veux-tu me rompre le cœur ? KENT. — Je me romprais plutôt le mien… Mon bon seigneur, entrez. LEAR. — Tu trouves bien pénible que ce furieux orage nous pénètre jusqu'aux os ; c'est pénible pour toi ; mais là où s'est fixée la plus grande douleur, la moindre est à peine sentie. Tu fuirais un ours, — mais, si ta fuite t'entraînait vers la mer rugissante, tu te retournerais sur la gueule de l'ours. Quand l'âme est sereine, le corps est délicat. La tempête qui est dans mon âme m'empêche de sentir toute autre émotion que celle qui retentit là… L'ingratitude filiale ! N'est-ce pas comme si la bouche déchirait la main qui lui apporte les aliments ?… Mais je veux une punition exemplaire… Non, je ne veux plus pleurer… Par une nuit pareille me retenir dehors ! (Les yeux au ciel.) Tombe à verse, j'endurerai tout… Par une nuit pareille… Ô Régane ! Goneril !… Votre bon vieux père dont le généreux coeur vous a tout donné !… Oh ! la folie est sur cette pente ; évitons-la…Assez. KENT, montrant la hutte. — Mon bon seigneur, entrez ici. LEAR. — Je t'en prie, entre toi-même ; cherche tes propres aises. Cette tempête me permet de ne pas m'appesantir sur des choses qui me feraient plus de mal… Mais soit ! entrons. (Au fou.) — Va, enfant, entre le premier… Ô détresse sans asile !… Allons, entre… Moi, je vais prier et puis dormir. (Le fou entre dans la hutte.) Pauvres indigents tout nus, où que vous soyez, vous que ne cesse de lapider cet impitoyable orage, têtes inabritées, estomacs inassouvis, comment, sous vos guenilles trouées et percées à jour, vous défendez-vous contre des temps pareils ? Oh ! j'ai pris trop peu de souci de cela… Luxe, essaie du remède ; expose-toi à souffrir ce que souffrent les misérables, pour savoir ensuite leur émietter ton superflu et leur montrer des cieux plus justes. EDGAR, de l'intérieur de la hutte. — Une brasse et demie ! une brasse et demie !… Pauvre Tom ! (Le fou s'élance effaré hors de la cabane.) LE FOU. — N'entre pas là, m'n oncle, il y a un esprit. À l'aide ! à l'aide ! KENT. — Donne-moi ta main. Qui est là ? LE FOU. — Un esprit, un esprit ; il dit qu'il s'appelle pauvre Tom. KENT, à l'entrée de la hutte. — Qui es-tu, toi qui grognes là dans la paille ? Sors. (Entre EDGAR, vêtu avec le désordre d'un homme en démence.) EDGAR. — Arrière ! le noir démon me suit ! À travers l'aubépine hérissée souffle le vent glacial. Humph ! va donc te réchauffer sur un lit si froid. LEAR. — Tu as donc tout donné à tes deux filles, que tu en es venu là ? EDGAR. — Qui donne quelque chose au pauvre Tom ? Le noir démon l'a promené à travers feu et flamme, à travers gués et tourbillons, par les bourbiers et les fondrières ; il a placé des couteaux sous son oreiller, une hart sur son banc à l'église, a mis de la mort aux rats dans son potage ; il l'a rendu orgueilleux de coeur, et l'a fait chevaucher sur un trotteur bai, par des ponts larges de quatre pouces, à la poursuite de son ombre, dénoncé comme traître… Le ciel bénisse tes cinq sens !… Tom a froid. Oh ! doudi, doudi, doudi !… Le ciel te préserve des trombes, des astres néfastes et des maléfices !… Faites la charité au pauvre Tom que le noir démon tourmente. Tenez, je pourrais l'attraper là, et là, et là, et là encore, et là. (L'orage continue.) LEAR. — Quoi ! ses filles l'ont réduit à cet état ! N'as-tu pu rien garder ? Leur as-tu tout donné ? LE FOU. — Nenni, il s'est réservé une couverture, autrement toutes nos pudeurs auraient été choquées. LEAR. — Eh bien, que tous les fléaux qui dans l'air ondoyant planent fatidiques au-dessus des fautes humaines, tombent sur tes filles ! KENT. — Il n'a pas de filles, sire. LEAR. — À mort, imposteur ! rien n'a pu ravaler une créature à une telle abjection, si ce n'est l'ingratitude de ses filles. Est-ce donc la mode que les pères reniés obtiennent si peu de piété de leur propre chair ? Juste châtiment ! c'est de cette chair qu'ont été engendrées ces filles de pélican. EDGAR. —Pillicock était assis sur le mont Pillicock… Halloo, halloo, loo, loo ! LE FOU. — Cette froide nuit nous rendra fous et frénétiques. EDGAR. — Prends garde au noir démon, obéis à tes parents, tiens scrupuleusement ta parole, ne jure pas, ne te commets pas avec la compagne jurée du prochain, ne pare pas la bien-aimée d'éclatants atours. Tom a froid. LEAR. — Qu'étais-tu jadis ? EDGAR. — Un cavalier servant, fier de coeur et d'esprit ! Je frisais mes cheveux, portais des gants à mon chapeau, servais l'ardente convoitise de ma maîtresse, et commettais l'acte de ténèbres avec elle ; je proférais autant de serments que je disais de paroles, et les brisais à la face auguste du ciel ; je m'endormais sur des projets de luxure et m'éveillais pour les accomplir. J'aimais le vin profondément, les dés chèrement, et pour la passion des femmes je dépassais le Turc. Coeur perfide, oreille avide, main sanglante ; pourceau pour la paresse, renard pour le larcin, loup pour la voracité, chien pour la rage, lion pour ma proie !… Que le craquement d'un soulier, le bruissement de la soie ne livrent pas à la femme ton pauvre coeur. Garde ton pied des bordels, ta main des gorgerettes, ta plume de l'usurier, et défie ensuite le noir démon… Toujours à travers l'aubépine souffle le vent glacial ; il mugit suum, mun ! hey ! nonnony ! Dauphin, mon gars, mon gars, arrête ! Laissez-le filer. (La tempête continue.) LEAR. — Eh ! mieux vaudrait pour toi être dans ta tombe qu'essuyer sur ton corps découvert les rigueurs de ce ciel… L'homme n'est donc rien de plus que ceci ? Considérons-le bien. Tu ne dois pas au ver sa soie, à la bête sa fourrure, au mouton sa laine, à la civette son parfum. (Montrant Kent et le fou.) Ha ! nous sommes ici trois êtres sophistiqués… Toi, tu es la créature même : l'homme au naturel n'est qu'un pauvre animal, nu et bifurqué comme toi. (Il arrache ses vêtements.) Loin, loin de moi, postiches !… Allons, soyons vrai ! LE FOU. Je t'en prie, m'n oncle, calme-toi : cette nuit est impropre à la natation… Pour le moment un peu de feu dans cette plaine sauvage serait comme le coeur d'un vieux paillard : une faible étincelle dans un corps glacé du reste… Regardez, voici un feu follet. EDGAR. — C'est le noir démon Flibbertigibbet : il se meut au couvre-feu et rôde jusqu'au premier chant du coq ; il donne la cataracte et la taie, fait loucher, et frappe du bec-de-lièvre ; il moisit le froment blanc et moleste les pauvres créatures de la terre. Saint Withold parcourut trois fois la dune, Il rencontra l'incube et ses neuf familiers, Lui dit de disparaître, Et le lui fit jurer. Arrière, sorcière, arrière ! KENT. — Comment se trouve Votre Grâce ? (Arrive GLOCESTER, portant une torche.) LEAR. — Quel est cet homme ? KENT, à Glocester. — Qui est là ? que cherchez-vous ? GLOCESTER. — Qui êtes-vous, là ? vos noms ? EDGAR. — Le pauvre Tom celui qui mange la grenouille plongeuse, le crapaud, le têtard, le lézard de muraille et le lézard d'eau ; celui qui, dans la furie de son coeur, quand se démène le noir démon, mange la bouse de vache pour salade, dévore les vieux rats et les chiens noyés, avale l'écume verdâtre des marécages stagnants ; celui qui, d'étape en étape, est fouetté, mis aux ceps, puni et emprisonné, et qui pourtant a eu trois costumes pour son dos, six chemises pour son corps, un cheval entre ses jambes et une épée à son côté. Mais les souris et les rats et toutes ces menues bêtes fauves Ont été l'aliment de Tom pendant sept longues années. Gare mon persécuteur !… Paix, Smolkin ! paix, démon ! GLOCESTER, à Lear. — Quoi ! Votre Grâce n'a pas de meilleure compagnie ? EDGAR. — Le prince des ténèbres est gentilhomme ; il a noms Modo et Mahu. GLOCESTER, à Lear. — Notre chair et notre sang, milord, se sont tellement corrompus qu'ils détestent qui les engendre. EDGAR. — Pauvre Tom a froid. GLOCESTER, à Lear. — Rentrez avec moi ; ma loyauté ne peut se résigner à obéir en tout aux ordres cruels de vos filles. Elles ont eu beau m'enjoindre de barrer mes portes et de vous laisser à la merci de cette nuit tyrannique ; je me suis néanmoins aventuré à venir vous chercher, pour vous ramener là où vous trouverez du feu et des aliments. LEAR, montrant Edgar — Laissez-moi d'abord causer avec ce philosophe. (À Edgar.) — Quelle est la cause du tonnerre ? KENT. — Mon bon seigneur, acceptez son offre ; allez sous son toit. LEAR. — Je veux dire un mot à ce savant Thébain : quelle est votre étude ? EDGAR. — Dépister le démon et tuer la vermine. LEAR. — Laissez-moi vous demander une chose en particulier. KENT, à Glocester. — Pressez-le encore une fois de partir, milord. Ses esprits commencent à se troubler. GLOCESTER. — Peux-tu l'en blâmer ? Ses filles veulent sa mort… Ah ! ce bon Kent ! Il avait dit qu'il en serait ainsi. Pauvre banni ! Tu dis que le roi devient fou ; je te le déclare, ami, je suis presque fou moi-même. J'avais un fils, que j'ai proscrit de ma race : il a attenté à ma vie, récemment, tout récemment. Je l'aimais, ami… Jamais fils ne fut plus cher à son père. À te dire vrai, la douleur a altéré mes esprits. (L'orage continue.) Quelle nuit ! (À Lear.) — Je conjure Votre Grâce… LEAR. — Oh ! je vous demande pardon, messire… (À Edgar.) — Noble philosophe, votre compagnie. EDGAR. — Tom a froid. GLOCESTER, à Edgar. — Rentre, camarade ! là, à la hutte ! Tiens-toi chaud. LEAR. — Allons, entrons-y tous. KENT, montrant la route du château. Par ici, milord. LEAR. — Avec lui ! Je ne veux pas me séparer de mon philosophe. KENT, à Glocester. —Mon bon seigneur, cédez-lui ; laissezle emmener ce garçon. GLOCESTER, à Lear. — Emmenez-le. KENT. — Allons, l'ami ; viens avec nous. LEAR. — Viens, mon bon Athénien. GLOCESTER. Plus un mot, plus un mot. Silence ! EDGAR. — L'enfant Roland à la tour noire arriva ; Sa langue était muette… Fi ! Pouah ! hum ! Je flaire le sang d'un Breton. (Ils sortent.) SCÈNE V Dans le château de Glocester. Entrent CORNOUAILLES et EDMOND, un papier à la main. CORNOUAILLES. —J'aurai ma vengeance, avant de quitter cette maison. EDMOND. — Je puis être blâmé, milord, pour faire céder ainsi la nature à la loyauté, et cette pensée m'inquiète. CORNOUAILLES. — Je le vois maintenant, ce n'est pas uniquement la disposition criminelle de votre frère qui l'a porté à attenter aux jours de son père ; l'indignité de celui-ci ne provoquait que trop chez celui-là une blâmable perversité. EDMOND. — Que mon sort est cruel ! ne pouvoir être honnête sans remords !… Voici la lettre dont il parlait : elle prouve qu'il était l'agent des intérêts de la France. Plût aux cieux que cette trahison n'existât pas, ou que je n'en fusse pas le délateur ! CORNOUAILLES. — Viens avec moi chez la duchesse. EDMOND. — Si la teneur de cette lettre est exacte, vous avez une sérieuse affaire sur les bras. CORNOUAILLES. — Vraie ou fausse, elle te fait comte de Glocester. Cherche où est ton père, que nous n'ayons plus qu'à l'arrêter. EDMOND, à part. — Si je le trouve en train d'assister le roi, cela fortifiera les soupçons contre lui. (Haut.) Je persévérerai dans ma loyauté, si pénible que soit le conflit entre elle et mon sang. CORNOUAILLES. — Je veux mettre toute ma confiance en toi, et tu retrouveras dans mon amour la plus tendre affection d'un père. (Ils sortent.) SCÈNE VI Une salle dans un bâtiment attenant au château de Glocester. Entrent GLOCESTER, LEAR, KENT, LE FOU et EDGAR. GLOCESTER. — On est mieux ici qu'en plein air ; acceptez gracieusement cette hospitalité ; j'en comblerai les lacunes par toutes les prévenances possibles. Je ne serai pas longtemps éloigné de vous. KENT, à Glocester. — Toute l'énergie de sa raison a succombé à son désespoir. Que les dieux récompensent votre bonté ! (Sort Glocester.) EDGAR. — Frateretto m'appelle et me dit que Néron pêche dans le lac de ténèbres. Prie, innocent, et garde-toi du noir démon. LE FOU. — Je t'en prie, m'noncle, dis-moi donc : un fou est-il gentilhomme ou bourgeois ? LEAR. — Roi ! roi ! LE FOU. — Non, c'est un bourgeois qui a pour fils un gentilhomme ; car fou est le bourgeois qui souffre que son fils soit gentilhomme avant lui. LEAR. — Oh ! en avoir un millier qui, avec des broches rougies à blanc, fondraient en rugissant sur elles ! EDGAR. — Le noir démon me mord le dos. LE FOU. — Fou encore est celui qui se fie à la douceur d'un loup, à la santé d'un cheval, à l'amour d'un gars ou au serment d'une putain. LEAR. — C'est décidé, je vais les accuser immédiatement. À Edgar. — Allons, assieds-toi ici, très-savant justicier. Au fou. — Et toi, docte sire, assieds-toi ici. (Le Fou s'assied.) — À vous maintenant, renardes ! EDGAR. — Voyez quelle attitude et quelles oeillades !… Veux-tu donc séduire tes juges, madame ? Viens à moi sur la rivière, Bessy. LE FOU. — Sa barque a une voie d'eau, Et elle ne doit pas dire Pourquoi elle n'ose venir à toi. EDGAR. — Le noir démon hante le pauvre Tom dans la voix d'un rossignol. Hopdance crie dans le ventre de Tom pour avoir deux harengs blancs. Cesse de croasser, ange noir, je n'ai rien à manger pour toi. KENT, au roi. — Comment êtes-vous, sire ? Ne restez pas ainsi effaré. Voulez-vous vous coucher et reposer sur ces coussins ? LEAR. — Je veux les voir juger d'abord… Qu'on amène les témoins. À Edgar. — Toi, robin, prends ta place. Au Fou. — Et toi, son compère en équité, siége à côté de lui À Kent. — Vous êtes de la commission ; asseyez-vous aussi. EDGAR. — Procédons avec justice. Que tu veilles ou que tu dormes, joyeux berger, Si tes brebis s'égarent dans les blés, Un signal de ta bouche mignonne Préservera tes brebis d'un malheur. Pish ! le chat est gris. LEAR. — Produisez celle-ci d'abord : c'est Goneril. Je jure ici, devant cette honorable assemblée, qu'elle a chassé du pied le pauvre roi son père. LE FOU. — Venez ici, mistress. Votre nom est-il Goneril ? LEAR. — Elle ne peut le nier. LE FOU. — J'implore votre merci, je vous prenais pour un tabouret. LEAR. — Et en voici une autre dont les regards obliques proclament de quelle nature est son coeur… Arrêtez-la ! des armes, des armes, une épée, du feu !… La corruption est ici ! Juge félon, pourquoi l'as-tu laissée échapper ? EDGAR. — Bénis soient tes cinq esprits ! KENT. — Ô pitié !… Sire, où est donc cette patience que si souvent vous vous vantiez de garder ? EDGAR, à part. — Mes larmes commencent à prendre parti pour lui, au point de gâter mon rôle. LEAR. — Les petits chiens et toute la meute, Sébile, Blanche et Favorite, aboient après moi. EDGAR. — Tom va leur jeter sa tête. Arrière, molosses ! Que ta gueule soit noire ou blanche, Que ta dent empoisonne en mordant, Matin, levrier, métis hargneux, Dogue, épagneul, braque ou limier, Basset à queue courte ou torse, Tom les fera tous gémir et hurler. Je n'ai qu'à leur jeter ainsi ma tête Pour que tous les chiens sautent la barrière et fuient. Loudla ! Loudla ! allons, rendons-nous aux veillées, aux foires et aux marchés… Pauvre Tom, ton sac est vide. LEAR. — Maintenant, qu'on dissèque Régane et qu'on voie ce qu'elle a du côté du cœur : y a-t-il quelque cause naturelle qui produise ces coeurs si durs ? (À Edgar.) Vous, monsieur, je vous prends pour un de mes cent gardes. Seulement, je n'aime pas votre costume : vous dites qu'il est à la mode persane ; n'importe, changez-en. KENT. — Voyons, mon bon seigneur, couchez-vous là et reposez un peu. (Lear s'étend sur un lit de repos, dans un retrait, au fond de la salle.) LEAR. — Ne faites pas de bruit, ne faites pas de bruit. Tirez les rideaux… Ainsi, ainsi, ainsi… Nous souperons dans la matinée… Ainsi, ainsi, ainsi. (Il s'endort.) LE FOU. — Et moi, je me mettrai au lit à midi. (Rentre GLOCESTER.) GLOCESTER, à Kent. — Approche, ami : où est le roi, mon maître ? KENT. — Ici, seigneur, mais ne le dérangez pas, sa raison est partie. GLOCESTER. — Je t'en prie, mon bon ami, enlève-le dans tes bras. J'ai surpris un complot contre sa vie. Il y a ici une litière toute prête, étends-le dedans, et conduis-le à Douvres, ami : là tu trouveras hospitalité et protection. Enlève ton maître. Si tu tardes une demi-heure, sa vie, la tienne et celle de quiconque osera le défendre sont sûrement perdues. Emporte-le, emporte-le, et suis-moi, que je te conduise bien vite hors de danger. KENT. — La nature accablée s'assoupit : Ce repos aurait pu être un baume sauveur pour sa raison brisée ; si les circonstances le troublent, la guérison sera difficile. (Au fou.) Allons, aidemoi à porter ton maître ; tu ne dois pas rester en arrière. GLOCESTER. — Allons, allons, en marche. (Kent, Glocester et le fou sortent en portant le roi.) EDGAR, seul — Quand nous voyons nos supérieurs partager nos misères, à peine nos malheurs nous semblent-ils ennemis. Celui qui souffre seul, souffre surtout par imagination, en pensant aux destinées privilégiées, aux éclatants bonheurs qu'il laisse derrière lui ; mais l'âme dompte aisément la souffrance, quand sa douleur a des camarades d'épreuve. Comme ma peine me semble légère et tolérable à présent que l'adversité qui me fait courber fait plier le roi… Il est frappé comme père, et moi comme fils ! Tom, éloigne-toi ; sois attentif aux grands bruits et reparais dès que l'opinion qui te salissait de ses outrageantes pensées, ramenée à toi par l'évidence, t'aura réhabilité. Advienne que pourra cette nuit, pourvu que le roi soit sauvé ! Aux aguets, aux aguets ! (Il sort.) SCÈNE VII Dans le château de Glocester. Entrent CORNOUAILLES, RÉGANE, GONERIL, EDMOND et des serviteurs. CORNOUAILLES, à Goneril. — Rendez-vous en toute hâte près de milord votre mari ; montrez-lui cette lettre. L'armée française est débarquée. Aux serviteurs. — Qu'on aille chercher le misérable Glocester. (Quelques serviteurs sortent.) RÉGANE. — Qu'on le pende sur-le-champ. GONERIL. — Qu'on lui arrache les yeux. CORNOUAILLES. — Abandonnez-le à mon déplaisir… Edmond, accompagnez notre soeur. Le châtiment que nous sommes tenus d'infliger à votre perfide père ne doit pas vous avoir pour témoin. Conseillez au duc chez qui vous vous rendez, de hâter ses préparatifs ; nous nous engageons à en faire autant. Nos courriers établiront entre nous de rapides intelligences. Adieu, chère soeur. (À Edmond.) — Adieu, milord de Glocester. (Entre OSWALD, l'intendant.) CORNOUAILLES. — Eh bien ! où est le roi ? OSWALD. — Milord de Glocester l'a fait emmener d'ici. Trente-cinq ou trente-six de ses chevaliers, ardents à le cher cher, l'ont rejoint aux portes, ainsi que plusieurs des seigneurs feudataires ; et tous sont partis pour Douvres où ils se vantent d'avoir des amis bien armés. CORNOUAILLES. — Préparez des chevaux pour votre maîtresse. (Oswald sort.) GONERIL. — Adieu, cher duc ; adieu, soeur. CORNOUAILLES. — Adieu, Edmond. (Goneril et Edmond sortent.) — Qu'on aille chercher le traître Glocester, qu'on le garrotte comme un brigand et qu'on l'amène devant nous. D'autres serviteurs sortent. — Bien que nous n'ayons pas le droit de disposer de sa vie sans forme de procès, notre pouvoir favorisera notre colère que les hommes peuvent blâmer, mais non contrôler. Qui est là ?… Le traître ! (Rentrent les SERVITEURS, amenant GLOCESTER.) RÉGANE. — L'ingrat renard ! c'est lui. CORNOUAILLES. — Attachez bien ses bras racornis. GLOCESTER. — Que prétendent Vos Grâces ?… Mes bons amis, considérez que vous êtes mes hôtes. Ne me jouez pas quelque horrible tour, mes amis. CORNOUAILLES. — Attachez-le, vous dis-je. (Les serviteurs attachent Glocester.) RÉGANE. — Ferme, ferme ! Ô l'immonde traître ! tre. GLOCESTER. — Impitoyable femme, je ne suis pas un traî- CORNOUAILLES. —Attachez-le à ce fauteuil… Misérable, tu apprendras… (Régane lui arrache la barbe.) GLOCESTER. — Par les dieux bons, c'est un acte infâme de m'arracher la barbe. RÉGANE. — Si blanche ! un pareil traître ! GLOCESTER. — Femme méchante, ces poils que tu arraches de mon menton s'animeront pour t'accuser. Je suis votre hôte. Vous ne devriez pas lacérer de ces mains de brigands ma face hospitalière. Que me voulez-vous ? CORNOUAILLES. — Allons, monsieur, quelles lettres avezvous reçues de France récemment ? rité. CORNOUAILLES. — Et quel complot avez-vous fait avec les traîtres récemment débarqués dans le royaume ? lez. GLOCESTER. — J'ai reçu une lettre, toute de conjectures, qui me vient d'un neutre, et non d'un ennemi. RÉGANE. — À qui avez-vous envoyé le roi lunatique ? ParRÉGANE. — Répondez franchement, car nous savons la vé- CORNOUAILLES. — Artifice ! RÉGANE. — Imposture ! CORNOUAILLES. — où as-tu envoyé le roi ? GLOCESTER. — À Douvres. RÉGANE. — Pourquoi à Douvres ? Ne t'avait-on pas enjoint, au péril… cela. CORNOUAILLES. — Pourquoi à Douvres ? qu'il réponde à GLOCESTER. — Je suis attaché au poteau, et je dois faire face à la meute. RÉGANE. — Pourquoi à Douvres ? GLOCESTER. — Parce que je ne voulais pas voir tes ongles cruels arracher ses pauvres vieux yeux, ni ta féroce soeur enfoncer ses crocs d'hyène dans sa chair sacrée. Par une tempête comme celle que sa tête nue a supportée dans cette nuit infernale, la mer se serait soulevée et aurait éteint les feux des constellations ; mais lui, pauvre vieux coeur, il ne faisait que grossir de ses larmes les pluies du ciel. Si les loups avaient hurlé à ta porte dans ces moments terribles, tu aurais dit : ouvre, bon portier. Les plus féroces auraient fléchi… Mais je verrai la vengeance ailée s'abattre sur de pareils enfants ! CORNOUAILLES. — Jamais tu ne la verras… Camarades, tenez le fauteuil… Je vais mettre mon talon sur tes yeux. GLOCESTER. — Que celui qui espère vivre vieux m'accorde du secours ! Ô cruels !… ô dieux ! RÉGANE — Un côté ferait grimacer l'autre ! L'autre aussi ! CORNOUAILLES. — Si vous voyez la vengeance ! UN SERVITEUR, à Cornouailles. — Arrête, milord. Je vous ai servi depuis mon enfance, mais je ne vous rendis jamais de plus grand service qu'en vous sommant d'arrêter ! RÉGANE. — Qu'est-ce à dire, chien ? LE SERVITEUR. — Si vous portiez une barbe au menton, je la secouerais pour une pareille querelle… Que prétendez-vous ? CORNOUAILLES. — Mon vassal ! (Il se jette sur le serviteur, l'épée à la main.) LE SERVITEUR, dégainant. — Eh bien, avancez donc, et affrontez les chances de la colère. (Ils se battent. Cornouailles est blessé.) RÉGANE, à un autre serviteur. — Donne-moi ton épée !… Un paysan nous tenir tête ainsi ! (Elle saisit une épée et frappe par derrière l'adversaire de Cornouailles.) LE SERVITEUR. — Oh ! je suis tué !… (Montrant Cornouailles à Glocester). — Milord, il vous reste un oeil pour voir le malheur qui lui arrive !… Oh ! (Il meurt.) CORNOUAILLES. — Empêchons qu'il n'en voie davantage… À bas, vile gelée ! Où est ton lustre, à présent ? GLOCESTER. — Tout est ténèbres et désespoir !… Où est mon fils Edmond ? Edmond, allume tous les éclairs de la nature pour venger cette horrible action. RÉGANE. — Fi, infâme traître ! Tu implores qui te hait : c'est lui qui nous a révélé tes trahisons ; il est trop bon pour t'avoir en pitié. GLOCESTER. — Oh ! ma folie ! Edgar était donc calomnié ! Dieux bons, pardonnez-moi et faites-le prospérer. RÉGANE. — Qu'on le jette à la porte, et qu'on le laisse flairer son chemin d'ici à Douvres. Qu'est-ce donc, milord ? Vous changez de visage ? CORNOUAILLES. — J'ai été blessé… Suivez-moi, madame. Qu'on chasse ce scélérat sans yeux… Jetez cet esclave au fumier… Régane, je saigne à flots. Cette blessure arrive mal… Donnez-moi votre bras. (Cornouailles sort, soutenu par Régane. Les serviteurs détachent Glocester et l'emmènent.) PREMIER SERVITEUR. — Je consens à commettre n'importe quel forfait si cet homme prospère. DEUXIÈME SERViTEUR. — Si elle vit longtemps, si elle ne trouve la mort qu'au bout de la vieillesse, les femmes vont toutes devenir des monstres. PREMIER SERVITEUR. — Suivons le vieux comte, et chargeons le maniaque de Bedlam de le conduire : sa folie vagabonde se prête à tout. DEUXIÈME SERVITEUR. — Va, toi ; moi, je vais chercher du linge et des blancs d'oeufs pour panser sa face sanglante. Que désormais le ciel l'assiste ! (Ils sortent de différents côtés.) ACTE IV SCÈNE I Une bruyère. Entre EDGAR. EDGAR. — Mieux vaut être méprisé et le savoir qu'être méprisé et s'entendre flatter. L'être le plus vil, le plus infime, le plus disgracié de la fortune, est dans une perpétuelle espérance, et vit hors d'inquiétude. Il n'est de changement lamentable que, pour le bonheur : le malheur a pour revers la joie. Sois donc la bienvenue, bise impalpable que j'embrasse. Le misérable que tu as jeté dans la détresse est quitte envers tes orages. Mais qui vient ici ? (Entre GLOCESTER, conduit par un vieillard.) EDGAR. — Mon père ! si pauvrement escorté !… Monde, monde, ô monde ! Il faut donc que d'étranges vicissitudes te rendent odieux, pour que la vie se résigne à la destruction ! LE VIEILLARD. — Ô mon bon seigneur, j'ai été votre vassal, et le vassal de votre père, depuis quatre-vingts ans. GLOCESTER. — Va, éloigne-toi, mon bon ami, pars ; tes secours me sont inutiles et peuvent t'être funestes. LE VIEILLARD. —Hélas ! messire, vous ne pouvez pas voir votre chemin. GLOCESTER. — Je n'ai pas de chemin, je n'ai donc pas besoin d'yeux. Je suis tombé quand j'y voyais. Cela arrive souvent : nos ressources nous leurrent, tandis que nos privations mêmes tournent à notre avantage… Oh ! cher fils Edgar, toi sur qui s'est assouvie la fureur de ton père abusé, si je pouvais seulement te voir par le toucher, je dirais que j'ai retrouvé mes yeux. LE VIEILLARD. — Hé ! qui est là ? EDGAR, à part. — Ô dieux ! Qui peut dire : Je suis au comble du malheur ? Je suis plus malheureux que jamais je ne l'ai été. LE VIEILLARD. — C'est Tom, le pauvre fou. EDGAR, à part. — Et je puis être plus malheureux encore. Le malheur n'est pas comblé tant qu'on peut dire : En voilà le comble ! LE VIEILLARD. — L'ami, où vas-tu ? GLOCESTER. — Est-ce un mendiant ? LE VIEILLARD. — Fou et mendiant à la fois. GLOCESTER. — Il lui reste quelque raison : sans quoi il ne pourrait mendier. Pendant la tempête de la nuit dernière, j'ai vu un de ces gens-là et je me suis pris à croire que l'homme est un ver de terre. Mon fils s'est présenté alors à ma pensée ; et pourtant ma pensée ne lui était guère sympathique alors. J'ai été éclairé depuis. Ce que les mouches sont pour des enfants espiègles, nous le sommes pour les dieux ; ils nous tuent pour leur plaisir. EDGAR, à part. — Comment cela est-il arrivé ?… Triste métier que de jouer la folie devant la douleur et de navrer les autres en se navrant soi-même ! (Haut.) — Sois béni, maître ! GLOCESTER. — Est-ce là le pauvre déguenillé ? LE VIEILLARD. — Oui, milord. GLOCESTER. — Eh bien, je t'en prie, retire-toi. Si, dans ton zèle pour moi, tu veux nous rejoindre, à un mille ou deux d'ici, sur la route de Douvres, fais-le, mon vieux serviteur, et apporte quelques vêtements pour couvrir ce déguenillé ; je vais le prier de me guider. LE VIEILLARD. — Hélas ! messire, il est fou. GLOCESTER. — C'est le malheur des temps que les fous guident les aveugles. Fais ce que je te dis, ou plutôt fais comme il te plaira. Avant tout, retire-toi. LE VIEILLARD. — Je lui apporterai le meilleur habillement que je possède, advienne que pourra. (Il sort.) GLOCESTER. — Holà, déguenillé ! EDGAR. — Le pauvre Tom a froid… À part. — Je ne puis feindre plus longtemps. GLOCESTER. — Viens ici, l'ami. EDGAR. — Et pourtant il le faut… (Haut.) Bénis soient tes doux yeux ! ils saignent. GLOCESTER. — Connais-tu le chemin de Douvres ? EDGAR. — Barrières et grilles, chaussée et trottoir, j'en connais tout. De frayeur le pauvre Tom a perdu son bon sens. Le ciel te préserve du noir démon, homme de bien ! Cinq démons à la fois sont entrés dans le pauvre Tom : celui de la luxure, Obi- dicut ; Hobbididance, le prince du mutisme ; le démon du vol, Mahu ; celui du meurtre, Modo ; celui des grimaces et des contorsions, Flibbertigibbet, qui maintenant possède les chambrières et les servantes. Sur ce, sois béni, maître ! GLOCESTER. — Tiens, prends cette bourse, toi que les fléaux du ciel ont ployé à tous les coups : ma misère va te rendre plus heureux. Cieux, agissez toujours ainsi ! À l'homme fastueux et gorgé de voluptés, qui foule aux pieds vos lois et ne veut pas voir parce qu'il ne sent pas, faites vite sentir votre puissance : en sorte que le partage réforme l'excès, et que chacun ait le nécessaire… Connais-tu Douvres ? EDGAR. — Oui, maître. GLOCESTER. — Il y a là un rocher dont la tête haute et penchée regarde avec terreur la mer qu'il domine ; mène-moi seulement au bord de l'abîme, et je réparerai la misère que tu supportes par quelque libéralité : une fois là, je n'aurai plus besoin de guide. EDGAR. — Donne-moi ton bras ; le pauvre Tom va te conduire. (Ils sortent.) SCÈNE II Devant le palais du duc d'Albany. Entrent GONERIL et EDMOND ; OSWALD vient au-devant d'eux. GONERIL, à Edmond. — Soyez le bienvenu, milord ; je m'étonne que notre débonnaire mari ne soit pas venu à notre rencontre. (À Oswald.) Eh bien, où est votre maître ? OSWALD. — Au château, madame ; mais jamais homme ne fut si changé. Je lui ai parlé de l'armée qui est débarquée ; il a souri. Je lui ai dit que vous arriviez ; il a répondu : Tant pis. Quand je lui ai appris la trahison de Glocester et les loyaux services de son fils, il m'a appelé sot, et m'a dit que j'avais mis l'endroit à l'envers. Il semble charmé de ce qui devrait lui déplaire, et contrarié de ce qui devrait lui plaire. GONERIL, à Edmond. — Alors ne venez pas plus loin. Ce sont les lâches terreurs de son caractère qui l'empêchent de rien oser. IL se refuse à sentir les outrages qui l'obligeraient à des représailles. Les voeux que nous faisions sur la route pourraient bien s'accomplir. Edmond, retournez près de mon frère : — hâtez ses levées et commandez ses troupes. Il faut que je change de titre chez moi, et que je remette la quenouille aux mains de mon mari. (Montrant Oswald.) — Ce fidèle serviteur sera notre intermédiaire : avant peu vous recevrez peut-être, si vous savez oser dans votre intérêt, les ordres d'une maîtresse. (Elle lui remet un noeud de rubans.) — Portez ceci ; épargnez les paroles ; penchez la tête. (Elle lui donne furtivement un baiser et lui parle à voix basse.) — Ce baiser, s'il osait parler, porterait aux nues tes ardeurs ; comprends, et sois heureux. EDMOND. — À vous jusque dans les rangs de la mort ! GONERIL. — Mon très-cher Glocester ! (Edmond sort.) Oh ! quelle différence entre un homme et un homme ! C'est à toi que sont dus les services d'une femme. Un imbécile usurpe mon lit. OSWALD. — Madame, voici monseigneur. (Oswald sort.) (Entre ALBANY.) GONERIL. — Je croyais valoir la peine d'être appelée. ALBANY. — Ô Goneril ! Vous ne valez pas la poussière que l'âpre vent vous souffle à la face. Je redoute votre caractère. Une nature qui outrage son origine ne saurait être retenue par aucun frein. La branche qui se détache elle-même du tronc nourricier, doit forcément se flétrir, et servir à un mortel usage. GONERIL. — Assez ! la leçon est ridicule. ALBANY. — La sagesse et la bonté semblent viles aux vils ; la corruption n'a de goût que pour elle-même… Qu'avez vous fait ? Vous, des filles, non !… Qu'avez-vous commis, tigresses ? Un père, un gracieux vieillard dont l'ours à tête lourde eût léché la majesté, vous l'avez rendu fou, barbares dégénérées ! Mon noble frère a-t-il pu vous laisser faire ? un homme, un prince comblé par lui de tant de bienfaits ! Si les cieux ne se hâtent pas d'envoyer leurs esprits visibles pour punir ces forfaits infâmes, le temps va venir où les hommes devront s'entre-dévorer comme les monstres de l'Océan. GONERIL. — Homme au foie de lait, qui tends la joue au horion et la tête à l'outrage, qui n'as pas d'yeux pour distinguer l'honneur de la patience, qui ne sais pas que les dupes seules plaignent les misérables dont le châtiment a prévenu le méfait !… Où est ton tambour ? Le Français arbore ses bannières sur notre, terre silencieuse ; déjà ton égorgeur te menace du panache de son cimier, et toi, scrupuleux imbécile, tu restes là, tranquille, à t'écrier : — Hélas ! pourquoi fait-il cela ? ALBANY. — regarde-toi donc, diablesse ! La difformité est moins horrible encore dans le démon que dans la femme. GONERIL. — Oh ! vain imbécile ! ALBANY. — Créature dégradée, et méconnaissable, par pudeur, ne prends pas les traits d'un monstre ! S'il me convenait de laisser mes mains obéir à mon sang, elles pourraient bien te disloquer, t'arracher la chair et les os ! Tout démon que tu es, la forme de la femme te protége. GONERIL. — Morbleu, vous redevenez un homme ! (Entre UN MESSAGER.) ALBANY. — Quelles nouvelles ? LE MESSAGER. — Oh ! mon bon seigneur, le duc de Cornouailles est mort, tué par un de ses gens, au moment où il allait crever un des yeux de Glocester. ALBANY. — Les yeux de Glocester ! LE MESSAGER. — Un serviteur qu'il avait nourri, frémissant de pitié, s'est opposé à cette action, en tirant l'épée contre son puissant maître, qui, exaspéré, s'est élancé sur lui et l'a étendu mort au milieu des autres, mais non sans avoir reçu un coup fatal, qui depuis l'a emporté. ALBANY. — Ceci prouve que vous êtes là-haut, vous, justiciers, qui savez si promptement venger nos crimes d'ici-bas… Mais, ô pauvre Glocester ! Il a donc perdu un de ses yeux ? LE MESSAGER. — Tous deux, tous deux, milord. Cette lettre, madame, réclame une prompte réponse ; elle est de votre soeur. GONERIL, à part. — Par un côté, ceci me plaît assez. Mais maintenant qu'elle est veuve et que mon Glocester est près d'elle, l'édifice de mes rêves pourrait bien s'écrouler tout entier sur ma vie désolée. Par un autre côté, la nouvelle n'est pas si amère… Lisons et répondons. (Elle sort.) ALBANY. — Où donc était son fils, quand on lui ôtait la vue ? LE MESSAGER. — Il venait ici avec milady. ALBANY. — Il n'est pas ici. LE MESSAGER. — Non, mon bon Seigneur ; je l'ai rencontré qui s'en retournait. ALBANY. — Connaît-il l'infamie ? LE MESSAGER. — Oui, mon bon seigneur ; c'est lui qui avait dénoncé son père, et il avait quitté le château, afin que la punition pût avoir un plus libre cours. ALBANY. — Glocester, je suis là pour reconnaître l'attachement que tu as montré au roi et pour venger tes yeux… Viens, ami, dis-moi tout ce que tu sais encore. (Ils sortent.) SCÈNE III Le camp français, près de Douvres. Entrent KENT et LE CHEVALIER, qui a paru à l'acte III, scène I. KENT. — Pourquoi le roi de France est-il reparti si soudainement ? Savez-vous la raison ? LE CHEVALIER. — Il avait négligé une affaire d'État, qui depuis son départ est revenue à sa pensée ; elle importe tellement au salut et à l'existence du royaume que son retour en personne était tout à fait urgent et nécessaire. KENT. — Qui a-t-il laissé général à sa place ? fare. LE CHEVALIER. — Le maréchal de France, Monsieur La- KENT. — Votre lettre a-t-elle arraché à la reine quelque démonstration de douleur ? LE CHEVALIER. — Oui, monsieur, elle l'a prise, l'a lue en ma présence ; de temps à autre une grosse larme oscillait sur sa joue délicate ; on eût dit qu'elle dominait en reine son émotion qui, rebelle obstinée, cherchait à régner sur elle. KENT. — Oh ! elle a donc été émue ! LE CHEVALIER. — Pas jusqu'à l'emportement : la patience et la douleur luttaient à qui lui donnerait la plus suave expression. Vous avez vu le soleil luire à travers la pluie : ses sourires et ses larmes apparaissaient comme au plus beau jour de mai. Ces heureux sourires, qui se jouaient sur sa lèvre mûre, semblaient ignorer les hôtes qui étaient dans ses yeux et qui s'en échappaient comme des perles tombant de deux diamants… Bref, la douleur serait la plus adorable rareté, si tous pouvaient l'embellir ainsi. KENT. — N'a-t-elle pas fait quelque observation ? LE CHEVALiER. — Oui, une fois ou deux elle a soupiré le nom de père, haletante comme s'il lui oppressait le coeur. Elle s'est écriée : Mes soeurs ! mes sœurs !… Opprobre des femmes ! mes sœurs ! Kent ! mon père ! mes sœurs ! Quoi ! pendant l'orage ! pendant la nuit ! Qu'on ne croie plus à la pitié ! Alors elle a secoué l'eau sainte de ses yeux célestes et en a mouillé ses sanglots ; puis brusquement elle s'est échappée pour être toute à sa douleur. KENT. — Ce sont les astres, les astres d'en haut, qui gouvernent nos natures ; autrement jamais même père et même mère ne pourraient mettre au monde des enfants si dissemblables. Vous ne lui avez pas parlé depuis ? LE CHEVALIER. — Non. roi ? LE CHEVALIER. — Non, depuis. KENT. — C'est bien, monsieur. Lear est dans la ville, le pauvre affligé ! Parfois, dans ses meilleurs moments, il se rappelle ce qui nous amène ici, et il se refuse absolument à voir sa fille. LE CHEVALIER. — Pourquoi, cher monsieur ? KENT. — Cette entrevue a-t-elle eu lieu avant le départ du KENT. — Une impérieuse honte le talonne. La dureté avec laquelle il lui a retiré sa bénédiction et l'a abandonnée à de lointains hasards pour transmettre ses droits les plus précieux à des filles au coeur d'hyène, est pour son âme un remords si venimeux qu'une brûlante confusion l'éloigne de Cordélia. LE CHEVALIER. — Hélas ! pauvre gentilhomme ! KENT. — Avez-vous des nouvelles des armées d'Albany et de Cornouailles ? LE CHEVALIER. — Oui, elles sont en campagne. KENT. — Eh bien, monsieur, je vais vous mener à Lear, notre maître, et vous laisser veiller sur lui. Un intérêt puissant m'attache pour quelque temps encore à ce déguisement. Quand je me ferai connaître, vous ne regretterez pas de m'avoir accordé cette familiarité. Je vous en prie, venez avec moi. (Ils sortent.) SCÈNE IV La tente royale dans le camp français. Entrent CORDÉLIA, un MÉDECIN, des OFFICIERS et des SOLDATS CORDÉLIA. — Hélas ! c'est lui : il a été rencontré à l'instant, aussi frénétique que la mer irritée, chantant à voix haute, couronné de fumeterre sauvage, de folle avoine, de sénevé, de ciguë, d'ortie, de fleur de coucou, d'ivraie et de toutes les plantes parasites qui croissent aux dépens de nos blés… À un officier. — Détachez une centurie ; fouillez en tout sens les hautes herbes de la plaine, et amenez-le devant nous. (L'officier sort.) Que peut la sagesse de l'homme, pour restaurer sa raison évanouie ? Que celui qui la guérira dispose de toutes mes richesses extérieures. LE MÉDECIN. — Il y a un moyen, madame : le repos est le souverain nourricier de la nature. C'est le repos qu'il lui faut : pour le provoquer chez lui, nous avons des simples dont la puissance fermerait les yeux même de l'angoisse. CORDÉLIA. — Ô vous tous, secrets bénis, vertus encore inconnues de la terre, jaillissez sous mes larmes ! Soyez secourables et salutaires à la détresse du bon vieillard !… Cherchez, cherchez-le, de peur que sa rage indomptée ne brise une existence qui n'a plus de guide. (Entre un MESSAGER.) LE MESSAGER. — Une nouvelle, madame : l'armée britannique s'avance. CORDÉLIA. — Nous le savions ; nos préparatifs sont faits pour la recevoir… Ô père chéri ! ce sont tes intérêts qui m'occupent. Aussi la grande France a-t-elle eu pitié de mon deuil et de mes larmes suppliantes. Ce n'est pas une vaine ambition qui stimule nos armes, c'est l'amour, l'amour le plus tendre, c'est la cause de notre vieux père. Puissé-je bientôt le voir et l'entendre ! (Tous sortent.) SCÈNE V Dans le château de Glocester. Entrent RÉGANE et OSWÀLD. RÉGANE — Mais les troupes de mon frère sont-elles en marche ? OSWALD. — Oui, madame. RÉGANE. — S'est-il mis à leur tête en personne ? OSWALD. — Oui, madame, mais à grand'peine ; votre soeur est un meilleur soldat. RÉGANE. — Est-ce que milord Edmond n'a pas parlé à votre maître au château ? OSWALD. — Non, madame. RÉGANE. — Que peut contenir la lettre à lui écrite par ma sœur ? OSWALD. — Je ne sais pas, milady. RÉGANE. — Au fait, c'est pour de graves motifs qu'il s'en est allé si vite. Après avoir retiré la vue à Glocester, ç'a été une grande imprudence de le laisser vivre : partout où il passera, il soulèvera tous les coeurs contre nous ; je pense qu'Edmond est parti, prenant sa misère en pitié, pour le délivrer d'une vie vouée aux ténèbres, en même temps que pour reconnaître les forces de l'ennemi. OSWALD. — Il faut que je le rejoigne, madame, pour lui remettre cette lettre. RÉGANE. — Nos troupes se mettent en marche demain ; restez avec nous, les routes sont dangereuses. OSWALD. Je ne puis, madame ; ma maîtresse m'a recommandé l'empressement dans cette affaire. RÉGANE. — Pourquoi écrit-elle à Edmond ? N'auriez-vous pas pu transmettre son message de vive voix ? Sans doute, quelque raison, je ne sais laquelle… Je t'aimerai fort de me laisser décacheter cette lettre. OSWALD. — Madame, je préférerais… RÉGANE. — Je sais que votre maîtresse n'aime pas son mari ; je suis sûre de cela : la dernière fois qu'elle était ici, elle lançait d'étranges oeillades et. de bien éloquents regards au noble Edmond. Je sais que vous êtes son confident. OSWALD. — Moi, madame ? RÉGANE. — Je parle à bon escient ; vous l'êtes, je le sais. Aussi, écoutez bien l'avis que je vous donne. Mon mari est mort ; Edmond et moi, nous nous sommes entendus ; il est naturel qu'il ait ma main plutôt que celle de votre maîtresse. Vous pouvez deviner ce que je ne dis pas. Si vous trouvez Edmond, remettez-lui ceci, je vous prie. (Elle lui donne un anneau.) — Quand vous informerez votre maîtresse de ce que vous savez, dites-lui, je vous prie, de rappeler à elle sa raison. Sur ce, adieu. Si par hasard vous entendez parler de cet aveugle traître, les faveurs pleuvront sur celui qui l'expédiera. OSWALD. — Si je pouvais le rencontrer, madame ! je montrerais à quel parti j'appartiens. RÉGANE. — Adieu. (Ils sortent.) SCÈNE VI La campagne aux environs de Douvres. Entre GLOCESTER, conduit par EDGAR vêtu en paysan. GLOCESTER. — Quand arriverons-nous au sommet de cette côte ? EDGAR. — Vous la gravissez à présent : voyez comme nous nous évertuons. GLOCESTER. — Il me semble que le terrain est plat. EDGAR. — Horriblement escarpé. Écoutez ! entendez-vous la mer ? GLOCESTER. — Non, vraiment. EDGAR. — Eh ! il faut que vos autres sens soient affaiblis par la douleur de vos yeux. GLOCESTER. — C'est possible, en effet. Il me semble que ta voix est changée et que tu parles en meilleurs termes et plus sensément que tu ne faisais. EDGAR. — Vous vous trompez grandement : il n'y a de changé en moi que le costume. GLOCESTER. — Il me semble que vous vous exprimez mieux. EDGAR. — Avancez, monsieur ; voici l'endroit… Halte-là ! Que c'est effrayant et vertigineux de plonger si bas ses regards ! Les corbeaux et les corneilles qui fendent l'air au-dessous de nous ont tout au plus l'ampleur des escargots. À mi-côte pend un homme qui cueille du percepierre : terrible métier ! Ma foi, il ne semble pas plus gros que sa tête. Les pêcheurs qui marche sur la plage apparaissent comme des souris ; et là-bas, ce grand navire à l'ancre fait l'effet de sa chaloupe ; sa chaloupe, d'une bouée à peine distincte pour la vue. Le murmure de la vague qui fait rage sur les galets innombrables et inertes ne peut s'entendre de si haut… Je ne veux plus regarder ; la cervelle me tournerait, et le trouble de ma vue m'entraînerait tête baissée dans l'abîme. GLOCESTER. — Placez-moi où vous êtes. EDGAR. — Donnez-moi votre main : vous êtes maintenant à un pied de l'extrême bord ; pour tout ce qu'il y a sous la lune, je ne voudrais pas faire un bond. GLOCESTER. — Lâche ma main. Voici une autre bourse, ami ; il y a dedans un joyau qui n'est pas à dédaigner pour un pauvre homme. Que les fées et les dieux te rendent ce don prospère ! Éloigne-toi ; dis-moi adieu, et que je t'entende partir. EDGAR. — Adieu donc, mon bon monsieur. (Il fait mine de s'éloigner.) GLOCESTER. Merci de tout cœur ! EDGAR, à part. — Si je joue ainsi avec son désespoir, c'est pour le guérir. GLOCESTER. — Ô dieux puissants ! je renonce à ce monde ; et, en votre présence, je me soustrais sans colère à mon accablante affliction ; si je pouvais la supporter plus longtemps sans me mettre en révolte contre vos volontés inéluctables, je laisserais le lumignon misérable de mes derniers moments s'éteindre de lui-même… Si Edgar vit encore, oh ! bénissez-le !… À présent, camarade, adieu. EDGAR. — Me voilà parti, monsieur ; adieu… (Glocester s'élance et tombe à terre de toute sa hauteur.) — Pourtant je ne sais si l'imagination ne serait pas de force à dérober le trésor de la vie, quand la vie elle-même se prête à ce vol. S'il avait été où il pensait, déjà c'en serait fait pour lui de toute pensée. (Il s'approche de Glocester.) — Mort ou vivant ? Holà, monsieur ! ami !… Entendezvous, monsieur ?… parlez !… Il a bien pu se tuer ainsi, vraiment !… Mais non, il se ranime. Qui êtes-vous, monsieur ? GLOCESTER. — Arrière ! laissez-moi mourir. EDGAR. — À moins d'être un fil de la vierge, une plume ou un souffle, tu n'aurais pas pu être précipité de si haut sans te briser comme un oeuf. Mais tu respires, tu es un corps pesant, tu ne saignes pas, tu parles, tu es sain et sauf ! Dix mâts, les uns au bout des autres, ne mesureraient pas la hauteur dont tu viens de tomber perpendiculairement. Ta vie est un miracle. Parle encore. GLOCESTER. Mais suis-je tombé ou non ? EDGAR. — De l'effrayant sommet de cette falaise crayeuse. Regarde là-haut : de cette distance l'alouette stridente ne pourrait être vue ni entendue : regarde. GLOCESTER. — Hélas ! je n'ai plus d'yeux. La misère n'a donc pas la ressource de se détruire par la mort ? C'est pourtant une consolation pour le malheur de pouvoir tromper la rage du tyran et frustrer son orgueilleux arrêt. EDGAR, l'aidant à se relever. — Donnez-moi votre bras. Debout !… c'est cela ! Comment êtes-vous ? Sentez-vous vos jambes ?… Vous vous soutenez ! GLOCESTER. — Trop bien, trop bien. EDGAR. — Ceci dépasse toute étrangeté. Quel était cet être qui, sur la crête de la montagne, s'est éloigné de vous ? GLOCESTER. — Un pauvre infortuné mendiant. EDGAR. — D'ici-bas il m'a semblé que ses yeux étaient deux pleines lunes ; il avait mille nez, des cornes hérissées et ondulant comme la mer houleuse. C'était quelque démon. Ainsi, mon heureux père, sois persuadé que les dieux tutélaires, qui tirent leur gloire des impossibilités humaines, ont préservé tes jours. GLOCESTER. — Je me rappelle à présent ! À l'avenir je supporterai la douleur, jusqu'à ce que d'elle-même elle me crie : Assez, assez, meurs ! L'être dont vous parlez, je l'ai pris pour un homme ; il répétait souvent : Démon ! démon ! C'est lui qui m'a conduit là. EDGAR. — Que votre âme reprenne force et patience… Mais qui vient ici ? (Entre LEAR, fantasquement paré de fleurs.) tre. EDGAR. — Jamais cerveau sain n'affublera ainsi son maî- LEAR. — Non, ils ne peuvent me toucher pour avoir battu monnaie : je suis le roi en personne. EDGAR. — Ô déchirant spectacle ! LEAR. — Sous ce rapport, la nature est au-dessus de l'art… Voici l'argent de votre engagement. Ce gaillard brandit son arc comme un épouvantail à corbeaux : lâche donc ton aune de fer… Voyez ! voyez ! une souris ! Paix ! ce morceau de fromage grillé suffira… Voici mon gantelet ; je veux le lancer à un géant… Apportez les hallebardes… Oh ! bien volé, mon oiseau ! Dans le but ! dans le but ! À Edgar. — Holà le mot de passe ! EDGAR. — Suave marjolaine. LEAR. — Passez ! GLOCESTER. — Je connais cette voix. LEAR. — Ah ! Goneril ! une barbe blanche !… On me flattait comme un chien ; on me disait que j'avais eu des poils blancs au menton avant d'en avoir de noirs. On répondait oui et non à tout ce que je disais. Ces oui et ces non n'étaient pas texte sacré. Du moment où la pluie est venue me mouiller, où le vent m'a fait claquer les dents, où le tonnerre a refusé de se taire sur mon ordre, alors j'ai reconnu, alors j'ai senti leur sincérité. Allez, ce ne sont pas des gens de parole : à les entendre, j'étais tout ; c'est un mensonge : je ne suis pas à l'épreuve de la fièvre. GLOCESTER. — Je me rappelle le son de cette voix : n'estce pas le roi ? LEAR. — Oui, de la tête aux pieds, un roi ! Sous mon regard fixe voyez comme mes sujets tremblent ! Je fais grâce de la vie à cet homme… Quel est ton délit ? L'adultère ! Tu ne mourras pas. Mourir pour adultère ! Non ! Le roitelet s'accouple, et la petite mouche dorée paillarde sous mes yeux. Laissons prospérer la copulation : le fils bâtard de Glocester a été plus tendre pour son père que mes filles, engendrées entre les draps légitimes. À l'œuvre, luxure ! à la mêlée ! car j'ai besoin de soldats. Voyez-vous là-bas cette dame au sourire béat, dont le visage ferait croire qu'il neige entre ses cuisses, qui minaude la vertu, et baisse la tête rien qu'à entendre parler de plaisir ? Le putois et l'étalon ne vont pas en besogne avec une ardeur plus dévergondée. Centaures au-dessous de la taille, femmes au-dessus ! Les dieux ne les possèdent que jusqu'à la ceinture ; au-dessous tout est aux démons ! là, tout est enfer, ténèbres, gouffre sulfureux, incendie, bouillonnement, infection, consomption ! Fi, fi, fi, pouah ! pouah !… Donne-moi une once de civette, bon apothicaire, pour parfumer mon imagination. Voilà de l'argent pour toi. GLOCESTER. — Oh ! Laissez-moi baiser cette main ! LEAR. — Laisse-moi d'abord l'essuyer ; elle sent la mortalité. GLOCESTER. — Ô oeuvre ruinée de la nature ! Ce grand univers sera ainsi réduit à néant !… Me reconnais-tu ? LEAR. — Je me rappelle assez bien tes yeux. Tu me regardes de travers ? Bah ! acharne-toi, aveugle Cupido ! je ne veux plus aimer… Lis ce cartel, remarque seulement comme il est rédigé. GLOCESTER. — Quand toutes les lettres en seraient des soleils, je ne pourrais les voir. EDGAR. — On raconterait cela, que je ne le croirais pas ; cela est, et mon coeur se brise. LEAR. — Lisez. GLOCESTER. — Quoi ! avec ces orbites vides ! LEAR. — Oh ! oh ! vous en êtes là avec moi ! Pas d'yeux dans votre tête, ni d'argent dans votre bourse ! En ce cas, l'état de vos yeux est aussi accablant qu'est léger celui de votre bourse. Vous n'en voyez pas moins comment va le monde. GLOCESTER. — Je le vois par ce que je ressens. LEAR. — Quoi ! es-tu fou ? Un homme peut voir sans yeux comment va le monde. Regarde avec tes oreilles. Vois-tu comme ce juge déblatère contre ce simple filou ? Écoute, un mot à l'oreille : change-les de place, et puis devine lequel est le juge, lequel est le filou… Tu as vu le chien d'un fermier aboyer après un mendiant ? GLOCESTER. — Oui, seigneur. LEAR. — Et la pauvre créature se sauver du limier ? Eh bien, tu as vu là la grande image de l'autorité : un chien au pouvoir qui se fait obéir ! Toi, misérable sergent, retiens ton bras sanglant : pourquoi fouettes-tu cette putain ? Flagelle donc tes propres épaules : tu désires ardemment commettre avec elle l'acte pour lequel tu la fouettes. L'usurier fait pendre l'escroc. Les moindres vices se voient à travers les haillons ; les manteaux et les simarres fourrées les cachent tous. Cuirasse d'or le péché, et la forte lance de la justice s'y brise impuissante : harnache le de guenilles, le fétu d'un pygmée le transperce. Il n'est pas un coupable ; pas un, te dis-je, pas un ! Je les absous tous. Accepte ceci de moi, mon ami ; j'ai les moyens de sceller les lèvres de l'accusateur. Procure-toi des besicles, et, en homme d'Étattaré, affecte de voir les choses que tu ne vois pas… Allons, allons, allons, allons, ôtez-moi mes bottes ; ferme, ferme ! c'est ça. EDGAR. — Oh ! mélange de bon sens et d'extravagance ! La raison dans la folie ! LEAR. — Si tu veux pleurer sur mon sort, prends mes yeux. Je te connais fort bien : ton nom est Glocester. Il te faut prendre patience ; nous sommes venus ici-bas en pleurant. Tu le sais, la première fois que nous humons l'air, nous vagissons et nous crions… Je vais prêcher pour toi ; attention. GLOCESTER. — Hélas ! Hélas ! LEAR. — Dès que nous naissons, nous pleurons d'être venus sur ce grand théâtre de fous… Le bon couvre-chef ! Ce serait un délicat stratagème que de ferrer avec du feutre un escadron de chevaux ; j'en veux faire l'essai ; et puis je surprendrai ces gendres, et alors tue, tue, tue, tue, tue, tue ! (Entre un OFFICIER, suivi d'une escorte.) L'OFFICIER, montrant Lear. — Oh ! le voici ; mettez la main sur lui… Seigneur, votre très-chère fille… LEAR. — Personne à la rescousse ! Quoi ! prisonnier ! Je suis donc toujours le misérable bouffon de la fortune… Traitezmoi bien ; je vous paierai rançon. Procurez-moi des chirurgiens, je suis blessé à la cervelle. L'OFFICIER. — Vous aurez ce que vous voudrez. LEAR. — Pas de seconds ! on me laisse tout seul ! Ah ! c'en serait assez pour qu'un homme, un homme de coeur, fît de ses yeux des arrosoirs et abattît sous ses pleurs la poussière d'automne ! L'OFFICIER. — Bon sire… LEAR. — Je veux mourir vaillant comme un nouveau marié… Eh ! je veux être jovial. Allons, allons, je suis roi ! Savezvous cela, mes maîtres ? L'OFFICIER. — Vous êtes une majesté, et nous vous obéissons. LEAR. — Il y a encore de la vie dans cette majesté-là. Même, si vous l'attrapez, vous ne l'attraperez qu'à la course ! Vite, vite, vite, vite ! (Il sort en courant. L'escorte le poursuit.) L'OFFICIER. — Spectacle lamentable dans le plus vil des malheureux, inqualifiable dans un roi !… Lear, tu as une fille qui rachète la nature humaine de la malédiction que les deux autres ont attirée sur elle. EDGAR, s'approchant de l'officier. — Salut, mon gentilhomme. L'OFFICIER. — Le ciel vous garde, l'ami : que désirezvous ? EDGAR. — Avez-vous ouï parler, monsieur, d'une bataille prochaine ? L'OFFICIER. — Rien de plus sûr et de plus avéré : pour en ouïr quelque chose, il suffit de savoir distinguer un son. EDGAR. — Mais, de grâce, à quelle distance est l'armée ennemie ? L'OFFICIER. — Tout près d'ici. Elle s'avance à marches forcées. Ses masses peuvent être signalées d'un moment à l'autre. EDGAR. — Je vous remercie, monsieur ; c'est tout ce que je voulais savoir. L'OFFICIER. — La reine est restée ici pour des causes spéciales, mais son armée est en mouvement. EDGAR. — Je vous remercie, monsieur. (L'officier sort.) GLOCESTER. — Dieux toujours propices, à vous seuls de me retirer le souffle ! Que jamais mon mauvais génie ne me pousse à mourir, avant que cela vous plaise ! EDGAR. — Bonne prière, mon père ! GLOCESTER. — Maintenant, mon bon monsieur, qui êtesvous ? EDGAR. — Un fort pauvre homme, apprivoisé aux coups de la fortune, que l'expérience encore douloureuse de ses propres chagrins a rendu tendre à la pitié. Donnez-moi votre main, je vais vous conduire à quelque gîte. GLOCESTER. — Merci de tout coeur. Que les faveurs et les bénédictions du ciel pleuvent et pleuvent sur toi. (Entre OSWALD.) OSWALD, désignant Glocester. — À moi ce proscrit !… Ô bonheur ! Voilà une tête sans yeux faite tout exprès pour fonder mon élévation… Misérable vieux traître, fais vite tes réflexions. (Il dégaine.) L'épée est tirée— qui doit te détruire. GLOCESTER. — Va ! que ton bras ami lui donne la force nécessaire. (Edgar se jette devant Glocester.) OSWALD. — Comment, effronté paysan, oses-tu soutenir un traître hors la loi ? Retire-toi, de peur que la contagion de sa destinée ne t'atteigne toi-même. Lâche son bras. EDGAR, prenant l'accent d'un paysan. — Je n'le lâcherais pas, monsieu, sans queuque bonne raison. OSWALD. — Lâche, maraud, ou tu es mort. EDGAR. — Mon bon gentilhomme, allez votre chemin, et laissez passer le pouvre monde. Si aveuc des fanfaronades, l'en pouvait me débouter de la vie, ignia plus de quinze jours que ça serait fait. Jarni, n'approchez point du vier homme ; tenez-vous à distance, morguienne, ou j'vas éprou'ver ce qu'ignia de plus dur de votre caboche ou de mon bâton. Je veux être franc aveuc vous. OSWALD. — Arrière, fumier ! EDGAR, allongeant son bâton. — J'vas vous rompre les dents, monsieu. Avancez, je me soucie bien de vos parades ! (Ils se battent. Edgar abat Oswald d'un coup de bâton.) OSWALD. — Misérable ! tu m'as tué !… Manant, prends ma bourse ; si jamais tu veux prospérer, ensevelis mon corps et remets la lettre que tu trouveras sur moi, à Edmond, comte de Glocester ; cherche-le dans l'armée bretonne… Ô mort prématurée ! (Il expire.) EDGAR. — Je te reconnais bien, officieux scélérat, aussi complaisant pour les vices de ta maîtresse que pouvait le souhaiter sa perversité. GLOCESTER. — Quoi ! il est mort ! EDGAR. — Asseyez-vous, père, et reposez-vous. (Fouillant le cadavre.) — Voyons ses poches : cette lettre dont il parle pourrait bien m'être amie… Il est mort ; je suis fâché seulement qu'il n'ait pas eu un autre exécuteur. (Il trouve la lettre, puis la décachette.) — Voyons. Permets, douce cire, et vous, scrupules, ne me blâmez pas. Pour savoir la pensée de nos ennemis, nous ouvririons leur cœur ; ouvrir leurs papiers est plus légitime. (Il lit) « Rappelez-vous nos voeux réciproques. Vous avez maintes occasions de l'expédier. Si la volonté ne vous manque pas, le temps et le lieu s'offriront avantageusement à vous. Il n'y a rien de fait, s'il revient vainqueur. Alors je suis sa prisonnière, et son lit est ma geôle ! Délivrez-moi de son odieuse tiédeur, et, pour votre peine, prenez sa place. « Votre affectionnée servante qui voudrait se dire votre femme ! « GONERIL » — Ô abîme insondé des désirs d'une femme ! Un complot contre la vie de son vertueux mari, pour lui substituer mon frère !… C'est ici, dans le sable, que je vais t'enfouir, messager sacrilège des luxures meurtrières. Et, le moment venu, je veux que ce papier impie frappe les regards du duc dont on conspire la perte. Il est heureux pour lui que je puisse l'informer à la fois de ta mort et de ta mission. (Edgar s'éloigne, traînant le cadavre.) GLOCESTER. — Le roi est fou. Combien ma vile raison est tenace, puisque je persiste à garder l'ingénieux sentiment de mes immenses souffrances ! Mieux vaudrait pour moi la démence : mes pensées alors seraient distraites de mes chagrins, et mes malheurs dans les errements de l'imagination perdraient la conscience d'eux-mêmes. (EDGAR revient.) EDGAR. — Donnez-moi votre main. Il me semble entendre au loin battre le tambour. Venez, père, je vais vous confier à un ami. (Ils sortent.) SCÈNE VII Une tente dans le camp français. Au fond de la scène, LEAR est sur un lit, endormi ; un MÉDECIN, Un GENTILHOMME et des serviteurs sont auprès de lui. Musique. Entrent CORDÉLIA et KENT. CORDÉLIA. — Ô mon Kent, comment pourrai-je vivre et faire assez pour être à la hauteur de ton dévouement ? Ma vie sera trop courte, et toute ma gratitude impuissante. KENT. — Un service ainsi reconnu, madame, est déjà trop payé. Tous mes récits sont conformes à la modeste vérité : je n'ai rien ajouté, rien retranché, j'ai tout dit. CORDÉLIA. — Prends un costume plus digne de toi. Ces vêtements rappellent des heures trop tristes ; je t'en prie, quitteles. KENT. — Pardonnez-moi, chère madame. Révéler déjà qui je suis, ce serait gêner mon projet. Faites-moi la grâce de ne pas me connaître, avant le moment fixé par les circonstances et par moi. CORDÉLIA. — Soit, mon bon seigneur. Au médecin. — Comment va le roi ? LE MÉDECIN. — Madame, il dort toujours. CORDÉLIA. — Ô dieux propices ! réparez la vaste brèche faite à sa nature accablée ! Oh ! remettez en ordre les idées faussées et discordantes de ce père redevenu enfant. LE MÉDECIN. — Plaît-il à Votre Majesté que nous éveillions le roi ? Il a dormi longtemps. CORDÉLIA. — N'obéissez qu'à votre art, et procédez selon les prescriptions de votre propre volonté. Est-il habillé ? UN GENTILHOMME. — Oui, madame ; grâce à la pesanteur de son sommeil, nous avons pu lui mettre de nouveaux vêtements. LE MÉDECIN. — Soyez près de lui, bonne madame, quand nous l'éveillerons ; je ne doute pas qu'il ne soit calme. CORDÉLIA. — Fort bien. LE MÉDECIN. — Je vous en prie, approchez. (Cordélia s'approche du lit.) — Plus haut la musique. CORDÉLIA, penchée sur son père. — Ô mon père chéri !… Puisse la guérison suspendre son baume à mes lèvres, et ce baiser réparer les lésions violentes que mes deux soeurs ont faites à ta majesté ! KENT. — Bonne et chère princesse ! CORDÉLIA. — Quand vous n'auriez pas été leur père, ces boucles blanches auraient dû provoquer leur pitié. Cette tête était-elle faite pour être exposée aux vents ameutés, pour lutter contre le tonnerre redoutable et profond en dépit du terrible feu croisé des rapides éclairs, pour veiller, pauvre sentinelle perdue, sous ce mince cimier ? (Elle montre les cheveux blancs de son père.) Le chien de mon ennemie, quand il m'aurait mordue, se- rait cette nuit-là resté au coin de mon feu ! Et tu as été forcé, pauvre père, de te loger avec les pourceaux et les misérables sans asile sur un fumier infect ! Hélas ! hélas !… C'est merveille que la vie et la raison ne t'aient pas été enlevées du même coup… Il s'éveille. Au médecin – Parlez-lui. LE MÉDECIN. — Parlez-lui vous-même, madame cela vaut mieux. CORDÉLIA. — Comment va mon royal seigneur ? Comment se trouve Votre Majesté ? LEAR, s'éveillant. — Vous avez tort de me retirer ainsi de la tombe… (À Cordélia.) — Tu es une âme bienheureuse ; mais moi je suis lié sur une roue de feu, en sorte que mes propres larmes me brûlent comme du plomb fondu. CORDÉLIA. — Sire, me reconnaissez-vous ? LEAR. — Vous êtes un esprit, je le sais : quand êtes-vous morte ? CORDÉLIA, au médecin. — Toujours, toujours égaré ! LE MÉDECIN. — Il est à peine éveillé ; laissons-le seul un moment. (Ils s'écartent du lit.) LEAR. — Où ai-je été ? où suis-je ? Le beau jour !… Je suis étrangement abusé… Moi, je mourrais de pitié à voir un autre ainsi… Je ne sais que dire… Je ne jurerais pas que ce soient là mes mains… Voyons : je sens cette épingle me piquer. Que je voudrais être sûr de mon état ! CORDÉLIA. — Oh ! Regardez-moi, sire, et étendez vos mains sur moi pour me bénir… (Lear veut se mettre à genoux devant elle. Elle le retient.) — Non, sire, ce n'est pas, à vous de vous agenouiller. LEAR. — Grâce ! ne vous moquez pas de moi ! Je suis un pauvre vieux radoteur de quatre-vingts ans et au delà… pas une heure de plus ni de moins. Et, à parler franchement, je crains de n'être pas dans ma parfaite raison… Il me semble que je dois vous connaître et connaître cet homme. Pourtant, je suis dans le doute ; car j'ignore absolument quel est ce lieu ; et tous mes efforts de mémoire ne peuvent me rappeler ce costume ; je ne sais même pas où l'ai logé la nuit dernière… Ne riez pas de moi ; car, aussi vrai que je suis homme, je crois que cette dame est mon enfant Cordélia. CORDÉLIA. — Oui, je la suis, je la suis. LEAR. — Vos larmes mouillent-elles ? Oui, ma foi. Je vous en prie, ne pleurez pas. Si vous avez du poison pour moi, je le boirai. Je sais que vous ne m'aimez pas ; car vos soeurs, autant que je me rappelle, m'ont fait bien du mal. Vous, vous avez quelque motif ; elles n'en avaient pas. CORDÉLIA. — Nul motif ! nul motif ! LEAR. — Est-ce que je suis en France ? KENT. — Dans votre propre royaume, Sire. LEAR. — Ne m'abusez pas. LE MÉDECIN. — Rassurez-vous, bonne madame : la crise de frénésie, vous le voyez, est guérie chez lui ; mais il y aurait encore danger à ramener sa pensée sur le temps qu'il a perdu. Engagez-le à rentrer ; ne le troublez plus jusqu'à ce que le calme soit affermi. CORDÉLIA. — Plairait-il à Votre Altesse de marcher ? LEAR. — Il faut que vous ayez de l'indulgence pour moi. Je vous en prie, oubliez et pardonnez : je suis vieux et imbécile. (Lear, soutenu par Cordélia, le médecin et les serviteurs sortent.) LE GENTILHOMME. — Est-il bien vrai, monsieur, que le duc de Cornouailles ait été tué ainsi ? KENT. — C'est très-certain, monsieur. LE GENTILHOMME. — Et qui commande ses gens ? KENT. — C'est, dit-on, le fils bâtard de Glocester. LE GENTILHOMME. — On dit qu'Edgar, son fils banni, est avec le comte de Kent en Germanie. KENT. — Les rapports varient. Il est temps de se mettre en garde ; les armées du royaume approchent en hâte. LE GENTILHOMME. — La contestation semble devoir être sanglante. Adieu, monsieur. (Il sort.) KENT. — Mon plan et mes efforts vont avoir leur résultat, bon ou mauvais, selon le succès de cette bataille. (Il sort.) ACTE V SCÈNE I Le camp des troupes britanniques, à Douvres. Entrent, tambour battant, couleurs déployées, EDMOND et RÉGANE, suivis d'officiers et de soldats. EDMOND, à un officier. – Sachez du duc si son dernier projet tient toujours, ou s'il s'est décidé à changer d'idée. Il est plein d'hésitation et de contradictions. Rapportez-nous ses volontés définitives. (L'officier sort.) RÉGANE. – Il est certainement arrivé malheur à l'homme de notre sœur. EDMOND. – C'est à craindre, madame. RÉGANE. – Maintenant, doux seigneur, vous savez tout le bien que je vous veux. Mais dites-moi ! vraiment, avouez la vérité, n'aimez-vous pas ma sœur ? EDMOND. – D'un respectueux amour. RÉGANE. – Mais n'avez-vous jamais pris la place de mon frère à l'endroit prohibé ? EDMOND. – Cette pensée vous abuse. RÉGANE. – Je soupçonne que vous vous êtes uni et accolé à elle aussi étroitement que possible. EDMOND. – Non, sur mon honneur ! madame. RÉGANE. – Jamais je ne pourrai la souffrir. Mon cher seigneur, ne soyez pas familier avec elle. EDMOND. – Ne craignez rien. Elle et le duc son mari… (Entrent Albany, Goneril et des soldats.) GONERIL, à part. – J'aimerais mieux perdre la bataille que voir cette sœur le détacher de moi. ALBANY, à Régane. – Charmé de rencontrer notre bienaimée sœur. (À Edmond.) Messire, voici ce que j'apprends : le roi a rejoint sa fille avec d'autres que les rigueurs de notre gouvernement ont forcés à la révolte. Je n'ai jamais été vaillant, lorsque je n'ai pu l'être honnêtement. En cette affaire, si nous nous émouvons, c'est parce que la France envahit notre pays, mais non parce qu'elle soutient le roi, et tant d'autres qui, je le crains, ont, pour nous combattre, de trop justes et trop douloureux griefs. EDMOND, d'un ton ironique. – Messire, vous parlez noblement ! RÉGANE. – Et à quoi bon raisonner ainsi ? GONERIL. – Combinons toutes nos forces contre l'ennemi ; ces querelles domestiques et personnelles ne sont pas la question ici. ALBANY. – Déterminons avec les vétérans notre plan de bataille. EDMOND. – Je vais vous retrouver immédiatement à votre tente. RÉGANE. – Sœur, venez-vous avec nous ? GONERIL. – Non. RÉGANE. – C'est le plus convenable ; de grâce ! venez avec nous. GONERIL, à part. – Oh ! oh ! je devine l'énigme. (Haut.) J'y vais. (Au moment où tous vont se retirer, Edgar, déguisé, entre et prend à part le duc d'Albany.) EDGAR. – Si jamais Votre Grâce daigne parler à un si pauvre homme, qu'elle écoute un mot ! ALBANY, à ceux qui s'éloignent. – Je vous rejoins. (À Edgar.) Parle. (Sortent Edmond, Régane, Goneril, les officiers, les soldats et les gens de la suite.) EDGAR, remettant un papier au duc. – Avant de livrer la bataille, ouvrez cette lettre. Si vous êtes victorieux, que la trompette sonne pour celui qui vous l'a remise ! si misérable que je semble, je puis produire un champion qui attestera ce qui est affirmé ici. Si vous échouez, tout en ce monde est fini pour vous, et les machinations cessent d'elles-mêmes. Que la fortune vous aime ! ALBANY. – Attends que j'aie lu la lettre. EDGAR. – Défense m'en est faite. Quand il en sera temps, que le héraut donne seulement le signal, et je reparaîtrai. (Il sort.) ALBANY. – Soit ! adieu !… Je veux parcourir ce papier. (Rentre Edmond.) EDMOND. – Mettez vos troupes en ligne : l'ennemi est en vue. Voici l'évaluation de ses forces effectives faite sur d'actives reconnaissances ; mais toute votre célérité est maintenant réclamée de vous. ALBANY. – Nous ferons honneur aux circonstances. (Il sort.) EDMOND, seul. – J'ai juré amour aux deux sœurs : chacune fait horreur à l'autre, comme la vipère à l'être mordu. Laquelle prendrai-je ? Toutes deux ? l'une des deux ? ni l'une ni l'autre ? Je ne pourrai posséder ni l'une ni l'autre, si toutes deux restent vivantes. Prendre la veuve, c'est exaspérer, c'est rendre folle sa sœur Goneril ; et je ne pourrai guère mener à fin mon plan, tant que vivra le mari de celle-ci. En tout cas, servonsnous de son concours pour la bataille : cela fait, si elle désire tant se débarrasser de lui, qu'elle trouve moyen de le dépêcher ! Quant à la clémence qu'il prétend montrer pour Lear et pour Cordélia, le combat une fois fini et leurs personnes en notre pouvoir, elle ne se manifestera jamais, car mon état, c'est de me défendre et non de parlementer. (Il sort.) SCÈNE II Les abords du champ de bataille. Alarme. Passent, tambour battant, couleurs déployées, LEAR, CORDÉLIA, entourés de troupes. Dès que l'armée s'est éloignée, entrent EDGAR et GLOUCESTER. EDGAR. – Ici, père ! Acceptez à l'ombre de cet arbre une hospitalité tutélaire. Priez pour que le droit triomphe. Si jamais je reviens auprès de vous, ce sera pour vous rapporter la consolation. (Il sort.) GLOUCESTER. – Que la grâce Soit avec vous, monsieur ! (Alarme, puis retraite au loin.) (Rentre Edgar.) EDGAR. – Fuyons, vieillard, donne-moi ta main, fuyons. Le roi Lear est battu ; lui et sa fille sont prisonniers. Donne-moi ta main. En marche ! GLOUCESTER. – Non ! pas plus loin, monsieur ! Un homme peut pourrir aussi bien ici. EDGAR. – Quoi ! encore de sinistres pensées ! L'homme doit être passif, pour partir d'ici comme pour y venir. Le tout est d'être prêt. En marche ! GLOUCESTER. – Oui, c'est vrai. (Ils sortent.) SCÈNE III Le camp britannique, près de Douvres. Entre, tambour battant, couleurs déployées, EDMOND, triomphant ; derrière lui viennent LEAR et CORDÉLIA, prisonniers, puis des officiers et des soldats. EDMOND. – Que quelques officiers les emmènent, et qu'on les tienne sous bonne garde jusqu'à ce que soit connue la volonté suprême de ceux qui doivent les juger ! CORDÉLIA, à Lear. – Nous ne sommes pas les premiers qui, avec la meilleure intention, aient encouru malheur. C'est pour toi, roi opprimé, que je m'afflige ; seule, j'affronterais aisément les affronts de la fortune perfide. Est-ce que nous ne verrons pas ces filles et ces sœurs ? LEAR. – Non, non, non, non. Viens, allons en prison : tous deux ensemble nous chanterons comme des oiseaux en cage. Quand tu me demanderas ma bénédiction, je me mettrai à genoux et je te demanderai pardon. Ainsi nous passerons la vie à prier, et à chanter, et à conter de vieux contes, et à rire aux papillons dorés, et à entendre de pauvres hères causer des nouvelles de la cour ; et causant avec eux nous-mêmes, nous dirons qui perd et qui gagne, qui monte et qui tombe, et nous expliquerons les mystères des choses, comme si nous étions les confidents des dieux. Et nous épuiserons, dans les murs d'une prison, les séries et les groupes des grands qu'apportent et remportent les changements de lune. EDMOND. – Qu'on les emmène ! LEAR. – Sur de tels sacrifices, ma Cordélia, les dieux euxmêmes jettent l'encens. T'ai-je donc retrouvée ? Celui qui nous séparera devra apporter un brandon du ciel et nous chasser par le feu, comme des renards de leur terrier, Essuie tes yeux. La lèpre les dévorera jusqu'aux os, avant qu'ils nous fassent pleurer ! Oui, nous les verrons plutôt mourir de faim. Viens. (Lear et Cordélia sortent, escortés par des gardes.) EDMOND, à un officier. – Ici, capitaine !… Écoute ! prends ce billet. (Il lui remet un billet.) Va les rejoindre à la prison… Je t'ai avancé d'un grade ; si tu fais ce qui t'est commandé ici, tu t'ouvres le chemin d'une noble destinée. Sache bien ceci : les hommes sont ce qu'est leur temps ; un cœur tendre ne sied pas à une épée. Ce grave mandat ne comporte pas de discussion : ou dis que tu vas l'exécuter, ou cherche fortune par d'autres moyens. L'OFFICIER. – Je vais l'exécuter, monseigneur. EDMOND. – À l'œuvre ! et estime-toi heureux, quand tu auras agi. Écoute bien. Je dis : tout de suite ! et expédie la chose comme je l'ai ordonnée. L'OFFICIER. – Je ne saurais traîner une charrette ni manger de l'avoine sèche ; mais si c'est la besogne d'un homme, je la ferai. (Il sort.) (Fanfares. Entrent Albany, Goneril, Régane, suivis de plusieurs officiers et d'une escorte.) ALBANY, à Edmond. – Monsieur, vous avez aujourd'hui montré votre vaillante ardeur, et la fortune vous a bien guidé. Vous tenez captifs ceux qui ont été nos adversaires dans cette journée : nous les réclamons de vous, pour prendre à leur égard la détermination que leurs mérites et notre salut pourront réclamer de notre équité. EDMOND. – Monsieur, j'ai jugé bon d'envoyer le vieux et misérable roi, sous bonne garde, en un lieu de détention. Son âge et surtout son titre ont un charme capable d'attirer à lui le cœur de la multitude, et de tourner nos lances mercenaires contre nous-mêmes qui les commandons. Avec lui j'ai envoyé la reine, pour les mêmes raisons. Et ils seront prêts, demain ou tout autre jour, à comparaître là où vous tiendrez votre tribunal. En ce moment, nous sommes en sueur et en sang ; l'ami a perdu son ami ; et les guerres les plus justes sont, dans le feu de l'action, maudites, par ceux qui en subissent les rigueurs. Le sort de Cordélia et de son père veut être décidé en un lieu plus convenable. ALBANY. – Permettez, monsieur ! Je vous tiens dans cette guerre pour un sujet, et non pour un frère. RÉGANE. – Cela dépend du titre que nous voudrons lui conférer. Vous auriez pu, ce me semble, consulter notre bon plaisir avant de parler si haut. Il a commandé nos forces, il a revêtu l'autorité de mon nom et de ma personne : pareil pouvoir peut bien lever la tête et vous traiter de frère. GONERIL, à Régane. – Pas tant de chaleur ! Il tient sa grandeur de son propre mérite, bien plus que de votre protection. RÉGANE. – Grâce à mes droits, dont je l'ai investi, il va de pair avec les meilleurs. GONERIL. – C'est tout au plus ce que vous pourriez dire, s'il vous épousait. RÉGANE. – Raillerie est souvent prophétie. GONERIL. – Halte ! halte ! L'œil qui vous a montré cet avenir était tout à fait louche. RÉGANE. – Madame, je ne suis pas bien ; autrement je vous renverrais la réplique d'un cœur qui déborde. (À Edmond.) Général, prends mes soldats, mes prisonniers, mon patrimoine ; dispose d'eux, de moi-même ; la place est à toi. Le monde m'est témoin que je te crée ici mon seigneur et maître. GONERIL. – Prétendez-vous le posséder ? ALBANY, à Goneril. – À cela votre volonté ne peut rien. EDMOND, à Albany. – Ni la tienne, milord. ALBANY. – Si fait, compagnon à demi né. RÉGANE, à Edmond. – Fais battre le tambour, et prouve que mes titres sont les tiens. ALBANY. – Patientez un moment, et entendez raison… Edmond, je t'arrête pour haute trahison, et, comme complice de ton crime, j'arrête ce serpent doré. (Il montre Goneril.) À Régane. — Quant à vos prétentions, charmante sœur, je les repousse dans l'intérêt de ma femme : car elle est liée par un contrat secret avec ce seigneur ; et moi, son mari, je m'oppose à vos bans. Si vous voulez vous marier, faites-moi votre cour. Madame lui est fiancée. GONERIL. – Quelle parade ! ALBANY. – Tu es armé, Gloucester… Que la trompette sonne ! Si nul ne paraît pour te jeter à la face tes trahisons hideuses, manifestes, multipliées, voici mon gage. (Il jette son gantelet.) Je te prouverai par la gorge, avant de toucher un morceau de pain, que tu es tout ce que je viens de te déclarer ! RÉGANE, chancelant. – Malade ! oh ! bien malade ! GONERIL, à part. – Si tu ne l'étais pas, je cesserais à jamais de me fier au poison. EDMOND. – Voici mon gage en échange ! (Il jette son gantelet.) S'il est au monde quelqu'un qui m'appelle traître, il en a menti comme un vilain. Que la trompette fasse l'appel ! et contre quiconque ose approcher, contre toi, contre tous, je maintiendrai fermement ma loyauté et mon honneur. ALBANY. – Un héraut ! holà ! EDMOND. – Un héraut ! holà ! un héraut ! ALBANY. – Compte sur ta seule vaillance : car tes soldats, tous levés en mon nom, en mon nom ont été congédiés. RÉGANE. – Le mal m'envahit. (Entre un héraut.) ALBANY, montrant Régane à ses gardes. – Elle n'est pas bien ; emmenez-la dans ma tente. (Régane sort, soutenue par les gardes.) Approche, héraut… Que la trompette sonne !… Et lis ceci à voix haute. (Il remet un écrit au héraut.) UN OFFICIER. – Sonne, trompette. (La trompette sonne.) LE HÉRAUT, lisant. – « S'il est dans les lices de l'armée un homme de qualité ou de rang qui veuille maintenir contre Edmond, prétendu comte de Gloucester, qu'il est plusieurs fois traître, qu'il paraisse au troisième son de la trompette ! Edmond est déterminé à se défendre. » EDMOND. – Sonnez ! (Première fanfare.) LE HÉRAUT. – Encore ! (Seconde fanfare.) Encore ! (Troisième fanfare.) (Une fanfare répond au fond du théâtre. Entre Edgar, armé de toutes pièces et précédé par un trompette.) ALBANY, montrant Edgar au héraut. – Demande-lui quels sont ses desseins et pourquoi il paraît ainsi à l'appel de la trompette. LE HÉRAUT, à Edgar. – Qui êtes-vous ? Votre nom, votre qualité ? Et pourquoi répondez-vous, à la première sommation ? EDGAR. – Sache que mon nom est perdu : la dent de la trahison l'a rongé et gangrené ; pourtant je suis noble, autant que l'adversaire avec qui je viens me mesurer. ALBANY. – Quel est cet adversaire ? EDGAR. – Quel est celui qui parle pour Edmond, comte de Gloucester ? EDMOND. – Lui-même. Qu'as-tu à lui dire ? EDGAR. – Tire ton épée, afin que, si mes paroles offensent un noble cœur, ton bras puisse te faire réparation. (Il tire son épée.) Voici la mienne. Apprends que j'exerce ici le privilège de mon rang, de mon serment et de ma profession. J'atteste, malgré ta force, ta jeunesse, ton titre et ta grandeur, en dépit de ton épée victorieuse, de ta fortune incandescente, de ta valeur et de ton cœur, que tu es un traître, fourbe envers les dieux, envers ton frère, envers ton père, conspirant contre ce haut et puissant prince (Il montre Albany.), un traître depuis l'extrême sommet de la tête jusqu'à la poussière tombée sous tes pieds, un traître à bave de crapaud. Si tu dis : non, cette épée, ce bras et mon plus ardent courage devront te prouver, par ta gorge à qui je m'adresse, que tu en as menti. EDMOND. – En bonne sagesse, je devrais te demander ton nom ; mais, puisque ton aspect est à ce point fier et martial, et puisque ton langage respire je ne sais quelle noblesse, arrière les objections d'une prudence méticuleuse ! Je pourrais m'en prévaloir, selon la règle de la chevalerie, mais je les dédaigne et les repousse. Je te rejette à la tête les trahisons que tu m'imputes ; mon démenti les refoule sur ton cœur, avec l'exécration de l'enfer ; elles éclatent au-dehors sans que tu en sois froissé ; mais mon épée va leur frayer immédiatement une voie dans le gouffre où elles doivent s'abîmer pour toujours… Trompettes, parlez ! (Fanfares d'alarme. Ils se battent. Edmond tombe.) ALBANY. – Oh ! épargnez-le ! épargnez-le ! GONERIL, à Edmond. – C'est un vrai guet-apens, Gloucester. Par la loi des armes, tu n'étais pas tenu de répondre à un adversaire inconnu ; tu n'es pas vaincu, mais trompé et trahi. ALBANY, tirant la lettre que lui a remise Edgar. – Fermez la bouche, madame, ou je vais vous la clore avec ce papier… Tenez, monsieur. (Il présente le papier à Edmond, puis à Goneril, qui essaie en vain de le lui arracher.) Et toi, pire qu'aucun surnom, lis tes propres forfaits… Ne l'arrachez pas, madame !… Je vois que vous le connaissez. GONERIL. – Et quand je le connaîtrais ! Les lois sont à moi, non à toi. Qui pourrait me juger ? (Elle s'éloigne.) ALBANY. – Monstrueuse ! (À Edmond.) Connais-tu ce papier ? EDMOND. – Ne me demandez pas ce que je connais. ALBANY, montrant à un officier Goneril, qui sort. – Suivez-la. Elle est désespérée. Contenez-la. (L'officier sort.) EDMOND. – J'ai fait ce dont vous m'avez accusé, et plus, bien plus encore. Le temps révélera tout. Tout cela est passé, et moi aussi. Mais qui es-tu, toi qui as sur moi un tel avantage ? Si tu es noble, je te pardonne. EDGAR. – Faisons échange de charité. Je ne suis pas de moins grande race que toi, Edmond ; et, si je suis de plus grande, plus grands sont tes torts envers moi. Mon nom est Edgar, et je suis le fils de ton père. Les dieux sont justes : de nos vices favoris ils font des instruments pour nous châtier : la ténébreuse impureté dans laquelle il t'a engendré lui a coûté la vue. EDMOND. – Tu as dit vrai : la roue a achevé sa révolution, et me voici. ALBANY, à Edgar. – Ta seule allure me semblait prophétiser une noblesse royale… Que je t'embrasse ! Et puisse l'affection me briser le cœur, si jamais j'eus de la haine contre toi ou contre ton père ! EDGAR. – Digne prince, je le sais. ALBANY. – Où vous êtes-vous caché ? Comment avez-vous connu les misères de votre père ? EDGAR. – En veillant sur elles, milord. Écoutez un court récit ; et, quand il sera terminé, oh ! puisse mon cœur se fendre ! Pour échapper à la proclamation sanglante qui me poursuivait de si près (ô charme de la vie, qui nous fait préférer les angoisses d'une mort de tous les instants à la mort immédiate !) j'imaginai de m'affubler des haillons d'un forcené ; j'assumai des dehors répulsifs aux chiens mêmes ; et c'est sous ce déguisement que je rencontrai mon père avec ses anneaux saignants qui venaient de perdre leurs pierres précieuses. Je devins son guide, je le dirigeai, je mendiai pour lui, je le sauvai du désespoir… Jamais (oh ! quelle faute !) je ne m'étais révélé à lui, quand, il y a une demi-heure, tout armé déjà, n'ayant pas la certitude, quoique ayant l'espoir de ce bon succès, je lui ai demandé sa bénédiction, et de point en point lui ai conté mon pèlerinage. Mais son cœur délabré était trop faible, hélas ! pour supporter un tel choc : pressé entre deux émotions extrêmes, la joie et la douleur, il s'est brisé dans un sourire. EDMOND. – Vos paroles m'ont remué, et peut-être aurontelles un bon effet. Mais poursuivez, vous semblez avoir quelque chose de plus à dire. ALBANY. – S'il s'agit encore de choses tristes, gardez-les pour vous ; car je me sens prêt à défaillir pour en avoir tant appris. EDGAR. – Le malheur semble avoir atteint son période à ceux qui redoutent la souffrance ; mais un surcroît d'affliction doit amplifier une douleur déjà comble et en outrer les angoisses. Tandis que j'éclatais en lamentations, survient un homme qui, m'ayant vu dans l'état le plus abject, avait fui jusque-là ma société abhorrée ; mais alors, reconnaissant l'infortuné qui avait tant souffert, il enlace mon cou dans l'étreinte de ses bras, pousse des hurlements à effondrer le ciel, se jette sur le corps de mon père, et me fait sur Lear et sur lui-même le plus lamentable récit que jamais oreille ait recueilli. Tandis qu'il racontait, le désespoir le gagnait, et les fils de sa vie commençaient à craquer… C'est alors que la trompette a sonné deux fois, et je l'ai laissé là évanoui. ALBANY. – Mais qui était cet homme ? EDGAR. – Kent, seigneur ! Kent, le banni, qui, sous un déguisement, avait suivi le roi, son persécuteur, et lui avait rendu des services que ne rendrait pas un esclave. (Entre précipitamment un gentilhomme, tenant à la main un couteau sanglant.) LE GENTILHOMME. – Au secours ! au secours ! au secours ! EDGAR. – De quel secours est-il besoin ? ALBANY. – Parle, l'homme ! EDGAR. – Que signifie ce couteau sanglant ? LE GENTILHOMME. – Il est chaud encore, il fume, il sort du cœur même de… Oh ! elle est morte ! ALBANY. – Qui, morte ? Parle, l'homme ! LE GENTILHOMME. – Votre femme, seigneur, votre femme ; et sa sœur a été empoisonnée par elle ; elle l'a confessé. EDMOND. – J'étais fiancé à l'une et à l'autre, et tous trois nous nous marions au même instant. EDGAR. – Voici Kent qui vient. ALBANY. – Mortes ou vives, qu'on apporte leurs corps ! Cet arrêt du ciel nous fait trembler, mais n'émeut pas notre pitié. (Sort le gentilhomme.) (Entre Kent.) ALBANY, reconnaissant le comte. — Oh ! est-ce bien lui ? Les circonstances ne permettent pas les compliments que réclame la simple courtoisie. KENT. – Je suis venu pour souhaiter à mon roi, à mon maître, l'éternel bonsoir : n'est-il point ici ? ALBANY. – Quel oubli ! Parle, Edmond : où est le roi ? où est Cordélia ? Kent, vois-tu ce spectacle ? (On apporte les corps de Régane et de Goneril.) KENT. – Hélas ! pourquoi ceci ? EDMOND. – Edmond était aimé pourtant ! L'une a empoisonné l'autre par passion pour moi et s'est tuée ensuite. ALBANY. – C'est vrai… Couvrez leurs visages ! EDMOND. – Ma vie est haletante… Je veux faire un peu de bien, en dépit de ma propre nature… Envoyez vite… sans plus tarder… au château, car mes ordres mettent en danger la vie de Lear et de Cordélia… Ah ! envoyez à temps. ALBANY. – Courez, courez ! oh ! courez ! EDGAR. – Vers qui, milord ? (À Edmond.) Qui est chargé de cet office ?… Envoie ton gage de contrordre. EDMOND. – Bonne idée ! Prends mon épée ; remets-la au capitaine. ALBANY. – Hâte-toi, comme s'il y allait de ta vie. (Edgar sort.) EDMOND, à Albany. – Il a reçu de ta femme et de moi le mandat de pendre Cordélia dans sa prison et d'accuser son propre désespoir d'un prétendu suicide. ALBANY. – Que les dieux la protègent ! (Montrant Edmond à ses gardes) Emportez-le à distance. (On emporte Edmond.) (Entre Lear, tenant Cordélia morte dans ses bras, Edgar, un officier et d'autres le suivent.) LEAR. – Hurlez, hurlez, hurlez, hurlez !… Oh ! vous êtes des hommes de pierre ; si j'avais vos voix et vos yeux, je m'en servirais à faire craquer la voûte des cieux… Oh ! elle est partie pour toujours !… Je sais quand on est mort et quand on est vivant : elle est morte comme l'argile… Prêtez-moi un miroir ; si son haleine en obscurcit ou en ternit la glace, eh bien ! c'est qu'elle vit. KENT. – Est-ce là la fin promise au monde ? EDGAR. – Ou bien l'image de son horreur ? ALBANY. – Qu'il s'abîme donc et disparaisse ! LEAR. – Cette plume remue ! Elle vit ! S'il en est ainsi, voilà une chance qui rachète toutes les souffrances que j'ai supportées jusqu'ici. KENT, se jetant aux genoux du roi. – Ô mon bon maître ! LEAR. – Arrière, je te prie ! EDGAR. – C'est le noble Kent, votre ami. LEAR. – Peste soit de vous tous, meurtriers et traîtres ! J'aurais pu la sauver : maintenant elle est partie pour toujours !… Cordélia ! Cordélia ! attends un peu. Ha ! qu'est-ce que tu dis ? Sa voix était toujours douce, calme et basse ; chose excellente dans une femme… J'ai tué le misérable qui t'étranglait. L'OFFICIER. – C'est vrai, messeigneurs, il l'a tué. LEAR. – N'est-ce pas, camarade ? J'ai vu le temps où, avec ma bonne rapière mordante, je les aurais fait tous sauter. Je suis vieux maintenant, et tous ces tracas me ruinent. (À Kent.) Qui êtes-vous ? Mes yeux ne sont pas des meilleurs… Je vais vous le dire tout à l'heure. KENT. – S'il est deux hommes que la fortune peut se vanter d'avoir aimés et haïs, l'un et l'autre se regardent. LEAR. – C'est un triste spectacle… N'êtes-vous pas Kent ? KENT. – Lui-même, Kent, votre serviteur. Où est votre serviteur Caïus ? LEAR. – C'est un bon garçon, je puis vous le dire : il sait frapper, et vivement encore ! Il est mort et pourri. KENT. – Non, mon bon seigneur : cet homme, c'est moi. LEAR. – Je vais voir ça tout de suite. KENT. – C'est moi qui, dès le commencement de vos revers et de vos malheurs, ai suivi vos pénibles pas. LEAR. – Vous êtes le bienvenu ici. KENT. – Non, ni moi ni personne. Tout est désolé, sombre et funèbre… Vos fines aînées ont devancé leur arrêt, et sont mortes en désespérées. LEAR. – Oui, je le crois. ALBANY. – Il ne sait pas ce qu'il voit, et c'est en vain que nous nous présentons à ses regards. EDGAR. – Oh ! bien inutilement. (Entre un officier.) L'OFFICIER. – Edmond est mort, monseigneur. ALBANY. – Peu importe ici… Seigneurs, nobles amis, apprenez nos intentions. (Montrant Lear.) Toutes les consolations qui peuvent venir en aide à cette grande infortune lui seront prodiguées. Pour nous, nous voulons, sa vie durant, remettre à l'auguste vieillard notre pouvoir absolu. (À Edgar et à Kent.) Vous, vous recouvrerez tous vos droits, avec le surcroît de dignités que votre honorable conduite a plus que mérité… À tous les amis sera offerte la récompense de leur vertu ; à tous les ennemis, la coupe de l'expiation… Oh ! voyez, voyez ! LEAR. – Ainsi, ma pauvre folle est étranglée !… Non, non, plus de vie !… Pourquoi un chien, un cheval, un rat, ont-ils la vie, quand tu n'as même plus le souffle ? Oh ! tu ne reviendras plus ! jamais, jamais, jamais, jamais, jamais !… Défaites-moi ce bouton, je vous prie. Merci, monsieur ! Voyez-vous ceci ? Regardez, là, regardez… Ses lèvres ! Regardez, là ! Regardez, là ! (Il expire.) EDGAR. — Il s'évanouit… Monseigneur, monseigneur ! KENT. – Cœur, brise-toi ! brise-toi, je te prie. EDGAR, penché sur le roi. – Ouvrez les yeux, monseigneur. KENT. – Ne troublez pas son âme… Oh ! laissez-le partir ! C'est le haïr que vouloir sur la roue de cette rude vie l'étendre plus longtemps. EDGAR. – Oh ! il est parti, en effet. KENT. – L'étonnant, c'est qu'il ait souffert si longtemps : il usurpait sa vie. ALBANY, montrant les quatre cadavres. – Emportez-les d'ici… Notre soin présent est un deuil général. (À Edgar et à Kent.) Amis de mon cœur, tous deux gouvernez ce royaume et soutenez l'État délabré. KENT. – Monsieur, j'ai à partir bientôt pour un voyage ; mon maître m'appelle, et je ne dois pas lui dire non. ALBANY. – Il nous faut subir le fardeau de cette triste époque ; dire ce que nous sentons, non ce que nous devrions dire. Les plus vieux ont le plus souffert. Nous qui sommes jeunes, nous ne verrons jamais tant de choses, nous ne vivrons jamais si longtemps. (Ils sortent au son d'une marche funèbre.) LE TESTAMENT D'UN EXCENTRIQUE Jules Verne (1899) PREMIÈRE PARTIE I TOUTE UNE VILLE EN JOIE. Un étranger, arrivé dans la principale cité de l'Illinois le matin du 3 avril 1897, aurait pu, à bon droit, se considérer comme le favori du Dieu des voyageurs. Ce jour-là, son carnet se fût enrichi de notes curieuses, propres à fournir la matière d'articles sensationnels. Et, assurément, s'il avait prolongé de quelques semaines d'abord, de quelques mois ensuite, son séjour à Chicago, il lui eût été donné de prendre sa part des émotions, des palpitations, des alternatives d'espoir et de désespoir, des enfièvrements, des ahurissements même de cette grande cité, qui n'avait plus l'entière possession d'elle-même. Dès huit heures, une foule énorme, toujours croissante, se portait dans la direction du vingt-deuxième quartier. L'un des plus riches, il est compris entre North Avenue et Division Street suivant le sens des parallèles, et suivant le sens des méridiens, entre North Halsted Street et Lake Shore Drive que baignent les eaux du Michigan. On le sait, les villes modernes des États-Unis orientent leurs rues conformément aux latitudes et aux longitudes, en leur imposant la régularité des lignes d'un échiquier. « Eh donc ! disait un agent de la police municipale, de faction à l'angle de Beethoven Street et de North Wells Street, estce que tout le populaire va envahir ce quartier ?… » Un individu de haute taille, cet agent, d'origine irlandaise, comme la plupart de ses collègues de la corporation, – braves gardiens en somme, qui dépensent le plus gros d'un traitement de mille dollars à combattre l'inextinguible soif si naturelle aux natifs de la verte Érin. « Ce sera une profitable journée pour les pickpockets ! répondit un de ses camarades, non moins grand, non moins altéré, non moins irlandais que lui. – Aussi, reprit le premier, que chacun veille sur sa poche, s'il ne veut pas la trouver vide en rentrant à la maison, car nous n'y saurions suffire… – Et, aujourd'hui, conclut le second, il y aura, je pense, assez de besogne, rien que pour offrir le bras aux dames à la traversée des carrefours. – Je parierais pour une centaine d'écrasés ! » ajouta son camarade. Heureusement, on a l'excellente habitude, en Amérique, de se protéger soi-même, sans attendre de l'administration une aide qu'elle est incapable de donner. Et cependant quel encombrement menaçait ce vingtdeuxième quartier, si la moitié seulement de la population chicagoise s'y transportait ! La métropole ne comptait pas alors moins de dix-sept cent mille habitants, dont le cinquième environ né aux États-Unis, l'Allemagne en pouvant réclamer près de cinq cent mille, l'Irlande à peu près autant. Quant au reste, les Anglais et les Écossais y entraient pour cinquante mille, les Canadiens pour quarante mille, les Scandinaves pour cent mille, les Bohêmes et les Polonais pour un chiffre égal, les Juifs pour une quinzaine de mille, les Français pour une dizaine de mille, nombre infime dans cette agglomération. D'ailleurs, la ville n'occupe pas encore, fait observer Élisée Reclus, tout le territoire municipal que les législateurs lui ont découpé sur la rive du Michigan, soit une surface de quatre cent soixante et onze kilomètres carrés, – à peu près égale à la super- ficie du département de la Seine. À sa population de s'accroître assez – cela n'est pas impossible, et c'est même probable, – pour peupler l'étendue de ces quarante-sept mille hectares. Ce qu'il y a de certain, c'est que, ce jour-là, les curieux affluaient de ces trois sections que la rivière de Chicago forme avec ses deux branches du nord-ouest et du sud-ouest, du North Side comme du South Side, considérées par certains voyageurs comme étant, le premier le faubourg Saint-Germain, le second le faubourg Saint-Honoré de la grande cité illinoise. Il est vrai, l'afflux n'y manquait pas du côté de cet angle compris à l'ouest entre les deux bras du cours d'eau. Pour habiter une section moins élégante, on n'en paraissait pas moins disposé à fournir son contingent à la masse du public, même dans ces misérables demeures des environs de Madison Street et de Clark Street, où pullulent les Bohêmes, les Polonais, les Italiens et nombre de Chinois échappés des paravents du Céleste-Empire. Donc, tout cet exode se dirigeait vers le vingt-deuxième quartier, tumultueusement, bruyamment, et les quatre-vingts rues qui le desservent ne pourraient jamais suffire à l'écoulement d'une pareille foule. Et c'étaient les diverses classes de la population qui s'entremêlaient dans ce grouillement humain, – fonctionnaires du Federal Building et du Post Office, magistrats de Court House, membres supérieurs de l'hôtel du Comté, conseillers municipaux du City Hall, personnel de cet immense caravansérail de l'Auditorium dont les chambres se comptent par milliers, commis des grands magasins de nouveautés et bazars, ceux de MM. Marshall Field, Lehmann et W. -W. Kimball, ouvriers de ces fabriques de saindoux et de margarine qui produisent un beurre d'excellente qualité à dix cents ou dix sous la livre, travailleurs des ateliers de charronnage du célèbre constructeur Pullmann, venus de leur lointain faubourg du sud, employés de l'importante maison de vente universelle Montgomery Ward and Co, trois mille des ouvriers de M. Mac Cormick, l'inventeur de la fameuse moissonneuse-lieuse, ceux des hauts-fourneaux et laminoirs où se fabrique en grand l'acier Bessemer, ceux des usines de M. J. Mac Gregor Adams qui travaillent le nickel, l'étain, le zinc, le cuivre et raffinent l'or et l'argent, ceux des manufactures de chaussures, où l'outillage est si perfectionné qu'une minute et demie suffit à confectionner une bottine, et aussi les dix-huit cents ouvriers de la maison Elgin, qui livrent au commerce deux mille montres par jour. On voudra bien ajouter à cette énumération déjà longue, le personnel occupé au service des elevators de Chicago, qui est le premier marché du monde pour les affaires de céréales. Il y faudra joindre les agents affectés au réseau de chemins de fer, lesquels, par vingt-sept voies différentes et avec plus de treize cents trains, versent chaque jour cent soixante-quinze mille voyageurs à travers la ville, et ceux des cars à vapeur ou électriques, véhicules funiculaires et autres, qui transportent deux millions de personnes, enfin la population des mariniers et marins d'un vaste port dont le mouvement commercial occupe en une seule journée une soixantaine de navires. Il eût fallu être aveugle pour ne pas apercevoir au milieu de cette foule les directeurs, les rédacteurs, les chroniqueurs, les compositeurs, les reporters des cinq cent quarante journaux, quotidiens ou hebdomadaires, de la presse chicagoise. Il eût fallu être sourd pour ne pas entendre les cris des boursiers, des bulls ou haussiers, des bears ou baissiers, comme s'ils eussent été en train de fonctionner au Board of Trade ou au Wheat Pit, la Bourse des blés. Et autour de ce monde brouhahant s'agitait tout le personnel des banques nationales ou d'États, Corn Exchange, Calumet, Merchants'-Loane Trust and Co, Fort Dearborn, Oakland, Prairie-State, American Trust and Savings, Chicago City Guarantee of North America, Dime Savings, Northern Trust and Co., etc., etc. Et comment oublier dans cette démonstration publique les élèves des collèges et universités, North-western University, Union College of Law, Chicago Manuel-training-school, et tant d'autres, oublier les artistes des vingt-trois théâtres et casinos de la ville, ceux du Grand Opera-House comme ceux de Jacobs' Clark Street Theater, ceux de l'Auditorium et du Lyceum, oublier les gens des vingt-neuf principaux hôtels, oublier les garçons et servants de ces restaurants assez spacieux pour recevoir vingt-cinq mille convives par heure, oublier enfin les packers ou bouchers de Great Union Stock Yard qui, pour le compte des maisons Armour, Swift, Nelson, Morris et nombre d'autres, abattent des millions de bœufs et de porcs à deux dollars par tête ! Et pourrait-on s'étonner que la Reine de l'Ouest tienne le second rang, après New York, parmi les villes industrielles et commerçantes des États-Unis, puisque ses affaires atteignent le chiffre annuel de trente milliards ! On sait que Chicago, à l'exemple des grandes cités américaines, jouit d'une liberté aussi absolue que démocratique. La décentralisation y est complète, et, s'il est permis de jouer sur le mot, quelle attraction l'incitait, ce jour-là, à se centraliser autour de La Salle Street ? Était-ce vers le City Hall que sa population se déversait en masses tumultueuses ? S'agissait-il d'un irrésistible courant de spéculation, de ce qu'on appelle ici un boom, de quelque adjudication de terrains, qui surexcitait toutes les imaginations ?… S'agissait-il d'une de ces luttes électorales qui passionnent les foules, d'un meeting où les républicains conservateurs et les démocrates libéraux se combattraient aux abords du Federal Building ?… S'agissait-il d'inaugurer une nouvelle World's Columbian Exposition et de recommencer, sous les ombrages de Lincoln Park, le long de Midway Plaisance, les pompes solennelles de 1893 ?… Non, il se préparait une cérémonie d'un tout autre genre, dont le caractère aurait été profondément triste, si ses organisateurs n'eussent dû se conformer aux volontés du personnage qu'elle concernait, en l'accomplissant au milieu de la joie universelle. À cette heure, La Salle Street était entièrement dégagée, grâce aux agents postés en grand nombre à ses deux extrémités. Le cortège, qui se disposait à la parcourir, pourrait donc y dérouler sans obstacle ses flots processionnels. Si La Salle Street n'est pas recherchée des riches Américains à l'égal des avenues de la Prairie, du Calumet, de Michigan, où s'élèvent d'opulentes habitations, c'est néanmoins une des rues les plus fréquentées de la ville. Elle porte le nom d'un Français, Robert Cavelier de La Salle, l'un des premiers voyageurs qui vint en 1679 explorer cette région des lacs, – un nom très justement célèbre aux États-Unis. Vers le centre de La Salle Street, le spectateur, qui aurait pu franchir la double barrière des agents, aurait aperçu, au coin de Gœthe Street, un char attelé de six chevaux, arrêté devant un hôtel de magnifique apparence. En avant et en arrière de ce char, un cortège, rangé en bel ordre, n'attendait que le signal de se mettre en marche. La première moitié de ce cortège comprenait plusieurs compagnies de la milice, toutes en grande tenue sous les ordres de leurs officiers, un orchestre d'harmonie ne comptant pas moins d'une centaine d'exécutants, et un chœur d'orphéonistes de pareil nombre, qui devait, à différentes reprises, mêler ses chants aux accords de cet orchestre. Le char était tendu de draperies d'un rouge étincelant, relevé de bordures argent et or, sur lesquelles s'écartelaient en caractères diamantés les trois lettres W J H. À profusion s'entremêlaient des bouquets ou plutôt des brassées de fleurs, qui eussent été rares partout ailleurs que dans une ville généralement appelée Garden City. Du haut de ce véhicule, digne de figurer au milieu d'une fête nationale, pendaient jusqu'à terre des guirlandes que tenaient à la main six personnes, trois à droite, trois à gauche. À quelques pas derrière, se voyait un groupe d'une vingtaine de personnages, entre autres, James T. Davidson, Gordon S. Allen, Harry B. Andrews, John I. Dickinson, Thomas R. Carlisle, etc., de l'Excentric Club de Mohawk Street, dont Georges B. Higginbotham était le président, des membres des cercles du Calumet de Michigan Avenue, de Hyde Park de Washington Avenue, de Columbus de Monroe Street, d'Union League de Custom House Place, d'Irish American de Dearborn Street, et des quatorze autres clubs de la ville. On ne l'ignore pas, c'est à Chicago que se trouvent le quartier général de la division du Missouri et la résidence habituelle du commandant. Il va donc de soi que ce commandant, le général James Morris, son état-major, les officiers de ses bureaux installés à Pullman Building se pressaient à la suite du groupe susdit. Puis, c'étaient le gouverneur de l'État, John Hamilton, le maire et ses adjoints, les membres du conseil municipal, les commissaires-administrateurs du comté, arrivés tout exprès de Springfield, cette capitale officielle de l'Illinois, dans laquelle sont établis les divers services, et aussi les magistrats de Federal Court qui, contrairement à tant d'autres fonctionnaires, ne relèvent pas du suffrage universel, mais du Président de l'Union. Puis, à la queue du cortège se coudoyait un monde de négociants, d'industriels, d'ingénieurs, de professeurs, d'avocats, de solicitors, de médecins, de dentistes, de coroners, d'attorneys, de shériffs, auxquels allait se joindre l'immense concours du public dès que le cortège déboucherait de La Salle Street. Il est vrai, dans le but de protéger cette queue contre l'envahissement, le général James Morris avait massé de forts détachements de cavalerie, sabre au clair, dont les étendards flottaient sous une brise assez fraîche. La longue description de tous les corps civils ou militaires, de toutes les sociétés et corporations qui prenaient part à cette extraordinaire cérémonie, doit être complétée par ce détail très significatif : les assistants, sans en excepter un seul, portaient une fleur à leur boutonnière, un gardénia qui leur avait été offert par le majordome en habit noir, posté sur le perron de l'hôtel. Au surplus, l'hôtel avait pris un air de fête. Ses girandoles et ses ampoules électriques, ruisselant de lumières, luttaient avec les vifs rayons d'un soleil d'avril. Ses fenêtres, largement ouvertes, déployaient leurs tentures multicolores. Ses domestiques, en grande livrée, s'échelonnaient sur les degrés de marbre de l'escalier d'honneur. Ses salons d'apparat avaient été disposés pour une réception solennelle. Ses salles à manger étaient garnies de tables sur lesquelles étincelaient les surtouts d'argent massif, la merveilleuse vaisselle des millionnaires de Chicago et les coupes de cristal pleines de vins des hauts crûs et du champagne des meilleures marques sous une brise assez fraîche. Enfin, neuf heures sonnèrent à l'horloge de City Hall. Des fanfares éclatèrent à l'extrémité de La Salle Street. Trois hurrahs, poussés unanimement, emplirent l'espace. Au signal du surintendant de police, le cortège s'ébranla, bannières déployées. Tout d'abord, des formidables instruments de l'orchestre s'échappèrent les rythmes enlevants de la « Columbus March » du professeur John K. Paine, de Cambridge. Lent et mesuré, le défilé s'opéra en remontant La Salle Street. Presque aussitôt le char se mit en mouvement au pas de ses six chevaux caparaçonnés luxueusement, empanachés de touffes et d'aigrettes. Les guirlandes de fleurs se tendirent aux mains des six privilégiés, dont le choix semblait dû aux fantaisistes caprices du hasard. Puis, les clubs, les autorités militaires, civiles et municipales, les masses qui suivaient les détachements de cavalerie, s'avancèrent en ordre parfait. Inutile de dire que les portes, les fenêtres, les balcons, les auvents, les toits même de La Salle Street, étaient bondés de spectateurs de tout âge dont le plus grand nombre occupait sa place depuis la veille. Lorsque les premiers rangs du cortège eurent atteint l'extrémité de l'avenue, ils obliquèrent un peu à gauche afin de prendre l'avenue qui longe Lincoln Park. Quel incroyable fourmillement de monde à travers les deux cent cinquante acres de cet admirable enclos que baignent à l'est les eaux frissonnantes du Michigan, avec ses allées ombreuses, ses bosquets, ses pelouses, ses dunes boisées, son lagon Winston, ses monuments élevés à la mémoire de Grant et de Lincoln, et ses champs de parade, et son département zoologique, dont les fauves hurlaient, dont les singes gambadaient pour se mettre à l'unisson de toute cette populaire agitation ! Comme, d'habitude, le parc est à peu près désert pendant la semaine, un étranger aurait pu se demander si ce jour était un dimanche. Non ! c'était bien un vendredi, – le triste et maussade vendredi, – qui tombait, cette année-là, le 3 avril. Bon ! ils ne s'en préoccupaient guère, les curieux, et ils échangeaient leurs réflexions au passage du cortège, dont ils regrettaient sans doute de ne pas faire partie. « Certainement, disait l'un, c'est aussi beau que la cérémonie de dédicace de notre Exposition ! – Vrai, répondait l'autre, et ça vaut le défilé du 24 octobre dans Midway Plaisance ! – Et les six qui marchent près du char… clamait un marinier de la Chicago-river. – Et qui reviendront la poche pleine ! s'écriait un ouvrier de l'usine Cormick. – En voilà des gagneurs de gros lots, hennissait un énorme brasseur, qui suait la bière par tous ses pores. Je donnerais bien mon pesant d'or pour être à leur place… – Et vous n'y perdriez pas ! répliquait un vigoureux abatteur des Stock Yards. – Une journée qui leur rapportera des paquets de bonnes valeurs !… répétait-on autour d'eux. – Oui !… leur fortune est faite !… – Et quelle fortune !… – Dix millions de dollars à chacun… – Vous voulez dire vingt millions… – Plus près de cinquante que de vingt ! » Lancés comme ils l'étaient, ces braves gens finirent par arriver au milliard, – mot qui est d'ailleurs de conversation courante aux États-Unis. Mais il est à noter que tous ces dires ne reposaient que sur de simples hypothèses. Et maintenant, est-ce que ce cortège allait faire le tour de la ville ?… Eh bien, si le programme comportait une pareille déambulation, la journée n'y pourrait suffire. Quoi qu'il en soit, toujours avec les mêmes démonstrations de joie, toujours au milieu des bruyants éclats de l'orchestre et des chants des orphéonistes qui venaient d'entonner le « To the Son of Art », à travers les hips et les hurrahs de la foule, la longue colonne ininterrompue arriva devant l'entrée de Lincoln Park, à laquelle s'amorce Fullerton Avenue. Elle prit alors sur la gauche et chemina dans la direction de l'ouest, pendant deux milles environ, jusqu'à la branche septentrionale de la rivière de Chicago. Entre les trottoirs, noirs de monde, il y avait assez de largeur pour que le défilé pût s'opérer librement. Le pont franchi, le cortège gagna, par Brand Street, cette magnifique artère qui porte le nom de boulevard Humboldt sur un parcours de onze milles et redescend vers le sud, après avoir couru vers l'ouest. Ce fut à l'angle de Logan Square qu'il suivit cette direction, dès que les agents, non sans peine, eurent dégagé la chaussée entre la quintuple haie des curieux. À partir de ce point, le char roula jusqu'à Palmer Square, et parut devant le parc qui porte également le nom de l'illustre savant prussien. Il était midi. Une halte d'une demi-heure fut faite dans le Humboldt Park, – halte très justifiée, car la promenade devait être longue encore. La foule put se déployer à l'aise sur ces terrains verdoyants, rafraîchis par le courant des eaux vives, et dont la superficie dépasse deux cents acres. Le char arrêté, orchestre et chœurs attaquèrent le « Star Spangled Banner », qui fut couvert d'applaudissements, comme il l'eût été au Music Hall du Casino. Le point le plus à l'ouest, que le programme assignait au cortège, fut atteint, vers deux heures, au parc de Garfield. On le voit, les parcs ne manquent pas à la grande cité illinoise. On en nommerait à tout le moins quinze principaux, – celui de Jackson ne mesure pas moins de cinq cent quatre-vingt-six acres, – et dans leur ensemble ils couvrent deux mille acres1 de taillis, de halliers, de bosquets et de pelouses. Lorsque l'angle que dessine le boulevard Douglas en obliquant vers l'est eut été dépassé, le défilé reprit cette direction afin d'atteindre Douglas Park, et, de là, par le South West, franchir la branche méridionale de Chicago-river, puis le canal de Michigan qui la longe en amont. Il n'y eut plus qu'à descendre au sud le long de la Western Avenue sur une longueur de trois milles pour rencontrer Gage Park. Trois heures sonnaient alors, et il y eut lieu de faire une nouvelle station avant de revenir vers les quartiers est de la ville. Cette fois, l'orchestre fit rage, jouant avec un entrain extraordinaire les plus vifs deux-quatre, les plus enragés allegros, empruntés au répertoire des Lecocq, des Varney, des Audran et des Offenbach. Il est même incroyable que tout ce monde ne soit point entré en danse sous l'action de ces rythmes de bals publics. En France, personne n'y eût résisté. D'ailleurs, le temps était magnifique, bien qu'il ne laissât pas d'être encore assez froid. Aux premiers jours d'avril, la période hivernale est loin d'avoir pris fin sous le climat de 1 Environ 400 hectares. l'Illinois, et la navigation du lac Michigan et de la Chicago-river est généralement interrompue du commencement de décembre à la fin de mars. Mais, quoique la température fût encore basse, l'atmosphère était si pure, le soleil, arrondissant sa courbe sur un ciel sans nuages, versait de si clairs rayons, il semblait tellement « s'être mis de la fête », comme disent les chroniqueurs de la presse officieuse, que tout paraissait devoir marcher à souhait jusqu'au soir. Du reste, la masse du public ne tendait aucunement à diminuer. Si ce n'étaient plus les curieux des quartiers du nord, c'étaient les curieux des quartiers du sud, et ceux-ci valaient ceux-là pour l'animation démonstrative, pour l'enthousiasme des hurrahs qu'ils jetaient au passage. En ce qui concerne les divers groupes, le cortège se conservait tel qu'au début devant l'hôtel de La Salle Street, tel qu'il serait certainement encore au terme de sa longue étape. Au sortir de Gage Park, le char revint directement vers l'est par le boulevard de Garfield. À l'extrémité de ce boulevard se déploie dans toute sa magnificence le parc de Washington, qui embrasse une étendue de trois cent soixante et onze acres. La foule l'encombrait, comme elle le faisait quelques années auparavant, lors de la grande Exposition organisée dans son voisinage. De quatre heures à quatre heures et demie, il y eut un stationnement pendant lequel fut remarquablement exécuté par les orphéonistes, et aux applaudissements de l'innombrable auditoire, l'« In Praise of God » de Beethoven. Puis la promenade reprit sous les ombrages du parc jusqu'à la partie que comprit avec Midway Plaisance l'ensemble de la World's Columbian Fair, dans la vaste enceinte de Jackson Park, sur le littoral même du lac Michigan. Le char allait-il se diriger vers cet emplacement désormais célèbre ?… S'agissait-il d'une cérémonie qui en rappellerait le souvenir, d'un anniversaire qui, fêté annuellement, ne laisserait jamais oublier cette date mémorable des annales chicagoises ?… Non, après avoir contourné Washington Park Club par Cottage Greve Avenue, les premiers rangs de la milice firent halte devant un parc que les railways entourent de leur multiple réseau d'acier en ce quartier populeux. Le cortège s'arrêta, et, avant de pénétrer sous l'ombrage de chênes magnifiques, les instrumentistes firent entendre l'une des plus entraînantes valses de Strauss. Ce parc était-il donc celui d'un casino, et un immense hall attendait-il là tout ce monde, convié à quelque festival de nuit carnavalesque ?… Les portes venaient de s'ouvrir largement, et les agents ne parvenaient qu'au prix de grands efforts à maintenir la foule, plus nombreuse en cet endroit, plus bruyante, plus débordante aussi. Cette fois, elle n'avait pas envahi le parc que protégeaient divers détachements de la milice, afin de permettre au char d'y pénétrer au terme de cette promenade d'une quinzaine de milles à travers l'immense cité… Ce parc n'était pas un parc… C'était Oakswoods Cemetery, le plus vaste des onze cimetières de Chicago… Et ce char était un char funéraire, qui transportait à sa dernière demeure les dé- pouilles mortelles de William J. Hypperbone, l'un des membres de l'Excentric Club. II WILLIAM J. HYPPERBONE. De ce que MM. James T. Davidson, Gordon S. Allen, Harry B. Andrews, John I. Dickinson, Georges B. Higginbotham, Thomas R. Carlisle, ont été cités parmi les honorables groupes des personnages qui marchaient immédiatement derrière le char, il ne faudrait pas en induire qu'ils fussent les membres les plus en vue de l'Excentric Club. De fait, à vrai dire, ce qu'il y avait seulement d'excentrique dans leur manière de vivre en ce bas monde, c'était d'appartenir au dit club de Mohawk Street. Peut-être ces considérables fils de Jonathan, enrichis dans les multiples et fructueuses affaires de terrains, de salaisons, de pétrole, de chemins de fer, de mines, d'élevage, d'abatage, avaient-ils eu l'intention « d'épater » leurs compatriotes des cinquante et un États de l'Union, le nouveau et l'ancien monde par des extravagances ultra-américaines. Mais leur existence publique ou privée, il faut en convenir, n'offrait rien qui fût de nature à les signaler à l'attention de l'univers. Ils étaient là une cinquantaine, « valant un gros chiffre d'impôt », payant une cotisation élevée, sans relations suivies avec la société chicagoise, très assidus à leurs salons de lecture et de jeu, y lisant nombre de journaux et de revues, y jouant plus ou moins gros jeu comme dans tous les cercles, et se disant parfois, à propos de ce qu'ils avaient fait dans le passé et de ce qu'ils faisaient dans le présent : « Décidément nous ne sommes pas du tout… mais pas du tout excentriques ! » Cependant l'un des membres semblait montrer plus que ses collègues quelques dispositions à l'originalité. Quoiqu'il ne se fût pas encore distingué par une série de bizarreries retentissantes, on croyait pouvoir compter que dans l'avenir il finirait par justifier le nom prématurément porté par le célèbre club. Or, par malheur, William J. Hypperbone venait de mourir. Il est vrai, ce qu'il n'avait jamais fait de son vivant, on dut reconnaître qu'il venait de le faire d'une certaine façon après sa mort, puisque c'était par son expresse volonté que ses funérailles s'accomplissaient ce jour-là au milieu de l'allégresse générale. Feu William J. Hypperbone, à l'époque où s'était brusquement terminée son existence, n'avait pas dépassé la cinquantaine. À cet âge, c'était un bel homme, haut de taille, large d'épaules, fort de buste, d'assez raide attitude, non sans une certaine élégance, une certaine noblesse. Il avait les cheveux châtains qu'il tenait ras, une barbe en éventail dont les soyeux fils d'or se mélangeaient de quelques fils d'argent, les yeux bleu sombre, allumés d'une prunelle ardente sous d'épais sourcils, la bouche, avec son mobilier dentaire au complet, un peu serrée des lèvres dont les commissures se relevaient légèrement, – signe d'un tempérament enclin à la raillerie et même au dédain. Ce superbe type de l'Américain du Nord jouissait d'une santé de fer. Jamais un médecin n'avait tâté son pouls, examiné sa langue, regardé sa gorge, palpé sa poitrine, écouté son cœur, ni pris au thermomètre la température de son corps. Et cependant les médecins ne manquent point à Chicago – non plus que les dentistes, tous d'une grande habileté professionnelle, mais qui n'avaient pas eu l'occasion de l'exercer à son égard. On aurait donc pu se dire qu'aucune machine, – fût-elle de la force de cent docteurs, – n'aurait été capable de le tirer de ce monde pour le transporter dans l'autre, et, pourtant, il était mort, mort sans l'aide de la Faculté, et c'est parce qu'il avait passé de vie à trépas que son char funéraire stationnait alors devant la porte d'Oakswoods Cemetery. Pour compléter le portrait du personnage physique par le portrait du personnage moral, il convient d'ajouter que William J. Hypperbone était d'un tempérament très froid, très positif, et qu'en toutes circonstances il demeurait très maître de lui. S'il trouvait que la vie a du bon, c'est qu'il était philosophe, et, en somme, la philosophie est d'un usage facile, lorsqu'une grande fortune, l'exemption de tout souci de santé et de famille, permettent d'unir la bienveillance à la générosité. On se demandera donc s'il était logique d'attendre quelque acte excentrique d'une nature aussi pratique et aussi pondérée. Y avait-il eu dans le passé de cet Américain un fait de nature à le laisser croire ?… Oui, un seul. À l'âge de quarante ans, William J. Hypperbone avait eu la pensée d'épouser en légitimes noces la plus authentique centenaire du nouveau continent, dont la naissance datait de 1781, le jour même où, pendant la grande guerre, la capitulation de lord Cornwallis obligea l'Angleterre à reconnaître l'indépendance des États-Unis. Or, au moment où il allait la demander en mariage, la digne miss Anthonia Burgoyne fut enlevée dans un accès d'enfantine coqueluche. William J. Hypperbone n'eut donc pas le temps d'être agréé. Toutefois, fidèle à la mémoire de la vénérable demoiselle, il resta célibataire, et cela peut bien passer pour une belle et bonne excentricité. Dès lors, plus rien ne pouvait troubler sa vie, car il n'était pas de cette école du grand poète qui s'est avancé jusqu'à dire en vers magnifiques : Oh ! mort, sombre déesse, où tout rentre et s'efface, Accueille tes enfants dans ton sein étoilé. Affranchis-les du temps, du nombre, de l'espace, Et rends-leur le repos que la vie a troublé ! Au vrai, pourquoi William J. Hypperbone eût-il songé à invoquer la sombre déesse ?… Le temps, le nombre, l'espace, l'avaient-ils jamais gêné ici-bas ?… Est-ce que tout ne lui avait pas réussi en ce monde ?… Est-ce qu'il n'était pas le grand favori de la chance qui l'avait toujours et partout comblé de ses faveurs ?… À vingt-cinq ans, jouissant déjà d'une certaine fortune, il avait su la décupler, la centupler, la millupler dans d'heureuses spéculations, à l'abri de tous mauvais aléas. Originaire de Chicago, il n'avait eu qu'à suivre le prodigieux développement de cette ville dont les quarante-six mille hectares, – affirme un voyageur, – qui valaient deux mille cinq cents dollars en 1823, en valent actuellement huit milliards. Ce fut donc dans des conditions faciles, en achetant à bas prix, en revendant à haut prix, des terrains dont quelques-uns trouvèrent acquéreurs à deux et trois mille dollars le yard superficiel pour la construction de maisons à vingt-huit étages, ce fut en y ajoutant diverses parts d'intérêts dans des affaires de railroads, de pétrole, de placers, que William J. Hypperbone put s'enrichir de manière à laisser après lui une fortune énorme. En vérité, miss Anthonia Burgoyne avait eu tort de manquer un si beau mariage. Après tout, s'il n'était pas étonnant que l'inexorable mort eût emporté la centenaire à cet âge, il y avait lieu de s'étonner que William J. Hypperbone, pas même demi-centenaire, en pleine vie, en pleine force, fût allé la rejoindre dans un monde qu'il n'avait aucune raison de croire meilleur. Et, maintenant qu'il n'était plus, à qui reviendraient les millions de l'honorable membre du Club des Excentriques ? Tout d'abord, on s'était demandé si ce club ne serait pas institué légataire universel du premier de ses membres qui eût quitté l'existence depuis sa fondation, – ce qui engagerait peutêtre ses collègues à suivre plus tard cet exemple. Il faut savoir que William J. Hypperbone vivait dans le cercle de Mohawk Street plus que dans son hôtel de La Salle Street. Il y prenait ses repas, son repos, ses plaisirs, dont le plus vif – ceci est à noter, – était le jeu, non pas les échecs, non pas le jacquet ou le trictrac, non pas les cartes, ni baccara, ni trente et quarante, ni lansquenet, ni poker, pas davantage le piquet, l'écarté ou le whist, mais celui-là même qu'il avait introduit dans son cercle et auquel il réservait sa préférence. Il s'agit du Jeu de l'Oie, le Noble Jeu plus ou moins renouvelé des Grecs. Impossible de dire à quel point William J. Hypperbone s'y passionnait, – passion qui avait fini par gagner ses collègues. Il s'émotionnait à sauter d'une case à l'autre au caprice des dés, à s'élancer d'oie en oie pour atteindre le dernier de ces hôtes de basse-cour, à se promener sur « le pont », à séjourner dans « l'hôtellerie », à se perdre dans « le labyrinthe », à tomber dans « le puits », à s'emmurer dans « la prison », à se heurter à « la tête de mort », à visiter les cases « du marin, du pêcheur, du port, du cerf, du moulin, du serpent, du soleil, du casque, du lion, du lapin, du pot de fleurs », etc., etc. Il va sans dire que, entre ces opulents personnages de l'Excentric Club, les primes à payer suivant les règles de ce jeu n'étaient pas minces, qu'elles se chiffraient par des milliers de dollars, et que le gagnant, si riche qu'il fût, éprouvait un vif plaisir à empocher la forte somme. Ainsi, depuis une dizaine d'années déjà, William J. Hypperbone passait ses journées à son cercle, se bornant à quelques promenades le long du lac Michigan. Sans jamais avoir eu le goût des Américains pour courir le monde, ses voyages s'étaient bornés aux États-Unis. Donc, pourquoi ses collègues, avec lesquels il n'avait eu que d'excellents rapports, n'hériteraient-ils pas de lui ?… N'étaient-ce pas les seuls de ses semblables auxquels il eût été rattaché par les liens de la sympathie et de l'amitié ?… N'avaient-ils pas chaque jour partagé sa passion immodérée du Noble Jeu de l'Oie, lutté avec lui sur ce terrain où le hasard ménage tant de surprises ?… Tout au moins, William J. Hypperbone n'aurait-il pas eu la pensée de fonder un prix annuel, en l'honneur de celui de ses partenaires qui aurait gagné le plus grand nombre de parties entre le premier janvier et le trente et un décembre ?… Il est temps de déclarer que le défunt ne possédait pas de famille, ni héritier direct ou collatéral, ni aucun parent au degré successible. Or, s'il était mort sans avoir disposé de sa fortune, elle irait naturellement à la république fédérale, laquelle, comme n'importe quel État monarchique, l'accepterait sans se faire prier. D'ailleurs, pour savoir ce qui en était des dernières volontés du défunt, il n'y eut qu'à se à rendre Sheldon Street, n° 17, chez maître Tornbrock, notaire, et à lui demander, d'abord, s'il existait un testament de William J. Hypperbone, ensuite quelles en étaient les clauses et conditions. « Messieurs, répondit maître Tornbrock à MM. Georges B. Higginbotham, le président, et Thomas R. Carlisle, qui furent délégués par l'Excentric Club à l'étude du grave tabellion, je m'attendais à votre visite qui m'honore… – Qui nous honore également, répondirent en s'inclinant les deux membres du club. – Mais, reprit le notaire, avant de s'occuper du testament, il convient de s'occuper des funérailles du défunt… – À ce propos, reprit Georges B. Higginbotham, ne doivent-elles pas être célébrées avec un éclat digne de feu notre collègue ?… – Je n'ai qu'à me conformer aux instructions de mon client, qui sont contenues dans ce pli, répliqua maître Tornbrock, en montrant une enveloppe dont il avait rompu le cachet… – Et ces funérailles seront… interrogea Thomas R. Carlisle. – À la fois pompeuses et joyeuses, messieurs, avec accompagnement d'instrumentistes et d'orphéonistes, et aussi avec le concours du public qui ne se refusera pas à pousser de gais hurrahs en l'honneur de William J. Hypperbone… – Je n'espérais pas moins d'un membre de notre Club, repartit le président, en approuvant de la tête. – Il ne pouvait se faire enterrer comme un simple mortel, ajouta Thomas R. Carlisle. – Aussi, reprit maître Tornbrock, William J. Hypperbone a-t-il manifesté sa volonté que la population entière de Chicago fût représentée à ses obsèques par une délégation de six membres tirés au sort dans des circonstances spéciales. En vue de ce projet, il avait, depuis quelques mois, réuni dans une urne les noms de tous ses concitoyens chicagois des deux sexes, compris entre vingt et soixante ans. Hier, comme ses instructions m'en faisaient le devoir, j'ai procédé à ce tirage en présence du maire et de ses adjoints. Puis, aux six premiers individus sortis j'ai donné connaissance par lettre chargée des dispositions du défunt, et je les ai invités à prendre rang en tête du cortège, en les priant de ne point se dérober au devoir de lui rendre les honneurs posthumes… – Et ils se garderont bien d'y manquer, s'écria Thomas R. Carlisle, car il y a lieu de croire qu'ils seront très avantagés par le testateur… si même ils ne sont pas institués ses seuls héritiers… – C'est possible, dit maître Tornbrock, et je n'en serais pas autrement étonné. – Et quelles conditions devaient remplir ces personnes que le sort allait choisir ?… voulut savoir Georges B. Higginbotham. – Une seule, répondit le notaire, – la condition d'être nées et domiciliées à Chicago. – Quoi… pas d'autre ?… – Pas d'autre. – C'est entendu, répondit Thomas R. Carlisle. Et, maintenant, à quelle époque, monsieur Tornbrock, devrez-vous ouvrir le testament ?… – Quinze jours après le décès. – Dans quinze jours seulement ?… – Seulement… comme l'indique l'accompagne… par conséquent le 15 avril… – Et pourquoi ce délai ?… – Parce que mon client a voulu, avant de mettre le public au courant de ses dernières volontés, que la certitude eût été acquise qu'il était irrévocablement passé de vie à trépas. cette note qui – Un homme pratique, notre ami Hypperbone ! affirma Georges B. Higginbotham. – On ne saurait trop l'être en ces graves circonstances, ajouta Thomas Carlisle, et à moins de se faire incinérer… – Et encore, se hâta de déclarer le notaire, risque-t-on d'être brûlé vivant… – Sans doute, ajouta le président, mais, cela fait, on est au moins sûr d'être mort ! » Quoi qu'il en soit, il n'avait point été question d'incinération pour le corps de William J. Hypperbone, et c'était en bière que le défunt avait été déposé sous les draperies du char funèbre. Il va de soi, lorsque la nouvelle du décès de William J. Hypperbone s'était répandue dans la ville, qu'elle y avait produit un prodigieux effet. Voici ce qui fut connu dès la première heure. Le 30 mars, dans l'après-midi, l'honorable membre de l'Excentric Club était assis avec deux de ses collègues devant la table du Noble Jeu de l'Oie. Il venait de faire le coup initial, soit neuf amené par six et trois, – début des plus heureux – qui l'envoyait à la cinquante-sixième case. Soudain sa face se congestionne, ses membres se raidissent. Il veut se lever, il le fait en chancelant, étend les mains, et fût tombé sur le parquet, si John T. Dickinson et Harry B. Andrews ne l'eussent reçu dans leurs bras et déposé sur un divan. Il fallait au plus tôt se pourvoir d'un médecin. Il en vint deux. Leur déclaration fut que William J. Hypperbone avait succombé à une congestion cérébrale, que tout était fini, et Dieu sait s'ils se connaissaient en morts, le docteur H. Burnham de Cleveland Avenue et le docteur S. Buchanan de Franklin Street ! Une heure après, le défunt avait été transporté dans sa chambre à son hôtel, où maître Tornbrock, aussitôt prévenu, était accouru sans perdre un instant. Le premier soin du notaire fut d'ouvrir celui des plis qui renfermait les dispositions du défunt relativement à ses obsèques. En premier lieu, il était invité à tirer au sort les six personnes qui devaient se joindre au cortège, et dont les noms étaient contenus avec d'autres par centaines de mille dans une urne énorme dressée au centre du hall. Lorsque cette bizarre clause fut connue, on se figure aisément quelles nuées de journalistes assaillirent maître Tornbrock, aussi bien les reporters du Chicago Tribune, du Chicago Inter-Ocean, du Chicago Evening journal, qui sont républicains ou conservateurs, que ceux du Chicago Globe, du Chicago Herald, du Chicago Times, du Chicago Mail, du Chicago Evening Post, qui sont démocrates ou libéraux, que ceux du Chicago Daily News, du Daily News Record, de la Freie Presse, du Staats Zeitung, de politique indépendante. L'hôtel de La Salle Street ne se désemplit pas de toute la demi-journée. Et ce que ces dénicheurs de nouvelles, ces fournisseurs de faits divers, ces rédacteurs de chroniques sensationnelles, ces reporters – pour ne pas dire ces « reportiers » – voulaient s'arracher les uns aux autres, ce n'étaient point les détails relatifs à la mort de William J. Hypperbone, les causes qui l'avaient si inopinément produite au moment du fameux coup de dés de neuf par six et trois… Non ! c'étaient les noms des six privilégiés qui allaient sortir de l'urne. Maître Tornbrock, accablé par le nombre, s'en tira en homme éminemment pratique, – ce que sont d'ailleurs, et à un degré rare, la plupart de ses compatriotes. Il offrit de mettre ces noms aux enchères, de les livrer au journal qui les payerait du prix le plus élevé, sous cette réserve que la somme encaissée serait partagée entre deux des vingt et un hôpitaux de la ville. Ce fut la Tribune qui l'emporta sur ses concurrents. Dix mille dollars, elle poussa les enchères jusqu'à dix mille dollars, après une lutte acharnée contre le Chicago Inter-Ocean. Ils se frottèrent les mains, ce jour-là, les administrateurs de Charitable Eye and Ear Illinois Infirmary, 237, W. Adams Street, et ceux de Chicago Hospital for Women and Children, W. Adams, Corner Paulina ! Mais aussi quel succès le lendemain pour la puissante feuille, et quel bénéfice elle réalisa avec un tirage supplémentaire de deux millions cinq cent mille numéros ! Il fallut en fournir par centaines de mille aux cinquante et un États dont l'Union se composait à cette époque. « Les noms, criaient ses porteurs, les noms de ces mortels heureux entre tous, que le scrutin avait choisis parmi la population chicagoise ! » Ils étaient les six « chançards » comme on les appela en empruntant cette expression au dictionnaire que l'Académie française finira par enrichir de ce nouveau mot, – ou abréviativement les « Six ». Du reste, la Tribune était coutumière de ces audaces tapageuses, et que ne pouvait oser le si bien informé journal de Dearborn and Madison Street, lequel marche sur un budget d'un million de dollars, et dont les actions, émises à mille dollars, en valent aujourd'hui vingt-cinq mille ?… En outre, sans parler de ce numéro du 1er avril, la Tribune publia les six noms sur une liste spéciale, que ses agents distribuèrent à profusion jusque dans les plus lointaines bourgades de la république des États-Unis. Voici, dans l'ordre où le sort les avait désignés, ces noms qui allaient courir le monde pendant de longs mois au milieu d'extraordinaires péripéties, dont n'aurait pu se faire une idée le plus imaginatif des romanciers de Franco : Max Réal, Tom Crabbe, Hermann Titbury, Harris T. Kymbale, Lissy Wag, Hodge Urrican. On le voit, de ces six personnages cinq appartenaient au sexe fort et un seul au sexe faible, – si tant est que cette qualification puisse se justifier, lorsqu'il s'agit des femmes américaines. Cependant la curiosité publique ne devait pas être entièrement satisfaite à la première heure. Quels étaient les porteurs de ces six noms, où demeuraient-ils, à quelle classe de la société appartenaient-ils, la Tribune ne put tout d'abord en informer ses innombrables lecteurs. Et même étaient-ils encore vivants à cette époque, les élus de ce scrutin posthume ?… Cette question s'imposait. En effet, la mise en urne des noms datait de quelque temps déjà, de quelques mois, et en admettant que personne de ceux que le sort avait désignés ne fût décédé, il se pouvait qu'un ou plusieurs eussent quitté l'Amérique. D'ailleurs, s'ils étaient en mesure de le faire, et bien qu'ils n'eussent point été consultés à ce sujet, ils viendraient prendre place autour du char – sur cela nulle hésitation. Était-il supposable qu'ils répondissent par un refus, qu'ils ne se rendissent pas à l'invitation bizarre mais sérieuse de William J. Hypperbone, – excentrique au moins après son trépas, – qu'ils renonçassent aux avantages que leur réservait, à n'en pas douter, le testament déposé dans l'étude de maître Tornbrock ?… Non ! ils seraient tous là, car ils pouvaient avec juste raison se considérer comme les héritiers de la grosse fortune du défunt, et l'héritage échapperait certainement aux gourmandes convoitises de l'État. Et, on le vit bien, lorsque, trois jours plus tard, les « Six », sans même se connaître, parurent sur le perron de l'hôtel de La Salle Street, devant le notaire, lequel après avoir constaté l'identité de chacun, remit entre leurs mains les guirlandes du char. Aussi, de quelle curiosité ils furent l'objet, et de quelle envie également ! Par ordre de William J. Hypperbone, tout signe de deuil devant être proscrit de ces extraordinaires funérailles, ils s'étaient conformés à cette clause publiée dans les journaux, ils avaient revêtu des habits de fête, – habits dénotant par leur qualité et leur coupe que ces personnages appartenaient à des classes de la société fort différentes. Voici dans quel ordre ils furent placés : Au premier rang : Lissy Wag à droite, Max Réal à gauche. Au deuxième rang : Hermann Titbury à droite, Hodge Urrican à gauche. Au troisième rang : Harris T. Kymbale à droite, Tom Crabbe à gauche. Mille hurrahs les saluèrent, lorsque ces dispositions eurent été prises, – hurrahs auxquels les uns répondirent par un geste aimable, et auxquels les autres ne répondirent pas. Et c'est ainsi qu'ils s'étaient mis en marche, dès que le signal eut été donné par le surintendant de police, et qu'ils avaient suivi, pendant une huitaine d'heures, les rues, les avenues, les boulevards de la grande cité chicagoise. Assurément, les six invités aux obsèques de William J. Hypperbone ne se connaissaient pas, mais ils ne tarderaient pas à faire connaissance. Et qui sait, tant l'avidité humaine est insatiable, si ces candidats à la future succession ne se considéraient point déjà comme des rivaux, et s'ils ne craignaient pas qu'elle ne fût dévolue à un seul héritier, au lieu d'être partagée entre six !… On a vu comment s'accomplirent ces funérailles, au milieu de quel prodigieux concours du public elles déroulèrent leurs pompes depuis La Salle Street jusqu'au cimetière d'Oakswoods, de quels morceaux de chant ou d'orchestre, qui n'avaient rien de funèbre, elles furent accompagnées, et quelles joyeuses acclamations sur le parcours du cortège furent poussées en l'honneur du défunt ! Et, maintenant, il n'y avait plus qu'à pénétrer dans l'enceinte des morts, et à déposer au fond de son tombeau, pour y dormir de l'éternel sommeil, celui qui fut William J. Hypperbone du Club Excentriques. III OAKSWOODS. Ce nom d'Oakswoods indique que l'emplacement occupé par le cimetière fut autrefois couvert d'une forêt de chênes, l'arbre par excellence de ces vastes solitudes de l'Illinois, jadis dénommées Prairie State à cause de l'exubérance de sa végétation. De tous les monuments funéraires qu'il contenait – plusieurs de haut prix – aucun ne pouvait être comparé à celui que William J. Hypperbone avait fait édifier quelques années avant pour son usage personnel. On le sait, les cimetières américains, comme les cimetières anglais, sont de véritables parcs. Rien n'y manque de ce qui peut enchanter le regard, ni pelouses, ni ombrages, ni eaux courantes. Il ne semble pas que l'âme puisse s'y attrister. Les oiseaux y gazouillent plus joyeusement qu'ailleurs, peut-être parce que leur sécurité est complète en ces champs consacrés au suprême repos. C'était près d'un petit lac aux eaux calmes et transparentes que s'élevait le mausolée construit sur les plans et par les soins de l'honorable William J. Hypperbone. Ce monument, dans le goût de l'architecture anglo-saxonne, se prêtait à toutes les fantaisies de ce style gothique qui touche à la Renaissance. Il tenait à la fois de la chapelle par sa façade, surmontée d'un clocher dont la flèche pointait à une centaine de pieds au-dessus du sol, de la villa ou du cottage par la disposition de sa toiture et de ses fenêtres doublées de Windows en forme de miradors à vitrail colorié. Le clocher, orné de crosses et de fleurons, supporté sur les contreforts de la façade, renfermait une cloche d'une sonorité puissante, qui battait les heures de l'horloge lumineuse posée à sa base. La voix métallique de cette cloche, lorsqu'elle s'échappait à travers les auvents ajourés et dorés, se faisait entendre, au delà de l'enceinte d'Oakswoods, jusqu'aux rives du Michigan. Le monument mesurait cent vingt pieds de longueur sur une largeur de soixante à son transept. Il affectait en plan géométral la forme d'une croix latine, terminée par une abside en rotonde. La grille qui l'entourait, beau travail de ferronnerie d'aluminium, s'appuyait de distance en distance aux colonnes des lampadaires. Au delà se groupaient de magnifiques arbres d'une verdure persistante entre lesquels s'encadrait le superbe mausolée. La porte de cette grille, ouverte alors, donnait accès sur une allée bordée de massifs et de corbeilles jusqu'au pied d'un perron de cinq marches de marbre blanc. Au fond du large palier s'évidait un portail aux battants de bronze dont les découpures représentaient des entrelacements de fruits et de fleurs. Cette entrée desservait une antichambre, meublée de divans à gros clous d'or et ornée d'une jardinière de porcelaine chinoise dont les bouquets étaient fréquemment rafraîchis. À la voûte pendait un lustre de cristal à sept branches, garni d'ampoules électriques. Par des bouches de cuivre, ménagées aux angles, s'évaporait la température égale et douce d'un calorifère, entretenu pendant la saison froide par le gardien d'Oakswoods, et qui fournissait l'air chaud à l'intérieur du monument. En poussant les panneaux de glace d'une porte faisant face au portail du perron, on pénétrait dans la pièce principale de l'édifice C'était un hall spacieux, de forme circulaire, où se déployait le luxe extravagant permis à un archi-millionnaire, qui veut se continuer après sa mort les opulences de sa vie. À l'intérieur la lumière se versait généreusement par le plafond de verre dépoli qui fermait la partie supérieure de la voûte. À la surface des murs couraient des arabesques, des rinceaux, des listels, des bossages, des fleurons, des vermicules, aussi finement dessinés et sculptés que ceux d'un Alhambra. Leur base disparaissait derrière les divans aux étoffes éclatantes. Çà et là se dressaient des statues de bronze et de marbre, faunes et nymphes. Entre les piliers d'un stuc éblouissant, sur lesquels reposaient les nervures de la voûte, on pouvait admirer quelques tableaux de maîtres modernes, la plupart des paysages, dans leurs bordures d'or piquées de points lumineux. D'épaisses bandes de tapis moelleux recouvraient le pavé décoré de mosaïques miroitantes. Au delà du hall, au fond du mausolée s'arrondissait l'abside, éclairée par une large verrière dont les splendides vitraux s'enflammaient lorsque le soleil, à son déclin, les frappait de ses obliques rayons. Cette abside était garnie de tous les objets de l'ameublement moderne. Fauteuils, chaises, rockingschairs, canapés, l'encombraient dans un désordre voulu. Sur une table gisaient pêle-mêle livres et brochures, journaux et revues de l'Union et de l'étranger. Derrière ses vitres, un dressoir, pourvu de sa vaisselle, offrait les diverses variétés d'un en-cas toujours servi, chaque jour renouvelé, conserves délicates, onctueuses, sandwiches, gâteaux secs, flacons de vins fins, fioles de liqueurs qui étincelaient de marques illustrées. Quel endroit heureusement disposé, on l'avouera, pour la lecture, la sieste ou le luncheon ! Au centre du hall, baigné de la lumière que le dôme laissait filtrer par les glaces, se dressait un tombeau de marbre blanc, enrichi de fines sculptures, dont les angles reproduisaient la figure d'animaux héraldiques. Ce tombeau, entouré d'un cercle d'ampoules en pleine incandescence, était ouvert, et la pierre qui devait s'y rabattre avait été redressée. C'était là qu'allait être placé le cercueil dans lequel le corps de William J. Hypperbone reposait sur son capitonnage de satin blanc. Assurément un tel mausolée ne pouvait inspirer des idées funèbres. Il évoquait plutôt la joie que la tristesse. À travers l'air pur qui le remplissait, on ne sentait pas ce frôlement des ailes de la mort, qui palpitent au-dessus des tombes d'un cimetière. Et, pour tout dire, n'était-ce pas le monument digne de l'original Américain à qui on devait le si peu attristant programme de ses funérailles, et devant lequel allait s'achever cette cérémonie, où les chants d'allégresse s'étaient mêlés aux joyeux hurrahs de la foule ? Il est à noter que William J. Hypperbone ne manquait jamais de venir deux fois chaque semaine, le mardi et le vendredi, passer quelques heures à l'intérieur de son mausolée. De temps en temps, plusieurs de ses collègues l'accompagnaient. En somme, c'était un lieu de conversation des plus confortables et des plus tranquilles. Étendus sur les divans de l'abside, assis devant la table, ces honorables personnages faisaient la lecture, s'entretenaient de la politique du jour, du cours des valeurs et des marchandises, des progrès du jingoïsme, autrement dit du chauvinisme dans les diverses classes de la société, des avantages ou des désavantages du bill Mac Kinley dont les esprits sérieux se préoccupaient sans cesse. Et, tandis qu'ils devisaient ainsi, les domestiques présentaient les plateaux du lunch. Puis, l'après-midi écoulée en des conditions si agréables, les équipages remontaient Grove Avenue et ramenaient à leurs hôtels les membres de l'Excentric Club. Il va sans dire que nul ne pouvait pénétrer, si ce n'est le propriétaire, dans son « cottage d'Oakswoods », comme il l'appelait. Le gardien du cimetière, chargé de l'entretien dudit cottage, en possédait seul une seconde clef. Décidément, si William J. Hypperbone ne s'était guère distingué de ses semblables dans les actes de sa vie publique, du moins sa vie privée, partagée entre le cercle de Mohawk Street et le mausolée d'Oakswoods, présentait-elle certaines bizarreries qui permettaient de le ranger parmi les excentriques de son temps. Il n'aurait plus manqué, pour reculer l'excentricité à ses dernières limites, que le défunt n'eût pas réellement trépassé. Or, ses héritiers, quels qu'ils fussent, pouvaient être rassurés à cet égard. Il n'y avait pas là un cas de mort apparente, mais un cas de mort définitive. À cette époque, d'ailleurs, on appliquait déjà les rayons ultra X du professeur Friedrich d'Elbing (Prusse), connus sous le nom de « kritiskshalhen ». Ces rayons possèdent une force de pénétration si intense qu'ils traversent le corps humain, et jouissent de cette propriété singulière de produire des images photographiques différentes suivant que le corps traversé est mort ou vivant. Or, l'épreuve avait été tentée sur William J. Hypperbone, et les images obtenues ne pouvaient laisser aucun doute dans l'esprit des médecins. La « défunctuosité », – ce fut le mot dont ils se servirent dans leur rapport, – était certaine, et ils n'auraient pas à se reprocher l'erreur d'une inhumation trop hâtive. Il était cinq heures quarante-cinq, lorsque le char franchit la porte d'Oakswoods. C'était dans la partie médiane du cimetière, à la pointe du lagon, que se dressait le monument. Le cortège, dans son ordre immuable, accru d'une foule plus bouscu- lante que les agents avaient grand'peine à maintenir, se dirigea vers le lagon sous le couvert des grands arbres. Le char s'arrêta devant la grille, dont les candélabres jetaient les éblouissantes clartés de leurs lampes à arc au milieu des premières ombres du soir. En somme, une centaine d'assistants au plus pourraient trouver place à l'intérieur du mausolée. Si donc le programme des obsèques comportait encore quelques numéros, il faudrait qu'ils fussent exécutés à l'extérieur. Et, en effet, les choses allaient se passer de la sorte. Le char arrêté, les rangs se resserrèrent, tout en respectant les six teneurs de guirlandes, qui devaient accompagner le cercueil jusqu'à son tombeau. Il s'élevait un bruit confus de cette foule, avide de voir, avide d'entendre. Mais peu à peu le tumulte s'apaisa, les groupes s'immobilisèrent, les murmures s'éteignirent, le silence régna autour de la grille. C'est alors que furent prononcées les paroles liturgiques par le révérend Bingham, qui avait suivi le défunt jusqu'à sa dernière demeure. L'assistance les écouta avec recueillement, et à cet instant, à cet instant seul, les obsèques prirent un caractère religieux. À ces paroles, dites d'une voix pénétrante qui s'entendit au loin, succéda l'exécution de la célèbre marche de Chopin, d'un effet si pénétrant dans les cérémonies de ce genre. Mais peutêtre l'orchestre l'enleva-t-il d'un mouvement un peu plus vif que ne le portent les indications du maître symphoniste, – mouvement qui correspondait mieux aux dispositions de l'auditoire et aussi du décédé. On était loin des sentiments dont Paris s'inspira aux funérailles de l'un des fondateurs de la Républi- que, lorsque la Marseillaise, d'une tonalité si éclatante, fut jouée sur le mode mineur. Après ce morceau de Chopin, le clou du programme, un des collègues de William J. Hypperbone, celui avec lequel il s'était lié d'une plus étroite amitié, le président Georges B. Higginbotham, se détacha du groupe, vint se placer devant le char, et alors, dans une brillante oraison, il retraça en termes apologétiques le curriculum vitae de son ami. À vingt-cinq ans, déjà possesseur d'une certaine fortune, William J Hypperbone sut la faire fructifier… Et ses heureuses acquisitions de terrains, dont le yard superficiel vaut actuellement ce qu'il faudrait d'or pour le couvrir… Et son élévation au rang des millionnaires de la cité… autant dire les grands citoyens des États-Unis d'Amérique… Et l'actionnaire avisé des puissantes compagnies des railroads de la Fédération… Et le prudent spéculateur, lancé dans les affaires qui rapportent de gros intérêts… Et le généreux donateur, toujours prêt à souscrire aux emprunts de son pays le jour où son pays eût éprouvé le besoin d'emprunter, besoin qu'il n'éprouva pas… Et le distingué collègue que perdait en lui le Club des Excentriques, le membre sur lequel on comptait pour l'illustrer… l'homme qui, si son existence se fût prolongée au delà de la cinquantaine, eût étonné l'univers… D'ailleurs, il est de ces génies qui ne se révèlent que lors qu'ils ne sont plus !… Sans parler de ses funérailles, accomplies dans les circonstances que l'on sait, au milieu du concours d'une population tout entière, il était à croire que les suprêmes volontés de William J. Hypperbone imposeraient des conditions exceptionnelles à ses héritiers… Nul doute que son testament contint des clauses de nature à provoquer l'admiration des deux Amériques… qui valent à elles seules les quatre autres parties du monde ! » Ainsi parla Georges B. Higginbotham, non sans produire une générale émotion. Il semblait que William J. Hypperbone allait apparaître aux yeux de la foule, agitant, d'une main, l'acte testamentaire qui devait immortaliser son nom, et de l'autre, versant sur la tête des « Six » les millions de sa fortune !… Au discours du plus intime des amis du défunt, le public répondit par des murmures flatteurs, qui gagnèrent peu à peu jusqu'aux derniers rangs dans l'enceinte d'Oakswoods. Ceux qui avaient entendu communiquèrent leur impression à ceux qui n'avaient pu entendre, et qui ne furent pas les moins attendris de l'auditoire. Puis, l'orphéon et l'orchestre, unis dans un bruyant ensemble de voix et d'instruments, exécutèrent le formidable « Halleluyah » du Messie de Handel. La cérémonie touchait à sa fin, les numéros du programme étaient épuisés, et, cependant, on eût dit que le public s'attendait à quelque chose d'extraordinaire, peut-être de surnaturel. Oui ! telle était la surexcitation des esprits que personne n'eût trouvé surprenante une modification soudaine aux lois de la nature, quelque figure allégorique apparaissant dans le ciel, ainsi qu'autrefois à Constantin la croix de l'in hoc signo vinces, l'arrêt subit du soleil, comme au temps de Josué, afin d'éclairer cette grande manifestation pendant une heure encore, enfin un de ces faits miraculeux, dont les plus farouches libres-penseurs n'eussent pu nier l'authenticité… Mais, cette fois, l'immutabilité des lois de la nature resta intacte, et l'univers ne fut point troublé par des phénomènes d'ordre supérieur. Le moment était venu de retirer la bière du char, de la conduire à l'intérieur du hall, de la déposer dans le tombeau. Elle devait être portée par huit domestiques du défunt, revêtus de leur livrée de gala. Ils s'approchèrent, la dégagèrent des tentures qui la recouvraient, la placèrent sur leurs épaules, et se dirigèrent vers la porte de la grille. Les « Six » marchaient dans l'ordre et à la place qu'ils avaient conservé depuis le départ de l'hôtel de La Salle Street. Ceux de droite tinrent de la main gauche, ceux de gauche tinrent de la main droite les poignées d'argent du cercueil, conformément à l'invitation qui leur fut faite par le maître des cérémonies. Les membres de l'Excentric Club, les autorités civiles et militaires marchaient à leur suite. Puis, la porte de la grille se referma, et c'est à peine si l'antichambre, le hall, l'abside du mausolée suffisaient à les contenir tous. Au dehors se massèrent les autres invités du cortège, la foule se rabattit des divers points du cimetière d'Oakswoods, et des grappes humaines se suspendirent aux branches des arbres qui entouraient le monument. En cet instant, les trompettes de la milice éclatèrent à crever les poumons qui les emplissaient de leurs souffles, et l'on aurait pu se croire dans la vallée de Josaphat au début des grandes assises du jugement dernier. Alors se fit un immense lâcher d'oiseaux, enrubannés de bandelettes multicolores, qui s'éparpillèrent à la surface du lagon, au-dessus des ramures, poussant de joyeux cris de délivrance, et il sembla que l'âme du défunt, emportée dans leur vol, s'enlevait à travers les profondeurs du ciel. Dès que les degrés du perron eurent été gravis, le cercueil franchit le premier portail, puis le second, s'arrêta à quelques pas du tombeau, dans lequel les porteurs l'introduisirent. La voix du révérend Bingham se fit de nouveau entendre, demandant à Dieu d'ouvrir largement les portes célestes à feu William J. Hypperbone et de lui assurer l'éternelle hospitalité du Ciel. « Honneur à l'honorable Hypperbone ! prononça d'une voix haute et claire le maître des cérémonies. – Honneur… honneur… honneur ! » répétèrent par trois fois les assistants. Et, après eux, au dehors, des milliers de bouches lancèrent ce dernier adieu dans l'espace. Alors les « Six » firent processionnellement le tour du tombeau, reçurent le salut de Georges B. Higginbotham au nom des membres de l'Excentric Club, et se disposèrent à quitter le hall. Il n'y avait plus qu'à laisser retomber la lourde plaque de marbre, où seraient gravés les noms et titres du défunt. Maître Tornbrock fit quelques pas en avant, puis après avoir tiré de sa poche la note relative aux funérailles, il en lut les dernières lignes ainsi conçues : « Ma volonté est que mon tombeau reste ouvert pendant douze jours encore, et que, ce délai écoulé, dans la matinée du dit douzième jour, les six personnes désignées par le sort qui ont suivi mes funérailles viennent déposer leurs cartes de visite sur mon cercueil. Alors, la pierre tombale sera mise en place, et maître Tornbrock viendra, le dit jour, à midi sonnant, dans la salle de l'Auditorium, donner lecture de mon testament qui est entre ses mains. » « WILLIAM J. HYPPERBONE. » Décidément, c'était un original, le défunt, et qui sait si cette originalité posthume serait la dernière ?… L'assistance se retira, et le gardien du cimetière referma les portes du monument, puis celle de la grille. Il était près de huit heures. Le temps n'avait pas cessé de se tenir au beau. Il semblait même que la sérénité du ciel fût plus complète encore au milieu des primes ombres du soir. D'innombrables étoiles scintillaient au firmament, ajoutant leur douce clarté à celle des lampadaires qui brillaient autour du mausolée. La foule s'écoula lentement par les diverses issues du cimetière, désireuse de repos à la fin d'une si fatigante journée. Pendant quelques instants, un tumultueux bruit de pas troubla les rues avoisinantes, et la tranquillité régna enfin dans ce lointain quartier d'Oakswoods. IV LES « SIX ». Le lendemain, Chicago vaquait à ses multiples occupations. Les divers quartiers avaient repris leur physionomie quotidienne. Si la population ne se déroulait plus, comme la veille, le long des avenues et des boulevards, sur le passage d'un convoi funèbre, elle ne s'en intéressait pas moins aux surprises que lui réservait sans doute le testament de William J. Hypperbone. Quelles clauses renfermait-il, quelles obligations, bizarres ou non, imposait-il aux « Six », et comment seraient-ils mis en possession de son héritage, en admettant que tout cela n'aboutît pas à quelque mystification d'outre-tombe, bien digne d'un membre de l'Excentric Club ?… Eh bien, cette éventualité, personne n'eût voulu l'admettre. On se refusait à croire que miss Lissy Wag, MM. Urrican, Kymbale, Titbury, Crabbe et Réal dussent ne trouver dans cette affaire que beaucoup de déceptions avec beaucoup de ridicule. Assurément, il y aurait eu un moyen très simple de satisfaire la curiosité publique, d'une part, et de l'autre d'arracher les intéressés à cette incertitude qui menaçait de leur couper l'appétit et le sommeil. Il suffisait d'ouvrir le testament et d'en prendre connaissance. Mais défense formelle était faite de procéder avant le 15 courant, et maître Tornbrock n'eût jamais consenti à enfreindre les conditions imposées par le testateur. Le 15 avril, dans la salle du théâtre de l'Auditorium, en présence de la nombreuse assistance qu'elle pourrait contenir, il serait donné lecture du testament de William J. Hypperbone – le 15 avril, à midi, – pas un jour plus tôt, pas une minute plus tard. Donc, obligation de se résigner, – ce qui, d'ailleurs, ne ferait qu'accroître la surexcitation des cerveaux chicagois à mesure que s'approcherait la date fatale. Au surplus, les deux mille deux cents journaux quotidiens, les quinze mille autres publications hebdomadaires, mensuelles, bi-mensuelles des ÉtatsUnis, allaient entretenir cette surexcitation. Et, au total, s'ils ne pouvaient, même par supposition, pressentir les secrets du défunt, ils se promettaient de soumettre chacun des « Six » aux tortures de l'interview et tout d'abord d'établir leur situation sociale. Lorsqu'il aura été dit que la photographie ne se laisserait pas devancer par les journaux, que des portraits en grand ou en petit, en pied, en tête ou en buste, ne tarderaient pas à être jetés dans la circulation par centaines de mille, on admettra sans peine que les « Six » fussent destinés à prendre rang parmi les personnages les plus en vue des États-Unis d'Amérique. Les reporters du Chicago Mail, qui se présentèrent chez Hodge Urrican, 73, Randolph Street, se virent assez mal accueillis. « Qu'est-ce que vous me voulez, leur fut-il répondu avec une violence nullement affectée. Je ne sais rien !… Je n'ai rien à vous dire !… J'ai été invité à suivre le cortège, je l'ai suivi !… Et encore y en avait-il cinq comme moi, en file, près du char… cinq que je ne connais ni d'Adam ni d'Ève !… Et si cela finissait mal pour quelques-uns d'entre eux, cela ne m'étonnerait pas !… J'étais là comme un chaland à la remorque d'un tug, sans pouvoir écumer à mon aise en épanchant ma bile !… Ah ! ce William Hypperbone, – Dieu ait son âme et qu'il la garde surtout, – s'il m'a joué, s'il me force à amener mon pavillon devant ces cinq intrus, qu'il prenne garde à lui, et, tout défunt, tout enterré qu'il est, dussé-je attendre jusqu'au jugement dernier, je saurai bien… – Mais, lui objecta un des reporters courbés sous cette rafale, rien ne vous autorise à croire, monsieur Urrican, que vous soyez exposé à une mystification… que vous ayez à regretter d'avoir été un des élus du sort… Et, quand vous n'auriez pour votre part qu'un sixième de l'héritage… – Un sixième… un sixième !… riposta le bouillant interviewé d'une voix de tonnerre. Et ce sixième… suis-je seulement assuré de le toucher intégralement ?… – Calmez-vous, de grâce… – Je ne me calmerai pas… Il n'est pas dans ma nature de me calmer !… J'ai l'habitude des tempêtes, et je me suis toujours montré plus tempétueux qu'elles… – Il ne s'agit pas de tempêtes, fit observer le reporter… L'horizon est serein… – C'est ce que nous verrons, monsieur, s'écria l'irascible Américain, et si vous occupez le public de ma personne, de mes faits, de mes gestes, attention à ce que vous direz… ou vous aurez affaire au commodore Urrican ! » C'était, en effet, un commodore, Hodge Urrican, officier de la marine des États-Unis, à la retraite depuis six mois, – ce dont il ne pouvait se consoler, – un bon et brave marin, en somme, qui avait toujours su faire son devoir devant le feu de l'ennemi comme devant le feu du ciel. Malgré ses cinquante-deux ans, il n'avait rien perdu de son irritabilité naturelle. Que l'on se figure un homme vigoureusement constitué, taille élevée, carrure puissante, tête forte à gros yeux roulant sous des sourcils en broussaille, front un peu bas, cheveux tondus de près, menton carré agrémenté d'une barbiche qu'il fourrage sans cesse d'une main fébrile, bras solidement emmanchés, jambes régulièrement arquées, imprimant au torse ce mouvement de roulis spécial aux gens de mer. D'un caractère emporté, toujours le mors aux dents, incapable de se posséder, aussi désagréable que le peut être une créature humaine dans la vie privée comme dans la vie publique, on ne lui connaissait pas un ami. Il serait surprenant qu'un pareil type eût été marié. Aussi ne l'était-il pas, et « quelle chance pour sa femme », répétaient volontiers les mauvais plaisants. Il appartenait à cette catégorie de violents que la colère fait pâlir en déterminant un spasme du cœur, dont le corps se porte en avant, comme pour l'attaque, dont les pupilles ardentes sont en un perpétuel état de contraction, et dans la voix desquels il y a de la dureté, alors même qu'ils sont calmes, et du rugissement, quand ils ne le sont pas. Lorsque les chroniqueurs du Chicago Globe vinrent frapper à la porte de l'atelier de South Halsted Street, au numéro 3997, – la rue est de belle longueur, on le voit, – ils ne trouvèrent personne au logis, si ce n'est un jeune noir de dix-sept ans au service de Max Réal qui leur ouvrit. « Où est ton maître ?… lui demanda-t-on. – Je ne sais pas… – Et quand est-il parti ?… – Je ne sais pas. – Et quand reviendra-t-il ?… – Je ne sais pas. » Et en effet, Tommy ne savait pas, parce que Max Réal était sorti de grand matin, sans rien dire à Tommy, lequel aimait à dormir comme un enfant, et que son maître n'eût pas voulu tirer de sommeil de si bonne heure. Mais de ce que Tommy ne pouvait répondre aux demandes des reporters, il ne faudrait pas en conclure que le Chicago Globe manquerait d'informations au sujet de Max Réal. Non ! ce « Six » avait été déjà l'objet d'interviews fort répandues aux États-Unis. C'était un jeune peintre de talent, un paysagiste dont les toiles commençaient à se vendre à hauts prix en Amérique, et auquel l'avenir réservait une belle situation dans le domaine de l'art. Né à Chicago, si son nom était d'origine française, c'est qu'il descendait d'une famille canadienne de Québec. Là demeurait encore Mme Réal, veuve depuis quelques années, qui se disposait à venir s'installer près de lui dans la métropole illinoise. Max Réal adorait sa mère, qui lui rendait la même adoration, – une excellente mère et un excellent fils. Aussi n'avait-il pas voulu tarder d'un jour pour la mettre au courant de ce qui s'était passé, et comment il avait été désigné pour prendre une place spéciale aux obsèques de William J. Hypperbone. Il l'assurait d'ailleurs qu'il ne s'emballait guère sur les conséquences des dispositions testamentaires du défunt. Cela lui semblait « drôle », voilà tout. Max Réal venait d'atteindre sa vingt-cinquième année. Il tenait de sa naissance la grâce, la distinction, l'élégance du type français. Il était d'une taille au-dessus de la moyenne, châtain de cheveux et de barbe, les yeux d'un bleu foncé, la tête haute sans morgue ni raideur, la bouche souriante, la marche délibérée, indices de ce contentement intérieur, d'où naît la confiance joyeuse et inaltérable. Il y avait en lui une grande expansion de cette puissance vitale, qui se traduit dans les actes de l'existence par le courage et la générosité. Après s'être fait connaître comme peintre de réelle valeur, il s'était décidé à quitter le Canada pour les États-Unis, Québec pour Chicago. Son père, un officier, n'avait laissé en mourant qu'un très mince patrimoine, et s'il prétendait conquérir la fortune, c'était plus encore pour sa mère que pour lui. Bref, lorsqu'il fut constaté que Max Réal ne se trouvait pas au numéro 3997 de Halsted Street, il n'y eut point lieu d'interroger Tommy à son sujet. Le Chicago Globe en savait assez pour satisfaire la curiosité de ses lecteurs en ce qui concernait le jeune artiste. Si Max Réal n'était pas à Chicago aujourd'hui, il y était hier, et assurément il serait de retour le 15 avril, ne fût-ce que pour assister à la lecture du fameux testament et compléter le groupe des « Six » dans la salle de l'Auditorium. Ce fut toute autre chose, lorsque les reporters du Daily News Record se présentèrent au domicile d'Harris T. Kymbale. Celui-là, il n'aurait pas été nécessaire d'aller le relancer à son domicile, Milwaukee Avenue, 213, et il serait venu de lui-même se livrer à ses confrères. Harris T. Kymbale était un journaliste, le chroniqueur en chef de la si populaire Tribune. Trente-sept ans, taille moyenne, robuste, figure sympathique, un nez de fureteur, de petits yeux perçants, de fines oreilles faites pour tout entendre, une bouche impatiente faite pour tout répéter. Il était vif comme salpêtre, actif, débrouillard, remuant, loquace, endurant, infatigable, énergique, et même grand monteur de « bluffs », qui sont les gasconnades américaines. Ayant le sentiment bien précis de sa force, se tenant sans cesse dans l'attitude de l'action, doué d'une volonté persistante toujours prête à se manifester par des actes de vigueur, il avait voulu rester célibataire, comme il convient à un homme qui escalade quotidiennement les murs de la vie privée. Un brave compagnon, en somme, très sûr, très estimé de ses confrères, et auquel on n'envierait cette bonne fortune qui l'appelait à figurer parmi les « Six », en admettant qu'ils dussent réellement se partager les biens terrestres de William J. Hypperbone. Non ! inutile d'interroger Harris T. Kymbale, car ce fut lui qui s'écria tout d'abord : « Oui, mes amis, c'est bien moi, moi en personne, qui fais partie du conseil des Six !… Vous m'avez vu hier marcher à mon rang près du char !… Avez-vous observé mon attitude, digne et convenable, et le soin que je mettais à ne point laisser déborder ma joie, bien que, de ma vie, je n'eusse assisté à de si riantes funérailles !… Et, quand je songe qu'il était là, près de moi, couché dans son cercueil, cet excentrique défunt !… Et savez-vous ce que je me disais ?… S'il n'était pas mort, le digne homme… s'il allait appeler du fond de sa bière… s'il allait apparaître dans toute sa vitalité !… Eh bien, vous me croirez, je l'espère, cela serait arrivé, William J. Hypperbone se fût redressé de toute sa hauteur, comme un nouveau Lazare en rupture de tombe, que je n'aurais pas eu la mauvaise pensée de lui en vouloir, de lui reprocher son intempestive résurrection !… On a toujours le droit, n'est-il pas vrai, de ressusciter, à condition de ne point être mort !… » Voilà bien ce que dit Harris T. Kymbale, mais il aurait fallu l'entendre ! « Et que pensez-vous, lui demanda-t-on, de ce qui arrivera le 15 avril ?… – Il arrivera, répondit-il, que maître Tornbrock ouvrira le testament à midi précis… – Et vous ne doutez pas que les « Six » seront déclarés les seuls héritiers du défunt ?… – Naturellement !… Pourquoi, je vous prie, William J. Hypperbone nous aurait-il conviés à ses obsèques, sinon pour nous laisser sa fortune… – Que sait-on !… – Il ne manquerait plus qu'il nous eût dérangés sans dédommagement !… Songez donc… onze heures de cortège !… – Mais n'est-il pas supposable que le testament contiendra des dispositions plus ou moins bizarres ?… – C'est probable, et, étant donné l'original, je m'attends à quelque originalité… Eh bien, si ce qu'il demande est possible, ce sera fait, et si c'est impossible, comme on dit en France… ça se fera. Dans tous les cas, mes amis, vous pouvez compter sur Harris T. Kymbale, et il ne reculera pas d'une semelle ! » Non ! pour l'honneur du journalisme, il ne reculerait pas, qu'ils en fussent bien certains, ceux qui le connaissaient et aussi ceux qui ne le connaissaient pas, s'il s'en fût trouvé dans la population chicagoise. N'importe les conditions imposées par le défunt, le chroniqueur en chef de la Tribune les acceptait et les remplirait jusqu'au bout !… S'agit-il de partir pour la lune, il partirait, et, à moins que la respiration lui manquât faute d'air, il ne s'arrêterait pas en route. Quel contraste entre cet Américain si résolu et son cohéritier pour un sixième, désigné sous le nom d'Hermann Titbury, lequel demeurait dans ce quartier commerçant traversé du sud au nord par la longue chaussée de Robey Street. Lorsque les envoyés de la Staats Zeitung eurent sonné à la porte du numéro 77, ils ne parvinrent pas à en franchir le seuil. « Monsieur Hermann Titbury, l'entrebâillement, est-il chez lui ?… dirent-ils à travers – Oui, répondit une espèce de géante, mal coiffée, mal tenue, une sorte de dragon femelle. – Peut-il nous recevoir ?… – Je vous ferai réponse, lorsque je l'aurai demandé à Mrs. Titbury. » Car il existait une Mrs. Kate Titbury, âgée de cinquante ans, soit deux ans de plus que son mari. Et la réponse que fit cette matrone et que transmit fidèlement la servante, fut : « Monsieur Titbury n'a point à vous recevoir, et il s'étonne qu'on se permette de le déranger ! ». Il n'était pourtant question que d'avoir accès dans son bureau, non dans son dining-room, de lui demander quelques renseignements sur sa personne, non de prendre place à sa table. Cependant la maison demeura close, et les chroniqueurs de la Staats Zeitung durent revenir bredouilles. Hermann Titbury et Kate Titbury formaient bien le ménage le plus avare qui se fût jamais accouplé pour traverser de conserve cette vallée de larmes dont ils n'avaient d'ailleurs jamais versé la moindre goutte en s'apitoyant sur le sort des malheureux. C'étaient deux cœurs arides, insensibles, faits pour battre à l'unisson. Très heureusement, cette union, le Ciel avait dédaigné de la bénir, et leur lignée s'éteindrait en eux. Riches, leur fortune ne venait ni du commerce ni de l'industrie. Non, tous deux, – car la dame y avait travaillé autant que le monsieur, – s'étaient livrés aux affaires interlopes des petits banquiers, des prêteurs sur gage, des acheteurs de créances à vil prix, des usuriers de bas étage, de ces loups-cerviers qui dépouillent les gens en se tenant toujours dans les limites de la légalité, – cette légalité, a dit un grand romancier français, qui serait une belle chose pour les coquins… si Dieu n'existait pas ! En remontant l'échelle de leurs ancêtres, et presque dès les premiers échelons, on eût rencontré les ascendants d'origine allemande, ce qui justifiait ce prénom d'Hermann porté par le dernier représentant de cette tribu teutone. C'était un homme gros et court, roux de barbe comme sa femme était rousse de cheveux. Une santé de fer leur avait permis, à tous les deux, de ne jamais dépenser un demi-dollar en drogues de pharmacien ou en visites de docteur. Pourvus d'un estomac capable de tout digérer, – tel que les honnêtes gens devraient être seuls à en avoir, – ils vivaient de rien, et leur servante s'accommodait de ce régime. Depuis que M. Titbury s'était retiré des affaires, il n'avait plus eu de relations au dehors et se laissait complètement mener par Mrs Titbury, une maîtresse femme aussi détestable qu'on peut l'être, et qui couchait avec ses clefs, suivant l'expression populaire. Le couple occupait une maison à fenêtres étroites comme leurs idées, grillagées comme leur cœur, et qui ressemblait à un coffre-fort à secret. Du reste, leur porte ne s'ouvrait ni pour un étranger, ni pour un membre de la famille, faute de famille, ni pour des amis, puisqu'ils n'en avaient jamais eu. Et, cette fois, ce fut devant les dépités chercheurs d'informations qu'elle demeura obstinément close. Il est vrai, sans interviewer directement les époux Titbury, rien de plus aisé que d'apprécier leur état d'âme, du jour où ils prirent place dans le groupe des « Six ». Quel effet, lorsque Hermann Titbury lut son nom dans le fameux numéro de la Tribune du 1er avril ! Mais n'y avait-il pas d'autres Chicagois de ce nom ?… Aucun, du moins au 77 de Robey Street. Quant à admettre qu'il risquait d'être le jouet d'un mystificateur, allons donc ! Hermann Titbury se voyait déjà en possession du sixième de l'énorme fortune, et son grand regret, son dépit même, c'était de n'avoir pas été seul désigné par le sort. Aussi était-ce plus que de l'envie qu'il éprouvait pour ses cinq autres cohéritiers, c'était de la haine, – d'accord là-dessus avec le commodore Urrican, – et ce que Mrs Titbury et lui pensaient de ces intrus, mieux vaut le laisser imaginer au lecteur. Certes, le sort avait commis une de ces grossières erreurs dont il est coutumier, en appelant ce peu intéressant, ce peu sympathique personnage, à recevoir une part de l'héritage de William J. Hypperbone, si tant est que cela fût entré dans les intentions de cet original. Du reste, le lendemain des funérailles, dès cinq heures du matin. M. et Mrs Titbury avaient quitté leur demeure, s'étaient rendus au cimetière d'Oakswoods. Là, ils avaient fait lever le gardien, et, d'une voix où se sentait la plus vive inquiétude : « Rien de nouveau… cette nuit ?… demandèrent-ils. – Rien de nouveau, répondit le gardien. – Ainsi… il est bien mort ?… – Aussi mort qu'on peut l'être, soyez tranquilles ! » déclara le brave homme, qui attendit vainement quelque gratification pour sa bonne réponse. Tranquilles, oui, en effet ! Le défunt ne s'était pas réveillé de l'éternel sommeil, et rien n'avait troublé le repos des sombres hôtes du champ d'Oakswoods. M. et Mrs Titbury rentrèrent chez eux ; mais, une fois encore dans l'après-midi et dans la soirée, puis le lendemain, ils refirent la longue route, afin de s'assurer par eux-mêmes que William J. Hypperbone n'était pas revenu en ce monde sublunaire. En voilà assez sur ce couple destiné à figurer dans cette singulière histoire, et auquel pas un de ses voisins ne vint adresser un compliment sur son heureuse chance. Lorsque les deux reporters de la Freie Presse furent arrivés Calumet Street, non loin du lac de ce nom situé dans la partie méridionale de la ville, au milieu d'un quartier populeux et industriel, ils demandèrent aux agents où se trouvait la maison de Tom Crabbe. Elle portait le numéro 7, la maison de Tom Crabbe, ou, à vrai dire, celle de son entraîneur. En effet, c'était John Milner qui l'assistait dans ces mémorables luttes, dont les gentlemen sortent le plus souvent les yeux pochés, la mâchoire démantibulée, la poitrine défoncée d'une ou deux côtes, la bouche démunie de quelques dents, pour l'honneur du championnat dans une boxe nationale. Tom Crabbe était donc un professionnel, actuellement le champion du Nouveau-Monde, depuis qu'il avait vaincu le fameux Fitzsimons, lequel avait vaincu cette année le non moins fameux Corbett. Les informateurs pénétrèrent sans difficulté dans la maison de John Milner et furent reçus au rez-de-chaussée par ledit entraîneur, – un homme de taille ordinaire, d'une maigreur invraisemblable, la peau sur les os, mais tout muscles, tout nerfs, le regard perçant, les dents aiguës, la face glabre, d'une agilité de chamois, d'une adresse de singe. « Tom Crabbe ?… lui demanda-t-on. – Il est en train d'achever son premier déjeuner, répondit-il d'une voix aigre. – Peut-on le voir ?… – À quel propos ?… – À propos du testament de William J. Hypperbone et pour parler de lui dans notre journal… – Quand il s'agit de parler de Tom Crabbe, répliqua John Milner, Tom Crabbe est toujours visible. » Les reporters entrèrent dans la salle à manger, et se trouvèrent en présence du personnage. Il avalait sa sixième tranche de jambon fumé, son sixième chanteau de pain beurré, sa sixième pinte d'half and half, en attendant le thé qui infusait dans la grosse bouilloire, et les six petits verres de wisky 2 qui terminaient d'ordinaire son premier repas, celui qu'il prenait à sept heures et demie, lequel devait être suivi de cinq autres au cours de la journée. On voit le rôle important que jouait le chiffre six dans l'existence du fameux boxeur, et peut-être était-ce à sa mystérieuse influence qu'il devait de compter dans le groupe des héritiers de William J. Hypperbone. Tom Crabbe était un colosse, dépassant de dix pouces les six pieds anglais, et mesurant trois pieds d'une épaule à l'autre, une tête volumineuse, aux cheveux durs et noirs, presque ras tondus sur le crâne, de gros yeux bêtes de bœuf sous d'épais sourcils, le front bas et fuyant, les oreilles décollées, les maxillaires prononcés en gueule, une forte moustache coupée à la commissure des lèvres, toutes ses dents, car les formidables coups de poing ne lui en avaient pas enlevé une seule, un torse comme un muid de bière, des bras comme des bielles, des jam2 Sic. (Note du correcteur – ELG.) bes comme des piliers, faites pour supporter cette énorme architecture humaine. Humaine, est-ce bien le mot juste ? Non, animale, car il n'y avait que de l'animalité dans ce gigantesque produit. Ses organes opéraient comme ceux d'une machine, lorsqu'on les mettait en jeu, – une machine qui avait pour mécanicien John Milner. Il était célèbre dans les deux Amériques et ne se doutait guère de sa célébrité. Manger, boire, boxer, dormir, à cela se bornaient les actes de son existence, sans aucune dépense intellectuelle. Comprenait-il ce que la chance venait de faire pour lui en l'introduisant dans le groupe des « Six » ?… Savait-il à quel propos, la veille, il avait marché de son pas pesant près du char funèbre aux applaudissements de la foule ?… Vaguement, mais son entraîneur le comprenait en son lieu et place, et tous les droits dont il serait redevable à ce coup de fortune, John Milner saurait bien les faire valoir à son profit. Il suit de là que ce fut ce dernier qui répondit à l'interview des reporters au sujet de Tom Crabbe. Il leur fournit tous les détails de nature à intéresser les lecteurs de la Freie Presse : son poids personnel – cinq cent trente-trois livres avant ses repas, et cinq cent quarante après, – sa taille, exactement les six pieds dix pouces, comme il a été dit, – sa force, mesurée au dynamomètre, soixante-quinze kilogrammètres, celle d'un chevalvapeur, – sa puissance maxima de contraction aux mâchoires, deux cent trente-quatre livres, – son âge, trente ans, six mois et dix-sept jours, – ses parents, un père qui était packer ou tueur aux abattoirs de la maison Armour, sa mère qui avait été lutteuse foraine au cirque Swansea. Et que pouvait-on demander de plus pour écrire un article de cent lignes sur Tom Crabbe ? « Il ne parle guère… fit observer un des journalistes. – Le moins possible, répondit John Milner. À quoi bon s'user la langue ?… – Peut-être… ne pense-t-il pas davantage ?… – À quoi lui servirait de penser ?… – À rien, monsieur Milner. – Tom Crabbe n'est qu'un poing, ajouta l'entraîneur… un poing fermé… aussi prompt à l'attaque qu'à la riposte ! » Et, lorsque les reporters de la Freie Presse furent sortis : « Une brute… dit l'un. – Et quelle brute ! » répondit l'autre. Et, assurément, ce n'était pas de John Milner qu'ils voulaient parler. Lorsqu'on se transporte vers le nord-ouest de la ville, après avoir dépassé le boulevard Humboldt, on pénètre dans le vingtseptième quartier. Ici, l'agitation est moins grande, la population moins affairée. Le visiteur pourrait se croire en province, bien que cette locution n'ait aucune signification aux ÉtatsUnis. Au delà de Wabansia Avenue se rencontre la partie inférieure de Sheridan Street. En allant jusqu'au numéro 19, on se trouve devant une maison de modeste apparence, à dix-sept étages, peuplée d'une centaine de locataires. C'est là au neuvième que Lissy Wag occupait un petit appartement de deux pièces, où elle ne rentrait qu'après sa journée faite dans les magasins de nouveautés de Marshall Field, comme sous-caissière. Lissy Wag appartenait à une honorable et peu aisée famille, dont il ne restait plus qu'elle. Aussi, bien élevée, instruite comme le sont la plupart des jeunes filles américaines, après des revers de fortune et la mort de son père et de sa mère prématurément enlevés, avait-elle dû demander au travail les moyens de suffire à son existence. En effet, M. Wag s'était vu dépouiller de tout ce qu'il possédait dans une malheureuse affaire d'assurances maritimes, et la liquidation poursuivie en vue des intérêts de sa fille n'avait donné aucun résultat. Lissy Wag, douée d'un caractère énergique, d'un jugement sûr, d'une intelligence pénétrante, calme et maîtresse d'ellemême, eut assez de force morale pour ne point perdre courage. Grâce à l'intervention de quelques amis de sa famille, elle fut recommandée au chef de la maison Marshall Field, et, depuis quinze mois, elle y avait acquis une situation avantageuse. C'était une charmante jeune fille, qui venait d'atteindre sa vingt et unième année, taille moyenne, cheveux blonds, yeux bleu foncé, belle carnation qui indique la bonne santé, démarche élégante, physionomie un peu sérieuse qu'animait parfois un sourire à travers lequel étincelaient de jolies dents. Aimable, affable, obligeante, serviable, bienveillante, elle ne comptait que des amies parmi ses compagnes. De goûts très simples, très modestes, sans ambition, sans jamais s'abandonner à des rêves où tant d'autres s'égarent, Lissy Wag fut certainement et de beaucoup la moins émue des « Six », lorsqu'elle apprit que le sort l'appelait à figurer dans le cortège funèbre. D'abord, elle voulut refuser. Cette sorte d'exhibition ne lui allait nullement. Son nom et sa personne exposés à la curiosité publique, cela lui inspirait une répugnance profonde. Il fallut qu'elle fit violence à ses sentiments, des plus honorables d'ailleurs, et ce fut le cœur gros, le front rougissant, qu'elle prit place près du char. Il convient de dire que la plus intime de ses amies avait tout fait pour vaincre sa résistance. C'était la vive, la joyeuse, la rieuse Jovita Foley, vingt-cinq ans, ni laide, ni belle, – et elle le savait, – mais la physionomie pétillante de malice et d'esprit, très fine, très déliée, d'excellente nature, en somme, et que la plus étroite affection unissait à Lissy Wag. Ces deux jeunes filles habitaient le même appartement, et, après la journée passée dans les magasins de Marshall Field, où Jovita Foley était première vendeuse, elles rentraient ensemble. On les eût rarement vues l'une sans l'autre. Mais si Lissy Wag, en cette circonstance, finit par céder aux irrésistibles sollicitations de sa compagne, elle ne consentit pas du moins à recevoir les chroniqueurs du Chicago Herald, qui se présentèrent le soir même au numéro 19 de Sheridan Street. En vain Jovita Foley engagea-t-elle son amie à se montrer moins farouche, celle-ci ne voulut se prêter à aucune interview. Après les reporters, ce seraient les photographes, qui viendraient braquer sur elle leur indiscret objectif… Après les photographes, ce seraient les curieux de toute sorte… Non ! mieux valait fermer la maison à ces importuns… Quoi qu'en eût Jovita Foley, c'était le plus sage, et le Chicago Herald fut privé de servir à ses lecteurs un article sensationnel. « Soit, dit Jovita Foley, lorsque les journalistes furent partis, l'oreille basse, tu as consigné ta porte, mais tu n'échapperas pas à l'attention publique !… Ah ! si c'eût été moi !… Aussi je te préviens, Lissy, que je saurais bien te forcer à remplir toutes les conditions du testament !… Songe donc… ma chérie… cette part d'un invraisemblable héritage… – L'héritage… je n'y crois guère, Jovita, répondit Lissy Wag, et si ce n'est là que le caprice d'un mystificateur, j'en aurai peu de regrets. – Voilà bien ma Lissy, s'écria Jovita Foley, en l'attirant près d'elle, peu de regrets… quand il s'agit d'une fortune… – Est-ce que nous ne sommes pas heureuses ?… – D'accord, mais si c'était moi !… répétait l'ambitieuse jeune personne. – Eh bien… si c'était toi ?… – Et d'abord, je partagerais avec toi, Lissy… – Comme je le ferais, n'en doute pas ! répondit miss Wag en riant des promesses éventuelles de son enthousiaste amie. – Dieu ! que je voudrais être au 15 avril, reprit Jovita Foley, et combien le temps me semblera long !… Je vais compter les heures… les minutes… – Épargne-moi les secondes ! repartit Lissy… Vrai !… il y en aurait trop ! – Peut-on plaisanter, quand il s'agit d'une affaire si grave… des millions de dollars qu'elle doit rapporter… – Ou plutôt des millions d'ennuis, de tracas, ainsi que j'en ai eu pendant toute cette journée ! déclara Lissy Wag. – Tu es trop difficile, Lissy ! – Et vois-tu, Jovita, je me demande avec inquiétude comment cela finira… – Ça finira par la fin, s'écria Jovita Foley, comme toutes choses en ce monde ! » Tel était donc le sixain de cohéritiers, – on ne doutait pas qu'ils fussent appelés à se partager l'énorme succession – que William J. Hypperbone avait conviés à ses funérailles. Ces mor- tels privilégiés entre tous n'avaient plus qu'à prendre patience pendant une quinzaine de jours. Enfin ces deux longues semaines s'écoulèrent et le 15 avril arriva. Ce matin-là, suivant la condition imposée par le testament, en présence de M. Georges B. Higginbotham, assisté de maître Tornbrock, Lissy Wag, Max Réal, Tom Crabbe, Hermann Titbury, Harris T. Kymbale et Hodge Urrican vinrent déposer leur carte sur le tombeau de William J. Hypperbone. Puis la pierre sépulcrale fut rabattue sur le cercueil. L'excentrique défunt n'aurait plus à recevoir aucune visite au cimetière d'Oakswoods. V LE TESTAMENT. Ce jour-là, dès le lever de l'aube, le dix-neuvième quartier fut envahi par la foule. En vérité, l'empressement du public ne semblait pas devoir être moindre que le jour où l'interminable cortège conduisait William J. Hypperbone à sa dernière demeure. Les treize cents trains quotidiens de Chicago avaient versé dès la veille des milliers de voyageurs dans la ville. Le temps promettait d'être superbe. Une fraîche brise matinale avait nettoyé le ciel des vapeurs de la nuit. Le soleil se balançait sur le lointain horizon du lac Michigan, zébré de quelques rides à sa surface, et dont le léger ressac caressait le littoral. C'était par Michigan Avenue et Congress Street qu'arrivait le tumultueux populaire se dirigeant vers un énorme édifice, surmonté à l'un de ses angles d'une massive tour carrée, haute de trois cent dix pieds. La liste des hôtels de la ville est longue. Le voyageur n'a que l'embarras du choix. N'importe où les cabs à vingt-cinq cents le mille le conduiront, il n'est jamais exposé à ne pas trouver place. On lui fournira une chambre à l'européenne au prix de deux et trois dollars par jour, à l'américaine au prix de quatre et cinq. Parmi les principaux hôtels on cite Palmer-House de State and Monroe Street, Continental de Wabash Avenue and Monroe Street, Commercial et Fremont-House de Dearborn and Lake Street, Alhambra d'Archer Avenue, Atlantic, Wellington, Saratoga, et vingt autres. Mais, pour l'importance, pour l'aménagement, pour l'activité, pour le bon ordre des services, en laissant à chacun la faculté d'y loger à l'américaine ou à l'européenne, c'est l'Auditorium qui l'emporte, vaste caravansérail, dont les dix étages se superposent à l'angle de Congress Street et de Michigan Avenue, en face du Lake Park. Et non seulement cet immense édifice peut donner asile à des milliers de voyageurs, mais il renferme un théâtre assez vaste pour recevoir huit mille spectateurs. Donc, pendant cette matinée, – expression venue de l'autre côté de l'Atlantique, – il allait contenir plus que le maximum, et cette expression s'appliquait également à la recette. Oui, recette, car, après cette heureuse idée de mettre aux enchères le nom des « Six », le notaire Tornbrock avait eu celle de faire payer leur place à tous ceux qui voulaient entendre la lecture du testament dans le théâtre de l'Auditorium. De ce chef, les pauvres allaient encore bénéficier d'une dizaine de mille dollars à partager entre les hôpitaux d'Alexian Brothers et de Maurice Porter Memorial for Children. Et comment ne se fussent pas hâtés d'accourir les curieux de la ville, se disputant les moindres coins ? Sur la scène se voyaient le Maire et la Municipalité ; un peu en arrière, les membres de l'Excentric Club autour de leur président, Georges B. Higginbotham ; un peu en avant, les « Six » sur une seule ligne, près de la rampe, chacun dans l'attitude qui convenait à sa situation sociale. Lissy Wag, vraiment honteuse d'être exhibée de la sorte devant des milliers d'yeux avides, se tenait dans une attitude modeste sur son fauteuil, la tête baissée. Harris T. Kymbale s'épanouissait entre les bras du sien, envoyant des saluts à nombre de ses confrères des journaux de toute nuance, qui se pressaient au milieu de l'enceinte. Le commodore Urrican, roulant des yeux féroces, semblait prêt à chercher querelle à quiconque se permettrait de le regarder en face. Max Réal observait insouciamment tout ce monde grouillant jusqu'aux ceintres, dévoré d'une curiosité qu'il ne partageait guère, et, faut-il le dire, il regardait plus particulièrement cette charmante jeune fille assise près de lui, dont l'attitude gênée lui inspirait un vif intérêt. Hermann Titbury calculait in petto à quel chiffre pourrait s'élever la recette, – une simple goutte d'eau au milieu des millions de l'héritage. Tom Crabbe ne savait pas pourquoi il était là, assis non sur un fauteuil, – qui n'aurait pu contenir son énorme masse, – mais sur un large canapé dont les pieds fléchissaient sous lui. Il va sans dire qu'au premier rang des spectateurs figuraient l'entraîneur John Milner, Mrs Kate Titbury, qui faisait à son mari des signes absolument incompréhensibles, et la nerveuse Jovita Foley, sans l'intervention de laquelle Lissy Wag n'eût jamais consenti à s'asseoir en présence de ce terrible public. Puis, à l'intérieur de la vaste salle, aux amphithéâtres, aux gradins les plus reculés, en tous les endroits où un corps humain avait pu s'introduire, dans tous les trous où une tête avait pu se glisser, s'empilaient hommes, femmes, enfants, appartenant aux diverses classes payantes de la population. Et au dehors, le long de Michigan Avenue et de Congress Street, aux fenêtres des maisons, aux balcons des hôtels, sur les trottoirs, sur la chaussée où le service des voitures et des cars avait été interrompu, s'amassait une foule débordante comme le Mississippi à l'époque des crues, et dont les dernières ondulations dépassaient les limites du quartier. On a estimé que, ce jour-là, Chicago avait reçu un stock de cinquante mille visiteurs étrangers, venus des divers points de l'Illinois, des États limitrophes, et aussi de ceux de New York, de Pennsylvanie, de l'Ohio et du Maine. Une longue rumeur croissante et tumultueuse flottait au-dessus de cette partie de la ville, emplissait l'enclos du Lake Park, et allait se perdre à la surface ensoleillée du Michigan. Midi sonna. Il y eut un formidable souffle de « ah ! », qui s'échappa de l'Auditorium. À ce moment, maître Tornbrock venait de se lever, et ce souffle agita, comme la brise qui traverse d'épaisses frondaisons, la foule de l'extérieur. Puis un profond silence s'établit – tels ces silences émotionnants qui se produisent entre l'éclair et le fracas de la foudre, alors que toutes les poitrines sont péniblement oppressées. Maître Tornbrock, debout devant la table qui occupait le centre de la scène, les bras croisés, la physionomie grave, attendait que le dernier coup de midi fût sonné. Sur la table était déposée une enveloppe, fermée de trois cachets rouges aux initiales du défunt. Cette enveloppe contenait le testament de William J. Hypperbone, et sans doute aussi, vu ses dimensions, d'autres papiers testamentaires. Quelques lignes de suscription indiquaient que ladite enveloppe ne devait être ouverte que quinze jours après le décès. Elles stipulaient, en outre, que l'ouverture en serait faite dans la salle du théâtre de l'Auditorium à l'heure de midi. Maître Tornbrock, d'une main un peu fébrile, rompit les cachets du pli, et en tira tout d'abord un parchemin sur lequel apparaissait la grosse écriture bien connue du testateur, puis une carte pliée en quatre, et enfin une petite boîte, longue et large d'un pouce sur un demi-pouce de hauteur. Et alors, d'une voix forte, qui s'entendit des extrêmes coins de la salle, maître Tornbrock, après avoir promené ses yeux, armés de lunettes d'aluminium, sur les premières lignes du parchemin, lut ce qui suit : « Ceci est mon testament, écrit entièrement de ma main, fait à Chicago, ce 3 juillet 1895. « Sain de corps et d'esprit, dans toute la plénitude de mon intelligence, j'ai rédigé cet acte où sont libellées mes dernières volontés. Ces volontés, maître Tornbrock, auquel se joindra mon collègue et ami Georges D. Higginbotham, président de l'Excentric Club, les fera observer dans toute leur teneur, ainsi qu'il aura été fait relativement en ce qui concernait mes funérailles. » Enfin, le public et les intéressés sauraient donc à quoi s'en tenir ! Elles allaient être résolues, toutes les questions posées depuis quinze jours, les suppositions, les hypothèses, qui avaient couru pendant ces deux semaines de fiévreuse attente ! Maître Tornbrock continua de la sorte : « Sans doute, jusqu'ici, aucun membre de l'Excentric Club ne s'est fait remarquer par de notables excentricités. Celui-là même qui écrit ces lignes n'est pas plus sorti que ses collègues des banalités de l'existence. Mais ce qui a manqué à sa vie va, de par son suprême vœu, se produire après sa mort. » Un murmure de satisfaction courut à travers les rangs de l'auditoire. Maître Tornbrock dut attendre qu'il se fût apaisé avant de prendre sa lecture interrompue pendant une demiminute. Et voici ce qu'il lut : « Mes chers collègues n'ont pas oublié que, si j'ai éprouvé quelque passion, cela n'a jamais été que pour le Noble Jeu de l'Oie, si connu en Europe et particulièrement en France, où il passe pour avoir été renouvelé des Grecs, bien que l'Hellade n'y ait jamais vu jouer ni Platon, ni Thémistocle, ni Aristide, ni Léonidas, ni Socrate, ni aucun autre personnage de son histoire. Ce jeu, je l'ai introduit dans notre cercle. Il m'a procuré les plus vives émotions par la variété de ses détails, l'imprévu de ses coups, le caprice de ses combinaisons, où le pur et seul hasard dirige ceux qui luttent sur ce champ de bataille pour remporter la victoire. » À quel propos le Noble Jeu de l'Oie intervenait-il de si inattendue façon, dans le testament de William J. Hypperbone ?… Il y avait lieu de se poser cette question… Le notaire reprit : « Ce jeu, – personne ne l'ignore maintenant à Chicago, – se compose d'une série de cases, juxtaposées et numérotées de un à soixante-trois. Quatorze de ces cases sont occupées par l'image d'une oie, cet animal si injustement accusé de sottise et qui aurait dû être réhabilité depuis le jour où il sauva le Capitole des attaques de Brennus et de ses Gaulois. » Quelques assistants, plus sceptiques, commencèrent à se demander si, décidément, feu William J. Hypperbone ne se moquait pas du public avec l'éloge intempestif de ce type de la tribu des ansérinées. Le testament se continuait ainsi : « Par suite de la disposition susdite, en décomptant ces quatorze cases, il en reste quarante-neuf, dont six seulement astreignent le joueur à payer des primes, soit une prime à la sixième où il y a un pont pour se rendre à la douzième, – deux primes à la dix-neuvième où il doit attendre dans l'hôtellerie que ses partenaires aient joué deux coups, – trois primes à la trente-et-unième, où se trouve un puits au fond duquel il demeure jusqu'à ce qu'un autre y vienne prendre sa place, – deux primes à la quarante-deuxième, celle du labyrinthe qu'il est tenu de quitter aussitôt pour retourner à la trentième où s'épanouit un bouquet de fleurs, – trois primes à la cinquante-deuxième où il restera en prison, tant qu'il n'y sera pas remplacé, – et enfin trois primes à la cinquante-huitième case où grimace une tête de mort, avec obligation de recommencer la partie. Lorsque maître Tornbrock s'arrêta après cette longue phrase pour reprendre haleine, si plusieurs murmures se manifestèrent, ils furent promptement réprimés par la majorité de l'auditoire, évidemment favorable au défunt. Et, cependant, tout ce monde n'était pas venu s'entasser à l'Auditorium pour entendre une leçon sur le Noble Jeu de l'Oie. Le notaire reprit en ces termes : « On trouvera dans cette enveloppe une carte et une boîte. La carte est celle du Noble Jeu de l'Oie, établie suivant une nouvelle affectation de ses cases que j'ai imaginée et dont il devra être donné connaissance au public. La boîte renferme deux dés semblables à ceux dont j'avais l'habitude de me servir à mon cercle. « La carte d'une part, les dés de l'autre, seront destinés à une partie qui sera jouée dans les conditions suivantes. » Comment une partie ?… Il s'agissait d'une partie du Jeu de l'Oie ?… Décidément, on avait affaire à un mystificateur ! Ce n'était qu'un « humbug », comme on dit en Amérique ! De vigoureux « silence ! » furent adressés aux mécontents, et maître Tornbrock poursuivit sa lecture : « Or, voici ce que j'ai pensé à faire en l'honneur de mon pays que j'aime avec l'ardeur d'un patriote, et dont j'ai visité les divers États à mesure que leur nombre augmentait d'autant d'étoiles nouvelles le pavillon de la République américaine ! » Ici, triple salve de hurrahs que répercutèrent les échos de l'Auditorium, et à laquelle succéda un calme profond, car la curiosité était portée au plus haut point. « Actuellement, sans compter l'Alaska, située en dehors de son territoire, mais qui s'y rattachera bientôt, lorsque le Dominion of Canada nous aura fait retour, l'Union possède cinquante États, répartis sur près de huit millions de kilomètres superficiels. « Eh bien, ces cinquante États, en les rangeant par cases, les uns à la suite des autres, et en répétant quatorze fois l'un d'eux, j'ai obtenu une carte composée de soixante-trois cases, identique à celle du Noble Jeu de l'Oie, devenu par ce fait le Noble Jeu des États-Unis d'Amérique. » Ceux des assistants qui étaient familiarisés avec le jeu en question comprirent sans peine l'idée de William J. Hypperbone. En vérité, c'était une heureuse circonstance qui lui avait permis de distribuer précisément en soixante-trois cases les États de l'Union. Aussi l'auditoire s'abandonna-t-il à de chaleureux applaudissements, et bientôt toute la rue acclama l'ingénieuse invention du testateur. Maître Tornbrock continua de lire : « Restait à déterminer celui des cinquante États qui devait figurer quatorze fois sur la carte. Or, pouvais-je mieux choisir que celui dont les eaux du Michigan baignent les superbes rives, celui qui s'enorgueillit d'une cité telle que la nôtre, laquelle a ravi à Cincinnati depuis près d'un demi-siècle le titre de « Reine de l'Ouest », cet Illinois, région privilégiée, que le Michigan borne au nord, l'Ohio au sud, le Mississippi à l'ouest, le Wabash à l'est, un État à la fois continental et insulaire, actuellement au premier rang de la grande République fédérale !… » Nouveau tonnerre de hurrahs et de hips, qui firent trembler les murs de la salle, et dont les éclats emplirent tout le quartier, répétés par une foule au maximum de surexcitation. Cette fois le notaire dut suspendre sa lecture quelques minutes. Lorsque le calme fut enfin rétabli : « Il s'agissait maintenant, lut-il, de désigner les partenaires qui seraient appelés à jouer sur l'immense territoire des ÉtatsUnis, en se conformant à la carte renfermée sous cette enveloppe, et qui devra être tirée à des millions d'exemplaires, afin que chaque citoyen puisse suivre les péripéties de la partie qui va s'engager. Ces partenaires, au nombre de six, ont été choisis par le sort, parmi la population de notre cité, et ils doivent être réunis en ce moment sur la scène de l'Auditorium. Ce sont eux qui auront à se transporter, de leur personne, dans chaque État indiqué par le nombre de points obtenus, et à l'endroit même que leur fera connaître mon exécuteur testamentaire, d'après une note ci-jointe rédigée par mes soins. » Ainsi donc tel était le rôle réservé aux « Six ». Le caprice des dés allait les promener à la surface de l'Union… Ils seraient les pièces d'échiquier de cette invraisemblable partie… – Si Tom Crabbe ne comprit rien à l'idée de William J. Hypperbone, il en fut autrement du commodore Urrican, de Harris T. Kymbale, d'Hermann Titbury, de Max Réal et de Lissy Wag. Tous se regardaient, et on les regardait déjà comme des êtres extraordinaires, placés en dehors de l'humanité. – Mais il restait à apprendre quelles étaient les dernières dispositions imaginées par le défunt. « À dater de quinze jours après la lecture de mon testament, disait-il, tous les deux jours, dans cette salle de l'Auditorium, à huit heures du matin, maître Tornbrock, en présence des membres de l'Excentric Club, agitera de sa main le cornet des dés, proclamera le chiffre amené, et enverra ce chiffre par télégramme à l'endroit où chaque partenaire devra se trouver alors sous peine d'être exclu de la partie. Étant données la facilité et la rapidité des communications à travers le territoire de la Confédération dont aucun des « Six » ne devra dépasser les limites sous peine d'être disqualifié, j'ai estimé que quinze jours devraient suffire à chaque déplacement, si lointain qu'il dût être. » Il était évident que si Max Réal, Hodge Urrican, Harris T. Kymbale, Hermann Titbury, Tom Crabbe, Lissy Wag, acceptaient ce rôle de partenaires dans ce Noble Jeu, renouvelé non plus des Grecs mais des Français par William J. Hypperbone, ils seraient obligés à en suivre strictement les règles. Or, dans quelles conditions s'effectueraient ces courses folles à travers les États-Unis ?… « C'est à leurs frais, dit maître Tornbrock, au milieu d'un profond silence, que les « Six » voyageront, et c'est de leur bourse qu'ils payeront les primes exigibles à l'arrivée dans telle ou telle case, autrement dit dans tel ou tel État, et dont le prix est fixé à mille dollars chacune. Faute du versement d'une seule de ces primes, tout joueur serait mis hors de concours. » Mille dollars, et quand on était exposé à les verser plusieurs fois, – si la malchance s'en mêlait, – cela pouvait monter à une forte somme. On ne s'étonnera donc pas que Hermann Titbury fit une grimace qui se reproduisit au même instant sur la face congestionnée de son épouse. Nul doute que l'obligation de verser cette prime de mille dollars, lorsque le versement en serait exigible, ne fût de nature à gêner, sinon tous, du moins quelques-uns des partenaires. Il est vrai, il se rencontrerait assurément des prêteurs disposés à venir en aide à ceux des « Six » qui sembleraient présenter les meilleures chances. N'était-ce pas là un nouveau terrain offert à l'ardeur spéculative des citoyens de la libre Amérique ?… Le testament contenait encore certaines dispositions intéressantes. Et d'abord cette déclaration relative à la situation financière de William T. Hypperbone : « Ma fortune en propriétés bâties ou non bâties, en valeurs industrielles, en actions de banque ou de chemins de fer, dont les titres sont déposés dans l'étude de maître Tornbrock, peut être estimée à soixante millions de dollars. » Cette déclaration fut accueillie avec un murmure de satisfaction. On savait gré au défunt d'avoir laissé un héritage de cette importance, et ce chiffre parut respectable même dans le pays des Gould, des Bennett, des Vanderbilt, des Astor, des Bradley-Martens, de Hatty Green, des Hutchinson, des Carroll, des Prior, des Morgan Slade, des Lennox, des Rockfeller, des Schemeorn, des Richard King, des May Gaclet, des Ogden Mills, des Sloane, des Belmont et autre milliardaires, rois du sucre, des blés, des farines, du pétrole, des chemins de fer, du cuivre, de l'argent et de l'or ! En tout cas, celui ou ceux des « Six » auxquels cette fortune échoirait en tout ou partie sauraient s'en contenter, n'est-ce pas ?… Mais dans quelle condition leur serait-elle attribuée ?… C'est à cette question que répondait le testament par les lignes suivantes : « Au Noble Jeu de l'Oie, on le sait, le gagnant est celui qui arrive le premier à la soixante-troisième case. Or, cette case n'est définitivement acquise que si le nombre des points fournis par le dernier coup de dés y aboutit juste. En effet, s'il le dépasse, le joueur est forcé de revenir en arrière en comptant autant de points qu'il en aura obtenus en trop. Donc, après s'être conformé à ces règles, l'héritier de toute ma fortune sera celui des partenaires qui prendra possession de la soixante-troisième case, autrement dit le soixante-troisième État, qui est celui de l'Illinois. » Ainsi un seul gagnant… le premier arrivé !… Rien à ses compagnons de voyage, après tant de fatigues, tant d'émotions, tant de dépenses… Erreur, le second devait être dédommagé et remboursé dans une certaine mesure. « Le second, disait le testament, c'est-à-dire celui qui, à la fin de la partie, sera le plus rapproché de la soixante-troisième case, recevra la somme produite par le versement des primes de mille dollars que les hasards du jeu peuvent porter à un chiffre considérable et dont il saura faire bon et profitable usage. » Cette clause ne fut ni bien ni mal acceptée par l'assistance. Telle quelle, il n'y avait pas à la discuter. Puis William. J. Hypperbone ajoutait : « Si, pour une raison ou une autre, un ou plusieurs des partenaires se retiraient avant la fin de la partie, elle continuerait d'être jouée par celui ou ceux qui seraient restés en lutte. Et, dans le cas où tous l'auraient abandonnée, mon héritage serait dévolu à la ville de Chicago, devenue ma légataire universelle, pour être employée au mieux de ses intérêts. » Enfin le testament se terminait par ces lignes : « Telles sont mes volontés formelles, à l'exécution desquelles veilleront Georges B. Higginbotham, président de l'Excentric Club, et mon notaire, maître Tornbrock. Elles devront être observées dans toute leur rigueur, comme j'entends que le soient aussi toutes les règles du Noble Jeu des États-Unis d'Amérique. « Et, maintenant, que Dieu conduise la partie, détermine les chances et favorise le plus digne ! » Un dernier hurrah accueillit cet appel final à l'intervention de la Providence en faveur de l'un des partenaires, et l'assistance allait se retirer, lorsque maître Tornbrock, réclamant le silence d'un geste impérieux, ajouta ces mots : « Il y a un codicille. » Un codicille ?… Allait-il donc détruire toute l'ordonnance de cette œuvre testamentaire, et dévoiler enfin la mystification que quelques-uns attendaient encore de l'excentrique défunt ?… Et voici ce que lut le notaire : « Aux six partenaires désignés par le sort sera joint un septième de mon choix, qui figurera dans la partie sous les initiales X K Z, jouira des mêmes droits que ses concurrents, et devra se soumettre aux mêmes règles. Quant à son nom véritable, il ne sera révélé que s'il gagne la partie, et les coups le concernant lui seront envoyés uniquement sous ses initiales. « Telle est ma volonté de la dernière heure. » Cela parut singulier. Que cachait cette clause du codicille ? Mais il n'y avait pas à la discuter plus que les autres, et la foule, vivement impressionnée, comme disent les chroniqueurs, quitta l'Auditorium. VI LA CARTE MISE EN CIRCULATION. Ce jour-là, les journaux du soir, et le lendemain, ceux du matin, furent arrachés à double et triple prix des mains des crieurs et des étalages. Si huit mille spectateurs avaient pu entendre la lecture du testament, des Américains par centaines de mille à Chicago, et par millions dans les États-Unis, dévorés de curiosité, n'avaient pas eu cette heureuse chance. Toutefois, bien que les articles, les interviews, les reportages, fussent de nature à satisfaire les masses dans une grande mesure, le vœu général réclamait impérieusement la publication d'une pièce qui accompagnait l'acte testamentaire. C'était la carte du Noble Jeu des États-Unis, dressée par William J. Hypperbone, et qui présentait une disposition identique à celle du Noble Jeu de l'Oie. Comment l'honorable membre de l'Excentric Club avait-il rangé les cinquante États de l'Union ?… Quels étaient ceux qui donneraient lieu à des retards, à des arrêts momentanés ou prolongés, à des recommencements de partie, à des retours en arrière, avec paiement de primes simples, doubles ou triples ?… Et que l'on ne s'étonne pas que, plus encore que le public, les « Six » et leurs amis personnels fussent particulièrement désireux d'être fixés à ce sujet. Grâce à la diligence de Georges B. Higginbotham et de maître Tornbrock, la carte, fidèlement reproduite d'après celle du défunt, fut dessinée, gravée, coloriée, tirée en moins de vingtquatre heures, puis lancée à plusieurs millions d'exemplaires à travers toute l'Amérique au prix de deux cents l'exemplaire. Elle était ainsi à la portée de tous les citoyens, qui pourraient y épingler successivement chaque coup et suivre la marche de cette mémorable partie. Voici dans quel ordre, et par cases juxtaposées et numérotées, étaient disposés les cinquante États dont se composait à cette époque la République américaine. Case 1 Rhode Island. Case 2 Maine. Case 3 Tennessee. Case 4 Utah. Case 5 Illinois. Case 6 New York. Case 7. Massachusetts. Case 8. Kansas. Case 9. Illinois. Case 10 Colorado. Case 11 Texas. Case 12 New Mexico. Case 13 Montana. Case 14 Illinois. Case 15 Mississippi. Case 16 Connecticut. Case 17 Iowa. Case 18 Illinois. Case 19 Louisiane. Case 20 Delaware. Case 21 New Hampshire. Case 22 South Carolina. Case 23 Illinois. Case 24 Michigan. Case 25 Georgie. Case 26 Wisconsin. Case 27 Illinois. Case 28 Wyoming. Case 29 Oklahoma. Case 30 Washington. Case 31 Nevada. Case 32 Illinois. Case 33 North Dakota. Case 34 New Jersey. Case 35 Ohio. Case 36 Illinois. Case 37 West Virginie. Case 38 Kentucky. Case 39 South Dakota. Case 40 Maryland. Case 41 Illinois. Case 42 Nebraska. Case 43 Idaho. Case 44 Virginie. Case 45 Illinois. Case 46 District of Columbia. Case 47 Pennsylvania. Case 48 Vermont. Case 49 Alabama. Case 50 Illinois. Case 51 Minnesota. Case 52 Missouri. Case 53 Floride. Case 54 Illinois. Case 55 North Carolina. Case 56 Indiana. Case 57 Arkansas. Case 58 Californie. Case 59 Illinois. Case 60 Arizona. Case 61 Oregon. Case 62 Territoire Indien. Case 63 Illinois. Tel était le rang assigné à chaque État dans les soixantetrois cases, – celui de l'Illinois s'y trouvant quatorze fois répété. Et, en premier lieu, il convient de remarquer quels étaient les États, choisis par William J. Hypperbone, qui exigeaient d'une part le payement des primes, et de l'autre, qui obligeaient les joueurs malchanceux à des stationnements ou à des retours on ne peut plus regrettables. Ils étaient au nombre de six : 1° La sixième case, État de New York, correspondait à celle du Pont du Noble Jeu de l'Oie, que le partenaire, après l'avoir atteinte, doit immédiatement quitter afin de se rendre à la douzième case, État de New Mexico, contre paiement d'une prime simple. 2° La dix-neuvième case, État de Louisiane, correspondait à celle où figure une hôtellerie, dans laquelle le partenaire doit demeurer deux coups sans jouer, après le versement d'une prime double. 3° La trente-et-unième case, État de Nevada, correspondait à celle du puits, au fond duquel le partenaire reste jusqu'au moment où un autre le remplace, après avoir payé une prime triple. 4° La quarante-deuxième case, État de Nebraska, correspondait à celle où se dessinent les multiples sinuosités d'un labyrinthe d'où, après le paiement d'une prime double, le partenaire doit revenir en arrière à la trentième case, réservée à l'État de l'Utah. 5° La cinquante-deuxième case, État du Missouri, correspondait à celle où la prison se referme sur le partenaire qui paye une prime triple, et dont il ne peut sortir qu'au moment où un autre vient prendre sa place, en payant une prime d'égale valeur. 6° La cinquante-huitième case, État de Californie, correspondait à celle qui reproduit l'image d'une tête de mort, et que l'impitoyable règle oblige le partenaire à abandonner, après avoir versé une prime triple, afin de recommencer la partie par la première case, dévolue à l'État de Rhode Island. En ce qui concernait l'État de l'Illinois, porté quatorze fois sur la carte, les cases occupées par lui, cinquième, neuvième, quatorzième, dix-huitième, vingt-troisième, vingt-septième, trente-deuxième, trente-sixième, quarante-et-unième, quarante-cinquième, cinquantième, cinquante-quatrième, cinquante-neuvième et soixante-troisième, correspondaient à celles des oies. Mais les partenaires ne doivent jamais s'y arrêter, et, d'après la règle, ils redoublent les points obtenus jusqu'à ce qu'ils rencontrent une case autre que celles réservées au sympathique animal dont William J. Hypperbone réclamait la réhabilitation. Il est vrai, si du premier coup de dés le joueur amenait le chiffre neuf, il serait, d'oie en oie, arrivé directement à la soixante-troisième case, c'est-à-dire au but. C'est pourquoi, comme le chiffre neuf ne peut être produit que de deux façons avec deux dés, soit par trois et six, soit par cinq et quatre, le partenaire, dans le premier cas, va se placer à la vingt-sixième case, État du Wisconsin, et dans le second, à la cinquante-troisième case, État de la Floride. Pour ce joueur favorisé, c'était, on le voit, une avance considérable sur ses concurrents. Mais cet avantage est plus apparent que réel, puisqu'il faut en somme atteindre la dernière case par un nombre juste de points et que le joueur est condamné à rebrousser chemin s'il dépasse le but. Enfin, dernière observation, lorsque l'un des partenaires est rencontré par un autre, il doit lui céder sa case et revenir à celle que cet autre occupait, après avoir versé à la masse une prime simple, – sauf dans le cas où il aurait déjà quitté ladite case le jour où l'autre y arriverait. Cette dérogation avait été admise par le testateur, eu égard aux délais nécessités par ces déplacements successifs. Restait une question secondaire, – des plus intéressantes assurément, – que l'étude de la carte ne permettait cependant pas de résoudre. Quel était, dans chaque État, l'endroit où chacun des joueurs aurait à se rendre ?… S'agissait-il de la capitale, cheflieu officiel, ou de la métropole, d'ordinaire plus importante, ou de toute autre localité remarquable au point de vue historique ou géographique ? N'était-il pas présumable que le défunt, mettant à profit ses propres voyages, avait dû choisir de préférence les lieux les plus vantés ? Une note jointe au testament l'indiquait ; mais cette indication ne devrait être signifiée à l'intéressé que dans la dépêche qui lui ferait connaître le résultat du coup de dés le concernant. Cette dépêche, c'est maître Tornbrock qui la lui expédierait au lieu même où il lui était enjoint de se trouver à ce moment. Il va sans dire que les journaux américains publièrent ces observations, en rappelant que, d'après la volonté formelle du testateur, les règles du Noble Jeu de l'Oie devaient être suivies dans toute leur rigueur. Quant au laps de temps qui permettrait de se rendre à chaque endroit désigné, il était plus que suffisant, bien que chaque coup dût être joué de deux en deux jours. Effectivement, comme ils étaient sept, chaque joueur disposerait de sept fois deux jours, soit quatorze, et il ne lui faudrait pas un si long délai, dûtil être envoyé d'une extrémité de l'Union à l'autre, par exemple du Maine au Texas, ou de l'Oregon aux dernières pointes de la Floride. À cette époque, le réseau des voies ferrées sillonnait la surface entière du territoire et en combinant les horaires et les graphiques, on pouvait voyager très rapidement. Telles étaient les règles, qui n'admettaient aucune discussion. Comme on dit, c'était à prendre ou à laisser. Et l'on prit. Que tous les « Six » le firent avec le même empressement, la même avidité, non, sans doute. Sous ce rapport, le commodore Urrican fut égalé par Tom Crabbe ou plutôt par John Milner, et par Hermann Titbury. Quant à Max Réal et Harris T. Kymbale, ils envisagèrent l'affaire plutôt au point de vue du touriste, l'un pour en tirer des tableaux, l'autre des articles. En ce qui concerne Lissy Wag, voici ce que lui déclara Jovita Foley : « Ma chérie, j'irai demander à M. Marshall Field qu'il t'accorde un congé, et à moi aussi, car je t'accompagnerai jusqu'à la soixante-troisième case… – Mais c'est fou, tout cela ! répondit la jeune fille. – C'est sage, au contraire, répliqua Jovita Foley, et comme c'est toi qui gagneras les soixante millions de dollars de cet honorable monsieur Hypperbone… – Moi ?… – Toi, Lissy, tu voudras bien m'en donner la moitié pour ma peine… – Tout… si tu veux… – J'accepte !… » répondit Jovita Foley le plus sérieusement du monde. Il va de soi que Mrs Titbury suivrait Hermann Titbury dans ses pérégrinations, bien que ce fût doubler la dépense. Du moment qu'il ne leur était pas défendu de partir ensemble, ils partiraient. Cela valait mieux pour l'un et pour l'autre. Au surplus, Mrs Titbury l'exigea, comme elle exigea aussi que M. Titbury remplit son rôle de partenaire, car de tels déplacements et les frais qu'ils occasionneraient épouvantaient ce bonhomme aussi timoré qu'avare. Mais l'impérieuse Kate s'était formellement prononcée, et Hermann avait dû obéir. De même, en ce qui regardait Tom Crabbe, que son entraîneur ne quittait jamais, et qu'il entraînerait d'un fameux train, on pouvait l'en croire ! Quant au commodore Urrican, à Max Réal, à Harris T. Kymbale, voyageraient-ils seuls ou emmèneraient-ils un domestique ?… Ils ne s'étaient pas encore prononcés à cet égard. Aucune clause du testament ne leur interdisait de le faire. Libre d'ailleurs de les accompagner qui le voudrait, et de parier pour l'un ou pour l'autre comme on parie pour des chevaux de course. Il serait superflu d'ajouter que l'excentricité posthume de William J. Hypperbone avait produit un effet immense dans le nouveau et même dans l'ancien continent. Nul doute, étant donnée l'ardeur spéculative des Américains, qu'ils n'engageassent des sommes énormes sur les chances de cette émotionnante partie. Seuls, il est vrai, avec leurs ressources personnelles, Hermann Titbury et Hodge Urrican, fort riches, et aussi John Milner, qui gagnait beaucoup d'argent à exhiber Tom Crabbe, ne risquaient pas d'être arrêtés en route faute du paiement des primes. En ce qui concernait Harris T. Kymbale, la Tribune, – et quelle réclame pour ce journal ! – était prête à lui ouvrir les crédits nécessaires. Max Réal, lui, ne se préoccupait pas autrement de ces obligations financières, qui se produiraient ou ne se produiraient pas. Il aviserait, le cas échéant. En ce qui touchait Lissy Wag, Jovita Foley s'était contentée de lui dire : « Ne crains rien, ma chérie, nous consacrerons toutes nos économies aux frais de voyage. – Alors nous n'irons pas loin, Jovita… – Très loin, Lissy. – Mais si le sort nous oblige à payer des primes… – Le sort ne nous obligera… qu'à gagner ! » déclara Jovita Foley d'un ton si résolu que miss Wag se garda bien de discuter avec elle. Néanmoins, très probablement, ni Lissy Wag ni peut-être Max Réal ne deviendraient jamais les favoris des spéculateurs américains, puisque le non-paiement d'une prime les exclurait de la partie au profit de leurs concurrents. Toutefois, ce qui, dans la pensée de quelques-uns, aurait pu être en faveur de Max Réal, c'était que le sort l'avait désigné comme premier partant. Et de cela le commodore Urrican se montrait furieux jusqu'à l'absurde. Non ! il ne pouvait digérer de n'avoir que le numéro six, après Max Réal, Tom Crabbe, Hermann Titbury, Harris T. Kymbale et Lissy Wag. Et, pourtant, on le répète, à bien réfléchir, cela n'était d'aucune importance. Est-ce que le dernier partant ne pouvait pas distancer ses partenaires, si du premier coup, par exemple, il était envoyé par cinq et quatre à la cinquante-troisième case, celle de la Floride ? Car, tels sont les aléas de ces merveilleuses combinaisons, dues, en admettant la légende, au sens si fin et si poétique de l'ingénieuse Hellade. Il était évident que le public, très emballé dès le début, ne voulait rien voir des difficultés, encore moins des fatigues de ce voyage. Sans doute, s'il n'était pas impossible qu'il s'effectuât en quelques semaines, il se pouvait aussi qu'il durât des mois et même des années. Ne le savaient-ils pas de reste, ces membres de l'Excentric Club, qui avaient été les témoins ou les joueurs des interminables parties engagées chaque jour par William J. Hypperbone dans les salons du cercle. À prolonger les déplacements en de telles conditions de surmenage et de rapidité, il était à craindre que quelques-uns des partenaires fussent immobilisés par la maladie et contraints d'abandonner toutes chances d'atteindre le but, au profit du plus énergique ou du plus protégé par le Dieu du hasard. Ces éventualités n'étaient pas pour préoccuper. On avait hâte d'être en pleine campagne, et, alors que les « Six » seraient en route, de prendre sa part de leurs émotions, de les accompagner en imagination, et même en réalité, comme font les cyclistes amateurs dans une course de professionnels, de les suivre dans leurs multiples promenades à travers l'Amérique. Voilà qui satisferait les convoitises des hôteliers des États traversés par l'itinéraire ! Mais, si le public se refusait à réfléchir aux impedimenta de toutes sortes qui pouvaient surgir, une réflexion très naturelle vint à l'esprit de quelques-uns des partenaires. Pourquoi ne concluraient-ils pas un arrangement entre eux, – un arrangement d'après lequel le gagnant s'engagerait à partager son gain avec ceux que le sort n'aurait pas favorisés ? Ou, tout au moins, s'il gardait la moitié de l'énorme fortune, pourquoi ne ferait-il pas abandon de l'autre moitié aux moins heureux… Trente millions de dollars pour lui, et le reste à chacun des perdants, c'était tentant. Être assuré, en tout cas, de toucher plusieurs millions, il semblait aux esprits pratiques et non aventureux que cette offre méritait d'être prise en sérieuse considération. Assurément il n'y avait là rien qui fût en contradiction avec les volontés du testateur, puisque la partie n'en serait pas moins engagée dans les conditions prescrites, et que le gagnant pouvait toujours disposer de son gain suivant sa convenance. – Aussi, les intéressés, par les soins de l'un d'eux, – évidemment le plus sage des « Six », – furent-ils convoqués en réunion officieuse afin de délibérer sur la proposition. Hermann Titbury était d'avis de l'accepter, – songez donc, nombre de millions de dollars garantis à chacun ! Avec son tempérament de vieille joueuse, Mrs Titbury hésitait, et cependant elle finit par céder. Après réflexion, car il était de caractère aventureux, Harris T. Kymbale se rangea à cet avis, de même Lissy Wag, sur le conseil de son patron, M. Marshall Field, et malgré l'opposition de cette ambitieuse Jovita Foley, qui voulait tout ou rien. Quant à John Milner, il ne demandait pas mieux que d'adhérer pour le compte de Tom Crabbe, et si Max Réal se fit un peu tirer l'oreille, c'est que ces artistes ont généralement un grain de folie dans la cervelle. D'ailleurs, ne fût-ce que pour ne pas contrarier Lissy Wag, dont la situation l'intéressait vivement, il se déclara prêt à signer l'engagement avec ses partenaires. Mais, pour que cet engagement fût définitif, il convenait que tous y eussent apposé leur signature. Or, si cinq y consentaient, il en était un sixième de l'entêtement duquel aucun argument ne put triompher. On le devine, il s'agit du terrible Hodge Urrican, qui se refusa à entendre raison. Il avait été désigné par le sort pour jouer la partie, il la jouerait jusqu'au bout. Il fallut rompre les pourparlers, le commodore s'étant réfugié dans une obstination irréductible, malgré la menace d'un formidable coup de poing que Tom Crabbe se préparait à lui envoyer sur l'injonction de John Milner, et qui lui eût défoncé quatre ou cinq côtes. Et, au surplus, on n'oubliait qu'une chose, c'est que, depuis le codicille, les joueurs n'étaient plus six, mais sept. Il y avait cet inconnu, cet X K Z, choisi par William J. Hypperbone. Qui était-il ?… Demeurait-il à Chicago ?… Maître Tornbrock savait-il même à quoi s'en tenir à son sujet ?… Le codicille décidait que le nom de ce mystérieux personnage ne devrait être révélé que dans le cas où il serait le gagnant… Voilà bien ce qui faisait travailler les esprits, ce qui jetait un nouvel élément de curiosité dans l'affaire. Or, puisque cet X K Z ne pouvait venir acquiescer à l'arrangement proposé, il n'aurait pas été possible de mener cette proposition à bonne fin, même si le commodore Urrican eût donné son consentement. Donc, il ne restait plus qu'à attendre le premier coup de dés, dont le résultat devait être proclamé le 30 avril dans la salle du théâtre de l'Auditorium. On était au 24 avril, à sept jours seulement de la date fatidique. Quant aux préparatifs, le temps ne manquait ni au commodore Urrican qui devait partir le sixième, ni même aux quatre autres, Hermann Titbury, Harris T. Kymbale, Tom Crabbe et Lissy Wag, dont les départs s'effectuaient avant le sien. Le croirait-on, c'était le premier désigné pour se mettre en route qui paraissait le moins occupé de ce voyage. Le fantaisiste Max Réal n'avait que peu ou point l'air de songer à tout cela. Lorsque Mme Réal, qui avait quitté Québec et demeurait maintenant dans la maison de South Halsted Street, lui en parlait : « J'ai bien le temps ! répondait-il. – Mais non… pas trop, mon enfant ! – Et puis, mère, à quoi bon se lancer dans cette absurde aventure ?… – Comment, Max, tu ne voudrais pas courir la chance… – De devenir un gros millionnaire ?… – Sans doute, reprenait l'excellente dame, qui rêvait ce que toutes les mères rêvent pour leur fils. Il faut faire tes préparatifs pour le voyage… – Demain… chère mère… après-demain… tiens !… la veille du départ… – Mais, mon enfant, dis-moi au moins ce que tu comptes emporter… – Mes pinceaux, ma boîte à couleurs, mes toiles, sac au dos, comme un soldat. – Songe donc que tu peux être envoyé à l'extrémité de l'Amérique… – Des États-Unis, tout au plus, répliquait le jeune homme, et rien qu'avec une valise, je ferais le tour du monde ! » Impossible d'en tirer d'autre réponse, et il retournait dans son atelier. Mais Mme Réal entendait ne pas lui laisser manquer une si belle occasion de faire fortune. Quant à Lissy Wag, elle avait tout le temps, puisqu'elle ne devait partir que dix jours après Max Réal. Et c'est bien ce dont se plaignait l'impatiente Jovita Foley. « Quel malheur, ma pauvre Lissy, répétait-elle, que tu aies eu le numéro cinq ! – Calme-toi, ma chère amie, répondait la jeune fille. Il est aussi bon que les autres… ou même aussi mauvais ! – Ne dis pas cela, Lissy !… N'aie pas de pareilles idées !… Cela nous porterait malheur ! – Voyons, Jovita, regarde-moi bien… Est-ce sérieusement que tu peux croire… – Croire que tu gagneras ?… – Oui. – J'en suis sûre, ma chère, aussi sûre que d'avoir encore mes trente-deux dents ! » Et alors Lissy Wag partait d'un tel éclat de rire que Jovita Foley était tentée de la battre. Inutile d'insister sur la disposition d'esprit du commodore Urrican. Il ne vivait plus. Il était décidé à quitter Chicago dix minutes après que les dés se seraient prononcés sur son compte. Il ne s'arrêterait ni un jour ni une heure, dût-il être envoyé au fond des Everglades de la presqu'île floridienne. Quant au couple Titbury, il ne songeait qu'aux primes qu'il aurait à payer, si la malchance s'en mêlait, et plus encore qu'au séjour soit dans la prison du Missouri, soit dans le puits du Ne- vada. Mais, qui sait, peut-être aurait-il le bonheur d'éviter ces lieux funestes !… Pour en finir, un mot de Tom Crabbe. Le boxeur continuait à faire ses six repas quotidiens, sans se préoccuper de l'avenir, et il espérait de ne rien changer à de si bonnes habitudes pendant le cours du voyage. Quelque gros mangeur qu'il fût, il trouverait toujours des auberges suffisamment approvisionnées, même dans les plus infimes bourgades. John Milner serait là et veillerait à ce qu'il ne manquât de rien. Cela coûterait cher, sans doute, mais quelle réclame pour le Champion du Nouveau-Monde, et pourquoi l'occasion ne se présenterait-elle pas en route d'organiser quelque séance pugiliste, dont le célèbre casseur de mâchoires tirerait honneur et profit. Enfin il faut mentionner que des agences de paris s'étaient déjà fondées à Chicago et dans nombre d'autres cités de l'Union, avec cotes spéciales pour chacun des partenaires. Il va de soi qu'elles ne pouvaient fonctionner tant que la partie n'était pas engagée. Et si l'impatience du public avait été grande entre le 1er et le 15 avril, – jour où fut lu le testament, – elle ne le fut pas moins entre le 15 avril et le 30, jour où pour la première fois les dés allaient être lancés sur la carte dressée par William J. Hypperbone. Tous les gens qui s'occupent de parier aux courses n'attendaient que l'heure de prendre les « Six », maintenant les « Sept », soit à tant contre un, soit à égalité. Quelles bases fournir aux cotes ? Ce ne pourrait être, comme pour les chevaux de course, ni une série de prix précédemment gagnés, ni quelque illustre origine hippique, ni les garanties des entraîneurs. Il n'y avait à peser que les qualités personnelles des partenaires, chances purement morales. Dans tous les cas, Max Réal, il faut l'avouer, se conduisait de manière à s'enlever toute sympathie des parieurs. Croirait-on que le 29 avril, la surveille du jour où les dés allaient fixer son itinéraire, il avait quitté Chicago ! Depuis quarante-huit heures, son attirail de peintre à l'épaule, il était parti pour la campagne ! Sa mère, au dernier degré de l'inquiétude, ne savait dire quand il serait de retour. Ah ! s'il pouvait être retenu n'importe où, s'il n'était pas là le lendemain, répondant à l'appel de son nom, quelle satisfaction pour le sixième partenaire qui deviendrait le cinquième ! Et ce cinquième, ce serait Hodge Urrican, et cet homme invraisemblable exultait déjà à la pensée que son tour avancerait d'un rang, et qu'il n'aurait plus que cinq concurrents à combattre !… Bref, personne n'eût pu dire si Max Réal, le 30 avril, était revenu de son excursion, ni même s'il se trouvait dans la salle de l'Auditorium. Or, à midi sonnant, devant la houleuse foule des spectateurs, maître Tornbrock, assisté de Georges B. Higginbotham, entouré des membres de l'Excentric Club, agita le cornet d'une main ferme et fit rouler les deux dés sur la carte… « Quatre et quatre, cria-t-il. – Huit ! » répondit d'une seule voix l'assistance. Ce chiffre était celui de la case assignée par le testateur à l'État du Kansas. VII LE PREMIER PARTANT Le lendemain, la grande gare de Chicago présentait une animation particulière. D'où provenait cette animation ?… Évidemment de la présence d'un voyageur, en costume de touriste, son attirail de peintre au dos, suivi d'un jeune nègre porteur d'une légère valise et d'un sac en bandoulière, qui se préparait à prendre le train de huit heures dix du matin. Ce ne sont pas les railroads qui manquent à la République fédérale. Ils desservent son territoire en toutes les directions. Aux États-Unis, la valeur des chemins de fer dépasse cinquantecinq milliards de francs, et sept cent mille agents sont employés à leur exploitation. Rien qu'à Chicago, il se fait un mouvement de trois cent mille voyageurs par jour, sans compter les dix mille tonnes de journaux et de lettres que les wagons y transportent annuellement. Il résulte de là que n'importe où le caprice des dés devait les envoyer à travers l'Union, aucun des sept partenaires ne serait embarrassé ni retardé pour s'y rendre. Et encore convient-il d'ajouter à ces multiples voies ferrées, les steamers, les steamboats, les bateaux des lacs, des canaux, des rivières. En ce qui regarde Chicago, il est facile d'y aller et non moins facile d'en partir. Max Réal, revenu, la veille, de son excursion, se dissimulait, parmi la foule, qui encombrait l'Auditorium, lorsque les chiffres quatre et quatre furent proclamés par maître Torn- brock. Personne ne le savait là, on ignorait son retour. Aussi, à l'appel de son nom se produisit-il un assez inquiétant silence que rompit la voix tonitruante du commodore Urrican, lequel cria de sa place : « Absent… – Présent ! » fut-il répondu. Et Max Réal, salué par les applaudissements, était monté sur la scène. « Prêt à partir ?… demanda le président de L'Excentric Club, en se rapprochant de l'artiste. – Prêt à partir… et à gagner ! » répondit en souriant le jeune peintre. Le commodore Hodge Urrican, comme un cannibale de la Papouasie, l'aurait dévoré vivant. Quant à cet excellent Harris T. Kymbale, il s'avança et lui dit sans amertume : « Bon voyage, compagnon ! – Bon voyage à vous aussi, lorsque le jour sera venu de boucler votre valise ! » répliqua Max Réal. Et tous deux échangèrent une cordiale poignée de main. Ni Hodge Urrican, ni Tom Crabbe, l'un furieux, l'autre hébété comme d'habitude, ne crurent devoir s'associer aux compliments du journaliste. Quant au ménage Titbury, il ne formait qu'un vœu : c'était que tous les mauvais aléas du jeu s'abattissent sur la tête de ce premier partant, qu'il allât s'enfoncer dans le puits du Nevada ou se fourrer dans la prison du Missouri, dût-il y demeurer jusqu'à la fin de son existence ! En passant devant Lissy Wag, Max Réal s'inclina respectueusement et dit : « Mademoiselle, vous me permettrez bien de vous souhaiter bonne chance… – Mais c'est parler contre votre intérêt, monsieur… fit observer la jeune fille, un peu surprise. – N'importe, mademoiselle, et soyez certaine que je fais des vœux pour vous !… – Je vous remercie, monsieur », répondit Lissy Wag. Et Jovita Foley de glisser dans l'oreille de son amie cette observation, très juste d'ailleurs : « Il est fort bien de sa personne, ce Max Réal, et il sera mieux encore, si, comme il le souhaite, il te laisse arriver première ! » Cette opération finie, la salle de l'Auditorium fut peu à peu évacuée, et le résultat du coup de dés se répandit aussitôt à travers la ville. Le match Hypperbone, suivant l'expression adoptée par le public, allait commencer. Dans la soirée, Max Réal acheva ses préparatifs, – combien peu compliqués, – et, le lendemain matin, il embrassa sa mère, après promesse formelle de lui écrire le plus souvent possible. Puis, il quitta le numéro 3997 de Halsted Street, précédé du fidèle Tommy, et arriva pédestrement à la gare, dix minutes avant le départ du train. Que le réseau des railroads rayonne en tous sens autour de la cité chicagoise, Max Réal n'en était plus à l'apprendre, et il n'avait à se préoccuper que de choisir entre les deux ou trois voies ferrées qui se dirigeaient vers le Kansas. Cet État n'est pas limitrophe de celui de l'Illinois, mais il n'en est séparé que par celui du Missouri. Aussi le voyage que le sort imposait au jeune peintre ne comprendrait que cinq cent cinquante ou six cents milles, suivant l'itinéraire qui aurait sa préférence. « Je ne connais pas le Kansas, se dit-il, et c'est là une occasion de faire connaissance avec le « désert américain », comme on l'appelait jadis !… Et puis, parmi les cultivateurs du pays, on compte pas mal de Franco-Canadiens… Je serai là comme en famille, car il ne m'est pas interdit de cheminer à ma fantaisie pour me rendre à l'endroit qui m'est assigné. » Non, cela n'était pas interdit. Tel avait été l'avis de maître Tornbrock, consulté à ce sujet. La note rédigée par William J. Hypperbone imposait à Max Réal l'obligation de gagner Fort Riley dans le Kansas, et il suffirait qu'il s'y trouvât le quinzième jour après son départ, afin de recevoir par télégramme le chiffre du second coup qui le concernerait, – soit le huitième de la partie. En somme, des cinquante États rangés sur la carte dans l'ordre que l'on sait, il n'en était que trois où le partenaire dût se rendre dans le plus court délai à l'endroit où il aurait peut-être la chance d'être remplacé dès le coup suivant : c'étaient la Louisiane, case dix-neuvième affectée à l'hôtellerie, le Nevada, case trentième affectée au puits, et le Missouri, case cinquantedeuxième affectée à la prison. Et maintenant, qu'il convint à Max Réal de gagner son poste par le chemin des écoliers, suivant l'expression française, rien de mieux. Mais il était à supposer qu'un enragé comme le commodore Urrican ou un avare comme Hermann Titbury n'useraient ni leur patience ni leur bourse à flâner en route. Ils fileraient à toute vapeur, en grande vitesse, peu désireux de transire videndo. Voici quel était l'itinéraire adopté par Max Réal : au lieu de se diriger par le plus court vers Kansas City en traversant obliquement de l'est à l'ouest l'Illinois et le Missouri, il prendrait le Grand Trunk, cette voie ferrée qui, sur une longueur de trois mille sept cent quatre-vingt-six milles, va de New York à San Francisco, « Ocean to Ocean », dit-on en Amérique. Un parcours de cinq cents milles environ lui permettrait d'atteindre Omaha sur la frontière du Nebraska, et de là, à bord de l'un des steamboats qui descendent le Missouri, il atteindrait la métropole du Kansas. Puis, en touriste, en artiste, il arriverait à Fort Riley au jour fixé. Lorsque Max Réal entra dans la gare, il y trouva nombre de curieux. Avant d'engager de fortes sommes à propos de la partie qui allait se jouer, les parieurs voulaient voir de leurs propres yeux le premier qui se mettrait en voyage. Bien que des cotes, reposant sur des probabilités plus ou moins valables, n'eussent pas encore pu être établies, il convenait d'observer le jeune peintre au moment du départ… Son attitude inspirerait-elle confiance ?… Serait-il bien en forme… Y aurait-il lieu de penser qu'il deviendrait grand favori, malgré que la possibilité de primes à payer pût donner à craindre qu'il fût arrêté en route ?… Il faut l'avouer, Max Réal n'eut pas l'heur – ce qu'il s'en moquait ! – de plaire à ses concitoyens par cela seul qu'il emportait son attirail de peintre. Jonathan, en homme pratique, estimait qu'il ne s'agissait point de voir du pays ni de faire des tableaux, mais de voyager en partenaire, non en artiste. À son avis, la partie imaginée par William J. Hypperbone s'élevait à la hauteur d'une question nationale, et il valait qu'elle fût sérieusement jouée. Si aucun des « Sept » n'y mettait toute l'ardeur dont il était capable, ce serait un manque de convenance envers l'immense majorité des citoyens de la libre Amérique. Aussi le résultat fut-il que, parmi les assistants désappointés, pas un seul ne se décida à monter dans le train afin d'accompagner Max Réal au moins jusqu'à la première station et de lui faire, comme on dit vulgairement, « un bout de conduite ». Les wagons s'emplirent des seuls voyageurs que les obligations du commerce ou de l'industrie appelaient hors de Chicago. Max Réal put donc s'installer tout à son aise sur une des banquettes, et Tommy se placer près de lui, car le temps n'était plus où les blancs n'eussent pas supporté dans leur compartiment le voisinage des hommes de couleur. Enfin le sifflet se fit entendre, le train s'ébranla, la puissante locomotive hennit par sa bouche évasée qui lançait des gerbes d'étincelles mêlées de vapeur. Et, au milieu de la foule, restée sur le quai, on aurait pu apercevoir le commodore Urrican jeter à ce premier partant des regards chargés de menaces. Au point de vue du temps, le voyage débutait mal. Ne pas oublier qu'en Amérique, à cette latitude, – et bien que ce soit le parallèle de l'Espagne septentrionale, – l'hiver n'a pas pris fin au mois d'avril. À la surface de ces vastes territoires que ne couvre aucune montagne, il se prolonge jusqu'à cette époque de l'année, et les courants atmosphériques, lancés des régions polaires, s'y déchaînent en toute liberté. Cependant, si le froid commençait à céder devant les rayons du soleil de mai, les rafales troublaient encore l'espace. Des nuages bas, d'où tombaient de larges averses, brouillaient l'horizon et le bornaient à courte distance. Fâcheuse circonstance pour un peintre en quête de sites lumineux et de paysages ensoleillés. Toutefois, mieux valait parcourir les États de l'Union aux premiers jours de la saison printanière. Plus tard, les chaleurs deviendraient insoutenables. Après tout, il était permis d'espérer que le mauvais temps ne durerait pas au delà du mois, et quelques symptômes attestaient déjà de meilleures dispositions climatériques. Un mot maintenant sur le jeune nègre, depuis deux ans déjà au service de Max Réal, qui allait l'accompagner dans un voyage probablement si fécond en surprises. C'était, on le sait, un garçon de dix-sept ans, par conséquent né libre, puisque l'émancipation des esclaves remontait à la guerre de Sécession, terminée une trentaine d'années avant, au grand honneur des Américains et de l'humanité. Le père et la mère de Tommy vivaient au temps de l'esclavage, étant originaires de cet État du Kansas où la lutte fut si violente entre les abolitionnistes et les planteurs virginiens. Les parents de Tommy, – c'est sur ce point qu'il est à propos d'insister – n'avaient pas été soumis à un sort trop rigoureux, et l'existence leur fut plus facile qu'à beaucoup de leurs semblables. Ayant vécu sous un bon maître, homme sensible et juste, ils se considéraient comme étant de sa famille. Aussi, lorsque l'on proclama le bill d'abolition, ils ne voulurent pas plus le quitter qu'il ne songeait à se séparer d'eux. Tommy était donc libre à sa naissance, et, après la mort de ses parents et de leur maître, – était-ce l'influence de l'atavisme ou le souvenir des jours heureux de son enfance ? – il fut fort embarrassé, lorsqu'il se trouva seul en face des nécessités de la vie. Peut-être son jeune cerveau ne comprit-il pas les avantages que devait lui procurer ce grand acte de l'émancipation, quand il n'eut plus qu'à compter sur ses propres forces pour se tirer d'affaire, lorsqu'il lui fallut songer au lendemain, lui qui ne s'était jamais préoccupé de l'avenir, lui à qui le présent était tout. Et ne sont-ils pas plus nombreux qu'on ne le croit, ces pauvres gens qui regrettent, en enfants qu'ils sont encore, d'être devenus des serviteurs libres après avoir été des serviteurs esclaves ?… Par bonheur, Tommy avait eu cette chance d'être recommandé à Max Réal. Il était assez intelligent, de franche nature, de bonne conduite, prêt à aimer ceux qui lui témoigneraient quelque affection. Il s'attacha au jeune artiste, chez lequel il allait trouver une situation assurée. Un regret, un seul – et il ne le cachait pas, – c'était de ne pas lui appartenir d'une façon plus complète – de corps comme il l'était d'âme, – et il le répétait souvent. « Mais pourquoi ?… demandait Max Réal. – Parce que, si vous étiez mon maître, si vous m'aviez acheté, je serais à vous… – Et qu'y gagnerais-tu, mon garçon ?… – J'y gagnerais que vous ne pourriez pas me renvoyer, ce qu'on fait d'un serviteur dont on n'est pas content… – Eh ! Tommy, qui parle de te renvoyer ?… D'ailleurs, si tu étais mon esclave, je pourrais toujours te vendre… – N'importe, mon maître, c'est très différent, et ce serait plus sûr… – En aucune façon, Tommy. ler ! – Si… si… et puis… moi… je ne serais pas libre de m'en al- – Eh bien, sois tranquille, si je suis satisfait de ton service… je t'achèterai un jour… – Et à qui… puisque je ne suis à personne ?… – À toi… à toi-même… quand je serai riche… et aussi cher que tu voudras ! » Tommy approuvait de la tête, ses yeux brillant au fond de leur orbite noire, découvrant sa double rangée de dents d'une éclatante blancheur, heureux à la pensée de se vendre un jour à son maître, et ne l'en aimant que davantage. Inutile de dire combien il était satisfait de l'accompagner pendant cette promenade à travers les États-Unis. Il aurait eu gros cœur à le voir partir seul, même s'il ne se fût agi que d'une séparation de quelques jours… Et que durerait la partie engagée dans ces conditions, si le sort ne se prononçait pas à bref délai, si le gagnant mettait des semaines, et – qui sait, – des mois, à atteindre le soixante-troisième État ?… Que le voyage dût être court ou non, il fut certainement très maussade pendant cette première journée entre les vitres du wagon brouillées de buée et de pluie. Il fallut se résigner à passer à travers le pays sans le voir. Tout se perdait dans ces tons grisâtres, abhorrés des peintres, le ciel, les champs, les villes, les bourgades, les maisons, les gares. Les paysages de l'Illinois apparurent confusément sous les brumes. On n'entrevit que les hautes cheminées des minoteries de Napiersville et les toitures des fabriques de montres d'Aurora. Rien d'Oswego, de Yorkville, de Sandwich, de Mendoza, de Princeton, de Rock Island, de son pont superbe jeté sur le Mississippi, dont les eaux laborieuses entourent l'île du Roc, rien de cette propriété de l'État, transformée en arsenal, où des centaines de canons allongent leurs volées entre les taillis verdoyants et les buissons en fleurs. Max Réal était fort désappointé. À passer entre les rafales, il ne resterait rien dans son souvenir de peintre. Autant eût valu dormir toute cette journée, – ce que Tommy fit consciencieusement. Vers le soir, la pluie cessa. Les nuages regagnèrent les hautes zones. Le soleil se coucha dans les draps d'or de l'horizon. Ce fut un régal pour les yeux de l'artiste. Mais presque aussitôt l'ombre crépusculaire envahit l'espace sur les limites géodésiques qui séparent l'Iowa de l'Illinois. Aussi la traversée de ce territoire, quoique la nuit fût assez claire, ne donna-t-elle aucune satisfaction à Max Réal. Il ne tarda pas à fermer les yeux et ne les rouvrit que le lendemain au petit jour. Et peut-être eut-il raison de regretter de n'être pas descendu la veille, à Rock Island ! « Oui ! j'ai eu tort !… grand tort, se dit-il à son réveil. Le temps ne m'est point mesuré, et je ne suis pas à vingt-quatre heures près !… La journée dont je compte disposer pour Omaha, j'aurais dû la passer à Rock Island… de là à Davenport, cette cité riveraine du Mississippi, il n'y a que le grand fleuve à traverser, et je l'aurais enfin vu, ce fameux Père des Eaux, dont je suis peut-être appelé à visiter toute la lignée, pour peu que le sort me promène à travers les territoires du centre ! » Il était trop tard pour se livrer à ces réflexions. À présent, le train courait à toute vapeur sur les plaines de l'Iowa. Max Réal ne put rien apercevoir d'Iowa City, dans la vallée de ce nom, et qui, pendant seize ans fut la capitale de l'État, ni Des Moines, la capitale actuelle, un ancien fort, bâti au confluent de la rivière de ce nom et du Racoon, maintenant une cité de cinquante mille habitants, campée au milieu d'un réseau de railroads. Enfin le soleil se levait, lorsque le train vint stopper à Council-Bluff, presque sur la limite de l'État, et à trois milles seulement d'Omaha, ville importante de ce Nebraska, dont le Missouri forme la frontière naturelle. Là s'élevait jadis la « Falaise du Conseil ». Là s'assemblaient les tribus indiennes du Far West. De là partaient les expéditions de conquête ou de commerce qui devaient entraîner la reconnaissance des régions sillonnées par les multiples ramifications des Montagnes Rocheuses et du Nouveau Mexique. Eh bien, il ne serait pas dit que Max Réal « brûlerait » cette première station de l'Union Pacific comme il en avait brûlé tant d'autres depuis la veille ! « Descendons, dit-il. – Est-ce que nous sommes arrivés ?… demanda Tommy, en ouvrant les yeux. – On est toujours arrivé… quand on est quelque part. » Et, après cette réponse étonnamment positive, tous les deux, l'un le sac au dos, l'autre sa valise à la main, sautèrent sur le quai de la gare. Le steamboat ne devait pas démarrer du quai d'Omaha avant dix heures du matin. Or il n'en était que six, et le temps ne manquerait même pas pour visiter Council Bluff sur la rive gauche du Missouri. C'est ce qui fut fait, après la courte halte du premier déjeuner. Puis le futur maître et le futur esclave s'engagèrent entre les deux voies ferrées qui, aboutissant aux deux ponts jetés sur le fleuve, établissent une double communication avec la métropole du Nebraska. Le ciel s'était rasséréné. Le soleil lançait une gerbe de rayons matineux à travers la déchirure des nuages qu'une légère brise d'est promenait au-dessus de la plaine. Quelle satisfaction, après vingt-quatre heures d'emprisonnement dans un wagon de chemin de fer, que d'aller ainsi d'un pas libre et dégourdi ! Il est vrai, Max Réal ne pouvait songer à prendre quelque site au passage. Devant les yeux s'étendaient de longues et arides grèves, peu tentantes pour le pinceau d'un artiste. Aussi marcha-t-il droit vers le Missouri, ce grand tributaire du Mississippi, qui s'appela jadis Misé Souri, Peti Kanoui, c'est-à-dire en langage indien, le « Fleuve bourbeux », dont le cours en cet endroit mesure déjà trois mille milles depuis sa source. Max Réal avait eu une idée, que n'auraient sans doute ni le commodore Urrican, ni l'entraîneur de Tom Crabbe, ni même Harris T. Kymbale : c'était de se soustraire, autant qu'il le pourrait, à la curiosité publique. Voilà pourquoi il n'avait pas fait connaître son itinéraire en quittant Chicago. Or, la cité d'Omaha s'intéressait non moins que les autres à cette partie du Noble Jeu des États-Unis d'Amérique, et si elle eût su que le premier partant venait d'arriver ce matin-là dans ses murs, elle l'aurait reçu avec les honneurs dus à un personnage de cette importance. Une ville considérable, cette Omaha, et, compris son faubourg du sud, elle ne compte pas moins de cent cinquante mille habitants. C'est le « boom », – ce que Reclus appelle justement la « période de réclame, de spéculation, d'agiotage et en même temps de travail furieux qui, en 1854, l'a fait surgir des solitudes, comme bien d'autres, avec tout son appareil d'industrie et de civilisation ». Joueurs d'instinct, comment les Omahiens résisteraient-ils au besoin de parier pour tel ou tel des partenaires que l'aveugle destin allait éparpiller sur les territoires de l'Union ?… Et voici que l'un d'eux dédaignait de leur révéler sa présence !… Décidément, ce Max Réal ne faisait rien pour se concilier la faveur de ses concitoyens !… En effet, il se borna à prendre repas dans un modeste hôtel, sans y décliner son nom ni ses qualités. Il était possible, du reste, que le hasard le renvoyât plusieurs fois au Nebraska ou dans les États que dessert vers l'ouest le Grand Trunk. C'est précisément à Omaha que s'amorce cette longue voie ferrée, appelée Pacific Union entre Omaha et Ogden, puis Southern Pacific entre Ogden et San Francisco. Quant aux lignes qui mettent Omaha en communication avec New York, les voyageurs n'ont que l'embarras du choix. Donc, non reconnu, Max Réal déambula à travers les principaux quartiers de cette ville, de forme non moins « échiquière » que sa voisine Council Bluff, cinquante-quatre cases juxtaposées et rectangulaires dont la géométrie impose les limites rectilignes. Il était dix heures lorsque Max Réal, suivi de Tommy, revint vers le Missouri par le nord de la ville, et redescendit le quai jusqu'à l'embarcadère du steamboat. Le Dean Richmond était prêt à partir. Ses chaudières ronflaient comme un ivrogne, son balancier n'attendait que l'ordre de mise en marche pour se mouvoir au-dessus du spardeck. La journée suffirait au Dean Richmond, après un parcours de cent cinquante milles, pour atteindre Kansas City. Max Réal et Tommy vinrent s'installer sur la galerie supérieure, à l'arrière. Ah ! si les passagers avaient su que l'un des tenants de la fameuse partie allait descendre en leur compagnie les eaux missouriennes jusqu'à la ville de Kansas, quel accueil enthousiaste ! Mais Max Réal continua de garder le plus strict incognito, et Tommy ne se fut pas permis de le trahir. À dix heures dix, on largua les amarres, les puissantes aubes se mirent en mouvement, et le steamboat prit le courant du fleuve, semé de ces pierres ponces flottantes, arrachées à ses sources dans les gorges des Montagnes Rocheuses. Les rives du Missouri, à la surface du Kansas, plates et verdoyantes, ne présentent point l'aspect bizarre que leur donnent en amont les encaissements de roches granitiques. Ici, le jaune fleuve n'est plus interrompu par les cataractes, les barrages, les écluses, ni troublé par les sauts et les rapides. Gonflé des apports de ses tributaires venus des lointaines régions du Canada, il est largement affluencé par de nombreux cours d'eau, dont le principal est la Yellowstone-river. Le Dean Richmond marchait rapidement au milieu de la flottille de ces bâtiments à vapeur ou à voile qui utilisent son cours d'aval, le cours d'amont n'étant guère navigable, soit que les glaces l'encombrent pendant l'hiver, soit que les sécheresses le tarissent pendant l'été. On arriva à Platte City, sur la rivière qui donne un de ses noms à l'État, car elle porte aussi celui de Nebraska. Mais, en réalité, celui de Platte est mieux justifié, car ses méandres se déroulent entre des rives herbeuses, très découvertes, qui laissent peu de profondeur à son lit. À vingt-cinq milles de là, le steamboat fit escale à Nebraska City, et cette ville est en réalité le véritable port de Lincoln, capitale de l'État, bien qu'elle se trouve à une vingtaine de lieues à l'ouest du fleuve. Pendant l'après-midi, Max Réal put prendre quelques croquis à la hauteur d'Atkinson, et un site remarquable près de Leavenworth, où le Missouri est franchi par l'un des plus beaux ponts de son cours. C'est là que fut élevé, en 1827, un fort destiné à défendre le pays contre les tribus indiennes. Il était près de minuit, lorsque le jeune peintre et Tommy débarquèrent à Kansas City, il leur restait une douzaine de jours pour atteindre Fort Riley, l'endroit indiqué en cet État par la note de William J. Hypperbone. Tout d'abord, Max Réal fit choix d'un hôtel de certaine apparence, où il passa une bonne nuit, après vingt-quatre heures de chemin de fer et quatorze de bateau. Le lendemain fut consacré à la visite de la ville ou plutôt des deux villes, car il y a deux Kansas situées sur la même rive droite du Missouri, qui forme en cet endroit une boucle resserrée ; mais, séparées par la Kansas-river, l'une appartient à l'État du Kansas, l'autre à l'État du Missouri. La seconde est de beaucoup la plus importante avec cent trente mille habitants, tandis que la première n'en compte que trente-huit mille. En réalité, elles ne feraient qu'une seule et même cité, si elles étaient dans le même État. Au surplus, Max Réal n'avait pas l'intention de séjourner plus de vingt-quatre heures ni dans la Kansas du Kansas, ni dans la Kansas du Missouri. Ces deux villes se ressemblent comme deux damiers, et qui a vu l'une a vu l'autre. Aussi, dès le matin du 4 mai, il se remit en route à destination de Fort Riley, et cette fois, il allait faire le voyage en artiste. Sans doute, il prit encore le railroad, mais il était bien résolu à descendre aux stations qui lui plairaient, à excursionner en quête de paysages, dont il saurait tirer bon profit, si, le premier parti, il ne devait pas être le premier arrivé. Ce n'était plus le désert américain d'autrefois. La vaste plaine remonte graduellement vers l'ouest jusqu'à l'altitude de cinq cents toises sur la frontière du Colorado. Ses ondulations successives se coupent de fonds larges et boisés, séparés par des steppes à perte de vue, que parcouraient, cent ans avant, les In- diens Kansas, Nez-Percés, Oteas, et autres tribus désignées sous le nom de Peaux-Rouges. Mais ce qui avait amené une transformation complète de la contrée, c'était la disparition des cyprières et des sapinières, la plantation de millions d'arbres à fruits à la surface des savanes, et aussi l'établissement de pépinières pour l'entretien des vergers et des vignobles. Des espaces immenses, livrés à la culture du sorgho entré dans la fabrication courante du sucre, alternaient avec les champs d'orge, de seigle, de sarrasin, d'avoine, de froment, qui font du Kansas l'un des plus riches territoires de l'Union. Quant aux fleurs, elles s'épanouissaient, – et combien variées d'espèces ! – surtout le long des rives de la Kansas, plus particulièrement d'innombrables touffes d'armoises à feuilles cotonneuses, les unes herbacées, les autres frutescentes, qui imprégnaient l'air d'un parfum de térébenthine. Bref, en allant de station en station, en s'éloignant de quatre à cinq milles à travers la campagne, en ébauchant quelques toiles. Max Réal employa une semaine à gagner Topeka, où il arriva le 13 mai, dans l'après-midi. Topeka est la capitale du Kansas. Son nom lui vient de ces pommes de terre sauvages, qui foisonnaient sur les pentes de la vallée. La ville occupe la rive méridionale du cours d'eau, et se complète du faubourg de la rive opposée. Demi-journée de repos, nécessaire à Max Réal comme au jeune noir, – repos qui fut interrompu le lendemain par une visite à la capitale. Ses trente-deux mille habitants ne savaient guère qu'ils possédaient le célèbre partenaire dont le nom s'étalait déjà sur les affiches du jour. Et cependant, on l'attendait pour ainsi dire au passage. On n'imaginait pas qu'il eût pris, pour se rendre à Fort Riley, une autre voie ferrée que celle qui longe la Kansas et dessert Topeka. La population en fut pour son attente, et Max Réal repartit le 14 dès l'aube, sans que sa présence eût été soupçonnée un instant. Fort Riley, au confluent des rivières Smoky Hill et Republican, n'était plus qu'à une soixantaine de milles. Max Réal y pouvait donc être le soir même, si cela lui convenait, ou le lendemain s'il lui prenait fantaisie de flâner en route. C'est même ce qu'il fit après avoir quitté le railroad à la station de Manhattan. Mais il s'en fallu de peu qu'il ne fût arrêté dès le début de la partie et perdit le droit de la continuer. Que voulez-vous, l'artiste l'avait emporté sur la pièce d'échiquier que le sort poussait à travers cette région. Dans l'après-midi, Max Réal et Tommy, descendus à l'avant-dernière station, trois ou quatre milles avant Fort Riley, s'étaient dirigés vers la rive gauche de la Kansas. Comme une demi-journée devait suffire à franchir cette distance, même pédestrement, il n'y avait aucune inquiétude à concevoir. Ce qui engagea Max Réal à faire halte au bord de la rivière, ce fut le charmant paysage qui s'offrait soudain à ses regards. Dans un angle du cours d'eau, capricieusement rempli de lumière et d'ombre, se dressait l'un des derniers arbres d'une ancienne cyprière. Ses branches formaient berceau d'une rive à l'autre. Au bas on voyait les restes d'une cabane en adobe, et, vers l'arrière, s'étendait une vaste prairie, émaillée de fleurs, principalement d'éclatants tournesols. Au delà de la Kansas se montrait un fond de verdure avec d'obscures profondeurs, piquées çà et là de vifs rayons de soleil. L'ensemble « s'arrangeait » à souhait. « Quel joli site ! se dit Max Réal. En deux heures, j'en aurai achevé l'ébauche. » Ce fut lui, on va le voir, qui faillit être « achevé ». Le jeune peintre s'était assis sur la berge, sa petite toile encastrée dans le couvercle de la boîte à couleurs, et il travaillait depuis quarante minutes, sans se laisser distraire, lorsqu'un bruit lointain – le quadrupedante sonitu de Virgile – se fit entendre dans la direction de l'est. On eût dit un formidable chevauchement à travers la plaine qui bordait la rive gauche. Ce fut Tommy, couché au pied d'un arbre, que cette grandissante rumeur tira le premier du demi-sommeil auquel il s'abandonnait si volontiers. Son maître n'entendant rien, ne détournant pas la tête, il se releva, remonta de quelques pas la berge, afin de porter sa vue plus au loin. Le bruit redoublait alors, et, du côté de l'horizon, s'élevaient des volutes de poussière, que la brise, assez fraîche alors, repoussait vers l'ouest. Tommy revint d'un pas rapide, et, pris d'un sérieux effroi, s'adressant à Max Réal : « Mon maître !… » dit-il. Le peintre, très absorbé devant sa toile, ne parut point songer à lui répondre. « Mon maître !… répéta Tommy, d'une voix inquiète, en lui mettant la main sur l'épaule. – Eh ! qu'est-ce qui te prend, Tommy ?… répliqua Max Réal, très occupé à mélanger du bout de son pinceau un peu de terre de Sienne et de vermillon. – Mon maître… vous n'entendez pas ?… » s'écria Tommy. Il aurait fallu être sourd pour ne point entendre les roulements de cette tumultueuse galopade. Aussitôt, Max Réal de se redresser, de déposer sa palette sur l'herbe et de gagner la lisière de la berge. À cinq cents pas se mouvait une chevauchée énorme soulevant des nuages de poussière et de vapeur, une sorte d'avalanche qui se précipitait à la surface de la plaine et d'où sortaient des hennissements furieux. En quelques instants, cette avalanche serait sur le bord de la rivière. Il n'y avait de fuite possible que vers le nord. Aussi, son attirail ramassé, Max Réal, suivi ou plutôt précédé de Tommy, détala-t-il dans cette direction. La horde qui s'avançait à toute vitesse se composait de plusieurs milliers de ces chevaux et mulets que l'État élevait autrefois dans une réserve sur la rive du Missouri. Mais, depuis que les automobiles et la bicyclette sont à la mode, ces hippomoteurs, – on va jusqu'à les appeler ainsi – abandonnés à euxmêmes, errent à travers la campagne. Ceux-ci, affolés, galopaient ainsi sans doute depuis plusieurs heures. Aucun obstacle n'ayant pu les arrêter, les champs, les cultures avaient été dévastés sur leur passage, et si la rivière ne leur opposait pas une barrière infranchissable, jusqu'où iraient-ils ?… Max Réal et Tommy, bien qu'ils courussent à toutes jambes, se sentaient prêts d'être atteints, et ils eussent été écrasés sous ce piétinement terrible, s'ils n'avaient pu grimper aux basses branches d'un vigoureux noyer, le seul arbre qui se dressait à la surface unie de la plaine. Il était alors cinq heures du soir. Là, tous deux étaient en sûreté, et lorsque les derniers rangs de la horde eurent disparu du côté de la rivière : « Vite… vite ! » s'écria Max Réal. Tommy ne se hâtait guère de quitter la branche sur laquelle il s'était achevalé. « Vite… te dis-je, ou je perdrai soixante millions de dollars, et je ne pourrai pas faire de toi un vil esclave ! » Max Réal plaisantait et il ne courait point risque d'arriver en retard à Fort Riley. C'est pourquoi, au lieu de regagner la station, dont il était trop éloigné maintenant, et où il ne trouverait peut-être pas un train en partance, s'en alla-t-il tranquillement de son pied léger à travers la plaine. Puis, le soir venu, il se guida sur les lointaines lumières qui brillaient à l'horizon. C'est ainsi que s'effectua cette dernière partie du voyage, et huit heures n'avaient pas encore sonné à l'horloge de la ville, lorsque Max Réal et Tommy se trouvèrent devant Jackson Hotel. Le premier partant était donc à l'endroit que William J. Hypperbone avait choisi dans la huitième case. Et pourquoi ce choix ? Probablement parce que, si le Missouri, situé au centre géographique du l'Union, a pu être appelé l'État Central, le Kansas, d'autre part, justifie celle appellation, puisqu'il en occupe le milieu géométrique, et que Fort Riley est placé au cœur même de l'État. Or, c'est à ce propos qu'un monument a été édifié près de Fort Riley, au point où se réunissent les rivières Smoky Hill et Republican. Enfin, que ce fût cette raison ou une autre, Max Réal était sain et sauf à Fort Riley. Le lendemain, en quittant Jackson Ho- tel où il était descendu, Max Réal se rendit au Post Office, entra dans le bureau et s'informa si un télégramme avait été expédié à son adresse. « Le nom de monsieur ?… demanda l'employé. – Max Réal. – Max Réal… de Chicago ?… – En personne… – Et l'un des partenaires de la grande partie du Noble Jeu des États-Unis d'Amérique ?… – Lui-même. » Impossible, cette fois, de garder l'incognito, et la nouvelle de la présence de Max Réal se répandit dans toute la ville. Ce fut donc au milieu des hurrahs, mais à son grand ennui, que le jeune peintre revint à l'hôtel. C'était là que lui serait apportée, dès qu'elle arriverait, la dépêche indiquant le second coup de dés tiré pour son compte, et qui devait l'envoyer… où ?… Où le voudraient les caprices de l'impénétrable Destin ! VIII TOM CRABBE ENTRAÎNÉ PAR JOHN MILNER. Onze par cinq et six, ce n'était pas, en somme, un coup à dédaigner, du moment qu'un joueur n'amène pas neuf par six et trois ou par cinq et quatre pour aller à la vingt-sixième ou à la cinquante-troisième case. Ce qu'il y avait à regretter, peut-être, c'était que l'État indiqué par ce numéro onze fût précisément très éloigné de l'Illinois, et nul doute que Tom Crabbe en eût éprouvé quelque dépit, – ou du moins son entraîneur, John Milner. Le sort les envoyait au Texas, le plus vaste des territoires de l'Union, à lui seul d'une superficie supérieure à celle de la France. Or, cet État, situé au sud-ouest de la Confédération, confine au Mexique, dont il n'a été séparé qu'en 1835, après la bataille gagnée par le général Houston contre le général SantaAnna. Deux itinéraires principaux permettaient à Tom Crabbe d'atteindre le Texas. Il pouvait, en quittant Chicago, ou se rendre à Saint-Louis et prendre les steamboats du Mississippi jusqu'à la Nouvelle-Orléans, ou suivre la voie ferrée qui conduit à la métropole de la Louisiane, en traversant les États de l'Illinois, du Tennessee et du Mississippi. De là, on étudierait le chemin le plus court pour gagner Austin, la capitale du Texas, lieu marqué dans la note de William J. Hypperbone, soit par les railroads, soit à bord de l'un des steamers qui font le service entre la Nouvelle-Orléans et Galveston. John Milner crut devoir donner la préférence au chemin de fer pour transporter Tom Crabbe en Louisiane. En tout cas, il n'avait point de temps à perdre comme Max Réal, ni le loisir de muser en route, puisqu'il fallait que le 16, il fût de sa personne au terme du voyage. « Eh bien, lui demanda le chroniqueur de la Freie Presse, après que le résultat du tirage eut été proclamé le 3 mai dans la salle de l'Auditorium, quand partez-vous ?… – Dès ce soir. – Votre malle est prête ?… – Ma malle… c'est Crabbe, répondit John Milner. Il est rempli, fermé, ficelé, et je n'ai plus qu'à le conduire à la gare. – Et que dit-il ?… – Rien. Dès que son sixième repas sera achevé, nous irons ensemble prendre le train, et je le mettrais aux bagages, si je ne craignais un excédent. – J'ai le pressentiment, reprit le chroniqueur, que Tom Crabbe sera favorisé de la même chance… – Moi aussi, déclara John Milner. – Bon voyage ! – Merci. » L'entraîneur ne tenait pas à imposer l'incognito au Champion du Nouveau-Monde. Un personnage aussi considérable – au point de vue matériel – que Tom Crabbe n'aurait pu passer inaperçu. Son départ ne fut donc point tenu secret. Il y eut foule, ce soir-là, sur les quais de la gare, pour le voir se hisser dans son wagon au milieu des hurrahs. John Milner monta après lui. Puis le train démarra, et peut-être la locomotive sentit-elle un surcroît de charge, dû au transport du pesant pugiliste. Pendant la nuit, le train dévora trois cent cinquante milles, et, le lendemain, il atteignit Fulton à la limite de l'Illinois, sur la frontière du Kentucky. Tom Crabbe ne s'inquiétait guère d'observer le pays qu'il traversait, – un État relégué au quatorzième rang dans l'ensemble de l'Union. Sans doute, à sa place, Max Réal et Harris T. Kymbale n'eussent pas manqué de visiter Nashville, la capitale actuelle, et le champ de bataille de Chattanooga, sur lequel Sherman ouvrit les routes du Sud aux armées fédérales. Et puis, l'un en artiste, l'autre en reporter, pourquoi n'auraientils pas fait un à droite d'une centaine de milles jusqu'à Grand Junction afin d'honorer Memphis de leur présence ? C'est la seule importante cité que l'État possède sur la rive gauche du Mississippi, et elle a belle apparence, dressée sur la falaise, qui domine le cours du superbe fleuve, semé d'îles en pleine verdure. Mais l'entraîneur ne crut pas devoir s'écarter de son itinéraire pour permettre aux deux énormes pieds de Tom Crabbe de fouler cette cité à dénomination égyptienne. Aussi n'eut-il pas l'occasion de demander pourquoi, il y a quelque soixante ans, puisque Memphis est fort éloigné de la mer, le gouvernement y avait établi des arsenaux et des chantiers de construction, actuellement abandonnés du reste, ni d'entendre la réponse qui lui eût été faite : en Amérique, on commet de ces erreurs, tout comme ailleurs. Le train continua donc d'emporter le deuxième partenaire et son indifférent compagnon à travers les plaines de l'État du Mississippi. Il passa par Holly Springs, par Grenada, par Jackson. Cette dernière ville est la capitale, peu considérable, d'un territoire que l'exclusive culture du coton a laissé fort en retard du mouvement industriel et commercial. Là cependant, et durant une heure à la gare, l'arrivée de Tom Crabbe produisit un gros effet. Plusieurs centaines de curieux avaient voulu contempler le célèbre donneur de coups de poing. Certes, il ne possédait pas la taille d'Adam, auquel on attribuait, avant les rectifications de l'illustre Cuvier, quatrevingt-dix pieds, ni celle d'Abraham, dix-huit pieds, ni même celle de Moïse, douze pieds, mais c'était encore un gigantesque type de l'espèce humaine. Or, parmi les curieux se trouvait un savant, l'honorable Kil Kirney, lequel, après avoir mesuré avec une extrême précision le Champion du Nouveau-Monde, crut devoir faire quelques réserves, et voici ce qu'il n'hésita pas à déclarer ex professo : « Messieurs, d'après les recherches historiques auxquelles je me suis livré, j'ai pu retrouver les principaux calculs de mensuration qui se rapportent aux études gigantographiques, chiffrés d'après le système décimal. Au dix-septième siècle apparut Walter Parson, haut de deux mètres vingt-sept. Au dix-huitième siècle apparurent l'Allemand Muller de Leipsig, haut de deux mètres quarante, l'Anglais Burnsfield, haut de deux mètres trente-cinq, l'Irlandais Magrath, haut de deux mètres trente, l'Irlandais O'Brien, haut de deux mètres cinquante-cinq, l'Anglais Toller, haut de deux mètres cinquante-cinq, et l'Espagnol Élacegin, haut de deux mètres trente-cinq. Au dixneuvième siècle, apparurent le Grec Auvassab, haut de deux mètres trente-trois, l'Anglais Hales de Norfolk, haut de deux mètres quarante, l'Allemand Marianne, haut de deux mètres quarante-cinq, et le Chinois Chang, haut de deux mètres cinquante-cinq. Or, de la plante des pieds au sommet de la nuque, je ferai observer à l'honorable entraîneur que Tom Crabbe donne seulement deux mètres trente… – Que voulez-vous que j'y fasse ! répondit non sans aigreur John Milner. Je ne peux pourtant pas l'allonger… – Non, sans doute, reprit M. Kil Kirney, et je ne le demande pas… mais, enfin, il est inférieur à… – Tom, dit alors John Milner, envoie un coup droit dans la poitrine de monsieur le savant, afin qu'il mesure aussi la force de ton biceps ! » Le savant Kil Kirney ne voulut point se prêter à une expérience qui ne lui eût pas laissé le nombre réglementaire de ses côtes, et il se retira d'un pas digne et méthodique. Quant à Tom Crabbe, il n'en fut pas moins salué des acclamations du public, lorsque John Milner eut porté en son nom un défi aux amateurs de boxe. Toutefois le défi ne fut pas relevé, et le Champion du Nouveau-Monde se rehissa dans son compartiment, tandis que les souhaits de bonne chance pleuvaient autour de lui. Après avoir traversé du nord au sud l'État du Mississippi, la voie ferrée atteint la frontière de la Louisiane, à la station de Rocky Comfort. En suivant le cours de la Tangipaoha-river, le train descendit jusqu'au lac Ponchartrain, dont il dépassa la rive occidentale par l'étroite langue de terre qui sépare ce lac de celui de Maurepas et sur laquelle repose le viaduc de Mauchac. À la station de Carrolton, il rencontra le fleuve, large environ de quatre cent cinquante toises, dont la boucle se replie pour contourner la cité louisianaise. C'est à la Nouvelle-Orléans que Tom Crabbe et John Milner quittèrent définitivement le railroad, après un parcours de près de neuf cents milles depuis Chicago. Arrivés dans l'après-midi du 5 mai, il leur restait donc treize jours pour se rendre à Austin, la capitale du Texas, – temps très suffisant, bien qu'il y eût lieu de compter avec des retards possibles, soit par la voie de terre en utilisant le Southern Pacific, soit par la voie de mer. Dans tous les cas, il n'eût pas fallu demander à John Milner de promener son Crabbe par la ville pour lui en faire admirer les curiosités. Si le hasard y envoyait quelque autre des « Sept », celui-là saurait mieux que lui s'acquitter de cette tâche. Austin était encore éloigné de plus de quatre cents milles, et John Milner ne songeait qu'à s'y transporter par le plus court et par le plus sûr. Le plus court aurait été le chemin de fer, puisqu'il y a communication directe entre les deux villes, à la condition de trouver concordance entre les trains. En effet, après s'être avancé dans la direction de l'ouest à travers la Louisiane par Lafayette, Rarelant, Terrebone, Tigerville, Ramos, Brashear, vers la pointe du Lake Grand, il rejoint, à cent quatre-vingts milles de là, la frontière du Texas. À partir de ce point, la ligne reprend depuis la station d'Orange jusqu'à Austin sur un parcours de deux cent trente milles. Néanmoins, – peut-être avait-il tort, – John Milner donna la préférence à un autre itinéraire et pensa que mieux valait s'embarquer à la Nouvelle-Orléans pour le port de Galveston qu'un railroad relie à la capitale texienne. Justement, il se trouva que le steamer Sherman devait, dès le lendemain matin, quitter la Nouvelle-Orléans à destination de Galveston. C'était une circonstance dont il fallait profiter. Trois cents milles de mer sur un bâtiment qui enlevait ses dix milles à l'heure, ce serait l'affaire d'un jour et demi, – deux jours si le vent n'était pas favorable. John Milner ne jugea point à propos de consulter Tom Crabbe à ce sujet, pas plus qu'on ne consulte sa malle lorsqu'elle est bouclée pour le départ. Son sixième repas pris dans un hôtel du port, l'éminent boxeur ne fit qu'un somme jusqu'au matin. Il était sept heures, lorsque le capitaine Curtis donna l'ordre de larguer les amarres du Sherman, après qu'il eut accueilli l'illustre Champion du Nouveau-Monde avec les égards dûs au second partenaire du match Hypperbone. « Honorable Tom Crabbe, lui dit-il, je suis honoré d'avoir l'honneur de votre présence à mon bord ! » Le boxeur n'eut pas l'air de comprendre ce que lui disait le capitaine Curtis, et ses yeux se dirigèrent instinctivement vers la porte du dining-room. « Croyez bien, reprit le commandant du Sherman, que je ferai l'impossible pour que vous arriviez dans le plus court délai à bon port. Je ne ménagerai pas mon combustible, je n'économiserai pas ma vapeur. Je serai l'âme de mes cylindres, l'âme de mon balancier, l'âme de mes roues qui tourneront à toute vitesse afin de vous assurer gloire et profit ! » La bouche de Tom Crabbe s'ouvrit comme pour répondre, et se referma aussitôt pour se rouvrir et se refermer encore. Cela indiquait que l'heure du premier déjeuner avait sonné à l'horloge stomacale de Tom Crabbe. « Toute la cambuse est à votre disposition, déclara le capitaine Curtis, et soyez sûr que nous débarquerons à temps au Texas, dussé-je faire charger les soupapes et dût le navire en sauter… – Ne sautons pas, répondit John Milner, avec ce bon sens qui le distinguait. Ce serait une faute… à la veille de gagner soixante millions de dollars ! » Le temps était beau, et, au surplus, il n'y a rien à craindre dans les passes de la Nouvelle-Orléans, bien qu'elles soient sujettes à de capricieux changements que surveille le service maritime. Ce fut celle du sud que suivit le Sherman, entre les roseaux et les joncs de ses basses rives. Peut-être le nerf olfactif des voyageurs fut-il désagréablement affecté par les exhalaisons hydrogénées d'innombrables pustules qu'engendre la fermentation des matières organiques du fond ; mais il n'y a aucun danger d'échouement dans ce canal, devenu la véritable entrée du grand fleuve. On passa devant plusieurs usines et entrepôts, groupés sur les deux bords, devant la bourgade d'Algiers, devant la Pointe à la Hache, devant Jump. D'ailleurs, à cette époque, l'étiage est élevé. En avril, mai et juin, le Mississippi se gonfle de crues régulières, et ses eaux ne descendent à leur minimum qu'en novembre. Le Sherman n'eut donc point à ralentir sa vitesse, et il atteignit sans encombre Port Eads, nom de l'ingénieur dont les travaux améliorèrent cette passe du sud. C'est là que le Mississippi va s'absorber dans le golfe du Mexique, et son parcours n'est pas estimé à moins de quatre mille cinq cents milles 3. Le Sherman, dès qu'il eut tourné les dernières pointes ; mit le cap à l'ouest. 3 7240 kilomètres. Comment Tom Crabbe avait-il supporté cette partie de la traversée ?… Très bien. Après avoir mangé à ses heures habituelles, il alla se coucher. Puis il apparut frais et dispos le lendemain, lorsqu'il vint reprendre sa place à l'arrière du spardeck. Le Sherman était déjà d'une cinquantaine de milles au large, et la côte très basse se dessinait à peine vers le nord. C'était la première fois que Tom Crabbe se risquait à une navigation sur mer. Aussi, tout d'abord, le roulis et le tangage parurent l'étonner. Cet étonnement amena sur sa large face, si rubiconde d'habitude, une pâleur croissante dont John Milner, très aguerri pour son compte, ne tarda pas à s'apercevoir. « Est-ce qu'il va être malade ?… se demanda-t-il en s'approchant du banc sur lequel son compagnon avait dû s'asseoir. Et, le secouant à l'épaule, il dit : « Ça va-t-il ?… » Tom Crabbe ouvrit la bouche, et, cette fois ce ne fut pas la faim qui mit en jeu ses masseters, bien que l'heure du premier repas fût sonnée. Or, comme il ne put la refermer à temps, un jet d'eau salée s'introduisit jusque dans sa gorge, au moment où le Sherman s'inclinait sous un fort coup de houle. Tom Crabbe, déralingué du banc, s'abattit sur le pont. Il était assez indiqué de le transporter au centre du steamer, où les oscillations sont moins sensibles. « Viens, Tom, » dit John Milner. Tom Crabbe voulut se relever, mais il s'y essaya en vain et retomba de tout son poids. Le capitaine Curtis, averti par la secousse, se dirigea vers l'arrière. « Je vois ce que c'est… affirma-t-il… rien, en somme, et l'honorable Tom Crabbe s'y fera… Il n'est pas possible qu'un tel homme ; soit sujet au mal de mer. C'est bon… tout au plus pour les femmelettes, ou alors ce serait terrible chez un individu aussi fortement constitué ! » Terrible, en effet, et jamais passagers n'assistèrent à plus lamentable spectacle. La nausée, on en conviendra, c'est plutôt le lot naturel des malingres et des souffreteux. Le phénomène s'accomplit alors de façon normale et sans violenter la nature. Mais un type de cette corpulence et de cette vigueur !… N'en serait-il pas de lui comme de ces monuments qui sont plus endommagés par un tremblement de terre que la frêle cabane d'un Indien ?… Celle-ci résiste alors que celui-là se disloque. Et Tom Crabbe se disloqua, et il menaça de ne plus former qu'un monceau de ruines. John Milner, très ennuyé, intervint. « Il faudrait le déhaler, » dit-il. Le capitaine Curtis appela le maître d'équipage et douze matelots pour ce surcroît de besogne. L'escouade, combinant ses efforts, tenta vainement de relever le Champion du Nouveau-Monde. Il fut nécessaire de le rouler le long du spardeck, comme un tonneau, puis de l'affaler sur le pont au moyen d'un palan, puis de le traîner jusqu'au rouf de la machine, dont le balancier semblait narguer sa masse impuissante, et il demeura à cette place en complète prostration. « Voilà, fit observer John Milner au capitaine Curtis, c'est cette abominable eau salée que Tom a reçue en pleine figure !… Si encore c'était de l'alcool… – Si c'était de l'alcool, répondit judicieusement le capitaine Curtis, il y a longtemps que la mer aurait été bue jusqu'à la dernière goutte, et il n'y aurait plus de navigation possible ! » C'était vraiment jouer de malheur. Le vent, qui venait de l'ouest, changea cap pour cap, et souffla grand frais. De là, redoublement de roulis et de tangage. Puis, à marcher contre les lames, il y eut diminution considérable dans la vitesse du steamer. La longueur du voyage serait assurément doublée, – soixante-dix à quatre-vingts heures au lieu de quarante. Bref, John Milner traversa toutes les phases de l'inquiétude, tandis que son compagnon traversait toutes les phases de cet affreux mal, ballottement des intestins, troubles dans l'appareil circulatoire, vertiges tels que n'en provoque jamais la plus complète ivresse. En un mot, suivant une expression du capitaine Curtis : « Tom Crabbe n'était plus bon qu'à ramasser à la pelle ! » Enfin, le 9 mai, après un furieux coup de vent, qui, par bonheur, fut de courte durée, les côtes du Texas, bordées de dunes de sable blanc, défendues par un chapelet d'îles, au-dessus desquelles voletaient des bandes d'énormes pélicans, apparurent vers trois heures du soir. Grosse économie pour le service du bord, Tom Crabbe, bien qu'il eût souvent et trop souvent ouvert la bouche, n'avait rien mangé depuis son dernier repas pris à la hauteur de Port Eads. John Milner se berçait de l'espoir que son compagnon se ressaisirait, qu'il dompterait l'abominable mal, qu'il reprendrait forme humaine, qu'il serait enfin présentable, lorsque le Sher- man, abrité de la haute mer dans la baie de Galveston, ne subirait plus les oscillations de la houle. Non ! le malheureux ne parvint point à se reprendre, même en eau calme. La ville est située à l'extrémité d'une pointe sablonneuse. Un viaduc la réunit au continent, et c'est par là que se font les expéditions du commerce, entre autres celles du coton d'une importance considérable. Le Sherman, dès qu'il eut évolué à travers la passe, alla se ranger contre son appontement. John Milner ne put retenir un juron de fureur. Quelques centaines de curieux étaient là sur le quai. Prévenus par fil que Tom Crabbe s'était embarqué à la Nouvelle-Orléans pour Galveston, ils l'attendaient à son arrivée. Et qu'allait leur présenter son entraîneur, au lieu et place du Champion du Nouveau-Monde, deuxième partant du match Hypperbone ?… Une masse informe, qui ressemblait plus à un sac vide qu'à une créature humaine. John Milner tenta encore de provoquer le redressement physique de Tom Crabbe. « Eh bien… ça ne va donc pas ?… » Le sac resta sac, et la vérité est qu'il fallut le transporter sur une civière à Beach-Hotel où un appartement était retenu. Quelques plaisanteries, quelques quolibets, éclatèrent à son passage, au lieu des hurrahs auxquels il était habitué, et qui avaient salué son départ de Chicago. Mais, enfin, tout n'était pas désespéré. Dès le lendemain, après une nuit de repos et une série de repas habilement com- binés, Tom Crabbe retrouverait sans doute son énergie vitale, sa vigueur normale, et il n'y paraîtrait plus… Eh bien, pour peu que John Milner se fût tenu ce langage, il se serait encore trompé. La nuit n'apporta aucune modification dans l'état sanitaire de son compagnon. L'anéantissement de toutes ses facultés fut aussi profond le lendemain que la veille. Et pourtant on n'exigeait de lui aucun ressort intellectuel, dont il eût été incapable, mais un simple effort animal. Ce fut inutile. Sa bouche restait hermétiquement fermée depuis qu'il avait touché terre. Elle n'appelait pas la nourriture, et l'estomac ne faisait plus entendre ses cris accoutumés aux heures habituelles. Ainsi s'écoula la journée du 10 mai, puis celle du 11, et c'était le 16, dernier délai, qu'il fallait être à Austin. John Milner prit alors le seul parti qu'il y eût à prendre. Mieux valait arriver trop tôt que trop tard. Si Tom Crabbe devait sortir de cette prostration, il en sortirait aussi bien à Austin qu'à Galveston, et, du moins, il serait rendu à son poste. Tom Crabbe fut donc véhiculé à la gare sur un camion, et finalement introduit dans un wagon à l'état de colis. Lorsque huit heures et demie du soir sonnèrent, le train se mit en marche, tandis que les groupes de parieurs, restés sur le quai, se refusaient à engager la plus petite somme, – pas même vingtcinq cents, – sur un partenaire en si mauvaise forme. Il était heureux que le Champion du Nouveau-Monde et son entraîneur n'eussent pas à parcourir les soixante-quinze millions d'hectares que comprend la superficialité texienne. Ils n'auraient qu'à franchir les cent soixante milles qui séparent Galveston de la capitale de l'État. Assurément, il eût été désirable de visiter les régions arrosées par le magnifique Rio Grande, et tant d'autres rivières, l'Antonio, le Brazos, la Trinity qui se jette dans la baie de Galveston, puis le Colorado et ses capricieuses rives semées d'huîtres perlières. Un magnifique pays, ce Texas, possédant d'immenses prairies où campaient autrefois les Comanches ; il est hérissé dans l'ouest de forêts vierges, riches en magnolias, en sycomores, en pacaniers, en acacias, en palmiers, en chênes, en cyprès, en cèdres ; il déploie à profusion ses champs d'orangers, de nopals, de cactus, les plus beaux de la flore ; ses montagnes, au nord-ouest, qui font pressentir les Montagnes Rocheuses, sont superbes ; il produit la canne à sucre supérieure à celle des Antilles, le tabac de Nocogdochés supérieur à celui du Maryland ou de la Virginie, un coton supérieur à celui du Mississippi et de la Louisiane ; il a des fermes de quarante mille acres, qui comptent autant de têtes de bétail, et c'est par centaines de mille que ses ranchos élèvent les plus beaux types de la race chevaline. Mais en quoi cela pouvait-il intéresser Tom Crabbe qui ne regardait jamais rien, et John Milner, puisqu'il ne regardait jamais que Tom Crabbe ?… Dans la soirée, le train s'arrêta deux heures à la gare de Houston, jusqu'où peuvent monter les bâtiments d'un faible tirant d'eau. Là est établi l'entrepôt des marchandises, qui arrivent par la Trinity, le Brazos et le Colorado. Le lendemain, 13 mai, de très grand matin, Tom Crabbe descendait à la gare d'Austin, au terme de son voyage. Centre industriel important, desservi par les eaux du fleuve que retient un barrage, cette capitale est bâtie sur une terrasse au nord du Colorado, au milieu d'une région où abondent le fer, le cuivre, le manganèse, le granit, le marbre, le plâtre et l'argile. Cité plus américaine que bien d'autres du Texas, choisie pour être le siège de la législature de l'État, elle compte vingt-six mille habitants, presque tous d'origine saxonne. Elle est une, tandis que les villes du Rio Grande sont doubles, – avec des maisons en bois d'un côté du fleuve, des cabanes en adobe de l'autre, – telles El Paso, El Presidio, à demi mexicaines. Donc, à Austin, il n'y eut que des amateurs américains qui vinrent par curiosité, peut-être dans le dessein d'engager quelques paris, contempler le second partenaire qu'un coup de dés leur envoyait des lointaines régions de l'Illinois. En somme, ceux-ci furent plus favorisés que ne l'avaient été les gens de Galveston et de Houston. En mettant le pied sur le pavé de la capitale texienne, Tom Crabbe s'était enfin dégagé de cette inquiétante torpeur, dont les soins, les supplications, les objurgations même de John Milner n'avaient pu triompher. Peut-être, au premier abord, le Champion du Nouveau-Monde parut-il un peu vanné, un peu mou d'action, un peu flasque de désinvolture, et comment s'en étonner, puisqu'il n'avait rien absorbé, si ce n'est l'air marin, depuis que le Sherman avait pris le large ?… Oui ! le géant s'était vu réduit à ne se nourrir que de lui-même. Il est vrai, même réduit à cet ordinaire, la nourriture ne lui eût pas manqué pendant de longs jours encore. Mais aussi, quel repas il fit ce matin-là, – repas qui dura jusqu'au soir, quartiers de venaison, viande de mouton et de bœuf, charcuteries variées, légumes, fruits, fromages, et l'half and half, et le gin, et le wisky, et le thé, et le café ! John Milner éprouva une certaine épouvante en songeant à la note d'hôtel qui lui serait présentée à la fin du séjour ! Et cela recommença le lendemain, et le surlendemain, et c'est ainsi qu'arriva la date du 16 mai. Tom Crabbe était redevenu la prodigieuse machine humaine, devant laquelle Corbett, Fitzsimons et autres boxeurs non moins célèbres, avaient tant de fois mordu la poussière. IX UN ET UN FONT DEUX. Ce matin-là, un hôtel, – ou pour mieux dire une auberge, l'auberge de Sandy Bar, et non des plus qualifiées, – recevait deux voyageurs, arrivés par le premier train à Calais, simple bourgade de l'État du Maine. Ces deux voyageurs, – un homme et une femme, visiblement éprouvés par les fatigues d'un long et pénible itinéraire, – se firent inscrire sous le nom de M. et Mrs Field. Ce nom, avec ceux de Smith, de Johnson et quelques autres d'usage courant, sont des plus communs parmi les familles d'origine anglosaxonne. Aussi faut-il être doué de qualités extraordinaires, avoir acquis une situation considérable dans la politique, les arts ou les armes, être un génie en un mot, pour attirer l'attention publique, lorsqu'on s'appelle de ce nom vulgaire. Donc, M. et Mrs Field, cela ne disait rien, n'indiquait point des personnages de marque, et l'aubergiste les inscrivit sur son livre sans en exiger davantage. À cette époque, du reste, dans tous les États-Unis, aucuns noms n'étaient plus répandus, plus répétés par des millions de bouches, que ceux des partenaires et celui du fantaisiste membre de l'Excentric Club. Or, pas un des « Sept » ne se nommait Field. Donc, à Calais, il n'y avait pas plus à s'occuper de ces Field-là que de n'importe quels voyageurs. D'ailleurs ceux-ci ne payaient pas de mine, et le tenancier de l'auberge se demanda peut-être s'ils payeraient d'autre façon, lorsque sonnerait l'heure de régler la note. Que venait faire ce couple étranger en cette petite ville, située à l'extrême limite d'un État, situé lui-même à l'extrémité nord-est de l'Union ?… Pourquoi avait-il ajouté deux unités aux six cent soixante et un mille habitants de cet État, dont la superficie occupe la moitié du territoire communément appelé la Nouvelle-Angleterre ?… La chambre du premier étage qui fut donnée à M. et Mrs Field dans l'auberge de Sandy Bar était peu confortable, un lit pour deux, une table, deux chaises, une toilette. La fenêtre s'ouvrait sur la rivière Sainte-Croix, dont la rive gauche est canadienne. L'unique malle, déposée à l'entrée du corridor, avait été apportée par un commissionnaire de la gare. En un coin, se dressaient deux épais parapluies et s'étalait un vieux sac de voyage. Lorsque M. et Mrs Field furent seuls, après la sortie de l'aubergiste qui les avait conduits à cette chambre, dès que la porte eut été refermée, verrous tirés en dedans, tous deux vinrent coller leur oreille contre le vantail, voulant s'assurer que personne ne pourrait les entendre. « Enfin, dit l'un, nous voici au terme du voyage !… – Oui, répondit l'autre, après trois jours et trois nuits bien comptés depuis notre départ ! – J'ai cru que cela ne finirait pas, reprit M. Field, en laissant retomber ses bras, comme si ses muscles eussent été hors d'état de fonctionner. – Ce n'est pas fini ! dit Mrs Field. – Et combien cela nous coûtera-t-il ?… – Il ne s'agit pas de ce que cela peut coûter, répliqua aigrement la dame, mais de ce que cela peut rapporter… – Enfin, ajouta le monsieur, nous avons eu la bonne idée de ne pas voyager sous nos noms véritables ! – Une idée de moi… – Et excellente !… Nous vois-tu à la merci des hôteliers, des aubergistes, des voituriers, de tous ces écorcheurs, engraissés de ceux qui passent par leurs mains, et cela sous prétexte que des millions de dollars vont tomber dans notre poche… – Nous avons bien fait, répliqua Mrs Field, et nous continuerons à réduire nos dépenses le plus possible… Ce n'est pas dans les buffets des gares que nous avons jeté notre argent depuis trois jours… et j'espère bien continuer… – N'importe, nous aurions peut-être mieux fait de refuser… – Assez, Hermann ! déclara Mrs Field d'un ton impérieux. N'avons-nous pas autant de chances que les autres d'arriver premiers ?… – Sans doute, Kate, mais le plus sage aurait été de signer l'engagement… de se partager l'héritage… – Ce n'est pas mon avis. D'ailleurs, le commodore Urrican y faisait opposition, et cet X K Z n'était pas là pour donner son consentement… – Eh bien… veux-tu que je te le dise, répliqua M. Field, c'est celui-là que je redoute entre tous… On ne sait qui il est… ni d'où il sort… Personne ne le connaît… Il se nomme X K Z… Estce que c'est un nom, cela ?… Est-ce qu'il est convenable de s'appeler X K Z ?… » Ainsi s'exprima M. Field. Mais, s'il ne se cachait pas sous des initiales, n'avait-il pas changé Titbury en Field, – car le lecteur l'a reconnu rien qu'à ces quelques phrases échangées entre la fausse Mrs Field et lui, et dans lesquelles se révélaient leurs abominables instincts d'avarice… Oui, c'était bien Hermann Titbury, le troisième partenaire, que les dés, par un et un, avaient envoyé à la deuxième case, État du Maine. Et quelle malchance, puisque ce coup ne l'avançait que de deux pas sur soixante-trois, tout en l'obligeant à gagner l'extrême pointe nord-est de l'Union ! En effet, le Maine confine à la Puissance du Canada et au Nouveau-Brunswick. Entré dans la confédération depuis 1820, il a pour limite orientale la baie de Passamaquoddy, dans laquelle la rivière Sainte-Croix envoie ses eaux, – de même que l'État, divisé en douze comtés, envoie deux sénateurs et cinquante députés au Congrès, cette baie nationale, pourrait-on dire avec quelque prétention, où se déversent les fleuves politiques de l'U. S. A. M. et Mrs Titbury avaient quitté, dès le soir du 5 mai, leur maison louche de Robey Street et ils occupaient maintenant cette auberge borgne de Calais. On sait quelles raisons leur avaient fait adopter un nom d'emprunt. N'ayant indiqué à personne le jour et l'heure de leur départ, ce voyage s'était effectué dans le plus strict incognito, comme celui de Max Réal, pour des motifs très différents, il est vrai. Cela ne laissa pas de contrarier les parieurs, car, il faut l'avouer, Hermann Titbury se présentait en remarquable performance dans cette course aux millions. Nul doute que sa cote dût monter au cours de la partie et qu'il deviendrait un des favoris du match. N'était-il pas de ces privilégiés auxquels tout réus- sit ici-bas, étant peu scrupuleux sur les moyens qu'ils emploient à s'assurer le succès. Sa fortune lui permettrait de payer les primes, si le sort lui en imposait, et, quelque importantes qu'elles fussent, il n'hésiterait pas à les verser argent comptant. En outre, il ne s'abandonnerait à aucune distraction ou fantaisie au cours de ses déplacements, comme le feraient peut-être Max Réal et Harris T. Kymbale. Était-il à craindre qu'il fût retardé par sa faute en se rendant d'un État à l'autre ?… non, et certitude absolue qu'il serait au jour dit à l'endroit indiqué. Assurément, c'étaient des garanties sérieuses qu'offrait Hermann Titbury, sans parler de sa chance personnelle, qui ne l'avait jamais trahi dans son existence d'homme d'affaires. Le digne couple avait eu soin de combiner l'itinéraire le plus rapide et le moins dispendieux à travers cet inextricable réseau de railroads, tendu comme une immense toile d'araignée sur les territoires de l'Union orientale. C'est ainsi que, sans s'arrêter, sans s'exposer à être dévalisés dans les buffets des stations ou les restaurants des hôtels, vivant uniquement de leurs provisions de route, passant d'un train à l'autre avec la précision d'une muscade entre les mains d'un prestidigitateur, ne s'intéressant pas plus aux curiosités du pays que Tom Crabbe, toujours absorbés dans les mêmes réflexions, toujours poursuivis des mêmes inquiétudes, inscrivant leurs dépenses quotidiennes, comptant et recomptant la somme emportée pour les besoins du voyage, somnolant le jour, dormant la nuit, M. et Mrs Titbury avaient traversé l'Illinois de l'ouest à l'est, puis l'État de l'Indiana, puis celui de l'Ohio, puis celui de New York, puis celui du New Hampshire. Et c'est ainsi qu'ils avaient atteint la frontière du Maine dans la matinée du 8 mai, au pied du mont Washington du groupe des Montagnes-Blanches dont la cime neigeuse, au milieu des averses et des grêles, porte à une altitude de cinq mille sept cent cinquante pieds le nom du héros de la République américaine. De là M. et Mrs Titbury atteignirent Paris, puis Lewiston sur l'Androseoggin, cité manufacturière, doublée du municipe d'Auburn, qui rivalise avec l'importante ville de Portland, l'un des meilleurs ports de la Nouvelle-Angleterre, abrité dans la baie de Casco. Le railroad les transporta ensuite à Augusta, la capitale officielle du Maine, dont les élégantes villas s'éparpillent sur les rives du Kennebec. De la station de Bangor, il fallut alors remonter vers le nord-est jusqu'à celle de Baskahogan, où s'arrêtait la voie ferrée, et redescendre en stage jusqu'à Princeton, qu'un tronçon relie directement à Calais. Voilà de quelle façon, avec fréquents et désagréables changements de train, s'était accomplie la traversée du Maine, dont les touristes visitent volontiers les cirques de montagnes, les champs de moraines, les plateaux lacustres, les profondes et inépuisables forêts de chênes, de pins du Canada, d'érables, de hêtres, de bouleaux, essences des régions septentrionales qui fournissaient de bois les chantiers avant l'adoption des coques de fer dans les constructions maritimes. M. et Mrs Titbury – alias Field – étaient arrivés à Calais le 9 mai dès la première heure et en avance notable, puisqu'ils allaient être contraints d'y demeurer jusqu'au 19. Ce serait une dizaine de jours à passer en cette bourgade de quelques milliers d'habitants, simple port de cabotage. À quoi y occuperaient-ils leur temps jusqu'à l'heure où un télégramme de maître Tornbrock les en ferait repartir ?… Et, cependant, que d'excursions charmantes offre le territoire si varié du Maine. Vers le nord-ouest, c'est la magnifique contrée que domine de trois mille cinq cents pieds le mont Khatadin, énorme bloc de granit, émergeant du dôme des forêts dans la région des plateaux lacustres. Et cette ville de Portland, riche de trente-six mille âmes, qui vit naître le grand poète Longfellow, animée par son important trafic avec l'Amérique du Sud et les Antilles, ses monuments, ses parcs, ses jardins que les très artistes habitants entretiennent avec tant de goût ! Et cette modeste Brunswick, avec son célèbre collège de Bowdoin, dont la galerie de tableaux attire de nombreux amateurs ! Et, plus au sud, le long des rivages de l'Atlantique, ces stations balnéaires si recherchées pendant la saison chaude par les opulentes familles des États voisins, lesquelles seraient disqualifiées si elles ne leur consacraient quelques semaines, entre autres cette merveilleuse île de Mount-Desert et son refuge de Bar Harbor ! Mais, de demander ces déplacements à deux mollusques arrachés de leur banc natal, et transportés à neuf cents milles de là, c'eût été peine inutile. Non ! ils ne quitteraient Calais ni un jour ni une heure. Ils resteraient en tête à tête, supputant leurs chances, maudissant d'instinct leurs partenaires, après avoir réglé cent fois déjà l'emploi de leur nouvelle fortune, si le hasard les rendait trois cents fois millionnaires. Et, au fait, est-ce qu'ils n'en seraient pas embarrassés ?… Embarrassés… eux, de ces millions !… Soyez sans inquiétude, ils sauraient les placer en valeurs de toute sécurité, actions de banques, de mines, de sociétés industrielles, et ils toucheraient leurs immenses revenus, et ils ne les dissiperaient pas en fondations charitables, et ils les replaceraient sans en rien distraire pour leur confort, pour leurs plaisirs, et ils vivraient comme devant, concentrant leur existence dans l'amour des écus, dévorés de l'auri sacra fames, cancres qu'ils étaient, caquedeniers, comme on disait jadis, grigous, pleutres et rats, voués à la lésinerie, à la ladrerie, pince-mailles et tire-liards, membres perpétuels de l'Académie des pleure-misère ! En vérité, si le sort favorisait cet affreux couple, c'est sans doute qu'il aurait ses raisons. Lesquelles, il eût été difficile de l'imaginer ! Et ce serait au détriment de partenaires plus dignes de la fortune de William J. Hypperbone, et qui en feraient meil- leur usage, – sans en excepter Tom Crabbe, sans en excepter le commodore Urrican ! Les voici donc tous les deux à l'extrémité du territoire fédéral, dans cette petite ville de Calais, cachés sous ce nom de Field, ennuyés et impatients, regardant les bateaux de pêche sortir à chaque marée et rentrer avec leur charge de maquereaux, de harengs et de saumons. Puis ils revenaient se confiner dans la chambre de Sandy Bar, toujours tremblants à cette idée que leur identité risquait d'être découverte. En effet, Calais n'est pas tellement perdu au fond du Maine que les bruits du fameux match ne fussent parvenus jusqu'à ses habitants. Ils savaient que la deuxième case était attribuée à cet État de la Nouvelle-Angleterre, et le télégraphe leur avait appris que le troisième coup de dés – un et un – obligeait le partenaire Hermann Titbury à séjourner dans leur ville. Ainsi se passèrent les 9, 10, 11 et 12 mai, en un profond ennui dans cette bourgade peu récréative. Max Réal lui-même ne l'aurait pas surmonté sans peine. À déambuler le long de rues bordées de maisons de bois, à flâner sur les quais, le temps paraît être d'une interminable durée. Et cette dépêche indiquant un nouvel itinéraire, qui ne devait pas être lancée avant le 19, de quelle patience il faudrait s'armer pour l'attendre pendant sept longs jours encore ! Et, pourtant, le couple Titbury avait alors une occasion très simple de faire un tour à l'étranger en traversant la rivière Sainte-Croix, dont la rive gauche appartient au Dominion of Canada. C'est ce que se dit Hermann Titbury. Aussi, dans la matinée du 13 en fit-il la proposition en ces termes : « Décidément, au diable cet Hypperbone, et pourquoi a-t-il choisi la ville la plus désagréable du Maine pour y envoyer les partenaires qui ont la mauvaise chance d'amener le numéro deux au début de la partie ! – Prends garde, Hermann ! répondit Mrs Titbury à voix basse. Si quelqu'un t'entendait… Puisque le sort nous a conduits à Calais, il faut bon gré mal gré rester à Calais… – Ne nous est-il donc pas permis de quitter la ville ?… – Sans doute… mais à la condition de ne point sortir du territoire de l'Union. – Ainsi, nous n'avons même pas le droit d'aller de l'autre côté de la rivière ?… – En aucune façon, Hermann… Le testament interdit d'une manière formelle de sortir des États-Unis… – Et qui le saurait, Kate ?… s'écria M. Titbury. – Je ne te comprends pas, Hermann ! répliqua la matrone, dont le ton se haussa. Est-ce bien toi qui parles ?… Je ne te reconnais plus !… Et si plus tard on apprenait que nous avons franchi la frontière ?… Et si quelque accident nous y retenait… Et si nous n'étions pas revenus à temps… le 19… D'ailleurs… je ne le veux pas. » Et elle avait raison de ne pas le vouloir, l'impérieuse Mrs Titbury ! Sait-on jamais ce qui peut arriver ?… Supposez qu'il se produise un tremblement de terre… que le NouveauBrunswick se détache du continent… que cette partie de l'Amérique se disloque… qu'un abîme se creuse entre les deux pays… Comment alors se trouver au bureau du télégraphe le jour convenu, et ne risquerait-on pas d'être mis hors du match ?… « Non… nous ne pouvons traverser la rivière, déclara péremptoirement Mrs Titbury. – Tu as raison, cela nous est interdit, répliqua M. Titbury, et je ne sais pas comment j'ai eu cette idée !… En vérité, depuis notre départ de Chicago, je ne suis plus le même !… Ce maudit voyage m'a abruti !… Pour des gens qui n'ont jamais bougé de leur maison de Robey Street, nous voilà courant les grandes routes… à notre âge !… Eh ! n'aurions-nous pas mieux fait de rester au logis… de refuser la partie… – Soixante millions de dollars, cela vaut la peine de se déranger ! déclara Mrs Titbury. Décidément, tu te répètes un peu trop, Hermann ! » Quoi qu'il en soit, Saint-Stephen, ville de la Puissance 4, qui occupe l'autre rive de Sainte-Croix, n'eut pas l'honneur de posséder le couple Titbury. Il semble donc que des particuliers si précautionneux, d'une prudence si excessive, qui offraient plus de garanties que les autres partenaires, auraient dû être à l'abri de toute lâcheuse éventualité, qu'ils ne seraient jamais pris en défaut, qu'il ne leur arriverait rien de nature à les compromettre !… Mais le hasard aime à se jouer des plus habiles, à leur préparer des embûches dont toute leur sagesse ne saurait les garder, et il n'est que raisonnable de compter avec lui. Or, dans la matinée du 14, M. et Mrs Titbury eurent l'idée de faire une excursion. Que l'on se rassure, ils n'entendaient pas s'éloigner – deux ou trois milles seulement en dehors de Calais. 4 La Puissance ou Dominion, noms officiels du Canada On observera, en passant, que si cette ville a reçu ce nom français, c'est qu'elle est située à l'extrémité des États-Unis comme son homonyme l'est à l'extrémité de la France, et quant à l'État du Maine, son nom lui vient des premiers colons qui s'y établirent sous le règne de Charles 1er d'Angleterre. Le temps était orageux, des nuages lourds se levaient à l'horizon, la chaleur vers midi serait accablante. Journée mal choisie pour une promenade, qui se ferait à pied, en remontant la rive droite de Sainte-Croix. M. et Mrs Titbury quittèrent l'auberge vers neuf heures, et cheminèrent le long de la rivière, puis en dehors de la ville, à l'ombre des arbres, entre les branches desquels cabriolaient des milliers d'écureuils. Le couple s'était au préalable assuré, près de l'hôtelier, qu'aucun fauve ne courait la campagne environnante. Non, ni loups, ni ours, – quelques renards uniquement. On peut donc s'aventurer en toute confiance, même à travers ces forêts, qui faisaient jadis de l'État du Maine une immense sapinière. Il va de soi que M. et Mrs Titbury ne se préoccupaient point des paysages variés qui s'offraient à leurs regards. Ils ne parlaient que de leurs partenaires, ceux qui étaient partis avant eux, ceux qui partiraient après. Où étaient actuellement Max Réal et Tom Crabbe ?… Et toujours cet X K Z, dont ils s'inquiétaient plus que de tout autre !… Enfin, après une marche de deux heures et demie, midi approchant, ils songèrent à regagner l'auberge de Sandy Bar pour le déjeuner. Mais, dévorés de soif sous cette accablante chaleur, ils s'arrêtèrent dans un cabaret situé sur la berge, à un demimille de la bourgade. Quelques buveurs, réunis dans ce cabaret, occupaient des tables où s'alignaient les pintes de bière. M. et Mrs Titbury s'assirent à l'écart, et délibérèrent d'abord sur ce qu'ils se feraient servir. Porter ou ale ne semblaient pas être à leur convenance. « Je crains que cela ne soit un peu froid, observa Mrs Titbury. Nous sommes en nage, et ce serait se risquer… – Tu as raison, Kate, et une pleurésie est vite attrapée, répondit M. Titbury. Puis, se retournant vers le buvetier : « Un grog au wisky ? » demanda-t-il. Aussitôt le buvetier de s'écrier : « Au wisky, avez-vous dit ?… – Oui… ou au gin. – Où est votre permission ?… – Ma permission ?… » répliqua M. Titbury, très étonné de cette question. Et il ne l'eût pas été s'il se fût souvenu que le Maine appartient au groupe des États qui ont établi le principe de prohibition de l'alcool. Oui, au Kansas, au North Dakota, au South Dakota, au Vermont, au New Hampshire, au Maine surtout, il est défendu de fabriquer et de vendre des boissons alcooliques, distillées ou fermentées. Seuls, dans chaque localité, des agents municipaux sont chargés d'en donner contre argent à ceux qui les achètent pour un usage médical ou industriel, et après que ces boissons ont été expertisées par un commissaire de l'État. Enfreindre cette loi, rien que par une demande imprudente, c'était s'exposer aux pénalités sévères édictées en vue de la suppression de l'alcoolisme. Aussi, à peine M. Titbury eut-il parlé, qu'un homme s'approcha. « Vous n'avez pas de permission régulière ?… – Alors je vous déclare contravention… – Contravention ?… à quel propos ?… – Pour avoir demandé du wisky ou du gin. » C'était un agent, cet homme, un agent en tournée, qui inscrivit le nom de M. et de Mrs Field sur son carnet et les prévint qu'ils auraient à se présenter le lendemain devant le juge. Le couple rentra tout penaud à l'auberge, et quelle journée, quelle nuit il y passa ! Si c'était Mrs Titbury qui avait eu cette déplorable idée d'entrer au cabaret, c'était M. Titbury qui avait eu celle non moins déplorable de préférer un grog à la pinte d'ale ou de porter ! À quelle amende tous deux s'étaient-ils exposés !… De là récriminations et disputes qui durèrent jusqu'au jour. Le juge, un certain R. T. Ordak, était bien l'être le plus désagréable, le plus grincheux et aussi le plus susceptible que l'on pût imaginer. Le lendemain, dans la matinée, lorsque les contrevenants, introduits dans son cabinet, comparurent devant lui, il ne tint aucun compte de leurs politesses, et les interrogea brusquement, brièvement. Leur nom ?… M. et Mrs Field. Le lieu de leur domicile ?… Ils indiquèrent au hasard Harrisburg, Pennsylvanie. Leur profession ?… Rentiers. Puis il leur envoya en pleine figure cent dollars d'amende pour avoir enfreint les prohibitions relatives aux boissons alcooliques dans l'État du Maine. C'était trop fort. Si maître de lui qu'il fût et malgré les efforts de sa femme qui tenta vainement de le calmer, M. Titbury ne put se contenir. Il s'emporta, il menaça le juge R. T. Ordak, et le juge R. T. Ordak doubla l'amende – cent dollars supplémentaires pour avoir manqué de respect à la justice. Ce supplément rendit M. Titbury plus furieux encore. Deux cents dollars à ajouter aux dépenses déjà faites pour se transporter à l'extrême limite de ce maudit État du Maine ! Exaspéré, le contrevenant oublia toute prudence et alla même jusqu'à sacrifier les avantages que lui assurait son incognito. Et alors, les bras croisés, la figure en feu, repoussant Mrs Titbury avec une violence inaccoutumée, il se courba sur le bureau du juge et lui dit : « Savez-vous bien à qui vous avez affaire ?… – À un malappris que je gratifie de trois cents dollars d'amende, puisqu'il continue sur ce ton, répliqua, non moins exaspéré, R. T. Ordak. – Trois cents dollars !… s'écria Mrs Titbury, en tombant, demi-pâmée sur un banc. – Oui, reprit le juge en accentuant chaque syllabe, trois cents dollars à M. Field d'Harrisburg, Pennsylvanie… – Eh bien, hurla M. Titbury en frappant le bureau du poing, apprenez donc que je ne suis pas M. Field, d'Harrisburg, Pennsylvanie… – Et qui êtes-vous donc ?… – M. Titbury… de Chicago… Illinois… – C'est-à-dire un individu qui se permet de voyager sous un faux nom ! repartit le juge, comme s'il eût dit : Encore un crime ajouté à tant d'autres ! – Oui… M. Titbury, de Chicago, le troisième partant du match Hypperbone, le futur héritier de son immense fortune ! » Cette déclaration ne parut produire aucun effet sur R. T. Ordak. Ce magistrat, aussi mal embouché qu'impartial, n'entendait pas faire plus de cas de ce troisième partenaire que de n'importe quel matelot du port. Aussi, de sa voix sifflante, et comme s'il suçait chacun de ses mots, prononça-t-il : « Eh bien, ce sera M. Titbury de Chicago, Illinois, qui payera les trois cents dollars d'amende, et en outre, pour s'être permis de se présenter devant la justice sous un nom qui n'est pas le sien, je le condamne à huit jours de prison. » Cela fut le comble, et, auprès de Mrs Titbury, écroulée sur son banc, M. Titbury s'écroula à son tour. Huit jours de prison, et c'était dans cinq jours qu'arriverait la dépêche attendue, et le 19 il faudrait repartir pour aller peutêtre à l'autre extrémité des États-Unis, et faute d'y être au jour dit, on serait exclu de la partie engagée… On l'avouera, voilà qui était autrement grave pour M. Titbury que s'il eût été envoyé à la cinquante-deuxième case, État du Missouri, dans la prison de Saint-Louis. Là, du moins, il aurait encore eu la possibilité d'être délivré par un de ses parte- naires, tandis que dans la prison de Calais, et de par la volonté du juge R. T. Ordak, il resterait enfermé jusqu'à l'expiration de sa peine. X UN REPORTER EN VOYAGE. Oui, messieurs, oui ! je considère ce match Hypperbone comme l'une des plus étonnantes éventualités nationales dont se sera enrichie l'histoire de notre glorieux pays ! Après la guerre de l'Indépendance, la guerre de Sécession, la proclamation de la doctrine de Monroe, l'application du bill Mac Kinley, c'est le fait le plus marquant que l'imagination d'un membre de l'Excentric Club ait imposé à l'attention du monde ! » Ainsi parlait Harris T. Kymbale en s'adressant aux voyageurs du train qui venait de quitter ce jour-là, 7 mai, la cité chicagoise. Le reporter de la Tribune, débordant de joie et de confiance, allait ainsi, pérorant de l'avant à l'arrière du wagon par le couloir central, puis d'un wagon à l'autre par la passerelle jetée entre eux, puis de la tête à la queue du convoi lancé à toute vapeur, qui contournait alors la rive méridionale du lac Michigan. Harris T. Kymbale était parti seul. Après avoir remercié ceux de ses confrères qui désiraient l'accompagner, il n'avait point accepté leurs offres. Non, pas même un domestique, – seul, tout seul. Lui, on le voit, ne cherchait pas à passer incognito comme Max Réal ou Hermann Titbury. Il mettait les gens dans la confidence et eût volontiers écrit sur son chapeau : Quatrième partenaire du match Hypperbone ! Un nombreux cortège l'avait conduit à la gare, honoré de ses hurrahs, accablé de ses souhaits de bon voyage. Et il était si bien entraîné, si confiant, on le savait si débrouillard, en même temps si auda- cieux, si déterminé, que déjà plusieurs paris avaient été engagés sur sa tête. On l'avait pris à un contre deux et même contre trois, – ce qui le flattait et ne laissait pas d'être de bon augure. Toutefois, si Harris T. Kymbale avait refusé d'associer quelques amis aux hasards de ses déplacements à travers l'Union, il ne devait pas être réduit, on s'en aperçoit, à s'isoler dans son coin, à se concentrer en de muettes pensées, à ne se livrer qu'à des apartés silencieux. Loin de là, tous les voyageurs avec lesquels il ferait route deviendraient ses compagnons. Il était un peu de la race de ces gens qui ne pensent que lorsqu'ils parlent, et ce n'est pas de paroles qu'il se montrerait avare au cours de ses itinéraires, – de sa bourse non plus. La caisse de la richissime Tribune lui était ouverte, et il saurait la rembourser de ses dépenses en interviews, en descriptions, en nouvelles, en articles de toutes sortes, dont les péripéties du match lui fourniraient ample et intéressante matière. « Mais, lui demanda un gentleman, – Yankee des pieds à la nuque, – n'attachez-vous pas trop d'importance à cette partie imaginée par William J Hypperbone ? » – Non, monsieur, répondit le reporter, et j'estime qu'une si originale idée ne pouvait naître que dans une cervelle ultraaméricaine. – Vous avez raison, reprit un gros commerçant de Chicago. Tous les États-Unis sont sens dessus dessous, et, le jour de ses obsèques, on a pu voir de quelle popularité jouissait le défunt au lendemain de sa mort ! – Monsieur, lui demanda une vieille dame à râtelier et à lunettes, enfouie dans son coin sous ses couvertures, est-ce que vous avez suivi le convoi ?… – Comme si j'avais été un des héritiers de notre grand citoyen, répliqua le Chicagois, enflé d'une bouffée d'orgueil, et je suis on ne peut plus honoré de me rencontrer avec l'un de ses futurs héritiers en allant à Détroit… – Vous allez à Détroit ?… interrogea Harris T. Kymbale, qui lui tendit la main. – À Détroit, Michigan. – Eh bien, monsieur, j'aurai le plaisir de vous accompagner jusqu'à cette cité d'un si magnifique avenir… que je ne connais pas… et que je désire connaître. – Vous n'en aurez pas le temps, monsieur Kymbale ! déclara si vivement le Yankee qu'on eût pu le prendre pour un de ses parieurs. Ce serait allonger votre itinéraire, et, je le répète, vous n'avez pas le temps… – On a toujours le temps de tout faire, » répondit Harris T. Kymbale d'un ton affirmatif qui ne lui fut pas défavorable. En effet, le wagon, fier de posséder un voyageur de ce tempérament, éclata en hips, dont les échos se répercutèrent jusqu'à la queue du train. « Monsieur, s'informa alors un clergyman d'âge mûr, qui, son pince-nez aux yeux, le dévorait du regard, êtes-vous satisfait de votre premier coup de dés ?… – Oui et non, mon révérend, répondit le journaliste d'un ton respectueux. Oui… car mes partenaires, partis avant moi, n'ont pas dépassé la deuxième, la huitième et la onzième case, alors que je suis envoyé par deux et quatre à la sixième et de là à la douzième. Non… parce que c'est l'État de New York qui occupe cette sixième case « où il y a un pont », dit la légende, et que ce pont, c'est la passerelle du Niagara. Or, trop connu le Niagara !… Je l'ai visité vingt fois déjà !… Usé, vous dis-je, usées aussi la chute américaine, la chute canadienne, la grotte des Vents, l'île de la Chèvre !… Et puis, c'est trop près de Chicago !… Ce que je veux, c'est voir du pays, c'est être trimballé aux quatre coins de l'Union, c'est me fourrer des milliers de milles dans les jambes… – À la condition, toutefois, reprit le clergyman, que vous soyez toujours à l'heure dite… – Comme de juste, mon révérend, et croyez bien qu'on ne me prendra pas à manquer le rendez-vous d'une minute ! – Cependant, fit observer un marchand de conserves alimentaires, dont la fraîcheur de teint prévenait en faveur de ses propres marchandises, il me semble, monsieur Kymbale, que vous devez vous féliciter, puisque, après avoir posé le pied dans l'État de New York, vous vous rendez à celui de New Mexico… Ils ne confinent pas précisément l'un à l'autre… – Peuh ! s'écria le reporter, quelques centaines de milles… qui les séparent… – Et à moins, ajouta le Yankee, d'être envoyé à la pointe de la Floride ou au dernier village du Washington… – Voilà ce qui me plairait, déclara Harris T. Kymbale, traverser les territoires des États-Unis du nord-ouest au sud-est… – Mais, demanda le clergyman, est-ce que l'envoi à cette sixième case, où il y a un pont, ne vous oblige pas à payer une première prime ?… – Bah ! mille dollars, voilà qui ne ruinera pas la Tribune ! de la station de Niagara Falls, je lui lancerai un chèquetélégramme qu'elle s'empressera d'acquitter… – Et d'autant plus volontiers, déclara le Yankee, que ce match Hypperbone, c'est pour elle une affaire… – Qui deviendra une bonne affaire, répondit avec assurance Harris T. Kymbale. – J'en suis tellement certain, dit le commerçant chicagois, que, si je pariais, je parierais pour vous… – Et vous feriez bien ! » répliqua le reporter. On jugera, d'après ces réponses, que sa confiance en luimême égalait au moins celle que Jovita Foley avait en son amie Lissy Wag. « Pourtant, fit alors remarquer le clergyman, n'y a-t-il pas un de vos concurrents qui, à mon avis, serait plus à redouter que les autres ?… – Lequel, mon révérend ?… – Le septième, monsieur Kymbale, celui qui est uniquement désigné par les initiales X K Z… – Ce partenaire de la dernière heure ! s'écria le journaliste. Allons donc ! il bénéficie des circonstances mystérieuses qui l'entourent… C'est l'homme masqué dont les badauds raffolent en général… Mais on finira par percer son incognito, et, quand ce serait le président des États-Unis en personne, il n'y aurait pas plus lieu de le craindre que n'importe quel autre des Sept ! » Du reste, il n'était guère probable que ce fût le président des États-Unis dont le testateur eût fait choix pour septième partant. En Amérique, d'ailleurs, personne n'eût trouvé malséant que le premier personnage de l'Union fût entré en lutte pour disputer à ses concurrents une fortune de soixante millions de dollars. Sept cents milles environ séparent Chicago de New York, et Harris T. Kymbale n'en avait à franchir que les deux tiers pour atteindre le Niagara, sans avoir à pousser jusqu'à la grande métropole américaine. Il n'avait aucune envie de la visiter, par cette raison qu'il la connaissait autant, à tout le moins, que les fameuses chutes devant lesquelles il devait se présenter. En quittant Chicago, après avoir contourné le golfe inférieur du lac Michigan, le train entra dans l'Indiana, limitrophe de l'Illinois, à la station d'Ainsworth et il remonta jusqu'à Michigan City. Malgré son nom, cette ville n'appartient point à cet État, et elle est considérée comme un des ports de l'Indiana. Si le confiant reporter avait choisi cette voie au milieu du réseau de la région, s'il passa par New Buffalo, s'il s'arrêta quelques heures à Jackson, important centre manufacturier de plus de vingt mille âmes, s'il continua à s'élever vers le nord-est, c'est qu'il voulait visiter Détroit, où il arriva dans la nuit du 7 au 8 mai. Le lendemain, après un rapide sommeil dans la confortable chambre d'un hôtel d'où son nom rayonna à travers toute la ville, il fut salué dès l'aube par des centaines de curieux, – mieux que des curieux, de sympathiques partisans qui, pendant cette journée, entendaient ne pas le quitter d'une semelle. Peutêtre regretta-t-il de ne pouvoir s'abriter sous le voile de l'incognito, puisqu'il ne s'agissait en somme que de parcourir la ville. Mais le moyen d'échapper à la célébrité et à ses inconvé- nients quand on est chroniqueur en chef de la Tribune, et l'un des « Sept » du match Hypperbone ! C'est donc en nombreuse et bruyante compagnie qu'il visita la métropole du Michigan, dont la modeste Lansing est la capitale. Cette prospère cité, née d'un petit fortin de traite, établi par les Français en 1670, tient son nom du « détroit », large à cette place de quatre cents toises, par lequel le lac Huron déverse le trop plein de ses eaux dans le lac Érié. En face s'élève la ville canadienne de Windsor, son faubourg, où le quatrième partant se garda bien de mettre le pied. Il eut à peine le temps de visiter cette métropole de deux cent mille habitants, qui l'accueillirent avec enthousiasme, en faisant pour lui les vœux qu'ils eussent fait sans doute pour n'importe quel autre des partenaires. Harris T. Kymbale repartit le soir. S'il lui eût été permis de prendre les voies ferrées du Canada, de franchir par le sud la province de l'Ontario, il aurait pu, à travers le long tunnel creusé sous la rivière Saint-Clair à son débouché du lac Huron, gagner plus directement Buffalo et Niagara Falls. Mais le territoire du Dominion lui était interdit. Il lui fallut pénétrer dans l'État de l'Ohio, descendre jusqu'à Toledo, ville grandissante, bâtie à la pointe sud du lac Érié, obliquer vers Sandusky, au milieu des vignobles les plus riches de l'Amérique, puis, en longeant le littoral est du lac, passer par Cleveland. Ah ! la magnifique cité, sa population de deux cent soixante-deux mille âmes, ses rues ombragées d'érables, son avenue d'Euclide, les Champs-Élysées de l'Amérique, ses faubourgs étagés sur les collines, les richesses que lui versent incessamment les bassins pétrolifères de la région, et dont Cincinnati aurait le droit d'être jalouse. Puis il toucha à Érié City de Pennsylvanie, puis il sortit de cet État à la station de Northville pour entrer dans celui de New York, puis il brûla Dunkirk, éclairée par l'hydrogène de ses puits naturels, et le soir du 10 mai il arriva à Buffalo, la seconde ville de l'État où, cent ans avant, il eût rencontré des bisons par milliers au lieu d'habitants par centaines de mille. Décidément, Harris T Kymbale fit bien de ne pas s'attarder dans cette jolie ville, le long de ses boulevards, de ses avenues du Niagara Park, autour de ses entrepôts et de ses elevators, sur les bords du lac qui ouvre passage aux eaux du Niagara. Il importait qu'à dix jours de là, dernier délai, il fût de sa personne à Santa Fé, la capitale du New Mexico, – un parcours de quatorze cents milles que les railroads ne desservaient pas tout entier. Le lendemain donc, après un court trajet de vingt-cinq milles environ, il débarqua au village de Niagara Falls. Malgré tout ce que pouvait dire le reporter de cette célèbre cataracte, maintenant trop connue et trop industrialisée, et qui le sera bien davantage dans l'avenir, lorsqu'on aura dompté ses seize millions de chevaux, ce ne sont ni la Porte des Adirondaks, ce merveilleux ensemble de défilés, de cirques, de forêts, dont l'Union veut faire une propriété nationale, ni les Palissades de l'Hudson, ni le Parc Central de la métropole, ni le Broadway, ni le pont de Brooklyn, si audacieusement jeté sur la rivière de l'Est, qui disputeront les touristes aux merveilles de la HorseShoe-Fall. Non ! rien n'est comparable à ce tumultueux déversement des eaux du lac Érié dans le lac Ontario par le canal niagarien. C'est le Saint-Laurent, qui passe, se brisant à l'éperon de Goat Island pour former d'un côté la chute américaine, de l'autre la chute canadienne en fer à cheval ! Et ces bondissements furieux au pied des deux cataractes, et ces creusements verdâtres au centre de la seconde, après lesquels la rivière apaisée promène ses eaux tranquilles pendant trois milles jusqu'à SuspensionBridge, où elle se déchaîne de nouveau en rapides effrayants ! Autrefois la Terrapine Tower se dressait sur les extrêmes roches de Goat Island, entourée de tourbillons dont l'écume pulvérisée jusqu'à sa tête, formait, le jour, des arcs-en-ciel de soleil, la nuit, des arcs-en-ciel de lune. Mais on a dû l'abattre, car la chute a reculé d'une centaine de pieds depuis un siècle et demi, et elle eût fini par tomber dans l'abîme. Actuellement, une hardie passerelle, jetée d'une rive à l'autre de la bruyante rivière, permet d'admirer le double courant dans toute sa splendeur. Harris T. Kymbale, escorté de nombreux visiteurs, Américains et Canadiens, vint se placer au milieu de cette passerelle, en prenant bien garde de ne pas empiéter sur la partie qui appartient au Dominion. Puis, après avoir poussé un hurrah que mille bouches enthousiastes lancèrent à travers le brouhaha des eaux, il revint au village de Niagara Falls, dont trop d'usines enlaidissent maintenant le voisinage. Que voulez-vous, un débit de cent millions de tonnes par heure à utiliser ! Le reporter n'alla donc pas s'égarer entre les verdoyants taillis de l'île de la Chèvre, il ne descendit pas à la grotte des Vents sous le massif de l'île, il ne s'aventura pas derrière les profondes nappes de Horse-Shoe-Fall, – ce qui ne peut se faire que par la rive canadienne ; mais il n'oublia pas de se rendre au Post Office du village, d'où il expédia un chèque de mille dollars à l'ordre de maître Tornbrock, de Chicago, – chèque que le caissier de la Tribune s'empresserait de payer à présentation. Dans l'après-midi, à la suite d'un magnifique lunch servi en son honneur, Harris T. Kymbale regagna Buffalo, et le soir même il quittait cette ville afin d'effectuer dans les délais prescrits la seconde partie de son itinéraire. Au moment où il montait en wagon, le maire de la cité, l'honorable H.-V. Exulton, lui dit d'un ton grave : « C'est bon pour une fois, monsieur, mais ne vous amusez plus à flâner comme vous l'avez fait jusqu'ici… – Et si cela me convient… répliqua Harris T. Kymbale, qui ne parut pas goûter l'observation, même venue de si haut. Il me semble que j'ai bien le droit… – Non… monsieur… pas plus qu'un pion n'a celui d'en prendre à son aise sur un échiquier… – Eh ! je m'appartiens, je suppose ! – Profonde erreur, monsieur !… Vous appartenez à ceux qui ont parié pour vous, et j'y suis de cinq mille dollars. » En somme, l'honorable H.-V. Exulton avait raison, et dans son propre intérêt, le chroniqueur de la Tribune, lors même que ses chroniques en eussent souffert, ne devait avoir qu'une préoccupation : atteindre son poste par les voies les plus courtes et les plus rapides. Du reste, Harris T. Kymbale n'avait rien à apprendre dans cet État de New York, maintes fois visité par lui. Entre sa métropole et Chicago les communications sont aussi nombreuses que faciles. C'est l'affaire d'une journée pour ces Américains dont les trains détiennent le record du millier de milles en vingt-quatre heures. En somme, Harris T. Kymbale n'aurait pas eu lieu de regretter son coup de début. Après l'État de New York, n'était-il pas envoyé dans l'État de New Mexico, où ses curiosités de touriste pourraient être satisfaites. Il était à supposer d'ailleurs que le caprice des dés y expédierait plusieurs des joueurs du match, qui ne l'avaient pas encore visité, – tels Hermann Titbury, Lissy Wag et son inséparable Jovita Foley. L'État de New York est le premier de la Confédération par sa population qui ne compte pas moins de six millions d'habitants, s'il n'est que le vingt-neuvième avec une superficie de quarante-neuf mille milles carrés. C'est l'« Empire State », ainsi le désigne-t-on quelquefois, – disposé en forme de triangle, dont les côtés sont formés de lignes droites, choisies arbitrairement à défaut de frontières naturelles. Il est vrai, ceux de ses partenaires qui y viendraient n'auraient pas plus que Harris T. Kymbale la possibilité d'y séjourner pendant les deux semaines réservées entre chaque tirage. Comme lui, après avoir fait acte de présence sur le pont du Niagara, ils seraient dans l'obligation de gagner Santa Fé, la capitale du New Mexico. Si, à la rigueur, ils allaient jusqu'à New York, les autres villes ne recevraient point leur visite. Cependant la plupart méritent d'être vues, – Albany, le siège de la législature, peuplée de cent dix mille habitants, fière de ses musées, de ses écoles, de ses parcs, de son palais, qui n'a pas coûté moins de vingt millions de dollars, – Rochester, la cité de la farine, manufacturière par excellence, et puissamment aidée dans sa production industrielle par les laborieuses chutes du Genesee. – Syracuse, la riche ville du sel que lui fournissent inépuisablement les salines de l'Onondaga, – et nombre d'autres, toute une famille de cités que l'État peut montrer avec un juste orgueil. D'avoir visité sa métropole, ce serait déjà quelque chose, et « ça vaut le voyage », comme on dit vulgairement. Il faut avoir vu ce New York, entre l'Hudson et l'East-river, étendu sur cette presqu'île de Manhattan, dont il couvre cent six kilomètres carrés, soit douze mille hectares et qui en occupera trois cent soixante, – plus que Paris, plus que Londres, – lorsque Brooklyn et Long Island auront été réunis dans le même municipe. Il faut avoir admiré ses boulevards, ses monuments, ses mille églises, et ce n'est pas trop pour dix-sept cent mille habitants, son Broadway, sa Fifth Avenue longue de sept milles, sa cathédrale de Saint-Patrice, bâtie en marbre blanc, son Central Park de trois cent quarante-cinq hectares, avec pelouses, bois, cours d'eau, et auquel aboutit le grand aqueduc du Croton, son pont de Brooklyn sur l'East-river, en attendant celui qui traversera l'Hudson, son port dont le mouvement commercial se chiffre par huit cent millions de dollars, sa vaste baie, semée d'îles, et entre autres Bedloe's Island, où se dresse la gigantesque statue de Bartholdi, la Liberté éclairant le Monde. Mais, on le répète, tout ce merveilleux n'aurait pas eu pour le chroniqueur en chef de la Tribune, l'attrait de la nouveauté. Après la visite au Niagara, il allait se conformer minutieusement à son itinéraire, sans s'en écarter. En effet, on était au 11 mai, et il fallait qu'il fût à Santa Fé le 21 au plus tard, avant midi. Or, deux États séparés par quinze à seize cents milles ne sont pas précisément voisins l'un de l'autre. En quittant Buffalo, Harris T. Kymbale s'était proposé de revenir à Chicago, afin de prendre le Grand Trunk en direction de l'ouest. Mais, comme il ne s'en détache aucun embranchement qui le mette en communication directe avec Santa Fé, c'eût été une faute, car il y aurait un très long trajet de voiture à travers un pays mal desservi au point de vue des transports. Heureusement, ses confrères de la Tribune, après une étude approfondie de cette partie du Far West, avaient combiné un itinéraire qui lui fut indiqué par un télégramme envoyé à Buffalo. Ce télégramme était conçu en ces termes : « Revenir de Niagara Falls à Buffalo et redescendre jusqu'à Cleveland. Traverser obliquement l'Ohio, par Columbus et Cincinnati, l'Indiana par Laureneebourg, Madison, Versailles et Vincennes, le Missouri par Salem, Belley et Saint-Louis. Choisir la ligne de Jefferson pour Kansas City. Franchir le Kansas par la voie ferrée plus méridionale, Laurence, Emporia, Toleda, Newton, Hutchinson, Plum Buttes, Fort Zarah, Larned, Petersburg, Dodge City, Fort Atkinson, Sherbrock, puis l'est du Colorado par Grenade et Las Arimas. Prendre l'embranchement à Pueblo, et par Trinidad gagner Clifton sur la frontière du New Mexico. Enfin par Cimarron, Las Vegas et Galateo rejoindre le petit tronçon qui remonte à Santa Fé. Ne pas oublier que le signataire de présente dépêche a mis cent dollars sur vous, et que tout autre itinéraire risquerait de les lui faire perdre. « BRUMAN S. BICKHORN, Secrétaire de la rédaction. » Comment celui des « Sept » que ses amis servaient avec tant de zèle, qui lui facilitaient avec tant de précision l'accomplissement de sa tâche, n'eût-il pas eu les meilleures chances pour arriver bon premier ? Oui, sans doute, mais à la condition de suivre le conseil de l'honorable H. V. Exulton, c'est-à-dire de ne pas s'attarder en admirations intempestives. « Entendu, mon brave Bickhorn, c'est l'itinéraire que je suivrai, se dit Harris T. Kymbale, et je ne me permettrai pas le plus léger écart ! Pour le chemin de fer, il n'y a pas à s'en inquiéter. Sois tranquille, aimable secrétaire de la rédaction, s'il y a des retards, ils ne proviendront ni de mon étourderie, ni de ma négligence, et tes cent dollars seront aussi énergiquement défendus que les cinq mille de Sa Hautesse, le premier magistrat de Buffalo ! Je n'oublie pas que je porte les couleurs de la Tribune ! » Un jockey n'eût pas mieux dit. Ce jockey-là, il est vrai, était plutôt un centaure et courait pour son propre compte. Et c'est ainsi que, par une judicieuse combinaison d'horaires et de trains, sans se presser, se reposant la nuit dans les meilleurs hôtels, Harris T. Kymbale traversa en soixante heures les cinq États de l'Ohio, de l'Indiana, de l'Illinois, du Missouri, du Kansas, du Colorado, et s'arrêta le 19 au soir à la station de Clifton, sur la frontière du New Mexico. Là, si le reporter n'échangea que cinq cent quarante-six poignées de main, c'est qu'il n'y avait que deux cent soixantetreize bimanes dans ce petit village perdu au fond des immenses plaines du Far West. Il comptait bien passer une bonne nuit à Clifton. Mais, lorsqu'il descendit du wagon, quel fut son désappointement en apprenant que, pour cause d'importantes réparations, la circulation serait interrompue pendant plusieurs jours sur le railroad. Et il était encore à cent vingt-cinq milles de Santa Fé, et il n'avait plus que trente-six heures pour les faire. Le sage Bruman S. Bickhorn n'avait pas prévu cela ! Heureusement, au sortir de la gare, Harris T. Kymbale se trouva en présence d'un type, moitié américain, moitié espagnol, qui l'attendait. Dès qu'il aperçut le reporter, cet homme fit claquer trois fois son fouet, – triple pétarade dont, paraît-il, il se servait d'habitude pour saluer les gens. Puis, en une langue qui rappelait plutôt celle de Cervantes que celle de Cooper : « Harris T. Kymbale ?… dit-il. – C'est moi. – Voulez-vous que je vous conduise à Santa Fé ?… – Si je le veux !… – Convenu. – Tu te nommes ?… – Isidorio. – Isidorio me va. – Ma voiture est là, prête à partir. – Partons, et n'oublie pas, mon ami, que si une voiture marche grâce à son attelage, c'est grâce à son cocher qu'elle arrive. » L'Hispano-Américain comprit-il tout ce qu'il y avait d'insinuant dans cet aphorisme ?… Peut-être. C'était un homme de quarante-cinq à cinquante ans, la peau très basanée, l'œil très vif, la physionomie goguenarde – un de ces malins qui ne se laissent pas facilement rouler. Quant à penser qu'il fût fier d'avoir à conduire un personnage qui avait une chance sur sept de valoir soixante millions de dollars, le reporter ne voulait pas en douter, bien que rien ne fût moins sûr. Harris T. Kymbale occupait seul la voiture. Ce n'était point un stage à six chevaux, mais une simple carriole qui trouverait à relayer aux pueblos de la route. Le véhicule s'élança sur le chemin cahoteux de l'Aubey's Trail, coupé de nombreux creeks qu'il passait à gué, s'approvisionnant aux relais, se reposant quelques heures de nuit. Le lendemain, au petit jour, la carriole avait franchi une quarantaine de milles par Cimarron, en longeant la base des White-Mountains, sans avoir fait aucune mauvaise rencontre. Du reste, il n'y a plus rien à redouter des Apaches, des Comanches et autres tribus de Peaux-Rouges qui couraient autrefois la contrée, et dont quelques-unes ont obtenu du gouvernement fédéral de conserver leur indépendance. Dans l'après-midi, la voiture avait dépassé Fort Union, Las Vegas, et elle s'engagea à travers les défilés de Moro Peaks. Route montueuse, difficile, dangereuse même, – en tout cas peu propice à un rapide cheminement. En effet, à partir de ces basses plaines, il fallait s'élever de sept à huit cents toises, qui est l'altitude de Santa Fé au-dessus du niveau de la mer. Au delà de cette énorme échine du New Mexico s'étend le bassin arrosé par les nombreux tributaires qui font du Rio Grande del Norte l'un des plus magnifiques cours d'eau du versant ouest de l'Amérique. Là s'engage l'importante voie qui va de Chicago à Denver et favorise le commerce avec les provinces du Mexique. Pendant cette nuit du 20 au 21, l'allure de la carriole fut bien lente et bien rude. L'impatient voyageur, non sans raison, eut cette crainte de ne point arriver à temps. De là, exhortations et objurgations incessantes adressées au flegmatique Isidorio. « Mais tu ne marches pas… – Que voulez-vous, monsieur Kymbale, nous n'avons que des roues, et il nous faudrait des ailes… – Mais tu ne comprends donc pas l'intérêt que j'ai à être le 21 à Santa Fé… – Bon !… si nous n'y sommes pas ce jour-là, nous y serons le lendemain… – Mais il sera trop tard… – Mon cheval et moi, nous faisons tout ce que nous pouvons, et on ne saurait exiger plus d'une bête et d'un homme ! » Le fait est qu'Isidorio n'y mettait point de mauvaise volonté et ne s'épargnait guère. C'est alors que Harris T. Kymbale crut devoir l'intéresser plus directement à la partie qu'il jouait. Aussi, tandis que l'attelage s'exténuait en remontant l'un des plus raides défilés de la chaîne, au milieu d'épaisses forêts d'arbres verts, en suivant les lacets d'un labyrinthe semé d'éboulis et de troncs abattus par l'âge, il dit à son automédon : « Isidorio, j'ai une proposition à te faire. – Faites, monsieur Kymbale. – Mille dollars pour toi… si je suis demain… avant midi… à Santa Fé… – Mille dollars… que vous dites ?… répliqua l'HispanoAméricain en clignant de l'œil. – Mille dollars… à la condition, bien entendu, que je gagne la partie ! – Ah ! fit Isidorio, à la condition que… – Évidemment. – Soit… ça va tout de même ! » et il enleva son cheval d'un triple coup de fouet. À minuit, la carriole n'avait encore atteint que le haut de la passe, et les inquiétudes de Harris T. Kymbale redoublèrent. C'est pourquoi, ne se contenant plus : « Isidorio, déclara-t-il en lui frappant sur l'épaule, j'ai une nouvelle proposition à te faire… – Faites, monsieur Kymbale. – Dix mille… oui ! dix mille dollars… si j'arrive à temps… – Dix mille… que vous dites ?… répéta Isidorio. – Dix mille ! – Et toujours si vous gagnez la partie ?… – Assurément ! » Pour redescendre la chaîne, sans aller jusqu'à Galisteo prendre le petit tronçon du railroad, – ce qui eût fait perdre un certain temps, – puis suivre la vallée du rio Chiquito et atteindre Santa Fé, soit une cinquantaine de milles, il n'y avait plus que douze heures. Il est vrai, la route était praticable, peu montante, et il eût été difficile d'avoir un meilleur cheval que celui du relais de Tuos. Donc, à la rigueur, il était possible d'arriver au but dans le délai fixé, mais à la condition de ne pas s'attarder une minute, et si l'état climatérique restait favorable. Or, la nuit était magnifique, une lune qui semblait avoir été commandée par une dépêche de l'obligeant Bickhorn, température agréable, jolie brise de nord très rafraîchissante, vent arrière qui, du moins, ne contrarierait pas la marche du véhicule. Le cheval piaffait d'impatience à la porte de l'auberge, une bête pleine de feu, de cette race mexico-américaine élevée dans les corrals des provinces de l'ouest. Quant à celui qui tenait les rênes de la carriole, on n'aurait pas trouvé mieux. Dix mille dollars de bonne main, même en ses rêves les plus insensés, il n'avait jamais entrevu le miroitement d'une pareille somme ! Et, cependant, Isidorio ne paraissait pas aussi émerveillé de ce coup de fortune qu'il aurait dû l'être, – à ce que pensait Harris T. Kymbale. « Est-ce donc, se demanda-t-il, que le brigand en voudrait davantage… dix fois plus, par exemple ?… Après tout, qu'est-ce que des milliers de dollars au milieu des millions de William J. Hypperbone… une goutte d'eau dans la mer !… Eh bien ! s'il le faut, j'irai jusqu'à cent gouttes ! » Et, au moment de partir : « Isidorio, lui dit-il à l'oreille, il ne s'agit plus maintenant de dix mille dollars… – Tiens… voilà que vous retirez votre promesse !… se récria Isidorio d'un ton sec. – Eh non, mon ami, non… bien au contraire !… C'est cent mille dollars pour toi… si nous sommes avant midi à Santa Fé… – Cent mille dollars que vous dites ?… » répéta Isidorio, l'œil gauche à demi fermé. Puis, il ajouta : « Toujours… si vous gagnez ?… – Oui… si je gagne… – Est-ce que vous ne pourriez pas m'écrire cela sur un bout de papier, monsieur Kymbale… rien que quelques mots… – Avec ma signature ?… – Votre signature et votre paraphe… » Il va de soi que dans une affaire de cette importance la parole échangée ne pouvait suffire. Sans hésiter, Harris T. Kym- bale tira son carnet, et sur un des feuillets fit un engagement de cent mille dollars au profit du sieur Isidorio de Santa Fé, – engagement qui serait fidèlement acquitté si le reporter devenait l'unique héritier de William J. Hypperbone. Puis il signa, parapha et remit le papier à son destinataire. Isidorio le prit, le lut, le plia soigneusement, le fourra dans sa poche et dit : « En route. » Ah ! ce que fut cette galopade échevelée, à bride abattue, cette course vertigineuse de la carriole sur la route qui longe la rive du rio Chiquito. Et, malgré tant d'efforts, au risque de briser le véhicule, de verser dans la rivière, Santa Fé ne put être atteinte qu'à midi moins dix. On ne compte pas plus de sept mille habitants dans cette capitale. Si le New Mexico, depuis 1850, est annexé au domaine de la République fédérale, son admission au nombre des cinquante États ne datait que de quelques mois, – ce qui avait permis à l'excentrique défunt de le placer sur sa carte. D'ailleurs, il est manifestement resté espagnol de mœurs et d'aspect, et le caractère anglo-américain n'y gagne pas rapidement. Quant à Santa Fé, sa situation au cœur de gisements argentifères lui assure un avenir de toute prospérité. À entendre ses habitants, la ville repose même sur une épaisse base d'argent, et on a pu extraire du sol de ses rues un minerai qui donnait jusqu'à deux cents dollars par tonne. Quoi qu'il en soit, la ville offre peu de curiosités aux touristes, si ce n'est les ruines d'une église bâtie par les Espagnols près de trois siècles auparavant, et un « Palais des Gouverneurs », humble bâtisse dont l'unique rez-de-chaussée est orné d'un portique à colonnettes de bois. Quant aux maisons, espa- gnoles et indiennes, construites en adobes ou briques non cuites, quelques-unes ne forment qu'un cube de maçonnerie, percé d'embrasures irrégulières, comme il s'en rencontre dans les pueblos indigènes. Harris T. Kymbale fut accueilli ainsi qu'il l'avait été sur tout son parcours. Mais il n'eut pas le temps de répondre aux sept mille mains qui se tendirent vers lui autrement que par un merci général. En effet, il était déjà onze heures cinquante, et il fallait qu'il fût au bureau du télégraphe avant que le dernier coup de midi eût sonné à l'horloge municipale. Deux télégrammes l'y attendaient, expédiés le matin et presque en même temps de Chicago. Le premier, signé de maître Tornbrock, lui notifiait le résultat du deuxième coup de dés qui le concernait. Par dix, formé des points cinq et cinq, le quatrième partenaire était expédié à la vingt-deuxième case, South Carolina. Eh bien, cet intrépide, cet infatigable « traveller », qui rêvait d'itinéraires insensés, était servi à souhait ! Quinze cents bons milles à dévorer en se dirigeant vers le versant Atlantique des États-Unis !… Il ne se permit que cette observation : « Avec la Floride, j'aurais eu quelques centaines de milles en plus ! » À Santa Fé, les Anglo-Américains voulurent fêter la présence de leur compatriote en organisant des meetings, des banquets et autres cérémonies de ce genre. Mais, à son grand regret, le reporter en chef de la Tribune refusa. Instruit par l'expérience, il était résolu à tenir compte des conseils de l'honorable maire de Buffalo, à ne s'attarder sous aucun prétexte, à voyager par le plus court, quitte à excursionner quand il serait arrivé à son poste. Au surplus, le dernier télégramme, à lui envoyé par le précautionneux Bickhorn, contenait un nouvel itinéraire, non moins bien étudié que le précédent, auquel ses confrères le priaient de se conformer en partant dès la première heure. Aussi se décida-t-il à quitter le jour même la capitale du New Mexico. Les cochers de la ville n'ignoraient pas ce que ce voyageur ultra-généreux avait fait pour Isidorio. Il n'eut donc que l'embarras du choix, et tous lui offrirent leurs services dans la pensée qu'ils ne seraient pas moins bien partagés que leur camarade. Sans doute, on s'étonnera qu'Isidorio n'eût pas réclamé l'honneur – presque le droit – de reconduire le reporter à la plus prochaine ligne de railroad, et qui sait ?… avec la pensée d'ajouter cent mille dollars à ceux que lui assurait l'engagement d'Harris T. Kymbale… Mais il est probable que ce très pratique Hispano-Américain était non moins satisfait que fatigué. Il vint cependant faire ses adieux au journaliste qui, après avoir traité avec un autre conducteur, se préparait à partir dès trois heures de l'après-midi. « Eh bien, mon brave, lui dit Harris T. Kymbale, ça va bien ?… – Ça va bien, monsieur. – Et, maintenant, je ne crois pas en être quitte avec toi, parce que je t'ai associé à ma fortune… – Mille et mille fois bon, monsieur Kymbale, je ne mérite pas… – Si… si… j'ai des remerciements à t'adresser, car, sans ton zèle, ton dévouement, je serais arrivé trop tard… j'eusse été mis hors de partie, et il ne s'en est fallu que de dix minutes !… » Isidorio écouta cette élogieuse appréciation, calme et goguenard suivant son habitude, et dit : « Puisque vous êtes content, monsieur Kymbale, je le suis, moi aussi… – Et les deux font la paire, comme disent nos amis les Français, Isidorio. – Alors… c'est comme pour les chevaux d'attelage… – Juste, et quant à ce papier que je t'ai signé, conserve-le précieusement. Puis, lorsque tu m'entendras proclamer dans le monde entier comme le vainqueur du match Hypperbone, faistoi conduire à Clifton, prends le chemin de fer qui te débarquera à Chicago et passe à la caisse !… Sois sans inquiétude, je ferai honneur à ma signature ! » Isidorio hochait la tête, se grattait le front, clignait de l'œil, dans l'attitude d'un homme assez indécis, qui veut parler et hésite à le faire. « Voyons, lui demanda Harris T. Kymbale, est-ce que tu ne te trouves pas suffisamment rémunéré ?… – Sans doute, répondit Isidorio. Mais… ces cent mille dollars… c'est toujours… si vous gagnez… – Réfléchis, mon brave, réfléchis !… Est-ce qu'il peut en être autrement ?… – Pourquoi pas ?… – Voyons… me serait-il possible de te verser une pareille somme, si je n'empochais pas l'héritage ?… – Oh ! je comprends, monsieur Kymbale… Je comprends même très bien !… Aussi… je préférerais… – Quoi donc ?… – Cent bons dollars… – Cent au lieu de cent mille ?… – Oui… répondit placidement Isidorio. Que voulez-vous, je n'aime pas à compter sur le hasard… et cent bons dollars que vous me donneriez tout de suite… ce serait plus sérieux… » Ma foi, – et peut-être au fond regrettait-il sa générosité, – Harris T. Kymbale tira de sa poche cent dollars, et les remit à ce sage, qui déchira le billet et en rendit les morceaux. Le reporter partit accompagné de bruyants souhaits de bon voyage et disparut au galop par la grande rue de Santa Fé. Cette fois, sans doute, le nouveau conducteur, le cas échéant, se montrerait moins philosophe que son camarade. Et quand on interrogea Isidorio sur la détermination qu'il avait prise : « Bon ! fit-il, cent dollars… c'est cent dollars !… Puis… je n'avais pas confiance !… Un homme si sûr de lui !… Voyezvous… je ne mettrais pas vingt-cinq cents sur sa tête ! » XI LES TRANSES DE JOVITA FOLEY. Lissy Wag était, par son numéro d'ordre, la cinquième à partir. Neuf jours allaient donc s'écouler entre celui où Max Réal avait quitté Chicago et celui où elle devrait quitter à son tour la métropole illinoise. En quelles impatiences elle passa cette interminable semaine, ou, pour dire le vrai, Jovita Foley la passa en son lieu et place ! Elle ne parvenait pas à la calmer. Son amie ne mangeait plus, elle ne dormait plus, elle ne vivait plus. Les préparatifs avaient été faits dès le lendemain du premier coup de dés, le 1er du mois, à huit heures du matin, et, deux jours après, elle avait obligé Lissy Wag à l'accompagner jusqu'à la salle de l'Auditorium, où le second coup allait s'effectuer en présence d'une foule toujours aussi nombreuse, toujours aussi émotionnée. Puis les troisième et quatrième coups furent proclamés à la date des 5 et 7 mai. Quarante-huit heures encore, et le sort allait se prononcer sur les deux amies, car on ne les séparait pas l'une de l'autre : les deux jeunes filles ne faisaient qu'une seule et même personne. Il faut s'entendre, cependant. C'était Jovita Foley qui absorbait Lissy Wag, celle-ci étant réduite à ce rôle de mentor, prudent et raisonnable, qu'on ne veut jamais écouter. Inutile de dire que le congé accordé par M. Marshall Field à sa sous-caissière et à sa première vendeuse avait commencé le 16 avril, le lendemain de la lecture du testament. Ces deux de- moiselles n'étaient plus astreintes à se rendre au magasin de Madison Street. Cela ne laissait pas, cependant, de causer quelque inquiétude à la plus sage. Car, enfin, en cas que l'absence se prolongeât des semaines, des mois, leur patron pourrait-il si longtemps se priver d'elles ?… « Nous avons eu tort… répétait Lissy Wag. – C'est entendu, répondait Jovita Foley, et nous continuerons d'avoir tort tant qu'il le faudra. » Cela dit, la nerveuse et impressionnable personne ne cessait d'aller, de venir dans le petit appartement de Sheridan Street. Elle ouvrait l'unique valise qui renfermait le linge et les vêtements de voyage, elle s'assurait que rien n'était oublié pour un déplacement peut-être de longue durée ; puis elle se mettait à compter, à recompter l'argent disponible, toutes leurs économies converties en papier et en or, que les hôtels, les railroads, les voitures, l'imprévu, dévoreraient à la grande désolation de Lissy Wag. Et elle causait de tout cela avec les locataires, si nombreux dans ces immenses ruches de Chicago à dix-sept étages. Et elle descendait par l'ascenseur et remontait dès qu'elle avait appris quelque nouvelle des journaux et des crieurs de la rue. « Ah ! ma chérie, dit-elle un jour, il est parti, ce monsieur Max Réal, mais où est-il ?… Il n'a pas même fait connaître son itinéraire pour le Kansas ! » Et, effectivement, les plus fins limiers de la chronique locale n'avaient pu se jeter sur les traces du jeune peintre, dont on ne comptait pas avoir de nouvelles avant le 15, c'est-à-dire une semaine après que Jovita Foley et Lissy Wag seraient lancées sur les grandes routes de l'Union. « Eh bien, à parler franc, dit Lissy Wag, c'est, de tous nos partenaires, ce jeune homme auquel je m'intéresse le plus… – Parce qu'il t'a souhaité bon voyage, n'est-ce pas ?… répondit Jovita Foley. – Et aussi parce qu'il me paraît digne de toutes les faveurs de la fortune. – Après toi, Lissy, j'imagine ?… – Non, avant. – Je comprends !… Si tu ne faisais pas partie des « Sept », répondit Jovita, tes vœux seraient pour lui… – Et ils le sont tout de même ! – C'est entendu, mais comme tu en fais partie, et moi aussi en qualité d'amie intime, avant d'implorer le ciel pour ce Max Réal, je t'engage à l'implorer pour moi. D'ailleurs, je te le répète, on ignore où il est… cet artiste, pas loin de Fort Riley, je suppose… à moins que quelque accident… – Il faut espérer que non, Jovita ! – Il faut espérer que non, c'est entendu… c'est entendu, ma chérie ! » Et c'est ainsi que Jovita Foley, le plus souvent, ripostait par cette locution, ironique dans sa bouche, aux observations de la craintive Lissy Wag. Puis, l'excitant encore, elle lui dit : « Tu ne me parles jamais de cet abominable Tom Crabbe, car il est en route avec son cornac… en route pour le Texas ?… Est-ce que tu ne fais pas aussi des vœux pour le crustacé ?… – Je fais le vœu, Jovita, que le sort ne nous envoie pas dans des pays aussi éloignés… – Bah, Lissy ! – Voyons, Jovita, nous ne sommes que des femmes, et un État voisin du nôtre conviendrait mieux… – D'accord, Lissy, et cependant si le sort ne pousse pas la galanterie jusqu'à épargner notre faiblesse… s'il nous expédie à l'océan Atlantique… à l'océan Pacifique… ou au golfe du Mexique, force sera bien de se soumettre… – On se soumettra, puisque tu le veux, Jovita. – Ce n'est pas parce que je le veux, mais parce qu'il le faut, Lissy. Tu ne penses qu'au départ, jamais à l'arrivée… la grande arrivée… la soixante-troisième case… et moi j'y pense nuit et jour, puis au retour à Chicago… où les millions nous attendent dans la caisse de cet excellent notaire… – Oui !… ces fameux millions de l'héritage… dit Lissy Wag en souriant. – Voyons, Lissy, est-ce que les autres partenaires n'ont pas accepté sans tant récriminer ?… Est-ce que le couple Titbury n'est pas sur le chemin du Maine ? – Pauvres gens, je les plains ! – Ah ! tu m'exaspères à la fin !… s'écria Jovita Foley. – Et toi, si tu ne t'apaises pas, si tu continues à t'énerver comme tu le fais depuis une semaine, tu te rendras malade, et je resterai pour te soigner, je t'en préviens… – Moi… malade !… Tu es folle !… Ce sont les nerfs qui me soutiennent, qui me donnent l'endurance, et je serai nerveuse tout le temps du voyage !… – Soit, Jovita, mais alors si ce n'est pas toi qui prends le lit… ce sera moi… – Toi… toi !… Eh bien… avise-toi d'être malade ! s'écria la très excellente et trop expansive demoiselle, qui se jeta au cou de Lissy Wag. – Alors… sois calme, répliqua Lissy Wag en répondant à ses baisers, et tout ira bien ! » Jovita Foley, non sans grands efforts, parvint à se maîtriser, épouvantée à la pensée que son amie pourrait être alitée le jour du départ. Le 7, dans la matinée, en revenant de l'Auditorium, Jovita Foley rapporta la nouvelle que le quatrième partant, Harris T. Kymbale, ayant obtenu le point de six, allait se rendre d'abord dans l'État de New York, au pont du Niagara, et de là à Santa Fé, New Mexico. Lissy Wag ne fit qu'une réflexion à ce sujet, c'est que le reporter de la Tribune aurait une prime à payer. « Voilà ce qui n'embarrassera guère son journal ! lui répliqua son amie. – Non, Jovita, mais cela nous embarrasserait fort, si nous étions obligées de débourser mille dollars au début… ou même dans le cours du voyage ! » Et l'autre de répondre, comme d'habitude, par un mouvement de tête, qui signifiait clairement : Cela ne se produira pas… Non ! cela ne se produira pas !… Au fond, c'était ce dont elle s'inquiétait le plus, bien qu'elle n'en voulût rien laisser paraître. Et, chaque nuit, pendant un sommeil agité qui troublait celui de Lissy Wag, elle rêvait à haute voix de pont, d'hôtellerie, de labyrinthe, de puits, de prison, de ces funestes cases où les joueurs devaient payer des primes simples, doubles, triples, pour être admis à continuer la partie. Enfin arriva le 8 mai, et, le lendemain, les deux jeunes voyageuses se mettraient en route… Et rien qu'avec les charbons ardents que Jovita Foley piétinait depuis une semaine, on aurait chauffé une locomotive de grande vitesse qui eût pu la conduire à l'extrémité de l'Amérique. Il va sans dire que Jovita Foley avait acheté un guide général des voyages à travers les États-Unis, le meilleur et le plus complet des Guide-Books, qu'elle le feuilletait, le lisait, le relisait sans cesse, bien qu'elle ne fût pas en mesure d'étudier un itinéraire plutôt qu'un autre. D'ailleurs, pour être tenu au courant, il suffisait de consulter les journaux de la métropole ou ceux de n'importe quelle autre ville. Des correspondances s'étaient immédiatement établies entre chaque État sorti au tirage et plus spécialement avec chacune des localités indiquées dans la note de William J. Hypperbone. La poste, le téléphone, le télégraphe, fonctionnaient à toute heure. Feuilles du matin, feuilles du soir, contenaient des colonnes d'informations plus ou moins véridiques, plus ou moins fantaisistes même, on doit l'avouer. Il est vrai, le lecteur au numéro comme l'abonné sont toujours d'accord sur ce point : plutôt des nouvelles fausses que pas du tout de nouvelles. Du reste, ces informations dépendaient, on le comprend, des partenaires et de leur façon de procéder. Ainsi, en ce qui concernait Max Réal, si les renseignements ne pouvaient être sérieux, c'est qu'il n'avait mis personne, à l'exception de sa mère, dans la confidence de ses projets. N'ayant pas été signalé à Omaha avec Tommy, puis à Kansas City, à son débarquement du Dean Richmond, les reporters avaient en vain recherché ses traces, et on ignorait ce qu'il était devenu. Une non moins profonde obscurité enveloppait encore Hermann Titbury. Qu'il fût parti le 5 avec Mrs Titbury, nul doute à cet égard, et il n'y avait plus à la maison de Robey Street que la servante, ce molosse féminin dont il a été question. Mais, ce qu'on ne savait pas, c'est qu'ils voyageaient sous un nom d'emprunt, et inutiles furent les efforts des chroniqueurs pour les saisir au passage. Vraisemblablement, on n'aurait de nouvelles certaines de ce couple que le jour où il viendrait au Post Office de Calais retirer sa dépêche. Les dires étaient plus complets à l'égard de Tom Crabbe. Partis le 3 de Chicago, de façon très ostensible, Milner et son compagnon avaient été vus et interviewés dans les principales cités de leur itinéraire, et, finalement, à la Nouvelle-Orléans où ils s'étaient embarqués pour Galveston du Texas. La Freie Presse eut soin de faire remarquer à ce propos que le steamer Sherman était de nationalité américaine, c'est-à-dire un morceau même de la mère-patrie. Et, en effet, comme il était interdit aux partenaires de quitter le territoire national, il convenait de ne point prendre passage sur un bâtiment étranger, lors même que ce bâtiment fût resté dans les eaux de l'Union. Quant à Harris T. Kymbale, les nouvelles sur son compte ne manquaient pas. Elles tombaient comme pluie en avril, car il ne regardait ni à un télégramme, ni à un article, ni à une lettre, dont bénéficiait la Tribune. On avait ainsi connu son passage à Jackson, puis à Détroit, et les lecteurs attendaient impatiemment le détail des réceptions qui s'organisaient en son honneur à Buffalo et à Niagara Falls. On était donc au 7 mai. Le surlendemain, maître Tornbrock, assisté de Georges B. Higginbotham, proclamerait dans la salle de l'Auditorium le résultat du cinquième coup de dés. Encore trente-six heures, et Lissy Wag serait fixée sur son sort. On s'imagine aisément en quelles impatiences Jovita Foley eût passé ces deux journées, si elle n'avait été en proie à des inquiétudes de la plus haute gravité. En effet, dans la nuit du 7 au 8, Lissy Wag fut subitement prise d'un très violent mal de gorge, et c'est au plus fort d'un accès de fièvre qu'elle dut réveiller son amie, couchée dans la chambre voisine. Jovita Foley se leva aussitôt, lui donna les premiers soins, quelques boissons rafraîchissantes, la recouvrit chaudement, répétant d'une voix peu rassurée : « Cela ne sera rien, ma chérie, cela ne sera rien… – Je l'espère, répondait Lissy Wag, car ce serait tomber malade au mauvais moment. » C'était l'avis de Jovita Foley, qui n'eut même pas la pensée de se recoucher, et veilla près de la jeune fille dont le sommeil fut très péniblement agité. Le lendemain, dès l'aube, toute la maison savait que la cinquième partenaire était assez souffrante pour qu'il eût été nécessaire d'envoyer chercher un médecin, et, ce médecin, on l'attendait encore à neuf heures. La maison étant mise au courant de la situation, la rue ne tarda pas à l'être, puis le quartier, puis la section, puis la ville, car l'information se répandit avec cette vitesse électrique dont sont particulièrement douées les funestes nouvelles. Pourquoi s'en étonner, d'ailleurs ?… Miss Wag n'était-elle pas la femme du jour… la personnalité la plus en vue depuis le départ d'Harris T. Kymbale ?… N'était-ce pas sur elle que se portait l'attention du public… l'unique héroïne parmi les six héros du match Hypperbone ?… Or, voilà Lissy Wag malade, – sérieusement peut-être, – à la veille du jour où le destin allait se prononcer à son égard ! Enfin le médecin demandé, le D. M. P. Pughe, fut annoncé un peu après neuf heures. Il interrogea d'abord Jovita Foley sur le tempérament de la jeune fille : « Excellent », lui fut-il répondu. Le docteur vint alors s'asseoir près du lit de Lissy Wag, il la regarda attentivement, il lui fit tirer la langue, il lui tâta le pouls, il l'écouta, il l'ausculta. Rien du côté du cœur, rien du côté du foie, rien du côté de l'estomac. Enfin, après un examen consciencieux, qui, à lui seul, eût valu quatre dollars la visite : « Ce ne sera pas sérieux, dit-il, à moins qu'il ne survienne quelques complications graves… – Ces complications sont-elles à craindre ?… demanda Jovita Foley, troublée de cette déclaration. – Oui et non, répondit le D. M. P. Pughe. Non… si la maladie est enrayée dès le début…, oui, si malgré nos soins, elle ne l'est pas et prend un développement que les remèdes seraient impuissants à réduire… – Cependant, reprit Jovita Foley que ces réponses évasives rendaient de plus en plus inquiète, pouvez-vous vous prononcer sur la maladie ?… – Assurément et d'une façon péremptoire. – Parlez donc, docteur ! – Eh bien, j'ai diagnostiqué une bronchite simple… Les bases des deux poumons sont atteintes… Il y a un peu de râle… mais la plèvre est indemne… Donc… jusqu'ici… pas de pleurésie à redouter… Mais… – Mais ?… – Mais la bronchite peut dégénérer en pneumonie, et la pneumonie en congestion pulmonaire… C'est ce que j'appelle les complications graves. » Et le praticien prescrivit les médicaments d'usage, gouttes d'alcoolature d'aconit, sirops calmants, tisanes chaudes, repos, – repos surtout. Puis, sur la promesse de revenir dans la soirée, il quitta la maison, ayant hâte de regagner son cabinet que les reporters assiégeaient déjà sans doute. Les complications possibles se produiraient-elles, et si elles se produisaient, qu'arriverait-il ?… En présence de cette éventualité, Jovita Foley fut au moment de perdre la tête. Pendant les heures qui suivirent, Lissy Wag lui parut plus souffrante, plus accablée. Des frissons annoncèrent un second accès de fièvre, le pouls battit avec une fréquence irrégulière, et la prostration s'accrut. Jovita Foley, accablée au moral à tout le moins autant que la malade l'était au physique, ne quitta pas son chevet, ne s'interrompant de la regarder, de lui essuyer son front brûlant, de lui verser les cuillerées de potion, que pour s'abandonner aux réflexions les plus désolantes, à de justes récriminations contre une malchance si déclarée. « Non, se disait-elle, non, ce n'est pas un Tom Crabbe, ce n'est pas un Titbury, qui eussent été pris de bronchite la veille de leur départ, ni un Kymbale, ni un Max Réal !… Et ce n'est pas non plus ce commodore Urrican que pareil malheur aurait atteint !… Il faut que ce soit ma pauvre Lissy, d'une si belle santé… Et c'est demain… oui, demain, le cinquième tirage !… Et si nous sommes envoyées loin… loin… et si un retard de cinq ou six jours seulement doit nous empêcher d'être à notre poste, et même si le 23 du mois arrive avant que nous ayons pu quitter Chicago… et s'il est trop tard pour le faire… et si nous sommes exclues de la partie sans l'avoir commencée… » Si !… si !… cette malencontreuse conjonction s'agitait dans le cerveau de Jovita Foley et lui faisait battre les tempes. Vers trois heures, l'accès de fièvre tomba. Lissy Wag sortit de cette profonde prostration, et la toux parut devoir prendre une certaine intensité. Lorsque ses yeux s'entr'ouvrirent, Jovita Foley était penchée sur elle. « Eh bien, lui demanda celle-ci, comment te sens-tu ?… Mieux… n'est-ce pas ?… Que veux-tu que je te donne ?… – Un peu à boire, répondit miss Wag d'une voix très altérée par le mal de gorge. – Voici, ma chérie… une bonne tisane… de l'eau sulfureuse dans du lait bien chaud !… Et puis… le médecin l'a ordonné… il y aura quelques cachets… – Tout ce que tu voudras, ma bonne Jovita. – Alors cela ira tout seul !… – Oui… tout seul… – Tu parais moins souffrante… – Tu sais, chère amie, répondit Lissy Wag, lorsque la fièvre est tombée, on est très abattue, mais on éprouve comme un certain mieux… – C'est la convalescence !… s'écria Jovita Foley. Demain il n'y paraîtra plus… – La convalescence… déjà… murmura la malade, en essayant de sourire. – Oui… déjà… et quand le médecin reviendra, il dira si tu peux te lever… – Entre nous… avoue, ma bonne Jovita, que je n'ai vraiment pas de chance ! – Pas de chance… toi… – Oui… moi… et le sort s'est bien trompé en ne te choisissant pas à ma place !… Demain tu aurais été à l'Auditorium… et tu serais partie le jour même… – Je serais partie… te laissant dans cet état !… Jamais ! – J'aurais bien su t'y forcer !… – D'ailleurs, il ne s'agit pas de cela !… répondit Jovita Foley. Ce n'est pas moi qui suis la cinquième partenaire… ce n'est pas moi la future héritière de feu Hypperbone… c'est toi !… Mais réfléchis donc, ma chérie !… Rien ne sera compromis, même si notre départ est retardé de quarante-huit heures !… Il restera encore treize jours pour faire le voyage… et en treize jours, on peut aller d'un bout des États-Unis à l'autre ! » Lissy Wag ne voulut pas répondre que sa maladie pourrait se prolonger une semaine et – qui sait – au delà des quinze jours réglementaires… Elle se contenta de dire : « Je te promets, Jovita, de guérir le plus vite possible. – Et je ne t'en demande pas davantage… Mais… pour le moment… assez causé… Ne te fatigue pas… essaie de dormir un peu… Je m'asseois là près de toi… – Tu finiras par tomber malade à ton tour… – Moi ?… Sois tranquille… Et, d'ailleurs, nous avons de bons voisins qui me remplaceraient, si c'était nécessaire… Dors en toute confiance, ma Lissy. » Et, après avoir pressé la main de son amie, la jeune fille se retourna et ne tarda pas à s'assoupir. Cependant, ce qui inquiéta et irrita Jovita Foley, c'est que, dans l'après-midi, la rue présenta une animation peu ordinaire à ce quartier tranquille. Il s'y faisait un tumulte de nature à troubler le repos de Lissy Wag, même à ce neuvième étage de la maison. Des curieux allaient et venaient sur les trottoirs. Des gens affairés s'arrêtaient, s'interrogeaient devant le numéro 19. Des voitures arrivaient avec fracas et repartaient à toute bride vers les grands quartiers de la ville. « Comment va-t-elle ?… disaient les uns. – Moins bien… répondaient les autres. – On parle d'une fièvre muqueuse… – Non… d'une fièvre typhoïde… – Ah ! la pauvre demoiselle !… Il y a des personnes qui n'ont vraiment pas de veine !… – C'en est une pourtant de figurer parmi les « Sept » du match Hypperbone ! – Bel avantage, si l'on ne peut pas en profiter ! – Et quand même Lissy Wag serait en mesure de prendre le train, est-ce qu'elle est capable de supporter les fatigues de tant de voyages ?… – Parfaitement… si la partie s'achève en quelques coups… ce qui est possible… – Et si elle dure des mois ?… – Sait-on jamais sur quoi compter avec le hasard ! » Et mille propos de ce genre. Il va sans dire que nombre de curieux, – peut-être de parieurs, et assurément des chroniqueurs, – se présentèrent au domicile de Jovita Foley. Malgré leurs instances, celle-ci refusait de les recevoir. De là, des nouvelles contradictoires, empreintes d'exagération, ou fausses de tous points, relativement à la maladie, et qui couraient la ville. Mais Jovita Foley tenait bon, se contentant de s'approcher de la fenêtre, de maudire l'intense brouhaha de la rue. Elle ne fit d'exception que pour une employée de la maison Marschal Field, à laquelle elle donna d'ailleurs des nouvelles très rassurantes, – un rhume… un simple rhume. Entre quatre et cinq heures du soir, comme le tumulte redoublait, elle mit la tête hors de sa chambre et reconnut au milieu d'un groupe en grande agitation… qui ?… Hodge Urrican. Il était accompagné d'un homme d'une quarantaine d'années, à tournure de marin, vigoureux, trapu, remuant, gesticulant. C'était à le croire encore plus violent, plus irascible que le terrible commodore. Certes, ce ne pouvait être par sympathie pour sa jeune partenaire que Hodge Urrican se trouvait ce jour-là Sheridan Street, qu'il se promenait sous ses fenêtres, qu'il les dévorait du regard. Et, ce que Jovita Foley observa très distinctement, – c'est que son compagnon, plus démonstratif, montrait le poing en homme qui n'est pas maître de lui. Puis, autour de lui, comme on assurait que la maladie de Lissy Wag se réduisait à une simple indisposition : « Quel est l'imbécile qui dit cela ?… » proféra-t-il. Le personnage interpellé ne chercha point à se faire connaître, craignant un mauvais coup. « Mal… elle va mal !… déclara le commodore Urrican. – De plus en plus mal… surenchérit son compagnon, et si l'on me soutient le contraire… – Voyons, Turk, contiens-toi. – Que je me contienne ! répliqua Turk en roulant des yeux de tigre en fureur. C'est facile à vous, mon commodore, qui êtes le plus patient des hommes !… Mais moi… d'entendre parler de la sorte… cela me met hors de moi… et quand je ne me possède plus… – C'est bon… en voilà assez ! » ordonna Hodge Urrican, en secouant, à le lui arracher, le bras de son compagnon. Après ces quelques phrases, il fallait donc croire – ce que personne n'eût cru possible – qu'il existait ici-bas un homme auprès duquel le commodore Hodge Urrican devait passer pour un ange de douceur. En tout cas, si tous deux étaient venus là, c'est qu'ils espéraient recueillir de mauvaises nouvelles, et s'assurer que le match Hypperbone ne se jouerait plus qu'entre six partenaires. C'était bien ce que pensait Jovita Foley, et elle se retenait pour ne pas descendre dans la rue. Quelle envie elle éprouvait de traiter ces deux individus comme ils le méritaient, au risque de se faire dévorer par le fauve à face humaine !… Bref, de ce concours de circonstances, il résulta que les informations des premières feuilles, publiées vers six heures du soir, furent pleines des plus étranges contradictions. D'après les unes, l'indisposition de Lissy Wag avait cédé aux premiers soins du docteur, et son départ ne serait pas même retardé d'un seul jour. D'après les autres, la maladie ne présentait aucun caractère de gravité. Cependant un certain temps de repos serait nécessaire, et miss Wag ne pourrait pas se mettre en route avant la fin de la semaine. Or ce furent précisément le Chicago Globe et le Chicago Evening Post, favorables à la jeune fille, qui se montrèrent les plus alarmistes : consultation des princes de la science… une opération à pratiquer… miss Wag s'était cassé – un bras, disait le premier, – une jambe, disait le second… Enfin une lettre anonyme avait été écrite à maître Tornbrock, exécuteur testamentaire du défunt, pour le prévenir que la cinquième partenaire renonçait à sa part éventuelle de l'héritage. Quant au Chicago Mail, dont les rédacteurs semblaient épouser les sympathies et les antipathies du commodore Urrican, il n'hésita pas à déclarer que Lissy Wag avait rendu le dernier soupir entre quatre heures quarante-cinq et quatre heures quarante-sept de l'après-midi. Lorsque Jovita Foley eut connaissance de ces nouvelles, elle faillit se trouver mal. Heureusement, le docteur Pughe, à sa visite du soir, la rassura dans une certaine mesure. Non… il ne s'agissait que d'une simple bronchite, il le répétait. Aucun symptôme de la terrible pneumonie, ni de la terrible congestion pulmonaire, – jusqu'à présent, du moins… Il suffirait de quelques jours de calme et de repos… « Combien ?… – Peut-être sept à huit. – Sept à huit !… – Et à la condition que le sujet ne s'expose pas à des courants d'air. – Sept ou huit jours !… répétait la malheureuse Jovita Foley en se tordant les mains. – Et encore… s'il ne survient pas de complications graves ! » La nuit ne fut pas très bonne. La fièvre reparut, – un accès qui dura jusqu'au matin et provoqua une abondante transpiration. Toutefois le mal de gorge avait diminué, et l'expectoration commençait à se rétablir sans grands efforts. Jovita Foley ne se coucha pas. Ces interminables heures, elle les passa au chevet de sa pauvre amie. Quelle garde-malade aurait pu la valoir pour les soins, les attentions, le zèle ? D'ailleurs, elle n'eût cédé sa place à personne. Le lendemain, après quelques moments de malaise et d'agitation matinale, Lissy Wag se rendormit. On était au 9 mai, et le cinquième coup du match Hypperbone allait être joué dans la salle de l'Auditorium. Jovita Foley aurait donné dix ans de sa vie pour être là. Mais quitter la malade… non… il n'y fallait pas songer. Seulement, il arriva ceci : c'est que Lissy Wag ne tarda pas à se réveiller, elle appela sa compagne et lui dit : « Ma bonne Jovita, prie notre voisine de venir te remplacer près de moi… – Tu veux que… – Je veux que tu ailles à l'Auditorium… C'est pour huit heures… n'est-ce pas ?… – Oui… huit heures. – Eh bien… tu seras revenue vingt minutes après… J'aime mieux te savoir là… et, puisque tu crois à ma chance… » Si j'y crois ! se fût écriée Jovita Foley trois jours avant. Mais, ce jour-là, elle ne répondit pas. Elle mit un baiser sur le front de la malade, et prévint la voisine, une digne dame, qui s'installa au chevet du lit. Puis elle descendit, se jeta dans une voiture et se fit conduire à l'Auditorium. Il était sept heures quarante lorsque Jovita Foley arriva à la porte de la salle déjà encombrée. Reconnue dès son entrée, on l'assaillit de questions. « Comment allait Lissy Wag ?… – Parfaitement bien », déclara-t-elle en demandant qu'on lui permît de s'avancer jusqu'à la scène, – ce qui fut fait. La mort de la jeune fille ayant été formellement affirmée par des journaux du matin, quelques personnes s'étonnèrent que sa plus intime amie fût venue, – et pas même en habits de deuil. À huit heures moins dix, le président et les membres de l'Excentric Club, escortant maître Tornbrock, toujours lunetté d'aluminium, parurent sur la scène et s'assirent devant la table. La carte était étalée sous les yeux du notaire. Les deux dés reposaient près du cornet de cuir. Encore cinq minutes, et huit heures sonneraient à l'horloge de la salle. Soudain une voix tonnante rompit le silence, qui s'était établi, non sans quelque peine. Cette voix, on la reconnut à ses éclats de faux bourdon : c'était la voix du commodore. Hodge Urrican demanda à prendre la parole pour une simple observation, – ce qui lui fut accordé. « Il me semble, monsieur le président, dit-il en grossissant son timbre à mesure que la phrase se développait, il me semble que, pour se conformer aux volontés précises du défunt, il conviendrait de ne pas tirer ce cinquième coup, puisque la cinquième partenaire n'est pas en état… – Oui… oui !… hurlèrent plusieurs assistants du groupe où se tenait Hodge Urrican, et, d'une voix plus enragée que les autres, cet homme violent qui l'accompagnait la veille sous les fenêtres de Jovita Foley. « Tais-toi… Turk… tais-toi !… lui signifia le commodore Urrican, comme s'il eût parlé à un chien. – Que je me taise… – À l'instant ! » Turk se résigna au silence sous le fulgurant regard de Hodge Urrican, qui reprit : « Et si je fais cette proposition, c'est que j'ai de sérieux motifs de croire que la cinquième partenaire ne pourra partir ni aujourd'hui… ni demain… – Pas même dans huit jours… cria un des spectateurs du fond de la salle. – Ni dans huit jours, ni dans quinze, ni dans trente, affirma le commodore Urrican, puisqu'elle est morte ce matin, à cinq heures quarante-sept… » Un long murmure suivit cette déclaration. Mais il fut aussitôt dominé par une voix féminine, répétant par trois fois : « C'est faux… faux… faux… puisque moi, Jovita Foley, j'ai quitté Lissy Wag, il y a vingt-cinq minutes, vivante et bien vivante ! » Alors les clameurs de reprendre, et nouvelles protestations du groupe Urrican. Après la déclaration si formelle du commodore, Lissy Wag manquait évidemment à toutes les convenances. Est-ce qu'elle n'aurait pas dû être morte, puisqu'il avait affirmé sa mort ?… Et, cependant, quoi qu'il en eût, il aurait été difficile de tenir compte de l'observation de Hodge Urrican. Néanmoins, l'irréductible personnage insista en modifiant toutefois son argumentation comme suit : « Soit… la cinquième partenaire n'est pas morte, mais elle n'en vaut guère mieux !… Aussi, en présence de cette situation, je demande que mon tour de dés soit avancé de quarante-huit heures, et que le coup qui va être proclamé dans quelques instants soit attribué au sixième partenaire, lequel par ce fait sera désormais classé au cinquième rang. » Nouveau tonnerre de cris et de piétinements à la suite de cette prétention de Hodge Urrican, soutenu par des partisans bien dignes de naviguer sous son pavillon. Enfin maître Tornbrock parvint à calmer cette houleuse assistance, et, lorsque le silence fut rétabli : « La proposition de M. Hodge Urrican, dit-il, repose sur une fausse interprétation des volontés du testateur, et elle est en contradiction avec les règles du Noble Jeu des États-Unis d'Amérique. Quel que soit l'état de santé de la cinquième partenaire, et lors même que cet état se serait aggravé jusqu'à la rayer du nombre des vivants, mon devoir d'exécuteur testamentaire de feu William J. Hypperbone n'en serait pas moins de procéder au tirage de ce 9 mai, et au profit de miss Lissy Wag. Dans quinze jours, si elle n'est pas rendue à son poste, morte ou non, elle sera déchue de ses droits, et la partie continuera de se jouer entre six partenaires. » Véhémentes protestations de Hodge Urrican. Il soutint d'une voix furieuse que, s'il y avait une fausse interprétation du testament, c'était celle de maître Tornbrock, bien que le notaire eût pour lui l'approbation de l'Excentric Club. Et, en lançant ses phrases comminatoires, le commodore, si rouge de colère qu'il fût, paraissait pâle auprès de son compagnon, dont la face était poussée jusqu'à l'écarlate. Aussi eut-il le sentiment qu'il fallait retenir Turk pour prévenir un malheur. Après l'avoir arrêté, au moment où celui-ci essayait de se dégager : « Où vas-tu ?… dit-il. – Là… répondit Turk en montrant du poing la scène. – Pour ?… – Pour prendre ce Tornbrock par la peau du cou et le jeter dehors comme un marsouin… – Ici… Turk… ici ! » commanda Hodge Urrican. Et l'on put entendre dans la poitrine de Turk un rugissement sourd de fauve mal dompté, qui ne demande qu'à dévorer son dompteur. Huit heures sonnèrent. Aussitôt un profond silence succéda aux rumeurs de la salle. Et alors maître Tornbrock, – peut-être un peu plus surexcité que d'habitude, – prit le cornet de la main droite, y introduisit les dés de la main gauche, l'agita en le levant et l'abaissant tour à tour. On entendit les petits cubes d'ivoire s'entrechoquer contre les parois de cuir, et, lorsqu'ils s'échappèrent, ils roulèrent sur la carte jusqu'à l'extrémité de la table. Maître Tornbrock invita Georges B. Higginbotham et ses collègues à vérifier le nombre amené, et, d'une voix claire, il dit : « Neuf par six et trois. » Chiffre heureux, s'il en fut, puisque la cinquième partenaire allait d'un bond à la vingt-sixième case, État du Wisconsin. XII LA CINQUIÈME PARTENAIRE. « Ah ! chère Lissy, quel heureux… quel merveilleux coup de dés ! » s'écria l'impétueuse Jovita Foley. Et elle venait d'entrer dans la chambre, sans s'inquiéter, l'imprudente, de troubler la malade, qui reposait peut-être en ce moment. Lissy Wag était éveillée, toute pâle, et elle échangeait quelques paroles avec la bonne vieille dame assise près de son lit. Après la proclamation faite par maître Tornbrock, Jovita Foley avait quitté l'Auditorium, laissant la foule s'abandonner à ses réflexions, et Hodge Urrican furibond de n'avoir pu profiter d'un coup pareil. « Et quel est le nombre de points ?… demanda Lissy Wag, se soulevant à demi. – Neuf, ma chérie, neuf par six et trois… ce qui nous porte d'un bond à la vingt-sixième case… – Et cette case ?… – État du Wisconsin… Milwaukee… à deux heures… deux heures seulement par le rapide ! » Le fait est que, pour le début de la partie, on ne pouvait espérer mieux. « Non… non… répétait l'enthousiaste personne. Oh ! je sais bien, avec neuf, par cinq et quatre, on va tout droit à la cinquante-troisième case !… Mais… cette case-là… regarde la carte… c'est la Floride !… Et nous vois-tu obligées de partir pour la Floride… autant dire le bout du monde ! » Et, toute rouge, toute haletante, elle se servait de la carte comme d'un éventail. « En effet, tu as raison, répondit Lissy Wag. La Floride… c'est un peu loin… – Toutes les chances, ma chérie, affirmait Jovita Foley, à toi toutes les bonnes chances… et aux autres… eh bien… toutes les mauvaises ! – Sois plus généreuse… – Si cela te plaît, j'excepte M. Max Réal, puisque tu fais des vœux pour lui… – Sans doute… – Mais revenons à nos affaires, Lissy… La case vingtsixième… vois-tu l'avance que cela nous donne !… Actuellement, le premier en tête, c'était ce journaliste, Harris T. Kymbale, et il n'est encore qu'à la douzième case, tandis que nous… Encore trente-sept points… rien que trente-sept points… et nous sommes arrivées au but ! » Ce qui lui causait quelque dépit, c'est que Lissy Wag ne se mettait pas à son diapason, et elle s'écria : « Mais tu n'as pas l'air de te réjouir… – Si… Jovita, si… et nous irons au Wisconsin… à Milwaukee… – Oh ! nous avons le temps, ma chère Lissy !… Pas demain… ni même après-demain !… Dans cinq ou six jours, lorsque tu seras guérie… et même dans quinze, s'il le faut !… Pourvu que nous soyons là le 23 avant midi… – Eh bien… tout est pour le mieux, puisque tu es contente… – Si je le suis, ma chérie, aussi contente que le commodore est mécontent !… Ce vilain homme ne voulait-il pas te faire mettre hors de concours… obliger maître Tornbrock à lui attribuer ce cinquième coup, sous prétexte que tu ne pourrais en profiter… que tu étais au lit pour des semaines et des semaines… Et même à l'entendre, tu n'étais déjà plus de ce monde !… Ah ! l'abominable loup de mer !… Tu le sais… je ne veux de mal à personne… mais ce commodore… je lui souhaite de s'égarer dans le labyrinthe, de tomber dans le puits, de moisir dans la prison, d'avoir à payer des simples, des doubles et des triples primes… enfin tout ce que ce jeu réserve de désagréable à ceux qui n'ont pas de chance et qui ne méritent point d'en avoir !… Si tu avais entendu maître Tornbrock lui répondre !… Oh ! cet excellent notaire… je l'aurais embrassé !… » En faisant la part de ses exagérations habituelles, il était certain que Jovita Foley avait raison. Ce coup de neuf par six et trois était l'un des meilleurs que l'on pût amener au début. Non seulement il donnait l'avance sur les quatre premiers partenaires, mais il laissait à Lissy Wag le temps de rétablir sa santé. En effet, l'État de Wisconsin est limitrophe de l'Illinois, dont il n'est séparé au sud que par la ligne du quarantedeuxième parallèle, à peu près. Il est encadré à l'ouest par le cours du Mississippi, à l'est par le lac Michigan dont il forme le bord occidental, et, en partie, au nord, par le lac Supérieur. Madison est sa capitale, Milwaukee est sa métropole. Située sur la rive du lac, à moins de deux cents milles de Chicago, cette métropole est en communication prompte, régulière et fréquente avec tous les centres commerciaux de l'Illinois. Donc, cette journée du 9, qui aurait pu être si mal engagée, commençait de la plus heureuse façon. Il est vrai, l'émotion qu'elle éprouva causa quelque trouble à la malade. Aussi, lorsque le D. M. P. Pughe vint la voir dans la matinée, la trouva-t-il un peu plus agitée que la veille. La toux, déchirante parfois, était suivie d'une longue prostration et de quelques mouvements de fièvre. Rien à faire, cependant, si ce n'est de continuer la médication prescrite. « Du repos… du repos surtout, recommanda-t-il à Jovita Foley, pendant qu'elle le reconduisait. Je vous conseille, mademoiselle, d'éviter toute fatigue à miss Wag !… Qu'elle reste seule… qu'elle dorme… – Monsieur, vous n'êtes pas plus inquiet ?… demanda Jovita Foley, qui se sentait prise de nouvelles appréhensions. – Non… je le répète… ce n'est qu'une bronchite, qui suit son cours !… Rien du côté des poumons… rien du côté du cœur !… Et surtout prenez garde aux courants d'air… Ah ! qu'elle se soutienne aussi avec un peu de nourriture… en se forçant, s'il le faut !… du lait… du bouillon… – Mais… docteur… s'il ne survient pas de complications graves… – Qu'il est bon de toujours prévoir, mademoiselle… – Oui… je sais… peut-on espérer que notre malade sera guérie dans une huitaine de jours ?… » Le médecin ne voulut répondre que par un hochement de tête qui n'était pas trop rassurant. Jovita Foley, assez troublée, consentit à ne pas rester dans la chambre de Lissy Wag, et se tint dans la sienne, en laissant la porte entr'ouverte. Là, devant sa table, où s'étalait la carte du Noble Jeu des États-Unis d'Amérique, son Guide-book incessamment feuilleté, elle ne cessa d'étudier le Wisconsin jusque dans ses dernières bourgades, sous le rapport du climat, de la salubrité, des habitudes, des mœurs, comme si elle eût songé à s'y installer pour la vie. Les journaux de l'Union avaient, comme de juste, publié les résultats du cinquième coup de dés. Plusieurs parlèrent même de l'incident Urrican, les uns pour soutenir les prétentions du farouche commodore, les autres pour blâmer ses récriminations. Au total, la majorité lui fut plutôt hostile. Non ! il n'avait pas le droit de réclamer ce coup à son profit, et on approuva maître Tornbrock d'avoir appliqué les règles dans toute leur rigueur. D'ailleurs, quoi qu'en eut dit Hodge Urrican, Lissy Wag n'était point morte ni près de rendre le dernier soupir. Il se fit même en sa faveur dans le public une sorte de revirement assez naturel. Elle y gagna de devenir plus intéressante, bien qu'il fût difficile de croire qu'elle pût supporter jusqu'au bout la fatigue de tels voyages. Quant à la maladie, ce n'était pas même une bronchite, pas même une laryngite, et avant vingt-quatre heures il n'en serait plus question. Et, pourtant, comme le lecteur est exigeant en matière d'informations, un bulletin de la santé de la cinquième parte- naire fut publié matin et soir, ni plus ni moins que s'il se fût agi d'une princesse de sang royal. Cette journée du 9 n'avait apporté aucun changement dans l'état de la malade. Il n'empira pas pendant la nuit suivante, ni pendant la journée du 10 mai. Jovita Foley en tira immédiatement cette conclusion qu'une huitaine de jours suffiraient à remettre son amie sur pied. Et, d'ailleurs, quand son rétablissement en exigerait dix… onze… douze… même treize… même quinze !… Il ne s'agissait que d'un voyage de deux heures… Pourvu que toutes deux fussent le 23 à Milwaukee… avant midi… C'était conforme aux clauses du match Hypperbone… Et ensuite, s'il était nécessaire de prendre quelque repos, on se reposerait dans la métropole. La nuit du 10 au 11 fut assez calme. À peine Lissy Wag ressentit-elle deux ou trois légers frissons, et il semblait que la période de fièvre eût pris fin. La toux, cependant, continuait d'être très épuisante, mais la poitrine se dégageait peu à peu, les râles étaient moins rauques, la respiration plus facile. Donc, aucune nouvelle complication. Il suit de là que Lissy Wag se trouvait sensiblement mieux, lorsque, dans la matinée, Jovita Foley rentra après une absence d'une heure. Où était-elle allée ?… Elle ne l'avait pas dit, même à la voisine, qui ne put répondre à miss Wag, quand celle-ci l'interrogea à ce sujet. Dès que Jovita Foley fut entrée dans la chambre, elle vint, sans prendre le temps d'ôter son chapeau, mettre un gros baiser sur le front de Lissy Wag, laquelle, à lui voir la figure si animée, les yeux si pétillants de malice, ne put s'empêcher de dire : « Qu'as-tu donc ce matin ?… – Rien, ma chérie, rien !… C'est parce que je te trouve un petit air de santé… Et puis, il fait si beau… un joli soleil de mai… tu sais… ces beaux rayons que l'on boit… que l'on respire !… Ah ! si tu pouvais seulement rester une heure à la fenêtre… Hein !… une bonne dose de soleil !… Je suis sûre que cela te guérirait tout de suite… Mais… pas d'imprudence… à cause des complications graves… – Et où es-tu allée, ma bonne Jovita ?… – Où je suis allée ?… D'abord aux magasins Marshall Field donner de tes nouvelles… Nos patrons en envoient prendre tous les jours, et j'ai voulu les remercier… – Tu as bien fait, Jovita… Ils ont été assez bons pour nous accorder ce congé… et quand il prendra fin… – C'est entendu… c'est entendu, ma chérie… ils ne donneront notre place à personne ! – Et puis… après ?… – Après ?… – Tu n'es pas allée autre part ?… – Autre part ?… » Et il semblait que Jovita Foley hésitait à parler. Mais cela « lui partit », comme on dit, et elle n'aurait pu se retenir plus longtemps. D'ailleurs Lissy Wag venait de demander : « Est-ce que ce n'est pas aujourd'hui le 11 mai ?… – Le 11, ma chérie, répondit-elle d'une voix éclatante, et, depuis deux jours, nous devrions être installées à l'hôtel dans cette belle ville de Milwaukee… si nous n'étions pas clouées ici par la bronchite !… – Eh bien, reprit Lissy Wag, puisque nous sommes au 11… le sixième coup de clés a dû être joué… – Sans doute. – Et alors ?… – Et alors… Non, vois-tu, jamais je n'ai eu tant de plaisir… jamais !… Tiens… que je t'embrasse !… Je ne voulais pas te raconter la chose… parce qu'il ne faut pas t'émotionner… Bon !… c'est plus fort que moi ! – Parle donc, Jovita… – Figure-toi… ma chérie… il a tiré neuf, lui aussi… mais par quatre et cinq ! – Qui… lui ?… – Le commodore Urrican… – Eh… il me semble que ce coup est meilleur… – Oui… puisqu'il va du premier coup à la cinquantetroisième case… en grande avance sur tous les autres… mais il est aussi très mauvais… » Et Jovita Foley s'abandonnait à une jubilation non moins extraordinaire qu'inexplicable. « Et pourquoi est-ce mauvais ?… demanda Lissy Wag. – Parce que le commodore est envoyé au diable !… – Au diable ?… – Oui !… au fond de la Floride. » Tel était, en effet, le résultat du tirage de ce matin, proclamé avec une visible satisfaction par maître Tornbrock, encore irrité contre Hodge Urrican. Ce résultat, de quelle façon le commodore l'avait-il accepté ?… En enrageant, sans doute, et peut-être avait-il dû intervenir pour empêcher Turk de se porter à quelque extrémité. À ce sujet, Jovita Foley ne pouvait rien dire, car elle avait quitté immédiatement la salle de l'Auditorium. « Au fond de la Floride, répétait-elle, au fin fond de la Floride… à plus de deux mille milles d'ici ! » Quoi qu'il en soit, cette nouvelle ne causa pas à la malade une émotion aussi vive que le craignait son amie. Sa bonne nature la portait plutôt à plaindre le commodore. « Et voilà comment tu prends la chose ?… s'écria son impétueuse compagne. – Oui… le pauvre homme ! » murmura Lissy Wag. La journée ne fut pas mauvaise, bien que la convalescence n'eût pas commencé. Cependant il n'y avait plus à redouter ces complications graves, dont un médecin prudent prévoit toujours l'éventualité. À partir du lendemain 12, Lissy Wag put se soutenir en prenant quelque nourriture. S'il ne lui fut pas permis de quitter son lit, comme la fièvre avait disparu, comme enfin le temps leur paraissait long à toutes deux, – plus particulièrement à Jovita Foley, – celle-ci vint s'asseoir dans la chambre et, sinon sous forme de dialogue, du moins sous forme de monologue, la conversation ne devait pas languir. Et de quoi eût causé Jovita Foley, si ce n'est de ce Wisconsin, à l'entendre, le plus beau, le plus curieux des États de l'Union. Son Guide-book sous les yeux, elle ne tarissait pas ! Et si Lissy Wag, retardée jusqu'au dernier jour, n'y devait séjourner que quelques heures, du moins le connaîtrait-elle autant que si elle y eût passé plusieurs semaines. « Imagine-toi, ma chérie, disait Jovita Foley d'un ton admiratif, qu'il s'appelait autrefois Mesconsin, à cause d'une rivière de ce nom, et que nulle part, il n'y a de pays qui lui soit comparable ! Dans le nord, on voit encore les restes de ces anciennes forêts de pins qui couvraient tout le territoire ! Et puis il possède des sources thermales, supérieures à celles de la Virginie, et je suis certaine que si ta bronchite… – Mais, fit observer Lissy Wag, est-ce que ce n'est pas à Milwaukee que nous devons aller ?… – Oui… Milwaukee, la principale ville de l'État, et dont le nom signifie en vieille langue indienne « beau pays ! »… une cité de deux cent mille âmes, ma chère, beaucoup d'Allemands, par exemple !… Aussi l'appelle-t-on l'Athènes germanoaméricaine !… Ah ! si nous y étions, quelles délicieuses promenades à faire sur les falaises où s'élèvent de superbes maisons en bordure du fleuve… rien que des quartiers élégants et propres… rien que des constructions en briques d'un blanc laiteux… – ce qui lui a valu le nom… Voyons… tu ne devines pas ?… – Non, Jovita. – Cream City, ma chère… la Cité crème !… On y tremperait son pain !… Ah ! pourquoi faut-il que cette maudite bronchite nous empêche de nous y rendre ! » Puis, le Wisconsin comptait nombre d'autres villes que toutes deux auraient eu le temps de visiter, si elles avaient pu partir dès le 9. C'était Madison, bâtie sur son isthme comme sur un pont entre le lac Mendota et le lac Monona, qui se déversent l'un dans l'autre. Puis d'autres bourgades avec des noms bizarres… Fond-du-Lac, au bord de la rivière du Renard, sur un sol percé de puits artésiens… une vraie écumoire… Et encore un joli endroit qu'on nomme Eau-Claire avec un admirable torrent qui justifie ce nom… et le lac Winnebago… et la Baie-Verte… et le mouillage des Douze-Apôtres devant la baie d'Ashland… et le lac du Diable, une des beautés naturelles de ce merveilleux Wisconsin… Et Jovita Foley lisait d'une voix enthousiasmée les pages de son guide, et elle racontait les diverses transformations de ce pays, jadis parcouru par les tribus indiennes, reconnu et colonisé par les Franco-Canadiens, à une époque où on le désignait encore sous le nom de Badger State, – l'État du Blaireau. Dans la matinée du 13, il y eut à Chicago redoublement de la curiosité publique. Les journaux avaient d'ailleurs surexcité les esprits au dernier point. Aussi la salle de l'Auditorium regorgea-t-elle de curieux comme au jour où fut donnée lecture du testament de William J. Hypperbone. En effet, à huit heures, allait être proclamé le septième coup de dés au profit du mystérieux et énigmatique personnage désigné par les initiales X K Z. En vain avait-on essayé de percer l'incognito de ce partenaire. Les plus habiles reporters, les plus perspicaces furets de la chronique locale, y avaient échoué. À plusieurs reprises, ils se crurent sur une trace sérieuse et firent fausse route. Tout d'abord, on pensa que, par le codicille ajouté à l'acte testamentaire, le défunt avait voulu désigner un de ses collègues de l'Excentric Club et lui donner un septième de chance dans le match. Le nom de Georges B. Higginbotham fut même prononcé ; mais l'honorable membre démentit formellement le fait. Quant à maître Tornbrock, lorsqu'il fut interrogé à ce sujet, il déclara ne rien savoir et n'avoir d'autre mission que d'envoyer, aux bureaux de poste des localités où il devrait l'attendre, le résultat des tirages concernant « l'homme masqué », – expression adoptée par le populaire. Cependant on espérait, – non sans quelque raison peutêtre, – que, ce matin-là, le sieur X K Z répondrait à l'appel de ses initiales, dans la salle de l'Auditorium. De là, cette foule, dont une faible partie seulement avait trouvé place devant la scène sur laquelle apparurent le notaire et les membres de l'Excentric Club. C'était par milliers que les spectateurs se pressaient dans les rues avoisinantes et sous les ombrages de Lake Park. La curiosité fut déçue, absolument déçue. Masqué ou non, aucun individu ne se présenta, lorsque maître Tornbrock eut fait rouler les dés sur la carte et proclamé à voix haute : « Neuf par six et trois, vingt-sixième case, État du Wisconsin. » Circonstance singulière, c'était le même nombre qu'avait obtenu Lissy Wag, produit également par six et trois. Mais – circonstance de la dernière gravité pour elle, – d'après la règle établie par le défunt, si elle se trouvait encore à Milwaukee le jour où X K Z y arriverait, elle devrait lui céder la place et revenir à la sienne, – ce qui équivalait dans l'espèce à recommencer la partie. Et ne pouvoir s'en aller, et être clouée à Chicago !… La foule ne voulut pas sortir, elle attendit. Personne. Il fallut bien se résigner. Ce n'en fut pas moins un désappointement général que les journaux du soir traduisirent en articles peu sympathiques pour le malencontreux X K Z. On ne se jouait pas ainsi de toute une population ! Enfin les jours s'écoulèrent de quarante-huit heures en quarante-huit heures, les tirages s'effectuaient régulièrement suivant les conditions normales, et les résultats étaient envoyés par le télégraphe aux intéressés là où ils devaient être dans les délais prescrits. On arriva ainsi au 22 mai. Aucune nouvelle de X K Z, qui n'avait pas encore paru au Wisconsin. Il est vrai, pourvu qu'il fût le 27 au Post Office de Milwaukee, cela suffirait. Eh bien, Lissy Wag ne pouvait-elle donc se rendre immédiatement à Milwaukee et, se conformant à la règle du jeu, en repartir avant que X K Z y arrivât ? Oui, puisqu'elle était à peu près rétablie. Mais alors il y eut lieu de craindre que Jovita Foley, qui éprouva une violente crise de nerfs, ne tombât malade à son tour. Un accès de fièvre se déclara, et elle dut prendre le lit. « Je t'avais prévenue, ma pauvre Jovita !… lui dit Lissy Wag. Tu n'es pas raisonnable… – Ce ne sera rien, ma chérie… D'ailleurs, la situation n'est pas la même… Je ne suis pas du jeu, moi, et, si je ne pouvais partir, tu partirais seule… – Jamais, Jovita ! – Il le faudrait pourtant… – Jamais, te dis-je ! Avec toi, oui… bien que cela n'ait pas le sens commun… Sans toi… non ! » Et certainement, si Jovita Foley ne pouvait l'accompagner, Lissy Wag était décidée à abandonner toutes chances de devenir l'unique héritière de William J. Hypperbone. Que l'on se rassure, Jovita Foley en fut quitte pour une journée de diète et de repos. Dans l'après-midi du 22, elle put se lever, et boucla définitivement cette valise des deux voyageuses qui allaient courir les États-Unis. « Ah ! s'écria-t-elle, je donnerais dix ans de ma vie pour être déjà en route ! » Avec les dix ans qu'elle avait déjà donnés à plusieurs reprises et les dix ans qu'elle donnerait plus d'une fois encore au cours du voyage, il ne lui resterait que bien peu de temps à demeurer en ce bas monde ! Le départ était fixé pour le lendemain 23, huit heures du matin, par le train qui arrive en deux heures à Milwaukee, où Lissy Wag trouverait, à midi, la dépêche de maître Tornbrock. Or, cette dernière journée se fût terminée sans incident, si, un peu avant cinq heures, les deux amies n'eussent reçu une visite à laquelle elles ne s'attendaient guère. Lissy Wag et Jovita Foley, penchées à la fenêtre, observaient la rue où stationnaient un certain nombre de curieux dont les regards ne cessaient de se lever vers elles. On sonna à la porte. Jovita Foley alla ouvrir. L'ascenseur venait de déposer un individu sur le palier du neuvième étage. « Mademoiselle Lissy Wag ?… demanda cet individu en saluant la jeune fille. – C'est ici, monsieur. – Pourrais-je être reçu par elle ?… – Mais… répondit Jovita Foley en hésitant, miss Wag a été fort malade, et… – Je sais… je sais… dit le visiteur, et j'ai lieu de croire qu'elle est absolument guérie… – Absolument, monsieur, puisque nous devons partir demain matin. – Ah ! c'est à mademoiselle Jovita Foley que j'ai l'honneur de parler… – À elle-même, monsieur, et, en ce qui vous concerne, puisje remplacer Lissy ?… – Je préférerais la voir… la voir de mes propres yeux… si c'est possible… – Vous demanderai-je pour quelle raison ?… – Je n'ai point à vous cacher ce qui m'amène, mademoiselle… J'ai l'intention de parier dans le match Hypperbone… d'engager une forte somme sur la cinquième partenaire… et vous comprenez… je désirerais… » Si Jovita Foley comprenait… et si elle fut ravie ! Enfin il y avait quelqu'un à qui les chances de Lissy Wag paraissaient assez sérieuses pour qu'il voulût risquer sur elle des milliers de dollars. « Ma visite sera courte… très courte ! » ajouta le monsieur en s'inclinant. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, la barbe grisonnante, les yeux vifs encore derrière son binocle, plus vifs même que ne le comportait son âge, l'air d'un gentleman, figure distinguée, taille droite, voix d'une extrême douceur. Tout en insistant pour voir Lissy Wag, il ne le faisait qu'avec une parfaite politesse, s'excusant de la déranger, précisément à la veille d'un voyage de cette importance… En somme, Jovita Foley ne crut pas qu'il pût y avoir le moindre inconvénient à le recevoir, puisque sa visite ne devait pas se prolonger. « Puis-je connaître votre nom, monsieur ?… – Humphry Weldon, de Boston, Massachusetts, » répondit le gentleman. Et il pénétra dans la première chambre dont Jovita Foley venait d'ouvrir la porte, puis se dirigea vers la seconde chambre dans laquelle se tenait Lissy Wag. En apercevant le visiteur, celle-ci voulut se lever. « Ne vous dérangez pas, mademoiselle, dit-il… Vous excuserez mon importunité… mais je désirais vous voir… oh ! rien qu'un instant… » Cependant il dut accepter le siège que Jovita Foley venait d'avancer près de lui. « Un instant… rien qu'un instant !… répéta-t-il. Ainsi que je l'ai dit, mon intention est d'engager sur vous une somme importante, car je crois à votre succès final et je voulais m'assurer que votre état de santé… – Je suis tout à fait rétablie, monsieur, répondit Lissy Wag, et je vous remercie de la confiance que vous me témoignez… Mais vraiment… mes chances… – Affaire de pressentiment, mademoiselle, répondit M. Weldon d'un ton décidé. – Oui… de pressentiment… ajouta Jovita Foley. – Cela ne se discute pas… affirma l'honorable gentleman. – Et ce que vous pensez de mon amie Wag, s'écria Jovita Foley, je le pense aussi !… Je suis sûre qu'elle gagnera… – J'en suis non moins sûr… du moment que rien ne s'oppose à son départ… déclara M. Weldon. – Demain, affirma Jovita Foley, nous serons toutes les deux à la gare, et le train nous déposera avant midi à Milwaukee… – Où vous pourrez, d'ailleurs, vous reposer quelques jours, si cela est nécessaire… fit observer M. Weldon. – Oh ! non point… répliqua Jovita Foley. – Et pourquoi ?… – Parce qu'il ne faut pas que nous soyons encore là le jour où monsieur X K Z y arriverait… sinon nous serions obligées de recommencer la partie… – C'est juste. – Mais où nous enverra… le second coup… dit Lissy Wag, c'est ce qui m'inquiète… – Eh ! qu'importe, ma chérie ! s'écria Jovita Foley, en s'élançant comme s'il lui eût poussé des ailes. – Espérons, mademoiselle Wag, reprit le gentleman, que le second coup de dés sera aussi heureux pour vous que l'a été le premier ! » Et alors cet excellent homme parla des précautions à prendre en voyage, de la nécessité de se conformer aux horaires, de combiner avec une extrême précision les trains si nombreux de ce réseau qui couvre le territoire de l'Union. « D'ailleurs, ajouta-t-il, je vois avec grande satisfaction, mademoiselle Wag, que vous ne partez pas seule… – Non… mon amie m'accompagne… ou, pour dire vrai, m'entraîne à sa suite… – Et vous avez raison, mademoiselle Foley, répondit M. Weldon. Il vaut mieux être deux à voyager… C'est plus agréable… – Et c'est plus prudent… quand il s'agit de ne pas manquer les trains… déclara Jovita Foley. – Aussi, je compte sur vous, ajouta M. Weldon, pour faire gagner votre amie Wag… – Comptez sur moi, monsieur… – Donc, mes vœux pour vous, mesdemoiselles, car votre succès garantit le mien. » La visite avait duré une vingtaine de minutes, et, après avoir demandé la permission de serrer la main de Lissy Wag, puis celle de son aimable compagne, M. Humphry Weldon fut reconduit à l'ascenseur, d'où il envoya un dernier salut. « Pauvre homme, dit alors Lissy Wag, et quand je songe que c'est moi qui vais lui faire perdre son argent… – C'est entendu, répliqua Jovita Foley. Mais rappelle-toi ce que je te dis, ma chère… Ces vieux messieurs-là sont remplis de bon sens… Ils ont un flair qui ne les trompe jamais !… Et ce digne gentleman dans ton jeu… c'est un porte-bonheur ! » Les préparatifs étant terminés, – et depuis combien de temps, on le sait ! – il n'y avait plus qu'à se coucher, la nuit venue, afin de se lever dès l'aube naissante. Toutefois, on attendit la dernière visite du médecin, qui avait promis de revenir dans la soirée. Le D. M. P. Pughe, qui ne tarda pas à arriver, put constater que l'état sanitaire de sa cliente ne laissait plus rien à désirer, et que toute crainte de complications graves devait être enfin écartée. Le lendemain, 23 mai, à cinq heures du matin, la plus impatiente des deux voyageuses était sur pied. Et ne voilà-t-il pas que cette étonnante Jovita Foley, dans une dernière crise de nerfs, se forge toute une série d'empêchements et de disgrâces, de retards et d'accidents !… Si la voiture qui allait les transporter à la gare, versait en route… si un encombrement l'empêchait de passer… s'il y avait eu un changement dans l'heure des trains… si un déraillement se produisait… « Calme-toi donc, Jovita… calme-toi, je t'en prie… ne cessait de répéter Lissy Wag. – Je ne peux pas… je ne peux pas, ma chérie ! – Est-ce que tu vas être dans un pareil état tout le temps du voyage ?… – Tout le temps ! – Alors je reste… – La voiture est en bas… Lissy… En route… en route. » En effet, la voiture attendait, commandée une heure plus tôt qu'il ne fallait. Les deux amies descendirent, suivies des vœux de toute la maison, aux fenêtres de laquelle, même de si grand matin, se montraient quelques centaines de têtes. Le véhicule prit par North Avenue jusqu'à la North Branch, redescendit la rive droite de la Chicago-river, la traversa sur le pont à l'extrémité de Van Buren Street, et débarqua les voyageuses devant la gare à sept heures dix. Peut-être Jovita Foley éprouva-t-elle un certain désappointement en constatant que le départ de la cinquième partenaire n'avait point attiré un grand concours de curieux. Décidément, Lissy Wag n'était pas favorite dans le match Hypperbone. La modeste jeune fille ne s'en plaignit pas, du reste, et elle préférait de beaucoup quitter Chicago sans provoquer l'attention publique. « Jusqu'à ce M. Weldon qui n'est pas là !… » ne put s'empêcher de remarquer Jovita Foley. Et, en effet, le visiteur de la veille n'était point venu mettre en wagon la partenaire à laquelle il portait un si vif intérêt ! « Tu le vois, m'abandonne ! » fit observer Lissy Wag, lui aussi Enfin le train partit, sans même que la présence de Lissy Wag eût été saluée. Point de hurrahs, point de hips, si ce n'est ceux que Jovita Foley poussa in petto en son honneur ! La voie ferrée suit le contour du lac Michigan. Lake View, Evanston, Glenoke et autres stations furent dépassées à toute vitesse. Le temps était superbe. Les eaux étincelaient au large, animées par les steamers, les navires à voile, – ces eaux qui, de lac en lac, Supérieur, Huron, Michigan, Érié, Ontario, vont se déverser par la grande artère du Saint-Laurent dans le vaste Atlantique. Après avoir quitté Vankegan, ville importante du littoral, le train sortit de l'Illinois à la station de State Line pour entrer dans le Wisconsin. Un peu plus au nord, il fit halte à Racine, grosse cité manufacturière, et il était moins de dix heures, lorsqu'il s'arrêta en gare de Milwaukee. « Nous y sommes… nous y sommes ! s'écria Jovita en poussant un tel soupir de satisfaction que sa voilette se tendit comme une voile sous la brise. – Et même de deux bonnes heures en avance… observa Lissy Wag, en regardant sa montre. – Non… de quatorze jours en retard ! » riposta Jovita Foley, qui sauta sur le quai. Puis elle s'occupa de retrouver sa valise au milieu de la débandade des bagages. La valise n'était point égarée, – on ne sait pourquoi, Jovita Foley avait eu cette crainte. Une voiture s'approcha. Les deux voyageuses y montèrent et se firent conduire à un hôtel convenable, dont le Guide-book donnait l'adresse. Et lorsqu'on lui demanda si elles séjourneraient à Milwaukee, Jovita Foley répondit qu'elle le dirait en revenant du Post Office, mais que, probablement, elles repartiraient le jour même. Puis, se tournant vers Lissy Wag : « Est-ce que tu n'as pas faim ?… – Je déjeunerais volontiers, Jovita. – Eh bien, déjeunons, et ensuite nous ferons une promenade… – Mais tu sais qu'à midi… – Si je le sais, ma chérie ! » Elles s'attablèrent dans le dining-room et ne restèrent pas plus d'une demi-heure à table. Comme elles n'avaient pas encore donné leur nom, se réservant de le faire en revenant du bureau de poste, Milwaukee ne put se douter que la cinquième partenaire du match Hypperbone se trouvait dans ses murs. Bref, à midi moins le quart, les deux voyageuses entraient au Post Office, et Jovita Foley demandait à l'employé s'il était arrivé une dépêche pour miss Lissy Wag. À ce nom, l'employé releva la tête, et ses yeux exprimèrent une vive satisfaction. « Miss Lissy Wag ?… dit-il. – Oui… de Chicago… répondit Jovita Foley. – La dépêche vous attend, ajouta l'employé en remettant le télégramme à sa destinataire. – Donne… donne !… dit Jovita Foley. Tu serais trop longtemps à l'ouvrir… et j'aurais une attaque de nerfs ! » De ses doigts qui tremblaient d'impatience, elle brisa l'enveloppe, et lut ces mots : « Lissy Wag, Post Office, Milwaukee, Wisconsin. Vingt par dix et dix redoublé, quarante-sixième case, État Kentucky. Mammouth-Caves. « TORNBROCK. » XIII AVENTURES DU COMMODORE URRICAN. C'était à huit heures du matin, le 11 mai, que le commodore Urrican avait eu communication du nombre de points de ce sixième tirage qui le concernait, et, à neuf heures vingt-cinq minutes, il avait quitté Chicago. Pas de temps perdu, on le voit, et il n'en fallait point perdre, étant donnée cette obligation de se trouver avant l'expiration des quinze jours à l'extrémité même de la presqu'île floridienne. Neuf par quatre et cinq l'un des meilleurs coups de la partie ! Du premier bond, l'heureux joueur était envoyé à la cinquante-troisième case. Il est vrai, sur la carte dressée par William J. Hypperbone, c'était l'État de la Floride qui occupait cette case, le plus éloigné dans le sud-est de la République NordAméricaine. Les amis de Hodge Urrican, – mieux vaut dire ses partisans, car il n'avait pas d'amis, tandis que certaines gens croyaient à la chance d'un homme si mal embouché, – voulurent le féliciter à sa sortie de l'Auditorium. « Et pourquoi, s'il vous plait ?… répondit-il de ce ton acariâtre qui donnait tant de charme à sa conversation. Pourquoi me charger de vos compliments au moment de me mettre en route ?… Ça m'occasionnerait de l'excédent de bagages ! – Commodore, lui répétait-on, cinq et quatre, c'est un superbe début… – Superbe… j'imagine… surtout pour ceux qui ont affaire en Floride ! – Remarquez, commodore, que vous devancez de beaucoup vos concurrents… – Et ce n'est que juste, je pense, puisque le sort me fait partir le dernier ! – Évidemment, monsieur Urrican, et il suffirait, maintenant, d'amener le nombre dix pour arriver au but, et vous auriez enlevé la partie en deux coups… – En vérité, messieurs !… Et si j'amène neuf, je ne pourrai pas même gagner le coup suivant… et si j'amène plus de dix, il me faudra rétrograder, sait-on jusqu'où ?… – N'importe, commodore, tout autre à votre place serait satisfait… – Soit… mais je ne le suis pas ! – Songez donc… soixante millions de dollars… peut-être… à votre retour… – Que j'aurais tout aussi bien empochés, si la cinquantetroisième case avait été celle d'un État voisin du nôtre ! » Rien de plus exact, et, cependant, quoiqu'il refusât d'en convenir, son avantage sur les cinq autres partenaires était réel. Impossible à ceux-ci d'atteindre la dernière case au coup suivant, tandis que dix points pouvaient l'y conduire. Enfin, puisque Hodge Urrican fermait son oreille au langage de la raison, il est probable que, même en cas qu'il eût été expédié en quelque État limitrophe de l'Illinois, Indiana ou Missouri, il se serait refusé à l'entendre. Grognant et maugréant, le commodore Urrican était donc rentré à sa maison de Randolph Street, avec Turk, dont les récriminations devenaient si violentes que son maître dut lui ordonner formellement de se taire. Son maître ?… Hodge Urrican était-il donc le maître de Turk, alors que, d'une part, l'Amérique avait proclamé l'abolition de l'esclavage, et que, de l'autre, ledit Turk, quoique hâlé de teint, n'aurait pu passer pour un nègre ?… Enfin, était-ce donc son domestique ?… Oui et non. D'abord Turk, bien qu'il fût au service du commodore, ne recevait aucun gage, et, lorsqu'il avait besoin d'argent, – oh ! bien peu ! – il en demandait et on lui en donnait. C'était plutôt ce qu'on pourrait appeler un homme « pour accompagner », ainsi que l'on dit des dames à la suite des princesses. D'ailleurs, la distance sociale qui séparait Hodge Urrican de Turk ne permettait pas de le considérer comme son compagnon. Turk se nommait réellement Turk, un ancien marin de la marine fédérale, n'ayant jamais navigué qu'à l'État, mousse, novice, matelot, quartier-maître, toute la filière. Circonstance à noter, il avait fait son service à bord des mêmes bâtiments que Hodge Urrican, lequel devint successivement élève, midshipman, lieutenant, capitaine et commodore. Aussi tous deux se connaissaient-ils bien, et Turk était-il le seul de ses semblables avec qui le bouillant officier eût jamais pu s'entendre. Et peutêtre était-ce parce que celui-là se montrait encore plus violent que celui-ci, épousant ses querelles et toujours prêt à faire un mauvais parti à ceux qui n'avaient pas l'heur de lui plaire. Au cours de ses navigations, Turk fut souvent au service particulier de Hodge Urrican qui appréciait ses qualités et finit par ne plus pouvoir se passer de lui. Lorsque l'âge de la retraite eut sonné, Turk, dont le temps réglementaire était achevé, quitta la marine, rejoignit le commodore, et s'attacha à sa personne aux conditions qui ont été indiquées ci-dessus. C'est ainsi que, depuis trois ans déjà, dans la maison de Randolph Street, il occupait la situation d'un gérant qui ne gérait rien, ou, si l'on veut, celle d'intendant honoraire. Mais, ce qui n'a pas été dit, – ce que personne ne soupçonnait, – c'est que Turk était tout simplement le plus doux, le plus inoffensif, le moins querelleur, le plus facile à vivre des hommes. À bord, jamais il ne se disputait, jamais il ne prenait part aux batailles de matelots, jamais il ne levait la main sur qui que ce fût, même lorsqu'il avait bu ses petits verres de wisky ou de gin sans trop les compter, et, d'ailleurs, il « portait la toile » comme une frégate de soixante. D'où lui était donc venue cette idée, à lui homme placide et tranquille, de dépasser ou de paraître dépasser en violence l'homme le plus violent du monde ?… Turk s'était pris d'une réelle affection pour le commodore en dépit de son insociabilité. C'était un de ces fidèles chiens qui, lorsque leur maître se met en colère contre quelqu'un, aboient avec plus de fureur encore. Seulement si le chien obéit à sa nature, Turk désobéissait à la sienne. L'habitude d'éclater à tout propos et plus haut que Hodge Urrican n'avait pas même altéré la douceur de son caractère. Ses colères étaient feintes, il jouait un rôle, mais merveilleusement, et, suivant l'expression populaire, il était entré dans la peau du bonhomme. C'était donc par pure affection pour son maître et dans le but de le contenir, en le dépassant, en l'effrayant par les suites que ses emportements pouvaient avoir. Et, en effet, lorsqu'il intervenait pour calmer Turk, Hodge Urrican finissait par se calmer. Quand l'un parlait d'aller dire son fait à quelque malappris, l'autre parlait de le gifler, et il parlait de le laisser mort sur place, quand le commodore le menaçait seulement d'une gifle. Alors ce dernier essayait de faire entendre raison à Turk, et c'est ainsi que ce brave garçon avait souvent arrêté des affaires dont le commodore ne fût peut-être pas sorti sans dommage. Et, en dernier lieu, à propos de son envoi en Floride, lorsque Hodge Urrican avait voulu prendre le notaire à partie, comme si maître Tornbrock y était pour quelque chose, Turk, soutenant à grands cris que cet odieux tabellion devait avoir triché, avait juré de lui cueillir les deux oreilles pour en faire un bouquet en l'honneur de son maître. Tel était l'original, assez adroit pour n'avoir jamais laissé deviner son jeu, qui, ce matin-là, accompagnait à la gare centrale de Chicago le commodore Urrican. Au départ de ce sixième partenaire, il y eut foule, et dans cette foule, on le répète, il comptait sinon des amis, du moins des gens décidés à risquer leur argent sur sa tête. Ne paraissaitil pas indiqué qu'un homme d'un caractère si violent devait être capable de violenter la fortune ?… Et maintenant quel était l'itinéraire adopté par le commodore ?… Assurément, celui qui offrait le moins de risque de retards, tout en étant le plus court. « Écoute, Turk, avait-il dit dès sa rentrée à sa maison de Randolph Street, écoute et regarde. – J'écoute et je regarde, mon maître. – C'est la carte des États-Unis que je mets sous tes yeux… – Très bien… la carte des États-Unis… – Oui… ici est l'Illinois avec Chicago… là est la Floride… – Oh ! je sais, répondit Turk, qui continuait à gronder sourdement. Dans le temps, nous avons navigué et guerroyé par là, mon commodore ! – Tu comprends, Turk, que, s'il ne s'était agi que d'aller à Thallahassee, la capitale de la Floride, ou à Pensacola, ou même à Jacksonville, c'eût été facile et rapide en combinant les divers trains qui y mènent. – Facile et rapide, répéta Turk. – Et, reprit le commodore, quand je pense que cette Lissy Wag cette péronnelle, en sera quitte pour se transporter de Chicago à Milwaukee… – La misérable ! grogna Turk. – Et que cet Hypperbone… – Oh ! s'il n'était pas mort, celui-là, mon commodore !… s'écria Turk en levant son poing comme s'il eût voulu assommer le malencontreux défunt. – Calme-toi… Turk, il est mort… Mais pourquoi faut-il qu'il ait eu cette absurde idée de choisir dans toute la Floride le point le plus éloigné de l'État… le bout de la queue de cette presqu'île qui trempe dans le golfe du Mexique… – Une queue avec laquelle il mériterait d'être fouaillé jusqu'au sang ! déclara Turk. – Car, enfin, c'est à Key West, c'est à cet îlot des Pine Islands qu'il va falloir traîner notre sac !… Un îlot, et même un méchant « os », comme disent les Espagnols, bon tout au plus à supporter un phare, et sur lequel il a poussé une ville… – Mauvais parages, mon commodore, répondit Turk, et quant au phare, nous l'avons plus d'une fois relevé, avant d'embouquer le détroit de la Floride… – Eh bien, je pense, reprit Hodge Urrican, que le mieux, le plus court, le plus prompt aussi, sera d'effectuer la première moitié du voyage par terre et la seconde par mer… soit neuf cents milles pour atteindre Mobile, et cinq à six cents pour atteindre Key West. » Turk ne fit aucune objection, et, au vrai, ce projet, très raisonnable n'en méritait pas. En trente-six heures, par chemin de fer, Hodge Urrican serait à Mobile dans l'Alabama, et il lui resterait douze jours pour la traversée de Mobile à Key West. « Et si nous n'arrivions pas, déclara le commodore, c'est que les bateaux n'iraient plus sur l'eau… – Ou qu'il n'y aurait plus d'eau dans la mer ! » répondit Turk d'un ton menaçant pour le golfe du Mexique. Ces deux éventualités étaient d'ailleurs peu à craindre, on en conviendra. Quant à la question de trouver à Mobile un bâtiment en partance pour la Floride, elle ne se posait même pas. Ce port est très fréquenté, son mouvement de navigation est considérable, et, d'autre part, grâce à sa position entre le golfe du Mexique et l'Atlantique, Key West est devenue l'escale de tous les navires. En somme, cet itinéraire s'identifiait en partie avec celui de Tom Crabbe. Si le Champion du Nouveau-Monde avait descendu le bassin du Mississippi jusqu'à la Nouvelle-Orléans de l'État de Louisiane, le commodore Urrican allait le descendre jusqu'à Mobile de l'État d'Alabama. Une fois arrivés au port, le premier avait mis cap à l'ouest sur la côte du Texas, et le second mettrait cap à l'est sur la côte floridienne. Donc, précédés d'une forte valise, Hodge Urrican et Turk s'étaient rendus à la gare dès neuf heures du matin. Leur costume de voyage, vareuse, ceinture, bottes, casquette, indiquait bien des hommes de mer. En outre, ils étaient armés de ce Derringer à six coups, qui figure toujours au gousset de pantalon du véritable Américain. Du reste, aucun incident ne marqua leur départ, qui fut accueilli par les hurrahs habituels, si ce n'est que le commodore eut une explication très vive avec le chef de gare à propos d'un retard de trois minutes et demie. Le train partit à grande vitesse, et c'est ainsi que les voyageurs traversèrent l'Illinois. À Cairo, presque à la frontière du Tennessee, où Tom Crabbe avait suivi la ligne qui finit à la Nouvelle-Orléans, ils prirent celle qui suit la frontière du Mississippi et de l'Alabama, et finit à Mobile. La principale ville qu'ils rencontrèrent fut Jackson du Tennessee, qu'il ne faut pas confondre avec ses homonymes du Mississippi, de l'Ohio, de la Californie et du Michigan. Puis, après la station de State Line, leur train franchit la limite de l'Alabama dans l'après-midi du 12, à une centaine de milles environ de son terminus. On le pense bien, le commodore Urrican ne voyageait pas pour voyager, mais pour arriver dans le plus court délai à son poste et à date fixe. Donc, chez lui, aucune préoccupation de touriste. D'ailleurs, les curiosités terriennes, sites, paysages, villes et autres, n'étaient pas pour intéresser un vieil homme de mer, – Turk pas davantage. À dix heures du soir, le train s'arrêta en gare de Mobile, ayant effectué son long parcours sans accidents ni incidents. Il convient même de remarquer que Hodge Urrican n'eut pas une seule fois l'occasion de se quereller avec les mécaniciens, les chauffeurs, les conducteurs, les employés du railroad, ni même avec ses compagnons de voyage. Du reste, il ne cachait point qui il était, et tout le train savait qu'on transportait en sa bruyante personne le sixième partant du match Hypperbone. Le commodore se fit conduire à un hôtel voisin du port. Il était trop tard pour s'enquérir d'un navire en partance. Demain, dès l'aube, Hodge Urrican quitterait sa chambre, Turk quitterait la sienne, et, s'il se trouvait un bâtiment prêt à prendre la mer en direction du détroit de la Floride, ils embarqueraient le jour même. Le lendemain, au soleil levant, tous deux déambulaient de conserve sur les quais de Mobile. Montgomery est la capitale officielle de l'Alabama, État qui a tiré son nom du bassin de ce fleuve. Il comprend deux régions, l'une montagneuse, où s'abaissent vers le sud-ouest les dernières ramifications appalachiennes, l'autre formée de vastes plaines, à demi marécageuses dans sa partie méridionale. Jadis il ne se livrait qu'à la culture du coton. Actuellement, grâce à ses communications par voies ferrées, il exploite avantageusement ses mines de houille et de fer. Mais ni Montgomery, ni même Birmingham, une industrieuse ville de l'intérieur, ne peuvent rivaliser avec Mobile, riche de trente-deux mille habitants. Elle est bâtie sur une ter- rasse, au fond de la baie dont elle a pris le nom et d'un accès facile en toute saison aux navires qui viennent du large. Cette ville, aux maisons basses, très serrées dans le quartier commerçant, est à l'étroit, même pour ses besoins maritimes, ses exportations de cigares, de colons, de légumes. Mais elle possède des faubourgs qui s'étalent largement au milieu des bosquets de verdure. Ce n'était point sans raison que le commodore Urrican avait pensé que les moyens de se rendre par mer à Key West ne lui feraient pas défaut. Telle est l'importance du port de Mobile, qu'il reçoit annuellement au moins cinq cents navires. Mais il est des gens que la fatalité n'épargne guère, qui ne peuvent échapper au mauvais sort, et, cette fois, Hodge Urrican eut l'occasion de se mettre très justement en colère. Ne voilà-t-il pas qu'il est arrivé à Mobile en pleine grève, – une grève générale des chargeurs et des déchargeurs, déclarée de la veille !… Et elle menace de durer plusieurs jours !… Et, des bâtiments en partance, pas un seul ne pourra prendre le large avant que l'accord soit fait avec les armateurs, très résolus à résister aux prétentions des grévistes !… Aussi est-ce vainement que les 13, 14 et 15, le commodore attendit qu'un navire eût achevé son chargement pour partir. Les cargaisons restaient sur les quais, les feux des chaudières n'étaient plus allumés, les balles de coton encombraient les docks, et la navigation n'eût pas été plus immobilisée si la baie de Mobile avait été prise par les glaces. Cet état anormal pouvait se prolonger toute la semaine et au delà… Que faire ?… Des partisans du commodore Urrican lui suggérèrent alors l'idée très raisonnable de se rendre à Pensacola, une des importantes villes de l'État de Floride qui confine à celui de l'Alabama. En remontant par le railroad jusqu'à sa limite septentrionale, et en redescendant jusqu'au littoral, il était aisé d'atteindre Pensacola en une douzaine d'heures. Hodge Urrican, – il faut lui reconnaître cette qualité, – était un homme de décision et savait prendre un parti sans tergiverser. Aussi, le 16, dès le matin, monté dans le train avec Turk, arriva-t-il le soir même à Pensacola. Il lui restait encore neuf jours, et, en réalité, c'était plus que n'exige la traversée de Pensacola à Key West, même à bord d'un voilier. La Floride, presqu'île projetée sur le golfe du Mexique, mesure environ quatre cent cinquante milles de largeur sur environ trois cent cinquante de longueur. Cette largeur, c'est à la partie nord, à la base de la péninsule, qu'elle se développe sous l'Alabama et la Géorgie jusqu'au littoral de l'Atlantique. Si Thallahassee est la capitale, le siège de la législature, Pensacola vaut Jacksonville, la métropole de l'État. Reliée par un réseau de voies ferrées au centre de l'Union, Pensacola, avec ses douze mille habitants, est en pleine prospérité, et, ce qui importait au commodore Urrican en quête d'un bâtiment, c'est que le mouvement maritime y occupe près de douze cents navires. Eh bien, continuation de la fâcheuse malchance ! Pas de grève à Pensacola, sans doute, mais pas un seul bâtiment qui se disposât à quitter le port, – du moins en direction du sud-est, – ni pour les Antilles, ni pour l'Atlantique, et, par conséquent, pas d'escale possible à Key West ! « Décidément, fit observer Hodge Urrican, en se rongeant les lèvres, ça ne va pas ! – Et personne à qui s'en prendre… répondit son compagnon, en jetant un regard farouche autour de lui. – Nous ne pouvons cependant pas étaler ici sur notre ancre pendant une semaine… – Non… il faut appareiller coûte que coûte, mon commodore ! » déclara Turk. D'accord, mais par quel moyen se transporter de Pensacola à Key West ?… Hodge Urrican ne perdit pas une heure, allant de navire en navire, steamer ou voilier, n'obtenant que de vagues promesses… On partirait… le temps d'embarquer les marchandises ou de compléter les cargaisons… Rien de formel, malgré le haut prix que le commodore offrait pour son passage. Alors il chercha des raisons, comme on dit, à ces damnés capitaines, et même au directeur du port, au risque de se faire coffrer. Bref, deux jours s'écoulèrent jusqu'au soir du 18, et alors il n'y avait plus qu'à tenter par terre ce qu'on ne pouvait tenter par mer. Et que de fatigues, – passe encore – et que de retards à craindre ! Qu'on en juge ! Il faut, en railroad s'entend, traverser la Floride dans sa largeur presque entière de l'ouest à l'est par Thallahassee, jusqu'à Live Oak, puis redescendre au sud pour gagner Tampa ou Punta Gorda sur le golfe du Mexique, soit environ six cents milles avec des trains dont les horaires ne correspondent point. Et c'eût été acceptable, si à partir de là le réseau des voies ferrées avait entièrement desservi la partie méridionale de la presqu'île… Eh bien, non !… Si on ne trouvait pas un navire en partance, il resterait une longue route à parcourir, et dans quelles déplorables conditions ! C'est une triste région, peu habitable, peu habitée, cette portion de la Floride que baignent les eaux du golfe, depuis Cedar Key. Y trouverait-on des moyens de transport, stages, char- rettes, chevaux, qui permettraient d'atteindre en quelques jours jusqu'à son extrême pointe ? Et, en admettant que l'on pût se les procurer à prix d'or, quel cheminement lent, pénible, dangereux même, au milieu de ces interminables forêts, sous l'épais plafond des sombres cyprières, parfois impénétrables, à demi noyées entre les eaux stagnantes des bayous, à la merci de ces prairies flottantes de l'herbeuse pistia, dont le sol se dérobe sous le pied, à travers les profondeurs de ces taillis de champignons gigantesques qui éclatent au choc comme des pièces d'artifices, le dédale des plaines marécageuses et des nappes lacustres, où pullulent les alligators et les lamantins, où fourmillent les plus redoutables serpents de la race ophidienne, ces trigonocéphales dont la morsure est mortelle. Tel est cet abominable pays des Everglades, où se sont réfugiées les dernières tribus des Séminoles, beaux et farouches, qui, sous leur chef Oiséola, ont si intrépidement lutté contre l'envahissement fédéral. Seuls, ces indigènes peuvent trouver à vivre ou du moins à végéter sous ce climat humide et chaud, si propice au développement des fièvres paludéennes qui, en quelques heures, terrassent les hommes les plus vigoureusement constitués, – même des commodores de la trempe de Hodge Urrican ! Ah ! si cette partie de la Floride eût été comparable à celle qui s'étend à l'est jusqu'au vingt-neuvième parallèle, s'il ne s'était agi que d'aller de Fernandina à Jacksonville et à SaintAugustine, dans cette contrée où ne manquent ni les bourgades, ni les villages, ni les voies de communication !… Mais, à partir de Punta Gorda, vouloir s'enfoncer jusqu'au cap Sable… Or, on était au 19 mai. Il n'y avait plus que six jours pleins. Et, cette voie de terre, il était décidément impossible de songer à la prendre ! Ce matin-là, le commodore Urrican fut accosté sur le quai par un de ces patrons, moitié américains, moitié espagnols, qui font le petit cabotage le long des côtes floridiennes. Le dit patron, nommé Huelcar, lui adressa la parole en portant la main à son bonnet : « Toujours pas de bâtiment pour la Floride, mon commodore ?… – Non, répondit Hodge Urrican, et si vous en connaissez un, il y a dix piastres pour vous ! – J'en connais un. – Lequel ?… – Le mien… – Le vôtre ?… – Oui… la Chicola, une jolie goélette de quarante-cinq tonneaux, trois hommes d'équipage, qui file d'habitude ses huit nœuds par belle brise, et… – De nationalité américaine ?… – Américaine. – Prête à partir ?… – Prête à partir… et à vos ordres », répondit Huelcar. Cinq cents milles environ de Pensacola à Key West, – en droite ligne, il est vrai, – avec une moyenne de cinq nœuds seulement, et en tenant compte des déviations de route ou des vents défavorables, cela pouvait s'enlever en six jours. Dix minutes après, Hodge Urrican et Turk étaient à bord de la Chicola qu'ils examinaient en connaisseurs. C'était un petit bâtiment de cabotage, tirant peu d'eau, destiné à naviguer le long de la côte entre les bas-fonds, assez large de coque pour porter une forte voilure. Deux marins, tels que le commodore et l'ancien quartiermaître n'étaient pas hommes à s'inquiéter des dangers de la mer. En somme, depuis vingt ans, le patron Huelcar courait ces parages sur sa goélette, de Mobile aux îles de Bahama à travers le détroit de la Floride, et il avait maintes fois relâché à Key West. « Combien pour la traversée ?… demanda le commodore. – Cent piastres par jour. – Nourris ?… – Nourris. » C'était cher, et Huelcar abusait de la situation. « Nous partirons à l'instant… commanda Hodge Urrican. – Dès que votre malle sera à bord. – À quelle heure le jusant ?… – Il commence, et, avant une heure, nous serons en pleine mer. » Prendre passage sur la Chicola, c'était l'unique moyen d'arriver à Key West où le sixième partenaire devait être rendu le 25 au plus tard, avant midi. À huit heures, l'hôtel réglé, Hodge Urrican et Turk embarquèrent. Cinquante minutes plus tard, la goélette sortait de la baie entre les forts Mac Rae et Pickens, jadis construits par les Français et les Espagnols, et elle mettait le cap au large. Le temps était incertain. La brise soufflait assez fraîchement de l'est. La mer, défendue par le barrage de la péninsule floridienne, ne ressentait pas encore les longues houles de l'Atlantique, et la Chicola se comportait bien. Du reste, rien à craindre, ni pour le commodore, ni pour Turk, de ce mal de mer dont Tom Crabbe avait été si abominablement victime. Quant à la manœuvre de la goélette, ils seraient prêts à venir en aide au patron Huelcar et à ses trois hommes, s'il fallait se déhaler d'un coup de vent. La Chicola, vent debout, louvoyait de manière à conserver l'abri de la terre. La traversée en serait allongée sans doute ; mais les tempêtes du golfe sont redoutables, et un léger bâtiment ne peut s'aventurer loin des ports, des baies, des criques, des embouchures de rivières ou de creeks si multipliés sur le littoral floridien, accessibles aux navires de petit tonnage. Au surplus, la Chicola aurait toujours une anse, un trou, où se réfugier pendant quelques heures. Il est vrai, ce serait du temps perdu, et Hodge Urrican n'en avait que bien peu à perdre. XIV SUITE DES AVENTURES DU COMMODORE URRICAN. La brise tint toute la journée et toute la nuit, avec une tendance à calmir. Si elle passait à l'opposé, cela permettrait de faire route sous une meilleure allure, avec plus de vitesse. Par malheur, le lendemain elle tomba graduellement. À la surface de cette mer au calme blanc, la Chicola, bien que couverte de toile, ne gagna, qu'une vingtaine de milles vers le sud-est. Il fallut même garnir les avirons afin de ne pas être rejeté au large dans le golfe. Il y eut là quarante-huit heures de navigation presque nulle. Le commodore se dévorait les poings d'impatience, sans parler à personne, – pas même à Turk. Cependant, le 22, soutenue par le courant golfier, la Chicola filait à la hauteur de Tampa, un port de cinq à six mille habitants, où les navires d'un certain tonnage trouvent un sûr abri en prolongeant ce littoral, semé de récifs et de vasières, mais il restait encore à une cinquantaine de milles dans l'est, et la goélette n'aurait pu le rallier, pour suivre la côté floridienne jusqu'à sa pointe, sans éprouver du retard. D'ailleurs, après les calmes de la veille, il y avait lieu de prévoir, à l'aspect du ciel, une prochaine modification de l'état atmosphérique. Le commodore Urrican et Turk ne s'y trompèrent pas plus que les matelots de la goélette. « Un changement de temps probable, dit, ce matin-là, le commodore Urrican. – Il ne peut que nous favoriser, répondit Turk, si le vent s'établit à l'ouest. – La mer sent quelque chose, affirma le patron Huelcar. Voyez ces longues lames déjà lourdes et la houle qui commence à verdir au large. » Puis, après avoir observé attentivement l'horizon, en secouant la tête, il ajouta : « Je n'aime pas quand ça souffle de ce côté… – C'est le bon, pourtant, dit Turk, et qu'il vente un coup de chien, s'il nous pousse où nous voulons aller ! » Hodge Urrican se taisait, visiblement inquiet des symptômes qui s'accentuaient entre l'ouest et le sud-ouest. C'est bien d'avoir bonne brise mais encore faut-il pouvoir tenir la mer, et, avec cette embarcation d'une quarantaine de tonneaux, à demi pontée seulement… Non ! jamais on ne saura ce qui se passait dans l'âme bouillonnante du commodore, et s'il y avait mauvais temps au large, il y avait aussi mauvais temps dans le for intérieur d'Hodge Urrican. L'après-midi, le vent, définitivement fixé à l'ouest, débuta par de larges rafales, coupées de courtes accalmies. Il fut nécessaire d'amener les voiles hautes, et sur cette mer, qui devenait creuse et dure, la goélette s'enleva comme une plume au gré des lames déferlantes. La nuit fut mauvaise, en ce sens qu'il fallut encore diminuer la voilure. Maintenant la Chicola se sentait drossée vers la côte floridienne plus qu'il ne convenait. Puisque le temps manquait pour y chercher refuge, coûte que coûte, le cap devait être maintenu au sud-est dans la direction de la pointe. Le patron manœuvra en marin habile. Turk, la main à la barre, assurait autant que possible la goélette contre les embardées du roulis. Le commodore aida l'équipage à prendre des ris dans la misaine et la grand'voile, et on ne laissa que le petit foc à mibout-dehors. Il était bien difficile de résister à la fois au vent et au courant qui portaient vers la terre. Et, en effet, dans la matinée du 23, la côte, si basse qu'elle fût, apparut au milieu des vapeurs échevelées de l'horizon. Huelcar et ses hommes la reconnurent, non sans quelque peine cependant. « C'est la baie de Whitewater », dirent-ils. Cette baie, qui échancre profondément le littoral, n'est séparée du détroit de la Floride que par une langue de terre que défend le fort Poinsett à l'extrémité du cap Sable. Encore une dizaine de milles en cette direction, et la goélette serait par son travers. car. – Y relâcher… pour n'en plus pouvoir sortir avec ces ventslà !… » s'écria Turk. Hodge Urrican gardait le silence. « Je crains que nous soyons forcés d'y relâcher, dit Huel- « Si nous n'y cherchons pas abri, reprit le patron, et si, à la hauteur du cap Sable, le courant nous jette dans le détroit, ce n'est pas à Key West que nous irons mouiller, mais aux Bahama, à l'ouvert de l'Atlantique ! » Le commodore continuait à se taire, et, peut-être, tant sa gorge était gonflée, tant ses lèvres se serraient l'une contre l'autre, n'aurait-il pu articuler une parole. De son côté, le patron comprenait bien que si elle se réfugiait dans la baie de Whitewater, la Chicola y serait bloquée pour plusieurs jours. Or on était au 23 mai, et il fallait être à Key West avant quarante-huit heures. Alors l'équipage rivalisa d'audace et d'adresse afin de soutenir le petit navire contre les bourrasques du large, au risque d'amener en bas la mâture ou même de chavirer sous voiles. On essaya de tenir la cape avec le petit foc et un tourmentin à l'arrière. La goélette perdit encore trois ou quatre milles pendant la journée et la nuit suivante. Si le vent ne hâlait pas le nord ou le sud, elle ne pourrait, plus résister, et serait le lendemain à la côte. Et ce ne fut que trop certain, lorsque, dès les premières heures du 24, la terre, toute hérissée de roches, toute ceinturée de récifs, montra à cinq milles les terribles pointes du cap Sable. Encore quelques heures, et la Chicola serait entraînée à travers le détroit de la Floride. Cependant, avec de nouveaux efforts, en profitant de la marée montante, il eût été possible de donner dans la baie de Whitewater. « Il le faut… déclara Huelcar. – Non, répondit Hodge Urrican. – Eh ! je ne veux pas risquer de perdre mon bateau, et nous avec, en m'entêtant à tenir la mer… – Je te l'achète, ton bateau… – Il n'est pas à vendre. – Un bateau est toujours à vendre quand on l'achète plus que son prix ! – Combien en donnez-vous ?… – Deux mille piastres. – Convenu, répondit Huelcar, enchanté d'un marché si avantageux. – C'est le double de sa valeur, dit le commodore Urrican. Il y en aura mille pour sa coque… et mille pour la tienne et celle de tes hommes. – Payable quand ?… – Comptant, avec un chèque que je te ferai à Key West. – C'est dit, mon commodore. – Et maintenant, Huelcar, cap au large ! » Toute la journée la Chicola lutta vaillamment, quelquefois couverte en grand par les lames, ses bastingages à demi sous l'eau. Mais Turk la maintenait d'une main ferme, et l'équipage manœuvrait avec autant de courage que d'habileté. La goélette était parvenue à s'élever de la côte, grâce surtout à un léger changement dans la direction du vent, un peu remonté au nord. Toutefois, lorsque la nuit arriva, il commença à mollir, et l'espace s'emplit de brumes opaques. L'embarras fut extrême alors. Il avait été impossible de calculer la position pendant le jour. La goélette se trouvait-elle à la hauteur de Key West, ou avait-elle dépassé ce semis d'écueils qui prolonge vers les Marquesas et les Tortugas cette queue de la péninsule ?… À l'estime du patron Huelcar, la Chicola devait être très rapprochée de ce chapelet d'îlots, derrière lequel se propagent, avec les courants de foudre du détroit de la Floride, les eaux chaudes du Gulf-stream. « Nous verrions certainement le phare de Key West, n'étaient les brumes, dit-il, et il faut prendre garde de se jeter sur les roches… À mon avis, mieux vaudrait attendre le jour, et si le brouillard se dissipe… – Je n'attendrai pas », répondit le commodore. Et, en effet, il ne pouvait attendre, s'il voulait être à Key West le lendemain avant midi. La Chicola continuait donc de tenir le cap au sud sur une mer qui revenait au calme, au milieu des brouillards, lorsque, vers cinq heures du matin, se produisirent un premier choc, puis un second. La goélette avait touché contre un écueil. Soulevée une troisième fois par un irrésistible coup de houle, à moitié démolie, sa coque défoncée de l'avant, elle chavira sur le flanc de bâbord. À ce moment, un cri se fit entendre. Turk reconnut la voix du commodore. Il l'appela et ne reçut aucune réponse. Les vapeurs étaient si épaisses qu'on ne voyait pas les roches autour de la goélette. Le patron et ses trois hommes avaient pu prendre pied sur l'écueil. Avec eux, Turk, désespéré, cherchait, appelait toujours… Vains appels, vaines recherches. Mais peut-être ces brumes se dissiperaient-elles, et peutêtre Turk retrouverait-il son maître encore vivant ?… Il n'osait l'espérer… De grosses larmes roulaient le long de ses joues… Vers sept heures, les vapeurs commencèrent à s'éclaircir à travers les basses zones, et la mer se découvrit sur un rayon de quelques encablures… C'était un amas de roches blanchâtres contre lequel s'était échouée et brisée la Chicola, dont le canot, écrasé dans la collision, était hors de service. À l'est et à l'ouest, pendant un quart de mille, ce banc se prolongeait en récifs, séparés par des coulières, et le ressac y déferlait avec violence. Les recherches aussitôt furent reprises, et l'un des matelots finit par découvrir le corps du commodore Urrican, engagé entre deux pointes de recueil. Turk accourut, il se jeta sur son maître, il l'entoura de ses bras, il le souleva, il lui parla sans obtenir de réponse. Cependant un léger souffle s'échappait encore des lèvres d'Hodge Urrican, et son cœur battait assez distinctement. « Il vit… il vit ! » s'écria Turk. Au vrai, Hodge Urrican était dans un piteux état. En tombant, sa tête avait porté sur l'angle d'une roche. Toutefois, le sang ne coulait plus. La blessure, qui s'était refermée d'ellemême, fut bandée d'un linge, après avoir été lavée avec un peu d'eau douce rapportée de la goélette. Puis le commodore, qui n'avait pas repris connaissance, fut transporté sur une partie saillante de l'îlot, où la mer montante ne pourrait atteindre. Le ciel alors entièrement dégagé de brumes, la vue pouvait s'étendre à plusieurs milles au large. Il était neuf heures vingt, et, à cet instant, Huelcar, tendant le bras vers l'ouest, s'écria : « Le phare de Key West ! » En effet, Key West ne se trouvait pas à plus de quatre milles dans cette direction. Si la nuit eût été claire, on aurait pu relever son feu en temps utile, et la goélette ne serait pas venue se perdre sur ces dangereux écueils. Ils sont à redouter des marins, ces parages de la BasseFloride. Aussi est-il à désirer que le gouvernement fédéral réalise au plus tôt un projet déjà étudié : il s'agit d'un canal qui couperait la péninsule entre Fernandina et Cedar Key. Or, ce canal économiserait aux navires entre le golfe du Mexique et l'Océan environ cinq cents milles à travers l'un des plus difficiles détroits du monde. Et, maintenant, en ce qui concernait le sixième partenaire du match Hypperbone, ne devait-on pas considérer la partie comme définitivement perdue ?… Il n'avait plus aucun moyen de franchir la distance qui sépare l'îlot sur lequel s'était défoncée la Chicola. Donc nécessité de séjourner sur cet îlot en attendant qu'une embarcation vînt à passer et recueillît les naufragés pour les transporter à Key West. Triste situation pour ces pauvres gens, à la surface de cet amas blanchâtre semblable à un ossuaire, et qui n'émergeait pas de plus de cinq à six pieds à marée haute. Autour serpentaient des sargasses aux mille couleurs, des phycées gigantesques, de petites algues, arrachées des fonds sous-marins par les courants du Gulf-stream. Dans les criques fourmillaient cent espèces de poissons de toutes dimensions et de toutes formes, sardes, anges, labres, loups de mer, clephtiques aux nuances merveilleuses, jarretières d'argent, chevaliers rayés de bandes multicolores. Là aussi pullulaient les mollusques, les crustacés, crevettes et palémons, homards, crabes et langoustes. Enfin, de toutes parts, à fleur d'eau, flairant le naufrage, s'approchaient et rôdaient entre les récifs de voraces requins, – principalement ces marteaux, longs de six à sept pieds, aux mâchoires énormes, monstres des plus redoutables. Quant aux oiseaux, ils volaient par bandes innombrables, des aigrettes, des crabiers, des hérons, des mouettes, des grèbes, des hirondelles marines, des cormorans. Quelques pélicans de grande taille, immergés jusqu'à mi-corps, péchaient avec autant de sérieux mais avec plus de succès que les pêcheurs à la ligne et poussaient d'une voix caverneuse, ainsi que l'a dit un voyageur français, le cri de « hoenkorr ! ». Du reste, on eût trouvé à se nourrir sur cet écueil, rien qu'en chassant les légions de tortues, soit sous les eaux, soit sur les petites grèves de sable jusqu'aux îles qui portent le nom de ces rampantes bêtes. Cependant le temps s'écoulait, et, malgré les soins qu'on ne lui ménageait pas, l'infortuné commodore ne semblait pas près de revenir à lui. La prolongation de cet état causait à Turk les plus vives inquiétudes. S'il avait pu conduire son maître à Key West, le confier à un médecin, peut-être l'aurait-on sauvé, étant donnée la constitution de ce vigoureux homme de mer. Mais combien de jours se passeraient avant que les naufragés eussent quitté l'îlot, car il était impossible de renflouer la goélette, de réparer sa coque crevée dans les dessous, et dont le premier mauvais temps disperserait les débris à travers ces parages. Il va sans dire que Turk ne se faisait plus aucune illusion sur le résultat du match Hypperbone. La partie était perdue pour Hodge Urrican. Quel accès de colère s'il revenait à la vie, et, cette fois, ne le lui pardonnerait-on pas en présence d'une si infernale malchance ?… Il était un peu plus de dix heures, lorsqu'un des matelots de la Chicola, en vedette à l'extrémité des roches, cria : « Barque… barque ! » En effet, une chaloupe de poche, poussée par une petite brise d'est, s'approchait de l'îlot. Aussitôt Huelcar de faire un signal, qui fut aperçu des gens de la chaloupe, et, une demiheure après, les naufragés à son bord, elle mettait le cap sur Key West. Alors l'espoir revint à Turk, et peut-être fût-il aussi revenu à Hodge Urrican, s'il avait pu sortir de cette prostration, pendant laquelle il n'avait plus le sentiment des choses extérieures. Bref, enlevée par la brise, la chaloupe franchit rapidement une distance de quatre milles, et, à onze heures quinze, elle mouillait dans le port. La ville a poussé sur cet îlot de Key West, long de deux lieues, large d'une lieue, comme poussent les produits végétaux soumis à une culture intensive. C'est une cité déjà considérable, qui se rattache aux États du centre par ses lignes télégraphiques, et avec la Havane par son câble sous-marin, une cité de grand avenir dont la prospérité ne cesse de s'accroître, grâce à un mouvement maritime de trois cent mille tonnes, une cité à demi espagnole, abritée sous le dôme de ses magnolias et autres magnifiques essences de la zone tropicale. La chaloupe vint accoster au fond du port, et aussitôt plusieurs centaines d'habitants, – Key West en possédait dix-huit mille à cette époque, – entourèrent les naufragés. Ils attendaient le commodore Urrican, et dans quelles conditions il se présentait ou plutôt on le présentait à leurs yeux ! Décidément la mer ne réussissait pas aux partenaires du match J. Hypperbone, Tom Crabbe arrivé au Texas à l'état de masse inerte, le commodore arrivé à l'état de cadavre ou peu s'en fallait ! Hodge Urrican fut amené dans le bureau du port, où un médecin se hâta d'accourir. Hodge Urrican respirait encore, et si son cœur battait faiblement, il ne semblait pas qu'aucun de ses organes eût été lésé. Cependant, lorsqu'il avait été précipité hors de la goélette, sa tête s'était fendue sur l'angle d'une roche, le sang avait abondamment coulé, et on pouvait toujours craindre quelque lésion au cerveau. En somme, malgré les soins, malgré les vigoureux massages auxquels on le soumit, – et Turk ne s'y épargna point, on peut le croire, – le commodore, bien qu'il eût poussé deux ou trois soupirs, ne reprit pas connaissance. Le médecin proposa alors de le transporter dans la chambre d'un confortable hôtel, à moins qu'il ne parût préférable de le conduire à l'hôpital de Key West, où il serait mieux soigné que partout ailleurs. « Non… répondit Turk, ni à l'hôpital… ni à l'hôtel… – Où donc alors ?… – Au Post Office ! » Il avait une idée, ce brave Turk, – une idée que comprirent et adoptèrent tous ceux qui l'entouraient. Puisque Hodge Urrican était arrivé avant midi à Key West, ce jourd'hui, 25 mai, – et cela contre vent et marée, on peut le dire, – pourquoi sa présence ne serait-elle pas officiellement constatée dans l'endroit même où il devait se trouver à cette date ?… On fit venir un brancard, on jeta un matelas dessus, on y étendit le commodore, et on se dirigea vers le bureau de poste au milieu d'une foule grossissante. Vif étonnement des employés qui crurent d'abord à une erreur. Est-ce qu'on prenait leur bureau pour la morgue ?… Mais, lorsqu'ils apprirent que ce corps était celui du commodore Urrican, l'un des partants du match Hypperbone, leur étonnement fit place à l'émotion. Il était donc là, devant ce guichet du télégraphe, là où le coup de dés par cinq et quatre l'avait envoyé de si loin… et dans quel état !… Turk s'avança, puis, d'une voix forte, qui fut entendue de tous : « Y a-t-il une dépêche pour le commodore Hodge Urrican ?… demanda-t-il. – Pas encore, répondit l'employé. – Eh bien, monsieur, reprit Turk, vous voudrez bien certifier que nous étions ici avant elle. » Et le fait fut aussitôt consigné sur un registre devant nombre de témoins. Il était alors onze heures quarante-cinq, et il n'y avait plus qu'à attendre le télégramme qui, sans aucun doute, devait être parti le matin même de Chicago. On n'attendit pas longtemps. À onze heures cinquante-trois, le timbre de l'appareil télégraphique se mit à tinter, le mécanisme entra en fonction, et la bandelette de papier se déroula. Dès que l'employé l'eut retirée, il en lut l'adresse et dit : « Une dépêche pour le commodore Hodge Urrican… – Présent », répondit Turk pour son maître, chez lequel le médecin ne put même à cet instant, surprendre le moindre signe d'intelligence. Cette dépêche était conçue en ces termes : Chicago, Illinois, 8 heures 13 matin, 25 mai. « Cinq par trois et deux, cinquante-huitième case, État de Californie, Death Valley. « TORNBROCK. » État de Californie, à l'autre extrémité du territoire fédéral qu'il faudrait traverser du sud-est au nord-ouest !… Et, non seulement une distance de plus de deux mille milles sépare la Californie de la Floride, mais cette cinquantehuitième case était celle du Noble Jeu de l'Oie où figure la tête de mort… Et, après s'être rendu de sa personne dans cette case, le joueur est obligé de retourner à la première pour recommencer la partie… « Allons, se dit Turk, mieux vaut que mon pauvre maître n'en revienne pas, car il ne se relèverait jamais d'un coup pareil ! » XV LA SITUATION AU 27 MAI. On n'a pas oublié que, primitivement, suivant l'acte testamentaire de William J. Hypperbone, le nombre des joueurs du Noble Jeu des États-Unis d'Amérique avait été fixé à six, élus par le sort. Ces « Six », suivant les instructions de maître Tornbrock, avaient figuré dans le cortège funèbre autour du char de l'excentrique personnage. On n'a pas oublié non plus que, lors de la séance du 15 avril, où le notaire donna lecture dudit testament dans la salle de l'Auditorium, un codicille très inattendu fit intervenir un septième partenaire, uniquement désigné par les initiales X K Z. Ce nouveau venu était-il sorti de l'urne comme les autres concurrents, ou avait-il été imposé par la seule volonté du défunt ?… on ne savait. Quoi qu'il en soit, cette clause du codicille, si formelle, nul ne pouvait songer à l'éluder. Le sieur X K Z – l'homme masqué, – jouissait des mêmes droits que les anciens Six, et, s'il gagnait l'énorme héritage, personne ne serait fondé à lui en disputer la possession. C'est donc par application de cette clause que, le 13 courant, à huit heures du matin, maître Tornbrock avait procédé à un septième tour de dés, et – cela est rappelé pour mémoire – le nombre des points obtenus, neuf par six et trois, obligeait le sieur X K Z à se rendre au Wisconsin. Or, si le partenaire inconnu n'était pas possédé de ce goût immodéré des voyages, de cet amour des déplacements qui dévorait le reporter de la Tribune, s'il était réfractaire à toute passion locomotrice, il devait se dé- clarer satisfait. En quelques heures de chemin de fer, il atteindrait Milwaukee, et, pour peu qu'elle y fût encore lorsqu'il y arriverait, Lissy Wag devrait lui céder la place et recommencer la partie. Or, si l'homme masqué s'était hâté de gagner le Wisconsin dès qu'il avait connu le résultat du septième tirage, bien qu'il eût un laps de quinze jours pour s'y rendre, on l'ignorait. Tout d'abord, le public avait été très intrigué de l'introduction de ce nouveau personnage dans le match. Qui était-il ?… Chicagois, puisque le testateur n'avait admis que des Chicagois de naissance. Mais on n'en savait pas davantage, et la curiosité était d'autant plus vive. Aussi, le 13 de ce mois, jour du septième tirage, y avait-il eu foule dans la gare, aux heures des trains de Chicago à Milwaukee. On espérait reconnaître cet X K Z à sa démarche, à son attitude, à quelque singularité, à quelque originalité… Complète déception, là, rien que ces figures habituelles de voyageurs de toute situation sociale, que rien ne distingue du commun des mortels. Toutefois, au moment du départ, un brave homme fut pris pour l'homme masqué, et, très ahuri, devint l'objet d'une ovation qu'il ne méritait pas. Le lendemain, il vint encore un assez grand nombre de curieux, moins le surlendemain, très peu les jours suivants, et on ne remarqua jamais personne qui eût l'air de concourir pour le grand prix du match Hypperbone. Ce qu'il y avait à faire, et ce que firent des gens appâtés par le côté mystérieux de cet X K Z, et désireux de risquer sur lui de grosses sommes, c'était d'interroger maître Tornbrock à ce sujet. Aussi était-il accablé de questions sur ce personnage. « Vous devez savoir à quoi vous en tenir sur cet X K Z !… lui disait-on. – En aucune façon, répondait-il. – Mais vous le connaissez ?… – Je ne le connais pas, et je le connaîtrais, que je n'aurais probablement pas le droit de trahir son incognito. – Mais vous devez savoir où il réside… s'il a son domicile à Chicago ou ailleurs, puisque vous lui avez envoyé le résultat du coup de dés ?… – Je ne lui ai rien envoyé. Ou il l'a appris par les journaux et les affiches, ou il l'a entendu proclamer dans la salle de l'Auditorium… – Mais il faudra bien que vous lui expédiiez un télégramme pour l'informer du point qu'amèneront les dés au tirage du 27 de ce mois qui le concerne ?… – Je le lui expédierai, sans aucun doute. – Mais où ?… – Où il sera, c'est-à-dire où il devra être… à Milwaukee… Wisconsin. – Mais à quelle adresse ?… – Poste restante, aux initiales X K Z… – Mais s'il n'est pas là ?… – S'il n'est pas là, tant pis pour lui, et il sera déchu de tout droit ! » On le voit, aux « mais » des questionneurs, maître Tornbrock faisait toujours la même réponse : il ne savait rien et ne pouvait rien dire. Il arriva donc que l'intérêt, si vivement excité d'abord par l'homme du codicille, finit par s'atténuer, et on laissa à l'avenir le soin d'établir l'identité de cet X K Z. Au total, s'il gagnait, s'il devenait l'unique héritier des millions de William J. Hypperbone, cela n'irait pas sans que son nom retentît dans les cinq parties du monde. Au contraire, s'il ne gagnait pas, importait-il de savoir s'il était vieux ou jeune, grand ou petit, gras ou maigre, blond ou brun, riche ou pauvre, et sous quelle appellation patronymique il avait été inscrit sur les registres de sa paroisse ?… En attendant, les péripéties du jeu étaient suivies avec une extrême attention dans le monde où l'on spécule, chez les coureurs de chances, les chasseurs d'aléas, les adorateurs du boom. Les bulletins financiers donnaient la situation jour par jour, comme ils publiaient les cours de la Bourse. Non seulement à Chicago qu'un chroniqueur baptisa « Ville de paris » et dans toutes les grandes villes de l'Union, mais dans les bourgades, jusque dans les plus petits villages, les joueurs s'engageaient avec un remarquable entrain. Les principales cités, New York, Boston, Philadelphie, Washington, Albany, Saint-Louis, Baltimore, Richmond, Charleston, Cincinnati, Détroit, Omaha, Denver, Salt Lake City, Savanah, Mobile, la Nouvelle-Orléans, San Francisco, Sacramento, possédaient des agences spéciales dont les affaires marchaient à merveille. On pensait que leur nombre doublerait, triplerait, quadruplerait, décuplerait au fur et à mesure des incidents provoqués par le caprice des dés, dont Max Réal, Tom Crabbe, Hermann Titbury, Harris T. Kymbale, Lissy Wag, Hodge Urri- can et X K Z seraient les bénéficiaires ou les victimes. De véritables marchés s'étaient fondés, avec courtiers et cotes, où se faisaient les demandes et les offres, où l'on vendait, où l'on achetait à des taux variables les chances de tel ou tel. Il va de soi que ce courant ne s'était pas uniquement canalisé aux États-Unis d'Amérique. Il avait passé la frontière et se ramifiait à travers le Dominion, par Québec, Montréal, Toronto et autres villes importantes du Canada. Et aussi coulait-il vers le Mexique, vers les petits États baignés des eaux du golfe. Puis il se déversait sur l'Amérique du Sud, la Colombie, le Venezuela, le Brésil, la République Argentine, le Pérou, la Bolivie, le Chili. La fièvre du jeu finirait par devenir endémique dans tout le Nouveau-Monde. D'ailleurs, de l'autre côté de l'Atlantique, en Europe, la France, l'Allemagne, l'Angleterre, la Russie, en Asie, les Indes anglaises, la Chine et le Japon, en Océanie, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, avaient déjà participé aux folies de ce match dans une proportion considérable. Décidément, si le défunt membre de l'Excentric Club de Chicago n'avait pas fait grand bruit de son vivant, quel tapage il faisait après sa mort ! Les honorables Georges B. Higginbotham et ses autres collègues ne pouvaient qu'être fiers d'être associés à tant de gloire posthume. Maintenant, à l'heure actuelle, quel était le favori sur ce turf d'un nouveau genre ? S'il eût été difficile de se prononcer jusqu'ici puisqu'on ne connaissait encore qu'un petit nombre de coups, il semblait bien, cependant, que le quatrième partenaire, Harris T. Kymbale, réunissait alors le plus de partisans. L'attention portait particulièrement sur sa personne. C'était de lui que les journaux parlaient surtout, car ils le suivaient pas à pas, tenus au courant par sa correspondance quotidienne. Max Réal, avec la réserve dont il ne se départissait guère, Hermann Titbury, qui avait d'abord voyagé sous un faux nom, Lissy Wag, dont le départ avait été retardé jusqu'au dernier jour, ne pouvaient rivaliser dans le public avec le brillant et bruyant reporter de la Tribune. Il convient de noter, toutefois, que Tom Crabbe, très lancé par John Milner, attirait un grand nombre de parieurs. Il semblait naturel que cette énorme fortune allât à cette énorme brute. Le hasard se plait à ces contrastes ou à ces assimilations, comme on voudra, et ; s'il n'a pas d'habitudes, du moins a-t-il des caprices dont on doit tenir compte. Quant au commodore Urrican, il avait tout d'abord été en hausse sur les marchés. Avec son point de neuf par cinq et quatre, qui le transportait à la cinquante-troisième case, quel magnifique début ! Mais, au second coup, envoyé à la cinquantehuitième case, en Californie, et oblige de recommencer la partie, il avait perdu toute faveur. En outre, on savait qu'il avait fait naufrage près de Key West, que son débarquement s'était effectué dans des conditions déplorables, que le 23, dans la matinée, il n'avait pas encore repris connaissance. Serait-il jamais en état de se rendre à Death Valley, et n'était-il pas deux fois mort comme homme et comme partenaire ?… Restait enfin X K Z, et il y avait déjà lieu de prévoir que les malins, les habiles, auxquels une disposition spéciale du cerveau permet de flairer les bons coups, finiraient par se porter sur lui. Qu'il fût délaissé en ce moment, c'est qu'on ignorait encore s'il était en route ou non pour le Wisconsin. Mais cette question ne tarderait pas à être résolue lorsqu'il se présenterait au Post Office de Milwaukee afin de retirer son télégramme. Et ce jour n'était plus éloigné. On approchait du 27 mai, date de ce quatorzième tirage qui concernait l'homme masqué. Ce jour-là, après le coup de dés, maître Tornbrock lui expédie- rait une dépêche au bureau de Milwaukee, où il devrait être de sa personne avant midi. On imagine aisément qu'il y aurait foule de curieux à ce bureau, avides de voir le monsieur aux initiales. Si on n'apprenait pas son nom, du moins observerait-on sa personne, et les instantanés auraient vite pris son image photographique que les journaux publieraient le jour même. Il est bon d'observer que William J. Hypperbone avait distribué les divers États de l'Union sur sa carte d'une façon purement arbitraire. En effet, ces États n'étaient placés ni dans l'ordre alphabétique ni dans l'ordre géographique. Ainsi la Floride et la Géorgie, qui sont limitrophes, occupaient, l'une la vingt-huitième case, l'autre la cinquante-troisième. Ainsi le Texas et South Carolina étaient numérotés dixième et onzième, bien qu'ils fussent séparés par une distance de huit à neuf cents milles. De même pour tous les autres. Cette distribution ne semblait donc pas due à un choix raisonné, et peut-être même les places avaient-elles été tirées au sort par le testateur. Quoi qu'il en soit, c'était au Wisconsin que le mystérieux X K Z devait attendre la dépêche lui annonçant le résultat du second tirage. Or, comme Lissy Wag et Jovita Foley n'avaient pu être à Milwaukee que le 23 au matin, elles s'étaient hâtées d'en repartir immédiatement afin de ne pas s'y rencontrer avec le septième partenaire, lorsqu'il paraîtrait au bureau télégraphique de la ville. Enfin ce 27 mai arriva, et l'attention fut rappelée sur le personnage, qui, pour on ne sait quels motifs, s'abstenait de révéler son nom au public. La foule se pressait donc, ce jour-là, dans la salle de l'Auditorium, et, sans doute, l'affluence eût été considérable, si des milliers de curieux n'avaient pris les trains du matin pour Milwaukee, afin d'être présents au Post Office pour y voir ce mystérieux X K Z. À huit heures, solennel comme d'habitude, entouré des membres de l'Excentric Club, maître Tornbrock agita le cornet, fit rouler les dés sur la table, et, au milieu du silence général, il proclama d'une voix sonore : « Quatorzième tirage, septième partenaire, dix par quatre et six. » Et voici quelles étaient les conséquences de ce coup : X K Z étant à la vingt-sixième case, Wisconsin, les dix points l'eussent envoyé à la trente-sixième, s'ils n'avaient dû être redoublés, puisque cette trente-sixième case était occupée par l'Illinois. C'est donc à la quarante-sixième qu'il devrait se transporter en quittant le Wisconsin. Or, sur la carte de William J. Hypperbone, le district de Columbia était affecté à cette case. En vérité, la fortune favorisait singulièrement cet énigmatique personnage ! Au premier coup, un État limitrophe de l'Illinois, au second coup, trois États seulement à traverser, l'Indiana, l'Ohio et la Virginie occidentale pour atteindre le district de Columbia, et Washington, sa capitale, qui est aussi la capitale des États-Unis d'Amérique ! Quelle différence avec la plupart de ses concurrents, envoyés jusqu'à l'extrémité du territoire fédéral ! Assurément, il n'y avait qu'à parier pour un pareil chanceux, – s'il existait toutefois… Or, ce matin-là, à Milwaukee, il n'y eut plus à mettre son existence en doute. Un peu avant midi, aux abords et à l'intérieur du bureau de poste, les curieux ouvrirent leurs rangs pour livrer passage à un homme de moyenne taille, d'apparence vigoureuse, la barbe grisonnante, un binocle sur les yeux. Il était en costume de voyage et tenait une petite valise à la main. « Avez-vous une dépêche aux initiales X K Z ?… demandet-il à l'employé. – La voici », lui est-il répondu. Alors, le septième partenaire, – car c'est bien lui, – prend la dépêche, l'ouvre, la lit, la referme, la glisse dans son portefeuille, sans avoir montré aucun signe de satisfaction ou de mécontentement, et se retire en traversant la foule, émotionnée et silencieuse. On l'a vu enfin, le septième partenaire !… Il existe !… Ce n'est point un être de raison !… Il appartient à l'humanité !… Mais qui il est, son nom, ses qualités, sa position sociale, on l'ignore !… Arrivé sans bruit, il est reparti sans bruit !… N'importe, puisqu'il s'est trouvé le jour dit à Milwaukee, il se trouvera le jour dit à Washington !… Est-il donc nécessaire de connaître son état civil ?… Non !… Ce qui n'est pas douteux, c'est qu'il remplit intégralement les conditions inscrites au testament, puisqu'il a été désigné par le testateur lui-même !… À quoi bon se démarcher pour en savoir davantage !… Que les joueurs parient pour lui sans hésiter !… Il peut devenir le grand favori, car, à s'en rapporter à ses premiers coups, il semble que le Dieu des bonnes chances va l'accompagner pendant le cours de ses voyages !… En résumé, voici quelle était, à cette date du 27 mai, la situation de la partie : Max Réal, le 15 mai, a quitté Fort Riley du Kansas pour se rendre à la vingt-huitième case, État de Wyoming. Tom Crabbe, le 17 mai, a quitté Austin du Texas pour se rendre à la trente-cinquième case, État de l'Ohio. Hermann Titbury, sa condamnation enfin purgée, le 19 mai, a quitté Calais du Maine, pour se rendre à la quatrième case, État de l'Utah. Harris T. Kymbale, le 21 mai, a quitté Santa Fé de New Mexico, pour se rendre à la vingt-deuxième case, État de South Carolina. Lissy Wag le 23 mai, a quitté Milwaukee du Wisconsin, pour se rendre à la trente-huitième case, État de Kentucky. Le commodore Urrican, s'il n'est point mort, – et il est à souhaiter qu'il ne le soit pas, – a reçu, il y a quarante-huit heures, le 25 mai, la dépêche qui l'expédie à la cinquante-huitième case, État de Californie, d'où il devra revenir à Chicago pour recommencer la partie. Enfin X K Z, le 27 mai, vient d'être envoyé à la quarantesixième case, district de Columbia. L'univers n'a plus qu'à attendre les incidents ultérieurs et les résultats des coups suivants qui doivent être tirés de deux en deux jours. Une idée, lancée par la Tribune, a obtenu un grand succès, et elle est adoptée non seulement en Amérique, mais dans le monde entier. Puisque les partenaires sont au nombre de sept, pourquoi, – ainsi que cela se fait pour les jockeys sur les champs de courses, – ne pas leur attribuer à chacun une couleur spéciale ?… Or, n'est-il pas indiqué de choisir les sept couleurs primitives selon le rang qu'elles occupent dans l'arc-en-ciel ?… Aussi Max Réal a-t-il le violet, Tom Crabbe l'indigo, Hermann Titbury le bleu, Harris T. Kymbale le vert, Lissy Wag le jaune, Hodge Urrican l'orangé, X K Z le rouge. Et c'est, chacun avec leurs couleurs, que de petits drapeaux sont piqués quotidiennement à la place occupée par les partenaires du match Hypperbone sur la carte du Noble Jeu des États-Unis d'Amérique. FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE. SECONDE PARTIE I LE PARC NATIONAL. C'était le 15 mai, à midi, au Post Office de Fort Riley, que Max Réal avait reçu le télégramme envoyé le jour même de Chicago. Dix, par cinq et cinq, tel avait été le nombre de points de ce tirage, qui s'appliquait au second coup de dés du premier partenaire. À compter de la huitième case, État du Kansas, avec dix points, le joueur tombe sur une des cases de l'Illinois. Aussi la règle l'oblige-t-elle à doubler ce nombre, de telle sorte que vingt points le conduisent à la vingt-huitième case, État du Wyoming. « Une heureuse chance ! dit Max Réal, lorsque Tommy et lui furent rentrés à l'hôtel. – Si mon maître est content, répondit le jeune garçon, je dois l'être… – Il l'est, déclara Max Réal, et pour les deux raisons que voici : la première, c'est que le voyage ne sera pas long, car le Kansas et le Wyoming se touchent presque à l'un de leurs angles ; la seconde, c'est que nous aurons le temps de visiter la plus belle région des États-Unis, ce merveilleux Parc National du Yellowstone que je ne connais pas encore. Voilà bien ma bonne étoile, la voilà !… Avoir tiré précisément ce point de dix qui me gratifie d'une double enjambée et met le Wyoming sur mon itinéraire !… Comprends-tu, Tommy, comprends-tu ?… – Non, mon maître ! » répondit Tommy. Et la vérité est que Tommy en était encore à comprendre ces ingénieuses combinaisons du Noble Jeu des États-Unis d'Amérique qui enchantaient le jeune peintre. Peu importait, d'ailleurs, et Max Réal ne pouvait que se féliciter de ce second tirage, bien qu'il fût encore en arrière de Lissy Wag et du commodore Urrican, – ce dernier, on le sait, condamné à recommencer la partie. En effet, non seulement ce voyage ne comporterait aucune fatigue, mais il permettrait au premier partenaire de visiter cet admirable coin du Wyoming. Or, voulant y consacrer le plus de temps possible, et ne disposant que de quinze jours, du 15 au 29 mai, il résolut de quitter immédiatement la petite ville de Fort Riley. C'était à Cheyenne, la capitale du Wyoming, que Max Réal devait trouver la prochaine dépêche expédiée à son adresse, – à moins que la partie n'eût été gagnée auparavant. Et, au total, il suffisait que Hodge Urrican amenât le point de dix pour atteindre la soixante-troisième et dernière case, puisque du premier coup, en grande avance sur tous ses concurrents, il avait été porté à la cinquante-troisième. « Il en est bien capable, cet homme terrible ! avait dit Max Réal, lorsque les journaux publièrent ce résultat. Alors plus d'héritage, et je ne pourrai pas t'acheter, mon pauvre Tommy !… Enfin, j'aurai toujours visité les régions du Yellowstone !… Vil esclave, boucle nos valises, et en route pour le Parc National ! » Le vil esclave, très honoré, fit en toute hâte les préparatifs du départ. Si Max Réal se fût borné à se rendre de Fort Riley à Cheyenne, il aurait fait ce voyage de quatre cent cinquante milles en une seule journée par les railroads qui réunissent les deux villes. Toutefois, puisque son intention était de remonter jus- qu'à l'angle nord-ouest du Wyoming occupé par le Parc National, il fallait compter que cette distance serait au moins doublée. On ne s'étonnera pas si, dès le reçu de la dépêche, Max Réal eût étudié les itinéraires du réseau ferré, afin de choisir le plus court. Or, de cette étude, il résultait que deux lignes de l'Union Pacific offraient à peu près les mêmes garanties de rapidité. La première s'élève du Kansas au Nebraska, et, par Marysville, Kearney City, North Platte, Ogallalla, Antelope, atteint l'angle sud-est du Wyoming et conduit à Cheyenne. La seconde, par Salina, Ellis, Oakley, Monument, Wallace, touche la frontière du Colorado à Monotony, se dirige vers Denver, capitale de l'État, et par Jersey, Brighton, La Salle, Dover, gagne la frontière du Wyoming pour s'arrêter à Cheyenne. Ce fut à ce dernier itinéraire que le Pavillon Violet, – c'était la couleur du premier partenaire, on ne l'a point oublié, – donna la préférence. Lorsqu'il serait à Cheyenne, il en combinerait un autre, afin d'arriver dans le plus bref délai au quadrilatère du Parc National. Max Réal partit donc, l'après-midi du 16, avec son attirail de peintre, Tommy chargé de la valise, et tous deux montèrent dans le train. Immenses, sans rampes ni pentes, ces plaines occidentales du Kansas, arrosées par le cours de l'Arkansas, qui descend des White Mountains du Colorado. Et combien la construction de ces voies ferrées fut facile ! À mesure que les rails étaient posés sur les traverses, la locomotive les utilisait, et la voie s'établissait ainsi à raison de plusieurs milles par jour. Il est vrai, ces interminables steppes ne présentent rien de très curieux aux yeux d'un artiste ; mais les sites deviendraient variés, étranges, superbes, dans la partie montagneuse du Colorado. Pendant la nuit, le train franchit la frontière géométrique des deux États, et s'arrêta de grand matin à Denver. Voir cette ville, ne fût-ce qu'une heure, Max Réal n'en eut pas le temps. Le train pour Cheyenne allait partir, et à ne pas le prendre il y aurait eu un retard de toute une journée. Une centaine de milles, en laissant dans l'ouest le magnifique panorama des Snowy Ranges, dominés par les cimes du Long's Peak, ce trajet fut rapidement enlevé. Qu'est-ce que Cheyenne ? C'est le nom d'une rivière et d'une cité, c'est aussi celui des Indiens qui habitaient autrefois la contrée, – ou plutôt « les Chiens » dont le langage populaire fait par corruption les Cheyennes. Quant à la ville, elle est née de l'un de ces campements où foisonnaient les premiers chercheurs d'or. Aux tentes succédèrent les cabanes, aux cabanes les maisons, bordant des rues et des places. Le réseau ferré se forma autour, et actuellement Cheyenne compte près de douze mille habitants. Bâtie à une altitude de mille toises, elle est station, et station importante de ce grand chemin de fer du Pacifique. Le Wyoming n'a point de limites naturelles. Il est réduit à celles que la géodésie lui a fixées, c'est-à-dire aux lignes droites d'un carré long. C'est un pays de montagnes imposantes et de vallées profondes, entre lesquelles le Colorado, la Columbia, le Missouri, prennent leurs sources. Et, lorsqu'on a donné naissance à ces trois cours d'eau, si considérables dans l'hydrographie américaine, on est digne d'ajouter une étoile à celles qui brillent au pavillon des États-Unis. Suivant son habitude, Max Réal garda le plus complet incognito. Cheyenne ne sut pas que ce jour-là elle possédait l'un des joueurs du match Hypperbone qu'elle n'attendait pas sitôt, d'ailleurs, et saurait bien trouver le 29 à son poste. Il évita donc les réceptions, banquets indigestes, cérémonies fastidieuses, dont il eût été l'objet, sans doute, de la part d'une population prompte à l'emballement et dans laquelle eussent certainement figuré les femmes qui ont le droit de vote en cet heureux État du Wyoming. Débarqué le matin du 16 mai, Max Réal prit ses mesures pour se rendre sans retard au Parc National. Avec plus de temps à sa disposition, il aurait pu faire le voyage en voiture, en stage, s'arrêtant à sa fantaisie, furetant à travers cette région de Laramie Ranges, ces hautes plaines dont le fond argileux fut jadis celui d'un immense lac, passant à gué les innombrables creeks, capricieux affluents de la North Forth et de la Platte River, visitant les cirques de ce magnifique système orographique, les sinueuses vallées, les épaisses forêts, et le multiple réseau des tributaires de la Columbia, enfin toute cette contrée que dominent à plus de deux mille toises l'Union Peak, l'Hayden Peak, le Fremont Peak, et ce farouche mont Ouragans, des Wide Water Mountains, d'où est peut-être venu le nom de l'Oregon, et qui, grand entraîneur de bourrasques et de tempêtes, peut rivaliser avec le non moins farouche commodore Urrican. Oui, cheminer ainsi, en voiture, à cheval, à pied, en toute liberté, s'arrêter à loisir devant les plus beaux sites de ce domaine, planter sa tente ici ou là sans être pressé par les heures, quoi de plus séduisant pour un peintre, et avec quel enchantement Max Réal eût effectué son voyage dans ces conditions !… Mais pouvait-il oublier qu'en lui l'artiste se doublait d'un partenaire, qu'il ne s'appartenait pas, que, jouet du hasard, il était à sa merci, qu'il dépendait d'un coup de dés, qu'il avait l'obligation d'évoluer entre des dates fixes, d'être traité comme un pion d'échiquier ?… Au fond, cela ne laissait pas de l'humilier. « Un pion que le sort fait manœuvrer à sa guise, se disait-il, il est pourtant vrai que je ne suis plus autre chose !… C'est l'abandon de toute dignité humaine, et pour une chance sur sept d'empocher l'héritage de cet excentrique défunt !… La rougeur me monte au front quand ce moricaud de Tommy me regarde !… J'aurais dû envoyer maître Tornbrock au diable, ne point prendre part à cette ridicule partie, dont il serait sage de me retirer à la grande satisfaction des Titbury, des Crabbe, des Kymbale et autres Urrican !… Je ne parle pas de la douce et modeste Lissy Wag, car cette jeune fille m'a paru peu charmée de figurer dans le groupe des Sept !… Oui… au diable, et je le ferais à l'instant, et je resterais au Wyoming à ma convenance, n'était ma brave femme de mère, qui ne me pardonnerait pas d'avoir déserté !… Enfin, puisque je suis dans cet invraisemblable pays du Yellowstone, voyons tout ce qu'on en peut voir en une dizaine de jours ! » Ainsi raisonnait Max Réal, et ce n'était point mal raisonner, après avoir étudié l'itinéraire le mieux approprié aux circonstances. D'ailleurs, à voyager comme il l'aurait voulu, il se fût exposé non seulement à des retards, mais à des dangers. Ces plaines et ces vallées du Wyoming central sont loin d'être sûres, lorsqu'on les parcourt sans escorte… En outre de rencontre possible avec les fauves, ours et autres carnassiers qui les fréquentent, il y a lieu de redouter quelque attaque des Indiens, de ces Sioux nomades, qui ne sont pas tous cantonnés dans leurs réserves. Aussi, lors des explorations que le gouvernement fédéral organisa en 1870 afin de reconnaître la contrée du Yellowstone, MM. Doane, Langford et le docteur Hayden furent-ils militairement accompagnés, de manière à garantir leur mission. Et c'est deux ans après, le 1er mars 1872, que le Congrès déclara Parc National cette région digne, à plus d'un titre, d'être dénommée la huitième merveille du monde. Deux lignes transcontinentales relient New York à San Francisco ; la première, l'Union Pacific, qui prend le nom de Oregon Short Line à partir de Granger, longue, en chiffres ronds, de trois mille trois cent quatre-vingts milles, passe par Ogden ; la seconde, longue de cinq mille trois cents, passe par Topeka, Denver et remonte à Cheyenne sur la première ligne. À partir de cette ville, le railroad traverse le Wyoming, l'Utah, la Nevada, la Californie, et vient aboutir à l'Océan Pacifique. Dans l'Utah, à Ogden, se détache un embranchement qui rejoint l'Union Pacific à Pocatello, d'où l'Oregon Short Line monte jusqu'à Helena City dans le Montana. Cette ligne passe à courte distance du Parc National, dont le territoire appartient pour une petite partie aux deux États susdits, et au troisième pour la plus grande. Or, de Cheyenne à Ogden, le parcours n'est que de cinq cent quinze milles, et d'Ogden à Monida, la station la plus rapprochée du Parc National, de quatre cent cinquante seulement, – au total, moins de mille milles. Il était donc tout indiqué que Max Réal, désireux de se rendre par le plus court à l'angle nordouest du Wyoming, fit choix de cet itinéraire, qui, s'il l'allongeait quelque peu, lui permettrait de visiter Ogden. Le soir même, non moins inconnus à leur départ qu'ils l'avaient été à leur arrivée, Max Réal et Tommy s'installaient dans le train, traversaient les longues plaines lacustres de Laramie, et ils dormaient d'un imperturbable sommeil, lorsqu'ils atteignaient la station de Benton City, une de ces villes qui poussent à la surface du Far West comme des champignons, – un peu vénéneuses, peut-être, à leur naissance, mais bientôt détoxiquées par de bons procédés de culture. Puis, sans qu'ils se fussent réveillés, le train laissa en arrière Laramie, Rawlins, Halville, Granger, Separation, les Buttes-Noires, Green River, qui se joint à Grand River pour former le Colorado en suivant le cours de la Muddy Fork jusqu'à la station d'Aspen près de la frontière de l'Utah, puis il pénétra sur le territoire de ce nom, et, dans la matinée du 27, vint stopper à Ogden. C'est là, on l'a dit, que l'Union Pacific, avant de contourner le Great Salt Lake par sa courbe supérieure, pour aller vers l'ouest, jette un embranchement de quatre cent cinquante milles jusqu'à Helena City. À ce même point, il en projette un second vers le sud, qui raccorde Ogden avec Great Salt Lake City, la capitale de l'État, la grande cité mormone, qui a tant fait parler d'elle, et pas toujours à son avantage. Quelle occasion avait là Max Réal, sans s'écarter de plus de trente-six milles, de rendre visite à cette ville fameuse entre toutes ! Il s'en abstint, cependant, et qui sait si les aléas de la partie ne le ramèneraient pas à la Cité des Saints, illustrée par les exploits matrimoniaux de Brigham Young et de ses polygames compatriotes ?… La journée du 17 fut employée à remonter l'Idaho, en laissant à l'est la frontière du Wyoming, le long de la base des Bear River Mountains, par Utah Hot Springs, et le train franchit la limite de l'Idaho, à Oxford. L'Idaho appartient au bassin de la Columbia, riche en gisements miniers qui attirent la tumultueuse foule des laveurs d'or, et dont les agriculteurs auront utilisé les plaines méridionales dans un avenir assez rapproché. Boise City, avec ses deux mille cinq cents habitants, est la capitale de ce territoire qui possède certaines réserves affectées aux Pieds-Noirs, aux NezPercés, aux Cœurs-d'Alène, sans compter les Chinois, mêlés en assez grand nombre à la population blanche. Le Montana, lui, est un pays de montagnes, ainsi que son nom l'indique. L'un des plus vastes de l'Union, impropre à la culture, mais favorable à l'élève du bétail, il est très riche en gisements d'or, d'argent et de cuivre. De tous les États, c'est celui dans lequel les Indiens occupent les plus vastes enclaves du Far West, les Têtes-Plates, les Gros-Ventres, les Corbeaux, les Modoks, les Cheyennes, les Assiniboines, dont l'Américain ne supporte pas sans peine le turbulent voisinage. Virginia City, la capitale de l'État, semblait au début, devoir prospérer comme tant d'autres villes de ces territoires de l'Ouest. Actuellement elle est délaissée au profit de Butte City et d'Helena, bien que la première ait vu aussi décroître le chiffre de ses habitants. Il va de soi que de rapides et confortables moyens de communication existent entre le Parc National et la station de Monida, où s'arrêta le premier partenaire, et qu'ils se multiplieront encore au profit de ces légions de touristes de l'Ancien et du Nouveau Monde, conviés par le gouvernement fédéral à visiter le domaine du Yellowstone. Max Réal put donc quitter immédiatement Monida, grâce à un service de stages parfaitement organisé, et quelques heures après, accompagné de Tommy, il arrivait à destination. Les parcs nationaux, pourrait-on dire, sont au territoire de la République ce que les squares sont à ses grandes cités. D'autres que celui du Yellowstone ont été créés ou se créeront à court délai, – tel celui du Crater Lake, dans la région volcanique du nord-ouest, telle cette Suisse américaine, ce Jardin des Dieux, magnifiquement encadré dans la zone montagneuse du Colorado. À la fin de février 1872, le Sénat et la Chambre des représentants entendirent la lecture d'un rapport sur une proposition à soumettre au Congrès. Il s'agissait de soustraire à toute occupation par des particuliers et de mettre sous la protection de l'État une partie du sol de l'Union de cinquante-cinq milles sur soixante-cinq milles, située vers les sources du Yellowstone et du Missouri. Cette région serait désormais un Parc National, dont la jouissance pleine et entière resterait réservée au peuple américain. Après avoir déclaré que l'espace compris dans les limites indiquées n'était pas susceptible d'une culture productive, le rapporteur ajoutait : « La loi proposée n'apporterait aucune diminution aux revenus de l'État, et elle serait accueillie par le monde entier comme une mesure conforme à l'esprit de progrès, et comme un titre d'honneur pour le Congrès et pour la Nation. » Les conclusions du rapport furent adoptées. Le Parc National du Yellowstone passa sous l'administration du Secrétaire de l'Intérieur, et si le monde entier ne lui a pas encore rendu visite, on peut compter que l'avenir réalisera ces vœux du Congrès. En ce coin privilégié du vaste ensemble des États-Unis, il n'y a, paraît-il, rien à attendre de la culture, ni sur les plateaux, ni dans les vallées, ni dans les plaines placées à sept mille pieds d'altitude moyenne. Là, le climat est extrêmement dur, puisque pas un mois ne se passe sans qu'il gèle. Aussi, rien de l'élevage du bétail, qui ne résisterait pas à ces rudes températures, rien non plus du rendement minéral d'un sol généralement volcanique, semé de matières éruptives, dévoré par les ardeurs plutoniennes, et enserré d'un cadre de montagnes, dont les crêtes se dessinent à mille toises au-dessus du niveau de la mer. C'est donc le pays le plus inutile du monde, pourtant l'un des plus célèbres, dont la valeur est uniquement due à ses beautés, à ses étrangetés naturelles, et auquel la main de l'homme ne pourrait ajouter. Cette main est intervenue, cependant, dans le but d'attirer les excursionnistes des cinq parties du monde, dont le rapport officiel prévoyait et provoquait l'exode par milliers. La circulation est facilitée par des routes carrossables à travers ce dédale cahotique. Des établissements se sont élevés, où l'élégance le dispute au confort. On peut parcourir le domaine en toute sécurité. Ce qui est plutôt à craindre, c'est qu'il ne devienne une station thermale, une immense ville d'eaux, où foisonneront les malades, attirés par les sources chaudes du Fire Hole et du Yellowstone. Et, en outre, ainsi que le fait observer Élisée Reclus, ces parcs nationaux sont déjà devenus d'immenses domaines de chasse pour les directeurs de compagnies financières, qui en possèdent les chemins de fer d'accès et les principaux hôtels. C'est ainsi que l'établissement de Terrasse Mammoth est le centre d'une véritable principauté. Qui l'aurait cru ?… Une principauté dans la grande République Nord-Américaine ! Ce fut là – et malheureusement à cette époque de l'année nombre de visiteurs encombraient le caravansérail – que s'écoula tout le temps dont Max Réal pouvait disposer. Par bonheur, personne ne le soupçonnait d'être un des tenants du match Hypperbone, car il aurait été escorté ou, pour mieux dire, assailli d'importuns par centaines. Il put donc aller et venir, admirant ces curiosités naturelles qui ne provoquaient point, il faut l'avouer, l'admiration de Tommy, ébauchant plusieurs toiles que le jeune noir trouvait toujours infiniment supérieures aux sites qu'elles représentaient. Non, jamais Max Réal ne devait oublier ces inoubliables merveilles du Parc National. « Et pourvu, se disait-il parfois, qu'il ne m'arrive pas de manquer le rendez-vous du 29 de Cheyenne ! Grand Dieu !… Que dirait ma chère bonne mère ? » Elle est vraiment magnifique, cette vallée du Yellowstone, jalonnée de massifs basaltiques dans lesquels on taillerait un palais tout entier, avec ses pics déchiquetés qui se dressent tout autour, ses cimes blanches dont les neiges s'écoulent en mille ramifications de rios et de creeks à travers la profondeur des forêts de pins, ses cañons, à parois verticales très rapprochées, interminables corridors qui sillonnent ce domaine. Là se multiplient les efforts d'une nature sauvage et convulsionnée. Là s'étendent des champs de laves, des plaines où s'accumulent les éjections volcaniques. Là se dressent des entrecolonnements taillés dans les falaises noirâtres, zébrés de rayures jaunes et rouges, modèles à imiter pour l'architecture polychrome. Là s'entassent les restes des forêts pétrifiées sous le vomissement des cratères maintenant refroidis. Là se sent toujours le formidable travail souterrain, dont l'action se manifeste à travers le sol par l'échappement de deux mille sources thermales. Et que dire du lac de Yellowstone, avec ses rives semées d'obsidiennes, creusé dans un plateau à plus de sept mille pieds d'altitude ? Cette cuvette aux eaux pures comme du cristal, de trois cent trente milles carrés, possède des îles montagneuses, et, en maint endroit, les panaches de vapeurs jaillissent non seulement sur ses grèves, mais aussi à sa surface. C'est une nappe profonde et calme, où pullulent les truites par myriades, que domine un système orographique d'une incomparable splendeur. Et c'est ainsi que Max Réal, sans le souci des heures et des jours qui s'écoulaient, fit provision d'impérissables souvenirs devant le spectacle de ces magnificences. Il visita en touriste infatigable les environs du lac Yellowstone, les bassins aux ondes empourprées qui l'avoisinent, échevelées d'algues aux éclatantes couleurs. Il remonta dans le nord jusqu'à cet éblouissant étalage des vasques des Mammoth Springs. Il se baigna dans leurs piscines basaltiques, disposées en demi-cercle, emplies d'eau tiède, et entourbillonnées de vapeurs. Il s'étourdit aux fracas tumultueux des deux cataractes du Yellowstone, qui, pendant un demi-mille, en chutes, en rapides, en cascades, s'épanchent à travers un lit resserré, éperonné de roches laviques, pour finir au milieu d'une poussière liquide par un saut de cent vingt pieds. Il circula entre les trous à feu qui bordent le torrent du Fire Hole. Là, dans cette vallée rongée par l'impétueux tributaire de la Madison, se chiffrent par centaines les sources chaudes, les fontaines de boue, les geysers avec lesquels ne peuvent rivaliser les plus célèbres de l'Islande. Et quel panorama développe aux regards, le long de ses rives, ce sinueux et capricieux Fire Hole, sorti d'un lagon, en se déroulant vers le nord. À tous les étages des massifs qui s'abaissent jusqu'à son lit se succèdent les cratères d'où fusent les geysers aux dénominations descriptives. Ici c'est l'Old Faithful, le « Vieux Fidèle », avec ses jets réguliers, dont la fidélité commence à décroître par suite d'intermittences moins précises. Là, c'est le « Château-Fort », sur le bord d'un étang marécageux, en forme de vieux donjon, dont les murs s'inondent sous la pluie de ses vapeurs condensées. C'est la « Ruche », puits monstrueux dont la margelle s'élève au-dessus du sol comme un tronçon de tour, le « Grand Geyser », qui met un intervalle de trente-deux heures entre ses éruptions, le « Géant » dont les liquides panachés flottent à cent vingt pieds, moins puissant que la « Géante », qui porte les siens à plus du double. Dans le bassin supérieur se déploie l'« Éventail », avec ses lamelles parées de toutes les nuances de l'arc-en-ciel, lorsque les rayons solaires s'y réfractent. Non loin, l'« Excelsior », dont la colonne centrale, sur une circonférence d'une trentaine de toises, s'élève à soixante, en évacuant, dans les poussées de sa formidable gerbe, des débris de pierres et de laves arrachés à l'écorce terrestre. À un mille de là, se rencontre le « Geyser de la Grotte », ou plutôt « de la Source », qui couronne de ses aigrettes aqueuses d'énormes blocs en arcades, orifices des sombres cavités où travaillent incessamment les forces plutoniennes. Enfin, le « Blood Geyser », expectoré d'un cratère aux parois d'argile rougeâtre qu'il délaie au passage, semble s'épanouir en gerbe de sang. Tel est le domaine, sans rival au monde, dont Max Réal parcourut les vallées, les cañons, les fonds lacustres, allant de merveille en merveille, d'admiration en admiration. Dans cet angle du Wyoming, arrosé par le Fire Hole et le Yellowstone supérieur, dont le sol frémit sous le pied comme les tôles d'une chaudière, se mélangent, s'amalgament, se combinent, les substances telluriques sous l'action des feux internes inépuisablement alimentés au foyer central, et dont les mugissements s'échappent par mille bouches. Là se produisent les phénomènes les plus inattendus, semblables à ces effets scéniques d'une féerie provoqués par la baguette du magicien, au milieu des prodiges de ce Parc National du Yellowstone, dont on ne saurait trouver l'équivalent en n'importe quelle autre contrée du globe. II PRIS L'UN POUR L'AUTRE. – Je ne crois pas qu'il soit arrivé… – Et pour quelle raison ne le croyez-vous pas ? – Parce que mon journal n'en a rien dit. – Mal renseigné, votre journal, car la nouvelle est tout au long dans le mien… – Alors je me désabonnerai… – Et vous n'aurez pas tort… – Assurément, car il n'est pas permis, lorsqu'il s'agit d'un fait de cette importance, qu'un journal manque d'informations, et que ses lecteurs n'en aient pas connaissance… – C'est impardonnable. » Ces propos s'échangeaient entre deux citoyens de Cincinnati, qui se promenaient sur ce pont suspendu, long de cent soixante toises, jeté sur l'Ohio, presque à l'embouchure du Lacking, entre la métropole et les deux faubourgs de Newport et de Covington, bâtis sur le territoire du Kentucky. C'est l'Ohio, la « Belle Rivière », qui sépare au sud et au sud-est l'État de ce nom du Kentucky et de la Virginie Occiden- tale. Des longitudes géodésiques lui sont communes à l'est avec la Pennsylvanie, au nord avec le Michigan, à l'ouest avec l'Indiana, et ce sont les eaux du lac Érié qui baignent son littoral. En traversant ce pont, dont l'élégance égale la hardiesse, le regard voit se développer l'industrieuse cité sur neuf milles de la rive droite du fleuve, jusqu'à la cime des collines qui l'encadrent de ce côté. Puis, la vue s'étend au delà du parc de l'Eden, à l'est, et sur une banlieue de villas et de cottages perdus sous leurs verdoyantes frondaisons. Quant à l'Ohio, on a pu justement le comparer aux fleuves d'Europe, avec ses arbres européens et ses villages à l'européenne. Alimenté, dans son cours supérieur, par l'Alleghany et la Monowghila, dans son cours moyen, par le Muskingum, le Sicoto, les deux Miami et le Licking, dans son cours inférieur, par le Kentucky, la Green River, le Wabash, le Cumberland, le Tennessee et autres tributaires, il va se confluer à Cairo au cours du Mississippi. Tout en causant, les deux citoyens, dont la postérité pourra regretter de ne connaître ni le nom ni la situation sociale, regardaient entre les mille fils du pont les ferry-boats qui sillonnaient le fleuve, les bateaux à vapeur, les chalands qui le remontaient ou le descendaient, passant sous le viaduc d'amont et les deux viaducs d'aval dont les railroads mettent en communication les deux États limitrophes. Au surplus, ce jour-là, 28 mai, d'autres citoyens, non moins inconnus que les précédents, se livraient un peu partout à des conversations animées, dans les quartiers industriels ou commerçants, dans les usines ou manufactures dont on compte près de sept mille à Cincinnati, brasseries, minoteries, raffineries, abattoirs, sur les marchés, aux abords des gares, où stationnaient des groupes démonstratifs et bruyants. Mais il ne sem- blait pas, à vrai dire, que ces honorables citadins appartinssent aux classes supérieures, à la haute société savante et artiste qui fréquente les cours universitaires et les riches bibliothèques, qui visite les précieuses collections, les musées de la métropole. Non ! cet affairement était plutôt à remarquer dans la partie basse de la ville et il ne s'étendait pas jusqu'aux quartiers somptueux, aux rues à la mode, aux squares, aux parcs ombragés de magnifiques arbres, – entre autres ces châtaigniers qui ont valu à l'Ohio le nom de Buckeye-State. En circulant à travers les rassemblements, en écoutant les conversations, on aurait entendu des propos de ce genre : « Est-ce que vous l'avez vu ?… – Non… Il a débarqué très tard dans la soirée, on l'a mis en voiture bien fermée, et son compagnon l'a conduit… – Où ?… – Voilà ce qu'on ne sait pas, et ce qu'il serait si intéressant de savoir… – Mais enfin… il n'est pas venu à Cincinnati pour ne pas s'y montrer !… On l'exhibera, j'imagine… – Oui… après-demain… dit-on… au grand concours de Spring Grove. – Il y aura foule… – On s'y écrasera ! » Pourtant, cette façon de juger le héros du jour n'était pas unanime. Du côté des abattoirs, là où sont plus volontiers appréciées les qualités physiques de préférence aux qualités mora- les ou intellectuelles, la taille, la vigueur, la puissance musculaire des individus, nombre de ces solides abatteurs haussaient les épaules. « Une réputation surfaite… disait l'un. – Et nous en avons qui le valent… disait l'autre. – Plus de six pieds, à en croire les réclames… – Des pieds qui n'ont pas douze pouces, peut-être… – Faudra voir… – Il paraît cependant qu'il a jusqu'ici la chance de battre tous ses concurrents… – Bah !… On déclare tenir le record… Une manière d'attirer le public… Et puis, le public est volé… – Ici, nous ne nous laisserons pas refaire… – Est-ce qu'il ne vient pas du Texas ?… demanda un robuste gaillard, aux larges épaules, aux bras vigoureux, maculés du sang de l'abattoir. – Du Texas… tout droit, répondit un de ses camarades, non moins taillé en force. – Alors, attendons… – Oui… attendons… Il y en a plus d'un déjà qui nous est arrivé du dehors, et qui aurait mieux fait de rester chez lui… – Après tout, s'il gagne !… C'est possible, et cela ne m'étonnerait pas !… » Il y avait divergence d'appréciations, on le voit, et, au total, cela n'eût pas été pour satisfaire John Milner, débarqué la veille à Cincinnati avec le deuxième partenaire, Tom Crabbe, que son second coup de dés avait expédié de la capitale du Texas à la métropole de l'Ohio. C'était à Austin, le 17 mai, midi, que John Milner avait reçu avis télégraphique du tirage relatif au Pavillon Indigo, le fameux pugiliste de la cité Chicagoise. Décidément, Tom Crabbe pouvait se dire en pleine veine, et même avec plus de raison que Max Réal, bien que celui-ci eût fait un grand pas, grâce à son point doublé. Lui, c'était le point de douze que maître Tornbrock avait amené à son profit, le plus haut que l'on puisse obtenir avec deux dés. Or, comme ce douze tombait également sur une des cases de l'Illinois, il y avait lieu de le doubler aussi, et le nombre de vingt-quatre faisait passer Tom Crabbe de la onzième à la trente-cinquième case. Il convient d'ajouter que ce tirage le ramenait vers les provinces les plus populeuses du centre des États-Unis, où les communications sont rapides et faciles, au lieu de l'envoyer aux confins du territoire fédéral. C'est pourquoi, avant de quitter Austin, John Milner fut vivement félicité. Ce jour-là, les paris grossirent, la cote de Tom Crabbe monta, non seulement au Texas, mais en maint autre État, – principalement sur les marchés de l'Illinois, où les agences purent le placer à un contre cinq, taux plus élevé que celui de Harris T. Kymbale, favori jusqu'alors. « Et ménagez-le… ménagez-le !… recommanda-t-on à John Milner, sous prétexte qu'il est doué d'une constitution de fer météorique, qu'il possède des muscles d'acier chromé, ne l'exposez pas !… Il faut qu'il arrive au but sans avarie… – Rapportez-vous-en à moi, déclara nettement l'entraîneur. Ce n'est pas Tom Crabbe qui est dans la peau de Tom Crabbe, c'est John Milner. – Et, ajoutait-on, plus de traversée maritime, ni longue ni courte, puisque le mal de mer le met dans un tel état de décomposition physique et morale… – Qui n'a pas duré, répliqua John Milner. Mais n'ayez crainte… Point de navigation entre Galveston et la NouvelleOrléans… Nous gagnerons l'Ohio par les railroads, à petites journées, en promeneurs, puisque nous avons quinze jours pour gagner Cincinnati. » C'était, en effet, cette métropole qui, d'après le choix du testateur, occupait la trente-cinquième case sur sa carte, et Tom Crabbe allait se trouver en avant des autres partenaires, à l'exception du commodore Urrican. Le jour même, encouragé, choyé, caressé par ses partisans, Tom Crabbe fut conduit à la gare, hissé en wagon, enveloppé de bonnes couvertures, par précaution, étant donnée la différence de température qui existe entre l'Ohio et le Texas. Puis, le train démarra et fila directement vers la frontière de la Louisiane. Les deux voyageurs se reposèrent vingt-quatre heures à la Nouvelle-Orléans où ils furent accueillis plus chaleureusement encore que la première fois. Cela tenait à ce que la cote du célèbre boxeur suivait toujours une marche ascendante. Le Tom Crabbe était demandé dans les agences et s'enlevait en toutes les villes de l'Union. C'était un délire, une fureur. Les journaux n'estimèrent pas à moins de quinze cent mille dollars les sommes qui furent engagées sur la tête du deuxième partenaire au cours de son itinéraire entre la capitale du Texas et la métropole de l'Ohio. « Quel succès ! se disait John Milner, et quel accueil nous attend à Cincinnati !… Eh bien, il faut que ce soit un triomphe… J'ai mon idée ! ». Et voici quelle était l'idée de John Milner, – que n'eût pas désavouée l'illustre Barnum, – afin de surexciter la curiosité et redoubler l'emballement du public à propos de Tom Crabbe. Il ne s'agissait pas, comme on serait tenté de le croire, d'annoncer bruyamment, à grand renfort de réclames, l'arrivée du Champion du Nouveau-Monde, et de défier les plus hardis boxeurs de Cincinnati à quelque lutte, dont Tom Crabbe sortirait évidemment victorieux pour reprendre ensuite le cours de ses pérégrinations. Peut-être, d'ailleurs, John Milner tenterait-il un jour de le faire si l'occasion s'en présentait. Ce qu'il voulait, au contraire, c'était de débarquer dans le plus strict incognito, de laisser la foule des joueurs sans nouvelles de son favori jusqu'au dernier jour, de donner à croire qu'il avait disparu, qu'il ne serait plus à temps pour la date du 31… Et alors il le produirait dans des circonstances telles que l'on acclamerait son apparition comme celle d'Élie, si le prophète revient jamais du ciel rechercher son manteau sur la terre. Précisément, John Milner avait appris par les journaux qu'il y aurait un grand concours de bétail, le 30 courant, à Cincinnati, – concours où les bêtes à cornes et autres seraient honorées de ces primes auxquelles elles semblent attacher tant d'importance. Quelle occasion d'exhiber Tom Crabbe à Spring Grove, au milieu de cette fête foraine, lorsqu'on aurait perdu toute espérance de le revoir, et cela la veille du jour où il devait se trouver au Post Office de la métropole. Inutile de dire que John Milner ne consulta point son compagnon à ce sujet, et pour cause. Et c'est ainsi que tous deux partirent de nuit, sans avoir prévenu personne, après s'être fait conduire à la première station du railroad en dehors de la Nouvelle-Orléans. Qu'étaient-ils devenus ?… Ce fut ce que toute la ville se demanda le lendemain. John Milner ne reprit pas l'itinéraire qu'il avait suivi en quittant l'Illinois pour se rendre en Louisiane. D'ailleurs, le réseau des voies ferrées est si serré en ces régions du centre et de l'est des États-Unis qu'il semble recouvrir les cartes des indicateurs d'une toile d'araignée. Et c'est ainsi que, sans se hâter, sans que la présence de Tom Crabbe eût été signalée nulle part, voyageant la nuit, se reposant le jour, soucieux de ne point attirer l'attention, le Pavillon Indigo et son entraîneur traversèrent les États du Mississippi, du Tennessee, du Kentucky, et s'arrêtèrent le 20, à l'aube naissante, dans un modeste hôtel du faubourg de Covington. Ils n'avaient plus qu'à franchir l'Ohio pour fouler le sol de Cincinnati. Ainsi s'était heureusement réalisée l'idée de John Milner. Arrivé aux portes de la métropole, Tom Crabbe avait passé incognito. D'après les journaux les mieux informés, on ne savait pas ce qu'il était devenu… On avait perdu ses traces au delà de la Nouvelle-Orléans… Aussi se demandera-t-on ce que signifiaient les propos rapportés ci-dessus, et qu'aurait pensé John Milner, s'il lui eût été donné de les entendre ?… Certes, il avait raison de compter sur un gros effet chez la population de Cincinnati désespérant de le voir à son poste, le 31 courant, parmi les parieurs, engagés sur lui pour des sommes considérables, quand, la veille du jour où il devait se présenter au Post Office, et après qu'on aurait vainement demandé de ses nouvelles à tous les échos de l'Union, – il apparaîtrait au milieu de la foule au concours de Spring Grove ! Et, pourtant, qui sait si John Milner n'eût pas mieux mis à profit les deux semaines dont il disposait au départ du Texas, en promenant son phénomène à travers les territoires de l'Ohio ?… Est-ce que cet État ne tient pas le quatrième rang dans la République Nord-Américaine, avec sa population de trois millions sept cent mille âmes ?… Dès lors, tant au point de vue de sa situation dans le match Hypperbone que dans le monde des amateurs de la boxe, n'y avait-il pas intérêt à le véhiculer de ville en ville, de bourgade en bourgade, à l'exhiber dans les principales cités de l'Ohio ?… Et elles sont nombreuses et prospères, et Tom Crabbe y eût reçu le meilleur accueil… À supposer que John Milner n'eût pas tenu à son coup de théâtre, il aurait certainement eu intérêt à montrer le superbe boxeur à Cleveland, une magnifique ville sur le lac Érié, à le promener le long de son avenue d'Euclide, la plus belle de toutes les avenues de l'Union, à lui faire parcourir ses rues larges et régulières, ombragées de superbes érables. Cette ville s'est enrichie par l'exploitation de sources d'huile minérale, dont les bassins sont en communication avec son port, l'un des plus actifs de l'Érié ; son mouvement commercial dépasse deux cents millions de dollars. De Cleveland, Tom Crabbe se fût transporté à Toledo et à Sandusky, également ports lacustres où se concentrent les flottilles de pêche, puis dans tous ces centres industriels qui puisent leur vie au cours de l'Ohio comme les organes du corps humain au sang des artères, Starbenville, Marietta, Gallipolis et tant d'autres ! Et enfin, cet État n'a-t-il pas fait sa capitale de Columbus, qui ne compte pas moins de quatrevingt-dix mille habitants, cité aux splendides édifices publics, et l'un des plus riches entrepôts des denrées agricoles, en même temps que centre d'industrie métallurgique et d'exploitation carbonifère ?… Il va de soi que les railroads rayonnent en toutes les directions, à travers les opulentes campagnes, les champs de céréales, où le maïs domine, les champs de tabac, les vignobles, qui, très éprouvés au début, prospèrent depuis le remplacement des ceps d'Europe par les ceps américains, les verdoyantes plaines et les massifs d'arbres de toute beauté, acacias, micocouliers, érables à sucre, érables rouges, peupliers noirs, platanes d'une circonférence de trente à quarante pieds, comparables aux gigantesques séquoias des territoires de l'ouest. On admettra volontiers que, si généreusement doté par la nature, l'Ohio, un des plus puissants États de l'Union, soit représenté au Congrès par deux sénateurs et vingt-cinq députés sur les trente-cinq sénateurs et les cent députés de sa propre législature. Il faut ajouter que le bétail est l'objet d'un grand commerce dans la contrée, qu'il fournit abondamment aux usines de Chicago, d'Omaha, de Kansas City, – ce qui explique l'importance de ses marchés, et entre autres de ce concours des espèces bovine, ovine et porcine qui devait se tenir le 30 du présent mois. Enfin, il n'y avait pas à revenir sur le parti auquel s'était arrêté John Milner. Tom Crabbe ne sera point produit dans les principales villes. Il est arrivé sur la frontière kentuckienne, sans accident, sans fatigues, – voyageant comme il a été dit cidessus. Pendant son séjour au Texas, il a recouvré toute sa vigueur habituelle, toute sa puissance physique. Il n'en a rien perdu en route, il est en bonne forme, et quel triomphe lorsqu'il apparaîtra devant l'assistance de Spring Grove. Le lendemain, John Milner voulut faire un tour par la ville, bien entendu, sans être accompagné de sa bête curieuse. Avant de quitter l'hôtel, il lui dit : « Tom, je te laisse ici, et tu m'attendras. » Comme ce n'était pas dans le but de le consulter que John Milner lui faisait cette recommandation, Tom Crabbe n'eut point à répondre. « Tu ne sortiras de ta chambre sous aucun prétexte, » ajouta John Milner. Tom Crabbe fût sorti, si on lui eût dit de sortir. On lui disait de ne pas sortir, il ne sortirait pas. « Si je tardais à revenir, ajouta encore John Milner, on te monterait ton premier déjeuner, puis ton second, puis ton lunch, puis ton dîner, puis ton souper. Je vais donner des ordres, et tu n'auras pas à t'inquiéter de ta nourriture ! » Non, certes, Tom Crabbe ne s'inquiéterait pas, et, dans ces conditions, il attendrait patiemment le retour de John Milner. Puis, dirigeant son énorme masse vers une large rocking-chair, il l'y déposa, et, imprimant un léger balancement à son siège, il s'enferma dans le néant de ses pensées. John Milner descendit au bureau de l'hôtel, fit le menu des substantiels repas qui devraient être servis à son compagnon, franchit la porte, se dirigea vers l'Ohio à travers les rues de Covington, passa le fleuve en ferry-boat, débarqua sur la rive droite, et, les mains dans les poches, en flâneur, remonta le quartier commerçant de la ville. Une assez grande animation y régnait, John Milner put le constater. Aussi essaya-t-il de surprendre au passage quelques mots des propos qui s'échangeaient. Il ne doutait pas d'ailleurs que l'on ne fût déjà très préoccupé de la prochaine arrivée du deuxième partenaire. Voilà donc John Milner qui déambule d'une rue à l'autre, entre des gens visiblement affairés, s'arrêtant près des groupes, devant les boutiques, sur les places où l'animation se manifestait par de plus bruyants propos. Jusqu'aux femmes qui s'en mêlaient, et, en Amérique, elles ne sont pas moins démonstratives qu'en n'importe quel pays du vieux continent. John Milner fut très satisfait, mais il aurait voulu savoir à quel point on s'impatientait de ne pas avoir encore vu Tom Crabbe à Cincinnati. C'est pourquoi, avisant l'honorable Dick Wolgod, charcutier de son état, en chapeau de haute forme, en habit noir et en tablier de travail, qui se tenait sur le pas de sa porte, il entra dans la boutique et demanda un jambon dont il aurait, on le sait, le facile placement. Puis, après qu'il l'eut payé sans marchander, il dit au moment de sortir : « C'est demain le concours… – Oui… une belle cérémonie, répondit Dick Wolgod, et ce concours va faire honneur à notre cité. – Il y aura sans doute grande foule à Spring Grove ?… demanda John Milner. – Toute la ville y sera, monsieur, répondit Dick Wolgod avec cette politesse que tout charcutier sérieux doit au client qui vient de lui acheter un jambon. Songez donc, monsieur, une pareille exhibition… » John Milner dressa l'oreille. Il était interloqué. Comment pouvait-on se douter qu'il eût l'intention d'exhiber Tom Crabbe à Spring Grove ?… Et alors, il dit : « Ainsi… on ne s'inquiète pas de retards… qui pourraient survenir… – Aucunement. » Et, comme une pratique entrait en cet instant, John Milner s'en alla en proie à un certain ahurissement. Que l'on veuille bien se mettre à sa place… Il n'avait pas fait cent pas, quand, au coin de la cinquième rue transversale, il s'arrêta soudain, leva les bras vers le ciel, et laissa tomber son jambon sur le trottoir. Là, à l'angle d'une maison, s'étalait une affiche sur laquelle se lisaient ces mots en grosses lettres : « IL ARRIVE !… IL ARRIVE ! !… IL ARRIVE ! ! ! « IL EST ARRIVÉ ! ! ! ! » Du coup, cela passait les bornes !… Comment, on connaissait la présence de Tom Crabbe à Cincinnati !… On savait qu'il n'y avait rien à craindre en ce qui concernait la date assignée au Champion du Nouveau-Monde !… C'était donc l'explication de cette joie qui animait la ville, et de la satisfaction qu'avait montrée le charcutier Dick Wolgod ?… Décidément, il est bien difficile – disons impossible – à un homme célèbre d'échapper aux inconvénients de la célébrité, et il fallait renoncer désormais à jeter sur les épaules de Tom Crabbe le voile de l'incognito. Du reste, d'autres affiches plus explicites ne se bornaient pas à dire qu'il était arrivé, mais qu'il venait directement du Texas, et qu'il figurerait au concours de Spring Grove. « Ah ! c'est trop fort !… s'écria John Milner. On connaît mon projet d'y amener Tom Crabbe !… Cependant… je n'en ai dit mot à qui que ce soit !… Allons !… j'aurai parlé devant Crabbe… et Crabbe, qui ne parle jamais, aura parlé en route !… Cela ne peut se comprendre autrement ! » Là-dessus, John Milner regagna le faubourg de Covington, rentra à l'hôtel pour le second déjeuner, ne dit rien à Tom Crabbe de l'indiscrétion que celui-ci avait assurément commise, et, persistant à ne point le montrer encore, demeura le reste de la journée avec lui. Le surlendemain, dès huit heures, tous deux se dirigèrent vers le fleuve, le traversèrent sur le pont suspendu, et remontèrent les rues de la ville. C'était au nord-ouest, dans l'enceinte de Spring Grove qu'allait se tenir ce grand concours national de bétail. Déjà la population s'y portait en masse et, – ce que John Milner fut bien obligé de constater – elle ne laissait percer aucune inquiétude. De tous côtés s'empressaient des bandes de ces gens joyeux et bruyants, dont la curiosité va être prochainement satisfaite. Peut-être John Milner se disait qu'avant d'arriver à Spring Grove, Tom Crabbe serait reconnu, à sa taille, à sa tournure, à son visage, à toute sa personne que les photographies avaient reproduite des milliers de fois et popularisée jusque dans les plus infimes bourgades de l'Union ?… Eh bien, non ! nul ne s'occupa de lui, nul ne se retourna à son passage, nul n'eut l'air de se douter que ce colosse, qui réglait son pas sur celui de John Milner, fût le célèbre pugiliste doublé d'un partenaire du match Hypperbone, celui que le point de vingt-quatre venait d'expédier à la trente-cinquième case, État de l'Ohio, Cincinnati. Ils atteignirent Spring Grove, comme sonnaient neuf heures. La foule encombrait déjà le lieu du concours. Au tumulte des spectateurs s'ajoutaient les beuglements, les bêlements, les grognements des animaux, dont les plus favorisés allaient figurer, à leur grand honneur, sur les pages du palmarès officiel. Là étaient rassemblés d'admirables types des espèces bovines, ovines et porcines, nombre de moutons et de porcs des plus belles races, vaches laitières, bœufs dont l'Amérique fournit en une année plus de quatre cent mille à l'Angleterre. Là paradaient avec ces rois de l'élevage, ces « cattle-kings », cotés parmi les plus honorables citoyens des États-Unis. Au centre s'élevait une estrade sur laquelle devaient être exposés les produits. Et alors l'idée vint à John Milner de fendre la foule, de gagner le pied de l'estrade, d'y faire monter son compagnon et de crier à l'assistance : « Voilà Tom Crabbe, le Champion du Nouveau-Monde, le deuxième partenaire du match Hypperbone ! » Quel effet à cette révélation inattendue, en présence de ce héros du jour, dominant ce public surchauffé !… Alors, poussant Tom Crabbe en avant et comme remorqué par ce tug puissant, il fendit les flots du populaire et voulut monter sur l'estrade… La place était prise, et qui l'occupait ?… Un porc, un énorme porc, colossal produit des deux races américaines Polant China et Red Jersey – un porc vendu à trois ans deux cent cinquante dollars, alors qu'il pesait déjà treize cent vingt livres, – un cochon phénoménal, sa longueur près de huit pieds, sa hauteur quatre, son tour de cou six, son tour de corps sept et demi, son poids actuel dix-neuf cent cinquante-quatre livres !… Et c'était cet échantillon de la famille Suillienne qui avait été amené du Texas !… C'était lui dont les affiches annonçaient l'arrivée à Cincinnati !… C'était lui qui absorbait ce jour-là toute l'attention publique !… C'était lui que présentait aux applaudissements de la foule son heureux propriétaire !… Voilà donc devant quel nouvel astre avait pâli l'astre de Tom Crabbe ! Un porc monstrueux qui allait être primé au concours de Spring Grove !… John Milner, atterré, recula. Puis, faisant signe à Tom Crabbe de le suivre, il reprit le chemin de son hôtel par des rues détournées, et, désappointé, humilié, après s'être confiné dans sa chambre, il n'en voulut plus sortir. Et si jamais Cincinnati eut l'occasion de recouvrer ce surnom de Porcopolis que venait de lui ravir Chicago, ce fut bien ce 30 mai 1897 ! III À PAS DE TORTUE. « Reçu de M. Hermann Titbury, de Chicago, la somme de trois cents dollars, en paiement de l'amende à laquelle il a été condamné par jugement du 14 mai courant, pour infraction à la loi sur les boissons alcooliques. « Calais, Maine, ce 19 mai 1897. « Le greffier, « WALTER HOEK. » Ainsi Hermann Titbury avait dû s'exécuter, non sans une longue résistance continuée jusqu'au 19 mai. Puis, cette somme payée, l'identité du troisième partenaire dûment établie, la preuve faite que c'étaient bien M. et Mrs Titbury qui voyageaient sous le nom de M. et Mrs Field, le juge R. T. Ordak, après trois jours de prison, avait remis le reste de la peine. Il était temps. Ce jour-là, 19, à huit heures du matin, maître Tornbrock avait joué le sixième coup de dés, et avisé l'intéressé par le fil de Calais. Les habitants de cette petite ville, blessés de ce que l'un des partants du match Hypperbone se fût caché sous un faux nom, ne se montrèrent pas très accueillants et rirent même de sa mé- saventure. Enchantés tout d'abord que, dans le Maine, Calais eût été le lieu choisi par feu Hypperbone, ils ne pardonnaient pas au Pavillon Bleu de ne point s'être fait connaître dès son arrivée. Il suit de là que son nom véritable, lorsqu'il fut révélé, ne produisit aucune impression. Dès que le gardien lui eut rendu la liberté, Hermann Titbury prit le chemin de l'auberge. Personne ne l'accompagna, personne même ne se détourna sur son passage. Le couple ne tenait pas autrement, d'ailleurs, à ces acclamations de la foule que recherchait Harris T. Kymbale et n'avait qu'un désir : quitter Calais le plus tôt possible. Il était neuf heures du matin, et il s'en fallait de trois encore que le moment fût venu de se présenter au bureau du télégraphe. Aussi, devant le thé et les rôties de leur déjeuner, M. et Mrs Titbury s'occupèrent-ils de mettre leur comptabilité en règle. « Combien avons-nous dépensé depuis notre départ de Chicago ?… demanda l'époux. – Quatre-vingt-huit dollars et trente-sept cents, répondit l'épouse. – Tant que cela… – Oui, et bien que nous n'ayons pas gaspillé notre argent en route. » À moins d'avoir du sang de Titbury dans les veines, on aurait pu s'étonner, au contraire, que les dépenses eussent été réduites à ce point. Il est vrai, cette somme devait être accrue des trois cents dollars de l'amende, – ce qui portait à un chiffre assez élevé la saignée faite à la caisse titburyenne. « Et pourvu que la dépêche que nous allons recevoir de Chicago ne nous oblige pas à partir pour l'autre bout du territoire !… soupira M. Titbury. – Il faudrait cependant s'y résoudre, déclara formellement Mrs Titbury. – J'aimerais mieux renoncer… – Encore ! s'écria l'impérieuse matrone. Que ce soit la dernière fois, Hermann, que tu parles de renoncer à cette chance de gagner soixante millions de dollars ! » Enfin, les trois heures s'écoulèrent, et à midi moins vingt, le couple, installé dans la salle du Post Office, attendait, et avec quelle impatience, on l'imagine. C'est à peine si une demidouzaine de curieux s'y étaient donné rendez-vous. Quelle différence avec l'empressement dont leurs partenaires furent l'objet à Fort Riley, à Austin, à Santa Fé, à Milwaukee, à Key West, devant le guichet des bureaux du télégraphe ! « Il y a un télégramme pour M. Hermann Titbury de Chicago, » dit l'employé. Le personnage ainsi interpellé fut pris de faiblesse au moment où son sort allait se décider. Ses jambes fléchirent, sa langue se paralysa, et il ne put répondre. « Présent, dit Mrs Titbury en secouant son mari qu'elle poussa par les épaules. – Vous êtes bien le destinataire de cette dépêche ?… reprit l'employé. – S'il l'est !… s'écria Mrs Titbury. – Si je le suis !… répondit enfin le troisième partenaire. Allez le demander au juge Ordak !… Cela m'a coûté assez cher pour qu'on ne me chicane pas sur mon identité !… » En effet, aucun doute à ce sujet. Le télégramme fut donc remis à Mrs Titbury et ouvert par elle, car la main tremblante de son mari n'aurait pu y parvenir. Et voici ce qu'elle lut d'une voix décroissante qui s'étreignit sans articuler les derniers mots : « Hermann Titbury, point de deux par un et un, Great Salt Lake City, Utah. TORNBROCK. » Le couple défaillit au milieu des railleries peu contenues de l'assistance, et il fallut l'asseoir sur un des bancs de la salle. La première fois, par un et un, envoyé à la deuxième case au fond du Maine, la seconde fois, encore par un et un, envoyé à la quatrième case en plein Utah !… Quatre points en deux coups !… Et, pour comble, après avoir été de Chicago à l'extrémité de l'Union, aller presque à l'autre extrémité dans l'ouest ! Passé ces quelques moments de faiblesse très compréhensible, on l'avouera, Mrs Titbury se ressaisit, redevint la virago résolue qui dominait le ménage, prit son mari par le bras et l'entraîna vers l'auberge de Sandy Bar. Non ! la malchance était vraiment trop prononcée ! Quelle avance avaient déjà les autres partenaires, Tom Crabbe, Max Réal, Harris T. Kymbale, Lissy Wag, sans parler du commodore Urrican !… Ils filaient comme des lièvres, et les Titbury mar- chaient comme des tortues !… Aux milliers de milles parcourus entre Chicago et Calais, il faudrait maintenant ajouter les deux mille deux cents qui séparent Calais de Great Salt Lake City… Enfin, si les Titbury ne se résignaient pas à abandonner le match, il convenait de ne point s'attarder à Calais, quitte à prendre quelques jours de repos à Chicago, le délai pour se rendre à l'Utah s'étendant du 19 mai au 2 juin. Et comme Mrs Titbury n'entendait pas renoncer à la partie, le couple quitta Calais le jour même par le premier train, accompagné de tous les vœux que la population faisait… pour leurs concurrents. Après une telle déveine, la cote du troisième partenaire – s'il en avait une toutefois – allait certainement tomber à un taux dérisoire. Le Pavillon Bleu ne serait même plus ni classé, ni placé. L'infortuné couple n'eut pas d'ailleurs à se préoccuper de l'itinéraire, tout indiqué, qui consistait à reprendre celui qu'il avait suivi jusqu'au Maine. Arrivé à Chicago, il aurait à sa disposition les trains de l'Union Pacific, qui par Omaha, Granger et Ogden atteignent la capitale de l'Utah. Dans l'après-midi la petite ville fut débarrassée de la présence de ces gens peu sympathiques qui y avaient fait triste figure. On espérait bien que les hasards du Noble Jeu des ÉtatsUnis d'Amérique ne les ramèneraient point, – espoir qu'ils partageaient eux-mêmes, on peut le croire. À quarante-huit heures de là, les Titbury débarquèrent à Chicago, passablement éreintés, il faut en convenir, à la suite de ces déplacements que leur âge et leurs habitudes ne comportaient guère. Ils durent même séjourner quelques jours dans leur maison de Robey Street. M. Titbury fut pris en route d'une attaque de ces rhumatismes de quinquagénaire, qu'il traitait d'ordinaire par le mépris, – sorte de traitement économique, très en rapport avec sa ladrerie originelle. La vérité est que ses jambes lui refusèrent tout service, et que, de la gare, on dut le transporter jusque chez lui. Il va de soi que les journaux annoncèrent son arrivée. Les reporters du Staats Zeitung, favorables à sa cause, lui rendirent visite. Mais, en le voyant dans un tel état, ils durent l'abandonner à sa mauvaise chance, et les agences ne lui trouvèrent plus preneurs, pas même à sept contre un. Toutefois, on comptait sans Kate Titbury, cette maîtresse femme, et elle le fit bien voir. Ce ne fut pas par l'indifférence qu'elle traita les rhumatismes de son mari, ce fut par la violence. Aidée de son dragon de servante, elle frotta le rhumatisant avec tant de vigueur qu'il faillit y laisser la peau de ses jambes. Jamais âne ou cheval ne fut étrillé de cette façon. Inutile d'ajouter que ni docteur ni pharmacien n'eurent à intervenir, et peut-être le patient ne s'en trouva-t-il que mieux. Bref, le retard ne fut que de quatre jours. Le 23, les dispositions étaient prises en vue de la continuation du voyage. Il y eut lieu de tirer de la caisse quelques milliers de dollars-papier, et le 24, dès le matin, le mari et la femme se remirent en route, ayant tout le temps nécessaire pour atteindre la capitale mormone. En effet, le railroad relie directement Chicago à Omaha ; puis, à partir de ce point, l'Union Pacific aboutit à Ogden, et, sous le nom de Southern Pacific, étend sa ligne jusqu'à San Francisco. Et, à tout prendre, il était heureux que les époux Titbury n'eussent pas été expédiés en Californie, car le voyage se fût allongé d'un millier de milles. C'est dans l'après-midi du 28 qu'ils arrivèrent à Ogden, importante station, qu'un embranchement met en communication avec Great Salt Lake City. Là se produisit une rencontre, – non pas entre deux trains, on se hâte de le dire, – mais entre deux des partenaires, rencontre qui devait avoir de singulières conséquences. Dans cette après-midi, Max Réal, retour de sa visite au Parc National, venait de rentrer à Ogden. De là, il se rendrait le lendemain 29 à Cheyenne afin d'y recevoir le résultat de son troisième coup de dés. Or, en arpentant le quai de la gare, voici qu'il se trouva face à face avec ce Titbury, en compagnie duquel il avait suivi le cortège de William J. Hypperbone et figuré sur la scène de l'Auditorium, pendant la lecture du testament de l'excentrique défunt. Cette fois, le couple s'était bien gardé de voyager sous un nom d'emprunt. Il ne voulait pas s'exposer de nouveau aux inconvénients dont il avait été victime à Calais. S'il s'était dispensé de se faire connaître pendant le parcours, il ne manquerait pas de s'inscrire sous son nom véritable à un hôtel de Great Salt Lake City. Inutile, n'est-ce pas, de révéler en route cette situation de futur héritier de trois cents millions. Ce serait assez de le dire dans la capitale de l'Utah, et là, si on prétendait l'exploiter, M. Titbury saurait se défendre. Que l'on juge donc de la désagréable surprise qu'éprouva le Pavillon Bleu, lorsque, devant un certain nombre de personnes descendues du train, il s'entendit interpeller de la sorte par le Pavillon Violet : « Si je ne me trompe, c'est bien à M. Hermann Titbury, de Chicago, mon concurrent dans le match Hypperbone, que j'ai l'honneur de parler ?… » Le couple tressaillit à l'unisson. Visiblement ennuyé d'être signalé à l'attention du public, M. Titbury se retourna et ne pa- rut pas se souvenir d'avoir jamais vu l'importun, bien qu'il l'eût parfaitement reconnu, d'ailleurs. « Je ne sais, monsieur… répondit-il. Est-ce à moi… par hasard… que vous vous adressez ?… – Pardon, reprit le jeune peintre, il n'est pas possible que je me trompe !… Nous étions ensemble aux fameuses obsèques… à Chicago… Max Réal… le premier partant… – Max Réal ?… » répliqua Mrs Titbury, comme si elle entendait prononcer ce nom pour la première fois. Max Réal, qui commençait à s'impatienter, dit alors : « Ah çà ! monsieur, êtes-vous ou n'êtes-vous pas M. Hermann Titbury, de Chicago ?… – Mais, monsieur, lui fut-il aigrement répondu, de quel droit vous permettez-vous de m'interroger ?… – C'est ainsi que vous le prenez ! dit Max Réal, en renfonçant son chapeau sur sa tête. Vous ne voulez pas être M. Titbury, l'un des Sept, expédié d'abord au Maine, et ensuite à l'Utah… soit ! Cela vous regarde !… Quant à moi, je suis Max Réal, qui reviens du Kansas, et du Wyoming !… Et là-dessus, bonsoir !… » Puis, comme le départ pour Cheyenne allait s'effectuer à l'instant, il s'élança dans un des wagons, avec Tommy, laissant le couple interdit de l'aventure et maudissant ces propres à rien qu'on appelle des artistes. À ce moment, un homme qui avait suivi cette petite scène, non sans un évident intérêt, s'approcha. Cet individu, mis avec une certaine recherche, âgé d'une quarantaine d'années, mon- trait une physionomie franche, et ne pouvait inspirer que de la confiance, même aux gens les plus soupçonneux. « Voilà, dit-il, en s'inclinant devant Mrs Titbury, un impertinent personnage et qui aurait eu droit à une bonne correction pour son insolence !… Et si je n'avais pas craint de me mêler de ce qui ne me regardait pas… – Je vous remercie, monsieur, répondit M. Titbury, flatté de voir un homme si distingué venir à sa défense. – Mais, reprit l'homme si distingué, est-ce réellement Max Réal, votre partenaire ?… – Oui… je crois… en effet… répliqua M. Titbury, quoique je le connaisse à peine… – Eh bien, ajouta le voyageur, je lui souhaite tous les désagréments possibles pour avoir parlé avec ce sans-gêne à des personnes infiniment respectables, et à vous, monsieur, de le battre dans cette partie… lui et les autres… s'entend ! » Il eût fallu avoir l'esprit mal tourné pour ne pas faire bon accueil aux avances d'un homme de tant de politesse, et même de tant d'obséquiosité, un gentleman qui s'intéressait à ce point au succès de M. et de Mrs Titbury. Qui était ce personnage ?… M. Robert Inglis, de Great Salt Lake City, et qui se disposait à y revenir – le jour même – un courtier de commerce des plus répandus, qui connaissait à fond la province pour l'avoir parcourue pendant nombre d'années. Aussi, après avoir décliné ses nom et profession, s'offrit-il très galamment à piloter les époux Titbury, se chargeant de trouver un hôtel à leur convenance. Comment refuser les services de M. Robert Inglis, lequel déclara, d'ailleurs, avoir engagé une très forte somme sur les chances du troisième partenaire. Il prit les menus bagages de Mrs Titbury, et les déposa dans un des wagons du train qui allait quitter Ogden. M. Titbury se montrait particulièrement touché, surtout, de ce que M. Robert Inglis eût traité Max Réal comme le méritait ce polisson. En outre, il ne pouvait que se féliciter d'avoir rencontré un compagnon de voyage si aimable, qui lui servirait de guide dans la capitale de l'Utah. Tout était donc pour le mieux. Les voyageurs montèrent en wagon, et on peut affirmer que jamais le temps ne passa pour eux aussi vite que durant ce parcours, qui ne comptait qu'une cinquantaine de milles. M. Inglis fut aussi intéressant qu'intarissable. Ce qui parut plaire à l'excellente dame, c'est qu'il était le quarante-troisième enfant d'un ménage mormon, bien entendu avant que la polygamie eût été interdite par décret du Président des États-Unis. Et cela ne saurait étonner, puisque l'apôtre Hébert Kimball, premier conseiller de l'Église, était mort en laissant treize femmes et cinquante-quatre enfants. Il faut espérer que si le chroniqueur de la Tribune, Harris T. Kymbale, est jamais astreint à se transporter dans l'Utah, il ne prendra pas exemple sur son homonyme. Au surplus, les deux noms ne s'écrivent pas de la même manière, et, en outre, il n'est plus permis à Great Salt Lake City d'être polygame, fût-on un des « Fidèles du Coran ». Si cette conversation plut aux Titbury, ce fut surtout parce qu'il eût été impossible d'imaginer un conteur plus charmant que M. Inglis. Nul doute qu'il regrettât le temps où l'Église mormone fonctionnait dans toute sa splendeur. Il vantait l'excellence de cette religion, la « meilleure » qui fut révélée par « l'Esprit de Dieu ». Il parla de Joseph Smith, qui se sentit de- venir prophète en 1830, qui retrouva les tablettes d'or sur lesquelles étaient inscrites les divines lois du Mormonisme, et qui fut assassiné depuis. Il narra l'exode des « Saints des Derniers Jours », établis d'abord dans le New York, dans l'Illinois, puis dans l'Ohio, puis dans le Missouri. Et alors, le voilà qui s'étend en termes émus et dithyrambiques sur Brigham Young, pape et président de l'Église, lequel, bravant les fatigues, bravant les dangers, conduisit la communauté sur les territoires voisins du Grand Lac Salé, où il fonda, en 1847, la Nouvelle Jérusalem. Et la cité sainte ne méritait-elle pas ce nom, comme méritait celui de Jourdain le cours d'eau sur les bords duquel elle s'élève, à une dizaine de milles du lac ? C'étaient les temps prospères, et l'État ne comptait pas moins de cent quarante-cinq mille Fidèles, qui se sont réfugiés actuellement, pour le plus grand nombre, sur un territoire concédé par le Mexique. Mais les persécutions s'accrurent, et ce que ne dit pas M. Robert Inglis, c'est que le gouvernement fédéral comprit très bien que l'Utah cherchait plus à se rendre indépendant qu'à vivre dans les pratiques du mormonisme. Aussi, en 1871, le général Grant fit-il emprisonner le pape et les apôtres, replaça l'ancien pays des Utahs sous le joug administratif et en même temps interdit les unions polygames, fussent-elles réduites à la bigamie, au nom de la morale publique. Et, aujourd'hui, la Nouvelle Sion est maintenue dans l'ordre par le fort Douglas, que le gouvernement fit construire à trois milles dans l'est afin de l'obliger à se conformer aux lois de la République Nord-Américaine. « Ah ! mes amis, s'écria alors Robert Inglis, dont la voix s'attendrit au point de tirer des larmes des yeux de Mrs Titbury, si vous aviez connu Brigham Young, notre pape vénéré, avec ses cheveux en toupet, sa barbe grisonnante encadrant les joues et le menton, ses yeux de lynx, et George Smith, cousin du prophète et historien de l'Église, et Hunter, président des évêques, et Orson Hyde, président des douze apôtres, et Daniel Wels, second conseiller, et Elisa Snow, l'une des femmes spirituelles du pape… – Était-elle jolie ?… demanda Mrs Titbury. – Abominablement laide, madame, mais qu'est-ce que la beauté chez une femme ?… » Et celle à qui s'adressait Robert Inglis eut un petit sourire approbateur. « Quel âge a maintenant le célèbre Brigham Young ?… interrogea M. Titbury. – Il n'en a plus, puisqu'il est mort !… Mais, s'il vivait, il aurait cent deux ans. – Et vous, monsieur, demanda Mrs Titbury, avec un peu d'hésitation, êtes-vous marié ?… – Moi, chère dame !… À quoi bon se marier, depuis que la polygamie est défendue ?… Une seule femme est plus difficile à conduire que cinquante ! » Et M. Inglis de rire si gaîment de sa répartie, que le couple prit largement part à son hilarité. Le territoire que traverse l'embranchement d'Ogden est plat et aride, du sable et de l'argile, mélangés de sels alcalins qui le couvrent d'efflorescences blanchâtres comme le grand désert dans l'ouest du lac. Il n'y pousse que du thym, de la sauge, du romarin, des bruyères sauvages, et aussi de prodigieuses quantités de tournesols à fleurs jaunes. Vers l'est s'élevaient les cimes lointaines et embrumées des monts Wahsatch. Il était sept heures et demie, lorsque le train s'arrêta en gare de Great Salt Lake City. Une magnifique ville, avait dit Robert Inglis, et certainement il ne laisserait pas partir ses nouveaux amis avant qu'ils l'eussent visitée, une ville de cinquante mille habitants, – il exagérait de cinq mille, – une ville magnifique, encadrée à l'est par de magnifiques montagnes, et que le magnifique Jourdain met en communication avec le magnifique lac Salé, une ville salubre entre toutes, avec ses maisons, ses cottages entourés de massifs verdoyants, leurs vergers, leurs potagers plantés de pommiers, pruniers, abricotiers, pêchers, qui donnent les plus beaux fruits du monde !… Et en bordure des rues marchandes magnifiques… des édifices bâtis en pierre, et d'aspect magnifique !… Et ses monuments, magnifiques spécimens de l'architecture mormone, la magnifique Présidence où résidait autrefois Brigham Young, le magnifique Temple mormon, le magnifique Tabernacle, une merveille de charpente, dans lequel huit mille Fidèles pouvaient trouver place !… Et autrefois, quelles magnifiques cérémonies, le pape et les apôtres sur une estrade magnifique, autour, la foule des Saints, hommes, femmes, enfants, oh ! combien ! assistant à la lecture de la Bible écrite de la magnifique main de Mormon lui-même !… Enfin, tout magnifique. La vérité est que M. Robert Inglis, par amour pour sa cité natale, se laissait aller à quelque exagération. La ville du Grand Lac Salé ne mérite pas de tels éloges. Elle est trop vaste pour sa population, et si elle possède quelques beautés naturelles, elle n'en montre aucune d'artistique. Quant au fameux Tabernacle, ce n'est, à vrai dire, qu'un énorme couvercle de chaudière posé à plat sur le sol. Dans tous les cas, il n'était pas question de visiter Great Salt Lake City ce soir-là. Le plus pressé consistait à faire choix d'un hôtel, et, comme M. Titbury entendait qu'il ne fut pas de prix exorbitant, son guide lui en proposa un en dehors de la ville, Cheap Hotel, autrement dit « Hôtel du bon marché ». Rien qu'à ce nom, le couple fut séduit et rassuré. Puis, laissant la valise en gare, quitte à venir la rechercher, si Cheap Hotel lui convenait, il suivit M. Inglis qui avait voulu porter luimême le sac et la couverture de l'« excellente et honorable dame ». On descendit vers les bas quartiers de la cité dont les époux Titbury ne purent rien voir, car il faisait déjà presque nuit, on atteignit la rive droite d'une rivière que M. Inglis dit être Crescent River, et on chemina pendant environ trois milles. Peut-être les Titbury trouvèrent-ils la course un peu longue ; mais à la pensée que l'hôtel serait d'autant moins cher qu'il était plus éloigné de la ville, ils ne songèrent point à se plaindre. Enfin, vers huit heures et demie, au milieu d'une obscurité complète, le ciel était chargé, les voyageurs arrivèrent devant une maison dont ils ne purent juger l'apparence. Quelques instants plus tard, l'hôtelier, – un gaillard de farouche mine, il faut l'avouer, – les introduisait dans une chambre du rez-de-chaussée, blanchie à la chaux, uniquement meublée d'un lit, d'une table et de deux chaises. Cela leur suffirait, et ils remercièrent M. Inglis, qui prit congé en promettant de revenir le lendemain matin. Très fatigués, M. et Mrs Titbury, après avoir soupé des quelques provisions qui restaient dans le sac de voyage, se mirent au lit. Puis, bientôt endormis côte à côte, tous deux rêvèrent que les pronostics de cet obligeant M. Inglis se réalisaient et que le prochain coup de dés leur faisait gagner une vingtaine de cases. Ils se réveillèrent à huit heures, ayant passé une bonne nuit bien reposante. Ils se levèrent sans hâte, n'ayant rien de mieux à faire que d'attendre leur guide afin de visiter la ville avec lui. Ce n'est pas qu'ils fussent curieux de leur nature, oh non ! mais comment refuser les offres de M. Robert Inglis, qui voulait leur montrer les merveilles de la grande cité mormone ?… À neuf heures, personne. M. et Mrs Titbury, habillés, prêts à partir, regardaient par la fenêtre qui s'ouvrait sur la grande route devant Cheap Hotel. Cette route, leur avait dit la veille leur obligeant cicerone, était l'ancien « Emigrants road ». Elle longeait Crescent River. Là cheminaient autrefois les fourgons chargés de marchandises destinées aux campements des pionniers et que conduisait le bull-waker, le bouvier, alors que l'on mettait plusieurs mois pour aller de New York aux territoires de West Union. Cheap Hotel devait être isolé, car, en se penchant hors de la fenêtre, M. Titbury n'apercevait aucune maison, ni sur cette rive, ni sur la rive gauche de la rivière. Rien que le sombre massif des verdoyantes forêts de pins qui s'étageaient sur les flancs d'une haute montagne. À dix heures, personne encore. M. et Mrs Titbury commencèrent à s'impatienter, et d'ailleurs la faim se faisait sentir. « Sortons, dit l'une. – Sortons, » dit l'autre. Et, poussant la porte de leur chambre, ils pénétrèrent dans une salle centrale, une vraie salle de cabaret, dont l'entrée donnait sur la route. Là, sur le seuil, se tenaient deux hommes, mal vêtus, d'aspect peu rassurant, les yeux noyés de gin, et qui semblaient garder la porte. « On ne passe pas ! » Telle fut l'injonction envoyée d'un ton rude à M. Titbury. « Comment… on ne passe pas ?… – Non… sans payer. – Payer ? » Ce mot était évidemment, de toute la langue anglaise, celui qui plaisait le moins à M. Titbury, lorsqu'on le lui adressait. « Payer… répéta-t-il, payer pour sortir ?… C'est une plaisanterie… » Mais Mrs Titbury, soudain saisie d'inquiétude, ne prit pas la chose ainsi, et demanda : « Combien ?… – Trois mille dollars. » Cette voix, elle la reconnut… C'était la voix de Robert Inglis, qui parut à l'entrée de l'hôtel. Cependant M. Titbury, moins perspicace que sa femme, voulut prendre la chose en riant. « Eh !… s'écria-t-il, voilà notre ami… – En personne, répondit celui-ci. – Et toujours de bonne humeur… – Toujours. – Et vraiment, elle est bien drôle, cette réclamation de trois mille dollars… – Que voulez-vous, cher monsieur, répondit M. Inglis, c'est le prix d'une nuit à Cheap Hotel. – Vous parlez sérieusement ?… demanda Mrs Titbury qui pâlissait. – Très sérieusement, madame. » M. Titbury, dans un mouvement de colère, voulut s'élancer au dehors. Deux bras vigoureux s'appesantirent sur ses épaules et le clouèrent sur place. Ce Robert Inglis était tout simplement un de ces malfaiteurs comme il s'en rencontre trop en ces lointaines contrées de l'Union, gens toujours à l'affût d'occasions qui ne sont pas rares. Plus d'une fois déjà, maint voyageur avait été détroussé par ce prétendu quarante-troisième enfant d'un mariage mormon, aidé de complices tels que les deux individus de cette méchante auberge de Cheap Hotel, un abominable coupe-gorge ou tout au moins coupe-bourse. Mis sur une bonne piste, après l'interpellation de Max Réal, il avait offert ses services aux époux Titbury ; puis, ayant appris d'eux qu'ils étaient porteurs de trois mille dollars, – aveu très imprudent, on en conviendra, – il les avait conduits à ce cabaret isolé, où ils seraient entièrement à sa merci. M. Titbury le comprit, mais trop tard. « Monsieur, dit-il, j'entends que vous nous laissiez sortir à l'instant… J'ai affaire à la ville… – Pas avant le 2 juin, le jour où doit arriver la dépêche, répondu en souriant M. Inglis, et nous ne sommes qu'au 29 mai. – Ainsi vous prétendez nous retenir pendant cinq jours ?… – Et même davantage, et même plus que davantage… répondit le gracieux gentleman, à moins que vous ne me versiez trois mille dollars en bons billets de la Banque de Chicago… – Misérable !… – Je suis poli avec vous, fit observer M. Inglis, veuillez l'être avec moi, monsieur le Pavillon Bleu !… – Mais cet argent… c'est tout ce que j'ai… – Il sera facile au riche Hermann Titbury d'en faire venir de Chicago autant qu'il lui sera nécessaire !… Sa caisse est bien garnie, au riche Hermann Titbury !… Remarquez, mon cher hôte, que ces trois mille dollars, vous les avez sur vous, et que je pourrais vous les prendre dans votre poche. Mais, par Jonathan ! nous ne sommes pas des voleurs. Seulement, ce sont les prix de Cheap Hotel, et vous voudrez bien vous y conformer… – Jamais ! – À votre aise. » Sur ce mot, la porte fut refermée, et les époux restèrent emprisonnés dans la salle basse. Quelles récriminations alors sur ce maudit voyage, sur les tribulations, sans parler des dangers, qui s'abattaient sur le couple voyageur ! Après l'amende de Calais, le vol de Great Salt Lake City !… Et quelle malchance d'avoir rencontré ce bandit d'Inglis !… « Et c'est ce coquin de Réal qui nous vaut cela !… s'écria M. Titbury. Notre nom, nous ne voulions le faire connaître qu'à l'arrivée, et le gueux l'a crié à Ogden, en pleine gare !… Et il a fallu que ce brigand fût là pour l'entendre !… Que faire ?… – Sacrifier les trois mille dollars… dit Mrs Titbury. – Jamais… jamais ! – Hermann !… » se contenta de dire l'impérieuse et acariâtre épouse. D'ailleurs, il faudrait bien en arriver à cette dure extrémité. Lors même que M. Titbury s'entêterait à ce refus, ces malfaiteurs sauraient le contraindre à s'exécuter. Et s'ils voulaient lui arracher son argent, puis le précipiter ensuite au fond de Crescent River avec Mrs Titbury, qui s'inquiéterait d'étrangers dont on ne connaissait pas la présence dans la ville ?… M. Titbury résista pourtant. Peut-être un secours surviendrait-il… un détachement de milice remontant la route, ou tout au moins quelques passants qu'il appellerait à l'aide ?… Vain espoir ! une minute après, tous deux étaient conduits dans une chambre dont la fenêtre ne s'ouvrait que sur une cour intérieure. Le farouche hôtelier mit alors quelques aliments à leur disposition. Décidément, pour le prix demandé, ce n'était pas trop exiger que d'être, à raison de mille dollars par jour, non seulement couchés, mais nourris à Cheap Hotel ! Vingt-quatre, quarante-huit heures s'écoulèrent en ces conditions. À quel degré de rage arrivèrent les prisonniers, on ne saurait le dire. Du reste, ils n'eurent même pas l'occasion de revoir M. Inglis, qui se tenait à l'écart par discrétion, sans doute, et pour ne pas paraître exercer de pression sur ses hôtes. Enfin, le 1er juin s'inscrivit sur les calendriers de l'Union. C'était le lendemain, avant midi, que le troisième partenaire devait être de sa personne au bureau du télégraphe de Great Salt Lake City. Faute que sa présence y fût constatée, il perdrait tous ses droits à continuer cette partie si désastreuse jusqu'alors pour les couleurs du Pavillon Bleu. Eh bien, non !… M. Titbury ne voulait pas céder… il ne céderait pas. Mais, pressée par les délais, Mrs Titbury intervint avec une rare vigueur à l'effet d'imposer sa volonté. À supposer que M. Titbury, de par le caprice des dés, eût été envoyé dans l'hôtellerie, dans le labyrinthe, dans le puits, dans la prison, estce qu'il n'aurait pas eu à payer des primes doubles et triples ?… Est-ce qu'il eût hésité à le faire ?… Non !… Eh bien, c'était à tout le moins aussi obligatoire dans les circonstances actuelles, car, s'il est bien de tenir à l'argent, il est encore mieux de tenir à la vie, et leur existence à tous deux, aux mains de ces malfaiteurs… Enfin… il fallait payer. M. Titbury résista jusqu'à sept heures dans l'espoir d'un secours providentiel qui ne vint pas. Or, précisément, à sept heures et demie, M. Inglis, on ne peut plus aimable et poli, se fit annoncer. « C'est demain le grand jour, dit-il. Il serait bon, mon cher hôte, que vous fussiez ce soir à Great Salt Lake City. – Et qui m'en empêche si ce n'est vous… s'écrie M. Titbury que la colère étouffait. – Moi ?… répondit M. Inglis toujours souriant. Mais il suffit que vous soyez décidé à régler votre note… – Voici, » dit Mrs Titbury en tendant à M. Inglis la liasse de billets que son mari, la mort dans l'âme, lui avait remise. M. Titbury faillit passer de vie à trépas, lorsqu'il vit ce coquin prendre la liasse, compter la somme, et il ne trouva rien à répondre, quand ce brigand ajouta : « Il est inutile que je vous donne un reçu de cet argent, n'est-il pas vrai ?… Mais n'ayez crainte, je la porterai à votre compte, mon cher hôte. Et maintenant, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter, avec un sympathique bonsoir, cette bonne chance de gagner les millions du match Hypperbone ! » La porte était libre, et, sans en entendre davantage, le couple s'élança au dehors. Il faisait presque nuit, et l'endroit serait difficile à reconnaître. Dès lors, comment désigner à la police le théâtre de cette scène tragi-comique ? Enfin le plus pressé était de regagner Great Salt Lake City dont on apercevait les lumières à trois milles de là, en amont de Crescent River. Et c'est ainsi qu'une heure après, M. et Mrs Titbury atteignirent la Nouvelle Sion, où ils descendirent dans le premier hôtel venu. Il ne leur coûterait jamais aussi cher que Cheap Hotel ! Le lendemain 2 juin, M. Titbury se rendit aux bureaux du shérif, afin de déposer sa plainte et demander que les agents se missent à la recherche de Robert Inglis. Peut-être serait-il encore temps de lui reprendre les trois mille dollars… Le shérif, – un magistrat très intelligent, – reçut avec grand empressement la déposition du volé contre le voleur. Par mal- heur, M. Titbury ne put donner que de vagues renseignements sur le cabaret… Il y avait été conduit le soir… il en était parti le soir… Lorsqu'il parla de Cheap Hotel sur les bords de Crescent River, le shérif lui répondit qu'il ne connaissait pas d'hôtel de ce nom, et qu'il n'existait même pas de Crescent River dans le pays. Il serait donc bien difficile de mettre la main sur le malfaiteur, qui, d'ailleurs, devait avoir pris la fuite avec ses complices. Quant à lancer une brigade de détectives à leurs trousses en ce pays de bois et de montagnes, cela n'aboutirait à rien. « Vous dites, monsieur Titbury, demanda le shérif, que cet homme s'appelle… – Inglis… le misérable… Robert Inglis… – Oui… c'est le nom qu'il vous a donné !… Mais, en y réfléchissant, je ne doute pas qu'il s'agisse du fameux Bill Arrol… Je le reconnais à sa manière d'opérer… Il n'en est pas à son coup d'essai… – Et vous ne l'avez pas encore arrêté ?… s'écria furieusement M. Titbury. – Pas encore, répondit le shérif. Nous n'en sommes qu'à la période de surveillance… Il se fera prendre un jour… ou l'autre… – Il sera bien temps pour moi ! – Oui… mais il sera temps pour lui, et on l'électrocutera… à moins qu'on ne le pende… – Et mon argent, monsieur, mon argent ?… – Que voulez-vous… il faudrait appréhender ce diable de Bill Arrol, et ce n'est pas chose aisée !… Tout ce que je puis vous promettre, monsieur Titbury, c'est de vous envoyer un bout de sa corde, si on le pend, et, à la condition que la partie ne soit pas terminée, vous serez sûr de la gagner avec un pareil fétiche !… » Et ce fut là tout ce que M. Titbury put obtenir de cet original shérif de la cité mormone ! IV LE PAVILLON VERT Le Pavillon Vert était celui d'Harris T. Kymbale, le pavillon que l'on plantait sur les cartes pour marquer son arrivée dans tel ou tel État, et qui avait été attribué au quatrième partenaire en raison du rang que cette couleur occupe dans le spectre solaire. Le chroniqueur en chef de la Tribune s'en montrait très satisfait. N'était-ce pas la couleur de l'espérance ?… Au reste, il aurait eu mauvaise grâce à se plaindre du sort qui le favorisait comme touriste et comme joueur. Après avoir été, par son premier coup de douze, envoyé au New Mexico, voici que le point de dix par quatre et six lui réservait la vingtdeuxième case, South Carolina, aux frontières du territoire fédéral, et plus spécialement Charleston, sa métropole. Il n'ignorait pas, d'ailleurs, que les parieurs se le disputaient dans les agences, qu'il était demandé sur tous les marchés du monde, pris à un contre neuf, – cote qu'aucun de ses concurrents n'avait jamais atteinte, – et partout proclamé grand favori. Heureusement, en quittant Santa Fé, le reporter n'avait point entendu Isidorio, le très pratique conducteur du stage, formuler cette déclaration qu'il ne voudrait pas risquer vingtcinq cents sur ses chances, et il était tout confiant en son étoile. Il avait du 21 mai au 4 juin pour se rendre dans la Caroline méridionale, et comme, à partir de la station de Clifton, le voyage s'effectuerait sans difficultés par les railroads, le temps ne lui manquerait pas. Harris T. Kymbale quitta donc Santa Fé le 21 et, cette fois, il s'en tira avec une bonne gratification, et n'eut point à faire miroiter devant son nouveau conducteur ni des centaines de mille, ni même des centaines de dollars. Il arriva dans la soirée à la station de Clifton, d'où la voie ferrée, après avoir franchi le parallèle qui limite au sud l'État du Colorado, le déposa à Denver, capitale dudit État. Et tel fut le raisonnement que se tint Harris T. Kymbale, tel le projet auquel il s'arrêta, sans avoir égard à cette observation que lui avait faite l'honorable maire de Buffalo, qu'il ne s'appartenait pas, mais appartenait aux parieurs engagés à sa suite. « Me voici transporté dans l'une des plus belles provinces de l'Union, les montagnes Rocheuses à l'ouest… à l'est, des plaines d'une merveilleuse fertilité… un sol pavé de plomb, d'argent et d'or, à travers lequel le pétrole coule à flots… un territoire où affluent les émigrants attirés par ses richesses naturelles et les oisifs sollicités par ses luxueuses villes d'eaux, la salubrité de son climat, la pureté de son atmosphère !… Or, je ne connais pas ce pays superbe et j'ai l'occasion de le connaître… Puis-je compter que le hasard m'y renverra au cours de la partie ?… Rien n'est moins sûr !… D'autre part, pour gagner South Carolina, j'ai à traverser trois ou quatre États que j'ai déjà visités… Ils ne m'offriront rien de nouveau… Le mieux est donc de consacrer au Colorado tout le temps dont je puis disposer, et c'est ce que je vais faire… Pourvu que je sois à Charleston le 4 juin avant midi, je ne vois pas ce que mes partisans auraient à me reprocher… D'ailleurs, je fais ce qui me plaît, et à ceux qui ne seraient pas contents, etc., etc. » Et voilà pourquoi, au lieu de continuer son voyage par la ligne qui dessert Oaklay, Topeka et Kansas, Harris T. Kymbale, le 21, fit choix d'un confortable hôtel dans la capitale coloradienne. Il ne passa que cinq jours, jusqu'au 26 soir, en cet État. Mais, – cela ne surprendra personne, – un reporter est capable de faire en un aussi court délai ce que nul autre de ses semblables ne ferait dans le double de temps. C'est une question d'entraînement professionnel. Et, pour s'en convaincre, il suffira de jeter les yeux sur ces notes de carnet dont Harris T. Kymbale se servait pour rédiger ses articles envoyés à la Tribune : – 22 mai. – « Visité Denver. Ville élégante, larges rues ombragées, superbes magasins comme à New York ou à Philadelphie, églises, banques, théâtre, salle de concert, grand établissement universitaire du Far West, vaste entrepôt, hôtels et restaurations de luxe. Café Français. Très bien au Café Français. « Denver fondée en 1858, au confluent du Cheery Creek et de la Platte River. En 1859, il n'y avait encore que trois femmes. Premier enfant né cette année-là. Vingt ans après, vingt-cinq mille habitants. Immigration constante. Actuellement près de cent sept mille âmes. « Denver dite ville incomparable, sans rivale. Air de premier choix, oxygène de première qualité, à quatre mille huit cent soixante-douze pieds d'altitude. Grande chaîne du Colorado à l'ouest, haute de sept mille cinq cents, toute verdoyante à sa base, toute blanche à sa cime. Autour de la ville, nombreux cottages. Si je gagne la partie, en ferai bâtir un sur les bords du Cheery Creek, endroit charmant pour villégiature. Aurai voitures, chevaux, chiens, domestiques blancs et noirs. Viens d'être bien reçu du gouverneur de l'État, le sénateur Evans. Encouragements et compliments. A parié pour moi grosse somme, et je crois non sans raison. » – 23 mai. – « Poussé jusqu'aux villages miniers, devenus villes, Auroria, Golden City, Golden Gate, Oro City, des noms qui sonnent bien, mais moins fort cependant que celui de Leadville, la cité du Plomb, dont l'extraction annuelle se chiffre par soixante et onze mille tonnes. Ville récente, trop éloignée pour que je puisse la visiter. » – 24 mai. – « Railroad m'a transporté jusqu'à Pueblo (Colorado méridional), en longeant le pied de la grande chaîne. Important centre industriel alimenté par les mines de houille et les sources de pétrole. En achèterai une ou deux si gagne la partie. Passé par Colorado Springs, dite la Cité des Millionnaires, renommée pour ses bains, déjà très fréquentée par malades ou prétendus tels. Vu la Fontaine, rio qui arrose Colorado Springs et va se jeter dans l'Arkansas à Pueblo, et le curieux Monument Park avec ses roches architecturales et son admirable panorama. Colorado tient premier rang aux États-Unis pour la production du plomb, second rang pour la production de l'argent et de l'or (plus de cent vingt millions par an), trentième rang pour la superficie avec cent quatre mille milles carrés. » – 25 mai. – « Reviens de Suisse, – de la Suisse américaine, s'entend, dans l'ossature orientale des chaînes du Colorado. C'est aussi beau que le Parc National du Wyoming, plus beau peut-être même que la Suisse européenne. Il est vrai, je parle en citoyen des États-Unis. Il y a là des parcs invraisemblables, au nord, au centre, au midi. Quel souvenir je garde du Parc de Fair Play, encadré de montagnes majestueuses que le mont Lincoln domine à quatorze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Vu les Lacs Jumeaux, dans une gorge que parcourt l'Arkansas, séparés par une chaussée de moraines, l'un long de deux milles et demi sur un mille et demi de large, l'autre moins étendu de moitié. Aimerais à passer une quinzaine dans le bon hôtel de Derry. Ai déjà décidé d'acheter un cottage à Denver, deux houillères au Colorado avec mes futurs millions… Pourquoi économiser le prix d'un chalet sur les bords des Twin Lakes ?… « Aperçu de grands pics en pleines Rocheuses, ceux de la Sierra Madre, dans la partie la plus élevée de l'Amérique, ces Rocheuses établies sur une base qui ne mesure pas moins de trois cent soixante-quinze lieues. C'est à peine si les plus vastes États de l'Europe, sauf la Russie, leur permettraient de s'y asseoir. Véritable échine du North America et qui, avec toute la poussée orographique de l'Ouest, comprend le quart des ÉtatsUnis. Amalgamez les Alpes avec les Pyrénées et le Caucase, et vous n'aurez pas de quoi édifier les Rocheuses. « Pas eu le temps d'aller au mont de la Sainte-Croix, extrémité nord de la Chaîne Nationale, ainsi nommée par Hayden et Whitney, lors de l'expédition de 1873. Mais ai pénétré par la Porte du Jardin des Dieux dans le Jardin des Dieux, à quatre milles de Colorado-Junction, parc incomparable, dont les blocs semblent les géants pétrifiés d'une famille antédiluvienne, et me suis promené au pied du Téocalli, qui figure une sorte de château de Burgraves, bâti à deux mille cinq cents pieds dans les airs. « Il ne faut pas s'attarder, pourtant, ni oublier que le gouverneur du Colorado et nombre de ses administrés, j'imagine, ont parié pour moi. Donc rentré à Denver, le 26, et suis allé revoir l'emplacement de mon cottage futur, sous de magnifiques ombrages entretenus par les affluents du Cheery Creek. » En vérité, Harris T. Kymbale n'a point exagéré les éloges dus à la capitale du Colorado et à l'État lui-même. Mais que de sang a baigné le sol de ce beau pays. Avant 1867, les pionniers durent lutter contre les Cheyennes, les Arrapahoes, les Kaysways, les Comanches, les Apaches, toutes ces farouches tribus de Peaux-Rouges, avec des chefs tels que le Chaudron-Noir, l'Antilope-Blanche, la Main-Gauche, le Genou-Foulé, le PetitManteau ! Et oubliera-t-on jamais les horribles massacres de Sand Creek qui, en 1864, assurèrent aux blancs la domination du pays sous le colonel Chivington ?… L'après-midi du 26, le Pavillon Vert la passa dans la splendide capitale. Une réception fut organisée en son honneur à la résidence. On le sait, aux États-Unis, un homme vaut surtout par sa fortune, et, dans l'esprit des Coloradiens comme dans le sien d'ailleurs, Harris T. Kymbale valait soixante millions de dollars. Il se vit donc fêté selon son mérite par ces fastueux Américains qui ont de l'or non seulement dans leurs caisses, dans leurs poches, dans leur sol, mais jusque dans le nom de leurs principales cités ! Le lendemain, 27 mai, le quatrième partenaire prit congé du gouverneur, au milieu d'un grand concours de partisans, qui l'acclamèrent. Le train quitta Denver, atteignit la frontière à Fort Wallace, traversa le Kansas de l'ouest à l'est, puis le Missouri par sa capitale Jefferson City et, à la limite orientale, s'arrêta en gare de Saint-Louis le soir du 28. L'intention de Harris T. Kymbale n'était point de séjourner dans cette grande ville qu'il connaissait, et il espérait bien n'y jamais être envoyé par le sort, puisque, cité de la cinquantedeuxième case, elle occupait la place de la prison dans le Noble Jeu de l'Oie. Au surplus, les États qu'il devait rencontrer avant son arrivée en South Carolina lui offraient d'attrayantes excursions, Tennessee, Alabama, Georgie. Aussi se proposait-il de choisir un des meilleurs hôtels à Saint-Louis, de consacrer toute la nuit à un repos dont il avait quelque besoin, et de repartir dès l'aube par le premier train. Il ne semblait donc pas que rien dût troubler son voyage, ni l'empêcher d'être au jour dit à Charleston… Et cependant, il faillit ne point arriver, et même être mis dans l'impossibilité de jamais voyager, par suite de l'incident dont il va être question et que personne n'aurait pu prévoir. Vers sept heures un quart, Harris T. Kymbale arpentait le quai de la gare afin de s'informer de l'heure des trains, lorsque, brusquement, il se heurta contre ou fut heurté par un individu qui sortait de l'un des bureaux. Aussitôt ces aménités de s'échanger : « Butor ! – Brutal ! – Regardez donc devant vous !… – Et vous derrière ! » Enfin de ces mots qui partent comme des balles de revolver, pour peu que les gens soient d'un caractère vif ou d'un tempérament irritable. Or, l'un des deux l'était au plus haut degré, et on ne s'en étonnera pas en apprenant qu'il s'agit de Hodge Urrican. Harris T. Kymbale reconnut son concurrent. « Le commodore !… s'écria-t-il. – Le journaliste ! » lui fut-il répondu d'une voix qui semblait s'échapper d'une bouche à feu. C'était bien le commodore Urrican, sans son fidèle Turk, cette fois, et mieux valait que Turk n'eût pas à se mêler de cette affaire qu'il aurait poussée aux extrêmes. Ainsi donc non seulement Hodge Urrican avait survécu au naufrage de la Chicola, mais il avait trouvé l'occasion de quitter Key West ?… De quelle façon ?… Dans tous les cas, il fallait que son voyage se fût rapidement effectué, puisqu'il était encore en Floride à la date du 25. Une véritable résurrection, assurément, et, depuis son débarquement à Key West dans l'état que l'on sait, ses partenaires devaient croire que le match des… Sept… ne se continuerait plus qu'à six !… Bref, Hodge Urrican était à Saint-Louis, en chair et en os, ainsi que son concurrent venait de le constater dans la collision, mais d'une humeur encore plus mauvaise que d'habitude. Cela se comprendra. N'était-il pas en route pour la Californie, avec obligation de revenir à Chicago, afin de recommencer la partie après le paiement d'une triple prime ! Cependant Harris T. Kymbale, en brave garçon, crut devoir se présenter à lui, disant : « Tous mes compliments, commodore Urrican, car je vois que vous n'êtes pas mort… – Non, monsieur, pas même de ce choc avec un maladroit, et parfaitement capable d'enterrer ceux qui se réjouissaient sans doute de ne plus me revoir !… – C'est pour moi que vous dites cela ?… demanda le reporter en fronçant le sourcil. – Oui, monsieur, répondit Hodge Urrican, qui affectait de regarder son adversaire les yeux dans les yeux, oui, monsieur le grand favori ! » Et il semblait qu'il le mâchait ce mot, qu'il le broyait entre ses molaires. Harris T. Kymbale, peu endurant en somme, et qui commençait à s'échauffer, répondit : « Il paraît que cela ne rend guère poli d'avoir à passer par la Californie pour revenir à Chicago… » C'était toucher le commodore à l'endroit sensible. « Vous m'insultez, monsieur !… s'écria-t-il. – Entendez-le comme vous voudrez ! – Eh bien… je l'entends mal, et vous me rendrez raison de vos insolences ! – À l'instant, si cela vous convient ! – Oui… si j'avais le temps, hurla Hodge Urrican, mais je ne l'ai pas. – Prenez-le. – Ce que je vais prendre, c'est ce train qui part et que je ne peux manquer ! » En effet, un train tout sifflant, tout empanaché de fumée charbonneuse, allait se mettre en marche. Pas une seconde à perdre. Aussi le commodore, s'élançant sur la passerelle entre deux wagons, s'écria-t-il d'une voix terrible : « Monsieur le journaliste, vous recevrez de mes nouvelles… vous en recevrez… – Quand ?… – Ce soir même… à l'European Hotel. – J'y serai, » répondit Harris T. Kymbale. Mais à peine le train était-il parti, qu'il fit cette réflexion : « Bon !… Voilà qu'il s'est trompé, l'animal !… Ce n'est pas dans le train d'Omaha qu'il est monté !… Il s'en va où il n'a que faire !… Après tout, cela le regarde ! » Et, de fait, le train en question filait en direction de l'est, précisément celle que Harris T. Kymbale devait suivre pour gagner Charleston. Non, Hodge Urrican ne s'était point trompé. Il retournait tout simplement à la station précédente, à Herculanum, où l'attendait Turk. À propos de sa valise restée en arrière, une vive explication s'était élevée entre le commodore et le chef de gare d'Herculanum, – discussion dans laquelle Turk menaça d'introduire ledit chef tout vivant dans le foyer d'une de ses locomotives. Son maître l'avait calmé ; puis, profitant d'un train qui démarrait, il était venu faire en personne sa réclamation en gare de Saint-Louis. L'affaire s'arrangea sans peine, la valise serait redemandée par télégramme, et c'était au moment où Hodge Urrican sortait du bureau pour retourner à Herculanum, qu'avait eu lieu sa rencontre avec le chroniqueur. Au total, voyant son adversaire parti, Harris T. Kymbale ne s'occupa plus de cet incident. Il regagna l'European Hotel, où il était précisément descendu. Après son dîner, il fit une assez longue promenade à travers la ville, et, au moment où il rentrait, on lui remit une lettre arrivée d'Herculanum par le dernier train. Non ! Il fallait une cervelle chimiquement composée comme celle qui bouillait sous le crâne de Hodge Urrican, pour que cet homme étonnant eût écrit pareille épître. « Monsieur le quatrième partenaire, vous avez sans doute un revolver, comme moi j'ai le mien. Je prendrai demain matin, sept heures, le train qui part d'Herculanum pour Saint-Louis. Je vous somme de prendre à la même heure le train qui part de Saint-Louis pour Herculanum. Cela ne changera rien ni à votre itinéraire, ni au mien. « Ces deux trains se croiseront à sept heures dix-sept minutes. Si vous n'êtes pas homme à bousculer les gens, à les insulter ensuite sans leur rendre raison, soyez à ce moment précis, seul, sur la passerelle arrière du dernier wagon qui précède le fourgon de bagages, comme je serai sur la passerelle arrière du dernier wagon de mon train. Il y aura là l'occasion d'échanger quelques balles. « Commodore Hodge Urrican. » Voilà l'homme, terrible toujours, et encore n'avait-il rien dit à Turk ni de cette querelle, ni de cette provocation, par crainte d'envenimer les choses. Mais, pour trouver un adversaire digne de lui, il n'aurait pu mieux s'adresser qu'au chroniqueur de la Tribune. Celui-ci fut à sa hauteur en cette circonstance. « Eh bien, si ce marin d'eau salée s'imagine que je vais reculer, s'écria-t-il, il se trompe !… Je serai à l'heure dite sur ma passerelle, puisqu'il sera sur la sienne !… Et le Pavillon Vert d'un journaliste ne s'abaissera pas devant le Pavillon Orangé d'un commodore ! » Que l'on veuille bien remarquer que rien de tout cela ne saurait étonner en cet étonnant pays d'Amérique ! Donc, le lendemain, un peu avant sept heures, Harris T. Kymbale descendit à la gare afin de prendre le train qui se diri- geait vers Columbus, à la frontière du Tennessee, en passant par Herculanum. Après avoir choisi sa place dans le dernier wagon qui communiquait par une passerelle avec le fourgon de bagages, il s'y installa. Dix-sept minutes devaient s'écouler avant qu'il eût à occuper son poste de combat. Le temps était frais, l'air vif, et personne évidemment ne serait tenté de se tenir au dehors pendant la marche du convoi. Le wagon occupé par Harris T. Kymbale ne contenait qu'une douzaine de voyageurs. Lorsque le reporter consulta sa montre pour la première fois, elle lui indiqua sept heures cinq. Il n'avait donc plus que douze minutes à attendre et il attendit avec un calme que son adversaire ne possédait sans doute pas. À sept heures quatorze, il se leva, vint se placer sur la passerelle, le revolver tiré hors du gousset du pantalon, les charges vérifiées, et il attendit encore. À sept heures seize, un roulement grandissant se fit entendre sur l'autre voie, par laquelle le train d'Herculanum venait à toute vapeur en sens inverse. Harris T. Kymbale releva le revolver à la hauteur de son front, prêt à l'abaisser horizontalement. Les locomotives se croiseront, laissant en arrière un tourbillon de vapeurs blanches… Une demi-seconde après, deux détonations éclatèrent simultanément. Harris T. Kymbale sentit le vent d'une balle qui frôlait sa joue et à laquelle il avait répondu coup pour coup. Puis les deux trains se perdirent dans le lointain. Il ne faudrait pas croire que, pour avoir entendu ces deux coups de feu, les voyageurs du wagon se fussent dérangés. Non ! Cela n'était pas pour les émouvoir. Aussi Harris T. Kymbale vint-il tranquillement reprendre sa place, sans savoir si le commodore avait été touché au vol. Et alors le voyage continua par Nashville, la capitale actuelle du Tennessee, sur la Cumberland River, cité industrielle et commerçante de soixante-seize mille âmes, par Chattanooga, nom qui en langue cherokee signifie « Nid de Corbeau », – un nid stratégique de premier ordre, à l'entrée des passes que Shermann parvint à franchir avec l'armée fédérale. Puis il se lança à travers cet État de Georgie auquel sa situation a valu d'être nommé « Clef de voûte du Sud », comme la Pennsylvanie est nommée « Clef de voûte du Nord ». Depuis la guerre de Sécession, c'est Atlanta qui est devenue capitale de la Georgie, en souvenir de sa longue résistance. Située à plus de cent cinquante toises d'altitude, à l'orée des gorges praticables des Appalaches, cette ville, en prospérité croissante, est la plus populeuse de l'État. Après avoir traversé la Georgie jusqu'à la ville d'Augusta sur la rivière Savannah, où fonctionnent d'importantes filatures de coton, le train traversa le territoire du South Carolina, fila par Hamburg qui fait face à Augusta, et vint s'arrêter à son point terminus de Charleston. Ce fut à la date du 2 juin, dans la soirée, que le reporter atteignit cette ville fameuse, après un parcours d'environ quinze cents milles depuis Santa Fé du New Mexico, – voyage marqué par la rencontre avec Hodge Urrican. Ce fut là, d'ailleurs, que les journaux l'informèrent du passage des deux inséparables, le commodore et Turk, à Ogden dans la journée du 31 mai, se dirigeant à toute vapeur vers les lointaines régions de la Californie. « Ma foi, tout est au mieux, se dit-il. Je ne regrette point de l'avoir manqué. C'est un ours, et même un ours marin, mais un ours qui, en somme, a figure humaine ! » Du reste, les journaux ne faisaient point allusion au duel en railroad, connu seulement de ceux qui y avaient joué un rôle, et jamais, à moins que l'un deux n'en parlât… Il est vrai, compter sur la discrétion d'un fabricant de chroniques !… C'est dans la Caroline du Sud, sur les îles de son littoral, que vinrent s'établir les premiers colons français. Si cet État n'occupe que le vingt-neuvième rang au point de vue de la superficie, il ne compte pas moins de onze cent cinquante-deux mille habitants. Il est riche par sa production de coton à longues soies, riche par ses récoltes de riz d'excellente qualité, riche par ses gisements de phosphate. Malheureusement, la guerre l'a fort éprouvé. Nombre de propriétaires ruinés durent vendre leurs terres qui glissèrent entre les mains des prêteurs juifs. On y rencontre un chiffre assez élevé de Français, descendants de ces huguenots qui furent contraints de s'expatrier après la révocation de l'Édit de Nantes. Mais, ainsi que le remarque Élisée Reclus, les noms de ces familles ont été anglicisés pour la plupart. Cet État, dont les noirs formaient les trois cinquièmes, est cependant celui qui proclama avant tous autres l'acte de Sécession, ne laissant à l'occupation fédérale en cette partie de l'Union que le fort Sumter, près de Charleston. La capitale est Columbia, une jolie petite ville de quinze mille âmes, abritée sous les frondaisons des magnolias et des chênes. Beaufort, dans les Sea Islands, avec ses mouillages de Port Royal, tient tête, comme exportateur de coton et de riz, à la métropole. Celle-ci est toujours la première cité du South Carolina que représentent au Congrès deux sénateurs et six députés, et qui possède quarante-six sénateurs et cent vingt-quatre députés dans sa propre assemblée législative. La Caroline du Sud est d'ailleurs le vingt-neuvième État de l'Union, grâce à son étendue et le vingt-deuxième au point de vue de sa population. Accidenté dans sa portion méridionale par les dernières ramifications des montagnes Bleues, il jouit d'un climat des plus sains et des plus tempérés. Son sol produit en abondance du froment, du chanvre, du tabac qui vaut celui des campagnes virginiennes. Au centre, il est plus favorable à la culture du maïs, et, dans le sud, aux récoltes du coton et du riz. En outre de l'exploitation de vastes forêts, l'industrie carolinienne trouve encore à s'alimenter aux mines de fer, de plomb, aux carrières de marbre, aux gisements d'or et d'ocre de la province. L'hiver, il y règne une douceur exceptionnelle, mais les chaleurs sont très fortes en juin. Dès le mois de février, la végétation commence à se renouveler, et les bourgeons des érables montrent déjà la pointe de leurs fleurs rouges. Harris T. Kymbale ne connaissait pas Charleston, qui mérita la fâcheuse réputation d'être considérée comme la métropole de l'esclavage. Au total, telle est sa vitalité que, malgré une série d'effroyables catastrophes, si éprouvée qu'elle ait été tant de fois par l'eau, par le feu, par les secousses sismiques, et même par la fièvre jaune, elle a toujours résisté à ces multiples causes de destruction. C'est sur une basse presqu'île, entre les estuaires d'Ashtley et de Cooper formant rade, avec un vaste port desservi par deux passes, entre les promenades et les quais, que Charleston étale ses quartiers commerçants, ses maisons à vérandas, avec façades ombragées de magnolias, de grenadiers et d'azeradachs 5 en pleine verdure. Un peu en dehors, sur les îlots et les pointes s'élèvent des forts, – entre autres le fort Moultrie qui est l'un des arsenaux de l'Union et du South Carolina. Toujours le benjamin de la chance, ce chroniqueur en chef de la Tribune ! Aucune inondation, aucun incendie, aucun tremblement de terre ne désolait Charleston, lorsqu'il y arriva, ni même aucune épidémie de vomito negro ! Cette cité, si connue, si appréciée pour l'urbanité de ses mœurs, la politesse de ses habitants, put donc lui apparaître dans toute sa splendeur. Ils ne devaient jamais s'effacer de son souvenir, les quelques jours que sa bonne fortune lui permit d'y séjourner. Dire que Harris T. Kymbale fut reçu avec enthousiasme, ce serait insuffisant. Il s'y joignit une sorte de délire pour le partenaire en qui la cité voyait le plus qualifié des « Sept ». Les autres ne comptaient même pas. Pour les Charlestoniens il n'y en avait qu'un, – celui que le point de dix venait de leur envoyer. Quant aux millions de feu Hypperbone, c'est comme s'il les portait déjà dans son sac de voyage. Pendant quarante-huit heures affluèrent donc invitations sur invitations auxquelles le populaire reporter ne put se refuser, – non plus qu'aux promenades à travers la campagne environnante, où les orangers poussent en pleine terre. Sur tous les murs, couverts d'affiches tire-l'œil, le nom de Harris T. Kymbale figurait en lettres éclatantes, et, le soir, en caractères électriquement reproduits. 5 Azédarach : Arbuste ou arbre de 6 à 10 mètres originaire des Indes, souvent utilisé pour border les avenues. Il donne de très grosses grappes de fleurs parfumées, de couleur rose ou lilas. Les fruits, de la taille d'une cerise, sont légèrement vénéneux. Un hôte si bien accueilli contractait envers la cité une forte dette de reconnaissance. Aussi son intention, s'il gagnait la partie, – il le déclara, – était-elle de fonder à Charleston un hospice pour les pauvres gens sans famille. Et, ce qui est à noter, c'est que nombre de miséreux vinrent se faire inscrire à la municipalité afin de s'assurer les premières places dans cet établissement de charité. On le voit, le futur gagnant se montrait encore plus généreux à Charleston de la Caroline du Sud qu'à Denver du Colorado. Enfin, au milieu de toutes ces fêtes, arriva le soir du 3 juin. Un splendide banquet avait été organisé par souscription. Il aurait lieu sous de magnifiques ombrages, un peu en dehors de la ville, du côté de l'estuaire d'Ashtley. La foule des invités s'y rendit processionnellement, bannières déployées aux couleurs du héros de ce jour. Il n'y a pas lieu d'insister sur ce que fut cette réunion épulatoire dont il serait impossible d'ailleurs de donner une idée, ni pour les recherches du menu, ni pour le faste du service. Qu'il suffise de savoir que la pièce principale fut un pâté monstre, pesant huit mille livres, cuit dans un four gigantesque, et qu'un char, attelé de douze chevaux, amena au lieu du festin. Dans la confection de ce pâté, il entrait deux mille quatre cents livres de bœuf, quatre cents livres de veau, quatre cents livres de mouton, cinq cent soixante livres de porc, cent vingt livres de beurre, trois cent soixante livres de lard, soixante-seize lapins, cent quatre-vingt-huit poulets, deux cents pigeons, deux mille huit cents livres de farine, deux cent quarante pièces de gibier. Ce monstrueux comestible mesurait quatorze pieds de largeur, vingt-quatre de longueur, six de hauteur. C'est avec des couteaux longs de cinq pieds que vingt maîtres d'hôtel le débitèrent de manière à satisfaire plusieurs milliers de personnes, qui, d'ailleurs, eurent encore à leur disposition cinq milles de saucisses. Et alors retentirent des acclamations que la brise d'ouest emporta vers la pleine mer : « Hurrah pour Harris T. Kymbale !… Hurrah pour le quatrième partant !… Hurrah pour le Pavillon Vert !… Hurrah pour le grand favori du match Hypperbone !… » V LES GROTTES DU KENTUCKY. D'après les cours du marché du 26 mai, à Chicago, – et les autres villes allaient suivre, – le Lissy Wag fut demandé avec un certain entrain, et monta même à trois contre sept. Si, au début, la hausse n'avait pas été en sa faveur, c'est qu'il était à craindre qu'une jeune fille n'eût pas assez d'endurance pour résister aux fatigues de ces déplacements successifs, et, en outre, sa maladie vint encore diminuer le peu de confiance qu'elle inspirait. Or, la santé de la cinquième partenaire ne laissait plus rien à désirer. De plus, le second coup de douze avait été très heureux puisque, par six redoublé, il l'envoyait au Kentucky. D'une part, ce voyage ne comportait que quelques centaines de milles, et de l'autre, le Kentucky occupait la trente-huitième case sur la carte. Il résultait de là que Lissy Wag, en deux bonds, avait franchi plus de la moitié des soixante-trois cases. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que Jovita Foley agitât triomphalement le pavillon jaune attribué à son amie, et qu'elle le vit déjà planté sur les millions de William J. Hypperbone ! Donc, à supposer que Lissy Wag se fût intéressée à ce que l'on augurait de ses chances, au revirement qui avait ramené à elle la faveur du public, elle aurait pu s'en montrer fière dès son retour à Chicago. Ce fut le 23, on le sait, que Lissy Wag et Jovita Foley se hâtèrent de quitter Milwaukee, afin de ne point y être rencontrées par le mystérieux X K Z, – ce qui les eût obligées d'abord à payer une prime simple, puis à céder leur place au septième partenaire, puis à recommencer la partie. Les deux amies revinrent dans la métropole illinoise en parfaite santé, et leur retour ayant été signalé dans les journaux, quelques reporters se présentèrent à la maison de Sheridan Street. La conséquence de cette visite fut que, dès le soir même, le Chicago Herald publia une interview de laquelle il ressortait que les jeunes filles étaient « bien en forme », car maintenant on les appariait toutes les deux sous le pavillon jaune, – ce qui n'était pas précisément pour déplaire à cette folle de Jovita Foley. En dépit des objurgations de celle-ci, elles restèrent cinq jours à Chicago. Il était inutile de se ruiner en dépenses d'hôtel, et plus économique de rester chez soi. Il eût même été sage d'y demeurer jusqu'à la veille du jour où le télégramme de maître Tornbrock arriverait au Kentucky. Mais, le 27, Jovita Foley n'y tint plus, et elle dit : « Quand partons-nous ?… – Nous avons le temps, répondit Lissy Wag. Songes-y… jusqu'au 6 juin, et nous ne sommes encore qu'au 27 mai. Cela fait dix jours complets, et, tu le sais, on peut se rendre au Kentucky en vingt-quatre heures. – Sans doute, Lissy, mais ce n'est pas seulement au Kentucky que nous allons, ni à Francfort, sa capitale. C'est aux Mammoth Caves, une des merveilles des États-Unis et même, paraît-il, des cinq parties du monde !… Quelle occasion de visiter ces grottes, ma chérie, et quelle excellente idée ce digne monsieur Hypperbone a eue de nous y envoyer… – Ce n'est pas lui, Jovita, ce sont les dés avec leur point de douze… – Voyons… voyons…, n'est-ce pas lui qui a choisi Mammoth Caves dans l'État du Kentucky ?… Aussi je lui en saurais gré toute ma vie… et même toute la sienne, s'il ne reposait dans le cimetière d'Oakswoods !… Il est vrai, s'il n'était pas dans l'autre monde, nous n'aurions pas lieu de courir après son héritage… Enfin… quand partons-nous ?… – Aussitôt que tu le voudras… – Alors… demain matin… – Soit… mais, ajouta Lissy Wag, nous devrons une dernière visite à M. Marshall Field… – Tu as raison, Lissy. » Au cours de cette visite, M. Marshall Field et le personnel de ses magasins ne ménagèrent ni les compliments ni les encouragements à la cinquième partenaire et à son inséparable compagne. Le lendemain, un express emportait les voyageuses pendant cent trente milles, à travers l'Illinois jusqu'à Danville, près de la frontière occidentale de l'Indiana. L'après-midi, elles franchirent cette frontière, et descendirent pour l'heure du dîner à Indianapolis, qui est la capitale de l'État, – une ville de cent mille habitants. À la place de Jovita Foley et de sa compagne, Harris T. Kymbale eût certainement disposé de son temps pour explorer cet État où l'extermination des indigènes fut entreprise dès le siècle dernier, et dans lequel les colons français fondèrent plusieurs établissements. Mais Jovita Foley crut devoir se borner à Indianapolis que traverse la White River avant de se jeter dans la Wabash, – une cité des mieux entretenues de l'Union, et dont elle ne put qu'admirer l'excessive propreté. Dans l'hôtel fort convenable où étaient logées les voyageuses, leurs noms une fois donnés, on les prenait souvent l'une pour l'autre. Au cours de cette grande partie qui se jouait, il semblait même que Jovita Foley fût plus qualifiée pour y tenir un rôle que cette modeste Lissy Wag. Le 29, à huit heures quinze, elles partirent par le premier train pour Louisville, située sur la rive gauche de l'Ohio, à la frontière de l'Indiana et du Kentucky, État qui fut le grand défenseur de la cause abolitionniste. À onze heures cinquanteneuf, le voyage était terminé. On aurait eu beau dire à Jovita Foley que le Kentucky valait d'être visité, parce qu'il est un des plus riches de l'Union, depuis que la cession de la Louisiane lui a assuré les bouches du Mississippi, elle aurait répondu : Mammoth Caves ! – qu'il est propice à tous les rendements de l'agriculture et de l'élevage, qu'il produit les meilleurs chevaux de l'Amérique, et le tiers du tabac des États-Unis, elle aurait encore répondu : Mammoth Caves ! – qu'il possède de grandes villes industrielles sur les bords de l'Ohio, et des houillères dans la région des Alleghanys, elle aurait toujours répondu : Mammoth Caves ! Évidemment hypnotisée par ces fameuses grottes, Jovita Foley ne songeait pas plus à Covington et à Newport qui sont les deux faubourgs kentuckyens de Cincinnati, déjà visités par Crabbe et John Milner, qu'à Middlesborough, ville naissante qui se prépare à devenir une grande cité, qu'à Francfort, la capitale actuelle de l'État, ou qu'à Lexington, l'ancienne capitale. Et, pourtant, elle est si belle avec le réseau de ses larges rues, ses verdoyants ombrages, d'où tombe une délicieuse fraîcheur, son Université célèbre dans toute la région du sud, son hippodrome renommé sur lequel viennent lutter les meilleurs chevaux du Nouveau-Monde. Il est vrai, qu'était cet hippodrome aux limites restreintes, comparé à cet immense champ de courses de toute la République américaine, où luttaient les partenaires du match Hypperbone sous les sept couleurs de l'arc-en-ciel ? Non, pendant cette après-midi, les deux amies se bornèrent à parcourir les principaux wards de Louisville, à franchir le pont de huit cent douze toises, jeté sur l'Ohio, qui réunit la cité à ses annexes de New Albany et de Jefferson du territoire de l'Indiana, et dont l'ensemble contient une population de deux cent mille âmes. Toutefois, elles ne s'aventurèrent pas dans les quartiers industriels, où abondent les usines, les manufactures de tabac, les fabriques de pelleteries, les filatures, les distilleries, les ateliers de construction pour la batellerie et les machines agricoles. Du reste, Louisville domine l'Ohio d'une centaine de pieds sur le plateau d'une falaise coupée à pic. De là, le regard peut embrasser le cours irrégulier du fleuve, le canal qui longe sa rive gauche, les îles Sand et Coose, la ligne ferrée qui le traverse et les belles chutes formées par les eaux mugissantes du fleuve. Enfin, très fatiguées, Jovita Foley, qui n'en voulait pas convenir, et Lissy Wag, qui l'avouait, rentrèrent à l'hôtel vers neuf heures du soir. « Bonne nuit, dit Jovita Foley en se couchant. – Et quand repartons-nous ?… demanda Lissy Wag. – Demain matin… – Sitôt, Jovita, alors que quelques heures suffisent pour arriver au terme de notre voyage… Nous avons le temps… – Jamais le temps, lorsqu'il s'agit de Mammoth Caves ! répondit Jovita Foley. Dors bien, ma chérie… Je te réveillerai… » Et qu'on ne soit pas surpris, si, le lendemain, 30, le train emportait ces deux demoiselles dans la direction du sud, – un parcours de cent cinquante milles environ jusqu'aux célèbres grottes, à travers un pays peu accidenté, hérissé de forêts profondes, entre lesquelles apparaissent des champs de céréales et surtout des plantations de tabac. Au delà de la petite ville de Maufort, la seule que dessert la voie ferrée dans cette partie de la province, se développe la délicieuse vallée de Green River. Cet affluent de l'Ohio promène ses eaux limpides sous une tapisserie de plantes aquatiques, des nelumbos verts, des pontederias aux fleurs jaunes et bleues, – couleurs qui rappelaient celles de Hermann Titbury, d'Harris T. Kymbale, et aussi celles de Lissy Wag. Avant midi, les deux amies descendirent à Mammoth Hotel, établissement de premier ordre, situé presque à l'entrée des grottes, au milieu d'un site enchanteur. Malgré la curiosité qui la dévorait, Jovita Foley dut remettre au lendemain la visite des Mammoth Caves, tous les guides étant partis à cette heure. Mais elle pourrait occuper ses loisirs en se promenant aux alentours, en cheminant le long de cette vallée charmante, en remontant les rives ombreuses du rio qui, par mille cascades, va se jeter dans la Green River. L'hôtel est remarquablement approprié pour le bien-être des touristes qui y affluent. Il est composé de plusieurs chalets, affectés aux différents services et confortablement installés. Une chambre, dont la fenêtre s'ouvrait sur la vallée, fut mise à la disposition des voyageuses, lesquelles, – ce qui n'était pas pour déplaire à l'une d'elles, – étaient attendues avec une certaine impatience en cette région du Kentucky. À cette époque de l'année, affluaient déjà de nombreux excursionnistes impatients d'explorer Mammoth Caves, et c'est ce que Jovita Foley put constater vers six heures du soir, lorsque les retentissements du terrible gong, en usage dans les hôtels d'Amérique, les appelèrent au dining-room. Le gouverneur de l'État de l'Illinois, John Hamilton, qui se trouvait là en qualité de touriste, voulut que Lissy Wag fût placée à sa droite et Jovita Foley à sa gauche. N'y avait-il pas de quoi tourner la tête à cette impressionnable personne ? Du reste, si le gouverneur de l'Illinois, son entourage et les autres visiteurs firent un accueil si sympathique à la cinquième partenaire et à sa compagne, celles-ci ne furent pas moins bien accueillies par les dames venues en visiteuses aux grottes du Kentucky. On voit à quel taux étaient remontées les actions de Lissy Wag, et n'était-ce pas de nature à laisser pressentir son succès final ? Et ne pardonnera-t-on pas à Jovita Foley, qui eut sa part de ces attentions, de ces prévenances, de s'identifier de plus en plus avec sa chère Lissy… laquelle n'aurait pas eu la pensée de le lui reprocher ?… Le dîner, bien servi, préparé par les mains d'un cuisinier français, fut excellent et copieux, quoiqu'il ne comportât pas le grand nombre de plats ordinaire aux tables américaines, – soupe aux gombos, petites fleurs semblables à des capucines, truites fraîchement pêchées dans les eaux du joli affluent de la Green River, à l'endroit où il s'élargit en lagon paisible, roastbeef traditionnel, avec toute la série de ses sauces à l'emportebouche, jambon fumé, plum-cake national, légumes et fruits de toutes sortes. Et ne pas oublier les coupes de champagne qui furent envoyées par plusieurs des convives aux deux amies. Sans doute elles se contentaient d'y mouiller leurs lèvres, mais répondaient par un gracieux salut à ces politesses. Puis retentirent les toasts enthousiastes à la prochaine victoire de la charmante favorite du match Hypperbone ! Jamais Jovita Foley ne s'était trouvée à pareille fête. D'ailleurs, Lissy Wag et elle gardèrent une parfaite dignité, non sans cette légère différence, que, si l'une reçut ces compliments avec sa réserve naturelle, l'autre, plus démonstrative, les acceptait avec une visible satisfaction. Et, lorsque toutes les deux, vers dix heures du soir, furent rentrées dans leur chambre : « Eh bien, qu'en dis-tu ?… demanda Jovita Foley. – Je n'en dis rien, dit Lissy Wag. – Comment… tu n'es pas touchée de l'accueil qui nous est fait… de la manière dont nous a traitées monsieur le gouverneur… de l'amabilité de ce monde de touristes, qui va parier pour nous, j'en suis sûre ?… – Pauvres gens ! – Et tu n'as pas envie de leur prouver ta reconnaissance en gagnant la partie ?… – J'ai envie de dormir, voilà tout, déclara Lissy Wag, et je vais me coucher en t'engageant à en faire autant. – Dormir !… Et le pourrai-je ?… – Bonne nuit, Jovita ! – Soit… bonne nuit, la petite fée aux millions ! » répondit Jovita Foley, qui décidément avait peut-être fait un peu plus que de mouiller ses lèvres dans les coupes de champagne. Puis elle ajouta dans un demi-bâillement : « Ah ! que je voudrais être à demain ! » Demain arriva comme d'habitude, et débuta par un beau lever de soleil qui précéda de deux heures le lever de Jovita Foley. Lissy Wag ne put résister au pressant appel qui lui fut adressé de quitter son lit et de s'habiller, de telle sorte que dès huit heures toutes deux étaient prêtes à quitter l'hôtel. L'exploration des grottes du Kentucky dans leur ensemble – du moins pour ce qui est connu, – exige, paraît-il, de sept à huit jours. L'artère principale s'étend sur une longueur de trois à quatre lieues, et l'immense excavation est, en mesures françaises, d'une contenance de onze milliards de mètres cubes. Elle est sillonnée en tous sens par deux centaines d'allées, couloirs, galeries, passages, boyaux, et encore, convient-il de le répéter, il ne s'agit que de la partie actuellement découverte. Or, on était au 31 mai, et, jusqu'au 6 juin, matin, Lissy Wag ne pouvait disposer que de six pleines journées, Mais, bien employé, ce temps devait suffire à satisfaire la plus curieuse des visiteuses, – fût-ce cette vibrante Jovita Foley. C'est, d'ailleurs, en nombreuse compagnie que s'effectuèrent ces tournées successives, organisées sous la conduite des meilleurs guides attachés au service des grottes du Kentucky. Vêtus chaudement, car la température est fraîche au fond de ces cavités, les touristes des deux sexes prirent, à neuf heures, le sentier qui sinue entre les roches et conduit aux grottes. Ils arrivèrent devant l'étroite ouverture d'un massif, simple orifice de couloir, laissé tel que l'a fait la nature, et à travers lequel les hommes de haute taille ne peuvent s'engager sans baisser la tête. Les guides étaient accompagnés de nègres, portant des lampes de mines et des torches qui furent aussitôt allumées, et sous la lumineuse réverbération produite par les mille facettes des parois, les visiteurs atteignirent un escalier taillé dans le roc. Cet escalier, qui continue une galerie plus large, mène directement à la vaste salle de la Rotonde. C'est de ce point que se ramifient de multiples passages, dont il importe de bien connaître les sinuosités, si l'on ne veut pas courir le risque de s'égarer en faisant l'économie d'un guide. Il n'existe pas de labyrinthe plus compliqué, sans excepter ceux de Lemnos ou de Crète. Ce fut par un large couloir que les touristes parvinrent à l'une des plus spacieuses cavernes des Mammoth Caves, à laquelle on a donné la dénomination d'Église gothique. Gothique ?… Est-ce bien le style ogival qui caractérise l'architecture de cette substruction ?… Peu importe ! Elle est merveilleuse avec les pendentifs de sa voûte, stalagmites et stalactiques, les colonnes bizarrement contournées qui la soutiennent, les formes que prennent ces roches étagées dont la lumière met en relief les concrétions cristallisées, la disposition naturelle et si fantaisiste des roches, ici, un autel où semblent s'entasser tous les ornements liturgiques, là un puissant buffet d'orgue, dont les tuyaux montent jusqu'aux nervures des cintres, là encore un balcon ou plutôt une chaire de laquelle plus d'une fois des prédicateurs de rencontre ont parlé devant une assistance qui ne comptait pas moins de cinq à six mille fidèles. Il va de soi que cette société d'excursionnistes partageait les émerveillements de Jovita Foley, et faisait sa partie dans ce concert d'admirations. « Voyons, Lissy, regrettes-tu le voyage ?… – Non… Jovita, et c'est fort beau. – Mais te dis-tu bien que tout cela est l'ouvrage de la nature… que la main de l'homme n'aurait pu creuser ces grottes… que nous sommes enfouies dans les entrailles du sol ?… – Et je m'effraie, répondit Lissy Wag, à la pensée que l'on pourrait s'y égarer… – Je te crois, ma chérie, et nous vois-tu perdues toutes les deux à travers les Mammoth Caves, et manquant l'arrivée du télégramme de ce bon monsieur Tornbrock ?… » Il avait déjà fallu faire une demi-lieue depuis l'orifice d'entrée jusqu'à l'Église gothique. En poursuivant l'exploration, il fut nécessaire, à maintes reprises, de se courber, de ramper même le long d'étroits boyaux pour atteindre la salle des Revenants. Là, vif désappointement de Jovita Foley, à laquelle n'apparut aucun des fantômes que son imagination rêvait d'évoquer dans ces souterraines cavités. En réalité, la salle des Revenants est un lieu de halte, empli de la lumière des torches, et dans lequel se trouvait un bar fort bien tenu, où était préparé le déjeuner servi par le personnel de Mammoth hotel. Cette salle mériterait d'être plutôt appelée le Sanatorium, car c'est là que se rendent les malades qui accordent quelque vertu thérapeutique à l'atmosphère des grottes kentuckyennes. Ils y étaient venus pour la journée au nombre d'une vingtaine, qui s'installèrent en face d'un gigantesque squelette de mastodonte auquel ces vastes hypogées doivent peut-être leur nom de Mammoth. Ce fut à cette partie des grottes que se borna la première visite, qui allait être suivie de plusieurs autres, lorsque les touristes eurent encore stationné dans une petite chapelle, qui est comme la réduction de l'Église gothique. Elle confine à un abîme insondable, dans lequel les guides jettent des papiers enflammés afin d'en éclairer les sombres profondeurs. C'est le Bottomless-Pit, dont la paroi creusée forme la Chaise du Diable, auquel se rattache plus d'une légende, et l'invraisemblable serait qu'il n'en eût pas. Après cette fatigante journée, les touristes ne se firent pas prier pour reprendre la galerie qui les ramena vers l'entrée des grottes, de préférence à une autre sortie par le dôme d'Ammath, assez voisine de l'hôtel, mais dont on ne peut atteindre l'extrémité sans faire de longs détours. Un excellent dîner et toute une nuit de repos rendirent aux deux amies les forces nécessaires pour l'exploration du lendemain. Du reste, à parcourir ces merveilleuses cavernes, – une promenade à travers le monde enchanté des Mille et une nuits, – même sans y rencontrer ni démons ni gnomes, on était généreusement payé de ses fatigues, et Jovita Foley convenait volontiers que ce spectacle dépassait les limites de l'imagination humaine. C'est pourquoi, pendant cinq jours, cette énergique personne, faisant preuve d'une endurance qui lassa la plupart des autres excursionnistes et les guides eux-mêmes, s'imposa la tâche d'explorer tout ce que l'on connaissait des célèbres grottes, avec le regret de ne pouvoir se lancer dans l'inconnu. Mais, ce qu'elle fit, son amie eût été incapable de le faire, et Lissy Wag dut demander grâce après la troisième journée. Ne pas oublier qu'elle avait été récemment fort malade, et il ne fallait pas qu'elle se mît dans l'impossibilité de continuer le voyage. Aussi Jovita Foley ne fut pas accompagnée de Lissy Wag pendant ses dernières excursions. Et c'est ainsi qu'elle visita la caverne du Dôme Géant, qui plafonne à une hauteur de soixante-quinze toises, la chambre étoilée dont les parois semblent être incrustées de diamants et autres pierres précieuses éblouissantes sous la lumière des torches, l'avenue Cleveland, tapissée d'une broderie de dentelles et de fleurs minérales, la Salle de Bal, dont les murs, sillonnés de suintements blanchâtres, sont couleur de neige, les Montagnes Rocheuses, entassements de blocs et de hauts pics à laisser croire que les chaînes de l'Utah et du Colorado se ramifient jusque dans l'intérieur du globe, la grotte des Fées, si riche en formations sédimentaires, entretenues par les sources souterraines, avec arceaux, piliers, même une sorte d'arbre gigantesque, un palmier de pierre qui s'épanouit jusqu'à la coupole de cette salle située à quatre lieues de la principale entrée des Mammoth Caves. Et quel souvenir devait à jamais conserver l'infatigable visiteuse quand, après avoir franchi le portail du dôme de Goran, elle redescendit en barque le cours du Styx, lequel comme un Jourdain des entrailles terrestres, va se jeter dans une Mer Morte. Mais, s'il est vrai que là nul poisson ne peut vivre sous les eaux du fleuve de la Bible, il n'en est pas ainsi dans ce grand lac hypogéique. C'est par myriades qu'on y pêche des siredons et de ces cypronidons, dont l'appareil optique est complètement oblitéré, semblables aux espèces sans yeux que possèdent certaines eaux du Mexique. Telles sont les incomparables merveilles de ces grottes, qui n'ont encore livré qu'une partie de leurs secrets. Sait-on ce qu'elles réservent à la curiosité de l'univers, et ne découvrira-t- on pas un jour tout un monde extraordinaire dans les entrailles du globe terrestre ?… Enfin, les cinq jours que Jovita Foley et sa compagne devaient rester à Mammoth Caves entendirent sonner leurs dernières heures. C'était le 6 juin que la dépêche devait parvenir au bureau même de l'hôtel. Grâce à l'intérêt que cette agglomération de touristes portait à la cinquième partenaire, la matinée du lendemain se passerait dans une attente fiévreuse, – une impatience que Lissy Wag était seule peut-être à ne point ressentir. Ce soir-là, le dîner vit recommencer avec une plus chaleureuse ardeur les toasts de la veille. Et avec quelle force éclateront les hurrahs, lorsque John Hamilton, suivant la règle adoptée par les gouverneurs d'admettre des dames en leurs étatsmajors, nomma Lissy Wag colonel et Jovita Foley lieutenantcolonel dans la milice illinoise. Si l'une de ces nouveaux officiers, toujours modeste, se sentit quelque peu gênée de tant d'honneurs, l'autre les accueillit comme si elle avait toujours porté l'uniforme. Et, le soir, lorsque toutes deux se furent retirées dans leur chambre : « Eh bien, s'écria Jovita Foley, en faisant le salut militaire, est-ce assez complet, mon colonel ?… – C'est folie pure, répondit Lissy Wag, et cela finira mal, je le crains… – Veux-tu te taire, ma chérie, ou j'oublie que tu es mon supérieur, et je te manque de respect ! » Et, là-dessus, après un bon baiser, elle se coucha et ne tarda pas à rêver qu'elle était nommée « générale ». Le lendemain, dès huit heures, le monde de l'hôtel se pressait devant le bureau du télégraphe, en attendant la dépêche expédiée de Chicago par les soins de maître Tornbrock. Il serait malaisé de peindre l'émotion de ce public sympathique qui entourait les deux amies. Où le sort allait-il les diriger ?… Seraient-elles envoyées au bout de l'Amérique ?… Prendraient-elles une grande avance sur leurs concurrents ?… Une demi-heure après, le timbre de l'appareil résonna. Une dépêche arrivait au nom de Lissy Wag, Kentucky, Mammoth Hotel, Mammoth Caves. Un profond, on pourrait dire un religieux silence s'établit au dedans comme au dehors du bureau. Et quelle fut la stupéfaction, le désappointement, le désespoir même, lorsque Jovita Foley lut d'une voix tremblante : « Quatorze par sept redoublé, cinquante-deuxième case, Saint-Louis, État Missouri. « TORNBROCK. » C'était la case de la prison, où, après avoir payé une triple prime, allait rester la malheureuse Lissy Wag jusqu'au moment où un non moins malheureux partenaire viendrait la délivrer en prenant sa place ! VI LA VALLÉE DE LA MORT. Le 1er juin, dans la matinée, au sortir de Stakton, petite ville californienne, située dans l'ancien bassin lacustre du San Joachim, un train filait à toute vitesse en direction du sud-est. Ce train, uniquement composé d'une locomotive, d'un wagon et d'un fourgon, était parti en dehors des indications de l'horaire, trois bonnes heures avant celui qui traverse les territoires méridionaux de la Californie, ligne de Sacramento à la frontière de l'Arizona. L'État de Californie occupe le deuxième rang dans la Confédération américaine avec une superficie de cent cinquante-huit mille milles carrés. Il est limité au nord et au sud par deux degrés de latitude, à l'est par une ligne brisée dont l'angle s'appuie au lac de Tahoo et la Colorado River, à l'ouest par l'Océan Pacifique, qui baigne son littoral sur une étendue de six cents milles. Si l'on répand sur ce vaste territoire une population de douze cent mille âmes, très mélangée, d'origines européenne, américaine, asiatique, immigration due à la découverte des mines d'or, après le traité de 1848 par lequel le Mexique céda le domaine californien à la République fédérale, on n'y trouvera qu'une densité assez faible d'habitants. Le pays que dévorait le train spécial ne semblait pas attirer l'attention de ses voyageurs, emportés avec une extraordinaire rapidité. Et d'abord, en contenait-il ?… Oui, assurément, car, de temps à autre, deux têtes apparaissaient derrière la vitre, puis disparaissaient aussitôt, deux figures rébarbatives, farouches pour mieux dire. Quelquefois la vitre s'abaissait et laissait passer une large main velue, qui tenait une courte pipe, dont elle secouait les cendres, et qui rentrait à l'instant. Peut-être, dans la partie septentrionale de l'État, ces voyageurs eussent-ils mieux observé ce territoire. Au nord et au centre, les campagnes, très favorables à l'élevage, sont remarquablement cultivées, très fertiles d'ailleurs, grandes productrices de froment, d'orge surtout, dont les épis ont de douze à quinze pieds, de maïs, de sorgho, d'avoine. On y voit des vergers où foisonnent pêches, poires, fraises, cerises, véritables forêts d'arbres fruitiers, enfin des vignobles d'un tel rapport que la Californie seule peut produire le tiers de la récolte américaine. Et toutes ces richesses sont livrées par un sol généreux, inépuisable, qu'entretient un admirable système d'irrigation. Il ne faudrait pas croire, cependant, qu'il fût improductif, ce bassin arrosé par le Saint-Joachim et ses tributaires. Leurs eaux dérivées lui ont assuré un sérieux rendement agricole. Mais les voyageurs ne le regardaient pas plus que s'il eût été voué à la stérilité, comme cinquante ans auparavant, alors que la main de l'homme ne s'y était pas fait sentir. La Californie jouit d'un climat particulier. Les chaleurs y sont plus accusées en septembre qu'en juillet. Ses lignes isothermiques n'y suivent pas les mêmes parallèles que dans le reste de l'Union. Quant aux tourmentes nées sur l'immense aire du Pacifique, elles ne se propagent pas toutes à sa surface. Les unes sont arrêtées dès les montagnes côtières ; les autres vont buter contre l'échine de la Sierra Nevada. Là elles se résolvent en pluies très favorables à la prospérité de ces conifères, qui, à partir d'une hauteur de cinq à six cents toises, pins, sapins, ifs, mélèzes, cèdres, cyprès, hérissent les flancs de la chaîne. Il est tels de ces arbres, les séquoias, les big-trees, appelés wellingtonias par les Anglais et washingtonias par les Américains, qui ne mesurent pas moins de soixante pieds de circonférence sur une hauteur de trois cents. Qu'étaient-ils donc, ces indifférents voyageurs ?… D'où venaient-ils, où allaient-ils ?… Étaient-ce d'ardents Californiens, brusquement appelés par la découverte de nouvelles poches, des chercheurs de nouveaux placers, car il est toujours permis d'espérer que les six milliards de francs, extraits depuis une quarantaine d'années, n'ont pas épuisé les derniers gisements de ce sol aurifère. Et, d'ailleurs, il renferme d'autres mines précieuses, surtout aux abords de la chaîne littorale, du cinabre, du sulfure rouge de mercure, du vermillon natif, qui dans les exploitations de New Almaden, entre 1850 et 1886, n'ont pas rendu moins de cent millions de livres, soit cent mille tonnes. Après tout, ces voyageurs pouvaient être de ces fondateurs de « bonanzas farms », membres des grands syndicats d'exploitations agricoles, gens très redoutables aux petits cultivateurs par l'abondance des capitaux que leur fournit l'Angleterre. Et comment l'argent ne serait-il pas attiré là où la vigne donne des grappes de plusieurs livres, et le poirier des poires d'un pied et demi de tour ?… Aussi, de même que le Texas possède des fermes d'un million d'hectares, il s'en rencontre en Californie dont la superficie couvre jusqu'à douze cents kilomètres carrés. Dans tous les cas, ce devaient être des gens très riches et même très pressés, puisqu'ils s'accordaient le luxe d'un train spécial, alors qu'ils avaient à leur disposition les trains réglementaires du Southern Pacific. Cela ne leur eût coûté qu'une demi-journée de retard, et non ces quelques milliers de dollars dont ils n'avaient pas cru devoir faire l'économie. Enfin, la locomotive filait à toute vapeur, et comme les trains ne sont pas nombreux sur cette ligne, le graphique avait pu être établi sans difficulté. Au surplus, il ne s'agissait que d'un parcours relativement restreint, sur l'embranchement qui se détache de Beno, passe par Carson City, la capitale du Nevada, pénètre dans l'État de Californie à la station de Bentom et se termine à celle de Keeler, – environ deux cent quarante milles, lesquels seraient enlevés en six ou sept heures. Et c'était bien ce qui fut fait en ce laps de temps, et sans qu'un accident eût entraîné le plus léger retard. Il était onze heures du matin, lorsque la locomotive poussa ses dernières éructations, un quart de mille avant d'atteindre la gare de Keeler, où elle vint s'arrêter. Deux hommes sautèrent sur le quai, avec un bagage réduit au strict nécessaire, – une valise et une caisse de provisions qui ne semblait pas encore avoir été entamée. Chacun d'eux portait également un sac de voyage et une carabine en bandoulière. L'un de ces hommes s'approcha de la locomotive et dit au mécanicien : « Attendez », comme s'il se fût agi d'un cocher dont on quitte la voiture pour une visite. Le mécanicien fit un signe affirmatif, et s'occupa de remiser son train sur une voie de garage, de manière à laisser la circulation libre. Le voyageur, suivi de son compagnon, se dirigea alors vers la sortie, et se trouva en présence d'un individu qui guettait son arrivée. « La voiture est là ?… demanda-t-il d'un ton bref. – Depuis hier. – En état ?… – En état. – Partons. » Un instant après, les deux voyageurs étaient installés à l'intérieur d'une confortable automobile, actionnée par un puissant mécanisme, qui roulait rapidement dans la direction de l'est. On a reconnu dans l'un de ces voyageurs le commodore Urrican, dans l'autre son fidèle Turk, bien qu'ils ne se fussent abandonnés à leur irascibilité naturelle ni contre le mécanicien du train spécial, qui, d'ailleurs, était en gare à l'heure dite, ni contre celui de l'automobile qui était à son poste à Keeler. Et maintenant, par quel miracle, Hodge Urrican, à demi mort dans le Post Office de Key West le 25 mai, reparaissait-il huit jours plus tard dans cette petite ville californienne, à près de quinze cents milles de la Floride ?… En quelles conditions vraiment exceptionnelles s'était effectué ce parcours en un temps si limité ?… Comment enfin, le sixième partenaire, poursuivi par une infernale malchance, et qui ne semblait plus en état de continuer la partie, était-il là, plus résolu que jamais à la jouer jusqu'au bout ?… On n'a pas oublié que le naufragé de la Chicola avait été transporté, sans avoir recouvré connaissance, dans le bureau du télégraphe de Key West. La dépêche, expédiée le matin même de Chicago, était arrivée à midi précis. Et quel déplorable résultat elle annonçait… Un malheureux coup, s'il en fût, – cinq par deux et trois ! Grâce à ce coup, le commodore allait de la cinquantetroisième case à la cinquante-huitième, de la Floride à la Californie, tout le territoire de l'Union à parcourir du sud-est au nord-ouest !… Et, circonstance plus désastreuse encore, c'était la case de la Mort qui avait été choisie dans cet État par William J. Hypperbone, c'était à Death Valley que le partenaire devait se rendre en personne, et d'où, une triple prime payée, il lui faudrait revenir à Chicago !… Et cela, après avoir si bien débuté par un maître coup ! Aussi, lorsque Hodge Urrican, enfin rappelé à la vie par d'énergiques frictions et des potions non moins énergiques, fut fixé sur le contenu du télégramme, éprouva-t-il une secousse telle qu'elle détermina chez lui le plus terrible accès de colère dont Turk ait été jamais témoin. Cela le remit sur pied. Par bonheur pour les personnes présentes, il ne s'en rencontra pas une à qui le commodore pût s'en prendre, et Turk n'eut point, suivant son habitude, à le dépasser en violence. Hodge Urrican ne prononça qu'un mot, un seul, un de ces mots de situation qui acquièrent une valeur historique : « Partons ! » Un silence glacial accueillit ce mot. Turk dut dire à son maître où il était et où il en était. C'est alors que celui-ci apprit ce qu'il ignorait encore, le naufrage de la goélette, le transport des passagers et de l'équipage à Key West, où il ne se trouvait pas un navire qui pût appareiller pour un des ports de l'Alabama ou de la Louisiane. Hodge Urrican était cloué comme Prométhée sur son roc, et son cœur allait y être dévoré par le vautour de l'impatience… et de l'impuissance. En effet, il fallait que dans les quinze jours qui lui étaient dévolus il se fût transporté de Floride en Californie et de Californie en Illinois. Décidément, le mot impossible est de toutes les langues, même de la langue américaine, bien qu'il passe gé- néralement pour avoir été rayé de son dictionnaire par les audacieux Yankees ! Et, en réfléchissant aux conséquences de la partie perdue, faute de pouvoir quitter Key West le jour même, Hodge Urrican s'abandonna à une seconde crise avec vociférations, imprécations, menaces, qui firent grelotter les vitres du Post Office. Mais Turk réussit à l'éteindre en se livrant à des actes d'une telle fureur que son maître dut le rappeler au calme. Cruelle nécessité, cependant, et cruelle blessure aussi pour l'amour-propre d'un partenaire que d'être contraint de se retirer de la lutte et, pour le Pavillon Orangé, à s'abaisser devant les Pavillons Violet, Indigo, Bleu, Vert, Jaune et Rouge ! Eh bien, on a raison de le dire, il n'y a qu'heur et malheur en ce bas monde ! Les bonnes et les mauvaises chances se frôlent dans la vie, se succèdent parfois avec une rapidité électrique. Et voici comment, par une intervention vraiment providentielle, la situation, si désespérée qu'elle parût être, fut sauvée. À midi trente-sept, le sémaphore du port de Key West signala un navire à cinq milles au large. La foule des curieux assemblés devant le bureau du télégraphe se porta, Hodge Urrican et Turk en tête, sur une hauteur d'où la vue embrassait la pleine mer. Un navire se montrait à cette distance, un steamer dont la fumée déroulait à l'horizon ses longs panaches fuligineux. Et alors les intéressés de dire : « Mais ce navire vient-il à Key West ?… – Et, s'il y vient, fera-t-il relâche, ou en repartira-t-il aujourd'hui même ?… – Et, s'il repart, sera-ce pour un port de l'Alabama, du Mississippi ou de la Louisiane, Nouvelle-Orléans, Mobile, Pensacola ?… – Et enfin, s'il est à destination de l'un de ces ports, a-t-il une marche suffisante pour effectuer la traversée en quarantehuit heures ? » On le voit, quatre indispensables conditions à remplir. Elles furent toutes remplies. Le Président Grant ne devait relâcher à Key West que quelques heures seulement, il en repartirait le soir même pour Mobile, et c'était un steamer de grande vitesse, l'un des plus rapides de la flotte marchande des ÉtatsUnis. Inutile d'ajouter que Hodge Urrican et Turk avaient été admis à titre de passagers, que le capitaine Humper s'intéressa au commodore comme le capitaine du Sherman s'était intéressé à Tom Crabbe. Aussi, sur une mer à souhait, par une légère brise du sud-est, le Président Grant donna-t-il son maximum de marche, soit une vingtaine de milles à l'heure, ce qui lui permit d'arriver à Mobile dans la nuit du 27. Le prix du passage généreusement réglé, Hodge Urrican, suivi de Turk, sauta dans le premier train, qui franchit en vingt heures les sept cents milles entre Mobile et Saint-Louis. Là, se produisirent les incidents que l'on connaît, – difficultés avec un chef de gare à la station d'Herculanum, obligation pour Hodge Urrican d'aller à Saint-Louis réclamer sa valise, rencontre de Harris T. Kymbale, provocation adressée au reporter, retour à Herculanum dans la soirée, départ le lendemain, coups de revolver échangés au croisement des trains, arrivée à Saint-Louis. De là, le railroad amena le commodore à Topeka le 30, puis, par la ligne de l'Union Pacific, à Ogden, le 31, puis à Reno, d'où il partit à sept heures du matin pour la station de Keeler. Mais, lorsque le commodore Urrican serait à Keeler, il ne serait pas à Death Valley, le point qu'il devait atteindre dans l'État de Californie. Or, s'il existait une route plus ou moins carrossable entre Keeler et Death Valley, aucun service de transport n'y fonctionnait. Pas de relais, pas de stages. Faudrait-il donc faire à cheval, et en si peu de temps, près de quatre cents milles, aller et retour ?… étant données les sinuosités d'une route à travers un territoire si accidenté… C'eût été impossible. Lorsqu'il était à Saint-Louis, Hodge Urrican avait eu la bonne idée de demander par dépêche à Sacramento si l'on pouvait mettre à sa disposition une automobile, et la lui expédier à Keeler, où elle attendrait son arrivée. La réponse fut affirmative. L'automobile, d'un système très perfectionné, attendrait à la gare de Keeler le commodore Urrican. Deux jours suffisaient à atteindre Death Valley, deux jours pour en revenir, de telle sorte qu'il serait à Chicago avant le 8 juin. Décidément, la chance semblait revenir à cet ancien loup de mer. Et voilà par suite de quels arrangements l'automobile se trouvait le 1er juin à l'arrivée du train à Keeler, et quittait cette petite ville, en suivant la route de l'est dans la direction de Death Valley. Étant donnée la hâte avec laquelle s'effectuait ce voyage, on admettra volontiers que le commodore Urrican n'eût pas éprouvé les curiosités d'un touriste. C'était l'Union Pacific qui l'avait transporté à travers le Nebraska, le Wyoming, les montagnes Rocheuses par la passe de Truckee, à mille toises d'altitude, puis à travers l'Utah jusqu'à l'extrémité du Nevada. Il n'était même pas descendu de wagon ni à Ogden, pour voir Great Salt Lake City, ni à Carson, pour visiter cette capitale. Il ne songea point à admirer Sacramento, la capitale de l'Eldorado californien, – une cité qui fut surhaussée presque tout entière à la suite des inondations de l'Arkansas, causes de tant de désastres. Oui ! on remblaya son sol de manière à dépasser le niveau des plus fortes crues, et les maisons furent relevées de dix à quinze mètres tout d'un bloc. Maintenant, solidement assise sur les bords de la rivière qui porte son nom, cette ville de vingt-sept mille habitants a fort bon aspect, avec son Capitole d'apparence architecturale, ses principales rues agréablement disposées, et son quartier chinois qui semble détaché des provinces du Céleste Empire. Toutefois, si dans ces conditions un Max Réal ou un Harris T. Kymbale eussent regretté d'avoir « brûlé » Sacramento, combien ces regrets auraient été plus profonds à l'égard de San Francisco ! La métropole de l'État, qui compte trois cent mille âmes, occupe une situation unique au monde, en vue de cette baie de cent kilomètres carrés, grande comme le lac Léman, au seuil de la Porte d'Or, ouverte sur le Pacifique. Il faut parcourir ses quartiers du monde élégant, ses larges artères d'une animation intense, la rue Sacramento, la rue Montgomery, où s'élève Occidental Hotel, vaste à loger toute une colonie, cette magnifique artère, à la fois le Broadway, le Picadilly, la rue de la Paix de la merveilleuse Frisco, ses maisons éclatantes de blancheur, avec balcons et miradors à la mode mexicaine, avec leurs festons de fleurs et de feuillage, ses jardins où prospèrent les plus admirables espèces de la flore tropicale, même ses cimetières, qui sont des parcs où fréquentent les promeneurs, et, à huit milles, ce rendez-vous de Cliff-house, dans toute la beauté de sa sauvage nature. Puis, au point de vue du commerce d'exportation et d'importation, est-ce que cette métropole n'est pas l'égale des Yokoama, des Shanghaï, des Hongkong, des Sin- gapoore, des Sydney, des Melbourne, ces souveraines des mers orientales ?… Et même, y fût-il arrivé un dimanche, le commodore Urrican n'aurait pas trouvé une ville morte comme tant d'autres des États-Unis. Depuis que l'élément français y a pris une certaine prépondérance – pas autant que l'élément chinois, à beaucoup près, – Frisco s'est donné des allures infiniment plus mondaines. Puis, en ce milieu californien, le commodore eut rencontré des parieurs frénétiques engagés sur le match Hypperbone. San Francisco n'est-elle pas par excellence la ville des spéculateurs, la ville des « trusts », confédérations financières d'accaparement de toutes les moyennes industries similaires, où la passion du jeu se manifeste sous ses formes les plus violentes, où les fortunes se font et se défont en quelques coups de bourse comme sur des coups de dés, où le pouls bat toujours comme il y a quelque cinquante ans, à l'époque de la fièvre de l'or !… Et ces audacieux Californiens n'auraient-ils pas applaudi à l'emploi de l'automobile du sixième partenaire, et Hodge Urrican – un homme de « tant d'estomac », – ne fût-il pas devenu leur favori, bien qu'il eût à recommencer la partie dans des conditions si désavantageuses ?… Au total, ce qui excuse le commodore Urrican, c'est qu'il n'avait pas une heure à perdre, et d'ailleurs, étant donné son caractère, il n'eût guère songé à visiter la Californie même sommairement. Ces curiosités de touriste, on le répète, Max Réal, peut-être Harris T. Kymbale, auraient-ils voulu les satisfaire à la condition d'en avoir le temps. Les multiples voies ferrées, les nombreux steamers, les auraient transportés à Mariposa, près de l'incomparable vallée du Yosemite, où affluent les visiteurs, à Oakland, en face de Frisco sur la côte de la Baie et dont la jetée, longue de près d'une lieue, finira par se développer d'une rive à l'autre, au détroit de Carquinez, à Benicia où les bacs à vapeur prolongent les railroads en transportant des trains tout entiers, à la charmante Santa Clara dont l'union avec sa voisine San José ne tardera pas à s'accomplir, au célèbre observatoire du mont Hamilton, à Monterey l'espagnole, devenue une station balnéaire recherchée pour l'ombrage de ses cyprès d'une espèce unique, à Los Angeles sur la côte méridionale, deuxième cité de l'État, où l'on jouit d'un climat sans égal, des arbres partout, eucalyptus, poivriers, ricins arborescents, orangers, bananiers, caféiers, théiers, caoutchouquiers, des fruits toute l'année, sanatorium très apprécié des Américains de l'Ouest. Enfin, peut-être aussi, par une savante combinaison des horaires, le jeune peintre et le chroniqueur de la Tribune auraient-ils pu pousser jusqu'à la frontière méridionale de l'État, où la jolie ville de San Diego, à l'air pur et salubre, au bord d'un estuaire praticable aux navires de fort tonnage, attend que l'exploitation des mines de borate et de carbonate de soude en fasse l'un des ports les plus considérables du Pacifique. Non ! Hodge Urrican n'avait rien vu, n'avait songé à rien voir, et vraisemblablement ne désirait rien voir pendant son passage à travers la Californie centrale. Ne se disait-il pas que c'était assez, que c'était trop d'avoir à parcourir la région comprise entre Keeler et la Vallée de la Mort. Un excellent véhicule, cette automobile, envoyée de Sacramento et d'un système porté à la dernière perfection, le système Adamson, le plus généralement adopté en Amérique. Elle fonctionnait au pétrole et pouvait en emporter pour une semaine de locomotion. Dans ces conditions, même en cas qu'elle ne trouvât pas à renouveler en route sa provision d'huile minérale, cette automobile franchirait sans peine les trois cents milles d'aller et retour. Tous deux, Hodge Urrican et Turk, étaient donc assis au fond d'une sorte de coupé confortable, le mécanicien en avant avec un aide-mécanicien, ayant sous la main les appareils de direction et de marche. Cette fois, par dérogation à ses habitudes, le commodore restait concentré en lui-même, et Turk ne parvenait pas à en tirer une parole. Il ne pensait à rien autre qu'au but à atteindre, hypnotisé par cette soixante-troisième case, si éloignée maintenant et dont il s'était tant approché tout d'abord. Et il ne s'agissait point de l'argent que lui coûtait ce dernier tirage, la dépense du train spécial, le coût de l'automobile, sans parler de la triple prime, trois mille dollars qu'il devrait payer à Chicago avant de recommencer la partie. Non ! c'était la question d'amour-propre et d'honneur, c'était la honte, oui ! la honte de se voir distancer par les six autres partenaires, et, – il faut l'avouer, – la crainte de « rater » l'héritage de William J. Hypperbone. Bref, l'automobile marchait d'une allure rapide et régulière sur une route, assez bonne à partir de Keeler, que le conducteur avait déjà parcourue jusqu'à Death Valley. Elle traversa quelques bourgades isolées au delà des anciennes ramifications de la Sierra Nevada, dominée par le mont Whiney, dont la cime se dresse à près de quatorze mille pieds dans les airs. Après avoir passé plusieurs creeks à gué, l'automobile obliqua vers le sud-est, franchit la rivière de Chay-o-poo-vapah, de manière à rencontrer le village d'Indian Wells, au sortir des passes de Walker. Jusqu'alors le pays n'était pas absolument désert. Des fermes s'y succédaient à longue distance, il est vrai. On croisait parfois des cultivateurs se rendant de l'une à l'autre, et aussi quelques détachements de ces Indiens Mohaws, qui possédaient autrefois le territoire. Et, en gens qui savent ne s'étonner de rien, ils regardaient sans surprise ce véhicule mécanique. Le sol n'était pas encore dépourvu de végétation, des buissons de créosotes, des groupes de mezquites, des bouquets de yuccas, des cactus géants dont quelques-uns mesurent jusqu'à huit toises, toute la queue arborescente des forêts névadiennes. En somme, ce n'était pas là le fameux territoire de Calaveras et de Mariposa, celui des arbres phénomènes, le « Père de la Forêt », la « Mère de la Forêt », des géants dont la taille dépasse trois cents pieds. Et, si au lieu d'être envoyé à Death Valley, Hodge Urrican avait dû gagner la vallée de Yosemite, dans l'est de San Francisco, vers, la partie centrale de la Sierra Nevada, ou, plutôt, si c'eût été Max Réal que sa bonne fortune y avait conduit, quels souvenirs il eût conservés, – même après les merveilles du Parc National de Wyoming, – de cet autre parc qui domine le mont Syell à l'altitude de deux mille toises, de ces beautés naturelles avec leurs désignations significatives, la « Grande Cascade » de cinq cents pieds, la « Cascade du Printemps », le « Lac du Miroir », les « Arches Royales », la « Cathédrale », la « Colonne de Washington », tant admirés par des milliers de touristes. Enfin l'automobile atteignit le désert à la limite duquel se creusent les dépressions de Death Valley. Là, rien que l'immense solitude. Les hommes, les animaux ne le fréquentaient pas. Un ardent soleil tombait sur ces plaines infinies. À peine quelques traces d'une végétation rudimentaire. Ni chevaux ni mules n'eussent pu s'y nourrir, et il était heureux que l'engin propulsif n'eût besoin que de vapeurs pétroliennes pour actionner le véhicule. Çà et là seulement, quelques foot-hills, collines de médiocre hauteur, entourées de chapparals, qui sont des fourrés de maigres espèces. À la chaleur accablante du jour succédaient ces nuits californiennes, sèches et froides, dont la rosée ne vient jamais adoucir les rigueurs. Ce fut ainsi que le commodore Urrican atteignit le 3 juin l'extrémité méridionale des Télescope Range, qui encadrent Death Valley à l'ouest. Il était trois heures de l'après-midi. Le voyage avait duré cinquante heures, sans repos, sans accidents. En vérité, c'est à bon droit que ce pays désolé, au sol d'argile, parfois recouvert d'efflorescences salines, a pu être nommé le Pays de la Mort. La vallée, qui le termine presque à la frontière de l'État de Nevada, n'est, en somme, qu'un cañon, large de dix-neuf milles, long de cent vingt, troué d'abîmes dont le fond s'abaisserait à trente toises au-dessous du niveau de la mer. Sur ses bords ne végètent comme en cet aride territoire que de minces peupliers, des saules d'une pâleur maladive, des yuccas secs et cassants à baïonnettes aiguës, des armoises infectes, et aussi mille touffes de ces cactus désignés en Californie sous le nom de pétalinas, sans feuilles, tout en branches, véritables candélabres funéraires posés sur ce champ de la Mort. Death Valley, ainsi que le fait observer Élisée Reclus, fut, sans doute à une époque géologique antérieure, le lit du fleuve qui se perd aujourd'hui dans le Soda Lake, et que, seul, arrose maintenant le creek de l'Amargoza. Ses talus se hérissent d'aiguilles de sel, le borax s'accumule dans ses cavités, et quelques dunes y mêlent leur poussière sablonneuse aux courants atmosphériques qui la parcourent parfois avec une extrême violence. Oui ! la Vallée de la Mort avait été bien choisie par l'excentrique testateur pour y envoyer le malchanceux partenaire, arrêté en pleine marche à la cinquante-huitième case ! Le commodore Urrican était donc arrivé au terme de ce difficile voyage. Il fit halte au pied de la crête des Funeral Mounts, ainsi appelés en souvenir de caravanes qui périrent dans ces tristes lieux. Ce fut à cette place même qu'il prit la précaution d'écrire un document attestant sa présence à Death Valley, le 3 juin, – document qui fut enterré sous une roche, après avoir été signé de Turk et des deux conducteurs de l'automobile. À peine Hodge Urrican resta-t-il une heure sur le seuil de cette Vallée de la Mort. Il n'avait en effet qu'à quitter au plus tôt cette triste contrée pour regagner Keeler par la route déjà suivie. Alors, ouvrant pour la première fois la bouche, il ne prononça que ce mot : « Partons ! » Et l'automobile partit, toujours favorisée par le temps, à travers la région supérieure du désert de Mohaws, en redescendant les passes de la Nevada, et, sans accident, il rejoignit la station de Keeler, quarante-quatre heures après, le 5 juin, à onze heures du matin. En trois mots, mais trois mots énergiques, le commodore Urrican remercia le mécanicien et son compagnon qui avaient montré tant de zèle et d'habileté dans l'accomplissement de leur fatigante tâche, et, se retournant vers Turk : « Partons ! » dit-il. Le train spécial était en gare, attendant le retour du commodore, prêt à démarrer, Hodge Urrican alla droit au conducteur : « Partons ! » répéta-t-il. Et le coup de sifflet donné, la locomotive s'élança sur les rails, déployant son maximum de vitesse, et, sept heures plus tard, vint s'arrêter à Reno. L'Union Pacific se conduisit de la plus correcte façon en cette circonstance. D'ailleurs, commandé par ses inflexibles horaires, le railroad n'aurait pu ni diminuer ni accroître leurs délais. Le train traversa les montagnes Rocheuses, le Wyoming, le Nebraska, l'Iowa, l'Illinois, et il atteignit Chicago, le 8 juin, à neuf heures trente-sept du matin. Quel bon accueil le commodore Urrican reçut de ceux qui lui étaient demeurés fidèles, en dépit de tout ! Certes, ce faux départ, cette obligation de reprendre la partie à son début, témoignaient d'une extraordinaire malchance. Mais il sembla que la veine revenait au Pavillon Orangé avec le coup de dés dont il bénéficia le jour même de son arrivée à Chicago. Neuf par six et trois, c'était la troisième fois que ce point avait été amené depuis le début du match Hypperbone, – la première fois par Lissy Wag, la deuxième par l'inconnu X K Z, la troisième par le commodore. Et après avoir été expédié en Floride, puis en Californie, Hodge Urrican n'avait qu'un pas à faire pour gagner la vingtsixième case, cet État de Wisconsin qui confine à l'Illinois et que n'occupait alors aucun des partenaires. Sa cote remonta dans l'échelle des agences, et il fut repris à égalité avec Tom Crabbe et Max Réal. VII À LA MAISON DE SOUTH HALSTEDT STREET. Le 1er juin, la porte de la maison de South Halsted Street, numéro 3997, à Chicago, s'ouvrait dès huit heures du matin devant un jeune homme qui portait sur le dos son attirail de peintre, et que suivait un jeune nègre, sa valise à la main. Quelle fut la surprise et aussi la joie de Mme Réal, lorsque son cher fils entra dans sa chambre, et qu'elle put le serrer entre ses bras. « Toi, Max… comment… c'est toi ?… – En personne, mère ! – Et te voilà à Chicago au lieu d'être… – À Richmond ?… s'écria Max Réal. – Oui… à Richmond !… – Rassure-toi, bonne mère !… J'ai le temps de me rendre à Richmond, et, comme Chicago se trouvait sur mon itinéraire, j'avais bien le droit, je pense, de m'y arrêter quelques jours et de les passer avec toi… – Mais, cher enfant, tu risques de manquer… – Eh bien, je n'aurai toujours pas manqué de t'embrasser en route, chère mère !… Songe donc, depuis deux longues semaines que je ne t'ai vue !… – Ah ! Max, qu'il me tarde que cette partie soit terminée… – Et à moi ! – À ton profit, s'entend ! – Sois sans inquiétude !… C'est comme si je possédais déjà le mot du coffre-fort de ce digne Hypperbone !… répondit en riant Max Réal. – Enfin, je suis bien heureuse de te voir, mon cher fils, bien heureuse ! » Max Réal était à Cheyenne dans le Wyoming lorsque, le 29 mai, au retour de son excursion à travers le Parc National du Yellowstone, il reçut la dépêche relative à son troisième tirage, – point de huit par cinq et trois. Or, la huitième case, après la vingt-huitième occupée par le Wyoming, était attribuée à l'Illinois. Il fallut donc doubler ce point de huit, et le nombre seize allait conduire le jeune peintre à la quarante-quatrième case, Virginie, Richmond City. De plus, entre Chicago et Richmond fonctionne un réseau de voies ferrées, permettant de franchir en vingt-quatre heures la distance qui sépare les deux métropoles. Donc, puisque Max Réal disposait d'une quinzaine de jours, – du 29 mai au 12 juin, – il pouvait, comme on dit, en prendre à son aise, et de se reposer une semaine dans la maison maternelle lui parut tout indiqué. Parti de Cheyenne dès l'après-midi, il était arrivé quarantehuit heures après à Omaha, puis le lendemain à Chicago, bien portant, – bien portant aussi l'esclavagiste Tommy, toujours aussi embarrassé de sa situation de libre citoyen de la libre Amérique qu'un pauvre diable peut l'être de vêtements trop larges pour lui. Pendant son séjour, Max Réal se proposait de terminer deux des toiles qu'il avait ébauchées en route, – l'une, un site de Kansas River près de Fort Riley, l'autre, une vue des cascades du Fire Hole dans le Parc National. Assuré de vendre ces deux tableaux un bon prix, cela lui servirait à s'acquitter si la mauvaise fortune le condamnait à payer plusieurs primes au cours de ses voyages. Mme Réal, enchantée de garder son cher fils pendant quelques jours, accepta toutes ces raisons, et pressa encore une fois Max sur son cœur. On causa, on se raconta les choses, on fit un de ces bons déjeuners qui ont tant de charmes entre mère et fils, et cela remit le jeune peintre des restaurations du Kansas et du Wyoming. Bien qu'il eût plusieurs fois écrit à Mme Réal, il dut reprendre le récit de son voyage par le début, en narrer les divers incidents, aventure des milliers de chevaux errants dans les plaines du Kansas, rencontre des époux Titbury à Cheyenne. C'est alors que sa mère lui apprit les lamentables tribulations de ce couple à Calais de l'État du Maine, comment, à propos de la loi sur les boissons alcooliques, une contravention avait été relevée à l'égard de M. Titbury, et quelles en furent les conséquences pécuniaires. « Et maintenant, demanda Max Réal, où en est la partie ?… » Pour la lui mieux faire connaître, Mme Réal le conduisit à sa chambre, et lui montra une carte étalée sur une table, où étaient piqués de petits pavillons de différentes couleurs. Pendant qu'il courait le pays, Max Réal s'était peu occupé de ses partenaires, ne lisant guère les journaux des hôtels ou des gares. Mais, rien qu'à examiner cette carte, dès qu'il connaîtrait les couleurs de chacun des Sept, il serait au courant. D'ailleurs, sa mère avait suivi les péripéties du match Hypperbone depuis le début. « Et, d'abord, demanda-t-il, quel est ce pavillon bleu, qui est en tête ?… – Celui de Tom Crabbe, mon fils, que le tirage d'hier, 31 mai, envoie à la quarante-septième case, État de Pennsylvanie… – Eh ! mère, voilà qui doit réjouir son entraîneur, John Milner !… Quant à ce stupide boxeur, ce fabricant de coups de poing, s'il y comprend quelque chose, je veux que l'ocre se change en vermillon sur ma palette ! – Et ce pavillon rouge ?… – Le pavillon X K Z, planté sur la quarante sixième case, District de Columbia. » En effet, grâce au point de dix redoublé, soit vingt, l'homme masqué avait fait un saut de vingt cases, de Milwaukee du Wisconsin à Washington, la capitale des États-Unis d'Amérique, – déplacement facile et rapide en cette partie du territoire où le réseau des chemins de fer est si serré. « On ne soupçonne pas qui il est, cet inconnu ? demanda Max Réal. – En aucune façon, mon cher enfant. – Je suis sûr, mère, qu'il doit faire bonne figure dans les agences et avoir de gros parieurs… – Oui… Beaucoup de gens croient à ses chances, et à moimême… il inspire certaines craintes. – Voilà ce que c'est que d'être un personnage mystérieux ! » déclara Max Réal. Actuellement, cet X K Z se trouvait-il à Chicago ou était-il déjà parti pour le District de Columbia, nul n'aurait pu répondre à cette question. Et, cependant, Washington, si ce n'est qu'un centre administratif, sans industrie, sans commerce, mérite bien que les visiteurs lui consacrent quelques jours. Placée dans une situation agréable en amont du confluent du Potomac et de l'Anacostia, en communication avec l'Océan par la baie de Chesapeake, cette capitale, même en dehors des époques où la réunion du Congrès double sa population, ne compte pas moins de deux cent cinquante mille âmes. Que le District fédéral soit si peu étendu, qu'il occupe le dernier rang parmi les États de la République américaine, d'accord ; mais la cité n'est pas moins digne de sa haute destination. Commencée par la construction de ses grands édifices sur ce territoire des Tuscazoras et des Monacans, elle a déjà englobé quelques agglomérations voisines. Le septième partenaire, s'il ne le connaissait pas, pourrait admirer l'aspect architectural de son Capitole sur la colline dont les pentes s'abaissent vers le Potomac, les trois corps de bâtiments affectés au Sénat, à la Chambre des Députés, au Congrès où se concentre la représentation nationale, sa haute coupole de fer surmontée de la statue de l'Amérique, ses péristyles, sa double colonnade, les bas-reliefs qui le décorent et les statues qui le peuplent. S'il ne connaissait pas la Maison Blanche, il choisirait, parmi les boulevards qui rayonnent autour du Capitole, celui de Pennsylvanie, et irait tout droit à la résidence du Président, – modeste et démocratique demeure, élevée entre les bâtiments du Trésor et les différents Ministères. S'il ne connaissait pas le monument de Washington, cet obélisque de marbre haut de cent cinquante-sept pieds, il l'apercevrait de loin au milieu des jardins en bordure du Potomac. S'il ne connaissait pas la Direction des Postes, il irait admirer un édifice en marbre blanc, de style antique, qui est le plus beau de la luxueuse cité. Et que d'heures agréables et instructives à passer dans les riches galeries d'histoire naturelle et d'ethnographie de la célèbre Smithsonian Institution, installée au Patent Office, et les musées, où abondent statues, tableaux, bronzes, et l'Arsenal où s'élève une colonne en l'honneur de marins américains morts dans un combat naval devant Alger, et sur laquelle se lit cette inscription vengeresse : Mutilée par les Anglais ! Maintenant, la capitale des États-Unis jouit d'un climat salubre. Les eaux du Potomac l'arrosent en abondance. Ses cinquante lieues de rues, ses jardins, ses parcs, sont ombragés par plus de soixante mille arbres – tels ceux qui entourent l'Hôtel des Invalides et l'Université de Howard, tels le Droit Park, tels le Cimetière National aux verdoyantes frondaisons, dans lequel le mausolée de William J. Hypperbone eût été aussi agréablement placé que dans celui d'Oakswoods à Chicago. Enfin, si X K Z avait cru devoir donner une large part de son temps à la capitale de la Confédération, il ne quitterait sans doute pas le district avant d'avoir accompli le patriotique pèlerinage de Mount Vernon, à quatre lieues de là, où une association de dames entretient la maison dans laquelle Washington passa une partie de son existence et mourut en 1799. En tout cas, si le partenaire de la dernière heure était déjà arrivé dans la capitale de l'Union, aucun journal n'y avait signalé sa présence. « Et ce pavillon jaune ?… demanda Max Réal, en montrant celui qui était planté au milieu de la trente-cinquième case. – C'est le pavillon de Lissy Wag, mon cher enfant. » Oui, ce pavillon flottait toujours sur la case du Kentucky, car, à cette date du 1er juin, le funeste coup, qui envoyait Lissy Wag dans la prison du Missouri, n'avait pas encore été tiré. « Ah ! la charmante jeune fille ! s'écria Max Réal. Je la vois toute gênée, toute rougissante aux obsèques de William Hypperbone, puis sur l'estrade de l'Auditorium !… À coup sûr, si je l'eusse rencontrée en route, je lui aurais renouvelé mes vœux pour son succès final… – Et le tien, Max ?… – Le mien aussi, mère !… Tous les deux gagnant la partie !… On partagerait !… Hein !… Serait-ce assez réussi !… – Est-ce que cela se peut ?… – Non, cela ne se peut pas… mais il arrive en ce bas monde des choses si extraordinaires… – Tu sais, Max, on a bien cru que Lissy Wag n'aurait pas pu partir… – En effet, la pauvre fille a été malade et il y en avait plus d'un parmi les « Sept » qui s'en réjouissait !… Oh ! pas moi, mère, pas moi !… Heureusement, elle avait une amie qui l'a bien soignée et bien guérie… cette Jovita Foley… aussi résolue dans son genre que le commodore Urrican ! – Et, quand se fera le prochain tirage pour Lissy Wag ?… – Dans cinq jours, le 6 juin. – Espérons que ma jolie partenaire saura éviter les dangers de la route, le labyrinthe du Nebraska, la prison du Missouri, la Death Valley californienne !… Bonne chance !… oui ! je la lui souhaite et de tout cœur ! » Décidément, Max Réal pensait quelquefois à Lissy Wag – souvent même, – et sans doute trop souvent, se dit peut-être Mme Réal, un peu surprise de la chaleur qu'il mettait à en parler. « Et tu ne demandes pas, Max, quel est ce pavillon vert ?… reprit-elle. – Celui qui se déploie au-dessus de la vingt-deuxième case, chère mère ?… – C'est le pavillon de M. Kymbale. – Un brave et aimable garçon, ce journaliste, déclara Max Réal, et qui, d'après ce que j'ai entendu dire, profite de l'occasion pour voir du pays… – En effet, mon enfant, et la Tribune publie ses chroniques presque chaque jour. – Eh bien, mère, ses lecteurs doivent être satisfaits, et s'il va jusqu'au fond de l'Oregon ou du Washington, il leur racontera de curieuses choses ! – Mais il est bien en retard. – Cela n'importe guère au jeu que nous jouons, répondit Max Réal, et un coup heureux vous met vite en avance ! – Tu as raison, mon fils… – Maintenant, quel est ce pavillon qui semble tout triste d'être arboré sur la quatrième case ?… – Celui d'Hermann Titbury. – Ah ! l'horrible bonhomme !… s'écria Max Réal. Qu'il doit enrager d'être dernier… et bon dernier ! – Il est à plaindre, Max, réellement à plaindre, car il n'a fait que quatre pas en deux coups de dés, et, après avoir été au fond du Maine, il a dû repartir pour l'Utah ! » À cette date du 1er juin, on ne pouvait encore savoir que le couple Titbury avait été dépouillé de tout ce qu'il possédait, après son arrivée à Great Salt Lake City. « Et pourtant, je ne le plaindrai pas !… déclara Max Réal. Non ! ce couple de ladres n'est point intéressant, et je regrette qu'il n'ait pas eu quelque forte prime à tirer de son sac… – Mais n'oublie pas qu'il a dû verser une amende à Calais, fit observer Mme Réal. – Tant mieux, et il ne l'aura pas volé, ce tondeur de chrétiens ! Aussi, ce que je lui souhaite, c'est d'amener encore le minimum de points, un et un !… Tiens ça le conduirait au Niagara, et le péage du pont lui coûterait mille dollars ! – Tu es cruel pour ces Titbury, Max… – D'abominables gens, mère, qui se sont enrichis par l'usure et ne méritent aucune pitié !… Il ne manquerait plus que le sort les fît hériter de ce généreux Hypperbone… – Tout est possible, répondit Max Réal. – Mais, dis-moi, je n'aperçois pas le pavillon du fameux Hodge Urrican… – Le pavillon orangé ?… Non, il ne flotte plus nulle part, depuis que la mauvaise fortune a envoyé le commodore mettre le pied dans la Vallée de la Mort, d'où il va revenir à Chicago afin de recommencer la partie. – Dur pour un officier de marine d'amener son pavillon ! s'écria Max Réal. À quelle crise de colère il a dû s'abandonner, et comme elle a dû faire trembler sa coque depuis la quille jusqu'à la pomme des mâts ! – C'est probable, Max. – Et l'X K Z, quand doit-on tirer pour lui ?… – Dans neuf jours. – C'est tout de même une singulière idée qu'a eue le défunt de taire le nom de ce dernier des Sept ! » À présent Max Réal était au courant de la situation. Après ce coup de dés qui l'expédiait en Virginie, il savait qu'il occupait le troisième rang, devancé par Tom Crabbe en tête, et par X K Z, pour lesquels, il est vrai, le troisième tirage n'avait pas encore été effectué. Au fond, cela ne le préoccupait guère, quoi que pussent penser Mme Réal et même Tommy. Aussi, le temps qu'il resta à Chicago, le passa-t-il dans son atelier, où il acheva ses deux paysages dont la valeur devait s'accroître aux yeux d'un amateur américain, étant données les conditions dans lesquelles ils avaient été peints. Il advint donc, en attendant son prochain départ, que Max Réal ne s'inquiéta plus du match ni de ceux qu'il faisait courir à travers les États-Unis. Au fond, il n'y jouait un rôle que pour ne pas contrarier son excellente mère, – non moins indifférent que Lissy Wag, laquelle, de son côté, n'y participait que pour ne point contrarier Jovita Foley. Néanmoins, pendant son séjour, il eut nécessairement connaissance des trois coups qui furent tirés à l'Auditorium. Déplorable pour Hermann Titbury, celui du 2, puisqu'il l'obligeait à gagner la case dix-neuvième, État de la Louisiane, affecté à l'hôtellerie, où il devrait demeurer deux coups sans jouer. Quant à celui du 4, il fut bien accueilli de Harris T. Kymbale, car, s'il ne le conduisait qu'à la trente-troisième case, North Dakota, il lui assurait un curieux voyage. Enfin, le 6, à huit heures, maître Tornbrock procéda au tirage concernant Lissy Wag. Aussi, ce matin-là, Max Réal, qui s'intéressait si vivement au sort de la jeune fille, se rendit-il à l'Auditorium, d'où il revint on ne peut plus désolé. De la case trente-huitième, État du Kentucky, Lissy Wag, par le point de sept redoublé, soit quatorze, était envoyée à la cinquante-deuxième case. Là, dans cet État du Missouri, l'infortunée partenaire devrait rester incarcérée, tant qu'un autre partenaire ne serait pas venu prendre sa place. On le comprend, ces trois coups produisirent un effet considérable sur les marchés dans le monde des joueurs. Plus que jamais Tom Crabbe et Max Réal furent demandés. Décidé- ment la chance se prononçait pour eux, et le choix devenait très difficile entre ces deux favoris de la fortune. Quel chagrin ressentit Max Réal, lorsque, de retour près de sa mère, il la vit planter le pavillon jaune au milieu de ce Missouri transformé en prison, de par la volonté de l'excentrique défunt, – et pour Lissy Wag, de par la volonté du destin. Il en fut extrêmement affecté et ne le cacha point. Ce coup de la prison, comme celui du puits, était le plus funeste qui pût se produire au cours de la partie… Oui, plus grave que celui de la Vallée de la Mort dont Hodge Urrican venait d'être victime !… Au moins le commodore n'éprouvait-il qu'un retard et allait-il continuer la lutte !… Et qui sait si le match Hypperbone n'aurait pas pris fin, avant que la prisonnière eût été délivrée ?… Enfin, le lendemain, 7 juin, Max Réal se prépara à quitter Chicago. Sa mère, après avoir renouvelé ses recommandations, lui fit promettre de ne point s'attarder en route. « Et pourvu, dit-elle, que la dépêche que tu vas recevoir à Richmond, mon cher fils, ne t'envoie pas… au bout du monde… – On en revient, mère, on en revient, répondit Max, tandis que de la prison !… Enfin, avoue que tout cela est bien ridicule !… Être exposé comme un vulgaire cheval de course à perdre d'une demi-longueur !… Oui !… ridicule !… – Mais non, mon enfant, mais non !… Pars donc, et que Dieu te protège ! » Et c'est très sérieusement, sous l'empire d'une sincère émotion, que l'excellente dame disait ces choses ! Cela va de soi, pendant son séjour Max Réal n'avait pu, sans grande peine, se soustraire à la visite des courtiers, des reporters, des parieurs, qui affluaient à la maison de South Hals- ted Street. Comment s'en étonner ?… On le prenait à égalité avec Tom Crabbe… Quel honneur ! Assurément, Max Réal s'était engagé vis-à-vis de sa mère à se rendre par la voie la plus directe en Virginie. Mais, pourvu qu'il fût dans la matinée du 12 à Richmond, qui l'eût blâmé de préférer dans son itinéraire à la ligne droite la ligne brisée ou la ligne courbe ? Cependant, il avait résolu de ne point sortir des États qu'il allait traverser, l'Illinois, l'Ohio, le Maryland, la Virginie occidentale pour atteindre la Virginie et Richmond, sa métropole. Voici, du reste, la lettre que reçut Mme Réal, – lettre datée du 11 juin, – quatre jours après le départ, et qui lui faisait sommairement connaître les incidents du voyage. Sans parler d'aperçus très personnels sur les pays parcourus, les villes visitées, les rencontres effectuées, elle contenait certaines remarques qui donnaient à réfléchir et ne laissèrent pas de lui causer quelque inquiétude relativement à l'état d'âme de son fils. « Richmond, 11 juin, Virginie. « Chère et bonne mère, « Me voici arrivé au but, – non pas celui de cette grande bête de partie, mais celui que m'imposait mon troisième coup de dés. Après Fort Riley du Kansas, après Cheyenne du Wyoming, Richmond de la Virginie ! Donc, n'aie aucune appréhension pour l'être que tu chéris le plus au monde et qui te le rend de tout cœur : il est à son poste en bonne santé. « Par exemple, je voudrais pouvoir en dire autant de cette pauvre Lissy Wag, que la paille humide des cachots attend dans la grande cité missourienne. Je ne te cache pas, chère mère, bien que je ne doive voir en elle qu'une rivale, mais si charmante, si intéressante, combien je suis affligé de son malheu- reux sort ! Plus je songe à ce déplorable coup de dés, – sept par trois et quatre, redoublé, – plus j'en éprouve de peine, plus je regrette que le pavillon jaune, si vaillamment tenu jusqu'ici par l'intrépide Jovita Foley pour le compte de son amie, soit hissé sur le mur de cette prison !… Et jusqu'à quand le sera-t-il ?… « Je suis donc parti le 7 au matin. La voie ferrée longe le littoral sud du Michigan et laisse apercevoir de jolis points de vue sur le lac. Mais, entre nous, je le connais un peu, notre lac, et aussi les pays qu'il limite ! D'ailleurs, dans cette partie des États-Unis comme au Canada, il est permis d'être blasé sur les lacs, leurs eaux bleues qui ne sont pas toujours bleues, leurs eaux dormantes qui ne dorment pas toujours ! Nous en avons à revendre, et je me demande pourquoi la France, qui n'est pas riche en propriétés lacustres, ne nous en achète pas un, au choix, comme nous lui avons acheté la Louisiane en 1803 ? « Enfin, j'ai regardé tout de même à droite et à gauche par le trou de ma palette, tandis que cette marmotte de Tommy dormait comme un loir. « Sois tranquille, bonne mère, je n'ai point réveillé ton négrillon ! Peut-être a-t-il rêvé que je gagnais assez de millions de dollars pour le réduire au plus dur esclavage ! Laissons-le à son bonheur ! « Je refais en partie la route qu'a faite Harris Kymbale, lorsqu'il s'est rendu de l'Illinois au New York, de Chicago au Niagara. Mais, arrivé à Cleveland City de l'Ohio, je l'abandonne pour obliquer vers le sud-est. Du reste, des railroads partout. Un piéton ne saurait où mettre les pieds ! « Ne me demande pas, chère mère, de te chiffrer mes heures d'arrivée et de départ pendant ce voyage. Cela ne saurait t'intéresser. Je t'indiquerai les quelques localités où notre locomotive a lancé ses tourbillons de vapeur. Ah ! pas toutes, par exemple ! Il y en a dans ces contrées industrielles autant que de cellules dans une ruche ! Seulement les principales. « De Cleveland, je suis allé à Warren, un centre important de l'Ohio, si riche en sources d'huile de pétrole, qu'un aveugle le reconnaîtrait, pourvu qu'il eût un nez, rien qu'à son écœurante atmosphère. C'est à croire que l'air va s'enflammer si l'on égratigne une allumette. Et puis, quel pays ! Sur les plaines à perte de vue, rien que des échafaudages et des orifices de puits, et aussi sur les pentes des collines, les bords des creeks. Tout cela, c'est des lampes, des lampes de quinze à vingt pieds de haut… Il n'y manque qu'une mèche ! « Vois-tu, chère mère, ce pays ne vaut pas nos poétiques prairies du Far West, ni les sauvages vallées du Wyoming, ni les lointaines perspectives des Rocheuses, ni les profonds horizons des grands lacs et des océans ! Les beautés industrielles, c'est bien, les beautés artistiques, c'est mieux, les beautés naturelles, rien au-dessus ! « Entre nous, chère mère, je te l'avouerai, si j'eusse été favorisé au dernier tirage, – favorisé par le choix du pays, s'entend, – j'aurais voulu t'emmener avec moi. Oui, madame Réal, au Far West, par exemple. Ce n'est pas qu'il n'y ait de curieux sites dans la chaîne des Alleghanys que j'ai traversée… Mais le Montana, le Colorado, la Californie, l'Oregon, foi de peintre, ce n'est pas à comparer !… « Oui… nous aurions voyagé de compagnie, et si nous avions rencontré Lissy Wag en route, qui sait… le hasard ?… Eh bien, tu aurais fait sa connaissance… Il est vrai, elle est maintenant en prison, ou du moins elle va s'y rendre, la pauvre fille !… « Ah ! si, au prochain tirage, un Titbury, un Crabbe, un Urrican venaient la délivrer !… Notre terrible commodore, le voistu, après tant d'épreuves, tombant dans la cinquante-deuxième case ! Il serait capable d'abandonner son Turk à ses féroces instincts de tigre !… À la rigueur, chère mère, une Lissy Wag pourrait être envoyée, quoique ce fût très regrettable, à l'hôtellerie, au labyrinthe !… Mais le puits, l'horrible puits… la prison, l'horrible prison… c'est bon pour les représentants du sexe fort !… Décidément, le destin a oublié d'être galant ce jour-là ! « Mais ne vaguons ni ne divaguons, et continuons le voyage. Après Warren, en suivant la Ring River, la frontière de l'Ohio franchie, nous sommes entrés en Pennsylvanie. La première ville importante a été Pittsburg, sur l'Ohio, avec son annexe d'Alleghany, la Cité du Fer, la Cité Fumeuse, comme on l'appelle, malgré les mille milles de conduites souterraines par lesquelles se débitent actuellement ses gaz naturels. Ce qu'il y fait sale !… On a les mains et la figure noircies en quelques minutes… des mains et la figure de négros !… Oh ! mes sites frais et clairs du Kansas ! J'ai mis sur ma fenêtre un peu d'eau dans le fond d'un verre, et, le lendemain, j'avais de l'encre. C'est avec ce mélange chimique que je t'écris, chère mère. « Je viens de voir dans un journal que le tirage Urrican du 8 expédie notre fulgurant commodore au Wisconsin. Par malheur, au coup suivant, s'il amène le point de douze, même en le doublant, il n'atteindra pas la cinquante-deuxième case, où se désole la jeune prisonnière… « Enfin, j'ai continué à descendre vers le sud-est. De nombreuses stations ont défilé de chaque côté du railroad, – des villes, des bourgades, des villages, et, à travers ces districts, pas un coin de nature qui soit livré à lui-même ! Partout la main de l'homme et son outillage bruyant ! Il est vrai, dans notre Illinois, il en est de même, et le Canada n'y échappe pas. Un jour, les arbres seront en métal, les prairies en feutre, et les grèves en limaille de fer… C'est le progrès. « Cependant j'ai eu quelques bonnes heures en circulant le long des passes des Alleghanys. Une chaîne, pittoresque, capricieuse, sauvage parfois, hérissée de conifères noirâtres, des pentes abruptes, des gorges profondes, des vallées sinueuses, des torrents tumultueux, que les industriels ne font pas travailler encore et qui cascadent en toute liberté ! « Puis, nous avons effleuré ce petit coin du Maryland qu'arrose le haut Potomac, pour atteindre Cumberland, plus importante que sa capitale, la modeste Annapolis, qui ne compte guère en regard de l'envahissante et impérieuse Baltimore, où se concentre toute la vie commerciale de l'État. Ici la campagne est fraîche, le pays étant plus agricole que manufacturier. Il repose sur un seuil de fer et de houille, et, en quelques coups de pioche, on a vite crevé la terre végétale. « Nous voici au West Virginia, et, sois tranquille, bonne mère, la Virginie n'est pas loin. D'ailleurs, j'y eusse déjà été si la question de l'esclavage n'avait pas tellement divisé l'ancien État qu'il a fallu le couper en deux pendant la guerre de Sécession. Oui ! tandis que l'Est s'attachait avec plus de force aux doctrines anti-humaines de l'esclavagisme, – Tommy dort, il n'entend pas, – l'Ouest, au contraire, se séparait des confédérés pour se ranger sous le pavillon fédéral. « C'est une région accidentée, montueuse, sinon montagneuse, sillonnée dans sa partie orientale par diverses chaînes des Appalaches, agricole, minière, avec du fer, de la houille, et aussi du sel, de quoi assaisonner la cuisine de toute la Confédération pendant des siècles ! « Je ne suis point allé à Charleston, capitale de la Virginie orientale, – ne pas confondre avec l'autre grande Charleston de la Caroline du Sud, où s'est rendu mon copain Kymbale, ni avec une troisième Charlestown dont je vais te parler. Mais je me suis arrêté un jour à Martinsburg City, la plus importante de l'État du côté de l'Atlantique. « Oui, tout un jour, et ne me gronde pas, chère mère, puisque je pouvais être à Richmond en quelques heures de railroad. À quel propos ai-je fait halte à Martinsburg ?… Uniquement pour accomplir un pèlerinage, et, si je n'ai pas emmené Tommy avec moi, c'est qu'il ne peut qu'éprouver de l'horreur pour le héros que j'allais honorer. « John Brown, chère mère, John Brown, qui leva le premier le drapeau de l'anti-esclavagisme au début de la guerre de Sécession ! Les planteurs virginiens le traquèrent comme une bête fauve. Il n'avait à sa suite qu'une vingtaine d'hommes, et voulait s'emparer de l'arsenal d'Harper's Ferry. Ce nom est celui d'un petit bourg, situé sur l'escarpement d'une colline, entre les cours du Potomac et de la Shenandoah, un site merveilleux, mais plus célèbre encore par les terribles scènes dont il fut le théâtre. « C'est là, en 1859, que s'était réfugié l'héroïque défenseur de la sainte et grande cause. La milice vint l'y attaquer. Après des prodiges de courage, blessé grièvement, réduit à l'impuissance, il fut pris, entraîné jusqu'au bourg voisin de Charlestown, où il subit le supplice de la pendaison, le 2 décembre 1859, – mort que le gibet n'a pu rendre infamante, et dont la glorieuse renommée se perpétuera d'âge en âge 6. Voici, cependant, ce qu'a dit le grand géographe français Élisée Reclus, et il faut espérer qu'il sera tenu compte de cette généreuse réclamation : « Il n'est pas un mince commandant des troupes fédérales engagées dans la grande guerre qui n'ait sa statue sur les places de Washington ou des autres cités du Nord; mais le lieu où tomba John Brown, dont « l'âme marchait devant les armées » et qui, par son exemple, fit plus pour la victoire définitive que toutes les combinaisons des généraux, reste un amas de décombres, ignoré de la foule » 6 « C'est à ce martyr de la liberté, de l'émancipation humaine que j'ai voulu porter mon hommage de patriote. « Enfin, me voici en Virginie, mère, l'État esclavagiste par excellence et qui fut le principal théâtre de la guerre de Sécession. Je laisserai aux géographes le soin de te dire, si cela peut t'intéresser, qu'il occupe le trente-troisième rang dans l'Union comme superficie, qu'il est divisé en cent dix-neuf comtés, que, malgré l'amputation qu'il a subie du côté de l'ouest, il est encore un des plus puissants de la République Nord-Américaine, que le nombre des daims et des oppossums y diminue, que les grues, les cailles, les buzards-vautours, fréquentent son territoire, qu'il produit en abondance froment, maïs, seigle, avoine, sarrasin, et surtout le coton, ce dont je me félicite, puisque je porte des chemises, et surtout le tabac, – ce dont je ne me soucie guère, puisque je ne fume pas. « Quant à Richmond, c'est une belle cité, l'ex-capitale de l'Amérique séparatiste, la clef de la Virginie, que le Gouvernement fédéral a fini par mettre dans sa poche. Elle occupe un lit capitonné de sept collines au bord de la rivière James et, sur la rive opposée, tend la main à Manchester, une ville double, comme tant d'autres aux États-Unis, à l'exemple de certaines étoiles. Je le répète, une cité à voir, avec son Capitole, une sorte de temple grec, auquel manque le ciel de l'Attique et les horizons athéniens de l'Acropole, comme au Parthénon d'Édimbourg. Par exemple, trop de fabriques, trop d'usines, – à mon goût, du moins, et il n'y en a pas moins de cent, rien que pour la préparation du tabac. Un quartier du beau monde, celui de Léonard Height, où s'élève le monument à la mémoire de Lee, le général des confédérés, et il mérite cet honneur, sinon pour la cause qu'il a défendue, du moins pour ses qualités personnelles. « À présent, chère mère, je te dirai que je n'ai point visité les autres villes de l'État. D'ailleurs, elles se ressemblent un peu, comme toutes les villes américaines. Je ne te parlerai donc, ni de Petersburg, qui défendait la position des séparatistes au sud comme Richmond au nord, ni de Yorktown, où quatre-vingts ans avant se termina la guerre de l'Indépendance par la capitulation de Lord Cornwallis, ni de ces lieux de combat où Mac Clellan fut moins heureux contre Lee que Grant, Sherman et Shéridan. Je passe sous silence Lynchburg, actuellement une cité manufacturière d'une remarquable activité, où se réfugièrent les armées sécessionnistes, et d'où elles durent gagner les Appalaches, ce qui amena la fin de la guerre, le 9 avril 1865. J'oublie volontairement Norfolk, Roanoke, Alexandria, la baie Chesapeake et les nombreuses stations thermales de l'État. Tout ce que je puis mentionner, c'est que les deux cinquièmes de la population virginienne sont des gens de couleur de type magnifique, et que, près de la petite ville de Luray, il existe des cavernes souterraines qui sont peut-être plus belles que les Mammoth Caves du Kentucky. « À ce propos, j'y songe, c'est là que la pauvre Lissy Wag aura appris cet injuste arrêt du sort qui l'a fait déporter au Missouri, et, d'autre part, je me demande comment elle pourra payer la triple prime, trois mille dollars !… Cela me cause un véritable chagrin… Oui… et tu dois le comprendre… « Je viens de lire sur une affiche de Richmond le résultat du tirage du 10 juin. C'est le Minnesota que le point de cinq par deux et trois assigne à notre fameux inconnu X K Z. De la quarante-sixième il saute à la cinquante-unième case, et le voilà en tête maintenant !… Mais qui diable est-il, cet homme-là ?… Il me paraît singulièrement chanceux, et il n'est pas sûr que mon coup de dés de demain me fasse le devancer ! « Là-dessus, chère mère, je termine cette longue lettre, qui ne peut t'intéresser que parce qu'elle vient de ton fils, et je t'embrasse de tout cœur, en signant de mon nom, lequel n'est plus que celui d'un cheval de course engagé sur le turf Hypperbone. « MAX RÉAL. » VIII LE COUP DU RÉVÉREND HUNTER. Si quelqu'un paraissait moins indiqué que personne pour la quarante-septième case, État de Pennsylvanie, pour Philadelphie, la principale cité de l'État, la plus importante de l'Union, après Chicago et New York, c'était assurément ce Tom Crabbe, brute de nature et boxeur de son métier. Mais le sort n'en fait jamais d'autres, dit l'adage populaire, et au lieu de Max Réal, d'Harris T. Kymbale, de Lissy Wag, si capables d'admirer les magnificences de cette métropole, c'était cet être stupide qu'il y envoyait en compagnie de son entraîneur John Milner. Jamais le défunt membre de l'Excentric Club n'aurait prévu cela. On n'y pouvait rien, d'ailleurs. Les dés avaient parlé dès les premières heures du 31 mai. Le point de douze par six et six s'était lancé sur le fil télégraphique entre Chicago et Cincinnati. Aussi le deuxième partenaire prit-il ses mesures pour quitter immédiatement l'ancienne Porcopolis. « Oui ! Porcopolis ! s'écria en partant et avec l'accent du plus profond mépris John Milner. Comment, le jour où le célèbre Tom Crabbe l'honorait de sa présence, c'est à ce dégoûtant concours de bestiaux que s'est portée en foule sa population !… C'est à ce porc qu'est allée toute l'attention publique et il n'y a pas eu un seul hurrah pour le Champion du Nouveau-Monde !… Eh bien, empochons le gros sac d'Hypperbone, et je saurai nous venger. » De quelle façon pourrait s'exercer cette vengeance, John Milner eût été sans doute fort embarrassé de s'en expliquer. Au surplus, avant tout, il s'agissait de gagner la partie. C'est pourquoi Tom Crabbe, se conformant aux indications du télégramme reçu dans la matinée, n'avait qu'à sauter dans le train pour Philadelphie. Ce n'est pas qu'il n'eût dix fois le temps de faire ce voyage. Les États d'Ohio et de Pennsylvanie sont limitrophes. Dès qu'on a franchi la frontière orientale de l'un, on est sur le territoire de l'autre. Entre les deux métropoles, à peine six cents milles, et il existe plusieurs lignes de voies ferrées à la disposition des voyageurs. Vingt heures suffiraient à ce trajet. Voilà de ces bonnes fortunes qui n'arriveraient pas au commodore Urrican, et que, d'ailleurs, n'eussent enviées ni le jeune peintre, ni le reporter de la Tribune, en quête de longs déplacements. Mais John Milner ne décolérait pas, John Milner entendait ne pas demeurer un jour de plus dans cette cité trop friande des curiosités phénoménales de la race porcine. Oui ! quand il mettrait le pied sur la plate-forme du train, ce ne serait pas sans avoir dédaigneusement secoué la poussière de ses sandales. Et, en effet, personne ne s'était inquiété de la présence de Tom Crabbe à Cincinnati, personne n'était venu l'interviewer à son hôtel du faubourg de Covington, les parieurs n'avaient point afflué comme ceux d'Austin du Texas, et la salle du Post Office fut déserte le jour où il s'y présenta pour recevoir la dépêche adressée par maître Tornbrock !… Toutefois, grâce à son point de douze, Tom Crabbe devançait de trois cases Max Réal, et d'une case l'homme masqué lui-même. John Milner, blessé dans son amour-propre, outré de l'attitude de la population cincinnatienne, furieux d'une telle indifférence, quitta l'hôtel à midi trente-sept, et suivi de Tom Crabbe, qui venait d'achever son deuxième repas, il se rendit à la gare. Le train partit et, après avoir bifurqué à Columbus, il franchit la frontière orientale formée par le cours de l'Ohio. Cet État de Pennsylvanie doit son nom à l'illustre quaker anglais William Penn, qui, vers la fin du dix-septième siècle, devint acquéreur de vastes terrains situés sur les bords du Delaware. Voici dans quelles circonstances : William Penn était créancier de l'Angleterre pour une grosse somme qu'on désirait ne point lui rembourser. Aussi, Charles II lui offrit-il en échange une portion des territoires que le Royaume-Uni possédait en cette partie de l'Amérique. Le quaker accepta, et, quelque temps après, en 1681, il jetait les premiers fondements de Philadelphie. Or, à cette époque, comme le sol était couvert d'immenses forêts, il parut tout naturel de l'appeler Sylvania, en y ajoutant le nom patronymique de William Penn. D'où Pennsylvania. Cette histoire, Harris T. Kymbale l'eût certainement racontée avec bien d'autres anecdotes concernant le pays, et, au vif plaisir des lecteurs de la Tribune, si le sort lui eût attribué quinze jours de villégiature dans la région pennsylvanienne. De quelle plume alerte et souple il aurait décrit ce territoire assez semblable à celui de l'Ohio, que la chaîne des Alleghanys accidente pittoresquement du sud-est au nord-ouest, en déterminant la ligne de partage des eaux ! Il en aurait fait ressortir l'aspect général, que justifie encore la seconde moitié de son nom, vastes bois de chênes, de hêtres, de châtaigniers, de noyers, d'ormes, de frênes, d'érables, marais hérissés de sassafras, pâturages où se nourrit un nombreux bétail, où s'élèvent des chevaux de belle race que la bicyclette finira par disperser un jour comme ceux de l'Oregon ou du Kansas. Il eût célébré en phrases sonores et spirituelles ces champs spacieux où le mûrier prospère à l'avantage des sériciculteurs, et aussi des vignobles d'un rendement fructueux. Car, si la Pennsylvanie est particulièrement froide en hiver et plus que ne le comporte sa latitude, du moins subit-elle pendant l'été des chaleurs tropicales. Enfin, il eût parlé, avec chiffres à l'appui, de ce sol si riche en houille, en anthracite, en minerais de fer, en sources de pétrole et de gaz naturel, et si généreux, si inépuisable, qu'il donne un nombre de tonnes d'acier et de fer supérieur à la production du reste des États-Unis. Peut-être même l'enthousiaste reporter aurait-il raconté ses chasses à l'élan wolverene, au daim, au chat sauvage, au loup, au renard, et à l'ours brun qui fréquentent les vastes forêts de l'État, puisqu'il était grand amateur des prouesses cynégétiques. Inutile d'ajouter, n'est-il pas vrai, que les principales cités pennsylvaniennes auraient reçu la visite d'Harris T. Kymbale, qu'il aurait été y chercher – ce dont il ne faisait aucunement fi – le bruyant accueil, les applaudissements réservés à l'un des favoris de la course excentrique. On l'aurait vu aux deux villes groupées d'Alleghany et de Pittsburg, où son concurrent Max Réal venait de passer pour se rendre à Richmond. Il aurait affecté une partie de son temps à cette capitale de l'État, Harrisburg, dont les quatre ponts sont jetés d'une rive à l'autre de la Susquehanna, sortie du flanc des Blue Mountains, et que les usines métallurgiques bordent sur une étendue de plusieurs milles. Assurément, il se fût transporté au célèbre cimetière de Gettygsburg, théâtre des luttes de la guerre de Sécession, où tombèrent, en 1863, les soldats de l'armée confédérée, le jour même où le Mississippi s'ouvrait au général Grant par la reddition de la forteresse de Wicksburg. C'eût été, d'ailleurs, en compagnie des nombreux pèlerins du Sud comme du Nord, qui viennent annuellement honorer les morts couchés sous ces rangées de pierre dont est semée la sanglante nécropole. Bref, ce territoire possédait encore bien d'autres villes très prospères, Scrauton, Reading, Érié sur le lac de ce nom, Lancaster, Altoona, Wilkesbarre, dont la population dépasse trente mille âmes. Enfin, le chroniqueur en chef du grand journal chicagois eût-il négligé de se rendre près de la vallée du Leigth, à ce Mont-Ours, haut de cent toises, que le premier railway desservit dès l'année 1827, et voisin d'une mine d'anthracite qui brûle depuis un demi-siècle. Il faut dire également que, si dédaigneux qu'il fût des régions industrielles, Max Réal eût rencontré sur les territoires pennsylvaniens plus d'un beau site qui aurait certainement tenté son pinceau, des paysages variés et pittoresques au versant des Alleghanys, et dans les vallées du massif des Appalaches. Mais ni le premier ni le quatrième partenaire n'avaient été envoyés à la quarante-septième case, et ce sera un éternel regret pour la postérité. On le pense bien, rien à attendre de Tom Crabbe, ou pour mieux dire de John Milner. Son héros était à destination de Philadelphie, il irait à Philadelphie, nulle part ailleurs. Et, cette fois, l'attention publique ne se détournerait pas de lui. Il y reviendrait l'homme du jour. Au besoin, John Milner saurait le remettre en lumière, et forcer la grande ville à s'occuper d'un personnage qui tenait une place si considérable dans le monde pugiliste du Nord-Amérique. Ce fut vers dix heures du soir, le 31 mai, que Tom Crabbe fit son entrée dans la « Ville de l'Amour Fraternel », où son entraîneur et lui passèrent incognito leur première nuit. Le lendemain, John Milner voulut voir d'où venait le vent. Soufflait-il du bon côté, et avait-il apporté le nom de l'illustre boxeur jusqu'aux rives du Delaware ?… Selon son habitude, John Milner avait laissé Tom Crabbe à l'hôtel, après avoir pris les mesures nécessaires au sujet de ses deux déjeuners du matin. Cette fois, encore, comme à Cincinnati, il n'avait point inscrit leurs noms et qualités sur le livre des voyageurs. Une promenade à travers la cité lui paraissait indiquée. Puisque le résultat du dernier tirage y devait être connu depuis la veille, il saurait si la population se préoccupait de l'arrivée de Tom Crabbe. Lorsqu'il s'agit de parcourir une ville de troisième ou quatrième ordre, d'étendue restreinte, cela peut se faire en quelques heures. Mais il n'en va pas ainsi pour une agglomération urbaine, qui, en y comprenant ses annexes de Manaynak et de Germanstown, de Camden et de Gloucester, ne compte pas moins de deux cent mille maisons et de onze cent mille âmes. Dans sa disposition oblique du nord-est au sud-ouest en suivant le cours du Delaware, Philadelphie se développe sur une longueur de six lieues, et sa superficie est bien près d'égaler celle de Londres. Cela tient surtout à ce que, en très grand nombre, les Philadelphiens habitent chacun sa maison, que les énormes bâtisses avec des centaines de locataires, comme à Chicago ou à New York, y sont rares. C'est la cité du « home » par excellence. En réalité, cette métropole est immense, superbe aussi, ouverte, aérée, régulièrement construite avec certaines rues larges d'une centaine de pieds. Elle possède des maisons sur les façades desquelles alternent les briques et le marbre, de frais ombrages conservés depuis l'époque sylvanienne du territoire, des jardins luxueusement entretenus, des squares, des parcs, et le plus vaste de tous ceux des États-Unis, Fairmount Park, un morceau de campagne de douze cents hectares qui borde le Schnylkill, et dont les ravins ont gardé leur sauvage aspect. Dans tous les cas, pendant cette première journée, John Milner ne put visiter que la partie de la ville située sur la rive droite du Delaware, et il remonta vers le quartier de l'ouest on suivant le Schnylkill, un affluent du fleuve, qui coule du nordouest au sud-est. De l'autre côté du Delaware s'étend New Jersey, l'un des petits États de l'Union, et auquel appartiennent ces annexes de Camden et de Gloucester, qui, faute de ponts, ne communiquent que par les ferry-boats avec la métropole. Ce ne fut donc pas ce jour-là que John Milner traversa le centre de la cité d'où rayonnent les principales artères, autour de l'Hôtel de Ville, vaste édifice de marbre blanc, bâti à coups de millions, et dont la tour, lorsqu'elle sera achevée, portera à près de six cents pieds dans les airs l'énorme statue de William Penn. Au surplus, si, pendant son séjour à Philadelphie, John Milner ne pouvait faire autrement que d'apercevoir les monuments de la ville, jamais la pensée de les visiter ne devait lui venir, ni l'arsenal et les chantiers de construction situés dans la League Island, une île du Delaware, ni la Douane construite en marbre alleghanyen, ni l'Hôtel des Monnaies, où se frappent encore toutes les pièces de la République fédérale, ni l'Hôpital de la Marine, ni le Musée historique installé dans Independence Hall, où fut signée la déclaration de 1776, ni le Grand Collège, d'architecture corinthienne, où sont élevés des centaines d'orphelins, ni les bâtiments universitaires, ni ceux de l'Académie des Sciences naturelles et leurs précieuses collections, ni l'Observatoire, ni le Jardin botanique, l'un des plus beaux et des plus riches de l'Union, ni enfin aucune des deux cent soixante églises, aucun des six temples quakériens de cette ancienne et célèbre capitale des États-Unis d'Amérique. Après tout, John Milner n'était pas venu pour voir Philadelphie. On n'attendait pas de lui comme de Max Réal ou de Harris T. Kymbale des tableaux ou des articles. Il avait pour mission de conduire Tom Crabbe là où le dernier tirage l'obligeait à se rendre. Mais il entendait bien faire de ce voyage une réclame au profit dudit Tom Crabbe, en cas que, faute de gagner les soixante millions de dollars, il serait obligé de continuer son métier. Du reste, les amateurs de ce genre de sport ne devaient pas manquer à Philadelphie, où abondent les ouvriers par centaines de mille dans les mines métallurgiques, dans les ateliers de construction de machines, dans les raffineries, dans les fabriques de produits chimiques, dans les tissages de tapis et d'étoffes, – plus de six mille manufactures de toutes sortes, – et aussi les ouvriers du port, où se font les expéditions de charbons, de pétrole, de grains, d'objets ouvrés, et dont le mouvement commercial n'est dépassé que par celui de New York. Oui, Tom Crabbe ne pouvait qu'être estimé à sa juste valeur en ce monde où les qualités physiques priment les qualités intellectuelles. Et, d'ailleurs, même en d'autres classes, dites supérieures, combien de gentlemen se rencontrent qui savent apprécier un coup de poing appliqué en pleine figure et la démantibulation d'une mâchoire suivant les règles de l'art ! À tout prendre, ce que John Milner constata, non sans une réelle satisfaction, c'est que le marché de Market Street de Philadelphie, qui passe pour être le plus grand des cinq parties du monde, n'était pas alors affecté à quelque concours régional de bestiaux. Donc, de ce chef, son compagnon n'aurait aucun rival à redouter comme dans cet abominable Spring Grove de Cincinnati, et le Pavillon Indigo ne s'abaisserait pas, cette fois, devant la majesté d'un porc phénoménal. D'ailleurs John Milner fut, dès le début, rassuré à ce sujet. Les journaux de Philadelphie avaient annoncé à grand fracas d'articles que l'État de Pennsylvanie devait attendre la prochaine arrivée du deuxième partenaire dans les quinze jours compris entre le 31 mai et le 14 juin. Les agences de paris s'en étaient mêlées. Les courtiers avaient chauffé le monde des joueurs en faveur de Tom Crabbe, établissant qu'il avait l'avance sur tous ses concurrents, calculant qu'il lui suffisait de deux coups heureux pour atteindre le but… etc., etc… Et, lorsque le lendemain, Tom Crabbe, à travers les rues les plus fréquentées de la ville, fut promené par son entraîneur, combien il aurait eu lieu d'être satisfait, s'il avait su lire ! Partout des affiches gigantesques, dans le genre, il est vrai, de celles qui concernaient le porc de Cincinnati, – avec le nom du deuxième partenaire en lettres d'un pied de haut, et des points d'exclamation l'escortant comme une garde d'honneur, sans parler des prospectus distribués par les vociférants courtiers des agences ! TOM CRABBE ! TOM CRABBE ! ! TOM CRABBE ! ! ! L'illustre Tom Crabbe, Champion du Nouveau-Monde ! ! ! Le grand favori du match Hypperbone ! ! ! Tom Crabbe qui a battu Fitzsimons et Corbett ! Tom Crabbe qui bat Réal, Kymbale, Titbury, Lissy Wag, Hodge Urrican et X K Z ! ! ! Tom Crabbe qui tient la tête ! ! ! Tom Crabbe qui n'est plus qu'à seize cases du but ! ! ! Tom Crabbe qui va planter le pavillon indigo sur les hauteurs de l'Illinois ! ! ! Tom Crabbe est dans nos murs ! ! ! Hurrah ! Hurrah ! ! Hurrah pour Tom Crabbe ! ! ! ! Il va de soi que d'autres agences, qui ne faisaient pas du deuxième partenaire leur favori, ripostaient par d'autres affiches non moins fourmillantes de points d'exclamation, opposant surtout à ses couleurs celles de Max Réal et de Harris T. Kymbale. Hélas ! les autres partenaires, Lissy Wag, le Commodore et Hermann Titbury, étaient déjà considérés comme hors de concours. On comprendra donc quel sentiment de fierté dut éprouver John Milner, lorsqu'il exhiba son triomphant sujet à travers les rues de Philadelphie, les principales places, les squares, à Fairmount Park, et aussi au marché de Market Street !… Quelle revanche des déboires de Cincinnati !… Quel gage de succès final !… Cependant, le 7, au milieu de cette joie délirante, John Milner eut un serrement de cœur, provoqué par l'incident très inattendu que voici. Ce fut le coup d'épingle qui risque de dégonfler le ballon prêt à s'enlever dans les airs. Une affiche non moins colossale venait d'être apposée par un rival, sinon un concurrent du match Hypperbone. CAVANAUGH CONTRE CRABBE ! Qui était ce Cavanaugh ?… Oh ! on le connaissait bien dans la métropole. C'était un boxeur de grand renom, qui, trois mois avant, avait été vaincu dans une lutte mémorable contre Tom Crabbe en personne, sans avoir pu jusqu'ici obtenir sa revanche, malgré les réclamations les plus instantes. Aussi, puisque Tom Crabbe se trouvait à Philadelphie, ces mots s'étalaient-ils sur l'affiche à la suite du nom de Cavanaugh : DÉFI POUR LE CHAMPIONNAT ! DÉFI ! ! DÉFI ! ! ! On l'avouera, Tom Crabbe avait autre chose à faire que de répondre à cette provocation : c'était d'attendre tranquillement dans un confortable farniente la date du prochain tirage. Mais Cavanaugh, – ou plutôt ceux qui le lançaient dans les jambes du Champion du Nouveau-Monde – ne l'entendaient pas de cette façon. Qui sait même si ce n'était pas le coup de quelque agence rivale qui méditait d'arrêter en route le plus avancé des partenaires ?… John Milner aurait dû se contenter de hausser les épaules. Les partisans de Tom Crabbe intervinrent même pour lui dire de dédaigner ces défis un peu trop intéressés. Mais, d'une part, John Milner connaissait l'indiscutable supériorité de son sujet sur Cavanaugh en matière de boxe, et de l'autre il se dit cette réflexion : si en fin de compte, Tom Crabbe ne gagnait pas la partie, s'il n'était pas enrichi par les millions du testament, s'il lui fallait continuer à boxer en public, ne serait-il pas perdu de réputation pour avoir refusé cette revanche demandée dans des circonstances si solennelles ?… Bref, de tout cela, après de nouvelles affiches plus provocantes encore et qui n'allaient à rien moins qu'à entacher l'honneur du Champion du Nouveau-Monde, on put lire dès le lendemain sur tous les murs de Philadelphie : RÉPONSE AU DÉFI ! CRABBE CONTRE CAVANAUGH ! ! Qu'on juge de l'effet ! Quoi ! Tom Crabbe acceptait la lutte ! Tom Crabbe en tête des « Sept » allait risquer sa situation dans une revanche de pugilat !… Oubliait-il donc en quelle partie il était engagé, – et nombre de parieurs à sa suite ?… Eh bien, oui !… D'ailleurs, se disait avec assez de raison John Milner, ce n'étaient pas une mâchoire fracassée ou un œil exorbité qui empêcheraient Tom Crabbe de se remettre en route et de faire bonne figure dans le match Hypperbone ! Donc la revanche aurait lieu, et mieux valait que ce fût plus tôt que plus tard. Or il arriva ceci : c'est que, comme les combats de ce genre sont interdits, même en Amérique, la police philadelphienne fit défense aux deux héros de se rencontrer sous peine de prison et d'amende. Il est vrai, d'être détenu dans ce Penitentiary Western, où les prisonniers sont astreints à apprendre un instrument et à en jouer toute la journée, – et quel charivarique concert dans lequel le lamentable accordéon domine ! – cela ne constitue pas une peine bien sévère ! Mais la détention, c'était l'impossibilité de repartir au jour indiqué, c'était s'exposer à ces retards dont Hermann Titbury avait failli être victime au Maine… Restait peut-être un moyen de procéder sans avoir à craindre l'intervention du shérif. En effet, ne suffirait-il pas de se transporter dans une petite localité voisine, de tenir secrets le lieu et l'heure de la rencontre, de vider enfin hors de Philadelphie cette grande question de championnat ?… C'est ce qui allait être fait. Seuls, les témoins des deux boxeurs et quelques amateurs de haute respectabilité furent mis au courant des dispositions prises. Les choses se passeraient pour ainsi dire entre professionnels, et lorsqu'on serait de retour, les autorités métropolitaines n'auraient point à s'occuper de cette affaire. Ce n'en était pas moins fort imprudent, on en conviendra… Que voulez-vous ! quand les amours-propres sont en jeu… Les pourparlers achevés, comme les provocations par affiches ne se renouvelèrent pas, comme le bruit se répandit même que la revanche était remise après l'issue du match, on put croire que le combat n'aurait pas lieu. Et pourtant, le 9, vers huit heures du matin, dans la petite bourgade d'Arondale, à une trentaine de milles de Philadelphie, un certain nombre de gentlemen se trouvèrent réunis à l'intérieur d'une salle, secrètement louée pour cette cérémonie. Des photographes et des cinématographistes les accompagnaient, afin de conserver à la postérité toutes les phases d'une si palpitante lutte. Parmi les personnages figuraient Tom Crabbe, bien en forme, prêt à détendre ses formidables bras dans la direction de son adversaire à hauteur de tête, Cavanaugh, moins haut de taille, mais aussi large d'épaules et d'une vigueur exceptionnelle, – deux lutteurs capables d'aller jusqu'à vingt ou trente « rounds », c'est-à-dire vingt ou trente reprises de boxe. Le premier était assisté de John Milner, le second de son entraîneur particulier. Amateurs et professionnels les entouraient, avides de juger les passes et contrepasses de ces deux machines de la force de quatre poings. Mais à peine les bras sont-ils en position, qu'on voit apparaître le shérif d'Arondale, Vincent Bruck, accompagné du clergyman Hugh Hunter, ministre méthodiste de la paroisse, grand vendeur de Bibles, à la fois antiseptiques et antisceptiques. Prévenus par une indiscrétion, tous deux accouraient sur le champ clos pour empêcher cette rencontre immorale et dégradante, l'un au nom des lois pennsylvaniennes, l'autre au nom des lois divines. On ne s'étonnera pas s'ils furent fort mal reçus, et par les deux champions, et par leurs témoins, et par les spectateurs, très friands de ce genre de sport sur lequel ils avaient même engagé des paris considérables. Le shérif et le clergyman voulurent parler, on refusa de les entendre. Ils voulurent séparer les combattants, on leur résista. Or, à deux, que pouvaient-ils contre des gens râblés et musclés, assez vigoureux, semblait-il, pour les envoyer d'un revers de main rouler à vingt pieds de là ?… Sans doute, les deux intervenants avaient pour eux leur caractère sacré. Ils représentaient les autorités terrestre et céleste, mais il leur manquait le concours de la police, qui lui vient en aide d'habitude. Et, au moment où Tom Crabbe et Cavanaugh allaient se mettre sur l'offensive et la défensive : « Arrêtez… s'écria Vincent Bruck. – Ou prenez garde !… » s'écria le révérend Hugh Hunter. Rien n'y fit, et plusieurs coups de poing furent lancés, qui se perdirent dans le vide, grâce à une opportune retraite des deux adversaires. Alors eut lieu une scène digne de provoquer la surprise, puis l'admiration de ceux qui en furent les témoins. Ni le shérif ni le clergyman n'étaient de haute taille non plus que de large encolure, – des homme maigres et moyens. Toutefois, ce qu'ils n'avaient pas en vigueur, ils l'avaient – on va le voir – en souplesse, adresse et agilité. En un instant, Vincent Bruck et Hugh Hunter furent sur les deux boxeurs. John Milner, ayant essayé de retenir le clergyman au passage, en reçut une maîtresse gifle qui l'étendit sur le sol où il resta à demi pâmé. Une seconde après, Cavanaugh était gratifié d'un coup de poing que le shérif lui administra sur l'œil gauche, tandis que le révérend écrasait l'œil droit de Tom Crabbe. Les deux professionnels voulurent assommer les assaillants. Mais ceux-ci, évitant leur attaque, sautant, cabriolant avec une prestesse de singes, esquivèrent à merveille les plus violentes ripostes. Et, à partir de ce moment, – ce qui ne saurait surprendre, puisque cela se passait au milieu d'un groupe de connaisseurs – c'est à Vincent Bruck et à Hugh Hunter qu'allèrent les applaudissements, les hurrahs, les hips. Bref, le méthodiste se montra si particulièrement méthodique dans sa manière d'opérer selon toutes les règles de l'art, qu'après avoir fait de Tom Crabbe un borgne, il en fit un aveugle en lui plaquant l'œil gauche au fond de l'orbite. Enfin, quelques policemen apparaissant, le mieux était de décamper au plus vite, et c'est ce qui fut fait. Ainsi se termina ce mémorable combat à l'avantage et aussi à l'honneur d'un shérif et d'un clergyman, lesquels avaient combattu pour la loi et pour la religion. Quant à John Milner, une joue gonflée, un œil frit, il ramena Tom Crabbe à Philadelphie, où tous deux, confinés dans une chambre d'hôtel cachèrent leur honte, en attendant l'arrivée de la prochaine dépêche. IX DEUX CENTS DOLLARS PAR JOUR. Un fétiche aux époux Titbury ?… Certes le besoin s'en faisait sentir, et ne fût-ce que le bout de la corde qui aurait servi à pendre ce brigand de Bill Arrol, il serait le bien venu. Or, ainsi que l'avait déclaré le magistrat de Great Salt Lake City, il fallait le prendre pour le pendre, et il ne semblait pas qu'il dût l'être de sitôt. Certes, ce fétiche, qui eût assuré à Hermann Titbury le gain de la partie, n'aurait pas été payé trop cher au prix des trois mille dollars qui lui avaient été volés à Cheap Hotel. Mais, en attendant, le Pavillon Bleu ne possédait plus un cent, et furieux et non moins désappointé des réponses ironiques du shérif, il quitta le poste de police pour rejoindre Mrs Titbury. « Eh bien, Hermann, lui demanda-t-elle, ce coquin, ce misérable Inglis ?… – Il ne s'appelle pas Inglis, répondit M. Titbury en tombant sur une chaise, il s'appelle Bill Arrol… – Est-il arrêté ?… – Il le sera. – Quand ?… – Quand on aura pu mettre la main sur lui. – Et notre argent ?… Nos trois mille… – Je n'en donnerais pas un demi-dollar ! » Mrs Titbury s'écroula à son tour sur un fauteuil, – en ruines. Cependant, comme cette maîtresse femme avait la réaction prompte, elle se releva, et, lorsque son mari, au dernier degré de l'accablement, lui dit : « Que faire ?… – Attendre. – Attendre… quoi ?… Que ce bandit d'Arrol… – Non… Hermann… attendre le télégramme de maître Tornbrock, qui ne tardera pas… Puis nous aviserons… – Et de l'argent ?… – Nous avons le temps d'en faire venir, quand bien même nous serions envoyés à l'extrémité des États-Unis… – Ce qui ne m'étonnerait pas, avec la déveine qui ne nous épargne guère. – Suis-moi, » répondit résolument Mrs Titbury. Et tous deux sortirent de l'hôtel afin de se rendre au bureau du télégraphe. Toute la ville, on le comprend, avait été mise au courant des mésaventures du couple Titbury. Il est vrai, Great Salt Lake City ne semblait pas éprouver plus de sympathie pour eux que la bourgade de Calais d'où ils arrivaient en droite ligne. Non seu- lement la sympathie faisait défaut, mais également la confiance. Qui eût jamais voulu tabler sur la chance de gens auxquels survenaient tant de choses désagréables… des malchanceux qui, après deux tirages, n'étaient encore qu'à la quatrième case… des retardataires sur lesquels leurs concurrents avaient une telle avance et dont les parieurs ne voulaient plus même à cinquante contre un ?… Si donc quelques personnes se trouvaient dans la salle du Post Office lorsque le couple y parut, c'étaient uniquement des curieux, ou plutôt de mauvais plaisants, très disposés à rire du « bon dernier », locution par laquelle on désignait l'infortuné Titbury. Mais des moqueries ne le touchaient point, Mrs Titbury pas davantage. Il leur importait peu d'être bien ou mal cotés chez les agences, et qui sait s'ils n'allaient pas se relever par un superbe coup. En effet, en étudiant sa carte, Mrs Titbury avait calculé, que si les dés amenaient par exemple le point de dix, comme il faudrait le doubler sur la quatorzième case occupée par l'Illinois, ce point les conduirait d'un bond à la vingt-quatrième case, celle du Michigan, limitrophe de l'Illinois, ce qui les ramènerait vers Chicago. Ce serait – nul doute à cet égard – le coup le plus avantageux qu'ils pussent souhaiter… Se produirait-il ?… À neuf heures quarante-sept, avec une régularité automatique, le télégramme sortit de l'appareil… Ce point était désastreux. On ne l'a pas oublié, ce jour-là, 2 juin, Max Réal, alors près de sa mère à Chicago, l'avait aussitôt connu, comme les jours suivants il devait connaître les autres points qui envoyaient Harris T. Kymbale au North Dakota. Lissy Wag au Missouri, et le commodore Urrican au Wisconsin. En somme, si déplorable qu'il fût pour Hermann Titbury, il n'en était pas moins très singulier, et il fallait être l'objet d'une infernale déveine pour qu'il se fût produit. Qu'on en juge, les dés avaient amené cinq par deux et trois, point qui de la quatrième case aboutissait à la neuvième. Or, la neuvième étant une case de l'Illinois, il y avait lieu de le doubler, et la quatorzième étant encore illinoise, le tripler. Cela donnait en tout quinze points qui conduisaient à la dix-neuvième case, Louisiane, Nouvelle-Orléans, marquée comme hôtellerie sur la carte de William, T. Hypperbone. En vérité, impossible d'être plus malheureux ! M. et Mrs Titbury rentrèrent à l'hôtel, au milieu des plaisanteries des assistants, avec la démarche de gens qui ont reçu un formidable coup de massue sur le crâne. Mais Mrs Titbury avait la tête plus solide que son mari, et ne resta pas, comme lui, assommée sur place. « À la Louisiane !… à la Nouvelle-Orléans !… répétait M. Titbury, en s'arrachant les cheveux. Ah ! pourquoi avonsnous été assez niais pour courir ainsi… – Et nous courrons encore ! déclara Mrs Titbury en se croisant les bras. – Quoi… tu songes ?… – À partir pour la Louisiane. – Mais c'est au moins treize cents milles à faire… – Nous les ferons. – Mais nous aurons à payer une prime de mille dollars… – Nous la payerons. – Mais nous aurons à rester deux coups sans jouer… – Nous ne les jouerons pas. – Mais il y aura une quarantaine de jours à passer dans cette ville où la vie est hors de prix, paraît-il… – Nous les y passerons ! – Mais nous n'avons plus d'argent… – Nous en ferons venir. – Mais je ne veux pas… – Et moi, je veux ! » On le voit, Kate Titbury avait réponse à tout. Il y avait certainement en elle un fond de vieille joueuse qui prenait le dessus. Et puis, le mirage des millions de dollars, lequel l'attirait, la fascinait, l'hypnotisait… Hermann Titbury n'essaya pas de résister. Il en aurait été pour ses peines. À tout prendre, les conséquences qu'il avait déduites de ce coup malencontreux n'étaient que trop justes, – un long et dispendieux voyage, la Confédération tout entière à traverser du nord-est au sud-ouest, la cherté de la vie dans cette opulente et ruineuse cité de la Nouvelle-Orléans, le temps qu'il y faudrait séjourner, puisque la règle obligeait d'attendre deux tirages avant d'être autorisé à rentrer dans la partie… ainsi qu'il le fit observer. « Peut-être, répondit Mrs Titbury, car le hasard peut y envoyer un de nos partenaires, et dans ce cas nous irions le remplacer… – Et lesquels, s'écria M. Titbury, puisqu'ils sont tous en avant de nous ?… – Et pourquoi ne seraient-ils pas obligés de rétrograder après avoir dépassé le but… et de recommencer la partie comme cet abominable Urrican ?… » Sans doute, le cas pouvait se produire. Il est vrai, le couple chicagois avait si peu de chances ! « Et puis, ajouta M. Titbury, pour comble de malheur, voilà que nous n'avons pas le droit de choisir l'hôtel où il nous conviendrait de descendre ! » Effectivement, après les mots : case dix-neuvième, Louisiane, Nouvelle-Orléans, le malencontreux télégramme portait ceux-ci : Excelsior Hotel. Il n'y avait pas à discuter. Que cet hôtel fût de premier ou de vingtième ordre, c'était celui qu'imposait la volonté de l'impérieux défunt. « Nous irons à Excelsior Hotel, voilà tout ! » se contenta de répondre Mrs Titbury. Telle était cette femme aussi résolue qu'avare. Mais ce qu'elle devait souffrir en songeant aux pertes déjà subies, les trois cents dollars d'amende, les trois mille dollars du vol, les dépenses effectuées jusqu'à ce jour, celles qu'imposait le présent, celles que réservait l'avenir… Seulement, l'héritage miroitait devant ses yeux au point de l'aveugler. Il va sans dire que le temps ne ferait pas défaut au troisième partenaire pour se rendre à son poste, – quarante-cinq jours. On était au 2 juin, et il suffirait que le pavillon vert fût déployé à la date du 15 juillet dans la métropole de la Louisiane. Toutefois, ainsi que l'observa Mrs Titbury, un autre des « Sept » pouvait y être envoyé d'un jour à l'autre, d'où nécessité de se trouver alors à la dix-neuvième case afin de lui céder la place. Donc, mieux valait ne point perdre son temps à Great Salt Lake City. Aussi fut-il décidé que les Titbury se mettraient en route dès que serait arrivé l'argent demandé par télégramme à Fint National Bank de Chicago, Dearborn and Monroe Streets, où M. Titbury avait un compte courant. Cette opération ne prit que deux jours. Le 4 juin, dans la matinée, M. Titbury put toucher à la Banque de Great Salt Lake City cinq mille dollars qui, hélas ! ne devaient plus produire d'intérêt. Le 5 juin, M. et Mrs Titbury quittèrent Great Salt Lake City au milieu de l'indifférence générale, et, par malheur, sans emporter le bout de corde qui lui aurait peut-être ramené la veine, si Bill Arrol eût été pendu. Ce fut l'Union Pacific – décidément très utilisé par les partenaires du match Hypperbone, – qui les transporta à travers le Wyoming jusqu'à Cheyenne, et à travers le Nebraska, jusqu'à Omaha City. Là, par mesure d'économie, les frais étant moins élevés en steamboat qu'en railroad, les voyageurs gagnèrent par le Missouri la ville de Kansas, ainsi que l'avait fait Max Réal lors de son premier déplacement ; puis de Kansas ils atteignirent SaintLouis, où Lissy Wag et Jovita Foley ne tarderaient pas à prendre gîte afin d'y purger leur temps de prison. Entrer dans les eaux du Mississippi en abandonnant celles du Missouri, qui est son principal tributaire, cela s'effectua par un simple transbordement. Les bateaux à vapeur sont nombreux sur ces fleuves, et, à la condition de s'accommoder de la dernière classe, on peut voyager à des prix très restreints. De plus, en se pourvoyant de comestibles à bon marché, faciles à renouveler aux escales, il est facile de diminuer encore les dépenses quotidiennes. Et c'est bien ce que firent M. et Mrs Titbury, liardant le plus possible en prévision des futures notes d'un séjour long peut-être à Excelsior Hotel de la Nouvelle-Orléans. Donc, le steamboat Black-Warrior reçut à son bord les deux époux qu'il devait transporter à la métropole louisianaise. Il n'y avait qu'à suivre le cours du « Père des Eaux », entre les États de l'Illinois, du Missouri, de l'Arkansas, du Tennessee, du Mississippi et de la Louisiane, auxquels ce grand fleuve donne une frontière plus naturelle que ces degrés de longitude ou de latitude affectés à leurs autres limites géodésiques. Il n'est pas étonnant que cette superbe artère, dont la longueur dépasse quatre mille cinq cents milles, ait reçu des dénominations successives, Misi Sipi, c'est-à-dire Grande Eau en langue algonquine, puis Rio d'El Spiritu Santo par les Espagnols, puis Colbert, au milieu du dix-septième siècle, par Cavelier de la Salle, puis Buade par l'explorateur Joliet, et enfin qu'elle soit devenue le Meschacebé sous la plume poétique de Chateaubriand. Du reste, cette série de noms, remplacés par celui de Mississippi, n'a qu'un intérêt purement géographique dont ne se préoccupaient guère les Titbury, – pas plus que de l'étendue de son bassin, bien qu'il comprenne trois millions deux cent onze mille kilomètres carrés. L'essentiel était qu'il les conduisit économiquement là où ils devaient aller. Ce trajet, d'ailleurs, n'offrirait aucun obstacle. Ce qu'on appelle le Mississippi indus- triel, déjà grossi de nombreux affluents, Minnesota, Cedar, Turkey, Iowa, Saint-Croix, Chippewa, Wisconsin, commence en amont de Saint-Louis, dans le Minnesota, en aval des retentissantes chutes de Saint-Antoine. C'est à Saint-Louis même que sont jetés les deux derniers ponts qui mettent en communication sa rive droite et sa rive gauche, après un cours de douze cents milles. En suivant la frontière de l'Illinois, le Black-Warrior longea de hautes falaises calcaires, élevées d'une soixantaine de toises, d'un côté les dernières ramifications des monts Ozark, de l'autre les dernières collines de la campagne illinoise. L'aspect changea complètement à partir de Cairo. Ce fut celui de l'immense plaine alluviale, à travers laquelle l'un des grands tributaires du Mississippi, l'Ohio, lui verse des masses d'eau considérables. Cependant, malgré cet apport et, audessous, ceux de l'Arkansas et de la Rivière-Rouge, le débit du fleuve est moindre à la Nouvelle-Orléans qu'à Saint-Louis, c'està-dire à son embouchure sur le golfe du Mexique. Cela tient à ce que son trop-plein s'écoule latéralement par les bayous avoisinant ses rives basses. C'est ainsi qu'est presque entièrement inondé le Sunk Country, le « Pays effondré », région spacieuse à l'ouest du fleuve, creusée de lagunes, recouverte de marécages, sillonnée d'eaux lentes ou stagnantes, et qui semble s'être affaissée lors du tremblement de terre de 1812. Le Black-Warrior, adroitement et prudemment manœuvré, se glissait entre de nombreuses îles peu stables, qui se déforment ou se déplacent, emportées au caprice des crues et des courants, ou créées en quelques mois par un barrage qui a retenu les sables et les terres. Aussi la navigation du Mississippi ne s'accomplit-elle pas sans grandes difficultés, dont se tirent avec bonheur les habiles pilotes de la Louisiane. C'est ainsi que les Titbury passèrent par Memphis, cette importante ville du Tennessee où les curieux avaient pu pendant quelques heures contempler Tom Crabbe pendant son premier voyage. Puis, ce fut Helena, sur une pente de colline, bourg qui deviendra ville sans doute, car les steamboats y font fréquemment escale. Puis, ce fut, sur la rive droite, l'embouchure de l'Arkansas laissée en arrière, une autre contrée de bayous et de marécages, au sol mobile, où disparut un jour le village de Napoléon. Puis, si le Black-Warrior ne fit pas halte à Vicksburg, l'une des rares villes industrielles du Mississippi, c'est que l'infidèle fleuve, à la suite d'une grande crue, s'est détourné d'elle quelques milles plus au sud. Toutefois, le steamboat stationna une heure à Natchez, dont le commerce emploie une batellerie nombreuse qui dessert toute la région. Le Mississippi devint alors plus capricieux, multipliant ses lacets, ses détours, ses méandres, revenant sur lui-même, si bien qu'à regarder la carte, on dirait un grouillement d'anguillules autour de la mère anguille. Ses rives incultes, de plus en plus basses, se confondant avec la plaine alluvionnaire, ne présentaient que des bancs de sable et des berges à grands roseaux, rongées par les courants. Enfin, à trois cents milles de la mer, le Black-Warrior dépassa l'embouchure de la Rivière-Rouge, à l'angle par lequel se touchent les deux États, près de Fort Adam, et pénétra sur le territoire de la Louisiane. Là, grondent et bouillonnent de tumultueux rapides, car la largeur du fleuve a toujours diminué jusqu'à son delta depuis Cairo. Mais, comme l'étiage des eaux atteignait alors sa hauteur moyenne, le Black-Warrior put les franchir sans trop de risques de s'engraver. Après Natchez on ne trouve plus de villes de quelque importance avant la Nouvelle-Orléans, si ce n'est Bâton-Rouge, et encore n'est-ce à vrai dire qu'une grosse bourgade de dix mille cinq cents habitants. Mais là est le siège de la législature de l'État, la capitale parlementaire de la Louisiane, dont, comme tant d'autres grandes cités de l'Union, la Nouvelle-Orléans n'est que la métropole. Bâton-Rouge est située d'ailleurs dans une position agréable et salubre, ce qui n'est point à dédaigner en des régions que ravagent trop souvent les épidémies de fièvre jaune. Enfin, après Donaldsonville, il n'y eut plus que des hameaux, à vrai dire, une succession de villas, de cottages qui bordent les deux rives du grand fleuve américain jusqu'à son contact avec la Nouvelle-Orléans. La Louisiane, que le premier Empire vendit vingt millions de francs aux Américains, ne tient que le trentième rang parmi les États de la République fédérale. Mais sa population, noire en majorité, dépasse onze cent mille âmes. Il a fallu la défendre contre les crues du Mississippi par de solides levées dans sa partie basse, où la fabrication du sucre est si considérable que, sous ce rapport, elle tient la tête de cette fabrication. Au nord-ouest, arrosées par la Rivière-Rouge et ses affluents, les terres plus élevées sont à l'abri des inondations et se prêtent à toutes les exigences de l'agriculture. La Louisiane produit aussi du fer, du charbon, de l'ocre, du gypse ; les champs de cannes, les plantations d'orangers, de citronniers, de limoniers y abondent ; elle possède encore de vastes forêts impénétrables, asile des ours, des panthères, des chats sauvages, et tout un réseau de creeks fréquentés par les alligators. La Nouvelle-Orléans reçut enfin le couple Titbury, le 9 juin au soir, après un voyage de sept jours depuis le départ de Great Salt Lake City. Entre temps, avaient été proclamés les tirages des 4, 6 et 8 juin, concernant Harris T. Kymbale, Lissy Wag et Hodge Urrican. Ils n'étaient pas de nature à améliorer la situation d'Hermann Titbury, puisqu'ils ne lui envoyaient point un remplaçant à l'hôtellerie de la dix-neuvième case. Ah ! s'il n'avait pas été dans l'obligation de se rendre en cette ruineuse cité, d'y séjourner six semaines, peut-être à sept jours de là les dés l'auraient-ils gratifié d'un nombre de points plus favorable, et il eût pu se mettre en ligne avec les plus avancés de ses partenaires !… Au sortir du débarcadère. M. et Mrs Titbury aperçurent une voiture superbement attelée, qui attendait sans doute quelques passagers du Black-Warrior. Eux n'avaient qu'à se rendre pédestrement, en faisant porter les bagages par un commissionnaire, à Excelsior Hotel. Aussi, que l'on imagine leur surprise, – surprise à laquelle se joignit un serrement de cœur, – lorsque s'approcha un valet de pied, nègre du plus beau noir, qui leur dit : « Mister et mistress Titbury, je pense ?… – Eux-mêmes… », répondit M. Titbury. Allons ! les journaux avaient dû annoncer leur départ de l'Utah, leur passage à Omaha, leur navigation à bord du BlackWarrior, leur arrivée imminente à la Nouvelle-Orléans. Eux, qui espéraient bien ne pas être si attendus que cela, ne pourraient-ils donc échapper aux inconvénients toujours coûteux de la célébrité ?… « Et que nous voulez-vous ?… demanda M. Titbury d'un ton rébarbatif. – Cet équipage est à votre disposition. – Nous n'avons pas commandé d'équipage… – On ne va pas autrement à Excelsior Hotel, répondit le nègre du plus beau noir en s'inclinant. – Cela commence bien ! » murmura M. Titbury avec un gros soupir. Enfin, puisqu'il n'était pas d'usage de se transporter d'une façon plus simple à l'hôtel désigné, le mieux était de monter dans ce superbe landau. Le couple y prit place, tandis qu'un omnibus se chargeait de la valise et du sac. Arrivée à Canal Street, devant un bel édifice, un palais, à vrai dire, au fronton duquel brillaient ces mots Excelsior Hotel Company, limited, et dont le hall resplendissait de lumières, la voiture s'arrêta, et le valet de pied se hâta d'en ouvrir la portière. Du reste, les Titbury, très fatigués, très ahuris, se rendirent à peine compte de la cérémonieuse réception qui leur fut faite par le personnel de l'hôtel. Un majordome, en habit noir, les conduisit à leur appartement. Absolument éblouis, les yeux hagards, ils ne virent rien des magnificences qui les entouraient et remirent au lendemain les réflexions que devait leur inspirer un si extraordinaire apparat. Le matin, après une nuit passée dans le calme de cette confortable chambre, protégée par de doubles fenêtres qui ne laissaient point s'introduire les bruits de la rue, ils se réveillèrent sous la douce clarté d'une veilleuse, alimentée aux sources de l'électricité de l'hôtel. Le cadran transparent d'une pendule de grand prix marquait huit heures. À portée de la main, au chevet du vaste lit, où tous deux avaient si tranquillement reposé, une série de boutons n'attendaient que la pression du doigt pour appeler la femme de chambre ou le valet de chambre. D'autres boutons commandaient le bain, le premier déjeuner, les journaux du matin, et – ce que devaient réclamer des voyageurs pressés de se lever – la lumière du jour. C'est sur ce bouton spécial que s'appuya l'index crochu de Mrs Titbury. Aussitôt les épais stores des fenêtres de remonter mécaniquement, les persiennes de se rabattre à l'extérieur, les rayons du soleil de pénétrer à flots dans la chambre. M. et Mrs Titbury se regardèrent. Ils n'osaient prononcer une seule parole, se demandant si chaque phrase n'allait pas leur coûter une piastre le mot. Le luxe de la chambre était insensé, tout d'une incomparable richesse, meubles, tentures, tapis, capitonnage des murs en soie brochée. Le couple se leva, passa dans un cabinet voisin, du plus étonnant confort : les toilettes avec leurs robinets d'eau chaude, tiède ou froide à volonté, les pulvérisateurs prêts à lancer leurs gouttelettes parfumées, les savons aux couleurs et aux odeurs variées, les éponges d'une douceur exceptionnelle, les serviettes d'une blancheur de neige. Dès qu'ils furent habillés, les Titbury s'aventurèrent à travers les pièces contiguës, – un appartement complet : la salle à manger dont la table étincelait d'argenterie et de porcelaines, – le salon de réception, mobilier d'un luxe inouï, lustre, appliques, tableaux de maîtres, bronzes d'art, rideaux de lampas frappé d'or, – le boudoir de madame, piano avec partitions, table avec romans en vogue, et albums de photographies louisianaises, – le cabinet de monsieur, où s'empilaient les revues américaines, les journaux les plus répandus de l'Union, puis toute une papeterie de choix à l'en-tête de l'hôtel, et même une petite machine à écrire, dont le clavier était prêt à fonctionner sous le doigt du voyageur. « C'est la caverne d'Ali-Baba !… s'écria Mrs Titbury absolument fascinée. – Et les quarante voleurs ne sont pas loin, ajouta M. Titbury, et à tout le moins une centaine ! » À ce moment, ses yeux se portèrent sur une pancarte affichée dans un cadre doré, avec la nomenclature des divers services de l'hôtel, l'heure des repas pour ceux qui préféraient ne point se faire servir dans leurs appartements. Celui qui avait été attribué au quatrième partenaire était désigné sous le numéro 1, avec cette mention : Réservé aux partenaires du match Hypperbone par Excelsior Hotel Company. « Sonne, Hermann, » se contenta de dire Mrs Titbury. Le bouton pressé, un gentleman, habit noir et cravate blanche, se présenta à la porte du salon. Et, tout d'abord, en termes choisis, il offrit aux deux époux les compliments de la Société d'Excelsior Hotel et de son directeur, honorés d'avoir pour hôte un des plus sympathiques tenants de la grande partie nationale. Puisqu'il avait quelque temps à passer en Louisiane et plus spécialement à la NouvelleOrléans avec son honorable épouse, on s'ingénierait à les entourer de toute la confortabilité possible, comme à leur multiplier les distractions. Quant au régime de l'hôtel, s'il leur convenait de s'y conformer, il comportait le thé du matin à huit heures, le déjeuner à onze, le lunch à quatre, le dîner à sept, le thé du soir à dix. Cuisine anglaise, américaine ou française au choix. Vins des premiers crus d'outre-mer. Toute la journée, un équipage à la disposition du grand banquier de Chicago (sic), un élégant steam-yacht toujours sous vapeur pour excursions jusqu'à l'embouchure du Mississippi ou promenades sur le lac Borgne ou le lac Ponchartrain. Une loge à l'Opéra, desservi, à cette époque, par une troupe française de la plus haute valeur. « Combien ?… demanda brusquement Mrs Titbury. – Cent dollars. – Par mois ?… – Par jour. – Et par personne, sans doute ?… ajouta Mrs Titbury d'un ton où l'ironie le disputait à la colère. – Oui, madame, et ces prix ont été établis dans les conditions les plus acceptables dès que les journaux nous ont appris que le troisième partenaire et mistress Titbury allaient séjourner quelque temps à Excelsior Hotel. » Voilà où sa mauvaise chance avait conduit le couple infortuné… et il ne pouvait aller ailleurs… et Mrs Titbury n'avait même pas la ressource de transporter sa personne dans une humble auberge !… C'était l'hôtel imposé par William J. Hypperbone, et qu'on n'en soit pas surpris, puisqu'il en était un des principaux actionnaires… Oui ! deux cents dollars pour le couple, six mille dollars pour trente jours, s'il restait le mois entier dans cette caverne… Or, il fallait, bon gré, mal gré, se soumettre. Abandonner Excelsior Hotel c'eût été abandonner la partie, dont les règles ne souffraient aucune discussion !… C'eût été renoncer à tout espoir de rentrer – et des millions de fois au delà – dans ses dépenses, en héritant de la fortune du défunt. Et pourtant, dès que le majordome se fut retiré : « En route !… s'écria M. Titbury. Reprenons notre valise et retournons à Chicago… Je ne resterai pas une minute de plus ici… à huit dollars l'heure !… – Si, » répondit l'impérieuse matrone. La cité du Croissant, – ainsi appelle-t-on la métropole louisianaise, fondée en 1717 dans la courbe du grand fleuve qui la limite au sud, – absorbe, on peut le dire, toute la Louisiane. À peine d'autres villes, Bâton-Rouge, Donaldsonville, Shreveport, comptent-elles plus de onze à douze mille âmes. Située à cinq cent soixante-quatorze lieues de New York et à quarante-cinq de l'embouchure du Mississippi, neuf railroads y aboutissent, et quinze cents steamboats parcourent son réseau fluvial. Gagnée à la cause des Confédérés, le 18 avril 1862, elle fut bombardée pendant six jours par l'amiral Farragut et prise par le général Butler. C'est dans cette vaste cité de deux cent quarante-deux mille habitants, très diversifiés par les mélanges de sang, où les noirs, s'ils jouissent de tous les droits politiques, n'ont pas l'égalité sociale, c'est dans ce milieu hybride de Français, d'Espagnols, d'Anglais, d'Anglo-Américains, en pleine métropole d'un État qui nomme trente-deux sénateurs, quatre-vingt-dix-sept députés et se fait représenter par quatre membres au Congrès, où se trouve le siège d'un évêque catholique, au milieu des dissidents baptistes, méthodistes, épiscopaux, c'est dans ce cœur de la Louisiane qu'allait mener une existence telle qu'il ne l'aurait pu même imaginer, ce ménage Titbury, si invraisemblablement arraché de sa maison chicagoise. Mais, puisqu'un mauvais sort l'y obligeait, le mieux, – à moins de s'en retourner chez soi, – n'était-il pas d'en avoir pour son argent ?… Ainsi raisonnait la dame. Donc, chaque jour, leur magnifique équipage vint les promener en grande pompe. Une bande criarde les accompagnait de ses hurrahs moqueurs, car on les connaissait pour de fieffés avares, qui n'avaient inspiré aucune sympathie ni à Great Salt Lake City, ni à Calais, pas plus qu'ils n'en inspiraient à Chicago. Qu'importait ! ils ne s'en apercevaient même pas, et rien ne les empêchait, malgré tant de déconvenues, de se croire les grands favoris du match. C'est ainsi qu'ils s'exhibèrent à travers les wards du nord, les faubourgs de Lafayette, de Jefferson, de Carrolton, ces quartiers élégants où resplendissent les hôtels, les villas, les cottages, encorbeillés dans la verdure des orangers, des magnolias et autres arbres en pleine floraison, à la place Lafayette, à la place Jackson7. C'est ainsi qu'ils se promenèrent sur la solide levée, large de cinquante toises, qui protège la ville contre les inondations, sur les quais bordés d'un quadruple rang de steamers, de steamboats, de remorqueurs, de voiliers, de caboteurs, d'où s'expédient par année jusqu'à dix-sept cent mille balles de coton. Qu'on ne s'en étonne pas, puisque le mouvement commercial de la Nouvelle-Orléans se chiffre par deux cents millions de dollars. C'est ainsi qu'on les vit aux annexes d'Algiers, de Gretna, de Mac Daroughville, après s'être fait transporter sur la rive gauche du fleuve, là où sont plus particulièrement établis les usines, les fabriques et les entrepôts. C'est ainsi qu'ils se firent véhiculer dans leur fastueuse voiture le long des rues élégantes, bordées de maisons de briques et de pierres qui se sont substituées aux maisons de bois détruites par tant d'incendies, et le plus souvent dans la rue Royale et la rue Saint-Louis, qui coupent en croix le quartier français. Et, là, quelles charmantes habitations aux vertes persiennes, avec leurs cours où murmurent les jets d'eau des bassins, où fleurissent les caisses de belles plantes ! C'est le nom d'un brillant général de l'armée sécessionniste, qui, en 1863, fut mortellement et involontairement blessé par ses propres soldats. 7 C'est ainsi qu'ils honorèrent de leur visite le Capitole, à l'angle des rues Royale et Saint-Louis, un ancien édifice transformé pendant la guerre de Sécession en palais législatif, où fonctionnent les Chambres des sénateurs et des députés. Mais ils n'eurent jamais pour l'hôtel Saint-Charles, l'un des plus importants de la ville, qu'un dédain bien justifié chez des hôtes de l'incomparable Excelsior Hotel. C'est ainsi qu'ils visitèrent le très architectural palais de l'Université, la cathédrale de style gothique, le bâtiment de la douane, la Rotonde et son immense salle. C'est là que le lecteur trouve un cabinet de lecture des mieux assortis, le flâneur un promenoir aménagé sous des galeries couvertes, les spéculateurs sur les valeurs et les fonds publics une bourse très animée, dans laquelle s'agitaient fiévreusement les courtiers des agences, en criant les cours si variables de la cote Hypperbone ! C'est ainsi qu'ils excursionnèrent, à bord de leur élégant steam-yacht, sur les eaux calmes du lac Ponchartrain et jusque dans les passes du Mississippi. C'est à l'Opéra enfin que les amateurs des grandes œuvres lyriques les virent se prélasser dans la loge mise à leur disposition, et tendre désespérément, aux accords de l'orchestre, leurs oreilles fermées à toute compréhension musicale. Ainsi vécurent-ils comme dans un rêve, mais quel réveil, lorsqu'ils retomberaient dans la réalité ! D'ailleurs, un singulier phénomène s'était produit. Oui ! ces ladres, ces pingres, ces liardeurs, se firent à cette nouvelle existence, ils furent étourdis par cette situation anormale, ils se grisèrent, au sens physique du mot, devant cette table toujours luxueusement servie, et dont ils ne voulaient pas laisser miette au risque de se préparer des gastralgies ou des dilatations d'estomac pour leurs vieux jours. Mais il fallait s'en donner pour les deux cents dollars quotidiens d'Excelsior Hotel. Cependant le temps s'écoulait, bien que les Titbury ne s'en rendissent que très imparfaitement compte. Puisque leur séjour à l'hôtellerie ne semblait pas devoir être interrompu, quatorze coups allaient être tirés à Chicago avant qu'ils eussent le droit de se remettre en route. De quarante-huit heures en quarantehuit heures, ces tirages étaient proclamés à la Rotonde comme ils venaient de l'être à l'Auditorium. Celui du 8 juin, on le sait, avait envoyé le commodore Hodge Urrican au Wisconsin. On sait également que celui du 10 avait envoyé le mystérieux X K Z au Minnesota. Aucun n'avait désigné la Louisiane, ni celui du 12, concernant Max Réal, ni celui du 14, concernant Tom Crabbe. Aussi, le 16, – date réservée à Hermann Titbury, avant que la malchance l'eût consigné dans la dix-neuvième case, – aucun tirage ne futil effectué. Le 18, ce fut pour le quatrième partenaire, Harris T. Kymbale, que maître Tornbrock avait fait rouler les dés sur la table de l'Auditorium. Les deux époux étaient-ils donc condamnés à mener cette existence aussi agréable que ruineuse pour la bourse et la santé pendant les six semaines d'exclusion qu'entraînait le séjour dans l'État de la Louisiane ?… Et, même avant qu'ils eussent pu rentrer dans la partie, celle-ci n'aurait-elle pas pris fin, et le gagnant ne serait-il pas arrivé à la soixante-troisième case ?… Cela, c'était le secret de l'avenir. En attendant, les jours s'écoulaient, et si, le match terminé, M. et Mrs Titbury n'avaient plus qu'à retourner dans l'Illinois, après avoir payé la formidable note d'Excelsior Hotel, jointe aux dépenses antérieures, songe-t-on à ce que leur aurait coûté cette folie de figurer parmi les « Sept » du match Hypperbone ! X LES PÉRÉGRINATIONS D'HARRIS T. KYMBALE. Si les époux Titbury, si le commodore Urrican, ne se plaignaient pas sans raison de la déveine qui s'attachait à leurs personnes, il semble bien que le reporter en chef de la Tribune aurait eu, lui aussi, le droit de se plaindre dans une certaine mesure. Une première fois, le coup de dés du début l'avait obligé d'aller au pont du Niagara, État de New York et d'y payer une prime, puis, de là à Santa Fé, la capitale du New Mexico. Et voici que ce nouveau coup le mettait en demeure de gagner d'abord le Nebraska, et ensuite l'État de Washington, situé à l'extrémité ouest du territoire de la Confédération. En effet, à Charleston de la Caroline du Sud, où il venait d'être si chaleureusement accueilli, Harris T. Kymbale avait reçu, le 4 juin, le télégramme qui le concernait. Le point de dix par six et quatre, redoublé, l'expédiait de la vingt-deuxième case à la quarante-deuxième. Cette dernière, c'était celle du Nebraska, choisi par le défunt pour le labyrinthe du Noble Jeu de l'Oie. Or, – ce qui ne laissait pas d'être grave, c'est que le partenaire, après s'y être rendu et avoir payé une double prime, devrait rétrograder à la trentième, occupée par l'État de Washington. Il est vrai, cet itinéraire du South Carolina au Washington passait par le Nebraska. On le comprend, à l'annonce de ce coup, ses partisans, réunis en grand nombre au Post Office de Charleston, furent atterrés, et le reporter se vit au moment de perdre la situation de grand favori que la plupart des agences lui attribuaient, un peu légèrement, il faut en convenir. Mais cet homme, aussi débrouillard que résolu, eut bientôt rassuré ceux qui s'attachaient à sa fortune : « Eh ! mes amis, s'écria-t-il, ne vous désespérez pas !… Vous savez que les longs voyages ne me font pas peur… De Charleston au Nebraska, du Nebraska au Washington, c'est l'affaire de deux enjambées, et j'ai quinze jours, du 4 au 18, pour enlever ces quatre mille milles !… Des railroads, j'en aurai tout le temps à ma disposition !… Quant à la prime à payer, cela regarde le caissier de la Tribune, et tant pis pour lui s'il fait la grimace !… Le désagrément, ce n'est point d'aller du Nebraska au Washington, c'est d'avoir à revenir de la quarante-deuxième case à la trentième !… Bah ! rétrograder de douze points, cela ne vaut pas la peine d'en parler, et j'aurai vite rattrapé ce que le dieu du hasard m'aura fait perdre !… » Comment ne pas avoir une absolue confiance en l'homme qui se montre si confiant ?… Comment hésiter à risquer sur lui des sommes énormes ?… Comment lui marchander les applaudissements qu'il mérite à si juste titre ?… Aussi ne lui furent-ils point épargnés, et cette matinée vit se renouveler les triomphes de la veille à ce fameux banquet d'Astley, où avait figuré le pâté monstre de huit mille livres, qui avait occasionné quinze cent soixante-dix-sept indigestions dans la grande métropole. Toutefois, Harris T. Kymbale faisait erreur en affirmant que l'on pouvait aller de Charleston à Olympia, cette capitale du Washington, que désignait la dépêche, en combinant toutes les ressources du réseau fédéral. Non, il existait une solution de continuité, et elle devait lui être signalée par Bruman S. Bick- horn, le secrétaire de la rédaction de la Tribune. Mais la moitié du voyage jusqu'au Nebraska s'accomplirait rapidement par les voies ferrées qui venaient s'amorcer à la ligne de l'Union Pacific. Néanmoins, il n'y avait pas de temps à perdre, eu égard aux retards possibles, ni lieu de flâner en route. Non ! ce qui était sage, c'était de quitter Charleston le soir même, et c'est ce que fit le Pavillon Vert. Ses enthousiastes partisans l'acclamèrent au moment où le train démarra pour s'élancer à travers les plaines de la Caroline du Sud. Cette première partie de l'itinéraire, plusieurs des « Sept » l'avaient déjà suivie, lorsqu'ils parcouraient ces territoires, et ils la suivraient sans doute encore. Harris T. Kymbale franchit le Tennessee, et, le 5 au soir, atteignit Saint-Louis du Missouri, où Lissy Wag et Jovita Foley allaient trouver une prison. Puis, craignant de perdre trop de temps à remonter en steamboat jusqu'à Omaha, il combina les horaires de manière à profiter des trains les plus rapides pour gagner, par Kansas City, la métropole du Nebraska, où il arriva le 6 dans la soirée. Cette nuit, il dut la passer tout entière en cette ville d'Omaha, à laquelle Max Réal, lors de son premier voyage, avait pu consacrer quelques heures. Ce fut là que lui parvint la dépêche lancée à son adresse par le secrétaire de la rédaction de la Tribune. Cette dépêche lui chiffrait jour par jour les étapes, de telle façon qu'il pût être rendu à Olympia du Washington, le 18 avant midi. Voici ce qu'elle marquait : « 1° Quitter Omaha City dès le matin du 7 courant par le train de l'Union Pacific de huit heures trente-cinq, pour atteindre, à trois cent quatre-vingt-dix milles de là, JulesburgJonction dans la soirée à six heures et demie ; « 2° Là trouver un stage, tout attelé, muni de provisions avec relais préparés sur la route de cent milles qui aboutit aux Mauvaises Terres du Nebraska. Y arriver le lendemain dans la matinée, y faire constater sa présence, et revenir par le stage à Julesburg ; « 3° Reprendre à Julesburg, dans la soirée du 10, le train qui se dirige vers la Californie par l'Union et le Southern Pacific, lequel déposera Harris T. Kymbale en gare de Sacramento dans la soirée du 12, et il devra passer la nuit dans cette ville ; « 4° Le lendemain 13, sauter dans le railroad qui remonte vers le nord et s'arrêter à la station de Shasta, de la HauteCalifornie, à trois cents milles de Sacramento, des travaux de réfection interrompant la circulation jusqu'à la station de Roseburg de l'Oregon ; « 5° En ce pays montagneux où les stages ne peuvent circuler que lentement, faire à cheval ce trajet de deux cent quarante milles, afin d'arriver, le 17 au plus tard, à la station de Roseburg, voyage qui devra s'exécuter en quatre jours, à raison de vingtcinq lieues par vingt-quatre heures, repos compris ; « 6° Prendre dans l'après-midi du 17 à Roseburg le train pour Olympia, qui arrive le lendemain matin dans cette ville, après un trajet de trois cent cinquante milles. « NOTA. – Harris T. Kymbale est prié de ne rien perdre du temps qui lui est strictement mesuré, et de ne pas oublier que de grosses sommes sont engagées au journal sur les chances du Pavillon Vert. » La dépêche était longue, mais claire, explicite, formelle. Le destinataire n'avait qu'à se conformer à ses prescriptions, et il serait à son poste, le jour dit, pour recevoir celle de son quatrième tirage. Il fallait espérer, d'ailleurs, qu'il ne se produirait aucun retard, car, ne fût-il que d'une demi-journée, il suffirait à compromettre le résultat du voyage. Que l'on se rassure, Harris T. Kymbale était résolu à faire toute diligence. S'il passa la nuit à Omaha, c'est que le premier train ne partait que le lendemain. Il le prit donc, et dans la soirée, il descendit à Julesburg-Jonction, près de l'endroit où la voie vient affleurer la frontière du Colorado, non loin de la South-Platte River. Cette fois, en quittant Charleston, le journaliste avait eu la précaution de ne point se mettre en évidence afin d'éviter les réceptions et leurs suites fâcheuses. Toutefois, à Julesburg, il n'aurait pu conserver l'incognito, car le stage commandé attendait son arrivée en cette bourgade. Et, d'ailleurs, ses partisans, accourus à la gare, comprirent qu'il ne fallait le retarder sous aucun prétexte, que les heures étaient comptées, que cette excursion aux Mauvaises Terres du Nebraska devait s'accomplir dans un temps rigoureux. Ils furent donc les premiers, quand ils reçurent sur le quai de la gare le reporter en chef de la Tribune, à lui conseiller de partir à l'instant. Et même une douzaine de ces Anglo-Américains, qui, avec les émigrants et un certain nombre de Sioux devenus citoyens des États-Unis, composent la population nebraskienne, avaient pris leurs dispositions pour l'accompagner. Cette escorte n'était pas à dédaigner sur ces territoires où quelques fauves à deux pieds ou à quatre pattes se rencontrent encore. « Comme il vous plaira, messieurs, répondit Harris T. Kymbale en serrant les mains qui se tendaient vers lui, mais à la condition que la voiture puisse vous contenir tous… – Nos places y sont retenues et… en se tassant… » répliqua un de ces enthousiastes. Le Nebraska, par sa superficie, tient le quinzième rang dans l'Union. La Platte ou Nebraska River le parcourt de l'ouest à l'est pour aller se jeter dans le Missouri à Platte City, et c'est sa rive gauche que côtoie cette portion de l'Union Pacific jusqu'à Julesburg-Jonction. État plus agricole qu'industriel, en voie de prospérité, dont la population ne cesse de s'accroître, il a pour capitale Lincoln, une ville de l'intérieur, déclarée chef-lieu administratif dès l'année qui suivit sa naissance, et dont le port, Nebraska City, est situé sur le Missouri à cinquante milles de là. En vérité, c'était une regrettable circonstance que Harris T. Kymbale, sur le territoire de la Californie et de l'Oregon, dût être contraint de faire à cheval ce trajet de Shasta à Roseburg au lieu de le faire en voiture. Ici, ce ne sont pas les prairies qui manquent à la surface de ce Great Band nebraskien, dont Waren en 1857 et Cole en 1865 opérèrent la reconnaissance. Après que le stage eut franchi la Platte en ferry-boat, après qu'il eut dépassé Fort Grattan, il fallait le voir rouler sur ces terrains unis. C'était une diligence transcontinentale, un de ces overland-mails de la compagnie Wells et Fargo qui parcouraient autrefois le territoire fédéral, une sorte de coche, peint de rouge vif, suspendu sur des lanières de cuir. Rien qu'un seul compartiment à neuf places, trois par trois sur les banquettes d'avant, de milieu, d'arrière, et munies de bretelles pour soutenir les vaillants voyageurs. Il va de soi que le quatrième partenaire et huit de ses partisans occupaient l'intérieur du stage, quitte à remplacer les quatre autres à tour de rôle, dont deux étaient juchés sur les sièges extérieurs à l'arrière et deux près du cocher, qui poussait, bride abattue, les six vigoureux chevaux de son attelage. En fait de routes, il n'y avait que les passes tracées par les convois de fourgons. Et en est-il besoin sur ces plaines interminables, où les railroads n'ont eu qu'à poser leurs traverses ? De temps en temps se rencontraient divers creeks aux environs des lagons Raymond et Cole, le Bourdman, la Niobrara River, que l'on franchissait à gué, et aussi quelques hameaux où attendaient les chevaux de relais. C'est ainsi que dans la soirée du 8, après quarante heures d'un parcours favorisé par le temps, le stage arriva au district des Mauvaises Terres. Là, pas de villages, rien que des prairies où les chevaux pourraient pâturer à plein ventre. Quant à Harris T. Kymbale et à ses compagnons, il n'y avait pas à s'en inquiéter. Les coffres du véhicule étaient convenablement garnis de fines conserves, et les toasts ne manqueraient ni de wisky ni de gin. Après une nuit sous un bouquet d'arbres, la voiture fut laissée à la garde du conducteur, et l'on descendit les premières rampes de la sauvage vallée. Ah ! que William J. Hypperbone avait eu raison de choisir cette région du Nebraska pour en faire le labyrinthe de sa quarante-deuxième case ! Entre les extrêmes ondulations des Rocheuses, à proximité des Black Hills, hérissées de conifères, se développe cette profonde dépression du sol, large de trente-six milles, longue de quatre-vingt-cinq, qui s'étend jusqu'au territoire du Dakota. De tous côtés s'étagent les cirques, avec leurs mille pyramides, aiguilles, pinacles, clochetons de pierre. C'est bien un labyrinthe, et des plus embrouillés, ce domaine des Bad Lands, qui, sur des milliers de milles carrés, à travers les strates, les argiles, les sables ferrugineux, dresse les fûts, les colonnes, les piliers de ses rocs prismatiques. Çà et là, on croit voir des bastions, des forts, des châteaux, dont la couleur rouge de brique tranche vivement sur la blanche surface du sol. On a pu dire de ce coin du Nord-Amérique qu'il formait un monde à part. Aussi, dans les temps préhistoriques, fut-il fréquenté par d'immenses troupeaux d'éléphants, de mammouths, de mastodontes gigantesques, dont on retrouve encore les ossements conservés par la pétrification ou réduits en poussière ?… Ce qui paraît une hypothèse admissible, c'est que cette dépression ait été remplie autrefois par les eaux descendues des Rocheuses et des Black Hills, depuis longtemps infiltrées dans les fissures du fond, car l'altitude de la région est considérablement au-dessus du niveau de la mer. Ce réservoir vidé serait devenu un ossuaire où les débris fossiles sont accumulés en quantités surprenantes. Quant aux représentants de la faune actuelle, – peu nombreux sur ce territoire où ils trouveraient difficilement à vivre, – ce sont des bisons, des buffles à longs poils, des moutons à longues cornes, et quelques gracieuses antilopes. Mais ce n'est pas ici que des chasseurs feraient bonne chasse. Harris T. Kymbale et ses compagnons n'eurent pas l'occasion de tirer un seul coup de fusil. Au surplus, s'ils avaient emporté des armes, c'était plutôt pour se défendre contre les bandes de Dakotas et de Sioux qui parcourent la région, ou pour repousser l'attaque des bandes de coyottes 8, ces loups de la prairie, dont on avait entendu les hurlements pendant la nuit précédente. Il n'était pas question de s'engager profondément entre les sinuosités des Bad Lands. Il suffisait que le quatrième partenaire se fût présenté de sa personne à l'entrée de ce labyrinthe, et que sa présence eût été constatée par un acte authentique. On ne prit même pas la peine d'enfouir un document ainsi que l'avait fait le commodore Urrican avant de quitter la Vallée de la Mort. L'acte fut rédigé par Harris T. Kymbale, revêtu des douze signatures de ses compagnons, et cela devait suffire à témoigner de son arrivée en cette région nebraskienne. Un dernier repas 8 Sic. (Note du correcteur – ELG.) fut pris à l'ombre du bouquet d'arbres, et les toasts furent aussi multiples que bruyants : « Au reporter en chef de la Tribune !… Au favori du match !… À l'héritier des soixante millions de dollars de William J. Hypperbone ! » Décidément, Harris T. Kymbale avait lieu d'être confiant. Ses partisans ne l'abandonneraient jamais. On oubliait, on voulait oublier que, d'aller du Nebraska au Washington, c'était rétrograder, sinon sur la carte des États-Unis, du moins sur la carte du défunt. En réalité, même lorsqu'il serait revenu à la trentième case, il n'y aurait à le devancer alors que Max Réal, quarante-quatrième case, Y K Z, quarante-sixième, Tom Crabbe, quarante-septième. Le campement fut levé dès trois heures de l'après-midi. Harris T. Kymbale et ses compagnons, très animés par les grogs au wisky, reprirent leurs places dans et sur le stage. Le lendemain, vers dix heures du matin, ils étaient rentrés à JulesburgJonction. Une heure après, arrivait le train de l'Union Pacific pour un arrêt de dix minutes. Rien que ces dix minutes de retard, et Harris T. Kymbale l'aurait manqué, – ce qui n'eût sans doute pas compromis le reste du voyage, car il passe deux trains par jour à cette jonction. Mais, au total, il n'avait pas une heure à perdre. On sait quels États traverse la ligne en se dirigeant vers l'ouest, puisque Max Réal en allant à Cheyenne, Hermann Titbury en allant à Great Salt Lake City, le commodore Urrican en allant à Death Valley, les avaient suivis. Le reporter dut donc franchir le Wyoming, l'Utah, le Nevada, puis en partie la Californie, afin d'atteindre la capitale californienne. C'est là qu'il descendit, dans la nuit du 11 au 12 juin, frais, dispos, confiant, n'ayant égaré en route rien de sa belle performance. Un excellent accueil attendait le reporter. En grand nombre, ses partisans l'acclamèrent, mais ne songèrent pas un instant à le retenir, le train partant de Sacramento à une heure après-midi. Entre autres personnes, qui, par intérêt ou par sympathie, étaient venues au-devant de Harris T. Kymbale, figurait au premier rang le correspondant de la Tribune, Will Walter, qui lui dit : « Monsieur, j'ai été informé que vous deviez arriver aujourd'hui, et je vous félicite sincèrement de n'avoir éprouvé aucun retard. – En effet, mon cher confrère, répondit Harris T. Kymbale, pas le moindre retard entre Charleston et Sacramento, et je compte qu'il en sera de même entre Sacramento et Olympia. – Il n'y a pas lieu de le craindre, affirma Will Walter. Sans doute, il est fâcheux que la ligne soit momentanément interrompue ; mais le train va vous conduire à la station de Shasta, où vous trouverez des chevaux tout prêts. Un guide, connaissant bien le pays, vous mènera par le plus court à Roseburg, où vous reprendrez le Southern Pacific pour Olympia. – Il ne me reste donc qu'à vous remercier de votre obligeance, monsieur Walter… – Non point, monsieur Kymbale, c'est moi qui vous remercie puisque je vous ai pris… – À combien ?… demande vivement le journaliste. – À un contre cinq. – Eh bien, cher confrère, cinq bonnes poignées de main par reconnaissance… – Le double, si vous voulez, monsieur Kymbale, et, maintenant, bon voyage !… » La locomotive siffla, le train se mit en route et disparut au tournant de la voie dans la direction de Marysville qu'il atteignit près de Feather River. Une circonstance fâcheuse, c'est que ce train ne marchait pas à grande vitesse. Il s'était arrêté à chaque station, à Ewings, à Woodland. Il est vrai, la voie ne cessait de monter, afin de gagner cette région de la Haute-Californie d'une altitude considérable au-dessus du niveau de la mer. Le train s'arrêta à Marysville, cité qui, de même que Oroville et Placerville, est délaissée, depuis que, les chercheurs d'or en ayant vidé « les poches », la vogue est aux mines des territoires du Nord et de l'Alaska. Seule, Marysville offre quelque résistance à cet abandon, parce que sa situation, au confluent des rivières Yuba et Feather, lui assure un mouvement de batellerie qui étend son commerce sur toute la région. Au delà, il fallut compter avec les haltes de Gridley, Nelson, Chico, Tehama, où des rampes, très accentuées, exigèrent de la locomotive de plus grands efforts au préjudice de sa rapidité. Bref, ce ne fut pas avant huit heures du matin, heure réglementaire d'ailleurs, que, à la date du 13, le train vint s'arrêter à la ville de Shasta, cette station, on ne l'a pas oublié, à partir de laquelle la circulation était interrompue. Avant de reprendre le railroad à Roseburg, Harris T. Kymbale aurait à remonter d'une centaine de lieues vers le nord, avec le guide et les chevaux commandés par les soins du correspondant de la Tribune. Il ne restait plus que cinq jours pleins pour gagner Olympia, dont quatre devaient être employés au voyage à cheval, avec une moyenne de vingt-quatre à vingt-cinq lieues par vingtquatre heures. À ce faire, rien d'impossible, mais grosse fatigue à prévoir, pour les montures, et aussi pour les cavaliers. Trois chevaux attendaient devant la station, l'un destiné à Harris T. Kymbale, les deux autres au guide et à un garçon d'écurie qui l'accompagnait. Inutile de dire que le reporter avait l'habitude de l'équitation comme de tous les genres de sport. Le guide, nommé Fred Wilmot, était un homme de quarante ans, dans toute la force de l'âge. « Vous êtes prêt ?… lui demanda Harris T. Kymbale. – Prêt. – Et nous arriverons… – Oui, si vous êtes bon cavalier. Avec le stage, il eût fallu le double de temps… – Je réponds de moi… – Alors en selle. » Les chevaux partirent au grand trot. De la question de nourriture, il n'y avait pas à se préoccuper, car bourgades et villages sont nombreux sur la route. Le temps semblait devoir se maintenir au beau, avec une certaine fraîcheur qui s'accentuerait dans la région montagneuse. La journée serait coupée par une halte de deux heures, et l'on se reposerait une partie de la nuit. Le chemin suivait la rive droite du Sacramento, et, après un arrêt pour le repas dans une ferme, Fred Wilmot vint s'arrêter à Butter, en plein pays de sources minérales comme il y en a tant en Amérique. Sept heures de sommeil dans une auberge, et les voyageurs repartirent dès l'aube, pour aller déjeuner à Yreka. À une centaine de milles dans l'est, on eût rencontré le Shasta, dont le cratère s'ouvre à plus de douze mille pieds entre deux sommets. Solidement assis sur sa base que découpent des ravins verdoyants, ce mont est considéré comme le plus beau des ÉtatsUnis, « avec ses laves roses émaillées de glace », a dit un enthousiaste voyageur. Harris T. Kymbale dut remettre son admiration à un autre voyage. Un grand État, cet Oregon, le neuvième des États-Unis. Faible de population, il possède de vastes pâturages, et son principal rendement vient de la pêche du saumon, très fructueuse dans ses cours d'eau. En outre, l'extrême fertilité des terres dans l'ouest les fait rechercher pour les établissements agricoles. Pendant cette journée, Harris T. Kymbale eut les yeux réjouis par la contemplation de sites magnifiques. Un regard en passant, c'était tout ce qu'il pouvait leur accorder, à son vif regret. En lui, le touriste s'effaçait devant le partenaire. Le soir, ayant franchi la passe de Pilot Rock, hommes et bêtes, pas mal éreintés, vinrent prendre repos à la bourgade de Jackson, qu'il ne faut pas confondre avec ses homonymes des États-Unis, – quatre Jackson, au Michigan, au Mississippi, au Tennessee et dans l'Ohio, et deux Jacksonville, l'une dans l'Illinois, l'autre dans la Floride, à plusieurs milliers de milles de la Californie. Le lendemain, 16, après une dernière journée que les chevaux enlevèrent sans trop de peine, et dont la seconde étape se prolongea jusqu'à près de minuit, le guide signala les lumières de Roseburg. Ainsi s'était effectué ce cheminement, pas un accident, pas même un incident, avec la régularité d'un express. Ni les remerciements ni les dollars ne furent ménagés à Fred Wilmot, et le lendemain, dès l'aube, Harris T. Kymbale « sauta », – le mot est employé par le correspondant de la Tribune, – dans le premier train en partance pour Olympia. Ce train dessert les principales villes ou bourgades de cette riche vallée de la Villamette, Vinchester, Eugène City, Harrisburg, Albany, Salem, la capitale de l'État, fraîche corbeille de fleurs et de verdure, Canb, Oregon City, la plus industrieuse, grâce aux puissantes chutes qui actionnent ses papeteries, ses sucreries et ses filatures, Portland, peuplée de soixante-quinze mille habitants, qui tient la tête du commerce oregonnais, et dont la Columbia fait un port de mer d'une grande activité. Enfin, le train franchit cette rivière qui sépare l'Oregon du Washington, et vint s'arrêter sur la rive droite, en amont du confluent de la Villamette, à Vancouver, le 18, huit heures du matin. Harris T. Kymbale ne disposait plus que de six heures, mais n'était qu'à cent vingt milles d'Olympia. Ah ! si le temps ne lui eût manqué, comme il aurait pris plaisir à visiter en détail cet Oregon qu'il venait de quitter, ce Washington où son pied venait de se poser pour la première fois ! C'est un État de trois cent cinquante mille habitants, en pleine prospérité, si éloigné soit-il à cette extrémité du territoire fédéral, auquel il n'a été rattaché qu'en 1859 et dont il occupe le dix-huitième rang. Il a Olympia pour capitale, où peuvent remonter les navires par le Puget-Sound ; mais Seattle l'emporte par l'étendue de son commerce, et Tacoma, par son trafic avec le Japon et la Chine ; cette dernière-née de la famille washingtonienne donne les plus belles espérances pour l'avenir. Ce fut de Vancouver, – bien entendu la ville de ce nom du Washington, et non celle de la Colombie anglaise, située à une centaine de milles plus au nord, – que Harris T. Kymbale partit à huit heures dix du matin, afin d'accomplir la dernière étape de ce voyage. Aucun obstacle, aucun retard à craindre. Neuf stations, et le train arriverait, un peu après onze heures, en gare d'Olympia. Holbrook, Waren, Kalama, Stockport, Sopenah, Chealis, Centralia, furent laissées successivement en arrière. Le train filait assez rapidement à la surface de cette région arrosée par les nombreux affluents et sous-affluents de la Columbia. Enfin il était onze heures trois minutes, lorsqu'il s'arrêta à la petite bourgade de Tenino, séparée de la capitale par une distance de quarante milles, – une quinzaine de lieues environ. Là, fâcheuse nouvelle pour les voyageurs, et désastreuse pour Harris T. Kymbale, – un accident que le minutieux Bickhorn de la Tribune n'avait pu prévoir. Impossible au train d'aller au delà de Tenino. À dix milles de cette station, un pont s'était écroulé une heure avant, et la circulation avait dû être arrêtée sur cette partie de la ligne. Coup mortel s'il en fut jamais, et dont le quatrième partenaire ne se relèverait pas ! « Maudite guigne, s'écria-t-il, en se précipitant hors de son wagon, tu me fais périr au port ! » Eh bien, non, et peut-être allait-il s'en tirer… lui. Trois jeunes gens, descendus du train, s'approchèrent de « Monsieur Kymbale, lui dit l'un d'eux, savez-vous monter à bicyclette ?… – Oui. – Venez donc. » Il n'y eut pas d'autres paroles échangées. On le voit, c'était entrer carrément en matière, comme il convient entre ces gens pratiques des États-Unis. Ce n'était pas une bicyclette, mais bien une triplette qui fut retirée du fourgon de bagages et déposée sur le quai de la gare. « Monsieur Kymbale, dit le jeune homme, l'un de nous va vous céder sa place au milieu, l'autre se mettra derrière, moi je me mettrai devant, et il y a des chances d'arriver pour midi à Olympia ! – Vos noms, messieurs ?… – Will Stanton et Robert Flock. – Et le vôtre, à vous, monsieur, qui me cédez votre place ?… – John Berry. – Eh bien, messieurs Stanton, Flock et Berry, merci… et en route, et que saint Cycle, le patron des bicyclistes, nous protège !… » Quinze lieues en moins d'une heure !… Ce record n'était pas encore détenu par aucun professionnel. Avant de démarrer : « Messieurs, dit Harris T. Kymbale, je ne sais comment je pourrai reconnaître… – En gagnant, répondit simplement Will Stanton. – Nous avons parié pour vous », ajouta Robert Flock. La triplette était une machine sortie des ateliers de Cambden and Co. de New York, pourvue d'une multiplication de vingt-sept pieds deux pouces, et qui avait fait ses preuves dans une lutte internationale, précisément sur le vélodrome de Chicago. Ces illustres bécanards, Will Stanton et Robert Flock, originaires du Washington, étaient des stayers de la vélocipédie, ayant les meilleures performances et capables de tout le rendement que peut donner ce genre de sport. Harris T. Kymbale, monté sur la selle intermédiaire, n'aurait eu qu'à se laisser conduire, mais il entendait bien ajouter sa puissance musculaire à celle de ses entraîneurs – c'est le mot, – et pédaler pour son propre compte. Will Stanton s'achevala en avant, Robert Flock en arrière, Harris T. Kymbale entre les deux. Quelques personnes obligeantes qui maintenaient la machine sur la route, lui imprimèrent un vigoureux élan, et elle s'élança, saluée de bruyants hurrahs. Ce départ fut magnifique. Le rapide véhicule allait comme un « tonnerre graissé », – expression bien américaine, – sur un chemin soigneusement entretenu, une véritable piste de vélodrome moins les virages, et très plat en cette partie du Washington qui avoisine le littoral. Les trois cyclistes ne parlaient pas, la bouche fermée, les lèvres entr'ouvertes par un tuyau de plume, qui, sans permettre à l'air d'arriver trop brutalement aux poumons, aidait cependant la respiration par le nez. Et, c'est ainsi qu'ils n'hésitèrent pas à « emballer » dès le début de cette course vertigineuse. Les roues de la triplette tournaient avec la vitesse d'une dynamo mue par un puissant moteur, et, cette fois, le moteur, c'étaient ces trois hommes dont les jambes, transformées en bielles, poussaient l'appareil de toute leur vigueur. La triplette entraînait avec elle un nuage de poussière et, lorsqu'elle franchissait à gué quelque creek, soulevait une nappe d'eau qui se recourbait sur ses jantes. L'avertisseur lançait au loin des sons pour s'assurer la route libre, et les gens se rangeaient sur les côtés afin de livrer passage à cette machine éclair. Enfin, après le premier quart d'heure, – ainsi que le dit Will Stanton qui comptait les bornes milliaires – les cinq premières lieues avaient été enlevées, et il suffirait de conserver cette moyenne pour atteindre le but quelques minutes avant midi. Il ne semblait donc pas qu'aucun obstacle pût surgir, quand, un peu après onze heures, alors que la triplette traversait une vaste plaine, se firent entendre de furieux hurlements. Un cri s'échappa de la bouche de Robert Flock, qui laissa tomber son tuyau de plume. « Des coyottes ! » Oui, des coyottes, une vingtaine de ces redoutables loups de la prairie. Enragés de faim, sans doute, ces farouches animaux s'approchaient avec une vitesse supérieure à celle des cyclistes et se jetèrent sur leurs flancs. « Vous avez un revolver ?… demanda Will Stanton, sans ralentir un instant la triplette. – Oui, répondit Harris T. Kymbale. – Tenez-vous prêt à faire feu, – toi aussi, Flock, avec le tien… Moi, je ne lâche pas la direction… Continuons à pédaler tous trois, et peut-être devancerons-nous cette bande ?… » La devancer ?… il fut bientôt évident que cela ne serait pas possible. Les coyottes bondissaient en suivant la triplette, prêts à se précipiter sur le reporter et ses compagnons, qui seraient perdus s'ils étaient renversés. Deux détonations éclatèrent, et deux loups, atteints mortellement, roulèrent sur la route en hurlant. Les autres, au comble de la fureur, s'élancèrent sur la machine, laquelle ne put éviter le choc que par un crochet brusque, qui faillit désarçonner Harris T. Kymbale. « Pédalons… pédalons ! » cria Will Stanton. Et les jarrets se détendirent avec une telle vigueur que les dents de la multiplication craquèrent à faire craindre qu'elles ne fussent brisées. Pendant le second quart d'heure, cinq autres lieues avaient été franchies. Mais il fallut, plus que jamais, repousser les coyot- tes qui sautaient au moyeu des roues, et dont les ongles grinçaient sur les rayons de fil d'acier. Les revolvers furent tirés jusqu'à leurs dernières cartouches, et la bande, réduite de moitié, laissa une dizaine de loups en arrière. À ce moment, Harris T. Kymbale, abandonnant la barre, parvint à recharger son revolver, dont les six coups mirent les coyottes en pleine déroute. Il était alors midi moins dix. À deux lieues environ apparaissaient les premières maisons d'Olympia. La triplette dévora cette distance avec la vitesse d'un express, elle atteignit la ville, et, en dépit des règlements de police, au risque d'écraser quelques-uns de ses cinq mille habitants, elle s'arrêta devant le Post Office, comme midi commençait à sonner. Harris T. Kymbale prit terre. N'en pouvant plus, respirant à peine, il fendit la foule des curieux qui attendaient l'arrivée du quatrième partenaire, et se précipita dans la salle au moment où l'horloge tintait pour la dixième fois. « Il y a un télégramme pour Harris T. Kymbale… cria l'employé du télégraphe. – Présent !… » répondit le chroniqueur en chef de la Tribune, qui tomba sans connaissance sur un banc. Le protégé de saint Cycle était arrivé à temps, grâce au dévouement et à l'énergie de ses compagnons. Quant à MM. Will Stanton et Robert Flock, avec quinze lieues parcourues en quarante-six minutes et trente-trois secondes, ils battaient le record de vitesse des cinq parties du monde ! XI LA PRISON DU MISSOURI. C'était le 6 juin, à Mammoth Hotel, après les six jours passés aux grottes du Kentucky, que Lissy Wag avait reçu la nouvelle fatale. Le point de sept, par quatre et trois, doublé, l'envoyait dans la cinquante-deuxième case, Missouri. Le voyage ne serait ni fatigant ni long. Les deux États confinent à l'angle de Cairo. De Mammoth Caves à Saint-Louis, à peine deux cent cinquante milles, huit à dix heures de chemin de fer, pas davantage. Mais quel désappointement, quelle ruine ! « Malheur… malheur !… s'écria Jovita Foley. Mieux aurait valu d'être envoyées, comme le commodore Urrican, à l'extrémité de la Floride, ou comme M. Kymbale au fond du Washington !… Au moins n'aurions-nous pas cessé de prendre part à cette abominable partie… – Oui… abominable… c'est le mot, ma pauvre Jovita ! répondit Lissy Wag. Aussi pourquoi as-tu voulu la jouer ?… » La désolée demoiselle ne répondit pas, et qu'aurait-elle essayé de répondre ?… Voulût-elle même ne point abandonner le match, se rendre au Missouri, attendre que l'un des partenaires vînt, par un coup malheureux pour lui mais heureux pour elle, délivrer Lissy Wag de la prison en y prenant sa place, elle ne l'aurait pu qu'à la condition de verser une triple prime dans cette cagnotte dont le montant devait appartenir au second arri- vant !… Et ces trois mille dollars, les possédait-elle ?… Non… Et pourrait-elle se les procurer ?… Pas davantage. En effet, seuls quelques gros parieurs, engagés sur Lissy Wag, auraient peut-être fait l'avance de cette prime, et encore si les chances du Pavillon Jaune n'eussent pas été si gravement compromises. Lorsque Hodge Urrican tira « le numéro de la Mort », il en fut quitte à recommencer. Hermann Titbury luimême, le jour fixé sortirait de l'hôtellerie de la Louisiane et reprendrait son tour. Ni l'un ni l'autre, en somme, n'étaient exclus du match pour un temps illimité, tandis que cette pauvre Lissy Wag… « Malheur… malheur !… répétait Jovita Foley, qui n'avait plus que ce funeste mot à la bouche. – Eh bien… que faisons-nous ?… demanda sa compagne. – Attendons… attendons, ma pauvre chérie ! – Attendons… quoi ?… – Je ne sais pas !… D'ailleurs… nous avons quinze jours pour nous rendre à la prison… – Mais non pour payer la prime, Jovita, et c'est cela qui nous embarrasse le plus… – Oui… Lissy… oui !… Enfin… attendons… – Ici ?… – Non, par exemple ! » Et ce « non », sorti du cœur de Jovita Foley, répondait bien au changement des dispositions manifestées jusqu'alors à la cinquième partenaire par les hôtes de Mammoth Hotel. En effet, Lissy Wag se voyait déjà délaissée depuis ce déplorable coup de dés. Favorite de la veille, elle n'était plus la favorite du lendemain. Les parieurs, les coureurs de « boom », qui avaient ponté sur elle, l'auraient volontiers couverte de malédictions. En prison, la malheureuse irait en prison, et la partie serait certainement achevée avant qu'elle eût été délivrée ! Aussi, dès la première heure, le vide se fit-il autour d'elle. C'est ce que Jovita Foley avait parfaitement vu, et comme cela était humain, n'est-il pas vrai ? Bref, dès ce jour-là, repartirent la plupart des touristes, puis le gouverneur de l'Illinois. Et il est bien probable que John Hamilton regrettait à cette heure les grades honorifiques qu'il avait accordés aux deux amies. Il suit de là que le colonel Wag et le lieutenant-colonel Foley ne feraient plus que triste figure au milieu de la milice illinoise. Le jour même, l'après-midi, elles réglèrent leur note à Mammoth Hotel, et prirent le train pour Louisville, afin d'y attendre… quoi ?… « Ma chère Jovita, dit alors Lissy Wag, au moment de descendre du train, sais-tu ce qu'il y aurait à faire ?… – Non, Lissy, je n'ai plus la tête à moi !… Je suis toute désorientée ! – Eh bien, il y aurait à continuer le voyage jusqu'à Chicago, à rentrer tranquillement chez nous, et à reprendre nos fonctions dans les magasins de M. Marshall Field… Est-ce que ce ne serait pas sage ?… – Très sage, ma chérie, très sage !… Mais… c'est plus fort que moi… j'aimerais mieux devenir sourde que d'écouter la voix de la sagesse ! – C'est de la folie… – Soit… je suis folle !… Je le suis depuis que cette partie a commencé, et je veux l'être jusqu'à la fin… – Va !… c'est fini pour nous, Jovita, bien fini !… – On ne sait pas, et je donnerais dix ans de ma vie pour être d'un mois plus vieille ! » Et elle les donnait et elle les avait donnés tant de fois, ses dix ans, que, tout compte fait, cela faisait cent trente années de son existence déjà sacrifiées en pure perte ! Jovita Foley conservait-elle donc encore quelque espoir ?… Dans tous les cas, elle obtint de Lissy Wag, qui eut la faiblesse de l'écouter, qu'elle n'abandonnerait pas la partie. Toutes deux passeraient quelques jours à Louisville. N'avaient-elles pas du 6 au 20 juin pour se rendre au Missouri ?… Ce fut donc dans un modeste hôtel de Louisville qu'elles allèrent enfouir leurs chagrins, – du moins Jovita Foley, car sa compagne s'était facilement résignée, n'ayant jamais cru au succès final. Le 7, le 8, le 9 s'écoulèrent. La situation ne s'était point modifiée, et telles furent les insistances de Lissy Wag qu'elle fit consentir Jovita Foley à regagner Chicago. D'ailleurs, les journaux, – même le Chicago Herald, qui avait toujours soutenu la cinquième partenaire, – la « lâchaient » maintenant. C'était en enrageant que Jovita Foley les lisait, puis les déchirait d'une main, pour ne pas dire d'une griffe fiévreuse. Lissy Wag ne comptait plus dans les agences où sa cote était tombée à zéro et même au-dessous. Dans la matinée du 8, les deux amies avaient appris que le commodore Urrican avait amené neuf par six et trois, – ce qui lui faisait atteindre d'un bond le Wisconsin, vingt-sixième case. « Le voilà bien reparti !… » s'était écriée la malheureuse Jovita Foley. Et le 10, lorsque le télégraphe annonça que l'homme masqué était, par dix points, envoyé au Minnesota, cinquante et unième case : « Décidément… c'est celui-là qui a le plus de chances, ditelle, et ce sera lui qui héritera des millions de cet Hypperbone ! ». On voit que l'excentrique défunt avait singulièrement baissé dans son estime depuis que les dés avaient fait une prisonnière de sa chère Lissy Wag ! Enfin il avait été convenu que, le soir même, les deux amies prendraient le train pour Chicago. Bien que les journaux de Louisville eussent fait connaître dans quel hôtel Lissy Wag et Jovita Foley étaient descendues, inutile de dire que pas un seul reporter n'était venu leur rendre visite. Si ce fut à la grande satisfaction de l'une, ce fut à l'extrême dépit de l'autre, puisque, répétait-elle en serrant les lèvres, « c'est comme si nous n'existions pas ! » Mais il était écrit qu'elles ne partiraient pas encore pour la métropole illinoise. Une circonstance des moins prévues allait leur permettre de peut-être retrouver une partie de leurs chances en rentrant dans le match que, faute de payer la prime, elles devaient abandonner. Vers trois heures de l'après-midi, le facteur du quartier se présenta à l'hôtel, monta à la chambre des deux amies. Dès que la porte lui eut été ouverte : « Mademoiselle Lissy Wag ?… demanda-t-il. – C'est moi, répondit la jeune fille. – J'ai une lettre chargée à votre adresse, et si vous voulez signer la réception… – Donnez », répondit Jovita Foley, dont le cœur battait à se briser. Les formalités remplies, le facteur se retira. « Qu'y a-t-il dans cette lettre ?… dit Lissy Wag. – De l'argent, Lissy… – Et qui peut nous envoyer ?… – Qui ?… » répliqua Jovita Foley. Elle rompit les cachets de l'enveloppe et en tira une lettre qui renfermait un papier plié. La lettre ne contenait que ces lignes : « Ci-inclus un chèque de trois mille dollars sur la Banque de Louisville, et que miss Lissy Wag voudra bien accepter pour payer sa prime, – de la part de Humphry Weldon. » La joie de Jovita Foley éclata comme une pièce d'artifices. Elle sautait, elle riait à étouffer, elle faisait bouffer ses jupes en tournant, et elle répétait : « Le chèque… le chèque de trois mille dollars !… C'est ce digne monsieur qui est venu nous voir pendant que tu étais malade, ma chérie !… C'est de M. Weldon !… – Mais, fit observer Lissy Wag, je ne sais si je peux… si je dois accepter… – Si tu le peux… si tu le dois !… Ne vois-tu pas que M. Weldon a parié de grosses sommes pour toi !… Il nous l'a dit, d'ailleurs, et il veut que tu puisses continuer la partie !… Tiens, malgré son âge respectable, je l'épouserais… s'il voulait de moi !… Allons toucher le chèque ! » Et elles allèrent toucher le chèque, qui leur fut payé à l'instant même. Quant à remercier ce digne, cet excellent, ce respectable Humphry Weldon, impossible puisqu'on ne connaissait pas son adresse. Le soir même, Lissy Wag et Jovita Foley quittaient Louisville, sans avoir rien dit à personne de la lettre si opportunément reçue, et, le lendemain, 11, elles débarquaient à SaintLouis. Certes, à bien réfléchir, la situation de Lissy Wag dans le match était toujours compromise, puisqu'elle ne pourrait pas prendre part aux tirages, tant que l'un des partenaires ne l'aurait pas remplacée à la cinquante-deuxième case. Mais cela ne manquerait pas d'arriver, – à en croire cette si confiante, cette trop confiante Jovita Foley, – et, dans tous les cas, Lissy Wag ne serait pas exclue de la partie pour cause de prime impayée. Toutes deux étaient donc dans cet État du Missouri, auquel aucun des « Sept » ne songeait jamais sans éprouver les affres de l'épouvante. Aussi, on l'admettra volontiers, pas un de ses deux millions sept cent mille habitants n'était-il flatté de ce que William J. Hypperbone se fût permis d'en faire une prison pour son Noble Jeu des États-Unis d'Amérique. Il est vrai, sans parler des gens de couleur, les Allemands y sont en grande majorité, et l'on sait ce que vaut la susceptibilité teutonne ! Le Missouri est l'un des plus importants États de la République américaine, le dix-septième par la superficie, le cinquième par sa population, le premier pour la production du zinc. Limité par des lignes de longitude et de latitude au sud et à l'ouest, il a, du côté de l'est et du nord, le Mississippi et le Missouri dont les eaux se confondent en amont de Saint-Louis, à l'angle où s'élève la petite ville de Columbia. On imagine aisément à quel point ces deux routes fluviales doivent favoriser le commerce de la métropole, expéditions de blé et de farines, exportation du chanvre qui est cultivé en grand, élevage des porcs et des bêtes à cornes. Les métaux ne lui manquent pas, ni les gisements de plomb et de zinc. C'est dans le comté de Washington que se dressent les Iron Mountains, la Montagne de Fer, et le Pilot Kirol, énormes masses hautes de trois cents pieds, que les Américains auront peut-être un jour l'idée de transformer en deux électro-aimants d'une formidable puissance. L'État de Missouri n'était autrefois qu'un district de la Louisiane, mais il est rentré avec son autonomie dans l'Union depuis 1821, et la fondation de Saint-Louis par les Français date de 1764. En cet État, il n'y a pas moins de onze villes à citer pour leur valeur commerciale ou industrielle, dont trois possèdent plus de cent mille habitants. L'une d'elles, Kansas, en face de Kansas City du Kansas, avait déjà été, on s'en souvient, visitée par Max Réal, quand, à son premier voyage, il descendit le Mis- souri depuis Omaha jusqu'à cette double ville. Mais il en est d'autres, telle Jefferson City, la capitale de l'État, qui mérite l'attention des touristes, grâce à sa pittoresque situation sur une terrasse, dominant la vallée missourienne. Toutefois, le premier rang appartient sans conteste à SaintLouis, qui occupe une étendue de dix milles sur la rive droite du grand fleuve. Cette métropole fut appelée jadis Mount City, parce qu'elle est entourée d'une succession de monticules calcaires de couleur blanche. Elle occupe une aire supérieure d'un quart à celle de Paris, et encore conviendrait-il d'y ajouter ses annexes urbaines, East-Saint-Louis, Brooklyn. Cahokia, Prairie du Port, bien qu'elles s'élèvent sur le territoire illinois. Telle était la cité désignée par ce membre de l'Excentric Club pour servir de prison aux joueurs du match, – la cité entière s'entend. Il va de soi qu'il ne s'agissait pas d'être incarcéré entre les murs d'un cachot. Non ! Lissy Wag n'aurait point à subir la promiscuité des malfaiteurs… Jovita Foley et elle ne seraient point privées de la liberté… Elles pourraient se promener à leur fantaisie à travers cette cité superbe où l'on compte dix-huit parcs publics, et dont l'un ne mesure pas moins de cinq cent cinquante hectares 9. Les deux amies durent donc faire choix d'un hôtel, – et ce fut à Lincoln Hotel qu'elles vinrent occuper la même chambre dans l'après-midi du 11 juin. « Eh bien, nous y sommes dans cette horrible prison, s'écria Jovita Foley, et j'avoue que, pour une horrible prison, Saint-Louis me paraît fort agréable. – Une prison ne saurait l'être, Jovita, du moment qu'on n'a pas la permission d'en sortir… 9 Onze fois le Champ-de-Mars, à Paris. – Sois tranquille, nous en sortirons, ma chérie ! » Ainsi toute sa confiance d'autrefois était revenue à Jovita Foley, – en même temps que sa gaîté naturelle, – depuis l'envoi des trois mille dollars, dû à cet excellent M. Humphry Weldon, lesquels furent expédiés le jour même en un chèque à l'ordre de maître Tornbrock, notaire à Chicago. Mais, cette confiance, il ne semblait pas qu'elle fût revenue au monde des parieurs, aux courtiers des agences. En effet, bien que les journaux de Saint-Louis eussent signalé la présence de la cinquième partenaire à Lincoln Hotel, aucun interviewer ne s'y présenta. Que pouvait-on attendre de Lissy Wag, qui avait eu cette malchance d'être tombée dans la case missourienne ?… Et, cependant, peut-être cet emprisonnement finirait-il plus tôt qu'on ne l'imaginait. Le lendemain, 12, un nouveau tirage serait effectué et les suivants se succéderaient de deux en deux jours… « Et qui sait… qui sait… qui sait ?… » répétait sans cesse Jovita Foley. Les deux amies employèrent donc les loisirs de l'après-midi à visiter quelques quartiers de la ville, qu'un ravin, parallèle au cours du Mississippi, coupe en deux parties inégales. Dans les magasins luxueux des principales rues, quel attrait pour des yeux féminins, non seulement de magnifiques bijoux et de superbes étoffes, mais des pelleteries, des fourrures de toute beauté. Et pourquoi s'en étonner, puisque ces précieuses robes sont fournies à profusion par les opossums, les daims, les renards, les rats musqués, les wolverènes, les chats sauvages dont les Indiens de ce territoire font un grand trafic ? Et ne s'y rencontrent-ils pas encore par milliers, ces bisons, ces buffles, qui fréquentent les vastes prairies en bordure des fleuves, et auxquels des bandes de loups donnent incessamment la chasse ?… Enfin la journée ne fut pas perdue. Le lendemain, on comprend ce que devait être l'impatience de Jovita Foley, qui se réveilla dès l'aube, puisque, ce jour-là, à huit heures, maître Tornbrock allait procéder au tirage du 12 juin. Aussi, laissant dormir Lissy Wag, elle sortit de l'hôtel, en quête d'informations. Deux heures… Oui ! elle fut bien deux heures absente, et quel réveil pour la cinquième partenaire, qui sursauta au bruit d'une porte violemment ouverte, et à la retentissante entrée de Jovita Foley, criant : « Délivrée… ma chère… délivrée… – Que dis-tu ?… – Huit par cinq et trois… Il les a… – Il ?… – Et comme il était à la quarante-quatrième case, le voilà expédié à la cinquante-deuxième… – Qui… il ?… – Et comme la cinquante-deuxième est la prison, il y vient prendre notre place… – Mais qui ?… – Max Réal… ma chérie… Max Réal… – Ah ! le pauvre jeune homme ! répondit Lissy Wag. J'aurais mieux aimé rester… – Par exemple ! » s'écria la triomphante Jovita Foley que cette observation fit bondir comme un isard. Rien de plus exact ! Ce coup de dés mettait en liberté Lissy Wag. Elle serait remplacée à Saint-Louis par Max Réal, dont elle reprendrait la place, à Richmond, État de Virginie, sept cent cinquante milles, vingt-cinq à trente heures de voyage !… D'ailleurs, pour s'y rendre, elle avait, du 12 au 20, plus de temps qu'il n'en fallait. Ce qui n'empêcha point son impatiente compagne, incapable de contenir sa joie, de s'écrier : « En route… – Non… Jovita, non… répondit nettement Lissy Wag. – Non !… Et pourquoi ?… – Je trouve convenable d'attendre ici M. Max Réal… Nous devons bien cela à cet infortuné jeune homme ! » Et Jovita Foley d'acquiescer à cette proposition, mais à la condition que le prisonnier ne tarderait pas plus de trois jours à franchir le seuil de sa prison. Or, ce fut précisément dès le lendemain, 13, que Max Réal descendit à la gare de Saint-Louis. Et il existait sans doute un mystérieux lien de suggestion entre le premier et la cinquième partenaire, puisque, si celle-ci désirait ne pas partir avant que celui-là fût arrivé, celui-là voulait arriver avant que celle-ci fût partie. Pauvre Mme Réal ! En quel état devait être cette excellente mère, à la pensée que son fils était si malencontreusement arrêté sur le chemin du succès ! Il va de soi que Max Réal savait par les journaux que Lissy Wag logeait à Lincoln Hotel. Dès qu'il s'y présenta, il fut reçu par les deux amies, tandis que Tommy attendait dans un hôtel voisin le retour de son maître. Lissy Wag, émue plus qu'elle n'aurait voulu le paraître, s'avança au-devant du jeune peintre : « Ah ! monsieur Réal, dit-elle, que nous vous plaignons… – Et du fond du cœur !… ajouta Jovita Foley, qui ne le plaignait pas le moins du monde, et dont les yeux ne parvenaient pas à exprimer la pitié. – Mais non… miss Wag… répondit Max Réal, lorsqu'il eut repris haleine après une montée trop rapide, non !… je ne suis pas à plaindre… ou du moins, je ne veux pas l'être, puisque j'ai le bonheur de vous délivrer… – Et que vous avez raison !… déclara Jovita Foley, qui ne put retenir cette réponse aussi franche que désagréable. – Excusez Jovita, dit alors Lissy Wag. Elle ne réfléchit pas assez, monsieur Réal, et, pour moi, croyez que j'éprouve un profond chagrin… – Sans doute… sans doute… reprit Jovita Foley. D'ailleurs, ne vous désespérez pas, monsieur Réal !… Ce qui nous arrive peut aussi vous arriver !… Certes, cela eût été bien préférable si d'autres que vous avaient été envoyés en prison, ce Tom Crabbe, ce commodore Urrican, cet Hermann Titbury !… Nous eussions accueilli avec plus de plaisir leur visite… que la vôtre… c'est-àdire… je me comprends… Enfin… ils viendront peut-être vous délivrer… – C'est possible, miss Foley, répliqua Max Réal, mais il ne faut pas trop y compter. Croyez, au surplus, que j'accepte ce contretemps avec grande philosophie… En ce qui concerne la partie, je n'ai jamais cru que je gagnerais… – Ni moi, monsieur Réal, se hâta de dire Lissy Wag. – Mais si… mais si… affirma Jovita Foley, ou, du moins, je l'ai cru pour elle !… – Et je l'espère encore, miss Wag, ajouta le jeune homme. – Et moi, je veux l'espérer pour vous, monsieur Réal… répondit la jeune fille. – Voyons… voyons… reprit Jovita Foley, vous ne pouvez pas gagner tous les deux… – C'est impossible, en effet, dit en riant Max Réal. Il ne peut y avoir qu'un gagnant… – Allons donc ! s'écria Jovita Foley, de plus en plus emballée. Si Lissy gagne… elle aura les millions… et si vous arrivez second… vous aurez le produit des primes… – Comme tu arranges les choses, ma pauvre Jovita ! observa Lissy Wag. – Attendons, dit alors Max Réal, et laissons faire le sort !… Puisse-t-il vous être favorable, miss Wag… » Et, vraiment, il la trouvait de plus en plus charmante, cette jeune fille !… Cela se voyait d'une façon trop claire… Et Jovita Foley, qui n'était point sotte assurément, de se dire en aparté : « Tiens… tiens… et pourquoi pas ?… Voilà ce qui simplifierait la situation, et il importerait peu que l'un atteignit le but plutôt que l'autre !… » Ah ! comme elle connaissait bien le cœur humain, et en particulier celui de son amie ! Tous les trois se mirent à causer des péripéties du match, des incidents survenus au cours du voyage, des beautés naturelles qu'ils avaient pu admirer en allant d'un État à l'autre, les merveilles du Parc National du Yellowstone que Max Réal ne devait jamais oublier, les merveilles des grottes du Kentucky, dont Lissy Wag et Jovita Foley conserveraient l'éternel souvenir. Puis elles racontèrent ce qui s'était produit à propos des trois mille dollars. Sans le généreux envoi de M. Humphry Weldon, fait dans des termes qui ne permettaient pas de le refuser, Lissy Wag aurait dû se retirer de la partie. « Et quel est ce monsieur Humphry Weldon ?… demanda Max Réal, un peu inquiet. – Un excellent et digne vieillard… qui s'intéressait à nous… répondit Jovita Foley. – Comme parieur, sans doute… ajouta Lissy Wag. – Et en voilà un qui est bien sûr d'empocher ses paris ! » déclara Jovita Foley. Et ce que ne dit pas Max Réal, c'est que lui aussi avait eu la pensée de mettre cette somme à la disposition de la jeune prisonnière… Mais à quel titre eût-elle pu l'accepter ?… Enfin, cette journée et celle du lendemain, Max Réal et les deux amies les passèrent ensemble, en causeries, en promenades. Si Lissy Wag se montrait extrêmement chagrine de cette mauvaise chance de Max Réal, celui-ci se montrait tout heureux que Lissy Wag en eût profité. Et, en effet, depuis vingt-quatre heures un revirement s'était produit dans les agences en faveur de la cinquième partenaire. Aussi les reporters de venir assidûment à Lincoln Hotel afin d'interviewer Lissy Wag, qui se refusait toujours à les recevoir, et les parieurs d'abandonner l'ancien favori pour la nouvelle favorite ! Ce qui résultait de la situation actuelle de la partie, c'est que, même en revenant en Virginie à la quarante-quatrième case abandonnée par Max Réal, Lissy Wag ne serait plus devancée que par Tom Crabbe à la quaranteseptième, et par X K Z à la cinquante et unième. « Et ce particulier aux initiales, demanda Jovita Foley, saiton enfin qui il est ?… – On l'ignore, répondit le jeune peintre, et il demeure plus mystérieux que jamais ! » Il va sans dire, n'est-il pas vrai, que Max Réal, Lissy Wag et Jovita Foley ne s'entretinrent pas uniquement des choses du match Hypperbone. Ils parlèrent de leur famille… de la jeune fille qui n'avait plus aucun parent… de Mme Réal, maintenant installée à Chicago et qui serait heureuse de recevoir miss Lissy Wag… de Sheridan Street qui n'était pas très loin de South Halsted Street, etc., etc. Toutefois, Jovita Foley cherchait sans cesse à ramener la conversation sur la partie engagée, sur les coups qui pouvaient encore se produire. « Enfin, dit-elle, peut-être qu'au prochain tirage, ma chérie, tu planteras le pavillon jaune sur la dernière case ?… – Impossible, miss Foley, c'est impossible, déclara Max Réal. – Et pourquoi ?… – Parce que miss Wag va prendre ma place à la quarantequatrième… – Eh bien… monsieur Réal ?… – Eh bien… le plus grand nombre que pourrait obtenir miss Wag serait dix qui, redoublé, soit vingt points, lui ferait dépasser la soixante-troisième case, et elle devrait rétrograder à la soixante-deuxième… Et, alors, impossibilité de gagner le coup suivant, puisque le point de un ne peut être amené par les dés… – Vous avez raison, monsieur Réal, répondit Lissy Wag. Donc, Jovita, il faudra te résigner à attendre… – Mais, reprit le jeune peintre, il y a un autre coup qui pourrait être très mauvais pour miss Wag… – Lequel ?… – Ce serait si les dés amenaient le point de huit, puisqu'il la renverrait en prison… – Ça !… jamais !… s'écria Jovita Foley. – Et cependant, répondit en souriant la jeune fille, j'aurais à mon tour le bonheur de délivrer monsieur Réal !… – Très sincèrement, miss Wag, affirma le jeune homme, je ne le souhaite pas… – Ni moi !… déclara la pétulante Jovita Foley. – Et alors, monsieur Réal, demanda Lissy Wag, quel est le meilleur point que je doive désirer ?… – Celui de douze, puisqu'il vous enverrait à la cinquantesixième case, État de l'Indiana, et non dans les lointaines régions du Far West. – Parfait, déclara Jovita Foley, et au tirage suivant, nous pourrions arriver au but ?… – Oui, avec le point de sept. – Sept !… s'écria Jovita Foley, un battant des mains. Sept… et la première des Sept ! – Dans tous les cas, ajouta Max Réal, vous n'avez point à redouter la cinquante-huitième case, celle de Death Valley où succomba le commodore Urrican, puisqu'il faudrait amener le point de quatorze, ce qui ne se peut. Et maintenant, je vous renouvelle, miss Wag, les vœux très sincères que j'avais formés pour vous au début, puissiez-vous être victorieuse, c'est ce que je souhaite le plus au monde ! » Lissy Wag ne répondit que par un regard où se peignait une vive émotion. « Décidément, se dit Jovita Foley, c'est qu'il est vraiment très bien, ce monsieur Réal, un artiste de talent et plein d'avenir !… Et qu'on ne vienne pas arguer de la position modeste de Lissy Wag… Elle est charmante, charmante, et encore charmante, et elle vaut, certes, les filles des millionnaires, qui vont chercher des titres en Europe, sans s'inquiéter de savoir si les princes ont des principautés, les ducs des duchés, si les comtes ne sont pas ruinés et les marquis dans la panne ! » C'est ainsi que raisonnait cette judicieuse quoique trop évaporée personne, et, en sa sagesse, elle pensa qu'il ne fallait pas prolonger outre mesure cette situation. Aussi remit-elle sur le tapis la question du départ. Naturellement, Max Réal insista pour que le séjour à SaintLouis ne prît pas fin avec trop de hâte. Les deux amies pouvaient attendre jusqu'au 18 juin avant de gagner Richmond, et le lendemain n'était que le 13… Et peut-être Lissy Wag, elle aussi, pensa-t-elle que c'était partir un peu tôt… Elle n'en voulut rien dire cependant et se rendit au désir de Jovita Foley. Max Réal ne chercha point à se dissimuler le chagrin que lui causait cette séparation. Mais il sentit qu'il ne devait pas insister davantage, et, le soir venu, il conduisit les deux voyageuses à la gare. Là, il répéta une dernière fois : « Tous mes vœux vous accompagnent, miss Wag… – Merci… merci… répondit la jeune fille qui lui tendit franchement la main. – Et moi ?… demanda Jovita Foley. Il n'y a donc pas une bonne parole pour moi ?… – Si… mademoiselle Foley, répondit Max Réal, car vous avez un excellent cœur !… Veillez bien sur votre compagne, en attendant notre retour à Chicago… » Le train se mit en marche, et le jeune homme resta sur le quai de la gare jusqu'à ce que les lumières du dernier fourgon eussent disparu dans la nuit. Ce n'était que trop certain, il aimait, il aimait cette douce et gracieuse Lissy Wag, que sa mère adorerait dès qu'il la lui aurait présentée à son retour. D'avoir sa partie très compromise, d'être confiné dans cette métropole avec l'espoir très hypothétique d'une prochaine délivrance, voilà ce qui ne le préoccupait guère ! Il rentra à son hôtel très attristé, et combien il se trouva seul ! D'ailleurs, à son tour, grâce à cette déplorable situation de prisonnier, il était abandonné, il n'avait plus de partisans, sa cote baissait dans les agences comme la colonne du baromètre par des vents de sud-ouest, quoiqu'il eût satisfait à l'obligation de payer la triple prime… Tommy, lui, était désespéré. Son maître n'empocherait pas les millions du match. Il ne pourrait l'acheter pour le réduire à la plus cruelle mais à la plus désirée des servitudes… Eh bien, on a toujours tort de ne pas compter avec le hasard. S'il n'a pas d'habitudes, comme cela a été justement observé, du moins a-t-il des caprices, et cette observation se réalisa derechef dans la matinée du 14. Dès neuf heures, la foule des parieurs assiégeait le bureau du télégraphe de Saint-Louis, afin d'être le plus vite possible informée du nombre de points obtenus, ce jour-là, par le second partenaire. Le résultat que les suppléments des journaux publièrent immédiatement fut celui-ci : cinq, par trois et deux, Tom Crabbe. Or, comme Tom Crabbe, alors en Pennsylvanie, occupait la quarante-septième case, ce point de cinq l'expédiait dans la cinquante-deuxième, Missouri, Saint-Louis, prison… Que l'on juge de l'effet produit par cet inattendu coup de dés !… Max Réal, qui avait pris la place de Lissy Wag, immédiatement remplacé par Tom Crabbe, qu'il allait à son tour remplacer en Pennsylvanie !… De là, à l'heure même, un bouleversement dans les agences, ce qui fit accourir les courtiers et les reporters à l'hôtel du jeune peintre, voilà ce qui fit remonter sa cote, ce qui amena ses partisans, devant cette incroyable chance, à le proclamer de nouveau grand favori du match !… Mais quelle devait être la fureur de John Milner, à qui décidément rien ne réussissait plus !… Tom Crabbe en prison à Saint-Louis et une triple prime à payer !… Décidément, elle se remplissait, la cagnotte Hypperbone, et les dollars s'y multipliaient au profit du second arrivant… Quant à Max Réal, il avait le temps de se rendre de SaintLouis à Richmond entre le 14 et le 22 juin. Aussi ne se pressa-til point de partir. Et pourquoi ?… Parce qu'il voulait connaître le tirage du 20 qui concernait Lissy Wag. Peut-être la jeune fille serait-elle envoyée dans l'un des États voisins, où il lui serait si agréable de s'arrêter pendant quelques jours… XII SENSATIONNEL FAIT DIVERS POUR LA TRIBUNE. Harris T. Kymbale, on s'en souvient, était, de sa personne, dans le bureau du télégraphe d'Olympia, avant que le midi du 18 juin eût été se perdre dans les oubliettes du passé. Il se trouvait donc à son poste, brisé de fatigue, éreinté moralement et physiquement, et comment s'en étonner après cette merveilleuse performance des cyclistes professionnels Will Stanton et Robert Flock ? Tombé presque évanoui sur un banc du Post Office, il avait cependant pu répondre : « Présent », lorsque l'employé avait dit : « Un télégramme pour Harris T. Kymbale. » Quelques minutes plus tard, ayant recouvré l'entière possession de lui-même, grâce à un énergique mélange de wisky et de gin, il prit connaissance du télégramme ainsi conçu : Chicago, 8 h. 13. « Kymbale, Olympia, Washington. « Neuf par cinq et quatre, South Dakota, Yankton. « TORNBROCK » Ainsi donc, le tirage du 18 juin avait été maintenu à cette date, bien qu'il eût pu être avancé de quarante-huit heures, puisqu'il concernait Hermann Titbury. Mais Hermann Titbury était chambré à la Nouvelle-Orléans, où il devait rester pendant le temps réglementaire, et le couple ne cherchait qu'à s'étourdir sur sa propre situation au prix de deux cents dollars quotidiens à Excelsior Hotel. Il avait paru logique à maître Tornbrock et aux membres de l'Excentric Club de ne point modifier les dates de tirages, afin de ne pas diminuer les délais affectés aux déplacements des divers partenaires, et c'était interpréter de juste façon les intentions de William J. Hypperbone. En somme, le chroniqueur en chef de la Tribune aurait eu mauvaise grâce à se plaindre de ce dernier coup des dés. Il n'était pas obligé de revenir dans la partie trop connue du territoire fédéral, et il allait traverser une région nouvelle pour lui en se rendant au South Dakota, à moins de treize cents milles de l'État de Washington. En outre, il faut remarquer que Harris T. Kymbale, en prenant possession de la trente-neuvième case, ne serait plus devancé que par X K Z, premier au Minnesota, par Max Réal, second en Pennsylvanie, par Lissy Wag, troisième en Virginie. Il venait donc au quatrième rang, avant le commodore Urrican, qui attendait dans le Wisconsin son prochain départ. Quant à Hermann Titbury, il était cloué pour vingt-huit jours encore en Louisiane, et Tom Crabbe se voyait condamné à moisir dans la prison de Saint-Louis jusqu'à la fin du match, si aucun des partenaires ne venait l'y remplacer. Harris T. Kymbale recouvra donc, on ne dira pas, toute sa confiance dans le succès final, puisqu'il ne l'avait point perdue, mais il se montra plus emballé que jamais, ses partisans aussi. Sans doute, trois pierres d'achoppement se rencontraient encore sur sa route : le labyrinthe du Nebraska par lequel il avait déjà passé, la prison de Saint-Louis, et la Vallée de la Mort. Il est vrai, de ces trois dangers, un menaçait X K Z, deux menaçaient Lissy Wag et Max Réal. D'ailleurs, le hasard jouait un si grand rôle dans ce match Hypperbone !… Les deux seuls points que le reporter eût à redouter, c'étaient celui de douze, qui lui eût fait reprendre le chemin du Nebraska, et celui de dix doublé, qui l'aurait envoyé offrir ses hommages et compliments à Tom Crabbe dans la prison du Missouri. Cependant, bien qu'il disposât de quinze jours, du 18 juin au 2 juillet, pour se rendre au South Dakota, Harris T. Kymbale ne voulut pas perdre un jour. Sans attendre, cette fois, l'itinéraire que le complaisant secrétaire de la Tribune, Bruman S. Bickhorn, allait lui adresser sans doute à Olympia, il le combina lui-même de très satisfaisante façon. Le territoire des South Dakota et North Dakota est séparé de celui du Washington par deux États, l'Idaho et le Montana. Or, à cette époque, le Northern Pacific était livré à la circulation. En traversant le Wisconsin, le Minnesota, le North Dakota, le Montana et l'Idaho, il mettait Chicago et par conséquent New York en communication directe avec la capitale du Washington. D'Olympia à Fargo, sur la frontière est du Dakota septentrional, on compte environ treize cents milles, et quatre cents pour redescendre de Fargo à Yankton, au sud du Dakota méridional, – soit une distance totale de dix-sept cents milles. En service ordinaire, il n'est pas rare que les railroads américains parcourent un millier de milles en trente-deux heures, et il en est même qui ont fait ce trajet en vingt-quatre. Mais il fallait compter avec le passage des montagnes Rocheuses, et admettre la possibilité de forts retards. D'ailleurs, Harris T. Kymbale aurait tout le loisir de se reposer à Yankton en attendant le tirage du 2 juillet. Ce fut donc par suite d'une sage résolution qu'il se décida à quitter Olympia dès le lendemain. Quatre cents milles environ séparent la capitale du Washington et les premières rampes des montagnes Rocheuses, puis deux cent cinquante de l'ouest à l'est du massif, – ce qui donne près de six cents milles entre Olympia et Helena, capitale du Montana. Cette partie septentrionale des États-Unis jusqu'à Chicago était desservie par le Northern Pacific, presque parallèlement au Grand Trunk et à six degrés plus au nord. Le reporter ayant quinze jours pour gagner le South Dakota, arriverait à Yankton bien avant le télégramme qui, – il n'en doutait pas, – le remettrait en bon rang. Dans tous les cas, ce Northern Pacific aurait l'avantage de le conduire à travers l'Idaho, le Montana, le North Dakota, et de valoir à la Tribune de curieux articles pour le plus grand agrément de ses lecteurs. Au sortir d'Olympia, après être remonté au nord-est vers Tacoma, le train redescendit au sud-est en franchissant la chaîne des Cascade Mountains par Hotspring, Clealum, Ellensburg, Toppenish, Pace-Pasco, où il traversa la Columbia River. Harris T. Kymbale, le plus souvent installé sur la passerelle de son wagon, regardait cette merveilleuse contrée, dont les sites se modifient à chaque poteau télégraphique, pourrait-on dire, à travers les gorges profondes où bouillonnent les tumultueux creeks de Cascade Mountains. Et ses regards ne furent pas moins émerveillés, lorsque, le mont Stuart laissé dans le nord, le train enjamba la Columbia, qui s'épanche du nord au sud jusqu'au coude qu'elle fait pour aller se jeter dans le Pacifique en formant la frontière méridionale du Washington. La grande rivière est peu navigable en cette partie de son cours, coupé de nombreux rapides, tels ceux de Buckland, Gualquil, Islands, Priest. Au delà, la locomotive sillonna le grand désert colombien, à peu près sans rios, entre Salt Lake et Silkatkwa Lake, et que suivent encore les waggon-roads, voies fréquentées au temps où les Indiens Nez-Percés, Cœurs-d'Alène, Puyallups, auxquels il ne reste plus que quelques enclaves, les parcouraient en toute liberté. L'Idaho, qui appartient au bassin de la Columbia, appuyé au nord sur la Puissance du Canada, est encore riche de forêts et de pâturages comme il l'était autrefois, avant l'exploitation des placers. Sa capitale, Boise City, sur la rivière de ce nom, est une ville de deux mille trois cents âmes, et sa métropole, Idaho City, sur un affluent de la Snake, commande la partie méridionale de ce territoire. Là, les Chinois forment un appoint assez considérable de la population, et aussi les Mormons, auxquels on refuse les droits d'électeurs s'ils ne jurent pas avoir renoncé aux coutumes bigamiques et polygamiques. Au delà de l'Idaho, dans le Montana, à travers cette indescriptible région des Rocheuses, Harris T. Kymbale éprouva de nouveaux étonnements, lui dont les yeux cependant auraient dû être blasés par tant de beautés naturelles des sierras du New Mexico et du Washington. Entre les ravins et les gorges de ce territoire, auquel les méridiens et les parallèles servent de frontière géodésique, couraient vers le nord des milliers de rios, de creeks, de rivières, arrosant de vastes pâturages favorables à l'élevage du bétail, et qui, avec les mines, sont sa principale richesse, car le climat y est trop rigoureux pour la culture. En dehors du massif des montagnes, il a pour villes principales, que dessert le Northern Pacific, Missoula, Helena, Butte, située dans un centre minier où abondent l'or, l'argent, le cuivre. Après avoir dépassé Charles-Forke River, les hauts pics de Wiessner et de Stevens, puis Eagle Peaks qui les dominent, le railroad redescendit vers Helena, la capitale de l'Idaho. On était là en contrée montagneuse et, assurément, il fallait posséder l'audacieux génie des Américains pour avoir établi une voie ferrée en cette région. Le sol est autrement difficile et tourmenté dans la partie septentrionale de ce territoire que dans celle où fut construite la ligne de l'Union Pacific, à quatre cents milles plus au sud. Aussi, Harris T. Kymbale, après avoir suivi la seconde, lorsqu'il se rendait d'Omaha à Sacramento, put-il faire la comparaison tout à l'avantage de la première. Par malheur, le temps n'était pas beau, et le ciel menaçait. La tension électrique de l'atmosphère n'avait cessé de s'accroître depuis vingt-quatre heures. De lourds nuages orageux se levaient à l'horizon, et Harris T. Kymbale put assister au développement de l'un de ces terribles météores, qui sont grandioses dans les pays de montagnes. Cet orage ne tarda pas à prendre des proportions effrayantes, – un de ces « blizzards » qui bloquent les habitants chez eux. Les voyageurs n'étaient point rassurés, bien que les trains, même en pleine marche, soient généralement peu exposés, le fluide trouvant un écoulement facile par les rails. Toutefois la fréquence des éclairs qui se succédaient de seconde en seconde, les éclats déchirants du tonnerre, répercutés par les échos en roulements interminables, les coups de foudre frappant les roches et les arbres le long de la voie, des masses détachées roulant en formidables avalanches, les animaux effarés, buffles, daims, antilopes, ours noirs, fuyant de toutes parts, c'était un incomparable spectacle dont les voyageurs purent jouir dans l'après-midi du 20. Et c'est alors que le chroniqueur de la Tribune eut non seulement l'occasion d'envoyer à son journal une observation des plus inattendues, mais en même temps d'ajouter une singulière découverte, qui se rattachait à l'histoire zoologique des Rocheuses. Vers cinq heures, le train remontait lentement un col très raide au plus fort de l'orage. Harris T. Kymbale était resté sur la passerelle, tandis que ses compagnons demeuraient blottis sur les banquettes du wagon. À ce moment, il aperçut un ours superbe, un grizzly à fourrure noire, de haute taille, qui marchait sur ses pieds de derrière en longeant la voie, troublé sans doute par cette lutte des éléments qui impressionne si vivement les animaux. Or, voici que le plantigrade, ébloui d'un vif éclair, lève sa patte droite, la porte à son front, et se signe précipitamment. « Un ours qui fait le signe de la croix !… s'écria Harris T. Kymbale. Ce n'est pas possible… J'ai mal vu !… » Non ! il avait bien vu et à plusieurs reprises, au milieu des aveuglants éclairs, le grizzly se signer en donnant des marques d'effroi. Puis le train, arrive au sommet du col, prit une marche plus rapide et laissa l'ours en arrière. Aussitôt le reporter d'écrire cette note sur son carnet : « Grizzly, nouvelle espèce de plantigrade. Fait signe de croix pendant les orages. À dénommer pour la faune des Rocheuses Ursus Christianus. » Et cette note, elle figura dans la lettre expédiée d'Helena, le lendemain même, à la rédaction de la Tribune. Après avoir dépassé les stations de Missoula, Bonita, Drummond, Garrison, la locomotive, ayant franchi un long tunnel du massif au-dessous du col de Mullan, vint s'arrêter au quai de la gare d'Helena dans la matinée du 21. Cette ville, située à une altitude de mille toises sur le revers oriental des Rocheuses, au bord d'un torrent tributaire du Missouri, forme un vaste entrepôt pour les produits miniers de la région, et compte de quatorze à quinze mille habitants. Le train du Northern Pacific n'y stationna qu'une couple d'heures, et n'eut plus qu'à descendre vers les plaines sillonnées par le cours de la Yellowstone et ses nombreux affluents. Cette contrée était jadis fréquentée par les Têtes-Plates, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Cheyennes, les Modocs, les Assiniboines, maintenant relégués en différentes enclaves, dont le voisinage est mal supporté par la population blanche. Après s'être dirigé au sud-est par Loqart et Bozeman, le train rencontra la Yellowstone River à Livingstone, puis de nombreuses stations, Lauri qui jette un tronçon vers le Parc National, Howard, Miles City, passa du Montana dans le North Dakota, puis à Beach sur le cent soixante-quatorzième degré de longitude. C'est le Dakota septentrional que dessert le Northern Pacific, à la surface d'immenses plaines un peu relevées dans le voisinage de Heart Buttes, après le Fort Lincoln. Enfin, il rencontra le Missouri à Edwinton, qui est la capitale de l'État et à laquelle la population allemande donne plus volontiers le nom de Bismarck. – cité non moins isolée que le porteur de ce nom abhorré dans sa solitude de Friedriksrhue. Harris T. Kymbale aurait pu prendre à la station de Jamestown un embranchement qui descendait directement sur Yankton. Mais, sa fantaisie aidant, il poussa par Valley City, Oriska, Cassilton, jusqu'à Fargo, où il arriva le 23 matin, sur la frontière occidentale du Minnesota. C'était là, près de la frontière de cet État, que se trouvait alors, après le coup de dés du 10, ce fantastique X K Z, attendant à Saint-Paul, la capitale, que le tirage du 24 l'envoyât… À quelle case ?… Sans doute bien près du but, si ce n'est au but même, – ce dont, malgré toute sa confiance, enrageait le chroniqueur de la Tribune. Le Dakota, séparé du Minnesota en 1861, est divisé en deux quadrilatères à peu près égaux, l'un au sud de l'autre. Ce territoire de haute altitude, peu montagneux, contraste avec son voisin de l'ouest. La population blanche s'est de préférence portée dans sa partie sud-orientale pour les cultures de tabac, de maïs, d'avoine, de légumes, où le sol est excellent, le nord étant occupé par des lacs et des étangs nombreux. Le Missouri le traverse d'un cours oblique jusqu'au delà de Yankton, d'où il descend sur Omaha, tandis que la Rivière-Rouge le sépare à l'est du Minnesota 10. Le railroad, qui s'embranche à Fargo, longeait en partie cette rivière, de manière à desservir Yankton, l'ancienne capitale du South Dakota qui a été remplacée par Pierre City, dont la situation centrale s'accordait mieux avec le plan administratif de la Confédération. Harris T. Kymbale passa à Fargo toute la journée du 23, sans se faire connaître. Peut-être, cédant à ses goûts de touriste, aurait-il visité les quelques bourgades établies sur la rive gauche de la Rivière-Rouge et leurs vis-à-vis de la rive droite, si une circonstance inattendue ne l'eût décidé à modifier ses projets. Tandis qu'il se promenait dans l'après-midi aux environs de la petite ville, il fut accosté par un individu, assurément américain, d'une cinquantaine d'années, de moyenne taille, un nez en vrille, de petits yeux clignotants, – air peu sympathique à tout prendre. « Monsieur, dit cet homme, si je ne me trompe, je vous ai vu ce matin débarquer par le train du Northern Pacific… – En effet, monsieur, répondit Harris T. Kymbale. – Je m'appelle Horgarth, reprit l'individu, Len Horgarth, Len William Horgarth… Cette rivière porte le même nom que celle du Bas-Mississippi dont il a déjà été fait mention. 10 – Eh bien, monsieur Len William Horgarth, que me voulezvous, s'il vous plaît ?… – Il est probable que vous vous rendez à Yankton ?… demanda le personnage en question. – Tout juste… à Yankton. – Alors permettez-moi de vous offrir mes services… – Vos services ?… Et à quel propos ?… – Une simple question, avant tout, monsieur… Vous êtes venu seul ?… – Seul ?… répondit Harris T. Kymbale assez surpris… Oui… seul ! – Madame ne vous a pas accompagné ?… – Madame ?… – Soit… on s'en passera… Ici, sa présence n'est pas nécessaire… pour divorcer… – Divorcer, monsieur Horgarth ?… – Sans doute, et je me charge de toutes les formalités de votre divorce… – Mais, pour divorcer, il faut être marié… et, croyez-le bien, je ne le suis pas ! – Vous n'êtes pas marié, et vous allez à Yankton ?… s'écria Len Horgarth, qui parut être au comble de la surprise. – Ah çà ! qui êtes-vous donc, monsieur Horgarth ?… – Je suis rabatteur et témoin pour divorce !… – Alors… je le regrette… répondit Harris T. Kymbale, mais vos services me sont inutiles. » En somme, le reporter ne pouvait être étonné des propositions de l'honorable Len William Horgarth. Si, dans l'Illinois, les divorces sont d'usage courant, si l'on peut crier aux voyageurs : « Chicago, dix minutes d'arrêt, le temps de divorcer », il faut encore que cette rupture du mariage soit entourée de certaines garanties. Or, au South Dakota, il en va tout autrement. C'est par excellence le pays aux divorces, et il suffit de faire affirmer par témoin qu'on y est domicilié depuis six mois pour bénéficier de ses avantages. De là, ce métier de rabatteur et de témoin à la disposition des hommes de loi. Ils recrutent le client, ils témoignent en sa faveur, ils lui fournissent un remplaçant, s'il ne veut pas venir en personne et préfère opérer par procuration, – enfin toutes les facilités imaginables. C'est même plus encore à la bourgade de Sioux Falls qu'à la ville de Yankton qu'appartient ce record de démolition matrimoniale. « Eh bien ! monsieur, ajouta très obligeamment M. Horgarth, je regrette infiniment que vous ne soyez pas marié… – Moi aussi, répondit Harris T. Kymbale, puisque j'aurais eu là une si belle occasion de défaire mon mariage ! – Mais, puisque vous allez à Yankton, ne manquez pas de vous y trouver demain avant trois heures, afin d'assister au grand meeting qui va s'y tenir. – Un meeting… et à quel propos ?… – Il s'agit de demander que les délais de domicile soient réduits à trois mois comme dans l'État d'Oclohama 11, qui nous fait une fâcheuse concurrence. Ce meeting doit être présidé par l'honorable M. Heldreth… – En vérité, monsieur Horgarth !… Et qui est-ce, ce monsieur Heldreth ?… – Un recommandable commerçant… qui a déjà divorcé dixsept fois… et ce n'est pas fini, dit-on ! – Monsieur Horgarth, je ne manquerai pas d'être en temps utile à Yankton… – Je vous laisse donc, monsieur, en me mettant à votre disposition pour l'avenir… – C'est entendu, monsieur Horgarth, et je tiendrai bonne note d'une offre si obligeante. – On ne sait pas ce qui peut arriver… – Comme vous dites, monsieur Horgarth ! » répondit Harris T. Kymbale. Et il prit congé de ce digne témoin doublé d'un rabatteur pour le compte des solicitors dakotiens. Restait à savoir si à Yankton, le meeting, présidé par l'honorable M. Heldreth, obtiendrait les commodités inappréciables dont jouissait l'Oclohama. Lire Oklahoma. Le nom de cet État est correctement orthographié dans la liste des cases du jeu. 11 Enfin, le lendemain 24, à six heures du matin, le chroniqueur en chef de la Tribune montait dans le train qui se dirigeait vers le South Dakota. Il y a là un assez compliqué réseau de voies ferrées établies d'un État à l'autre. Mais, comme on ne compte que deux cent cinquante milles entre Fargo et Yankton, Harris T. Kymbale était assuré d'être là avant l'heure du meeting. Par bonne chance, la dernière section du railroad entre la station de Medary et Sioux Falls City venait d'être achevée, et c'était ce jour même qu'elle allait être livrée à la circulation. Aussi Harris T. Kymbale ne serait-il pas dans la nécessité de faire en voiture ou à cheval une partie du trajet, ainsi qu'il y avait été obligé pendant son voyage au New Mexico et en Californie. Il franchit donc la limite conventionnelle qui sépare les deux Dakota, et il était onze heures, lorsque le train s'étant arrêté près de la petite bourgade de Medary sur le bord de la Big Sioux River, il vit tous les voyageurs en descendre. S'adressant alors à un employé, qui était de service sur le quai de la gare : « Est-ce que le train s'arrête ici ?… questionna-t-il. – Ici même, répondit l'employé. – Ce n'est donc pas aujourd'hui qu'on inaugure la section entre Medary et Sioux Falls City ?… – Non, monsieur. – Et quand donc ?… – Demain. ». Cela était de nature à contrarier Harris T. Kymbale, car les deux stations sont séparées par une soixantaine de milles, et, en prenant une voiture, il arriverait trop tard pour assister au meeting de l'honorable M. Heldreth. Or, précisément voici qu'il aperçoit, dans la gare de Medary, un train prêt à démarrer dans la direction de Yankton. « Et ce train ?… demande-t-il. – Oh ! ce train… répond l'employé d'un ton singulier. – Est-ce qu'il ne va pas partir ?… – Si… à midi treize… – Pour Yankton ?… – Oh !… Yankton ! » réplique l'employé en hochant la tête. Mais, à cet instant, appelé par le chef de gare, cet homme ne put compléter les renseignements que demandait Harris T. Kymbale. Au surplus, ce train n'était point un train de voyageurs, et il ne se composait que de deux fourgons de bagages, attelés d'une locomotive qui paraissait être en pleine pression. « Ma foi, se dit T. Kymbale, voilà mon affaire… puisqu'on n'inaugure la section que demain… Un train de marchandises, peu importe, pour aller de Medary à Sioux Falls City… Si je puis me glisser sans être aperçu dans un des fourgons, je m'expliquerai en débarquant… » Et le confiant reporter ne mettait pas en doute qu'on reçût avec la plus parfaite complaisance les explications que donnerait un des célèbres partenaires du match Hypperbone, lorsqu'il déclinerait ses noms et qualités, tout en offrant de payer le prix de ce transport non réglementaire. Précisément, ce qui favorisait le projet d'Harris T. Kymbale, c'est que la gare de Medary était déserte en ce moment. Tous les voyageurs semblaient avoir eu hâte de la quitter. Plus un seul employé sur le quai. Seuls, le mécanicien et le chauffeur s'occupaient à charger à grands coups de pelle le foyer de la locomotive. Sans être vu, Harris T. Kymbale put donc pénétrer dans le fourgon, s'y blottir en un coin, et attendre le départ. À midi treize, le train démarra avec une brusquerie peu ordinaire. Dix minutes s'écoulèrent pendant lesquelles la vitesse du train n'avait fait que s'accroître, et elle était excessive alors. Circonstance bizarre, lorsque ce train passait devant les stations, le mécanicien ne sifflait pas. Harris T. Kymbale se releva, et regarda par une petite fenêtre grillagée à l'avant du fourgon… Personne sur la locomotive, qui vomissait des torrents de fumée et de vapeur, ni chauffeur, ni mécanicien… « Qu'est-ce que cela signifie ?… se demanda Harris T. Kymbale. Est-ce qu'ils seraient tombés tous les deux… ou bien cette maudite locomotive s'est-elle échappée de la gare comme un cheval de son écurie ?… » Soudain, il poussa un cri de terreur. Sur la même voie, à un demi-quart de mille, apparaissait un autre train qui venait en sens contraire, animé, lui aussi, d'une vertigineuse vitesse… Quelques secondes après se produisait une effroyable collision. Les deux locomotives s'étaient télescopées avec une indescriptible violence, brisant les fourgons l'un contre l'autre. Puis, après une formidable explosion, les débris des deux chaudières volèrent à travers l'espace. Et alors, au fracas de l'explosion se joignirent les hurrahs, les hips de milliers de personnes, massées de chaque côté de la voie à une distance suffisante pour n'avoir rien à craindre de la formidable collision. C'étaient des curieux qui s'étaient offert ce palpitant spectacle, organisé à leurs frais, de la rencontre de deux trains lancés à toute vapeur, – spectacle américain, s'il en fut jamais… Et c'est ainsi que fut inaugurée la section du railroad entre Medary et Sioux Falls City, l'Éden des divorces en Amérique. XIII LES DERNIERS COUPS DU MATCH HYPPERBONE. Il est inutile de dépeindre l'état d'âme de Lissy Wag, lorsque la jeune fille se sépara de Max Réal pour aller prendre sa place à Richmond. Partie dans la soirée du 13, elle ne pouvait se douter que, dès le lendemain, le sort ferait pour Max Réal ce qu'il avait fait pour elle, – c'est-à-dire lui rendre la liberté, et lui donner l'occasion de « se remettre en ligne » sur le vaste champ de courses des États-Unis d'Amérique. En proie à de si vives émotions, renfermée en elle-même, Lissy Wag s'était blottie en un coin du wagon, et Jovita Foley, assise près d'elle, n'essaya point de troubler sa compagne par d'inopportunes conversations. De Saint-Louis à Richmond, on ne compte au plus que sept cents milles à travers le Missouri, le Kentucky, la Virginie occidentale et la Virginie orientale. Ce fut donc dans la matinée du 14 que les deux voyageuses atteignirent Richmond, où elles devraient attendre le prochain télégramme du notaire Tornbrock. On sait, d'autre part, que Max Réal avait résolu de ne quitter Saint-Louis que le jour où le tirage du 20 aurait été proclamé, dans la pensée qu'il pourrait peut-être rencontrer Lissy Wag sur sa route, lorsqu'il irait à Philadelphie remplacer Tom Crabbe. On imagine aisément la joie des deux amies, – joie vive mais réservée chez l'une, bruyante et démonstrative chez l'autre, – lorsque, dès leur arrivée, les journaux de Richmond apprirent la délivrance de Max Réal. « Non, vois-tu, ma chère, déclara Jovita Foley, toute vibrante, il y a un Dieu !… Des gens prétendent qu'il n'y en a pas… Les fous !… S'il n'y en avait pas, est-ce que ce Crabbe aurait jamais amené ce point de cinq !… Non !… Dieu sait ce qu'il fait, et nous devons le remercier… – Du fond du cœur ! acheva Lissy Wag, en proie à une profonde émotion. – Après tout, le bonheur de l'un est souvent le malheur de l'autre, reprit Jovita Foley. Aussi j'ai toujours pensé qu'il n'y a sur terre qu'une certaine somme de bonheur à la disposition des humains, et que l'un n'en prend sa part qu'au détriment de l'autre !… » Voyez-vous cette étonnante personne, avec ses aperçus philosophiques ! Dans tous les cas, s'il n'y a qu'une certaine somme de gaîté à dépenser en ce bas monde, elle ne devait guère en laisser aux autres, car elle en prenait sa bonne part ! « Donc, continua-t-elle, voilà le Crabbe en prison à la place de M. Réal !… Ma foi, tant pis pour lui, et, à moins que le commodore Urrican aille le délivrer… Mais, si cela arrivait, je ne voudrais pas me trouver sur le chemin de cette bombe marine ! » À présent, il ne s'agissait plus que d'attendre sans impatience jusqu'à la date du 20. Pendant ces six jours le temps s'écoulerait d'une façon agréable à visiter cette métropole Richmond dont Max Réal avait vanté justement la beauté aux deux amies. Et, sans doute, elle leur eût semblé plus belle encore, si le jeune peintre les eût accompagnées pendant ces pro- menades. C'est du moins ce que déclara Jovita Foley, et il est probable que Lissy Wag partageait cette opinion. D'ailleurs elles ne restèrent à l'hôtel que le moins possible. Cela leur permit de fuir les interviewers des feuilles virginiennes, qui avaient, et à grand fracas, signalé la présence de la cinquième partenaire à Richmond. Au grand ennui de Lissy Wag, plusieurs de ces journaux avaient publié son portrait et celui de Jovita Foley, – ce qui ne déplaisait pas à « son autre ellemême », comme on disait… Et le moyen de ne pas répondre aux marques de sympathie qui les accueillaient pendant leurs excursions ?… Oui ! deux riches héritières qu'on saluait, depuis qu'elles n'étaient plus devancées que par cet invraisemblable X K Z, à l'existence duquel nombre de gens refusaient encore de croire. Le Lissy Wag était de plus en plus demandé dans les agences de paris et sur les marchés de l'Union : « Je prends du Lissy Wag !… – J'arbitre du Kymbale contre du Lissy Wag… – J'ai du Titbury !… – Qui veut du Titbury ?… – Voilà du Titbury !… – Et du Crabbe par paquets… – Qui a du Réal ?… – Qui a du Lissy Wag ?… » On n'entendait que cela, et l'on ne saurait imaginer ce que fut l'importance des sommes engagées sur les chances de succès de la cinquième partenaire aux États-Unis comme à l'étranger. En deux coups heureux, elle pouvait atteindre le but et devenir de ce chef, même en partageant avec sa fidèle compagne, l'une des riches héritières de ce pays des dollars, qui figurent au Livre d'Or de l'Amérique. Lorsque le 16 juin était arrivé, comme il n'y avait pas à s'occuper d'Hermann Titbury, plongé pour un mois encore dans les délices d'Excelsior Hotel, quelques intéressés, on le sait, avaient émis la prétention que ce tirage eût lieu au profit du quatrième partenaire, c'est-à-dire d'Harris T. Kymbale, et que chaque tour fût avancé de quarante-huit heures. Mais ce ne fut l'avis ni de M. Georges B. Higginbotham, ni des autres membres de l'Excentric Club, ni de maître Tornbrock, chargés d'interpréter les intentions du défunt. Le 18, on n'ignore pas que le chroniqueur en chef de la Tribune avait été envoyé d'Olympia à Yankton, et, le lendemain, les journaux racontèrent qu'il avait quitté la capitale du Washington en prenant la ligne transcontinentale du Northern Pacific. Au total, par son passage de la trentième à la trenteneuvième case, il ne menaçait aucunement Lissy Wag, qui occupait la quarante-quatrième. Enfin, le 20, avant huit heures, Jovita Foley ayant obligé son amie à la suivre, se trouvait au Post Office de Richmond. Là, une demi-heure après, le fil leur apporta le point de douze par six et six, – le plus élevé que peuvent amener deux dés. C'était une avance de douze cases, qui les transportait à la cinquantesixième, État de l'Indiana. Les deux amies revinrent en toute hâte à l'hôtel afin d'échapper aux démonstrations trop vives du public, et Jovita Foley de s'écrier alors : « Ah ! ma chère !… Indiana et Indianapolis, sa capitale !… Est-il permis d'avoir une pareille chance !… Voilà que nous nous rapprochons de notre Illinois, et maintenant tu es en tête, et tu as dépassé de cinq cases cet intrus, cet X K Z, et le Pavillon Jaune bat le Pavillon Rouge !… Il ne te faut plus que sept points pour triompher !… Et pourquoi ne serait-ce pas le nombre sept qui sortirait ?… N'est-ce pas celui des branches du chandelier biblique… celui des jours de la semaine… celui des Pléiades… (elle n'osa pas dire : celui des péchés capitaux)… celui des partenaires qui courent après l'héritage !… Mon Dieu, faites que les dés nous attribuent le nombre sept, et que nous gagnions la partie !… Si vous saviez, et vous devez le savoir, quel bon usage nous ferons de ces millions… du bien… du bien à tout le monde !… Et nous fonderons des maisons de charité, des ouvroirs, un hôpital !… Oui ! l'hôpital Wag-Foley pour les malades de Chicago, – en grosses lettres !… Et, moi, je ferai construire un établissement pour les jeunes filles sans fortune qui ne peuvent se marier, et j'en serai la directrice, et tu verras comment j'administrerai !… Ah ! par exemple, ce n'est pas toi qui jamais y entrera, mademoiselle Milliardaire, puisque… enfin… je m'entends !… Et d'ailleurs les marquis, les ducs, les princes, rechercheront ta main !… » Positivement, Jovita Foley délirait !… Et elle embrassait Lissy Wag, qui accueillit d'un vague sourire toutes ces promesses de l'avenir, et elle tournait, tournait, comme la toupie sous le fouet de l'enfant ! La question, maintenant, fut de décider si la cinquième partenaire quitterait immédiatement Richmond, puisqu'on avait jusqu'au 4 juillet pour se rendre à Indianapolis. Or, comme elle se trouvait depuis six jours déjà dans la cité virgi- nienne, Jovita Foley affirma que mieux valait partir dès le lendemain pour la nouvelle destination. Lissy Wag se rendit à ses raisonnements, et, d'ailleurs, l'indiscrétion du public, les instances des reporters, devenaient de plus en plus gênantes. Et puis, du moment que Max Réal n'était pas à Richmond, à quoi bon y prolonger son séjour ?… À ce dernier argument, présenté par Jovita Foley avec une insistance qui ne devait pas déplaire, qu'aurait pu répondre Lissy Wag ?… Donc, le 21, dans la matinée, toutes deux se firent conduire à la gare. Le train, après avoir traversé la Virginie orientale, la Virginie occidentale et l'Ohio, les déposerait le soir même dans la capitale de l'Indiana, – un parcours de quatre cent cinquante milles. Or, il arriva ceci : c'est qu'elles furent accostées sur le quai par un gentleman des plus polis, lequel dit en s'inclinant : « C'est bien à miss Lissy Wag et à miss Jovita Foley que j'ai l'honneur de parler ?… – À elles-mêmes, répondit la plus pressée des deux. – Je suis le majordome de mistress Migglesy Bullen, et mistress Migglesy Bullen serait heureuse si miss Lissy Wag et miss Jovita Foley acceptaient de monter dans son train, qui les mènerait à Indianapolis ?… – Viens, » dit Jovita Foley, sans donner à Lissy Wag le temps de réfléchir. Le majordome les accompagna vers une voie de garage sur laquelle attendait un train comprenant une locomotive, toute reluisante d'astiquage, un wagon-salon, un wagon-salle à man- ger, un wagon-chambre à coucher, un deuxième fourgon, à l'arrière, aussi luxueux à l'intérieur qu'à l'extérieur – un vrai train royal, impérial ou présidentiel. C'est ainsi que se déplaçait mistress Migglesy Bullen, une des plus opulentes Américaines de l'Union. Rivale des Whitman, des Stevens, des Gerry, des Bradley, des Sloane, des Belmont, etc., qui ne naviguent que sur leurs propres yachts et ne voyagent que dans leurs propres trains, en attendant qu'elles ne le fassent que sur leurs propres railroads, mistress Migglesy Bullen était une aimable veuve de cinquante ans, propriétaire d'inépuisables mines de pétrole, – autant dire de mines de dollars. Lissy Wag et Jovita Foley passèrent au milieu du nombreux personnel domestique rangé sur le quai, et furent reçues par deux dames de compagnie, qui les conduisirent au wagon-salon, où se trouvait la milliardaire. « Mesdemoiselles, leur dit très affablement cette dame, je vous remercie d'avoir accepté mon offre et de consentir à m'accompagner pendant ce voyage. Vous le ferez dans des conditions plus agréables que dans le train public, et je suis heureuse de témoigner ainsi de l'intérêt que je porte à la cinquième partenaire, bien que je n'aie aucun intérêt engagé dans la partie… – Nous sommes infiniment honorées… de l'honneur que nous fait mistress Migglesy Bullen… répondit Jovita Foley. – Et nous lui exprimons notre vive reconnaissance, ajouta Lissy Wag. – C'est inutile, répondit en souriant cette excellente dame, et j'espère, miss Wag, que ma compagnie vous portera bonheur ! » Il fut charmant, ce voyage, car, malgré ses millions, mistress Migglesy Bullen était la meilleure des femmes, et l'on passa d'agréables heures dans le salon, dans la salle à manger, puis en se promenant d'une extrémité à l'autre de ce train, dont on ne saurait imaginer le luxe d'ameublement, la richesse d'installation. « Et penser, déclara Jovita Foley à Lissy Wag, à un moment où elles se trouvèrent seules, que nous pourrons bientôt voyager comme cela… dans nos meubles… – Sois donc raisonnable, Jovita !… – Tu verras ! » Et, au vrai, c'était bien l'opinion, absolument désintéressée, de mistress Migglesy Bullen, que Lissy Wag atteindrait le but première des Sept ! Enfin, vers le soir, le train s'arrêta à Indianapolis, et, comme il continuait sur Chicago, les deux amies durent descendre. En souvenir de ce voyage, mistress Migglesy Bullen les pria d'accepter chacune une jolie bague, un rien entouré de diamants, puis après l'avoir remerciée non sans quelque émotion, elles prirent congé, très touchées de cette hospitalité princière. Et alors, aussi incognito que possible, elles se rendirent à Sherman Hotel qui leur avait été indiqué. Cela n'empêcha pas, dès le lendemain, les journaux d'Indianapolis d'annoncer leur présence audit hôtel. Indianapolis, comme la plupart des capitales d'États, occupe à peu près le centre du territoire, et de ce point les voies ferrées rayonnent en toutes directions. À regarder la carte de l'Indiana, on dirait une toile d'araignée dont les fils, sous forme de railroads, sont tendus entre les degrés géodésiques qui lui servent de limites sur trois côtés : l'Ohio à l'est, l'Illinois à l'ouest, le Kentucky au sud, et la pointe du lac Michigan au nord. Autrefois, si cet État justifiait le nom de Terre Indienne, il est actuellement très américain, bien que ses premiers colons aient été des émigrants français. Ce n'est pas dans cette région que Max Réal aurait rencontré quelques sites pittoresques. Le pays est plutôt plat, seulement ondulé de coteaux. Très propice à l'établissement des chemins de fer, il s'est prêté à un grand développement commercial. Le sol est particulièrement propre à toutes les variétés de produits agricoles, riche en terres arables, non moins riche en houillères, en sources de pétrole et de gaz naturel. L'Indiana, avec deux millions d'habitants, n'occupe que le trente-septième rang pour la superficie ; mais, en même temps qu'Indianapolis, il possède des villes très importantes, très actives, très prospères : Jeffersonville et New Albany, que Louisville du Kentucky, située sur la rive gauche de l'Ohio, réclame comme ses faubourgs ; Evansville, la seconde de l'État, à l'entrée de la délicieuse vallée de Green River, et que relie au lac Érié un canal de près de cinq cents milles ; d'autres encore, Fort Wayne, desservie par la ligne de Pittsburg à Chicago, TerreHaute, où se concentre le commerce agricole, Vincennes, qui fut, pendant quelque temps, la capitale de l'Indiana. Ce n'est pas qu'Indianapolis ne mérite l'attention des touristes. Toutefois, si c'est une des grandes villes de la République américaine, on y chercherait vainement l'inattendu et le pittoresque. D'ailleurs les deux amies l'avaient déjà visitée, lorsqu'elles se rendirent au Kentucky. Certes, pendant le délai de quinze jours dont elles disposaient, elles auraient eu le temps de visiter les principaux districts, de faire une excursion aux grottes de Wandyott, entre Evansville et New Albany, qui le disputent à celles de Mammoth Caves. Mais Jovita Foley préférait en rester à l'inoubliable souvenir des merveilles du Kentucky. N'était-ce pas en ces lieux charmants qu'elle avait conquis le grade de lieutenant-colonel dans la milice illinoise ?… Elle y pensait quelquefois, non sans une belle envie de rire, et à l'obligation où elles seraient toutes deux, dès le retour à Chicago, d'aller militairement rendre leurs devoirs au gouverneur… Et, lorsqu'elle voyait sa compagne, non pas triste, si l'on veut, mais songeuse : « Lissy, lui répétait-elle, je ne te comprends pas… ou plutôt je te comprends très bien !… C'est un brave jeune homme… sympathique… aimable… toutes les qualités… et entre autres celle de ne point te déplaire !… Mais enfin, puisqu'il n'est pas ici, puisqu'il doit être maintenant à Philadelphie, au lieu et place de l'infortuné Crabbe, qui ne peut plus même marcher de côté comme le crustacé dont il porte le nom, il faut se faire une raison, ma chérie, et si tu fais des vœux pour M. Réal, en faire aussi pour nous deux… – Jovita… tu exagères… – Allons, Lissy, sois franche !… avoue que tu l'aimes !… » Et la jeune fille ne répondit pas, – ce qui était sans doute une façon de répondre. Le 22, les journaux publièrent le coup de dés de ce jour relatif au commodore Urrican. On n'a point oublié que le Pavillon Orangé avait dû recommencer la partie, en revenant de Death Valley, et qu'un tirage assez heureux l'avait envoyé à la vingt-sixième case, État du Wisconsin. Cela prouve bien que, comme les jours, les coups se suivent et ne se ressemblent guère. Assurément, maître Tornbrock avait eu la main malheureuse, car le point de cinq par un et quatre allait conduire Hodge Urrican à la trente et unième case, État du Nevada. Or, c'était là que William Hypperbone avait placé le puits au fond duquel le malheureux commodore resterait enfoui tant qu'un de ses partenaires ne viendrait pas l'en tirer. « C'est à croire qu'il le fait exprès, ce Tornbrock… » s'était écrié Hodge Urrican dans le paroxysme d'un épouvantable accès de colère. Et Turk ayant déclaré qu'à la prochaine occasion il tordrait le cou au Tornbrock, son maître cette fois ne chercha point à le calmer. En outre, c'était une triple prime, trois mille dollars qui allaient sortir de la poche du sixième partenaire et tomber dans la cagnotte. Ce bon cœur de Lissy Wag ne put que plaindre l'infortuné loup de mer. « Plaignons-le, je le veux bien, répondit Jovita Foley, d'autant plus que je ne vois plus que le sieur Titbury qui puisse le délivrer, si, en sortant de son hôtellerie, il prend le point de douze… Après tout, l'important est que M. Réal soit hors de prison, et j'ai l'idée que nous le reverrons plus tôt que plus tard… » Cette perspicace personne ne savait pas si bien dire. En effet, au retour de la promenade que les deux amies avaient faite ce matin-là, en arrivant devant Sherman Hotel, voici que Lissy Wag ne put retenir un cri de surprise. « Eh ! qu'as-tu ?… demanda Jovita Foley. Puis, à son tour, de s'écrier : « Vous… monsieur Réal ! » Le jeune peintre était là, devant la porte, près de laquelle se tenait Tommy. Un peu ému, embarrassé même, il cherchait à excuser sa présence. « Mesdemoiselles, dit-il, je me rendais à mon poste à Philadelphie, et comme l'Indiana se trouvait par hasard sur ma route… – Un hasard géographique, répondit en riant Jovita Foley, en tout cas, un heureux hasard ! – Et comme cela n'allongeait pas mon voyage… – Car, monsieur Réal, si cela avait dû l'allonger, vous ne vous seriez pas exposé à manquer… – Oh ! j'ai jusqu'au 28, miss Wag !… Encore six jours francs… et… – Et, lorsqu'on a six jours francs dont on ne sait que faire, le mieux est de les passer avec les personnes auxquelles on porte intérêt… un vif intérêt… – Jovita… dit Lissy Wag à mi-voix. – Et le hasard, toujours cet heureux hasard, continua Jovita Foley, a voulu que vous choisissiez précisément Sherman Hotel… – Puisque les journaux avaient dit que la cinquième partenaire y était descendue avec sa fidèle compagne… – Et, répondit la fidèle compagne, du moment que la cinquième partenaire est descendue à Sherman Hotel, il est bien naturel que le premier partenaire y descende aussi… Oh ! si c'eût été le second ou le troisième… mais non !… c'était précisément la cinquième… Et, dans tout cela, le hasard… – N'y est pour rien, et, vous le savez, miss Wag… avoua Max Réal en pressant la main que lui tendit la jeune fille. – Allons, c'est plus franc !… s'écria Jovita Foley, et franchise pour franchise… nous sommes très heureuses de votre visite, monsieur Réal… mais je vous préviens que vous ne resterez pas ici une heure de plus qu'il ne faut, et que nous ne vous laisserons pas manquer le train de Philadelphie ! » Inutile de faire observer que Max Réal avait attendu à Saint-Louis que les journaux eussent annoncé l'arrivée de Lissy Wag et de Jovita Foley dans la capitale de l'Indiana, et qu'il comptait bien leur consacrer tout le temps dont il disposait. Alors on causa « comme de vieux amis », à en croire Jovita Foley, on arrangea des promenades à travers la ville, laquelle, grâce à la présence de Max Réal, serait infiniment plus intéressante à visiter. Cependant, il fallut bien, sur les instances de la fidèle compagne parler un peu de la partie !… Lissy Wag se trouvait en tête maintenant, et ce n'était pas cet X K Z qui la reléguerait au second rang !… Pour arriver premier au prochain coup, il faudrait que ce chanceux personnage amenât le coup de douze… or ce point ne peut se faire que d'une seule façon, par six et six, tandis que le point de sept, qui permettrait de planter le pavillon jaune de Lissy Wag sur la soixante-troisième case, on pouvait l'obtenir de trois manières différentes, trois et quatre, deux et cinq, un et six… De là, trois chances contre une – à ce que prétendait Jovita Foley. Que son raisonnement fût juste ou non, Max Réal ne s'en préoccupa pas. Entre Lissy Wag et lui, il n'était guère question du match. On parlait de Chicago, du retour qui serait prochain, du plaisir que Mme Réal aurait à recevoir les deux amies, et une lettre de cette excellente dame, – sans doute après informations prises, – l'affirmait dans les termes les plus agréables. « Vous avez une bonne mère, monsieur Réal, dit Lissy Wag, dont les yeux se mouillèrent en prenant connaissance de cette lettre. – La meilleure des mères, miss Wag, et qui ne peut qu'aimer tous ceux que j'aime… – Et quelle non moins bonne belle-mère elle ferait !… » s'écria Jovita Foley en éclatant de rire. Cette seconde partie de la journée se passa en promenades dans les beaux quartiers de la ville, principalement sur les bords de la White River. Fuir les importuns qui assiégeaient Sherman Hotel, – et tous voulaient épouser la future héritière de William J. Hypperbone, à en croire Jovita Foley, – c'était devenu une véritable nécessité. La rue ne désemplissait pas. Par prudence, Max Réal, bien avisé, n'avait pas dit qui il était, car leurs partisans eussent été légion. Aussi Max Réal attendit-il que la nuit fût venue avant de rentrer à l'hôtel, et, le dernier repas achevé, – un souper plutôt qu'un dîner, – on n'eut qu'à se remettre des fatigues d'une journée si heureusement remplie. À dix heures, Lissy Wag et Jovita Foley regagnèrent leur chambre, Max Réal se retira dans la sienne, et Tommy dans un cabinet contigu. Et, tandis que l'une s'abandonnait à des rêves « tissés d'argent et brodés d'or », peut-être les deux autres se rencontrèrent-ils dans les mêmes pensées sans trouver le sommeil ?… Oui, tous deux ne songeaient qu'au retour à Chicago, à la réalisation de leurs plus chers désirs… Et ils se disaient que, décidément, cette partie n'en finissait pas… qu'elle durait déjà depuis plus de sept semaines… que dans quelques jours reviendrait l'obligation de reboucler sa valise… que des centaines de milles les sépareraient encore… qu'ils feraient mieux de renoncer… Par bonheur, ni Jovita Foley ni Mme Réal ne pouvaient les entendre… Et même Max Réal, en étudiant la carte du match, avait fait cette remarque assez inquiétante : c'est que sur les sept États, tels qu'ils étaient disposés sur la carte Hypperbone entre l'Indiana et l'Illinois final, il s'en trouvait cinq dans la région orientale de l'Union, à de grandes distances, au milieu de territoires insuffisamment desservis par les voies ferrées, l'Oregon, l'Arizona, le Territoire Indien, sans parler de la cinquantehuitième case, celle de Death Valley, la Vallée de la Mort, illustrée par les aventures du commodore Urrican. Or il eût suffi à Lissy Wag d'amener le point de deux pour être obligée de recommencer la partie, après un long et pénible voyage jusqu'en Californie. Donc, si elle ne gagnait pas le coup suivant en tirant le point de sept, elle risquait d'être envoyée très loin de l'Indiana, et à quels dangers ne serait-elle pas exposée ?… Lissy Wag, elle, ne songeait même pas à ces menaçantes complications. Elle ne s'attachait qu'au présent, non à l'avenir. Elle se concentrait dans cette pensée que Max Réal était alors près d'elle… Il est vrai, quelques jours encore, et le sort allait encore les séparer l'un de l'autre… Enfin les dernières heures s'écoulèrent, et, le lendemain, au réveil, disparurent les mauvaises impressions de la nuit. « Qu'allons-nous faire aujourd'hui ?… demanda Jovita Foley, lorsque Lissy Wag et elle se retrouvèrent avec Max Réal devant la table du déjeuner. Voici une superbe journée qui s'annonce… De la brise et du soleil, cela invite à la promenade… Est-ce que nous ne sortirons pas un peu d'Indianapolis ?… Certes, c'est une ville bien régulière, bien propre, bien époussetée… mais on dit que la campagne est charmante aux environs… Ne pourrions-nous pas prendre un railroad et revenir par un autre ? » La proposition méritait d'être étudiée. Max Réal consulta un indicateur, et les choses s'arrangèrent à la satisfaction générale. Il fut convenu qu'on s'en irait par la ligne qui remonte la White River jusqu'à la station de Spring Valley, à une vingtaine de milles d'Indianapolis, en se réservant de revenir par une route différente. Le joyeux trio partit donc, en laissant, cette fois, Tommy à l'hôtel. Or, puisque Max Réal et Lissy Wag étaient trop occupés pour rien apercevoir, Jovita Foley aurait bien dû remarquer cinq individus qui les avaient suivis depuis leur départ. Et non seulement ces individus les accompagnèrent jusqu'à la gare, mais ils montèrent dans le même train, sinon dans le même wagon, puis, lorsque Max Réal et les deux amies en descendirent à la station de Spring Valley, ces gens en descendirent aussitôt. Cela n'attira pas autrement l'attention de Jovita Foley, qui regardait à travers les vitres du wagon, lorsqu'elle ne regardait pas du côté de Max Réal et de Lissy Wag. Il est vrai, craignant sans doute d'être observés, ces individus y mirent une certaine prudence, et ils se séparèrent au sortir de la gare. Bref, Max Réal, Lissy Wag et Jovita Foley prirent un chemin qui devait les ramener au bord de la White River. Couraient-ils le risque de s'égarer ?… Non, sans doute. Ils allèrent ainsi pendant une heure à travers cette campagne fertile arrosée par le creek, ici des champs bien cultivés, là des bois épais, restes de ces anciennes forêts qu'abattit la hache civilisatrice du bûcheron. Cette promenade fut très agréable, grâce à la douceur de la température. Jovita Foley allait et venait, toute joyeuse, tantôt en avant, tantôt en arrière, gourmandant le jeune couple qui ne s'inquiétait pas d'elle. Et ne prétendait-elle pas aux égards qui sont dus à une mère, « et même à une grand'mère » dont elle entendait remplir les fonctions ?… Il était trois heures, lorsqu'un bac les transporta sur l'autre bord de la White River. Au delà, sous de grands bois, se développait une route conduisant à la station de l'un des nombreux railroads qui convergent vers Indianapolis. Max Réal et ses compagnes se promettaient de faire, jusqu'à la veille du 28, de nouvelles excursions aux alentours de la capitale. Puis le 27 au soir, à son grand déplaisir comme à celui des deux amies, Max Réal monterait dans le train qui le mènerait à Philadelphie. Puis… ensuite… mais mieux valait ne point y penser. Après un demi-mille sur la route bordée de beaux arbres, très déserte à l'heure où s'effectue le travail des champs, Jovita Foley, fatiguée de ses allées et venues, proposa une halte de quelques minutes. On avait le temps, et pourvu que l'on fût rentré à Sherman Hotel avant le dîner… Précisément, le chemin sinuait entre deux lisières d'arbres, en pleine ombre, en pleine fraîcheur. À cet instant, cinq hommes s'élancèrent – les mêmes qui étaient descendus à la station de Spring Valley. Que voulaient ces individus ?… Ce qu'ils voulaient – car ce n'étaient point des professionnels de l'assassinat ou du vol, – tout simplement s'emparer de Lissy Wag, l'entraîner en quelque lieu secret, l'y séquestrer de manière qu'elle ne pût se trouver au Post Office d'Indianapolis le 4 juillet, à l'arrivée de la dépêche. Il en résulterait qu'elle serait exclue de la partie, elle qui devançait les six autres partenaires, à la veille peut-être d'atteindre le but… Voilà où les conduisait la passion, ces joueurs, ces parieurs engagés dans le match pour des sommes énormes, des centaines de mille dollars ! Oui ! Ces malfaiteurs, – et doit-on les appeler autrement ? – ne reculaient pas devant de tels actes !… Trois de ces cinq hommes se précipitèrent sur Max Réal afin de le mettre hors d'état de défendre ses compagnes. Le quatrième saisit Jovita Foley, tandis que le dernier cherchait à entraîner Lissy Wag dans les profondeurs du bois, où il serait impossible de retrouver ses traces. Max Réal se débattit, et, saisissant le revolver qu'un Américain porte toujours sur lui, il fit feu. Un des hommes tomba, blessé seulement. Jovita Foley et Lissy Wag, elles, appelaient au secours, sans pouvoir espérer que leurs cris seraient entendus… Ils le furent cependant, et, derrière un taillis, sur la gauche, des voix s'élevèrent. Quelques fermiers des environs, une douzaine, se trouvaient en chasse dans ce bois, et un providentiel hasard les amena sur le théâtre de l'agression. Les cinq hommes tentèrent alors un dernier effort. Une seconde fois, Max Réal tira sur celui qui emportait Lissy Wag à gauche de la route, et qui dut abandonner la jeune fille… Mais il reçut un coup de couteau en pleine poitrine, poussa un cri et tomba inanimé sur le sol. Les chasseurs apparurent, et les agresseurs, dont deux étaient blessés, comprenant que l'affaire était manquée, s'élancèrent à travers le bois. En somme, il y avait mieux à faire qu'à les poursuivre, c'était de transporter Max Réal à la prochaine station, puis d'envoyer chercher un médecin, puis de le ramener à Indianapolis, si son état le permettait. Lissy Wag, éperdue et en larmes, vint s'agenouiller près du jeune homme. Max Réal respirait, ses paupières se rouvrirent, et il put prononcer ces mots : « – Lissy… chère Lissy… ce ne sera rien… rien… Et vous… vous ?… » Ses yeux se refermèrent… Mais il vivait… il avait reconnu la jeune fille… il lui avait parlé… Une demi-heure plus tard, les chasseurs l'eurent déposé à la station, où un médecin se présenta presque aussitôt. Après avoir examiné la blessure, ce praticien affirma qu'elle n'était pas mortelle ; puis, un premier pansement fait, il donna l'assurance que le blessé supporterait sans danger le retour à Indianapolis. Max Réal fut donc placé dans un des wagons du train qui passa vers cinq heures et demie. Lissy Wag et Jovita Foley prirent place à ses côtés. Il n'avait pas perdu connaissance, il ne se sentait pas gravement atteint, et, à six heures, il reposait dans sa chambre de Sherman Hotel. Hélas ! combien de temps serait-il dans l'impossibilité de la quitter, et n'était-il pas trop certain qu'il ne pourrait être le 28 au Post Office de Philadelphie ?… Eh bien, Lissy Wag n'abandonnerait pas celui qui avait été frappé en la défendant… Non ! elle resterait près de lui… elle lui donnerait ses soins… Et, il faut l'avouer à son honneur, – bien que ce fût l'anéantissement de toutes ses espérances, – Jovita Foley approuva la conduite de sa pauvre amie. Au surplus, un second médecin qui vint visiter Max Réal ne put que confirmer les dires de son confrère. Le poumon n'avait été qu'effleuré par la pointe du couteau, mais il s'en était fallu de peu que la blessure eût été mortelle. La déclaration de ce médecin fut, il est vrai, que Max Réal ne serait pas sur pied avant une quinzaine de jours. Qu'importait !… Il songeait bien à la fortune de William J. Hypperbone maintenant, et Lissy Wag s'inquiétait bien de sacrifier les chances qu'elle avait peut-être de devenir l'héritière de l'original défunt !… Non ! c'était d'un autre avenir qu'ils rêvaient tous deux, un avenir de bonheur qui saurait bien se passer de ces millions du match ! Cependant, après longues et mûres réflexions, Jovita Foley s'était dit : « En fin de compte, puisque ce pauvre monsieur Réal va rester à Indianapolis une quinzaine de jours, Lissy y sera encore le 4 juillet, à la date de son prochain tirage, et si, par bonheur, le sept sortait… mon Dieu, faites qu'il sorte !… elle gagnerait la partie !… » C'était raisonner juste, et, à la suite de ces dernières épreuves, le Ciel devait bien cela à la cinquième partenaire ! Il convient de dire qu'il fut tenu compte de la recommandation faite par Max Réal de ne rien écrire à sa mère de ce qui s'était passé. Il n'avait point donné son nom à l'hôtel, on le sait, et lorsque les journaux racontèrent l'attentat, en indiquant le mobile qui l'avait inspiré, ils ne parlèrent que de Lissy Wag. La nouvelle connue, que l'on juge de l'effet qui se produisit parmi le monde des spéculateurs, et s'étonnera-t-on que le Pavillon Jaune fût acclamé dans toute l'Amérique ?… Les choses, on va le voir, allaient d'ailleurs se dénouer plus promptement et de toute autre façon que ne l'attendait l'immense majorité du public. Le lendemain 24, à huit heures et demie, les crieurs parcouraient les rues d'Indianapolis, des copies de dépêches à la main, et proclamaient, ou plutôt hurlaient le résultat du tirage effectué le matin même à Chicago pour le compte du septième partenaire. Le point amené était celui de douze, – six et six, – et comme ce partenaire occupait alors la cinquante et unième case, État du Minnesota, c'était lui qui gagnait la partie. Or, le gagnant n'était autre que l'énigmatique personnage désigné sous les initiales X K Z… Et, maintenant, le pavillon rouge flottait au-dessus de cet Illinois, quatorze fois répété sur la carte du Noble Jeu des ÉtatsUnis d'Amérique. XIV LA CLOCHE D'OAKSWOODS Un coup de tonnerre, qui serait entendu de toutes les parties du globe terrestre, n'eût pas produit plus d'effet que ce coup de dés, sorti du cornet de maître Tornbrock, à huit heures sonnant, le 24 juin, dans la salle de l'Auditorium. Les milliers de spectateurs, qui assistaient à ce tirage, – avec la pensée qu'il pourrait être le dernier du match Hypperbone, – le proclamèrent dans tous les quartiers de la cité chicagoise, et des milliers de télégrammes le répandirent aux quatre coins de l'Ancien et du Nouveau-Monde. C'était donc l'homme masqué, le partenaire de la dernière heure, l'intrus du codicille, en un mot ou plutôt en trois lettres, cet X K Z, qui gagnait la partie, et, avec la partie, les soixante millions de dollars ! Et n'y avait-il pas lieu d'observer comment s'était accomplie la marche de ce favori de la fortune ?… Tandis que tant de malheurs frappaient ses six concurrents, celui-ci confiné dans l'hôtellerie, celui-là obligé d'acquitter le péage au pont du Niagara, l'un perdu dans le labyrinthe, l'autre précipité au fond du puits, trois d'entre eux condamnés à la prison, tous ayant eu des primes à payer, X K Z avait toujours marché d'un pas sûr, allant de l'Illinois au Wisconsin, du Wisconsin au District de Columbia, du District de Columbia au Minnesota, et du Minnesota au but, sans avoir eu à débourser une seule prime, et dans un rayon restreint, d'où économie de fatigues et de dépenses au cours de ses faciles voyages ! Cela ne témoignait-il pas d'une chance peu ordinaire, et même merveilleuse, pourrait-on dire, la veine de ces privilégiés à qui tout réussit dans l'existence ?… Restait à savoir qui était cet X K Z, et il ne tarderait pas à se faire connaître, sans doute, ne fût-ce que pour entrer en possession de l'énorme héritage. Assurément, aux époques indiquées pour ses tirages, lorsqu'il s'était présenté aux Post Offices de Milwaukee du Wisconsin, de Washington du District de Columbia, de Minneapolis du Minnesota, les curieux étaient accourus en foule ; mais ils n'avaient aperçu tantôt qu'un homme d'âge moyen, tantôt un homme ayant dépassé la soixantaine, lequel avait aussitôt disparu, sans qu'il eût été possible de retrouver ses traces. Enfin, on saurait bientôt à quoi s'en tenir sur ses prénoms, nom et qualités, et, son identité établie, l'Union compterait un nouveau nabab en remplacement de William J. Hypperbone. Voici maintenant quelle était la situation des six autres partenaires à la date du 3 juillet, neuf jours après le tirage final. Et d'abord, il convient de dire que tous étaient de retour à Chicago, oui ! tous, les uns désespérés, les autres furieux, – on devine lesquels, – et deux tout à fait indifférents à cette issue du match, – et ceux-là, inutile de les nommer. La semaine était à peine achevée que Max Réal, à peu près remis de sa blessure, était rentré dans sa ville natale en compagnie de Lissy Wag et de Jovita Foley. Il avait regagné la maison de South Halsted Street, tandis que les deux amies rentraient à la maison de Sheridan Street. Et alors Mme Réal, déjà au courant de l'attentat contre Lissy Wag, apprit, comme tout le monde, le nom du jeune homme auquel la jeune fille devait son salut. « Ah ! mon enfant… mon enfant… s'écria-t-elle en pressant Max dans ses bras, c'était toi… c'était toi… – Mais puisque je suis guéri, bonne mère, ne pleure pas !… Ce que j'ai fait là, je l'ai fait pour elle… entends-tu… pour elle… que tu vas connaître… et que tu aimeras autant qu'elle t'aime déjà et que je l'aime ! » Ce qui est certain, c'est que ce jour-là, Lissy Wag, accompagnée de Jovita Foley, vint rendre visite à Mme Réal. La jeune fille plut infiniment à l'excellente dame, comme celle-ci plut à la jeune fille. Mme Réal la combla de caresses, sans oublier Jovita Foley, si différente de son amie, et pourtant si aimable en son genre… C'est ainsi que se fit la connaissance entre ces trois personnes, et, quant à ce qu'il en advint, il est nécessaire d'attendre quelques jours pour le savoir. Ce fut après le départ de Max Réal que Tom Crabbe arriva à Saint-Louis. Dans quel état de fureur et de honte se trouvait John Milner, inutile d'y insister ! Tant d'argent dépensé en pure perte, – non seulement le prix des voyages, mais la triple prime qu'il dut payer dans cet État-prison du Missouri ! Puis, la réputation du Champion du Nouveau-Monde compromise en cette rencontre avec le non moins dépité Cavanaugh, et dont le véritable vainqueur avait été le révérend Hugh Hunter d'Arondale ! Quant à Tom Crabbe, il continuait à ne rien comprendre au rôle qu'il jouait, allant où le menait son entraîneur. Est-ce que l'animal qui était en lui ne se trouvait pas satisfait, du moment qu'on lui garantissait ses six repas par jour ?… Et combien de semaines John Milner serait-il enfermé dans cette métro- pole ?… Or, dès le lendemain, il fut fixé à cet égard, la partie ayant pris fin, et il n'eut plus qu'à réintégrer sa maison de Calumet Street à Chicago. Et c'est ce que fit également Hermann Titbury. Depuis déjà quatorze jours, le couple occupait l'appartement réservé au partenaire du match à Excelsior Hotel de la Nouvelle-Orléans, – quatorze jours pendant lesquels il avait, somme toute, bien mangé, bien bu, ayant voiture et yacht à ses ordres, loge au théâtre à sa disposition, enfin la grande existence des gens qui jouissent de grands revenus et qui savent les dépenser. Il est vrai, ce genre de vie leur coûtait deux cents dollars quotidiens, et, lorsque la note de l'hôtel leur fut présentée, quel coup de massue ! Elle s'élevait à deux mille huit cents dollars, et en y ajoutant les primes de la Louisiane, l'amende du Maine, le vol de l'Utah, plus les frais nécessités par des déplacements aussi lointains que coûteux, les dépenses montaient à près de huit mille dollars ! Frappés au cœur, c'est-à-dire à la bourse, M. et Mrs Titbury furent dégrisés du coup, et, de retour à la maison de Robey Street, ils eurent entre eux des scènes d'une rare violence, pendant lesquelles Madame reprochant à Monsieur de s'être lancé dans cette ruineuse aventure malgré tout ce qu'elle avait pu dire, lui prouva que tous les torts étaient de son côté. Et M. Titbury finit par en être convaincu, suivant son habitude, d'autant plus que la terrible servante prit le parti de sa maîtresse, suivant son habitude aussi. Il fut d'ailleurs convenu que l'ordinaire du ménage subirait de nouvelles réductions. Mais cela n'empêcha pas les deux époux d'être hantés par le souvenir des jours passés dans les délices d'Excelsior Hotel, et quelle déception, lorsqu'ils retombaient de ces rêves dans les abîmes de la réalité ! « Un monstre, cet Hypperbone, un abominable monstre !… s'écriait parfois Mrs Titbury. – Il fallait gagner ses millions, ou ne pas s'en mêler !… ajoutait la servante. – Oui… ne pas s'en mêler, criait la matrone, et c'est ce que je n'ai cessé de dire à monsieur Titbury !… Mais faites donc entendre raison à un pareil… » On ne saura jamais comment l'époux de Mrs Titbury fut qualifié ce jour-là ! Harris T. Kymbale ?… Eh bien, Harris T. Kymbale s'était tiré sain et sauf de cette collision préméditée pour l'inauguration de la section entre Medary et Sioux-Falls City. Avant le choc, il avait pu sauter sur la voie, et, non sans avoir rebondi sur luimême comme s'il eût été en caoutchouc, il était resté évanoui au pied d'un talus, à l'abri de l'explosion des deux locomotives. Sans doute il arrive, même en Amérique, que des trains se tamponnent et se télescopent, mais il est rare que l'on soit prévenu d'avance, tandis que, cette fois, les spectateurs, placés à bonne distance de chaque côté de la voie, avaient pu s'offrir cet incomparable spectacle. Par malheur, Harris T. Kymbale, dans les conditions où il se trouvait, n'en avait pas pu jouir. Ce fut trois heures plus tard, lorsque les équipes vinrent déblayer la voie, qu'on trouva un homme, sans connaissance, au bas du talus. On le releva, on le transporta dans la maison la plus rapprochée, on manda un médecin, on constata que l'inconnu n'était pas mortellement blessé, on le fit revenir à lui, on l'interrogea, on apprit qu'il était le quatrième partenaire du match Hypperbone, on sut comment il avait pris place dans ce train expérimental condamné d'avance à une destruction complète, on lui adressa les reproches qu'il méritait, on ne le condamna qu'à solder le prix du voyage, parce qu'on peut payer en route ou à l'arrivée sur les chemins de fer américains, on télégraphia l'incident au directeur de la Tribune, et l'on expédia cet imprudent reporter par l'itinéraire le plus direct à Chicago, où, le 25, il retrouva sa maison de Milwaukee Avenue. Et naturellement, cet intrépide Harris T. Kymbale se déclara prêt à se remettre en voyage, à continuer le match, à courir, s'il le fallait, d'une extrémité des États-Unis à l'autre. Mais, ayant appris que la partie s'était terminée la veille au profit de X K Z, il n'eut plus qu'à se tenir tranquille, et à écrire d'intéressantes chroniques sur les derniers incidents auxquels il avait été mêlé en personne. Dans tous les cas, il n'avait perdu ni son temps ni ses peines, et quels ineffaçables souvenirs lui restaient de ses visites à travers le New Mexico, le South Carolina, le Nebraska, le Washington, le South Dakota, et de la façon originale dont il avait inauguré la section de Medary à Sioux-Falls City. Son amour-propre de reporter bien informé se sentit cependant touché à l'endroit sensible par une révélation qui lui valut les plaisanteries et les lardons de la petite presse. Ce fut à propos de l'ours qu'il avait rencontré dans les passes de l'Idaho, ce grizzly qui faisait le signe de croix à chaque coup de tonnerre, cet Ursus Christianus pour lequel il avait trouvé cette dénomination si convenable. Il s'agissait tout simplement d'un brave homme du pays, qui rapportait de chez un fourreur la peau d'un magnifique plantigrade. Comme la pluie tombait à torrent, il s'était recouvert de cette peau, et comme il avait peur, il se signait, en bon chrétien, à chaque éclair. En somme, Harris T. Kymbale finit par rire de l'aventure, mais son rire était de la couleur de ce pavillon que Jovita Foley n'avait pu déployer triomphalement sur la soixante-troisième case ! Quant à la cinquième partenaire, on sait dans quelles conditions elle était revenue à Chicago avec sa fidèle amie, Max Réal et Tommy, non moins désespéré de l'insuccès de son maître que Jovita Foley l'était de celui de Lissy Wag. « Mais résigne-toi donc, ma pauvre Jovita !… lui répétait Lissy Wag. Tu sais bien que je n'ai jamais compté… – Mais moi j'y comptais ! – Tu avais tort. – Après tout, d'ailleurs, tu n'es pas à plaindre ! – Et je ne me plains pas… répondit en souriant Lissy Wag. – Si l'héritage Hypperbone t'échappe, tu n'es plus du moins une pauvre fille sans fortune… – Comment cela ?… – Sans doute, Lissy !… Après cet X K Z qui est arrivé le premier au but, c'est toi qui en a le plus approché, et le produit des primes te revient tout entier… – Ma foi, Jovita, je n'y pensais guère… – Et moi j'y pense pour toi, insouciante Lissy, et il y a là une grosse petite somme dont tu es la légitime propriétaire ! » En effet, les mille dollars au pont du Niagara, les deux mille à l'hôtellerie de la Nouvelle-Orléans, les deux mille au labyrinthe du Nebraska, les trois mille à la Vallée de la Mort de la Californie, et les neuf mille successivement versés à la prison du Missouri, cela se chiffrait par dix-sept mille dollars12, qui appartenaient sans conteste et d'après la teneur du testament, au se12 85000 francs. cond arrivant, soit la cinquième partenaire. Pourtant, ainsi que venait de le dire Lissy Wag, elle n'y avait point songé et songeait à bien autre chose. Toutefois, il était une personne dont Max Réal n'aurait pu être jaloux, mais à laquelle pensait quelquefois sa fiancée, – car il est superflu de dire que le mariage du jeune peintre et de la jeune fille avait été décidé. Cette personne, on le devine, était l'honorable Humphry Weldon, qui avait honoré de sa visite la maison de Sheridan Street pendant la maladie de Lissy Wag, et auquel était dû l'envoi des trois mille dollars pour le paiement de la triple prime à la prison du Missouri. Que ce ne fût qu'un parieur « courant après son argent », comme on dit, il n'en avait pas moins et généreusement obligé la prisonnière, qui entendait d'ailleurs le rembourser sur son gain. Aussi lui en gardait-elle une juste reconnaissance et aurait été heureuse de le rencontrer. Seulement, on ne l'avait pas encore revu. Pour achever cet état de situation, il suffira de rappeler l'attention sur Hodge Urrican. Le 22 juin s'était effectué le tirage le concernant, alors qu'il se trouvait au Wisconsin. On n'a pas oublié que le point de cinq par un et quatre l'expédiait à la trente et unième case, État de Nevada. Un nouveau voyage d'environ douze cents milles, mais l'Union Pacific l'y conduirait, puisque le Nevada, l'un des moins peuplés de la Confédération, quoiqu'il y tienne le sixième rang par sa superficie, est compris entre l'Oregon, l'Idaho, l'Utah, l'Arizona et la Californie. Mais, par un excès de malchance, c'est en cet État que William J. Hypperbone avait placé le puits au fond duquel l'infortuné joueur devrait piquer une tête. La fureur du commodore fut portée au comble. Il résolut de s'en prendre à maître Tornbrock… Tout cela se réglerait, la partie achevée, et Turk déclara qu'il sauterait à la gorge du notaire, l'étranglerait à belles dents, lui ouvrirait le ventre et lui mangerait le foie… D'ailleurs, avec la hâte qu'il mettait en toutes choses, Hodge Urrican quitta Milwaukee dès le 22, sauta dans le train avec son inséparable compagnon, après avoir adressé au notaire les trois mille dollars que lui coûtait ce dernier coup des dés, et fila à toute vapeur vers le Nevada. C'était à Carson City, la capitale, que le Pavillon Orangé devait être rendu avant le 6 juillet. Il convient de dire que si, suivant la volonté du défunt, le Nevada avait reçu cette destination dans la carte du match, c'est que les puits y sont nombreux, – puits de mines, s'entend, et au point de vue de la production de l'argent et de l'or, le Nevada tient la quatrième place dans l'Union. Improprement désigné par ce nom, puisque la chaîne du Nevada est en dehors de son territoire, il a pour principales villes Virginia City, Gold Hill, Silver City, – dénominations qui s'expliquent. Ces villes sont pour ainsi dire construites au-dessus des filons d'argent, tel celui de Comstock Lode, et il est de ces puits qui s'enfoncent jusqu'à plus de deux mille sept cents pieds dans les entrailles de ce sol. Puits d'argent, si l'on veut, mais puits qui justifiaient le choix du testateur, et aussi la juste colère de celui que le sort venait d'y envoyer… Il n'y arriva pas !… À Great Salt Lake City, dans la matinée du 24, la grande nouvelle lui parvint. La partie était terminée au profit de X K Z, le vainqueur du match Hypperbone. Le commodore Urrican revint donc à Chicago, et dans quel état, il est plus facile de l'imaginer que de le décrire. Il n'est pas exagéré d'affirmer que, de ce côté de l'Atlantique comme de l'autre, on respirait enfin. Les agences allaient se reposer, les courtiers reprendre haleine. Les paris seraient réglés avec une régularité qui ferait honneur au monde si mêlé de la spéculation. Cependant, pour tous ceux qui s'étaient intéressés à cette partie nationale, – même platoniquement, – il y avait encore une curiosité à satisfaire, non la moindre, on en conviendra. Qui était X K Z et se ferait-il connaître ?… Nul doute à cet égard… Lorsqu'il s'agit d'encaisser soixante millions de dollars, on ne garde pas l'incognito… on ne se cache pas sous des initiales !… L'heureux gagnant devait se présenter en personne et il se présenterait. Mais quand et dans quelles conditions ?… Aucun délai n'avait été fixé par le testament… Toutefois, on ne pensait pas que cela pût tarder quelques jours au plus. Ledit X K Z était au Minnesota, à Minneapolis, lorsque la dépêche du dernier tirage lui avait été expédiée, et une demi-journée suffit pour venir de Minneapolis à Chicago. Or, une semaine, puis une autre, s'écoulèrent, et pas de nouvelles de l'inconnu. L'une des plus impatientes, – cela va de soi, – était bien Jovita Foley. Cette nerveuse personne voulait que Max Réal allât dix fois par jour aux informations, qu'il se tint en permanence à l'Auditorium, où le plus heureux des « Sept » ferait assurément sa première apparition. Or, Max Réal avait l'esprit plein de choses d'un bien autre intérêt. Et alors, Jovita Foley de s'écrier : « Ah ! si je le tenais, ce gagnant !… – Modère-toi, ma chérie, lui répétait Lissy Wag. – Non… je ne me modérerai pas, Lissy, et si je le tenais, je lui demanderais de quel droit il s'est permis de gagner la partie… un monsieur dont on ne sait même pas le nom… – Mais, ma chère Jovita, répondit Max Réal, si vous le lui demandiez, c'est qu'il serait là, et il n'aurait plus à se faire connaître ! » Il n'y a pas lieu de s'étonner si les deux amies n'étaient pas encore rentrées dans les magasins de M. Marshall Field pour reprendre leurs fonctions. D'abord, Lissy Wag y devrait être remplacée, et, quant à Jovita Foley, elle entendait que toute cette affaire fût terminée, avant de revenir à son rayon comme première vendeuse, car elle n'avait plus la tête à elle. À tout prendre, avec ses impatiences, elle traduisait fidèlement l'état de l'opinion publique aux États-Unis comme ailleurs. À mesure que le temps s'écoulait, se montaient les imaginations. La presse, – surtout la presse sportive – était affolée. Nombre de gens affluaient chez maître Tornbrock, et toujours même réponse. Le notaire affirmait ne rien savoir en ce qui concernait le porteur du pavillon rouge… il ne le connaissait pas… il ne pouvait dire où il était allé en quittant Minneapolis où la dépêche lui avait été remise en mains propres… Et lorsqu'on le pressait, lorsqu'on insistait : « Il viendra quand cela lui fera plaisir, » se bornait à répondre maître Tornbrock. C'est alors que les partenaires, sauf Lissy Wag et Max Réal, jugèrent bon d'intervenir, non sans quelque droit. En effet, si le gagnant ne se déclarait point, n'avaient-ils pas raison de prétendre que la partie n'était pas gagnée, qu'elle devait être reprise et continuée ?… Le commodore Urrican, Hermann Titbury, John Milner, fondé de pouvoir de Tom Crabbe, absolument intraitables et conseillés par leurs solicitors, annoncèrent leur intention d'actionner en justice l'exécuteur testamentaire du défunt. Les journaux qui les avaient soutenus au cours du match ne les abandonnèrent pas. Dans la Tribune, Harris T. Kymbale fit paraître un article des plus vifs contre X K Z, dont on arrivait à nier l'existence, et le Chicago Herald, le Chicago Inter-Ocean, le Daily New Record, le Chicago Mail, la Freie Presse, défendirent avec une incroyable violence la cause des partenaires. Toute l'Amérique se passionna pour cette nouvelle affaire. Impossible, d'ailleurs, de régler les paris, tant que l'identité du gagnant n'aurait pas été constatée par acte authentique, tant qu'il n'y aurait pas certitude que le match était définitivement terminé. Il n'y avait qu'une opinion là-dessus, et il fut question d'une manifestation monstre dans un meeting à l'Auditorium. Si X K Z ne s'était pas fait connaître dans un délai de…, maître Tornbrock serait mis en demeure de reprendre les tirages. Tom Crabbe, Hermann Titbury, Harris T. Kymbale, le commodore Urrican, même Jovita Foley, si on voulait lui permettre de se substituer à Lissy Wag, étaient prêts à partir pour n'importe lequel des États de la Confédération où le sort voudrait les envoyer. Enfin, l'agitation publique atteignit une telle intensité que les autorités durent s'en émouvoir, – à Chicago surtout. Il fallut protéger les membres de l'Excentric Club et le notaire que l'on rendait responsables. Bref, le 15 juillet, trois semaines après le dernier coup de dés, qui avait fait de l'homme masqué le gagnant du match, un incident des plus inattendus se produisit. Ce jour-là, à dix heures dix-sept du matin, le bruit se répandit que la cloche sonnait à toute volée au monument funèbre de William J. Hypperbone, dans le cimetière d'Oakswoods. XV DERNIÈRE EXCENTRICITÉ. On ne saurait imaginer avec quelle rapidité s'était répandue cette nouvelle. Chaque maison de Chicago eût été munie d'un timbre téléphonique en communication avec un appareil installé chez le gardien d'Oakswoods, que les dix-sept cent mille habitants de la métropole illinoise ne l'eussent apprise ni plus promptement ni plus simultanément. Et tout d'abord, en quelques minutes, le cimetière fut envahi par la population des quartiers voisins. Puis la foule afflua de toutes parts. Une demi-heure après, la circulation était absolument interrompue à partir de Washington Park. Le gouverneur de l'État, John Hamilton, prévenu en toute hâte, envoya de fortes escouades de la milice, qui pénétrèrent non sans peine dans le cimetière et en firent sortir nombre de curieux, de telle façon que l'accès en restât libre. Et la cloche sonnait toujours au clocher du superbe monument de William J. Hypperbone. On comprendra que Georges B. Higginbotham, le président de l'Excentric Club et ses collègues, le notaire Tornbrock, fussent arrivés des premiers dans l'enceinte du cimetière. Mais comment avaient-ils pu y devancer l'énorme et tumultueuse foule, à moins d'avoir été prévenus d'avance ?… Ce qui est certain, c'est qu'ils étaient là dès les premiers coups de la cloche, mise en branle par le gardien d'Oakswoods. Une demi-heure plus tard se présentaient les six partenaires du match Hypperbone. Que le commodore Urrican, Tom Crabbe, remorqué par John Milner, Hermann Titbury, poussé par Mrs Titbury, Harris T. Kymbale, se fussent empressés d'accourir, cela ne surprendra personne. Mais si Max Réal et Lissy Wag s'y trouvaient aussi, et Jovita Foley avec eux, c'est que celle-ci l'avait si impérieusement exigé, qu'il avait bien fallu lui obéir. Tous les partenaires étaient donc là devant le monument, gardé par un triple rang des soldats de cette milice, que les deux amies auraient eu le droit de commander, l'une comme colonel, l'autre comme lieutenant-colonel, puisque ces grades leur avaient été octroyés par le gouverneur de l'État. Enfin la cloche se tut, et la porte du monument s'ouvrit toute grande. Le hall intérieur resplendissait de l'éblouissante lueur des lampes électriques et des lustres de la voûte. Entre les lampadaires apparut le magnifique catafalque, tel qu'il était trois mois et demi avant, lorsque les portes s'étaient refermées à l'issue des obsèques auxquelles prit part la ville entière. L'Excentric Club, son président en tête, pénétra dans le hall. Maître Tornbrock, en habit noir, en cravate blanche, toujours lunetté d'aluminium, entra après eux. Les six partenaires les suivirent, accompagnés de tout ce que le hall funéraire pouvait contenir de spectateurs. Un profond silence régnait au dedans comme au dehors de l'édifice, – témoignage d'une émotion non moins profonde, – et Jovita Foley n'était pas la moins émue de toute l'assistance. On sentait vaguement que le mot de l'énigme, en vain cherché depuis le tirage du 24, allait être enfin prononcé, et que ce mot serait un nom, – le nom du gagnant du match Hypperbone. Il était onze heures trente-trois minutes, lorsqu'un certain bruit se fit entendre à l'intérieur du hall. Ce bruit venait du catafalque, dont le drap mortuaire glissa jusqu'au sol comme s'il eût été tiré par une invisible main. Et alors, ô prodige ! tandis que Lissy Wag se pressait au bras de Max Réal, le couvercle de la bière se soulevait, le corps qu'elle contenait se redressa… Puis, un homme apparut debout, vivant, bien vivant, et cet homme n'était autre que le défunt, William J. Hypperbone ! « Grand Dieu !… » s'écria Jovita Foley, dont le cri ne fut entendu que de Max Réal et de Lissy Wag, au milieu du brouhaha de stupéfaction qui s'éleva de toute l'assistance. Et elle ajouta, les mains tendues : « C'est le vénérable monsieur Humphry Weldon ! » Oui, le vénérable monsieur Humphry Weldon, mais d'un âge moins vénérable que lors de sa visite à Lissy Wag… Ce gentleman et William J. Hypperbone ne faisaient qu'un… Voici, en quelques mots, le récit que reproduisirent les journaux du monde entier, et qui expliquait tout ce qui paraissait inexplicable en cette prodigieuse aventure. C'était dans la journée du 1er avril, à l'hôtel de Mohawk Street, pendant une partie du Noble Jeu de l'Oie, que William J. Hypperbone avait été frappé de congestion. Transporté à son hôtel de La Salle Street, il y était mort quelques heures après, ou, plutôt, avait été déclaré tel par les médecins. Eh bien, en dépit des docteurs, – et aussi de ces fameux rayons du professeur Frédérick d'Elbing, qui corroboraient leur dire, – William J. Hypperbone n'était qu'en état cataleptique, rien de plus, mais ayant toutes les apparences d'un homme qui a passé de vie à trépas. En vérité, il était heureux qu'il n'eût point manifesté dans son testament la volonté d'être embaumé après sa mort, car assurément, l'opération faite, il n'en serait pas revenu. Après cela, un homme si chanceux… Les magnifiques funérailles se firent comme chacun sait ; puis, à la date du 3 avril, les portes du monument se refermèrent sur le membre le plus distingué de l'Excentric Club. Or, dans la soirée, le gardien, occupé à éteindre les dernières lumières du hall, entendit un remuement à l'intérieur du catafalque. Des gémissements s'en échappaient… une voix étouffée appelait… Ce gardien ne perdit pas la tête. Il courut chercher ses outils, il dévissa le couvercle de la bière, et la première parole que prononça William J. Hypperbone, réveillé de son sommeil léthargique, fut celle-ci : « Pas un mot… et ta fortune est faite !… » Puis il ajouta, avec une présence d'esprit extraordinaire chez un homme qui revenait de si loin : « Toi seul, tu sauras que je suis vivant… toi seul, avec mon notaire, maître Tornbrock, à qui tu vas aller dire de venir ici à l'instant… » Le gardien, sans autres explications, sortit du hall et courut en toute hâte chez le notaire. Et quelle fut la surprise, – oh ! des plus agréables, – qu'éprouva maître Tornbrock, lorsque, une demi-heure plus tard, il se retrouva en présence de son client, aussi bien portant qu'il l'eût jamais été. Et voici à quoi William J. Hypperbone avait réfléchi depuis sa résurrection, et le parti auquel il s'était arrêté, – ce qui ne saurait étonner d'un pareil personnage. Puisqu'il avait institué par testament la fameuse partie qui devait donner lieu à tant d'agitations, de déceptions, de surprises, il entendait que cette partie se jouât entre les partenaires désignés par le sort, et il en subirait toutes les conséquences. « Alors, reprit maître Tornbrock, vous serez certainement ruiné, puisque l'un des six la gagnera… Il est vrai, puisque vous n'êtes pas mort, – ce dont je vous félicite très sincèrement, – votre testament devient caduc et ses dispositions sont de nul effet. Donc pourquoi laisser jouer cette partie ?… – Parce que j'y prendrai part. – Vous ?… – Moi. – Et comment ?… – Je vais ajouter un codicille à mon testament et introduire un septième partenaire, qui sera William J. Hypperbone sous les initiales X K Z. – Et vous jouerez ?… – Je jouerai comme les autres. – Mais vous devrez vous conformer aux règles établies… – Je m'y conformerai… – Et si vous perdez… – Je perdrai… et toute ma fortune ira au gagnant. – C'est résolu ?… – Résolu… Puisque je ne me suis distingué par aucune excentricité jusqu'ici, au moins vais-je me montrer excentrique sous le couvert de ma fausse mort. » On devine ce qui suivit. Le gardien d'Oakswoods, bien récompensé, avec promesse de l'être plus encore s'il se taisait jusqu'au dénouement de cette aventure, avait gardé le secret. William J. Hypperbone, en quittant le cimetière, – avant le jour du jugement dernier, – se rendit incognito chez maître Tornbrock, ajouta à son testament le codicille que l'on connaît, et désigna l'endroit où il allait se retirer pour le cas où le notaire aurait quelque communication à lui adresser. Puis il prit congé de ce digne homme, confiant en cette chance extraordinaire qui ne l'avait jamais abandonné pendant le cours de son existence, et qui allait lui demeurer fidèle, pourrait-on dire, même après sa mort. On sait le reste. La partie commencée dans les conditions déterminées, William J. Hypperbone put alors se faire une opinion sur chacun des « Six », Ni ce mauvais coucheur d'Hodge Urrican, ni ce ladre d'Hermann Titbury, ni cette brute de Tom Crabbe, ne l'intéressèrent et ne pouvaient l'intéresser. Peut-être éprouvaitil quelque sympathie à l'égard d'Harris T. Kymbale, mais, à faire des vœux pour quelqu'un à défaut de lui-même, c'eût été pour Max Réal, Lissy Wag et sa fidèle Jovita Foley. De là, pendant la maladie de la cinquième partenaire, cette démarche sous le nom de Humphry Weldon, puis l'envoi des trois mille dollars dans la prison du Missouri. Aussi quelle première satisfaction pour cet homme généreux, lorsque la jeune fille fut délivrée par Max Ré- al, et quelle seconde satisfaction, lorsque celui-ci le fut à son tour par Tom Crabbe ! Quant à lui, il avait suivi d'un pas sûr et régulier les diverses péripéties du match, servi par cette inépuisable chance sur laquelle il comptait avec raison, qui ne le trahit pas une seule fois, et il était arrivé premier au poteau, lui, l'outsider, battant les divers favoris sur cet hippodrome national. Voilà ce qui s'était passé, voilà ce qui se dit et se répéta presque aussitôt dans l'assistance. Et voilà pourquoi les collègues de cet excentrique personnage lui serrèrent affectueusement la main, pourquoi Max Réal en fit autant, pourquoi il reçut les remercîments de Lissy Wag et ceux de Jovita Foley, – laquelle lui demanda et obtint la permission de l'embrasser, – et comment, porté par la foule, il fut ramené à travers la grande cité chicagoise aussi triomphalement qu'il avait été conduit, trois mois et demi avant, au cimetière d'Oakswoods. Et, maintenant, il n'était personne dans toute la métropole qui ne sût à quoi s'en tenir sur le dénouement de cette si passionnante affaire. Mais les partenaires s'étaient-ils enfin résignés ?… Oui, quelques-uns, pas tous, et, au total, il fallait bien accepter cet inattendu dénouement. Hermann Titbury, cependant, ne voulait pas avoir inutilement dépensé tant d'argent à courir d'un bout à l'autre de la Confédération. Aussi ne songeait-il plus qu'à le rattraper. D'accord avec Mrs Titbury, qui l'y poussait, il résolut de rentrer dans les affaires, autrement dit de reprendre son commerce d'usurier abominable, et malheur aux pauvres diables qui allaient passer par les griffes de ce loup-cervier ! Tom Crabbe, lui, n'avait jamais rien compris à toutes ces aventures, si ce n'est qu'il avait une revanche à tirer, et John Milner espérait bien que dans une prochaine lutte, il se retrouverait au premier rang des pugilistes et ferait oublier les fameux coups de poing du révérend Hugh Hunter. Harris T. Kymbale, lui, prit philosophiquement sa défaite, car il gardait le souvenir de ses intéressants voyages. Il ne tenait pas, toutefois, le record du parcours, n'ayant fait que dix mille milles environ, tandis que Hodge Urrican en avait fait plus de onze mille, – ce qui ne l'empêcha pas d'écrire dans la Tribune un article des plus élogieux on faveur du ressuscité de l'Excentric Club. Quant au commodore, il alla trouver William J. Hypperbone et lui dit avec sa bonne grâce habituelle : « Ça ne se fait pas, monsieur… non !… ça ne se fait pas !… Quand on est mort, on est mort, et on ne laisse pas les gens courir après son héritage alors qu'on est encore de ce monde !… – Que voulez-vous, commodore, répondit aimablement William Hypperbone, je ne pouvais pourtant pas… – Vous le pouviez, monsieur, et vous le deviez !… D'ailleurs, si au lieu de vous fourrer en bière, on vous avait mis dans le four crématoire, cela ne serait pas arrivé… – Qui sait… commodore ?… J'ai tant de chance… – Et, comme vous m'avez mystifié, reprit Hodge Urrican, et que je n'ai jamais toléré de l'être, vous m'en rendrez raison… – Où et quand il vous plaira ! » Et, bien que Turk eût juré par saint Jonathan qu'il dévorerait le foie de M. Hypperbone, son maître ne chercha pas à le modérer cette fois, et ce fut précisément lui qu'il envoya à l'exdéfunt pour fixer l'heure et le jour de la rencontre. Mais ne voilà-t-il pas que, au début de sa visite, Turk se contenta de dire à William J. Hypperbone : « Voyez-vous, monsieur, le commodore Urrican n'est pas si méchant qu'il veut le paraître… Au fond, c'est un brave homme… que l'on ramène facilement… – Et vous venez de sa part… – Vous dire qu'il regrette sa vivacité d'hier et vous prier d'accepter ses excuses ! » Bref, l'affaire en resta là, car Hodge Urrican finit par reconnaître qu'elle le couvrirait de ridicule. Mais, très heureusement pour Turk, ce terrible homme ne sut jamais de quelle façon celui-ci avait rempli son mandat. Enfin, la veille du jour où allait être célébré le mariage de Max Réal et de Lissy Wag, à la date du 29 juillet, les futurs reçurent la visite, non plus d'un vénérable M. Humphry Weldon un peu courbé par l'âge, mais de M. William J. Hypperbone, plus fringant, plus jeune que jamais, ainsi que l'observa très bien Jovita Foley. Ce gentleman, après s'être excusé de n'avoir pas laissé gagner la partie à miss Wag, qui fût certainement arrivée première, lui déclara que, le voulût-elle ou ne le voulût-elle pas, que cela convînt ou non à son mari, il venait de déposer un nouveau testament chez maître Tornbrock. Et il aurait son entier et plein effet, – celui-là, – par lequel il faisait de sa fortune deux parts, dont l'une était attribuée à Lissy Wag. Inutile d'insister sur ce qui fut répondu à cet homme aussi généreux qu'original. Et, du coup, voilà Tommy assuré d'être acheté par son maître à un prix convenable ! Restait Jovita Foley. Eh bien, cette vive, démonstrative et excellente personne ne ressentit aucune jalousie de tout ce qui survenait d'heureux à sa chère compagne. Et quel bonheur pour son amie d'épouser celui dont elle était adorée, trouver dans M. William J. Hypperbone un tel oncle à héritage ! Quant à elle, après la noce, elle irait reprendre sa place de première vendeuse dans la maison de M. Marshall Field. Le mariage fut célébré le lendemain, on peut dire en présence de toute la métropole. Le gouverneur John Hamilton et William J. Hypperbone voulurent assister les jeunes époux dans cette cérémonie magnifique. Mme Puis, lorsque les mariés et leurs amis furent de retour chez Réal, voici que William J. Hypperbone, s'adressant à Jovita Foley, charmante en demoiselle d'honneur, dit : « Miss Foley… j'ai cinquante ans… – Vous vous vantez, monsieur Hypperbone, répondit celleci, en riant… comme elle savait rire. – Non… j'ai cinquante ans, – ne dérangez pas mes calculs, – et vous en avez vingt-cinq… – Vingt-cinq, en effet. – Or, si je n'ai pas oublié les premiers éléments de l'arithmétique, vingt-cinq est la moitié de cinquante… » Où voulait en venir ce gentleman, non moins énigmatique que mathématicien ?… « Eh bien, miss Jovita Foley, puisque vous avez la moitié de mon âge, si l'arithmétique n'est pas une science vaine, pourquoi ne deviendriez-vous pas la moitié de moi-même ?… » Qu'aurait pu répondre Jovita Foley à cette proposition si originalement formulée, si ce n'est ce que toute autre eût répondu à sa place ?… Et, en fin de compte, en épousant cette aimable et ensorcelante Jovita, s'il se montrait aussi excentrique que l'exigeait sa situation de membre de l'Excentric Club, ne faisait-il pas aussi acte de bon goût et de sagesse ?… Et pour finir, en présence des faits peut-être invraisemblables rapportés dans ce récit, que le lecteur veuille bien ne point oublier – circonstance atténuante – que tout cela s'est passé en Amérique ! FIN DE LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE. Michel Zévaco FIORINDA-LA-BELLE (1920) I1 LES FIANÇAILLES DE FERRIÈRE ET DE FIORINDA La Réforme est inséparable de la Renaissance ; elle fut une révolution à la fois politique et religieuse. Prêchée en France par Calvin dès 1534, la Réforme provoqua, entre catholiques et protestants, une longue série de guerres. Déjà sous François Ier et Henri II, des persécutions avaient été dirigées contre les non-catholiques : extermination des Vaudois, supplices d'Etienne Dolet et d'Anne du Bourg. Mais, sous François II, la lutte ouverte éclata. Marié à Marie Stuart, nièce de François de Guise et du cardinal de Lorraine, François II est peu aimé de sa mère, Catherine de Médicis. Elle lui préfère son fils cadet, Henri – futur Henri III. À tout prix, elle veut écarter François II du trône et, pour servir ses sombres desseins, la reine mère n'hésite pas à s'entourer de bretteurs sans scrupules, dont le baron de Rospignac est le chef. Dans ces sombres conjonctures de guerre civile, François II se lie d'amitié avec le chevalier de Beaurevers et le vicomte de Ferrière. Ils mettent leur courage et leur épée au service du roi, Les dramatiques aventures, dont les personnages de ce roman furent précédemment les héros, ont été relatées dans l'ouvrage ayant pour titre : LE PRÉ-AUX-CLERCS 1 jeune et inexpérimenté, pour protéger sa vie, menacée par les entreprises criminelles de Catherine II et de sa clique. C'est au cours d'une mission que le vicomte de Ferrière rencontre par hasard Fiorinda-la-Belle, diseuse de bonne aventure. Il s'éprend d'elle, mais sa passion ne lui fait pas oublier le devoir qu'il s'est tracé : protéger la vie du roi ; celui-ci partage les dangers de ses amis, affublé sous un nom d'emprunt : le comte de Louvre. La reine mère Catherine II est rapidement mise au courant par Rospignac de l'amitié qui unit son fils au chevalier de Beaurevers, au vicomte de Ferrière et à leurs amis : Trinquemaille, Strapafar, Corpodibale et Bouracan. Elle voue à ses adversaires une haine farouche, mais les deux gentilshommes veillent et se tiennent sur leurs gardes. Pourtant, l'image de celles qu'ils aiment – le chevalier de Beaurevers est fiancé à Mlle Florise de Roncherolles – ne quitte pas leurs pensées. Le vicomte de Ferrière, qui n'avait pas revu Fiorinda depuis plusieurs jours, se décide à aller la voir. Ce jour-là, Ferrière sortit de chez lui vers onze heures du matin. Il avait vainement attendu jusque-là la visite promise de Beaurevers. Il se rendait bien compte qu'il était encore de bonne heure, qu'il aurait pu attendre encore un peu, mais l'impatience le rongeait. Et il était parti. Il jouait de malheur décidément : il ne trouva pas Fiorinda. La maison de la rue des Marais, où il alla tout d'abord, n'était plus qu'un amas de décombres. Ce ne fut que tard, dans la soirée, que, sur une indication un peu plus précise, il finit par la trouver dans les environs de la croix du Trahoir. « Je vous cherchais, Fiorinda… Je vous cherche depuis ce matin, onze heures. » Elle s'inquiéta : « Jésus Dieu ! serait-il arrivé malheur à M. de Beaurevers ou à M. de Louvre ? » Il la rassura d'un signe de tête et, tout à son idée, il déclara sans plus tarder : « Il faut que vous sachiez que je vous aime. Ne protestez pas… Ne me fuyez pas… Je vous en prie. Je n'ai rien oublié de ce que vous m'avez dit sous l'orme de Saint-Gervais… Et si je vous dis que je vous aime, Fiorinda, je vous aime depuis la première seconde où vous êtes apparue dans ma vie ; si je vous dis cela, c'est que je veux ajouter ceci : Fiorinda, voulez-vous faire de moi le gentilhomme le plus heureux de ce monde en consentant à devenir ma femme ? Dites, le voulez-vous ?… » C'était l'amour pur, vibrant de sincérité, qui s'exprimait ainsi. Fiorinda le vit et le comprit bien ainsi. Et ce fut comme un flot de lumière vivifiante qui pénétrait en elle. En même temps elle vit aussi avec quelle inexprimable angoisse il attendait sa réponse. Et elle dit simplement : « Oui, monseigneur. » Il respira fortement comme un homme trop longtemps oppressé. Il se courba sur la main qu'elle lui tendait dans un geste charmant d'abandon spontané, et déposa un baiser d'adoration fervente sur les doigts fuselés. Il retint doucement cette main entre les siennes et glissa au doigt un cercle d'or très simple, serti d'une perle du plus pur orient : l'anneau des fiançailles. Et il dit d'une voix profonde, infiniment douce : « C'était l'anneau de fiançailles de madame ma mère… Acceptez-le comme un gage d'amour ardent et fidèle jusqu'à la mort. » Elle considéra un instant l'anneau symbolique avec des yeux embués de larmes. Elle leva lentement la main jusqu'à sa bouche et posa ses lèvres sur la perle dans un baiser de dévotion émue. Et se courbant devant Ferrière, d'une voix grave, changée, une voix harmonieuse si douce, si prenante qu'elle le remua jusqu'au fond des entrailles, elle prononça, comme on profère un serment solennel : « Fidèle jusque par-delà la tombe, telle est ma devise, monseigneur, à laquelle je ne faillirai pas, je vous le jure. » Et c'est ainsi que, par une belle soirée de mai, au milieu des rumeurs de la rue agitée, sous la croix du Trahoir qui étendait au-dessus d'eux ses longs bras qui semblaient bénir après avoir enregistré le serment de fidélité, ce fut ainsi que se fiancèrent très haut et très noble vicomte de Ferrière, futur comte de Chambly, baron de Follembray, seigneur d'une foule d'autres lieux, et Fiorinda, diseuse de bonne aventure, pauvre fille du peuple, sans nom, sans titres, sans fortune. Ils se prirent la main et côte à côte, lentement, ils se perdirent au hasard dans le dédale des petites rues qui avoisinaient les Halles et sur lesquelles s'étendait peu à peu le voile de la nuit qui tombait. Ce fut une longue heure de rêverie heureuse qui leur parut brève comme une seconde. Et ce fut Ferrière qui le premier revint au sentiment de la réalité. « La nuit tombe, dit-il, les rues ne sont pas sûres. Cette agitation populaire, que vous avez pu remarquer et qui a duré une bonne partie de la journée, semble s'être apaisée, mais je ne m'y fie point. Il faut rentrer. J'ai maintenant pour devoir de veiller sur vous. Devoir précieux et bien doux. Souffrez donc, mon joli cœur, que je vous accompagne jusqu'à la porte de votre logis. – Je n'ai plus de logis, fit-elle en souriant tendrement, j'ai dû accepter l'hospitalité que m'offrit ma belle et bonne Myrta, la sœur de M. de Beaurevers. C'est donc à la petite maison des Petits-Champs que je demeure, en attendant d'avoir trouvé un autre logis. – En attendant le jour où vous entrerez tête haute dans la maison de votre époux, où vous serez souveraine maîtresse. Dès ce soir avant de me coucher, je parlerai à monsieur mon père et lui demanderai de vouloir bien bénir notre union. » Aussi naturellement, elle répondit : « Je vous attendrai ici, dans cette maison amie. La fiancée du vicomte de Ferrière ne saurait plus courir les rues en disant la bonne aventure. Allez, monseigneur, vous avez tout Paris à traverser et mieux vaut le faire avant que la nuit ne soit complètement venue. Dieu vous garde. » Elle lui tendit le front. Il posa ses lèvres brûlantes sur les fins cheveux, d'un beau châtain foncé, ondulés naturellement, en disant : « À demain, mon cœur. – À demain, mon seigneur et mon maître. » Il partit brusquement. Fiorinda, sans s'en rendre compte, s'était avancée de quelques pas au milieu de la chaussée, afin de le voir plus longtemps. Elle soupira, extasiée : « Ce n'est pourtant pas un rêve ! » À ce moment, répondant à ces paroles qu'elle avait prononcées tout haut, une voix à la fois railleuse et menaçante gronda à son oreille : « Il y a loin de la coupe aux lèvres ! » Elle se retourna tout d'une pièce, et elle reconnut, penché sur elle, le masque grimaçant, avec ses yeux où luisait la flamme du désir, du baron de Rospignac. Elle jeta les yeux autour d'elle et elle se vit encadrée par quatre individus armés jusqu'aux dents, immobiles comme des statues de marbre. Rospignac n'ajouta pas un mot. Il fit un signe. Elle se vit prise, soulevée à bout de bras. Elle n'essaya pas de résister. Elle cria. Elle appela de toutes ses forces : « À moi !… Ferrière !… Beaurevers !… À moi !… – Le bâillon, drôles ! » commanda la voix rude de Rospignac. L'ordre fut exécuté avec une promptitude qui tenait du prodige. Leur précieux fardeau sur l'épaule, les quatre sinistres porteurs s'éloignèrent vivement. Ils s'avancèrent ainsi dans la direction de la rue Coquillère. Rospignac marchait silencieusement à côté d'eux. Une litière, dissimulée dans un renfoncement, attendait à une vingtaine de toises de là. Quelques enjambées suffirent pour les amener jusqu'au véhicule. Fiorinda fut doucement étendue sur les coussins de la litière, dont les mantelets étaient rabattus. « Allez ! », ordonna Rospignac. Et la lourde machine s'ébranla, conduite en main par un palefrenier, escortée par les quatre porteurs. Cet enlèvement s'était accompli avec une incroyable rapidité. Depuis l'instant où Rospignac était apparu à Fiorinda, stupéfaite mais non effrayée, jusqu'au moment où, la litière s'étant éloignée, il fit demi-tour et s'enfonça dans la nuit, une minute tout au plus s'était écoulée. Cette minute venait à peine de finir, Rospignac venait à peine de disparaître, lorsque la porte de la petite maison de la rue des Petits-Champs s'ouvrit brusquement. Un homme bondit dans la rue. C'était Beaurevers. Sur le seuil de la porte demeurée ouverte, deux hommes, deux colosses, dagues et rapières aux poings, se tenaient immobiles. Beaurevers avait bondi dans la rue. Il parut tout étonné de n'y trouver personne. Il inspecta les environs immédiats de la porte. « C'est étrange, se dit-il en lui-même, il m'avait pourtant bien semblé avoir entendu mon nom. » Il revint à la porte. Les deux colosses armés n'avaient pas bougé. « Je me serai trompé », leur dit-il d'un air soucieux. Et sur le ton bref du commandement : « Faites bonne garde. Faites en sorte de ne pas laisser se morfondre dehors cette jeune fille quand elle viendra heurter à l'huis. Et veillez sur elle comme sur ma propre sœur. Bonsoir. Fermez tout. » Sur cette dernière recommandation, et pendant que les deux colosses obéissaient passivement, il s'éloigna à grandes enjambées. En marchant, il grommelait : « C'est tout de même extraordinaire et inquiétant que cette petite Fiorinda ne soit pas encore rentrée !… Après cela, c'est une fille si étrange, si éprise de son indépendance !… Peut-être s'est-elle sentie en cage dans cette maison et a-t-elle cherché un nid plus à sa convenance… Si ce n'était que cela !… Mais c'est qu'il m'a bien semblé reconnaître sa voix !… Au diable ! J'ai d'autres chiens à fouetter pour le quart d'heure et je n'ai que trop perdu de temps déjà ! Il sera temps, demain, de m'occuper de Fiorinda. » II AU LOUVRE Raide dans son fauteuil, Catherine, livide, les lèvres pincées, sans un mot, sans un geste, fixait Rospignac, venu pour rendre compte, qui s'inclinait devant elle. Et sous la menace de ce regard de feu, le baron sentait un frisson d'épouvante l'étreindre à la nuque. « Eh ! madame, avant de me poignarder du regard comme vous le faites, il serait juste de savoir d'abord si je suis coupable !… L'affaire a échoué, c'est certain. Il n'y a point de ma faute, c'est non moins certain. – Expliquez-vous. – Tout le mal vient de MM. de Guise, qui se sont avisés de venir déranger les dispositions que j'avais prises, que vous connaissez et que vous aviez approuvées, madame. – C'est bien, dit-elle froidement, faites votre rapport. » Rospignac comprit qu'il avait réussi à tirer son épingle du jeu. Malgré son calme apparent, il se sentit soulagé du poids énorme qui l'oppressait. Il fit le rapport qu'on lui demandait. Il le fit rigoureusement exact dans ses plus petits détails. Seulement, il mit bien en évidence la faute commise par les Guises en retardant par des questions oiseuses la marche des troupes qui étaient ainsi arrivées trop tard. Quand il eut terminé, Catherine garda un instant le silence. Rospignac, dans une attitude respectueuse, l'observait du coin de l'œil, cherchant à lire sur son visage l'effet produit par ses paroles, et à deviner ses intentions. Peine parfaitement inutile d'ailleurs, car aucun visage humain ne savait se montrer plus indéchiffrable que celui de Catherine. Comme si de rien n'était, elle prononça enfin : « C'est ce soir, je crois, que MM. de Guise doivent avoir un entretien secret avec M. le vidame de Saint-Germain ? – Oui, madame. – Vous serez là ? – Oui, madame. – Bien. Vous viendrez me rendre compte demain matin. Je vais réfléchir… Demain, peut-être, je pourrai vous donner de nouvelles instructions. Allez. » Rospignac s'inclina profondément et se dirigea vers la porte en se disant : « Elle n'est pas contente… Mais elle n'a rien à me reprocher… et c'est l'essentiel pour moi. » Comme il atteignait la porte, elle l'arrêta en disant : « À propos, il faut connaître le nom de la personne qui a fourni à Beaurevers le moyen de descendre de la maison incendiée. – J'y pensais, madame. – Oui, mais il faut trouver… et trouver vite… Ne serait-ce pas des fois le vicomte de Ferrière ? » En disant ces mots, elle le fouillait de son regard aigu. Il ne sourcilla pas. Et ce fut d'un air très naturel qu'il répondit : « Cette idée m'est venue à moi aussi. Ferrière et Beaurevers, depuis quelque temps, sont devenus inséparables. – Eh bien, il faut vous en assurer. – Ce sera fait, madame. – Ce n'est pas tout : il faut me trouver et m'amener cette jeune fille, cette diseuse de bonne aventure, cette Fiorinda, puisque c'est ainsi qu'elle se fait appeler. Il me la faut aujourd'hui même. » Il sortit. Il exultait. Il était bien résolu à obéir et à s'emparer de Fiorinda le jour même. Il eût été moins décidé, et surtout moins pressé, s'il avait connu le rôle joué par la jeune fille dans cette aventure. Et la joie qui le soulevait eût fait place séance tenante à l'inquiétude la plus vive s'il avait su que Catherine, elle, était au courant. Mais Rospignac ignorait encore ces détails. Et c'est pourquoi, s'en tenant à la promesse de Catherine, il nageait dans la joie et prenait ses dispositions pour exécuter au plus vite l'ordre qu'elle lui avait donné. Quant à Catherine, après le départ de Rospignac, elle se leva et se dirigea d'un pas lent et majestueux vers les appartements du roi où elle entra d'autorité. Seule la reine mère pouvait se permettre d'entrer de cette manière. À cet instant, François était en compagnie de la reine Marie Stuart. Ils n'eurent donc pas besoin de se retourner pour savoir qui venait les déranger. Comme deux enfants qu'ils étaient, ils s'écartèrent vivement l'un de l'autre et prirent une attitude cérémonieuse, conforme au cérémonial. « Vous filez le parfait amour, François, c'est fort bien. Mais, vrai Dieu, il y a temps pour tout cependant. Et il faut convenir que vous choisissez bien mal ce temps. Quoi ! les événements les plus graves se déroulent autour de vous et vous n'en avez cure ! – Eh ! madame, s'écria François impatienté, que se passe-til donc de si grave, selon vous ? – Se peut-il que vous ne sachiez rien ! Heureusement que je suis là et que je veille, moi ! » Elle le prit par la main et l'entraîna vers une fenêtre qu'elle ouvrit d'un geste brusque et tendant la main : « Tenez, dit-elle, regardez, écoutez. – Je vois, dit François sans s'émouvoir, je vois des bandes de vile populace, qui semblent échappées de la Cour des Miracles, parcourir les rues armées de bâtons. J'entends que ces truands – car ce sont là de vulgaires truands, madame, qui n'ont rien de commun avec mon peuple que je connais et qui est un brave peuple – je les entends, dis-je, hurler : « Mort aux huguenots !… » Je ne vois pas qu'il y ait là de quoi s'émouvoir. » Ceci dit avec le plus grand flegme, François ferma luimême la fenêtre et revint s'asseoir le plus tranquillement du monde. « Quand vous entendrez ce peuple tourner ses menaces et ses hurlements contre vous, peut-être alors vous émouvrezvous. Fasse le Ciel qu'il ne soit pas trop tard ! – Alors, j'enverrai contre eux une compagnie de mes gardes. On se saisira de ceux qui brailleront le plus fort, on les pendra sans autre forme de procès aux différents carrefours… et je vous réponds que tout rentrera dans l'ordre. » « Oh ! rugit Catherine dans son esprit, ceci n'est pas de toi !… Ceci t'a été soufflé par ce misérable aventurier, par ce Beaurevers de malheur !… Mais il ne sera pas dit que je m'avouerai vaincue sans avoir lutté jusqu'au bout !… » « Mon fils, si vous ne vous teniez pas éloigné des affaires comme vous le faites, vous comprendriez que la situation est grave et mérite toute votre attention. Souffrez que votre mère qui, heureusement pour vous, se tient au courant, elle, vous fasse part de ce qu'elle sait. – Mais, madame, je ne demande pas mieux que de m'instruire. Parlez donc, je vous écoute avec la plus grande attention. – Nous sommes en présence d'un vaste complot ourdi de longue main par les réformés que le populaire appelle huguenots. Leur but ? Rejeter l'autorité royale, se séparer du reste de la nation, ériger un État distinct dans l'État. Et, comme leur élément est essentiellement guerrier, absorber ensuite par la force l'État dont ils seront séparés, l'asservir, devenir les maîtres absolus du royaume. Ce qui revient à dire que vous seriez dépossédé de vos États, renversé et probablement occis. – Voyez-vous cela ?… Je m'étais laissé dire que les réformés demandaient tout simplement le droit de prier Dieu à leur manière. Et bien que cette manière ne soit pas la nôtre, je ne vous cache pas, madame, que je ne trouve pas, quant à moi, cette prétention si exorbitante. – Prétexte, mon fils, simple prétexte. – Soit. Mais ne pensez-vous pas que, si on leur accordait ce qu'ils demandent, ces gens-là se tiendraient tranquilles ensuite ? Je ne sais si c'est un effet de mon ignorance des affaires, mais je ne les vois pas aussi noirs qu'on les fait. J'ai peine à croire à tant de scélératesse. En tout cas, on ne risquerait pas grand-chose d'essayer. – Erreur, mon fils, quand nous leur aurons accordé cela, ces gens-là demanderont autre chose. – Quoi, madame ? Précisez, je vous prie. – Par exemple, l'obligation pour tous les catholiques d'aller au prêche comme eux. – Peuh ! – Soit, dit-elle, mais vous êtes trop bon, François. En attendant, à tort ou à raison, voici les Parisiens qui crient. – Laissons-les crier, madame. Quand ils seront las, ils s'arrêteront. » Battue sur ce point, Catherine voulut une revanche. Et elle se rabattit sur sa bru. « Ma fille, dit-elle soudain, il est vraiment fâcheux que vous ayez si peu conscience de vos devoirs de souveraine. – Moi, madame ! balbutia Marie Stuart interloquée. En quoi ai-je manqué à mes devoirs, selon vous ? Je vous serai très obligée de me l'apprendre. – Comment pouvez-vous supporter que le roi, votre époux, s'efface ainsi qu'il le fait ? s'écria Catherine avec aigreur. Je sais bien que cet effacement profite à votre famille. Il y a des limites à tout, cependant. Le roi passe la plus grande partie de son temps hors de sa maison. Que cela ne vous inquiète pas, cela démontre de votre part une confiance admirable. Songez cependant que les méchantes langues pourraient être tentées de remplacer le mot confiance par le mot indifférence, et avec une apparence de raison… Ne m'interrompez pas, je vous prie… Quand par hasard le roi reste chez lui, vous le chambrez, personne ne le voit. Savez-vous que, si cela continue, on finira par oublier complètement au Louvre, comme dans tout le royaume, qu'il y a un maître, un seul et unique maître, et que ce maître n'est pas M. le duc de Guise, votre oncle. » Marie Stuart, douce et bonne, n'était cependant pas femme à accepter les perfides insinuations de sa belle-mère sans y répondre. Elle allait donc les relever vertement. François ne lui en laissa pas le temps. D'un geste à la fois doux et impérieux, il imposa le silence à Marie Stuart qui allait répliquer et, avec une violence qu'il ne pouvait pas maîtriser complètement : « Puisque vous y tenez absolument, je vais montrer que le jour où il me conviendra d'agir en maître, ce sera pour tout de bon. Il faudra que tout le monde plie sous ma volonté. Vous entendez, madame : tout le monde. Vous vous en prendrez à vousmême : c'est vous qui l'aurez voulu. » Ces paroles, et surtout le ton résolu sur lequel elles étaient prononcées, firent dresser l'oreille à Catherine. Un commencement d'inquiétude se coula dans son esprit. Mais elle se rassura en se disant que ce n'était là qu'une menace vaine que François n'aurait jamais l'énergie de mettre à exécution. Nous avons dit qu'elle connaissait mal son fils. François frappa sur un timbre et donna un ordre à voix haute. À voix basse, il en donna un autre. Catherine eut beau tendre l'oreille, elle ne put entendre ce qu'il venait de commander. Elle avait pourtant l'oreille fine. Et l'inquiétude fit de nouveau irruption en elle. En exécution de l'ordre donné tout haut, les portes furent ouvertes. Un héraut annonça d'une voix tonitruante que le roi accordait audience générale. C'était presque un événement : le roi était fréquemment hors du Louvre et, quand il restait chez lui, comme ce jour-là, il se tenait volontairement à l'écart, ne recevait que ses intimes et n'accordait que les audiences particulières qu'il lui était impossible de remettre. C'était donc assez rarement que la cour se réunissait. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et bientôt le vaste cabinet fut envahi par la foule des courtisans empressés à faire leur cour au roi et aux deux reines. Beaurevers entra. Le roi le vit dès qu'il mit le pied dans le cabinet. Il ne lui dit pas un mot, ne lui fit pas un geste. Seulement, il lui adressa un long regard. Beaurevers comprit la signification de ce regard. Il y répondit par un geste qui disait : « Je ne bouge pas d'ici. » Il voulut aller se placer modestement à l'écart. Mais Catherine l'avait vu, elle aussi. Elle lui adressa un gracieux sourire. Et il dut venir s'incliner devant elle. Il pensait en être quitte ainsi. Mais alors ce fut Marie Stuart qui, de sa voix harmonieuse, avec son plus doux sourire, prononça au milieu de l'attention générale : « Ah ! monsieur de Beaurevers, je suis heureuse de vous voir. » Elle lui tendit la main. Le chevalier se courba sur cette main avec cette grâce altière qui avait un charme spécial chez lui, et l'effleura de ses lèvres. Elle mit cet instant à profit et, pendant que le chevalier se courbait, elle laissa tomber dans un souffle, en désignant du regard François, à deux pas d'elle : « Veillez, chevalier, veillez. » Beaurevers répondit par un coup d'œil expressif qui disait clairement qu'elle pouvait compter sur lui. Et il alla se perdre dans la foule. Seulement, il se plaça de manière à ne pas perdre de vue François et à être vu de lui. Ainsi il pouvait accourir au premier signe. En même temps que MM. de Guise et derrière eux, était entré un personnage auquel nul ne fit attention. Ce personnage, qui paraissait inquiet et se faisait tout petit, c'était le concierge du Louvre, l'espion de Catherine. Nous avons dit que personne n'avait fait attention à lui. Nous nous sommes trompés. Le roi, qui l'avait fait appeler et le guettait, l'aperçut dès qu'il eut franchi la porte, malgré la précaution qu'il prenait de se dissimuler derrière le chancelier Michel de l'Hospital qui, lui, suivait les Guises. Donc, François aperçut le concierge. Et il l'apostropha aussitôt : « Venez çà, monsieur le concierge. » La voix était grosse de menace. Pâle comme un mort, la sueur de l'angoisse au front, le malheureux, au milieu de l'attention générale, traversa le cercle d'un pas chancelant et vint se courber en deux devant le roi qui fixait sur lui un regard glacial. « Monsieur, dit le roi d'une voix tranchante, je vous avais avisé moi-même qu'il se pourrait qu'on vînt demander mon valet de chambre Griffon de la part de deux personnages dont je vous avais fait connaître les noms. Je vous avais expressément recommandé de faire appeler Griffon, sans perdre une seconde, sans demander d'explications au messager, quel qu'il fût. Hier, comme je prévoyais, on est venu vous demander de faire appeler Griffon. Voulez-vous m'expliquer comment il se fait qu'il a fallu plus d'une demi-heure pour faire une commission qui pouvait, qui devait être faite en moins de cinq minutes ? – Sire, bredouilla le malheureux, j'ai envoyé séance tenante un laquais vers M. Griffon… Je ne m'explique pas… – Vraiment, vous ne vous expliquez pas !… Et comment se fait-il que vous vous soyez permis, malgré mes ordres formels, de faire subir au messager un interrogatoire qui n'a pas duré moins d'un quart d'heure ?… Il n'est plus question là de la né- gligence d'un misérable laquais. C'est bien vous qui êtes coupable. De quoi vous mêlez-vous ?… Ah çà ! les ordres que je donne ne comptent donc pas pour vous ?… » Il s'était animé. La colère qu'il avait refoulée jusque-là, maintenant qu'il avait un prétexte plausible, éclatait dans toute sa violence. C'était la première fois que cette colère royale se manifestait ainsi en public. Elle parut d'autant plus effrayante que, dans les rares moments où le roi s'était montré au milieu de sa cour, on l'avait toujours vu d'une humeur douce, égale, un peu timide, volontairement effacé, comme le lui reprochait Catherine. Il reprit, et maintenant il paraissait très calme, très maître de lui, mais si froid, si résolu qu'il parut plus effrayant encore que dans l'éclat de sa colère. « Il est temps que ces agissements cessent. Il est temps qu'on sache qu'il n'y a pas d'autre maître ici que moi. Qu'on se le tienne pour dit. » Ceci, qui s'adressait à toute l'assemblée, était accompagné d'un regard circulaire. Et il fut remarqué que ce regard s'était arrêté un instant sur Mme Catherine et sur MM. de Guise. Le roi revint à l'infortuné concierge, plus mort que vif : « Quant à vous, monsieur, fit-il de sa voix glaciale, je ne veux pas autour de moi de serviteur en qui je ne puis avoir confiance. Je vous donne quarante-huit heures pour vous démettre de votre charge. » Le concierge plia sous le coup. Instinctivement, il jeta sur Catherine un regard désespéré qui implorait assistance. Mais Catherine, pestant intérieurement contre le maladroit, se hâta de détourner les yeux. Le roi surprit ce coup d'œil. Il acheva : « … Et vous retirer dans vos terres. Allez… Et si vous tenez à votre tête, faites en sorte que je ne vous rencontre jamais ni à la cour ni à la ville. » Pendant que l'espion se retirait d'un pas chancelant, un murmure approbateur saluait cette exécution sommaire. Le roi avait parlé en maître et tout naturellement la foule des courtisans se déclarait pour lui. III LES GUISES Le duc François de Guise et son frère, le cardinal de Lorraine, avaient dû s'immobiliser, attendre la fin de cette scène. Ils étaient aussi troublés, aussi inquiets l'un que l'autre. Après avoir échangé quelques réflexions à voix basse et s'être concertés, ils s'avancèrent vers le roi. Et leur inquiétude se manifesta d'une manière dissemblable qui marquait d'une façon criante la différence de caractère des deux frères. Le duc, dans la force de l'âge (il avait à peine quarante et un ans), de haute taille, de carrure puissante, le visage congestionné, la cicatrice du front qui lui valait son surnom de Balafré, d'un rouge sanglant, accentuait la rudesse de sa démarche, la dureté du regard, le port de tête insolent, le pli dédaigneux des lèvres. Et il alla droit devant lui, sans un sourire, sans détourner un instant son regard qu'il tenait obstinément fixé sur le roi. C'était le chêne puissant qui redresse son front altier et brave la tempête. Le cardinal, plus petit, plus mince, plus élégant, l'œil voilé, le teint pâle, l'allure souple, ondulante, glissait sur le tapis, courbé en une interminable révérence ; il prodiguait à droite et à gauche des sourires mielleux et il interrogeait anxieusement du regard sa nièce, Marie Stuart. C'était le roseau qui plie pour mieux se redresser. Et ce fut ainsi qu'ils vinrent faire leur révérence au roi et que le duc débita son compliment. Se croyant sûr de son pouvoir, le duc demanda au roi la faveur d'un entretien particulier, ayant amené M. le Cardinal et M. le Chancelier, dit-il, à seule fin de l'entretenir d'affaires urgentes et de la plus haute gravité. C'était une satisfaction platonique qu'il donnait ainsi au jeune souverain, en ayant l'air de le consulter. Ordinairement, le roi ne faisait aucune difficulté d'accorder l'audience demandée et approuvait toutes les décisions qu'on lui soumettait. Le duc était fermement convaincu que les choses se passeraient cette fois-ci comme elles se passaient toujours en pareil cas. Il fut stupéfait lorsqu'il entendit le roi déclarer d'une voix grave : « Parlez, monsieur le Duc, je vous écoute. – Quoi ! fit le duc assez interloqué, Votre Majesté veut que je traite ici, devant tout le monde, des affaires qui ne doivent être révélées qu'en conseil ? – Pardon, répliqua François qui prit un air naïf, ne m'avezvous pas dit, duc, que vous vouliez m'entretenir des agissements de MM. les Réformés, de certains événements qui se sont déroulés hier sur le Pré-aux-Clercs, et enfin de cette petite effervescence qu'on voit aujourd'hui dans les rues de la ville ? – En effet, Sire, c'est bien de cela qu'il s'agit. Mais je ne me souviens pas d'en avoir parlé à Votre Majesté. – Vraiment !… Il me semblait cependant vous l'avoir entendu dire… Au surplus, peu importe. C'est bien de cela que vous désiriez nous entretenir ? Oui. Eh bien, parlez, en ce cas. J'estime que ce sont là affaires sans conséquence qui peuvent être traitées au su et au vu de tout le monde. » Il fallait voir de quel air détaché François venait de prononcer ces paroles. Malgré les signes discrets que lui adressait son frère le cardinal, le duc ne voulut pas céder sans avoir résisté jusqu'au bout. « Sire, dit-il en baissant de plus en plus la voix, il est impossible de traiter d'aussi graves questions en public. – C'est votre opinion, déclara froidement le roi, ce n'est pas la mienne. Parlez donc, duc. Parlez à haute et intelligible voix. Je le veux. » Le roi ayant dit : « Je veux », il n'y avait plus qu'à s'incliner. C'est ce que fit le duc, la rage au cœur. Mais, au moment où il allait prendre la parole, le cardinal lui ferma la bouche par un coup d'œil d'une éloquence irrésistible, et prenant les devants : « C'est un long discours qu'il faut faire. Ceci rentre dans mes attributions plus que dans celles de M. le Duc qui est un soldat d'abord et avant tout. Votre Majesté veut-elle me permettre de prendre la parole ? – Peu importe celui de vous deux qui parlera. Je vous écoute, cardinal… Et surtout soyez bref. » C'était sec. Le duc se mordit les lèvres jusqu'au sang. Mais un nouveau coup d'œil de son frère lui recommanda la prudence et la modération. Et comme, nous croyons l'avoir dit, il avait une confiance illimitée dans l'esprit subtil de son frère qui était la forte tête de la maison, il se contint. Quant au cardinal, il se courba profondément, comme devant un compliment flatteur. Mais son dépit était violent. De plus, il était cruellement embarrassé. Et ceci nécessite une explication : Forts de la confiance royale, les Guises n'avaient pas attendu cette audience pour prendre des mesures violentes. Ces mesures pouvaient déchaîner la guerre civile dans le royaume. Ils le savaient. C'était ce qu'ils voulaient. Ces mesures, ils comptaient les faire approuver par le roi, après qu'elles auraient été mises à exécution, en partie du moins, c'est-à-dire lorsqu'il serait trop tard pour revenir là-dessus. C'était leur manière de faire dans les coups de force. Mais voici que tout à coup le roi paraissait se tourner contre eux. Cela changeait complètement la face des choses. Dans la disposition d'esprit qu'ils voyaient au roi, il eût été souverainement dangereux de lui révéler qu'ils avaient donné des ordres avant d'avoir obtenu son assentiment. C'était cela surtout qu'il fallait lui cacher et c'est pour cela que le cardinal avait demandé la parole. Voilà pourquoi le cardinal de Lorraine était embarrassé et s'était accordé un bref instant pour se recueillir. Il commença enfin son discours. Ce fut la répétition amplifiée des accusations que Catherine, l'instant d'avant, avait portées sur les réformés. Il ne put en dire guère plus long qu'elle, car le roi l'interrompit presque aussitôt : « Inutile de pousser plus loin, dit-il. Je suis fixé sur ce sujet… Je m'étonne de voir un esprit aussi éclairé, un savant comme vous, monsieur le Cardinal, se faire écho d'accusations aussi ridicules… Je dis bien : ridicules. Sachez, monsieur, que je suis renseigné sur cette affaire plus et mieux que vous ne pouvez l'imaginer. C'est ce qui me permet de constater que vous êtes dans l'erreur. C'est pourquoi je vous dis : Non, monsieur, les réformés n'en veulent pas à ma vie et ne complotent pas contre la sûreté de l'État… Mais ce qu'ils feront certainement si on les pousse à bout… Peut-être est-ce là ce qu'on cherche. Je finirai par le croire… Vous êtes venu me proposer des mesures. Je présume qu'elles sont violentes. S'il en est ainsi, je vous dispense de les formuler. La violence serait la pire des fautes. Elle nous mènerait fatalement à la guerre civile… Je vois très bien que c'est là précisément le but poursuivi par certains fauteurs de désordres qui, pour l'assouvissement d'ambitions effrénées, n'hésiteraient pas à noyer le pays dans des flots de sang… Mais je ne serai point leur dupe, et leurs abominables projets ne se réaliseront pas, je vous en donne ma parole royale. Inutile donc de prêcher ici la violence. Ce qu'il faut, c'est un large esprit de tolérance, calmer les esprits au lieu de les exciter sans trêve comme on le fait, leur prêcher l'amour et la concorde et non pas la haine et la discorde, leur faire comprendre, enfin, que les sujets d'un grand et beau royaume comme celui-ci sont comme les membres d'une même et vaste famille qui doivent s'entraider fraternellement et non pas se dévorer mutuellement comme des chiens enragés. Voilà ma politique, à moi. Vous la jugerez peut-être un peu simple. Je la crois bonne. Et si on l'applique comme je l'entends – et je veillerai à ce qu'il en soit ainsi – vous verrez bientôt renaître l'ordre et la prospérité dans ce pays. Alors, si Dieu me prête vie, il sera temps de rechercher ces criminels auxquels j'ai fait allusion. Et je vous jure Dieu qu'ils seront démasqués, saisis, jugés, condamnés et jetés pantelants sous la hache du bourreau. J'ai dit. » Ce petit discours, auquel personne ne s'attendait, produisit une impression énorme. D'autant qu'il avait été prononcé sur un ton modéré, mais avec une fermeté que personne ne soupçonnait chez ce jeune homme d'aspect maladif, qui passait pour très indolent. Ce fut aussi une stupeur prodigieuse de le voir discuter, avec tant de bon sens et une réelle compétence, des affaires dont on croyait bien qu'il ignorait le premier mot. Au milieu du silence, une voix grave s'éleva soudain qui approuva courageusement : « Et c'est fort bien dit, Sire. C'est là un noble langage. Un langage de roi. » C'était le chancelier Michel de l'Hospital qui prenait ainsi position contre les Guises. Cette intervention fut agréable au roi. Avec son plus gracieux sourire, il remercia : « L'approbation de l'homme intègre que vous êtes, monsieur le Chancelier, m'est infiniment précieuse. Elle ne saurait me surprendre cependant, connaissant la noblesse et l'élévation de votre caractère. » Le chancelier se courba sous le compliment. Et redressant sa noble tête avec une gravité douce : « Paroles inoubliables, qui me comblent de joie et d'orgueil, Sire. Si Dieu vous prête vie, vous serez un grand roi, Sire. – Ce n'est pas là le titre que j'ambitionne, fit le roi avec la même gracieuseté. Que mes sujets disent de moi que je suis un roi juste et bon, je n'en demande pas plus. En tout cas, c'est ce que je m'efforcerai d'être et, avec les conseils d'hommes vénérables tels que vous, monsieur le Chancelier, j'espère y arriver sans trop de peine. » Et, avec un accent d'inexprimable mélancolie qui trahissait la crainte secrète qui était au fond de lui-même, il ajouta, pour la deuxième fois : « Si Dieu me prête vie, toutefois. » Cette diversion, quoique très brève, avait permis aux Guises de se ressaisir. Le duc reprit la parole. « Le roi, fit-il en s'inclinant profondément, repousse, sans les connaître, les mesures que nous étions venus lui soumettre. Le roi est le maître… Je m'incline devant sa volonté. Le roi refusera sans doute également d'entendre la relation des événements qui se sont produits hier… Sur le vu de rapports vagues, émanés on ne sait de qui et d'où, le siège du roi est fait… – En effet, duc, interrompit vivement le roi, mon siège est fait, comme vous dites. Mais ce n'est pas d'après de vagues rapports, comme vous dites encore. J'étais là, duc, comprenezvous ?… J'ai vu de mes propres yeux, j'ai entendu de mes propres oreilles. » Si maître de lui qu'il fût, le duc plia sous le coup. Il fit précipitamment deux pas en arrière. Il croyait que le roi connaissait la terrible vérité et qu'il allait l'accuser devant toute la cour d'avoir voulu le faire assassiner… « Votre Majesté était là !… dans cette échauffourée !… » bégaya le duc sans trop savoir ce qu'il disait. Le pis est que le roi semblait jouir de leur trouble et de leur embarras. Il les fixait d'une manière inquiétante et ne se pressait pas de répondre. Enfin, il prononça avec une lenteur calculée : « Oui, duc, j'ai vu et entendu par moi-même. Vous, vous n'étiez pas sur les lieux où se sont passés les événements dont nous nous entretenons. Donc, vous ne pouvez en parler que d'après les rapports qu'on vous en a faits. Oh ! je ne mets pas en cause votre bonne foi… Je sais que ces rapports-là ne sont pas vagues, et qu'ils émanent de M. le Lieutenant criminel et de M. le Chevalier du guet. Je ne dis pas qu'ils sont mensongers, ces rapports, et que vous ne devez pas avoir foi en eux. Mais je sais qu'ils disent des choses qui sont contraires à celles que j'ai vues et entendues moi-même. En sorte qu'il faudrait chercher comment ces deux officiers royaux ont pu se tromper aussi grossièrement. Et s'ils sont coupables, il faudra les frapper impitoyablement. Comprenez-vous, duc ? Ce que le duc et le cardinal comprenaient surtout, c'est que la mortelle accusation ne se produisait pas. Bien mieux, le roi semblait les mettre hors de cause, puisqu'il disait qu'il ne doutait pas de leur bonne foi. Ils se sentirent revivre tous les deux, et un vaste soupir de soulagement souleva leurs deux poitrines. Seulement la secousse avait été trop forte. Ils avaient sondé l'abîme, ils connaissaient maintenant les effets hallucinants du vertige. Et ils n'avaient pas envie de les éprouver à nouveau. C'est pourquoi le duc, qui allait tenir tête au roi, jugea prudent de louvoyer, d'avoir l'air de s'incliner. C'est ce qui fait que, au grand étonnement de ceux qui le connaissaient, le duc déclara : « Qui donc serait assez osé de mettre en doute la parole royale ? Si le roi affirme que les rapports qui m'ont été faits sont inexacts, c'est que cela est ainsi. L'enquête sera faite, Sire, et menée rondement, je vous en réponds. De même, je vous réponds que ceux qui m'ont mis dans cette fâcheuse posture aux yeux de Votre Majesté seront châtiés sans pitié, comme ils le méritent. » Le roi se contenta d'approuver d'un léger signe de tête. Le duc reprit, achevant sa soumission : « Il importe cependant que des mesures soient prises sans tarder au sujet de cette émotion qui s'est manifestée aujourd'hui dans la rue. Plaise à Votre Majesté de me donner ses ordres à ce sujet. » IV OÙ BEAUREVERS INTERVIENT Ce fut une stupeur dans la noble assemblée. Quoi, l'orgueilleux, le tout-puissant François de Guise, acceptait sa disgrâce sans mot dire !… Quoi ! lui qui, jusque-là, avait dirigé les affaires de l'État en maître absolu, il se laissait évincer, chasser presque, sans demander une explication ! Il se courbait, il sollicitait humblement des ordres ! C'était plus qu'une reculade, c'était un effondrement. Voilà ce que se disaient les gens qui ne s'en rapportaient qu'aux apparences, oubliant que les apparences sont souvent trompeuses. Ainsi dut juger le roi. Car une fugitive lueur de triomphe passa dans ses yeux. Mais Catherine ne jugea pas ainsi, elle. Car un sourire énigmatique passa comme une ombre sur ses lèvres pincées. Beaurevers non plus ne jugea pas ainsi. Car il quitta sa place et vint s'incliner devant le roi. François comprit qu'il avait quelque chose d'important à dire. Il lui adressa un gracieux sourire – ce jour-là décidément, il souriait à tout le monde, hormis à ses oncles, remarquèrent les courtisans plus attentifs que jamais. Et il autorisa : « Parlez, chevalier. » Le duc toisa le nouveau venu d'un air souverainement dédaigneux. Et il tourna la tête de l'autre côté. Et pour mieux marquer le peu de cas qu'il faisait du personnage et de ce qu'il allait dire, il affecta de s'entretenir à voix basse avec son frère. À part cela, tout le monde, même le roi, même Catherine, même les Guises, malgré leur air détaché, attendait avec la curiosité la plus vive ce qu'allait dire le chevalier. Sans paraître remarquer l'attitude impertinente du duc, nullement gêné par l'attention générale concentrée sur lui, Beaurevers commença de sa voix claironnante : « Sire, dit-il, il me semble qu'un malentendu s'est élevé entre Votre Majesté et M. le duc de Guise. Étant donné la gravité des circonstances, il importe de faire cesser ce malentendu. » Le duc tressaillit. D'après le préambule de Beaurevers, il lui semblait que c'était un secours inespéré qui lui arrivait là. Dans la situation difficile où il se trouvait, il se dit qu'il avait eu tort de se montrer aussi hautain vis-à-vis d'un homme qui s'annonçait comme un allié, momentané tout au moins. Il craignit de l'avoir froissé par son attitude. Et il se tourna franchement vers lui. Et il lui accorda ouvertement une attention qu'il avait voulu dissimuler jusque-là. Moins fier, son frère, le cardinal, fit mieux. Il lui adressa son plus gracieux sourire. Devant ce changement à vue, une lueur s'alluma dans l'œil de Beaurevers. Mais il ne sourcilla pas, ne parut pas avoir remarqué ce changement et reprit : « Votre Majesté veut-elle autoriser un entretien particulier entre MM. de Guise et moi-même ? Ici même, nous trouverons bien un coin où nous isoler… l'embrasure de cette fenêtre, par exemple. Je réponds qu'après cet entretien, qui sera très bref, MM. de Guise, convaincus par les arguments que je leur ferai valoir, seront complètement d'accord avec Votre Majesté. J'en réponds sur ma tête. » Sans hésiter, le roi autorisa séance tenante : « Allez, chevalier. Je m'en rapporte à vous. » Beaurevers se tourna alors vers le duc, attendant sa décision. Il vit qu'il allait refuser. Il fit deux pas en avant qui l'amenèrent presque poitrine contre poitrine avec le duc et, dans un souffle à peine perceptible, il lui jeta dans la figure : « Si vous préférez que je parle tout haut, devant tout le monde, dites-le. Mais, croyez-moi, duc, pour vous, il vaut mieux que ce que j'ai à vous dire reste entre nous. » Il souriait en disant cela. On pouvait croire, en le voyant, qu'il venait de dire une banalité. Mais le regard qu'il fixait sur le duc était tel que celui-ci comprit aussitôt qu'une menace effroyable était suspendue sur lui. Son frère ne lui laissa pas le temps de faire un coup de sa tête. Il avait deviné ce que Beaurevers avait dit, plus qu'il ne l'avait entendu. Lui aussi, il comprit. L'imminence du péril lui dicta les paroles propres à sauvegarder l'amour-propre de son frère : « Allons, mon frère, dit-il, puisque c'est l'ordre du roi. » En même temps, il lui saisissait le bras comme pour s'appuyer dessus et, d'une pression impérieuse de la main, lui recommandait la prudence. Heureux d'avoir une raison de céder sans paraître se courber devant la menace, le duc accéda. « C'est juste. On ne résiste pas à un ordre du roi… Allons. » Les trois hommes se trouvèrent en présence derrière le rideau. Ils s'observèrent une seconde en silence. Et ce fut le duc qui attaqua sur un ton railleur : « Vous prétendez avoir des choses à dire qui doivent nous mettre pleinement d'accord avec Sa Majesté. Voyons ces choses. Je vous écoute. – Je dois vous dire que c'est moi qui ai suscité le conflit qui vient d'éclater entre le roi et vous. C'est moi qui ai ébranlé fortement votre crédit, rendu votre disgrâce imminente. » Hors de lui, le duc gronda furieusement : « Ah ! c'est vous qui nous avez desservis ! Et vous le dites en face !… Par le Dieu crucifié, j'admire votre impudence, mon maître ! – Impudence, non. Loyauté, oui. Il n'est pas dans mes habitudes de prendre les gens en traître… je ne suis pas assez grand seigneur pour me permettre de tels procédés. C'est ici, entre nous, une manière de duel d'où je suis sûr de sortir vainqueur. Il me répugnait d'user contre vous d'avantages que vous ignoriez. C'est pourquoi je vous ai avertis. Il me reste de vous faire connaître ce que je puis faire de plus. – Quoi ! railla le duc, vous pouvez faire plus encore ! Et quoi donc, bon Dieu ? – Je puis achever de consommer votre ruine. Je puis faire tomber vos têtes… » Le duc se redressa de toute sa hauteur et, sur un ton de dédain écrasant : « Monsieur, dit-il, par l'intrigue, par de tortueuses manœuvres, on peut faire disgracier, ruiner, empoisonner un prince de sang royal… On peut à la rigueur se défaire de lui par le poison ou le poignard d'un assassin… Mais, en aucun cas, on ne le frappe à la tête. » Le cardinal avait observé Beaurevers et il avait abouti à une erreur. Celle-ci : Beaurevers après leur avoir nettement prouvé qu'il jouissait d'une influence réelle – et ceci lui paraissait évident – voulait tout simplement se faire acheter le plus cher possible l'influence dont il disposait. Ayant cette idée en tête, le cardinal se jetait dans la discussion. « Ne prononçons pas d'inutiles et surtout d'irréparables paroles, fit-il d'un air conciliant. Monsieur de Beaurevers, vous avez voulu nous montrer que votre crédit est assez considérable pour faire échec au nôtre. J'aurais mauvaise grâce à ne pas le reconnaître, puisque, grâce à vous, nous sommes sur le chemin de la disgrâce. Ensuite, vous nous avez assuré que vous étiez assez fort pour achever de nous perdre dans l'esprit du roi. Ceci me paraît moins prouvé. Mais n'importe, je le tiens pour admis. Vous nous avez dit que vous pouviez achever de nous perdre. Mais vous ne nous avez pas dit que vous le feriez… D'où je conclus que vous avez, monsieur de Beaurevers, certaines propositions à nous faire. Et vous agirez selon que nous aurons accepté ou repoussé ces propositions. » Beaurevers s'inclina. il. « J'admire, monseigneur, la pénétration de votre esprit, fit- – Bah ! dit le cardinal avec un air de fausse modestie, je vous ai dit que c'était là un jeu d'enfant. Parlez donc, monsieur de Beaurevers, parlez… Et ne craignez pas de trop demander. Nous ne demandons qu'à nous entendre avec vous. – Nous vous écoutons, monsieur », encouragea le duc. Froidement, avec un air sérieux qui indiquait qu'il ne songeait plus à s'amuser, Beaurevers commença : « Faire la paix avec les réformés. – Mais, monsieur, s'écria le cardinal, n'avez-vous pas entendu monseigneur le duc déclarer au roi qu'il était prêt à exécuter ses ordres à ce sujet ? Il me semble que nous sommes d'accord. – Sans doute, sans doute, monsieur le cardinal. Mais c'est qu'il ne faudrait pas qu'on défit d'une main ce qu'on aurait fait de l'autre. – Qu'est-ce à dire ? gronda le duc. Oseriez-vous nous soupçonner de mauvaise foi ? » Avec une froideur terrible, Beaurevers répliqua : « Oui, duc !… » Et ce oui tombait sec et tranchant comme un coup de hache. Profitant de leur stupeur, il reprit aussitôt : « Je vous ai devinés, moi, messieurs… Vous, cardinal, vous rêvez de poser sur votre front la tiare de saint Pierre, et vous, duc, de changer votre couronne ducale contre une couronne royale. Ambition grandiose, au travers de laquelle les réformés viennent se jeter. Et c'est de là, uniquement de là, que vient votre haine contre eux. Que demain ces réformés unissent leurs forces pour favoriser votre ambition, comme ils les ont unies pour la contrarier, et vous irez au prêche et vous crierez très haut et ferez crier aujourd'hui : Mort aux huguenots ! Que vous soyez roi, je n'y verrais pour ma part aucun inconvénient. Mais vous rêvez de dépouiller le roi François II… Et moi j'ai mis dans ma tête que, tant qu'il sera vivant, et moi aussi, nul ne portera la main sur son bien. Voilà pourquoi je me dresse sur votre route, prêt à défendre du bec et des ongles le bien de ce pauvre petit roi à qui vous avez juré fidélité et que vous voulez dépouiller. Et pour commencer, comme le seul obstacle sérieux à vos projets vient des réformés, je vous empêche d'écarter cet obstacle en vous mettant dans l'impossibilité de les anéantir comme vous vouliez le faire. Ceci est élémentaire, et c'est de bonne guerre aussi. Donc, duc, vous céderez sur ce point, sur lequel le roi ne transigera pas, je vous en avertis, et votre situation demeurera intacte, ou bien vous résisterez… et alors vous êtes perdu. » La rage de se voir si bien et si complètement pénétrés les avait laissés sans voix. Pendant que le cardinal tremblait, le duc se redressait et dardait sur Beaurevers un regard étincelant, chargé de menaces. Un instant le chevalier put croire que le duc allait se ruer sur lui et lui plonger sa dague dans la gorge, tant la colère le transportait. Mais il n'en fut rien. Brusquement, le duc se calma. Il sourit même, d'un sourire suprêmement dédaigneux. Et d'un air détaché, s'adressant à son frère : « Dieu me pardonne, je crois que j'ai failli me fâcher !… Partons, cardinal. » Beaurevers sourit. Il allongea le bras et souleva un coin de rideau. Et avec le même calme terrible : « Avant de rompre cet entretien qui n'est pas achevé, jetez, duc, un coup d'œil sur les portes de cette salle, et voyez si sortir d'ici vous paraît chose facile à accomplir. » Malgré eux, les Guises obéirent à l'invitation de Beaurevers et jetèrent un coup d'œil sur les portes. Et ils demeurèrent pétrifiés : Devant chaque porte se tenait, sur deux rangs, un fort piquet de gardes, la pique à la main. Le cardinal verdit. Il dut s'appuyer au mur : ses jambes se dérobaient sous lui. Le duc tint tête et d'une voix rauque gronda : « C'est pour nous qu'on a pris ces dispositions extraordinaires ? – Parbleu !… Pour qui voulez-vous que ce soit ? » Ayant dit ces mots d'un air railleur, Beaurevers laissa retomber le rideau. duc. « Qu'est-ce que cela signifie ? murmura machinalement le – Cela signifie que vous êtes mes prisonniers, révéla Beaurevers. Vous l'êtes depuis l'instant où vous êtes venus vous mettre dans cette embrasure. – Soit, dit le duc qui, à force de volonté, parvenait à conserver un calme apparent, nous avons été attirés dans un traquenard, nous sommes pris, c'est fort bien… Le roi nous doit une explication, et je jure Dieu donnera satisfaisante. Venez, cardinal. – Un instant encore, répliqua Beaurevers sans bouger d'une semelle ; croyez-moi Duc, vous avez un intérêt capital à connaître mes explications avant que je ne les fournisse au roi, devant la cour assemblée. Ces explications sont très simples, elles sont terribles pour vous. Voici ce que je dirai au roi : « Sire, vous avez été, hier, pourchassé, traqué, assailli, malmené par une meute d'assassins, parmi lesquels se trouvaient des archers conduits par le lieutenant criminel et le chevalier du guet et aussi des gardes de M. de la Roche-sur-Yon ? C'est miracle vraiment que vous ayez pu vous tirer sain et sauf de cette formidable aventure. Vous avez voulu savoir, Sire, quels étaient les instigateurs de ce lâche attentat. Je les ai cherchés… Je les ai trouvés… Et connaissant leur puissance et leur astuce, pour qu'ils ne puissent échapper au supplice des régicides qui les attend, j'ai pris sur moi de faire garder les portes. Sire, ces assassins en chef, les voici, je les livre à votre justice. » Beaurevers, implacable, continua sans leur laisser le temps de protester : « Vous me direz, monsieur, qu'il ne suffit pas de porter une accusation, il faut l'appuyer par des preuves. C'est très juste. Ces preuves, je les ai là, dans mon pourpoint, et je les remettrai au roi. Cela va sans dire. Vous me direz encore qu'on peut discuter sur des preuves. Soit. À l'appui des miennes, viendront s'ajouter le propre témoignage du roi, le mien et celui de quelques autres personnes… parmi lesquelles le baron de Rospignac… le baron de Rospignac que j'ai aperçu dans cette salle, qui se trouve pris comme vous, par conséquent. Et soyez tranquille, Rospignac parlera. Il faudra qu'il parle et qu'il dise : premièrement, ce qu'il est allé faire mardi dernier à l'hôtel de Cluny. Secondement, comment et pourquoi, à la suite d'un long entretien avec M. le cardinal, il s'est trouvé muni de certains ordres plaçant sous son obéissance directe M. le grand prévôt et M. le gouverneur de la ville. Troisièmement, à quel titre il a touché une somme importante chez votre trésorier. Quatrièmement, enfin, ce qu'il faisait au moment de l'attentat dans certaine maison de la rue de Buci, dans le grenier de laquelle il se dissimulait et d'où, tel un commandant d'armée, il envoyait ses ordres aux deux archers, aux gardes et surtout à certains hommes de sac et de corde déguisés en écoliers et en truands, ce qui ne les changeait guère. » Ayant achevé cette manière de réquisitoire, Beaurevers n'ajouta pas un mot de plus. Simplement, il s'écarta, s'effaça, livra passage aux Guises, signifiant ainsi tacitement que, s'ils voulaient rendre le débat public, ils étaient libres de le faire. Et il eut l'immense satisfaction de voir que les Guises ne bougeaient pas. Son audacieuse manœuvre avait pleinement réussi. Et ce fut le cardinal qui parla : « Monsieur, dit-il de sa voix la plus insinuante, ce n'est pas le lieu de discuter avec vous les formidables accusations que vous ne craignez pas de lancer contre la maison de Guise. Quoique, à bien considérer les choses, il me paraît que vous n'êtes pas bien convaincu vous-même de la valeur de ces accusations. Sans quoi vous n'eussiez pas hésité, je crois, à les produire en plein public. – Oui, répliqua sèchement Beaurevers, mais en agissant ainsi je vous envoyais à l'échafaud… Et je ne suis pas un pourvoyeur de bourreau, moi, monsieur !… Je m'étonne que vous ne l'ayez pas compris… – Soit, grinça le cardinal, vaincu, faites vos conditions. » Beaurevers ne triompha pas. Froidement, mais très simplement, il répondit : « Je vous ai fait connaître ces conditions. Je n'ai rien à ajouter. – Vous voulez que nous fassions la paix avec les réformés ? insista le cardinal. – J'y tiens absolument… Écoutez donc : en vous imposant cette paix, le roi éloigne de vous sa couronne sur laquelle vous étendiez déjà la main. Tout est à recommencer pour vous. Vous recommencerez, je n'en doute pas. Alors, nous aviserons… car n'oubliez pas, messieurs, que vous me trouverez constamment sur votre chemin. – C'est bien, allons retrouver le roi. » Ayant ainsi effectué sa soumission, le cardinal allongea la main vers le rideau. À ce moment, le duc se plaça devant Beaurevers et, le visage convulsé par la haine, le regard flamboyant, il gronda d'une voix indistincte : « Par ton astuce infernale, tu triomphes aujourd'hui. C'est bien. Mais j'aurai mon tour. Garde-toi bien, Beaurevers, c'est désormais entre nous un duel à mort, et je jure Dieu que je ne te ménagerai pas. – Je m'en doute, sourit Beaurevers. Mais, tout-puissant duc de Guise que vous êtes, vous ne me faites pas peur. » D'un pas rude, le duc rentra dans la salle, suivi du cardinal. V OÙ BEAUREVERS S'INTRODUIT DANS L'HÔTEL DU VIDAME DE SAINT-GERMAIN Beaurevers, attiré par l'appel lancé par la jeune fille, était sorti précipitamment de la petite maison, avait inutilement fouillé les alentours et, n'ayant pas un instant à perdre, avait-il dit, s'était dirigé vers le quai du Louvre et avait sauté dans un bachot dans l'intention de traverser la Seine. Quelques minutes plus tard, Beaurevers prenait pied sur le quai des Augustins, à quelques pas de la rue Pavéed'Andouilles 2. Tout courant, il se dirigea vers la rue de la Rondelle et vint s'arrêter devant l'hôtel du vidame. Il ne lui avait pas fallu dix minutes pour traverser la rivière et arriver jusque-là. Mais il avait perdu un bon moment à chercher Fiorinda et il craignait d'arriver trop tard pour ce qu'il voulait faire. C'est pourquoi il avait franchi au pas de course la distance qui séparait le quai de la rue de la Rondelle. Trinquemaille et Bouracan, dès qu'il s'arrêta non loin de la porte, surgirent d'on ne sait quel invisible trou et se dressèrent à ses côtés. À voix basse, et avec une pointe d'inquiétude, le chevalier interrogea : « J'espère qu'ils ne sont pas entrés déjà ? 2 Rue Séguier. – Non, Monsieur, personne n'est entré, rassura Trinquemaille. – Tout va bien », murmura Beaurevers avec un soupir de soulagement. Et il repartit, toujours courant. Il vint s'arrêter devant la porte basse du quai, comme il s'était arrêté devant la grande porte de la rue de la Rondelle. Là ce furent Strapafar et Corpodibale qui se dressèrent soudain devant lui. Et ce fut Strapafar qui, avant d'être interrogé, renseigna : « Il vient d'entrer, il y a quelques minutes à peine. – Qui lui a ouvert ? » demanda Beaurevers. Et Corpodibale répondit : « Personne. Il avait une clef. » Complètement rassuré, Beaurevers murmura pour luimême : « Allons, tout est pour le mieux et j'arrive à temps. » Il s'approcha de la porte du jardin de Ferrière en faisant signe à Corpodibale et à Strapafar de le suivre. Une demi-minute plus tard, ayant escaladé le mur avec l'aide de ses deux compagnons, comme nous lui avons vu faire une fois déjà, il se laissait tomber sans bruit dans le jardin du vicomte. Maintenant, il connaissait les lieux jusque dans les moindres recoins. Il eut vite fait de passer du jardin du vicomte dans celui du vidame. Il alla au perron, monta les degrés de marbre blanc et s'approcha de la porte. C'était une porte-fenêtre. À travers les vitraux multicolores enchâssés de plomb, il jeta un coup d'œil dans l'intérieur de la pièce. Elle était brillamment éclairée par une profusion de cires. Il n'eut aucune peine à reconnaître le vidame qui s'entretenait avec Rospignac. Seulement, il se rendit compte que, la porte fermée, pas une des paroles prononcées à l'intérieur ne parvenait jusqu'à lui. Et il avait l'ouïe particulièrement fine. Il n'hésita pas : avec des précautions infinies, il saisit le loquet et le souleva sans bruit. Il eut la joie de sentir que la porte cédait. Il se garda bien d'ouvrir et laissa retomber le loquet. Il savait maintenant que la porte s'ouvrirait au bon moment. Cela lui suffisait pour l'instant. Il attendit patiemment. Au bout de quelques minutes, Rospignac, qui était debout, disparut tout à coup. « Voilà ce que j'espérais ! murmura Beaurevers, joyeux. M. le baron va faire l'office de portier et introduire lui-même les illustres visiteurs… Quant à Mgr le vidame, j'espère qu'il comprendra que le moins qu'il puisse faire pour de tels visiteurs, c'est d'aller les recevoir sur le perron. Ce qui me permettra d'entrer sans difficulté. » Il ne s'était pas trompé dans ses conjectures. Rospignac avait bien voulu se charger d'ouvrir la porte aux Guises, en l'absence du portier éloigné pour la circonstance, comme tous les autres serviteurs. Demeuré seul, le vidame jeta un coup d'œil circulaire autour de lui pour s'assurer que tout était en ordre, et jugeant le moment venu, il sortit et alla se placer au haut du grand perron. Et il attendit l'arrivée de ses visiteurs dans une de ses attitudes de suprême majesté qui semblaient naturelles chez lui. Il était évident que son absence ne pouvait être longue. Beaurevers ne perdit pas une seconde. Il ouvrit doucement la porte et entra. Il se dirigea résolument vers une portière et ouvrit la porte qui se trouvait derrière. Il se trouvait sur le seuil d'un petit cabinet obscur. Il maintint un instant la portière écartée pour permettre aux lumières de la grande salle d'éclairer le cabinet. Et il étudia la position des lieux. Sa décision fut vite prise : « Je serai à merveille pour voir et pour entendre làdedans », se dit-il. Il entra, laissa retomber la portière derrière lui et se trouva dans les ténèbres. Il poussa la porte sans la fermer complètement, écarta imperceptiblement la portière, se ménagea un jour suffisant pour voir et entendre sans trahir sa présence. Et toujours aussi calme, extraordinairement froid, il attendit, l'œil et l'oreille au guet. Il avait eu raison d'agir sans précipitation, car une ou deux bonnes minutes s'écoulèrent encore avant que le vidame revînt avec ses visiteurs. Ces visiteurs étaient au nombre de trois : le duc François de Guise, le cardinal Charles de Lorraine et le duc de Nemours. Quelques minutes furent consacrées à l'inévitable échange de politesse banales. Puis le duc, qui témoignait une déférence visible à son hôte, attaqua avec une certaine solennité : « Monsieur le vidame, j'ai voulu vous dire moi-même que je tiens pour très honorable pour nous une alliance avec l'illustre maison dont vous êtes le chef très respectable et très respecté. – Monseigneur, fit le vidame en s'inclinant, si illustre qu'elle soit, ma maison ne saurait marcher de pair avec la vôtre. C'est vous dire que je considère que tout l'honneur est pour moi et ma maison. » Ce fut au tour du duc de s'incliner en signe de remerciement. Et il reprit : « Le mariage projeté du vicomte de Ferrière, votre fils, avec Claude de Guise, notre jeune sœur, doit être célébré le plus tôt qu'il sera possible. » Le vidame se recueillit un instant et commença : « Vous savez, messeigneurs, que je suis un croyant convaincu, sincère, irréductible. Je ne veux pas vous faire un sermon. Je veux simplement vous dire que j'ai la foi, la foi aveugle, absolue… et je crois fermement que la foi seule sauvera et régénérera le monde. – Nous savons, complimenta le cardinal, quels sont vos sentiments à ce sujet. Ils sont connus de tous. Ils vous ont valu l'estime de vos ennemis mêmes. » Le vidame salua et continua : « Je suis venu à vous… Mais avant de dire si je suis à vous, laissez-moi vous dire en quoi je puis être utile à votre parti, si ce parti devient le mien. » Il se recueillit une seconde et sans la moindre hésitation, en homme qui connaît à fond le sujet qu'il va traiter : « Les hésitants, les timorés, les mécontents religieux et politiques, ceux enfin que l'ambition, vraie ou prétendue, de votre maison inquiète, forment une masse imposante. Cette masse n'attend plus qu'un chef pour devenir un parti assez puissant pour vous créer de réelles difficultés, de nombreux embarras. – Oui, fit le duc assombri, et Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, roi de Navarre, par sa femme, Jeanne d'Albret, Antoine, je le sais, ne se fera pas trop prier pour accepter de se mettre à la tête de ce parti. C'est là, je le reconnais, une menace qui n'est pas sans me causer quelque souci. – Sa majesté de Navarre, fit le vidame avec une assurance impressionnante, n'hésitera pas un instant à prendre la direction de ce parti. Et quand il l'aura prise, qu'il le veuille ou non, c'est contre vous qu'il lui faudra marcher. Vous aurez à lutter contre deux partis : les religionnaires dirigés par le prince de Condé, et les mécontents ou politiques, dirigés par le roi de Navarre. Chacun de ces deux partis, pris isolément, pourrait être battu, non sans difficulté, croyez-le bien. Réunis, et ils se réuniront fatalement pour vous accabler, réunis, dis-je votre perte est assurée. Tout ce que vous pourrez faire sera de prolonger la lutte, de tomber glorieusement… Mais tenez pour assuré que vous tomberez inévitablement. Vous n'ignorez pas, messeigneurs, que je dispose de quelque influence. Il va de soi que cette influence passe toute à votre service… si je suis des vôtres. D'autre part, je crois vous en avoir assez dit pour que vous pressentiez que si, à mon âge, je me suis décidé à descendre dans la mêlée, ce n'est pas pour y demeurer inactif. J'entends agir avec la plus grande activité, sans ménager ni ma peine ni mes forces. Le résultat de cette activité que je déploierai à votre service sera que, avant longtemps, j'aurai rallié à vous la plus grande partie des mécontents que vous voyez prêts à se dresser contre vous. Je ne dis pas que tous viendront. Non. Mais leur nombre sera tellement diminué qu'ils n'existeront plus en tant que parti. Sa majesté de Navarre ne consentira jamais à se mettre à la tête d'une poignée de mécontents sans argent, sans forces, sans cohésion, sans rien de ce qui peut constituer un parti. Voilà, d'abord, ce que je puis, ce que je suis sûr de faire pour vous qui me paraît déjà appréciable. – Dites que c'est énorme, s'écria le duc transporté. Grâce à vous, monseigneur, le terrain sera notablement déblayé. Il faudrait que nous fussions vraiment maladroits pour ne pas tirer profit d'un avantage aussi considérable. – Vous avez dit, monseigneur, intervint le cardinal qui était tout sourire, vous avez dit que vous pouviez faire cela « d'abord ». C'est donc qu'il y a un « ensuite » ? – En effet, continua le vidame. Réduire les hérétiques à leurs propres forces, c'est beaucoup. C'est insuffisant cependant, parce que ces forces, même réduites à elles seules, demeurent encore imposantes. Diviser ces forces, c'est encore mieux. Et détacher une notable partie pour l'amener à vous, voilà le couronnement de l'œuvre. Si vos forces à vous augmentent au fur et à mesure que diminuent celles de l'ennemi, l'issue de la lutte ne peut pas être douteuse. Y aura-t-il lutte sérieuse, seulement ? On peut en douter. – Ce serait merveilleux, en effet, soupira le duc un peu sceptique. Malheureusement, pour réaliser ce programme, il faudrait une bonne et solide alliance entre les Bourbons et moi. Et ceci ne me paraît pas réalisable. – Monseigneur, dit le vidame avec force, vingt-quatre heures après que j'aurai adhéré à votre parti, Mgr le cardinal de Bourbon se déclarera pour vous. – C'est un effet moral dont je ne conteste pas la valeur, mais ce n'est qu'un effet moral, interrompit le duc. – Et, continua imperturbablement le vidame, un mois après, un traité en bonne et due forme sera signé entre vous et Antoine de Bourbon, roi de Navarre. – Ah ! ah ! fit vivement le duc, voilà qui change la question du tout au tout. Si vraiment vous croyez… – D'ici un mois, interrompit le vidame avec plus de force, le traité sera signé. Je m'en charge. J'en réponds sur ma tête. » Et s'expliquant : « Antoine de Bourbon est un homme sans caractère. Ce n'est pas un indécis, c'est l'indécision même. Il pouvait être dangereux s'il avait consenti à se laisser diriger par sa femme, Jeanne d'Albret. Mais le voilà brouillé avec elle, précisément. Brouille sérieuse qu'on peut, qu'on doit entretenir soigneusement. Qu'il vienne à vous – et je répète que je m'en charge – et vous aurez entre les mains un instrument docile que vous manœuvrerez à votre gré. Pour cela, vous n'aurez qu'à lui parler de son cadet, le prince de Condé. Son cadet qu'il jalouse, monseigneur, parce qu'il se montre aussi actif, aussi remuant, et ajoutons aussi ambitieux qu'il est, lui, indécis, nonchalant et dénué d'ambition. Son cadet qui l'inquiète et l'effraie, qui l'offusque de sa supériorité. Supériorité réelle, au surplus. – Mon frère, dit le cardinal en insistant d'une manière significative. Écoutez la voix de Mgr le vidame. Ce qu'il vous dit est plein de bon sens. – Eh ! fit le duc, avec une certaine brusquerie, croyez-vous que je ne le comprenne pas !… Mais c'est que tout cela me paraît si beau que je n'ose y croire. – Monseigneur, répéta le vidame avec une force de conviction communicative, il en sera ainsi si vous le voulez. – Si je le veux ! Vive Dieu, pouvez-vous le demander ! » Ceci avait été une explosion. Il rayonnait, le brave duc. Ainsi que ses deux compagnons, du reste. Aussitôt après, il se ressaisit et très froid : « Cependant, je vois très bien que vous ne vous déclarerez pas franchement pour nous, tant que vous n'aurez pas dit certaines choses que vous avez à dire. Voyons donc quelles sont ces choses. Je serai fort déçu si nous n'arrivons pas à nous entendre. – En effet, monseigneur, je désire vous poser simplement une question. Et suivant la réponse que vous y ferez, je serai vôtre ou ne le serai pas. » Il y eut un instant de silence presque solennel. Enfin le vidame prononça : « On parle beaucoup de l'ambition de votre maison. D'aucuns vont même jusqu'à prétendre que… – D'aucuns prétendent que je rêve de confisquer la couronne de France à mon profit. C'est là ce que vous voulez dire, n'est-ce pas, monsieur le vidame ? fit le duc. – Oui, monseigneur, dit nettement le vidame, c'est là la question que je désirais vous poser. Et ce n'est que lorsque vous y aurez répondu que je vous dirai si vous pouvez compter sur moi, oui ou non. – Et si je vous disais, monsieur, qu'on ne se trompe pas, que j'ai fait réellement ce rêve de prendre cette couronne royale que je tiens dans ma main et de la poser sur mon front, que répondriez-vous ? – Je répondrais : en ce cas, monseigneur, je ne serai jamais votre homme. » Ces paroles tombèrent fortes et tranchantes. Le duc, très sûr de lui, fouilla dans son pourpoint et en sortit un parchemin qu'il déroula en expliquant : « J'ai fait poser au pape actuel la même question que fit poser, autrefois, le duc Pépin au pape Zacharie : « Celui qui a le pouvoir royal de fait, doit-il « l'avoir de nom et porter la couronne ? » Et voici la réponse du pape Pie IV, voici le jugement rendu par le représentant de Dieu, après avoir délibéré avec ses cardinaux… Prenez, lisez, monsieur, et vous verrez que ce jugement est en tous points conforme à celui rendu jadis. Il va même plus loin… J'espère que vous me ferez la grâce de croire que ce n'est pas moi qui ai demandé de pousser les choses aussi loin. » Il tendit le parchemin ouvert en expliquant : « Au jour fixé par moi, cette bulle sera lue en chaire aux fidèles assemblés, à la même heure, dans les cent cinquante-deux mille églises ou chapelles de France. » Comme si de rien n'était, le duc reprit : « Eh bien, monsieur, dit-il, vous ne pouvez contester maintenant que le roi favorise secrètement l'hérésie. – Hélas ! non, monseigneur. – Je vais plus loin : je soutiens que le roi est un hérétique lui-même. Et je vais vous le prouver. « Vous n'êtes pas sans avoir entendu chuchoter que le roi passe la plus grande partie de son temps hors du Louvre, à courir la ville sous un déguisement. – En effet, monseigneur, cela se chuchote. Mais comme on n'a jamais pu découvrir une preuve certaine, les gens raisonnables ont fini par se persuader que ce bruit vague était sans fondement. – C'est ce que nous avons cru nous-mêmes fort longtemps. Le roi avait admirablement pris ses précautions. Mais je puis vous dire en toute assurance que le fait est rigoureusement exact. Avez-vous entendu parler du scandale inouï qui s'est produit, pas plus tard qu'hier, sur le petit Pré-aux-Clercs ? – Hélas ! non, monseigneur, s'excusa le vidame contrit. Je n'ai pas bougé de chez moi… Mais le petit Pré-aux-Clercs est sous la juridiction de monseigneur l'abbé… de la mienne par conséquent, et je compulserai, à ce sujet, les rapports qui n'ont pas manqué d'être faits et que je n'ai pu encore étudier. – Vous y trouverez des choses fort intéressantes dont je vais vous dire l'essentiel. » Ici, le duc, en l'arrangeant toujours à sa manière, fit le récit des événements qui s'étaient passés sur le Pré-aux-Clercs. « Et savez-vous, dit-il en terminant, qui est en réalité ce comte du Louvre ? – J'attends que vous me fassiez l'honneur de me l'apprendre. » Le duc ne répondit pas tout de suite. Il préparait son effet. « Le comte de Louvre, c'est le roi François II, dit-il enfin. – Le roi ! s'écria le vidame, qui se leva bouleversé, le roi parmi les hérétiques, chantant avec eux leurs exécrables cantiques ! Oh !… – Oui, monseigneur, fit le duc avec force, le roi lui-même. Vous voyez donc bien que c'est à juste raison que je puis dire : le roi est un hérétique. Il est indigne de régner sur la France catholique. » À ce moment, une voix claire et vibrante lança à toute volée, comme un formidable soufflet : « Eh bien, vous mentez, duc ! » La foudre tombant avec fracas au milieu de la noble assistance n'eût pas produit un effet comparable à celui que produisirent ces paroles tombant soudain au milieu d'un silence attentif. Ce furent d'abord trois cris, trois hurlements plutôt, qui se fondirent en un seul : « Beaurevers !… – L'infernal Beaurevers !… – Le damné Beaurevers !… » C'étaient le duc, le cardinal et Rospignac qui venaient de pousser ces cris. Au même instant, tous étaient debout, la rapière au poing. Sauf le vidame qui n'avait pas d'épée au côté. Ce fut là le premier mouvement ; ce furent aussi les seules paroles prononcées, et cela en un temps qui ne dura pas la dixième partie d'une seconde. Aussitôt après, un autre cri, un cri terrible, de désespoir farouche, poussé par le cardinal : « La bulle !… la bulle !… » Ils se tournèrent tous vers la table sur laquelle le vidame avait déposé ce papier. Et ce fut un autre coup de foudre, plus effroyable que le premier, qui les assomma. La bulle n'était plus là. VI OÙ LES CHOSES SE GÂTENT En les voyant dégainer, Beaurevers les avait imités. Il avait donc, lui aussi, l'épée à la main, et il les surveillait de son œil étincelant. Il profita de l'espèce d'hébétude dans laquelle les plongeait sa soudaine apparition et – catastrophe effroyable – la disparition du précieux parchemin, pour se placer de manière à pouvoir évoluer à son aise. En même temps, il expliquait de sa voix mordante et railleuse : « Rassurez-vous, messieurs, ce parchemin n'est pas égaré… il est entre mes mains… C'est vous dire qu'il est en bonnes mains. » Sa voix cinglait. Toute son attitude était une insulte et une bravade. Mais, tandis qu'il parlait, les autres se remettaient. Bien qu'il fût désarmé, le vidame s'était jeté devant le duc et lui faisait un rempart de sa poitrine. Rospignac, Nemours, le cardinal lui-même, bien qu'il ne brillât pas précisément par la bravoure, s'étaient rangés aux côtés du futur roi. Le duc, d'une voix rauque, indistincte, gronda : « Nous sommes tous perdus si cet espion sort d'ici vivant ! » Le cardinal, que la peur talonnait, déplora : « Quel malheur que nous n'ayons pas amené nos gens ici ! » Rospignac rassura avec un sourire livide : « Heureusement, moi je suis un homme de précaution : d'un coup de sifflet, je peux faire accourir vingt hommes ici. » Ceci était murmuré entre haut et bas pendant que Beaurevers parlait. Déjà Rospignac portait la main à sa poitrine pour y prendre son sifflet. Le vidame avait entendu. Il se tourna vers le groupe qui encadrait le duc et, comme Beaurevers achevait en réitérant son démenti, il prononça à haute et intelligible voix : « Que personne ne bouge. Que personne n'appelle. Vous êtes ici chez moi. Je me tiens pour responsable de ce qui vous arrive. C'est à moi, à moi seul qu'il appartient de régler cet incident. » Il avait parlé avec un si grand air d'autorité que personne ne bougea et que Rospignac n'acheva pas son geste. Tous, même Beaurevers, se figèrent dans l'attente curieuse de ce qu'allait faire le vieillard. « Monsieur, dit le vidame de sa voix grave, très ferme, vous vous êtes introduit chez moi comme un malfaiteur… » Et comme Beaurevers avait un geste de protestation : « Le mot vous semble dur ? Je n'en vois pas d'autre pour qualifier l'action honteuse dont vous vous êtes rendu coupable, jeune homme. Je répète donc : Vous vous êtes introduit ici comme un malfaiteur. En l'absence de mes gens je pourrais vous traiter comme tel et vous abattre sans pitié. Ma conscience ne me reprocherait pas ce meurtre. Mais j'ai pitié de votre jeunesse, et je vous dis : Rendez, jeune homme, le parchemin que vous vous êtes… indûment approprié. Et nous oublierons que vous avez surpris ici des secrets mortels, que nul ne doit connaître. Et vous pourrez vous retirer librement. Je vous en donne ma parole. » Beaurevers considéra le vidame avec une étrange expression où il y avait comme du respect, de l'admiration et de la pitié. Et très doucement : « Et si je refuse ? dit-il. – En ce cas, dit le vidame, en montrant son épée, j'en appellerai au jugement de Dieu. Et comme ma cause est juste, Dieu me donnera la victoire. Je vous tuerai, jeune homme, n'en doutez pas. Et à tout prendre, il vaut mieux qu'il en soit ainsi. » Il avait dit cela avec une imperturbable confiance. On voyait qu'il était très convaincu. Pour la deuxième fois, Beaurevers lui jeta un long regard apitoyé. Puis ses yeux se portèrent sur le groupe formé par le duc et ses compagnons. Et une lueur de colère passa dans son œil clair. Il se disait : – Ah ! les misérables qui abusent ainsi de la candide honnêteté de ce galant homme ! » Le vidame surprit ce coup d'œil. Et, se méprenant sur sa signification, il dit, s'adressant à ses hôtes, sur un ton d'irrémédiable autorité : « Rengainez, messieurs, et nous livrez du champ. Il ne faut pas que monsieur puisse supposer un seul instant que nous avons l'intention de l'assassiner. » Les quatre à qui il s'adressait eurent une seconde d'hésitation. Mais le duc le premier, et avec un regret visible, ayant obéi, les autres firent comme lui. Et ils reculèrent de quelques pas après avoir remis les épées au fourreau. Le vidame se retourna alors vers Beaurevers, et avec une politesse hautaine : « Quand vous voudrez, monsieur », fit-il. Beaurevers secoua la tête, et répéta avec la même douceur. « Et si je refuse de me battre avec vous, monsieur ? – Monsieur, dit sèchement le vidame, par respect pour mes hôtes et pour moi-même, j'ai bien voulu vous traiter comme un homme de cœur. Ne m'obligez pas à me souvenir que vous vous êtes coulé dans une honnête maison dans une intention de vil espionnage. Ne m'obligez pas à vous dire… » Beaurevers vit venir l'insulte. Il n'était pas très patient de son naturel. Il interrompit assez brutalement : « Ah ! mordiable, puisque vous ne voulez pas comprendre qu'il me répugne de croiser le fer avec un vieillard débile… finissons-en. Et ne vous en prenez qu'à vous-même de ce qui vous arrivera de fâcheux. » D'un geste vif, il écarta deux fauteuils et la table. Ces meubles ne le gênaient aucunement. Mais il avait l'œil à tout. Les autres témoins rangés derrière le vidame ne lui inspiraient aucune confiance. Il les voyait très bien, quoi qu'en eût dit le père de Ferrière, le chargeant traîtreusement tous les quatre ensemble. Cette table et ces fauteuils rangés adroitement, sans en avoir l'air, devaient constituer un rempart derrière lequel, si fragile qu'il fût, il pourrait au besoin s'abriter, le temps de souffler. Les deux hommes tombèrent en garde. Les fers s'engagèrent. Beaurevers surveillait attentivement le duc et ses compagnons. Il ne regardait pour ainsi dire pas son adversaire qui ne comptait pas pour lui. De fait, jamais passe d'armes ne fut plus brève. Quelques froissements de fer suffirent. Et l'épée du vidame, comme arrachée par une force irrésistible sauta, décrivit une courbe dans l'air, et alla tomber sur le tapis à dix pas de là, au grand effarement du vidame qui ne s'attendait pas à pareille mésaventure, et Beaurevers, avec un respect visible, s'excusa : « Dieu m'est témoin, monsieur, que je voulais vous épargner cette humiliation. Mais vous l'avez absolument voulu. – Recommençons », dit froidement le vidame. Et il alla ramasser son épée. « Autant de fois qu'il vous plaira, monsieur, je suis à vos ordres », dit poliment Beaurevers. Et il attendit, très froid, la pointe de la rapière fixée sur le bout de la botte. Mais tandis que le vidame allait ramasser son épée, le duc grondait : « Parbleu, c'était prévu ! Nous perdons un temps précieux et cet espion risque de nous échapper. Appelez vos hommes, Rospignac, et, en attendant qu'ils arrivent, chargeons tous les quatre et tuons. » À peine avait-il achevé qu'un coup de sifflet strident déchirait l'espace. Et le vidame, effaré et indigné, les vit se ruer en trombe, en hurlant. « Tue ! tue ! » Seulement Rospignac s'était attardé un instant très court pour lancer son coup de sifflet. Le cardinal s'était volontairement attardé un instant un peu plus long. Il en résulta que le duc et Nemours partirent seuls en même temps. Le duc, violent et emporté de tempérament, mis hors de lui par l'extraordinaire mésaventure qui lui arrivait, le duc, aux trois quarts enragé, incapable de réfléchir, ne mesura pas son élan et distança ses trois compagnons. Nous avons dit que Beaurevers se méfiait. L'attaque ne le surprit donc pas. Il cingla : « À la bonne heure, duc, au moins aujourd'hui vous faites vous-même votre besogne d'assassin ! – Misérable espion ! hurla le duc fou de rage, tu mourras de la main du bourreau ! – C'est donc que vous espérez me frapper vous-même ? » railla Beaurevers. Cependant le duc, en quelques bonds prodigieux, arrivait sur lui l'épée haute. Car les gestes s'accomplissaient avec une rapidité extraordinaire. Mais si rapides qu'ils fussent, cette pensée, plus rapide encore, traversait l'esprit exorbité de Beaurevers qui avait compris la signification du coup de sifflet de Rospignac : « J'aurai dû prévoir que Rospignac ferait garder la maison !… Ses acolytes vont me tomber dessus de tous les côtés. Et, à moins d'une manœuvre exceptionnelle, je vais être pris comme un renardeau inexpérimenté au terrier. » Quelle manœuvre exceptionnelle ? Il ne savait pas. Mais, dans le même moment, il remarqua que le duc distançait ses compagnons de deux ou trois pas. Et ce fut une révélation. Jusque-là il avait attendu le choc. Il s'ébranla à son tour. Il partit brusquement avec la force impétueuse d'un ouragan. Et ce fut la foudre qui tomba sur le duc. Un coup de fouet formidable releva violemment l'épée du duc au moment où il croyait engager le fer. Au même instant, une poigne, une tenaille d'acier, le saisissait à la gorge, le happait, l'attirait, le soulevait comme un fétu. À moitié étranglé, le duc fit entendre un sourd gémissement, lâcha son épée. Alors, plus rapide que la pensée, Beaurevers prit sa rapière entre les dents et, de sa main devenue libre, empoigna le duc à la ceinture. Un bond fantastique ramena Beaurevers emportant François de Guise en arrière. « Un pas de plus, un mouvement suspect, et j'enfonce, et j'envoie votre duc dans l'autre monde, voir s'il s'y trouve des couronnes à larronner. » Cela s'était accompli avec une rapidité qui tenait du prodige. Ils n'eurent pas le loisir de s'opposer à l'herculéenne manœuvre : ils ne la virent que lorsqu'elle était achevée. Écumant, grinçant, grondant d'intraduisibles injures et d'effroyables menaces, ils demeurèrent cloués sur place. Car ils comprirent que, s'ils faisaient un mouvement, l'enragé Beaure- vers n'hésiterait pas à mettre sa menace à exécution et poignarderait le duc sous leurs yeux. Le vidame regardait comme un homme qui ne comprend pas. Il n'était pas encore revenu de la stupeur et de l'indignation que lui avait causées cette attaque traîtresse. Le duc, à demi privé de sentiment, se tenait immobile, rigide comme un cadavre. Beaurevers était maître de la situation. Et comprenant que le duc était incapable d'esquisser un mouvement dans l'état où il était, il relâcha son étreinte et lui permit de respirer. Mais la pointe de sa rapière ne cessa pas de peser sur sa gorge. À ce moment, Guillaume Pentecôte et ses hommes parurent sur le petit perron. Beaurevers les aperçut aussitôt. Et il songea : « Il était temps ! » Et tout haut, avec un sourire aigu, sur un ton inquiétant : « Rospignac, dit-il, je te conseille de ne pas laisser entrer ces drôles ici. » Et Rospignac, qui comprit la menace, voulut s'élancer, dans l'espoir de donner quelque ordre secret qui, peut-être, les tirerait de ce mauvais pas. Mais Beaurevers ne se laissait pas aussi facilement jouer. Il le cloua sur place en ordonnant de son air froid : « Inutile de bouger pour cela. Tes sacripants connaissent ta voix, je suppose. Parle-leur. » Et Rospignac, furieux, dut s'exécuter. Il commanda d'un ton rude : « N'entrez pas, drôles. Attendez mes ordres dans le jardin. » Et Guillaume Pentecôte et ses séides plongèrent aussitôt dans l'ombre. Beaurevers eut un mince sourire de satisfaction. Et, d'un air glacial : « Traitons, maintenant, dit-il. Mais je vous avertis : je ne me fis qu'à la parole de M. le vidame. » Le cardinal se tourna vers le vidame et l'implora du regard. Écartant la pénible impression produite sur lui par cette succession rapide d'événements fâcheux, celui-ci accéda à cette prière muette. Il se hâta de déclarer : « Faites vos conditions, monsieur. Au nom de ces messieurs et en mon nom personnel, je déclare qu'elles sont acceptées d'avance, sans discussion. Je vous en donne ma parole d'honneur. – Cela me suffit, dit Beaurevers de son même air glacial. Je vous rends votre duc sain et sauf. En échange, je sortirai librement d'ici. M. le vidame voudra bien me faire l'honneur de m'accompagner jusqu'à la porte du jardin. – C'est tout ? s'étonna le vidame. – C'est tout. Est-ce oui ? Est-ce non ?… Répondez, monsieur. – C'est oui, cent fois oui. – C'est bien, répliqua Beaurevers. Je m'exécute le premier. » Il lâcha le duc, rengaina tranquillement et s'écarta de la table, sans plus s'occuper du duc qui soufflait, se redressait péniblement, promenait un regard atone autour de lui, revenait lentement au sentiment des choses. Tranquillement, de son pas ordinaire plutôt lent, le vidame traversa le jardin en compagnie de Beaurevers impassible. Et, montrant le quai désert : « Vous voici libre, et j'ai tenu parole. Allez, jeune homme, et gardez-vous bien, car vous allez avoir affaire à des ennemis puissants qui ne vous ménageront pas. En ce qui me concerne, ne tombez jamais entre mes mains, car je vous préviens loyalement que vous n'en sortirez pas vivant. – Mille grâces, monsieur, fit Beaurevers en s'inclinant courtoisement, et de votre courtoisie et de votre loyauté. » Et, avec une certaine rudesse dans la voix : « Je regrette seulement, pour vous, que vous ne croyiez pas devoir user de la même loyauté envers votre prince, à qui cependant vous avez juré un loyal et fidèle service. – Ceci, jeune homme, fit sèchement le vidame, est affaire entre ma conscience et moi. Allez, maintenant. – Un instant encore, s'il vous plaît, monsieur le vidame. Avant que de franchir le seuil de cette porte. Il est des choses que je dois vous faire entendre. Je serai bref, d'ailleurs, ne voulant pas abuser de votre patience. – Monsieur, vous êtes encore chez moi, sous la foi de ma parole ; par conséquent, il me faut donc bien subir ce que je ne puis empêcher. – Par conviction religieuse, vous vous êtes mis au service des Guises. Moi, par pure amitié, je suis au service du roi… de ce roi qu'on a odieusement noirci à vos yeux, à seule fin de vous faire accepter une trahison que votre honnêteté naturelle eût repoussée avec indignation sans cela. Ce roi, je le défends de mon mieux. Et vous avez pu voir que je ne crains pas de m'exposer pour lui. J'ai mis dans ma tête de lui conserver son trône tant qu'il vivra. Cela sera ainsi. C'est vous dire que votre duc ne sera jamais roi de France… Il ne faudrait pas croire, monsieur, que j'agis ainsi sur l'ordre du roi. J'agis ainsi parce que cela me plaît ainsi. Et le roi ignore ce que je fais pour lui. Il me déplairait souverainement – parce que je tiens à votre estime – que vous puissiez croire que j'irai vous dénoncer. Je vous donne ma parole que le roi ne saura rien par moi. Vous ne me croyez pas ? Je vais vous en donner une preuve. » Il fouilla dans son pourpoint et en sortit la bulle. Il l'étala sous les yeux du vidame en disant : « Vous reconnaissez ce parchemin ? – Hélas ! oui… » Beaurevers se baissa et ramassa une pierre. Il mit cette pierre au milieu du papier et fit une boule du tout. Le vidame, très intrigué, le regardait faire sans mot dire. « Vous plaît-il d'approcher avec moi du bord de l'eau ? » demanda Beaurevers quand sa boule fut terminée. Et, sans attendre la réponse, il sortit. Plus intrigué encore, commençant à prévoir ce qui allait se produire, le vidame le suivit sur le quai. D'un bras vigoureux, Beaurevers lança la boule à toute volée. On entendit un « plouf », l'eau jaillit et la bulle, lestée par la pierre, disparut dans la rivière. « Voilà, monsieur, dit froidement Beaurevers, cette bulle ne pourra pas servir au duc de Guise, et c'est ce que je voulais. Vous êtes sûr maintenant que nul ne la verra… pas plus le roi que d'autres. Adieu, monsieur. » Et il partit d'un pas rude et allongé, laissant le vidame tout interloqué au milieu du quai. VII OÙ FERRIÈRE APPREND QU'IL ÉTAIT SANS LE SAVOIR, FIANCÉ À UNE AUTRE QUE CELLE QU'IL AIME Tout pensif, le vidame de Saint-Germain s'achemina vers sa maison. Malgré lui, les paroles de Beaurevers repassaient dans son esprit. Et il se sentait troublé, plus qu'il n'eût voulu. Comme il passait à proximité d'une des trois portes qui faisaient communiquer son jardin avec celui de son fils, cette porte s'ouvrit et une ombre parut dans l'encombrement. « C'est vous, vicomte ? demanda-t-il. – Oui, monsieur », répondit la voix de Ferrière. Le jeune homme aborda respectueusement son père. Celuici, d'un rapide coup d'œil, l'inspecta des pieds à la tête. Et ce regard trahissait l'inquiétude paternelle. Ferrière paraissait préoccupé, inquiet. Rien chez lui ni dans sa tenue n'indiquait qu'il eût soutenu une lutte récente. Il paraissait en excellente santé. Et le père se rasséréna. Seulement, ce sentiment d'inquiétude avait passé si rapidement sur le visage du vidame que le comte, d'ailleurs visiblement absent, ne le remarqua pas. « Eh bien, vicomte, prononça le vidame, c'est à cette heureci que vous venez… quand je vous avais recommandé d'être là à huit heures au plus tard. – Monsieur, répondit Ferrière troublé, accablez-moi. Je le mérite. J'avoue que j'ai totalement oublié l'ordre que vous m'avez donné. J'avoue que cet ordre me revient à la mémoire à l'instant… parce que vous me le rappelez. – Il faut donc qu'il vous soit arrivé quelque chose de bien grave. Je reconnais que vous êtes ordinairement respectueux des ordres paternels. – En effet, monsieur. – Rien de fâcheux, j'espère. – Non, monsieur, rassurez-vous. Et c'est pour vous entretenir de ces choses que, malgré l'heure tardive, je venais vous supplier de m'accorder la faveur d'un entretien particulier. – Soit, vous pourrez parler tout à l'heure, quand les visiteurs qui sont chez moi seront partis. Car j'ai reçu la visite d'illustres personnages. Et c'est en prévision de cette visite que je vous avais recommandé d'être là… Venez, vicomte. » Et il entraîna Ferrière, à la fois intrigué et ennuyé. L'entrée de Ferrière dans les circonstances présentes passa complètement inaperçue. Et cela se conçoit. Le duc de Guise paraissait complètement remis de la furieuse secousse que Beaurevers lui avait infligée. « Monsieur, dit-il dès que le vidame parut dans la salle, nous attendions votre retour pour nous concerter sur les mesures qu'il convient de prendre. – À quel sujet, monseigneur ? – Mais, au sujet de ce truand, que l'enfer engloutisse. Vous devez bien penser qu'il n'aura rien de plus pressé que d'aller nous dénoncer. Et comme malheureusement, il a emporté la bulle du pape, il possède une arme terrible contre nous. – Rassurez-vous, monseigneur, cette arme n'existe plus. – Vous la lui avez reprise ? s'écria vivement le duc, étonné. – Non, monseigneur, mais ce jeune homme s'en est dessaisi lui-même », répondit le vidame. Et il raconta brièvement comment Beaurevers avait jeté la bulle dans la rivière. En apprenant que Beaurevers ne possédait plus la bulle, preuve indéniable de leurs menées tortueuses pour extorquer la couronne de France, les Guises s'étaient sentis soulagés du poids énorme qui les oppressait. Le duc reprit son air aimable. Alors seulement, il parut remarquer la présence de Ferrière. « N'est-ce pas le vicomte, votre fils, que je vois là ?… dit-il avec un gracieux sourire. Et pourquoi, diable, se tient-il à l'écart ? – J'ai laissé le vicomte à l'écart parce que j'ai compris que vous attendiez de moi des renseignements qui, dans l'incertitude où vous étiez, avaient une importance qui prime tout. – Et je vous remercie, Monsieur. Mais, maintenant, je crois que nous pouvons en toute quiétude d'esprit régler cette affaire de famille qui vous tient particulièrement à cœur, m'avez-vous dit ? » Le vidame, avec cette franchise si remarquable chez lui, ne se donna pas la peine de dissimuler la joie que lui causaient ces paroles et, s'adressant à son fils : « Vicomte, dit-il, faites votre compliment à Mgr le duc de Guise qui, bientôt, sera reconnu pour légitime roi de France. Et remerciez-le de l'insigne honneur qu'il veut bien vous faire en vous accordant la main de Mme Claude de Guise, sa sœur. » Ces paroles tombèrent sur l'amoureux Ferrière comme un formidable coup de massue. Et le duc, qui avait hâte d'en finir avec une affaire de minime importance pour lui, s'empressa d'annoncer sa « surprise ». « En plus de ce qui est et demeure entendu entre nous, notez, je vous prie, que je donne au jeune ménage, en toute propriété, pour eux et leurs hoirs, ma terre de Nanteuil, qui compte cinquante et quatre fiefs et qui a titre de comté. Plus tard, nous verrons à faire mieux. – Et moi, déclara le cardinal, je donne pareillement ma terre de Chevreuse, qui a rang de duché. – Messeigneurs, fit le vidame radieux, vous êtes d'une générosité vraiment royale. » Ayant dit, le duc s'empressa de revenir à ses propres affaires, qui lui paraissaient autrement importantes. Des questions diverses furent débattues, des plans dressés, des résolutions prises. Tout cela, naturellement, tendait à la destruction de l'hérésie et au triomphe de la cause des Guises. On parla à peine du roi. Le duc comprenait confusément que, sur ce sujet scabreux, il eût été imprudent de demander le concours du vidame. On l'avait amené à considérer comme naturel ce qui, pour nommer les choses par leur nom, était un assassinat. Il eût été dangereux de lui demander de participer à cet assassinat. Le duc se contenta de dire incidemment : « Quant à François II et à ses héritiers directs, ainsi que vous avez pu vous en assurer par la lecture de la bulle que ce misérable aventurier a détruite, ils ont été condamnés par le souverain pontife qui, pour nous bons catholiques, est le représentant de Dieu. (Et il insistait sur ces mots qu'il savait de nature à impressionner son auditeur.) Ils sont morts. N'en parlons plus. » Ferrière, qui s'était de nouveau mis à l'écart, entendait tout cela avec un effarement grandissant. Il n'était pas au bout de ses surprises. Tout étant réglé, les Guises se levèrent pour se retirer. Au dernier moment, se souvenant tout à coup, le duc s'écria : « À propos, monsieur, ne manquez pas de m'aviser si vous découvrez le nom de l'homme qui, hier, s'est si malencontreusement avisé de favoriser la fuite du comte de Louvre et de ce Beaurevers. » Ces deux noms, jetés brusquement, retentirent dans l'esprit de Ferrière comme un coup de tonnerre. Il n'y avait pas à se méprendre sur les intentions du duc : elles étaient loin d'être bienveillantes. Ferrière entrevit soudain la possibilité de se soustraire à une union qui lui paraissait de plus en plus odieuse. Et il n'hésita pas : « Pardon, monseigneur, dit-il, intervenant tout à coup, vous parlez sans doute de l'algarade de la rue des Marais ? – En effet. – L'homme que vous cherchez, si je ne m'abuse, est celui qui a réussi à faire passer aux deux personnes que vous venez de nommer une corde qui leur a permis de se tirer de la dangereuse situation où ils se trouvaient ? – Celui-là même ! s'écria vivement le duc. Le connaîtriezvous, d'aventure ? – Je le connais, déclara froidement Ferrière. C'est moi. » Et bien qu'il comprît que la situation était grave, il ne put réprimer un sourire en voyant l'ahurissement profond des personnages qui l'écoutaient. Le duc revint sur ses pas et considéra le vidame avec un air soucieux. Celui-ci retrouvait déjà son calme habituel. Seulement son visage conserva une expression de contrariété assez vive. Et, répondant à la muette interrogation du duc : « Si vous le voulez bien, monseigneur, nous allons tirer cette affaire au clair, sans plus tarder. – J'allais vous le demander. » Le vidame se tourna vers Ferrière qui attendait impassible et, d'un air sévère : « Comment, vicomte, vous fréquentez les hérétiques, vous leur venez en aide, vous leur donnez les moyens de se soustraire à la poursuite des archers qui les veulent appréhender au corps ? Voilà qui est étrange. – Je ne comprends rien à ce que vous me faites l'honneur de me dire, monsieur. Je suis venu en aide à M. le comte de Louvre et à M. le chevalier de Beaurevers, qui sont de mes amis. Voilà tout. – Vous connaissez le comte de Louvre ? s'écria vivement le vidame. – J'ai eu l'honneur de vous dire que c'est un de mes bons amis. – Quel homme est-ce que ce comte de Louvre ? – Mais… c'est un gentilhomme de mon âge à peu près, d'excellente maison, fort riche, un brave et gentil compagnon. D'ailleurs, je puis vous assurer que, comme nous, il est de religion catholique. Ainsi que M. de Beaurevers, du reste. – Soit, je n'ai rien à dire contre le comte de Louvre qui, en effet, est de fort bonne maison. Mais ce Beaurevers ? Savezvous, vicomte, que c'est un aventurier redoutable, équivoque, et qu'on dit sans scrupules ? – Vous êtes mal informé, monsieur, protesta Ferrière, avec une chaleur communicative. Beaurevers ! mais c'est la loyauté, c'est la bravoure, c'est la générosité même ! Je ne connais pas de caractère plus noble, plus élevé que le sien ! – C'est donc le même que celui dont vous m'avez parlé et que vous désirez me présenter ? – Le même. Oui, monsieur. Et je m'étonne que vous paraissiez l'avoir oublié, car je sais que vous avez bonne mémoire, Dieu merci. – Je ne l'avais pas oublié, mais je pensais qu'il s'agissait d'un autre Beaurevers. Le portrait que vous en aviez fait ressemble si peu à ce que nous savons, à ce que nous avons vu ! – Dans tous les cas, il ne vous appartient pas d'en dire du mal, car, sachez, monsieur, que si votre fils est encore vivant, c'est à Beaurevers que vous le devez. – Vous ne m'aviez pas dit cela ! s'écria le vidame d'une voix émue. – J'ai jugé inutile de vous inquiéter, monsieur, expliqua Ferrière avec une grande douceur. – Et, reprit le vidame, êtes-vous redevable d'un service aussi signalé envers M. le comte de Louvre ? – Non, monsieur, sourit Ferrière. C'est tout le contraire. – Voulez-vous dire que c'est vous qui avez sauvé la vie à M. de Louvre ? – Je lui ai rendu un léger service, fit Ferrière embarrassé. – Quel service ? Ne pouvez-vous préciser ? – À quoi bon, monsieur ? – J'y tiens, vicomte. Vous devez bien penser que j'ai de bonnes raisons pour exiger de vous la vérité dans ses moindres détails. » Ferrière comprit qu'il ne pouvait pas esquiver le récit qu'on lui demandait avec tant d'insistance. Et il raconta comment il avait lié connaissance avec le comte de Louvre en venant à son secours au moment où il allait succomber dans le guet-apens que Rospignac lui avait fait tendre à la porte de Nesle. Seulement il fit ce récit très sobrement, glissant avec une modestie charmante et qui flatta doucement son père, sur le rôle qu'il avait joué dans cette affaire. Par contre, il s'étala complaisamment sur l'intervention de Beaurevers dans cette même affaire. On pense que ce récit fut écouté avec une attention passionnée par tous. Mais plus particulièrement par Rospignac. Quand il fut terminé, le duc, d'un air sombre, prononça : « En sorte que deux fois en quelques jours, le comte de Louvre vous aura dû son salut. » En fixant le vidame avec une insistance significative : « Il y a de ces fatalités, fit-il entre haut et bas. – Monseigneur, dit le vidame respectueusement mais avec fermeté, il faut bien reconnaître que, en ces deux circonstances, le vicomte a agi en brave et loyal gentilhomme qu'il est. » Ferrière attendit avec anxiété la réponse du duc. Il espérait, après les aveux qu'il venait de faire, que les Guises allaient se dégager, rompre l'union projetée. Il remarqua bien que les Guises lui décochaient des regards furieux, presque haineux. Mais il fut déçu dans son attente, car le duc reconnut : « En effet, monsieur, et si déplorable que soient ces événements nous ne saurions en rendre responsable le vicomte, ni lui en vouloir. » Du mariage, il ne fut pas dit un mot. Il était bien décidé que tout ce que venait de dire Ferrière n'y changeait rien. Les Guises n'avaient plus rien à faire chez le vidame. Ils prirent congé. Le vidame lui-même, un flambeau à la main, les précéda. Le vidame revint dans la salle, prit place posément dans son grand fauteuil et considéra un instant son fils en silence. « Ah, çà ! vicomte, dit-il enfin, savez-vous qu'à vous voir aussi sombre on croirait que ce mariage n'est pas de votre goût. – On ne se tromperait guère, monsieur, avoua nettement Ferrière. – Ce mariage ne vous convient pas ? s'écria le vidame stupéfait. – Pas le moins du monde, répéta Ferrière avec plus de force. – En quoi ? Voyons, parlez, expliquez-vous. – Une bâtarde, monsieur, car Mme Claude n'est qu'une bâtarde. – Légitimée, vicomte, ne l'oubliez pas, légitimée par le feu duc Claude avant sa mort. – Je ne la connais pas, je ne l'ai jamais vue, je ne l'aime pas… et je sens que je la détesterais si j'étais obligé de la prendre pour femme. » Le vidame regarda son fils avec cet air de commisération un peu étonné qu'on prend devant une personne qui divague. « Vous parlez comme un enfant qui ne sait rien de la vie, dit-il. Est-il besoin de se connaître et de s'aimer ? Mais moi non plus je n'aimais pas madame votre mère. Nous ne nous étions jamais vus quand on nous a mariés. Nous nous sommes inclinés devant la décision de nos parents. Et nos parents n'ont pris cette décision qu'à bon escient et en toute connaissance de cause. L'amour est venu plus tard. – Mon cœur est pris, monsieur, il s'est donné une fois et ne se reprendra jamais. J'aime, monsieur, comprenez-vous ? Et c'était pour vous dire cela que je vous avais prié de m'accorder un entretien. J'aime, monsieur, et dans cet amour j'ai mis l'espoir de toute ma vie. J'aime et, malheureusement, je suis, je le sens, de ceux qui ne se donnent qu'une fois dans leur vie. Et je me suis donné, monsieur, cœur, corps, âme, esprit, tout, tout. Voudrez-vous faire le malheur de ma vie en m'imposant une union qui m'est odieuse ? Non, vous ne le voudrez pas, mon père, car vous m'aimez. Or, sachez-le, et vous pouvez me croire, vous savez que je ne mens jamais, si je ne puis prendre pour femme celle que j'aime, nulle autre ne m'aura, car je mourrai, monsieur. » Il s'était animé. Le désespoir lui avait donné le courage de tenir tête à son père. La passion avait été plus forte que la crainte et le respect, et il avait dit ce qu'il avait sur le cœur tout d'une traite. Le vidame ayant baissé sa tête vénérable, son opulente barbe blanche étalée en flots d'argent sur le velours sombre du pourpoint, se disait avec horreur que ce serait lui, le père, qui serait cause et de la mort et de la damnation de son fils. Et cela pour avoir ambitionné un accroissement de puissance et de grandeur de sa maison. Il se dit cela et il n'hésita pas. Et redressant sa belle tête attristée : « J'avais rêvé, dit-il, de voir notre maison s'allier à une maison royale. Vous ne le voulez pas. C'est bien, n'en parlons plus. J'irai trouver Mgr le duc, je lui expliquerai… C'est moi qui lui avais pour ainsi dire imposé ce mariage… J'espère qu'il ne fera aucune difficulté pour me rendre ma parole… d'autant plus que je n'en demeurerai pas moins un de ses partisans… Êtesvous satisfait, vicomte ? » Ferrière était stupéfait de la facilité de sa victoire. Il regardait son père avec des yeux fous. Et comme s'il ne pouvait en croire ses oreilles, il balbutia : « Quoi, monsieur, vous avez cette bonté de consentir ?… – Eh ! fit le vidame avec une brusquerie affectée, je ne veux pas que vous mourriez, moi. » Ferrière se précipita aux genoux de son père et saisit sa main, qu'il porta respectueusement à ses lèvres : « Ah ! mon père ! s'écria-t-il d'une voix que la joie faisait trembler, c'est maintenant que je vois combien vous m'aimez ! Car, je le sens, vous me faites un grand sacrifice en renonçant à cette union. – Dites un sacrifice immense, vicomte, fit le vidame avec une pointe d'amertume. Mais il faut bien que nous, les vieux, nous sachions nous sacrifier à nos enfants puisqu'ils refusent d'entendre la voix de la raison. » Il demeura un moment pensif, poussant des soupirs. Ferrière, qui s'était redressé et se tenait respectueusement debout devant lui, se garda bien de troubler sa méditation. Au bout d'un instant de silence, le vidame reprit la conversation. « Voyons, vicomte, parlez-moi maintenant de celle que vous avez choisie et sans qui la vie, pour vous, serait sans charme. » On pense bien que notre amoureux ne se fit pas prier. Et il entama un interminable couplet de louanges dithyrambiques en l'honneur de Fiorinda. Le vidame l'écouta avec une patience inaltérable. « Allons, dit-il quand il put placer son mot, vous la voyez parée de toutes les perfections. – C'est qu'elle les a toutes, mon père ! interrompit Ferrière avec une chaleureuse conviction. – Soit, je ne demande pas mieux que de vous croire. Mais voyons à quelle maison appartient cette perle rare ? A-t-elle du bien ? Comment s'appelle-t-elle, enfin ? – Elle est seule au monde, monsieur. Elle est pauvre. Elle se nomme Fiorinda. » Ici, le vidame commença à froncer le sourcil. Son attitude cessa d'être paternelle. Il reprit cet air sévère, quelque peu distant, qu'il affectait vis-à-vis de son fils. Il réfléchit une seconde, et en soupirant : « C'est regrettable », dit-il enfin. Et il insista : « Très regrettable… Quand je pense que vous refusez… Oui, vous avez raison ; ne récriminons pas. Eh bien, vicomte, il ne sera pas dit que je me serai arrêté plus longtemps sur une misérable question d'argent. Cette jeune fille n'a pas de biens. Nous nous en passerons, voilà tout. Heureusement, vous en possédez, vous, pour deux. – Ah ! monsieur, murmura Ferrière, très ému, vous êtes la bonté même ! Je ne sais pas comment vous remercier… – Ne parlons pas de cela. Vous êtes en train de me faire faire une folie. Ne la faisons pas à moitié. Comment m'avezvous dit déjà que se nomme cette jeune fille ? – Fiorinda, monsieur. – Fiorinda ! Joli nom, ma foi. Quelque étrangère… Sans doute quelque dame de la suite de la reine Marie Stuart ou de la reine Catherine de Médicis… Vous dites Fiorinda… Fiorinda comment ? – Fiorinda tout court, monsieur. Elle ne se connaît pas d'autre nom… Elle n'est de la suite d'aucune reine… Elle n'est ni noble ni bourgeoise. C'est une humble fille du peuple et elle vit de son travail… Et ce travail consiste à dire la bonne aventure sur les places et les carrefours. » Il n'était jamais entré dans la pensée de Ferrière de dissimuler la moindre des choses sur la situation de Fiorinda. Ayant dit d'une traite ce qui était le plus dur à dire, il souffla fortement, se sentit soulagé, et retrouva tout son calme, tout son sang-froid. D'une voix blanche le vidame prononça : « Je me disais aussi : Voilà un nom qui ne m'est pas inconnu. L'idée ne me serait jamais venue qu'il pouvait être question de cette bohémienne qu'on voit courant les rues du matin au soir… Une coureuse des rues !… Mais, monsieur, un gentilhomme qui se respecte ne donne pas son nom à une fille de cette espèce. Il la prend pour maîtresse et c'est encore beaucoup d'honneur qu'il lui fait. Celle-ci vous plaît ?… Prenez-la et n'en parlons plus. » Ces paroles et le ton souverainement dédaigneux sur lequel elles étaient prononcées amenèrent la rougeur de l'indignation au front de Ferrière. Peu s'en fallut qu'il n'éclatât. Il se contint cependant, mais ce ne fut pas sans peine. Et ce fut d'une voix où l'on sentait gronder la révolte qu'il répondit : « Prenez garde, monsieur, vous vous trompez, Fiorinda n'est pas ce que vous lui faites l'injure de croire qu'elle est. Et si vous n'étiez mon père, j'aurais… Fiorinda est une honnête fille, digne de tous les respects. Ne l'oubliez pas, monsieur, je vous en supplie… – Allons donc ! Montrez-lui une bourse convenablement garnie, à cette honnête jeune fille, et vous la verrez vous suivre partout où il vous plaira de la mener. C'est une aventure qui a dû… » Il n'acheva pas la phrase. Ferrière, livide, la mâchoire contractée, l'œil injecté, les poings crispés, interrompit brusquement, d'une voix rauque : « Pas un mot de plus, monsieur, pas un !… Si vous laissiez tomber l'insulte que je lis dans votre pensée, je crois, oui, je crois que j'oublierais que vous êtes mon père. Je serais capable !… – Dieu me pardonne, interrompit à son tour le vidame avec une inexprimable majesté, je crois que vous menacez votre père, monsieur ! – Monsieur, reprit Ferrière d'une voix blanche, méconnaissable, avec un calme plus effrayant que les éclats de la plus violente colère, j'insulterais, je menacerais, je tuerais le Christ luimême si, descendu de sa croix, il osait proférer l'injure que je viens d'arrêter sur le bout de vos lèvres. – Horrible blasphème ! » lança le vidame, qui se signa dévotement. Seulement, il comprit que son fils était dans un état voisin de la folie, que sur un mot de plus de lui cet enfant, qui jusquelà s'était toujours montré respectueux et obéissant, oublierait tout pour se dresser devant son père la menace à la bouche, et qui sait ? l'arme au poing. Et il eut peur de cela, il voulut éviter cet irréparable malheur. Et il n'insista pas. De ce même air froid, il déclara : « Vous êtes fou, monsieur, fou à lier. C'est ce qui fait que je veux bien oublier les inqualifiables paroles que vous venez de m'adresser. Mais n'attendez pas de moi que je prolonge cette discussion : on ne discute pas avec les fous. Allez, vicomte, rentrez chez vous. Demain, dans quelques jours, quand vous serez revenu à la raison, nous reprendrons cette conversation. » Ferrière comprit que son père ne voulait pas le pousser à bout. Il lui sut gré de sa longanimité. Mais il comprit aussi qu'un semblable entretien, qui du premier coup s'était élevé à un dia- pason si aigu, ne pouvait être repris. C'était sur l'heure qu'il fallait liquider. « Monsieur, dit-il respectueusement, excusez-moi si je résiste à votre ordre. Mais je crois que le mieux est d'en finir au plus vite. » Le vidame fut dupe de ce calme apparent. Il réfléchit une seconde, et, croyant qu'il pourrait lui faire entendre raison : « Soit, dit-il, peut-être avez-vous raison. » Il allait entamer une sorte de sermon. Ferrière lui coupa la parole : « Monsieur, dit-il d'une voix émue, je vous supplie humblement de me donner votre consentement. Je vous en supplie à deux genoux. (Effectivement, il se laissait tomber rudement sur les deux genoux.) Je vous ai gravement offensé, monsieur, je vous en demande pardon… Mais vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir à quelles violences peut se porter un homme que la passion étreint. – Dites : que la passion aveugle, interrompit le vidame. – Si vous voulez, monsieur, consentit docilement Ferrière. Vous avez toujours été d'un tempérament calme, pondéré, presque froid. C'est fort heureux pour vous. Moi, monsieur, je suis un exalté !… Je vous dis cela, non pour excuser, mais pour expliquer un oubli involontaire. Voyons, monsieur, ne vous laisserez-vous pas attendrir ? Vous êtes mon père, pourtant. Et si je vous dis que la vie ne m'est plus rien si je ne dois avoir la compagne que je me suis choisie, demeurerez-vous inflexible ? Ne m'avez-vous donné le jour que pour faire de moi ma vie durant le plus misérable des humains ? Ce n'est pas possible. Je vous jure, monsieur, que Fiorinda est plus pure que ne sont les no- bles dames que vous voudriez me voir épouser… Elle est pauvre, elle n'a pas de nom, pas de titres, pas de terres… Eh ! mon Dieu, n'ai-je pas de tout cela à revendre moi ? » Le pauvre Ferrière, un long moment, laissa déborder son cœur aux pieds de son père. Il fut éloquent, de cette éloquence simple et forte qui vient du cœur. Malheureusement, il s'attaquait à un préjugé, le plus redoutable de tous, que son père avait au plus haut point : le préjugé de caste. Car, au fond, c'était cela : Fiorinda n'était pas « née ». Ferrière finit par comprendre que son père ne se laisserait pas fléchir. Et il se releva péniblement, le désespoir dans l'âme. Le vidame quitta son fauteuil. Il se tint debout devant Ferrière. Et il parla, de sa même voix douce, sans éclats, sans gestes, le visage figé dans une immobilité de marbre. Et ce calme apparent soulignait encore l'outrance des mots, indiquait que ni prières ni menaces, rien ni personne au monde ne le ferait revenir sur l'implacable décision qu'il signifiait : « Monsieur, dit-il, sachez-le – et que Dieu me juge et me condamne si je blasphème – je vous tuerais de ma propre main, plutôt que de consentir à cette union honteuse qui déshonorerait à tout jamais un nom qui, jusqu'à ce jour, est demeuré sans tache. Vous m'entendez, monsieur ? Je vous tuerais de ma main. » Mais il arriva que ces horribles paroles dépassèrent le but qu'il se proposait d'atteindre. La menace ne pouvait pas effrayer Ferrière. Elle ne fit que le confirmer dans sa résolution. Et alors, pour la première fois, il songea que puisque son père le prenait sur ce ton, il était une autre solution, pénible, certes, mais beaucoup plus pratique et plus sage que de se passer stupidement son épée au travers du corps. Et cette résolution, c'était de se passer du consentement paternel. Et ce fut avec un calme qui n'avait plus rien de forcé qu'il répondit tranquillement : « J'entends, monsieur. » Le vidame reprit, sans élever la voix : « J'ai eu la faiblesse de discuter avec vous. J'ai eu tort. C'est une erreur que je ne commettrai plus. Voici quelle est ma volonté formelle que je vous signifie : Je vous accorde la journée de demain pour réfléchir. Demain soir, à pareille heure, vous viendrez m'engager votre parole que vous acceptez l'union que je vous propose. À ce prix-là, seulement, j'oublierai que vous avez été assez dénaturé pour vous révolter contre l'autorité paternelle. Allez, monsieur. – Un instant encore, s'il vous plaît, monsieur, fit Ferrière d'une voix douce et attristée. Et si demain je viens vous dire que je persiste dans ma rébellion, qu'arrivera-t-il ? – Je considérerai que je n'ai plus de fils. – C'est le plus grand malheur qui pourrait s'abattre sur moi. Mais, monsieur, il est bien inutile d'attendre jusqu'à demain. Rien ne me fera changer de résolution. Je préfère vous le déclarer tout de suite : je n'aurai pas d'autre épouse que celle que mon cœur a élue. – Vous oubliez que je ne changerai pas non plus de résolution : vous n'aurez jamais mon consentement. Alors ? – Alors, monsieur, je viens de penser que je n'ai que vingtdeux ans. J'ai de longues années devant moi. Je réfléchis qu'il serait abominable vraiment de me condamner à passer ces années dans le désespoir et la douleur, tout cela pour un préjugé de caste respectable si on veut, mais qui ne vaut pas qu'on lui sacrifie deux existences. Je trouverai, n'en doutez pas, un prêtre qui consentira à nous unir sans exiger le consentement paternel. » Cette fois, ce fut le vidame qui chancela, et qui, d'une voix troublée, s'écria : « Quoi ! vous oserez passer outre ma volonté ? – J'aurai ce regret, monsieur. – Ah ! fit le vidame qui déjà se remettait, j'aurais dû penser que vous n'auriez jamais le courage de vous meurtrir vousmême. Par Dieu, les jeunes gens d'aujourd'hui tiennent étrangement à leurs précieuses personnes. C'est si simple, en effet, de se passer du consentement paternel. Eh bien, monsieur, voilà un arrangement auquel je n'aurais pas songé, je l'avoue. Et comme tout s'arrange : vous ne vous tuez pas, je ne vous tue pas. Nous sauvons tous les deux notre âme dont le salut se trouvait compromis par ce meurtre. Mais c'est parfait. Allez, courez vous faire unir clandestinement par un prêtre complaisant, allez donc, vous dis-je, et que ma malédiction vous accompagne. » Il s'était animé peu à peu, sa voix s'était enflée et c'était dans un grondement sauvage qu'il avait lancé sa malédiction. « Mon père !… supplia Ferrière ému jusqu'au fond des entrailles. – Je ne suis plus votre père ! interrompit le vidame d'une voix tonnante. Je n'ai plus de fils !… Hors d'ici !… Hors d'ici, vous dis-je, ou j'appelle mes laquais et je vous fais jeter dehors comme un ribaud, comme un truand que vous êtes. Dehors ! » Ferrière comprit qu'il n'y avait rien à dire. Il était bouleversé. Mais pas un instant sa résolution ne fut ébranlée. Il s'inclina silencieusement devant son père et se dirigea lentement vers la porte du petit perron. Avant de franchir le seuil, il se retourna et jeta sur son père un regard suppliant. Le vidame était demeuré debout au milieu de la vaste salle. Il se tenait droit, raide, comme pétrifié. Il leva le bras, l'allongea dans un geste impérieux et gronda une dernière fois : « Hors d'ici !… » Longtemps après que la porte se fut fermée sur son fils, le vidame demeura figé dans son attitude. Enfin il se laissa tomber, accablé, dans son fauteuil. Deux larmes brûlantes jaillirent de ses paupières rougies, glissèrent lentement sur ses joues pâles, allèrent se perdre dans son opulente barbe blanche. Et il murmura dans un sanglot : « Je n'ai plus de fils. » Il resta ainsi un long moment. Puis il se redressa péniblement et, courbé, voûté, il se tint debout au milieu de la pièce, promenant un œil rêveur sur les tableaux qui la garnissaient et qui étaient tous les portraits des Ferrières disparus. Il leva vers eux ses mains tremblantes comme pour les prendre à témoin et, d'une voix plus ferme, il prononça tout haut : « Vous avez vu, vous avez entendu. Je suis sûr que vous m'approuvez. » D'un pas lourd, chancelant, il se dirigea vers sa chambre, où il s'enferma. VIII FERRIÈRE CHERCHE FIORINDA ET TROUVE ROSPIGNAC Ferrière s'éloigna lentement et revint tristement chez lui. Il était sombre, inquiet, abattu. Il finit par se coucher. Le sommeil ne venait pas. Et tout à coup il songea : « Charbieu ! comment n'ai-je pas pensé à cela plus tôt !… Pardieu, j'irai demain raconter la chose à Beaurevers. Et du diable si, par lui-même ou par l'entremise du comte de Louvre qui me fait l'effet d'être un personnage beaucoup plus considérable que je ne le croyais, c'est bien le diable s'ils n'arrivent pas à me raccommoder avec monsieur mon père ! » Cette pensée lui rendit un peu de sa tranquillité d'esprit et il réussit à s'endormir. La matinée était assez avancée lorsqu'il se réveilla le lendemain. Il fit rapidement sa toilette et partit pour aller voir Beaurevers. Sur le seuil de sa porte, il s'arrêta indécis. Il touchait sur l'énorme porte cochère de l'hôtel voisin : l'hôtel de son père. Et il se demandait s'il ne devait pas tenter une suprême démarche près de lui. À ce moment, la porte s'ouvrit avant qu'il n'eût frappé, et le vidame de Saint-Germain parut sur le seuil. Le père et le fils se trouvèrent inopinément face à face, l'un à l'intérieur, sous la voûte, l'autre dans la rue. Ils se considérèrent une seconde, aussi interloqués l'un que l'autre. Ce fut le vidame qui se remit le premier et sur un ton sec : « Que venez-vous faire céans ? Nous n'avons rien de commun. À moins que vous ne veniez faire amende honorable. Estce cela ? » Ferrière était trop bouleversé pour répondre. Néanmoins il lui répugnait de laisser se créer une équivoque en ne répondant pas. Et de la tête il fit un « Non » farouche. Le vidame appela, sans se retourner : « Pernet ! » Le suisse sortit de sa loge et vint s'incliner devant lui. « Pernet, dit le vidame froidement en montrant Ferrière, vous voyez cet homme ? – Monseigneur ! s'effara le suisse qui reconnaissait le fils de son seigneur. – S'il se présente ici, continua le vidame avec la même froideur glaciale, vous lui direz toujours que je suis absent. S'il insiste, s'il vous importune, vous le saisirez par les épaules et le jetterez dehors. Vous avez compris ? – Oui, mon… monseigneur, bégaya le suisse qui ne savait quelle contenance garder. – Pendant que j'y pense, reprit le vidame, vous ferez murer les trois portes qui font communiquer le jardin de monsieur avec le mien. Nous n'avons plus rien de commun ensemble. Fermez bien la porte sur moi, Pernet. » Il sortit, passa devant Ferrière anéanti et s'éloigna de son pas lent et tranquille, sans se retourner une fois. Ferrière, les yeux humides, regarda un instant la silhouette courbée de son père qui s'éloignait doucement. « Allons, je crois que c'est fini. Il ne me pardonnera jamais. Il n'acceptera jamais ce mariage… Eh bien, tant pis, mort du diable ! Je n'aurai plus de père, soit… Du moins ne ferai-je pas une existence d'enfer pour l'unique satisfaction d'ajouter quelques titres et quelques terres de plus à ceux que je possède. » Il partit à son tour, dans la direction des ponts. Il était bien résolu à se rendre d'abord rue Froidmantel. Mais plus que jamais dans les circonstances pénibles où il se trouvait, il éprouvait l'instinctif besoin d'un réconfort puissant. Ce réconfort ne pouvait lui venir que de la femme aimée. C'est pourquoi sans s'en rendre compte, parvenu dans la rue Saint-Honoré, au lieu de continuer jusqu'à la rue Froidmantel qui se trouvait au bout de la rue, sur sa gauche, il tourna brusquement à droite et fut sincèrement étonné de se reconnaître tout à coup devant la petite maison de la rue des Petits-Champs. Parvenu jusque-là, il ne pouvait avoir la force de s'en retourner. Il frappa. Et la mauvaise nouvelle s'abattit sur lui comme un coup de massue qui l'assomma : Fiorinda n'était pas rentrée la veille, on ne l'avait plus revue, on ne savait ce qu'elle était devenue, ni ce qui lui était arrivé. Ferrière se raidit, fit appel à tout son sang-froid, interrogea les uns et les autres. Il ne put en apprendre plus que ce qu'il savait déjà. On lui dit que Beaurevers, la veille, vers les huit heures du soir, avait cru entendre un appel, qu'il était sorti précipitamment et n'était plus revenu. On pensait qu'il ne tarderait pas à venir s'informer de la jeune fille qu'il affectionnait comme une sœur. Et il partit comme une flèche vers la rue Froidmantel. Là, nouveau contretemps : Beaurevers était absent. Du moins on put lui dire qu'il était allé au Louvre donner sa leçon d'armes au roi. Il y alla. Il s'informa auprès de l'officier de garde à la porte qui lui apprit que M. de Beaurevers venait de sortir à l'instant et s'était dirigé vers le quai, du côté de Saint-Germain-l'Auxerrois. En se dépêchant, M. de Ferrière le rattraperait sans peine. Ferrière reprit sa course ventre à terre. Au tournant de la rue des Fossés-Saint-Germain, il heurta violemment un gentilhomme qui se trouvait sur son chemin. Il passa sans s'arrêter, sans reconnaître celui qu'il venait de heurter ainsi qui n'était autre que Rospignac. Il se contenta de lancer un mot d'excuse et courut d'autant plus vite qu'il venait enfin de reconnaître Beaurevers qui s'en allait de ce pas vif qui lui était particulier. Rospignac, en se sentant bousculé, avait lancé un énergique juron. Voyant que le passant pressé ne s'arrêtait pas pour lui faire des excuses auxquelles il avait droit, il avait eu un mouvement en avant pour s'élancer à sa poursuite. Il avait alors reconnu Ferrière. Il s'arrêta et le regarda courir en souriant d'un sourire mauvais. Il ramena le pan du manteau sur le visage, et pressant le pas, il se mit à son tour à la poursuite de Ferrière. Le vicomte, pendant ce temps, rattrapait enfin le chevalier. Du premier coup d'œil Beaurevers comprit qu'il lui arrivait quelque chose de fâcheux. « Entrons là, dit-il ; nous serons mieux pour causer. » Et il entraîna Ferrière, qui se laissa faire sans résister. Derrière eux, Rospignac vint s'arrêter devant la porte du même cabaret. Ce cabaret, situé à l'angle de la rue des Fossés, avait une deuxième entrée sur la place Saint-Germainl'Auxerrois. Ce fut par là qu'il entra. Une pièce d'or distribuée à propos fit le reste. Sans avoir été vu lui-même, il se trouva de façon à pouvoir entendre et voir ce que diraient et feraient les deux jeunes gens. Ferrière entama le chapitre des confidences sans plus tarder. Il raconta la scène qu'il avait eue avec son père. Beaurevers l'avait écouté avec une patience inaltérable et avait répondu à toutes les questions avec une complaisance sans bornes. Et il arriva ce que Ferrière avait espéré : que Beaurevers, par son assurance, lui rendit un peu de cette tranquillité d'esprit qui l'abandonnait, et, par ses exhortations, le soulagea des remords qui l'accablaient. Mais ce fut surtout au sujet du vidame que Beaurevers se montra le plus sûr de lui. « Tout cela s'arrangera. Ne brusquez rien, ne vous faites pas de mauvais sang, restez tranquille chez vous, puisque le vidame vous a interdit sa porte. Il finira par s'apercevoir que son fils lui manque. D'ailleurs, j'en fais mon affaire. – Ah ! chevalier ! s'écria Ferrière radieux, vous me rendez à la vie ! C'est vraiment ma bonne étoile qui vous a mis sur mon chemin. – Vous épouserez votre Fiorinda, vous vous réconcilierez avec votre père. J'en réponds. Il ne faudrait pas croire pourtant que cela sera dès demain. Non, il faudra de la patience. – Hélas ! soupira Ferrière, si seulement je retrouvais celle que j'aime ! – Si j'ai un conseil à vous donner, fit-il, voyez du côté de Rospignac. Je ne sais pourquoi j'ai dans l'idée qu'il doit savoir, lui, ce qu'est devenue votre fiancée. – Bon ! fit Ferrière qui se leva résolument, je vais me mettre à la recherche de Rospignac. Et il faudra bien… – Ne brusquez rien, conseilla Beaurevers qui se leva lui aussi, Rospignac est un homme très fort, très dangereux. Jouez serré avec lui, sans quoi vous n'en tirerez rien. Si vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée : N'usez pas de violence, gardez-vous comme de la peste d'user de franchise… oui, cela vous étonne de m'entendre parler ainsi, mais depuis pas mal de temps je me suis aperçu que le meilleur moyen de battre les gens, c'est de les combattre avec leurs propres armes. Avec Rospignac, il faut savoir louvoyer et ruser. – Je tâcherai », promit Ferrière avec une moue qui indiquait que le conseil n'était pas trop de son goût. Ils sortirent et se séparèrent devant la porte du cabaret. IX UN BON PARENT Comme Ferrière faisait les cent pas à l'angle de la rue, il aperçut soudain Rospignac qui, couvert de poussière comme quelqu'un qui vient de faire un longue route, se hâtait vers son logis. Il se campa au milieu de la rue et l'attendit. « Tiens, Ferrière, fit-il le plus naturellement du monde, que diable, ou qui diable attendiez-vous ainsi planté au milieu de ce carrefour ? Serait-ce une femme ?… – Non, dit Ferrière avec une froideur manifeste, c'est vous que j'attendais. – Moi !… Aurais-je cette bonne fortune de pouvoir vous être utile ? Disposez de moi. Si c'est à ma bourse que vous voulez faire appel, elle est justement bien garnie… Si c'est un second qu'il vous faut, mon épée ne demande qu'à sortir du fourreau… Usez de tout comme vous appartenant. » Cela était dit avec cordialité et bonne humeur. Ferrière comprit qu'il eût été ridicule de garder sa raideur vis-à-vis d'un homme qui se montrait si aimable. Et il adoucit son attitude. « Je vous rends mille grâces, dit-il, mais ma bourse est aussi convenablement garnie, et, n'ayant pas de duel sur les bras, je n'ai pas besoin de second. – Tant pis, tant pis ! Dans tous les cas, si l'occasion se présente, n'oubliez pas que je suis tout vôtre. – Vous me comblez, baron. Eh bien donc, puisque je vous trouve si bien disposé à mon égard, permettez-moi d'en profiter. Baron, j'ai besoin d'un renseignement que vous pouvez peutêtre me donner. C'est au sujet d'une femme à laquelle je m'intéresse et qui a disparu. – Une femme ! dit Rospignac en plaisantant, comment vous, Ferrière, vous courez après les femmes ? Et de quelle femme voulez-vous parler ? – De Fiorinda ! gronda Ferrière qui se fit franchement menaçant. – La petite diseuse de bonne aventure ? – Elle-même. – Et vous voulez que je vous dise ?… – Ce qu'elle est devenue… Ne le sauriez-vous pas par hasard ? – Si fait, bien, pardieu !… Mais par exemple, vous pouvez vous vanter d'avoir une fière chance ! – Pourquoi ? – Tiens ! Je suis peut-être le seul qui puisse vous renseigner au sujet de cette petite, vous vous adressez justement à moi, et vous croyez que ce n'est pas de la chance cela ? – Et vous allez me dire où elle est ? – Si cela peut vous être agréable, je ne demande pas mieux. – Parlez, je vous en prie. – Fiorinda, dit Rospignac avec une belle indifférence, est au Louvre. » Et se reprenant vivement : « Du moins, c'est là que je l'ai conduite. – Au Louvre ! s'effara Ferrière. Et c'est vous qui l'y avez conduite ?… Qu'est-ce que cela veut dire ? – Écoutez, vicomte, je vous dis là des choses que je ne devrais dire à personne, mais mordieu, pour rendre service à un parent, on peut bien transiger un peu avec le devoir. La vérité est très simple. La voici : Mme Catherine m'a ordonné de lui amener la petite diseuse de bonne aventure. Je l'ai fait enlever l'autre soir, dans la rue des Petits-Champs, et je l'ai fait conduire au Louvre. Voilà la vérité toute nue. – Vous ne l'avez pas fait enlever pour votre compte ? demanda Ferrière pris d'un vague soupçon. – Moi ! se récria Rospignac, que voulez-vous que je fasse de cette petite bohémienne, mon Dieu ? – Ainsi, Fiorinda serait au Louvre ? reprit Ferrière qui n'en revenait pas. – Écoutez, il y a un moyen bien simple de savoir ! c'est d'aller le demander à Mme Catherine. – Et si Mme Catherine ne veut pas me renseigner ! fit-il. Si elle refuse de me recevoir ? » Avec une belle assurance, Rospignac le rassura : « Pour ce qui est de vous renseigner, fit-il, je ne vois pas pourquoi elle s'y refuserait. Moi, je suis à son service. Elle me donne un ordre. Je l'exécute. Je n'ai pas d'explications à demander quand on ne m'en fournit pas spontanément. Vous, c'est différent. Vous vous intéressez à cette jeune fille. C'est votre droit. La reine m'a dit qu'elle ne lui veut aucun mal, alors pourquoi ne parlerait-elle pas ? – Oui, c'est bien ce que je me dis. Mais si elle ne me reçoit pas ? – Allons, vous n'avez pas votre tête bien à vous, à ce que je vois. Vous devriez bien penser pourtant que, si je prends la peine de vous accompagner, c'est que je sais que je pourrai vous être utile. J'ai l'honneur d'être admis auprès de Sa Majesté à n'importe quelle heure. Je serai votre introducteur. J'irai demander audience pour vous. Et je réponds de l'obtenir. – Quoi ! Vous consentiriez !… » na : « Ma parole, vous êtes stupide, vicomte. Y a-t-il là de quoi s'émerveiller comme vous le faites ? » Ferrière contempla Rospignac d'un œil ému. Et lui prenant la main : « Rospignac, fit-il avec douceur, il faut que je vous demande pardon. Je ne vous aimais pas… Rospignac haussa les épaules d'un air détaché et bougon- – Je le sais, interrompit Rospignac en souriant. Je sentais bien qu'il y avait un malentendu entre nous. Vous êtes mon parent, Ferrière. Parent très éloigné, je le sais bien. Mais vous êtes aussi le fils du vidame de Saint-Germain, l'homme que j'aime et respecte le plus au monde. Et je m'étais juré de faire tomber les injustes préventions que vous aviez contre moi. L'occasion s'est présentée. Je l'ai saisie avec joie. Je regrette seulement que ce soit si peu de chose. – Quelle erreur ! protesta Ferrière avec chaleur. Vous ne pouviez pas me rendre de service plus signalé que celui que vous êtes en train de me rendre. Car, je puis vous le dire maintenant, Fiorinda est ma fiancée. Bientôt elle sera ma femme. » Rospignac eut le bon goût de ne pas montrer un étonnement excessif qui pouvait être froissant. Ils se prirent par le bras, comme deux excellents amis, entrèrent ensemble au Louvre et se dirigèrent vers les appartements de la reine mère. Rospignac fut introduit auprès de sa redoutable maîtresse. Ferrière resta dans l'antichambre où il se tint à l'écart. Au bout d'un quart d'heure, Rospignac reparut. Rien qu'à voir son attitude triomphante, Ferrière comprit qu'il avait réussi dans sa démarche. Il respira plus librement. « Sa Majesté, dit Rospignac, a été on ne peut plus aimable. Dans un instant, elle vous fera appeler. Fiorinda est ici. Elle est traitée fort convenablement. La reine, qui a entendu parler d'elle, a eu cette curiosité de vouloir la voir et de la consulter. Voilà tout le secret de cette disparition qui vous inquiétait. Dans quelques jours, demain peut-être, on lui rendra sa liberté en lui faisant un opulent cadeau pour la dédommager de ses ennuis et de son temps perdu. – Pensez-vous qu'il me sera permis de la voir ? demanda Ferrière qui se sentait de plus en plus réconforté. – La reine, assura Rospignac, m'a paru très bien disposée à votre égard. Elle vous accordera, je crois, tout ce que vous lui demanderez. » Enfin, on appela le vicomte de Ferrière. Ferrière et Rospignac se donnèrent l'accolade et, après l'avoir remercié avec effusion une dernière fois, le vicomte disparut, suivi du regard par le baron qui avait un sourire énigmatique aux lèvres, et qui sortit à son tour des appartements de la reine. Catherine répondit par une inclinaison de tête et un gracieux sourire au profond salut de Ferrière qui se courbait respectueusement devant elle. « Votre parent, Rospignac, fit-elle, m'a dit que vous étiez inquiet du sort de cette petite diseuse de bonne aventure, et je tiens à vous déclarer, vicomte, qu'il ne lui est rien arrivé de fâcheux. – C'est ma fiancée, madame ! – Votre fiancée !… Mais… pardonnez-moi, vicomte, une reine est un peu comme la mère de ses sujets et je m'intéresse particulièrement à vous… Cette petite n'a ni nom, ni biens, ni titres. – C'est vrai, madame. Mais j'ai de tout cela plus qu'il n'en faut pour deux. – Et monsieur le vidame connaît-il vos intentions ? » ditelle. Avec la plus entière franchise, Ferrière confessa : « Je les lui ai fait connaître, madame. – Et ?… – Mon père s'oppose formellement à cette union. – Alors, que comptez-vous faire ? – J'attendrai que mon père cède. – Il ne cèdera pas, dit Catherine en secouant la tête d'un air soucieux. – Alors, j'aurai le regret de me passer du consentement paternel. – Vous ferez cela ?… – Oui, madame… Et rien ni personne au monde ne pourra m'en empêcher. – Pauvre enfant ! Je comprends votre inquiétude maintenant. Mais cette enfant, pourquoi n'a-t-elle pas parlé, la sotte ? Je vous eusse fait prévenir… Vite, vicomte, il faut rassurer cette pauvre enfant !… – Quoi, madame, vous daignez permettre ?… – Certainement que je permets !… Et je m'excuse de tous les ennuis que je vous ai involontairement causés. » Mme Elle avait déjà frappé sur le timbre. de Fontaine-Chalandray qui parut aussitôt. Ce fut « Torcy, ma belle, dit vivement Catherine, conduisez, je vous prie, M. le vicomte de Ferrière auprès de la jeune fille que vous trouverez dans le petit cabinet attenant à ma chambre à coucher. » Et se tournant vers Ferrière : « Allez, vicomte, et ne m'en veuillez pas trop. – Comment vous en voudrais-je ? madame, alors que vous me traitez avec tant de bonté ? » Elle se pencha sur lui et confidentielle : « Vous me plaisez, vicomte, dit-elle, et je vous dois une compensation ; je parlerai à M. le vidame… je tâcherai de lui faire entendre raison… Et comme je suis assez éloquente quand je parle pour ceux que j'aime, je crois que je réussirai… Chut ! Vous me remercierez plus tard. Allez ! » X FERRIÈRE ET FIORINDA En voyant paraître son fiancé, la jeune fille avait eu un petit cri de joie et son premier mouvement, tout impulsif, avait été de courir à lui les bras tendus. Et il avait refermé les siens sur elle dans une douce et chaste étreinte, appuyant la chère tête contre son cœur qui battait la chamade, frôlant du bout des lèvres l'opulente chevelure, se grisant du parfum subtil qui s'exhalait de toute sa personne. Un long moment, ils se tinrent ainsi étroitement enlacés. Ce fut elle qui revint la première au sentiment de la réalité. « J'étais sûre que vous me trouveriez ! dit-elle. – Charbieu ! Fussiez-vous cachée au plus profond des enfers que j'aurais tôt fait de vous y découvrir ! » Ils riaient tous les deux. Cependant ils sentaient que leurs paroles étaient très sérieuses. Ils devinaient que chacun d'eux avait en l'autre une confiance absolue, que rien ne pouvait entamer. Rêveur, il murmura, comme se parlant à lui-même : « C'est curieux, il n'y a cependant pas longtemps que je vous connais, et il me semble que c'est loin, loin… Si loin que je finis par me persuader que je vous ai toujours connue… Je ne peux pas admettre que j'ai vécu si longtemps sans vous, ai-je vécu seulement ?… Eh ! non, par la chair de Dieu ! En réalité, ma vie ne date que du jour où je vous ai vue. Avant, je n'étais qu'un corps sans âme. – C'est tout à fait comme moi, dit-elle. Si je vous perdais maintenant… je mourrais. » Ils étaient redevenus sérieux tous les deux. Ils se regardèrent un inappréciable instant. Et leurs mains s'étreignirent dans un geste spontané. Catherine, adroitement dissimulée derrière une tenture voyait et écoutait les fiancés. Elle songea : « Ils s'adorent, c'est certain… En jouant adroitement de leurs sentiments que je connais maintenant, j'obtiendrai d'eux une soumission passive à mes volontés… » Pendant qu'elle se faisait cette réflexion, Ferrière prenait Fiorinda par la main et la conduisait à un siège où elle s'asseyait pendant que lui-même demeurait respectueusement debout devant elle. Et ils se mirent mutuellement au courant de ce qui leur était arrivé. Ce fut Fiorinda qui parla la première. Elle raconta comment elle avait été enlevée au moment où elle se disposait à frapper à la porte de l'hôtel de la rue des Petits-Champs. « Comme vous avez dû avoir peur quand vous avez été saisie », s'apitoya Ferrière. Elle avoua franchement : « Oui, j'ai eu peur… très peur même… » Elle réfléchit un instant, l'œil perdu dans le vague. Et fixant son regard sur lui, très sérieuse, elle expliqua : « Mais cela n'a duré qu'un instant très court. Et je n'ai pas perdu un seul instant la tête… » Elle fouilla dans son sein et en sortit un mignon petit poignard qu'elle présenta à Ferrière en souriant : « Avec cette arme qu'on avait eu le tort de me laisser, ditelle, je ne crains personne. » Elle disait cela très simplement, sans forfanterie aucune, en personne qui connaît la valeur exacte de sa force physique et de son courage. Il dit en hochant la tête d'un air soucieux : « Même avec cette arme, vous ne pèseriez pas lourd entre les mains d'un homme résolu et dénué de scrupules. – Ne vous y fiez pas trop, dit-elle en riant. Il m'est arrivé d'en tenir avec cela plus d'un en respect… que je n'eusse pas hésité à frapper sans pitié… qui l'a très bien compris… et qui a jugé prudent de se défiler et de me laisser tranquille. – Une brute aurait eu tôt fait de vous enlever ce joujou. » Elle reprit son poignard, le remit dans son sein et, très sérieuse : « C'est possible, dit-elle, quoique ce ne soit pas très sûr. Mais j'ai autre chose : certains grains que je porte toujours sur moi, que je défie bien qu'on me prenne, attendu qu'on ne les trouvera pas. Si quelqu'un, après avoir réussi à me désarmer, pensait avoir raison de moi par la violence, je suis bien résolue, allez. J'absorberais ces grains – deux suffisent – et ce quelqu'un se trouverait en présence d'un cadavre. L'effet de ce poison est foudroyant. Vous voyez bien donc que de toute manière je suis tranquille. » Il ne put s'empêcher de frissonner tant elle avait montré de résolution froide dans sa détermination. Il se courba, prit sa main, la porta à ses lèvres avec une sorte de ferveur dévote et murmura : « Heureusement, je suis là, maintenant. Vous n'avez plus rien à redouter. – Qui sait ? dit-elle d'un air rêveur. En attendant le jour heureux où vous serez mon époux, je garde mon poignard… et mes grains. » Puis ce fut au tour de Ferrière à expliquer comment il avait réussi à la découvrir si rapidement. Quand elle sut que c'était Rospignac qui avait conduit Ferrière près d'elle, Fiorinda se sentit prise d'une secrète angoisse. Une sorte d'instinct lui faisait pressentir un piège caché dans cette intervention. Elle fut d'autant plus inquiète que Ferrière ne tarissait pas d'éloges à l'égard de Rospignac, comme il avait fait pour Catherine. Un instant, Fiorinda se demanda si elle ne ferait pas bien de lui dire la vérité. Elle craignait d'inquiéter inutilement le jeune homme. Elle voulut cependant le mettre sur ses gardes : « Méfiez-vous de M. de Rospignac, dit-elle. – Pourquoi ? » fit-il, étonné. Et tout à coup, illuminé par une pensée subite : « Vous aurait-il importuné de ses assiduités ? Fiorinda n'avait pas voulu dénoncer Rospignac. Mais, dès l'instant que Ferrière entrevoyait la vérité, elle ne voulut pas mentir. « Oui », dit-elle franchement. Ferrière fronça le sourcil et se mit à réfléchir. Fiorinda poursuivit : « M. de Rospignac ayant cru devoir me parler de son amour, vous comprenez que j'ai lieu de m'étonner et de m'inquiéter de le voir si complaisant envers un rival qui lui est préféré… qu'il doit détester, par conséquent. – Tranquillisez-vous, je vois ce qu'il en est. Rospignac est un galant homme. Il a vu que vous ne l'aimiez pas. Il se l'est tenu pour dit. C'est très simple et très naturel. D'autant que le sentiment qu'il avait pour vous n'était pas très profond, sans doute. Puis Rospignac est un peu mon parent. Je vous assure que maintenant qu'il sait que vous allez être ma femme, il renoncera sans arrière-pensée à toute idée sur vous. – N'importe, croyez-en mes pressentiments qui ne me trompent jamais : méfiez-vous de Rospignac… Et gardez-vous. Gardez-vous bien. » Et, à partir de ce moment, Ferrière eut beau dire et beau faire, il ne parvint pas à chasser cette sourde angoisse qui était entrée en elle. Son instinct de femme aimante ne la trompait pas. Catherine avait assisté, invisible, à cet entretien. Quand elle vit que les deux amoureux ne parlaient plus que du vidame qui refusait son consentement à cette union qu'il jugeait déshono- rante, elle jugea qu'elle n'apprendrait plus rien d'intéressant. Elle revint dans sa chambre et sortit encore une fois. Elle prit un autre chemin que celui qu'elle avait pris pour venir. Elle entra dans une espèce d'antichambre. Un officier se tenait là avec huit gardes. « Allez », commanda laconiquement Catherine. Et elle passa lentement, sans ajouter une syllabe. Aussi laconique qu'elle, l'officier commanda à ses hommes : « Allons. » Et il partit, suivi par ses soldats, la pique à la main. Ferrière prenait congé de Fiorinda après lui avoir dit tout ce qu'il croyait de nature à la rassurer et sur sa situation présente et sur leur mariage qui se ferait avant longtemps, malgré l'opposition paternelle. Fiorinda n'avait aucune appréhension sur son propre sort. Par contre et malgré elle, elle tremblait pour Ferrière. Elle aurait été embarrassée de dire pourquoi, ni de préciser ce qu'elle craignait. Mais c'était plus fort qu'elle : elle avait peur pour lui. Elle s'était levée. Elle allait avec lui vers la porte. « Vous reverrai-je bientôt ? dit-elle d'une voix angoissée. – Je reviendrai demain. Du moins, je l'espère. Mme Catherine ne me refusera pas, je pense, cette faveur. Vous savez que je vous ai dit qu'elle m'a promis spontanément d'intercéder pour nous auprès de M. mon père. – Mme Catherine est bien bonne », murmura Fiorinda. À ce moment, on frappa discrètement à la porte devant laquelle ils se tenaient. Elle s'arracha de son étreinte en disant : « On vient vous chercher. Partez. » Ils n'eurent pas le temps de faire un mouvement. La porte s'ouvrit. Et ils demeurèrent interdits tous les deux : au lieu de la dame d'honneur qu'ils s'attendaient à voir, ce fut l'officier à qui Catherine avait dit ce seul mot : « Allez ! » qui parut sur le seuil. Cet officier fit deux pas, se découvrit poliment et, sur un ton courtois prononça : « Monsieur le vicomte, j'ai le regret d'être chargé d'une mission pénible : veuillez me remettre votre épée. » Et, prenant un parchemin passé à sa ceinture, il le présenta tout ouvert en ajoutant de sa voix la plus rude : « Ordre du roi… Signé de sa propre main. – Vous m'arrêtez ! dit Ferrière avec une froideur effrayante. Pourquoi ? » Une voix doucereuse prononça, au fond de la pièce : « Je dois vous le dire, monsieur de Ferrière. » Ferrière et Fiorinda se retournèrent d'un même mouvement, tout d'une pièce. Et ils se trouvèrent en présence de Catherine qui venait d'entrer sans bruit par une petite porte perdue dans la tapisserie, à laquelle ils n'avaient pas fait attention. XI PREMIÈRE MANŒUVRE DE CATHERINE « Monsieur, dit Catherine en s'adressant à l'officier toujours impassible dans l'accomplissement de sa consigne, veuillez vous retirer un instant. M. de Ferrière vous appellera luimême quand il en sera temps. Ne vous éloignez donc pas trop. » L'officier s'inclina respectueusement et sortit aussitôt. Catherine se tourna alors vers Fiorinda et, gracieusement : « Tout à l'heure, je m'occuperais de vous, mon enfant. En attendant, vous pouvez demeurer. Les affaires de famille dont je vais m'entretenir avec M. de Ferrière vous intéressent jusqu'à un certain point, puisque vous allez être sa femme. » Elle s'assit posément et, revenant à Ferrière qui attendait toujours son bon plaisir : « Il me paraît, vicomte, dit-elle avec amabilité, que je suis intervenue à temps pour vous empêcher de commettre une folie. Vous alliez, je crois, faire rébellion armée à un ordre du roi ? » Ferrière eut une imperceptible hésitation et avoua franchement : « En effet, madame. J'avoue qu'il me serait particulièrement pénible de me voir emprisonné en un moment où j'ai le plus besoin de toute ma liberté. – Enfant ! sourit Catherine indulgente. Pensez-vous que cet officier, qui accomplissait son devoir, était seul ? Pensez-vous que vous seriez venu facilement à bout des soldats qu'il avait laissés dans le couloir ? Pensez-vous qu'on sort ainsi du Louvre lorsque certaines précautions élémentaires ont été préalablement prises ? – C'est vrai, madame, confessa Ferrière rembruni ; mais on ne songe à ces choses-là qu'après. » Catherine se fit sérieuse pour dire : « C'est parce que j'ai deviné que vous êtes de ces hommes d'action qui foncent tout d'abord que j'ai voulu prévenir un malheur… Je vous ai dit, vicomte, que vous me plaisez. Ma conduite vis-à-vis de vous le prouve… Si vous n'aviez fait que vous exposer vous-même, peut-être vous eusse-je laissé faire. Mais, votre rébellion dans cette affaire, c'était la condamnation à mort du vidame, votre père. Et j'ai voulu vous épargner cet horrible crime. – Puis-je vous demander, madame, en quoi et comment mon père serait tenu pour responsable de mes actes, à moi, au point de les payer de sa tête ? – C'est ce que je vais vous expliquer. Je ne suis venue que pour cela. » Elle s'accota commodément, en personne qui a le temps, et commença : « Pendant ces deux heures que vous venez de passer ici, le roi a été avisé de choses très graves, singulièrement compromettantes pour M. le vidame de Saint-Germain, et qu'il ignorait avant. Le hasard m'a amenée juste à point dans son cabinet pour apprendre moi-même ces choses terribles et l'arrêter au moment où, dans sa colère, juste et légitime, il faut le reconnaître, il allait faire un éclat violent, irréparable peut-être. Ces choses que nous venions d'apprendre, je pense que vous les connaissez et qu'il est inutile de vous en parler. « Samedi soir, M. le vidame a reçu en grand mystère la visite de M. le duc de Guise, accompagné de son frère le cardinal et de M. le duc de Nemours. C'est le baron de Rospignac, que je ne savais pas traître, qui est allé recevoir ces messieurs en l'absence du portier éloigné pour la circonstance. La conférence a été longue. Vous n'y assistiez pas, d'ailleurs. Tout se paie en ce bas monde, hélas ! même le dévouement. M. le vidame a consenti à s'employer activement à faire reconnaître le duc de Guise pour roi de France. En échange de ces services, on vous accordait à vous vicomte, la main de Mme Claude de Guise, fille légitime du feu duc. « Tout cela a été rapporté par un émissaire secret du roi qui a réussi à s'introduire dans la place et qui a tout vu, tout entendu. Cet homme a même réussi à s'emparer d'un parchemin, dont vous avez dû entendre déplorer la perte par les conjurés. – J'ignorais quant à moi cette histoire invraisemblable. Mon père, je le crois fermement, n'aura aucune peine à se disculper de ces sottes accusations. Pour ce qui est de mon humble personne, je ne cache pas à Votre Majesté que je ne vois toujours pas pourquoi elle a cru devoir conseiller mon arrestation… À moins qu'on ne me veuille tenir pour responsable des actes de mon père, comme tout à l'heure vous disiez que mon père serait tenu pour responsable de mes actes à moi. – C'est précisément cela, affirma Catherine qui reprit son air bienveillant. Ce que vous venez de dire, je l'ai dit en propres termes au roi : M. le vidame, ai-je dit, aura tôt fait de se disculper. Mais le roi a poussé les hauts cris. Il voulait faire arrêter le vidame sans plus tarder. C'est alors que je lui conseillai de ne pas ébruiter cette triste affaire, de s'assurer à la douce, sans esclandre, de votre personne, d'aviser ensuite votre père, de le sommer de s'expliquer, et si les explications paraissent insuffisantes de lui dire : « Vie pour vie, si vous bougez, la tête de votre fils tombe sous la hache du bourreau. » Sous son calme apparent, Ferrière fut atterré. Il adressa à Fiorinda un long regard éploré où se lisait toute son angoisse. Et elle, s'efforçant de sourire bravement, lui répondit en lui montrant la paume de sa main. Ce qui était une manière de lui rappeler sa prédiction : « Vous avez de longues années à vivre. Et des années heureuses. » Ferrière redressa sa tête qu'il avait tenue penchée un instant et la regardant en face : « Ainsi, madame, j'ai bien compris : je suis un otage entre les mains du roi ? – Un otage, c'est le mot. – De ma soumission, dépend la vie de mon père, comme de sa soumission, a lui, dépendra la mienne ? – C'est tout à fait cela. – C'est bien, madame, je ne résisterai pas. Je suis prisonnier du roi. Vous plaît-il que j'appelle moi-même l'officier et que je me remettre entre ses mains ? » Une lueur de triomphe passa dans l'œil de Catherine. Elle complimenta : « Vous êtes bien tel que je vous avais jugé : brave, loyal et généreux. Soyez sans inquiétude, je vous tirerai de là. Je vous le promets. Mais n'oubliez pas que le roi tient essentiellement à ce qu'on ignore votre arrestation… momentanément du moins. – Madame, protesta Ferrière, je vous jure que personne ne saura rien par mon fait. » Catherine eut l'air de réfléchir une seconde et dit en se levant : « Allez à la Bastille. – J'y vais », fit simplement Ferrière. Il s'inclina devant elle, lança un dernier regard à Fiorinda qui lui sourit bravement et se dirigea résolument vers la porte. Lorsqu'elle se vit seule, Fiorinda se laissa tomber sur un siège, prit sa tête entre ses deux mains, et elle se mit à sangloter éperdument. Tout ce beau courage qu'elle avait montré devant Ferrière s'évanouissait brusquement à présent qu'il n'était plus là. Pendant ce temps, Catherine pénétrait dans une petite antichambre où régnait un demi-jour qui lui donnait un aspect presque sinistre. Un homme se tenait là, tout seul, assis sur une banquette de chêne. Il était correctement et proprement vêtu comme un gentilhomme. Mais il n'y avait pas besoin de le regarder deux fois pour comprendre que c'était ce que l'on appelait alors « un homme fort résolu », autrement dit, un bravo, un sinistre bandit. En voyant paraître Catherine, l'homme se leva précipitamment et se tint courbé devant elle dans une attitude de basse humilité. « Vite, dit Catherine, il va sortir. Va l'attendre devant la porte. Tu l'as bien vu ? Tu ne te tromperas pas ? » D'une voix rocailleuse qu'il s'efforçait visiblement d'adoucir, l'homme répondit avec une inconsciente familiarité. « N'ayez pas peur, madame, on a son portrait là, dans l'œil. On ne se trompera pas. On connaît son métier, tripes du diable. » Sans manifester ni surprise ni dégoût devant ce langage trivial, elle s'assura : « Tu sais bien ce que tu dois faire ? Répète un peu. » Docile, il s'exécuta : « N'ayez pas peur… Voilà : Je suis l'homme pas à pas. S'il entre à la Bastille. Va bien, la besogne est toute faite… S'il s'écarte du droit chemin… V'lan ! je lui flanque six pouces de fer entre les deux épaules… Comme ça, sans crier gare, pour lui apprendre à vivre… N'ayez pas peur, on connaît la manœuvre. » Elle avait écouté avec attention sans marquer la moindre impatience. Elle approuva doucement de la tête et précisa : « Donne-lui le temps d'arriver cependant. Il est inutile de te presser… Puis, fais bien attention : pour aller d'ici à la Bastille, il y a plus d'un chemin. Il n'est pas obligé de prendre par le plus court… Il est probable qu'il flânera en route… Enfin, ne précipite rien. N'oublie pas que j'aime mieux le voir à la Bastille que de le voir tomber sous ton coup de poignard. Cela est très important pour moi. » Elle laissa tomber une bourse convenablement gonflée qui rendit un son argentin qui parut des plus agréables à l'homme intelligent. Il allongea une griffe velue et subtilisa la bourse avec une dextérité qui tenait du prodige. Après quoi, il disparut luimême. XII BOURG-LA-REINE En quittant Ferrière, Beaurevers avait franchi les ponts et, par la rue Saint-André-des-Arts, il était arrivé à la porte Buci qu'il avait franchie. Il continua son chemin, droit devant lui. À l'angle de la rue des Mauvais-Garçons, il aperçut Strapafar qui flânait le nez au vent. Il l'attendit. Strapafar l'avait vu de son côté. Il alla à lui. Et tout de suite il annonça : « Il s'est rendu à l'abbaye. Il est rentré chez lui. Il est revenu à l'abbaye. – Il y est en ce moment ? demanda Beaurevers. – Oui. Il vient d'y arriver seulement. Trinquemaille et Bouracan sont postés devant la porte. – Et Corpodibale ? – Il garde les chevaux ici près. – C'est bien. Allons. » Et, suivi de Strapafar, il se dirigea vers la rue de l'Échaudé où se trouvait alors la principale entrée de l'abbaye de SaintGermain-des-Prés, presque en face le pilori. Trinquemaille et Bouracan avaient trouvé là l'inévitable guinguette à bosquets dont le propriétaire usait de cette prairie comme d'un bien lui appartenant. Ils s'étaient fait apporter à boire sur ce terrain où ils avaient entamé d'interminables parties de boules. Ce qui leur permettait de surveiller l'entrée de l'abbaye sans en avoir l'air. Beaurevers et Strapafar se joignirent à eux. Les parties se prolongèrent jusque vers quatre heures de l'après-midi. À ce moment, le vidame sortit de l'abbaye. Il passa sans faire attention à ces joueurs. Beaurevers suivit des yeux la direction prise par le vidame. Il put s'assurer qu'il rentrait en ville. Il continua tranquillement sa partie. Seulement Strapafar s'était mis sur les trousses du vidame. Donc les parties reprirent de plus belle entre Beaurevers, Trinquemaille et Bouracan. Elles durèrent moins longtemps cette fois. Vers cinq heures, un moine monté sur une mule, franchit le pont-levis. Car l'abbaye avait ses ponts-levis tout comme le Louvre ou la Bastille. Du coup, les parties s'interrompirent net. Beaurevers se mit à suivre le moine qui ne semblait pas pressé et laissait aller sa mule au pas. Trinquemaille demeura sur les lieux. Bouracan partit en courant vers la rue de Buci. Disons sans plus tarder qu'il y trouva, dans une auberge, Corpodibale, lequel sauta à cheval, et, sur les indications de Bouracan, eut tôt fait de rattraper Beaurevers qu'il se mit à suivre de loin, tenant un autre cheval en main. Le moine fit un long détour qui l'amena sur le chemin de Montrouge. Il paraît que c'était ce qu'attendait Beaurevers, car il le laissa aller et attendit Corpodibale, qui bientôt fut sur lui et lui présenta le cheval qu'il tenait par la bride. Beaurevers sauta en selle et ordonna : « Je ne m'étais pas trompé : le moine va prendre la route de Chartres. Retourne d'où tu viens. Si, comme je le suppose, Trinquemaille te dit qu'il n'a rien vu qui vaille la peine d'être signalé, tu le relèveras de sa faction devenue inutile et vous rentrerez dans Paris. Seulement n'oubliez pas qu'il faut continuer à surveiller de près les faits et gestes de M. le vidame. J'ai besoin d'être renseigné là-dessus. – Compris, monsieur le chevalier, promit Corpodibale, ce sera fait dans toutes les règles. Mais… s'il y a du neuf du côté de Trinquemaille ? – En ce cas, Trinquemaille aura fait ce que je lui ai ordonné de faire. Tu piqueras droit vers la route de Chartres… Du train dont va ce moine, tu n'auras pas de peine à me rattraper… Et tu me diras de quoi il retourne. Mais je doute que tu aies à courir après moi. Allons, file ! » Corpodibale piqua des deux et refit au galop la route qu'il venait de parcourir au pas. Quant à Beaurevers, il piqua des deux lui aussi et il se lança dans un chemin de traverse. Ce chemin de traverse l'amena sur la route qu'il présumait que le moine allait suivre. D'après son calcul, ce petit temps de galop et ce détour devaient le placer à quelques centaines de toises en avant du moine. Il alla jusqu'au haut d'une côte. Là, il mit pied à terre et attacha son cheval à un arbre. Et il attendit patiemment, scrutant la route par où devait venir le moine. Il ne s'était pas trompé. Il ne tarda pas à le voir paraître au loin, juché sur sa mule qu'il laissait toujours aller au pas. Lorsque le moine arriva à son tour au haut de la côte, il aperçut Beaurevers qui descendait au petit pas, à une centaine de toises devant lui. Le moine, qui déjà s'ennuyait à mourir, l'aborda résolument et la bouche fendue par un immense sourire prononça onctueusement : « Dieu vous garde en joie et santé, mon gentilhomme. Et vous allez loin de ce train ? – À Poitiers, répondit négligemment Beaurevers. – C'est un assez long voyage… Moins long que le mien, cependant. Je souhaite de tout mon cœur que le Ciel vous envoie un compagnon digne de votre société… Sans quoi, mon gentilhomme, vous serez mort d'ennui avant d'arriver. – Mais, mon révérend, il me semble que, ce compagnon, le Ciel vient de l'envoyer en votre personne. Je serais, quant à moi, enchanté de voyager en une aussi sainte compagnie. » Et se reprenant, avec bonhomie : « Mais peut-être ne suivons-nous pas le même chemin ? – Si fait, fit vivement le moine, je passe par Poitiers précisément. Je viens de vous le dire, je vais plus loin que vous… Je vais… en Espagne. » « Bon, se dit Beaurevers, j'étais à peu près sûr de mon affaire. Je le suis tout à fait maintenant : tu vas en Espagne en passant par le Béarn et la Navarre. Une autre preuve en est qu'aucun de mes compagnons ne m'a rejoint jusqu'ici… Et pourtant ils auraient eu le temps de le faire, s'il y avait eu quelque chose. » Et tout haut, d'un air réjoui : « Alors, voilà qui est entendu : nous faisons route ensemble jusqu'à Poitiers. Le voyage sera des plus agréables. – Si, comme je le suppose, à en juger par votre mine, votre intention est de vous loger dans les meilleures auberges… – Cela oui, j'y tiens essentiellement. J'aime mes aises, j'ai besoin de soins, car je suis blessé, et je ne regarde pas à la dépense, ayant la bourse bien garnie. – En ce cas, fit piteusement le moine, il ne me sera pas possible de vous suivre. Si votre bourse est bien garnie, je ne puis, hélas ! en dire autant de la mienne. – N'est-ce que cela ? Je suis riche, Dieu merci ! Si vous voulez bien me le permettre, mon digne révérend, je prends à ma charge vos frais de route tant que vous me ferez l'honneur de m'admettre en votre compagnie. – C'est Dieu qui vous a placé sur ma route pour me venir en aide. Que Dieu vous le rende, mon brave et généreux gentilhomme. – Amen ! » fit gravement Beaurevers qui se signa dévotement. Ils arrivèrent à Bourg-la-Reine vers les huit heures du soir. Le temps avait passé en somme sans trop de lenteur. Fidèle à son rôle, Beaurevers se fit indiquer la meilleure auberge du pays. Il se fit donner les deux plus belles chambres. Et, dernière et suprême délicatesse, il laissa au moine le soin de rédiger le menu du souper qui devait être servi dans la chambre du moine et de choisir les vins à son gré. Le moine s'acquitta de ce soin avec une minutie qui indiquait l'importance considérable qu'il attachait à cette affaire. Et on peut croire qu'il ne montra pas la moindre discrétion et ne songea pas un seul instant à ménager la bourse de celui qui allait régler la note. Enfin, le couvert se trouva mis. À la dixième bouteille, le moine avait roulé sous la table. Beaurevers l'y laissa ronfler tranquillement un bon moment. Il n'était pas fâché de souffler un peu après un assaut aussi rude. Enfin, il se mit à fouiller les poches du moine. Mais il eut beau les tourner et les retourner, à part une bourse assez maigre, il ne trouva pas ce qu'il cherchait. « Diable ! fit-il réellement inquiet cette fois, je n'avais pas prévu un message verbal… Voyons, cherchons encore. » Il chercha si bien qu'il finit par déshabiller le moine qui poussait parfois de sourds grognements de protestation. Il fut récompensé de sa patience, car sous la chemine, il découvrit une ceinture sanglée sur la peau même. Dans cette ceinture, il trouva trois ou quatre pièces d'or et une lettre cachetée aux armes de Bourbon. Il bondit sur la lettre et gagna sa chambre, ferma la porte de communication et alluma sa lampe. Il fit chauffer la lame de son poignard à la flamme de la lampe et avec cette lame brûlante il décolla assez adroitement et sans trop de peine le large cachet de cire rouge. La lettre ouverte, il la lut attentivement d'un bout à l'autre. Elle était assez brève d'ailleurs. Elle était signée Charles de Bourbon, cardinal-abbé de Saint-Germain et adressée à Antoine de Bourbon, duc de Vendôme et roi de Navarre. « Amorce savante, murmura Beaurevers rêveur qui résumait ainsi sa lecture. Suivant la réponse, on précisera les offres. On espère cependant que cette réponse sera favorable puisque, d'ores et déjà, le cardinal conseille à son frère de se rapprocher et de venir incognito à Blois ou à Orléans. » Il réfléchit une minute. Il prit la plume posée devant lui, la trempa dans l'encre et à larges traits biffa toutes les lignes les unes après les autres. Quand ce travail, qui fut vite expédié, fut terminé, il n'y avait plus un mot de lisible sur la lettre, à part la signature. Et il calcula d'un air satisfait : « Du train dont il marche, il faudra huit bons jours à ce moine pour joindre le roi de Navarre. Sa Majesté ne comprendra rien à ce barbouillage. Et pour cause. D'après ce que l'on m'a dit de son caractère, Antoine de Bourbon est homme à se fâcher à mort d'une mystification qui pourrait bien passer à ses yeux pour une insulte… Si cela est, tant mieux. Le voilà fâché pour longtemps avec son frère le cardinal. Et le fameux projet d'alliance imaginé par le vidame tombe à l'eau. S'il ne se fâche pas, il demandera des explications. En ce cas il faut compter huit autres jours pour que son messager vienne à Paris trouver le cardinal, et ce messager sera probablement ce même moine… C'est donc quinze bons jours de tranquillité que je m'assure. D'ici là j'aurai trouvé, j'espère, le moyen de faire avorter leurs combinaisons… D'autant que je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas recours à Mme Catherine… Au fait, c'est peut-être là la bonne idée… Il faudra voir cela de plus près… » Il recacheta la lettre de son mieux et revint à son moine. Il remit la lettre dans la ceinture, remit le froc en place, fit disparaître toute trace des fouilles qu'il venait d'effectuer. Après quoi, il s'étendit par terre à quelques pas du moine toujours endormi et ne tarda pas à faire comme lui. Le lendemain matin, Beaurevers déclara qu'il était brisé, moulu, rompu. Sa soi-disant blessure était sûrement rouverte. Il était malade, incapable de fournir le moindre effort. Et pour mieux marquer son immuable décision, il se déshabilla et se glissa entre les draps de son lit. Le moine dut se résigner à partir seul et, en poussant d'énormes soupirs, il prit congé de Beaurevers qui riait sous cape de sa mine désolée. XIII ABOUTISSEMENT DE LA MANŒUVRE DE CATHERINE Maintenant Ferrière, esclave de la parole jurée, s'acheminait lentement et tristement vers la Bastille où il allait s'enterrer vivant. Comme il remontait la rue Saint-Honoré qui, à cette époque, commençait à la rue des Déchargeurs, alors qu'elle ne commence plus maintenant qu'à la rue des Bourdonnais, il reconnut au loin la haute taille de Beaurevers qui, de ce pas accéléré qui lui était habituel, venait vers lui et bientôt le rejoignit. Ferrière aborda avec une hâte fiévreuse le sujet qui lui tenant le plus à cœur. « Chevalier, dit-il, je suis heureux de vous rencontrer… J'ai retrouvé Fiorinda. – Ah ! fit vivement Beaurevers, et où est-elle ? – Au Louvre. Elle y est encore. – Au Louvre ! s'ébahit Beaurevers, que diable fait-elle là ?… Et qui l'y a conduite ? – Rospignac, sur l'ordre de Mme Catherine qui veut recourir à sa science de diseuse de bonne aventure. – Voilà qui est bizarre, murmura Beaurevers qui réfléchissait. Mais, qu'avez-vous donc, vicomte ? s'étonna Beaurevers. Vous avez retrouvé votre fiancée. Vous devriez être aux anges… Et vous m'annoncez cela d'un air lugubre, avec une mine longue d'une aune. Mortdiable, ce n'est pas naturel. Il vous est arrivé quelque chose ? – Je voudrais vous voir à ma place. J'ai retrouvé ma fiancée, c'est vrai. Mais je suis obligée de la quitter aussitôt, pour je ne sais combien de temps… Si vous croyez que c'est drôle ! – Bon, sourit Beaurevers, je vois ce que c'est et je comprends votre humeur : vous êtes obligé de vous absenter… Quelque voyage assez long, peut-être… Et vous enragez. – Un voyage, oui, fit vivement Ferrière qui saisit la balle au bond. Et le pis est que je ne saurais dire quand je serai de retour de ce maudit voyage… Si tant est que j'en revienne jamais ! – Bah ! on revient toujours d'un voyage, quand on est bâti comme vous l'êtes et qu'on manie l'épée comme vous savez la manier. – Qui sait ? » murmura Ferrière, qui paraissait de plus en plus sombre et déprimé. Il lui prit la main, et la lui serrant d'une manière expressive : « Chevalier, dit-il d'une voix émue, je pars la mort dans l'âme… à cause de Fiorinda, vous comprenez ?… Mais il le faut, n'en parlons plus… Je m'en irai moins malheureux parce que je vous ai rencontré et que je peux vous dire : Beaurevers, je compte sur vous pour veiller sur elle. – Et vous avez raison, mortdiable, tudiable, ventrediable ! s'écria Beaurevers, qui sentait l'attendrissement le gagner. Ne savez-vous pas que j'aime Fiorinda comme si elle était ma propre sœur ? Mais je vois où le bât vous blesse, mon ami. Et je vous dis : Partez sans appréhension et sans regret, Ferrière. Foi de Beaurevers, je jure que vous retrouverez à votre retour votre fiancée vivante et pure, comme vous la laissez. Êtes-vous plus tranquille ? – Oui. Je sais que vous tenez toujours ce que vous promettez. Je pars moins inquiet. Merci, Beaurevers. – Allons donc, vous voulez rire !… Mais un instant que diable ! Vous n'êtes pas si pressé. Il y a des choses que j'ai besoin de savoir. Voyons, vous dites que Fiorinda est au Louvre. Parfait. » Alors, Ferrière lui narra ce qui s'était passé, taisant toutefois le passage de sa conversation relatif à la Bastille. Ferrière, redevenu plus sombre que jamais, donna l'accolade à son ami. « Je compte sur vous, Adieu. – Comment adieu ! C'est au revoir que vous voulez dire. – Oui, au revoir », rectifia Ferrière d'un air peu convaincu. Et il s'éloigna en courbant le dos. Moins de dix minutes après son entrée, il était enfermé dans un cachot de la tour de la Liberté. XIV DEUXIÈME MANŒUVRE DE CATHERINE Après avoir lancé un bravo sur la piste de Ferrière, Catherine était revenue dans sa chambre. Elle alla jeter un coup d'œil à travers le petit vasistas. Fiorinda était prostrée dans son fauteuil. Elle pleurait. Catherine sourit. Elle revint dans sa chambre et ouvrit une porte qui donnait sur son cabinet de toilette. Au fond de ce cabinet de toilette, il y avait une autre petite porte. Elle l'ouvrit sans bruit et se trouva dans la chambre de Fiorinda. « Vous pleurez ? dit Catherine avec sollicitude. Pourquoi ? » Et se reprenant : « C'est vrai, j'oubliais… Votre fiancé… » Fiorinda sécha ses pleurs, les refoula, et ses yeux lumineux rivés sur les yeux de la reine, dressée dans une attitude irréprochable, attentive, repliée sur elle-même, elle attendit l'attaque. Car, chose curieuse, qu'elle eût été probablement fort en peine d'expliquer, elle ne doutait pas que ce ne fût le prélude d'une lutte mortelle où il lui faudrait rendre coup pour coup et – qui sait ? – tuer peut-être pour ne pas être tuée elle-même… ou celui qu'elle aimait, ce qui, pour elle, était tout un. Cette fois, Catherine n'avait plus devant elle un homme confiant, parce que trop loyal, comme Ferrière. Cette fois, elle allait avoir affaire à forte partie. Elle ne s'en doutait pas, certes. Mais qui eût pu s'en douter ? Fiorinda était si jeune. « Rassurez-vous, votre fiancé n'est pas en danger… pas pour le moment du moins… Et il dépendra de vous qu'il en soit longtemps ainsi. » Fiorinda tressaillit. Elle ne s'était pas trompée : c'était bien la lutte qui commençait. Elle demeura calme. « Tout à l'heure, vous avez dit, madame, devant moi, que la vie et la liberté de M. de Ferrière dépendaient de la justification de Mgr le vidame, son père. Maintenant, vous dites que cela dépend de moi… Il y a donc quelque chose de changé, madame ? Puis-je vous demander quoi ? Et en quoi il ne dépend que de moi que mon fiancé ne soit pas menacé ? » cil. C'était un coup droit, inattendu. Catherine fronça le sour- « On n'interroge jamais la reine, ma petite. Si vous étiez de la cour, vous sauriez cela. – Une pauvre fille des rues comme moi ne peut pas connaître les usages de la cour. La reine voudra bien excuser cette ignorance et les erreurs qu'elle peut me faire commettre. C'est pourquoi je me permets d'insister, madame. Rien ne me tient tant au cœur que le salut de mon fiancé. Si j'ai bien compris, ce salut ne dépend que de moi. En quoi ? Pourquoi ? Comment ? Voulez-vous m'expliquer cela, madame ? – Plus tard, ma petite, il n'est pas encore temps. Pour l'instant, contentez-vous de savoir que j'ai besoin de vous. Et que de la façon dont vous me servirez dépendra le sort de votre fiancé. – Je croyais que la reine voulait consulter en moi la diseuse de bonne aventure. – Sans doute, sans doute, fit Catherine avec commencement d'impatience. Mais il y a la manière… qui ne saurait être ici la même que dans la rue. Je vous expliquerai cela en temps et en lieu. À ma convenance, à moi, et non à la vôtre. » Elle avait dit cela un peu sèchement. Elle reprit immédiatement son attitude bienveillante et avec un gracieux sourire destiné à corriger l'impression pénible que pouvait avoir causé son mouvement d'humeur : « Je suis venue, bien que mon temps soit précieux, parce que je m'intéresse à vous, pour vous dire : Vivez ici sans appréhension et sans inquiétude. Vous serez bien traitée et j'entends que vous ne vous priviez de rien. Si vous me servez bien, vous serez récompensée au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Je me charge de votre mariage avec M. de Ferrière. Entendezvous : Je m'en charge… à condition que je sois contente de vous… c'est-à-dire de la façon dont vous me servirez. – Votre Majesté m'a déjà fait l'honneur de me le dire, répliqua Fiorinda sans qu'il fût possible de percevoir si elle raillait ou parlait sérieusement. Je ne l'oublierai pas. » Catherine approuva d'un léger signe de tête et se dirigea vers la porte. Là, elle s'arrêta, et se retourna : « À propos, dit-elle, je ne veux pas vous laisser croire que vous êtes prisonnière. À partir de maintenant, les portes ne seront plus fermées à clef. Vous êtes libre d'aller et de venir à votre guise. – Même de sortir du Louvre ? s'écria Fiorinda dont l'œil brilla de joie. – Sans doute. Quand je dis libre, je l'entends sans restriction. » Catherine eut un de ces sourires énigmatiques qui inquiétaient terriblement ceux qui la connaissaient bien. Elle feignit de réfléchir. « Cependant, dit-elle au bout d'un instant, je pense que je puis avoir besoin de vous à l'improviste. Il s'agit d'intérêts très graves. Il serait fâcheux… très fâcheux que vous fussiez absente au moment précis où j'aurais besoin de vous. » Fiorinda continua de montrer un visage souriant. Mais sa joie tomba d'un coup. Catherine ne voulait pas lui rendre sa liberté, pensa-t-elle. Elle voulut en avoir le cœur net. Elle insinua : « Je pourrais, avant de sortir, aviser la reine… lui faire connaître le lieu où elle pourrait me trouver en cas de besoin… » Et le refus qu'elle attendait arriva enveloppé comme Catherine savait le faire : « Oui… en effet… Mais non… Le hasard nous joue parfois de ces tours abominables… Il se pourrait que j'eusse besoin de vous juste après votre sortie… Il faudrait courir après vous, perdre un temps précieux… Non, décidément, il vaut mieux que vous ne sortiez pas… Et même, en y réfléchissant bien, il me paraît essentiel de vous avoir sous la main à toute heure de la nuit et du jour. Vous êtes libre, je ne m'en dédis pas… Mais je serai plus tranquille si vous me promettez de ne pas bouger de cette chambre. » Fiorinda comprit la ruse. Elle comprit ainsi qu'elle ne pouvait pas se dérober devant cette demande qui, au fond, était un ordre déguisé. Elle se garda bien de résister, de montrer son mécontentement. « C'est bien, dit-elle simplement, je vous promets, madame, de ne quitter cette chambre sous aucun prétexte et ne fûtce qu'une minute. Est-ce tout ? » Catherine aurait pu lui faire observer qu'elle continuait à se permettre d'interroger la reine. Elle avait mieux à faire pour l'instant. Et répondant à sa question : « Oui, je crois… » dit-elle. Et se reprenant : « Il faut tout prévoir. Le hasard pourrait vous mettre en présence de quelqu'un qui n'est pas de la maison. Si l'on vous interroge… il est bien entendu, n'est-ce pas, que vous êtes ici de votre plein gré, libre d'aller et venir, à telles enseignes que la porte n'est pas fermée à clef ? » Fiorinda sentit percer la menace. Elle s'inclina encore une fois de bonne grâce : elle. Et après une courte hésitation : « Je répéterai ce que Votre Majesté vient de me dire », fit- « Si l'on s'étonne de me voir cloîtrée ici, que répondraije ? » Catherine réfléchit une seconde et répondit : « Vous direz que, ne vous sentant pas à votre place à la cour, vous préférez vous tenir volontairement à l'écart, de crainte de commettre quelque manquement à l'étiquette que tout le monde n'aurait peut-être pas l'indulgence d'excuser. – Comme le fait Votre Majesté », répliqua Fiorinda, sans qu'il fût possible de percevoir qu'elle raillait. Et elle ajouta aussitôt : « C'est bien, madame, j'obéirai. » Catherine la regardait d'un œil soupçonneux, s'efforçant de lire sa pensée dans ses yeux. Mais Fiorinda soutint ce regard de feu avec l'assurance de l'innocence. Catherine dut reconnaître que ce visage souriant demeurait hermétiquement fermé pour elle. Elle eut un geste de dépit, pivota sur les talons et se dirigea vers la petite porte qu'elle ouvrit. XV OÙ BEAUREVERS FAIT AUSSI SA PETITE MANŒUVRE Revenons à Beaurevers, maintenant. Ferrière l'avait quitté d'une manière qui lui parut si étrange qu'il en demeura un instant tout saisi. Il eut un mouvement pour s'élancer, le rattraper, lui dire : « Je vous accompagne. » Mais il se dit : « À quoi bon ?… Je le gênerais, c'est clair… S'il ne dit rien, c'est qu'il ne peut ou ne veut rien dire. Il le regarda s'éloigner d'un œil rêveur. Et il partit d'un air résolu dans la direction du Louvre, où il ne tarda pas à arriver. Il se dirigea vers l'appartement particulier du roi, auprès duquel il fut admis séance tenante, sans avoir été annoncé. Faveur toute spéciale dont il était peut-être le seul à bénéficier au Louvre. Il était environ cinq heures du soir lorsque Beaurevers quitta le roi, sans lui dire qu'il se rendait près de Catherine. Et peut-être n'avait-il tardé ainsi que parce qu'il hésitait à faire cette démarche. Ou du moins peut-être n'était-il pas bien fixé sur ce qu'il allait dire. Catherine ne s'attendait pas à cette visite. Dans son esprit inquiet, les questions affluèrent. Néanmoins, elle donna l'ordre d'introduire M. le chevalier de Beaurevers dans sa chambre même, où elle se trouvait. Celui-ci parut. Il semblait très calme, très maître de lui. Il était seulement un peu froid. C'est que, en effet, un entretien entre Catherine et lui était toujours comme une manière de duel où, de part et d'autre, on s'allongeait de rudes coups. De son côté, Catherine était en garde. Ce qui ne l'empêcha pas de lui faire le meilleur accueil. Beaurevers aborda sans détour le sujet qui l'amenait : « Madame, dit-il, le hasard m'a fait surprendre une conversation particulièrement intéressante pour Votre Majesté. Et je crois de mon devoir de vous révéler l'objet de cette conversation. – Je vous écoute, monsieur », fit Catherine, attentive. Et d'un air détaché : « Mais d'abord, quelles sont ces personnes dont vous avez surpris la conversation que vous croyez devoir me répéter ? – Je l'ignore, madame », répondit Beaurevers sur un ton péremptoire. Et plus doucement : « Je le saurais, d'ailleurs, que je ne vous le dirais pas… Entendons-nous bien, madame. En faisant cette démarche, j'ai conscience de rendre un signalé service à votre maison et à vous particulièrement. Il ne fallait pas moins que cette considération pour me décider à accomplir une chose qui, au fond, me répugne. Mais, je vous en prie, n'attendez pas de moi que je vous fasse l'office de délateur. – Ce scrupule est trop honorable pour que je ne l'admette pas, consentit gracieusement Catherine. Parlez donc, monsieur. Je vous écoute avec la plus vive attention. – La chose en vaut la peine, madame, vous ne tarderez pas à le reconnaître. En deux mots, voici de quoi il retourne. Il s'agit d'un complot destiné à renverser le roi, votre fils, et à le remplacer par le duc de Guise, qui serait proclamé roi de France. – On prête des projets de bien vaste envergure à l'ambition de MM. de Guise, dit Catherine d'un air sceptique. – Oui, mais cette fois la chose est sérieuse et mérite d'être prise en considération, répliqua Beaurevers avec force. J'ai tenu en main, un instant, la preuve palpable et indubitable de la réalité de ce complot et de l'adresse extraordinaire avec laquelle il a été machiné. Il réussira fatalement si on ne fait rien pour l'enrayer quand il en est temps encore. – De quoi s'agit-il, voyons ? demanda Catherine, impressionnée. – D'un danger qui vous menace personnellement… ou qui menace un des vôtres… votre fils Henri par exemple. – Henri ! s'écria Catherine, bouleversée. – Ai-je dit Henri ! fit Beaurevers de son air le plus naïf. Henri, Charles ou François, peu importe, madame ! Il s'agit de l'existence et de l'héritage de ces trois enfants, qui sont en péril. – Par le Dieu vivant ! s'écria Catherine soudain redressée, mon rôle est tout indiqué dès l'instant qu'il s'agit de la vie et de l'héritage de mes enfants. Je les défendrai jusqu'à la dernière goutte de mon sang. – Je suis heureux, mais non surpris de vous voir si résolue, madame », déclara Beaurevers en réprimant un sourire, car il avait parfaitement compris la restriction de Catherine. Il se recueillit une seconde et reprit, tandis que Catherine, prodigieusement intéressée maintenant qu'elle savait que la vie de son fils bien-aimé Henri était en jeu, écoutait avec une attention que rien ne pouvait plus distraire. « Vous savez, madame, que le roi a jugé bon de ménager messieurs de la Réforme et qu'il est résolu à aller plus loin pour se les attacher et pouvoir s'appuyer sur eux. – Mesure bien imprudente peut-être, dit Catherine qui sondait le terrain. – Mesure très sage, au contraire, madame, répliqua Beaurevers, et vous allez être de cet avis. Les protestants sont les ennemis des Guises qui rêvent de les exterminer tous… parce qu'ils font obstacle à leur ambition. En les persécutant comme on ne cessait de le lui conseiller, le roi les poussait à la révolte, s'en faisait des ennemis enragés. Un jour prochain serait vite arrivé où, pris entre eux et les Guises, il eût été brisé comme un fétu. Il a compris ou on lui a fait comprendre ce danger. De là son changement d'attitude envers les protestants. Dès maintenant, il se trouve que le roi n'a plus contre lui que MM. de Guise. Demain, il pourra lâcher sur eux les protestants. Vous comprenez, n'est-ce pas, que les rôles seront renversés : ce sont les Guises qui se trouveront pris entre les forces du roi et celles des protestants. Je crois qu'ils ne pourront résister et qu'il leur faudra se soumettre… s'ils ne veulent pas être brisés. – Peut-être… En effet… fit évasivement Catherine. – Les Guises ont si bien compris ce danger que dès maintenant ils s'efforcent d'y parer. – Comment ? – En divisant les forces des protestants. En contractant une alliance avec le roi de Navarre. » Catherine dressa l'oreille. Jusque-là il lui semblait que Beaurevers faisait allusion à ce qui s'était dit chez le vidame. Car nous n'avons pas besoin de dire que Rospignac l'avait mise au courant. Maintenant, elle commençait à en être sûre. « Soit, dit-elle, mais je n'y puis rien. – Erreur, madame, vous pouvez tout. Et c'est bien pour cela que je m'adresse à vous. – Moi ! se récria Catherine. C'est vous qui vous trompez. » Comme s'il n'avait pas entendu, Beaurevers continua, imperturbablement : « Je maintiens que vous seule, madame, pouvez empêcher cette alliance de se faire. Mieux : vous pouvez rendre la brouille entre les deux partis plus complète qu'elle n'a jamais été. – Je serais curieuse de savoir comment. – Ceci, madame, c'est votre affaire. Quand vous aurez vu que votre intérêt personnel, ou pour mieux dire l'intérêt du véritable héritier de la couronne est en jeu, je ne doute pas que vous trouviez séance tenante le moyen infaillible d'empêcher de se rapprocher ceux qui, dès maintenant, essaient de le faire. – Encore faudrait-il que cet intérêt m'apparût clairement. – C'est ce que je me fais fort de vous démontrer, madame. Et pour cela, nous allons, si vous le voulez bien, revenir à cette question momentanément écartée de la succession légitime au trône de France. » Catherine se fit tout oreilles. Elle comprenait qu'il allait être encore question de son fils Henri, qu'il fût nommé ou non. Beaurevers reprit : « Je voudrais que vous fussiez bien pénétrée de cette pensée, madame, que, si le roi François II est renversé par les Guises, sa succession ira, non plus au duc d'Orléans, non plus à la maison de Valois, mais à la maison de Guise. – Oh ! oh ! protesta Catherine, plutôt sceptique, voilà qui est bientôt dit. En admettant que ce malheur arrive à mon fils, le roi actuel, ce qui ne se produira pas d'ailleurs, pensez-vous que je sois femme à laisser dépouiller mes autres enfants, héritiers légitimes de leur frère ?… – Vous défendrez les droits de vos enfants. Nul n'en a jamais douté. Mais il sera trop tard, madame… Parce qu'on ne se bat pas pour défendre des morts. » Catherine fut aussitôt debout et secouée par une terreur indicible : « Voulez-vous dire qu'on se débarrassera de mes autres enfants ?… On assassinera mon fils ?… – Parbleu, madame, on se gênera ! » lança fortement Beaurevers qui feignit de ne pas remarquer qu'elle venait de se trahir et que toute sa terreur, toute son inquiétude allaient à un seul de ses fils : à Henri. Et il ajouta avec plus de force : « Mais comprenez donc, madame, que les Guises savent voir et faire grand. La race des Valois les gêne : c'est très simple. Ils condamnent toute la race qui ne pourra plus leur demander compte de leur usurpation quand elle aura disparu. Vous parlez d'assassinat. Fi, le vilain mot, madame. Une exécution, oui, et non un assassinat. L'exécution d'un jugement rendu par une puissance plus forte que la vôtre, madame, et devant laquelle s'inclineront tous vos sujets – ou à peu près tous. – La bulle du pape ! » grinça Catherine, qui perdait la tête devant la menace suspendue sur son fils. Beaurevers nota dans son for intérieur : « Bon, j'étais bien sûr que tu connaissais cette histoire aussi bien que moi ! » Et tout haut, d'un air détaché : « La bulle, oui, madame. Je vois que vous êtes renseignée. – Non, fit vivement Catherine, qui voyait trop tard la faute qu'elle venait de commettre. Je ne suis pas renseignée. J'ai entendu chuchoter sous le manteau que MM. de Guise avaient sollicité, ou allaient solliciter l'intervention du pape. On parlait d'une bulle. Personne ne disait, et pour cause, ce qu'elle contenait ou contiendrait. Vous le savez donc, vous, monsieur, qui parlez avec tant d'assurance ? » Beaurevers sourit des explications embarrassées qu'elle s'évertuait à lui donner. Et il répliqua : « J'ai eu l'honneur de vous dire en commençant que j'avais eu en main la preuve palpable du complot. En disant cela, je faisais allusion à cette bulle. » Catherine le savait avant qu'il l'eût dit. Seulement elle ne voyait pas alors cette bulle du même œil qu'elle la voyait maintenant. Et de sa voix caressante : « En sorte, dit-elle, que mieux que personne vous devez savoir ce qu'elle contient. Et j'espère bien que vous allez me renseigner. – Je ne suis venu que dans cette intention. Le pape, madame, donne le trône de France au duc de Guise, à l'exclusion de la race des Valois qui est déclarée indigne de régner. – Je savais cela, avoua Catherine. Mais la race des Valois… voilà qui me paraît assez vague. On peut… – Non, madame, interrompit Beaurevers avec plus de rudesse, aucune échappatoire n'est possible. Le pape précise et nomme les trois héritiers éventuels : Charles, Henri, François. Il fulmine l'anathème contre eux… Il ordonne à tous les fidèles de leur courir sus et de les abattre comme des bêtes malfaisantes… Vous entendez, madame : des bêtes malfaisantes. Il accorde d'avance des indulgences plénières et sa sainte bénédiction à celui qui délivrera le monde de ces trois petits monstres. – Vous êtes sûr qu'il y a cela ? demanda Catherine les lèvres pincées, l'œil chargé d'éclairs, redressée enfin dans une attitude de menace. – Tout à fait sûr, madame », répéta froidement Beaurevers. Et il ajouta, d'un air souverainement détaché : « Ceci, madame, constitue le danger direct dont vous êtes menacée et dont j'ai jugé qu'il était de mon devoir de vous aviser. C'est fait. Je n'ai plus rien à ajouter. – Ah ! mon fils doit être abattu comme une bête malfaisante, à seule fin que le trône puisse revenir à M. de Guise ! « Et M. de Guise s'imagine que je vais le laisser faire !… Le sot, le niais, l'imbécile, le misérable assassin !… Me tuer mon fils, le dépouiller !… Allons donc ! Qu'il y vienne un peu, le Lorrain !… S'il n'a pas la moindre idée de ce que c'est qu'une mère qui défend son petit et de quoi elle est capable, je me charge de le lui montrer, moi !… Et d'abord, pour commencer, cette alliance avec les Bourbons ne se fera pas… Je m'en charge… Tiens, est-ce que le Lorrain s'imagine par hasard que je vais stupidement lui permettre d'augmenter ses forces pour écraser mon fils !… » Elle s'était levée, elle allait et venait dans son oratoire par bonds successifs, et les mots sortaient de sa gorge contractée, pareils à de sourds rugissements. Beaurevers s'était mis à l'écart. Il voyait bien qu'elle avait totalement oublié sa présence. Il l'observait avec une attention passionnée et il se disait : « Voilà la tigresse qui se réveille, qui sort les griffes et montre les crocs… Gare aux Lorrains !… Elle va bondir sur eux et ne les manquera pas. » Brusquement, Catherine s'apaisa. Elle devait avoir trouvé la contre manœuvre susceptible de parer le coup qui l'atteignait et de frapper à son tour, et rudement. Elle rentrait dans l'action. Et dès lors elle retrouvait ce calme et ce sang-froid qui la faisaient si redoutable. Oubliant qu'elle venait un bref moment de mettre son âme à nu, elle reprit le masque, rentra dans son rôle. « Les renseignements que vous venez de me donner, ditelle, sont précieux… vraiment précieux… et ils changent radica- lement mes vues. J'étais mal renseignée sur cette affaire. Je ne pensais pas que le roi fût menacé. Mais puisqu'il est en danger, mon rôle est tout indiqué. Je ne sais pas encore ce que je vais faire. Mais ce que je sais, ce que je puis vous assurer, c'est que, moi vivante, jamais, jamais, entendez-vous, les Guises ne prendront la place de mes enfants. » Elle avait prononcé cela avec un air de résolution tel que Beaurevers se dit : « Bon, me voilà tranquille : pendant que Catherine travaillera à défaire de ses propres mains ce qu'elle a eu tant de mal à ériger sournoisement dans l'ombre, moi, je pourrai me consacrer entièrement à la défense de la personne du roi qui, probablement après une trêve momentanée, sera plus menacé que jamais. Et c'est tout ce que je voulais. » XVI OÙ BEAUREVERS MONTRE LES DENTS Cependant Catherine s'avisait enfin qu'elle devait au moins un remerciement à l'homme qui, elle en convenait elle-même, venait de sauver la vie à son fils Henri… Le seul qui comptait à ses yeux. Elle n'était pas chiche de belles paroles. Et, très aimable : « Monsieur de Beaurevers, dit-elle, vous venez de me rendre un service que je n'oublierai pas, croyez-le bien. C'est du plus profond de mon cœur que je vous dis merci. À tout autre qu'à vous j'offrirais une récompense… Mais je sais que vous n'accepteriez pas, ce qui fait que je m'abstiens. – Votre Majesté se trompe. Pour une fois, j'ai quelque chose à demander. J'ose espérer que la reine voudra bien accéder à ma prière. – Je me disais aussi que ce superbe désintéressement ne pouvait durer éternellement… Parlez donc, chevalier, et s'il ne tient qu'à moi… – Je tiens d'abord à vous faire remarquer, madame, qu'en somme je viens de sauver la vie à votre fils préféré… Le seul que vous aimez. – Je n'en disconviens pas… Vous pouvez donc demander beaucoup. Quant à ce qui est de prétendre que mon fils Henri est le seul que j'aime, c'est là une indigne calomnie que je m'étonne de voir tomber de votre bouche. » Avec un calme effrayant, Beaurevers riposta : « À d'autres, madame, vous pourriez parler d'indigne calomnie… à moi, non. Je sais ce que je dis, quand je dis que votre fils Henri, que je n'avais pas nommé, est le seul que vous aimez. Et vous savez, vous, que je dis la vérité. Je suis prêt à fournir des précisions, si vous le désirez. » Catherine le vit bien décidé. Elle ne comprenait toujours pas ce qui pouvait avoir motivé ce changement d'attitude. Mais elle comprit fort bien qu'il menaçait. Elle n'était pas femme à reculer. Et, agressive : « Eh ! que pourriez-vous dire, mon Dieu ?… Voyons, je suis curieuse de le savoir. J'attends ces précisions. – Les voici, madame, répliqua Beaurevers avec une froideur terrible. La preuve que votre fils Henri est le seul que vous aimez, c'est qu'il est l'enfant de l'amour. Le père de cet enfant… – Monsieur ! interrompit Catherine dans un hurlement de rage. – S'appelle Gabriel de Montgomery, continua implacablement Beaurevers. La preuve que vous n'aimez que celui-là, c'est que vous êtes allée chez Nostradamus, mon père, lui demander de consulter le destin pour savoir si cet enfant serait roi, au détriment de ses aînés, apparemment condamnés… J'étais là, madame, invisible. J'ai tout vu et tout entendu… Précisions encore : depuis qu'il est roi, on ne compte plus les attentats mystérieux dirigés contre votre autre fils, François II. L'attentat de la porte de Nesle fut organisé par Rospignac, qui vous appartient. J'en ai la preuve. Celui, plus récent, du Pré-aux-Clercs : organisé par Rospignac, sur vos ordres, et de connivence avec les Guises. J'en ai la preuve. Lorsqu'une jeune fille vint ici, au Louvre, aviser Griffon du danger couru par le roi, cette jeune fille fut retardée dans l'accomplissement de sa mission par le concierge. Une créature à vous, madame, qui n'agit ainsi que sur vos ordres. J'en ai la preuve. D'ailleurs, il a été chassé de la cour comme un vil espion qu'il était. Enfin, dernière précision : cette conspiration des Guises de concert avec le vidame de Saint-Germain – vous voyez que je joue carte sur table et que j'appelle les choses par leur nom – cette fameuse conspiration que j'avais l'air de vous révéler et que vous connaissiez aussi bien que moi, attendu que c'est vous qui l'avez machinée de toutes pièces et qui en teniez les fils dans l'ombre. J'en ai la preuve. Toute cette accumulation de crimes est votre œuvre. Et tout cela uniquement dans le but de rapprocher du trône votre fils Henri. Vous trouvezvous suffisamment édifiée, madame ? » Catherine avait écouté cette espèce de réquisitoire pour ainsi dire malgré elle. Les sentiments déchaînés en elle par les accusations qu'on lui jetait à la face l'avaient mise dans l'incapacité de dire une parole, d'esquisser un geste. Pas un muscle de sa face devenue livide ne bougeait. Seuls les yeux étincelants qu'elle dardait sur Beaurevers attestaient que la vie existait encore en elle et parlaient un langage effroyablement menaçant. Beaurevers avait achevé de parler qu'elle était encore immobile et muette, comme privée de sentiment. Enfin elle retrouva l'usage de la parole et, dans un grondement furieux, qui n'avait plus rien d'humain, elle hoqueta : « Misérable truand, tu oses insulter la reine… la mère du roi !… Je veux… le bourreau… la question… les supplices les plus… » Les mots maintenant se pressaient sur ses lèvres avec une telle impétuosité qu'elle ne parvenait pas à les assembler en phrases correctes. Elle prit le temps de souffler. Beaurevers, plus froid que jamais, l'observait avec une attention intense. Et il se disait : « Attention, voilà le moment critique. Si j'hésite, si je m'embrouille, si je trébuche, je suis perdu… Une seule des accusations que je viens de porter suffirait à faire tomber ma tête si je ne puis la prouver. Il faut que Catherine soit persuadée du contraire. » Catherine s'était remise. La colère, une colère froide, terrible, la faisait vibrer. Elle voulut appeler. Le timbre et les marteaux d'ébène se trouvaient sur une petite table. Cette table, par suite d'un oubli, n'était pas à portée de sa main. Elle se leva lentement pour aller à cette table. Beaurevers comprit son intention. Il n'hésita pas. « Qu'allez-vous faire, madame ? » demanda-t-il avec un calme stupéfiant. Et répondant lui-même : « Appeler votre capitaine des gardes. Lui donner l'ordre de m'arrêter… La pire des maladresses que vous pourriez commettre en cette occurrence terrible comme celle-ci. » Sans hâte, sans provocation, d'un pas ferme, aussi tranquille que s'il accomplissait le geste le plus banal, il alla à la pe- tite table, la prit et vint la poser doucement devant Catherine stupéfaite et déjà inquiète. Puis, saisissant le marteau, il le lui tendit en disant : « Tenez, madame, appelez… Réfléchissez cependant avant de frapper sur ce timbre. Demandez-vous un peu si je suis un homme à être venu ici sans avoir pris préalablement mes petites précautions. – Démon ! – Raisonnons, voulez-vous ? Vous ordonnez mon arrestation. Parfait. Votre capitaine se présente. Je ne fais aucune difficulté de lui remettre mon épée… Seulement, j'exhibe à mon tour un ordre entièrement écrit de la main du roi, prescrivant, en cas d'arrestation, de me conduire avant toute chose devant lui. » Il avait dégrafé son pourpoint et mis la main dans son sein comme pour en sortir l'ordre dont il la menaçait. Mais il eût été bien en peine de le montrer, cet ordre, pour l'excellence raison qu'il n'en avait aucun, d'aucune espèce. Mais Catherine ne prit toujours par le marteau. Preuve qu'elle croyait, elle, à l'existence de cet ordre. Beaurevers continua avec plus de force : « Votre capitaine obéira à l'ordre du roi, comme il aura obéi au vôtre. De cela, vous ne doutez pas, j'imagine. On me conduira devant le roi. Il faudra que vous y veniez aussi, madame. Vous déposerez votre plainte. Moi, je préciserai mes accusations… et je fournirai mes preuves. Soyez tranquille, madame, la chose sera vite réglée, pas dans le sens que vous espériez. » Catherine, qui se tenait droite devant lui, se laissa tomber lourdement dans son fauteuil. Ses jambes refusaient de la porter plus longtemps. Et une sueur glacée pointait à la racine de ses cheveux. Beaurevers ne triompha pas. Il posa doucement le marteau sur la table, devant elle. Il était sûr maintenant qu'elle n'y toucherait pas. Et, les bras croisés sur la poitrine, il attendit avec confiance. Catherine réfléchissait. Elle ne s'avouait pas encore vaincue. Elle cherchait. Et tout à coup ses yeux se posèrent avec insistance sur le marteau. Beaurevers ne la perdait pas de vue. On eût pu croire qu'il lisait dans son esprit comme dans un livre ouvert, car il dit, froidement : « Je sais, madame : à quoi bon une arrestation dangereuse ? Un misérable a osé insulter la reine dans sa chambre. Sus ! qu'on l'abatte comme un chien enragé. Et dix, vingt estafiers se ruent sur lui. Tout doux, madame. Vous savez bien qu'on ne me tue pas si aisément, moi ! » Furieuse de se voir si bien devinée, Catherine gronda encore une fois entre ses dents : « Ce démon a donc, comme son père, le don de lire dans les cœurs ! » Beaurevers, avec un peu de rudesse, car sa résistance commençait à l'énerver, continua : « On ne me tuera pas du premier coup. Il y aura bataille, du bruit… Je me charge d'en faire comme vingt à moi tout seul… Une bataille dans la chambre de Sa Majesté la reine mère, quel scandale et quelle émotion aussi… Mais tout le Louvre, le roi en tête, va se précipiter dans cette chambre. » Il prit un temps, comme pour lui laisser le loisir de bien fixer dans ses yeux le tableau qu'il évoquait, et il acheva : « C'est ce que je demande, moi. Du monde, beaucoup de monde autour de moi pour m'entendre dire et prouver que Catherine de Médicis, épouse, fut adultère. Mère, elle a comploté et complote encore la mort de son fils, le roi François II. Catherine de Médicis adultère et régicide… Vous savez, madame, quel est le châtiment réservé aux régicides ?… Pardieu, je vous entends : le roi ne peut pas faire dresser l'échafaud pour sa propre mère. C'est entendu, madame. Mais il y a mille moyens de se débarrasser à la douce d'un criminel… Et puis, et votre fils Henri ?… Quand vous ne serez plus là, madame, quand il connaîtra la vérité, est-ce que vous croyez que le roi tolérera la présence de cet intrus dans sa famille ?… Ah ! le pauvre petit Henri, victime innocente des fautes de sa mère, il ne sera pas long à dormir son dernier sommeil, couché entre les quatre planches d'un cercueil. Le même cercueil peut-être où vous vouliez étendre son frère, le roi, pour le rapprocher du trône. – Assez !… » hurla Catherine affolée par l'épouvantable vision de son fils bien-aimé, livide, glacé, rigide, descendu au cercueil. Cette fois, Beaurevers comprit qu'elle était définitivement domptée. Il n'ajouta plus un mot. Et il reprit une attitude respectueuse, telle que la lui imposait cette même étiquette qu'il venait de fouler aux pieds avec une audace qui aurait pu lui coûter cher. Vaincue, Catherine ne chercha plus à louvoyer. « C'est bien, dit-elle après un court silence, dites ce que vous exigez de moi. » Elle insistait sur le mot. Beaurevers l'accepta sans sourciller. Et, traitant de puissance à puissance : « Je vais, madame, parler sans ambages, dit-il. C'est le plus sûr moyen d'arriver à une entente rapide. Vous voulez la mort du roi. Moi, je ne la veux pas. Je comprends, je trouve très naturel que vous cherchiez à me supprimer, puisque je suis l'obstacle qui menace de faire avorter vos projets. Mais je ne comprends plus, je n'admets plus, que vous cherchiez à me frapper dans mes amis, qui sont bien innocents et tout à fait ignorants de nos affaires. – Eh quoi ! fit Catherine, étonnée, ce n'est pas de vousmême que vous voulez parler, c'est de vos amis ? – De mes amis, oui, madame. Et puisque vous avez employé ce mot, j'exige que vous ne les teniez pas pour responsables de mes actes et que vous ne vous vengiez pas sur eux des embarras que je vous cause. – Je ne prévoyais pas cette requête. Je la trouve juste, d'ailleurs. Encore faut-il me faire connaître le nom de ces amis qui vous sont chers. – Je parle du comte de Ferrière et de sa fiancée Fiorinda, madame, répliqua Beaurevers qui se tenait sur ses gardes. – Ferrière, Fiorinda, s'écria Catherine avec un air de surprise admirablement joué, mais je n'ai aucun motif de leur vouloir du mal ! – Ah ! je vous en prie, madame, s'impatienta Beaurevers, ne recommençons pas les finasseries. Ferrière m'a aidé à sauver le roi. Et vous le savez… Fiorinda a été chargée d'un message pour Griffon. Vous le savez encore. Et il se trouve que Ferrière a subitement disparu, que Fiorinda a été enlevée sur votre ordre et conduite ici, où elle est même séquestrée. – Cette jeune fille est venue ici contre son gré, c'est vrai. Mais c'est de son plein gré qu'elle y demeure. Elle est si peu séquestrée qu'elle peut circuler librement, s'en aller si cela lui convient. Si elle ne le fait pas, c'est parce qu'elle sait bien que la fantaisie que j'ai de la consulter lui apportera d'un coup plus qu'elle ne gagne en plusieurs années. Où voyez-vous du mystère là-dedans ? – Alors, fit Beaurevers, méfiant, vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que je lui fasse une visite ? – Aucun. Sortez de ma chambre, traversez l'oratoire et l'antichambre, vous serez dans le couloir. Tournez à droite et frappez à la cinquième porte que vous trouverez à votre droite. Vous serez rendu. » Et comme Beaurevers la fixait avec insistance, inlassablement patiente : « Que craignez-vous ? Que je mette à profit ce long détour pour exercer sur elle je ne sais quelle pression. S'il en est ainsi, passez par mon cabinet de toilette. Il donne directement sur la chambre occupée par cette jeune fille. » Cruellement perplexe, Beaurevers se disait : « Serait-elle de bonne foi, pour une fois ? Elle se montre bien complaisante… » Catherine reprit : « Pour ce qui est de M. Ferrière, il est venu me voir au sujet de cette petite. C'est un fort gentil cavalier qui m'a beaucoup plu. À telles enseignes que je lui ai séance tenante donné les mêmes explications que je viens de vous donner au sujet de sa fiancée avec laquelle il a eu un long entretien. Je lui veux si peu de mal que je lui ai spontanément offert de m'entremettre auprès de son père pour l'amener à consentir à cette union en laquelle le vicomte espère trouver le bonheur de toute sa vie. Je ne peux pas vous en dire plus long que je n'en sais. Je puis ajouter cependant qu'il est sorti libre du Louvre. » Beaurevers le savait, cela, puisqu'il avait rencontré Ferrière à sa sortie du Louvre précisément. Il réfléchissait : « Je ne sais rien… Il me faut bien me contenter des assurances qu'elle me donne. Mais elle se trompe si elle se figure que je vais la tenir quitte à si bon compte. Non, mortdiable, j'ouvrirai l'œil… » Et tout haut, croyant l'embarrasser : « Madame, me jureriez-vous sur la tête de votre fils Henri que vous n'entreprendrez rien contre Ferrière et Fiorinda ? Sans la moindre hésitation, elle répéta, étendant la main : « Sur la tête de mon fils Henri, je vous jure que je n'entreprendrai rien contre Ferrière et Fiorinda. » Beaurevers fut stupéfait de la facilité avec laquelle elle venait de s'exécuter. Il savait qu'un serment sur la tête de son fils bien-aimé serait sacré pour elle. Il eût dû être complètement rassuré. Il se trouva plus inquiet qu'avant. Il n'aurait pas su dire pourquoi. Cependant, il lui fallait bien se contenter de ce serment qu'il avait demandé lui-même et qu'elle avait répété sans l'ombre d'une hésitation dans les termes mêmes dont il s'était servi. « C'est bien, dit-il d'un air soucieux. Je tiens le serment pour valable. Il me reste maintenant à vous entretenir du vidame lui-même. Ce vidame, madame, est un grand honnête homme. S'il n'avait été indignement trompé par Rospignac et par les Guises, jamais il ne serait entré dans cette conspiration. – Monsieur, dit Catherine sérieuse, je vous assure que je n'en veux pas au vidame. Je vous assure que je n'ai rien fait et ne ferai rien contre lui. Si donc il peut se tirer indemne de la méchante affaire où il s'est fourré malencontreusement, je ne ferai rien pour l'en empêcher. Mieux : je réfléchis que le concours du vidame est indispensable aux Guises. J'ai donc, moi, intérêt à le détacher d'eux. Je vous promets que je vais le faire appeler. Je le catéchiserai de mon mieux, c'est mon intérêt, et si je réussis à le convaincre, c'est-à-dire s'il quitte le parti des Guises pour redevenir neutre comme il était précédemment, eh bien, il sera sauvé. Je ne peux pas promettre davantage. – Cela me suffit, madame », dit Beaurevers, qui voyait qu'elle était sincère sur ce point. Et il ajouta : « Maintenant, madame, voulez-vous me permettre d'aller voir cette petite Fiorinda ? Je vous demanderai la permission de passer par votre cabinet. Non par méfiance, madame, croyez-le bien, mais simplement parce qu'il se fait tard et que mon temps est pris. » Sans la moindre difficulté, avec le même air gracieux, elle consentit : « Allez, monsieur. » Beaurevers s'inclina devant elle et se dirigea vers la porte de la penderie qu'il voyait ouverte. « Pas par là, avertit tranquillement Catherine ; ce cabinet est sans issue. La porte fermée que vous voyez plus loin là-bas. C'est cela. » Dès que la porte se fut fermée sur Beaurevers, Catherine bondit sur cette porte et poussa le verrou. Puis elle se glissa vivement dans la penderie. Le petit judas était ouvert. Elle n'eut qu'à se pencher pour voir Beaurevers qui, à ce moment même, pénétrait chez Fiorinda. Mais malgré son vif désir, elle ne put entendre la courte conversation qu'échangèrent les deux jeunes gens. Beaurevers savait combien il devait se méfier. XVII OÙ CATHERINE SIGNE UN ORDRE À LA DEMANDE DE BEAUREVERS Beaurevers était parti tout pensif. Et comme l'après-midi était assez avancé, que la nuit tombait de plus en plus, il avait quitté le Louvre et, n'ayant rien à faire pour l'instant, il était tout bonnement rentré chez lui, rue Froidmantel, à l'hôtel Nostradamus. Il se coucha et ne tarda pas à dormir comme un bienheureux. Le lendemain matin, après les ablutions, Beaurevers s'écria tout joyeux : « Par Dieu, puisque c'est Mme Catherine qui a donné l'ordre d'enfermer Ferrière, c'est elle qui donnera l'ordre de le délivrer. C'est très simple. » Sachant à peu près tout ce qu'il avait besoin de savoir, ayant pris ses dispositions pour éloigner les soupçons de Catherine de Fiorinda, Beaurevers se présenta avec assurance chez la reine. Cette fois, Catherine, qui se relâchait un peu de la surveillance qu'elle exerçait sur Fiorinda, le reçut dans son oratoire. Beaurevers débuta par un coup droit à sa manière, et de son air le plus froid : « Madame, dit-il, je sais que le vicomte de Ferrière est détenu à la Bastille. Il s'y trouve depuis le jour même où j'eus l'honneur de vous parler de lui. Il s'y est rendu sur votre ordre. Il y est gardé sur votre ordre… Et cela, madame, en dépit du serment que vous m'aviez fait de ne rien entreprendre contre lui… serment que vous aviez fait sur la tête de votre fils Henri. – C'est vrai, M. de Ferrière est détenu à la Bastille, sur mon ordre… Il y est depuis le jour que vous dites… Mais je ne vois pas quel rapport existe entre ce fait et le serment que vous me rappelez. Voulez-vous me dire en quoi, selon vous, j'ai manqué à ce serment ? – Madame, vous avez juré… – Ah ! vous êtes extraordinaire, vraiment, interrompit Catherine. Que m'avez-vous demandé, monsieur ? Je vais vous le rappeler, puisque votre mémoire vous trahit. « Jurez, m'avezvous dit, que vous n'entreprendrez rien « contre Ferrière et Fiorinda. » Et j'ai juré sans hésiter, répétant textuellement vos paroles. Si vous m'aviez dit : « Jurez que vous n'avez rien entrepris… », je n'aurais pas juré. – Ah ! ah ! murmura Beaurevers, je comprends. – Un peu tard, railla Catherine. Je n'ai rien entrepris et n'entreprendrai rien contre M. de Ferrière tant que mon serment le couvrira. Mais pour ce que j'avais fait avant ce serment, vous comprendrez que c'est une autre affaire. Ce qui est fait est fait et je n'y puis rien. Pareillement tout ce qui pourra découler de ce qui aura été fait avant ce serment ne pourra pas m'être reproché. – C'est juste, avoua franchement Beaurevers, je confesse que j'ai agi comme un niais. » Et il la considéra un instant avec une admiration sincère. Tant de tortueuse duplicité lui paraissait dépasser les limites du possible. Catherine ne triomphait pas. Elle demeurait très calme, très froide, sur la défensive. Ce qu'elle avait fait lui paraissait, à elle, très simple, très naturel. « Maintenant que je vous ai montré que je n'ai manqué en rien à mon serment, dit-elle, j'espère que vous ne me parlerez plus de cette affaire. » C'était dit sur un ton glacial qui eût fait reculer les plus braves. Mais Beaurevers, nous le savons, n'entendait et ne comprenait rien quand il ne voulait ni entendre ni comprendre. Ce fut donc de son air le plus naïf qu'il s'écria : « Au contraire, madame, permettez-moi d'en parler. Il faut que vous sachiez qu'il m'est tout à fait insupportable de penser que ce pauvre Ferrière gémit à la Bastille parce qu'il s'est avisé d'empêcher Rospignac de nous faire griller, moi et d'autres que vous connaissez, dans certaine maison du Pré-aux-Clercs que vous savez… Car c'est pour cela, uniquement pour cela, que Ferrière est frappé. Alors je me suis dit que, puisque Ferrière est à la Bastille à cause de moi, je me dois à moi-même et je lui dois de l'en sortir. Cela ne vous semble-t-il pas juste, madame ? – Tout à fait », sourit Catherine. Et elle ajouta : « Tirez-le de là si vous pouvez. – Je vais m'y employer de mon mieux, fit Beaurevers qui paraissait peu sûr de lui. Le malheur est qu'on ne sort pas aisément de la Bastille… c'est tout une affaire. » Catherine, qui le voyait indécis, flottant, eut un mouvement des épaules comme pour dire : « Je n'y puis rien. » « Vous y pouvez beaucoup, au contraire, madame, dit Beaurevers qui souriait maintenant d'un de ses sourires railleurs. Ferrière est à la Bastille sur vos ordres. J'ai appris que seul un ordre signé de votre main pourra faire ouvrir les portes de sa prison. – Et vous avez pensé que je consentirais à signer cet ordre ? » Le ton sur lequel elle disait cela signifiait très nettement que jamais elle ne consentirait à signer cet ordre. Beaurevers ne s'y méprit pas un instant. Mais il feignit de ne pas comprendre et reprenant son air naïf : « Précisément, dit-il. Je me suis dit : Sa Majesté la reine a bien voulu m'assurer, à différentes reprises, qu'elle serait heureuse de s'acquitter envers moi des menus services que j'ai eu le bonheur de rendre à elle ou à sa maison. Voilà l'occasion qu'elle cherche. Sûrement, Sa Majesté, qui m'a offert des récompenses splendides, fort au-dessus de mon faible mérite, Sa Majesté sera touchée de voir que je la tiens quitte à si bon compte et que je me contente d'implorer humblement la grâce d'un homme d'ailleurs innocent de tout crime et même d'un simple méfait. » Il prit un parchemin qu'il avait passé à la ceinture, le déplia avec un calme extravagant et le présentant tout ouvert à Catherine, stupéfaite de tant d'audace : « J'étais, reprit-il, tellement sûr de la bienveillance de Votre Majesté que je n'ai pas hésité à apporter l'ordre préparé d'avance. » Il déposa respectueusement le parchemin ouvert devant Catherine effarée et expliqua complaisamment : « La reine n'a que quelques mots à ajouter de sa main et à mettre sa signature au bas. Tout sera dit. » Et il ajouta : « Je supplie très humblement Votre Majesté de m'accorder cette faveur, insignifiante pour elle, à laquelle j'attache, moi, un inestimable prix. » Il n'y avait rien à reprendre dans son attitude, pas plus que dans ses paroles et dans le ton sur lequel elles étaient prononcées. Tout cela était rigoureusement conforme à la plus stricte étiquette. Mais il y avait dans sa voix des vibrations qui résonnèrent désagréablement à l'oreille de Catherine. « Et si je refuse ? » dit-elle en le regardant en face. Elle bravait. Mieux : elle semblait provoquer. Peut-être le tâtait-elle pour savoir jusqu'où il était décidé à aller. Peut-être voulait-elle l'obliger à formuler nettement des menaces qui, jusque-là, demeuraient à l'état latent. Mais Beaurevers devait avoir son plan tracé d'avance, qu'il suivait sans en dévier d'une ligne. Il se contenta de saluer profondément, et sans qu'il fût possible de démêler s'il raillait ou parlait sérieusement : « La reine, dit-il, a bien voulu me donner sa parole royale à différentes reprises. Et je sais que la reine possède au plus haut point le respect de sa parole. » Catherine prit le parchemin, le lut et le replaça devant elle. Elle allongea la main, prit la plume et médita un long moment en mordillant les barbes et la plume d'un air rêveur. Brusquement, elle trempa la plume dans l'encre et écrivit rapidement quelques mots en souriant d'un sourire énigmatique. Au bas de la page et sous les mots qu'elle venait de griffonner, elle posa un double et vigoureux paraphe. Et elle tendit le papier dûment signé à Beaurevers, en disant simplement : « Voilà. » Beaurevers prit le parchemin et lut ce qui suit : « Mettre en liberté M. de Ferrière, impossible. Le garder à la Bastille comme convenu. – Signé : CATHERINE. » Beaurevers ne dit pas un mot. Pas un muscle de son visage ne bougea. Seulement, si forte et si décidée qu'elle fût, Catherine sentit un frisson d'épouvante s'abattre sur sa nuque en voyant le regard qu'il lui jetait. Toujours impassible, deuxième fois. Beaurevers relut l'ordre une Catherine s'attendait à une explosion terrible. Elle se tenait prête à appeler. Cependant, à son grand ébahissement et à sa grande satisfaction aussi, Beaurevers ne fit pas la moindre observation. Il ne dit pas un mot, rien. Le plus tranquillement du monde, il replia le papier en quatre et le passa à sa ceinture. Ceci fait, il s'inclina devant Catherine qui se demandait si elle rêvait et prononça de sa voix calme : « J'ai l'honneur de présenter mes très humbles hommages à Votre Majesté. » Et il sortit. Catherine demeura un instant suffoquée. Puis elle se renversa sur le dossier de son fauteuil et partit d'un éclat de rire fou, irrésistible. « Et dire que ce matamore a failli me faire peur ! » s'écriat-elle. Pendant que Catherine se félicitait d'avoir résisté aux exigences de Beaurevers, celui-ci se dirigeait de son pas vif et nerveux vers les appartements du roi. Il n'entra pas, s'arrêta dans l'antichambre où veillait Griffon. Au bout d'une minute, il en sortit. Il s'en alla tout droit à la Bastille. Une fois devant le gouverneur, Beaurevers prit à sa ceinture l'ordre de Catherine et le mit sous les yeux du gouverneur. Le même ordre ? Parfaitement. Beaurevers ne l'avait ni changé ni escamoté. C'était toujours le même ordre de garder M. de Ferrière à la Bastille comme convenu. Il n'y avait pas changé un mot. Cependant, en lisant cet ordre, le gouverneur ne cacha pas son étonnement et grommela : « C'était bien la peine de m'assommer de tant et de si minutieuses instructions au sujet de ce prisonnier pour m'ordonner de lui rendre sa liberté au bout de quelques jours. » Sous son air calme et froid, Beaurevers bouillait d'impatience. Il tremblait que quelque hasard malencontreux ne vînt le faire échouer au moment où il touchait au but. Il dit : « Le prisonnier doit être remis entre mes mains séance tenante. Je dois vous en donner décharge et à partir de ce moment j'en réponds sur ma tête. » Comme dit l'autre, il parlait pour dire quelque chose. Peutêtre espérait-il simplement amener le gouverneur à agir un peu plus vite. Il arriva que le gouverneur découvrit à ses paroles un sens mystérieux auquel il n'avait certes pas songé, car il dit d'un air entendu et en baissant la voix : « Je vois ce qu'il en est, la reine craint que son prisonnier ne soit en sûreté ici et elle le fait transporter ailleurs. » Beaurevers saisit la balle au bond et voyant que le mystère réussissait, il prit aussi une mine de circonstance et ce fut dans un murmure qu'il dit : « Je ne devrais pas vous le dire, mais puisque vous avez deviné… Je vous serai, monsieur, personnellement obligé d'abréger les formalités… J'ai une longue route à faire et je voudrais bien être arrivé avant la nuit… Je ne vous cache pas que j'ai une crainte terrible de voir le prisonnier me fausser compagnie en route. – Je comprends cela, peste ! C'est que la reine y tient à ce prisonnier-là ! déclara naïvement le gouverneur. Et sinistre : Dites-lui bien cependant qu'elle aurait pu le laisser ici sans crainte aucune. On disparaît de la Bastille, sans laisser de trace, aussi bien que de n'importe quelle autre prison. Dieu merci, nous avons tout ce qu'il faut. Et en ce qui concerne ce prisonnier particulièrement, toutes les précautions avaient été prises selon les ordres reçus. Jamais on n'aurait pu savoir ce qu'il était devenu. » En entendant ces paroles qui le fixaient sur le sort réservé à Ferrière, Beaurevers frémit intérieurement. Et il se dit : « Diable, ce pauvre ami, je crois qu'il était temps que je vienne l'arracher aux griffes de Catherine. » Beaurevers avait eu le don de plaire au gouverneur de la Bastille. Il activa les formalités. Il ne fallait guère plus d'une demi-heure pour extraire Ferrière de son cachot et l'amener dans la salle où Beaurevers l'attendait en se rongeant les poings d'impatience. Naturellement, en voyant le chevalier, le premier mouvement de Ferrière avait été de s'élancer vers lui. Mais Beaurevers l'avait cloué sur place en lui jetant un coup d'œil d'une éloquence irrésistible. Bref, un peu plus d'une heure après son entrée à la Bastille, Beaurevers en sortit. Il tenait Ferrière par le bras non pas comme un ami sur lequel on s'appuie, mais bien comme un prisonnier sur lequel on veille jalousement. Ce ne fut que lorsqu'il fut dans la rue Saint-Antoine, loin de la sinistre forteresse, qu'il respira à son aise. Et il s'écria joyeusement : « Maintenant, vicomte, vous pouvez m'embrasser sans crainte. » Mais Beaurevers l'arrêta en disant de son air froid : « Voici qu'il est bientôt cinq heures. C'est l'heure où les honnêtes gens soupent. Si vous voulez m'en croire, vous viendrez souper avec moi, chez moi, rue Froidmantel. Là, vous pourrez sans crainte poser toutes les questions qu'il vous plaira. Est-ce dit ? – C'est dit », accepta Ferrière sans se faire prier. Ils se prirent par le bras, cette fois comme de bons amis, et ils se rendirent à l'hôtel Nostradamus, en causant de choses indifférentes. Il était plus de six heures lorsqu'ils y arrivèrent. Beaurevers, qui voyait Ferrière, sombre, préoccupé, résolut de le garder à coucher près de lui. Il le laissa seul un instant pour aller donner des ordres. Ses ordres donnés, Beaurevers rejoignit Ferrière. Son absence avait duré quelques minutes à peine. Ces quelques minutes, Ferrière les avait trouvées longues comme des heures, tant il avait hâte d'être fixé. Cependant, malgré son inquiétude, malgré son impatience, ce fut encore Fiorinda qui passa la première, ce fut d'elle qu'il s'informa tout d'abord. Beaurevers le rassura. Tranquille, au moins de ce côté, Ferrière aborda sans plus tarder le sujet qui lui tenait au cœur. « Chevalier, dit-il, c'est bien sur un ordre de Mme Catherine que j'ai été remis en liberté ? tion. – Oui », dit nettement Beaurevers sans la moindre hésita- Ferrière respira. Il commençait à se sentir plus à son aise. Cependant, comme il n'osait pas trop croire à son bonheur, il insista : « Alors, c'est à Mme Catherine que je suis redevable de ce service ? C'est à elle que doit aller ma gratitude ? – Vous ne devez rien à Mme Catherine. Vous m'entendez ? Rien. Rien de rien. – Si l'ordre venait de Mme Catherine, comment pouvezvous dire que je ne lui dois rien… – Au diable ! interrompit Beaurevers embarrassé. Eh bien, la vérité est que l'ordre de la reine disait… tout le contraire de ce que je lui ai fait dire… Mortdiable, tudiable, ventrediable, fallaitil vous laisser… moisir à la Bastille ?… Non, n'est-ce pas ?… Eh bien, je me suis arrangé comme j'ai pu… Voilà, êtes-vous fixé maintenant ? » « Hélas ! oui », soupira Ferrière en lui-même. Et tout haut, en lui serrant les mains affectueusement : « Ainsi, brave et généreux ami, c'est vous qui… c'est à vous que je suis redevable… – Ouais ! grommela Beaurevers agacé, savez-vous, mon cher, que vous avez l'air positivement navré d'apprendre que c'est à moi que vous êtes redevable comme vous dites, et non à Mme Catherine ! » La réflexion était juste. Le pauvre Ferrière, réellement navré, se disait en ce moment même : « Ce n'est pas Catherine, c'est Beaurevers qui m'a délivré !… Alors, si je ne veux pas attirer la foudre sur la tête de mon père, si je ne veux me parjurer, il faut que j'aille me mettre aux ordres de la reine et me faire réincarcérer dans telle geôle qu'il lui plaira de me désigner… Ainsi ferai-je, bien que la perspective ne soit pas précisément agréable… Mais, dussé-je y laisser mes os, il ne sera pas dit qu'un Ferrière a manqué à sa parole. » À ce moment on vint annoncer qu'ils étaient servis, et ils passèrent dans la salle à manger. MM. de Trinquemaille, de Strapafar, de Bouracan, de Corpodibale brillaient par leur absence. Ferrière eut la politesse de s'informer d'eux. Et Beaurevers lui répondit que « ces fieffés ivrognes devaient s'être attardés à boire dans quelque cabaret de bas étage, à moins que, ribauds et paillards comme ils étaient, ils ne se fussent oubliés dans les bras de quelque ribaude du Val d'Amour ou du Champ Flory ». Ce qui, peut-être, était un peu exagéré. Quoi qu'il en soit, et malgré les ennuis qui l'assiégeaient, Ferrière n'en fit pas moins honneur au souper de Beaurevers. Ce souper d'ailleurs avait été particulièrement soigné et le vicomte n'exagéra nullement en le proclamant délectable. XVIII UN POINT ET UNE VIRGULE Le lendemain matin, Ferrière entra dans la chambre de son ami. Comme il était désarmé, il pria Beaurevers de lui prêter une dague et une épée. Celui-ci choisit dans une admirable collection une longue et forte rapière ainsi qu'une excellente dague, et les lui donna en le priant de les garder pour l'amour de lui. Ferrière remercia et déclara qu'il lui fallait sortir séance tenante. « Sans indiscrétion, vicomte, peut-on vous demander où vous allez de ce pas ? – Au Louvre, répondit simplement Ferrière. – Malgré ce que je vous ai dit hier ! s'écria-t-il. – Écoutez, chevalier, dit Ferrière avec douceur, supposez un instant que vous êtes à ma place… supposez que Mme Florise, votre douce et noble fiancée, soit à la place de Fiorinda… Que feriez-vous ?… – C'est juste… Je ferais ce que vous allez faire… » Ferrière partit. Beaurevers sortit presque sur ses talons. Et il se mit à le suivre de loin. Lorsque, quelques instants plus tard, on vint dire à Catherine que M. le vicomte de Ferrière sollicitait l'honneur d'une audience particulière, elle fut si stupéfaite qu'elle se fit répéter le nom et le titre, croyant à une erreur. Sous son masque d'impassibilité, une colère effroyable grondait en elle. Et elle grinçait intérieurement. « Ainsi, ce misérable Beaurevers a réussi à délivrer son ami !… Mais comment, comment ?… L'ordre était clair et formel… Comment s'y est-il pris ?… Comment se fait-il que je ne sois pas avisée ? Que fait donc ce gouverneur de la Bastille à qui j'avais donné mes instructions ?… Et celui-ci, que vient-il faire ici, pas plus tôt libre ?… Me narguer sans doute… Ces hommes sont vraiment extraordinaires !… Et ce Beaurevers, moi qui croyais l'avoir maté !… » Et tout haut, avec une sourde menace dans la voix : « Eh bien, vicomte, votre ami M. de Beaurevers vous a fait ouvrir les portes de la Bastille ? – Oui, madame, dit simplement Ferrière, et, vous le voyez, je viens aussitôt prendre vos ordres. – Vous dites ?… – Je dis, madame, que j'ai appris que les portes de ma prison se sont ouvertes contre le gré de Votre Majesté. Alors, comme je vous ai engagé ma parole de me tenir à votre disposition, je suis venu et je vous dis : Votre Majesté veut-elle que je retourne me constituer prisonnier à la Bastille ? Préfère-t-elle me désigner une autre prison ? J'irai là où il plaira à la reine de m'ordonner d'aller, puisque je suis son prisonnier. – Ainsi, monsieur, dit-elle, vous êtes venu loyalement vous mettre à ma disposition… alors qu'il vous était si facile de disparaître. – Un Ferrière est l'esclave de sa parole, madame, dit Ferrière en se redressant. – Oh ! complimenta Catherine, ce que vous faites là est très beau… mais ne me surprend pas de vous. – J'attends les ordres de la reine, prononça froidement Ferrière. – J'estime qu'on doit bien quelques égards à un gentilhomme qui agit aussi noblement que vous venez de le faire. Il ne saurait plus être question de vous incarcérer dans une geôle quelconque. Je vous ai trouvé une prison digne de vous. » Elle le laissa un instant en suspens, et acheva : « Vous demeurerez ici. – Au Louvre ! s'écria Ferrière agréablement surpris. – Au Louvre, oui, dit-elle. Je prends cela sur moi… Je m'en arrangerai avec le roi. » Ferrière s'inclina en signe de remerciement. Et il fit le geste de déboucler la rapière et la dague que Beaurevers venait de lui donner. Mais Catherine l'arrêta en disant avec une certaine vivacité : « Non pas, gardez vos armes, monsieur. Ici, vous êtes prisonnier sur parole… Nous savons maintenant que cette parole vous garde mieux que ne pourraient le faire les murailles les plus épaisses et les geôliers les plus vigilants du monde. » Ferrière reboucla son épée avec une satisfaction visible. Catherine reprit en le fixant d'un air aigu et en insistant sur les mots : « Prisonnier de fait, vous devez avoir l'air d'être libre. N'oubliez pas cela qui est important. Personne, vous m'entendez, monsieur, personne ne doit soupçonner que le Louvre est votre prison, l'appartement que je vais vous faire préparer, votre cachot. C'est entendu, n'est-ce pas ? – Madame, dit Ferrière, en se redressant, vous aviez déjà ma parole. Il est inutile d'y revenir. » Et à son tour, la regardant droit dans les yeux : « Madame, je me permets de vous faire remarquer que j'ai tenu scrupuleusement la parole que je vous avais donnée. Tenez pour assuré qu'il en sera de même à l'avenir. Oserai-je vous rappeler qu'en échange vous répondez, vous, madame, de la vie de mon père. – Vous interprétez mal nos conventions, releva vivement Catherine. Je n'ai pas répondu et je ne réponds pas de la vie de votre père. J'ai répondu qu'on aurait des ménagements avec lui. J'ai tenu parole. Votre père n'a pas été inquiété et il est libre. Je réponds qu'il en sera de même tant que vous consentirez à demeurer ce que vous êtes en réalité : un otage entre les mains du roi. Mais il ne faut pas me demander plus que je n'ai promis. – Je me suis mal exprimé, madame : j'ai voulu dire que je comptais sur la promesse de traiter mon père avec égards… jusqu'à ce qu'il ait fourni la preuve de son innocence… ce qui ne saurait tarder. » Catherine se contenta d'approuver d'un signe de tête. Et elle reprit : « Je vais vous faire préparer un appartement dans les bâtiments en construction. Vous serez assez loin de mes appartements comme vous voyez. Je vous demande, monsieur, de vous tenir volontairement enfermé chez vous. Si l'on s'étonne de vous voir demeurer au Louvre, vous trouverez une explication plausible… Eh mais, j'y songe… La voilà, l'explication : vous direz que vous y demeurez pour votre fiancée qui est momentanément à mon service. » Ferrière saisit la balle au bond et d'une voix qui implorait : « Votre Majesté daignera-t-elle permettre m'entretienne un instant avec ma fiancée ? que je – Oui, consentit Catherine sans hésiter, cela confirmera votre explication. » Encouragé par ce premier succès, insatiable comme tous les amoureux, Ferrière en profita immédiatement pour demander la permission de voir Fiorinda de temps en temps, insinuant adroitement que ce serait là une bonne manière de montrer qu'il était libre. Mais cette fois Catherine se montra de moins bonne composition. Et sans refuser positivement, elle se contenta de dire qu'elle verrait, elle réfléchirait. Puis elle frappa sur un timbre. À la personne qui se présenta, elle dit en la fixant avec insistance : « Voyez si la jeune fille qui loge près de ma chambre peut recevoir M. de Ferrière. » Et avec un gracieux sourire, elle congédia : « Allez, monsieur. » Ferrière remercia, fit sa révérence et se dirigea vers la porte. Sur son dos, sans qu'il y prît garde, Catherine, du bout des lèvres, donna un ordre à celui qui devait le conduire près de Fiorinda. Et ce fut sans doute en exécution de cet ordre secret que Ferrière fut conduit dans un petit cabinet où on le laissa se morfondre tout seul. Pendant qu'il faisait antichambre, Catherine frappait de nouveau sur le timbre et d'une voix brève ordonnait : « Qu'on trouve M. le chevalier de Beaurevers et qu'on me l'amène. » Beaurevers ne fut pas long à trouver. Deux minutes après avoir donné son ordre, Catherine le vit entrer et venir s'incliner devant elle. « M. de Ferrière sort d'ici, dit brusquement Catherine. – J'espère qu'il ne lui est rien arrivé de fâcheux ? – Je ne crois pas. Je pense qu'il doit être en ce moment près de sa fiancée qu'il m'a demandé la permission de visiter. » Et, à son tour, Beaurevers comprit que, sans en avoir l'air, elle consentait à donner des explications destinées à le rassurer. Il ne se tint pas pour satisfait et avec la même froideur menaçante : « Et permettez-moi d'ajouter : j'espère qu'il ne lui arrivera rien de fâcheux. – Je vous entends, sourit Catherine. J'ai bien d'autres soucis en tête que de m'occuper de M. de Ferrière. Et puisque, grâce à vous, le voilà libre, eh bien, qu'il reste libre. Au bout du compte, peu m'importe. » fit. Cette fois, Beaurevers n'avait plus qu'à s'incliner. Ce qu'il Catherine reprit d'un air dégagé : « Je vous ai fait venir, monsieur, pour satisfaire une curiosité qui me démange singulièrement, je l'avoue : que M. de Ferrière soit sorti de la Bastille, grâce à vous, c'est un fait. Mais enfin, on ne sort pas ainsi de la Bastille. Vous ne l'avez pas prise d'assaut… cela se saurait, j'imagine. L'événement eût fait quelque bruit. Vous vous êtes donc servi de l'ordre que je vous avais signé… Mais là je ne comprends plus. Cet ordre disait de garder M. de Ferrière, non de le mettre dehors… Vous avez donc arrangé cet ordre ?… Vous avez donc fait un faux ? Çà, monsieur, vous possédez donc l'art de contrefaire les écritures ? – Non, madame, dit tranquillement Beaurevers, je n'ai pas contrefait l'écriture de Votre Majesté. Je me suis servi de l'ordre qu'elle m'a remis… Mais je n'ai pas changé une syllabe de cet ordre. Je n'ai donc commis aucun faux. – Et pourtant, s'impatienta Catherine, le vicomte a été remis en liberté quand j'ordonnais de le garder. Il y a donc magie, sortilège ?… Expliquez-moi cela, monsieur. – Ni magie ni sortilège, madame : j'ai simplement fait sauter un point qui me gênait et je l'ai mis à la place d'une virgule qui me gênait davantage encore. – Une virgule, un point ? » s'ébahit Catherine en ouvrant des yeux étonnés. Avec la même naïveté complaisante, avec une satisfaction intime qu'il ne se donnait pas la peine de dissimuler, Beaurevers reprit : « Vous allez comprendre, madame : l'ordre portait : mettre en liberté M. de Ferrière, virgule, impossible, un point. Le garder à la Bastille, etc. J'ai fait sauter le point qui se trouvait après le mot impossible et je l'ai mis à la place de la virgule qui se trouvait avant ce mot. Et j'ai obtenu ceci : mettre en liberté M. de Ferrière, un point. Vous entendez, madame, un point. La phrase est donc finie là. Ensuite, vient la deuxième phrase qui confirme la première : impossible le garder, etc. Vous voyez comme c'est simple. Et le mot faux est bien gros pour si peu de chose. – Allons, bien joué, monsieur de Beaurevers… décidément vous êtes un homme d'esprit. – Compliment précieux, madame, dit-il, mais dont, en bonne justice, je dois vous retourner la meilleure part, attendu que c'est vous qui, sans le savoir, m'avez donné l'idée première de ce petit subterfuge. – Moi ! s'étonna Catherine. – Vous, madame, affirma Beaurevers avec force… Je n'eusse jamais songé à ces subtilités si vous ne m'aviez mis l'esprit en éveil en m'expliquant que vous en aviez usé, précisément à propos de Ferrière. – Ah ! » fit Catherine rêveuse. Et de bonne grâce : « Eh bien, nous sommes quittes maintenant, monsieur. » XIX CATHERINE DIT CE QU'ELLE VEUT Il y avait plus de quinze jours que Fiorinda était prisonnière au Louvre. Et Catherine n'avait pas encore jugé à propos de lui faire connaître ce qu'elle attendait d'elle. Or, il faut croire que le moment était venu pour Catherine de mettre ses projets à exécution : depuis quelque temps elle passait la plus grande partie de ses journées avec la jeune fille dont elle faisait sournoisement le siège. Cette grande affection qu'elle lui avait tout à coup montrée semblait croître de jour en jour. Tous les jours, en effet, elle lui donnait de nouvelles marques de confiance. Un jour, Catherine, se sentant mal à son aise, se retira dans sa chambre dans le courant de l'après-midi. Elle consigna rigoureusement sa porte à ses femmes. Elle ne voulut près d'elle que Fiorinda qui dut lui tenir compagnie. La reine n'était cependant pas couchée. Vers la fin de l'après-midi, une fille de service entra. Elle tenait un broc à la main. Du contenu de ce broc, elle remplit une carafe de cristal enchâssée d'argent ciselé, laquelle était placée sur la table de nuit. La carafe pleine, la fille remit très soigneusement le bouchon, d'argent également, qui se vissait autour du goulot, après quoi elle fit ses trois révérences et sortit sans mot dire. Catherine n'avait même pas regardé la fille. Fiorinda avait prêté une attention distraite à son manège. Ce ne fut qu'après une longue et patiente préparation et lorsqu'elle se crut assurée du dévouement et de la soumission de la jeune fille, que Catherine se décida à lui expliquer – en partie seulement – ce qu'elle attendait d'elle. La reine, pour taquiner une dame qu'elle ne nommait pas, demandait qu'elle lui révélât, comme les ayant lues dans sa main, certaines particularités qu'elle lui ferait connaître en temps utile. Dès qu'elle vit Beaurevers, qui venait régulièrement la voir tous les jours, Fiorinda lui répéta mot pour mot l'entretien qu'elle venait d'avoir avec la reine. Beaurevers réfléchit à son tour et déclara de son air froid : « Je veux que le diable m'enfourche si la dame dont il s'agit ne s'appelle pas Marie Stuart, reine de France et d'Écosse. Je ne sais malheureusement pas ce que la reine va vous demander. Tout ce que je puis vous dire et que vous ne devez pas perdre de vue un instant, c'est que, quelle que soit la machination où vous allez jouer un rôle, quelle que soit la personne contre laquelle elle sera dirigée en apparence, au fond, c'est toujours le roi qui est visé. – C'est bien ce que je pensais », murmura Fiorinda. Beaurevers la considéra longuement, au fond des yeux. Sut-il, mieux qu'elle-même, lire dans son cœur ? On eût pu le croire, car, après l'avoir observée avec une attention où malgré lui perçait une pointe d'inquiétude, ses traits contractés se rassérénèrent et il sourit doucement. Il se pencha sur elle, effleura son front d'un baiser fraternel et sortit sans ajouter un mot. Fiorinda demeura le reste de la journée inquiète, énervée dans une agitation fébrile qui la faisait aller et venir sans trêve dans sa chambre. C'est qu'elle comprenait que l'instant fatal approchait où il lui faudrait prendre la suprême décision. C'est qu'elle savait qu'elle jouait sa tête et que cette tête tomberait si la décision prise n'était pas conforme aux ordres de la reine. Le lendemain, Catherine donna enfin ses fameuses dernières instructions : La dame qu'il s'agissait de mystifier, c'était Marie Stuart, la reine. Beaurevers ne s'était pas trompé. Catherine précisa alors ce qu'elle devait dire. En apparence, c'était très simple. En réalité, cela pouvait avoir des conséquences très graves, terribles peut-être. Une dernière fois, Catherine la fouilla d'un regard soupçonneux. Et, la voyant toujours décidée, elle sourit et dit simplement : « Allons. » Quelques minutes plus tard, Fiorinda se trouvait en présence de Marie Stuart, sous l'œil inquisiteur de Catherine de Médicis, qui l'avait conduite jusque-là et qui ne la quittait plus. Fiorinda plut à la jeune reine. Aussi l'accueil qu'elle lui fit fut-il des plus gracieux. Et si simple, si franchement cordial, si peu distant que Fiorinda, conquise elle aussi, se sentit aussitôt à son aise, comme si elle se trouvait devant une amie. Et, cruellement embarrassée, elle se disait : « Que faire, mon Dieu, que faire ? Obéir, c'est une action vile, méchante… c'est faire le malheur de cette gracieuse jeune femme si douce, si bonne, si peu fière… Désobéir, c'est la mort… Je ne voudrais pourtant pas mourir à l'aube de la vie… » Pendant qu'elle se débattait ainsi, Catherine souriait d'un air aigu. Marie tendit sa main à Fiorinda et, avec un joli rire, peutêtre un peu contraint : « J'espère, dit-elle, que vous ne m'annoncerez pas de malheurs ! » Malgré le rire, malgré l'assurance qu'elle essayait de donner, sa voix trahissait la sourde appréhension qu'elle éprouvait. Fiorinda tressaillit. Les paroles de la reine lui apparaissaient comme un avertissement qu'elle lui donnait sans le savoir. Elle prit la main qu'elle lui tendait et se mit à l'étudier attentivement. En réalité, elle n'étudiait rien. Elle ne voyait même pas cette main blanche et fine, aux ongles roses, qu'elle tenait dans la sienne. Dans sa tête résonnait implacablement la même angoissante question : « Que faire ? » Et toujours la même effrayante solution : mourir… à dixsept ans ! Pendant qu'elle hésitait, une porte s'ouvrit soudain et le roi parut. Cette entrée inattendue fit froncer les sourcils à Catherine, qui jeta sur sa bru un coup d'œil soupçonneux. Mais ce coup d'œil lui suffit pour comprendre qu'elle n'était pour rien dans cette visite qui la contrariait vivement, elle, et qu'elle avait tout fait pour éviter. En effet, si Marie Stuart ne cachait pas le plaisir qu'elle éprouvait à voir son royal époux près d'elle, son air surpris disait qu'elle était loin de s'attendre à sa visite. Et Catherine pinçait les lèvres. En revanche, Fiorinda avait accueilli la venue du roi avec un gros soupir de soulagement : c'était un instant de répit pour elle, et elle en avait besoin. Puis, dans la situation terrible où elle était, quelques minutes gagnées pouvaient lui apporter le salut. Et elle en profita pour respirer… et pour étudier le roi. Elle s'étonna. « Comment ne l'ai-je pas reconnu dans le comte de Louvre ?… C'est sa fausse moustache qui déroute et le rend méconnaissable. » François ne parut pas faire attention à Fiorinda qui s'était mise discrètement à l'écart. Il s'inclina cérémonieusement devant Catherine et effleura sa main du bout des lèvres. Il baisa pareillement la main de sa femme. Mais Fiorinda vit très bien qu'il ne s'acquittait pas là d'un devoir de galanterie. La lenteur gourmande du baiser indiquait que c'était un amoureux qui agissait là. Cependant, si joyeuse qu'elle fût au fond, Marie Stuart éprouvait une certaine gêne. À cause de Catherine, dont la présence la glaçait toujours et qui avait particulièrement insisté pour que le roi ignorât cette escapade. Quant à Catherine, si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, elle ne parvenait pas à dissimuler complètement la mauvaise humeur que lui causait l'arrivée intempestive de son fils. Pour ce qui est de François, on devine bien que ce n'était pas un hasard fortuit qui l'amenait là, et que c'était Beaurevers qui l'envoyait. « Çà, que complotez-vous donc ? fit-il en riant. On dirait que ma présence vous importune. » Catherine pinça davantage les lèvres, comprit qu'il lui fallait s'exécuter sous peine de s'attirer le mécontentement, peutêtre la colère du roi. Elle fit un signe à Fiorinda qui s'avança, sans gêne apparente, avec cette grâce légère qui avait tant de charme chez elle, et prenant un air contrit : « François, dit Catherine, ne me grondez pas trop… Cette jeune fille est une diseuse de bonne aventure dont la renommée en cette ville est si grande qu'elle est venue jusqu'à moi… et peut-être jusqu'à vous… On la nomme Fiorinda. » Fiorinda fit une révérence qui n'avait, certes, rien des révérences de cour, mais que les trois illustres personnages qui l'observaient admirèrent en connaisseurs qu'ils étaient. François salua galamment, comme il aurait salué une grande dame de sa cour et, souriant gracieusement : « Fiorinda !… En effet, madame, ce nom est venu jusqu'à moi… J'en ai même souvent entendu parler. » Et, s'adressant à Fiorinda : « Je ne vous connaissais pas, madame (il insistait sur le mot). À présent que je vous ai vue, je m'explique l'engouement de mes bons Parisiens pour celle qu'ils nomment Fiorinda-laJolie. » Et coupant court, il revint à Catherine qui attendait, impassible : « Vous avez donc voulu consulter cette reine des diseuses de bonne aventure, madame ? dit-il. – Oui, François. Et j'ai été tellement intéressée par ce qu'elle m'a dit que j'ai eu la sotte idée de l'amener ici, expliqua Catherine. – Sotte idée ! releva vivement François. Pourquoi sotte ? Je trouve, au contraire, que c'est là une excellente idée. – Ainsi vous n'êtes pas fâché ?… Vous voulez bien que Fiorinda lise dans la main de votre femme ? – J'en suis enchanté… pourvu qu'il me soit permis d'assister à cette consultation. » Catherine fit une moue significative. François comprit et à moitié dépité : « Suis-je vraiment de trop ? » dit-il. Catherine crut qu'elle allait se débarrasser de lui. Et avec une brusquerie affectée : « Un mari est toujours de trop en pareil cas », fit-elle. François n'était pas venu pour se laisser évincer. Il allait donc imposer sa volonté. Marie Stuart, qui ignorait son intention, ne lui laissa pas le temps de le faire : Saisissant la main de son époux, qu'elle serra d'une manière significative, elle implora tout bas : « Restez, François… J'ai peur. » Elle souriait en disant cela. Mais sa voix tremblait légèrement. Il la vit réellement inquiète. D'un geste spontané, il la prit dans ses bras comme pour la protéger et, avec cette douceur enveloppante que les amants passionnément épris savent trouver pour la femme adorée : « Vous avez peur, mon amour !… Et de quoi ? » Il la pressait tendrement contre sa poitrine. Elle laissa tomber doucement sa tête sur son épaule, comme si elle avait honte elle-même de la puérilité de son aveu, et tout bas, avec un rire nerveux : « J'ai peur des révélations de cette belle enfant. – Quel enfantillage ! » rassura François. Mais il n'avait pas pu s'empêcher de tressaillir, tant lui paraissait merveilleux cet instinct qui faisait deviner à la douce Marie Stuart qu'un danger la menaçait. Ses yeux allèrent chercher Fiorinda. Elle suivait cette petite scène comme haletante. Il vit qu'elle avait tout entendu. Une seconde, il la fixa droit dans les yeux. Il écarta très doucement sa femme, il la prit par la main, l'amena devant Fiorinda et mit cette main dans celle de la jeune fille. Puis, fixant de nouveau la jolie diseuse de bonne aventure, il prononça avec la même douceur : « Ne craignez rien, m'amour. Je sais, moi, que Fiorinda n'a jamais apporté le malheur à personne… Elle ne voudra certes pas commencer par vous. » Il sembla à Fiorinda bouleversée que ces paroles avaient un sens caché qui était à son adresse. Elle leva sur François ses grands yeux lumineux embués de larmes et, trop émue pour parler, elle eut une légère inclinaison de tête qui semblait approuver. Cet instant d'émotion violente fut très bref. Presque aussitôt, elle redressa la tête. Son visage avait repris son expression espiègle et rieuse accoutumée. Et Marie Stuart, et peut-être aussi François, se sentirent complètement rassurés. Fiorinda porta ses yeux sur Catherine, tout naturellement, sans crainte, sans bravade. Catherine put croire qu'elle demandait une suprême confirmation de ses ordres. Elle eut un signe de tête impérieux et sec. Et le regard effroyablement menaçant qu'elle dardait sur elle disait assez clairement quel sort serait le sien si elle la trahissait. Fiorinda sourit doucement. Et elle se décida enfin à dire la bonne aventure. XX LA RÉCOMPENSE Très simplement, sans pose, sans rechercher l'effet, en souriant de son joli rire réconfortant, Fiorinda dit juste tout le contraire de ce que Catherine lui avait ordonné de dire. Ses prétendues révélations causèrent un tel ravissement à Marie Stuart qu'oubliant la présence de sa belle-mère elle jeta les bras autour du cou de François, aussi radieux qu'elle, et l'embrassa de tout son cœur en disant : « Ah ! mon doux cœur, que je suis heureuse !… » Fiorinda, pendant ce temps, observait Catherine. Elle s'était assise un peu à l'écart. Elle ne sourcillait pas. Elle souriait doucement, elle hochait la tête d'un air rêveur, elle semblait se réjouir de la joie puérile de ses enfants. Fiorinda songea : « Prodigieuse comédienne !… Si je ne savais ce que je sais, je me laisserais prendre à ces airs d'amour maternel !… Mais je ne vous laisserai pas faire, madame Catherine, et puisque je dois payer de ma vie ce que vous ne manquerez pas d'appeler une trahison, j'irai jusqu'au bout, je mettrai le roi en garde contre vos ténébreuses menées… Condamnée pour condamnée, vous ne pourrez jamais me meurtrir qu'une fois après tout. Pendant un quart d'heure environ, elle répondit avec une inlassable complaisance à toutes les questions que le roi et la reine lui posèrent. Car, maintenant que toute appréhension était bannie de leur esprit, ils se montraient insatiables. Comme si elle venait de faire une découverte importante, Fiorinda s'écria tout à coup : « Ah ! un point noir !… Un danger qui vous menace !… » Et, comme elle voyait une ombre assombrir le front du roi, elle se hâta d'ajouter : ré. » « Je le signale parce que je vois que le triomphe est assu- Les voyant rassurés tous les deux, elle révéla, avec une gravité soudaine destinée à les impressionner et qui, en effet, les impressionna vivement : « Votre amour est la chose à laquelle vous tenez le plus au monde… Je vois, fureur, haine, jalousie, suscitées par votre amour, dans votre entourage immédiat. Gardez-vous bien, gardez-vous dans votre amour, car c'est par lui qu'on veut vous frapper. Je vois, en effet, de sourdes et méchantes machinations autour de vous. Vous en triompherez, je le répète, mais veillez, gardez-vous, méfiez-vous de tous et de toutes… J'ai dit. » En donnant cet avertissement, elle tenait les yeux fixés avec insistance sur les yeux de François. Il comprit que c'était surtout à lui qu'elle s'adressait et qu'elle faisait allusion à ce qu'elle aurait dû faire ou dire elle-même. D'un léger signe de tête, il marqua qu'il avait compris et remercia d'un sourire. Catherine comprit qu'elle la narguait. Elle continuait de sourire d'un air énigmatique. La consultation était terminée. Catherine se leva, s'approcha lentement de sa bru, et, gaiement, d'un air triomphant : « Eh bien, ma fille, que dites-vous de ma petite diseuse de bonne aventure ? » Radieuse, Marie Stuart déclara : « Je dis, madame, que je suis enchantée et émerveillée. – Je vous avais bien dit que cette petite Fiorinda est étonnante », sourit Catherine. Et, fixant Fiorinda de son regard acéré, elle répéta avec une insistance étrange : « Étonnante, oui, vraiment, elle est prodigieusement étonnante, cette petite ! » Ceci pouvait passer pour un compliment. En réalité, ce que Catherine trouvait prodigieusement étonnant, c'est que cette humble et pauvre fille eût consenti, et avec quelle jolie crânerie, à faire le sacrifice de sa vie pour assurer le bonheur du roi… Cela la dépassait. Fiorinda devina sa pensée. Et elle se mit à rire de son joli rire clair et perlé. Elle ne se doutait pas que depuis l'instant où elle avait résolu de désobéir à Catherine elle était tout bonnement admirable. Elle ne soupçonnait pas qu'en se montrant insoucieusement gaie comme à son ordinaire, alors qu'elle se savait condamnée, elle faisait preuve d'un courage rare que bien des hommes réputés courageux eussent pu lui envier. François s'approcha de Fiorinda. Lui aussi, il la fixa avec insistance et, appuyant sur ses mots comme pour lui faire comprendre qu'il leur donnait une valeur plus grande que celle qu'ils paraissaient avoir, il lui dit : « Vous venez d'exercer votre art, un peu inquiétant, avec un tact, une adresse que je ne saurais trop louer. Je vous en remercie et je vous en sais un gré infini. Je n'oublierai pas ce que vous venez de faire, foi de roi. » Il détacha son collier et le lui passa autour du cou en disant : « Gardez ce joyau en souvenir de cette scène. Et croyez que je ne me tiens pas quitte pour si peu envers vous. » Marie Stuart, qui s'entretenait avec Catherine, laquelle affectait de ne parler que de sa diseuse de bonne aventure, vit le geste de son époux. Elle intervint à son tour. Et, enlevant de ses doigts deux bagues magnifiques, elle les mit elle-même au doigt de Fiorinda en disant : « Je veux que vous emportiez aussi un souvenir de moi. Celle-ci (elle désignait la première bague) est un don de la main gauche… celle dans laquelle vous venez de lire… Et comme la main droite doit ignorer ce que fait la main gauche, voici pour la main droite (elle montrait la deuxième bague). » Le moindre de ces joyaux représentait à lui seul une fortune. Une fortune comme Fiorinda n'avait jamais osé en espérer une pareille, même dans ses rêves. Elle les accueillit cependant avec ce même air détaché avec lequel elle empochait la pièce blanche qu'on lui donnait pour prix de sa consultation. Elle admira cependant le brillant des pierres, le velouté laiteux des perles. Elle les admira une seconde à peine, en artiste raffinée qu'elle était. Et elle se dit : « À quoi bon ?… Catherine est là qui m'attend, qui ne s'en ira pas sans moi, et qui ne pardonnera pas… Et puis… je veux bien donner tout mon sang pour cette reine si bonne, si aimable, si douce… pour le roi qui est un ami que j'aime… Mais je veux le donner et non le vendre. » Elle retira doucement les bagues et le collier et les déposa sur une petite table qui se trouvait à sa portée. Et comme François esquissait un geste de protestation, elle fléchit le genou et, de sa voix musicale très douce qui ne tremblait pas : « Pardonnez-moi, Sire, ce sont là bijoux précieux dont ne saurait se parer une pauvre fille comme moi. » D'un geste vif, François reprit les bijoux avec l'intention évidente de les lui remettre de force. Elle joignit les mains dans un geste de supplication et, baissant la voix : « Je supplie humblement Votre Majesté de ne pas insister, dit-elle. Ne croyez pas que je sois guidée par un sot orgueil. Il me serait infiniment doux de pouvoir me dire à moi-même que je n'ai agi, dans cette affaire, que par pur dévouement pour ma reine et pour mon roi. » François laissa retomber précipitamment les bijoux sur la table et, la relevant avec affabilité : « Je comprends, dit-il. Beaurevers n'exagérait pas quand il m'assurait que vous aviez toutes les délicatesses. Je regrette de l'avoir oublié. » Très à son aise, en souriant de son sourire espiègle, Fiorinda répliqua : « Ne vous y fiez pas trop, Sire. Si je refuse ces splendides joyaux… c'est que j'ai une récompense mille fois plus précieuse à solliciter. – Ah ! ah ! fit François avec un sourire engageant, quelle est cette récompense ? – L'honneur de baiser votre main et celle de la reine », dit Fiorinda en s'inclinant. Le premier mouvement de François fut de la prendre dans ses bras et de lui donner une accolade fraternelle. Il se souvint que Catherine était là. Il se résigna à jouer son rôle de roi jusqu'au bout. Et il tendit sa main dans un geste vraiment majestueux. Fiorinda se courba et effleura respectueusement cette main du bout des lèvres. Mais François ne put s'empêcher alors de laisser éclater la joie intérieure qui le débordait. Il se tourna vers Marie Stuart attentive et, désignant du coin de l'œil alternativement Fiorinda et les précieux bijoux demeurés sur la table, d'un air triomphant : « Eh bien, m'amour, que dites-vous de cela ? » Marie Stuart était loin de soupçonner le drame secret qui venait de se dérouler devant elle et dans lequel elle avait joué son rôle sans le savoir. Elle soupçonnait encore moins le service capital que Fiorinda venait de lui rendre et qu'elle devait payer de sa vie. Elle avait été conquise par le charme prenant, par la grâce espiègle, par la gaieté communicative de la jeune fille. Elle n'avait pas les mêmes raisons que le roi de se tenir sur la réserve. Elle suivit l'impulsion de son cœur bon et généreux. « Je dis, s'écria-t-elle, que cette belle enfant a les sentiments d'une princesse de sang royal… Et c'est comme telle que je veux la traiter. » Et, se penchant sur Fiorinda qui, courbée devant elle, attendait qu'elle lui donnât sa main à baiser, elle la releva vivement et plaqua sur ses joues fraîches et roses deux francs baisers. Alors le roi congédia et, s'adressant à Catherine : « Je vous remercie, madame, de la bonne pensée que vous avez eue, et je ne l'oublierai pas. » Il disait cela très sérieusement et, sans qu'il fût possible à Catherine attentive de démêler si ses paroles avaient un sens autre que leur sens apparent. Il ajouta : « Allez, madame, emmenez votre protégée qui devient la nôtre à dater de cet instant. » Raide, fantomatique, son sourire énigmatique aux lèvres, Catherine sortit, suivie de Fiorinda. Lorsqu'ils furent seuls, François désigna du doigt les bijoux à Marie Stuart en disant : « Gardez ceci, ma mie, le roi et la reine de France ne sauraient reprendre ce qu'ils ont donné. Ces joyaux que Fiorinda a si noblement refusés appartiennent à la vicomtesse de Ferrière qui ne les refusera pas, elle, j'en réponds. – Et nous y ajouterons encore, n'est-ce pas, mon cher sire ? – C'est bien mon intention, sourit François. – Ah ! comme vous avez raison d'être bon pour vos amis, mon doux François, soupira Marie Stuart qui se suspendit à son cou et ajouta : Ils ressemblent si peu à ceux qui se disent vos amis ici. Je suis heureuse, je me sens rassurée maintenant que je vous sais entouré d'amis si francs, si braves, si noblement dévoués et désintéressés. » Elle lui tendit les lèvres. Il mordit à même, en amoureux gourmand qu'il était. Mais il se dégagea presque aussitôt avec douceur et, très sérieux : « Plus noblement dévoués que vous ne pensez, m'amour, dit-il en revenant à ses amis. Dévoués jusqu'à la mort… C'est pourquoi je ne dois pas les laisser dans l'embarras mortel où ils se sont mis pour moi… pour vous. Vous comprenez, mon cœur, qu'il faut que je vous quitte. » Pour la première fois, elle eut l'intuition qu'il s'était passé sous ses yeux quelque chose de très grave qu'elle n'avait pas soupçonné. Elle ne fit pas la grimace. Elle lui tendit encore une fois les lèvres et, le repoussant doucement de sa blanche main, elle dit, très sérieuse à son tour : « Allez, mon doux cœur, allez où le devoir vous appelle. » François partit aussitôt. Dans sa petite chambre, il trouva Beaurevers qui se promenait nerveusement en l'attendant et qui se retourna tout d'une pièce en entendant ouvrir la porte. Un coup d'œil jeté sur la physionomie rayonnante du roi lui suffit pour comprendre que tout s'était bien passé. Et il respira plus librement. D'ailleurs, François annonça sans plus tarder : « Elle n'a dit que des choses agréables, réconfortantes. – La brave petite ! » murmura Beaurevers attendri. Et tout haut : « A-t-elle hésité ? – Il me semble bien que oui, un moment. Il faut croire qu'elle se sentait menacée. Pourtant, le calme et l'aisance qu'elle a montrés me permettaient de croire que la menace suspendue sur elle ne devait pas être bien grave, car elle n'a pas manifesté la moindre inquiétude. » Beaurevers se permettait parfois de rudoyer le roi tout aussi bien que le comte de Louvre. Et le roi ne s'en formalisait pas plus que le comte. S'il n'avait pas dit toute la vérité au roi, comme on a pu s'en rendre compte par les paroles qu'il venait de prononcer, maintenant que le danger était conjuré, il tenait essentiellement à ce qu'il sût exactement à quoi Fiorinda s'était exposée pour son service. S'il s'était agi de lui, il se fût cru obligé de se taire. Mais il s'agissait d'un autre et il se croyait alors obligé de faire valoir le service rendu par cet autre. C'est pourquoi il bougonna assez brutalement, sans nul souci de l'étiquette : « Alors, parce qu'elle n'a pas tremblé, parce qu'elle n'a pas gémi, parce qu'elle ne s'est pas évanouie de terreur, parce qu'elle n'a pas perdu la tête enfin, vous en concluez qu'elle ne s'est exposée à rien de fâcheux pour vous ? – Dame ! expliqua François assez penaud, il me semble qu'une femme qui se sent réellement menacée n'aurait pas montré cet air dégagé, ce visage souriant. – Il vous semble mal, voilà tout, trancha péremptoirement Beaurevers. Ou plutôt Fiorinda n'est pas une femmelette comme toutes ces mijaurées de cour qui vous entourent. C'est une vraie femme et une Parisienne, brave, vaillante, forte, sachant, quand il le faut, narguer la grande faucheuse et lui rire au nez. Car, sachez-le maintenant, pour vous, Fiorinda a risqué sa tête… et peut-être celle de son fiancé. Ceci est déjà admirable. Ce qui l'est encore plus, c'est qu'elle a su le faire très simplement et si discrètement que vous n'y avez rien vu. » François croyait toujours ce que lui disait Beaurevers, parce qu'il avait eu mille fois l'occasion de remarquer qu'il ne disait jamais que la vérité. Il ne douta donc pas un instant de ce qu'il disait. Très ému, il s'écria : « Je ne souffrirai pas que cette brave enfant s'expose pour moi ! » Beaurevers avait dit ce qu'il avait à dire. Il savait que ses paroles ne seraient pas perdues. Cela lui suffisait pour l'instant. Et il rassura de son air un peu railleur : « Là, là, ne vous agitez pas ainsi, Sire. Vous devez bien penser que, si je vous dis : Fiorinda est menacée de mort, c'est que j'espère bien conjurer le péril. Mais je n'ai pas un instant à perdre si je veux arriver à temps. Ce qui veut dire que je vous demande la permission de me retirer. – Allez, chevalier, allez », fit vivement François. Et il ajouta avec une insistance significative : « Ne ménagez rien ni personne pour sauver Fiorinda et Ferrière. N'oubliez pas que je vous couvre en tout ce que vous jugerez bon de faire et de dire. » Beaurevers partit de ce pas rude et allongé qui lui était particulier quand il allait à la bataille. Et François, qui le connaissait bien, remarquant ce détail, secoua la tête d'un air soucieux et murmura : « Je crois que madame ma mère va passer un mauvais quart d'heure !… Pourvu qu'il réussisse, elle ne l'aura pas volé ! » Il se mit à marcher lentement, d'un air rêveur, et, répondant à une pensée secrète, il soupira : « C'est ma mère !… ma mère !… c'est affreux… ! » XXI LA CLÉMENCE DE CATHERINE Pendant ce temps, Catherine, impassible maintenant, reprenait le chemin de ses appartements et, pour la première fois, faisait entrer Fiorinda dans son oratoire. Fiorinda l'avait docilement suivie jusque-là. Qu'eût-elle pu faire ? Catherine prononça avec son meilleur sourire : « À présent que nous sommes seules, il faut que je vous complimente, petite. Vous avez parlé comme un ange, et, foi de reine, j'admire votre vaillance tranquille. – Madame, balbutia Fiorinda interdite, parlez-vous sérieusement ? – Je parle sérieusement, insista Catherine. Si sérieusement qu'en témoignage de ma satisfaction je vous donne de grand cœur l'anneau que voici… » Elle lui tendit une bague en souriant. Et Fiorinda, plus effarée, se demandait si elle ne rêvait pas, n'osait pas la prendre, chevrotait : « Ce joyau… à moi… – Mais oui, à vous, s'impatienta Catherine. Je vous ferai remarquer qu'il y a déjà un moment que je vous le tends et qu'on ne fait pas attendre la reine. » Fiorinda se décida à allonger la main. Et elle murmura : « Je rêve !… Quoi ! la reine me récompense pour lui avoir désobéi… après et malgré les menaces… » « Eh ! petite, interrompit Catherine en riant à gorge déployée, ne faites plus la naïve… je ne m'y laisserai plus prendre… Avouez franchement que vous aviez deviné que c'était une épreuve à laquelle je vous soumettais. – Une épreuve !… – Eh ! sans doute, une épreuve ! Une épreuve dont vous vous êtes tirée à votre avantage. Vous êtes libre de quitter le Louvre quand il vous plaira. – Quoi ! s'écria Fiorinda qui n'en revenait pas, je suis libre de partir ? – Je vous l'ai dit, sourit Catherine. Tout de suite ? – Si vous voulez. – Avec M. de Ferrière ? – Avec M. de Ferrière. » Fiorinda était étourdie par cette inaltérable condescendance. Néanmoins l'insurmontable aversion que lui inspirait Catherine ne s'atténuait pas. Elle voulut battre le fer pendant qu'il était chaud et elle répondit encore par une question. « Quand pourra-t-il partir, madame ? – Quand vous partirez vous-même, puisque vous vous en irez ensemble. Voulez-vous aller le chercher maintenant ? – Si la reine veut bien le permettre, oui. – Vous êtes bien pressée de me quitter ! » fit Catherine avec une pointe d'amertume. Fiorinda rougit, mais ne répondit pas. Catherine hocha la tête d'un air attristé, mais ne fit pas d'observation. Elle se leva et dit simplement : « Allons le chercher. – Oh ! madame, protesta Fiorinda confuse, je n'accepterai pas que la reine pousse la bonté jusqu'à se déranger pour moi. Je trouverai bien toute seule. – Vous trouverez, je n'en doute pas. Mais M. de Ferrière, sachez-le, ne s'en ira pas si je ne lui dis moi-même qu'il est libre. Or, puisque vous voulez vous en aller séance tenante, il faut bien que j'aille le lui dire. » Fiorinda ouvrit la bouche pour dire : « Il n'est pas nécessaire d'aller le trouver pour cela. Vous pouvez le faire venir devant vous. » Mais Catherine était déjà partie. Elle la suivit sans rien dire. Pendant quelque temps, elle se tint sur ses gardes. Lorsqu'elles mirent le pied dans une antichambre encombrée, elle se dit : « Elle va me faire saisir et jeter dans quelque cachot. » Mais Catherine passa, se contentant de répondre par un signe de tête aux profondes révérences des assistants. Il apparut clairement à Fiorinda qu'elle ne voulait pas la faire arrêter. Elles arrivèrent dans un couloir assez étroit, humide, où régnait un demi-jour blafard, et complètement désert. Catherine s'arrêta brusquement avec un instinctif mouvement de frayeur : un homme venait soudain de lui barrer le passage, en se courbant devant elle. C'était Beaurevers qu'elle ne reconnut pas tout d'abord, tant le lieu était sombre. Beaurevers se redressa. Il n'attendit pas que la reine lui adressât la parole. Il parla le premier, sans y être autorisé. « Votre Majesté prend l'air avec Fiorinda », dit-il. Prendre l'air dans ce lieu sombre, humide, glacial, imprégné d'une odeur de moisi qui saisissait à la gorge ! Beaurevers, assurément, voulait rire. Il n'y paraissait pas à le voir. Il montrait un sérieux imperturbable. Mais l'ironie était trop criante. Et la voix avait de ces résonances de fanfare que Catherine commençait à connaître, et qui, généralement, ne lui annonçaient rien de bon. Froide, hautaine, elle gronda : « Je crois, Dieu me pardonne, que vous vous permettez d'arrêter votre reine ! » Beaurevers se courba dans un salut exorbitant et, se redressant, de sa voix mordante : « Arrêter la reine ! dit-il. Telle n'est pas mon intention !… Pas pour l'instant, du moins… » Catherine tressaillit : la menace était flagrante. Elle avait la conscience trop chargée pour être absolument tranquille. Une arrestation n'était pas impossible. Le lieu, en tout cas, était des plus propices. Elle frémit. Et, instantanément, son attitude se modifia : l'amabilité remplaça la raideur hautaine. On eût pu croire que Beaurevers avait pris un temps pour lui permettre de réfléchir. Il continua, ayant très bien remarqué ce changement d'attitude : « Comme le doit faire tout bon sujet, j'ai voulu présenter mes très humbles hommages à Votre Majesté. Je n'ai pas réfléchi que ce maudit couloir est si étroit qu'en effet j'ai l'air de barrer le passage. Je prie humblement la reine de me pardonner en faveur de l'intention qui était bonne. » Et il s'écarta. Catherine passa. Et en souriant : « Vous êtes tout pardonné, monsieur… J'ai été surprise… et je n'ai pas su maîtriser mes nerfs. » Beaurevers feignit de ne pas remarquer qu'elle s'excusait, qu'elle avait hâte de s'éloigner, ne se sentant pas rassurée. Et avec une désinvolture qui redoubla son inquiétude, s'adressant directement à Fiorinda : « Méfiez-vous dans ce couloir, Fiorinda. Regardez bien où vous posez le pied. Sondez le terrain et fouillez les coins d'ombre. Je me suis laissé dire qu'il existe ici une trappe mystérieuse qui s'ouvre sous le pas de certains imprudents et les précipite dans je ne sais quel abîme d'où ils ne reviennent jamais. » Ce fut au tour de Fiorinda de frémir. Elle n'avait pas envisagé cette redoutable éventualité. Catherine fit vivement : « Qui vous a fait ce conte saugrenu ? – Le roi, madame, dit froidement Beaurevers. Le roi qui doit connaître sa maison, j'imagine. – Ah ! si c'est le roi, je ne dis plus rien », déclara Catherine. Et elle ajouta : « Puisque vous êtes si bien renseigné, montrez-nous donc cette fameuse trappe dont j'ignorais l'existence, moi qui connais bien la maison aussi, pourtant. – La trappe existe, assura Beaurevers d'un air déconfit ; on l'ouvre en actionnant un ressort adroitement dissimulé… Malheureusement, le roi ignore et n'a pu me dire, par conséquent, où est caché ce ressort. – Voilà qui est fâcheux ! sourit Catherine. – Mais vous le savez, vous, madame. – Moi !… Grand Dieu ! que de choses je suis censée connaître que j'ignore totalement !… Il en est du ressort comme de la trappe… dont je n'avais jamais entendu parler. » Elle semblait le narguer. On sait qu'il n'était pas précisément patient. Il s'approcha d'elle presque à la hauteur, et plongeant dans ses yeux un regard étincelant, la voix rude : « La trappe existe… elle est là à quelques pas de nous… peut-être sommes-nous dessus… Et vous seule savez comment on l'ouvre… Et je suis venu pour vous dire simplement ceci : j'espère qu'elle ne s'ouvrira pas pour cette jeune fille… je l'espère… pour vous. – Vous divaguez ! lança Catherine dans un sursaut de révolte. – J'espère qu'elle ne s'ouvrira pas, répéta Beaurevers avec force… Mais il faut tout prévoir… » Son mouvement de colère était déjà tombé. Ce fut de son air froid, de sa voix un peu railleuse qu'il acheva : « Si ce malheur arrivait, je dois vous avertir, madame, que j'aurais le regret et le très grand honneur de procéder à cette arrestation dont nous parlions il y a un instant. » Cette fois, il parlait clairement. Catherine comprit qu'il avait l'ordre signé en poche et qu'il ne dépendait que de lui de le mettre à exécution. Elle grinça des dents. La colère qu'elle éprouva et contre Fiorinda, cause première de l'humiliation qu'elle subissait, et contre son fils qui avait signé l'ordre, et contre Beaurevers qui avait accepté de l'exécuter, cette colère fut effroyable. Si elle avait pu les broyer tous les trois d'un geste, c'eût été fait. Elle n'était pas femme à s'avouer vaincue tant qu'une lueur d'espoir subsistait. Elle se redressa de toute sa hauteur et avec une inexprimable majesté : « Qui donc, fit-elle, oserait porter la main sur la mère de son roi ? » Mais Beaurevers n'était pas non plus homme à se laisser impressionner par ses grands airs. Il répondit de son air glacial : « Moi, madame… S'il arrive malheur à cette enfant, cette main que voici s'abattra sur votre épaule… Et nulle force humaine ne pourra vous arracher à son étreinte. » Ils se regardèrent un inappréciable instant, elle avec des yeux flamboyants, striés de sang, lui avec un regard d'une froideur mortelle. Et ce fut Catherine qui détourna les yeux, baissa la tête. Il la vit domptée. Sa voix s'adoucit un peu pour dire : « Je vois que vous m'avez compris, madame. Je suis sûr que la trappe ne s'ouvrira pas maintenant. » Il se tourna, et assez haut, pour que Catherine entendît : « Allez, Fiorinda, suivez la reine sans crainte. Il ne vous arrivera rien de fâcheux. » Et comme s'il répondait à une observation que lui faisaient ses yeux : « Oui, évidemment, le mieux serait que je ne vous quitte plus jusqu'à ce que vous soyez hors du Louvre… Je ne peux pas faire cette injure à la reine. Ne craignez rien, vous dis-je. » Il s'inclina devant Catherine et partit sans tourner la tête en se disant : « Je suis sûr qu'elle n'osera pas passer outre à la menace que je viens de lui faire. » Malheureusement, Beaurevers se trompait. Catherine avait eu peur, horriblement peur. Mais lorsqu'elle vit que Beaurevers se retirait, elle réfléchit. Et le résultat de ces réflexions fut qu'elle se dit : « S'il avait eu l'ordre de m'arrêter, il l'aurait montré, il aurait exigé de nous accompagner, tout au moins jusqu'au bout du couloir. Il ne l'a pas fait. C'est qu'il n'a rien… » Elle attendit que Beaurevers fût loin, hors de la portée de la voix. Alors elle se remit en marche en disant simplement : « Allons. » Fiorinda la suivit. Cette scène l'avait bouleversée. Elle était maintenant aussi inquiète que lorsqu'elle avait franchi le seuil de l'oratoire de Catherine, à sa suite. Elle n'avait pas osé donner son avis. Mais s'il n'avait tenu qu'à elle, Beaurevers ne l'eût pas imprudemment quittée comme il venait de le faire. Elle n'eut pas le temps de faire aucune réflexion. Au bout d'une dizaine de pas, Catherine s'arrêta et s'accota au mur, comme si elle était fatiguée. Fiorinda s'arrêta comme elle et attendit son bon plaisir. Tout à coup elle entendit comme le bruit d'un déclic assez fort. Et elle vit une dalle basculer à quelques pas devant elle. D'une voix effroyablement calme, Catherine prononça : « La trappe est ouverte. » Elle saisit Fiorinda par le poignet et s'approcha avec elle du trou béant. Elle le lui montra du doigt et dit : « Vous voyez qu'il n'y a pas d'abîme là… Il n'y a qu'un petit escalier, assez raide, assez étroit, j'en conviens, mais enfin un escalier n'est pas un abîme. Ce Beaurevers a la manie d'exagérer sans mesure. » Elle la lâcha et, la main tendue vers le trou, les traits durcis, le regard froid, d'une voix impérieuse, elle gronda : « Descendez ! » Fiorinda eut un instinctif mouvement de recul. Elle avait eu beau prévoir le danger, il se présentait à elle d'une manière si imprévue qu'il la surprenait malgré tout. D'une voix faible, elle murmura : « Descendre là !… C'est horrible !… » Catherine la contempla un instant en silence. Elle jouissait de son trouble et de son effroi. Avec le même calme sinistre, elle expliqua : « Je vous avais promis que vous seriez châtiée, si vous désobéissiez. Vous avez désobéi. Voici le châtiment… Allons, descendez ! » Catherine croyait avoir étudié Fiorinda et la connaître à fond. Elle devait s'apercevoir là qu'elle ne la connaissait pas du tout, ou du moins très mal. Le premier moment de surprise et de frayeur était passé. Fiorinda déjà se ressaisissait. Devant l'imminence du péril, elle retrouvait tout son sang-froid. Et la femme d'action, aux décisions promptes, qu'elle-même ne savait pas être, devait se révéler. Elle regarda Catherine en face et, d'une voix qui ne tremblait pas : « Je ne descendrai pas, dit-elle. – Vraiment ! railla Catherine. – Non, ma foi, railla à son tour Fiorinda. Il fait trop noir, trop froid là-dedans… Et puis, cela ne sent vraiment pas bon. Descendez vous-même et vous verrez… » Catherine, stupéfaite, demeura un instant sans voix devant cette attitude menaçante qu'elle n'avait pas prévue. Fiorinda fouilla vivement dans son sein, en sortit son poignard et, levant le bras, d'une voix changée, qu'on ne pouvait plus reconnaître, à son tour, elle commanda, impérieusement : « Descendez !… Ou, aussi vrai que vous êtes une méchante et abominable femme, je débarrasse le monde d'un monstre tel que vous… je vous tue sans pitié. » Catherine était brave. Elle le fit bien voir, elle aussi. Elle se mit à rire doucement, sous la menace du poignard levé sur elle. Avec le plus grand calme, elle prit une montre qu'elle avait à sa ceinture, la consulta et, la mettant sous les yeux de Fiorinda, interdite : « Tenez, regardez, dit-elle tranquillement, savez-vous ce qui va se passer si dans dix minutes je ne suis pas de retour chez moi pour y révoquer certain ordre que j'ai donné avant mon départ ? » Fiorinda sentit un frisson la parcourir des pieds à la tête. Elle entrevoyait quelque chose d'affreux, elle sentait que la catastrophe allait s'abattre sur elle, inévitable et inexorable. Son bras levé retomba doucement. Une lueur de triomphe passa dans l'œil de Catherine. Malheureusement, elle ne la vit pas. Sans quoi elle eût compris que la terrible jouteuse, jamais à court de ruses, était en train de la jouer en mentant audacieusement, comme Beaurevers l'avait jouée elle-même l'instant d'avant. Voyant qu'elle ne frappait pas et se taisait, Catherine reprit avec le même air tranquille : « Il se passera que M. de Ferrière sera mis à la question. – La question ! lança Fiorinda, éperdue. – La question, oui. La grande et la petite… Faut-il vous expliquer en quoi cela consiste ? – C'est abominable ! clama Fiorinda qui sentait une sueur froide glacer ses tempes. – Maintenant, continua impitoyablement Catherine, frappez-moi si vous voulez… Non ?… Attendons. Le temps passe… Ferrière aura les jambes broyées, on tenaillera ses chairs pantelantes, on y coulera du plomb fondu, on lui arrachera la langue… C'est vous, vous qui le voulez ainsi. » mit : « Grâce ! » La pauvre Fiorinda ne put en entendre davantage. Elle gé- Catherine se redressa, farouche, terrible, et montrant le trou : « Descendons ! fit-elle. Je n'ai plus que huit minutes pour rentrer chez moi. » Fiorinda frissonna : « Et si j'obéis, dit-elle en se tordant les mains, qui me dit que mon fiancé sera épargné ? – Sur la tête de mon fils Henri, je jure qu'il le sera, dit Catherine. Allons, décide-toi… Dépêche-toi. » Fiorinda en savait assez pour comprendre qu'elle respecterait ce serment-là. Elle n'hésita pas : « Je descends », dit-elle. Et elle mit le pied sur la première marche, s'enfonça dans le noir, dans l'inconnu, dans la mort… XXII ENCORE LA TRAPPE Ne voyant pas paraître Fiorinda, Beaurevers comprit que Catherine n'avait pas tenu compte de ses menaces et avait agi. Il revint dans le couloir et durant des heures, avec une patience que rien ne rebutait, il chercha la trappe et le bouton qui permettait de l'ouvrir. Il ne trouva rien. La nuit vint. Ce ne fut que lorsqu'il n'y vit plus du tout qu'il se résigna à lâcher pied. Il rentra chez lui. Là seulement il sentit qu'il mourait de faim. Ce qui était assez naturel puisqu'il avait oublié de déjeuner et de dîner. Il mangea un morceau à la hâte et se jeta rageusement sur son lit. Il était de nouveau furieux contre lui-même. Il avait pourtant fait tout ce qu'il avait pu. Le lendemain matin, dès que la chose fut décemment possible, il faisait demander audience à Catherine. Elle se douta bien de ce qui l'amenait. Elle n'hésita pas à le recevoir et lui fit même un accueil gracieux. Beaurevers alla droit au but. « Il paraît que la trappe s'est ouverte quand même, dit-il. – C'est vrai, dit froidement Catherine, la trappe s'est ouverte. – J'espère que cette enfant n'est pas morte ! » dit Beaurevers que l'angoisse étreignait. Les paroles n'étaient rien. C'était le ton qu'il fallait entendre. C'était le visage livide, flamboyant, formidable, qu'il fallait voir. Ceci, Catherine le vit et l'entendit fort bien et cela lui suffit pour se rendre compte que sa vie ne tenait qu'à un fil. Aussi elle se hâta de rassurer : « Pourquoi voulez-vous qu'elle soit morte ? Elle n'a pas été frappée. Si elle a descendu toutes les marches de l'escalier qui se trouve sous la trappe, elle a abouti à un cachot… assez incommode, j'en conviens, mais enfin où l'on peut très bien vivre… quelques semaines. » Beaurevers vit qu'elle disait la vérité. Il devina du coup quel genre de supplice elle avait voulu infliger à Fiorinda. Et d'une voix vibrante d'indignation : « On y peut vivre quelques semaines… à condition qu'on vous y apporte à boire et à manger ? – Cela va sans dire. – Ce qu'on eût oublié de faire pour cette malheureuse enfant ? » Catherine sourit. Beaurevers retint l'aveu. Et d'une voix rude : « Eh bien, madame, il faut, vous entendez, il faut que la trappe s'ouvre maintenant pour que Fiorinda sorte. – Eh bien… ouvrez-la… – J'ai essayé, madame. Toute la journée, hier, j'ai cherché à l'ouvrir. Je n'ai rien trouvé. – Je n'y puis rien, sourit Catherine. – Vous pouvez tout, au contraire, gronda Beaurevers qui avait des envies folles de la saisir à la gorge et de l'étrangler. Vous avez su ouvrir une fois, vous saurez ouvrir une deuxième. – Si je vous comprends bien, vous me demandez – assez cavalièrement, mais passons – de rendre la liberté à cette petite bohémienne ? – C'est bien cela, madame. – C'est ce que je ne ferai pas. » C'était catégorique. Et cela paraissait irrévocable. Pourtant, Beaurevers ne renonça pas encore. « Puis-je vous demander pourquoi, madame ? fit-il. – Je veux bien vous dire ceci : cette petite méritait un châtiment. Je l'ai châtiée comme il m'a convenu. C'est tout. » Elle montrait une raideur certaine parce qu'elle voyait que Beaurevers semblait s'adoucir. Il s'en aperçut très bien. Il n'eut pas l'air de le voir. Il insista : « Ne trouvez-vous pas, madame, que la punition a assez duré ? Songez à la situation atroce dans laquelle se trouve cette enfant. » Plus catégorique et de plus en plus froide, elle répliqua : « La punition cessera quand je jugerai qu'elle a assez duré. Pas avant. » Beaurevers s'approcha d'elle et, la regardant droit dans les yeux, d'une voix effrayante à force de froideur : « Eh bien, madame, je jure, moi, que sa punition n'a que trop duré déjà. En conséquence, vous allez venir avec moi et vous ouvrirez la trappe. » Elle vit bien que l'instant critique était venu. Elle se raidit. Et très calme en apparence, elle railla : « Vraiment !… Et si je refuse, menacerez-vous de m'arrêter, comme vous le fîtes hier ? – Non, madame, car aujourd'hui je n'ai pas d'ordres, comme j'en avais hier. – Vous eussiez été bien embarrassé de les montrer, ces ordres que vous prétendez avoir eus. » Elle triomphait en prononçant ces mots qui lui montraient qu'elle avait deviné son jeu de la veille. Il dédaigna de relever. Il se contenta de sourire. Un sourire, c'est peu de chose. Pourtant, en voyant celui-là, Catherine, sans en rien laisser paraître, commença de perdre une partie de son assurance. Et il dit avec la même voix trop calme : « J'irai trouver le roi, et le prierai de vouloir bien m'accompagner. Tenez pour assuré qu'il ne me refusera pas. » Catherine était devenue attentive. Néanmoins elle voulut narguer encore. « Et vous l'emmènerez dans le couloir où se trouve la trappe. C'est une idée. Mais je croyais que vous m'aviez dit qu'il ignorait où se trouve le bouton qui ouvre cette trappe ? – J'amènerai le roi ici, devant vous, madame. – Ici ! Et pour quoi faire, mon Dieu ? – Pour qu'il vous prie de venir avec nous ouvrir la trappe. » Catherine tressaillit. Elle se sentait prise. En effet, elle ne pouvait refuser au roi ce qu'elle refusait à Beaurevers. Malgré tout, elle essaya de résister encore. « Je dirai, fit-elle, que je ne sais ce qu'il veut dire. » Beaurevers la vit acculée à la nécessité de capituler. Cette fois, il avait trouvé l'infaillible moyen de la faire céder. Sûr du succès, il ne répondit que par un haussement d'épaules et, reprenant son air railleur : « Vous n'ignorez pas qu'il sait le contraire », dit-il. Et, avec une indifférence qui n'avait rien d'affecté parce que cette fois il ne cherchait pas à en imposer, parce qu'il savait qu'il pouvait sans scrupule mettre sa menace à exécution, attendu que le roi était fixé depuis longtemps sur les agissements de sa mère, il ajouta : « Croyez-moi, madame, le mieux est de m'accorder de bonne grâce ce que je demande… Ainsi cette histoire pénible demeurera un secret entre nous… n'aura pas d'autre suite… Si cependant vous préférez laisser intervenir le roi, libre à vous… Après tout, cela vous regarde. Vous vous expliquerez avec lui… Car le roi exigera des explications, n'en doutez pas. Et de fil en aiguille, le diable sait où tout cela pourra bien nous mener… ou plutôt, je le vois très bien. » Ce qu'il disait était très juste. Si juste que Catherine se l'était déjà dit tout bas. Une de ses grandes forces était de savoir plier quand la nécessité l'exigeait impérieusement et de paraître accepter sans rechigner ce qu'il lui était impossible d'empêcher. Elle ne renonçait pas à sa vengeance pour cela. Infatigable, déjà un autre plan de vengeance se dressait dans son esprit. Déjà, elle calculait froidement : « Après tout, que m'importe la mort de cette fille ?… Je tiens Ferrière en mon pouvoir. Il ne s'en ira pas sans mon assentiment… Par lui, je châtierai cette péronnelle plus cruellement que si je la tuais. » Son parti fut pris. Elle se leva et acquiesça : « Vous avez raison. Le roi n'a rien à voir dans ces histoires sans importance… Et après tout, cette petite a été suffisamment punie. Venez, monsieur. » Beaurevers la suivit sans ajouter une parole. Cinq minutes plus tard, Fiorinda était tirée de son tombeau. Dès que la trappe s'ouvrit, Beaurevers la vit debout à l'entrée, où elle paraissait attendre. Elle ne paraissait pas trop déprimée. Elle sortit elle-même de son trou et ne vit pas Catherine qui se tenait à l'écart, dans l'ombre. Elle ne parut pas étonnée en voyant Beaurevers qui lui tendant les mains. Elle lui sourit gentiment et lui tendit le front en disant : « Je savais bien que vous me tireriez de là. » Cette naïve confiance en lui le toucha plus que n'eussent pu le faire les protestations les plus chaleureuses. Il la prit doucement dans ses bras, effleura son front pur d'un baiser fraternel et rassura : « Ne craignez plus rien. Cet affreux cauchemar est fini. » Elle allait répondre. Elle aperçut alors Catherine. Fut-ce la vue de son irréductible ennemie ? Fut-ce, plutôt, un effet de réaction ? Elle ferma les yeux et s'abandonna, évanouie, dans les bras de Beaurevers. « Oh ! diable ! » murmura celui-ci, cruellement embarrassé. Catherine intervint alors, insinua : « Portez-la dans sa chambre… ce ne sera rien. » Beaurevers lui jeta un coup d'œil qui n'était pas précisément bienveillant. Mais il ne tarda pas à comprendre que c'était ce qu'il avait de mieux à faire. Il hésitait cependant, et pour cause. Si la jeune fille était revenue à elle à ce moment, il l'eût tout d'abord et sans plus tarder conduite hors du Louvre. Mais elle ne revint pas à elle. Il fut effrayé de la voir pâle comme une morte, sa jolie tête auréolée de ses fins cheveux bruns ballottant mollement sur son épaule. Et il alla au plus pressé. Il la souleva dans ses bras vigoureux et la porta dans sa chambre. Catherine se garda bien de les y suivre. Nous avons dit qu'elle avait déjà son idée, et chez elle l'exécution ne traînait jamais. Cette idée n'était pas encore bien précise. Mais elle sa- vait qu'elle avait besoin de garder Ferrière en son pouvoir. C'en était assez pour qu'elle agît sans tarder. Elle ne se montra donc pas. Et elle eut l'attention d'envoyer une de ses filles de chambre donner des soins à la malade. On comprend que cette attention était intéressée. En effet, Catherine, qui pensait bien que Beaurevers ne s'éloignerait pas avant d'être complètement rassuré sur l'état de Fiorinda, avait donné pour mission à la camériste de le retenir aussi longtemps qu'elle pourrait. Elle ne demandait pas plus d'un quart d'heure. Pendant ce temps, par des chemins détournés, connus d'elle seule peut-être, elle se rendit près de Ferrière. Elle y demeura quelques minutes à peine. Mais il paraît que ces quelques minutes lui avaient suffi, car elle avait l'air très satisfaite en s'en retournant chez elle. Elle y arriva sans avoir rencontré personne, avant que ne fût expiré le quart d'heure qu'elle avait demandé à sa camériste. Celle-ci, pendant ce temps, s'activait auprès de Fiorinda, ou faisait semblant. Car Beaurevers lui avait naturellement cédé la place et, en attendant, se promenait nerveusement dans le couloir. Quand la camériste estima qu'elle avait suffisamment fait attendre le chevalier, elle s'occupa sérieusement de Fiorinda qui, sous ses soins énergiques et intelligents, ne tarda pas à revenir à elle. Alors, elle appela Beaurevers qui se hâta d'accourir. Il ne se rassura que lorsqu'il vit la jeune fille qui lui souriait de son lit où elle était étendue. Elle était encore bien pâle, bien faible. Mais il était clair qu'on n'avait aucune complication à redouter. « Reposez-vous, dit-il affectueusement ; un bon et long repos sera pour vous le plus salutaire des remèdes. Demain, il n'y paraîtra plus. Demain matin, vous sortirez d'ici. Et c'est moi qui serai votre garde du corps. » Fiorinda remercia d'une voix affaiblie. Le corps, chez cette vaillante fille, avait été terrassé surtout par la fatigue. Mais l'esprit était demeuré lucide. Et déjà cet esprit travaillait. Mais elle fit signe à Beaurevers de se pencher et, baissant la voix à cause de la camériste qui allait et venait : « Je ne partirai pas, dit-elle, si M. de Ferrière doit rester. » Le ton sur lequel elle disait cela indiquait que c'était là une résolution irrévocable. Beaurevers trouva cela tout naturel. Et, sur un ton plaisant, afin de la remonter, il s'écria : « Charbleu ! comme dit votre noble fiancé, je l'entends bien ainsi ! Nous partirons tous les trois ensemble, foi de Beaurevers ! Et pas plus tard que demain matin, je l'espère. » Fiorinda sourit. Et Beaurevers ne s'aperçut pas qu'il y avait beaucoup d'incrédulité dans ce sourire. Il trancha : « Reposez en paix. Je vais de ce pas chez Ferrière. Et je vous réponds que l'affaire sera vite réglée, puisqu'il ne demeure ici que pour vous. – Dites-lui bien, recommanda Fiorinda, que je ne m'en irai pas sans lui… Dites-le-lui : pas sans lui ! – Bon ! promit Beaurevers en s'éloignant, je le lui dirai, soyez tranquille. » Fiorinda, soulevée sur ses oreillers, le suivit du regard jusqu'à ce que la porte se fût refermée sur lui. Alors, elle laissa retomber sa tête en arrière et deux larmes jaillirent de ses paupières sur ses joues pâlies sans qu'elle songeât à les essuyer. Ce que Fiorinda redoutait se produisit : Ferrière fit à peu près la même réponse qu'elle avait faite. C'est-à-dire qu'après avoir remercié Beaurevers comme il convenait, il déclara qu'il ne quitterait le Louvre que lorsque sa fiancée en serait partie. « Voilà qui est entendu, dit Beaurevers qui était à mille lieues de soupçonner la vérité et que Catherine venait de quitter son ami. Nous partirons tous les trois ensemble demain matin. – Non, mon cher ami, dit Ferrière avec une douceur d'autant plus grande qu'il était plus cruellement embarrassé ; emmenez Fiorinda… moi, je suivrai… plus tard. – Trente mille diables ! sacra Beaurevers exaspéré, je me tue de vous dire qu'elle ne partira pas sans vous ! » Mais il eut beau faire et beau dire, Ferrière ne voulut pas en démordre. Voyant qu'il ne pouvait parvenir à le persuader, Beaurevers partit comme un furieux, en grommelant : « Je veux que le diable m'étripe s'il n'y a pas de la damnée Catherine là-dessous ! Mais quoi ?… Je le saurai… il faut que je le sache… sans quoi je ne pourrai rien faire pour eux. » Il revint auprès de Fiorinda. Il lui répéta tout ce qui avait été dit entre Ferrière et lui. Elle n'en fut pas surprise. Elle se contenta de dire avec une placide obstination : « Je resterai donc ici. » Beaurevers n'en put pas tirer autre chose. XXIII OÙ LE VIDAME APPREND DES CHOSES QU'IL IGNORAIT Le lendemain même du jour où Beaurevers avait fait connaître à Catherine, qui l'ignorait, le contenu exact de la fameuse bulle du pape, Rospignac était parti par la route de Chartres. Guillaume Pentecôte et dix hommes de l'escadron de fer le suivaient. Ils n'avaient pas l'air de le connaître. Cette absence de Rospignac – que Beaurevers n'ignorait pas – explique pourquoi il ne s'était produit aucun attentat nouveau contre le roi. Le duc de Guise était également parti vers une destination inconnue. Le vidame avait attendu quelques jours et, voyant que son fils ne se soumettait pas, il s'était résigné à aller trouver le cardinal de Lorraine. Les Guises n'avaient accepté l'union projetée de leur sœur avec le vicomte de Ferrière que pour s'assurer le concours du vidame. Le cardinal ne fit aucune difficulté pour lui rendre sa parole, du moment que son concours leur demeurait acquis, comme il en donnait l'assurance. Les jours passèrent. Un matin, on vint annoncer au vidame un envoyé du roi. Un envoyé du roi ne se pouvait éconduire. Le vidame pensa qu'on venait l'arrêter. Comme il était brave, il ne voulut pas se dérober par la fuite. Il alla lui-même au-devant de cet envoyé. C'était Beaurevers. Il admira en connaisseur le calme imposant que montrait le père de cet ami. Il s'inclina respectueusement devant lui et, avec une déférence marquée : « Monseigneur, le roi désire s'entretenir avec vous. Et il a bien voulu me charger de vous escorter jusqu'auprès de sa royale personne. » Le vidame rendit le salut avec cet air majestueux qui lui était naturel et, sans acrimonie : « Dites plus simplement que vous êtes chargé de m'arrêter, fit-il. – Vous vous trompez, monseigneur, protesta Beaurevers avec vivacité. Il n'est pas question d'arrestation. Vous sortirez du Louvre libre comme vous y serez entré. Je vous en donne l'assurance formelle. – Je ne demande qu'à vous croire… Cependant, vous conviendrez que je peux trouver étrange que ce soit vous précisément qui soyez chargé de cette mission. » Le vidame parlait avec une grande courtoisie. Cependant, Beaurevers le sentait sinon hostile, tout au moins froid. Sans se départir du respect qu'il lui témoignait, il dit en le regardant droit dans les yeux et en insistant sur ses mots : « Si je suis ici, c'est que personne que moi ne pouvait vous dire ce que je vous dis : le roi, monseigneur, n'ignore rien de ce qui a été décidé entre MM. de Guise et vous. Seulement, je vous donne ma parole qu'il ignore que vous êtes mêlé à cette affaire. Le roi n'a aucun soupçon sur vous. » Son regard clair, son bon sourire, son fin profil de médaille resplendissant de franchise et de loyauté, tout en lui indiquait qu'il ne pouvait pas mentir. « Je vous crois, monsieur, nous partirons quand il vous plaira. Je me tiens à vos ordres. – Monseigneur, je suis ici pour recevoir vos ordres et non pour en donner. Nous partirons donc quand il vous plaira, à vous, et non quand il me plaira, à moi. » Comme tout le monde, le vidame commençait à subir, sans s'en apercevoir, l'étrange ascendant que le chevalier exerçait autour de lui. À moitié conquis, il soupira : « Allons, vous êtes un charmant cavalier, décidément : aussi loyal et généreux que fort et audacieux… Quel dommage que nous ayons à nous combattre… » Il s'arrêta, craignant d'en avoir trop dit. Et il acheva : « On ne doit pas faire attendre le roi. Partons, monsieur, si vous le voulez bien. » Ils se mirent en route. Beaurevers n'était pas sans avoir remarqué combien le vidame, qu'il avait vu peu de jours avant si vert, si solide encore, paraissait maintenant vieux et cassé. Il en eut pitié. Et comme il se doutait bien que l'indifférence du vieillard au sujet de son fils était affectée, tout en se gardant bien de faire la moindre allusion à Fiorinda, il trouva moyen de lui apprendre, en causant avec lui, que Ferrière habitait provisoirement au Louvre. Le vidame accueillit la nouvelle d'un air dégagé. Il ne posa aucune question, il ne s'étonna pas. On se souvient qu'il avait appris que son fils était très lié avec le comte de Louvre et que le comte de Louvre c'était le roi. Il pensa naturellement que c'était le roi qui avait voulu avoir son ami auprès de lui. Il laissa tomber ce sujet de conversation, comme s'il le jugeait sans intérêt. Mais Beaurevers, qui l'observait, vit bien qu'il était content et comme soulagé d'un grand poids qui l'oppressait. En devisant comme des amis, ils étaient arrivés au Louvre. Là, Beaurevers remit son compagnon aux mains de Griffon qui devait l'introduire près du roi. Et il prit congé de lui, déclarant que sa mission était terminée. Griffon, qui avait reçu des instructions, introduisit à l'instant le vidame dans le petit cabinet de travail du roi. En l'apercevant, François s'écria joyeusement : « Ah ! monsieur le vidame, je suis content de vous voir !… » Le compliment du vidame fut, comme son attitude, irréprochable. D'un vieux courtisan comme lui, il ne pouvait en être autrement. Cependant le roi sentit la froideur qui perçait malgré tout. Il n'en laissa rien paraître. Et, très aimable : « Asseyez-vous, monsieur, nous avons à causer assez longuement. » Le vidame obéit en silence. François croisa les jambes, se renversa sur le dossier de son fauteuil, ferma les yeux, parut se recueillir un instant. En réalité, à travers les paupières mi-closes, il observait le vidame d'un air malicieux. Enfin, il attaqua : « On ne vous voit pas souvent chez moi, monsieur, soit dit sans reproche. Quand j'ai besoin de vous, je me vois dans la nécessité de vous envoyer chercher. Pourquoi ? » Et, sans lui permettre de répondre, il reprit aussitôt : « Vous me boudez. Je ne sais quel malentendu s'est élevé entre nous, mais le fait est que vous êtes mécontent et que vous témoignez votre mécontentement en vous tenant à l'écart. Or, je trouve que cette situation équivoque s'est prolongée trop longtemps. Vous finirez par passer du côté de mes ennemis… Et je veux vous avoir pour ami. » Le vidame s'inclina profondément. Mais il ne fit aucun remerciement, aucune protestation de dévouement, comme tout autre n'eût pas manqué de le faire à sa place, et comme le souci de sa propre sécurité conseillait de le faire. François remarqua cette réserve comme il avait senti la froideur. Comme précédemment, rien en lui ne laissa paraître qu'il eût compris. Il reprit : « J'ai fait une découverte qui m'a… peiné. Oui, bien peiné : je me suis aperçu qu'on cherchait à nous faire passer, moi et les miens, pour ce que nous ne sommes pas. On ne se contente plus de murmurer que je favorise les hérétiques qu'on appelle huguenots, on dit, presque ouvertement, que je me suis converti moi-même à la religion nouvelle, que j'imposerai à ma famille. » Il fit une pause. Le vidame gardait toujours un silence diplomatique. Mais François vit qu'il était tout oreilles, vivement intéressé par ce début qui promettait. Il sourit, satisfait, et continua avec force : « C'est là une odieuse calomnie contre laquelle j'ai résolu de me défendre avant qu'elle ne soit répandue dans la masse. » Durant un quart d'heure, le roi parla, le vidame écouta. Quand il eut dit tout ce qu'il avait à dire, François frappa sur un timbre. Le chancelier, Michel de L'Hospital, fut bientôt introduit. « Je vous laisse travailler », dit le roi après avoir présenté les deux hommes. Il sortit. Le vidame et le chancelier demeurèrent seuls. Ils se connaissaient. Ils avaient l'un pour l'autre la haute estime que méritait la noblesse de leur caractère. Ils se trouvèrent aussitôt à l'aise comme d'anciens amis. Le chancelier étala sur la table de travail de volumineux dossiers qu'un commis apporta. Les deux hommes s'assirent côte à côte et se mirent à étudier ces dossiers. Le chancelier donnait des indications, fournissait des explications, répondait avec une complaisance inlassable à la multitude de questions que le vidame ne se faisait pas faute de poser. vers. À l'attitude profondément respectueuse du vidame, à son air repenti et comme honteux, ils comprirent qu'il était fixé. Et Beaurevers fixa sur François un coup d'œil qui voulait dire : « Que vous avais-je dit ! » Vers le soir, le roi reparut. Il était accompagné de Beaure- François approuva d'un léger signe de tête. Tous deux d'ailleurs se gardèrent bien de montrer qu'ils avaient remarqué le changement d'attitude du vidame. Le roi congédia le chancelier. Quand ils ne furent plus qu'eux trois, il se mit à parler de Ferrière. Il le fit en termes tels que l'orgueil paternel du vidame en fut délicatement frappé. Quand il le vit bien amorcé, François aborda la question du mariage du vicomte. Mais le vidame continua à se montrer intraitable. « Eh bien, dit rondement François, voulez-vous que je vous mette d'accord ?… Voulez-vous que je me charge, moi, de trouver au vicomte un parti honorable et qui vous conviendra à tous les deux ? – Ah ! vous me rendriez la vie ! » s'écria le vidame, transporté d'aise. Et, secouant la tête d'un air soucieux : « Mais le vicomte n'acceptera pas. – C'est à savoir ! fit vivement François. Vous, monsieur, accepterez-vous le parti que je vous présenterai ? – Avec joie !… avec reconnaissance, Sire ! – Bien, je prends note que vous donnez votre consentement… Car vous le donnez, n'est-ce pas ? – Des deux mains, Sire. – En ce cas, je me charge du vicomte… Ne secouez pas la tête, j'en fais mon affaire, vous dis-je. – Dieu vous entende ! – Je ferai en sorte qu'il veuille bien m'entendre », plaisanta François. Et avec assurance : « D'ici peu, nous ferons dresser le contrat. Je dis nous, parce que j'entends le signer, j'entends être de la noce, j'entends ouvrir le bal avec la mariée, tandis que le marié aura l'honneur d'être le cavalier de la reine Marie. Cela sera ainsi, foi de roi. – Sire, Sire, balbutia le vidame profondément ému, tant de bontés pour moi qui les mérite si peu ! » Brusquement, il se laissa tomber sur les deux genoux et, courbant sa tête vénérable : « Sire, ce n'est pas un pardon que j'implore… Un aussi grand coupable que moi est indigne de miséricorde… Faites venir votre bourreau, Sire, et livrez-lui la tête que voici… ce sera justice. » François ne tenta pas de le relever. Était-il content ou mécontent ? On n'aurait su le dire tant il s'était fait hermétique. Cependant, il protesta assez vivement. « Relevez-vous, monsieur. L'honnête homme que vous êtes ne saurait être coupable. » Le vidame s'obstina : « Je suis un misérable, il faut que je confesse mon crime et que je l'expie ensuite… La seule expiation possible, c'est la mort. Je l'ai cent, mille fois méritée… » Alors François se pencha sur lui, le prit par les mains et, par une douce violence, l'obligea à se mettre debout. Et avec une gravité un peu triste : « Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire. Vous parlez de confession. Sachez, monsieur, que je ne veux rien entendre. Rien, comprenez-vous ?… Vous dites que vous avez mérité la mort. Soit. Ne vous semble-t-il pas qu'il y a quelque chose de mieux à faire ? – Qui donc, Sire ? – Réparer le mal qui a été fait… Et que vous avez failli, inconsciemment, couvrir de toute l'autorité qui s'attache… – J'ai compris, interrompit vivement le vidame. Là est le vrai devoir, et je remercie Votre Majesté de me l'avoir rappelé à temps. » Et avec une émotion contenue : « Vous serez un grand roi, Sire, grand par la magnanimité et la noblesse du cœur. – Si Dieu me prête vie ! » fit François avec cette pointe de scepticisme mélancolique dont il ne pouvait se défendre chaque fois qu'il envisageait un avenir qu'une sorte de prescience lui disait qu'il n'atteindrait pas. Et il ajouta : « Puisque vous avez compris, puisque vous êtes résolu à agir… » Il suspendit sa phrase, semblant attendre la confirmation de ce qu'il avançait. Le vidame protesta : « De toutes mes forces, de tout mon cœur, et je vous réponds que je ne ménagerai ni mon temps ni ma peine. » François approuva d'un léger signe de tête et acheva : « Il faut que je vous donne mes instructions. » Durant près d'une demi-heure, François donna ses instructions au vidame attentif. Il y ajouta un certain nombre de documents secrets que le vidame devait emporter. * ** Or, après le départ du vidame, Beaurevers, qui avait son idée, s'en alla trouver Ferrière et lui raconta mot pour mot tout ce qui venait de se passer entre le roi et son père. Et il arriva ce qu'il espérait : Ferrière s'aperçut alors qu'il avait été magistralement joué par Catherine. Il ne se fit plus scrupule de parler. Le résultat de cette explication que Beaurevers avait eu tant de mal à obtenir fut que, dès le lendemain matin, Ferrière et Fiorinda quittèrent le Louvre. Fiorinda fut conduite à la maison de la rue des Petits-Champs où Beaurevers répondait qu'elle serait bien gardée et où Ferrière pourrait venir la voir quand il voudrait et tant qu'il voudrait. Quant à Beaurevers, il se donna la satisfaction d'aller annoncer la nouvelle à Catherine qui, devant lui, reçut le coup sans trop faire la grimace, mais qui, quand il fut parti, faillit en étouffer de rage. XXIV ROSPIGNAC ENTRE EN SCÈNE Il est temps de revenir à Rospignac, que nous avons été dans la nécessité de négliger quelque peu. Nous avons dit en son temps qu'il avait pris la route de Chartres en compagnie de son homme à tout faire, le truand Guillaume Pentecôte, et suivi par une dizaine de ses hommes de l'escadron de fer qui affectaient de ne pas le connaître et voyageait de leur côté par petits groupes qui semblaient s'ignorer mutuellement. Avant de se mettre en route, et suivant les instructions de Catherine, il s'était rendu à l'hôtel de Cluny, où il avait eu un long et sérieux entretien avec le cardinal de Lorraine. De cet entretien, il était sorti nanti de pouvoirs étendus et porteur d'ordres en blanc. Il va sans dire que, dans l'esprit du cardinal, ces ordres devaient être utilisés dans l'intérêt de sa maison. Tandis que, dans l'esprit de Rospignac, ils devaient l'être au profit de Catherine. Rospignac partit. Il s'arrêta à Orléans. Là, il s'était mis en relation directe avec le roi de Navarre, à qui il avait fait parvenir un sauf-conduit en règle, signé de la main du duc de Guise et contresigné de la main du cardinal. Il invitait en outre Sa Majesté à se rendre à Orléans où le duc François viendrait s'entendre personnellement avec elle. Jusque-là il avait suivi fidèlement les instructions du cardinal. Parce qu'elles concordaient avec celles de Catherine. Le roi de Navarre eut le tort de poursuivre les négociations avec Rospignac, représentant attitré des Lorrains, alors que le silence de son frère, le cardinal de Bourbon, lui commandait la prudence et la réserve. Il eut le tort plus grand de se fier au saufconduit des Guises, de quitter ses États. Et il avertit Rospignac qu'il consentait à se rendre à Orléans, comme on le sollicitait de faire. Rospignac abandonna alors les instructions du cardinal pour suivre celles de Catherine. Sans l'ombre d'un scrupule, il trahit délibérément les Lorrains au profit de sa maîtresse. Il se garda bien d'aviser le cardinal de la prochaine arrivée du roi de Navarre. Quand celui-ci fut à Orléans, il le leurra, sous des prétextes plausibles, durant plusieurs jours. Puis, brusquement, il lui mit la main au collet et le fit bellement enfermer et garder à vue au château. Tout comme s'il se fût agi d'un simple gentilhomme. Rospignac avait si habilement machiné ce coup de force que tout le monde crut qu'il s'accomplissait sur l'ordre des Guises. Le roi de Navarre le crut tout le premier et nous laissons à penser s'il cria à la trahison et si la colère fut grande contre les faux traîtres qui l'avaient attiré dans ce guet-apens où il avait donné tête baissée. Du fait de cette arrestation, le projet d'alliance destiné à diviser les forces des religionnaires au profit de MM. de Guise, tombait à l'eau. C'était encore un échec, et des plus graves, pour eux. Le pis était qu'ils ne pouvaient la désavouer, cette arrestation : c'eût été l'aveu implicite de leurs sourdes menées. Son coup fait, Rospignac avait repris à franc étrier le chemin de Paris. Il ramenait avec lui Guillaume Pentecôte et sa bande de sacripants. À Paris, le baron avait pris tout juste le temps de changer de costume et il était allé rendre compte de sa mission. Catherine l'avait écouté avec la plus grande attention, et lorsqu'il eut achevé de raconter avec force détails ce que nous venons de résumer, elle n'avait pas caché sa satisfaction. Et elle avait daigné féliciter : « Allons, voilà une affaire qui a été menée avec une adresse dont il convient de vous féliciter, baron. » Et avec un mince sourire : « Ce succès vient à propos pour faire oublier vos précédents échecs… Depuis quelque temps, baron, vous jouiez vraiment de malheur. – Aussi, madame, je tiens à prendre ma revanche. Et cette fois, je crois avoir trouvé l'infaillible moyen de vous livrer Beaurevers pieds et poings liés… » Rospignac semblait sûr de lui. Une lueur sanglante passa dans l'œil de Catherine. Et très calme en apparence : « Parlez, Rospignac, je vous écoute », dit-elle. Rospignac parla. Catherine écouta. Quand il eut fini, elle approuva : « Soit. Agissez, Rospignac. Mais pour Dieu ! faites vite. – Madame, dit froidement Rospignac, une affaire pareille ne peut aboutir qu'à la condition d'être préparée de longue main, menée lentement, sans rien laisser au hasard. Trop de précipitation nous conduirait à un échec certain… dont je décline la responsabilité. » Catherine fronça le sourcil. Mais elle dut s'avouer qu'il avait raison car après avoir réfléchi une seconde elle consentit : « Vous avez raison, Rospignac. Allez, et faites pour le mieux. » Rospignac s'inclina devant elle et sortit. Une huitaine de jours s'écoulèrent. Ferrière partageait son temps entre sa fiancée, à qui il faisait d'interminables visites qui lui paraissaient toujours trop brèves, et Beaurevers. De son côté, celui-ci lui consacrait tout le temps qui n'était pas pris par son service secret de chevalier du roi. On pouvait presque dire que Ferrière avait pris gîte à l'hôtel Nostradamus. Il y mangeait et couchait plus souvent que chez lui. Et c'était entre Beaurevers et lui de longues causeries où revenaient sans cesse ces deux noms : Fiorinda, Florise. Car le moment approchait de plus en plus où le brave chevalier serait enfin réuni à sa fiancée bien-aimée. Et plus le moment approchait, plus son impatience grandissait. Cependant il ne s'était encore produit aucun incident. Catherine et son bras droit, Rospignac, ne s'étaient pas encore manifestés. On eût pu croire qu'ils avaient renoncé à poursuivre le roi et ses défenseurs, car de tous les côtés c'était le calme plat. Beaurevers ne s'y fiait pas. Ce calme apparent lui présageait la tempête. Et il veillait au grain. Il veillait et avait su amener Ferrière à veiller comme lui. Ils s'attendaient à tout, se tenaient prêts à tout. Un jour, un quart d'heure à peine après le départ de Ferrière et de Beaurevers, un homme d'un certain âge vint frapper à la porte de la petite maison. Selon les instructions du chevalier, on ne lui ouvrit pas. Mais on le dévisagea à travers le judas et on lui demanda ce qu'il voulait, sur un ton qui n'était pas précisément aimable. L'homme n'avait pas un aspect redoutable. Il avait une bonne figure placide, et sinon le costume, du moins la tournure et les manières d'un vieux serviteur de bonne maison. D'ailleurs, il ne demanda pas à entrer. Il fit passer un billet à travers le judas et déclara qu'il attendait réponse dans la rue. Le billet fut séance tenante remis à Fiorinda. Elle lut ce qui suit : « Un de vos bons amis, sinon le meilleur, galant homme que j'estime, m'a fait comprendre qu'il serait injuste de m'obstiner à vous condamner sans vous connaître, et que mon devoir d'honnête homme était de vous permettre de plaider votre cause. « S'il vous convient de tenter cette chance, suivez le serviteur qui vous remettra ce billet : il vous conduira rue Montmartre, dans une maison amie, où je vous attends. « Je sais, par le même ami, que vous avez de sérieuses raisons de ne pas vous hasarder seule dans la rue. S'il en est ainsi, je vous engage à vous faire escorter, à seule fin qu'il ne vous arrive rien de fâcheux pendant le trajet, très court, d'ailleurs. Vos gens attendront à la porte et vous ramèneront chez vous. » C'était signé : « Vidame de Saint-Germain, duc de Ferrière. » Et le sceau du vidame s'étalait à côté de la signature tout pareil à celui qui se trouvait sur la suscription. La collaboration de Rospignac s'avérait en ce que ce billet était rédigé de manière à donner à celle qui le lirait des espérances qui ne devaient pas se réaliser. En effet, Fiorinda conçut aussitôt des espérances. Le sceau, deux fois répété, du vidame ne permettait pas de douter que la lettre fût bien de lui. Dès l'instant qu'il était établi que cette lettre venait de lui, elle ne pouvait croire à un piège, la probité bien connue du vidame le mettait à l'abri de ce soupçon injurieux. L'ami dont il parlait ne pouvait être que Beaurevers, qui peutêtre, lui offrait là l'occasion de faire ses affaires elle-même. Cette occasion, Fiorinda se dit qu'elle ne devait pas la laisser échapper. Mais elle était prudente. Avant d'agir, elle voulut voir la figure de l'homme qui était chargé de la conduire rue Montmartre. Elle l'observa par une fenêtre. Il faisait les cent pas devant la porte, les mains derrière le dos, attendant patiemment. Et elle reconnut en lui un serviteur du vidame. Son parti fut aussitôt pris et elle donna ses ordres. Ils furent exécutés sans la moindre difficulté, puisque Beaurevers avait ordonné de lui obéir en tout et pour tout. D'après ces ordres, deux des anciens truands demeurèrent pour garder la maison. Les quatre autres la suivirent, armés jusqu'aux dents. L'homme, le messager, ne parut pas étonné de la voir ainsi escortée. Il dit simplement, en s'inclinant respectueusement : « Venez, madame, monseigneur vous attend. » Et il prit les devants. Fiorinda le suivit entre ses quatre gardes du corps. Le trajet ne fut pas long. Le serviteur vint s'arrêter devant une maison située en face de l'église Saint-Eustache, à l'angle de la rue Montmartre et de la rue Comte-d'Artois, qui était le prolongement de la rue Montorgueil. Il frappa. La porte s'ouvrit. Il s'inclina. « Ma mission est terminée », dit-il. Et il s'éloigna tranquillement. C'était une femme qui maintenait la porte grande ouverte devant Fiorinda : une servante jeune, jolie, fort avenante, souriant d'un air engageant. À en juger par le vestibule, la demeure devait être somptueuse. Rien, là, qui fût de nature à éveiller le soupçon. Aussi Fiorinda n'en conçut aucun. Avant d'entrer, elle se retourna vers ses gardes du corps et leur recommanda : « Attendez-moi là… Je ne sais pas si j'en ai pour longtemps, mais ne bougez pas de là. » Elle pénétra dans le vestibule. La servante ferma soigneusement la porte d'entrée, et, souriant de son sourire engageant, elle se dirigea vers une autre porte qu'elle ouvrit en disant : « Monseigneur le vidame vous attend. » Aussitôt, derrière elle, la jolie servante repoussa la porte à toute volée, donna un tour de clef, poussa le verrou. Et elle accomplit ces gestes avec une vivacité qui tenait du prodige. Un quart d'heure environ après l'entrée de Fiorinda dans la maison, une fenêtre s'entrouvrit, au premier étage, et une jeune femme parut à cette fenêtre. De loin on pouvait croire que c'était Fiorinda elle-même : à peu près la même taille, le même âge. Mais ce qui, surtout, rendait la confusion possible, c'est que cette femme, qui n'était autre que la jolie petite servante, portait exactement le même chatoyant et pimpant costume, si connu de tous les Parisiens, et que Fiorinda était seule à porter. Évitant de montrer son visage, déguisant sa voix, elle cria aux quatre braves qui attendaient plantés au milieu de la rue : « Retournez à la maison. Vous reviendrez me chercher ici demain matin, à dix heures. » Les quatre anciens truands n'étaient pas doués d'une intelligence très vive et ils n'avaient pas le sens de l'observation. Ils ne virent que le costume unique dans Paris. Quant à supposer qu'une autre avait pu endosser un costume identique, cette idée ne les effleura même pas. Ils étaient dressés à l'obéissance passive. Ils firent demi-tour avec ensemble et reprirent le chemin de leur maison. La petite servante les suivit des yeux. Elle les vit tourner à gauche et s'engager dans la rue du Séjour 3. Elle ferma tranquillement la fenêtre. Rospignac se tenait derrière elle, dans l'intérieur de la pièce. Il lui donna quelques instructions brèves, en suite de quoi elle descendit au rez-de-chaussée avec le baron. La maison avait une autre entrée sur la rue Comte-d'Artois. Rospignac y conduisit la petite servante et lui ouvrit la porte. Elle sortit et se tint immobile sur le seuil de cette porte, évitant adroitement de trop montrer son visage. Rospignac resta dans 3 Aujourd'hui, rue du Jour. le couloir. Par le judas de la porte qu'il avait ouverte il la surveillait et se tenait prêt à intervenir si besoin était. La jolie servante qui jouait le rôle de Fiorinda demeura deux ou trois minutes devant cette porte. Quelques passants la prirent pour celle dont elle portait le costume et la saluèrent tous sous le nom de Fiorinda. Elle leur répondit gracieusement, étouffant sa voix, dissimulant ses traits. Au bout de ce temps, une litière déboucha de la rue de la Truanderie et vint s'arrêter devant elle. Elle monta délibérément dans cette litière, très simple, sans armoiries. Le véhicule s'ébranla aussitôt, remonta la rue Comte-d'Artois, prit à gauche la rue Tiquetonne, ce qui l'amena dans la rue Montmartre, et sortit de la ville par la porte de ce nom. Rospignac était revenu dans le vestibule, s'était assis, attendant nous ne savons quoi. Vers onze heures du soir, une autre litière vint s'arrêter devant la maison. Fiorinda, roulée dans une ample mante, fut portée dans cette litière qui partit aussitôt, entourée d'une nombreuse escorte à la tête de laquelle marchaient Rospignac et Guillaume Pentecôte. Ce fut comme un voyage qui dura plus de deux heures. Seulement, et Fiorinda ne put pas s'en apercevoir, la troupe après être sortie de la ville par la porte Buci – dont le pont-levis s'abattit pour elle sur la présentation d'un ordre en règle – fit un long tour dans les faubourgs pour revenir ensuite tout près de la même porte Buci, en plein Pré-aux-Clercs. Ceci avait été évidemment calculé par Rospignac afin de dérouter sa prisonnière. Nous croyons avoir parlé, au début de cet ouvrage, d'un petit chemin parallèle à la rue de Seine, qui longeait la prairie appelée petit Pré-aux-Clercs, sur le flanc, par conséquent, de la maison incendiée, ancienne demeure de Fiorinda. C'était ce chemin qui devait devenir plus tard la rue des Petits-Augustins et que nous appelons aujourd'hui la rue Bonaparte. Il n'y avait qu'une maison construite sur ce chemin, à cette époque Fiorinda la connaissait très bien, attendu qu'elle avait passé maintes fois devant et qu'elle pouvait la voir de la maison de la rue des Marais qu'elle habitait. Cette maison était située, non loin de la rivière, à peu près vers la moitié du chemin. C'était une manière de petite forteresse, entourée de hautes et solides murailles qu'on appelait le Bastillon du Pré-aux-Clercs. Ce fut dans cette maison que la litière et son escorte vinrent s'engouffrer. Sans le savoir, Fiorinda se trouvait ainsi ramenée à deux pas de son ancien logis, sur ce Pré-aux-Clercs qui était comme son quartier général, sur lequel elle évoluait le plus souvent. Fiorinda mit pied à terre dans une petite cour qui ne lui dit rien, attendu qu'elle était de tous points pareille à une infinité de cours semblables. Rospignac ne lui laissa pas le temps d'étudier les lieux. Il la fit entrer aussitôt dans un vestibule qui ressemblait à un corps de garde. Dans le vestibule se coula une vieille femme qui, après avoir reçu des ordres que Rospignac lui donna à voix basse, disparut sans qu'il fût possible de dire au juste par où elle s'était glissée. Cette vieille que Fiorinda eut à peine le temps d'entrevoir et qu'elle ne reconnut pas, c'était la même vieille qui avait attiré le roi et Beaurevers dans le guet-apens qui leur avait été tendu rue des Marais. C'était cette même vieille qui avait prétendu s'appeler la mère Angélique et que Guillaume Pentecôte avait appelée la mère Culot. Précédée de Rospignac et suivie de Guillaume Pentecôte, Fiorinda fut conduite dans une chambre meublée avec un confort presque luxueux. La mère Culot se trouvait dans cette chambre. Fiorinda fut laissée là avec la vieille qui, mielleuse, s'empressait déjà près d'elle. Rospignac et Guillaume Pentecôte les laissèrent ensemble et quittèrent le bastillon. Seulement, Rospignac laissait une garde de dix hommes dans le corps de garde de la petite forteresse qui se dressait entre les deux Pré-aux-Clercs et qui paraissait endormie comme la plus honnête des demeures. * ** Cependant Beaurevers et Ferrière avaient appris la disparition de Fiorinda. En hâte, ils se rendirent rue Montmartre. Et Beaurevers, qui comprenait que Ferrière n'avait pas la lucidité d'esprit nécessaire pour effectuer les recherches, prit en main la direction de l'affaire. Il s'informa à droite et à gauche. Et il eut vite fait de découvrir, lui, que la maison avait une autre entrée sur la rue Comted'Artois. Il y alla aussitôt, recommença à interroger les uns et les autres. Il tenait – ou il croyait tenir – un fil. Ils suivirent les traces de la litière à travers la rue Tiquetonne, la rue Montmartre, jusque hors de la porte Montmartre, mais là la piste commença à s'embrouiller. Les uns avaient vu la litière à droite, d'autres à gauche, les uns assuraient l'avoir vue se diriger vers le village de Montmartre, les autres juraient qu'elle avait fait demi-tour et était rentrée dans la ville par la même porte Montmartre. Personne n'avait vu la voyageuse qui se trouvait dans le véhicule, à ce qu'on leur disait. Sans se rebuter, Beaurevers et Ferrière suivirent toutes les pistes qu'on leur signalait. Ils battirent le faubourg Montmartre, fouillèrent la Villeneuve 4, la Grange-Batelière, poussèrent jusqu'au faubourg Saint-Denis, grimpèrent la montagne jusqu'aux villages de Montmartre et de Clignancourt. Le tout sans résultat. Exténués, rompus, ils rentrèrent dans la ville avant la fermeture des portes et revinrent chez eux, c'est-à-dire chez Beaurevers, rue Froidmantel. Le lendemain, dès la première heure, ils reprirent les recherches. Et ce fut le même résultat négatif. 4 Aujourd'hui, quartier Bonne-Nouvelle. XXV TRINQUEMAILLE, BOURACAN, CORPODIBALE ET STRAPAFAR Le lendemain matin, qui était le troisième jour de la disparition de Fiorinda, comme il revenait au Louvre, Beaurevers trouva un billet adressé à Ferrière ou à lui. Du premier coup d'œil, il reconnut l'écriture de Fiorinda. En l'absence de Ferrière, déjà parti, Beaurevers ouvrit et lut. Et il demeura pensif. Dans ce billet la jeune fille disait qu'elle était prisonnière de Rospignac et enfermée quelque part au village de Montmartre ou ses environs. Puis elle indiquait ce qu'il fallait faire pour trouver la maison où elle était séquestrée. Pour le reste, c'est-àdire sa délivrance, elle s'en rapportait à l'amour de Ferrière, à l'amitié de Beaurevers. Elle insistait particulièrement sur la conduite à tenir vis-à-vis de la personne qui, moyennant une forte récompense, consentait à leur faire connaître où ils pourraient la trouver. Elle nommait cette personne : la mère Angélique, celle-là même qui avait attiré de Louvre et Beaurevers dans le guet-apens de la rue des Marais. C'était cela qui rendait Beaurevers rêveur. Il se demandait si on ne lui tendait pas un piège dont Fiorinda se faisait innocemment la complice. Il relut attentivement le billet et réfléchit : « Après tout, que nous demande Fiorinda ? de ne pas parler à cette mère Angélique, qui est une fieffée coquine à qui je connais maintenant un autre nom qui lui convient mieux, celui de mère Culot. De lui remettre une somme d'argent qu'elle me fixe… la somme est assez respectable et, à ce prix-là, j'admets volontiers que cette sorcière d'enfer trahisse son maître, Rospignac. De la suivre de loin, jusqu'à ce que je la voie entrer dans une maison de Montmartre ou des environs de Montmartre, qui sera celle où elle est prisonnière. Elle ne nous demande pas autre chose. Il ne s'agit pas de nous attirer dans cette maison : Fiorinda prend soin de nous informer qu'elle est gardée nuit et jour par dix hommes bien armés… Évidemment il est fâcheux que Ferrière ne soit pas là. Mais il ne s'agit que de reconnaître la place. » Beaurevers prit deux bourses pleines d'or, les mit dans son escarcelle. Il s'enveloppa dans un manteau de teinte neutre et passa dans le couloir. Sans s'arrêter, il donna trois coups de poings dans une porte : la porte du dortoir de MM. Bouracan, Trinquemaille, Strapafar et Corpodibale. Ils sortirent aussitôt, il leur fit signe de le suivre. Et il passa, sûr qu'ils suivraient. Ils suivirent, en effet, à une distance raisonnable, et ne le perdant pas de vue. Beaurevers s'en alla tout droit au cimetière des Innocents. Il y entra par la rue de la Lingerie. Agenouillée sur une tombe, la mère Culot semblait prier avec ferveur. Il la reconnut aussitôt. Et il vit très bien qu'elle louchait fréquemment du côté par où il devait paraître. Dès qu'elle l'aperçut, la vieille se mit à se frapper la poitrine en des mea culpa frénétiques et elle parut secouée de frissons convulsifs. Peut-être sanglotait-elle. Peut-être était-ce la vue de Beaurevers qui lui mettait la peur au ventre. Beaurevers passa sans s'arrêter. Et, en passant, il laissa tomber sur le sable de l'allée les deux bourses qu'il avait emportées. Touchèrent-elles le sable seulement ? C'est ce que nous ne saurions dire, tant la vieille mit de promptitude à les escamoter. Et sa douleur immense tomba comme par enchantement. Sans se retourner, il sortit par la rue Saint-Denis. Et il attendit la sortie de la vieille. Elle ne le fit pas trop attendre. Beaurevers la suivit d'assez loin. Mais on peut croire qu'il ne la perdait pas de vue. Les quatre suivirent Beaurevers. Ce fut ainsi qu'ils arrivèrent à la porte Montmartre. La mère Culot franchit la porte. Beaurevers suivit la mère Culot. Les quatre allaient suivre Beaurevers. À ce moment, surgies on ne sait d'où, parurent quatre belles filles. Les quatre s'immobilisèrent. Leurs yeux flambèrent. Leurs bouches s'ouvrirent en d'immenses sourires. Ils se dandinèrent, firent des grâces, tordirent leurs énormes moustaches en un geste vainqueur. Ils s'administrèrent de formidables coups de coude dans les côtes et tous les quatre en même temps, avec une sorte d'admiration fervente : « Les quatre Maon !… » À ce moment, Beaurevers se retourna. Il les vit de loin. Il crut qu'ils suivaient : il était si sûr de leur fidélité et de leur obéissance. Il ne s'en occupa pas davantage et continua de suivre la mère Culot qui longeait l'égout, lequel, comme on sait, coulait à découvert le long du faubourg Montmartre, sur lequel ne se voyaient alors que quelques masures espacées. Non, ils ne suivaient pas, les malheureux. Béants d'admiration, ils attendaient celles qui venaient à eux en riant aux éclats, d'un rire qui, s'ils avaient eu leur raison à eux, leur eût paru un peu bien moqueur, celles qu'ils venaient d'appeler les quatre Maon. Qu'est-ce que les quatre Maon ? Voici : C'étaient quatre beaux brins de fille. Jolies : elles l'étaient vraiment, à faire damner un saint. À plus forte raison nos quatre compagnons qui n'avaient pas la prétention d'être des saints. Jeunes : entre dix-sept et vingt ans. Point farouches, il s'en faut, et pour cause : elles exerçaient l'honorable profession de filles galantes. Mais ce n'étaient point là de ces lamentables filles galantes comme on en voyait dans les immondes ruelles qui avoisinaient Saint-Merry (telles que les rues Brise-Miche et Taille-Pain) et Saint-Leufroy (telle que la rue Trop-va-qui-Dure). Pourquoi Maon ? Ceci était un mot de Trinquemaille, le bel esprit de la bande : ces belles filles se nommaient – ou prétendaient se nommer – Marion, Madelon, Marton, Margoton. Quatre noms qui n'ont rien de suave ni de distingué. Trinquemaille avait remarqué que ces quatre noms commençaient par la syllabe ma et se terminaient par la syllabe on, tous les quatre. Il s'était écrié : « Les quatre Maon ! » Les autres avaient trouvé le mot fort spirituel, l'avaient adopté d'enthousiasme et ne les appelaient plus autrement. C'étaient des filles huppées, élégantes, bien attifées, qui pouvaient se permettre le luxe de choisir leurs galants de rencontre. Nos quatre compagnons avaient rencontré ces quatre belles, il y avait de cela une dizaine de jours. Par habitude professionnelle, sans doute, elles leur avaient fait de l'œil, les avaient aguichés, allumés… Et ç'avait été le coup de foudre… un quadruple coup de foudre. Et depuis ce jour, tirant la langue, riboulant des yeux, prenant des poses avantageuses, exhibant des costumes d'une élégance tapageuse, ils passaient la plus grande partie de leur temps à courir après les quatre Maon. Et quand ils les avaient trouvées, le reste de leur temps se passait en parties fines, au cours desquelles ils s'efforçaient de les attendrir par des déclarations enflammées, appuyées par des présents d'un goût douteux, mais de valeur réelle. Car leur bourse était bien garnie, et quand elle était vide, Beaurevers la leur remplissait. Or, voici le plus beau de l'affaire : les quatre Maon dévoraient à belles dents les repas fins et délicats qu'on leur offrait, elles acceptaient sans scrupules : fleurs, rubans, dentelles et bijoux mais elles s'étaient avisées de tenir la dragée haute à ces quatre grands enfants et ne leur permettaient que la menue monnaie de l'amour, ce que par un euphémisme charmant on appelle « les bagatelles de la porte ». Ceci paraîtra bizarre, étant donné que nous avons eu l'indiscrétion de révéler tout d'abord la profession de ces belles. On commencera à comprendre quand nous aurons ajouté qu'une des quatre Maon n'était autre que cette jolie servante qui avait reçu Fiorinda, rue Montmartre, et qui, revêtue d'un costume pareil à celui de la jeune fille, avait stationné rue Comte- d'Artois… En sorte qu'on l'avait répété de bonne foi à Beaurevers et à Ferrière… En sorte que… De cette résistance imprévue, savamment dosée, expliquée par un motif flatteur pour eux, il était résulté que les quatre drôlesses avaient littéralement affolé les quatre naïfs et trop inflammables amis. Et elles les menaient par le bout du nez, il fallait voir. Donc les quatre Maon ayant rencontré, par hasard, nos quatre compagnons à la porte Montmartre, s'approchèrent d'eux en riant aux éclats et, en minaudant, s'informèrent : « Où allez-vous ainsi, beaux galants ? » Et tout aussitôt, riant de plus belle, elles firent la réponse elles-mêmes : « Je gage que vous aviez deviné que nous viendrions nous promener par ici !… – L'amour les a guidés ! – Vous nous cherchiez ! – L'amour vous favorise. Nous voici. » Les quatre pauvres diables louchèrent du côté de la porte : Beaurevers s'éloignait de plus en plus. La tentation était puissante. Néanmoins le sentiment du devoir leur donna la force de résister. Ils avouèrent piteusement : « Non, nous ne vous cherchions pas… – Nous sommes en service… – De service ! s'esclaffèrent les belles. En quoi consiste-t-il votre service ? – Nous suivons notre maître. – Par saint Pancrace, dit la première en imitant Trinquemaille, pour une fois votre maître peut bien aller sans vous avoir pendus à ses chausses. – Vivadiou, nous vous tenons, nous vous gardons, dit celle à Strapafar. – Madona ladra, nous vous enlevons, dit celle à Corpodibale. – Sacrament, quand nous sommes là, vous n'avez pas d'autre maître que nous », dit celle à Bouracan. Et toutes les quatre en chœur : « C'est nous que vous devez suivre. » Elles les entourèrent. Chacune prit le bras de son galant, essaya de l'entraîner en lui faisant toutes sortes d'agaceries amoureuses. Ils étaient cruellement embarrassés, les pauvres bougres. Et malheureux !… Jugez donc, une si belle occasion ! Malgré tout, la discipline fut plus forte que la passion. Ils se dégagèrent doucement. Ils essayèrent d'expliquer que leur devoir était de suivre leur maître et ami… Mais ce ne serait pas long… Les quatre Maon pouvaient aller les attendre à La Devinière ; ils ne tarderaient pas à les y rejoindre. Les belles avaient pincé les lèvres devant ces excuses embrouillées et cette requête presque timide. Leurs yeux s'étaient durcis, leur attitude s'était faite de glace. Elles leur lancèrent un éclat de rire au nez, leur tournèrent le dos en disant : – Ils nous préfèrent leur maître. – Et nous qui avions la sottise de les aimer. – Ils préfèrent l'amitié à l'amour, grand bien leur fasse. » Cependant, tout en ayant l'air de s'éloigner, elles louchaient pour voir s'ils ne les suivaient pas. Non, ils ne les suivaient pas. Ils étaient désespérés, furieux… mais ils ne bougeaient pas. Ils regardaient leur maître qui était loin maintenant, si loin qu'ils le distinguaient à peine. En poussant des soupirs capables de renverser les remparts, ils avancèrent vers la porte. Alors les quatre Maon eurent peur. Quoi, ils s'en allaient ! Elles n'avaient pas plus d'empire sur eux !… Elles allaient échouer dans une entreprise qu'elles avaient menée si adroitement jusqu'à ce jour !… Et qui devait leur rapporter une petite fortune à chacune !… Non, non, cent fois non. Elles revinrent sur eux, elles les saisirent par le bras, se pendirent à leur cou, les grisèrent de baisers fous. Et chacune murmura à l'oreille du sien : « Viens, mon beau gentilhomme, je t'aime !… Aujourd'hui je veux être tienne. » Ce fut le dernier coup. Ils se consultèrent du regard. « Après tout, dit l'un, nous ne sommes pas en expédition. – Nous ne nous battons plus depuis longtemps, dit le deuxième. – M. le chevalier a l'air de faire une promenade. Il ne peut rien lui arriver, dit le troisième. – Rien, il se promène, voilà tout », dit le quatrième. Les quatre Maon virent que cette fois ils capitulaient. Elles les lâchèrent et redevenant froides, elles tournèrent encore une fois les talons, en disant : « Aujourd'hui, ou jamais. – Aujourd'hui, anges et archanges ! – Aujourd'hui, milodious ! – Oggi, dio birbante ! Auchourt-hui, sacrament ! » Ce furent quatre rugissements qui jaillirent en même temps, qui n'en firent qu'un. Ils tournèrent le dos vers la porte – au devoir. Ils bondirent sur leurs belles qui triomphaient. Chacun prit la sienne par la taille, la tint étroitement enlacée, comme une proie longtemps convoitée, enfin conquis, et qu'il n'eût pas fait bon de lui disputer. Tout le jour et tard dans la soirée, ce fut la grande ripaille, l'énorme beuverie, l'or semé à pleines mains, avec la plus insouciante prodigalité. Enfin, l'heure si impatiemment attendue sonna. Chacun s'enferma avec sa belle… Seulement, par une incroyable malchance, aucun d'eux ne put jouir de sa bonne fortune : ils s'étaient si peu mesurés à table qu'ils s'endormirent tous les quatre comme des souches. Lorsqu'ils se réveillèrent le lendemain, assez tard dans la matinée, il était trop tard : les quatre Maon avaient levé le pied. XXVI LA PLANCHE Cette constatation les laissa indifférents. À présent qu'ils étaient dégrisés, leur trahison leur apparaissait dans toute son énormité. Ils partirent, pliant l'échine, défaillant de honte et de terreur à la pensée de l'accueil qu'allait leur faire M. le chevalier. Et ils demeurèrent assommés en apprenant que Beaurevers avait disparu, qu'il lui était peut-être arrivé malheur par leur faute. Or, puisque nous savons, nous, ce qui était advenu à Beaurevers, nous ne tarderons pas davantage à le faire connaître au lecteur qui, nous l'espérons du moins, s'intéresse à notre héros. Après s'être retourné pour voir si ses compagnons le suivaient, Beaurevers avait poursuivi son chemin à la suite de la mère Culot, sans plus s'occuper d'eux. Le faubourg Montmartre s'étendait en ligne droite devant lui, à peu près jusqu'à la hauteur de l'actuelle rue Geoffroy-Marie. Sur sa gauche, il avait un embranchement de l'égout qui, nous l'avons dit, coulait à découvert. Sur cet embranchement, comme sur le grand égout dans lequel il allait se déverser plus loin, il y avait, de distance en distance, des planches jetées qui permettaient de le franchir et donnaient accès sur les terres qui s'étendaient de ce côté. À sa droite, enfin, il avait les quelques masures que nous vous avons signalées. Elles ne s'étendaient guère au-delà de l'actuelle rue Bergère. Il avait dépassé la dernière masure. Il se trouvait donc en pleine campagne. La vieille allait de son allure sinueuse. Jamais elle ne se retournait. Il lui avait laissé prendre une avance des plus raisonnables. Mais il ne la perdait pas de vue. Environ à la hauteur de la rue Geoffroy-Marie, il y avait une de ces planches dont nous venons de parler. La vieille passa sur cette planche et s'engagea sur le terrain détrempé, marécageux. Elle venait ainsi de tourner brusquement à gauche. Par suite de ce changement de direction, elle tournait le dos à la chaussée qu'elle venait de quitter et elle avait à sa droite non plus l'embranchement de l'égout, mais le grand égout lui-même. Elle ne marchait pas au bord : il coulait à une cinquantaine de pas d'elle. Sur le terrain sur lequel elle s'était engagée, on voyait un vaste carré de maçonnerie clôturant plusieurs bâtiments. C'était ce qu'on appelait la Grange-Batelière. La vieille se dirigeait droit vers ce mur, qu'elle longea. Cela l'avait beaucoup rapprochée de l'égout. Beaurevers franchit la planche derrière elle. « Ho ! se dit-il, est-ce qu'elle me conduit à la GrangeBatelière ?… Ou est-ce qu'une embuscade m'attend au tournant de ce mur ?… Mortdiable, c'est ce que je vais voir. » La vieille longeait le mur du côté qui faisait face à l'égout, à la campagne. Lui, se lança au pas de course du côté opposé, celui qui faisait face à la ville. En quelques bonds il y arriva. Le sol détrempé avait amorti le bruit de ses pas. Il fut surpris de voir qu'aucune embuscade n'était dressée là. Le lieu était parfaitement désert. La grange inhabitée. Il se dit : « La porte s'ouvrira quand je passerai devant et on me tombera dessus. » Pour la première fois depuis sa sortie de la ville, il se souvint de ses compagnons. Il se rassura. « Ils suivent par là, c'est certain. Ils accourront à mon coup de sifflet. Attendons. » La vieille parut enfin. Elle ne tourna pas à gauche, comme elle aurait dû faire si elle avait voulu entrer à la grange. Elle continua son chemin, laissant la grange derrière elle. Beaurevers n'avait plus qu'à s'exécuter, c'est-à-dire à passer devant la redoutable porte. Il y alla sans hésiter… Et il passa… La porte ne s'était pas ouverte, personne ne s'était montré. Il avait pris des précautions pour passer. C'était assez naturel. Pourtant, en voyant que rien ne s'était produit, il se les reprocha comme une pusillanimité indigne de lui. Et il bougonna, furieux contre lui-même : « Le diable m'emporte, je crois que j'ai peur… » Non, il n'avait pas peur… Au fond, il savait bien qu'il se calomniait. Seulement son instinct l'avertissait qu'un danger mystérieux planait sur lui. Il n'en est pas moins vrai que, pour la première fois, il s'inquiéta vaguement de ne pas voir ses fidèles compagnons. Et il grommela : « Que diable font-ils donc ?… » Il haussa les épaules et se répondit : « Les drôles auront rencontré quelque drôlesse de leur acabit et ils s'attardent à la lutiner… Ils choisissent bien leur temps vraiment. » Il ne croyait pas si bien dire. Il n'y pensa plus, suivit des yeux la vieille, lui laissant reprendre l'avance qu'elle avait perdue. La vieille s'éloignait de plus en plus de la Grange-Batelière, se rapprochait de l'égout. Il comprit qu'elle allait le franchir. En effet, elle passa sur une planche qui était jetée là et tourna encore une fois à gauche. Devant elle, assez loin encore, se dressait la masse de pierre du château des Porcherons. Autour du château on voyait quatre ou cinq maisons de campagne éparses. Elle se dirigeait directement sur ce groupe d'habitations. Beaurevers comprit qu'elle touchait au terme de sa course. Il allongea le pas, ne voulant pas courir le risque de la voir disparaître tout à coup sans savoir au juste dans quelle maison elle était entrée. La prairie sur laquelle il se trouvait était un ancien marais desséché. Elle était piquée d'arbres et, çà et là, on y voyait quelques haies, quelques buissons. Le terrain, encore mal asséché, était gluant, glissant. Beaurevers s'avança vers la planche, négligeant de surveiller ces quelques haies et buissons. Peut-être agit-il ainsi pour se punir lui-même « d'avoir eu peur ». Peutêtre avait-il simplement hâte d'en finir. Il eut tort. Près de la planche il y avait précisément un de ces petits buissons dont nous venons de signaler l'existence. Si Beaurevers avait fouillé ce buisson, il eût découvert que, derrière ce buisson, ils étaient six hommes, couchés à plat ventre dans la boue, qui suivaient attentivement tous ses mouvements. Et parmi ces six il eût reconnu Rospignac et Guillaume Pentecôte. Or, après le passage de la vieille, Guillaume Pentecôte avait donné une forte secousse à une corde qu'il tenait à la main et qui plongeait dans l'égout au bord duquel il se trouvait. Cette corde était fixée, par l'autre bout, sous la planche. En sorte que cette planche se trouva ainsi légèrement déplacée. Ceci s'était accompli à un moment où Beaurevers était encore trop loin pour voir cet imperceptible déplacement. Puis il avait passé la corde à deux de ses hommes qui l'avaient enroulée autour de leurs poignets et s'étaient arc-boutés comme des gens qui se préparent à donner un effort puissant et concerté. Et, rampant dans la boue, il s'était placé à l'extrémité du buisson, à côté de son maître, la main crispée sur le manche d'une courte massue. Et Rospignac, sur un ton menaçant, lui souffla à l'oreille : « Surtout, ne le tue pas !… » Guillaume Pentecôte plia les épaules de l'air de dire qu'il ferait de son mieux. Beaurevers arriva devant la planche. Par habitude, il la tâta du pied, avant de s'engager dessus. Il sentit qu'elle était assez instable. Mais comme la vieille venait de passer à l'instant dessus, il se contenta de la caler d'un solide coup de pied et mit les deux pieds dessus. Alors les deux estafiers de Rospignac, réunissant leurs forces, tirèrent avec ensemble et brusquement sur la corde. La planche oscilla fortement. Beaurevers perdit l'équilibre. Il se vit sur le point de piquer une tête dans les eaux troubles et infectes de l'égout. D'un puissant coup de rein, il se rejeta en arrière en lançant un furieux : « Tripes du diable !… » Ce fut tout ce qu'il put dire et faire. La massue de Guillaume Pentecôte s'abattit à toute volée sur son crâne en un geste foudroyant. Beaurevers tomba dans la fange, la face en avant. Au même instant Rospignac lui sauta sur les épaules. Son premier soin fut de lui arracher sa dague et sa rapière qu'il jeta dans l'égout. Guillaume Pentecôte et ses hommes qui les avaient rejoints le ficelèrent en un tour de main, des pieds à la tête. Ils respirèrent quand ils virent qu'il était si bien ligoté qu'il ne pouvait pas esquisser un geste. Alors Rospignac et Guillaume Pentecôte s'occupèrent de vérifier l'état de leur prisonnier. Et ils virent qu'il ne donnait pas signe de vie. Guillaume Pentecôte s'inquiéta : « La peste soit de moi, j'ai peut-être eu la main trop lourde ! » Rospignac lui jeta un coup d'œil tellement chargé de menaces qu'il se sentit pâlir. Et d'une voix effrayante : « Si tu me l'as tué !… Tu peux faire tes paquets pour aller le rejoindre !… Je jure Dieu que je ne te manquerai pas non plus, moi ! » Guillaume Pentecôte baissa la tête, plia les épaules, comme s'il allait recevoir à l'instant même le coup mortel dont on le menaçait. Cependant il ne s'agissait pas de demeurer là à se lamenter inutilement. C'est ce que se dit Rospignac. Il donna un ordre bref. Les quatre hommes qui les accompagnaient se mirent silencieusement à la besogne. La corde qui avait servi à faire basculer la planche fut enlevée, enroulée autour du pavé, lancée dans l'égout. La planche fut remise en place et solidement calée. Les alentours furent nettoyés de façon à ne laisser aucune trace de l'agression. Ceci était fait pour dérouter les amis de Beaurevers qui, Rospignac n'en doutait pas, ne manqueraient pas de se mettre à sa recherche et que le hasard pouvait amener là. Beaurevers fut enlevé et porté dans une litière qui prit aussitôt le chemin du bastillon où Fiorinda était prisonnière. Là, il fut descendu sans bruit à la cave et déposé dans un petit caveau. Il lui fit faire un pansement sommaire par un de ses hommes qui avait quelques vagues notions de médecine et qui, après avoir considéré la blessure d'un air entendu, déclara que, s'il ne trépassait pas dans les vingt-quatre heures, il aurait des chances de s'en tirer. Seulement Rospignac oublia de le faire décharger des liens qui l'enserraient. Ou peut-être que Beaurevers, même à demi mort comme il l'était, lui inspirait encore une telle crainte qu'il n'osa pas s'y fier. Il faut être juste cependant : Rospignac passa toute cette nuit dans le caveau, à côté de Beaurevers. Toute la nuit il le soigna avec zèle et dévouement, comme il eût fait pour son meilleur ami. Cette sollicitude – dont nous n'avons pas besoin d'expliquer le mobile – reçut sa récompense. Dans la matinée, Beaurevers donna signe de vie. Il s'agita faiblement. Ses yeux s'ouvrirent, se fixèrent sur Rospignac penché sur lui, car ses lèvres remuèrent imperceptiblement. Rospignac devina plutôt qu'il n'entendit qu'il demandait à boire. Il lui fit avaler quelques gorgées d'une potion réconfortante et renouvela ses pansements. Moins inquiet, il quitta le caveau et sortit. Il alla voir Catherine à qui il rendit compte du résultat de sa mission. Il avoua que Beaurevers avait été blessé. Mais il se garda bien d'ajouter que cette blessure était grave, peut-être mortelle. Il fut bien attrapé du reste, car Catherine déclara : « Je veux le voir. Ce soir, à la nuit close, vous me conduirez près de lui. Prenez vos dispositions pour cela. » Il n'y avait pas moyen de discuter. Rospignac s'inclina et sortit. Il s'en fut chez un médecin. Il en sortit avec des fioles, des pots de pommade et des indications précises sur les soins à donner au blessé. Et toute cette journée, Rospignac la passa à donner des soins à Beaurevers, comme il avait passé la nuit précédente. Le soir, Beaurevers allait mieux. À l'heure fixée, Rospignac alla chercher Catherine et escorta sa litière jusqu'à la forteresse du Pré-aux-Clercs. Lorsqu'elle vit dans quel état était Beaurevers, Catherine fit sur Rospignac un regard d'une froideur mortelle et d'une voix frémissante de colère contenue : « Mais… il se meurt ! » Rospignac comprit quelle était sa déception. Il la comprit d'autant mieux qu'il avait passé par là avant elle. Il essaya de s'excuser : « La brute qui a frappé n'a pas su mesurer son coup. » Et il rassura : « J'ai consulté un médecin… Les blessures à la tête ont ceci de bon madame, que si on n'en meurt pas sur le coup, on a beaucoup de chances de s'en tirer, et assez vite… Voici bientôt trente-six heures qu'il a été blessé. Il vit encore… Il en réchappera, madame, je le sens, j'en suis sûr, ma haine ne me trompe pas, fiez-vous-en à elle. » Comme pour lui donner raison, Beaurevers ouvrit les yeux à ce moment même. Il fixa sur eux un regard vitreux. « On ne peut pas le laisser ainsi », dit vivement Catherine. Et, elle ordonna : « Tranchez ces cordes. » Rospignac se baissa et avec son poignard trancha les liens qui immobilisaient et oppressaient le blessé, en expliquant : « Je n'ai pas osé le faire avant votre ordre. – Pensez-vous qu'il est à redouter dans l'état où le voilà », dit dédaigneusement Catherine. Beaurevers se sentit mieux instantanément. Il ouvrit de nouveau les yeux, les regarda, soupira longuement. Ils se détournèrent comme s'ils ne pouvaient supporter ce regard. Catherine prononça froidement : « Il faut lui donner des soins… Tous les soins nécessaire, tous, vous entendez !… Je n'entends pas qu'il meure ainsi… » Et avec une expression indéfinissable : « Je veux bien qu'il meure… mais après qu'il aura entendu ce que j'ai à lui dire… Et je veux surtout qu'il meure de la mort lente que je lui ai choisie… Mourir tel qu'il est là ! Ah ! non, cette mort serait trop douce ! » S'ils avaient jeté les yeux sur Beaurevers à ce moment, ils auraient vu qu'il les regardait encore. Et dans son regard, il y avait une lueur d'intelligence. Oui, Beaurevers allait mieux, on ne pouvait en douter. Beaurevers les avait vus et reconnus. Beaurevers avait entendu et compris. Et la preuve en est que le regard qu'il fixait sur eux s'était fait terrible. Ses doigts se crispèrent à son côté, comme s'il cherchait l'épée absente. Et il fit un effort surhumain pour se redresser, les saisir dans ses mains de fer, les briser, les écraser tous les deux, l'un contre l'autre. Il ne put même pas soulever sa pauvre tête endolorie. Et l'effort qu'il avait fait lui arracha une plainte sourde. Rospignac se précipita sur lui, lui prodigua les soins. Et Catherine ne craignit pas de l'aider de ses royales mains. Ensuite de quoi elle partit quand elle eut vu que le blessé s'était assoupi… ou paraissait s'être assoupi ! Durant plusieurs jours, Rospignac continua son rôle d'infirmier. Et jamais sœur de charité ne montra pareil dévouement. Au bout de ces quelques jours, Beaurevers était hors de péril. Alors Rospignac reprit sa liberté et chargea un de ses hommes de le remplacer dans son rôle d'infirmier. XXVII AUTOUR DE ROSPIGNAC Ferrière, auquel s'étaient joints les quatre braves qui se multipliaient avec un zèle touchant pour réparer de leur mieux les suites de leur fatal oubli, qui lui obéissaient comme ils obéissaient à Beaurevers lui-même, Ferrière s'était mis à battre la ville et ses environs, se fiant au hasard pour retrouver Fiorinda et Beaurevers. Car il se refusait à admettre qu'ils fussent morts. Et sur ce point-là, du moins, son instinct ne le trompait pas. Un matin, Ferrière s'avisa tout à coup d'une chose à laquelle il s'étonna de n'avoir pas songé plus tôt : surveiller Rospignac, tenir son logis à l'œil. C'est par là qu'il aurait dû commencer, puisqu'il savait que c'était Rospignac qui avait fait les deux coups. Rospignac comme on a pu le voir, avait plus d'un logis, soit dans le quartier de la ville, soit dans l'Université, soit dans les faubourgs. De ces différentes demeures mystérieuses, Ferrière n'en connaissait aucune. Il ne connaissait que le domicile avoué, celui que Rospignac indiquait à ses amis et connaissances. Ce logis était situé rue des Étuves 5, à côté du carrefour de la croix du Trahoir. Comme la maison de la rue Montmartre où 5 Rue Sauval. Molière est né dans cette rue. Fiorinda avait été attirée, ce logis avait deux entrées. La première, dont nous venons de parler, rue des Étuves, l'autre rue du Four6. Il y avait donc deux endroits à surveiller. Les quatre braves qui avaient l'habitude de ce genre d'opérations s'en chargèrent. Et Ferrière, qui connaissait leur expérience, qui savait qu'il pouvait compter sur eux, les laissa faire, s'en rapporta à eux. Deux de ces braves se chargèrent de la rue des Étuves, les deux autres de la rue du Four. Ferrière avait établi son quartier général dans un cabaret borgne d'où il ne bougeait pour ainsi dire plus. Il venait d'aider le hasard de son mieux. Le hasard l'aida. Pendant deux jours, ils ne découvrirent rien. Rospignac et Guillaume Pentecôte, pris à leur sortie du logis et adroitement pistés, ne firent que des courses qui ne leur apprirent rien au sujet de ceux qu'ils cherchaient. Pendant ces deux jours, la mère Culot vint faire son rapport. Mais la vieille qui obéissait aux ordres de Rospignac qui prévoyait tout, entrait et sortait tantôt par la rue des Étuves, tantôt par la rue du Four. Elle passa une fois sous le nez de Strapafar et de Corpodibale, qui ne la reconnurent pas. La deuxième fois, elle passa sous le nez de Trinquemaille et de Bouracan, qui ne la reconnurent pas davantage. Elle revint le troisième jour. Et cette fois le hasard se manifesta en ce sens qu'il la fit passer devant Trinquemaille et Bouracan. C'était la deuxième fois en deux jours. C'était trop. La première fois, la vieille avait échappé à leur observation. La 6 Rue Vauvilliers. deuxième fois, il n'en fut pas de même. Trinquemaille se mit à chercher dans sa tête : « Qu'est-ce que cette femme qui vient ici tous les jours comme un soldat à l'ordre ?… Pourquoi passe-t-elle tantôt par un côté, tantôt par l'autre ?… Qu'est-ce que cette femme ?… Et… et… où diable l'ai-je vue ?… car il me semble bien l'avoir vue ailleurs. » L'esprit de Trinquemaille s'était mis à travailler. Il était sur la voie. Tout à coup, il murmura : « Saint Pancrace me soit en aide !… » Et il avait une grimace de jubilation qui indiquait qu'il avait trouvé. Il glissa quelques mots à l'oreille de Bouracan qui, conscient de la supériorité de son camarade, partit aussitôt sans demander d'explications. Trinquemaille rabattit les bords du chapeau sur les yeux, remonta les pans du manteau jusqu'au nez et alla se poster sous la croix de Trahoir. Ce qui lui permettait de surveiller à la fois la rue des Étuves et la rue du Four. La vieille parut. Il la laissa prudemment s'éloigner de la demeure de Rospignac et la suivit jusqu'aux Halles. Là, au milieu de la foule, il s'assura d'un coup d'œil rapide qu'il n'était pas épié lui-même. Il se trouvait alors à deux pas de la rue Tirechape 7. Il saisit la vieille dans ses bras, l'enleva comme une plume, s'engouffra 7 Rue du Pont-Neuf. dans la rue, et d'un seul bond sauta dans un cabaret borgne qui se trouvait à l'entrée de la rue. En deux bonds, Trinquemaille traversa la salle commune et porta la vieille dans un cabinet. Et elle verdit, elle se mit à trembler de tous ses membres, et elle gémit d'une voix étranglée : « Jésus !… je suis morte !… » Elle venait de se trouver en présence de Ferrière, de Bouracan, Strapafar et Corpodibale. Il faut croire qu'elle les connaissait très bien, puisque leur vue seule suffisait à lui causer une frayeur pareille. Trinquemaille ferma la porte, s'appuya des épaules dessus, laissa retomber les pans de son manteau et prononça : « Voici cette vieille mégère de mère Culot… Il faut la faire parler maintenant. » Le ton sur lequel il avait dit cela devait être peu rassurant, car la vieille se laissa tomber sur les deux genoux, se bourra la poitrine de coups de poing et sanglota : « Grâce !… Miséricorde !… » Ferrière prit sa dague d'une main, une bourse de l'autre et présenta les deux objets à la vieille prosternée, en disant : « Choisis. » La mère Culot s'attendait à recevoir le coup mortel. En entendant ce mot, elle leva le nez. Elle vit la bourse dans la main gauche ouverte, la dague au bout du poing droit. Elle comprit sur-le-champ ce qu'on voulait d'elle. Elle avait bien peur de Rospignac. Mais Rospignac était loin… Tandis que la dague de Ferrière était suspendue sur elle. Entre la menace immédiate et la menace lointaine, elle n'hésita pas une seconde. Elle se souleva à demi, allongea une griffe preste et subtile et escamota la bourse. Ferrière remit la dague au fourreau. La vieille se redressa. Elle ne gémissait plus. Ferrière n'eut même pas besoin de l'interroger. Ce fut elle qui, avec une inconscience cynique, prononça : « Vous voulez savoir où est la jolie diseuse de bonne aventure ? » Ferrière était si ému qu'il ne put répondre que par un signe de tête. La mère Culot ne gémissait plus, mais cela ne veut pas dire qu'elle se sentait pleinement rassurée. Voulant justifier son nom, elle eut l'impudence de poser des conditions. « Si je vous dis où elle est, aurai-je la vie sauve ? – Foi de gentilhomme, oui, promit Ferrière. Mais tu diras tout. » La vieille l'observa de son œil torve. Elle fut satisfaite : avec un visage loyal comme celui-là, elle sentait que la parole donnée serait respectée. Elle commença à se sentir rassurée. Et elle calcula aussitôt que puisque la trahison était inévitable et que cette trahison pouvait lui coûter la vie, au moins, fallait-il en tirer le plus de profit possible. Et elle larmoya : « C'est ma ruine que vous me demandez là… De ce coup, je perds les sommes que l'on m'avait promises… sans compter qu'on ne me fera pas grâce… Ah ! pauvre de moi ! que vais-je devenir ? » Les quatre braves firent entendre en chœur un grondement menaçant qui avertit la vieille qu'il eût été suprêmement dangereux d'insister. S'il n'y avait eu qu'eux, l'affaire eût été vite réglée. D'autant que la vieille mégère, devant cet accueil singulièrement éloquent, regrettait déjà d'avoir esquissé cette imprudente manœuvre. Mais Ferrière était jeune, généreux, facile à attendrir. Et puis, il était amoureux, et pour retrouver celle qu'il aimait, il eût sacrifié sa fortune sans hésiter. Il contint du geste ses compagnons et promit encore : « Je vous dédommagerai. Si vos indications me font retrouver ma fiancée, je vous promets dix bourses pareilles à celle que je viens de vous donner. » L'indignation des braves éclata en protestations violentes : « Dix coups de pied dans son ventre !… – Dix coups de poing sur son museau de chienne !… – Damnée sorcière !… – Entremetteuse du diable !… » Ferrière les apaisa encore une fois et confirma : « Ce qui est promis est promis. » Ayant obtenu plus qu'elle n'aurait osé l'espérer, la mère Culot se décida à parler : « Elle est, dit-elle, dans cette maison autour de laquelle vous êtes venus rôder et qu'on appelle dans le quartier le bastillon du Pré-aux-Clercs, à cause qu'elle ressemble à une petite forteresse. » Dès l'instant où elle était royalement payée – car la vieille coquine savait fort bien que Ferrière tiendrait toutes ses promesses –, elle ne trahit pas à moitié. D'elle-même elle donna toutes les indications qui pouvaient leur être utiles : description de l'intérieur de la maison, désignation exacte de la chambre occupée par Fiorinda, nombre de gardes, etc. C'est qu'elle se jugeait intéressée à ce que l'affaire réussît… puisqu'elle ne serait payée qu'en cas de réussite seulement… Sans le savoir, Ferrière avait trouvé le meilleur moyen de lui délier la langue à fond. Elle alla même plus loin : elle leur remit spontanément la clef de la maison qu'elle avait sur elle. La possession de cette clef était de nature à faciliter grandement leur entreprise. Les braves, qui le comprirent, regrettèrent un peu moins l'argent promis par Ferrière. Elle pensait, ayant dit tout ce qu'elle savait, en avoir fini avec eux. Mais quelle que fût son impatience de voler au secours de sa fiancée, Ferrière n'oubliait pas son ami Beaurevers. Et il fallut que la vieille s'expliquât pareillement à ce sujet. Elle raconta ce qui s'était passé. Mais ici elle eut des restrictions, parce qu'elle craignait la colère des quatre fidèles qu'elle savait capables d'oublier la promesse de Ferrière et de la massacrer séance tenante, s'ils apprenaient que leur maître avait été meurtri. Elle jura donc qu'elle avait entraîné Beaurevers jusqu'à la Grange-Batelière, que son rôle s'était borné à ceci et qu'elle ignorait ce qui s'était produit ensuite. Pressée de questions par Ferrière et ses compagnons, elle leur dit sans s'expliquer davantage : « Je ne sais rien. Vous me hacheriez menu comme chair à pâté que je ne pourrais pas vous dire autre chose… Cependant… pendant que vous y serez, ne quittez pas le bastillon du Pré-auxClercs avant d'avoir visité les caves… Ne m'en demandez pas davantage. » Ils comprirent qu'ils avaient tiré d'elle tout ce qu'ils en pouvaient tirer. Ils avaient hâte de courir au Pré-aux-Clercs. Ils se précipitèrent. « Un instant, dit Ferrière, qui nous dit que lorsque nous serons partis, elle n'ira pas aviser Rospignac ? » La vieille s'effraya : « Pour qu'il m'étripe ?… Merci Dieu !… » Trinquemaille avait déjà entrebâillé la porte du cabinet et fait un signe au cabaretier. L'empressement avec lequel il accourut témoignait de l'estime particulière qu'il professait pour ces clients de choix. Trinquemaille lui dit d'une voix rude : « Il ne faut pas que cette sorcière d'enfer sorte de chez toi avant demain matin. Tu as compris ? – Bon, grogna le cabaretier, elle ne sortira pas, soyez tranquilles. – C'était bien inutile, protesta la vieille, je ne vous trahirai pas. » Et naïvement cynique : « Puisque vous ne me paierez que si vous réussissez, mon intérêt est de me taire. » Ils ne l'écoutaient plus : ils étaient déjà partis en trombe. La mère Culot passa dans la salle commune. Elle voyait que le cabaretier ne la perdait pas de vue. Elle alla d'elle-même se mettre au fond de la salle, le plus loin qu'elle put de la porte. Et elle se tint tranquille sur son escabeau, marmottant des prières. Il était clair qu'elle ne pensait pas à fuir. Non, elle n'y pensait pas. Elle n'était pas si sotte. Mais le soupçon de Ferrière avait fait naître une idée dans son cerveau. Et c'était cette idée qu'elle creusait en ayant l'air de prier : « Pourquoi pas ?… Pourquoi n'aviserais-je pas M. le baron ?… Je lui ferai une si belle histoire qu'il faudra bien qu'il me pardonne ma trahison… Dieu merci, j'ai l'imagination fertile et je n'ai point ma langue dans ma poche… Ainsi je ne perdrai rien de ce côté… et il paie largement, M. le baron, c'est une justice à lui rendre… Oui, ainsi si je le préviens, il accourra au bastillon, le damoiseau ne pourra pas reprendre sa tourterelle et je perdrai les dix bourses promises. Ah ! misère, qu'il est donc difficile de gagner honnêtement sa pauvre vie !… Voire… Voire… Si M. le baron arrive trop tard ?… Le damoiseau enlève sa belle et me paie… M. le baron me paie aussi… car ce n'est point de ma faute à moi s'il est arrivé trop tard ! Voilà la bonne combinaison, ainsi je touche des deux mains, ma fortune est faite. Quant à bouger d'ici, je n'aurai garde… Il ne faut pas que le damoiseau puisse me soupçonner. » Ayant arrangé sa petite affaire dans sa tête, la vieille passa aussitôt à l'exécution. Elle observa ce qui se passait autour d'elle. À une table, non loin de là, elles étaient deux filles minables, lamentables, assises en face l'une de l'autre, un pot de cer- voise entre elles deux. La mère Culot se glissa jusqu'à elles, et leur parla à voix basse. L'entretien ne fut pas très long. Au bout de quelques minutes, les deux filles réglèrent leur pot de cervoise, se levèrent et sortirent d'un air nonchalant. Le cabaretier ne s'était pas aperçu qu'elles venaient de s'entretenir avec sa prisonnière. Car il la considérait comme telle. La vieille revint s'asseoir dans son coin. Elle souriait maintenant de son sourire visqueux, tandis que la main dans la poche dénombrait discrètement, sans bruit, les pièces contenues dans la bourse de Ferrière. XXVIII LE BASTILLON DU PRÉ-AUX-CLERCS Ferrière et ses compagnons s'étaient lancés au pas de course vers le pont au Change. Ce fut également au pas de course qu'ils traversèrent la Cité, l'Université, et franchirent la porte de Nesle. Ils ne modérèrent leur allure que lorsqu'ils se virent sur le Chemin-auxClercs : on pouvait les voir venir du bastillon, et ils ne voulaient pas donner l'éveil. Ils vinrent s'arrêter devant la haute et forte muraille qui ceinturait le corps de logis. Deux portes perçaient cette muraille : une grande à double battant et une petite. Ce fut dans la serrure de celle-ci que Ferrière introduisit la clef avec un serrement de cœur : la vieille pouvait avoir donné la première clef venue. Non, la porte s'ouvrit. Devant eux, une petite cour pavée, un perron de six marches. C'était là… Deux bonds pour traverser la cour, deux autres pour franchir les six marches du perron. Les voici devant la porte d'entrée de la maison. Pourvu qu'elle ne soit pas fermée à clef !… Non, on ne les a pas vus, pas entendus. Les estafiers se croyaient en sûreté derrière leur haute muraille. Ils étaient chez eux, bien à l'abri. Comment imaginer qu'une surprise pareille se produirait. Elle se produisit pourtant. Malheureusement pour eux. Une poussée violente rabattit la porte. Ils savaient qu'ils pénétraient dans le corps de garde, où ils étaient dix qui n'en bougeaient pas. Ils foncèrent dans le tas, sans crier gare. Pris à l'improviste, les estafiers n'eurent même pas le temps de se mettre en garde. Cinq d'entre eux tombèrent assommés. Les quatre autres tentèrent une résistance honorable. Mais ils n'étaient pas de force. Ils y gagnèrent chacun un coup d'épée qui les coucha sanglants sur le carreau. Cela ne faisait que neuf. Le dixième manquait. Ils ne s'attardèrent pas à le chercher, pensant qu'il était probablement en course. Ils étaient maîtres de la place, cela leur suffisait. Maintenant il s'agissait de délivrer la prisonnière et d'explorer les caves à la recherche de Beaurevers. Ferrière, naturellement, s'occupa de Fiorinda. La vieille mère Culot avait fourni des indications si précises qu'il ne fut pas long à trouver. Ses compagnons furent moins heureux. Ils vinrent se casser le nez devant la porte de la cave qui était fermée à clef. Le pis est que cette misérable porte, bardée de fer, paraissait solide en diable. Ils s'y connaissaient, ils virent qu'il ne serait pas facile de l'abattre, et que cela demanderait pas mal de temps. Et Rospignac pouvait leur tomber dessus, s'ils traînaient trop. Ils se mirent à l'œuvre sans perdre un instant. Mais il leur avait fallu sortir, aller jusqu'aux communs, qui se trouvaient au fond de la propriété, contre le mur de clôture, pour y trouver un tronc d'arbre qui ferait l'office de bélier. Cela leur avait demandé quelques minutes. Et quelques minutes perdues, en de certaines circonstances, cela peut avoir des conséquences terribles. Ferrière et Fiorinda ne s'étaient pas livrés à de grandes effusions. Ils comprenaient l'un et l'autre que ce n'était pas encore le moment. Ils quittèrent donc la chambre et s'en furent trouver les quatre braves. Ferrière apprit ainsi le contretemps qui se produisait. Lui aussi, il songeait que Rospignac pouvait survenir d'un instant à l'autre, et, s'il était en force, la lutte recommencerait. Peut-être ne s'en tireraient-ils pas tous à si bon compte. Nous n'avons pas besoin de dire qu'il ne songeait nullement à abandonner Beaurevers. Mais il s'inquiétait de Fiorinda et eût voulu la voir loin de là. Il lui offrit donc de la conduire à l'auberge du Pré toute proche en attendant qu'ils en eussent fini. Il reviendrait ensuite près de ses compagnons. Son absence ne durerait pas cinq minutes en tout. Mais Fiorinda secoua sa jolie tête mutine et déclara : « C'est pour moi que M. de Beaurevers s'est mis dans la situation critique où il est… Je ne m'en irai pas sans lui… Nous nous en irons tous ensemble. » Elle disait cela de son petit air tranquille qui indiquait qu'elle n'en démordrait pas. Au fond, Ferrière l'approuvait. Il n'insista pas. Or, il faut expliquer ici comment il se faisait que cette porte de cave était fermée. Pour cela, il nous faut parler du dixième homme de Rospignac, celui qui ne s'était pas trouvé au corps de garde avec ses compagnons, et qui, par conséquent, n'avait pas subi le même sort qu'eux. Cet homme était celui qui avait remplacé son maître dans ses fonctions de garde-malade près de Beaurevers. Or, il venait de descendre peu d'instants avant l'arrivée de Ferrière et de ses compagnons. Comme il faisait toujours en pareil cas, il avait passé la clef à l'intérieur et donné un tour, s'enfermant ainsi lui-même avec son prisonnier. Pourquoi agissait-il ainsi ? Simplement parce que ses camarades lui avaient fait la mauvaise farce de l'enfermer une fois plus longtemps qu'il ne voulait. Il prenait ses précautions pour que ce mauvais tour ne se renouvelât plus. D'ailleurs, après s'être enfermé, il laissait la clef dans la serrure. L'homme, bien tranquille, était entré dans le caveau de Beaurevers. Il avait planté sa torche dans un coin et s'occupait consciencieusement à étendre un onguent sur un linge avant de renouveler le pansement de son malade. C'était une brute inintelligente et mauvaise. Tout en s'activant, il accablait Beaurevers d'injures. Il lui disait notamment, d'une voix rocailleuse : « N'aie pas peur, fils de chien ! Encore un pansement comme celui-ci, et ce sera le dernier ; je serai délivré de cette assommante corvée. » Et avec un gros rire stupide : « Toi aussi, tu seras délivré, truand de petite truanderie, mais pas de la même manière. Demain, on t'enchaînera solidement et on fera venir le tourmenteur juré qui te dira deux mots… Tripes du diable, je ne voudrais pas être dans ta chienne de peau ! Ah ! peste non ! » Beaurevers paraissait assoupi. Mais il ne dormait pas. Il entendait tout ce que la brute lui disait. Cette brute s'avançait peut-être un peu en disant que le lendemain il serait soumis à la question, attendu qu'elle n'en savait rien, n'étant pas dans les confidences de son maître. Mais la mauvaise bête se faisait un plaisir de tourmenter et inquiéter son prisonnier. Oui, mais Beaurevers avait entendu Catherine. Beaurevers savait qu'on ne le soignait ainsi que pour le livrer effectivement au bourreau et le faire mourir de la mort lente choisie par Catherine. Beaurevers qui sentait que ses forces revenaient tous les jours et qui s'était fait plus malade qu'il n'était en réalité pour reculer l'instant fatal, dans l'espoir d'un miracle, Beaurevers crut que la brute disait vrai, que cet instant était arrivé. La mort ne l'effrayait pas. Mais la torture… et une torture conçue par Catherine et appliquée par elle, sous sa surveillance… Tout fort et vaillant qu'il était, il ne pouvait réprimer un frisson en y songeant. Et Beaurevers se dit qu'il fallait coûte que coûte, et au plus vite, se tirer de là. Quand même il devrait y laisser sa peau. L'essentiel était de se soustraire au supplice. La brute, ayant fini de préparer sa compresse, vint s'accroupir au chevet du malade. Alors, Beaurevers allongea le bras, saisit l'homme à la gorge et serra… L'homme se débattit, s'agita, essaya de s'arracher à la puissante étreinte… Beaurevers serra plus fort… L'homme fit entendre un râle, s'affaissa lourdement, demeura immobile. Beaurevers sauta sur ses pieds avec une agilité qui attestait que depuis quelque temps déjà il s'entraînait à rendre la souplesse à ses membres. Autant, du moins, qu'il était possible de le faire dans cet étroit espace. Et il se pencha à son tour sur l'homme en murmurant : « Diantre, aurais-je serré trop fort ?… Après tout, ce pauvre diable m'a soigné. » Il constata que l'homme n'était pas mort. « Allons, dit-il, il en reviendra. » L'homme avait la rapière au côté, la dague à la ceinture. Beaurevers prit le tout et le vérifia. Il sourit : « On peut encore faire de la bonne besogne avec cela. » Il ceignit la rapière avec une satisfaction visible. Il fouilla l'homme : il cherchait sur lui la clef des caves. Il ne la trouva pas, naturellement. Il prit la torche, sortit du caveau, s'orienta, trouva l'escalier, monta quelques marches. Et il aperçut alors la clef dans la serrure. Il se dérida. Il allongea la main vers la clef pour ouvrir et il réfléchit tout haut : « Toute la question est de savoir combien ils sont là-haut pour me garder. S'ils ne sont pas trop nombreux, peut-être pourrai-je passer… alors, nous réglerons ce compte-là, baron de Rospignac… Mais s'ils sont trop ?, eh bien, je charge quand même… que diable, je recevrai bien le coup qui m'arrachera au supplice rêvé par Mme Catherine. Allons. » Il allongea de nouveau la main. Il s'arrêta encore, réfléchit : « Minute, ne nous pressons pas… C'est curieux, maintenant que je sors pour ainsi dire de la tombe, maintenant que je me sens une bonne rapière et une bonne dague au côté, il me semble que la vie a du bon… Esquiver le supplice par la mort, c'est bien. Mais esquiver le supplice et la mort, il me semble que c'est mieux… Je ne sais pas combien ils sont là-haut… Mais je sais bien que je suis seul… et point sûr du tout de mes forces. Dans ces conditions, il me semble que je puis sans honte chercher à éviter un combat inégal. Avant de faire un coup de folie, fouillons ces caves… Qui sait si je ne trouverai pas moyen de tirer au large sans avoir à en découdre ? » Il redescendit les marches, la torche à la main, et s'éloigna. S'il était resté quelques secondes de plus, il aurait entendu les voix de ses compagnons s'exclamer de dépit derrière la porte fermée. Il eût reconnu ces voix amies et il se fût empressé de leur ouvrir. Il ne trouva l'issue par laquelle il avait espéré se glisser dehors. Il avait songé aux soupiraux. Ces soupiraux étaient si étroits qu'un enfant de dix ans n'aurait pas pu passer par là. Encore aurait-il fallu arracher préalablement les solides barreaux dont ils étaient garnis. Mais il trouva dans un petit caveau un certain nombre de bouteilles correctement rangées sur des casiers. Il en décoiffa une et la vida d'un trait. Il se sentit mieux, plus fort, ragaillardi. Dans un autre caveau où il pénétra, sa torche à la main, il vit une douzaine de petits tonnelets alignés debout, les uns à côté des autres. Il s'en approcha de très près. Mais il recula vivement, sortit du cachot et planta sa torche en terre aussi loin qu'il put. Il revint ensuite aux tonnelets et les étudia de près. Il frappa dessus. Ils rendirent tous un son mat qui indiquait qu'ils étaient pleins. Il en prit un et le souleva dans ses bras. Et, avec une moue de dédain : « Peuh ! fit-il en le reposant doucement à terre, si cela pèse une vingtaine de livres, c'est tout le bout du monde. N'importe, je ne suis pas fâché d'avoir trouvé cette poudre… Qui sait ? » Depuis un moment déjà, il entendait des coups violents qui lui parvenaient assourdis par la distance, car il se trouvait à ce moment assez loin de l'escalier. D'ailleurs, absorbé par la découverte de ces barils de poudre, il n'y avait prêté qu'une attention distraite. Il sortit du caveau aux poudres, et alors il ne put pas ne pas être frappé par la violence des coups portés à la porte de la cave. Il se dirigea vers l'escalier en se disant : « Diable ! Est-ce qu'ils s'inquiéteraient là-haut de ne pas voir remonter leur camarade ?… Ils mènent un tapage du diable… Ils sont au moins une dizaine. » Et avec un sourire terrible : « Chevalier, voici le moment venu de rechercher le coup mortel qui doit te soustraire au supplice de Mme Catherine… Mais, minute… Je veux bien faire le saut dans l'inconnu ; mais j'entends le faire en nombreuse compagnie… Tiens, je n'aime pas voyager seul, moi… » Il écouta un instant. Les coups tombaient avec précision sur la porte qui gémissait. Il n'y fit pas attention : il réfléchissait. Il ne réfléchit pas longtemps. Il partit presque immédiatement. Il revint au caveau aux tonnelets. Il en saisit un, le porta au bas de l'escalier. À coups de dague, il l'éventra. Il répandit la poudre en tas. Il en prit une partie qu'il répandit à terre en une longue traînée. Il avait un rire silencieux, formidable, en s'activant à cette œuvre de mort. Il disait, faisant allusion à la traînée de poudre : « Voilà la mèche… Passons au feu d'artifice, maintenant. » Il porta ainsi tous les tonnelets au bas de l'escalier, et les étagea en pyramide sur le tas de poudre. Il admira son œuvre, fit claquer la langue d'un air satisfait en disant : « C'est, ma foi, une vraie chance d'avoir trouvé cette poudre !… Qu'ils descendent maintenant s'ils veulent… Je jette la torche là-dessus… Et tout flambe, saute, croule… Choses et gens… Par l'enfer, puisqu'il faut partir, je m'en irai du moins dans une apothéose de feu et de sang ! » En effet, la torche au poing, il se campa près de l'infernale machine de mort qu'il venait de construire, et se tint prêt à y mettre le feu… à se faire sauter lui-même tout le premier… Là-haut, sur le palier, les quatre braves s'escrimaient en conscience contre la porte qui s'obstinait à résister. Ferrière, se souvenant de certaines paroles de la mère Culot, était monté dans les combles avec Fiorinda qui n'avait pas voulu le quitter : ils scrutaient l'horizon, afin de ne pas se laisser surprendre par Rospignac qui pouvait survenir d'un moment à l'autre… Ni les uns ni les autres ne se doutaient qu'ils évoluaient sur une mine chargée, qui pouvait exploser à tout instant, et projeter dans l'espace leurs corps sanglants, mutilés, déchiquetés, d'où ils retomberaient en une horrible pluie de membres épars, informes, calcinés, n'ayant plus rien d'humain. Et c'était leur ami le plus cher, celui pour lequel ils se dévouaient tous en ce moment même, c'était Beaurevers qui, par suite d'une effroyable méprise, pouvait et devait déchaîner l'épouvantable catastrophe, dont il serait la première victime… Ferrière et Fiorinda surveillaient donc le Chemin-auxClercs, par où il fallait nécessairement passer pour venir de la ville au bastillon. Et voici qu'au loin, à la hauteur de la rue de Seine, un épais tourbillon de poussière leur signala l'approche d'une nombreuse troupe de cavaliers qu'ils ne pouvaient pas encore apercevoir. Rien n'indiquait que ces cavaliers venaient à eux. Un pressentiment avertit Ferrière que c'était pour eux qu'ils accouraient ainsi, ventre à terre. Il jeta un regard anxieux sur sa fiancée. Elle comprit ce qui se passait en lui, et qu'il tremblait pour elle. Elle le rassura d'un sourire, et, très calme : « Descendez voir où ils en sont, dit-elle. Moi, je reste… Soyez sans crainte, si cette troupe vient ici, je descendrai vous avertir. » Ferrière quitta le grenier, la mine soucieuse : il comprenait, lui, que lorsqu'elle pourrait se rendre compte que la troupe venait bien au bastillon, il serait trop tard pour battre en retraite. Or, à en juger par les flots de poussière qu'elle soulevait sur son passage, il était clair que cette troupe était trop nombreuse pour qu'il pût espérer la mettre en déroute avec ses quatre compagnons pour tout renfort. Si forts et si braves qu'ils fussent les uns et les autres, ils seraient accablés par le nombre. Rien qu'en voyant sa mine, les quatre comprirent qu'il surgissait un nouveau contretemps. Ils interrompirent un instant leur besogne pour demander des nouvelles. Ce fut cet arrêt qui les sauva tous de l'explosion imminente. Car ils parlèrent. Et Beaurevers qui, ayant achevé ses préparatifs de mort, se tenait au bas de l'escalier, prêt à laisser tomber sa torche allumée sur le monceau de poudre, Beaurevers entendit et reconnut leurs voix. Il franchit en deux bonds les marches de l'escalier. Comme ils reprenaient leur tronc d'arbre, en jurant et en sacrant contre cette maudite porte qui tenait encore, elle s'ouvrit soudain et Beaurevers parut sur le seuil. Il était couvert de boue et de sang. Il avait la tête enveloppée de linges maculés, il était livide à faire peur, tout son corps était agité d'un tremblement convulsif. Beaurevers défaillit à la pensée que c'était lui qui avait failli exterminer ses meilleurs, ses seuls amis. Les quatre ne virent rien de cela. Ils ne virent qu'une seule et unique chose : c'était lui. Lui, bien vivant, Dieu merci. Et ils éclatèrent : « Saints et anges !… Vivadiou, lou pitchoun !… Santa Madona… Sacrament montsir le chevalier… » Ferrière vit, lui ; il fut aussitôt sur son ami qu'il prit dans ses bras et s'inquiéta : « Qu'avez-vous, Beaurevers ? » Le chevalier passa une main machinale sur son front ceint d'un bandeau et répondit : « Rien… Je vous expliquerai… Ah ! pauvres amis, j'ai bien failli… » Ils n'eurent pas le temps d'en dire davantage, ni de s'attendrir plus longtemps. Fiorinda parut. Elle eut un cri de joie en voyant Beaurevers. Elle oublia un instant ce qu'elle venait faire et, tout d'abord, courut lui tendre le front en disant dans un élan de joie profonde : « Je suis heureuse de vous revoir vivant ! » Il se mit à rire doucement et plaisanta : « Ah, çà ! vous m'avez donc cru mort ?… Mortdiable ! on ne me tue pas ainsi ! » On entendit un bruit étrange, caverneux : c'étaient les quatre braves qui riaient de cette idée baroque, saugrenue, à savoir que « lou pitchoun » pouvait être mort. Pourtant, ils l'avaient cru, eux aussi, un instant. Beaurevers jeta un coup d'œil malicieux de leur côté. Il les vit qui se tenaient humblement à l'écart, l'air embarrassé. Il comprit : « Allons, donnez-moi la main, sacripants ! » Ils se précipitèrent, balbutiant de vagues excuses, entremêlées de jurons et de protestations. Il les interrompit : « C'est bon, je ne veux pas savoir pourquoi vous ne vous êtes pas trouvés avec moi lorsque j'ai reçu ce maître coup de massue… Mais je vous avais bien dit de vous méfier des femmes. » Ils baissèrent la tête, honteux. Fiorinda les tira d'embarras en disant de son petit air calme : « Il serait temps d'organiser la défense. Ils viennent. Nous ne pouvons plus sortir. – Qui ça ? s'étonna Beaurevers. – Rospignac. » Ce nom suffit. Beaurevers comprit. L'air glacial qu'il prit à l'instant indiquait qu'il était inutile de lui donner d'autres explications. Une chose qui les rassura tous, c'est qu'ils virent que ses yeux pétillaient comme si on venait de lui annoncer une bonne nouvelle. Ferrière et Fiorinda échangèrent un sourire entendu. Maintenant qu'il était là, parmi eux, Rospignac et les suppôts pouvaient venir. Ils trouveraient à qui parler. Dans le chemin on entendait un grondement de tonnerre, le roulement ininterrompu d'une galopade effrénée. Beaurevers ne s'en occupa pas. Il souriait d'un sourire terrible. Et déjà il agissait. Il glissa quelques mots à l'oreille de ses quatre fidèles. Ils partirent comme des flèches, dégringolèrent l'escalier de la cave en bonds échevelés. Beaurevers passa dans le corps de garde, suivi de Ferrière et de Fiorinda qui se tenaient par la main, se souriaient avec amour, comme s'ils eussent été bien tranquilles dans la petite maison de la rue des Petits-Champs, et non point sur le point d'entamer une lutte de géants où, raisonnablement, tout indiquait qu'ils dussent avoir le dessous. Beaurevers vit les corps des blessés étendus dans des flaques de sang. Il s'apitoya : « Pauvres diables ! » Il ouvrit la porte, sauta dans la cour, alla droit aux deux portes extérieures. Il s'assura de leur force de résistance et qu'elles étaient bien fermées toutes les deux. D'un coup de poing il poussa les verrous de la petite porte, que Ferrière avait oublié de pousser, lui. Il était temps : le tonnerre de la cavalcade s'arrêtait au même instant devant ces deux portes. Il tourna tranquillement les talons en murmurant : « Elles tiendront un temps plus que suffisant. Inutile de se bousculer. » Il revint dans le corps de garde. Il y avait là un petit arsenal : dagues, rapières, coutelas, haches, masses, et jusqu'à deux arquebuses avec leurs mèches et les pierres à feu. Pris à l'improviste, les hommes de Rospignac n'avaient pas eu le temps de faire usage de ces armes. Beaurevers ne prit que les mèches des arquebuses. Et il monta au grenier, toujours suivi de Ferrière et de Fiorinda qui suivaient tous ses mouvements. Il y trouvèrent leurs compagnons… plus quatre tonnelets de poudre qu'ils venaient de monter. Beaurevers leur donna les mèches et, désignant de l'œil les tonnelets, prononça, pour toute indication, ce seul mot : « Activez. » Et ils s'activèrent, en effet, à nous ne savons quelle mystérieuse besogne. Beaurevers ouvrit une lucarne toute grande et, sans se montrer, regarda. Rospignac et ses hommes avaient mis pied à terre. Ils étaient bien une cinquantaine en tout. Les hommes attachèrent les chevaux aux anneaux scellés de distance en distance dans le mur de clôture. Rospignac et Guillaume Pentecôte s'approchèrent de la petite porte. Rospignac mit la clef dans la serrure et donna les deux tours. Mais la porte ne s'ouvrit pas… Il comprit. Il eut une imprécation : « Malédiction ! Ils sont maîtres de la place. » rant. Là-haut, Beaurevers et Ferrière regardaient. Et ils souriaient tous les deux d'un sourire terrible. Il lança un ordre bref. Quelques hommes partirent en cou- Tendrement appuyée à l'épaule de Ferrière qui la tenait par la taille, Fiorinda regardait aussi, et une expression de pitié se lisait dans son œil attristé. Mais elle ne disait rien : somme toute, ils défendaient leur vie… Les quatre avaient terminé leur besogne. Ils s'étaient assis sur les tonneaux de poudre, ils riaient et plaisantaient entre eux. Et à les voir tous si calmes, si insouciants, on n'eût pu croire qu'ils attendaient le choc de cinquante forcenés. En bas, les hommes qui étaient partis en courant étaient revenus porteurs de forts madriers. Ils se divisèrent par équipes et attaquèrent la grande porte avec ensemble et méthode. Bientôt la porte fut sur le point de céder… Sur un mot de Beaurevers, ils descendirent tous, la dague et la rapière au poing. Ils se massèrent devant la porte du perron et attendirent. Qu'attendaient-ils ? Peut-être Beaurevers qui était resté seul là-haut dans le grenier. Seul ? Non… les quatre tonnelets de poudre étaient rangés près de la brèche, surveillant les hommes qui entraient sans se bousculer, avec un ordre parfait. Rospignac, en effet, se doutait bien qu'il lui fallait maintenant enfoncer la porte de la maison. Et il avait donné d'avance ses instructions que les autres suivaient à la lettre, dressés qu'ils étaient à une discipline de fer. Et ils vinrent se ranger au bas du perron, traînant avec eux les poutres qui devaient servir à enfoncer cette deuxième porte. Ils n'y vinrent pas tous : une quin- zaine d'entre eux demeurèrent avec Guillaume Pentecôte qui les rangea devant la brèche. Oui, Rospignac avait prévu qu'il fallait assiéger la place. Mais il n'avait pas prévu ce qui allait se produire. Et voici ce qui se produisit : Là-haut, Beaurevers se montra à la fenêtre. Il tenait dans ses bras un des tonnelets qui, avait-il dit avec une moue de dédain, ne pesait pas plus d'une vingtaine de livres. Il souffla à pleins poumons sur un petit point rougeoyant qui parut s'enflammer, il balança un instant le tonnelet à bout de bras et le projeta de toutes ses forces dans l'espace. Cela fit comme une grosse boule noire… une boule noire que suivait une petite traînée de feu qui crépitait en s'allongeant avec une rapidité fantastique. Mais personne ne le vit, pour l'excellente raison que personne ne songeait à regarder en l'air. Et cela vint s'abattre en plein dans le groupe qui gardait la porte. Il y eut une explosion formidable, une gerbe de feu suivie d'une fumée noire, âcre. Un des battants de la porte disloquée fut emporté comme un fétu et projeté à cinquante toises de là, sur la prairie. Des quinze ou seize hommes qui se trouvaient là la seconde d'avant, une dizaine avaient été emportés, balayés, pulvérisés, volatilisés. Parmi eux, Guillaume Pentecôte, qui ne s'attendait certes pas à finir d'aussi triste manière. Les cinq ou six survivants se regardaient d'un air hébété, ne comprenant pas ce qui s'était produit, ne sachant au juste s'ils étaient morts ou vivants. Alors, ce fut une clameur énorme qui monta des rangs de ceux qui se pressaient sur et autour du perron et qui tous avaient été épargnés. Alors, aussi, il se produisit ce que Beaurevers avait prévu. Ne sachant pas au juste ce qui leur arrivait, ceux-là, pris soudain de panique, se ruèrent en rangs serrés vers la porte, sans réfléchir, comme des fous, hurlant et se bousculant. Et le deuxième tonnelet tomba sur eux. Car il suivit aussitôt. Puis le troisième et le quatrième tombèrent à leur tour, avec une implacable précision. Les survivants, qu'un hasard miraculeux avait épargnés, fous de terreur, fuyaient en hurlant à la mort. Les chevaux, effrayés par les explosions, hennissaient, ruaient, tiraient sur les longes, les brisaient, se lançaient au galop sur la prairie, renversant et foulant tout ce qui se trouvait sur leur passage. La cour et les abords immédiats du bastillon se trouvèrent balayés comme par enchantement. Il n'y avait plus personne. La porte de la maison s'était ouverte après l'explosion du dernier tonneau de poudre. Ferrière, Trinquemaille, Bouracan, Corpodibale et Strapafar, précédant Fiorinda, étaient sortis aussitôt, s'étaient rués vers la brèche agrandie par les explosions successives. Et ils étaient apparus, dagues et rapières au poing. Mais, nous l'avons dit, il n'y avait plus personne. Ils s'arrêtèrent. Ils attendirent Beaurevers qui ne tarda pas à les rejoindre. Ils s'éloignèrent sans hâte. Ils se gardèrent bien de rengainer, pensant que tout n'était peut-être pas fini. Ils ne se trompaient pas. Rospignac avait eu cette chance inouïe d'être épargné par les explosions. Comme ses hommes, il n'avait pas su résister à la panique. Comme eux et avec eux, il avait cherché son salut dans la fuite. Ç'avait été le premier mouvement, tout instinctif. Mais il n'avait pas été loin, lui ; il s'était vite ressaisi. À demi fou, non plus de terreur, mais de rage et de honte, il s'était arraché les cheveux, courant à droite et à gauche pour rassembler ceux de ses hommes qui avaient échappé au cataclysme et qui ne songeaient qu'à s'éloigner au plus vite de ce lieu infernal où la mort fauchait par paquets sans qu'on pût savoir d'où elle venait. Tout ce qu'il avait pu faire, ç'avait été de réunir une demidouzaine de ses chenapans. De ses cinquante coupe-jarrets, c'était tout ce qui lui restait. Les autres étaient morts, éclopés ou avaient disparu. Il est vrai que ceux qui lui restaient étaient particulièrement braves, puisque, comme lui, ils consentaient à revenir vers le lieu sinistre où c'était miracle qu'ils n'eussent pas laissé leur peau. Les deux troupes, celle de Beaurevers et celle de Rospignac, se rencontrèrent sur la prairie du petit Pré-aux-Clercs, non loin de la rue des Marais. « Sept contre sept ! dit Beaurevers, la partie n'est pas égale… pour eux. » Et désignant Rospignac de la pointe de sa rapière : « Celui-là est à moi… Qu'on me le laisse. » Les deux troupes se chargèrent avec une impétuosité égale. Si Beaurevers s'était réservé Rospignac, Rospignac s'était réservé Beaurevers. Nous ne saurions dénier la bravoure de ce brave titré qui s'appelait le baron de Rospignac. Les deux chefs se trouvèrent donc face à face, puisqu'ils se cherchaient avec le même indomptable désir d'en finir une fois pour toutes l'un avec l'autre. Les deux fers s'engagèrent. La passe d'armes fut assez brève. Beaurevers ne s'attarda pas. Tout de suite, il prépara son fameux coup par une série de feintes et se fendit à fond en lançant de sa voix claire : « Le beau coup de beau revers ! » Rospignac tomba à la renverse en vomissant des flots de sang. Un instant, il s'agita en soubresauts convulsifs, talonnant l'herbe de la prairie. Puis il demeura raide, figé dans l'éternelle immobilité. Ainsi finit Rospignac qui avait rêvé de devenir vidame de Saint-Germain, duc de Ferrière, Premier ministre de France et peut-être plus encore. Il n'eut en somme pas à se plaindre, ce fut là une fin des plus honorables pour lui. La mort de Rospignac refroidit ses acolytes. D'autant plus qu'ils voyaient fort bien qu'ils avaient affaire à des escrimeurs plus forts qu'eux et qu'après s'être tirés d'affaire par miracle jusque-là, ils ne sortiraient pas indemnes de cette dernière rencontre. Aussi furent-ils très heureux de prendre au mot Beaurevers lorsque, avec sa générosité accoutumée, il leur cria : « Allez-vous-en !… Nous vous faisons grâce ! » Et ils se hâtèrent de gagner au pied. Beaurevers, Ferrière et Fiorinda et les quatre braves se dirigèrent vers la porte de Nesles. Et personne ne se présenta pour leur barrer le passage. Comme ils passaient devant la rue de Seine, ils entendirent derrière eux le bruit d'une explosion formidable. Ils se retournèrent d'un même mouvement et virent une énorme colonne de feu jaillir du bastillon du Pré-aux-Clercs. Beaurevers : « Il restait six barils de poudre… Quelque badaud aura laissé tomber une étincelle. Et voici le bastillon qui flambe. Demain, il n'en restera plus que des décombres fumants… comme pour votre maison, devant laquelle nous venons de passer, Fiorinda. » ÉPILOGUE Deux jours après l'explosion du bastillon, le père de Beaurevers, l'illustre mage Nostradamus, sa mère et sa fiancée ellemême, Florise, arrivèrent à Paris. Fiorinda retourna à la maison de la rue des Petits-Champs. La veille de l'arrivée de la famille de Beaurevers, celui-ci se présenta chez le vidame et l'emmena au Louvre où le roi, lui ditil, voulait le voir. Ils y trouvèrent Ferrière. Le père et le fils se trouvèrent face à face pour la première fois depuis longtemps, en présence du roi et de Beaurevers. « Monsieur, dit François en s'adressant au vidame, je vous rappelle que vous avez donné votre consentement au mariage du vicomte de Ferrière, votre fils, avec celle que je lui ai choisie pour épouse. – Je ne m'en dédis point, Sire, répondit le vidame… à condition que le vicomte accepte. – Cela va sans dire, sourit François. Mais le vicomte acceptera, j'en réponds. » Et comme Ferrière esquissait un geste de protestation, il ajouta vivement : « Vous parlerez tout à l'heure, monsieur… quand vous aurez vu votre fiancée. » Il frappa aussitôt sur un timbre. La reine Marie Stuart parut. Elle conduisait elle-même, de sa royale main, Fiorinda rougissante, en habit de cour somptueux, qu'elle portait avec une aisance incomparable, comme si elle n'avait fait que cela de toute sa vie. François alla au-devant de la reine, prit Fiorinda par la main et la mena devant le vicomte en disant : « Voici madame la comtesse de Chaprose, que je vous propose pour épouse. » Et avec un air malicieux : « Si toutefois vous voulez bien l'accepter pour telle. » Ferrière tomba à genoux, saisit la main du roi et la porta à ses lèvres en bégayant : « Ah ! Sire, pouvez-vous le demander ?… – Là, triompha François en se tournant vers le vidame émerveillé, que vous avais-je dit ? » François tint la parole qu'il avait donnée au vidame : lui et la reine Marie Stuart assistèrent au mariage du vicomte de Ferrière avec Fiorinda, devenue comtesse de Chaprose, de par la volonté du roi, et ils ouvrirent le bal. Le duc de Ferrière se démit de sa charge de vidame de Saint-Germain et se retira dans ses terres avec son fils et sa bru. Ce qui était le meilleur moyen de se faire oublier de la vindicative Catherine. Ils y vécurent heureux et, comme dans les contes de fées, ils eurent beaucoup d'enfants – pas le vidame, bien entendu, mais Ferrière et Fiorinda. Au bout de quelques semaines, celle-ci avait si bien fait la conquête de son beau-père qu'il ne jurait que par elle et qu'on l'eût fort étonné en lui rappelant qu'il s'était opposé de tout son pouvoir à ce mariage qui lui apparaissait comme honteux. On sait que le pauvre petit François II s'alita le 15 novembre de cette même année 1560 pour ne plus se relever. Il mourut une vingtaine de jours plus tard, le 5 décembre. Du moins vécut-il ses derniers jours de bonne santé à sa guise et sans qu'aucun attentat nouveau se produisît contre lui. Voici pourquoi : Le lendemain de son arrivée, Nostradamus, après avoir visité François, était allé trouver Catherine et lui avait dit à brûlepourpoint : « Madame, si vous avez des dispositions à prendre en vue de la succession au trône, faites-le. D'ici un mois au plus, le roi sera mort. » Catherine savait qu'il était inutile de jouer la comédie avec Nostradamus. « En êtes-vous sûr, messire ? dit-elle froidement. – Tout à fait sûr, madame. – Pourtant, François paraît se porter à merveille. – Vous avez dit le mot, madame : il paraît. Mais il paraît seulement. Dans quelques jours, quinze, vingt jours peut-être, le roi prendra le lit… Il ne le quittera plus que pour aller rejoindre ses aïeux dans les caveaux de la basilique de Saint-Denis. » Catherine demeura un instant rêveuse. Et redressant la tête, fixant un regard ardent sur Nostradamus impassible : « Pourquoi me dites-vous cela ? » fit-elle. Froidement, Nostradamus répondit par une autre question : « Ne vous semble-t-il pas, madame, qu'il serait humain de laisser ce pauvre enfant vivre en paix le peu de jours qui lui restent à vivre ? – Je vous entends, messire, dit Catherine avec un sourire livide. Je vous entends et je vous approuve… si vous m'assurez que les choses iront ainsi que vous le dites. – Je vous l'affirme, madame. – Eh bien… nous avons attendu durant de longues années, nous pouvons bien patienter un mois encore. » Nostradamus avait obtenu ce qu'il voulait. Il s'inclina de son air froid et sortit. Quant à Beaurevers, si Catherine l'oublia, c'est que, après son mariage et sitôt après la mort de François, Nostradamus eut la prudence de l'emmener avec lui et toute sa famille loin de Paris, sous le ciel ensoleillé de la Provence. Catherine avait d'autres soucis en tête, à ce moment, que d'aller le poursuivre jusque-là de sa vengeance. Catherine pensait qu'avec le règne de l'enfant qu'était le nouveau roi, Charles IX, c'était son règne à elle qui commençait. Elle avait compté sans les Guises qui ne renonçaient pas à leurs projets ambitieux et qui le lui firent bien voir. LE PRÉ-AUX-CLERCS Michel Zévaco (1919) I L'AUBERGE DU PRÉ On l'appelait l'auberge du Pré, sans plus. Et cela suffisait, car elle était aussi célèbre, aussi en vogue, aussi bien achalandée que la tant fameuse auberge de La Devinière. Et il n'était pas un Parisien qui ne sût que le « pré » en question désignait le prestigieux et légendaire Pré-aux-Clercs, au centre duquel elle était située. Après avoir franchi le mur d'enceinte, soit par la porte de Nesle, soit par la porte de Buci, parvenu à la hauteur de la rue de Seine – qui commençait alors à se couvrir de maisons – on trouvait un petit chemin. L'auberge était la seule et unique maison érigée en bordure de ce chemin étroit, défoncé, bourbeux l'hiver, poussiéreux l'été, lequel longeait, à main gauche, le mur crénelé de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, et, à main droite, une succession de prairies galeuses. Ces prairies, piquées çà et là d'ormes, de chênes séculaires et d'arbres fruitiers, c'était le Pré-aux-Clercs. Le chemin s'appelait Chemin-aux-Clercs. Plus tard, il devait prendre le nom de rue du Colombier. C'est aujourd'hui la rue Jacob. L'auberge du Pré se trouvait à l'extrémité du Chemin-auxClercs, non loin d'un autre chemin qu'on appelait de Saint-Père, du nom d'une petite chapelle à laquelle il conduisait. Ce chemin-là est devenu la rue des Saints-Pères. Vue du dehors, l'auberge avait toutes les apparences d'une petite forteresse : l'endroit était écarté et les bagarres y étaient fréquentes. À l'intérieur, elle était aménagée de manière à ce que sa riche clientèle fût assurée d'y trouver tout le confort et toute la discrétion désirables. Le jour où commence ce récit, le 5 mai 1560, c'était sur le Chemin-aux-Clercs – comme tous les autres jours d'ailleurs – un va-et-vient incessant de gens qui entraient à l'auberge en vogue ou en sortaient. Les couples en galante équipée se glissaient sous les tonnelles discrètes des jardins, situés sur le derrière, tandis que les hommes seuls s'entassaient dans la salle commune. Au moment où nous y pénétrons, elle était bondée de clients. On soupait alors à cinq heures. Il était près de six heures. C'est dire que les repas touchaient à leur fin et que les consommateurs, fortement excités par la bonne chère et de trop copieuses rasades, y menaient grand tapage. Une jeune fille parut sur le seuil d'une porte de service, qui donnait sur les jardins : dix-sept ans, jolie à faire rêver, vive, souple, infiniment gracieuse, avec de beaux yeux noirs à la fois hardis et tendres, espiègles et ingénus. Elle portait avec une aisance admirable le coquet et chatoyant costume des contadines de Bergame. La porte, dans le cadre de laquelle elle se tenait, était percée à l'extrémité du mur au fond, à quelques pas de la cheminée de droite. Dans le renfoncement produit par cette cheminée, une table était dressée. À cette table, et dissimulés derrière les caisses d'arbustes et de fleurs, deux hommes étaient assis. Le premier de ces hommes – qui avait un torse d'hercule – lui tournait le dos. L'autre lui faisait face. C'était un gentilhomme d'une trentaine d'années, très élégant, très joli garçon – trop beau, peut-être. Le rideau de feuillage derrière lequel il s'abritait ne lui suffisant pas, paraît-il, il avait gardé le manteau. Et ce n'est que lorsque, par suite d'un mouvement un peu brusque, ce manteau s'écartait que l'on pouvait voir un somptueux costume de soie et de velours. De son coin, sûr de ne pas être vu lui-même, il surveillait avec une sombre attention les moindres gestes d'un jeune seigneur qui soupait seul, quelques travées plus loin. Et parfois, en le fixant, son œil gris clair prenait une expression de férocité terrifiante. Et d'un geste nerveux, machinal, il relevait alors du bout des doigts les crocs d'une soyeuse moustache noire. Ce fut sur ce personnage, avant qu'elle ne fût entrée, que tombèrent les yeux de la jeune fille. Et une ombre de contrariété passa sur son front si pur, et elle eut un instinctif mouvement de recul. Curieuse, elle se pencha et suivit ce regard chargé de haine mortelle. Et elle vit le jeune seigneur à qui il s'adressait. Vaillante, elle refoula son appréhension et entra résolument, avec un joli geste de bravade. Son apparition fut saluée par des vivats et des cris de joie qui partirent de différents côtés : « Fiorinda, la diseuse de bonne aventure ! – Fiorinda-laBelle ! – Fiorinda-la-Cruelle ! – Salut à vous tous, nobles seigneurs ! » lança-t-elle gaiement. Et très calme, très à son aise, elle se mit en demeure de circuler parmi ces hommes aux visages animés par les fumées des vins généreux, aux yeux luisants de désirs. Et dans son attitude très naturelle, suprêmement indifférente, on eût vainement cherché une intention de coquetterie. Il sautait aux yeux que tous les hommes rassemblés dans cette salle n'existaient à ses yeux qu'en tant que clients. Son unique souci était d'exercer honnêtement le métier qui la faisait vivre. Et ce métier consistait à prédire l'avenir, après une étude sommaire de la main. Elle était prudente, cependant, car elle manœuvra de manière à éviter l'homme qui avait paru l'inquiéter au point qu'elle avait failli renoncer à son travail à cause de lui. Malheureusement, la manœuvre était difficile : il lui fallait contourner la table, frôler l'homme au torse d'hercule. Il est vrai qu'il lui tournait le dos et qu'il paraissait uniquement préoccupé à s'empiffrer avec une ardeur telle qu'on eût pu croire qu'il était là pour se refaire des suites d'un très long jeûne. Il est vrai que le gentilhomme était si passionnément absorbé par sa surveillance qu'elle pouvait espérer réussir. Mais… En entendant crier ce nom musical, parfumé comme un bouquet de fleurs : Fiorinda, le gentilhomme avait eu un sursaut et, délaissant tout autre souci, s'était tourné vivement vers elle. Une rougeur subite empourpra ses joues mates. Une flamme ardente s'alluma dans ses yeux. Et ces yeux prirent alors une expression de passion violente, sauvage, qui avait on ne sait quoi d'inquiétant. Du pied, sous la table, il avertit son compagnon et dans un souffle, sur un ton impérieux, commanda : « Arrête, Guillaume Pentecôte ! » L'homme qui répondait à ce nom caractéristique de Guillaume Pentecôte leva le nez de dessus son assiette. Il montra ainsi un mufle effrayant, couturé de cicatrices, balafré par deux énormes moustaches. On ne pouvait s'y méprendre : celui-là était un truand. Et un truand d'aspect formidable. Il devait être dressé à l'exécution rapide et passive d'ordres mystérieux, compris à demi-mot. Il n'eut pas une seconde d'hésitation : il allongea un bras d'une longueur démesurée, abattit une main large et velue sur la jeune fille, qui s'engageait dans un traversée transversale, l'enleva comme une plume et la déposa doucement à côté du gentilhomme, au moment même où elle pensait lui avoir échappé. Elle eut un geste de dégoût profond. Ses yeux noirs lancèrent un double éclair, tandis que le rouge de l'indignation empourprait ses joues. Elle allait protester hautement. Le gentilhomme la prévint, et foudroyant du regard Guillaume Pentecôte qui courba ses puissantes épaules comme un homme pris en faute, il gronda : « Misérable drôle ! Je ne sais ce qui me retient de te plonger ce couteau dans la gorge !… Comment oses-tu bien abattre tes ignobles pattes sur une dame ? » Avec une mine piteuse, démentie par la lueur railleuse qui pointait au fond de ses prunelles, Guillaume Pentecôte essaya de s'excuser. Et d'une voix rocailleuse, prudemment assourdie : « Monsieur le baron… – Assez, coquin ! interrompit sourdement le baron. Nous réglerons cela à la maison. » Et tandis que Guillaume Pentecôte replongeait dans son assiette pour dissimuler un sourire goguenard qui semblait lui être particulier, il se retourna vers la jeune fille avec un air respectueux et empressé. Elle ne fut pas complètement dupe de la comédie. Mais elle comprit que, par son intervention spontanée, il venait de lui enlever le droit de se plaindre. Elle ne souffla mot. De même, elle ne se laissa pas leurrer par le respect qu'il lui témoignait. Ce respect était trop exagéré pour être sincère. Elle aurait pu se retirer sans difficulté à ce moment. Elle ne voulut pas reculer. Et ceci montrait que, décidément, elle était brave. Elle attendit donc, et tout dans son attitude indiquait qu'elle était résolue à tenir tête jusqu'au bout. Comme s'il jugeait l'incident clos, il dit à voix basse : « Eh quoi, ma jolie Fiorinda, ne daignez-vous pas me dire la bonne aventure en passant ? » Il tendait la main ouverte. Elle ne la prit pas. Et, avec une froideur marquée, une fermeté qu'on n'eût pas soupçonnée chez une enfant de son âge, en le regardant droit dans les yeux, elle prononça : « Il n'y a pas si longtemps que j'ai lu dans votre main. Je n'ai rien à ajouter à ce que je vous ai dit, monsieur le baron de Rospignac. » Ces paroles devaient avoir un sens particulier qui fut parfaitement compris du baron de Rospignac. Il eut un froncement de sourcils inquiétant. Cependant, au coup d'œil soupçonneux qu'il lança autour de lui, elle comprit qu'elle venait de prononcer son nom à haute voix. Elle eut un bon petit sourire qui indiquait que c'était à bon escient qu'elle avait commis cette indiscrétion, et se retira sans hâte, non en personne qui fuit, mais de l'air dédaigneux de quelqu'un qui laisse tomber un entretien qui lui déplaît. Il eut un mouvement violent comme pour la ressaisir. Mais il se retint. Il la suivit d'un long regard chargé de menace, et murmura : « Non !… Le service avant tout !… » Guillaume Pentecôte redressa son mufle de dogue et avec son air narquois : « Toujours aussi fière, aussi inhumaine, dit-il. Par mes bottes, monsieur le baron, on peut dire que vous n'avez pas de chance. Pour une fois que vous vous mêlez d'être assassiné d'amour, vous allez bouter le nez sur la vertu la plus farouche du royaume. – Patience, Pentecôte, patience !… Je la retrouverai… Rira bien qui rira le dernier. » II LA BONNE AVENTURE Cependant, Fiorinda se dirigeait tout droit vers ce gentilhomme que le baron couvait d'un œil mauvais. Elle ne le connaissait pas. Pourtant elle s'intéressait à lui, uniquement parce qu'elle avait surpris ce regard. C'était un grand jeune homme, – il marquait vingt ans à peine, figure pleine, œil naïf, comme étonné, d'une inexprimable douceur, petite moustache ébouriffée comme celle d'un jeune chat. Costume de velours gris, sans ornements ni broderies, mais de l'étoffe la plus fine, la plus riche qui se pût trouver, hautes bottes de daim gris montant jusqu'au milieu des cuisses, moulant des jambes nerveuses, un peu grêles, longue et forte rapière au côté. Sous ce costume d'une opulente simplicité, il était impossible de rêver plus de grâce harmonieuse, plus de hautaine distinction alliée à plus de juvénile élégance. Fiorinda avait sans doute une de ces âmes d'artiste qui ne sauraient demeurer indifférentes à la vue de ce qui est vraiment beau : elle admira naïvement, sans arrière-pensée, sans songer à dissimuler son admiration. Lui, en entendant les exclamations grossièrement laudatives qui avaient salué son entrée, avait dressé la tête. Et il la regardait venir de son œil étonné, où se lisait un muet émerveillement. Ils eurent en même temps l'intuition de leur admiration réciproque. Et ils rougirent, comme deux enfants qu'ils étaient. Mais leurs regards demeurèrent loyalement fixés l'un sur l'autre. Ils se voyaient pour la première fois, et, comme de vieilles connaissances, ils se sourirent gentiment. Cette scène muette, extrêmement rapide, n'échappa pas à l'œil perçant du baron de Rospignac. Le sang afflua brusquement à ses pommettes et reflua avec la même soudaineté. Il eut un mouvement comme pour se précipiter entre eux. Il se contint, par un effort qui fit pointer la sueur à la racine de ses cheveux. Et, livide, serrant à le broyer le bras de Guillaume Pentecôte, d'une voix rauque, dans un souffle, il grimaça : « As-tu vu ?… ce regard !… ce sourire !… – Pardieu ! Je ne suis pas un aveugle, railla le truand. – Ils se connaissent !… – Cela m'en a tout l'air. – Ils s'aiment !… – Eh ! eh !… cela se pourrait, monsieur le baron. Voilà qui expliquerait l'insurmontable résistance à laquelle nous nous heurtons. » Le visage de Rospignac prit une expression de férocité effrayante. Et, caressant le manche de sa dague d'un geste d'une éloquence terrible, il hoqueta : « Et j'hésitais !… Je me mêlais d'avoir des scrupules !… Triple niais que je suis !… Par le sang du Christ ! Vous apprendrez, monsieur le comte de Louvre, ce qu'il en coûte de marcher sur mes brisées. » Et Guillaume Pentecôte, qui le connaissait bien, songea avec un frémissement : « Ça se gâte ! Ça se gâte !… Je ne vou- drais pas être dans la peau du damoiseau ! Son compte est bon, à celui-là ! » Et considérant plus attentivement celui que son maître venait d'appeler le comte de Louvre, tout haut : « Ne trouvez-vous pas, monsieur, que ce damoiseau ressemble à quelqu'un que nous connaissons ?… Où diable l'avonsnous vu ? » Ces paroles parurent calmer subitement Rospignac. Il reprit son air calme, ses attitudes élégantes. Et, plongeant son regard acéré dans les yeux de Guillaume Pentecôte, il interrompit d'une voix tranchante, sur un ton glacial : « Ne cherche pas !… Surtout ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas !… Tiens-toi prêt, plutôt ! » Pendant ce temps, Fiorinda proposait de son air le plus engageant : « Désirez-vous, mon gentilhomme, que je soulève le coin du voile mystérieux qui couvre votre avenir ? » Très amusé, le comte de Louvre accepta sans hésiter : « Un avenir dévoilé par d'aussi jolies lèvres que les vôtres, ma belle enfant, ne saurait être qu'un avenir riant et rose. Je n'aurai garde de manquer une si belle occasion. – Donnez-moi votre main, mon gentilhomme, dit-elle. Pas celle-ci… La gauche : la main du cœur. – Voilà », fit-il en riant de plus belle. Et il tendit une main d'enfant, admirablement soignée. Au moment où elle allait jeter les yeux sur les lignes de cette main, des voix crièrent : « Viens ici, Fiorinda ! » L'appel était plus que cavalier. Les voix qui le proféraient, impérieuses, insolentes. Le comte de Louvre fronça le sourcil et fixa sur ceux qui l'avaient lancé un œil hautain, qui se fit soudain d'une froideur glaciale. Elle tourna légèrement la tête de ce côté, d'un air de suprême dédain. L'appel partait d'un groupe de jeunes gens qui occupaient trois tables mises bout à bout, au centre de la salle. Ils étaient tous très jeunes – de vingt à vingt-cinq ans. Tous riches : la splendeur des costumes et la folle dépense qu'ils faisaient en témoignaient hautement. Tous, à n'en pas douter, d'illustres maisons. Tous, enfin, plus ivres les uns que les autres, et menant, à eux six, plus de bruit que tous les autres consommateurs réunis. Tous, moins un, cependant. Celui-là était un gentilhomme de vingt à vingt-deux ans : figure fine, aristocratique, air doux, réservé, presque timide. Un type accompli de grand seigneur. Fiorinda observa que celui-là seul avait gardé tout son sang-froid. Sa contenance digne, volontairement effacée, contrastait singulièrement avec l'attitude des jeunes fous, au milieu desquels il semblait qu'il fût comme ennuyé de se trouver. Les acclamations de ses compagnons avaient attiré son attention sur la jeune fille. Il était clair qu'il la voyait pour la première fois lorsque ses yeux – qu'il avait très beaux – se posèrent sur elle avec seulement un peu de curiosité. Et ses yeux clignotèrent comme éblouis, trahirent l'ardente admiration qui se levait en lui. Et à partir de ce moment il lui fut impossible de détacher ses yeux de la radieuse apparition, qu'il suivait dans toutes ses évolutions. Cependant, Fiorinda répondit avec une certaine froideur plutôt rare chez elle : « Tout à l'heure, messeigneurs !… Vous voyez bien que je suis occupée. » La raison n'était pas suffisante pour des seigneurs pénétrés de leur importance, comme semblaient l'être ceux-là. Ils dévisagèrent le comte de Louvre. Son grand air leur en imposa sans doute, car ils se contentèrent de dire : « Dépêche-toi, Fiorinda… Le vicomte de Ferrière veut faire ta connaissance… « Conçoit-on cela ! Le gentilhomme le plus accompli de la cour, qui ne connaît pas la Fiorinda !… C'est inouï ! Extravagant ! Inconcevable ! Incroyable ! » Ils braillaient cela à tue-tête, sans se soucier le moins du monde des assistants qui ne semblaient pas exister pour eux ! Elle ne put s'empêcher de rire. Elle eut un coup d'œil malicieux à l'adresse de celui dont on lui révélait – ainsi qu'à tout le monde – le nom et le titre, et lui adressant un sourire, elle promit évasivement : « Votre tour viendra, monsieur le vicomte de Ferrière. » Le vicomte, étrangement troublé par ce sourire qui, manifestement, s'adressait à lui seul, y répondit par un salut profond et gracieux. Ses compagnons prirent ce sourire pour eux. Et satisfaits, ils n'insistèrent pas davantage. Elle revint au comte de Louvre qui attendait patiemment et s'excusa : « Je vous demande pardon, mon gentilhomme. » Il eut un geste de bienveillante politesse et d'un air sérieux : « Est-ce que vous avez l'intention de vous rendre à… l'invitation de ces gentilshommes ? – Non, ma foi, dit-elle. Ils sont bien trop ivres pour que je me risque en leur société. » Il l'approuva gravement. « Voyons ce que dit cette main », fit-elle de son air enjoué. Le comte tendit à nouveau sa main ouverte. Elle jeta les yeux sur cette main. Et son visage mobile prit aussitôt une expression de douce compassion, tandis qu'elle songeait : « Pauvre jeune homme ! » Le comte ne vit pas cet air apitoyé. Il souriait d'un air détaché, comme s'il ne prenait pas au sérieux cette consultation. Mais l'attention soutenue avec laquelle il fixait sa propre main, la légère contraction de ses traits indiquait qu'il y attachait une importance plus grande qu'il ne voulait bien le laisser voir. Surpris de ce silence prolongé, il leva la tête et avec un sourire contraint : « Eh bien ? fit-il. – Eh bien, je vois, mon gentilhomme : pas de longs voyages, rien de sensationnel une vie calme qui se prolongera longtemps sans que rien de fâcheux vienne la troubler… Car vous vivrez vieux, mon gentilhomme. – Je vivrai vieux ! fit-il en affectant un air sceptique. Jusqu'à cinquante ans, peut-être. – Davantage, monseigneur. Vous dépasserez la cinquantaine… de beaucoup. – Vrai ? – Je ne me trompe jamais ! – À quoi voyez-vous cela ? » Il y eut une explication – qu'elle fit volontairement confuse – sur une interminable ligne de vie qu'elle prétendait très nette et très visible… et qu'il ne parvenait pas à voir, lui. Elle fit tant et si bien que cette ligne imaginaire, il finit par la voir… aussi clairement que le verre de Saumur pétillant qu'il avait devant lui et qu'il vida d'un trait, à la santé de la jolie diseuse de bonne aventure. Rayonnant, il fouilla dans une bourse de soie, gonflée de pièces d'or. Sans compter, il prit une poignée de ces belles pièces et la mit dans sa petite main. Le geste était d'une munificence royale. Il y avait là de quoi la faire vivre à son aise une année durant. Sans regarder, elle empocha tranquillement, en un geste d'indifférence superbe, en disant simplement : « Grand merci, mon gentilhomme. » Comme elle allait s'éloigner, il la retint encore. Et avec une grande timidité charmante : « Vous ne me dites pas… Vous ne parlez pas… » Il s'arrêta, rougissant et embarrassé. Elle encouragea gentiment : « Quoi donc, mon gentilhomme ? » Il prit son courage à deux mains et lança tout d'une traite : « Voyons, serai-je heureux en amour ? » Il tendait encore sa main. Elle ne la prit pas. Elle éclata de son joli rire perlé : « Ce n'est pas votre main qu'il faut regarder pour cela… C'est votre miroir. – Mon miroir ? – Sans doute. Consultez-le, monseigneur… Et il vous dira que lorsqu'on a votre visage, votre air et votre tournure… on n'a qu'à vouloir pour être heureux en amour. » Elle partit en riant. Il la suivit d'un long regard où se lisait une réelle et profonde sympathie, en songeant : « Voici une adorable créature ! » Elle, de son côté, en circulant autour des tables, se disait : « J'ai fait un gros mensonge… Mais j'ai fait en même temps une bonne action. Ceci compense bien cela… Grâce à l'illusion heureuse que j'ai su faire pénétrer en lui, ce pauvre jeune homme ne se doute pas qu'il est condamné… que la mort est sa fiancée – à lui qui rêve d'être heureux en amour – et qu'elle l'enlacera de ses bras décharnés et l'emportera, avant que six mois soient révolus. » III DE L'AUBERGE AU PRÉ IL N'Y A QU'UN PAS Elle allait de celui-ci à celui-là, évitant avec adresse le groupe tapageur qui semblait l'avoir momentanément oubliée. Et pourtant elle semait l'espoir et la joie. Elle était parvenue ainsi à la cheminée de gauche. Derrière les massifs de cette cheminée, il y avait un groupe de cinq personnes. Cela faisait comme le pendant du petit groupe formé à droite par Rospignac et Pentecôte. Quatre de ces personnages avaient dépassé la quarantaine. Gentilshommes ? Eux le prétendaient, car, lorsqu'il leur arrivait de se nommer mutuellement dans la conversation, ils ne manquaient jamais de faire précéder leurs noms du titre et de la particule : monsieur de Trinquemaille, monsieur de Strapafar, monsieur de Corpodibale, monsieur de Bouracan. Il est certain qu'ils étaient superbes sous leurs magnifiques costumes… Seulement ces costumes paraissaient trop neufs, trop riches, d'une élégance trop tapageuse, et si chargés de galons, de broderies, de rubans et de plumes qu'ils en étaient comme écrasés. Il est certain qu'ils se redressaient en des attitudes très dignes, très fières… Seulement, attitudes et gestes avaient on ne sait quoi de gauche et d'exagéré qui sentait l'étude patiente et laborieuse. Ils vous avaient des grâces d'éléphants s'évertuant à contrefaire les mouvements souples et gracieux d'une gazelle. On ne pouvait les regarder sans éprouver une im- périeuse envie de rire… Seulement, si on jetait un coup d'œil sur leurs rudes trognes de sacripants, si on considérait ces yeux terribles qui semblaient vouloir provoquer tout l'univers, ces longues moustaches de tranche-montagne, ces crocs formidables qui semblaient vouloir tout dévorer, ces énormes et pesantes rapières qu'ils avaient au côté, on sentait l'impérieuse nécessité de refréner le rire… ou tout au moins de se détourner pour ne pas le leur laisser voir. Ils causaient entre eux, à voix basse, ainsi qu'il sied à des gens de bonne compagnie. Parfois, ils s'oubliaient. Alors, quatre jurons éclataient comme des détonations : « Palsembleu ! » disait Trinquemaille avec l'accent grasseyant du Parisien : « Milodius ! » disait Strapafar, qui était Provençal… ou Gascon (il ne savait pas au juste lui-même). « Corpo di Cristo ! » disait l'Italien Corpodibale. « Sacrement ! » disait Bouracan, qui était Flamand. Le cinquième personnage était un gentilhomme de vingtdeux ans environ : une de ces physionomies étincelantes qui ne sauraient demeurer inaperçues, un regard clair, rayonnant de loyauté, un sourire nuancé d'une légère teinte de mélancolie, une élégance souple sous un riche et simple costume de nuance effacée, un port de tête altier, un air d'irrésistible autorité. Incontestablement celui-là était le chef du groupe. Il ne se mêlait pas à la conversation des quatre et demeurait silencieux et rêveur, fixant parfois son clair regard sur le comte de Louvre qui lui tournait le dos. Lorsque ses compagnons élevaient trop la voix, il les rappelait à l'ordre d'un coup d'œil sévère. Alors, le Parisien Trinquemaille murmurait gravement, d'une voix onctueuse. « Messieurs, messieurs, modérez ces éclats de voix de mauvais ton !… Est-ce ainsi que vous avez profité des leçons que d'illustres dames voulurent bien vous donner quand nous avions l'insigne honneur d'être gentilshommes de Mme la reine Catherine ?… Vous verrez, messieurs, que M. le chevalier de Beaurevers finira par se fâcher… et alors, gare à vous ! » Les autres jetaient un regard inquiet vers ce chevalier de Beaurevers dont on les menaçait, qu'ils paraissaient redouter particulièrement et qui, lui, se détournait pour dissimuler un sourire de fraternelle indulgence. Et ils baissaient la tête comme des coupables, et ils s'excusaient en se chargeant mutuellement comme des enfants… de grands et terribles enfants : « Pécaire ! Ce n'est pas moi !… C'est M. de Corpodibale qui ne sait pas se tenir en noble compagnie. – Dio santo ! ce n'est pas moi ! c'est M. de Bouracan qui s'oublie toujours ! » Fiorinda passa devant ce groupe en répondant par un sourire au salut discret que lui adressait le chevalier de Beaurevers. Les quatre, qui depuis son entrée s'agitaient sur leurs sièges comme s'ils eussent été assis sur des pelotes d'épingles, la suivirent d'un quadruple regard émerveillé. Et ils lâchèrent les écluses de leur admiration : « Anges du paradis, c'est sûrement le plus beau d'entre vous qui est descendu parmi nous ! Susurra Trinquemaille de sa voix la plus onctueuse. – Vé ! la pitchounette est si radieuse que le soleil pâlit devant elle ! dit Strapafar. – La madone paraîtrait une vulgaire maritorne à côté de cette divine ragazette ! » flûta Corpodibale. La recette avait été des plus fructueuses. Fiorinda se dirigea vers la sortie. Mais si elle avait oublié les amis turbulents du vicomte de Ferrière, ils ne l'avaient pas oubliée, eux. Ils le firent bien voir. Ils protestèrent hautement. « Comment Fiorinda, tu t'en vas ?… – Et nous ?… – C'est une trahison ! » Ils paraissaient plus ivres, plus excités que précédemment. Elle cherchait une défaite polie pour se débarrasser d'eux. Elle n'eut pas le temps de parler. Ils se précipitèrent tous ensemble et l'entourèrent. Leur résister était impossible. Elle se résigna, d'assez bonne grâce, à les suivre. « Allons, messeigneurs, montrez vos mains. La diseuse de bonne aventure vous dévoilera votre avenir. » Un instant, elle put croire qu'ils allaient accepter et qu'elle serait libre ensuite. Il n'en fut rien. Un de la bande, qui répondait au nom de Saint-Solin, s'écria : « Au diable l'avenir !… Le présent seul m'intéresse… Et ce que je veux, présentement, ce sont tes baisers, la belle !… Combien les vends-tu ?… Parle, fais ton prix… Ma bourse est bien garnie, comme tu peux le voir, et je ne suis pas homme à marchander. » En disant ces mots, il agitait devant elle, en un geste insultant une bourse qui, en effet, était d'apparence respectable. Saint-Solin devait avoir traduit ainsi, tout haut, l'arrièrepensée de ses compagnons, car ils approuvèrent bruyamment et se hâtèrent de renchérir. Ferrière était devenu de glace. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Seulement, il jeta sur eux un long regard chargé de mépris. Puis ce regard, comme invinciblement attiré par un aimant, revint se fixer sur la jeune fille et il attendit sa réponse, avec, eût-on dit, comme une sourde anxiété. Sous l'inqualifiable outrage, elle avait pâli. Ses beaux yeux noirs eurent une lueur de révolte indignée. Et, redressée dans une attitude de souveraine dignité, élevant la voix de manière à être entendue de tous : « Allons, messieurs, dit-elle, cessez ce jeu… Laissez-moi aller… Et je vous promets d'effacer de ma mémoire le souvenir de ces grossièretés indignes de gentilshommes. » Sur la salle, le silence plana soudain. Tous les yeux se fixèrent sur le groupe devenu le centre de l'attention générale. Au fond, le jeune comte de Louve marqua son intention en assujettissant le ceinturon d'un geste vif. Et, très attentif, il attendit en fixant obstinément sur les insulteurs ce regard hautain, glacial, qu'il avait eu déjà une fois pour eux. À gauche, le chevalier de Beaurevers fronça le sourcil, et caressa d'un geste nerveux la poignée de son immense rapière. Ce que voyant, les quatre, qui suivaient tous ses mouvements, se tinrent prêts à dégainer. À droite, une fois encore, le baron de Rospignac avait failli s'élancer. Un coup d'œil lancé sur le comte de Louvre l'avait cloué sur place, en lui rappelant que, suivant son propre mot : Il était de service. Et il faut croire que la mission dont il était chargé était particulièrement grave, car, de la contrainte qu'il s'imposait, la sueur ruisselait sur son visage. Ce que Guillaume Pentecôte observait de son air goguenard. Enfin, le vicomte de Ferrière avait admiré en homme qui s'y connaît. « Par la chair de Dieu ! on dirait une reine accordant une grâce ! » Et il eut le même geste que Beaurevers : sa main se crispa sur la poignée de son épée. Les jeunes gens qui entouraient Fiorinda eurent l'intuition vague du mauvais rôle qu'ils jouaient. Peut-être eussent-ils reculé. Il en était temps encore. Malheureusement, malgré leur ivresse, ils sentirent peser sur eux l'attention générale. Ils voulurent la braver. Ils accueillirent donc les paroles de la jeune fille par des ricanements, et dévoilèrent leur pensée intime par une suite d'exclamations qui se fondirent en une unique clameur : « Non, pardieu ! Nous te tenons, nous te gardons ! – Tu nous excèdes avec ton insupportable vertu ! – Il faut en finir une bonne fois. – Parfandieu, c'est bien de l'honneur que nous faisons à une coureuse des rues telle que toi ! – De gré ou de force, nous aurons tes baisers ! » Ils la bousculèrent. Saint-Solin abattit sa poigne sur son épaule et voulut l'embrasser de force. Elle se dégagea d'une brusque saccade et cingla : « Vous êtes cinq hommes et vous violentez une femme !… N'y a-t-il donc pas un seul gentilhomme parmi vous ? » Et cette fois ses yeux lançaient un appel direct à Ferrière, lequel suivait cette scène avec une attention passionnée qui l'étonnait lui-même. Et Ferrière, d'un peu pâle qu'il était, devint brusquement pourpre. Le comte de Louvre se leva vivement. Au même instant, Beaurevers et Rospignac furent debout. Et tous deux, en même temps et à voix basse, ils eurent le même mot qui fit se dresser leurs compagnons : « Attention !… » Mais ce n'était pas Fiorinda qu'ils regardaient. C'était le comte de Louvre. Il était clair qu'ils réglaient leurs mouvements sur ceux de ce jeune seigneur. Et lui ignorait – ou paraissait ignorer – l'étrange et très étroite surveillance dont il était l'objet. Au même instant aussi, une voix jeune, chaude, vibrante d'indignation, lança : « Assez ! En voilà assez !… » En même temps, un coup sec, pareil à un éclatant coup de fouet, retentit au milieu du silence. C'était Ferrière qui, répondant à l'appel muet de la jeune fille, venait de parler ainsi et qui, ayant dégainé d'un geste rapide, venait de frapper rudement la table du plat de son épée. Effarés, ils lâchèrent leur proie, et, soudain hérissés, grinçant des dents, ils firent face à celui qui se permettait de venir les troubler dans leurs amusements et qui leur parlait sur ce ton d'insupportable et insolente autorité. Fiorinda en profita pour s'éclipser et se glisser dehors. Elle n'opéra cette retraite qu'après avoir jeté sur son défenseur un regard de gratitude, qu'il ne vit pas, du reste, attendu qu'il était trop occupé avec la meute menaçante. Ceci s'était accompli avec une rapidité qui tenait du prodige. Le comte de Louvre reprit tranquillement sa place, en disant assez haut pour être entendu : « À la bonne heure !… Voici un digne gentilhomme. » Aussitôt Beaurevers et Rospignac se rassirent à leur table, s'effacèrent derrière leur rideau de verdure. Et leurs compagnons les imitèrent. Fiorinda partie, l'incident reprenait les proportions modestes d'une simple dispute. La fin se passa à peu près inaperçue. Ce fut très bref, d'ailleurs : « C'est à nous que tu parles sur ce ton ? demanda SaintSolin de son air le plus rogue. – Que signifie cet impertinent : « En voilà assez ! » fit un autre qui s'appelait Saverny. Sèchement, le vicomte répondit aux deux questions en même temps : « À vous, oui !… Quant à ce que j'ai dit, il me semble que c'est très clair. Toutefois, s'il vous faut de plus amples explications, je suis prêt à vous les fournir… sur le pré qui n'est pas loin. » Et il accentua ses paroles d'un petit rire insultant, en fouettant l'air de sa rapière, d'une manière significative. Il y eut une bordée de jurons, des grondements furieux, de sourdes menaces, et ce fut la sortie tumultueuse, en tempête. Très calme, le vicomte de Ferrière sortit le dernier, posément, sans se presser le moins du monde. IV LE PRÉ-AUX-CLERCS Trois ou quatre curieux se levèrent précipitamment et partirent en courant, dans l'intention d'assister au spectacle sanglant qui allait se dérouler. Le comte de Louvre jeta sur la table deux pièces d'or – qui représentaient largement le double de sa dépense et suivit d'un air de plus en plus intéressé. Sur ses talons, et sans qu'il y prît garde, Beaurevers, Rospignac et leurs acolytes sortirent à leur tour. Tout ce monde tourna à droite dans le Chemin-aux-Clercs et s'engagea sur la prairie. Le vicomte, les personnages que nous avons nommés et les curieux suivaient d'assez loin, espacés et disséminés à droite et à gauche. Seul, Guillaume Pentecôte avait disparu. Sur un ordre de Rospignac, il était parti comme une flèche. Il avait tourné à gauche, et, longeant le fossé de l'abbaye, il s'était dirigé vers la ville d'un pas allongé. Parvenu aux environs de la porte de Nesle, il siffla une courte modulation. À ce signal, des fossés de la ville, de trous invisibles, de derrière des troncs d'arbre ou des mottes de terre, des têtes se montrèrent avec précaution : des gueules effrayantes de loups affamés, avec des yeux ardents comme des braises et des crocs qui semblaient prêts à happer et à broyer la proie. Ils étaient bien une douzaine. Et ils avaient tous de ces faces inquiétantes, faites pour jeter l'épouvante au cœur des plus intrépides. « Attention ! » lança Guillaume Pentecôte d'une voix assourdie. C'était bref, mais suffisamment explicite pour eux, à ce qu'il paraît. On entendit une série de grognements indistincts, et toutes les têtes plongèrent, s'évanouirent, comme de fantastiques apparitions de cauchemar. Guillaume Pentecôte lui-même sembla s'être volatilisé, tapi sans doute dans quelque trou, tel un monstrueux cloporte. Et ce fut de nouveau le silence et la solitude… Si bien que l'œil le plus perçant, le mieux exercé, n'eût pu soupçonner qu'une belle et bonne embuscade était tendue là. Pendant ce temps, les adversaires de Ferrière étaient arrivés au pied de la butte. Venus là par suite d'une provocation collective, ils avaient, suivant les règles qui régissaient alors le duel, le droit d'attaquer tous ensemble. Il est à présumer que, de sang-froid, ils eussent repoussé avec indignation la pensée de se mettre à cinq contre un. Dans l'état où ils étaient, et sous le coup de la colère, ils n'y songèrent pas. Ils tombèrent en garde avec un ensemble parfait, marquant ainsi leur intention d'user de leur droit. Ferrière ne fit pas la moindre observation. Mais le sourire dédaigneux qui errait sur ses lèvres indiquait clairement ce qu'il pensait de cette manière de faire. Il était toujours très calme, presque indifférent. Cependant, une lueur de colère s'allumait dans son œil clair, lorsque cet œil se fixait sur Saint-Solin. On eût dit que c'était à celui-là particulièrement qu'il en voulait. Avec le manteau long, enroulé fortement autour du bras gauche, il se fit une manière de bouclier. Et ce fut lui qui, la dague solidement emmanchée dans le poing gauche, la rapière haute, chargea le premier, avec une irrésistible impétuosité. Il y eut comme un tourbillon d'acier, un fourmillement, un tumultueux froissement de fer où jaillirent des étincelles. Et, presque aussitôt, une plainte sourde se fit entendre. Un des cinq tomba en vomissant le sang et demeura étendu sur l'herbe, les bras en croix. C'était Saint-Solin, que Ferrière avait spécialement visé… et qu'il n'avait pas manqué. Aussitôt le vicomte fit un bond en arrière et souffla un inappréciable instant. Son pourpoint avait reçu plus d'une entaille, mais il était indemne : rien, pas une écorchure. Sans leur laisser le temps de se reconnaître, il fonça une seconde fois, tête baissée. Le même choc infernal se produisit, le même tourbillon étincelant, le même froissement fantastique se renouvelèrent. Une voix cria : « J'en tiens ! » Un homme sortit du rang, se mit à l'écart, en soutenant de sa main gauche son bras droit dont la manche de satin mauve se teignait de pourpre. C'était Saverny. Une fois encore Ferrière se mit hors d'atteinte et souffla. Et la même manœuvre recommença pour la troisième fois. Et, pour la troisième fois, elle réussit : un autre combattant tomba et se traîna péniblement hors du champ restreint de la lutte. Celui-là s'appelait Roquebron. Cette fois, Ferrière avait ses vêtements en lambeaux. Le manteau qui lui servait à parer les coups était littéralement haché. Le bras gauche et la poitrine étaient couverts d'estafilades. Mais il n'avait pas une seule blessure sérieuse. Et, dans le feu de l'action, il ne sentait même pas ces égratignures. Il engagea résolument le fer contre les deux adversaires qui restaient et qui se nommaient Bonneval et d'Abancourt. La lutte allait reprendre plus violente, plus acharnée, plus terrible peutêtre, car ces deux-là paraissaient avoir recouvré enfin ce sangfroid nécessaire qui leur avait fait défaut jusque-là. Mais alors, au risque de se faire embrocher, le blessé, Saverny, se jeta résolument entre les combattants et écarta les épées de sa main valide, en criant : « Assez ! Assez !… Tu es un brave, Ferrière, et je ne me pardonnerai jamais la vilaine action que nous avons commise en nous mettant à cinq contre un ! » Et Roquebron, assis sur l'herbe, comprimant des deux mains sa cuisse d'où s'échappait un mince filet de sang, Roquebron appuya : « Oui, en voilà assez !… Tu avais raison, Ferrière, nous nous sommes conduits comme de vils manants. Et nous n'avons pas volé la correction que tu viens de nous infliger. » Ils étaient dégrisés maintenant, cela se voyait. Et la loyauté avec laquelle ils reconnaissaient leurs torts indiquait qu'ils pouvaient être vifs, frivoles, étourdis, mais qu'en somme, le fond était moins mauvais qu'on eût pu le penser. Ferrière, ramassé sur lui-même, la pointe de l'épée appuyée sur le bout de la botte, l'œil étincelant rivé sur ses deux adversaires, attendait qu'ils se décidassent. Bonneval et d'Abancourt hésitaient. Ils étaient deux contre un, pouvaient-ils céder sans se déshonorer ? Cette question se lisait si clairement sur leurs visages indécis que Saverny y répondit comme si elle avait été formulée à haute voix. « C'est précisément parce que vous êtes deux contre un qu'on ne pourra pas dire que c'est la peur qui vous a fait reculer. – Rengaine, Bonneval ; rengaine, d'Abancourt ! Objurgua Roquebron à son tour. Sang Dieu, nous avons assez fait les fous comme cela ! » Ils eurent le bon esprit de se rendre à ces raisons. Ils joignirent les talons, comme à la parade, saluèrent galamment d'un geste large de l'épée et rengainèrent comme on le leur conseillait. Ils firent mieux : ils s'excusèrent, l'air un peu honteux : « Que veux-tu, vicomte, nous étions tellement ivres !… – Du diable si nous savions ce que nous disions et ce que nous faisions !… » Il était impossible de souhaiter victoire plus complète, et sur tous les terrains. Pourtant, Ferrière ne triompha pas. Au contraire, il reprit instantanément cet air réservé, un peu timide, qui avait chez lui un charme tout particulier. Il rendit le salut avec la même grâce galante qu'il lui était adressé et avec une insouciante générosité : « Pardieu ! fit-il, je savais bien qu'une fois dégrisés vous regretteriez ce que vous avez fait. N'en parlons plus. » C'était la réconciliation. Une franche et loyale poignée de main vint la confirmer. Ils se tournèrent alors vers Saint-Solin qui, étendu sur le pré, ne donnait plus signe de vie. V FIORINDA À ce moment, Fiorinda parut au haut du petit sentier qui conduisait à la porte du moulin. Du haut de cet observatoire, blottie dans l'herbe épaisse et drue, elle avait suivi d'un œil angoissé toutes les péripéties de l'inégale lutte dont elle était la cause involontaire. Et maintenant que ses vœux ardents étaient exaucés par la victoire de ce jeune inconnu qui avait pris sa défense d'une manière si chevaleresque et combattu pour elle si vaillamment, elle descendait la pente un peu raide, de son pas vif et léger, afin de lui exprimer sa reconnaissance. Elle était encore pâle et frissonnante d'émotion contenue. Malgré tout, cette jeune fille – presque une enfant encore – d'apparence frêle et délicate, devait être douée d'une âme forte et vaillante, car ses yeux, tour à tour, si malicieux et si doux, étincelaient encore du feu de l'enthousiasme qu'avait déchaîné en elle le spectacle violent auquel elle venait d'assister. Les adversaires réconciliés de Ferrière tournaient le dos à la butte en ce moment. Ils ne pouvaient donc la voir. Lui, au contraire, faisait face au petit sentier. Il la vit tout de suite. Et il oublia ses compagnons, il oublia le mourant – le mort peut-être –, il oublia la lutte épique et où il se trouvait pour la regarder venir d'un air extasié. Et lui, qui n'avait pas tremblé dans la bataille, il se sentit frissonner de la nuque aux talons. Cependant, de Bonneval et d'Abancourt, penchés sur SaintSolin, examinaient sa blessure. Ils se relevèrent aussitôt. Ils étaient un peu pâles, et d'une voix qui tremblait légèrement. « Diable, dit Bonneval, tu as eu la main lourde, Ferrière, soit dit sans reproche… Le pauvre Saint-Solin est mort. » Fiorinda, qui s'approchait, entendit. Ses traits si fins se contractèrent, ses yeux se voilèrent, et la pâleur de ses joues s'accentua. Ferrière ne parut pas avoir entendu. Il était plongé dans une rêverie profonde et tenait les yeux obstinément fixés sur elle. Ils suivirent la direction de ce regard et ils l'aperçurent alors à quelques pas d'eux. D'un même geste spontané, ils se découvrirent tous les quatre. Et les trois qui se tenaient debout : de Saverny, de Bonneval et d'Abancourt, s'inclinèrent devant elle, comme ils eussent fait devant une reine. Elle s'arrêta aussitôt, attentive, un peu étonnée. « Madame, dit Saverny, avec un air qui ne manquait pas de noblesse, mes amis et moi, nous vous supplions d'agréer nos humbles excuses et de pardonner un moment de folie… – Je vous assure, messieurs, que j'ai déjà perdu le souvenir de ce qui s'est passé entre nous. » C'était dit sur un tel ton que, arraché enfin à sa rêverie par le son de cette voix mélodieuse, Ferrière admira à part lui : « Jamais je ne vis attitude plus noble et plus gracieuse ! » Pourtant, il faut croire qu'un travail sourd, obstiné, se faisait dans cet esprit désemparé – à son insu peut-être –, car il se raidit, et, soudain très froid, il se railla lui-même, intérieurement, avec une sorte de fureur concentrée. « Ça, Ferrière, tu perds la tête, décidément !… Mais malheureux, tu oublies que cette fille est une coureuse de rues qui s'abandonnera, un jour ou l'autre, au premier venu… qui saura y mettre le prix. » Et, chose étrange, en prononçant ces paroles au fond de lui-même, il grinçait des dents, tandis qu'une lueur rouge s'allumait dans son œil doux et que sa main se crispait sur la poignée de sa rapière. Pendant ce temps, les trois jeunes gens complimentaient, avec un air de sincérité auquel on ne pouvait se méprendre : « Vous êtes, madame, la générosité même. – Aussi bonne que belle… Aussi belle que sage. Car, Dieu merci, nous savons comme tout le monde, à Paris, que votre vertu est inattaquable. – Nous n'oublierons plus désormais que vous êtes digne de tous les respects. » Et Ferrière, qui écoutait avec une attention passionnée, Ferrière songeait, dans le désarroi de son esprit : « Sa vertu inattaquable !… connue de tous !… Est-il possible que cette fille soit vraiment digne de tous les respects, comme ils le disent ? » Elle accepta les compliments sans sourciller, en femme qui a conscience de sa valeur morale. Et elle eut une légère inclination de la tête qui était un congé. Ils le comprirent ainsi car ils s'écartèrent, après un dernier salut respectueux. Les différents personnages qui avaient assisté au combat se disséminèrent, s'éloignèrent lentement dans différentes directions. Deux curieux s'approchèrent, offrirent obligeamment leurs services. Ils se chargèrent de Roquebron qui ne pouvait pas marcher, tandis que Bonneval et d'Abancourt se chargeaient du cadavre de Saint-Solin. Le groupe funèbre se dirigea vers le moulin qui était plus près que l'auberge. Fiorinda et Ferrière demeurèrent seuls. Elle suivit ce groupe d'un long regard douloureux et murmura d'une voix étranglée par l'émotion : « Pour moi… à cause de moi, un homme est mort ! C'est affreux ! – Il avait porté la main sur vous !… » Elle vit qu'il était sincère. « Vous avez exposé votre vie pour une inconnue, monsieur. Je voudrais connaître le beau langage des dames de la cour pour vous exprimer ma gratitude dans les termes élevés qui conviennent à une si noble action. Mais je ne suis qu'une fille des rues, sans famille, sans amis, sans fortune, sans même un nom à moi. Et je ne puis que vous dire, oh ! du plus profond de mon cœur, soyez remercié, monsieur. – Oh ! mademoiselle, fit-il avec insouciance, ne parlons plus de cela. La chose n'en vaut pas la peine. – J'ai vu l'inégale lutte !… la lutte épique !… l'irrésistible ruée d'un seul contre cinq !… le tourbillon flamboyant d'une invincible épée !… les rudes coups assenés !… J'ai vu, monsieur, j'ai vu !… Et cet inoubliable spectacle demeurera éternellement gravé dans ma mémoire. » Devant cet enthousiasme débordant, il s'inclina en rougissant. Elle se calma, et, lui tendant la main dans un mouvement irréfléchi, de sa voix douce, caressante : « Chaque jour, je prierai Dieu, la Vierge et les saints qu'ils vous accordent tout le bonheur auquel vous avez droit, monsieur le vicomte de Ferrière. » Il prit cette petite main si fine, si blanche que plus d'une grande dame eût enviée, et la garda un instant entre les siennes. Elle le vit troublé, hésitant comme s'il avait quelque chose à dire qu'il n'osait pas ou ne savait pas exprimer. Une lueur de malice pétilla dans ses yeux. Elle dégagea doucement sa main et avec une douceur qui le remua jusqu'au fond des entrailles : « Adieu, monsieur », dit-elle. Elle s'éloigna déjà. Brusquement, il se décida. Il la rejoignit en deux enjambées, et d'une voix que l'émotion faisait trembler : « Vous reverrai-je ? » fit-il. Elle se retourna et fixa sur lui un regard profond. Elle le vit rougissant, haletant, attendant sa réponse avec une anxiété manifeste. Une ombre de tristesse passa sur son front d'ivoire. Ce fut très rapide, d'ailleurs. Tout de suite, elle reprit son air enjoué et : « Y tenez-vous vraiment ? – Si j'y tiens !… Pouvez-vous le demander ? – Eh bien, vous me reverrez. – Quand ? – Quand vous voudrez. – Où ? – Où vous voudrez. – Il ne me reste plus qu'à me faire connaître où vous demeurez… puisque vous daignez consentir à me recevoir chez vous. – Chez moi, monsieur, c'est dans une rue… Fille des rues, la rue est mon domaine, à moi. Et c'est là, chez moi, qu'on me trouve tout le long du jour, aux places et aux carrefours, qui sont mes salles des fêtes, à moi. » Ces paroles, prononcées avec une grande douceur, sous laquelle on sentait une inébranlable fermeté, produisirent sur lui l'effet d'un coup de masse. Il rougit jusqu'à la racine des cheveux et fixa sur elle un regard égaré ; elle ne souriait plus, elle lui parut étrangement sérieuse. Il s'inclina très bas devant elle, et d'une voix qui tremblait : « C'est une leçon, dit-il, une leçon bien méritée… et que je n'oublierai jamais, je vous le jure, mademoiselle. » Une lueur de contentement – qu'il ne vit pas – passa dans ses yeux lumineux. Elle lui fit une légère inclination de tête et, sans ajouter un mot, elle partit de son pas vif et léger. Ceci se passait à un carrefour formé par le croisement des rues de Buci, du Four et des Boucheries, au centre duquel se dressait le pilori de l'abbaye de Saint-Germain. Ils étaient arri- vés jusque-là sans y prendre garde. Fiorinda s'éloigna par la rue des Boucheries 1, allant dans la direction de la ville. Ferrière demeura au milieu du carrefour, tortillant nerveusement sa moustache, regardant d'un air rêveur la fine silhouette qui s'enfonçait lentement dans le lointain… et qui n'avait pas daigné se retourner une seule fois. Et lorsqu'il ne la vit plus, il lui sembla que la nuit s'était faite brusquement en lui, autour de lui. Aujourd'hui la partie du boulevard Saint-Germain qui va de la rue de l'Ancienne-Comédie à la rue de Buci. 1 VI LE COMTE DE LOUVRE On n'a pas oublié que le combat du vicomte de Ferrière contre Saint-Solin, Saverny, Bonneval, d'Abancourt et Roquebron réunis avaient eu plusieurs témoins, parmi lesquels le comte de Louvre, le chevalier de Beaurevers et ces quatre matamores qui se prétendaient anciens gentilshommes de la reine Catherine : MM. de Trinquemaille, de Strapafar, de Corpodibale, de Bouracan et enfin le baron de Rospignac. Le moment est venu de nous occuper de quelques-uns de ces personnages. Lorsque le combat se fut terminé de la manière que nous avons dite, le comte de Louvre s'était détaché du chêne sous lequel il s'était tenu et s'était avancé vers Ferrière dans l'intention de le complimenter et de l'assurer de son estime et de sa sympathie. L'arrivée de Fiorinda l'avait empêché d'accomplir cette démarche courtoise. Ainsi que nous l'avons dit, les deux jeunes gens s'étaient éloignés par le chemin de la Butte, sans voir le jeune gentilhomme qui, ne voulant pas interrompre leur entretien, s'était mis discrètement à l'écart. Lorsque Fiorinda et Ferrière eurent disparu derrière la butte, le comte parut hésiter un instant sur ce qu'il allait faire. Se décidant brusquement, il avait contourné le moulin et, tout rêveur, s'était mis à les suivre de loin. Derrière lui, Rospignac, se faufilant d'arbre en arbre, se glissant dans les fossés qui bordaient la route, le suivait pas à pas, le couvant de son regard chargé de haine mortelle. Quant à Beaurevers et ses quatre acolytes, ils avaient disparu. Sans doute avaient-ils tourné à gauche et pris le chemin de Saint-Père. Les uns suivant les autres, nos quatre personnages étaient parvenus à ce carrefour où Fiorinda et Ferrière devaient se séparer. Là, soit qu'il en eût assez de les suivre, soit qu'il eût changé d'idée, le comte de Louvre les avait laissés. Il avait pris, à sa gauche, la rue de l'Échaudé qui l'avait ramené sur le Cheminaux-Clercs et de là, il s'était dirigé vers la porte de Nesle, aux environs de laquelle il arriva bientôt. Et derrière lui, ombre tenace et menaçante, Rospignac suivait toujours. Tout à coup, un coup de sifflet bref stria dans l'air, troubla le silence. Le comte porta vivement la main à la poignée de son épée et se tint sur ses gardes, fouillant l'ombre d'un regard perçant. Devant lui, à quelques pas, il entrevit comme un grouillement de larves monstrueuses. Au même instant, il eut l'épée à la main et d'une voix ferme, singulièrement impérieuse, il cria : « Passez au large ! » Les larves se redressèrent, prirent l'apparence d'êtres humains – si toutefois il est permis de donner ce nom à ces profils de carnassiers en quête – et bondirent en hurlant : « La bourse ou la vie ! » Le comte de Louve pensa : « Ce ne sont que des détrousseurs de grand chemin ! » Et il reçut le choc sans faiblir. Car, chose curieuse à laquelle il ne fit pas attention, au lieu de sauter sur sa bourse, comme n'eussent pas manqué de le faire d'honnêtes détrousseurs, ceuxci le chargèrent aussitôt, avec l'intention manifeste de tuer. Malgré ses apparences frêles et délicates, c'était un solide compagnon. C'était de plus un escrimeur de première force, doué d'un poignet de fer, d'une souplesse et d'une agilité surprenantes. Seul, il réussit un moment à tenir en respect les cinq malandrins – car ils étaient cinq. Cependant, sa situation était critique. Il le comprit si bien qu'ayant l'orgueil de ne pas crier l'aide, il lança très fort, comme un appel détourné à quelque passant attardé : « Au large, truands, au large ! » Malheureusement, l'appel resta sans réponse. Et les malandrins redoublèrent d'efforts, s'escrimant silencieusement, avec un acharnement redoutable. Deux ou trois fois il avait eu la sensation que son fer pénétrait dans de la chair. Des jurons étouffés, quelques gémissements sourds l'avaient confirmé dans cette idée que plusieurs de ses coups avaient porté. Mais personne n'était tombé. Il avait toujours devant lui cinq formidables rapières qui ne lui laissaient pas une seconde de répit. Il est vrai qu'il était indemne : rien, pas une écorchure. Mais cela ne pouvait durer longtemps. Il se sentait à bout de souffle. Il se vit perdu, et cette pensée sinistre s'érigea dans son esprit : « Oh ! Vais-je donc périr ainsi, misérablement assassiné sur une route, par des truands de basse truanderie ! » À ce moment précis, une voix claire lança : « Tenez ferme, monsieur, on vient à vous ! » Et presque aussitôt deux des malandrins tombèrent assommés. Et Ferrière, qui venait d'intervenir si fort à propos, Ferrière, l'épée et la dague au poing, se dressa à côté du comte et, frappant d'estoc et de taille, dit de sa voix calme et douce : « Soufflez un instant, monsieur. Et prenez votre temps, je vous prie… ces drôles ne comptent pas pour un gentilhomme. » Le comte ne prit pas son temps comme le lui disait Ferrière. Néanmoins, il souffla : il en avait grand besoin. Il reprit aussitôt sa place auprès de son sauveur et n'attendit pas plus longtemps pour complimenter : « Par Dieu ! Monsieur le vicomte de Ferrière, vous êtes décidément un de ces preux chevaliers d'autrefois qui s'en allaient mettant l'appui de leur vaillante épée au service du faible et de l'opprimé. – Vous me connaissez, monsieur ? – J'étais à l'auberge du Pré quand on vous a nommé… Vous vous étiez acquis alors mon estime. Maintenant c'est à mon éternelle reconnaissance que vous avez droit : sans vous, c'en était fait de François, comte de Louvre, qui se tiendra pour vous très honoré de se dire votre ami. – Croyez bien, monsieur, que tout l'honneur sera pour moi. » Les truands, effarés de ce calme écrasant de mépris, ne perdaient pas un mot de ce dialogue fantastique en pareille oc- currence. Et cela n'empêchera pas l'un d'eux de tomber comme une masse, atteint en pleine poitrine par l'épée du comte qui venait de réussir un coup droit foudroyant. Ils étaient deux contre deux. La partie devenait égale. Les deux gentilshommes n'en jugèrent pas ainsi. Voyant que les truands hésitaient, ils relevèrent leurs épées d'un même geste et prononcèrent en même temps : « Allez, drôles !… – Nous vous faisons grâce de la vie !… » Ils allaient rengainer : les deux coupe-jarrets louchaient terriblement à droite et à gauche, comme des gens qui cherchent dans quelle direction ils pourront détaler. Au même instant, un nouveau coup de sifflet retentit ; une nouvelle bande surgit on ne sait d'où et fonça sur eux en poussant des clameurs de mort. Et le comte de Louvre et le vicomte de Ferrière, qui, l'instant d'avant, faisaient généreusement grâce aux deux adversaires demeurés devant eux, se trouvèrent brusquement entourés par une dizaine de forcenés qui indiquaient clairement leur intention en hurlant : « Tue !… Tue !… » Et cette fois l'attaque était dirigée par Guillaume Pentecôte, le visage masqué par un loup de drap noir. Et il faut croire que l'homme de confiance du baron de Rospignac, jouissait d'une réelle autorité sur le groupe diabolique, car il était obéi sur un mot, sur un simple geste, avec une promptitude qui dénotait que ces malandrins étaient dressés à une discipline toute militaire. Ferrière et de Louvre s'étaient placés dos à dos pour faire face au cercle de fer qui les enserrait. C'était la seule manœuvre possible sur cet espace où ils n'apercevaient pas le plus petit abri de nature à garantir tout au moins leur arrière. La situation était effroyablement critique. Ils le comprirent si bien tous les deux que Ferrière, dans le cliquetis des fers entrechoqués, prononça de sa voix calme : « Ma foi, monsieur, je crois que c'est ici la fin de tout pour nous. » À quoi de Louvre répondit d'une voix non moins calme : « Ce me sera une consolation de finir en une aussi honorable compagnie que la vôtre, monsieur. » Ils ne se dirent plus rien, concentrant toute leur attention sur la manœuvre des assaillants, réunissant toutes leurs forces pour entraver cette manœuvre, la retarder tout au moins, le plus possible. Ils avaient assez à faire à parer les coups qui pleuvaient sur eux de toutes parts. Cependant, de temps en temps l'un d'eux allongeait le bras dans un geste foudroyant. Alors un juron ou une imprécation venait leur révéler que le coup avait porté. Durant quelques secondes, ils réussirent à contenir la meute. Mais le cercle se rétrécissait de plus en plus. Ils étaient à bout de souffle. Plus d'une fois, ils avaient senti le froid de l'acier pénétrer dans leur chair. C'était la fin de l'épique résistance. Terrassés par le nombre, ils allaient succomber. C'est alors que la foudre tomba sur les assaillants. La foudre, un bolide, un tourbillon vivant… ils ne savaient trop quoi, ni les uns ni les autres. Toujours est-il que les rangs pressés furent soudain écartés, brisés, disséminés comme si quelque cata- clysme destructeur avait fondu sur eux. Il y eut des plaintes, des râles, des hurlements. Des crânes sautèrent, des côtes furent défoncées, des hommes tombèrent et ne se relevèrent pas. Et la chose monstrueuse, le phénomène dévastateur, allait, venait, bondissait, tourbillonnait, semblait être porté par des ailes invisibles, semblait disposer de cent bras qui s'abattaient à droite, à gauche, devant, derrière, en même temps. Et cela lançait dans l'espace, d'une voix claironnante un peu railleuse : « Beaurevers !… Le Royal de Beaurevers !… » Et là-bas, au bout de la prairie, quatre voix de tonnerre répondirent en un écho formidable : « Beaurevers ! » Et l'on eût pu entendre une galopade effrénée, l'on eût pu distinguer, dans la nuit qui tombait de plus en plus, quatre ombres qui accouraient en foulées démesurées. Dès les premiers coups, la moitié de la besogne se trouva accomplie ; les dix furent réduits à quatre. Sur ceux-là, effarés, anéantis, Trinquemaille, Corpodibale, Bouracan et Strapafar tombèrent à bras raccourcis. Beaurevers ne daigna même pas s'occuper d'eux et rengaina tranquillement. Quelques secondes à peine avaient suffi. Quelques secondes, et de Louvre et Ferrière, béants de stupeur admirative, purent compter treize corps, étendus sur l'herbe. Morts ?… Blessés ?… Peu importe. Ils étaient là, tous, immobiles dans des flaques de sang, ne donnant plus signe de vie. Et maintenant le chevalier de Beaurevers, les bras croisés sur sa large poitrine, semblait absent, plongé dans quelque mélancolique rêverie. Et à le voir si calme, si paisible, il semblait impossible que ce fût là le même homme qui venait d'accomplir cet exploit prodigieux. Sur un signe de lui, ses compagnons s'étaient écartés respectueusement. Ils se tenaient raides comme des soldats à la parade, nullement émus… un peu essoufflés de la course vertigineuse qu'ils venaient de faire. Chose étrange et qui frappa Ferrière, de Louvre ne parut pas autrement surpris de cette intervention, si opportune que lui, dans son for intérieur, il la qualifiait de miraculeuse. De même, il remarqua l'espèce de désinvolture avec laquelle le comte prononça simplement : « Merci, chevalier. » Beaurevers serra la main d'enfant que de Louvre lui tendait. Mais il ne prononça pas une parole et leva les épaules de l'air bourru d'un homme qui dit : « Il n'y a vraiment pas de quoi ! » De Louvre, voyant l'étonnement que Ferrière ne songeait pas à dissimuler, sourit doucement, présenta cérémonieusement et expliqua en même temps : « Monsieur le chevalier de Beaurevers, le meilleur de mes amis. Je n'en suis plus à compter le nombre de fois que je lui suis redevable de la vie… Mais le chevalier a horreur de m'entendre parler des innombrables services qu'il m'a rendus. » Et, à Beaurevers : « Monsieur le vicomte de Ferrière, le plus brave, le plus généreux gentilhomme du royaume… après vous, chevalier. » Beaurevers et Ferrière échangèrent un salut courtois. Ferrière tendit vivement sa main et ouvrait déjà la bouche pour remercier son sauveur. Mais Beaurevers le prévint et, rendant l'étreinte loyale, déclara : « Si vous voulez m'en croire, messieurs, nous remettrons les congratulations à plus tard… Tirons au large d'abord. » C'était dit avec le plus grand flegme. Mais tombé des lèvres de cet homme, l'avis prenait une telle autorité que les deux jeunes gens n'eurent même pas la velléité de s'y soustraire. De Louvre se plaça tout naturellement entre ses deux sauveurs, qu'il prit par le bras tous les deux. C'est ainsi qu'ils franchirent le pont-levis et pénétrèrent dans la ville. À quelques pas derrière eux, se tenant aussi par le bras, Bouracan, Corpodibale, Strapafar et Trinquemaille suivaient. Dès qu'ils eurent disparu, le baron de Rospignac sortit d'un trou. Il était livide, ses yeux étaient injectés de sang ; la colère, une colère froide, terrible, le faisait trembler des pieds à la tête. Il tendit vers la porte un poing menaçant et gronda furieusement : « Beaurevers !… démon suscité par l'enfer pour faire échouer mon entreprise… Par les tripes de Satan, ton maître, je veux inventer un supplice effroyable pour te faire payer le coup que tu viens de me porter !… » Il se tourna vers les corps étendus sur l'herbe et avec un sombre désespoir, une rage croissante : « Une embuscade si bien organisée !… Treize hommes !… Treize hommes mis en capilotade par un seul !… Je refuserais de le croire, si je n'avais vu de mes yeux !… C'est à en devenir fou !… Treize hommes ! Mais qu'est-ce que ce Beaurevers que l'enfer engloutisse !… et d'où sort-il ? » À ce moment, un des corps se redressa, se mit debout, se secoua gaillardement. Rospignac l'aperçut, et il eut un cri de joie : « Pentecôte !… Tu n'es donc pas mort ! – Blessé seulement, monsieur le baron, répondit Guillaume Pentecôte avec son air goguenard. Peu de chose, d'ailleurs… J'ai le cuir dur, moi ! – Pourquoi faisais-tu le mort… puisque tu n'es que blessé légèrement ? » En disant ces mots, il tourmentait le manche de sa dague d'une manière qui devait être terriblement éloquente pour Guillaume Pentecôte, car si fort et si brave qu'il fût, il se sentit pâlir dans l'ombre. Néanmoins ce fut avec assez d'assurance qu'il expliqua : « Écoutez donc, monsieur, dès l'instant que Beaurevers nous tombait dessus, la partie était perdue pour nous. Je n'ai plus songé qu'à sauver ma peau qui peut vous être encore utile. J'ai profité de la première estafilade reçue pour me laisser aller le nez dans l'herbe. Je vous assure qu'il n'y avait rien de mieux à faire. Nous n'étions pas en force, monsieur. – Pas en force ! sursauta Rospignac. Dix contre un !… – Oui, mais ce un, c'était Beaurevers. – Par le tonnerre de Dieu ! j'imagine que c'est un homme comme un autre ! – C'est Beaurevers, monsieur ! » Il y avait dans l'intonation et l'attitude de Guillaume Pentecôte un singulier mélange de sourde terreur et d'ardente admiration. Il ajouta aussitôt : « Que ne m'avez-vous dit, monsieur, que nous trouverions Beaurevers sur notre route ? lui. – Pourquoi ? demanda Rospignac, impressionné malgré – Parce que je vous eusse conseillé de prendre cinquante hommes et non pas douze. – Oh !… C'est donc le diable en personne, que ce Beaurevers ? – C'est Beaurevers ! » répéta obstinément Guillaume Pentecôte. Et comprenant vaguement que cette explication paraissait insuffisante à son maître, il ajouta : « Beaurevers, c'est un homme comme qui dirait l'ouragan, la tempête, qui brisent et emportent tout sur leur passage. Mais si ses quatre compagnons sont avec lui, alors, monsieur c'est cent hommes qu'il faut compter… Encore, ne peut-on répondre de rien. – Allons, tu exagères. – On ne dirait pas, monsieur, que vous avez vu ces hommes à l'œuvre. Jetez un coup d'œil sur l'effroyable besogne qu'ils ont accomplie en un rien de temps… Notez que le plus gros de cette besogne a été fait par Beaurevers seul… Je ne vous en dis pas plus. – Le fait est que je ne m'attendais nullement à me heurter à ce Beaurevers que j'ignorais… Mais fût-il cent fois plus fort que tu le dis, c'est maintenant une affaire à régler entre moi et lui… Et je te jure que c'est moi qui aurai sa peau !… Ceci était dit sans colère, avec la froide assurance d'un homme qui a une confiance illimitée en sa propre force. Cela n'empêcha pas Guillaume Pentecôte de dire en hochant la tête d'un air soucieux : « Vous êtes fort, monsieur… Plus fort que moi, qui n'avais jamais trouvé mon maître avant de vous avoir rencontré. Cependant je vous souhaite de n'avoir jamais à vous mesurer avec Beaurevers. Je vous jure que vous ne pèserez pas lourd entre ses mains. – En voilà assez sur ce sujet, trancha Rospignac d'un ton sec. Occupe-toi plutôt de voir l'état réel de nos hommes. Mort diable ! Il est impossible que ces braves soient tous morts ! – J'espère bien que non », répliqua Guillaume Pentecôte, qui s'empressa d'obéir. Pendant que le truand établissait le compte des morts et des blessés, Beaurevers, Ferrière et de Louvre s'avançaient sur le quai des Augustins en devisant tranquillement, comme si rien d'anormal ne s'était passé. Ferrière avait très bien compris que l'agression à laquelle ils venaient d'échapper n'était pas une vulgaire attaque de détrousseurs de nuit. Il lui apparaissait que ce comte de Louvre, au secours duquel il était accouru, devait avoir quelque ennemi puissant et peu scrupuleux lequel en voulait à sa vie et lui avait tendu une bonne embuscade dans laquelle ils avaient failli laisser leur peau. Naturellement, il garda ses réflexions pour lui, mais comme il s'était pris d'une réelle sympathie pour cet élégant gentilhomme qui sentait si bien son grand seigneur, il s'empressa de lui offrir l'hospitalité, ainsi qu'à Beaurevers. Et comme le comte déclinait l'invitation en assurant qu'il était indispensable qu'il passât la nuit chez lui, Ferrière s'offrit obligeamment à l'accompagner jusqu'à son domicile. Le comte remercia comme il convenait, mais déclina cette nouvelle offre en disant que la compagnie de son ami Beaurevers suffisait. Ferrière n'insista pas et complimenta sincèrement : « Il est de fait que, sous la garde d'une aussi vaillante épée, vous n'avez rien à redouter. Vous pourriez passer à travers une armée. – Oui, j'ai là une escorte digne d'un roi, telle que n'en a pas notre sire François II lui-même !… Mais je m'en voudrais d'abuser plus longtemps de votre complaisance, vicomte. Vous devez avoir besoin de soins et de repos. Rentrez chez vous et si vous voulez bien le permettre, c'est nous qui aurons l'honneur de vous accompagner jusqu'à votre maison. » Il fut ainsi fait. Le groupe s'engagea dans la rue du Battoir, prit à gauche la rue de la Rondelle, et vint s'arrêter devant l'hôtel du vicomte. Il y eut force compliments, force protestations d'amitié, sincères de part et d'autre. Après quoi, Ferrière rentra chez lui, de Louvre reprit le bras de Beaurevers et remonta la rue de la Rondelle, qui conduisait, par là, au pont SaintMichel. Les deux jeunes gens, qui marchaient maintenant d'un pas allongé, traversèrent la Cité, contournèrent le Grand Châtelet, prirent par la Vallée de Misère (sans se soucier des malandrins qui y pullulaient, surtout la nuit), et vinrent s'arrêter devant un porte basse, sur les derrières du Louvre. Le comte introduisit une clef dans la serrure et tendit la main à son garde du corps, en disant simplement, avec une grande douceur : « À demain, chevalier. » Dans la royale demeure, le comte traversa hâtivement une cour de service, monta et descendit des escaliers, traversa des couloirs et pénétra dans un cabinet de toilette. Un homme d'un certain âge s'y tenait enfoui dans un fauteuil. Cet homme, qui avait le costume et la mise d'un parfait gentilhomme, se leva dès qu'il vit le comte. De Louvre se jeta dans un fauteuil placé devant une immense table de toilette encombrée de cosmétiques, de pots, de flacons et de brosses, en disant d'une voix brève : « Vite, Griffon, je crois que je suis en retard. » Silencieusement, le gentilhomme qui répondait à ce nom de Griffon jeta un grand peignoir sur les épaules du comte, saisit une brosse, la trempa dans une manière de pommade parfumée et se mit à frotter énergiquement la moustache ébouriffée du comte… Et cette moustache lui resta dans la main. Puis ce fut la figure entière qui fut lavée, frottée, essuyée, débarrassée d'une couche de fards adroitement appliqués et qui la mouillaient notablement. Et maintenant le visage du comte apparaissait tel qu'il était : celui d'un jeune homme imberbe, de dix-sept à dix-huit ans, un peu maigre, un peu pâle, d'aspect maladif. Après le visage, ce fut au tour du costume de velours et de satin, noir et blanc. Ainsi métamorphosé, le comte repartit joyeusement d'un pas vif et léger. Après avoir traversé de nouvelles salles, il aboutit à une porte qui s'ouvrit à deux battants devant lui, tandis qu'une voix forte annonçait : « Le roi ! Le comte de Louvre, ou pour mieux dire le roi François II, venait de pénétrer dans la chambre de la reine Marie Stuart. Autour de la reine – deux fois reine par le titre, et surtout, reine par le charme, par la grâce, par la jeunesse, par la beauté – , se tenait un groupe de charmantes jeunes femmes qui firent la haie et s'inclinèrent devant le jeune souverain. Ce fut au milieu de cette haie de fleurs vivantes courbées devant lui que François II passa. Il vint s'arrêter à trois pas de Marie Stuart et répondit par un salut cérémonieux à la révérence qu'elle lui adressait. En se redressant, la reine lança un coup d'œil sur ses femmes. Cela suffit : toutes plongèrent de nouveau dans de savantes révérences… et s'éclipsèrent aussitôt comme un vol froufroutant de colombes effarouchées. Le jeune roi et la jeune reine demeurèrent immobiles à leur place, sans un mot, sans un geste, l'oreille tendue vers la porte. Quand ils furent bien certains que cette porte était fermée, que les indiscrets s'étaient éloignés, François bondit vers cette porte et poussa le verrou d'une main preste. Alors, tous deux, ils éclatèrent d'un rire d'enfants heureux, François lança joyeusement sa toque en l'air, tandis que Marie sautait follement sur place en frappant dans ses mains. Un bond les jeta dans les bras l'un de l'autre, et ils s'étreignirent amoureusement en balbutiant : « Marie, mon cher cœur ! – François, mon doux aimé ! » VI APRÈS LE GUET-APENS Beaurevers avait attendu que la porte se fût refermée sur le roi. Il demeura un moment devant cette porte, l'oreille tendue, comme s'il redoutait qu'une dernière attaque vînt assaillir, dans sa propre demeure, celui sur qui il avait si bien veillé jusque-là. Tranquillisé par le silence qui y régnait, il poussa un soupir de soulagement, rejoignit ses quatre fidèles qui attendaient à quelques pas, et : « C'est fini pour aujourd'hui, dit-il. Nous rentrons à la maison. » Tous les cinq, ils se dirigèrent vers la rue Froidmantel, qui était située sur les derrières du Louvre, comme on le sait. Ils eurent vite fait d'arriver devant une maison qui avait l'apparence d'une petite forteresse, et dont le pont-levis, au premier appel, se baissa silencieusement devant eux, pour se relever de même, dès qu'ils eurent franchi le seuil de la porte : c'était l'hôtel de Nostradamus2. À l'intérieur, dans un couloir sur lequel s'ouvraient plusieurs portes, Beaurevers prononça : 2 Quai de la Mégisserie. « Bonsoir, sacripants… Tâchez de passer cette nuit à dormir… et non à vous enivrer comme de fieffés ivrognes que vous êtes ! » La voix était rude, le compliment peu flatteur – adressé surtout à des gens qui se prétendaient anciens gentilshommes de la reine. Mais cela était atténué par le sourire et le regard. Aussi les quatre ne s'y trompèrent pas et montrèrent des trognes illuminées, avec des bouches fendues jusqu'aux oreilles. Il y eut une série de grognements inarticulés, suivis d'une bordée de jurons à faire frémir un corps de garde. C'était leur manière de marquer la joie que leur causait la satisfaction et – pourquoi pas ? – l'affection du maître. Et ils s'engouffrèrent en se bousculant dans la grande chambre qui leur servait de dortoir. « Il y a du bon ! Rayonna Trinquemaille. – Lou pitchoum il est content ! éclata Strapafar. – C'est le bon temps qui revient ! » jubila Corpodibale. Seul Bouracan ne dit rien. Le colosse paraissait soucieux. Ses trois compagnons surpris de son silence le regardèrent à la dérobée. Et ils échangèrent entre eux des sourires et des haussements d'épaules entendus. Tout de suite, ils se mirent à l'œuvre : ils étalèrent sur une table quatre gobelets, des tranches de venaison froide, plusieurs chapelets de pain tendre et une bouteille de vin, une seule bouteille. Et Trinquemaille, qui déposait cette unique bouteille sur la table, expliqua, onctueusement, à son habitude : « Pas plus d'une bouteille… à la fois. bale. – C'est juré, porco Dio ! appuya énergiquement Corpodi- – Nous sommes gentilshommes, qué !… Et des gentilshommes n'ont qu'une parole, déclara noblement Strapafar. » Et ils attendirent ce qu'allait dire Bouracan. Mais Bouracan demeura obstinément muet, si rêveur qu'ils purent se demander s'il avait entendu seulement. Les provisions étaient là. Les quatre gobelets remplis à ras bord. Dans l'angle de la cheminée se voyait un vaste panier rempli de flacons de différentes formes et de différentes dimensions. Ces flacons devaient s'en aller, un à un, remplacer le flacon vide au fur et à mesure. Pourtant, chose bizarre, ils ne touchèrent pas aux provisions, ils ne regardèrent même pas les gobelets pleins. Ils se mirent tout d'abord à fourbir leurs armes. Et le soin minutieux qu'ils mettaient à cette grave opération indiquait qu'ils sentaient la bataille prochaine. Et leurs trognes hilares indiquaient clairement la joie délirante que leur causait cette agréable perspective. Et ils avaient alors de ces mines terribles, faites pour jeter l'épouvante au cœur des plus intrépides. Lorsque les armes furent fourbies à fond, alors seulement ils se mirent à table et commencèrent le massacre des victuailles. Pendant ce temps, seul dans sa chambre, le chevalier de Beaurevers se promenait de long en large d'un pas nerveux, réfléchissant. Et le résultat de ses réflexions fut exactement le même que celui de ses compagnons, car il prononça tout haut : « Allons, c'est la bataille !… Tant mieux, mille diables ! Je commençais à m'ennuyer, moi ! » Il reprit sa promenade, et, en marchant, des bribes de phrases mâchonnées trahissaient sa pensée secrète : « Ah ! Madame Catherine, vous vous décidez enfin !… Pardieu ! Mon père, qui ne se trompe jamais, l'avait bien prévu… Vous voulez que votre bien-aimé fils, Henri, soit roi, et vous attaquez l'obstacle, vous commencez à déblayer la route… L'obstacle !… ce pauvre petit roi… un enfant, dont nous ferions un homme, nous… car, chose extraordinaire, inconcevable, ce fils de Catherine de Médicis a des instincts bons, généreux… et qui sait si ce n'est pas pour cela qu'elle le hait ? Ah ! Vous voulez supprimer l'obstacle !… Minute, je suis là, moi !… À nous deux, madame Catherine !… Mais je ne suis pas un oiseau de ténèbres comme vous, moi… L'ombre me répugne… C'est le grand soleil que je recherche, moi… et cette lutte sombre, tortueuse, n'est pas mon fait du tout… Pardieu ! j'irai, pas plus tard que demain matin, j'irai vous dire en face que je vous ai devinée et que vous me trouverez sur votre chemin. Oui, mort Dieu, voilà ce qu'il faut faire… pour commencer. » Ayant pris cette décision, Beaurevers se coucha et ne tarda pas à s'en dormir. Le lendemain matin, il se présentait au guichet du Louvre. Il entra sans difficulté aucune, salué avec une déférence qui témoignait de la faveur particulière dont il jouissait dans la royale demeure. Et il faut croire que cette faveur était réelle, car il fut admis séance tenante auprès du roi. François II l'accueillit avec une joie non dissimulée : « Ah ! Voilà mon chevalier ! s'écria-t-il avec un bon sourire. Bonjour, mon chevalier ! » En disant ces mots, il lui tendait gracieusement la main. Beaurevers se courba et posa ses lèvres sur cette main avec la même grâce galante qu'il eût mise à baiser une main de femme. « Bonjour, Sire dit-il en se redressant. Je viens prendre les ordres de Votre Majesté. – Mais, fit vivement le roi, nous sortons, chevalier, comme d'habitude. – Comme d'habitude ? – Sans doute… Pourquoi pas ? – Je pensais qu'après ce qui s'est passé hier, Votre Majesté jugerait à propos de s'abstenir… pendant quelque temps, tout au moins. » En disant ces mots, Beaurevers plongeait avec insistance son œil clair droit dans les yeux de François. Celui-ci eut une moue de contrariété, et, avec une répugnance visible : il. Un sourire de satisfaction passa sur les lèvres de Beaurevers qui répondit : « Moi ! Dieu me garde de vous donner de tels conseils, Sire ! – Alors, s'écria impétueusement François, qui retrouva aussitôt sa gaieté, c'est dit, nous sortons… Précisément, à cause de ce qui s'est passé hier… Toute la nuit j'ai rêvé horions donnés et reçus… C'est si amusant, la bataille !… » « Vous me conseillez donc de m'abstenir, chevalier ? » dit- « Allons, pensa Beaurevers, décidément, l'enfant est brave. Tant mieux, mort diable !… Je commence à m'attacher à lui, moi. Et il me serait infiniment désagréable de donner mon amitié à un lièvre poltron. » Et tout haut, de son air froid : « Où plaît-il au roi d'aller ? – Rue de la Rondelle. Chez le vicomte de Ferrière. Le comte de Louvre doit bien cette visite de courtoisie au galant gentilhomme qui, si bravement, est venu à son aide. – Très bien, Sire. – Je vais me faire habiller », dit François qui ne tenait plus en place. Et avec ce confiant abandon, cette charmante familiarité qu'il n'avait cessé de témoigner à celui qu'il appelait « mon chevalier », il ajouta : « Venez-vous avec moi, ou m'attendez-vous ici, chevalier ? – Ni ici, ni dans votre cabinet, si vous voulez bien le permettre, Sire. Pendant que le roi se fera habiller, ce qui demandera bien un bon quart d'heure, j'irai présenter mes humbles hommages à Sa Majesté la reine mère. – « Ah ! » fit le roi, surpris. Il n'ajouta pas un mot. Il se mit à marcher, l'air rêveur, toute sa gaieté brusquement envolée. Beaurevers, qui l'observait attentivement, se disait avec inquiétude : « Se douterait-il ?… Ah ! le pauvre petit, voilà qui serait vraiment affreux !… » Soudain, François s'arrêta devant Beaurevers. Il lui prit la main et la garda entre les deux siennes, malgré la résistance respectueuse du chevalier, en disant doucement. « Laissez, laissez, il n'y a plus de roi ici… il n'y a plus qu'un ami… Chevalier, vous m'avez sauvé, hier, et c'est à peine si je vous ai remercié… Oui, je sais, vous n'attachez qu'une importance relative aux mots, il vous suffit que le cœur y soit… Et vous savez que, chez moi, le cœur y est bien… Vous voyez que je vous connais bien, mon brave chevalier. » Il prit un temps, et d'une voix changée, une voix grave où roulaient de sourdes menaces, il reprit : « Une fois pour toutes, je dois vous dire ceci, que je vous prie de bien graver dans votre mémoire : je ne connais pas d'autres amis que Nostradamus, votre père, et vous. Nostradamus étant absent pour longtemps, malheureusement, je n'ai plus que vous. Je vous demande de veiller sur vous, chevalier… Non pour vous, qui êtes la témérité et l'insouciance mêmes, mais pour votre ami François… Car, je vous le dis en vérité, le roi de France, condamné, ne tarderait pas à aller dormir son dernier sommeil près de ses aïeux dans les caveaux de SaintDenis, si vous veniez à disparaître, vous qui veillez sur lui. Gardez-vous donc et, quant au reste, dites-vous bien que votre ami François, tant qu'il vivra, saura vous défendre contre tous… fûtce contre ses plus proches parents… » D'un geste vif, il jeta les bras autour du cou de Beaurevers et plaqua sur sa joue un baiser fraternel, en disant : « Maintenant, vous pouvez allez voir la reine mère, mon ami. » Après ces paroles – si graves par les sous-entendus terribles qu'elles contenaient, et le ton sur lequel elles étaient prononcées, – ce geste imprévu adorable de grâce puérile, acheva de bouleverser Beaurevers. Mais il n'était pas l'homme des attendrissements prolongés. Il se secoua violemment comme pour refouler toute émotion intempestive. Et saisissant le royal adolescent dans ses bras vigoureux, il l'enleva et le tint un instant étroitement pressé sur sa loyale et puissante poitrine. Après quoi, il le posa doucement à terre en disant : « À mon tour, écoutez ceci, Sire : j'ai le tempérament d'un lion… Eh bien, pour vous, pour vous seul, je ferai violence à mon tempérament. Et si c'est nécessaire à votre salut, je vous promets d'agir en renard. Je ne vous en dis pas plus long. – En ce cas, dit François, qui reprit son air riant et heureux, en ce cas, gare à ceux qui se trouveront aux prises avec un renard tel que vous !… À tout à l'heure, ici, chevalier. – À tout à l'heure, Sire. » VIII LE CHEVALIER DE BEAUREVERS Il était encore de bon matin au moment où le chevalier de Beaurevers se dirigeait vers les appartements de la reine mère. Pâle, froide, raide sous les longs voiles noirs des veuves, Catherine de Médicis, depuis longtemps levée, montrait une singulière agitation. Elle semblait ne pas tenir en place, tendant l'oreille, épiant les moindres bruits qui parvenaient jusqu'à elle, allant soulever un coin du rideau de la fenêtre, et jetant fréquemment les yeux sur une horloge placée dans un angle. Et alors elle murmurait en crispant les doigts : « Non, il est encore trop tôt !… On s'étonnerait… Oh ! Savoir, savoir !… Dire que ce serait si facile… quelques pas à faire… et je serais fixée… Au lieu de cela, il faut demeurer, attendre dans l'incertitude qui me ronge !… Oui, mais c'est plus prudent. Rongeons donc notre frein… heureuse encore de n'avoir pas à dissimuler mes impressions. » Il est de fait qu'elle ne dissimulait rien en ce moment, car sûre que personne ne pouvait l'épier dans cette pièce où elle s'était réfugiée à bon escient, elle montrait un visage ravagé par l'angoisse, dévoré par l'impatience. Quel événement sensationnel – terrible, peut-être – dont elle n'osait s'informer, Catherine de Médicis attendait-elle donc ce matin-là ? Une dernière fois, elle consulta les aiguilles insensibles : « Maintenant, je peux m'informer sans éveiller les soupçons », dit-elle avec un soupir de soulagement. Elle appela. Celle de ses femmes qui se présenta était Mme de Fontaine-Chalandray, jeune femme d'une éclatante beauté, que les familiers continuaient à appeler « la belle de Torcy », de son nom de jeune fille. « Torcy, dit Catherine, voyez donc comment le roi a passé la nuit. Le pauvre enfant m'a paru bien pâle, hier, et je suis inquiète. » En effet, c'était bien une mère tendrement inquiète qui parlait. Torcy sortit pour exécuter l'ordre de sa maîtresse. Catherine, très calme en apparence, alla s'agenouiller sur son prie-Dieu et attendit, les mains jointes sur l'accoudoir, les yeux fixés sur un christ de bronze doré, chef-d'œuvre de ciselure signé Benvenuto Cellini. Priait-elle ?… Qui sait ? Derrière elle, le froissement d'une lourde portière lui indiqua que sa messagère était de retour. Elle n'osa pas se retourner. Son cœur bondissait dans son corsage. Ses tempes bourdonnaient. Ses ongles s'incrustaient dans le velours de l'accoudoir. Mais sa voix demeura calme pour interroger : « Eh bien ? – Sa Majesté a passé la nuit près de la reine. Le roi, en se levant ce matin, paraissait en excellente santé et d'humeur joyeuse. » Vers le christ de bronze impassible, Catherine leva un visage livide, épouvantablement ravagé, et garda sur lui deux yeux chargés de muettes imprécations. Et cependant ses lèvres laissaient tomber avec onction : « Dieu soit loué ! » Elle laissa tomber sa tête dans ses mains et parut s'abîmer dans d'ardentes actions de grâce. Lorsqu'elle se leva, elle montrait un visage froid, impénétrable. Elle parut réfléchir un instant. « Voyez donc, Torcy, si le baron de Rospignac ne se trouve pas par là, dans les antichambres. Qu'on me l'amène. » La belle Torcy partie de nouveau, Catherine, pensive, s'approcha d'une table et se mit à jouer machinalement avec une plume. Tout à coup son poing se crispa autour de la plume, et d'un geste violent, elle la brisa sur la table en grondant : « C'est ainsi que je briserai ce misérable baron, s'il s'est avisé d'avoir des scrupules ! » « Madame, revint dire Mme de Fontaine, on n'a pas encore aperçu le baron de Rospignac… Mais il y a là M. le chevalier de Beaurevers qui insiste tout particulièrement pour être admis à l'honneur de présenter ses hommages à Votre Majesté. » Catherine demeura impassible ; pas un muscle de son visage ne bougea ; ses doigts, qu'elle tenait appuyés sur le bord de la table, n'eurent pas une contraction. Cependant, dans son esprit en ébullition, elle hurlait de rage : « Beaurevers !… S'il vient ici, c'est qu'il y a eu quelque chose !… Le coup a manqué !… Et c'est Beaurevers qui l'a fait manquer !… Et il vient me narguer !… Il faut savoir !… Et si Rospignac est coupable, malheur à lui ! » Et, tout haut : « J'ai donné, une fois pour toutes, l'ordre d'introduire M. le chevalier de Beaurevers à quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit. » La belle Torcy s'inclina. Catherine ajouta : « Qu'on fasse chercher M. de Rospignac et qu'on me l'amène dès que j'en aurai fini avec M. de Beaurevers. Mme de Fontaine sortie, Catherine prit place dans un fauteuil, une table à portée de la main, et composa son visage qui se fit souriant et ouvert. Mais pendant que Beaurevers s'inclinait devant elle, elle dardait sur lui un regard étincelant, acéré comme la pointe d'un poignard, un de ces regards chargés de haine mortelle qui, s'ils avaient le don de tuer, foudroieraient sur place. Lorsque Beaurevers se redressa, elle souriait et son œil doux exprimait la plus grande bienveillance. Elle parla. Et sa voix était très caressante, et ce fut avec un air de profonde sollicitude qu'elle s'enquit : « Bonjour, monsieur de Beaurevers. Comment se porte monsieur votre père, l'illustre Nostradamus, notre grand ami ? – Votre Majesté est mille fois trop bonne. Mon père se porte bien. – Et cette belle jeune fille… votre fiancée, je crois… demoiselle… ? Ah ! peccato, la mémoire m'abandonne !… Aidez-moi, voyons, monsieur de Beaurevers. – Demoiselle Florise de Roncherolles, madame. » Cette fois, elle constata qu'il avait pâli légèrement. De même elle remarqua avec quelle adoration muette, quelle vénération ardente il prononçait le nom de sa fiancée. Elle eut un sourire livide et songea : « Ah ! tu viens me narguer !… tu viens me frapper !… Attends un peu, je vais, la première, t'assener quelques coups que tu sentiras. » Et tout haut, avec vivacité : « Florise de Roncherolles, c'est cela !… La fille de l'ancien prévôt qui, à ce qu'on m'a assuré, du moins, se donna la mort pour échapper au déshonneur de voir sa propre fille, une fille de noblesse, se fiancer publiquement à un… – Un truand ! Dites le mot, madame, acheva rudement Beaurevers en voyant qu'elle feignait d'hésiter. Ce truand est devant vous ! – Oh ! fit Catherine avec un sourire qui protestait et un hochement de tête qui semblait approuver, ce n'est pas moi qui le dis… Dieu merci, je vous tiens pour un gentilhomme accompli. D'ailleurs, n'êtes-vous pas le fils de M. de Notre-Dame ? C'est l'ancien prévôt qui parlait ainsi. Mais nous savons qu'il vous avait en particulière exécration… Il n'était pas le seul, du reste… Je me souviens que feu mon époux, le roi Henri II, que Dieu ait son âme, vous voulait aussi la malemort. À telles enseignes que vous fûtes arrêté, jugé, condamné, et que vous eussiez été bellement exécuté, si je ne vous avais fait grâce, sur la sollicitude de votre père, à qui je n'avais rien à refuser. » Jusque-là, elle avait lieu d'être satisfaite. Le chevalier conservait un calme stoïque. Mais à la teinte livide qui se répandait sur son visage, elle pouvait mesurer le ravage que faisait en lui cette persistante évocation d'un passé très douloureux. Et elle souriait avec une joie féroce. Cependant, il n'était pas homme à recevoir placidement les coups sans les rendre. « Votre Majesté, fit-il avec un sourire aigu, avait raison de dire que la mémoire l'abandonne. Votre Majesté commet une erreur. » Catherine vit venir la riposte, sans deviner exactement en quoi elle consisterait. Elle non plus n'était pas une femme à reculer. Elle se raidit et prenant un air étonné : « En quoi ? dit-elle. – En ce que sa mémoire, rebelle sur ce point, lui fait prêter à Nostradamus un rôle humiliant qu'il n'a jamais tenu… Mon père, madame, est l'homme que j'admire, que je respecte et vénère le plus au monde. C'est vous dire que je ne souffrirai pas qu'on tente de l'amoindrir devant moi. – Vous ne souffririez pas ! » souligna Catherine redressée en une attitude d'écrasant dédain. Comme s'il n'avait pas entendu, Beaurevers continua imperturbablement : « C'est pourquoi je vous demande humblement la permission de rétablir les faits, tels qu'ils se sont passés dans la réalité. » La fermeté de l'attitude, l'assurance du regard qu'il tenait rivé sur elle, l'acuité du sourire, tout criait hautement que cette permission n'était sollicitée que pour la forme et qu'il était résolu à s'en passer. Catherine le comprit. Et elle articula : « Je vous écoute », dit-elle froidement. Beaurevers reprit, avec la même déconcertante assurance, le même sourire plus aigu : « Je fus condamné à avoir la tête tranchée et j'allais être exécuté, comme votre mémoire, implacablement fidèle sur ce point, vient de le rappeler. C'est là que Nostradamus intervint. Rien n'est impossible à Nostradamus, vous le savez, madame. Mon père pouvait laisser exécuter son fils… attendu qu'il pouvait accomplir ce miracle de le ressusciter. Mais, pour accomplir ce miracle, il lui fallait répandre goutte à goutte le sang d'un enfant. » Catherine étouffa le rugissement de douleur qui montait à ses lèvres blêmes. Elle fixa sur celui qui, à son tour, fouillait sans ménagement les cendres d'un passé formidable, un de ces regards effrayants qui eussent fait rentrer sous terre tout autre que lui. Et son poing se crispa furieusement sur le manche d'un mignon petit poignard. Mais Beaurevers ne s'effondra pas. Plus froidement résolu que jamais, il attendit tranquillement un mot d'elle qui fût un aveu de défaite. Voyant qu'elle avait l'orgueil de se taire, il continua implacablement : « Cet enfant, Nostradamus le tenait en son pouvoir. Mais il lui répugnait d'accomplir ce hideux sacrifice. Or, cet enfant c'était le fils bien-aimé de Votre Majesté : le duc d'Anjou… – Henri !… hurla Catherine, écartant en un geste de folle épouvante l'effroyable vision de son fils préféré, râlant, la gorge ouverte, sous le scalpel de l'opérateur. Oui !… je me souviens !… Il y eut, non pas grâce, mais troc pour troc : vie pour vie. » Beaurevers ne triompha pas. Il se contenta de dire, avec un respect apparent : « Je suis heureux de voir que la mémoire vous revient, madame. » Mais le regard étincelant qu'il fixait sur elle disait clairement qu'il était prêt à accepter la lutte sur tous les terrains où il lui plairait de la porter et qu'il se sentait de taille à rendre coup pour coup. La leçon était terrible. Toute autre que Catherine se le fût tenu pour dit et se fût bien gardé de provoquer plus longtemps un adversaire qui se révélait si déterminé et si redoutable. Elle ne renonça pas. Déjà, elle se disait : « Oh ! Démon ! Quels raffinements de supplice il me faudra inventer pour te faire payer les secondes atroces que tu viens de me faire vivre ? » Et déjà elle cherchait quel nouveau coup elle pourrait porter, tandis qu'elle disait : « Peste, on ne peut pas dire que votre mémoire vous trahit, vous. Et j'admire l'ardeur que vous mettez à défendre votre père. – C'est que je l'aime, madame. Je l'aime… tenez, autant que Votre Majesté aime son fils Henri. – Oui, et c'est pourquoi je vous comprends, monsieur. C'est pourquoi je vous pardonne ce que vous m'avez fait souffrir en me rappelant l'événement le plus douloureux d'un passé qui contient tant de douleur et d'amertume. – Du moins, votre Majesté me rendra cette justice que ce n'est pas moi qui ai, le premier, évoqué un passé qui m'est aussi très pénible. Je n'ai fait que la suivre là où il lui a plu de me mener. – Laissons donc le passé enseveli sous les voiles de l'oubli, dit-elle, et parlons du présent. Savez-vous que c'est très mal à Nostradamus de séparer ainsi deux amoureux… « Car, on m'a dit que c'est Nostradamus qui a emmené votre fiancée avec lui dans le Midi, je ne sais où. – C'est vrai, madame. Mon père a jugé cette séparation momentanée nécessaire. Il avait d'excellentes raisons qu'il m'a fait connaître, d'ailleurs. Mais rassurez-vous, madame, mon père, qui est toute bonté, s'est arrangé de manière à m'adoucir les rigueurs de l'absence. – Comment cela ? – En venant me visiter chaque jour… En faisant en sorte que celle que j'aime m'apparaisse et me parle chaque jour. – Je pense que vous voulez dire qu'ils vous écrivent ! s'effara Catherine. – Non, madame, répéta Beaurevers avec force. Je dis bien ce que je dis : mon père et ma fiancée m'apparaissent. Ils me parlent… et je leur réponds. » Catherine sentit la terreur superstitieuse s'infiltrer en elle. « Mais c'est impossible ! s'écria-t-elle. Votre père et votre fiancée sont à plus de deux cents lieues de vous ! – J'ai déjà eu l'honneur de dire à Votre Majesté que rien n'est impossible à Nostradamus », affirma froidement Beaurevers. Catherine esquissa à la dérobée un signe de croix avec le pouce et murmura : « Magie !… Sortilège !… » Beaurevers ajouta d'un air détaché, mais en la regardant en face : « Je les vois et les entends… En sorte que si, d'aventure, on voulait se servir d'eux pour m'attirer dans quelque traquenard, le piège serait éventé d'avance. » C'était un avertissement que Catherine comprit. Mais elle abandonna précipitamment le mystère, préférant aborder la réalité qui, si redoutable qu'elle fût, lui paraissait sans doute moins effrayante. « Dites-moi ce qui vous amène, dit-elle à brûle-pourpoint. Et n'oubliez pas, monsieur de Beaurevers, que ma faveur vous est acquise. – Votre Majesté me comble, fit Beaurevers en s'inclinant. Mais je ne viens pas solliciter. – Tant pis, tant pis !… J'eusse été charmée de vous être agréable. – Madame, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de vous aviser au plus vite d'un événement grave qui s'est produit hier, à la tombée de la nuit. » Il prit un temps. Catherine attendit, impassible. Beaurevers acheva : « M. le comte de Louvre (il insista sur ces mots) a été assailli aux environs de la porte de Nesle et il s'en est fallu de peu qu'il ne fût tué. » Instantanément Catherine fut debout. Et, bouleversée, la voix étranglée par l'émotion : « Mon fils !… Le roi !… On a osé !… Et je suis là, bien tranquille, ignorant… » Elle fit un mouvement pour s'élancer hors de l'oratoire. Beaurevers l'arrêta en disant : « Que Votre Majesté se rassure… Le roi n'a rien… pas la plus petite blessure. – En êtes-vous bien sûr ? – Tout à fait, madame. J'étais là… C'est moi qui l'ai arraché aux coups de ceux qui le voulaient meurtrir. » À bout de forces, Catherine se laissa tomber dans son fauteuil, joignit ses mains pâles dans une crispation nerveuse, ferma les yeux. Ainsi, la tête penchée, elle semblait prier ou méditer. Elle ne priait pas. Simplement elle se disait : « Rospignac n'a pas trahi, comme je l'ai cru un instant… La chose serait faite maintenant, sans l'infernal Beaurevers… C'est cela qu'il est venu me dire ; j'avais bien deviné. Cet homme est plus dangereux encore que je ne pensais… Il détient des secrets qui lui ont permis de lire dans mon jeu. J'eusse préféré l'avoir avec moi… Il se dresse contre moi… tant pis pour lui. C'est désormais une lutte sans merci, entre nous… Il est fort. Il a toutes les audaces… Mais je suis patiente… et c'est moi qui le briserai. » Impassible, Beaurevers attendait qu'elle fût remise et qu'elle reprît l'entretien. « Chevalier, dit-elle enfin, nous reviendrons tout à l'heure sur le signalé service que vous avez rendu à moi et à ma maison. – Votre Majesté ne me doit rien. Le roi m'avait sauvé la vie. J'ai sauvé la sienne, hier. Nous sommes quittes. – C'est votre sentiment, fit Catherine avec un gracieux sourire, ce n'est pas le mien. Nous reviendrons là-dessus, vous disje… Vous connaissez le roi, chevalier : très jeune, il a la folie insouciante de son âge. Brave, d'ailleurs, un vrai Valois, pour tout dire, il est certain qu'il ne pense déjà plus à ce qui est arrivé, hier. Mais, par le sacré sang du Christ, je ne veux pas qu'on me tue mon fils, moi ! C'est donc à moi de veiller sur lui. C'est à moi de faire ce qu'il négligera de faire, lui. Et, pour commencer, il faut tirer cette affaire-là au clair. Veuillez donc me dire comment les choses se sont passées et ce qu'il y a eu au juste. – D'autant plus volontiers, madame, que c'est en partie pour cela que me suis permis de solliciter de vous une audience particulière à une heure aussi matinale. » Et Beaurevers commença aussitôt le récit de l'agression à laquelle le comte de Louvre avait failli succomber. Mais dès les premiers mots, il se trouva arrêté par cette pensée qui lui vint tout à coup : « Diable, si je le nomme le vicomte de Ferrière, c'est sa condamnation à mort que je prononce… Catherine ne lui pardonnera pas d'avoir aidé à faire échouer son entreprise… Diable, diable !… Oui, mais Catherine sera informée, avant longtemps. Si je ne le nomme pas, j'aurai donc l'air d'avoir voulu garder pour moi tout le mérite. Heu ! Voilà qui ne saurait me convenir. Mais au fait, puisqu'elle saura quand même, autant vaut prendre les devants… D'ailleurs, si besoin est, je réparerai le mal que j'aurai causé. » Cette réflexion que fit Beaurevers commença, par ces mots : « Il convient de dire, avant tout, qu'avant moi un brave et digne gentilhomme s'était élancé au secours du comte de Louvre. Sans ce gentilhomme, je serais arrivé trop tard. – Le nom de ce brave ? – Le vicomte de Ferrière, madame. – Le fils du vidame de Saint-Germain ? – Je crois que oui, madame. – Le vicomte de Ferrière a-t-il pénétré la véritable personnalité du comte de Louvre ? – Je puis affirmer à Votre Majesté qu'il ne l'a pas soupçonnée un seul instant. Le vicomte est un vrai chevalier. Il a vu un homme aux prises avec plusieurs. Il est venu à la rescousse. Il eût fait de même si l'homme avait été un bourgeois ou un manant. C'est une nature généreuse, madame. – Nous nous occuperons du vicomte de Ferrière, assura Catherine avec un sourire et une intonation sinistres. Continuez, monsieur. » Beaurevers continua son récit qui, d'ailleurs, fut bref. Quand il eut terminé, Catherine en tira la conclusion : « De ce que vous venez de dire, il ressort que le comte de Louvre a eu affaire à une bande de détrousseurs. Ce n'est pas un attentat dirigé contre le roi. C'est un accident. » Elle signifiait péremptoirement sa volonté formelle de croire à un accident. Elle la signifiait sur un ton qui était de nature à écarter toute idée de discussion. Peut-être espérait-elle ainsi mettre Beaurevers dans l'impossibilité de dire ce qu'il était venu dire. Beaurevers parla quand même : « Ce n'est pas à la reine que je m'adresse, dit-il avec calme ; c'est à la mère. La mère du roi – du roi dont la vie est menacée… Et sûr d'être compris et approuvé, je lui dis : Prenez garde, madame, vous commettez une erreur qui peut avoir d'irréparables conséquences, en croyant à un accident. Nous sommes en présence d'un attentat qui se renouvellera si nous n'y prenons garde. » Furieuse d'être contrainte à une discussion qu'elle voulait éviter, Catherine se fit glaciale, et avec une lenteur calculée : « Prenez garde à votre tour, monsieur. Ce que vous dites est plus terrible peut-être que l'erreur que je commets, selon vous… car enfin… nous ne sommes que trois qui connaissons la véritable personnalité du comte de Louvre : moi, Griffon, le valet de chambre de confiance du roi, et vous. » Beaurevers rectifia froidement : « Votre Majesté se trompe encore : nous sommes quatre. – Quatre ! s'étonna Catherine. Qui est ce quatrième que j'ignore ? – C'est mon père : Nostradamus. – Nostradamus !… Comment Nostradamus connaît-il ce redoutable secret ? » s'écria Catherine. Et, soupçonneuse : « Est-ce vous qui le lui avez révélé ? – Ah ! madame, protesta Beaurevers avec un sourire dédaigneux, vous ne le pensez pas… Vous n'ignorez pas pourtant que je sais garder un secret, moi !… Non, il n'y a là aucune trahison. Nostradamus connaît la vérité de la façon la plus simple du monde. C'est lui qui, avant son départ, a donné au roi le conseil de se créer une double personnalité et de vivre le plus qu'il pourrait hors du Louvre, loin des affaires… – Voilà qui est étrange, murmura Catherine rêveuse. Et j'ignorais cela, moi !… Eh bien, monsieur, pour une fois, Nostradamus a été bien mal inspiré en donnant cet extraordinaire et – l'événement le prouve – très dangereux conseil à mon fils. – Nostradamus fait toujours bien ce qu'il fait, dit Beaurevers avec une inébranlable confiance. – Soit… Revenons au fait. Je disais : nous sommes quatre qui possédons le secret du roi. Si, comme vous l'affirmez, il y a eu attentat, c'est parmi ces quatre-là qu'il faut chercher le coupable… Voyez à quoi nous aboutissons : parmi ces quatre se trouve la mère du roi. » En disant ces mots, elle accentuait encore la laideur de son attitude, et elle rivait sur lui son regard mortellement froid, qui semblait le défier. Et Beaurevers se disait à part lui : « Oui, tu voudrais bien que je te dise clairement que je te soupçonne… Évidemment ce serait mieux… Mais je ne serai pas si bête de me faire ainsi ton jeu… Diable ! c'est que tu aurais vite fait de me faire saisir et jeter dans quelque cul de basse-fosse… Ce n'est pas cela qui m'arrête : je sais, pardieu, que j'en sortirais… Mais tu profiterais bien un peu de mon impuissance pour faire tuer le petit roi qui te gêne… C'est ce qui ne sera pas, mort diable !… J'ai juré à Nostradamus de lui faire trouver, à son retour, le roi vivant… Et je tiendrai mon serment… Cependant, tu ne perdras rien, tu entendras quand même la vérité… Mais je te la dirai de telle sorte que tu n'auras pas prise sur moi. À renard, renard et demi. C'est le moment ou jamais de tenir la promesse que j'ai faite au roi. » Et tout haut, avec un air de naïveté si bien joué qu'elle s'y laissa prendre : « Eh ! Madame, il ne s'agit pas de ces quatre-là qui, en effet, ne peuvent être suspectés. La vérité est que le roi a été reconnu, malgré son déguisement. » Pour Catherine, ces paroles constituaient une reculade. Une reculade de Beaurevers, c'était un succès pour elle, un succès dont elle avait lieu d'être satisfaite. Instantanément elle adoucit la raideur de son attitude. « Ah ! Sotte que je suis ! fit-elle avec vivacité, comment cette idée ne m'est-elle pas venue ? C'est si simple, en vérité !… Il est vrai que je suis si troublée !… Ce n'est cependant pas le moment de perdre la tête !… Voyons, monsieur de Beaurevers, éclaircissons cette affaire-là ensemble, voulez-vous ? – J'ai eu l'honneur de dire à Votre Majesté que je ne suis venu que pour cela. – Bien. Dites-moi un peu ce qui vous fait supposer que le roi, malgré son déguisement, a été reconnu. – Ce n'est pas une supposition, madame, c'est une certitude. J'ai vu rôder autour du comte de Louvre un homme dont les agissements m'ont paru suspects au plus haut point. Je jurerais volontiers que c'est lui qui a préparé le guet-apens dans lequel le roi a failli laisser sa vie. – Et moi j'en suis sûre aussi. On ne se trompe pas quand on possède le coup d'œil infaillible qui est le vôtre. Le nom de cet homme, chevalier… Car je suis sûre que vous le connaissez. – Je le connais, en effet… C'est le baron de Rospignac. » Le coup frappa Catherine en pleine poitrine. Il était à la fois si rude et si imprévu qu'elle en demeura un instant suffoquée. Elle se ressaisit vite et, foudroyant Beaurevers : « Vraiment, monsieur, vous jouez de malheur dans vos suppositions. M. de Rospignac est un gentilhomme à moi… L'ignoreriez-vous, par hasard, vous qui savez tant de choses ? – Je sais, en effet, que M. de Rospignac appartient à Votre Majesté. Et c'est même très fâcheux. – En quoi, monsieur ? » fit Catherine d'un air de souveraine hauteur. Très calme, très froid, Beaurevers promit : « C'est ce que j'aurai l'honneur d'expliquer à Votre Majesté dans un instant. Mais d'abord, madame, permettez-moi de vous dire une chose que vous ignorez, ou que vous oubliez, peut-être. des. – Laquelle ? demanda Catherine qui se tenait sur ses gar- – C'est que M. de Rospignac, avant d'être à Votre Majesté, était à M. de Guise. » C'était la perche qu'il lui tendait en disant ces mots. Catherine le comprit et elle la saisit vivement. « Ah ! ah ! fit-elle. Par ma foi, oui, j'oubliais cette chose capitale : Rospignac a appartenu aux Guises !… Ces mots-là élargissent singulièrement l'horizon… L'ambition de ces Guises est insatiable. L'aîné, François, rêve de changer sa couronne ducale en une couronne royale… Le cadet, Charles, le cardinal, vise la tiare… ni plus ni moins… À eux deux, si on les laissait faire, ils auraient tôt fait d'étendre leurs mains puissantes sur le monde chrétien et de l'étouffer à leur profit. Il y a longtemps que j'ai vu clair dans leur jeu… Et voici que maintenant ils ont placé une de leurs créatures près de moi… Par le Christ crucifié, ce Rospignac n'est pas loin… et je vais… » Déjà elle étendait la main vers un marteau d'argent placé à sa portée. Beaurevers l'arrêta en disant : « Oserai-je demander à Votre Majesté ce qu'elle va faire ? – Donner l'ordre d'arrêter ce Rospignac qui est un traître et un régicide. – Mauvais, madame, très mauvais, déclara Beaurevers dont l'œil pétillait. C'est là que nous voyons combien il est fâcheux que ce gentilhomme soit à Votre Majesté. Si vous le faites arrêter pour l'affaire d'hier, MM. de Guise crieront très haut que Rospignac n'est plus à eux, mais à vous. – Je vous entends, monsieur. Mais, outre que la mère du roi ne peut être suspectée, il est un adage qui dit que, dans un crime, il faut chercher avant tout celui à qui profite ce crime. – Précisément, madame, les Guises vous retourneront l'argument. Le roi François II est mort, c'est son frère Charles, duc d'Orléans, un enfant qui n'a pas dix ans, qui lui succède. Si crime il y a eu, à qui profite ce crime ? À la reine mère, qui devient régente… maîtresse absolue du plus beau royaume de la chrétienté… Voilà, madame, ce que les Guises et leurs partisans ne manqueront pas de crier par-dessus les toits. Et une fois débridés, tenez pour assuré qu'ils ne s'en tiendront pas là. – Eh ! monsieur, gronda Catherine, que pourraient-ils dire de plus ? – Que ce n'est pas là qu'un commencement, madame. La mort du roi approche du trône, d'un degré, le duc d'Anjou. Que le nouveau roi disparaisse à son tour, et c'est le duc d'Anjou qui lui succède. Or, votre fils Henri, à tort ou à raison, passe pour être le fils préféré de Votre Majesté… Vous avez dit, madame, que la reine mère ne peut être suspectée. Vous eussiez pu ajouter qu'elle ne doit pas être éclaboussée… Ce qui se produira immanquablement si vous faites arrêter le baron de Rospignac. » Ayant dit, Beaurevers se tint raide, impassible, dans une attitude irréprochable. Intérieurement, il se félicitait. « Par Dieu ! je savais bien que je te ferais entendre ces quatre vérités. Maintenant, rage, écume, si tu veux, je n'en ai cure. J'ai vidé mon sac. » Catherine se disait de son côté : « Impossible de dire plus clairement qu'il m'a devinée… Et je ne puis rien… Jouée ! Moi, Catherine de Médicis, j'ai été jouée par un jeune homme de vingt ans !… Et je suis obligée d'entendre, le sourire aux lèvres, les abominables accusations qu'il ose porter contre moi… mais patience, j'aurai ma revanche… L'heure sonnera où ce misérable truand qui se donne des airs de gentilhomme payera d'un coup toutes ses insolentes bravades. » Et, tout haut, d'air aimable : « Je crois qu'en effet vous avez raison. Eh bien, soit, Rospignac ne sera pas inquiété pour cette affaire. Mais je ne le veux plus à mon service. Je vais le congédier. » « Bon, sourit Beaurevers à part lui, tu n'en feras rien. » Il ne se trompait pas. Déjà Catherine rétractait : « Ou plutôt non, je le garde. Mais je le fais surveiller de près. Et, à la première faute, je le brise impitoyablement. » IX LA REINE MÈRE Changeant soudain de conversation, Catherine prononça de son air le plus aimable : « Parlons de vous, maintenant. Voyons, vous avez sauvé votre roi. Je cherche quelle récompense, digne de vous, je pourrais vous offrir. » Très froid, Beaurevers déclina : « Que votre Majesté ne se mette pas en peine de cela. Je suis déjà récompensé, au-delà de mes mérites, par une parole que le roi a bien voulu me dire. – C'est beaucoup, en effet ! Cependant un témoignage plus positif de notre gratitude ne ferait pas mal, il me semble. Que diriez-vous, par exemple, de la capitainerie générale du Louvre ?… – Le roi veut bien me nommer son chevalier. Je ne vois pas de titre plus honorable que celui-là. – Aussi désintéressé que brave et dévoué, fit Catherine, sans insister davantage. Décidément, vous êtes la perle des chevaliers. » Il n'y avait pas la moindre raillerie dans sa voix. Peut-être Beaurevers avait-il l'ouïe particulièrement sensible. Peut-être commençait-il à s'impatienter. Toujours est-il qu'il crut percevoir cette raillerie, lui. Et ce fut avec une certaine raideur qu'il releva : « Je ne sais si je suis la perle des chevaliers, comme vous le dites, madame, mais je sais que j'ai l'habitude de tenir ce que je promets. Mon père m'a recommandé avant son départ, de veiller sur le roi. Je lui ai engagé ma parole qu'il le trouverait vivant à son retour… – M. de Notre Dame vous a fait promettre cela ? interrompit Catherine sur un ton qui attestait qu'elle ignorait ce détail important à ses yeux. – Oui, madame… Et c'est surtout pour apprendre cela à Votre Majesté que je suis ici. C'est aussi afin de lui dire ceci, que je crois de nature à calmer ses inquiétudes maternelles : tant que je serai vivant, on ne touchera pas au roi. » Il s'était laissé emporter. L'ironie éclatait flagrante dans la manière dont il parlait de ses inquiétudes maternelles. Et sa promesse de veiller sur le roi ressemblait à une menace à peine voilée. Catherine le comprit ainsi, car elle pensa : « C'est la guerre !… Eh bien, soit, je ramasse le gant !… Et nous verrons qui de nous l'emportera. » Cependant elle ne sourcilla pas. Et ce fut de son même air aimable qu'elle dit : « Voilà une assurance qui me rassure plus que tout. Je crois que sous la garde d'une épée aussi vaillante que la vôtre, mon fils n'a, en effet, plus rien à redouter. Cependant, on dit qu'il ne faut pas tenter le diable ; peut-être le mieux serait-il d'obtenir du roi qu'il renonce à ses escapades dangereuses… C'est ce que je vais m'efforcer de lui faire entendre. » Elle se leva et, plus aimable, plus souriante que jamais : « Je vous remercie, monsieur, de la hâte que vous avez mise à venir calmer mes inquiétudes maternelles. Je compte sur votre infatigable dévouement comme vous pouvez compter sur mon aide, qui dans l'accomplissement de votre mission si particulièrement grave, ne vous fera jamais défaut. Allez, chevalier, et souvenez-vous qu'en ce qui vous concerne personnellement, vous me trouverez toujours dans les mêmes bienveillantes dispositions. » Sur de telles paroles il n'y avait qu'à s'incliner et à remercier. C'est ce que fit Beaurevers, qui sortit. En se dirigeant vers l'appartement du roi, il se disait moitié satisfait, moitié mécontent : « Je n'ai pas eu le langage net et franc que j'eusse désiré. Mais, au bout du compte, elle m'a fort bien compris. Tout est donc mieux, car, du caractère que je lui connais, il est à peu près certain que Mme Catherine va porter tout son effort contre moi, tout d'abord… Ce qui fait qu'elle laissera quelque répit au petit roi qui, pendant ce temps, n'aura rien à redouter d'elle. C'est un résultat appréciable dont j'ai sujet à me déclarer satisfait. » Pendant ce temps, par un autre chemin, Catherine arrivait dans la petite chambre à coucher du roi, au moment où celui-ci y pénétrait sous le déguisement complet qui faisait de lui le comte de Louvre. En la voyant, le roi ne put réprimer un geste de contrariété quelle ne parut pas voir. Cette contrariété fit place à un commencement d'inquiétude dès qu'il eut remarqué l'air grave de sa mère et l'émotion contenue qu'elle laissait paraître sur sa physionomie ordinairement fermée. « Vous sortez, François ? S'enquit Catherine qui fouillait avec une attention sérieuse les moindres détails du déguisement de son fils. – Oui, madame, répondit négligemment François en bouclant soigneusement la longue et forte rapière qu'il venait de prendre. – M. de Beaurevers me quitte à l'instant… Vous comprenez qu'il m'a fait part de l'étrange événement qui s'est produit, hier, aux environs de la porte de Nesle. Et je suis accourue en toute hâte pour m'opposer de toutes mes forces à ce que vous fassiez cette insigne folie… Je viens vous dire : vous ne sortirez pas, mon fils. – Eh madame, s'écria François dépité, voilà du bruit pour peu de chose ! Quoi, il faudra que je me prive d'une distraction parce que quelques malandrins se sont attaqués à la bourse d'un gentilhomme attardé ! – Vous croyez donc qu'on en voulait à votre bourse ? – Sans doute, madame… Ils l'ont crié assez haut. » Catherine fit peser sur son fils l'éclat de son regard acéré. Mais François avait de qui tenir. Elle ne vit qu'un visage fortement contrarié, mais naïvement convaincu. « Aveugle ! fit-elle avec force, aveugle, sourd, fou !… Vous ne voyez, n'entendez, vous ne comprenez rien !… Il s'agit bien de quelques truands, en vérité. C'est au roi qu'on en voulait… Au roi, entendez-vous, François ! Le roi qu'on a voulu méchamment, traîtreusement meurtrir. – Allons donc, madame, s'écria le roi toujours incrédule, en apparence du moins, votre affection, ma mère, vous fait voir des dangers qui n'existent que dans votre imagination. – Et moi, reprit Catherine avec plus de force, je vous dis que vous avez failli être victime d'un attentat préparé de longue main. Je vous dis que cet attentat se renouvellera aujourd'hui même peut-être, si vous vous obstinez à braver un danger qui existe, réel, terrible. Et si vous ne voulez pas en croire votre mère qui, selon vous, se laisse aveugler par son affection, interrogez Beaurevers, et vous verrez ce qu'il vous dira. – Beaurevers croit à un attentat ? – Oui. Il me l'a dit nettement. Il ne peut en être autrement, d'ailleurs. Vos plaisirs et vos caprices ne doivent pas vous faire oublier que vous êtes le roi, François. Le roi doit savoir regarder la mort en face lorsque la couronne ou le bien de ses États sont en jeu. Mais le roi se doit à ses sujets. Et le premier, le plus essentiel de ses devoirs, est de ne pas exposer son existence, si précieuse, dans des algarades du genre de celle-ci, qui compromettent la majesté royale. Croyez-moi, François, renoncez à des amusements indignes du rang suprême qui est le vôtre. » Et avec un tremblement dans la voix : « Songez aux angoisses mortelles dans lesquelles vous me faites vivre. Je n'y résisterai pas, François. Est-ce donc la mort de votre mère que vous voulez ?… » Ces dernières paroles qu'elle venait de prononcer avec une sourde émotion parurent produire une grande impression sur le jeune roi. « À Dieu ne plaise, dit-il vivement. Puisqu'il ne s'agit que de calmer vos angoisses maternelles, je m'abstiendrai, madame… durant quelque temps. » Il paraissait faire une grande concession. Cette concession ne suffit pas à Catherine, qui s'écria : « C'est définitivement et pour toujours qu'il faut renoncer à ces escapades. Jusqu'ici j'ai dû fermer les yeux sur ce sujet. Mais maintenant c'est une autre affaire. Ce qui n'était qu'une complaisance, une faiblesse maternelle excusable, deviendrait un véritable crime dont je ne chargerai pas ma conscience. Il me faut une promesse formelle que vous abandonnerez ce déguisement et que vous vous tiendrez désormais chez vous, dans votre Louvre, où, du moins, vous êtes en sûreté parmi vos gardes, vos Écossais, vos Suisses et vos gentilshommes. » Assombri, François se mit à marcher avec agitation en murmurant entre les dents : « Au Louvre où la mort me guette sournoisement !… » Catherine avait l'oreille aussi fine qu'elle avait l'œil perçant. Si bas qu'il eût parlé, elle entendit : « Que voulez-vous dire, mon fils ? dit-elle. Vous ne vous sentez pas en sûreté dans votre maison ?… Soupçonneriez-vous vos propres serviteurs ? » Une lueur étrange passa dans l'œil de François. Mais comme il tournait le dos à sa mère en ce moment, elle ne put le voir. Ce ne fut qu'un éclair d'ailleurs. François se retourna et d'un air très naturel : « Eh ! Non, madame, je ne soupçonne personne… Je ne suis pas comme vous, moi, je ne vois pas partout des complots et attentats. J'ai voulu dire simplement qu'ici je mourrai d'ennui. » Il paraissait sincère. Catherine le crut, ou feignit de le croire. « Si ce n'est que cela, fit-elle, on peut vivre très vieux tout en se mourant d'ennui. Tandis qu'un coup de poignard vous expédie un homme en quelques minutes. » Et comme elle le sentait ébranlé, elle revint à la charge, insista avec plus de force, multiplia les arguments qu'elle croyait de nature à l'impressionner, à l'amener à céder. Un instant, elle put croire qu'elle avait réussi. Mais à ce moment la portière se souleva et Beaurevers entra sans avoir été annoncé. François l'aperçut et comprenant que c'était du renfort qui lui arrivait, il s'écria vivement : « Vous arrivez à propos, chevalier. Voici madame ma mère qui me sermonne et me veut à toute force cloîtrer dans l'enceinte du Louvre. J'ai beau dire que j'y mourrai d'ennui, elle ne veut pas en démordre. Voyons, que dites-vous de cela, vous ? – Je dis, Sire, répondit Beaurevers, d'un air paisible, que je ne vois pas pourquoi vous vous priveriez d'un passe-temps qui vous est agréable et ne fait de mal à personne. – Voilà qui est bien dit ! » s'écria François. Et, tout joyeux, il sauta sur son manteau dans lequel il commença à s'envelopper. « Un instant, mon fils », intervint Catherine, qui ne s'avouait pas battue. Et sans tenir compte du mouvement d'humeur du roi, elle se tourna vers Beaurevers et, hautaine, raide, glaciale : « Je pensais trouver un auxiliaire en vous, monsieur. Tout au contraire, je m'aperçois que vous êtes contre moi. Quand je fais entendre la voix de la raison, vous n'hésitez pas à conseiller les pires folies. J'ai sujet de m'étonner, attendu qu'il me semble que vous devez savoir mieux que quiconque à quoi vous exposez votre roi. » Aussi froidement qu'elle, Beaurevers répliqua : « Je ne conseille pas le roi, madame. Je me contente d'exécuter ses ordres. Or, le roi, qui est le maître, m'a ordonné de le venir prendre ici. C'est ce que je fais. Quant au reste, je ne puis que répéter ce que j'ai eu déjà l'honneur de dire à Votre Majesté : tant que je serai vivant, il ne tombera pas un cheveu de la tête du roi. – C'est une responsabilité terrible que vous assumez là, monsieur. – Je le sais, madame. Mais je me sens de taille à la supporter sans faiblir. » François intervint alors et sans cacher son impatience : « La sollicitude maternelle que vous me témoignez m'est infiniment précieuse, madame. Pourtant il ne faut rien exagérer. M. de Beaurevers répond de moi. Vous savez qu'il ne promet rien qu'il ne se sente la force de tenir. Ceci doit vous rassurer, je pense. – Oui, mais s'il vient à disparaître ?… Car ne vous y trompez pas, François, on saura, on sait déjà peut-être, que c'est lui qui veille sur vous. On supprimera le défenseur gênant pour vous atteindre plus sûrement. Ceci est élémentaire, voyons. » François jeta les yeux sur Beaurevers. Il le vit étincelant, les narines frémissantes, semblant appeler la bataille. « Il sera temps d'aviser quand nous en serons-là », dit-il tranquillement. Et avec un orgueil naïf : « Regardez mon chevalier, madame, et voyez si c'est là un homme dont on viendra facilement à bout. » Catherine ne répondit pas. Elle tenta une diversion : « Quel malheur, dit-elle avec une profonde amertume, de laisser ainsi à l'abandon les affaires du plus beau royaume de la chrétienté ! – Eh ! madame, les affaires du royaume ne sont pas à l'abandon, puisqu'elles sont entre les mains de mes oncles de Guise qui sont d'habiles hommes. – Fort habiles, en effet, prononça Catherine avec une lenteur calculée et en fixant François avec une insistance significative. Trop habiles… Ils s'occupent de vos affaires, François… ils ne négligent pas les leurs pour cela. – Eh bien, mais… c'est assez naturel, il me semble. » Il était impossible de mettre plus de naturel qu'il n'en mit dans ces mots. Catherine, qui l'observait avec une attention soutenue, se dit en elle-même : « Serait-il naïf à ce point ?… Pourquoi pas, après tout ? Il est si jeune… il est si sottement épris de sa femme… Et Marie Stuart est une fine mouche, dûment stylée par ses oncles les Guises, tout acquise aux intérêts de la maison de Lorraine. » Et, tout haut, avec la même lenteur : « En tout il faut une juste mesure. Croyez-en votre mère, François : ne laissez pas plus longtemps le pouvoir absolu aux mains de ces Lorrains. Sinon, vous vous apercevrez un jour qu'ils auront si bien fait leurs affaires que leur fortune éclipsera la vôtre… si elle ne l'absorbe pas complètement. – Il en est de ce péril comme des autres : votre inquiétude maternelle vous fait exagérer, madame. Dieu merci, mes oncles me sont entièrement dévoués. D'ailleurs, c'est une résolution irrévocablement prise chez moi de me tenir éloigné du tracas des affaires. Plus tard, dans deux ou trois ans, si je vis encore, je prendrai en main le gouvernement de mes États. Mais d'ici là, j'entends me décharger de ce souci. – Ah ! François, s'écria Catherine bouleversée, vous avouez donc que vous sentez votre existence menacée, puisque vous dites : si je vis encore. – Madame, dit François avec une pointe de mélancolie qui perçait malgré lui, vous le savez aussi bien que moi : les médecins prétendent que je suis une nature délicate. Tant que je n'aurai pas dépassé la vingtième année, ils ne répondent pas de moi. Je n'ai pas voulu dire autre chose que cela… J'ai fait tout ce qu'il était en mon pouvoir pour calmer vos inquiétudes, ne m'en demandez pas plus. Je n'ai peut-être que quelques mois à vivre. Ces quelques mois, laissez-moi les vivre à ma guise. Ceci est ma royale volonté que je vous signifie, madame. » Il avait mis une certaine rudesse dans sa voix. Pour en atténuer en partie l'effet, il se courba sur la main de sa mère et la baisa. Tenace, Catherine fit une suprême tentative : « Ainsi, mon fils, vous ne voulez pas… » Mais François, redressé dans une attitude majestueuse, interrompit : « J'ai dit : ma volonté royale, madame. » Cette fois, Catherine comprit qu'une plus longue résistance était impossible. Elle leva ses deux mains pâles en l'air, comme pour prendre le ciel à témoin, et prononça : « Fiat voluntas tua. » Et, sans ajouter un mot, elle sortit lentement, drapée dans ses voiles noirs, pareille à un spectre en marche. Le roi fixa un long regard, d'une expression étrange, sur la porte par où elle venait de disparaître. Et Beaurevers, qui l'observait de son œil clair et qui surprit ce regard, songea doucement apitoyé : « Cette fois, le doute n'est pas possible. Il sait !… Il sait que son ennemi le plus acharné, c'est sa mère… Ah ! Le pauvre petit, comme il doit être malheureux !… Et quel courage il lui faut pour dissimuler comme il le fait l'abominable secret. » Et tout haut, avec une gaîté un peu forcée, une familiarité voulue : « Eh bien, monsieur le comte, où allons-nous ? » Au son de cette voix amie, François tressaillit et passa une main machinale sur son front moite, comme s'il voulait chasser les sombres pensées qui assaillaient son cerveau. Et il se ressaisit avec une rapidité qui indiquait une force de volonté remarquable. « Allons chez le vicomte de Ferrière », dit-il en ouvrant une porte dissimulée. Quelques minutes plus tard, le comte de Louvre et le chevalier de Beaurevers, bras dessus, bras dessous, devisant gaiement comme deux jeunes seigneurs exempts de tout souci, prenaient, sur le quai du Louvre, le bac qui les transportait sur l'autre rive, non loin de la tour de Nesle. Pendant ce temps, Catherine revenait dans son oratoire. Elle paraissait très calme. Son visage était fermé comme à son ordinaire. Seule une certaine fixité du regard trahissait un peu de préoccupation. Elle vint à son prie-Dieu, s'agenouilla lentement et levant vers le Christ de bronze deux yeux ardents, elle prononça à haute voix l'extraordinaire oraison que voici : « Seigneur Dieu, vous qui voyez tout, qui savez tout, vous avez lu dans mon cœur que je voulais le sauver… C'est mon fils, malgré tout. Vous avez été témoin, Seigneur des efforts que j'ai faits… Il n'a pas voulu m'entendre, il n'a pas voulu comprendre… C'est donc que vous n'avez pas voulu qu'il comprenne… C'est donc que vous le condamnez… Car c'est vous qui le condamnez et non moi. S'il en est ainsi, que votre volonté soit faite, Seigneur… Mon fils Henri régnera… Au nom du Père, du fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. » Elle se leva et, comme apaisée, elle vint prendre place dans son fauteuil. Elle réfléchit quelques secondes et frappa sur un timbre. Le baron de Rospignac entra et vint se courber devant elle. Elle le considéra un instant, fixement, avec une froideur marquée. Enfin d'un ton sec : « Dites-moi ce qui s'est passé hier, à la tombée de la nuit, devant la porte de Nesle », dit-elle. Sans se laisser démonter par cet accueil glacial, Rospignac, très pâle, mais très maître de lui, fit en termes brefs le récit de l'algarade. À mesure qu'il parlait, elle établissait mentalement le parallèle entre les renseignements qu'il donnait et ceux que Beaurevers lui avait fournis. Elle put se convaincre ainsi qu'il ne cherchait pas à farder la vérité. Le résultat de cette constatation fut qu'elle modifia son attitude, qui se fit moins raide. « Ainsi, fit-elle quand il eut terminé, sur treize hommes que vous aviez, quatre sont morts, cinq sont grièvement blessés, le reste est plus ou moins éclopé. L'escadron de fer dont vous êtes le chef se trouve à peu près décimé. Tout cela parce que vous avez trouvé vingt hommes, il fallait en prendre cinquante… mais il fallait réussir coûte que coûte. Prenez garde, Rospignac, je n'aime pas les maladroits, ni les malchanceux ! » Malgré elle, elle s'était animée. La voix était devenue menaçante, le regard avait repris sa dureté. Rospignac se vit perdu. Il joua le tout pour le tout, et d'accusé, se fit accusateur. « Eh ! Madame, fit-il d'une voix rude, j'ignorais ce Beaurevers que l'enfer engloutisse, moi ! Mais vous le connaissiez, vous… Pourquoi ne m'avez-vous pas averti ?… Malchanceux, maladroit, c'est bientôt dit, madame… Encore faudrait-il renseigner les gens avant de les accabler de reproches. – C'est vrai, c'est de ma faute. J'ai oublié Beaurevers… Ou plutôt je ne le savais pas contre moi. Le mal est fait, n'en parlons plus. » Rospignac respira. Catherine réfléchit un instant et : « Ne m'avez-vous pas dit que vous haïssiez de haine mortelle ce comte de Louvre que je ne connais pas ? – Non, madame, je ne le haïssais pas à ce moment-là… Mais je le hais maintenant. » Il n'y avait pas à se tromper à cet accent. On y sentait gronder une haine féroce. Catherine dressa l'oreille aussitôt. Et, se faisant aimable : « Ah ! Vous le haïssez, maintenant ? Pourquoi ? » Et comme Rospignac esquissait un geste vague : « Allons, Rospignac, tu sais bien qu'on peut tout me dire à moi. Parle. Il y a une femme entre vous ? – Vous avez l'œil de Dieu, madame, on ne peut rien vous cacher. – Qui est cette femme ? – Une diseuse de bonne aventure, dont Votre Majesté a peut-être entendu parler, car tout le monde la connaît à Paris. – On l'appelle ? – Fiorinda, madame. – Une Italienne ! – Non pas. Une Parisienne. Pourtant, ce nom… – Quelque surnom, sans doute. – Et tu dis que le comte de Louvre est en amoureux ? – Je n'oserais affirmer qu'il est amoureux, lui. Mais je crois… qu'il est… aimé… Et cela suffit. » Les mots sortaient péniblement. Catherine fut fixée. Elle sourit doucement en se disant : « Jalousie !… Il faudra faire en sorte que cette jalousie tourne à mon profit. » Et tout haut, doucereuse, elle consola : « Bah ! Je ne suis pas en peine de toi. Ne t'appelle-t-on pas le beau Rospignac ? Ta belle s'humanisera. » Et sans paraître remarquer les grincements de dents de Rospignac, sérieuse : « J'ai besoin de savoir exactement ce qu'est cette espèce de bohémienne, cette Fiorinda. Tu t'informeras et tu me feras part de ce que tu auras appris. – Bien, madame. – Revenons à ton affaire. Si tu veux te débarrasser de ce comte de Louvre qui te gêne, il faut que tu te débarrasses tout d'abord de Beaurevers. – C'est ce que j'étais en train de me dire, madame. – Oui, tu es intelligent, Rospignac. Et c'est pourquoi je t'ai attaché à ma personne. Va, Rospignac, occupe-toi de Beaurevers sans plus tarder. » Et sur un ton où l'on sentait gonder la menace : « Pas d'échec, cette fois-ci… Tu es averti maintenant, tu comprends ? – À merveille, madame… Aussi vous pouvez croire que je ferai de mon mieux. » Il s'inclina et se dirigea vers la porte. Au moment où il l'atteignit : « À propos, dit Catherine, n'es-tu pas quelque peu parent ou allié de la famille du sire vidame de Saint-Germain ? – Oui, madame », répondit Rospignac avec un sourire assez équivoque. Et il expliqua : « Défunte Mme la vidamesse était une cousine à moi. – Voilà qui est fâcheux… parce que je crains que le fils du vidame, le vicomte de Ferrière, ne s'avise de se jeter à la traverse de mes projets… – Madame, interrompit Rospignac avec une froideur sinistre, quand le service l'exige, je ne connais plus ni parents ni amis. » Catherine sourit et : « Pour l'instant, il me faut ménager M. le vidame de SaintGermain. » Et avec un froncement de sourcil : « Et il ne faudrait pourtant pas que monsieur son fils se montre trop gênant… Si cela devait être… – Je m'en débarrasserais comme de Beaurevers », acheva froidement Rospignac. Et Catherine approuva d'un léger signe de tête et congédia Rospignac, qui sortit. X ÉBAUCHE D'AMITIÉ Nous avons dit que le comte de Louvre, accompagné de son ami Beaurevers, avait pris le bac au quai du Louvre, pour se rendre rue de la Rondelle, à l'hôtel de Ferrière. Le long des fossés de la demeure royale, ils croisèrent MM. de Trinquemaille, de Strapafar, de Corpodibale et de Bouracan, lesquels, comme par hasard, flânaient par là, superbes dans leurs resplendissants costumes de satin et de velours, bombant le torse, tendant le jarret. Le comte et le chevalier passèrent, sans avoir l'air de les voir. Eux, suivirent aussitôt à vingt pas, raides comme des soldats à la manœuvre. Et ils prirent place dans le bac, faisant bande à part, ne s'occupant pas plus des deux jeunes gens que s'ils n'avaient existé. Et cependant, ils ne perdaient pas un geste, pas un clin d'œil de Beaurevers qu'ils ne cessaient d'observer à la dérobée et qui, de temps en temps, par gestes convenus, leur parlait un langage compréhensible pour eux seuls. De Louvre et Beaurevers pénétrèrent dans l'hôtel. Les quatre entrèrent dans un cabaret d'où ils pouvaient surveiller la grande porte cochère, tout en vidant quelques gobelets de vin frais. Cette grande porte faisait face aux derrières du collège d'Autun, lequel avait son entrée dans la rue Saint-André-desArts. À peine les deux jeunes gens étaient-ils entrés chez le vi- comte de Ferrière qu'un mendiant, qui depuis un moment les suivait sans qu'ils y eussent pris garde, vint se blottir dans un renfoncement formé par un des contreforts du mur de clôture du collège. Là, en nasillant, d'une voix lamentable, il se mit à implorer la charité des rares passants de cette voie étroite et peu fréquentée. Seulement, de l'endroit où il s'était mis, ce mendiant pouvait surveiller la porte de l'hôtel de Ferrière aussi bien si ce n'est mieux que les quatre derrière les vitres de leur cabaret. De cette visite de pure courtoisie, nous ne dirons rien, si ce n'est qu'elle eut pour résultat de transformer l'élan de sympathie qui avait porté les trois jeunes gens l'un vers l'autre, en un commencement d'amitié : une de ces amitiés à toute épreuve, comme on ne les cimente qu'à vingt ans. Cependant, il nous faut mentionner l'incident suivant : Au cours de la conversation, Ferrière s'écria tout à coup : « Plus que je vous regarde, comte, plus il me semble que votre figure ne m'est pas inconnue ! Évidemment, vous ressemblez à quelqu'un de ma connaissance. Mais à qui ? Le diable m'emporte, voilà ce que je n'arrive pas à préciser. » De Louvre et Beaurevers échangèrent un sourire furtif. Et le comte, le plus naturellement du monde, répliqua : « Vous n'êtes pas le premier qui me faites cette réflexion, je jurerais que j'ai une vague ressemblance avec notre sire le roi François deuxième… Du moins me l'a-t-on assuré. – Et c'est vrai, charbieu ! La ressemblance est même plus frappante que vous ne le dites. Et n'était cette moustache ébouriffée qui vous va si bien, je jurerais que j'ai l'honneur de me trouver en présence de Sa Majesté. – Oui, mais voilà, s'écria François en souriant malicieusement, il y a la moustache !… Le roi est encore trop jeune pour en avoir une pareille. – C'est vrai, il y a cette moustache », reprit Ferrière, qui d'ailleurs était loin de soupçonner la vérité. Et après avoir fouillé attentivement le visage de celui qui, pour lui, n'était que le comte de Louvre, il ajouta de bonne foi : « Certes, la ressemblance est grande… Cependant, en y regardant de plus près, je vous trouve plus fort, plus vigoureux que le roi. Je vous trouve un air de santé que je serais heureux de voir à notre pauvre cher Sire… Et puis, quoi !… je vous ai vu à l'œuvre, hier soir, quand nous tenions tête à ces malandrins que M. de Beaurevers a si rudement et si prestement mis à mal. Ce n'est pas le roi si débile, qui aurait pu fournir un aussi vigoureux effort… Non, tout bien considéré, vous avez raison, comte, la ressemblance est vague, en effet, et je ne sais où j'avais la tête. » loin. François et Beaurevers se retirèrent. Ferrière voulut, pour leur faire honneur, les reconduire lui-même jusqu'à la rue. Là, à quelques pas du mendiant qui ouvrait ses oreilles toutes grandes et qui ne perdit pas un mot, eurent lieu les derniers compliments et les trois jeunes gens se séparèrent après s'être donné l'accolade, suivant la mode du temps. Dans la rue, François se souvint de Fiorinda. Guidé par Beaurevers, il se mit à sa recherche. Derrière eux, les quatre anciens gentilshommes de la reine Catherine suivaient inlassablement, l'œil et l'oreille au guet, ne perdant jamais de vue la haute silhouette du chevalier, toujours Cet incident, que nous devions signaler, n'alla pas plus assez loin pour que leur surveillance ne devînt pas une gêne, assez près pour accourir à la rescousse au premier signal. Et, derrière les quatre, le mendiant suivait avec non moins d'adresse et de discrétion. Ce fut à l'auberge du Pré, qui était un peu comme son quartier général, qu'ils retrouvèrent Fiorinda. Elle les accueillit aimablement, mais sans empressement, sans la moindre intention de coquetterie. Cependant, François remarqua qu'elle parut heureuse de se trouver avec Beaurevers, pour lequel elle montrait un sentiment qui ressemblait assez à de la vénération. Et il le dit, sans songer à mal, lorsque, ayant quitté la jeune fille, ils reprirent sans se presser le chemin de la ville. « Vous paraissez au mieux avec cette belle enfant. – C'est que, répondit sérieusement Beaurevers, nous nous connaissons depuis longtemps. Je l'aime et je l'estime autant que ma sœur Myrta dont elle est l'amie. C'est une vaillante et c'est une honnête fille. « Et je vous assure – vous ne pouvez pas savoir cela, vous, monsieur le comte – qu'il faut une réelle force d'âme pour se garder honnête et pure dans la situation de cette enfant. – Oui, dit François, d'un air rêveur, ce sont des choses que je n'eusse jamais soupçonnées si j'étais demeuré enfermé dans mon… dans ma maison. Si je vis, chevalier, je vous serai redevable du plus signalé des services, à vous et à Nostradamus : vous aurez fait de moi un homme. Et je vous jure que je ne l'oublierai pas. Pour en revenir à cette gracieuse enfant, je vous dirai que je ne suis pas sans avoir remarqué la noblesse de ses sentiments. Cette enfant a le cœur mieux placé que bien des dames hautement titrées. Puisqu'il en est ainsi, je veux m'occuper d'elle. Je lui trouverai un mari digne d'elle et je la doterai royalement. – Pardieu, monsieur, voilà qui est bien dit ! Je retiens la promesse avec d'autant plus de satisfaction que je vous avouerai que j'ai craint un instant… – Que je n'eusse l'idée de lui faire la cour, interrompit François en riant. – Ma foi, oui. – Rassurez-vous, chevalier », répondit François. Et sérieux : « Je suis comme vous : mon cœur est pris. Mon cœur est à Marie, comme le vôtre est à Florise. Il est vrai que, moi, je suis marié avec Marie. Mais figurez-vous que j'ai l'ingénuité de croire que le mariage ne dispense pas d'être fidèle. J'ai des sentiments de bourgeois, comme vous voyez. – Eh ! monsieur, dites que vous pensez comme un honnête homme. Ce sera plus juste. » Ce jour-là, en devisant de la sorte, François revint au Louvre et redevint le roi, sans qu'il lui fût arrivé le moindre fait digne d'être noté. Cependant, le mendiant ne les avait pas lâchés d'une semelle. Lorsqu'il se fut assuré que le comte était bien rentré, il suivit Beaurevers jusqu'à ce qu'il l'eût vu pénétrer dans l'hôtel de la rue Froidmantel. Alors, il partit à grandes enjambées, négligeant de demander l'aumône en route. Il n'alla pas bien loin d'ailleurs. Il entra dans un cabaret borgne de la rue SaintGermain-l'Auxerrois et vint s'asseoir devant Guillaume Pentecôte qui attendait patiemment, en vidant un pot de cervoise. Le mendiant demeura environ un quart d'heure avec Guillaume Pentecôte : il faisait son rapport qui fut écouté avec attention. Au bout de ce temps, Guillaume Pentecôte régla la dépense et, laissant là le mendiant, partit à son tour. Quelques minutes plus tard, c'était lui qui, à son tour, faisait un rapport écouté avec non moins d'attention par Rospignac auquel il s'adressait. Quand le truand eut terminé, le baron résuma, l'air pensif : « Ainsi, les voilà au mieux avec Ferrière… Il faudra voir… On pourra peut-être tirer parti de ces visites… J'y réfléchirai. » Et avec un grincement : « Pour ce qui est de la Fiorinda… je jure Dieu que j'y mettrai bon ordre… dussé-je la poignarder de mes propres mains ! » Trois jours s'étaient écoulés, depuis que le vicomte de Ferrière s'était battu en l'honneur de Fiorinda, qu'il ne connaissait pas, qu'il n'avait jamais vue, avant ce jour. Pendant ces trois jours, Ferrière ne sortit que deux fois : la première fois pour aller prendre des nouvelles de Saverny et de Roquebron qu'il avait blessés, si l'on s'en souvient : la deuxième fois pour rendre visite au comte de Louvre et au chevalier de Beaurevers. Le comte de Louvre ayant déclaré qu'on le trouvait rarement chez lui, attendu qu'il passait la plus grande partie de son temps chez son ami Beaurevers, ce fut tout naturellement chez ce dernier que Ferrière se rendit tout d'abord. Sa visite était certainement attendue, car, en effet, il trouva François à l'hôtel de la rue Froidmantel, où il était comme chez lui. Cependant, le roi – qui tenait son double rôle avec une ai- sance qui attestait une grande habitude – le roi qui ne voulait pas que le moindre soupçon pût se lever dans l'esprit de son nouvel ami, tint à lui prouver qu'il avait réellement un logis à lui. Ce logis avait été préparé de longue main par Nostradamus lui-même qui avait, pour cette aventure extraordinaire dans laquelle il lançait le roi de France, prévu jusqu'aux plus infimes détails. Il était situé à l'angle des rues du Bouloi et des PetitsChamps. C'était un hôtel de proportions modestes mais qui avait, extérieurement, assez belle apparence. À l'intérieur, il était aménagé avec une somptuosité qui émerveilla Ferrière qui, pourtant, était fastueusement logé lui-même et qui était un fin connaisseur. Les serviteurs y étaient peu nombreux : six gaillards taillés en Hercule et qui, sous la livrée très simple, de nuance indécise, vous avaient des allures formidables. Ce qui s'explique par ce fait qu'ils avaient été choisis par Beaurevers qui était allé les chercher parmi ces anciens loups affamés, d'ailleurs dévoués à Beaurevers presque autant que ses quatre fidèles, l'aubaine était miraculeuse. En effet, la place était bonne : peu ou point de besogne, copieusement nourris, bien couverts, largement payés, ils n'eussent pas changé leur sort pour un empire. Aussi obéissaient-ils au doigt et à l'œil à une jeune et jolie gouvernante qui n'était autre que Myrta. Celle-là même que Beaurevers appelait sa sœur et qui était l'amie de Fiorinda, avait-il dit. Il va sans dire que les serviteurs et Myrta elle-même ignoraient totalement la véritable personnalité du comte de Louvre qui passait à leurs yeux pour une manière d'original. Myrta soupçonnait bien quelque mystère sous cette apparente originalité. Mais c'était une fille très discrète que Myrta. Et puisque Beaurevers n'avait pas cru devoir la mettre dans la confidence de ce mystère, c'est qu'il avait de bonnes raisons pour cela. Et elle avait gardé ses petites observations pour elle. Au surplus, elle n'eût pas hésité à verser son sang jusqu'à la dernière goutte pour cet énigmatique comte de Louvre. Uniquement parce que Beaurevers lui avait dit, en la plaçant là : « Myrta, ma petite sœur, souviens-toi que s'il arrive malheur à ce jeune homme, je n'aurai plus, moi, qu'à me passer mon épée au travers du corps. Veille donc sur lui, veille bien, Myrta… Si tu ne veux que je meure. » Et comme cela était dit sur ce ton froid d'implacable résolution qu'elle connaissait bien, Myrta, en pâlissant, avait répondu : « Soyez tranquille, monsieur, je réponds sur ma tête qu'il ne lui arrivera rien de fâcheux, tant qu'il sera chez lui, c'est-àdire sous ma garde. » Ferrière fut donc reçu et magnifiquement traité dans ce petit hôtel des Petits-Champs. Et sous l'amoncellement de merveilles qui s'étalaient à ses yeux, il ne devina pas que se dissimulait une véritable place forte. Nous répétons – parce que ce point a son importance qui sera reconnue en temps et lieu – que, malgré l'incident signalé de la vague ressemblance du comte avec le roi, il ne pouvait avoir aucun soupçon, même vague, de la réalité. Du reste, François avait donné complaisamment des détails, imaginés pour la plupart, sur ses domaines et sur sa famille qu'il avait dit établie dans une province éloignée. L'attitude si naturelle du comte et du chevalier, le ton de parfaite égalité qui existait entre eux, tout contribua à le plonger plus avant dans son erreur. XI CE QUI FUT DIT SOUS L'ORME DE SAINTGERVAIS… L'impression que Fiorinda avait produite sur Ferrière était plus profonde qu'il ne pensait lui-même. L'image de la jolie diseuse de bonne aventure s'était imprimée dans son esprit de manière ineffaçable. Nous ne voulons pas dire qu'il y pensait : il pouvait, de bonne foi, se figurer l'avoir oublié. Néanmoins, elle était là, dans un coin de sa mémoire, toujours présente, sans qu'il s'en rendît compte. En apparence, Fiorinda ne fut pour rien dans l'espèce de claustration qu'il s'imposa. Il demeura chez lui parce qu'il croyait qu'ayant été quelque peu endommagé dans les deux luttes successives qu'il avait eu à soutenir, sur le Pré-aux-Clercs et à la porte de Nesle, il avait besoin de repos. Il se le dit et il le crut de très bonne foi. Cependant, il faut croire que, durant tout ce temps, un travail obscur, inconscient, s'était fait dans son esprit car, le quatrième jour, il s'écria tout à coup, sans raison apparente : « Il faut que je la voie !… que je lui parle !… » Et il partit en courant, comme un fou. Il y avait à peine dix minutes que le vicomte était sorti lorsque Beaurevers se présenta à l'hôtel de Ferrière. Il était seul. Le roi, ce jour-là, restait au Louvre. Quant à ses quatre éternels compagnons, MM. de Strapafar, de Bouracan, de Corpodibale, de Trinquemaille, ils n'étaient pas avec lui non plus. Mais il est probable qu'ils ne devaient pas être loin et qu'ils attendaient patiemment son retour dans quelque cabaret du voisinage. tir. Le vicomte était absent, Beaurevers ne fit qu'entrer et sor- Il est temps de dire que l'hôtel de Ferrière était mitoyen avec celui du vidame de Saint-Germain, son père. Ces deux hôtels mitoyens avaient, selon l'usage, leurs jardins sur le derrière. Ces deux jardins s'étendaient jusqu'au quai des Augustins. Ce qui ne veut pas dire qu'ils étaient très grands. Dans le mur, haut et épais, éperonné de contreforts, qui les clôturait du côté du quai, ils avaient chacun une petite porte. À l'intérieur, les deux jardins étaient séparés par un petit mur percé de trois portes ; une près du corps de logis, une vers le milieu et la troisième près du mur de clôture. Ces trois portes étaient munies de verrous des deux côtés. Mais ces verrous n'étaient jamais poussés. Grâce à cette disposition, le père et le fils se trouvaient chacun chez soi. Pour se voir, ils n'avaient qu'à franchir une de ces trois portes. Et c'est la raison pour laquelle les verrous n'étaient pas poussés. Beaurevers, qui, sans doute, se trouvait désœuvré ce jourlà, sortit de chez le vicomte assez ennuyé. Il va sans dire qu'il connaissait la disposition des lieux que nous venons d'indiquer. Pensif et distrait, Beaurevers tourna à droite, machinalement, en sortant de l'hôtel de Ferrière. Cela le mena dans la rue du Battoir. De nouveau, il tourna à droite dans cette rue. Il est certain qu'il accomplissait ces évolutions au hasard. Nous avons dit qu'il paraissait absent. Et cela le conduisit sur le quai, près du mur de clôture des deux hôtels contigus. Or, comme il était là, indécis, se demandant ce qu'il allait faire, ses yeux tombèrent sur un homme qui venait de déboucher du pont Saint-Michel et se dirigeait vers lui. Il le reconnut à l'instant, bien qu'il fût enveloppé dans le manteau relevé jusqu'aux yeux : c'était Rospignac. Cette rencontre imprévue lui rendit toute sa présence d'esprit. Il se blottit contre un contrefort et observa en réfléchissant : « Est-ce moi qu'il suit ?… Non, il est trop prudent pour faire cette besogne-là lui-même… En ce moment, j'en jurerais, il ne pense pas à moi… Mais pourquoi diable se cache-t-il ainsi ?… Car il se cache… » À ce moment, Rospignac arrivait devant la petite porte de l'hôtel du vidame et frappait d'une façon particulière, après avoir jeté un coup d'œil circonspect autour de lui. Comme s'il avait été entendu, la porte s'ouvrit presque aussitôt. Derrière son pilier de maçonnerie, Beaurevers entrevit un instant une opulente barbe blanche, admirablement soignée. Ce ne fut qu'un éclair. Cela lui suffit. Il attendit un instant et quand le bruit des verrous poussés lui eut indiqué que la porte s'était refermée, il sortit de son coin et vint s'arrêter devant cette porte. « Pourquoi, se dit-il, de nouveau rêveur, pourquoi Rospignac a-t-il l'air de se cacher pour rendre visite au vidame-leduc ?… Ne sont-ils pas vaguement parents ?… Et pourquoi ce grand seigneur, qui dispose de nombreux serviteurs fait-il luimême l'office de portier ?… Voilà qui est étrange… » De question en question, de réflexion en réflexion, il arriva que Beaurevers revint jusqu'à l'angle de la rue du Battoir, sans cesser de surveiller la petite porte du coin de l'œil. Là, il souffla dans un petit sifflet qui rendit un son strident, prolongé. Quel- ques secondes plus tard, les quatre accouraient au pas de course. Beaurevers leur dit quelques mots brefs. Ils se dissipèrent, disparurent avec une rapidité fantastique. Quant à Beaurevers, il revint se tapir contre un pilier en se disant tout réjoui : « Que tu passes par la rue de la Rondelle ou par le quai, la grande ou la petite porte, que tu sortes de chez Ferrière ou de chez le vidame, je sais, Rospignac, que tu ne m'échapperas pas !… Tudiable, depuis le temps que tes mouches bourdonnent autour de moi, c'est bien mon tour de te suivre… Seulement, comme je fais ma besogne moi-même, je suis certain que tu ne m'éventeras pas comme j'ai éventé tes mouches !… » Pendant ce temps, Ferrière s'en était allé tout droit à l'auberge du Pré. Il fut moins heureux que le comte de Louvre. Il ne trouva pas Fiorinda. Ce ne fut qu'après deux bonnes heures de patientes recherches qu'il finit par la découvrir aux environs du marché Saint-Gervais. Et ce fut elle qui, les yeux brillants du plaisir que lui causait cette rencontre qu'elle croyait due au hasard, le sourire épanoui sur les lèvres pourpres, ce fut elle qui l'aborda, le plus naturellement du monde. « Hé ! Monsieur de Ferrière, qui donc vous met ainsi en fuite ?… Ce n'est pas un homme assurément : j'ai vu de mes propres yeux comment vous savez charger l'épée haute… C'est donc une femme ! » La conversation s'engagea sur des banalités : nouveaux remerciements très sincères de Fiorinda, protestations polies de Ferrière. Lui, gardait encore une certaine gêne. Elle, au contraire, montrait une aisance incomparable. Et ce fut justement cette aisance qu'elle montrait qui lui permit de reconquérir toute sa présence d'esprit. Seulement, comme il ne pouvait pas comprendre ce calme déconcertant, il l'attribua tout simplement à un calcul. Et il se dit, avec une sourde colère contre sa propre timidité : « Malgré ses grands airs, cette diseuse de bonne aventure n'est au fond qu'une madrée coquette. Au diable soit le respect. Je vais la traiter selon son mérite. » Cependant, soit qu'elle lui en imposât malgré lui, soit qu'une sorte de pressentiment l'avertît qu'il faisait fausse route, soit enfin effet de sa timidité naturelle, il ne parvenait pas à se donner l'attitude qu'il jugeait convenable. Ce dont il enrageait. Ils se mirent en marche, côte à côte, elle devisant gaiement, sans rechercher le moins du monde à voiler son caractère qui était aimable et enjoué. Lui, dont le naturel était plutôt grave et mélancolique, faisait des efforts désespérés pour se mettre à son diapason et n'aurait pas su dire s'il y réussissait ou non. Fiorinda vint s'arrêter sous l'orme de Saint-Gervais et avec un sourire malicieux : « Nous voici, dit-elle, dans une des innombrables salles de mon vaste domaine. C'est là, dans ce superbe décor, que je reçois la foule des fidèles qui désirent faire appel à ma science divinatoire. » Elle avait dit cela avec une emphase comique qui amena un sourire sur les lèvres de Ferrière. Elle ajouta en riant de bon cœur : « Pour parler plus simplement : c'est là un des nombreux endroits où j'exerce mon métier, qui est de dire la bonne aventure, comme vous le savez. – Métier bizarre… qui ne me paraît guère concevable pour une femme… Surtout quand cette femme est d'une autre nature fine et distinguée comme la vôtre. – Métier qui me fait vivre libre et indépendante, monsieur. Métier qui me permet de repousser du pied comme il convient, certaines propositions outrageantes qu'on se croit en droit de faire à une femme qui n'a pas d'homme, père, frère, époux ou parent éloigné, pour la protéger… et qui doit vivre cependant. – Au fait, cela me fait penser que vous ne m'avez pas encore dit la bonne aventure, à moi. Profitons de l'occasion, voulez-vous ? – Non, je ne vous dirai pas la bonne aventure, à vous. – Pourquoi pas à moi ? fit-il avec dépit. – Parce que ma prétendue science n'existe pas. Parce que j'invente tout ce que je dis à ceux qui viennent me consulter. Il faut bien que je vous le dise, à vous, puisque c'est la vérité : je ne sais pas, je n'ai jamais su dire la bonne aventure. – Est-ce possible ! s'écria-t-il, ébahi de cet aveu imprévu. Quoi ! vraiment, vous n'y entendez rien ? – Rien n'est pas le mot, fit-elle avec la même franchise et en riant de son air étonné. Tout de même, j'ai une vague connaissance des rudiments de cette science. On m'a appris, par exemple, à discerner une ligne de vie. Mais tout mon savoir se borne à peu près à cela. Oh ! sur ce point-là, je suis très forte, très. Et jamais je ne me suis trompée quand, sur le vu de cer- taine ligne brisée, je me suis prédit à moi-même que celui que me consultait n'avait que quelques mois ou quelques semaines à vivre. Mais voilà, c'est précisément la seule chose que je suis capable de reconnaître qui ne me sert à rien… Puisque je ne dis jamais ce que j'ai vu sur ce point capital. – Ainsi, fit-il, avec une feinte indignation, vos prédictions ne sont que des imaginations ? – De pures imaginations. – Mais c'est une supercherie indigne ! – J'avoue la supercherie… mais je récuse le qualificatif qui me paraît un peu sévère… et que je vous prie de retirer. – Je retire le mot, dit-il en éclatant de rire. Diable ! je ne veux pas me mettre sur les bras une affaire avec vous !… N'empêche que vous empochez l'argent des naïfs qui croient à votre science. – Ma foi oui !… Ne faut-il pas que je vive aussi, moi ? – Mais, mademoiselle, ce n'est pas de l'argent honnêtement gagné, cela !… – Quelle erreur ! » dit-elle. Et sérieusement : « Ceux qui viennent à moi ont généralement un souci qui les tracasse à tel point qu'ils en sont très malheureux. Eh bien, j'arrache ce souci de leur esprit. Je leur rends l'espoir et la confiance. Ils me quittent réconfortés et heureux… Il y en a qui doivent la vie à mes mensonges… Ils étaient résolus à en finir avec une existence qui leur paraissait insupportable, et avec laquelle j'ai réussi à les raccommoder… Tout cela vaut bien, je pense, les quelques pièces de menue monnaie qu'on me donne. Vous me direz peut-être qu'en échange de cet argent, très réel, je ne donne, moi, qu'un peu d'illusion. Je vous répondrai que l'illusion, c'est toute la vie. Et si je réussis à faire pénétrer un peu de cette bienfaisante illusion dans un esprit, cela ne saurait se payer trop cher. Et la preuve en est que mes clients se montrent tous généreux avec moi… même les moins fortunés. – Ma foi, dit Ferrière, je n'avais pas pensé à envisager la question sous cet aspect !… Savez-vous que vous avez des idées étranges… qu'il n'est pas donné à tout le monde d'avoir. – Bah ! fit-elle malicieusement, vous en entendrez bien d'autres !… Je n'ai pas vidé mon sac d'un seul coup. » Le visage de Ferrière s'illumina. « Tant mieux ! » fit-il dans un élan joyeux. Et, avec un rire un peu forcé : « Vous n'avez jamais aimé ? – Jamais ! dit-elle gravement. Il la regarda bien en face, comme s'il voulait lire jusqu'au fond de son cœur. Elle soutint cet examen avec une admirable sérénité. Le doute n'était pas possible. Ces yeux si limpides ne pouvaient pas mentir. D'ailleurs, la loyauté éclatait sur tous les traits de cet adorable visage. Il eût fallu être aveugle pour ne pas le voir. Et Dieu merci, il avait de bons yeux. Il se sentit l'âme noyée de bonheur et il lui fallut faire un grand effort pour ne pas laisser éclater la joie puissante que lui causait cet aveu. Et d'une voix qui tremblait. « Un jour ou l'autre, dit-il, l'amour viendra frapper à la porte de votre cœur. – Je l'espère bien, fit-elle en riant. Et comme mon cœur n'est pas un cœur de marbre, la porte s'ouvrira toute grande. – Et, dit-il, en masquant sous un air dégagé l'appréhension que lui causait cette perspective, du même coup s'ouvrira pour l'heureux favorisé, la porte de ce logis dans lequel jamais un homme n'a pénétré. – Mon Dieu, oui !… Vous ne voudriez pas que je fusse si cruelle que de le laisser dehors ! » Elle vit la contraction douloureuse de ses traits. Elle ajouta, de son petit air sérieux : « Seulement, la porte du logis ne s'ouvrira pas avant que certaine formalité à laquelle je tiens essentiellement – j'ai de ces idées-là, moi – ne soit accomplie. – Quelle formalité ? fit-il machinalement. – Peu de chose : une visite au curé de ma paroisse, qui nous unira chrétiennement, l'heureux favorisé, pour parler le même langage que vous, et moi. Pour tout dire, monsieur, la porte du logis ne s'ouvrira que devant mon époux. » Il y eut un silence entre eux. Chacun d'eux poursuivait son rêve. Ce fut Ferrière qui rompit le silence : « Ainsi, dit-il, en redressant la tête, celui qui voudra vous parler d'amour, quel qu'il soit, devra tout d'abord passer à votre doigt l'anneau des fiançailles ? » Elle vit que son attitude s'était modifiée : il ne badinait plus maintenant, il était très sérieux. Elle se fit aussi sérieuse que lui pour répondre : « Oui. » Et elle s'expliqua : « Vous m'avez dit tout à l'heure que j'avais des idées étranges. Et c'est vrai. Parmi ces idées en voici une notamment : je me demande, monsieur, pourquoi une fille de rien, comme moi, n'aurait pas sa dignité qu'elle place au-dessus de tout… tout comme une grande dame a son honneur ? – Mais, fit-il vivement, je ne trouve pas cette idée-là étrange. Je la trouve honorable, tout simplement. » Elle approuva d'un léger signe de tête, et reprit : « C'est parce que j'ai le respect de moi-même que j'ai décidé que nul ne pourra sans mentir, se flatter d'avoir été l'amant de Fiorinda… Et je tiens toujours ce que je me suis promis à moi-même. – Le mariage !… l'indissoluble union !… » Ferrière avait murmuré ces mots d'une voix à peine perceptible. Elle les entendit. De toute évidence, il avait parlé pour lui-même, poursuivant un débat intérieur. Elle le comprit. Et néanmoins elle voulut répondre. Elle se leva et de sa voix harmonieuse : « Si le don de son cœur est sincère, il me semble qu'il doit être éternel. Je n'admets pas qu'on reprenne ce qu'on a librement donné. Je pense que dès lors l'union doit être éternelle aussi. C'est pourquoi j'invoque le mariage. Pour moi, amour veut dire constance immuable, fidélité jusque par-delà la tombe. Si j'aime un jour, c'est ainsi que j'aimerai… et c'est ainsi que j'entends être aimée. – Et s'il vous arrive d'être trahie ? » fit-il, en se levant, lui aussi. Elle pâlit et ferma les yeux. « Je mourrai », dit-elle simplement. Il se courba très bas et d'une voix douce comme une caresse : « Vous venez de me dire des choses auxquelles je n'avais jamais songé, je l'avoue… Des choses auxquelles je ne réponds pas, pour l'instant, parce que je me sens trop troublé… Plus tard, peut-être, je vous dirai… Je m'éloigne, madame et je ne sais si je vous reverrai jamais… mais ce que je sais bien, ce que je vous supplie de croire, c'est que j'emporte la conviction que nulle femme au monde n'est plus digne de respect que vous. » Il se courba une dernière fois et partit d'un pas allongé, droit devant lui, sans savoir certainement par où il passait ni où il allait. Elle le regarda s'éloigner, l'air pensif, accablée par une pesante tristesse qui venait de fondre brusquement sur elle. Et elle songeait : « Pauvre garçon ! Il est plus troublé certes qu'il n'a bien voulu en convenir… Après ce que je viens de lui dire, il est certain que je ne le reverrai jamais… Eh bien, quoi, n'est-ce pas ce que j'ai voulu ?… Vais-je éprouver du chagrin pour une chose qu'il ne dépendait que de moi d'éviter ? » Elle secoua la tête d'un air résolu, frappa le sol de son pied mutin. Une larme étincelante comme un pur diamant jaillit de ses longs cils et vint lentement s'évaporer au feu de ses joues… Mais elle souriait bravement tandis qu'elle disait en elle-même : « Eh bien, non ! les choses sont bien ainsi. Ce que j'ai fait, il fallait le faire… et si c'était à refaire, je recommencerais. Je suis bien sûre maintenant, si le hasard nous met de nouveau en face à face, qu'il n'osera jamais effleurer ce sujet… que jamais plus l'idée ne lui viendra de me faire des propositions que j'ai bien cru un instant qu'il allait me faire. Qu'il demeure à tout jamais un indifférent pour moi. J'aime encore mieux cela que d'avoir à le mépriser… Allons, n'y pensons plus. » XII ET CE QUI SE PASSA SOUS LE MÊME ORME DE SAINT-GERVAIS À ce moment, une voix menaçante gronda derrière elle : « Je t'y prends enfin ! » Elle se retourna vivement, comme si quelque bête venimeuse venait de la mordre au talon. Et elle se trouva face à face avec Rospignac. Le pied droit posé sur le banc de pierre, le buste penché en avant, le coude sur le genou, le poing gauche sur la hanche, le baron la fixait insolemment, avec un rictus inquiétant. Il était livide. La colère, une colère froide, effrayante, le faisait trembler comme une feuille au vent, contractait ses traits, striait ses yeux gris clair. Et ce visage de trop joli garçon dont il était si fier, convulsé par la rage, apparaissait alors sinistre et repoussant comme un masque de cauchemar. Un inappréciable instant, ils se regardèrent tous les deux droit dans les yeux. Et, à la vue de ce masque épouvantable, elle sentit un frisson de terreur la saisir à la nuque. ta : « On entend des choses vraiment intéressantes sous l'orme de Saint-Gervais. » D'une voix que la fureur jalouse rendait bégayante, il ajou- Redressée dans une attitude de souverain mépris, elle cingla : « J'ai toujours pensé qu'il y avait du sbire, de l'espion en vous… Je vois que je ne m'étais pas trompée. » Elle détourna dédaigneusement le dos et fit deux pas dans la direction de la rue du Monceau. Ce fut tout ce qu'elle put faire. Il se porta vivement en avant, allongea le bras et abattit sa main sur son épaule. Et sous l'étreinte de fer de cette main fine et blanche, elle se trouva clouée sur place. En même temps, il grinçait : « Minute, la belle, j'ai à te causer, moi ! – Lâche !… – Lâche, sbire, espion, assassin, tout ce que tu voudras et peu m'importent les injures… Je tiens et, que tu le veuilles ou non, tu m'entendras. Tudieu ! tu n'as peur de rien, toi !… Il te faut deux amants à la fois !… Et quels amants ! La fine fleur de la noblesse : un comte et un vicomte, peste !… Il est vrai que celui-là n'est pas ton amant… non, tu vises plus haut ! C'est le mariage qu'il te faut avec celui-là… Car tu sais, j'étais là, derrière vous, on est espion ou ne l'est pas, que diable ! Et je n'ai pas perdu un mot de cet entretien si tendre… et si intéressé. Ah ! Tu peux te vanter d'être une fine comédienne, toi !… C'est merveille vraiment de t'entendre parler de ta dignité de coureuses des rues… une dignité à qui il faut un titre de comtesse, diable ! C'est quelque chose, et tu me parais priser ta marchandise à un assez haut prix… Et ce sermon sur la constance et la fidélité !… Jusque par-delà la tombe, surtout, m'a beaucoup plu. Ma parole, c'est à crever de rire !… Et ce grand niais de Ferrière qui écoute cela… et de quel air, le sot, l'imbécile !… Sais-tu qu'il est assez bête pour t'épouser !… Eh bien, mais, et ton bien-aimé comte de Louvre, qu'en feras-tu, en ce cas ?… Tu le garderas pour amant… pardieu ! C'est tout indiqué !… » Vainement elle s'était débattue, avait essayé de lui imposer le silence. L'ignoble flot d'injures s'arrêta de lui-même : il était à bout de souffle. Elle en profita pour lancer : « Laissez-moi !… Laissez-moi, ou j'appelle. » Il ricana : « Je n'ai pas fini !… Tu m'entendras jusqu'au bout !… – Laissez-moi, ou j'ameute les passants ! – Bon !… Le premier qui approche… je l'étripe ! – Ah ! Vous n'êtes pas un gentilhomme ! Vous êtes un misérable truand !… » Elle tenta de nouveau de s'arracher à la puissante étreinte. Elle comprit vite qu'elle s'épuiserait inutilement. La petite main d'apparence si délicate était une tenaille d'acier qui ne lâchait pas prise. Alors sa main, à elle, alla chercher dans son sein le petit poignard qu'elle y tenait caché. Elle leva le poing armé avec une résolution froide. Sous les chauds rayons du soleil, l'acier fulgura… Une seconde de plus, c'en était fait du beau Rospignac… Une carrière, qui s'annonçait des plus brillantes, allait être fauchée prématurément… À ce moment précis, une voix claironnante, un peu narquoise, prononça : « Fi du malotru qui violente une femme ! » Rospignac n'entendit peut-être pas. En tout cas, il ne lâcha pas la jeune fille. Mais elle entendit, elle. Elle entendit, et elle reconnut Beaurevers que le hasard amenait là si fort à propos. Elle le reconnut, et comme si elle se croyait désormais en parfaite sûreté, elle remit tranquillement le mignon poignard dans sa cachette satinée et parfumée. Et ce ne fut pas long, en effet. Voyant que Rospignac ne semblait pas avoir entendu, Beaurevers répéta, d'une voix impérieuse : « Je vous dis de laisser cette femme, mort diable ! » En même temps, du revers de sa main, il appliquait un coup sec sur la main de Rospignac. Cela suffit. Non seulement Rospignac lâcha prise aussitôt, mais il fit entendre un gémissement de douleur. Il faut croire que Beaurevers avait la main particulièrement lourde. Délivrée, Fiorinda s'écarta pour voir la suite de l'aventure. D'ailleurs, elle semblait n'avoir aucun doute sur cette suite, car ce fut d'une voix très calme, avec son plus affectueux sourire, comme si elle jugeait que tout était déjà fini, qu'elle dit simplement : « Merci, monsieur de Beaurevers. » Et il lui rendit le sourire avec un haussement d'épaules détaché qui disait clairement : « Il n'y a vraiment pas de quoi. » Cependant, Rospignac avait fait face à cet adversaire qui se présentait si inopinément. Lui aussi, il le reconnut sur-lechamp, et il gronda : « L'infernal Beaurevers !… » D'un geste, il assujettit le ceinturon, d'un coup d'œil il choisit sa place de combat qu'il occupa séance tenante, et, le torse replié, la main sur la garde de l'épée, le ton insolent, il lança : « De quoi vous mêlez-vous ?… Passez votre chemin !… » Beaurevers l'avait laissé faire en souriant d'un sourire aigu. « Je ne passerai pas, dit-il avec flegme, parce que c'est ici précisément que j'ai affaire. Je me mêle de ce qui me plaît. Et en ce moment, il me plaît de vous dire ceci, monsieur de Rospignac : vous avez insulté et violenté une jeune fille digne de tous les respects. Vous allez lui présenter les excuses auxquelles elle a droit. Moyennant quoi je vous tiendrai quitte. – Vraiment !… Et si je refuse ? Railla Rospignac. – Si vous refusez, répliqua Beaurevers, je me croirai en droit de vous administrer la correction que vous méritez. – C'est ce que nous allons voir », lança Rospignac qui, tout aussitôt, dégaina. Au même instant, Beaurevers eut la rapière au poing. Les fers allaient s'engager. Fiorinda s'approcha et la voix suppliante : « Je vous en prie, Beaurevers, ne le tuez pas. » Elle avait dit cela à voix basse. Cependant, Rospignac l'entendit. Il allait foncer. Il s'immobilisa, palpitant, tendant l'oreille. Sûr de la puissance de ses charmes, il cambra le torse, sourit en caressant du bout du doigt sa fine moustache. Et il songea, un peu étonné quand même : « Ah, ça ! Elle m'aimait donc ?… Et je n'ai rien vu !… Allez donc vous fier à ces madrées petites filles !… » Beaurevers, à cette prière imprévue, fronça le sourcil. Et assez rudement : « Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-il ? – Ne comprenez-vous pas combien il me serait pénible de penser qu'un homme a été tué à cause de moi ? – Oui, je comprends cela, ma petite Fiorinda », dit-il avec douceur. Et reprenant sa rudesse première : « Mais celui-ci n'est pas un homme, Fiorinda. C'est un chien enragé qui peut déchaîner les pires catastrophes… si je ne profite de l'occasion pour le clouer sur le sol. » Elle comprit qu'il disait vrai, que la mort de Rospignac était nécessaire pour éviter de grands malheurs. Néanmoins elle insista : « Je vous en supplie, Beaurevers, faites cela pour moi… c'est terrible d'avoir une chose pareille sur la conscience… Celuici serait le deuxième… je ne vivrais plus… Je vous en conjure, ne le tuez pas à cause de moi… Vous le retrouverez, allez… – Vous le voulez ?… Eh bien, soit, je ne peux pas vous refuser cela à vous qui êtes comme la sœur de ma sœur Myrta… Dieu fasse que je n'aie jamais à regretter la sottise que vous me faites faire. » Radieuse, elle assura : « Vous n'aurez rien à regretter, monsieur de Beaurevers, je vous le jure ! » Elle s'écarta, sans s'éloigner cependant. Elle voulait voir. Les deux hommes tombèrent en garde. Et Rospignac, dès cet instant, retrouva tout son sang-froid. Néanmoins, comme il avait encore sur le cœur les paroles qu'il venait d'entendre, il avertit : « Tiens-toi bien. Je ne te ménagerai pas, moi, et si je peux avoir ta peau, je l'aurai. – Essaie ! » répondit laconiquement Beaurevers. Durant quelques s'escrimèrent en silence. secondes, les deux adversaires Rospignac attaqua, avec une force irrésistible. Et il s'aperçut tout de suite que s'il était un maître en fait d'armes, il venait de rencontrer en Beaurevers un adversaire qui pouvait passer, à juste raison, pour le maître des maîtres. Et il serra son jeu. Beaurevers se contenta de parer silencieusement : il étudiait son jeu, mesurait sa force. Il ne tarda pas à être fixé. Alors, il se mit à parler : « Mes compliments, baron, dit-il. Encore quelques années d'étude et vous ferez, je crois, un escrimeur passable. Par exemple, il vous faudra travailler ferme pour en arriver-là. Vous manquez de tenue, baron, trop de laisser-aller, trop de mollesse, vous ne vous couvrez pas assez. – Misérable fanfaron ! hurla Rospignac. – Vous ne vous couvrez pas assez, c'est votre défaut capital. Tenez, si je n'avais pas promis à cette enfant que vous avez grossièrement insultée de vous faire grâce, j'aurais pu vous expédier deux ou trois fois déjà. Voyez plutôt… » Et, profitant d'un jour, Beaurevers allongea le bras et porta la pointe de sa rapière sur la poitrine de Rospignac. Il ne tenait qu'à lui de pousser un peu plus, et le baron tombait pour ne plus se relever. Rospignac s'en rendit parfaitement compte. Il se vit, aux mains de ce formidable adversaire, comme un pantin que l'autre faisait mouvoir à sa guise. Il se vit perdu. Et la sueur froide de l'angoisse vint mouiller ses tempes. « Connaissez-vous le coup de Beaurevers, baron ? demanda Beaurevers sans cesser de parer. – Non, mais je connais celui-ci, pare-le, si tu peux, écuma Rospignac qui se fendit à fond. – Je pare, dit froidement Beaurevers, qui para, en effet, et j'aurais pu riposter. Mais je veux vous apprendre le coup de Beaurevers. Regardez bien. » À son tour, Beaurevers se mit à attaquer. Ce ne fut pas long. Il y eut quelques passes fulgurantes d'une rapidité fantastique. Puis, l'épée de Rospignac, écartée avec une force irrésistible, la rapière de Beaurevers vint le cingler au visage, comme un coup de cravache. Le coup fut si rude, si douloureux, que Rospignac lâcha son épée pour porter la main à sa joue, et lança un véritable hurlement de douleur. En tombant, la pointe de son épée porta sur un pavé qui se trouva malencontreusement là ! L'arme se cassa net. Et Rospignac se trouva désarmé. « Voilà le coup de Beaurevers », dit gravement Beaurevers. Et il ajouta : « Ordinairement, je tue mon homme après ce coup-là… Mais j'ai promis de ne pas vous tuer. » Alors Rospignac était désarmé ; il rengaina paisiblement et attendit. Le baron contempla d'abord son épée brisée d'un œil hébété, puis la rage, la honte et la défaite, le jetèrent dans un accès de frénésie. Après avoir contemplé son épée, d'un coup d'œil rapide, il inspecta Beaurevers, le soupesa pour ainsi dire. Toujours est-il que, d'un geste violent, il tira le poignard qu'il avait à la ceinture et marcha sur Beaurevers, le poing levé, en grondant : « La dague !… la dague !… ou je t'étripe ! » Bien que dans sa fureur il n'arrivât pas à s'expliquer clairement, Beaurevers comprit très bien ce qu'il voulait dire. Lui aussi avait sa dague à la ceinture. Il dédaigna de la tirer du fourreau. Il attendit de pied ferme, sans faire un geste. En deux enjambées, Rospignac fut sur lui, et voyant qu'il ne se mettait pas en garde, hoqueta : « Tu ne veux pas !… Tant pis pour toi ! » Il leva et abattit le poing armé dans un geste foudroyant. C'est ce qu'attendait Beaurevers. Il pivota sur les talons et s'effaça, simplement. Le bras de Rospignac s'abattit dans le vide. Emporté par son élan, il chancela. Alors, à son tour, Beaurevers leva le poing et le laissa tomber comme une masse sur le crâne de son adversaire. Rospignac s'affaissa, à moitié assommé. D'un bond, Beaurevers fut sur lui. D'un coup de pied, il envoya dans le ruisseau le poignard échappé de la main du baron. Il se baissa, saisit Rospignac au col et à la ceinture et l'enleva comme une plume. « Tu vois que je suis plus fort que toi, de toutes les manières », dit-il. Et avec une froideur effrayante : « Maintenant, retiens bien ceci : si tu tiens à ta peau, ne t'avise plus de nous suivre ou de nous faire suivre, moi et mes amis, comme tu le fais depuis quelque temps… File maintenant et que je ne te retrouve plus sur mon chemin ! » Chose incroyable, Rospignac montra un calme stupéfiant après une telle algarade. Il se secoua, passa son mouchoir sur sa joue que zébrait une marque sanglante, redressa les plis de ses vêtements froissés, et se campant devant Beaurevers, les yeux dans les yeux, d'une voix blanche : « Tu as eu tort, dit-il, de ne pas me tuer quand tu pouvais !… Garde-toi bien, Beaurevers, garde-toi bien… Tu tomberas dans mes mains, vois-tu, et je te jure que je ne ferai pas grâce, moi ! – Bien, dit froidement Beaurevers, je me tiens pour dûment averti. File, maintenant ! – Pas encore », répondit Rospignac avec le même calme extravagant. Il se dirigea vers Fiorinda et s'inclina galamment devant elle. « Madame, dit-il, les excuses que je me suis refusé à faire sous la pression de la menace, je veux vous les adresser spontanément. Je vous prie humblement de pardonner à un malheureux que la jalousie affole et conduit en aveugle et qui se désespère de voir son amour cruellement repoussé. » Ayant prononcé ces paroles d'une voix basse, ardente, avec un air de noblesse qui ne manquait pas de grandeur, Rospignac s'inclina une dernière fois devant Fiorinda et se dirigea d'un pas qu'il fit rude, insolent, vers le cercle de badauds qui s'était formé autour d'eux. Rospignac se retourna et, montrant du doigt la trace sanglante qui balafrait sa joue, cria : « Nous nous retrouverons, Beaurevers ! » Et il partit, sans attendre la réponse. XIII À L'HÔTEL DE CLUNY Lorsque Rospignac se fut éloigné, Beaurevers, à son tour, regarda d'une façon significative les quelques curieux tenaces qui s'obstinaient à baguenauder autour de lui. Ils comprirent aussitôt que l'air de la place devenait malsain pour eux, et ils se hâtèrent de tirer au large. Un seul de ces curieux s'entêta. C'était un vieux mendiant cassé, voûté, sordide. Croyant avoir éloigné les indiscrets, Beaurevers s'approcha de Fiorinda et : « Gardez-vous bien, ma petite Fiorinda, dit-il. Les excuses de ce Rospignac ne me disent rien qui vaille. Il doit méditer un mauvais coup. – Je ne suis pas dupe, et je saurai me garder, je l'espère. Mais, vous-même, monsieur de Beaurevers, vous voici un ennemi implacable sur les bras… et par ma faute, hélas ! – Ne croyez pas cela, Fiorinda. Depuis quelque temps, Rospignac et moi nous sommes aux prises dans une lutte sourde, acharnée. Ce n'est pas le hasard qui m'a amené ici, c'est Rospignac lui-même que je suis depuis ce matin. Et il faut que je me remette à ses trousses. Je ne veux pas m'en aller cependant avant de vous avoir dit ceci : si quelque danger vous menace, n'hésitez pas à me faire appeler. Un appel de vous, rue Froidmantel, et vous me verrez accourir. – Je n'oublierai pas », fit-elle d'une voix étranglée par l'émotion. Sans paraître remarquer cette émotion, il reprit : « Si vous avez besoin d'un refuge sûr, allez trouver Myrta. Vous savez où la trouver ? – À la petite maison de la Croix des Petits-Champs, je suppose ? – C'est cela. À bientôt, Fiorinda. – Dieu vous garde, monsieur de Beaurevers ! » Il allait s'élancer. Se ravisant, il ajouta : « Si par malheur j'étais absent, vous pouvez vous adresser à M. le comte de Louvre. Vous n'aurez qu'à adresser votre appel chez moi, rue Froidmantel. Il lui parviendra… Mais ceci seulement en cas de péril extrême, de nécessité absolue. » Cette fois, il partit. Alors le mendiant sortit de derrière son arbre et s'éloigna péniblement. Il n'alla pas loin, d'ailleurs. Il entra tout bonnement dans l'église Saint-Gervais. Là, il se blottit dans l'ombre protectrice d'un confessionnal. D'une main preste, il enleva la barbe et la perruque qui ornaient son chef. Il se débarrassa pareillement du manteau sordide qui couvrait ses épaules, y mit les postiches et en fit un paquet qu'il plaça sous son bras. Il redressa sa taille voûtée et apparut avec le justaucorps de cuir, une courte et forte dague au côté, montra le mufle inquiétant de Guillaume Pentecôte, le valet, le lieutenant, l'âme damnée de Rospignac. Guillaume Pentecôte sortit de l'église et, son paquet sous le bras, partit à grandes enjambées, en se disant : « Par mes bottes ! Voilà le gibier qui se fait chasseur !… c'est Beaurevers qui nous piste, maintenant !… Il faut aviser M. le baron !… Oui, mais par tout les diables d'enfer ! Où va M. le baron ? Où ai-je des chances de le trouver ? Je veux que tous les suppôts fourchus de Satan tannent et retannent ma pauvre carcasse si je m'en doute seulement !… N'importe, l'affaire est grave ; il faut que je le rattrape, coûte que coûte. Mon flair me guidera. » Il faut croire que ce flair le guida mal, car Guillaume Pentecôte battit vainement le quartier durant plus d'une heure. De guerre lasse, il se résigna à rentrer au logis et à y attendre celui qu'il n'avait pu rejoindre. Fiorinda était demeurée à la même place, regardant d'un air rêveur dans la direction prise par Beaurevers. Et doucement émue, elle songeait : « C'est le seul homme qui m'aime d'une affection vraiment fraternelle !… Et quel cœur de diamant le plus pur sous ses airs bourrus !… Et comme il rachète noblement les erreurs du passé… dont il n'est pas responsable, pourtant !… Lui et Myrta, la belle et pure Myrta, cela me fait presque une famille… Que me faut-il de plus ?… » Comme elle se posait cette question, une impulsion irraisonnée, inconsciente peut-être, mais irrésistible, la fit se retourner vers le banc de pierre… Le banc où elle s'était assise à côté de Ferrière. Et un soupir souleva son sein chaste. Et elle se morigéna : « Fiorinda, ma fille, tu n'es pas raisonnable… N'as-tu donc plus de volonté ?… Puisqu'il est entendu que tu ne penseras plus à cela… Il ne faut plus y penser. » Ayant ainsi tranché la question, elle s'engagea dans la rue du Pet-au-Diable, qui conduisait à la rue de la Tissanderie qu'elle se mit à descendre dans la direction de la rue SaintMartin. Pendant ce temps, Beaurevers s'était lancé sur les traces de Rospignac. Et c'est lui que nous suivrons. Il allait de ce pas allongé qui lui était habituel, et semblait très sûr de rattraper le baron qui, au surplus, n'avait pas pu prendre une avance bien considérable. Il avait d'excellentes raisons pour être aussi sûr de lui. En effet, au coin de la rue Pernelle 3, il trouva Bouracan qui semblait bayer aux corneilles. Le colosse n'eut pas l'air de voir son maître et ne lui dit pas un mot. Seulement, de la main, il indiqua la rue qui coupait la rue Pernelle en deux. C'était la rue de la Mortellerie 4, vers laquelle Beaurevers se dirigea aussitôt. Bouracan se mit à le suivre à une distance raisonnable. Vers le milieu de la rue Pernelle, Beaurevers prit à droite de la rue de la Mortellerie ; il venait d'apercevoir Strapafar qui était en méditation devant la chapelle des Haudriettes. Sa méditation n'était pas si profonde qu'elle le paraissait, car le Provençal aperçut Beaurevers dès qu'il déboucha de la rue Pernelle. Comme Bouracan, il n'eut qu'un geste qui signifiait : « Droit Qu'il ne faut pas confondre avec la rue qui porte ce nom aujourd'hui. La rue Pernelle dont il est question ici, ainsi que la rue Pet-auDiable, sont devenues, aujourd'hui la rue Loban. 4 Aujourd'hui rue de l'Hôtel-de-Ville. 3 devant vous. » Comme Bouracan, qui le rattrapa d'ailleurs, il suivit Beaurevers de loin. Beaurevers, ainsi renseigné, marcha vers la place de Grève. Il traversa cette place parce que, sous la croix qui se dressait vers le milieu de cette place, face à la Seine, il venait d'apercevoir Trinquemaille et Corpodibale ensemble. Les deux compagnons lui montrèrent de la main la rue de la Tannerie 5. Il s'engagea donc dans cette rue et ne tarda pas à voir Rospignac qui, le nez dans le manteau, marchait sans trop se presser. Dès lors, il n'avait plus qu'à suivre le baron. Ce qu'il fit. Rospignac traversa la Cité, prit la grande rue SaintJacques, tourna à droite dans la rue des Mathurins et vint finalement s'arrêter devant un hôtel de belle apparence, où il entra, non sans s'être assuré que personne ne le suivait. Cet hôtel, c'était l'hôtel de Cluny, demeure habituelle du cardinal de Lorraine. Beaurevers passa devant cet hôtel sans s'arrêter et poursuivit son chemin vers la grande rue de la Harpe. Il avait l'air très occupé. De fait, il se disait en marchant : « Rospignac se rend aux ordres de Son Éminence… Ceci c'est un point acquis. Oui, mais à quelle besogne louche le cardinal peut-il employer ce misérable ?… Voilà ce qu'il importe essentiellement de savoir. Tudiable ! je donnerais de grand cœur deux doigts de la main pour pouvoir pénétrer là-dedans et entendre ce qui va se dire… Malheureusement, ceci est une entreprise irréalisable… Et pourtant, il faut absolument que je sa5 Disparue avec le percement de la rue Victoria. che… il y va du salut du petit roi… car c'est lui qui est visé, cela aussi ne souffre aucun doute… Voyons, quand je me rongerai les sangs, à quoi cela m'avancerait-il ?… Rospignac est là, c'est la preuve certaine de ce que je soupçonnais sans en être bien sûr, à savoir qu'il est demeuré, malgré les apparences, l'homme de MM. de Guise. C'est déjà quelque chose d'avoir appris cela… mais c'est insuffisant. « Il faut en prendre son parti : je suivrai Rospignac partout où il lui plaira de me conduire, fût-ce au diable… Qui sait si quelque indice, insignifiant en apparence, ne viendra pas me mettre sur la voie ? » Ayant pris cette décision, Beaurevers ramena soigneusement le pan du manteau sur le visage et vint se blottir dans une encoignure, au coin de la rue de Sorbonne, résolu à attendre là, coûte que coûte, la sortie de celui qu'il suivait pas à pas depuis de longues heures. Ce n'était certainement pas la première fois que Rospignac pénétrait dans la vaste et somptueuse demeure des abbés de Cluny. En effet, il évoluait là-dedans comme quelqu'un qui connaît parfaitement la disposition des lieux. Et ce fut par un chemin détourné, à travers des couloirs étroits et sombres où il ne rencontra personne, qu'il parvint à une antichambre. Il devait être attendu, car il fut introduit presque aussitôt dans un vaste cabinet. Charles de Guise, cardinal de Lorraine, pouvait avoir trente-cinq ans. C'était ce que l'on est convenu d'appeler un bel homme. Assis devant une grande table encombrée de paperasses, le cardinal travaillait fiévreusement aux affaires du royaume. En voyant Rospignac qui s'inclinait profondément devant lui, le cardinal interrompit aussitôt sa besogne, et avec une vivacité qui indiquait l'importance qu'il attachait à cette question : « Eh bien, Rospignac ? « Eh bien, monseigneur, j'ai vu ce matin mon très noble cousin, le vidame de Saint-Germain… » Il prit un temps, comme un comédien qui ménage un effet, et il acheva : « Je crois, monseigneur, que vous pouvez considérer l'affaire comme faite. » L'effet attendu ne manqua pas de se produire : le cardinal eut un profond soupir de soulagement et son visage s'éclaira. D'ailleurs, il manifesta ouvertement sa satisfaction : « Voilà une heureuse nouvelle ! Il était de la plus haute importance pour nous de nous attacher M. le vidame de SaintGermain, duc de Ferrière… Cette négociation, si rondement menée à bonne fin, vous fait le plus grand honneur, Rospignac… Et il vous en sera tenu grand compte quand l'heure – prochaine, je l'espère – sera venue de régler nos dettes. – Vous exagérez mes mérites, monseigneur, fit Rospignac avec une fausse modestie. Le succès est dû à votre superbe générosité : il était impossible que le vidame ne fût pas ébloui par les conditions vraiment magnifiques que vous lui faisiez. – M. le vidame de Saint-Germain, j'imagine, a dû vous charger de nous dire quelque chose de particulier ? – Rien que ceci, monseigneur : M. de Saint-Germain accepte en principe les propositions que j'ai eu l'honneur de lui soumettre en votre nom, l'acceptation définitive étant réservée jusqu'à entente complète loyalement débattue entre vous et lui. Pour ce faire, il sollicite la faveur d'un entretien particulier avec Votre Éminence et Mgr le duc François. Cette entrevue devant demeurer secrète, il se tient prêt à se rendre dans telle maison que vous désignerez, au jour et à l'heure qu'il vous plaira de choisir. – Le vidame vient au-devant de mes désirs, s'écria le cardinal avec une satisfaction visible. Cette entrevue me paraît aussi indispensable, Il faut qu'elle ait lieu dans le plus bref délai. C'est aujourd'hui mardi… ce sera pour samedi prochain, à la nuit close, soit vers neuf heures du soir. Communiquez-lui cela le plus tôt possible, Rospignac. – Je vais y aller de ce pas, monseigneur. – Bien. Notez, Rospignac que nous vous verrons avec plaisir, ce soir-là, près de votre noble parent. » Une lueur de joie sinistre passa comme un éclair dans l'œil langoureux de Rospignac. Cette lueur, le cardinal ne put la saisir au passage, car le baron s'était courbé profondément pour remercier de la faveur qu'on lui accordait. « Est-ce tout ce que vous avez à me communiquer ? Ajouta le cardinal. – Sur ce sujet, oui, monseigneur… D'autre part, j'ai une nouvelle à vous apprendre, monseigneur. Une nouvelle que je n'hésite pas à qualifier de sensationnelle. – Ah ! ah ! fit le cardinal en se renversant sur le dossier de son fauteuil et en fixant sur lui un regard acéré, voyons la nouvelle. – Monseigneur, fit Rospignac en baissant la voix, je sais enfin sous quel nom et sous quel déguisement le roi effectue hors de son Louvre ces mystérieuses escapades qui n'ont pas laissé que de vous inquiéter. – Vous savez cela ? sursauta le cardinal, dont le visage s'illumina. Le nom d'abord ? – Comte de Louvre. – Or ça, que fait-il, sous ce déguisement ? – Il s'amuse, monseigneur, tout simplement. – Vous en êtes sûr ? – Tout à fait, monseigneur. – Comment savez-vous cela ? » Rospignac leva dédaigneusement les épaules : « Vous pensez bien, monseigneur, fit-il, que mon premier soin a été de le faire suivre… Voyons, c'est l'enfance du métier, cela ! – Décidément, vous êtes un homme précieux, Rospignac, complimenta le cardinal. Et depuis quand avez-vous pénétré ce secret formidable ? – Depuis quelques jours, monseigneur. – Et vous me le dites aujourd'hui seulement ? Vous avez bien tardé, Rospignac… Pourquoi ? – Une idée à moi, monseigneur. J'avais imaginé de venir vous révéler quelle personnalité se dissimulait sous le nom et le titre de comte de Louvre… et d'ajouter ensuite que… cette personnalité était… supprimée. – Oh ! est-ce cela que vous venez d'annoncer ? fit-il d'une voix frémissante d'espoir. – Hélas ! non, monseigneur. Le coup a misérablement avorté. – Foutre et tonnerre ! sacra le cardinal en ébranlant la table d'un coup de poing furieux. – Monseigneur, protesta Rospignac, je vous jure qu'il n'y a point de ma faute… Je croyais avoir bien pris toutes mes précautions. – Eh ! reconnut le cardinal en se laissant retomber dans son fauteuil, vous n'êtes pas en cause, Rospignac. Je déplore seulement que vous n'ayez pas réussi. – Et moi donc, monseigneur ! grinça Rospignac. On est venu à son secours… voilà tout. – Ah ! ah ! fit le cardinal qui avait retrouvé son sang-froid. Il y a des gardes qui veillent sur lui ? – Des gardes, non… Un garde, monseigneur, un seul… Et ce démon vomi par l'enfer, à lui seul, a fait échouer une affaire préparée de main de maître, j'ose le dire. – Bon, dit le cardinal avec une froideur effrayante, ditesmoi seulement le nom de ce témoin… et je me charge, moi, de le renvoyer dans cet enfer dont vous dites qu'il est sorti. – Il s'appelle, ou se fait appeler, le chevalier de Beaurevers, lança Rospignac, que la joie étranglait. – Beaurevers !… Je connais ce nom-là… Attendez donc… N'est-ce pas une manière de truand qui fut condamné à mort, au moment où mourut le feu roi, et qui fut, on ne sait pourquoi ni comment, gracié par Mme Catherine ? – Celui-là même, monseigneur. – Eh bien, prononça le cardinal avec un air de souverain mépris, je vous réponds que ce misérable truand ne se mêlera plus désormais de ce qui ne le regarde pas. » Il allongea la main vers un marteau d'ivoire et frappa sur un timbre. À l'huissier de service qui se présenta aussitôt, il commanda : « Qu'on fasse venir le capitaine de Malicorne. » Ayant donné cet ordre, il fit un signe à Rospignac qui ramena le pan de son manteau sur le visage et alla se dissimuler dans une embrasure. Le capitaine de Malicorne entra. C'était un colosse, c'était une brute. Voilà son portrait en deux mots 6. « Capitaine, fit le cardinal d'un ton bref, connaissez-vous un certain Beaurevers ? – Rude compagnon… Je connais, monseigneur. 6 Ce Malicorne qui apparaît ici – simple comparse d'ailleurs – n'est pas un personnage de notre invention. La chronique le cite comme un des plus farouches partisans des Guises, auxquels il était dévoué jusqu'au fanatisme. – Cet homme me gêne… Il faut que dans quarante-huit heures il ait cessé de me gêner. – Rude besogne… On la fera. – Allez, Malicorne ! » Malicorne pivota sur les talons et sortit. Dès qu'il eut disparu, Rospignac revint prendre sa place devant le cardinal qui lui dit : « Maintenant, Rospignac, Malicorne nous débarrassera de Beaurevers. Tenez ceci pour assuré. – Il ne s'agit pas de Beaurevers, déclara froidement Rospignac. Il s'agit en même temps du comte de Louvre. Je crois, monseigneur, que l'idée qui m'est venue est de nature à nous débarrasser à tout jamais de ces deux personnages. La mise à exécution de cette idée n'assurera pas que la disparition de Beaurevers… elle assure en même temps – et je crois que ceci vous intéresse particulièrement – l'ouverture de la succession au trône. – Expliquez-vous, Rospignac… Et si ce que vous dites est vrai… votre fortune est faite. » Rospignac, très maître de lui, contourna la table, s'approcha du cardinal de Lorraine jusqu'à le toucher, et dans un souffle se mit à lui parler à l'oreille. Et à mesure qu'il parlait, le visage du cardinal s'animait d'une joie délirante qui finit par déborder. « Sang Dieu ! s'écria-t-il en frappant du poing sur la table, voilà une idée magnifique, ou je ne m'y connais pas !… – Ainsi, monseigneur, vous m'approuverez, bien que le moyen soit scabreux ? – Des deux mains, exulta le cardinal, et tenez… » Il allongea la main et prit deux parchemins sur lesquels il traça quelques mots d'une écriture fine et élégante, et les tendant à Rospignac : « Voici, dit-il, un bon de vingt mille livres sur notre caisse. Ce bon est payable à présentation. Vous pouvez le faire toucher séance tenante s'il vous plaît. Voici un autre bon de deux cent mille livres. Si l'affaire réussit, vous me présenterez ce bon, je le daterai et les deux cent mille livres vous seront acquises. Il est bien entendu que ceci ne change rien à nos conventions, qui subsistent dans toute leur intégralité. » Rospignac s'empara des deux bons et s'inclinant : « Vous êtes, monseigneur, d'une munificence vraiment royale. » Et, se redressant, avec une autorité que le cardinal n'eût certes pas tolérée en toute autre circonstance : « Il me faut les pouvoirs nécessaires pour disposer des forces civiles et militaires. » Sans faire la moindre objection, le cardinal saisit deux parchemins revêtus des sceaux et signatures nécessaires et écrivit de sa propre main : Ordre à M. de Nantouillet, prévôt royal, d'obéir au porteur des présentes en tout ce qu'il lui plaira d'ordonner en notre nom. C'était signé, Charles, cardinal de Lorraine. Le deuxième ordre, qui s'adressait à « M. le prince de la Roche-sur-Yon, gouverneur de Paris », était en tous points semblable. Sauf qu'il était signé : François de Guise. Rospignac prit les deux ordres, les lut attentivement et les serra dans son pourpoint, puis il sortit à demi fou de joie. XIV ROSPIGNAC SE RELÈVE Ce fut un vrai soulagement pour Beaurevers de voir reparaître Rospignac. La faction lui avait paru terriblement longue et fastidieuse. Il laissa le baron prendre une certaine avance et il se mit encore une fois à ses trousses. Rospignac s'arrêta en route, une première fois chez un armurier où il fit emplette d'une épée et d'une dague. On se souvient que son épée s'était brisée au cours de son duel avec Beaurevers. Quant à son poignard, il avait dédaigné de le ramasser dans le ruisseau où son adversaire l'avait envoyé rouler. Il s'arrêta une deuxième fois chez un herboriste. Il y fit laver la balafre produite par le coup de Beaurevers et qui sans doute l'incommodait plus que de raison. Il sortit de là avec un bandeau sur la joue. Il n'y eut pas d'autre arrêt et Beaurevers put constater qu'il ne s'était pas trompé en voyant que Rospignac s'engageait sur le quai des Augustins. Comme il savait à quoi s'en tenir, il n'alla pas plus loin, se contentant de suivre Rospignac des yeux. Il fut rejoint par ses quatre compagnons, qui n'avaient pas cessé un instant de suivre son sillage et qui, sur un signe de lui, précipitèrent l'allure pour le rattraper. Comme dans la matinée, Rospignac vint frapper d'une façon particulière à la porte de derrière de l'hôtel de SaintGermain, et, comme le matin, la porte s'entrebâilla aussitôt, tirée par le vidame en personne. En suite de quoi elle se referma vivement et sans bruit. Alors, Beaurevers, qui, de loin, surveillait cette porte, s'approcha flanqué de ses quatre fidèles. Le quai était désert à souhait. Les cinq hommes vinrent s'arrêter, non pas devant la porte par où Rospignac venait d'entrer, mais devant celle de l'hôtel de Ferrière. Le mur était très élevé, nous l'avons dit. Mais à trois pas de la porte se voyait une borne, une sorte de montoir. Ce fut devant ce montoir que Beaurevers, qui avait son plan dressé d'avance, conduisit Bouracan, à qui il dit, sans plus d'explication : « Monte là-dessus, et tiens-toi, solidement. » Le colosse obéit sans faire la moindre observation et se cala fortement sur le montoir, le dos au mur. Trinquemaille prêta son dos à Beaurevers qui, d'un bond souple et léger, se trouva porté sur les épaules de Bouracan. Mais il eut beau se hausser sur la pointe des pieds, il ne put atteindre la crête du mur. Alors Trinquemaille qui, ainsi que ses camarades, suivait attentivement la manœuvre, dit quelques mots à Bouracan. Le colosse enserra les chevilles de Beaurevers dans ses énormes poings et le souleva doucement à bout de bras. Quelques secondes plus tard, le chevalier se laissait tomber dans le jardin du vicomte de Ferrière. D'un bond, il fut sur la porte la plus rapprochée, une des trois portes qui établissaient la communication entre la demeure du père et celle du fils. Comme il l'espérait, les verrous n'étaient pas poussés. Il passa sans difficulté aucune dans le jardin du vidame. Il arriva juste à point pour voir Rospignac franchir les degrés d'un perron, en compagnie d'un vieillard de haute taille, d'apparence très vigoureuse encore, et qui, sous un opulent costume de velours violet, avait un air de majesté calme et sereine qui imposait le respect le plus profond. Ce vieillard était le père du vicomte de Ferrière. Beaurevers se glissa sans bruit et parvint au pied du perron sans que le moindre crissement de gravier trahît sa présence. Le temps était chaud ; une porte d'un rez-de-chaussée surélevé était grande ouverte. Par cette porte ouverte, le chevalier vit le vidame assis dans son fauteuil seigneurial, surmonté de ses armoiries. Rospignac se tenait respectueusement debout devant lui. D'une voix grave, très douce, le vidame parle : « Qu'est-ce que cela, Rospignac ? Quand je vous vis ce matin, vous n'aviez pas, ce me semble, ce bandeau sur le visage. Vous vous êtes donc battu depuis ? Vous avez été blessé ? – On échange des horions…, on en donne… on en reçoit quelques-uns aussi… Ne vous inquiétez pas pour si peu, monseigneur. » Sans percevoir l'ironie amère qui perçait sourdement dans ces paroles, le vidame, de sa même voix grave, avec sa politesse un peu distante, autorisa : « Je vous permets de vous asseoir, monsieur mon cousin. J'ai éloigné mes gens, dit-il ; le vicomte est hors de chez lui, nul ne viendra nous troubler ; nul ne peut nous entendre. Parlez donc, Rospignac. Je vous écoute avec la plus grande attention. » Et Rospignac parla. Il parla même assez longtemps, car l'entretien fut long. Ce qui fut dit, ce qui fut décidé, nous ne tarderons pas à le savoir sans doute. Pour l'instant, contentonsnous de savoir que Beaurevers ne perdit pas une seule des paroles qui furent échangées là. Lorsqu'il vit que l'entretien était terminé, il sortit de sa cachette. Une fois dehors, Beaurevers commença par s'éloigner vivement de l'hôtel. Il ne tenait pas, cela se conçoit, à être vu par Rospignac qui ne pouvait tarder à sortir. Il fit donc le tour et rejoignit ses quatre compagnons qui l'attendaient sur le quai. « Il fait faim, hein, goinfres ?… et soif, ivrognes ! Sacs à vin !… Allons, ne faites pas ces têtes de carême-prenant… Je régale… En route pour l'auberge du Pré… D'autant que moi aussi j'enrage de faim, j'étrangle de soif. – Ah ! Monsieur le chevalier, susurra Trinquemaille qui était le plus distingué de la bande, vous parlez peu, mais ce que vous dites vaut son pesant d'or… Et pour peu qu'on nous serve certain pâté d'anguille pareil à celui dont nous nous délectâmes l'autre jour, je bénirai, quant à moi, saint Pancrace, saint Barnabé et tous les saints du paradis. – C'est bon, trancha Beaurevers, avec une bonne humeur, vous commanderez ce que vous voudrez. Êtes-vous contents ? Sacripants !… Filons, alors. » Et ils filèrent, en effet, et d'un bon pas, dans la direction de la porte de Nesle. Pendant ce temps, Rospignac se rendait droit au Louvre. Il fut introduit séance tenante auprès de Catherine. Selon son habitude, elle commença par l'étudier en silence. Inspection très rapide d'ailleurs, – elle avait le coup d'œil prompt et sûr –, destinée à flairer, si on peut dire, la nature des nouvelles qu'on lui apportait. Elle s'accommoda dans son fauteuil et attentive : « Je vous écoute, Rospignac. » Et Rospignac fit le récit des démarches qu'il avait faites dans la journée. Et, cette fois, il ne modifia en rien la vérité, il ne dit pas un mot qui ne fût rigoureusement exact. Non seulement il raconta mot pour mot ses conversations avec le cardinal de Lorraine et le vidame de Saint-Germain, mais encore il fit mieux : il sortit de son sein les deux bons et les deux pleins pouvoir du cardinal et les déposa respectueusement sur le bord de la table à laquelle s'accoudait Catherine. Celle-ci les prit, les lut et les replaça là où elle les prit. Était-elle joyeuse ou mécontente ? Rospignac, qui la dévorait des yeux, n'aurait pu le dire, tant elle se montrait indéchiffrable. Elle réfléchit un instant. Puis en gestes posés elle prit une plume, attira à elle un parchemin et griffonna quelques lignes dessus. Rospignac sentit son cœur battre à coups redoublés dans sa poitrine. Il venait de reconnaître que c'était un bon sur son trésorier qu'elle remplissait là. Ce bon, elle le tendit à Rospignac haletant et avec un gracieux sourire, elle prononça : « Ceci, Rospignac, est un faible témoignage de ma satisfaction et n'empiète en rien sur les promesses que je vous ai faites. Ces promesses seront tenues au-delà… si vous réussissez. Et je crois que vous réussirez. Cette affaire me paraît merveilleusement machinée. Vous êtes bien tel que je vous avais jugé : un fort habile homme. » Rospignac prit le parchemin et se courba sous le compliment. « Que dois-je faire, madame ? dit-il en se redressant. – Continuer à servir MM. de Guise et à leur obéir en tout ce qu'ils vous commanderont. – En tout ? insista Rospignac. – En tout, répéta froidement Catherine. L'essentiel est que vous me teniez au courant. – Et ces bons, madame ? – Eh bien, ils vous appartiennent… reprenez-les donc, ainsi que ces deux ordres. » Rospignac ne se fit pas répéter l'ordre. Il saisit les papiers et les enfouit dans son sein d'une main frémissante. « Allez, Rospignac, congédia Catherine aimable, vos affaires sont en bonne voie. » XV ROSPIGNAC À L'ŒUVRE Dans l'antichambre, Rospignac s'empressa de lire le bon de la reine. Et il rayonna. « Cinquante mille livres !… Allons, Mme Catherine fait convenablement les choses et je crois qu'elle a raison de dire que mes affaires sont en bonne voie. » Il remit le bon dans son sein et, infatigable, il repartit se dirigeant vers la rue Saint-Antoine. En route, il réfléchissait. En faisant des rêves tout éveillé, Rospignac était parvenu à l'hôtel du prévôt qui était situé dans la rue Saint-Antoine et avait son entrée dans la rue Saint-Paul, juste en face l'église de ce nom. Ces redoutables fonctions étaient alors entre les mains d'Antoine Duprat, sire de Nantouillet de Précy, descendant du cardinal Duprat, ministre de François 1er. Ce puissant personnage lut l'ordre du cardinal de Lorraine que lui présentait Rospignac, sans rien marquer des sentiments que cette lecture pouvait soulever en lui. « J'attends vos ordres, monsieur », dit-il d'un ton froid, mais sans la moindre hésitation. Aussi froid, Rospignac formula : « En échange de cet ordre que je vais vous laisser, veuillez, monsieur le grand prévôt, m'en donner deux pareils, l'un pour le sire de Bragelonne, votre lieutenant criminel, l'autre pour M. de Gabaston, chevalier du guet. – Bien, monsieur », répondit laconiquement Nantouillet. Il écrivit les deux ordres qu'on lui demandait, signa et scella de son sceau et les tendant à Rospignac : « Est-ce tout ? – En ce qui vous concerne, oui, monsieur. J'ajoute que je me ferai un devoir et un plaisir de signaler la bonne volonté que vous avez bien voulu montrer en cette grave circonstance. » Avec cette froideur un peu rude qui paraissait lui être particulière, Nantouillet répliqua : « L'ordre était formel, monsieur, mon devoir était d'obéir sans discuter. Néanmoins, je vous rends mille grâces de votre courtoisie. » Rospignac partit, reconduit jusqu'à la grande porte par le prévôt en personne. Il se rendit au Châtelet. Il y demeura plus longtemps qu'à l'hôtel de la prévôté. Ici il avait des instructions à donner au lieutenant criminel et cela prit un peu plus de temps. Il ne quitta le sire de Bragelonne que lorsqu'il fut bien assuré que ses mystérieuses instructions avaient été bien comprises et seraient strictement exécutées. De chez le lieutenant criminel, il alla chez le chevalier du guet, le sieur de Gabaston. Et enfin, il termina la série de ses démarches par un entretien assez long qu'il eut avec le gouverneur, prince de La Roche-sur-Yon. « Ouf, dit-il tout joyeux en se dirigeant vers son logis, je puis dire que voilà une journée bien remplie !… Et je n'ai pas fini : le filet est tendu, il s'agit maintenant d'y amener le poisson. Ceci sera la besogne du maître Guillaume Pentecôte. En attendant, je suis fourbu, je meurs de faim, j'étrangle de soif… Mais bah ! on n'a rien sans peine. » Ses premières paroles, en rentrant chez lui, furent : « Pentecôte, vois donc par là dans le garde-manger s'il ne se trouve pas quelque pâté, quelque volaille froide oubliés, avec quelque bouteille de vin. » Le couvert se trouva mis avec une célérité qui témoignait de la crainte que le baron inspirait au truand. Mais tout en s'activant Guillaume Pentecôte faisait marcher sa langue : « Je vous attendais avec impatience, monsieur le baron, je vous ai couru après toute la matinée sans pouvoir vous mettre la main dessus. – Pourquoi me cherchais-tu ? s'informa Rospignac en s'allongeant voluptueusement dans son fauteuil. – Pour vous dire que vous étiez suivi par Beaurevers. – Tu sais que je l'ai rencontré, Beaurevers, grinça Rospignac. – Oui, monsieur, j'étais dans la foule. Et, comme je vous l'avais prédit, il vous a fort mal accommodé. – Sois tranquille, Pentecôte, il payera cela… avec de solides intérêts, je t'en réponds. Mais tu me disais que Beaurevers m'avait suivi, qui te fait supposer cela ? – Ce n'est pas une supposition, monsieur, c'est une certitude. J'ai entendu de mes propres oreilles Beaurevers déclarer qu'il vous suivait depuis le matin et qu'il allait se remettre à vos trousses. » Et Guillaume Pentecôte qui, paraît-il, était doué d'une excellente mémoire, répéta presque mot à mot les paroles que Beaurevers avait dites à Fiorinda en la quittant sur la place Saint-Gervais. « Monsieur le baron n'est pas inquiet de savoir que Beaurevers l'a suivi ? – Non, Pentecôte, non, maintenant cela m'est tout à fait égal. Tu ne comprends pas, hein ?… Sois tranquille, je t'expliquerai… d'autant que j'ai besoin de toi. Pour commencer, tu vas filer. Tu te rendras à l'hôtel Cluny… Tu connais le capitaine Malicorne, je présume ? – Parbleu ! – Tu vas donc te rendre à l'hôtel Cluny, tu surveilleras Malicorne… et tu viendras me dire ce qui s'est passé… s'il se passe quelque chose. Allons, décampe et vivement… Tiens, prends ces pièces d'or… » XVI PASSION NAISSANTE Beaurevers, suivi de Trinquemaille, de Bouracan, de Corpodibale et de Strapafar, entra dans la salle de l'auberge du Pré et se dirigea vers le coin qu'il affectionnait. Il vit la place prise, il reconnut Ferrière, et remarquant la mine morose et l'air absorbé du jeune homme, il allait s'écarter discrètement lorsque celui-ci, levant les yeux, l'aperçut à son tour, et, tout joyeux, s'écria : « Monsieur de Beaurevers ! Charbieu, c'est le Ciel qui vous envoie ! Chevalier, rendez-moi le service de vous asseoir là, en face de moi, et de me tenir compagnie. Je suis dans des humeurs noires, et je sens que si je reste plus longtemps seul, je vais devenir enragé ! » Le premier mouvement de Beaurevers fut de refuser. Mais, chose curieuse, lui aussi, en reconnaissant Ferrière, s'était dit : « Pardieu, c'est le diable qui le met sur mon chemin. » En sorte qu'il répondit : « C'est que je ne suis pas seul… comme vous voyez. – Qu'à cela ne tienne », dit vivement Ferrière. Et avec cette politesse de grand seigneur qui attirait irrésistiblement la sympathie : « Ces messieurs et moi avons déjà fait connaissance dans des circonstances que je ne saurais oublier, attendu que je leur suis redevable de la vie, ainsi qu'à vous. Une connaissance ébauchée dans de telles conditions ne saurait mieux se continuer qu'à table, le verre en main. » On rapprocha deux tables. Ils prirent place. Et ce fut la grande ripaille. Le premier soin de Beaurevers avait été d'apprendre à Ferrière qu'il s'était présenté deux fois à son hôtel et l'avait attendu assez longtemps en flânant dans son jardin. Ferrière, en rougissant un peu, s'était excusé en prétextant qu'une affaire importante l'avait tenu hors de chez lui plus longtemps qu'il n'eût voulu. Beaurevers se garda bien d'insister. Il lui suffisait d'avoir avisé lui-même le jeune homme de la liberté qu'il avait prise. Il écartait ainsi les soupçons qu'aurait pu faire naître sa présence insolite dans le jardin, en l'absence du maître de la maison. L'animation joyeuse que Ferrière avait montrée à la vue de Beaurevers était brusquement tombée comme un feu de paille. Malgré les efforts énergiques qu'il faisait pour soutenir la conversation, sa préoccupation perçait malgré lui. Si bien que Beaurevers, qui l'observait avec une attention soutenue, après avoir fait de vains efforts pour le dérider, finit par lui dire : « Ça ! Vicomte, quelle diable de tête faites-vous là ?… Seriez-vous malade ? – Non, sursauta Ferrière. Pourquoi me dites-vous cela ? – C'est que vous faites une figure longue d'une aune. Et ce qui est plus grave, c'est à peine si vous touchez aux plats… et vous oubliez de vider votre verre. Mais je vois ce que c'est, si vous n'êtes pas malade – car vous n'êtes pas malade, n'est-ce pas ? – c'est donc que vous êtes amoureux… Ne rougissez pas ainsi. Mort diable ! c'est de votre âge, et je sais ce que c'est. Moi aussi j'aime… je suis séparé de celle qui est souveraine maîtresse de mon cœur et que j'aimerai jusqu'à mon dernier souffle… pourtant vous ne me voyez pas pousser des soupirs à fendre les pierres, vous ne me voyez pas faire la fine bouche devant cet excellent pâté, ni renâcler devant ce petit vin d'Argenteuil qui râpe si agréablement la langue. » Dans le désarroi où il était plongé, Ferrière éprouvait l'impérieux besoin de se soulager par des confidences. Intentionnellement, Beaurevers lui tendait la perche. Il la saisit avidement et avec un de ces soupirs que le chevalier avait estimés capables de fendre des pierres : « C'est que vous êtes aimé, vous, fit-il. Tandis que moi !… – Voyons, confiez-vous à moi, je ne suis pas de mauvais conseil, à ce qu'on dit du moins. Et d'abord, qui vous fait croire que vous n'êtes pas aimé ? Vous êtes-vous déclaré ? – Ouvertement, non !… – Alors, comment pouvez-vous supposer ?… – C'est que… à la première allusion que j'ai faite… j'ai été arrêté par le mot… mariage. » Le malheureux Ferrière était extrêmement embarrassé. D'autant plus embarrassé qu'il se rendait compte de l'effet produit par cet aveu. En effet, le regard clair de Beaurevers se fai- sait fixe, profondément scrutateur, le sourire bienveillant disparaissait et ce fut avec une froideur marquée qu'il répondit : « On vous a parlé mariage !… C'est que celle à qui vous vous êtes adressé est une honnête femme. On dirait, tudiable ! Que cela vous contrarie. Ah, çà ! vous n'y pensiez donc pas, au mariage, vous ?… Je devine de quoi il retourne : M. le vicomte de Ferrière a daigné jeter les yeux sur quelque petite bourgeoise, quelque fille du peuple peut-être, et il est tout déconfit d'avoir trouvé là une honnêteté, un respect de soi-même qu'on ne trouve pas toujours parmi les honnêtes dames de la cour… Je croyais que vous me parliez d'amour… et je vois que vous n'aimez pas… que vous parlez simplement amourette, passetemps de grand seigneur… Excusez-moi, monsieur, si je vous demande de briser là, mais c'est là un langage auquel je n'entends rien. » La voix était rude, le ton glacial. Honteux, Ferrière courba la tête. Pourtant, il ne se fâcha pas. « Chevalier, dit-il d'une voix altérée, je ne sais si ce que j'éprouve est de l'amour comme vous l'entendez ou ce que vous appelez une amourette… Mais je sais que dès maintenant aucune autre femme n'existe en dehors de celle dont je vous parle. Je sens qu'il en sera ainsi jusqu'à mon dernier souffle, dussé-je vivre autant que Mathusalem. Et si le malheur voulait que je ne fusse pas aimé (sa voix s'étrangla), eh bien, comme je suis trop bon catholique pour risquer la perdition de mon âme en recourant au suicide, comme la vie me serait insupportable, je vous jure que je m'en irais provoquer le premier venu et me ferais tuer par lui. – Vous me faites pitié. Si vous voulez que je vous comprenne, si vous voulez que je vous aide, dites-moi tout. » Et Ferrière, qui ne demandait qu'à parler, entama sans plus tarder le récit de ses relations récentes avec Fiorinda. Il le fit avec d'autant plus d'empressement qu'il avait appris que Beaurevers connaissait depuis longtemps la jeune fille. « Vous avez sondé Fiorinda et, en honnête fille qu'elle est, elle vous a fait entendre qu'elle ne comprenait pas l'amour en dehors du mariage. Ceci, vicomte, est une indication précieuse. Je connais bien Fiorinda, allez, elle ne vous eût pas parlé ainsi si vous lui aviez été indifférent. – Vous croyez qu'elle m'aime ! s'écria l'amoureux ravi. – Je ne dis pas qu'elle vous aime, rectifia Beaurevers, mais ce que vous venez de me dire me prouve que vous ne lui êtes pas indifférent. Mort diable, il me semble que c'est quelque chose. – C'est énorme, chevalier ! Vous me mettez la joie dans le cœur ! – Puisque vous me demandez mon opinion sur Fiorinda, la voici : celui que Fiorinda daignera agréer pour époux ne sera pas seulement un heureux mortel, il devra se tenir pour très honoré… fût-il roi. Je ne connais pas d'esprit plus noble, plus élevé que cette gracieuse enfant. Tenez pour assuré que, si haut que soit le rang auquel elle atteindra, elle saura l'occuper en toute dignité. De même qu'elle saura respecter le nom de son époux. Ce qui n'est pas à dédaigner à une époque où tant de grandes dames se font un jeu de fouler aux pieds l'honneur de leurs nobles époux. – Oui, mais jamais M. mon père ne consentira à ce mariage, soupira Ferrière. – Bah ! s'il vous aime, comme je le crois, dit-il, il se laissera attendrir. « Laissez faire, vous verrez que tout s'arrangera. » – Dieu vous entende ! soupira de nouveau Ferrière. – D'ailleurs rassura Beaurevers, quand vous en serez là nous viendrons à la rescousse, M. de Louvre et moi. Et nous chapitrerons si bien M. votre père qu'il faudra bien qu'il cède. Vous ne connaissez pas le comte, vicomte, il est si éloquent que, ma parole, ni Dieu ni diable ne sauraient lui résister. – Vous croyez, fit vivement Ferrière, que le comte consentira à s'entremettre dans cette affaire ? – J'en suis sûr. – Et vous croyez que… lui qui est d'illustre famille… il ne… Enfin, ce mariage ne lui paraîtra pas… ridicule ? – Ridicule ! Pourquoi ridicule ?… En quoi ridicule ?… – Enfin, insista Ferrière, dévoilant ainsi le fond de sa pensée, pensez-vous qu'il consentirait à recevoir dans sa maison Fiorinda, ex-diseuse de bonne aventure, devenue vicomtesse de Ferrière ? – Pourquoi pas ? fit Beaurevers d'un air figue et raisin. Vous êtes étonnant, ma parole. Il me reçoit bien, moi, qui suis un ancien truand. – Oh ! chevalier, protesta Ferrière, comment pouvez-vous dire des choses pareilles ? – Quoi des choses pareilles !… Je suis un ancien truand, le fait est là, le comte le sait, vous le savez, tout le monde le sait… – Chevalier, interrompit Ferrière avec gravité, vous voulez m'éprouver…, et ce n'est pas bien de douter ainsi de mon amitié. Si tout autre que vous disait devant moi ce que vous venez de dire de vous-même, je lui rentrerais les mots dans la gorge à coups de dague. Quelle mouche vous pique donc ? Ceux qui vous connaissent savent qu'il n'y a pas de gentilhomme plus accompli que vous. Et moi je me tiens pour très honoré de me dire votre ami. Est-ce, par hasard, que vous voulez me faire dire cela ? Ainsi, c'est votre conviction ? – Absolue. Mais si vous doutez, vous, il est un moyen bien simple de vous tirer d'embarras : c'est de le lui demander à luimême. – Ainsi ferai-je dès la première fois que je le verrai », répondit Ferrière. XVII ESCARMOUCHE Ce fut vers sept heures du soir, environ une demi-heure avant le coucher du soleil, qu'ils se décidèrent à lever le siège. Pour sortir de la salle, il leur fallait passer devant une table placée devant une fenêtre ouverte. Cette table était occupée par quatre clients entrés depuis peu, sans qu'ils y eussent pris garde. Ces quatre clients, c'était Malicorne, accompagné de trois soudards de son espèce. Cependant, Malicorne n'oubliait pas que le cardinal tenait à être débarrassé de Beaurevers. Et comme, somme toute, il reconnaissait qu'il pouvait être battu, il s'était fait accompagner par une quinzaine de soldats qui, au cas où il lui arriverait malheur, devaient tomber sur le dos de Beaurevers, de manière qu'il pût profiter de sa victoire, et que l'ordre de son Éminence se trouvât dûment exécuté. Le hasard ayant amené Malicorne à l'auberge du Pré et lui ayant fait découvrir Beaurevers dans le coin où il s'entretenait avec Ferrière, le digne capitaine avait posté ses quinze soldats dans le jardin et était venu s'attabler, avec trois compagnons, non loin des deux jeunes gens. Ceci fait, le soudard attendit l'occasion de lancer sa provocation. Cette occasion finit par se présenter au moment où les deux jeunes gens passèrent à portée de la table où se tenaient Malicorne et ses amis. Et comme leur attente ne s'était pas faite sans entonner force rasades, les quatre compagnons étaient convenablement excités au moment où cette occasion se présenta. Courtoisement, Beaurevers avait cédé le pas à Ferrière. Le vicomte passa sans difficulté, en s'excusant poliment. Mais lorsque Beaurevers s'engagea dans l'étroit espace qui séparait les deux tables, Malicorne lança sa provocation qu'il devait avoir longuement préparée. S'adressant à ses amis comme s'il poursuivait une conversation déjà engagée, d'une voix de stentor qui fut entendue aux quatre coins de la salle : « Çà, que me disiez-vous donc que cette auberge est la mieux fréquentée de tout Paris et de ses environs !… J'y vois, quant à moi, de vrais suppôts de potence, piliers de pilori, qu'on ne devrait pas voir dans une honnête auberge. Tenez, regardezmoi ce grand faquin avec sa moustache au vent et sa hure insolente ! Dieu me damne ! Le drôle va nous marcher sur les pieds ! Mais je le reconnais, c'est un truand de basse truanderie, un flambard de petite flambe ! Holà ! Drôle, coquin, je vais t'apprendre à te frotter à d'honnêtes soldats comme nous !… » Ferrière s'était retourné vivement. Les quatre s'étaient avancés précipitamment, roulant des yeux terribles. Quant à Beaurevers, il était livide. Non pas tant de l'inqualifiable sortie, mais de la violence qu'il se faisait pour demeurer calme. D'un coup d'œil il contint Ferrière qui allait intervenir. De la main, il imposa silence aux quatre braves qui allaient répliquer. Et la voix blanche, un sourire terrible aux lèvres, il railla : « Il est certain que l'honnête soldat Malicorne n'est pas, lui, un pauvre truand de la basse truanderie. Peste non ! Capitaine d'une compagnie de routiers, honnêtes détrousseurs de grands chemins, c'est un truand de grande envergure. Aussi, comme il serait tout à fait indigne de lui de se commettre en aussi piètre compagnie, je lui conseille de filer vivement. » Malicorne se leva lourdement, il se carra devant Beaurevers, impassible, qu'il dominait de toute la tête, et il ricana : « C'est toi, petit flambard de petite flambe, qui me dis de sortir ? – Oui, grand truand de grande truanderie. Et comme la porte est trop loin et que nous t'avons assez vu ici, tu vas filer par cette fenêtre ouverte, là, derrière toi. » Malicorne fut secoué d'un éclat de rire homérique. Et, s'adressant à ses amis qui riaient : « Tout à l'heure, le petit flambard va me menacer de me jeter par la fenêtre, dit-il. Non, c'est à mourir de rire. – Tiens, fit Beaurevers de sa voix glaciale, tu es plus intelligent que je ne pensais. Tu as compris. Tu y as mis le temps, mais enfin tu as compris tout de même. – Qu'est-ce que je vous disais ! pouffa Malicorne. Je serais curieux de voir comment tu t'y prendras, petit flambard. – Comme ceci, grand truand. » En même temps qu'il prononçait ces mots d'une voix que la colère rendait méconnaissable, Beaurevers accomplissait le geste. Ses deux mains s'abattaient sur le colosse, l'une au collet, l'autre à la ceinture. Les deux tenailles le harponnaient solide- ment, le tiraient à elles, le soulevaient comme un fétu. Malicorne n'avait même pas eu le temps d'esquisser un geste de défense. Il se vit un inappréciable instant balancé au-dessus de la tête de ses amis effarés qui ne riaient plus. Il se sentit projeté, il fila comme un paquet à travers la fenêtre et alla s'aplatir lourdement sur la terre. Heureusement pour lui, ce n'était qu'un rez-de-chaussée. Ce tour de force, au lieu de calmer les nerfs de Beaurevers, ne fit que les exaspérer. La colère qu'il avait maîtrisée par un puissant effort de volonté, se déchaîna soudain impétueuse, irrésistible, effrayante. Et livide, hérissé, l'œil fulgurant, il gronda d'une voix rauque, indistincte, en s'adressant aux trois soudards : « À qui le tour ! » Ils répondirent par une explosion de jurons suivie d'une bordée d'injures. En même temps, ils furent debout tous trois, ils se ruèrent ensemble, d'un même élan formidable. « Que personne ne bouge ! » tonna Beaurevers en voyant que Ferrière et les quatre braves faisaient mine de charger. Et l'accent était si impérieux qu'ils demeurèrent cloués sur place. Beaurevers seul reçut le choc. Ce fut extrêmement, rapide, d'ailleurs. Il projeta ses deux poings en avant, en un même geste foudroyant. Deux soudards atteints au visage roulèrent sur la table qu'ils entraînèrent dans leur chute, au milieu du vacarme de la vaisselle brisée. Ceci fait, il pivota sur le talon et lança le pied en arrière comme il avait lancé deux poings en avant. Et le troisième soudard, atteint en pleine poitrine, alla s'étaler par terre à côté de ses deux compagnons. Cela n'avait pas duré deux secondes en tout. Beaurevers respira fortement et dit : « Ha !… ça soulage !… » Le formidable accès de fureur était passé. Beaurevers contemplait, lui aussi, ses trois adversaires hors de combat. Et dans son œil clair, étincelant l'instant d'avant, on eût vainement cherché la joie du triomphe… Il attendit un instant. Les trois éclopés se relevèrent péniblement. Beaurevers les regarda fixement, froidement. Il ne leur parla pas, mais toute son attitude disait clairement qu'il se tenait à leur disposition au cas où il leur plairait de demander leur revanche. Ils se gardèrent bien de la réclamer. Voyant cela, Beaurevers haussa les épaules et se tournant vers ses compagnons, comme si de rien n'était, sur ce ton d'irrésistible autorité qui était naturel chez lui : « Partons », dit-il. Sur le Chemin-aux-Clercs, ils tournèrent à gauche, se dirigeant vers la porte de Nesle. Beaurevers et Ferrière marchaient en tête. Les quatre, selon leur habitude, suivaient à quelques pas en arrière. Ils firent ainsi une vingtaine de pas sans se presser. Répondant à une question de Ferrière, Beaurevers disait d'un air détaché en parlant de Malicorne et de ses amis : « Bah ! Ils étaient ivres… Je ne vois pas d'autre explication. Je gagerais que, dégrisé, maintenant, Malicorne regrette ses malencontreuses paroles. Si tant est qu'il se souvienne seulement de ce qu'il a dit. » Il achevait à peine ces mots qu'ils entendirent derrière eux le bruit d'une galopade. Et des clameurs féroces éclatèrent : « Sus ! Sus ! Pille ! Assomme ! Tue ! Tue ! » Ils se retournèrent d'un même mouvement. Les quinze soldats de Malicorne, rapière au poing, accouraient au pas de course. À leur tête et les excitant de la voix et du geste, étaient Malicorne et ses trois amis. Beaurevers le reconnut à l'instant. Et très froid, avec ce sourire terrible qui n'appartenait qu'à lui : « Décidément, dit-il, c'est bien à moi que ce soudard de Malicorne en veut. Allons-nous les attendre ? dit-il avec un sourire indéfinissable. – Non pas, charbieu ! s'écria Ferrière qui brûlait d'en découdre, chargeons !… » Et ils chargèrent, en effet. Les deux premiers qu'ils rencontrèrent étaient deux des amis de Malicorne. Il y eut une double passe d'armes fulgurante. Les deux soudards tombèrent… Ils étaient déjà partis. Ils étaient maintenant en présence de Malicorne et du dernier de ses amis. Ce fut comme un tourbillon ; le soudard tomba, la cuisse traversée par un coup de pointe. Malicorne s'affaissa, assommé par le pommeau de fer de la rapière de Beaurevers qui venait de s'abattre à toute volée sur son crâne. Ils étaient passés, bondissant sur la prairie, à la rencontre des quinze soldats privés maintenant de leur chef. Et en foulant l'herbe dans de gigantesques enjambées, Beaurevers grisé par l'ardeur de la lutte, la lèvre frémissante, les narines dilatées, l'œil en feu, Beaurevers lançait son cri de bataille : « Beaurevers ! Le royal de Beaurevers ! » Et Ferrière, exorbité, échevelé, saisi de la fureur de la bataille, criait avec lui : « Beaurevers ! » Et là-bas, derrière le gros des soldats qui avançaient, les quatre répondaient : « Beaurevers ! Beaurevers !… » Car ils étaient derrière les soldats, les quatre braves. Et ceux-ci avaient eu bien tort de ne pas prendre garde à cela. La rencontre se produisit. Ce fut effroyable. Sur les soldats qui croyaient ne trouver que deux hommes devant eux, par derrière, les quatre braves tombèrent à bras raccourcis. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, Beaurevers, Ferrière, Bouracan, Corpodibale, Strapafar et Trinquemaille abattirent chacun leur homme. Les quatre soldats qui restaient, ahuris, désemparés, terrifiés, se virent entourés par six hommes qui leur apparurent comme des démons déchaînés. Les pauvres diables crurent bien leur dernière heure venue. Beaurevers arrêta de la main ses compagnons qui allaient achever la besogne et prononça : « Allons, filez… nous vous faisons grâce. Une autre fois, regardez-y à deux fois avant de vous attaquer à Beaurevers. » Et ils ne se le firent pas dire deux fois. Beaurevers contempla un instant, tout pensif, l'effroyable besogne qu'ils venaient d'accomplir en si peu de temps, les dix corps étendus sur l'herbe, dans des flaques de sang. Et il murmura, d'une voix attristée : « Pauvres diables ! – Je vous conseille de les plaindre, fit Ferrière qui avait entendu. Ce n'est pourtant pas de leur faute si vous êtes là, bien vivant et sans une écorchure. Préféreriez-vous vous voir à leur place, baigné dans votre sang ? » Ils se prirent par le bras et reprirent la route. Et à les voir si calmes, si paisibles, on n'eût certes pu supposer qu'ils venaient d'échapper à la mort. Dès qu'ils se furent éloignés, Guillaume Pentecôte se trouva comme par miracle sur le champ de bataille. De quel trou invisible sortait-il ? Lui seul aurait pu le dire. Il était là, voilà tout. Il se mit à les suivre de loin, très prudemment. XVIII L'APPEL Durant les deux jours qui suivirent, Beaurevers se rendit plusieurs fois à l'hôtel de Ferrière. Il y alla de préférence dans la soirée. Il fut toujours accueilli à bras ouverts par le vicomte, enchanté de trouver quelqu'un à qui parler de celle qu'il aimait. Beaurevers paraissait avoir une prédilection marquée pour le jardin. Prétextant la chaleur, il y entraînait toujours le vicomte ou s'y rendait seul. Pendant ces deux jours, sans en avoir l'air, il se fit donner une foule de détails sur l'hôtel du vidame. Il se fit aussi connaître des serviteurs, dont il sut se concilier les bonnes grâces par d'abondantes distributions de pièces d'or faites à propos. En sorte que ces serviteurs s'habituèrent rapidement à le voir entrer et sortir et circuler dans la maison comme s'il eût été chez lui. Et pas un qui ne se fût précipité pour exécuter un ordre de M. le chevalier. Pendant ces deux jours, on ne vit pas le comte de Louvre. Mais comme Beaurevers se rendit, dans la matinée de chacun de ces jours, au Louvre, comme il y eut à chaque fois un entretien particulier avec le roi, il est à présumer que cette absence du comte devait être concertée entre eux. Le troisième jour, qui était un vendredi, le comte reparut. Ferrière avait dû être avisé de cette réapparition par Beaurevers, car ce jour-là il se rendit rue Froidmantel, à l'hôtel Nostradamus, précisément dans l'intention de s'entretenir avec le comte. Pendant ces jours écoulés, Ferrière n'avait pas cherché à se rapprocher de Fiorinda. Pourtant, il pensait sans cesse à elle, lorsqu'il n'en parlait pas à Beaurevers. Fidèle à la tactique qu'il s'était imposée, dans ces cas-là Beaurevers se contentait d'écouter et se gardait bien de prononcer le mot mariage. Ferrière n'en parlait pas non plus, du reste. Seulement, sans qu'il s'en rendît bien compte peut-être, ce mariage, qui lui avait d'abord paru impossible, lui paraissait maintenant très naturel. Une seule chose le retenait encore, le faisait hésiter : le profond respect qu'il avait pour son père. Un respect qui allait jusqu'à la crainte. Mais déjà la passion était assez forte pour le pousser à affronter une discussion qu'il pressentait orageuse. Il ne se rendait pas compte que le moment viendrait, rapidement, où cette passion le dominerait complètement, balayerait de son souffle puissant toute crainte, tout respect, tout préjugé. Alors, inévitablement, il résisterait aux ordres de son père. Peut-être irait-il jusqu'à se dresser contre lui. Pour l'instant, ainsi que nous l'avons dit, la crainte de son père était encore la plus forte. Et c'est ce qui lui faisait instinctivement chercher un appui moral auprès du comte de Louvre, puisque l'appui de Beaurevers, qu'il savait lui être acquis, ne lui suffisait pas. Il est certain que Beaurevers avait mis le roi au courant. Il est certain qu'il avait agi de telle sorte que sa faveur était acquise d'avance et qu'il était prêt à donner son appui à ce mariage. Cela s'était fait tout naturellement, facilement même : le roi n'avait pas pu échapper au charme puissant qui émanait de la gracieuse et tant jolie diseuse de bonne aventure. C'est pourquoi le comte de Louvre ne montra pas la moindre surprise. Et ce fut aussi sans la moindre hésitation qu'il approuva. Il ajouta même avec une réelle sincérité : « Pardieu ! Ce sera là la plus adorable vicomtesse qu'on aura vue ! Et savez-vous que je connais plus d'une grande et haute dame qui se trouvera fâcheusement diminuée à côté de cette vicomtesse-là ! » Et en riant de son rire juvénile : « Je n'ai qu'un regret : c'est de ne pouvoir me mettre sur les rangs moi-même… Mort Dieu, oui, vicomte, s'il ne tenait qu'à moi, je vous disputerais furieusement cette gracieuse enfant et j'en ferais une comtesse. » Ces paroles transportèrent l'amoureux Ferrière. Mais il était d'un naturel jaloux. Cette jalousie perça malgré lui dans le ton qu'il mit à répondre : « Qui vous retient, monsieur le comte ? – Là ! là ! s'écria le comte en riant de plus belle, ne montrez pas les crocs, vicomte !… Voici le chevalier qui vous dira que vous n'avez rien à redouter de moi sur ce sujet. – Le comte est marié, révéla tranquillement Beaurevers ainsi interpellé. – Hélas ! oui, vicomte, je suis bel et bien enchaîné par les liens du mariage. Et le pis est que je suis tellement épris de celle qui porte mon nom. Et comme, suivant l'exemple du chevalier ici présent, la fidélité à ma dame est de rigueur chez moi, il s'ensuit que vous ne me verrez pas me dresser en rival devant vous. » Ils éclatèrent de rire tous les trois. Et Ferrière, tout à fait rassuré maintenant, déclara avec un accent de conviction profonde : « Alors, nous serons trois à pratiquer cette vertu assez rare par le temps qui court. Car, moi aussi, je le sens, je serai fidèle jusqu'à la mort. – Or çà ! conclut le comte, non sans une pointe de malice, tout cela est bel et bien, mais vous oubliez, il me semble, que vous n'avez pas encore consulté la principale intéressée… Rien ne vous dit qu'elle consentira à devenir vicomtesse… » Ferrière pâlit et regarda Beaurevers d'un air déploré. « Bah ! Rassura le chevalier, j'ai dans l'idée qu'elle se laissera facilement persuader. N'importe, je suis de l'avis du comte ; c'est une affaire que vous devez élucider le plus tôt possible. Et si vous êtes réellement décidé… – J'y vais de ce pas », trancha Ferrière qui sauta sur son manteau et son chapeau. C'est à peine s'il prit le temps de dire au revoir. Déjà il s'élançait vers la porte. Beaurevers l'arrêta : « Savez-vous où vous la trouverez ? fit-il. – Par les rues, je pense, comme la dernière fois… je chercherai. » Beaurevers réfléchit une seconde et levant les épaules comme pour jeter bas des scrupules importuns : « Allez rue des Marais, dans le faubourg Saint-Germain, dit-il. Fiorinda habite l'avant dernière maison que vous trouverez à votre main gauche. Je ne peux pas vous donner d'indications plus précises, n'étant jamais allé chez elle. Cependant, je sais qu'elle habite là, sous les toits. – C'est plus qu'il m'en faut ! Merci, chevalier. » Et Ferrière partit en courant comme s'il avait eu le diable à ses trousses. Quand il fut sorti, François dit en souriant : « Il ne se doute pas de l'agréable surprise que ce mariage lui réserve. – Oh ! fit Beaurevers d'un air rêveur, il n'est pas encore célébré, ce mariage. Et s'il faut vous dire ma pensée tout entière, je crois bien qu'il ne se fera pas… si le roi n'intervient pas directement. – Eh bien, assura François, le roi interviendra, voilà tout. Et quand il aura manifesté sa volonté, il faudra bien que tout le monde s'incline. – Même MM. de Guise ? » demanda Beaurevers, en le regardant dans les yeux. Un afflux de sang colora les pommettes de François et avec une singulière énergie : « MM. de Guise comme les autres… et plus que les autres. » Et, oubliant pour un instant le rôle qu'il jouait, soulevant une seconde le masque qui lui pesait sans doute, redressé dans une attitude vraiment royale, les dents serrées, l'œil chargé d'éclairs : « Ah ! Qu'elle sonne enfin l'heure où je serai assuré de vivre !… Et l'on verra, MM. de Guise en tête, si je sais être roi et si je tolère chez moi, dans mon royaume, d'autre maître que moi !… Que quelqu'un, si grand soit-il, ose seulement redresser le front devant moi et, j'en jure Dieu, sa tête tombera sous la hache du bourreau ! » À ce moment, on vint aviser Beaurevers qu'une femme âgée, se disant envoyée par Fiorinda, insistait pour être reçue. À ce nom de Fiorinda, Beaurevers consulta du regard François devenu soudain attentif et, sur un signe de lui, donna l'ordre d'introduire. Et pendant qu'on allait chercher la messagère, il expliqua : « Si Fiorinda envoie ici, c'est qu'un grave danger la menace. » La femme entra. Elle marquait une soixantaine d'années. La femme plongea dans une révérence point trop gauche, nullement intimidée, d'une petite voix flûtée et d'un air mystérieux : « C'est peut-être bien vous, mes jeunes seigneurs, qui êtes le seigneur comte de Louvre et le seigneur chevalier Beaurevers ? – Voici, en effet, monsieur le comte de Louvre, et je suis, moi, le chevalier de Beaurevers. – En ce cas, c'est bien à vous que j'ai affaire », dit la vieille avec satisfaction. Et avec le même air mystérieux plutôt inquiétant, d'une voix apitoyée : « C'est pour vous dire, mes beaux seigneurs, que Dieu vous garde, que si vous ne voulez que la jolie Fiorinda meure de malemort, il vous faut courir à son secours sans plus tarder. – Est-elle donc sérieusement menacée ? demanda Beaurevers qui commençait à s'alarmer. Que lui est-il donc arrivé ? – Je ne saurais vous dire ce qui lui est arrivé, vu qu'elle ne me l'a point dit. C'est une fille discrète et point bavarde sur ses affaires que la petite Fiorinda. Mais je puis vous répéter mot pour mot ce qu'elle m'a dit. Car, Dieu merci, malgré l'âge, la mémoire est encore bonne chez moi. » Beaurevers n'était pas précisément patient. Ce verbiage commençait à lui porter sur les nerfs. Ce fut donc d'une voix assez rude qu'il dit : « Parlez, bonne femme, et pour Dieu, faites vite. » Sans se démonter, la vieille reprit, imperturbablement : « Il faut vous dire, mon jeune seigneur, que j'habite sur le même palier que Fiorinda. Oui, nous sommes voisines. Il faut vous dire que cette digne enfant, qui est bien le meilleur cœur que je connaisse, me vient souvent en aide, du mieux qu'elle peut. Car elle sait que je suis vieille et pauvre, que l'ouvrage se fait rare, souvent au-dessus de mes forces qui s'en vont. Tant il y a que, sans elle, je me serais couchée plus d'une fois le ventre creux… ce qui est bien triste pour une pauvre vieille comme moi. Enfin, c'est pour vous dire que je me mettrais au feu pour elle. Car, Dieu merci, j'ai du cœur et n'oublie point le bien qu'on m'a fait. – Abrégez, bonne femme, abrégez ! gronda Beau revers. – J'abrège, mon digne seigneur, j'abrège. Il faut donc vous dire que ce tantôt Fiorinda est entrée chez moi. Elle était pâle, défaite… Du premier coup, j'ai vu qu'il lui était arrivé un grand malheur. « Mère Angélique, me dit-elle, je suis perdue si vous ne venez pas à mon secours. Voulez-vous me rendre un grand service ? – Si je le veux, douce créature du Bon Dieu ? Parlez ! voulez-vous que je me jette au feu pour vous ? que je lui dis. – Non, qu'elle me dit, ce que j'attends de vous est plus facile. Il faut aller rue Froidmantel, derrière le Louvre. Vous demanderez l'hôtel Nostradamus. Tout le monde le connaît, le premier venu vous l'indiquera. Là, vous demanderez à parler au seigneur de Beaurevers et au seigneur comte de Louvre de ma part. Vous leur direz qu'un grand danger me menace, que je ne puis sortir de chez moi, et que, s'ils ne sont pas là avant cinq heures pour me délivrer, je suis déshonorée, perdue, et que je ne survivrai pas à mon déshonneur. Vous leur direz, afin qu'ils comprennent et qu'ils vous croient, vous leur direz qu'il s'agit d'un mauvais tour que veut me jouer le baron de… » Doux Jésus ! voilà le nom de ce mécréant de baron qui m'échappe !… Attendez… Ros… Ros… – Rospignac ! s'écria Beaurevers. Je m'en doutais ! – Rospignac ! triompha la vieille, c'est bien ce nom-là ! » Elle allait reprendre ses interminables explications. Mais Beaurevers en savait assez maintenant. Il regarda l'heure. « Trois heures à peine, dit-il, nous avons grandement le temps. » Et coupant la parole à la vieille : « Dites-moi, bonne femme, y a-t-il longtemps que vous avez quitté Fiorinda ? – Le temps de venir de la rue des Marais, mon beau seigneur. Et vous pouvez croire que je ne me suis pas attardée à musarder en route. » Beaurevers fouilla dans son escarcelle et y prit quelques pièces d'or qu'il mit dans la main de la vieille en disant : « Eh bien, bonne femme, retournez près de Fiorinda et dites-lui qu'elle se rassure. Nous serons là avant l'heure qu'elle indique. » La vieille fit sa plus belle révérence et partit en les couvrant de bénédictions : elle emportait de quoi vivre pendant deux mois. « Eh bien, monsieur le comte, dit Beaurevers quand elle eut disparu, si vous le voulez bien, j'aurai l'honneur de vous accompagner jusque chez vous… C'est sur mon chemin, à peu près, et cela ne me retardera guère que de quelques minutes. – Non pas ! fit vivement François. La jolie Fiorinda appelle à son aide le comte de Louvre. J'irai donc avec vous, chevalier. » Beaurevers eut un mouvement de contrariété. « Monseigneur, vous ne pensez pas que… – Eh ! jour de Dieu ! je ne pense qu'à cela, au contraire. Chevalier, je sens l'aventure, je flaire la bataille, il va y avoir des horions à donner… – Et à recevoir aussi, monseigneur, interrompit à son tour Beaurevers d'un air froid. – Avec vous, les horions se donnent et ne se reçoivent pas, déclara François sur un ton d'inébranlable conviction. – Songez que c'est peut-être un piège qu'on vous tend. – Vous le déjouerez. – Monseigneur !… – Il n'y pas de monseigneur ici !… Il y a le comte de Louvre qui ne veut pas abandonner son ami Beaurevers !… Allons, c'est dit, je vais avec vous… Je le veux… et, qui sait, il n'y aura peutêtre rien du tout ? – Je l'espère bien, tudiable ! » dit assez brutalement Beaurevers. Mais voyant la mine déconfite de François, il éclata de rire et son caractère insouciant reprenant le dessus : « Au diable, arrive qu'arrive ! Nous verrons bien. » Ils s'équipèrent. Beaurevers inspecta lui-même, et avec quel soin minutieux, la dague et la rapière de François. Satisfait de cette inspection, il défit le pourpoint et visita pareillement la fine chemise de mailles qui se dissimulait sous la soie. Il la connaissait bien, cette chemise, il savait ce qu'elle valait puisque c'était lui qui l'avait donnée à François. Il s'assura qu'aucun chaînon n'avait été brisé, qu'elle était intacte et ne risquait pas de se rompre sous la violence d'un coup. Et sur ce point comme sur l'autre, il fut entièrement rassuré. XIX LE TRAQUENARD La rue Froidmantel n'était pas bien longue. Elle allait de la rue Saint-Honoré à la rue de Beauvais 7. Cette rue de Beauvais s'étendait parallèlement à la rivière, sur les derrières du Louvre. Ce fut vers cette rue de Beauvais qu'en sortant de l'hôtel Nostradamus se dirigea la vieille femme qui avait dit se nommer Angélique. Dans la rue de Beauvais, elle tourna à droite et, au bout de quelques pas, se trouva dans la rue Saint-Thomas qui, elle, était parallèle à la rue Froidmantel. Là, elle tourna à gauche et passa devant l'église Saint-Thomas. Cette église Saint-Thomas se trouvait à droite et presque au bout de la rue, près du quai par conséquent. Du côté opposé de la rue, presque en face l'église, les trois dernières maisons se trouvaient presque en retrait. Cela faisait un grand recoin où une troupe aurait pu facilement se dissimuler. On n'eût pu le voir que lorsqu'on se serait trouvé dessus. Paris était alors rempli de coins et recoins semblables que les tire-laine et autres détrousseurs de toutes catégories, dont la ville était infestée, savaient utiliser. La rue Froidementel et la rue de Beauvais disparurent lors du percement de la rue de Rivoli. Il en fut de même de la rue Saint-Thomas et de six ou sept rues qui se trouvaient sur les derrières du Louvre. 7 Dans ce recoin se tenait aux aguets, non pas une troupe, mais un homme seul. Cet homme, c'était Guillaume Pentecôte. Et ce fut vers lui que, sans hésiter, se dirigea la vieille femme. Et voici le dialogue qui fut échangé : « Eh bien ? – C'est fait. – Tu les as vus tous les deux ? – Puisque je te dis que c'est fait. – Tu en es sûre ?… Ils n'ont pas flairé la manigance ? – Je ne crois pas. Pour moi, tu ne tarderas pas à les voir passer. – Ils vont prendre le bac ? – Je ne suppose pas qu'ils vont s'attarder à faire le tour par les ponts. – Bon. Tends la main. (Ici, un bruit argentin.) Maintenant que tu es payée, disparais. » Et nous ne savons comment il se fit, mais le fait est que la vieille disparut comme par enchantement. Quant à Guillaume Pentecôte, il partit aussi d'un pas allongé. Seulement, lui, nous savons où il alla. Pas loin, d'ailleurs : sur le quai. Rospignac attendait là, tenant un cheval par la bride. Guillaume Pentecôte lui répéta l'intéressante conversation qu'il venait d'avoir avec cette vieille qui avait les apparences d'une honnête béguine. Le visage du baron s'éclaira d'une joie sinistre et il gronda : « Cette fois, je crois que je les tiens !… Et ma fortune est faite. » Le passeur était à deux pas de là. Rospignac confia sa monture à Pentecôte et alla droit à ce passeur. Il sortit un papier de sa poche et le lui mit sous le nez. En même temps, il lui parlait. L'homme, après avoir entendu ce que lui disait Rospignac, après avoir considéré avec un respect craintif les cachets qui s'étalaient au bas de ce papier, s'inclina en signe d'obéissance. Mais il avait l'air désespéré. Alors Rospignac laissa tomber une bourse à ses pieds et tourna le dos. L'homme fondit sur la bourse, l'enfouit au plus profond de sa poche et sa grimace de désespoir se changea en une grimace de jubilation. Rospignac revint à Pentecôte, à qui il dit quelques mots. Puis il sauta en selle et partit à fond de train. Il alla ainsi jusqu'au Grand Châtelet, sous la voûte duquel il s'engouffra. Et il ne ressortit pas. Il n'y avait pas deux minutes qu'il était parti lorsque Guillaume Pentecôte vit apparaître Beaurevers et de Louvre. Et dans le coin où il se dissimulait, il ricana : « Par mes bottes, il était temps !… Me voilà plus tranquille… et la mère Culot est décidément une madrée femelle. » Il paraît que c'était là le nom ou le surnom de la vieille béguine. Ce nom n'était pas précisément aussi « angélique » que celui qu'elle avait donné à Beaurevers. Beaurevers et de Louvre s'approchèrent du bac. D'autres voyageurs attendaient près des marches qui descendaient dans la rivière. Le passeur paraissait très affairé dans son bac. Mais il ne laissait pas embarquer. Interpellé, il répondit d'un air goguenard qu'il lui était arrivé un accident, qu'il lui fallait effectuer des réparations urgentes et qu'il en avait bien pour au moins deux heures avant de pouvoir reprendre son service. là. Pestant et maugréant, les voyageurs durent en passer par François se montra plus contrarié de ce contretemps que Beaurevers, qui se contenta de dire : « Nous passerons les ponts, voilà tout. Nous arriverons à temps, c'est l'essentiel. » Et ils repartirent d'un bon pas vers les quais. Guillaume Pentecôte ne les suivit pas. Il fit un signe à une espèce de coupe-jarret qui semblait bayer aux corneilles. Et le coupe-jarret se mit à leurs trousses. Pentecôte se dirigea à grandes enjambées vers un homme qui se promenait mélancoliquement en tirant un cheval par la bride. L'homme au cheval était là pour lui, car dès qu'il le vit s'avancer, il alla à sa rencontre en allongeant le pas. Effectivement, Guillaume Pentecôte laissa tomber quelques mots sur le ton bref du commandement, sauta en selle et, donnant de l'éperon, partit ventre à terre. L'homme qui promenait le cheval s'élança à son tour. Il eut vite fait de rattraper le coupe-jarret, à côté duquel il se mit à marcher. Et, tout en bavardant, les deux sacripants ne perdaient pas de vue le quatuor qui suivait Beaurevers et de Louvre. Par le chemin qu'ils avaient pris, les deux jeunes gens devaient passer devant le Châtelet. Ce qu'ils firent en effet. Ils traversèrent le pont au Change et s'engagèrent dans la Cité. Du haut d'une fenêtre où il s'était posté, Rospignac guettait. Dès qu'il vit qu'ils avaient contourné le monument, il ferma la fenêtre et dit quelques mots à deux personnages qui attendaient dans la pièce. Ces personnages étaient M. de Bragelonne, lieutenant criminel et M. Gabaston, chevalier du guet. Ils descendirent tous trois dans la cour. Des troupes s'y trouvaient massées. Un lieutenant des gardes du prince de la Roche-sur-Yon s'y promenait d'un air maussade. Le lieutenant criminel et le chevalier du guet allèrent à cet officier et échangèrent quelques brèves paroles avec lui. Rospignac s'éclipsa. Les deux jeunes gens n'avaient pas traversé la Cité lorsque les troupes s'ébranlèrent et sortirent du Châtelet. En tête marchait Bragelonne, suivi de cinquante archers. Ensuite, venait Gabaston suivi de cinquante hommes d'armes à cheval et de cent cinquante à pied. Le lieutenant des gardes fermait la marche, suivi de quatre-vingts gardes. En tout, trois cent trente hommes. * ** Cependant, Beaurevers et François se trouvaient dans la rue Saint-André-des-Arts et s'avançaient vers la porte de Buci. Ils étaient loin de soupçonner quel épouvantable orage s'amoncelait sur leur tête. Là-bas, loin derrière eux, si loin qu'ils ne pouvaient ni les voir ni les entendre, les trois cent trente hommes d'armes avançaient eux aussi de leur pas lourd et pesant qui faisait trembler les vitraux dans leurs châsses de plomb. Et sur leur passage, les boutiquiers se mettaient sur le seuil de leur porte, les bourgeois passaient le nez à leur fenêtre. Et à mesure qu'ils avançaient on voyait surgir des individus louches, à faces patibulaires, armés, qui d'immenses colichemardes, qui de bâtons, de piques, de hallebardes, de couteaux. Et cette armée de démons encadrait silencieusement les hommes d'armes, emboîtait le pas. Et cependant, des rumeurs sinistres circulaient, des grondements sourds roulaient pareils à ces grondements de la rue qui précèdent le coup de tonnerre. C'était la foule, informée on ne sait comment, et qui manifestait ses sentiments hostiles. Parfois aussi quelques cris éclataient : « Voleurs ! Brigands ! Hérétiques ! Parpaillots ! » Alors, le lieutenant criminel en tête le chevalier du guet au milieu, le lieutenant des gardes à la queue, se tournaient vers les manifestants, et d'une voix impérieuse ordonnaient : « Silence ! » Et la foule se taisait. Une sorte d'instinct mauvais l'avertissait qu'il s'agissait là d'une sorte de battue et qu'il ne fallait pas donner l'éveil au gibier. Maintenant, Beaurevers et François étaient arrivés rue des Marais. Ils pénétrèrent dans l'avant-dernière maison. C'était, on s'en souvient, la maison qu'habitait Fiorinda. Beaurevers et François montèrent seuls. Trinquemaille, Bouracan, Strapafar et Corpodibale demeurèrent en bas. Pris d'une sorte de pressentiment, Beaurevers, avant de monter, leur avait instamment recommandé de veiller. L'escalier, large et spacieux, devenait à partir du deuxième, raide et si étroit que Beaurevers et François durent monter l'un derrière l'autre. Beaurevers était monté le premier. Et François, comprenant à quelle préoccupation il obéissait en agissant ainsi, s'était contenté de sourire. « Tiens ! il n'y a qu'une porte sur ce palier ! » Telles furent les premières paroles que prononça Beaurevers en mettant les pieds sur ce palier. « Nous ne risquons pas de nous tromper », dit François en riant. Mais Beaurevers ne riait pas, lui. Il était devenu pâle. C'est que, si François avait oublié ou n'avait pas fait attention, il se souvenait très bien, lui, que la femme qui était venue les chercher avait dit qu'elle demeurait sur le même palier que Fiorinda. Or, puisqu'il n'y avait qu'une porte sur ce palier, c'est qu'elle avait menti. Pourquoi avait-elle menti ? La réponse s'imposait avec une évidence criante. C'est qu'il avait été attiré dans un traquenard. Maintenant, il fallait prendre une décision rapide. Mais pour cela, il fallait deviner la nature de ce danger et où il se dissimulait. Était-ce derrière cette porte qui, de son petit judas placé au centre, semblait les épier d'un œil louche ? Ces réflexions et d'autres passèrent comme un éclair dans l'esprit de Beaurevers. Ils étaient arrivés sur ce palier sans chercher à dissimuler leur présence. C'est-à-dire qu'ils n'avaient pas songé à étouffer le bruit de leurs pas, à baisser la voix lorsqu'ils avaient parlé. Les avait-on entendus de l'autre côté de la porte ? Y avait-il seulement quelqu'un ? Qui ? D'un geste expressif, Beaurevers cloua François sur place, recommanda le silence. Et François, qui comprenait que quelque chose d'insolite leur arrivait, François, étonné mais inquiet, obéit docilement. D'un bond souple et silencieux, Beaurevers fut sur la porte. Il la flaira, pour ainsi dire. À deux pas derrière lui, François observait attentivement. Il n'eut pas le temps de l'étudier longtemps, cette porte. Elle s'ouvrit aussitôt toute grande devant lui. XX SUR LE PALIER La porte s'ouvrit toute grande. Et Guillaume Pentecôte parut dans l'encadrement. De son air goguenard, il prononça : « Donnez-vous la peine d'entrer, illustres seigneurs. » Beaurevers n'attendit pas la fin de la phrase. Il leva le poing et, dans un geste foudroyant, il le projeta à toute volée en plein dans le visage du truand. Mais son poing ne rencontra que le vide, il trébucha et serait tombé, s'il ne s'était retenu instinctivement au chambranle de la porte. Guillaume Pentecôte avait prévu le coup. Il s'était replié sur lui-même à l'instant précis où il avait vu Beaurevers lever le poing. Il passa sous le bras en ricanant : « Nous connaissons le coup… Nous avons appris à le parer. » Il se redressa et lança à pleine voix : « Sus ! Vous autres, sus !… » À l'intérieur de l'appartement, une porte s'ouvrit violemment. Il y eut une bousculade, des clameurs, une ruée… Et cela vint, avec des jurons, des imprécations, se briser net devant la porte soudain fermée. C'était Beaurevers qui venait de tirer à lui cette porte. Et son poing, comme une tenaille d'acier, se crispait sur la poignée du loquet, pendant que tous ses muscles tendus, solidement arc-bouter, il maintenait fermée cette porte que les autres, à l'intérieur, tiraient frénétiquement à eux. Et il se disait : « Gagnons du temps, ne fût-ce que quelques secondes… Et, c'est peut-être le salut pour lui. » Car son unique préoccupation en cet instant critique allait uniquement au roi. Guillaume Pentecôte ne s'occupait pas de lui. Il comptait sur ses hommes pour cela. Son unique préoccupation à lui était d'expédier promptement ce gentilhomme qui ne lui paraissait guère redoutable et qui ne pèserait pas lourd entre ses pattes puissantes. Il serait temps de s'occuper de Beaurevers ensuite. Et il n'avait pas perdu son temps. Aussitôt redressé, aussitôt son appel lancé, il avait eu le poignard à la main et il avait foncé sur François, le poing levé. Ce geste s'accomplissait en même temps que Beaurevers fermait la porte. Car tout ceci se passait simultanément, se déroulait avec une rapidité fantastique. Et, naturellement, Guillaume Pentecôte, qui s'était dressé entre Beaurevers et François, face à ce dernier, ne pouvait pas voir ce que faisait le chevalier. Le poignard s'abattit sur François avec la rapidité de l'éclair. Mais, si rapide qu'il fût, François avait vu venir le coup. Il l'évita en se jetant de côté. Et lorsque Guillaume Pentecôte voulut redoubler, son poignard rencontra la lame d'une longue et forte rapière dont la pointe vint le piquer à la gorge. Il recula en lançant un énorme juron. En même temps, il dégainait, lui aussi, son immense colichemarde. Mais son mouvement de recul l'avait rapproché de Beaurevers, dont il ne s'occupait toujours pas. Cramponné des deux mains à la poignée du loquet, Beaurevers, la tête tournée, observait ce qui se passait derrière lui, prêt à intervenir au bon moment. Ce moment lui parut venu, Ses yeux rencontrèrent ceux de François, et ses yeux dirent clairement : « Rangez-vous. » François obliqua d'un pas, tout en engageant le fer avec Guillaume Pentecôte. Au même instant, Beaurevers lançait une formidable ruade. Atteint en plein dans les reins, Guillaume Pentecôte lança un hurlement de douleur. En même temps, il partit dans l'espace, lancé comme une balle, tomba sur les marches de l'escalier et roula comme une boule jusqu'au palier de l'étage au-dessous. Et il faut croire qu'il avait été bien touché, car il demeura étendu au pied de cet escalier. Derrière la porte que Beaurevers maintenait toujours, on entendait un grouillement, des trépignements, des cris, des injures. La porte s'entrebâillait et se refermait avec un bruit sourd. Il y avait bien une demi-minute que le chevalier soutenait le gigantesque effort. Il râlait. François s'approcha de lui pour l'aider. Beaurevers haleta : « Le sifflet !… Le sifflet !… » François comprit. Il allongea la main vers le pourpoint de Beaurevers et y prit un petit sifflet qu'il savait trouver là sans doute. Il y avait une fenêtre, une lucarne, sur ce palier. Elle donnait sur la rue des Marais. Un bond ; François est sur la lucarne. Un coup de poing : le châssis est levé, la fenêtre est ouverte, un coup de sifflet strident déchire l'espace. François est de retour auprès de Beaurevers. Le chevalier est à bout de souffle, ruisselant de sueur. L'effort surhumain ne saurait être soutenu plus longtemps. Ses yeux injectés de sang montrent un recoin formé par l'aboutissement de l'escalier sur le palier qu'une barrière de bois entoure. Et François comprend encore ce coup d'œil. Et le voilà dans le recoin, contre le mur, dague et rapière aux poings. Beaurevers souffle. François s'étonne. Pourquoi ne lâche-til pas cette porte contre laquelle il s'épuise ? Beaurevers a son idée : il a soufflé, il réunit toutes ses forces pour le suprême effort. Il tire à lui encore une fois et des deux mains. Puis il prend son élan et brusquement il se lance en avant, à corps perdu, avec la porte. Des hurlements de douleur indiquent que sa manœuvre a réussi : c'est-à-dire que le battant rejeté à toute volée a écrasé contre le mur un, deux, trois peut-être des enragés qui étaient derrière et voulaient sortir. Sa manœuvre accomplie, Beaurevers avait bondi près de François. L'imprévu de cette manœuvre avait eu un autre résultat, appréciable pour lui : les estafiers qui s'acharnaient à vouloir sortir hésitèrent un instant en voyant la porte s'ouvrir enfin avec tant de violence. Les quelques secondes qu'ils perdirent ainsi permirent à Beaurevers de reprendre haleine. Il jeta un coup d'œil étincelant sur François et le vit très résolu. « Attention, monsieur, nous ne devons pas laisser notre peau ici, c'est entendu… Mais n'oubliez pas qui vous êtes, et que vous n'avez pas le droit de vous exposer témérairement. » Ils n'eurent pas le loisir d'en dire davantage et François n'eut pas le temps de répondre. Les estafiers étaient sortis de l'appartement. Ils envahissaient le palier. Cela, bien entendu, avec des cris et des menaces et non sans force bousculades. Il y eut un deuxième temps d'arrêt. Ces hommes s'étonnaient de l'absence de Guillaume Pentecôte, leur chef. Ils s'étonnaient aussi de voir ces deux gentilshommes campés si résolument dans ce coin. Évidemment, ils s'attendaient à trouver la besogne plus avancée. « Bon, qu'ils traînent encore un peu et ils donnent à Trinquemaille et aux autres le temps d'arriver à la rescousse », se dit Beaurevers. L'arrêt ne fut pas aussi long que le souhaitait Beaurevers. Soudain, les estafiers se décidèrent et chargèrent en tumulte. Ce fut la ruée inintelligente, sans ordre ni cohésion. Ils étaient une quinzaine resserrés dans cet étroit espace. Ils se gênaient plus qu'ils ne s'aidaient. Et ils ne paraissaient pas s'en apercevoir. Chacun voulait placer son coup sans s'occuper du voisin. Tous guignaient Beaurevers, on devait leur avoir promis une forte prime pour le prendre vivant et ils s'y employaient de tout leur cœur. Ce qu'ils ne voyaient pas, eux, Beaurevers le vit fort bien. Et il railla : « Doucement, mes agneaux, vous allez vous étouffer !… Monsieur le comte, donnons un peu d'air à ces coquins. » Et ils donnèrent de l'air : ils avancèrent de deux pas et fourragèrent dans le tas. Beaurevers abattit un homme d'un coup de pointe et un autre d'un coup de revers. François, qu'il ne cessait de surveiller du coin de l'œil, et qu'il couvrait du tourbillon de sa rapière, François abattit aussi le sien, et cria, enthousiasmé : « Un de moins ! – Et deux font trois ! totalisa Beaurevers. Là, vous voilà un peu plus à l'aise !… » Il y eut une explosion de jurons : « Tripes du diable ! Fourches et chaudières ! Ventre du pape ! », mêlée d'une bordée d'insultes : « Pourceaux ! Glands de potence ! Suppôts de Calvin ! » Et cela couvrit les plaintes des blessés. Et puis ce fut le recul en désordre. « Attention, avertit un de la bande, ces deux damnés parpaillots ne sont pas les premiers venus ! – Tu l'as dit ! approuva François qui brûlait de placer son mot comme il avait placé son coup de pointe. – Pourquoi, parpaillots ? Pourquoi suppôts de Calvin ? s'étonna Beaurevers. Nous sommes de bons catholiques, par la mortdieu ! – Sus aux parpaillots ! »Hurlèrent les estafiers à qui on avait fait la leçon. Et ils chargèrent à nouveau. Mais cette fois ils y mirent plus d'ordre et un peu plus de prudence. Efforts louables qui ne devaient guère leur réussir. Beaurevers fit deux pas en avant, de manière à couvrir François, et lança son cri de bataille : « Beaurevers ! Le Royal de Beaurevers ! » Et François, comme un jeune lion grisé par l'odeur du sang, se porta vivement à côté de lui, en criant : « Beaurevers ! » Et voilà que là, tout près, dans ce raidillon d'escalier, un écho tonitruant répéta : « Beaurevers ! » Et ce fut la soudaine irruption de trois démons déchaînés, accompagnée de trois jurons formidables qui se fondirent en un seul : « Sacrement ! – Ah ! madonaccia ! – Ah ! milodious ! » C'étaient Bouracan, Corpodibale et Strapafar qui chargeaient la bande à revers. Le choc fut terrible. Les estafiers surpris abandonnèrent leurs deux adversaires pour faire face à ces nouveaux venus qu'ils croyaient plus nombreux. Mais alors ce furent Beaurevers et François qui les assaillirent par-derrière. Et comme s'il jugeait la partie gagnée, Beaurevers dédaignant d'utiliser la pointe se mit à les assommer à coups du pommeau de sa lourde rapière. Et il n'était pas seul. Bouracan avait ramassé on ne sait où une tige de fer, et de cette arme terrible entre ses monstrueuses mains, le colosse frappait sans trêve, faisait sauter des crânes, défonçait des poitrines. Ce fut un véritable carnage. En un rien de temps une mare de sang s'éleva sur le palier. Les blessés, piétinés inconsciemment dans le fort de la lutte, poussaient des cris lamentables. Les estafiers affolés hurlaient à l'aide et mort aux parpaillots, sans trop savoir ce qu'ils disaient. Quelques secondes plus tard, on entendit la galopade désordonnée de leur fuite éperdue dans la rue. XXI LE LOGIS DE FIORINDA François exultait. L'ivresse de la victoire le transportait. Il est juste de dire qu'il avait vaillamment participé au succès. Beaurevers, dès l'arrivée de Bouracan, de Strapafar et de Corpodibale, avait jugé l'affaire gagnée et il avait laissé le roi s'escrimer à son aise, se contentant de le surveiller de près et de parer quelques coups pour lui qui, sans son intervention, eussent porté. Il convient de dire qu'il comptait beaucoup sur l'excellente chemise de mailles que le roi portait sous le pourpoint. Donc, François, radieux, transporté d'aise de vivre luimême une de ces extraordinaires aventures comme il en avait tant lu dans ces romans de chevalerie qu'il affectionnait, manifestait bruyamment sa joie. « Vite, entrons là !… Ils ont peut-être assassiné la pauvre diseuse de bonne aventure !… Et Ferrière !… Que peut-il être devenu ?… » Mais Beaurevers, qui réfléchissait, le retint par le bras et prononça : « Une minute, monsieur, s'il vous plaît. » Et, se tournant vers ses trois compagnons : cil. « Je ne vois pas Trinquemaille », dit-il en fronçant le sourCe fut le Méridional qui répondit : « Trinquemaille ! Vé, il était comme nous : il n'était pas tranquille… Alors, il est allé voir si, par hasard, on ne cherche pas à nous cerner dans ce repaire d'hérétiques. » Beaurevers tressaillit. Ce mot : hérétiques, prononcé en toute candeur par Strapafar, venait d'évoquer dans son esprit le souvenir de l'injure lancée avec insistance par les estafiers de Rospignac : « Suppôts de Calvin ! Parpaillots ! » Et il se demanda quelle manœuvre louche, inquiétante, se dissimulait làdessous. Néanmoins, il ne laissait rien paraître de ses réflexions. Et il approuva la démarche de Trinquemaille avec une satisfaction visible. Il prit Strapafar à part et lui glissa quelques mots à l'oreille, auxquels Strapafar répondit : « Va bien ! Compris ! » Après quoi, il se précipita dans le petit escalier et disparut. Beaurevers tendit l'oreille vers l'appartement dont la porte était demeurée grande ouverte. Aucun bruit ne venait de là. C'était le silence et la solitude… en apparence du moins. Il se dit : « Il est certain qu'on n'a pu préparer une deuxième embuscade là-dedans… N'importe, je ne saurais prendre trop de précautions. » La porte de l'appartement donnait sur un étroit couloir. Ce couloir était suffisamment éclairé par un vasistas qui se trouvait au fond, à la hauteur du plafond. Deux corps immobiles, étendus au milieu du couloir, obstruaient l'entrée. C'étaient les deux hommes qui avaient été écrasés par le battant de la porte. Beaurevers désigna ces deux corps ; en même temps, il contenait du geste François qui paraissait s'impatienter. Corpodibale et Bouracan, obéissant au geste du chevalier, tirèrent les deux corps sur le palier et les poussèrent dans un coin. Il y avait là sept ou huit corps pareillement immobiles, étendus dans des flaques de sang. Du sang, il y en avait partout. Les pieds s'engluaient dans des mares rouges. Un coup d'œil suffit à Beaurevers pour s'assurer qu'aucun de ces corps n'était en état de se redresser et de lui tomber sur le dos. Il appela : « Ici, Bouracan. » Il désignait le haut de l'escalier. Il ajouta : « Personne ne doit monter… Tu comprends ? – Oui ! » répondit laconiquement le colosse. Il ramassa sa tige de fer et se campa au haut de l'escalier. Beaurevers sourit. Et, s'adressant à Corpodibale qui attendait en tordant sa moustache : « Toi, devant cette porte. Que personne n'entre. Corpodibale tira la dague et la rapière, se campa devant la porte de l'appartement comme Bouracan se tenait campé sur la dernière marche en roulant des yeux féroces. « Maintenant, monsieur le comte, dit Beaurevers à François, nous pouvons entrer… Je passe devant. » Et il passa le premier, en effet. Il tenait sa rapière par la lame, prêt à s'en servir comme d'une massue. François le suivait, la rapière au poing. Et ils allaient tous les deux, souples et silencieux, comme les grands fauves sur la piste. Il n'y avait que deux portes donnant sur ce couloir. Elles étaient au fond et en face l'une de l'autre. Celle de gauche était fermée. La clef était sur la serrure. Il allongea la main et ouvrit délibérément. « Fiorinda ! » Fiorinda était là, en effet. Elle était étendue sur son lit et si étroitement ligotée que le moindre mouvement lui était interdit. Une écharpe appliquée sur sa bouche lui servait de bâillon. Beaurevers et François se précipitèrent. Fiorinda n'était pas évanouie. Elle les regardait de ses grands yeux noirs, plus étonnés qu'effrayés. Elle ne paraissait pas avoir été maltraitée. Ils arrachèrent l'écharpe, tranchèrent les liens qui la paralysaient. Elle sauta à terre d'un mouvement souple et gracieux. Elle leur sourit gentiment. Elle paraissait toujours un peu étonnée. Mais ce n'était pas de les voir là car elle expliqua tout de suite, en riant de son joli rire perlé : « J'ai entendu votre cri de bataille d'ici, monsieur le chevalier, et j'ai pensé que je ne tarderais pas à être délivrée. Mais par quel miracle êtes-vous arrivés si à propos ? Voilà ce que je voudrais bien savoir. – Expliquez-nous d'abord comment il se fait que nous vous trouvions prisonnière chez vous, ficelée des pieds à la tête et bâillonnée par surcroît. » À son air de gravité, Fiorinda comprit que ce n'était pas la curiosité seule qui le faisait parler. Instantanément, elle se fit sérieuse elle-même et elle s'empressa de donner complaisamment toutes les explications qu'on lui demanda. C'était d'ailleurs très simple : Une vieille femme, qu'au signalement qu'elle en donna, Beaurevers et François reconnurent pour être la même qui était venue crier à l'aide chez le chevalier, avait frappé à sa porte, sollicitant une aumône. Fiorinda s'étant assurée, en regardant par le judas, qu'elle avait réellement affaire à une femme seule et qui paraissait inoffensive, n'avait pas hésité à ouvrir sa porte. Le reste se devine : deux hommes, qui se dissimulaient de chaque côté de la porte, avaient aussitôt sauté sur elle et, en un tournemain, l'avaient bâillonnée et ligotée, ils ne lui avaient pas fait d'autre mal, au surplus, et même ils s'étaient efforcés de la rassurer, disant qu'il ne lui adviendrait rien de fâcheux, que ce n'était pas à elle qu'on en voulait, et qu'on ne tarderait pas à lui rendre sa liberté. Mais en attendant, on l'avait enfermée dans sa chambre. Lorsqu'elle eut donné ses explications, Fiorinda ajouta, d'un air rêveur : « L'idée m'est tout de suite venue que c'était à vous qu'on en voulait, monsieur le chevalier. » À ce moment, François s'écria : « Et M. de Ferrière ? – M. de Ferrière ? répéta Fiorinda, interloquée. Ferrière, expliqua Beaurevers, a dû se présenter ici quand le logis de madame était occupé par ces coupe-jarrets. Vous pensez bien qu'ils n'ont eu garde de lui ouvrir. – En effet, dit Fiorinda qui réfléchissait, je me souviens avoir entendu frapper à la porte. J'ai pensé que c'était quelqu'un de la bande. Vous dites que c'était M. de Ferrière ? Il sait donc où je demeure ? » Évitant de répondre, Beaurevers dit, en s'adressant à François : « Si vous voulez m'en croire, monsieur, nous quitterons cette maison à l'instant même… Peut-être avons-nous trop tardé, déjà. » Comme pour lui donner raison, au même instant, Trinquemaille pénétra dans la chambre en tempête et lança : « Alerte, monsieur, alerte ! Les suppôts du prévôt viennent ici. Et ils sont nombreux, vous savez : trois cents au moins. – Qu'est-ce que cela veut dire ? » s'écria François. Beaurevers ne posa pas de question, lui. « Partons », dit-il froidement. Et, entre les dents, il ajouta : « S'il en est temps encore. » Il sortit vivement sur le palier. François et Trinquemaille le suivirent. Fiorinda demeura un instant seule dans sa chambre. Elle paraissait réfléchir profondément. Et elle était très sérieuse. On eût dit qu'elle débattait des choses très graves dans sa jolie tête. Brusquement, elle prit une résolution. Elle ouvrit un coffre qui se trouvait au pied de son lit, fouilla un instant dedans et en tira deux bourses qui paraissaient très respectablement garnies. Elle les soupesa un moment et, avec un sourire de satisfaction, les glissa dans son sein, en murmurant : « On ne peut pas savoir. » Elle ferma soigneusement le coffre. Elle réfléchissait toujours. Elle porta vivement la main à son sein en disant : « Mon poignard !… Je l'ai… » Et elle sortit à son tour. Maintenant, elle paraissait très calme. Et elle se disait : « Ne précipitons rien… Voyons venir, d'abord. » Pendant ce temps, Beaurevers était sur le palier et allait à la fenêtre demeurée ouverte. Il se pencha et regarda dans la ruelle. Elle était déserte. Seuls les corps des deux hommes que Bouracan avait balancés par la fenêtre gisaient, pauvres loques informes, à quelques pas de la porte de la maison. Ne voyant rien, il écouta. Il avait l'oreille fine. Il perçut le bruit sourd, encore lointain, d'une troupe de cavaliers en marche. François l'avait suivi et, penché à côté de lui, regardait et écoutait comme lui. Quant à lui, il était parfaitement fixé. Pourtant il essaya de se rassurer : « Après tout, rien ne prouve que c'est à nous qu'on en veut. Descendons toujours, nous verrons bien. – Descendons », fit laconiquement François. Au même instant, Strapafar parut en haut de l'escalier et répondant à une interrogation muette : « C'est une battue en règle et supérieurement organisée, je vous en réponds ! Ah ! milodious ! pour un guêpier, nous pouvons dire que nous sommes tombés dans un joli guêpier !… Des gardes, des sergents, des huissiers, des archers, des hommes d'armes à pied et à cheval, il y en a partout, monsieur : dans la rue de Seine, sur le Chemin-aux-Clercs, sur le chemin du PetitPré… Et tout cela vient ici, dans cette rue, et dans cette maison tout particulièrement. – Mais pourquoi ce déploiement de forces ? demanda François. – Eh bé ! contre les hérétiques donc !… Ne savez-vous pas, monsieur, que c'est ici ce que l'on appelle le Petit Genève ?… Le Petit Genève, comme le clos du Patriarche, près Saint-Médard, comme la Cerisaie du Temple, c'est comme qui dirait des nids à luthériens, à calvinistes, à parpaillots, comme on commence à les appeler, et que l'enfer les engloutisse !… Or, il paraît qu'on a décidé de détruire d'un coup tous ces foyers d'infection… ou tout au moins celui-ci où nous nous trouvons précisément, nous… Et c'est bien là la plus grande malchance qui pouvait nous arriver… Comprenez-vous, monsieur ? – Je comprends », dit François, qui écoutait avec une attention soutenue les explications de Strapafar. Flatté du compliment, Strapafar reprit : « Ce déploiement de forces, comme vous l'appelez, c'est donc à seule fin de prendre dans un vaste coup de filet tous les mécréants de ce quartier. Les exempts vont envahir et fouiller les maisons du haut en bas. Et ce qui m'inquiète, monsieur, c'est qu'ils en ont plus particulièrement à l'avant-dernière maison de cette rue… La maison où nous sommes… C'est qu'on n'est pas né d'hier, monsieur, et on sait ce que parler veut dire. S'il se trouve d'aventure quelques bons catholiques, comme nous, égarés dans la bagarre, si ces bons catholiques sont quelque peu gênants, comme je crois que nous le sommes… Eh bien, l'occasion sera bonne pour leur mettre la main au collet… ou les expédier tout à la douce. – Dio birbante ! vociféra Corpodibale indigné, reste à savoir si ces bons catholiques se laisseront bénévolement égorger comme moutons à l'abattoir ! – Messieurs, intervint Trinquemaille de sa voix onctueuse, M. de Strapafar nous a très clairement exprimé le résultat de ses judicieuses observations. Cependant, il est un danger qu'il oublie de vous signaler et sur lequel je crois devoir appeler votre attention. Messieurs, on ne peut pas dire que les forces qui encerclent ce petit quartier sont quantité négligeable. Elles sont, ces forces, plus qu'imposantes, elles sont, énormes. Et cependant, cela n'est rien, absolument rien, messieurs, à côté de la foule qui les accompagne… Je la connais, la foule, messieurs et celle-là ne me dit rien qui vaille… J'ai reconnu aux premiers rangs certaines figures louches de ma connaissance qui paraissaient furieusement se démener… Il m'apparaît clair comme le jour qu'on l'a travaillée et qu'on la travaille sérieusement, cette foule… En sorte que mon opinion est celle-ci : malheur à ceux qui, ayant eu la bonne fortune d'échapper aux archers et aux soldats, tomberont au milieu de cette foule déchaînée !… Que saint Pancrace et saint Barnabé nous préservent de ceux-là… sans quoi, je ne donnerais pas un blanc de toutes nos carcasses. » Les explications de Trinquemaille, comme celles de Strapafar, avaient été écoutées avec la plus grande attention, non seulement par Beaurevers et François mais encore par Fiorinda. Et nous devons même dire qu'elle ne s'était pas montrée la moins attentive des trois. « C'est bien, dit brusquement Beaurevers aux deux braves qui attendaient sa décision, talons joints et raides comme les soldats de parade. Vous avez très bien rendu compte de ce que vous avez vu, compris ou deviné. Maintenant, vous trois (il désignait Bouracan, Corpodibale et Strapafar), mettez-vous là, au haut de cet escalier… et que personne ne mette les pieds sur ce palier… Vous comprenez ?… Toi, Trinquemaille, à cette fenêtre. Regarde, mais évite de te faire voir. Tu viendras nous avertir quand tu verras qu'on envahit la maison. » À peine avait-il achevé que les quatre braves, merveilleusement dressés, occupaient les postes qu'il venait de leur indiquer. Alors, se tournant vers Fiorinda de plus en plus attentive, adoucissant sa voix : « Nous sommes obligés d'envahir votre logis, ma petite Fiorinda. – Vous êtes chez vous, dit-elle très simplement, disposez de tout comme vous appartenant. – J'ai bien peur que nous n'amenions la dévastation avec nous, dans votre petit nid… Peut-être nous verrons-nous contraints de tout démolir là-dedans. – Et moi j'en suis à peu près certaine. Mais que cela ne vous retienne pas, monsieur. On réparera les dégâts plus tard, voilà tout. » Ils retournèrent tous les trois dans la chambre de Fiorinda qui, avec un calme vraiment extraordinaire, faisait les honneurs de son modeste intérieur. Cette fois, Beaurevers fermait la marche et en longeant le couloir il songeait : « Je comprends maintenant pourquoi Rospignac avait mis si peu de monde ici. Le sacripant espérait nous prendre entre l'enclume et le marteau : pendant que nous nous serions escrimés contre ses hommes, les hommes d'armes nous seraient tombés sur le dos. Ce n'était pas mal imaginé. Seulement il aura mal calculé son affaire. Ceux d'en haut ont attaqué trop tôt… ou ceux d'en bas ont été retardés par quelque cause imprévue… Toujours est-il que nous l'avons échappé belle. » Lorsqu'ils furent réunis tous les trois dans la chambre de la jeune fille, Beaurevers prit la parole. « Monsieur le comte, dit-il, vous connaissez la situation. J'ai laissé exprès Trinquemaille et Strapafar bavarder tout leur soûl, à seule fin que vous fussiez complètement édifié. – Je le suis complètement, en effet, dit François, en insistant sur les mots. – Je vous demande maintenant : que comptez-vous faire ? » Beaurevers aussi insistait sur ces mots. « Je vous entends, chevalier. Mais ce serait vraiment trop simple. Vous me demandez ce que nous allons faire : nous défendre, jour de Dieu ! C'est tout indiqué. » Une lueur de contentement passa dans l'œil clair de Beaurevers. Mais, se contraignant, d'un air froid : « Excusez-moi si j'insiste, dit-il, la chose en vaut la peine : vous ne voulez pas que nous fassions tenir un avis à M. Griffon votre parent ? M. Griffon vous aime beaucoup et le roi aime beaucoup M. Griffon. Je suis sûr que le roi enverra quelqu'un pour nous dégager si votre parent le lui demande. – Oh ! je ne doute pas de l'affection de mon parent, ni de la faveur toute spéciale que lui vaut son emploi de valet de confiance du roi, dit François avec un imperceptible sourire. Me conseillez-vous vraiment de m'adresser à M. Griffon ? Sans hésiter, Beaurevers répondit : « Oui !… Et en toute circonstance vraiment critique, comme celle dans laquelle nous nous trouvons, je vous donnerais le même conseil. » François le considéra une seconde d'un air pensif et avec une grande douceur : « Merci, chevalier, je n'oublierai pas la grande marque d'attachement que vous me donnez en me conseillant une démarche que je sais tout à fait contraire à votre caractère aventureux. Mais je repousse le conseil… Je me sens sous la garde de votre invincible épée et cela me suffit : je ne sais comment vous vous y prendrez, mais j'ai la ferme conviction que vous nous tirerez tous de là. – Eh bien, tudiable ! au fond, je vous approuve ! – Voyons, qu'allons-nous faire ? – Attendre jusqu'à la nuit, répondit tranquillement Beaurevers. Quand il aura arrêté quelques malheureux réformés bien innocents, il faudra bien que M. le lieutenant criminel se décide à retirer ses troupes… Alors nous aviserons à tirer au large. L'essentiel est de tenir jusque-là. Et, de ceci, j'en réponds. – Et si les troupes ne sont pas retirées ? Ou si, étant retirées, d'autres, la foule, par exemple, ou quelques enragés, demeurent ? – Nous leur passerons sur le ventre… ou nous leur brûlerons la politesse. L'obscurité nous favorisera… À moins que… – Voyant qu'on ne peut pas nous prendre, on ne s'avise de nous enfumer comme des renards dans un terrier… qu'on mette le feu à la maison ? – Oui, c'est la seule chose que je redoute. Espérons que cette infernale pensée ne leur viendra pas. Maintenant, à l'œuvre, monsieur le comte. Visitons d'abord les lieux. » La chambre était située sur le derrière. La fenêtre donnait donc sur les jardins. Beaurevers et François regardèrent par cette fenêtre. Tout d'abord, le chevalier mesura la hauteur : « Joli saut, dit-il. Si nous ne nous rompons pas le cou, nous aurons bien de la chance. – Oui, dit François, il faudrait une échelle, une corde, quelque chose. – Nous verrons, répondit évasivement Beaurevers. Peutêtre le vasistas du couloir donne-t-il sur la maison voisine… Peut-être la descente pourra-t-elle se tenter par là. » Il étudia attentivement les jardins, se grava dans l'œil la topographie exacte des lieux. Quand il se sentit sûr de sa mémoire, il étudia pareillement le Chemin-aux-Clercs et l'horizon. Ce chemin, ils le voyaient très bien de leur observatoire. D'abord parce qu'ils le dominaient, ensuite parce qu'il n'y avait guère plus de trois ou quatre maisons sur sa bordure. Ces maisons étaient espacées et reliées entre elles par une haute muraille, pareille à celle qui s'étendait sur le Petit-Pré. Il en était de même sur la rue des Marais, où toutes les maisons ne se touchaient pas. Il ne faut pas oublier que ce quartier, alors nouveau, était à moitié campagne, à moitié ville. Le fait certain, c'est que ces échappées de vue permettaient d'observer depuis la rue de Seine, à leur gauche, jusque par-delà l'abbaye de SaintGermain-des-Prés, à leur droite. Quant à l'horizon, ils avaient presque devant eux la rue de l'Échaudé. C'était alors, à proprement parler, un chemin, sur lequel s'élevaient d'un côté quelques rares masures et que, de l'autre côté longeait le mur d'enceinte de l'abbaye. La vue s'étendait par là jusqu'au carrefour sur lequel se dressait le pilori de l'abbé. Tous ces détails, Beaurevers les embrassa d'un rapide coup d'œil. Des choses, il passa aux êtres. Il vit des gardes qui commençaient à établir un cordon sur le chemin et il dit : « On pourra glisser entre les mailles, là… Et si besoin est, on pourra percer de force. – Oui, répondit François, mais, pour se glisser ou percer, il faudra être là-bas… Et pour être là-bas, il faudra d'abord descendre ici. – Chaque chose s'accomplira à son heure rassura Beaurevers de son air froid. Remarquez, je vous prie, comme ces soldats manœuvrent en silence. – Oui, la surprise eût été complète… si nous n'avions été prévenus. » En avant des soldats se trouvaient les cavaliers. Ils se contentaient d'avancer en évitant le bruit. Et lorsqu'ils avaient passé la dernière maison, ils s'engageaient sur la prairie. « Ce sont les rabatteurs, dit François, qui voulait montrer qu'il saisissait la manœuvre. Ils vont rejoindre la rue des Marais par là. Et les gardes et archers prendront leur place. Mais il faut leur donner le temps d'arriver. – C'est tout à fait cela », approuva Beaurevers. Il poussa le châssis de la fenêtre et inspecta la chambre. Un lit, une petite table, le coffre au pied du lit, deux escabeaux de chêne et, seul luxe de cet intérieur modeste, un fauteuil. Beaurevers saisit les deux escabeaux et le fauteuil et les mit dans le couloir en disant ce seul mot : « Projectiles. » Il contempla le coffre, parut en mesurer les dimensions de l'œil et murmura : « Pourra peut-être servir. » Ils passèrent dans le couloir. Et Beaurevers appela : « Bouracan ! » Le colosse vint à l'appel. Beaurevers plaça les deux escabeaux sous le vasistas, l'un sur l'autre. Bouracan les maintint de sa poigne de fer. Beaurevers monta dessus et put passer la tête par le vasistas. Sur la prairie, les cavaliers, en file indienne, s'avançaient vers la rue des Marais, qu'ils ne tarderaient pas à atteindre. Fixé sur ce point, Beaurevers étudia si la fuite n'était pas possible par le toit de la maison voisine. Hélas ! la maison n'avait qu'un étage. Le toit était si loin et sa pente était si raide que toute tentative par là eût conduit à une mort certaine. Il sauta légèrement à terre et, désignant le fauteuil et les deux escabeaux, il commanda : « Emportez et disposez à portée de la main. Ah ! Pendant que j'y songe, les corps des pauvres diables que nous avons mis à mal pourraient nous gêner. Qu'on les dépose sur le palier de l'étage au-dessous. Et faites vite. Car ça va chauffer avant peu. » Et, répondant à l'interrogation muette de François, avec le plus grand calme : « Rien à tenter par là, dit-il. Voyons l'autre pièce. » C'était la cuisine. Cuisine et salle à manger tout à la fois. Le mobilier se composait de quatre escabeaux, d'une table, d'un garde-manger et des ustensiles de ménage nécessaires correctement pendus aux murs. Le tout d'une propreté reluisante qui réjouissait l'œil. « Avez-vous de l'huile ? » demanda Beaurevers. Fiorinda comprit l'usage qu'il voulait faire de cette huile. Elle secoua la tête : « J'ai bien un peu d'huile, dit-elle, la valeur d'un gobelet ou deux. Autant dire rien… pour ce que vous voulez en faire. » Beaurevers eut un geste qui signifiait qu'il s'en passerait et appela de nouveau : « Strapafar ! Corpodibale ! » Ils accoururent. Il leur désigna les quatre escabeaux et quelques lourds chaudrons de cuivre. sé ? – Oui, monsieur le chevalier. – Bien. » Et, avisant les énormes chenets de la cheminée : « Emportez, dit-il laconiquement. Le palier est-il débarras- « Bon, cela ! dit-il, emportez, emportez. » Et, se tournant vers François, qui observait tout cela d'un œil plus amusé qu'inquiet : « C'est peu, mais enfin on tâchera de se débrouiller avec ce que l'on a. » Et à Fiorinda, gaiement : « Ma petite Fiorinda, je vous avais avertie… C'est le sac de votre intérieur qui commence. Je crois que vous pouvez dire adieu à tout ce qui est ici. – Ne vous occupez pas de cela. Ne songez qu'à votre défense. – Madame, dit François avec une pointe d'émotion, croyez bien que nous n'oublierons jamais ce que vous faites pour nous et de si bonne grâce. – Bah ! fit-elle en riant, pour quelques escabeaux et quelques chaudrons !… Il n'y a vraiment pas de quoi s'émerveiller. – Avez-vous des cordes, ici ? » interrogea Beaurevers. Du coin de l'œil, il montrait la fenêtre. « Hélas ! non ! fit-elle, désolée, je n'ai rien, rien, ici. » Et comme illuminée par une inspiration subite : « Mais je puis aller en chercher. – Où cela ? – Chez le premier marchand venu de la rue de Seine. – Ah ! ah !… Et vous croyez qu'on va vous laisser sortir ? – Il n'en coûterait rien d'essayer. – Eh bien, soit !… essayez. Mais ce n'est pas tout que d'acheter une corde, encore faudra-t-il nous la faire parvenir. Les archers qui vous auront laissée sortir ne vous laisseront probablement pas rentrer. » En petite personne sensée qui se rend compte des difficultés d'une tâche, mais ne se laisse pas rebuter pour cela, elle répliqua : « C'est probable, en effet. Aussi n'essaierai-je pas de revenir ici. » Et comme Beaurevers esquissait un geste : « Attendez, monsieur, laissez-moi m'expliquer. Je ne sais pourquoi je me figure que la rue de Seine n'est pas aussi sévèrement gardée que celle-ci. Je crois que je pourrais entrer sans difficulté dans une maison de cette rue. De la maison, je passerai dans les jardins. Par les jardins, j'arriverai sous la fenêtre de ma chambre. Je frapperai trois fois dans mes mains. Si vous répondez, tant mieux. Si vous ne répondez pas, j'attendrai… toute la nuit s'il le faut. Quand vous jugerez le moment propice, vous m'appellerez. Vous jetterez un fil par la fenêtre, vous trouverez bien cela ici… Et tenez, j'y pense, les cordons avec lesquels j'étais attachée sont restés sur le parquet de ma chambre, ils feront parfaitement l'affaire… J'attacherai la corde à ce fil que vous tirerez à vous. Qu'en dites-vous ? – Allez donc, puisque vous le voulez, ma petite Fiorinda, dit Beaurevers avec douceur. Nous vous devrons peut-être notre salut. » Ils l'accompagnèrent jusqu'à l'escalier en marchant d'un pas calme et ferme, en apparence du moins. Le cœur étreint par l'angoisse, ils se précipitèrent d'un même mouvement vers la fenêtre. Ils la virent au milieu de la rue, se dirigeant vers la rue de Seine, très à son aise comme toujours, souriant à celui-ci, disant bonjour à celui-là qu'elle appelait par son nom. « Brave fille ! murmura Beaurevers. – Oui, par ma foi ! renchérit François enthousiasmé ! Aussi brave, aussi bonne, que sage et jolie. Je lui voulais du bien… Mais maintenant, chevalier, sa fortune est faite. Vous verrez si le… comte de Louvre sait témoigner royalement sa reconnaissance. » XXII RENFORT INATTENDU Il fallait aux émissaires de Rospignac un prétexte pour soulever la foule au sein de laquelle ils étaient mêlés sous les apparences d'écoliers, de truands et, quelques-uns aussi, de gens de maison. Cette foule, comme bien on pense, se composait en majorité de cette tourbe innommable que l'on voit jaillir des basfonds dans les moments de troubles. Cette foule interlope se souciait fort peu d'avoir ou de n'avoir pas un prétexte pour agir. L'action, pour elle, consistait à piller. Et, ajoutons, piller indistinctement catholiques et huguenots. Mais les agents de Rospignac avaient des instructions formelles et ils les suivaient à la lettre. Au surplus, ce prétexte se présenta de lui-même : la vue de ces deux cadavres étalés sur la chaussée, devant la maison de Fiorinda, suffit amplement. Un grondement sourd roula de proche en proche, alla en s'amplifiant et finalement se condensa en une clameur énorme. Une voix indignée lança : « Voilà qu'ils massacrent les bons catholiques à présent ! » Et aussitôt cent voix furieuses répliquèrent : « Vengeons-les ! – À la hart les bousbots 8 ! – À la chaudière les damnés pourceaux ! – À la mort ! – Tue ! – Pille ! – Sus ! – Assomme ! – Au feu ! » Là-haut, à la fenêtre de la cuisine, François prononça d'une voix calme : « La meute commence à donner de la voix ! – Ce qui veut dire, répliqua Beaurevers tranquillement, qu'elle sent la curée prochaine. » Trinquemaille vint annoncer que les archers pénétraient dans la maison. « J'ai vu, dit Beaurevers. Le moment de l'action est proche. Je vais avec toi. – Je vous suis », s'écria François sur un ton qui n'admettait pas de réplique. Ils revinrent tous sur le palier. Nous avons dit que l'escalier de bois était si étroit que Beaurevers et François n'avaient pu le franchir de front. Nous avons dit que sur le palier une rampe de bois l'entourait de deux côtés. Contre cette rampe, du côté où elle surplombait la presque totalité des marches, Corpodibale et Strapafar furent placés avec mission d'assommer les assaillants avec les divers projectiles dont ils disposaient. Beaurevers se plaça sur la dernière marche de l'escalier. Il se chargeait, lui, de tenir tête à ceux qui parviendraient jusqueNom que l'on donnait aux protestants. On les appelait aussi crapauds, chasse-crapauds et autres aménités du même genre. 8 là. Près de lui, à portée de la main, il avait mis un des deux chenets. Ce chenet devait lui servir de massue au cas où son épée viendrait à se briser. Derrière lui, se tenait Bouracan, sa barre de fer à la main. Son rôle consistait à prendre la place de son maître s'il venait à être blessé ou s'il éprouvait le besoin de souffler un instant. Quant à François et à Trinquemaille, ils devaient se tenir à l'écart. Cependant un coup d'œil de Beaurevers avait fait comprendre à Trinquemaille que sa mission était plus importante qu'il n'eût pu le supposer au premier abord. Ce coup d'œil disait clairement qu'il devait veiller sur le jeune gentilhomme, et se faire hacher sur place plutôt que de laisser porter la main sur lui. Et Trinquemaille avait répondu par un autre coup d'œil qui disait qu'il avait compris et qu'on pouvait compter sur lui. Ces dispositions parurent parfaites aux quatre braves habitués à trouver parfait tout ce que faisait ou disait leur maître. « Attention, c'est l'attaque, cette fois-ci », cria Beaurevers. Il se trompait. Rien ne se produisit encore. Cependant, en bas, ils entendirent soudain une rumeur assourdissante. Un bruit éclatant de vaisselle brisée, puis le cliquetis des épées entrechoquées, un piétinement, des bruits sourds. Et soudain des cris de détresse, des hurlements de douleur et enfin le bruit d'une dégringolade sur les marches de grès du grand escalier. « Tiens ! railla Beaurevers, ils sont tombés sur des gens qui ne veulent pas se laisser faire ! Pas de chance ! » Cette fois, il ne se trompait pas. Les archers, au premier étage, avaient à moitié enfoncé la porte d'un appartement qui ne s'ouvrait pas assez vite à leur gré. Ils opéraient là brutalement : l'appartement leur était signalé comme suspect. La vieille servante qui venait leur ouvrir fut enlevée en un tournemain, avant d'avoir pu donner l'alarme à ses maîtres. C'était l'heure du souper : cinq heures. Les archers fondirent dans la salle à manger qu'ils envahirent. Autour de la table étincelante de cristaux, dix personnes étaient assises : le maître de la maison, un riche bourgeois, sa femme, leurs deux enfants et six convives, qui tous, devant cette violente intrusion, se trouvèrent instantanément debout. Parmi les six convives se trouvaient deux officiers du roi de Navarre. Ces deux officiers n'étaient pas d'humeur à se laisser bénévolement arrêter. Et ils le firent bien voir. Ils sautèrent sur leurs épées et les passèrent tout roide au travers du corps des deux archers qui allongeaient les griffes pour les saisir au collet. Le pis est que les deux malheureux furent tués net. Ce fut une stupeur. Parmi les gens de police, mais non parmi les autres. Excités par cet exemple énergique, les quatre autres convives se joignirent aux deux officiers et, dégainant à leur tour, tombèrent à bras raccourcis sur la troupe des archers désemparés par cette brusque attaque. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, quatre nouveaux corps allèrent s'allonger sur le parquet, à côté des deux premiers. Et naturellement c'étaient encore les gens de police qui faisaient les frais de cette capilotade. Les autres se ressaisirent, voulurent venger leurs camarades. Et ce fut la mêlée. La table fut renversée, la vaisselle se brisa avec fracas. Les enfants et la femme poussaient des cris d'effroi. Le bourgeois – un digne homme, décidément – s'efforçait de calmer ses hôtes belliqueux qui ne l'écoutaient pas, d'attendrir les archers qui le bousculaient. Les protestants criaient : « Sus ! Pas de quartier ! » Les archers appelaient du renfort… et le sang coulait. Les gens de police jouaient de malheur : deux ou trois des leurs étaient encore mis hors de combat. Et les six enragés huguenots, préservés par la suite d'on ne sait quel miracle, continuaient de taper comme des sourds. Et maintenant aux hurlements des enfants se joignaient les plaintes des blessés et des mourants. Alors les archers survivants, jugeant que la place n'était pas tenable, se ruèrent vers la porte avec cette précipitation spéciale que donne la peur, et s'engouffrèrent dans l'escalier, qu'ils dégringolèrent plus vite qu'ils ne l'avaient monté. Enhardis par le succès, les protestants voulurent les poursuivre. Mais ils virent au bas de l'escalier les gueules violentes, terribles, des fauves de Rospignac qui, craignant de voir leur proie leur échapper, se lançaient à l'assaut. Au lieu de descendre, ils firent demi-tour et montèrent. Cela alla bien jusqu'au deuxième. Là, il fallait franchir l'escalier de bois. On ne pouvait passer qu'un à un… Et la meute hurlante était sur leurs talons. Et là-haut se dressait Beaurevers, qui leur parut plus terrible peut-être à lui seul que ceux qui les poursuivaient. Heureusement, Beaurevers avait compris. « Tiens ! fit-il joyeusement, c'est du renfort qui nous arrive. Ma foi, il ne pouvait mieux tomber. » Et saisissant l'énorme chenet, sans tourner la tête : « Suis-moi, Bouracan », dit-il. Et, d'un bond, il sauta sur le palier inférieur, suivi de Bouracan. Les protestants avaient eu une seconde d'hésitation bien compréhensible. Ils furent vite rassurés, car Beaurevers invita : « Donnez-vous la peine de monter, messieurs… Et faites vite, l'escalier est étroit. » Quatre ne se firent pas répéter l'invitation et sautèrent dans l'escalier. Les deux autres – les deux officiers – comprirent aussitôt la manœuvre en voyant Beaurevers et Bouracan venir se camper au haut du large escalier de pierre. C'étaient deux braves, ces deux officiers. Ils vinrent immédiatement se ranger à leurs côtés. Lorsque la meute déchaînée arriva à son tour au haut de cet escalier, elle se heurta à quatre épées flamboyantes qui semblaient avoir le don de se trouver partout à la fois. L'escalier était juste assez large pour que quatre hommes pussent aller de front. « Partie égale », prononça froidement Beaurevers. En même temps son bras se détendit comme un ressort puissant. Un cri de douleur retentit. « Et d'un ! ajouta Beaurevers qui commençait à s'échauffer. – Mordieux ! voilà un brave ! » murmura un des deux officiers en portant un furieux coup de pointe. Beaurevers avait entendu. Il eut un de ces sourires terribles comme il en avait dans la bataille. Un nouveau cri de douleur se fit entendre. Et la voix tonitruante de Bouracan lança triomphalement : – Deux ! – Trois ! dit aussitôt Beaurevers qui d'un coup de revers venait d'abattre encore un homme. – Quatre ! rugit l'officier qui avait déjà parlé. Il ne sera pas dit, mordieu ! que nous vous aurons laissé faire toute la besogne. – À qui le tour ? cria Beaurevers. Voyons, approchez, mes agneaux ! Qui veut se faire saigner ? » Non, ils n'approchèrent pas. Cette vigoureuse défense les surprenait et ils éprouvaient le besoin de se concerter un peu. Voilà tout. Beaurevers vit bien que la trêve serait très brève. Il en profita pour dire : « À votre tour, messieurs, montez, s'il vous plaît. » Les deux officiers protestèrent : « Quitter la partie sans avoir rien fait ! dit l'un deux, furieux d'être le seul qui n'avait pas pu abattre son homme. – Vous abandonner ? fit l'autre. Fi, monsieur, pour qui nous prenez-vous ? – Obéissez, messieurs, répéta Beaurevers… ou je vais être obligé de vous prendre par le cou et de vous pousser là-haut moi-même. – Holà ! quel diable d'enragé est-ce là ? – Il nous sauve et il veut nous étrangler ensuite ! » Sur le grand escalier, l'attaque avait déjà repris. Truands, écoliers, gens de maison faisaient de leur mieux. Ce mieux était encore insuffisant, paraît-il, car bientôt quatre des leurs tombèrent encore. Il y eut un nouveau recul. Et Beaurevers ordonna : « Monte, Bouracan. » Le colosse obéit, passivement, selon son habitude. Beaurevers demeura seul au haut des marches. Et il apparut hérissé, flamboyant, si formidable que les autres n'osèrent pas bouger. Alors il éclata de rire et cingla : « Au chenil, chiens de basse-cour, au chenil !… Non, vous ne voulez pas ?… Alors, gare la bûche ! » Ce qu'il appelait la bûche, c'était le lourd chenet qu'il avait emporté avec lui. Cette masse de fer, il la fit tournoyer un instant au-dessus de sa tête et il la lança à toute volée. Cette fois, le recul fut tel qu'il ramena toute la bande sur le palier du premier étage. Toute ? Non pas. La fuite avait été rapide. Pas autant cependant que la masse de fer qui tomba dans le tas et, rebondissant avec fracas, fit sauter un crâne ici, défonça une poitrine là, brisa une jambe plus loin. Beaurevers remonta à son tour, sans se presser. « Ils vont ramasser leurs morts et leurs blessés, dit-il avec un calme qui parut extravagant au groupe des protestants qui ne le connaissaient pas, nous avons le temps de souffler un peu. » XXIII L'ESCALIER DE BOIS La trêve dura deux ou trois minutes. Comme l'avait pensé le chevalier, les assaillants employèrent ces quelques minutes à enlever leurs éclopés. Depuis le rezde-chaussée jusqu'au deuxième inclus, un vacarme infernal régnait dans la maison. Dans la rue, la rumeur était assourdissante, gagnait de proche en proche. Et l'effervescence se propageait, envahissait tout le quartier… Sur ces entrefaites, Guillaume Pentecôte était arrivé. Il avait pris le commandement de la bande. À la tête d'une vingtaine de ces sacripants, il avait expulsé les archers, qui s'étaient laissé faire complaisamment d'ailleurs, et avait occupé le palier du deuxième étage. Le long de l'escalier, Pentecôte avait distribué une vingtaine d'autres truands et écoliers qui constituaient sa réserve. Enfin il pouvait puiser dans la rue, parmi la foule, autant de volontaires qu'il en voudrait. Ces volontaires, encadrés par ses hommes à lui, feraient tout ce qu'il leur ordonnerait de faire. Ces dispositions prises, il se sentait fort, très fort. Et cependant, il était inquiet… C'est qu'il connaissait la disposition des lieux. C'est qu'il savait qu'il y avait ce misérable escalier étroit qu'il fallait emporter d'assaut. Et sur cet escalier, il fallait passer un à un. Cela renversait quelque peu les rôles, et cela était la cause de cette inquiétude que nous avons signalée. Mais cette inquiétude n'allait pas cependant jusqu'à le faire reculer devant l'attaque. Elle se produisit enfin, cette attaque. Les truands et les écoliers s'engagèrent bravement dans l'escalier. La tactique consistait à franchir le plus rapidement possible les marches, de manière à aborder au plus vite Beaurevers, seul visible au haut de cet escalier. Elle s'accomplit au milieu de vociférations énormes, de menaces intraduisibles, le tout destiné à impressionner l'ennemi. D'un coup d'œil, Beaurevers avait recommandé l'attention à Corpodibale et à Strapafar qui se tenaient prêts brandissant chacun un escabeau, et que les assaillants ne pouvaient voir où ils étaient placés. Les deux braves laissèrent la bande s'engager sur les marches et monter. Puis, quand ils virent qu'une demidouzaine d'hommes se trouvaient échelonnés sur ces marches, ils choisirent chacun leur point de mire et lancèrent leur escabeau dans le tas, à intervalle très rapproché. Les deux projectiles tombèrent dans le dos des assaillants au moment où ils commençaient à espérer qu'ils allaient atteindre l'homme qui semblait les narguer du haut de ces marches. Ces deux béliers tombant coup sur coup dans le tas, y jetèrent le désordre et la confusion. Sans compter que trois hommes tombèrent et embarrassèrent les marches. Sans compter que Beaurevers descendit un peu, et de sa longue et formidable rapière, se mit à fouiller implacablement dans ce grouillement affolé d'où jaillissaient des plaintes et des râles étouffés. Il y eut un arrêt très court. Guillaume Pentecôte vérifia le résultat obtenu. Hélas ! Il n'était pas encourageant, le résultat. Les six hommes qui avaient mis le pied sur les marches se retiraient, tous plus ou moins éclopés. Aucun d'eux n'était en état de recommencer. Et cependant la même manœuvre recommença, trois fois de suite. Car ce qu'il y avait d'épouvantable dans cette affaire, c'est qu'aucune autre manœuvre n'était possible. Il fallait passer par là, y périr jusqu'au dernier… ou renoncer. Et Guillaume Pentecôte, ne pouvait pas renoncer… Du moins pas encore. Donc trois fois de suite, la rage au ventre, les estafiers de Rospignac tentèrent l'assaut. Et trois fois ils furent repoussés. Et trois fois nombre d'entre eux demeurèrent étendus sur le carreau. Guillaume Pentecôte comprit à l'attitude de ses hommes qu'il ne serait pas obéi s'il ordonnait une quatrième charge. Il préféra ne pas s'exposer à une telle humiliation. Et il tenta une diversion. Et tout à coup une décharge formidable ébranla la voûte : une fumée âcre, épaisse, envahit le petit escalier sur lequel, pour la quatrième fois, les assaillants se ruèrent en tempête. Du sein de la fumée noire jaillirent des bruits clairs de fers entrechoqués, des bruits sourds, suivis de rebondissements sonores, des grognements, comme un piétinement furieux. Quand la fumée se dissipa, il n'y avait plus personne sur les marches. La bande comptait quelques éclopés de plus. Et là- haut, l'infernal Beaurevers, comme rivé au parquet, brandissait son épée rouge jusqu'à la garde et semblait les narguer de son rire insolent. Ce fut la dernière tentative. Guillaume Pentecôte renonça à prendre pied dans la place. Beaurevers comprit que, cette fois, il allait pouvoir disposer d'un assez long moment de repos. Il en avait besoin. Bouracan, Strapafar et Corpodibale, qui l'avaient secondé dans cette homérique résistance, tiraient la langue. Il crut donc pouvoir quitter un instant son poste. Trinquemaille, qui n'avait pas quitté un instant le roi et qui, ainsi que le groupe des protestants, s'était contenté de demeurer simple spectateur, Trinquemaille, frais et dispos, fort mécontent intérieurement de son inaction, prit la place de Beaurevers. Deux protestants lui furent adjoints. Tout le monde rentra dans l'appartement de Fiorinda dont toutes les portes furent laissées ouvertes, à seule fin de pouvoir répondre au premier appel des sentinelles placées sur le palier. Soudain, Beaurevers se souvint de Fiorinda. Pour mieux dire, il ne l'avait pas oubliée un instant. Seulement, on comprend qu'il n'avait pas pu s'occuper d'elle. Maintenant qu'il pouvait disposer d'un instant, si bref qu'il fût, il voulut savoir si elle avait tenu parole. Il sortit, après avoir fait signe à François de ne pas s'inquiéter. Il alla dans la chambre de la jeune fille et se pencha à la fenêtre. Mais il eut beau fouiller le jardin de son œil perçant, il ne la vit pas. Il frappa dans ses mains. Pas de réponse. Il se décida à appeler : « Fiorinda !… Fiorinda ! l… » Rien, toujours rien. Il revint dans la cuisine et mangea un morceau avec les autres. Mais il paraissait distrait, préoccupé. Une demi-heure environ se passa ainsi. Les assaillants semblaient avoir renoncé à les attaquer. Et Beaurevers se demandait s'ils n'avaient pas décidé de les prendre par la faim. Il était retourné dans la chambre, avait appelé encore une fois. Et Fiorinda ne s'était pas montrée. Comme il sortait de la chambre, il aperçut Trinquemaille qui pénétrait dans le couloir et qui, le voyant, lui fit mystérieusement signe d'approcher. Il alla à lui. Trinquemaille le conduisit à l'escalier et lui fit signe d'écouter. Il prêta l'oreille. Il perçut le grincement d'une scie qui mord dans le bois. Il écouta plus attentivement, et : « Mais c'est l'escalier qu'ils sont en train de scier ! fit-il à voix basse. – Oui, monsieur. – Et il y a longtemps qu'ils se livrent à ce travail ? – Ils viennent de commencer. Je suis venu vous avertir aussitôt. » Beaurevers approuva d'un signe de tête. Il se pencha sur le trou de l'escalier et essaya de voir. « Pardieu, se dit-il, je ne risque pas de les voir, puisqu'ils sont sous l'escalier !… Mais pourquoi veulent-ils nous isoler ici ? » Alors il réfléchit. Il résulta de cette réflexion qu'il dit à Trinquemaille, qui attendait ses ordres : « Laissons-les faire, et attendons… » Et ils attendirent. Seulement comme, malgré lui, Beaurevers se sentait inquiet et nerveux, au lieu de retourner dans la cuisine, il se mit à aller et venir dans le couloir, depuis le fond jusqu'au palier. De temps en temps, il allait à la fenêtre et se penchait sur le jardin dans l'espoir d'y découvrir Fiorinda. Puis il revenait à l'escalier et écoutait. Ce manège dura cinq à six minutes. Après quoi les grincements de la scie cessèrent. Mais tout aussitôt il y eut une succession de coups violents portés sur l'escalier. Et brusquement un fracas terrible : l'escalier venait de s'écrouler. Ils étaient tous accourus sur le palier, contemplant le trou béant où se dressaient encore les marches l'instant d'avant. Tous, ils s'attendaient à ils ne savaient quoi de mystérieux, de formidable. Un quart d'heure environ s'écoula et rien ne se produisit. Au-dessous d'eux c'était l'obscurité et le silence. Le silence absolu, un silence angoissant. Ils regardèrent par la fenêtre. La foule s'y trouvait encore. Un peu plus clairsemée cependant. Les archers étaient partis. Beaurevers négligeait maintenant le palier pour se tenir à la fenêtre et observer la rue, en songeant : « Il y a quelque chose là-dessous ! Mais quoi ?… Ils ne bougent pas, ni les uns ni les autres… » Il essaya de se rassurer en se disant : « Peut-être leur intention est-elle de nous tenir assiégés jusqu'à ce que la faim et la soif aient raison de notre résistance. Si ce n'était que cela… Tudiable, à la faveur de la nuit, nous arriverons bien à leur fausser compagnie !… » Cela l'amena tout naturellement à penser à Fiorinda et à cette corde, instrument de salut qu'elle avait promis de leur faire parvenir. Pour la dixième fois peut-être, il retourna dans la chambre et appela Fiorinda. Et toujours rien. L'absence de la jeune fille devenait inexplicable et singulièrement inquiétante. Quelques minutes qui leur parurent longues comme des heures passèrent dans cette attente énervante. Mû par une sorte de pressentiment sans qu'il eût pu dire pourquoi, Beaurevers avait fait abandonner le palier, sur lequel il n'avait laissé qu'un homme chargé de surveiller devant le trou noir de ce qui avait été l'escalier. Beaurevers avait ramené François dans la chambre de Fiorinda et lui avait demandé de ne plus en bouger et de n'approcher du palier, qui lui inspirait cette instinctive méfiance, que si lui, Beaurevers, le lui demandait. François avait promis de bonne grâce et était allé s'asseoir sur le lit. Toutes les portes et toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes, moins la fenêtre du palier qui avait été fermée on ne savait par qui ni pourquoi. Beaurevers, qui ne pouvait pas tenir en place, allait et venait d'un pas nerveux, de la fenêtre de la chambre à la fenêtre de la cuisine. L'incessant va-et-vient de Beaurevers l'avait ramené une fois de plus à la fenêtre de la chambre. Une fois de plus, il passa la tête dehors et jeta un coup d'œil sur le jardin. Mais cette fois il ne se retira pas avec un air désappointé, comme il l'avait fait jusque-là. Bien au contraire, après avoir fait signe à François de ne pas bouger, il se pencha davantage. Un homme, en bas, venait de se détacher du tronc d'un arbre derrière lequel il se dissimulait. Et cet homme, c'était Ferrière. Ferrière porta le doigt à la bouche, ce qui voulait dire : Silence. Puis il montra un objet qu'il tenait à la main et fit comprendre à Beaurevers qu'il devait s'écarter pour lui permettre de lancer cet objet qui était une pierre. Beaurevers s'écarta aussitôt. Vigoureusement projetée la pierre traversa la pièce et vint heurter violemment le panneau de la porte. Il bondit dessus. Elle était enroulée dans une feuille de papier. Ce papier était lui-même maintenu par un long cordonnet qui s'allongeait sur le plancher, et dont l'extrémité pendait hors de la fenêtre. Très calme, sans hâte, Beaurevers déroula le cordonnet, déplia la feuille et lut à haute voix : Tirez la corde à vous. Descendez sans perdre un instant. Je vous attends sous la fenêtre. VICOMTE DE FERRIÈRE. Ils se penchèrent et adressèrent un geste amical à Ferrière, qui répondit par un geste recommandant encore le silence, et disant de faire vite. Beaurevers tira sur le cordonnet et amena à lui une longue et forte corde. Il la plia en deux sur la barre de fer de la fenêtre et laissa tomber dehors les deux extrémités. Vivement, Ferrière entortilla les deux bouts dans la main. Pour tendre la corde et l'éloigner du mur, il alla l'enrouler au tronc d'un arbre et garda l'extrémité dans ses mains. Ceci fait, il eut encore une fois le même geste qui signifiait : « Vite ! Faites vite ! » « Bouracan, commanda Beaurevers de son air froid, tu vas descendre le premier. Trinquemaille, tu suivras Bouracan. Et quand vous serez en bas, vous recevrez M. le comte, qui passera le troisième. Et quand vous l'aurez près de vous, je n'ai pas besoin de vous dire, n'est-ce pas, que personne ne devra l'approcher. Va, Bouracan, et fais vite. » Bouracan saisit la corde dans ses énormes mains et se laissa glisser dans le vide. Bouracan devait faire connaître qu'il était parvenu à terre en lançant un coup de sifflet bref. Et Trinquemaille se tenait prêt à enjamber dès que ce coup de sifflet aurait retenti. Et au moment où ils pensaient entendre le signal de Bouracan, une explosion formidable se produisit. La maison trembla sur ses assises à faire croire qu'elle allait s'écrouler entièrement. Une énorme gerbe de feu jaillit du trou noir de l'escalier. Une fumée noire, âcre, épaisse, envahit les combles et s'élança par la brèche en tourbillonnant. Puis ce fut le bruit assourdissant de choses énormes qui s'écroulent avec fracas, dans un nuage de poussière opaque. Tout cela s'était accompli en un laps de temps n'équivalant pas peut-être au dixième de seconde. Et, tout de suite après, ce fut la sinistre, l'effroyable pluie qui s'abattit sur la rue : briques, pierres, poutres brûlées, tiges de fer tordues. Guillaume Pentecôte, enragé de ne pouvoir les prendre, avait eu une idée diabolique. Il avait scié et arracher l'escalier de bois, pour les obliger à demeurer là-haut. Par la force ou par la persuasion, il avait expulsé tous les locataires. Puis, quand la maison avait été vide, il avait fait placer immédiatement audessous du dernier palier un petit tonnelet plein de poudre, et avait fait mettre le feu à cette poudre. Il espérait bien que l'explosion anéantirait ceux que, pour la galerie, il appelait les maudits hérétiques. Si par miracle – il faut tout prévoir – ils échappaient à l'explosion, s'ils n'étaient pas ensevelis sous les décombres de la maison qui, sans doute, s'écroulerait, ils n'échapperaient pas au feu qui ne manquerait pas de se déclarer. Et en effet, des tourbillons épais d'une fumée noire s'échappant sans discontinuer par la brèche du toit, annonçaient le travail lent de la combustion. Les flammes ne tarderaient pas à suivre, et alors la maison entière serait devenue un gigantesque brasier. C'est pourquoi, avec ce qui lui restait d'hommes valides, Guillaume Pentecôte ne bougeait pas de devant la maison incendiée. Il voulait s'assurer par lui-même qu'aucune de ses victimes n'échapperait à la catastrophe. Et il s'était résolu à ne quitter la place que lorsque la maison calcinée serait changée en un amas de décombres. XXIV PRÉPARATIFS DE BATAILLE Là-haut, au moment où l'explosion s'était produite, Beaurevers et ses compagnons avaient été renversés pêle-mêle. Cependant Beaurevers avait eu le temps de saisir François dans ses bras et de lui faire un rempart de son corps. Ils étaient tombés ainsi les uns sur les autres, et ils étaient demeurés ensevelis sous l'avalanche de matériaux qui s'était abattue sur eux. Étourdis par la violence du choc, ils furent un moment sans donner signe de vie. Ce fut Beaurevers qui revint à lui le premier. Il se dégagea facilement et attira François à lui. Il eut la joie de constater que le roi n'était pas blessé : rien, pas une écorchure. Il n'était pas évanoui, ni ses compagnons. D'abord Beaurevers s'était précipité à la fenêtre. La corde s'y trouvait toujours. Bouracan remontait en toute hâte, à la force des poignets, avec une agilité qu'on n'eût pas soupçonnée chez un homme de sa taille. En remontant, il montrait une face effrayante, ravagée par la douleur. Il aperçut aussitôt Beaurevers qui se penchait, et il s'arrêta. Ses traits convulsés se détendirent, un immense sourire fendit sa bouche jusqu'aux oreilles, et il soupira, ravi : « Mon Dieu !… » Au-dessous de lui, dans le jardin, Ferrière dressait vers le haut de la maison un visage presque aussi bouleversé. Beaurevers lui adressa un geste destiné à le rassurer. Et lui aussi, il laissa éclater sa joie. Et tout de suite il recommença sa pantomime expressive qui disait : « Dépêchez-vous. » Beaurevers lança quelques mots à Bouracan, suspendu dans le vide. Et, au lieu de continuer son ascension, le colosse se laissa glisser vivement en bas. Beaurevers se fit attacher solidement sous les aisselles et pendant que Trinquemaille, Corpodibale et Strapafar s'acquittaient avec soin de cette besogne dont ils comprenaient l'importance, il expliquait de son air froid, en s'adressant aux protestants : « Vous comprenez, messieurs, que l'événement qui vient de se produire change mes dispositions… Je descends le premier. » Il se trouvait ainsi attaché vers le milieu de la corde que ses trois fidèles tenaient à pleines mains. Il saisit François de ses bras puissants, et se laissait aller dans le vide. Ses trois compagnons laissèrent aller doucement la corde, et les deux officiers se joignirent spontanément à eux. En bas, Bouracan tout seul, sans effort apparent, aidait à la manœuvre en tendant la corde et en s'éloignant du mur contre lequel ils seraient venus se heurter sans cette précaution. Quelques secondes plus tard, ils foulaient la terre meuble du jardin. Bientôt tous leurs compagnons furent à leurs côtés. Ils se dirigeaient vers le mur qui séparait les jardins du Chemin-aux-Clercs des jardins de la rue des Marais. En route, Ferrière en profita pour expliquer son arrivée si opportune. On se souvient qu'il était parti de la rue Froidmantel pour aller voir Fiorinda. Il était arrivé rue des Marais au moment où la jeune fille était déjà prisonnière de la bande de Guillaume Pentecôte. Il l'ignorait naturellement et il avait frappé plusieurs fois à la porte. Ne recevant pas de réponse, il en avait conclu qu'elle n'était pas chez elle. Or, comme il mettait le pied dans la rue de la Seine, il s'était brusquement trouvé face à face avec celle qu'il cherchait. Et c'était elle qui l'avait abordé et qui, tout à trac, lui avait révélé dans quelle situation périlleuse se trouvaient ses amis. Alors, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle lui avait expliqué ce qu'il avait à faire et montré le chemin par où il devait passer pour entrer en communication avec eux. Puis elle l'avait quitté en disant qu'elle avait une course de la plus grande importance à faire. Lui, comprenant qu'il n'y avait pas un instant à perdre, s'était mis aussitôt en quête de cette corde qu'elle lui avait demandée. « Ainsi, dit Beaurevers, quand il eut entendu ces explications, vous êtes sûr qu'il n'est rien arrivé de fâcheux à cette brave enfant ? – Oh ! tout à fait. Elle s'est dirigée vers la porte de Nesle. Donc, elle est rentrée à Paris. Or, comme j'ai pu constater qu'il n'y avait ni trouble ni désordre dans la ville je suis tranquille. – Tant mieux », fit distraitement Beaurevers. Et en lui-même, il se disait : « Que diable Fiorinda avait-elle donc de si important à faire dans Paris, qu'elle a préféré confier à Ferrière la mission dont elle-même avait voulu se charger ?… » Cependant, Beaurevers avait, pour l'instant, d'autres soucis en tête pour s'attarder plus longtemps à s'occuper de Fiorinda. Il n'y pensa plus. Ils étaient arrivés au pied du mur. Nous avons dit qu'il n'était pas très haut. Ce fut un jeu pour eux de l'escalader. Et ils se trouvèrent dans la partie des jardins qui dépendaient des maisons en bordure sur le Chemin-aux-Clercs. Nous avons dit que ces maisons ne se touchaient pas, pour la plupart du moins, et étaient reliées entre elles par le mur de clôture qui était très haut celui-là. Ils ne se dirigeaient pas vers les maisons. Ce fut vers un de ces pans de mur qu'ils allèrent, dans l'intention de franchir, de sauter sur le chemin et de faire une trouée dans le cordon des gardes qui se tenaient sur ce chemin. Dans leur course à travers ces jardins, ils n'avaient rencontré personne. Ils pouvaient croire que leur évasion avait passé inaperçue. Ils se trompaient. Au moment où ils approchaient du mur, un homme était arrivé en courant rue des Marais et avait glissé quelques mots à l'oreille de Guillaume Pentecôte, qui avait lâché un juron retentissant. À ce moment, sa bande était réduite à une vingtaine d'hommes tout au plus. Mais il avait encore autour de lui une cinquantaine d'individus louches dont la moitié au moins n'hésiterait pas à se joindre à lui s'il faisait appel à eux : En effet, il n'eut qu'à crier : « Les damnés parpaillots ne sont pas grillés !… Sus ! Ne les laissons pas échapper ! » Il entraîna ainsi avec lui une vingtaine de volontaires du meurtre. Ce qui doublait à peu près ses forces. Des autres, une partie, patients et tenaces dans l'espoir d'un mauvais coup productif, ne voulut pas quitter la place. Les autres, découragés, s'en allèrent par petits paquets. Le départ de Guillaume Pentecôte et de ses acolytes permit aux voisins, directement menacés par le sinistre, de s'activer pour éteindre le feu, ou tout au moins de l'empêcher de se propager, ce qu'on leur avait interdit de faire jusque-là. Guillaume Pentecôte et sa meute de forcenés s'étaient élancés sur la prairie qu'on appelait le petit Pré-aux-Clercs pour gagner de là le Chemin-aux-Clercs. Pendant ce temps, comme nous l'avons dit, Beaurevers et ses compagnons étaient arrivés au pied du mur. Beaurevers les avaient conduits presque à l'angle de droite, c'est-à-dire au côté le plus rapproché de la prairie. Le côté, par conséquent, par où devaient déboucher Guillaume Pentecôte et sa meute. Là, le chevalier leur dit froidement : « Messieurs, puis-je toujours disposer de vous à ma guise ? – Monsieur, répondit l'un des deux officiers, je ne me tiendrai pour dégagé que lorsque vous m'aurez rendu ma parole, ou lorsque nous serons tous hors de danger. Et voici ces messieurs qui, j'en suis sûr, vous diront comme moi. » En effet, les quatre autres approuvèrent. Beaurevers remercia d'un léger signe de tête. On eût dit qu'il était gêné, presque honteux. Et ce fut avec une certaine hésitation qu'il prononça comme s'il éprouvait le besoin de s'excuser : « Ce que je vais vous demander, messieurs, vous paraîtra peut-être singulier… Je vous assure pourtant qu'il ne m'est pas possible d'agir autrement. » Il s'arrêta embarrassé. Mais les deux officiers huguenots s'étaient pris pour lui d'une admiration enthousiaste. Voyant son embarras, ils l'encouragèrent : « Monsieur, dit l'un, nous sommes des soldats. C'est vous dire que nous savons obéir sans discuter. Donnez donc vos ordres sans crainte aucune. – Et soyez assuré, dit l'autre, que quels qu'ils soient, ces ordres seront exécutés… ou nous y laisserons notre peau. – Voilà qui me met à mon aise, dit Beaurevers d'un air satisfait. Voici donc ce que j'attends de vous. Vous allez passer par là. Vous trouverez devant vous la rue de l'Échaudé. Vous tâcherez de passer par cette rue. – Nous passerons, dit l'un des deux officiers avec assurance. – Nous, continua Beaurevers en approuvant de la tête, nous sauterons le mur du côté opposé à celui-ci… du côté de la rue de Seine… Nous ne franchirons ce mur que quand vous au- rez passé vous-même. Il est probable qu'on vous verra, je l'espère, du moins. – Ah ! ah ! Compris, monsieur. On nous verra, j'en réponds. Et on nous suivra aussi, j'en réponds encore. C'est bien cela, que vous vouliez, n'est-ce pas ? – Oui », dit Beaurevers, qui leur tendit spontanément les mains. Il y eut une double étreinte loyale de part et d'autre. Et l'un des deux officiers ajouta en baissant la voix : « Tâchez de gagner la porte Buci… Nous, nous emmènerons la meute du côté de la rue de Vaugirard. » Ferrière écoutait cela avec un étonnement profond. Il ne reconnaissait pas son chevalier de Beaurevers. Mais comme il le savait incapable de prendre de telles précautions pour luimême, il fut bien obligé de se dire qu'il les prenait pour le comte de Louvre. Et alors, pour la première fois, il se posa cette question : « Ah ! çà ! Qu'est-ce donc que ce comte de Louvre ? Beaurevers ne se contente pas de risquer insoucieusement sa vie pour lui, il demande, non sans embarras, car charbleu, il était cruellement embarrassé, il demande à des inconnus d'en faire autant. Ce qui me paraît un peu excessif. » François intervint à son tour et d'une voix douce : « Avant de vous quitter, messieurs, dit-il, faites-moi la grâce de me faire connaître les noms des dignes gentilshommes avec qui je viens de vivre quelques minutes que je n'oublierai de ma vie. » Et Ferrière, dont l'esprit travaillait maintenant, remarqua qu'il ne parlait pas du service que ces gens lui rendaient en attirant à eux les gardes qui veillaient de l'autre côté du mur. Les protestants se nommèrent. Et il se trouva que les deux officiers, qui se nommaient l'un de Liverdac, l'autre de Montarrac, étaient seuls gentilshommes. Et Gascons. Les trois autres étaient deux avocats et un marchand. Ce qui ne les empêchait pas d'être armés comme des gentilshommes et de se servir très convenablement de leurs épées, ainsi que les archers l'avaient appris à leurs dépens. Les choses se passèrent comme Beaurevers les avait réglées et prévues. Les protestants sautèrent sur le chemin, chargèrent les gardes l'épée haute, passèrent et s'engouffrèrent dans la rue de l'Échaudé. Les gardes se lancèrent à leur poursuite et le chemin se trouva à peu près dégagé. Beaurevers et ses compagnons franchirent le mur et sautèrent près de la rue de Seine. Il n'y avait plus personne devant eux. Le chemin était libre. Ils s'élancèrent, comptant gagner la porte Buci. Maintenant, voici ce que Beaurevers n'avait pas prévu. D'une part, Rospignac les avait vus et reconnus pendant le court instant où, à plat ventre sur la crête du mur, ils attendaient l'instant favorable, c'est-à-dire l'instant où les protestants paraissant sur le chemin, les gardes se précipiteraient sur eux, pour sauter à leur tour. Rospignac avait aussitôt donné un ordre à un homme déguisé en écolier qui se tenait à sa disposition dans le grenier. Le soi-disant écolier était parti comme une flèche. En quelques enjambées, il était parvenu à la rue de Seine… la rue de Seine où se tenaient les gardes encore et le chevalier du guet avec une quarantaine d'archers. Ces troupes s'ébranlèrent aussitôt et barrèrent le passage. Beaurevers comprit que la trouée était impossible. L'entrée de la rue de Buci était moins bien défendue. Il résolut donc de forcer le passage par là. D'autre part, le malheur voulut que Guillaume Pentecôte arrivât au moment précis où Beaurevers sautait. Et il le reconnut. Et, en courant, il avertit les gardes qu'ils faisaient fausse route. En sorte que ces gardes abandonnèrent la poursuite des protestants et revinrent précipitamment sur leurs pas. En sorte que ces protestants purent s'éloigner tranquillement, tout ébahis, mais bien contents au fond de savoir qu'on dédaignait de s'occuper d'eux. En sorte aussi que toutes les forces : archers, gens d'armes, estafiers de Rospignac et populace en furie, tout cela se trouva déchaîné sur le groupe de Beaurevers. XXV L'ÉCHAUFFOURÉE DU PRÉ-AUX-CLERCS En sortant de la rue de Seine, la manœuvre des gardes et des archers consistait à barrer le chemin de la ville aux rebelles. Car, chose remarquable, aux yeux du chevalier du guet, représentant de l'autorité, le roi et ses défenseurs devenaient des rebelles. Il est vrai que, en dehors de Beaurevers et de Rospignac, nul ne soupçonnait que c'était le roi lui-même qui se trouvait ainsi traqué. La manœuvre consistait aussi à leur interdire l'accès de la rue de Buci. Il est certain que Gabaston, le chevalier du guet, avait été avisé qu'il lui arriverait du renfort par le Pré-auxClercs. Cette manœuvre avait donc pour objectif de maintenir les rebelles sur le Chemin-aux-Clercs, où ils seraient pris entre les forces de police d'une part et les stipendiés de Rospignac d'autre part. Cette manœuvre ne réussit qu'à moitié : hommes d'armes et archers purent barrer le chemin de la ville, mais n'arrivèrent pas en nombre suffisant à la rue de Buci. Beaurevers se vit pris de trois côtés : devant lui une barrière infranchissable, derrière lui la meute enragée de Guillaume Pentecôte qui arrivait au pas de course, en poussant des cris de mort, et contre laquelle il se serait inévitablement brisé. À sa droite, au contraire, à l'entrée de la rue de Buci, une vingtaine d'hommes seulement, pour l'instant. Car leur nombre al- lait en augmentant sans cesse, au fur et à mesure que les troupes sortaient de la rue de Seine. C'est par là qu'il résolut de passer, avant que le barrage n'eût acquis une profondeur qui eût rendu la trouée impossible. Ayant pris une décision, Beaurevers fit entendre du bout des lèvres une légère modulation. C'était une manœuvre qu'il ordonnait ainsi à ses quatre braves. Le commandement était à peine achevé qu'il était exécuté avec une précision mathématique, une rapidité fantastique. Par suite de ce mouvement – qui s'accomplit sans que François et Ferrière y prissent part, sans même qu'ils s'en rendissent compte – leur dispositif de bataille se trouva ainsi constitué : Beaurevers, seul en tête, Strapafar et Corpodibale côte à côte et derrière lui, puis François et Ferrière et enfin Trinquemaille et Bouracan. De cette manière François et Ferrière se trouvèrent encadrés avant qu'ils eussent le temps de s'en apercevoir. Beaurevers lança son épée en l'air et d'une voix tonnante lança son cri de bataille : « Beaurevers ! Le Royal de Beaurevers ! » Les autres, d'une seule voix, répondirent tous, même François : « Beaurevers !… » Et ce fut la ruée, tête baissée… Beaurevers, étincelant, hérissé, exorbité, effrayant, frappant de la pointe et du revers, piquant, taillant, assommant, pé- nétra comme un coin de fer dans la masse, brisa, disloqua les rangs, traça l'effroyable chemin sanglant sur lequel les autres suivirent. Cela dura quelques secondes, une minute peut-être. Et brusquement, plus rien. Ils étaient passés, les sept braves. La rue était libre devant eux. Ils partirent, droit devant eux, au pas de course. Au bout de quelques pas, Beaurevers se retourna, sans s'arrêter pour cela. Là-bas, c'était ce lourd silence fait de stupeur hébétée, qui suit les grandes défaites. Cependant, Beaurevers qui avait l'œil à tout s'aperçut que François traînait légèrement la jambe. Cette marche rapide paraissait lui être particulièrement pénible : « Vous êtes blessé, monsieur ? fit-il avec inquiétude. – Non, rassura François. Mais en chargeant, je dois m'être foulé quelque chose… Ce n'est rien, cela se passera en marchant. » Ces paroles, loin de rassurer Beaurevers firent grandir son inquiétude. C'est que François, malgré qu'il se raidît de toutes ses forces, avait le visage contracté par la souffrance. C'est qu'il savait mieux que personne que le roi manquait de souffle, s'épuisait facilement. Et depuis quelques heures, il fournissait un effort au-dessus de ses forces. « Tâchons d'atteindre le pilori de l'abbé, dit-il. Dans la rue du Four, en face le pilori, il y a un mur de clôture. Nous l'escaladerons, nous passerons dans le jardin. De jardin en jardin, d'escalade en escalade, nous piquerons droit sur la rue de Vaugirard… Je vous porterai s'il le faut. Là, loin de la bagarre, nous trouverons bien, que diable, une maison où l'on consentira à nous accueillir pour un instant. » Oui, mais il fallait l'atteindre ce mur de clôture. Ce n'est pas que la distance à franchir fût très considérable : quelques centaines de toises. Le malheur était que Guillaume Pentecôte et sa bande arrivaient sur eux au galop. Ils durent se mettre à courir eux aussi. Et comme aucun ennemi ne se dressait devant eux, ni de près, ni de loin, Beaurevers changea encore une fois son ordre de bataille. Le danger étant derrière eux et pouvant les atteindre d'un moment à l'autre, ce fut lui qui, après avoir confié François à Strapafar et Corpodibale qui savaient où ils devaient aller, passa à l'arrière, flanqué de Trinquemaille et de Bouracan qui n'avait pas lâché sa barre de fer. Ils avancèrent ainsi pendant quelque temps. Mais ils étaient obligés de régler leur pas sur celui de François qui paraissait se fatiguer de plus en plus. Et la meute gagnait visiblement sur eux, et, du train dont elle allait, leur tomberait bientôt sur le dos. Alors Beaurevers n'hésita pas. Il saisit François dans ses bras, le mit sur ses épaules et partit au galop, sans paraître incommodé par son fardeau. Ferrière courut à côté de lui. Les quatre braves suivaient et devaient se charger d'arrêter la meute le temps nécessaire pour gagner l'enclos que Beaurevers visait. Ils arrivèrent au carrefour. Ils avaient repris de l'avance. La masse carrée du pilori se dressait à une vingtaine de pas devant eux. Après avoir dépassé le pilori, ils auraient encore une cinquantaine de pas à faire pour atteindre le mur qu'ils devaient escalader. Ce mur était situé sur la rue du Four, exactement au milieu entre les rues des Boucheries et Saint-Sulpice 9. Il y avait du côté de la rue des Boucheries quatre ou cinq maisons ayant leur façade sur la rue du Four. Il y en avait autant du côté de la rue Saint-Sulpice. Le mur reliait entre eux ces deux groupes de maisons. Beaurevers atteignit le pilori. Il le dépassa… À ce moment, du fond de la rue du Four et dans la rue Saint-Sulpice, il entendit le bruit d'une galopade accompagné de rumeurs. Au bruit des pas, il jugea que les deux troupes qui accouraient par là étaient à peu près aussi nombreuses que la bande qui était à leurs trousses. Le pis est que quelques-uns de ces nouveaux venus débouchaient déjà de la rue Saint-Sulpice. Jamais il ne pourrait atteindre le mur. Ceux-là y seraient avant lui. Et ceux-là n'étaient pas des truands, des ribauds, des hommes du bas peuple. Non, ils avaient le costume et les allures de gentilshommes soldats. Et ils étaient équipés en guerre, avec casque en tête et de bonnes cuirasses de buffle. « Malédiction ! » hurla Beaurevers exaspéré par la persistance avec laquelle la fatalité s'acharnait à accumuler les obstacles et les périls sous ses pas, à mesure qu'il les avait surmontés. Il jeta un regard sanglant autour de lui. Le pilori était à deux pas. Il franchit ces deux pas d'un bond, avec l'idée de s'adosser à la maçonnerie et de se faire tuer là… après en avoir expédié le plus qu'il pourrait. 9 Plus tard rue des Canettes. Ce ne fut que lorsqu'il fut dessus, qu'il s'aperçut qu'il y avait une porte là. Une solide porte en cœur de chêne, cuirassée d'épaisses plaques de fer, renforcée de clous énormes. Et cette porte n'était pas fermée !… Par l'entrebâillement, on voyait un homme – le bourreau de l'abbé ou un de ses aides –, qui, avec une lenteur négligente, mettait un peu d'ordre dans ce lieu sinistre encombré d'une foule d'objets hétéroclites, et qui, ce faisant, fredonnait une chanson à boire. Beaurevers avait aussitôt posé François à terre, et il avait soufflé fortement, et il avait eu un de ces sourires aigus comme il en avait en de certains moments. Une seconde ne s'était pas encore écoulée depuis l'instant où il avait aperçu cette porte. Un formidable coup de pied l'ouvrit toute grande. Ils se ruèrent tous en tempête, fermèrent aussitôt, poussèrent les énormes verrous. Devant cet envahissement soudain, le chanteur était demeuré bouche béante, roulant des yeux effarés. En voyant ces sept hommes en lambeaux, couverts de sang, le front ruisselant, l'épée au poing, avec des visages effrayants, il crut sa dernière heure venue, et en claquant des dents, il joignit les mains dans un geste qui implorait miséricorde. Beaurevers le rassura : « Nous ne te ferons pas de mal si tu te tais, dit-il. Si tu ouvres la bouche… » Il montrait sa dague rouge dans un geste violent si significatif que le pauvre diable, tremblant de tous ses membres, porta ses deux mains à sa bouche pour bien marquer qu'il serait muet. Ils ne s'occupèrent plus de lui, certains qu'il se tairait. Ils étaient en nage, à bout de souffle les uns et les autres. Ferrière et François se laissèrent tomber sur une poutre et s'épongèrent. Beaurevers souffla une seconde. Ce fut tout ce qu'il s'accorda, tout ce qu'il accorda à ses quatre fidèles. Ils se mirent aussitôt à l'œuvre. C'est-à-dire qu'ils dressèrent une barricade devant la porte. La besogne était assez facile ; les matériaux, composés en majeure partie de poutres et madriers, ne manquaient pas. Tout en s'activant, Beaurevers disait : « Il me semble que ces soldats qui ont surgi si malencontreusement de la rue Saint-Sulpice nous ont adressé la parole… Quelqu'un a-t-il entendu ce qu'ils ont crié ? » Ce fut François qui répondit : « Je crois avoir entendu qu'ils nous disaient de ne pas fuir, que c'était nous qu'ils cherchaient. – Vraiment ! railla Beaurevers. Alors, c'était un défi ?… Eh bien, tudiable, on le relèvera, ce défi !… On se retrouvera, je l'espère, dans des conditions moins inégales… et alors nous verrons s'ils seront aussi braves. » Il ne leur fallut pas plus d'une minute pour dresser leur barricade qu'ils contemplèrent avec satisfaction. Il était temps d'ailleurs, car les vociférations éclatèrent autour du pilori. Ils s'attendaient à entendre les coups ébranler la porte. Beaurevers déclara : « La porte tiendra, j'en réponds… à moins qu'ils ne se procurent des pétards comme ils ont trouvé de la poudre. Même dans ce cas, tout ne sera pas dit, car nous pourrons nous réfugier là-haut. En attendant, nous allons leur tailler des croupières. » Il mit le pied sur l'échelle qui conduisait au premier. C'était là qu'on exposait les malheureux condamnés par la justice de l'abbé. Cet unique étage était peu élevé et Beaurevers avait tout de suite vu que là il lui serait facile d'interdire l'approche de la porte en assommant ceux qui tenteraient la manœuvre. Car, heureusement, les projectiles de toutes sortes ne manquaient pas. Il mit le pied sur le premier échelon. Groupés derrière lui, les autres s'apprêtaient à le suivre. Il ne monta pas. Il demeura immobile, l'oreille tendue. Et ils firent comme lui. L'attaque attendue ne se produisit pas. Les clameurs, les vociférations qui avaient signalé l'approche de la bande de Guillaume Pentecôte s'arrêtèrent brusquement. Ils sentaient bien que la foule était massée autour des quatre murs qui les abritaient. Mais cette foule s'était immobilisée tout à coup, comme clouée sur place par la vue de quelque spectacle inattendu – de quelque menace peut-être, ils ne savaient pas – et un silence énorme s'était abattu sur elle. Silence de stupeur ?… Silence d'effroi ?… Ils cherchaient vainement à deviner. Agacé, Beaurevers franchit deux échelons. Et il n'alla pas plus loin. De nouveau, il s'immobilisa. Aussi soudainement qu'il s'était produit, le silence fut presque aussitôt rompu. Mais cette fois ce ne furent pas des cris et des clameurs qui éclatèrent. Ce fut quelque chose d'impressionnant, d'effarant dans son imprévu. Un chant large, doux, infiniment harmonieux, qui dans sa majestueuse simplicité avait on ne sait quoi de poignant qui vous tordait les entrailles et vous étreignait à la gorge. Et ce chant religieux, entonné par de nombreuses voix mâles, faible d'abord comme un murmure, enfla, s'éleva, éclata dans un crescendo final d'une ampleur et d'une vigueur extraordinaires. Sous le charme, ils tendaient l'oreille, écoutaient avidement, tous sous le coup d'une émotion intense, mais très douce. Tous, même la brute apeurée qui s'était tapie dans un coin et qui en oubliait pour un instant la terreur que lui avaient inspirée ces intrus tombant à l'improviste dans son sinistre repaire. « Oh ! murmura François, bouleversé, quels sont ces gens qui chantent ainsi ?… Et qu'est-ce que ce chant ?… Je n'ai de ma vie entendu rien de plus beau. Beaurevers avait entendu. Avec un sourire malicieux, il renseigna : « Ces gens, monsieur, sont ceux-là mêmes que l'on accuse des crimes les plus abominables que l'imagination puisse concevoir. Ce sont ceux que l'on appelle bousbots et parpaillots. Ce sont des protestants, pour les appeler par leur nom. Quant à ce chant que vous trouvez si beau, et qui est, en effet, fort beau, ce sont les psaumes de David, mis en vers français par messire Clément Marot lui-même, et dont un ménestrel inspiré, qui se nomme Guillaume Franc, a composé la musique. – Des protestants ! » murmura François rêveur. Beaurevers l'observa un instant, son même sourire malicieux aux lèvres et leur faisant signe de ne pas bouger, il grimpa prestement à cet étage à claire-voie où l'on exposait les criminels. Et voici ce qu'il vit : D'un côté, du côté de la rue de Buci, Guillaume Pentecôte et sa bande. Ils commençaient à s'agiter. De l'autre côté, venant de la rue du Four, un groupe de vingt à vingt-cinq gentilshommes. Ceux-là mêmes dont la subite arrivée avait obligé Beaurevers à chercher un refuge dans le pilori. Ceux-là mêmes qui venaient d'affirmer leur foi religieuse par cette bravade folle qui avait consisté à entonner un cantique sur le pavé du roi. Ce qui, est-il besoin de le dire ? avait amené aux fenêtres tous les habitants des maisons qui avaient leur façade sur la place où se dressait le pilori. Nous devons même ajouter que quelques-uns de ces habitants n'avaient pas craint de joindre leur voix à celle des chanteurs de la rue. Ces huguenots, maintenant, s'avançaient vers la bande de Pentecôte d'un air très résolu et qui indiquait nettement qu'ils étaient animés d'intentions peu bienveillantes. Et à la tête de ce groupe guerrier, Beaurevers reconnut les deux officiers gascons : Liverdac et Montarrac, qui s'étaient chargés d'attirer à eux les gardes qui barraient le Chemin-auxClercs. Ces deux officiers marchaient droit au pilori. Beaurevers ne se méprit pas un instant sur leurs intentions : c'étaient des amis qui amenaient un renfort puissant. Il se précipita en bas en se disant, tout joyeux : « Vrai Dieu, ce Montarrac et ce Liverdac sont vraiment deux dignes et braves gentilshommes ! » Il se rua sur la barricade et se mit à la démolir, au grand ébahissement de François et de Ferrière qui se demandaient s'il ne devenait pas fou. Tout en s'activant, Beaurevers, qui exultait, s'expliquait : « Savez-vous par qui sont conduits ces braves huguenots, monsieur le comte ?… Par MM. de Liverdac et de Montarrac… Ces dignes officiers nous amènent du renfort, et quel renfort ! C'est la bataille, monsieur. Mais, cette fois, la bataille à forces égales, au grand air, sous le clair regard du soleil qui n'a pas voulu se coucher avant d'avoir vu cela. Ah ! mortdiable, tudiable, nous allons rire. » On frappa à la porte. Une voix cria : « Ouvrez, messieurs, nous sommes des amis ! – Voilà, voilà ! » hurla Beaurevers que la joie transportait. La porte s'ouvrit. Sur le seuil se tenaient les deux officiers. En voyant Beaurevers, ils s'immobilisèrent, joignant les talons, saluèrent d'un geste large de l'épée. Et tous deux, avec un sourire entendu, mais très simplement : « Monsieur, dit l'un, nous nous sommes aperçus que nous avions manqué la mission que vous nous aviez fait l'honneur de nous confier, et qui consistait à attirer à nos trousses le plus grand nombre possible de ceux qui vous barraient la route. Nous avons pensé que de ce fait vous alliez vous trouver dans un cruel embarras. Bien qu'il n'y eût pas de notre faute, nous avons voulu tenter l'impossible pour réparer le mal s'il en était temps encore. Nous avons rassemblé ce que nous avons pu de nos coreligionnaires. Et nous voici. – Disposez de nous comme vous l'entendrez, dit l'autre. Nous sommes prêts à exécuter vos ordres, quels qu'ils soient. » Beaurevers les considéra une seconde de son œil clair, très sérieux, et se tournant brusquement vers François : « Eh bien, monsieur, fit-il, qu'en dites-vous ? – Je dis, s'écria François profondément remué, je dis que voilà deux braves !… Et ce qui est mieux encore, deux hommes de cœur ! » Les deux officiers s'inclinèrent devant lui, comme des gentilshommes qui remercient un égal d'un compliment flatteur. Puis ils se retournèrent vers Beaurevers et reprirent devant lui l'attitude raide des soldats. Quant à Beaurevers, il prononça d'une voix changée : « Messieurs, vous avez tenu beaucoup plus que vous n'aviez promis, beaucoup plus que vous ne deviez. C'est moi qui maintenant, suis devenu votre obligé. Vienne l'occasion, et j'espère vous montrer comment le chevalier de Beaurevers sait acquitter une dette du genre de celle qu'il a contractée envers vous. C'est pour vous dire que je n'ai plus d'ordres à vous donner. Et que c'est moi qui me tiendrai pour très honoré de recevoir les vôtres, si votre intention, comme je le vois, est d'administrer à cette bande de mauvais garçons que je vois làbas la correction qu'ils ont si bien méritée. » Pendant cet échange de politesse, la troupe de huguenots s'était approchée en ordre de bataille. D'un côté du pilori se te- naient ces huguenots, de l'autre côté se trouvaient Guillaume Pentecôte et ses bandits. On pouvait se demander comment il se faisait que la bataille n'était pas encore engagée. C'est que Guillaume Pentecôte hésitait. Le truand voyait bien qu'il avait pour lui la supériorité du nombre. Mais il voyait aussi que les protestants avaient, pour la plupart, la cuirasse. Ce qui, dans un combat à l'arme blanche, constituait un avantage appréciable. Ensuite il était parfaitement fixé sur le compte de la valeur des sacripants qu'il avait entraînés à sa suite. Bons pour l'assassinat et le pillage, il savait que les deux tiers au moins de ces bandits détaleraient comme des lièvres lorsqu'il faudrait en venir aux mains avec des hommes bien équipés, bien armés, et fort résolus, comme l'étaient ceux-là. Il ne pouvait donc compter que sur ses hommes à lui. De ceux-là, il était sûr. Mais alors c'était lui qui se trouvait en infériorité et qui avait toutes les chances d'être battu. Guillaume Pentecôte avait calculé tout cela. Il est probable que, ne se sentant pas en force, il aurait décliné le combat et battu prudemment en retraite… quitte à revenir quand les damnés huguenots se seraient retirés. Mais justement, au moment où il allait prendre cette décision, Beaurevers et le comte de Louvre s'étaient montrés. Il n'était plus possible de tergiverser. Encore moins de se dérober. D'autant qu'il savait bien que Rospignac guettait du haut de sa lucarne et qu'il ne lui pardonnerait pas de n'avoir pas fait l'impossible pour mener à bien la mission qui lui était confiée. Et il avait aussitôt pris ses dispositions pour le combat. Cependant les gentilshommes huguenots éprouvaient une certaine répugnance à se battre avec ce ramassis de gens de sac et de corde. Un d'eux s'avança et d'un ton hautain cria : « Holà ! Truands, déguerpissez, si vous ne voulez être étrillés d'importance. » Une formidable bordée d'injures accueillit cette sommation. Et aussitôt après les cris de mort : « À mort les parpaillots ! Au feu les hérétiques ! Tue ! Tue ! Sus aux parpaillots ! » C'était le meilleur moyen d'exaspérer les protestants. Ils répondirent par un autre cri : « Mort aux papistes ! » Et la bataille commença sans désemparer. Ce que Guillaume Pentecôte avait prévu se produisit aussitôt : la bande de détrousseurs qui s'étaient joints à lui se voyant en présence de forces imposantes et bien organisées, se volatilisa comme par enchantement. Il ne resta peut-être pas dix de ces chenapans en tout. D'ailleurs, Pentecôte ne s'occupa pas d'eux. Il avait décidé de ne compter que sur ses hommes. Tout de suite ce fut la mêlée. Les protestants, qui manœuvraient comme des soldats, s'étaient immédiatement divisés en trois groupes. Chacun de ces trois groupes fonça, pénétra dans la bande hurlante comme trois coins de fer s'enfoncent dans le bois en le disjoignant et le brisant. La manœuvre fut d'autant plus facile que Guillaume Pentecôte avait, lui, divisé sa troupe en deux groupes. Le premier de ces groupes devait tenir tête au gros des assaillants. Et celui-ci céda instantanément, recula, dans la direction des rues de Buci et des Boucheries. En réalité, ce recul, exécuté avec adresse, était une manœuvre. Cette manœuvre avait pour but d'éloigner les protestants du pilori. D'isoler par conséquent Beaurevers et ses compagnons, qui formaient un groupe à part. Un groupe auquel s'étaient spontanément joints les deux officiers Montarrac et Liverdac. Le deuxième groupe composé d'une quinzaine de ses hommes les meilleurs, dirigé par Guillaume Pentecôte luimême, devait se ruer en masse sur Beaurevers, le frapper, lui et le comte de Louvre, sans s'occuper des autres. Après quoi, sur un coup de sifflet de Pentecôte, toute la bande prendrait sa volée et disparaîtrait. La besogne pour laquelle elle était payée étant accomplie, il était inutile, n'est-ce pas ? De se faire massacrer stupidement par les huguenots dont, au fond, ils se souciaient fort peu. Les choses se passèrent ainsi que les avaient réglées Guillaume Pentecôte. En partie, du moins. C'est-à-dire que le groupe de Beaurevers se trouva isolé. Mais ce fut tout. Beaurevers, tout d'abord, avait confié François à ses quatre compagnons. Et ceux-ci l'encadrèrent aussitôt. Ils le laissèrent parfaitement libre de ses mouvements, libre de combattre. Seulement ils veillaient sur lui, s'occupaient beaucoup plus de parer les coups qui lui étaient destinés que de frapper eux-mêmes. Et enfin, sans avoir l'air d'y toucher, sans que François s'en aperçût, ils le poussaient aux endroits qui leur paraissaient les moins dangereux. Il résulta de ces dispositions : premièrement que Beaurevers, l'esprit tranquille sur ce point qui, à ses yeux, était le seul important, put se consacrer entièrement à l'offensive qu'il mena en tempête, selon son habitude. Secondement que François put croire qu'il avait travaillé de son mieux et en toute liberté à l'action. Alors qu'en réalité il avait été pour ainsi dire le prisonnier de Trinquemaille, Bouracan, Strapafar et Copodibale, qui l'avaient poussé, guidé à leur gré, et ne l'avaient lâché sur une besogne qu'après la lui avoir préparée de manière à ce qu'il eût le plus de chances possible de la mener à bien, avec le minimum de risques. En sorte que son amour-propre se trouvait sauvegardé. En un rien de temps la place se trouva jonchée de cadavres et de blessés des deux partis. Car si les protestants tapaient dur et ne se ménageaient pas, les hommes de l'escadron de fer, c'est une justice à leur rendre, gagnaient honnêtement leur argent en opposant une résistance farouche. En somme, ces sacripants étaient braves, et Rospignac, qui les choisissait, et les commandait, pouvait à bon droit être fier d'eux, car pas un ne tourna les talons. XXVI L'ARRESTATION Au fond, Guillaume Pentecôte ne s'illusionnait pas sur l'issue de la lutte. À moins d'être favorisé par un hasard extraordinaire, il se disait que le but principal – qui était la mort de Beaurevers (il n'était plus question de le prendre vivant) et du comte de Louvre – ne serait pas atteint. Cela ne l'avait pas empêché de mettre tout en œuvre pour obtenir le résultat désiré. Et cela ne l'avait pas empêché non plus, lui et ses hommes, de se battre franchement. Mais si Guillaume Pentecôte ne comptait pas sérieusement supprimer les deux hommes qu'il avait ordre de supprimer, il est certain qu'il ne pensait pas non plus qu'il subirait une défaite aussi complète que celle qui l'attendait sur ce champ de bataille. Les manœuvres du genre de celle qu'il avait entreprise doivent réussir du premier coup. Sans quoi elles sont vouées à un échec certain. C'est ce que Pentecôte apprit à ses dépens. Beaurevers ne s'aperçut même pas qu'il était isolé du gros des protestants. La fureur de la bataille s'était abattue sur lui et il n'avait plus qu'une idée bien nette en lui : abattre le plus qu'il pourrait de ces sacripants qui venaient de lui faire passer des instants qui pouvaient compter pour les plus pénibles de son existence si mouvementée. Il avait emprunté à Bouracan sa masse de fer et il s'était rué au plus fort de la mêlée. Ferrière et les deux officiers gas- cons l'avaient suivi, frappant d'estoc et de taille, de la rapière et de la dague. Beaurevers, faisant tourbillonner sa masse, était comme fou. Il allait et venait, à droite, à gauche, en avant, en arrière, avec la force impétueuse et la rapidité de l'ouragan. Sans trêve, son bras se levait et s'abattait. Et les deux gestes étaient si vifs qu'ils semblaient n'en faire qu'un. Et chaque fois que la terrible barre de fer s'abattait, un homme tombait. Ferrière, François et ses quatre gardes du corps, les deux officiers, le secondaient vaillamment. Et dès maintenant ils pouvaient se considérer comme maîtres du champ de bataille. Les estafiers de Rospignac étaient battus. Jusque-là, c'était une simple défaite. Une défaite honorable. La défaite se changea en déroute. Les protestants, plus nombreux et mieux armés avaient eu vite raison du groupe que Pentecôte leur avait opposé pour les éloigner du lieu où devait se dérouler l'action principale, celle qui avait le plus d'importance à ses yeux. N'ayant plus personne devant eux, ils se retournèrent face à Beaurevers. Au moment où les protestants tombaient sur le dos du groupe de Guillaume Pentecôte, un coup de sifflet strident partit soudain de la rue de Buci. Il est évident que c'était un signal, car, aussitôt, Pentecôte répondit à ce coup de sifflet par un autre, modulé d'une manière différente. Immédiatement après avoir lancé son coup de sifflet, sans s'occuper de ses hommes, Guillaume Pentecôte tourna les talons et s'enfuit à toutes jambes dans la direction de la rue des Boucheries. Tous ses compagnons encore vivants firent de même, s'éparpillèrent dans toutes les directions, hormis la rue de Buci, par laquelle aucun d'eux ne passa. Emportés par l'ardeur de la lutte, animés peut-être d'un désir de vengeance naturel chez des gens en butte aux persécutions les plus abominables, les protestants se lancèrent à leurs trousses, résolus à ne pas faire de quartier. Beaurevers et ses compagnons demeurèrent seuls, maîtres du champ de bataille, à quelques pas du pilori, Montarrac et Liverdac étaient avec eux. « Victoire ! exulta François, victoire complète !… Et quelle bataille !… Une vraie bataille, sur ma foi !… Regardez donc, chevalier… » Il n'acheva pas. Ses yeux venaient de se fixer sur Beaurevers, et la vue de son vaillant garde du corps avait fait sombrer sa joie puérile, brusquement changée en inquiétude. Et ses compagnons, joyeux comme lui, se sentirent soudain glacés, en proie à un malaise inexplicable. Ah ! Il ne chantait pas victoire, lui, Beaurevers ! Livide, hérissé, exorbité, effrayant, il apparaissait comme la figuration de la rage et du désespoir. Et comme son œil sanglant se tenait obstinément fixé sur la rue de Buci, ils se tournèrent tous par là, regardèrent et écoutèrent. Et ils entendirent ce que le brouhaha de la lutte les avait empêchés de percevoir jusque-là : le roulement de tonnerre d'une nombreuse troupe de cavaliers lancés au galop. Et ils vi- rent cette troupe qui, par files de quatre, venait droit à eux, à toute bride. « Les gardes du roi ! Murmura un des deux officiers, diable !… – Oui, les gardes ! gronda Beaurevers, dans un accès de fureur indicible. Et voilà pourquoi tous ces sacripants se sont envolés subitement comme une bande d'oiseaux de proie effarouchés. Ils savaient, eux ! Ce coup de sifflet qui m'avait intrigué, c'était pour les avertir de l'arrivée des gardes du roi ! » Et, avec un éclat de rire de dément : « Damnation !… Les gardes à présent !… Mais quel démon d'enfer s'acharne donc ainsi après moi aujourd'hui ?… » Et il se rendait compte que ce dernier coup, il n'aurait pas la force de le parer. Car c'était toute une compagnie : cent hommes qui lui tombaient ainsi sur les bras, au moment où il pouvait se dire que tout était fini. Pardieu, il savait bien qu'un geste de François suffisait à faire rentrer ces gardes sous terre. Et c'était précisément ce qui l'enrageait en l'humiliant profondément. Beaurevers mettait son orgueil à sauver le comte de Louvre par ses propres moyens à lui. C'était pour cela qu'il avait surmonté tant d'obstacles, bravé tant de périls. Avant l'action, il avait pu conseiller au roi de se faire reconnaître, d'envoyer chercher du renfort. Et il avait eu d'autant plus de mérite à donner ce conseil de prudence qu'il n'était pas dans ses habitudes de se montrer prudent pour lui-même. Mais maintenant qu'il avait engagé la lutte et qu'il en était sorti à son avantage, se voir acculer à cette nécessité de dévoiler l'incognito du comte de Louvre, lui apparaissait comme la pire des humiliations. C'était, à son sens, un aveu d'impuissance qui le déshonorait. Seul François devinait ce qui se passait en lui. C'est ce qui fait que, posant sa main d'enfant sur le bras de Beaurevers, il prononça très sérieusement, très convaincu : « Bah ! Il en sera des gardes du roi comme des autres… vous les battrez. » Beaurevers hocha la tête. Il n'avait plus la belle confiance du roi. Néanmoins, il n'était pas homme à renoncer aussi facilement. « Le pilori ! » dit-il d'une voix rauque. Ils comprirent tous. Ils se ruèrent. Mais cette fois la porte était bien fermée. L'homme qui travaillait là-dedans avait dû, dès qu'ils étaient sortis, détaler à toutes jambes. Et il n'avait pas oublié de fermer la porte. Les gardes arrivaient sur eux, en trombe. Que faire ? Fuir ? À quoi bon ? Les chevaux eussent tôt fait de les rattraper. Il fallait tenir tête. Et Beaurevers prit séance tenante ses dispositions : Sur un signe de lui, les quatre adossèrent François au pilori et se campèrent tous les quatre devant lui. Ferrière, Liverdac et Montarrac firent un deuxième rempart en avant des quatre. Beaurevers, en tête, tenait une épée et une barre de fer ; les autres des dagues et des rapières. Cela faisait une triple barrière d'acier qu'il fallait briser avant d'arriver à François. Et ainsi du moins on ne pouvait les attaquer que de face. Les gardes débouchaient de la rue de Buci par files de quatre. Sur le carrefour, ils se déployaient en une double ligne de bataille. Cette ligne prit la forme d'un demi-cercle. Le centre de ce demi-cercle, lancé à toute bride, vint s'arrêter à quelques pas de Beaurevers. Les deux ailes poussèrent jusqu'au pilori. Lorsque cette manœuvre, qui s'accomplit avec une précision remarquable et une rapidité foudroyante, fut achevée, il se trouva que Beaurevers et les siens, acculés au pilori, étaient pris comme dans un filet. Beaurevers, ramassé sur lui-même, une lueur de folie au fond de ses prunelles sanglantes, allait bondir et frapper. Il ne bougea pas, pourtant. Pourquoi ? C'est que les soldats, leur manœuvre accomplie, s'étaient arrêtés net. C'est que pas un d'eux n'avait l'épée au poing. C'est que tous se tenaient raides sur la selle, le poing sur la hanche, comme mués en statues équestres par le coup de baguette de quelque invisible magicien. Enfin, c'est que l'officier qui commandait ces gardes s'avançait vers lui au pas de son cheval, l'épée au fourreau. Il ne paraissait pas surpris de l'attitude hérissée de ce groupe effrayant massé au pied de ce monument d'infamie. C'est qu'il avait vu les corps étendus sur le carreau. « Holà ! dit-il tout à coup, n'est-ce pas vous que je vois là, monsieur de Beaurevers ? – C'est moi ! » hurla Beaurevers, qui ne comprenait plus. L'officier souleva son chapeau, s'inclina sur le cou de sa monture, et expliqua : « C'est que vous êtes dans un état !… Du diable si je vous aurais reconnu. » Et il ajouta, sur un ton courtois : « Monsieur de Beaurevers, je suis bien votre serviteur. » C'était si extraordinaire, si imprévu, que Beaurevers en demeura une seconde suffoqué. S'attendre à s'entr'égorger et se heurter à un échange de politesses, on conviendra qu'il y avait là de quoi justifier son effarement. Néanmoins, il se remit vite, et, rendant le salut : « Monsieur de Genlis, dit-il aussi courtoisement, je suis bien votre valet. » Mais il reprit aussitôt son attitude première et se tint plus que jamais sur ses gardes. Cependant l'officier qu'il venait de nommer M. de Genlis continuait tranquillement : « S'il vous plaît, monsieur de Beaurevers, dites-moi lequel de vos compagnons est M. le comte de Louvre ? » Beaurevers n'eut pas le temps de répondre. D'un geste d'irrésistible autorité, François écarta ses gardes du corps et se plaçant à côté du chevalier : « Le comte de Louvre, dit-il, c'est moi ! » Genlis le considéra d'un œil vaguement étonné. Et il sourit. Et il salua comme il eût salué une femme. Dépité, François rendit le salut d'un air un peu raide. « Eh bien, monsieur le comte de Louvre, dit Genlis de son même air tranquille et indifférent, et vous, monsieur le chevalier de Beaurevers, j'ai l'honneur de vous faire connaître que vous êtes mes prisonniers. » XXVII FIORINDA AGIT En quittant Ferrière, Fiorinda s'était dirigée vers la porte de Nesle. Sur le quai des Augustins, en face le couvent et à côté du Château-Gaillard – qui se dressait lui-même à quelques pas de la tour de Nesle – il y avait un escalier de pierre, sans rampe, qui descendait à la rivière. Au pied de cet escalier, on voyait une demi-douzaine de bachots dans chacun desquels se tenaient un ou deux mariniers. C'est qu'il y avait, quelques toises plus haut, un autre escalier auquel abordait le bac. Et comme le service de ce bac n'était pas précisément régulier, ces pauvres diables se tenaient là, dans l'espoir que quelque passant pressé aurait recours à eux pour traverser. Elle entra dans le premier de ces bachots qu'elle vit monté par deux hommes. « Vite !… Aussi vite que vous pourrez !… » dit-elle. Quelques minutes plus tard, Fiorinda sautait sur le quai, à quelques pas de la rue de l'Austruce 10, où se trouvait la principale entrée du Louvre. De là, elle ne fit qu'un bond jusqu'à la porte. Il lui fallut d'abord parlementer avec l'officier de garde à cette porte. Elle avait son histoire toute prête : un message ver- 10 Rue de l'Austruce ou d'Autriche, plus tard rue du Louvre. bal de la plus haute importance à transmettre à M. Griffon, valet de chambre du roi, de la part de son parent, le comte de Louvre. « Déranger M. Griffon, le valet de confiance du roi !… Peste, ce n'est pas une petite affaire, cela !… Il faut savoir d'abord, lui objecta-t-on. – Il m'a expressément recommandé de ne communiquer son message qu'à M. Griffon en personne. Vous voudrez bien m'excuser, monsieur, si je m'en tiens à cette recommandation et ne trahis pas la confiance dont j'ai été honorée. Tout ce que je puis vous dire, c'est que non seulement M. Griffon ne sera pas fâché d'avoir été dérangé, mais encore il vous saura grand gré de la diligence que vous aurez mise à l'avertir. – C'est bien, je vais faire appeler M. Griffon… Mais je vous préviens qu'il vous en cuira si la chose n'est pas d'importance autant que vous le dites. – Je n'ai rien à redouter à ce sujet. Mais par grâce, monsieur, ne perdez pas une minute, il y a urgence extrême. M. Griffon vous sera d'autant plus reconnaissant que vous serez plus pressé. » Le concierge acquiesça d'un léger signe de tête, sortit et poussa le verrou derrière lui. En sorte qu'elle se trouva bel et bien prisonnière. Elle ne parut pas s'en inquiéter. Elle alla s'asseoir sur une banquette et attendit avec confiance, mais non sans une impatience qui allait croissant à mesure qu'elle voyait le temps s'écouler. Voyons maintenant de quelle façon le concierge tenait compte de la recommandation pressante d'agir en toute hâte que Fiorinda venait de lui faire. Il venait de donner ses instructions à un grand flandrin de laquais, lequel avait un air benêt, auquel il ne fallait pas trop se fier pourtant, à en juger sur certains regards qui lui échappaient, et qui paraissaient singulièrement astucieux. Ce laquais se dirigea vers les appartements du roi. Il allait d'un air nonchalant, avec une lenteur désespérante. Dans la cour d'honneur, qu'il lui fallait traverser, il s'arrêtait à chaque instant, tantôt pour admirer un cavalier, tantôt pour détailler un cheval, comme s'il avait eu l'intention d'acquérir cette monture. Si Fiorinda avait pu le voir ainsi bayant aux corneilles, elle aurait pu se demander avec quelque inquiétude si ce drôle parviendrait jamais à traverser cette cour. Le concierge était parti de son côté. C'est lui que nous suivrons un instant. Si le laquais paraissait avoir fait la gageure de se laisser distancer par une tortue, le concierge, lui, par contre, semblait avoir des ailes aux talons. Et il se dirigeait vers les appartements de la reine mère, Catherine de Médicis. Il traversa, sans s'arrêter, en adressant force sourires et révérences à droite et à gauche, une pièce dans laquelle étaient quelques-unes des filles d'honneur de la reine. Il parvint ainsi dans une pièce déserte et il alla se dissimuler derrière les lourds rideaux de brocart d'une fenêtre. À peine venait-il de se tapir qu'une jeune fille parut. C'était une de celles qui se trouvaient dans la salle que le concierge venait de traverser en prodiguant les courbettes. Cette jeune fille – dont nous tairons le nom, comme nous taisons celui du concierge – vint droit aux rideaux, et s'y blottit à côté du concierge. Et voici les paroles qui furent échangées entre eux, à voix très basse : « On vient de demander M. Griffon de la part de M. le comte de Louvre. Il paraît que la chose presse grandement. – Qui est venu ? – Une jeune fille nommée Fiorinda. – La diseuse de bonne aventure ? – Elle-même. – Pourquoi demande-t-elle Griffon ? – Je n'ai pas pu le lui faire dire. – Il fallait refuser d'appeler le valet de chambre. – Peste, comme vous y allez ! le roi a donné lui-même des instructions à ce sujet : envoyer chercher Griffon séance tenante à la première réquisition de la personne qui se présentera de la part du comte de Louvre, quelle que soit cette personne, homme ou femme, gentilhomme ou manant, fût-ce même un truand de basse truanderie. – Voilà qui est extraordinaire. – C'est ainsi pourtant. Notez que je me suis permis de transgresser les instructions formelles du roi en posant des questions indiscrètes à la messagère de ce comte. Et il est certain que si elle en parle, le moins qui puisse m'arriver est d'être tancé d'importance. – Qu'est-ce que ce comte de Louvre auquel le roi s'intéresse de façon si particulière ? – Voilà ce qu'elle n'a pas voulu me dire non plus, mais ceci, la reine doit le savoir, elle. Ne pouvant faire mieux, j'ai pris mes dispositions pour que le laquais que j'ai envoyé vers Griffon s'acquitte de sa mission sans se hâter. Et là encore je risque de m'attirer la colère du roi. Le mieux me paraît d'aviser la reine en toute hâte. – J'y cours. » Et déjà la jeune fille était partie en courant. Quant au concierge espion, il revint précipitamment, par un autre chemin, auprès de Fiorinda. « J'ai envoyé quérir M. Griffon, dit-il. S'il en est comme vous dites, je pense qu'il ne saurait tarder à venir. » Il se montrait très aimable maintenant. Par cette amabilité, il espérait se concilier les bonnes grâces de la jeune fille et éviter qu'elle ne se plaignît de son premier accueil. Un quart d'heure se passa. Griffon ne venait pas. Fiorinda commençait à être sérieusement inquiète. Elle s'attendait à tout, sauf à une indifférence pareille de la part d'un homme que Beaurevers disait si dévoué. Car si Griffon ne venait pas, c'est qu'il se souciait fort peu du comte de Louvre. À moins que… Et mille questions, mille suppositions plus extraordinaires les unes que les autres se dressaient dans son esprit éperdu, sous le regard narquois du concierge, qui se doutait bien de la vérité, lui. Cette vérité était à la fois simple et terrible. Voici : L'espionne, en quittant son complice, le concierge, s'était aussitôt rendue auprès de Catherine, à qui elle fit son rapport. Catherine l'écouta, la remercia, la congédia, tout cela avec un air si calme, si indifférent, qu'elle put croire que la nouvelle qu'elle apportait n'avait qu'un médiocre intérêt aux yeux de sa maîtresse. Mais pendant que l'espionne parlait, Catherine réfléchissait : « Si François invoque l'assistance de Griffon, c'est qu'il est dans une situation critique, désespérée… C'est que Rospignac les tient enfin, lui et ce matamore de Beaurevers… Il faut donc empêcher Griffon d'envoyer le secours que François, sans aucun doute, réclame… Oui, mais si je fais cela, Griffon n'hésitera pas à me faire connaître la vérité et réclamera de moi l'assistance qu'il sera en droit d'attendre de la mère du roi. Alors, à moins de crier par-dessus les toits que je suis complice, il faudra bien que je lui vienne en aide… Non, vraiment, ce moyen est mauvais… Il ne faut pas que Griffon soit dans la nécessité de s'en référer à moi, il faut qu'il agisse seul, librement, selon les instructions que le roi a dû lui donner à ce sujet… Tout ce que je peux faire, sans risquer de me compromettre, c'est de retarder, de gagner du temps… C'est peu, et c'est énorme… Dans certaines circonstances critiques, une minute perdue peut causer d'irréparables malheurs. Il faut que je gagne cette minute. » Ceci se passait dans son esprit avec la rapidité foudroyante de la pensée. L'espionne achevait à peine son rapport que déjà elle avait pris mentalement ses dispositions. Elle était à peine sortie que déjà Catherine agissait. Un appel. Un ordre : le capitaine du Louvre, le lieutenant commandant les gardes françaises, à défaut du capitaine Montgomery, destitué et non encore remplacé, le colonel des Suisses, le commandant des gardes écossaises, convoquées séance tenante dans le cabinet de la reine mère. Cela n'avait pas pris une minute et déjà elle était partie. Par des voies secrètes, elle parvint à la petite chambre du roi. Elle y entra délibérément par une porte secrète qu'elle était peut-être seule à connaître. Glissant lentement, sans bruit, comme un fantôme noir, effroyablement calme, maîtresse d'elle-même, elle vint à une porte, se pencha, écouta. Elle perçut le bruit rythmé d'une respiration : c'était Griffon qui, de l'autre côté, dormait paisiblement, enfoui dans un vaste fauteuil. Ainsi, le laquais envoyé par le concierge n'était pas encore parvenu jusqu'au valet de chambre. Catherine eut un sourire livide. Que ce laquais tardât encore une minute ou deux et elle aurait la partie vraiment belle. Tranquille de ce côté, elle ne perdit pas de temps. Il y avait deux petits cabinets d'ébène incrustés dans cette chambre. Ils étaient absolument semblables et se faisaient pendant, l'un à droite, l'autre à gauche. Sans hésitation, elle se coula silencieusement vers le cabinet de droite. Elle sortit de son sein une petite clef et l'ouvrit sans bruit. Le meuble ouvert, elle actionna un ressort et découvrit un petit tiroir secret. Dans ce tiroir, elle prit une liasse de parchemins. Un coup d'œil lui suffit pour vérifier que c'était bien ce qu'elle cherchait. C'étaient des ordres entièrement écrits de la main du roi, revêtus de son sceau particulier et portant sa signature. Ces ordres qui s'adressaient à différents personnages : officiers, gouverneurs, magistrats, étaient tous identiques. Ils mandaient expressément à celui à qui ils s'adresseraient, et dont le nom et la qualité étaient spécifiés en toutes lettres, d'avoir à exécuter séance tenante des ordres dont le détail serait fourni par le sieur Pierre Griffon valet de chambre de Sa Majesté. En somme, ces ordres adressés à toutes les forces civiles, militaires et ecclésiastiques, plaçaient momentanément entre les mains du valet de chambre du roi un pouvoir illimité, formidable. Ces papiers, Catherine ne les détruisit pas, elle ne les garda pas non plus. Avec un sourire effrayant elle alla simplement les placer dans l'autre meuble. Et elle songeait : « Je suis sûre que Griffon bouleversera complètement le cabinet où étaient ces papiers avant de songer à venir les chercher ici. De ce fait, il perdra un quart d'heure, une heure, peutêtre… C'est plus qu'il n'en faut. Quant à savoir comment ces papiers ont déménagé, il pensera tout naturellement que c'est le roi qui les a déplacés et a oublié de l'en aviser. » Cette opération heureusement achevée avec une dextérité merveilleuse, elle sortit. Elle prit un autre chemin et revint presque aussitôt devant la porte du cabinet où se tenait Griffon. Elle ouvrit brusquement cette porte. Le bruit réveilla Griffon. Il fut instantanément debout et se courba devant la reine mère. Il était accoutumé à ces intrusions subites, car il ne manifesta ni surprise ni contrariété. Souriant de son sourire le plus aimable, Catherine prononça avec un naturel parfait : « Bonjour, Griffon. Je vais voir mon fils. » Et sans attendre la réponse, elle se dirigea vers la porte de la chambre, en personne très sûre que cette chambre était habitée, écartant d'un geste de la main Griffon qui se tenait devant cette porte. Le valet de chambre n'obéit pas au geste de la reine. Il se courba profondément devant elle et avertit respectueusement : « Impossible, madame, Sa Majesté repose. » Ces paroles sur lesquelles il insistait, étaient une manière convenue de dire que le roi était hors du Louvre. Catherine eut un « Ah ! » dépité, comme si elle ne se fût pas attendue à les entendre. Elle demeura un moment rêveuse, visiblement contrariée, et dans un soupir : « Quand donc le roi renoncera-t-il à ces dangereuses escapades ! fit-elle. – Le roi est le maître, déclara gravement Griffon. – C'est tenter Dieu que de s'exposer ainsi inutilement », larmoya Catherine. Comme accablée, elle se laissa aller dans le fauteuil que Griffon avait quitté précipitamment pour la recevoir, et elle reprit, douloureusement affectée : « J'étais bien tranquille, le croyant chez lui… Maintenant je ne vais plus vivre jusqu'à ce qu'il soit rentré… C'est terrible, c'est insensé !… Vous verrez qu'il lui arrivera malheur… J'en ai le pressentiment. » Griffon eut un vague mouvement des épaules. Il ne desserra pas les dents. Évidemment le fidèle serviteur ne voulait pas participer à une conversation qui s'annonçait comme une critique des actes de son maître. Ne pouvant se permettre d'élever la voix devant la mère du roi, il se contentait de protester par son silence. Ce n'était évidemment pas la première tentative de ce genre faite par Catherine. Elle devait être parfaitement fixée sur les sentiments de son interlocuteur. Elle n'insista pas. D'ailleurs, elle avait dit ce qu'elle jugeait essentiel de dire : les folles imprudences du roi causeraient un irréparable malheur. Ce qui, le moment venu, lui permettrait de dire que ce malheur ne se fût point produit si on l'avait écoutée. Seulement elle ne partit pas pour cela. Au contraire, elle s'accommoda dans son fauteuil, comme quelqu'un qui n'est pas disposé à s'en aller de sitôt. Et ce n'était pas non plus la première fois qu'elle s'attardait à bavarder ainsi, familièrement avec Griffon, car il ne parut pas plus surpris de ses préparatifs qu'il n'avait été de la voir apparaître soudain. Elle commença par lui adresser une foule de recommandations au sujet des soins incessants que nécessitait la santé délicate de son fils. Car ce n'était pas la reine qui parlait. C'était la mère tendrement inquiète. Et il l'écoutait, respectueusement attentif, sans que rien dans son attitude indiquât s'il était dupe ou non de cette sollicitude qu'elle simulait d'ailleurs avec l'art consommé d'une prestigieuse comédienne, qu'elle était en effet. Tout en parlant, elle tendait l'oreille vers l'antichambre qui précédait la pièce où ils se tenaient. Dans cette antichambre se trouvaient les serviteurs du valet de chambre du roi, qui veillaient sur lui pendant qu'il veillait sur le roi, et par lesquels il fallait passer pour arriver jusqu'à lui, comme il fallait passer par lui pour arriver jusqu'au roi. Elle perçut un léger brouhaha dans cette antichambre. Elle se dit que c'était le laquais envoyé par le concierge qui venait enfin accomplir sa mission. Elle eut un imperceptible sourire de satisfaction : le drôle avait consciencieusement traîné sa route, grâce à lui elle avait pu accomplir des actes et des démarches qui, très naturels avant sa venue, eussent été terriblement compromettants après. Elle se leva. Juste à ce moment on gratta à la porte. Elle feignit de ne pas entendre et dit : « Je m'attarde, et voilà que j'oublie que j'ai fait appeler dans mon cabinet les commandants des gardes. » Elle sortit. XXVIII LA FIN DE L'ALGARADE Griffon avait très bien entendu qu'on avait gratté à sa porte. Le respect de l'étiquette l'avait empêché de bouger tant que la reine était là. Dès qu'elle fut partie, il se hâta d'aller voir ce qu'on lui voulait. Le laquais envoyé par le concierge était là. Il s'acquitta enfin de sa commission. Elle tomba sur Griffon comme un coup de foudre, qui partit en courant. Fiorinda le vit apparaître au moment où elle se disait que c'était fini, qu'il ne viendrait plus maintenant. Griffon emmena la jeune fille sur-le-champ. Sans perdre un instant elle mit Griffon au courant de la situation, dans laquelle se trouvaient le comte de Louvre et le chevalier de Beaurevers. Le fidèle serviteur l'écouta avec tout l'intérêt que comportait à ses yeux une aussi grave nouvelle. Et pendant qu'elle parlait, il réfléchissait, prenait mentalement ses dispositions. Mais, si pressant que fût le péril, il était des choses qu'il fallait faire de toute nécessité. La première de ces choses était d'empêcher cette jeune fille de soupçonner la vérité. Et il expliqua : « Je n'ai pas de famille. M. le comte de Louvre est mon filleul, je me suis attaché à lui, je n'ai que lui, et je l'aime aussi tendrement que s'il était mon propre fils. Attendez-moi là, ne faites pas de bruit, ne bougez pas, je vais me jeter aux genoux du roi qui est là, derrière cette porte, et le supplier d'arracher mon filleul au danger qui le menace. C'est l'affaire de deux ou trois minutes. » Il ouvrit la porte et pénétra dans la chambre du roi. Dans son trouble et dans sa précipitation, il oublia de fermer complètement la porte derrière lui. Fiorinda, sans en rien laisser paraître, n'avait pas été dupe de ses explications. Elle s'aperçut que cette porte, derrière laquelle on venait de lui dire que se tenait le roi, était simplement poussée. Ce fut plus fort qu'elle, une irrésistible impulsion la jeta contre cette porte. Elle écouta d'abord. Elle n'entendit rien, pas le plus petit murmure. Et elle avait l'ouïe fine. Plus intriguée, elle tira un peu la porte. Elle fut stupéfaite de voir que Griffon était seul. Fiorinda se dit : « Quel malheur, le roi n'est pas là !… Ce digne seigneur l'attend et avec quelle impatience, je le vois assez… que de temps perdu, Seigneur !… Arriverai-je jamais à temps ? Pourvu que le roi ne tarde pas trop !… » Durant deux longues minutes, Griffon se promena seul dans la chambre. Tout à coup, Griffon s'arrêta. Elle l'entendit distinctement murmurer : « Je crois que je peux revenir près de cette jeune fille maintenant. » Il fouilla dans son pourpoint. Il en sortit plusieurs papiers qu'il parcourut du regard. Il en prit un qu'il garda dans sa main tout déplié et remit les autres où il les avait pris. Il prit une plume et ajouta deux mots au bas du papier. Ceci fait, il marcha droit à la porte. Fiorinda eut juste le temps de se rejeter en arrière. « Le roi, fit-il avec un imperceptible sourire, a bien voulu me signer l'ordre que voici, grâce auquel nous allons sauver, je l'espère, mon cher filleul et son valeureux défenseur, M. le chevalier de Beaurevers. Suivez-moi, mon enfant, nous allons chez M. le capitaine du Louvre que je veux charger de cette mission. » Les soupçons vagues de Fiorinda s'étaient aussitôt transformés en certitude dès l'instant où elle l'avait pris en flagrant délit de mensonge. Et, en le suivant à travers les innombrables salles et couloirs par où il la faisait passer, elle se disait stupéfaite et inconsciemment effrayée : « Le comte de Louvre, c'est le roi de France !… Ce gentilhomme si doux, si aimable, qui s'est montré si bon pour moi, qui a daigné se déranger pour courir au secours d'une pauvre fille comme moi, à qui j'ai parlé familièrement, c'était le roi !… Le roi ! » Griffon, qu'elle suivait en songeant de la sorte, se dirigeait vers l'appartement occupé par le capitaine du Louvre. Cette importante charge était alors aux mains de François de Hangest, seigneur de Genlis. Griffon le rencontra comme il sortait de chez Catherine. Il était de fort méchante humeur. Dès les premiers mots de Griffon, il l'arrêta en disant d'un ton bourru : « Impossible, monsieur Griffon, je viens de recevoir des instructions formelles à ce sujet de Mme Catherine. Il me faut un ordre écrit du roi… Ou bien alors conduisez-moi vers lui afin qu'il me donne ses instructions de sa propre bouche. – Je sais, dit froidement Griffon, j'étais présent quand le roi a pris cette décision à la demande de Mme sa mère. Voici l'ordre que vous devez exiger… Remarquez, je vous prie, qu'il mentionne que vous avez à le remettre à Sa Majesté elle-même en lui rendant compte de la manière dont vous aurez accompli la mission dont elle daigne vous charger et dont je vais avoir l'honneur de vous donner le détail. » Le capitaine de Genlis prit le papier que lui tendait Griffon et le lut attentivement. Il était ainsi rédigé : Ordre à M. de Genlis, capitaine du Louvre, d'exécuter séance tenante, à la lettre, les instructions qui lui seront transmises, de notre part, par le sieur Griffon. Le secret le plus absolu sera gardé sur cette mission, dont M. de Genlis nous rendra compte en nous rapportant le présent ordre. Mandons et ordonnons à tous gens de nos ordonnances royales de prêter main forte audit capitaine du Louvre dans l'exécution de son mandat, et sur le seul vu du présent. Donné en notre château du Louvre, ce 12 mai de l'an de grâce 1560. FRANÇOIS. Le chiffre : 12 et le mot : mai, avaient été ajoutés par Griffon sous les yeux de Fiorinda aux aguets, mais le capitaine n'y fit pas attention. Il connaissait l'écriture du roi et voyait bien que l'ordre était entièrement écrit de sa main. C'était plus qu'il n'en fallait pour qu'il obéît sans discuter. Il s'inclina donc de bonne grâce. Mais dès que Griffon lui eut donné les premières explications, il s'écria avec dépit : « Cent hommes pour cela !… J'irai tout seul et ce sera bien suffisant. – Non pas, protesta vivement Griffon, le roi a dit cent hommes, et armés en guerre, avec arquebuses chargées !… – Je ne comprends plus ! fit le capitaine tout éberlué. C'est donc à la bataille que vous m'envoyez ? – Peut-être bien que oui. Vous le verrez sur place. – Tant mieux, mordieu ! Il y a assez longtemps que la main me démange ! » Griffon lui donna toutes ses instructions et termina en disant : « Soyez parti dans cinq minutes. Et brûlez le pavé. – Diable ! C'est pressé, à ce qu'il paraît ! – Très pressé, monsieur. Il y va de la vie de deux des meilleurs serviteurs du roi. Et sachez que votre fortune dépend du succès de votre expédition. Je ne vous en dis pas plus. – Bon ! s'écria Genlis, radieux, je vous réponds sur ma tête de ramener ces deux gentilshommes, morts ou vifs. – Cette jeune fille va vous guider », dit Griffon, plus tranquille. Et, se tournant vers Fiorinda : « Vous voulez bien, n'est-ce pas, mon enfant ? – Disposez de moi comme vous l'entendrez », déclara simplement Fiorinda, qui ajouta : « Mais, pour Dieu, faites vite. » Quatre minutes plus tard, le capitaine de Genlis, ayant Fiorinda en croupe derrière lui, franchissait le pont-levis du Louvre, à la tête de cent gardes. Les gardes franchirent les ponts et traversèrent l'Université en trombe, sans s'occuper des piétons, dont quelques-uns, qui ne se rangèrent pas assez vite, furent écrasés. Ils arrivèrent à la rue des Marais. La maison de Fiorinda achevait de se consumer. « Trop tard ! » s'écria Fiorinda, désespérée. Mais Genlis ne perdait pas la tête, lui. D'ailleurs, il n'eut même pas besoin de s'informer. En reconnaissant l'uniforme des gardes, quelques-uns des sauveteurs crurent qu'ils arrivaient à la rescousse et il se trouva immédiatement quelqu'un pour aviser le capitaine que « les hérétiques » s'étaient enfuis, qu'on les avait poursuivis, et qu'on se battait en ce moment même du côté du pilori de l'abbé. Genlis s'était aussitôt lancé au triple galop dans cette direction. Et bientôt le désespoir de Fiorinda se changea en une joie ardente en reconnaissant bien vivants ceux pour qui elle s'était donné tant de peine. Elle les désigna à Genlis qui d'ailleurs connaissait fort bien le chevalier de Beaurevers, qu'il savait être un des grands familiers du roi. En revanche, et pour cause, il ignorait complètement le comte de Louvre qu'il n'avait jamais vu à la cour. Fiorinda se doutait bien que l'accueil que lui ferait Beaurevers ne serait pas précisément aimable. C'est ce qui fait qu'après les avoir montrés à Genlis, elle se laissa glisser à terre et s'éloigna vivement, sans avoir été remarquée. Au reste, elle n'était pas allée bien loin. Elle était restée aux environs du pilori, curieuse de voir ce qui allait se passer. On n'a pas oublié que Beaurevers et ses compagnons, après avoir réussi à mettre en fuite la bande de malandrins commandée par Guillaume Pentecôte, étaient persuadés qu'ils allaient avoir à en découdre avec les gardes du roi. Si la bataille n'était pas engagée déjà, cela tenait à ce que les soldats n'avaient eu aucun geste de provocation. Beaurevers crut que le capitaine allait leur mettre la main au collet. Échevelé, hagard, l'œil sanglant, il rugit : « Je vous avertis, monsieur, que mes amis et moi nous nous ferons écharper sur place plutôt que de rendre nos épées. N'avancez pas… ou je vous jure que je vous donne du fer dans le ventre. Ce dont j'aurai grand regret, car je vous tiens pour un galant homme. – Eh moi donc ! plaisanta Genlis, légèrement ahuri. Je tiens à mon ventre. Je trouve qu'il ne fait pas mal là où il est. Mais, mort Dieu ! Monsieur, vous avez une singulière manière d'accueillir les gens. Gardez votre épée. Elle ne saurait être en main plus dignes que les vôtres. Et il n'a jamais été question de vous la faire rendre… Pas plus qu'à ces messieurs, du reste. » En disant ces mots, il saluait galamment les compagnons de Beaurevers. Le chevalier et François se consultèrent du coin de l'œil. Cependant les paroles de Genlis avaient eu pour effet de calmer un peu l'énervement de Beaurevers. « C'est différent, fit-il d'un ton radouci. Cependant si vous nous arrêtez… Car vous nous arrêtez, n'est-ce pas ?… – Eh ! sangdieu ! Qui parle de vous arrêter ?… – Mais… vous venez de dire que nous étions vos prisonniers ! – L'ai-je dit, vraiment ?… C'est une manière de parler… La vérité est que je viens en ami… – En ami !… – Sans doute ! Qu'y a-t-il d'étonnant à cela ?… Ne sais-je pas, comme toute la cour d'ailleurs, que vous êtes un des grands favoris de notre sire le roi ! Et comme vous ne profitez pas de votre faveur pour faire vos affaires, il s'ensuit que chacun vous estime pour votre désintéressement… même ceux qui vous redoutent et vous haïssent. Personnellement, monsieur de Beaurevers, je suis votre obligé… Ne protestez pas. Je sais que Mme Catherine vous a offert la capitainerie générale du Louvre… et que vous avez refusé. C'est à la suite de votre refus que j'ai été nommé… En sorte que je vous dois un peu ma charge. Je suis heureux de l'occasion qui se présente pour vous assurer que je suis tout vôtre et me tiendrai pour très honoré de me dire votre ami. – Monsieur de Genlis, dit gravement Beaurevers, vous devez votre charge, non pas à mon refus, comme vous le dites trop modestement, mais à vos propres mérites que le roi apprécie à leur valeur, croyez-le bien. Ceci dit, parce que c'est la pure vérité, c'est moi qui me tiens pour très honoré de l'amitié que vous voulez bien m'offrir. – Sangdieu ! Vous êtes un gentil compagnon, monsieur de Beaurevers. Or çà, puisque nous voilà amis, j'espère, monsieur le chevalier, et vous monsieur le comte de Louvre, que vous voudrez bien me faire l'honneur de m'accompagner. » Cette invitation, pour si gracieuse qu'elle parût, rendit de nouveau Beaurevers méfiant : « C'est à nous deux seuls, M. le comte et moi, que vous avez affaire ? – Sur ma foi, vous avez dit le mot, sourit Genlis, c'est à vous que j'ai affaire. – Eh bien, monsieur de Genlis, M. le comte et moi nous sommes disposés à vous accompagner partout où il vous plaira de nous conduire… Pourvu, toutefois, que ce ne soit pas à la Bastille ou au Châtelet, ou dans toute autre prison royale. – Je comprends. Rassurez-vous, messieurs, je vous conduirai tout simplement au Louvre, où le roi veut vous voir. – Le roi veut nous voir ! s'écria François abasourdi. – Mais oui, monsieur, dit légèrement Genlis, qui n'attachait qu'une médiocre importance à ce tout jeune gentilhomme qu'était pour lui le comte de Louvre. » François saisit parfaitement la nuance. Elle ne lui déplut pas. Au contraire. Il tenait essentiellement à garder son incognito. Il avait donc intérêt à s'effacer le plus possible. « Voilà qui est tout à fait extraordinaire, dit-il. Je n'ai pas encore été présenté à la cour et n'ai pas l'honneur d'être connu de Sa Majesté. – Oui, expliqua Genlis, mais sa Majesté connaît M. de Beaurevers. Elle daigne même lui témoigner une grande affection. Le roi a appris que M. le chevalier se trouvait dans une situation critique et il m'a envoyé pour le dégager d'abord et le lui amener ensuite. Le roi a appris aussi que M. de Beaurevers était secondé par le comte de Louvre et il voulut voir ce comte. Vous voyez que c'est très simple. – Très simple, en effet, fit Beaurevers qui reprit la parole, mais je ne comprends pas, oh ! Pas du tout, comment le roi a été avisé et par qui ? – Pardieu, par la jeune fille qui est venue au Louvre, qui m'a guidé jusqu'ici et qui a disparu ensuite. Ce n'est donc pas vous qui l'avez envoyée cette diseuse de bonne aventure ? – Fiorinda ! » s'écrièrent Beaurevers et François en même temps. Ils se regardèrent un instant avec un ahurissement profond. Puis ils éclatèrent de rire tous les deux. Comme si tout était dit après cela – et, en effet, ils comprenaient maintenant et beaucoup mieux que Genlis lui-même – ils rengainèrent d'un même geste. Et Beaurevers prononça pendant que François s'écartait volontairement : « C'est bien, monsieur, nous vous suivons… Mais… mes compagnons ?… – Je n'ai pas d'instructions au sujet de ces messieurs, dit tranquillement Genlis. Ils peuvent aller à leurs affaires. À moins que vous redoutiez quelque chose pour eux, auquel cas je me ferai un devoir de les protéger pour l'amour de vous. » Beaurevers déclina cette offre gracieuse en remerciant comme il convenait. Il prit Ferrière à part et lui dit à brûlepourpoint : « Vicomte, je vous conseille de tirer au large, et vivement… vous êtes fait comme un voleur, en loques, couvert de sang et de boue, méconnaissable, pour tout dire. Et c'est fort heureux pour vous. Filez, et gardez-vous qu'on sache que vous avez pris part à cette algarade. Que Mgr le vidame, votre père, lui surtout, l'ignore. Demain j'irai chez vous, je vous expliquerai. » Ferrière commençait à connaître Beaurevers. Il le vit très sérieux. Il comprit que le conseil qu'il donnait, sans en faire connaître les raisons, devait être suivi sans perdre un instant. Il ramena donc sur le visage le manteau déchiré tailladé dans la bataille, se glissa le long de la maçonnerie et disparut en un clin d'œil. dit : Ce fut ensuite au tour de ses quatre fidèles. Beaurevers leur « Rentrez à la maison, rue Froidmantel. Je vous y rejoindrai tout à l'heure. » Et ils partirent à leur tour, avec cette obéissance passive qu'ils montraient chaque fois que leur maître leur donnait un ordre. Puis Beaurevers et François prirent congé des deux officiers huguenots dont le concours leur avait été si précieux. Genlis attendit avec une complaisance remarquable qu'ils eussent fini. Évidemment les instructions de Griffon portaient de marquer les plus grands égards à ces deux personnages, honorés de la faveur royale. À part qu'il devait les ramener au Louvre il avait ordre de se tenir à leur disposition. C'est ce qu'il faisait de la meilleure grâce du monde, sachant bien qu'il se conciliait les bonnes grâces de deux hommes dont l'un tout au moins passait pour avoir une grande influence sur l'esprit du jeune roi. Quand ils eurent fini, il leur fit donner des chevaux et se plaça entre eux deux. Et ce fut ainsi que, moins d'une heure plus tard, alors que la nuit n'était pas encore complètement venue, Beaurevers et François firent, au milieu des gardes, leur entrée dans la demeure royale. Genlis conduisit ses deux « prisonniers » dans l'antichambre particulière où se tenait Griffon que l'impatience et la crainte rongeaient. Néanmoins il ne laissa rien paraître de la joie qui l'envahit lorsqu'il vit enfin, sain et sauf, son maître qui, comme fortement impressionné, affectait le maintien timide d'un débutant à la cour. Il les fit entrer dans la chambre royale. Fidèle à son rôle, François céda le pas au chevalier. Griffon entra derrière eux et poussa le verrou. On laissa Genlis se morfondre un moment dans son antichambre, puis Beaurevers se retira et Griffon introduisit enfin le capitaine. Pas un instant l'idée ne lui vint qu'il se trouvait en présence de ce filleul de Griffon qu'il se reprochait d'avoir traité un peu cavalièrement. D'ailleurs le roi se montra charmant pour lui. Il lui adressa force compliments sur la manière dont il s'était acquitté de sa mission, l'assura de son amitié, lui donna sa main à baiser, et finalement le congédia en lui faisant don d'une magnifique chaîne en or ciselé. Cette aventure eut aussi une issue des plus heureuses pour les deux officiers huguenots dont la conduite avait été si chevaleresque. Deux jours plus tard, Griffon se présenta chez eux et leur remit, de la part de « son filleul » le comte de Louvre, à chacun une somme de vingt mille livres et un brevet de lieutenant aux gardes de Sa Majesté. Pour ces deux gentilshommes, pauvres cadets de Gascogne sans feu ni lieu, n'ayant pour vivre que leur solde d'officiers du roi de Navarre, lequel oubliait quelquefois de les payer, c'était là une fortune inespérée. Quant à Catherine, il va sans dire qu'elle avait été aussitôt avisée par ses espions de l'entrée au Louvre du chevalier de Beaurevers et du comte de Louvre escortés par les gardes du roi sous le commandement du capitaine de Genlis. Elle se rendait compte que le chevalier de Beaurevers, par sa bravoure et son courage mis au service de François II, son fils – qu'elle voulait absolument écarter du trône – avait réduit à néant jusqu'ici ses manœuvres sans scrupules. Ni les sbires dévoués à sa solde, ni les embûches fomentées par son entourage pour servir ses desseins n'avaient pu entamer cette amitié, née dans le danger, entre le chevalier de Beaurevers et François. Au contraire, elle s'était affermie au cours des risques sans nombre et des obstacles. Mais Catherine de Médicis, persévérante dans ses projets ambitieux, n'abandonnait pas la lutte. Elle saurait bien écarter de sa route le chevalier de Beaurevers et le vicomte de Ferrière qui lui tenaient tête courageusement. Pour parvenir à ses fins, elle les atteindrait dans leurs affections les plus chères, en recourant à l'assassinat si cette mesure extrême se révélait nécessaire. Le chevalier de Beaurevers et le vicomte de Ferrière n'avaient à opposer aux desseins ténébreux de l'omnipotente Catherine de Médicis que leur courage, leur droiture et leurs épées. FIN